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CENT
PROVERBES
I M pi: m i: r. I F. de ii. foirmkr r. r c
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PUOVEUBES
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Qwttud \v' \>\(v\Aç A<v\vu\ \\nvx , W s«ç, \a\\ ç\»\v\\c
LES
PROVERBES VENGES.
igurez - vous , Mesdames ,
un château des environs
de Paris ; devant ce châ-
teau , une vaste pelouse
unie comme le velours et
ornée de toutes les fleurs,
bordures et plantes rares
que votre imagination et
vos serres - chaudes vous
fourniront. Les oiseaux
chantent à demi-voix, les feuilles des arbres frémissent à
peine; on respire l'odeur des violettes, des joncpiilles.
des calycanthus, des jasmins, des tid)éreuses, des jacinthes,
des roses et de beaucoup d'autres Heurs que je citerais, si
1
2 LES PROVERBES VENGES.
je ne craignais de faire pousser les fleurs d'aiilonine en
même temps que celles du printemps.
Là-bas, autour de ce tulipier, vous apercevez sur des
bancs de gazon une assemblée de vingt à trente personnes :
plusieurs fenunes sont jeunes et jobes, plusieurs liommes
sont empressés et galants. Les femmes ont toutes de ces
toilettes de campagne, soi-disant négligées, qu'inspirent
la nature et les journaux de modes ; les bomnies sont non-
cbalamment couchés sur Therbe à leurs pieds.
Cependant, malgré la beauté de la journée, malgré les
agréments du Heu, toute cette intéressante réunion s'ennuie.
Mesdames, oh! mais s'ennuie à tel point que la conversa-
tion vient de s'éteindre brusquement, et sans que personne
songe à la ranimer. Et notez bien que cet ennui -là dure
depuis plusieurs jours, et qu'on n'est encore qu'au com-
mencement d'avril, et qu'il est deux heures de l'après-midi,
et que la cloche du dîner, cette cloche douce et vénérée, ne
sonnera guère que dans quatre heures.
Alors, un honune déjà sur le retour, poudré à frimas,
habit vert-pomme, bottes à revers, figure ouverte et réjouie,
se lève et tousse... On r;q)j)elle « chevalier ». (Le chevalier
ne se trouve plus qu'à la campagne.)
Aj)rès avoir considéré tout le monde atlenlivement et
s'être frotté le front d'un air de satisfaction :
— Si nous jouions des proverbes? s'écrie-l-il.
— Des proverbes! y pensez-vous, chevalier? dirent tontes
les dames à la fois; mais il y a un siècle (pi'on ne joue plus
de |)ro\erl)es. — Sonnnes-nous donc a Saiiil-.Malo on à
Carpentras? Autant Nandrait nous aflid)Ier du chignon, (h's
paniers et des làlhalas. — Ah! ah! jouer des proverbes!
I.KS PHOVKKBKS VENCKS. O
voilà (|iii esl plaisant, ajouta avec un rire lorcé un ^land
jeune !iomni(> à luoustaelies l)londes. Je uie souviens, Mes-
dames, d'avoir ligure une seule lois en ma vie dans un
[)i(t\erl)e; ('"('tait au collège, le luot était dsi/ms asuiuni
f'ricdt... J'étais mi si hou écolier que tout le monde disait
(|ue je devais me charger des deux rôles.
On s'égaya ainsi pendant quelques instants aux déj)ens
du pauvre chevalier, qui, sans ajouter un seul mot, alla
reprendre sa place sm* la ])elouse en cachant un sourire
' malicieux sous un air (rindilTérence. Cependant, pour chas-
ser l'ennui, on eut recours h. divers expédients.
Le jeune homme à moustaches hlondes tira de sa poche
un volume de poésies intitulé Crises nerveuses, et se mit à
déclamer les passages les plus saisissants. An hout de deux
pages, plusieurs dames prirent leurs flacons; par précau-
tion sanitaire, la lecture fut interrompue.
Une autre personne déploya un journal, et proposa de
lire la suite d'un roman en trois cent soixante-cinq feuille-
tons, qui avait commencé le premier janvier et devait tinir
à la Saint -Sylvestre. L'auteur n'en était encore qu'aux
gelées hlanclu>s ; on résolut de l'attendre aux chaleurs.
On essaya aussi de la musique : on entonna des chœurs,
des nocturnes, des mélodies sur la mort, les tomheaux, le sui-
cide, les fluxions de poitrine, etc. Alors quelqu'un demaiula
le De profundis; on applaudit, et les voix se turent.
Enfin , quand on eut épuisé toutes les distractions et tous
les passe-temps possibles, il arriva... Mais comment vous
dire. Mesdames, ce qui arriva? Comment vous peindre
toutes ces jolies têtes s'inclinant à demi sur ces blanches
é[)anles; ces paupières se fermant à la fois comme des belles
4 LES PROVERBES VENGES.
de nuit; les lioniiiies bâillant de leur côté et cédant à ce
sommeil frais et doux que le far nieiite répand dans
l'après-dîner sur le front des heureux habitants de Naples?
Au bout de quelques instants, vous n'eussiez plus vu dans
toute la réunion un seul œil ouvert; tordes les poitrines
murmuraient à l'unisson; c'était le palais de la Belle au
bois dormant.
Mais à peine l'assemblée fut-elle assoupie que la pelouse
s'aaita, les arbres tremblèrent, et l'on entendit dans toute
l'étendue du parc un bruit pareil à celui qui se fit dans le -
jardin du duc, au moment (m le brave don Quichotte de la
JManche et son fidèle Sancho se disposèrent à monter sur le
dos de Chevillard.
Des timbales, des fifres, des clairons, des instruments
guerriers, mêlés au son du tonnerre et à des décharges
d'artillerie, firent d'abord un vacarme effroyable; puis une
nuit épaisse couvrit la pelouse, et, après quelques minutes
d'une obscurité profonde, tout le parc parut illuminé. On
vit alors sortir de toutes les allées des personnages bizarre-
ment accoutrés; les uns ailés, les autres diaphanes ; celui-ci
haut comme un géant, celui-là rabougri comme un nain.
Quand cette fantastique multitude fut rassemblée devant le
château, on entendit ces paroles sortir des rangs : — Ven-
geons-nous, vengeons-nous ! Guerre aux téméraires qui ont
osé nous mépriser, nous, les seuls dieux; nous, les seuls
enchanteurs de ce monde; nous, qui avons inventé et mis en
circulation toutes les légendes , diableries , scènes , fabliaux ,
histoires, nouvelles, traditions, comédies, que messieurs
les poètes et romanciers de tous les âges n'ont fait que nous
emprunter pour les varier suivant leur fantaisie !
LES PROVERRKS VENT. ES. 5
Un coup de silUcl \iiit couper court à cette iniprovisatioii
remarquable ; la nuit rc»gna de nouveau , et bientôt un per-
sonMaji,(' d'une baute taille, \ètu d'babits couleur de l'eu
jusqu'à la ceinture, et couleur de fumée depuis la ceinture
jusqu'aux pieds, se mit à parcourir la pelouse, une torcbe
à la main, en ayant l'air de faire des préparatifs :
— Vous voyez en moi, dit-il, le plus vieux et le plus
célèbre artificier de la terre; car sans le secours de ma
tête et de mes pieds, je défie tous les Ruggieri du monde de
lancer en l'air la moindre fusée volante...
En disant cela, il frappa du pied, et l'on vit commencer
un feu d'artifice si éblouissant , si nouveau , si bardi , que
l'on comprit bien que l'enfer en personne y avait mis la
main. Après une succession de feux de toute espèce, et dont
le moindre eût fait pâlir de jalousie tous les bouquets de
notre pyrotecbnie officielle, on vit s'élever en l'air un palais
tout de flammes, au milieu duquel était assis sur un trône
pbosphorescent le personnage éminemment combustible qui
s'était annoncé, avec raison, comme le premier artificier du
monde. Siu'sa tête, on lisait cette pbrase écrite en majus-
cules flamboyantes sur un fond noir :
IL n'y a pas de feu sans fumée.
On voulait porter en triomphe le proverbe de l'artifice;
mais le palais de flammes s'éteignit aussitôt, et il en résulta
une fumée si noire et si épaisse, que les spectateurs, tout
endormis qu'ils étaient, furent obligés de se frotter les yeux
en proclamant la vérité du proverbe.
Leurs yeux se rouvrirent pour contempler un spectacle
d'un tout autre genre. La pelouse parut illuminée d'innoin-
G LES PROVERBES VENOES.
hrables bougies et ornée de roses du Bengale, de buissons
verl-[)onnne, de cascades bleues, de piédestaux, de \ases.
de statues; chacun reconnut l'île des Ballets.
On vit sortir de dessous tei're de charmants petits Amours,
liaiils de trois pieds tout au plus, ayant les cheveux couleui'
d'azur, portant des colliers formés de cailloux transparents,
mie urne sous le bras, des couronnes de cresson sur la tèle.
ils allèrent tous se jeter les uns après les autres, la tète la
première, dans un réservoir entouré de fleurs, placé sur le
devant de IS scène. Quand le dernier Amour eut fait le saut
périlleux, il s'éleva du fond du réservoir une nymphe d'une
haule slature, coui'omiée de roseaux, aux mouvements
simieux, qui se mil a e\(''cuter plusieurs pas ciiarmanls en
forme de méandres.
On demanda l'auteur, et on apprit que ce ballet avait été
composé par un vieux provei'be connu sous le nom de :
LES PETITS UIISSEAIX FONT LES GRANDES UI VI ÈRES.
Mais voici que tout à coup s'élève de terre une ville
d'Orient avec ses fontaines odoriférantes, ses dômes, ses
minarets, ses tours en ])ierre dorée; c'est Bagdad du temps
du célèbre Haroun-Alraschild. Un pauvre jeune homme
s'avance et déplore la perte de ses biens ; on apprend par
son récit qu'il est devenu le plus pauvre particulier de Bag-
dad : mais un moment après il est l'honnue le plus riche et
le plus ])uissant de la ville, car le voilà assis sm* le trône du
kalife lui-même; il est vêtu de brocard, d'or et de perles,
entouré d'eunuques noirs, d'émirs et de dames de la phis
grande beauté, qui attendent un d(^ ses regards. Chacun le
reconnaît ; c'est ce l)on Abou-Hassan , le Dormeur Eveillé;
LES I>iun KRHKS VKNGKS. 7
on ;i|)j)l;ni(lil. — (Tcsl moi, dit à dciiii-Noix un vicillaid en
lialtil (le hralinianc . caclu' dans loinhi-c, qui suis le M-ri-
lal)l(' aulcur de colle \i\(' cl brillante comédie; moi, (|ui ne
suis |)onrlanl (|u"un pauvre \i(Mi\ pi'ovcflx' ([u'on appelle:
I, A K 0 H T V s E \ 1 K N T EN D O U M A N T .
Au mèmeinslanl, une di\inilé descend sur un nuage;
ccst la Vérité. Elle oumv un liM'c d'or, qui n'est autre que
le livre des proverbes, et elle trace au premier l'euillet cette
phrase au milieu de tant d'autres du uième geure que Rabe-
lais, Cervantes, La Fontaine, Molière, Boileau, Sterne,
Lesage, n'ont pas dédaigné d'inscrire de leur propre main
dans ce registre immortel.
Je renonce, Mesdames, à vous décrire toutes les scènes
drolatiques, mythiques, allégoriques, comiques, satiriques
ou môme pastorales , que représentèrent successivement les
étranges magiciens qui s'étaient tout à coup emparés du })arc
et du chtiteau. Mais je vous laisse à deviner quel lutrétonue-
ment des personnes que nous avons vues dans le milieu du
jour réunies sur la pelouse et accablées d'un si mortel ennui.
lorsqu'à leur réveil elles se trouvèrent transportées, connue
j)ar enchantement, dans le château, cl se virent revêtues
d habits de théâtre, poudri'es, l'artlées, prèles enlin à ligu-
rer dans toute esj)èce de com(''dies.
(Ml entendit aussitôt sonner mie clo(li(>. mais (|ui. celle
fois, n'avait rien de diabolicpie ; — celait la cloche du
diner. On passa dans la salle à manger; une |)orle à deux
ballants s'ouvrit , el on a]>ercul une galerie où se trouvait
un théâtre (pii axait dû être inq)roviséen moins de (piehpies
heures. Le rideau se leva, et on vit s'avancer, en costume de
8 LES PROVERBES VENGES.
Bacchus, le chevalier, qui dit, après s'être incliné profon-
dément : — Le proverbe, Mesdames, que nous allons avoir
l'honneur de représenter devant vous ce soir, a pour titre...
— Comment! nous allons représenter un proverbe!...
Est-il vrai?... Se peut-il?... On applaudit de tous les côtés;
on cria vivat aux proverbes qui s'étaient si bien vengés par
eux-mêmes en se faisant commenter, conter, orner et mettre
en scène par leurs détracteurs. — Mais enfin , le titre du
proverbe que nous allons jouer?...
— Le titre du proverbe , Mesdames , dit le chevalier en
avalant un verre de vin de Champagne, est :
■_/'cu/(ffuc , /c itc
/'
ou IL NE FAIT PAS DIRE :
VoW*: csV Va V)Vdv\^ \\\\\ ww Vauv^ ^k: av\\\v'^^»:.
iLl¥Il LE (S(O)M1A0
IL TE CREVERA LES YEUX
ers lu iiii (lu seizième sieele, il \ avail
\(^^ dans le eoiiilé de Duiiilries , en Ecosse,
un liuiinèle l'erinier iioiiiiné Robert El'liiiu.
qui était l)ieii le meilleur et le plus vaillant
t"^:^ jeuue homme de la e(tiili(''e.
Kohert 11 a\ail ni frère ni sd'iir; mais Hicu . (|iii ne
voulait pas lui l'aire une solitude amère, lui avait donné
une cousine, charmante lille aux ^eux noirs, (pii ga/ouil-
lail autour de la maison comme une l'au\ette. Ouaiul
10 ÉLÈVE LE CORBEAU,
Liicy accourait au -(lovant do lui ot jetait autour do son
cou SOS beaux bras mis, avec ce naît" sourire que l'in-
noconco lait écloro sur les lèvres des enfants, Robert se
sentait le cœur joyeux et n'aurait pas donné sa ferino pour
un royainiie.
Un jour (pie Robert passait dans un vallon, il \il un
rouue-uorue sautiller de brancbe en brancbe dans une haie
ri o p
de sureaux. Cotait bien le plus joli oiseau (ju'il eût jainiiis
aperçu; il a\ait le plumage pourpre, et son bec brillait
conune do l'ivoire. Tout à couj), et tandis (jue le rouge-
gorge cbantait ses plus mélodieuses chansons, un épervier
fondit sur lui du haut des nues. Ui'jà l'épervier, rasant les
buissons de ses serres recourbées, allait ravii- le rouge-
gorge, lors([ue Robert Kl'ling saisit sa carabine v[ lira sm*
le bandit ailé. L'épervier tomba , et le rouge-gorge s'enfonça
sous l'asile fleuri des sureaux.
Robert Eiting achevait de recharger sa carabine, (piand
une voix, douce connue le soupir d'une llùte, muiinura ces
mots dans l'air :
— Merci, Robert; lu m'as sauvé la vie; je m'en sou-
viendrai.
Le fermier tourna la tète autour d(; lui, et ne \it (pie le
petil oiseau cpii, de sou bec, lustrait ses plumes tout au haut
d une brancbe.
— Lsl-ce ([ue je rêve? se dit-il.
Mais Lucy vint surprendre Koberl on rombi assaut . et
Robert ne |teusa plus au rouge-gorge.
Or. on \\\;\'\[ en ce temps-là au milieu dv rapines et
de troubles peij)oluels. Toutes sortes de gens sans a\eii
j)arcouraionl le pays, ne se laisanl l'auto d";!lta(|uor les
IL TK ('. HKVERA LES YKLX. 11
feniics isolées, de détrousser les voyageurs, de [)iller les
châteaux.
La ferme de Robert Effiug, étant une des pins eonsidé-
ral)les du comté, tentait la cuj)idité des maraudeurs (pii
battaient la campagne; un soir, on s'aperçut que |)bisienrs
d'entre eux lu relaient autour de la terme; on se (inl siii-
ses gardes, et durant une semaine il n'eu l'ut plus (pics-
tion. .Mais, par une nuit sombre, tout à coup on l'ut i-(''\pillc
par des cris, des aboiements furieux et des coups de i'usil.
La bande pillarde venait d'atlacpier la ferme. Robert sauta
sur ses armes, chacun l'imita, et les cultivateurs, voyani
leur jeune maître s'élancer dans la cour dont la porte vciiail
dctre forcée, se précij)itèrent à sa suite.
Robert était généralement aimé; ses ouvriers se ballireul
comme de vieux soldats, et bientôt les bandits, surpris de
cette résistance inattendue, ])rirent la fuite de tous côW'^.
Plusieurs restèrent sur le terrain, et le reste, vi\eni(Mil
poursuivi, se dispersa dans la foret voisine. Parmi ceux (pii
tombèrent au pouvoir de Robert , blessés ou saisis dans le
désordre de la retraite, se trouvait un jeune adolesciNil à
moitié nu. Robert, ému à la vue de cet eid'anl dont les
yeux noirs brillaient sous un front pâli j)ar la terreur,
défendit qu'on lui fît aucun mal. Les brigands étaient
vaincus; les instincts généreux de Robert revenaient avec
la confiance et la sécurité, il interrogea le prisonnier.
— Je m'appelle Snag; les gens que vous avez repoussés
m'ont enlevé, il y a déjà longtemps, à ma famille ((ui habite
un comté d'Angleterre; depuis lors, je les ai suivis,
— \ eux-lu rester avec nous'.'
— \ olontiers.
12 ÉLÈVE LE CORBEAU,
— Touche là; oul)lie k' passé, deviens honnête , et tu
n'auras pas à te plaind.ie de moi.
Roherl lit donner des hahits à Snag, le présenta à Lncy,
(pii ne put retenir un mouvement d'effroi en voyant sa figure
olivâtre et l'éelair rapide de ses yeux sauvages, et malgré les
o])serva(ions des vieux fermiers il l'installa dans l'intérieur
des hàlinients. Puis, quand tout lut rentré dans l'ordre,
Rohert se retira dans sa ehamhre.
Le lendemain, Snag se mêla aux travailleurs; c'était le
))lus leste et le plus adroit des garçons de la ferme ; nul ne
le distançait à la course, aucun ne savait mieux dompter un
chexal, diriger la halle d'un mousquet, franchir un torrent
à la nage , grimper à la cime d'un arhre. Rohert ne tarda
pas à le prendre en affection; son adresse le charmait, son
intelligence l'étonnait. Bientôt ce hit à Snag qu'il confia le
soin de panser son cheval favori , de soigner ses chiens de
chasse, d'entretenir ses armes; Snag faccompagnait quand
il allait hattre les collines à la poursuite des coqsdehrnyère,
pécher le saumon dans la rivière, attendre les canards à
lalTùt sur le hord des étangs. Snag ne craignait ni le vent,
ni la pluie, ni la neige; les rayons du soleil d'été glissaient
sur son front hronzé, et les hronillards de décemhre ne
l'empêchaient pas d'exposer sa |)oitrine aux hrises froides
qui viennent de l'Océan.
Malgré famitié croissante de Rohert pour Snag, Lncy
n'avait aucune synq^athie pour le jeune captif. Elle ne
pouvait s'empêcher de baisser les yeux quand elle rencon-
trait les siens, ardents comme une flamme sous leurs épais
sourcils. Souvent le regard hardi du hohémien faisait
inoiiler à ses joues les couleins empourprées de la tl<'ur du
II. TE cnkw.nx i.ks Yi:rx. 15
lïrenadicr. Oiiaiid clic le rencontrait, Lucv s'ccaifait (l(>
son chemin.
— Vons n'aimez |)as mon panvre Snag, lui disait par-
lois Rol)(M"t.
— i'.v n'es! pas mon eoiisiii, {('pondait en sonriant I ai-
inahlc lillc à (pii I amour (Miseigiiail la cocpicttcrie.
— \ ons (pii êtes si hoimc pour t(tus. jxturcpioi èles-
vons dédai<;iiense ponr lui seul?
— Oh! Rohert, ne m'en vcnillez pas! s'écriait alors
Lncy. .Vai Iroid an cœur ([uand le regard de Snag sarrète
sm' moi; son sonrire est amer comme mu' raillerie, el
lorsqne dans mes promenades jCutends sa voix, je tressaille
comme an cri de l'orfraie.
Cependant, tandis que Snag gagnait de ])lns en plus la
confiance de son maître, des vols étaient chaque jour com-
mis à la ferme. Tantôt un mouton disparaissait, tantôt nu
hœnf ne rentrait pas à l'étahle; les lavandières cherchaient
vainement les plus belles pièces de toile étendues le soir sui'
l'herbe des prairies. Mille rnmenrs circulai<'nt parmi les
gens de la ferme à 1 heui'c du re[)as , les vieux pâtres se
|)arlaient bas à l'oreille en regardant Snag; mais Snag
demeurait dédaignenx et muet, et nul n'osait dire ses souil-
lons à Robert Efling.
Parfois Snag s'éloignait aux premières clartés du jour, el
ne rentrait qn'après le soleil couchant. Il l'tait alors tout
trempé de sueur, et semblait avoir fourni une longue car-
rière dans les halliers et les marécages, tant ses habits
étaient souillés de fange et ses jambes déchirées par les
ronces.
Lorsqne Robert lui demandait d'où il \enail, Snag
14 ÉLÈVE LE CORBEAr,
répondait en riant qu'il avait suivi la piste d'un troupeau
de daims.
— Que Dieu vous garde de ce gibier maudit ! reprit un
jour un vieu\ chasseur qui avait a|)pris à Rol)ert à tirer ses
premiers coups de fusil.
A quelque temps de là, Robert pensa que nulle part il ne
trouverait cœur plus tendre et beauté jdus virginale que le
cœur et la beauté de Lucy. Il le dit à sa cousine un soir
qu'ils se promenaient ensemble sous les saules, au bord
d'un ruisseau. Lucy rougit, et mit sa main dans la main de
Robert.
— Tu seras ma temme dans trois jours, dit le jeune
bonunc, et il se pencha sur le h'ont de Lucy.
An moment oii ses lèvres touchaient le front d'ivoii-e de
la belle enfant, elle tressaillit, et du doigt lui montra Snag
(pii se glissait entre les saules , sonple et agile comme un
chat ligr(\
— Toujours lui ! tlit-ellc.
Le matin du jour des noces, un berger raconta aux gens
(le la ferme (pie, tout en parcourant les binyéi-es, il avait
vu |)asser des honnnes à visages sinistres.
— Veillons, frères, dit le vieux chasseur.
Après les danses et les festins les convives se séparèrent;
quelque temps on vit briller les torches dans les ténèbres
(]e la campagne on sifflait \v vent d'automne; puis les clarli's
s'éteignirent, et Robert, prenant la main de Lncv rougis-
sante, la conduisit vers sa cluunbre nnptiale. toute \)i\\vc
de borupiets.
La ferme dormait; et le silence profond étendait ses doux
mvstères des bois aux collines. Robert roida son bras aniom*
IL TK CUEVKHA MIS VKUX. |.)
(le la taille de Liicv, cl sa main drlacliail (l(''jà les Meurs
d'oraiiger, lorsque vin^l eoiips de l'iisil éclatèiciil dans
Tonibn»; trcMite baiidils escaladèrent les niui's a\ec des cris
sanvaues, et Snau, à leur Iclc, une hache à la main, hundil
dans la cour.
Rohert \oulul s'élancer, mais ime halle le Irappa a la
poitrine; il j)onssa un cri el oiixril les yeux —
Le soleil inondait la (•hand)re de ses j)urs rayons; mille
chants joyeux retentissaient (Mitre les branches des tilleuls
fleuris; Robert était sm- son lit. il |)assa la main sur sou
IVout, et les événements de la nuit lui revinrent à la mé-
moire.
— J'ai rè\é! dit-il.
— Oui, c'est un ré\e, r(''|)ondit la \oi\ douce comme le
soupir d'uue flûte.
Robert tressaillit. Sur le i-ebord de la l'enètre un joli
rou<^e-goryo sautillait.
— Tu m'as sauvé la vie, rej)rit la voix, un jour (|ue j al-
lais être pris par un oiseau de [)roie; je t'avais j)romis de
ui'en souvenir. (À>1 entant ({ue tu as recueilli sous ton toit es!
un bohémien; sa ch(n (dure semblable à l'aile du corbeau
est uioius uoire (pie son àme. J'ai prié ma sœur, la (ee Mal),
de \erser le sommeil siu' les paupiÎM'cs, et, dans un souj^c,
je tai l'ait \oir la v(''ril(''. i.e\e-loi donc, et liàle-loi de
renvoNcr Sua^.
— Mais qui donc es-tu? demanda Rol>eil l'^l'liu^.
— Je suis le lutin KIpIn. rjia(pie année, peudaul trois
jours, je suis obli^i'. pai' la loi (pii j^ouverue les es|)ri[s, de
prendre la l'orme (rmie cr(''aliu-e \i\ante. J (''lais |)ei-(lu sans
ton secom-s généreux. Ma capli\it('' finit ce matin. Adieu,
1() ÉLÈVE LE CORBEAU, ETC.
Robert l*]riii)g, adieu; souviens-loi de eet adage écossais :
j';i,i:VK LE CORBEAU, IL TE CREVERA LES YELX.
h]u achevant ces mots, le rouge-gorge ouvrit ses ailes et
dis])arut dans un tourliillon de flanunes roses et bleues.
Robert se leva. Snag était dans la cour; se croyant seul,
il glissait dans sa poche une tasse d'argent.
— l'^lpliy a raison, (ht le jeiuie lionnne, et, prenant sa
carabine, il descendit. Une lieure après, Snag quittait la
ternie en compagnie du vieux chasseur cpii avait ordre de
IVMubarquer à bord du pi'cnu'er navire en charge sur la
côte.
— 0 Lucy! ma colond)e, dit Robert à sa cousine, le
coibeau iTest plus sous notre toit. Le ciel bénii'a notre
union.
\/K,»\\(nvV \^\a\ AuWt'VC \er. aXVCï'.
SOUVENT SE TIENT LE DIABLE
^%\4^ (iciiiieGalabertvcnail dv [)ass('r(le sacliaiiilirc
^^y^^' à coucher dans la salle à mander, (iii iiiic
espèce de ^ouveniaiile disposait un plateau
^ à thé sur nu petit guéridon.
'^^^ — ]\hidanie Gauthier, dit-il tout a eoiii),
\oilà trois jours que je suis resté à la chasse, aoiis devez
a\oir reçu des Iclli'es pour moi'?
— Des lettres, non; mais une lettre, oui; elle nous
attend depuis hier ou avant-hier, l.a \(iilà.
Ktienne (lalalxirt brisa le cachet , et lut rapideiuenl
5
18 DERRIÈRE LA CROIX
c'et(c letlre en imirmurant quelques paroles à demi-voix.
— Quoi ! de mon \ ieil ami Jacques Maubertin !.. « Quand
« on a traduit Virgile sur les mêmes bancs à Sainte-Barbe,
«on ne saurait se marier sans...» 11 se marie! lui! il
m'invite à l'assister en qualité de témoin! Ali! mon
Dieu! Madame Gauthier, vite mon habit le ])lus noir,
ma cravate la plus blanche , mon gilet le plus beau , mes
gants les plus jaunes, mon chapeau le plus neuf... Je ne
déjeune pas.
Etienne Galabert s'habilla à la hâte, descendit l'esca-
lier, sauta dans un cabriolet de place, et cria au cocher,
en lui glissant une pièce de cent sous dans la main : Rue de
Provence , 40 !
Au bout d un quart d'heure, Galabert s'arrêtait de\aut
une maison de belle apparence, et bientôt il entrait dans
un a})partement coquet , au premier sans entresol.
— ^Tute maries! s'écria Etienne aussitôt qu'il aperçut
son ami. Bien sur tu te maries, toi"? Toi qui, comme moi,
remerciais chaque jour Dieu de t'avoii' conservé célibataire
eu te taisant Jiaîlre reulier?
■ — Je me marie, et tu ferais comme moi s'il pouvait y
a\(>ir (li'iix Rosine daus le monde, l'éjxnulil Jac(pies.
— Ah! elle s'appelle Uosiue?
- Rosine de h'ernange. Ouelle ienuue, mon ami! I^lle
a toutes les grâces, comme elle a toutes les veilus de son
sexe.
— Cest-H-diie (|ue tu eu v> amoureux?
— Je lui it'uds justice... D'ailleurs lu la \erras,
— Oii donc as-tu rencontré celle mer\eille'.'
— Ici, rue de I^'ovence, 4(1, au premier. Vli! Etienne,
SOUYKNT SK TIENT LK DlAIîl.K. 10
(|ii(' lii laiirais adori'c si lu l'aNais mic comiiic moi! ('Jia(|ii('
jour Rosine allait à la messe de .Notrc-Dame-dc-l^orcilc",
sa paroisse ; jamais on ne la surprenait au bal, au eoncerl,
au théâtre; sa charité soulageait les lualheurenx dans
Tomhre ; mdie visit(^ chez elle. Ah! ([ue de |)eine j'ai
(Mie à me faire admettre" dans soji délicieux jX'tit ermitage !
Si je n'avais pas eu de cheveux gris , ])eut-èti'e n'y serais-jc
jamais parvemi.
— Voyez ])ourtant à quoi tient le bonheur! En voilà \\u
qui était suspendu à une nuance! s'écria Galabei't.
— Quel langage! Ab! mon cher Etienne, tu ne sais
donc plus honorer la vertu?
— Pardonne-moi, mon cher Maubertin , j'oublie tou-
jours qu'un témoin doit être sérieux quand même; mais la
gravité ne tardera sans doute pas à venir, j'ai déjà l'habit
de l'emploi. Cependant permets-moi encore une question ;
tu m'as dit le nom et les vertus de ta prétendue, mais tu
ne m'as rien dit de son état social. (Jui est-elle? tille ou
veuve, l'iche ou j)auvre?
— Madame de Eernange est veu\e d'un lieulenaiil-
général mort en Afrique,
— Mon ami, ne te semble-t-il pas que l'AfrKpie lue
trop d'olliciers-généraux? Les veuves de la jeune armée se
multiplieni à l'aire peur.
— Madame de Eernange a du bien du côté de sa mère,
une terre en Bourbonnais, où sa famille était fort consid(''i(''e.
— Noblesse d'épée sans doute? reprit Etienne iwrc un
sourire que ne vit pas Jacques Maubeilin.
— Noblesse de robe, répondit sérieusement le |)i-(''teMdu.
Mais suis-moi, et je te ])résenterai à ma Uosiue.
20 DERRIÈRE LA CROIX
— Va donc, Almaviva.
Madame Rosine de Fernange se tenait dans nn bou-
doir giis-])('rle rehaussé d'or; c'était une femme blonde,
fivle, délicaie; ses cheveux bouclés a l'anglaise descen-
daicn! jusque sui- sa poitrine ; et ses yeux bleus, le plus
souvent baissés vers la ferre, ne se relevaient (|ue pour
irgarder le eiel; mais elle avait le nez pointu et les lèvres
miiu^es. I'>lle accueillit Etienne Galabert avec un sourire
charmant, et nn instant son l'cgard glissa sur le visage du
c(''lil)alaire a\ec la rapidité d"un éclair. Bi(>ntôt Jacques
Mauherlin se retira, voulant, disaii-il. leni' laisser toule
liiterle de l'aire connaissance.
Madame de Fernange , bien (pie modeste et toute pleine
de timidili', avait Tespril alerle e( la j)arole facile. La con-
versation fui pronq^tement engag(''e enli-e elle et Fllienne
(ialaberl. 1ji deux benres. ceti(^ c(inv(n^sation fit le tour du
monde; de la Madeleine à la iîaslille il n y avait qu'une
re|)!i(pie. cl Ion se promena an iravers de Paris à vol de
parole.
Mais, c[noi ([u il dît. cl de quebjue fornude quil seservîl,
au |M'emie!" mol (pii ne scnitait pas loitliodoxie, madame
Kosiiie de Fernange ramenait Etienne Galabert au sentier
de la vertu. (Juand le célibataire se cabrait sons les admo-
neslalions de la jeune veuve, elle lui picnail la main avec
im sourire mignard ; le célibataire se pencbail et baisai!
celle main (ju'on lui abandonnait un instaul.
-— Ob', je vons convertirai, lui disait-on.
Dans c(^s moments-là. quand il sentait sous ses lèvres la
peau line cl Inslri'c de la jcnnc^ piaule. b]lieime Galabert
ii"(''l,iil |.as loin d'clre IoiicIk' par la grâce. Gejtendanl
SOUVENT SK Tli'.NT LF. DlAliLE. 21
.l;u'([ii('s .Maiilx'rliii rciilia, cl le c'('lil)alaii(' piil congô de
Miadaini' de l'cnian^c.
— I']li l)i(Mi 1 (jn (Ml dis-lii'? s"(''ci'ia le prciciidii (juand d '■
Inrciil si'ids.
— Jo dis que la Hosinc (>sl une losiric. A un (diàlcaii
elle prclci'c une (iiannucrc; à lU) linhd . une luaisonncltc ;
à une calcclic . la pruuicuadc au lond des Itois . à piiui. niais
— (lui. (|uaii(l le second csl moi, son l'idur mari. Oli'
je nioiiorc rien; je sais (jue madame de Kernanj^i' |)i(''rere
à nn hal le coin du l'eu; à un manlcaii de \(donrs. un chàlc
de laine; à des laquais ])oudr(''s, nue honne eu soc(|iies; aux
vaudevilles de MM. Duvert el Lausanne, les homélies de
M. 1 alihe (iombalol; aux jdaisirs cU'^ eaux, les soins de son
ménage. Bref, (die a les grâces d'iuie païenne. uni(^s à
I à me d "nue abbcsse.
— Dialde! que de vérins cIk^z une l'emme si jetme el si
|(>li(^ !
— Va eel ange \a ni a|)|)ai'leiiir. a moi. (|ui ai (|uaraiile
ans d(''jà el seulemenl (|uaranle mille li\res de renies avec.
Mais, mon ami. si nous troiiNons une aiilre Uosine. cidle-la
sei"a pour loi.
— Merci, monclier; jai failli me marier il va dix ans.
el j'ai rompn les n(''>focialions . loul simj)lement j)arce (pie
ma femme avail trop de (pialilcs. Or. la lianci'c en a deux
lois davanlage ; c'csl (pialre lois plus (pi il n en laiil.
Le lendemain, i^li(Mmc relomiia chez madame de l'ei-
nange. el le coniral lui sigiu' le soir nu'ine. .Iac(|ues se
demandail si Dieu . vonlaul l'aire un miracle en sa laveur,
n avait jias \o'^v le paradis rue de i*ro\enc(>.
22 DERRIÈRE LA CROIX
Deux jouis après, Etienne Galabert s'absenta pour un
vovafïo. A son retour à Paris, vers la fin de l'hiver, il
n'eut rien de pins pressé que de se rendre chez Jacques
Maubertiii.
Aussitôt qu'il l'apeirut, Jacques Maubertin lui tendit la
main. Hélas! que le pauvre homme était changé! La pâleur
s'étendait sur ses joues; un cercle bleuâtre entourait ses
|)au])ières; un triste sourire errait sur ses lèvres.
— Es-tu malade? s écria Etienne.
Xon; mais je suis marié, répondit Jacques.
— Quoi ! ton archange?...
— Est un démon.
— Ecoute , mon ami Jacques ; je crois que tu exagères
encore ; si je ne crois pas aux séraphins , je ne crois pas non
|)lus aux diables. Je veux bien supposer, puisque tu l'exiges,
que ta femme n'est pas la Sain te -Vierge; mais encore
permets-moi de n être pas convaincu que ce soit Lucifer.
— C'est au moins son cousin, Astaroth ou Belzébuth.
— Quoi! l'héritière d'une famille de noblesse de robe du
Bon
rnonnais:
— Belle noblesse, ma foi! Pour jendre service à leurs
amis, son père et "^sa mère aunaienl du calicot dans un
faubourg de Moulins.
— La veuve d'un lieutenant-général!
— Lieutenant, oui; mais général, non.
— Une femme qui a des goûts si modestes !
— Begarde : elle marche sur l'aubusson, s'assied sur le
velours, se couche dans la batiste.
— Elle qui ne voulait qu'un pauvre chàle de laine!
— Pourvu que cette laine vînt de (iachcMuire.
SOrVKNT SE TIKNT M'. DIAlîLK. 2.)
— Tii I;i caloiimics! lA\c a lioiTcur du \aii(l('\ill(' cl
liciil le îiu'lodi'aïuc en al)omiiKiti()ii !
— Oui ; mais elle a sa lo^c au\ Italiens cl une aud'c a
l'Opéra.
-— Elllo adorait le coin du l'eu !
— Elle le clierit eucoic. (juaud il \ a eiu<| cculs pcr-
suiines à reiitoiu-,
— - Et sa passion poiu' les cliaiunièrcsct les uiaisonuedes ?
— Elle la nourrit toujours; ses albums en sont pleitis,
chaumières à l'aquarelle et maisonnettes à la sej)ia.
— Une Rosine qui ne voulait vivre que })our ses enfants 1
— Elle n'en a pas.
— Une dévote qui prelere une bonne en socques a des
laquais en poudn^!
— Aussi n'a-t-elle (jue des ^looius ou des chasseurs.
— Une veuve qui l'aisail li des eaux!
— Elle ne conq)te pas en j)rendre; mais elle est li-es-
résolue à y aller. La vertu ])ropose, et la névrose disjidse.
— Elle qui ne conq^renait pas qu'on put user dune
calèche !
— Sans doute, et c est pourcpioi elle a ])ris nu C(»uj;e.
Tiens, mon ami, regarde.
En ce moment, les roues d'un brillant (''(|ui|)af;(' ('biau-
lei'enl les pavés de la cour. Madame .Maubertin desccudil
paiement a[)puvéc siu' le hras (Vwn jeiuic lionuuc |^anlc et
\erni connue une «gravure de mode.
Etienne mterro^ca du i-e|;ard sou ann .lac(pies.
— Oh! c est im cousin... .le lai a pciue \u... ^obles^(•
déj)ée. celle-là; il es! . je crois, ollicM'i' de s|iahis à (!( ir-
tantine.
'1\
DfclHHIEHE J,A CROIX, ETC.
Tout (Ml parlant, Jacqiu's s'approclia d uik^ ni;i<;iiili(HM'
jardiiiicn' (|iii aiTondissait sa gcrhc de llciirs dans une
embrasure de lenèlre; d inie main impatiente il >()u!nl
arraeher une rose, mais mie épine lui déehira le doi^t.
Uliî lit-il en retirant sa main rougie de gouttes de
sang.
— C'est un symbole, mon ami. lui dit Klienne; si der-
rière la Heur se lient l'épine,
1) 1 1; m i: R E la croix souvEiNT sk tient le diable.
un'/ 1 , i / \^ SÇ ',. ^ \\* ' '
W ^'' >^
\\\ w\va\\\\\{ >\*:^ ^\^\v^\\<f \^> Vu^Y^^^\c^ ^ouV vm^.
2E?5!]JJY?]]>J^
A QUELQUE CHOSE MALHEUR EST BON
non se représente le salon de iiiadaiiic Li
iiiarcjiiisc de M nous [loni-rions aussi bien
(lue la (Incliesse ; Ions ses anus s \ lion\enl
réunis. La soirée a ini hul S(''iieu\, Il ne
v^ s'a«;it eepeiidant ni cl(> tirer une loterie, ni
d'organiser nne souscription eu l'axenr de
(piel(pie (en\re pieuse, ni même de danser la polka; la
(jneslion à I ordre du joiu' est le elioi\ du pro\erl»e à jouer
poni- la l'été de la maltresse de la maison.
Clonnne il ari'ive toujours en pareil cas. après a\oir été»
'i
20 Zi:i'HVRlNE.
aussi arik'iilc (|iu' possililc, la discussion se traînait pénible-
iiicLit an inilini de lindilTcreiice générale, etnienaeail nièinc;
de s'éteindre, lors([u une voix, partie d'un des angles dw
salon, s'écria tout à coup : — Si je vous contais une histoire?
— Une liistoire de revenants? demanda une jeinie dame
blonde, (pii avait proposé poiu' sujet de proverbe :
QUI AIME BIE.N, TAHD OUBLIE.
— Les revenants sont passés de mode; mais il s'agit
d'une histoire d'amour, ce qui vaut bien tous les spectres
d'Anna RadclilTe.
Nous dirons tout de suite au lecteur impatient de con-
naître celui ([ui va lui raconter une histoire d amour, (pi'ii
se nomme D...., qu'il est notaire à la résidence de (' ,
Agé de trente-quatre à quarante ans, portant des lunettes,
et renommé pour son esprit dans tous les châteaux de l'ar-
rondissement d' A....
I) — prit })lace devant la cheminée, et, le coude ren-
versé, la jambe droite posée sur la gauche, la botte en
|)ointe, il commença ainsi :
— \ous vous étonnez sans doute, Messieurs et Mes-
danu's, (pi'un garçon aussi bien touiiié (pie moi, jouissant
de tontes ses lacultés et dune ('tude bien achalandée, soit
resté célibataire. N(> vous hâtez j)as de me juger; n'allez
|ias croii'e que je sois resté constannneut insensible aux
traits de (iupidon. Mon C(eur de notaire a baUii . trop battu
même; et ramour. qui depuis Troie a perdu lanl de
choses, a été la cause de ma ruine, je veux dire de mon
célibat, .le vais vous r(''vt''ler ce mvsière ; écoutez la cou-
fession d'un l'ulanl du siècle.
A giKijjiK c.iiosi: MAi.iiKru r.sr iîon. zt
iJaiis les [)r('ini('ri's .iimci's qui siiiMrciit la rcNoliiliou de
juillet, mou |)î'n> m'avait placé choz uu notaii'c de ses amis.
J'avais uu canw de \\\v^\ aus. un iiai»it de viiij^t ans, en un
uiot joules les |)assioiis cl tous les charmes d(» la jcuiicss(>.
Mes lai'incs coidciil ricu (ju'cu souj»caut à c^' lcui])s heu-
reux oii l'àuie chasse aux papillous, oii l'on es! hloud, (tù
Ton est habillé en drap bicu-barheau.
Pénétré des devoirs qu'impose la cléricature , je n'avais
encore gravé dans mou cieui* que (piehpu^s articles du (iode
de procédure civile, lors(pruu matin, en masseyani devaiil
mon bureau, je vis sur la grande })lace, en lace de la
fenêtre de Tétude, une image dont le souvenir gracieux
me poursuit encore. (Tétait une toile de plusieurs pieds de
haut, représentant une l'emme sanvage avalant des cailloux
et des lames de sabre; je la vis, et soudain j'en devins
amoureux.
— De la femme sauvage? demanda la marquise.
— De Zéphvrine, de l'adorable Zéphyrine! Elle se tenait
debout montrant la toile avec sa baguette. Immobile contre
la vitre, je l'admirais accueillant les amateurs avec un irré-
sistible sourire, et recevant les gros sous de sa main blanche
et agile. Je la vois encore, le l)ras arrondi sur la hanche, la
taille cambrée, l'œil noir, le teint nuancé de rose, la narine
mobile, le nez vif et droit, son jupon bleu chamarré de
paillettes laissant voir ses jambes mignonnes, auxquelles
s'attachaient deux pieds de fée. Je vous épargne r(>nuui de
mes premières émotions; je ne vous dis ni mes regii'ds
ardents, ni mes soupirs de iliimne, ni mes lettres héue-
li(jues...
— \ ous écrivîtes à Z(''|)bvrine'?
28 ZKPHVRINE.
— Je lui écrivis, et je me rappelle encore ma première
le lire :
«Vierge de mes songes, je l'ai vue, el je l'ai aimée;
le \(»ii- el le le dii'e, voilà ma siMile amhilion. Tu es helle
coimiie Véims, ci modesle comme Minerve. La rosée que
l'Anrore dépose au sein des Heurs est moins pure que loi.
Ame de mon àme, lu liens ma vie entre tes mains; aiine-
nioi. si lu ne veux voir mourir à tes ])ieds celui que lu
peu\ l'aii'e le plus Ikmu-cuv on le plus malh(nn"eux des
morlels. »
Après une correspondance des ])lus orageuses , elle
me répondit qu'elle m'aimait, en |)osl-scriptum. Je bai-
sai el rebaisai cent fois le bas de sa lettre, et' je me mis
à marcber à grands pas dans ma cliambre, clierchani
les movens de me réunir pour jamais à celle que j'ado-
rais, el de I arracber h \\n nK'lier (pii nc'lail pas fait j)onr
elle.
Non; m'écriais-je dans mon entbousiasme , tu n'es point
n(''e poin- vivre iwec des saltind)an(pies qui abuseront tôt ou
lard de Ion imiocence , pour le faire avaler des cailloux et
des lames de sabre ! -le saurai sousliaire ton palais à cette
ignominieuse extrémité; la voix , (pii s'enroue à vanter les
sujX'rhes qualités de la fenmie sauvage , ne devrait murum-
rer (pie des paroles d'amour; ta main, si line et si petile,
ne devrait tenir d'autre baguette que celle d'une fée; je
le rendrai au monde dont tu feras le |)lus bel ornement;
a\aut un mois, je \eii\ (pie lu d.inses dans les salons de la
prelécliire 1
A OlKlAHF. CIIOSK MAI.lIKl K KSI' lUtX. 20
J'en ('tais ià (le ce moiKtlo^uc, (|iiaiRl jeiileiitlis ma jxtric
s"(iii\ lir (loiifCMUMil . cl je icciis dans mes bras Zé|)liMin('
|)al|iilant(\
Ancc (|nt'l plainir je la rcj^ardais 1 Ancc (inelle an\i('(('' je
suivais snr ses Irails la (race des cmolioiis que dcvail l'airo
naîlrc dans son àmc nnc sitnation si iiniivcllo! Je vonins
lui prendre la main, elle me repoussa d'tm air plein de
dignité.
— - Monsieur, \nv dit-elle, no me laites pas re})enfii' de
ma confiance ; je ne suis point ce que vous croyez. Je m a|i-
pelle Zéphyrine de Valconi-; mon père, officier su |)(''riem'
de la garde, mort en juillet
— 0 Zéphyrine! m"ecriai-je hors de moi-même, mes
pressentiments ne mont ])oint trompé; tu n'es pas née
saltiud)anque ; mais hélas! quelle dislance lu^us st'pare!
Le fatal préjugé de la noblesse...
— Ne m'empêchera pas de yous donner ma niam si vous
vous en montrez digne. Il faut me soustraire aux persécu-
tions d'un hounne qui, après aM)ir jure à mon })ère mou-
rant de veiller sur moi, m'exploite indignement, et veut
me forcera épouser son paillasse C.abochai-d . dit l'incom-
parable Mexicain.
— Je te sauverai, Zéphyrine, je t'enlèverai à ces misé-
rables. Je vais tout préparer pour notre fuite; en attendant,
cette chambre te servira d'asile; je t'v laisse sous la sauAc-
garde de l'honneur et de l'amour.
J'ai oublié de vous dire (pie mon |)atron était maire de la
ville. Comme j'allais chercher dans mou bureau quel(|nes
centaines de francs, finit de mes ('conomies de jeune
homme, il me lit entrer dans son cabinet, et. me mon-
50 ZKIMIYRINF..
Iraiit iiii lioiiiincdassc'z inauvaisc iiiiiic ([iii se Iciiait dcliout
à son ('ùt('', il me dit diiii (ou brusque et uieuaeant :
— (l'est done \ous qui voulez réduire à la misère ee
diiiiic Billutquel ({ui lait depuis trente ans les déliées de
notre ville, en lui enlevant une artiste qui n'a pas sa
[lareille pour le saut périlleux? .le vous sonune, au nom
de la loi et de la morale, de déclarer où vous Taxez
eaehée.
— C'est aussi au nom de la morale et de la loi, ré])on-
dis-je avec une indignation contenue, que je vous somme de
l'aire arrêter le susdit Bilboquet, coupable de suppression
d'état à ré<;ard de mademoiselle Zéphyrine de Valcour, fille
de M. le comte de Valcour, olllcier supérieur de la garde,
mort à Paris en 1830, victime de sou dévouement à la
monarcliie.
Bill)0([uet haussa les éj)aules, et me toisa dédaigneuse-
ment.
— Connu! connu! s'écria-t-il ; c'est la troisième fois
que Zéphyrine s'amuse ainsi aux dépens des âmes sensibles
([ui ont comme vous vingt ans et un habit bleu-harbeau.
Klle éprouve de tem])s en tenq)s le besoin de me quitter;
mais elle l'evient toujours au bercail : je suis si bon pom*
mes pensionnaires! Rendez-moi Zéphyrine, jeune impru-
dent; la représentation va coiumencer, et il faut bien ([ue
quelqu'un crie : Prenez vos billets!
— Tu mens, tu n'es qu'un vil imposteur! Je demande
justice ])our mademoiselle de Valcour.
— Voilà, reprit Bilboquet, des pa])iers qui constatent
que mademoiselle de Valcour est sortie de l'hospice des
Kul'ants-Trou\(''s. Je vovdais b^s l'aire légaliser par M. le
A giKi.gi !•: ciiosi-: mai.iiki k kst iîon, 7)1
maire, aliii de pfoccdcr (oui de siiilc au iiiai-ia^c de iiiadc-
inoiscllc ZcpliMiiic. saltiiiil)aii(|ii(', a\('c .M. (lahocliaid .
padlassc. IN)iir\ii (luil ignore ICscapadc de sa pri-tciidiic 1
l/iiiC()iii|;aral)lL' Mo\iraiii scrail tapahic de n'cii |)liis \(»ii-
loir; cl vous êtes trop ^éiici-ciix. jciiiic lioiiimc. jwiiir coiii-
proiiicdi'c une laihle l'eniMic.
Aiiu's sensibles , cœurs qui avez aiu)é. nous couiprendie/
mon désespoir 1 Je voulus me (uer après avoir plongé un
poignard dans le sein de la |)erlide ; mais elle disj)aru( le jour
même. J'ai eu plus tard la consolation d'apprendre que je
n'avais pas nui à son avenir. Zéj)livrine devint madame
Cabochard.
Ce (piil \ avait de plus terrible dans ma situation , c est
que je ne trouvais personne à qui confier mes chagrins;
tout le monde riait en vovant ma ]divsionomie de doulou-
reuse résignation.
Mon patron s'était hâté de racoul(M" mon aventure à mes
collègues de l'c-tude , elle a\ait couru tout le pavs; j'étais
devenu un héros à di\ lieues à la rondi*: si bien qu;',
quel(]ue teiiijs après, lorscpie mou père songea à me ma-
rier, je me hasardais diliicilement à me montrer en plein
jour dans les rues.
.Ma pi'efeu(hie elitit jolie, ses j;arents bien disposés en
ma l'axenr. Je lis ma première visite; à peine mCtais-je
approche de niademoiselle llenrietle pour lui adresser un
conq)liment. (juClle se le\a. mil sa main siu' sa bouche, cl
disj)ai'nl (M, poussant un eclal de rnc eloulTe : le souxeuu'
de ma déplorable passion avait produit son elTel. Je I enten-
dis eusuile dans la cband)re voisine lire loiil a sou aise; sa
mère me dit cpielle était sujette a ces accès, (pii devenaient
o2
ZEPHYRINE.
plus rares de joui- en jour, cl (|uo le mariât;*' dcNail lairc
disparaître.
— ]\\] l'îles-vous l'essai? deiiiauda la maîtresse de la
maison.
— Non \i-aimeiil. I)e|uiis. je n'ai |)lus voulu me marier.
— I']li hieii 1 dit im des assistants, vous venez, sans \ons
en donter, de nous donner le sujet du j)roverl»e (\{\v uons
eherehions loid à llieui'e.
— \'ovons le titre.
A (,»ri;i. yiK r; 110 SI-: maliieiu i;st h on.
"S av'\\\i.' Y^^ V*: ('.\\(vV i\\v\ ^VoyV.
POUR AVOIR LES POUSSINS
adeiiioiselle Euplirosine monta vcm-s la
brune dans la chambre qu elle occupait
au faîte d'une maison de la rue des Cin(f-
Dianianls, tenant à la main un boisseau
de chaibon enveloppé dans m\ mnnéi-o
de la Gazette des Tribunaux , et bien
déterminée à eu linii-.
— Que lais-je dans la vie'? dit-elle d'uiu' voix S()nd)re;
où vais-je? que suis-je'? d'où sors-je, et à qui ))lais-je?...
Elle ne put continuer ces barmonieuses exclamations, et
alla ouvrir un tiroir où se trouvait un ))aquet de lettres
34 IL FAIT AMADOUER LA POULE
qu'elle déplovti (F une main égarée par le désespoir. Elle
tomba sur les p;issages les plus échevelés :
« 0 mon hiinge ! ô ma perle ! sais-tu bien (juc ma destinée est
antièroment confondue dedans la tienne? Oui, jeune fille, tu est mon
incendit, mon Nésuve! Grasse à toi, hange dessieu, mon existance est
enivrante, haroniatique comme l'Arabie; il me semble que tout est
autour de moi vanille, amande douce, crème de rose, Portugal....
« ZÉPHYRiN, artiste en cheveux. »
Enphrosine aussi était artiste; — artiste en corsets.
— Et il me trahit ! ajouta-t-elle , et pour qui?... Pour une
personne qui pesait cent soixante-dix-neuf livres sept onces
et neuf gros à la dernière fête de Saint-Cloud... Ah! le...
Elle n'acheva pas.
Elle ferma le tiroir aux lettres, boucha hermétiquement
la fente de sa porte et sa fenêtre à tabatière , renversa la
braise sur un fourneau, et quand tout fut prêt... elle prit
son accordéon, et se mit à entonner le chant du cygne, en
jouant dans les cordes lugubres de l'instrument, dans l'oc-.
tave du canard.
L'accordéon se tut, et l'instrumentiste se décida à Ai\re
encore une nuit; mais c'était la dernière, oh! oui, la der-
nière, à moins pourtant que...
Elle souilla sa chandelle et s'endormit.
Le lendemain, elle descendit à la boutique à Iheure or-
dmaire; mais elle eut beau regarder dans la rue. <li('rcliai!l
a apercevoir Zéphyrin, elle n"aj)erçut rien, cl la [iiKlcur ne
lui permit jtas de r<'sfer jilus lougtemjjs sur le seuil de la
porte.
^ers les dix heures du malin, on \il paraître dans la
l'Ol |{ VVOIH I.KS IMilSSlNS. or)
lj(»iili(jvii' c'('llt> (jirKii|)Iii()siii{' appelait sa rivale, la radieuse
madaine lîosailm Louehard, jeune veuve âgée de neuf
lustre? et très-rigide dans ses principes.
Quelques mois an|iai'avaiit, il ne s'en était pas fallu de
ré|)aisseur dini ehe\(Mi que madame Louehard ne eongi'-
diàt sa première ouvrière, mademoiselle Euphrosine, qui
attirait dans le magasin un petit garc^'on coiffeur du voisi-
nage, nommé Zéplivrin , qu'elle avait surpris im jour
devant le comptoir, gesticulant, et faisant à mademoiselle
Euphrosine une déclaration d'amour, tirée des profondeurs
de sa poitrine d'homme, comme à rAmbigu.
Cependant, depuis quelque temps, madame Louehard
trouvait Zéphyrin plus posé, et susceptible d'apprécier
une personne d'éducation, quels que fussent son âge et son
poids. Le bruit courait même dans le quartier que madame»
Louehard songeait à se remarier; Zéphyrin n'avait rien, il
est vrai; mais la maîtresse corsetière avait, disait-on, du
foin dans ses socles; et pourquoi l'amour sans capitaux
ne s'unirait-il pas à l'embonpoint inscrit à la Caisse
d'épargne?
— Zéphyrin n'est pas encore venu? dit madame Lou-
ehard en caressant les mèches de son tour.
— Non, il n'est pas venu, murmura Euphrosine entre
ses dents, vieille...
Elle n'acheva pas.
Au même instant, une apparition, sentant l'huile de
Macassar, traversa la boutique comme un éclair : c'était
Zéphyrin. Il s'élança d'un bond dans l'arrière-boutique, où
l'attendait madame Louehard ; et là, il se mit à la coiffer,
nu plutôt à coiffer son tniu'. comme on ne coiffe plus que
56 IL FAUT AMADOUER LA POULE
dans la rue dos Cinq-Diamants : c'était à la l'ois \aporeux
et monumental. Madame Louchard j)arut rajeunie d'au
moins cinq semaines : son tour, c'était sa vie.
Zépliyrin retraversa la boutique comme l'éclair, sans
même jeter un mot, une œillade au comptoir. Et cepen-
dant Euphrosine était Là!... Elle est là, ton Euphrosine,
ingrat coiffeur!
— Ah! c'est trop fort! dit Euphrosine en elle-même; ne
])as daigner me gratitier du simple coup d'œil que se doi-
vent au moins les personnes bien élevées!
Elle regretta de n'en avoir pas fini la veille. Mais
qu'importe? Le charbon est tout prêt; et, pour ne plus
souffrir, pour se venger dun être atroce, que faut-il'?... Un
moment de résolution et une allumette chimique.
Madame Louchard et son tour sortirent pour allei*
faire des visites. Alors Euphrosine n'hésite plus, elle
prend un prétexte pour monter à sa mansarde; mais, au
moment oi^i elle va quitter le comptoir pour accomplir son
fatal dessein, l'Amour paraît dans la boutique.
Oui, l'Amour lui-même, représenté par Zépliyrin, qui
tient sur ses deux poings deux perruques de débardeur qu'il
va porter dans le voisinage pour un bal masqué du soir.
11 se place devant Euphrosine; il s'écrie en agitant ses
deux perruques :
— Oh! mais quoi!... Qui?... Toi?... De moi?... Pour
elle?... Non... Ciel!... Terre!... Mort!... Enfer!!!
— Ah! je te comprends, s'écrie Euphrosine; mais
explique-toi.
— Non; vois-tu, ajoute Zéphyrin toujours avec ses deux
|)erruques à la main, dans les veines de ce bras-là bouil-
poru Avoiu iJ'S POUSSINS. 57
IoihkmIii ?an<i' (rarlisic... Oui, moi, je végéterais! J'em-
ploiciais (•tei'iicliciiKMil mon exislence d'homme à erèper et
à poiidfei' (les eriiiières!... Initie'.... .laiine larl (M1 grand,
il me l'aiil la earriei'e du It'nor... .l'ai 1'///; oin. I tit...
Olil Miitliild.'. iilo!...
Luc sonnette se iait enl(Muli'e à l'extrémité de la ru(\
— -■ On Y va ! s'écrie le coilTeur de l'avenir.
— Arrête, oh! arrête, dit Enphrosine ; pins (pinn
mot...
Mais Zéphyrin ne l'entend pins; il est df"].! dans la nie,
il lève en l'air ses denx perrnqnes, et les secone d'un
monvement frénétiqne en criant: « Honrrah ! »
— Il m'aime encore! se dit Enphrosine; mais com-
ment accorder ces prenves d'amonr avec ce qn'il est ponr
madame Lonchard*?... Zéphyrin, Zéphyrin, mangeriez-
vons à denx râteliers?
dépendant, malgré cette idée, la jonrnée hit meillenre
|)onr Enphrosine qnelle n'anraitcrn. Mais qne devint-elle,
et qnelle nonvelle secousse, lorsqne madame Lonchard,
rentrant vers qnatre heures, dit en traversant la Ixinticjue :
■ — Je vais ce soir aux Folies-Dramatiques avec Zc'phyrin !
A ces mots, le corset qn' Enphrosine achevait lui toinha
des mains. Ses yeux se fermèrent; elle fut sur le point de
s'évanouir; mais elle pensa qne ce serait assurer le
trionq^he de sa rivale, et parvint à reprendre son sang-
IVoid et son corset.
A six heures précises, un fiacre s'arrêta devant la hon-
tique; c'était encore l' Amonr; mais cette lois. l'Amour
58 IL FAUT AMADOIF.R LA POULE
réoiilier, correct; plus de perruques de débardeur, de la
distinction, de la tenue, gants serin à 29.
Zéplivrin s'approcha familièrement de madame Louchard,
el. après avoir j-etouché sa coiffnre, lui adressa quelques
paroles à Toreille. (lelle-ci sourit a<i;réal)lement , et dit, en
se tournant vers la cantonnade :
— Mesdemoiselles, c'est demain dimanche; M. Zéphvrin
veut bien vous inviter à une promenade à Romainville... Il
y aura des ânes...
Il faudrait connaître la langue musicale de M. Sudre
pour rendie laccent d'amertume et de raillerie avec lequel
cette phrase fut prononcée. Euphrosine ne répondit pas;
elle avait pris son ])arti : tout cela était évidemment trop
mesquin.
— jNou, non, s'écria-t-elle dès que le tiacre se fut éloi-
gné, ce n'est plus la mort cachée, ignorée, qu'il me faut;
c'est la mort en plein vent, à la campagne, à la face du
ciel, sous tes propres yeux, monstre!... Demain, il y aura
des ânes, dis-tu, à Romainville; eh bien! je choisirai l'ani-
mal le plus fougueux, le plus sauvage, et je veux qu'il
m'entraîne n'importe où... J'irai finir ma vie dans le fond
de quelque précipice... connue Mazelta...
La journée du lendemain fut pour la sensible Euphrosine
une série de chagrins et de vexations. Elle eut le plus mau-
vais àne de la société; un de ces ânes sans amour-propre,
que, ni la persuasion, ni les épingles, ne peuvent faire
marcher.
Madame Louchard triomj)liait au contraire; Zéphyrin
n'avait d'attentions et de cajoleries que pour elle. Il s'était
tait son premier écuver. Madame Louchard était montée
l'OlK AVOlIt I.KS lOLSSlNS. 59
siii' iiii àiitMl un li'iii|t('i'aiiit'iil cxtraordiiiaiit'. (|iii Nolli^cail,
gal(i|)ai(, caracolaii à ^(»l(tlll(''; un Nolcan. nn anuturd'ànc.
A llicnic (In dîner, on revint par la ii,raii(l(' allée de la
lonM; Ions les ânes. ('lecliMses par lein- éenrie, allaienl.
eonnne le \eiil. Madame Loneliard était en tète, léndani
les airs, éclievelée, délirante; Zéph\rin lui-niéine avait
peine à la suivre. On criait : « Vive madame [.oucluird! »
(piand tout à coup son àne tait nn chassé -croisé, la selle
tourne, et voilà la perle des amazones qui tombe à la ren-
verse sur le gazon.
On la crut blessée ; mais elle n'était qu'émue.
Dés qu'elle fut remise sur ses jambes, son premier mou-
\ement fut de s" écrier d'un ton désespéré: — -Et mon tour!
mon tour!
— - Preuve qu'elle pens(> toujours à Zéphyrin, se dit
Euphrosine.
Le tour était resté sous l'une, qui se roulait sur le gazon.
On transporta madame Louchard à l'auberge du Tourne-
Bride. Zéphyrin, qui voyait que son plus grand chagriii
était de se sentir décoiffée, était déjà en fonctions, les
manches retroussées, les pincettes en main. Toutes les
jeunes filles étaient occupées à rendre la l'orme humaine au
chapeau de madame Eonchard.
— Xe craignez rien, dit Zé[)hvrin à I infortunée corse-
lière, tout sera bientôt réparé, ohî ma |)oule...
— Sa poule! sécrie Euphrosine sur le point dCclati'r.
Zé'pinrin lui uiai'che Moh-unnenl siu' Torteil :
— Aidez-moi donc au moins, lui dil-il eu alléclant de
la hi-ns(pier, vous qui êtes la a me icgarder les bras croi-
sés... Tenez-moi cela...
40
IL FAUT AMADOUER LA POT LE, ETC.
Eli même temps, il lui met dans la main un papier
en forme de triangle, sur lequel elle jette maehinalemeiit
les yeux.
0 surprise! o joie! qui l'eût pensé? 0 sul)lime adresse
(Kune àme sensible, qui ne s'arrête de>anl aucune espèce
de désagrément, d'abnégation ni de fieelle!
Eupbrosine, transportée loul à coup du dernier ])a-
roxisme de la désolation au faîte de rencbantemenl, a lu
sur le papier triangulaire, destiné à former la plus belle
papillote du tour de madame Loueliard, ee ])roverbe, ce
proverbe du bonbeur qui la rend à la vie en bii expliquanl
de point en point la conduite du coiffeur :
IL FAIT AMADOl Kli L\ l'Ol LE POl U AVOIR LKS l'OLSSLNS.
iT^^r-'^h
\\\\^s\\^ <\\^\\^ ^r.- \\\v ^i^vVé \oV\ \\>r>tt^,\v;.
mw^
©U/hm^E ©hâlIzÀU
TROUVE SON NID BEAU.
g^ ne aigi'otlede Heurs à son chapean, le malin
esl arrivé, d'un pas lesle et le lïonl joyeux,
au sonunel de la colline. Il regarde les
maisons du villi^e d nn aii' doux el i ien-
veillaid. Le eo(|, à son a|)proclie, s'esl mis
à chanter de joie. Toutes les Fenêtres s'ouvrent; celle de
(iolelte nest pas la dernière à l'èter sa hienviMuie. Colette
aime à voir le matin, el le malin sourit à Colette; n'est-
6
42 CHAQUE OISEAU
elle pas la plus jolie comme la plus sage des filles de l'en-
droit ? Que de belles promesses, que de galants propos
le maître du eliàteau a perdus en causant avec elle ! Colette
est fiancée à Colin, elle ne veut pas d'autre mari que lui.
En un tour de main sa toilette est achevée ; vermeille
connue l'Aurore, elle paraît im instant, pour respirer
la brise sans doute ; mais non , une autre croisée est ouverte
depuis longtemps en face de la sienne. C'est le fiancé (pii
épie le réveil de la liancée; enfin elle se montre. — Bon-
jour, (k)lelte! — Bonjour, Colin!
Le village a pris un air de travail et d'activité; tout le
monde en passant salue Colette; le bouvier pique ses bœufs
indolents, les feneuses se dirigent en chantant vers le pré.
Colin conduit son blond troupeau en jouant de la musette.
Oli vont ces deux moineaux tenant chacun un brin de
paille dans leur bec? Ils se posent dans une fente de mur,
juste à côté de la fenêtre où Colette vient de suspendre une
cage habitée par deux fauvettes.
Colette a mis tout en ordre chez elle. Frais réduit de la
villageoise , comme vous êtes propre, comme vous êtes gai !
Elle-même, comme elle est heureuse en regardant son rouet,
son vase de fleurs, son crucifix, et quehpiefois aussi le miroir
dans lequel se refiètent ses traits naïfs!
Pendant (pie Colette liavaille oi file sa laine. I alieille
butin(> sur le vase de ileui's. les fauN elles chantent dans leni'
cage, et les moineaux babillenl sur le nuu'. Ce ménage aile
s'est placé sur le rebord de sa demeure et semble appeler
ses voisins; les fauvettes a\ancent la tête hors de leurs bar-
reaux , connue ])our se prêter de meilleure grâce à la
conversaiion. Qiu) se disent-ils entre eux?
TU(>r\K SON Ml) li r..\r. 4."î
Colette les eompreiid; ear Culetle est lilleule d'une t'ée.
Elle peut parler avee les oiseaux, comme le Petit Chaperon
Rouge s'amusait le soir à causer avec les rouges -gorges
le long des buissons.
La iauveltc disait an moineau :
— Regarde mon nid, connue il est gracieux et doux,
suspendu entre ces deux bâtons ([ui soutiendront ma couvée !
Ce sont les doigts de Colette ([ui ont préparé la laine sin-
laquelle s'étendront mes [)etits. Je ne crains ni le hibou (jui
loge à ton côté, ni le chat qui rôde sur la gouttière, ui la
pluie, ui Forage, ni le v(Mit. Il uest pas de nid plus beau
que le mien.
]a' moineau répondait à la fauvette :
— J'ai ramassé les fleurs lanées que Colette laisse tomber
chaque soir de ses cheveux, et avec leurs tiges entrelacées
j'ai bâti mon nid; je l'ai garni avec le duvet dont le prin-
temps couvre les jeunes saules. C'est un abri sûr et impé-
nétrable, d'où ma famille s'élancera pleine de force et de
gaité. Mou nid est celui d'un oiseau libre, il est plus beau
que le tien.
Du haut du toit, une hirondelle éleva la voix :
— Vous ne savez ce «pu' vous dites, gazouillait-elle aux
fauvettes et aux moineaux. Mon nid est fait d(> ciment
comme une forteresse; les architectes les plus habiles n'ont
rien à lui comparer pour la hardiesse de sa construction ; le
soleil le dore le ])remier à son lever, et son dernier rayon
s'arrête sur lui axcc comidaisaïu-e. Mon nid (^sf le plus heau
de tons les nids.
Colette écoutait tous ces discours en souriant.
— La fauvette, disait-elle, sVudort siu' la laine (|U{\je
44 CHAQUK OISE.M'
lui ai préparée; le moineau est fier parce (pi'il caclie sa
couvée dans mes vieux bouquets; l'hirondelle s'enorgueillit
de sa citadelle aérienne; mais ma demeure est bien plus
jolie que leurs nids. Comme la lumière se joue gaîment au
milieu de mes fleurs! La vigne qui grimpe me fait un
rideau de ses jets capricieux ; je vois la rivière qui coule à
travers la claire feuillée, et le vent m'apporte avec le fré-
missement des arbres les sons de la nuisette de Colin. La
fauvette, le moineau et riiirondelle ont beau se vanter,
ils ne sont pas mieux logés (pie moi.
Et Colette, jetant autour d'elle un regard de satisfac-
tion , se lut pour écouter : c'était Ibeure sans doute oii
Colin confiait à li-clio les accents de sa chanson amou-
r(Mise.
Mais la pauvre nmsette aura bien de la peine à se faire
entendre aujourd'hui! Le seigneur du village revient de la
chasse; les piqneurs crient, les chiens aboient, la fanfare
retentit. Le seigneur est monté sur un magnifique cheval
blanc ; une cbaîui» d'or brille à son cou , son œil est lier, et
sa plumi^ rouge flotte au vent.
Il s'arrête, comme d'habitude , sous la fenêtre de Colette,
et pour la saluer il ôte son chaperon.
— Ont' faites- vous ainsi toute seule dans votre cham-
brette, la belle fille aux yeux bleus? Ne vous ennuyez-vous
point entre ces quatre murs tristes et nus? Venez dans mon
palais, je vous donnerai des pages; je remplacerai par des
perles les fleurs qui sont dans vos cheveux; aujourd'hui
vous n'êtes qu'une bergère, vous serez duchesse demain si
vous consentez à quitter votre chaumière.
— Fa pourquoi, ié|)ondit Colette, quitterais-je ma chau-
rUolNK SON Ml) BRAl'. 4o
miî'iT? Non , Moiisci^iiciir, je la trouve [)liis hclli' ([iic vos
palais. A quoi l)oii les diainaiils, quand on a les (leurs de la
prairie? A quoi servent les titres, quand on a déjà le bon-
heur? D'autres recevront avec plaisir vos honnnages, elles
seront heureuses et lières d'être duchesses; moi je veux
être toujours votre vassale, Monseigneur. Je viens de l'ap-
prendre tout à l'heure, chaque oiseau trouve son nid beau;
moi , je dis comme les oiseaux, et je reste dans ma cham-
hrette.
L'écho lointain répéta les sons d'une musette. On eut
dit que Cohn chantait pour remercier Colette.
Le seigneur s'était éloi-jné triste et baissant la tête, car il
aimait la jeune iille.
La bergère descend pour se mêler aux danses qui termi-
nent les travaux de la journée. Jamais le ménétrier n'a été
l)lus eu train. Voici l'instant où le danseur embrasse sa
danseuse; on s'arrête un instant, puis la danse reconnnence.
Le gai ménétrier fait entendre une seconde fois le trille
impératif; il faut que tout le monde obéisse. La ronde vil-
lageoise a noué la main de Colette à celle de Colin; elle
rougit, son sein palpite ; le berger, non moins ému, presse
doucement les doigts qu'on lui confie; il l'entraîne sous
l'ormeau, il lui peint son amoureux délire, il lui parle des
dangers que l'amour du seigneur lui fait courir; il est si
pressant, si tendre, si éloquent, que la jeune (illc^ ne lui
répond que par des soupirs. — A cpiand notn» mariage,
t'olette? — A demain, Colin.
Dix heures sonnent à l'horloge de l'éghse. Les fauvettes
se sont endormies sur leur édredon, les moineaux sur leur
litière de fleurs; l'hiiondelle. pom- être prête au premier
46 CH.AOrK OISEAU, EIC,
signal d'alarme, montre sa tête vigilante au créneau de sa
tour; le hibou lui-même quitte à regret le nid qu'il aime
pour effleurer les toits de son aile cofonnense; le repos des-
cend sur le village. Après ce qni vient de se passer, la
demeure de (lolette lui send)le encore embellie. Elle fait sa
prière, et s'endort en pensant à son bonheur du lendemain.
L'essaim des songes heureux s'abat sur les chaumières;
tandis que les paysans dorment , le seigneur du village
veille seul, et jetant un regard dédaigneux sur ses vastes
appartements, ([ue Colette n'a j)as voulu habiter, ilsécrie:
Sans eMe . je ne pourrai jamais dire :
CIIAO'^'K OlSKAl TI'.orVF. SON NID «KAT.
âUJ\t^D VJ£AJT 1LJ\ ^L(6jJ;lîE
S'EN VA LA MÉMOIRE.
^5^<_^5< VvJ e 14 aoi'il de Tau 1840, M. .Icaii-Fniii-
rP/^v^^'-^ cois-Claude Perriii, clici' do la iiiaisoii .Icaii-
Z^' -V'_^ FniiH'ois PcMM'iu , Diiinolard et (!"'. dail
dans un grand Irouhle cl dans un grand
émoi. L'iîonnôto inaïuifacturicr navail pas
dormi (l('|)uis trois nuils. cl. dès lanrorc de cctlc l'amcnsc
journée, sa euisinière l.iNail vn se glisser dans son eabinel.
d(''jà rasé, cl portant la eravale hianehc des solennités cl
1 lial)it noir des eéréiuonies. (Test (]nc. ce jonr-là. la des-
48 QUAND VIENT LA GLOIRE.
linée électorale de M. Jean-Franeois-Claude Perrin allait
se jouer au jeu du scrutin. Il s'agissait de vaincre ou de
mourir; de rester l'une des unités inscrites au grand livre
des vingt-cinq mille adresses, ou d'être député; de n'être
rien ou d'être tout.
Tandis que, pour la vingtième t'ois, il supputait les listes
électorales, marquant à l'encre rouge les noms douteux, un
domestique vint lui annoncer à voix basse . en honnne qui
comprenait toute la gravité des circonstances, que M. Dumo-
lard, son associé, et deux messieurs demandaient à lui
])arler.
— Mais qu'ils entrent donc ! s'écria le candidat en s'avan-
cant vers la porte. Kh' c'est mon lidéle Achate, avec
Buisson et ce cher Coustou , mes deux appuis dans le col-
lège ! Est-ce à vous à vous faire annoncer? Je croyais que
ma maison était la vôtre.
— Excellent Perrin! répondit Dnmolard; toujours le
même! Ah! cà, mon cher associé, vous savez que c'est
aujourd'hui que nous triomphons. Je viens de voir nos
amis, j'ai réchauffé leur zèle; nos chances sont excellentes
ce matin.
— Les voix portées hier sur M. Kagon se porteront
aujourd'hui sur vous, dit M. Coustou.
— Et vous serez nouuné à une im])osante majorité ,
s'écria M. Buisson.
— (Testa vous que je devrai mon mandai, dit alors
M. Jean -François Perrin en serrant la main à ses amis.
En ce moment, madame Perrin entra clu'z son mai'i ;
elle était snivie de mademoiselle Alplionsine Perrin , h'ur
inii(jne héritièi'e.
i(\Wi\\'? fOWY vVe \V\vA ^V^: >\vw\\m\\ uç, ^V Ac w*v\ i\ CVçt&\.
s'en va la mémoikk. 49
— Khi bonjour, ma filleule, s'écria M. Duniolard;
vcnc/ vile embrasser votre parrain. Ourlle esl donc jolie,
ma lilleule ! On la prendrai! déjà pour votre sœur, tant elle
est embellie, ajouta-l-il en se tournant vers madame Perrin.
— Flatteur, dit la mère en minaudant.
— Ah! çà, vous n'oubliez pas, reprit M. Duniolard,
(jue vous dînez tous chez moi demain? Mon neveu y sera;
mon gaillard est en train de Unir son stage; vous le pous-
serez . monsieur le député.
— Nous en parlerons ce soir; car si nous dînons chez
vous demain, vous dînez tous ici aujourd'hui.
Quelques électeurs entrèrent, et les dames Perrin s'es-
quivèrent.
— Le neveu Gustave y sera; as-tu entendu, ma tille?
dit la mère.
— Oui, maman, répondit Alphonsine en baissant les yeux.
La rougeur qui se répandit sur son front révélait tout
un secret de famille. Depuis longtemps les deux associés,
Perrin et Duniolard, avaient conçu le projet de resserrer
leurs liens commerciaux par une plus intime union ;
les paroles étaient échangées; et si les jeunes gens n'en
avaient rien appris, il est permis de croire qu'ils l'avaient
deviné.
A cinq heincs, .M. Dmnolard entra d'un Jjond dans le
salon de la famille Perrin.
— Victoire! s'écria-t-il tout essoufflé. La nominalion
esl enlevée à cent vingt-trois voix de majorité.
(]e furent pendant un ([uart d'heure mille embrassenients.
après lesquels M. Dmnolard partit pour réparer sa toilette .
toute ébouriffée par la bataille électorale. Mais , (piand il
30 QUAND VIENT LA GLOIRE,
revint avec son neveu Gustave, M. Perrin n'était plus au
louis. Pendant l'absence de M. Dumolard , une lettre était
arrivée en croupe d'un cuirassier; cette lettre, émanée du
sous-secrétariat du ministère de l'intérieur, invitait M. Per-
rin à passer sur le champ chez l'honorable chef de cette
importante partie du service; M. Perrin, à qui sa nouvelle
[)osition créait de nouveaux devoirs, n'avait pas cru ])ouvoir
se dispenser de cette visite.
— Mais que contenait donc de si pressant ce Ijillet minis-
tériel? demanda M. Dumolard déjà effarouché.
— Mon Dieu! si je m'en souviens bien, reprit madame
Perrin , le dernier paragraphe était à peu près conçu en ces
termes : « Vous avez tracé, pour le quartier des Bourdon-
nais, un plan d'ahgnement qu'on dit fort ingénieux. Tout
ce qui peut contribuer à l'assainissement de Paris m'inté-
resse à un haut degré. L'administration supérieure, qui
s'occupe d'un plan général, serait heureuse de connaître
cehii (pii a fait le sujet de vos études. Je vous attends ce
soir chez moi à six heures; nous causerons de son opportu-
nité en dînant. Pas de refus; c'est une affaire de service. »
— Et mon ami Perrin a accepté? s" écria M. Dumolard.
- — Sans doute. Ainsi que mon mari l'a dit lui-même, il
se doit loiit enlier à ses connuellanls.
M. Dumolard ne réjiondil |)as; mais le dîner n'eut [tas la
gaîlc (pir [tronieltait la suite d'une première victoire.
Le lendemain. M. .Ican-Franvois-Claude Perrin s'en-
ferma seul dans son cabmel ; sa porte lut condamnée. A
c.Mix (jui \enaient le demander le domesti(pie répondait
loujdins (|ue le di'puli' étail eu affaire. Or. celte affaire, ([ui
prenait tout le temps de M. Perrm, néiail autre chose que
s'en \A I.A MKMolllF.. .')'l
rdahoralioii du l'amciix plan (l'ali^iicmciil du ([iiarlicr des
liourdduuais.
La \ cille, M. \c sous-sccirlairi» d'Klal avait dit au uouvcl
(Mu, a|)i'('s a\()U' ('coutr les indications dv son projet :
« Monsieur l'errin, il y a Ar^ architectes (|ui seraient liers
de M)lre idée, et jai souvent deinandc au ministre le rid)an
de la Léliion-d'IloulKMn' en l'aNCur d(> gens (pii avaient l'ait
moins ([ue nous |)()nr le bien du }>ays. »
Vers midi, mi cabriolet de place amena M. Diimolard
devant la porte de la maison de la me des Bourdonnais; an
même instant , un bussard, lancé au grand trot, passa sous
la porte cocbère , et remit au concierge un pli scellé de cire
ronge. Le pli et M. Dumolard ])arvinrent ensemble dans
Tappartement de M. Perrin ; mais le papier entra avant
l'ami. Alors qu'il s'apprêtait à frapper au cabinet de son
associé, M. Dumolard eut la mortitication d'entendre celui-
ci crier à son domestique: — Etienne, je n'y suis pour
personne; pour personne, comprenez-vous?
M. Dumolard tourna les talons, et dégringola les degrés.
Au même instant M. Perrin passa cbez madame Perrin , le
pli ouvert à la main. On éloigna les l'emmes de cluunbic, et
une conférence conjugale s'ouvrit.
— Ma clière amie, dit le député d'un air joyeux, a|»prê-
tez votre plus gracieuse toilette ; nous assistons au coiu'crt
que Son Excellence le miuislr(Mle lintérieur donne ce soir.
— ■ Ce soir?
— Ce soir même, en fîimille.
■ — Mais, mon ami, nous sonnnes iuvili's cbez M. Dumo-
lard , et nous avons pronus.
— Sans doute; mais je ne saurais vous ré|)éter tro|) sou-
52 QlîAKD VIENT LA GLOIRE,
Acnl ce que je vous ai déjà dil : je inc dois à mes coniniet-
laiils. M. Diiniolard soupe à liuit heures; qui est-ce qui
soujX! à celle heure aujourd'luii? Uu houime pohtique doit
l'aire |)asser les aflaires du pays avaut ses plaisirs. Ce soir,
pendant le concert, le ministre veut m' entretenir de mon
projet. Vous le voyez, je ne puis pas me dispenser de me
rendre à cette invitation. D'ailleurs, je viens de répondre
à .AI. le sous-secrétaire ; il a ma parole.
— Alphonsine doit-elle nous accompagner?
— Certainement. La femme du sous-secrélaire d'Etat
veut ahsolument la conduire demain à l'Opéra, dans sa
looe. I^]lle l'a vue une fois, et notre fille lui a phi au-delà de
toute expression. « Si j'étais homme, m'a-t-elle dit, je ne
voudrais pas d'autre femme. » En parlant ainsi, son regard
s'est dirigé vers un de ses cousins, maître des requêtes au
conseil d'État, M. de Cerny.
Ici la conversation fit un détour, et la communauté pesa
les espérances qu'elle pouvait asseoir sur ce regard. Un
])ost-scriptum de la lettre d'invitation , portant que M. de
(^erny se rappelait au souvenir de l'honorable député, donna
fort à réfléchir à M. et a. madame Perrin ; et il fut décidé ,
à l'unanimité des voix, qu' Alphonsine serait hien plus heu-
reuse sous le nom de madame de Cerny que sous le nom de
madame Dumolard.
Ou fit appeler mademoiselle Alphonsine, et la nouvelle
du concert lui fut annoncée; les apprêts d'une toilette mi-
nistérielle réclamaient tout son temps et tous ses soins.
AI|)honsine hattit des mains d'al)ord, puis le souvenir du
dîner elle/ M. Dumolard lui traversa l'esprit.
— Mais l'invitation de mon parrain? fit-elle observer.
s'en va la mémo IKK. .')5
— Ma clit'ic lillc, i'(''|)oii(lil .M. l'iM'i'iii. il laiil sa\(»ii- se
soiimcthc aii\ circoiislanfcs. Je suis (h'piilc. cl je me (|(iis
à mon pavs; vc ('(mccil csl une alTaiic. I"^l puis, uc vous
I ai-jc |)as dil? je dois prciidic jour avec Sou IaccIIcucc
|»our |)rcsculcr au Koi uiou projet d assaiiiisseuieul.
— Au l\()i! répclcreiil les deux l'cunncs eiiseuihle.
— Oui . à Sa Majesté ([ui a hicu \oulu nie l'aii'c l'elicilcr
sur rexcelleuce de mes idées. Nous serons portés, I an
prochain, sur les listes d'invitation auv bals de la cour.
A ces dernières paroles, madame et mademoiselle Perrin
tressaillirent.
— Xons irons aux hais de la cour! s'écria Alphonsine.
— Jeu ai la promesse, dit M. Perrin dun ton parle-
mentaire. Ah! ce sont de beaux bals! On y rencontre les
^ens les plus distingués, ceux parmi les([uels je pi't'tends te
choisir un mari , ma fille.
Alphonsine rougit ; mais cette fois elle ne pensait plus à
Gustave.
M. Buisson, qui demeurait à l'étage au-dessus, et qui
était du dîner Dumolard, vint, sur ces entrefaites, s'infor-
mer si la famille Perrin était prête. Il insistait pour entrer.
— ^ Mais c'est une tyrannie! s'écria M. Perrin; parce
({u'on a bien voulu s'aider de leur concours pour em])orfer
l'élection d'assaut, ces gens-Là se croient tout permis. Ou
n'est plus libre chez soi ! Dites à M. Buisson (pi'il parte seid ;
nous n'irons pas.
Après que M. Buisson se fut éloigné tout étourdi, M. Per-
rin se tourna vers sa femme et sa tille :
— - Allez et hàtez-vous; l'exactitude est la politesse des
députés.
54 QUAND VIENT LA GLOIRE, ETC.
M. Buisson arri\a, coiitiitct confus, chez M. Dumolard,
qui déjà s'iuipatienlail. A la prciuièro parole de son invité,
M. Dnniolard IVonca le sourcil. ■ — ■ (rosi impossible, dit-il.
Presque aussitôt, un domestique lui remit une lettre oii
M. et jnadame Perrin s'excusaient eu trois lignes de ne
ponvoir se rendre à son dîner. Le ïuinistre les atlendail.
disaient-ils.
— Tiens, lis! s'écria M. Dumolard eu passant le billet
à son neveu.
— C'est iiuitile, répliqua (ius(a\e,j"en devine leconleim;
en voici la traduction libi-e :
(JCAM» VIKNT LA (il.OIKE, s'eN VA LA M K M 0 IIl E
D'EVX ^j]©i\n2AVX ê]]}\ ]^tM1 1?]
NE SONT PAS LONGTEMPS UNIS.
I y aN.iit une lois, au Icmps où les aniiiiauv
Y |)ai"Jai('nl , dans une caiiipa'^iic loiilc parscmi'c
;,' (le l)os(|ii<>ts , aux hoids de ri^M|»lirat(' , un
jardin cliarnianl (|ii liahilail nnc colonie de
(■liai'ddnncrcis. Les IViiils les plus savoureux .
les baies les plus sueeulenles se nièlaieul aux Heurs, el .
sur ilierix' dr'<' piu's. uiunniu'ail I eau erislalliue dv^^ lou-
laines-
50 DEUX MOINEAUX SUR MÊME ÉPI
Un jour, un jeune cliardojnu'irt , qui était allé rendre
visite à une alouette de ses amies, reneontra sur la lisière
dun l)()is un oiseau dont le plumage lui était entièrement
inconnu.
Cet étranjfer était perché tout en liant d'un arbre, et
regardait au loin dans les champs. Mille perles blanches
constellaient sa j"obe brune, et, quand un rayon de soleil
glissait sur ses ailes moirées, on voyait luire un éclair
chalovaut connne le rellet d'une émeraud(\ Le chardon-
neret s'approcha à tire-d'aile du bel oiseau, et, l'ayant
salué , lui demanda s'il ne pourrait pas lui être bon à
quelque chose.
— Ma loi, vous ine tirez d'un grand embarras, répondit
laulre ; tel que vous me voyez, j'arrive d'un pays lointain,
et voilà vingt-quatre heures que je n'ai rien mis sous mon
bec.
Le chardounei'el invita poliment Toiseau à déjeuner, et
tous les deux prirent en l'air le chemin du beau verger.
Le chardonneret était fort curieux d'apprendre le nom et
les aventures du voyageur; mais, en personne discrète, il
n'osait le questionner. L'oiseau n'imita pas cette réserve, et,
chemin taisant, il ne se lassa ])as d'interroger son guide sur
lesnueurs, les habitudes, le gouveriuMiieiit de son j)euj)le.
Le chardonneret répondait à tout avec disecrnenicMil et
civilil('\
nuaud on lut ai-ri\e au nid du chardonneret. 1 étranger
se mit à manger d'un si grand appétit que son hôte fut bien-
tôt à court de j)rovisions. Après avoir dépêché une dernière
A\uu\«\?t WiVoî t\0\\ Vo\v\0\v\î
NK SONT PAS LONdTKMl'S INIS. 57
grappe de raisin, le voya^tuir sV'leiulit sur un tas de mousse
à l'ombre.
— Voilà le meilleur déjeuner que j'aie fail dej)uis louf;-
temps ! s'écria-t-il.
— Il ne tient qu'à vous d'en faire tous les jours autant,
reprit le ehardonneret; vous n'avez qu'à vous établir dans
ce canton.
— Si mes frères les étourneaux se doutaient des repas
qui les attendent ici, je crois qu'ils ne demanderaient pas
mieux.
— Ab ! vous êtes étourneau ?
— De père en fils. Je suis né en Germanie; à six mois
j'avais déjà vu la moitié de l'Europe. Me trouvant au bord
delà mer, aux colonnes d'Hercule, j"ai prolité de l'occasion
d'un coup de vent qui m'a conduit dans lîle de Calypso ;
là, je me suis marié. Ma femme étant morte au bout de
cinq semaines, j'ai repris mon vol. En Egypte, je me suis
rencontré avec une compagnie d'étourneaux en train de faire
le tour du monde; ils m'ont engagé à les suivre, et nous
sommes partis il v a quelques jours. O'^-'^ntl ^^ii^ m'avez
aperçu , je prenais le frais en attendant l'occasion de prendre
autre cbose.
— Et vos camarades?
— Ils font la sieste dans le bois. Venez avec moi ; je vous
présenterai à toute la bande, ((ui sera encbantée de faire
votre connaissance.
Le cbardonneret n'avait jamais quitté ses bosquets; il
croyait que toute la terre ressemblait à ce séjour qui faisait
;>S DEUX MOINEAUX SUR iMÊME ÉPI
pallie jadis du jardin d'Eden, et qu'il n'y avait pas d'antre
ll('u\c ([ue l"lMij)lirale. Les discours de Tétonmeau le reni-
pliri'iit d'étonuemeut; les récits qu'il faisait des différentes
contiées où habitent tant de races diverses, son langage
])ittoresque, les histoires merveilleuses qu'il racontait sur
les mœurs, les goûts, les usages, les guerres, les amours
de mille espèces d'oiseaux, inspirèrent an chardonneret le
désir de retenir dans sa patrie de si gentils savants.
Il communiqua son projet à la tribu ; on discuta. Les
vieux hochèrent la tête ; les jeunes crièrent à plein bec que
les étourneaux donneraient à leurs enfants l'éducation qui
leur manquait; que ce serait pour tout le monde une grande
joie d'entendre l'odyssée de leurs voyages pendant les
longues soirées d'hiver; que ceux qui ont beaucoup vu
peuvent avoir' beaucoup retenu, et que, par conséquent, la
présence des illustres voyageurs assurerait la prépondérance
des chardonnerets sur les pinçons, linots, mésanges et
grives du voisinage. Cet avis prévalut , et on envova une
ambassade aux étourneaux pour les prier de s'arrêter aux
bords de l'Euphrate.
Les étourneaux, étant quelque peu las, acceptèrent et se
mirent en disposition de déménager du bois.
Cependant, quelques chardonnerets inquiets se rendirent
chez une vieille pie qui avait bâti son nid dans un antique
noyer.
Cette pie , qui datait du temps oii les anges se prome-
naient sur la terre, passait j>our sorcière dans le ])ays ;
tous les oiseaux \enaient la consulter, et ses prophc'ties
n'étaient jamais démenties par l'événemenl. La pie s'assit à
l'entrée de son nid , les deux pattes apj)uvées sui' une b<''(piille
NK SONT 1>AS I.()N(.Ti:.M l'S IMS. .»!)
qui lui S('r\ail à uiaiclicr; puis, a\au( ('coûte les cliardou-
neivls , elle caqueta cette répoiisi' syinl)olique :
DEIX MOINEACV Sl'U M lî M K K I' 1
Mî SONT PAS I,().N(.Ti:.MI»S IMS.
A])i'ès (ju'elle eut parlé, elle deuiauda deux douzaiues de
li<;ues pour sa récompense, et rentra dans son doniicile.
— Bon ! il s'agit de moineaux ! s'écria l'un des oiseaux ;
ça ne nous re<i;arde pas.
— Hum ! la lettre tue ! murmura un vieux chardonneret.
Mais on ne l'écouta pas, et les étourneaux s'étaldireut
dans le jardin des chardonnerets.
Pendant les premiers jours, tout alla pour le mieux; les
étourneanx racontaient leurs voyages ; on venait les entendre
de tous les vergers, de toutes les prairies, de tous les hois
d'alentour; on ne se lassait pas de les écouter. (Iliaque soir,
c'était un nouveau plaisir, et l'on dausait après. Mais,
tandis que les disconrs allaient leur train, les vivres diuii-
nuaienl à vue d'œil; chatpie étouriieau mangeait pour trois
chardonnerets.
Il fallut songer aux provisions ; les chel's de la ti'ibn assem-
blèrent les plus forts, et ou fut à la picorée; celui-ci ra[)-
portait uue prune, celui-là une cerise; les plus vaillants
Iraînaieut un abricot. Peudaut (pie la colonie s'épuisait en
efforts, les étourneaux, qui restaient au logis, fiiisaient la
cour aux [)lus jolies tilles de leurs h(')les. D'étranges ])ertur-
balious éclalèi-eut au milieu des nids; les chai'donuerets
60 DEUX MOINEAUX SUR MÊME ÉPI
s'en aperçurent, et prièrent les étrangers de voler aux
champs avec eux.
Les étourneaux se mirent à siffler de toutes leurs forces ;
les plus roués d'entre eux chansonnèrent les pauvres maris,
et plus d'un chardonneret dut s'esquiver au milieu des
éclats de rire.
En attendant, les déjeuners, les diners et les soupers
allaient de plus belle. Tout ce que récoltaient les pauvres
chardonnerets disparaissait à mesure. Quand les travailleurs
rentraient le soir, ils trouvaient les étourneaux frais, reposés,
la queue bien peignée, l'œil brillant, les ailes lustrées,
jouant aux jeux innocents de buisson en buisson , avec
leurs sœurs, leurs filles et leurs femmes. Ce spectacle leur
déchirait le ca^ur.
Un jour, un des plus fougueux chardonnerets surprit nu
étourneau en conversation très-animée avec sa cousine, au
plus épais d'une haie. Le chardonneret fondit sur l' étour-
neau, la cousine s'évanouit, etl'étourneau cria au meurtre;
ses camarades accoururent. Quelques chardonnerets vinrent
au secours de leur ami. Personne ne voulait avoir tort; plus
on jacassait, et moins on s'entendait; bientôt les injures
volèrent de bec en bec , et les coujis de pattes s'en mêlèrent.
Les chardonnerets, depuis quelque tenq)s , faisaient maigre
chère, ils étaient fatigués; ils furent battus.
En ce moment la vieille pie passait par là : — Tu las
voulu, Georges Dandin ! dit-elle.
Les étourneaux chîuitèreul victoire, soupèreiit gaîmenl ,
et se couchèrent dans les nids de leurs hôtes.
NK SONT PAS LON(iTEMPS UNIS. 61
IMais, pciidaiil la imil , 1rs cliardoniuM'cMs, ornupôs sur
un ^rautl chêne, linrent conseil. 11 lui décidé qu'une dépu-
lation serait envoyée au paclia ([ui gouvernait la ])rovince ,
avec prière d'expulser les élrauj^ers. Ce pacha élait un vieux
grand-duc ([ui hahitait le creux d'un sa[)in ; il était loil
sage, tort expert, et ne se montrait presque jamais, à la
manière des princes d'Orient. Après qu'il eut écouté la
harangue des ambassadeurs , il fit appeler son connétable,
et lui commanda de partir sur le champ avec un escadron
de sa garde noire; c'était le nom ([u'on donnait à un régi-
ment de merles, commandé par un l'ameux corheau revêtu
du haut grade de connétable.
Les merles partirent à tire d'ailes, guidés par les char-
donnerets.
Ouand leurs premiers rangs atteignirent le verger, les
é'tourneaux dormaient encore. Les uns se laissèrent arrétcM-
sans opposer de résistance ; les plus nmtins furent garrottés ;
et bientôt toute la bande , gardée à vue par les merles, prit
la route des grandes forêts qui sont derrière l'Euphrate.
Mais, avant de quitter le verger, le connétable rassembla
tous les chardonnerets autour de lui, et leur tint à peu j)rès
ce langage :
— 0 chardonnerets inqu'udeuts! vous ave/ donc des
oreilles pour ne pas entendre! Souvenez-vous de la r(''|)ouse
de l'oracle. La pie ne vous a-t-elle pas dit :
DEUX MOINEACX SCK MKMK HPI
NE SONT PAS LONliTE MI'S CMS.
Ce (pii s'applique aux moineaux s'appli(pie aux chardon-
62 DEUX MOINEAUX SUR MÊME ÉPI, ETC.
neirfs, aux c''loiirnoaii\, aux inerlos , à Ions 1rs oiseaux; et
ce qui s'ai)plique aux oiseaux peut s'appliquer aux hommes
uos emieuiis !
Ayaul ainsi pai'lé, le eorbeau ouvrit les ailes ci jjartit.
©[Hj\T âi\NTiE
N'A JAMAIS PRIS DE SOURIS.
V plus yraïul lioiiiinc d'état, le luiiiislri' le
plus proloiul et le plus liahilo des temps
modernes, c'est sans contredit le (iliat
Botté.
Ou"est-ce (|u"nn ministre ? im homme
(pii conserve à son roi ou à son euipereiu- ses états dans
leur plus complète iut(''^rit(''. Le Lhat Botté l'ait mieuv
que cela; il invente im royaume, il improvise un lie!', ce
fameux fief de Carahas; il est à la l'ois (llnistophe (^olond)
64 CHAT GANTÉ
et Olivarès; cl quelle modestie dans ses prétentions! son
portefeuille, c'est une paire de bottes.
L'histoire a été bien injuste et bien froide envers le Chat
Botté. Perrault, son historien, n'a pas même introduit son
portrait dans ses hommes illustres. Ce même Perrault, qui
a reçu de la main de PSicolas Boileau tant de coups de
griffes, termine ainsi l'histoire de cet idéal des chats : « Le
« chai devint grand seigneur, et ne courut plus après les
« souris que pour se divertir. » Un si grand chat méritait
mieux que cette insuffisante conclusion. Quoi! après qu'il a
lait du fils du meunier un prince souverain , qu'il lui a con-
stitué un marquisat avec tous les prés, champs, castels et
hourgades qu'il rencontre sur sa route, y compris les
gardes-champêtres; après enfin que son maître est devenu
le gendre dn roi, deux lignes seulement sur la biographie
future de cet immortel quadrupède ! Est-ce ainsi , je vous le
demande, qu'on écourte l'histoire? Ce Perrault mériterait
d'être traité comme le fut Racine à l'époque àHemani.
Cependant, à force tie fureter au milieu des souricières
de la Bibliothèque du Roi, nous avons fini par arracher
aux rats de la section des manuscrits (juelques renseigne-
ments relatifs au Chat Botté.
11 est certain qu'il florit dans la seconde moitié du
XVII' siècle. Son maître , qui lui devait tant , l'avait comblé
de biens; et, quoiqu'à la cour de Louis XIV on n'aimàl
guère les bêles, le roi l'y voyait toujours venir d'un bon
œil. 11 donnait lui-même des ordres pour qu'un Vatel
( moins le suicide) préparât au maître chat un repas composé
des plus délicieuses souris parmi celles qui commençaient
(lès lors à trotter dans les salles basses dn château de Ver-
XVï-cwV \e i'.\\u\ . \^^ SowYvv. i\aA\^»:
u\
n'a jamais pris de sornis. 65
saillos. Mais ce qu'il y cul de irniarquahlr cluv, ce clial
d'un si grand ])t)n sens, c'est (jucii venant à la cour il cul
le soin de conserver le costume de son ancienne condilioii.
(".ouuue.lean Bail a\ail gardé sa pipe; et ses habits de loup
de mer, il avait, lui , garde' ses hottes.
Le Chat Botté eut donc en partage une grande simplicité
de manières, unie à heaucoup de prudence. 11 transmit sa
simplicité et ses hottes à son iils, lequel hérita à sa mort
d'une innnense fortune , accrue encore par de nouvelles
donations faites par la famille des Carahas, la même qui
^int s'éteindre sous la Restauration dans une chanson de
Béranger.
Chat Botté lils continua à aller comme son père en hottes
fortes , et sans que le régent songeât à s'en plaindre. Mais,
sous Louis XV, il toniha en disgrâce complète, et le roi
tinit môme par l'éloigner de sa cour et l'envoyer faire des
rosières parmi les chattes de ses terres.
A quoi tiennent cependant les grandeurs humaines !
Savez-vous ce qui occasionna l'exil de notre héros? Ce fut
le duc de Richelieu. Le vainqueur de Mahon et de madame
Michelin avait hérité de l'aversion insurmonfahle qu'avait
toujours eue pour les chats son grand-oncle h; fameux
cardinal, qui n'avait absolument (pie cette faihlesse-là avec
celle de la tragédie. Richelieu intrigua tellement auprès de
mesdames de Chàteauroux, de Pompadour, Duharr\, et
de toutes les chattes successivement blotties sous les cous-
sins du trône de France, cpiil obtint que le Chat Botti' ne
mettiail jamais la palle à Nersailles.
A rép0(|ue de la lévoluliou , de uou\eau\ uiallieurs allen-
daienl le descendaiil de I illustre premier miuisire du uiar-
66 CHAT GANTÉ
qiiis de Carabas. Le château de Carabas fut jeté par terre;
on eonlisqua tout le domaine, et du même eoup de griffe
toutes les terres du ébat, qui se trouvaient englobées dans
le niaiïinisal. On lui prit tout, fors ses bottes.
Mais ave(! des bottes ou va loin, surtout une fois qu'on
est placé sur la pente de l'exil. Le Cbat Botté émigra; il
erra longtemps dans toutes les gouttières de l'Europe; il
fut réduit à d'étranges extrémités. Un certain jour, il se
trouvait à Vienne, sur un toit; il s'était assoupi douce-
ment. Tout à coup, il sent autour de lui comme un trem-
blement de terre ; il entend im vacarme effroyable qui
s'étend d'un bout de l'Europe à l'autre. Il aperçoit près du
toit de l'exil où il est étendu une sorte de màt de cocagne;
il Y grimpe pour observer l'horizon politique; mais à peine
est-il arrivé au sommet que le prétendu màt se met h ges-
ticuler. Le chat s'aperçoit qu'il est juché au faîte d'un télé-
graphe, qui s'agite pour annoncer au monde entier que le
général Bonaparte vient d'être proclamé Empereur des
Français.
Ce que devint le Chat Botté sous rF]mpire, on l'ignore; il
est probable pourtant qu'à titre de chat émigré il fut dans
l'opposition. La Restauration arriva; il eut sa large part
dans le milliard d'indemnité; on le réintégra dans tous ses
biens; mais il eut le bon esprit de vendre ses terres, qui fai-
saient partie du domaine de (larabas, de crainte de nouveau
naufrage. Sentant sa lin prochaine, il acheta de la rente,
et s"(''f(M'giiit paisiblement entre les pattes de son 111s, qui le
miaula pendant plus de trois mois, et coucha dans la hutte
d'un charbonnier en signe de deuil.
Cependant, dès que Chat Botté III eut secoué son al'Ilic-
n'a jamais puis DK SOIHIS. (m
lion, il i'cs()lii( (le faire danser les |)isl(>l('s palcrnclles. Il
(loinia, oreilles haissees, dans les s|)(''enlali()ns; il acheta
dc^' lerrains à linlini; il j)rélendit (jne son j)èi'e el (|ue
son t;rand-[)ère , (|ni lui avaiiMit laissé nne immense l'orlnne,
n'enlendaienl rien à lexislenee. Amasser une l'orfnnf", beau
mérite! Il laut savoir en user, en al)nser même; osons,
spéculons, risquons, buvons, rions, chantons! — Ainsi
s'exprimaient en chœur le Chat Botté et ses amis.
Bientôt même il rougit de son nom de Cliat Botté; il
prit en aversion ses hottes, ses hottes innnortelles, Tori^ine
de sa splendeur, la })erle de son hlason , que son j)ére lui
avait l'ait promettre à son lit de mort de ne jamais quitter.
Il les quitta et prit tilhury; dès lors, ce ne fut plus Chat
Botté , ce fut Chat lion , Chat gant-jannc.
Il se jeta dans les folies les plus monstrueuses. Que vous
dirai-je? Il devint éperdument amoureux dune ])etite
chatte grosse comme le poing, douée, il est vrai, d'une
queue blanche magnitique, et qui avait déjà ruiné trois
angoras anglais. Il lui loua un vaste hôtel gris de souris;
les chambres à coucher, le salon, le boudoir, furent entiè-
rement tapissés d'hermine. Jugez du reste d'après cela.
Enfin, ses yeux se dessillèrent; il vit que cette chatte le
trompait, et n'avait absolument d'affection que pour les
fourrures dont il ne cessait d'entourer son àme égoïste et
glacée. Les fourrures s'usèrent; l'ingrate bayadère à la
queue blanche déclara que son amour était usé aussi, et lui
ferma sa porte.
Alors les malheurs se succédèrent; il fut obligé de vendre
son hôtel, de congédier ses gens, jusqu'à son secrétaire
intime, le docte et littéraire Murr, qui l'endormait Ions les
6S CHAT CANTÉ
soirs (Ml lui racoiitaul des contos fantastiques et complète-
iiieiil inédits, que lui (ionnail jadis à litre de gages son
îuieien maître, le fameu\ ilolïmann, qin.l^nait en long-
tenq)s à son service.
Ouand il se vit dénué de tout , il alla frapper à la porte
des anciens amis de son père; plusieurs d'entre eux lui
devaient leur fortune; mais pas un ne voulut le reconnaître.
— -Vous, le fils du Chat Botté , de ce chat de tant de hon
sens et de finesse, qui attrapait tout le monde, et courait
plus vite que tous ses rivaux et ses concurrents à l'aide de
ses grosses bottes , toujours couvertes de poussière ! Oii sont
vos hottes? Vous avez des gants à vos pattes de devant; vous
avez fait vernir vos pattes de derrière. Allez, allez, mon
jeune gentilhomme, ce n'est pas en pareil équipage qu'on
fait son chemin dans la vie !
Le pauvre chat était d'autant plus désespéré de ce qu'il
entendait, qu'au milieu de ses désastres il tenait toujours
à afficher une certaine élégance. Rentrer dans ses grosses
hottes qui le rendaient souverainement ridicule jusqu'à la
ceinture! Ah! plutôt la mort!
La mort ne vint pas, et l'argent non plus.
Le descendant des anciens serviteurs de la maison de
Carahas tomha dans une telle détresse, qu'il lui fallut son-
ger à entrer en condition. Il alla frapper à plusieurs portes;
il fit insérer dans les petites affiches : « Un chat pour tout
faire, etc. » On lui proposa... devinez quoi"?
On lui proposa de se faire comédien, lui, le petit-fils du
noble personnage qui avait eu ses grandes et petites entrées
dans les souricières de Louis XIV !
Dans un de ces théâtres en plein vent d'origine naj)oli-
n'a .lAMAlS MUS Dr. SOFUIS. 60
laine, qu'on xoil s'élever dans la grande allée dos C]ianij)s-
Elysées, un de ces théâtres que Pierre Bayle et (lliarles
Nodier affeetionnaient tant, et que quelques-uns de leurs
élèves ont égalé à Molière et à Shakespeare, le théâtre des
marionnettes, enfin, pour parler sans métaphore; ce fut
là seulement (pie noire héros trouva de l'emploi . Le matou
qui donnait la réplique à Polichinelle venait de mourir
d'un coup de hàton, par trop paradoxal, que celui-ci lui
avait appliqué. Ou proposa cette condition au pauvre chat,
qui la rehisa , ne voulant pas descendre à ce degré d'avi-
lissement.
Il préféra se retirer fièrement dans un grenier; et lui,
qui était habitué à vivre d'alouettes, de grives, d'ortolans,
il résolut de braver les coups du sort et de vivre, comme
ses pères, de souris.
Mais, hélas! il avait entièrement oublié le métier d'al-
trapeur de souris, qui exige plus de main d' œuvre et de
pratique qu'on ne croit; sa patte manquait d'agilité, sa
griffe était rouillée. La famine lui pendait h l'oreille.
Il ne lui restait plus du mobilier de ses pères qu'une
huche beaucoup trop rustique et délabrée pour qu'aucun
brocanteur eût jamais daigné l'estimer; elle remontait
cependant à mie haute antiquité. Le chat l'ouvrit et se cou-
cha au fond, bien décidé à se laisser mourir d'inanition.
Mais, comme il fermait les yeux, il avisa, à l'un des angles
du meuble, les lignes suivantes griffonnées par son aïeul :
« 16... — Quand mon fils, petit-fils ou arrière-petit-fils, s'avisera
« d'ouvrir cette huche, je crains bien qu'il n'ait pas trop à se louer de
« la destinée. J'ai cependant, durant toute ma jeunesse, dormi et couché
« dans ce vieux meuble qui nppaileuait nu meunier, le père de mon
70
CHAT GANTÉ N A JAMAIS PRIS DE SOIRIS.
maître; et c'est là que j'ai ruminé le plan du fameux marquisat de
Carabas, qui a fait notre fortune. Si mes enfants ou petits-enfants
tombaient jamais dans le malheur, qu'ils sachent qu'il n'est pas de
position, fausse ou désespérée, dont on ne puisse se tirer dans ce
monde; témoin celte huche dont je suis sorti, et dont ils peuvent
sortir à leur tour, pourvu qu'ils méditent seulement sur cette simple
phrase qui a toujours él(^ ma devise :
«CHAT CANÏK NA JAMAIS PniS DE SOLI\IS. »
iPag^nH ©IDLl H@UL
N'AMASSE PAS MOUSSE.
oiis esi-il arrive'' de roncoiiIrcT, sur los
I Ijords dune roule poudreuse, luie claire
c k^^^ * ^SL'^/ fonlaine onihra'iée de saules et de peu-
0. j\m!& , pliers? L'herbe qui croît à leutour iiivile
^^ _y^^r -^ le voyageur l'atigué à s'cleudre; le luur-
luure de l'eau l'engage à se désaltérer ; la fraîcheur de
l'ombrage lui fait oublier que sa demeure est encore loin,
et peut-être qu'il n'a ]>;is de demeure.
La plus riante, la plus fraîche, la jdus voluptueuse; de
72 PIERRE QUI ROULE
ers oasis, s'élève à quelque distance.de Séville. Quand
vient l'époque des fêtes de la Giralda, qui se célèbrent
cluujue année dans cette ville, la fontaine del Piwblo est
fréquentée par tous les marchands forains, piétons, saltim-
banques, pipeurs de dés, étudiants, qui vont chercher
fortune, et troubler l'eau des citadins pour y pêcher plus
à leur aise.
Arrêtez-vous un moment devant cette champêtre Cour
des Miracles; prêtez l'oreille à la conversation de ces cinq
ou six compagnons assis sur l'herbe; elle doit être intéres-
sante, à en juger par leur costume délabré et par leur
physionomie originale.
— Parbleu, camarades, disait l'un des étrangers, puis-
que l'heure de la sieste est passée, et que par des raisons
particulières nous désirons n'entrer dans la ville qu'à la
nuit, que chacun de nous raconte aux antres son histoire ;
cela nous aidera à passer le temps, et à regarder nos
misères d'un œil plus philosophique. Si vous acceptez ma
proposition, je donnerai l'exemple.
Celui qui parlait ainsi était un petit vieillard sec et
maigre, à l'œil gris, cà la physionomie burlesque ; son cos-
tume offrait un bizarre mélange de toutes les professions.
Ses compagnons n'étaient pas gens, comme on le verra
par la suite, à refuser une telle offre; on lui donna la
parole avec empressement, (4 il commença en ces termes :
— Tel que vous me voyez, mes chers gentilshommes,
je suis un personnage; j'ai conqiosé trois cents (iiitos
sacniinentale.s., sans compter les coinedias Jamosas.
Mon nom a dû voler jusqu à vous. Je suis le célèbre
Miguel Zapata !
U \v\\ vv Yo\u\ Ae WAV'^^ Vv\Mnvi. nw A( \av\v\c* Xmaxvv^.
N AMASSE PAS MOISSE. 7.»
Il se lit dans l'aiiditoiic un silciRc (jiii doiiiiail un
diMUcnti fonncd anv j)n'l(Mili()ns (\u narrateur; mais celui-ci
|)rif c<' silence pour un accjuiesceinenl, et il continua.
— .lai toujours eu un penchant décidé j)our larl dra-
niati(pu>; à seize ans je m'engageai dans une troupe de
comédiens qui parcouraient la province. Je débutai dans
la capitale de lEstramadure avec un succès prodigieux;
TAragon ne me fut pas moins favorable; j'étais l'idole du
public et le soutien de la troupe.
La femme du directeur avait cpielque penchant pour
moi, et je faisais semblant de ne pas m'en apercevoir; à
cette époque, je recevais au moins cinq ou six visites de
duègnes par jour. (Cependant notre directeur mourut .
laissant quelque vingt mille réaux à sa femme; elle moiïrit
alors de me mettre à la tête de sa troupe si je consentais à
l'épouser; j'acceptai par aifiour de l'art.
Investi des fonctions difliciles et importantes de direc-
teur, je ne bornai pas ma tâche à la mise en scène des
pièces, à la distribution des rôles; je devins auteur moi-
même, et j'ose dire que mes ouvrages ne furent pas médio-
crement goûtés de la portion intelligente du public. L'autre
portion s'obstinait, il est vrai, à les trouver froids et ( n-
nuyeux; mais les suffrages des gens de goût me vengèrent.
Cependant, nos recettes baissant, nous résolûmes de nous
embarquer pour le Mexique, où l'art dramatique, disait-
on, conduisait directement à la fortune.
Pendant la traversée, je fis ample provision de sujets
que je comptais traiter selon le goût du Nouveau-Monde.
Arrivés à Mexico, nous nous empressâmes d'annoncer nos
représentations ; personne n'y vint,. Les auto-da-fé et lej?
19
74 PIERRE Qll ROLLE
processions nous l'aisaicnt iino concurrence trop redou-
table; pour comble de malbeur, nui femme me quitta
pour suivre un Cacique converti, non sans enlever la
caisse.
Depuis celte éj)oque, je n"ai pas cessé un seul instant
d'être malbeureux ; j'adressai des petits vers aux maî-
tresses des grands seigneurs, qui ne les lurent pas ; je
demandai l'aumône aux prêtres, qui me la refusèrent.
Enfin un collecteur du lise me prit pour domestique, et
me ramena en Espagne. Une telle condition n'était pas
faite pour moi ; je quittai le service, et je voulus remonter
sur les planches; mais on ne me trouva bon qu'à remplir
le vil emploi de bouffon : c'est dans les rôles de i^racioio
que la vieillesse m'a surpris. Maintenant je ne puis plus
trouver d'engagement ; ces oripeaux qui couvrent mon
corps, derniers débris de ma garde-robe dramatique, sont
tout ce que je possède; je suis perdu si je ne trouve pas à
Séville quelque àme charitable qui prenne pitié de moi.
En attendant, je me suis arrêté ici pour faire la sieste, et
pour rêver à la meilleure manière de sortir d'embarras.
— Ton histoire est un ])eu longue, digne Miguel Zapala,
et lu aurais pu la l'ésumer d'un seul mot, «comédien
ambulant » ; nous aurions parfaitement deviné ton passé,
ton présent et ton avenir. Puisqu'il faut, mes chers cama-
rades, que je vous apprenne mou histoire, vous saurez que
je me suis beaucoup battu, et que j ai ([uelque peu écrit ;
mes combats mont rapporté des blessure», mes livres m ont
valu la misère. Je suis poète; (pi est-il besoin de vous en
dire daxantage'.' .le m iri(|uièle peu de 1 avenir, je prends
la vie comme elle esl, les honunes comme ils \enlent, le
n'vmassk i'vs MorssE. 7.")
liMiips (■oiniuc il \i('ii(. cl je me suis arrêt»' ici p()iir l'aire la
sieste en attciulanl riiciire d'entrei- à Séville pour y tleiiiaii-
(1er raumone à la j)()rle des é<ilises.
La pliysionoinie de rinterloniteiir était reiiiai-qiiahle pai"
iiii cerlaiii air de ii()l)l(>sse et de uiélaiieolie ; son regard
Nil'el pereant, sa hoiielie sardoiTupic. sa |)arole iiiordaiile.
anMoiieaieiil la supériorité d"iiiie intelligence éprouvée. Sol-
dat et poi'Ie. connue il l'avait dit, il portait un justaucoi-ps
lie hultle et un manteau d'étudiant, usés par de longs cl
pénibles services. A ses côtés était étendue une béquille qui
lui servait à soutenir son corps affaibli par de nombreuses
blessures ; un rouleau de papier sortait de ses poches, et
sur les marges déjà jaunies on eut pu lire ce nom : lh)H
Quichotte.
Quand il eut lini , un de ses voisins commença sou
histoire.
— Je suis né, dit-il, dans la ville d'Ormuz; dès mon
enfance, je désirai vovager sur mer; c'est ce qui me lit
donner le surnom de Syndbad le Marin. J'ai trafiqué avec
tous les peuples, j'ai visité des pavs inconnus au reste des
mortels ; je rentrais dans ma j)atrie, maître d'une fortune
considérable, lorsque le vaisseau qui me portait a fait nau-
frage en vue des cotes d'Espagne. Je n'ai pu sauver (pu»
ma vie; toutes mes richesses ont été englouties. Je me suis
arrêté ici pour faire la sieste, avant de me rendre à Séville
et de voir si ses négociants, qui sont renommés par tout
le globe, voudraient me placer à la tète d'une nouvelle
expédition.
Le tour du j)his jeune de la band»' était arrivé. On
vovait à la coupe de ses babils (pi" il a\ail eu des pi-eleu-
76 PIERRE QVA ROULE
tions à r élégance; la plume de sa loque était flétrie et bri-
sée; le velours de ses chausses uioutrait la corde; il avait
été obligé d'envelopper dans des espardilles ses souliers de
satin crevés en maints endroits.
— Messieurs, commenca-t-il , je suis Italien de nais-
sance , et troubadour de mon métier. J"ai cru qu'avec une
jolie figure, un cœur sensible, des talents, il était aisé de
faire fortune. J'ai mis tout cela au service des femmes; les
unes ont aimé mes chansons, les autres ma jeunesse;
celles-ci m'accueillaient parce que je leur apprenais à
danser, celles-là parce que je leur enseignais les belles
manières ; je trompais les maris, et j'étais trompé à mon
tour. L'Allemagne, l'Angleterre, la France, ont vu mes
triomphes éphémères; maintenant la fleur de ma jeunesse
commence à se flétrir; je suis connu, c'est-à-dire usé;
les châteaux se ferment devant moi. 11 me restait à visi-
ter l'Espagne; c'est ce que je fais en ce moment. Je me
suis arrêté ici pour faire la sieste et réjiarer un peu le
désordre de ma toilette avant de gagner Séville, où j'espère
trouver une femme qui m'aimera; car on dit que les Espa-
gnoles ont le cœur tendre.
Un cinquième compagnon allait prendre la parole, lors-
(piun inconnu, qui s'était approché de la fontaine sans
tpie personne fît attention à lui. arrêta le narrateur à son
début.
L'étranger s'apj)UNait sur un bâton long et noueux; sa
barbe descendait sur sa poitrine ; une espèce de caftan flot-
lait sur ses épaules; son front sillonné de lides se cachait
sous un bonnet fourré; des bottes de cuir flexible étaient
fixées à sps jambes j)ar des bandelettes rouges, (let accou-
n'amasse pas MorssK. 77
tivineiit ranlasli(|iit' doiiiiail à riioiniiic (jiii le portait un
aspect puissant et siujiulier «pi au^uieutait eneoi"e Téelat
l)i7,arre de ses yeux. Tous les assistants le regardèrent avec
étonnement.
11 connnenç^'a j)ar deniandef j)ai'(loii à la socit''l('' d'oscar
ainsi se mêler à la conversation; il i'ej)rit ensuite :
— Comédiens, troubadours, négociants, poètes, vous
avez cherché la gloire, la l'orlunc, l'amour; vous n'avez
rencontré que la misère : ceci prouve que pour être heu-
reux il faut n'avoir point de désirs. Le ciel vous donnera
])eut-ètre un jour d'atteindre le but que vous avez pour-
suivi; seul je vois toujours ma prière re|)oussée, et |)our-
tant je ne demande que le repos !
Je suis le plus malheureux de tous ceux qui cherchent
sur la terre; permettez-moi à ce titre de vous olïrir mes
petits services. Voici cinq sous que je prie chacun de vous
d'accepter; si je pouvais m'arrèter jdus d'un quart d'hem-e
au même endroit, je vous donnerais davantage ; mais il y
a longtemps qne je parle, et il faut que je vous ([uitte sans
délai.
Il s'éloigna en même tenqjs, et au bout de (pieKpies
minutes on le vit disparaître à l'horizon.
— Miséricorde! s'écria Miguel Zapata, ne touchez pas à
ces cinq sous ; nous venons de \oir le Juif Errant.
— Pour moi, je les accepte, reprit l'homme au manus-
crit ; si c'est là le Juif Errant, il faut convenir que Dieu a
bien fait de l'empêcher de s'arrêter plus d'un quart d'heure
au même endroit, car i^'est un métaphysicien bien euuu>eu\.
Puisque vous avez voyagé en France, ajouta-l-ii en s adres-
sant à Joconde. vous devez avoir retenu un proverbe qui
78
PIERRE Qll ROILE, ETC.
définit iiii(Mi\ uoivc siliiation quo iniiles les tirades de maître
Ahasvérus.
— (i'csl vrai. r(''j)(»iidit Iristeiiicnl le Iroiiljadoiii' :
PIERUF. Qll non.K NAMASSF. l' A S MOlSSi:.
'NIET^ rOi'\ MAHrtàV
COMME VIENT LE VENT.
OUI' |)<'u ([iiOii se soil iHomt'iic sur le hdiilcN.ird
j (les Italiens, trois ou (juatrc iicin-cs par jour.
/ pendaul trois ou (juatrc ai!s, ou uo doit |)as
, {;^> iiiau([U('r de l'ouiiaîliv Paul DulVcsuy.
^tifêc' Paul DulVcsuv demeurait rue Taitixtul. a
deux pas de ee hoidevard, où il passait le ])lus clair de sou
temps; il douuail le reste à ses plaisirs: si hieu (pnl poii-
\ail justement être eit(' pour le ^arc^-on le |)lus iuoeeu| é
80 METS TON MANTEAU
d'une ville où il y a beaiicoiij) d'oisifs. Mais (-"était en outre
nn des jeunes gens les plus originaux qui lussent du JockeN-
Glub au Café de Paris.
Son père lui avait laissé une fort honnête fortune, trente
a (piarante mille livres de rente à peu j)rès, et le titre de
baron. Paul avait aceepté l'héritage et refusé le titre. A ceux
(uii lui demandaient la raison de ce dédain, il répondait
gravement (pie la (|ualité de baron n'allait (ju'aux personnes
douées par la Providence d'un gros ventre et de lunettes
d'or. « J'ai le malheur d'être passablement maigre, ajou-
tait-il, et le malheur plus grand encore d'y voir très-bien. »
La vérité est (jue Paul ne voulait pas d'un titre dont son
père n'avait jamais pu lui expli(pu^r clairement l'origine, le
grand-père de Paul étant un riche armateur de Nantes, fort
roturier de naissance.
M. Dufresny eu agissait largement avec sa fortune.
Ouand on le faisait jouer, il jouait; et, s'il perdait (quelque
argent, il n'v pensait guère. Ses chevaux étaient à tout le
monde, et l'on ne pouvait pas dire qu'il eut rien à lui;
rien , pas même mademoiselle Florestinc , coryphée de
l'Opéra, qui l'honorait de son estime. Au demeurant, il
mangeait bien, dormait mieux, riait au vaudeville, s'atten-
drissait au mélodrame , et trouvait dans un cigare l'oubli
de tous les petits ennuis qui s'attachent aux ])as des gens
fortunés.
Un beau matin, le bruit se répandit que h; notaire au(|uel
Paul avait conlié ses fonds s'était subitemisnt enfui de
Pans. Le soir même, en dînant au Café Anglais, Paul
confirma cette nouvelle à ses amis.
— Que te reste-t-il çloîiç? s'écrifi l'up d eux,
Va\ Èvot\\e\ \t\\\ y\\\^ ii^u \vA\e LçWk àç Y\:to\\\\\\(\uèa\\OA\,
COMME VIENT LE VENT. 81
— CiiKj à six mille IVaiics (pic j'ai clicz moi. cl mu
créance siii- im dchilciir insolvable.
— Dialtic! mais c'est un conp terrible.
— Penb! on n'en menft pas.
I*anl dîna de tort bon appétit, et passa la soirée à lOpcTa.
Le lendemain, on apprit qu'il vendait tout, cbevaiix,
voiture, mobilier; et, vers cin(| lieures, on le rencontra
au coin de la rue Laflitte, llànant les mains dans ses poclies;
gants paille et bottes vernies avaient disparu.
— Ah! çh, iYoh viens-tu dans cet équipage? lui dit un
de ses camarades.
— De chez mademoiselle Florestine. Elle n'a pas voulu
me recevoir, prétextant qu(^ ma \ue la ferait tondre en
larmes.
— L'ingrate!
— Bah! les pleurs rougissent les yeux et gâtent le teint.
11 faut bien que tout le monde vive !
— Et que comptes-tu faire?
— Je pars demain. Dans ma jeunesse j'ai ouvert des
livres de mathématiques; il m'en reste assez pour monter,
en qualité de lieutenant, à bord de quelque brick. J'ai
réalisé vingt à vingt-cinq mille francs que je convertirai
en marchandises, et je naviguerai.
— Toi? loi, qui ne pouvais j)as aller à pied jnsqn'anx
Chanq)s-Elysécs?
— Oui, quand j'avais un couj)é; mais à présent (pie je
n'ai rien, j'irai jnscpi'an bont du monde à la \oile.
Panl Did'resny tint parole. Il se rendit à Nantes, oii les
vieux armateuis si; sou\enaient encore de son grand'[ȏre.
U trouva l)ientot à s'emltarcpier; et |e dandv, transformé en
M
82 METS TON MANTEAU
marin, parlil })()ur le Brésil, à bord tir la Jeune Adol-
pliiiie.
Paul rcMicoiilra à Hio-Jaiiciro un ami de sa famille, qui
était en marché pour acheler une sucrerie; Paul vendit sa
pacotille et s'associa au planteur. Trois jours après, il s'in-
slalla dans la campa^^ne.
Les habitués du boulevard d(>s Italiens rirent beaucouj) à
la réception (Tune lettrt^ oii Ton remarquait ce passage:
« .)(> fume des cigares de la Havane fabriqués à Rio avec
des feuilles de tabac du Maryland; j'ai un pantalon blanc,
une veste blanche et des bas blancs, le tout en coton; un
chapeau de paille me défend des ardeurs de la canicule.
Au Brésil, ou ne connaît (piuu seul mois, le mois d'août.
Il Y a des instants oii je passerais pour un vrai Paul si
j'avais la moindre Virginie; mais je n'ai autour de moi
que des nègres : je les appelle tous Domingo. Ils plantent
des cannes du matin au soir en chantant des ballades
sénégalaises... Notre habitation ressemble à une décoration
d'opéra- comique le dine de perroquets et soupe de
singes. J'apprends la langue franque.... Quand j'aurai
découvert une mine de topazes, j'enverrai à mademoiselle
Floresline le collier de rubis que mon notaire m"a empêché
de lui donner... S'il vous prend fantaisie de chasser aux
alligators, venez me voir; j'ai, dans mon parc, qui est
une forêt vierge, mie rivière où ils grouillent comme des
goujons... »
Il y en avait dix pages sur ce ton-là.
Au bout de quatre ans , on vit arriver Paul à Paris. Son
premier soin fut de se rendre au boulevard des Italiens. II
n'était pas changé, si ce n'est qu'il avait un peu bruni.
COMMK vu: NI- I.K VKNT. 85
— Tiens. \(»ll;i l'aiil I l'aiil le cnloiil l'aiil le plaiilciirl
sccrii'rcii! dix jcimcs f^cns.
— i'aiil liii-inènio, répondit-il ; j'ai lire une assez jolie
fortune de mes cannes et de mes caféiers, et je me suis (oui
de suite souvenu du boulevard.
L'appartement de la rue Tailhoul fut bien Aile reloué et
remeublé; Paul reparut à l'Opéra, et mademoiselle Flores-
tine lui écrivit, en style chorégraphique, qu'elle serait ravie
d'entendre le récit de ses aventures.
Mais, sur ces entrefaites, le vent jeta à la côte le navire
qui portait les richesses de M. Dufresny. Un correspondant
avait négligé de les faire assurer. Tout était perdu.
Paul prit cette fois, comme la première , le parti de tout
vendre, et, le soir même, on le vit, en pantalon de gros
drap, en blouse de toile, chaussé de lourds souliers garnis
de guêtres de cuir, et coiffé d'un feutre gris à larges bords,
se diriger vers les messageries Laffîtte et (iaillard.
— Pars-tu pour les Grandes-Indes? lui dit-on.
— Non ma foi, c'est trop loin; je vais en Normandie
gérer une terre qui appartient à un de mes oncles; dun
planteur on peut bien faire un métayer.
El, roulant autour de ses épaules une limousine à raies
noires, Paul grimpa sur la banquette d'une diligence.
Il y avad non loin de cette ferme, aux environs de (laen,
un château dont le propriétaire avait maintes fois sou|ie
avec Paul à la suite* dun bal masqué. Lu jour (piil cbassait
à courre, la meute tondja sur un champ oîi deux charrues
manœuvraient sous la direction d'un jeune agi-iculleui' en
savon de velours. Le propriétaire eut (pu'hpie peine a re-
connaître Paid.
84 METS TON MANTEAU
— Oiie diable fiiites-voiis là, mon cher"? lui dit-il en
retenant son cheval empêtré dans les terres labourées.
— Eh! mais, jessaie deux extirpateurs de nouyelle
invention. L'expérience a réussi; je crois que je les adop-
terai.
— Ouoi ! vons vous êtes fait agronome?
— C'est la nécessité qui l'a voulu; elle a parlé, et je
me suis souvenu de Cincinnatus, répondit Paul. Faites
place à mes bœufs, s'il vous plaît; la chasse ne doit ])as
déranj^er l'agricultnre.
L'oncle ne laissa pas longtemps son neveu dans la ferme.
Jugeant de sa dextérité et de son jugement par ce qn'il avait
fait au Brésil et ce qu'il faisait à la ferme, il le ht venir
auprès de lui, à Rouen, et le mit à la tête de sa maison, en
attendant que son iils aîné fût en âge de la diriger.
Un des amis de Paul, que le désœuN rement conduisait au
Havre, passa par Rouen. La première personne qu'il ren-
contra sur le quai, ce fut Paul, un carnet à la main, sur-
veillant le déchargement d'un navire; autour de lui s'éle-
vaient des barricades de caisses et de tonneaux. Le Parisien
eut quel(|ue peine à reconnaître le dandv. Paul avait coupé
sa barbe et taillé sf^s cheveux; un bout de plmne passait
entre sa tempe et son oreille ; sa toilette était propre , mais
sentait la Normandie d'une lieue. Paul vit un sourire sur
les lèvres du touriste.
— Parbleu ! lui dit-il, si tu veux te moquer de moi, ne
te gêne pas; je t'abandonne le négociant, le coimnerce n'a
j)as d'amour-propre.
L'oncle normand armait cha(pie année un ou deux
baleiniers. Paul avait montré tant d'a|)tiliide et de zèle, (pie
COMME VIENT LE VENT. 85
roiK'lt' lui proposa de partir sur un de ces l)àtiments pour
la nier du Sud. Paul accepta; c'était sa coutume. Di\ à
douze mois après, un de ses amis de Paris reçut, par la
voie de Valparaiso, une lettre où on lisait entre autres
choses: «J'ai vu le pùle Antarctique, où j'ai l'aiili perdre»
le nez, tant il v taisait froid. Mon trois-màts ilàne dans
rOcéan, à la |)()ursuitc des baleines qui s'obstinent à ne pas
se montrer. La baleine est un mythe ; quant aux cachalots,
on n'en voit plus que dans les dictionnaires d'histoire natu-
relle. Aous avons relâché aux iles Marquises, où j'ai mangé
à table d'hot:' de l'épagneul en salmis; c'est fort bon. Je
comprends maintenant pourquoi Dieu a donné le Kings-
Cliarles à l'homme... Dans ce pavs-ci les sauvagesses font
la sieste une moitié du jour, et lisent la Bible après. Durant
cette première moitié, elles oublient ce qu'elles ont appris
pendant l'antre.., Je suis vêtu de peau comme Robinson
Crusoe ; si je n'avais pas un oncle, je m'abandonnerais
dans une île déserte pour mettre le roman en action ; il y a
justement à bord un nègre qui me servirait de Vendredi... »
Après dix-huit mois de navigation , Paul revint an
Havre, où il apprit que son ami du Brésil était mort du
vomito-negro, non sans ra\oir institué son légataire uni-
versel. La sucrerie, les comptoirs et les marchandises
valaient bien un million. Paul envoya sa procuration au
consul français à Rio-Janeiro, et partit pour Paris ajn-ès
avoir remercié son oncle l'armateur.
La limousine et l'habit de pean avaient fait place au tweed.
— C'est encore Paul ! répétèrent ses amis ipiand ils
le virent sur le boulevard {\c<^ Italiens. Es-tu riclu" [xhu-
longtemps?
86 METS TON MANTEAU, ETC.
.Qui le sait? Mais si je me ruine encore, cette fois je
prendrai un l)urnous et me ferai spahis. On n'est jamais
perdu quand on sait
METTRE SON MANTEAU COMME VIENT LE VENT.
j-iSt^^iy^'-^-^f''
wg mm DE^ji^WD'Ë. [p@yn ©3'iy
DEMANDE POUR DEUX.
rois personnes étaient réunies un matin,
autour d'une petite table, dans un élé-
gant appartement de la Chaussée-d'Antin :
un monsieur d'âge mûr, le front ehauve,
une eravate hlanehe autour du cou et vêtu
d'une ro])e de chambre à ramages; une dame qui pouvait
avoir de vingt-sept à trente-cinq ans, luii ou l'autre, selcui
riieure à laquelle on la voyait; et un jeune honuue mis
avec une simplicité pleine de distinction. Tes dois |)eis(tnnes
88 MOINE QUI DEMANDE POUR DIEU
(h'icmiaiont ; le? tiède? rayons d'un soleil du mois de mai
cliucelaient sur les cristaux, qui renvoyaient des gerbes
diamantées. Dans une chambre voisine, on entendait une
voix claire el vibrante qni chantait sur divers tons :
Oh! oh! oh! qu'il était beau,
Le postillon de Lonjumeau!
— Ce cher enfant! il s'amuse, dit la dame en tournant
vers la jiorte entre-bàillée un regard plein de sollicitude
maternelle.
— Eh! notre AHVed court sur ses onze ans, s'écria le
monsieur. Tandis quil s'anuise, nous devons penser à son
a\enir; il est temps d'y songer. Qu'en ferons-nous?
— Fait(>s-en un ])hilanthrope, répondit le jeune homme.
— Un philanthrope? dit la dame en lançant un regard
interrogateur.
— Eh! ne voyez -vous pas, ma chère Hortense, que
Georges en veut toujours à ce digne M. de Suriac, dont je
lui citais tout à l'heure les admirables traits de charité.
— Une charité qui ne l'empêche pas de vivre en un fort
bel hôtel.
— Ne voulez-vous pas que, par bonté d'àme, il se loge
dans un grenier? Mais tenez, jai justement à parler à M. d(^
Suriac pour affaire qui concerne le liurcau de bienfaisance
de son arrondissement; accompagnez-moi dans ma visite;
vous verrez cet honnête homme , vous l'entendrez et le
jugerez mieux.
— Soit, dit (ieorges, je ne serai pas lâché de Noii' la plu-
laiillir()|)ie dans son iiiléricur.
M. et madame de IManlade se levèrent de table, la dame
W u t^\ yV'VV' W^ V-\c\\ t\\v( e\c Ytmwç.
DEMANDE POUR DEUX. 89
(Ml souriiiiil . If nioiisiciir en ^rdiiiinclaiil ; cl hiciilùl Ions
les li'ois se diri^vriMit, |)ar les Tuileries, mms la nie de
NCriieiiil, où deineiiraient M. et madame de Siiriae.
M. de Plantadc laissa sa l'emme au salou ehc/ madame
de Suiviae, et pénétra, avec sou neveu, dans le eahiuel du
mari.
Ce cabinet, ^rand et hieu aéré, avait vue sur un jai'din
planté d'arbustes exotiques et de magnifiques tillenls. Tout
autour de l'appartement s'élevaient des casiers remplis de
cartons, et sur les nuu's, tapissés d'une étofTe brune, on
voyait divers plans d'édifices et des vues de momnnente
d'un aspect sévère. M. de Suriac se tenait assis deriière
un bureau ta cylindre surchargé de pajx-rasses et de dos-
siers. C'était un homme encore vert, portant lunettes; sur
son habit noir brillait la rosette d'officier de la Légion-
d'Hoimeur.
— Toujours occupé! dit M. de Plantadc en entrant.
— Eh! mon Dieu! il le faut bien; la misère est si grande
cette année que toutes mes heures sont dues à nos pauvres.
Je rédigeais un mémoire au ministre poiu* solliciter l'éta-
blissement d'une maison de secours en faveur des fenunes
de chambre sans emploi. A quels dangers ne sont |)as e\|)o-
sées ces infortunées dans une ville oii la corruj)tion fait
chaque jour d(> nouveaux progrès !
— Ce sera une bien sage institution, ditCeorges grave-
ment.
— M. de IMantade, à (pii jCn ai parie, pourra vous en
faire apprécier rimporlance. i^lais puiscpie nous nous inté-
ressez à ces matières, permettez-moi, Monsieui', de vous
faire bommag(> d'un volume (pie j'ai uagii('r(> publié sur
90 MOINE QUI DEMANDE POUR DIEU
rutilité (rime iiiaison de refuge pour les postillons mis à la
rélbriue par les clieniius de ler.
— Je le liiai avec d'autant plus d'intérêt que le mi-
nistre, jugeant de son mérite par votre réputation, en
a fait prendre, je erois, pour toutes les hibliothècpies du
royaume.
— Oui, Monsieur, le garde-des-seeau\, M. le ministre
de l'Intérieur et celui des Travaux Publics en ont pris deux
mille exemplaires. S. M. elle-même a bien voulu souscrire
pour les châteaux royaux.
"~ En vous donnant qumze mille francs on n'a pas
même payé le premier chapitre de cet excellent travail ,
dit Georges toujours sérieusement.
M. de Suriac sourit et s'inclina.
— C'est à peine si j'aurai le temps de terminer le travail
dont je vous parlais tout à l'heure, reprit M. de Suriac;
le gouvernement vient justement de me charger d'une
mission en Hollande pour étudier le système pénitentiaire
de ce royaimie , et à mon retour je devrai me rendre dans
le Périgord, oii s'élève en ce moment une maison de
détention dont j'ai fourni les plans. J'en surveillerai les
travaux.
— N'avez-vous pas par là un beau domaine? demanda
Georges d'un petit air innocent.
— Un modeste manoir qui avait jadis appartenu à ma
famille, et que j'ai racheté avec mes économies; c'est la
dette du souvenir.
Ouand l'affaire du bureau de bienfaisance fut terminée,
M. de Plantade lit demander sa femme.
— Eh bien"? ma tante, dit Georges, que vous a donc
DKMANDK l'Olll DFAIX. 9t
;i|)|)ris niadiiinc de Siiriiic'? Si clic partage* les ^dùls de son
mari, jimagiiic ([iic vous (levez être ('diliée.
— Elle m'a proposé des hillels pour un hal par sous-
criptiou qu'elle organise au profit des réfugiés Mouléué-
grins. .l'eu ai pris (rois,
— Va vous avez bieu l'ail, Ilorlense ; ali ! si toules les
familles suivaieut l'exeuiple de ce digue ménage, il n'y
aurait plus ni pauvres ni criminels en France!
— Mais, mon oncle, s'il n'y avait })lus de pauvres et
plus de criminels, il n'y aurait plus ni maisons de refuge,
ni prisons. Que deviendraient les inspecteurs? Ceci ne
ferait pas le compte de M. de Suriac.
— Quoi! ce que vous avez vu ne vous a pas converti?
— Ma foi, j'ai vu une foule de cartons et de tiroirs
tout cousus d'étiquettes : Mémoires sur les inondés
DES Deux-Sèvres... Maisons cellulaires,.. Système de
Pensylvanie... Suppression de la gélatine... Quêtes a
DOMICILE... Hospice pour les orphelines de la Sarthe...
Réforme dans le régime alimentaire... Souscriptions
diverses... Plan d'un pénitencier modèle... Recherches
SUR l'emploi du navet et de la carotte substitués au
RIZ... Préau d'aliénés... Pétitions a examiner... Distri-
butions DE comestibles... MÉMOIRES SUR L'ÉTABLISSEMENT
d'un CHAUFFOIR public l'ai \u hien d'autres choses
encore; mais j'ai vu aussi que M. de Suriac ne niarclie
qu'en coupé, qu'il a vingt-quatre mille francs sur le bud-
get à divers titres, qu'il achète par-ci par-là une ou deux
terres , et qu'il mange , le ])auvre hounne , dans de la
porcelaine de Chine. Quant à sa fennue, elle uc saurait
porter une robe si elle n'était de velours ou tout au moins
92 MOINK QUI DEMANDE POL'R DIEU
de salin ; c'est ap])areiiiinent pour faire en plus galant
équipage les honneurs de ses bals charitables.
M. de Plantade ne répondit rien; mais, prenant le bras
de sa femme, il l'entraîna vivcincnl après avoir lancé un
regard furibond à son jeune parent.
La plupart des personnes qui auraient entendu Georges
auraient ftiit comme M. de Plantade. En vingt endroits la
n'jnitation de M. de Suriac était solidement établie; on en
parlait comme d'un homme austère, grave, voué dès sa
jeunesse à l'étude des plus sérieuses questions sociales,
qu'on était sur de rencontrer à la tète des fondations utiles
et des comité»; philanthropiques. Cependant, quelques per-
sonnes gangrenées par l'incrédulité du siècle hochaient la
tète à cette renommée de vertu ; l'association du dévoue-
ment et du luxe, de la richesse et du désintéressement,
leur paraissait tout au moins douteuse.
A quelque temps de là , on apprit que madame de Suriac ,
en l'absence de son mari, avait fait renouveler le mobilier
de son hôtel.
— Un bienfait n'est jamais perdu, dit Georges. Voilà ce
([ue c'est que d'organiser des concerts au profit des vigne-
rons grêlés.
— C'est bien la peine de médire, s'écria M. de Plantade;
ne sait-on pas que M. de Suriac s'est intéressé dans une
entreprise de fers galvanisés (jui rapporte de beaux béné-
fices?
— Vraiment, je suis heureux d'apprendre que M. de
Suriac possède une de ces charités qui ne vont pas jiisqu'à
proscrire la spéculation.
M. de Plantade lui tourna le dos.
DK.MANDK 1M)I U DK IX. 9,")
Un |)(Mi plus tard, M. de Siiiiac se rciulit acqiK'i'dir
d'mio l(M"ine en Beaiicc. i'.vWv a('([nisili()n suivit do [)r('s la
londalion d'un coniilé contrai pour los socours onv(n(''s à do
corlains inoondiôs du Laiifijuodoo.
— 11 ost avoc la philanthropie dos aoooniinodonionls, dit
n(M)r^'os (oui has.
— La hollo at'fairo! Ignoroz-vous qu'une |)arlio dos fonds
(le M. de Suriae était placée sur les actions du chemin de
for d'Orléans? Faut-il (pie lui seul ne prolite j)as d'une
hausse"?
— Sans doute; charit('' hion ordoiniée conniienco [)ai"soi.
M. de Plantade donna un Anaeux coup de canne conlre
nu meuhlcj et sortit.
Un peu plus tard encore, après l'adoption par le minis-
tère d'un système de réforme philanthropicpie applicahle
aux maisons de détention, et imaginé par M. de Suriae,
on \it l'ingénieux réformateur acheter un htitel dans la
Chaussée-d'Autin. Pour le coup, M. de Plantade ne chercha
point à dissimuler son étonnement.
— Je ne le savais engagé dans aucune spéculation,
dit-il.
— Bah! répondit Georges; de l'aisance à la forlune le
plus court chemin est la charité.
— Ne raillez jias, mon cher; cet achat me sm-prend
surtout dans les circonstances actuelles; M. de Suriae se
plaignait à moi dernièrement de n'avoir plus même un
hillet de cinq cents francs disponihlc pour les besoins du
bureau de bienfaisance dont il est un des administrateurs.
Je sais encore (pie tout son temps était pris par les confé-
rences auxquelles a donné lieu son projet de réforme pour
94 MOINE QUI DEMANDE POUR DIEU, ETC.
lequel il a sollicité une allocation de huit cent mille francs
à nn million.
— Qu'il a obtenus?
— Sans doute. Mais pourquoi riez-Yous?
• — Oli! pour peu de chose. Cette sollicitation charitable
me rappelle un vieux proverbe espagnol que voici :
JIOrNE Ori DEMANDE POIR DIEU DEMANDE POl R DEUX.
C'É PAS Z'AFFAI MOUTONS,'
LA MARQUISE HERMIME DE C. AU MARQUIS DE C-
COLONF.L DI-: nOYAL ***.
Dos f.liavanpttos , 27 jiiillft 1"
Monsieur et cher époux
e ne sais s'il ne vous semblera point fâcheux
de recevoir, après un long silence, la
marque il" un souvenir que vous semhlez
vouloir (Iclmii'e par les j)reuves réitérées
(le votre imIilTérence. Depuis plus d'un an,
1. Proverbe criiule .- Les affaires des Cabris ne vo.'ii i>as les affaires îles
}toulo)is.
96 z'affai cabris
reléguée par yos ordres dans une retraite qui serait un
paradis si vous la partagiez a\ec moi, je n'ai point osé vous
importuner de mes lettres. Je m'y vois aujourd'hui foreée
par les cireonstances, et vous m'excuserez d'y avoir cédé.
Madame T..., dont vous n'avez peut-être pas oublié le
nom, et qui a donné à mon éducation tant de soins dévoués,
est en ce moment privée de son tils unique. De mauvais
conseils et de pernicieuses liaisons ont égaré ce jeune
homme. Enfin, tout dernièrement, pressé par le besoin
aussi bien (jue par un désir insensé d'échapper aux l'emon-
frances de sa famille, le malheureux s'est engage, sous un
nom supposé. Après beaucoup de recherches, sa mère et
ses amis ont pu retrouver ses traces; et l'on a su que le
recruteur auquel il s'est vendu pour quelques écus, appar-
tenait au régiment que vous tenez de la bonté du roi.
A cette nouvelle, madame T... n'a pas douté un instant
que son tils ne lui lût rendu. Elle est venue de sa province
éloignée se jeter à mes genoux, et je ne saurais vous rendre
les paroles touchantes qu'elle a fait entendre à son ancienne
élève. Les larmes vraies dont elle les accompagnait ont
pénétré mon cœur, et je me suis dit que bien certainement
elles trouveraient accès dans le vôtre. 11 ne s'agit, à ce
qu'il paraît, que d'un engagement à déchirer; et la circon-
stance du nom supposé, rend encore plus facile cette bonne
action qui dépend de vous, de vous seul.
Je n'ai pas cru m'engager trop, au vis-à-vis de la mère
éplorée, en promettant que vous l'aideriez, sur ma prière,
à réparer le coup <le tète de ce jeune insensé qu'elle aime
plus que la vie. Songez, Monsieur, que par cet acte si juste
eu lui-même vous me domiez le moyen d'acquitter une
k \)ow CA\aV V)o\\ îia\.
C'É PAS Z'.MKAI MOITONS. 07
(Icllo sacivo onvors la ])orsoiint' qui juscju'à jjivseiit a le plus
morilr lua reconuaissauce ( à rcxccpliou de uiou cher éjmux).
Songez aussi à la douleur que j'éprouverais si la première
demande que je \ous ai adressée depuis que jai 1" honneur
de porter voire iu)m. mêlait froidement refusée.
Puisse votre réponse ne pas me dire trop hrièvenieul (pie
mon luunble reipiéte a lrou\é <iràee devant vous!
\ oti'i' lidèle et toujours dé\ouee.
Herminie de C.
I.E MARoriS A LA MARQUISE.
Versailles, 2i août ITT'.
Je suis désespéré, Madame, que le service du roi ne me
permette pas de rendre libre le jeune homme auquel vous
voulez bien prendre intérêt; mais il serait mon parent, que
je ne saurais prendre cela sur moi, maintenant surtout que
l'engagement est sorti de mes mains pour passer dans les
bureaux du ministre.
Croyez à tout le regret que j'ai d'être obligé de vous
refuser, et à toute ma reconnaissance pour les sentiments
exprimés dans votre lettre. Ils se retrouvent naturellement
dans le cœur
De Notre époux bien affectionné
qui vous j)rie d'agréer son respect.
Le MAKQiis de C.
15
98 z'affai cabris
A MADEMOISELLE MAGDELEINE MIRÉ, DE L'OPÉRA.
La piesantc, chaire camarade, ait pour te dire comme
quoi mon povre jeune homme que tu sais a eu l'enfantiage
de se lesser raccoler par désespoir, vu qu'il ii'avet plus le
you, et qu'il étet toujour de plus en plus amoureux de moi.
G'oret pu fére demandé sa crasse au marki de C... son
colonel par mon lilosofe amériquain auquel je suis attachée,
mais ça lui depleret, à sept homme, tout filosofe qu il ait.
Toi qui ait si honne camarade, lu oras du marki colonel
tout œ que tu voudra, car il eme les demoiselles; et je te
seré toujour reconnaissante, a jamais et pour la vie, si tu
otes mon povre petit de la peine où il ait, dont voici le nom
de son regimau au has de la page. Il t'interaiseret si tu le
connesset, ce cher ami, tendre, élevé, charman et toujour
enchanté. Dans l'aucasion, tu peux ocy compter sur la
pareille, comme cela se doigt antre amies. Je t'embrase de
cœur, mille , mille et cent lois.
Ta camarade ,
Manon Lecler.
A M. LE MARQUIS DE C.
On dit que vous êtes plein de sentiment, monsieur le
marquis, et je vous ai toujours distingué de ces êtres ma-
chines qui tourbillonnant, bourdonnant autour de moi, sans
cesse m'obsèdent. Vous comprendrez donc l'intérêt que je
porte à un jeune homme de mes parents qu'on veut enmie-
c'É PAS z'affai moutons. 00
lier clans les armées. .le suis eaiise de sa perte, vu (jik! ses
sentiments pour moi l'ont égaré à s'enrôler depuis un mois
dans votre régiment sous le nom de Valentin, qui n'est pas
le sien. \ Oyez donc le joli soldat que vous aiu'iez, amou-
reux à n'en pouvoir plus, et qui déserterait comme l'Alexis
de M. Sedaine. Allons, monsieur le marquis, rendez-le-
moi de suite, ce pauvre garçon. Vous ne trouverez pas tou-
jours une aussi belle occasion d'obliger une petite personne
dont l'ingratitude n'est pas le péché mignon, et qui sera
heureuse de vous montrer la reconnaissance avec laquelle
elle ose se dire , en attendant mieux ,
Votre très-humble servante,
M. Miré,
Pensionnaire de l'Opéra.
A MADEMOISELLE MANON LECLERC, DE L'OPÉRA.
Manon, Manon, je suis libre : la grâce a touché mon
farouche colonel. Il avait refusé à la marquise, sa femme,
d'annuler mon engagement, et je croyais t' avoir à jamais
perdue, lorsque hier, par son ordre, un sergent m'a con-
duit à son hôtel. Je soupçonne que tu sais déjà la S(X'ne de
comédie, oii j'ai dû jouer, impromptu , le rôle le plus
bizarre.
Le marquis était, en négligé du matin, dans un petit
salon , derrière sa chambre à coucher : près de lui , sur un
fauteuil , une petite femme , qui tournait le dos à la porte .
et dont je n'apercevais d'abord que les mules de satin rose.
10(1 ZAFFAl CABHIS
Pardonne, Manon : je crus nn instant qne c'était toi; mon
sang ])Ouillonnait déjà dans mes veines, qnand cette jolie
personne se leva pour accourir au-devant de moi, et ne
m'offrit qu'un visage inconnu :
— Mon cousin, me dit-elle, je n'ignore pas qne je suis
pour beaucoup dans le mauvais parti que vons avez pris et
qui désolait notre famille. Je me suis crue obligée de réparer
le mal que j'avais fait sans le vouloir; et j'y suis parvenue
grâce à la générosité de monsieur votre colonel. Cédant à
mes instances, il m'a rendu ce papier que je vous rends à
mon tour, en vous priant de ne pas me forcer à vous
racbeter une seconde fois.
Pendant ce discours, où je ne comprenais goutte, et qui
égayait visiblement le colonel, j'ai dû faire une mine des
plus bébétées et des plus tristes. Aussi, ma cousine m'a-
t-elle tourné le dos avec un sourire de pitié , tandis que le
marquis me congédiait, ce qu'il a fait de très-bonne grâce,
en me reconduisant jusqu'à la pièce voisine. Là il m'a dit à
demi-voix :
— Ne vous désolez point trop , Monsieur. Vous êtes plus
aimé que moi. Cela suffit pour que je ne sois pas longtemps
votre rival. Ne m'en veuillez pas d'avoir profité de mes
avantages, et, en échange de la liberté que je vous rgnds,
laissez-moi espérer de vous un léger service.
Madame votre mère et la marquise m'avaient demandé
sans 1 obtenir ce que j'accorde à mademoiselle votre cou-
sme... Ceci lient uniquement, je vous prie de le croire, au
talent avec lequel cette aimable personne rédige ses placets
et fait valoir les causes dont elle se cbarge... Mais comme
ma comj)laisance pour elle sei'ait peut-être mal interprétée.
C !• l'As 7. AFIAI MOI TONS.
101
vous maidcrcz à jx'rsii.ulci' voire mric (inc jo vous rends a
clic... cl à sou élève.
.lai (ont promis, connne lu peux li' penser, sans laire
})arl an colonel de tontes mes conjeclnics et de tontes mes
réflexions. La pins sériense (pie m'inspire celle folle a\eii-
tnro est qne cliacnn ici-bas a son talent, son })elil sa\oii',
et doit s'occuper des alïaires où ils sont de mise. Madame la
marquise a bien des vertus; mais si je n'avais pas eu de
meilleures protectrices, j'allais tout droit an réj^iment. Pour
servir dans l'occasion un mauvais sujet de mon espèce,
rien ne vaut Aci^ l'emmes counue vous. Au revoir, ma
Terpsicbore !
ÉnoiARi) T... dit Valkntin.
If ' '^
M Là MàUQë ©ly yii^JgTiFllllIi
CHACUN EST DANSEUR.
fortune ennemie ! quand cesseras -tu de
me poursuivre? Et toi, Terpsichore, si
§ jamais mes entrechats et furent agréables,
^ (<^;î^" ^' jamais tu daignas sourire à mes pi-
l5^-.ù rouettes, prends en pitié un de tes plus
fidèles serviteurs. Depuis le jour fatal où l'imprudence d'un
machiniste de province me précipita du haut de F Olympe
et me rendit boiteux, cette affreuse déesse qu'on nomme
la débine n'a cessé de me poursuivre. J'ai dû dire adieu
EN LA MAISON DU M KNÉTR 1 ER , ETC. 103
à la danse, au public, et surtout aux engagements de dix
mille francs. Je ne danse plus, et je suis l'orcé de faire
danser les antres; j'étais dieu , et je suis devenu ménétrier ;
je racle des contredanses pour un orcliestre de barrière, à
trente francs par mois. Henreux encore si cette ressource
me restait; mais l'infâme directeur du Bal d'idalie vient de
faire bancpieroule , il s'est enfui en emportant la caisse!
Deux mois d'appointements me sont enlevés ; (pi'allons-
nous devenir ? »
Ainsi parlait le père Pastourel en se laissant tomber dans
son vieux fauteuil ; d'un geste désesj)éré, il lant;a son violon
sur son lit , et l'instrument rendit un sourd murmure
comme pour se plaindre. Pastourel croisa ses bras contre
sa poitrine, ramena sur ses genoux les vastes pans de sa
redingote, et darda contre le ciel un regard menaçant.
Après quelques minutes de cette pantomime antique, il
parcourut sa cbambre à grands pas; puis il s'arrêta en
disant : « Je casserais bien une croûte.
« Mais, hélas ! je snis sûr qu'il n'y a rien à la maison ;
cherche dans tes armoires, malheureux, lu n'y trouveras
que le vide ; contemple ton foyer, misérable, il ne contient
que des cendres. Et que vont dire Fanny et Irma quand
elles rentreront? J'avais promis de les régaler aujourd'hui
d'une tourte aux boulettes et d'un flan au café; ô espérance
folle ! ô bizarrerie de la vie ! ô vengeance du sort ! la
tourte court sur la route de la Belgique, et le flan est tombé
dans le gouffre du déticit. Après tout, elles feront connne
moi, puisque, malgré mes conseils, elles veulent deve-
nir artistes. Pourquoi n'ont-elles pas suivi l'exemple de
leur frère, de ce bon Joseph, qui fera, j'en suis sûr, un
104 EN LA MAISON DU MÉNÉTRIER
excellent menuisier, et qui deviendra le soutien de son
père ! »
Des pas légers se l'ont entendre à la porte du grenier;
elle s'ouvre, c'est Irma et Fanny cpii entrent. Chapeau de
paille, tartan, cabas, robe d'indienne frangée de boue,
vous les reconnaîtriez enlre mille; ce sont des élèves du
cours de danse de l'Opéra; deux petites lilles, à l'œil vif et
mobile, à la bouche tine et délicate, charmantes souris qui
brûlent de grandir et de montrer dans les coulisses leur
museau de rats.
Elles se jettent au cou de leur père ; |)uis (piaiid elles ont
déposé et chapeau, et tartan, et cabas, dans leur cham-
brette. elles se disent qu'il est temps de mettre le couvert.
L'une apporte la nappe, l'autre les assiettes; en un clin
d'œil la table est prête. Fanny a une faim de loup, Irma
un appétit violent. — Oii avez-vous mis la tourte aux bou-
lettes, bon papa? — (Ju'avez-vous l'ait du flan, petit père?
Figurez-vous la situation du pauvre Pastourel; pour
moi , je n'ai pas le courage de vous la dépeindre.
11 fallut bien cependant raconter et la hiite du directeur,
et la perte des appointements , et l'absence forcée de
comestibles qui en n'sidtait. Oiiand Pastourel eut achevé
ce menu, les deux jeunes lilles se regardèrent.
— As-lu encon^ faim , Fanny ?
— i\on, je m'étais tronijiée; la faim m'a passé. Et toi,
Irma ?
— Ma migraine ma repiis; il me serait impoi^siblc de
manger.
Pastourel s'approcha de la fenêtre pour essuyer une
larme; il était sensible, quoique danseur.
Pi--, -..-j!mi}'^^''
Qwv t\■v^^\t bVtw t\\àVvt V)\tu.
1
IIHACUN KST DANSEl H. 105
L(S croisses silures an l'oiid de la cour (''laiciil oun crics
aussi; Tune clail IraNcrsc'c par une ^uiiiandc de (leurs
arlilicielles; à laidre on \ovail lloller du lin^c (|ui si'eliait
au soleil : une (leurisle cl inie l)lan( liisseuse liahilaienl les
uiodesles mansardes (|ui i-e<^ardaienl celle de l*as(oin(d.
L'heure du repas élail aiaivcc, cl les (\vn\ ouvrières.
assises devant une lal)le pi'opretle. niauginiienl du lucil-
leiir appétil. A ce speclacle , Pastourel ne put seinpè-
cher de l'aire un triste retour sur lui-même. 11 appela ses
filles.
Fanny appnya sa joue sur l'épaule de son père, et passa
son bras autour de son cou; Irma en fit autant de son
côté.
Un poète aurait comparé Pastourel à un vieux cocotier
entouré de lianes flexibles; un peintre se serait arrêté pour
dessiner ce groupe , dont nous nous bornons à indiquer la
grâce.
— Si tu avais voulu, F'anny, dit le vieux danseur à sa
fdle en lui montrant la fleuriste, tu serais une ouvrière
laborieuse, gagnant de quoi dîner tous les jours, et de
quoi acheter une robe de soie pour le dimanche.
En même temps, le père Pastourel soupira.
— Et toi, Iruîa, continua-t-il , n'envies-lu pas le sort
de cette gentille repasseuse? Elle n'est j)as obligée de se
contenter d'une migraine pour dîner. Ecoutez mes conseils,
enfants, pendant quil en est temps encore : tous les beaux-
arts de la terre ne valent pas un bon métier. Quelle jolie
fleuriste tu serais, Fanny! Et toi, Irma, quelle charmanle
blanchisseuse! Vous ne manqueriez pas d'amoureux, j'en
suis sûr; les amoureux deviendraient bien vite des maris;
106 EN LA MAISON DU MENETRIER
je jellcrais mon violon aux orties^, et je ne l'émis plus danser
que vos enfants sur mes genoux.
Pastourel sdupira eneorc.
lima et Faun\ répondirenl j)ar une moue à lallocution
paternelle.
— A mon tour, dit Irma, de vous l'aire remarquer
quelque chose. Vovez-vous cette calèche qui entre dans lu
cour? une dame en descend; comme elle est élégante et
parée ! Pour elle notre voisine la tleuriste sera trop heureuse
de quitter sa tahle et de laisser son dîner; elle s'inclinera
devant elle, F accablera de salutations, se fera humble et
petite; tout cela pour qu'elle joigne à sa commande de
Heurs un billet pour la représentation de demain. Cette
dame, c'est la première danseuse de l'Opéra; elle gagne
trente mille francs par an; toutes les fois qu'elle danse, on
la couvre de bouquets et de bravos. Un jour nous serons
comme elle; nous aurons un équipage; vous verrez briller
sur l'affiche les noms de vos deux tilles, mesdemoiselles
Pastourel T" et Pastourel 2"""; vous lirez notre éloge dans les
journaux; vous nous accompagnerez dans une bonne chaise
de poste quand nous irons en congé.
— Mais vous naxez pas seulement débuté, reprit le
père, souriant à demi à la perspecti\e qu'Irma venait
d'ouvrir devant ses yeux.
Ce fut Fanny qui lui répontlit :
— Dans un mois nous ferons partie du corps de ballet,
sans compter qu'aujourd'hui même, en me voyant prendre
■ ma leçon, le professeur a dit : « A oilà une pii'ouette cpii
avant un an ira à I^ondres. »
— Le professeur a dit cel.i '.'
CIIACIN i:ST DANSlirU. 107
— \][ il a lail li' mrmc complimciil à ma sumii'; \()M)11S,
[X'iil \)i\v , nous rcprocliez-voiis eiicoro tlaNoii" \oulu ctro
arlislos comme \oiis'?
Deux baisers \ieimeii( se poser à la fois sur les joues du
vieillard.
— Tout cela est i'orl beau sans doule; mais en attendant
il lanl dîner, et comment s'y prendre? il me vient une
idée.
— Laquelle? demandèrent à la lois mesdemoiselles
Pastourel 1" et Pastourel 2"".
— Heureusement pour vous, mes enfants, vous avez nu
frère pour lequel la vie d'artiste n'a jamais en d'attraits;
celui-là aime la tranquillité, la paix, le travail; il est
modeste, laborieux et rangé; il n'ambitionne ni le vain
bruit des applaudissements, ni les éloges des journaux.
Je vais le trouver à son atelier, son bourgeois ne refusera
pas de lui avancer une petite sonnne, cl Terj)sicbore dînera
aujourdbui aux frais du rabot.
Les deux sœurs se regardèrent en même temps; Irma lit
Mil mouvement comme [)()ur ])arler, mais Fannv la retint.
— (Ju'allais-tu faire ? dit-elle à sa sœur quand le \ieillard
fut parti; il vaut bien mieux qu'il rap])renne par d'autres
que par nous.
Au bout d'une heure, Pastourel était de retour. 11 frois-
sait entre ses mains crispées une lettre que le portier lui
avait remise, et (pi'il n'avait jias même pris la peine de
décacheter. La douleur et le désespoir anxipiels nous
l'avons vu en proie au commencement de cette histoiic,
ne sont rien auprès de ce qu'il éprouve eu ce moment.
— 0 jour fmu^sfc ! s'écrie-l-il . jour de diMiil et de
108 EN LA MAISON DU MÉNÉTRIER
iiialédicliuii ! puissos-tu être le deriiier de mes jouis ! Je
perds à la fois ma place et mon fils; il ne me reste plus
qu'à perdre la vie. Le malheureux s'est engagé dans une
troupe ambulante ! Pendant que je le croyais occupé à
manier la scie ou le marteau, il désertait l'atelier, il allait
prendre des leçons de danse; il me trompait, le scélérat, il
trompait tout le monde! Le mensonge conduit à tout,
cet enfcint déshonorera mes cheveux blancs !
Fanny et h^ma se mirent aux genoux de leur père, et
essayèrent de le calmer.
— Laissez-moi ! continua-t-il en les repoussant; je lui
donne ma malédiction. Mépriser mes avis et s'engager dans
une troupe de cabotins! est-ce là, je vous prie, le début
d'un artiste véritable ? Qu'y a-t-il à faire pour un danseur
sur des planches nomades? Quelques misérables entrées
dans une obscure bourgade; tout au plus un pas de deux si
l'on s'élève jusqu'à la sous-préfecture.
— Mais ne faut-il pas un commencement à tout? reprit
doucement Fanny. Notre frère ne s'en tiendra pas là; il
nous a dit en nous embrassant : « Je reviendrai bientôt
débuter à Paris; moi aussi, je veux être artiste comme mon
père. »
— Toujours la même réponse! Ingrates lilles, non
contentes de perdre mon Joseph, vous l'avez aidé dans sa
fuite, vous n'avez pas craint de devenir ses complices. Je
vous maudirais comme lui, si vous n'étiez à jeun... Y a-t-il
longtemps qu'il est parti?
— Une semaine.
— Reviendra-t-il bientôt?
— Il nous fera savoir l'époque de son i-elour.
nllACUN EST DANSEUR. 109
' — Ce nest [)as (juc je désire le revoii', au moins; je
1 "ai pour jamais l)auui de ma j)résence; qu'il ne s'avise pas
d(> inellre les pieds chez moi, je le chasserais.
Au même instant Irma poussa un cri de joie, et remit
à son père la lettre que la colère lavait empêché de lire.
— De Joseph? dit Pastourel en essayant de cacher sa
joie.
— De votre directeur; lisez.
Le vieux danseur mit ses lunettes et lut.
Monsieur,
Pliicé, en vertu d'une délibération des actionnaires, à la tèle du
Bald'Idalie, j"ai l'honneur de vous informer que les soirées dansantes
de cet établissement recommenceront à partir de demain ; vous êtes en
conséquence invité à vous rendre à votre poste aux lieures accoutumées.
La nouvelle entreprise, désireuse de stimuler le zèle des artistes, paiera
l'arriéré à bureau ouvert; il vous sufïira de présenter vos titres au siège
de l'administration.
Bagnolet , Directeur.
— Voilà un h'ait qui fait honiu'ur à l'espèce Immaine ;
ce Bagnolet est un honnête honnne qui mérite de prospérer;
mon archet lui est tout dévoué. Puisse Joseph avoir toujours
affaire à des directeurs pareils !
— Vous lui pardonnez donc à ce pauvre Joseph?
— Je vous dirai cela à mon retour, mes enfants; je
vais voir si la caisse est ouverte; en attendant rcmellez
dans son étui mon hon vieux violon que tout à 1" heure
j'ai manqué de hriser.
— Soyez tranquille, petit père, nous aurons hien soin
de lui, à condition que vous ne reprocherez plus à Fanny,
110
EN LA MAISON DU MENETRIER, ETC.
à moi, à Josepli, de n'être ni lleurisle, ni l)lancliissense ,
ni menuisier. Vous nous le promettez, n'est-ce pas?
— Si je l'oublie, rappelez-moi ce proverbe qui me
force à la résignation :
ES I. A MAISON DU MKNKTKIKR CHACUN EST nANSKlIl.
''l'j.
^ill/fiH^-'
VOUS POUVEZ EN BOIRE L'EAU
m hilippe!
' fe^ V ^ — Ernest !
Les habitiiés du cale de Paris enlendenl
cv,^/^:^ fort peu de ces exclaïualious (jue la suipiise
liP^' et l'élan du co'ui- Innl vibrer sur de jeunes
It'M'es. De tous coli's les \eii\ se le\èreHl. le hciiil (\r^
lourciiettes sairèla; il \ eut lUie sus|)eiisiou dliostililés
sur ce cliaui|) de balailli' déjà ciiuvcm'I de vicliuies.
112 NE CRACHEZ PAS DANS LE PUITS,
Mais quand on vit deux jeunes gens se lever en même
lemps, et, quelque peu interdits de l'effet qu'ils avaient
produit, échanger à demi-voix, avec une cordiale poignée
de mains, leurs félicitations réciproques, la curiosité ne
tint })as longtemps la gastronomie en arrêt. (Chacun se remit
à l'œuvre de plus belle; et nos deux amis, à qui personne
ne prenait garde, s'attablèrent paisiblement, côte h côte,
autour d'une table où trois autres convives avaient pris
place. C'étaient de joyeux garçons, invités, à ce qu'il sem-
blait, par le dandy qui répondait au nom de Philippe.
Leur conversation, que chacun put écouter sans scru-
pule vu le diapason très-élevé qu'ils lui avaient donné,
courait et sautelail d un sujet à l'autre avec une prestesse
énu'nemment parisienne. On questionna d'abord M. Ernest
qui revenait du Yucatan , où il était allé dessiner je ne
sais quels anciens temples d'une arcbitecture idéale. Ceci
conduisit à parler de Fernaiid Cortez et des jambes d'une
choriste.
11 fut ensuite question d'un suicide, et Ton disserta
longuement sur de nouveaux pistolets à double détente,
perfectionnés par un arnuu'ier allemand dont le nom
m'échappe.
L'Allemagne mit sur le tapis im académicien récennnent
élu, dont on discuta vivement les titres philosophiques,
et, pour bien peu, la grande question de l'enseignement
universitaire allait tout envahir. Par bonheur, une mé-
chante épigramme sur un ex-ministre de l'instruction
j)ublique détourna lorage , et l'on ne parla plus, durant
un gros quart d'heure, que d'une tentative d'assassinat
[)ratiquée naguère par une dame poëte sur un romancier
-7,>T;_0
Yrt Yjw t\\\\<\»; \v\'\V (\\\\\\i\ \nn\.
vous POUVEZ EN UOIUE i/EAU. 115
liorlii'iillour. C'était de Ihisloin' aiicicnnt»; mais elle
intéressait le revenant du Mexique, auditeur él)alii de ces
plaisantes chroniques.
Prenant enlin la parole connue par inspiialioii :
— Puisque nous ])arlons de has-Lleus, s"éeria-l-il,
donnez-moi des nouvelles d'Antonia Fouinard!
A ce nom prononcé sans le moindre endjarras, et tout
uniment jeté dans le courant du dialogue, une vive siu'prise
se peignit sur la ligure des trois convives d<> Pliilip])e.
Philippe lui-même pâlit légèrement, et voulut couper la
parole à son ami.
— Veux-tu des fraises? lui demanda-t-il.
Ernest pelait une orange , et ne s'aperçut de rien.
— Merci, répondit-il négligemment; Antonia Fouinard,
cette jolie personne que Philippe appelait sans façon Nini,
et que je surnommai jNini-Fo le jour où je lus dans un
dictionnaire mvthologique :
« NiNi-Fo, déesse de la volupté chez les Chinois. »
Sur ce trait spirituel, Frnest s'arrêta d'autant plus
volontiers qu'il venait davaler son premier quartier d'o-
range.
Mais comme pcrsojme n'avait ri, le pauvre gai'çon
pensa que son mot ratait. « Je reviens du Yucatan, se
dit-il, et je n'ai pas le sens connnun. Tentons encore la
fortune. »
— Ah! reprit-il, quelles honnes soirées nous passions à
nous moquer d'elle ! Imaginez-vous, Messieurs, (pie le sei-
gneur Philippe, ici présent, avait eu l'indigne faihiesse,
114 NE CRACHEZ PAS DANS LE PUITS,
(juiiizo jours (liiranl, tlo la prendre au sérieux. Il faisait des
vers pour elle... JNe t'en défends pas, je les ai lus... Elle
l'appelait son Clair de lune!... Le surnom passa dans le
commerce, et trois ou quatre mauvais sujets, dont j'étais,
se donnèrent le plaisir de rendre Philippe inlidèle pour
pouvoir écrire à madame Antonia que son clair de l'une
était aussi le clair de r autre...
Cet abominable calembour n'obtint aucun succès. Deux
des convives avaient le nez sur buu' assiette , le troisième
roulait des yeux ébaubis. Le malaise de Philippe allait
croissant.
— Voyons, veux-tu des fraises? redemanda-t-il au
malencontreux Mexicain , qui, plus que jamais, maudissait
le Yucatan, séjour mortel pour un bel esprit de Paris.
Ernest saisit le plat qu'on lui tendait, et, par une heu-
reuse distraction , le renversa tout entier sur ce qui restait
de son orange. Ecrasé pôle-mêlc, et noblement sucré,
ceci forme im délicieux sorbet que je recommande à mes
lecteurs; s'ils peuvent y émietter une moitié de grenade, le
régal sera complet.
Ranimé par ce rafraîchissant mélange :
— Çà, mon bon Philippe, tu n'es pas devenu bavard
depuis trois ans. Antonia Eouinard t'inspirait mieux autre-
fois. Carandnil pour peu que ce nom fût prononcé, —
(juand lu fus guéri de ton fatal amour, — c'étaient des his-
toires, des facéties, des charges à n'en plus finir.
— - Je n'ai pas le moindre souvenir de ces sornettes.
— Vraiment?... On oublie donc bien vite par ici! Pour
moi, jeu avais l'esprit si bien garni, que j'en ai fait rire
trois sefioras mexicaines, en déjeunant avec elles dans un
vous POUVEZ EN liOIIlE I, EAT. II.)
corridor des ruines de Palenquc. 11 me l'alliil, je m'en sou-
viens, un peu de lemps, et pas mal de délinitions pour leur
ftiirc comprendre, — par à peu près, — ce que pouvait
être le curieux animal apj)elé chez nous femme de lettres;
mais les caricatures, Philippe, nTaidèrent merveilleuse-
nienl.
— • Mes... caricatures? Je ne sais de quoi tu veux parler.
— Allons,... fais le hou apôtre, à présent.,. Est-ce
que tu veux entrer à l'Académie, toi aussi?... Comment?
tu n'as plus souvenance de cette ravissante pochade où la
suhlime Antonia était représentée avec le corps allongé, le
museau pointu, l'rt'il méchant de la fouine, ■ — • heureuse
allusion au joli nom de son mari, — et ravageant un
poulailler dont tu étais un des hahitanls les j)lus maltrai-
tés?... Edouard, Henri, le petit Roussac, — celui que
nous appelions le Petit Alhert; — ils étaient tous là, très-t
ressemblants, ma foi; mais sous forme de poulets... Et,
comme, — votre cadet à tous, — je restais aussi le seul
de notre bande que la fouine eût jusqu'alors épargné, lu
m'avais mis dans un coin, poussin à peine éclos, monlranl
loul juste mon petit bec hors de l'œuf...
— Tout cela est bien vieux, mon brave Ernest, el
je ne pense pas que ces messieurs prennent un grand
intérêt...
— Peut-être as-tu raison ; mais c'est ton affectation de
tout à l'heure qui m'avait mis hors de moi... Renier Anto-
nia, la joie de notre jeunesse , la marotte de nos dîners d'ar-
tistes , le but obligé de toutes nos méchantes plaisanteries
pendant plus d'un an! Elle (pii chantait si bien, entre deux
élégies, des couplets à casser lesvilres! Elle cpii inquoM-
116 NE CRACHEZ PAS DANS LE PUITS,
sait si lestement, entre deux cigares, un conte moral à
l'usage de la jeunesse!... Oublier Nini, les turbans de Nini,
les raouts excentriques de Nini , les petits billets passionnés
de Nim' , sur ])apier à vignettes, empestés de vétiver (M
caelielés de cire jaune!... Oublier enlln tout ce dont je me
souviens si bien, moi, le Juif Errant, moi, le voyageur
aventureux, moi, dont elle n"a jamais été...
Cette foudroyante tirade en était là , quand Ernest s'aper-
çut que son auditoire lui faisait faux bond. Pbilippc causait
à demi-voix avec son voisin, et les deux autres convives
imitaient, — non sans une intention marquée, — l'exemple
donné par leur ainpbitryon.
L'orateur, averti par un instinct secret qu'il avait lâcbé
quelque sottise, prit un peu tard le parti de se taire, et
couvrit sa retraite en avalant coup sur coup une demi-
^)Outeille de tisane-cbampagne. Le dîner était fini. On se
sépara tristement, sans effusion, sans cordialité, sans regret.
Un mur de glace semblait être lombé tout à coup entre ces
jeunes gens si affectueux au début. Pbilippe paraissait en
proie à quelque accès d'bypocondrie.
Ernest apprit le soir même ce qu'il eut du savoir avaut
le dîner: le mariage de Pbilippe et de madame Antonia,
veuve Fouinard, ornée d'un brillant bérilage , lauréat de
l'Académie , et protégée par un de nos plus influents
députés. Cette audacieuse union s'était accomplie trois
mois auparavant, à la grande stupéfaction de beaucoup de
gens.
D'abord un peu confus de l'aventure, mais ensuite riant
sous cape , Ernest fit un petit paquet des chansons , épi-
grammes, caricatures, etc., dont il avait été question peu-
VOIS POUVEZ i:n 1!oiuh l km.
17
danl lo dîner, et, drs lo IcndcMiiaiii , il Tadrossa sons nno
donblo enveloppe à Timpi-ndent déliaelenr de la helle
Aiilonia.
Snr l('sec(tii(l pli. se Ironvait écril le |»r()\('ii)i' inoseoNite
(pie nos leeleni's onl \ii en lèle de ce véi'idi([ne cliaijili'e.
SE LÈVE AVEC DES PUCES
n aurait ^aiiitMiienl ciiorclié, en l'an de
'P^ grâce 1584, depuis les collines du royaume
W m| des Algarves jusqu'aux plaines d'Oporto,
un cavalier plus content de sa personne
%^^^ et s'estimant plus heureux (pie dom Bar-
tholomeo-Henrique Gamboa , licencié de lUniversité de
Coïmbre.
L'honorable doiii Baitholomeo-Henrique Gamboa était
arrivé de la veille seulement dans la capitale du Portugal,
(M déjà il se promenait sur les ri\es du Tage avec l'air d"nn
on SE corcHK avkc. dks chiens, v.tc. ll<)
ca\alirr qui a goùlr de lous les plaisirs (riiiic ^laiidc \ill(î.
Si le jeune «jçentillioinine avail répélé (oui haut les propos
(pie sa peiisi'c lui redisait loul has, ou aurait enleiidu
r(''(rau^<' discoius cpie voici :
— Parbleu ! si la vice-reine me voyait passer, ne me
[)rendrail-elle pas pour un infant d'Espagne, tant j\ii
l)ouue mine? Mon père, un digne lionnne, ma foi! me
donne un hon cheval, vingt écus d'or, et une lettre pour Sa
Seigneurie le marquis de Belcazer, grand d'Espagne, un
des hommes les plus influents auprès de l'illustre Vascon-
cellos. « Va. me dit-il, et fais ton chemin dans le monde. »
J'arrive à Lisbonne, et je descends à rhôtellerie des Trois-
Mages, oii tout d'abord je rencontre un honnête ca\alier
qui se prend d'amitié pour moi sur l'air de ma figure. Le
seigneur dom César Mandurio , marquis de Torreal , m'in-
vite à souper, et me conduit, après m'avoir fait boire les
meilleurs vins, chez la senhoraDorotliea de Santa-Cruz. .le
trouve chez cette aimable personne les gens qui peuvent le
mieux me pousser à la cour; on fait de la musique, on
danse, on joue, et je gagne cent écus d'or; je crois même
que la senhora Dorothea n'a pas été trop insensible à ma
tournure, si j'en juge par les regards qu'elle m'a jetés. J'ai
eu l'honneur de prêter mon cheval au noble marquis pour
faire ce matin une promenade jus([u'au.\ jartlins du grand-
inquisiteur, à qui il m'a promis de me présenter. Je l'attends
|)our dîner chez le meilleur traiteur <le Lisbonne; je sin's
habillé connue un fils de |)rince, et ce soir je rev«'riai la
senhora Dorothea de Santa-Cruz!
Le seigneur Gand)oa en était là de ses discours intimes,
lorsqu'une main s'appuya familièrement sur son épaule.
120 QUI SE COUCHE AVEC DES CHIENS
— Quoi! c'est vous déjà, Seigneur dom César? s'écria
dom Bartholomeo. — Moi-même , grâce à votre cheval qui
va comme une hirondelle. Quand vous voudrez vous en
défaire, j'ai cent écus à votre disposition. Mais, pourrais-je
vous demander, Seigneur dom Bartholomeo, quelle pensée
vous occupait tout à l'heure? — Je revais, dit le jeune
gentilhomme. — Je gage mon épée contre un niara>édi que
vous songiez à la belle dona Dorothea de Santa-Cruz? —
C'est la vérité; le souvenir de ses beaux yeux me suit par-
tout. — Eh bien! seigneur cavalier, la fortune vous traite
en enfant gâté; car la senhora, en brillante compagnie, a
lait la partie de déjeuner ce matin au bord de l'eau. Si
vous voulez me suivre, nous la trouverons dans ce bois
d'orangers, à cent pas d'ici. — Vous suivre. Seigneur dom
César? Mais, })Our voir la s(Mih()ra Dorothea, je vous sui-
vrais jusqu'au cap des Tempêtes!
Cinq minutes après, les deux jeimes gens pénétraient
sous un bosquet verdoyant, où deux ou trois dames et cinq
ou six gentilshommes devisaient à l'abri des feux du jour.
— Mon ami le comte Gamboa, dit dom César en s'in-
clinant.
A ce titre de comte, dom Bartholomeo rougit de plaisir;
un regard de la senhora Dorothea, qui aurait donné de la
vanité à de plus modestes, acheva de lui faire perdre la
léle. On s'assit sur l'herbe autour d'un déjeuner exquis. Les
vins d'Espagne et d'Italie, i-afraîcliis (hitis la neige, cir-
culaient de toutes parts; et , tandis (pie les coupes s'enq)lis-
saienl, la main de dom Barlholomeo cflleurail parfois la
main de dona Dorothea.
— ■ De par saint Jacques de Composlelle, mon bienheU"
/- t.
M
"^(cc'p^Wi; \\\v \Ao\\\\ *\{ Vo\.
SE LÈVE AVEC DES PUCES. 121
l'i'iix palroii, s"(''i'ri;i un cavalior, jionrqiioi ne coiilicrioiis-
iioiis pas le l)iil (le uolrc réunion au sci^ut'ui- couilc
(îainlxta? Il l'sl lioiuuic à (.■(>uij)r('ii(lr(' une j)laisan[(M'i('.
— jMais voiulra-l-il s'y associer? dit la sruliora Doiollica
en jolanl au ^enlilhomuie une œillade ii'résislihle.
— Refuser d être où vous êtes! répliqua dom Barlliolo-
nieo; mais, madame, je ne vous ai pas donné le droil
d'insulter mon cœur et mes yeux.
— Voici de quoi il s'agit, continna un genlillionune
en pourpoint de satin vert; un de nos amis, le martjuis de
Belca/er. . .
— i\e le connaissez-vous pas? demanda l)rus(|uenieiil
dom César à dom Bartholomeo ; il me send)le que aous
m'avez parlé d'une lettre à son adresse?
— Je l'ai justement sur moi, s'écria (iand)oa.
— Le marquis de Belcazer, reprit le cavalier au poin-
j)oint vert, a parié que jamais il ne serait arrêté par les
voleurs qui pullulent, dit-oji, aux environs de Lisbonne;
mille écus d'or sont le prix de la gageure. Aujourd'hni
même , il doit venir à son château ; ce château est si près de
Lisbonne que le comte n'aura certainement pas pris la pn''-
caution de se faire suivre par des domestiques armés. Nous
allons nous embusquer derrière un bouquet d'arbres, et,
vers le soir, quand il sortira de ses jardins pour se prome-
ner en bateau sur le Tage, nous fondrons sur lui...
— Un bandeau tombera sur ses yeux, dit dom (-ésar.
— Mon carrosse le i-ecevra, reprit doua Dorollu'a; nous
partirons au galop; deux heures aj)rès . nous aiii\erons à
ma villa...
— Et le marquis de Belcazer se trouvera à table au
122 QUI SE COUCHE AVEC DES CHIENS
•milieu (le ses amis, sans barbues, sans bijoux, sans épée,
s'écria le narrateur. N(; yous semble-t-il pas qu'il aura bien
perdu ses mille écus?
— Sans doute, et c'est charmant! dit Gamboa.
— Il n'y a (pi'une petite difficulté, ajouta la senhora
Dorothea de Santa-Cruz; tout est bien prévu, et nous
sonnnes sûrs de nous emparer du marquis de Belcazer si
nous pénétrons dans ses jardins ; mais quel moyen avons-
nous de nous y introduire?
— Vous oubliez ma lettre, Madame! s'écria avec joie
dom Bartholomeo; c'est un talisman qui nous ouvrira toutes
les portes. Partons!
— Partons! répéta toute la troupe.
L'intendant du château avait jadis connu le seigneur
Gamboa, père de dom Bartholomeo ; à la vue de ses armes
imprimées dans la cire, il ne fit aucune difficulté de laisser
passer le jeune gentilhomme et ses amis. Les dames, pour
n'être pas reconnues, s'étaient couvert le visage de masques
de velours noir ; les cavaliers avaient rabattu leurs cha-
peaux sur leurs yeux, et tous s'enfoncèrent dans les bos-
quets. Bientôt ils arrivèrent à l'endroit où la barque du
marquis était amarrée. — C'est ici, dit dom César; cachons-
nous derrière ces buissons , et attendons.
On se blottit au milieu des haies ; dom Bartholomeo
était à côté de doua Dorothea de Santa-Cruz, si près, si
près, qu'une feuille de rose u'anrait pu se glisser entre elle
et lui. Le soir vint avec ses ombres mystérieuses. On en-
tendit marcber dans les allées; le gravier craquait sous les
j)ieds des promeneurs.
— C'est lui! dit doua Doiodien. Voyons, seigneur
SK I.KVK AVKC DKS PUCKS. 125
Gainl)oa, (■oiiimciil vous jouerez voire lole. Oserez-voiis
r arrêter le premier'.'
— .rarrcHerais le vice-roi , si nous le vouliez.
Un soupir lui répondil; le marquis do Belcazer arriva
sur la plage, et tlom Barlholomeo s'élança vers lui.
— Seigneur marquis, rendez-vous! s'écria-t-il.
Le marquis n'avait avec lui que quatre laquais sans
armes; il voulut tirer son épée, mais dom César le désar-
ma, tandis que ses amis terrassaient les valets; un st'ul
parvint à s'enfuir, grâce à la nuit.
— Vite, dépêchons, dit dom César à voix basse; des
quatre drôles qui accompagnaient Sa Seigneurie , je n'en
vois que trois couchés sur le sahle ; craignons que l'autre
ne donne l'alarme au château.
En un tour de main, le marquis de Belcazer fut dépouillé,
garrotté et bâillonné. On le transporta dans le bateau, et la
compagnie s'apprêta à s'embarquer.
— Il me semble voir de la lumière briller du coté du
château, dit doua Dorothea; vite , informez-vous de ce que
ça peut être , seigneur dom Bartholomeo.
Gamboa courut dans la direction que lui indiquait le
doigt de la senhora. 11 ne vit rien, et se hâta de retourner
vers la plage. Tout avait disparu, la barque, les cavaliers,
les captifs et doua Dorothea. Tandis que dom Bartholomeo
cherchait du regard autour de lui, il entendit un grand
tumulte dans les jardins; vingt torches flamboyaient entre
les arbres, où passaient les silhouettes noires do grands
laquais armés de longues épécs. Le seigneur Gamboa rolli'-
chit qu'il était seul; do là lui vint la pensée de fuir. 11 se
jeta au milieu des taillis qui bordaient le fleuve, et gagna.
124 QUI SE COUCHE AVEC DES CHIENS
à la laveur de la nuit, les murs du pare, qu'il escalada en
s'aidant des espaliers. En ini quart d'heure, il arriva dans
les faubourgs de Lisbonne, et se dirigea rapidement vers
l'hôtellerie des Trois-Mages.
Le cheval qu'il avait prêté la veille au marquis de Tor-
real n'était pas rentré à l'écurie. Cette longue absence,
jointe à la subite disparition de ses amis de fraîche date, ne
laissa pas d'inquiéter le seigneur dom Bartholomeo. En se
déshabillant, il s'aperçut que la bourse où reposaient les écus
d'or, gagnés la nuit précédente chez la senhora Dorolhea
de Santa-Cruz , s'était envolée de sa poche. Cette décou-
verte augmenta ses craintes, et l'héritier du seigneur
Gamboa s'endormit l'esprit plein d'images lugubres.
Au petit jour, un domestique heurta à sa porte.
— Seigneur, lui dit-il, voici un billet qn'un inconnu m'a
prié de vous remettre.
Dom Bartholomeo ouvrit la lettre , et lut ce qui suit :
« Je vous remercie , seigneur comte, de riiimnble secours que nous
nous avez prêté. Sans votre aide, jamais nous n'aurions réussi à nous
emparer du marquis de Belcazer, qui vient de nous i)ayer une riche
rançon. La senhora Dorothea de Santa-Cruz, qui porte aussi le nom de
Sa|)hira la Gitana, vous prie d'agréer ses plus gracieux compliments,
.le désire que le ciel me ménage une occasion de renouveler connai.-^-
sance avec vous, qui a])preudriez en ma compagnie ce ([u'on n'ap|)ren(l
pas à l'Université de Coïmbre. »
« CiiRisTOVAL G.\LiER.\, ex-marquis de Torreal. »
Dom Bartholomeo se dressa sur son séant.
— Christoval (jiaUcra! s'écria-t-il, le lanieux voleur! —
SE LKVE AVEC DES PUCES.
125
Lui-iiitMUO, rôpondit un cslalicr qui venait trontr'ouvrir
brusquement la porte; et je vous arrête comme sou com-
plice. — Moi? — Vous-même; linteudaut du marquis de
Belcazcr nous a donné les renseignements les plus circon-
slaneiés à votre éf!;ard. Au nom du roi! suivez -nous.
— (Jli ! l'étrange aventure! reprit Gamhoa.
— Honorable seigneur, elle n'est que trop simple au
contraire : Lorsqu'on se couche avec des chiens...
— On se lève avec des puces, continua nu aiilre
aluuazil.
VANTE SON POT
0 15 avril 1844, M. Desloiigrais fit
appeler dans son cabinet son neven,
Gabriel Mangis.
— Mon ami, dit-il an jenne liomnie
en tirant sa montre, il est midi, et c'est
anjonrd'hni le 15 avril; tn es majenr
depuis nn ([uart d'benre. Je t'anrais fait prier cinq minutes
|)his tôt de passer dans ce cabinet, s'il ne m'avait t'alln ce
temps pour liquider mes comptes de tutelle. Toutes les
CHAQUE POTIER VANTE SON POT. 127
piècc's sont rruiiics, là, sur ce hiircaii; (ii peux en prendre
comiaissaïuv...
— (Hi ! iiioii onde !
— Bien, bien; je sais (|ne lu vas nie |)iier de j^arder la
direction de tesalîaires, et médire qn'elles ne sauraient èlre
placées en meilleures mains.
— Vous m'avez deviné.
— Oui, mais je suis un vieil égoïste qui ne me i'ati^ne
|)onr les autres que lorsqu'il m'est impossible de faire
autreuient... Tu as trente mille livres de rente à toi, c'est
dix mille de plus que je n'en ai reçu ; j'ai assez fait travail-
ler tes fonds pour avoir le droit de me reposer. Mais avant
de t'abandonner la direction suprême de tes affaires, je
me permettrai seulement de t'adresser une seule question :
As-tu lu V Amour Mcdccin?
— IJ Amour Médecin de Molière'? Oui, mon onel(>.
— N'oublie jamais la première scène du premier acte .
mon ami, tonte la science de la vie est là-dedans; le monde
est pavé de M. Josse. Je n'ai pas d'autres conseils à te
donner; mais pour que tu n'en perdes jamais le souvenir,
je prétends mettre cette morale en action. Suis-moi.
Un quart d'heure après, M. Deslongrais et son ne\eu
entraient chez un jeune bancpiier, rue du Houssaie.
— Mon cher rjambier, lui dit ronde, nous venons, mon
neveu et moi, vous demander un service.
— Vous qui avez trente mille livres de rente? Votre
neveu ([ui en a autant?
— Eh! précisément, ce soûl ces maudiles trente mille
livres de rente qui nous gênent! Oiie faire du capital? Vous
tpii êtes dans les affaires domie/-nous donc im bon conseil.
128 CHAQUE POTIER
— Six cent mille francs! s'écria le hanqnier. Eh! mais,
il iieji l'aut ])as davantage ponr soumissionner un joli
fi-ont'on de chemin de fer. Placez cet argent chez nn capita-
liste bien famé, il le fera valoir dans des entreprises sûres;
l'intérêt vous sera servi à quatre pour cent, vous aurez une
part dans les bénétîces de la maison, et dans dix ans vos
capitaux seront doublés. La banque règne et gouverne
aujourd'hui.
— Xous v penserons, mon cher Gambier, dit M. Des-
longrais; et poussant Gabriel du coude, il mnrnnu'a à son
oreille ces mots : M. Josse !
Bientôt après tous les deux arrivèrent chez un notaire,
d'âge mùr. qui faisait les contrats de la famille.
— Ah! monsieur Dupuis , dans qnel lenq)s Aivons-nous!
s" écria M. Deslongrais. Vous connaissez les affaires de mon
neveu, le pauvre garçon ne sait à quel usage appliquer sa
fortune ; nous venons vous consulter.
Le notaire parut réfléchir un instant.
— Oci est très-délicat, Messieurs, dit-il enlin ; les opé-
rations de bourse sont aléatoires, et les prêts sur hvpothè-
ques d'une liquidation pénible ; la propriété mobilière est
accablée d'impôts, et les revenus n en sont jamais certains.
Je crois que le plus sage serait d'acheter une bonne charge à
Paris. Une charge met le titulaire en position de faire un
beau mariage; elle lui assure un rang honorable dans la
société et des bénétices considérables; les charges tiennent à
présent le haut du pavé. Je connais une personne qui, pour
des raisons de santé, a (pielque désir de vendre la sienne.
\ oulez-vous que je lui en parle?
— Parlez-lui-en; reprit M. Deslongrais, et tout bas il
i
\a Wof'pu \\\; \o\\ Yv\^ fa Vosî-e-, wi\'\s W xo'A i'd\c A< ^ow ^•ou\vo-c.
VANTE SON l'OT. 129
ajonla : La j)crsomu> malade, c'csl encore lui (lui se jioile
bien. Oh! M. Josse!
Coninie ils ([nillai(Mil la rne Saint-Mare on denieniail
M. I)n[)nis, l'oncle el le neven rencontrèrent nne de lenrs
coiniaissances qni tonrnait le coin de la me \ ivienne.
— Eh! ce cher Dervicu ! s'écria M. Deslongrais; (jne je
snis aise do le voir! Voilà un homme de bon cojiseil, el il
va tout de suite nous le prouver. Si vous aviez six cent mille
IVancs comptants, qu'en feriez-vous?
— J'en achèterais tout de suite une terre dau moins
un million.
— Est-ce un bon placement?
— Merveilleux! les terres bien cultivées rapportent de
trois à trois et demi pour cent; si l'on y applique les nou-
veaux procédés d'assolement, on arrive à quatre. Et puis la
terre reste toujours; il n'y a pas de banqueroute qni puisse
emporter des prés !
— Vous avez peut-être raison. Sauriez-vous par hasard
([uelque beau domaine en vente?
— Je n'en connais qu'un ; mais il est mannili(pie. La
terre des Futaies, près de Meaux. Je l'ai achetée huit cent
mille francs, et j'ai fait faire des réparations considérables
aux bâtiments. Je suis obligé de m'en défaire, ma femme
voulant se fixer à Toidouse auprès de sa famille. Onand
vous voudrez voir ce domaine, écrivez-moi, et nons iions
ensemble. Mais hàtez-vous; les concurrents sont nond)reii\.
La [)ropriété est nu (pialrième pouvoir de 1 elal.
— C'est entendu , répondit M. Deslongrais.
— La fait en tont trois M. Josse, ajouta (labriel en lianl.
— Oh! nous ne sonnnes pas an dernier.
130 CHAQUE POTIER
En quittant le propriétaire, M. Deslongrais et Gabriel
Maugis se dirigèrent vers le faubourg Saint -Antoine, où
demeurait un certain M. Louis Ferrandin qui était de leurs
parents. M. Louis Ferrandin avait élevé une fabrique de
produits chimiques k laquelle il consacrait tout son temps.
La visite de ses parents parut le charmer; mais lorsqu'il en
connut le motif, il ne put dissimuler sa joie.
— Vous ne sauriez mieux vous adresser, s'écria-t-il; ma
fabrique a des relations immenses; je couvre de mes produits
les cinq parties du monde et leurs îles; mais, pour donner à
mon industrie tout le développement qu'elle comporte, il
me faudrait encore à peu près cinq cent mille francs. Versez
vos fonds dans ma fabrique; nous nous associons, et la
signature Ferrandin, Maugis et G", ira jusqu'aux antipodes.
L'industrie est la reine du monde.
— Nous examinerons cela, dit M. Deslongrais. A bien-
tôt, mon cher Louis.
— Et lui aussi! s'écria Gabriel. Trouver M. Josse sous
l'habit d'un cousin !
Une invitation à laquelle ils avaient promis de se rendre
conduisit M. Deslongrais et Gabriel chez un agent de change,
rue Laffitte. Quand ils arrivèrent, cinq cents personnes
circulaient dans des salons qui pouvaient bien en contenir
deux cent cinquante ; on en attendait trois cents encore.
Bientôt le bruit se répandit dans le bal qu'un jeune homme,
majeur depuis quelques heures seulement, cherchait à pla-
cer sa fortune et sa personne : six à sept cent mille francs et
un joli garçon, deux choses charmantes auxquelles l'associa-
lion |)rète im attrait irrésistible.
' — 11 faut, mon cher, vous marier, disait im \ieux rentier
VANTE SON POT. 151
à Gabriel; le ménage est un IVein qui calmera votre jeu-
nesse, et vous empècliera (1(^ gaspiller votre l'orlune; si j'étais
votre père, les bans seraient publiés demain.
— 11 a trois lîUes à poui'voir, le bonliomme, murnuu'a
M. Deslongraisà l'oreille de (Jabricl. M. Josse!!!
— Ce n'est point mon avis , continua un employé supé-
rieur du ministère des tinances; avant de se marier, un
jeune bomme doit expérimenter la vie ; quand il aura vu le
monde et ses écueils, et conquis la maturité du jugement
par le travail, il sera temps alors qu'il se marie.
— Le bureaucrate a une iille, mais cette tille n'a que
douze ans; quand lu auras de l'expérience, elle aura dix-
sept à dix-buit ans, le bon âge pour trouver un époux-
Toujours M. Josse!!! dit encore M. Deslongrais.
— Bah! interrompit l'agent de cbange, le mariage n'est
pas l'affaire importante de la vie; on ne doit aujourd'hui
songer qu'à la richesse, et la richesse est ta la Boui-se.
M. Maugis a une fortune honorable; qu'il la réalise et se
lance dans les spéculations. La spéculation est la fée du dix-
neuvième siècle. Je veux, avant un an, que la coulisse
tremble au nom de Maugis.
— Et l'agent de change aura gagné trente mille francs
de courtages, si tu en as perdu deux ou trois cent mille
sur les chemins de fer.
En achevant ces mots, M. Deslongrais passa son bras
sous celui de Gabriel, et ils sortirent du bal pour souper.
— Nous avons justement une bécasse dodue à faii'e [)lai-
sir, dit un garçon du Café de Paris aux deux convives.
— Ah ! vous avez une bécasse? Eh bien ! donnez-nous un
perdreau ! s'écria M. Deslongrais.
'J52 CHAQUE POTIER VANTE SON POT.
(ial)riel se mit à rire.
— Tu ris, toi! Cette bécasse est au restaurateur ce que
le domaine est au propriétaire , la fabrique à ton cousin , la
charge au notaire, la jeune personne au rentier. Il veut s'en
débarrasser; laisse-la manger à d'autres.
— Quoi! un M. Josse en maître-d'hôtel!
— M. Josse est ])artout, M. Josse est immortel; M. Josse
est un proverbe fait homme , et ce proverbe le voici :
CHAQUE POTIKR VANTE SON POT.
/ ' ' \-f%>,,^M.fr^
f'^V<
^v
DEVANT UNE POULE QUE DERRIÈRE UN BŒUF.
p n 0 V i: n it r. c. ii i N o i
''^il^^/^d-j'iP'' w village de Tchang-Yo, situé à deux lys
<^^-^si^fe i^^^^ la porte orientale de Ping- Kiaiig .
''/t^':':-I^WW-„'P chef- lieu du département de Kiang-iSan,
\ivait un homme dont le nom de liinn'lle
^^'^>^^ était Hou, et le petit nom Kong. Il descen-
dait dune lignée de cultivateurs ; mais il s"()ccti[)ait de
littérature, et il avait eom])osé des vers de sept syllabes,
qui auraient ligure avee honneur parmi les morceaux
154 MIEUX VAUT MARCHER
d'élite rassemblés par Fiit-Zée dans le Chi-King, le troi-
sième des Cinq Classiques. Yètn d'habits très - simples ,
usant d'une nourriture frugale, mais toujours dans l'ai-
sance et le contentement, il possédait encore du superflu ,
malgré la modicité de sa fortune, et savait venir au secours
des pauvres du village. Aussi le comparait-on à un Prin-
temps mâle pourvu de pieds.
11 avait pour voisin un fermier, non des plus riches , et
qui se distinguait seulement par son grand amour pour
l'horticulture. Dans son vaste jardin, fermé par des treil-
lages de bambous, il réunissait l'altlia^a, la balsamine, la
ketmie aux (leurs cbangeantes, la pivoine en arbre, l'ama-
ranlhc, le lychnis couronné, le calycantbe, le corcborus,
l(î bouton d'or, et beaucoup d'autres plantes non moins
rares. Depuis longtemps, cet honnête homme, surnomnié
dans le pays le Fou des Fleurs [Hod-Tclij] , nourrissait
le désir secret d'entendre réciter des vers par IIou-Kong.
On voit dans le livre des Dix mille Mots que :
{'.elui qui chante est une incarnation de Bouddha,
Du Dieu qui répand l'or et l'abondance.
En conséquence, un jour que l'occasion lui parut favo-
rable, le Hoa-Tchy mit ses habits de nouvel an, et alla
frapper à la porte de son voisin.
Celui-ci était sous ses arbres, occupé à chanter et à
boire du vin de Niao-Tching dans une tasse d'or, présent
du vice-roi de la province. Près de lui était une table por-
tant un vase de porcelaine du milieu duquel s'élevait une
branche de pêcher couverte de belles fleurs marbrées. A
l'aspect de son voisin que lui amenait un serviteur, il
DEVANT UNE POULE QUE DERRIÈRE UN BOEUF. 15.->
oiivril ses you\ appesantis par le vin. cl lui récita ce ^c^s
avec un accent de joyeuse insouciance :
Je suis ivre, je veux dormir : ainsi, allez vous promener '
Mais le lerniier ne se méprit pas à cet accueil si peu
obligeant.
— Le Fou des Fleurs, dit-il, sait bien que telle l'ut la
réponse du Nénupliar Bleu ( du poëte Ly-Pe ) quand le
comédien Koueï-INien allait le chercber de la j)art de Teni-
pereur; mais M. Hou-Kong, qui est un bonnne civil en
même temps qu'un poëte distingué, ne voudra pas repous-
ser l'humble demande de son plus indigne serviteur.
A ces paroles si convenables, Hou-Kong sentit quil
avait affaire à un amateur de poésie; et, se levant, il le
salua d'un tchin-tchin empressé.
— Le vieux Chinois , dit-il ensuite , croit avoir aperçu
\otre Seigneurie cultivant des Heurs dans un jardin fermé
de bambous.
— Il est vrai, répondit Hoa-Tcby, que j'ai dans un
misérable recoin de terre quelques pauvres plantes qui ne
méritent pas d'arrêter les regards de Votre Seigneurie; et
pourtant, telle est l'idée que je me fais de ses bontés, que
je la crois capable d'y venir passer une heure ou deux, en
compagnie de quelques amis, qui, de temps en temps, boi-
vent et composent des vers en écoutant chanter les loriots
dans cette pauvre retraite.
— Rien de plus agréal)le ([uune aussi glorieuse invita-
tion, répliqua Hou-Kong; mais quel j<'Ui-, s il nous plaît,
permettrez-vous à votre lunnble serviteur d'assister en
silence à cette fête de l'amitié'?
156 MIEUX VAUT MARCHER
— Ce serait, saiii' le bon plaisir de Fillustre poêle, le
Ireizième jour de la lune et à l'heure du Mouton.
— J'éprouve un grand désespoir, dit Hou -Kong après
a\oir réiléclii quelques instants; mais ce jour et à cette
heure, je suis attendu chez les examinateurs qui siègent ce
printemps pour la province. L'un d'eux, — - ajouta-t-il en
se rengorgeant, — est Son Excellence \ang-Koueï-Tclu)ng,
premier ministre et frère de l'impératrice; l'auh'e est le
duc Kao-L)-Sse, commandant des gardes impériales. Vous
conqn-eiu^z...
— .le comprends, interrompit le Fou des Fleurs, que
M. IIou-Kong ne saurait manquer à d'aussi éminents per-
sonnages pour vm stupide et illettré paysan comme moi.
J'insisterai pourtant, et lui demanderai de venir dans ma
pauvre chaumière. Nous nous réunirions plutôt à l'heiu'e du
Cheval, et il serait libre de se rendre à Ping-Kiang aussitôt
qu'il aurait vidé quelques tasses de mauvais vin.
Hou-Kong ne vit pas le moyen de rehiser, sans une
grave impolitesse , cette invitation qu'il dédaignait secrè-
tement.
— \otre h'ère cadet accepte avec transport l'honneur de
passer quelques instanis en votre compagnie, répondit-il;
mais à condition que vous hoirez avec lui mi peu de celte
insiguiliante liqueur.
Ils burent ensemble plusieurs lasses d(> INiao-Tching, el
se séparèrent après maintes civilités. Le Fou des Fleurs
rentra chez lui lorl joyeux; el , le douzième joiu-, il ne
man(|u;i [)()iul de j(Mi(»u\eler, [)arun lilsee surj)apier rouge,
l'invilalioi] déjà l'aile.
IJou-Kong, néanmoins, était tort contrarié; le treizième
'SWnvx \u\v\ VttYiV i\u\; \^\\\\t\\î..
DKVANl' INK l'OILK Ol F. DKIUUKKK IN lîOKlF, [7)1
jour, eu passaiil son liahil de crri'iiionic , il miiiiimiail
foulro son voisin dont il accusait la présomplioii.
— Oucl orgueil, disail-il , dans ces pclilcs ncns de \il-
lagc ! En voici un qui, me sachant in\ilc parles plus giaiuls
personnages de l'empire, ne craint j)as de nrobliger à nie
«•(Mulre chez lui pour y boire de la pi([uette, sans doute avec
des manants ! Ah! si je losais, je lui enverrais à ma jdace
une pièce de vers où ses convives et ses loriots seraient
tournés en ridicule.
11 se mit incontinent à rédiger cette satire en vers libres ,
et il en rimiinait les derniers traits quand il arriva dans le
jardin du Fou des Fleurs.
Le coup-d'œil qui s'offrit à lui était aussi charmant (pie
celui du lac Sy-IIou. L'éclat de ce jardin, planté des tleurs
les plus rares, était pareil à celui d'un paravent enrichi de
mille couleurs. Par des allées de cyprès, on arrivait dans
trois salles couvertes, il est vrai, en simple chaume, et
meublées en bois uni, mais où tout resplendissait de
propreté. On eût balayé le sol sans rencontrer un atome de
poussière.
Quant aux fleurs, soignées par Hoa-Tchy comme autant
de filles chéries, elles étaient d'une abondance et d'une
richesse extraordinaires.
Le thé qui ins|)ir(> de bcllos rinios,
La vanille qui j>arl'uine l'ombre,
L'hémérocalle'toujours debout sur les degrés,
Le lotus d'ar2;ent qui abonde' dans les bassins,
La cannelle ([ui dérobe son odeur a la lune ,
L'immortelle des eaux , au corps de jade,
La mussonda aux précieux boutons dediamani ,
158 MIEUX VAUT MARCHER
La rose panachéo , la [letite prune yo-Iy,
Suinommée le ballon de soie brodée,
y Ibriîiaient des l)erceaiix et des guirlandes, des pelouses
émaillées et des buissons odorants. On ne saurait décrire la
magnificence de cette ravissante perspective. Les loriots,
sautillant légèrement au sein des grands arbres, et ])ecqiie-
tant çà et là les baies parfumées des tleurs, chantaient d une
voix flexible et harmonieuse.
Les amis du Hoa-Tchy ressemblaient aux Sept Sages
de la Foret de Bambous. Ils étaient assis en demi-cercle
sur un épais tapis , auprès d'un massif de pivoines épa-
nouies, où Ton pouvait voir les cinq espèces les pins
remarquables de cette lleur, qui est la reine des parterres :
l'Etage d'or, le Papillon vert, la Richesse du melon d'eau,
le Lion bleu scintillant, et l'Elégant génie doré. A côté de
chacun d'eux était une assiette remplie de beaux fruits, et
une cruche de sam-tsieou préparé avec le plus grand soin.
A l'aspect de M. Ilou-Kong, tous se levèrent, et firent
deux fois devant lui le ko-toou de cérémonie qu'on réserve
aux plus grands personnages. On le contraignit , malgré
sa résistance, à occuper la place d'honneur, marquée par
des coussins de soie ronge; puis, alin de lui témoigner leur
admiration pour son talent, chacun des assistants récita
tour à tour une des pièces de vers composées par lui. Le
poëte souriait en s'inclinant <à mesure qu'on lui rappelait
ainsi les plus beaux ouvrages de sa jeunesse , et son cœur
s'enflait de joie ; les fleurs lui semblaient les plus belles
qu'il eût jamais vues, et dignes (hi j)aradis de l'Occident, il
estimait h la vérité que les oiseaux gazonillaient un peu trop
fort, et gâtaient le jdaisir de ceux qui écoutaient ses vers;
HKVANT rXH l'OlLK QVE DEURIHHK IN BOF.IF. !.")<)
mais phisiinirs lasses de sani-tsicoii lui liiciif ouhlicr ce
léger cliagriii , et il abaiuloiina son cu'ur au plaisir.
Après Tavoir eéléhré sur tous les tous, sou liùte lui
(leuiauila dhonorer la réuniou par (piehpies eouplels; et
llou-Kou^, se laissant ilécliir après bien des prières, donna
l'essor à sa verve poétique. Les belles images , les nobles
expressions lui venaient en Ibule, et il improvisa eonnne
bien d'autres anraient voulu écrire. Le temps s'éeoulait
pourtant, trop rapide au gré des joyeux buveurs, et l'beure
du Mouton était déjà sonnée, lorsque M. Hou-Kong songea
que le frère de l'impératrice et le conunandanl des gardes
l'attendaient à la ville. Le Fou des Fleurs et ses amis l'ac-
compagnèrent jusqu'au delà de l'enceinte en le comblant
de remerciements , et en exaltant le bonbeur qu'ils lui
devaient.
Tout étourdi de leurs éloges, et la tète un peu entreprise
parla liqueur qu'il avait bue, Hou-Kong, cbeminant sur
sa mule, se serait pris volontiers pour Lao-Tse sur sou
buftle noir. Il fredomiait des cbansons, et composa ces
quatre vers :
Quand on a bu trois verres , on a rinlelligence de la Grande Voie ;
Quand on a vid(^ la bouteille , on est identifié avec elle.
Ce n'est que dans les vapeurs du vin qu'on trouve le vrai bien-iMre;
Et , sans s'éveiller de son ivresse , le poète passe à la postérité.
Peu s'en fallut, qu'enqiorté par le Ilot de ses pensées, il
ne passât sans s'arrcler devant la salle de la belle littéra-
ture, où les examinateurs lui avaiiMit donné rendez-vous.
Ces messieurs étaient cboqués au plus liant point de ce
que le vieux poète ne IVit ])oint encore venu, et qu'il les
MO MIEUX VAUT MARCHER
(!Ùl fail altondro au cli'là de l'heure ludicpiée. Aussi avaieut-
ils résolu de l'eu faire repentir, et , d'après leurs ordres ,
on avait coiniueucé la représentation d'une comédie jouée
par d'excellents acteurs de IVan-King. Lorsque M. IIou-
Kong parut à l'entrée de la salle, un seul domestique était
là pour l'introduire sans aucune cérémonie. Les meilleurs
sièges étaient occupés par Yang-Koueï-Tchong et Kao-Ly-
Sse , qui n'en avaient réservé aucun à leur hôte retarda-
taire. Celui-ci, plein de confiance, avança pourtant jus-
qu'aux premiers gradins; mais il vit toutes les banquettes
occupées par une foule de lettrés subalternes qui ne firent
pas mine de l'apercevoir, et dont aucun ne se leva pour lui
offrir une place.
Afin d'attirer les regards, M. Hou-Kong salua profondé-
ment et à plusieurs reprises le premier ministre, frère de
l'impératrice , qui ne détourna pas seulement les yeux de
la scène , et feignit de ne point prendre garde à l'arrivée
du nouveau spectateur.
Découragé de ce côté , le poëte saisit un moment favo-
rable, et, surprenant le duc Kao-Ly-Sse, qui le lorgnait
en dessous, il lui adressa une magnitique révérence. Le duc
ne riposta que par un léger signe de tête. Hou-Koug , déjà
mécontent elle cœur serré, mais n'osant toutefois battre
en retraite , chercha un asile sur les gradins les plus éloi-
gnés du théâtre; mais la valetaille qui s'en était emparée,
voyant un pauvre homme en l'honneur de qui pas un des
lettrés n'avait voulu se déranger, ne prêta aucune attention
à cette manœuvre. Le poëte allait réprimander un de ces
marauds si peu polis, quand, aux premiers mots qu'il pro-
nonça, une rumeur s'éleva du côté des premiers gradins.
DRVANT UNE l'OrLF. ()\'V. DKUIUKHE UN BOEIF. I Vl
— Silence ! disait-on, ce l)ruit n'est pas loléral)le !
— Oue les valets se taisent! ajonla le commissaire
impérial en agitant son éventail avec im mouvement de
colère.
Hou-Kong perdit en ce moment le peu d'assurance (|ui
lui restât encore. 11 demeura debout, appuyé contre un(>
colonne, et sans souiller mot jusqu'à la lin de la représen-
tation. Au moins alors, pensait-il, je serai dédommagé
[)ar des attentions empressées de ces rebuffades involon-
taires.
Mais le premier ministre, en passant devant lui, et sans
s'arrêter autrement, dit à un petit chung-ya qui portait son
ombrelle :
— N'est-ce point là ce Hou-Kong dont on cliante les
poésies dans tous les cabarets de Ping-Kiang? 11 n'a guère
Tair d'un liomme d'esprit.
Et le commissaire impérial, qui suivait, se crut obligé
de renchérir sur l'incivilité de son collègue :
— On devrait, en compagnie honorable, se présenter à
propos et ne point infecter la salle par l'odeur du vin .
s'écria-t-il d'un ton fort emphatique, en regardant Hou-
Kong par-dessus l'épaule.
Le malheureux, confondu de tant de dédains, sortit de la
salle après tous les autres lettrés, et s'empressa de remonter
sur sa mule pour retourner au village de Tchang-Yo.
— Hélas! pensait-il, bien fou qui recherche la com])a-
gnie des grands et s'expose à leurs caprices plutôt (pie de
hanter les petits et de recevoir leurs hommages. Dans le
jardin du pauvre fermier, j'étais le j)lus habile et le j)lus
honoré, j'y étais heureux; mais dans la salle de la belle
142 MIEUX VAUT MARCHER, ETC.
liltérature , quels durs moments j'ai passés! Les proverbes
ont raison : les oiseaux de même plume doivent habiter
même nid, et d'ailleurs
>1IEU\ VAUT MARCHER DEVANT UNE P 0 V Lt:
ij U E 1) E R R I k R E 11 N R OE l F .
Ê\^^
PLAIT SA MAROTTE.
orsque la mille vi (Iciixii'iiif nuit fut venue,
le sultan , après avoir lait gràee à Selielie-
razade, ne manqua pas do lui di-mandcr
ym de ces contes que M. (lalland devait si
bien laeonler (juehjurs siècles ])lus lard.
— Soleil de mes jours, lime de mes miits. ^Iai\e de
justice, trésor de puissance, lui i'('|)ondil la sidiane dans
ce style que nous avons tous admiié. je n'ai ])iiis lieii
à l'apprendre, j'ai vidé mou sac.
144 A CHAQUE FOU
\a' siillaii , iiK'c'onlcnt de cotte réponse , regretta de n'avoir
])as l'ait couper le cou à Schelierazade; il eut même uu
moment la velléité de se livrer à cette fantaisie pour se
distraire; il résista néanmoins à ce désir, en se répétant ces
mots mémorables : Un sultan n'a que sa parole. Cette vic-
toire remportée sur ses passions mérite d'être signalée, sur-
tout chez un monarque aussi absolu que l'était Schahriar.
Cependant le sultan maigrissait à vue d'œil, et restait
plongé dans une mélancolie profonde; son nain favori, son
fou qu'il aimait tant, ne pouvait parvenir à le distraire; le
malheureux fut même exilé de la cour. Les courtisans ,
forcés de maigrir comme leur maître et de feindre uiu" déso-
lation immense , résolurent de tirer leur souverain d'un étal
qui pouvait compromettre leur tempérament et affecter leur
intelligence. Les ministres et les grands de la cour se réu-
nirent en conseil; on y appela la sultane Schelierazade, qui
avait déjà réussi une fois à dissiper l'immeur noire de son
époux , et dont la réputation de sagesse commençait à se
répandre dans tout l'Orient.
Quand le conseil fut réimi autour d'ime table recouverte
d'un tapis vert, selon l'étiquette orientale, le visir prit la
parole en ces termes :
Messieurs et cliers collègues.
Ainsi qu'il convient à des sujets fidèles et (lé\oués, nous
ne devons pas avoir de souci plus grand que le bonheur de
notre maître. ( Très-bien. ) La santé , s'il faut en croire le
poëteFerdoussi, est la clef du bonheur; (Assentiment.) l'ennui,
dit le philosophe Al-Fliarbi, est la j)ire des maladies.
LOtav^vow Vv\V \c \a\v\o\\.
PLAIT SA MAROTTK. 145
Notre maître s'ennuie, donc il est malade. (Sensation.)
Si mes l'ail)les lumières ne me tout pas dél'aiil, le |)r()l)lèmu
([lie nous sommes appelés à résoudre est eelui-ei : étant
donné un prince qui s'ennuie, quels sont les moyeus les
plus propres à le guérir?
Une voix. — C'est cela.
De tous côtés. — Très-bien ! très-bien '
Le visir. — Je ne vous dissimulerai point, Messieurs et
chers collègues, que notre tâche est grave ; mais avec l'aide
du Prophète, nous la remplirons courageusement, ne deman-
dant d'autre récompense que celle d'avoir sauvé le prince et
l'état. ( Acclamations prolongées. )
Après ce speech, les membres du conseil prirent la
parole à leur tour. L'un proposa d'engager Schahriar à
apprendre à jouer aux échecs; l'autre demanda qu'on lui
achetât sept ou huit Circassiennes , et davantage s'il le fal-
lait; celui-ci voulait qu'on fît venir d'Europe des montreurs
d'ours et des danseurs de polka; celui-là offrait d'ouvrir
un théâtre oîi l'on jouerait la comédie et le vaudeville ;
aucun de ces moyens n'obtmt la majorité.
Le visir, se tournant vers Scheherazade , lui dit alors :
— Madame , soyez assez bonne pour nous donner votre
opinion.
-T- Volontiers, répondit la sultane, écoutez-moi avec la
plus grande attention. 11 v avait non loin de Bagdad une
chaumière habitée par un pauvre bûcheron. In jour \\n
calender vint fra[)per à la porle
Nous supprimons le reste du conte , pour qu'on ne nous
10
146 A CHAQUE FOU
accuse pas d'avoir inventé une mille et deuxième nuit. Nous
verrons bientôt quel l'ut le moyen de guérisou que Scliehe-
razade fit adopter grâces à son apologue.
Pendant que le conseil délibérait, Schabriar se disait, en
lançant au ciel l'odorante fumée de son nargbilé : J"ai promis
à la sultane de respecter sa vie; mais je n'ai fait aucune
promesse de ce genre au visir, ni aux ministres, ni aux
grands de la cour; si je leur faisais trancher la tête pour me
distraire? Comme il ruminait en lui-même cette pensée, les
nu'nistres et les grands de la cour demandèrent à être admis
auprès de Sa Haulesse. Scbahriar les lit introduire. Le visir
se prosterna la face contre terre, baisa six fois les baboucbes
de son maître :
— Fils du Prophète, s'écria-t-il , cœur de lion, trône
de splendeur, mer de magnificence
— Assez! assez! interrompit Schabriar, que me Youlez-
vous?
— - Nous voulons , sublime sultan , chasser les nuages qui
volent autour de ton front , ramener le sourire sur tes lèvres ,
et rendre la sérénité à ton auguste face. Nous avons décou-
vert im nioven de te distraire.
— J'en ai trouvé un aussi ; si le vôtre n'est pas meilleur,
je renq)loierai : je suis décidé à vous faire trancher la lête.
Un long frémissement parcourut l'assemblée. Le visir
poursuivit son discours d une voix entrecoupée. En suppri-
mant les citations, les métaphores, les épitbètes oiseuses,
ce discours, qu'on a conservé dans les archives de la cour
(le Perse, remplirait encore cinq livraisons de cet ouvrage.
Nous pri\erons nos lecteurs de ce morceau d'éloquence;
nous leur dirons seulement que Schabriar adopta le moyen
PLAIT SA MAROTTK. 147
do (lislractioii qu'on lui proposait, ce qui valut à la Perse
environ trente tètes de plus, sans eonq)ter eelle du grand-
visir.
Ce moyen, dû à riniagiiialiou fertile de Selielierazade,
consistait à faire entreprendre un voyage au sultan dans le
but de déeouvrir quel était l'honime le plus malheureux de
son royaume; la philanthropie, employée comme passe-
temps, n'est pas une invention aussi moderne ([uon pour-
rait le croire.
Le premier jour de la lune de Cheval, Schahriar se mit
en route déguisé en marchand arménien, n'emmcmant
avec lui que le grand- visir, également travesti en marchand.
Vers la treizième heure du jour, qui correspond à celle où
l'on dîne, le sultan, dont la marche et le grand air avaient
aiguisé l'appétit, proposa à son compagnon de frapper à la
première habitation et d'y demander l'hospitalité. Ils se
trouvaient eu face d'une chaumière d'assez mince aj)j)a-
rence , et comme il n'y en avait pas d'autre dans tout le
voisinage , ils furent obligés d'y entrer.
Assis sur un banc de bois, entouré d'alambics et de cor-
nues , le maître de la maison s'aperçut a peine de la pré-
sence des vovaoeurs. 11 attisait le feu d'un fourneau situé au
mdieu de la salle, et ne perdait pas de vue le récipient
placé au-dessus du feu. Tout h coup les flammes s'étei-
gnirent, un charbon noir remplaça le liquide qui bouillait;
l'homme poussa un grand cri , et se roula par terre en
s' arrachant les cheveux.
— Ou'avez-vous , mon ami"? lui demanda Schahriar avec
bonté.
— Seigneur marchand, répondit-il, vous voyez le plus
148 A CIIAOUE FOU
malheureux des hommes. J'ai trouvé le moyen de faire de
l'or. Pour me livrer aux expériences nécessaires, j'ai aliéné
mon héritage , et ma femme est morte de chagrin. J'allais
recueillir le prix de mes sacrifices ; mais l'argent me man-
quait pour entreprendre l'expérience décisive; alors le
démon m'a tenté, et j'ai vendu mon unique enfanta des
marchands d'esclaves. Vous venez de voir échouer ma der-
nière espérance ; il ne me reste plus rien , pas même de quoi
souper !
Schahriar ordonna au visir de prendre le nom du cher-
clieur d'or, et, après Tavoir inscrit sur un calepin, ils sor-
tirent. L'alchimiste se nommait Nadir.
— ^ Voilà un homme hien malheureux! dit le sultan.
— Très-malheureux ! répondit le visir.
En causant ainsi , ils rencontrèrent un vieillard qui venait
de puiser de l'eau à la rivière; il marchait péniblement,
s'arrèlant à chaque instant pour déposer son vase et le
reprendre ensuite. La vieillesse indigente excite la pitié des
âmes généreuses : ce spectacle émut Schahriar, il voulut
connaître l'histoire du vieillard.
— Je m'appelle Ghaour, dit l'homme à la cruche; depuis
cinquante ans je m'occupe de la nature des choses et de
l'essence de l'âme. J'étais riche, et un incendie a dévoré
tous mes biens ; je ne regrette ni mes palais , ni mes meubles ,
ni luon argenterie, mais seulement ma bibliothèque. La
vérité est dans les livres, comme vous savez; et pour en
acheter je suis obligé de boire de l'eau, de manger des
racines, et de me servir moi-même; je ne puism'empècher
parfois de me trouver bien malheureux.
Le visir nota le nom de Ghaour sur sc^s tablettes.
l'LAIT SA MAROTTF. 149
Dos sanglots qui partaient diin l)ois voisin gnidrrcnt le
sultan vers nn pauvre paysan qui pleurait abondamment,
assis au pied d'un arbre. Schahriar s'informa des causes de
sa douleur.
— Hélas! répondit le rustn», j'aimais Fathmé, la jdus
belle lille du village; en l'épousant je lui ai fail donation de
mes biens; maintenant qu'elle n'a plus rien à attendre de
moi, elle me bal, elle me cbasse de la maison pour faire
chère lie avec d'autres, et quand je veux me plaindre on
me rit au nez; tout le monde se moque du pauvre Fernicli !
Le nom de Ferrueh prit place à côté de ceux de Nadir
et de Ghaour. En sortant du bois, ils virent s'avancer vers
eux un individu déguenillé qui marchait en tournovant sur
lui-même avec une rapidité effrayante ; on eût dit un tour-
billon vivant. Schahriar l'appelait en vain depuis plusieurs
minutes; l'individu ne se serait point arrêté, si un obstacle
qu'il n'apercevait pas au milieu du chemin ne lui eût fail
faire une cabriole dans la poussière.
— Pourquoi tournez-vous ainsi sur vous-même d'une
façon si bizarre? lui demanda Schahriar, en laidant à se
relever.
— C'est ma manière de voyager. Je suis le derviche
Ahmet, et pom* une faute que j'ai commise on ma con-
damné à aller ainsi jusqu'à la grande mosquée d'Ispahan.
J'ai encore quinze jours de marche; laissez-moi partir, car
si je n'arrive pas à l'époque fixée, je suis perdu!
Ahmet reprit sa course, en laissant le sultan et le visir
aussi surpris qu'affligés d'une telle infortune.
Nous ne parlerons pas des autres malheureux que ren-
contrèrent nos voyageurs philanthropes. Schahriar, embar-
150 A CHAQUE FOr
rassé pour décerner le prix du malheur ^ résolut de les
réunir à sa cour, de les interroger séparément, afin de
prononcer avec connaissance de cause. Le sultan rentra
dans Bagdad, et son premier soin fut de donner des ordres
pour taire arrêter Ahmet partout oii il tour])illonnerait.
Au jour fixé pour l'épreuve, Schahriar, entouré de toute
sa cour, ayant à son côté Scheherazade , ordonna qu'on fît
entrer successivement les malheureux qu'il avait découverts
dans sa tournée. Aucun d'eux ne répondit à l'appel. Nadir
avait vendu sa cahane, et sûr de réussir avec cet argent,
les plaisirs de la cour ne pouvaient tenter un homme qui
allait frUre de l'or. Ghaour, sur le point de découvrir l'es-
sence de l'àme, n'avait pas le temps d'interrompre ses
méditations. Ferruch avait pardonné à sa femme; il l'aimait
trop pour la quitter un seul instant. Ahmet, saisi au pas-
sage, s'était échappé des mains des gardes, disant qu'il
aimait mieux mourir que de renoncer à un pèlerinage qui
devait lui assurer le ciel. Les autres malheureux mirent en
avant des prétextes semblahles pour ne pas renoncer à leur
malheur.
Schahriar commençait à trouver que pour se disirai rt^ il
aurait mieux valu faire couper la tète au visir, aux ministres
et aux grands de la cour, lorsque Scheherazade se tourna
vers lui, et hii dit avec cette voix douce que les poêles lau-
réats de Bagdad comparaient au murmure d'une fontaine :
— Prince, que ceci vous serve de leçon ; il n'y a de mal-
heureux que ceux qui n'ont pas de désirs : alchimie , philo-
sophie , amour, dévotion, tout ce qui remplit le cœur
contrihue à la félicité.
— Ces gens-là ne se trouvent pas mallieureux, reprit
PLAIT SA MAROTTE.
151
Sclialiriiu' au coinhlc» de rrloiiiiciiicnl ; mais ils soiil lotis!
A ('.IIAOIK For l'LAlT SA MAIiOTTK ! s'irria IIM |»('lil
homme roiilrclail (|iii srlait glissé au milieu des eourtisaus;
rends-moi la mienne, si tu veux que je vive.
I']n même temps, le nain lavori se jeta aux pieds du sul-
tan. Sehalu'iar rélléchit ])endant quelques instants; puis il
daigna soui'ire à toute la coui". il laiil . dil-il , une passion à
riionuue; j'ai déjà choisi la mienne. Un témoin oculaire
de cette histoin^ raconte quen prononçant ces mots, il
regarda tendrement la sultane,
LUi ©©KlilllLS ®[l L'giMKiaDl
SONT LES CONSEILS DU DIABLE.
rémond est-il arrivé? deiiiandait mi matin
à une femme de cliainbre un monsieur chauve
(jui venait de monter an deuxième étage d'une
maison de la rue Sainl-llonoré.
— Entre donc, monsieur Bruneau, repai-
tit une voix de l'intérieur; et, presque aussitôt, on vil
paraître au milieu de rantichand)re un gros bonhonnne
au teint fleuri, qui tenait d'une main un rasoir et de l'autre
un pinceau.
— Eh bien ! as-tu réussi dans tes projets?
Ci ;\\ ( Yowwu \v\v\, VVvav \v: \nvV.
LES CONSEILS DE i/ENMI, E I'C. 155
— Lorsque AllKUiase-l)(''sii'é-JiU'qii('sBr(''iiioiul se (•h;ir«>o
d'iiiio affaire, esl-il dans l'lial)iliide de ne pas réussir?
— Ainsi, ta llllc est tianeée? reprit ^\. Bruneau après
s'être assis dans un fauteuil, sa canne entre ses genoux et
son chapeau sur sa canne.
— Ma Lueile est fiancée, et mou futur cendre», arrive
aujourd'hui même avec son père, M. Christophe Deschanips,
d'Elbeuf.
— Et ta fourniture?
— FA\c est certaine; les fonds sont prêts; ma fennne est
l'amie de madame Ducornet, dont le mari, chef de division
au ministère de la guerre, a promis de présenter le trait(''
à la signature de Son Excellence. Madame Brémond le por-
tera à madame Ducornet, apostille d'une pièce de satin de
Chine, qui nous est arrivée de Pékin , et dont notre pro-
tectrice a la plus grande envie pour paraître au bal de la
cour. Ainsi tout est arrangé : le ministre signe le traité ce
soir; ce soir, nous signons le contrat, et tu vas m' accom-
pagner pour acheter la corbeille de noces.
— Justement, j'ai une citadine à ta porte.
— Alors partons.
— Partons!... Mais n'as-tu rien à dire à ta femme?
— Bah! elle est maussade ce matin.
— (Ju'a-t-elle donc?
— Elle s'ennuie.
— Hein ! que dis-tu là? elle s'enmiie!
— Eh bien ! oui, elles'ennuie! De quelair me regardes-tu?
— Mon ami, sais-tu bien ce que c'est que l'ennui?
— Quelle question! Parbleu, oui, je le sais. L'ennui...
Eh bien ! c'est l'ennui.
•20
154 LES CONSEILS DE l'eNNUI
— Tu le Ironipes, monsieur Brémond; l'ennui, c'est le
diable. Oiiancl madame Bruneau s'ennuie, j'ai peur.
A ces mois, M. Brémond regarda M. Bruneau, haussa
les épaules, prit sou chapeau et sortit.
Or, taudis que les deux amis montaient eu citadine,
madame Brémond , à demi couchée sur un sofa , dans son
boudoir, laissait flotter ses rêveries au hasard. A quoi pen-
sait-elle? Dire qu'elle ne pensait à rien, c'est dii-e qu'elle
pensait à tout. Madame Brémond était une fenuue à qui
ses amies donnaient trente-neuf ans ; elle en avait donc
trente-deux ou trente-trois. Les molles clartés qui filtraient
par les persieuues voilées de stores, noyaient les lignes
charmantes de son visage, et teignaient d'une lueur rose
les plans nacrés de ses épaules. Ce matin -là madame
Brémond s'ennuyait. Pourquoi? Sa camériste, tout au plus,
aurait pu le deviner. Elle-même l'ignorait certainement.
Pour ouvrir le cœur d'une femme à l'ennui, il est mille
raisons ; pour le fermer, il n'en est qu'une. Or, madame
Brémond était mariée depuis dix-sept ans.
Au bout d'une heure, n'enlendant pas la sonnette de sa
maîtresse, la camériste entra. — Il est ])ieulôt midi, dit-
elle, madame veut-elle que je la coiffe?
— Comme vous voudrez , Suzetle.
Tandis que Suzctte présidait à ces nulK' détails où les
femmes déploient plus de diplomatie que des ambassadevu's
dans lui congrès, un violent coup de sonnette retentit à la
porte.
— xMadame, dit pres([ue aussitôt une fenuue de chand)re
eu ])assaiil sa lèle derrière une portière, il y a là un mou-
sieur qui demande à vous pailer.
SONT M:s C.ONSFIl.S |)l DIAliLE. 1.").")
— .Mais je ne puis rcccNitir pcrsoiiiic...
— Pcrsoiiiic . t'\c('[)l('' un l)('aii-|)('ix' , iiilcii'ompil une
o'i'ossc! \()i\; cl presque anssilùl nu uionsieur, gras, grand,
vermeil el joulllu. se présoiiUi au seuil du l)()ud()ir.
— -M. (lluislojdie Desehanips, dit-il en s'annoneani lui-
nièuie.
Madame Biémond s" inclina en s'elïoreaiil de soniire.
— Je vous sur[)reiids dans l'asile des Grâces, Madame;
mais hall! un beau-père a ses petites entrées partout. Par-
bleu 1 j eu ai vu bien d'autres à Elbeuf! Une belle ville, ma
loi! (]on naissez-vous Elbeut"? Non? Après le mariage de
mon tils, je vous y conduirai. C'est moi qui suis l'adjoint
de l'endroit; vous verrez ma fabrique et mon Casimir. Par
le chemin de fer, c'est une bagatelle que ce voyage; une
petite maîtresse fait ça entre son déjeuner et son dhier.
C'est plus difticile à moi qui fais mes cinq repas par jour.
Mais bail ! en voyage comme à la guerre !... Mais, Madame,
ne vous gênez pas pour moi; continuez; voyez, j'en agis
sans façon, moi; je m'installe.
Cette tirade avait été débitée tout d'une haleine, el, avant
que madame Brémond eût trouvé le temps de glisser un
mot, M. Deschamps s'était assis carrément sur l'ottomane
de salin. En toute autre circonstance, madame Brémond
aurait ri de tout son cœur; c'était une femme d'esprit qui
s'annisait des ridicules plus qu'elle ne s'en offensait; mais
en ce moment elle s'ennuyait.
Ses sourcils se froncèrent, et une moue dédaigneuse se
dessina sur sa bouche; à ce flux de paroles, elle ne répon-
dit (pie par un regard glacial.
Mais M. Deschamps n'était |)as homme à se découcerl<'r
156 LES CONSEILS DE l'eNM'I
pour si peu ; il se répondit à lui-uiémc , et la conversation
recommença sous forme de monologue.
— Parbleu! s'écria- 1 -il encore, j'ai grand' faim; le
voyage et le grand air m" ont mis en appétit. Aous allons
déjeuner ensemble ; ce sera fort gai ; quand M. Brémond
rentrera, il nous trouvera à table à côté l'un de l'autre. Eb !
eli ! il verra que nous avons fait connaissance sans lui.
— • Merci, Monsieur; je ne déjeune jamais, répondit
d'un ton sec madame Brémond.
— Jamais! s'écria le Normand ébouriffé.
— Jamais à midi. Suzette, donnez ordre qu'on serve à
monsieur un pâté, quelque poulet froid, deux ou trois bif-
tecks; la moindre des clioses entin.
— Au moins me tiendrez -vous compagnie? reprit
M. Deschamps.
Au moment où madame Brémond allait répondre, la
femme de chambre vint annoncer qiK^ M. Alfred de Lespars
attendait madame au salon.
— Veuillez m' excuser, Monsieur, dit vivement madame
Brémond ; c'est pour une affliire importante qui ne souffre
aucun retard.
M. Deschamps, un peu étourdi, passa dans la salle à
manger, où le pâté et le poulet lui tirent oublier la moitié
de sa déconvenue.
Or, l'affaire qui ne souffrait aucun retard n'était rien
moins que l'offre d'un billet pour le bal de la liste civile.
M. Alfred de Lespars était éloquent; mais madame Bré-
mond était ennuyée.
— La valse vous distraira, disait le dandy.
— Mais je n'ai pas de robe, répondait la dame.
SONT J.KS CONSKIl.S DU DIAlil.i:. lo7
Los rcmiiics, ciissciil-cllt's mille icihcs. iiCii oui jamais
une la Ncillc d un hal.
— Voilà justciiKMit iiiii' j)i('c'(' (le salin dini dessin inei-
veilleux; je suis sur ([ue votre laiseiise de modes est l'ennne
à tailler une robe dans une jnn'l.
— (l'est vrai, dit nonch;dannnenl madame Brémond.
— (a'oycz-moi, Madame, reprit le dandy insinuant, il
faut condwttre remuii ])ar le plaisir; le spleen est dange-
reux pour une jolie l'ennne.
Madame Brémond sourit, hésita un instant; mais la
main de M. de Lespars avait déjà saisi le cordon de la son-
nette. Suzette entra, et reçut ordre de porter tout de suite le
satin chez la couturière.
Madame Brémond avait tout à l'ait oublié son amie,
madame Ducornet.
M. Deschamps parut à cet instant à la porte du salon ; sa
présence acheva d'irriter les nerfs de madame Brémond.
— Je ne vous dérange pas, j'espère? dit le fabricant.
— Oh! mon Dieu, non; mais voilà justement M. de
Lespars qui me priait d'aller choisir des bracelets, ])our sa
S(Pm', chez Janisset. Me permettez-vous de l'accompagner'?
— Faites, Madame, répondit M. Deschamps, qui sem-
blait avoir perdu toute sa loquacité et sa joveuse humeur.
Dix minutes après, madame Brémond, enunaillotée dans
un cachemire, montait en calèche avec M. de Lesj)ars.
— Au bois de Boulogne! cria le valet de pied au cocher;
et la calèche partit.
M. Christophe Deschamps entendit la voix sonore du
laquais; il tressaillit, frappa de sa canne sur le parquet,
enfonça son chapeau sur sa. tète, et sortit avec fracas.
158 LES CONSEILS DE l'eNNUI
Vers le soir, M. Brémond et son ami M. Bruneau
revinrent h la maison de la rue Saint-IIonoré. Dix commis-
sionnaires les suivaient, chargés de caisses et de cartons.
— Madame Brémond? demanda M. Brémond à la
camériste.
— Madame n'est pas rentrée; mais voici deux lettres
pour vous.
— L'écriture de mon ami Deschamps! A quelle heure
est-il arrivé '?
— Monsieur, il est parti à (piatre heures.
— Parti! qu'est-ce à dire?
— Lis, et tu le sauras, lit ohserver M. Bruneau.
M. Brémond ouvrit précipitamment la lettre.
« Mon cher correspondant ,
(( Je retourne à Elbeuf. Votre femme est peut-être cliarmante, mais
elle n'a pas voulu se donner la peine de me le prouver. Je ne veux pas
être pour elle un sujet de contrariété; et, pour lui épargner l'ennui
d'une présence trop assitlue, je renonce pour mon lils à l'iionneur d'en-
trer dans votre famille. Comptez toujours néanmoins sur mon amitié et
mon crédit. »
« Christophe Descuamps. m
— A l'autre, dit M. Brémond; et une seconde fois il
rompit le cachet.
« Mon cher Monsieur,
« Madame Ducornet a vainement attendu madame Brémond toute
raj)rès-midi ; je regrette infiniment que son absence ne m'ait pas permis
(le faire pour vous ce dont j'avais cru pouvoir vous donner l'espérance;
mais, vous le savez, une lettre était indispensable, et cette lettre que je
devais soumettre à M. le ministre , je ne l'ai pas reçue. Dans la pensée
que peut-être vous aviez renoncé à solliciter la fourniture, j'ai dû
présenter un autre soumissionnaire, et S. E. vient designer le traité.
SONT LES GONSEir.S \)V niAHI.K.
:iO
« Madame Ducornel se rappelle au siuiveiiir de iiiiidaine l?ri'iiuind , et
la remercie de son offre oblii^eante. Kilo a trouvé [)uuf le bal de la cour
une étoffo propre à remplacer la pièce de salin dont madame Brémond
lui a\ail })arli'v »
Noire luul dévoué ,
K B. DrcORNET. 1)
— Que signilie tout cola? s'écria M, Brémond en frois-
sant les deux lettres. Un mariage rompu et une tburniture
manquée 1
— Mon ami, ta femme s'ennuyait ; elle a suivi les con-
seils du diable. La voilà justement (|ni rentre avec M. Alfred
de Lespars. Tu u'as plus qu à prier Dieu pour que son
ennui s'en tienne mainfenani à la fourniture mancpiée et
au mariage ronqni.
A ©(s)L@[M]i[l§ i@yL[
CERISES SONT AMÉRES
1 y a qiielqi]es années, les journaux signalèrent
l'existence d'un club des Suicides, établi,
disaient-ils, dans une \ille d'Allemagne.
Ceci parut à tous les gens d'esprit une j)lai-
santerie d'un goiil médiocre, et ils ne conce-
vaient pas bien comment un candidat, — à moins de s'y
présenter à l'instar de feu saint Denis, sa tète à la main , et
d'établir ainsi qu'il s'était préalablement coupé la gorge, —
pouvait justitier de ses titres, et mériter les suffrages d une
3y9tJ
Lt* Lou^s Y.t t,t ''^\»i.^\vv;)^^^\V ^w-
A COLOMBES SOULES, ETC. 161
assciiililt'o i[uo sans cloute ils supposaiciil coinposôc ch^
li'épassi's.
Pour se créer des tlillieullés il sul'lil tFappartenir à la
classe, hélas! si nombreuse, des gens d'esprit. Les trois
(juarls du temps, — comme feu Gribouille, qui, pour évi-
ter la pluie, se jetait dans la rivière, — ces honnêtes dupes
du scepticisme s'appliquent à ne rien croire de ce qui est
vi'ai pour arriver à douter de ce qui est faux : — et à ceci,
par j)arenthèse, elles ne réussissent pas toujours.
Donc, cette fois encore, les gens d'esprit se trompaient;
le club des Suicides a existé, ou, pour mieux dire, failli
exister. . . un jour seulement , il est vrai ; mais enlin ce jour-là
mérite qu'on en parle. Sur lettres de convocation , dùmcnl
scellées et distribuées, plusieurs individus, de tout pays et
de tout âge, se réunirent certain jour de certain mois, dans
certaine maison de certaine rue , à Berlin ou ailleurs , pour
y former le club en question.
La compagnie n'était pas nombreuse; en revanche, on
n'en eût pas trouvé facilement de plus choisie. Presque tous
les membres étaient venus en carrosse, et avaient laissé aux
portes une livrée nombreuse. La plupart d'entre eux portaient
les insignes de quelque chevalerie; énervés par les joies
sensuelles, presque tous exhalaient les parfums excitants
du musc; et les cinq sixièmes marchaient à grand'])eine,
attardés par la goutte , cette maladie des millionnaires.
Une telle assemblée ne pouvait se passer d'un président
anglais. Le plus morose et le plus jaune des nababs. Fré-
déric-James Mordaunt , de Latcutia, ex-|)aveur général de
la compagnie des Indes, hit j)orté au fauteuil parmi vote
unanime, et par quatre grands Lasatrs à face cuivrée.
162 A COLOMBES SOULES
Pour tout remerciement , il croisa ses l)ras sur sa poitrine
à la manière des idoles de Jaggernaut, et un interprète
habile, qui ne le quittait jamais, se chargea de traduire ce
geste en bon français; — on ne s'exprime jamais autrement
dans une réunion cosmopolite.
« Messieurs, dit-il, l'honorable esquire vous remercie de
lui avoir décerné les honneurs de la présidence, et vous
offre à chacun , — pour vous témoigner sa gratitude , —
deux onces du meilleur opium qui se récolte dans le Haut-
Assam. Il désire seulement que la pensée qni vous réunit,
et l'opération qui doit en être la conséquence... »
Cet euphémisme gracieux excita un nuu'uuu'e d'appro-
bation.
«Qui doit en être la conséquence, répéta l'orateur, ne
soient obscurcies par aucun nuage , ni marquées par aucun
désordre. Tout doit se passer décemment, avec entière con-
naissance de cause , à loisir, comme il sied à des gentlemen
à qui la vie est devenue assez indifférente pour qu'une
heure ou deux de plus à passer dans ce bas monde leur
semble une bagatelle tout à fait insignifiante.
« Et , comme les honorables membres du club glorieux
que vous allez instituer acceptent ime véritable solidarité
de principes, il est bon que chacun d'eux fasse agréer à
ses futurs collègues les motifs de sa résolution suprême.
Le président invite donc les candidats qui réclament leur
admission à expliquer sommairement , l'un après l'autre ,
en commençant par le plus jeune, les raisons qu'il a de
renoncer à l'existence. On statuera par un scrutin séparé
sur le mérite de chaque candidature. »
La motion du président fut accueillie avec fa\eur. el les
CERISES SONT AMÈHES. 163
cluhislt'S aspirants s'ciiIrCxaiiiiiii'rciil pour sa\(»ir (pii par-
lerait le |)r(Mni('r. i'.c lut un iM'anrais (pii sclcNa. Jehan .Mar-
cottcau avait dix-ncul' ans , de trop lon^s c'Iicvl'ux , cl aussi
peu (le inollels qu'une élégie moderne en comporte.
(( Je veux me tuer, dit-il, procédant en vrai romantique
par petites phrases courtes et saccadées. J'ai vécu un siècle
en (pielques jours. Tout homme m'est antipathique. Aucune
femme ne me rejouit plus. Sardanapale était un innocent,
au prix de yotre serviteur; Alcihiade , un épicier; don Juan
et Lovelace, deux crétins. Puis j'ai fait un drame, Mes-
sieurs. Je vous le jure, une œuvre cyclopéenne! On l'a fort
goûté, par malheur. J'espérais une lutte, des orages,
quelque chose de grand, enfin, sur quelque mont Sinaï,
couronné d'éclairs et de tonnerres. Mais on m'a traité
comme le premier vaudevilliste venu. J'ai dû suhir les
bravos furieux de plusieurs centaines de croquants. Fatal et
méprisable triomphe! Ils m'ont souffleté de leurs applaudis-
sements. Ils m'ont craché mon succès à la face. Donc je
fus médiocre , ou du moins on peut dire de moi : Il fut mé-
diocre un tel jour. ]\'est-ce point assez pour en mourir?
Qu'en pensez-vous, Messeigneurs? »
Les sages de l'assemblée se regardèrent sans mot dire à
cette bizarre interpellation ; puis on alla au scrutin , et le
candidat fut exclu par un vote significatif. Silvio , bel Italien
aux cheveux noirs, prit alors la parole.
« Je supplie, dit-il, vos excellentissimes Seigneuries
d'écouter en toute faveur leur humilissime esclave. Les
femmes, — que j'aime passionnément, — ont toujours tait
le tourment de ma vie. Jadis, c'était parleurs rigueurs; le
tyran de Paphos jetait ses flèches de i)loiub à toutes les
lOi A COLOMBES SOULES
beautés dont le rc^gard faisait couler dans mes yeines le poi-
son subtil de l'amour. Aujourd'bui, les cboses ont changé
de face. Comment vous dire, Excellences, sans blesser la
modestie, que je suis le trop heureux objet de trois préfé-
rences, dont la moindre est bien au-delà de mes faibles
mérites, et snl'lirait à combler mes vœux? Il en est pourtant
ainsi : trois zentil donne ^ toutes trois accomplies en mérite
et en vertus singulières, ont abaissé leurs yeux sur moi.
Pareil aux captifs de Mézence, mon pauvre cœur, tiraillé à
droite et à gauche, comme par des cavales indomptables,
est chaque jour prêt à se rompre. Folles querelles, jalousies
insensées, ardeurs inquiètes, de tous côtés me minent et
m'assiègent. A une journée sans repos succède une nuit
orageuse; à la tempête nocturne, un jour rempli d'alarmes.
Autrefois, j'avais trois ressources contre le désespoir d'a-
mour: l'opéra, l'atelier, les dolci. Mais, hélas! l'une de
mes amantes est prima donna; la seconde, modèle en
renom, a ses libres entrées chez tous les peintres; la troi-
sième tient le seul magasin de nnisiacciuoli et de pain
d'Espagne oii un honnête homme puisse aller se distraire.
Elle seule a le dépôt des /rwino/i de Santa-Ghiara et des
stntjfoli de San-Gregorio-Armeno. Ce fut même là, s'il
m'en souvient, ce qui loi valut mes imprudents honnnages.
A présent que faire, sinon aller chercher aux sombres
bords le repos qui me fuit ici bas? Ce que me refuse le fils
de Cypris, Pluton me l'accordera peut-être. (Ju'en pensez-
vous? »
Pour toute réponse, le président lit un signe à son inter-
prète, et celui-ci alla demander à Silvio, le plus discrète-
ment qu'il sût le faire, s'il n'aurait point sur lui par hasard
CEIUSES SONT AMÈllKS. 165
l(>s |)(»i'lrails do ses (rois [XM^sriMilriccs. Silvio poilail riiii à
l"(''j)iiiglo (le sa cravalc, le second en médaillon, cl le Ifoi-
sième eu bracelet. Le président, après les avoir examinés,
end devoir les faire passer sous les yeux des assistants.
(Tétaient trois tètes eharmantes, celle de la pâtissière sur-
tout. I']lles (h'cidèreni la (piestion contre le malcnconti'cnx
Silvio, (pie le \icn\ l'rédéric-James Mordauut foudroyait
de sa mnellc indignation. Ponr se consoler dn vote sponlani-
par lequel on le uiettait au ])au du suicide, le bel italien se
fit apporter un poncio spoiigato ^ et savoura leidemcut ce
délicieux sorbet.
«Le non-moi tîuit pres(pie tonjours par tuer le moi,
s'écria d'une voix creuse mynbeer Llricbs Kupferberg, ])ro-
fesseur allemand , dont le tour était venu... Et même quand
le subjectif s'exécute lui-même, il n'est que l'agent de l'ob-
jectif. Supposons un exemple : si la trois fois beurense
assemblée, à qui je fais l'iionneur de m'expli(|uer devant
elle, parvenait à me comprendre et m'admettait dans son
sein; si, ensuite, détruisant les conditions de mon être
individu{d, je rentrais dans les vagues domaines de l'infini,
(pielle serait la cause de cette dissolution, de ce divorce
amiable, prononcé entre mon corps et mon âme? Lne
cause seconde, une fortuite, pas autre cbose; un sinq)le
malentendu de ce -po-çtoTov mystérieux que le vulgaire
appelle Providence. Pourquoi m'a-t-il placé, moi voyant,
dans un milieu de ténèbres? Pourquoi m'a-t-il donné, —
j'établis à regret ce fait qui vous désobligera peut-être, —
la perception interne de mon ijielfable supériorité sur tous
les êtres créés avant ou eu même temps que moi"? Est-ce ma
faute si je snis investi de facnitcs inouïes dont Texercice
lOG A COLOMBES SOULES
ni'esl inlerdif? Voici ce qui m'ariivc. A force de travailler
la raison pure et les idées innées, non-seulement jai con-
staté ce fait imporlaut que l'àme est un être multiple, mais
je suis parvenu h dédoubler mon moi. Je puis le transmettre
à un autre sans cesser pour cela de le posséder, et prouver
parla même que l'âme humaine n'est pas identique, ainsi
que renseignent les ânes hâtés de l'Ecole française. J'ai
donc fout simplement mis la main sur la pierre philosophale
du monde métaphysique. J'ai en poche la plus nouvelle de
toutes les vérités connues, et probablement la solution de
tous les problèmes à venir. Ce n'est point, vous le pensez ,
un bonheur médiocre. Maintenant , depuis que je suis en
possession de ce merveilleux dictame , je n'ai pu ni l'expé-
rimenter pour moi-même, ni l'appliquer de manière à con-
vaincre les autres. La faute en est à mon siècle , qui ne me
fournit pas un être égala moi. Or, le contenant ne peut pas
être plus petit que le contenu. Mon âme ne saurait entrer
dans un autre vase intellectuel , si ce vase n'a point la même
capacité, les mêmes moyens d'abstraction, de généralisa-
tion, etc., etc., qui m'ont été trop généreusement départis;
et j'ai acquis à mes dépens la triste conviction que pas un
être humain n'est assez vaste pour servir à mes projets. Un
esprit où l'orgueil régnerait en maître serait particulière-
ment flatté de cette circonstance; mais le vrai savant ne
saurait supporter un isolement pareil. Donc, si bornés que
le ciel vous ait faits, vous comprendrez que je ne puisse
point habiter une sphère trop étroite , dont mon œil a
dépassé les limites. Je pars, géant désolé de vivre parmi
des nains, et vraiment malheureux d'avoir deux ou trois
siècles d'avance sur ma déplorable époque. Vous ne vou-
CERISES SONT AMKRES. 167
(liiez |)as, je |)('iis(', noms ojjposcr à rc ^rand acte de jiislicc
(lisli'ibulivo, à ccl oslracisnic iicccssairc. »
Porsoniic ne irpoiulit; et cela par une raison inajourc.
c'est que tout le iiioiult' était eiuloriiii. On cul grantlpeiiic à
réveiller assez de votants pour exclure l'ennuyeux pédant
(pii venait de pailei'. Il sortit de la salle en se trottant les
mains, et on renleiidil se t'éliciler d'être inintelligible, mal-
gré tous les elïorls qu'il a\ait laits pour se mettre au niveau
de son auditoire.
L'épreuve conlinna trois heures, absolument comme elle
avait connnencé. Ambitieux trop promptemenl satisfaits, ou
bien désappointés par une victoire incomplète; Crésus dé-
goûtés de la richesse par la satiété qu'elle entraîne; voliqi-
tueux fatigués de l'amour par de trop faciles plaisirs , tous
ces convives se plaignaient de la vie connue d'un banquet
trop riche et trop abondant. Aussi, pas un d'eux ne trou\a
grâce devant ses juges, et le résultat final du scrutin laissa
le président isolé dans son fauteuil, en lace d'une quadruple
rangée de banquettes vides.
Cette conclusion, tout à fait imprévue, le contraignit à
s'examiner lui-même avec plus de sévérité qu'il n'avait fait
jusque-là.
— Daiun\ye\ s'écria-t-il, s' adressant à son interprète,
je ne suis pas très-certain de nétre pas aussi absurde que
ces impudents camarades. La seule bonne raison que jaie
de m'envoyer dans l'autre monde, c'est que je ne puis plus
digérer l'excellent curry dont mon cuisinier parsis possède
seul la recette, et que j'aime par-dessus toute chose. Peut-
être n'est- il pas tout à fait raisonnable de se tuer parce
(pion a le meilleiu' cuisinier des cin([ |)ailies du monde.
168 A COLOMBES SOULES, ETC.
— Si Votre Honneur me demande mon avis là-dessus,
répliqua le docile truchement, je lui apprendrai que je con-
nais cent cinquante millions d'honnnes très-heureux de
vivre , et qui jamais n'ont mangé autre chose que du riz
bouilli sans sel ni poivre. Mais tout dépend des circon-
stances, et une trop grande ])rospérité gcàte bien des choses.
Connue la dit un sage derviche ,
A COLOMBES SOUMIS CRRISKS SO.NT AMURES
ihlll w , 1,
Vil AJT J
t'0£=:i n' V
'\d "NiWvVw, \d NHvVçV.
mm [i^j'AfliMiE -M,
©M ©mEîB
on ami Auvray est-il chez lui?
— Non, Monsieur, il est sorti; mais
Murpli y est, et si vous désirez le voir...
— Comment! si je le désire? mais
c'est un devoir, une obligation... Ce cher
Murph! trop heureux vraiment cpi'il veuille bien me rece-
voir ! . . .
Mon ami Auvray est Fort élégamment meublé, connue
tous les gens qui ont un tant soit peu de goût et beaucoup
d'argent. Après avoir traversé une pièce dans le style renais-
sance ,June autre dans le style Louis XV, j'arrivai dans une
2-2
170 QUI m"aime
dernière pièce qui n'est d"aiicun style, mais où Ton a réuni
tout ce qui peut flatter les goûts dun chien gastronome et
blasé: coussins, oreillers, massepains, pâtes, contitures.
Comme j'espérais trouver Murph au gîte, j'avais eu soin de
me munir d'avance de pralines à l'ananas ; c'est un bonbon
entièrement inédit, et dont je voulais lui offrir la première
édition.
Je plaçai sur son oreiller deux ou trois pralines qu'il con-
templa pendant quelques instants dnn air pensif, en cli-
gnotant de la prunelle, avec une inq)ertinence adorable.
Enfin, il se décida à toucher une des pralines dune langue
mélancolique et languissante ; il finit par en croquer une ,
puis deux; je m'aperçus que la praline à l'ananas était com-
prise, et, tandis qu'il achevait le sac. je me mis à considé-
rer les portraits qui garnissaient le boudoir. Murph avait été
représenté dans toutes les attitudes, à l'huile, au crayon, a la
gouache, à l'aquarelle. Les glaces multipliaient son image.
Tandis que j'étais absorbé dans cette contemplation, mon
ami Auvrav rentra; il m'indiqua d'un air d'abattement
rottomane sur laquelle Murph était couché.
- — Voici trois grands jours, me dit-il. qu'il n'a quitté ce
coussin ; il ouvre à peine les yeux quand il me voit ; je ne
sais même pas s'il me reconnaît... Il n'a absolument voulu
prendre depuis ce malin qu'une tasse de café, une douzaine
de biscuits de Reims, plusieurs tranches de baba au rhum,
du gâteau de fleur d'orange . des meringues k la vanille .
quelques verres de chocolat glacé, de la gelée de cédrat et
des framboises de Bar...
— Et des pralines a l'ananas, ajoutai-je en poussant un
profond soupir.
AIME M(tN CHIEN. 171
— Ail I l'esl VOUS qui les lui avez apportées, rejiiit Au-
vray; et eu a-l-il goûté?
— Il vient d'achever la demi-livre.
— Merci, merci , me dit-il dun ton pénétré en me ser-
rant la main ; il n'y a que vous au monde avec moi qui le
compreniez. Je Tai quitté pendant quelque temps, car vous
savez que je passe tous les jours trois ou quatre heures à la
Bihliothèque du Roi . oîi je rassemhle les documents qui
me sont nécessaires pour dresser sou arhre généalogique...
J'ai découvert que Murph navait guère une origine moins
ancienne que nous autres Français, qui descendons tous,
comme vous le savez, de Francus, fils d'Hector. Nous des-
cendons des Trovens ; mais ]Murph descend des Grecs par
le chien d'Ulysse, qui viiît mourir aux pieds du héros, à
son retour dans l'île d'Ithaque... J'ai lu une dissertation
insérée dans les Mémoires de l'Académie des Inscriptions et
Belles-Lettres , dans laquelle un savant archéologue prouve
clairement que ce chien d'Ulysse ne pouvait être qu'une
chienne; il appuie son opinion sur des raisons au moins
aussi solides que celles de Zadig quand on l'accuse d'avoir
volé l'épagneule de la reine sur les hords de TEuphrate.
Cette chienne, avant de mourir, avait mis has alin de ne
point laisser périr sa race , et son rejeton a dû être un des
ancêtres de Murph. Pour s'en convaincre , on n'a qu'à
jeter les yeux sur le quadrupède antique trouvé dans une
niche d'Herculanum . et connu dans l'archéologie sous le
nom du petit-fils de la cf demie dilysse; c'est al)solu-
ment le poil . le regard , le crâne , le museau de notre chère
idole. J'enverrai une note à ce sujet à l'Annuaire historiipie.
Comme Auvray achevait sa dissertation , un domestique
172 gri m'aime
entra, et lui annonça que quelqu'un désirait lui parler.
— Je n'y suis pas ! dit-il brusquement en continuant à
contempler Murpli.
— Mais , Monsieur, il s'agit d'une affaire très-grave...
Auvray fit un geste d'impatience et sortit brusquement,
se promettant bien de congédier promptement l'importun
qui venait ainsi l'arracher à la plus délicieuse des extases.
J'entendis aussitôt dans l'anticliandire s'élever la voix
d'Auvrav, qui paraissait en proie à une émotion violente.
Son accent s'abaissait par moments , mais pour s'élever
bientôt de plus belle. Je ne pus m'empêcher d'être inquiet;
quant à Murpli, sa tète, ses pattes, ses oreilles, ne témoi-
gnèrent pas la moindre émotion ; tout son corps conserva
sa pose indolente et égoïste. Une telle froideur chez un être
enveloppé de tant de sollicitude et de sucreries commençait
à m'exaspérer, lorsque heureusement Auvrav rentra dans
le boudoir. Je ne pus me défendre d'un sentiment de com-
passion en jetant les veux sur lui : il était pâle, haletant,
aussi hérissé que Murph était lisse et calme.
— Voyez, me dit-il en me présentant un papier timbré,
voyez ce qui m* arrive. Ah! je n'y survivrai pas; ils ont
juré de me tuer !
Il se laissa tomber sur l'ottomane où reposait Murph au
milieu d'un rempart de dragées. Je lus le papier; c'était
une assignation pour paraître devant le juge de paix, à
l'effet de s'entendre avec une certaine marquise de Saint-
Azor, qui réclamait un chien à elle appartenant, connu
maintenant sous le pseudonyme de Murph, mais dont le
vrai nom était Fortuné. Ce chien avait été dérobé par un
domestique qui avait dû \o vendre, sous un faux nom. à
\IMi: MON CIIIKN. 173
un iii;ircliaii(l de chiens du lionlcvard Hcainnarcliais, dans
la boutique ducjncl le niaîlic aclucl l'avait sans doute trouvé.
— Fb bien! puisqu'elle le veut, uous plaiderons! s'écria
Auvray (juand j'eus achevé de lire rassionalion ; mais ils
in'arraeberont Tànie plutôt que de m'arracher Murpb !
— Oui, nous plaiderons! ni'écriai-je en m'associant à
son transport ; et je ne pus nrempêcher de songer aux
plaidoiries de Petit-Jean et de l'Intimé; mais je me gardai
bien de laisser paraître sur mes traits le moindre svmptôme
facétieux.
— Ce qu'il y a de pis, ajouta Auvray, c'est qu'on exigera
sans doute que Murpb paraisse en justice , et le médecin a
expressément défendu qu'on l'exposât au grand air ; il est
horriblement enrhumé du cerv..., du museau...
Pour calmer ses inquiétudes, je m'engagerai à voir moi-
même cette marquise de Saint-Azor, et à faire tous mes
efforts pour arranger l'affaire à l'amiable. J'eus le bonheur
de réussir dans ma négociation diplomatique , et je revins
annoncer à Auvray que raneienne maîtresse, ou plutôt
l'ancienne esclave de Murph dit Fortuné ( c'était le langage
de la marquise), consentait à couper le différend |)ar la
moitié.
— Couper Murph en deux? interronqiit Auvray; mais
c'est donc le jugement de Salomon !
— Non, lui dis-je, vous conserverez Murph tant qu'il
voudra; mais madame de Saint-Azor exige que, lorsque le
chien ira visiter le royaume des ombres, vous lui remettiez
son corps... Elle veut h> h\ve gaimaliser...
— • Gannaliser! reprit Auvrav, Murph! >'iinj)orte. jy
consens; qu'on dresse l'acte, je le signerai puiscpi il tant
174 QUI m'aime
que je me résigne à placer mes affections en viager, et à
voir gannaliser un jour la plus chère moitié de moi-même !
Quelque temps après cette affaire, un mariage des plus
avantageux s'offrit pour Auvray. Il n'avait guère que trente
mille livres de rentes; l'héritière qu'on lui proposait en
avait plus de soixante, sans compter les oncles atteints
d'hydropisic , les tantes asthmatiques, les grands parents
jiaralyliques et goutteux, etheaucoup d'autres maladies que
dans les familles on est convenu d'appeler des espérances.
Les amis d' Auvray comptaient sur cette union pour le
détacher un peu de Murph ; mais cette liaison était de celles
qui ne se dissolvent que par quelque événement plus mira-
culeux que ne l'est un mariage. Auvray se décida à aller
faire sa cour, à condition toutefois que son chien ne le
quitterait jias. Le médecin avait consenti pour cela k lever
la consigne; il répondait des influences atmosphériques,
mais non pas des influences morales qui , chez les chiens
impressionnahles , sont indépendantes du haromètre.
Auvray se présenta chez sa future avec un houquet de
Heurs à la main droite, et son chien Murph sous le bras
gauche. On voulut bien adresser au chien quelques com-
pliments pour la forme , auxquels celui-ci ne répondit que
par un grognement sourd et disgracieux. Auvray s'approcha
de sa prétendue , et commença à lui adresser de ces dou-
ceurs officielles qui sont le prologue obligé de tout hymen
intéressé ou non. Mais à peine eut-il commencé à prendre
une attitude galante, que Murph, qui était d'une jalousie
extrême, et ne pouvait comprendre que son maître adressât
à un autre que lui ses attentions et ses prévenances, se mit
à pousser des cris d'Othello si perçants, qu'il (it trembler
AIME MON CHIEN. 175
les vi(i-('s, ('t rnidit hiciilùl (ont (li;il()<j,iiP iin|)ossil)lo. Oii
cIkmcIki h lapaistM', on lui lit respirer des sels aii<i,lais, ou
lui bassina les tempes avec du vinaigre de la reine Poniaré ;
rien ne put ealniei- ses cris ni ses nerfs. Le conj) était
j)orté, et Aiivray vit hien qne le plus couit parti était de
l'eninienei'. Il lit a|)pi'oelier une chaise à porteurs juscpu;
sous le vestihide, et placer sur la banquette de derrière
l'infortuné Murpb (jui continuait ses gauinies chroma-
tiques.
Le soir même de cette scène, Mur})h hit pris dune fièvre
violente qui ne lit qu'augmenter d'heure en heure pendant
la nuit; et le lendemain, au point du jour, il se trouva si
accablé, si affaibli, qu'on désespéra de le sauver. On eut
beau lui prodiguer les remèdes les plus empressés et les
plus tendres, on ne put parvenir à renouer la trame de ses
destinées; quelques heures après, Murpli était devenu la
proie de la Parque et de M. Gannal.
Je n'ai pu savoir en détail ce qui se passa dans la maisoji
d'Auvray pendant les premiers jours qui suivirent la mort
de son chien; je sais S(nilement qne sa porte hit fermée à
tout le inonde. J'étais de tous ses amis le seul qu'il eût con-
servé; moi seul comprenais Murph; moi seul avais su res-
pecter cette étrange passion. Mais le désespoir d'Auvray
était si profond, ([ue ma vue seule eût irrité ses peines;
comme la Matrone d'Ephèse, il était résolu à se laisser
mourir dans une solitude complète.
Murph était mort depuis trois mois, et je me cro\ais à
jamais séparé du sensible et malheureux Aiivray, que je
regardais comme enseveli dans son deuil. lors(pi un matin
je reçus un billet de notre ami commun, lillustre et spiri-
176 QUI m'aime
liiol docteur B , qui m'invitait à me rendre chez Auvray
sur-le-champ.
Je fus introduit dans le boudoir où Murpli avait coulé
jadis des jonrs filés de sucre et de vanille. (Jucl l'ut mon
étonnement lorsqu'en entrant je m'aperçus que tous les
portraits du chien avaient disparu , et se trouvaient rempla-
cés par les armures orientales, les boucliers, les flèches et
les pipes turques, qui garnissaient les murailles de cet
asile avant que Murph n'eût remplacé tous les goûts dans
le cœur de son maître, même le goût du tabac !
— 11 est guéri, entièrement guéri, me dit le docteur B —
du plus loin qu'il m'aperçut, et c'est surtout à vous que
nous devons cette cure ; vous avez compris que cette mono-
manie si étrange , que dans la médecine moderne nous appe-
lons la cjuophilie , devait avoir son cours. Ce qui la rend
si souvent incurable, c'est que, lorsqu'une personne ido-
lâtre quelque caniche ou quelque épagneule , presque tou-
jours on la heurte , on veut la railler, tandis qu'il faudrait
au contraire entrer dans sa passion.
— Oui, je sais tout! s'écria Auvray en sortant précipi-
tamment d'une pièce voisine : C'est vous, ô le modèle des
amis! qui avez inventé toutes sortes de stratagèmes pour
amuser à la fois et guérir ma faiblesse. J'aimais un chien,
et vous m'aimiez encore!... Mais où donc avez-vous puisé
tant de complaisance et d'abnégation?
— Tout simplement, lui répondis-je en souriant, daus
le Li\re des Proverbes, où j'ai Irousé une vieille phrase
qui m'a })aru être une excellente recette contre \otre
folie.
— Oiielle est cette phrase?
iL ^ .1 T-niiV
AIME M'OS ClIIS.
— E3î 1 \ma^ h
Horph :
177
dber
Ôtl a.AiJIE. AilHE aes CMJEJf.
©[^giOi ©@iM]l>T[l
LE LOUP LES MANGE
ur les bords du Lignoii, ce beau fleuve au
cours tortueux et sentimental près duquel
tant d'amants ont vécu de soupirs et de
larmes, un jeune berger menait paître ses
brebis. 11 n'avait rien de comnum avec les
bergers de \ uéstrée; il ne s'appelait ni Lindamor, ni Syl-
vandre . ni Alcidore , ni Artamène ; il s'appelait Guillot
tont court, et ne |>urlait ni rubans à sa boulette, ni rose à
son chapeau. H aNait dix-huit ans, et ce bouquet-là en vaut
bien un autre; deux veux noirs, brillants comme deux
15UKHIS COMPTKKS, ETC. 170
soleils, et an milieu de (oui cela iiii air (l'innocence et de
naïveté qui ne nuisait pas à la beauté de son visage.
Les jeunes bergères du voisinage, qui passaient leur
temps à courir le long du lleuve en cueillant des tleurs et
en récitant des vers, lui disaient sans cesse :
— Viens avec nous, Guillot, viens l'asseoir sous ces
arbres touffus ; nous raconterons toin* à toiu' ([uelque bis-
loire d'amour, et quand nous aurons aclievé nos récits , nous
nous mettrons à danser, et tu nous joueras tes plus jolis airs
sur ta musette.
— J'ai bien le temps vraiment, répondait Guillot, d'aller
avec vous danser et me divertir; et mes brebis, qui les gar-
dera? Savez-vous bien que si je m'écarte un seul instant le
loup peut venir et m' emporter la plus belle ?
A peine avait-il prononcé ces mots qu'il aperçoit sur la
crête de la montagne voisine une brebis noire qu'il recon-
naît pour être une des siennes. Il veut la rappeler, la con-
traindre à rejoindre le troupeau ; mais il est déjà trop tard .
le loup paraît, l'emporte et s'enfuit de l'autre C(Mé de la
montagne. Pauvre Guillot !
— Maudit loup! que ne m'emportes-tu avec ma l)rebis î
s'écrie-t-il.
Le soir, il revint à la ferme abattu, consterné; Robin le
fermier ne plaisantait pas quand il s'agissait de son troupeau :
Guillot eut beau se jeter à ses genoux en pleurant, lui jurer
que, si le loup avait emporté une de ses brebis, ce n'était
pas faute de les avoir comptées ; tout cela n'empêcha pas
que Robin ne l'attachât à un arbre et ne lui donnât autant
de coups de bâton qu'il y avait de brebis dans le troupeau. Le
pauvre Guillot n'entendait rien au calcul; mais il coniuil
180 BREBIS COMPTÉES,
bien ce soir-là le nombre de ses brebis : ce fut là sa pre-
mière leçon d'aritlimétique.
Le lendemain, il était sur pieds avant le jour, non pas
pour Yoir lever l'anrore, mais pour panser ses meurtris-
sures. Il se rendit tout boitant, tout perclus, le long du
Lignon, à sa place ordinaire, à l'endroit où l'herbe était
la plus épaisse et la plus touffue. Il marchait tristement
derrière ses brebis ; mais quand les nymphes et les autres
bergers, tous accoutumés aux mœurs de Téglogue, virent
paraître Guillot avec un bras en écharpe , un bandeau sur
l'œil et un emplâtre à la place du cœur, ils furent saisis
d'indignation. Le fameux Céladon proposa de punir le fer-
mier Robin en le traitant comme Virgile traita Mévius ,
c'est-à-dire en composant contre lui des vers satiriques que
l'on graverait sur l'écorce de tous les hêtres d'alentour.
— Hélas ! dit Guillot, le mieux est encore, je crois, de
bien compter mes brebis.
Il aperçut dans les environs une grotte profonde, et il
imagina, à l'imitation d'un de ses confrères, le fameux ber-
ger Polyphème , dont il n'avait assurément jamais entendu
parler, de faire entrer dans celte grotte ses brebis une à une ,
afin de les compter plus à l'aise et de les garder ensuite en
se plaçant en sentinelle à la porte. Il en fit entrer une , puis
deux; mais comme il allait en faire entrer une troisième,
le loup, qui se trouvait blotti dans le fond de la grotte,
s'élança tout à coup en tenant la première brebis dans sa
gueule.
Guillot voulait se précipiter dans le Lignon ; les autres
bergers lui firent remarquer qu'il n'aurait de l'eau que jus-
qu'à mi-jambe, el quil serait à la fois plus doux et plus
I.E LOUP LFS MAN(iE. 181
poétique de s(> laisser inoui'ir tic mélancolie et d'essayer de
se noyer dans les larmes. Qui sait? peut-être quelque divi-
nité favorable finirait-elle par le changer en fontaine.
En attendant cette métamorphose, Guillot regagna la
ferme à la nuit tombante ; et Robin, qui la veille avait eu le
soin de ne le fustiger que sur le côté droit afin de se réservei-
tout le côté gauche en cas de récidive , ne larda pas à établir
le plus juste équilibre entre les étrivières de la veille et celles
du jour. Guillot passa la nuit à conq)ter ses brebis sur ses
cicatrices.
Le soleil levant lui suggéra un antre stratagème ; il em-
prunta à Hylas, un des bergers les plus tendres et les plus
littéraires du Lignon, des tablettes sur lesquelles celui-ci
avait l'habitude d'inscrire des devises et des madrigaux.
Guillot, qui avait de bonnes raisons pour n'avoir ])as la fibre
j)oétique très-développée , employa ces tablettes à fabriquer
des numéros qu'il attacha au cou de chacune de ses brebis,
afin d'en rendre le dénombrement plus focile. Mais ces
numéros furent pour le loup comme un point de mire.
Guillot achevait à peine de numéroter la dernière , et
la tenait encore entre ses jambes, quand le loup, qui s'était
mis en embuscade derrière un boucpiet de ])ois, s'élança
d'un bond. Guillot poussa un cri, mais trop tard; le n" 15
était déjà dans la gueule du ravisseur, qui regagna la lorèl
après avoir donné cette autre leçon de soustraction au pauvre
Guillot.
Le soleil se coucha sur les nouvelles contusions du jeune
berger; mais le lendemain, quand il conduisit son trou|)eaii
le long du fleuve, on eût cru voir en lui nu tout autre
berger. Lui d'ordinaire si triste, si grave, qui ne cessail
182 BRKBIS COMPTÉES,
d'avoir les yeux atlachés sur ses brebis, les comptant et les
recomptant sur ses doigts tout le long de la journée, semblait
maintenant avoir livré aux zépliyrs du Lignon ses soucis et
ses calculs ordinaires.
Il cueillit dans les bois voisins autant de fleurs sauvages
qu'il en eût fallu pour illustrer plusieurs livres aussi gros
que la fameuse Guirlande de Julie, qui était sous presse
en ce moment : il mit à son chapeau , à son côté , à son
iront, à ses jarretières toutes sortes d'emblèmes odoriférants
qui répandaient autour de lui les plus suaves haleines de
l'aube et de la rosée. Il alla ensuite prendre place au milieu
des bergers et des bergères qui se trouvaient autour d'une
fontaine rangés en décaméron, et il raconta une histoire
des plus longues et des plus langoureuses. Quand les danses
se formèrent, il fut des premiers à y prendre part. Les
nymphes, qui ne l'avaient vu jusqu'alors que sous les tristes
couleurs de l'arithmétique pastorale, le félicitèrent sur sa
métamorphose ; l'une d'elle lui proposa de visiter avec elle
le village de Petits soins , l'autre de naviguer sur le fleuve
du Tendj^e.
Quand Guillot eut ainsi passé la journée à danser et à
se divertir, il ne douta pas qu'il ne dût lui manquer au
moins trois ou quatre brebis , car il n'avait pas même jeté
les yeux sur son troupeau ; mais il avait pris d'avance son
parti.
— Puisqu'en comptant mes brebis, s'était-il dit, j'en
trouve toujours quelqu'un(î de moins, je ne cours aucun
risque à ne les pas compter; et si je suis sur d'être battu
en rentrant à la ferme, autant vaul-il m'èfre diverti le long
du jour.
LE LOUP LES MANGE. 183
Mais ({iicllc lut sa surprise, lorsque le soir, en l'aisanl
son (léuouihrcnieul . il s'aperç^'ut que pas une ne nuuKpiail
à rap])el ! Uohiu, le l'ermier, le eoniplimenla de ce cpi'il
avait euliu appris à faire bonne garde.
Le lendemaiu, les choses allèrent de même; Guillol ré-
solut de ne s'occuper que de danses, de teudres propos et de
chansons, sans même s'inquiéter si le loup venait ou non
rendre visite à ses brebis. Cette nouvelle manière de gardei-
son troupeau lui réussit également ; mais il conqn-it bientôt
pourquoi le loup était devenu tout à coup si humain. Un
jour qu'il jouait de la musette au milieu des autres bergers ,
s' étant retourné par hasard , il aperçut derrière un arbre
voisin le loup qui se tenait les pattes croisées, la tète incli-
née, dans une attitude d'extase et de dilettantisme, prêtant
l'oreille aux jolis airs que jouait le jeune berger. La musette
de Guillot le transportait dans le troisième ciel ; pouvait-il
songer à croquer ses brebis?
Guillot rentrait chaque soir à la ferme eouroimé de fleurs
et de rubans que lui donnaient les nymphes du Lignon; on
l'eût pris pour un dieu, tant il était vif, aimable, brillant.
Lui, naguère pauvre et triste compteur de brebis, gardait
maintenant son troupeau comme Apollon avait autrefois
gardé celui d'Admète, avec des vers et des chansons.
Robin le fermier avait une tille très-jeune et très-belle
nonnné Gillette, qui devint éperdument éprise de Guillot,
et linit par déclarer à son père qu'elle n'aurait jamais que
lui pour époux. Robin, ([ui avait dejiins longtenq)s renoncé'
à donner des coups de bàtou à (iuillot et qui savait «pi il
est impossible de contrarier les inclinations des iilles du
Lignon, n'essaya pas, suivant l'habitude des pères de sop-
184 BREBIS COMPTÉES.
poser aux sentimouls de Gillette. 11 craignait (.railleurs les
madrigaux, les chansons, les devises tendres qui couraient
le pays, et préféra envoyer Guillot et Gillette droit àTéglise.
afin de les soustraire à linllueuce de régloirue.
Peu de temps après ce mariage , le fermier Robin mourut ;
il laissa sa ferme à Guillot, qui eut des bergers à son tour,
mais qui leur recommanda surtout de ne jamais compter
ses brebis, sachant par expérience ce qu'il en coûte pour
faire ce compte. A force de passer son temps avec Astrée et
Céladon . il avait tini par exprimer ses pensées sous une
forme mythologique : — Le mieux, disait-il, est de recom-
mander son trou})eau à Pan . à Paies et aux autres divinités
champêtres.
Guillot de Ni ut le plus riche fermier du Forest et en outre
le plus heureux des époux ; Gillette effaçait toutes les autres
fermières par sa beauté et sa fécondité : chaque année elle
mettait au monde une fille, si gracieuse et si jolie qu'avant
qu'elle eût atteint l'âge de sa première dent, les autres
bergers lui avaient déjà adressé des sonnets, et toutes sortes
de galanteries champêtres. Guillot eut ainsi successivement
d'années en années jusqu'à neuf tilles, qui furent comparées
aux neuf Muses et baptisées sous des noms poétiques.
Mais, une année après avoir mis au monde la dernière ,
Gillette mourut, et Guillot se trouva seul, ayant à élever et à
surveiller neuf merveilles, neuf astres, neuf divinités,. dont
une seule eût sufti pour devenir l'Hélène du Forest et bou-
leverser ces lieux fabuleux et enchanteurs que nous ap-
pelons aujourd'hui le département de la Loire.
Guillot laissa grandir ses filles , et parvint à un temps où
la plus jeune avait treize ans à peine et où l'aînée n'en avait
W w \^ w Y^f Ae ^o\ 'ftvtWtv.
LK LOI F LKS MANliK. 185
pas viii^l-ciiuj. IMiis (|ut' lout autre, il (ciiail à ce que ses
iillos consenassenl leur sagesse et lussent à l'abri de la iné-
tlisance. Mais il eut recours à un moyen singulier et auquel
Fénelon n'avait certainement pas songé dans son livre sur
\ Éducation des Filles. Il les laissa courir librement le
long du Lignon, sans jamais chercher à observer leurs
démarches, se (laut entièrement à leur candeur, ne leur
demandant compte ni des compliments que l'on semait sous
leurs pas, ni des déclarations en vers et en prose que le
zéphyr leur apportait: Guillot savait que les choses n'iraient
jamais plus loin que l'allégorie.
Cependant, un des seigneurs du voisinage voulut, à la fête
du pays, qu'on lui désignât la fille la plus sage pour lui dé-
cerner de ses mains la couronne de rosière. Ce fut à qui lui
indiquerait les neuf filles du fermier Guillot, qui avaient
eu le mérite d'être restées toujours pures et vertueuses au
miheu des bergers les plus tendres.
Le seigneur regretta de n'avoir pas à distribuer neuf cou-
ronnes ; mais pour éviter que la jalousie se mît entre ces
charmantes sœurs, il sépara la couronne en neuf parties
égales et remit à chacune une rose blanche. Guillot était
vieux alors, et comme il regardait avec attendrissement celte
cérémonie, le seigneur, qui faisait des rosières pour se
consoler d'avoir vu sa fille aînée s'échapper récemment d'un
couvent très-austère sous la conduite d'un page d'Anne
d'Autriche, dit au fermier :
— Maître Guillot , pour conserver ainsi vos neuf filles si
pures, si sages, vous avez dû prendre de grands soins, les
surveiller nuit et jour*?. . .
— Point du tout , Monseigneur , répondit Guillot avec
24
186
BREBIS COMPTEES, ETC.
naïveté; je les ai au contraire laissées entièrement libres;
je me suis contenté d'invoquer un vieux proverbe dont j'ai
reconnu la vérité quand j'étais berger, et qui m'a appris par
expérience que :
ItHKBI s coin PTEKS, LE LOUl' LES ,MA>r.E.
.G^^,^-"^ \Mm-h"':-
^.^ "^fe'î^^t^î^.
À ©[H]^@(mg ë/hun i:Q)M ©ai'HiâE
0 toutes les académies la plus illustre esl
sans contredit celle de Pékin ; elle lut l'ondée
environ six mille ans avant la notre, ce (|ui
ne l'empêche pas de travailler encore à ini
dictionnaire de la langue chinoise : nous
aurions tort, on le voit, d'accuser la lenteur de nos acadé-
miciens. Cette académie se compose, du reste, de (piaranle
membres qui prennent de leur vivant le titre d'immortels;
ils ont en outre le droit de porter des palmes vertes sur leur
robe , et d'entrer sans passe-port dans les musées. Il n'est
pas absolument nécessaire d'avoir du génie pour l'aire parlie
188 A CHAQUE SAINT
(le l'académie de Pékin. En beaucoup de points, cette
académie se rapproche de celle de Paris.
L'immortel Hiu-Li venait de mourir. Ce Hiu-Li avait
fait un bon mot à l'âge de quarante ans. Ce bon mot avait
été raconté chez le gouverneur de la province, qui le répéta
à une soirée du premier ministre, qui en parla à l'empe-
reur. Sa Majesté ayant daigné rire , Hiu-Li fut proclamé un
des hommes les plus spirituels de la Chine, et l'académie
n'hésita pas à l'appeler dans son sein. Hiu-Li vécut sur ce
bon mot, et mourut sans en avoir fait d'autre.
Quelques jours après la mort de Hiu-Li, un écrivain
dont la réputation est sans doute venue jusqu'à vous, le
célèbre Fi-Ki, rédacteur de la Revue de Pékin , s'adressa
la harangue suivante :
« jMoii cher Fi-Ki ,
' « Voilà bientôt dix ans que tu tiens le sceptre de la
critique dans un des recueils les plus estimés de la Chine,
et par conséquent de l'univers. Tu as dit tour à tour du bien
et du mal de toutes les écoles; tu as su distribuer l'éloge
avec une sage profusion; il faut voir maintenant combien
l'encens rapporte. Tu deviens vieux, le pul)lic commence
à se lasser de tes articles; le moment est venu de faire
une lin; tâche d'entrer à l'académie : une fois immortel,
c'est bien le diable si l'on ne te nomme pas bibliothécaire;
tu achèveras ainsi ta vie au sein d'une médiocrité dorée.
conuTie dit un de ces poètes de l'Occident dont je parle déjà,
connue si j'étais académicien , sans les connaître. »
l'i-Ki lrou\a son raisonnement fort juste. Il se lit taire
SON ClKlUiK. IS!)
la (|U(Mit>, mil iiiic pliinic iictivc à son Ixmiicl, endossa
sa plus belle rohe, el loua nu |)alan([nin à I lieinc ])oin" allei-
l'aire ses visites.
A Pékin, comme à Paris, l(!s candidats à l'académie sont
obligés de se présenter individuellement cbez cbacun de
leurs lulurs collègues, et de leur déclarer qu'ils sont les
seuls dignes de leur choix. Fi-Ki se rendit d'abord chez
l'académicien Fank-Ilou. (l'était un bonze, qui avait publié
un recueil d'homéhes et d'oraisons funèbres.
— Seigneur, lui dit-il, mon nom ne vous est peut-être
pas inconnu. Je suis Fi-Ki, un des rédacteurs habituels de
la Revue de Pékin , et je viens solliciter votre suffrage pour
être de l'académie.
— Vous voulez remplacer le fameux Hiu-Li, l'homme le
plus spirituel de la Chine ?
— Hélas! j'ai bien peu de droits, je le sens, à un tel
honneur; mais je me consolerai de ma défaite si j'obtiens
votre voix. L'éloquence de la chaire est selon moi la plus
importante branche de la littérature, et, de l'avis de tout le
monde, vous êtes le premier de nos orateurs religieux; je
sais que de soi-disant critiques contestent ce fait; mais je ferai
justice dans la Revue de Pékin de leurs sottes prétentions.
— Quand paraîtra votre article? demanda Fank-Hoii.
— Après l'élection, répondit Fi-Ki; et il se retira en
saluant humblement. Il se lit conduire chez Hang-Hong.
Hang-Hong, autrefois capitaine dans les Tigres d(! la
garde inqiériale, était l'auteur d'une vingtaine de volumes
de poésies fugitives; il célébrait perpétuellement les jeux,
l'amoui'et les ris, et sablait |)arl'ait(nuent ro|)ium, qui est le
clunnpagne de la (Ibine.
190 A CHAQUE SAINT
— Salut, dit Fi-Ki en entrant, au plus grand poète de
l'Empire Céleste!
— Qui êles-YOus? demanda Hang-Hong mécontent d'être
dérangé au moment où il allait fumer sa pipe.
— Un sectateur ardent de la poésie fugitive , un de vos
plus profonds admirateurs, un humble critique qui sait vos
vers par cœur.
— Vous savez mes vers par cœur? répondit Hang-Hong
radouci.
— Qui ne retiendrait pas cet impromptu charmant que
vous avez adressé à mademoiselle All-Mé, qui vous deman-
dait son épitaphe"?
Surl'écorce d'an noir cyprès,
Vous voulez en vain que je trace
Votre épitaplie el nos regrets;
I^amour sans cesse les efface
Avec la pointe de ses traits.
Crois-tu , dit-il , qu'à son aurore ,
All-Mé, plus brillante que Flore,
Ait rendu le dernier soupir"?
I.e premier même esta venir;
Mon ami, je l'attends encore.
Et ces stances pleines d'une grâce si douce?
L'amour vrai se plaît dans les larmes .
Et nous adorons la lieauté ,
Peut-être encor moins pour ses charmes .
Que pour sa sensibilité.
Si la rose aux jardins de Flore
Fixe les regards amoureux ,
C'est lorsqu'elle brille à nos yeux
Couverte des pleurs de l'Aurore
SON ClKK(ii:. 101
— Ah! jo le vois, s'ôcria ll;m^-llong altonclri, vous
coiiiprciic/ la poésie riigiliNc. Hélas! le nombre de ses
lidèles décroît tons les jours!
— Je sais ([u'il est des ind)éeiles ([ui S(! nio(|uenl du
madrigal et dn eouplet; mais leurs railleries ne prévaudront
pas; déjà une réaction se manifeste en faveur do. la poésie
fugitive; l'académie devrait s'y associer en me nommant a
la place de feu lliu-Li; à mes yeux, il n'y a pas d'autre
poésie que la poésie fugitive.
— Voire nom?
— Fi-Ki, rédacteur de la Ileviic de Pckiii^ (pii deviendra
l'organe de la réaction fugitive.
— C'est bien. Comptez sur ma voix.
Décidément, pensa Fi-Ki, ma manière de solliciter est
la meilleure ; voilà ma candidature en bon chemin. Allons
maintenant chez Nung-Po.
A celte époque, l'académie! chinoise était divisée en deux
camps bien distincts : les classiques et les romantiques.
Nung-Po représentait la tradition; il avait fait jouer dans
sa jeunesse une tragédie, et il nuMlait en ce moment la der-
nière main à un poëme en trente-quatre chants, intitulé
la Kong-Fu- Tzélde. 11 avait à cœur de répondre aux lit-
térateurs étrangers qui reprochaient à la Chine de n'avoir
pas de poëme épique. Nung-Po reconnnençait pour la
vingtième fois l'indispensable invocation à la nuise, lorsqu'on
lui amiouça que M. Fi-Ki , rédacteur de la Revue de Pékin,
demandait à le voir.
C'est un journaliste, se dit Nung-Po, qui était prudent
comme tous les tragicjues ; qu'il entre.
— Que l'illustre Nimg-Po me |)ardomie de troubler ses
192 A CHAQUE SAINT
méditations; mais les grands hommes sont indulgents.
— (jne vonlez-vons , jeune homme?
— Vous demander un conseil.
— Parlez.
— J'ai l'intention de jnihlier dans la Bévue de Pékin
une série d'articles sur les tendances de l'école dramatique
moderne ; je voudrais remettre en liunière quelques gloires
qu'on oublie depuis trop longtemps. Qui mieux que le
(célèbre iSung-Po peutm'ètre utile dans cette grande entre-
prise? Je prétends terrasser le romantisme.
— Nos ennemis sont puissants, audacieux.
— On doit s'attendre à tout de la part de gens qui ont
brisé la césure.
— Qui ne reculent devant aucune monstruosité, pas
même devant l'enjambement.
— Qui violent toutes les unités.
— N'importe, illustre Nung-Po, avec votre appui je les
combattrai, et j'espère les vaincre; je crains seulement une
chose.
— Laquelle ?
— C'est que cette polémique ne nuise à ma candidature
à l'académie.
— Vous voulez remplacer Hiu-Li?
■ — J'ai déjcà la voix de votre ami Hang-Hong.
— Vous aurez la mienne , jeune honnne ; il faut secon-
der ceux qui veulent mettre en lumière les gloires oubliées ;
vous serez des nôtres. Venez me voir demain ; en attendant ,
je vous promets mon appui.
Fi-Ki remonta en palanquin , et se fit descendre devant
la porte de Nou-Fou. Nou-Fou était le chef de l'école
0»vù ta%4i \t4 xn-\xî« \<J% "Çt^'w-
SON C:iER(iE. 195
romanliqiic; Fi-Kl le connaissait de lonp^uc dalc ; il avail
j)uissaniiiu'iil contribué à sa gloire; c'était lui qui s'était
placé à la tète de cette troupe de mineurs littéraires qui
avaient lait sauter devant Nou-Fou les portes de l'académie.
Pas un jour ne s'était écoulé depuis une dizaine d'années
sans que Fi-Ki eût lait pour son chef de file un de ces
articles d'éloges qu'en Chine on appelle réclames; c'était
bien le moins que Nou-Fou se montrât reconnaissant. Fi-
Ki l'aborda de la manière suivante.
— Comment se porte notre grand Nou-Fou?
— Et le plus spirituel de nos critiques, répondit celui-
ci, comment va-t-il?
— 11 est malade.
— Qu'a-t-il donc?
— Une candidature à l'académie.
— Si jeune , et déjà vous songez à mourir !
— L'école moderne est menacée ; la tragédie relève la
tète; il faut payer de sa personne : voilà pourquoi je me pré-
sente. On m'a fait des propositions de la part de Nung-Po
si je voulais passer aux classiques avec la Revue de Pékin.
— Qu'avez-vous répondu?
— Que jamais je ne changerais de drapeau , et que mes
amis sauraient bien me faire entrer à l'académie. Je veux
rester fidèle aux idées et au drame modernes; je mourrai
sur la brèche du lyrisme dans l'art. Jugez si je pouvais con-
sentir à voir la Revue de Pékin arborer sur sa bannière un
autre nom que celui de notre grand , de noti'e gigantesque,
de notre pvramidal, de notre formidable Nou-Fou?
— Je n'attendais pas moins de vous, cher ami. A quand
l'élection?
194
A CHAQUE SAINT SON CIERGE.
— Au premier jour do la luue uouvelle.
— (J'est bieu. Vous serez iui mortel .
Fi-Ki visita successivement tous les académiciens, et
employa auprès de chacun d'eux le })rocédé dont nous
venons d(^ voir quelques échantillons. Ouoiqu'il eût pour
coiicm-rents le plus fameux romancier et le plus grand
philosophe de son temps, il fut nommé au premier tour de
scrutin. Comme un de ses amis lui adressait des félicita-
tions quehpie peu mêlées de surprise, Fi-Ki lui répondit
par ce disti(pie allégorique :
Miti I (» hâve iiii-li
l'ui^-nam kci'-mi no
que M. Ahcl Rémusaf traduit de la façon suivante :
A ClIAQUK SAINT SON OIERGK.
QUAND TU ES PRESSÉ
1 y avait à la cniir do Franco, dans le sirch»
:^ dornior, un huninio qui l'aisail rôlonnomiMil
;,' de tous ceux qui le IVéquonlaiont, et cet honniio
connaissait beaucoup do inonde. Dès sa ])lus
londro jounesso, il avail nidiilrc une i^iaiidc
pnidoiice unie à une extrême finesse. Dans les occasions les
plus délicates, loin de se troubler, il déployait une ])résence
d'esprit et une babileté incroyables. Aucune circonstance
ne pouvait le prendre en défaut, ni niénio réniouvoir :
190 HABILLE-TOI LENTEMENT
([u'oii lui annonçât son déjeuner on la ])eiie d'nne bataille,
c'était du môme air qu'il recevait la nouvelle.
Versailles était alors le lieu du monde où l'on se donnait
le plus de mouvement pour réussir; les courtisans étaient
toujours sur pied , tout prêts à mouler leur physionomie sur
le visage du maître , et se pressant le plus possible pour se
devancer les uns les autres.
Le duc de P., ainsi s'appelait notre personnage, suivait
ime méthode contraire. Alors que toute la cour était boule-
versée par le changement du ministère ou le renvoi de la
favorite , on le voyait toujours calme et serein ; aux nou-
velles les plus imprévues il gardait son sang-froid impertur-
bable ; et lorsque la foule des grands seigneurs se pressait
autour du roi, à la veille d'un événement considérable , il
s'étendait sur un solii ou s'en allait dans son carrosse faire
un tour à Paris.
Un vieux courtisan avait mal auguré de cette habitude.
« Le pauvre duc n'ira pas lom, dit-il quelque temps après
la présentation de M. de P. à Versailles; le moindre cadet
lui passera sur le corps. » *
Mais au bout de peu d'années il se trouva que le duc de
P. avait obtenu en honneurs, en dignités, en faveurs,
plus que les plus habiles et les plus persévérants. Il ne
demandait rien , et gagnait tout ; on ne le voyait pas solli-
citer, et il arrivait à des emplois que les plus ambitieux
n'osaient espérer.
Cette fortune et cette conduite semblaient inexplicables.
Comme on était au temps des Cagliostro et des Saint-Ger-
maiii, quelques personnes s'avisèrent de croire que le duc
de P. avait un auneau constellé ou ([uelque secret inagi-
glAM) TC i:s l'HKSSK. 197
(jiu' |)(tiir t'oiiiiiiaïKlcr an s(ti(. Oiiaiid on lui Taisait |>ail de
CCS soupçons, .M. de V. lianssail les ('paulcs cl l'cpoiidail
(|nc son scci'cl clail à la poitcc Ac (onl le monde.
(Ml sail (|iril n'\ a pas de Icriain pins glissant (pic la
coni'. I^à les dcsIiiK'cs uoul rien d'assuré, cl (piand on
jouit de la l'aNcni- il l'anl se presser don profiter; le lende-
main est rarement seml)l;d)le à la veille. M. de P... ne,
paraissait pas se douter de celte vérité ; il agissait en toute
chose connue si sa fortune ent du être éternelle. Le fait est
([ne la constance de son bonheur taisait mentir 1 axiome.
Ouand une déhàcle suivait le renversement dun cabinet,
bien loin de perdre son emploi, le duc en gagnait un supé-
rieur; si la lavorite succombait sous la beauté d'une rivale,
M. de P. obtenait de la nouvelle maîtresse plus encore
(ju'il n'attendait de l'autre; et ce cjuil y avait de plus mer-
veilleux, c'est que tous ces miracles s'accomplissaient sans
fatigue. M. de P. était fort gourmet et fort paresseux, et
jamais, dans aucune circonstance, pour si grave qu'elle
fût, on ne lui vit retarder l'heure de son souper ou avancer
celle de son lever.
Le duc de P. avait un neveu, garçon alerte, intelli-
gent , spirituel et ambitieux. M. de T. était fort jeune
encore lorsque son oncle occu})ait déjà une ])OsitIon émi-
nente à la cour. 11 passait chez son parent la majeure jiartie
(le son temps, et se plaisait dans sa conversation, oii il
trouvait sans cesse mille sujets de méditations. Mais ce (pii
l'étonnait encore plus que l'esprit, le grand sens et le
scepticisme élégant de son oncle, c'était l'apparente indo-
lence de son caractère. Sur ce chapitre-là ses surprises
étaient de tous les instants.
198 IIABILLE-ÏOI LENTEMENT
Un jour M. de T. apprit de la bouche même d'un due
et pair, qui avait toute la confiance du roi, une nouvelle
assez importante pour changer toute la politique de la
France; on n'en pouvait prévoir les conséquences. M. de
T..., qui comprenait à demi-mot le hid de cette contidence,
quitta Versailles en toute hàle et tond)a chez ^î. de P.
comme la i'oudre. M. de P. lisait un pamphlet dans son
cabinet, un cabinet où il ne Taisait jamais rien. M. de T.
raconta bien vite ce qu'on lui avait souftlé tout bas.
— Mon carrosse est à la porte, ajouta-t-il ; dans deux
heures la cour sera dans une contusion extrême ; courez.
— Nous aurons tout le temps de causer de cette alTaire
après souper; va l'aire dételer tes pauvres chevaux que lu
as jailli crever, et repose-toi. Demain on verra.
Le lendemain M. de P. hit revêtu d'une charge plus
importante qu'aucime de celles qu'il avait jamais occupées.
M. de P. se servait quelquefois de M. de T. comme de
secrétaire, M. de T. ayant gagné sa contîance ])ar la dex-
térité de son esprit; M. de P. lui reprochait seulement de
céder trop promptement aux inq)ressions de son cœur ou
de son jugement.
— Mais mon oncle, lui disait alors M. de T., le pre-
mier mouvement est comme une voix intérieure qui crie la
vérité ; c'est une flamme qui éclaire.
— Ce sont là des phrases bonnes à mettre en vers, lui
répondait le duc de P.; mais en simple prose je t'engage
à te métier du premier mouvement, non point tant parce
qu'il est quelquefois bon que parce qu'il engage.
Après une bourrasque de cour devant laquelle le minis-
tère succomba , au moment on chacun crovait M. de P.
OIANI) Tl" i:s PRKSSK. 199
{•iilraiiic dans la cliiilc diiii cal)!!!!-! a\('c l('(|ii('l on connais-
sai( ses relations iiilinics. le dnc Int eliar^c |iai' le foi dn
j)()i{ls des all'airi's. Il ne ra(( cpla ([ne sur l'ordic inipc-
lalir (In sonNci'ain. cl après s'en èlre l()n|ili'nij)s dércndii.
-M. de T. resta j)res de Ini, et s'oeenpa de rénnir ([nelques
jennes ^ens liahiles et discrets ])onr 1(^ li'a\ail conlidentiel
tin cabinet.
Lnn d en\ montra bientôt nne ^i'and(> aptilnde ; sa cor-
icspondance était irré|)rncbal)le , et ses ra])p()rts témoi-
gnaient d'une rare inlelb'gence des matières dipiomati(|nes.
Cependant un matin, M. de T. apprit qne le jenne secré-
taire avait été congédie' la veille par M. de P.
— Aviiit-il connnis quelque indiscrétion? lui demanda-
t-il.
— Non pas.
— S"était-il trompé dans mi tiavail iiiqiorlant ?
— Point.
— Avait-on cjnelque crainte snr sa moralité?
— Aucunement.
— .Mais (pia-t-il donc lait? s'écria enlin M. de T.
— 11 avait trop de zèle.
Avant le terme de sa carrière le duc de P. a\ait occnpé
les emplois les plus considérables et obtenu les dignités les
plus enviées ; on lavait \n tour à toiu' lieutenant de jtolice.
surintendant des tinances . giand-ecnver, ministre, and)as-
sadenr; il était décore (\vf^ oi'dres de Sa .Majesté, et tons les
monai'ques de IF-nrope se plaisaient à le couNnr de croix
et de colliers.
(Juand M. de I*. paraissait a la cour, ses moindres
paroles étaient r<'ciieillies avec im soin extrême et conunen-
200 HABILLE-TOI LENTEMENT
tées de mille manières : il est vrai qu'il parlait l'oit peu.
On lui supposait le don de prévoir les événements, et
quand il lui arrivait d'éviter un homme en place , chacun
tournait le dos au pauvre gentilhonmie, bien convaincu
qu'il allait être destitué ; le plus souvent l'avenir se char-
geait de réaliser ces muettes prédictions.
— Comment donc vous y prenez-Aous pour si bien pré-
voir les choses? lui demandait un jour M. de T.
— J'attends et j'écoute.
Un jour M. de T. vantait très-fort l'habileté et l'ardeur
d'un gentilhomme ([ui , voulant se pousser à la cour, ne
mettait jamais qu'une heure à faire ce que d'autres ne
pouvaient ébaucher qu'en ti'ois. M. de P. sourit. — Je ne
me suis jamais pressé , dit-il , et je suis toujours arrivé à
temps.
M. de T. se plaignait parfois de la rapidité avec laquelle
les heures passent. — Pour avoir le temps de tenir tête à
tout, disait-il, il faudrait que les jours eussent quarante-
huit heures.
— Ce serait ([uatre fois trop, réjdiqua le duc ; réduits le
jour à la moitié, et il en restera toujours assez pour que
les neuf dixièmes des hommes trouvent encore le loisir de
se casser le cou.
M. de P. était dans toute sa faveur quand la mort
arriva; mais elle ne put le surprendre : il était prêt. Avant
d'expirer il lit approcher son neveu.
— Voila, lui dit-il, l'instant de le prou\ei- mon amilie.
l\i es jeune et ambitieux ; dans le chemin de la politique
on peut tomber si Ton n"a pas l'œil et le })ied sûrs. Prends
ce portefeuille ; j"ai eu le soin d'y tracer les conseils que
WowvVvwwc ^v^ V\o\* wc ^vwW va*.
QUAND TU ES PRESSE.
201
nidii ('\[)('ii('iicc me doiiiK" le droil de le rccoiiiMiaïKli-r ;
siiis-lfs (ou joins, cl lu ;iiriv(M'as. \;i, lu es le mieux jtar-
la<;('' (le mes lu-riliors ; jo le laisse le l'ruil de (jualre-vin^ls
ans d'éludés.
Oiiaud M. de P. l'ut mort, M. de T. ouvrit le porle-
leuille. Sur la première feuille on lisait ee proverbe, écrit
de kl main du due :
IIABILLE-TOI LENTEMENT QUAND TU ES PRESSÉ.
Toules les autres feuilles étaient blanches. M. de T.
suivit le conseil à la lettre, et sa fortune sous la révolution,
le consulat, l'empire, la restauration et le gouvernement
de juillet, lui prouvèrent que M. de P. avait raison.
©g IMl^fl'â/ill :P@aL ÂJ>s~iE M^'Ûê'^^ÂE
l.XTUAIl UE ME5I()I11KS INUOIfS
'avais gagné quelque argent au jeu. 11 s"a-
gissait de nie meubler; plusieurs de mes
amis me conseillèrent de m' adresser à Nic-
colo Gritti , jeune tapissier qui venait de
s'établir. J'en parlai à Casanova de Seingalt,
le célèbre aventurier ; il baussa les épaules.
— Je ne conseille personne, me dit-il; mais le mois
dernier j'ai garni im casino , et c'est au vieuv Vélo que je
me suis adressé.
— Tout le monde assure que Vélo est horriblement cher.
— Tout le monde a raison; ])ourtant je gagerais bien
que votre Gritti le sera davantage.
DK MAKIUK 1>(»1[. Al'Ki: MoltSlllE. 205
— Cent ])orsoiiii(>s m'ont dil 1(> conli'aiic , l'c-poiulis-jc, et
volontiers j'en ferai l'épreuve.
Sur ce, je nie lis donner en délail la (lescii|)ti()ii du
casino en (|ueslion , le nond)re evact des «places, di's lustres
en crislal de roche, des girandoles, des Irunieauv peints,
des lambris ciselés en or moulu, des paresseuses, des ten-
tures de soie à llenrs, des tapis veloutés, des chambranles
de marbre, etc., etc. Mons Gritti l'ut appelé, reçut mes
ordres en toute joie et en toute humilité , me promit le plus
grand luxe et la plus grande économie, m'assura que j'au-
rais toutes ces choses ta un grand tiers de rabais sur le prix
de son illustre confrère , et , peu de jours après la livraison
des meubles, m'apporta une note dont le total était effrayant.
J'allai trouver dès le lendemain le spirituel chevalier. Il
déjeunait seul par aventure, mais en homme comme il faut.
Le chocolat préparé remplissait la chambre d'une forte odeur
de vanille ; à côté de deux flacons vides , qui avaient con-
tenu d'excellent scopolo, mon ami dépêchait les restes d'une
salade de blancs d'œufs, assaisonnée à l'huile de Lucques
et au vinaigre des Quatre Voleurs.
— Je sais ce qui vous amène, s'écria-t-il, comme si mes
nombres me l'avaient dit; et, en effet, il ne faut pas être
grand cabaliste pour cela. Je vous ai donné un conseil; vous
ne l'avez pas suivi; votre homme vous a volé?
— -Je le crains, répliquai-je.
— J'en suis sûr, reprit le chevalier, et je suis sûr aussi
que vos sequins s'en vont rondement d'un autre coté. La
Tonina était d'une gaieté folle hier soir au Ridotto.
— Eh bien ! demandai-je, non sans un peu de confusion
tant bien que mal déguisée, qu'y a-t-il de ('(Munum?...
204 DE MAIGRE POIL
— Je vais vous le dire , iiiterrompit-il ; nous avons un
proverbe infaillible : Donna che ride, horsa che piange.
Vous avez gagné trois mille ducats la semaine dernière;
vous avez soupe deux fois avec cette petite danseuse; elle
rit au nez de tous ceux qui la regardent; gageons que les
deux tiers de votre gain sont déjà mangés.
— Voilà, répondis-je, une conjecture fort indiscrète.
Pour en revenir à Gritti...
— N'achevez pas; je vais encore vous dire comment
vont les choses de ce côté. Vous avez sa note en poche; j'ai
celle de Vélo dans ce secrétaire; nous les comparerons si
.vous voulez, et je parie votre jabot de point d'Alençon
contre cette bague en brillants , que la différence en moins
du côté de Gritti ne va pas à plus de dix sequins. Je parie
encore que, nonobstant cette différence en moins, il gagne
six fois plus que son confrère , plus habile , plus riche et
plus renommé que lui. Je parie, sans l'avoir vu, que tout
ce qui est chez moi damas de Lyon , chez vous est taffetas
de Vicence ; que vous avez des cristaux de pacotille aux
pendeloques de vos lustres , des bronzes mal dorés à vos
girandoles , des marbres défectueux sur vos cheminées.
Maintenant, autre différence : vous espériez peut-être
quelque rabais et quelque crédit. Vélo prend mes billets
à trois mois, et je lui ai fait subir, suivant l'usage du
beau monde qu'il sert, une diminution notable; votre ma-
raud de Gritti veut , j'en suis sûr, être payé séance tenante,
et , quand vous lui avez parlé d'une estimation , il vous a
menacé d'un procès.
J'étais attéré; car, de point en point, le chevalier avait
deviné juste.
Ai'Ki: MOUS r RE. 205
— Soiilïi'c/. rcjH'il-il ;i[)irs a\oii- joui de iiioii cinltarras,
souffrez qu o]\ instiiiiso voii'c jeunesse. Laissons la volrc
tapissier, ([ui est uu fi'ijxuiueau . et qu il laudra rouiM' de
coups de canne quand vous lui aurez jeté son argent à la
ligure; puis dites-moi, s'il vous plaît, quel maladroit ami
vous a guidé dans nos coulisses"? Autant aurait valu tout
dabord vous mener en pleine Calabre. Cependant , il y a
danseuse et danseuse, comme il v a tapissier et tapissier,
comme il y a bandit et bandit : — par quels motifs avez-
vous préféré la Tonina?
— Eh ! mais, repris-je , a-t-on des motifs?...
— AAOïiés ou secrets, on en a toujours. Comme je ne
vous A'ois pas très-disposé à vous confesser, je vais continuer
mon rôle de nécroman. Lorsque vous avez porté votre
hommage à cette petite fille, brune et maigre comme
un clou de girofle , vous navez cédé ni à lattrait fort mé-
diocre de sa danse effrontée, ni h celui de ses petits veux
noirs passablement dépareillés. Vous n'aviez pas Tombre
d un penchant pour elle, et je n'en veux d'autre preuve que
la belle ardeur dont vous brûliez naguère pom* la véritable
déesse de nos fêtes, cette veuve milanaise, hionchi e gnis-
sottn, autour de laquelle vous avez rôdé tout bas pendant
])lus d'un an. Donc il a fallu que certains calculs, certaines
considérations, dont vous-même n'avez pas conscience,
vous tissent agir en sens inverse de votre instinct naliiicl.
Nous vous êtes dit.... n'allez pas vous fâcher (piinic
pauvre débutante, arrivée à Venise il y a deux mois,
dédaignée jusqu'à présent , fort mal en point dans ses
affaires, portant des robes fanées et des colliers de fausses
pierres, devait être plus facilement abordable, et (passez-
206 DE MAIGRE POIL
moi le mot) d'un usage plus économique qu'aucune de
ses compagnes gâtées par la prospérité, qui vous éblouis-
saient de leurs atours insolents. Le malheur de ce raison-
nement, si juste en apparence, est d'être constamment
démenti par les faits. Vous n'avez trouvé la Tonina ni
moins vaniteuse , ni plus accommodante que ses camarades
les plus à la mode. Du moment où elle vous a vu tenter
fortune auprès d'elle, cette pécore a fait la renchérie,
comme si elle n'était pas endettée jusqu'aux oreilles, cou-
verte de mauvais haillons, et, faute de crédit, réduite les
trois quarts du temps à dîner par cœur. Tous ces désavan-
tages, elle les aura présentés avec adresse comme autant
de mérites singuliers. Dieu sait si elle aura fait sonner haut
son titre de débutante ! Dieu sait quels contes elle vous aura
bâtis sur sa vie passée! Et, quant aux dédains dont elle
a été l'objet depuis son arrivée ici, elle n'a pas manqué
sans doute de les attribuer à sa vertu farouche qui décou-
rageait toute tentative. Voyons, carissi/no , n'est-ce point
cela ou à peu près?
Il m'eût fallu plus d' à-plomb que je n'en avais alors pour
contredire messer Casanova. Sa perspicacité n'avait omis
aucun détail , et l'on eût dit qu'il avait prêté l'oreille à tous
mes entretiens avec la Tonina.
Voyant que ses conjectures tombaient juste, il reprit sur
un ton d'ironie encore plus marqué :
— Après que votre divinité s'est entourée ainsi de tous
les prestiges qu'elle a pu réunir, trouvant en vous la noble
crédulité d'un galant homme qui n'a pas encore été dupe,
elle a profité largement d'une occasion qu'elle n'aurait osé
altendre. Elle vous a vendu de simples espérances, — el
APRE MORSURE. 207
([iicllcs ('S|)('r;uic(!S, grands dieux! — au prix des plus
si'duisault's réalités. — Couveuoz-cii , la moitié de la somnio
(|ii(' NOUS a\('z donu('(î à ce niaïaud de (îiitli a étc' dépeiis(''e
pour tiier de sou galetas 1 iullexihie ohjel de \os \(eu\.
Un sourire indulgent, ou tout au moins un chaste soupir,
a payé ce généreux sacrilice. 11 y a mieux: Touina, cédant
à vos instances, vous a permis de lui donner à souper,
mais à condition que la hideuse matrone dont elle se dit
la tille assisterait, poiu' empêcher la glose, à cet innocent
l'estin. .le vous connais assez, et je vous vois rougir de trop
hou cœur pour douter que les choses se soient passées
connue elle la voulu. Grande chère, vins de choix, ser-
vice magnitique, le tout assaisonné de mystère, et vous
en avez eu pour vos cinquante ducats tout au moins.
Peut-être commenciez-vous à vous repentir; mais il était
trop tard, et depuis lors, spéculateur aventureux, vous
courez, comme on dit, après votre argent. Plus elle vous
voit engagé, plus cette laideron vous tient la dragée haute,
toute tière de vous trouver docile à ses moindres caprices.
Je vous fais bien mon compliment du costume dans lequel
nous l'avons vue au dernier bal masqné ; son habit de
velours rose , brodé en paillettes d'or, était d'une richesse
extrême; le solitaire qu'elle avait au doigt vous coûte, je
m'y connais, de cent trente à cent cinquante ducats. Sa
haute de blonde noire était d'une beauté remarquable pour
la tinesse et le dessin. D'ailleurs n'a-t-elle pas pris graïul
soin de vider ses poches devant nous? Tabatière d'or, étui
d'or, jjonbonnière entourée de perles tines, lorgnette su-
perbe, breloques étincelantes de petits diamants, rien ne
manquait à cet ajustement magnifique dont je ne \eux pas
208 DE MAIGRE POIL
\oiis rappeler la valeur, pour ne pas ajouter à \os déboires.
Mais, si je ne vous dis pas ce qu'il vous a coûté, je puis au
moins vous dire ce qu'il vous rapporte ; c'est le très-sincère
mépris du petit monstre pour lequel vous vous ruinez.
Toniiia, maintenant que, grâce à vous, elle fait une espèce
de figure, trouverait charmant de vous planter là sans
vous avoir rien accordé, pour un homme qui n'attendit
pas sa fortune d'un coup de dé ou d'un heureux paroli.
En revanche, — et c'est le plus piquant de votre his-
toire, — avec beaucoup moins de tourments et de dépenses,
jeune et bien fait comme vous lêtes, vous pouviez aspu*er
aux plus beaux succès. La comtesse, oui, la comtesse elle-
même , — bien qu'elle ne soit pas à vendre, — eût accepté
vos soupirs si, courageux à propos, vous eussiez fait pour
elle, au carnaval dernier, la moitié des folies auxquelles vous
a induit une créature qu'il ne faut pas même songer à lui
comparer. Remarquez que je ne vous parle point de la
Baletti, de la Ramon, de la Steffani, de la Papozze; quels
que soient leur vogue et leur renom , la plus huppée d'entre
elles sait trop bien ce qu'elle vaut au fond pour imposer
des conditions très-sévères. Avec une pluie d'or comme
celle qui vous a ouvert les portes du grenier où végétait
Tonina , je me serais fait fort de ])énétrer chez toutes les
Danaé du corps de ballet.
Casanova, se levant alors de son fauteuil, se promena par
la chambre en agitant son mouchoir inq)régné d'essence.
— Sachez, carino ^ continua-l-il d'un ton protecteur,
qui me déplut horriblement, sachez une fois pour toutes
que, dans la vie, on se trouve toujours bien d'avoir affaire
aux marchands enrichis, dnuseiises ou non; leur position
\i^ Y^^^"^^ ^^^'^^^^■'^^ VYo\dVt v^vx\o\^ uut SVAXU^^ OmVw.
APllE MORSURE.
209
laite les rend inuins UNides. Au coiilraiiv, (jiiieoii(|iio
a U)uli> sa loiiiine à créer marclie vers ce hul /jer Jas et
/te/as. Si vous craignez les comptes d'apothicaire, n'appe-
lez jamais le notaire (uii vient (Taclieter sa charge ; n'entrez
jamais chez l'auhergiste récemment étahli ; tenez-vous à
l'écart de ces jeunes praticiens en tout genre qui déharqiient
sur la scène du monde , les poches vides, l'œil au guet, les
mains en avant. Dans tout ventre creux la conscience est
au large; il n'est guère de scrupule que le besoin n'apaise ;
moins on a, plus on veut avoir; et, suivant un vieil adage
dont j'ai reconnu la justesse, il faut toujours attendre
OK MAIGIiK POIL APRE MORSUKF.
rlFmn Li ©D^BLg f/h'Px L/h â^iyg
NE MENE LOIN JEUNES NI VIEUX.
roverbe, que nie veux- lu? D'où viens- tu?
Qui es- tu? Qu'enlend-on au juste par ces
mots-là : «Tirer le diable par la queue?» —
i;'";~ Cherchons.
k^^â' Ca) j)roverhe voudrait-il dire qu'on est avec
le diable sur un pied d'intimité? A-t-on dit, par exemple,
du fameux docteur Faust, (pii «Mail, connue chacun sait,
à la l'ois le com[)ère, l'hôte, l'ennemi iutime et le séide
de Méphistophelès , qu'il tirait le dial)le par la queue,
pour exprimer ([u'il était a\('c le diaiile connue les deux
TIRE 11 LK DIAIJLK PAU LA OU EUE, ETC. i2 1 1
(loigls (le la main'? Mais celle él\|iii()lo^ie nous seiiii)!erail
biiMi tirée par les cheveux, pour ikî pas dii-e plus.
Ou bien ci' proverbe aurail-il élé inveuh- à lOccasion de
eel au(r(> personnage j'anlaslicpie de la cbanson de (ioi'lbe :
rElève du so/'cicr? L'élève d'un magicien a releini cer-
taines paroles cabalisti([ues à l'aide desquelles son niaîln; se
fîiit servir j)ar le diable. En ral)sence de son maître, l'élève
imagine de l'aire paraître le diable devant lui, et lui ordonne
d'aller lui cbercber de l'eau; malbenrensenuMil il a oïdilié
les paroles à l'aide desquelles on l'arrête, et le diable lui
apporte coup sur couj) tant de seaux d'eau, que bientôt la
maison est inondée. Au momeut où le diable s'élance pour
apporter eucore de l'eau, l'élève se précipite sur ses pas, et
l'arrête... Je pense que ce ne put être que par la queue;
car le diable ne se laisse guère saisir que par là.
Tirer le diable par la queue voudrait donc dire alors
agir inconsidérément, sans réflexion , et risquer de tomber
dans un abîme, ou de se voir submergé comme l'élève du
sorcier?
Cherchons encore.
— Rien de plus simple , nous dit un homme déjà sur le
retour, et qui a connu intimement feu M. de la Mésangère:
tirer le diable par la queue signifie tout bonnement vivre
dans la gêne; porter des culottes râpées, un paraj)luie
rouge, des besicles en cuivre, des gants de peau d(; la[)in,
et des épingles sur sa manche; — voilà ce qu'on appelle
tirer le diable par la queue.
— Halle là , Monsieur, je vous arrête; car votre défini-
tion est insurtisante... Et ce diable que vous oubliez, ce
diable qui a l'ait le proverbe, (pii en est, on peut le dire, le
212 TIRER LE DIABLE
chef et Fàine , croyez-Yous donc qu'on puisse romettre?...
Kemarquez que le proyerbe ne dit pas tirer l'existence par
la queue; tirer l'arnent, la destinée, le crédit, la misère
par la queue ; il dit le diable... le diable , Monsieur; enten-
dez-vous? dominent ce diable ne vous a-t-il })as sauté aux
yeux?
Quoi! une jeune tille travaille du matin au soir, et est
citée comme un ange de résignation et de sagesse! Il est vrai
qu'elle est très-pauvre; mais qu'importe, puisqu'elle ne
doit son existence qu'au travail de ses doigts ; que son
économie suffit à tout?... Et vous osez dire de cette pauvre
innocente qu'elle tire le diable par la queue, elle qui n'a
même jamais vu ses cornes?
On ne met généralement pas à la caisse d'épargne quand
on tire le diable par la queue.
A plus forte raison n'obtient-on pas le prix Monthyon ,
attendu que le diable n'a pas reçu jusqu'à ce jour de prix
de vertu.
Mais sans vouloir en aucune façon faire ici l'apologie du
désordre ni du décousu dans la vie ordinaire, je soutiens
([ue, pour tirer le diable par la queue, il faut ne point avoir
les mœurs épicières; il faut surtout comprendre l'imagina-
tion , l'imprévu , la fantaisie; enfin la vie d'artiste.
Vous ne direz jamais d'un musicien qui a une fois
par mois cinquante mille livres de rentes pendant vingt-
quatre heures , ou de la danseuse qui a un coupé et
trois termes en souffrance , qu'ils sont au-dessous de leurs
aftaires, qu'ils sont sur le point de faire faillite, qu'une
liquidation, une assemblée de créanciers, est nécessaire...
Fi donc! Ils tirent le diable par la queue; c'est bien
1>AR LA QUEUE, ETC. 215
plus poélique. «(Hier (lial)Jo , toi qui as inspiré lanl de
grands génies; loi qui as su ranger parmi les apôtres
Dante, Micliel Ange, (ballot, llolTniann, Panurge, Scapin.
Figaro, sans compter tous les poètes qui se domieid à
toi vingt l'ois ])ar jour ])our atlra[)(M' la rime, et quel-
([uelois le bon sens, inspire-moi donc quelque heureuse et
nouvelle idée, pour adoucir la férocité de mes dettes; rogne-
leur les griffes; lime-leur les dents; fais-leur faire, s'il se
peut, patte de velours... » Mais le diable souvent reste
sourd à de pareils appels que tant de personnes lui adres-
sent de tous les côtés , et il faut bien qu'il se fasse un peu
tirer... non pas seulement l'oreille, mais par ce que nous
disions, et on conçoit enfin que, malgré toute sa bonne
volonté, la queue du diable ne puisse répondre à tout le
monde à la fois.
Ecoutez , mon ami , vous êtes aujourd hui un des riches
notaires de Paris ; votre maison est des plus recherchées ;
chaque soir votre table est garnie de convives; le matin,
votre étude est assiégée de clients de toute espèce.
Mais vous souvenez-vous du temps où nous étudiions ,
on plutôt où nous n'étudiions pas ensemble? Vous rappe-
lez-vous la fameuse lettre que vous écrivîtes à votre oncle
de Louviers , peu de temps après les journées de juillet,
lettre colossale et patriotique, datée du Panthéon, que nous
composâmes à quatre , et dans laquelle vous annonciez à
votre oncle l'intention de figurer dans la garde citoyenne,
et de prêter X appui de votre bras à Tordre ])ublic et à
la charte?
Vous comptiez sur l'envoi de bank-notes; mais votre
oncle , qui était la sagacité même , jugea à propos de vous
214 TIRER LE DIABLE
envoyer seulement un énorme paquet contenant un équi-
pement complet, qui permit à vos instincts patriotiques de
ne plus battre sous l'enveloppe du péquin.
A ons m'avez souvent raconté qu'à une certaine faction ,
de minuit à deu\ heures, vous eûtes comme un vertige;
vos yeux se fermèrent à demi, et vous YÎtes distinctement
])araitre devant votre guérite un personnage enveloppé duu
domiiH), et couvert d'un masque noir, que vous avez
déclaré ne pouvoir être que le diable en personne. Ce
personnage se mit , avec la main la })lus mignonne et la
])lus blanche du monde, à détacher lestement, une à
une, tontes les pièces de votre uniforme, vos épanlettes,
votre sabre, votre ceinturon; il cacha le tout dans sa
robe, et s'enfuit à toutes jambes sans qu'il vous fût pos-
sible de le rejoindre.
Comment se lit-il que, le lendemain de cette singulière
aventure , tout votre équipage se trouva chez un fripier du
voisinage? Adieu la gloire, tout était vendu ; et, de votre
équipement, il ne vous resta absolument qu'un billet de
garde !
Quel dîner nous fîmes à Montmorency avec votre babil,
votre houpelande, votre bonnet à poil et votre plumet ! Et
vos buffleteries , votre fusil et le reste de votre fourniment ,
n'est-ce pas là ce qui vous permit d'assister à la première
représentation de Napoléon ou les Cent Jours, toujours
avec le diable de la guérite?
Mais (fue devint votre oncle de Louviers, lorsque, arrivé à
Paris à limproviste, il voulut se procurer la satisfaction
d'aller, sans vous prévenir, vous contempler à une des
urandes revues? Hélas! il vit vainement déliler devant ses
PAR LA QUEUE, ETC. 21.")
veux les fliasscurs, les artilleurs, los ^rouadiers; il voiiï--
clioirha , jo crois, jusque parmi les sapeurs. .Mais, (pielle
l'ut sa douloureuse cousieruatiou lorscpu^ en uiontaut la rue
Saint-Jae([ues, il aperyul à Télala^c d'une friperie un uni-
l'onne complet, ([ue son coup d"(eil d"lial)itant de Louviers
lui lit aisément reconnaître! L'uiiilorme. les bullleteries, le
bonnet, le tout avait été placé sur un mannecpiin dont la
figure de carton souriait à votre oncle de l'air du monde le
plus bète. Votre oncle fut sur le point de prendre au collet
son mannequin de neveu; mais il se contint, et préféra cpiit-
ter Paris le soir même, sans vouloir vous voir. Ouelques
jours après, une lettre datée de Louviers vous arriva, lettre
fulminante , écrasante.
Mon ami , avouez que le diable était alors à peu près votre
seul client; que d'affaires n'avez-vous pas faites avec lui! Il
vous rendait souvent visite, et cependant ses visites n"a-
vaient pour vous rien dimportun. Vous n'étiez pas obligé,
comme maintenant, d'étouffer ces bâillements nerveux que
produit en vous le récit de certaines aftaires ([u'on vous
rebat périodiquement depuis plusieurs années.
Le diable était de toutes nos parties de plaisir. Dans
le carna\al. ne pouvions-nous pas dire à la lettre, et
sans nous olfenser, que le diable nous empoitail ?
Il ai'rivait souvent que nous a \ ions reçu quelques jouis
a\ant la visite du tailleur du Havre ou de Taïti, qui s'était
présenté à notre hôtel avec de grandes révérences , et une
longue queue passant sous son justaucorps , mais que nos
yeux inexpérimentés ne nous jennedaieiil [)as d'ajjerccNoir.
Ce tailleur nous faisait changer nos meilleurs vèteuienis
contre des foulards tartares , des pipes liu-ques. (]('<■ camées
l V.
Ce aA\\ x\e\\\ ^e \a V\ùVe. ^\u \c\o\vYft« ww AawVvMv;
l'AK l.A OIKLU:.
217
|)()iir iK^ |»as devenir (Milin un lourd el assonnnanl (iri'sns.
diin iliaiinanl cl bienheureux [)auM'e diahle (juun élail
aulrelois, il l'aul peul-èlre avoir coniinencé rexislencc/
par :
Il m; Il m; diaiîi.k vxw la yuKiiE
2S
mm ©yoTTi i^ ^l^©i là ^i
La scène se passe ou à Berlin , ou à Munich , ou à Stutlgai'd , ou à Frauct'orl ,
ou à Cassel , ou à Dresde.
ACTE PREMIER.
E CHOEUR. — Voici venir l'étudiant Stenn,
plus amoureux que jamais de la belle
Dorothée, la fille de Liebmann, le riche
marchand de draps. C'est l'heure où ils
causent ensemble au comptoir. N'est-ce
point aussi l'étudiant Anselme qui se dirige du même
côté? Il marche en composant un sonnet pour la char-
mante Dorothée. Lequel des deux est le préféré? Nous ne
tarderons pas à l'apprendre, sans doute. Anselme a reconnu
OUI QUITTE SA PLACE LA PERD. 210
Slonn ; les deux rivaux se soûl jeté uu coup d'œil fou-
droyant. Anselme cependant ne s'est pas arrêté devant
Dorothée. II reviendra lout-à-l'heure, gardons-nous d'en
douter. N'effarouchons point Stenn et Dorothée. (Le chœur
se met à l'écart.)
Stenn. — Bonjour, mademoiselle Dorothée.
Dorothée. — Bonjour, M. Stenn.
Stenn. — Comme ce honjoiu' est froid ! Je v ois que vous
ne m'aimez pas, mademoiselle Dorothée ; vous me préférez
Anselme.
Dorothée. — M. Anselme est un bon garçon; mais ce
n'est pas à moi de décider si je le préfère. Je lérai ce que
mon père ordonnera.
Stenn. — Jamais d'autre réponse. Quoi ! pas un mot
d'amonr?
Dorothée. — Partez ! voici mon père. (Stenn sort; survient
Anselme.)
Anselme. — Bonjour, mademoiselle Dorothée.
Dorothée. — Bonjour, M. Anselme.
Anselme. — Votre père vient de sortir, et je prolite du
moment pour vous offrir ce sonnet, qui mieux que toutes
mes paroles vous dépeindra les tourments que j'endure ;
car je souffre pour vous, cruelle, et vous ne m'aimez })as.
Sans doute vous me préférez Stenn ?
Dorothée. — M. Stenn est un hou garçon; mais c'est
mon père qui doit choisir entre vous deux. Le voici qui
rentre ; fuyez.
Anselme. — Hélas ! hélas ! vous me désespérez. (Il sort.)
Le choeur. — Stenn n'était pas content quand il a quitté
220 QUI QUITTE SA PLACE
Dorothée ; la ligure d'Anselme n'exprimait pas non plus
une grande satisfaction. Il est évident que l'éternelle réponse
de la jeune tille commeuce à les l'aligner tous deux. De la
résolution (pi'ils vont jn-endre dépendi-a leui' succès. Tâchons
de savoir ce qu'ils méditent. fSte'nn rentre.)
Stenx. — Décidément il faut en linir. Mon moyen est
excellent. J'irai, s'il le faut, jusqu'au suicide.
Le choeur. — Fichtre !
Stenn. — Oui me parle ?
Le choeur. — -C'est nous, ami Stenn, nous sommes le
chœur antique ; notre emploi est de consoler, de raffermii*
le héros, et de lui donner d'excellents conseils.
Stenn. — C'est le ciel qui vous envoie. Figurez-vous que
jadore mademoiselle Doroll^'c, la lille de Liehmann , le
riche marchand.
Le choeur. — Connu.
Stenn. — J'ai un rival qui se nomme Anselme. La petite
ne veut pas se prononcer entre nous ; j'ai trouvé une ruse
qui l'y forcera.
Le choeur. — Voyons.
Stenn. — Je quitte la ville dès ce soir, et je vais m'éta-
hlir à une vingtaine de lieues d'ici. Chaque jour j'écrirai
une lettre à Dorothée. Je connnencerai par des plaintes
tendres, je continuerai par des lamentations, et je termi-
nerai par des menaces de mort. 11 tant effrayer les jeunes
tilles pour en être aimé. Dorothée ne résistera pas à mon
éloquence; elle donnera en plein dans le roman; sa tète
s'exaltera, et je l'éjiouserai. Que pensez-vous de ce ])rojet ?
Le choeur. — Fuh ! euh ! euh !
%
i.A l'Kin). 221
Stenn.^ — ^ Merci de \olri' appixjbalioii. Je coiti's le incltro
à exécution. '11 sort; Aiisclnio ciilrt'.)
Anselme. — (Icla ik; |)ciiI diiicr daNaiilaj^c ; il l'aiil altso-
liinuMil qu'avaiil liuil jouis je sache à (|iioi iu"eii teiiif.
Le choeur. — Eh ! pail»leii. xoila retmhaiii Aiisehne.
Anselme. — Oui ètes-vous?
Le cuoEiR. — .Nous sommes le chœur anti([uo; noh-e
emploi est....
Anselme. — De consoler, de raU'ermir le héros, et de lui
donner d'excellents conseils; mon professeur de rhétorique
me Ta appris. Sachez donc, ])uisque vous moffrez vos ser-
vices, que je suis amoureux, à en perdre la rime, de made-
moiselle Dorothée, la fille de Liehmann, le riche marchand.
J'ai un rival qui se nonune Steun. La friponne hésite entre
nous deux; j'ai décou\ert un moyen de forcer son choix.
Le choeur. — Lequel?
Anselme. — Je cultiverai la connaissance du vienx Lieh-
mann ; mie fois dans la maison, j'entourerai la tiUe de
j)etits soins et de délicates attentions. On ne réussit (pie par
la patience auprès des femmes. Je serai sans cesse auprès
d elle, elle s'hahituera à moi, et je deviendrai sou mari.
Ouel est votre avis là-dessus ?
Le choeur. — Eh ! eh ! eh !
Anselme. — Je vous comprends parfaitement. Je cours
me faire présenter chez le vieux Liehmann. 11 sort.)
Le choeur. — Le projet de Steun me paraît hou; mais le
moyen d'Anselme n'est pas mauvais. L'un s'adresse à lima-
«jçination, l'autre à l'hahitiide ; lequel des deux lriom|)hera ?
Attendons ; les drôles commencent à deveuir auuisaiits.
222 QUI QUITTE SA PLAGE
ACTE DEUXIEME.
Dorothée , seule. — Pauvre Stenn ! il passe sa journée dans
les bois à gémir sur mes rigueurs. Sa lettre m'a vivement
touchée. La voix du rossignol lui rappelle ma voix ; les
fraises des bois n'ont pas , dit-il , un parfum plus doux que
mon haleine ; et l'azur du lac sur les bords duquel il va
rêver, est moins pur que mes yeux. Il m'aime bien, celui-là ;
j'ai presque envie de lui écrire de revenir. (Entre Anselme.)
Anselme. — Ainsi que votre père me Ta permis, made-
moiselle Dorothée, je viens vous chercher pour vous con-
duire à la fête.
Dorothée. — Déjà !
Anselme. — Craindriez-vous de vous ennuyer?
Dorothée. — Non, partons, (ils partent.)
Le choeur. — La lettre de Stenn a eu beaucoup de suc-
cès. Nous avons vu des larmes tomber des yeux de Dorothée
en la lisant. Anselme pourrait bien être enfoncé. Allons à
la fête. (Il sort.)
Dorothée. — J'ai à peine la force de détacher les fleurs
de mes cheveux , mes paupières se ferment presque malgré
moi ; quelle fatigue ! Mais aussi comme je me suis amusée !
Anselme est charmant ; que de prévenances ! que d'atten-
tions ! et puis comme il valse bien ! Il faut qu'il soit bien
amoureux pour se montrer si dévoué. Comme il a bien
répondu à cet ofticier qui soutenait m'avoir engagée ! La
voix du rossignol!... la valse... le parfum des fraises...
Stenn... Anselme... Je m'endors 1
LA PERD. 223
Le choeur. — Aiiselinc lait des progrès effrayants. Doro-
thée peiidanl la valse se pressait d'une laroii trcs-lendre
coiilic lui. Steim pourrait bien perdre la partie.
ACTE TROISIÈME.
Dorothée. — Une nouvelle lettre ! c'est la huitième (pie
je reçois. La dernière était pleine de reproches et de me-
naces. Il m'écrit qu'un feu intérieur le consume, et que la
vie lui semble un désert. Il finit par me rendre triste à mon
tour, si triste que je suis bien obligée de chercher des dis-
tractions quelque part. Un mot de moi le consolerait ; mais
si ses lubies allaient le reprendre !... Quelle différence avec
Anselme ! celui-là ne vous aborde jamais que le sourire
sur les lèvres; s'il ouvre la bouche, c'est pour raconter
quelque histoire amusante ; il ne songe qu'aux plaisirs des
autres. Certainement, comme le disait hier mon père, il
serait le meilleur des maris Lisons la lettre de Stenn.
Chère Dorothée,
A l'heure où vous recevrez celle leltre, mon àine se sera envolée
vers les régions du bonheur éternel. Vos dédains m'avaient blessé , la
balle d'un pistolet m'a guéri. Je n'ai plus que quelques jours à vivre;
plaignez-moi , car je meurs sans vous voir ! Stenn.
Grands dieux! il s'est tué pour moi! je le sens bien,
c'est lui que j'aime. ( Survient Anselme. )
Anselme. — Qu'avez-vous, mademoiselle Dorothée? je
vous trouve bien pâle.
Dorothée. — Moi, je n'ai rien; mais vous, pourquoi ce
bras en écharpe ?
224 QUI QUITTE SA PLACE
Anselme. — Une simple égratignure qiio j'ai reçue tle
cet officier qui voulait danser [)ar l'orce avec vous. Mais ce
ne sera rien, et je viens vous offrir mon autre bras ponr
vous conduire au théâtre où jouent les acteurs français.
Dorothée j à part. — Que faire? Si je reste à la maison
ponr regretter celui-là, celui-ci aura raison de se plaindre.
En définitive, c'est pour son plaisir que Slenn s'est tué,
taudis que c'est pour moi qu'Anselme a exposé sa vie.
(llaiii ) Parlons, M. Anselme.
ACTE QUATRIEME.
Stenn. — Me voilà de retour. J'étais fou de croire qu'elle
allait accourir anprès de moi; elle ne pouvait raisonna-
blement braver à ce point les convenances ; son père en
serait mort de chagrin. ^'inq)orte ! le coup est porté ; j'ai
enfoncé Famour dans son cœur avec la doulenr. Quel effet
je vais produire font à T heure, lorsque je lui dirai : «Mon
adorée, le désir de te revoir m'a lait vivre, c'est ta main
qni m'a ramené des portes du tombeau ! » Elle me répondra :
« 0 ciel ! n'est-ce point un songe? C'est lui ! » Elle tom-
bera dans mes bras, et dans huit jours elle sera madame
Stenn. Pour se tirer d'affaire dans ce monde, il suffit d'un
peu d'imagination. (Une troupe tle musiciens traverse la place en
chantant.) Oii vont donc tous ces musiciens ?
Le choeur. — Us vont jouer une sérénade sous les fenêtres
de la belle Dorothée, la fille du riche marchand Liebmann,
qui se marie aujourd'hui.
StExNN. — Avec qui ?
Le choeur. — Avec l'étudiant Anselme.
f
To\v\ te i\\v\ Yc\u\\ u\>?«V ^0.9. ov.
LA l'KUl).
22H
Stknn. — Kllc 11.1 donc |t;is su (|ii(' je in'i'lais Itrùh' l,i
cor vol le.
Le Cll()i:ri!. — (Tes! an (•onlraii'c ce (|iii Ta (l(''ci(l(''('.
Stenn. — MalluMU" sur moi ! il ne me rcslc ])lns (ju'à me
tncr |)onr loni de hon.
Lk ciioeuu. — Nons t'ompoclierons l)i(Mi de coinmellrc
c'ctlc folie. Fuis Ircvc un moiiionl à (es lameulations, aliii
que nous puissions adresser quelques mots au public.
Messieurs et Mesdames,
Le rôle du chœur anlique, outre l'obligation de consoler,
de ralTermir le héros, et de lui donner d'excellents conseils ,
loi inq)ose encore le soin de résiuner la morale de la pièce.
C'est pourquoi nous croyons devoir terminer par l'apho-
risme de circonstance :
Ql I yllTTE SA IM, ACK LA l> E U U
V. 1
;o
LES LOUPS LE IVIANGENT
omiiie il est gentil Jacquot, comme il
j^^^^^QI ^'^'bat joyeusement an milieu des prés! 11
va, il vient, il court, il saute. Le voilà qui
s'arrête au bord du ruisseau; son gros œil
l'ond se li\e sur le cuuiani d'un air curieux;
tout à COU]) ses oreilles se dn^ssenl droites et immobiles ,
il a vu son ombre, et il a peur. Mais bientôt il reprend
coinage; ii se met de j)lns belle à cabrioler, à se rouler
i/aNK \)E PLlSlF.rUS, V.TC. ±±1
sur riicfhc rpaissc cl Iciidrc, tloiil il ioiul à cIkuiik! iiistaiil
lin peu plus ([iic la lai'<i(Mir de sa laiij^iic. Les ciiraiils du
iiu'iiiiicr le poiirsiiivciil ; ("t lui, fcl antre ('iilaiil, il jour
a\('C ('ii\ cl maille dans iciii' main.
NOiis ailliez beau parcourir tons les moulins, tontes les
l'ermes des environs, mille ])art vous ne trouveriez un àne
aussi joli, aussi gracieux ({ue Jac([Uot. Sa robe est «irise, le
bout de son museau ])lanc comme le lait; ses ([ualre jambes
sont traversées par une raie noire, jusle à l'endroit oii la
jeune meunière allacbe ses jarretières; sa (pieuc esl ter-
minée par une ma<;nitique touffe de poils frisés et soyeux ;
il a ce qu'il faut d'oreilles à un àne de bonne conditioji.
Certainement l'àne qui inspira à M. de Biiffon son fameux
chapitre, n'était ni mieux fait, ni plus beau (pie notre
Jacquot.
Jusqu'ici on l'a laissé libre, il a pu sans contrainte se
livrer aux joies bruyantes de l'enfance; mais le jour esl
arrivé où il doit faire son entrée dans le monde. Quelle
belle journée ! comme les foins sentent bon ! quelle douce
saveur ont les fleurs de la luzinaie ! Jac([not n'a jamais été
plus vif, plus espiègle, plus coquet; oji dirait, à voir sa
légèreté, qu'il court après les papillons qui voltigent autour
de lui. Sois heureux, Jacquot; jouis une dernière fois des
charmes de cette matinée de printemps. L'enfance, c'est la
liberté, c'est l'insouciance, c'est le bonheur; dans un
moment tu diras adieu à tout cela. Le meunier s'avance ,
tenant la bride d'une main, de l'anire le bat; Jaccpiot le
laisse approcher sans détiance. L'éclat des pompons rouges
le séduit; voiLà, pense-t-il , une parure ([ui ue me messiéra
point, j'irai tantôt me mirer dans l'onde* voisine. La bride
228 l'ane de plusieurs
est passée, le ])àt est sanglé; Jacquut ne se possède pas de
joie, il veut s'élancer du côté de la rivière; mais un poids
inconnu relient son élan, la pression du fer sur sa bouche
lui fait pousser un cri de douleur. Voilà Jacquot bien étonné
d'être obligé d'aller oii il n'a nulle envie de se rendre, c'est-
à-dire au moulin.
Le mallieiu" donne une prompte expérience ; Jacquot ne
tarda pas à comprendre la vanité de ses espérances. Déjà
les maudits pompons qui l'avaient séduit ont perdu leur
éclat; porter le blé au moulin ou la farine chez les ])ra-
tiques, se lever à l'aube, se coucher à la brune, rester
enfermé le dimanche , ne plus aller au pré que pendant
quelques jours de printemps, et encore n'y rester qu'à la
condition d'être attaché à un vil poteau : tel est le sort de
Jacquot. Cependant son excellent naturel ne s'est point
altéré dans l'esclavage. Après tout , se dit-il, en comparant
ma situation avec celle des autres ânes mes confrères, je ne
dois pas me trouver trop malheureux ; ils travaillent comme
des forçats, on les nourrit mal, et on les accable de coups.
Je travaille comme tout àne honnête homme doit le faire;
ma paille est tendre et ma litière fraîche ; les enfants de mon
maître, qui ont été mes camarades d'enfance, m'aiment et
m'apportent de temps en temps quelques friandises dont je
jne régale; le meunier lui-même m'estime, et j'en suis
quitte avec lui pour quelques bourrades qu'il m'administre
lorscju'en revenant de la ville il s'est arrêté un peu trop
longtemps à la porte d'un cabaivt.
Raisonnable comme nous le voyons , Jacquot aurait du
mourir au moulin, regretté de tous comme un membre de
la faniill(\ Le meunier, sa femme et ses enfants y coin})-
I.KS I.()II1>S l,K MANdllNT. 22i)
laiciil l)i('ii; mais loiil à i'nii|> un ^raiu! chaii^cinciil s'csl
opriv dans le l'araclôrc de .la((|n(il. Lni, (|n(Mioiis avons
\nsi docile, si irsi^iK", si bon j^airon , il rs( dcNcnii rclir,
ond)i'a^(Mi\ ; il se nicl à hiaiic à ('lia((iie iuslaul , sans rime
ni raison. Sil [loilc (l(>s sacs an inoidiii, il feint do l'aire un
faux pas. el il laisse loini)ei' sa cliai'^c ; si le niciiniei- l'en-
ibiirche , il elioisil à dessein l'endroil le ])liis raboteux pour
se uiellre à Irollei-; si l(>s enlanls lui appoitent une poignée
dasoine on ICeorce IVaîehe et appétissante d'un melon, il
dédaigne ces marques d'amitié qui lui étaient autrefois si
])récieuses , et répond par des ruades aux caresses de ses
amis. Sans doute quelque vieux mendiant en haillons ,
jaloux d'entendre partout l'éloge de Jacquot, lui aura jeté
un sort en passant le soir devant le moulin.
Ce n'est point un malétice qui tourmente Jacqnot ; ou
plutôt c'est le plus grand, le plus terrible, le plus funeste
de tous les malélices : l'amour ;, puisqu'il faut l'appeler ])ar
son nom. Jacquot n'a pu se soustraire à runiverselle loi.
une invisible tlècbe a percé son cœur, il est amoureux fou
d'une jeune ànesse qui demeure à une lieue de chez lui ,
l'ànesse du curé. Elle est blanche, elle est grasse, elle est
potelée; quand elle monte au moulin, elle tient constam-
ment les yeux baissés sans prendre garde aux ruades d'ad-
miration, aux braiments d'enthousiasme que sa présence
excite de tous côtés. Comment Jacquot pouvait-il résister à
tant d'innocence et de candeur?
Dans un élat de civilisation oii l'on tiendrait plus comj^te
qu(> dans le nôtre des intérêts du cœur, Jacquot serait de-
venu l'époux de Jacqueline (c'était le nom de l'ànesse ) ;
mais par un sot orgueil on la maria à un cheval. Fa\ a])pre-
250 l'ane de plusieurs
liant cette iiouAelle, Jaeqiiot devint fou de désespoir; quand
on Yonlail lui mettre son bât. il se roulait par terre; si on
le conduisait à la Aille, il quittait brusquement le grand
cbemiii et courait comme un insensé dans la campagne,
rechercliant la solitude des forêts pour braire à l'écho le
nom de son Amaryllis. 11 en fit tant et tant que le meunier
le vendit pour s'en débarrasser.
Son nouveau maîti'e était un loueur d'ànes de Montmo-
leucy. Le temps et réloignemeiit rendirent à Jacquol une
])artie de son ancien calme. La condition dans laquelle il se
trouvait n'était pas trop mauvaise. On n'avait pas pour lui
les mêmes soins ni les mêmes attentions que dans la famille
du meunier; le bourgeois était grossier, mal parlant, et
très-prompt à se mettre en colère; il nentendait plus la
meunière lui dire de sa douce voix : Allons, Jacquot, du
courage. Mais quelquefois des grisetles de Paris caressaient
sa crinière courte et épaisse; elles tendaient leur tablier de-
vant lui pour que sa grande bouche vînt y saisir quelque
bon gros morceau de galette ou de pain d'épioes ; puis elles
montaient sur son dos et couraient dans les bois, riant,
folâtrant, causant de leurs amours; tout cela rappelait à
Jacquot sa blanche Jacqueline, il songeait aux lieux qui
lavaient vu naître, au moulin, et il ne se trouvait plus aussi
malheureux quil avait craint de l'être quand on l'amena
pour la première fois à Montmorency.
Rien n'est durable sur cette terre, pas même ces sem-
blants fallacieux qu'on est bien forcé, faute d'autre chose,
de prendre pour le bonheur. L'été avait été phivieux , les
amoureux s'étaient vus forcés de rester à la ville ; quand vint
l'hiver , le loueur d'ànes fut obligé de réduire son personnel.
LES LOUPS LE MANDENT. 251
Il céda .l;u(|ii()t à un salliuihaiiqiR'; celui-ci tlcsii"ail rem-
placer |)ai- un àne son chien savant qui venait de mourir.
Voilà Jae(|n(il dhli^i' (réludier l(>s sciences occultes, aliu
(fiMi'e un j<iur en élal de j)r(''dii'e de bons niafiages aux
jtnmes lilles et aiLV jeunes garçons. Jacquot était un àne fort
intelligent , et il neuf pas beaucoup de peine à se mettre au
courant de sa profession. Le jour de ses débuts il obtint un
succès colossal; la place publique était trop étroite pour
contenir la foule. — Jacquot, quelle heure est- il ? —
Jacquot, (piel est le plus laid de la société? — VA les rires
d'éclater, les gros sons de pleuvoir. Le saltimbanque encaisse
une recelte d'au moins 7 fr. 50 cent. Ma fortune est faite ,
se dit-il; évidemment cet àne a du Munito dans l'esprit; il
jouera aux dominos comnu> un chien.
Malgré cela, noire ami Jacquot n était [)as dans une
position trop biillanle ; après avoir travaillé tout le jour, il
ne trouvait au logis qu'une maigre prébende. Imi route, il
])ortait le bagage de son maître, son costume de sauvage, ses
cyndjales, sa clarinette, ses gobelets, son épée ])Our ai'ra-
cher les dents . son tapis et sa boîte à onguents; souvent il
en était réduit à jeûner ou à l)r()uter Iherh'.' coriace qui
croit au bord des fossés; ([uelquefois, en le voyant racler
piteusement le sol , son maître partageait avec lui un mor-
ceau de pain noir.
En somme , Jacipiot . a\ec sa philosophie accoutumée . se
serait lait à sa situation. Je suis exilé de mon pavs; il me
serait troj) dm- de \(>ir Jac(]iierme aux bras d'un antre; il
n y a plus assez de grisettes et d amomcnx pour faire \i\re
les loueurs de MoutniorencN ; il [)ou\ait m arri\(>r pire (jue
de toudier sur ce saltimhau(pie . (pii n'est pas meelianl an
252 l'ane de plusieurs
Tond, et qui partage avec moi eu iVère ; d'ailleurs je uièue
la vie d'artiste, et j'avoue qu'elle n'est pas sauschaiiue pour
inoi.
Voilà eouuiient Jacquot se cousolait. La vie d'artiste! mot
brillant qui cache une bien triste réalité. Celui (jui, naguère,
faisait des recettes de 7 fr. 50 cent., arrache à peine quel-
ques sous à rindilTérence du public blasé. Jacquot n'a plus
de succès , son maître le vend pour acheter des puces
savantes et des serins artilleurs.
Darliste qu'il était, Jacquot est devenu militaire; c'est
une vivandière qui en a fait l'acquisition. Le fifre qui crie ,
les tambours qui battent , les fusils qui résonnent , les éten-
dards qui llottent, le canon qui gronde ; ce bruit, cet éclat
ont ébloui Jacquot. Un autre se plaindrait d'être obligé sans
cesse, par la jiluie, par le froid, i)ar la grêle, par l'orage,
de suivre le régiment ; mais il est lier, lui, de marcher sous
les drapeaux, d'affronter le péril, de porter sur son dos la
gaie vivandière et ses provisions. Jacquot n'a pas toujours
sa ration suffisante , sa maîtresse fait pourtant ce qu'elle
peut; mais bah ! à la guerre comme h. la guerre, nous nous
referons en pays conquis.
Les soldats aimaient trop la vivandière pour ne pas
reporter un peu de leur affection sur son âne ; il était le
bienvenu au bivouac, et les vieux troupiers, (juand il
passait, avaient toujours quelque bonne facétie à lui dire.
Cela faisait sourire Jacquot, qui préférait ces gaudrioles
aux galettes de Montmorency : la gloire militaire a fait
tourner de bien ])lus fortes tètes.
Malheureusement pour notre héros la vivandière lut tuée
dans une bataille. 1^'emienii victorieux força à la retraite
Ltî. N.Vr.twVî' o\\\ \ovV
LES LOUPS LE MANGENT. 253
rcinnée dont liiisail partie .)ac(jiiot; .hu([uo( vit lo inoiueiit
où il allait être abandonné do tous. Ciiu[ ou six grognards
s'opposèirnt à cetto cniello séparation; Jacquot, dirent-ils,
portera noire marmite et notre l)ois ; nous l'adoptons , il sera
l'àne du régiment.
Un soir on tit halte an milieu d'une forêt. Les feux du
bivouac s'allumèrent; les soldats se mirent à sou})er, puis
les rondes circulèrent, les yeux se fermèrent, le camp se
livra au repos. Jacquot, laissé libre, errait tristement au-
tour du bivouac , la mine allongée , l'estomac creux : il
commençait à sentir le néant de la gloire. Hélas ! se disait-il,
tant que j'ai appartenu a un seul maître, j'ai été heureux;
un régiment m'a adopté, et rien n'égale ma misère. Le meu-
nier , le loueur , le saltimbanque , la vivandière , s'inquié-
taient de moi de temps en temps; aujourd'hui personne ne
s'aperçoit seulement que j'existe. Quand j'arrive au bivouac
accablé de fatigue, chaque compagnie fait bouillir la mar-
mite, on mange gaîment, et à moi l'on me dit: Jacquot,
mon ami, arrange-toi comme tu voudras; la route est
libre , va brouter ; si l'ennemi se montre , viens nous
avertir. Je serais un lâche si j'abandonnais les drapeaux;
mais dès que la paix sera signée, adieu le service mili-
taire; je rentrerai dans la vie privée, je me ferai de nouve;ui
àne de moulin.
En se livrant à ces réllexions, Jacquot s'était avancé dans
la forêt pour y découvrir un peu d'herbe fraîche; la senli-
tinelle l'avait laissé franchir h; camp sans l'avertir du danger
qu'il allait courir. On était dans le conu' de l'hiver, et des
bêtes sauvages infestaient la forêt; Jacquot avait à peine
fait cent pas dans la forêt, qu'un loup se précipita sur lui et
254
LANE DE PLUSIEURS, ETC.
le saisit à la gorge. Jacquot poussa un cri terrible pour
appeler au secours; les soldats dormaient, personne ne
vint; il essaya de lutter, mais il avait affaire à forte partie.
Il vit qu'il était perdu, donna une dernière pensée à Jacque-
line, et se rappela en mourant un mot qu'il avait entendu
souvent répéter au meunier :
L A MO DE PLUSIEURS, LES L 0 U l> S LE MANGENT-
A CAUSE DES BRANCHES
(jeiils de mainte manière, de mâle naeion ,
Par le pays aloiont prendre lor mansion.
Il ne demoiMjit beuf, ne vaelic, ne moiilon ,
Ne eliar, ne vin, ne pain, ne oie, ne cliapun.
Tuit pillart, murdier, traiteur et larron.
(CuvELiER, Chron. de Bertrand 0 i Gncscliii.
Ed. Charrière, v. "H8 .
\^ Il rannée 1558, selon Froissai'l, «aucunes
^/f^'^i^}^: gens des villes champêtres sans chef s'assem-
blèrent, et ne furent mie cent hommes les
^. j.^ premiers , et dirent que tous les nobles de
gs<3/ France, chevaliers et écuycrs, trahissoient
le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détrui-
236 BON FAIT VOLER BAS
roit. Et chacun (Feux tlil : Il dit voir [vrai)\ il dit voir!
Honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentils-
hommes ne soient détruits! Lors se assemhlèrent et s'en
allèrent, sans autre conseil et sans autres armures, fors
que de bâtons ferrés et de couteaux. »
L'orateur véhément qui avait si bien devisé, parlé si i^oir
et si haut, et, h. vrai dire, déterminé l'insurrection, s'appe-
lait tout simplement Guillaume Caillet. Il n'était ni plus ni
moins malheureux que les autres paysans du Beauvoisis.
Les routiers des grandes compagnies ne lui avaient point
mangé plus de blé qu'au premier venu, ni plus ravagé son
champ, ni mis à plus mal sa femme ou ses sœurs. Mais
Guillaume Caillet avait toujours eu la tête plus près du bon-
net qu'aucun des manants de sa paroisse.
Tout enfant, — qu'importe le titre de la chronique où
nous puisons ces détails? — il aspirait à dominer ses égaux ;
h courir plus vite que les plus agiles ; à lutter contre les plus
robustes; à servir la messe du curé de préférence aux plus
clercs; h. tenir l'étrier de Monseigneur, si par hasard les
pages de Monseigneur n'y mettaient ordre.
Nombrer les tordions, les nasardes, les ruades, les élri-
vières, les gaulées , que lui valut son amour immodéré de la
gloire, serait une opération arithmétique dont la patience
de nos lecteurs ne nous permettrait pas de venir à bout;
nous la leur laissons à méditer.
Plus tard, Guillaume Caillet voulut être le héros des
fêtes rustiques. Il lui fallait le prix de l'arbalète , le premier
rôle dans toutes les cassades, la victoire à l'estoc volant,
porter la bannière aux processions, être le plus renommé
bouleur du pays, et aussi le plus vert galant et le meilleur
A CAUSE DES BRANCHES. 257
joueur (lo vèzc : encore; voloiilicrs se scrail-il l'ail passer
|)oiii- le |)liis noble, n'élail (jne son père, — un simple
lavernier, — porlail en ses armes im(! écncllce de elionx
hiilelés (le laid.
Aussi que de l'ois man([na-l-il d'être éreinté! One de fois
joua-t-il à longue ccliine ^ balais ^ balais] Que de Ibis fn(-
il veitnenscmenl taboulé! Sans compter les mépris que lui
valait son outrecuidance; les nuits passées en vain à l'huis
de Margot-la-Ilalée, on de (lolichon-la-.Iambue; et les
mauvais tours de tout genre que les copieux, les gausseurs,
les fins frétés blasonneurs du village^ ne se faisaient faute
de lui jouer.
Malgré tout, Guillaume Caillet avait un ami; et, par la
raison qu'en amitié comme en bien d'autres choses, qui se
ressemble ne s'assemble pas, Geoffroy Thibie était d'un na-
turel tout opposé : fort peu amoureux de l'éclat ou du bruit,
faisant sa besogne, mauvaise ou bonne, par-dessous main ,
volontiers mystérieux, et, comme le chien de Nivelle , tou-
jours prêt à s'en aller si on l'appelait.
Or, quand il voyait son cher Guillaume revenir à lui de
quelque malavenlure, tout grimaud, le mouchoir au nez,
triste, biscarié, marmileux, — Geoffroy ne l'aillait jamais,
en le consolant, à lui rappeler une des plus sages maximes
que nos anciens nous aient laissées :
BON FAIT VOLEU BAS A CAUSE DES BBANCHES.
Mais, l'heure passée, les sermons allaient au diable;
Caillet , de plus belle entraîné par les suasions de son hu-
meur vaniteuse, rebrassail son chaperon, et s'en allait de
côté et d'autre étalant sa grande brave.
258 BON FAIT VOLER BAS
Ce qui s'en suivit quand les vilains du Beauvoisis décla-
rèrent la guerre aux nobles , nous l'avons dit en commen-
çant.
Seigneur de paille bat vassal (racler, c'est le dicton
de nos ajusteurs de procès; et, dans cette occurrence, les
seigneurs d'at'ier hachèrent menu les vassaux de paille;
mais non tout d'ahord, néanmoins. Pendant quelques mois,
les Jacques, — on les nommait ainsi, — prirent gaillar-
dement leurs éhats aux dépens des hauts et puissants gen-
tilshommes. Equipés de bons bâtons de pommier, fourches,
vouges, leviers et tortouers, et d'aventure de quelque mé-
chante pertuisane, ou de quelque forte arbalète de passe,
Dieu sait comme s'en donnèrent ces mangeurs de fèves. En
fait, ils se sentaient les prévôts aux trousses, et, au déses-
poir de leur salut, se démenaient comme les onze mille
diables à la journée des sabots.
Brûler les grands bois , démolir les chàtellenies , occire
et rôtir les chevaliers , efforcer les dames et damoiselles ,
c'était pain bénit pour ces honnêtes villageois , — à la vérité
bien mal menés depuis les batailles de Poitiers et de Crécy.
Parmi eux , — laissons encore parler messire Froissart , —
« qui plus feroit de maux et de vilains faits, tels que créa-
ture humaine ne devroit et n'oseroit penser, celui étoit le
plus prisé d'entre eux et le plus grand maître. »
Or, qui eùt-ce été sinon Caillet? Non point qu'au fond
il eût plus de malice ou de vilenie en son escarcelle ; mais
afin de se montrer le plus vaillant et le plus enragé. De
même qu'il eût fait de son mieux pour courir après le loup,
chanter: Allcgez-nioi , plaisant' brunette, ou danser un
branle sur les pelouses; de même, — et plus en paroles
A CAUSE DES I5UANCHES. 259
(|u'('ii actions, — inaii^cail-il les nobles cl Icnis pclils; —
bragard ctvanlaid (|iii scnihlail an\ malaviscs nn vi'ai tigre
d'Hyrcanic, un Satanas à (jualrc cornes, nn raniasscur de;
gens abandon ncs, })lns terrible cin(|nante l'ois (jiie le Romain
Spartacns.
Geolïroy Tbibic , tout au rebours, guerroyait lran([uille-
nicnt cl sans tapage, esgorgillant à la doucette, ardant un
manoir en tapinois, escofliant nn gendarme, sur toutes
choses garnissant ses poches, et n'en disant mot; tout
honteux et changeant de brigade quand on menaçait .
sur sa réputation malgré lui croissante , de l'élire ])our
capitaine.
Dans un carrefour de lorêt , par une noire nuit , en l'ace
d'une rôtissoire où brûlait à petit feu le sire de Pecquigny,
vingt mille truands et plus , brandillant leurs bâtons à deux
bouts et leurs broches sanglantes, poussèrent une grande
clameur qui fit un roi. Ce roi des Jacques — ])elle royauté,
n'est-ce pas? — fut Guillaume Caillet, couronné sous le
nom de Jacques Bonhomme, premier et dernier de sa race.
Il eut une marmite renversée pour trône, nn caparaçon
pour manteau royal, et pour sceptre une cognée de bûche-
ron. Des sujets à l'avenant, comme on peut penser.
Geoffroy Thibie regardait sans la moindre envie , et sans
en être émerveillé, le sacre de son ami. Le nouveau roi le
fit chercher pour boire avec lui quelques verres de cervoise,
et peut-être avec l'intention de le nommer premier ministre;
mais Tautic était allé se cacher dans une grange en nnn-
nnnant son refrain accciutunié :
BON FArr VOLEK BAS A CAUSE DKS BUANCHES.
240 BON FAIT VOLER BAS
Trois semaines après , il le répétait de plus belle et avec
plus de raison.
Pendant ces (rois semaines, en effet, le sort des armes
avait changé. Aidés par deux compagnies de mille hommes
que les Parisiens leur avaient envoyées, et d'intelligence
avec une notable minorité des bourgeois de Meaux, les
Jacques avaient pourtant échoué devant cette forteresse.
Une seule défaite suffit pour dissiper avec leurs folles espé-
rances le prestige de leurs victoij-es passées. De tous côtés
les compagnies d'aventure, les bandes anglaises, les milices
bourgeoises , traquèrent comme des bètes féroces les armées
de Jacques Bonhomme. Les plaines de la Champagne et de
la Picardie furent rougies de leur sang, et s'engraissèrent
de leurs cadavres. Le comte de Foix ( Gaston Phœbus ) , le
roi de Navarre et le captai de Buch les enveloppaient de
tous côtés, et faisaient grande boucherie de ces croquants.
Entin, — le soir dont nous parlions, — Guillaume
Caillet, tombé dans les griffes de Charles-le-Mauvais, expiait
le meurtre du sire de Pecquigny, grand ami de ce prince.
On l'avait jugé fort sommairement, — condamné, cela
va sans dire; — et, coiffé d'un trépied brûlant, il dansait
au bout des branches d'un chêne le seul branle durant
lequel les pieds ne touchent jamais à terre. En bon français,
on l'avait pendu haut et court.
Geoffroy Thibie, — dont nous avons rapporté plus haut
la réflexion philosophique , — avait repris à tenq)s l'exté-
rieur d'un paysan soumis aux seigneurs ; — personne
n'avait ouï parler de lui, — et il mourut obscurément de
sa belle mort, quelque cinquante ans après ses glorieuses
équipées.
J
ku àt '^^\a\^\, ^nv tVe N\Va\\\.
m ""
LIE !l^aa^L liT ^©^'K
MAIS L'ABEILLE PIQUE
La scène repréàciile un pays.'V-je de Poussin. )
^t)f^Sï^'wf'- RTÉMIDORE. — On m'a dit fort souvent, et
m!h^
i^ !^^- je ne suis pas éloigné de le croire., que le
!-^Jr.'^l,JW%!-f^-\ lever de l'aurore était favorable à l'inspi-
^2 nation. Les zéphirs qui murmurent, les
vl<^P"'S/^\^ fleurs qui s'entr' ouvrent, les oiseaux qui
chantent , tout cela donne des idées. Je crois qu'il m'en
vient une. Ecrivons.
l/atirore aux doiii;ts de rose, à Fhorizon vennoil....
I.K MI Kl. EST DOrX. KTC. 2\T)
DécidciiKMil, ccsl uiic idée; coiiliiiiioiis.
L'auroro mix doigts dp roso, îi l'horizon vermeil....
Lo iTsle \ieii(lm bienlôl... (lise gratte le front.) L'aurore ;ui\
doigls de rose... ( Il regarde le ciel.) à l'horizon vermeil
(Un bruit de pas se fait entendre. ) La peste soit des fâcheux qui
viennent m'intcrrompre ! Réfugions-nous derrière cette char-
mille ; j'y pourrai continuer en paix ce commenceir.ent de
poëme épique.
(Il entre dans le bosquet. Surviennent un berger et une liergère.)
Dapiinis. — Pssst ! Pssst !
Chloé. — Oui m'appelle?
Daphnis. — Ne me reconnaissez-yous pas?
Chloé. — C'est vous, Daphnis?
Daphnis. — Moi-même. L'épouse de Tithon vient <à
peine de quitter la couche de sou vieil époux. Ouel
motif si important fait sortir si tôt la belle Chloé de sa
demeure?
Chloé. — Et vous-même, Daphnis, pourquoi courez-
vous ainsi les champs à une pareille heure?
Daphnis. — Hélas ! le sommeil a hii depuis longtemps
mon chevet solitaire; le soin de mes brebis ne mo loncbe
plus; j'ai perdu l'appétit; je suis malade.
Chloé. — Immolez un coq à Esculape.
Daphnis. — Esculape ne saurait me guérir.
Chloé. — Quelle est donc cette terrible maladie?
244 LE ?*IIEL EST DOUX,
Daphnis. — 11 osl un dieu , Gliloé , un dieu malin qui
prend plaisir à tourmenter les mortels infortunés; il rôde
sans cesse autour de nos demeures, et quand il aperçoit un
gaillard frais , robuste, bien portant, il fir(> de sou carquois
une flèche empoisonnée et la lance contre lui. Aussitôt le
malheureux ne dort plus, ne mange plus; il s'étiole, il
maigrit, il erre dans les champs conune un insensé, il est
atteint de ce mal terrible qui fait souffrir plus que fous les
antres maux.
Chloé. — Comment rappelez-vous?
Daphnis. — L'amour.
Chloé. — Vous voulez rire, mon cher? l'amour faire
souffrir! cest impossible. L'amour est un baume, un
parfum , nu philtre , tout ce qu'il y a de plus salutaire ,
de plus doux, de ])lus enivrant sur la terre. L'amour
peuple le sommeil de rêves charmants; au lieu de déco-
cher des flèches enq)oisonnées , ce dieu que vous flé-
trissez de lépithète de malin, voltige auprès de nous,
rafraîchit notre visage avec ses ailes parfumées, et fait
retentir une nuisique divine à nos côtés. On n'est jamais
malade d'amour.
Daphnls. — Qui vous l'a dit?
Chloé. — Palémon.
Daphnls. — Le grcdin! Je m'en doutais. . .
Chloé. — Vous dites?. . .
Daphnis. — Je dis que vous avez tort de parler avec
Palémon.
Chloé. — Pouj'quoi?
Daphnis. — Parce que c'est un farc(Mii' (|ui no cherclie
qu à tromper les jeunes bergères.
AI Aïs l'a m: 1 1.1. K piQUK. 245
Chloé. — Ah! bah!
Daphnis. — C'est coiiiinc jai rhoiiiicur de nous le
(lii'c.
(Ihi.oi-:. — Viaiinciil?
Daimims. — Laissons co sujet, Clihx'; m^iio/ ])liitol sous
cet oinl)rage , et là, assis sur rhei])e teuih'e, je vous dirai
C(> que c'est que l'auioiu".
(iiiLob;. — Vous nie l'avez dit; l'aniour, selon vous,
est quelque chose qui empêche de dormir et de mangei",
qui lait maigrir, et ibrce les gens à se promener tonte la
journée dans les champs. J'aime mieux 1 amour selon
Palémon.
Daphnis. — Suivez-moi dans ce l)osquet , et je cesserai
de souffrir?
Chloé. — Vous croyez?
Daphnis. — J'en suis sûr.
Chloé. — Je ne vois pas pourquoi je ne vous ren-
drais pas ce petit service; d'autant plus que je me sens
très - fatiguée : asseyons-nous donc sur l'herbe. Etes-vous
mieux?
Daphnis. — Bien mieux.
Chloé. — L'amour s'en va.
Daphnis. — Au contraire, il augmente.
Chloé. — Je ne vous comprends plus. L'amour est
une maladie, et quand elle augmente, vous v(tus liouvez
mieux?
Daphnis. — Oui.
Chloé. — J'en suis chai'mée pom- vous.
Daphnis. — Chloé !
Chloé. - Da))hnis!
246 LE MIEL EST DOUX,
Daphnis. — Vos yeux sont doux.
Chloé. — Palémon me le disait hier.
Daphnis. — Voire bouche est divine.
Chloé. — Myrtil me le dira ce soir.
Daphnis. — \os joues ont l'éclat de la rose et la hlan-
cheur du lait.
Chloé. — Chutl
Daphnis. — Quoi donc?
Chloé. — N'entendez -vous pas du bruit derrière la
charmille ?
Daphnis. — Sans doute quelque nymphe vous aura vue,
et, pleine de dépit, elle agite les branches en s'enfuyant.
Chloé. — C'est possible.
Daphnis. — J'ai dans mon étable quatre chevreaux qui
ont à peine brouté le cytise du mont Aliphère.
Chloé. — Ah!
Daphnis. — Cinq génisses blanches comme la neige
errent dans mes prairies.
Chloé. — Tiens! tiens! tiens!
Daphnis. — Mon oncle , le vieux Anaximarque , a pas
mal de fonds placés sur la banque d'Athènes.
Chloé. — Où voulez-vous en venir?
Daphnis. — A vous offrir tout cela , si vous voulez me
suivre.
Chloé. — Oii doue?
Daphnis. — A l'autel de l'hyménée. Crois-moi, Chloé,
ni Palémon, ni Myrtil, ne t'aimeront autant que moi. Est-il
dans la contrée un berger qui puisse mètre comparé?
Apollon oserait à peine me disputer la palme du chant.
Aux derniers jeux, n'ai-je pas remporté le prix du bâton?
MAIS LAIJEILLE PIOLE. 247
J'excollc à lancer au milieu des quilles un globe pesant, et
les Nymphes elles-mêmes qui eancannent au clair de lune
sur le mont (ivlliéron iTont pas [)lus de grâce ([ue moi
lorsque je danse à la l'ète du village aux sons de la nuisette
à pistons. Tu seras ma sultane, mon Andalouse, mon
Albanaise au pied léger. \(Hix-tu me suivre? de grâce,
réponds- moi.
Chloé. — Adressez-vous à ma mère.
DaPHN'IS, lui prenant la main. — Ah! divine Chloé!
Chloé. — Eh bien, Monsieur!
Daphnis, voulant lui prendre la taille. — Oh! délirante
bergère !
Chloé. — A bas les pattes!
Daphnis. — Tu repousses ton époux?
Chloé. — Vous ne l'êtes pas encore.
Daphnis. — Laisse-moi prendre sur tes lèvres un baiser.
Chloé , le repoussant. — J'entends du bruit. . .
Daphnis. — C'est ce bois qui murmure de joie.
Chloé, se débattant. — Berger, que faites- vous?
Daphnis, l'embrassant. — Je cueille mon baiser; que le
miel en est doux!
Chloé, le souftletant. — Oui, mais l'abeille pique.
(La joue de Daphnis se gonfle; la bergère s'enfuit derrière les saules.
On les perd de vue tous deux. Artémidore sort de sa retraite. )
ARTExnDORE. — Palsembleu ! Les Muses me gâtent. C'est
évidemment pour moi qu'elles ont conduit ces deux indi-
248
LE MIEL EST DOUX, ETC.
vidus vers ce bocage. Leur entretien m'a i'orl diverti; j'en
veux faire une pastorali^ sous ce titre :
LE MIEL EST DOUX. MAIS l'aI!EILLE PIQUE.
(iela \aiidra mieux que le poënie épique dont j"a\ais écrit le
commencement.
Ç\ l^avvA^vï HUtvvV\ s\ N\uV\e*%t v^^\vvw\V\
r- t\
^m ^OH© ¥/^yT
MK
QUE DEUX ÉGHASSES
^ ans les derniers mois de 1788, à la fin d'un
petit souper donné par le duc d'Orléans,
il arriva une chose qui parut extraordi-
naire à tous les coiivives : le marcpu's de
Genilliac prit la parole. Le marquis do
Genilliac, dont peu de personnes ont entendu parler, était
un homme maigre, noir et silencieux. Il passait pour sot
dans une société oii le hahillage était à la mode ; partout
ailleurs on lui eût reconnu un sens parfait.
250 UN PIED VAUT MIEUX
Ce soir-là, il défondit Rousseau, dont les convives avaient
parlé avec le sans -façon de gens obligés par système à
vanter tout haut le philosophe de Genève. On s'était moqué
de \ Emile ^ et M. de Genilhac, sans repousser toutes les
criticpies dont ce livre avait été l'objet, soutint qu'il ren-
fermait des conseils réellement bons à pratiquer.
— Vraiment! — s'écria le marquis de Sillcry, d'un ton
léger; — ne pensez-vous pas qu'il nous eût servi à quelque
chose , en notre jeune âge , d'apprendre à manier la truelle
ou le rabot?
— A fabriquer des souliers? ajouta M. de Moufelar.
— Ou même à pétrir ces jolies choses , — dit encore
M. (h' Valhenne , en montrant du bout des doigts à l'assem-
blée une de ces timbales de confitures, qu'on appelait alors
àcsjJiiits crai7iour.
— Pourquoi pas? — reprit Genilhac quand on lui laissa
la parole; — vous êtes tous, Messieurs , fort en règle du
côté des parchemins; vos familles sont riches, vos appa-
rentages sont puissants; rien ne vous manque de ce qui
élève un homme au-dessus des autres; il est naturel que
vous vous jugiez dispensés de travailler comme eux et pour
eux. Mais prenez garde : tout ce qui vous fait grands est
en dehors de vous; le sort, qui a détruit de plus hautes
fortunes, peut mettre à bas et vos privilèges de caste, et
votre richesse héréditaire, et votre crédit à la cour; en un
mot, loules les conditions extérieures de votre élévation.
Bien h('iireii\ alors celui d'entre vous (pii aura |)Our les
renqdacer un de ces lalcnls modestes dont vous rougiriez
aujourd'hui.
Ces paroles, (pii étaient très-])anales pour le temps, et
OUI-: DEUX KCH VSSKS. 251
(jui Jiulinli'iiaiil le soiil |)liis <'iic();x', produisiieiit un ccr-
lain effet, v(>iiaiit (iiiii homme aussi réservé que Geuilliac;
mais ce l'ut l)ieii(ùl à (jui rirai! le plus liant de craintes
ainsi expiinK'es , et chacun se mil à pcévoii' de la ma-
nière; kl plus bouffonne ce (pii pouvait adNcnii' de lui,
si la destinée le contraignait à faire œuvre de ses mains.
ils inventèrent des professions inouïes, des métiers que la
Rome des Césars, toute corrompue qu'elle fut, ne connut
jamais, et des enseignements qui eussent étonné Pétrone
lui-même. Onand ce joli chapitre fut épuisé, ils revinrent
à Geuilliac.
— Çà, mon cher, lui dit Valhenne, — quel lot t*es-lu
réservé dans ce commun désastre? (Juelle est la richesse
intérieure que tu sauveras du naufrage, à l'instar du vieux
philosophe grec?
Ici Genilhac fut embarrassé : à sa rougeur, on put croire
qu'il allait dire quelque chose de ridicule. Sa réponse hit
pourtant simple et naturelle :
— Je sais, dit-il, un pen de géométrie —
A ce seul mot, et tout simplement parce qu'il était
sérieux , le rire éclata de toutes parts. Nos jeunes écervelés
recommencèrent à railler de plus belle, et Genilhac, effa-
rouché, retomba pour longtemps dans le silence (pi'il avait
rompu si mal à propos.
Langen-Schwalbach n'était point en 1794 cette jolie
petite ville oii les baigneurs , que la mode n'appelle pas à
Ems ou à Wiesbaden , vont retremper, et , pour ainsi dire ,
bronzer leurs muscles. Elle n'avait pas ces maisons jaunes,
blanches et vert-clair; ces grands hofs ou hôtels, aux
252 UN PIED VAUT MIEUX
fenêtres nombreuses abritées de jalousies, qui en ont depuis
modifié l'aspect. C'était un village bâti à coups de hache
dans un carrefour, avec les troncs d'arbres à peine équarris
d'une forêt vingt fois centenaire.
Deux jeunes gens y arrivèrent un matin, vers l'époque
que nous venons d'indiquer, et par un temps détestable.
Leur uniforme vert et noir était celui des chasseurs de
Condé; mais à peine le distinguait-on sous une espèce d'en-
duit jaunâtre que la poussière et l'orage y avaient tour à
tour déposé. Ils avaient une sorte de billet de logement, et
allaient de porte en porte demander l'arpenteur de S. A. le
duc de Nassau.
Les bons paysans allemands, que le séjour des baigneurs
étrangers n'avait point encore formés aux calculs avares,
leur offraient spontanément l'hospitalité des anciens jours.
Mais nos voyageurs, tout en les remerciant, paraissaient
tenir à rester dans les limites de leur droit; car ils insis-
taient toujours afin d'être conduits chez « Monsieur l'ar-
penteur, » tenu de les héberger, nourrir, etc.
Ils arrivèrent ainsi devant un grand chalet de bois, qu'on
leur dit être l'habitation de ce digne fonctionnaire, et ils
furent frappés en y entrant par l'aspect de quelques meubles
d'origine étrangère, qui réveillaient en eux des souvenirs
d'une autre époque. C'était une cassette de Boulle, négli-
gemment posée sur le grossier bahut de chêne enfumé;
c'était une épée de cour accrochée sous l'àtre à côté du
fusil de chasse, et beaucoup plus rouillée que ce dernier;
c'était enfin un pastel de Latour entre deux grossières
images mal encadrées. Bientôt l'énigme fut expliquée ; car
ils retrouvèrent dans le propriétaire de la maison un de
OUF, DEUX KCHASSES. 255
leurs ('(impaliiolcs , iiol)l(! coininc eux, cl avec lc([ucl ils
avaiciil parla^i' j>lus (riiiic lois les douceurs de l'ancien
rcginic.
Pour ne point retarder plus inutilement une reconnais-
sance que nos lecteurs ont probablement anticipée, nous
leur dirons le nom des trois bannis : MM. de Valbenne et de
Montclar venaient d'arriver chez le ci-devant marcpiis de
Genilhac.
On se doutera lîicilement qu'ils y furent bien accueillis.
Un grand feu brilla dans la cheminée, une volaille
appétissante, et qui avait encore plus d'un jour à vivre,
hit sacrifiée sur l'autel de l'amitié. La cave de l'arpenteur
n'était }>as à beaucoup près aussi bien fournie que celle
de l'ancien Palais-Royal (devenu Palais-Egalité); mais
il y sut trouver encore une ou deux bouteilles de vin du
Rhin, qui, vu les circonstances, furent amplement et
joyeusement fêtées. Rref , quatre ou cinq heures après leur
arrivée dans cette maison bénie , les deux soldats de Mon-
sieur le Prince , à peu près remis de leurs fatigues , et
remontant avec méthode le cours des ans, racontèrent à
leur hôte les incidents périlleux de leurs dernières cam-
pagnes. Les misères, les souffrances, les déceptions de
toutes sortes, rien ne fut oublié; mais dans chacun de leurs
récits, et surtout vers la fin , ils laissèrent percer une sorte
d'amertume contre ceux des nobles français qui n'étaient
point venus se ranger sous les drapeaux de l'émigration.
A les entendre, il y avait dans une pareille conduite toutes
les conditions d'une complète dérngeance , et Genilhac put
prendre à son compte une partie de leurs réflexions plus ou
moins malveillAntes.
254 UN PIED VAUT MIEUX
Sans leur répondre anlrement, — car ils étaient chez
lui, — ce digne homme leur raconta son histoire; elle était
moins compliquée que la leur :
— Je ne sais, leur dit-il, si vous vous rappelez certain
souper d'il y a six ans, où, sans m'en douter, je fus ni
plus ni moins prophète que M, Cazotfe. On m'y trouva fort
absurde à ce qu'il me parut, et cela ne m'a point empêché
de régler ma conduite d'après les idées que j'avais émises
en celte occasion. Une seule fois, — et je m'en repens, —
elles ont cédé à un sentiment de fausse honte ; ce fut le
jour où je me laissai persuader que je devais faire à mon
rang le sacrifice de ma patrie. Quoi qu'il en soit, à peine
eut-on fermé derrière moi les portes de la France, que
le sang-froid et le bon sens me revinrent ; je cherchai
s'il y avait en moi une autre étoffe que celle d'un cheva-
lier errant toujours prêt à faire le coup de lance pour des
causes perdues, et je découvris, à ma très-grande satis-
faction, que mon respect pour Rousseau m'avait pourvu
de facultés plus essentielles. Les employer ne fut pas difti-
cile ; il ne fallait pour cela que renoncer aux chimères d'une
vaine espérance , aux illusions d'un fol orgueil. Je l'ai fint
en acceptant une situation , fort humble sans doute , mais
dont votre visite m'a révélé tout le prix. Quant à ce que
vous semblez penser des devoirs que la naissance impose ,
des positions incompatibles avec tel ou tel préjugé de
caste, etc., j'avouerai naïvement que je le comprends à
peine ; et , a. ce sujet , je vous lirai volontiers quelques
phrases d'un livre que je compose à bâtons rompus sur
les marges de mon cahier d'arpentage.
OUK DKUK É CHASSE S. 255
Il pril, à CCS mois, iiiic cspccc (\o voliiiiic rccoiivcrl en
paiTlicniiii , et sur les pages diKnici, j)aiiiii des plans de
toutes sorles, ou trouvait en elTct (picl(pies senteuccs de
philosophie piaticpie.
L'une d'elles était ainsi coiicne :
« Mélions-nous de tout ce ([iii grandit dune grandeui'
factice; méfions-nous des échasses sociales sans lesquelles
les autres hommes seraient nos égaux.
« Une particule nobiliaire est une échasse ; échasse encore
la protection d'un mmistre. L'héritage d'un nom célèbre,
une fortune que vous trouvez en naissant sous l'oreiller
brodé de votre berceau , la préférence d'une jolie femme en
crédit, l'amitié d'un grand seigneur, — si tant est qu'il y
ait encore des grands seigneurs, — autant d'échasses que
tout cela.
«La plupart sont bien fragiles, hélas ! et le sage doit
toujours se tenir prêt au moment où elles se brisent. La
moindre faculté personnelle, la moindre force iidu'rente à
l'individu , est bien autrement solide , bien autrement dési-
rable que les plus rares prodigalités du hasard. En d'autres
termes, et comme dit le proverbe :
UN l'IED VAUT MIKUX QUE DEUX K CHASSE S.
— De fait. Messieurs, continua Genilhac, vos échasses
sont brisées... et mon pied me reste.
256 UN PIED VAUT MIEUX, ETC.
MM. de Valbenne et de Montelar, dominés par l'évidence
delà démonstration, ne purent s'empêcher de trouver ce
propos fort raisonnable, bien que, venant d'un arpenteur,
il ressemblent quelque peu à un calembour.
Vo\v\- Àc WvAAjewV Vc* lAùtwî. »\tv\\î-t\\l
LA [§?][i©ii %^u Lih M©mr!hm
EST PLUS II A UT lî
QUE LE TAUREAU DANS LA PLAINE
arlo, quels sont ces cris perçants ([iie
j'cntentls depuis quelques jours et qui me
fendent la tête tous les malins à la même
heure?
— Monseigneur, ce que vous apj)e!(>z
des cris perçants sont des trilles, des ar])èges, des points
d'orgue, qui partent du gosier novice encore de la signora
Amalia Barati , choriste du théâtre Saint- Charles, qui
demeure dans votre palais. . .
258 LA BREBIS SUR LA MONTAGNE
— Comment! une choriste tron])ler le sommeil de l'nn
des pins puissants seigneurs de la cour de Naples , de l'unique
et dernier rejelon de la faniille Antivalomeni! Carlo, monte
chez cette choriste, et fais-lui savoir qu'elle ait à cesser ses
cris à l'instant même, si elle ne veut encourir le ressen-
timent du prince Agnolo-Bernardo Antivalomeni.
Le domestique sortit et reparut au hout de quelques
instants :
— Je viens d'exécuter les ordres de Votre Excellence;
mais la signora Barati, quand je lui ai parlé de garder le
silence , m'a répondu : — Dites à Tunique et dernier rejeton
de la famille Antivalomeni qu'il en parle hien à son aise,
niais que si je cesse un seul jour de filer des sons et d'exercer
mon gosier, ma voix se rouillera et mon ittiprcsario me
donnera mon congé. Ce que le prince a de mieux à faire
est donc de s'apprivoiser avec mes cris, qui sont la seule
ressource de sa très-humhle servante.
En ce moment, une gamme chromatique partie du der-
nier étage de l'hôtel Antivalomeni vint conlîrmer les paroles
de Carlo.
— Encore! s'écria le prince. Ah! c'est trop fort, et s" il
y a une justice dans le royaume de Naples, j'aurai avant
peu raison de cet insolent gosier.
Le lidèle Carlo apporla aussitôt au j)rinci' sa plus large
perruque, sa plus longue canne, ses has de soie les mieux
hrodés; après quoi l'unique et dernier rejeton de la famille
Antivalomeni s'élança de la rui^ d(^ Tolède, où son hôtel
était situé, sur la place du Palais-Royal. Il se lit introduire
près du seigneur Caro Cecchi , iidendanl des menus-plaisirs
du roi , son ami intime , auquel il raconta ses peines.
EST l'LUS llAlTi:, KTC. 2.')0
— .Il' ne (lors plus , lui dil-il ; (jrs (|i!(' 1 aiiioïc a posé ses
doigls de roses sui' le soiniiict de mon palais, une crca-
Ini'c inrcinalc connnL'nce à gia[)ir cl a roiK'oul(>r; loiilc la
journée, je suis pouisuiNi par ses niandiies noies. l']n (•<>
nionieid même il me send)le .avoir tii's dièses et des bémols
dans les oreilles. Ne pourricz-vous, par égard pour mon
sonnneil du malin , l'aire écroner celle l'anvetle dans ([uel([ne
lorleresse'?. . .
— V pensez-vous, moR cher Agnolo-Beriiardo Antiva-
lonieni? reprit l'intendant des menns-plaisirs. Ne savez-vons
pas que Sa Majesté est toile de nuisique et ne pardonnerait
pas une pareille violation du droit des cantatrices? Le roi
veut que tous les chanteurs de son rovaume puissent crier,
s'il leur plaît, à lue-tète du matin au soir;... malheur à
qui essaierait de mettre une gamme ou une seule note à
l'index!
Le prince sortit désespéré du palais, et rentra dans le sien
en méditant quelque vengeance contre son harmonieuse
ennemie. Mais, après avoir comhiné plusieurs plans, il
reconnut que le meilleur parti à prendre était celui de la
résignation. En efl'et, comment atteindre ces notes aériennes?
Comment étouffer ces sons voisins du (!iel qui s'échappaient
tous les matins dans le limpide azur?
— Eh! quoi! disait le prince d'un ton accablé, je puis
tout ce que je veux dans le rovaume de Naples; après le roi ,
je jouis d'une puissance, pour ainsi dire, illinn'lée. Chacun
m'honore, me respecte, s'incline devant moi quand je tra-
verse les rues de Chiaja ; et je n'ai pas même le pouvoir de
mettre une sourdine dans le gosier d'une choriste ([ue le
hasard a logée au-dessus de moi!... Une idée me \ienl,
2(J(J LA BREBIS SUR LA MONTAGNK
offrons-lui de l'or pour qu'elle se taise. Le prince sonna
aussitôt son iidèle Carlo et lui dit : — Monte chez cette
sirène maudite et oflre-lui de ma part cent sequins si elle
veut garder le silence.
Muni d'une bourse, Carlo grimpa aussitôt chez la Barati
en se disant ce que son confrère Figaro deyait chanter
un siècle plus tard : Ail i de a dl (juci inetcdio... Il
transmit à la choriste les offres du prince ; elles furent
acceptées et le contrat passé à l'instant même. Cent sequins
pour garder le silence! certes la somme était faible, si l'on
songe à ce qu'exigent certains orateurs politiques de nos
jours pour ne pas prendre la parole.
Le lendemain la Barati, fidèle à sa promesse, n'ouvrit
pas son piano; pour se dédommager, elle se mit à compter
ses sequins. Mais quand elle les eut comptés et recomptés
plusieurs fois, elle reconnut que cette occupation était mono-
tone et qu'il était plus agréable de lancer dans le ciel des
pluies de notes et des fusées de gammes. Aussitôt , comme
le savetier de notre bon La Fontaine, elle renvoya la bourse
de sequins au prince, en lui annonçant qu'elle aimait mieux
lui rendre son argent que de s'engager à ne plus chanter.
A peine les sequins furent-ils partis , qu'elle entonna une
de ses plus brillantes cavatines; jainais sa voix n'avait été
plus harmonieuse ni plus belle.
' — Ces sons-là valent bien celui des sequins, s'écria-
t-elle en battant des mains avec transport.
— Ah ! l'infâme me tuera ! disait le prince du fond de sa
chambre à coucher.
Cependant, le lendemain du jour oii la bourse lui avait
ét('' rendue par la virtuose, le prince s'étonna d'avoir dormi
EST PIA'S HAUTE, ETC. 261
CM (It'pit (les gammes l'I des roulades (lui srlanraieiil |)liis
énergiques cl plus sonores (]ue jamais. Le surleiideinaiii ,
Morphée eoidiiuia à répandre ses pavois les |»lus donv snr
les paupières de lunicpie el dernier rejeton do la l'aniille
des Anlivalonieni. Le prince éprouva même une sensation
voluptueuse ([ue son sommeil du matin ne lui avait pas
juscpialors procurée; cette voix si fraîche et si pure le berça,
et il dormit aux notes de la cliantcnise, connue on dort au
bruit des arbres, à lécho dune jduie d'été snr le feuillage
ou aux mélodieux souj)irs (ruiie fontaine.
Mais il arriva qu'un matin la choriste ne chanta plus, ni
ce jour-là, ni les jours suivants. Le prince eut beau appeler
le sommeil de toute l'énergie de ses prunelles, le sonnneil
lui tint rigueur; et cependant ses vœux étaient satisfaits.
La fauvette était muette dans son nid ; mais d'importune
qu'elle était autrefois, elle était devenue insensiblement
agréable, nécessaire même; et le prince, qui ne craignait
pas de passer ])our le plus versatile des dormeurs, dit bicMilot
à Carlo :
— J'avais offert à cette jeune choriste cent secpiins
])our qu'elle cessât de chanter; à présent j'en mels le
double à sa disposition, si elle veid chanter, comme ])ar
le passé, dès le matin... Dis-lui que je suis un dilettante
d'une espèce particulière. La plu))art des gens n'aiment
gnère la musique que la mjit; moi, c'est surtout au \o\cv
du jour (pi'elle m<> plaît. Pars, el (pi'avaul ton letonr l(^
plus mélodieux ramage vientu' m annoncer que mes vo-
lontés sont remplies.
Carlo s'accpiilta de sa connnission, et fit savoii- au
prince qu'il de\ait renoncer désormais à entendre la cho-
202 LA BREBIS SUR LA MONTAGNE
riste , altoiulu qiR' depuis liiiit jours clic avait quitte la
chambre qu'elle occiq^ait daus les conihles du palais pour
se rcudre à la foire de Siuigaglia, où elle allait ligurer
comme prima donna dans une (rouj)e d"o))éra i'raîche-
mcnt recrutée.
- H est donc écrit là-haut, dit le prince d'un ton de
dépit, qu'uiu^ siiuple choriste me contrariera dans toutes
mes volontc's! Ouoi ! je veux (pi'elle se taise, et elle chaule^
du matin au soir! je veux qu'cdle chante, et la soilà (pii
s envole ! Décidément, il v a là quehpie sortilé«jiC.
(^inq on six années après celte aventure, le prince Agnolo-
Bernardo Autivalomeni avait entièrement perdu le som-
meil ; mais celte fois, ce n'était qu'à lui-même qu'il devait
s'en prendre : malgré son âge, son embonpoint, sa per-
ruque à quatre marteaux et la fierté de sa race, le prince
s était laissé prendre d'amour pour une chanteuse qui faisait
les délices du théâtre Sau-Carlo.
On représenl;ul alors un des preiuicrs opéras du fameux
Léo, ce compositeur par excellence, dont nos grands-
mères écorchaient encore par tradition quelques refrains.
La chanteuse, qui jouait le principal rôle, enlevait tous
les suffrages; elle rentrait chaque soir dans sa loge avec
plusieurs volumes de sonnets que ses admirateurs avaient
lancés à ses pieds. Quant aux bouquets, on les lui ])rodi-
guait avec tant dabondance, qu'elle se trouvait comme
retranchée dans une enceinte continue de lis, d'œillets,
de jasmins et de roses.
Le prince était l'adorateur le jdus passionné de la
cantatrice en renom; mais il aNait en vain déclaré sa
KST PLUS IIAl'TE, ETC. 205
llamiiic |)ar Ions les inoyciis ciiiploys dans les annales
(le la scdnclion : ses madrigaux Ini a\ai('nl rie rcnNoyi's
cachclcs , ses hoiKincts rlaicnl consij^iu's à la |)()i'((' ; ses
('(•fins (Mi\ - nirincs n'aNaicnl |hi ohlcnir andicncc.
l n soir, après le spcclaclc , le prince n y tenait plus :
— Janrai iviison , dil-iL de cette heante intraitable et
t'aroiu'lie. N'est-ce pas nn scandale (pi'nne princesse de
llieàtre ose rejeter les \œ\\\ d nn amant de ma (pialile'?. . .
Ti-ansporti'; d'amour el de dépit, il se lait ouvi'ir la porte
de coinmiinicalion du théâtre, et se rend à la lo<^e de la
prinifi dojina, qu'il trouve heureusement seule et dans
tout l'éclat de son costume :
— Savez-Yous, ma reine, lui dit-il, qui vous l'el'usez?
Savez-vous que celui ([ui vous recherche, (pii a perdu le
sommeil pour vous, n'est autre que l'unicpie et dernier
rejeton?. . .
— De la famille Antivalomeni, interronq)it eu riant la
cantatrice. Eh ! mou prince, il y a longtemps que nous nous
connaissons. N'avons-nous pas hahité sous le même toit"?
Vous souvenez-vous de cette ])auvre choiasti' ([ui occn|)ait,
il y a quelques années, une jx'tite ehainhre dans \olre
|)alais?
— Onoi! vous seriez'/. . .
I^a signora Amalia Barati en jx'i'soime, (pii de cho-
riste (prcllc était alors est devemie/;//////'/ (loiind. Mais en
changeant de condition, je n'ai pas changé de caractère, je
NOUS jure; j ai conser\é mon goùl pour I iiidependaiice .
et la preiiNe, c'est qu(^ j'épouse demain l'ippo le l(''nor.
Ah! ([ue de lois, mon prince, à l'épocpu; où \ous tenq)ètiez
contre moi du l'ond de votre magnilique appartement, n'ai-je
264 LA BKEBIS SUR LA MONTAGNE, ETC.
pas, dans ma mansarde, composa des xarialions sur ces
|)ai-(»l('s ([iii s(M-onl toujours de ciiToustance , lanl qu'il y
aura dans ce monde des rois et des hergères, des priuecs
et des cautatriees :
LA CllEBIS SUR LA MOMAONK
EST PLUS HAITI-: Ql E LE TAlHEAi: DANS LA l'LAL\E.
OxvvvNuV ou vv ^^^ VA\^.. o^\ .*\ \ov,ouv. \\ns\o-
©d ip[|[io ©i î^^/h^, ©@y[^Ti ©^^1
1 faut èlrc un fort grand seigneur, ou tout à
X fait un manant, pour n'avoir pas appris (picl-
|T que matin, par la voie des journaux, qu'un
de vos amis , député plus ou moins éloquent ,
vient de gagner, au jeu de la politique , un
portefeuille quelconque.
Pour ma part, j'y suis fait, et je ne ni'émeus guère plus
d'une pareille nouvelle que de ces lettres banales par les-
quelles une simple connaissance vous lait part de son
260 DE PEU DE DRAP,
mariage , part de raccouclicnient de sa femme , ou part du
baptême de son enfant; toutes choses, soit dit en passant,
assez difficiles à partager.
Mais la première fois que je vis un camarade de collège
promu aux fonctions de Secrétaire d'Etat, je tressaillis
comme le coursier de Job aux accents du clairon. L'hon-
neur fait à mon ami, à ce brave Charles que je tutoyais
depuis trente ans, me grandissait à mes propres yeux de
quelques coudées; et dès que je le jugeai installé, j'allai
adorer à son zénith le soleil que j'avais vu se lever dans
les humbles régions où je suis resté.
J'aime à croire que je ne dus pas à mon indépendance
bien connue l'accueil obligeant que m'accorda le nouveau
Colbert; mais je dois dire qu'il me serra la main d'une
façon beaucoup plus franche, lorsqu' après l'avoir félicité
je lui déclarai hautement mon inlention de ne le solliciter
jamais, sous aucun prétexte, ni pour moi, ni pour les miens.
Dès qu'il ne craignit pas d'avoir à m'ôlre utile, je lui fus
tout à fait agréable. Et je ne m'en étonnai point, car je
connais les hommes.
Le minisire daigna m'initier à tous les petits arrange-
ments de sa position nouvelle; il m'expliqua le mécanisme
de la maison qu'il allait tenir, et toutes les combinaisons do
celte épargne fastueuse qu'il faut aux grands ofticiers du
gouvernement à bon marché, pour soutenir, avec la moitié
d'im Irailemciil déjà mesquin, le Iraiii h<)iu)ral)le qui leur
est impos('' par ropinion; — riiuoiislance des temps et des
porlefeiiilles oMigc (ont homme juiideiil à écoiu)miser l'autre
moitié.
Si iugénieuses (|u"ellt'S hissent au premier coup dœil,
CdiinK cAi'i:. '1(\1
je II approiiNai pas . il sCii l'aiil . loiilcs les iiiNciilioiis
(le nioii ami; j ciilrcvovais Irrs- bien les tristes laciiiios
(lu luxe inciilciir (jiiil allait al'iiclicr, et je les lui signa-
lais avec iiiii> iiu[)il(»\al)le iVaiieliise. A la longue, ceci
le mit (le inanvaise Imnieur, et pour changer de conver-
sation :
— Jai renvovi' , — nie tlit-il , — mon valet de chambre,
mon l)rave Joseph, (le pauvre garçon est sans place; tn
devrais l'en accommoder.
— Merci , Excellence , — répondis-je en m'inclinant ; — •
mais, avant tout, je voudrais savoir pour quel motif tu t'es
sépare de ce fidèle serviteur?
— Je te le dirai très-volontiers, car cela ne peut lui faire
aucun tort. 11 avait trop d'esprit pour moi.
— Trop d'esprit!. . . m'écriai-je. —
— Ou, si tu le veux, trop de perspicacité. En ma
qualité d'homme politique, je n'agis presque jamais qu'en
vertu d'un système; et l'une de mes théories les plus
arrêtées, c'est que pour avoir des instruments commodes
et dociles, il ne Rvut jamais s'entourer que de gens au
moins médiocres. Ceux-là seuls pratiquent l'obéissance
passive, et ne mêlent pas indiscrètement leurs inspira-
lions aux vôtres; ils sont souples, dépendants, facilement
effrayés... Bref, pour qui le connaît, c'est un véritable
trésor qu'un indjécile. Je ne veux m'entourer que de
cela.
— Tu me permettras alors , — inlcrrompis-je , — de ne
pas venir voir trop souvent ton Excellence : je craindrais
de passer pour un de ses favoris.
Nous bavardions encore sur ce texte plaisant, lorsque la
268 DE PEU DE DRAP,
porte du cabinet s'ouvrit. Un jeune homme entra, dont
le front élevé, les yeux perçants, la bouche intelligente,
m'inspirèrent une sorte d'attrait sympathique. C'était le
secrétaire de l'homme d'état que mon ami remplaçait;
il venait proposer h la signature un travail pressé dont
il avait été chargé, peu de jours auparavant, par son
ancien patron. Charles y jeta un conp d'oeil distrait, im-
provisa d'un ton péremptoire quelques objections super-
ficielles, et annonça son intention de faire recommencer
cet exposé de motifs sur un plan tout différent, et d'après
d'autres idées.
Le jeune secrétaire rougit légèrement, — on n'est jamais
disgracié sans quelque dépit; — mais le sourire sardonique
dont il accompagna l'offre de sa démission , m'apprit qu'il
savait à quoi s'en tenir sur les dispositions méfiantes du
nouveau ministre.
Cette démission fut acceptée immédiatement, et lorsque,
après le départ du jeune homme, j'en témoignai ma sur-
prise à Charles :
— As-tu donc oublié, — me dit-il, — les principes
dont je t'ai fait part? Le travail de ce jeune cadet révélait
autant de talent que sa physionomie en promet ; c'est
pour cela que je l'ai refusé sans hésiter. Avec un pareil
acolyte , je perdrais bientôt la responsabilité de mes
idées; on dirait que j"ai un faiseur, et véritablement
j'en aurais un, car sur bien des points, je ne pourrais
faire adopter mes opinions a un petit entêté si sûr des
siennes.
J'avais cru jusque-là que l'apologie des sots, dans la
boiulie de mon ami, n'était qu'un ingénieux paradoxe. Dès
COURTE CAPK. 269
(jnc je \c lui \is preiulic au séntuix;, je m'en alarmai (oui
de bon, et ne négligeai rien pour lui (Mer muc idée aussi
eoulraire au bon sens ([uii ses véritables inlércMs. iMais
j'avais affaire à trop forte partie, ou du moins à un bomme
trop eonvaiiK'u de son infailliljilité, pour que mes paroles
])ortassent coup.
— (^c que je le disais en riant, à propos de mon valet de
eliaud)re, — reprit Cbarles, — est une théorie très-démon-
trée pour moi, et à laquelle j'ai subordoimé les principaux
actes de ma vie politique. Dernièrement encore , appelé à
donner mon avis sur la composition du ministère dont je
fais partie, j'ai mis en pratique l'idée qui te send)le si para-
doxale. Au lieu de choisir mes collègues parmi les hommes
les plus émincnts de l'opinion parlementaire qui me portait
au pouvoir, je n'ai appelé dans le cabinet que les notabi-
lités secondaires, les talents d'un ordre inférieur. C'était le
seul moyen de donner de l'unité à notre administration,
de concentrer sa force et de. . .
— Et de t'assurer la prééminence, — ajoutai-je en sou-
riant. — Tu es comme beaucoup d'honnêtes gens, qui ne
voient d'autorité" homogène que là où ils dominent sans
contestation.
Cette remarque effaroucha mon ami, qui, d'un air très-
imposant, plaça son pouce dans l'entom-nure de son gilet.
Après quoi il me déclara, dans les termes les plus polis thi
monde, que mon intelligence n'allait point jusqu'à saisir la
portée de certaines vues, le mérite de certaines tactiques.
Je le trouvai quelque peu impertinent, et, j)renant tout
aussitôt congé de lui :
— Au revoir, dans un an ! — lui dis-je. — Nous repriMi-
270 DE PEU DE DRAP,
drons noire discussion, le jour où les affaires pul)liques
t'en laisseront le loisir.
Malheureusement c'était à coup sûr que je me donnais
les gants d'une prophétie politique ; sept à huit mois après
la conversation que j'ai racontée, les mômes journaux qui
m'avaient appris la nomination de Charles , m'apportèrent
l'ordonnance royale qui le rendait aux douceurs de la
vie privée. Ce jour-là même, j'allai le chercher dans la
retraite oii il fuyait les regards des honnnes. Il me fallut
assez de peines pour pénétrer jusqu'à lui; son grand
hutor de valet de chamhre ne voulait jamais comprendre
que certaines consignes absolues ne concernent jamais la
véritable amitié.
Je trouvai Charles, comme je m'y attendais, dans un
accès de misanthropie fiévreuse. Il voulait affecter une par-
faite résignation ; mais son désappointement éclatait malgré
lui en traits amers lancés contre ses antagonistes et contre
ses adhérents politiques.
— Tu as sans doute lu , — me dit-il , — le beau discours
auquel je dois ma chute; le grand homme d'état qui la
prononcé n'en est pas même l'auteur; il l'avait commandé
un mois d'avance à un join-naliste de l'opposition.
— Vraiment! — m'écriai-je, — et le nom de cet habile
écrivain?
Charles satisfit à l'instant même ma curiosité. — Oi' je
reconnus, — mais sans oser en faire semblant, — le petit
secrétaire si dédaigneusement congédié dans le journaliste
puissant et redoutable.
— II faut avouer, — repris -je, — que si ce discours
conn'K CAi'K. 271
a (lu )ii(''iil(', il ('(ail ccpeiulaiil Iticii l'arih' à rélorciiicr.
— (<erlaiii('in(Mit, — s' ('("l'ia Charles; — inais([ii(> veiix-lu"?
j'étais ce jour-là même retenu à la Chambre des pairs, et
le ministère n'avait pour représentants, devant nos qualn^
cent cinquante-neui' souverains électil's, que cet ignorant
de B***, ce l)avard de C***, cette poule mouillée de D***.
Conunent voulais-tu (juils prévalussent contre une argu-
mentation si capticHise et si serrée ?
J'aurais pu rappeler à Charles que M. B***, M. C***,
M. D***, ne devaient pas à d'autre qu'à lui leur élévation
au ministère , et que par conséquent il était responsable de
leur incapacité : mais ceci n'eût fait qu'ajouter à son déses-
poir, et je gardai un respectueux silence. Lui, tout au
contraire, revenait avec une espèce d'acharnement sur tous
les incidents de sa défaite.
— Figures-toi, — me dit-il, — qu'après cet infernal
discours, rien n'était encore compromis. Du Luxembourg
où j'étais, et où l'on m'avait apporté la nouvelle de ce qui
se passait à l'autre Chambre, j'avais écrit au président de
celle-ci pour qu'il réservât jusqu'au lendemain le droit de
répondre qui nous appartient toujours, comme tu le sais.
Par malheur, — et tu concevras cette distraction dans l'état
de trouble où j'étais, — je n'avais mis sur mon billet que
le nom de M. S'**. Or, mon imbécile de valet de chambre
a perdu deux heures à courir d'hôtel cji holcl après ce
grave et bénévole personnage qui, durant ces deux heures,
laissait se consommer le vote inq)révu au(juel nousde\ons
notre ruine.
iiélas ! pensai-je , ceci ne serait point arrivé si l'adroit
Joseph eût été chargé de la missive.
il%
DE PEU DE DRAP, COURTE CAPE.
Mais je gardai encore cette réflexion à part moi , me
réservant d'apprendre pins tard au ministre déchu com-
bien les mibéciies sont de dangereux serviteurs, de mau-
vais amis, d'insuffisants et fragiles étais. Dans les orages
de la vie on a souvent besoin d'un manteau ample et solide;
or, quelle que soit l'habileté du tailleur, jamais il ne pourra
faire autre chose que :
DE PEU DE DRAP, COURTE CAPK-
Cç vuvv^ \vu\ \^v ^/^\vvc v\.v\\ a\v \.o\\\v
^i^£
'W J\ SOUÏ^MT §[li@3]J
DE PLUS PETIT QUE SOI
W:^^(>tf a porte principale de riiùtel tlu prince
^-"-' >\o^î de A. , situé à l'entrée du l'aubouro;
' ^"^ Saint -Honoré, était ouverte à den\
*^ ^^^^E ballants, et laissait voir facilement de
':^^^^ l'i i'n<^' ^"i^" <liii se passait dans l'intérienr.
Les persiennes, exactement fermées, annonçaient (pie le
maître devait être absent, ce qui assnrail aux \alels la
faculté de mettre en action un de nos proNerbes : « Ab-
sent le cliat, les souris dansent. »
Les souris dansaient eu effet dans la cour où se troii-
274 ON A SOUVENT BESOIN
vaieiit rassoml)k's tous les domestiques mâles et femelles :
euisinier, cocher, valet de chambre, femme de chambre,
])alefrenier, tous, jusqu'au dernier aide de cuisine, pous-
saient des cris de joie , riaient aux éclats , et se tenaient ras-
semblés autour de la pompe , battant d'avance des mains
dans l'attente du spectacle girifis qui se préparait.
L'acteur principal, ou pour mieux dire le patient de
cette scène, était -lacquot le ramoneur, qu'on venait de
trouver endormi dans le cabinet de Monse'i'^neur^ à la
suite d'un pèlerinage de plus de deux heures dans les
cheminées de l'hôtel où il avait failli tomber asphyxié.
Etre surpris en flagrant délit d'assoupissement, la tète
toute barbouillée de suie et appuyée sur une magnifique
ottomane en lampas jaune doré, voilà qui méritait un
ch;\timent.
Les fidèles serviteurs du prince de N. avaient tenu
conseil et décidé, à l'unanimité, qu'il serait divertissant de
jdacer Jacquot sous la pompe , et de lui administrer une
douche prolongée, comme leçon de savoir-vivre. Le pauvre
ramoneur, plus mort que vif, était déjà placé sous le tuyau ;
le signal de l'irrigation allait être donné, quand tout à
coup, luu' >oix de Steidor, partie du vestibule, lit entendre
ces mots : — Le premier qui touche à cet enfant aura affaire
à moi !
Celte menace était prononcée par l'illustre Belrose , le
chasseur du prince de N. Titan de la livrée, Belrose était
sans contredit le plus bel homme que l'on eût jamais vu
planté derrière une voiture. Haut de deux mètres, il était
en outre d'une force prodigieuse qui imj)rimail le respect à
tous les gens de l'hôtel, 1| se fit faire place du geste an
i)K i'i,is l'iiriT oi'K SOI. 275
iiiilicii (lu cciclc (|iii ciiloiiiail la |)()iii|)(', saisil (rime sciih;
main le raiiioiicui', cl r('in|)(tiia sous le Ncsiihulc, où il riil
l)(MiiC()U|) (l(^ |»('iiii'à le i(''fliaiilï{'i', laiil la [x'iir lavail^lacé.
A l'orce de soins, Belrose ])ai\inl à l'aninicr Jacquol; l'cliii-
ci comnion(*a à éleiidrc les ])ias, à S(î IVoKer les yeux; eiiliii,
un sourire Irais et rose se fit jour an milieu de la suie qui
couvj'ail ses lè\res. Dès lors, le eo'iu' de Belrose fut "agné :
il lit débarbouiller le pauvre eurani ({u'il avait si miraeu-
leusemenl sauvé du déluge, et l'ésolul de le prendre sous
sa prolecliou.
Quinze jours après cet é\éncmeut, un petit groom, de la
plus cbarmante espèce, livrée bleu de ciel, culotte courte,
chapeau galonné légèrement incliné sur l'oreille, traversait
la cour de Tbôtel. Reconnaîtriez-vous là notre ami Jae([uot
le ramoneur, maintenant métamorphosé en Frontin du
petit format? Vous dire comment il se fit que le prince
de N. eut besoin d'un petit laquais; comment son chasseur
Belrose lui proposa Jacquot, qui plut aussitôt au prince par
sa mine éveillée, sa petite taille, et surtout son joli sourire
couleur de rose, serait entrer dans des détails su|)er(lus.
Ou'il nous suffise de savoir que Jacquot est maintenant la
perle des grooms, et que, de la main dont il raclait autres-
fois les cheminées , il porte des bouquets de camélias et de
petits billets parfumés au réséda et au musc. Il s'appelait
Jacquot, on l'appelle Jacques; on a raccourci son nom,
contrairement à la plupart des vilains (|ui allongent \v lein-
en s' anoblissant.
(Cependant Belrose avait beau être le chasseur le plus
inqjosant de tout le faubourg Saint-llonori' . il perdait
chaque jour de son crédit dans l'esprit du [)rince; l'opinion
276 ON A SOUVENT BESOIN
même des gens de l'iiôtcl était qu'il ne conserverait pas
longtemps sa place. Outre que le beau chasseur vieillissait,
ce qui ôtait à son service beaucoup de sa promptitude et de
son élasticité, il avait contracté la funeste habitude de boire
le matin à jeim un grog, puis deux, puis trois, puis six;
puis les verres de rhum et d'absinthe offerts par occasion ;
sa journée avait tini par ne plus être qu'un tissu de liba-
tions. Souvent, quand Belrose paraissait devant le prince,
celui-ci s'était a])erçn que le chasseur parlait avec incohé-
rence et chancelait sur sa base; des menaces de congé lui
avaient été signitiées à plus d'une reprise. Ces menaces
auraient même reçu leur exécution , si Belrose n'avait eu
son bon ange dans la personne de Jacquet , qui veillait sur
lui avec la tidélité d'un fils. Lorsqu'il s'agissait de monter
le soir derrière la voiture du prince , et que le chasseur se
trouvait avoir le cerveau plus allourdi qu'il ne convenait,
Jacqnot avait le soin de grimper sur le marche-pied où se
tenait Belrose , et de lui pincer les jambes de temps en
temps, de manière à le tenir éveillé jusqu'au moment où il
devait ouvrir la portière.
Le prince avait-il à remettre au chasseur quelque lettre
qui exigeait une prompte réponse , Belrose était à ])einc dans
le vestibule que Jacques lui avait déjà arraché la lettre des
mains, s'élançait dans la cour avec la vivacité de l'écu-
reuil , et rapportait la réponse en moins de tem})s qu'il n'en
avait souvent fallu pour l'écrire.
Charmé de cette promptitude vraiment atmosphérique, le
])rince se disait parfois en pensant à son chasseur: — Il a
de grands défauts sans doute, négligent, paresseux, ivrogne;
mais il s'acquitte des messages que j(! lui coidie avec une
DE Pl.rs PFTIT QIK SOI. 277
(elle (('lérili', (jiic je suis \ncn obligé de j)asscr sur ses iiiiper-
Icc'lious.
Jacquol ('(ait parlonl on il lallail ([uc Belrose se tronvàt ;
il élail deveuu lànie secrète, le ressort caché de cette
iiiachiiie gigaiites([ue, (pTil taisait a<i;ir et mouvoir à son
gré. Le chasseur, eu voyant tout le mal ([tie son j)ro-
tégé se donnait pour lui, disait |)arr(tis à Jac([ues d un l<»n
attendri :
— Je yeux que le prince sache tout ce que tu vanx ; je
veux lui apprendre que, depuis que tu es attaché à Ihùlel,
tu lais presque tout mon service.
— Garde-t'en bien, s'écriait Jacques en caracolant au-
tour du colossal valet à la manière des jeunes singes; si tu
dis un mot de cela au prince, je lui déclare, moi, que tu
m'as pris dans ses cheminées pour me faire endosser sa
livrée, et nous verrons alors s'il trouve surprenant que je
t'aide un peu dans ton ouvrage.
Le prince était si content du service de son petit }aquais
qu'il ne put lui refuser d'aller passer deux ou trois mois
dans un village situé près d'Aurillac, pour porter à sa mère
quelques économies qu'il avait faites depuis qu'il travaillait
à Paris. L'absence du groom fut fatale au chasseur; dès
que son protégé eut quitté riiôtel, ses défauts reparurent
dans toute leur nudité, et finirent par amener une cata-
strophe depuis longtemps imminente. Belrose fut remplacé
])ar un autre géant de son espèce, et renvoyé par le prince
vers ses dieux pénates.
^Malheureusement le chasseur ne possédait pas de pénates;
il avait toujours vécu fort éloigné du chemin de la (baisse
d'épargne. 11 quitta l'hôtel sans la moindre ressource, et
278 ON A SOUVENT BESOIN
quand il eiil dépouillé son habit vert, son baudrier et son
chapeau à plumes, ses cheveux se trouvèrent si blancs,
son dos si voûté, ses jarrets si engourdis, qu'il reconnut
lui-même la nécessité de prendre ses Invalides.
Mais quelle l'ut la doideur de Jacques, lorsqu'à son retour
il apprit qne Belrose était exilé pour jamais! Il l'aimait
comme un père, et ne pnt s'empêcher de répandre des
larmes lorsqu'il aperçut sous le vestibule un autre chasseur
qui portait Thabit, le couteau de chasse, et jusqu'au plumet
de Belrose.
Il résolut aussitôt de retrouver celui qu'il regardait
comme son bienfaiteur, fùt-il au l)out du monde. Mais il
se passa plusieurs mois avant qu'il pût le rejoindre; car
Belrose, par un reste d'orgueil, tenait à cacher sa destinée
jadis si brillante, aujourd'hui si misérable. Jacques, à
force d informations, apprit qu'il habitait une mauvaise
chambre garnie située dans le fond de la rue Mouffetard.
Il le trouva couché sur un grabat où le retenaient des
rhumatismes, un asthme, la goutte et toutes les maladies
(|ui s'attachent à la vieillesse des grands seigneurs et des
domestiques de grande maison. Belrose fut attendri jus-
qu'aux larmes lorsqu'il vit paraître dans sa mansarde
Jacques , qui lui sauta au cou dès qu'il l'aperçut.
— Tu ne m'as donc pas oublié? lui dit l'ex-chasseur ; je
vois que j'ai bien fait autrefois de m' attacher à toi ; j'avais
deviné ton bon cœur. . .
Jacques, le voyant dans un dénuement extrême, l'obli-
gea d'accepter tout ce qu'il avait d'argent : le prince l'avait
pris en affection , et lui donnait souvent de petites gratifica-
tions qu'il mettait de côté avec la scrnjmleuse économie
DK l'irs Pi: Tir oik soi. 27!)
(I iiii ciiriiiil (le rAii\('i'i;ii('. Il ne sr passait jir('S(|ii(' j)as de
jours où il !)(> iil le (rajcl du l'aiiboiu-j;- Saiul-llouor('' au
(|uaili('i- Saiul-Marccaii ; cl coiunic il a\ail la jainlic plus
ajj,ilo ci plus légère (pic jauiais, ces courses ne nuisaient en
rien à son SiM'vice,
L M jour (pi'ii arrixait comme à l'ordinaire chez Belrose,
on lui annonça que le pauvre homme était au plus mal.
Désespéré et voulant au moins l'embrasser une dernière
lois, Jacques s'élance dans l'escalier, et, en entrant dans la
chandjre du malade, il est suffoqué par une forte odeur de
fumée.
— D'oiV vient cela? dit-il à Belrose.
— Hélas! répond le vieux chasseur d une Aoix languis-
sante, la cheminée n'a pas été ramonée de tout Ihiver; je
me suis plaint ce matin; mais mon hôtesse, à qui je dois
plusieurs mois de loyer, a déclaré que, pour le peu de
temps qui me restait à vivre, cette nouvelle dépense était
su])ertlue.
A peine Jacques a-t-il entendu ces paroles que, saisi
d'indignation , il met de côté son hahit bleu de ciel et sa
cravate blanche, il s'arme d'un balai et d'un instrument
tranchant qu'il trouve par hasard sous sa main , et, malgré
les efforts de Belrose pour le retenir, il s'élance dans la
cheminée en entonnant une chanson d'Auvergne. En des-
cendant, il se place devant l' ex-chasseur, la face barbouillée,
les cheveux remplis de suie :
— Me reconnais-tu maintenant, lui dit-il. mon vieil
ami? Me voici tel ([ue j'étais quand tu me pris autrefois
sous ta protection et me sauvas des mains de ces damnés
domestiques qui voulaient me faire ui] mauvqis parti, Je
280
ON A SOUVENT BESOIN, ETC
u\c suis toujours rajjpclr les ])aroles : — roiirqiioi, leur
dis-lii, vouloii" l'aire du mal à cel eiifaul ? Vous devriez
au coulraire le protéger, le secourir; ne savez-vous pas
que dans la vie
ON A SOUVENT BESOIN DE PLUS PETIT OLE S 0 1 ?
xO) V
"^ -X.^IN 1 /
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:*^j, Vov x^' \ ii^'M!*^'i1 ^'^^ ^^A
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^Yvv'l I T ' I ^'^~-
©yfl ¥^ ©[H]!EK©[H][E?i ^E L/h LM^'E
REVIENT TONDU
oiis sommes dans une vallée agreste ,
située dans la partie la plus pittoresque
du département de Tlndre ; une petite
rivière court entre les saules, remplissant
; de bruits joyeux les roues habillardes d"un
moulin ; tie grands hieids l'auves rimiinent eouelK's dans
riierl)e; la caille amoureuse glousse entre les sillons. Au
loin l'aiguille dentelée d'un clocher s'effde sur le ciel
282 QUI VA CHERCHER DE LA LAINE
d'un bl(?ii nacré; quelques chaumières blotties au pied de
la colline comme des nids d'oiseaux sous un buisson,
trahissent leur présence par de minces filets de fumée
flottant entre les arbres. Le vent se joue dans les feuilles,
le grillon sous la luzerne , l'eau sur les cailloux.
Trois hommes sont assis autour d'une table , dans une
maisonnette dont les fenêtres curieuses s'ouvrent sur la
vallée. Des fleurs s'épanouissent dans des vases de por-
celaine blanche, le linge est parfumé de lavande et de
romarin, les carreaux sont luisants; tout est frais, propre,
souriant dans ce réduit.
Les trois convives mangent de bon appétit; l'un d'eux
surtout ne refuse rien de ce qui lui est offert; poisson , gibier,
légume, tout est accepté avec le même empressement.
Celui-ci est le plus jeune; cependant la souffrance et la
fatigue ont déjà flétri son visage; les deux autres portent
le costume aisé d'honnêtes campagnards, forts, dispos et
gais. Ils regardent parfois leur camarade avec un sourire
amical et doux.
— Yeux-tu, frère, cette aile de perdreau? dit l'un.
— Oui , mais je prendrai l'autre aussi.
■ — Cette caille dodue te plairait-elle?
- — Elle me plaît avec sa voisine.
— Trouves-tu que cette omelette ait bonne mine?
— Je croirais lui faire injure si je ne l'accueillais ])as
aussi bien que ce brochet.
Et le jeune convive ne laissait pas ses dents oisives.
Cependant au bout diiiic iieui'e son activité se raleiilil. 11
se renversa sur son fauteuil d osier.
à
UKVIF.NT TOXniî. 285
— \ Dilà , sécria-l-il , le nuMllour re[tas (jiic j'aie fait
depuis luiigienij)s !
— l]t pouilaiil tu en as fait d'excellents à Paris?
— J'en ai pris l)eaucoup du moins , depuis Flieoleau
jnscpiau Hocher de Cancale, depuis le père La Tuile jus-
(pi'au (lafé de Paris, à dix-neuf sous et à cent francs.
— (lent francs! s'écria le plus âgé des convives; tu buvais
donc le Pactole en bouteille?
— Penh ! je buvais le crédit. J'étais alors directeur-gérant
d'une société en commandite pour l'exploitation des forets
de cèdres de l'Atlas : superbe affaire sur le papier! Dix
millions de capital, cent pour cent de dividende; maison à
Medeah, comptoir à Bougie, agences à Bouffarick et à
Coleah. Malheureusement la brouille avec le Maroc a fait
peur aux actionnaires ; ils ne sont pas venus, et je suis parti.
— Et les dividendes?
— Ils sont sur pied, au col du Teniah. Cette gérance
devait me rapporter vingt mille écus de bénéfices annuels ,
qui se sont soldés par vingt mille francs de perte mangés en
prospectus. Mais j'ai souvent et bien dîné : dix cèdres au
déjeuner, cinquante au souper; j'ai laissé une forêt chez
Véfour.
— Tu as vendu le bois avant de l'avoir coupé; qu'as-lu
gagné à ce commerce-là?
— L'expérience, mince capital que je vous apporte.
— Ce n'était pas la peine, nous l'avions déjtà.
— Que voulez-vous? on n'a pas deux fois vingt ans dans
sa vie. Je m'étais mis en tête de faire fortune. Vous m'aviez
compté en beaux écus ma part d'héritage, et je partis pour
Paris. Nul ncst prophctc en son pays, me disais-je ;
284 QUI VA CHERCHER DE LA LAINE
cela est vrai dans le déparlement de l'Indre comme ailleurs.
Ce proverbe m'a conduit au boulevard des Italiens.
— Où sans doute tu fus bien accueilli?
— ^ Parbleu ! j'avais cent cinquante mille francs ! Et cepen-
dant cette somme j renfermée en bons billets de banque dans
mon portefeuille , me semblait alors une misère î Je voulais
cinquante mille livres de rente, ou rien. Je les ai eus pen-
dant trois ans; maintenant je n'ai rien.
— Tous tes vœux ont été remplis, reprit en souriant
l'aîné des trois frères.
— Trop remplis même. J'étais à peine arrivé depuis
vingt-quatre heures que déjà j'avais un ami.
— Un ami?
— C'est le synonyme parisien d'un substantif désobli-
geant. Cet ami me prit si fort en affection qu'il m'intéressa
dans une affaire de pavage en fer creux; c'était le moment
de la fièvre aux pavés. Tout homme qui se respectait avait
son petit système de pavage dans la poche ; pavage en
bitume, pavage en grès, pavage en chône, pavage en sapin,
pavage en cailloutis; sous prétexte de paver Paris, on le
dépavait. Je remerciai mon ami avec effusion , et mis vingt
mille francs dans son entreprise. Ma fortune allait, grâce à
notre pavage en fer creux, courir comme une locomotive
sur un rail. Mon ami avait l'adjudication de la rue Ram-
buteau, alors au berceau. Notre spéculation était superbe;
malheureusement elle péchait par la base; le pavé nous
coûtait quatre francs, et la ville nous le payait soixante
et quinze centimes; mon ami me conseilla de me rattraper
sur la quantité; je suivis son conseil.
— Et tu perdis le double?
in:\ii;NT tondt. 285
— .IiisliMiionl. A la suilc de icllc oj)cralioii, mon ami
changea dair ci jtailil |)(»iir IJriixcUcs.
A quelque leuq)s de là, on me lit voir dans un eal'é
uu mousiem" ([ui buvail un grog. — Voyez -vous ce
monsieur? me dit mon interlocuteur. — Oui. — Ou'en
pensez-vous'? — Je pense que c'est un monsieur qui a
un gros ventre et une redingote marron, — C'est wn
grand lionune. — Ali bah! — Permettez que je vous le
présente.
De celte présentation résulta un journal.
— Eh quoi! de la littérature après de l'industrie?
— Ce que je n'avais pas trouvé dans le pavé , je voulais
le trouver dans le feuilleton. Notre jourjial fut fondé à la
Maison d'Or, un soir d'été. Le lendemain /a Fondre se
leva sur Paris. Il nous lallait un titre fougueux, incan-
descent, terrible; nous voulions porter la flamme de nos
convictions dans les ténèbres de rindifiérence, illuminer,
aux lueurs de nos principes , les abîmes où la société se
plonge. La Foudre fut tout à la fois socialiste, humanitaire,
progressive et rénovatrice; elle sapa les abus et frappa de
la cognée du premier-Paris l'arbre séculaire du privilège.
Dix hommes d'étal rédigeaient la partie politique ; dix de
nos plus féconds romanciers versaient leurs élucubrations
dans la partie littéraire. C'est la Foudre qui a invente la
question Valaco-Moldave et les romans en vingt-quatre
volumes. Le roman est resté à son neuvième tome, et la
question à sa cinquième phase.
— L(i Fondre mourut donc?
— Llle ])assa coninic un météore; mais en passant elle
laissa des traces brûlantes de sa polémique; trois paradoxes
286 QUI VA CHERCHER DE LX LAINE
de plus dans la presse , ciiirpiantc mille francs de moins
dans mon portefeuille.
— Et le grand homme an gros venlrc? demanda l'nn
des frères.
— Il faillit devenir député. L'industrie et la littéra-
ture ne m'ayant pas réussi , je me lançai dans les spécu-
lations. Dans cette carrière périlleuse, on ne peut espérer
le succès que par le secours de l'audace. A moi et à mon
associé. . .
— Ah ! tu avais un associé?
— On a toujours un associé... A nous deux, esprits
hardis, il fallait, dis-je, quekpie chose de neuf, d'imprévu,
d'osé. Nous spéculâmes sur les huîtres. L'accaparement
détermina la hausse; on faillit se révolter à la rue Mon-
torgueil, où mille garçons de restaurants demandaient les
cloyères qui n'arrivaient pas. Paris resta huit jours sans
huîtres: la consternation était à son comhle; mais quand
nous nous décidâmes à ouvrir nos parcs , les hivalves
étaient morts. Mon capital s'en était allé en coquilles ;
j'eus pour ma part un dividende de cent mille écailles.
Les cèdres de l'Atlas mangèrent ce qui me restait. Quelque
temps je battis le pavé de Paris; mais c'est un payé qu'on
ne saurait hattre longtemps quand on n'a rien dans la
poche. C'est alors que, secouant toute mauvaise honte,
je suis parti pour cet honnête département de l'Indre où
vous avez vécu loin des orages et des passions. Et vous,
mes frères, vous m'avez accueilli comme l'enfant pro-
digue, et vous avez eu même l'attention de supprimer le
veau que je n'aime pas ponr le lemplacer par le gibier
que j'aime beaucouj).
REVIENT TONDL'.
287
— Maiiilcnanl que tu as ^hmé l'cxprrifMico. roslcnts-lii
parmi nous (|ui avons moissonné le bonheur?
— Oui , mes frères; ear j"ai ramassé dans vos gerbes un
épi que la sagesse humaine a mùi'i. Ol épi est un proverbe,
vi ee pioverije h; voiei :
Qi;i VA ClIERCIlEr. DE LA LAINE UEVIknx fO.NDU
J
©yO WiiyT ÉTifllE [FlQ©I}^3ii lï^!] y>J ^N
AU BOUT DE SIX MOIS EST PENDU.
^ lusieiirs jeunes gens buvaient du llié , man-
>di:^/^\ geaienl des sandAvich et fumaient dans un
salon élégant de la Chaussée -d'Antin. Au
laisser-aller de leurs diseours , à la désinvol-
^i%i ture de leurs poses, à l'animation de leur
visage , il était ;iisé de eomprendre ([n'ils venaient de
diner longtemps et bien. Ouekpies-uns d'entre eux effleu-
raient à peine leur majorité ; de blojules moustacbes
ombrageaient mollement leurs lèvres, et sur l'ivoire poli
i^u\ V\OY vwvVu'tVïrv \\\a\ (V\v\\\\.
Ol 1 YKIT ÉTKE UlClll': EN UN AN, ETC. 280
(le leur IVciiil iiiillc ])('iiu' iTavait oncoro laissé (lacc (l(!
son passage. I) aiidrs ('laiciil parvenus à cet âge où la l'orce
égale le désir; deux ou trois, les moins jeunes de tous,
passaient leur main distraite dans les flots d'une chevelure
où les soucis et le travail commençaient à semer leurs fils
d'argent. Ceux-ci regardaient avec un sourire grave et
rêveur fuir les spirales bleues des panatclas embrasés; ils
savaient cpie les belles années de la jeunesse passent
connnc la lu niée.
Le vent sifflait avec force dans la rue, la pluie fouettait
les volets clos , un feu clair pétillait dans la cheminée ;
l'heure , le lieu , le temps , tout était propice aux causeries
intimes.
— Ma foi! vive la joie ! s'écria un jeune homme non-
chalamment couché sur une ottomane. Le matin je broche
des vaudevilles avec les plumes du ministère , le soir je grif-
fonne des feuilletons sur le papier du ministère, et le trente
du mois j'émarge cinq cents livres au trésor public en qua-
lité de chef de bureau : c'est doux et facile !
— Parbleu! mes chers, reprit un autre, blotti au fontl
d'une ganache, on a calomnié l'existence. Parole dhon-
neur, elle est bonne personne. J'ai un entresol, dix mille
livres de pension, trois mille écus de crédit et un cœur
presque neuf; si tout cela ne fait pas le bonheur, le bonheur
est un malotru.
— Et toi, que fais-tu? reprit un buveur de thé en sadres-
sant à un gros garçon rose et jouldu ([ui avalait méthodi-
quement des verres de punch.
— Moi ?.J 'attends.
— Quoi?
57
290 QUI VEUT ÊTRE RICHE EN UN AN,
— Une sinécure que m'a promise un mien cousin , député
ministériel.
— Tu l'attends, et moi je l'ai, continua un petit monsieur
blond qui portait un œillet blanc à sa boutonnière; depuis
hier j'inspecte les prisons au nom du gouvernement.
Mille propos suivaient ceux-ci ; mais , à tous ces discours
inspirés par la joie ou l'espérance, un pâle jeune homme,
éleudu sur une pile de coussins, ne répondait que par les
mouvements dédaigneux de sa bouche armée du bout ambré
dune pipe turque. Au plus fort de ses aspirations et de son
dédain , il fut brusquement apostrophé par l'un de ses cama-
rades.
— Eh! beau ténébreux! s"écria-t-il, depuis quand as-tu
prisThabilude de ce silence qui ferait honneur à l'obélisque?
Es-tu désillusionné, toi aussi? C'est bien usé, mon cher.
— Et poiu-quoi voulez -vous que je parle? répondit
l'homme à la pipe. Est-il bien nécessaire que je verse un
contingent de billevesées au fleuve de sornettes qui s'épanche
de vos lèvres d(>puis deux heures? ^ ous rayonnez de con-
tentement, tant mieux; votre l)ouheur à tous a un bonnet
de coton sur les oreilles et des socques aux pieds; gardez-le.
L'un a mille écus de revenu, l'autre six mille francs; Achille
a une plac(>, Gustave aussi, Paul de même; Joseph attend
un héritage, Charles mange le sien ; Henri va se marier. A
ce prix-là il me serait très-facile d'être heurtHrv ; mais cette
joie ne m "auniserail guère. J'ai une centaine de mille livres
([ui, bien placées sur première hypothèque, me rapporte-
raient quatre à cinq mille francs de rente. Fi donc! je
veux faire fortune au galop.
AU BOUT DE SIX MOIS i.ST l'ENDT. 2!)1
— |{ra\(>l sCi'l'ia I un (l('s rniiicms. Tu as iiiic pose
d'ange déiliii (|tii l'ciail ciw'ic à M. Hocagv.
— Arrière volic Ixiiilicur 1 il seul répiccrie. Je jouerai
ma lortuiie sur un t'ouj) de de.
Un grand personnage silencicnx , à l'œil noir el au leiid
bronzé, que lun des convives avait conduit an festin, quitia
la place oii il fumait pliilosopliiquement une cliibonque, et
s'approclianl du discoureur lui loucha légèrement Tépaule :
— J'ai voire affaire, lui dil-il tout bas. Voulez-vous me
confier vos cent mille francs? Dans un an vous aurez un
million, ou vous n'aurez rien.
Léopold de Brus , c'était le nom de notre jeune ambitieux .
suivit l'étranger dans un coin du salon; et tous les deux,
assis sur un divan, causèrent un quart d'heure avec ani-
mation. Au bout de ce temps l'étranger serra la main de
Léopold et sortit.
Léopold chercha du regard dans le salon , et voyant seul ,
au coin du feu , un jeune homme dont le front commençait
à se dépouiller, il alla se placer à son côté.
— Vous êtes, mon cher Etienne, lui dit-ih un garçon
aisé; donnez-moi un bon conseil.
— Volontiers; cela se donne toujours, et ne s'accepte
jamais.
— L'individu avec qui vous m'avez vu causer est un
fameux navigateur; c'est une espèce de capitaine Ross; s'il
y avait un passage du iu)rd-ouest , il l'aurait découvert, (h-
le Vasco de Gama français a conçu un |Mojet auquel il m a
offert de m'associer.
— Pour rien ?
— Pour cent mille francs dimt il a besoin.
292 QUI VEUT ÊTRE RICHE EN UN AN,
— Voyons le projet.
Léopold se pencha et parla tont bas cà l'oreille d'Etienne.
Etienne fronça le sourcil.
— C'est illégal, dit-il.
Léopold haussa les épaules.
— Et c'est dangereux, reprit-il.
— Qui ne risque rien n'a rien! répondit Léopold.
— J'en étais sûr ! Vous m'avez demandé un conseil ;
donc vous étiez décidé. Permettez -moi seulement une
question.
— Faites.
— Avez-vous lu Do?i Quichotte?
— Oui, sans doute.
— Alors souvenez-vous d'un proverbe qui, s'il ny est
])as, devrait y être : Qui veut être riche en un an, au
bout de six niais est pendu.
— Bah! on a supprimé le gibet! s'écria Léopold en
riant.
A quelque temps de là, un touriste qui parcourait les
provinces basques rencontra sur le quai de Sàntander
Léopold de Brus en habit de matelot.
— Eh! mon cher! s'écria le Parisien, que (\utes-vous
dans cet équipage ?
— Je vais m'embarquer. Voyez -vous ce beau brick
dont la vau:ue caresse amoureusement les flancs noirs, il va
m'emporter avec lui vers les côtes de la Sénégambie et du
Congo; peut-être même pousserai-je jusqu'au royaume de
Zanguebar.
— Les lauriers du capitaine Marryat vous (Mnpèchaient
donc de dormir?
AU IIOIT l)K SIX M(HS EST PENDU. 295
— Point; mais j'ai loil ('inic de laiic le (■(>iiiiii('rc(> de la
j)oii(lr(' d'or cl des d(>nls d'i'lc'pliaiils ; un le dil livs-lucialir.
Adi(Mi ; 011 viciil de lircr le canon, ccsl le signal dn (lcj)art,
el la Mdiyuesd d .imacLu^ni naticnd j)lns qnc moi j)om'
lover l'ancre.
Léopuld s'élança dans mi canot que dirigeait un mai'in
de haute taille, gagna le brick, et une heure après la Mar-
qnesii d'^niaegui disparaissait à Ihorizoïi.
— C'est étrange, disait le touriste en regardant la blanche
voilure du navire fuir comme l'aile d'un oiseau , il me semble
avoir vu le capitaine du canot au dernier dîner où se trou-
vait Léopold , à Paris !
Sept à huit mois après, les journaux IVançais contenaient ,
sous la rubri([ue de Londres, la traduction d'une nouvelle
extraite du fiines :
Porlsmoulh, ce 20juillcl 18i4.
La corvette de S. ^I. Brit;itini([iie le Basilic, est entrée hier dans
notre port; le lieutenant Thompson de la marine royale, qui la com-
mande , vient d'adresser à l'amirauté im rapport fort intéressant. Il
résulte de ce document que la corvette, naviguant au sud des des du
("-ap Vert, reconnut un brick qui faisait route à l'ouest, i^e brick, loin de
répondre aux signaux de la corvette, changea de roule et mit le cap au
nord. Le lieutenant Thompson donna l'ordre d'appuyer le pavillon anglais
d'un coup de canon et de poursuivre à toute voile le navire suspect «pii
cherchait à l'éviter ; la chasse dura quatre à cinq heures. Le brick était
bon voilier; mais le Basilic, étant d'une marche supérieure, atteignit
enfin le fugitif et le menaça de le couler s'il n'amenait pas. Le brick ,
virant de bord, hissa pavillon espagnol et ouvrit le feu. Le combat fut
vif, et durant une demi-heure il eût été impossible de prévoir, au milieu
des nuages de fumées qui flottaient sur l'eau , auquel des deux navires
resterait la victoire; mais une bordée du //as/Z/c ayant abattu le grand
nuU du brick , force fut à celui-ci de se rendre. On reconnut alors qu'on
294 QUI VEUT ÊTRE RICHE EN UN AN, ETC.
avait eu affaire a la Marquera (F .-Imaegul , du port de Sanlander;
trois cent quatre-vingt-dix nègres étaient à fond de cale ; le pont était
couvert de morts et de mourants. Parmi les premiers on a relevé le
cadavre d\in Français qui avait eu la tète brisée par un biscayen. On
a trouvé dans sa ceinlure \\n portefeuille sur le{iucl on lisail le nom de
Léopold de Brus....
Le journal tomba des mains d'Etienne qui le lisait.
— Pauvre Léopold! s'écria-t-il. Je le lui avais bien
prédit ; qnand on vent faire Ibrtnne en un an , an hont de
six mois on est pendn!
— Oii diable \oyez-vons ([nil ait été })endn , mauvais
prophète? reprit l'un des auditeurs.
— C'est vrai; il n'a pas été pendu, mais il a été tué.
MOUCHE NE S'ATTAQUE
es élals les [)liis llorissaiits , les peuples
les plus heureux sont encore exposés à
tous les inconvénients des troubles civils;
le royaume d'Yvetot nous en olïie un nié-
niorable exemple. C'est vers laimée 1700
que se passèrent les événements (jue nous allons raconter.
Cette date ne se trouve dans aucune chronologie; mais
nous ne la croyons pas moins exacte ponr c(>la.
Les ])efites causes ont toujours engendré de grands
effets. Si Hélène n'avait pas eu les cheveux rouges, cou-
296 A MARMITE QUI BOUT
leur de prédilection du beau Paris, Troie uaurait pas été
saccagée; si une pomme n'était pas tombée sur le nez de
Newton pendant qu'il méditait sous un ponnnier, ce grand
philosophe n'eût point résolu un des plus brillants pro-
blèmes de l'intelligence humaine. Nous pourrions pour-
suivre ces citations ; mais nous aimons mieux nous arrêter
dans l'intérêt du lecteur qui doit brûler de connaître les
événements qui se passèrent dans le royaume d'Yvetot et
mirent la nation à deux doigts de sa perte.
La. cause de tous les maux qui désolèrent pendant plus
de quinze jours cette paisible contrée, fut une simple excla-
mation.
Un soir, maitre Hemy, un des plus riches fabricants de
cidre d'Yvetot, vidait tranquillement, assis devant sa porte,
(juelques pots avec ses amis. IMaître Uemy était un fin con-
naisseur, un gourmet célèbre dont les opinions en matière
de cidre faisaient loi à trois lieues à la ronde. Comme il
déposait son verre sur la table en faisant claquer sa langue
contre son palais d'un air de satisfaction joyeuse, maître
Remy s'écria : — Par Notre Dame! on voit bien que c'est
du cidre d'Ingeville, le meilleur de tous!
En ce moment passait maître Jean, un des fermiers les
plus opulents de Montreville , village qui de tout temps a
disputé la ponnne du cidre à son voisin Ingeville.
Maître Jean n'entendit pas sans un certain sentimein
d'amertume l'exclamation de maître Remy ; il était très-
chatouilleux sur le point d'honneur, et il ne pouvait souffrir
qu'on portât la moindre atteinte à la réputation de son
village; dadleurs , il \\i dans ce propos une flèche lancée
à son adresse , et il n'en fut que plus irrité.
AV\>-wo\ ^\\v\ V\v VivuVe^, \^ V^ ^V\vvv\ v\\v\ \\v c^
MOrCHE NE s'attaqik. 207
Mailci' Jean, le ('(inii' uIcitû, s'arrèla devanl la poilc du
Pot Eternel , la principale auberge d'Yvotol. Plusieurs
persoiuies réunies autour d'une vasle table se livraient au
plaisir de boire, qui est Toceupation la plus importante des
liabitanls de cet lieureux pays. Dès que maître Jean parut ,
on s'empressa de lui faire place, mais lui refusa de s'asseoir.
— Qu'avez-vous donc, maître Jean , vous si gai d'ordi-
naire , que vous refusiez de boire un verre de cidre avec
nous?
— Je n'ai pas soif, répondit maître Jean avec Tair du
père de Rodrigue après le soufflet de don Gomès.
— Vous ne refuserez pas du moins de casser un morceau
de cette excellente galette, préparée par la main inimitable
de notre belle hôtesse.
— Je n'ai pas faim.
Maître Jean n'a ni soif ni faim , se dirent tous les specta-
teurs consternés ; il doit s'être passé quelque chose de bien
extraordinaire. Voyons. — Maître Jean , dirent-ils tous à la
fois, quel grand malheur vous est donc arrivé?
— La gelée a-t-elle brûlé les fleurs de vos pommiers ?
— Votre femme est-elle malade?
— Quelque méchante fée a-t-elle fait tourner votre cidre
de l'année dernière ?
Maître Jean, pour toute réponse, enfonça son large cha-
peau de feutre sur sa tète grise , et leur dit : — Vous êtes
tous des lâches.
— Comment ! des lâches? s'écrient les buveurs.
— Une buvez-\ous maintenant? reprit maître Jean.
— Du cidre de Montreville, nous n'en voulons jamais
d'autre.
Ô8
298 A MARMITE QUI BOUT
— Eli bien! pendant qne vous êtes là à vous goberger
avec ce neclar, on vous insulte, on vous outrage dans la
réputation de votre boisson favorite. Maître Hemy et ses
amis soutiennent que le cidre d'Ingevillc est le meilleur de
tous. Souffrirez-vous un pareil affront?
Les buveurs , déjà échauffés par des libations copieuses
et entraînés par l'éloquence de maître Jean, répondirent
qu'ils n'étaient pas d'humeur à tolérer de telles insolences,
et qu'ils feraient bien voir à maître Remy et à ses amis
que le cidre d'ingeville n'était que de la petite bière à côté
de celui de Montreville. Ils soutinrent en même temps
qu'il fallait, fout de suite, se porter vers la demeure du
blasphémateur et lui faire rétracter ses paroles. Maître Jean
se mit à la tète de la bande.
Maître Uemy sacrifiait au Bacchus d'ingeville sans se
douter de l'orage qui allait fondre sur sa tète, lorsque les
partisans de Montreville se présentèrent devant lui, et le
sommèrent de déclarer qu'il renonçait à l'hérésie qu'il avait
soutenue.
Maître Remv refusa connue de raison ; ses amis l'imilc -
reid. La dispute s'envenima; on en vint aux gros mots,
puis aux menaces, puis aux coups. Maître Jean eut le nez
en sang, et maître Hemy laissa deux dents sur le terrai)].
La force armée essaya en vain de rétablir l'ordre. La ville
tout entière ]»rit part à la dispute, ^^efof hd partagé en
deux canqis ou plutôt en deux l)outeilles : les uns tiiuTut
pour Ingeville, les autres pour Montreville. Le id\aume
d'\^("tot l'ut en proie à tontes les horreurs de la guerre civile;
il ne lui manqua plus qu'un grand lionnne pour écrire
l'histoire des factions qui le déchiraient.
MoiciiK NK s"ATiAgri:. 299
Le rdi. {|iii ('lail alors Euslailic ti'oisiriiic du nom, noii-
lul iiii'th'c un (ci'iiic à ces dissensions; il ceignit le l)i»niu'l
de coton l'oval , convo(|ua les étals- générULix , et déclara
dans un édil que ni le cidie (ringeville, ni le cidre de Mon-
treville ne méritaient la piééminence , qu'elle apparl<Miait
au cidre de Uonemille, et que tout le monde eût a se
conformer, dans ses paroles, dans ses actes et dans sa
boisson, à la teneur de cet édit.
11 se forma alors en YvefuI un troisième parti, dit des
politiques ; ceux-là tenaient pour le cidre en général et
pour aucun cidre en particulier. Le roi , fort de Tappui
de ce parti, crut avoir pour jamais assuré la tranquillité
publique, et s'endormit comme un empereur qui n"a pas
perdu sa journée.
Le roi Eustache 111, auquel les mémoires contemporains
accordent un sens politique assez étendu, se trompa cepen-
dant dans cette circonstance. En croyant satisfaire les
partis , il les indisposa tous. Comme il arrive toujours en
pareil cas, les factions oublièrent l'objet de leurs disputes,
elles se réunirent pour demandei" la révocation de 1 édil de
Ronenville. Les IngeviUistes et les Montrevillistes entou-
rèrent en armes le Louvre d'Yvetot. Eustacbe 111 fut cliassé
et déclaré incapable de régner, lui et ses descendants.
Le roi d'Yvetot se retira avec sa servante d'boiineur,
qui seule lui était restée lidèle, cbez un seigneur du voisi-
nage, le duc de Rocliefort, qui lui promit (rarnier ses
valets et ses piqueurs pour le rétablir sui' le trône de ses
ancêtres.
Yvetot , privé de roi, cbercba tout de suite les moyens
de se gouverner. Les uns proposèrent d'établir une repu-
300 A MARMITE Ol'I BOUT
bliqiie sur le modèle de celle de Rome , avec deux consuls
qui seraient maître Jean et maître Remy.
Les autres offrirent d'organiser le gouvernement d'après
les lois de Salente, dont M. de Fénélon venait de tracer un
modèle séduisant.
Les politiques voulaient qu'on maintînt la monarchie,
mais en établissant un juste équilibre entre les pouvoirs,
au moyen de deux chambres, l'une héréditaire, l'autre
élective.
Pendant ce temps-là, le bruit des préparatifs faits par
le duc de Rochefort était venu jusqu'à Yvetot. Les trois
partis jurèrent de mourir en combattant l'ennemi commun.
On réunit de grandes quantités d'armes et de munitions;
chaque jour, les recrues s'exerçaient sur la place pubhque.
Tous les cidres étaient devenus égaux devant la loi. Les
femmes brodaient des écharpcs pour ks remettre aux vain-
queurs; des orateurs enflammaient l'imagination du peuple
en lui retraçant les grandes images de patrie et de liberté.
Yvetot offrait un spectacle sublime; c'était une république
de la Grèce qui ressuscitait en Basse-Normandie.
Le duc de Rochefort , grâce à son or, entretenait des
intelligences dans la ville : il v a des âmes vénales partout,
inème à Yvetot. Ces espions représentaient au duc l'état de
la ville, divisée par les partisans des trois systèmes de gou-
vernement; ils lui peignaient l'anarchie des idées et des
honnncs ; ils l'engageaient à profiter de cet état de crise
qui augmentait la faiblesse des rebelles. Les espions agirent
tellement sur le duc qu'il crut le moment favorable pour
opérer une restauration.
(!(• n'était point Va^h d'Kustache III; il avait trop d'ex-
MOICIIH NK s'aTTAQIîK. 501
périeiu'c pour ne pas savoir (pic la colrrc rend rcdoiilaMc
rhoiiiiiii' le |)liis liuiidc, cl rcxcniplc ivcciil ilc rAiiglelciTc
lui uiouliait (piuii j)('U[)k' uesl jamais })lus à craiiulro (pie
lorscpul csl (Ml ivvoluliou, paire (pie les irvolulioiis fout
toujours surgir des hommes d(; géuie. Pounpioi \velot
n'aurait-il pas aussi son Cromwell?
Le duc de Uoclicfort ne «oiita (pie médiocrement ces
raisons, il les lit ri^jclcr par son coiis(^il. L'armée, compo-
sée de vin<^l-(pialre hommes, reçut ordre de se mettre en
mardie. Le duc partit pour en preiulre le commandement;
il montrait sur sa route les chaînes dont il comptait charger
maître Remy et maître Jean , les deux fauteurs de la ré-
hellion.
On sait assez ce cpii advint de celte formidable expédi-
tion. L'armée de Rochelbrt fut battue à plate couture; lui-
même, nouveau Xerxès, ne dut son salut (pi'à la fuite.
Eustache III apprit cette nouvelle en roi, et en subit les
conséquences en philosophe. — Je n'attends plus rien des
hommes , dit-il , mais tout de la Providence , qui choisit
pour auxiliaire le temps.
Le roi d'Yvetot ne se trompait pas. Les partis ne purent
parvenir k s'entendre dans son ancien royaume; chaque
jour on regrettait davantage la prospérité passée. Les poli-
tiques tirent des ouvertures au roi , qui rehisa d'accorder
ré(|uilibre entre les pouvoirs, ne voulant pas, disait-il,
changer l'antique constitution de l'Etat ; ce refus rompit
les négociations entamées. La situation désespérée des af-
faires força les polilifjues à les renouer. Ils renoncèreut au
gouvernement constitutionnel, qui devait succéder un siècle
et demi jdus tard à la monarchie pure et simple, telle qu'on
302
A MARMITE OUI BOLT, ETC.
la cotiiprcnait en France et en Yvetot. Enstaelie 111, appelé
parles uns, toléré par les antres, secrèlenient désiré par
tons, reprit la couronne de ses pères. Le jour de son intro-
nisation, il but de tous les cidres de son royaume, donnant
en cela un niéniorable exemple de tolérance et donhli.
Avant de mourir, il lit appeler le dauphin : — Mou lils,
lui dit-il, en politique, comme dans la \ie ordinaii'e,
l'homme sage est celui qui , lorsqu'il a alTaire à un houune
(Ml colère ou à un peuple révolté , laisse passer le premier
moment ; tout mon système est renfermé dans ces mots :
A MAR.M1TF, ULI BOIT IMOl ClIE NE SATTAQl K.
VAUT MIEUX QUE PIGEON QUI VOLE
l \ a (|uJn/o ans environ, ilnix jcimcs amis,
Paul B. cl Léon D. prcnai(Mit con^é Fini de*
4yV' laiilir sur la rive ^aurlic de la Seine, en
jurant, eoinnie il arrive lonjours |ors([u'()n se
^^ sépare, tic se revoir aussi souvent que possible.
L'un deux, Léon, s'écriait en étendant la main ascc un
geste propliétiquc \ers la rive droite de la Seine :
504 MOINEAU EN MAIN
— C'est là que ma vocation m'appelle; là seulement
je puis espérer de réaliser mes plans. A moi le monde,
la gloire, l'éclat, tous les triomphes et les prestiges de la
renommée !
Celui qui parlait ainsi était poète; l'exaltation de ses
gestes et de son langage l'indiquait assez.
L'autre, Paul, était poète aussi, mais d'un genre plus
calme et plus modeste.
— Tu pars, disait-il à son ami d'une voix attendrie,
tu quittes le quartier de nos études et de nos rêves ;
puisses- tu ne le regretter jamais! puisses-tu, dans la vie
nouvelle oii lu vas entrer, ne pas te reporter avec tris-
tesse vers le temps oi^i nous récitions ensemble des élégies,
des sonnets et des ballades aux rossignols du Luxem-
bourg !
— Pauvre esprit que tu es! répondait l'autre, ne vois-tu
pas que le pays où je vais entrer est celui de la fortune et
de la célébrité : végète et rampe, si telle est ta volonté;
mais du moins n'empêche pas les aiglons de prendre leur
essor.
L'aiglon qui parlait de la sorte franchit le Pont-des-Arls
triomphalement, et laissa son ami regagner tristement le
(piartier Saint-Jacques qu'il habitait. Paul se trouvait ainsi
logé dans le voisinage des institutions, où il exerçait les
fonctions de répétiteur et enqdoyait ses loisirs à composer
des vers et des travaux d'érudition, mêlant par une sage
division de son temps \ utile du professoral au dulci des
l)elles-lellres et des nuises.
Paul resta ])rès d'une année sans avoir de nouvelles de
ISk^-
^\\\V\\ 'tV'VX ttVKnc A\( W\0\À ^AV,
VAUT MIEUX QUE PIGEON QUI VOLE. 505
Léon, (|iii (''l;iit allé, suivant l'usage des étudianls éman-
cipés, se loger sur les einies de la (lliausséc-d'Anlin , le
Mont-Parnasse des représentants des arts (^t de la littéra-
ture moderne.
Un jour, en jetant par hasard les yeux sur un journal
de théâtre , Paul aperçut le nom de son ami Léon encadré
avec le titre d'un drame nouveau dans une inagnilique
réclame qui promettait au jeune auteur la plus hrillante
réussite. Paul ne put retenir ses larmes en lisant cet ar-
ticle :
— Il est heureux, dit -il, et il m'a oubhé! Ne lui
ai-je pas répété sans cesse que ses succès me seraient tou-
jours plus chers que les miens ?
Cependant , la veille de la représentation du drame de
son ami, Paul trouva chez lui deux stalles avec une lettre
de Léon , qui s'excusait en quelques lignes d'avoir été si
longtemps sans lui donner de ses nouvelles; mais les tra-
vaux qui l'accablaient, les soins, les fatigues inséparables
d'un drame nouveau, avaient absorbé tous ses instants;
enfin, il le reverrait le lendemain au foyer du théâtre,
après la représentation.
Dans ce temps-là, tous les drames réussissaient, pourvu
qu'ils eussent la couleur moyen-àge. La pièce de Léon se
passait en plein quatorzième siècle, elle alla aux nues.
Paul, tout classique qu'il était, avait a})plaudi les vers de
son ami avec le fanatisme et l'exaltation d'un romantique.
Ivre de bonheur, il se rendit au foyer après la représenta-
tion et trouva Léon entoiu'é de toutes sortes de barbes et
de chevelures qui voulaient le porter en triomphe et l'ap-
pelaient Goethe, Shakspeare, Corneille et Calderon.
506 MOINEAU EN MAIN
— Tu soupes avec nous, dit le dramaturge au citoyen
de la rive gauche.
Léon avait résolu de réunir tous ses amis à table. Le
rendez -vous était à minuit; à huit heures du matin on
entendait encore le bruit des toasts et les détonations du
vin de Champagne. Le souper conta douze cents h'ancs.
Léon traita ainsi huit jours de suite tous ses admirateurs.
Paul le rencontra six mois après son succès ; trois autres
drames avaient pendant ce temps accaparé successivement
r enthousiasme du public,
— Combien t'a rajiporlé la pièce? dit Paul à son ami.
— Environ quinze mille francs.
— 11 se pourrait'? Alors te voilà en fonds pour deux ou
trois années au moins.
— Du tout ; avant ma pièce , je devais vingt-cinq mille
francs j et j'en dois trente maintenant. Mais n'importe,
j'ai deux autres drames en répétition ; puis j'ai plusieurs
romans sous presse, des mémoires, des voyages... Et toi,
mon pauvre Paul, toujours tidèlc au quartier latin, que
fais-lu maintenant? où vas-tn de ce pas?
— Je me rends dans la rue des Postes, oii je dois don-
ner une répétition de grec, et je passerai ensuite au Jouj--
fial des Sai'cints , oii j'espère publier un article... J'ai
sous presse plusieurs traductions, deux histoires à l'usage
des classes, un programme j)()ur les bacheliers...
— Et combien as-tu gagné avec ta plume depuis notre
séparation?
— Dix mille francs enxiron.
— Dix mille francs! s'écria Léon en éclatant de rire.
VAUT MIEUX QUE PIGEON QUI VOLE. 507
l'aiiM'c ami! A peine le (|uarl de ce (|ue je ^au,iu' dans
nue année. A présent que me voilà lonl à l'ail lancé,
je puis avec le prodnit do mes pièces, do mes livres et de
mes articles, me considérer comme ayant nn revenu de
quarante mille Irancs... A propos, as-tu cinq francs sur
toi"? j'ai oublié ma bourse, et il tant absolument que je
monte en voilure pour me trouver à la répétition.
Paid , beureux de rendre un si léger service à son poé-
tique et brillant ami , s'empressa de lui remettre ce qu'il
lui demandait. Leur conversation avait lieu devant le jar-
din des Tuileries; Léon s'élança dans un cabriolet et lui
cria : — Sois tranquille , je te lancerai, je ferai ta fortune
malgré toi... Ab ! j'oubliais de te dire , je prends voitmv
le mois procbain ; tu verras mes chevaux , mon attelage
est magnitique... A bientôt!
Paul regagna son quartier, le cœur moins serré que
lorsque Léon avait pris congé de lui pour la première fois
et mis la Seine entre leur affection. Il était d'ailleurs sur
le point de conclure un mariage a^ec une jeune lille qu'il
aimait depuis longtemps, et c[ui , sans être ricbe , devait
cependant lui apporter une petite dot plus que suflisaute
pour faire face aux dépenses d'un jeune ménage habitué
d'avanoc à vivre d'érudition et d'amour.
Léon adressa à Paul des reproches mêlés de railleries
lorsqu'il apprit qu'il était déterminé à se marier : — T"e?i-
chaîner de la sorte , lui dit-il, toi qui pouvais aller si haut
avec un peu plus de force et de conliance en toi-même !
J'aurais pu, si tu avais voulu , te faire conclure un mariage
des plus brillants.
En dé|)it des observations de son ami, Paul se maria.
308 MOINEAU EN MAIN
et Léon continua à voyager dans les hautes régions de
l'existence littéraire. Il avait pris voiture comme il l'avait
annoncé , et habitait un appartement somptueux , réunis-
sant autour de lui toutes les apparences de la richesse et
du luxe.
Mais si le proverbe Ne vous fiez pas aux apparences
a mérité de s'appliquer à quelqu'un , assurément c'était
bien h. lui. Le riche mobilier, la livrée, les chevaux de
Léon , recouvraient un gouffre sans fond de papier timbré ,
de protêts, de saisies et de contraintes, que l'homme le plus
intrépide n'eût pu entrevoir sans trembler. Chaque matin,
la sonnette du poète, ébranlée par une suite de créanciers,
formait une symphonie peu mélodieuse qui se prolongeait
souvent jusqu'à l'heure du dîner.
Pendant un certain temps, son imagination infatigable
fit face à tous. Les pièces qui se succédaient, les volumes
qui s'accumulaient, lui permettaient d'amoindrir les dettes
les plus menaçantes. Mais bientôt il fut,' comme on dit,
débordé de toutes parts. Tous ses manuscrits étaient saisis
à l'avance , ses plans de pièces, ses ébauches de volumes,
ses moindres velléités poétiques devenaient la proie des
recors.
Alors, il n'y tint plus, sa tète se troubla, et un jour
qu'il lui avait fallu donner audience à tous ses créanciers
qu'il avait essayé d'amadouer avec plusieurs volumes in-
octavo de promesses, d'excuses et de protestations, il s'avoua
vaincu, et sortant précipitamment de son brillant intériem*
qui était devenu pour lui un véritable enfer, il résolut de
n'y plus rentrer.
Il se dirigea machinalement vers ce docte quartier
VAUT MIKHX ()VE PKiEON QUI VOLE. 500
Sailli-Jacques «[ii'il avait dédaigne et dont la vue lui causa
une impression de calme et de bonheur après tant d'émo-
tions dramatiques et linancières.
Au bout d'une heure de marche, il se trouva dans la
rue de l'Oiu^st, devant une maison de modeste apparence,
mais blanche, coquette, annonçant le bien-être. En ou-
vrant la porte d'entrée, il aperçut un jardin émaillé de
roses ; les oiseaux chantaient autour des fenêtres , et les
tilleuls du Luxembourg parhmiaient le portique.
Cette maison était celle de Paul. Léon n'avait pas même
vu l'habitation de son ami depuis qu'il avait traversé la
Seine. Paul, sans lui faire un seul reproche, sans lui
demander aucune explication , le promena dans tous les
coins de sa maison, lui fit admirer le jardin, les fleurs,
le salon , et le conduisit enfin dans un pavillon couvert
de mousse, élégamment tapissé, et où l'on avait réuni
tout ce qui peut faire le charme de l'intérieur : livres,
tableaux, albums, vases chinois, précieuses futilités qui
font partie du nécessaire pour les femmes et pour les
poètes.
— Quelle ravissante habitation! s'écriait Léon en exa-
minant chaque détail. Que de goût et d'élégance ! Pour
qui donc as-tu fait meubler cette adorable cellule'?...
— Pour toi, mon cher Léon, reprit Paul en lui serrant
la main; je savais bien, en voyant ton nouveau train
de vie, que tu nous reviendrais tôt ou tard. Je t'ai fait
préparer cette retraite; tu y resteras deux ans, trois ans
s'il le faut, occupé à travailler pour satisfaire tes créan-
ciers que je me charge moi de recevoir; tu n'auras pins
à redouter ici les importunités , les poursuites, tu vivras
510
MOINEAU EN MAIN, ETC.
avec nous. Mais permets- moi seulement, à moi qui n'ai
jamais été que le })liis lumiblo des passereaux, de rap-
peler au plus })oétique et au plus inconstant des ramiers,
que :
MOINEAU EN MAIN VAIT MIECX QIE PIGEON QUI YOLE.
AVEC LE FEU
lie était devant sa toilette; l'iieuie du bal
masqué approchait; la mantille, les gazes,
les rubans, étaient encore répandus sur les
fauteuils, et n'attendaient (ju'ini oi-dr(> de la
magicienne pour se rassend)ler et composer
un costume à l'aire tourner toutes les tètes. — (Tétait un
samedi gras.
Elle soima.
— Rosalie !
312 IL NE FAUT PAS BADINER
— Madame?
— Mon mari est-il prêt?
— Madame, M. le comte n'est pas encore rentré du
club.
Elle haussa les épaules; puis, après avoir dénoué ses
cheveux qui tombèrent sur son cou en formant une magni-
tique cascade , elle reprit :
— Faites entrer le coiffeur.
— Madame , il n'est pas encore arrivé.
— Comment? pas arrivé ! Le sot ! Le. . .
On sonna à la porte d'entrée.
— Ah! c'est lui, sans doute.
Rosalie rentra.
— Eh bien! est-ce entin ce maudit coiffeur?
— Non, Madame, c'est-à-dire si, Madame. . . C'est bien
lui , ou plutôt ce n'est pas lui. M. Leblond fait dire à
Madame qu'il ne pourra venir la coiffer ce soir, parce qu'il
s'est foulé le poignet en tombant de son cabriolet. Mais il
lui envoie à sa place son garçon.
— Un garçon pour me coiffer ! Mais c'est une indignité ,
une trahison. Ce bal sera, dit-on, magnifique, et je n'ai
jamais eu plus d'envie d'être jolie. . . Neuf heures et demie
passées !
Dans sa fureur, elle prit un mouchoir brodé qu'elle
déchira à belles dents , et en jeta les lambeaux dans la
cheminée; cette action, fort simple en elle-même, apaisa
un peu ses nerfs. Elle déboucha deux ou trois flacons, respira
les bouchons, et se tournant vers la femme de chambre :
— Faites entrer ce garçon.
Quand il fut introduit :
A
^
\a';- Vo\\> \\\\n\\cu\ \{:^ \\\oi\jî.. ^'\ \ff '>m\c^ \f^ >\v'\vc\\\
AVEC I.H i'i;u. 7)1."
D'où \(M)C/-\(HIS?
— De pn)\iiic(', iMailamc.
— Et vous venez poiii' me coifler?
— J'ai du moins eetle ambition, Madame.
— C'est en eflet une très-grande ambition , ajouta-t-elle
sans pouvoir réprimer un impereepti])le sourire que bii
causa l'expression empbalique du coitîenr; votre nom , je
vous prie?
— Mon nom de famille, Madame, était beaucoup (ro|)
vulgaire pour que je pusse le conserver; j'ai pris celui de
Télémaque Saint-Preux; c'est sous ce nom-là que je suis
connu dans la coiffure.
— Eh bien! voyons, monsieur.... Télémaque Saint-
Preux, coiffez-moi, reprit-elle en affectant un très-grand
sérieux.
Il commença à prendre les nattes qui tombaient sur ses
épaules; mais à peine eut-il essayé de les diviser qu'elle
poussa un cri :
— Ah! malheureux! vous allez m'arracher la tête! Me
tirer les cheveux de la sorte ! Peut-on se mêler de coiffer,
quand on est aussi maladroit que vous l'êtes!
Il resta stupéfait; elle jeta les yeux sur lui. Il y avait une
grande distinction dans sa figure. Elle se repentit de sa
vivacité.
— Le mieux, se dit-elle, est de j)rendre mon mal en
patience.
Elle se plaça (le\ant sa loilctlc d"iin air tout à fait
résigné :
— Je vais essayer, reprit-elle, de me coiffer moi-mênu .
vous n'aurez qu'à me tenir les tleurs et les épingles.
40
514 IL NE FAUT PAS BADINER
Elle commença à natter ses cheveux, et dit en se retour-
nant à demi vers le garçon coiffeur :
— Savez-vous bien, monsieur Saint-Preux, que vous
ne paraissez pas fort habile dans votre étal?
— Hélas! Madame; ce n'est peut-être pas absolument
ma faute.
— (k)mmcnt cela?
— J'ai toujours eu en moi un obstacle qui a uni à mes
progrès.
— Et quel est cet obstacle?
— Madame, c'est le sentiment.
— Le sentiment ! s'écria-t-elle en éclatant de rire ; qu'en-
tendez-vous par là?
— J'entends, Madame, une émotion dont je ne suis pas
le maître, lorsque j'aurais besoin de toute ma présence
d'esprit; car vous n'ignorez pas tout ce qu'il faut de sang-
froid , quand on tient le fer à papillottes, pour ne pas brûler
la personne que l'on coiffe, et souvent pour ne pas se
brûler soi-même... Eh bien! moi, Madame, alors ma main
tremble, mon cœur bat, et il m'arrive ce qui m'est arrivé
tout à rheure avec vous; on se fâche contre moi, et Fou
me rend ainsi encore pins gauche que je ne le suis réelle-
ment. Cependant, je sens que si j'avais le bonheur d'être
conq)ris. . .
— Vous êtes donc incomj)ris? ajoula-t-elle toujours avec
le même sérieux. Elle était (li'cidée à s'amuser quelques
instants du plaisant original que le hasard lui avait amené.
D'ailleurs, n'était-ce pas le carnaval?
— Hiez tant (pi'il vous plaira. Madame, de ma folie;
niais est-ce ma faute si mon cœur n'est pas ce que ma
AVi:r, i.K ii:r. ol;)
c'Oiulilidii voudiail ([ii il rùt? IMiis-jc m cmprcluM' crôproii-
ver des accès de tristesse ([uaud je me trouve introduit,
comme je le suis luainleiiaiil , dans un l)()udoii', et quand
je me dis que rien de ce que je sens, de ce que j'aperçois
ne m'appartient, que toutes mes impressions sont, pour
ainsi dire, des vols? En elTet, quand même je sacrifierais
ma\ie, je n'aurais pas le droit de révéler rien de ce que
renferme mon àme. Et tenez, Madame, tout à l'heure en
vous regardant, en pensant à tout cela, il m'est venu dans
l'esprit quelques vers qui exprimeraient peut-être mieux
que tout ce que je pourrais vous dire ce qui se passe en
moi.
— Comment! monsiem' Saint -Preux, vous faites des
vers?
— Oui , Madame , quelquefois je cherche des rimes ,
j'improvise, et c'est encore ce qui peut vous expliquer le
peu de progrès que j'ai faits dans la coiffure.
— Voyons vos vers , récitez-les-moi ; je tiens l)eaucoup
à connaître les idées que j'ai pu inspirer.
Il baissa la tête, parut se recueillir, et commença d'une
voix expressive et tremblante :
Quand mon souffle égaré sur ces tresses profondes
Eflleurait leurs anneaux sur l'ivoire étendus,
Quand de ces longs cheveux ma main pressait les ondes,
Quel trouble s'emparait de mes sens éperdus!
D'un front pur et divin j'admirais la merveille:
Et mes yeux se couvraient d'un nuage de [jleuis;
Et mon àme enviait le destin de l'abeille ,
Libre de se jouer a la cime des tleurs.
5JG IL NE FAUT PAS BADINER
.le rêvais... Pardonnez, ô beauté souveraine,
Oh ! vous qui de l'esclave avez troublé la paix;
.le rêvais qu'une autre âme avait senti ma peine ,
Et la plaignait du moins... mais, hélas! je rêvais.
Pendant qu'il récitait ces strophes, la figure de la eoni-
lesse avait changé d'expression; de railleuse elle était deve-
nue tout à coup pensive; elle garda le silence quelques
instants, puis se fit répéter la dernière stance :
— Oh! oui, certainement, reprit-elle d'un ton de dou-
ceur, vous rêviez. Pouvez -vous vous mettre de pareilles
chimères dans l'esprit? Vous êtes jeune, vous paraissez
intelligent, vos vers annoncent de la sensibilité; il faut
vous défaire de ces idées extravagantes qui ne feront que
troubler votre raison.
— Qu'entends-je, Madame ? Quoi ! vous daigneriez me
conseiller, me donner des avertissements, quand tout à
l'heure vous ne songiez qu'à vous moquer de moi! D'où
vient ce changement? Aurais-je eu le bonheur de vous
toucher !
— De me. . .
— De vous plaire , Madame ! Je veux mettre le comble
à mon extravagance en vous faisant uia confession tout
entière; mais s'il était vrai qu'un pareil aveu put ne pas
exciter votre colère. . .
— Qu'entendez-vous par là? dit-elle en fronçant le sourcil
et en jetant sur lui un regard où se peignaient à la fois la
défiance et le dédain. Mais elle sentit aussitôt cond)ien il
serait ridicule, dans une pareille situation, de témoigner le
moindre ressentiment.
AVKC I,E l'EU. .)! /
— Non, jo lie vous imi veux pas, ajoiila-l-cllc diiii
Ion sar(l(>ni([iio; au coulraire , monsieur Téléniaque Sainl-
Proux, vous me plaisez infiniment; car je n'ai jamais \u
(le eoiffeur plus divertissant ([ue vous.
— On'entends-je , Madame! Est-ce ainsi que vous
l'eccNe/ l"a\('u de mes sentiments les plus tendres! Cepen-
dant , vous ne le nierez pas, j"ai eu le secret de vous émou-
voir; votre son de voix, votre maintien, tout annonçait...
— Comment n'avez-vous pas vu que je me moquais de
vous?
— Il se pourrait ! Et moi, qui croyais. . . que du moins. . .
un peu de pitié. . . Adieu , Madame , adieu , je ne survivrai
pas à une pareille déception ; dans un instant, je n'existerai
plus.
Sa figure était à la fois si belle et si désespérée lorsqu'il
prononça ces derniers mots, que l'âme la plus froide n'eût
pu s'empêcher de s'intéresser à lui. Il s'élança hors de la
chambre , et par un mouvement dont elle ne fut pas la
maîtresse , la comtesse lui cria :
— Arrêtez, malheureux! Revenez, je vous l'ordonne.
Je veux vous calmer, vous avouer que. . .
Mais il était déjà hors du salon, et bien qu'il eût certai-
nement entendu sa voix, il ne voulut pas se retourner.
Elle rentra dans sa chambre et se laissa tomber dans un
fauteuil. Elle agita la sonnette, Rosahe parut :
— Courez après ce garçon qui vient de sortir, dites-
lui qu'il remonte sur-le-champ, que j"ai un ordre à lui
donner.
Rosalie sortit aussitôt, et lorsqu'elle reparut :
— Madame , le coiffeur était déjà dans la rue , il s'esl
518 IL NE FAUT PAS BADINER
élancé dans un cabriolet qui raltendait, il a fouetté le cheval
sans vouloir me répondre.
La comtesse fit un geste d'impatience et ordonna à Rosalie
de se retirer; elle voulait être seule pour songer à ce qui
venait de se passer. La porte de la chambre se rouvrit au
même mstant, le comte parut :
— Etes-vous prête, ma chère? dit-il à sa femme, sans
remarquer son agitation. D'abord, que je vous fasse mou
compliment sur votre coiffure, elle est ravissante; Leblond
s'est surpassé aujourd'hui.
Elle ne répondit rien, et sortit avec lui.
Au bal elle fut distraite, préoccupée; longtemps même
elle refusa de danser : tous les hommes qui se présentai(Mil
lui semblaient maussades, ridicules, sans grâce et sans
physionomie. Elle n'osait s'avouer à elle-même à qui elle
pensait.
Enfin, vers deux heures, quelqu'un vint se placer devant
elle pour l'engager à danser.
— Madame la comtesse voudra-t-elle bien accepter pour
cavalier l'infortuné Télémaque Saint-Preux?
Elle tressaillit et faillit laisser échapper un cri; elle avait
reconnu le garçon coiffeur, qui n'avait rien changé à son
costume.
— De grâce, Madame, dit-il ne grondez pas trop ce
pauvre Leblond. Je lui ai promis vingt-cinq louis, s'il
voulait me laisser prendre sa place auprès de vous; nous
sommes en carnaval, me pardounerez-vous?...
— Oui, Monsieur, dit-elle d'un ton glacé, à condition
que vous ne m'adresserez la parole de votre vie , si vous ne
voulez que j'instrnise mon mari de tout.
AVEC LE FEr.
319
- Un<- ,l,(,.s-vows, Madame^ Mais songoz-vons quo si
.l''"'''l^"-M'liis vous i)arW,j-,.n mourrai?
- Vous i„. nu.unv/ pas, Monsieur; mais s'il .s| vt-
qu. vous éprouviez quelques regrets, vous vous souviendr '
«Itii^", nieuie en carnaval
11
ez
IL NE FAIT PAS BADINER AV
EC LE FEU.
,ST SllP^i© L^[Ei^3^J\l^3T HiT i^iPTflSl
QU'IL ARRIVE DES PARRAINS
0 suis perdu, ruiné! Quel événement fu-
neste ! Qui se serait attendu à un pareil coup
du sort! Oh! saint Janvier, il ne me reste
plus qu'à fermer mon théâtre si tu ne viens
à mon aide !
Amsi parlait, il v a environ un siècle, le vieuv Geronimo
Passavanti, directeur du lanieuv théâtre San-Carlino à
Naples, situé alors, comme aujourdhui , dans une cave.
ce qui n'empêchait pas la foule de s'y porter.
Vous savez que toutes les extravagances, tous les ridicules
\\\ Uo\v\\\\^v\\À\^'; tt Vwc \A\\s Ac i,\c\\> ^\\\c VV.v«.
c'est quand l'KM'ANT KST ISAPTISK, KTC. 521
(|iii se pfoiiu'iKMil [x'iulaiil la joiiiiicc dans la hoiiiic \illc de
INaplos, se r('li'oiiv(M)l le soii- à San-darliiio , roprrscnlôs
avoc un nain ici j)arl'ail. L'aclcur principal csl ccl imniorlt'l
Piiîcinelld , (pie nous avons traduit en IVançais par une
inariounctlc eu bois qui n'a guère que des coups de bâton
pour toute éloquence.
Le tbéàtre de San-Carlino, essentiellement satirique, a
autant besoin de pièces nouvelles quini petit journal Fran-
çais a besoin de nouveaux articles. Or, ce qui causait le
désespoir du pauvre directeur Geronimo Passa vanti était
précisément le manque absolu de pièces.
Il était brouillé , par des raisons que l'histoire ne nous
dit pas , avec tous les auteurs qui alimentaient ordinaire-
ment son théâtre. La société des auteurs dramatiques n'é-
tait cependant pas encore inventée de ce temps-là à Paris,
et encore moins à Naples, ce qui prouve bien qne les
intrigues, les brouilles, les discordes et les coalitions, sont
plus vieilles que toutes les sociétés du monde.
De désespoir l'infortuné directeur s'arrachait donc les
cheveux; il en était déjà à sa troisième poignée, quand sa
femme , la vénérable Barbara , lui dit :
— D'où vient votre peine, cher époux? Ces maudits
barbouilleurs de papier ont formé un complot contre vous ;
eh bien! ne sauriez- vous vous passer d'eux? Ce matin, en
rangeant mes coiffes, j'ai trouvé dans le fond dnii tiroir ce
rouleau de papier, qui m'a tout l'air diuie pièce de
théâtre. One ne la faites- vous représenter? Elle aura
l'avantage de ne pas vous coûter un denier, et c'est peut-
être saint Janvier qui vous l'envoie.
Bien que Geronimo Passavanti eût reçu une certaine
522 c'est quand l'enfant est baptisé
éducation, il laillil se laisser aller à quelque geste de pan-
tomime napolitaine, très -inconvenant, envers sa chère
épouse, lorsqu'il eut jeté les yeux sur le manuscrit cou-
vert (le poussière et de toiles d'araignée qu'elle lui pié-
senlait.
On lisait sur la couverture, en gros caractères : le
Triomphe des Masques. Il était aisé de s'apercevoir ([ue
cette pièce remontait au moins au temps de la Comédie
(le f Jrt ^ lorsque les comédies n'étaient auti-e chose que
de sinqiles canevas ((ue les acteurs remplissaient à leur
guise.
Cependant, le désespoir est iu\eutit' de sa nature, et,
dès que Geronimo eut feuilleté pendant quelques instants
le manuscrit du Triomphe des Masques, il se mit tout à
coup à sourire à travers ses lai'mes, et se dit : — Pourcpioi
pas ?
Cq, pounjuoi pas voulait dire dans sa houclie : — Puis-
que je n'ai rien à jouer, pourquoi n'essaierais-je pas de
représenter celte pièce que le hasard a remise entre mes
mains? Quand elle sera un peu rajeunie, rajustée, épous-
selée surtout, elle vaudra peut-être hien ce que je joue tous
les soirs.
Consolé par l'idée qui lui était venue, Geronimo mit
sous son bras le manuscrit du Triomphe des Masques, et
se rendit à un petit café situé sur la place du marché, oii
se réunissaient habituellement les (juinault et les Métastase
du théâtre San-Carlino.
Le premier poète au([uel s'adressa le tlirecteur était le
fameux Burchiello, (pii mangeait du macaroni du matin au
soir, et en était déjà à son cin(| cent soixaute-dix-neuvièuie
oi'ir, AUi;i\i: dks i'aiuiains. 7)25
oii\rag(Mli'ainali(|ii(' . I)i('ii (lu'il lui à'^c de (jiiai aille ans à
[HMIIC,
— Je ii(> vous (Icinaïulc |>as de u\r vc\uv\[\c une de \os
pièces , lui dit ilcroiiiiiio diiu (on (riiimiilitt', jmis(|ii(' \oiis
avez, dites-vous, juié eulfe vous pai' le M\v de ne plus
tra\aillei' [)onr moi; mais permellez du moins cpie eelle
\ieille laice, (pii m'est par hasard lombéfi sous la main,
paraisse sous votre nom. Ce ne sera pas violer votre pro-
messe; vous sauverez ainsi lui pauvre homme qui est sur
le hoi (l du |»ré(ipiee , et je jiense ([ue le Sty\ ne s'en oflen-
sera pas.
— Quelle proposition venez-vous me l'aire là? s'écria le
poète en aj^itant avec fureur sa main qui soutenait un cha-
))elet magnilicpie de macaroni. Oui? moi, j'irais sij^uer de
mon nom une misérable rapsodie qu'il vous a plu de tireur
de la poussière! One diraient le mont Parnasse, Apollon,
le cheval Pégase, le Permosse et les Neuf Muses, en voyant
s'avilir de la sorte le grand poète Burchiello, l'auteur de...
de...
Il commençait à énumérer les titres de ses cin(j cent
soixante-dix-neuf pièces, ce qui eût beaucoup retardé ]c
pauvre (leronimo Passavanli. Vovant (ju'il n"v ;nait rien à
espérer du C(Mé de Burchiello, le directeur se tourna vei's
Pandolfo, Dottori , Binoccini, (locodrillo, et beaucoup
d'autres poèies qui se trouvaient réunis dans le café; mais
chaque fois qu'il déroulait son manuscrit du Triohiphe des
Masques, tous lui riaient an nez, et l'accablaicMit de raille-
ries et de dédains.
Passavanti ne savait plus à (piel saint vouer son théâtre;
sa ])eine (''tait d'autant jdns sensible que. dans c(> temps-là.
324 c'est quand l'enfant est baptisé
do inême qu'aiijourJliui, Fiisage voulait que l'on impri-
mât d'avance sur une affiche le nom de l'auteur d'une
pièce nouvelle. Le public se porte à la représentation sui-
vant le degré d'estime qu'il accorde au nom du poète.
Contrairement aux coutumes de France, les chefs-d'œuvre
dramatiques de Naples ne peuvent se permettre l'incognito.
— Lh bien ! se dit en rentrant chez lui Geronimo, puis-
qu'ils ne veulent pas endosser la responsabilité de la pièce,
c'est moi qui la signerai, et il ne sera pas dit qu'un théâtre
périra faute d'un poète de ])onne volonté !
Il fit aussitôt fiibriquer une immense affiche sur laquelle
on lisait : « Dans trois jours, rexcellente, l'incomparable,
la sublime , la divine farce du Triomphe des Masques , par
le directeur du théâtre San-Carlino, Geronimo Passavantl.»
Cette affiche fut suspendue, à l'aide d'une corde, au
milieu des rues les plus fréquentées qui avoisinent la rue de
Tolède , forme de publicité qui rappelle un peu , par paren-
thèse, celle de nos réverbères. Mais, quand les poètes que
Geronimo avait implorés vainement virent son affiche se
balancer au gré des zéphyrs, ils triomphèrent et s'applaudi-
rent de la réussite de leur complot.
— Un directeur de spectacle, dirent-ils, en être réduit à
se donner comme le père de vieilleries ensevelies depuis un
siècle ! Les habitués du théâtre ne peuvent manquer de s'é-
loigner tous de concert; c'en est fait de San-Carlino, et nous
aurons bientôt à composer une tragi-comédie sur sa ruine.
Geronimo, sans se laisser intimider par ces prédictions
sinistres, avait distribué ses rôles aux acteurs; mais, comme
ils lui demandaient lous à la fois ce qu'ils auraient h dire et
à faire :
Ol'll. AHUINK DKS I>AI{HA1.NS. 525
— .Mes enlaiils, leur r(''|)()ii(l;iil-il, joiiL'/ vos rôles ((iiiiiiic
si NOUS les saviez j)ar C(riii'; oecupez-Nous de riMidi'e ce (|iie
NOUS a\('z tous les jours sous les youx, de copier les gestes et
la démarche de ceux ([ue vous voudrez imiter : une fois en
scène, les paroles ne vous maurpierout |)as. Xos aïeux et
bisaïeux les Arlequin , les Fulcinella , les Pantalon , les
Covielle et les Scaramouche, ne jouaient jamais la comédie
autrement, et ils n'en étaient pas plus niau\ais pour cela.
La preuve, c'est que nous vivons encore aujourd'hui sur
leur réputation et sur leurs masques.
A force de zèle et d'activité, la pièce hit prête au bout de
trois jours. Les poètes de la conjuration prétendaient que
personne ne se dérangerait pour assister à la première
représentation du Triomphe des Masques. Mais ils jiurent se
convaincre que les poètes ne sont pas toujours d'intaillihles
oracles.
Chacun était curieux de voir une pièce que Ton disait
avoir été composée par le directeur Geronimo Passavanti.
L'affluence fut telle, qu'il ne fallait rien moins qu'une salle
aussi solide que celle de San-Carlino, pour ne pas s'écrou-
ler sous le poids des spectateurs.
Dès les premières scènes, les poètes qui occupaient toute
une banquette du parterre furent fort étonnés de voir que
les acteurs entraient, sortaient, parlaient absolument comnu>
si leur rôle eût été tracé d'avance. Souvent même , les sail-
lies naissaient avec tant d"à-propos, le dialogue se parse-
mait de lui-même de traits si comiques et si neufs, que la
salle tout entière éclatait en applaudissements. La ])ièce
avait trois actes; le premier venait de linir, et l'auteur
j)iéltMi(hi , Geronimo Passavanti, rappelé plusieurs lois sur
026 C EST QUAND i/kNI ANT EST DAl'TISÉ
la scène, avait déjà gagné mie conrbature à force de révé-
rences.
Les deux derniers actes confirmèrent le succès du
premier : jamais pièce plus singulière ni plus intéressante
n'a\ait été offerte au public de San-Carlino. On voulait porter
le directeur en triomphe; mais il avait eu le soin de si»
blottir derrière la toile du fond , afin de se dérober aux
démonstrations de l'assemblée délirante.
Ce fut l:i que le trouvèi'eut les poètes cpii s'étaient em-
pressés de franchir les banquettes pour se reiuhe sur le
théâtre.
Burchiello prit le directeur à part, et lui dit :
— \ ous savez que c'est moi qui suis l'auteur de la pièce;
c'est un ancien canevas que j'avais remis autrefois à votre
])rédécesseur. Je n'ai pas voulu vous l'avouer pour ne pas
me séparer de mes confrères; mais à })artir de demain , je
vous autorise à mettre mon nom surlalliche.
— Point du tout, interrompit Pandolfo, c'est mon nom
qui doit être imprimé; n'ai-je pas reconim plusieurs scèiu's
(pii ne peuvent appartenir (pi'à mon répertoire?
— Voilà qui est un peu fort, criait de son c(Mé le poète
Dottori ; oser dire que la pièce n'est pas de moi (piand tous les
lazzis de Pulcinella et les bons mots de Casacciello sont de
juon invention !
Messieurs, Messieurs, dit Geroninu» qui ne savait
comnuMit se débarrasser de cette nuée de poètes criant
tous à la fois, je vais vous mettre d'accord en vous décla-
rant que la pièce appartient à vous tous, et que si mes
pauvres acteurs ont eu le bonheur de réussir, c'est qu'ils se
sont souNcnus des mots charmants et des excellenis (rails
or II, AiiiuN !•: ih:s i'akkmns.
527
(loiil NOUS a\('/ i(Mii|tli les lolcs (HIC vous a\t'/ hicii \oiilii
Iciii' t'crii-c. l'\iisoiis doue la paix, cl, |)oiii" coiicliiic le
Iraih'. j"im|)i'iiii('rai (Icinaiii sio' mon aliichr (pic la pii'cc
MoiiNcllc csl lion pas (le moi , mais dv> lics-illiislrcs [)oèlc-
lînrcliicllo, l'aiulollo, Dollori. cl dv loiis ceux qui voudronl
l)icu se pirsciilcr, à idiulition loulcfois ([iio vous me pci-
mt'dicz désormais d'iiililulci' ainsi la pièce : le Triomphe
(les M;iS(pies , ou
CKST QIA.M) l'e.NFA.NT KST BAPTlsi:
( » e " 1 1, A I! ft I V E DES P A !'. r, A I N S .
^
i
FiJiiJ IW^SST WùM
GOMME LE FRUIT DEFENDU
., __-^ e comte de G. a près de soixante ans, et
■,>^^(^ sa femme n'en a pas vingt-cinq. Celte
r''/-«}^ disproportion d'âge n'a nnllement nui
I an l)onlieur du ménage, attendu que
I M. de G. , en considérant sa reninie
comme sa fille, lui épargne autant que
j)ossiljle les remontrances et les gronderies qui marcheiil
trop souvent à la suite des vieux maris.
Cependant , il est des cas où un époux môme à cheveux
jjlancs ne peut guère se dispenser d'adresser à sa femme
f^ - --=^-;
/i
jifefi
Y>A\( V\\\( (\ \\\rt\\a\\\( WvAx \vov\v(\\V \owV"V^ ^\\^\ Vtîi uiHVotVt
lUKN n'esi' i5()n, i:n;, 529
(|ii('l((ii('s rcpriiii.iiulcs. (iommciil soiilTrir, par ('\(Mii|i1o ,
([Il une rcmiiic jciiiii'. riche, el (|iii n'a giu're à s'occuper
(pie (le ses plaisirs, ahaiulonne, par un pur caprice, des arts
(l"a<;r(Mncnl qui doubleul la boault; d'une jolie femme et
rendent presque jolies celles qui n'ont qu'une ligure mé-
diocre?
— Vous savez, .Inlielle. disait un jour à sa fcnune le
couile (le (î,, qu'en vous épousant j'ai rec^'.u de nous la pro-
messe que vous cultiveriez vos talents avec autant d'assi-
duité qu'autrefois. Vous avez une Yoix charmant(\, il est
des morceaux que vous rendez mieux que des cantatrices
de profession; pourquoi votre piano reste-t-il fermé quel-
(juefois des mois entiers?
— Mon ami , j'ai depuis ([uelque temps la nuisique en
horreur ; la vue seule de mon piano m'agace horri])lement
les nerfs.
— Sacritions donc la musique; mais la peinture, que
vous a-t-elle fait? Je me souviens que dans votre pension
vous faisiez des bouquets de roses presque aussi bien que
Uedonté, et si vos aquarelles eussent été signées Decamps
ou Delacroix, je suis persuadé que Susse les eut couvertes
d'or. Cependant, votre boîte à couleurs reste fermée et
votre king Charles est couché toute la journée sur votre
palette.
— Est-ce ma faule, si (ont ce (|ue je fais en dessin on
en peinture me semble au-dessous du médiocre? Si nous
voulez, mon ami, ne pas me désoler, ne m(^ forcez j)as à
reprendic ces pinceaux auxquels je voudrais navoii- jamais
touché de ma \ ie.
— Je me sou\iens aussi (pie, dans les premiers temps
530 RIEN n'est bon
tlo noire mariage, vous paraissiez vous plaire à nii exercice
qui ne peut, je crois, qu'être utile h votre santé; vous mon-
tiez à cheval, et tout le monde admirait votre grâce et votre
dextérité. A présent, je suis obligé d'aller galoper seul au
Bois, et j'ai la douleur de penser qu'il me faudra bientôt
vendre Tliecla , cette jument arabe que j'avais achetée pour
vous et qui reste quelquefois huit jours sans sortir de son
écurie.
— Que voulez- vous? l'équitation me déplaît comme tout
le reste : j'aime mieux demeurer oisive que de m'abandon-
ner à des exercices qui ne sont plus des distractions pour
moi. Exigez-vous donc que je chante, que je peigne ou
que je monte à cheval avec une àme chargée d'ennuis et
de tristesse?
— Non, sans doute, ma chère Juliette, reprit M. de G.
en souriant, et mon vœu le plus cher aujourd'hui, comme
au premier jour de notre union , est qu'avant toutes choses
vous ne subordonniez vos actions qu'à votre seule volonté.
Peu de jours après cet entretien, la comtesse de G.
se sentit atteinte de \apeurs, de frissons et de maux de
nerfs qui lui donnèrent quelques inquiétudes sur sa santé.
A peine avait-elle commencé à se plaindre, que le célèbre
docteur L., en qui le comte avait pleine conliance, était déjà
à ses côtés et l'interrogeait avec anxiété sur le genre de
malaise qu'elle éprouvait.
Quand elle eut achevé de dérouler aux yeux du docteur
le chapitre de ses souffrances, celui-ci lui dit du Ion grave
tlun liouHue sérieusement inquiéli' :
— J'espère, Madame, que vous ne chantez jamais : je
remarque que vous devez avoir le larynx très-susceptible.
(iOMMÊ LK nUIT DKFKNDr. .».) 1
L'I la uuisi([ii(' vocale aurait pour vous dos cousi'(|uc'uct's
laclieuses.
Kai chaulé aulri-fois, Jiiais depuis longtemps j'ai uiis
de colé les cavaliues et les duos. Mes iusiiucts uie disaieul
que je serais iorcée lot ou tard de reuoiicer au cliaul par
raison de santé.
— Avez-Yons également renoncé à la ])einture?
— Entièrement.
— A merveille. La position courbée que cet art exige
fatiguerait votre poitrine, et augmenterait bientôt cette lan-
gueur mélancolique où vous êtes habiluellenieut plongée.
Vous ne faites jamais d'exercices de corps?
— Depuis une semaine, je ne cpiitte pas cette causeuse.
— C'est Hippocrate lui-même qui vous a inspirée;
avec une complexion aussi frêle que la votre , vous devez
vous interdire tout ce qui vous imposerait du mouvement,
de la fatigue. Ainsi, point de danse, point de walse, jamais
d'équitation surtout ; suivez mes prescriptions cà la lettre ,
et je puis vous garantir une prompte convalescence.
Le comte de G. prit congé du médecin en lui assurant
qu'il n'avait pas à redouter la moindre infraction à son
ordonnance, attendu que, par une coïncidence heureuse,
elle se trouvait entièrement d'accord avec les goûts de la
malade.
Le lendemain de cette consultation, M. de G. fut obligé
de quitter Paris pour quelques jours. 11 revint plus tôt qu'on
n'aurait cru; et comme il traversait la cour de Ihotel, il
fut étonné d'entendre au premier étage ime voix énergique
et vibrante qui chantait la grande cavatine de Xor///a :
Casin (h\'(i.
552 RIEN n'fst bon
Le comte monta aussitôt dans le boudoir où se tenait
liabituellement la comtesse, et lit sendjlant de ne point
s'apercevoir que le piano était ouvert et que plusieurs mor-
ceaux étaient accumulés sur le pupitre.
— Est-ce que vous chantiez? dit-il d'un ton d'indiffé-
rence en s' adressant à sa fennne.
— Point du tout; je regardais cette musique, mais des
yeux seulement, sans chanter.
— Songez à la défense du médecin.
— Je ne l'ai point oubliée, et si jamais je chantais à
l'avenir, ce serait si bas, si bas, qu'à moins d'avoir Foreille
contre mon piano, personne ne pourrait m' entendre.
M. de G. avait quelques affaires à terminer, il revenait
d(^ visiter une terre considérable qu'il avait dans la Brie :
du moins, tel fut le prétexte qu'il donna à sa fennne pour
s'absenter. Mais, au lieu de sortir, il se retira dans son
cabinet et prêta de nouveau l'oreille.
Au bout de quelques instants, l'air de Casta diva rc-
conmiença de plus belle, puis le beau finale du premier
acte ydh! se tu sei la vittiuui , puis le duo entre Norma et
Adalgisa. Après Noijuci vint Paiisiiia, puis Senii'nunidc,
puis Maria di liohaii ; tout le répertoire de mademoiselle
Grisi y passa.
M. de G. sortit de son cabinet , enchanté de voir si
bien réussir l'idée que lui avait suggérée son médecin.
Il descendit dans la cour et donna l'ordre de seller un
cheval, ayant l'habitude de faire tous les jours une prome-
nade d'une heure ou deux avant le dîner.
Il alla lejoindre la comtesse, et feignit d'avoir employé à
conférer avec son notaire et des honnnes d'affaires les trois
COMMK LK l'IU rr DKFKNDli. DO a
heures (Util \(Mi;iil de passci' dans son (•al)iii('l , aj)|»laii(lis-
saiil iiiciilaleiiuMil les sons de sa eliaiananle voix.
— Nous sorlez'? Ini dit-elle dès (jn elle le \il.
— Oui , ma chère Juliette, j'essaie aujourd'hui le cheval
{[ue m'a \endu sir John A. Je vais au Hois, mais avec
ennui, avec tristesse; l'idée d'èlre seul à la promenade
gale d'avance tout le plaisir (pie je pourrais avoir.
— Si je vous accompagnais?
— V pensez-vous? Et le médecin?
— Il n'en saura rien, il visite ses malades en ce momeni
el nous ne le rencontrerons certainement pas au hois de
Boulogne.
■ — ■ Non , ce serait compromettre votre sauté, je ne con-
sentirai jamais...
— ^ ous voulez donc que je meure de tristesse et de
dépit. Autant vaut, ce me semhle , mourir en me divertis-
sant. D'ailleurs, le docteur ma délendu de galoper, et je
vous promets d'aller si doucement, vsi doucement, que je
ne serai certainement pas plus l'alignée que si je restais
dans mon l'auteuil.
M. de (i. se laissa vaincre , et lit seller la jument Thecla
que la comtesse montait ordinairement. A peine avait-elle
l'ail quelques pas, que sa ligure depuis longtemps froide
et attristée rayonnait de plaisir. Son mari lui avait recom-
mandé de n'aller qu'au j)elil pas ; mais dès ([u'elle lui
dans l'avenue de ?seuilly, elle se mit à galoper si l>ien tpie
le comte avait peine à la suivre.
En rentrant, elle était animée , joyeuse; son h-onl ('tait
couvert de ces teintes de la santé qu'un exercice salutaire
ramène sur les visages les plus pâles.
534 RIEN N EST BON
— Que dirait le docltuir s'il vous voyait dans cet ('lai?
dit M. de G. en renlraul.
— Il dirait, répondit-elle, que j'ai un peu enfreint son
ordonnance. Mais que nous importe"? nous ne le verrons
pas; ne partons-nous pas demain pour la campagne?
On était alors au commencement du printenqis, et le
comte de G. avait l'habitude à cette époque-là d'aller
s'établir dans un magnitique château qn'il possédait dans
les environs de Compiègne.
Madame de G. ])arut plus heureuse encore que de cou-
tume de quitter Paris. Mais elle était inslailée au château
depuis deux jours à peine, qu'elle avait déjà pris Thabitude
de ne descendre de sa chambre que vers deux heures de
l'après-midi. Chaque matin , le jardinier lui montait eu
cachette un bouquet de fleurs les plus belles et les |)lus
variées. Le comte ne tarda pas à découvrir que sa fennnc
employait toutes ses matinées à peindre; il rendit des actions
de grâces au docteur.
La fête de M. de G. se trouvait cire à la hn du mois
de juillet. La veille de cet anniversaire, il vit paraître de-
vant lui madame de G. , qui lui offrit d'un air embarrassé
un magnitique album qu'elle venait d'achever. M. de G. se
mit aussitôt à le parcourir, et quel fut son bonheur en
remarquant (pi'il était rempli de fleurs peintes avec un goùl
charmant !
— Vous allez me gronder, dit-elle ; j'ai voulu remplir
cet album malgré les ordres du médecin.
— Non, ma chère Juliette, s'écria M. de G. en Tem-
brassant au front , car vous saurez que celte prétendue dé-
fense de mon ami Tj. n't'tait (pTuiu' ruse de sa part des-
COMMK LK FlUrr DKFIINDI
,},)<)
liiiéc à vous iriulrc à vos anciens passi'-lcnips. Il a jx-nsc
(|n(' vous y irvicudiic/ dr vous-nièinc du jour où ou \ous
k«s inlci-diiail. Paidouncz-uioi de ^l'àco eu l'avcm- de celle
\éi-ilé, (jui s*aj)[)lique si bien aux <^oùls des jeunes leinnies,
et souvenl aussi, hélas! à la |)osiliou des vieux luans :
lUEN n'est bon CO.MMli LE ElU IT DÉEENDC
A.^H
LA POULE A LES YEUX
^ 1 Y avait, non pas autrefois, jnais raniiée der-
-f iiière, à Grenade, deux orphelines très-belles
t et très-riches ; l'une s'appelait Soledad, l'autre
Miranda. Elles étaient sous la garde d'une
tante qui les aimait couinie ses propres enlaiils;
de leur côté, les jeunes fdles voyaient en elle une mère
véritable. La fanulle deniein*ait dans une maison de noble
apparence, \is-a-vis l'hôtel de El Bey Boahdil, situé rue
du Saint-Sacrement.
Le hasard avait con(hiil à Grenade deux Français, jeunes
¥>ow\o\v\- LwutVU^, ivA\av ï\\.\t\Vv.j.
I..\ ou SONT l.KS POrSSlNS, l'.l'C, .),>7
el beaux cominc (oiis ceux ([lie la lilUTaliirc lail voya^iT
(Ml h]spa^ii('. l'j'Jiesl et Mii^i'iic lial)ilai(Mil riiùlcl de /:7
IxC)- ilodlxid. Tous los jours, à l'hoiu'o où le vcul (|iii
\iiMi( (les AIpuxaras ralVaîcliil raluiosphèrc, ils se iiicllaiciil
à leur l'cuoliv; c'était aussi lo moment que iMiranda cl
Solcclad choisissaient pour paraître à lenr balcon. Passons
du côté de la lenètre ponr entendre ce qne disent les deux
jeunes t;(Mis.
— xMon cher Ernest , tn as grand tort de soutenir la pré-
éminence des femmes de Paris.
— Mais c'est toi , au contraire , (pii prétends que le
royaume des jolies femmes est borné an nord par le Café
de Paris, et an snd par la rne Montmartre.
— Je n'ai jamais prétendu cela , reprit Eugène avec
humeur.
— Je ne me suis jamais fait , ajouta Ernest avec une
certaine vivacité, le champion exclusif de nos compatriotes.
— Les Espagnoles ont tant de lumière dans le regartl !
Examine plutôt Soledad.
— Et tant de finesse dans le pied ! Fiegarde }»lulôl
Miranda.
— Ah çà ! qui t'a dit qu'elle s'appelait Miranda?
— Qui t'a appris qu'elle se nommait Soledad?
Les deux jeunes gens rougirent légèrement , puis ils
échangèrent un sourire.
— Avoue , Eugène, que tu es anioiuMMix.
— Conviens, Eriiesl , (juc ton ccrur (>st pris,
— Cela est vrai , jadore Soledad.
— Je le confesse, je meurs d'amour j)our Miranda.
Plaçons-nous maintenant sous le balcon ; les deux jeunes
558 LA ou SONT LES POUSSINS
filles jettent île temps en temps, en causant, un coup d'œil
furtif vers la fenêtre.
— Sais-tu, Miianda, ce que j'ai rêvé cette nuit?
— Et moi?
— J'ai rêvé que j'étais à Paris.
— C'est justement ce que j'ai rêvé aussi.
— J'étais au bal, et je dansais avec un jeune lionmie
qui ressemble
— A qui?
— A l'un de ces jeunes gens, reprit Soledad en hésitant,
que nous apercevons là-bas à la fenêtre.
— J'étais aussi au bal, continua Miranda ; je dansais
comme toi avec
— Avec qui ?
— Avec un de ces voyageurs , répondit-elle avec autant
d'hésitation que sa sœur, que nous voyons d'ici à la fe-
nêtre.
— Si nous l'aimions toutes les deux! s'écria Miranda
incapable de se contenir. Quel est son nom?
Soledad tira un petit billet de son sein, et elle en montra
la signature à Miranda , qui lut : Eugène.
Miranda montra à Soledad un poulet soigneusement
plié, et signé : Ernest.
Se regarder, s'aimer, s'écrire, il est impossible de mieux
faire l'amour à l'espagnole. Voilà, nous direz-vous aussi,
une tante par trop tutrice; elle laisse ses nièces recevoir
des billets donx sous son nez ; l'amour se glisse au logis
sans qu'elle s'en aperçoive. Vous allez nous montrer quelque
vieille femme au chef tremblant, au nez crochu, aux lu-
nettes vertes , une duègne exhumée de Lesage , qui ne voit
I.A l'ori.R A LES VKIX. 550
rion, n\Mileiul rii'ii, ;i ciciiii avouglo, coiiipli'hMiu'iit souille,
aux trois quarts porcluc. Eh bien! vous vous troiujx'z.
Tous ceux (|ui c'oniiaisscnl la scfioia Montes vt)us diront que
son œil est brillant, sou oreille tiue, sa jambe solide; ou
ajoutera qu'elle est tort bien élevée, fort instruite, tort spi-
rituelle.
Du reste, si vous tenez à faire connaissance avec la sefiora
Montes , elle passe la soirée chez le gouverneur. Entrez
dans le salon , vous y verrez trôner la tante de nos liéroïnes;
on l'écoute, on fait cercle autour d'elle. Quel est l'objet de
la conversation? l'éducation des jeunes filles. La senora
Montés soutient qu'il ne faut pas s'effrayer de l'amour, que
c'est un sentiment naturel plus ou moins éprouvé par tout
le monde, qu'il est toujours victorieux quand on l'attaque
en face, et que la meilleure manière d'en venir à bout est
de paraître l'ignorer; si de cette façon l'on ne réussit pas à
l'éteindre, on parvient à le diriger; et que peut-on sou-
haiter de plus?
Quelques jours après les divers entretiens que nous venons
de rapporter, Eugène entra dans la chambre d'Ernest.
— Salue en moi, lui dit-il, le plus fortuné des honmies.
— Reconnais en ma personne, répondit son ami. le plus
heureux des mortels.
— Elle m'accorde un rendez-vous.
— Elle consent à m'entendre.
— Où?
— Dans les ruines , derrière l'Alhambra.
— A quelle heure ?
— Après la bénédiction.
— Eh bien! partons, car moi aussi je suis attendu der-
540 LA or SONT LES POUSSINS
l'ièie les ruines de rAlhainbra, après ia Léiiédiclion. Les
deux sœurs n'ont pas voulu se séparer ; nous ferons partie
earrée.
On n'attend pas de nous la description d'un rendez-vous
(îspagnol à l'Alhanibra; nous renvoyons le lecteur aux
nond)reux romans et aux non moins nombreuses nouvelles
pul)liées sur l'Espagne. Qu'on se figure une miit étoilée,
des arbres agités par la brise, des soupirs, des serments,
des mots entrecoupés, des baisers... Je me trompe, au
moment où les deux couples allaient sceller par un baiser,
suivant l'usage antique et solennel , l'inviolable promesse
d'un amour éternel, une vieille femme sortit tout à coup
des ruines, et s'assit sans façon sur une pierre à côté des
amoureux.
— C'est sans doute une manière de demander raumône,
pensa Ernest, et il jeta quelques réanx dans le tablier de
la vieille.
Celle-ci remercia, mais sans bouger de place.
— Elle ne part pas! murmura Ernest; allons ailleurs
reprendre cet entrelien.
Ils se levèrent, la vieille en fit autant; ils s'éloignèrent,
mais elle les suivit en les accablant d'actions de grâces.
Ce fut un déluge de « Dieu vous protège et vous accorde
d'heureux jours! » le tout accompagné de révérences à
n'en plus finir. L'heure de rentrer étant arrivée, la vieille
ne quitta les amounnix qu'aux portes de la ville.
— ^laudits soient les mendiants et leur reconnaissance!
s'écrièrent les deux jeunes gens, quand ils eurent quitté,
bien malgré eux, leurs maîtresses; celle l'ennne nous a lait
])er(he le bé)iélice de notre rendez-vous.
\.\ poil, F A LES Yi:UX. o4l
Les amours vont \ite en l'^spai^iic ; une l'ois 1 lial)ilii(l('
prise (le se \oir, ou ne renonce pas laeilenienl à C(> j)laisn'.
Miraiula, Soledad, Krnesl el Enj^ène luultipliaient les ren-
contres préméditées; la scfiora Montés paraissait no se dou-
ter (le rien ; aucun obstacle ne traversait le bonheur des
amants, si ce n'est le hasard. Ordinairement le hasard se
ran<;(' du coté de ranioiu'; il n'en i'nt rien cette t'ois : j)as
un rendez-vous qui ne t'iit troublé par la présence inat-
tendne de quelque témoin importun. S'ils choisissaient une
chaj)elle écartée, tout de suite une vieille dévote, la tète
embéguinée , venait s'agenouiller à leur côté; s'ils allaient
à la campagne, une paysanne s'asseyait sur l'herbe à (juel-
ques pas d'eux et se mettait à tresser des espardilles : pas
moyen d'être seuls pendant cinq minutes.
Cependant toute la ville causait de la liaison des deux
couples. — Voyez , disaient les Grenadines , à quoi sert
Tesprit? La sefiora Montés ne se doute pas seulement que
ses nièces ont des amoureux; elle ne l'apprendra que le
jour où les Français les lui auront enlevées.
A cette époque on donna à Grenade un bal masqué pour
célébrer une victoire remportée sur les factieux; la senora
Montés avait promis à ses nièces de les conduire à cette
fête. Je vous laisse à penser si Eugène et Ernest en furent
instruits. On convint d'un signal de ralliement; Soledad
et Miranda mettront une rose rouge dans leurs cheveux;
Ernest et Eugène arboreront un brin de bruyère blanche
à leur domino.
Les deux jeunes fdles sont charmantes, la rose ressort
gracieusement au milieu de leurs cheveux noirs ; elles mon-
tent en voilure; elles entrent dans la salle de bal; je ne
342 LA ou SONT LES POUSSINS
sais comiiicnl cela se fait, mais un flot de spectateurs les
sépare de leur tante. N'avaient-elles pas compté là-dessus?
Ne mirent -elles pas un peu de bonne volonté dans cette
séparation? C'est à ceux qui connaissent mieux que nous
le cœur des femmes rpi'il appartient de décider.
Ernest et Eugène attendaient les roses rouges, adossés
contre un pilier; ils sentirent tous les deux au même inslaul
une main qui froissait leur domino; mais ils ne cherchèreut
pas à deviner d'oi^i venait cette pression. Que faisaient pen-
dant ce temps-là les deux roses rouges? Elles cherchaient
la bruyère blanche. Mais pas la moindre bruyère qui fleurît
à l'horizon. — Où sont donc nos deux chères roses? se
demandaient les deux bruyères. — Ernest , ne vois-tu rien
venir? — Eugène , aperçois-tu quelque chose?
Le bal touchait à sa lin ; les deux fleurs ne s'étaient pas
rencontrées.
— Ce sont des infidèles, disait Soledad à sa sœur.
— Ce sont des coquettes, murmurait Eugène à Ernest.
La senora Montés avait rejoint ses deux nièces. —
Malheureux coiffeur! dit -elle quand elles furent en voi-
ture, vos roses ne sont plus dans vos cheveux; il les a si
mal attachées qu'elles sont tombées, je parie, avant votre
entrée au bal.
Soledad et Miranda ne répondirent rien. — Pauvres
amis ! pensèrent-elles , que vont-ils s'imaginer?
En quittant leurs dominos , Eugène et Ernest s'aper-
çurent que la bruyère n'y était plus. — Que vont-elles
croire? se dirent-ils; attendons à demain pour nous ex-
cuser.
Chaque jour cependant l'amour s'accroissait de toutes
LA POULE A LES YEUX. 515
ces contrariétés; les amants avaient résoin do s'appartenir.
Solcdad et Miranda avaient l'iniaoination exaltée, Enûène
et Ernest étaient j(>nnes et non moins ardents; cpie (le\ ait-il
résnlter de tont eela? nn enlèvement.
L'ombre enveloppait Grejiade , d'épais nnages convraient
le eiel ; c'était nne nnit propice anx entreprises amonrenses.
A minuit, deux jeunes tilles, enveloppées dans leur mante,
arrivèrent en un lieu écarté oîi les attendaient les deux
jeunes gens et une chaise de poste.
Elles allaient monter en voiture, lorsqu'une vieille lenime
les tira par la robe.
— La charité, mes nobles demoiselles, s"il vous plaît!
— La mendiante de l'Alhambra ! s'écria Eugène avec
emportement. Postillon, en avant! route de France!
Les chevaux s'élancèrent ; mais la vieille sauta dans la
voiture avec une légèreté qui n'était pas de son âge. Les
jeunes filles poussèrent un cri d'effroi.
— Cette femme ici ! dit Ernest avec un geste de colère.
— N'est-ce point ma place? répondit la sefiora Montés
en reprenant sa voix naturelle; ne suis-je pas la mère de
ces deux enfants? Il est bien juste que je voyage avec mes
gendres futurs ; le mariage aura lieu à Paris , j'en suis
charmée.
Soledad et Miranda se jetèrent au cuu de leur tante;
Ernest et Eugène restaient interdits.
- — - Messieurs, reprit la tante, je vous connais et je vous
donne mes nièces avec plaisir ; je ne vous ai pas perdus de
vue un seul instant , sans que vous vous en doutiez. Je;
lisais vos lettres, elles m'instruisaient de tout. Je vous rends
l'argent que vous avez donné à la vieille de l'Alhambra ;
544
LA OU SONT LES POUSSINS, ETC.
mes nièces, voici les roses que je vous ai adroilement en-
levées; et vous, mes neveux, tâchez luic autre lois de mieux
veiller sur les bruyères, surtout quand elles doiveul servir
à vous faire reconnaître. Vous voyez que j'ai assez bien
renqdi mon rôle; on peut tronq)er une duègne, mais une
mère jamais , car, vous le savez :
LA ou SOM' LES POUSSLNS LA l'Ol"LE A LES VEUX.
Lg ¥o^'\\v^^t Vt\ ^Aw^ «\A\\e vou'? Aowwt \e tYoe-tA\-'^çvm\)e..
PAPIER DE FOU
( Lu scène se passe à Lisbonne et dans ses enviions
JOURNÉE PREMIERE.
Le jardin de don Manrique d'Almeïda.
ON Manrique, seul. — Dans quel temps
Yivons-iioiis , grand Dieu ! Jamais ou u"a
\u tant d'impôts et tant de supplices! Nou-
seulement le bas peuple, mais aussi la no-
blesse est appelée à porter le fardeau. LU
roi eruel ne se contente plus de notre sang; il a soit" de nos
546 MURAILLE BLANCHE,
trésors; et me voilà forcé de dissimuler ma richesse, comme
je cacherais un vice honteux. Glorieux ancêtres, me par-
donnerez-vous ce mensonge nécessaire pour sauver l'héri-
iage de ma famille? Mais quel est ce bruit? —
(Entre don Alvar de Benavidès.)
Oui êtes-vous?
Don Alvar. — Lu malheureux qui n'a d'espoir qu'en
vous.
Don Manrique. — Est-il courtois de s'introduire chez
les gens par-dessus les murailles?
Don Alvar. — Pardonnez-moi, noble seigneur, j'étais
poursuivi... Mais d'abord, personne ne nous écoute?
Don Manriqit. — Personne. Vous pouvez parler.
Don Alvar. — Vous savez quelle est la rigueur des
édits portés contre le duel ; et vous savez aussi ce que
veulent les lois de l'honneur. L'honneur est un diamant,
mais un souffle peut le consumer; un souffle, c'est-à-dire
un mot, peut ternir son éclat, plus pur que cehii du soleil.
t)r, jugez de ma disgrâce. Je rendais quelques soins à une
noble dame, qu'il est inutile de nommer; j'eus bientôt la
joie d'être distingué par elle. Cependant j'avais un rival pré-
somptueux dans sa conduite et téméraire dans ses paroles.
Tout à l'heure, sur le port où nous étions tous deux dans
un groiq)e d'ofticiers, cette dame vint à passer. Sa démarche
gracieuse attirant tons les regards et lui gagnant tous les
cœurs, un capilahie dit : — Voilà une belle femme. —
A ([uoi mon rival ajouta : — Le caractère est à l'avenant.—
Serait-elle cruelle? demanda l'autre. — Non, répliqua-t-il ;
mais les belles manquent en général de jugement, et celle-
l'AlMl.K 1)K FOL'. .) l i
ci. plus Ix'llc (juc les autres, s'est nioutiée aussi plus mal
avisée. Alors moi, saisiss;ml l'allusion : — Personne,
(lis-je. n"a obteuii ses l'a\enrs, parce (]ue persomie ne les
mérite; mais si quelqu'un les méritait, à coup sûr ce serait
moi. — Vous mentez, dit-il. A peine mon rival eut-il
prononcé ce démenti que mon éj)ée rapide passa du four-
reau dans sa poitrine. On n'eut pas le temps de m'arrèter.
Le cliàliment suivit l'insulte, comnie la fondre suit l'é-
clair. Connnis en public et à la face du jour, ce crime, si
c'en est un, ne pouvait un seul instant rester ignoré. J'avais
pris la fuite aussitôt après ce coup fatal; mais déjà les al-
guazils couraient sur mes traces. Après plusieurs détours,
épuisé de fatigue, j'allais me rendre à eux, lorsque, la mu-
raille de votre jardin m'offrant un endroit propice à l'esca-
lade , je m'v suis jeté sans réflexion. Maintenant, Seigneur,
vous savez tout; ma vie est en vos mains. Vous pouvez, si
vous craignez d'attirer sur vous la colère du roi, livrer don
Alvar de Benavidès à ses bourreaux.
Don Manrique. — Vous ne pensez pas que je le fasse ,
don Alvar, et si vous le pensiez, ce serait pour moi une
mortelle injure. Comment s'appelait votre rival? .
Don Alvar. — Don Manuel de Souza; c'est le fils aîné
du gouverneur de Lisbonne.
Don Manrique. — Son père est puissant , et je crains
pour vous sa colère ; mais nous essaierons de vous y déro-
ber. Vous n'êtes pas le sen.l proscrit que j'aie depuis un ;ui
soustrait à la rigueur des lois. Venez, s'il vous jdaît, par ici.
( Ils soriciil. j
548 MURAILLE BLANCHE,
JOURNÉE DEUXIÈME.
— Chez dona Séraphine. —
DoNA Séraphine. — Ainsi vous n'irez pas ce soir an
sarao.
Don Manrique. — Vons y serez, astre de ma vie?
Dona Séraphine. — Je n'y saurais manquer; je l'ai
promis à quelqu'un.
Don Manrique. — A quelqu'un? malgré moi je tremble,
et mon cœur souffre. A quelqu'un, dites-vous, dona Séra-
])hine? Et quelle est, s'il vous plaît, cette personne?
Dona Séraphine. — One vous importe?... c'est mon
secret.
Don Manrique. — Si je vous demande de me la nom-
mer, me refuserez-vous donc, Séraphine?
Dona Séraphine. — Me direz-vous , si je vous le de-
mande, pourquoi vous n'allez pas ce soir au sarao?
Don Manrique. — Je ne le puis sans manquer à l'hon-
neur : c'est un secret qui n'est pas le mien.
Dona Séraphine. — A votre aise, Manrique; ce n'est
pas non plus mon secret que le nom de vos rivaux.
Don Manrique. — Vous l'avouez donc... Il serait vrai?...
Séraphine , je veux savoir le nom de cet homme.
Dona Séraphine. — Je veux, Manrique, savoir qui vous
occupe cette nuit?
Don Manrique. — 0 tyrannie sans bornes! ô lâcheté
d'un cœur esclave !.. . Eh bien! sachez-le donc, despotique
arbitre de mon sort. Ma nuit est consacrée à faire sortir de
l'AlMKK ))K FOU. ."» iO
Lishoiine dcuv jJioscrils tloiil je \i'ii\ sauvcf la vie. N'exi-
gez pas tliic je les iioiiiine ; non (|iie ji' doute de vous, Ma-
daiiie , mais pouf (jue ma coiiseienee ne me re[»i'o(lie [loint
une tropcomjdète l'ailjlesse. Ouil vous suffise de savoir ceei :
Tun de ces hommes a coupé Tunique branche d'un honc
ilhistre ; le second a porté ses regards sur un astre dont les
rayons donnent la mort. Tous deu\ sont destinés à périr, si
l'on sait que je leur ai donné asile. Et déjà, si je ne me
trompe, le lieu de leur rc^tiaite est soupçonné. Vous le voyez,
il faut qu'ils partent, et ([u'ils partent sans retard.
DoxA Séraphlne. — Je vois, mon ijoble cavalier, que
vous êtes toujours le plus généreux des hommes.
Don MANRion:. — Maintenant, Séraphine, à votre tour,
dites-moi...
DoNA Séraphlne. — Je n'ai rien à vous dire , Manrique ;
vous n'avez pas de rival, et je n'ai promis à personne d'aller
au sarao. Dites un mot, je renonce à ce bal.
Don Manrique. — A Dieu ne plaise que j'exige un tel
sacrifice! Je le devrais pourtant... car vous m'avez ftiit bien
du mal. Maintenant, ma belle idole, prouvez-moi que vous
me regardez toujours comme votre futur ^poux en obéis-
sant à mes ordres.
DoNA Séraphine. — Parlez, ils seront exécutés.
Don Manrique. — Je veux d'abord qu'à ce bal vous
soyez la plus belle.
DoNA Séraphine. — Je ne désobéirai pas, si je le puis.
Don Manrique. — Je veux aussi que vous ayez la ])lus
riche parure, et je vous ordonne, — écoutez bien ce mot,
— je vous ordonne de placer sur votre front cet insigne de
royauté.
OoO MURAILLE BLANCHE,
DoNA Séraphine. — Un diadème!... Ouels magnitiques
diamants! Mais, Manrique, n'est-ce point une folie? On dit
])arloiit, vous dites vous-même, que la fortune des Almeïda
n'est plus ee qu'elle était jadis. Les terres que vous avez
vendues, cette vie retirée que vous menez...
Don Manrique. — Rassurez-vous, Séraphiue, l'étoile des
Almeïda ne pâlit que pour un temps; viennent des jours
meilleurs, et vous verrez s'écarter les nuages dont elle s'en-
toure à présent. Jusqu'alors, n'ayez aucun scrupule à rece-
voir les présents dont jai tant de bonheur à vous combler.
Et maintenant je pars. Adieu, ma reine et ma vie.
DoNA Séraphine. — Adieu, mon amour et mon seiuneur.
JOURNEE TROISIEME.
— Un chemin dans une forêt —
Don Luis de Souza. — Par ici , Garces : Tristan . par
ici! Carlos et Lisardo feront le guet dans l'autre ballier.
Par Notre-Dame d'Atocba, ces bonunes ne nous écbappe-
rout ])as! — On'on appelle le liscal.
(Surviennent le fiscal et son escorlo.)
Mes ordres sont-ils exécutés?
Le fiscal. — ^ Toutes les issues de la forèl sont occupées
a l'heure qu'il est. Les gardiens des ponts ont été avertis.
Fussent-ils changés en lièvres, les fugitifs trouveraient fer-
mées toutes les routes d'Espagne. Maintenant ^otre Excel-
lence daignera-t-elle me dire comment elle a sn?...
|'ai'ii:h 1)1', FOU. o5l
Don Lris. — l.u cliose (>sl simple, Monsieur; si nous
a\i('z Ttril à loiil, comiiK» moi, les lois scraiciil mieux exé-
cutées. (à'oiriez-\ous bien qu'une couronne tic diamanls
m'a mis sur la voie de tout ceci*? (letle conromie ornai 1 le
l'roiil (le (lona Séraphine Telle/. Lui voyant une parure si
l'orl au-dessus de sa condition, je me mis en tcle de savoir
ce (pii eu était. Oii(d([ues louanges adi'oites, mêlées d'iii-
siuualious (pTelle devait avoir à cieur de repousser, me
livrèrent hieiilùt ce secret... A propos, tiscal, je vous
dénonce Almeïda comme un des plus riches gentilslionnnes
du Portugal.
Li: l'iscAL. — • Y pensez-vous , Monseigneur? la ruine de
cette l'amille...
Don Luis. — Est un conte forgé à plaisir pour éviter les
connscations et les taxes. Dès demain vous ferez fouiller la
maison du marquis , et si vous n'y trouvez ])as de quoi
défrayer nos troupes pendant un mois , je consens à passer
pour un visionnaire... Mais revenons : cet incident me lit
remarquer Tabsence du prodigue amoureux, et je m'étonnai
qu'il ne vint pas jouir du trionqilie de sa maîtresse. Mes
questions d'ailleurs alarmèrent tellement doua Séraphine,
que j'eidrevis là dessous un mystère quelconque; et, sans
insister maladroitement, je m'arrangeai pour la faire inter-
roger par (juehpies-unes de: ses amies les plus intimes.
A l'une, elle parla d'un lionnne (pii avait « coiq)é l'unique
branche d'un tronc illustre. » — Dr, mou cousin, le tils
uni(pie du chef de ma maison avait é'ié tué ce matin même,
en duel, par don Alvar de Henavidès. Avec laulre. il
hd (picstion d'un audacieux ([ui avait <( poi-té ses l'cgai'ds
sur un astre dont les rayons donnent la moil. » — Il ne
552 MURAILLE BLANCHE,
fallait pas une rare pénétration ponr deviner qu'il s'agissait
de Fernand de Valor, Timprudent amoureux de notre reine.
Un demi-mot suffit au sage, cl l'absence de don Manrique,
la frayeur de dona Séraphine , les préoccupations qui la
poursuivaient m'indiquèrent assez ce que j'avais h faire. Ce
fut alors, que, sortant du sarao, je vous tis prévenir, pen-
dant que par mon ordre on allait s'enquérir de don Man-
rique. 11 était parti depuis un quart d'heure; mais, grâce
aux détours qu'il a dû faire pour éviter les chemins royaux,
nous avions encore le tem])s de prendre l'avance. Je ne
doute pas que nous ne mettions bientôt la main sur les deux
criminels d'état, et sur leur imprudent complice... Pied à
terre, Garces, et l'oreille sur le sol N'entends-tu pas
quelque bruit lointain?
Le soldat, après un silence. — J'entends au pied de^
rochers le trot des mules.
Don Luis. — A merveille!... préparez vos escopettes.
JOURNÉE QUATRIEME.
-^ Une prison de Lisbonne. —
Don Alvah. — Taisez-vous, Manrique. N'ajoutez pas le
mensonge à la trahison.
Don Fernand. — Un Almeïda, \endr(! ses hôtes! Oui
aurait pu s'y attendre?
Don Manrique. — Nobles seigneurs, écoutez-moi : par
tout ce qu'il y a de plus saint et de plus sacré au monde, je
n'ai ])oint fait ce dont vous m'accusez. Je vous ai gardé
%€mi
\\\i\i \\V'A\fO\\ ^\\VC aV\^ OU \< ^".OVX ^C \o:\\ d 0\V \V\ \^^\V\C v\\W\\\C.
l'AIMF.R \)K roi. .LIT)
en 1)011 ol lidMo «icntillioiniiK'; j"ai veillû siii" vous, coiiiinc
sur le Irésor de ma maison. Lue seule ])ersomie au moii(l(>
savait que j'étais riehe : une seule, que je vous avais recueillis
chez moi.
Don Ai.vah. — VA cette personne...
Don MANRlon:. — (^elte personne est la [)lus Icndre, la
plus lovale et la [)lus candide des femmes, celle (pic je
devais épouser, une àme pure et droite connue il n'en lui
jamais.
Don Alvar. — = Et par elle nous allons périr.
Don Fernand. — Par elle , nous sommes livi'és à nos
bourreaux.
Don Alvar. — Son innocence même et sa simplicité
nous ont perdus.
Don Fernand. — Sa loyauté nous coûte la vie.
Don Alvar. — Fiez-vous donc à la candeur dune
témme.
Don Fernand. — Celles-là qui ne vous trompent pas à
dessein , vous trahissent sans le vouloir.
Don Alvar. — Dans un cœur de boue, nos secrets sont
à la merci des serpents.
Don Fernand. — Dans une àme de cristal sans tache,
ils sont à la merci des espions.
Don Llus, paraissant au fond du racliot. — Sans doute, sans
doute; mais pourquoi tant de belles métaphores? Dites
plutôt avec le proverbe :
MURAILLE BLANCHE, l'AHlEU UE loi.
Et maintenant, Seigneurs, debout, s il nous plait!
554 • MURAILLE BLANCHE, ETC.
Secouez VOS chaînes, et saluons gracieusement la noble
assemblée. Elle voudra bien, en faveur de ce beau dicton,
excuser les fautes de l'auteur.
PU y ©il Lg¥J\flW
AIGRIT GRAND'PATE
iiicoiHjiK' a ('té 011 Aiilriclio sait qii(> les
auberges de Vienne ne Talent pas grand"
chose; encore doit-on supposer qu'elles sont
supérieures aux tavernes de celte même
ville en l'année du Christ 1195. A cette
époque , et dans un des plus humbles cara-
vansérails queùt alors la capitale de T Autriche , trois
voyageurs arrivèrent un jour.
556 PEU DE LEVAIN
Tous les trois étaient pauvrement vêtus ; mais la noblesse
de leur démarche , leur ton l)rcf et résolu , leurs comman-
dements brusques et hautains laissaient soupçonner en eux
des hommes accoutumés à l'autorité. L'un d'eux surtout
parlait à ses compagnons avec une impérieuse familiarité ,
dans une langue que ne comprenait point le Jiqfmeister,
déjà inquiet. Voyant toutefois qu'il avait afAiire à des
soldats fort habitués à se fiiire comprendre par gestes, il
déploya pour les servir une activité remarquable.
Nonobstant ce bon vouloir forcé, les préparatifs du
dîner qu'avaient commandé ses hôtes les effrayèrent quel-
que peu. L'impéritie culinaire du brave homme se révé-
lait de reste à chacun de ses mouvements, et la propreté
fort écpùvoque de ses mains ajoutait aux anxiétés des
voyageurs.
— Par le ciel! sir Foulk, — s'écria celui d'entre eux
qui donnait le plus librement son avis, — le drôle que
voici , avec ses doigts gras et sa rustique façon d'apprêter
cette oie , va me faire prendre en grand respect , non pas
la cuisine, mais la Diète allemande.
Sir Foulk salua d'un grand éclat de rire cette plaisan-
terie, qui avait une portée politique. Se tournant alors vers
son autre compagnon :
— Sir Thomas, — reprit le joyeux voyageur, — vous
qui savez l'allemand, ne pourriez-vous donner quelques
conseils à notre hôte? sa volaille ne sera pas mangeable.
Sir Thomas s'excusa de son mieux sur son ignorance
profonde en ces matières.
— Par la sainte croix! — reprit alors le compagnon de
sir l'oulk et de sir Thomas, — je vais donc moi-même lui
AI (i lui' (iUAM) l'ATi:. 0.l7
ddiiiUM' imc Um'oii . et le iiiaiiaiil scia l)i(Mi surpris si jamais
il sail (|ii('ll('s mains ont loiii'lu' sa laidoiic.
Sur ([iioi , sans pins tarder, riuconnn s'approclia du
fb>)('r, rcponssa du {-onde l'incxpérimmlc'' cuisinier, et a\ec
une dcxicrilc remar(pial)lc remania son travail incomjjict.
Sir h'oulk , sir Thomas et lliotc liii-mcmc contemplaient
cette scciie avec un étounemcnt (jui la rendait encore plus
j)i(pianle.
Au plus vif de sa besogne, ce manipulateur impromptu
lui dérangé par l'arrivée d'un nouveau témoin. Ce n'était
rien moins qu'une Bohémienne errante, une Zingard. de
quinze à seize ans au jdus. Si jeune qu'elle fi\t, on voyait
à son teint hruni , et surtout à son costume oriental ,
qu'elle n'avait pas quitté depuis longtenqis la région
hrùlante où les rayons du soleil avaient doré son cou, ses
épaules et ses mains.
— Au diable l'Egyptienne ! — s'écria le maître ([uenx
en fonctions, — vous voilà tous à la regarder connue^ une
luerveille , et ma leçon sera perdue si elle reste.
Il croyait sans doute que ces dures paroles ne seraient
pas entendues de la jeune tille ; mais elle s'avança vers lui
d'un air moins intimidé qu'on ne lent pu croire, et dans
la même langue dont il s'était servi :
— Un brave d'Angleterre, — lui dit-elle, — n'empê-
chera pas sans doute une pauvre tille de gagner sa vie.
A ces mots, le voyageur parut plus contrarié que
jamais.
— Qui es-tu ? — demanda-t-il rudement à l'Egyptienne;
— d'où es-tu? que nous veux-tu ? Va-t'en !
Ces interpellations huent faites d'une voi\ terrible, el
588
PET DE LEVAIN
avec un regard qui eût fait ])àlir les plus braves. La jeune
iille pâlit en effet , mais l'assurance de son regard ne se
démentit point ; il demeura fixé sur la figure de l'homme
brutal qui la chassait ainsi. On eût dit, ou qu'elle cher-
chait à le reconnaître, ou qu'en véritable sorcière elle liû
jetait le Mauvais OEil.
— Je viens, — lui dit-elle, — de la Terre-Sainte;
je viens de Saint-Jean-d'Acre et d'Ascalon, mon hardi
soldat; mais, vous qui parlez, ne fûtes-vous jamais en
Palestine?
— Que t'inqoorle? — répondit plus irrité que jamais le
voyageur inconnu; — me crois-tu lait pour deviser avec
loi ou avec tes pareilles? Hors d'ici, maudite païenne! —
Et vous, Thomas, — et vous, Foulk, — reprit-il, s adres-
sant à ses compagnons , — à quoi songez-vous de laisser
ici cette mendiante? Jetez-lui quelque argent, et (pielle
parte !
L'ordre ainsi donné fut exécuté sur-le-champ ; mais la
Bohémienne repoussa l'aumône qu'on lui faisait avec tant
de dédain, et, sans attendre les violences dont elle était
menacée, elle sortit, l'œil fixé sur \c discourtois soudard
{[uï l'avait si mal accueilhe.
Deux heures après, tandis que les trois voyageurs savou-
raient avec un appétit remarquable le dîner préparé jîar
l'un d'eux, cinquante hallebardiers vinrent investir l'au-
berge où ils tenaient table. Le secrétaire du duc d'Autriche
et un capitaine des gardes avaient pris le commandement
de cette escouade. Quand ils entrèrent dans la salle, les
trois convives, par un seul (>t même niouvemeut. se levé-
Aicurr (;i5AM) patk. 7yM)
iciil pour saisir leurs armes accrochées à la mmaille; mais
le secrétaire, olant sa harelle cl sincliiiaiil a\ec un respect
proloud :
— Sire , — (lit-il , — vous êtes reconnu. Messcigneurs ,
ne tentez point une délense inutile ; nos ordres sont |)récis.
Morts ou vils, le duc mon nuiîlro vous veut avoir.
Un coup d'oeil aux fenêtres convainquit en effet les Aoya-
geurs (jue toute résislanct' serait superllue. Sir Foulk d'Oyley,
sir Thomas Mullon et Uichard (i(eur-de-Lion rendirent en
frémissant leurs épées.
En sortant de l'auberiie ils virent, derrière la triple
rangée de soldats ([ui allait les envelopper, la petite
Egyptienne aux yeux méchants, dont leur capture était
l'ouvrage. Cœur-de-Lion , toujours violent, étendit vers
elle sa main gantée de fer; mais la Zingara, conservant
sur ses lèvres un sourire vindicatif :
— Souviens-toi , — lui cria-t-elle en anglais , — du dra-
peau de Saint-Jean-d'Acre !
Elle faisait allusion à l'ordre insolent donné par Richard
de jeter dans un égoût la hannière allemande, ])laiitée sur
une tour dont le duc Léopold s'était emparé.
Pour ces deux insultes, — toutes deux d'assez peu d'im-
portance,— IVichard passa quatorze mois dans la forteicsse
de Worms. 11 hit cité devant la Diète (îermanique, et ohlige
de répondre à des accusations de meurtre. Son royaume
tout entier s" épuisa pour fournir les cent mille marcs de la
rançon exigée. Enlin la couronne d" Angleterre fut doii-
hlement humiliée devant le sceptre inq^érial et (le\ant
IMiilij)pe-Auguste; — (iceur-de-Eion d'vme part, et Jean-
560
PEU DE LEVAIN AIGRIT (IRAN!) PATE.
sans-Terre de l'autre, s'étant soumis à une déclaraliou de
vasselage '.
N'est-ce pas le cas de reconnaître que :
PEU DE LEVAIN AIGRIT GRAND PATE.
\. l'iciri! irEIrilo et Ollo do Saint-Hl.iizc, ;iiiisi (jiic presque ton» les ménesirel.s
(lu xii« et du xiiie sièele, l'ont allusion à l'anecdote que nous venons de nous
approprier. Aucun hislorien n'a paru la reiiarder comme authentique.
\a\ WvVwv tWvï.'si \c. \.o\\Y ».\\\ Vo\>.
l^l^iDliFi fl^i
L'A^Ti^!
-9<S>«>
Le tliéàlre ropréserito une rue de Séville; — une boutique peinte en bleu,—
vitrage en plomb , — trois palettes en l'air, — l'œil dans la main. — Sur l'enseigne
ees mots.- Consilio mnnuque. Figaro, barbier."
î^ IGARO , contiiuinnl un monolo.suo commencé
'^ Le grand jour est venu, mon enfont. Si tu
0 réussis, lu plantes là ta trousse et ton cuir
■ ' anglais; tu deviens le valet d'un grand d'Es-
pagne, son valet favori, autant vaut dire son
maître. Situ échoues, tu n'es qu'un pauvre sot, et tu restes
barbier comme devant. Le caprice d'un amoureux, la fantaisie
iluiie petite fdle prisonnière, la surveillance plus ou moins
active de son vieux geôlier, toutes choses auxquelles tu ue
peux rien, décideront aujourd'hui de ton sort... J'oubliais
le bon vouloir de la police, qui, nonobstant sa paresse
562 UN BARBIER RASE l'aUTRE.
ordinaire, ne laisse pas quelquefois d'être gênante... Réca-
pitulons ! Il me faut, ce soir, un homme dévoué pour tenir
l'échelle, un alcade aveugle et des screnos ' discrets. 11 me
faut encore un asile sûr, oii, près d'une femme de bon
renom, Rosine puisse attendre le notaire et le prêtre, si par
hasard ceux-ci ne se trouvaient pas sous la main. La moindre
de ces choses demanderait trois jours de recherches, et j'ai
à peine trois heures devant moi ! Je le donne en vingt au
plus matois des ambassadeurs... Eh ! mais, qu'est-ce donc
que j'aperçois entassé contre la borne?... Ce manteau brun,
ce bâton, cette plaque... Jour de Dieu ' c'est Barcino, le
plus adroit corchete ^ de la place San-Francisco... Eh !
}3arcino, dors-tu, veilles-tu, maraud?
Barcino, se réveillant à demi.
Où va Juanica, la brune,
Lorsqu'elle sort du couvent?
l-llle ne craint pas le vent,
Mais si fait le clair de lune...
Elle ne craint pas le vent.
Mais... si... fait...
(11 se rendort.)
Figaro. — Le drôle est plus ivre qu'un frère de la
Capacha... Lève-toi, bête brute.
(Il le pousse du pied.)
Barcino. — Jijero^, je te méprise... va chercher tes
puces ailleurs.
1 11 se rendort. )
Figaro. — Je ne le réveillerai jamais, et le pauvre diable
1. Sereno, criciii' de iiiiil.
2. Corchete, olUcier de ijolice, iiil'érieur au\ ;iluu;i/.il^
3. Jifero, nom do mépris donné aux Itoiieliprs.
Un i?AUi!ii:ii UASK i.'autiU'. o()/)
Jiic l;iil j)ili(''. liicii (|u"il lie soil j)as mon [)èrt!, jcluiis ,
coinuie la lilli' de Lolh , un voile sur sa laiblesso.
(11 reiii[)uil(' dans son aniiMi'-houtiquo. )
L'ai.CADE, arrivant à grands pas. — Bairiiio ! Bart'iiio ! .. .
Où (liahlc se caclio ce; niaiulil sciciio?,.. Unit heures du
matin, et pas de rapport encore!... Le corrégidor, que
va-l-il dire? à (|ui demander?... Justement voici mon
affaire. Seigneur Figaro! seigneur Figaro! je cherche le
sereno du quartier; ne Tauricz-vous point vu, par hasard?
Figaro. — Nullement. Mais, toute la nuit durant, je l'ai
hien assez entendu pour mes péchés. (Parodiant la voix do
Barcino.) «Le temps est beau!... la nuit est belle!... »
Pensez que j'avais un bon mal de dents , et que je donnais
de bon cœur au diable votre importun crieur de nuit !
L'alcade. — Ainsi donc, après tout, le drôle n'a pas
manque à ses devoirs... Mais ce matin, ce matin, seigneiu"
Figaro, où diable pensez-vous qu'il soit?
Figaro. — Je l'ignore , illustre alcade ; mais je gagerais
fort qu'il s'occupe de la sécurité publique. ()uq\ brave cor-
chete vous avez là ! Personne ne s'entend comme lui h
dépister nos drôlesses , et je l'ai vu un jour, à la porte de
Xerez, désarmer à lui seul six fameux rulians, dont les
épées passaient la longueur voulue par les ordonnances. Je
restai stupéfait devant son audace, sa résolution et sa
dextérité. C'était merveille que les coups qu'il portait d'estoc
et de taille , ses revers , ses parades et son œil toujours au
guet pour qu'on ne le prît point par derrière. Bref, ce
nouveau Bodomont mena ses ennemis tambour battant,
depuis la porte en question jusques au collège de maître
364 UN BARBIER RASE l'aUTRE.
Rodrigo, à plus de cent pas de là. Quel homme ! seigneur,
quel homme !
L'alcade , avec orgueil. — Maîh'c Figaro, tous mes algua-
zils sont de la même trempe ; je me flatte d'avoir Fescouade
la plus aguerrie de tout Séville. Si vous voyez Barcino ,
dépêchez-le-moi, je vous en prie.
Figaro. — Comptez sur moi, nohle magistrat.
( L'alcade sorL)
Barcino , passant la tète à travers la porte entrebâillée de l 'arrière-
boutique. — Est-il parti?
FiGAROr — Sans doute, gros animal. Sa voix t'a dégrisé,
ce me semble?
Barcino. — Quelle peur j'ai eue ! et quel cierge ne vous
dois-je pas? Disposez de moi, seigneur Figaro; la nuit
comme le jour, et le jour comme la nuit, je suis à vos
ordres.
Figaro. — J'y compte bien , et je t'attends ce soir an
coin de la Coslanilla, près de la maison du docteur Bar-
tholo. Ne demande ni pour qui, ni pour quoi lu y dois
être ; sois-y seulement, et je te tiens quitte. J'entends quel-
qu'un : sauve-toi.
Barcino, s'enfuyant. — J'y serai, n'en doutez pas.
(Entre la Colindrès.)
La Colindrès. — Vous voyez une femme au désespoir.
Figaro. — Qui peut donc, gracieuse dame, vous trou-
bler à ce point?
La Colindrès. — Mon mari est un monstre , seigneur
Figaro.
Fhjaro. — Qui cela? riionorable alcade?
UN HAlUilKU IIASK I, AUTRK. 501)
La (-Ol.lNDUKS. — Lliuiioiahlc ulcado a passé la miil
hors (le chez lui. Il trompe sa pauvre femme; cela est
cerlain.
FicAHO. — - Vraiment !... Une j)auvre femme si fidèle!
La Colindhès. — Vous pouvez bien le dire. Ll |)our
fpii?... Sans doute pour quelqu'une de ces nynqdies ([ui
Youl étaler leurs grâces à la Sauceda, (pudqu'une de ces
loueuses de lit qu'il est chargé de surveiller.
Figaro. — Mais êtes -vous sûre, au moins, de ce que
vous dites là ?
La Colindrès. — Gomment voulez-vous que j'en doute?
Qui aurait pu le retenir toute la nuit hors de chez nous ?
Figaro. — Etrange jalousie des femmes !... Et si je
vous disais que nous avons passé la nuit ensemble , non
pas , comme vous le soupçonnez , chez quelque nymphe ou
quelque loueuse en garni, mais chez le corrégidor (!<>
Séville , où nous servions l'un et l'autre de témoins?
La Colindrès. — De témoins ? à quoi ?
Figaro , gravement. — Ceci , Madame , est un secret
d'état;... et je me repens déjà d'en avoir trop dit. Mais
croyez -moi, votre mari n'est pas coupable... Qu'avez-
vous donc à pâlir et à regarder ainsi du côté de la rue ?
La Colindrès. — Seigneur Figaro, défendez -moi —
cachez-moi, seigneur Figaro ! Je suis une femme morte.
(Elle se jette dans rarrière-boutique. !
(Entre la Chicharona.)
La Chicharona. — Elle est ici; on m'a dit qu'elle était
ici. Par le ciel, ne m'arrêtez pas ! Je veux lui arracher les
yeux, lui déchirer le visage; de ce couteau, je veux la
marquer au front.
560 UN BARBIER RASE L AUTRE.
Figaro. — Malepeste, quelle fureur! Charmante gilana,
qui doue cherchez-vous ainsi ?
La Chicharona. — Tu le sais bien , maudit barbier ;
c'est madame l'alcade, c'est cette Cohndrès de malheur.
Oii se cache-t-elle ? Je la veux anéantir !
Figaro. — Tout doux, tout doux, ma belle amazone;
prenez garde à mes carreaux, et ne gesticulez point de la
sorte. Je n'ai jamais, que je sache, logé madame Colin-
drès. Mais, pour Dieu, que vous a-t-elle fait'?
La Chicharona. — Ce qu'elle m'a fait ! Elle veut me
prendre ce que j'ai de plus cher. Elle écrit des billets doux
à mon brave toréador. Jour de Dieu! Don Ramou n'est pas
pour elle. Mais c'est assez qu'elle y ait songé; je l'arrange-
rai de la belle sorte. Encore une fois, où est cette femme?
Figaro. — Je n'en sais, ma foi , rien... Cependant vous
m'étonnez fort, Chicharona, et j'aurais soupçonné quelque
autre belle d'en conter h Don Ramon.
La Chicharona. — Une autre! dites-vous. Et qui cela,
s'il vous plaît?
Figaro. — J'ai là-dessus mes petites idées... (Feignant de
se raviser.) Ce billet dont vous parlez, l'avez-vous encore?
La Chicharona. — Sans doute. Je l'ai gardé pour le
faire avaler à celle qui l'a écrit.
Figaro. — Voyons-le, par grâce. (Elle le lui donne.— Après
l'avoir parcouru : ) Justement... Je ne m'étais pas trompé.
La Chicharona, étonnée. — Quoi? comment?... Cette
femme... ce n'est pas?...
Figaro. — Au contraire : c'est celle que je pensais...
Prenez garde , Chicharona , la colère vous aveugle , ma
bonne amie.
UN i?Ainui:i{ RASE l'autrk. 567
La ( illli.llAUONA , indi'cise. — Mais Doii llainoii lui iiièine
a\ail lair do diiv...
Fu;ar(\ — Ali 1 Don Haiiion avait ce! air-là... Je nous
plains, Chicharona. Don Ranion trame qiielquo perlitlio :
il cherche à détourner \os soupçons.
La Chicharona. — Vraiment! si je le croyais!... Au
surplus, je le saurai bientôt.
(Elle sort en couriint.)
Figaro, riant aux éclats. — Gare à toi, Don Ramon, cl ]y,\ir
cette botte. (A la ColindnV : Vous pouvez sortir, Madame, la
tempête est déjà loin.
La ColindrÈS, encore toute émue. — Seigneur Figaro , je
vous dois l'honneur, et peut-être la vie... Un esclandre
public... une marque ignominieuse... Oh! dites-moi , ne
puis-je rien pour m' acquitter?
Figaro. — Si fait, certes. (A voix basse) : Cette nuit, chez
vous...
La ColindrÈS, offensée. — (Jue signitie...
Figaro, souriant. — ?S^on, vous vous trompez ; je sais tort
bien que je ne suis pas Don Ramon... Cette nuit, chez vous,
disais-je , il faudra donner asile , pour quelques heures
seulement , et dans le plus grand secret , à une jeune fugi-
live que je protège.
La ColindrÈS, étonnée. — Mais vraiment, Figaro, j'i-
gnore... si...
Figaro. — Vous oubliez que sans moi, tout à llKuire...
La ColindrÈS, vivement — Non, non... .Je ncuv, je
dois me montrer reconnaissante... A cette nuit donc.
Figaro. — .Jusque là, motus !
'Elle sort. — Apres un instant l'alcade paraît au bout de la rue)
508 L'N BARBIER RASE L'AUTRE.
Fi(;aR(). — Et de deux! Maintenant fiiisons savoir à l'al-
cade... Oh! justement, voici ce majestueux personnage...
Seigneur alcade, deux mois.
L'alcade. — Que me voulez-vous, seigneur barbier?
Figaro. — Où passâtes-vous la nuit dernière?
L'alcade. — Plaisante question ! Et de quel droit?...
Figaro. — Vous avez raison, et peu m'importe. Que
ce soit chez Dolorès ou chez Loaïsa , chez Mari-Alonzo
ou chez Léonor, cela ne me regarde en rien ; mais ce qui
m'importe, et à vous aussi, c'est de n'être pas démenti
dans un petit conte que je viens de faire à madame votre
épouse.
L'alcade , troublé. — Ma femme ! . . .
Figaro. — Elle vous cherchait tout à l'heure. Votre
absence nocturne lui avait mis la puce à l'oreille, et sans
le soin que j'ai pris de la rassurer. ..
L'alcade. — Ah ! seigneur Figaro, quel signalé ser-
vice !
Figaro. — Connnent donc , seigneur alcade , il se faut
bien entr aider quelque peu. Sachez, pour votre gouverne,
que nous avons passé la nuit entière chez le corrégidor.
Nos motifs doivent rester secrets. Tenez-vous-en à cette
explication, que j*ai donnée sous la foi du serment. Main-
tenant, seigneur, si cette nuit, à l'heure des sérénades,
vous aperceviez votre dévoué serviteur en bonne fortune...
si vous le trouviez, par exemple, sous les fenêtres du
docteur Bartholo , prêt à monter chez... chez la duègne
Marceline . . . J' espère . . .
L" alcade, souriant. — 11 suftit. Nous nous comprenons
à merveille, P^oiis m avez fait la barbe,,.
../'\
\ w \w\\\\\\<. x\<\\i u"v:f-V \wwvv\t. \vv\A. yow ww*; \\V\t.
UN liAintiKK UASK i/aithi:.
r)(j!)
iMdAUo. — /;/ VOUS me ferez le toupet. (Tcsl cxiic-
Iciuciil cela. Il est cniciulu dans ce I)as monde qnc; qui
se seni en laule, (ronve inlérèt à excnser les péchés de
son voisin, el que, snivanl le [)rovcrbe,
UN BARBIKU RASE l'aUTUK.
47
/h U/hM<ê)^Û [IT ^y i^iy
ON S'HABITUE
0 n'oserai jamais!
— Fais coniiiio moi, imbécile!
— .l'ai trop peur.
— Peur d'une lilietle du seize ans ! Je rougis
d'être ton cousin, Alain.
— Mais, mon cher Léveillé
Habit de lutaine grise et cœur sensible, bas chinés et
\in"t ans, «iuètres nanivin, chai)eau rond placé en arrière,
yeux bleus, cheveux ])louds; au-dessus de la lèvre supé-
A 1. vMori! i;t AT Fi:r, ktc. .>/ I
nciiic un |)('li( sii^iic (|(ii iii(li(|ii(' ([imI (>sl jimoufciiv de
iiiadciiioiscllc Aiiiicllc : Noilà Alain.
HappeK'z-voiis les ])i('('('s di; l'^avart, si vous Icmu'z à vous
faiix' une idée de Lévcillé, de nions Léveillé, connue on
disait au wiii'' siècle. \()i\sonor('j gestes gracieux, visage;
empourpré, œil éinérillouné, jarret solide ; vous le recon-
naîtriez entre mille. Saluez en sa personne le gars, le bon
drille, le coq de village. Quel Don Juan (pic ce Léveillé!
N'est-ce pas de lui que M. le bailli disait l'autre jour :
« Comment voulez-vous qu'il y ait des rosières dans le can-
ton? il cueille toutes mes roses! » Cependant M. le bailli
tiendrait beaucoup à couronner des rosières; c'est le faible
de tous les baillis.
Alain est amoureux fou de mademoiselle Annette; il
n'a plus le cœur à rien , ni à servir la jncsse à M. le curé,
ni à chanter au lutrin , ni à écouter les contes du soir à la
veillée; il passe et repasse sans cesse devant la fenêtre
d* Annette; en levant la tête, il rougit; si elle est sur sa
porte, il s'enfuit.
L'autre jour il Ta rencontrée comme elle entrait dans
l'église ; c'est à peine s'il a eu la force de lui dire : Bonjour,
mademoiselle Annette. Elle, pourtant, lui a répondu d'un
ton fort encourageant : Bonjour, monsieur Alain! — Ah!
si l'on vendait des philtres pour se faire aimer ! A quels .
moyens ont-ils eu recours ceux qui jouissent de ce bon-
heur? Parbleu! il Aiut que je le demande à mon cousin
Léveillé.
Ce matin même , Alain est allé trouver Léveillé , et ils
ont eu ensemble une conversation dont nous venons d'en-
tendre les dernières phrases. Léveillé a développé devant
572 A l'amour et au feu
son cousin tout son système de séduction. Quand on veut
faire la cour à une femme , on commence par la regarder
bien tendrement, puis on essaie de lui parler; si elle répond,
on lui serre la main, et on soupire. Si le lendemain est
un dimanche, on lui présente des Heurs et on l'invite à la
danse. Le matin, quand elle conduit ses moutons au pâtu-
rage , on se trouve comme par hasard dans la prairie , on
entame l'entretien par quelque flatterie adroite; on s'asseoit
auprès d'elle, on lui dit : Je vous aime, et on lui prend un
baiser.
C'est à cet endroit de la leçon qu'Alain s'est écrié : Je
n'oserai jamais!
Ne jamais oser ! Charmante conviction de la jeunesse ,
naïveté, candeur, timidité de l'adolescence, les premiers
feux de l'aurore ont moins de grâce que vous ! Léveillé, lui
aussi, a cru qu'il n'oserait jamais; il a eu peur, il a reculé
devant un premier baiser ; mais depuis Pourquoi Alain
ne serait-il pas comme lui? pourquoi ne s'habituerait-il pas
à l'amour? Il n'en sait rien lui-même. Le fait est qu'Annette
vient de passer tenant son fuseau à la main ; ses brebis la
suivent ; elle se dirige vers le petit bois qui borde la rivière.
L'occasion est belle, Léveillé ne manquerait pas d'en pro-
fiter; mais Alain se souvient que c'est l'heure où M. le curé
l'attend; il s'enfuit, il plante là son professeur. Essayez
après cela d'apprendre l'amour aux jeunes gens.
M. le bailli s'est rendu de grand matin chez la mère
d'Annette; il roule une grande pensée sous sa perruque à
marteaux; sa figure est soucieuse, sa démarche solennelle;
il se drape majestueusement dans son manteau de serge
noire; il médite deux choses importantes, une rosière et
ON s'ilABlTlK. 57."
un discours pour l'arriNée du soigueur. Le discours ;un'a
son lour; il a l)icu Irouvé la rosière.
— Bonjour, nicrc Simonne, dit-il en entrant.
— Dieu vous garde! monsieur le bailli.
— Je viens vous apportei' une bonne nouvelle. Le sei-
gneur arrive dans un mois; il nous faut à tout prix une
rosière : j'ai clioisi volie lille.
— (Test beaucoup d'bonneur pour nous, monsieur le
bailli.
— Dites-moi , mère Simonne , n'avez-vous jamais vu
personne rôder autour de votre fille? c'est que, voyez- vous,
je suis très-sévère en fait de rosières, et si...
La mère Simonne allait répondre, lorsque tout-à-coup
un bruit de tambour se fait entendre : Plan , ran , plan ,
plan, ran, plan. C'est le sergent Latulipe qui arrive à la
tète de son escouade ; de beaux grenadiers , ma foi ! habits
et pantalons blancs, revers bleus, le tricorne tièrement posé,
la queue bien faite et les cheveux soigneusement poudrés.
Tout le village s'est levé pour les voir passer.
Latulipe donne le mot d'ordre au bailli; il \ient dans le
pays pour le recrutement. Le roi a besoin de beaucou]) de
grenadiers; on se bat dans le Palatinat ; qui ne brûlerait de
partager les dangers des défenseurs de la patrie? Latulipe
compte sur la bonne volonté de la jeunesse et sur l'assis-
tance des cavaliers de la maréchaussée.
Le bailli a remis des billets de logement à la trouj)e ;
Latuhpe tiendra garnison pour le moment chez la mèi-e
Simonne. Imprudent bailli, qui va loger le plus galant des
sergents chez la plus jolie des rosières ! Qui ne connaît le
fameux Latulipe? l'histoire est pleine de ses exploits mili-
o74 A LAMOrU Et AU FEU
taires et galants; une chanson les a transmis à la postérité^
chanson touchante dont le dernier couplet arrache de^
larmes. Latulipe s'adresse à son amante :
Tiens, serre ma pipe,
(iarde mon briquet;
Et si Latulipe
Fait le noir trajol.
Tu seras la seule
Dans le régiment
Qu'ait le brùle-gueule
T)e son tendre amant.
A cette époque Latulipe ne songeait nullement à faire le
noir trajet, et tout porte à croire qu'il ne connaissait pas
encore cette Manon qui lui inspira ])lus tard de si éloquents
adieux.
Le sergent n"a que trois joiu's à passer dans le village ;
jnais aussi comme il les emploie ! Ce sont sans cesse de nou-
veaux compliments, de nouvelles galanteries à Annette; il
lui donne le hras, il 1 accompagne aux champs, il danse
avec elle. Pauvre Alain! il souffre, il est jaloux! On dirait
qu' Annette prend plaisir à se monh'er à ses yeux en com-
pagnie du sergent. Alain souffre tant, qu'il oublie qu'il est
forcé de partir, que la loi l'oblige sous peine des galères à
devenir un héros.
— Puisque tu pars, lui disait Léveillé, c'est le moment
de te déclarer.
Alain répondait par son refrain ordinaire : Je n" oserai
jamais.
ON s" Il A in TUE. ?)7;i
Cependant le jour du dépari est venu. Les grenadieis
sont rangés en bataille sur la grande place; derrière eux se
tiennent les recrues. Les mères, les sœurs, les fiancées se
(lésoleiil : encore un i)aiser, un dernier seri'enienl de
main; le signal est donné, le tambour bat; en avant, mar-
clie ! Lalulipe , en passant devant la maison d'Aimette, lui
j)orte les armes. La jeune fille pleiur , le sergent croit ([iie
ces pleurs sont pour lui; mais elle a regardé Alain. En ce
moment celui-ci se serait senti le courage de risquer un
av(;u ; mais il est ti'op tard, le cloclier du village disparaît ,
les conscrits lui disent un dernier adieu du baut de la col-
line. (Jui sait s'ils reviendront? Voilà la triste réllexion
qu'ils font tous en ce moment. Quant au sergent Latulipe,
il n'a qu'un seul regret, c'est de quitter si tôt Annette ; mais
bah! n'aurait-il pas été obligé de la respecter? le bailli ne
l'avait-il pas averti qu'en sa qualité de rosière la jeune tille
était propriété du gouvernement?
Quelques mois après le départ d* Alain, Léveîllé reçut de
lui une lettre ainsi conçue :
Clior cousin.
Depuis mon arrivée au régiment, je n"ai [iiis Irop à me plaindre; nous
sommes en Alsace; le pays est bon, et les femmes jolies; nous avons
des vivres et de l'amour à discrétion : je serais presque heureux, si je
pouvais oublier Annette. Après elle unectiose m'inquiète, c'est de savoir
l'effet que fera sur moi la première grande bataille. .l'ai vu le feu une
fois, et je n'étais pas tres-rassuré. Le sergent Lattiliiie, qui me i)rotege,
prétend que je m'y h'abituerai , et que je finirai par obtenir les galon^
comme lui. C'est égal, si mon oncle voulait me faire remplacer, j'en
576 A l'amour et \v feu
sernis charmé. Adieu, mon cher cousin, donne-moi do tes nouvelles et
de celles d'Annelte; il me semble que maintenant j'oserais lui prendre
un baiser.
Ton cousin pour la vie,
Alain.
Chantons! dansons! la paix est signée; c'est fête au vil-
lage; le seigneur va arriver. Le bailli a terminé sa haran-
gue, la rosière est prête. Ne vous étonnez pas qu'Annette
soit restée sage si longtemps ; grâce à Léveillé, elle a connu
l'amour d'Alain, elle lui a fait écrire quelle l'attendrait,
qu'elle ne serait jamais qu'à lui. O^it'He joie, pensait An-
nette, s'il pouvait assister à la cérémonie! 0 surprise! o
bonheur! le voilà, c'est lui! son oncle lui a acheté un
homme. Comme l'habit militaire lui va bien ! 11 tombe aux
genoux d'Annetle, il veut l'embrasser; heureusement le
bailli survient : Attendez au moins, lui dit-il, qu'elle ne
soit plus rosière.
Un nuage de poussière s'élève sur la route; on entend le
galop d'un cheval : C'est monseigneur! s'écrie le bailli, et
il s'élance pour le recevoir.
C'était un courrier qui venait annoncer que, monseigneur
ayant été mis à la Bastille pour avoir fait un calembour
contre madame de Pompadour, ses vassaux seraient privés
de sa présence.
Le lendemain Annettc épousa Alain. Le pauvre bailli se
trouva sans rosière : heureusement monseigneur était en
prison.
La chaumière d'Alain devint la maison à la mode; c'est
chez lui que les notables allaient passer les longues soirées
d'hiver; son esprit s'était singulièrement développé au régi-
\av "\>cV\\e Vwwôwc f?.\ \a \v?>\\\\(!.
ON S llAlilTlK.
.)/ /
iiKMil. Il facoiilail à merveille les histoires de ^tiniison ; il
aimait aussi à reNeiiirsiir la timidité de ses ])reinières années;
alors il taisait jeter une bourrée de plus dans Tàlre, et serré
contre sa femme, les mains teu(lu(>s \ers la llannne. il r(''j)e-
lait en jouant un peu sui' les mois : 1. ("veillé et le sergent
avaient raison ,
A l.A.MOV li KT \l i-El 0.\ s" 11 A lUT L: li.
48
ON SE COUCHE
.4>^
ette maxime ne tend à rien moins qu'à
:^y' nous faire envisager l'humanité comme un
- "rè^ vaste dortoir en désordre. Pour une cou-
Wr^^yi' chette bien entendue, dont les oreillers
p^^ sont à leur place, dont la couverture est
chaude et moelleuse, dont les rideaux, artistement fermés,
arrêtent l'éclat du jour, sans gêner la circulation de
l'air, combien de coussins disposés à contre-sens, et
mettant le corps à la gêne! Combien de matelas inégaux et
qui semblent rembourrés d'épines! Combien de lits mal
faits, en un mot, et combien de gens dorment fort irial !
Damis, — brave et digue garçon d'ailleurs, — est remar-
quable par son excessive paresse, Le sort l'oA-iit doué d'nn
COMME ON FMI' SON MT, KTC. 7il\)
paliimoiiic Ixtriu' , mais siillisaiil aii\ besoins (riiiic cxis-
leiicc comme la sienne, aii\ e\i«;en('es d'nne ima^inalion
lran(|iiille el inerte. Damis pouxail vivi-e liemcnx en pro-
vince . eiilre nn cai'ré de tulipes cl une volière, i-àclant à
loisir quelques uiélodies sur la guitare, et riniaid des
madrigaux pour les (lydalises de l'endroit. Mais point du
loul. Damis est venu à Paris ; il a voulu s'assurer les moyens
d'y vivre sans profession ; il s'est jeté à l'étourdie dans la
carrière des spéculations industrielles, celle-là même qui
réclame les soins les plus assidus, et où son indolente nature,
aux prises avec des luttes quotidiemies, devait lui valoir des
revers quotidiens. Ou'est-il arrivé ? Sa modique foi-tuue
s'est perdue. Le petit avoir, qu'il devait, avant tout, s'ap-
pliquer à conserver, il l'a détruit en voulant l'accroître,
(le qu'il a fait dans l'intérêt de sa paresse, a tourné contre
elle. Aujourd'hui Damis est soldat. Il se lève bien avant le
soleil, travaille plus que l'ouvrier le plus laborieux, et pour
(|uel salaire, et avec quelle espérance ! Damis reconnaît trop
lard aujourd'hui qu'il s'est trompé sur son aptitude el sa
vocation, r^ctte erreur loi coûtera le bonheur de toute sa
vie ; — il a mal fait son lit ; il est mal couché.
Voyez au contraire l'inq^élueux Cléon. A celui-là conve-
nait l'air parisien. Cléon ne dort jamais ; son ima<:i;inatiou ,
fiévreuse et créatrice, enfante chaque jour d^^ nouveaux
])rojets. Rien qu'à voir son regard si vif , rien qu'à suivre
sa parole si animée, vous reconnaissez l'homme énergique,
lait j)om- vivre à son aise au sein des plus terribles agita-
tions. Cléon serait à sa place sur le tillac d'un navire, com-
mandant la manœuvre par un gros tenq)s. Cléon serait
encore à sa place dans la tribune parlementaire, un jour
de crise politique, .letez Cléon sur la voie des grandes spécu-
580 COMME ON FAIT SON LIT
laliolis ; il iieii est })as une dont la conception lui échappe,
OU qui, par la nmltiplicité des travaux (pi' elle exige,
dépasse les forces de ce courageux athlète. Mais Cléon , mal
inspiré certain joiu", s'est persuadé qu'il pouvait vivre heu-
reux dans un pauvre hourg du Finistère. Il s'y est laissé
clouer par un sot mariage et par l'achat d'une misérable
étude. Le sort en est jeté ; à moins de prendre une de ces
résolutions héroïques, dont la responsabilité glace les plus
entreprenants, il faudra que Cléon dévore jusqu'au bout sa
noble ardeur, qu'il ronge son frein en silence, et qu'il res-
treigne son génie aux proportions mesquines de quelques
menus procès, de quelques transactions vulgaires. Il se
sent déplacé dans cette sphère étroite; il s'y désole, il s'y
tourmente; il dépense en caprices et en accès d'humeur le
superihi de sa force ; il fatigue les autres et lui-même de sa
vitalité surabondante. Il faudrait raccourcir ce géant, pour
(pi il tint à l'aise dans son lit de Procuste.
Lu lit mal fait, c'est encore celui où notre grand Molière
('tend l'infortuné Georges Dandin. Qu'avait besoin ce brave
bourgeois de prendre pour fennne une Sotenville ? La famille
des Dandin , — cette honnête famdle , — méritait-elle une
pareille disgrâce? Mais tu l'as voulu , pauvre sot ! Dans une
folle envie de blasonner ton lignage et d'anoblir, — par le
ventre, — ta postérité, ta cervelle s'est fourvoyée. Ce qui
s'ensuit, vous le savez tous : les dédains du beau-père, les
sottes prétentions de la belle-mère, — une La Prudoterie,
— et le tendre penchant de la belle Angélique pour monsieur
le vicomte de Clitandre. Bref, tous les détails de cette farce
immortelle sont encore présents à votre esprit. Or, vous le
savez aussi, Dandin, tout malheureux qu'il est, ne fait
giaiid* j)eine à j^ersouuc. Personne , il est vrai, ne voudi'ail
()\ s H cor cm:. .Isl
(le son lil Mais, après loiil , j)(»iii(|ii(H I a-l-il si mal la il '.'
c'csl-à-dirc si mal mciihlt'? — (icor^cs Ihiidiii. In las
vonin, ne ton prends a d anlres «jn à loi-mème.
Or, n a\oiis-iious pas de nos jours (piehpies Georges
Daiidin lemelles? Vax cliercliani bien, ne Iroiiverioiis-nous
|)as (piehpio lille de bampiier dont l'immense^ dol ail S(>rvi
à tniner les terres obérées d'im |)atrifie!i deeonlil'.'' Deman-
dez Ini , à eelle-là. dans (piels heanx draj>s elle sCst mise?
I*ent-élre la sni'prendre/ -vous dans mi de ces l'ares
moments où débordent les cœurs abreuvés d'outrages, et
vous verrez alors par ([uelles humiliations elle expie le droit
de se montrer au Bois, dans une calèche armoriée. I^^lle
vous racontera de (juel air on lui iail ])lac(^ dans les salons
evclnsii's où elle a voulu pénétrer; elle vous dira les i'roides
imj)ertinences des vieilles douairières et des jeunes mar-
quises, les grands airs de son noble époux, et juscpraux
mépris de ses gens, très forts sur les distinctions héraldi(pies,
Klle vous les dira, et vous ne trouverez pas en vous plus
de compassion pour cette IVèle victime que pour le gros
l^andin de Molière : «Cela l'ait pitié », dit-on quelquefois
de la vanité punie ; mais ne vous y trompez pas, et ne pre-
nez jamais an pied de la lettre cette locution méprisaide.
Revenons à notre proverbe qni parfois change aussi d ac-
ception. Faire son lit, s'entend aussi hien de « veiller à ses
intérêts » que « d'arranger sa vie. »
Si votre nom a du crédit, et si nous en décorez les pro-
spectus séduisants d'une commandite, vous faites votre lit
en vous assurant un bon nomhre d'actions à bas prix ; vous
vous coucherez ensuite sur des bénéfices, plus ou moins
douillets, suivant qu'ils sont plus ou moins gros.
he même encoi'e, cinquième auteur d'un vaudevilh^
382
COMME ON FAIT SON UT, ETC.
prodiiclir, VOUS on ferez un lit excellent si, par quelque
ingénieux stratauème, vous savez évincer de leurs droits vos
quatre collaborateurs moins bien avisés que vous. Comptez
en pareil cas sur leur rancune ; mais comptez aussi sur
leur estime : — 11 sait son pain manger, dira l'un : — (Test
un fin compère, ajoutera l'autre; il a toujours la part
du lion : — Personne ne tire mieux la couverture à soi ,
reprendra le tioisième. Et, tout en se promettant d'être
mieux sur ses gardes h l'avenir, le dernier déduira de sa
mésaventure rpiebpie moi'ale ju-overbiale dans le goùl de
celle-ci :
(OMMF. ON 1- V IT SON LIT. ON SR COrClIK.
LA PELL
NE DOIT PAS SE MOQUER DU FOURGON
(' sentais (|ue cette iiiissioii était délicate;
mais eiilin je l'avais acceptée, et il lallail
nrexécuter de ijoiiiie grâce. Je lis i\n}n-
atteler. I autre matin, et je commençai mon
\oyage dans le domain»' de la crifi(|ne.
l^e début de ce voyage l'ut marqué par un accès d'imita-
lience, lorsque, tiré tout à coup d'une distraction prolonde.
je m'aperçus que nous luisions liuisse roule, Moii cocher.
5)S4 LA PELLE NE DOIT PAS
que je dirigeais vers la rue de la Victoire, naNait pas noiiIu
j)araître ignorer le gisement tojwgraphiqiie de cette rue, et.
An quartier de la Madeleiiu" , m'avait déjà égaré jusqu'à la
place de la Bourse.
Une explication s'ensuivit, que ma brusquerie rendit sans
doute fort désagréable pour mon vieux Thibaut; car il se
renferma aussitôt dans cette stupidité obstinée qui est la,
dernière ressource des domestiques poussés à bout, Xultima
ratio de la servitude humiliée.
— Comment pouvais-je savoir, me demanda- 1- il en
ouvrant de grands yeux, que Monsieur voulait aller rue
('hantereine?
— Vous l'auriez su, nigaud, si vous saviez...
j'allais ajouter : l'histoire de France, — pensant à
Napoléon, à son retour d'Egypte et au 18 brumaire ; mais
je me repris à temps pour ne pas lâcher la bévue qui, déjà
commise dans mon esprit , errait an bord de mes lèvres :
— Si vous saviez, repris-je tout ce que vous devez
savoir.
Thibaut ne répliqua rien, tonrna bride, et nous arrêtâmes
bientôt devant la porte que j'avais désignée. Une fois là,
au lieu d'ouvrir la portièn^ de droite qui donnait sur le trot-
toir, j'ouvris celle de gauche, doimant sur la rue, et le
résultat de cette fausse manœuvre fut assez déplorable. Un
cabriolet, ([ui arrivait au graïul trot derrière nous, \int
doiuier en plein dans le battant poussé si mal à propos, el
du choc, le mil en capilotade. Fort heureiisement ])onr moi,
je n'étais point encore sorti du coiq)é , ce qui m'épargna
ime ass(>z triste aventure. En revanche, il fallut subir ime
hordée de reproches et d'injures que m'envoya le condnc-
4
■ô ^^
-c-^x.
\V \auV \v\v\VeY vvvtt Vw \.o\vY^.
SK MOOll'.R \)V FOrUfJON. .)<S.)
Iciii' (lu cahiiolt't en (jucslioii, |t()iif |)i(''\ciiii' sans doute les
j)laiul('s qu'il rodoulail de ma ])ail. Il attrslail les dieux el
les lionimos qu'il u'avail eu iieu \iolé les règles de sou arl,
et démontrait au\ passants, à grand renfort d'oxpliealious
(ethniques, mon insigne et in([ualinable maladresse.
La destinée a ses retours. Lorsque cet Aniomédon mal-
encontreux, la discnssion épuisée, voulut r(q)reii(lr(! sa roule
du même train qu'auparavant, son cheval \iut à uiauqiier
des pieds de devant, et s'agenouilla brusquement sur le
|)avé. Le cocher fut lancé , comme une bombe, par-dessus
sa bête, et s'il n'avait rencontré fort heureusement, à l'ev-
Irémité de sa périlleuse parabole, deux ou trois bottes de
paille, placées là par une divinité favorable, il se lut infail-
liblement brisé les membres.
En le relevant, je ne résistai pas à la tentation de lui
restituer la semonce qu'il m'adressait trois minutes aupa-
ravant, et je pérorai fort longuement sur l'imprudence
([u'on met à ne pas fermer les crochets qui retienneul le
tablier d"un cabriolet, quand on n'est pas sur du cheval
qui le mène.
Tandis que je développais ce texte avec une remarquable
éloquence, je crus surprendre un sourire sur les lèvres de
mon cocher, lequel, en ce moment, se livrait, je le sou])-
çonne, à des rapprochements satiriques. Il lui senddait plai-
sant que j'eusse commis une grave étourderie, inuiiédiate-
ment après l'avoir si vertement tancé sur sou ignorance, el
qu'à mou tour, vivement repris par un orgueilleux censeur.
j'eusse pu jendre à ce dernier, séance tenaide , son aigre
homélie.
Si je devinai juste en interprétant ainsi le sourire nar-
5S0 LA PELLE NE DOIT PAS
quuis de mon vieux l'hibaut , c'est ce que mes lecteurs déci-
deront dans leur sagesse. Quant à moi. sans m'en informer
autrement, yi montai chez le magistrat littéraire à qui j'al-
lais rendre visite.
En attendant qu'il congédiât un visiteur matinal, qui,
me dit-on, m'avait prévenu, son valet de chambre me remit
un faix de journaux dont machinalement je rompis les
bandes. L'un d'eux renfermait une critique des plus
excessives, justement dirigée contre l'aristarque dont j'atten-
dais le loisir. A propos d'un roman qu'il venait de mettre
au jour, certain auteur rancunier, jadis fustigé par lui ,
s'évertuait à démontrer — la critique de nos jours est
passablement envahissante — que mon ami n'avait ni
invention, ni stvle, ni esprit, ni bon sens, ni cœur, ni
conscience. Bref, l'attaque était de telle nature que je me
j)romis bien de ne l'avoir jamais lue, et par un sentiment
de charité irrélléchie, je la glissai lestement dans la poche
de mon paletot.
Au même instant, l'aristarque apparut, dans toute la
sérénité de sa puissance :
— Ah ! vous voilà, très-cher! Je devine ce qui vous amène.
Vous venez m'implorer pom- vos Trois Tètes et pour leurs
Proverbes A merveille; vous savez que je suis bon
prince... Mais, entre nous, convenez que c'est là une plai-
sante idée... Des proverbes ;... qui se soucie maintenant
de proverbes?... Cent Proverbes... pourquoi cent Proverbes?
(ïent et un, je ne dis pas... Et ces Trois Tètes on dira
qu'elles n'ont pas de l'esprit conune quatre Quant à
(irandville, à la bonne heure... Encore nos Athéniens se
lassent-ils de ses succès, comme cet autre se lassait de la
SK MDiJI KK 1)1 l'ol KdON. .►«/
probité (lAristide... Allons, soyons IVaiics... Nous n'en
dirons rien :... mais le li\n' csl nian([n('' Les anlcnis.
gens dc'spiil, ))ren(lr()nt lenr revanelie... lùnhrassons-nons
et qu'il n'en soit pltr- (|nestion... si ee n'est pour ii-s acca-
bler d'éloges...
Ce flux de paroles dédaigneuses ne m'avait pas laiss(''
le temps de placer un seul mot. Tout à coup, vers la lin
de la désobligeante apostropbe, il me vint une idée Innii-
neuse : je tirai de ma poche la critique dont j'ai parlé;
puis, sans autre explication, je la plaçai sous les yeux d(>
l'aristarque.
Dès les premières lignes , sou visage changea d'expres-
sion: sa bouche souriait encore, il est vrai; mais son regard
démentait ce sourire sardonique, et, bien que décochés par
une main malveillante , tous les traits de cette boutade in-
juste arrivaient droit à leur but. Il avait commencé par
saluer d'un bravo désintéressé les épigrammes les pins
mordantes, les plus amères attaques : mais peu à peu ce
faux sang-froid disparut, et fut remplacé par un dépit pins
sincère. Mon homme balbutia quelques })laintes inintelli-
gibles contre l'injustice des hommes , la malveillance de
parti pris, etc.. mais s' apercevant qu'il frisait le ridicule :
— N'en parlons plus , s'écria-t-il , et revenons à vos
Proverbes. Je vous promets de les lue...
— Vous ne les avez donc pas lus?
— Non vraiment. Cela vous étonne?
— Votre opinion si bien arrêtée me faisait croire...
— Ah bah!... Propos en l'air. Pures fadaises. N'y faites
pas attention.
Bref, l'aristarque se montra tout a coup plus modeste el
7)HH LA PELLE NE DOIT PAS
plus consolant. Je le quittai, très-certain qu'il apporterait à
sa besogne beaucoup plus de modération et d'équité qu'il
ne l'aurait fait sans la mortification imméritée qu'on lui
avait infligée.
Le soir même, au tbéàtre de ***, on jouait un vaudeville
de l'écrivain rancunier. Je le rencojilrai sur le boulevard,
tout rayonnant encore de sa malice du matin. 11 jouissait
(le son triomphe , il chantait son article aux échos, il dan-
sait en idée sur le corps de sa victime , avec une férocité de
cannibale. On aurait perdu sa peine à lui prêcher en ce
moment la concorde et la charité chrétienne : aussi me
gardai -je bien de lui adresser le plus léger reproche.
Mais deux heures après, sur ce même boulevard, ce can-
nibale était devenu la plus douce brebis de l'univers. Il était
tout oreilles à mes conseils, tout humilité devant mes re-
j)roches. Si je l'eusse exigé de lui, j'aurais obtenu telle
amende honorable quû m'eût plu de prescrire Le
vaudeville nouveau venait d'être sifflé à plate couture.
Je me contentai d'un petit sermon, aussi indulgent que
possible, dans lequel je m'efforçai de faire comprendre à
l'auteur sifflé, combien, dans ce monde où chacun tombe
à son tour, la morale évangélique est salutaire et bonne.
A ce sujet je lui racontai les divers incidents de ma course
du matin, tels à peu près qu'on vient de les lire.
11 sourit autant que son malheur lui permettait de
sourire, et avec sa sagacité de littérateur à l'affût :
— -Ne pensez-vous pas, me dit-il, que notre journée a
pour moralité un de ces Proverbes dont vous parlez?
— Bah! m"écriai-je; en ce cas, vous le ferez, irest-il
pas vrai'/
SK MOQUEK Dl' KOllHiON. 589
— Merci, iv|H)iulil-il. Failcs-lc Noiis-iiiriiie, donnez-lui
pour titre :
LA 1>I;LI,E NK doit pas SK MOOlEll I)f FOIRGON.
Et puissent tous^os lecteurs tenir compte de cette recom-
inandHlion bénigne.
Son conseil me parut l)on ; il a été mis à profit. Vvis à
tontes les pelles du rovannu».
LJi [F3W
COURONNE L'ŒUVRE
nV près avoir fratcrnelloinonl vécu pendant
un an sous le même l)onnet , les Trois Tètes
%^ ■< que le -crayon de Grandville a représentées
sur le frontispice de ce volume, se diicnl
Tune à l'autre :
— Le moment est venu d'abandonner le logis commun,
et de reprendre chacune notre chapeau. Nous allons nous
séparer; mais avant de nous dire adieu, il convient de
LA FIN COURONNE l'oEUVRE. 591
méditer ciisciiiMo le couplet iiiial (|iie nous adicsserous au
|)Ml)lie. Il MOUS faut (|uel(jue chose de iieid , (rehloiiissaiit ,
enfin un ])oii([uet di^iie de ce t'en (rartilice d'esprit en
cinquante livraisons que nous venons de tirer pour le plus
grand amusement des lecteurs. Que pensez-vous d'un com-
pliment en vers?
— C'est bien usé. répondit la secoiule Tète ; d'ailleurs les
compliments en vers ne se l'ont (jue pour les inau<2,urations.
— Si nous écrivions une post-lace ! « Ce livre que vous
venez de lire, Messieurs et Mesdames, est l'histoire abrégée
de l'humanité. Qu'est-ce que le proverbe , sinon l'expres-
sion la plus élevée de la philosophie? La philosophie elle-
même n'est-elle pas la connaissance de l'honnne? Or, le
proverbe c'est l'humanité. Remarquez en effet comme dans
ce volume tout prend une voix, une forme, un sens : finan-
ciers, bourgeois, oiseaux, quadrupèdes, Chinois, Français,
Italiens, Grecs, Allemands, gens de tous les pays, de toutes
les nations, de toutes les époques, tout le monde vit à la fois
de la même vie et parle la même langue, celle du bon sens.
Ce livre manquait à l'univers, l'univers ne manquera pas à
ce livre; mais qu'on nous permette de développer notre
pensée »
— Assez de développements connue cela, dit a son tour
la troisième Tête; je ne connais rien de })lus ennuyeux
qu'une préface, si ce n'est une post-face : personne ne la lit.
— Bornons-nous alors à solliciter 1" indulgence du pu-
blic
— Daignez excuser les fautes de l'auteur ? c'est trop
lococo. Paix aux vieilles formules, ne faisons pas la palin-
génésie des théâtres forains.
592 LA FIN COURONNE L OEUVRE.
— 11 me vient une idée, s'écria la première Tèle.
— Voyons, dirent les deux autres.
— Il y a une lacune dans notre livre.
— Laquelle?
— Réca[)ilulez tons les proverbes; ne voyez-vous pas ce
qui leur manque?
— Quoi donc?
— Un proverbe sanscrit.
— Parbleu, vous avez raison; mais vous n'apercevez
pas une lacune bien plus importante encore?
— Ma loi , non .
— Relisez la liste des proverbes. Outre le provei-be sans-
crit, que leur manque-t-il?
— Je l'ignore.
— Un proverbe persan.
— Le proverbe sanscrit est bien pbis important; regar-
dez comme celui-ci est joli : « La simplicité plaît à la gran-
deur; la paille attire le diamant. »
— Pour la grâce et la fraîcbeur rien ne vaut le proverbe
persan; tenez, que pensez- vous de celui-là : « Pour cliaque
rose, une abeille et un frelon? »
— Il faut consacrer les dernières pages qui nous restent
au proverbe sanscrit; cela donnera du poids à notre livre.
— Présentons ;ui lecteur en finissant l'odorant bouquet
de la sagesse persane; elle laissera son parfum dans tons les
esprits.
— Je tiens pour le sanscrit.
— Je ne démordrai pas du persan.
— Messieurs, reprit la Tète qui avait parlé la troisième,
il me semble, sauf meilleur avis, que votre prétention est
#* >
^^ V
I.A KIN COI HONNK I^OKINUK. r»!),"»
coinpIctiMMciil iiiadinissihlc. Je suis loin de mopriscr les
proverbes sanscrits, j'accorde aux proverbes persans loiilc
Teslinie (piils niérilenl ; mais avec voire syslènie nous n'eu
linirious pas, à moins d'un ^ros vobnne de |)his; car enlin
le proverbe japonais a bien aussi son cbarme; le pro\erbe
malais ne le cède en rien à celui-ci, et le proverlx! arabe
les vaut bien tous deux. Le Lapon assis devant son l'eu de
lonrbe invente des proverbes délicieux; le Hnron cbarme
l(>s ennuis du wigvvam en résumant la sagesse dans des
proverbes spirituels; le Holtentot lui-même elle YoloI
apj)rennent dès leur bas âge à se bien conduire , grâce à
des proverbes qui, pour être faits à l'usage des enlants,
n'en sont pas moins goûtés des grandes personnes. Tous les
proverbes sont égaux devant le bon sens :
Ce nest point la naissance,
INIais la seule vertu qui l'ail leur différence.
(Uiaque proverbe est propbète en son pays. Vous parlez de
lacunes^ mais à quoi bon cbausser les bottes de sept lieues
pour en trouver? ne prenez pas la peine de IVancbir l'océan;
restez cbez vous; jetez les yeux sur ces Jéuilles éparses;
votre collection est-elle complète? aucune gerbe ne man-
que-l-elle à votre moisson? Je ne vous parle ni de la Pers(!,
ni de l'indostan, ni de l'Afrique, ni de 1" Amérique, mais
de la France seulement. Pensez-vous avoir ('puisé toutes
les mavimes de la sagesse po|)ulaire? Oiie de l'ecoius inex-
plorés! que de proxerbes oubliés!
« Coucbe-toi sans souper, tu te lèveras sans dettes : »
précepte dUarpagon précbant l'économie.
594 LA FIN COURONNE l'oELIVRE.
l'égoïsme
« Vie sans amis, mort sans témoins : » condamnation tir
^oisme.
« Qui mange la vache du roi maigre , la paie grasse : »
raillerie hardie de Jacques Bonhonmie contre les exactions
seigneuriales.
« L'ami par intérêt est une hirondelle sur les toits : »
charmant symhole des relations du monde.
« Vin maudit vaut mieux qu'eau bénite : » aphorisme
rabelaisien.
« Fais-moi la barbe, et je te ferai le toupet : » devise qni
pourrait servir à la littérature contemporaine.
« Qui trébuche et ne tombe pas , ajoute à son pas : »
adage prudent qui a dû prendre naissance au temps de
Louis XL
« La gouttière creuse la pierre. » Aujourd'hui Von dit :
« La patience c'est le génie : » traduction qui ne vaut pas
le texte.
« Qui répond ne parle pas : » (pTon pourrait appliquer
à bien des ministres.
« Le hareng qui saute de la poêle tombe sur le charbon ; »
« au gueux la besace : » témoignages de la fatalité qui pèse
sur le faible.
« Eau répandue; ne se ramasse j)as toute : » amer regret
de la stérilité du repentir aj)rès certaines fautes.
« Au 1er la rouille , à l'honnne l'ennui : » métaphore
qu'on dirait sortie du cerveau de René ou d'Obermanu;
antithèse (jui prouve que le désenchantement, que nous
croyons avoir inventé, est vieux connne le nu)ude.
« A l'ennemi mort, un coup de lance : » le courage du
fanfaron; coup de patte à l'honune du lendemain.
I.A i'IN C()1'|U)NNF, LOKl'VllI:. ."«K")
(( (jiii J^i^'ii aime, lard oul)li(' : » allcslalidii loiu-liaiilc
donnée à l'amoiir par un ('(inir niallieureiix.
« ïià où le lleuve est plus pi'ofond, il lail moins de Itiiiil : »
symbole des grands desseins el des «grandes passions.
«Loin des yeux, loin du eienr : » \érilé eonlre la(jnelle
on proteste qnand on aime.
« De poltron à poltron, (pn attaque Lat. » — « Donne-
moi pour m'asseoir, et je prendrai bien pour me coucher. »
— « Qui mesure l'huile, se graisse les mains. » — « La
femme est comme la botte, la meilleure est celle qui se
tait. » — « Qui se garde de l'occasion. Dieu le garde du
péché. » — « Si ta femme est mauvaise, méfie-toi d'elle;
si elle est bonne, ne lui confie rien. » — « Chaque cheveu
fait son ombre. » — « Il n'y a pas de mauvaise route quand
elle finit. » — « Si Dieu ne veut, les saints ne peuvent. »
— « Celui qui glane ne choisit pas. » — « A main dévote
ongles de chat. » — « La gloire vaine ne porte graine. » —
« Mauvais serment sur pierre tombe. » — « Mieux vaut
ployer que rompre. » Et mille autres que je pourrais citer.
Où sont-ils tous ces proverbes qui remuent tant de senti-
ments, tant d'idées? vous les avez dédaignés; ils man-
quent à votre répertoire. Baissez la tête , soyez humbles, et
avant de songer au sanscrit et au persan, rougissez d'avoir
oublié les proverbes fondamentaux de la sagesse des nations,
ceux que j'appellerai les pères nobles des ])roverbes, les
adages dans le genre de ceux-ci :
« Aide-toi, dieu t'aidera. »
« Trop parler nuit, troj) gratter cuit. »
« Moins vaut rage que courage. »
« Il faut battre le fer ))eudant (pi'il es! eliand. »
T)Ç)() LA FIN CUl'RONNE r.'oErVRj'.
(( Oui ;i J)ii J)oira. »
« Loiseaii ne doit point salir son nid. »
« Bion commencé est à moitié fait. »
« Petite plnie al)at grand vent. «
« Bon chien chasse de race. »
« Ventre affamé n'a point doreilles. »
« Oni refuse mnse. »
« A hon vin point d'enseigne. »
« Qni tient le fil tient le peloton. »
(ionnnent s'étonner après cela que vons ayez j)assé sons
silence cette élégie en cinq mots : « Ponr un plaisir mille
donlenrs; » ces pensées profondes on ingénienses : « La
faiito est grande comme cehii qui la commet; » — « la
même tleur fait le miel de labeille, et le venin du frelon?»
11 y avait là cependant matière à des histoires piquantes,
à des rapprochements spirituels, enfin à de véritables ensei-
gnements. Venez encore me parler du persan et du sans-
crit, vous qui avez tiré si bon parti du français!
Ce discours était trop vrai pour soulever des objections
dft la part des deux autres Tètes; elles se baissèrent; puis,
après quelques minutes de silence, l'une délies prit la
parole :
— • Mais tout cela ne nous apprend ])as comment nous
allons finir notre volume.
— Le finir? reprit l'autre; il s'agit bien de cela. Bén-
irons bien vite sous notre bonnet, et continuons la besogne;
H'parons les omissions que vient de signaler notre confrère;
ce livre sera augmenté du double, mais il sera parfait.
— Rien n'est parfait eu ce monde , reprit un quatrième
iiilcrioetilenr arriv*'- à la lin du dt'bal; mes coininèi'es les
1. A IIN COUKONNK L OK T \ |{ K. .-()7
|>limi('.<, lie complcz plus sur le crayon; la sagesse lui a
a|)j)ns <|u'il ne lallail ahuscr de ri(Mi , |)as iiiriiic des
|»r(ivcrl»('s. \()iis clicrclu'z un uioycn de liuir; le voici.
Nous iraiM'cz (|u"a uicllrc au has du dessin sui\anl le
luoi sacranicnlcl :
I. \ l'iv cocKowi; i.'oiic V 11 i;.
TABLE
PROVERBES AVEC TEXTE.
Les Proverbes vent-'és '
Elève le Corbeau , il le ei'èvera les yeux ... 9
Dei rière la Croix souvent se lieiil le Piable. 17
Zéphjriiic, ou A quel(|ue ehosi? niallieiir
est bon 2'>
Il faut amadouer la Poule pour a\oir les
Poussins •i'J
Cliaipie Oiseau trouve son Nid beau 'i\
ynand vienl la Gloire, s'en va la Mémoire. 'iT
Deux Moineaux sur même épi ne sont lias
longtemps imis •">•">
Chat séante n'a jamais pris de Souris (.:i
Pierre qui roule n'amasse pas mousse. ... 71
Mets ton Manleau comme vient le venl... "9
Moine cpii demande poui' Dieu demande
pour deux J<"
Z'all'ai Cabris. e"é pas /.'allai Moulons 9.'i
En la maison du Ménéirier, eliacun est
Danseur loi
Ne crachez pas dans le Puits, nous pouvez,
en boire l'eau 1 1 1
Qui se couche avec des (jhiens se lè\t! avec
des Puces 1 1«
r.liaque Potier vante son Pot l-^'i
Mieux vaut marcher devant une Potdequc
derrière un Bœut . 133
A chaque Fou plaît sa Marotte 1 13
l.(;s conseils de l'Ennui soid l(^s con>eilsdii
Diable l.VJ
A Colombe soûle Cerises soid anières IGO
Qui m'aime, aime mon Chien «69
IJi'cbis conqjtées, le Ijjiqj les ma n lie 178
A chaque Saint son Cieriic IS7
llabille-toi lentement quand lu es pressi';. \9'o
D(? maiiire Poil fqire Morsure 202
Tirer le Diable par la ()ueue ne mène loin
jemies ni vieux 210
Qui quille sa place la perd 21 s
L'Ane de plusiem-s, les Loups le manueid. 22C
Bon fait voler bas à cause des branches. . . 235
Le miel est doux, mais l'abeille pique 2^2
Un Pied vaut mieux que deux Échasses... 2i9
La Brebis sur la montagne est plus haute
que le Taureau dans la plaine 257
De peu de Drap , courte Cape 2C.H
On a souvent besoin de plus petit que soi. Ti^
Qui va chercher de la laiin; rcrvient londu 28!
Qui veut être riche en un an, au bout de
six mois est pendu 288
A Marmite qui bout Mouche ne s'alta(|ue. 295
Moineau en main vaut mieux (pie Pi|,'eon
qui vole 303
Il ne faut pas badiner avec le leu 3H
C'est quand l'enfant est baptisé qu'il arrive
des parrains 32(i
Rien n'est lion comme le fruit défendu . .. 32.s
Là où sont les Poussins, la Poule a les
yeux 33(i
Muraille blanche. Papier de fou :î\:i
Peu de levain aii-'rit grand'pàle :iX\
Un Barbier rase l'auti'e ;i(il
A l'amour et au feu on s'habitue 37o
Connue on fait son lit, on se conclu; 37s
La Pelle ne doit pas s(! moqui.'r du Kom'-
'rion ;i8:!
La lin couronne l'u'uvre :!i)o
iOO
TABLi:
PROVERBES SANS TEXTE.
yiiand le Dialile duvii-iil vieux, il se fuit
ermite en regard de la page I
Folle est la Brebi.s qui au Loup se eontesse. 0
I.Anioui' fait danser les .Anes 17
Au royaume des Aveugles ks Borgnes sont
rois ii.")
N'éveille pas le Ciiat qui dorl ;«
Jamais grand Nez n'a gâté joli Nisage fi i
.lamais eoiip de pied de Jumenl ne lit d(!
mal à Cheval 40
Mauvaise Herbe croit toujoins 37
Absent le Cliat , les Souris dansent 6.ï
Il n'y a point de belles Prisons, ni de
laides Amours ":i
Un Brochet fait plus qu'une Lettre de re-
commandation
Il u'est plus foi't Lien que de Femme
A bon Chat bon Rat
(Jui aime i)ien ehàlie bien
Ln peu d'aide fait grand bien
Né(;essité n'a point de loi
Le Bossu ne voit pas sa bosse: mais il \oit
eeile de son confrère
Mieux vaut tard ipie jamais
L'Occasion fait le Larron
Ce que Fenuiie vent , Dieu le veut
Les Loups ne se mangeid pas
Tel Maître, tel Valet
Cliiicim prend son plaisir on il le trouve..
Il n'y a pas de sot métier
yui casse les verres les paie
Abondance de biens ne nuit pas.
Un petit Honnne ])rojette pailois une
uranile Ombi-e 209
SI
8i»
117
105
113
lit
I:i0
137
153
161
169
177
185
1ii3
201
Ce qui \ient de la Flûte s'en rebiurne au
Tandiour 217
Tout ce qui reluit n'est i)as or 2-25
Les Absents ont tort 233
Jeu de Main, jeu de Vilain 241
Si Jeunesse savait ! si Vieillesse pouvait:.. 2i0
Pour de l'argent les Chiens dansent 2:i7
Ouand on a des Filles, on est loujoui-s
Berger 26.ï
Ce que fait la Louve plaîl an Loup '27;5
L'Hoiume est de feu, la Feunne d'éloiipe;
le Diable vient qui sontlte 981
yui trop embrasse mal élieiut 2x9
Dis-iTioi qui tu haides. je le dirai ipn
tu es 29"
(;hien qui aboie ne moi'd pas 305
Les Fous inventent les modes, et les Sages
les suivetd 313
La Gourmandise a tué plus de gens que
l'Épée 321
Belle Fille et méchante Kobe trouvent tou-
jours qui les accroche 329
Bonjour Luiu'ttes. adieu Fillellrs 337
La Fortune la plus amie vous donne le
croc-en -jambe. 3t5
Triste maison que celle où le Coq se tait cl
où la Poule chaide 353
La faim chasse le Loup du bois 361
V\\ homme riche n'est jamais laid pour
une tille 36!»
La petite Aumône est la bonne 377
Il faut hinler avec les Loups 383
La V(''ijt(' est la massue qui chacun as-
somme et lue 3'.i3
PROVERBES FORMANT LES SUJETS DES FRISES.
Tant \a la Cruche à l'eau , qu'à la tin elle
se casse 9
Où la Chèvre est allacbéi'. il i.iiil <prelli'
broute 17
Asinus Asinuiii frical 23
N'éveille pas le Chat qui dorl 33
Absent le Chat . les Soui-is (l;ni>eiil Ih.
A bon Chat. 1)011 Bal :13
Oui trop cmbi'asse mal i''lreint il
Ll ne faut pas courir deux Lièvres à la fois. 47
Celui qui tient ta queiu? de la poêle risque
de se brûler 33
A laver la tète d'un Ane on pertl sou temps
et son savon 6'!
I 1> |) li L.V lABLi;.
La Bibliothèque
Urri \y«^r^c-f fia ^i<-^**._-
Bibliothèques
Université d'Ottawa
Echéance
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13 DEC. 1996
3 0 JUIL iy95
; 1 SEP 1 0 1996
EP 1 0 1996
The Library
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University of Ottawa
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ACC# 1382298
CENT PRGVE