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Full text of "Cent proverbes par Grandville et par [vignette]"

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Universityof  Ottawa 


http://www.arcliive.org/details/centproverbesparOOgran 


CENT 


PROVERBES 


I  M  pi:  m  i:  r.  I  F.  de   ii.   foirmkr   r.  r  c 
ni  t  .s  *  I  N  T  -  B  r  N  c)  i  T  ,  7 


Mitft  Wù 


ci:  NT 


PUOVEUBES 


\*\i\ 


GRANDVILLE 


p  A  n  I  s 

H.   FOLRiMKH,    kditeur 

Il  ri;  s  ^  I  N  I  -uKNoiT,   7 


M    i>  c;  (.  (•    \  I.  V 


4 


#.  ♦ 


Qwttud  \v'  \>\(v\Aç  A<v\vu\  \\nvx ,  W  s«ç,  \a\\  ç\»\v\\c 


LES 


PROVERBES  VENGES. 


igurez  -  vous  ,  Mesdames  , 
un  château  des  environs 
de  Paris  ;  devant  ce  châ- 
teau ,  une  vaste  pelouse 
unie  comme  le  velours  et 
ornée  de  toutes  les  fleurs, 
bordures  et  plantes  rares 
que  votre  imagination  et 
vos  serres  -  chaudes  vous 
fourniront.  Les  oiseaux 
chantent  à  demi-voix,  les  feuilles  des  arbres  frémissent  à 
peine;  on  respire  l'odeur  des  violettes,  des  joncpiilles. 
des  calycanthus,  des  jasmins,  des  tid)éreuses,  des  jacinthes, 
des  roses  et  de  beaucoup  d'autres  Heurs  que  je  citerais,  si 

1 


2  LES    PROVERBES    VENGES. 

je  ne  craignais  de  faire  pousser  les  fleurs  d'aiilonine  en 
même  temps  que  celles  du  printemps. 

Là-bas,  autour  de  ce  tulipier,  vous  apercevez  sur  des 
bancs  de  gazon  une  assemblée  de  vingt  à  trente  personnes  : 
plusieurs  fenunes  sont  jeunes  et  jobes,  plusieurs  liommes 
sont  empressés  et  galants.  Les  femmes  ont  toutes  de  ces 
toilettes  de  campagne,  soi-disant  négligées,  qu'inspirent 
la  nature  et  les  journaux  de  modes  ;  les  bomnies  sont  non- 
cbalamment  couchés  sur  Therbe  à  leurs  pieds. 

Cependant,  malgré  la  beauté  de  la  journée,  malgré  les 
agréments  du  Heu,  toute  cette  intéressante  réunion  s'ennuie. 
Mesdames,  oh!  mais  s'ennuie  à  tel  point  que  la  conversa- 
tion vient  de  s'éteindre  brusquement,  et  sans  que  personne 
songe  à  la  ranimer.  Et  notez  bien  que  cet  ennui -là  dure 
depuis  plusieurs  jours,  et  qu'on  n'est  encore  qu'au  com- 
mencement d'avril,  et  qu'il  est  deux  heures  de  l'après-midi, 
et  que  la  cloche  du  dîner,  cette  cloche  douce  et  vénérée,  ne 
sonnera  guère  que  dans  quatre  heures. 

Alors,  un  honune  déjà  sur  le  retour,  poudré  à  frimas, 
habit  vert-pomme,  bottes  à  revers,  figure  ouverte  et  réjouie, 
se  lève  et  tousse...  On  r;q)j)elle  «  chevalier  ».  (Le  chevalier 
ne  se  trouve  plus  qu'à  la  campagne.) 

Aj)rès  avoir  considéré  tout  le  monde  atlenlivement  et 
s'être  frotté  le  front  d'un  air  de  satisfaction  : 

—  Si  nous  jouions  des  proverbes?  s'écrie-l-il. 

—  Des  proverbes!  y  pensez-vous,  chevalier?  dirent  tontes 
les  dames  à  la  fois;  mais  il  y  a  un  siècle  (pi'on  ne  joue  plus 
de  |)ro\erl)es.  —  Sonnnes-nous  donc  a  Saiiil-.Malo  on  à 
Carpentras?  Autant  Nandrait  nous  aflid)Ier  du  chignon,  (h's 
paniers  et  des  làlhalas.  —  Ah!  ah!  jouer  des  proverbes! 


I.KS     PHOVKKBKS     VENCKS.  O 

voilà  (|iii  esl  plaisant,  ajouta  avec  un  rire  lorcé  un  ^land 
jeune  !iomni(>  à  luoustaelies  l)londes.  Je  uie  souviens,  Mes- 
dames, d'avoir  ligure  une  seule  lois  en  ma  vie  dans  un 
[)i(t\erl)e;  ('"('tait  au  collège,  le  luot  était  dsi/ms  asuiuni 
f'ricdt...  J'étais  mi  si  hou  écolier  que  tout  le  monde  disait 
(|ue  je  devais  me  charger  des  deux  rôles. 

On  s'égaya  ainsi  pendant  quelques  instants  aux  déj)ens 
du  pauvre  chevalier,  qui,  sans  ajouter  un  seul  mot,  alla 
reprendre  sa  place  sm*  la  ])elouse  en  cachant  un  sourire 
'  malicieux  sous  un  air  (rindilTérence.  Cependant,  pour  chas- 
ser l'ennui,  on  eut  recours  h.  divers  expédients. 

Le  jeune  homme  à  moustaches  hlondes  tira  de  sa  poche 
un  volume  de  poésies  intitulé  Crises  nerveuses,  et  se  mit  à 
déclamer  les  passages  les  plus  saisissants.  An  hout  de  deux 
pages,  plusieurs  dames  prirent  leurs  flacons;  par  précau- 
tion sanitaire,  la  lecture  fut  interrompue. 

Une  autre  personne  déploya  un  journal,  et  proposa  de 
lire  la  suite  d'un  roman  en  trois  cent  soixante-cinq  feuille- 
tons, qui  avait  commencé  le  premier  janvier  et  devait  tinir 
à  la  Saint -Sylvestre.  L'auteur  n'en  était  encore  qu'aux 
gelées  hlanclu>s  ;  on  résolut  de  l'attendre  aux  chaleurs. 

On  essaya  aussi  de  la  musique  :  on  entonna  des  chœurs, 
des  nocturnes,  des  mélodies  sur  la  mort,  les  tomheaux,  le  sui- 
cide, les  fluxions  de  poitrine,  etc.  Alors  quelqu'un  demaiula 
le  De  profundis;  on  applaudit,  et  les  voix  se  turent. 

Enfin ,  quand  on  eut  épuisé  toutes  les  distractions  et  tous 
les  passe-temps  possibles,  il  arriva...  Mais  comment  vous 
dire.  Mesdames,  ce  qui  arriva?  Comment  vous  peindre 
toutes  ces  jolies  têtes  s'inclinant  à  demi  sur  ces  blanches 
é[)anles;  ces  paupières  se  fermant  à  la  fois  comme  des  belles 


4  LES    PROVERBES    VENGES. 

de  nuit;  les  lioniiiies  bâillant  de  leur  côté  et  cédant  à  ce 
sommeil  frais  et  doux  que  le  far  nieiite  répand  dans 
l'après-dîner  sur  le  front  des  heureux  habitants  de  Naples? 
Au  bout  de  quelques  instants,  vous  n'eussiez  plus  vu  dans 
toute  la  réunion  un  seul  œil  ouvert;  tordes  les  poitrines 
murmuraient  à  l'unisson;  c'était  le  palais  de  la  Belle  au 
bois  dormant. 

Mais  à  peine  l'assemblée  fut-elle  assoupie  que  la  pelouse 
s'aaita,  les  arbres  tremblèrent,  et  l'on  entendit  dans  toute 
l'étendue  du  parc  un  bruit  pareil  à  celui  qui  se  fit  dans  le  - 
jardin  du  duc,  au  moment  (m  le  brave  don  Quichotte  de  la 
JManche  et  son  fidèle  Sancho  se  disposèrent  à  monter  sur  le 
dos  de  Chevillard. 

Des  timbales,  des  fifres,  des  clairons,  des  instruments 
guerriers,  mêlés  au  son  du  tonnerre  et  à  des  décharges 
d'artillerie,  firent  d'abord  un  vacarme  effroyable;  puis  une 
nuit  épaisse  couvrit  la  pelouse,  et,  après  quelques  minutes 
d'une  obscurité  profonde,  tout  le  parc  parut  illuminé.  On 
vit  alors  sortir  de  toutes  les  allées  des  personnages  bizarre- 
ment accoutrés;  les  uns  ailés,  les  autres  diaphanes  ;  celui-ci 
haut  comme  un  géant,  celui-là  rabougri  comme  un  nain. 
Quand  cette  fantastique  multitude  fut  rassemblée  devant  le 
château,  on  entendit  ces  paroles  sortir  des  rangs  :  —  Ven- 
geons-nous, vengeons-nous  !  Guerre  aux  téméraires  qui  ont 
osé  nous  mépriser,  nous,  les  seuls  dieux;  nous,  les  seuls 
enchanteurs  de  ce  monde;  nous,  qui  avons  inventé  et  mis  en 
circulation  toutes  les  légendes ,  diableries ,  scènes ,  fabliaux , 
histoires,  nouvelles,  traditions,  comédies,  que  messieurs 
les  poètes  et  romanciers  de  tous  les  âges  n'ont  fait  que  nous 
emprunter  pour  les  varier  suivant  leur  fantaisie  ! 


LES    PROVERRKS    VENT.  ES.  5 

Un  coup  de  silUcl  \iiit  couper  court  à  cette  iniprovisatioii 
remarquable  ;  la  nuit  rc»gna  de  nouveau ,  et  bientôt  un  per- 
sonMaji,('  d'une  baute  taille,  \ètu  d'babits  couleur  de  l'eu 
jusqu'à  la  ceinture,  et  couleur  de  fumée  depuis  la  ceinture 
jusqu'aux  pieds,  se  mit  à  parcourir  la  pelouse,  une  torcbe 
à  la  main,  en  ayant  l'air  de  faire  des  préparatifs  : 

—  Vous  voyez  en  moi,  dit-il,  le  plus  vieux  et  le  plus 
célèbre  artificier  de  la  terre;  car  sans  le  secours  de  ma 
tête  et  de  mes  pieds,  je  défie  tous  les  Ruggieri  du  monde  de 
lancer  en  l'air  la  moindre  fusée  volante... 

En  disant  cela,  il  frappa  du  pied,  et  l'on  vit  commencer 
un  feu  d'artifice  si  éblouissant ,  si  nouveau ,  si  bardi ,  que 
l'on  comprit  bien  que  l'enfer  en  personne  y  avait  mis  la 
main.  Après  une  succession  de  feux  de  toute  espèce,  et  dont 
le  moindre  eût  fait  pâlir  de  jalousie  tous  les  bouquets  de 
notre  pyrotecbnie  officielle,  on  vit  s'élever  en  l'air  un  palais 
tout  de  flammes,  au  milieu  duquel  était  assis  sur  un  trône 
pbosphorescent  le  personnage  éminemment  combustible  qui 
s'était  annoncé,  avec  raison,  comme  le  premier  artificier  du 
monde.  Siu'sa  tête,  on  lisait  cette  pbrase  écrite  en  majus- 
cules flamboyantes  sur  un  fond  noir  : 

IL   n'y  a  pas  de   feu  sans  fumée. 

On  voulait  porter  en  triomphe  le  proverbe  de  l'artifice; 
mais  le  palais  de  flammes  s'éteignit  aussitôt,  et  il  en  résulta 
une  fumée  si  noire  et  si  épaisse,  que  les  spectateurs,  tout 
endormis  qu'ils  étaient,  furent  obligés  de  se  frotter  les  yeux 
en  proclamant  la  vérité  du  proverbe. 

Leurs  yeux  se  rouvrirent  pour  contempler  un  spectacle 
d'un  tout  autre  genre.  La  pelouse  parut  illuminée  d'innoin- 


G  LES    PROVERBES    VENOES. 

hrables  bougies  et  ornée  de  roses  du  Bengale,  de  buissons 
verl-[)onnne,  de  cascades  bleues,  de  piédestaux,  de  \ases. 
de  statues;  chacun  reconnut  l'île  des  Ballets. 

On  vit  sortir  de  dessous  tei're  de  charmants  petits  Amours, 
liaiils  de  trois  pieds  tout  au  plus,  ayant  les  cheveux  couleui' 
d'azur,  portant  des  colliers  formés  de  cailloux  transparents, 
mie  urne  sous  le  bras,  des  couronnes  de  cresson  sur  la  tèle. 
ils  allèrent  tous  se  jeter  les  uns  après  les  autres,  la  tète  la 
première,  dans  un  réservoir  entouré  de  fleurs,  placé  sur  le 
devant  de  IS  scène.  Quand  le  dernier  Amour  eut  fait  le  saut 
périlleux,  il  s'éleva  du  fond  du  réservoir  une  nymphe  d'une 
haule  slature,  coui'omiée  de  roseaux,  aux  mouvements 
simieux,  qui  se  mil  a  e\(''cuter  plusieurs  pas  ciiarmanls  en 
forme  de  méandres. 

On  demanda  l'auteur,  et  on  apprit  que  ce  ballet  avait  été 
composé  par  un  vieux  provei'be  connu  sous  le  nom  de  : 

LES    PETITS    UIISSEAIX    FONT    LES    GRANDES    UI VI  ÈRES. 

Mais  voici  que  tout  à  coup  s'élève  de  terre  une  ville 
d'Orient  avec  ses  fontaines  odoriférantes,  ses  dômes,  ses 
minarets,  ses  tours  en  ])ierre  dorée;  c'est  Bagdad  du  temps 
du  célèbre  Haroun-Alraschild.  Un  pauvre  jeune  homme 
s'avance  et  déplore  la  perte  de  ses  biens  ;  on  apprend  par 
son  récit  qu'il  est  devenu  le  plus  pauvre  particulier  de  Bag- 
dad :  mais  un  moment  après  il  est  l'honnue  le  plus  riche  et 
le  plus  ])uissant  de  la  ville,  car  le  voilà  assis  sm*  le  trône  du 
kalife  lui-même;  il  est  vêtu  de  brocard,  d'or  et  de  perles, 
entouré  d'eunuques  noirs,  d'émirs  et  de  dames  de  la  phis 
grande  beauté,  qui  attendent  un  d(^  ses  regards.  Chacun  le 
reconnaît  ;  c'est  ce  l)on  Abou-Hassan ,  le  Dormeur  Eveillé; 


LES     I>iun  KRHKS     VKNGKS.  7 

on  ;i|)j)l;ni(lil.  —  (Tcsl  moi,  dit  à  dciiii-Noix  un  vicillaid  en 
lialtil  (le  hralinianc .  caclu'  dans  loinhi-c,  qui  suis  le  M-ri- 
lal)l(' aulcur  de  colle  \i\('  cl  brillante  comédie;  moi,  (|ui  ne 
suis  |)onrlanl  (|u"un  pauvre  \i(Mi\  pi'ovcflx'  ([u'on  appelle: 

I,  A     K  0  H  T  V  s  E     \  1  K  N  T    EN     D  O  U  M  A  N  T . 

Au  mèmeinslanl,  une  di\inilé  descend  sur  un  nuage; 
ccst  la  Vérité.  Elle  oumv  un  liM'c  d'or,  qui  n'est  autre  que 
le  livre  des  proverbes,  et  elle  trace  au  premier  l'euillet  cette 
phrase  au  milieu  de  tant  d'autres  du  uième  geure  que  Rabe- 
lais, Cervantes,  La  Fontaine,  Molière,  Boileau,  Sterne, 
Lesage,  n'ont  pas  dédaigné  d'inscrire  de  leur  propre  main 
dans  ce  registre  immortel. 

Je  renonce,  Mesdames,  à  vous  décrire  toutes  les  scènes 
drolatiques,  mythiques,  allégoriques,  comiques,  satiriques 
ou  môme  pastorales  ,  que  représentèrent  successivement  les 
étranges  magiciens  qui  s'étaient  tout  à  coup  emparés  du  })arc 
et  du  chtiteau.  Mais  je  vous  laisse  à  deviner  quel  lutrétonue- 
ment  des  personnes  que  nous  avons  vues  dans  le  milieu  du 
jour  réunies  sur  la  pelouse  et  accablées  d'un  si  mortel  ennui. 
lorsqu'à  leur  réveil  elles  se  trouvèrent  transportées,  connue 
j)ar  enchantement,  dans  le  château,  cl  se  virent  revêtues 
d  habits  de  théâtre,  poudri'es,  l'artlées,  prèles  enlin  à  ligu- 
rer  dans  toute  esj)èce  de  com(''dies. 

(Ml  entendit  aussitôt  sonner  mie  clo(li(>.  mais  (|ui.  celle 
fois,  n'avait  rien  de  diabolicpie  ;  —  celait  la  cloche  du 
diner.  On  passa  dans  la  salle  à  manger;  une  |)orle  à  deux 
ballants  s'ouvrit ,  el  on  a]>ercul  une  galerie  où  se  trouvait 
un  théâtre  (pii  axait  dû  être  inq)roviséen  moins  de  (piehpies 
heures.  Le  rideau  se  leva,  et  on  vit  s'avancer,  en  costume  de 


8  LES    PROVERBES    VENGES. 

Bacchus,  le  chevalier,  qui  dit,  après  s'être  incliné  profon- 
dément :  — Le  proverbe,  Mesdames,  que  nous  allons  avoir 
l'honneur  de  représenter  devant  vous  ce  soir,  a  pour  titre... 

—  Comment!  nous  allons  représenter  un  proverbe!... 
Est-il  vrai?...  Se  peut-il?...  On  applaudit  de  tous  les  côtés; 
on  cria  vivat  aux  proverbes  qui  s'étaient  si  bien  vengés  par 
eux-mêmes  en  se  faisant  commenter,  conter,  orner  et  mettre 
en  scène  par  leurs  détracteurs.  —  Mais  enfin ,  le  titre  du 
proverbe  que  nous  allons  jouer?... 

—  Le  titre  du  proverbe ,  Mesdames ,  dit  le  chevalier  en 
avalant  un  verre  de  vin  de  Champagne,  est  : 


■_/'cu/(ffuc  ,     /c     itc 


/' 


ou   IL   NE   FAIT   PAS  DIRE  : 


VoW*:  csV  Va  V)Vdv\^  \\\\\  ww  Vauv^  ^k:  av\\\v'^^»:. 


iLl¥Il   LE   (S(O)M1A0 


IL  TE  CREVERA   LES  YEUX 


ers  lu   iiii   (lu   seizième   sieele,   il  \   avail 

\(^^  dans  le  eoiiilé  de  Duiiilries  ,   en  Ecosse, 

un  liuiinèle  l'erinier  iioiiiiné  Robert  El'liiiu. 


qui  était  l)ieii  le  meilleur  et  le  plus  vaillant 

t"^:^  jeuue  homme  de  la  e(tiili(''e. 

Kohert    11  a\ail    ni    frère    ni    sd'iir;    mais   Hicu .    (|iii   ne 

voulait  pas  lui  l'aire  une  solitude  amère,   lui  avait  donné 

une  cousine,  charmante  lille  aux  ^eux  noirs,  (pii  ga/ouil- 

lail  autour   de    la  maison   comme    une    l'au\ette.    Ouaiul 


10  ÉLÈVE    LE    CORBEAU, 

Liicy  accourait  au -(lovant  do  lui  ot  jetait  autour  do  son 
cou  SOS  beaux  bras  mis,  avec  ce  naît"  sourire  que  l'in- 
noconco  lait  écloro  sur  les  lèvres  des  enfants,  Robert  se 
sentait  le  cœur  joyeux  et  n'aurait  pas  donné  sa  ferino  pour 
un  royainiie. 

Un  jour  (pie   Robert   passait  dans  un  vallon,   il  \il  un 

rouue-uorue  sautiller  de  brancbe  en  brancbe  dans  une  haie 

ri     o     p 

de  sureaux.  Cotait  bien  le  plus  joli  oiseau  (ju'il  eût  jainiiis 
aperçu;  il  a\ait  le  plumage  pourpre,  et  son  bec  brillait 
conune  do  l'ivoire.  Tout  à  couj),  et  tandis  (jue  le  rouge- 
gorge  cbantait  ses  plus  mélodieuses  chansons,  un  épervier 
fondit  sur  lui  du  haut  des  nues.  Ui'jà  l'épervier,  rasant  les 
buissons  de  ses  serres  recourbées,  allait  ravii-  le  rouge- 
gorge,  lors([ue  Robert  Kl'ling  saisit  sa  carabine  v[  lira  sm* 
le  bandit  ailé.  L'épervier  tomba  ,  et  le  rouge-gorge  s'enfonça 
sous  l'asile  fleuri  des  sureaux. 

Robert  Eiting  achevait  de  recharger  sa  carabine,  (piand 
une  voix,  douce  connue  le  soupir  d'une  llùte,  muiinura  ces 
mots  dans  l'air  : 

—  Merci,  Robert;  lu  m'as  sauvé  la  vie;  je  m'en  sou- 
viendrai. 

Le  fermier  tourna  la  tète  autour  d(;  lui,  et  ne  \it  (pie  le 
petil  oiseau  cpii,  de  sou  bec,  lustrait  ses  plumes  tout  au  haut 
d  une  brancbe. 

—  Lsl-ce  ([ue  je  rêve?  se  dit-il. 

Mais  Lucy  vint  surprendre  Koberl  on  rombi  assaut .  et 
Robert  ne  |teusa  plus  au  rouge-gorge. 

Or.  on  \\\;\'\[  en  ce  temps-là  au  milieu  dv  rapines  et 
de  troubles  peij)oluels.  Toutes  sortes  de  gens  sans  a\eii 
j)arcouraionl    le   pays,    ne    se    laisanl  l'auto    d";!lta(|uor   les 


IL    TK    ('.  HKVERA    LES    YKLX.  11 

feniics  isolées,  de  détrousser  les  voyageurs,  de  [)iller  les 
châteaux. 

La  ferme  de  Robert  Effiug,  étant  une  des  pins  eonsidé- 
ral)les  du  comté,  tentait  la  cuj)idité  des  maraudeurs  (pii 
battaient  la  campagne;  un  soir,  on  s'aperçut  que  |)bisienrs 
d'entre  eux  lu  relaient  autour  de  la  terme;  on  se  (inl  siii- 
ses  gardes,  et  durant  une  semaine  il  n'eu  l'ut  plus  (pics- 
tion.  .Mais,  par  une  nuit  sombre,  tout  à  coup  on  l'ut  i-(''\pillc 
par  des  cris,  des  aboiements  furieux  et  des  coups  de  i'usil. 
La  bande  pillarde  venait  d'atlacpier  la  ferme.  Robert  sauta 
sur  ses  armes,  chacun  l'imita,  et  les  cultivateurs,  voyani 
leur  jeune  maître  s'élancer  dans  la  cour  dont  la  porte  vciiail 
dctre  forcée,  se  précij)itèrent  à  sa  suite. 

Robert  était  généralement  aimé;  ses  ouvriers  se  ballireul 
comme  de  vieux  soldats,  et  bientôt  les  bandits,  surpris  de 
cette  résistance  inattendue,  ])rirent  la  fuite  de  tous  côW'^. 
Plusieurs  restèrent  sur  le  terrain,  et  le  reste,  vi\eni(Mil 
poursuivi,  se  dispersa  dans  la  foret  voisine.  Parmi  ceux  (pii 
tombèrent  au  pouvoir  de  Robert ,  blessés  ou  saisis  dans  le 
désordre  de  la  retraite,  se  trouvait  un  jeune  adolesciNil  à 
moitié  nu.  Robert,  ému  à  la  vue  de  cet  eid'anl  dont  les 
yeux  noirs  brillaient  sous  un  front  pâli  j)ar  la  terreur, 
défendit  qu'on  lui  fît  aucun  mal.  Les  brigands  étaient 
vaincus;  les  instincts  généreux  de  Robert  revenaient  avec 
la  confiance  et  la  sécurité,  il  interrogea  le  prisonnier. 

—  Je  m'appelle  Snag;  les  gens  que  vous  avez  repoussés 
m'ont  enlevé,  il  y  a  déjà  longtemps,  à  ma  famille  ((ui  habite 
un  comté  d'Angleterre;  depuis  lors,  je  les  ai  suivis, 

—  \  eux-lu  rester  avec  nous'.' 

—  \  olontiers. 


12  ÉLÈVE    LE    CORBEAU, 

—  Touche  là;  oul)lie  k'  passé,  deviens  honnête  ,  et  tu 
n'auras  pas  à  te  plaind.ie  de  moi. 

Roherl  lit  donner  des  hahits  à  Snag,  le  présenta  à  Lncy, 
(pii  ne  put  retenir  un  mouvement  d'effroi  en  voyant  sa  figure 
olivâtre  et  l'éelair  rapide  de  ses  yeux  sauvages,  et  malgré  les 
o])serva(ions  des  vieux  fermiers  il  l'installa  dans  l'intérieur 
des  hàlinients.  Puis,  quand  tout  lut  rentré  dans  l'ordre, 
Rohert  se  retira  dans  sa  ehamhre. 

Le  lendemain,  Snag  se  mêla  aux  travailleurs;  c'était  le 
))lus  leste  et  le  plus  adroit  des  garçons  de  la  ferme  ;  nul  ne 
le  distançait  à  la  course,  aucun  ne  savait  mieux  dompter  un 
chexal,  diriger  la  halle  d'un  mousquet,  franchir  un  torrent 
à  la  nage ,  grimper  à  la  cime  d'un  arhre.  Rohert  ne  tarda 
pas  à  le  prendre  en  affection;  son  adresse  le  charmait,  son 
intelligence  l'étonnait.  Bientôt  ce  hit  à  Snag  qu'il  confia  le 
soin  de  panser  son  cheval  favori ,  de  soigner  ses  chiens  de 
chasse,  d'entretenir  ses  armes;  Snag  faccompagnait  quand 
il  allait  hattre  les  collines  à  la  poursuite  des  coqsdehrnyère, 
pécher  le  saumon  dans  la  rivière,  attendre  les  canards  à 
lalTùt  sur  le  hord  des  étangs.  Snag  ne  craignait  ni  le  vent, 
ni  la  pluie,  ni  la  neige;  les  rayons  du  soleil  d'été  glissaient 
sur  son  front  hronzé,  et  les  hronillards  de  décemhre  ne 
l'empêchaient  pas  d'exposer  sa  |)oitrine  aux  hrises  froides 
qui  viennent  de  l'Océan. 

Malgré  famitié  croissante  de  Rohert  pour  Snag,  Lncy 
n'avait  aucune  synq^athie  pour  le  jeune  captif.  Elle  ne 
pouvait  s'empêcher  de  baisser  les  yeux  quand  elle  rencon- 
trait les  siens,  ardents  comme  une  flamme  sous  leurs  épais 
sourcils.  Souvent  le  regard  hardi  du  hohémien  faisait 
inoiiler  à  ses  joues  les  couleins  empourprées  de  la  tl<'ur  du 


II.  TE  cnkw.nx   i.ks  Yi:rx.  15 

lïrenadicr.    Oiiaiid    clic  le   rencontrait,  Lucv  s'ccaifait  (l(> 
son  chemin. 

—  Vons  n'aimez  |)as  mon  panvre  Snag,  lui  disait  par- 
lois  Rol)(M"t. 

—  i'.v  n'es!  pas  mon  eoiisiii,  {('pondait  en  sonriant  I  ai- 
inahlc  lillc  à  (pii  I  amour  (Miseigiiail  la  cocpicttcrie. 

—  \  ons  (pii  êtes  si  hoimc  pour  t(tus.  jxturcpioi  èles- 
vons  dédai<;iiense  ponr  lui  seul? 

—  Oh!  Rohert,  ne  m'en  vcnillez  pas!  s'écriait  alors 
Lncy.  .Vai  Iroid  an  cœur  ([uand  le  regard  de  Snag  sarrète 
sm'  moi;  son  sonrire  est  amer  comme  mu'  raillerie,  el 
lorsqne  dans  mes  promenades  jCutends  sa  voix,  je  tressaille 
comme  an  cri  de  l'orfraie. 

Cependant,  tandis  que  Snag  gagnait  de  ])lns  en  plus  la 
confiance  de  son  maître,  des  vols  étaient  chaque  jour  com- 
mis à  la  ferme.  Tantôt  un  mouton  disparaissait,  tantôt  nu 
hœnf  ne  rentrait  pas  à  l'étahle;  les  lavandières  cherchaient 
vainement  les  plus  belles  pièces  de  toile  étendues  le  soir  sui' 
l'herbe  des  prairies.  Mille  rnmenrs  circulai<'nt  parmi  les 
gens  de  la  ferme  à  1  heui'c  du  re[)as  ,  les  vieux  pâtres  se 
|)arlaient  bas  à  l'oreille  en  regardant  Snag;  mais  Snag 
demeurait  dédaignenx  et  muet,  et  nul  n'osait  dire  ses  souil- 
lons à  Robert  Efling. 

Parfois  Snag  s'éloignait  aux  premières  clartés  du  jour,  el 
ne  rentrait  qn'après  le  soleil  couchant.  Il  l'tait  alors  tout 
trempé  de  sueur,  et  semblait  avoir  fourni  une  longue  car- 
rière dans  les  halliers  et  les  marécages,  tant  ses  habits 
étaient  souillés  de  fange  et  ses  jambes  déchirées  par  les 
ronces. 

Lorsqne    Robert    lui    demandait    d'où    il    \enail,    Snag 


14  ÉLÈVE    LE    CORBEAr, 

répondait  en  riant  qu'il  avait  suivi  la  piste  d'un  troupeau 
de  daims. 

—  Que  Dieu  vous  garde  de  ce  gibier  maudit  !  reprit  un 
jour  un  vieu\  chasseur  qui  avait  a|)pris  à  Rol)ert  à  tirer  ses 
premiers  coups  de  fusil. 

A  quelque  temps  de  là,  Robert  pensa  que  nulle  part  il  ne 
trouverait  cœur  plus  tendre  et  beauté  jdus  virginale  que  le 
cœur  et  la  beauté  de  Lucy.  Il  le  dit  à  sa  cousine  un  soir 
qu'ils  se  promenaient  ensemble  sous  les  saules,  au  bord 
d'un  ruisseau.  Lucy  rougit,  et  mit  sa  main  dans  la  main  de 
Robert. 

—  Tu  seras  ma  temme  dans  trois  jours,  dit  le  jeune 
bonunc,  et  il  se  pencha  sur  le  h'ont  de  Lucy. 

An  moment  oii  ses  lèvres  touchaient  le  front  d'ivoii-e  de 
la  belle  enfant,  elle  tressaillit,  et  du  doigt  lui  montra  Snag 
(pii  se  glissait  entre  les  saules  ,  sonple  et  agile  comme  un 
chat  ligr(\ 

—  Toujours  lui  !  tlit-ellc. 

Le  matin  du  jour  des  noces,  un  berger  raconta  aux  gens 
(le  la  ferme  (pie,  tout  en  parcourant  les  binyéi-es,  il  avait 
vu  |)asser  des  honnnes  à  visages  sinistres. 

—  Veillons,  frères,  dit  le  vieux  chasseur. 

Après  les  danses  et  les  festins  les  convives  se  séparèrent; 
quelque  temps  on  vit  briller  les  torches  dans  les  ténèbres 
(]e  la  campagne  on  sifflait  \v  vent  d'automne;  puis  les  clarli's 
s'éteignirent,  et  Robert,  prenant  la  main  de  Lncv  rougis- 
sante, la  conduisit  vers  sa  cluunbre  nnptiale.  toute  \)i\\vc 
de  borupiets. 

La  ferme  dormait;  et  le  silence  profond  étendait  ses  doux 
mvstères  des  bois  aux  collines.  Robert  roida  son  bras  aniom* 


IL    TK    CUEVKHA     MIS    VKUX.  |.) 

(le  la  taille  de  Liicv,  cl  sa  main  drlacliail  (l(''jà  les  Meurs 
d'oraiiger,  lorsque  vin^l  eoiips  de  l'iisil  éclatèiciil  dans 
Tonibn»;  trcMite  baiidils  escaladèrent  les  niui's  a\ec  des  cris 
sanvaues,  et  Snau,  à  leur  Iclc,  une  hache  à  la  main,  hundil 
dans  la  cour. 

Rohert  \oulul  s'élancer,  mais  ime  halle  le  Irappa  a  la 
poitrine;  il  j)onssa  un  cri  el  oiixril  les  yeux  — 

Le  soleil  inondait  la  (•hand)re  de  ses  j)urs  rayons;  mille 
chants  joyeux  retentissaient  (Mitre  les  branches  des  tilleuls 
fleuris;  Robert  était  sm-  son  lit.  il  |)assa  la  main  sur  sou 
IVout,  et  les  événements  de  la  nuit  lui  revinrent  à  la  mé- 
moire. 

—  J'ai  rè\é!  dit-il. 

—  Oui,  c'est  un  ré\e,  r(''|)ondit  la  \oi\  douce  comme  le 
soupir  d'uue  flûte. 

Robert  tressaillit.  Sur  le  i-ebord  de  la  l'enètre  un  joli 
rou<^e-goryo  sautillait. 

—  Tu  m'as  sauvé  la  vie,  rej)rit  la  voix,  un  jour  (|ue j  al- 
lais être  pris  par  un  oiseau  de  [)roie;  je  t'avais  j)romis  de 
ui'en  souvenir.  (À>1  entant  ({ue  tu  as  recueilli  sous  ton  toit  es! 
un  bohémien;  sa  ch(n (dure  semblable  à  l'aile  du  corbeau 
est  uioius  uoire  (pie  son  àme.  J'ai  prié  ma  sœur,  la  (ee  Mal), 
de  \erser  le  sommeil  siu'  les  paupiÎM'cs,  et,  dans  un  souj^c, 
je  tai  l'ait  \oir  la  v(''ril(''.  i.e\e-loi  donc,  et  liàle-loi  de 
renvoNcr  Sua^. 

—  Mais  qui  donc  es-tu?  demanda  Rol>eil  l'^l'liu^. 

—  Je  suis  le  lutin  KIpIn.  rjia(pie  année,  peudaul  trois 
jours,  je  suis  obli^i'.  pai'  la  loi  (pii  j^ouverue  les  es|)ri[s,  de 
prendre  la  l'orme  (rmie  cr(''aliu-e  \i\ante.  J  (''lais  |)ei-(lu  sans 
ton  secom-s  généreux.   Ma  capli\it(''  finit  ce  matin.  Adieu, 


1()  ÉLÈVE    LE    CORBEAU,     ETC. 

Robert  l*]riii)g,  adieu;  souviens-loi  de  eet  adage  écossais  : 

j';i,i:VK  LE  CORBEAU,  IL  TE  CREVERA  LES  YELX. 

h]u  achevant  ces  mots,  le  rouge-gorge  ouvrit  ses  ailes  et 
dis])arut  dans  un  tourliillon  de  flanunes  roses  et  bleues. 

Robert  se  leva.  Snag  était  dans  la  cour;  se  croyant  seul, 
il  glissait  dans  sa  poche  une  tasse  d'argent. 

—  l'^lpliy  a  raison,  (ht  le  jeiuie  lionnne,  et,  prenant  sa 
carabine,  il  descendit.  Une  lieure  après,  Snag  quittait  la 
ternie  en  compagnie  du  vieux  chasseur  cpii  avait  ordre  de 
IVMubarquer  à  bord  du  pi'cnu'er  navire  en  charge  sur  la 
côte. 

—  0  Lucy!  ma  colond)e,  dit  Robert  à  sa  cousine,  le 
coibeau  iTest  plus  sous  notre  toit.  Le  ciel  bénii'a  notre 
union. 


\/K,»\\(nvV    \^\a\    AuWt'VC   \er.    aXVCï'. 


SOUVENT  SE  TIENT  LE  DIABLE 


^%\4^  (iciiiieGalabertvcnail  dv  [)ass('r(le  sacliaiiilirc 
^^y^^'  à  coucher  dans  la  salle  à  mander,  (iii  iiiic 
espèce  de  ^ouveniaiile  disposait  un  plateau 
^  à  thé  sur  nu  petit  guéridon. 
'^^^  — ]\hidanie  Gauthier,  dit-il  tout  a  eoiii), 
\oilà  trois  jours  que  je  suis  resté  à  la  chasse,  aoiis  devez 
a\oir  reçu  des  Iclli'es  pour  moi'? 

—  Des  lettres,    non;    mais    une   lettre,    oui;    elle   nous 
attend  depuis  hier  ou  avant-hier,  l.a  \(iilà. 

Ktienne    (lalalxirt   brisa    le    cachet  ,  et    lut   rapideiuenl 

5 


18  DERRIÈRE    LA    CROIX 

c'et(c  letlre  en  imirmurant  quelques  paroles  à  demi-voix. 

—  Quoi  !  de  mon  \  ieil  ami  Jacques  Maubertin  !..  «  Quand 
«  on  a  traduit  Virgile  sur  les  mêmes  bancs  à  Sainte-Barbe, 
«on  ne  saurait  se  marier  sans...»  11  se  marie!  lui!  il 
m'invite  à  l'assister  en  qualité  de  témoin!  Ali!  mon 
Dieu!  Madame  Gauthier,  vite  mon  habit  le  ])lus  noir, 
ma  cravate  la  plus  blanche ,  mon  gilet  le  plus  beau ,  mes 
gants  les  plus  jaunes,  mon  chapeau  le  plus  neuf...  Je  ne 
déjeune  pas. 

Etienne  Galabert  s'habilla  à  la  hâte,  descendit  l'esca- 
lier, sauta  dans  un  cabriolet  de  place,  et  cria  au  cocher, 
en  lui  glissant  une  pièce  de  cent  sous  dans  la  main  :  Rue  de 
Provence ,  40  ! 

Au  bout  d  un  quart  d'heure,  Galabert  s'arrêtait  de\aut 
une  maison  de  belle  apparence,  et  bientôt  il  entrait  dans 
un  a})partement  coquet ,  au  premier  sans  entresol. 

— ^Tute  maries!  s'écria  Etienne  aussitôt  qu'il  aperçut 
son  ami.  Bien  sur  tu  te  maries,  toi"?  Toi  qui,  comme  moi, 
remerciais  chaque  jour  Dieu  de  t'avoii'  conservé  célibataire 
eu  te  taisant  Jiaîlre  reulier? 

■ —  Je  me  marie,  et  tu  ferais  comme  moi  s'il  pouvait  y 
a\(>ir  (li'iix  Rosine  daus  le  monde,  l'éjxnulil  Jac(pies. 

—  Ah!  elle  s'appelle  Uosiue? 

-  Rosine  de  h'ernange.  Ouelle  ienuue,  mon  ami!  I^lle 
a  toutes  les  grâces,  comme  elle  a  toutes  les  veilus  de  son 
sexe. 

—  Cest-H-diie  (|ue  tu  eu  v>  amoureux? 

—  Je  lui  it'uds  justice...  D'ailleurs  lu  la  \erras, 

—  Oii  donc  as-tu  rencontré  celle  mer\eille'.' 

—  Ici,  rue  de  I^'ovence,  4(1,  au  premier.   Vli!  Etienne, 


SOUYKNT    SK    TIENT     LK     DlAIîl.K.  10 

(|ii(' lii  laiirais  adori'c  si  lu  l'aNais  mic  comiiic  moi!  ('Jia(|ii(' 
jour  Rosine  allait  à  la  messe  de  .Notrc-Dame-dc-l^orcilc", 
sa  paroisse  ;  jamais  on  ne  la  surprenait  au  bal,  au  eoncerl, 
au  théâtre;  sa  charité  soulageait  les  lualheurenx  dans 
Tomhre  ;  mdie  visit(^  chez  elle.  Ah!  ([ue  de  |)eine  j'ai 
(Mie  à  me  faire  admettre"  dans  soji  délicieux  jX'tit  ermitage  ! 
Si  je  n'avais  pas  eu  de  cheveux  gris ,  ])eut-èti'e  n'y  serais-jc 
jamais  parvemi. 

—  Voyez  ])ourtant  à  quoi  tient  le  bonheur!  En  voilà  \\u 
qui  était  suspendu  à  une  nuance!  s'écria  Galabei't. 

—  Quel  langage!  Ab!  mon  cher  Etienne,  tu  ne  sais 
donc  plus  honorer  la  vertu? 

—  Pardonne-moi,  mon  cher  Maubertin ,  j'oublie  tou- 
jours qu'un  témoin  doit  être  sérieux  quand  même;  mais  la 
gravité  ne  tardera  sans  doute  pas  à  venir,  j'ai  déjà  l'habit 
de  l'emploi.  Cependant  permets-moi  encore  une  question  ; 
tu  m'as  dit  le  nom  et  les  vertus  de  ta  prétendue,  mais  tu 
ne  m'as  rien  dit  de  son  état  social.  (Jui  est-elle?  tille  ou 
veuve,  l'iche  ou  j)auvre? 

—  Madame  de  Eernange  est  veu\e  d'un  lieulenaiil- 
général  mort  en  Afrique, 

—  Mon  ami,  ne  te  semble-t-il  pas  que  l'AfrKpie  lue 
trop  d'olliciers-généraux?  Les  veuves  de  la  jeune  armée  se 
multiplieni  à  l'aire  peur. 

—  Madame  de  Eernange  a  du  bien  du  côté  de  sa  mère, 
une  terre  en  Bourbonnais,  où  sa  famille  était  fort  consid(''i(''e. 

—  Noblesse  d'épée  sans  doute?  reprit  Etienne  iwrc  un 
sourire  que  ne  vit  pas  Jacques  Maubeilin. 

—  Noblesse  de  robe,  répondit  sérieusement  le  |)i-(''teMdu. 
Mais  suis-moi,  et  je  te  ])résenterai  à  ma  Uosiue. 


20  DERRIÈRE    LA    CROIX 

—  Va  donc,  Almaviva. 

Madame  Rosine  de  Fernange  se  tenait  dans  nn  bou- 
doir giis-])('rle  rehaussé  d'or;  c'était  une  femme  blonde, 
fivle,  délicaie;  ses  cheveux  bouclés  a  l'anglaise  descen- 
daicn!  jusque  sui-  sa  poitrine  ;  et  ses  yeux  bleus,  le  plus 
souvent  baissés  vers  la  ferre,  ne  se  relevaient  (|ue  pour 
irgarder  le  eiel;  mais  elle  avait  le  nez  pointu  et  les  lèvres 
miiu^es.  I'>lle  accueillit  Etienne  Galabert  avec  un  sourire 
charmant,  et  nn  instant  son  l'cgard  glissa  sur  le  visage  du 
c(''lil)alaire  a\ec  la  rapidité  d"un  éclair.  Bi(>ntôt  Jacques 
Mauherlin  se  retira,  voulant,  disaii-il.  leni'  laisser  toule 
liiterle  de  l'aire  connaissance. 

Madame  de  Fernange ,  bien  (pie  modeste  et  toute  pleine 
de  timidili',  avait  Tespril  alerle  e(  la  j)arole  facile.  La  con- 
versation fui  pronq^tement  engag(''e  enli-e  elle  et  Fllienne 
(ialaberl.  1ji  deux  benres.  ceti(^  c(inv(n^sation  fit  le  tour  du 
monde;  de  la  Madeleine  à  la  iîaslille  il  n  y  avait  qu'une 
re|)!i(pie.  cl  Ion  se  promena  an  iravers  de  Paris  à  vol  de 
parole. 

Mais,  c[noi  ([u  il  dît.  cl  de  quebjue  fornude  quil  seservîl, 
au  |M'emie!"  mol  (pii  ne  scnitait  pas  loitliodoxie,  madame 
Kosiiie  de  Fernange  ramenait  Etienne  Galabert  au  sentier 
de  la  vertu.  (Juand  le  célibataire  se  cabrait  sons  les  admo- 
neslalions  de  la  jeune  veuve,  elle  lui  picnail  la  main  avec 
im  sourire  mignard  ;  le  célibataire  se  pencbail  et  baisai! 
celle  main  (ju'on  lui  abandonnait  un  instaul. 

-—  Ob',  je  vons  convertirai,  lui  disait-on. 

Dans  c(^s  moments-là.  quand  il  sentait  sous  ses  lèvres  la 
peau  line  cl  Inslri'c  de  la  jcnnc^  piaule.  b]lieime  Galabert 
ii"(''l,iil    |.as    loin    d'clre    IoiicIk'    par    la    grâce.    Gejtendanl 


SOUVENT    SK    Tli'.NT    LF.     DlAliLE.  21 

.l;u'([ii('s   .Maiilx'rliii   rciilia,    cl   le  c'('lil)alaii('  piil  congô  de 
Miadaini'  de  l'cnian^c. 

—  I']li  l)i(Mi  1  (jn  (Ml  dis-lii'?  s"(''ci'ia  le  prciciidii  (juand  d '■ 
Inrciil  si'ids. 

—  Jo  dis  que  la  Hosinc  (>sl  une  losiric.  A  un  (diàlcaii 
elle  prclci'c  une  (iiannucrc;  à  lU)  linhd  .  une  luaisonncltc  ; 
à  une  calcclic  .  la  pruuicuadc  au  lond  des  Itois  .  à  piiui.  niais 

—  (lui.  (|uaii(l  le  second  csl  moi,  son  l'idur  mari.  Oli' 
je  nioiiorc  rien;  je  sais  (jue  madame  de  Kernanj^i'  |)i(''rere 
à  nn  hal  le  coin  du  l'eu;  à  un  manlcaii  de  \(donrs.  un  chàlc 
de  laine;  à  des  laquais  ])oudr(''s,  nue  honne  eu  soc(|iies;  aux 
vaudevilles  de  MM.  Duvert  el  Lausanne,  les  homélies  de 
M.  1  alihe  (iombalol;  aux  jdaisirs  cU'^  eaux,  les  soins  de  son 
ménage.  Bref,  (die  a  les  grâces  d'iuie  païenne.  uni(^s  à 
I  à  me  d  "nue  abbcsse. 

—  Dialde!  que  de  vérins  cIk^z  une  l'emme  si  jetme  el  si 
|(>li(^  ! 

—  Va  eel  ange  \a  ni  a|)|)ai'leiiir.  a  moi.  (|ui  ai  (|uaraiile 
ans  d(''jà  el  seulemenl  (|uaranle  mille  li\res  de  renies  avec. 
Mais,  mon  ami.  si  nous  troiiNons  une  aiilre  Uosine.  cidle-la 
sei"a  pour  loi. 

—  Merci,  monclier;  jai  failli  me  marier  il  va  dix  ans. 
el  j'ai  rompn  les  n(''>focialions .  loul  simj)lement  j)arce  (pie 
ma  femme  avail  trop  de  (pialilcs.  Or.  la  lianci'c  en  a  deux 
lois  davanlage  ;  c'csl  (pialre  lois  plus  (pi  il  n  en  laiil. 

Le  lendemain,  i^li(Mmc  relomiia  chez  madame  de  l'ei- 
nange.  el  le  coniral  lui  sigiu'  le  soir  nu'ine.  .Iac(|ues  se 
demandail  si  Dieu  .  vonlaul  l'aire  un  miracle  en  sa  laveur, 
n  avait  jias  \o'^v  le  paradis  rue  de  i*ro\enc(>. 


22  DERRIÈRE    LA    CROIX 

Deux  jouis  après,  Etienne  Galabert  s'absenta  pour  un 
vovafïo.  A  son  retour  à  Paris,  vers  la  fin  de  l'hiver,  il 
n'eut  rien  de  pins  pressé  que  de  se  rendre  chez  Jacques 
Maubertiii. 

Aussitôt  qu'il  l'apeirut,  Jacques  Maubertin  lui  tendit  la 
main.  Hélas!  que  le  pauvre  homme  était  changé!  La  pâleur 
s'étendait  sur  ses  joues;  un  cercle  bleuâtre  entourait  ses 
|)au])ières;  un  triste  sourire  errait  sur  ses  lèvres. 

—  Es-tu  malade?  s  écria  Etienne. 

Xon;  mais  je  suis  marié,  répondit  Jacques. 

—  Quoi  !  ton  archange?... 

—  Est  un  démon. 

—  Ecoute ,  mon  ami  Jacques  ;  je  crois  que  tu  exagères 
encore  ;  si  je  ne  crois  pas  aux  séraphins ,  je  ne  crois  pas  non 
|)lus  aux  diables.  Je  veux  bien  supposer,  puisque  tu  l'exiges, 
que  ta  femme  n'est  pas  la  Sain  te -Vierge;  mais  encore 
permets-moi  de  n  être  pas  convaincu  que  ce  soit  Lucifer. 

—  C'est  au  moins  son  cousin,  Astaroth  ou  Belzébuth. 

—  Quoi!  l'héritière  d'une  famille  de  noblesse  de  robe  du 


Bon 


rnonnais: 


—  Belle  noblesse,  ma  foi!  Pour  jendre  service  à  leurs 
amis,  son  père  et  "^sa  mère  aunaienl  du  calicot  dans  un 
faubourg  de  Moulins. 

—  La  veuve  d'un  lieutenant-général! 

—  Lieutenant,  oui;  mais  général,  non. 

—  Une  femme  qui  a  des  goûts  si  modestes  ! 

—  Begarde  :  elle  marche  sur  l'aubusson,  s'assied  sur  le 
velours,  se  couche  dans  la  batiste. 

—  Elle  qui  ne  voulait  qu'un  pauvre  chàle  de  laine! 

—  Pourvu  que  cette  laine  vînt  de  (iachcMuire. 


SOrVKNT    SE    TIKNT     M'.     DIAlîLK.  2.) 

—  Tii  I;i  caloiimics!  lA\c  a  lioiTcur  du  \aii(l('\ill('  cl 
liciil  le  îiu'lodi'aïuc  en  al)omiiKiti()ii  ! 

—  Oui  ;  mais  elle  a  sa  lo^c  au\  Italiens  cl  une  aud'c  a 
l'Opéra. 

-—  Elllo  adorait  le  coin  du  l'eu  ! 

—  Elle  le  clierit  eucoic.  (juaud  il  \  a  eiu<|  cculs  pcr- 
suiines  à  reiitoiu-, 

— -  Et  sa  passion  poiu' les  cliaiunièrcsct  les  uiaisonuedes  ? 

—  Elle  la  nourrit  toujours;  ses  albums  en  sont  pleitis, 
chaumières  à  l'aquarelle  et  maisonnettes  à  la  sej)ia. 

—  Une  Rosine  qui  ne  voulait  vivre  que  })our  ses  enfants  1 

—  Elle  n'en  a  pas. 

—  Une  dévote  qui  prelere  une  bonne  en  socques  a  des 
laquais  en  poudn^! 

—  Aussi  n'a-t-elle    (jue   des  ^looius   ou    des  chasseurs. 

—  Une  veuve  qui  l'aisail  li  des  eaux! 

—  Elle  ne  conq)te  pas  en  j)rendre;  mais  elle  est  li-es- 
résolue  à  y  aller.  La  vertu  ])ropose,  et  la  névrose  disjidse. 

—  Elle  qui  ne  conq^renait  pas  qu'on  put  user  dune 
calèche  ! 

—  Sans  doute,  et  c  est  pourcpioi  elle  a  ])ris  nu  C(»uj;e. 
Tiens,  mon  ami,  regarde. 

En  ce  moment,  les  roues  d'un  brillant  (''(|ui|)af;('  ('biau- 
lei'enl  les  pavés  de  la  cour.  Madame  .Maubertin  desccudil 
paiement  a[)puvéc  siu'  le  hras  (Vwn  jeiuic  lionuuc  |^anlc  et 
\erni  connue  une  «gravure  de  mode. 

Etienne  mterro^ca  du  i-e|;ard  sou  ann  .lac(pies. 

—  Oh!  c  est  im  cousin...  .le  lai  a  pciue  \u...  ^obles^(• 
déj)ée.  celle-là;  il  es! .  je  crois,  ollicM'i'  de  s|iahis  à  (!(  ir- 
tantine. 


'1\ 


DfclHHIEHE    J,A     CROIX,     ETC. 


Tout  (Ml  parlant,  Jacqiu's  s'approclia  d  uik^  ni;i<;iiili(HM' 
jardiiiicn'  (|iii  aiTondissait  sa  gcrhc  de  llciirs  dans  une 
embrasure  de  lenèlre;  d  inie  main  impatiente  il  >()u!nl 
arraeher  une  rose,  mais  mie  épine  lui  déehira  le  doi^t. 


Uliî  lit-il  en  retirant  sa  main   rougie  de  gouttes  de 


sang. 


—  C'est  un  symbole,  mon  ami.  lui  dit  Klienne;  si  der- 
rière la  Heur  se  lient  l'épine, 

1) 1 1; m i: R E   la  croix   souvEiNT  sk  tient  le   diable. 


un'/ 1  ,    i  /  \^  SÇ        ',.    ^  \\*    '  ' 


W   ^''   >^ 


\\\  w\va\\\\\{  >\*:^   ^\^\v^\\<f  \^>  Vu^Y^^^\c^  ^ouV  vm^. 


2E?5!]JJY?]]>J^ 


A  QUELQUE  CHOSE  MALHEUR   EST  BON 


non  se  représente  le  salon  de   iiiadaiiic   Li 

iiiarcjiiisc  de  M nous  [loni-rions  aussi  bien 

(lue  la  (Incliesse  ;  Ions  ses  anus  s  \  lion\enl 
réunis.  La  soirée  a  ini  hul  S(''iieu\,  Il  ne 
v^  s'a«;it  eepeiidant  ni  cl(>  tirer  une  loterie,  ni 
d'organiser  nne  souscription  eu  l'axenr  de 
(piel(pie  (en\re  pieuse,  ni  même  de  danser  la  polka;  la 
(jneslion  à  I  ordre  du  joiu'  est  le  elioi\  du  pro\erl»e  à  jouer 
poni-  la  l'été  de  la  maltresse  de  la  maison. 

Clonnne  il  ari'ive  toujours  en   pareil  cas.  après  a\oir  été» 

'i 


20  Zi:i'HVRlNE. 

aussi  arik'iilc  (|iu'  possililc,  la  discussion  se  traînait  pénible- 
iiicLit  an  inilini  de  lindilTcreiice  générale,  etnienaeail  nièinc; 
de  s'éteindre,  lors([u  une  voix,  partie  d'un  des  angles  dw 
salon,  s'écria  tout  à  coup  :  — Si  je  vous  contais  une  histoire? 

—  Une  liistoire  de  revenants?  demanda  une  jeinie  dame 
blonde,  (pii  avait  proposé  poiu'  sujet  de  proverbe  : 

QUI    AIME     BIE.N,    TAHD    OUBLIE. 

—  Les  revenants  sont  passés  de  mode;  mais  il  s'agit 
d'une  histoire  d'amour,  ce  qui  vaut  bien  tous  les  spectres 
d'Anna  RadclilTe. 

Nous  dirons  tout  de  suite  au  lecteur  impatient  de  con- 
naître celui  ([ui  va  lui  raconter  une  histoire  d  amour,  (pi'ii 

se  nomme  D....,  qu'il  est  notaire  à  la  résidence  de  (' , 

Agé  de  trente-quatre  à  quarante  ans,  portant  des  lunettes, 
et  renommé  pour  son  esprit  dans  tous  les  châteaux  de  l'ar- 
rondissement d' A.... 

I) —  prit  })lace  devant  la  cheminée,  et,  le  coude  ren- 
versé, la  jambe  droite  posée  sur  la  gauche,  la  botte  en 
|)ointe,  il  commença  ainsi  : 

—  \ous  vous  étonnez  sans  doute,  Messieurs  et  Mes- 
danu's,  (pi'un  garçon  aussi  bien  touiiié  (pie  moi,  jouissant 
de  tontes  ses  lacultés  et  dune  ('tude  bien  achalandée,  soit 
resté  célibataire.  N(>  vous  hâtez  j)as  de  me  juger;  n'allez 
|ias  croii'e  que  je  sois  resté  constannneut  insensible  aux 
traits  de  (iupidon.  Mon  C(eur  de  notaire  a  baUii  .  trop  battu 
même;  et  ramour.  qui  depuis  Troie  a  perdu  lanl  de 
choses,  a  été  la  cause  de  ma  ruine,  je  veux  dire  de  mon 
célibat,  .le  vais  vous  r(''vt''ler  ce  mvsière  ;  écoutez  la  cou- 
fession  d'un  l'ulanl  du  siècle. 


A    giKijjiK   c.iiosi:    MAi.iiKru    r.sr    iîon.         zt 

iJaiis  les  [)r('ini('ri's  .iimci's  qui  siiiMrciit  la  rcNoliiliou  de 
juillet,  mou  |)î'n>  m'avait  placé  choz  uu  notaii'c  de  ses  amis. 
J'avais  uu  canw  de  \\\v^\  aus.  un  iiai»it  de  viiij^t  ans,  en  un 
uiot  joules  les  |)assioiis  cl  tous  les  charmes  d(»  la  jcuiicss(>. 
Mes  lai'incs  coidciil  ricu  (ju'cu  souj»caut  à  c^'  lcui])s  heu- 
reux oii  l'àuie  chasse  aux  papillous,  oii  l'on  es!  hloud,  (tù 
Ton  est  habillé  en  drap  bicu-barheau. 

Pénétré  des  devoirs  qu'impose  la  cléricature  ,  je  n'avais 
encore  gravé  dans  mou  cieui*  que  (piehpu^s  articles  du  (iode 
de  procédure  civile,  lors(pruu  matin,  en  masseyani  devaiil 
mon  bureau,  je  vis  sur  la  grande  })lace,  en  lace  de  la 
fenêtre  de  Tétude,  une  image  dont  le  souvenir  gracieux 
me  poursuit  encore.  (Tétait  une  toile  de  plusieurs  pieds  de 
haut,  représentant  une  l'emme  sanvage  avalant  des  cailloux 
et  des  lames  de  sabre;  je  la  vis,  et  soudain  j'en  devins 
amoureux. 

—  De  la  femme  sauvage?  demanda  la  marquise. 

—  De  Zéphvrine,  de  l'adorable  Zéphyrine!  Elle  se  tenait 
debout  montrant  la  toile  avec  sa  baguette.  Immobile  contre 
la  vitre,  je  l'admirais  accueillant  les  amateurs  avec  un  irré- 
sistible sourire,  et  recevant  les  gros  sous  de  sa  main  blanche 
et  agile.  Je  la  vois  encore,  le  l)ras  arrondi  sur  la  hanche,  la 
taille  cambrée,  l'œil  noir,  le  teint  nuancé  de  rose,  la  narine 
mobile,  le  nez  vif  et  droit,  son  jupon  bleu  chamarré  de 
paillettes  laissant  voir  ses  jambes  mignonnes,  auxquelles 
s'attachaient  deux  pieds  de  fée.  Je  vous  épargne  r(>nuui  de 
mes  premières  émotions;  je  ne  vous  dis  ni  mes  regii'ds 
ardents,  ni  mes  soupirs  de  iliimne,  ni  mes  lettres  héue- 
li(jues... 

—  \  ous  écrivîtes  à  Z(''|)bvrine'? 


28  ZKPHVRINE. 

—  Je  lui  écrivis,  et  je  me  rappelle  encore  ma  première 
le lire  : 

«Vierge  de  mes  songes,  je  l'ai  vue,  el  je  l'ai  aimée; 
le  \(»ii-  el  le  le  dii'e,  voilà  ma  siMile  amhilion.  Tu  es  helle 
coimiie  Véims,  ci  modesle  comme  Minerve.  La  rosée  que 
l'Anrore  dépose  au  sein  des  Heurs  est  moins  pure  que  loi. 
Ame  de  mon  àme,  lu  liens  ma  vie  entre  tes  mains;  aiine- 
nioi.  si  lu  ne  veux  voir  mourir  à  tes  ])ieds  celui  que  lu 
peu\  l'aii'e  le  plus  Ikmu-cuv  on  le  plus  malh(nn"eux  des 
morlels.  » 

Après  une  correspondance  des  ])lus  orageuses ,  elle 
me  répondit  qu'elle  m'aimait,  en  |)osl-scriptum.  Je  bai- 
sai el  rebaisai  cent  fois  le  bas  de  sa  lettre,  et' je  me  mis 
à  marcber  à  grands  pas  dans  ma  cliambre,  clierchani 
les  movens  de  me  réunir  pour  jamais  à  celle  que  j'ado- 
rais, el  de  I  arracber  h  \\n  nK'lier  (pii  nc'lail  pas  fait  j)onr 
elle. 

Non;  m'écriais-je  dans  mon  entbousiasme ,  tu  n'es  point 
n(''e  poin-  vivre  iwec  des  saltind)an(pies  qui  abuseront  tôt  ou 
lard  de  Ion  imiocence ,  pour  le  faire  avaler  des  cailloux  et 
des  lames  de  sabre  !  -le  saurai  sousliaire  ton  palais  à  cette 
ignominieuse  extrémité;  la  voix  ,  (pii  s'enroue  à  vanter  les 
sujX'rhes  qualités  de  la  fenmie  sauvage  ,  ne  devrait  murum- 
rer  (pie  des  paroles  d'amour;  ta  main,  si  line  et  si  petile, 
ne  devrait  tenir  d'autre  baguette  que  celle  d'une  fée;  je 
le  rendrai  au  monde  dont  tu  feras  le  |)lus  bel  ornement; 
a\aut  un  mois,  je  \eii\  (pie  lu  d.inses  dans  les  salons  de  la 
prelécliire  1 


A     OlKlAHF.     CIIOSK     MAI.lIKl   K     KSI'     lUtX.  20 

J'en  ('tais  ià  (le  ce  moiKtlo^uc,  (|iiaiRl  jeiileiitlis  ma  jxtric 
s"(iii\  lir  (loiifCMUMil .  cl  je  icciis  dans  mes  bras  Zé|)liMin(' 
|)al|iilant(\ 

Ancc  (|nt'l  plainir  je  la  rcj^ardais  1  Ancc  (inelle  an\i('((''  je 
suivais  snr  ses  Irails  la  (race  des  cmolioiis  que  dcvail  l'airo 
naîlrc  dans  son  àmc  nnc  sitnation  si  iiniivcllo!  Je  vonins 
lui  prendre  la  main,  elle  me  repoussa  d'tm  air  plein  de 
dignité. 

— -  Monsieur,  \nv  dit-elle,  no  me  laites  pas  re})enfii'  de 
ma  confiance  ;  je  ne  suis  point  ce  que  vous  croyez.  Je  m  a|i- 
pelle  Zéphyrine  de  Valconi-;  mon  père,  officier  su |)(''riem' 
de  la  garde,  mort  en  juillet 

—  0  Zéphyrine!  m"ecriai-je  hors  de  moi-même,  mes 
pressentiments  ne  mont  ])oint  trompé;  tu  n'es  pas  née 
saltiud)anque  ;  mais  hélas!  quelle  dislance  lu^us  st'pare! 
Le  fatal  préjugé  de  la  noblesse... 

—  Ne  m'empêchera  pas  de  yous  donner  ma  niam  si  vous 
vous  en  montrez  digne.  Il  faut  me  soustraire  aux  persécu- 
tions  d'un  hounne  qui,  après  aM)ir  jure  à  mon  })ère  mou- 
rant de  veiller  sur  moi,  m'exploite  indignement,  et  veut 
me  forcera  épouser  son  paillasse  C.abochai-d .  dit  l'incom- 
parable Mexicain. 

—  Je  te  sauverai,  Zéphyrine,  je  t'enlèverai  à  ces  misé- 
rables. Je  vais  tout  préparer  pour  notre  fuite;  en  attendant, 
cette  chambre  te  servira  d'asile;  je  t'v  laisse  sous  la  sauAc- 
garde  de  l'honneur  et  de  l'amour. 

J'ai  oublié  de  vous  dire  (pie  mon  |)atron  était  maire  de  la 
ville.  Comme  j'allais  chercher  dans  mou  bureau  quel(|nes 
centaines  de  francs,  finit  de  mes  ('conomies  de  jeune 
homme,  il  me  lit  entrer  dans  son  cabinet,   et.   me   mon- 


50  ZKIMIYRINF.. 

Iraiit  iiii  lioiiiincdassc'z  inauvaisc  iiiiiic  ([iii  se  Iciiait  dcliout 
à  son  ('ùt('',  il  me  dit  diiii  (ou  brusque  et  uieuaeant  : 

—  (l'est  done  \ous  qui  voulez  réduire  à  la  misère  ee 
diiiiic  Billutquel  ({ui  lait  depuis  trente  ans  les  déliées  de 
notre  ville,  en  lui  enlevant  une  artiste  qui  n'a  pas  sa 
[lareille  pour  le  saut  périlleux?  .le  vous  sonune,  au  nom 
de  la  loi  et  de  la  morale,  de  déclarer  où  vous  Taxez 
eaehée. 

—  C'est  aussi  au  nom  de  la  morale  et  de  la  loi,  ré])on- 
dis-je  avec  une  indignation  contenue,  que  je  vous  somme  de 
l'aire  arrêter  le  susdit  Bilboquet,  coupable  de  suppression 
d'état  à  ré<;ard  de  mademoiselle  Zéphyrine  de  Valcour,  fille 
de  M.  le  comte  de  Valcour,  olllcier  supérieur  de  la  garde, 
mort  à  Paris  en  1830,  victime  de  sou  dévouement  à  la 
monarcliie. 

Bill)0([uet  haussa  les  éj)aules,  et  me  toisa  dédaigneuse- 
ment. 

—  Connu!  connu!  s'écria-t-il ;  c'est  la  troisième  fois 
que  Zéphyrine  s'amuse  ainsi  aux  dépens  des  âmes  sensibles 
([ui  ont  comme  vous  vingt  ans  et  un  habit  bleu-harbeau. 
Klle  éprouve  de  tem])s  en  tenq)s  le  besoin  de  me  quitter; 
mais  elle  l'evient  toujours  au  bercail  :  je  suis  si  bon  pom* 
mes  pensionnaires!  Rendez-moi  Zéphyrine,  jeune  impru- 
dent; la  représentation  va  coiumencer,  et  il  faut  bien  ([ue 
quelqu'un  crie  :  Prenez  vos  billets! 

—  Tu  mens,  tu  n'es  qu'un  vil  imposteur!  Je  demande 
justice  ])our  mademoiselle  de  Valcour. 

—  Voilà,  reprit  Bilboquet,  des  pa])iers  qui  constatent 
que  mademoiselle  de  Valcour  est  sortie  de  l'hospice  des 
Kul'ants-Trou\(''s.   Je  vovdais  b^s  l'aire   légaliser    par  M.    le 


A   giKi.gi  !•:    ciiosi-:    mai.iiki  k    kst    iîon,        7)1 

maire,  aliii  de  pfoccdcr  (oui  de  siiilc  au  iiiai-ia^c  de  iiiadc- 
inoiscllc  ZcpliMiiic.  saltiiiil)aii(|ii(',  a\('c  .M.  (lahocliaid  . 
padlassc.  IN)iir\ii  (luil  ignore  ICscapadc  de  sa  pri-tciidiic  1 
l/iiiC()iii|;aral)lL'  Mo\iraiii  scrail  tapahic  de  n'cii  |)liis  \(»ii- 
loir;  cl  vous  êtes  trop  ^éiici-ciix.  jciiiic  lioiiimc.  jwiiir  coiii- 
proiiicdi'c  une  laihle  l'eniMic. 

Aiiu's  sensibles  ,  cœurs  qui  avez  aiu)é.  nous  couiprendie/ 
mon  désespoir  1  Je  voulus  me  (uer  après  avoir  plongé  un 
poignard  dans  le  sein  de  la  |)erlide  ;  mais  elle  disj)aru(  le  jour 
même.  J'ai  eu  plus  tard  la  consolation  d'apprendre  que  je 
n'avais  pas  nui  à  son  avenir.  Zéj)livrine  devint  madame 
Cabochard. 

Ce  (piil  \  avait  de  plus  terrible  dans  ma  situation  ,  c  est 
que  je  ne  trouvais  personne  à  qui  confier  mes  chagrins; 
tout  le  monde  riait  en  vovant  ma  ]divsionomie  de  doulou- 
reuse résignation. 

Mon  patron  s'était  hâté  de  racoul(M"  mon  aventure  à  mes 
collègues  de  l'c-tude  ,  elle  a\ait  couru  tout  le  pavs;  j'étais 
devenu  un  héros  à  di\  lieues  à  la  rondi*:  si  bien  qu;', 
quel(]ue  teiiijs  après,  lorscpie  mou  père  songea  à  me  ma- 
rier, je  me  hasardais  diliicilement  à  me  montrer  en  plein 
jour  dans  les  rues. 

.Ma  pi'efeu(hie  elitit  jolie,  ses  j;arents  bien  disposés  en 
ma  l'axenr.  Je  lis  ma  première  visite;  à  peine  mCtais-je 
approche  de  niademoiselle  llenrietle  pour  lui  adresser  un 
conq)liment.  (juClle  se  le\a.  mil  sa  main  siu'  sa  bouche,  cl 
disj)ai'nl  (M,  poussant  un  eclal  de  rnc  eloulTe  :  le  souxeuu' 
de  ma  déplorable  passion  avait  produit  son  elTel.  Je  I  enten- 
dis eusuile  dans  la  cband)re  voisine  lire  loiil  a  sou  aise;  sa 
mère  me  dit  cpielle  était  sujette  a  ces  accès,  (pii  devenaient 


o2 


ZEPHYRINE. 


plus  rares  de  joui-  en  jour,  cl  (|uo  le  mariât;*'  dcNail  lairc 
disparaître. 

—  ]\\]  l'îles-vous  l'essai?  deiiiauda  la  maîtresse  de  la 
maison. 

—  Non  \i-aimeiil.  I)e|uiis.  je  n'ai  |)lus  voulu  me  marier. 

—  I']li  hieii  1  dit  im  des  assistants,  vous  venez,  sans  \ons 
en  donter,  de  nous  donner  le  sujet  du  j)roverl»e  (\{\v  uons 
eherehions  loid  à  llieui'e. 

—  \'ovons  le  titre. 

A    (,»ri;i.  yiK   r;  110  SI-:    maliieiu    i;st   h  on. 


"S  av'\\\i.'   Y^^  V*:  ('.\\(vV  i\\v\  ^VoyV. 


POUR   AVOIR   LES    POUSSINS 


adeiiioiselle  Euplirosine  monta  vcm-s  la 
brune  dans  la  chambre  qu  elle  occupait 
au  faîte  d'une  maison  de  la  rue  des  Cin(f- 
Dianianls,  tenant  à  la  main  un  boisseau 
de  chaibon  enveloppé  dans  m\  mnnéi-o 
de  la  Gazette  des  Tribunaux ,    et    bien 

déterminée  à  eu  linii-. 

—  Que  lais-je  dans  la  vie'?  dit-elle  d'uiu'  voix  S()nd)re; 

où  vais-je?  que  suis-je'?  d'où  sors-je,  et  à  qui  ))lais-je?... 
Elle  ne  put  continuer  ces  barmonieuses  exclamations,  et 

alla  ouvrir  un  tiroir  où   se   trouvait  un  ))aquet  de  lettres 


34         IL  FAIT  AMADOUER  LA  POULE 

qu'elle  déplovti  (F une  main  égarée  par  le  désespoir.  Elle 
tomba  sur  les  p;issages  les  plus  échevelés  : 

«  0  mon  hiinge  !  ô  ma  perle  !  sais-tu  bien  (juc  ma  destinée  est 
antièroment  confondue  dedans  la  tienne?  Oui,  jeune  fille,  tu  est  mon 
incendit,  mon  Nésuve!  Grasse  à  toi,  hange  dessieu,  mon  existance  est 
enivrante,  haroniatique  comme  l'Arabie;  il  me  semble  que  tout  est 
autour  de  moi  vanille,  amande  douce,  crème  de  rose,  Portugal.... 

«  ZÉPHYRiN,  artiste  en  cheveux.  » 


Enphrosine  aussi  était  artiste;  —  artiste  en  corsets. 

—  Et  il  me  trahit  !  ajouta-t-elle ,  et  pour  qui?...  Pour  une 
personne  qui  pesait  cent  soixante-dix-neuf  livres  sept  onces 
et  neuf  gros  à  la  dernière  fête  de  Saint-Cloud...  Ah!  le... 

Elle  n'acheva  pas. 

Elle  ferma  le  tiroir  aux  lettres,  boucha  hermétiquement 
la  fente  de  sa  porte  et  sa  fenêtre  à  tabatière ,  renversa  la 
braise  sur  un  fourneau,  et  quand  tout  fut  prêt...  elle  prit 
son  accordéon,  et  se  mit  à  entonner  le  chant  du  cygne,  en 
jouant  dans  les  cordes  lugubres  de  l'instrument,  dans  l'oc-. 
tave  du  canard. 

L'accordéon  se  tut,  et  l'instrumentiste  se  décida  à  Ai\re 
encore  une  nuit;  mais  c'était  la  dernière,  oh!  oui,  la  der- 
nière, à  moins  pourtant  que... 

Elle  souilla  sa  chandelle  et  s'endormit. 

Le  lendemain,  elle  descendit  à  la  boutique  à  Iheure  or- 
dmaire;  mais  elle  eut  beau  regarder  dans  la  rue.  <li('rcliai!l 
a  apercevoir  Zéphyrin,  elle  n"aj)erçut  rien,  cl  la  [iiKlcur  ne 
lui  permit  jtas  de  r<'sfer  jilus  lougtemjjs  sur  le  seuil  de  la 
porte. 

^ers  les  dix  heures  du  malin,  on  \il  paraître  dans  la 


l'Ol  |{      VVOIH     I.KS     IMilSSlNS.  or) 

lj(»iili(jvii'  c'('llt>  (jirKii|)Iii()siii{'  appelait  sa  rivale,  la  radieuse 
madaine  lîosailm  Louehard,  jeune  veuve  âgée  de  neuf 
lustre?  et  très-rigide  dans  ses  principes. 

Quelques  mois  an|iai'avaiit,  il  ne  s'en  était  pas  fallu  de 
ré|)aisseur  dini  ehe\(Mi  que  madame  Louehard  ne  eongi'- 
diàt  sa  première  ouvrière,  mademoiselle  Euphrosine,  qui 
attirait  dans  le  magasin  un  petit  garc^'on  coiffeur  du  voisi- 
nage, nommé  Zéplivrin ,  qu'elle  avait  surpris  im  jour 
devant  le  comptoir,  gesticulant,  et  faisant  à  mademoiselle 
Euphrosine  une  déclaration  d'amour,  tirée  des  profondeurs 
de  sa  poitrine  d'homme,  comme  à  rAmbigu. 

Cependant,  depuis  quelque  temps,  madame  Louehard 
trouvait  Zéphyrin  plus  posé,  et  susceptible  d'apprécier 
une  personne  d'éducation,  quels  que  fussent  son  âge  et  son 
poids.  Le  bruit  courait  même  dans  le  quartier  que  madame» 
Louehard  songeait  à  se  remarier;  Zéphyrin  n'avait  rien,  il 
est  vrai;  mais  la  maîtresse  corsetière  avait,  disait-on,  du 
foin  dans  ses  socles;  et  pourquoi  l'amour  sans  capitaux 
ne  s'unirait-il  pas  à  l'embonpoint  inscrit  à  la  Caisse 
d'épargne? 

—  Zéphyrin  n'est  pas  encore  venu?  dit  madame  Lou- 
ehard en  caressant  les  mèches  de  son  tour. 

—  Non,  il  n'est  pas  venu,  murmura  Euphrosine  entre 
ses  dents,  vieille... 

Elle  n'acheva  pas. 

Au  même  instant,  une  apparition,  sentant  l'huile  de 
Macassar,  traversa  la  boutique  comme  un  éclair  :  c'était 
Zéphyrin.  Il  s'élança  d'un  bond  dans  l'arrière-boutique,  où 
l'attendait  madame  Louehard  ;  et  là,  il  se  mit  à  la  coiffer, 
nu  plutôt  à  coiffer  son  tniu'.  comme  on  ne  coiffe   plus  que 


56         IL  FAUT  AMADOUER  LA  POULE 

dans  la  rue  dos  Cinq-Diamants  :  c'était  à  la  l'ois  \aporeux 
et  monumental.  Madame  Louchard  j)arut  rajeunie  d'au 
moins  cinq  semaines  :  son  tour,  c'était  sa  vie. 

Zépliyrin  retraversa  la  boutique  comme  l'éclair,  sans 
même  jeter  un  mot,  une  œillade  au  comptoir.  Et  cepen- 
dant Euphrosine  était  Là!...  Elle  est  là,  ton  Euphrosine, 
ingrat  coiffeur! 

—  Ah!  c'est  trop  fort!  dit  Euphrosine  en  elle-même;  ne 
])as  daigner  me  gratitier  du  simple  coup  d'œil  que  se  doi- 
vent au  moins  les  personnes  bien  élevées! 

Elle  regretta  de  n'en  avoir  pas  fini  la  veille.  Mais 
qu'importe?  Le  charbon  est  tout  prêt;  et,  pour  ne  plus 
souffrir,  pour  se  venger  dun  être  atroce,  que  faut-il'?...  Un 
moment  de  résolution  et  une  allumette  chimique. 

Madame  Louchard  et  son  tour  sortirent  pour  allei* 
faire  des  visites.  Alors  Euphrosine  n'hésite  plus,  elle 
prend  un  prétexte  pour  monter  à  sa  mansarde;  mais,  au 
moment  oi^i  elle  va  quitter  le  comptoir  pour  accomplir  son 
fatal  dessein,  l'Amour  paraît  dans  la  boutique. 

Oui,  l'Amour  lui-même,  représenté  par  Zépliyrin,  qui 
tient  sur  ses  deux  poings  deux  perruques  de  débardeur  qu'il 
va  porter  dans  le  voisinage  pour  un  bal  masqué  du  soir. 

11  se  place  devant  Euphrosine;  il  s'écrie  en  agitant  ses 
deux  perruques  : 

—  Oh!  mais  quoi!...  Qui?...  Toi?...  De  moi?...  Pour 
elle?...  Non...  Ciel!...  Terre!...  Mort!...  Enfer!!! 

—  Ah!  je  te  comprends,  s'écrie  Euphrosine;  mais 
explique-toi. 

—  Non;  vois-tu,  ajoute  Zéphyrin  toujours  avec  ses  deux 
|)erruques  à  la  main,  dans  les  veines  de  ce  bras-là  bouil- 


poru   Avoiu   iJ'S   POUSSINS.  57 

IoihkmIii  ?an<i'  (rarlisic...  Oui,  moi,  je  végéterais!  J'em- 
ploiciais  (•tei'iicliciiKMil  mon  exislence  d'homme  à  erèper  et 
à  poiidfei'  (les  eriiiières!...  Initie'....  .laiine  larl  (M1  grand, 
il  me  l'aiil  la  earriei'e  du  It'nor...  .l'ai  1'///;  oin.  I  tit... 

Olil  Miitliild.'.  iilo!... 

Luc  sonnette  se  iait  enl(Muli'e  à  l'extrémité  de  la  ru(\ 
— -■  On  Y  va  !  s'écrie  le  coilTeur  de  l'avenir. 

—  Arrête,  oh!  arrête,  dit  Enphrosine  ;  pins  (pinn 
mot... 

Mais  Zéphyrin  ne  l'entend  pins;  il  est  df"].!  dans  la  nie, 
il  lève  en  l'air  ses  denx  perrnqnes,  et  les  secone  d'un 
monvement  frénétiqne  en  criant:  «  Honrrah  !  » 

—  Il  m'aime  encore!  se  dit  Enphrosine;  mais  com- 
ment accorder  ces  prenves  d'amonr  avec  ce  qn'il  est  ponr 
madame  Lonchard*?...  Zéphyrin,  Zéphyrin,  mangeriez- 
vons  à  denx  râteliers? 

dépendant,  malgré  cette  idée,  la  jonrnée  hit  meillenre 
|)onr  Enphrosine  qnelle  n'anraitcrn.  Mais  qne  devint-elle, 
et  qnelle  nonvelle  secousse,  lorsqne  madame  Lonchard, 
rentrant  vers  qnatre  heures,  dit  en  traversant  la  Ixinticjue  : 
■ —  Je  vais  ce  soir  aux  Folies-Dramatiques  avec  Zc'phyrin  ! 

A  ces  mots,  le  corset  qn' Enphrosine  achevait  lui  toinha 
des  mains.  Ses  yeux  se  fermèrent;  elle  fut  sur  le  point  de 
s'évanouir;  mais  elle  pensa  qne  ce  serait  assurer  le 
trionq^he  de  sa  rivale,  et  parvint  à  reprendre  son  sang- 
IVoid  et  son  corset. 

A  six  heures  précises,  un  fiacre  s'arrêta  devant  la  hon- 
tique;   c'était  encore  l' Amonr;    mais  cette    lois.    l'Amour 


58  IL    FAUT    AMADOIF.R     LA    POULE 

réoiilier,  correct;  plus  de  perruques  de  débardeur,   de  la 
distinction,  de  la  tenue,  gants  serin  à  29. 

Zéplivrin  s'approcha  familièrement  de  madame  Louchard, 
el.  après  avoir  j-etouché  sa  coiffnre,  lui  adressa  quelques 
paroles  à  Toreille.  (lelle-ci  sourit  a<i;réal)lement ,  et  dit,  en 
se  tournant  vers  la  cantonnade  : 

—  Mesdemoiselles,  c'est  demain  dimanche;  M.  Zéphvrin 
veut  bien  vous  inviter  à  une  promenade  à  Romainville...  Il 
y  aura  des  ânes... 

Il  faudrait  connaître  la  langue  musicale  de  M.  Sudre 
pour  rendie  laccent  d'amertume  et  de  raillerie  avec  lequel 
cette  phrase  fut  prononcée.  Euphrosine  ne  répondit  pas; 
elle  avait  pris  son  ])arti  :  tout  cela  était  évidemment  trop 
mesquin. 

—  jNou,  non,  s'écria-t-elle  dès  que  le  tiacre  se  fut  éloi- 
gné, ce  n'est  plus  la  mort  cachée,  ignorée,  qu'il  me  faut; 
c'est  la  mort  en  plein  vent,  à  la  campagne,  à  la  face  du 
ciel,  sous  tes  propres  yeux,  monstre!...  Demain,  il  y  aura 
des  ânes,  dis-tu,  à  Romainville;  eh  bien!  je  choisirai  l'ani- 
mal le  plus  fougueux,  le  plus  sauvage,  et  je  veux  qu'il 
m'entraîne  n'importe  où...  J'irai  finir  ma  vie  dans  le  fond 
de  quelque  précipice...  connue  Mazelta... 

La  journée  du  lendemain  fut  pour  la  sensible  Euphrosine 
une  série  de  chagrins  et  de  vexations.  Elle  eut  le  plus  mau- 
vais àne  de  la  société;  un  de  ces  ânes  sans  amour-propre, 
que,  ni  la  persuasion,  ni  les  épingles,  ne  peuvent  faire 
marcher. 

Madame  Louchard  triomj)liait  au  contraire;  Zéphyrin 
n'avait  d'attentions  et  de  cajoleries  que  pour  elle.  Il  s'était 
tait  son  premier  écuver.    Madame  Louchard   était   montée 


l'OlK     AVOlIt     I.KS     lOLSSlNS.  59 

siii' iiii  àiitMl  un  li'iii|t('i'aiiit'iil  cxtraordiiiaiit'.  (|iii  Nolli^cail, 
gal(i|)ai(,  caracolaii  à  ^(»l(tlll('';  un  Nolcan.  nn  anuturd'ànc. 

A  llicnic  (In  dîner,  on  revint  par  la  ii,raii(l('  allée  de  la 
lonM;  Ions  les  ânes.  ('lecliMses  par  lein-  éenrie,  allaienl. 
eonnne  le  \eiil.  Madame  Loneliard  était  en  tète,  léndani 
les  airs,  éclievelée,  délirante;  Zéph\rin  lui-niéine  avait 
peine  à  la  suivre.  On  criait  :  «  Vive  madame  [.oucluird!  » 
(piand  tout  à  coup  son  àne  tait  nn  chassé -croisé,  la  selle 
tourne,  et  voilà  la  perle  des  amazones  qui  tombe  à  la  ren- 
verse sur  le  gazon. 

On  la  crut  blessée  ;  mais  elle  n'était  qu'émue. 

Dés  qu'elle  fut  remise  sur  ses  jambes,  son  premier  mou- 
\ement  fut  de  s" écrier  d'un  ton  désespéré:  — -Et  mon  tour! 
mon  tour! 

— -  Preuve  qu'elle  pens(>  toujours  à  Zéphyrin,  se  dit 
Euphrosine. 

Le  tour  était  resté  sous  l'une,  qui  se  roulait  sur  le  gazon. 

On  transporta  madame  Louchard  à  l'auberge  du  Tourne- 
Bride.  Zéphyrin,  qui  voyait  que  son  plus  grand  chagriii 
était  de  se  sentir  décoiffée,  était  déjà  en  fonctions,  les 
manches  retroussées,  les  pincettes  en  main.  Toutes  les 
jeunes  filles  étaient  occupées  à  rendre  la  l'orme  humaine  au 
chapeau  de  madame  Eonchard. 

—  Xe  craignez  rien,  dit  Zé[)hvrin  à  I  infortunée  corse- 
lière,  tout  sera  bientôt  réparé,  ohî  ma  |)oule... 

—  Sa  poule!  sécrie  Euphrosine  sur  le  point  dCclati'r. 
Zé'pinrin  lui  uiai'che  Moh-unnenl  siu'  Torteil  : 

—  Aidez-moi  donc  au  moins,  lui  dil-il  eu  alléclant  de 
la  hi-ns(pier,  vous  qui  êtes  la  a  me  icgarder  les  bras  croi- 
sés... Tenez-moi  cela... 


40 


IL    FAUT    AMADOUER    LA     POT  LE,     ETC. 


Eli  même  temps,  il  lui  met  dans  la  main  un  papier 
en  forme  de  triangle,  sur  lequel  elle  jette  maehinalemeiit 
les  yeux. 

0  surprise!  o  joie!  qui  l'eût  pensé?  0  sul)lime  adresse 
(Kune  àme  sensible,  qui  ne  s'arrête  de>anl  aucune  espèce 
de  désagrément,  d'abnégation  ni  de  fieelle! 

Eupbrosine,  transportée  loul  à  coup  du  dernier  ])a- 
roxisme  de  la  désolation  au  faîte  de  rencbantemenl,  a  lu 
sur  le  papier  triangulaire,  destiné  à  former  la  plus  belle 
papillote  du  tour  de  madame  Loueliard,  ee  ])roverbe,  ce 
proverbe  du  bonbeur  qui  la  rend  à  la  vie  en  bii  expliquanl 
de  point  en  point  la  conduite  du  coiffeur  : 

IL    FAIT   AMADOl  Kli    L\    l'Ol  LE    POl  U    AVOIR    LKS    l'OLSSLNS. 


iT^^r-'^h 


\\\\^s\\^  <\\^\\^  ^r.-  \\\v  ^i^vVé  \oV\  \\>r>tt^,\v;. 


mw^ 


©U/hm^E     ©hâlIzÀU 


TROUVE  SON   NID  BEAU. 


g^  ne  aigi'otlede  Heurs  à  son  chapean,  le  malin 
esl  arrivé,  d'un  pas  lesle  et  le  lïonl  joyeux, 
au  sonunel  de  la  colline.  Il  regarde  les 
maisons  du  villi^e  d  nn  aii'  doux  el  i  ien- 
veillaid.  Le  eo(|,  à  son  a|)proclie,  s'esl  mis 
à  chanter  de  joie.  Toutes  les  Fenêtres  s'ouvrent;  celle  de 
(iolelte  nest  pas  la  dernière  à  l'èter  sa  hienviMuie.  Colette 
aime  à  voir  le  matin,  el  le  malin  sourit  à  Colette;  n'est- 

6 


42  CHAQUE    OISEAU 

elle  pas  la  plus  jolie  comme  la  plus  sage  des  filles  de  l'en- 
droit ?  Que  de  belles  promesses,  que  de  galants  propos 
le  maître  du  eliàteau  a  perdus  en  causant  avec  elle  !  Colette 
est  fiancée  à  Colin,  elle  ne  veut  pas  d'autre  mari  que  lui. 
En  un  tour  de  main  sa  toilette  est  achevée  ;  vermeille 
connue  l'Aurore,  elle  paraît  im  instant,  pour  respirer 
la  brise  sans  doute  ;  mais  non ,  une  autre  croisée  est  ouverte 
depuis  longtemps  en  face  de  la  sienne.  C'est  le  fiancé  (pii 
épie  le  réveil  de  la  liancée;  enfin  elle  se  montre.  —  Bon- 
jour, (k)lelte!   —  Bonjour,  Colin! 

Le  village  a  pris  un  air  de  travail  et  d'activité;  tout  le 
monde  en  passant  salue  Colette;  le  bouvier  pique  ses  bœufs 
indolents,  les  feneuses  se  dirigent  en  chantant  vers  le  pré. 
Colin  conduit  son  blond  troupeau  en  jouant  de  la  musette. 

Oli  vont  ces  deux  moineaux  tenant  chacun  un  brin  de 
paille  dans  leur  bec?  Ils  se  posent  dans  une  fente  de  mur, 
juste  à  côté  de  la  fenêtre  où  Colette  vient  de  suspendre  une 
cage  habitée  par  deux  fauvettes. 

Colette  a  mis  tout  en  ordre  chez  elle.  Frais  réduit  de  la 
villageoise ,  comme  vous  êtes  propre,  comme  vous  êtes  gai  ! 
Elle-même,  comme  elle  est  heureuse  en  regardant  son  rouet, 
son  vase  de  fleurs,  son  crucifix,  et  quehpiefois  aussi  le  miroir 
dans  lequel  se  refiètent  ses  traits  naïfs! 

Pendant  (pie  Colette  liavaille  oi  file  sa  laine.  I  alieille 
butin(>  sur  le  vase  de  ileui's.  les  fauN elles  chantent  dans  leni' 
cage,  et  les  moineaux  babillenl  sur  le  nuu'.  Ce  ménage  aile 
s'est  placé  sur  le  rebord  de  sa  demeure  et  semble  appeler 
ses  voisins;  les  fauvettes  a\ancent  la  tête  hors  de  leurs  bar- 
reaux ,  connue  ])our  se  prêter  de  meilleure  grâce  à  la 
conversaiion.  Qiu)  se  disent-ils  entre  eux? 


TU(>r\K  SON   Ml)   li r..\r.  4."î 

Colette  les  eompreiid;  ear  Culetle  est  lilleule  d'une  t'ée. 
Elle  peut  parler  avee  les  oiseaux,  comme  le  Petit  Chaperon 
Rouge  s'amusait  le  soir  à  causer  avec  les  rouges -gorges 
le  long  des  buissons. 

La  iauveltc  disait  an  moineau  : 

—  Regarde  mon  nid,  connue  il  est  gracieux  et  doux, 
suspendu  entre  ces  deux  bâtons  ([ui  soutiendront  ma  couvée  ! 
Ce  sont  les  doigts  de  Colette  ([ui  ont  préparé  la  laine  sin- 
laquelle  s'étendront  mes  [)etits.  Je  ne  crains  ni  le  hibou  (jui 
loge  à  ton  côté,  ni  le  chat  qui  rôde  sur  la  gouttière,  ui  la 
pluie,  ui  Forage,  ni  le  v(Mit.  Il  uest  pas  de  nid  plus  beau 
que  le  mien. 

]a'  moineau  répondait  à  la  fauvette  : 

—  J'ai  ramassé  les  fleurs  lanées  que  Colette  laisse  tomber 
chaque  soir  de  ses  cheveux,  et  avec  leurs  tiges  entrelacées 
j'ai  bâti  mon  nid;  je  l'ai  garni  avec  le  duvet  dont  le  prin- 
temps couvre  les  jeunes  saules.  C'est  un  abri  sûr  et  impé- 
nétrable, d'où  ma  famille  s'élancera  pleine  de  force  et  de 
gaité.  Mou  nid  est  celui  d'un  oiseau  libre,  il  est  plus  beau 
que  le  tien. 

Du  haut  du  toit,  une  hirondelle  éleva  la  voix  : 

—  Vous  ne  savez  ce  «pu'  vous  dites,  gazouillait-elle  aux 
fauvettes  et  aux  moineaux.  Mon  nid  est  fait  d(>  ciment 
comme  une  forteresse;  les  architectes  les  plus  habiles  n'ont 
rien  à  lui  comparer  pour  la  hardiesse  de  sa  construction  ;  le 
soleil  le  dore  le  ])remier  à  son  lever,  et  son  dernier  rayon 
s'arrête  sur  lui  axcc  comidaisaïu-e.  Mon  nid  (^sf  le  plus  heau 
de  tons  les  nids. 

Colette  écoutait  tous  ces  discours  en  souriant. 

—  La  fauvette,  disait-elle,  sVudort  siu'  la  laine  (|U{\je 


44  CHAQUK    OISE.M' 

lui  ai  préparée;  le  moineau  est  fier  parce  (pi'il  caclie  sa 
couvée  dans  mes  vieux  bouquets;  l'hirondelle  s'enorgueillit 
de  sa  citadelle  aérienne;  mais  ma  demeure  est  bien  plus 
jolie  que  leurs  nids.  Comme  la  lumière  se  joue  gaîment  au 
milieu  de  mes  fleurs!  La  vigne  qui  grimpe  me  fait  un 
rideau  de  ses  jets  capricieux  ;  je  vois  la  rivière  qui  coule  à 
travers  la  claire  feuillée,  et  le  vent  m'apporte  avec  le  fré- 
missement des  arbres  les  sons  de  la  nuisette  de  Colin.  La 
fauvette,  le  moineau  et  riiirondelle  ont  beau  se  vanter, 
ils  ne  sont  pas  mieux  logés  (pie  moi. 

Et  Colette,  jetant  autour  d'elle  un  regard  de  satisfac- 
tion ,  se  lut  pour  écouter  :  c'était  Ibeure  sans  doute  oii 
Colin  confiait  à  li-clio  les  accents  de  sa  chanson  amou- 
r(Mise. 

Mais  la  pauvre  nmsette  aura  bien  de  la  peine  à  se  faire 
entendre  aujourd'hui!  Le  seigneur  du  village  revient  de  la 
chasse;  les  piqneurs  crient,  les  chiens  aboient,  la  fanfare 
retentit.  Le  seigneur  est  monté  sur  un  magnifique  cheval 
blanc  ;  une  cbaîui»  d'or  brille  à  son  cou  ,  son  œil  est  lier,  et 
sa  plumi^  rouge  flotte  au  vent. 

Il  s'arrête,  comme  d'habitude  ,  sous  la  fenêtre  de  Colette, 
et  pour  la  saluer  il  ôte  son  chaperon. 

—  Ont'  faites- vous  ainsi  toute  seule  dans  votre  cham- 
brette,  la  belle  fille  aux  yeux  bleus?  Ne  vous  ennuyez-vous 
point  entre  ces  quatre  murs  tristes  et  nus?  Venez  dans  mon 
palais,  je  vous  donnerai  des  pages;  je  remplacerai  par  des 
perles  les  fleurs  qui  sont  dans  vos  cheveux;  aujourd'hui 
vous  n'êtes  qu'une  bergère,  vous  serez  duchesse  demain  si 
vous  consentez  à  quitter  votre  chaumière. 

—  Fa  pourquoi,  ié|)ondit  Colette,  quitterais-je  ma  chau- 


rUolNK    SON     Ml)    BRAl'.  4o 

miî'iT?  Non ,  Moiisci^iiciir,  je  la  trouve  [)liis  hclli' ([iic  vos 
palais.  A  quoi  l)oii  les  diainaiils,  quand  on  a  les  (leurs  de  la 
prairie?  A  quoi  servent  les  titres,  quand  on  a  déjà  le  bon- 
heur? D'autres  recevront  avec  plaisir  vos  honnnages,  elles 
seront  heureuses  et  lières  d'être  duchesses;  moi  je  veux 
être  toujours  votre  vassale,  Monseigneur.  Je  viens  de  l'ap- 
prendre tout  à  l'heure,  chaque  oiseau  trouve  son  nid  beau; 
moi ,  je  dis  comme  les  oiseaux,  et  je  reste  dans  ma  cham- 
hrette. 

L'écho  lointain  répéta  les  sons  d'une  musette.  On  eut 
dit  que  Cohn  chantait  pour  remercier  Colette. 

Le  seigneur  s'était  éloi-jné  triste  et  baissant  la  tête,  car  il 
aimait  la  jeune  iille. 

La  bergère  descend  pour  se  mêler  aux  danses  qui  termi- 
nent les  travaux  de  la  journée.  Jamais  le  ménétrier  n'a  été 
l)lus  eu  train.  Voici  l'instant  où  le  danseur  embrasse  sa 
danseuse;  on  s'arrête  un  instant,  puis  la  danse  reconnnence. 
Le  gai  ménétrier  fait  entendre  une  seconde  fois  le  trille 
impératif;  il  faut  que  tout  le  monde  obéisse.  La  ronde  vil- 
lageoise a  noué  la  main  de  Colette  à  celle  de  Colin;  elle 
rougit,  son  sein  palpite  ;  le  berger,  non  moins  ému,  presse 
doucement  les  doigts  qu'on  lui  confie;  il  l'entraîne  sous 
l'ormeau,  il  lui  peint  son  amoureux  délire,  il  lui  parle  des 
dangers  que  l'amour  du  seigneur  lui  fait  courir;  il  est  si 
pressant,  si  tendre,  si  éloquent,  que  la  jeune  (illc^  ne  lui 
répond  que  par  des  soupirs.  — A  cpiand  notn»  mariage, 
t'olette?  —  A  demain,  Colin. 

Dix  heures  sonnent  à  l'horloge  de  l'éghse.  Les  fauvettes 
se  sont  endormies  sur  leur  édredon,  les  moineaux  sur  leur 
litière  de   fleurs;    l'hiiondelle.   pom-  être  prête  au  premier 


46  CH.AOrK    OISEAU,     EIC, 

signal  d'alarme,  montre  sa  tête  vigilante  au  créneau  de  sa 
tour;  le  hibou  lui-même  quitte  à  regret  le  nid  qu'il  aime 
pour  effleurer  les  toits  de  son  aile  cofonnense;  le  repos  des- 
cend sur  le  village.  Après  ce  qni  vient  de  se  passer,  la 
demeure  de  (lolette  lui  send)le  encore  embellie.  Elle  fait  sa 
prière,  et  s'endort  en  pensant  à  son  bonheur  du  lendemain. 
L'essaim  des  songes  heureux  s'abat  sur  les  chaumières; 
tandis  que  les  paysans  dorment ,  le  seigneur  du  village 
veille  seul,  et  jetant  un  regard  dédaigneux  sur  ses  vastes 
appartements,  ([ue  Colette  n'a  j)as  voulu  habiter,  ilsécrie: 
Sans  eMe .  je  ne  pourrai  jamais  dire  : 

CIIAO'^'K     OlSKAl      TI'.orVF.     SON     NID     «KAT. 


âUJ\t^D   VJ£AJT   1LJ\  ^L(6jJ;lîE 


S'EN  VA  LA  MÉMOIRE. 


^5^<_^5<  VvJ  e  14  aoi'il  de  Tau  1840,  M.  .Icaii-Fniii- 
rP/^v^^'-^  cois-Claude  Perriii,  clici'  do  la  iiiaisoii  .Icaii- 
Z^' -V'_^  FniiH'ois  PcMM'iu  ,  Diiinolard  et  (!"'.  dail 
dans  un  grand  Irouhle  cl  dans  un  grand 
émoi.  L'iîonnôto  inaïuifacturicr  navail  pas 
dormi  (l('|)uis  trois  nuils.  cl.  dès  lanrorc  de  cctlc  l'amcnsc 
journée,  sa  euisinière  l.iNail  vn  se  glisser  dans  son  eabinel. 
d(''jà  rasé,  cl  portant  la  eravale  hianehc  des  solennités  cl 
1  lial)it  noir  des  eéréiuonies.  (Test  (]nc.   ce  jonr-là.  la  des- 


48  QUAND    VIENT     LA     GLOIRE. 

linée  électorale  de  M.  Jean-Franeois-Claude  Perrin  allait 
se  jouer  au  jeu  du  scrutin.  Il  s'agissait  de  vaincre  ou  de 
mourir;  de  rester  l'une  des  unités  inscrites  au  grand  livre 
des  vingt-cinq  mille  adresses,  ou  d'être  député;  de  n'être 
rien  ou  d'être  tout. 

Tandis  que,  pour  la  vingtième  t'ois,  il  supputait  les  listes 
électorales,  marquant  à  l'encre  rouge  les  noms  douteux,  un 
domestique  vint  lui  annoncer  à  voix  basse .  en  honnne  qui 
comprenait  toute  la  gravité  des  circonstances,  que  M.  Dumo- 
lard,  son  associé,  et  deux  messieurs  demandaient  à  lui 
])arler. 

—  Mais  qu'ils  entrent  donc  !  s'écria  le  candidat  en  s'avan- 
cant  vers  la  porte.  Kh'  c'est  mon  lidéle  Achate,  avec 
Buisson  et  ce  cher  Coustou ,  mes  deux  appuis  dans  le  col- 
lège !  Est-ce  à  vous  à  vous  faire  annoncer?  Je  croyais  que 
ma  maison  était  la  vôtre. 

—  Excellent  Perrin!  répondit  Dnmolard;  toujours  le 
même!  Ah!  cà,  mon  cher  associé,  vous  savez  que  c'est 
aujourd'hui  que  nous  triomphons.  Je  viens  de  voir  nos 
amis,  j'ai  réchauffé  leur  zèle;  nos  chances  sont  excellentes 
ce  matin. 

—  Les  voix  portées  hier  sur  M.  Kagon  se  porteront 
aujourd'hui  sur  vous,  dit  M.  Coustou. 

—  Et  vous  serez  nouuné  à  une  im])osante  majorité  , 
s'écria  M.  Buisson. 

—  (Testa  vous  que  je  devrai  mon  mandai,  dit  alors 
M.  Jean -François  Perrin  en  serrant  la  main  à  ses  amis. 

En  ce  moment,  madame  Perrin  entra  clu'z  son  mai'i  ; 
elle  était  snivie  de  mademoiselle  Alplionsine  Perrin  ,  h'ur 
inii(jne  héritièi'e. 


i(\Wi\\'?  fOWY  vVe   \V\vA  ^V^:  >\vw\\m\\  uç,  ^V  Ac  w*v\  i\  CVçt&\. 


s'en  va  la  mémoikk.  49 

—  Khi  bonjour,  ma  filleule,  s'écria  M.  Duniolard; 
vcnc/ vile  embrasser  votre  parrain.  Ourlle  esl  donc  jolie, 
ma  lilleule  !  On  la  prendrai!  déjà  pour  votre  sœur,  tant  elle 
est  embellie,  ajouta-l-il  en  se  tournant  vers  madame  Perrin. 

—  Flatteur,  dit  la  mère  en  minaudant. 

—  Ah!  çà,  vous  n'oubliez  pas,  reprit  M.  Duniolard, 
(jue  vous  dînez  tous  chez  moi  demain?  Mon  neveu  y  sera; 
mon  gaillard  est  en  train  de  Unir  son  stage;  vous  le  pous- 
serez .  monsieur  le  député. 

—  Nous  en  parlerons  ce  soir;  car  si  nous  dînons  chez 
vous  demain,  vous  dînez  tous  ici  aujourd'hui. 

Quelques  électeurs  entrèrent,  et  les  dames  Perrin  s'es- 
quivèrent. 

—  Le  neveu  Gustave  y  sera;  as-tu  entendu,  ma  tille? 
dit  la  mère. 

— Oui,  maman,  répondit  Alphonsine  en  baissant  les  yeux. 

La  rougeur  qui  se  répandit  sur  son  front  révélait  tout 
un  secret  de  famille.  Depuis  longtemps  les  deux  associés, 
Perrin  et  Duniolard,  avaient  conçu  le  projet  de  resserrer 
leurs  liens  commerciaux  par  une  plus  intime  union  ; 
les  paroles  étaient  échangées;  et  si  les  jeunes  gens  n'en 
avaient  rien  appris,  il  est  permis  de  croire  qu'ils  l'avaient 
deviné. 

A  cinq  heincs,  .M.  Dmnolard  entra  d'un  Jjond  dans  le 
salon  de  la  famille  Perrin. 

—  Victoire!  s'écria-t-il  tout  essoufflé.  La  nominalion 
esl  enlevée  à  cent  vingt-trois  voix  de  majorité. 

(]e  furent  pendant  un  ([uart  d'heure  mille  embrassenients. 
après  lesquels  M.  Dmnolard  partit  pour  réparer  sa  toilette . 
toute  ébouriffée  par  la  bataille  électorale.  Mais ,   (piand    il 


30  QUAND    VIENT    LA    GLOIRE, 

revint  avec  son  neveu  Gustave,  M.  Perrin  n'était  plus  au 
louis.  Pendant  l'absence  de  M.  Dumolard ,  une  lettre  était 
arrivée  en  croupe  d'un  cuirassier;  cette  lettre,  émanée  du 
sous-secrétariat  du  ministère  de  l'intérieur,  invitait  M.  Per- 
rin à  passer  sur  le  champ  chez  l'honorable  chef  de  cette 
importante  partie  du  service;  M.  Perrin,  à  qui  sa  nouvelle 
[)osition  créait  de  nouveaux  devoirs,  n'avait  pas  cru  ])ouvoir 
se  dispenser  de  cette  visite. 

—  Mais  que  contenait  donc  de  si  pressant  ce  Ijillet  minis- 
tériel? demanda  M.  Dumolard  déjà  effarouché. 

—  Mon  Dieu!  si  je  m'en  souviens  bien,  reprit  madame 
Perrin ,  le  dernier  paragraphe  était  à  peu  près  conçu  en  ces 
termes  :  «  Vous  avez  tracé,  pour  le  quartier  des  Bourdon- 
nais, un  plan  d'ahgnement  qu'on  dit  fort  ingénieux.  Tout 
ce  qui  peut  contribuer  à  l'assainissement  de  Paris  m'inté- 
resse à  un  haut  degré.  L'administration  supérieure,  qui 
s'occupe  d'un  plan  général,  serait  heureuse  de  connaître 
cehii  (pii  a  fait  le  sujet  de  vos  études.  Je  vous  attends  ce 
soir  chez  moi  à  six  heures;  nous  causerons  de  son  opportu- 
nité en  dînant.  Pas  de  refus;  c'est  une  affaire  de  service.  » 

—  Et  mon  ami  Perrin  a  accepté?  s" écria  M.  Dumolard. 
- —  Sans  doute.  Ainsi  que  mon  mari  l'a  dit  lui-même,  il 

se  doit  loiit  enlier  à  ses  connuellanls. 

M.  Dumolard  ne  réjiondil  |)as;  mais  le  dîner  n'eut  [tas  la 
gaîlc  (pir  [tronieltait  la  suite  d'une  première  victoire. 

Le  lendemain.  M.  .Ican-Franvois-Claude  Perrin  s'en- 
ferma seul  dans  son  cabmel  ;  sa  porte  lut  condamnée.  A 
c.Mix  (jui  \enaient  le  demander  le  domesti(pie  répondait 
loujdins  (|ue  le  di'puli'  étail  eu  affaire.  Or.  celte  affaire,  ([ui 
prenait  tout  le  temps  de  M.  Perrm,  néiail  autre  chose  que 


s'en     \A     I.A     MKMolllF..  .')'l 

rdahoralioii  du  l'amciix  plan  (l'ali^iicmciil  du  ([iiarlicr  des 
liourdduuais. 

La  \ cille,  M.  \c  sous-sccirlairi»  d'Klal  avait  dit  au  uouvcl 
(Mu,  a|)i'('s  a\()U'  ('coutr  les  indications  dv  son  projet  : 
«  Monsieur  l'errin,  il  y  a  Ar^  architectes  (|ui  seraient  liers 
de  M)lre  idée,  et  jai  souvent  deinandc  au  ministre  le  rid)an 
de  la  Léliion-d'IloulKMn'  en  l'aNCur  d(>  gens  (pii  avaient  l'ait 
moins  ([ue  nous  |)()nr  le  bien  du  }>ays.  » 

Vers  midi,  mi  cabriolet  de  place  amena  M.  Diimolard 
devant  la  porte  de  la  maison  de  la  me  des  Bourdonnais;  an 
même  instant ,  un  bussard,  lancé  au  grand  trot,  passa  sous 
la  porte  cocbère  ,  et  remit  au  concierge  un  pli  scellé  de  cire 
ronge.  Le  pli  et  M.  Dumolard  ])arvinrent  ensemble  dans 
Tappartement  de  M.  Perrin  ;  mais  le  papier  entra  avant 
l'ami.  Alors  qu'il  s'apprêtait  à  frapper  au  cabinet  de  son 
associé,  M.  Dumolard  eut  la  mortitication  d'entendre  celui- 
ci  crier  à  son  domestique:  —  Etienne,  je  n'y  suis  pour 
personne;  pour  personne,  comprenez-vous? 

M.  Dumolard  tourna  les  talons,  et  dégringola  les  degrés. 
Au  même  instant  M.  Perrin  passa  cbez  madame  Perrin  ,  le 
pli  ouvert  à  la  main.  On  éloigna  les  l'emmes  de  cluunbic,  et 
une  conférence  conjugale  s'ouvrit. 

—  Ma  clière  amie,  dit  le  député  d'un  air  joyeux,  a|»prê- 
tez  votre  plus  gracieuse  toilette  ;  nous  assistons  au  coiu'crt 
que  Son  Excellence  le  miuislr(Mle  lintérieur  donne  ce  soir. 

— ■  Ce  soir? 

—  Ce  soir  même,  en  fîimille. 

■ —  Mais,  mon  ami,  nous  sonnnes  iuvili's  cbez  M.  Dumo- 
lard ,  et  nous  avons  pronus. 

—  Sans  doute;  mais  je  ne  saurais  vous  ré|)éter  tro|)  sou- 


52  QlîAKD    VIENT    LA    GLOIRE, 

Acnl  ce  que  je  vous  ai  déjà  dil  :  je  inc  dois  à  mes  coniniet- 
laiils.  M.  Diiniolard  soupe  à  liuit  heures;  qui  est-ce  qui 
soujX!  à  celle  heure  aujourd'luii?  Uu  houime  pohtique  doit 
l'aire  |)asser  les  aflaires  du  pays  avaut  ses  plaisirs.  Ce  soir, 
pendant  le  concert,  le  ministre  veut  m' entretenir  de  mon 
projet.  Vous  le  voyez,  je  ne  puis  pas  me  dispenser  de  me 
rendre  à  cette  invitation.  D'ailleurs,  je  viens  de  répondre 
à  .AI.  le  sous-secrétaire  ;  il  a  ma  parole. 

—  Alphonsine  doit-elle  nous  accompagner? 

—  Certainement.  La  femme  du  sous-secrélaire  d'Etat 
veut  ahsolument  la  conduire  demain  à  l'Opéra,  dans  sa 
looe.  I^]lle  l'a  vue  une  fois,  et  notre  fille  lui  a  phi  au-delà  de 
toute  expression.  «  Si  j'étais  homme,  m'a-t-elle  dit,  je  ne 
voudrais  pas  d'autre  femme.  »  En  parlant  ainsi,  son  regard 
s'est  dirigé  vers  un  de  ses  cousins,  maître  des  requêtes  au 
conseil  d'État,  M.  de  Cerny. 

Ici  la  conversation  fit  un  détour,  et  la  communauté  pesa 
les  espérances  qu'elle  pouvait  asseoir  sur  ce  regard.  Un 
])ost-scriptum  de  la  lettre  d'invitation ,  portant  que  M.  de 
(^erny  se  rappelait  au  souvenir  de  l'honorable  député,  donna 
fort  à  réfléchir  à  M.  et  a.  madame  Perrin  ;  et  il  fut  décidé  , 
à  l'unanimité  des  voix,  qu' Alphonsine  serait  hien  plus  heu- 
reuse sous  le  nom  de  madame  de  Cerny  que  sous  le  nom  de 
madame  Dumolard. 

Ou  fit  appeler  mademoiselle  Alphonsine,  et  la  nouvelle 
du  concert  lui  fut  annoncée;  les  apprêts  d'une  toilette  mi- 
nistérielle réclamaient  tout  son  temps  et  tous  ses  soins. 
AI|)honsine  hattit  des  mains  d'al)ord,  puis  le  souvenir  du 
dîner  elle/  M.   Dumolard  lui  traversa  l'esprit. 

—  Mais  l'invitation  de  mon  parrain?  fit-elle  observer. 


s'en    va     la     mémo  IKK.  .')5 

—  Ma  clit'ic  lillc,  i'(''|)oii(lil  .M.  l'iM'i'iii.  il  laiil  sa\(»ii-  se 
soiimcthc  aii\  circoiislanfcs.  Je  suis  (h'piilc.  cl  je  me  (|(iis 
à  mon  pavs;  vc  ('(mccil  csl  une  alTaiic.  I"^l  puis,  uc  vous 
I  ai-jc  |)as  dil?  je  dois  prciidic  jour  avec  Sou  IaccIIcucc 
|»our  |)rcsculcr  au  Koi  uiou  projet  d  assaiiiisseuieul. 

—  Au  l\()i!  répclcreiil  les  deux  l'cunncs  eiiseuihle. 

—  Oui  .  à  Sa  Majesté  ([ui  a  hicu  \oulu  nie  l'aii'c  l'elicilcr 
sur  rexcelleuce  de  mes  idées.  Nous  serons  portés,  I  an 
prochain,  sur  les  listes  d'invitation  auv  bals  de  la  cour. 

A  ces  dernières  paroles,  madame  et  mademoiselle  Perrin 
tressaillirent. 

—  Xons  irons  aux  hais  de  la  cour!  s'écria  Alphonsine. 

—  Jeu  ai  la  promesse,  dit  M.  Perrin  dun  ton  parle- 
mentaire. Ah!  ce  sont  de  beaux  bals!  On  y  rencontre  les 
^ens  les  plus  distingués,  ceux  parmi  les([uels  je  pi't'tends  te 
choisir  un  mari ,  ma  fille. 

Alphonsine  rougit  ;  mais  cette  fois  elle  ne  pensait  plus  à 
Gustave. 

M.  Buisson,  qui  demeurait  à  l'étage  au-dessus,  et  qui 
était  du  dîner  Dumolard,  vint,  sur  ces  entrefaites,  s'infor- 
mer si  la  famille  Perrin  était  prête.  Il  insistait  pour  entrer. 

— ^  Mais  c'est  une  tyrannie!  s'écria  M.  Perrin;  parce 
({u'on  a  bien  voulu  s'aider  de  leur  concours  pour  em])orfer 
l'élection  d'assaut,  ces  gens-Là  se  croient  tout  permis.  Ou 
n'est  plus  libre  chez  soi  !  Dites  à  M.  Buisson  (pi'il  parte  seid  ; 
nous  n'irons  pas. 

Après  que  M.  Buisson  se  fut  éloigné  tout  étourdi,  M.  Per- 
rin se  tourna  vers  sa  femme  et  sa  tille  : 

— -  Allez  et  hàtez-vous;  l'exactitude  est  la  politesse  des 
députés. 


54  QUAND    VIENT    LA    GLOIRE,    ETC. 

M.  Buisson  arri\a,  coiitiitct  confus,  chez  M.  Dumolard, 
qui  déjà  s'iuipatienlail.  A  la  prciuièro  parole  de  son  invité, 
M.  Dnniolard  IVonca  le  sourcil.  ■ — ■  (rosi  impossible,  dit-il. 

Presque  aussitôt,  un  domestique  lui  remit  une  lettre  oii 
M.  et  jnadame  Perrin  s'excusaient  eu  trois  lignes  de  ne 
ponvoir  se  rendre  à  son  dîner.  Le  ïuinistre  les  atlendail. 
disaient-ils. 

—  Tiens,  lis!  s'écria  M.  Dumolard  eu  passant  le  billet 
à  son  neveu. 

—  C'est  iiuitile,  répliqua (ius(a\e,j"en  devine  leconleim; 
en  voici  la  traduction  libi-e  : 

(JCAM»    VIKNT    LA     (il.OIKE,     s'eN    VA     LA     M  K  M  0  IIl  E 


D'EVX  ^j]©i\n2AVX  ê]]}\  ]^tM1  1?] 


NE  SONT  PAS  LONGTEMPS  UNIS. 


I  y  aN.iit  une  lois,  au  Icmps  où  les  aniiiiauv 
Y  |)ai"Jai('nl ,  dans  une  caiiipa'^iic  loiilc  parscmi'c 
;,'    (le   l)os(|ii<>ts  ,    aux    hoids  de    ri^M|»lirat(' ,    un 


jardin    cliarnianl    (|ii  liahilail    nnc    colonie    de 
(■liai'ddnncrcis.    Les    IViiils  les  plus  savoureux  . 

les  baies  les  plus  sueeulenles   se   nièlaieul  aux   Heurs,   el . 

sur  ilierix'  dr'<'  piu's.   uiunniu'ail  I  eau  erislalliue  dv^^  lou- 

laines- 


50  DEUX    MOINEAUX    SUR    MÊME    ÉPI 

Un  jour,  un  jeune  cliardojnu'irt ,  qui  était  allé  rendre 
visite  à  une  alouette  de  ses  amies,  reneontra  sur  la  lisière 
dun  l)()is  un  oiseau  dont  le  plumage  lui  était  entièrement 
inconnu. 

Cet  étranjfer  était  perché  tout  en  liant  d'un  arbre,  et 
regardait  au  loin  dans  les  champs.  Mille  perles  blanches 
constellaient  sa  j"obe  brune,  et,  quand  un  rayon  de  soleil 
glissait  sur  ses  ailes  moirées,  on  voyait  luire  un  éclair 
chalovaut  connne  le  rellet  d'une  émeraud(\  Le  chardon- 
neret s'approcha  à  tire-d'aile  du  bel  oiseau,  et,  l'ayant 
salué ,  lui  demanda  s'il  ne  pourrait  pas  lui  être  bon  à 
quelque  chose. 

—  Ma  loi,  vous  ine  tirez  d'un  grand  embarras,  répondit 
laulre  ;  tel  que  vous  me  voyez,  j'arrive  d'un  pays  lointain, 
et  voilà  vingt-quatre  heures  que  je  n'ai  rien  mis  sous  mon 
bec. 

Le  chardounei'el  invita  poliment  Toiseau  à  déjeuner,  et 
tous  les  deux  prirent  en  l'air  le  chemin  du  beau  verger. 

Le  chardonneret  était  fort  curieux  d'apprendre  le  nom  et 
les  aventures  du  voyageur;  mais,  en  personne  discrète,  il 
n'osait  le  questionner.  L'oiseau  n'imita  pas  cette  réserve,  et, 
chemin  taisant,  il  ne  se  lassa  ])as  d'interroger  son  guide  sur 
lesnueurs,  les  habitudes,  le  gouveriuMiieiit  de  son  j)euj)le. 
Le  chardonneret  répondait  à  tout  avec  disecrnenicMil  et 
civilil('\ 

nuaud  on  lut  ai-ri\e  au  nid  du  chardonneret.  1  étranger 
se  mit  à  manger  d'un  si  grand  appétit  que  son  hôte  fut  bien- 
tôt à  court  de  j)rovisions.  Après  avoir  dépêché  une  dernière 


A\uu\«\?t  WiVoî   t\0\\   Vo\v\0\v\î 


NK    SONT     PAS    LONdTKMl'S     INIS.  57 

grappe  de  raisin,  le  voya^tuir  sV'leiulit  sur  un  tas  de  mousse 
à  l'ombre. 


—  Voilà  le  meilleur  déjeuner  que  j'aie  fail  dej)uis  louf;- 
temps  !  s'écria-t-il. 

—  Il  ne  tient  qu'à  vous  d'en  faire  tous  les  jours  autant, 
reprit  le  ehardonneret;  vous  n'avez  qu'à  vous  établir  dans 
ce  canton. 

—  Si  mes  frères  les  étourneaux  se  doutaient  des  repas 
qui  les  attendent  ici,  je  crois  qu'ils  ne  demanderaient  pas 
mieux. 

—  Ab  !  vous  êtes  étourneau  ? 

—  De  père  en  fils.  Je  suis  né  en  Germanie;  à  six  mois 
j'avais  déjà  vu  la  moitié  de  l'Europe.  Me  trouvant  au  bord 
delà  mer,  aux  colonnes  d'Hercule,  j"ai  prolité  de  l'occasion 
d'un  coup  de  vent  qui  m'a  conduit  dans  lîle  de  Calypso  ; 
là,  je  me  suis  marié.  Ma  femme  étant  morte  au  bout  de 
cinq  semaines,  j'ai  repris  mon  vol.  En  Egypte,  je  me  suis 
rencontré  avec  une  compagnie  d'étourneaux  en  train  de  faire 
le  tour  du  monde;  ils  m'ont  engagé  à  les  suivre,  et  nous 
sommes  partis  il  v  a  quelques  jours.  O'^-'^ntl  ^^ii^  m'avez 
aperçu ,  je  prenais  le  frais  en  attendant  l'occasion  de  prendre 
autre  cbose. 

—  Et  vos  camarades? 

—  Ils  font  la  sieste  dans  le  bois.  Venez  avec  moi  ;  je  vous 
présenterai  à  toute  la  bande,  ((ui  sera  encbantée  de  faire 
votre  connaissance. 

Le  cbardonneret  n'avait  jamais  quitté  ses  bosquets;  il 
croyait  que  toute  la  terre  ressemblait  à  ce  séjour  qui  faisait 


;>S  DEUX    MOINEAUX    SUR    iMÊME    ÉPI 

pallie  jadis  du  jardin  d'Eden,  et  qu'il  n'y  avait  pas  d'antre 
ll('u\c  ([ue  l"lMij)lirale.  Les  discours  de  Tétonmeau  le  reni- 
pliri'iit  d'étonuemeut;  les  récits  qu'il  faisait  des  différentes 
contiées  où  habitent  tant  de  races  diverses,  son  langage 
])ittoresque,  les  histoires  merveilleuses  qu'il  racontait  sur 
les  mœurs,  les  goûts,  les  usages,  les  guerres,  les  amours 
de  mille  espèces  d'oiseaux,  inspirèrent  an  chardonneret  le 
désir  de  retenir  dans  sa  patrie  de  si  gentils  savants. 

Il  communiqua  son  projet  à  la  tribu  ;  on  discuta.  Les 
vieux  hochèrent  la  tête  ;  les  jeunes  crièrent  à  plein  bec  que 
les  étourneaux  donneraient  à  leurs  enfants  l'éducation  qui 
leur  manquait;  que  ce  serait  pour  tout  le  monde  une  grande 
joie  d'entendre  l'odyssée  de  leurs  voyages  pendant  les 
longues  soirées  d'hiver;  que  ceux  qui  ont  beaucoup  vu 
peuvent  avoir' beaucoup  retenu,  et  que,  par  conséquent,  la 
présence  des  illustres  voyageurs  assurerait  la  prépondérance 
des  chardonnerets  sur  les  pinçons,  linots,  mésanges  et 
grives  du  voisinage.  Cet  avis  prévalut ,  et  on  envova  une 
ambassade  aux  étourneaux  pour  les  prier  de  s'arrêter  aux 
bords  de  l'Euphrate. 

Les  étourneaux,  étant  quelque  peu  las,  acceptèrent  et  se 
mirent  en  disposition  de  déménager  du  bois. 

Cependant,  quelques  chardonnerets  inquiets  se  rendirent 
chez  une  vieille  pie  qui  avait  bâti  son  nid  dans  un  antique 
noyer. 

Cette  pie ,  qui  datait  du  temps  oii  les  anges  se  prome- 
naient sur  la  terre,  passait  j>our  sorcière  dans  le  ])ays  ; 
tous  les  oiseaux  \enaient  la  consulter,  et  ses  prophc'ties 
n'étaient  jamais  démenties  par  l'événemenl.  La  pie  s'assit  à 
l'entrée  de  son  nid  ,  les  deux  pattes  apj)uvées  sui'  une  b<''(piille 


NK    SONT     1>AS     I.()N(.Ti:.M  l'S     IMS.  .»!) 

qui  lui  S('r\ail  à  uiaiclicr;  puis,  a\au(  ('coûte  les  cliardou- 
neivls  ,  elle  caqueta  cette  répoiisi'  syinl)olique  : 

DEIX    MOINEACV    Sl'U    M  lî  M  K     K  I' 1 
Mî    SONT     PAS    I,().N(.Ti:.MI»S     IMS. 

A])i'ès  (ju'elle  eut  parlé,  elle  deuiauda  deux  douzaiues  de 
li<;ues  pour  sa  récompense,  et  rentra  dans  son  doniicile. 

—  Bon  !  il  s'agit  de  moineaux  !  s'écria  l'un  des  oiseaux  ; 
ça  ne  nous  re<i;arde  pas. 

—  Hum  !  la  lettre  tue  !  murmura  un  vieux  chardonneret. 
Mais  on  ne  l'écouta  pas,  et  les  étourneaux  s'étaldireut 

dans  le  jardin  des  chardonnerets. 

Pendant  les  premiers  jours,  tout  alla  pour  le  mieux;  les 
étourneanx  racontaient  leurs  voyages  ;  on  venait  les  entendre 
de  tous  les  vergers,  de  toutes  les  prairies,  de  tous  les  hois 
d'alentour;  on  ne  se  lassait  pas  de  les  écouter.  (Iliaque  soir, 
c'était  un  nouveau  plaisir,  et  l'on  dausait  après.  Mais, 
tandis  que  les  disconrs  allaient  leur  train,  les  vivres  diuii- 
nuaienl  à  vue  d'œil;  chatpie  étouriieau  mangeait  pour  trois 
chardonnerets. 

Il  fallut  songer  aux  provisions  ;  les  chel's  de  la  ti'ibn  assem- 
blèrent les  plus  forts,  et  ou  fut  à  la  picorée;  celui-ci  ra[)- 
portait  uue  prune,  celui-là  une  cerise;  les  plus  vaillants 
Iraînaieut  un  abricot.  Peudaut  (pie  la  colonie  s'épuisait  en 
efforts,  les  étourneaux,  qui  restaient  au  logis,  fiiisaient  la 
cour  aux  [)lus  jolies  tilles  de  leurs  h(')les.  D'étranges  ])ertur- 
balious  éclalèi-eut  au    milieu   des   nids;   les  chai'donuerets 


60  DEUX    MOINEAUX    SUR    MÊME    ÉPI 

s'en  aperçurent,  et  prièrent  les  étrangers  de  voler  aux 
champs  avec  eux. 

Les  étourneaux  se  mirent  à  siffler  de  toutes  leurs  forces  ; 
les  plus  roués  d'entre  eux  chansonnèrent  les  pauvres  maris, 
et  plus  d'un  chardonneret  dut  s'esquiver  au  milieu  des 
éclats  de  rire. 

En  attendant,  les  déjeuners,  les  diners  et  les  soupers 
allaient  de  plus  belle.  Tout  ce  que  récoltaient  les  pauvres 
chardonnerets  disparaissait  à  mesure.  Quand  les  travailleurs 
rentraient  le  soir,  ils  trouvaient  les  étourneaux  frais,  reposés, 
la  queue  bien  peignée,  l'œil  brillant,  les  ailes  lustrées, 
jouant  aux  jeux  innocents  de  buisson  en  buisson ,  avec 
leurs  sœurs,  leurs  filles  et  leurs  femmes.  Ce  spectacle  leur 
déchirait  le  ca^ur. 

Un  jour,  un  des  plus  fougueux  chardonnerets  surprit  nu 
étourneau  en  conversation  très-animée  avec  sa  cousine,  au 
plus  épais  d'une  haie.  Le  chardonneret  fondit  sur  l' étour- 
neau, la  cousine  s'évanouit,  etl'étourneau  cria  au  meurtre; 
ses  camarades  accoururent.  Quelques  chardonnerets  vinrent 
au  secours  de  leur  ami.  Personne  ne  voulait  avoir  tort;  plus 
on  jacassait,  et  moins  on  s'entendait;  bientôt  les  injures 
volèrent  de  bec  en  bec  ,  et  les  coujis  de  pattes  s'en  mêlèrent. 
Les  chardonnerets,  depuis  quelque  tenq)s ,  faisaient  maigre 
chère,  ils  étaient  fatigués;  ils  furent  battus. 

En  ce  moment  la  vieille  pie  passait  par  là  :  —  Tu  las 
voulu,  Georges  Dandin  !  dit-elle. 

Les  étourneaux  chîuitèreul  victoire,  soupèreiit  gaîmenl , 
et  se  couchèrent  dans  les  nids  de  leurs  hôtes. 


NK    SONT     PAS    LON(iTEMPS    UNIS.  61 

IMais,  pciidaiil  la  imil ,  1rs  cliardoniuM'cMs,  ornupôs  sur 
un  ^rautl  chêne,  linrent  conseil.  11  lui  décidé  qu'une  dépu- 
lation  serait  envoyée  au  paclia  ([ui  gouvernait  la  ])rovince  , 
avec  prière  d'expulser  les  élrauj^ers.  Ce  pacha  élait  un  vieux 
grand-duc  ([ui  hahitait  le  creux  d'un  sa[)in  ;  il  était  loil 
sage,  tort  expert,  et  ne  se  montrait  presque  jamais,  à  la 
manière  des  princes  d'Orient.  Après  qu'il  eut  écouté  la 
harangue  des  ambassadeurs ,  il  fit  appeler  son  connétable, 
et  lui  commanda  de  partir  sur  le  champ  avec  un  escadron 
de  sa  garde  noire;  c'était  le  nom  ([u'on  donnait  à  un  régi- 
ment de  merles,  commandé  par  un  l'ameux  corheau  revêtu 
du  haut  grade  de  connétable. 

Les  merles  partirent  à  tire  d'ailes,  guidés  par  les  char- 
donnerets. 

Ouand  leurs  premiers  rangs  atteignirent  le  verger,  les 
é'tourneaux  dormaient  encore.  Les  uns  se  laissèrent  arrétcM- 
sans  opposer  de  résistance  ;  les  plus  nmtins  furent  garrottés  ; 
et  bientôt  toute  la  bande  ,  gardée  à  vue  par  les  merles,  prit 
la  route  des  grandes  forêts  qui  sont  derrière  l'Euphrate. 

Mais,  avant  de  quitter  le  verger,  le  connétable  rassembla 
tous  les  chardonnerets  autour  de  lui,  et  leur  tint  à  peu  j)rès 
ce  langage  : 

—  0  chardonnerets  inqu'udeuts!  vous  ave/  donc  des 
oreilles  pour  ne  pas  entendre!  Souvenez-vous  de  la  r(''|)ouse 
de  l'oracle.  La  pie  ne  vous  a-t-elle  pas  dit  : 

DEUX     MOINEACX    SCK    MKMK    HPI 
NE    SONT    PAS     LONliTE  MI'S    CMS. 

Ce  (pii  s'applique  aux  moineaux  s'appli(pie  aux  chardon- 


62  DEUX    MOINEAUX    SUR    MÊME    ÉPI,     ETC. 

neirfs,  aux  c''loiirnoaii\,  aux  inerlos ,  à  Ions  1rs  oiseaux;  et 
ce  qui  s'ai)plique  aux  oiseaux  peut  s'appliquer  aux  hommes 
uos  emieuiis  ! 

Ayaul  ainsi  pai'lé,  le  eorbeau  ouvrit  les  ailes  ci  jjartit. 


©[Hj\T   âi\NTiE 


N'A  JAMAIS   PRIS   DE  SOURIS. 


V  plus  yraïul  lioiiiinc  d'état,  le  luiiiislri'  le 
plus  proloiul  et  le  plus  liahilo  des  temps 
modernes,  c'est  sans  contredit  le  (iliat 
Botté. 
Ou"est-ce  (|u"nn  ministre  ?  im  homme 
(pii  conserve  à  son  roi  ou  à  son  euipereiu-  ses  états  dans 
leur  plus  complète  iut(''^rit(''.  Le  Lhat  Botté  l'ait  mieuv 
que  cela;  il  invente  im  royaume,  il  improvise  un  lie!',  ce 
fameux  fief  de  Carahas;  il  est  à  la  l'ois  (llnistophe  (^olond) 


64  CHAT     GANTÉ 

et  Olivarès;  cl  quelle  modestie  dans  ses  prétentions!  son 
portefeuille,   c'est  une  paire  de  bottes. 

L'histoire  a  été  bien  injuste  et  bien  froide  envers  le  Chat 
Botté.  Perrault,  son  historien,  n'a  pas  même  introduit  son 
portrait  dans  ses  hommes  illustres.  Ce  même  Perrault,  qui 
a  reçu  de  la  main  de  PSicolas  Boileau  tant  de  coups  de 
griffes,  termine  ainsi  l'histoire  de  cet  idéal  des  chats  :  «  Le 
«  chai  devint  grand  seigneur,  et  ne  courut  plus  après  les 
«  souris  que  pour  se  divertir.  »  Un  si  grand  chat  méritait 
mieux  que  cette  insuffisante  conclusion.  Quoi!  après  qu'il  a 
lait  du  fils  du  meunier  un  prince  souverain  ,  qu'il  lui  a  con- 
stitué un  marquisat  avec  tous  les  prés,  champs,  castels  et 
hourgades  qu'il  rencontre  sur  sa  route,  y  compris  les 
gardes-champêtres;  après  enfin  que  son  maître  est  devenu 
le  gendre  dn  roi,  deux  lignes  seulement  sur  la  biographie 
future  de  cet  immortel  quadrupède  !  Est-ce  ainsi ,  je  vous  le 
demande,  qu'on  écourte  l'histoire?  Ce  Perrault  mériterait 
d'être  traité  comme  le  fut  Racine  à  l'époque  àHemani. 

Cependant,  à  force  tie  fureter  au  milieu  des  souricières 
de  la  Bibliothèque  du  Roi,  nous  avons  fini  par  arracher 
aux  rats  de  la  section  des  manuscrits  (juelques  renseigne- 
ments relatifs  au  Chat  Botté. 

11  est  certain  qu'il  florit  dans  la  seconde  moitié  du 
XVII'  siècle.  Son  maître ,  qui  lui  devait  tant ,  l'avait  comblé 
de  biens;  et,  quoiqu'à  la  cour  de  Louis  XIV  on  n'aimàl 
guère  les  bêles,  le  roi  l'y  voyait  toujours  venir  d'un  bon 
œil.  11  donnait  lui-même  des  ordres  pour  qu'un  Vatel 
(  moins  le  suicide)  préparât  au  maître  chat  un  repas  composé 
des  plus  délicieuses  souris  parmi  celles  qui  commençaient 
(lès  lors  à  trotter  dans  les  salles  basses  dn  château  de  Ver- 


XVï-cwV  \e  i'.\\u\ .  \^^  SowYvv.  i\aA\^»: 


u\ 


n'a  jamais   pris  de  sornis.  65 

saillos.  Mais  ce  qu'il  y  cul  de  irniarquahlr  cluv,  ce  clial 
d'un  si  grand  ])t)n  sens,  c'est  (jucii  venant  à  la  cour  il  cul 
le  soin  de  conserver  le  costume  de  son  ancienne  condilioii. 
(".ouuue.lean  Bail  a\ail  gardé  sa  pipe;  et  ses  habits  de  loup 
de  mer,  il  avait,  lui ,  garde'  ses  hottes. 

Le  Chat  Botté  eut  donc  en  partage  une  grande  simplicité 
de  manières,  unie  à  heaucoup  de  prudence.  11  transmit  sa 
simplicité  et  ses  hottes  à  son  iils,  lequel  hérita  à  sa  mort 
d'une  innnense  fortune  ,  accrue  encore  par  de  nouvelles 
donations  faites  par  la  famille  des  Carahas,  la  même  qui 
^int  s'éteindre  sous  la  Restauration  dans  une  chanson  de 
Béranger. 

Chat  Botté  lils  continua  à  aller  comme  son  père  en  hottes 
fortes  ,  et  sans  que  le  régent  songeât  à  s'en  plaindre.  Mais, 
sous  Louis  XV,  il  toniha  en  disgrâce  complète,  et  le  roi 
tinit  môme  par  l'éloigner  de  sa  cour  et  l'envoyer  faire  des 
rosières  parmi  les  chattes  de  ses  terres. 

A  quoi  tiennent  cependant  les  grandeurs  humaines  ! 
Savez-vous  ce  qui  occasionna  l'exil  de  notre  héros?  Ce  fut 
le  duc  de  Richelieu.  Le  vainqueur  de  Mahon  et  de  madame 
Michelin  avait  hérité  de  l'aversion  insurmonfahle  qu'avait 
toujours  eue  pour  les  chats  son  grand-oncle  h;  fameux 
cardinal,  qui  n'avait  absolument  (pie  cette  faihlesse-là  avec 
celle  de  la  tragédie.  Richelieu  intrigua  tellement  auprès  de 
mesdames  de  Chàteauroux,  de  Pompadour,  Duharr\,  et 
de  toutes  les  chattes  successivement  blotties  sous  les  cous- 
sins du  trône  de  France,  cpiil  obtint  que  le  Chat  Botti'  ne 
mettiail  jamais  la  palle  à  Nersailles. 

A  rép0(|ue  de  la  lévoluliou  ,  de  uou\eau\  uiallieurs  allen- 
daienl  le  descendaiil  de  I  illustre  premier  miuisire  du  uiar- 


66  CHAT    GANTÉ 

qiiis  de  Carabas.  Le  château  de  Carabas  fut  jeté  par  terre; 
on  eonlisqua  tout  le  domaine,  et  du  même  eoup  de  griffe 
toutes  les  terres  du  ébat,  qui  se  trouvaient  englobées  dans 
le  niaiïinisal.  On  lui  prit  tout,  fors  ses  bottes. 

Mais  ave(!  des  bottes  ou  va  loin,  surtout  une  fois  qu'on 
est  placé  sur  la  pente  de  l'exil.  Le  Cbat  Botté  émigra;  il 
erra  longtemps  dans  toutes  les  gouttières  de  l'Europe;  il 
fut  réduit  à  d'étranges  extrémités.  Un  certain  jour,  il  se 
trouvait  à  Vienne,  sur  un  toit;  il  s'était  assoupi  douce- 
ment. Tout  à  coup,  il  sent  autour  de  lui  comme  un  trem- 
blement de  terre  ;  il  entend  im  vacarme  effroyable  qui 
s'étend  d'un  bout  de  l'Europe  à  l'autre.  Il  aperçoit  près  du 
toit  de  l'exil  où  il  est  étendu  une  sorte  de  màt  de  cocagne; 
il  Y  grimpe  pour  observer  l'horizon  politique;  mais  à  peine 
est-il  arrivé  au  sommet  que  le  prétendu  màt  se  met  h  ges- 
ticuler. Le  chat  s'aperçoit  qu'il  est  juché  au  faîte  d'un  télé- 
graphe, qui  s'agite  pour  annoncer  au  monde  entier  que  le 
général  Bonaparte  vient  d'être  proclamé  Empereur  des 
Français. 

Ce  que  devint  le  Chat  Botté  sous  rF]mpire,  on  l'ignore;  il 
est  probable  pourtant  qu'à  titre  de  chat  émigré  il  fut  dans 
l'opposition.  La  Restauration  arriva;  il  eut  sa  large  part 
dans  le  milliard  d'indemnité;  on  le  réintégra  dans  tous  ses 
biens;  mais  il  eut  le  bon  esprit  de  vendre  ses  terres,  qui  fai- 
saient partie  du  domaine  de  (larabas,  de  crainte  de  nouveau 
naufrage.  Sentant  sa  lin  prochaine,  il  acheta  de  la  rente, 
et  s"(''f(M'giiit  paisiblement  entre  les  pattes  de  son  111s,  qui  le 
miaula  pendant  plus  de  trois  mois,  et  coucha  dans  la  hutte 
d'un  charbonnier  en  signe  de  deuil. 

Cependant,  dès  que  Chat  Botté  III  eut  secoué  son  al'Ilic- 


n'a     jamais     puis     DK    SOIHIS.  (m 

lion,  il  i'cs()lii(  (le  faire  danser  les  |)isl(>l('s  palcrnclles.  Il 
(loinia,  oreilles  haissees,  dans  les  s|)(''enlali()ns;  il  acheta 
dc^'  lerrains  à  linlini;  il  j)rélendit  (jne  son  j)èi'e  el  (|ue 
son  t;rand-[)ère ,  (|ni  lui  avaiiMit  laissé  nne  immense  l'orlnne, 
n'enlendaienl  rien  à  lexislenee.  Amasser  une  l'orfnnf",  beau 
mérite!  Il  laut  savoir  en  user,  en  al)nser  même;  osons, 
spéculons,  risquons,  buvons,  rions,  chantons!  —  Ainsi 
s'exprimaient  en  chœur  le  Chat  Botté  et  ses  amis. 

Bientôt  même  il  rougit  de  son  nom  de  Cliat  Botté;  il 
prit  en  aversion  ses  hottes,  ses  hottes  innnortelles,  Tori^ine 
de  sa  splendeur,  la  })erle  de  son  hlason ,  que  son  j)ére  lui 
avait  l'ait  promettre  à  son  lit  de  mort  de  ne  jamais  quitter. 
Il  les  quitta  et  prit  tilhury;  dès  lors,  ce  ne  fut  plus  Chat 
Botté  ,  ce  fut  Chat  lion ,  Chat  gant-jannc. 

Il  se  jeta  dans  les  folies  les  plus  monstrueuses.  Que  vous 
dirai-je?  Il  devint  éperdument  amoureux  dune  ])etite 
chatte  grosse  comme  le  poing,  douée,  il  est  vrai,  d'une 
queue  blanche  magnitique,  et  qui  avait  déjà  ruiné  trois 
angoras  anglais.  Il  lui  loua  un  vaste  hôtel  gris  de  souris; 
les  chambres  à  coucher,  le  salon,  le  boudoir,  furent  entiè- 
rement tapissés  d'hermine.  Jugez  du  reste  d'après  cela. 

Enfin,  ses  yeux  se  dessillèrent;  il  vit  que  cette  chatte  le 
trompait,  et  n'avait  absolument  d'affection  que  pour  les 
fourrures  dont  il  ne  cessait  d'entourer  son  àme  égoïste  et 
glacée.  Les  fourrures  s'usèrent;  l'ingrate  bayadère  à  la 
queue  blanche  déclara  que  son  amour  était  usé  aussi,  et  lui 
ferma  sa  porte. 

Alors  les  malheurs  se  succédèrent;  il  fut  obligé  de  vendre 
son  hôtel,  de  congédier  ses  gens,  jusqu'à  son  secrétaire 
intime,  le  docte  et  littéraire  Murr,  qui  l'endormait  Ions  les 


6S  CHAT    CANTÉ 

soirs  (Ml  lui  racoiitaul  des  contos  fantastiques  et  complète- 
iiieiil  inédits,  que  lui  (ionnail  jadis  à  litre  de  gages  son 
îuieien  maître,  le  fameu\  ilolïmann,  qin.l^nait  en  long- 
tenq)s  à  son  service. 

Ouand  il  se  vit  dénué  de  tout ,  il  alla  frapper  à  la  porte 
des  anciens  amis  de  son  père;  plusieurs  d'entre  eux  lui 
devaient  leur  fortune;  mais  pas  un  ne  voulut  le  reconnaître. 

— -Vous,  le  fils  du  Chat  Botté ,  de  ce  chat  de  tant  de  hon 
sens  et  de  finesse,  qui  attrapait  tout  le  monde,  et  courait 
plus  vite  que  tous  ses  rivaux  et  ses  concurrents  à  l'aide  de 
ses  grosses  bottes ,  toujours  couvertes  de  poussière  !  Oii  sont 
vos  hottes?  Vous  avez  des  gants  à  vos  pattes  de  devant;  vous 
avez  fait  vernir  vos  pattes  de  derrière.  Allez,  allez,  mon 
jeune  gentilhomme,  ce  n'est  pas  en  pareil  équipage  qu'on 
fait  son  chemin  dans  la  vie  ! 

Le  pauvre  chat  était  d'autant  plus  désespéré  de  ce  qu'il 
entendait,  qu'au  milieu  de  ses  désastres  il  tenait  toujours 
à  afficher  une  certaine  élégance.  Rentrer  dans  ses  grosses 
hottes  qui  le  rendaient  souverainement  ridicule  jusqu'à  la 
ceinture!  Ah!  plutôt  la  mort! 

La  mort  ne  vint  pas,  et  l'argent  non  plus. 

Le  descendant  des  anciens  serviteurs  de  la  maison  de 
Carahas  tomha  dans  une  telle  détresse,  qu'il  lui  fallut  son- 
ger à  entrer  en  condition.  Il  alla  frapper  à  plusieurs  portes; 
il  fit  insérer  dans  les  petites  affiches  :  «  Un  chat  pour  tout 
faire,  etc.  »  On  lui  proposa...  devinez  quoi"? 

On  lui  proposa  de  se  faire  comédien,  lui,  le  petit-fils  du 
noble  personnage  qui  avait  eu  ses  grandes  et  petites  entrées 
dans  les  souricières  de  Louis  XIV  ! 

Dans  un  de  ces  théâtres  en  plein  vent  d'origine  naj)oli- 


n'a    .lAMAlS     MUS    Dr.    SOFUIS.  60 

laine,  qu'on  xoil  s'élever  dans  la  grande  allée  dos  C]ianij)s- 
Elysées,  un  de  ces  théâtres  que  Pierre  Bayle  et  (lliarles 
Nodier  affeetionnaient  tant,  et  que  quelques-uns  de  leurs 
élèves  ont  égalé  à  Molière  et  à  Shakespeare,  le  théâtre  des 
marionnettes,  enfin,  pour  parler  sans  métaphore;  ce  fut 
là  seulement  (pie  noire  héros  trouva  de  l'emploi .  Le  matou 
qui  donnait  la  réplique  à  Polichinelle  venait  de  mourir 
d'un  coup  de  hàton,  par  trop  paradoxal,  que  celui-ci  lui 
avait  appliqué.  Ou  proposa  cette  condition  au  pauvre  chat, 
qui  la  rehisa ,  ne  voulant  pas  descendre  à  ce  degré  d'avi- 
lissement. 

Il  préféra  se  retirer  fièrement  dans  un  grenier;  et  lui, 
qui  était  habitué  à  vivre  d'alouettes,  de  grives,  d'ortolans, 
il  résolut  de  braver  les  coups  du  sort  et  de  vivre,  comme 
ses  pères,  de  souris. 

Mais,  hélas!  il  avait  entièrement  oublié  le  métier  d'al- 
trapeur  de  souris,  qui  exige  plus  de  main  d' œuvre  et  de 
pratique  qu'on  ne  croit;  sa  patte  manquait  d'agilité,  sa 
griffe  était  rouillée.  La  famine  lui  pendait  h  l'oreille. 

Il  ne  lui  restait  plus  du  mobilier  de  ses  pères  qu'une 
huche  beaucoup  trop  rustique  et  délabrée  pour  qu'aucun 
brocanteur  eût  jamais  daigné  l'estimer;  elle  remontait 
cependant  à  mie  haute  antiquité.  Le  chat  l'ouvrit  et  se  cou- 
cha au  fond,  bien  décidé  à  se  laisser  mourir  d'inanition. 
Mais,  comme  il  fermait  les  yeux,  il  avisa,  à  l'un  des  angles 
du  meuble,  les  lignes  suivantes  griffonnées  par  son  aïeul  : 

«  16...  —  Quand  mon  fils,  petit-fils  ou  arrière-petit-fils,  s'avisera 
«  d'ouvrir  cette  huche,  je  crains  bien  qu'il  n'ait  pas  trop  à  se  louer  de 
«  la  destinée.  J'ai  cependant,  durant  toute  ma  jeunesse,  dormi  et  couché 
«  dans  ce  vieux  meuble  qui  nppaileuait  nu  meunier,  le  père  de  mon 


70 


CHAT    GANTÉ    N  A    JAMAIS    PRIS    DE    SOIRIS. 


maître;  et  c'est  là  que  j'ai  ruminé  le  plan  du  fameux  marquisat  de 
Carabas,  qui  a  fait  notre  fortune.  Si  mes  enfants  ou  petits-enfants 
tombaient  jamais  dans  le  malheur,  qu'ils  sachent  qu'il  n'est  pas  de 
position,  fausse  ou  désespérée,  dont  on  ne  puisse  se  tirer  dans  ce 
monde;  témoin  celte  huche  dont  je  suis  sorti,  et  dont  ils  peuvent 
sortir  à  leur  tour,  pourvu  qu'ils  méditent  seulement  sur  cette  simple 
phrase  qui  a  toujours  él(^  ma  devise  : 


«CHAT    CANÏK     NA    JAMAIS     PniS     DE    SOLI\IS.    » 


iPag^nH    ©IDLl    H@UL 


N'AMASSE  PAS  MOUSSE. 


oiis   esi-il   arrive''   de    roncoiiIrcT,    sur   los 
I  Ijords  dune  roule  poudreuse,  luie  claire 
c  k^^^  *  ^SL'^/     fonlaine    onihra'iée   de  saules  et  de  peu- 
0.  j\m!&   ,  pliers?  L'herbe  qui  croît  à  leutour  iiivile 


^^  _y^^r  -^  le  voyageur  l'atigué  à  s'cleudre;  le  luur- 
luure  de  l'eau  l'engage  à  se  désaltérer  ;  la  fraîcheur  de 
l'ombrage  lui  fait  oublier  que  sa  demeure  est  encore  loin, 
et  peut-être  qu'il  n'a  ]>;is  de  demeure. 

La  plus  riante,  la  plus  fraîche,  la  jdus  voluptueuse;  de 


72  PIERRE    QUI    ROULE 

ers  oasis,  s'élève  à  quelque  distance.de  Séville.  Quand 
vient  l'époque  des  fêtes  de  la  Giralda,  qui  se  célèbrent 
cluujue  année  dans  cette  ville,  la  fontaine  del  Piwblo  est 
fréquentée  par  tous  les  marchands  forains,  piétons,  saltim- 
banques, pipeurs  de  dés,  étudiants,  qui  vont  chercher 
fortune,  et  troubler  l'eau  des  citadins  pour  y  pêcher  plus 
à  leur  aise. 

Arrêtez-vous  un  moment  devant  cette  champêtre  Cour 
des  Miracles;  prêtez  l'oreille  à  la  conversation  de  ces  cinq 
ou  six  compagnons  assis  sur  l'herbe;  elle  doit  être  intéres- 
sante, à  en  juger  par  leur  costume  délabré  et  par  leur 
physionomie  originale. 

—  Parbleu,  camarades,  disait  l'un  des  étrangers,  puis- 
que l'heure  de  la  sieste  est  passée,  et  que  par  des  raisons 
particulières  nous  désirons  n'entrer  dans  la  ville  qu'à  la 
nuit,  que  chacun  de  nous  raconte  aux  antres  son  histoire  ; 
cela  nous  aidera  à  passer  le  temps,  et  à  regarder  nos 
misères  d'un  œil  plus  philosophique.  Si  vous  acceptez  ma 
proposition,  je  donnerai  l'exemple. 

Celui  qui  parlait  ainsi  était  un  petit  vieillard  sec  et 
maigre,  à  l'œil  gris,  cà  la  physionomie  burlesque  ;  son  cos- 
tume offrait  un  bizarre  mélange  de  toutes  les  professions. 

Ses  compagnons  n'étaient  pas  gens,  comme  on  le  verra 
par  la  suite,  à  refuser  une  telle  offre;  on  lui  donna  la 
parole  avec  empressement,  (4  il  commença  en  ces  termes  : 

—  Tel  que  vous  me  voyez,  mes  chers  gentilshommes, 
je  suis  un  personnage;  j'ai  conqiosé  trois  cents  (iiitos 
sacniinentale.s.,  sans  compter  les  coinedias  Jamosas. 
Mon  nom  a  dû  voler  jusqu  à  vous.  Je  suis  le  célèbre 
Miguel  Zapata  ! 


U  \v\\  vv  Yo\u\  Ae  WAV'^^  Vv\Mnvi.   nw  A(  \av\v\c*  Xmaxvv^. 


N   AMASSE     PAS     MOISSE.  7.» 

Il  se  lit  dans  l'aiiditoiic  un  silciRc  (jiii  doiiiiail  un 
diMUcnti  fonncd  anv  j)n'l(Mili()ns  (\u  narrateur;  mais  celui-ci 
|)rif  c<'  silence  pour  un  accjuiesceinenl,  et  il  continua. 

—  .lai  toujours  eu  un  penchant  décidé  j)our  larl  dra- 
niati(pu>;  à  seize  ans  je  m'engageai  dans  une  troupe  de 
comédiens  qui  parcouraient  la  province.  Je  débutai  dans 
la  capitale  de  lEstramadure  avec  un  succès  prodigieux; 
TAragon  ne  me  fut  pas  moins  favorable;  j'étais  l'idole  du 
public  et  le  soutien  de  la  troupe. 

La  femme  du  directeur  avait  cpielque  penchant  pour 
moi,  et  je  faisais  semblant  de  ne  pas  m'en  apercevoir;  à 
cette  époque,  je  recevais  au  moins  cinq  ou  six  visites  de 
duègnes  par  jour.  (Cependant  notre  directeur  mourut  . 
laissant  quelque  vingt  mille  réaux  à  sa  femme;  elle  moiïrit 
alors  de  me  mettre  à  la  tête  de  sa  troupe  si  je  consentais  à 
l'épouser;  j'acceptai  par  aifiour  de  l'art. 

Investi  des  fonctions  difliciles  et  importantes  de  direc- 
teur, je  ne  bornai  pas  ma  tâche  à  la  mise  en  scène  des 
pièces,  à  la  distribution  des  rôles;  je  devins  auteur  moi- 
même,  et  j'ose  dire  que  mes  ouvrages  ne  furent  pas  médio- 
crement goûtés  de  la  portion  intelligente  du  public.  L'autre 
portion  s'obstinait,  il  est  vrai,  à  les  trouver  froids  et  (  n- 
nuyeux;  mais  les  suffrages  des  gens  de  goût  me  vengèrent. 
Cependant,  nos  recettes  baissant,  nous  résolûmes  de  nous 
embarquer  pour  le  Mexique,  où  l'art  dramatique,  disait- 
on,  conduisait  directement  à  la  fortune. 

Pendant  la  traversée,  je  fis  ample  provision  de  sujets 
que  je  comptais  traiter  selon  le  goût  du  Nouveau-Monde. 
Arrivés  à  Mexico,  nous  nous  empressâmes  d'annoncer  nos 
représentations  ;   personne  n'y  vint,.  Les  auto-da-fé  et  lej? 

19 


74  PIERRE    Qll    ROLLE 

processions  nous  l'aisaicnt  iino  concurrence  trop  redou- 
table; pour  comble  de  malbeur,  nui  femme  me  quitta 
pour  suivre  un  Cacique  converti,  non  sans  enlever  la 
caisse. 

Depuis  celte  éj)oque,  je  n"ai  pas  cessé  un  seul  instant 
d'être  malbeureux  ;  j'adressai  des  petits  vers  aux  maî- 
tresses des  grands  seigneurs,  qui  ne  les  lurent  pas  ;  je 
demandai  l'aumône  aux  prêtres,  qui  me  la  refusèrent. 
Enfin  un  collecteur  du  lise  me  prit  pour  domestique,  et 
me  ramena  en  Espagne.  Une  telle  condition  n'était  pas 
faite  pour  moi  ;  je  quittai  le  service,  et  je  voulus  remonter 
sur  les  planches;  mais  on  ne  me  trouva  bon  qu'à  remplir 
le  vil  emploi  de  bouffon  :  c'est  dans  les  rôles  de  i^racioio 
que  la  vieillesse  m'a  surpris.  Maintenant  je  ne  puis  plus 
trouver  d'engagement  ;  ces  oripeaux  qui  couvrent  mon 
corps,  derniers  débris  de  ma  garde-robe  dramatique,  sont 
tout  ce  que  je  possède;  je  suis  perdu  si  je  ne  trouve  pas  à 
Séville  quelque  àme  charitable  qui  prenne  pitié  de  moi. 
En  attendant,  je  me  suis  arrêté  ici  pour  faire  la  sieste,  et 
pour  rêver  à  la  meilleure  manière  de  sortir  d'embarras. 

—  Ton  histoire  est  un  ])eu  longue,  digne  Miguel  Zapala, 
et  lu  aurais  pu  la  l'ésumer  d'un  seul  mot,  «comédien 
ambulant  »  ;  nous  aurions  parfaitement  deviné  ton  passé, 
ton  présent  et  ton  avenir.  Puisqu'il  faut,  mes  chers  cama- 
rades, que  je  vous  apprenne  mou  histoire,  vous  saurez  que 
je  me  suis  beaucoup  battu,  et  que  j  ai  ([uelque  peu  écrit  ; 
mes  combats  mont  rapporté  des  blessure»,  mes  livres  m  ont 
valu  la  misère.  Je  suis  poète;  (pi  est-il  besoin  de  vous  en 
dire  daxantage'.'  .le  m  iri(|uièle  peu  de  1  avenir,  je  prends 
la  vie  comme  elle  esl,  les  honunes  comme  ils  \enlent,  le 


n'vmassk   i'vs   MorssE.  7.") 

liMiips  (■oiniuc  il  \i('ii(.  cl  je  me  suis  arrêt»'  ici  p()iir  l'aire  la 
sieste  en  attciulanl  riiciire  d'entrei-  à  Séville  pour  y  tleiiiaii- 
(1er  raumone  à  la  j)()rle  des  é<ilises. 

La  pliysionoinie  de  rinterloniteiir  était  reiiiai-qiiahle  pai" 
iiii  cerlaiii  air  de  ii()l)l(>sse  et  de  uiélaiieolie  ;  son  regard 
Nil'el  pereant,  sa  hoiielie  sardoiTupic.  sa  |)arole  iiiordaiile. 
anMoiieaieiil  la  supériorité  d"iiiie  intelligence  éprouvée.  Sol- 
dat et  poi'Ie.  connue  il  l'avait  dit,  il  portait  un  justaucoi-ps 
lie  hultle  et  un  manteau  d'étudiant,  usés  par  de  longs  cl 
pénibles  services.  A  ses  côtés  était  étendue  une  béquille  qui 
lui  servait  à  soutenir  son  corps  affaibli  par  de  nombreuses 
blessures  ;  un  rouleau  de  papier  sortait  de  ses  poches,  et 
sur  les  marges  déjà  jaunies  on  eut  pu  lire  ce  nom  :  lh)H 
Quichotte. 

Quand  il  eut  lini  ,  un  de  ses  voisins  commença  sou 
histoire. 

—  Je  suis  né,  dit-il,  dans  la  ville  d'Ormuz;  dès  mon 
enfance,  je  désirai  vovager  sur  mer;  c'est  ce  qui  me  lit 
donner  le  surnom  de  Syndbad  le  Marin.  J'ai  trafiqué  avec 
tous  les  peuples,  j'ai  visité  des  pavs  inconnus  au  reste  des 
mortels  ;  je  rentrais  dans  ma  j)atrie,  maître  d'une  fortune 
considérable,  lorsque  le  vaisseau  qui  me  portait  a  fait  nau- 
frage en  vue  des  cotes  d'Espagne.  Je  n'ai  pu  sauver  (pu» 
ma  vie;  toutes  mes  richesses  ont  été  englouties.  Je  me  suis 
arrêté  ici  pour  faire  la  sieste,  avant  de  me  rendre  à  Séville 
et  de  voir  si  ses  négociants,  qui  sont  renommés  par  tout 
le  globe,  voudraient  me  placer  à  la  tète  d'une  nouvelle 
expédition. 

Le  tour  du  j)his  jeune  de  la  band»'  était  arrivé.  On 
vovait  à  la  coupe  de  ses  babils  (pi" il  a\ail  eu  des  pi-eleu- 


76  PIERRE    QVA    ROULE 

tions  à  r élégance;  la  plume  de  sa  loque  était  flétrie  et  bri- 
sée; le  velours  de  ses  chausses  uioutrait  la  corde;  il  avait 
été  obligé  d'envelopper  dans  des  espardilles  ses  souliers  de 
satin  crevés  en  maints  endroits. 

—  Messieurs,  commenca-t-il ,  je  suis  Italien  de  nais- 
sance ,  et  troubadour  de  mon  métier.  J"ai  cru  qu'avec  une 
jolie  figure,  un  cœur  sensible,  des  talents,  il  était  aisé  de 
faire  fortune.  J'ai  mis  tout  cela  au  service  des  femmes;  les 
unes  ont  aimé  mes  chansons,  les  autres  ma  jeunesse; 
celles-ci  m'accueillaient  parce  que  je  leur  apprenais  à 
danser,  celles-là  parce  que  je  leur  enseignais  les  belles 
manières  ;  je  trompais  les  maris,  et  j'étais  trompé  à  mon 
tour.  L'Allemagne,  l'Angleterre,  la  France,  ont  vu  mes 
triomphes  éphémères;  maintenant  la  fleur  de  ma  jeunesse 
commence  à  se  flétrir;  je  suis  connu,  c'est-à-dire  usé; 
les  châteaux  se  ferment  devant  moi.  11  me  restait  à  visi- 
ter l'Espagne;  c'est  ce  que  je  fais  en  ce  moment.  Je  me 
suis  arrêté  ici  pour  faire  la  sieste  et  réjiarer  un  peu  le 
désordre  de  ma  toilette  avant  de  gagner  Séville,  où  j'espère 
trouver  une  femme  qui  m'aimera;  car  on  dit  que  les  Espa- 
gnoles ont  le  cœur  tendre. 

Un  cinquième  compagnon  allait  prendre  la  parole,  lors- 
(piun  inconnu,  qui  s'était  approché  de  la  fontaine  sans 
tpie  personne  fît  attention  à  lui.  arrêta  le  narrateur  à  son 
début. 

L'étranger  s'apj)UNait  sur  un  bâton  long  et  noueux;  sa 
barbe  descendait  sur  sa  poitrine  ;  une  espèce  de  caftan  flot- 
lait  sur  ses  épaules;  son  front  sillonné  de  lides  se  cachait 
sous  un  bonnet  fourré;  des  bottes  de  cuir  flexible  étaient 
fixées  à  sps  jambes  j)ar  des  bandelettes  rouges,  (let  accou- 


n'amasse   pas  MorssK.  77 

tivineiit  ranlasli(|iit'  doiiiiail  à  riioiniiic  (jiii  le  portait  un 
aspect  puissant  et  siujiulier  «pi  au^uieutait  eneoi"e  Téelat 
l)i7,arre  de  ses  yeux.  Tous  les  assistants  le  regardèrent  avec 
étonnement. 

11  connnenç^'a  j)ar  deniandef  j)ai'(loii  à  la  socit''l(''  d'oscar 
ainsi  se  mêler  à  la  conversation;  il  i'ej)rit  ensuite  : 

—  Comédiens,  troubadours,  négociants,  poètes,  vous 
avez  cherché  la  gloire,  la  l'orlunc,  l'amour;  vous  n'avez 
rencontré  que  la  misère  :  ceci  prouve  que  pour  être  heu- 
reux il  faut  n'avoir  point  de  désirs.  Le  ciel  vous  donnera 
])eut-ètre  un  jour  d'atteindre  le  but  que  vous  avez  pour- 
suivi; seul  je  vois  toujours  ma  prière  re|)oussée,  et  |)our- 
tant  je  ne  demande  que  le  repos  ! 

Je  suis  le  plus  malheureux  de  tous  ceux  qui  cherchent 
sur  la  terre;  permettez-moi  à  ce  titre  de  vous  olïrir  mes 
petits  services.  Voici  cinq  sous  que  je  prie  chacun  de  vous 
d'accepter;  si  je  pouvais  m'arrèter  jdus  d'un  quart  d'hem-e 
au  même  endroit,  je  vous  donnerais  davantage  ;  mais  il  y 
a  longtemps  qne  je  parle,  et  il  faut  que  je  vous  ([uitte  sans 
délai. 

Il  s'éloigna  en  même  tenqjs,  et  au  bout  de  (pieKpies 
minutes  on  le  vit  disparaître  à  l'horizon. 

—  Miséricorde!  s'écria  Miguel  Zapata,  ne  touchez  pas  à 
ces  cinq  sous  ;  nous  venons  de  \oir  le  Juif  Errant. 

—  Pour  moi,  je  les  accepte,  reprit  l'homme  au  manus- 
crit ;  si  c'est  là  le  Juif  Errant,  il  faut  convenir  que  Dieu  a 
bien  fait  de  l'empêcher  de  s'arrêter  plus  d'un  quart  d'heure 
au  même  endroit,  car  i^'est  un  métaphysicien  bien  euuu>eu\. 
Puisque  vous  avez  voyagé  en  France,  ajouta-l-ii  en  s  adres- 
sant  à  Joconde.   vous  devez  avoir  retenu  un  proverbe  qui 


78 


PIERRE    Qll     ROILE,     ETC. 


définit  iiii(Mi\  uoivc  siliiation  quo  iniiles  les  tirades  de  maître 
Ahasvérus. 

—  (i'csl  vrai.  r(''j)(»iidit  Iristeiiicnl  le  Iroiiljadoiii'  : 

PIERUF.     Qll     non.K     NAMASSF.     l' A  S     MOlSSi:. 


'NIET^    rOi'\    MAHrtàV 


COMME  VIENT   LE  VENT. 


OUI'  |)<'u  ([iiOii  se  soil  iHomt'iic  sur  le  hdiilcN.ird 
j  (les  Italiens,  trois  ou  (juatrc  iicin-cs  par  jour. 
/  pendaul  trois  ou  (juatrc  ai!s,  ou  uo  doit  |)as 
,  {;^>  iiiau([U('r  de  l'ouiiaîliv  Paul  DulVcsuy. 
^tifêc'  Paul  DulVcsuv  demeurait  rue  Taitixtul.  a 
deux  pas  de  ee  hoidevard,  où  il  passait  le  ])lus  clair  de  sou 
temps;  il  douuail  le  reste  à  ses  plaisirs:  si  hieu  (pnl  poii- 
\ail  justement   être   eit('    pour   le  ^arc^-on   le   |)lus  iuoeeu|  é 


80  METS    TON    MANTEAU 

d'une  ville  où  il  y  a  beaiicoiij)  d'oisifs.  Mais  (-"était  en  outre 
nn  des  jeunes  gens  les  plus  originaux  qui  lussent  du  JockeN- 
Glub  au  Café  de  Paris. 

Son  père  lui  avait  laissé  une  fort  honnête  fortune,  trente 
a  (piarante  mille  livres  de  rente  à  peu  j)rès,  et  le  titre  de 
baron.  Paul  avait  aceepté  l'héritage  et  refusé  le  titre.  A  ceux 
(uii  lui  demandaient  la  raison  de  ce  dédain,  il  répondait 
gravement  (pie  la  (|ualité  de  baron  n'allait  (ju'aux  personnes 
douées  par  la  Providence  d'un  gros  ventre  et  de  lunettes 
d'or.  «  J'ai  le  malheur  d'être  passablement  maigre,  ajou- 
tait-il, et  le  malheur  plus  grand  encore  d'y  voir  très-bien.  » 
La  vérité  est  (jue  Paul  ne  voulait  pas  d'un  titre  dont  son 
père  n'avait  jamais  pu  lui  expli(pu^r  clairement  l'origine,  le 
grand-père  de  Paul  étant  un  riche  armateur  de  Nantes,  fort 
roturier  de  naissance. 

M.  Dufresny  eu  agissait  largement  avec  sa  fortune. 
Ouand  on  le  faisait  jouer,  il  jouait;  et,  s'il  perdait  (quelque 
argent,  il  n'v  pensait  guère.  Ses  chevaux  étaient  à  tout  le 
monde,  et  l'on  ne  pouvait  pas  dire  qu'il  eut  rien  à  lui; 
rien ,  pas  même  mademoiselle  Florestinc ,  coryphée  de 
l'Opéra,  qui  l'honorait  de  son  estime.  Au  demeurant,  il 
mangeait  bien,  dormait  mieux,  riait  au  vaudeville,  s'atten- 
drissait au  mélodrame ,  et  trouvait  dans  un  cigare  l'oubli 
de  tous  les  petits  ennuis  qui  s'attachent  aux  ])as  des  gens 
fortunés. 

Un  beau  matin,  le  bruit  se  répandit  que  h;  notaire  au(|uel 
Paul  avait  conlié  ses  fonds  s'était  subitemisnt  enfui  de 
Pans.  Le  soir  même,  en  dînant  au  Café  Anglais,  Paul 
confirma  cette  nouvelle  à  ses  amis. 

—  Que  te  reste-t-il  çloîiç?  s'écrifi  l'up  d  eux, 


Va\  Èvot\\e\  \t\\\   y\\\^  ii^u  \vA\e  LçWk  àç  Y\:to\\\\\\(\uèa\\OA\, 


COMME    VIENT    LE    VENT.  81 

—  CiiKj  à  six  mille  IVaiics  (pic  j'ai  clicz  moi.  cl  mu 
créance  siii-  im  dchilciir  insolvable. 

—  Dialtic!  mais  c'est  un  conp  terrible. 

—  Penb!  on  n'en  menft  pas. 

I*anl  dîna  de  tort  bon  appétit,  et  passa  la  soirée  à  lOpcTa. 

Le  lendemain,  on  apprit  qu'il  vendait  tout,  cbevaiix, 
voiture,  mobilier;  et,  vers  cin(|  lieures,  on  le  rencontra 
au  coin  de  la  rue  Laflitte,  llànant  les  mains  dans  ses  poclies; 
gants  paille  et  bottes  vernies  avaient  disparu. 

—  Ah!  çh,  iYoh  viens-tu  dans  cet  équipage?  lui  dit  un 
de  ses  camarades. 

—  De  chez  mademoiselle  Florestine.  Elle  n'a  pas  voulu 
me  recevoir,  prétextant  qu(^  ma  \ue  la  ferait  tondre  en 
larmes. 

—  L'ingrate! 

—  Bah!  les  pleurs  rougissent  les  yeux  et  gâtent  le  teint. 
11  faut  bien  que  tout  le  monde  vive  ! 

—  Et  que  comptes-tu  faire? 

—  Je  pars  demain.  Dans  ma  jeunesse  j'ai  ouvert  des 
livres  de  mathématiques;  il  m'en  reste  assez  pour  monter, 
en  qualité  de  lieutenant,  à  bord  de  quelque  brick.  J'ai 
réalisé  vingt  à  vingt-cinq  mille  francs  que  je  convertirai 
en  marchandises,  et  je  naviguerai. 

—  Toi?  loi,  qui  ne  pouvais  j)as  aller  à  pied  jnsqn'anx 
Chanq)s-Elysécs? 

—  Oui,  quand  j'avais  un  couj)é;  mais  à  présent  (pie  je 
n'ai  rien,  j'irai  jnscpi'an  bont  du  monde  à  la  \oile. 

Panl  Did'resny  tint  parole.  Il  se  rendit  à  Nantes,  oii  les 
vieux  armateuis  si;  sou\enaient  encore  de  son  grand'[ȏre. 
U  trouva  l)ientot  à  s'emltarcpier;  et  |e  dandv,  transformé  en 

M 


82  METS    TON    MANTEAU 

marin,  parlil  })()ur  le  Brésil,  à  bord  tir  la  Jeune  Adol- 

pliiiie. 

Paul  rcMicoiilra  à  Hio-Jaiiciro  un  ami  de  sa  famille,  qui 
était  en  marché  pour  acheler  une  sucrerie;  Paul  vendit  sa 
pacotille  et  s'associa  au  planteur.  Trois  jours  après,  il  s'in- 
slalla  dans  la  campa^^ne. 

Les  habitués  du  boulevard  d(>s  Italiens  rirent  beaucouj)  à 
la  réception  (Tune  lettrt^  oii  Ton  remarquait  ce  passage: 
«  .)(>  fume  des  cigares  de  la  Havane  fabriqués  à  Rio  avec 
des  feuilles  de  tabac  du  Maryland;  j'ai  un  pantalon  blanc, 
une  veste  blanche  et  des  bas  blancs,  le  tout  en  coton;  un 
chapeau  de  paille  me  défend  des  ardeurs  de  la  canicule. 
Au  Brésil,  ou  ne  connaît  (piuu  seul  mois,  le  mois  d'août. 
Il  Y  a  des  instants  oii  je  passerais  pour  un  vrai  Paul  si 
j'avais  la  moindre  Virginie;  mais  je  n'ai  autour  de  moi 
que  des  nègres  :  je  les  appelle  tous  Domingo.  Ils  plantent 
des  cannes  du  matin  au  soir  en  chantant  des  ballades 
sénégalaises...  Notre  habitation  ressemble  à  une  décoration 

d'opéra- comique le  dine  de  perroquets   et  soupe  de 

singes.  J'apprends  la  langue  franque....  Quand  j'aurai 
découvert  une  mine  de  topazes,  j'enverrai  à  mademoiselle 
Floresline  le  collier  de  rubis  que  mon  notaire  m"a  empêché 
de  lui  donner...  S'il  vous  prend  fantaisie  de  chasser  aux 
alligators,  venez  me  voir;  j'ai,  dans  mon  parc,  qui  est 
une  forêt  vierge,  mie  rivière  où  ils  grouillent  comme  des 
goujons...  » 

Il  y  en  avait  dix  pages  sur  ce  ton-là. 

Au  bout  de  quatre  ans ,  on  vit  arriver  Paul  à  Paris.  Son 
premier  soin  fut  de  se  rendre  au  boulevard  des  Italiens.  II 
n'était  pas  changé,  si  ce  n'est  qu'il  avait  un  peu  bruni. 


COMMK    vu:  NI-    I.K    VKNT.  85 

—  Tiens.  \(»ll;i  l'aiil  I  l'aiil  le  cnloiil  l'aiil  le  plaiilciirl 
sccrii'rcii!  dix  jcimcs  f^cns. 

—  i'aiil  liii-inènio,  répondit-il  ;  j'ai  lire  une  assez  jolie 
fortune  de  mes  cannes  et  de  mes  caféiers,  et  je  me  suis  (oui 
de  suite  souvenu  du  boulevard. 

L'appartement  de  la  rue  Tailhoul  fut  bien  Aile  reloué  et 
remeublé;  Paul  reparut  à  l'Opéra,  et  mademoiselle  Flores- 
tine  lui  écrivit,  en  style  chorégraphique,  qu'elle  serait  ravie 
d'entendre  le  récit  de  ses  aventures. 

Mais,  sur  ces  entrefaites,  le  vent  jeta  à  la  côte  le  navire 
qui  portait  les  richesses  de  M.  Dufresny.  Un  correspondant 
avait  négligé  de  les  faire  assurer.  Tout  était  perdu. 

Paul  prit  cette  fois,  comme  la  première ,  le  parti  de  tout 
vendre,  et,  le  soir  même,  on  le  vit,  en  pantalon  de  gros 
drap,  en  blouse  de  toile,  chaussé  de  lourds  souliers  garnis 
de  guêtres  de  cuir,  et  coiffé  d'un  feutre  gris  à  larges  bords, 
se  diriger  vers  les  messageries  Laffîtte  et  (iaillard. 

—  Pars-tu  pour  les  Grandes-Indes?  lui  dit-on. 

—  Non  ma  foi,  c'est  trop  loin;  je  vais  en  Normandie 
gérer  une  terre  qui  appartient  à  un  de  mes  oncles;  dun 
planteur  on  peut  bien  faire  un  métayer. 

El,  roulant  autour  de  ses  épaules  une  limousine  à  raies 
noires,  Paul  grimpa  sur  la  banquette  d'une  diligence. 

Il  y  avad  non  loin  de  cette  ferme,  aux  environs  de  (laen, 
un  château  dont  le  propriétaire  avait  maintes  fois  sou|ie 
avec  Paul  à  la  suite*  dun  bal  masqué.  Lu  jour  (piil  cbassait 
à  courre,  la  meute  tondja  sur  un  champ  oîi  deux  charrues 
manœuvraient  sous  la  direction  d'un  jeune  agi-iculleui'  en 
savon  de  velours.  Le  propriétaire  eut  (pu'hpie  peine  a  re- 
connaître Paid. 


84  METS    TON    MANTEAU 

—  Oiie  diable  fiiites-voiis  là,  mon  cher"?  lui  dit-il  en 
retenant  son  cheval  empêtré  dans  les  terres  labourées. 

—  Eh!  mais,  jessaie  deux  extirpateurs  de  nouyelle 
invention.  L'expérience  a  réussi;  je  crois  que  je  les  adop- 
terai. 

—  Ouoi  !  vons  vous  êtes  fait  agronome? 

—  C'est  la  nécessité  qui  l'a  voulu;  elle  a  parlé,  et  je 
me  suis  souvenu  de  Cincinnatus,  répondit  Paul.  Faites 
place  à  mes  bœufs,  s'il  vous  plaît;  la  chasse  ne  doit  ])as 
déranj^er  l'agricultnre. 

L'oncle  ne  laissa  pas  longtemps  son  neveu  dans  la  ferme. 
Jugeant  de  sa  dextérité  et  de  son  jugement  par  ce  qn'il  avait 
fait  au  Brésil  et  ce  qu'il  faisait  à  la  ferme,  il  le  ht  venir 
auprès  de  lui,  à  Rouen,  et  le  mit  à  la  tête  de  sa  maison,  en 
attendant  que  son  iils  aîné  fût  en  âge  de  la  diriger. 

Un  des  amis  de  Paul,  que  le  désœuN rement  conduisait  au 
Havre,  passa  par  Rouen.  La  première  personne  qu'il  ren- 
contra sur  le  quai,  ce  fut  Paul,  un  carnet  à  la  main,  sur- 
veillant le  déchargement  d'un  navire;  autour  de  lui  s'éle- 
vaient des  barricades  de  caisses  et  de  tonneaux.  Le  Parisien 
eut  quel(|ue  peine  à  reconnaître  le  dandv.  Paul  avait  coupé 
sa  barbe  et  taillé  sf^s  cheveux;  un  bout  de  plmne  passait 
entre  sa  tempe  et  son  oreille  ;  sa  toilette  était  propre ,  mais 
sentait  la  Normandie  d'une  lieue.  Paul  vit  un  sourire  sur 
les  lèvres  du  touriste. 

—  Parbleu  !  lui  dit-il,  si  tu  veux  te  moquer  de  moi,  ne 
te  gêne  pas;  je  t'abandonne  le  négociant,  le  coimnerce  n'a 
j)as  d'amour-propre. 

L'oncle  normand  armait  cha(pie  année  un  ou  deux 
baleiniers.  Paul  avait  montré  tant  d'a|)tiliide  et  de  zèle,  (pie 


COMME    VIENT    LE    VENT.  85 

roiK'lt'  lui  proposa  de  partir  sur  un  de  ces  l)àtiments  pour 
la  nier  du  Sud.  Paul  accepta;  c'était  sa  coutume.  Di\  à 
douze  mois  après,  un  de  ses  amis  de  Paris  reçut,  par  la 
voie  de  Valparaiso,  une  lettre  où  on  lisait  entre  autres 
choses:  «J'ai  vu  le  pùle  Antarctique,  où  j'ai  l'aiili  perdre» 
le  nez,  tant  il  v  taisait  froid.  Mon  trois-màts  ilàne  dans 
rOcéan,  à  la  |)()ursuitc  des  baleines  qui  s'obstinent  à  ne  pas 
se  montrer.  La  baleine  est  un  mythe  ;  quant  aux  cachalots, 
on  n'en  voit  plus  que  dans  les  dictionnaires  d'histoire  natu- 
relle. Aous  avons  relâché  aux  iles  Marquises,  où  j'ai  mangé 
à  table  d'hot:'  de  l'épagneul  en  salmis;  c'est  fort  bon.  Je 
comprends  maintenant  pourquoi  Dieu  a  donné  le  Kings- 
Cliarles  à  l'homme...  Dans  ce  pavs-ci  les  sauvagesses  font 
la  sieste  une  moitié  du  jour,  et  lisent  la  Bible  après.  Durant 
cette  première  moitié,  elles  oublient  ce  qu'elles  ont  appris 
pendant  l'antre..,  Je  suis  vêtu  de  peau  comme  Robinson 
Crusoe  ;  si  je  n'avais  pas  un  oncle,  je  m'abandonnerais 
dans  une  île  déserte  pour  mettre  le  roman  en  action  ;  il  y  a 
justement  à  bord  un  nègre  qui  me  servirait  de  Vendredi...  » 

Après  dix-huit  mois  de  navigation ,  Paul  revint  an 
Havre,  où  il  apprit  que  son  ami  du  Brésil  était  mort  du 
vomito-negro,  non  sans  ra\oir  institué  son  légataire  uni- 
versel. La  sucrerie,  les  comptoirs  et  les  marchandises 
valaient  bien  un  million.  Paul  envoya  sa  procuration  au 
consul  français  à  Rio-Janeiro,  et  partit  pour  Paris  ajn-ès 
avoir  remercié  son  oncle  l'armateur. 

La  limousine  et  l'habit  de  pean  avaient  fait  place  au  tweed. 

—  C'est  encore  Paul  !  répétèrent  ses  amis  ipiand  ils 
le  virent  sur  le  boulevard  {\c<^  Italiens.  Es-tu  riclu"  [xhu- 
longtemps? 


86  METS    TON    MANTEAU,     ETC. 

.Qui  le  sait?  Mais  si  je  me  ruine  encore,  cette  fois  je 

prendrai  un  l)urnous  et  me  ferai  spahis.  On  n'est  jamais 
perdu  quand  on  sait 

METTRE    SON    MANTEAU    COMME    VIENT    LE    VENT. 


j-iSt^^iy^'-^-^f'' 


wg  mm  DE^ji^WD'Ë.  [p@yn  ©3'iy 


DEMANDE  POUR  DEUX. 


rois  personnes  étaient  réunies  un  matin, 
autour  d'une  petite  table,  dans  un  élé- 
gant appartement  de  la  Chaussée-d'Antin  : 
un  monsieur  d'âge  mûr,  le  front  ehauve, 
une  eravate  hlanehe  autour  du  cou  et  vêtu 
d'une  ro])e  de  chambre  à  ramages;  une  dame  qui  pouvait 
avoir  de  vingt-sept  à  trente-cinq  ans,  luii  ou  l'autre,  selcui 
riieure  à  laquelle  on  la  voyait;  et  un  jeune  honuue  mis 
avec  une  simplicité  pleine  de  distinction.  Tes  dois  |)eis(tnnes 


88  MOINE    QUI    DEMANDE    POUR    DIEU 

(h'icmiaiont  ;  le?  tiède?  rayons  d'un  soleil  du  mois  de  mai 
cliucelaient  sur  les  cristaux,  qui  renvoyaient  des  gerbes 
diamantées.  Dans  une  chambre  voisine,  on  entendait  une 
voix  claire  el  vibrante  qni  chantait  sur  divers  tons  : 

Oh!  oh!  oh!  qu'il  était  beau, 
Le  postillon  de  Lonjumeau! 

—  Ce  cher  enfant!  il  s'amuse,  dit  la  dame  en  tournant 
vers  la  jiorte  entre-bàillée  un  regard  plein  de  sollicitude 
maternelle. 

—  Eh!  notre  AHVed  court  sur  ses  onze  ans,  s'écria  le 
monsieur.  Tandis  quil  s'anuise,  nous  devons  penser  à  son 
a\enir;  il  est  temps  d'y  songer.  Qu'en  ferons-nous? 

—  Fait(>s-en  un  ])hilanthrope,  répondit  le  jeune  homme. 

—  Un  philanthrope?  dit  la  dame  en  lançant  un  regard 
interrogateur. 

—  Eh!  ne  voyez -vous  pas,  ma  chère  Hortense,  que 
Georges  en  veut  toujours  à  ce  digne  M.  de  Suriac,  dont  je 
lui  citais  tout  à  l'heure  les  admirables  traits  de  charité. 

—  Une  charité  qui  ne  l'empêche  pas  de  vivre  en  un  fort 
bel  hôtel. 

—  Ne  voulez-vous  pas  que,  par  bonté  d'àme,  il  se  loge 
dans  un  grenier?  Mais  tenez,  jai  justement  à  parler  à  M.  d(^ 
Suriac  pour  affaire  qui  concerne  le  liurcau  de  bienfaisance 
de  son  arrondissement;  accompagnez-moi  dans  ma  visite; 
vous  verrez  cet  honnête  homme ,  vous  l'entendrez  et  le 
jugerez  mieux. 

—  Soit,  dit  (ieorges,  je  ne  serai  pas  lâché  de  Noii'  la  plu- 
laiillir()|)ie  dans  son  iiiléricur. 

M.  et  madame  de  IManlade  se  levèrent  de  table,  la  dame 


W  u  t^\  yV'VV'  W^   V-\c\\  t\\v(  e\c  Ytmwç. 


DEMANDE    POUR    DEUX.  89 

(Ml  souriiiiil .  If  nioiisiciir  en  ^rdiiiinclaiil  ;  cl  hiciilùl  Ions 
les  li'ois  se  diri^vriMit,  |)ar  les  Tuileries,  mms  la  nie  de 
NCriieiiil,  où  deineiiraient  M.  et  madame  de  Siiriae. 

M.  de  Plantadc  laissa  sa  l'emme  au  salou  ehc/  madame 
de  Suiviae,  et  pénétra,  avec  sou  neveu,  dans  le  eahiuel  du 
mari. 

Ce  cabinet,  ^rand  et  hieu  aéré,  avait  vue  sur  un  jai'din 
planté  d'arbustes  exotiques  et  de  magnifiques  tillenls.  Tout 
autour  de  l'appartement  s'élevaient  des  casiers  remplis  de 
cartons,  et  sur  les  nuu's,  tapissés  d'une  étofTe  brune,  on 
voyait  divers  plans  d'édifices  et  des  vues  de  momnnente 
d'un  aspect  sévère.  M.  de  Suriac  se  tenait  assis  deriière 
un  bureau  ta  cylindre  surchargé  de  pajx-rasses  et  de  dos- 
siers. C'était  un  homme  encore  vert,  portant  lunettes;  sur 
son  habit  noir  brillait  la  rosette  d'officier  de  la  Légion- 
d'Hoimeur. 

—  Toujours  occupé!  dit  M.  de  Plantadc  en  entrant. 

—  Eh!  mon  Dieu!  il  le  faut  bien;  la  misère  est  si  grande 
cette  année  que  toutes  mes  heures  sont  dues  à  nos  pauvres. 
Je  rédigeais  un  mémoire  au  ministre  poiu*  solliciter  l'éta- 
blissement d'une  maison  de  secours  en  faveur  des  fenunes 
de  chambre  sans  emploi.  A  quels  dangers  ne  sont  |)as  e\|)o- 
sées  ces  infortunées  dans  une  ville  oii  la  corruj)tion  fait 
chaque  jour  d(>  nouveaux  progrès  ! 

—  Ce  sera  une  bien  sage  institution,  ditCeorges  grave- 
ment. 

—  M.  de  IMantade,  à  (pii  jCn  ai  parie,  pourra  vous  en 
faire  apprécier  rimporlance.  i^lais  puiscpie  nous  nous  inté- 
ressez à  ces  matières,  permettez-moi,  Monsieui',  de  vous 
faire  bommag(>  d'un  volume  (pie  j'ai    uagii('r(>  publié  sur 


90  MOINE    QUI    DEMANDE    POUR    DIEU 

rutilité  (rime  iiiaison  de  refuge  pour  les  postillons  mis  à  la 
rélbriue  par  les  clieniius  de  ler. 

—  Je  le  liiai  avec  d'autant  plus  d'intérêt  que  le  mi- 
nistre, jugeant  de  son  mérite  par  votre  réputation,  en 
a  fait  prendre,  je  erois,  pour  toutes  les  hibliothècpies  du 
royaume. 

—  Oui,  Monsieur,  le  garde-des-seeau\,  M.  le  ministre 
de  l'Intérieur  et  celui  des  Travaux  Publics  en  ont  pris  deux 
mille  exemplaires.  S.  M.  elle-même  a  bien  voulu  souscrire 
pour  les  châteaux  royaux. 

"~  En  vous  donnant  qumze  mille  francs  on  n'a  pas 
même  payé  le  premier  chapitre  de  cet  excellent  travail , 
dit  Georges  toujours  sérieusement. 

M.  de  Suriac  sourit  et  s'inclina. 

—  C'est  à  peine  si  j'aurai  le  temps  de  terminer  le  travail 
dont  je  vous  parlais  tout  à  l'heure,  reprit  M.  de  Suriac; 
le  gouvernement  vient  justement  de  me  charger  d'une 
mission  en  Hollande  pour  étudier  le  système  pénitentiaire 
de  ce  royaimie ,  et  à  mon  retour  je  devrai  me  rendre  dans 
le  Périgord,  oii  s'élève  en  ce  moment  une  maison  de 
détention  dont  j'ai  fourni  les  plans.  J'en  surveillerai  les 
travaux. 

—  N'avez-vous  pas  par  là  un  beau  domaine?  demanda 
Georges  d'un  petit  air  innocent. 

—  Un  modeste  manoir  qui  avait  jadis  appartenu  à  ma 
famille,  et  que  j'ai  racheté  avec  mes  économies;  c'est  la 
dette  du  souvenir. 

Ouand  l'affaire  du  bureau  de  bienfaisance  fut  terminée, 
M.  de  Plantade  lit  demander  sa  femme. 

—  Eh  bien"?  ma  tante,  dit  Georges,  que  vous  a  donc 


DKMANDK     l'Olll     DFAIX.  9t 

;i|)|)ris  niadiiinc  de  Siiriiic'?  Si  clic  partage*  les  ^dùls  de  son 
mari,  jimagiiic  ([iic  vous  (levez  être  ('diliée. 

—  Elle  m'a  proposé  des  hillels  pour  un  hal  par  sous- 
criptiou  qu'elle  organise  au  profit  des  réfugiés  Mouléué- 
grins.  .l'eu  ai  pris  (rois, 

—  Va  vous  avez  bieu  l'ail,  Ilorlense  ;  ali  !  si  toules  les 
familles  suivaieut  l'exeuiple  de  ce  digue  ménage,  il  n'y 
aurait  plus  ni  pauvres  ni  criminels  en  France! 

—  Mais,  mon  oncle,  s'il  n'y  avait  })lus  de  pauvres  et 
plus  de  criminels,  il  n'y  aurait  plus  ni  maisons  de  refuge, 
ni  prisons.  Que  deviendraient  les  inspecteurs?  Ceci  ne 
ferait  pas  le  compte  de  M.  de  Suriac. 

—  Quoi!  ce  que  vous  avez  vu  ne  vous  a  pas  converti? 

—  Ma  foi,  j'ai  vu  une  foule  de  cartons  et  de  tiroirs 
tout  cousus  d'étiquettes  :  Mémoires  sur  les  inondés 
DES  Deux-Sèvres...  Maisons  cellulaires,..  Système  de 
Pensylvanie...  Suppression  de  la  gélatine...  Quêtes  a 
DOMICILE...  Hospice  pour  les  orphelines  de  la  Sarthe... 
Réforme  dans  le  régime  alimentaire...  Souscriptions 
diverses...  Plan  d'un  pénitencier  modèle...  Recherches 
SUR  l'emploi  du  navet  et  de  la  carotte  substitués  au 
RIZ...  Préau  d'aliénés...  Pétitions  a  examiner...  Distri- 
butions DE  comestibles...    MÉMOIRES   SUR    L'ÉTABLISSEMENT 

d'un   CHAUFFOIR    public l'ai    \u    hien   d'autres    choses 

encore;  mais  j'ai  vu  aussi  que  M.  de  Suriac  ne  niarclie 
qu'en  coupé,  qu'il  a  vingt-quatre  mille  francs  sur  le  bud- 
get à  divers  titres,  qu'il  achète  par-ci  par-là  une  ou  deux 
terres ,  et  qu'il  mange ,  le  ])auvre  hounne  ,  dans  de  la 
porcelaine  de  Chine.  Quant  à  sa  fennue,  elle  uc  saurait 
porter  une  robe  si  elle  n'était  de  velours  ou  tout  au  moins 


92  MOINK    QUI    DEMANDE    POL'R    DIEU 

de  salin  ;  c'est  ap])areiiiinent  pour  faire  en  plus  galant 
équipage  les   honneurs  de  ses  bals  charitables. 

M.  de  Plantade  ne  répondit  rien;  mais,  prenant  le  bras 
de  sa  femme,  il  l'entraîna  vivcincnl  après  avoir  lancé  un 
regard  furibond  à  son  jeune  parent. 

La  plupart  des  personnes  qui  auraient  entendu  Georges 
auraient  ftiit  comme  M.  de  Plantade.  En  vingt  endroits  la 
n'jnitation  de  M.  de  Suriac  était  solidement  établie;  on  en 
parlait  comme  d'un  homme  austère,  grave,  voué  dès  sa 
jeunesse  à  l'étude  des  plus  sérieuses  questions  sociales, 
qu'on  était  sur  de  rencontrer  à  la  tète  des  fondations  utiles 
et  des  comité»;  philanthropiques.  Cependant,  quelques  per- 
sonnes gangrenées  par  l'incrédulité  du  siècle  hochaient  la 
tète  à  cette  renommée  de  vertu  ;  l'association  du  dévoue- 
ment et  du  luxe,  de  la  richesse  et  du  désintéressement, 
leur  paraissait  tout  au  moins  douteuse. 

A  quelque  temps  de  là ,  on  apprit  que  madame  de  Suriac , 
en  l'absence  de  son  mari,  avait  fait  renouveler  le  mobilier 
de  son  hôtel. 

—  Un  bienfait  n'est  jamais  perdu,  dit  Georges.  Voilà  ce 
([ue  c'est  que  d'organiser  des  concerts  au  profit  des  vigne- 
rons grêlés. 

—  C'est  bien  la  peine  de  médire,  s'écria  M.  de  Plantade; 
ne  sait-on  pas  que  M.  de  Suriac  s'est  intéressé  dans  une 
entreprise  de  fers  galvanisés  (jui  rapporte  de  beaux  béné- 
fices? 

—  Vraiment,  je  suis  heureux  d'apprendre  que  M.  de 
Suriac  possède  une  de  ces  charités  qui  ne  vont  pas  jiisqu'à 
proscrire  la  spéculation. 

M.  de  Plantade  lui  tourna  le  dos. 


DK.MANDK     1M)I   U     DK IX.  9,") 

Un  |)(Mi  plus  tard,  M.  de  Siiiiac  se  rciulit  acqiK'i'dir 
d'mio  l(M"ine  en  Beaiicc.  i'.vWv  a('([nisili()n  suivit  do  [)r('s  la 
londalion  d'un  coniilé  contrai  pour  los  socours  onv(n(''s  à  do 
corlains  inoondiôs  du  Laiifijuodoo. 

—  11  ost  avoc  la  philanthropie  dos  aoooniinodonionls,  dit 
n(M)r^'os  (oui  has. 

—  La  hollo  at'fairo!  Ignoroz-vous  qu'une  |)arlio  dos  fonds 
(le  M.  de  Suriae  était  placée  sur  les  actions  du  chemin  de 
for  d'Orléans?  Faut-il  (pie  lui  seul  ne  prolite  j)as  d'une 
hausse"? 

—  Sans  doute;  charit(''  hion  ordoiniée  conniienco  [)ai"soi. 
M.  de  Plantade  donna  un  Anaeux  coup  de  canne  conlre 

nu  meuhlcj  et  sortit. 

Un  peu  plus  tard  encore,  après  l'adoption  par  le  minis- 
tère d'un  système  de  réforme  philanthropicpie  applicahle 
aux  maisons  de  détention,  et  imaginé  par  M.  de  Suriae, 
on  \it  l'ingénieux  réformateur  acheter  un  htitel  dans  la 
Chaussée-d'Autin.  Pour  le  coup,  M.  de  Plantade  ne  chercha 
point  à  dissimuler  son  étonnement. 

—  Je  ne  le  savais  engagé  dans  aucune  spéculation, 
dit-il. 

—  Bah!  répondit  Georges;  de  l'aisance  à  la  forlune  le 
plus  court  chemin  est  la  charité. 

—  Ne  raillez  jias,  mon  cher;  cet  achat  me  sm-prend 
surtout  dans  les  circonstances  actuelles;  M.  de  Suriae  se 
plaignait  à  moi  dernièrement  de  n'avoir  plus  même  un 
hillet  de  cinq  cents  francs  disponihlc  pour  les  besoins  du 
bureau  de  bienfaisance  dont  il  est  un  des  administrateurs. 
Je  sais  encore  (pie  tout  son  temps  était  pris  par  les  confé- 
rences auxquelles  a  donné  lieu  son  projet  de  réforme  pour 


94  MOINE    QUI    DEMANDE    POUR    DIEU,     ETC. 

lequel  il  a  sollicité  une  allocation  de  huit  cent  mille  francs 
à  nn  million. 

—  Qu'il  a  obtenus? 

—  Sans  doute.  Mais  pourquoi  riez-Yous? 

• —  Oli!  pour  peu  de  chose.  Cette  sollicitation  charitable 
me  rappelle  un  vieux  proverbe  espagnol  que  voici  : 

JIOrNE    Ori    DEMANDE    POIR    DIEU    DEMANDE    POl   R    DEUX. 


C'É    PAS    Z'AFFAI    MOUTONS,' 


LA  MARQUISE  HERMIME  DE  C.  AU  MARQUIS  DE  C- 

COLONF.L    DI-:    nOYAL    ***. 


Dos  f.liavanpttos  ,  27  jiiillft  1" 


Monsieur  et  cher  époux 


e  ne  sais  s'il  ne  vous  semblera  point  fâcheux 
de  recevoir,  après  un  long  silence,  la 
marque  il" un  souvenir  que  vous  semhlez 
vouloir  (Iclmii'e  par  les  j)reuves  réitérées 
(le  votre  imIilTérence.  Depuis  plus  d'un  an, 


1.    Proverbe  criiule  .-    Les  affaires   des   Cabris  ne   vo.'ii  i>as  les  affaires  îles 
}toulo)is. 


96  z'affai  cabris 

reléguée  par  yos  ordres  dans  une  retraite  qui  serait  un 
paradis  si  vous  la  partagiez  a\ec  moi,  je  n'ai  point  osé  vous 
importuner  de  mes  lettres.  Je  m'y  vois  aujourd'hui  foreée 
par  les  cireonstances,  et  vous  m'excuserez  d'y  avoir  cédé. 

Madame  T...,  dont  vous  n'avez  peut-être  pas  oublié  le 
nom,  et  qui  a  donné  à  mon  éducation  tant  de  soins  dévoués, 
est  en  ce  moment  privée  de  son  tils  unique.  De  mauvais 
conseils  et  de  pernicieuses  liaisons  ont  égaré  ce  jeune 
homme.  Enfin,  tout  dernièrement,  pressé  par  le  besoin 
aussi  bien  (jue  par  un  désir  insensé  d'échapper  aux  l'emon- 
frances  de  sa  famille,  le  malheureux  s'est  engage,  sous  un 
nom  supposé.  Après  beaucoup  de  recherches,  sa  mère  et 
ses  amis  ont  pu  retrouver  ses  traces;  et  l'on  a  su  que  le 
recruteur  auquel  il  s'est  vendu  pour  quelques  écus,  appar- 
tenait au  régiment  que  vous  tenez  de  la  bonté  du  roi. 

A  cette  nouvelle,  madame  T...  n'a  pas  douté  un  instant 
que  son  tils  ne  lui  lût  rendu.  Elle  est  venue  de  sa  province 
éloignée  se  jeter  à  mes  genoux,  et  je  ne  saurais  vous  rendre 
les  paroles  touchantes  qu'elle  a  fait  entendre  à  son  ancienne 
élève.  Les  larmes  vraies  dont  elle  les  accompagnait  ont 
pénétré  mon  cœur,  et  je  me  suis  dit  que  bien  certainement 
elles  trouveraient  accès  dans  le  vôtre.  11  ne  s'agit,  à  ce 
qu'il  paraît,  que  d'un  engagement  à  déchirer;  et  la  circon- 
stance du  nom  supposé,  rend  encore  plus  facile  cette  bonne 
action  qui  dépend  de  vous,  de  vous  seul. 

Je  n'ai  pas  cru  m'engager  trop,  au  vis-à-vis  de  la  mère 
éplorée,  en  promettant  que  vous  l'aideriez,  sur  ma  prière, 
à  réparer  le  coup  <le  tète  de  ce  jeune  insensé  qu'elle  aime 
plus  que  la  vie.  Songez,  Monsieur,  que  par  cet  acte  si  juste 
eu   lui-même   vous  me   domiez  le  moyen  d'acquitter  une 


k  \)ow  CA\aV  V)o\\  îia\. 


C'É    PAS    Z'.MKAI     MOITONS.  07 

(Icllo  sacivo  onvors  la  ])orsoiint'  qui  juscju'à  jjivseiit  a  le  plus 
morilr  lua  reconuaissauce  (  à  rcxccpliou  de  uiou  cher  éjmux). 
Songez  aussi  à  la  douleur  que  j'éprouverais  si  la  première 
demande  que  je  \ous  ai  adressée  depuis  que  jai  1"  honneur 
de  porter  voire  iu)m.  mêlait  froidement  refusée. 

Puisse  votre  réponse  ne  pas  me  dire  trop  hrièvenieul  (pie 
mon  luunble  reipiéte  a  lrou\é  <iràee  devant  vous! 

\  oti'i'  lidèle  et  toujours  dé\ouee. 
Herminie  de  C. 


I.E  MARoriS  A  LA   MARQUISE. 

Versailles,  2i  août  ITT'. 

Je  suis  désespéré,  Madame,  que  le  service  du  roi  ne  me 
permette  pas  de  rendre  libre  le  jeune  homme  auquel  vous 
voulez  bien  prendre  intérêt;  mais  il  serait  mon  parent,  que 
je  ne  saurais  prendre  cela  sur  moi,  maintenant  surtout  que 
l'engagement  est  sorti  de  mes  mains  pour  passer  dans  les 
bureaux  du  ministre. 

Croyez  à  tout  le  regret  que  j'ai  d'être  obligé  de  vous 
refuser,  et  à  toute  ma  reconnaissance  pour  les  sentiments 
exprimés  dans  votre  lettre.  Ils  se  retrouvent  naturellement 
dans  le  cœur 

De  Notre  époux  bien  affectionné 
qui  vous  j)rie  d'agréer  son  respect. 

Le  MAKQiis  de  C. 

15 


98  z'affai  cabris 


A  MADEMOISELLE  MAGDELEINE  MIRÉ,  DE  L'OPÉRA. 

La  piesantc,  chaire  camarade,  ait  pour  te  dire  comme 
quoi  mon  povre  jeune  homme  que  tu  sais  a  eu  l'enfantiage 
de  se  lesser  raccoler  par  désespoir,  vu  qu'il  ii'avet  plus  le 
you,  et  qu'il  étet  toujour  de  plus  en  plus  amoureux  de  moi. 
G'oret  pu  fére  demandé  sa  crasse  au  marki  de  C...  son 
colonel  par  mon  lilosofe  amériquain  auquel  je  suis  attachée, 
mais  ça  lui  depleret,  à  sept  homme,  tout  filosofe  qu  il  ait. 
Toi  qui  ait  si  honne  camarade,  lu  oras  du  marki  colonel 
tout  œ  que  tu  voudra,  car  il  eme  les  demoiselles;  et  je  te 
seré  toujour  reconnaissante,  a  jamais  et  pour  la  vie,  si  tu 
otes  mon  povre  petit  de  la  peine  où  il  ait,  dont  voici  le  nom 
de  son  regimau  au  has  de  la  page.  Il  t'interaiseret  si  tu  le 
connesset,  ce  cher  ami,  tendre,  élevé,  charman  et  toujour 
enchanté.  Dans  l'aucasion,  tu  peux  ocy  compter  sur  la 
pareille,  comme  cela  se  doigt  antre  amies.  Je  t'embrase  de 
cœur,  mille ,  mille  et  cent  lois. 

Ta  camarade , 

Manon  Lecler. 


A  M.  LE  MARQUIS  DE  C. 

On  dit  que  vous  êtes  plein  de  sentiment,  monsieur  le 
marquis,  et  je  vous  ai  toujours  distingué  de  ces  êtres  ma- 
chines qui  tourbillonnant,  bourdonnant  autour  de  moi,  sans 
cesse  m'obsèdent.  Vous  comprendrez  donc  l'intérêt  que  je 
porte  à  un  jeune  homme  de  mes  parents  qu'on  veut  enmie- 


c'É  PAS  z'affai   moutons.  00 

lier  clans  les  armées.  .le  suis  eaiise  de  sa  perte,  vu  (jik!  ses 
sentiments  pour  moi  l'ont  égaré  à  s'enrôler  depuis  un  mois 
dans  votre  régiment  sous  le  nom  de  Valentin,  qui  n'est  pas 
le  sien.  \ Oyez  donc  le  joli  soldat  que  vous  aiu'iez,  amou- 
reux à  n'en  pouvoir  plus,  et  qui  déserterait  comme  l'Alexis 
de  M.  Sedaine.  Allons,  monsieur  le  marquis,  rendez-le- 
moi  de  suite,  ce  pauvre  garçon.  Vous  ne  trouverez  pas  tou- 
jours une  aussi  belle  occasion  d'obliger  une  petite  personne 
dont  l'ingratitude  n'est  pas  le  péché  mignon,  et  qui  sera 
heureuse  de  vous  montrer  la  reconnaissance  avec  laquelle 
elle  ose  se  dire ,  en  attendant  mieux , 

Votre  très-humble  servante, 
M.  Miré, 

Pensionnaire  de  l'Opéra. 


A  MADEMOISELLE  MANON  LECLERC,  DE  L'OPÉRA. 

Manon,  Manon,  je  suis  libre  :  la  grâce  a  touché  mon 
farouche  colonel.  Il  avait  refusé  à  la  marquise,  sa  femme, 
d'annuler  mon  engagement,  et  je  croyais  t' avoir  à  jamais 
perdue,  lorsque  hier,  par  son  ordre,  un  sergent  m'a  con- 
duit à  son  hôtel.  Je  soupçonne  que  tu  sais  déjà  la  S(X'ne  de 
comédie,  oii  j'ai  dû  jouer,  impromptu ,  le  rôle  le  plus 
bizarre. 

Le  marquis  était,  en  négligé  du  matin,  dans  un  petit 
salon ,  derrière  sa  chambre  à  coucher  :  près  de  lui ,  sur  un 
fauteuil ,  une  petite  femme ,  qui  tournait  le  dos  à  la  porte . 
et  dont  je  n'apercevais  d'abord  que  les  mules  de  satin  rose. 


10(1  ZAFFAl     CABHIS 

Pardonne,  Manon  :  je  crus  nn  instant  qne  c'était  toi;  mon 
sang  ])Ouillonnait  déjà  dans  mes  veines,  qnand  cette  jolie 
personne  se  leva  pour  accourir  au-devant  de  moi,  et  ne 
m'offrit  qu'un  visage  inconnu  : 

—  Mon  cousin,  me  dit-elle,  je  n'ignore  pas  qne  je  suis 
pour  beaucoup  dans  le  mauvais  parti  que  vons  avez  pris  et 
qui  désolait  notre  famille.  Je  me  suis  crue  obligée  de  réparer 
le  mal  que  j'avais  fait  sans  le  vouloir;  et  j'y  suis  parvenue 
grâce  à  la  générosité  de  monsieur  votre  colonel.  Cédant  à 
mes  instances,  il  m'a  rendu  ce  papier  que  je  vous  rends  à 
mon  tour,  en  vous  priant  de  ne  pas  me  forcer  à  vous 
racbeter  une  seconde  fois. 

Pendant  ce  discours,  où  je  ne  comprenais  goutte,  et  qui 
égayait  visiblement  le  colonel,  j'ai  dû  faire  une  mine  des 
plus  bébétées  et  des  plus  tristes.  Aussi,  ma  cousine  m'a- 
t-elle  tourné  le  dos  avec  un  sourire  de  pitié ,  tandis  que  le 
marquis  me  congédiait,  ce  qu'il  a  fait  de  très-bonne  grâce, 
en  me  reconduisant  jusqu'à  la  pièce  voisine.  Là  il  m'a  dit  à 
demi-voix  : 

—  Ne  vous  désolez  point  trop ,  Monsieur.  Vous  êtes  plus 
aimé  que  moi.  Cela  suffit  pour  que  je  ne  sois  pas  longtemps 
votre  rival.  Ne  m'en  veuillez  pas  d'avoir  profité  de  mes 
avantages,  et,  en  échange  de  la  liberté  que  je  vous  rgnds, 
laissez-moi  espérer  de  vous  un  léger  service. 

Madame  votre  mère  et  la  marquise  m'avaient  demandé 
sans  1  obtenir  ce  que  j'accorde  à  mademoiselle  votre  cou- 
sme...  Ceci  lient  uniquement,  je  vous  prie  de  le  croire,  au 
talent  avec  lequel  cette  aimable  personne  rédige  ses  placets 
et  fait  valoir  les  causes  dont  elle  se  cbarge...  Mais  comme 
ma  comj)laisance  pour  elle  sei'ait  peut-être  mal  interprétée. 


C   !•     l'As    7.   AFIAI     MOI  TONS. 


101 


vous  maidcrcz  à  jx'rsii.ulci'  voire  mric  (inc  jo  vous  rends  a 
clic...  cl  à  sou  élève. 

.lai  (ont  promis,  connne  lu  peux  li'  penser,  sans  laire 
})arl  an  colonel  de  tontes  mes  conjeclnics  et  de  tontes  mes 
réflexions.  La  pins  sériense  (pie  m'inspire  celle  folle  a\eii- 
tnro  est  qne  cliacnn  ici-bas  a  son  talent,  son  })elil  sa\oii', 
et  doit  s'occuper  des  alïaires  où  ils  sont  de  mise.  Madame  la 
marquise  a  bien  des  vertus;  mais  si  je  n'avais  pas  eu  de 
meilleures  protectrices,  j'allais  tout  droit  an  réj^iment.  Pour 
servir  dans  l'occasion  un  mauvais  sujet  de  mon  espèce, 
rien  ne  vaut  Aci^  l'emmes  counue  vous.  Au  revoir,  ma 
Terpsicbore  ! 

ÉnoiARi)  T...   dit  Valkntin. 


If     '  '^ 


M   Là   MàUQë    ©ly    yii^JgTiFllllIi 


CHACUN  EST  DANSEUR. 


fortune  ennemie  !    quand  cesseras -tu  de 

me  poursuivre?  Et  toi,   Terpsichore,  si 

§  jamais  mes  entrechats  et  furent  agréables, 

^      (<^;î^"    ^'  jamais  tu  daignas  sourire  à   mes  pi- 


l5^-.ù  rouettes,  prends  en  pitié  un  de  tes  plus 
fidèles  serviteurs.  Depuis  le  jour  fatal  où  l'imprudence  d'un 
machiniste  de  province  me  précipita  du  haut  de  F  Olympe 
et  me  rendit  boiteux,  cette  affreuse  déesse  qu'on  nomme 
la  débine  n'a  cessé  de  me  poursuivre.  J'ai  dû  dire  adieu 


EN  LA  MAISON  DU  M  KNÉTR 1 ER ,  ETC.     103 

à  la  danse,  au  public,  et  surtout  aux  engagements  de  dix 
mille  francs.  Je  ne  danse  plus,  et  je  suis  l'orcé  de  faire 
danser  les  antres;  j'étais  dieu ,  et  je  suis  devenu  ménétrier  ; 
je  racle  des  contredanses  pour  un  orcliestre  de  barrière,  à 
trente  francs  par  mois.  Henreux  encore  si  cette  ressource 
me  restait;  mais  l'infâme  directeur  du  Bal  d'idalie  vient  de 
faire  bancpieroule ,  il  s'est  enfui  en  emportant  la  caisse! 
Deux  mois  d'appointements  me  sont  enlevés  ;  (pi'allons- 
nous  devenir  ?  » 

Ainsi  parlait  le  père  Pastourel  en  se  laissant  tomber  dans 
son  vieux  fauteuil  ;  d'un  geste  désesj)éré,  il  lant;a  son  violon 
sur  son  lit ,  et  l'instrument  rendit  un  sourd  murmure 
comme  pour  se  plaindre.  Pastourel  croisa  ses  bras  contre 
sa  poitrine,  ramena  sur  ses  genoux  les  vastes  pans  de  sa 
redingote,  et  darda  contre  le  ciel  un  regard  menaçant. 
Après  quelques  minutes  de  cette  pantomime  antique,  il 
parcourut  sa  cbambre  à  grands  pas;  puis  il  s'arrêta  en 
disant  :    «  Je  casserais  bien  une  croûte. 

«  Mais,  hélas  !  je  snis  sûr  qu'il  n'y  a  rien  à  la  maison  ; 
cherche  dans  tes  armoires,  malheureux,  lu  n'y  trouveras 
que  le  vide  ;  contemple  ton  foyer,  misérable,  il  ne  contient 
que  des  cendres.  Et  que  vont  dire  Fanny  et  Irma  quand 
elles  rentreront?  J'avais  promis  de  les  régaler  aujourd'hui 
d'une  tourte  aux  boulettes  et  d'un  flan  au  café;  ô  espérance 
folle  !  ô  bizarrerie  de  la  vie  !  ô  vengeance  du  sort  !  la 
tourte  court  sur  la  route  de  la  Belgique,  et  le  flan  est  tombé 
dans  le  gouffre  du  déticit.  Après  tout,  elles  feront  connne 
moi,  puisque,  malgré  mes  conseils,  elles  veulent  deve- 
nir artistes.  Pourquoi  n'ont-elles  pas  suivi  l'exemple  de 
leur  frère,  de  ce  bon  Joseph,  qui  fera,  j'en  suis  sûr,  un 


104  EN    LA    MAISON    DU    MÉNÉTRIER 

excellent  menuisier,  et  qui  deviendra  le  soutien  de  son 
père  !  » 

Des  pas  légers  se  l'ont  entendre  à  la  porte  du  grenier; 
elle  s'ouvre,  c'est  Irma  et  Fanny  cpii  entrent.  Chapeau  de 
paille,  tartan,  cabas,  robe  d'indienne  frangée  de  boue, 
vous  les  reconnaîtriez  enlre  mille;  ce  sont  des  élèves  du 
cours  de  danse  de  l'Opéra;  deux  petites  lilles,  à  l'œil  vif  et 
mobile,  à  la  bouche  tine  et  délicate,  charmantes  souris  qui 
brûlent  de  grandir  et  de  montrer  dans  les  coulisses  leur 
museau  de  rats. 

Elles  se  jettent  au  cou  de  leur  père  ;  |)uis  (piaiid  elles  ont 
déposé  et  chapeau,  et  tartan,  et  cabas,  dans  leur  cham- 
brette.  elles  se  disent  qu'il  est  temps  de  mettre  le  couvert. 
L'une  apporte  la  nappe,  l'autre  les  assiettes;  en  un  clin 
d'œil  la  table  est  prête.  Fanny  a  une  faim  de  loup,  Irma 
un  appétit  violent.  —  Oii  avez-vous  mis  la  tourte  aux  bou- 
lettes, bon  papa?  — (Ju'avez-vous  l'ait  du  flan,  petit  père? 

Figurez-vous  la  situation  du  pauvre  Pastourel;  pour 
moi ,  je  n'ai  pas  le  courage  de  vous  la  dépeindre. 

11  fallut  bien  cependant  raconter  et  la  hiite  du  directeur, 
et  la  perte  des  appointements ,  et  l'absence  forcée  de 
comestibles  qui  en  n'sidtait.  Oiiand  Pastourel  eut  achevé 
ce  menu,  les  deux  jeunes  lilles  se  regardèrent. 

—  As-lu  encon^  faim  ,  Fanny  ? 

—  i\on,  je  m'étais  tronijiée;  la  faim  m'a  passé.  Et  toi, 
Irma  ? 

—  Ma  migraine  ma  repiis;  il  me  serait  impoi^siblc  de 
manger. 

Pastourel  s'approcha  de  la  fenêtre  pour  essuyer  une 
larme;  il  était  sensible,  quoique  danseur. 


Pi--,  -..-j!mi}'^^'' 


Qwv  t\■v^^\t  bVtw  t\\àVvt  V)\tu. 


1 


IIHACUN     KST     DANSEl  H.  105 

L(S  croisses  silures  an  l'oiid  de  la  cour  (''laiciil  oun crics 
aussi;  Tune  clail  IraNcrsc'c  par  une  ^uiiiandc  de  (leurs 
arlilicielles;  à  laidre  on  \ovail  lloller  du  lin^c  (|ui  si'eliait 
au  soleil  :  une  (leurisle  cl  inie  l)lan(  liisseuse  liahilaienl  les 
uiodesles  mansardes  (|ui  i-e<^ardaienl  celle  de  l*as(oin(d. 
L'heure  du  repas  élail  aiaivcc,  cl  les  (\vn\  ouvrières. 
assises  devant  une  lal)le  pi'opretle.  niauginiienl  du  lucil- 
leiir  appétil.  A  ce  speclacle ,  Pastourel  ne  put  seinpè- 
cher  de  l'aire  un  triste  retour  sur  lui-même.  11  appela  ses 
filles. 

Fanny  appnya  sa  joue  sur  l'épaule  de  son  père,  et  passa 
son  bras  autour  de  son  cou;  Irma  en  fit  autant  de  son 
côté. 

Un  poète  aurait  comparé  Pastourel  à  un  vieux  cocotier 
entouré  de  lianes  flexibles;  un  peintre  se  serait  arrêté  pour 
dessiner  ce  groupe ,  dont  nous  nous  bornons  à  indiquer  la 
grâce. 

—  Si  tu  avais  voulu,  F'anny,  dit  le  vieux  danseur  à  sa 
fdle  en  lui  montrant  la  fleuriste,  tu  serais  une  ouvrière 
laborieuse,  gagnant  de  quoi  dîner  tous  les  jours,  et  de 
quoi  acheter  une  robe  de  soie  pour  le  dimanche. 

En  même  temps,  le  père  Pastourel  soupira. 

—  Et  toi,  Iruîa,  continua-t-il ,  n'envies-lu  pas  le  sort 
de  cette  gentille  repasseuse?  Elle  n'est  j)as  obligée  de  se 
contenter  d'une  migraine  pour  dîner.  Ecoutez  mes  conseils, 
enfants,  pendant  quil  en  est  temps  encore  :  tous  les  beaux- 
arts  de  la  terre  ne  valent  pas  un  bon  métier.  Quelle  jolie 
fleuriste  tu  serais,  Fanny!  Et  toi,  Irma,  quelle  charmanle 
blanchisseuse!  Vous  ne  manqueriez  pas  d'amoureux,  j'en 
suis  sûr;  les  amoureux  deviendraient  bien  vite  des  maris; 


106  EN     LA    MAISON    DU    MENETRIER 

je  jellcrais  mon  violon  aux  orties^,  et  je  ne  l'émis  plus  danser 
que  vos  enfants  sur  mes  genoux. 

Pastourel  sdupira  eneorc. 

lima  et  Faun\  répondirenl  j)ar  une  moue  à  lallocution 
paternelle. 

—  A  mon  tour,  dit  Irma,  de  vous  l'aire  remarquer 
quelque  chose.  Vovez-vous  cette  calèche  qui  entre  dans  lu 
cour?  une  dame  en  descend;  comme  elle  est  élégante  et 
parée  !  Pour  elle  notre  voisine  la  tleuriste  sera  trop  heureuse 
de  quitter  sa  tahle  et  de  laisser  son  dîner;  elle  s'inclinera 
devant  elle,  F  accablera  de  salutations,  se  fera  humble  et 
petite;  tout  cela  pour  qu'elle  joigne  à  sa  commande  de 
Heurs  un  billet  pour  la  représentation  de  demain.  Cette 
dame,  c'est  la  première  danseuse  de  l'Opéra;  elle  gagne 
trente  mille  francs  par  an;  toutes  les  fois  qu'elle  danse,  on 
la  couvre  de  bouquets  et  de  bravos.  Un  jour  nous  serons 
comme  elle;  nous  aurons  un  équipage;  vous  verrez  briller 
sur  l'affiche  les  noms  de  vos  deux  tilles,  mesdemoiselles 
Pastourel  T"  et  Pastourel  2""";  vous  lirez  notre  éloge  dans  les 
journaux;  vous  nous  accompagnerez  dans  une  bonne  chaise 
de  poste  quand  nous  irons  en  congé. 

—  Mais  vous  naxez  pas  seulement  débuté,  reprit  le 
père,  souriant  à  demi  à  la  perspecti\e  qu'Irma  venait 
d'ouvrir  devant  ses  yeux. 

Ce  fut  Fanny  qui  lui  répontlit  : 

—  Dans  un  mois  nous  ferons  partie  du  corps  de  ballet, 
sans  compter  qu'aujourd'hui  même,  en  me  voyant  prendre 

■  ma  leçon,  le  professeur  a  dit  :    «  A  oilà  une  pii'ouette  cpii 
avant  un  an  ira  à  I^ondres.   » 

—  Le  professeur  a  dit  cel.i  '.' 


CIIACIN    i:ST    DANSlirU.  107 

—  \][  il  a  lail  li'  mrmc  complimciil  à  ma  sumii';  \()M)11S, 
[X'iil  \)i\v ,  nous  rcprocliez-voiis  eiicoro  tlaNoii"  \oulu  ctro 
arlislos  comme  \oiis'? 

Deux  baisers  \ieimeii(  se  poser  à  la  fois  sur  les  joues  du 
vieillard. 

—  Tout  cela  est  i'orl  beau  sans  doule;  mais  en  attendant 

il  lanl  dîner,  et  comment  s'y  prendre? il  me  vient  une 

idée. 

—  Laquelle?  demandèrent  à  la  lois  mesdemoiselles 
Pastourel  1"  et  Pastourel  2"". 

—  Heureusement  pour  vous,  mes  enfants,  vous  avez  nu 
frère  pour  lequel  la  vie  d'artiste  n'a  jamais  en  d'attraits; 
celui-là  aime  la  tranquillité,  la  paix,  le  travail;  il  est 
modeste,  laborieux  et  rangé;  il  n'ambitionne  ni  le  vain 
bruit  des  applaudissements,  ni  les  éloges  des  journaux. 
Je  vais  le  trouver  à  son  atelier,  son  bourgeois  ne  refusera 
pas  de  lui  avancer  une  petite  sonnne,  cl  Terj)sicbore  dînera 
aujourdbui  aux  frais  du  rabot. 

Les  deux  sœurs  se  regardèrent  en  même  temps;  Irma  lit 
Mil  mouvement  comme  [)()ur  ])arler,  mais  Fannv  la  retint. 
—  (Ju'allais-tu  faire  ?  dit-elle  à  sa  sœur  quand  le  \ieillard 
fut  parti;  il  vaut  bien  mieux  qu'il  rap])renne  par  d'autres 
que  par  nous. 

Au  bout  d'une  heure,  Pastourel  était  de  retour.  11  frois- 
sait entre  ses  mains  crispées  une  lettre  que  le  portier  lui 
avait  remise,  et  (pi'il  n'avait  jias  même  pris  la  peine  de 
décacheter.  La  douleur  et  le  désespoir  anxipiels  nous 
l'avons  vu  en  proie  au  commencement  de  cette  histoiic, 
ne  sont   rien  auprès  de  ce   qu'il  éprouve  eu  ce  moment. 

—  0   jour    fmu^sfc  !     s'écrie-l-il .    jour   de   diMiil   et    de 


108  EN    LA    MAISON    DU    MÉNÉTRIER 

iiialédicliuii  !  puissos-tu  être  le  deriiier  de  mes  jouis  !  Je 
perds  à  la  fois  ma  place  et  mon  fils;  il  ne  me  reste  plus 
qu'à  perdre  la  vie.  Le  malheureux  s'est  engagé  dans  une 
troupe  ambulante  !  Pendant  que  je  le  croyais  occupé  à 
manier  la  scie  ou  le  marteau,  il  désertait  l'atelier,  il  allait 
prendre  des  leçons  de  danse;  il  me  trompait,  le  scélérat,  il 
trompait  tout  le  monde!  Le  mensonge  conduit  à  tout, 
cet  enfcint  déshonorera  mes  cheveux  blancs  ! 

Fanny  et  h^ma  se  mirent  aux  genoux  de  leur  père,  et 
essayèrent  de  le  calmer. 

—  Laissez-moi  !  continua-t-il  en  les  repoussant;  je  lui 
donne  ma  malédiction.  Mépriser  mes  avis  et  s'engager  dans 
une  troupe  de  cabotins!  est-ce  là,  je  vous  prie,  le  début 
d'un  artiste  véritable  ?  Qu'y  a-t-il  à  faire  pour  un  danseur 
sur  des  planches  nomades?  Quelques  misérables  entrées 
dans  une  obscure  bourgade;  tout  au  plus  un  pas  de  deux  si 
l'on  s'élève  jusqu'à  la  sous-préfecture. 

—  Mais  ne  faut-il  pas  un  commencement  à  tout?  reprit 
doucement  Fanny.  Notre  frère  ne  s'en  tiendra  pas  là;  il 
nous  a  dit  en  nous  embrassant  :  «  Je  reviendrai  bientôt 
débuter  à  Paris;  moi  aussi,  je  veux  être  artiste  comme  mon 
père.  » 

—  Toujours  la  même  réponse!  Ingrates  lilles,  non 
contentes  de  perdre  mon  Joseph,  vous  l'avez  aidé  dans  sa 
fuite,  vous  n'avez  pas  craint  de  devenir  ses  complices.  Je 
vous  maudirais  comme  lui,  si  vous  n'étiez  à  jeun...  Y  a-t-il 
longtemps  qu'il  est  parti? 

—  Une  semaine. 

—  Reviendra-t-il  bientôt? 

—  Il  nous  fera  savoir  l'époque  de  son  i-elour. 


nllACUN    EST    DANSEUR.  109 

' —  Ce  nest  [)as  (juc  je  désire  le  revoii',  au  moins;  je 
1  "ai  pour  jamais  l)auui  de  ma  j)résence; qu'il  ne  s'avise  pas 
d(>  inellre  les  pieds  chez  moi,  je  le  chasserais. 

Au  même  instant  Irma  poussa  un  cri  de  joie,  et  remit 
à  son  père  la  lettre  que  la  colère  lavait  empêché  de  lire. 

—  De  Joseph?  dit  Pastourel  en  essayant  de  cacher  sa 
joie. 

—  De  votre  directeur;   lisez. 

Le  vieux  danseur  mit  ses  lunettes  et  lut. 

Monsieur, 

Pliicé,  en  vertu  d'une  délibération  des  actionnaires,  à  la  tèle  du 
Bald'Idalie,  j"ai  l'honneur  de  vous  informer  que  les  soirées  dansantes 
de  cet  établissement  recommenceront  à  partir  de  demain  ;  vous  êtes  en 
conséquence  invité  à  vous  rendre  à  votre  poste  aux  lieures  accoutumées. 
La  nouvelle  entreprise,  désireuse  de  stimuler  le  zèle  des  artistes,  paiera 
l'arriéré  à  bureau  ouvert;  il  vous  sufïira  de  présenter  vos  titres  au  siège 
de  l'administration. 

Bagnolet  ,  Directeur. 

—  Voilà  un  h'ait  qui  fait  honiu'ur  à  l'espèce  Immaine  ; 
ce  Bagnolet  est  un  honnête  honnne  qui  mérite  de  prospérer; 
mon  archet  lui  est  tout  dévoué.  Puisse  Joseph  avoir  toujours 
affaire  à  des  directeurs  pareils  ! 

—  Vous  lui  pardonnez  donc  à  ce  pauvre  Joseph? 

—  Je  vous  dirai  cela  à  mon  retour,  mes  enfants;  je 
vais  voir  si  la  caisse  est  ouverte;  en  attendant  rcmellez 
dans  son  étui  mon  hon  vieux  violon  que  tout  à  1" heure 
j'ai  manqué  de  hriser. 

—  Soyez  tranquille,  petit  père,  nous  aurons  hien  soin 
de  lui,  à  condition  que  vous  ne  reprocherez  plus  à  Fanny, 


110 


EN    LA    MAISON    DU    MENETRIER,    ETC. 


à  moi,  à  Josepli,  de  n'être  ni  lleurisle,  ni  l)lancliissense , 
ni  menuisier.  Vous  nous  le  promettez,  n'est-ce  pas? 

—  Si    je   l'oublie,    rappelez-moi    ce   proverbe   qui    me 
force  à  la  résignation  : 

ES    I. A    MAISON    DU    MKNKTKIKR    CHACUN    EST     nANSKlIl. 


''l'j. 


^ill/fiH^-' 


VOUS   POUVEZ  EN   BOIRE   L'EAU 


m   hilippe! 
'  fe^  V  ^       —  Ernest  ! 

Les  habitiiés  du  cale  de  Paris  enlendenl 
cv,^/^:^  fort  peu  de  ces  exclaïualious  (jue  la  suipiise 
liP^'  et  l'élan  du  co'ui-  Innl  vibrer  sur  de  jeunes 
It'M'es.  De  tous  coli's  les  \eii\  se  le\èreHl.  le  hciiil  (\r^ 
lourciiettes  sairèla;  il  \  eut  lUie  sus|)eiisiou  dliostililés 
sur  ce  cliaui|)  de  balailli'  déjà   ciiuvcm'I  de  vicliuies. 


112  NE    CRACHEZ    PAS    DANS    LE    PUITS, 

Mais  quand  on  vit  deux  jeunes  gens  se  lever  en  même 
lemps,  et,  quelque  peu  interdits  de  l'effet  qu'ils  avaient 
produit,  échanger  à  demi-voix,  avec  une  cordiale  poignée 
de  mains,  leurs  félicitations  réciproques,  la  curiosité  ne 
tint  })as  longtemps  la  gastronomie  en  arrêt.  (Chacun  se  remit 
à  l'œuvre  de  plus  belle;  et  nos  deux  amis,  à  qui  personne 
ne  prenait  garde,  s'attablèrent  paisiblement,  côte  h  côte, 
autour  d'une  table  où  trois  autres  convives  avaient  pris 
place.  C'étaient  de  joyeux  garçons,  invités,  à  ce  qu'il  sem- 
blait, par  le  dandy  qui  répondait  au  nom  de  Philippe. 

Leur  conversation,  que  chacun  put  écouter  sans  scru- 
pule vu  le  diapason  très-élevé  qu'ils  lui  avaient  donné, 
courait  et  sautelail  d  un  sujet  à  l'autre  avec  une  prestesse 
énu'nemment  parisienne.  On  questionna  d'abord  M.  Ernest 
qui  revenait  du  Yucatan ,  où  il  était  allé  dessiner  je  ne 
sais  quels  anciens  temples  d'une  arcbitecture  idéale.  Ceci 
conduisit  à  parler  de  Fernaiid  Cortez  et  des  jambes  d'une 
choriste. 

11  fut  ensuite  question  d'un  suicide,  et  Ton  disserta 
longuement  sur  de  nouveaux  pistolets  à  double  détente, 
perfectionnés  par  un  arnuu'ier  allemand  dont  le  nom 
m'échappe. 

L'Allemagne  mit  sur  le  tapis  im  académicien  récennnent 
élu,  dont  on  discuta  vivement  les  titres  philosophiques, 
et,  pour  bien  peu,  la  grande  question  de  l'enseignement 
universitaire  allait  tout  envahir.  Par  bonheur,  une  mé- 
chante épigramme  sur  un  ex-ministre  de  l'instruction 
j)ublique  détourna  lorage  ,  et  l'on  ne  parla  plus,  durant 
un  gros  quart  d'heure,  que  d'une  tentative  d'assassinat 
[)ratiquée  naguère  par  une  dame  poëte  sur  un  romancier 


-7,>T;_0 


Yrt  Yjw  t\\\\<\»;  \v\'\V  (\\\\\\i\  \nn\. 


vous    POUVEZ    EN    UOIUE    i/EAU.  115 

liorlii'iillour.  C'était  de  Ihisloin'  aiicicnnt»;  mais  elle 
intéressait  le  revenant  du  Mexique,  auditeur  él)alii  de  ces 
plaisantes  chroniques. 

Prenant  enlin  la  parole  connue  par  inspiialioii  : 

—  Puisque  nous  ])arlons  de  has-Lleus,  s"éeria-l-il, 
donnez-moi  des  nouvelles  d'Antonia  Fouinard! 

A  ce  nom  prononcé  sans  le  moindre  endjarras,  et  tout 
uniment  jeté  dans  le  courant  du  dialogue,  une  vive  siu'prise 
se  peignit  sur  la  ligure  des  trois  convives  d<>  Pliilip])e. 
Philippe  lui-même  pâlit  légèrement,  et  voulut  couper  la 
parole  à  son  ami. 

—  Veux-tu  des  fraises?  lui  demanda-t-il. 
Ernest  pelait  une  orange  ,  et  ne  s'aperçut  de  rien. 

—  Merci,  répondit-il  négligemment;  Antonia  Fouinard, 
cette  jolie  personne  que  Philippe  appelait  sans  façon  Nini, 
et  que  je  surnommai  jNini-Fo  le  jour  où  je  lus  dans  un 
dictionnaire  mvthologique  : 

«  NiNi-Fo,  déesse  de  la  volupté  chez  les  Chinois.  » 

Sur  ce  trait  spirituel,  Frnest  s'arrêta  d'autant  plus 
volontiers  qu'il  venait  davaler  son  premier  quartier  d'o- 
range. 

Mais  comme  pcrsojme  n'avait  ri,  le  pauvre  gai'çon 
pensa  que  son  mot  ratait.  «  Je  reviens  du  Yucatan,  se 
dit-il,  et  je  n'ai  pas  le  sens  connnun.  Tentons  encore  la 
fortune.  » 

—  Ah!  reprit-il,  quelles  honnes  soirées  nous  passions  à 
nous  moquer  d'elle  !  Imaginez-vous,  Messieurs,  (pie  le  sei- 
gneur Philippe,  ici  présent,  avait  eu  l'indigne  faihiesse, 


114  NE    CRACHEZ    PAS    DANS     LE   PUITS, 

(juiiizo  jours  (liiranl,  tlo  la  prendre  au  sérieux.  Il  faisait  des 
vers  pour  elle...  JNe  t'en  défends  pas,  je  les  ai  lus...  Elle 
l'appelait  son  Clair  de  lune!...  Le  surnom  passa  dans  le 
commerce,  et  trois  ou  quatre  mauvais  sujets,  dont  j'étais, 
se  donnèrent  le  plaisir  de  rendre  Philippe  inlidèle  pour 
pouvoir  écrire  à  madame  Antonia  que  son  clair  de  l'une 
était  aussi  le  clair  de  r autre... 

Cet  abominable  calembour  n'obtint  aucun  succès.  Deux 
des  convives  avaient  le  nez  sur  buu'  assiette ,  le  troisième 
roulait  des  yeux  ébaubis.  Le  malaise  de  Philippe  allait 
croissant. 

—  Voyons,  veux-tu  des  fraises?  redemanda-t-il  au 
malencontreux  Mexicain  ,  qui,  plus  que  jamais,  maudissait 
le  Yucatan,  séjour  mortel  pour  un  bel  esprit  de  Paris. 

Ernest  saisit  le  plat  qu'on  lui  tendait,  et,  par  une  heu- 
reuse distraction ,  le  renversa  tout  entier  sur  ce  qui  restait 
de  son  orange.  Ecrasé  pôle-mêlc,  et  noblement  sucré, 
ceci  forme  im  délicieux  sorbet  que  je  recommande  à  mes 
lecteurs;  s'ils  peuvent  y  émietter  une  moitié  de  grenade,  le 
régal  sera  complet. 

Ranimé  par  ce  rafraîchissant  mélange  : 

—  Çà,  mon  bon  Philippe,  tu  n'es  pas  devenu  bavard 
depuis  trois  ans.  Antonia  Eouinard  t'inspirait  mieux  autre- 
fois. Carandnil  pour  peu  que  ce  nom  fût  prononcé,  — 
(juand  lu  fus  guéri  de  ton  fatal  amour,  —  c'étaient  des  his- 
toires, des  facéties,  des  charges  à  n'en  plus  finir. 

—  -  Je  n'ai  pas  le  moindre  souvenir  de  ces  sornettes. 

—  Vraiment?...  On  oublie  donc  bien  vite  par  ici!  Pour 
moi,  jeu  avais  l'esprit  si  bien  garni,  que  j'en  ai  fait  rire 
trois  sefioras  mexicaines,  en  déjeunant  avec  elles  dans  un 


vous    POUVEZ    EN    liOIIlE    I,   EAT.  II.) 

corridor  des  ruines  de  Palenquc.  11  me  l'alliil,  je  m'en  sou- 
viens, un  peu  de  lemps,  et  pas  mal  de  délinitions  pour  leur 
ftiirc  comprendre,  — par  à  peu  près,  —  ce  que  pouvait 
être  le  curieux  animal  apj)elé  chez  nous  femme  de  lettres; 
mais  les  caricatures,  Philippe,  nTaidèrent  merveilleuse- 
nienl. 

— •  Mes...  caricatures?  Je  ne  sais  de  quoi  tu  veux  parler. 

—  Allons,...  fais  le  hou  apôtre,  à  présent.,.  Est-ce 
que  tu  veux  entrer  à  l'Académie,  toi  aussi?...  Comment? 
tu  n'as  plus  souvenance  de  cette  ravissante  pochade  où  la 
suhlime  Antonia  était  représentée  avec  le  corps  allongé,  le 
museau  pointu,  l'rt'il  méchant  de  la  fouine,  ■ — •  heureuse 
allusion  au  joli  nom  de  son  mari,  —  et  ravageant  un 
poulailler  dont  tu  étais  un  des  hahitanls  les  j)lus  maltrai- 
tés?... Edouard,  Henri,  le  petit  Roussac,  —  celui  que 
nous  appelions  le  Petit  Alhert;  —  ils  étaient  tous  là,  très-t 
ressemblants,  ma  foi;  mais  sous  forme  de  poulets...  Et, 
comme,  —  votre  cadet  à  tous,  —  je  restais  aussi  le  seul 
de  notre  bande  que  la  fouine  eût  jusqu'alors  épargné,  lu 
m'avais  mis  dans  un  coin,  poussin  à  peine  éclos,  monlranl 
loul  juste  mon  petit  bec  hors  de  l'œuf... 

—  Tout  cela  est  bien  vieux,  mon  brave  Ernest,  el 
je  ne  pense  pas  que  ces  messieurs  prennent  un  grand 
intérêt... 

—  Peut-être  as-tu  raison  ;  mais  c'est  ton  affectation  de 
tout  à  l'heure  qui  m'avait  mis  hors  de  moi...  Renier  Anto- 
nia, la  joie  de  notre  jeunesse  ,  la  marotte  de  nos  dîners  d'ar- 
tistes ,  le  but  obligé  de  toutes  nos  méchantes  plaisanteries 
pendant  plus  d'un  an!  Elle  (pii  chantait  si  bien,  entre  deux 
élégies,  des  couplets  à  casser  lesvilres!  Elle  cpii  inquoM- 


116  NE    CRACHEZ    PAS    DANS    LE    PUITS, 

sait  si  lestement,  entre  deux  cigares,  un  conte  moral  à 
l'usage  de  la  jeunesse!...  Oublier  Nini,  les  turbans  de  Nini, 
les  raouts  excentriques  de  Nini ,  les  petits  billets  passionnés 
de  Nim' ,  sur  ])apier  à  vignettes,  empestés  de  vétiver  (M 
caelielés  de  cire  jaune!...  Oublier  enlln  tout  ce  dont  je  me 
souviens  si  bien,  moi,  le  Juif  Errant,  moi,  le  voyageur 
aventureux,   moi,   dont  elle  n"a  jamais  été... 

Cette  foudroyante  tirade  en  était  là  ,  quand  Ernest  s'aper- 
çut que  son  auditoire  lui  faisait  faux  bond.  Pbilippc  causait 
à  demi-voix  avec  son  voisin,  et  les  deux  autres  convives 
imitaient,  —  non  sans  une  intention  marquée,  —  l'exemple 
donné  par  leur  ainpbitryon. 

L'orateur,  averti  par  un  instinct  secret  qu'il  avait  lâcbé 
quelque  sottise,  prit  un  peu  tard  le  parti  de  se  taire,  et 
couvrit  sa  retraite  en  avalant  coup  sur  coup  une  demi- 
^)Outeille  de  tisane-cbampagne.  Le  dîner  était  fini.  On  se 
sépara  tristement,  sans  effusion,  sans  cordialité,  sans  regret. 
Un  mur  de  glace  semblait  être  lombé  tout  à  coup  entre  ces 
jeunes  gens  si  affectueux  au  début.  Pbilippe  paraissait  en 
proie  à  quelque  accès  d'bypocondrie. 

Ernest  apprit  le  soir  même  ce  qu'il  eut  du  savoir  avaut 
le  dîner:  le  mariage  de  Pbilippe  et  de  madame  Antonia, 
veuve  Fouinard,  ornée  d'un  brillant  bérilage ,  lauréat  de 
l'Académie ,  et  protégée  par  un  de  nos  plus  influents 
députés.  Cette  audacieuse  union  s'était  accomplie  trois 
mois  auparavant,  à  la  grande  stupéfaction  de  beaucoup  de 
gens. 

D'abord  un  peu  confus  de  l'aventure,  mais  ensuite  riant 
sous  cape ,  Ernest  fit  un  petit  paquet  des  chansons ,  épi- 
grammes,  caricatures,  etc.,  dont  il  avait  été  question  peu- 


VOIS  POUVEZ   i:n   1!oiuh   l  km. 


17 


danl  lo  dîner,  et,  drs  lo  IcndcMiiaiii ,  il  Tadrossa  sons  nno 
donblo  enveloppe  à  Timpi-ndent  déliaelenr  de  la  helle 
Aiilonia. 

Snr  l('sec(tii(l  pli.  se  Ironvait  écril  le  |»r()\('ii)i'  inoseoNite 
(pie  nos  leeleni's  onl  \ii  en  lèle  de  ce  véi'idi([ne  cliaijili'e. 


SE  LÈVE  AVEC  DES  PUCES 


n  aurait  ^aiiitMiienl  ciiorclié,  en  l'an  de 
'P^  grâce  1584,  depuis  les  collines  du  royaume 
W  m|  des  Algarves  jusqu'aux  plaines  d'Oporto, 
un  cavalier  plus  content  de  sa  personne 
%^^^  et  s'estimant  plus  heureux  (pie  dom  Bar- 
tholomeo-Henrique  Gamboa ,  licencié  de  lUniversité  de 
Coïmbre. 

L'honorable  doiii  Baitholomeo-Henrique  Gamboa  était 
arrivé  de  la  veille  seulement  dans  la  capitale  du  Portugal, 
(M  déjà  il  se  promenait  sur  les  ri\es  du  Tage  avec  l'air  d"nn 


on  SE  corcHK  avkc.   dks  chiens,   v.tc.      ll<) 

ca\alirr  qui  a  goùlr  de  lous  les  plaisirs  (riiiic  ^laiidc  \ill(î. 

Si  le  jeune  «jçentillioinine  avail  répélé  (oui  haut  les  propos 
(pie  sa  peiisi'c  lui  redisait  loul  has,  ou  aurait  enleiidu 
r(''(rau^<'  discoius  cpie  voici  : 

—  Parbleu  !  si  la  vice-reine  me  voyait  passer,  ne  me 
[)rendrail-elle  pas  pour  un  infant  d'Espagne,  tant  j\ii 
l)ouue  mine?  Mon  père,  un  digne  lionnne,  ma  foi!  me 
donne  un  hon  cheval,  vingt  écus  d'or,  et  une  lettre  pour  Sa 
Seigneurie  le  marquis  de  Belcazer,  grand  d'Espagne,  un 
des  hommes  les  plus  influents  auprès  de  l'illustre  Vascon- 
cellos.  «  Va.  me  dit-il,  et  fais  ton  chemin  dans  le  monde.  » 
J'arrive  à  Lisbonne,  et  je  descends  à  rhôtellerie  des  Trois- 
Mages,  oii  tout  d'abord  je  rencontre  un  honnête  ca\alier 
qui  se  prend  d'amitié  pour  moi  sur  l'air  de  ma  figure.  Le 
seigneur  dom  César  Mandurio ,  marquis  de  Torreal ,  m'in- 
vite à  souper,  et  me  conduit,  après  m'avoir  fait  boire  les 
meilleurs  vins,  chez  la  senhoraDorotliea  de  Santa-Cruz.  .le 
trouve  chez  cette  aimable  personne  les  gens  qui  peuvent  le 
mieux  me  pousser  à  la  cour;  on  fait  de  la  musique,  on 
danse,  on  joue,  et  je  gagne  cent  écus  d'or;  je  crois  même 
que  la  senhora  Dorothea  n'a  pas  été  trop  insensible  à  ma 
tournure,  si  j'en  juge  par  les  regards  qu'elle  m'a  jetés.  J'ai 
eu  l'honneur  de  prêter  mon  cheval  au  noble  marquis  pour 
faire  ce  matin  une  promenade  jus([u'au.\  jartlins  du  grand- 
inquisiteur,  à  qui  il  m'a  promis  de  me  présenter.  Je  l'attends 
|)our  dîner  chez  le  meilleur  traiteur  <le  Lisbonne;  je  sin's 
habillé  connue  un  fils  de  |)rince,  et  ce  soir  je  rev«'riai  la 
senhora  Dorothea  de  Santa-Cruz! 

Le  seigneur  Gand)oa  en  était  là  de  ses  discours  intimes, 
lorsqu'une  main  s'appuya  familièrement  sur  son  épaule. 


120  QUI    SE    COUCHE    AVEC    DES    CHIENS 

—  Quoi!  c'est  vous  déjà,  Seigneur  dom  César?  s'écria 
dom  Bartholomeo.  —  Moi-même ,  grâce  à  votre  cheval  qui 
va  comme  une  hirondelle.  Quand  vous  voudrez  vous  en 
défaire,  j'ai  cent  écus  à  votre  disposition.  Mais,  pourrais-je 
vous  demander,  Seigneur  dom  Bartholomeo,  quelle  pensée 
vous  occupait  tout  à  l'heure?  —  Je  revais,  dit  le  jeune 
gentilhomme.  — Je  gage  mon  épée  contre  un  niara>édi  que 
vous  songiez  à  la  belle  dona  Dorothea  de  Santa-Cruz?  — 
C'est  la  vérité;  le  souvenir  de  ses  beaux  yeux  me  suit  par- 
tout. —  Eh  bien!  seigneur  cavalier,  la  fortune  vous  traite 
en  enfant  gâté;  car  la  senhora,  en  brillante  compagnie,  a 
lait  la  partie  de  déjeuner  ce  matin  au  bord  de  l'eau.  Si 
vous  voulez  me  suivre,  nous  la  trouverons  dans  ce  bois 
d'orangers,  à  cent  pas  d'ici.  — Vous  suivre.  Seigneur  dom 
César?  Mais,  })Our  voir  la  s(Mih()ra  Dorothea,  je  vous  sui- 
vrais jusqu'au  cap  des  Tempêtes! 

Cinq  minutes  après,  les  deux  jeimes  gens  pénétraient 
sous  un  bosquet  verdoyant,  où  deux  ou  trois  dames  et  cinq 
ou  six  gentilshommes  devisaient  à  l'abri  des  feux  du  jour. 

—  Mon  ami  le  comte  Gamboa,  dit  dom  César  en  s'in- 
clinant. 

A  ce  titre  de  comte,  dom  Bartholomeo  rougit  de  plaisir; 
un  regard  de  la  senhora  Dorothea,  qui  aurait  donné  de  la 
vanité  à  de  plus  modestes,  acheva  de  lui  faire  perdre  la 
léle.  On  s'assit  sur  l'herbe  autour  d'un  déjeuner  exquis.  Les 
vins  d'Espagne  et  d'Italie,  i-afraîcliis  (hitis  la  neige,  cir- 
culaient de  toutes  parts;  et ,  tandis  (pie  les  coupes  s'enq)lis- 
saienl,  la  main  de  dom  Barlholomeo  cflleurail  parfois  la 
main  de  dona  Dorothea. 

— ■  De  par  saint  Jacques  de  Composlelle,  mon  bienheU" 


/-  t. 


M 


"^(cc'p^Wi;  \\\v  \Ao\\\\  *\{  Vo\. 


SE  LÈVE  AVEC  DES  PUCES.         121 

l'i'iix  palroii,  s"(''i'ri;i  un  cavalior,  jionrqiioi  ne  coiilicrioiis- 
iioiis  pas  le  l)iil  (le  uolrc  réunion  au  sci^ut'ui-  couilc 
(îainlxta?  Il  l'sl  lioiuuic  à  (.■(>uij)r('ii(lr('  une  j)laisan[(M'i('. 

—  jMais  voiulra-l-il  s'y  associer?  dit  la  sruliora  Doiollica 
en  jolanl  au  ^enlilhomuie  une  œillade  ii'résislihle. 

—  Refuser  d  être  où  vous  êtes!  répliqua  dom  Barlliolo- 
nieo;  mais,  madame,  je  ne  vous  ai  pas  donné  le  droil 
d'insulter  mon  cœur  et  mes  yeux. 

—  Voici  de  quoi  il  s'agit,  continna  un  genlillionune 
en  pourpoint  de  satin  vert;  un  de  nos  amis,  le  martjuis  de 
Belca/er. . . 

—  i\e  le  connaissez-vous  pas?  demanda  l)rus(|uenieiil 
dom  César  à  dom  Bartholomeo  ;  il  me  send)le  que  aous 
m'avez  parlé  d'une  lettre  à  son  adresse? 

—  Je  l'ai  justement  sur  moi,  s'écria  (iand)oa. 

—  Le  marquis  de  Belcazer,  reprit  le  cavalier  au  poin- 
j)oint  vert,  a  parié  que  jamais  il  ne  serait  arrêté  par  les 
voleurs  qui  pullulent,  dit-oji,  aux  environs  de  Lisbonne; 
mille  écus  d'or  sont  le  prix  de  la  gageure.  Aujourd'hni 
même ,  il  doit  venir  à  son  château  ;  ce  château  est  si  près  de 
Lisbonne  que  le  comte  n'aura  certainement  pas  pris  la  pn''- 
caution  de  se  faire  suivre  par  des  domestiques  armés.  Nous 
allons  nous  embusquer  derrière  un  bouquet  d'arbres,  et, 
vers  le  soir,  quand  il  sortira  de  ses  jardins  pour  se  prome- 
ner en  bateau  sur  le  Tage,  nous  fondrons  sur  lui... 

—  Un  bandeau  tombera  sur  ses  yeux,  dit  dom  (-ésar. 

—  Mon  carrosse  le  i-ecevra,  reprit  doua  Dorollu'a;  nous 
partirons  au  galop;  deux  heures  aj)rès .  nous  aiii\erons  à 
ma  villa... 

—  Et  le   marquis  de  Belcazer  se  trouvera  à   table    au 


122  QUI    SE    COUCHE    AVEC    DES    CHIENS 

•milieu  (le  ses  amis,  sans  barbues,  sans  bijoux,  sans  épée, 
s'écria  le  narrateur.  N(;  yous  semble-t-il  pas  qu'il  aura  bien 
perdu  ses  mille  écus? 

—  Sans  doute,  et  c'est  charmant!  dit  Gamboa. 

—  Il  n'y  a  (pi'une  petite  difficulté,  ajouta  la  senhora 
Dorothea  de  Santa-Cruz;  tout  est  bien  prévu,  et  nous 
sonnnes  sûrs  de  nous  emparer  du  marquis  de  Belcazer  si 
nous  pénétrons  dans  ses  jardins  ;  mais  quel  moyen  avons- 
nous  de  nous  y  introduire? 

—  Vous  oubliez  ma  lettre,  Madame!  s'écria  avec  joie 
dom  Bartholomeo;  c'est  un  talisman  qui  nous  ouvrira  toutes 
les  portes.  Partons! 

—  Partons!  répéta  toute  la  troupe. 

L'intendant  du  château  avait  jadis  connu  le  seigneur 
Gamboa,  père  de  dom  Bartholomeo  ;  à  la  vue  de  ses  armes 
imprimées  dans  la  cire,  il  ne  fit  aucune  difficulté  de  laisser 
passer  le  jeune  gentilhomme  et  ses  amis.  Les  dames,  pour 
n'être  pas  reconnues,  s'étaient  couvert  le  visage  de  masques 
de  velours  noir  ;  les  cavaliers  avaient  rabattu  leurs  cha- 
peaux sur  leurs  yeux,  et  tous  s'enfoncèrent  dans  les  bos- 
quets. Bientôt  ils  arrivèrent  à  l'endroit  où  la  barque  du 
marquis  était  amarrée. — C'est  ici,  dit  dom  César;  cachons- 
nous  derrière  ces  buissons  ,  et  attendons. 

On  se  blottit  au  milieu  des  haies  ;  dom  Bartholomeo 
était  à  côté  de  doua  Dorothea  de  Santa-Cruz,  si  près,  si 
près,  qu'une  feuille  de  rose  u'anrait  pu  se  glisser  entre  elle 
et  lui.  Le  soir  vint  avec  ses  ombres  mystérieuses.  On  en- 
tendit marcber  dans  les  allées;  le  gravier  craquait  sous  les 
j)ieds  des  promeneurs. 

—  C'est    lui!    dit   doua    Doiodien.    Voyons,    seigneur 


SK     I.KVK     AVKC     DKS     PUCKS.  125 

Gainl)oa,   (■oiiimciil   vous  jouerez  voire    lole.   Oserez-voiis 
r arrêter  le  premier'.' 

—  .rarrcHerais  le  vice-roi ,  si  nous  le  vouliez. 

Un  soupir  lui  répondil;  le  marquis  do  Belcazer  arriva 
sur  la  plage,  et  tlom  Barlholomeo  s'élança  vers  lui. 

—  Seigneur  marquis,  rendez-vous!  s'écria-t-il. 

Le  marquis  n'avait  avec  lui  que  quatre  laquais  sans 
armes;  il  voulut  tirer  son  épée,  mais  dom  César  le  désar- 
ma, tandis  que  ses  amis  terrassaient  les  valets;  un  st'ul 
parvint  à  s'enfuir,  grâce  à  la  nuit. 

—  Vite,  dépêchons,  dit  dom  César  à  voix  basse;  des 
quatre  drôles  qui  accompagnaient  Sa  Seigneurie ,  je  n'en 
vois  que  trois  couchés  sur  le  sahle  ;  craignons  que  l'autre 
ne  donne  l'alarme  au  château. 

En  un  tour  de  main,  le  marquis  de  Belcazer  fut  dépouillé, 
garrotté  et  bâillonné.  On  le  transporta  dans  le  bateau,  et  la 
compagnie  s'apprêta  à  s'embarquer. 

—  Il  me  semble  voir  de  la  lumière  briller  du  coté  du 
château,  dit  doua  Dorothea;  vite  ,  informez-vous  de  ce  que 
ça  peut  être ,  seigneur  dom  Bartholomeo. 

Gamboa  courut  dans  la  direction  que  lui  indiquait  le 
doigt  de  la  senhora.  11  ne  vit  rien,  et  se  hâta  de  retourner 
vers  la  plage.  Tout  avait  disparu,  la  barque,  les  cavaliers, 
les  captifs  et  doua  Dorothea.  Tandis  que  dom  Bartholomeo 
cherchait  du  regard  autour  de  lui,  il  entendit  un  grand 
tumulte  dans  les  jardins;  vingt  torches  flamboyaient  entre 
les  arbres,  où  passaient  les  silhouettes  noires  do  grands 
laquais  armés  de  longues  épécs.  Le  seigneur  Gamboa  rolli'- 
chit  qu'il  était  seul;  do  là  lui  vint  la  pensée  de  fuir.  11  se 
jeta  au  milieu  des  taillis  qui  bordaient  le  fleuve,  et  gagna. 


124      QUI  SE  COUCHE  AVEC  DES  CHIENS 

à  la  laveur  de  la  nuit,  les  murs  du  pare,  qu'il  escalada  en 
s'aidant  des  espaliers.  En  ini  quart  d'heure,  il  arriva  dans 
les  faubourgs  de  Lisbonne,  et  se  dirigea  rapidement  vers 
l'hôtellerie  des  Trois-Mages. 

Le  cheval  qu'il  avait  prêté  la  veille  au  marquis  de  Tor- 
real  n'était  pas  rentré  à  l'écurie.  Cette  longue  absence, 
jointe  à  la  subite  disparition  de  ses  amis  de  fraîche  date,  ne 
laissa  pas  d'inquiéter  le  seigneur  dom  Bartholomeo.  En  se 
déshabillant,  il  s'aperçut  que  la  bourse  où  reposaient  les  écus 
d'or,  gagnés  la  nuit  précédente  chez  la  senhora  Dorolhea 
de  Santa-Cruz ,  s'était  envolée  de  sa  poche.  Cette  décou- 
verte augmenta  ses  craintes,  et  l'héritier  du  seigneur 
Gamboa  s'endormit  l'esprit  plein  d'images  lugubres. 

Au  petit  jour,  un  domestique  heurta  à  sa  porte. 

—  Seigneur,  lui  dit-il,  voici  un  billet  qn'un  inconnu  m'a 
prié  de  vous  remettre. 

Dom  Bartholomeo  ouvrit  la  lettre ,  et  lut  ce  qui  suit  : 

«  Je  vous  remercie ,  seigneur  comte,  de  riiimnble  secours  que  nous 
nous  avez  prêté.  Sans  votre  aide,  jamais  nous  n'aurions  réussi  à  nous 
emparer  du  marquis  de  Belcazer,  qui  vient  de  nous  i)ayer  une  riche 
rançon.  La  senhora  Dorothea  de  Santa-Cruz,  qui  porte  aussi  le  nom  de 
Sa|)hira  la  Gitana,  vous  prie  d'agréer  ses  plus  gracieux  compliments, 
.le  désire  que  le  ciel  me  ménage  une  occasion  de  renouveler  connai.-^- 
sance  avec  vous,  qui  a])preudriez  en  ma  compagnie  ce  ([u'on  n'ap|)ren(l 
pas  à  l'Université  de  Coïmbre.  » 

«  CiiRisTOVAL  G.\LiER.\,  ex-marquis  de  Torreal.  » 

Dom  Bartholomeo  se  dressa  sur  son  séant. 

—  Christoval  (jiaUcra!  s'écria-t-il,  le  lanieux  voleur!  — 


SE    LKVE    AVEC    DES    PUCES. 


125 


Lui-iiitMUO,  rôpondit  un  cslalicr  qui  venait  trontr'ouvrir 
brusquement  la  porte;  et  je  vous  arrête  comme  sou  com- 
plice. —  Moi?  —  Vous-même;  linteudaut  du  marquis  de 
Belcazcr  nous  a  donné  les  renseignements  les  plus  circon- 
slaneiés  à  votre  éf!;ard.  Au  nom  du  roi!  suivez -nous. 
—  (Jli  !  l'étrange  aventure!  reprit  Gamhoa. 

—  Honorable  seigneur,  elle  n'est  que  trop  simple  au 
contraire  :   Lorsqu'on  se  couche  avec  des  chiens... 

—  On  se    lève    avec  des   puces,    continua    nu    aiilre 
aluuazil. 


VANTE  SON   POT 


0  15  avril  1844,  M.  Desloiigrais  fit 
appeler  dans  son  cabinet  son  neven, 
Gabriel  Mangis. 

—  Mon  ami,  dit-il  an  jenne  liomnie 
en  tirant  sa  montre,  il  est  midi,  et  c'est 
anjonrd'hni  le  15  avril;  tn  es  majenr 
depuis  nn  ([uart  d'benre.  Je  t'anrais  fait  prier  cinq  minutes 
|)his  tôt  de  passer  dans  ce  cabinet,  s'il  ne  m'avait  t'alln  ce 
temps  pour  liquider  mes  comptes   de  tutelle.   Toutes   les 


CHAQUE    POTIER    VANTE    SON    POT.  127 

piècc's  sont  rruiiics,  là,  sur  ce  hiircaii;  (ii  peux  en  prendre 
comiaissaïuv... 

—  (Hi  !  iiioii  onde  ! 

—  Bien,  bien;  je  sais  (|ne  lu  vas  nie  |)iier  de  j^arder  la 
direction  de  tesalîaires,  et  médire  qn'elles  ne  sauraient  èlre 
placées  en  meilleures  mains. 

—  Vous  m'avez  deviné. 

—  Oui,  mais  je  suis  un  vieil  égoïste  qui  ne  me  i'ati^ne 
|)onr  les  autres  que  lorsqu'il  m'est  impossible  de  faire 
autreuient...  Tu  as  trente  mille  livres  de  rente  à  toi,  c'est 
dix  mille  de  plus  que  je  n'en  ai  reçu  ;  j'ai  assez  fait  travail- 
ler tes  fonds  pour  avoir  le  droit  de  me  reposer.  Mais  avant 
de  t'abandonner  la  direction  suprême  de  tes  affaires,  je 
me  permettrai  seulement  de  t'adresser  une  seule  question  : 
As-tu  lu  V Amour  Mcdccin? 

—  IJ Amour  Médecin  de  Molière'?  Oui,  mon  onel(>. 

—  N'oublie  jamais  la  première  scène  du  premier  acte . 
mon  ami,  tonte  la  science  de  la  vie  est  là-dedans;  le  monde 
est  pavé  de  M.  Josse.  Je  n'ai  pas  d'autres  conseils  à  te 
donner;  mais  pour  que  tu  n'en  perdes  jamais  le  souvenir, 
je  prétends  mettre  cette  morale  en  action.  Suis-moi. 

Un  quart  d'heure  après,  M.  Deslongrais  et  son  ne\eu 
entraient  chez  un  jeune  bancpiier,  rue  du  Houssaie. 

—  Mon  cher  rjambier,  lui  dit  ronde,  nous  venons,  mon 
neveu  et  moi,  vous  demander  un  service. 

—  Vous  qui  avez  trente  mille  livres  de  rente?  Votre 
neveu  ([ui  en  a  autant? 

—  Eh!  précisément,  ce  soûl  ces  maudiles  trente  mille 
livres  de  rente  qui  nous  gênent!  Oiie  faire  du  capital?  Vous 
tpii  êtes  dans  les  affaires  domie/-nous  donc  im  bon  conseil. 


128  CHAQUE    POTIER 

—  Six  cent  mille  francs!  s'écria  le  hanqnier.  Eh!  mais, 
il  iieji  l'aut  ])as  davantage  ponr  soumissionner  un  joli 
fi-ont'on  de  chemin  de  fer.  Placez  cet  argent  chez  nn  capita- 
liste bien  famé,  il  le  fera  valoir  dans  des  entreprises  sûres; 
l'intérêt  vous  sera  servi  à  quatre  pour  cent,  vous  aurez  une 
part  dans  les  bénétîces  de  la  maison,  et  dans  dix  ans  vos 
capitaux  seront  doublés.  La  banque  règne  et  gouverne 
aujourd'hui. 

—  Xous  v  penserons,  mon  cher  Gambier,  dit  M.  Des- 
longrais;  et  poussant  Gabriel  du  coude,  il  mnrnnu'a  à  son 
oreille  ces  mots  :  M.  Josse  ! 

Bientôt  après  tous  les  deux  arrivèrent  chez  un  notaire, 
d'âge  mùr.  qui  faisait  les  contrats  de  la  famille. 

—  Ah!  monsieur  Dupuis ,  dans  qnel  lenq)s  Aivons-nous! 
s" écria  M.  Deslongrais.  Vous  connaissez  les  affaires  de  mon 
neveu,  le  pauvre  garçon  ne  sait  à  quel  usage  appliquer  sa 
fortune  ;  nous  venons  vous  consulter. 

Le  notaire  parut  réfléchir  un  instant. 

—  Oci  est  très-délicat,  Messieurs,  dit-il  enlin  ;  les  opé- 
rations de  bourse  sont  aléatoires,  et  les  prêts  sur  hvpothè- 
ques  d'une  liquidation  pénible  ;  la  propriété  mobilière  est 
accablée  d'impôts,  et  les  revenus  n  en  sont  jamais  certains. 
Je  crois  que  le  plus  sage  serait  d'acheter  une  bonne  charge  à 
Paris.  Une  charge  met  le  titulaire  en  position  de  faire  un 
beau  mariage;  elle  lui  assure  un  rang  honorable  dans  la 
société  et  des  bénétices  considérables;  les  charges  tiennent  à 
présent  le  haut  du  pavé.  Je  connais  une  personne  qui,  pour 
des  raisons  de  santé,  a  (pielque  désir  de  vendre  la  sienne. 
\  oulez-vous  que  je  lui  en  parle? 

—  Parlez-lui-en;  reprit  M.  Deslongrais,  et  tout  bas  il 


i 


\a  Wof'pu  \\\;  \o\\  Yv\^  fa  Vosî-e-,  wi\'\s  W  xo'A  i'd\c  A<  ^ow  ^•ou\vo-c. 


VANTE    SON    l'OT.  129 

ajonla  :  La  j)crsomu>  malade,  c'csl  encore  lui  (lui  se  jioile 
bien.  Oh!  M.  Josse! 

Coninie  ils  ([nillai(Mil  la  rne  Saint-Mare  on  denieniail 
M.  I)n[)nis,  l'oncle  el  le  neven  rencontrèrent  nne  de  lenrs 
coiniaissances  qni  tonrnait  le  coin  de  la  me  \  ivienne. 

—  Eh!  ce  cher  Dervicu !  s'écria  M.  Deslongrais;  (jne  je 
snis  aise  do  le  voir!  Voilà  un  homme  de  bon  cojiseil,  el  il 
va  tout  de  suite  nous  le  prouver.  Si  vous  aviez  six  cent  mille 
IVancs  comptants,  qu'en  feriez-vous? 

—  J'en  achèterais  tout  de  suite  une  terre  dau  moins 
un  million. 

—  Est-ce  un  bon  placement? 

—  Merveilleux!  les  terres  bien  cultivées  rapportent  de 
trois  à  trois  et  demi  pour  cent;  si  l'on  y  applique  les  nou- 
veaux procédés  d'assolement,  on  arrive  à  quatre.  Et  puis  la 
terre  reste  toujours;  il  n'y  a  pas  de  banqueroute  qni  puisse 
emporter  des  prés  ! 

—  Vous  avez  peut-être  raison.  Sauriez-vous  par  hasard 
([uelque  beau  domaine  en  vente? 

—  Je  n'en  connais  qu'un  ;  mais  il  est  mannili(pie.  La 
terre  des  Futaies,  près  de  Meaux.  Je  l'ai  achetée  huit  cent 
mille  francs,  et  j'ai  fait  faire  des  réparations  considérables 
aux  bâtiments.  Je  suis  obligé  de  m'en  défaire,  ma  femme 
voulant  se  fixer  à  Toidouse  auprès  de  sa  famille.  Onand 
vous  voudrez  voir  ce  domaine,  écrivez-moi,  et  nons  iions 
ensemble.  Mais  hàtez-vous;  les  concurrents  sont  nond)reii\. 
La  [)ropriété  est   nu  (pialrième  pouvoir  de  1  elal. 

—  C'est  entendu  ,  répondit  M.  Deslongrais. 

—  La  fait  en  tont  trois  M.  Josse,  ajouta  (labriel  en  lianl. 

—  Oh!  nous  ne  sonnnes  pas  an  dernier. 


130  CHAQUE    POTIER 

En  quittant  le  propriétaire,  M.  Deslongrais  et  Gabriel 
Maugis  se  dirigèrent  vers  le  faubourg  Saint -Antoine,  où 
demeurait  un  certain  M.  Louis  Ferrandin  qui  était  de  leurs 
parents.  M.  Louis  Ferrandin  avait  élevé  une  fabrique  de 
produits  chimiques  k  laquelle  il  consacrait  tout  son  temps. 
La  visite  de  ses  parents  parut  le  charmer;  mais  lorsqu'il  en 
connut  le  motif,  il  ne  put  dissimuler  sa  joie. 

—  Vous  ne  sauriez  mieux  vous  adresser,  s'écria-t-il;  ma 
fabrique  a  des  relations  immenses;  je  couvre  de  mes  produits 
les  cinq  parties  du  monde  et  leurs  îles;  mais,  pour  donner  à 
mon  industrie  tout  le  développement  qu'elle  comporte,  il 
me  faudrait  encore  à  peu  près  cinq  cent  mille  francs.  Versez 
vos  fonds  dans  ma  fabrique;  nous  nous  associons,  et  la 
signature  Ferrandin,  Maugis  et  G",  ira  jusqu'aux  antipodes. 
L'industrie  est  la  reine  du  monde. 

—  Nous  examinerons  cela,  dit  M.  Deslongrais.  A  bien- 
tôt, mon  cher  Louis. 

—  Et  lui  aussi!  s'écria  Gabriel.  Trouver  M.  Josse  sous 
l'habit  d'un  cousin  ! 

Une  invitation  à  laquelle  ils  avaient  promis  de  se  rendre 
conduisit  M.  Deslongrais  et  Gabriel  chez  un  agent  de  change, 
rue  Laffitte.  Quand  ils  arrivèrent,  cinq  cents  personnes 
circulaient  dans  des  salons  qui  pouvaient  bien  en  contenir 
deux  cent  cinquante  ;  on  en  attendait  trois  cents  encore. 
Bientôt  le  bruit  se  répandit  dans  le  bal  qu'un  jeune  homme, 
majeur  depuis  quelques  heures  seulement,  cherchait  à  pla- 
cer sa  fortune  et  sa  personne  :  six  à  sept  cent  mille  francs  et 
un  joli  garçon,  deux  choses  charmantes  auxquelles  l'associa- 
lion  |)rète  im  attrait  irrésistible. 

' —  11  faut,  mon  cher,  vous  marier,  disait  im  \ieux  rentier 


VANTE    SON    POT.  151 

à  Gabriel;  le  ménage  est  un  IVein  qui  calmera  votre  jeu- 
nesse, et  vous  empècliera  (1(^  gaspiller  votre  l'orlune;  si  j'étais 
votre  père,  les  bans  seraient  publiés  demain. 

—  11  a  trois  lîUes  à  poui'voir,  le  bonliomme,  murnuu'a 
M.  Deslongraisà  l'oreille  de  (Jabricl.  M.  Josse!!! 

—  Ce  n'est  point  mon  avis  ,  continua  un  employé  supé- 
rieur du  ministère  des  tinances;  avant  de  se  marier,  un 
jeune  bomme  doit  expérimenter  la  vie  ;  quand  il  aura  vu  le 
monde  et  ses  écueils,  et  conquis  la  maturité  du  jugement 
par  le  travail,  il  sera  temps  alors  qu'il  se  marie. 

—  Le  bureaucrate  a  une  iille,  mais  cette  tille  n'a  que 
douze  ans;  quand  lu  auras  de  l'expérience,  elle  aura  dix- 
sept  à  dix-buit  ans,  le  bon  âge  pour  trouver  un  époux- 
Toujours  M.  Josse!!!  dit  encore  M.  Deslongrais. 

—  Bah!  interrompit  l'agent  de  cbange,  le  mariage  n'est 
pas  l'affaire  importante  de  la  vie;  on  ne  doit  aujourd'hui 
songer  qu'à  la  richesse,  et  la  richesse  est  ta  la  Boui-se. 
M.  Maugis  a  une  fortune  honorable;  qu'il  la  réalise  et  se 
lance  dans  les  spéculations.  La  spéculation  est  la  fée  du  dix- 
neuvième  siècle.  Je  veux,  avant  un  an,  que  la  coulisse 
tremble  au  nom  de  Maugis. 

—  Et  l'agent  de  change  aura  gagné  trente  mille  francs 
de  courtages,  si  tu  en  as  perdu  deux  ou  trois  cent  mille 
sur  les  chemins  de  fer. 

En  achevant  ces  mots,  M.  Deslongrais  passa  son  bras 
sous  celui  de  Gabriel,  et  ils  sortirent  du  bal  pour  souper. 

—  Nous  avons  justement  une  bécasse  dodue  à  faii'e  [)lai- 
sir,  dit  un  garçon  du  Café  de  Paris  aux  deux  convives. 

—  Ah  !  vous  avez  une  bécasse?  Eh  bien  !  donnez-nous  un 
perdreau  !  s'écria  M.  Deslongrais. 


'J52  CHAQUE    POTIER    VANTE    SON    POT. 

(ial)riel  se  mit  à  rire. 

—  Tu  ris,  toi!  Cette  bécasse  est  au  restaurateur  ce  que 
le  domaine  est  au  propriétaire  ,  la  fabrique  à  ton  cousin ,  la 
charge  au  notaire,  la  jeune  personne  au  rentier.  Il  veut  s'en 
débarrasser;  laisse-la  manger  à  d'autres. 

—  Quoi!  un  M.  Josse  en  maître-d'hôtel! 

—  M.  Josse  est  ])artout,  M.  Josse  est  immortel;  M.  Josse 
est  un  proverbe  fait  homme ,  et  ce  proverbe  le  voici  : 

CHAQUE    POTIKR    VANTE    SON    POT. 


/  '    '   \-f%>,,^M.fr^ 


f'^V< 


^v 


DEVANT  UNE   POULE  QUE   DERRIÈRE  UN   BŒUF. 


p  n  0  V  i:  n  it  r.    c.  ii  i  N  o  i 


''^il^^/^d-j'iP''  w  village  de  Tchang-Yo,  situé  à  deux  lys 
<^^-^si^fe  i^^^^  la    porte    orientale    de    Ping- Kiaiig  . 

''/t^':':-I^WW-„'P  chef- lieu  du  département  de  Kiang-iSan, 
\ivait  un  homme  dont  le  nom  de  liinn'lle 
^^'^>^^  était  Hou,  et  le  petit  nom  Kong.  Il  descen- 
dait dune  lignée  de  cultivateurs  ;  mais  il  s"()ccti[)ait  de 
littérature,  et  il  avait  eom])osé  des  vers  de  sept  syllabes, 
qui    auraient    ligure    avee    honneur    parmi    les    morceaux 


154  MIEUX   VAUT    MARCHER 

d'élite  rassemblés  par  Fiit-Zée  dans  le  Chi-King,  le  troi- 
sième des  Cinq  Classiques.  Yètn  d'habits  très  -  simples , 
usant  d'une  nourriture  frugale,  mais  toujours  dans  l'ai- 
sance et  le  contentement,  il  possédait  encore  du  superflu , 
malgré  la  modicité  de  sa  fortune,  et  savait  venir  au  secours 
des  pauvres  du  village.  Aussi  le  comparait-on  à  un  Prin- 
temps mâle  pourvu  de  pieds. 

11  avait  pour  voisin  un  fermier,  non  des  plus  riches ,  et 
qui  se  distinguait  seulement  par  son  grand  amour  pour 
l'horticulture.  Dans  son  vaste  jardin,  fermé  par  des  treil- 
lages de  bambous,  il  réunissait  l'altlia^a,  la  balsamine,  la 
ketmie  aux  (leurs  cbangeantes,  la  pivoine  en  arbre,  l'ama- 
ranlhc,  le  lychnis  couronné,  le  calycantbe,  le  corcborus, 
l(î  bouton  d'or,  et  beaucoup  d'autres  plantes  non  moins 
rares.  Depuis  longtemps,  cet  honnête  homme,  surnomnié 
dans  le  pays  le  Fou  des  Fleurs  [Hod-Tclij] ,  nourrissait 
le  désir  secret  d'entendre  réciter  des  vers  par  IIou-Kong. 

On  voit  dans  le  livre  des  Dix  mille  Mots  que  : 

{'.elui  qui  chante  est  une  incarnation  de  Bouddha, 
Du  Dieu  qui  répand  l'or  et  l'abondance. 

En  conséquence,  un  jour  que  l'occasion  lui  parut  favo- 
rable, le  Hoa-Tchy  mit  ses  habits  de  nouvel  an,  et  alla 
frapper  à  la  porte  de  son  voisin. 

Celui-ci  était  sous  ses  arbres,  occupé  à  chanter  et  à 
boire  du  vin  de  Niao-Tching  dans  une  tasse  d'or,  présent 
du  vice-roi  de  la  province.  Près  de  lui  était  une  table  por- 
tant un  vase  de  porcelaine  du  milieu  duquel  s'élevait  une 
branche  de  pêcher  couverte  de  belles  fleurs  marbrées.  A 
l'aspect   de  son    voisin  que  lui  amenait    un  serviteur,    il 


DEVANT  UNE  POULE  QUE  DERRIÈRE  UN  BOEUF.   15.-> 

oiivril  ses  you\  appesantis  par  le  vin.  cl  lui  récita  ce  ^c^s 
avec  un  accent  de  joyeuse  insouciance  : 

Je  suis  ivre,  je  veux  dormir  :  ainsi,  allez  vous  promener  ' 

Mais  le  lerniier  ne  se  méprit  pas  à  cet  accueil  si  peu 
obligeant. 

—  Le  Fou  des  Fleurs,  dit-il,  sait  bien  que  telle  l'ut  la 
réponse  du  Nénupliar  Bleu  (  du  poëte  Ly-Pe  )  quand  le 
comédien  Koueï-INien  allait  le  chercber  de  la  j)art  de  Teni- 
pereur;  mais  M.  Hou-Kong,  qui  est  un  bonnne  civil  en 
même  temps  qu'un  poëte  distingué,  ne  voudra  pas  repous- 
ser l'humble  demande  de  son  plus  indigne  serviteur. 

A  ces  paroles  si  convenables,  Hou-Kong  sentit  quil 
avait  affaire  à  un  amateur  de  poésie;  et,  se  levant,  il  le 
salua  d'un  tchin-tchin  empressé. 

—  Le  vieux  Chinois ,  dit-il  ensuite ,  croit  avoir  aperçu 
\otre  Seigneurie  cultivant  des  Heurs  dans  un  jardin  fermé 
de  bambous. 

—  Il  est  vrai,  répondit  Hoa-Tcby,  que  j'ai  dans  un 
misérable  recoin  de  terre  quelques  pauvres  plantes  qui  ne 
méritent  pas  d'arrêter  les  regards  de  Votre  Seigneurie;  et 
pourtant,  telle  est  l'idée  que  je  me  fais  de  ses  bontés,  que 
je  la  crois  capable  d'y  venir  passer  une  heure  ou  deux,  en 
compagnie  de  quelques  amis,  qui,  de  temps  en  temps,  boi- 
vent et  composent  des  vers  en  écoutant  chanter  les  loriots 
dans  cette  pauvre  retraite. 

—  Rien  de  plus  agréal)le  ([uune  aussi  glorieuse  invita- 
tion, répliqua  Hou-Kong;  mais  quel  j<'Ui-,  s  il  nous  plaît, 
permettrez-vous  à  votre  lunnble  serviteur  d'assister  en 
silence  à  cette  fête  de  l'amitié'? 


156  MIEUX    VAUT    MARCHER 

—  Ce  serait,  saiii'  le  bon  plaisir  de  Fillustre  poêle,  le 
Ireizième  jour  de  la  lune  et  à  l'heure  du  Mouton. 

—  J'éprouve  un  grand  désespoir,  dit  Hou -Kong  après 
a\oir  réiléclii  quelques  instants;  mais  ce  jour  et  à  cette 
heure,  je  suis  attendu  chez  les  examinateurs  qui  siègent  ce 
printemps  pour  la  province.  L'un  d'eux,  — -  ajouta-t-il  en 
se  rengorgeant,  — est  Son  Excellence  \ang-Koueï-Tclu)ng, 
premier  ministre  et  frère  de  l'impératrice;  l'auh'e  est  le 
duc  Kao-L)-Sse,  commandant  des  gardes  impériales.  Vous 
conqn-eiu^z... 

—  .le  comprends,  interrompit  le  Fou  des  Fleurs,  que 
M.  IIou-Kong  ne  saurait  manquer  à  d'aussi  éminents  per- 
sonnages pour  vm  stupide  et  illettré  paysan  comme  moi. 
J'insisterai  pourtant,  et  lui  demanderai  de  venir  dans  ma 
pauvre  chaumière.  Nous  nous  réunirions  plutôt  à  l'heiu'e  du 
Cheval,  et  il  serait  libre  de  se  rendre  à  Ping-Kiang  aussitôt 
qu'il  aurait  vidé  quelques  tasses  de  mauvais  vin. 

Hou-Kong  ne  vit  pas  le  moyen  de  rehiser,  sans  une 
grave  impolitesse ,  cette  invitation  qu'il  dédaignait  secrè- 
tement. 

—  \otre  h'ère  cadet  accepte  avec  transport  l'honneur  de 
passer  quelques  instanis  en  votre  compagnie,  répondit-il; 
mais  à  condition  que  vous  hoirez  avec  lui  mi  peu  de  celte 
insiguiliante  liqueur. 

Ils  burent  ensemble  plusieurs  lasses  d(>  INiao-Tching,  el 
se  séparèrent  après  maintes  civilités.  Le  Fou  des  Fleurs 
rentra  chez  lui  lorl  joyeux;  el ,  le  douzième  joiu-,  il  ne 
man(|u;i  [)()iul  de  j(Mi(»u\eler,  [)arun  lilsee  surj)apier  rouge, 
l'invilalioi]  déjà  l'aile. 

IJou-Kong,  néanmoins,  était  tort  contrarié;  le  treizième 


'SWnvx  \u\v\  VttYiV  i\u\;  \^\\\\t\\î.. 


DKVANl'    INK    l'OILK    Ol  F.    DKIUUKKK    IN    lîOKlF,        [7)1 

jour,  eu  passaiil  son  liahil  de  crri'iiionic ,  il  miiiiimiail 
foulro  son  voisin  dont  il  accusait  la  présomplioii. 

—  Oucl  orgueil,  disail-il ,  dans  ces  pclilcs  ncns  de  \il- 
lagc  !  En  voici  un  qui,  me  sachant  in\ilc  parles  plus  giaiuls 
personnages  de  l'empire,  ne  craint  j)as  de  nrobliger  à  nie 
«•(Mulre  chez  lui  pour  y  boire  de  la  pi([uette,  sans  doute  avec 
des  manants  !  Ah!  si  je  losais,  je  lui  enverrais  à  ma  jdace 
une  pièce  de  vers  où  ses  convives  et  ses  loriots  seraient 
tournés  en  ridicule. 

11  se  mit  incontinent  à  rédiger  cette  satire  en  vers  libres , 
et  il  en  rimiinait  les  derniers  traits  quand  il  arriva  dans  le 
jardin  du  Fou  des  Fleurs. 

Le  coup-d'œil  qui  s'offrit  à  lui  était  aussi  charmant  (pie 
celui  du  lac  Sy-IIou.  L'éclat  de  ce  jardin,  planté  des  tleurs 
les  plus  rares,  était  pareil  à  celui  d'un  paravent  enrichi  de 
mille  couleurs.  Par  des  allées  de  cyprès,  on  arrivait  dans 
trois  salles  couvertes,  il  est  vrai,  en  simple  chaume,  et 
meublées  en  bois  uni,  mais  où  tout  resplendissait  de 
propreté.  On  eût  balayé  le  sol  sans  rencontrer  un  atome  de 
poussière. 

Quant  aux  fleurs,  soignées  par  Hoa-Tchy  comme  autant 
de  filles  chéries,  elles  étaient  d'une  abondance  et  d'une 
richesse  extraordinaires. 

Le  thé  qui  ins|)ir(>  de  bcllos  rinios, 
La  vanille  qui  j>arl'uine  l'ombre, 
L'hémérocalle'toujours  debout  sur  les  degrés, 
Le  lotus  d'ar2;ent  qui  abonde'  dans  les  bassins, 
La  cannelle  ([ui  dérobe  son  odeur  a  la  lune , 
L'immortelle  des  eaux  ,  au  corps  de  jade, 
La  mussonda  aux  précieux  boutons  dediamani , 


158  MIEUX   VAUT    MARCHER 

La  rose  panachéo ,  la  [letite  prune  yo-Iy, 
Suinommée  le  ballon  de  soie  brodée, 

y  Ibriîiaient  des  l)erceaiix  et  des  guirlandes,  des  pelouses 
émaillées  et  des  buissons  odorants.  On  ne  saurait  décrire  la 
magnificence  de  cette  ravissante  perspective.  Les  loriots, 
sautillant  légèrement  au  sein  des  grands  arbres,  et  ])ecqiie- 
tant  çà  et  là  les  baies  parfumées  des  tleurs,  chantaient  d  une 
voix  flexible  et  harmonieuse. 

Les  amis  du  Hoa-Tchy  ressemblaient   aux  Sept  Sages 
de  la  Foret  de  Bambous.  Ils  étaient  assis  en  demi-cercle 
sur  un  épais  tapis  ,  auprès  d'un  massif  de  pivoines  épa- 
nouies,    où  Ton   pouvait   voir  les  cinq   espèces   les   pins 
remarquables  de  cette  lleur,  qui  est  la  reine  des  parterres  : 
l'Etage  d'or,  le  Papillon  vert,  la  Richesse  du  melon  d'eau, 
le  Lion  bleu  scintillant,  et  l'Elégant  génie  doré.  A  côté  de 
chacun  d'eux  était  une  assiette  remplie  de  beaux  fruits,  et 
une  cruche  de  sam-tsieou  préparé  avec  le  plus  grand  soin. 
A  l'aspect  de  M.  Ilou-Kong,  tous  se  levèrent,  et  firent 
deux  fois  devant  lui  le  ko-toou  de  cérémonie  qu'on  réserve 
aux  plus  grands  personnages.   On  le  contraignit ,  malgré 
sa  résistance,  à  occuper  la  place  d'honneur,  marquée  par 
des  coussins  de  soie  ronge;  puis,  alin  de  lui  témoigner  leur 
admiration   pour  son  talent,  chacun   des  assistants  récita 
tour  à  tour  une  des  pièces  de  vers  composées  par  lui.  Le 
poëte  souriait  en  s'inclinant  <à  mesure  qu'on  lui  rappelait 
ainsi  les  plus  beaux  ouvrages  de  sa  jeunesse  ,  et  son  cœur 
s'enflait  de  joie  ;   les  fleurs  lui  semblaient  les  plus  belles 
qu'il  eût  jamais  vues,  et  dignes  (hi  j)aradis  de  l'Occident,  il 
estimait  h  la  vérité  que  les  oiseaux  gazonillaient  un  peu  trop 
fort,  et  gâtaient  le  jdaisir  de  ceux  qui  écoutaient  ses  vers; 


HKVANT    rXH    l'OlLK    QVE    DEURIHHK    IN    BOF.IF.        !.")<) 

mais  phisiinirs  lasses  de  sani-tsicoii  lui  liiciif  ouhlicr  ce 
léger  cliagriii ,  et  il  abaiuloiina  son  cu'ur  au  plaisir. 

Après  Tavoir  eéléhré  sur  tous  les  tous,  sou  liùte  lui 
(leuiauila  dhonorer  la  réuniou  par  (piehpies  eouplels;  et 
llou-Kou^,  se  laissant  ilécliir  après  bien  des  prières,  donna 
l'essor  à  sa  verve  poétique.  Les  belles  images ,  les  nobles 
expressions  lui  venaient  en  Ibule,  et  il  improvisa  eonnne 
bien  d'autres  anraient  voulu  écrire.  Le  temps  s'éeoulait 
pourtant,  trop  rapide  au  gré  des  joyeux  buveurs,  et  l'beure 
du  Mouton  était  déjà  sonnée,  lorsque  M.  Hou-Kong  songea 
que  le  frère  de  l'impératrice  et  le  conunandanl  des  gardes 
l'attendaient  à  la  ville.  Le  Fou  des  Fleurs  et  ses  amis  l'ac- 
compagnèrent jusqu'au  delà  de  l'enceinte  en  le  comblant 
de  remerciements ,  et  en  exaltant  le  bonbeur  qu'ils  lui 
devaient. 

Tout  étourdi  de  leurs  éloges,  et  la  tète  un  peu  entreprise 
parla  liqueur  qu'il  avait  bue,  Hou-Kong,  cbeminant  sur 
sa  mule,  se  serait  pris  volontiers  pour  Lao-Tse  sur  sou 
buftle  noir.  Il  fredomiait  des  cbansons,  et  composa  ces 
quatre  vers  : 

Quand  on  a  bu  trois  verres ,  on  a  rinlelligence  de  la  Grande  Voie  ; 
Quand  on  a  vid(^  la  bouteille  ,  on  est  identifié  avec  elle. 
Ce  n'est  que  dans  les  vapeurs  du  vin  qu'on  trouve  le  vrai  bien-iMre; 
Et ,  sans  s'éveiller  de  son  ivresse  ,  le  poète  passe  à  la  postérité. 

Peu  s'en  fallut,  qu'enqiorté  par  le  Ilot  de  ses  pensées,  il 
ne  passât  sans  s'arrcler  devant  la  salle  de  la  belle  littéra- 
ture, où  les  examinateurs  lui  avaiiMit  donné  rendez-vous. 

Ces  messieurs  étaient  cboqués  au  plus  liant  point  de  ce 
que  le  vieux  poète  ne  IVit  ])oint  encore  venu,  et  qu'il  les 


MO  MIEUX    VAUT    MARCHER 

(!Ùl  fail  altondro  au  cli'là  de  l'heure  ludicpiée.  Aussi  avaieut- 
ils  résolu  de  l'eu  faire  repentir,  et ,  d'après  leurs  ordres  , 
on  avait  coiniueucé  la  représentation  d'une  comédie  jouée 
par  d'excellents  acteurs  de  IVan-King.  Lorsque  M.  IIou- 
Kong  parut  à  l'entrée  de  la  salle,  un  seul  domestique  était 
là  pour  l'introduire  sans  aucune  cérémonie.  Les  meilleurs 
sièges  étaient  occupés  par  Yang-Koueï-Tchong  et  Kao-Ly- 
Sse ,  qui  n'en  avaient  réservé  aucun  à  leur  hôte  retarda- 
taire. Celui-ci,  plein  de  confiance,  avança  pourtant  jus- 
qu'aux premiers  gradins;  mais  il  vit  toutes  les  banquettes 
occupées  par  une  foule  de  lettrés  subalternes  qui  ne  firent 
pas  mine  de  l'apercevoir,  et  dont  aucun  ne  se  leva  pour  lui 
offrir  une  place. 

Afin  d'attirer  les  regards,  M.  Hou-Kong  salua  profondé- 
ment et  à  plusieurs  reprises  le  premier  ministre,  frère  de 
l'impératrice ,  qui  ne  détourna  pas  seulement  les  yeux  de 
la  scène ,  et  feignit  de  ne  point  prendre  garde  à  l'arrivée 
du  nouveau  spectateur. 

Découragé  de  ce  côté ,  le  poëte  saisit  un  moment  favo- 
rable, et,  surprenant  le  duc  Kao-Ly-Sse,  qui  le  lorgnait 
en  dessous,  il  lui  adressa  une  magnitique  révérence.  Le  duc 
ne  riposta  que  par  un  léger  signe  de  tête.  Hou-Koug ,  déjà 
mécontent  elle  cœur  serré,  mais  n'osant  toutefois  battre 
en  retraite ,  chercha  un  asile  sur  les  gradins  les  plus  éloi- 
gnés du  théâtre;  mais  la  valetaille  qui  s'en  était  emparée, 
voyant  un  pauvre  homme  en  l'honneur  de  qui  pas  un  des 
lettrés  n'avait  voulu  se  déranger,  ne  prêta  aucune  attention 
à  cette  manœuvre.  Le  poëte  allait  réprimander  un  de  ces 
marauds  si  peu  polis,  quand,  aux  premiers  mots  qu'il  pro- 
nonça, une  rumeur  s'éleva  du  côté  des  premiers  gradins. 


DRVANT    UNE    l'OrLF.    ()\'V.    DKUIUKHE    UN    BOEIF.        I  Vl 

—  Silence  !  disait-on,  ce  l)ruit  n'est  pas  loléral)le  ! 

—  Oue  les  valets  se  taisent!  ajonla  le  commissaire 
impérial  en  agitant  son  éventail  avec  im  mouvement  de 
colère. 

Hou-Kong  perdit  en  ce  moment  le  peu  d'assurance  (|ui 
lui  restât  encore.  11  demeura  debout,  appuyé  contre  un(> 
colonne,  et  sans  souiller  mot  jusqu'à  la  lin  de  la  représen- 
tation. Au  moins  alors,  pensait-il,  je  serai  dédommagé 
[)ar  des  attentions  empressées  de  ces  rebuffades  involon- 
taires. 

Mais  le  premier  ministre,  en  passant  devant  lui,  et  sans 
s'arrêter  autrement,  dit  à  un  petit  chung-ya  qui  portait  son 
ombrelle  : 

—  N'est-ce  point  là  ce  Hou-Kong  dont  on  cliante  les 
poésies  dans  tous  les  cabarets  de  Ping-Kiang?  11  n'a  guère 
Tair  d'un  liomme  d'esprit. 

Et  le  commissaire  impérial,  qui  suivait,  se  crut  obligé 
de  renchérir  sur  l'incivilité  de  son  collègue  : 

—  On  devrait,  en  compagnie  honorable,  se  présenter  à 
propos  et  ne  point  infecter  la  salle  par  l'odeur  du  vin  . 
s'écria-t-il  d'un  ton  fort  emphatique,  en  regardant  Hou- 
Kong  par-dessus  l'épaule. 

Le  malheureux,  confondu  de  tant  de  dédains,  sortit  de  la 
salle  après  tous  les  autres  lettrés,  et  s'empressa  de  remonter 
sur  sa  mule  pour  retourner  au  village  de  Tchang-Yo. 

—  Hélas!  pensait-il,  bien  fou  qui  recherche  la  com])a- 
gnie  des  grands  et  s'expose  à  leurs  caprices  plutôt  (pie  de 
hanter  les  petits  et  de  recevoir  leurs  hommages.  Dans  le 
jardin  du  pauvre  fermier,  j'étais  le  j)lus  habile  et  le  j)lus 
honoré,  j'y  étais  heureux;   mais  dans  la  salle  de  la  belle 


142  MIEUX    VAUT    MARCHER,    ETC. 

liltérature  ,  quels  durs  moments  j'ai  passés!  Les  proverbes 
ont  raison  :  les  oiseaux  de  même  plume  doivent  habiter 
même  nid,   et  d'ailleurs 

>1IEU\    VAUT    MARCHER    DEVANT    UNE     P  0  V  Lt: 
ij  U  E    1)  E  R  R  I  k  R  E    11  N     R  OE  l  F . 


Ê\^^ 


PLAIT  SA  MAROTTE. 


orsque  la  mille  vi  (Iciixii'iiif  nuit  fut  venue, 

le  sultan  ,  après  avoir  lait  gràee  à  Selielie- 

razade,  ne  manqua  pas  do  lui   di-mandcr 

ym  de  ces  contes  que  M.  (lalland  devait  si 

bien  laeonler  (juehjurs  siècles  ])lus  lard. 

—  Soleil  de   mes  jours,    lime  de  mes  miits.   ^Iai\e  de 

justice,  trésor  de  puissance,   lui   i'('|)ondil   la  sidiane  dans 

ce  style  que    nous   avons    tous  admiié.   je   n'ai    ])iiis    lieii 

à  l'apprendre,  j'ai  vidé  mou  sac. 


144  A    CHAQUE     FOU 

\a'  siillaii ,  iiK'c'onlcnt  de  cotte  réponse ,  regretta  de  n'avoir 
])as  l'ait  couper  le  cou  à  Schelierazade;  il  eut  même  uu 
moment  la  velléité  de  se  livrer  à  cette  fantaisie  pour  se 
distraire;  il  résista  néanmoins  à  ce  désir,  en  se  répétant  ces 
mots  mémorables  :  Un  sultan  n'a  que  sa  parole.  Cette  vic- 
toire remportée  sur  ses  passions  mérite  d'être  signalée,  sur- 
tout chez  un  monarque  aussi  absolu  que  l'était  Schahriar. 

Cependant  le  sultan  maigrissait  à  vue  d'œil,  et  restait 
plongé  dans  une  mélancolie  profonde;  son  nain  favori,  son 
fou  qu'il  aimait  tant,  ne  pouvait  parvenir  à  le  distraire;  le 
malheureux  fut  même  exilé  de  la  cour.  Les  courtisans , 
forcés  de  maigrir  comme  leur  maître  et  de  feindre  uiu"  déso- 
lation immense ,  résolurent  de  tirer  leur  souverain  d'un  étal 
qui  pouvait  compromettre  leur  tempérament  et  affecter  leur 
intelligence.  Les  ministres  et  les  grands  de  la  cour  se  réu- 
nirent en  conseil;  on  y  appela  la  sultane  Schelierazade,  qui 
avait  déjà  réussi  une  fois  à  dissiper  l'immeur  noire  de  son 
époux ,  et  dont  la  réputation  de  sagesse  commençait  à  se 
répandre  dans  tout  l'Orient. 

Quand  le  conseil  fut  réimi  autour  d'ime  table  recouverte 
d'un  tapis  vert,  selon  l'étiquette  orientale,  le  visir  prit  la 
parole  en  ces  termes  : 

Messieurs  et  cliers  collègues. 

Ainsi  qu'il  convient  à  des  sujets  fidèles  et  (lé\oués,  nous 
ne  devons  pas  avoir  de  souci  plus  grand  que  le  bonheur  de 
notre  maître.  (  Très-bien.  )  La  santé ,  s'il  faut  en  croire  le 
poëteFerdoussi,  est  la  clef  du  bonheur;  (Assentiment.)  l'ennui, 
dit  le  philosophe  Al-Fliarbi,  est  la  j)ire  des   maladies. 


LOtav^vow  Vv\V  \c  \a\v\o\\. 


PLAIT    SA    MAROTTK.  145 

Notre  maître  s'ennuie,  donc  il  est  malade.  (Sensation.) 
Si  mes  l'ail)les  lumières  ne  me  tout  pas  dél'aiil,  le  |)r()l)lèmu 
([lie  nous  sommes  appelés  à  résoudre  est  eelui-ei  :  étant 
donné  un  prince  qui  s'ennuie,  quels  sont  les  moyeus  les 
plus  propres  à  le  guérir? 

Une  voix.  — C'est  cela. 

De  tous  côtés.  —  Très-bien  !  très-bien  ' 

Le  visir. —  Je  ne  vous  dissimulerai  point,  Messieurs  et 
chers  collègues,  que  notre  tâche  est  grave  ;  mais  avec  l'aide 
du  Prophète,  nous  la  remplirons  courageusement,  ne  deman- 
dant d'autre  récompense  que  celle  d'avoir  sauvé  le  prince  et 
l'état.  (  Acclamations  prolongées.  ) 

Après  ce  speech,  les  membres  du  conseil  prirent  la 
parole  à  leur  tour.  L'un  proposa  d'engager  Schahriar  à 
apprendre  à  jouer  aux  échecs;  l'autre  demanda  qu'on  lui 
achetât  sept  ou  huit  Circassiennes ,  et  davantage  s'il  le  fal- 
lait; celui-ci  voulait  qu'on  fît  venir  d'Europe  des  montreurs 
d'ours  et  des  danseurs  de  polka;  celui-là  offrait  d'ouvrir 
un  théâtre  oîi  l'on  jouerait  la  comédie  et  le  vaudeville  ; 
aucun  de  ces  moyens  n'obtmt  la  majorité. 

Le  visir,  se  tournant  vers  Scheherazade ,  lui  dit  alors  : 
—  Madame ,  soyez  assez  bonne  pour  nous  donner  votre 
opinion. 

-T-  Volontiers,  répondit  la  sultane,  écoutez-moi  avec  la 
plus  grande  attention.  11  v  avait  non  loin  de  Bagdad  une 
chaumière  habitée  par  un  pauvre  bûcheron.  In  jour  \\n 
calender  vint  fra[)per  à  la  porle 

Nous  supprimons  le  reste  du  conte ,  pour  qu'on  ne  nous 

10 


146  A    CHAQUE    FOU 

accuse  pas  d'avoir  inventé  une  mille  et  deuxième  nuit.  Nous 
verrons  bientôt  quel  l'ut  le  moyen  de  guérisou  que  Scliehe- 
razade  fit  adopter  grâces  à  son  apologue. 

Pendant  que  le  conseil  délibérait,  Schabriar  se  disait,  en 
lançant  au  ciel  l'odorante  fumée  de  son  nargbilé  :  J"ai  promis 
à  la  sultane  de  respecter  sa  vie;  mais  je  n'ai  fait  aucune 
promesse  de  ce  genre  au  visir,  ni  aux  ministres,  ni  aux 
grands  de  la  cour;  si  je  leur  faisais  trancher  la  tête  pour  me 
distraire?  Comme  il  ruminait  en  lui-même  cette  pensée,  les 
nu'nistres  et  les  grands  de  la  cour  demandèrent  à  être  admis 
auprès  de  Sa  Haulesse.  Scbahriar  les  lit  introduire.  Le  visir 
se  prosterna  la  face  contre  terre,  baisa  six  fois  les  baboucbes 
de  son  maître  : 

—  Fils  du  Prophète,  s'écria-t-il ,  cœur  de  lion,  trône 
de  splendeur,  mer  de  magnificence 

—  Assez!  assez!  interrompit  Schabriar,  que  me  Youlez- 
vous? 

— -  Nous  voulons ,  sublime  sultan  ,  chasser  les  nuages  qui 
volent  autour  de  ton  front ,  ramener  le  sourire  sur  tes  lèvres , 
et  rendre  la  sérénité  à  ton  auguste  face.  Nous  avons  décou- 
vert im  nioven  de  te  distraire. 

—  J'en  ai  trouvé  un  aussi  ;  si  le  vôtre  n'est  pas  meilleur, 
je  renq)loierai  :  je  suis  décidé  à  vous  faire  trancher  la  lête. 

Un  long  frémissement  parcourut  l'assemblée.  Le  visir 
poursuivit  son  discours  d  une  voix  entrecoupée.  En  suppri- 
mant les  citations,  les  métaphores,  les  épitbètes  oiseuses, 
ce  discours,  qu'on  a  conservé  dans  les  archives  de  la  cour 
(le  Perse,  remplirait  encore  cinq  livraisons  de  cet  ouvrage. 
Nous  pri\erons  nos  lecteurs  de  ce  morceau  d'éloquence; 
nous  leur  dirons  seulement  que  Schabriar  adopta  le  moyen 


PLAIT    SA    MAROTTK.  147 

do  (lislractioii  qu'on  lui  proposait,  ce  qui  valut  à  la  Perse 
environ  trente  tètes  de  plus,  sans  eonq)ter  eelle  du  grand- 
visir. 

Ce  moyen,  dû  à  riniagiiialiou  fertile  de  Selielierazade, 
consistait  à  faire  entreprendre  un  voyage  au  sultan  dans  le 
but  de  déeouvrir  quel  était  l'honime  le  plus  malheureux  de 
son  royaume;  la  philanthropie,  employée  comme  passe- 
temps,  n'est  pas  une  invention  aussi  moderne  ([uon  pour- 
rait le  croire. 

Le  premier  jour  de  la  lune  de  Cheval,  Schahriar  se  mit 
en  route  déguisé  en  marchand  arménien,  n'emmcmant 
avec  lui  que  le  grand- visir,  également  travesti  en  marchand. 
Vers  la  treizième  heure  du  jour,  qui  correspond  à  celle  où 
l'on  dîne,  le  sultan,  dont  la  marche  et  le  grand  air  avaient 
aiguisé  l'appétit,  proposa  à  son  compagnon  de  frapper  à  la 
première  habitation  et  d'y  demander  l'hospitalité.  Ils  se 
trouvaient  eu  face  d'une  chaumière  d'assez  mince  aj)j)a- 
rence ,  et  comme  il  n'y  en  avait  pas  d'autre  dans  tout  le 
voisinage ,  ils  furent  obligés  d'y  entrer. 

Assis  sur  un  banc  de  bois,  entouré  d'alambics  et  de  cor- 
nues ,  le  maître  de  la  maison  s'aperçut  a  peine  de  la  pré- 
sence des  vovaoeurs.  11  attisait  le  feu  d'un  fourneau  situé  au 
mdieu  de  la  salle,  et  ne  perdait  pas  de  vue  le  récipient 
placé  au-dessus  du  feu.  Tout  h  coup  les  flammes  s'étei- 
gnirent, un  charbon  noir  remplaça  le  liquide  qui  bouillait; 
l'homme  poussa  un  grand  cri ,  et  se  roula  par  terre  en 
s' arrachant  les  cheveux. 

—  Ou'avez-vous  ,  mon  ami"?  lui  demanda  Schahriar  avec 
bonté. 

—  Seigneur  marchand,  répondit-il,  vous  voyez  le  plus 


148  A    CIIAOUE    FOU 

malheureux  des  hommes.  J'ai  trouvé  le  moyen  de  faire  de 
l'or.  Pour  me  livrer  aux  expériences  nécessaires,  j'ai  aliéné 
mon  héritage ,  et  ma  femme  est  morte  de  chagrin.  J'allais 
recueillir  le  prix  de  mes  sacrifices  ;  mais  l'argent  me  man- 
quait pour  entreprendre  l'expérience  décisive;  alors  le 
démon  m'a  tenté,  et  j'ai  vendu  mon  unique  enfanta  des 
marchands  d'esclaves.  Vous  venez  de  voir  échouer  ma  der- 
nière espérance  ;  il  ne  me  reste  plus  rien ,  pas  même  de  quoi 
souper  ! 

Schahriar  ordonna  au  visir  de  prendre  le  nom  du  cher- 
clieur  d'or,  et,  après Tavoir  inscrit  sur  un  calepin,  ils  sor- 
tirent. L'alchimiste  se  nommait  Nadir. 

— ^  Voilà  un  homme  hien  malheureux!  dit  le  sultan. 

—  Très-malheureux  !  répondit  le  visir. 

En  causant  ainsi ,  ils  rencontrèrent  un  vieillard  qui  venait 
de  puiser  de  l'eau  à  la  rivière;  il  marchait  péniblement, 
s'arrèlant  à  chaque  instant  pour  déposer  son  vase  et  le 
reprendre  ensuite.  La  vieillesse  indigente  excite  la  pitié  des 
âmes  généreuses  :  ce  spectacle  émut  Schahriar,  il  voulut 
connaître  l'histoire  du  vieillard. 

—  Je  m'appelle  Ghaour,  dit  l'homme  à  la  cruche;  depuis 
cinquante  ans  je  m'occupe  de  la  nature  des  choses  et  de 
l'essence  de  l'âme.  J'étais  riche,  et  un  incendie  a  dévoré 
tous  mes  biens  ;  je  ne  regrette  ni  mes  palais ,  ni  mes  meubles , 
ni  luon  argenterie,  mais  seulement  ma  bibliothèque.  La 
vérité  est  dans  les  livres,  comme  vous  savez;  et  pour  en 
acheter  je  suis  obligé  de  boire  de  l'eau,  de  manger  des 
racines,  et  de  me  servir  moi-même;  je  ne  puism'empècher 
parfois  de  me  trouver  bien  malheureux. 

Le  visir  nota  le  nom  de  Ghaour  sur  sc^s  tablettes. 


l'LAIT    SA     MAROTTF.  149 

Dos  sanglots  qui  partaient  diin  l)ois  voisin  gnidrrcnt  le 
sultan  vers  nn  pauvre  paysan  qui  pleurait  abondamment, 
assis  au  pied  d'un  arbre.  Schahriar  s'informa  des  causes  de 
sa  douleur. 

—  Hélas!  répondit  le  rustn»,  j'aimais  Fathmé,  la  jdus 
belle  lille  du  village;  en  l'épousant  je  lui  ai  fail  donation  de 
mes  biens;  maintenant  qu'elle  n'a  plus  rien  à  attendre  de 
moi,  elle  me  bal,  elle  me  cbasse  de  la  maison  pour  faire 
chère  lie  avec  d'autres,  et  quand  je  veux  me  plaindre  on 
me  rit  au  nez;  tout  le  monde  se  moque  du  pauvre  Fernicli  ! 

Le  nom  de  Ferrueh  prit  place  à  côté  de  ceux  de  Nadir 
et  de  Ghaour.  En  sortant  du  bois,  ils  virent  s'avancer  vers 
eux  un  individu  déguenillé  qui  marchait  en  tournovant  sur 
lui-même  avec  une  rapidité  effrayante  ;  on  eût  dit  un  tour- 
billon vivant.  Schahriar  l'appelait  en  vain  depuis  plusieurs 
minutes;  l'individu  ne  se  serait  point  arrêté,  si  un  obstacle 
qu'il  n'apercevait  pas  au  milieu  du  chemin  ne  lui  eût  fail 
faire  une  cabriole  dans  la  poussière. 

—  Pourquoi  tournez-vous  ainsi  sur  vous-même  d'une 
façon  si  bizarre?  lui  demanda  Schahriar,  en  laidant  à  se 
relever. 

—  C'est  ma  manière  de  voyager.  Je  suis  le  derviche 
Ahmet,  et  pom*  une  faute  que  j'ai  commise  on  ma  con- 
damné à  aller  ainsi  jusqu'à  la  grande  mosquée  d'Ispahan. 
J'ai  encore  quinze  jours  de  marche;  laissez-moi  partir,  car 
si  je  n'arrive  pas  à  l'époque  fixée,  je  suis  perdu! 

Ahmet  reprit  sa  course,  en  laissant  le  sultan  et  le  visir 
aussi  surpris  qu'affligés  d'une  telle  infortune. 

Nous  ne  parlerons  pas  des  autres  malheureux  que  ren- 
contrèrent nos  voyageurs  philanthropes.  Schahriar,  embar- 


150  A    CHAQUE    FOr 

rassé  pour  décerner  le  prix  du  malheur  ^  résolut  de  les 
réunir  à  sa  cour,  de  les  interroger  séparément,  afin  de 
prononcer  avec  connaissance  de  cause.  Le  sultan  rentra 
dans  Bagdad,  et  son  premier  soin  fut  de  donner  des  ordres 
pour  taire  arrêter  Ahmet  partout  oii  il  tour])illonnerait. 

Au  jour  fixé  pour  l'épreuve,  Schahriar,  entouré  de  toute 
sa  cour,  ayant  à  son  côté  Scheherazade ,  ordonna  qu'on  fît 
entrer  successivement  les  malheureux  qu'il  avait  découverts 
dans  sa  tournée.  Aucun  d'eux  ne  répondit  à  l'appel.  Nadir 
avait  vendu  sa  cahane,  et  sûr  de  réussir  avec  cet  argent, 
les  plaisirs  de  la  cour  ne  pouvaient  tenter  un  homme  qui 
allait  frUre  de  l'or.  Ghaour,  sur  le  point  de  découvrir  l'es- 
sence de  l'àme,  n'avait  pas  le  temps  d'interrompre  ses 
méditations.  Ferruch  avait  pardonné  à  sa  femme;  il  l'aimait 
trop  pour  la  quitter  un  seul  instant.  Ahmet,  saisi  au  pas- 
sage, s'était  échappé  des  mains  des  gardes,  disant  qu'il 
aimait  mieux  mourir  que  de  renoncer  à  un  pèlerinage  qui 
devait  lui  assurer  le  ciel.  Les  autres  malheureux  mirent  en 
avant  des  prétextes  semblahles  pour  ne  pas  renoncer  à  leur 
malheur. 

Schahriar  commençait  à  trouver  que  pour  se  disirai rt^  il 
aurait  mieux  valu  faire  couper  la  tète  au  visir,  aux  ministres 
et  aux  grands  de  la  cour,  lorsque  Scheherazade  se  tourna 
vers  lui,  et  hii  dit  avec  cette  voix  douce  que  les  poêles  lau- 
réats de  Bagdad  comparaient  au  murmure  d'une  fontaine  : 
—  Prince,  que  ceci  vous  serve  de  leçon  ;  il  n'y  a  de  mal- 
heureux que  ceux  qui  n'ont  pas  de  désirs  :  alchimie  ,  philo- 
sophie ,  amour,  dévotion,  tout  ce  qui  remplit  le  cœur 
contrihue  à  la  félicité. 

—  Ces  gens-là  ne  se  trouvent  pas  mallieureux,  reprit 


PLAIT    SA     MAROTTE. 


151 


Sclialiriiu'  au  coinhlc»  de  rrloiiiiciiicnl  ;  mais  ils  soiil  lotis! 

A    ('.IIAOIK    For    l'LAlT  SA    MAIiOTTK  !    s'irria    IIM     |»('lil 

homme  roiilrclail  (|iii  srlait  glissé  au  milieu  des  eourtisaus; 
rends-moi  la  mienne,  si  tu  veux  que  je  vive. 

I']n  même  temps,  le  nain  lavori  se  jeta  aux  pieds  du  sul- 
tan. Sehalu'iar  rélléchit  ])endant  quelques  instants;  puis  il 
daigna  soui'ire  à  toute  la  coui".  il  laiil .  dil-il ,  une  passion  à 
riionuue;  j'ai  déjà  choisi  la  mienne.  Un  témoin  oculaire 
de  cette  histoin^  raconte  quen  prononçant  ces  mots,  il 
regarda  tendrement  la  sultane, 


LUi    ©©KlilllLS    ®[l    L'giMKiaDl 


SONT  LES  CONSEILS   DU   DIABLE. 


rémond  est-il  arrivé?  deiiiandait  mi  matin 
à  une  femme  de  cliainbre  un  monsieur  chauve 
(jui  venait  de  monter  an  deuxième  étage  d'une 
maison  de  la  rue  Sainl-llonoré. 

—  Entre  donc,  monsieur  Bruneau,  repai- 
tit  une  voix  de  l'intérieur;  et,  presque  aussitôt,  on  vil 
paraître  au  milieu  de  rantichand)re  un  gros  bonhonnne 
au  teint  fleuri,  qui  tenait  d'une  main  un  rasoir  et  de  l'autre 
un  pinceau. 

—  Eh  bien  !  as-tu  réussi  dans  tes  projets? 


Ci  ;\\  (  Yowwu  \v\v\,  VVvav  \v:  \nvV. 


LES    CONSEILS     DE     i/ENMI,     E  I'C.  155 

—  Lorsque  AllKUiase-l)(''sii'é-JiU'qii('sBr(''iiioiul  se  (•h;ir«>o 
d'iiiio  affaire,  esl-il  dans  l'lial)iliide  de  ne  pas  réussir? 

—  Ainsi,  ta  llllc  est  tianeée?  reprit  ^\.  Bruneau  après 
s'être  assis  dans  un  fauteuil,  sa  canne  entre  ses  genoux  et 
son  chapeau  sur  sa  canne. 

—  Ma  Lueile  est  fiancée,  et  mou  futur  cendre»,  arrive 
aujourd'hui  même  avec  son  père,  M.  Christophe  Deschanips, 
d'Elbeuf. 

—  Et  ta  fourniture? 

—  FA\c  est  certaine;  les  fonds  sont  prêts;  ma  fennne  est 
l'amie  de  madame  Ducornet,  dont  le  mari,  chef  de  division 
au  ministère  de  la  guerre,  a  promis  de  présenter  le  trait('' 
à  la  signature  de  Son  Excellence.  Madame  Brémond  le  por- 
tera à  madame  Ducornet,  apostille  d'une  pièce  de  satin  de 
Chine,  qui  nous  est  arrivée  de  Pékin ,  et  dont  notre  pro- 
tectrice a  la  plus  grande  envie  pour  paraître  au  bal  de  la 
cour.  Ainsi  tout  est  arrangé  :  le  ministre  signe  le  traité  ce 
soir;  ce  soir,  nous  signons  le  contrat,  et  tu  vas  m' accom- 
pagner pour  acheter  la  corbeille  de  noces. 

—  Justement,  j'ai  une  citadine  à  ta  porte. 

—  Alors  partons. 

—  Partons!...  Mais  n'as-tu  rien  à  dire  à  ta  femme? 

—  Bah!  elle  est  maussade  ce  matin. 

—  (Ju'a-t-elle  donc? 

—  Elle  s'ennuie. 

—  Hein  !  que  dis-tu  là?  elle  s'enmiie! 

—  Eh  bien  !  oui,  elles'ennuie!  De  quelair  me  regardes-tu? 

—  Mon  ami,  sais-tu  bien  ce  que  c'est  que  l'ennui? 

—  Quelle  question!  Parbleu,  oui,  je  le  sais.  L'ennui... 
Eh  bien  !  c'est  l'ennui. 

•20 


154  LES    CONSEILS    DE    l'eNNUI 

—  Tu  le  Ironipes,  monsieur  Brémond;  l'ennui,  c'est  le 
diable.  Oiiancl  madame  Bruneau  s'ennuie,  j'ai  peur. 

A  ces  mois,  M.  Brémond  regarda  M.  Bruneau,  haussa 
les  épaules,  prit  sou  chapeau  et  sortit. 

Or,  taudis  que  les  deux  amis  montaient  eu  citadine, 
madame  Brémond ,  à  demi  couchée  sur  un  sofa ,  dans  son 
boudoir,  laissait  flotter  ses  rêveries  au  hasard.  A  quoi  pen- 
sait-elle? Dire  qu'elle  ne  pensait  à  rien,  c'est  dii-e  qu'elle 
pensait  à  tout.  Madame  Brémond  était  une  fenuue  à  qui 
ses  amies  donnaient  trente-neuf  ans  ;  elle  en  avait  donc 
trente-deux  ou  trente-trois.  Les  molles  clartés  qui  filtraient 
par  les  persieuues  voilées  de  stores,  noyaient  les  lignes 
charmantes  de  son  visage,  et  teignaient  d'une  lueur  rose 
les  plans  nacrés  de  ses  épaules.  Ce  matin -là  madame 
Brémond  s'ennuyait.  Pourquoi?  Sa  camériste,  tout  au  plus, 
aurait  pu  le  deviner.  Elle-même  l'ignorait  certainement. 

Pour  ouvrir  le  cœur  d'une  femme  à  l'ennui,  il  est  mille 
raisons  ;  pour  le  fermer,  il  n'en  est  qu'une.  Or,  madame 
Brémond  était  mariée  depuis  dix-sept  ans. 

Au  bout  d'une  heure,  n'enlendant  pas  la  sonnette  de  sa 
maîtresse,  la  camériste  entra.  —  Il  est  ])ieulôt  midi,  dit- 
elle,  madame  veut-elle  que  je  la  coiffe? 

—  Comme  vous  voudrez ,  Suzetle. 

Tandis  que  Suzctte  présidait  à  ces  nulK'  détails  où  les 
femmes  déploient  plus  de  diplomatie  que  des  ambassadevu's 
dans  lui  congrès,  un  violent  coup  de  sonnette  retentit  à  la 
porte. 

—  xMadame,  dit  pres([ue  aussitôt  une  fenuue  de  chand)re 
eu  ])assaiil  sa  lèle  derrière  une  portière,  il  y  a  là  un  mou- 
sieur  qui  demande  à  vous  pailer. 


SONT     M:s    C.ONSFIl.S     |)l      DIAliLE.  1.").") 

—  .Mais  je  ne  puis  rcccNitir  pcrsoiiiic... 

—  Pcrsoiiiic .  t'\c('[)l(''  un  l)('aii-|)('ix' ,  iiilcii'ompil  une 
o'i'ossc!  \()i\;  cl  presque  anssilùl  nu  uionsieur,  gras,  grand, 
vermeil  el  joulllu.  se  présoiiUi  au  seuil  du  l)()ud()ir. 

—  -M.  (lluislojdie  Desehanips,  dit-il  en  s'annoneani  lui- 
nièuie. 

Madame  Biémond  s" inclina  en  s'elïoreaiil  de  soniire. 

—  Je  vous  sur[)reiids  dans  l'asile  des  Grâces,  Madame; 
mais  hall!  un  beau-père  a  ses  petites  entrées  partout.  Par- 
bleu 1  j  eu  ai  vu  bien  d'autres  à  Elbeuf!  Une  belle  ville,  ma 
loi!  (]on naissez-vous  Elbeut"?  Non?  Après  le  mariage  de 
mon  tils,  je  vous  y  conduirai.  C'est  moi  qui  suis  l'adjoint 
de  l'endroit;  vous  verrez  ma  fabrique  et  mon  Casimir.  Par 
le  chemin  de  fer,  c'est  une  bagatelle  que  ce  voyage;  une 
petite  maîtresse  fait  ça  entre  son  déjeuner  et  son  dhier. 
C'est  plus  difticile  à  moi  qui  fais  mes  cinq  repas  par  jour. 
Mais  bail  !  en  voyage  comme  à  la  guerre  !...  Mais,  Madame, 
ne  vous  gênez  pas  pour  moi;  continuez;  voyez,  j'en  agis 
sans  façon,  moi;  je  m'installe. 

Cette  tirade  avait  été  débitée  tout  d'une  haleine,  el,  avant 
que  madame  Brémond  eût  trouvé  le  temps  de  glisser  un 
mot,  M.  Deschamps  s'était  assis  carrément  sur  l'ottomane 
de  salin.  En  toute  autre  circonstance,  madame  Brémond 
aurait  ri  de  tout  son  cœur;  c'était  une  femme  d'esprit  qui 
s'annisait  des  ridicules  plus  qu'elle  ne  s'en  offensait;  mais 
en  ce  moment  elle  s'ennuyait. 

Ses  sourcils  se  froncèrent,  et  une  moue  dédaigneuse  se 
dessina  sur  sa  bouche;  à  ce  flux  de  paroles,  elle  ne  répon- 
dit (pie  par  un  regard  glacial. 

Mais  M.  Deschamps  n'était  |)as  homme  à  se  découcerl<'r 


156  LES    CONSEILS    DE    l'eNM'I 

pour  si  peu  ;  il  se  répondit  à  lui-uiémc ,  et  la  conversation 
recommença  sous  forme  de  monologue. 

—  Parbleu!  s'écria- 1 -il  encore,  j'ai  grand'  faim;  le 
voyage  et  le  grand  air  m" ont  mis  en  appétit.  Aous  allons 
déjeuner  ensemble  ;  ce  sera  fort  gai  ;  quand  M.  Brémond 
rentrera,  il  nous  trouvera  à  table  à  côté  l'un  de  l'autre.  Eb  ! 
eli  !  il  verra  que  nous  avons  fait  connaissance  sans  lui. 

— •  Merci,  Monsieur;  je  ne  déjeune  jamais,  répondit 
d'un  ton  sec  madame  Brémond. 

—  Jamais!  s'écria  le  Normand  ébouriffé. 

—  Jamais  à  midi.  Suzette,  donnez  ordre  qu'on  serve  à 
monsieur  un  pâté,  quelque  poulet  froid,  deux  ou  trois  bif- 
tecks;   la  moindre    des   clioses  entin. 

—  Au  moins  me  tiendrez -vous  compagnie?  reprit 
M.  Deschamps. 

Au  moment  où  madame  Brémond  allait  répondre,  la 
femme  de  chambre  vint  annoncer  qiK^  M.  Alfred  de  Lespars 
attendait  madame  au  salon. 

—  Veuillez  m' excuser,  Monsieur,  dit  vivement  madame 
Brémond  ;  c'est  pour  une  affliire  importante  qui  ne  souffre 
aucun  retard. 

M.  Deschamps,  un  peu  étourdi,  passa  dans  la  salle  à 
manger,  où  le  pâté  et  le  poulet  lui  tirent  oublier  la  moitié 
de  sa  déconvenue. 

Or,  l'affaire  qui  ne  souffrait  aucun  retard  n'était  rien 
moins  que  l'offre  d'un  billet  pour  le  bal  de  la  liste  civile. 
M.  Alfred  de  Lespars  était  éloquent;  mais  madame  Bré- 
mond était  ennuyée. 

—  La  valse  vous  distraira,  disait  le  dandy. 

—  Mais  je  n'ai  pas  de  robe,  répondait  la  dame. 


SONT     J.KS    CONSKIl.S     DU     DIAlil.i:.  lo7 

Los  rcmiiics,  ciissciil-cllt's  mille  icihcs.  iiCii  oui  jamais 
une  la  Ncillc  d  un  hal. 

—  Voilà  justciiKMit  iiiii'  j)i('c'('  (le  salin  dini  dessin  inei- 
veilleux;  je  suis  sur  ([ue  votre  laiseiise  de  modes  est  l'ennne 
à  tailler  une  robe  dans  une  jnn'l. 

—  (l'est  vrai,    dit   nonch;dannnenl    madame  Brémond. 

—  (a'oycz-moi,  Madame,  reprit  le  dandy  insinuant,  il 
faut  condwttre  remuii  ])ar  le  plaisir;  le  spleen  est  dange- 
reux pour  une  jolie  l'ennne. 

Madame  Brémond  sourit,  hésita  un  instant;  mais  la 
main  de  M.  de  Lespars  avait  déjà  saisi  le  cordon  de  la  son- 
nette. Suzette  entra,  et  reçut  ordre  de  porter  tout  de  suite  le 
satin  chez  la  couturière. 

Madame  Brémond  avait  tout  à  l'ait  oublié  son  amie, 
madame  Ducornet. 

M.  Deschamps  parut  à  cet  instant  à  la  porte  du  salon  ;  sa 
présence  acheva  d'irriter  les  nerfs   de  madame  Brémond. 

—  Je  ne  vous  dérange  pas,  j'espère?  dit  le  fabricant. 

—  Oh!  mon  Dieu,  non;  mais  voilà  justement  M.  de 
Lespars  qui  me  priait  d'aller  choisir  des  bracelets,  ])our  sa 
S(Pm',  chez  Janisset.  Me  permettez-vous  de  l'accompagner'? 

—  Faites,  Madame,  répondit  M.  Deschamps,  qui  sem- 
blait avoir  perdu  toute  sa  loquacité  et  sa  joveuse  humeur. 

Dix  minutes  après,  madame  Brémond,  enunaillotée  dans 
un  cachemire,  montait  en  calèche  avec  M.    de   Lesj)ars. 

—  Au  bois  de  Boulogne!  cria  le  valet  de  pied  au  cocher; 
et  la  calèche  partit. 

M.  Christophe  Deschamps  entendit  la  voix  sonore  du 
laquais;  il  tressaillit,  frappa  de  sa  canne  sur  le  parquet, 
enfonça  son  chapeau  sur  sa. tète,  et  sortit  avec  fracas. 


158  LES    CONSEILS    DE    l'eNNUI 

Vers  le  soir,  M.  Brémond  et  son  ami  M.  Bruneau 
revinrent  h  la  maison  de  la  rue  Saint-IIonoré.  Dix  commis- 
sionnaires les  suivaient,   chargés  de  caisses  et  de  cartons. 

—  Madame  Brémond?  demanda  M.  Brémond  à  la 
camériste. 

—  Madame  n'est  pas  rentrée;  mais  voici  deux  lettres 
pour  vous. 

—  L'écriture  de  mon  ami  Deschamps!  A  quelle  heure 
est-il  arrivé  '? 

—  Monsieur,  il  est  parti  à  (piatre  heures. 

—  Parti!  qu'est-ce  à  dire? 

—  Lis,  et  tu  le  sauras,  lit  ohserver  M.  Bruneau. 
M.  Brémond  ouvrit  précipitamment  la  lettre. 

«  Mon  cher  correspondant , 

((  Je  retourne  à  Elbeuf.  Votre  femme  est  peut-être  cliarmante,  mais 
elle  n'a  pas  voulu  se  donner  la  peine  de  me  le  prouver.  Je  ne  veux  pas 
être  pour  elle  un  sujet  de  contrariété;  et,  pour  lui  épargner  l'ennui 
d'une  présence  trop  assitlue,  je  renonce  pour  mon  lils  à  l'iionneur  d'en- 
trer dans  votre  famille.  Comptez  toujours  néanmoins  sur  mon  amitié  et 

mon  crédit.  » 

«  Christophe  Descuamps.  m 

—  A  l'autre,  dit  M.  Brémond;  et  une  seconde  fois  il 
rompit  le  cachet. 

«  Mon  cher  Monsieur, 

«  Madame  Ducornet  a  vainement  attendu  madame  Brémond  toute 
raj)rès-midi  ;  je  regrette  infiniment  que  son  absence  ne  m'ait  pas  permis 
(le  faire  pour  vous  ce  dont  j'avais  cru  pouvoir  vous  donner  l'espérance; 
mais,  vous  le  savez,  une  lettre  était  indispensable,  et  cette  lettre  que  je 
devais  soumettre  à  M.  le  ministre  ,  je  ne  l'ai  pas  reçue.  Dans  la  pensée 
que  peut-être  vous  aviez  renoncé  à  solliciter  la  fourniture,  j'ai  dû 
présenter  un  autre  soumissionnaire,  et  S.  E.  vient  designer  le  traité. 


SONT    LES    GONSEir.S    \)V    niAHI.K. 


:iO 


«  Madame  Ducornel  se  rappelle  au  siuiveiiir  de  iiiiidaine  l?ri'iiuind  ,  et 

la  remercie  de  son  offre  oblii^eante.  Kilo  a  trouvé  [)uuf  le  bal  de  la  cour 

une  étoffo  propre  à  remplacer  la  pièce  de  salin  dont  madame  Brémond 

lui  a\ail  })arli'v  » 

Noire  luul  dévoué  , 

K   B.  DrcORNET.   1) 

—  Que  signilie  tout  cola?  s'écria  M,  Brémond  en  frois- 
sant les  deux  lettres.  Un  mariage  rompu  et  une  tburniture 
manquée  1 

—  Mon  ami,  ta  femme  s'ennuyait  ;  elle  a  suivi  les  con- 
seils du  diable.  La  voilà  justement  (|ni  rentre  avec  M.  Alfred 
de  Lespars.  Tu  u'as  plus  qu  à  prier  Dieu  pour  que  son 
ennui  s'en  tienne  mainfenani  à  la  fourniture  mancpiée  et 
au  mariage  ronqni. 


A  ©(s)L@[M]i[l§   i@yL[ 
CERISES  SONT  AMÉRES 


1  y  a  qiielqi]es  années,  les  journaux  signalèrent 
l'existence  d'un  club  des  Suicides,  établi, 
disaient-ils,  dans  une  \ille  d'Allemagne. 

Ceci  parut  à  tous  les  gens  d'esprit  une  j)lai- 
santerie  d'un  goiil  médiocre,  et  ils  ne  conce- 
vaient pas  bien  comment  un  candidat,  —  à  moins  de  s'y 
présenter  à  l'instar  de  feu  saint  Denis,  sa  tète  à  la  main ,  et 
d'établir  ainsi  qu'il  s'était  préalablement  coupé  la  gorge, — 
pouvait  justitier  de  ses  titres,  et  mériter  les  suffrages  d  une 


3y9tJ 


Lt*  Lou^s  Y.t  t,t  ''^\»i.^\vv;)^^^\V  ^w- 


A    COLOMBES    SOULES,     ETC.  161 

assciiililt'o  i[uo  sans  cloute  ils  supposaiciil  coinposôc  ch^ 
li'épassi's. 

Pour  se  créer  des  tlillieullés  il  sul'lil  tFappartenir  à  la 
classe,  hélas!  si  nombreuse,  des  gens  d'esprit.  Les  trois 
(juarls  du  temps,  —  comme  feu  Gribouille,  qui,  pour  évi- 
ter la  pluie,  se  jetait  dans  la  rivière,  —  ces  honnêtes  dupes 
du  scepticisme  s'appliquent  à  ne  rien  croire  de  ce  qui  est 
vi'ai  pour  arriver  à  douter  de  ce  qui  est  faux  :  —  et  à  ceci, 
par  j)arenthèse,  elles  ne  réussissent  pas  toujours. 

Donc,  cette  fois  encore,  les  gens  d'esprit  se  trompaient; 
le  club  des  Suicides  a  existé,  ou,  pour  mieux  dire,  failli 
exister. . .  un  jour  seulement ,  il  est  vrai  ;  mais  enlin  ce  jour-là 
mérite  qu'on  en  parle.  Sur  lettres  de  convocation  ,  dùmcnl 
scellées  et  distribuées,  plusieurs  individus,  de  tout  pays  et 
de  tout  âge,  se  réunirent  certain  jour  de  certain  mois,  dans 
certaine  maison  de  certaine  rue ,  à  Berlin  ou  ailleurs ,  pour 
y  former  le  club  en  question. 

La  compagnie  n'était  pas  nombreuse;  en  revanche,  on 
n'en  eût  pas  trouvé  facilement  de  plus  choisie.  Presque  tous 
les  membres  étaient  venus  en  carrosse,  et  avaient  laissé  aux 
portes  une  livrée  nombreuse.  La  plupart  d'entre  eux  portaient 
les  insignes  de  quelque  chevalerie;  énervés  par  les  joies 
sensuelles,  presque  tous  exhalaient  les  parfums  excitants 
du  musc;  et  les  cinq  sixièmes  marchaient  à  grand'])eine, 
attardés  par  la  goutte ,  cette  maladie  des  millionnaires. 

Une  telle  assemblée  ne  pouvait  se  passer  d'un  président 
anglais.  Le  plus  morose  et  le  plus  jaune  des  nababs.  Fré- 
déric-James Mordaunt ,  de  Latcutia,  ex-|)aveur  général  de 
la  compagnie  des  Indes,  hit  j)orté  au  fauteuil  parmi  vote 
unanime,    et  par  quatre  grands  Lasatrs  à   face  cuivrée. 


162  A    COLOMBES    SOULES 

Pour  tout  remerciement ,  il  croisa  ses  l)ras  sur  sa  poitrine 
à  la  manière  des  idoles  de  Jaggernaut,  et  un  interprète 
habile,  qui  ne  le  quittait  jamais,  se  chargea  de  traduire  ce 
geste  en  bon  français;  —  on  ne  s'exprime  jamais  autrement 
dans  une  réunion  cosmopolite. 

«  Messieurs,  dit-il,  l'honorable  esquire  vous  remercie  de 
lui  avoir  décerné  les  honneurs  de  la  présidence,  et  vous 
offre  à  chacun ,  —  pour  vous  témoigner  sa  gratitude ,  — 
deux  onces  du  meilleur  opium  qui  se  récolte  dans  le  Haut- 
Assam.  Il  désire  seulement  que  la  pensée  qni  vous  réunit, 
et  l'opération  qui  doit  en  être  la  conséquence...  » 

Cet  euphémisme  gracieux  excita  un  nuu'uuu'e  d'appro- 
bation. 

«Qui  doit  en  être  la  conséquence,  répéta  l'orateur,  ne 
soient  obscurcies  par  aucun  nuage ,  ni  marquées  par  aucun 
désordre.  Tout  doit  se  passer  décemment,  avec  entière  con- 
naissance de  cause ,  à  loisir,  comme  il  sied  à  des  gentlemen 
à  qui  la  vie  est  devenue  assez  indifférente  pour  qu'une 
heure  ou  deux  de  plus  à  passer  dans  ce  bas  monde  leur 
semble  une  bagatelle  tout  à  fait  insignifiante. 

«  Et ,  comme  les  honorables  membres  du  club  glorieux 
que  vous  allez  instituer  acceptent  ime  véritable  solidarité 
de  principes,  il  est  bon  que  chacun  d'eux  fasse  agréer  à 
ses  futurs  collègues  les  motifs  de  sa  résolution  suprême. 
Le  président  invite  donc  les  candidats  qui  réclament  leur 
admission  à  expliquer  sommairement ,  l'un  après  l'autre , 
en  commençant  par  le  plus  jeune,  les  raisons  qu'il  a  de 
renoncer  à  l'existence.  On  statuera  par  un  scrutin  séparé 
sur  le  mérite  de  chaque  candidature.  » 

La  motion  du  président  fut  accueillie  avec  fa\eur.  el  les 


CERISES    SONT    AMÈHES.  163 

cluhislt'S  aspirants  s'ciiIrCxaiiiiiii'rciil  pour  sa\(»ir  (pii  par- 
lerait le  |)r(Mni('r.  i'.c  lut  un  iM'anrais  (pii  sclcNa.  Jehan  .Mar- 
cottcau  avait  dix-ncul' ans ,  de  trop  lon^s  c'Iicvl'ux  ,  cl  aussi 
peu  (le  inollels  qu'une  élégie  moderne  en  comporte. 

((  Je  veux  me  tuer,  dit-il,  procédant  en  vrai  romantique 
par  petites  phrases  courtes  et  saccadées.  J'ai  vécu  un  siècle 
en  (pielques  jours.  Tout  homme  m'est  antipathique.  Aucune 
femme  ne  me  rejouit  plus.  Sardanapale  était  un  innocent, 
au  prix  de  yotre  serviteur;  Alcihiade  ,  un  épicier;  don  Juan 
et  Lovelace,  deux  crétins.  Puis  j'ai  fait  un  drame,  Mes- 
sieurs. Je  vous  le  jure,  une  œuvre  cyclopéenne!  On  l'a  fort 
goûté,  par  malheur.  J'espérais  une  lutte,  des  orages, 
quelque  chose  de  grand,  enfin,  sur  quelque  mont  Sinaï, 
couronné  d'éclairs  et  de  tonnerres.  Mais  on  m'a  traité 
comme  le  premier  vaudevilliste  venu.  J'ai  dû  suhir  les 
bravos  furieux  de  plusieurs  centaines  de  croquants.  Fatal  et 
méprisable  triomphe!  Ils  m'ont  souffleté  de  leurs  applaudis- 
sements. Ils  m'ont  craché  mon  succès  à  la  face.  Donc  je 
fus  médiocre ,  ou  du  moins  on  peut  dire  de  moi  :  Il  fut  mé- 
diocre un  tel  jour.  ]\'est-ce  point  assez  pour  en  mourir? 
Qu'en  pensez-vous,  Messeigneurs?  » 

Les  sages  de  l'assemblée  se  regardèrent  sans  mot  dire  à 
cette  bizarre  interpellation  ;  puis  on  alla  au  scrutin  ,  et  le 
candidat  fut  exclu  par  un  vote  significatif.  Silvio ,  bel  Italien 
aux  cheveux  noirs,  prit  alors  la  parole. 

«  Je  supplie,  dit-il,  vos  excellentissimes  Seigneuries 
d'écouter  en  toute  faveur  leur  humilissime  esclave.  Les 
femmes,  —  que  j'aime  passionnément,  —  ont  toujours  tait 
le  tourment  de  ma  vie.  Jadis,  c'était  parleurs  rigueurs;  le 
tyran  de   Paphos  jetait  ses  flèches  de  i)loiub  à  toutes  les 


lOi  A    COLOMBES    SOULES 

beautés  dont  le  rc^gard  faisait  couler  dans  mes  yeines  le  poi- 
son subtil  de  l'amour.  Aujourd'bui,  les  cboses  ont  changé 
de  face.  Comment  vous  dire,  Excellences,  sans  blesser  la 
modestie,  que  je  suis  le  trop  heureux  objet  de  trois  préfé- 
rences, dont  la  moindre  est  bien  au-delà  de  mes  faibles 
mérites,  et  snl'lirait  à  combler  mes  vœux?  Il  en  est  pourtant 
ainsi  :  trois  zentil  donne  ^  toutes  trois  accomplies  en  mérite 
et  en  vertus  singulières,  ont  abaissé  leurs  yeux  sur  moi. 
Pareil  aux  captifs  de  Mézence,  mon  pauvre  cœur,  tiraillé  à 
droite  et  à  gauche,  comme  par  des  cavales  indomptables, 
est  chaque  jour  prêt  à  se  rompre.  Folles  querelles,  jalousies 
insensées,  ardeurs  inquiètes,  de  tous  côtés  me  minent  et 
m'assiègent.  A  une  journée  sans  repos  succède  une  nuit 
orageuse;  à  la  tempête  nocturne,  un  jour  rempli  d'alarmes. 
Autrefois,  j'avais  trois  ressources  contre  le  désespoir  d'a- 
mour: l'opéra,  l'atelier,  les  dolci.  Mais,  hélas!  l'une  de 
mes  amantes  est  prima  donna;  la  seconde,  modèle  en 
renom,  a  ses  libres  entrées  chez  tous  les  peintres;  la  troi- 
sième tient  le  seul  magasin  de  nnisiacciuoli  et  de  pain 
d'Espagne  oii  un  honnête  homme  puisse  aller  se  distraire. 
Elle  seule  a  le  dépôt  des  /rwino/i  de  Santa-Ghiara  et  des 
stntjfoli  de  San-Gregorio-Armeno.  Ce  fut  même  là,  s'il 
m'en  souvient,  ce  qui  loi  valut  mes  imprudents  honnnages. 
A  présent  que  faire,  sinon  aller  chercher  aux  sombres 
bords  le  repos  qui  me  fuit  ici  bas?  Ce  que  me  refuse  le  fils 
de  Cypris,  Pluton  me  l'accordera  peut-être.  (Ju'en  pensez- 
vous?  » 

Pour  toute  réponse,  le  président  lit  un  signe  à  son  inter- 
prète, et  celui-ci  alla  demander  à  Silvio,  le  plus  discrète- 
ment qu'il  sût  le  faire,  s'il  n'aurait  point  sur  lui  par  hasard 


CEIUSES    SONT    AMÈllKS.  165 

l(>s  |)(»i'lrails  do  ses  (rois  [XM^sriMilriccs.  Silvio  poilail  riiii  à 
l"(''j)iiiglo  (le  sa  cravalc,  le  second  en  médaillon,  cl  le  Ifoi- 
sième  eu  bracelet.  Le  président,  après  les  avoir  examinés, 
end  devoir  les  faire  passer  sous  les  yeux  des  assistants. 
(Tétaient  trois  tètes  eharmantes,  celle  de  la  pâtissière  sur- 
tout. I']lles  (h'cidèreni  la  (piestion  contre  le  malcnconti'cnx 
Silvio,  (pie  le  \icn\  l'rédéric-James  Mordauut  foudroyait 
de  sa  mnellc  indignation.  Ponr  se  consoler  dn  vote  sponlani- 
par  lequel  on  le  uiettait  au  ])au  du  suicide,  le  bel  italien  se 
fit  apporter  un  poncio  spoiigato  ^  et  savoura  leidemcut  ce 
délicieux  sorbet. 

«Le  non-moi  tîuit  pres(pie  tonjours  par  tuer  le  moi, 
s'écria  d'une  voix  creuse  mynbeer  Llricbs  Kupferberg,  ])ro- 
fesseur  allemand  ,  dont  le  tour  était  venu...  Et  même  quand 
le  subjectif  s'exécute  lui-même,  il  n'est  que  l'agent  de  l'ob- 
jectif. Supposons  un  exemple  :  si  la  trois  fois  beurense 
assemblée,  à  qui  je  fais  l'iionneur  de  m'expli(|uer  devant 
elle,  parvenait  à  me  comprendre  et  m'admettait  dans  son 
sein;  si,  ensuite,  détruisant  les  conditions  de  mon  être 
individu{d,  je  rentrais  dans  les  vagues  domaines  de  l'infini, 
(pielle  serait  la  cause  de  cette  dissolution,  de  ce  divorce 
amiable,  prononcé  entre  mon  corps  et  mon  âme?  Lne 
cause  seconde,  une  fortuite,  pas  autre  cbose;  un  sinq)le 
malentendu  de  ce  -po-çtoTov  mystérieux  que  le  vulgaire 
appelle  Providence.  Pourquoi  m'a-t-il  placé,  moi  voyant, 
dans  un  milieu  de  ténèbres?  Pourquoi  m'a-t-il  donné,  — 
j'établis  à  regret  ce  fait  qui  vous  désobligera  peut-être,  — 
la  perception  interne  de  mon  ijielfable  supériorité  sur  tous 
les  êtres  créés  avant  ou  eu  même  temps  que  moi"?  Est-ce  ma 
faute  si  je  snis  investi  de  facnitcs   inouïes   dont    Texercice 


lOG  A    COLOMBES    SOULES 

ni'esl  inlerdif?  Voici  ce  qui  m'ariivc.  A  force  de  travailler 
la  raison  pure  et  les  idées  innées,  non-seulement  jai  con- 
staté ce  fait  imporlaut  que  l'àme  est  un  être  multiple,  mais 
je  suis  parvenu  h  dédoubler  mon  moi.  Je  puis  le  transmettre 
à  un  autre  sans  cesser  pour  cela  de  le  posséder,  et  prouver 
parla  même  que  l'âme  humaine  n'est  pas  identique,  ainsi 
que  renseignent  les  ânes  hâtés  de  l'Ecole  française.  J'ai 
donc  fout  simplement  mis  la  main  sur  la  pierre  philosophale 
du  monde  métaphysique.  J'ai  en  poche  la  plus  nouvelle  de 
toutes  les  vérités  connues,  et  probablement  la  solution  de 
tous  les  problèmes  à  venir.  Ce  n'est  point,  vous  le  pensez  , 
un  bonheur  médiocre.  Maintenant ,  depuis  que  je  suis  en 
possession  de  ce  merveilleux  dictame  ,  je  n'ai  pu  ni  l'expé- 
rimenter pour  moi-même,  ni  l'appliquer  de  manière  à  con- 
vaincre les  autres.  La  faute  en  est  à  mon  siècle ,  qui  ne  me 
fournit  pas  un  être  égala  moi.  Or,  le  contenant  ne  peut  pas 
être  plus  petit  que  le  contenu.  Mon  âme  ne  saurait  entrer 
dans  un  autre  vase  intellectuel ,  si  ce  vase  n'a  point  la  même 
capacité,  les  mêmes  moyens  d'abstraction,  de  généralisa- 
tion, etc.,  etc.,  qui  m'ont  été  trop  généreusement  départis; 
et  j'ai  acquis  à  mes  dépens  la  triste  conviction  que  pas  un 
être  humain  n'est  assez  vaste  pour  servir  à  mes  projets.  Un 
esprit  où  l'orgueil  régnerait  en  maître  serait  particulière- 
ment flatté  de  cette  circonstance;  mais  le  vrai  savant  ne 
saurait  supporter  un  isolement  pareil.  Donc,  si  bornés  que 
le  ciel  vous  ait  faits,  vous  comprendrez  que  je  ne  puisse 
point  habiter  une  sphère  trop  étroite ,  dont  mon  œil  a 
dépassé  les  limites.  Je  pars,  géant  désolé  de  vivre  parmi 
des  nains,  et  vraiment  malheureux  d'avoir  deux  ou  trois 
siècles  d'avance  sur  ma  déplorable  époque.  Vous  ne  vou- 


CERISES    SONT    AMKRES.  167 

(liiez  |)as,  je  |)('iis(',  noms  ojjposcr  à  rc  ^rand  acte  de  jiislicc 
(lisli'ibulivo,  à  ccl  oslracisnic  iicccssairc.  » 

Porsoniic  ne  irpoiulit;  et  cela  par  une  raison  inajourc. 
c'est  que  tout  le  iiioiult'  était  eiuloriiii.  On  cul  grantlpeiiic  à 
réveiller  assez  de  votants  pour  exclure  l'ennuyeux  pédant 
(pii  venait  de  pailei'.  Il  sortit  de  la  salle  en  se  trottant  les 
mains,  et  on  renleiidil  se  t'éliciler  d'être  inintelligible,  mal- 
gré tous  les  elïorls  qu'il  a\ait  laits  pour  se  mettre  au  niveau 
de  son  auditoire. 

L'épreuve  conlinna  trois  heures,  absolument  comme  elle 
avait  connnencé.  Ambitieux  trop  promptemenl  satisfaits,  ou 
bien  désappointés  par  une  victoire  incomplète;  Crésus  dé- 
goûtés de  la  richesse  par  la  satiété  qu'elle  entraîne;  voliqi- 
tueux  fatigués  de  l'amour  par  de  trop  faciles  plaisirs ,  tous 
ces  convives  se  plaignaient  de  la  vie  connue  d'un  banquet 
trop  riche  et  trop  abondant.  Aussi,  pas  un  d'eux  ne  trou\a 
grâce  devant  ses  juges,  et  le  résultat  final  du  scrutin  laissa 
le  président  isolé  dans  son  fauteuil,  en  lace  d'une  quadruple 
rangée  de  banquettes  vides. 

Cette  conclusion,  tout  à  fait  imprévue,  le  contraignit  à 
s'examiner  lui-même  avec  plus  de  sévérité  qu'il  n'avait  fait 
jusque-là. 

—  Daiun\ye\  s'écria-t-il,  s' adressant  à  son  interprète, 
je  ne  suis  pas  très-certain  de  nétre  pas  aussi  absurde  que 
ces  impudents  camarades.  La  seule  bonne  raison  que  jaie 
de  m'envoyer  dans  l'autre  monde,  c'est  que  je  ne  puis  plus 
digérer  l'excellent  curry  dont  mon  cuisinier  parsis  possède 
seul  la  recette,  et  que  j'aime  par-dessus  toute  chose.  Peut- 
être  n'est- il  pas  tout  à  fait  raisonnable  de  se  tuer  parce 
(pion  a  le  meilleiu'  cuisinier  des  cin([  |)ailies  du  monde. 


168  A     COLOMBES    SOULES,     ETC. 

—  Si  Votre  Honneur  me  demande  mon  avis  là-dessus, 
répliqua  le  docile  truchement,  je  lui  apprendrai  que  je  con- 
nais cent  cinquante  millions  d'honnnes  très-heureux  de 
vivre ,  et  qui  jamais  n'ont  mangé  autre  chose  que  du  riz 
bouilli  sans  sel  ni  poivre.  Mais  tout  dépend  des  circon- 
stances, et  une  trop  grande  ])rospérité  gcàte  bien  des  choses. 
Connue  la  dit  un  sage  derviche  , 

A    COLOMBES     SOUMIS    CRRISKS    SO.NT    AMURES 


ihlll      w  ,  1, 


Vil  AJT  J 


t'0£=:i    n'  V 


'\d  "NiWvVw,  \d  NHvVçV. 


mm  [i^j'AfliMiE  -M, 


©M  ©mEîB 


on  ami  Auvray  est-il  chez  lui? 

—  Non,  Monsieur,  il  est  sorti;   mais 
Murpli  y  est,  et  si  vous  désirez  le  voir... 

—  Comment!    si  je   le  désire?  mais 
c'est  un  devoir,  une  obligation...  Ce  cher 

Murph!  trop  heureux  vraiment  cpi'il  veuille  bien  me  rece- 
voir ! . . . 

Mon  ami  Auvray  est  Fort  élégamment  meublé,  connue 
tous  les  gens  qui  ont  un  tant  soit  peu  de  goût  et  beaucoup 
d'argent.  Après  avoir  traversé  une  pièce  dans  le  style  renais- 
sance ,June  autre  dans  le  style  Louis  XV,  j'arrivai  dans  une 


2-2 


170  QUI  m"aime 

dernière  pièce  qui  n'est  d"aiicun  style,  mais  où  Ton  a  réuni 
tout  ce  qui  peut  flatter  les  goûts  dun  chien  gastronome  et 
blasé:  coussins,  oreillers,  massepains,  pâtes,  contitures. 
Comme  j'espérais  trouver  Murph  au  gîte,  j'avais  eu  soin  de 
me  munir  d'avance  de  pralines  à  l'ananas  ;  c'est  un  bonbon 
entièrement  inédit,  et  dont  je  voulais  lui  offrir  la  première 
édition. 

Je  plaçai  sur  son  oreiller  deux  ou  trois  pralines  qu'il  con- 
templa pendant  quelques  instants  dnn  air  pensif,  en  cli- 
gnotant de  la  prunelle,  avec  une  inq)ertinence  adorable. 
Enfin,  il  se  décida  à  toucher  une  des  pralines  dune  langue 
mélancolique  et  languissante  ;  il  finit  par  en  croquer  une  , 
puis  deux;  je  m'aperçus  que  la  praline  à  l'ananas  était  com- 
prise, et,  tandis  qu'il  achevait  le  sac.  je  me  mis  à  considé- 
rer les  portraits  qui  garnissaient  le  boudoir.  Murph  avait  été 
représenté  dans  toutes  les  attitudes,  à  l'huile,  au  crayon,  a  la 
gouache,  à  l'aquarelle.  Les  glaces  multipliaient  son  image. 

Tandis  que  j'étais  absorbé  dans  cette  contemplation,  mon 
ami  Auvrav  rentra;  il  m'indiqua  d'un  air  d'abattement 
rottomane  sur  laquelle  Murph  était  couché. 

- —  Voici  trois  grands  jours,  me  dit-il.  qu'il  n'a  quitté  ce 
coussin  ;  il  ouvre  à  peine  les  yeux  quand  il  me  voit  ;  je  ne 
sais  même  pas  s'il  me  reconnaît...  Il  n'a  absolument  voulu 
prendre  depuis  ce  malin  qu'une  tasse  de  café,  une  douzaine 
de  biscuits  de  Reims,  plusieurs  tranches  de  baba  au  rhum, 
du  gâteau  de  fleur  d'orange .  des  meringues  k  la  vanille . 
quelques  verres  de  chocolat  glacé,  de  la  gelée  de  cédrat  et 
des  framboises  de  Bar... 

—  Et  des  pralines  a  l'ananas,  ajoutai-je  en  poussant  un 
profond  soupir. 


AIME    M(tN    CHIEN.  171 

—  Ail  I  l'esl  VOUS  qui  les  lui  avez  apportées,  rejiiit  Au- 
vray;  et  eu  a-l-il  goûté? 

—  Il  vient  d'achever  la  demi-livre. 

—  Merci,  merci ,  me  dit-il  dun  ton  pénétré  en  me  ser- 
rant la  main  ;  il  n'y  a  que  vous  au  monde  avec  moi  qui  le 
compreniez.  Je  Tai  quitté  pendant  quelque  temps,  car  vous 
savez  que  je  passe  tous  les  jours  trois  ou  quatre  heures  à  la 
Bihliothèque  du  Roi .  oîi  je  rassemhle  les  documents  qui 
me  sont  nécessaires  pour  dresser  sou  arhre  généalogique... 
J'ai  découvert  que  Murph  navait  guère  une  origine  moins 
ancienne  que  nous  autres  Français,  qui  descendons  tous, 
comme  vous  le  savez,  de  Francus,  fils  d'Hector.  Nous  des- 
cendons des  Trovens  ;  mais  ]Murph  descend  des  Grecs  par 
le  chien  d'Ulysse,  qui  viiît  mourir  aux  pieds  du  héros,  à 
son  retour  dans  l'île  d'Ithaque...  J'ai  lu  une  dissertation 
insérée  dans  les  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions  et 
Belles-Lettres ,  dans  laquelle  un  savant  archéologue  prouve 
clairement  que  ce  chien  d'Ulysse  ne  pouvait  être  qu'une 
chienne;  il  appuie  son  opinion  sur  des  raisons  au  moins 
aussi  solides  que  celles  de  Zadig  quand  on  l'accuse  d'avoir 
volé  l'épagneule  de  la  reine  sur  les  hords  de  TEuphrate. 
Cette  chienne,  avant  de  mourir,  avait  mis  has  alin  de  ne 
point  laisser  périr  sa  race ,  et  son  rejeton  a  dû  être  un  des 
ancêtres  de  Murph.  Pour  s'en  convaincre ,  on  n'a  qu'à 
jeter  les  yeux  sur  le  quadrupède  antique  trouvé  dans  une 
niche  d'Herculanum .  et  connu  dans  l'archéologie  sous  le 
nom  du  petit-fils  de  la  cf demie  dilysse;  c'est  al)solu- 
ment  le  poil .  le  regard ,  le  crâne  ,  le  museau  de  notre  chère 
idole.  J'enverrai  une  note  à  ce  sujet  à  l'Annuaire  historiipie. 

Comme  Auvray  achevait  sa  dissertation ,  un  domestique 


172  gri   m'aime 

entra,  et  lui  annonça  que  quelqu'un  désirait  lui    parler. 

—  Je  n'y  suis  pas  !  dit-il  brusquement  en  continuant  à 
contempler  Murpli. 

—  Mais ,  Monsieur,  il  s'agit  d'une  affaire  très-grave... 
Auvray  fit  un  geste  d'impatience  et  sortit  brusquement, 

se  promettant  bien  de  congédier  promptement  l'importun 
qui  venait  ainsi  l'arracher  à  la  plus  délicieuse  des  extases. 
J'entendis  aussitôt  dans  l'anticliandire  s'élever  la  voix 
d'Auvrav,  qui  paraissait  en  proie  à  une  émotion  violente. 
Son  accent  s'abaissait  par  moments ,  mais  pour  s'élever 
bientôt  de  plus  belle.  Je  ne  pus  m'empêcher  d'être  inquiet; 
quant  à  Murpli,  sa  tète,  ses  pattes,  ses  oreilles,  ne  témoi- 
gnèrent pas  la  moindre  émotion  ;  tout  son  corps  conserva 
sa  pose  indolente  et  égoïste.  Une  telle  froideur  chez  un  être 
enveloppé  de  tant  de  sollicitude  et  de  sucreries  commençait 
à  m'exaspérer,  lorsque  heureusement  Auvrav  rentra  dans 
le  boudoir.  Je  ne  pus  me  défendre  d'un  sentiment  de  com- 
passion en  jetant  les  veux  sur  lui  :  il  était  pâle,  haletant, 
aussi  hérissé  que  Murph  était  lisse  et  calme. 

—  Voyez,  me  dit-il  en  me  présentant  un  papier  timbré, 
voyez  ce  qui  m* arrive.  Ah!  je  n'y  survivrai  pas;  ils  ont 
juré  de  me  tuer  ! 

Il  se  laissa  tomber  sur  l'ottomane  où  reposait  Murph  au 
milieu  d'un  rempart  de  dragées.  Je  lus  le  papier;  c'était 
une  assignation  pour  paraître  devant  le  juge  de  paix,  à 
l'effet  de  s'entendre  avec  une  certaine  marquise  de  Saint- 
Azor,  qui  réclamait  un  chien  à  elle  appartenant,  connu 
maintenant  sous  le  pseudonyme  de  Murph,  mais  dont  le 
vrai  nom  était  Fortuné.  Ce  chien  avait  été  dérobé  par  un 
domestique  qui  avait  dû  \o  vendre,  sous  un  faux  nom.  à 


\IMi:     MON     CIIIKN.  173 

un  iii;ircliaii(l  de  chiens  du  lionlcvard  Hcainnarcliais,  dans 
la  boutique  ducjncl  le  niaîlic  aclucl  l'avait  sans  doute  trouvé. 

—  Fb  bien!  puisqu'elle  le  veut,  uous  plaiderons!  s'écria 
Auvray  (juand  j'eus  achevé  de  lire  rassionalion  ;  mais  ils 
in'arraeberont  Tànie  plutôt  que  de  m'arracher  Murpb  ! 

—  Oui,  nous  plaiderons!  ni'écriai-je  en  m'associant  à 
son  transport  ;  et  je  ne  pus  nrempêcher  de  songer  aux 
plaidoiries  de  Petit-Jean  et  de  l'Intimé;  mais  je  me  gardai 
bien  de  laisser  paraître  sur  mes  traits  le  moindre  svmptôme 
facétieux. 

—  Ce  qu'il  y  a  de  pis,  ajouta  Auvray,  c'est  qu'on  exigera 
sans  doute  que  Murpb  paraisse  en  justice ,  et  le  médecin  a 
expressément  défendu  qu'on  l'exposât  au  grand  air  ;  il  est 
horriblement  enrhumé  du  cerv...,  du  museau... 

Pour  calmer  ses  inquiétudes,  je  m'engagerai  à  voir  moi- 
même  cette  marquise  de  Saint-Azor,  et  à  faire  tous  mes 
efforts  pour  arranger  l'affaire  à  l'amiable.  J'eus  le  bonheur 
de  réussir  dans  ma  négociation  diplomatique ,  et  je  revins 
annoncer  à  Auvray  que  raneienne  maîtresse,  ou  plutôt 
l'ancienne  esclave  de  Murph  dit  Fortuné  (  c'était  le  langage 
de  la  marquise),  consentait  à  couper  le  différend  |)ar  la 
moitié. 

—  Couper  Murph  en  deux?  interronqiit  Auvray;  mais 
c'est  donc  le  jugement  de  Salomon  ! 

—  Non,  lui  dis-je,  vous  conserverez  Murph  tant  qu'il 
voudra;  mais  madame  de  Saint-Azor  exige  que,  lorsque  le 
chien  ira  visiter  le  royaume  des  ombres,  vous  lui  remettiez 
son  corps...  Elle  veut  h>  h\ve  gaimaliser... 

— •  Gannaliser!  reprit  Auvrav,  Murph!  >'iinj)orte.  jy 
consens;  qu'on  dresse  l'acte,  je  le  signerai  puiscpi  il  tant 


174  QUI  m'aime 

que  je  me  résigne  à  placer  mes  affections  en  viager,  et  à 
voir  gannaliser  un  jour  la  plus  chère  moitié  de  moi-même  ! 

Quelque  temps  après  cette  affaire,  un  mariage  des  plus 
avantageux  s'offrit  pour  Auvray.  Il  n'avait  guère  que  trente 
mille  livres  de  rentes;  l'héritière  qu'on  lui  proposait  en 
avait  plus  de  soixante,  sans  compter  les  oncles  atteints 
d'hydropisic ,  les  tantes  asthmatiques,  les  grands  parents 
jiaralyliques  et  goutteux,  etheaucoup  d'autres  maladies  que 
dans  les  familles  on  est  convenu  d'appeler  des  espérances. 

Les  amis  d' Auvray  comptaient  sur  cette  union  pour  le 
détacher  un  peu  de  Murph  ;  mais  cette  liaison  était  de  celles 
qui  ne  se  dissolvent  que  par  quelque  événement  plus  mira- 
culeux que  ne  l'est  un  mariage.  Auvray  se  décida  à  aller 
faire  sa  cour,  à  condition  toutefois  que  son  chien  ne  le 
quitterait  jias.  Le  médecin  avait  consenti  pour  cela  k  lever 
la  consigne;  il  répondait  des  influences  atmosphériques, 
mais  non  pas  des  influences  morales  qui ,  chez  les  chiens 
impressionnahles ,  sont  indépendantes  du  haromètre. 

Auvray  se  présenta  chez  sa  future  avec  un  houquet  de 
Heurs  à  la  main  droite,  et  son  chien  Murph  sous  le  bras 
gauche.  On  voulut  bien  adresser  au  chien  quelques  com- 
pliments pour  la  forme ,  auxquels  celui-ci  ne  répondit  que 
par  un  grognement  sourd  et  disgracieux.  Auvray  s'approcha 
de  sa  prétendue ,  et  commença  à  lui  adresser  de  ces  dou- 
ceurs officielles  qui  sont  le  prologue  obligé  de  tout  hymen 
intéressé  ou  non.  Mais  à  peine  eut-il  commencé  à  prendre 
une  attitude  galante,  que  Murph,  qui  était  d'une  jalousie 
extrême,  et  ne  pouvait  comprendre  que  son  maître  adressât 
à  un  autre  que  lui  ses  attentions  et  ses  prévenances,  se  mit 
à  pousser  des  cris  d'Othello  si  perçants,  qu'il  (it  trembler 


AIME    MON    CHIEN.  175 

les  vi(i-('s,  ('t  rnidit  hiciilùl  (ont  (li;il()<j,iiP  iin|)ossil)lo.  Oii 
cIkmcIki  h  lapaistM',  on  lui  lit  respirer  des  sels  aii<i,lais,  ou 
lui  bassina  les  tempes  avec  du  vinaigre  de  la  reine  Poniaré  ; 
rien  ne  put  ealniei-  ses  cris  ni  ses  nerfs.  Le  conj)  était 
j)orté,  et  Aiivray  vit  hien  qne  le  plus  couit  parti  était  de 
l'eninienei'.  Il  lit  a|)pi'oelier  une  chaise  à  porteurs  juscpu; 
sous  le  vestihide,  et  placer  sur  la  banquette  de  derrière 
l'infortuné  Murpb  (jui  continuait  ses  gauinies  chroma- 
tiques. 

Le  soir  même  de  cette  scène,  Mur})h  hit  pris  dune  fièvre 
violente  qui  ne  lit  qu'augmenter  d'heure  en  heure  pendant 
la  nuit;  et  le  lendemain,  au  point  du  jour,  il  se  trouva  si 
accablé,  si  affaibli,  qu'on  désespéra  de  le  sauver.  On  eut 
beau  lui  prodiguer  les  remèdes  les  plus  empressés  et  les 
plus  tendres,  on  ne  put  parvenir  à  renouer  la  trame  de  ses 
destinées;  quelques  heures  après,  Murpli  était  devenu  la 
proie  de  la  Parque  et  de  M.  Gannal. 

Je  n'ai  pu  savoir  en  détail  ce  qui  se  passa  dans  la  maisoji 
d'Auvray  pendant  les  premiers  jours  qui  suivirent  la  mort 
de  son  chien;  je  sais  S(nilement  qne  sa  porte  hit  fermée  à 
tout  le  inonde.  J'étais  de  tous  ses  amis  le  seul  qu'il  eût  con- 
servé; moi  seul  comprenais  Murph;  moi  seul  avais  su  res- 
pecter cette  étrange  passion.  Mais  le  désespoir  d'Auvray 
était  si  profond,  ([ue  ma  vue  seule  eût  irrité  ses  peines; 
comme  la  Matrone  d'Ephèse,  il  était  résolu  à  se  laisser 
mourir  dans  une  solitude  complète. 

Murph  était  mort  depuis  trois  mois,  et  je  me  cro\ais  à 
jamais  séparé  du  sensible  et  malheureux  Aiivray,  que  je 
regardais  comme  enseveli  dans  son  deuil.  lors(pi  un  matin 
je  reçus  un  billet  de  notre  ami  commun,  lillustre  et  spiri- 


176  QUI  m'aime 

liiol  docteur  B ,  qui  m'invitait  à  me  rendre  chez  Auvray 

sur-le-champ. 

Je  fus  introduit  dans  le  boudoir  où  Murpli  avait  coulé 
jadis  des  jonrs  filés  de  sucre  et  de  vanille.  (Jucl  l'ut  mon 
étonnement  lorsqu'en  entrant  je  m'aperçus  que  tous  les 
portraits  du  chien  avaient  disparu ,  et  se  trouvaient  rempla- 
cés par  les  armures  orientales,  les  boucliers,  les  flèches  et 
les  pipes  turques,  qui  garnissaient  les  murailles  de  cet 
asile  avant  que  Murph  n'eût  remplacé  tous  les  goûts  dans 
le  cœur  de  son  maître,  même  le  goût  du  tabac  ! 

— 11  est  guéri,  entièrement  guéri,  me  dit  le  docteur  B — 
du  plus  loin  qu'il  m'aperçut,  et  c'est  surtout  à  vous  que 
nous  devons  cette  cure  ;  vous  avez  compris  que  cette  mono- 
manie si  étrange  ,  que  dans  la  médecine  moderne  nous  appe- 
lons la  cjuophilie ,  devait  avoir  son  cours.  Ce  qui  la  rend 
si  souvent  incurable,  c'est  que,  lorsqu'une  personne  ido- 
lâtre quelque  caniche  ou  quelque  épagneule ,  presque  tou- 
jours on  la  heurte ,  on  veut  la  railler,  tandis  qu'il  faudrait 
au  contraire  entrer  dans  sa  passion. 

—  Oui,  je  sais  tout!  s'écria  Auvray  en  sortant  précipi- 
tamment d'une  pièce  voisine  :  C'est  vous,  ô  le  modèle  des 
amis!  qui  avez  inventé  toutes  sortes  de  stratagèmes  pour 
amuser  à  la  fois  et  guérir  ma  faiblesse.  J'aimais  un  chien, 
et  vous  m'aimiez  encore!...  Mais  où  donc  avez-vous  puisé 
tant  de  complaisance  et  d'abnégation? 

—  Tout  simplement,  lui  répondis-je  en  souriant,  daus 
le  Li\re  des  Proverbes,  où  j'ai  Irousé  une  vieille  phrase 
qui  m'a  })aru  être  une  excellente  recette  contre  \otre 
folie. 

—  Oiielle  est  cette  phrase? 


iL    ^  .1    T-niiV 


AIME    M'OS    ClIIS. 


—  E3î  1  \ma^  h 
Horph  : 


177 
dber 


Ôtl    a.AiJIE.    AilHE   aes    CMJEJf. 


©[^giOi    ©@iM]l>T[l 


LE  LOUP  LES  MANGE 


ur  les  bords  du  Lignoii,  ce  beau  fleuve  au 
cours  tortueux  et  sentimental  près  duquel 
tant  d'amants  ont  vécu  de  soupirs  et  de 
larmes,  un  jeune  berger  menait  paître  ses 
brebis.  11  n'avait  rien  de  comnum  avec  les 
bergers  de  \ uéstrée;  il  ne  s'appelait  ni  Lindamor,  ni  Syl- 
vandre .  ni  Alcidore ,  ni  Artamène  ;  il  s'appelait  Guillot 
tont  court,  et  ne  |>urlait  ni  rubans  à  sa  boulette,  ni  rose  à 
son  chapeau.  H  aNait  dix-huit  ans,  et  ce  bouquet-là  en  vaut 
bien  un  autre;    deux  veux   noirs,   brillants  comme  deux 


15UKHIS    COMPTKKS,     ETC.  170 

soleils,  et  an  milieu  de  (oui  cela  iiii  air  (l'innocence  et  de 
naïveté  qui  ne  nuisait  pas  à  la  beauté  de  son  visage. 

Les  jeunes  bergères  du  voisinage,  qui  passaient  leur 
temps  à  courir  le  long  du  lleuve  en  cueillant  des  tleurs  et 
en  récitant  des  vers,  lui  disaient  sans  cesse  : 

—  Viens  avec  nous,  Guillot,  viens  l'asseoir  sous  ces 
arbres  touffus  ;  nous  raconterons  toin*  à  toiu'  ([uelque  bis- 
loire  d'amour,  et  quand  nous  aurons  aclievé  nos  récits ,  nous 
nous  mettrons  à  danser,  et  tu  nous  joueras  tes  plus  jolis  airs 
sur  ta  musette. 

— J'ai  bien  le  temps  vraiment,  répondait  Guillot,  d'aller 
avec  vous  danser  et  me  divertir;  et  mes  brebis,  qui  les  gar- 
dera? Savez-vous  bien  que  si  je  m'écarte  un  seul  instant  le 
loup  peut  venir  et  m' emporter  la  plus  belle  ? 

A  peine  avait-il  prononcé  ces  mots  qu'il  aperçoit  sur  la 
crête  de  la  montagne  voisine  une  brebis  noire  qu'il  recon- 
naît pour  être  une  des  siennes.  Il  veut  la  rappeler,  la  con- 
traindre à  rejoindre  le  troupeau  ;  mais  il  est  déjà  trop  tard  . 
le  loup  paraît,  l'emporte  et  s'enfuit  de  l'autre  C(Mé  de  la 
montagne.  Pauvre  Guillot  ! 

—  Maudit  loup!  que  ne  m'emportes-tu  avec  ma  l)rebis  î 
s'écrie-t-il. 

Le  soir,  il  revint  à  la  ferme  abattu,  consterné;  Robin  le 
fermier  ne  plaisantait  pas  quand  il  s'agissait  de  son  troupeau  : 
Guillot  eut  beau  se  jeter  à  ses  genoux  en  pleurant,  lui  jurer 
que,  si  le  loup  avait  emporté  une  de  ses  brebis,  ce  n'était 
pas  faute  de  les  avoir  comptées  ;  tout  cela  n'empêcha  pas 
que  Robin  ne  l'attachât  à  un  arbre  et  ne  lui  donnât  autant 
de  coups  de  bâton  qu'il  y  avait  de  brebis  dans  le  troupeau.  Le 
pauvre  Guillot   n'entendait  rien  au  calcul;  mais  il  coniuil 


180  BREBIS    COMPTÉES, 

bien  ce  soir-là  le  nombre  de  ses  brebis  :  ce  fut  là  sa  pre- 
mière leçon  d'aritlimétique. 

Le  lendemain,  il  était  sur  pieds  avant  le  jour,  non  pas 
pour  Yoir  lever  l'anrore,  mais  pour  panser  ses  meurtris- 
sures. Il  se  rendit  tout  boitant,  tout  perclus,  le  long  du 
Lignon,  à  sa  place  ordinaire,  à  l'endroit  où  l'herbe  était 
la  plus  épaisse  et  la  plus  touffue.  Il  marchait  tristement 
derrière  ses  brebis  ;  mais  quand  les  nymphes  et  les  autres 
bergers,  tous  accoutumés  aux  mœurs  de  Téglogue,  virent 
paraître  Guillot  avec  un  bras  en  écharpe ,  un  bandeau  sur 
l'œil  et  un  emplâtre  à  la  place  du  cœur,  ils  furent  saisis 
d'indignation.  Le  fameux  Céladon  proposa  de  punir  le  fer- 
mier Robin  en  le  traitant  comme  Virgile  traita  Mévius , 
c'est-à-dire  en  composant  contre  lui  des  vers  satiriques  que 
l'on  graverait  sur  l'écorce  de  tous  les  hêtres  d'alentour. 

—  Hélas  !  dit  Guillot,  le  mieux  est  encore,  je  crois,  de 
bien  compter  mes  brebis. 

Il  aperçut  dans  les  environs  une  grotte  profonde,  et  il 
imagina,  à  l'imitation  d'un  de  ses  confrères,  le  fameux  ber- 
ger Polyphème ,  dont  il  n'avait  assurément  jamais  entendu 
parler,  de  faire  entrer  dans  celte  grotte  ses  brebis  une  à  une , 
afin  de  les  compter  plus  à  l'aise  et  de  les  garder  ensuite  en 
se  plaçant  en  sentinelle  à  la  porte.  Il  en  fit  entrer  une  ,  puis 
deux;  mais  comme  il  allait  en  faire  entrer  une  troisième, 
le  loup,  qui  se  trouvait  blotti  dans  le  fond  de  la  grotte, 
s'élança  tout  à  coup  en  tenant  la  première  brebis  dans  sa 
gueule. 

Guillot  voulait  se  précipiter  dans  le  Lignon  ;  les  autres 
bergers  lui  firent  remarquer  qu'il  n'aurait  de  l'eau  que  jus- 
qu'à mi-jambe,  el  quil  serait  à  la  fois  plus  doux  et  plus 


I.E    LOUP    LFS    MAN(iE.  181 

poétique  de  s(>  laisser  inoui'ir  tic  mélancolie  et  d'essayer  de 
se  noyer  dans  les  larmes.  Qui  sait?  peut-être  quelque  divi- 
nité favorable  finirait-elle  par  le  changer  en  fontaine. 

En  attendant  cette  métamorphose,  Guillot  regagna  la 
ferme  à  la  nuit  tombante  ;  et  Robin,  qui  la  veille  avait  eu  le 
soin  de  ne  le  fustiger  que  sur  le  côté  droit  afin  de  se  réservei- 
tout  le  côté  gauche  en  cas  de  récidive  ,  ne  larda  pas  à  établir 
le  plus  juste  équilibre  entre  les  étrivières  de  la  veille  et  celles 
du  jour.  Guillot  passa  la  nuit  à  conq)ter  ses  brebis  sur  ses 
cicatrices. 

Le  soleil  levant  lui  suggéra  un  antre  stratagème  ;  il  em- 
prunta à  Hylas,  un  des  bergers  les  plus  tendres  et  les  plus 
littéraires  du  Lignon,  des  tablettes  sur  lesquelles  celui-ci 
avait  l'habitude  d'inscrire  des  devises  et  des  madrigaux. 
Guillot,  qui  avait  de  bonnes  raisons  pour  n'avoir  ])as  la  fibre 
j)oétique  très-développée ,  employa  ces  tablettes  à  fabriquer 
des  numéros  qu'il  attacha  au  cou  de  chacune  de  ses  brebis, 
afin  d'en  rendre  le  dénombrement  plus  focile.  Mais  ces 
numéros  furent  pour  le  loup  comme  un  point  de  mire. 

Guillot  achevait  à  peine  de  numéroter  la  dernière ,  et 
la  tenait  encore  entre  ses  jambes,  quand  le  loup,  qui  s'était 
mis  en  embuscade  derrière  un  boucpiet  de  ])ois,  s'élança 
d'un  bond.  Guillot  poussa  un  cri,  mais  trop  tard;  le  n"  15 
était  déjà  dans  la  gueule  du  ravisseur,  qui  regagna  la  lorèl 
après  avoir  donné  cette  autre  leçon  de  soustraction  au  pauvre 
Guillot. 

Le  soleil  se  coucha  sur  les  nouvelles  contusions  du  jeune 
berger;  mais  le  lendemain,  quand  il  conduisit  son  trou|)eaii 
le  long  du  fleuve,  on  eût  cru  voir  en  lui  nu  tout  autre 
berger.  Lui  d'ordinaire  si  triste,  si  grave,  qui  ne  cessail 


182  BRKBIS    COMPTÉES, 

d'avoir  les  yeux  atlachés  sur  ses  brebis,  les  comptant  et  les 
recomptant  sur  ses  doigts  tout  le  long  de  la  journée,  semblait 
maintenant  avoir  livré  aux  zépliyrs  du  Lignon  ses  soucis  et 
ses  calculs  ordinaires. 

Il  cueillit  dans  les  bois  voisins  autant  de  fleurs  sauvages 
qu'il  en  eût  fallu  pour  illustrer  plusieurs  livres  aussi  gros 
que  la  fameuse  Guirlande  de  Julie,  qui  était  sous  presse 
en  ce  moment  :  il  mit  à  son  chapeau ,  à  son  côté ,  à  son 
iront,  à  ses  jarretières  toutes  sortes  d'emblèmes  odoriférants 
qui  répandaient  autour  de  lui  les  plus  suaves  haleines  de 
l'aube  et  de  la  rosée.  Il  alla  ensuite  prendre  place  au  milieu 
des  bergers  et  des  bergères  qui  se  trouvaient  autour  d'une 
fontaine  rangés  en  décaméron,  et  il  raconta  une  histoire 
des  plus  longues  et  des  plus  langoureuses.  Quand  les  danses 
se  formèrent,  il  fut  des  premiers  à  y  prendre  part.  Les 
nymphes,  qui  ne  l'avaient  vu  jusqu'alors  que  sous  les  tristes 
couleurs  de  l'arithmétique  pastorale,  le  félicitèrent  sur  sa 
métamorphose  ;  l'une  d'elle  lui  proposa  de  visiter  avec  elle 
le  village  de  Petits  soins ,  l'autre  de  naviguer  sur  le  fleuve 
du  Tendj^e. 

Quand  Guillot  eut  ainsi  passé  la  journée  à  danser  et  à 
se  divertir,  il  ne  douta  pas  qu'il  ne  dût  lui  manquer  au 
moins  trois  ou  quatre  brebis ,  car  il  n'avait  pas  même  jeté 
les  yeux  sur  son  troupeau  ;  mais  il  avait  pris  d'avance  son 
parti. 

—  Puisqu'en  comptant  mes  brebis,  s'était-il  dit,  j'en 
trouve  toujours  quelqu'un(î  de  moins,  je  ne  cours  aucun 
risque  à  ne  les  pas  compter;  et  si  je  suis  sur  d'être  battu 
en  rentrant  à  la  ferme,  autant  vaul-il  m'èfre  diverti  le  long 
du  jour. 


LE    LOUP    LES    MANGE.  183 

Mais  ({iicllc  lut  sa  surprise,  lorsque  le  soir,  en  l'aisanl 
son  (léuouihrcnieul .  il  s'aperç^'ut  que  pas  une  ne  nuuKpiail 
à  rap])el  !  Uohiu,  le  l'ermier,  le  eoniplimenla  de  ce  cpi'il 
avait  euliu  appris  à  faire  bonne  garde. 

Le  lendemaiu,  les  choses  allèrent  de  même;  Guillol  ré- 
solut de  ne  s'occuper  que  de  danses,  de  teudres  propos  et  de 
chansons,  sans  même  s'inquiéter  si  le  loup  venait  ou  non 
rendre  visite  à  ses  brebis.  Cette  nouvelle  manière  de  gardei- 
son  troupeau  lui  réussit  également  ;  mais  il  conqn-it  bientôt 
pourquoi  le  loup  était  devenu  tout  à  coup  si  humain.  Un 
jour  qu'il  jouait  de  la  musette  au  milieu  des  autres  bergers , 
s' étant  retourné  par  hasard  ,  il  aperçut  derrière  un  arbre 
voisin  le  loup  qui  se  tenait  les  pattes  croisées,  la  tète  incli- 
née, dans  une  attitude  d'extase  et  de  dilettantisme,  prêtant 
l'oreille  aux  jolis  airs  que  jouait  le  jeune  berger.  La  musette 
de  Guillot  le  transportait  dans  le  troisième  ciel  ;  pouvait-il 
songer  à  croquer  ses  brebis? 

Guillot  rentrait  chaque  soir  à  la  ferme  eouroimé  de  fleurs 
et  de  rubans  que  lui  donnaient  les  nymphes  du  Lignon;  on 
l'eût  pris  pour  un  dieu,  tant  il  était  vif,  aimable,  brillant. 
Lui,  naguère  pauvre  et  triste  compteur  de  brebis,  gardait 
maintenant  son  troupeau  comme  Apollon  avait  autrefois 
gardé  celui  d'Admète,  avec  des  vers  et  des  chansons. 

Robin  le  fermier  avait  une  tille  très-jeune  et  très-belle 
nonnné  Gillette,  qui  devint  éperdument  éprise  de  Guillot, 
et  linit  par  déclarer  à  son  père  qu'elle  n'aurait  jamais  que 
lui  pour  époux.  Robin,  ([ui  avait  dejiins  longtenq)s  renoncé' 
à  donner  des  coups  de  bàtou  à  (iuillot  et  qui  savait  «pi  il 
est  impossible  de  contrarier  les  inclinations  des  iilles  du 
Lignon,  n'essaya  pas,  suivant  l'habitude  des  pères  de  sop- 


184  BREBIS    COMPTÉES. 

poser  aux  sentimouls  de  Gillette.  11  craignait  (.railleurs  les 
madrigaux,  les  chansons,  les  devises  tendres  qui  couraient 
le  pays,  et  préféra  envoyer  Guillot  et  Gillette  droit  àTéglise. 
afin  de  les  soustraire  à  linllueuce  de  régloirue. 

Peu  de  temps  après  ce  mariage ,  le  fermier  Robin  mourut  ; 
il  laissa  sa  ferme  à  Guillot,  qui  eut  des  bergers  à  son  tour, 
mais  qui  leur  recommanda  surtout  de  ne  jamais  compter 
ses  brebis,  sachant  par  expérience  ce  qu'il  en  coûte  pour 
faire  ce  compte.  A  force  de  passer  son  temps  avec  Astrée  et 
Céladon  .  il  avait  tini  par  exprimer  ses  pensées  sous  une 
forme  mythologique  :  — Le  mieux,  disait-il,  est  de  recom- 
mander son  trou})eau  à  Pan .  à  Paies  et  aux  autres  divinités 
champêtres. 

Guillot  de  Ni  ut  le  plus  riche  fermier  du  Forest  et  en  outre 
le  plus  heureux  des  époux  ;  Gillette  effaçait  toutes  les  autres 
fermières  par  sa  beauté  et  sa  fécondité  :  chaque  année  elle 
mettait  au  monde  une  fille,  si  gracieuse  et  si  jolie  qu'avant 
qu'elle  eût  atteint  l'âge  de  sa  première  dent,  les  autres 
bergers  lui  avaient  déjà  adressé  des  sonnets,  et  toutes  sortes 
de  galanteries  champêtres.  Guillot  eut  ainsi  successivement 
d'années  en  années  jusqu'à  neuf  tilles,  qui  furent  comparées 
aux  neuf  Muses  et  baptisées  sous  des  noms  poétiques. 

Mais,  une  année  après  avoir  mis  au  monde  la  dernière  , 
Gillette  mourut,  et  Guillot  se  trouva  seul,  ayant  à  élever  et  à 
surveiller  neuf  merveilles,  neuf  astres,  neuf  divinités,. dont 
une  seule  eût  sufti  pour  devenir  l'Hélène  du  Forest  et  bou- 
leverser ces  lieux  fabuleux  et  enchanteurs  que  nous  ap- 
pelons aujourd'hui  le  département  de  la  Loire. 

Guillot  laissa  grandir  ses  filles ,  et  parvint  à  un  temps  où 
la  plus  jeune  avait  treize  ans  à  peine  et  où  l'aînée  n'en  avait 


W  w  \^  w  Y^f  Ae  ^o\  'ftvtWtv. 


LK     LOI  F     LKS     MANliK.  185 

pas  viii^l-ciiuj.  IMiis  (|ut'  lout  autre,  il  (ciiail  à  ce  que  ses 
iillos  consenassenl  leur  sagesse  et  lussent  à  l'abri  de  la  iné- 
tlisance.  Mais  il  eut  recours  à  un  moyen  singulier  et  auquel 
Fénelon  n'avait  certainement  pas  songé  dans  son  livre  sur 
\ Éducation  des  Filles.  Il  les  laissa  courir  librement  le 
long  du  Lignon,  sans  jamais  chercher  à  observer  leurs 
démarches,  se  (laut  entièrement  à  leur  candeur,  ne  leur 
demandant  compte  ni  des  compliments  que  l'on  semait  sous 
leurs  pas,  ni  des  déclarations  en  vers  et  en  prose  que  le 
zéphyr  leur  apportait:  Guillot  savait  que  les  choses  n'iraient 
jamais  plus  loin  que  l'allégorie. 

Cependant,  un  des  seigneurs  du  voisinage  voulut,  à  la  fête 
du  pays,  qu'on  lui  désignât  la  fille  la  plus  sage  pour  lui  dé- 
cerner de  ses  mains  la  couronne  de  rosière.  Ce  fut  à  qui  lui 
indiquerait  les  neuf  filles  du  fermier  Guillot,  qui  avaient 
eu  le  mérite  d'être  restées  toujours  pures  et  vertueuses  au 
miheu  des  bergers  les  plus  tendres. 

Le  seigneur  regretta  de  n'avoir  pas  à  distribuer  neuf  cou- 
ronnes ;  mais  pour  éviter  que  la  jalousie  se  mît  entre  ces 
charmantes  sœurs,  il  sépara  la  couronne  en  neuf  parties 
égales  et  remit  à  chacune  une  rose  blanche.  Guillot  était 
vieux  alors,  et  comme  il  regardait  avec  attendrissement  celte 
cérémonie,  le  seigneur,  qui  faisait  des  rosières  pour  se 
consoler  d'avoir  vu  sa  fille  aînée  s'échapper  récemment  d'un 
couvent  très-austère  sous  la  conduite  d'un  page  d'Anne 
d'Autriche,  dit  au  fermier  : 

—  Maître  Guillot ,  pour  conserver  ainsi  vos  neuf  filles  si 
pures,  si  sages,  vous  avez  dû  prendre  de  grands  soins,  les 
surveiller  nuit  et  jour*?. . . 

—  Point  du  tout ,  Monseigneur  ,  répondit  Guillot  avec 

24 


186 


BREBIS    COMPTEES,    ETC. 


naïveté;  je  les  ai  au  contraire  laissées  entièrement  libres; 
je  me  suis  contenté  d'invoquer  un  vieux  proverbe  dont  j'ai 
reconnu  la  vérité  quand  j'étais  berger,  et  qui  m'a  appris  par 
expérience  que  : 


ItHKBI  s  coin  PTEKS,    LE    LOUl'    LES   ,MA>r.E. 


.G^^,^-"^  \Mm-h"':- 


^.^  "^fe'î^^t^î^. 


À  ©[H]^@(mg  ë/hun  i:Q)M  ©ai'HiâE 


0  toutes  les  académies  la  plus  illustre  esl 
sans  contredit  celle  de  Pékin  ;  elle  lut  l'ondée 
environ  six  mille  ans  avant  la  notre,  ce  (|ui 
ne  l'empêche  pas  de  travailler  encore  à  ini 
dictionnaire  de  la  langue  chinoise  :  nous 
aurions  tort,  on  le  voit,  d'accuser  la  lenteur  de  nos  acadé- 
miciens. Cette  académie  se  compose,  du  reste,  de  (piaranle 
membres  qui  prennent  de  leur  vivant  le  titre  d'immortels; 
ils  ont  en  outre  le  droit  de  porter  des  palmes  vertes  sur  leur 
robe  ,  et  d'entrer  sans  passe-port  dans  les  musées.  Il  n'est 
pas  absolument  nécessaire  d'avoir  du  génie  pour  l'aire  parlie 


188  A    CHAQUE    SAINT 

(le  l'académie  de  Pékin.  En  beaucoup  de  points,  cette 
académie  se  rapproche  de  celle  de  Paris. 

L'immortel  Hiu-Li  venait  de  mourir.  Ce  Hiu-Li  avait 
fait  un  bon  mot  à  l'âge  de  quarante  ans.  Ce  bon  mot  avait 
été  raconté  chez  le  gouverneur  de  la  province,  qui  le  répéta 
à  une  soirée  du  premier  ministre,  qui  en  parla  à  l'empe- 
reur. Sa  Majesté  ayant  daigné  rire  ,  Hiu-Li  fut  proclamé  un 
des  hommes  les  plus  spirituels  de  la  Chine,  et  l'académie 
n'hésita  pas  à  l'appeler  dans  son  sein.  Hiu-Li  vécut  sur  ce 
bon  mot,  et  mourut  sans  en  avoir  fait  d'autre. 

Quelques  jours  après  la  mort  de  Hiu-Li,  un  écrivain 
dont  la  réputation  est  sans  doute  venue  jusqu'à  vous,  le 
célèbre  Fi-Ki,  rédacteur  de  la  Revue  de  Pékin  ,  s'adressa 
la  harangue  suivante  : 

«  jMoii  cher  Fi-Ki , 

'  «  Voilà  bientôt  dix  ans  que  tu  tiens  le  sceptre  de  la 
critique  dans  un  des  recueils  les  plus  estimés  de  la  Chine, 
et  par  conséquent  de  l'univers.  Tu  as  dit  tour  à  tour  du  bien 
et  du  mal  de  toutes  les  écoles;  tu  as  su  distribuer  l'éloge 
avec  une  sage  profusion;  il  faut  voir  maintenant  combien 
l'encens  rapporte.  Tu  deviens  vieux,  le  pul)lic  commence 
à  se  lasser  de  tes  articles;  le  moment  est  venu  de  faire 
une  lin;  tâche  d'entrer  à  l'académie  :  une  fois  immortel, 
c'est  bien  le  diable  si  l'on  ne  te  nomme  pas  bibliothécaire; 
tu  achèveras  ainsi  ta  vie  au  sein  d'une  médiocrité  dorée. 
conuTie  dit  un  de  ces  poètes  de  l'Occident  dont  je  parle  déjà, 
connue  si  j'étais  académicien  ,  sans  les  connaître.  » 

l'i-Ki  lrou\a  son  raisonnement  fort  juste.   Il  se  lit  taire 


SON     ClKlUiK.  IS!) 

la  (|U(Mit>,  mil  iiiic  pliinic  iictivc  à  son  Ixmiicl,  endossa 
sa  plus  belle  rohe,  el  loua  nu  |)alan([nin  à  I  lieinc  ])oin"  allei- 
l'aire  ses  visites. 

A  Pékin,  comme  à  Paris,  l(!s  candidats  à  l'académie  sont 
obligés  de  se  présenter  individuellement  cbez  cbacun  de 
leurs  lulurs  collègues,  et  de  leur  déclarer  qu'ils  sont  les 
seuls  dignes  de  leur  choix.  Fi-Ki  se  rendit  d'abord  chez 
l'académicien  Fank-Ilou.  (l'était  un  bonze,  qui  avait  publié 
un  recueil  d'homéhes  et  d'oraisons  funèbres. 

—  Seigneur,  lui  dit-il,  mon  nom  ne  vous  est  peut-être 
pas  inconnu.  Je  suis  Fi-Ki,  un  des  rédacteurs  habituels  de 
la  Revue  de  Pékin ,  et  je  viens  solliciter  votre  suffrage  pour 
être  de  l'académie. 

—  Vous  voulez  remplacer  le  fameux  Hiu-Li,  l'homme  le 
plus  spirituel  de  la  Chine  ? 

—  Hélas!  j'ai  bien  peu  de  droits,  je  le  sens,  à  un  tel 
honneur;  mais  je  me  consolerai  de  ma  défaite  si  j'obtiens 
votre  voix.  L'éloquence  de  la  chaire  est  selon  moi  la  plus 
importante  branche  de  la  littérature,  et,  de  l'avis  de  tout  le 
monde,  vous  êtes  le  premier  de  nos  orateurs  religieux;  je 
sais  que  de  soi-disant  critiques  contestent  ce  fait;  mais  je  ferai 
justice  dans  la  Revue  de  Pékin  de  leurs  sottes  prétentions. 

—  Quand  paraîtra  votre  article?  demanda  Fank-Hoii. 

—  Après  l'élection,  répondit  Fi-Ki;  et  il  se  retira  en 
saluant  humblement.  Il  se  lit  conduire  chez  Hang-Hong. 

Hang-Hong,  autrefois  capitaine  dans  les  Tigres  d(!  la 
garde  inqiériale,  était  l'auteur  d'une  vingtaine  de  volumes 
de  poésies  fugitives;  il  célébrait  perpétuellement  les  jeux, 
l'amoui'et  les  ris,  et  sablait  |)arl'ait(nuent  ro|)ium,  qui  est  le 
clunnpagne  de  la  (Ibine. 


190  A    CHAQUE    SAINT 

—  Salut,  dit  Fi-Ki  en  entrant,  au  plus  grand  poète  de 
l'Empire  Céleste! 

—  Qui  êles-YOus?  demanda  Hang-Hong  mécontent  d'être 
dérangé  au  moment  où  il  allait  fumer  sa  pipe. 

—  Un  sectateur  ardent  de  la  poésie  fugitive ,  un  de  vos 
plus  profonds  admirateurs,  un  humble  critique  qui  sait  vos 
vers  par  cœur. 

—  Vous  savez  mes  vers  par  cœur?  répondit  Hang-Hong 
radouci. 

—  Qui  ne  retiendrait  pas  cet  impromptu  charmant  que 
vous  avez  adressé  à  mademoiselle  All-Mé,  qui  vous  deman- 
dait son  épitaphe"? 

Surl'écorce  d'an  noir  cyprès, 
Vous  voulez  en  vain  que  je  trace 
Votre  épitaplie  el  nos  regrets; 
I^amour  sans  cesse  les  efface 
Avec  la  pointe  de  ses  traits. 
Crois-tu ,  dit-il ,  qu'à  son  aurore , 
All-Mé,  plus  brillante  que  Flore, 
Ait  rendu  le  dernier  soupir"? 
I.e  premier  même  esta  venir; 
Mon  ami,  je  l'attends  encore. 

Et  ces  stances  pleines  d'une  grâce  si  douce? 

L'amour  vrai  se  plaît  dans  les  larmes . 

Et  nous  adorons  la  lieauté  , 

Peut-être  encor  moins  pour  ses  charmes . 

Que  pour  sa  sensibilité. 

Si  la  rose  aux  jardins  de  Flore 

Fixe  les  regards  amoureux , 

C'est  lorsqu'elle  brille  à  nos  yeux 

Couverte  des  pleurs  de  l'Aurore 


SON    ClKK(ii:.  101 

—  Ah!  jo  le  vois,  s'ôcria  ll;m^-llong  altonclri,  vous 
coiiiprciic/  la  poésie  riigiliNc.  Hélas!  le  nombre  de  ses 
lidèles  décroît  tons  les  jours! 

—  Je  sais  ([u'il  est  des  ind)éeiles  ([ui  S(!  nio(|uenl  du 
madrigal  et  dn  eouplet;  mais  leurs  railleries  ne  prévaudront 
pas;  déjà  une  réaction  se  manifeste  en  faveur  do.  la  poésie 
fugitive;  l'académie  devrait  s'y  associer  en  me  nommant  a 
la  place  de  feu  lliu-Li;  à  mes  yeux,  il  n'y  a  pas  d'autre 
poésie  que  la  poésie  fugitive. 

—  Voire  nom? 

—  Fi-Ki,  rédacteur  de  la  Ileviic  de  Pckiii^  (pii  deviendra 
l'organe  de  la  réaction  fugitive. 

—  C'est  bien.  Comptez  sur  ma  voix. 

Décidément,  pensa  Fi-Ki,  ma  manière  de  solliciter  est 
la  meilleure  ;  voilà  ma  candidature  en  bon  chemin.  Allons 
maintenant  chez  Nung-Po. 

A  celte  époque,  l'académie!  chinoise  était  divisée  en  deux 
camps  bien  distincts  :  les  classiques  et  les  romantiques. 

Nung-Po  représentait  la  tradition;  il  avait  fait  jouer  dans 
sa  jeunesse  une  tragédie,  et  il  nuMlait  en  ce  moment  la  der- 
nière main  à  un  poëme  en  trente-quatre  chants,  intitulé 
la  Kong-Fu-  Tzélde.  11  avait  à  cœur  de  répondre  aux  lit- 
térateurs étrangers  qui  reprochaient  à  la  Chine  de  n'avoir 
pas  de  poëme  épique.  Nung-Po  reconnnençait  pour  la 
vingtième  fois  l'indispensable  invocation  à  la  nuise,  lorsqu'on 
lui  amiouça  que  M.  Fi-Ki ,  rédacteur  de  la  Revue  de  Pékin, 
demandait  à  le  voir. 

C'est  un  journaliste,  se  dit  Nung-Po,  qui  était  prudent 
comme  tous  les  tragicjues  ;  qu'il  entre. 

—  Que  l'illustre  Nimg-Po  me  |)ardomie  de  troubler  ses 


192  A    CHAQUE    SAINT 

méditations;    mais  les  grands   hommes    sont  indulgents. 

—  (jne  vonlez-vons ,  jeune  homme? 

—  Vous  demander  un  conseil. 

—  Parlez. 

—  J'ai  l'intention  de  jnihlier  dans  la  Bévue  de  Pékin 
une  série  d'articles  sur  les  tendances  de  l'école  dramatique 
moderne  ;  je  voudrais  remettre  en  liunière  quelques  gloires 
qu'on  oublie  depuis  trop  longtemps.  Qui  mieux  que  le 
(célèbre  iSung-Po  peutm'ètre  utile  dans  cette  grande  entre- 
prise? Je  prétends  terrasser  le  romantisme. 

—  Nos  ennemis  sont  puissants,  audacieux. 

—  On  doit  s'attendre  à  tout  de  la  part  de  gens  qui  ont 
brisé  la  césure. 

—  Qui  ne  reculent  devant  aucune  monstruosité,  pas 
même  devant  l'enjambement. 

—  Qui  violent  toutes  les  unités. 

—  N'importe,  illustre  Nung-Po,  avec  votre  appui  je  les 
combattrai,  et  j'espère  les  vaincre;  je  crains  seulement  une 
chose. 

—  Laquelle  ? 

—  C'est  que  cette  polémique  ne  nuise  à  ma  candidature 
à  l'académie. 

—  Vous  voulez  remplacer  Hiu-Li? 

■ —  J'ai  déjcà  la  voix  de  votre  ami  Hang-Hong. 

—  Vous  aurez  la  mienne ,  jeune  honnne  ;  il  faut  secon- 
der ceux  qui  veulent  mettre  en  lumière  les  gloires  oubliées  ; 
vous  serez  des  nôtres.  Venez  me  voir  demain  ;  en  attendant , 
je  vous  promets  mon  appui. 

Fi-Ki  remonta  en  palanquin ,  et  se  fit  descendre  devant 
la  porte  de  Nou-Fou.  Nou-Fou  était  le  chef  de  l'école 


0»vù  ta%4i  \t4  xn-\xî«  \<J%  "Çt^'w- 


SON    C:iER(iE.  195 

romanliqiic;  Fi-Kl  le  connaissait  de  lonp^uc  dalc  ;  il  avail 
j)uissaniiiu'iil  contribué  à  sa  gloire;  c'était  lui  qui  s'était 
placé  à  la  tète  de  cette  troupe  de  mineurs  littéraires  qui 
avaient  lait  sauter  devant  Nou-Fou  les  portes  de  l'académie. 
Pas  un  jour  ne  s'était  écoulé  depuis  une  dizaine  d'années 
sans  que  Fi-Ki  eût  lait  pour  son  chef  de  file  un  de  ces 
articles  d'éloges  qu'en  Chine  on  appelle  réclames;  c'était 
bien  le  moins  que  Nou-Fou  se  montrât  reconnaissant.  Fi- 
Ki  l'aborda  de  la  manière  suivante. 

—  Comment  se  porte  notre  grand  Nou-Fou? 

—  Et  le  plus  spirituel  de  nos  critiques,  répondit  celui- 
ci,  comment  va-t-il? 

—  11  est  malade. 

—  Qu'a-t-il  donc? 

—  Une  candidature  à  l'académie. 

—  Si  jeune ,  et  déjà  vous  songez  à  mourir  ! 

—  L'école  moderne  est  menacée  ;  la  tragédie  relève  la 
tète;  il  faut  payer  de  sa  personne  :  voilà  pourquoi  je  me  pré- 
sente. On  m'a  fait  des  propositions  de  la  part  de  Nung-Po 
si  je  voulais  passer  aux  classiques  avec  la  Revue  de  Pékin. 

—  Qu'avez-vous  répondu? 

—  Que  jamais  je  ne  changerais  de  drapeau ,  et  que  mes 
amis  sauraient  bien  me  faire  entrer  à  l'académie.  Je  veux 
rester  fidèle  aux  idées  et  au  drame  modernes;  je  mourrai 
sur  la  brèche  du  lyrisme  dans  l'art.  Jugez  si  je  pouvais  con- 
sentir à  voir  la  Revue  de  Pékin  arborer  sur  sa  bannière  un 
autre  nom  que  celui  de  notre  grand ,  de  noti'e  gigantesque, 
de  notre  pvramidal,  de  notre  formidable  Nou-Fou? 

—  Je  n'attendais  pas  moins  de  vous,  cher  ami.  A  quand 
l'élection? 


194 


A    CHAQUE    SAINT    SON    CIERGE. 


—  Au  premier  jour  do  la  luue  uouvelle. 

—  (J'est  bieu.  Vous  serez  iui mortel . 

Fi-Ki  visita  successivement  tous  les  académiciens,  et 
employa  auprès  de  chacun  d'eux  le  })rocédé  dont  nous 
venons  d(^  voir  quelques  échantillons.  Ouoiqu'il  eût  pour 
coiicm-rents  le  plus  fameux  romancier  et  le  plus  grand 
philosophe  de  son  temps,  il  fut  nommé  au  premier  tour  de 
scrutin.  Comme  un  de  ses  amis  lui  adressait  des  félicita- 
tions quehpie  peu  mêlées  de  surprise,  Fi-Ki  lui  répondit 
par  ce  disti(pie  allégorique  : 

Miti  I  (»  hâve  iiii-li 
l'ui^-nam  kci'-mi  no 

que  M.  Ahcl  Rémusaf  traduit  de  la  façon  suivante  : 

A    ClIAQUK    SAINT    SON    OIERGK. 


QUAND  TU   ES   PRESSÉ 


1  y  avait  à  la  cniir  do  Franco,  dans  le  sirch» 
:^  dornior,  un  huninio  qui  l'aisail  rôlonnomiMil 
;,'  de  tous  ceux  qui  le  IVéquonlaiont,  et  cet  honniio 
connaissait  beaucoup  do  inonde.  Dès  sa  ])lus 
londro  jounesso,  il  avail  nidiilrc  une  i^iaiidc 
pnidoiice  unie  à  une  extrême  finesse.  Dans  les  occasions  les 
plus  délicates,  loin  de  se  troubler,  il  déployait  une  ])résence 
d'esprit  et  une  babileté  incroyables.  Aucune  circonstance 
ne  pouvait  le  prendre  en  défaut,    ni    niénio  réniouvoir  : 


190  HABILLE-TOI    LENTEMENT 

([u'oii  lui  annonçât  son  déjeuner  on  la  ])eiie  d'nne  bataille, 
c'était  du  môme  air  qu'il  recevait  la  nouvelle. 

Versailles  était  alors  le  lieu  du  monde  où  l'on  se  donnait 
le  plus  de  mouvement  pour  réussir;  les  courtisans  étaient 
toujours  sur  pied ,  tout  prêts  à  mouler  leur  physionomie  sur 
le  visage  du  maître ,  et  se  pressant  le  plus  possible  pour  se 
devancer  les  uns  les  autres. 

Le  duc  de  P.,  ainsi  s'appelait  notre  personnage,  suivait 
ime  méthode  contraire.  Alors  que  toute  la  cour  était  boule- 
versée par  le  changement  du  ministère  ou  le  renvoi  de  la 
favorite ,  on  le  voyait  toujours  calme  et  serein  ;  aux  nou- 
velles les  plus  imprévues  il  gardait  son  sang-froid  impertur- 
bable ;  et  lorsque  la  foule  des  grands  seigneurs  se  pressait 
autour  du  roi,  à  la  veille  d'un  événement  considérable  ,  il 
s'étendait  sur  un  solii  ou  s'en  allait  dans  son  carrosse  faire 
un  tour  à  Paris. 

Un  vieux  courtisan  avait  mal  auguré  de  cette  habitude. 
«  Le  pauvre  duc  n'ira  pas  lom,  dit-il  quelque  temps  après 
la  présentation  de  M.  de  P.  à  Versailles;  le  moindre  cadet 
lui  passera  sur  le  corps.  »  * 

Mais  au  bout  de  peu  d'années  il  se  trouva  que  le  duc  de 
P.  avait  obtenu  en  honneurs,  en  dignités,  en  faveurs, 
plus  que  les  plus  habiles  et  les  plus  persévérants.  Il  ne 
demandait  rien ,  et  gagnait  tout  ;  on  ne  le  voyait  pas  solli- 
citer, et  il  arrivait  à  des  emplois  que  les  plus  ambitieux 
n'osaient  espérer. 

Cette  fortune  et  cette  conduite  semblaient  inexplicables. 
Comme  on  était  au  temps  des  Cagliostro  et  des  Saint-Ger- 
maiii,  quelques  personnes  s'avisèrent  de  croire  que  le  duc 
de   P.  avait  un  auneau  constellé  ou  ([uelque  secret  inagi- 


glAM)    TC    i:s     l'HKSSK.  197 

(jiu'  |)(tiir  t'oiiiiiiaïKlcr  an  s(ti(.  Oiiaiid  on  lui  Taisait  |>ail  de 
CCS  soupçons,  .M.  de  V.  lianssail  les  ('paulcs  cl  l'cpoiidail 
(|nc  son  scci'cl  clail  à  la  poitcc  Ac  (onl  le  monde. 

(Ml  sail  (|iril  n'\  a  pas  de  Icriain  pins  glissant  (pic  la 
coni'.  I^à  les  dcsIiiK'cs  uoul  rien  d'assuré,  cl  (piand  on 
jouit  de  la  l'aNcni-  il  l'anl  se  presser  don  profiter;  le  lende- 
main est  rarement  seml)l;d)le  à  la  veille.  M.  de  P...  ne, 
paraissait  pas  se  douter  de  celte  vérité  ;  il  agissait  en  toute 
chose  connue  si  sa  fortune  ent  du  être  éternelle.  Le  fait  est 
([ne  la  constance  de  son  bonheur  taisait  mentir  1  axiome. 
Ouand  une  déhàcle  suivait  le  renversement  dun  cabinet, 
bien  loin  de  perdre  son  emploi,  le  duc  en  gagnait  un  supé- 
rieur; si  la  lavorite  succombait  sous  la  beauté  d'une  rivale, 
M.  de  P.  obtenait  de  la  nouvelle  maîtresse  plus  encore 
(ju'il  n'attendait  de  l'autre;  et  ce  cjuil  y  avait  de  plus  mer- 
veilleux, c'est  que  tous  ces  miracles  s'accomplissaient  sans 
fatigue.  M.  de  P.  était  fort  gourmet  et  fort  paresseux,  et 
jamais,  dans  aucune  circonstance,  pour  si  grave  qu'elle 
fût,  on  ne  lui  vit  retarder  l'heure  de  son  souper  ou  avancer 
celle  de  son  lever. 

Le  duc  de  P.  avait  un  neveu,  garçon  alerte,  intelli- 
gent ,  spirituel  et  ambitieux.  M.  de  T.  était  fort  jeune 
encore  lorsque  son  oncle  occu})ait  déjà  une  ])OsitIon  émi- 
nente  à  la  cour.  11  passait  chez  son  parent  la  majeure  jiartie 
(le  son  temps,  et  se  plaisait  dans  sa  conversation,  oii  il 
trouvait  sans  cesse  mille  sujets  de  méditations.  Mais  ce  (pii 
l'étonnait  encore  plus  que  l'esprit,  le  grand  sens  et  le 
scepticisme  élégant  de  son  oncle,  c'était  l'apparente  indo- 
lence de  son  caractère.  Sur  ce  chapitre-là  ses  surprises 
étaient  de  tous  les  instants. 


198  IIABILLE-ÏOI    LENTEMENT 

Un  jour  M.  de  T.  apprit  de  la  bouche  même  d'un  due 
et  pair,  qui  avait  toute  la  confiance  du  roi,  une  nouvelle 
assez  importante  pour  changer  toute  la  politique  de  la 
France;  on  n'en  pouvait  prévoir  les  conséquences.  M.  de 
T...,  qui  comprenait  à  demi-mot  le  hid  de  cette  contidence, 
quitta  Versailles  en  toute  hàle  et  tond)a  chez  ^î.  de  P. 
comme  la  i'oudre.  M.  de  P.  lisait  un  pamphlet  dans  son 
cabinet,  un  cabinet  où  il  ne  Taisait  jamais  rien.  M.  de  T. 
raconta  bien  vite  ce  qu'on  lui  avait  souftlé  tout  bas. 

—  Mon  carrosse  est  à  la  porte,  ajouta-t-il  ;  dans  deux 
heures  la  cour  sera  dans  une  contusion  extrême  ;  courez. 

—  Nous  aurons  tout  le  temps  de  causer  de  cette  alTaire 
après  souper;  va  l'aire  dételer  tes  pauvres  chevaux  que  lu 
as  jailli  crever,  et  repose-toi.  Demain  on  verra. 

Le  lendemain  M.  de  P.  hit  revêtu  d'une  charge  plus 
importante  qu'aucime  de  celles  qu'il  avait  jamais  occupées. 

M.  de  P.  se  servait  quelquefois  de  M.  de  T.  comme  de 
secrétaire,  M.  de  T.  ayant  gagné  sa  contîance  ])ar  la  dex- 
térité de  son  esprit;  M.  de  P.  lui  reprochait  seulement  de 
céder  trop  promptement  aux  inq)ressions  de  son  cœur  ou 
de  son  jugement. 

—  Mais  mon  oncle,  lui  disait  alors  M.  de  T.,  le  pre- 
mier mouvement  est  comme  une  voix  intérieure  qui  crie  la 
vérité  ;  c'est  une  flamme  qui  éclaire. 

—  Ce  sont  là  des  phrases  bonnes  à  mettre  en  vers,  lui 
répondait  le  duc  de  P.;  mais  en  simple  prose  je  t'engage 
à  te  métier  du  premier  mouvement,  non  point  tant  parce 
qu'il  est  quelquefois  bon  que  parce  qu'il  engage. 

Après  une  bourrasque  de  cour  devant  laquelle  le  minis- 
tère succomba  ,  au  moment  on  chacun   crovait  M.   de  P. 


OIANI)    Tl"     i:s     PRKSSK.  199 

{•iilraiiic  dans  la  cliiilc  diiii  cal)!!!!-!  a\('c  l('(|ii('l  on  connais- 
sai(  ses  relations  iiilinics.  le  dnc  Int  eliar^c  |iai' le  foi  dn 
j)()i{ls  des  all'airi's.  Il  ne  ra(( cpla  ([ne  sur  l'ordic  inipc- 
lalir  (In  sonNci'ain.  cl  après  s'en  èlre  l()n|ili'nij)s  dércndii. 
-M.  de  T.  resta  j)res  de  Ini,  et  s'oeenpa  de  rénnir  ([nelques 
jennes  ^ens  liahiles  et  discrets  ])onr  1(^  li'a\ail  conlidentiel 
tin  cabinet. 

Lnn  d  en\  montra  bientôt  nne  ^i'and(>  aptilnde  ;  sa  cor- 
icspondance  était  irré|)rncbal)le ,  et  ses  ra])p()rts  témoi- 
gnaient d'une  rare  inlelb'gence  des  matières  dipiomati(|nes. 
Cependant  un  matin,  M.  de  T.  apprit  qne  le  jenne  secré- 
taire avait  été  congédie'  la  veille  par  M.  de  P. 

—  Aviiit-il  connnis  quelque  indiscrétion?  lui  demanda- 
t-il. 

—  Non  pas. 

—  S"était-il  trompé  dans  mi  tiavail  iiiqiorlant  ? 

—  Point. 

—  Avait-on  cjnelque  crainte  snr  sa  moralité? 

—  Aucunement. 

—  .Mais  (pia-t-il  donc  lait?  s'écria  enlin  M.  de  T. 

—  11  avait  trop  de  zèle. 

Avant  le  terme  de  sa  carrière  le  duc  de  P.  a\ait  occnpé 
les  emplois  les  plus  considérables  et  obtenu  les  dignités  les 
plus  enviées  ;  on  lavait  \n  tour  à  toiu'  lieutenant  de  jtolice. 
surintendant  des  tinances .  giand-ecnver,  ministre,  and)as- 
sadenr;  il  était  décore  (\vf^  oi'dres  de  Sa  .Majesté,  et  tons  les 
monai'ques  de  IF-nrope  se  plaisaient  à  le  couNnr  de  croix 
et  de  colliers. 

(Juand  M.  de  I*.  paraissait  a  la  cour,  ses  moindres 
paroles  étaient  r<'ciieillies  avec  im  soin  extrême  et  conunen- 


200  HABILLE-TOI    LENTEMENT 

tées  de  mille  manières  :  il  est  vrai  qu'il  parlait  l'oit  peu. 
On  lui  supposait  le  don  de  prévoir  les  événements,  et 
quand  il  lui  arrivait  d'éviter  un  homme  en  place  ,  chacun 
tournait  le  dos  au  pauvre  gentilhonmie,  bien  convaincu 
qu'il  allait  être  destitué  ;  le  plus  souvent  l'avenir  se  char- 
geait de  réaliser  ces  muettes  prédictions. 

—  Comment  donc  vous  y  prenez-Aous  pour  si  bien  pré- 
voir les  choses?  lui  demandait  un  jour  M.  de  T. 

—  J'attends  et  j'écoute. 

Un  jour  M.  de  T.  vantait  très-fort  l'habileté  et  l'ardeur 
d'un  gentilhomme  ([ui ,  voulant  se  pousser  à  la  cour,  ne 
mettait  jamais  qu'une  heure  à  faire  ce  que  d'autres  ne 
pouvaient  ébaucher  qu'en  ti'ois.  M.  de  P.  sourit. — Je  ne 
me  suis  jamais  pressé ,  dit-il ,  et  je  suis  toujours  arrivé  à 
temps. 

M.  de  T.  se  plaignait  parfois  de  la  rapidité  avec  laquelle 
les  heures  passent.  —  Pour  avoir  le  temps  de  tenir  tête  à 
tout,  disait-il,  il  faudrait  que  les  jours  eussent  quarante- 
huit  heures. 

—  Ce  serait  ([uatre  fois  trop,  réjdiqua  le  duc  ;  réduits  le 
jour  à  la  moitié,  et  il  en  restera  toujours  assez  pour  que 
les  neuf  dixièmes  des  hommes  trouvent  encore  le  loisir  de 
se  casser  le  cou. 

M.  de  P.  était  dans  toute  sa  faveur  quand  la  mort 
arriva;  mais  elle  ne  put  le  surprendre  :  il  était  prêt.  Avant 
d'expirer  il  lit  approcher  son  neveu. 

—  Voila,  lui  dit-il,  l'instant  de  le  prou\ei-  mon  amilie. 
l\i  es  jeune  et  ambitieux  ;  dans  le  chemin  de  la  politique 
on  peut  tomber  si  Ton  n"a  pas  l'œil  et  le  })ied  sûrs.  Prends 
ce  portefeuille  ;  j"ai  eu  le  soin  d'y  tracer  les  conseils  que 


WowvVvwwc  ^v^  V\o\*  wc   ^vwW  va*. 


QUAND    TU    ES    PRESSE. 


201 


nidii  ('\[)('ii('iicc  me  doiiiK"  le  droil  de  le  rccoiiiMiaïKli-r  ; 
siiis-lfs  (ou joins,  cl  lu  ;iiriv(M'as.  \;i,  lu  es  le  mieux  jtar- 
la<;(''  (le  mes  lu-riliors  ;  jo  le  laisse  le  l'ruil  de  (jualre-vin^ls 
ans  d'éludés. 

Oiiaud  M.  de  P.  l'ut  mort,  M.  de  T.  ouvrit  le  porle- 
leuille.  Sur  la  première  feuille  on  lisait  ee  proverbe,  écrit 
de  kl  main  du  due  : 

IIABILLE-TOI     LENTEMENT    QUAND    TU    ES    PRESSÉ. 

Toules  les  autres  feuilles  étaient  blanches.  M.  de  T. 
suivit  le  conseil  à  la  lettre,  et  sa  fortune  sous  la  révolution, 
le  consulat,  l'empire,  la  restauration  et  le  gouvernement 
de  juillet,  lui  prouvèrent  que  M.  de  P.  avait  raison. 


©g   IMl^fl'â/ill   :P@aL   ÂJ>s~iE   M^'Ûê'^^ÂE 


l.XTUAIl    UE    ME5I()I11KS    INUOIfS 


'avais  gagné  quelque  argent  au  jeu.  11  s"a- 
gissait  de  nie  meubler;  plusieurs  de  mes 
amis  me  conseillèrent  de  m' adresser  à  Nic- 
colo  Gritti ,  jeune  tapissier  qui  venait  de 
s'établir.  J'en  parlai  à  Casanova  de  Seingalt, 
le  célèbre  aventurier  ;  il  baussa  les  épaules. 

—  Je  ne  conseille  personne,  me  dit-il;  mais  le  mois 
dernier  j'ai  garni  im  casino  ,  et  c'est  au  vieuv  Vélo  que  je 
me  suis  adressé. 

—  Tout  le  monde  assure  que  Vélo  est  horriblement  cher. 

—  Tout  le  monde  a  raison;  ])ourtant  je  gagerais  bien 
que  votre  Gritti  le  sera  davantage. 


DK    MAKIUK    1>(»1[.    Al'Ki:    MoltSlllE.  205 

—  Cent  ])orsoiiii(>s  m'ont  dil  1(>  conli'aiic ,  l'c-poiulis-jc,  et 
volontiers  j'en  ferai  l'épreuve. 

Sur  ce,  je  nie  lis  donner  en  délail  la  (lescii|)ti()ii  du 
casino  en  (|ueslion  ,  le  nond)re  evact  des  «places,  di's  lustres 
en  crislal  de  roche,  des  girandoles,  des  Irunieauv  peints, 
des  lambris  ciselés  en  or  moulu,  des  paresseuses,  des  ten- 
tures de  soie  à  llenrs,  des  tapis  veloutés,  des  chambranles 
de  marbre,  etc.,  etc.  Mons  Gritti  l'ut  appelé,  reçut  mes 
ordres  en  toute  joie  et  en  toute  humilité ,  me  promit  le  plus 
grand  luxe  et  la  plus  grande  économie,  m'assura  que  j'au- 
rais toutes  ces  choses  ta  un  grand  tiers  de  rabais  sur  le  prix 
de  son  illustre  confrère ,  et ,  peu  de  jours  après  la  livraison 
des  meubles,  m'apporta  une  note  dont  le  total  était  effrayant. 

J'allai  trouver  dès  le  lendemain  le  spirituel  chevalier.  Il 
déjeunait  seul  par  aventure,  mais  en  homme  comme  il  faut. 
Le  chocolat  préparé  remplissait  la  chambre  d'une  forte  odeur 
de  vanille  ;  à  côté  de  deux  flacons  vides  ,  qui  avaient  con- 
tenu d'excellent  scopolo,  mon  ami  dépêchait  les  restes  d'une 
salade  de  blancs  d'œufs,  assaisonnée  à  l'huile  de  Lucques 
et  au  vinaigre  des  Quatre  Voleurs. 

—  Je  sais  ce  qui  vous  amène,  s'écria-t-il,  comme  si  mes 
nombres  me  l'avaient  dit;  et,  en  effet,  il  ne  faut  pas  être 
grand  cabaliste  pour  cela.  Je  vous  ai  donné  un  conseil;  vous 
ne  l'avez  pas  suivi;  votre  homme  vous  a  volé? 

— -Je  le  crains,  répliquai-je. 

—  J'en  suis  sûr,  reprit  le  chevalier,  et  je  suis  sûr  aussi 
que  vos  sequins  s'en  vont  rondement  d'un  autre  coté.  La 
Tonina  était  d'une  gaieté  folle  hier  soir  au  Ridotto. 

—  Eh  bien  !  demandai-je,  non  sans  un  peu  de  confusion 
tant  bien  que  mal  déguisée,  qu'y  a-t-il  de  ('(Munum?... 


204  DE    MAIGRE    POIL 

—  Je  vais  vous  le  dire ,  iiiterrompit-il  ;  nous  avons  un 
proverbe  infaillible  :  Donna  che  ride,  horsa  che  piange. 
Vous  avez  gagné  trois  mille  ducats  la  semaine  dernière; 
vous  avez  soupe  deux  fois  avec  cette  petite  danseuse;  elle 
rit  au  nez  de  tous  ceux  qui  la  regardent;  gageons  que  les 
deux  tiers  de  votre  gain  sont  déjà  mangés. 

—  Voilà,  répondis-je,  une  conjecture  fort  indiscrète. 
Pour  en  revenir  à  Gritti... 

—  N'achevez  pas;  je  vais  encore  vous  dire  comment 
vont  les  choses  de  ce  côté.  Vous  avez  sa  note  en  poche;  j'ai 
celle  de  Vélo  dans  ce  secrétaire;  nous  les  comparerons  si 
.vous  voulez,  et  je  parie  votre  jabot  de  point  d'Alençon 
contre  cette  bague  en  brillants ,  que  la  différence  en  moins 
du  côté  de  Gritti  ne  va  pas  à  plus  de  dix  sequins.  Je  parie 
encore  que,  nonobstant  cette  différence  en  moins,  il  gagne 
six  fois  plus  que  son  confrère ,  plus  habile ,  plus  riche  et 
plus  renommé  que  lui.  Je  parie,  sans  l'avoir  vu,  que  tout 
ce  qui  est  chez  moi  damas  de  Lyon ,  chez  vous  est  taffetas 
de  Vicence  ;  que  vous  avez  des  cristaux  de  pacotille  aux 
pendeloques  de  vos  lustres ,  des  bronzes  mal  dorés  à  vos 
girandoles ,  des  marbres  défectueux  sur  vos  cheminées. 
Maintenant,  autre  différence  :  vous  espériez  peut-être 
quelque  rabais  et  quelque  crédit.  Vélo  prend  mes  billets 
à  trois  mois,  et  je  lui  ai  fait  subir,  suivant  l'usage  du 
beau  monde  qu'il  sert,  une  diminution  notable;  votre  ma- 
raud de  Gritti  veut ,  j'en  suis  sûr,  être  payé  séance  tenante, 
et ,  quand  vous  lui  avez  parlé  d'une  estimation ,  il  vous  a 
menacé  d'un  procès. 

J'étais  attéré;  car,  de  point  en  point,  le  chevalier  avait 
deviné  juste. 


Ai'Ki:   MOUS r RE.  205 

—  Soiilïi'c/.  rcjH'il-il  ;i[)irs  a\oii- joui  de  iiioii  cinltarras, 
souffrez  qu  o]\  instiiiiso  voii'c  jeunesse.  Laissons  la  volrc 
tapissier,  ([ui  est  uu  fi'ijxuiueau .  et  qu  il  laudra  rouiM' de 
coups  de  canne  quand  vous  lui  aurez  jeté  son  argent  à  la 
ligure;  puis  dites-moi,  s'il  vous  plaît,  quel  maladroit  ami 
vous  a  guidé  dans  nos  coulisses"?  Autant  aurait  valu  tout 
dabord  vous  mener  en  pleine  Calabre.  Cependant ,  il  y  a 
danseuse  et  danseuse,  comme  il  v  a  tapissier  et  tapissier, 
comme  il  y  a  bandit  et  bandit  :  —  par  quels  motifs  avez- 
vous  préféré  la  Tonina? 

—  Eh  !  mais,  repris-je  ,  a-t-on  des  motifs?... 

—  AAOïiés  ou  secrets,  on  en  a  toujours.  Comme  je  ne 
vous  A'ois  pas  très-disposé  à  vous  confesser,  je  vais  continuer 
mon  rôle  de  nécroman.  Lorsque  vous  avez  porté  votre 
hommage  à  cette  petite  fille,  brune  et  maigre  comme 
un  clou  de  girofle ,  vous  navez  cédé  ni  à  lattrait  fort  mé- 
diocre de  sa  danse  effrontée,  ni  h  celui  de  ses  petits  veux 
noirs  passablement  dépareillés.  Vous  n'aviez  pas  Tombre 
d  un  penchant  pour  elle,  et  je  n'en  veux  d'autre  preuve  que 
la  belle  ardeur  dont  vous  brûliez  naguère  pom*  la  véritable 
déesse  de  nos  fêtes,  cette  veuve  milanaise,  hionchi  e  gnis- 
sottn,  autour  de  laquelle  vous  avez  rôdé  tout  bas  pendant 
])lus  d'un  an.  Donc  il  a  fallu  que  certains  calculs,  certaines 
considérations,  dont  vous-même  n'avez  pas  conscience, 
vous  tissent  agir  en  sens  inverse  de  votre  instinct  naliiicl. 

Nous  vous  êtes  dit....  n'allez  pas  vous  fâcher (piinic 

pauvre  débutante,  arrivée  à  Venise  il  y  a  deux  mois, 
dédaignée  jusqu'à  présent ,  fort  mal  en  point  dans  ses 
affaires,  portant  des  robes  fanées  et  des  colliers  de  fausses 
pierres,  devait  être  plus  facilement  abordable,  et  (passez- 


206  DE    MAIGRE    POIL 

moi  le  mot)  d'un  usage  plus  économique  qu'aucune  de 
ses  compagnes  gâtées  par  la  prospérité,  qui  vous  éblouis- 
saient de  leurs  atours  insolents.  Le  malheur  de  ce  raison- 
nement, si  juste  en  apparence,  est  d'être  constamment 
démenti  par  les  faits.  Vous  n'avez  trouvé  la  Tonina  ni 
moins  vaniteuse ,  ni  plus  accommodante  que  ses  camarades 
les  plus  à  la  mode.  Du  moment  où  elle  vous  a  vu  tenter 
fortune  auprès  d'elle,  cette  pécore  a  fait  la  renchérie, 
comme  si  elle  n'était  pas  endettée  jusqu'aux  oreilles,  cou- 
verte de  mauvais  haillons,  et,  faute  de  crédit,  réduite  les 
trois  quarts  du  temps  à  dîner  par  cœur.  Tous  ces  désavan- 
tages, elle  les  aura  présentés  avec  adresse  comme  autant 
de  mérites  singuliers.  Dieu  sait  si  elle  aura  fait  sonner  haut 
son  titre  de  débutante  !  Dieu  sait  quels  contes  elle  vous  aura 
bâtis  sur  sa  vie  passée!  Et,  quant  aux  dédains  dont  elle 
a  été  l'objet  depuis  son  arrivée  ici,  elle  n'a  pas  manqué 
sans  doute  de  les  attribuer  à  sa  vertu  farouche  qui  décou- 
rageait toute  tentative.  Voyons,  carissi/no ,  n'est-ce  point 
cela  ou  à  peu  près? 

Il  m'eût  fallu  plus  d' à-plomb  que  je  n'en  avais  alors  pour 
contredire  messer  Casanova.  Sa  perspicacité  n'avait  omis 
aucun  détail ,  et  l'on  eût  dit  qu'il  avait  prêté  l'oreille  à  tous 
mes  entretiens  avec  la  Tonina. 

Voyant  que  ses  conjectures  tombaient  juste,  il  reprit  sur 
un  ton  d'ironie  encore  plus  marqué  : 

—  Après  que  votre  divinité  s'est  entourée  ainsi  de  tous 
les  prestiges  qu'elle  a  pu  réunir,  trouvant  en  vous  la  noble 
crédulité  d'un  galant  homme  qui  n'a  pas  encore  été  dupe, 
elle  a  profité  largement  d'une  occasion  qu'elle  n'aurait  osé 
altendre.  Elle  vous  a  vendu  de  simples  espérances,  —  el 


APRE    MORSURE.  207 

([iicllcs  ('S|)('r;uic(!S,  grands  dieux!  —  au  prix  des  plus 
si'duisault's  réalités.  —  Couveuoz-cii ,  la  moitié  de  la  somnio 
(|ii('  NOUS  a\('z  donu('(î  à  ce  niaïaud  de  (îiitli  a  étc'  dépeiis(''e 
pour  tiier  de  sou  galetas  1  iullexihie  ohjel  de  \os  \(eu\. 
Un  sourire  indulgent,  ou  tout  au  moins  un  chaste  soupir, 
a  payé  ce  généreux  sacrilice.  11  y  a  mieux:  Touina,  cédant 
à  vos  instances,  vous  a  permis  de  lui  donner  à  souper, 
mais  à  condition  que  la  hideuse  matrone  dont  elle  se  dit 
la  tille  assisterait,  poiu'  empêcher  la  glose,  à  cet  innocent 
l'estin.  .le  vous  connais  assez,  et  je  vous  vois  rougir  de  trop 
hou  cœur  pour  douter  que  les  choses  se  soient  passées 
connue  elle  la  voulu.  Grande  chère,  vins  de  choix,  ser- 
vice magnitique,  le  tout  assaisonné  de  mystère,  et  vous 
en  avez  eu  pour  vos  cinquante  ducats  tout  au  moins. 
Peut-être  commenciez-vous  à  vous  repentir;  mais  il  était 
trop  tard,  et  depuis  lors,  spéculateur  aventureux,  vous 
courez,  comme  on  dit,  après  votre  argent.  Plus  elle  vous 
voit  engagé,  plus  cette  laideron  vous  tient  la  dragée  haute, 
toute  tière  de  vous  trouver  docile  à  ses  moindres  caprices. 
Je  vous  fais  bien  mon  compliment  du  costume  dans  lequel 
nous  l'avons  vue  au  dernier  bal  masqné  ;  son  habit  de 
velours  rose ,  brodé  en  paillettes  d'or,  était  d'une  richesse 
extrême;  le  solitaire  qu'elle  avait  au  doigt  vous  coûte,  je 
m'y  connais,  de  cent  trente  à  cent  cinquante  ducats.  Sa 
haute  de  blonde  noire  était  d'une  beauté  remarquable  pour 
la  tinesse  et  le  dessin.  D'ailleurs  n'a-t-elle  pas  pris  graïul 
soin  de  vider  ses  poches  devant  nous?  Tabatière  d'or,  étui 
d'or,  jjonbonnière  entourée  de  perles  tines,  lorgnette  su- 
perbe, breloques  étincelantes  de  petits  diamants,  rien  ne 
manquait  à  cet  ajustement  magnifique  dont  je  ne  \eux  pas 


208  DE    MAIGRE    POIL 

\oiis  rappeler  la  valeur,  pour  ne  pas  ajouter  à  \os  déboires. 
Mais,  si  je  ne  vous  dis  pas  ce  qu'il  vous  a  coûté,  je  puis  au 
moins  vous  dire  ce  qu'il  vous  rapporte  ;  c'est  le  très-sincère 
mépris  du  petit  monstre  pour  lequel  vous  vous  ruinez. 
Toniiia,  maintenant  que,  grâce  à  vous,  elle  fait  une  espèce 
de  figure,  trouverait  charmant  de  vous  planter  là  sans 
vous  avoir  rien  accordé,  pour  un  homme  qui  n'attendit 
pas  sa  fortune  d'un  coup  de  dé  ou  d'un  heureux  paroli. 

En  revanche,  —  et  c'est  le  plus  piquant  de  votre  his- 
toire, —  avec  beaucoup  moins  de  tourments  et  de  dépenses, 
jeune  et  bien  fait  comme  vous  lêtes,  vous  pouviez  aspu*er 
aux  plus  beaux  succès.  La  comtesse,  oui,  la  comtesse  elle- 
même  ,  —  bien  qu'elle  ne  soit  pas  à  vendre,  —  eût  accepté 
vos  soupirs  si,  courageux  à  propos,  vous  eussiez  fait  pour 
elle,  au  carnaval  dernier,  la  moitié  des  folies  auxquelles  vous 
a  induit  une  créature  qu'il  ne  faut  pas  même  songer  à  lui 
comparer.  Remarquez  que  je  ne  vous  parle  point  de  la 
Baletti,  de  la  Ramon,  de  la  Steffani,  de  la  Papozze;  quels 
que  soient  leur  vogue  et  leur  renom  ,  la  plus  huppée  d'entre 
elles  sait  trop  bien  ce  qu'elle  vaut  au  fond  pour  imposer 
des  conditions  très-sévères.  Avec  une  pluie  d'or  comme 
celle  qui  vous  a  ouvert  les  portes  du  grenier  où  végétait 
Tonina ,  je  me  serais  fait  fort  de  ])énétrer  chez  toutes  les 
Danaé  du  corps  de  ballet. 

Casanova,  se  levant  alors  de  son  fauteuil,  se  promena  par 
la  chambre  en  agitant  son  mouchoir  inq)régné  d'essence. 

—  Sachez,  carino ^  continua-l-il  d'un  ton  protecteur, 
qui  me  déplut  horriblement,  sachez  une  fois  pour  toutes 
que,  dans  la  vie,  on  se  trouve  toujours  bien  d'avoir  affaire 
aux  marchands  enrichis,  dnuseiises  ou  non;  leur  position 


\i^   Y^^^"^^  ^^^'^^^^■'^^  VYo\dVt  v^vx\o\^  uut  SVAXU^^  OmVw. 


APllE    MORSURE. 


209 


laite  les  rend  inuins  UNides.  Au  coiilraiiv,  (jiiieoii(|iio 
a  U)uli>  sa  loiiiine  à  créer  marclie  vers  ce  hul  /jer  Jas  et 
/te/as.  Si  vous  craignez  les  comptes  d'apothicaire,  n'appe- 
lez jamais  le  notaire  (uii  vient  (Taclieter  sa  charge  ;  n'entrez 
jamais  chez  l'auhergiste  récemment  étahli  ;  tenez-vous  à 
l'écart  de  ces  jeunes  praticiens  en  tout  genre  qui  déharqiient 
sur  la  scène  du  monde  ,  les  poches  vides,  l'œil  au  guet,  les 
mains  en  avant.  Dans  tout  ventre  creux  la  conscience  est 
au  large;  il  n'est  guère  de  scrupule  que  le  besoin  n'apaise  ; 
moins  on  a,  plus  on  veut  avoir;  et,  suivant  un  vieil  adage 
dont  j'ai  reconnu  la  justesse,  il  faut  toujours  attendre 

OK    MAIGIiK     POIL    APRE     MORSUKF. 


rlFmn  Li  ©D^BLg  f/h'Px  L/h  â^iyg 


NE   MENE   LOIN   JEUNES   NI    VIEUX. 


roverbe,    que   nie  veux- lu?  D'où  viens- tu? 
Qui   es- tu?   Qu'enlend-on  au    juste  par  ces 
mots-là  :  «Tirer  le  diable  par  la  queue?»  — 
i;'";~  Cherchons. 

k^^â'  Ca)  j)roverhe  voudrait-il  dire  qu'on  est  avec 
le  diable  sur  un  pied  d'intimité?  A-t-on  dit,  par  exemple, 
du  fameux  docteur  Faust,  (pii  «Mail,  connue  chacun  sait, 
à  la  l'ois  le  com[)ère,  l'hôte,  l'ennemi  iutime  et  le  séide 
de  Méphistophelès ,  qu'il  tirait  le  dial)le  par  la  queue, 
pour  exprimer  ([u'il  était  a\('c  le  diaiile  connue  les  deux 


TIRE  11     LK     DIAIJLK    PAU     LA    OU  EUE,     ETC.        i2 1  1 

(loigls  (le  la  main'?  Mais  celle  él\|iii()lo^ie  nous  seiiii)!erail 
biiMi  tirée  par  les  cheveux,  pour  ikî  pas  dii-e  plus. 

Ou  bien  ci'  proverbe  aurail-il  élé  inveuh-  à  lOccasion  de 
eel  au(r(>  personnage  j'anlaslicpie  de  la  cbanson  de  (ioi'lbe  : 
rElève  du  so/'cicr?  L'élève  d'un  magicien  a  releini  cer- 
taines paroles  cabalisti([ues  à  l'aide  desquelles  son  niaîln;  se 
fîiit  servir  j)ar  le  diable.  En  ral)sence  de  son  maître,  l'élève 
imagine  de  l'aire  paraître  le  diable  devant  lui,  et  lui  ordonne 
d'aller  lui  cbercber  de  l'eau;  malbenrensenuMil  il  a  oïdilié 
les  paroles  à  l'aide  desquelles  on  l'arrête,  et  le  diable  lui 
apporte  coup  sur  couj)  tant  de  seaux  d'eau,  que  bientôt  la 
maison  est  inondée.  Au  momeut  où  le  diable  s'élance  pour 
apporter  eucore  de  l'eau,  l'élève  se  précipite  sur  ses  pas,  et 
l'arrête...  Je  pense  que  ce  ne  put  être  que  par  la  queue; 
car  le  diable  ne  se  laisse  guère  saisir  que  par  là. 

Tirer  le  diable  par  la  queue  voudrait  donc  dire  alors 
agir  inconsidérément,  sans  réflexion ,  et  risquer  de  tomber 
dans  un  abîme,  ou  de  se  voir  submergé  comme  l'élève  du 
sorcier? 

Cherchons  encore. 

—  Rien  de  plus  simple  ,  nous  dit  un  homme  déjà  sur  le 
retour,  et  qui  a  connu  intimement  feu  M.  de  la  Mésangère: 
tirer  le  diable  par  la  queue  signifie  tout  bonnement  vivre 
dans  la  gêne;  porter  des  culottes  râpées,  un  paraj)luie 
rouge,  des  besicles  en  cuivre,  des  gants  de  peau  d(;  la[)in, 
et  des  épingles  sur  sa  manche;  —  voilà  ce  qu'on  appelle 
tirer  le  diable  par  la  queue. 

—  Halle  là  ,  Monsieur,  je  vous  arrête;  car  votre  défini- 
tion est  insurtisante...  Et  ce  diable  que  vous  oubliez,  ce 
diable  qui  a  l'ait  le  proverbe,  (pii  en  est,  on  peut  le  dire,  le 


212  TIRER    LE    DIABLE 

chef  et  Fàine  ,  croyez-Yous  donc  qu'on  puisse  romettre?... 
Kemarquez  que  le  proyerbe  ne  dit  pas  tirer  l'existence  par 
la  queue;  tirer  l'arnent,  la  destinée,  le  crédit,  la  misère 
par  la  queue  ;  il  dit  le  diable...  le  diable  ,  Monsieur;  enten- 
dez-vous? dominent  ce  diable  ne  vous  a-t-il  })as  sauté  aux 
yeux? 

Quoi!  une  jeune  tille  travaille  du  matin  au  soir,  et  est 
citée  comme  un  ange  de  résignation  et  de  sagesse!  Il  est  vrai 
qu'elle  est  très-pauvre;  mais  qu'importe,  puisqu'elle  ne 
doit  son  existence  qu'au  travail  de  ses  doigts  ;  que  son 
économie  suffit  à  tout?...  Et  vous  osez  dire  de  cette  pauvre 
innocente  qu'elle  tire  le  diable  par  la  queue,  elle  qui  n'a 
même  jamais  vu  ses  cornes? 

On  ne  met  généralement  pas  à  la  caisse  d'épargne  quand 
on  tire  le  diable  par  la  queue. 

A  plus  forte  raison  n'obtient-on  pas  le  prix  Monthyon  , 
attendu  que  le  diable  n'a  pas  reçu  jusqu'à  ce  jour  de  prix 
de  vertu. 

Mais  sans  vouloir  en  aucune  façon  faire  ici  l'apologie  du 
désordre  ni  du  décousu  dans  la  vie  ordinaire,  je  soutiens 
([ue,  pour  tirer  le  diable  par  la  queue,  il  faut  ne  point  avoir 
les  mœurs  épicières;  il  faut  surtout  comprendre  l'imagina- 
tion ,  l'imprévu  ,  la  fantaisie;  enfin  la  vie  d'artiste. 

Vous  ne  direz  jamais  d'un  musicien  qui  a  une  fois 
par  mois  cinquante  mille  livres  de  rentes  pendant  vingt- 
quatre  heures ,  ou  de  la  danseuse  qui  a  un  coupé  et 
trois  termes  en  souffrance ,  qu'ils  sont  au-dessous  de  leurs 
aftaires,  qu'ils  sont  sur  le  point  de  faire  faillite,  qu'une 
liquidation,  une  assemblée  de  créanciers,  est  nécessaire... 
Fi    donc!    Ils   tirent  le   diable    par  la   queue;   c'est   bien 


1>AR    LA    QUEUE,     ETC.  215 

plus  poélique.  «(Hier  (lial)Jo ,  toi  qui  as  inspiré  lanl  de 
grands  génies;  loi  qui  as  su  ranger  parmi  les  apôtres 
Dante,  Micliel  Ange,  (ballot,  llolTniann,  Panurge,  Scapin. 
Figaro,  sans  compter  tous  les  poètes  qui  se  domieid  à 
toi  vingt  l'ois  ])ar  jour  ])our  atlra[)(M'  la  rime,  et  quel- 
([uelois  le  bon  sens,  inspire-moi  donc  quelque  heureuse  et 
nouvelle  idée,  pour  adoucir  la  férocité  de  mes  dettes;  rogne- 
leur  les  griffes;  lime-leur  les  dents;  fais-leur  faire,  s'il  se 
peut,  patte  de  velours...  »  Mais  le  diable  souvent  reste 
sourd  à  de  pareils  appels  que  tant  de  personnes  lui  adres- 
sent de  tous  les  côtés  ,  et  il  faut  bien  qu'il  se  fasse  un  peu 
tirer...  non  pas  seulement  l'oreille,  mais  par  ce  que  nous 
disions,  et  on  conçoit  enfin  que,  malgré  toute  sa  bonne 
volonté,  la  queue  du  diable  ne  puisse  répondre  à  tout  le 
monde  à  la  fois. 

Ecoutez  ,  mon  ami ,  vous  êtes  aujourd  hui  un  des  riches 
notaires  de  Paris  ;  votre  maison  est  des  plus  recherchées  ; 
chaque  soir  votre  table  est  garnie  de  convives;  le  matin, 
votre  étude  est  assiégée  de  clients  de  toute  espèce. 

Mais  vous  souvenez-vous  du  temps  où  nous  étudiions , 
on  plutôt  où  nous  n'étudiions  pas  ensemble?  Vous  rappe- 
lez-vous la  fameuse  lettre  que  vous  écrivîtes  à  votre  oncle 
de  Louviers  ,  peu  de  temps  après  les  journées  de  juillet, 
lettre  colossale  et  patriotique,  datée  du  Panthéon,  que  nous 
composâmes  à  quatre  ,  et  dans  laquelle  vous  annonciez  à 
votre  oncle  l'intention  de  figurer  dans  la  garde  citoyenne, 
et  de  prêter  X appui  de  votre  bras  à  Tordre  ])ublic  et  à 
la  charte? 

Vous  comptiez  sur  l'envoi  de  bank-notes;  mais  votre 
oncle  ,  qui  était  la  sagacité  même  ,  jugea  à  propos  de  vous 


214  TIRER    LE    DIABLE 

envoyer  seulement  un  énorme  paquet  contenant  un  équi- 
pement complet,  qui  permit  à  vos  instincts  patriotiques  de 
ne  plus  battre  sous  l'enveloppe  du  péquin. 

A  ons  m'avez  souvent  raconté  qu'à  une  certaine  faction , 
de  minuit  à  deu\  heures,  vous  eûtes  comme  un  vertige; 
vos  yeux  se  fermèrent  à  demi,  et  vous  YÎtes  distinctement 
])araitre  devant  votre  guérite  un  personnage  enveloppé  duu 
domiiH),  et  couvert  d'un  masque  noir,  que  vous  avez 
déclaré  ne  pouvoir  être  que  le  diable  en  personne.  Ce 
personnage  se  mit ,  avec  la  main  la  })lus  mignonne  et  la 
])lus  blanche  du  monde,  à  détacher  lestement,  une  à 
une,  tontes  les  pièces  de  votre  uniforme,  vos  épanlettes, 
votre  sabre,  votre  ceinturon;  il  cacha  le  tout  dans  sa 
robe,  et  s'enfuit  à  toutes  jambes  sans  qu'il  vous  fût  pos- 
sible de  le  rejoindre. 

Comment  se  lit-il  que,  le  lendemain  de  cette  singulière 
aventure  ,  tout  votre  équipage  se  trouva  chez  un  fripier  du 
voisinage?  Adieu  la  gloire,  tout  était  vendu  ;  et,  de  votre 
équipement,  il  ne  vous  resta  absolument  qu'un  billet  de 
garde  ! 

Quel  dîner  nous  fîmes  à  Montmorency  avec  votre  babil, 
votre  houpelande,  votre  bonnet  à  poil  et  votre  plumet  !  Et 
vos  buffleteries  ,  votre  fusil  et  le  reste  de  votre  fourniment , 
n'est-ce  pas  là  ce  qui  vous  permit  d'assister  à  la  première 
représentation  de  Napoléon  ou  les  Cent  Jours,  toujours 
avec  le  diable  de  la  guérite? 

Mais  (fue  devint  votre  oncle  de  Louviers,  lorsque,  arrivé  à 
Paris  à  limproviste,  il  voulut  se  procurer  la  satisfaction 
d'aller,  sans  vous  prévenir,  vous  contempler  à  une  des 
urandes  revues?  Hélas!  il  vit  vainement  déliler  devant  ses 


PAR    LA    QUEUE,     ETC.  21.") 

veux  les  fliasscurs,  les  artilleurs,  los  ^rouadiers;  il  voiiï-- 
clioirha ,  jo  crois,  jusque  parmi  les  sapeurs.  .Mais,  (pielle 
l'ut  sa  douloureuse  cousieruatiou  lorscpu^  en  uiontaut  la  rue 
Saint-Jae([ues,  il  aperyul  à  Télala^c  d'une  friperie  un  uni- 
l'onne  complet,  ([ue  son  coup  d"(eil  d"lial)itant  de  Louviers 
lui  lit  aisément  reconnaître!  L'uiiilorme.  les  bullleteries,  le 
bonnet,  le  tout  avait  été  placé  sur  un  mannecpiin  dont  la 
figure  de  carton  souriait  à  votre  oncle  de  l'air  du  monde  le 
plus  bète.  Votre  oncle  fut  sur  le  point  de  prendre  au  collet 
son  mannequin  de  neveu;  mais  il  se  contint,  et  préféra  cpiit- 
ter  Paris  le  soir  même,  sans  vouloir  vous  voir.  Ouelques 
jours  après,  une  lettre  datée  de  Louviers  vous  arriva,  lettre 
fulminante ,  écrasante. 

Mon  ami ,  avouez  que  le  diable  était  alors  à  peu  près  votre 
seul  client;  que  d'affaires  n'avez-vous  pas  faites  avec  lui!  Il 
vous  rendait  souvent  visite,  et  cependant  ses  visites  n"a- 
vaient  pour  vous  rien  dimportun.  Vous  n'étiez  pas  obligé, 
comme  maintenant,  d'étouffer  ces  bâillements  nerveux  que 
produit  en  vous  le  récit  de  certaines  aftaires  ([u'on  vous 
rebat  périodiquement  depuis  plusieurs  années. 

Le  diable  était  de  toutes  nos  parties  de  plaisir.  Dans 
le  carna\al.  ne  pouvions-nous  pas  dire  à  la  lettre,  et 
sans  nous  olfenser,  que  le  diable  nous  empoitail  ? 

Il  ai'rivait  souvent  que  nous  a \ ions  reçu  quelques  jouis 
a\ant  la  visite  du  tailleur  du  Havre  ou  de  Taïti,  qui  s'était 
présenté  à  notre  hôtel  avec  de  grandes  révérences ,  et  une 
longue  queue  passant  sous  son  justaucorps ,  mais  que  nos 
yeux  inexpérimentés  ne  nous  jennedaieiil  [)as  d'ajjerccNoir. 
Ce  tailleur  nous  faisait  changer  nos  meilleurs  vèteuienis 
contre  des  foulards  tartares ,  des  pipes  liu-ques.  (]('<■  camées 


l     V. 


Ce  aA\\  x\e\\\  ^e  \a  V\ùVe.  ^\u  \c\o\vYft«  ww  AawVvMv; 


l'AK     l.A     OIKLU:. 


217 


|)()iir  iK^  |»as  devenir  (Milin  un  lourd  el  assonnnanl  (iri'sns. 
diin  iliaiinanl   cl  bienheureux  [)auM'e  diahle  (juun  élail 
aulrelois,    il    l'aul   peul-èlre   avoir   coniinencé    rexislencc/ 
par  : 


Il  m;  Il   m;   diaiîi.k   vxw   la  yuKiiE 


2S 


mm  ©yoTTi  i^  ^l^©i  là  ^i 


La  scène  se  passe  ou  à  Berlin  ,  ou  à  Munich ,  ou  à  Stutlgai'd  ,  ou  à  Frauct'orl , 
ou  à  Cassel ,  ou  à  Dresde. 


ACTE  PREMIER. 


E  CHOEUR.  — Voici  venir  l'étudiant  Stenn, 
plus  amoureux  que  jamais  de  la  belle 
Dorothée,  la  fille  de  Liebmann,  le  riche 
marchand  de  draps.  C'est  l'heure  où  ils 
causent  ensemble  au  comptoir.  N'est-ce 
point  aussi  l'étudiant  Anselme  qui  se  dirige  du  même 
côté?  Il  marche  en  composant  un  sonnet  pour  la  char- 
mante Dorothée.  Lequel  des  deux  est  le  préféré?  Nous  ne 
tarderons  pas  à  l'apprendre,  sans  doute.  Anselme  a  reconnu 


OUI  QUITTE  SA  PLACE  LA  PERD.       210 

Slonn  ;  les  deux  rivaux  se  soûl  jeté  uu  coup  d'œil  fou- 
droyant. Anselme  cependant  ne  s'est  pas  arrêté  devant 
Dorothée.  II  reviendra  lout-à-l'heure,  gardons-nous  d'en 
douter.  N'effarouchons  point  Stenn  et  Dorothée.  (Le  chœur 
se  met  à  l'écart.) 

Stenn.  —  Bonjour,  mademoiselle  Dorothée. 

Dorothée.  —  Bonjour,  M.  Stenn. 

Stenn.  —  Comme  ce  honjoiu'  est  froid  !  Je  v  ois  que  vous 
ne  m'aimez  pas,  mademoiselle  Dorothée  ;  vous  me  préférez 
Anselme. 

Dorothée.  —  M.  Anselme  est  un  bon  garçon;  mais  ce 
n'est  pas  à  moi  de  décider  si  je  le  préfère.  Je  lérai  ce  que 
mon  père  ordonnera. 

Stenn.  —  Jamais  d'autre  réponse.  Quoi  !  pas  un  mot 
d'amonr? 

Dorothée.  —  Partez  !  voici  mon  père.  (Stenn  sort;  survient 
Anselme.) 

Anselme.  — Bonjour,  mademoiselle  Dorothée. 

Dorothée. — Bonjour,  M.  Anselme. 

Anselme. — Votre  père  vient  de  sortir,  et  je  prolite  du 
moment  pour  vous  offrir  ce  sonnet,  qui  mieux  que  toutes 
mes  paroles  vous  dépeindra  les  tourments  que  j'endure  ; 
car  je  souffre  pour  vous,  cruelle,  et  vous  ne  m'aimez  })as. 
Sans  doute  vous  me  préférez  Stenn  ? 

Dorothée. — M.  Stenn  est  un  hou  garçon;  mais  c'est 
mon  père  qui  doit  choisir  entre  vous  deux.  Le  voici  qui 
rentre  ;  fuyez. 

Anselme.  —  Hélas  !  hélas  !  vous  me  désespérez.  (Il  sort.) 

Le  choeur.  — Stenn  n'était  pas  content  quand  il  a  quitté 


220  QUI    QUITTE    SA    PLACE 

Dorothée  ;  la  ligure  d'Anselme  n'exprimait  pas  non  plus 
une  grande  satisfaction.  Il  est  évident  que  l'éternelle  réponse 
de  la  jeune  tille  commeuce  à  les  l'aligner  tous  deux.  De  la 
résolution  (pi'ils  vont  jn-endre  dépendi-a  leui'  succès.  Tâchons 
de  savoir  ce  qu'ils  méditent.  fSte'nn  rentre.) 

Stenx. — Décidément  il  faut  en  linir.  Mon  moyen  est 
excellent.  J'irai,  s'il  le  faut,  jusqu'au  suicide. 

Le  choeur.  — Fichtre  ! 

Stenn.  —  Oui  me  parle  ? 

Le  choeur. — -C'est  nous,  ami  Stenn,  nous  sommes  le 
chœur  antique  ;  notre  emploi  est  de  consoler,  de  raffermii* 
le  héros,  et  de  lui  donner  d'excellents  conseils. 

Stenn.  —  C'est  le  ciel  qui  vous  envoie.  Figurez-vous  que 
jadore  mademoiselle  Doroll^'c,  la  lille  de  Liehmann  ,  le 
riche  marchand. 

Le  choeur.  —  Connu. 

Stenn.  — J'ai  un  rival  qui  se  nomme  Anselme.  La  petite 
ne  veut  pas  se  prononcer  entre  nous  ;  j'ai  trouvé  une  ruse 
qui  l'y  forcera. 

Le  choeur.  —  Voyons. 

Stenn.  — Je  quitte  la  ville  dès  ce  soir,  et  je  vais  m'éta- 
hlir  à  une  vingtaine  de  lieues  d'ici.  Chaque  jour  j'écrirai 
une  lettre  à  Dorothée.  Je  connnencerai  par  des  plaintes 
tendres,  je  continuerai  par  des  lamentations,  et  je  termi- 
nerai par  des  menaces  de  mort.  11  tant  effrayer  les  jeunes 
tilles  pour  en  être  aimé.  Dorothée  ne  résistera  pas  à  mon 
éloquence;  elle  donnera  en  plein  dans  le  roman;  sa  tète 
s'exaltera,  et  je  l'éjiouserai.  Que  pensez-vous  de  ce  ])rojet  ? 

Le  choeur.  —  Fuh  !  euh  !  euh  ! 


% 


i.A   l'Kin).  221 

Stenn.^ — ^  Merci  de  \olri'  appixjbalioii.  Je  coiti's  le  incltro 
à  exécution.  '11  sort;  Aiisclnio  ciilrt'.) 

Anselme. — (Icla  ik;  |)ciiI  diiicr  daNaiilaj^c  ;  il  l'aiil  altso- 
liinuMil  qu'avaiil  liuil  jouis  je  sache  à  (|iioi  iu"eii  teiiif. 

Le  choeur. — Eh  !  pail»leii.  xoila  retmhaiii  Aiisehne. 

Anselme.  — Oui  ètes-vous? 

Le  cuoEiR.  —  .Nous  sommes  le  chœur  anti([uo;  noh-e 
emploi  est.... 

Anselme.  — De  consoler,  de  raU'ermir  le  héros,  et  de  lui 
donner  d'excellents  conseils;  mon  professeur  de  rhétorique 
me  Ta  appris.  Sachez  donc,  ])uisque  vous  moffrez  vos  ser- 
vices, que  je  suis  amoureux,  à  en  perdre  la  rime,  de  made- 
moiselle Dorothée,  la  fille  de  Liehmann,  le  riche  marchand. 
J'ai  un  rival  qui  se  nonune  Steun.  La  friponne  hésite  entre 
nous  deux;  j'ai  décou\ert  un  moyen  de  forcer  son  choix. 

Le  choeur.  — Lequel? 

Anselme.  — Je  cultiverai  la  connaissance  du  vienx  Lieh- 
mann ;  mie  fois  dans  la  maison,  j'entourerai  la  tiUe  de 
j)etits  soins  et  de  délicates  attentions.  On  ne  réussit  (pie  par 
la  patience  auprès  des  femmes.  Je  serai  sans  cesse  auprès 
d  elle,  elle  s'hahituera  à  moi,  et  je  deviendrai  sou  mari. 
Ouel  est  votre  avis  là-dessus  ? 

Le  choeur.  —  Eh  !  eh  !  eh  ! 

Anselme.  —  Je  vous  comprends  parfaitement.  Je  cours 
me  faire  présenter  chez  le  vieux  Liehmann.    11  sort.) 

Le  choeur.  — Le  projet  de  Steun  me  paraît  hou;  mais  le 
moyen  d'Anselme  n'est  pas  mauvais.  L'un  s'adresse  à  lima- 
«jçination,  l'autre  à  l'hahitiide  ;  lequel  des  deux  lriom|)hera  ? 
Attendons  ;  les  drôles  commencent  à  deveuir  auuisaiits. 


222  QUI    QUITTE    SA    PLAGE 


ACTE  DEUXIEME. 


Dorothée  ,  seule.  —  Pauvre  Stenn  !  il  passe  sa  journée  dans 
les  bois  à  gémir  sur  mes  rigueurs.  Sa  lettre  m'a  vivement 
touchée.  La  voix  du  rossignol  lui  rappelle  ma  voix  ;  les 
fraises  des  bois  n'ont  pas ,  dit-il ,  un  parfum  plus  doux  que 
mon  haleine  ;  et  l'azur  du  lac  sur  les  bords  duquel  il  va 
rêver,  est  moins  pur  que  mes  yeux.  Il  m'aime  bien,  celui-là  ; 
j'ai  presque  envie  de  lui  écrire  de  revenir.  (Entre  Anselme.) 

Anselme.  — Ainsi  que  votre  père  me  Ta  permis,  made- 
moiselle Dorothée,  je  viens  vous  chercher  pour  vous  con- 
duire à  la  fête. 

Dorothée.  — Déjà  ! 

Anselme.  — Craindriez-vous  de  vous  ennuyer? 

Dorothée. — Non,  partons,  (ils partent.) 

Le  choeur.  — La  lettre  de  Stenn  a  eu  beaucoup  de  suc- 
cès. Nous  avons  vu  des  larmes  tomber  des  yeux  de  Dorothée 
en  la  lisant.  Anselme  pourrait  bien  être  enfoncé.  Allons  à 
la  fête.  (Il  sort.) 

Dorothée.  —  J'ai  à  peine  la  force  de  détacher  les  fleurs 
de  mes  cheveux ,  mes  paupières  se  ferment  presque  malgré 
moi  ;  quelle  fatigue  !  Mais  aussi  comme  je  me  suis  amusée  ! 
Anselme  est  charmant  ;  que  de  prévenances  !  que  d'atten- 
tions !  et  puis  comme  il  valse  bien  !  Il  faut  qu'il  soit  bien 
amoureux  pour  se  montrer  si  dévoué.  Comme  il  a  bien 
répondu  à  cet  ofticier  qui  soutenait  m'avoir  engagée  !  La 
voix  du  rossignol!...  la  valse...  le  parfum  des  fraises... 
Stenn...  Anselme...  Je  m'endors  1 


LA    PERD.  223 

Le  choeur.  —  Aiiselinc  lait  des  progrès  effrayants.  Doro- 
thée peiidanl  la  valse  se  pressait  d'une  laroii  trcs-lendre 
coiilic  lui.  Steim  pourrait  bien  perdre  la  partie. 

ACTE  TROISIÈME. 

Dorothée.  —  Une  nouvelle  lettre  !  c'est  la  huitième  (pie 
je  reçois.  La  dernière  était  pleine  de  reproches  et  de  me- 
naces. Il  m'écrit  qu'un  feu  intérieur  le  consume,  et  que  la 
vie  lui  semble  un  désert.  Il  finit  par  me  rendre  triste  à  mon 
tour,  si  triste  que  je  suis  bien  obligée  de  chercher  des  dis- 
tractions quelque  part.  Un  mot  de  moi  le  consolerait  ;  mais 
si  ses  lubies  allaient  le  reprendre  !...  Quelle  différence  avec 
Anselme  !  celui-là  ne  vous  aborde  jamais  que  le  sourire 
sur  les  lèvres;  s'il  ouvre  la  bouche,  c'est  pour  raconter 
quelque  histoire  amusante  ;  il  ne  songe  qu'aux  plaisirs  des 
autres.  Certainement,  comme  le  disait  hier  mon  père,  il 
serait  le  meilleur  des  maris Lisons  la  lettre  de  Stenn. 

Chère  Dorothée, 

A  l'heure  où  vous  recevrez  celle  leltre,  mon  àine  se  sera  envolée 
vers  les  régions  du  bonheur  éternel.  Vos  dédains  m'avaient  blessé ,  la 
balle  d'un  pistolet  m'a  guéri.  Je  n'ai  plus  que  quelques  jours  à  vivre; 
plaignez-moi ,  car  je  meurs  sans  vous  voir  !  Stenn. 

Grands  dieux!  il  s'est  tué  pour  moi!  je  le  sens  bien, 
c'est  lui  que  j'aime.  (  Survient  Anselme.  ) 

Anselme.  —  Qu'avez-vous,  mademoiselle  Dorothée?  je 
vous  trouve  bien  pâle. 

Dorothée.  —  Moi,  je  n'ai  rien;  mais  vous,  pourquoi  ce 
bras  en  écharpe  ? 


224  QUI    QUITTE    SA     PLACE 

Anselme.  —  Une  simple  égratignure  qiio  j'ai  reçue  tle 
cet  officier  qui  voulait  danser  [)ar  l'orce  avec  vous.  Mais  ce 
ne  sera  rien,  et  je  viens  vous  offrir  mon  autre  bras  ponr 
vous  conduire  au  théâtre  où  jouent  les  acteurs  français. 

Dorothée j  à  part.  —  Que  faire?  Si  je  reste  à  la  maison 
ponr  regretter  celui-là,  celui-ci  aura  raison  de  se  plaindre. 
En  définitive,  c'est  pour  son  plaisir  que  Slenn  s'est  tué, 
taudis  que  c'est  pour  moi  qu'Anselme  a  exposé  sa  vie. 
(llaiii  )  Parlons,  M.  Anselme. 

ACTE   QUATRIEME. 

Stenn.  — Me  voilà  de  retour.  J'étais  fou  de  croire  qu'elle 
allait  accourir  anprès  de  moi;  elle  ne  pouvait  raisonna- 
blement braver  à  ce  point  les  convenances  ;  son  père  en 
serait  mort  de  chagrin.  ^'inq)orte  !  le  coup  est  porté  ;  j'ai 
enfoncé  Famour  dans  son  cœur  avec  la  doulenr.  Quel  effet 
je  vais  produire  font  à  T  heure,  lorsque  je  lui  dirai  :  «Mon 
adorée,  le  désir  de  te  revoir  m'a  lait  vivre,  c'est  ta  main 
qni  m'a  ramené  des  portes  du  tombeau  !  »  Elle  me  répondra  : 
«  0  ciel  !  n'est-ce  point  un  songe?  C'est  lui  !  »  Elle  tom- 
bera dans  mes  bras,  et  dans  huit  jours  elle  sera  madame 
Stenn.  Pour  se  tirer  d'affaire  dans  ce  monde,  il  suffit  d'un 
peu  d'imagination.  (Une  troupe  tle  musiciens  traverse  la  place  en 
chantant.)  Oii  vont  donc  tous  ces  musiciens  ? 

Le  choeur.  — Us  vont  jouer  une  sérénade  sous  les  fenêtres 
de  la  belle  Dorothée,  la  fille  du  riche  marchand  Liebmann, 
qui  se  marie  aujourd'hui. 

StExNN.  —  Avec  qui  ? 

Le  choeur.  — Avec  l'étudiant  Anselme. 


f 


To\v\  te  i\\v\  Yc\u\\  u\>?«V  ^0.9.  ov. 


LA     l'KUl). 


22H 


Stknn. — Kllc  11.1  donc  |t;is  su  (|ii('  je  in'i'lais  Itrùh'  l,i 
cor vol  le. 

Le  Cll()i:ri!.  — (Tes!  an  (•onlraii'c  ce  (|iii  Ta  (l(''ci(l(''('. 

Stenn.  —  MalluMU"  sur  moi  !  il  ne  me  rcslc  ])lns  (ju'à  me 
tncr  |)onr  loni  de  hon. 

Lk  ciioeuu. — Nons  t'ompoclierons  l)i(Mi  de  coinmellrc 
c'ctlc  folie.  Fuis  Ircvc  un  moiiionl  à  (es  lameulations,  aliii 
que  nous  puissions  adresser  quelques  mots  au  public. 

Messieurs  et  Mesdames, 

Le  rôle  du  chœur  anlique,  outre  l'obligation  de  consoler, 
de  ralTermir  le  héros,  et  de  lui  donner  d'excellents  conseils , 
loi  inq)ose  encore  le  soin  de  résiuner  la  morale  de  la  pièce. 
C'est  pourquoi  nous  croyons  devoir  terminer  par  l'apho- 
risme de  circonstance  : 

Ql  I    yllTTE    SA    IM,  ACK    LA    l>  E  U  U 


V.      1 


;o 


LES  LOUPS   LE   IVIANGENT 


omiiie  il  est  gentil  Jacquot,  comme  il 
j^^^^^QI  ^'^'bat  joyeusement  an  milieu  des  prés!  11 
va,  il  vient,  il  court,  il  saute.  Le  voilà  qui 
s'arrête  au  bord  du  ruisseau;  son  gros  œil 
l'ond  se  li\e  sur  le  cuuiani  d'un  air  curieux; 
tout  à  COU])  ses  oreilles  se  dn^ssenl  droites  et  immobiles , 
il  a  vu  son  ombre,  et  il  a  peur.  Mais  bientôt  il  reprend 
coinage;    ii   se  met  de  j)lns  belle  à  cabrioler,  à  se  rouler 


i/aNK     \)E    PLlSlF.rUS,     V.TC.  ±±1 

sur  riicfhc  rpaissc  cl  Iciidrc,  tloiil  il  ioiul  à  cIkuiik!  iiistaiil 
lin  peu  plus  ([iic  la  lai'<i(Mir  de  sa  laiij^iic.  Les  ciiraiils  du 
iiu'iiiiicr  le  poiirsiiivciil  ;  ("t  lui,  fcl  antre  ('iilaiil,  il  jour 
a\('C  ('ii\  cl  maille  dans  iciii'  main. 

NOiis  ailliez  beau  parcourir  tons  les  moulins,  tontes  les 
l'ermes  des  environs,  mille  ])art  vous  ne  trouveriez  un  àne 
aussi  joli,  aussi  gracieux  ({ue  Jac([Uot.  Sa  robe  est  «irise,  le 
bout  de  son  museau  ])lanc  comme  le  lait;  ses  ([ualre  jambes 
sont  traversées  par  une  raie  noire,  jusle  à  l'endroit  oii  la 
jeune  meunière  allacbe  ses  jarretières;  sa  (pieuc  esl  ter- 
minée par  une  ma<;nitique  touffe  de  poils  frisés  et  soyeux  ; 
il  a  ce  qu'il  faut  d'oreilles  à  un  àne  de  bonne  conditioji. 
Certainement  l'àne  qui  inspira  à  M.  de  Biiffon  son  fameux 
chapitre,  n'était  ni  mieux  fait,  ni  plus  beau  (pie  notre 
Jacquot. 

Jusqu'ici  on  l'a  laissé  libre,  il  a  pu  sans  contrainte  se 
livrer  aux  joies  bruyantes  de  l'enfance;  mais  le  jour  esl 
arrivé  où  il  doit  faire  son  entrée  dans  le  monde.  Quelle 
belle  journée  !  comme  les  foins  sentent  bon  !  quelle  douce 
saveur  ont  les  fleurs  de  la  luzinaie  !  Jac([not  n'a  jamais  été 
plus  vif,  plus  espiègle,  plus  coquet;  oji  dirait,  à  voir  sa 
légèreté,  qu'il  court  après  les  papillons  qui  voltigent  autour 
de  lui.  Sois  heureux,  Jacquot;  jouis  une  dernière  fois  des 
charmes  de  cette  matinée  de  printemps.  L'enfance,  c'est  la 
liberté,  c'est  l'insouciance,  c'est  le  bonheur;  dans  un 
moment  tu  diras  adieu  à  tout  cela.  Le  meunier  s'avance , 
tenant  la  bride  d'une  main,  de  l'anire  le  bat;  Jaccpiot  le 
laisse  approcher  sans  détiance.  L'éclat  des  pompons  rouges 
le  séduit;  voiLà,  pense-t-il ,  une  parure  ([ui  ue  me  messiéra 
point,  j'irai  tantôt  me  mirer  dans  l'onde*  voisine.  La  bride 


228  l'ane  de  plusieurs 

est  passée,  le  ])àt  est  sanglé;  Jacquut  ne  se  possède  pas  de 
joie,  il  veut  s'élancer  du  côté  de  la  rivière;  mais  un  poids 
inconnu  relient  son  élan,  la  pression  du  fer  sur  sa  bouche 
lui  fait  pousser  un  cri  de  douleur.  Voilà  Jacquot  bien  étonné 
d'être  obligé  d'aller  oii  il  n'a  nulle  envie  de  se  rendre,  c'est- 
à-dire  au  moulin. 

Le  mallieiu"  donne  une  prompte  expérience  ;  Jacquot  ne 
tarda  pas  à  comprendre  la  vanité  de  ses  espérances.  Déjà 
les  maudits  pompons  qui  l'avaient  séduit  ont  perdu  leur 
éclat;  porter  le  blé  au  moulin  ou  la  farine  chez  les  ])ra- 
tiques,  se  lever  à  l'aube,  se  coucher  à  la  brune,  rester 
enfermé  le  dimanche ,  ne  plus  aller  au  pré  que  pendant 
quelques  jours  de  printemps,  et  encore  n'y  rester  qu'à  la 
condition  d'être  attaché  à  un  vil  poteau  :  tel  est  le  sort  de 
Jacquot.  Cependant  son  excellent  naturel  ne  s'est  point 
altéré  dans  l'esclavage.  Après  tout ,  se  dit-il,  en  comparant 
ma  situation  avec  celle  des  autres  ânes  mes  confrères,  je  ne 
dois  pas  me  trouver  trop  malheureux  ;  ils  travaillent  comme 
des  forçats,  on  les  nourrit  mal,  et  on  les  accable  de  coups. 
Je  travaille  comme  tout  àne  honnête  homme  doit  le  faire; 
ma  paille  est  tendre  et  ma  litière  fraîche  ;  les  enfants  de  mon 
maître,  qui  ont  été  mes  camarades  d'enfance,  m'aiment  et 
m'apportent  de  temps  en  temps  quelques  friandises  dont  je 
jne  régale;  le  meunier  lui-même  m'estime,  et  j'en  suis 
quitte  avec  lui  pour  quelques  bourrades  qu'il  m'administre 
lorscju'en  revenant  de  la  ville  il  s'est  arrêté  un  peu  trop 
longtemps  à  la  porte  d'un  cabaivt. 

Raisonnable  comme  nous  le  voyons ,  Jacquot  aurait  du 
mourir  au  moulin,  regretté  de  tous  comme  un  membre  de 
la  faniill(\    Le  meunier,  sa  femme  et  ses  enfants  y  coin})- 


I.KS     I.()II1>S     l,K     MANdllNT.  22i) 

laiciil  l)i('ii;  mais  loiil  à  i'nii|>  un  ^raiu!  chaii^cinciil  s'csl 
opriv  dans  le  l'araclôrc  de  .la((|n(il.  Lni,  (|n(Mioiis  avons 
\nsi  docile,  si  irsi^iK",  si  bon  j^airon  ,  il  rs(  dcNcnii  rclir, 
ond)i'a^(Mi\  ;  il  se  nicl  à  hiaiic  à  ('lia((iie  iuslaul ,  sans  rime 
ni  raison.  Sil  [loilc  (l(>s  sacs  an  inoidiii,  il  feint  do  l'aire  un 
faux  pas.  el  il  laisse  loini)ei'  sa  cliai'^c  ;  si  le  niciiniei-  l'en- 
ibiirche ,  il  elioisil  à  dessein  l'endroil  le  ])liis  raboteux  pour 
se  uiellre  à  Irollei-;  si  l(>s  enlanls  lui  appoitent  une  poignée 
dasoine  on  ICeorce  IVaîehe  et  appétissante  d'un  melon,  il 
dédaigne  ces  marques  d'amitié  qui  lui  étaient  autrefois  si 
])récieuses  ,  et  répond  par  des  ruades  aux  caresses  de  ses 
amis.  Sans  doute  quelque  vieux  mendiant  en  haillons  , 
jaloux  d'entendre  partout  l'éloge  de  Jacquot,  lui  aura  jeté 
un  sort  en  passant  le  soir  devant  le  moulin. 

Ce  n'est  point  un  malétice  qui  tourmente  Jacqnot  ;  ou 
plutôt  c'est  le  plus  grand,  le  plus  terrible,  le  plus  funeste 
de  tous  les  malélices  :  l'amour  ;,  puisqu'il  faut  l'appeler  ])ar 
son  nom.  Jacquot  n'a  pu  se  soustraire  à  runiverselle  loi. 
une  invisible  tlècbe  a  percé  son  cœur,  il  est  amoureux  fou 
d'une  jeune  ànesse  qui  demeure  à  une  lieue  de  chez  lui  , 
l'ànesse  du  curé.  Elle  est  blanche,  elle  est  grasse,  elle  est 
potelée;  quand  elle  monte  au  moulin,  elle  tient  constam- 
ment les  yeux  baissés  sans  prendre  garde  aux  ruades  d'ad- 
miration,  aux  braiments  d'enthousiasme  que  sa  présence 
excite  de  tous  côtés.  Comment  Jacquot  pouvait-il  résister  à 
tant  d'innocence  et  de  candeur? 

Dans  un  élat  de  civilisation  oii  l'on  tiendrait  plus  comj^te 
qu(>  dans  le  nôtre  des  intérêts  du  cœur,  Jacquot  serait  de- 
venu l'époux  de  Jacqueline  (c'était  le  nom  de  l'ànesse  )  ; 
mais  par  un  sot  orgueil  on  la  maria  à  un  cheval.  Fa\  a])pre- 


250  l'ane  de  plusieurs 

liant  cette  iiouAelle,  Jaeqiiot  devint  fou  de  désespoir;  quand 
on  Yonlail  lui  mettre  son  bât.  il  se  roulait  par  terre;  si  on 
le  conduisait  à  la  Aille,  il  quittait  brusquement  le  grand 
cbemiii  et  courait  comme  un  insensé  dans  la  campagne, 
rechercliant  la  solitude  des  forêts  pour  braire  à  l'écho  le 
nom  de  son  Amaryllis.  11  en  fit  tant  et  tant  que  le  meunier 
le  vendit  pour  s'en  débarrasser. 

Son  nouveau  maîti'e  était  un  loueur  d'ànes  de  Montmo- 
leucy.  Le  temps  et  réloignemeiit  rendirent  à  Jacquol  une 
])artie  de  son  ancien  calme.  La  condition  dans  laquelle  il  se 
trouvait  n'était  pas  trop  mauvaise.  On  n'avait  pas  pour  lui 
les  mêmes  soins  ni  les  mêmes  attentions  que  dans  la  famille 
du  meunier;  le  bourgeois  était  grossier,  mal  parlant,  et 
très-prompt  à  se  mettre  en  colère;  il  nentendait  plus  la 
meunière  lui  dire  de  sa  douce  voix  :  Allons,  Jacquot,  du 
courage.  Mais  quelquefois  des  grisetles  de  Paris  caressaient 
sa  crinière  courte  et  épaisse;  elles  tendaient  leur  tablier  de- 
vant lui  pour  que  sa  grande  bouche  vînt  y  saisir  quelque 
bon  gros  morceau  de  galette  ou  de  pain  d'épioes  ;  puis  elles 
montaient  sur  son  dos  et  couraient  dans  les  bois,  riant, 
folâtrant,  causant  de  leurs  amours;  tout  cela  rappelait  à 
Jacquot  sa  blanche  Jacqueline,  il  songeait  aux  lieux  qui 
lavaient  vu  naître,  au  moulin,  et  il  ne  se  trouvait  plus  aussi 
malheureux  quil  avait  craint  de  l'être  quand  on  l'amena 
pour  la  première  fois  à  Montmorency. 

Rien  n'est  durable  sur  cette  terre,  pas  même  ces  sem- 
blants fallacieux  qu'on  est  bien  forcé,  faute  d'autre  chose, 
de  prendre  pour  le  bonheur.  L'été  avait  été  phivieux ,  les 
amoureux  s'étaient  vus  forcés  de  rester  à  la  ville  ;  quand  vint 
l'hiver ,  le  loueur  d'ànes  fut  obligé  de  réduire  son  personnel. 


LES    LOUPS    LE    MANDENT.  251 

Il  céda  .l;u(|ii()t  à   un   salliuihaiiqiR';  celui-ci  tlcsii"ail  rem- 
placer |)ai-  un  àne  son  chien  savant  qui  venait  de  mourir. 

Voilà  Jae(|n(il  dhli^i'  (réludier  l(>s  sciences  occultes,  aliu 
(fiMi'e  un  j<iur  en  élal  de  j)r(''dii'e  de  bons  niafiages  aux 
jtnmes  lilles  et  aiLV  jeunes  garçons.  Jacquot  était  un  àne  fort 
intelligent ,  et  il  neuf  pas  beaucoup  de  peine  à  se  mettre  au 
courant  de  sa  profession.  Le  jour  de  ses  débuts  il  obtint  un 
succès  colossal;  la  place  publique  était  trop  étroite  pour 
contenir  la  foule.  —  Jacquot,  quelle  heure  est- il  ?  — 
Jacquot,  (piel  est  le  plus  laid  de  la  société? —  VA  les  rires 
d'éclater,  les  gros  sons  de  pleuvoir.  Le  saltimbanque  encaisse 
une  recelte  d'au  moins  7  fr.  50  cent.  Ma  fortune  est  faite  , 
se  dit-il;  évidemment  cet  àne  a  du  Munito  dans  l'esprit;  il 
jouera  aux  dominos  comnu>  un  chien. 

Malgré  cela,  noire  ami  Jacquot  n  était  [)as  dans  une 
position  trop  biillanle  ;  après  avoir  travaillé  tout  le  jour,  il 
ne  trouvait  au  logis  qu'une  maigre  prébende.  Imi  route,  il 
])ortait  le  bagage  de  son  maître,  son  costume  de  sauvage,  ses 
cyndjales,  sa  clarinette,  ses  gobelets,  son  épée  ])Our  ai'ra- 
cher  les  dents  .  son  tapis  et  sa  boîte  à  onguents;  souvent  il 
en  était  réduit  à  jeûner  ou  à  l)r()uter  Iherh'.'  coriace  qui 
croit  au  bord  des  fossés;  ([uelquefois,  en  le  voyant  racler 
piteusement  le  sol ,  son  maître  partageait  avec  lui  un  mor- 
ceau de  pain  noir. 

En  somme  ,  Jacipiot  .  a\ec  sa  philosophie  accoutumée  .  se 
serait  lait  à  sa  situation.  Je  suis  exilé  de  mon  pavs;  il  me 
serait  troj)  dm- de  \(>ir  Jac(]iierme  aux  bras  d'un  antre;  il 
n  y  a  plus  assez  de  grisettes  et  d  amomcnx  pour  faire  \i\re 
les  loueurs  de  MoutniorencN  ;  il  [)ou\ait  m  arri\(>r  pire  (jue 
de  toudier  sur  ce  saltimhau(pie  .  (pii   n'est  pas  meelianl  an 


252  l'ane  de   plusieurs 

Tond,  et  qui  partage  avec  moi  eu  iVère  ;  d'ailleurs  je  uièue 
la  vie  d'artiste,  et  j'avoue  qu'elle  n'est  pas  sauschaiiue  pour 
inoi. 

Voilà  eouuiient  Jacquot  se  cousolait.  La  vie  d'artiste!  mot 
brillant  qui  cache  une  bien  triste  réalité.  Celui  (jui,  naguère, 
faisait  des  recettes  de  7  fr.  50  cent.,  arrache  à  peine  quel- 
ques sous  à  rindilTérence  du  public  blasé.  Jacquot  n'a  plus 
de  succès ,  son  maître  le  vend  pour  acheter  des  puces 
savantes  et  des  serins  artilleurs. 

Darliste  qu'il  était,  Jacquot  est  devenu  militaire;  c'est 
une  vivandière  qui  en  a  fait  l'acquisition.  Le  fifre  qui  crie  , 
les  tambours  qui  battent ,  les  fusils  qui  résonnent ,  les  éten- 
dards qui  llottent,  le  canon  qui  gronde  ;  ce  bruit,  cet  éclat 
ont  ébloui  Jacquot.  Un  autre  se  plaindrait  d'être  obligé  sans 
cesse,  par  la  jiluie,  par  le  froid,  i)ar  la  grêle,  par  l'orage, 
de  suivre  le  régiment  ;  mais  il  est  lier,  lui,  de  marcher  sous 
les  drapeaux,  d'affronter  le  péril,  de  porter  sur  son  dos  la 
gaie  vivandière  et  ses  provisions.  Jacquot  n'a  pas  toujours 
sa  ration  suffisante  ,  sa  maîtresse  fait  pourtant  ce  qu'elle 
peut;  mais  bah  !  à  la  guerre  comme  h.  la  guerre,  nous  nous 
referons  en  pays  conquis. 

Les  soldats  aimaient  trop  la  vivandière  pour  ne  pas 
reporter  un  peu  de  leur  affection  sur  son  âne  ;  il  était  le 
bienvenu  au  bivouac,  et  les  vieux  troupiers,  (juand  il 
passait,  avaient  toujours  quelque  bonne  facétie  à  lui  dire. 
Cela  faisait  sourire  Jacquot,  qui  préférait  ces  gaudrioles 
aux  galettes  de  Montmorency  :  la  gloire  militaire  a  fait 
tourner  de  bien  ])lus  fortes  tètes. 

Malheureusement  pour  notre  héros  la  vivandière  lut  tuée 
dans  une  bataille.   1^'emienii  victorieux  força  à  la  retraite 


Ltî.    N.Vr.twVî'   o\\\   \ovV 


LES    LOUPS    LE    MANGENT.  253 

rcinnée  dont  liiisail  partie  .)ac(jiiot;  .hu([uo(  vit  lo  inoiueiit 
où  il  allait  être  abandonné  do  tous.  Ciiu[  ou  six  grognards 
s'opposèirnt  à  cetto  cniello  séparation;  Jacquot,  dirent-ils, 
portera  noire  marmite  et  notre  l)ois  ;  nous  l'adoptons  ,  il  sera 
l'àne  du  régiment. 

Un  soir  on  tit  halte  an  milieu  d'une  forêt.  Les  feux  du 
bivouac  s'allumèrent;  les  soldats  se  mirent  à  sou})er,  puis 
les  rondes  circulèrent,  les  yeux  se  fermèrent,  le  camp  se 
livra  au  repos.  Jacquot,  laissé  libre,  errait  tristement  au- 
tour du  bivouac  ,  la  mine  allongée ,  l'estomac  creux  :  il 
commençait  à  sentir  le  néant  de  la  gloire.  Hélas  !  se  disait-il, 
tant  que  j'ai  appartenu  a  un  seul  maître,  j'ai  été  heureux; 
un  régiment  m'a  adopté,  et  rien  n'égale  ma  misère.  Le  meu- 
nier ,  le  loueur ,  le  saltimbanque  ,  la  vivandière ,  s'inquié- 
taient de  moi  de  temps  en  temps;  aujourd'hui  personne  ne 
s'aperçoit  seulement  que  j'existe.  Quand  j'arrive  au  bivouac 
accablé  de  fatigue,  chaque  compagnie  fait  bouillir  la  mar- 
mite, on  mange  gaîment,  et  à  moi  l'on  me  dit:  Jacquot, 
mon  ami,  arrange-toi  comme  tu  voudras;  la  route  est 
libre ,  va  brouter  ;  si  l'ennemi  se  montre ,  viens  nous 
avertir.  Je  serais  un  lâche  si  j'abandonnais  les  drapeaux; 
mais  dès  que  la  paix  sera  signée,  adieu  le  service  mili- 
taire; je  rentrerai  dans  la  vie  privée,  je  me  ferai  de  nouve;ui 
àne  de  moulin. 

En  se  livrant  à  ces  réllexions,  Jacquot  s'était  avancé  dans 
la  forêt  pour  y  découvrir  un  peu  d'herbe  fraîche;  la  senli- 
tinelle  l'avait  laissé  franchir  h;  camp  sans  l'avertir  du  danger 
qu'il  allait  courir.  On  était  dans  le  conu'  de  l'hiver,  et  des 
bêtes  sauvages  infestaient  la  forêt;  Jacquot  avait  à  peine 
fait  cent  pas  dans  la  forêt,  qu'un  loup  se  précipita  sur  lui  et 


254 


LANE    DE    PLUSIEURS,    ETC. 


le  saisit  à  la  gorge.  Jacquot  poussa  un  cri  terrible  pour 
appeler  au  secours;  les  soldats  dormaient,  personne  ne 
vint;  il  essaya  de  lutter,  mais  il  avait  affaire  à  forte  partie. 
Il  vit  qu'il  était  perdu,  donna  une  dernière  pensée  à  Jacque- 
line, et  se  rappela  en  mourant  un  mot  qu'il  avait  entendu 
souvent  répéter  au  meunier  : 

L    A  MO    DE    PLUSIEURS,    LES   L  0  U  l>  S   LE    MANGENT- 


A  CAUSE  DES   BRANCHES 


(jeiils  de  mainte  manière,  de  mâle  naeion  , 
Par  le  pays  aloiont  prendre  lor  mansion. 
Il  ne  demoiMjit  beuf,  ne  vaelic,  ne  moiilon  , 
Ne  eliar,  ne  vin,  ne  pain,  ne  oie,  ne  cliapun. 
Tuit  pillart,  murdier,  traiteur  et  larron. 

(CuvELiER,  Chron.  de  Bertrand  0  i  Gncscliii. 
Ed.  Charrière,  v.  "H8  . 

\^  Il  rannée  1558,  selon  Froissai'l,  «aucunes 
^/f^'^i^}^:  gens  des  villes  champêtres  sans  chef  s'assem- 
blèrent, et  ne  furent  mie  cent  hommes  les 
^.  j.^  premiers ,  et  dirent  que  tous  les  nobles  de 
gs<3/ France,   chevaliers  et  écuycrs,  trahissoient 
le  royaume,  et  que  ce  seroit  grand  bien  qui  tous  les  détrui- 


236  BON    FAIT    VOLER    BAS 

roit.  Et  chacun  (Feux  tlil  :  Il  dit  voir  [vrai)\  il  dit  voir! 
Honni  soit  celui  par  qui  il  demeurera  que  tous  les  gentils- 
hommes ne  soient  détruits!  Lors  se  assemhlèrent  et  s'en 
allèrent,  sans  autre  conseil  et  sans  autres  armures,  fors 
que  de  bâtons  ferrés  et  de  couteaux.  » 

L'orateur  véhément  qui  avait  si  bien  devisé,  parlé  si  i^oir 
et  si  haut,  et,  h.  vrai  dire,  déterminé  l'insurrection,  s'appe- 
lait tout  simplement  Guillaume  Caillet.  Il  n'était  ni  plus  ni 
moins  malheureux  que  les  autres  paysans  du  Beauvoisis. 
Les  routiers  des  grandes  compagnies  ne  lui  avaient  point 
mangé  plus  de  blé  qu'au  premier  venu,  ni  plus  ravagé  son 
champ,  ni  mis  à  plus  mal  sa  femme  ou  ses  sœurs.  Mais 
Guillaume  Caillet  avait  toujours  eu  la  tête  plus  près  du  bon- 
net qu'aucun  des  manants  de  sa  paroisse. 

Tout  enfant,  —  qu'importe  le  titre  de  la  chronique  où 
nous  puisons  ces  détails?  —  il  aspirait  à  dominer  ses  égaux  ; 
h  courir  plus  vite  que  les  plus  agiles  ;  à  lutter  contre  les  plus 
robustes;  à  servir  la  messe  du  curé  de  préférence  aux  plus 
clercs;  h.  tenir  l'étrier  de  Monseigneur,  si  par  hasard  les 
pages  de  Monseigneur  n'y  mettaient  ordre. 

Nombrer  les  tordions,  les  nasardes,  les  ruades,  les  élri- 
vières,  les  gaulées ,  que  lui  valut  son  amour  immodéré  de  la 
gloire,  serait  une  opération  arithmétique  dont  la  patience 
de  nos  lecteurs  ne  nous  permettrait  pas  de  venir  à  bout; 
nous  la  leur  laissons  à  méditer. 

Plus  tard,  Guillaume  Caillet  voulut  être  le  héros  des 
fêtes  rustiques.  Il  lui  fallait  le  prix  de  l'arbalète  ,  le  premier 
rôle  dans  toutes  les  cassades,  la  victoire  à  l'estoc  volant, 
porter  la  bannière  aux  processions,  être  le  plus  renommé 
bouleur  du  pays,  et  aussi  le  plus  vert  galant  et  le  meilleur 


A    CAUSE    DES    BRANCHES.  257 

joueur  (lo  vèzc  :  encore;  voloiilicrs  se  scrail-il  l'ail  passer 
|)oiii-  le  |)liis  noble,  n'élail  (jne  son  père,  —  un  simple 
lavernier,  —  porlail  en  ses  armes  im(!  écncllce  de  elionx 
hiilelés  (le  laid. 

Aussi  que  de  l'ois  man([na-l-il  d'être  éreinté!  One  de  fois 
joua-t-il  à  longue  ccliine ^  balais ^  balais]  Que  de  Ibis  fn(- 
il  veitnenscmenl  taboulé!  Sans  compter  les  mépris  que  lui 
valait  son  outrecuidance;  les  nuits  passées  en  vain  à  l'huis 
de  Margot-la-Ilalée,  on  de  (lolichon-la-.Iambue;  et  les 
mauvais  tours  de  tout  genre  que  les  copieux,  les  gausseurs, 
les  fins  frétés  blasonneurs  du  village^  ne  se  faisaient  faute 
de  lui  jouer. 

Malgré  tout,  Guillaume  Caillet  avait  un  ami;  et,  par  la 
raison  qu'en  amitié  comme  en  bien  d'autres  choses,  qui  se 
ressemble  ne  s'assemble  pas,  Geoffroy  Thibie  était  d'un  na- 
turel tout  opposé  :  fort  peu  amoureux  de  l'éclat  ou  du  bruit, 
faisant  sa  besogne,  mauvaise  ou  bonne,  par-dessous  main  , 
volontiers  mystérieux,  et,  comme  le  chien  de  Nivelle ,  tou- 
jours prêt  à  s'en  aller  si  on  l'appelait. 

Or,  quand  il  voyait  son  cher  Guillaume  revenir  à  lui  de 
quelque  malavenlure,  tout  grimaud,  le  mouchoir  au  nez, 
triste,  biscarié,  marmileux,  —  Geoffroy  ne  l'aillait  jamais, 
en  le  consolant,  à  lui  rappeler  une  des  plus  sages  maximes 
que  nos  anciens  nous  aient  laissées  : 

BON   FAIT  VOLEU    BAS   A   CAUSE   DES    BBANCHES. 

Mais,  l'heure  passée,  les  sermons  allaient  au  diable; 
Caillet ,  de  plus  belle  entraîné  par  les  suasions  de  son  hu- 
meur vaniteuse,  rebrassail  son  chaperon,  et  s'en  allait  de 
côté  et  d'autre  étalant  sa  grande  brave. 


258  BON    FAIT    VOLER    BAS 

Ce  qui  s'en  suivit  quand  les  vilains  du  Beauvoisis  décla- 
rèrent la  guerre  aux  nobles ,  nous  l'avons  dit  en  commen- 
çant. 

Seigneur  de  paille  bat  vassal  (racler,  c'est  le  dicton 
de  nos  ajusteurs  de  procès;  et,  dans  cette  occurrence,  les 
seigneurs  d'at'ier  hachèrent  menu  les  vassaux  de  paille; 
mais  non  tout  d'ahord,  néanmoins.  Pendant  quelques  mois, 
les  Jacques,  —  on  les  nommait  ainsi,  —  prirent  gaillar- 
dement leurs  éhats  aux  dépens  des  hauts  et  puissants  gen- 
tilshommes. Equipés  de  bons  bâtons  de  pommier,  fourches, 
vouges,  leviers  et  tortouers,  et  d'aventure  de  quelque  mé- 
chante pertuisane,  ou  de  quelque  forte  arbalète  de  passe, 
Dieu  sait  comme  s'en  donnèrent  ces  mangeurs  de  fèves.  En 
fait,  ils  se  sentaient  les  prévôts  aux  trousses,  et,  au  déses- 
poir de  leur  salut,  se  démenaient  comme  les  onze  mille 
diables  à  la  journée  des  sabots. 

Brûler  les  grands  bois ,  démolir  les  chàtellenies ,  occire 
et  rôtir  les  chevaliers ,  efforcer  les  dames  et  damoiselles , 
c'était  pain  bénit  pour  ces  honnêtes  villageois ,  — à  la  vérité 
bien  mal  menés  depuis  les  batailles  de  Poitiers  et  de  Crécy. 
Parmi  eux ,  —  laissons  encore  parler  messire  Froissart ,  — 
«  qui  plus  feroit  de  maux  et  de  vilains  faits,  tels  que  créa- 
ture humaine  ne  devroit  et  n'oseroit  penser,  celui  étoit  le 
plus  prisé  d'entre  eux  et  le  plus  grand  maître.  » 

Or,  qui  eùt-ce  été  sinon  Caillet?  Non  point  qu'au  fond 
il  eût  plus  de  malice  ou  de  vilenie  en  son  escarcelle  ;  mais 
afin  de  se  montrer  le  plus  vaillant  et  le  plus  enragé.  De 
même  qu'il  eût  fait  de  son  mieux  pour  courir  après  le  loup, 
chanter:  Allcgez-nioi , plaisant'  brunette,  ou  danser  un 
branle  sur  les  pelouses;  de  même,  —  et  plus  en  paroles 


A    CAUSE    DES    I5UANCHES.  259 

(|u'('ii  actions,  —  inaii^cail-il  les  nobles  cl  Icnis  pclils;  — 
bragard  ctvanlaid  (|iii  scnihlail  an\  malaviscs  nn  vi'ai  tigre 
d'Hyrcanic,  un  Satanas  à  (jualrc  cornes,  nn  raniasscur  de; 
gens  abandon ncs,  })lns  terrible  cin(|nante  l'ois  (jiie  le  Romain 
Spartacns. 

Geolïroy  Tbibic ,  tout  au  rebours,  guerroyait  lran([uille- 
nicnt  cl  sans  tapage,  esgorgillant  à  la  doucette,  ardant  un 
manoir  en  tapinois,  escofliant  nn  gendarme,  sur  toutes 
choses  garnissant  ses  poches,  et  n'en  disant  mot;  tout 
honteux  et  changeant  de  brigade  quand  on  menaçait . 
sur  sa  réputation  malgré  lui  croissante ,  de  l'élire  ])our 
capitaine. 

Dans  un  carrefour  de  lorêt ,  par  une  noire  nuit ,  en  l'ace 
d'une  rôtissoire  où  brûlait  à  petit  feu  le  sire  de  Pecquigny, 
vingt  mille  truands  et  plus  ,  brandillant  leurs  bâtons  à  deux 
bouts  et  leurs  broches  sanglantes,  poussèrent  une  grande 
clameur  qui  fit  un  roi.  Ce  roi  des  Jacques  — ])elle  royauté, 
n'est-ce  pas?  —  fut  Guillaume  Caillet,  couronné  sous  le 
nom  de  Jacques  Bonhomme,  premier  et  dernier  de  sa  race. 
Il  eut  une  marmite  renversée  pour  trône,  nn  caparaçon 
pour  manteau  royal,  et  pour  sceptre  une  cognée  de  bûche- 
ron. Des  sujets  à  l'avenant,  comme  on  peut  penser. 

Geoffroy  Thibie  regardait  sans  la  moindre  envie  ,  et  sans 
en  être  émerveillé,  le  sacre  de  son  ami.  Le  nouveau  roi  le 
fit  chercher  pour  boire  avec  lui  quelques  verres  de  cervoise, 
et  peut-être  avec  l'intention  de  le  nommer  premier  ministre; 
mais  Tautic  était  allé  se  cacher  dans  une  grange  en  nnn- 
nnnant  son  refrain  accciutunié  : 

BON  FArr  VOLEK  BAS  A  CAUSE  DKS  BUANCHES. 


240  BON    FAIT    VOLER    BAS 

Trois  semaines  après ,  il  le  répétait  de  plus  belle  et  avec 
plus  de  raison. 

Pendant  ces  (rois  semaines,  en  effet,  le  sort  des  armes 
avait  changé.  Aidés  par  deux  compagnies  de  mille  hommes 
que  les  Parisiens  leur  avaient  envoyées,  et  d'intelligence 
avec  une  notable  minorité  des  bourgeois  de  Meaux,  les 
Jacques  avaient  pourtant  échoué  devant  cette  forteresse. 
Une  seule  défaite  suffit  pour  dissiper  avec  leurs  folles  espé- 
rances le  prestige  de  leurs  victoij-es  passées.  De  tous  côtés 
les  compagnies  d'aventure,  les  bandes  anglaises,  les  milices 
bourgeoises ,  traquèrent  comme  des  bètes  féroces  les  armées 
de  Jacques  Bonhomme.  Les  plaines  de  la  Champagne  et  de 
la  Picardie  furent  rougies  de  leur  sang,  et  s'engraissèrent 
de  leurs  cadavres.  Le  comte  de  Foix  (  Gaston  Phœbus  ) ,  le 
roi  de  Navarre  et  le  captai  de  Buch  les  enveloppaient  de 
tous  côtés,  et  faisaient  grande  boucherie  de  ces  croquants. 

Entin,  —  le  soir  dont  nous  parlions,  —  Guillaume 
Caillet,  tombé  dans  les  griffes  de  Charles-le-Mauvais,  expiait 
le  meurtre  du  sire  de  Pecquigny,  grand  ami  de  ce  prince. 
On  l'avait  jugé  fort  sommairement,  —  condamné,  cela 
va  sans  dire;  —  et,  coiffé  d'un  trépied  brûlant,  il  dansait 
au  bout  des  branches  d'un  chêne  le  seul  branle  durant 
lequel  les  pieds  ne  touchent  jamais  à  terre.  En  bon  français, 
on  l'avait  pendu  haut  et  court. 

Geoffroy  Thibie,  — dont  nous  avons  rapporté  plus  haut 
la  réflexion  philosophique  ,  —  avait  repris  à  tenq)s  l'exté- 
rieur d'un  paysan  soumis  aux  seigneurs  ;  —  personne 
n'avait  ouï  parler  de  lui,  — et  il  mourut  obscurément  de 
sa  belle  mort,  quelque  cinquante  ans  après  ses  glorieuses 
équipées. 


J 


ku  àt  '^^\a\^\,  ^nv  tVe  N\Va\\\. 


m  "" 


LIE    !l^aa^L    liT    ^©^'K 
MAIS  L'ABEILLE  PIQUE 


La  scène  repréàciile  un  pays.'V-je  de  Poussin.  ) 


^t)f^Sï^'wf'-  RTÉMIDORE. — On  m'a  dit  fort  souvent,  et 


m!h^ 

i^  !^^-  je  ne  suis  pas  éloigné  de  le  croire.,  que  le 
!-^Jr.'^l,JW%!-f^-\  lever  de  l'aurore  était  favorable  à  l'inspi- 
^2  nation.  Les  zéphirs  qui  murmurent,  les 
vl<^P"'S/^\^  fleurs  qui  s'entr' ouvrent,  les  oiseaux  qui 
chantent ,  tout  cela  donne  des  idées.  Je  crois  qu'il  m'en 
vient  une.  Ecrivons. 

l/atirore  aux  doiii;ts  de  rose,  à  Fhorizon  vennoil.... 


I.K    MI  Kl.    EST    DOrX.     KTC.  2\T) 

DécidciiKMil,  ccsl  uiic  idée;  coiiliiiiioiis. 

L'auroro  mix  doigts  dp  roso,  îi  l'horizon  vermeil.... 

Lo  iTsle  \ieii(lm  bienlôl...  (lise gratte  le  front.)  L'aurore  ;ui\ 
doigls  de  rose...  ( Il  regarde  le  ciel.)  à  l'horizon  vermeil 


(Un  bruit  de  pas  se  fait  entendre.  )  La  peste  soit  des  fâcheux  qui 
viennent  m'intcrrompre  !  Réfugions-nous  derrière  cette  char- 
mille ;  j'y  pourrai  continuer  en  paix  ce  commenceir.ent  de 
poëme  épique. 

(Il  entre  dans  le  bosquet.  Surviennent  un  berger  et  une  liergère.) 


Dapiinis.  —  Pssst  !  Pssst  ! 

Chloé.  —  Oui  m'appelle? 

Daphnis.  —  Ne  me  reconnaissez-yous  pas? 

Chloé.  —  C'est  vous,  Daphnis? 

Daphnis.  —  Moi-même.  L'épouse  de  Tithon  vient  <à 
peine  de  quitter  la  couche  de  sou  vieil  époux.  Ouel 
motif  si  important  fait  sortir  si  tôt  la  belle  Chloé  de  sa 
demeure? 

Chloé. — Et  vous-même,  Daphnis,  pourquoi  courez- 
vous  ainsi  les  champs  à  une  pareille  heure? 

Daphnis.  —  Hélas  !  le  sommeil  a  hii  depuis  longtemps 
mon  chevet  solitaire;  le  soin  de  mes  brebis  ne  mo  loncbe 
plus;  j'ai  perdu  l'appétit;  je  suis  malade. 

Chloé. —  Immolez  un  coq  à  Esculape. 

Daphnis.  —  Esculape  ne  saurait  me  guérir. 

Chloé.  —  Quelle  est  donc  cette  terrible  maladie? 


244  LE    ?*IIEL    EST    DOUX, 

Daphnis.  —  11  osl  un  dieu ,  Gliloé ,  un  dieu  malin  qui 
prend  plaisir  à  tourmenter  les  mortels  infortunés;  il  rôde 
sans  cesse  autour  de  nos  demeures,  et  quand  il  aperçoit  un 
gaillard  frais ,  robuste,  bien  portant,  il  fir(>  de  sou  carquois 
une  flèche  empoisonnée  et  la  lance  contre  lui.  Aussitôt  le 
malheureux  ne  dort  plus,  ne  mange  plus;  il  s'étiole,  il 
maigrit,  il  erre  dans  les  champs  conune  un  insensé,  il  est 
atteint  de  ce  mal  terrible  qui  fait  souffrir  plus  que  fous  les 
antres  maux. 

Chloé.  —  Comment  rappelez-vous? 

Daphnis.  —  L'amour. 

Chloé.  — Vous  voulez  rire,  mon  cher?  l'amour  faire 
souffrir!  cest  impossible.  L'amour  est  un  baume,  un 
parfum ,  nu  philtre  ,  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  salutaire , 
de  plus  doux,  de  ])lus  enivrant  sur  la  terre.  L'amour 
peuple  le  sommeil  de  rêves  charmants;  au  lieu  de  déco- 
cher des  flèches  enq)oisonnées ,  ce  dieu  que  vous  flé- 
trissez de  lépithète  de  malin,  voltige  auprès  de  nous, 
rafraîchit  notre  visage  avec  ses  ailes  parfumées,  et  fait 
retentir  une  nuisique  divine  à  nos  côtés.  On  n'est  jamais 
malade  d'amour. 

Daphnls.  —  Qui  vous  l'a  dit? 

Chloé.  —  Palémon. 

Daphnls.  —  Le  grcdin!  Je  m'en  doutais. . . 

Chloé.  —  Vous  dites?. . . 

Daphnis.  —  Je  dis  que  vous  avez  tort  de  parler  avec 
Palémon. 

Chloé.  —  Pouj'quoi? 

Daphnis.  —  Parce  que  c'est  un  farc(Mii'  (|ui  no  cherclie 
qu  à  tromper  les  jeunes  bergères. 


AI  Aïs  l'a  m:  1 1.1.  K   piQUK.  245 

Chloé.  —  Ah!  bah! 

Daphnis.  —  C'est  coiiiinc  jai  rhoiiiicur  de  nous  le 
(lii'c. 

(Ihi.oi-:.  —  Viaiinciil? 

Daimims.  —  Laissons  co  sujet,  Clihx';  m^iio/  ])liitol  sous 
cet  oinl)rage ,  et  là,  assis  sur  rhei])e  teuih'e,  je  vous  dirai 
C(>  que  c'est  que  l'auioiu". 

(iiiLob;.  —  Vous  nie  l'avez  dit;  l'aniour,  selon  vous, 
est  quelque  chose  qui  empêche  de  dormir  et  de  mangei", 
qui  lait  maigrir,  et  ibrce  les  gens  à  se  promener  tonte  la 
journée  dans  les  champs.  J'aime  mieux  1  amour  selon 
Palémon. 

Daphnis.  —  Suivez-moi  dans  ce  l)osquet ,  et  je  cesserai 
de  souffrir? 

Chloé.  —  Vous  croyez? 

Daphnis.  —  J'en  suis  sûr. 

Chloé.  —  Je  ne  vois  pas  pourquoi  je  ne  vous  ren- 
drais pas  ce  petit  service;  d'autant  plus  que  je  me  sens 
très  -  fatiguée  :  asseyons-nous  donc  sur  l'herbe.  Etes-vous 
mieux? 

Daphnis.  —  Bien  mieux. 

Chloé.  —  L'amour  s'en  va. 

Daphnis.  —  Au  contraire,  il  augmente. 

Chloé.  —  Je  ne  vous  comprends  plus.  L'amour  est 
une  maladie,  et  quand  elle  augmente,  vous  v(tus  liouvez 
mieux? 

Daphnis.  —  Oui. 

Chloé.  —  J'en  suis  chai'mée  pom-  vous. 

Daphnis.  —  Chloé  ! 

Chloé.     -  Da))hnis! 


246  LE    MIEL    EST    DOUX, 

Daphnis.  —  Vos  yeux  sont  doux. 

Chloé.  —  Palémon  me  le  disait  hier. 

Daphnis.  —  Voire  bouche  est  divine. 

Chloé.  —  Myrtil  me  le  dira  ce  soir. 

Daphnis.  —  \os  joues  ont  l'éclat  de  la  rose  et  la  hlan- 
cheur  du  lait. 

Chloé.  —  Chutl 

Daphnis.  —  Quoi  donc? 

Chloé.  —  N'entendez -vous  pas  du  bruit  derrière  la 
charmille  ? 

Daphnis.  —  Sans  doute  quelque  nymphe  vous  aura  vue, 
et,  pleine  de  dépit,  elle  agite  les  branches  en  s'enfuyant. 

Chloé.  —  C'est  possible. 

Daphnis.  —  J'ai  dans  mon  étable  quatre  chevreaux  qui 
ont  à  peine  brouté  le  cytise  du  mont  Aliphère. 

Chloé.  —  Ah! 

Daphnis.  —  Cinq  génisses  blanches  comme  la  neige 
errent  dans  mes  prairies. 

Chloé. — Tiens!  tiens!  tiens! 

Daphnis.  —  Mon  oncle ,  le  vieux  Anaximarque ,  a  pas 
mal  de  fonds  placés  sur  la  banque  d'Athènes. 

Chloé.  —  Où  voulez-vous  en  venir? 

Daphnis.  —  A  vous  offrir  tout  cela ,  si  vous  voulez  me 
suivre. 

Chloé.  —  Oii  doue? 

Daphnis.  —  A  l'autel  de  l'hyménée.  Crois-moi,  Chloé, 
ni  Palémon,  ni  Myrtil,  ne  t'aimeront  autant  que  moi.  Est-il 
dans  la  contrée  un  berger  qui  puisse  mètre  comparé? 
Apollon  oserait  à  peine  me  disputer  la  palme  du  chant. 
Aux  derniers  jeux,  n'ai-je  pas  remporté  le  prix  du  bâton? 


MAIS    LAIJEILLE    PIOLE.  247 

J'excollc  à  lancer  au  milieu  des  quilles  un  globe  pesant,  et 
les  Nymphes  elles-mêmes  qui  eancannent  au  clair  de  lune 
sur  le  mont  (ivlliéron  iTont  pas  [)lus  de  grâce  ([ue  moi 
lorsque  je  danse  à  la  l'ète  du  village  aux  sons  de  la  nuisette 
à  pistons.  Tu  seras  ma  sultane,  mon  Andalouse,  mon 
Albanaise  au  pied  léger.  \(Hix-tu  me  suivre?  de  grâce, 
réponds- moi. 

Chloé.  —  Adressez-vous  à  ma  mère. 

DaPHN'IS,  lui  prenant  la  main.  —  Ah!  divine  Chloé! 

Chloé.  —  Eh  bien,  Monsieur! 

Daphnis,  voulant  lui  prendre  la  taille.  —  Oh!  délirante 
bergère  ! 

Chloé.  —  A  bas  les  pattes! 

Daphnis.  —  Tu  repousses  ton  époux? 

Chloé.  —  Vous  ne  l'êtes  pas  encore. 

Daphnis.  —  Laisse-moi  prendre  sur  tes  lèvres  un  baiser. 

Chloé  ,  le  repoussant.  —  J'entends  du  bruit. . . 

Daphnis.  —  C'est  ce  bois  qui  murmure  de  joie. 

Chloé,  se  débattant.  —  Berger,  que  faites- vous? 

Daphnis,  l'embrassant.  —  Je  cueille  mon  baiser;  que  le 
miel  en  est  doux! 

Chloé,  le  souftletant.  — Oui,  mais  l'abeille  pique. 

(La  joue  de  Daphnis  se  gonfle;  la  bergère  s'enfuit  derrière  les  saules. 
On  les  perd  de  vue  tous  deux.  Artémidore  sort  de  sa  retraite.  ) 


ARTExnDORE.  —  Palsembleu  !  Les  Muses  me  gâtent.  C'est 
évidemment  pour  moi  qu'elles  ont  conduit  ces  deux  indi- 


248 


LE    MIEL    EST    DOUX,    ETC. 


vidus  vers  ce  bocage.  Leur  entretien  m'a  i'orl  diverti;  j'en 
veux  faire  une  pastorali^  sous  ce  titre  : 

LE   MIEL    EST    DOUX.    MAIS    l'aI!EILLE    PIQUE. 

(iela  \aiidra  mieux  que  le  poënie  épique  dont  j"a\ais  écrit  le 
commencement. 


Ç\  l^avvA^vï  HUtvvV\  s\  N\uV\e*%t  v^^\vvw\V\ 


r-         t\ 


^m    ^OH©   ¥/^yT 


MK 


QUE   DEUX    ÉGHASSES 


^  ans  les  derniers  mois  de  1788,  à  la  fin  d'un 
petit  souper  donné  par  le  duc  d'Orléans, 
il  arriva  une  chose  qui  parut  extraordi- 
naire à  tous  les  coiivives  :  le  marcpu's  de 
Genilliac  prit  la  parole.  Le  marquis  do 
Genilliac,  dont  peu  de  personnes  ont  entendu  parler,  était 
un  homme  maigre,  noir  et  silencieux.  Il  passait  pour  sot 
dans  une  société  oii  le  hahillage  était  à  la  mode  ;  partout 
ailleurs  on  lui  eût  reconnu  un  sens  parfait. 


250  UN    PIED    VAUT    MIEUX 

Ce  soir-là,  il  défondit  Rousseau,  dont  les  convives  avaient 
parlé  avec  le  sans -façon  de  gens  obligés  par  système  à 
vanter  tout  haut  le  philosophe  de  Genève.  On  s'était  moqué 
de  \ Emile  ^  et  M.  de  Genilhac,  sans  repousser  toutes  les 
criticpies  dont  ce  livre  avait  été  l'objet,  soutint  qu'il  ren- 
fermait des  conseils  réellement  bons  à  pratiquer. 

—  Vraiment!  —  s'écria  le  marquis  de  Sillcry,  d'un  ton 
léger;  —  ne  pensez-vous  pas  qu'il  nous  eût  servi  à  quelque 
chose ,  en  notre  jeune  âge ,  d'apprendre  à  manier  la  truelle 
ou  le  rabot? 

—  A  fabriquer  des  souliers?  ajouta  M.  de  Moufelar. 

—  Ou  même  à  pétrir  ces  jolies  choses ,  —  dit  encore 
M.  (h'  Valhenne  ,  en  montrant  du  bout  des  doigts  à  l'assem- 
blée une  de  ces  timbales  de  confitures,  qu'on  appelait  alors 
àcsjJiiits  crai7iour. 

—  Pourquoi  pas?  —  reprit  Genilhac  quand  on  lui  laissa 
la  parole;  —  vous  êtes  tous,  Messieurs ,  fort  en  règle  du 
côté  des  parchemins;  vos  familles  sont  riches,  vos  appa- 
rentages  sont  puissants;  rien  ne  vous  manque  de  ce  qui 
élève  un  homme  au-dessus  des  autres;  il  est  naturel  que 
vous  vous  jugiez  dispensés  de  travailler  comme  eux  et  pour 
eux.  Mais  prenez  garde  :  tout  ce  qui  vous  fait  grands  est 
en  dehors  de  vous;  le  sort,  qui  a  détruit  de  plus  hautes 
fortunes,  peut  mettre  à  bas  et  vos  privilèges  de  caste,  et 
votre  richesse  héréditaire,  et  votre  crédit  à  la  cour;  en  un 
mot,  loules  les  conditions  extérieures  de  votre  élévation. 
Bien  h('iireii\  alors  celui  d'entre  vous  (pii  aura  |)Our  les 
renqdacer  un  de  ces  lalcnls  modestes  dont  vous  rougiriez 
aujourd'hui. 

Ces  paroles,  (pii  étaient  très-])anales  pour  le  temps,  et 


OUI-:     DEUX     KCH  VSSKS.  251 

(jui  Jiulinli'iiaiil  le  soiil  |)liis  <'iic();x',  produisiieiit  un  ccr- 
lain  effet,  v(>iiaiit  (iiiii  homme  aussi  réservé  que  Geuilliac; 
mais  ce  l'ut  l)ieii(ùl  à  (jui  rirai!  le  plus  liant  de  craintes 
ainsi  expiinK'es ,  et  chacun  se  mil  à  pcévoii'  de  la  ma- 
nière; kl  plus  bouffonne  ce  (pii  pouvait  adNcnii'  de  lui, 
si  la  destinée  le  contraignait  à  faire  œuvre  de  ses  mains. 
ils  inventèrent  des  professions  inouïes,  des  métiers  que  la 
Rome  des  Césars,  toute  corrompue  qu'elle  fut,  ne  connut 
jamais,  et  des  enseignements  qui  eussent  étonné  Pétrone 
lui-même.  Onand  ce  joli  chapitre  fut  épuisé,  ils  revinrent 
à  Geuilliac. 

—  Çà,  mon  cher,  lui  dit  Valhenne,  —  quel  lot  t*es-lu 
réservé  dans  ce  commun  désastre?  (Juelle  est  la  richesse 
intérieure  que  tu  sauveras  du  naufrage,  à  l'instar  du  vieux 
philosophe  grec? 

Ici  Genilhac  fut  embarrassé  :  à  sa  rougeur,  on  put  croire 
qu'il  allait  dire  quelque  chose  de  ridicule.  Sa  réponse  hit 
pourtant  simple  et  naturelle  : 

—  Je  sais,  dit-il,  un  pen  de  géométrie — 

A  ce  seul  mot,  et  tout  simplement  parce  qu'il  était 
sérieux ,  le  rire  éclata  de  toutes  parts.  Nos  jeunes  écervelés 
recommencèrent  à  railler  de  plus  belle,  et  Genilhac,  effa- 
rouché, retomba  pour  longtemps  dans  le  silence  (pi'il  avait 
rompu  si  mal  à  propos. 

Langen-Schwalbach  n'était  point  en  1794  cette  jolie 
petite  ville  oii  les  baigneurs ,  que  la  mode  n'appelle  pas  à 
Ems  ou  à  Wiesbaden ,  vont  retremper,  et ,  pour  ainsi  dire , 
bronzer  leurs  muscles.  Elle  n'avait  pas  ces  maisons  jaunes, 
blanches  et  vert-clair;    ces  grands   hofs   ou   hôtels,    aux 


252  UN    PIED    VAUT    MIEUX 

fenêtres  nombreuses  abritées  de  jalousies,  qui  en  ont  depuis 
modifié  l'aspect.  C'était  un  village  bâti  à  coups  de  hache 
dans  un  carrefour,  avec  les  troncs  d'arbres  à  peine  équarris 
d'une  forêt  vingt  fois  centenaire. 

Deux  jeunes  gens  y  arrivèrent  un  matin,  vers  l'époque 
que  nous  venons  d'indiquer,  et  par  un  temps  détestable. 
Leur  uniforme  vert  et  noir  était  celui  des  chasseurs  de 
Condé;  mais  à  peine  le  distinguait-on  sous  une  espèce  d'en- 
duit jaunâtre  que  la  poussière  et  l'orage  y  avaient  tour  à 
tour  déposé.  Ils  avaient  une  sorte  de  billet  de  logement,  et 
allaient  de  porte  en  porte  demander  l'arpenteur  de  S.  A.  le 
duc  de  Nassau. 

Les  bons  paysans  allemands,  que  le  séjour  des  baigneurs 
étrangers  n'avait  point  encore  formés  aux  calculs  avares, 
leur  offraient  spontanément  l'hospitalité  des  anciens  jours. 
Mais  nos  voyageurs,  tout  en  les  remerciant,  paraissaient 
tenir  à  rester  dans  les  limites  de  leur  droit;  car  ils  insis- 
taient toujours  afin  d'être  conduits  chez  «  Monsieur  l'ar- 
penteur, »  tenu  de  les  héberger,  nourrir,  etc. 

Ils  arrivèrent  ainsi  devant  un  grand  chalet  de  bois,  qu'on 
leur  dit  être  l'habitation  de  ce  digne  fonctionnaire,  et  ils 
furent  frappés  en  y  entrant  par  l'aspect  de  quelques  meubles 
d'origine  étrangère,  qui  réveillaient  en  eux  des  souvenirs 
d'une  autre  époque.  C'était  une  cassette  de  Boulle,  négli- 
gemment posée  sur  le  grossier  bahut  de  chêne  enfumé; 
c'était  une  épée  de  cour  accrochée  sous  l'àtre  à  côté  du 
fusil  de  chasse,  et  beaucoup  plus  rouillée  que  ce  dernier; 
c'était  enfin  un  pastel  de  Latour  entre  deux  grossières 
images  mal  encadrées.  Bientôt  l'énigme  fut  expliquée  ;  car 
ils  retrouvèrent  dans  le  propriétaire  de  la  maison  un  de 


OUF,    DEUX     KCHASSES.  255 

leurs  ('(impaliiolcs ,  iiol)l(!  coininc  eux,  cl  avec  lc([ucl  ils 
avaiciil  parla^i'  j>lus  (riiiic  lois  les  douceurs  de  l'ancien 
rcginic. 

Pour  ne  point  retarder  plus  inutilement  une  reconnais- 
sance que  nos  lecteurs  ont  probablement  anticipée,  nous 
leur  dirons  le  nom  des  trois  bannis  :  MM.  de  Valbenne  et  de 
Montclar  venaient  d'arriver  chez  le  ci-devant  marcpiis  de 
Genilhac. 

On  se  doutera  lîicilement  qu'ils  y  furent  bien  accueillis. 
Un  grand  feu  brilla  dans  la  cheminée,  une  volaille 
appétissante,  et  qui  avait  encore  plus  d'un  jour  à  vivre, 
hit  sacrifiée  sur  l'autel  de  l'amitié.  La  cave  de  l'arpenteur 
n'était  }>as  à  beaucoup  près  aussi  bien  fournie  que  celle 
de  l'ancien  Palais-Royal  (devenu  Palais-Egalité);  mais 
il  y  sut  trouver  encore  une  ou  deux  bouteilles  de  vin  du 
Rhin,  qui,  vu  les  circonstances,  furent  amplement  et 
joyeusement  fêtées.  Rref ,  quatre  ou  cinq  heures  après  leur 
arrivée  dans  cette  maison  bénie ,  les  deux  soldats  de  Mon- 
sieur le  Prince ,  à  peu  près  remis  de  leurs  fatigues ,  et 
remontant  avec  méthode  le  cours  des  ans,  racontèrent  à 
leur  hôte  les  incidents  périlleux  de  leurs  dernières  cam- 
pagnes. Les  misères,  les  souffrances,  les  déceptions  de 
toutes  sortes,  rien  ne  fut  oublié;  mais  dans  chacun  de  leurs 
récits,  et  surtout  vers  la  fin ,  ils  laissèrent  percer  une  sorte 
d'amertume  contre  ceux  des  nobles  français  qui  n'étaient 
point  venus  se  ranger  sous  les  drapeaux  de  l'émigration. 
A  les  entendre,  il  y  avait  dans  une  pareille  conduite  toutes 
les  conditions  d'une  complète  dérngeance ,  et  Genilhac  put 
prendre  à  son  compte  une  partie  de  leurs  réflexions  plus  ou 
moins  malveillAntes. 


254  UN    PIED    VAUT    MIEUX 

Sans  leur  répondre  anlrement,  —  car  ils  étaient  chez 
lui,  —  ce  digne  homme  leur  raconta  son  histoire;  elle  était 
moins  compliquée  que  la  leur  : 

—  Je  ne  sais,  leur  dit-il,  si  vous  vous  rappelez  certain 
souper  d'il  y  a  six  ans,  où,  sans  m'en  douter,  je  fus  ni 
plus  ni  moins  prophète  que  M,  Cazotfe.  On  m'y  trouva  fort 
absurde  à  ce  qu'il  me  parut,  et  cela  ne  m'a  point  empêché 
de  régler  ma  conduite  d'après  les  idées  que  j'avais  émises 
en  celte  occasion.  Une  seule  fois,  — et  je  m'en  repens,  — 
elles  ont  cédé  à  un  sentiment  de  fausse  honte  ;  ce  fut  le 
jour  où  je  me  laissai  persuader  que  je  devais  faire  à  mon 
rang  le  sacrifice  de  ma  patrie.  Quoi  qu'il  en  soit,  à  peine 
eut-on  fermé  derrière  moi  les  portes  de  la  France,  que 
le  sang-froid  et  le  bon  sens  me  revinrent  ;  je  cherchai 
s'il  y  avait  en  moi  une  autre  étoffe  que  celle  d'un  cheva- 
lier errant  toujours  prêt  à  faire  le  coup  de  lance  pour  des 
causes  perdues,  et  je  découvris,  à  ma  très-grande  satis- 
faction, que  mon  respect  pour  Rousseau  m'avait  pourvu 
de  facultés  plus  essentielles.  Les  employer  ne  fut  pas  difti- 
cile  ;  il  ne  fallait  pour  cela  que  renoncer  aux  chimères  d'une 
vaine  espérance  ,  aux  illusions  d'un  fol  orgueil.  Je  l'ai  fint 
en  acceptant  une  situation  ,  fort  humble  sans  doute ,  mais 
dont  votre  visite  m'a  révélé  tout  le  prix.  Quant  à  ce  que 
vous  semblez  penser  des  devoirs  que  la  naissance  impose , 
des  positions  incompatibles  avec  tel  ou  tel  préjugé  de 
caste,  etc.,  j'avouerai  naïvement  que  je  le  comprends  à 
peine  ;  et ,  a.  ce  sujet ,  je  vous  lirai  volontiers  quelques 
phrases  d'un  livre  que  je  compose  à  bâtons  rompus  sur 
les  marges  de  mon  cahier  d'arpentage. 


OUK    DKUK    É  CHASSE  S.  255 

Il  pril,  à  CCS  mois,  iiiic  cspccc  (\o  voliiiiic  rccoiivcrl  en 
paiTlicniiii ,  et  sur  les  pages  diKnici,  j)aiiiii  des  plans  de 
toutes  sorles,  ou  trouvait  en  elTct  (picl(pies  senteuccs  de 
philosophie  piaticpie. 

L'une  d'elles  était  ainsi  coiicne  : 

«  Mélions-nous  de  tout  ce  ([iii  grandit  dune  grandeui' 
factice;  méfions-nous  des  échasses  sociales  sans  lesquelles 
les  autres  hommes  seraient  nos  égaux. 

«  Une  particule  nobiliaire  est  une  échasse  ;  échasse  encore 
la  protection  d'un  mmistre.  L'héritage  d'un  nom  célèbre, 
une  fortune  que  vous  trouvez  en  naissant  sous  l'oreiller 
brodé  de  votre  berceau  ,  la  préférence  d'une  jolie  femme  en 
crédit,  l'amitié  d'un  grand  seigneur,  —  si  tant  est  qu'il  y 
ait  encore  des  grands  seigneurs,  — autant  d'échasses  que 
tout  cela. 

«La  plupart  sont  bien  fragiles,  hélas  !  et  le  sage  doit 
toujours  se  tenir  prêt  au  moment  où  elles  se  brisent.  La 
moindre  faculté  personnelle,  la  moindre  force  iidu'rente  à 
l'individu  ,  est  bien  autrement  solide  ,  bien  autrement  dési- 
rable que  les  plus  rares  prodigalités  du  hasard.  En  d'autres 
termes,  et  comme  dit  le  proverbe  : 

UN    l'IED     VAUT    MIKUX    QUE     DEUX     K  CHASSE  S. 


—  De  fait.  Messieurs,  continua  Genilhac,  vos  échasses 
sont  brisées...  et  mon  pied  me  reste. 


256  UN    PIED    VAUT    MIEUX,     ETC. 

MM.  de  Valbenne  et  de  Montelar,  dominés  par  l'évidence 
delà  démonstration,  ne  purent  s'empêcher  de  trouver  ce 
propos  fort  raisonnable,  bien  que,  venant  d'un  arpenteur, 
il  ressemblent  quelque  peu  à  un  calembour. 


Vo\v\-  Àc  WvAAjewV  Vc*  lAùtwî.  »\tv\\î-t\\l 


LA  [§?][i©ii  %^u  Lih  M©mr!hm 


EST    PLUS    II  A  UT  lî 


QUE  LE  TAUREAU  DANS  LA  PLAINE 


arlo,  quels  sont  ces  cris  perçants  ([iie 
j'cntentls  depuis  quelques  jours  et  qui  me 
fendent  la  tête  tous  les  malins  à  la  même 
heure? 

—  Monseigneur,  ce  que  vous  apj)e!(>z 
des  cris  perçants  sont  des  trilles,  des  ar])èges,  des  points 
d'orgue,  qui  partent  du  gosier  novice  encore  de  la  signora 
Amalia  Barati ,  choriste  du  théâtre  Saint- Charles,  qui 
demeure  dans  votre  palais. . . 


258        LA  BREBIS  SUR  LA  MONTAGNE 

—  Comment!  une  choriste  tron])ler  le  sommeil  de  l'nn 
des  pins  puissants  seigneurs  de  la  cour  de  Naples ,  de  l'unique 
et  dernier  rejelon  de  la  faniille  Antivalomeni!  Carlo,  monte 
chez  cette  choriste,  et  fais-lui  savoir  qu'elle  ait  à  cesser  ses 
cris  à  l'instant  même,  si  elle  ne  veut  encourir  le  ressen- 
timent du  prince  Agnolo-Bernardo  Antivalomeni. 

Le  domestique  sortit  et  reparut  au  hout  de  quelques 
instants  : 

—  Je  viens  d'exécuter  les  ordres  de  Votre  Excellence; 
mais  la  signora  Barati,  quand  je  lui  ai  parlé  de  garder  le 
silence ,  m'a  répondu  :  —  Dites  à  Tunique  et  dernier  rejeton 
de  la  famille  Antivalomeni  qu'il  en  parle  hien  à  son  aise, 
niais  que  si  je  cesse  un  seul  jour  de  filer  des  sons  et  d'exercer 
mon  gosier,  ma  voix  se  rouillera  et  mon  ittiprcsario  me 
donnera  mon  congé.  Ce  que  le  prince  a  de  mieux  à  faire 
est  donc  de  s'apprivoiser  avec  mes  cris,  qui  sont  la  seule 
ressource  de  sa  très-humhle  servante. 

En  ce  moment,  une  gamme  chromatique  partie  du  der- 
nier étage  de  l'hôtel  Antivalomeni  vint  conlîrmer  les  paroles 
de  Carlo. 

—  Encore!  s'écria  le  prince.  Ah!  c'est  trop  fort,  et  s" il 
y  a  une  justice  dans  le  royaume  de  Naples,  j'aurai  avant 
peu  raison  de  cet  insolent  gosier. 

Le  lidèle  Carlo  apporla  aussitôt  au  j)rinci'  sa  plus  large 
perruque,  sa  plus  longue  canne,  ses  has  de  soie  les  mieux 
hrodés;  après  quoi  l'unique  et  dernier  rejeton  de  la  famille 
Antivalomeni  s'élança  de  la  rui^  d(^  Tolède,  où  son  hôtel 
était  situé,  sur  la  place  du  Palais-Royal.  Il  se  lit  introduire 
près  du  seigneur  Caro  Cecchi ,  iidendanl  des  menus-plaisirs 
du  roi ,  son  ami  intime ,  auquel  il  raconta  ses  peines. 


EST     l'LUS     llAlTi:,     KTC.  2.')0 

—  .Il'  ne  (lors  plus ,  lui  dil-il  ;  (jrs  (|i!('  1  aiiioïc  a  posé  ses 
doigls  de  roses  sui'  le  soiniiict  de  mon  palais,  une  crca- 
Ini'c  inrcinalc  connnL'nce  à  gia[)ir  cl  a  roiK'oul(>r;  loiilc  la 
journée,  je  suis  pouisuiNi  par  ses  niandiies  noies.  l']n  (•<> 
nionieid  même  il  me  send)le .avoir  tii's  dièses  et  des  bémols 
dans  les  oreilles.  Ne  pourricz-vous,  par  égard  pour  mon 
sonnneil  du  malin  ,  l'aire  écroner  celle  l'anvetle  dans  ([uel([ne 
lorleresse'?. . . 

—  V  pensez-vous,  moR  cher  Agnolo-Beriiardo  Antiva- 
lonieni?  reprit  l'intendant  des  menns-plaisirs.  Ne  savez-vons 
pas  que  Sa  Majesté  est  toile  de  nuisique  et  ne  pardonnerait 
pas  une  pareille  violation  du  droit  des  cantatrices?  Le  roi 
veut  que  tous  les  chanteurs  de  son  rovaume  puissent  crier, 
s'il  leur  plaît,  à  lue-tète  du  matin  au  soir;...  malheur  à 
qui  essaierait  de  mettre  une  gamme  ou  une  seule  note  à 
l'index! 

Le  prince  sortit  désespéré  du  palais,  et  rentra  dans  le  sien 
en  méditant  quelque  vengeance  contre  son  harmonieuse 
ennemie.  Mais,  après  avoir  comhiné  plusieurs  plans,  il 
reconnut  que  le  meilleur  parti  à  prendre  était  celui  de  la 
résignation.  En  efl'et,  comment  atteindre  ces  notes  aériennes? 
Comment  étouffer  ces  sons  voisins  du  (!iel  qui  s'échappaient 
tous  les  matins  dans  le  limpide  azur? 

—  Eh!  quoi!  disait  le  prince  d'un  ton  accablé,  je  puis 
tout  ce  que  je  veux  dans  le  rovaume  de  Naples;  après  le  roi , 
je  jouis  d'une  puissance,  pour  ainsi  dire,  illinn'lée.  Chacun 
m'honore,  me  respecte,  s'incline  devant  moi  quand  je  tra- 
verse les  rues  de  Chiaja  ;  et  je  n'ai  pas  même  le  pouvoir  de 
mettre  une  sourdine  dans  le  gosier  d'une  choriste  ([ue  le 
hasard  a  logée  au-dessus  de   moi!...  Une  idée  me  \ienl, 


2(J(J  LA    BREBIS    SUR    LA    MONTAGNK 

offrons-lui  de  l'or  pour  qu'elle  se  taise.  Le  prince  sonna 
aussitôt  son  iidèle  Carlo  et  lui  dit  :  —  Monte  chez  cette 
sirène  maudite  et  oflre-lui  de  ma  part  cent  sequins  si  elle 
veut  garder  le  silence. 

Muni  d'une  bourse,  Carlo  grimpa  aussitôt  chez  la  Barati 
en  se  disant  ce  que  son  confrère  Figaro  deyait  chanter 
un  siècle  plus  tard  :  Ail  i  de  a  dl  (juci  inetcdio...  Il 
transmit  à  la  choriste  les  offres  du  prince  ;  elles  furent 
acceptées  et  le  contrat  passé  à  l'instant  même.  Cent  sequins 
pour  garder  le  silence!  certes  la  somme  était  faible,  si  l'on 
songe  à  ce  qu'exigent  certains  orateurs  politiques  de  nos 
jours  pour  ne  pas  prendre  la  parole. 

Le  lendemain  la  Barati,  fidèle  à  sa  promesse,  n'ouvrit 
pas  son  piano;  pour  se  dédommager,  elle  se  mit  à  compter 
ses  sequins.  Mais  quand  elle  les  eut  comptés  et  recomptés 
plusieurs  fois,  elle  reconnut  que  cette  occupation  était  mono- 
tone et  qu'il  était  plus  agréable  de  lancer  dans  le  ciel  des 
pluies  de  notes  et  des  fusées  de  gammes.  Aussitôt ,  comme 
le  savetier  de  notre  bon  La  Fontaine,  elle  renvoya  la  bourse 
de  sequins  au  prince,  en  lui  annonçant  qu'elle  aimait  mieux 
lui  rendre  son  argent  que  de  s'engager  à  ne  plus  chanter. 
A  peine  les  sequins  furent-ils  partis ,  qu'elle  entonna  une 
de  ses  plus  brillantes  cavatines;  jainais  sa  voix  n'avait  été 
plus  harmonieuse  ni  plus  belle. 

' —  Ces  sons-là  valent  bien  celui  des  sequins,  s'écria- 
t-elle  en  battant  des  mains  avec  transport. 

—  Ah  !  l'infâme  me  tuera  !  disait  le  prince  du  fond  de  sa 
chambre  à  coucher. 

Cependant,  le  lendemain  du  jour  oii  la  bourse  lui  avait 
ét(''  rendue  par  la  virtuose,  le  prince  s'étonna  d'avoir  dormi 


EST    PIA'S    HAUTE,     ETC.  261 

CM  (It'pit  (les  gammes  l'I  des  roulades  (lui  srlanraieiil  |)liis 
énergiques  cl  plus  sonores  (]ue  jamais.  Le  surleiideinaiii , 
Morphée  eoidiiuia  à  répandre  ses  pavois  les  |»lus  donv  snr 
les  paupières  de  lunicpie  el  dernier  rejeton  do  la  l'aniille 
des  Anlivalonieni.  Le  prince  éprouva  même  une  sensation 
voluptueuse  ([ue  son  sommeil  du  matin  ne  lui  avait  pas 
juscpialors  procurée;  cette  voix  si  fraîche  et  si  pure  le  berça, 
et  il  dormit  aux  notes  de  la  cliantcnise,  connue  on  dort  au 
bruit  des  arbres,  à  lécho  dune  jduie  d'été  snr  le  feuillage 
ou  aux  mélodieux  souj)irs  (ruiie  fontaine. 

Mais  il  arriva  qu'un  matin  la  choriste  ne  chanta  plus,  ni 
ce  jour-là,  ni  les  jours  suivants.  Le  prince  eut  beau  appeler 
le  sommeil  de  toute  l'énergie  de  ses  prunelles,  le  sonnneil 
lui  tint  rigueur;  et  cependant  ses  vœux  étaient  satisfaits. 
La  fauvette  était  muette  dans  son  nid  ;  mais  d'importune 
qu'elle  était  autrefois,  elle  était  devenue  insensiblement 
agréable,  nécessaire  même;  et  le  prince,  qui  ne  craignait 
pas  de  passer  ])our  le  plus  versatile  des  dormeurs,  dit  bicMilot 
à  Carlo  : 

—  J'avais  offert  à  cette  jeune  choriste  cent  secpiins 
])our  qu'elle  cessât  de  chanter;  à  présent  j'en  mels  le 
double  à  sa  disposition,  si  elle  veid  chanter,  comme  ])ar 
le  passé,  dès  le  matin...  Dis-lui  que  je  suis  un  dilettante 
d'une  espèce  particulière.  La  plu))art  des  gens  n'aiment 
gnère  la  musique  que  la  mjit;  moi,  c'est  surtout  au  \o\cv 
du  jour  (pi'elle  m<>  plaît.  Pars,  el  (pi'avaul  ton  letonr  l(^ 
plus  mélodieux  ramage  vientu'  m  annoncer  que  mes  vo- 
lontés sont  remplies. 

Carlo  s'accpiilta  de  sa  connnission,  et  fit  savoii-  au 
prince  qu'il  de\ait  renoncer  désormais  à  entendre  la  cho- 


202        LA  BREBIS  SUR  LA  MONTAGNE 

riste  ,  altoiulu  qiR'  depuis  liiiit  jours  clic  avait  quitte  la 
chambre  qu'elle  occiq^ait  daus  les  conihles  du  palais  pour 
se  rcudre  à  la  foire  de  Siuigaglia,  où  elle  allait  ligurer 
comme  prima  donna  dans  une  (rouj)e  d"o))éra  i'raîche- 
mcnt  recrutée. 

-  H  est  donc  écrit  là-haut,  dit  le  prince  d'un  ton  de 
dépit,  qu'uiu^  siiuple  choriste  me  contrariera  dans  toutes 
mes  volontc's!  Ouoi  !  je  veux  (pi'elle  se  taise,  et  elle  chaule^ 
du  matin  au  soir!  je  veux  qu'cdle  chante,  et  la  soilà  (pii 
s  envole  !  Décidément,  il  v  a  là  quehpie  sortilé«jiC. 

(^inq  on  six  années  après  celte  aventure,  le  prince  Agnolo- 
Bernardo  Autivalomeni  avait  entièrement  perdu  le  som- 
meil ;  mais  celte  fois,  ce  n'était  qu'à  lui-même  qu'il  devait 
s'en  prendre  :  malgré  son  âge,  son  embonpoint,  sa  per- 
ruque à  quatre  marteaux  et  la  fierté  de  sa  race,  le  prince 
s  était  laissé  prendre  d'amour  pour  une  chanteuse  qui  faisait 
les  délices  du  théâtre  Sau-Carlo. 

On  représenl;ul  alors  un  des  preiuicrs  opéras  du  fameux 
Léo,  ce  compositeur  par  excellence,  dont  nos  grands- 
mères  écorchaient  encore  par  tradition  quelques  refrains. 
La  chanteuse,  qui  jouait  le  principal  rôle,  enlevait  tous 
les  suffrages;  elle  rentrait  chaque  soir  dans  sa  loge  avec 
plusieurs  volumes  de  sonnets  que  ses  admirateurs  avaient 
lancés  à  ses  pieds.  Quant  aux  bouquets,  on  les  lui  ])rodi- 
guait  avec  tant  dabondance,  qu'elle  se  trouvait  comme 
retranchée  dans  une  enceinte  continue  de  lis,  d'œillets, 
de  jasmins  et  de  roses. 

Le  prince  était  l'adorateur  le  jdus  passionné  de  la 
cantatrice    en   renom;    mais    il   aNait   en  vain   déclaré  sa 


KST    PLUS    IIAl'TE,     ETC.  205 

llamiiic  |)ar  Ions  les  inoyciis  ciiiploys  dans  les  annales 
(le  la  scdnclion  :  ses  madrigaux  Ini  a\ai('nl  rie  rcnNoyi's 
cachclcs ,  ses  hoiKincts  rlaicnl  consij^iu's  à  la  |)()i'((' ;  ses 
('(•fins  (Mi\  -  nirincs    n'aNaicnl   |hi   ohlcnir  andicncc. 

l  n  soir,  après  le  spcclaclc  ,  le  prince  n  y  tenait  plus  : 
—  Janrai  iviison ,  dil-iL  de  cette  heante  intraitable  et 
t'aroiu'lie.  N'est-ce  pas  nn  scandale  (pi'nne  princesse  de 
llieàtre  ose  rejeter  les  \œ\\\  d  nn  amant  de  ma  (pialile'?. . . 

Ti-ansporti';  d'amour  el  de  dépit,  il  se  lait  ouvi'ir  la  porte 
de  coinmiinicalion  du  théâtre,  et  se  rend  à  la  lo<^e  de  la 
prinifi  dojina,  qu'il  trouve  heureusement  seule  et  dans 
tout  l'éclat  de  son  costume  : 

—  Savez-Yous,  ma  reine,  lui  dit-il,  qui  vous  l'el'usez? 
Savez-vous  que  celui  ([ui  vous  recherche,  (pii  a  perdu  le 
sommeil  pour  vous,  n'est  autre  que  l'unicpie  et  dernier 
rejeton?. . . 

—  De  la  famille  Antivalomeni,  interronq)it  eu  riant  la 
cantatrice.  Eh  !  mou  prince,  il  y  a  longtemps  que  nous  nous 
connaissons.  N'avons-nous  pas  hahité  sous  le  même  toit"? 
Vous  souvenez-vous  de  cette  ])auvre  choiasti'  ([ui  occn|)ait, 
il  y  a  quelques  années,  une  jx'tite  ehainhre  dans  \olre 
|)alais? 

—  Onoi!  vous  seriez'/.  . . 

I^a  signora  Amalia  Barati  en  jx'i'soime,  (pii  de  cho- 
riste (prcllc  était  alors  est  devemie/;//////'/  (loiind.  Mais  en 
changeant  de  condition,  je  n'ai  pas  changé  de  caractère,  je 
NOUS  jure;  j  ai  conser\é  mon  goùl  pour  I  iiidependaiice  . 
et  la  preiiNe,  c'est  qu(^  j'épouse  demain  l'ippo  le  l(''nor. 
Ah!  ([ue  de  lois,  mon  prince,  à  l'épocpu;  où  \ous  tenq)ètiez 
contre  moi  du  l'ond  de  votre  magnilique  appartement,  n'ai-je 


264     LA  BKEBIS  SUR  LA  MONTAGNE,  ETC. 

pas,  dans  ma  mansarde,  composa  des  xarialions  sur  ces 
|)ai-(»l('s  ([iii  s(M-onl  toujours  de  ciiToustance ,  lanl  qu'il  y 
aura  dans  ce  monde  des  rois  et  des  hergères,  des  priuecs 
et  des  cautatriees  : 


LA    CllEBIS    SUR    LA    MOMAONK 
EST   PLUS    HAITI-:    Ql  E    LE    TAlHEAi:    DANS   LA    l'LAL\E. 


OxvvvNuV  ou  vv  ^^^  VA\^..  o^\  .*\  \ov,ouv.  \\ns\o- 


©d  ip[|[io  ©i  î^^/h^,  ©@y[^Ti  ©^^1 


1  faut  èlrc  un  fort  grand  seigneur,  ou  tout  à 
X  fait  un  manant,  pour  n'avoir  pas  appris  (picl- 
|T    que   matin,   par  la  voie  des  journaux,  qu'un 
de  vos  amis ,  député  plus  ou  moins  éloquent , 
vient  de  gagner,  au  jeu  de  la  politique ,  un 
portefeuille  quelconque. 

Pour  ma  part,  j'y  suis  fait,  et  je  ne  ni'émeus  guère  plus 
d'une  pareille  nouvelle  que  de  ces  lettres  banales  par  les- 
quelles  une  simple    connaissance  vous   lait   part  de   son 


260  DE    PEU    DE    DRAP, 

mariage ,  part  de  raccouclicnient  de  sa  femme ,  ou  part  du 
baptême  de  son  enfant;  toutes  choses,  soit  dit  en  passant, 
assez  difficiles  à  partager. 

Mais  la  première  fois  que  je  vis  un  camarade  de  collège 
promu  aux  fonctions  de  Secrétaire  d'Etat,  je  tressaillis 
comme  le  coursier  de  Job  aux  accents  du  clairon.  L'hon- 
neur fait  à  mon  ami,  à  ce  brave  Charles  que  je  tutoyais 
depuis  trente  ans,  me  grandissait  à  mes  propres  yeux  de 
quelques  coudées;  et  dès  que  je  le  jugeai  installé,  j'allai 
adorer  à  son  zénith  le  soleil  que  j'avais  vu  se  lever  dans 
les  humbles  régions  où  je  suis  resté. 

J'aime  à  croire  que  je  ne  dus  pas  à  mon  indépendance 
bien  connue  l'accueil  obligeant  que  m'accorda  le  nouveau 
Colbert;  mais  je  dois  dire  qu'il  me  serra  la  main  d'une 
façon  beaucoup  plus  franche,  lorsqu' après  l'avoir  félicité 
je  lui  déclarai  hautement  mon  inlention  de  ne  le  solliciter 
jamais,  sous  aucun  prétexte,  ni  pour  moi,  ni  pour  les  miens. 
Dès  qu'il  ne  craignit  pas  d'avoir  à  m'ôlre  utile,  je  lui  fus 
tout  à  fait  agréable.  Et  je  ne  m'en  étonnai  point,  car  je 
connais  les  hommes. 

Le  minisire  daigna  m'initier  à  tous  les  petits  arrange- 
ments de  sa  position  nouvelle;  il  m'expliqua  le  mécanisme 
de  la  maison  qu'il  allait  tenir,  et  toutes  les  combinaisons  do 
celte  épargne  fastueuse  qu'il  faut  aux  grands  ofticiers  du 
gouvernement  à  bon  marché,  pour  soutenir,  avec  la  moitié 
d'im  Irailemciil  déjà  mesquin,  le  Iraiii  h<)iu)ral)le  qui  leur 
est  impos(''  par  ropinion;  —  riiuoiislance  des  temps  et  des 
porlefeiiilles  oMigc  (ont  homme  juiideiil  à  écoiu)miser  l'autre 
moitié. 

Si  iugénieuses  (|u"ellt'S  hissent  au  premier  coup  dœil, 


CdiinK   cAi'i:.  '1(\1 

je  II  approiiNai  pas  .  il  sCii  l'aiil  .  loiilcs  les  iiiNciilioiis 
(le  nioii  ami;  j  ciilrcvovais  Irrs- bien  les  tristes  laciiiios 
(lu  luxe  inciilciir  (jiiil  allait  al'iiclicr,  et  je  les  lui  signa- 
lais avec  iiiii>  iiu[)il(»\al)le  iVaiieliise.  A  la  longue,  ceci 
le  mit  (le  inanvaise  Imnieur,  et  pour  changer  de  conver- 
sation : 

—  Jai  renvovi' ,  —  nie  tlit-il ,  —  mon  valet  de  chambre, 
mon  l)rave  Joseph,  (le  pauvre  garçon  est  sans  place;  tn 
devrais  l'en  accommoder. 

—  Merci ,  Excellence ,  —  répondis-je  en  m'inclinant  ;  — • 
mais,  avant  tout,  je  voudrais  savoir  pour  quel  motif  tu  t'es 
sépare  de  ce  fidèle  serviteur? 

—  Je  te  le  dirai  très-volontiers,  car  cela  ne  peut  lui  faire 
aucun  tort.  11  avait  trop  d'esprit  pour  moi. 

—  Trop  d'esprit!.  .  .  m'écriai-je.  — 

—  Ou,  si  tu  le  veux,  trop  de  perspicacité.  En  ma 
qualité  d'homme  politique,  je  n'agis  presque  jamais  qu'en 
vertu  d'un  système;  et  l'une  de  mes  théories  les  plus 
arrêtées,  c'est  que  pour  avoir  des  instruments  commodes 
et  dociles,  il  ne  Rvut  jamais  s'entourer  que  de  gens  au 
moins  médiocres.  Ceux-là  seuls  pratiquent  l'obéissance 
passive,  et  ne  mêlent  pas  indiscrètement  leurs  inspira- 
lions  aux  vôtres;  ils  sont  souples,  dépendants,  facilement 
effrayés...  Bref,  pour  qui  le  connaît,  c'est  un  véritable 
trésor  qu'un  indjécile.  Je  ne  veux  m'entourer  que  de 
cela. 

—  Tu  me  permettras  alors  ,  —  inlcrrompis-je ,  —  de  ne 
pas  venir  voir  trop  souvent  ton  Excellence  :  je  craindrais 
de  passer  pour  un  de  ses  favoris. 

Nous  bavardions  encore  sur  ce  texte  plaisant,  lorsque  la 


268  DE    PEU    DE    DRAP, 

porte  du  cabinet  s'ouvrit.  Un  jeune  homme  entra,  dont 
le  front  élevé,  les  yeux  perçants,  la  bouche  intelligente, 
m'inspirèrent  une  sorte  d'attrait  sympathique.  C'était  le 
secrétaire  de  l'homme  d'état  que  mon  ami  remplaçait; 
il  venait  proposer  h  la  signature  un  travail  pressé  dont 
il  avait  été  chargé,  peu  de  jours  auparavant,  par  son 
ancien  patron.  Charles  y  jeta  un  conp  d'oeil  distrait,  im- 
provisa d'un  ton  péremptoire  quelques  objections  super- 
ficielles, et  annonça  son  intention  de  faire  recommencer 
cet  exposé  de  motifs  sur  un  plan  tout  différent,  et  d'après 
d'autres  idées. 

Le  jeune  secrétaire  rougit  légèrement,  —  on  n'est  jamais 
disgracié  sans  quelque  dépit;  — mais  le  sourire  sardonique 
dont  il  accompagna  l'offre  de  sa  démission ,  m'apprit  qu'il 
savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  les  dispositions  méfiantes  du 
nouveau  ministre. 

Cette  démission  fut  acceptée  immédiatement,  et  lorsque, 
après  le  départ  du  jeune  homme,  j'en  témoignai  ma  sur- 
prise à  Charles  : 

—  As-tu  donc  oublié,  —  me  dit-il,  —  les  principes 
dont  je  t'ai  fait  part?  Le  travail  de  ce  jeune  cadet  révélait 
autant  de  talent  que  sa  physionomie  en  promet  ;  c'est 
pour  cela  que  je  l'ai  refusé  sans  hésiter.  Avec  un  pareil 
acolyte ,  je  perdrais  bientôt  la  responsabilité  de  mes 
idées;  on  dirait  que  j"ai  un  faiseur,  et  véritablement 
j'en  aurais  un,  car  sur  bien  des  points,  je  ne  pourrais 
faire  adopter  mes  opinions  a  un  petit  entêté  si  sûr  des 
siennes. 

J'avais  cru  jusque-là  que  l'apologie  des  sots,  dans  la 
boiulie  de  mon  ami,  n'était  qu'un  ingénieux  paradoxe.  Dès 


COURTE  CAPK.  269 

(jnc  je  \c  lui  \is  preiulic  au  séntuix;,  je  m'en  alarmai  (oui 
de  bon,  et  ne  négligeai  rien  pour  lui  (Mer  muc  idée  aussi 
eoulraire  au  bon  sens  ([uii  ses  véritables  inlércMs.  iMais 
j'avais  affaire  à  trop  forte  partie,  ou  du  moins  à  un  bomme 
trop  eonvaiiK'u  de  son  infailliljilité,  pour  que  mes  paroles 
])ortassent  coup. 

—  (^c  que  je  le  disais  en  riant,  à  propos  de  mon  valet  de 
eliaud)re,  — reprit  Cbarles,  — est  une  théorie  très-démon- 
trée  pour  moi,  et  à  laquelle  j'ai  subordoimé  les  principaux 
actes  de  ma  vie  politique.  Dernièrement  encore ,  appelé  à 
donner  mon  avis  sur  la  composition  du  ministère  dont  je 
fais  partie,  j'ai  mis  en  pratique  l'idée  qui  te  send)le  si  para- 
doxale. Au  lieu  de  choisir  mes  collègues  parmi  les  hommes 
les  plus  émincnts  de  l'opinion  parlementaire  qui  me  portait 
au  pouvoir,  je  n'ai  appelé  dans  le  cabinet  que  les  notabi- 
lités secondaires,  les  talents  d'un  ordre  inférieur.  C'était  le 
seul  moyen  de  donner  de  l'unité  à  notre  administration, 
de  concentrer  sa  force  et  de. . . 

—  Et  de  t'assurer  la  prééminence,  —  ajoutai-je  en  sou- 
riant. —  Tu  es  comme  beaucoup  d'honnêtes  gens,  qui  ne 
voient  d'autorité"  homogène  que  là  où  ils  dominent  sans 
contestation. 

Cette  remarque  effaroucha  mon  ami,  qui,  d'un  air  très- 
imposant,  plaça  son  pouce  dans  l'entom-nure  de  son  gilet. 
Après  quoi  il  me  déclara,  dans  les  termes  les  plus  polis  thi 
monde,  que  mon  intelligence  n'allait  point  jusqu'à  saisir  la 
portée  de  certaines  vues,  le  mérite  de  certaines  tactiques. 
Je  le  trouvai  quelque  peu  impertinent,  et,  j)renant  tout 
aussitôt  congé  de  lui  : 

—  Au  revoir,  dans  un  an  !  — lui  dis-je.  — Nous  repriMi- 


270  DE    PEU    DE    DRAP, 

drons  noire  discussion,  le  jour  où  les  affaires  pul)liques 
t'en  laisseront  le  loisir. 


Malheureusement  c'était  à  coup  sûr  que  je  me  donnais 
les  gants  d'une  prophétie  politique  ;  sept  à  huit  mois  après 
la  conversation  que  j'ai  racontée,  les  mômes  journaux  qui 
m'avaient  appris  la  nomination  de  Charles ,  m'apportèrent 
l'ordonnance  royale  qui  le  rendait  aux  douceurs  de  la 
vie  privée.  Ce  jour-là  même,  j'allai  le  chercher  dans  la 
retraite  oii  il  fuyait  les  regards  des  honnnes.  Il  me  fallut 
assez  de  peines  pour  pénétrer  jusqu'à  lui;  son  grand 
hutor  de  valet  de  chamhre  ne  voulait  jamais  comprendre 
que  certaines  consignes  absolues  ne  concernent  jamais  la 
véritable  amitié. 

Je  trouvai  Charles,  comme  je  m'y  attendais,  dans  un 
accès  de  misanthropie  fiévreuse.  Il  voulait  affecter  une  par- 
faite résignation  ;  mais  son  désappointement  éclatait  malgré 
lui  en  traits  amers  lancés  contre  ses  antagonistes  et  contre 
ses  adhérents  politiques. 

—  Tu  as  sans  doute  lu ,  —  me  dit-il ,  —  le  beau  discours 
auquel  je  dois  ma  chute;  le  grand  homme  d'état  qui  la 
prononcé  n'en  est  pas  même  l'auteur;  il  l'avait  commandé 
un  mois  d'avance  à  un  join-naliste  de  l'opposition. 

—  Vraiment!  —  m'écriai-je,  —  et  le  nom  de  cet  habile 
écrivain? 

Charles  satisfit  à  l'instant  même  ma  curiosité.  —  Oi' je 
reconnus,  —  mais  sans  oser  en  faire  semblant,  —  le  petit 
secrétaire  si  dédaigneusement  congédié  dans  le  journaliste 
puissant  et  redoutable. 

—  II  faut  avouer,  —  repris -je,  —  que  si  ce  discours 


conn'K  CAi'K.  271 

a  (lu  )ii(''iil(',   il   ('(ail   ccpeiulaiil   Iticii  l'arih'  à  rélorciiicr. 

—  (<erlaiii('in(Mit,  —  s' ('("l'ia  Charles;  —  inais([ii(>  veiix-lu"? 
j'étais  ce  jour-là  même  retenu  à  la  Chambre  des  pairs,  et 
le  ministère  n'avait  pour  représentants,  devant  nos  qualn^ 
cent  cinquante-neui'  souverains  électil's,  que  cet  ignorant 
de  B***,  ce  l)avard  de  C***,  cette  poule  mouillée  de  D***. 
Conunent  voulais-tu  (juils  prévalussent  contre  une  argu- 
mentation si  capticHise  et  si  serrée  ? 

J'aurais  pu  rappeler  à  Charles  que  M.  B***,  M.  C***, 
M.  D***,  ne  devaient  pas  à  d'autre  qu'à  lui  leur  élévation 
au  ministère ,  et  que  par  conséquent  il  était  responsable  de 
leur  incapacité  :  mais  ceci  n'eût  fait  qu'ajouter  à  son  déses- 
poir, et  je  gardai  un  respectueux  silence.  Lui,  tout  au 
contraire,  revenait  avec  une  espèce  d'acharnement  sur  tous 
les  incidents  de  sa  défaite. 

—  Figures-toi,  —  me  dit-il,  —  qu'après  cet  infernal 
discours,  rien  n'était  encore  compromis.  Du  Luxembourg 
où  j'étais,  et  où  l'on  m'avait  apporté  la  nouvelle  de  ce  qui 
se  passait  à  l'autre  Chambre,  j'avais  écrit  au  président  de 
celle-ci  pour  qu'il  réservât  jusqu'au  lendemain  le  droit  de 
répondre  qui  nous  appartient  toujours,  comme  tu  le  sais. 
Par  malheur,  — et  tu  concevras  cette  distraction  dans  l'état 
de  trouble  où  j'étais,  — je  n'avais  mis  sur  mon  billet  que 
le  nom  de  M.  S'**.  Or,  mon  imbécile  de  valet  de  chambre 
a  perdu  deux  heures  à  courir  d'hôtel  cji  holcl  après  ce 
grave  et  bénévole  personnage  qui,  durant  ces  deux  heures, 
laissait  se  consommer  le  vote  inq)révu  au(juel  nousde\ons 
notre  ruine. 

iiélas  !  pensai-je ,  ceci  ne  serait  point  arrivé  si  l'adroit 
Joseph  eût  été  chargé  de  la  missive. 


il% 


DE  PEU  DE  DRAP,  COURTE  CAPE. 


Mais  je  gardai  encore  cette  réflexion  à  part  moi ,  me 
réservant  d'apprendre  pins  tard  au  ministre  déchu  com- 
bien les  mibéciies  sont  de  dangereux  serviteurs,  de  mau- 
vais amis,  d'insuffisants  et  fragiles  étais.  Dans  les  orages 
de  la  vie  on  a  souvent  besoin  d'un  manteau  ample  et  solide; 
or,  quelle  que  soit  l'habileté  du  tailleur,  jamais  il  ne  pourra 
faire  autre  chose  que  : 

DE  PEU  DE  DRAP,  COURTE  CAPK- 


Cç  vuvv^   \vu\  \^v  ^/^\vvc   v\.v\\   a\v  \.o\\\v 


^i^£ 


'W    J\    SOUÏ^MT    §[li@3]J 


DE   PLUS   PETIT   QUE  SOI 


W:^^(>tf  a  porte  principale  de  riiùtel  tlu  prince 
^-"-' >\o^î  de  A. ,  situé  à  l'entrée  du  l'aubouro; 
'  ^"^  Saint -Honoré,  était  ouverte  à  den\ 
*^  ^^^^E  ballants,  et  laissait  voir  facilement  de 
':^^^^  l'i  i'n<^'  ^"i^"  <liii  se  passait  dans  l'intérienr. 
Les  persiennes,  exactement  fermées,  annonçaient  (pie  le 
maître  devait  être  absent,  ce  qui  assnrail  aux  \alels  la 
faculté  de  mettre  en  action  un  de  nos  proNerbes  :  «  Ab- 
sent le  cliat,  les  souris  dansent.  » 

Les  souris  dansaient  eu  effet  dans  la  cour  où  se   troii- 


274  ON    A    SOUVENT    BESOIN 

vaieiit  rassoml)k's  tous  les  domestiques  mâles  et  femelles  : 
euisinier,  cocher,  valet  de  chambre,  femme  de  chambre, 
])alefrenier,  tous,  jusqu'au  dernier  aide  de  cuisine,  pous- 
saient des  cris  de  joie  ,  riaient  aux  éclats ,  et  se  tenaient  ras- 
semblés autour  de  la  pompe ,  battant  d'avance  des  mains 
dans  l'attente  du  spectacle  girifis  qui  se  préparait. 

L'acteur  principal,  ou  pour  mieux  dire  le  patient  de 
cette  scène,  était  -lacquot  le  ramoneur,  qu'on  venait  de 
trouver  endormi  dans  le  cabinet  de  Monse'i'^neur^  à  la 
suite  d'un  pèlerinage  de  plus  de  deux  heures  dans  les 
cheminées  de  l'hôtel  où  il  avait  failli  tomber  asphyxié. 
Etre  surpris  en  flagrant  délit  d'assoupissement,  la  tète 
toute  barbouillée  de  suie  et  appuyée  sur  une  magnifique 
ottomane  en  lampas  jaune  doré,  voilà  qui  méritait  un 
ch;\timent. 

Les  fidèles  serviteurs  du  prince  de  N.  avaient  tenu 
conseil  et  décidé,  à  l'unanimité,  qu'il  serait  divertissant  de 
jdacer  Jacquot  sous  la  pompe ,  et  de  lui  administrer  une 
douche  prolongée,  comme  leçon  de  savoir-vivre.  Le  pauvre 
ramoneur,  plus  mort  que  vif,  était  déjà  placé  sous  le  tuyau  ; 
le  signal  de  l'irrigation  allait  être  donné,  quand  tout  à 
coup,  luu'  >oix  de  Steidor,  partie  du  vestibule,  lit  entendre 
ces  mots  :  — Le  premier  qui  touche  à  cet  enfant  aura  affaire 
à  moi  ! 

Celte  menace  était  prononcée  par  l'illustre  Belrose  ,  le 
chasseur  du  prince  de  N.  Titan  de  la  livrée,  Belrose  était 
sans  contredit  le  plus  bel  homme  que  l'on  eût  jamais  vu 
planté  derrière  une  voiture.  Haut  de  deux  mètres,  il  était 
en  outre  d'une  force  prodigieuse  qui  imj)rimail  le  respect  à 
tous  les  gens  de  l'hôtel,  1|  se  fit  faire  place  du  geste  an 


i)K   i'i,is   l'iiriT   oi'K   SOI.  275 

iiiilicii  (lu  cciclc  (|iii  ciiloiiiail  la  |)()iii|)(',  saisil  (rime  sciih; 
main  le  raiiioiicui',  cl  r('in|)(tiia  sous  le  Ncsiihulc,  où  il  riil 
l)(MiiC()U|)  (l(^  |»('iiii'à  le  i(''fliaiilï{'i',  laiil  la  [x'iir  lavail^lacé. 
A  l'orce  de  soins,  Belrose  ])ai\inl  à  l'aninicr  Jacquol;  l'cliii- 
ci  comnion(*a  à  éleiidrc  les  ])ias,  à  S(î  IVoKer  les  yeux;  eiiliii, 
un  sourire  Irais  et  rose  se  fit  jour  an  milieu  de  la  suie  qui 
couvj'ail  ses  lè\res.  Dès  lors,  le  eo'iu'  de  Belrose  fut  "agné  : 
il  lit  débarbouiller  le  pauvre  eurani  ({u'il  avait  si  miraeu- 
leusemenl  sauvé  du  déluge,  et  l'ésolul  de  le  prendre  sous 
sa  prolecliou. 

Quinze  jours  après  cet  é\éncmeut,  un  petit  groom,  de  la 
plus  cbarmante  espèce,  livrée  bleu  de  ciel,  culotte  courte, 
chapeau  galonné  légèrement  incliné  sur  l'oreille,  traversait 
la  cour  de  Tbôtel.  Reconnaîtriez-vous  là  notre  ami  Jae([uot 
le  ramoneur,  maintenant  métamorphosé  en  Frontin  du 
petit  format?  Vous  dire  comment  il  se  fit  que  le  prince 
de  N.  eut  besoin  d'un  petit  laquais;  comment  son  chasseur 
Belrose  lui  proposa  Jacquot,  qui  plut  aussitôt  au  prince  par 
sa  mine  éveillée,  sa  petite  taille,  et  surtout  son  joli  sourire 
couleur  de  rose,  serait  entrer  dans  des  détails  su|)er(lus. 
Ou'il  nous  suffise  de  savoir  que  Jacquot  est  maintenant  la 
perle  des  grooms,  et  que,  de  la  main  dont  il  raclait  autres- 
fois  les  cheminées ,  il  porte  des  bouquets  de  camélias  et  de 
petits  billets  parfumés  au  réséda  et  au  musc.  Il  s'appelait 
Jacquot,  on  l'appelle  Jacques;  on  a  raccourci  son  nom, 
contrairement  à  la  plupart  des  vilains  (|ui  allongent  \v  lein- 
en  s' anoblissant. 

(Cependant  Belrose  avait  beau  être  le  chasseur  le  plus 
inqjosant  de  tout  le  faubourg  Saint-llonori' .  il  perdait 
chaque  jour  de  son  crédit  dans  l'esprit  du  [)rince;  l'opinion 


276  ON    A    SOUVENT    BESOIN 

même  des  gens  de  l'iiôtcl  était  qu'il  ne  conserverait  pas 
longtemps  sa  place.  Outre  que  le  beau  chasseur  vieillissait, 
ce  qui  ôtait  à  son  service  beaucoup  de  sa  promptitude  et  de 
son  élasticité,  il  avait  contracté  la  funeste  habitude  de  boire 
le  matin  à  jeim  un  grog,  puis  deux,  puis  trois,  puis  six; 
puis  les  verres  de  rhum  et  d'absinthe  offerts  par  occasion  ; 
sa  journée  avait  tini  par  ne  plus  être  qu'un  tissu  de  liba- 
tions. Souvent,  quand  Belrose  paraissait  devant  le  prince, 
celui-ci  s'était  a])erçn  que  le  chasseur  parlait  avec  incohé- 
rence et  chancelait  sur  sa  base;  des  menaces  de  congé  lui 
avaient  été  signitiées  à  plus  d'une  reprise.  Ces  menaces 
auraient  même  reçu  leur  exécution ,  si  Belrose  n'avait  eu 
son  bon  ange  dans  la  personne  de  Jacquet ,  qui  veillait  sur 
lui  avec  la  tidélité  d'un  fils.  Lorsqu'il  s'agissait  de  monter 
le  soir  derrière  la  voiture  du  prince ,  et  que  le  chasseur  se 
trouvait  avoir  le  cerveau  plus  allourdi  qu'il  ne  convenait, 
Jacqnot  avait  le  soin  de  grimper  sur  le  marche-pied  où  se 
tenait  Belrose ,  et  de  lui  pincer  les  jambes  de  temps  en 
temps,  de  manière  à  le  tenir  éveillé  jusqu'au  moment  où  il 
devait  ouvrir  la  portière. 

Le  prince  avait-il  à  remettre  au  chasseur  quelque  lettre 
qui  exigeait  une  prompte  réponse  ,  Belrose  était  à  ])einc  dans 
le  vestibule  que  Jacques  lui  avait  déjà  arraché  la  lettre  des 
mains,  s'élançait  dans  la  cour  avec  la  vivacité  de  l'écu- 
reuil ,  et  rapportait  la  réponse  en  moins  de  tem})s  qu'il  n'en 
avait  souvent  fallu  pour  l'écrire. 

Charmé  de  cette  promptitude  vraiment  atmosphérique,  le 
])rince  se  disait  parfois  en  pensant  à  son  chasseur:  —  Il  a 
de  grands  défauts  sans  doute,  négligent,  paresseux,  ivrogne; 
mais  il  s'acquitte  des  messages  que  j(!  lui  coidie  avec  une 


DE    Pl.rs    PFTIT    QIK    SOI.  277 

(elle  (('lérili',  (jiic  je  suis  \ncn  obligé  de  j)asscr  sur  ses  iiiiper- 
Icc'lious. 

Jacquol  ('(ait  parlonl  on  il  lallail  ([uc  Belrose  se  tronvàt  ; 
il  élail  deveuu  lànie  secrète,  le  ressort  caché  de  cette 
iiiachiiie  gigaiites([ue,  (pTil  taisait  a<i;ir  et  mouvoir  à  son 
gré.  Le  chasseur,  eu  voyant  tout  le  mal  ([tie  son  j)ro- 
tégé  se  donnait  pour  lui,  disait  |)arr(tis  à  Jac([ues  d  un  l<»n 
attendri  : 

—  Je  yeux  que  le  prince  sache  tout  ce  que  tu  vanx  ;  je 
veux  lui  apprendre  que,  depuis  que  tu  es  attaché  à  Ihùlel, 
tu  lais  presque  tout  mon  service. 

—  Garde-t'en  bien,  s'écriait  Jacques  en  caracolant  au- 
tour du  colossal  valet  à  la  manière  des  jeunes  singes;  si  tu 
dis  un  mot  de  cela  au  prince,  je  lui  déclare,  moi,  que  tu 
m'as  pris  dans  ses  cheminées  pour  me  faire  endosser  sa 
livrée,  et  nous  verrons  alors  s'il  trouve  surprenant  que  je 
t'aide  un  peu  dans  ton  ouvrage. 

Le  prince  était  si  content  du  service  de  son  petit  }aquais 
qu'il  ne  put  lui  refuser  d'aller  passer  deux  ou  trois  mois 
dans  un  village  situé  près  d'Aurillac,  pour  porter  à  sa  mère 
quelques  économies  qu'il  avait  faites  depuis  qu'il  travaillait 
à  Paris.  L'absence  du  groom  fut  fatale  au  chasseur;  dès 
que  son  protégé  eut  quitté  riiôtel,  ses  défauts  reparurent 
dans  toute  leur  nudité,  et  finirent  par  amener  une  cata- 
strophe depuis  longtemps  imminente.  Belrose  fut  remplacé 
])ar  un  autre  géant  de  son  espèce,  et  renvoyé  par  le  prince 
vers  ses  dieux  pénates. 

^Malheureusement  le  chasseur  ne  possédait  pas  de  pénates; 
il  avait  toujours  vécu  fort  éloigné  du  chemin  de  la  (baisse 
d'épargne.   11  quitta  l'hôtel  sans  la  moindre  ressource,  et 


278  ON    A    SOUVENT     BESOIN 

quand  il  eiil  dépouillé  son  habit  vert,  son  baudrier  et  son 
chapeau  à  plumes,  ses  cheveux  se  trouvèrent  si  blancs, 
son  dos  si  voûté,  ses  jarrets  si  engourdis,  qu'il  reconnut 
lui-même  la  nécessité  de  prendre  ses  Invalides. 

Mais  quelle  l'ut  la  doideur  de  Jacques,  lorsqu'à  son  retour 
il  apprit  qne  Belrose  était  exilé  pour  jamais!  Il  l'aimait 
comme  un  père,  et  ne  pnt  s'empêcher  de  répandre  des 
larmes  lorsqu'il  aperçut  sous  le  vestibule  un  autre  chasseur 
qui  portait  Thabit,  le  couteau  de  chasse,  et  jusqu'au  plumet 
de  Belrose. 

Il  résolut  aussitôt  de  retrouver  celui  qu'il  regardait 
comme  son  bienfaiteur,  fùt-il  au  l)out  du  monde.  Mais  il 
se  passa  plusieurs  mois  avant  qu'il  pût  le  rejoindre;  car 
Belrose,  par  un  reste  d'orgueil,  tenait  à  cacher  sa  destinée 
jadis  si  brillante,  aujourd'hui  si  misérable.  Jacques,  à 
force  d  informations,  apprit  qu'il  habitait  une  mauvaise 
chambre  garnie  située  dans  le  fond  de  la  rue  Mouffetard. 
Il  le  trouva  couché  sur  un  grabat  où  le  retenaient  des 
rhumatismes,  un  asthme,  la  goutte  et  toutes  les  maladies 
(|ui  s'attachent  à  la  vieillesse  des  grands  seigneurs  et  des 
domestiques  de  grande  maison.  Belrose  fut  attendri  jus- 
qu'aux larmes  lorsqu'il  vit  paraître  dans  sa  mansarde 
Jacques ,  qui  lui  sauta  au  cou  dès  qu'il  l'aperçut. 

—  Tu  ne  m'as  donc  pas  oublié?  lui  dit  l'ex-chasseur  ;  je 
vois  que  j'ai  bien  fait  autrefois  de  m' attacher  à  toi  ;  j'avais 
deviné  ton  bon  cœur. . . 

Jacques,  le  voyant  dans  un  dénuement  extrême,  l'obli- 
gea d'accepter  tout  ce  qu'il  avait  d'argent  :  le  prince  l'avait 
pris  en  affection  ,  et  lui  donnait  souvent  de  petites  gratifica- 
tions qu'il  mettait  de   côté  avec  la  scrnjmleuse  économie 


DK   l'irs   Pi: Tir   oik   soi.  27!) 

(I  iiii  ciiriiiil  (le  rAii\('i'i;ii('.  Il  ne  sr  passait  jir('S(|ii('  j)as  de 
jours  où  il  !)(>  iil  le  (rajcl  du  l'aiiboiu-j;-  Saiul-llouor(''  au 
(|uaili('i-  Saiul-Marccaii  ;  cl  coiunic  il  a\ail  la  jainlic  plus 
ajj,ilo  ci  plus  légère  (pic  jauiais,  ces  courses  ne  nuisaient  en 
rien  à  son  SiM'vice, 

L  M  jour  (pi'ii  arrixait  comme  à  l'ordinaire  chez  Belrose, 
on  lui  annonça  que  le  pauvre  homme  était  au  plus  mal. 
Désespéré  et  voulant  au  moins  l'embrasser  une  dernière 
lois,  Jacques  s'élance  dans  l'escalier,  et,  en  entrant  dans  la 
chandjre  du  malade,  il  est  suffoqué  par  une  forte  odeur  de 
fumée. 

—  D'oiV  vient  cela?  dit-il  à  Belrose. 

—  Hélas!  répond  le  vieux  chasseur  d  une  Aoix  languis- 
sante, la  cheminée  n'a  pas  été  ramonée  de  tout  Ihiver;  je 
me  suis  plaint  ce  matin;  mais  mon  hôtesse,  à  qui  je  dois 
plusieurs  mois  de  loyer,  a  déclaré  que,  pour  le  peu  de 
temps  qui  me  restait  à  vivre,  cette  nouvelle  dépense  était 
su])ertlue. 

A  peine  Jacques  a-t-il  entendu  ces  paroles  que,  saisi 
d'indignation ,  il  met  de  côté  son  hahit  bleu  de  ciel  et  sa 
cravate  blanche,  il  s'arme  d'un  balai  et  d'un  instrument 
tranchant  qu'il  trouve  par  hasard  sous  sa  main  ,  et,  malgré 
les  efforts  de  Belrose  pour  le  retenir,  il  s'élance  dans  la 
cheminée  en  entonnant  une  chanson  d'Auvergne.  En  des- 
cendant, il  se  place  devant  l' ex-chasseur,  la  face  barbouillée, 
les  cheveux  remplis  de  suie  : 

—  Me  reconnais-tu  maintenant,  lui  dit-il.  mon  vieil 
ami?  Me  voici  tel  ([ue  j'étais  quand  tu  me  pris  autrefois 
sous  ta  protection  et  me  sauvas  des  mains  de  ces  damnés 
domestiques  qui  voulaient  me  faire  ui]  mauvqis  parti,  Je 


280 


ON    A    SOUVENT    BESOIN,     ETC 


u\c  suis  toujours  rajjpclr  les  ])aroles  :  — roiirqiioi,  leur 
dis-lii,  vouloii"  l'aire  du  mal  à  cel  eiifaul  ?  Vous  devriez 
au  coulraire  le  protéger,  le  secourir;  ne  savez-vous  pas 
que  dans  la  vie 

ON  A  SOUVENT  BESOIN  DE  PLUS  PETIT  OLE  S 0 1  ? 


xO)    V 


"^   -X.^IN      1  / 


^-^^y^i,,^ 


:*^j,  Vov     x^'  \    ii^'M!*^'i1   ^'^^  ^^A 
'^     3       I  ■iiiiii    i|         i  il 

^Yvv'l  I  T  '  I     ^'^~- 


©yfl   ¥^   ©[H]!EK©[H][E?i   ^E  L/h   LM^'E 


REVIENT   TONDU 


oiis  sommes  dans  une  vallée  agreste , 
située  dans  la  partie  la  plus  pittoresque 
du  département  de  Tlndre  ;  une  petite 
rivière  court  entre  les  saules,  remplissant 
;  de  bruits  joyeux  les  roues  habillardes  d"un 
moulin  ;  tie  grands  hieids  l'auves  rimiinent  eouelK's  dans 
riierl)e;  la  caille  amoureuse  glousse  entre  les  sillons.  Au 
loin    l'aiguille    dentelée  d'un   clocher   s'effde  sur    le    ciel 


282  QUI    VA    CHERCHER    DE    LA    LAINE 

d'un  bl(?ii  nacré;  quelques  chaumières  blotties  au  pied  de 
la  colline  comme  des  nids  d'oiseaux  sous  un  buisson, 
trahissent  leur  présence  par  de  minces  filets  de  fumée 
flottant  entre  les  arbres.  Le  vent  se  joue  dans  les  feuilles, 
le  grillon  sous  la  luzerne ,  l'eau  sur  les  cailloux. 

Trois  hommes  sont  assis  autour  d'une  table ,  dans  une 
maisonnette  dont  les  fenêtres  curieuses  s'ouvrent  sur  la 
vallée.  Des  fleurs  s'épanouissent  dans  des  vases  de  por- 
celaine blanche,  le  linge  est  parfumé  de  lavande  et  de 
romarin,  les  carreaux  sont  luisants;  tout  est  frais,  propre, 
souriant  dans  ce  réduit. 

Les  trois  convives  mangent  de  bon  appétit;  l'un  d'eux 
surtout  ne  refuse  rien  de  ce  qui  lui  est  offert;  poisson  ,  gibier, 
légume,  tout  est  accepté  avec  le  même  empressement. 
Celui-ci  est  le  plus  jeune;  cependant  la  souffrance  et  la 
fatigue  ont  déjà  flétri  son  visage;  les  deux  autres  portent 
le  costume  aisé  d'honnêtes  campagnards,  forts,  dispos  et 
gais.  Ils  regardent  parfois  leur  camarade  avec  un  sourire 
amical  et  doux. 

—  Yeux-tu,  frère,  cette  aile  de  perdreau?  dit  l'un. 

—  Oui ,  mais  je  prendrai  l'autre  aussi. 
■ —  Cette  caille  dodue  te  plairait-elle? 

- —  Elle  me  plaît  avec  sa  voisine. 

—  Trouves-tu  que  cette  omelette  ait  bonne  mine? 

—  Je  croirais  lui  faire  injure  si  je  ne  l'accueillais  ])as 
aussi  bien  que  ce  brochet. 

Et  le  jeune  convive  ne  laissait  pas  ses  dents  oisives. 
Cependant  au  bout  diiiic  iieui'e  son  activité  se  raleiilil.  11 
se  renversa  sur  son  fauteuil  d  osier. 


à 


UKVIF.NT    TOXniî.  285 

—  \  Dilà  ,  sécria-l-il ,  le  nuMllour  re[tas  (jiic  j'aie  fait 
depuis  luiigienij)s  ! 

—  l]t  pouilaiil  tu  en  as  fait  d'excellents  à  Paris? 

—  J'en  ai  pris  l)eaucoup  du  moins ,  depuis  Flieoleau 
jnscpiau  Hocher  de  Cancale,  depuis  le  père  La  Tuile  jus- 
(pi'au  (lafé  de  Paris,  à  dix-neuf  sous  et  à  cent  francs. 

—  (lent  francs!  s'écria  le  plus  âgé  des  convives;  tu  buvais 
donc  le  Pactole  en  bouteille? 

—  Penh  !  je  buvais  le  crédit.  J'étais  alors  directeur-gérant 
d'une  société  en  commandite  pour  l'exploitation  des  forets 
de  cèdres  de  l'Atlas  :  superbe  affaire  sur  le  papier!  Dix 
millions  de  capital,  cent  pour  cent  de  dividende;  maison  à 
Medeah,  comptoir  à  Bougie,  agences  à  Bouffarick  et  à 
Coleah.  Malheureusement  la  brouille  avec  le  Maroc  a  fait 
peur  aux  actionnaires  ;  ils  ne  sont  pas  venus,  et  je  suis  parti. 

—  Et  les  dividendes? 

—  Ils  sont  sur  pied,  au  col  du  Teniah.  Cette  gérance 
devait  me  rapporter  vingt  mille  écus  de  bénéfices  annuels , 
qui  se  sont  soldés  par  vingt  mille  francs  de  perte  mangés  en 
prospectus.  Mais  j'ai  souvent  et  bien  dîné  :  dix  cèdres  au 
déjeuner,  cinquante  au  souper;  j'ai  laissé  une  forêt  chez 
Véfour. 

—  Tu  as  vendu  le  bois  avant  de  l'avoir  coupé;  qu'as-lu 
gagné  à  ce  commerce-là? 

—  L'expérience,  mince  capital  que  je  vous  apporte. 

—  Ce  n'était  pas  la  peine,  nous  l'avions  déjtà. 

—  Que  voulez-vous?  on  n'a  pas  deux  fois  vingt  ans  dans 
sa  vie.  Je  m'étais  mis  en  tête  de  faire  fortune.  Vous  m'aviez 
compté  en  beaux  écus  ma  part  d'héritage,  et  je  partis  pour 
Paris.    Nul  ncst  prophctc  en  son  pays,   me  disais-je  ; 


284  QUI    VA    CHERCHER    DE    LA    LAINE 

cela  est  vrai  dans  le  déparlement  de  l'Indre  comme  ailleurs. 
Ce  proverbe  m'a  conduit  au  boulevard  des  Italiens. 

—  Où  sans  doute  tu  fus  bien  accueilli? 

— ^  Parbleu  !  j'avais  cent  cinquante  mille  francs  !  Et  cepen- 
dant cette  somme  j  renfermée  en  bons  billets  de  banque  dans 
mon  portefeuille ,  me  semblait  alors  une  misère  î  Je  voulais 
cinquante  mille  livres  de  rente,  ou  rien.  Je  les  ai  eus  pen- 
dant trois  ans;  maintenant  je  n'ai  rien. 

—  Tous  tes  vœux  ont  été  remplis,  reprit  en  souriant 
l'aîné  des  trois  frères. 

—  Trop  remplis  même.  J'étais  à  peine  arrivé  depuis 
vingt-quatre  heures  que  déjà  j'avais  un  ami. 

—  Un  ami? 

—  C'est  le  synonyme  parisien  d'un  substantif  désobli- 
geant. Cet  ami  me  prit  si  fort  en  affection  qu'il  m'intéressa 
dans  une  affaire  de  pavage  en  fer  creux;  c'était  le  moment 
de  la  fièvre  aux  pavés.  Tout  homme  qui  se  respectait  avait 
son  petit  système  de  pavage  dans  la  poche  ;  pavage  en 
bitume,  pavage  en  grès,  pavage  en  chône,  pavage  en  sapin, 
pavage  en  cailloutis;  sous  prétexte  de  paver  Paris,  on  le 
dépavait.  Je  remerciai  mon  ami  avec  effusion  ,  et  mis  vingt 
mille  francs  dans  son  entreprise.  Ma  fortune  allait,  grâce  à 
notre  pavage  en  fer  creux,  courir  comme  une  locomotive 
sur  un  rail.  Mon  ami  avait  l'adjudication  de  la  rue  Ram- 
buteau,  alors  au  berceau.  Notre  spéculation  était  superbe; 
malheureusement  elle  péchait  par  la  base;  le  pavé  nous 
coûtait  quatre  francs,  et  la  ville  nous  le  payait  soixante 
et  quinze  centimes;  mon  ami  me  conseilla  de  me  rattraper 
sur  la  quantité;  je  suivis  son  conseil. 

—  Et  tu  perdis  le  double? 


in:\ii;NT  tondt.  285 

—  .IiisliMiionl.  A  la  suilc  de  icllc  oj)cralioii,  mon  ami 
changea  dair  ci  jtailil  |)(»iir  IJriixcUcs. 

A  quelque  leuq)s  de  là,  on  me  lit  voir  dans  un  eal'é 
uu  mousiem"  ([ui  buvail  un  grog.  —  Voyez -vous  ce 
monsieur?  me  dit  mon  interlocuteur. — Oui.  —  Ou'en 
pensez-vous'?  —  Je  pense  que  c'est  un  monsieur  qui  a 
un  gros  ventre  et  une  redingote  marron,  —  C'est  wn 
grand  lionune.  —  Ali  bah!  —  Permettez  que  je  vous  le 
présente. 

De  celte  présentation    résulta  un  journal. 

—  Eh  quoi!  de  la  littérature  après  de  l'industrie? 

—  Ce  que  je  n'avais  pas  trouvé  dans  le  pavé ,  je  voulais 
le  trouver  dans  le  feuilleton.  Notre  jourjial  fut  fondé  à  la 
Maison  d'Or,  un  soir  d'été.  Le  lendemain  /a  Fondre  se 
leva  sur  Paris.  Il  nous  lallait  un  titre  fougueux,  incan- 
descent, terrible;  nous  voulions  porter  la  flamme  de  nos 
convictions  dans  les  ténèbres  de  rindifiérence,  illuminer, 
aux  lueurs  de  nos  principes ,  les  abîmes  où  la  société  se 
plonge.  La  Foudre  fut  tout  à  la  fois  socialiste,  humanitaire, 
progressive  et  rénovatrice;  elle  sapa  les  abus  et  frappa  de 
la  cognée  du  premier-Paris  l'arbre  séculaire  du  privilège. 
Dix  hommes  d'étal  rédigeaient  la  partie  politique  ;  dix  de 
nos  plus  féconds  romanciers  versaient  leurs  élucubrations 
dans  la  partie  littéraire.  C'est  la  Foudre  qui  a  invente  la 
question  Valaco-Moldave  et  les  romans  en  vingt-quatre 
volumes.  Le  roman  est  resté  à  son  neuvième  tome,  et  la 
question  à  sa  cinquième  phase. 

—  L(i  Fondre  mourut  donc? 

—  Llle  ])assa  coninic  un  météore;  mais  en  passant  elle 
laissa  des  traces  brûlantes  de  sa  polémique;  trois  paradoxes 


286  QUI    VA    CHERCHER    DE     LX    LAINE 

de  plus  dans  la  presse ,  ciiirpiantc  mille  francs  de  moins 
dans  mon  portefeuille. 

—  Et  le  grand  homme  an  gros  venlrc?  demanda  l'nn 
des  frères. 

—  Il  faillit  devenir  député.  L'industrie  et  la  littéra- 
ture ne  m'ayant  pas  réussi ,  je  me  lançai  dans  les  spécu- 
lations. Dans  cette  carrière  périlleuse,  on  ne  peut  espérer 
le  succès  que  par  le  secours  de  l'audace.  A  moi  et  à  mon 
associé. . . 

—  Ah  !  tu  avais  un  associé? 

—  On  a  toujours  un  associé...  A  nous  deux,  esprits 
hardis,  il  fallait,  dis-je,  quekpie  chose  de  neuf,  d'imprévu, 
d'osé.  Nous  spéculâmes  sur  les  huîtres.  L'accaparement 
détermina  la  hausse;  on  faillit  se  révolter  à  la  rue  Mon- 
torgueil,  où  mille  garçons  de  restaurants  demandaient  les 
cloyères  qui  n'arrivaient  pas.  Paris  resta  huit  jours  sans 
huîtres:  la  consternation  était  à  son  comhle;  mais  quand 
nous  nous  décidâmes  à  ouvrir  nos  parcs ,  les  hivalves 
étaient  morts.  Mon  capital  s'en  était  allé  en  coquilles  ; 
j'eus  pour  ma  part  un  dividende  de  cent  mille  écailles. 
Les  cèdres  de  l'Atlas  mangèrent  ce  qui  me  restait.  Quelque 
temps  je  battis  le  pavé  de  Paris;  mais  c'est  un  payé  qu'on 
ne  saurait  hattre  longtemps  quand  on  n'a  rien  dans  la 
poche.  C'est  alors  que,  secouant  toute  mauvaise  honte, 
je  suis  parti  pour  cet  honnête  département  de  l'Indre  où 
vous  avez  vécu  loin  des  orages  et  des  passions.  Et  vous, 
mes  frères,  vous  m'avez  accueilli  comme  l'enfant  pro- 
digue, et  vous  avez  eu  même  l'attention  de  supprimer  le 
veau  que  je  n'aime  pas  ponr  le  lemplacer  par  le  gibier 
que  j'aime   beaucouj). 


REVIENT    TONDL'. 


287 


—  Maiiilcnanl  que  tu  as  ^hmé  l'cxprrifMico.  roslcnts-lii 
parmi  nous  (|ui  avons  moissonné  le  bonheur? 

—  Oui ,  mes  frères;  ear  j"ai  ramassé  dans  vos  gerbes  un 
épi  que  la  sagesse  humaine  a  mùi'i.  Ol  épi  est  un  proverbe, 
vi  ee  pioverije  h;  voiei  : 

Qi;i    VA    ClIERCIlEr.    DE     LA    LAINE    UEVIknx    fO.NDU 


J 


©yO    WiiyT    ÉTifllE    [FlQ©I}^3ii    lï^!]    y>J    ^N 


AU   BOUT  DE  SIX   MOIS   EST   PENDU. 


^  lusieiirs  jeunes  gens  buvaient  du  llié ,  man- 
>di:^/^\  geaienl  des  sandAvich  et  fumaient  dans  un 
salon  élégant  de  la  Chaussée -d'Antin.  Au 
laisser-aller  de  leurs  diseours ,  à  la  désinvol- 
^i%i  ture  de  leurs  poses,  à  l'animation  de  leur 
visage  ,  il  était  ;iisé  de  eomprendre  ([n'ils  venaient  de 
diner  longtemps  et  bien.  Ouekpies-uns  d'entre  eux  effleu- 
raient à  peine  leur  majorité  ;  de  blojules  moustacbes 
ombrageaient  mollement  leurs  lèvres,   et  sur  l'ivoire  poli 


i^u\  V\OY  vwvVu'tVïrv   \\\a\  (V\v\\\\. 


Ol  1    YKIT    ÉTKE    UlClll':    EN     UN    AN,     ETC.        280 

(le  leur  IVciiil  iiiillc  ])('iiu'  iTavait  oncoro  laissé  (lacc  (l(! 
son  passage.  I)  aiidrs  ('laiciil  parvenus  à  cet  âge  où  la  l'orce 
égale  le  désir;  deux  ou  trois,  les  moins  jeunes  de  tous, 
passaient  leur  main  distraite  dans  les  flots  d'une  chevelure 
où  les  soucis  et  le  travail  commençaient  à  semer  leurs  fils 
d'argent.  Ceux-ci  regardaient  avec  un  sourire  grave  et 
rêveur  fuir  les  spirales  bleues  des  panatclas  embrasés;  ils 
savaient  cpie  les  belles  années  de  la  jeunesse  passent 
connnc  la  lu  niée. 

Le  vent  sifflait  avec  force  dans  la  rue,  la  pluie  fouettait 
les  volets  clos ,  un  feu  clair  pétillait  dans  la  cheminée  ; 
l'heure ,  le  lieu ,  le  temps ,  tout  était  propice  aux  causeries 
intimes. 

—  Ma  foi!  vive  la  joie  !  s'écria  un  jeune  homme  non- 
chalamment couché  sur  une  ottomane.  Le  matin  je  broche 
des  vaudevilles  avec  les  plumes  du  ministère ,  le  soir  je  grif- 
fonne des  feuilletons  sur  le  papier  du  ministère,  et  le  trente 
du  mois  j'émarge  cinq  cents  livres  au  trésor  public  en  qua- 
lité de  chef  de  bureau  :  c'est  doux  et  facile  ! 

—  Parbleu!  mes  chers,  reprit  un  autre,  blotti  au  fontl 
d'une  ganache,  on  a  calomnié  l'existence.  Parole  dhon- 
neur,  elle  est  bonne  personne.  J'ai  un  entresol,  dix  mille 
livres  de  pension,  trois  mille  écus  de  crédit  et  un  cœur 
presque  neuf;  si  tout  cela  ne  fait  pas  le  bonheur,  le  bonheur 
est  un  malotru. 

—  Et  toi,  que  fais-tu?  reprit  un  buveur  de  thé  en  sadres- 
sant  à  un  gros  garçon  rose  et  jouldu  ([ui  avalait  méthodi- 
quement des  verres  de  punch. 

—  Moi  ?.J 'attends. 

—  Quoi? 

57 


290  QUI    VEUT    ÊTRE    RICHE    EN    UN    AN, 

—  Une  sinécure  que  m'a  promise  un  mien  cousin  ,  député 
ministériel. 

—  Tu  l'attends,  et  moi  je  l'ai,  continua  un  petit  monsieur 
blond  qui  portait  un  œillet  blanc  à  sa  boutonnière;  depuis 
hier  j'inspecte  les  prisons  au  nom  du  gouvernement. 

Mille  propos  suivaient  ceux-ci  ;  mais ,  à  tous  ces  discours 
inspirés  par  la  joie  ou  l'espérance,  un  pâle  jeune  homme, 
éleudu  sur  une  pile  de  coussins,  ne  répondait  que  par  les 
mouvements  dédaigneux  de  sa  bouche  armée  du  bout  ambré 
dune  pipe  turque.  Au  plus  fort  de  ses  aspirations  et  de  son 
dédain  ,  il  fut  brusquement  apostrophé  par  l'un  de  ses  cama- 
rades. 

—  Eh!  beau  ténébreux!  s"écria-t-il,  depuis  quand  as-tu 
prisThabilude  de  ce  silence  qui  ferait  honneur  à  l'obélisque? 
Es-tu  désillusionné,  toi  aussi?  C'est  bien  usé,  mon  cher. 

—  Et  poiu-quoi  voulez -vous  que  je  parle?  répondit 
l'homme  à  la  pipe.  Est-il  bien  nécessaire  que  je  verse  un 
contingent  de  billevesées  au  fleuve  de  sornettes  qui  s'épanche 
de  vos  lèvres  d(>puis  deux  heures?  ^  ous  rayonnez  de  con- 
tentement, tant  mieux;  votre  l)ouheur  à  tous  a  un  bonnet 
de  coton  sur  les  oreilles  et  des  socques  aux  pieds;  gardez-le. 
L'un  a  mille  écus  de  revenu,  l'autre  six  mille  francs;  Achille 
a  une  plac(>,  Gustave  aussi,  Paul  de  même;  Joseph  attend 
un  héritage,  Charles  mange  le  sien  ;  Henri  va  se  marier.  A 
ce  prix-là  il  me  serait  très-facile  d'être  heurtHrv  ;  mais  cette 
joie  ne  m "auniserail  guère.  J'ai  une  centaine  de  mille  livres 
([ui,  bien  placées  sur  première  hypothèque,  me  rapporte- 
raient quatre  à  cinq  mille  francs  de  rente.  Fi  donc!  je 
veux  faire  fortune  au  galop. 


AU    BOUT    DE    SIX    MOIS     i.ST     l'ENDT.  2!)1 

—  |{ra\(>l  sCi'l'ia  I  un  (l('s  rniiicms.  Tu  as  iiiic  pose 
d'ange  déiliii  (|tii  l'ciail  ciw'ic  à  M.  Hocagv. 

—  Arrière  volic  Ixiiilicur  1  il  seul  répiccrie.  Je  jouerai 
ma  lortuiie  sur  un  t'ouj)  de  de. 

Un  grand  personnage  silencicnx ,  à  l'œil  noir  el  au  leiid 
bronzé,  que  lun  des  convives  avait  conduit  an  festin,  quitia 
la  place  oii  il  fumait  pliilosopliiquement  une  cliibonque,  et 
s'approclianl  du  discoureur  lui  loucha  légèrement  Tépaule  : 
—  J'ai  voire  affaire,  lui  dil-il  tout  bas.  Voulez-vous  me 
confier  vos  cent  mille  francs?  Dans  un  an  vous  aurez  un 
million,  ou  vous  n'aurez  rien. 

Léopold  de  Brus ,  c'était  le  nom  de  notre  jeune  ambitieux . 
suivit  l'étranger  dans  un  coin  du  salon;  et  tous  les  deux, 
assis  sur  un  divan,  causèrent  un  quart  d'heure  avec  ani- 
mation. Au  bout  de  ce  temps  l'étranger  serra  la  main  de 
Léopold  et  sortit. 

Léopold  chercha  du  regard  dans  le  salon ,  et  voyant  seul , 
au  coin  du  feu  ,  un  jeune  homme  dont  le  front  commençait 
à  se  dépouiller,  il  alla  se  placer  à  son  côté. 

—  Vous  êtes,  mon  cher  Etienne,  lui  dit-ih  un  garçon 
aisé;  donnez-moi  un  bon  conseil. 

—  Volontiers;  cela  se  donne  toujours,  et  ne  s'accepte 
jamais. 

—  L'individu  avec  qui  vous  m'avez  vu  causer  est  un 
fameux  navigateur;  c'est  une  espèce  de  capitaine  Ross;  s'il 
y  avait  un  passage  du  iu)rd-ouest ,  il  l'aurait  découvert,  (h- 
le  Vasco  de  Gama  français  a  conçu  un  |Mojet  auquel  il  m  a 
offert  de  m'associer. 

—  Pour  rien  ? 

—  Pour  cent  mille  francs  dimt  il  a  besoin. 


292      QUI  VEUT  ÊTRE  RICHE  EN  UN  AN, 

—  Voyons  le  projet. 

Léopold  se  pencha  et  parla  tont  bas  cà  l'oreille  d'Etienne. 
Etienne  fronça  le  sourcil. 

—  C'est  illégal,  dit-il. 
Léopold  haussa  les  épaules. 

—  Et  c'est  dangereux,  reprit-il. 

—  Qui  ne  risque  rien  n'a  rien!  répondit  Léopold. 

—  J'en  étais  sûr  !  Vous  m'avez  demandé  un  conseil  ; 
donc  vous  étiez  décidé.  Permettez -moi  seulement  une 
question. 

—  Faites. 

—  Avez-vous  lu  Do?i  Quichotte? 

—  Oui,  sans  doute. 

—  Alors  souvenez-vous  d'un  proverbe  qui,  s'il  ny  est 
])as,  devrait  y  être  :  Qui  veut  être  riche  en  un  an,  au 
bout  de  six  niais  est  pendu. 

—  Bah!  on  a  supprimé  le  gibet!  s'écria  Léopold  en 
riant. 

A  quelque  temps  de  là,  un  touriste  qui  parcourait  les 
provinces  basques  rencontra  sur  le  quai  de  Sàntander 
Léopold  de  Brus  en  habit  de  matelot. 

—  Eh!  mon  cher!  s'écria  le  Parisien,  que  (\utes-vous 
dans  cet  équipage  ? 

—  Je  vais  m'embarquer.  Voyez -vous  ce  beau  brick 
dont  la  vau:ue  caresse  amoureusement  les  flancs  noirs,  il  va 
m'emporter  avec  lui  vers  les  côtes  de  la  Sénégambie  et  du 
Congo;  peut-être  même  pousserai-je  jusqu'au  royaume  de 
Zanguebar. 

—  Les  lauriers  du  capitaine  Marryat  vous  (Mnpèchaient 
donc  de  dormir? 


AU     IIOIT     l)K    SIX     M(HS    EST    PENDU.  295 

—  Point;  mais  j'ai  loil  ('inic  de  laiic  le  (■(>iiiiii('rc(>  de  la 
j)oii(lr('  d'or  cl  des  d(>nls  d'i'lc'pliaiils  ;  un  le  dil  livs-lucialir. 
Adi(Mi  ;  011  viciil  de  lircr  le  canon,  ccsl  le  signal  dn  (lcj)art, 
el  la  Mdiyuesd  d .imacLu^ni  naticnd  j)lns  qnc  moi  j)om' 
lover  l'ancre. 

Léopuld  s'élança  dans  mi  canot  que  dirigeait  un  mai'in 
de  haute  taille,  gagna  le  brick,  et  une  heure  après  la  Mar- 
qnesii  d'^niaegui  disparaissait  à  Ihorizoïi. 

—  C'est  étrange,  disait  le  touriste  en  regardant  la  blanche 
voilure  du  navire  fuir  comme  l'aile  d'un  oiseau ,  il  me  semble 
avoir  vu  le  capitaine  du  canot  au  dernier  dîner  où  se  trou- 
vait Léopold  ,  à  Paris  ! 

Sept  à  huit  mois  après,  les  journaux  IVançais  contenaient , 
sous  la  rubri([ue  de  Londres,  la  traduction  d'une  nouvelle 
extraite  du   fiines  : 

Porlsmoulh,  ce  20juillcl  18i4. 

La  corvette  de  S.  ^I.  Brit;itini([iie  le  Basilic,  est  entrée  hier  dans 
notre  port;  le  lieutenant  Thompson  de  la  marine  royale,  qui  la  com- 
mande ,  vient  d'adresser  à  l'amirauté  im  rapport  fort  intéressant.  Il 
résulte  de  ce  document  que  la  corvette,  naviguant  au  sud  des  des  du 
("-ap  Vert,  reconnut  un  brick  qui  faisait  route  à  l'ouest,  i^e  brick,  loin  de 
répondre  aux  signaux  de  la  corvette,  changea  de  roule  et  mit  le  cap  au 
nord.  Le  lieutenant  Thompson  donna  l'ordre  d'appuyer  le  pavillon  anglais 
d'un  coup  de  canon  et  de  poursuivre  à  toute  voile  le  navire  suspect  «pii 
cherchait  à  l'éviter  ;  la  chasse  dura  quatre  à  cinq  heures.  Le  brick  était 
bon  voilier;  mais  le  Basilic,  étant  d'une  marche  supérieure,  atteignit 
enfin  le  fugitif  et  le  menaça  de  le  couler  s'il  n'amenait  pas.  Le  brick , 
virant  de  bord,  hissa  pavillon  espagnol  et  ouvrit  le  feu.  Le  combat  fut 
vif,  et  durant  une  demi-heure  il  eût  été  impossible  de  prévoir,  au  milieu 
des  nuages  de  fumées  qui  flottaient  sur  l'eau ,  auquel  des  deux  navires 
resterait  la  victoire;  mais  une  bordée  du  //as/Z/c  ayant  abattu  le  grand 
nuU  du  brick  ,  force  fut  à  celui-ci  de  se  rendre.  On  reconnut  alors  qu'on 


294   QUI  VEUT  ÊTRE  RICHE  EN  UN  AN,  ETC. 

avait  eu  affaire  a  la  Marquera  (F .-Imaegul ,  du  port  de  Sanlander; 
trois  cent  quatre-vingt-dix  nègres  étaient  à  fond  de  cale  ;  le  pont  était 
couvert  de  morts  et  de  mourants.  Parmi  les  premiers  on  a  relevé  le 
cadavre  d\in  Français  qui  avait  eu  la  tète  brisée  par  un  biscayen.  On 
a  trouvé  dans  sa  ceinlure  \\n  portefeuille  sur  le{iucl  on  lisail  le  nom  de 
Léopold  de  Brus.... 

Le  journal  tomba  des  mains  d'Etienne  qui  le  lisait. 

—  Pauvre  Léopold!  s'écria-t-il.  Je  le  lui  avais  bien 
prédit  ;  qnand  on  vent  faire  Ibrtnne  en  un  an ,  an  hont  de 
six  mois  on  est  pendn! 

—  Oii  diable  \oyez-vons  ([nil  ait  été  })endn ,  mauvais 
prophète?  reprit  l'un  des  auditeurs. 

—  C'est  vrai;  il  n'a  pas  été  pendu,  mais  il  a  été  tué. 


MOUCHE    NE    S'ATTAQUE 


es  élals  les  [)liis  llorissaiits ,  les  peuples 
les  plus  heureux  sont  encore  exposés  à 
tous  les  inconvénients  des  troubles  civils; 
le  royaume  d'Yvetot  nous  en  olïie  un  nié- 
niorable  exemple.  C'est  vers  laimée  1700 

que  se  passèrent  les  événements  (jue  nous  allons  raconter. 

Cette  date    ne  se  trouve  dans   aucune  chronologie;    mais 

nous  ne  la  croyons  pas  moins  exacte  ponr  c(>la. 

Les    ])efites   causes    ont   toujours    engendré    de    grands 

effets.  Si  Hélène  n'avait  pas  eu  les  cheveux  rouges,  cou- 


296  A    MARMITE    QUI    BOUT 

leur  de  prédilection  du  beau  Paris,  Troie  uaurait  pas  été 
saccagée;  si  une  pomme  n'était  pas  tombée  sur  le  nez  de 
Newton  pendant  qu'il  méditait  sous  un  ponnnier,  ce  grand 
philosophe  n'eût  point  résolu  un  des  plus  brillants  pro- 
blèmes de  l'intelligence  humaine.  Nous  pourrions  pour- 
suivre ces  citations  ;  mais  nous  aimons  mieux  nous  arrêter 
dans  l'intérêt  du  lecteur  qui  doit  brûler  de  connaître  les 
événements  qui  se  passèrent  dans  le  royaume  d'Yvetot  et 
mirent  la  nation  à  deux  doigts  de  sa  perte. 

La.  cause  de  tous  les  maux  qui  désolèrent  pendant  plus 
de  quinze  jours  cette  paisible  contrée,  fut  une  simple  excla- 
mation. 

Un  soir,  maitre  Hemy,  un  des  plus  riches  fabricants  de 
cidre  d'Yvetot,  vidait  tranquillement,  assis  devant  sa  porte, 
(juelques  pots  avec  ses  amis.  IMaître  Uemy  était  un  fin  con- 
naisseur, un  gourmet  célèbre  dont  les  opinions  en  matière 
de  cidre  faisaient  loi  à  trois  lieues  à  la  ronde.  Comme  il 
déposait  son  verre  sur  la  table  en  faisant  claquer  sa  langue 
contre  son  palais  d'un  air  de  satisfaction  joyeuse,  maître 
Remy  s'écria  :  —  Par  Notre  Dame!  on  voit  bien  que  c'est 
du  cidre  d'Ingeville,  le  meilleur  de  tous! 

En  ce  moment  passait  maître  Jean,  un  des  fermiers  les 
plus  opulents  de  Montreville  ,  village  qui  de  tout  temps  a 
disputé  la  ponnne  du  cidre  à  son  voisin  Ingeville. 

Maître  Jean  n'entendit  pas  sans  un  certain  sentimein 
d'amertume  l'exclamation  de  maître  Remy  ;  il  était  très- 
chatouilleux  sur  le  point  d'honneur,  et  il  ne  pouvait  souffrir 
qu'on  portât  la  moindre  atteinte  à  la  réputation  de  son 
village;  dadleurs  ,  il  \\i  dans  ce  propos  une  flèche  lancée 
à  son  adresse  ,  et  il  n'en  fut  que  plus  irrité. 


AV\>-wo\  ^\\v\  V\v  VivuVe^,   \^  V^    ^V\vvv\  v\\v\  \\v  c^ 


MOrCHE  NE  s'attaqik.  207 

Mailci'  Jean,  le  ('(inii'  uIcitû,  s'arrèla  devanl  la  poilc  du 
Pot  Eternel ,  la  principale  auberge  d'Yvotol.  Plusieurs 
persoiuies  réunies  autour  d'une  vasle  table  se  livraient  au 
plaisir  de  boire,  qui  est  Toceupation  la  plus  importante  des 
liabitanls  de  cet  lieureux  pays.  Dès  que  maître  Jean  parut , 
on  s'empressa  de  lui  faire  place,  mais  lui  refusa  de  s'asseoir. 

—  Qu'avez-vous  donc,  maître  Jean  ,  vous  si  gai  d'ordi- 
naire ,  que  vous  refusiez  de  boire  un  verre  de  cidre  avec 
nous? 

—  Je  n'ai  pas  soif,  répondit  maître  Jean  avec  Tair  du 
père  de  Rodrigue  après  le  soufflet  de  don  Gomès. 

—  Vous  ne  refuserez  pas  du  moins  de  casser  un  morceau 
de  cette  excellente  galette,  préparée  par  la  main  inimitable 
de  notre  belle  hôtesse. 

—  Je  n'ai  pas  faim. 

Maître  Jean  n'a  ni  soif  ni  faim  ,  se  dirent  tous  les  specta- 
teurs consternés  ;  il  doit  s'être  passé  quelque  chose  de  bien 
extraordinaire.  Voyons.  —  Maître  Jean ,  dirent-ils  tous  à  la 
fois,  quel  grand  malheur  vous  est  donc  arrivé? 

—  La  gelée  a-t-elle  brûlé  les  fleurs  de  vos  pommiers  ? 

—  Votre  femme  est-elle  malade? 

—  Quelque  méchante  fée  a-t-elle  fait  tourner  votre  cidre 
de  l'année  dernière  ? 

Maître  Jean,  pour  toute  réponse,  enfonça  son  large  cha- 
peau de  feutre  sur  sa  tète  grise ,  et  leur  dit  :  —  Vous  êtes 
tous  des  lâches. 

—  Comment  !  des  lâches?  s'écrient  les  buveurs. 

—  Une  buvez-\ous  maintenant?  reprit  maître  Jean. 

—  Du  cidre  de  Montreville,  nous  n'en  voulons  jamais 
d'autre. 

Ô8 


298  A    MARMITE    QUI    BOUT 

—  Eli  bien!  pendant  qne  vous  êtes  là  à  vous  goberger 
avec  ce  neclar,  on  vous  insulte,  on  vous  outrage  dans  la 
réputation  de  votre  boisson  favorite.  Maître  Hemy  et  ses 
amis  soutiennent  que  le  cidre  d'Ingevillc  est  le  meilleur  de 
tous.  Souffrirez-vous  un  pareil  affront? 

Les  buveurs  ,  déjà  échauffés  par  des  libations  copieuses 
et  entraînés  par  l'éloquence  de  maître  Jean,  répondirent 
qu'ils  n'étaient  pas  d'humeur  à  tolérer  de  telles  insolences, 
et  qu'ils  feraient  bien  voir  à  maître  Remy  et  à  ses  amis 
que  le  cidre  d'ingeville  n'était  que  de  la  petite  bière  à  côté 
de  celui  de  Montreville.  Ils  soutinrent  en  même  temps 
qu'il  fallait,  fout  de  suite,  se  porter  vers  la  demeure  du 
blasphémateur  et  lui  faire  rétracter  ses  paroles.  Maître  Jean 
se  mit  à  la  tète  de  la  bande. 

Maître  Uemy  sacrifiait  au  Bacchus  d'ingeville  sans  se 
douter  de  l'orage  qui  allait  fondre  sur  sa  tète,  lorsque  les 
partisans  de  Montreville  se  présentèrent  devant  lui,  et  le 
sommèrent  de  déclarer  qu'il  renonçait  à  l'hérésie  qu'il  avait 
soutenue. 

Maître  Remv  refusa  connue  de  raison  ;  ses  amis  l'imilc - 
reid.  La  dispute  s'envenima;  on  en  vint  aux  gros  mots, 
puis  aux  menaces,  puis  aux  coups.  Maître  Jean  eut  le  nez 
en  sang,  et  maître  Hemy  laissa  deux  dents  sur  le  terrai)]. 
La  force  armée  essaya  en  vain  de  rétablir  l'ordre.  La  ville 
tout  entière  ]»rit  part  à  la  dispute,  ^^efof  hd  partagé  en 
deux  canqis  ou  plutôt  en  deux  l)outeilles  :  les  uns  tiiuTut 
pour  Ingeville,  les  autres  pour  Montreville.  Le  id\aume 
d'\^("tot  l'ut  en  proie  à  tontes  les  horreurs  de  la  guerre  civile; 
il  ne  lui  manqua  plus  qu'un  grand  lionnne  pour  écrire 
l'histoire  des  factions  qui  le  déchiraient. 


MoiciiK   NK  s"ATiAgri:.  299 

Le  rdi.  {|iii  ('lail  alors  Euslailic  ti'oisiriiic  du  nom,  noii- 
lul  iiii'th'c  un  (ci'iiic  à  ces  dissensions;  il  ceignit  le  l)i»niu'l 
de  coton  l'oval ,  convo(|ua  les  étals- générULix  ,  et  déclara 
dans  un  édil  que  ni  le  cidie  (ringeville,  ni  le  cidre  de  Mon- 
treville  ne  méritaient  la  piééminence  ,  qu'elle  apparl<Miait 
au  cidre  de  Uonemille,  et  que  tout  le  monde  eût  a  se 
conformer,  dans  ses  paroles,  dans  ses  actes  et  dans  sa 
boisson,  à  la  teneur  de  cet  édit. 

11  se  forma  alors  en  YvefuI  un  troisième  parti,  dit  des 
politiques  ;  ceux-là  tenaient  pour  le  cidre  en  général  et 
pour  aucun  cidre  en  particulier.  Le  roi ,  fort  de  Tappui 
de  ce  parti,  crut  avoir  pour  jamais  assuré  la  tranquillité 
publique,  et  s'endormit  comme  un  empereur  qui  n"a  pas 
perdu  sa  journée. 

Le  roi  Eustache  111,  auquel  les  mémoires  contemporains 
accordent  un  sens  politique  assez  étendu,  se  trompa  cepen- 
dant dans  cette  circonstance.  En  croyant  satisfaire  les 
partis ,  il  les  indisposa  tous.  Comme  il  arrive  toujours  en 
pareil  cas,  les  factions  oublièrent  l'objet  de  leurs  disputes, 
elles  se  réunirent  pour  demandei"  la  révocation  de  1  édil  de 
Ronenville.  Les  IngeviUistes  et  les  Montrevillistes  entou- 
rèrent en  armes  le  Louvre  d'Yvetot.  Eustacbe  111  fut  cliassé 
et  déclaré  incapable  de  régner,  lui  et  ses  descendants. 

Le  roi  d'Yvetot  se  retira  avec  sa  servante  d'boiineur, 
qui  seule  lui  était  restée  lidèle,  cbez  un  seigneur  du  voisi- 
nage, le  duc  de  Rocliefort,  qui  lui  promit  (rarnier  ses 
valets  et  ses  piqueurs  pour  le  rétablir  sui'  le  trône  de  ses 
ancêtres. 

Yvetot ,  privé  de  roi,  cbercba  tout  de  suite  les  moyens 
de  se  gouverner.  Les  uns  proposèrent  d'établir  une  repu- 


300  A    MARMITE    Ol'I    BOUT 

bliqiie  sur  le  modèle  de  celle  de  Rome ,  avec  deux  consuls 
qui  seraient  maître  Jean  et  maître  Remy. 

Les  autres  offrirent  d'organiser  le  gouvernement  d'après 
les  lois  de  Salente,  dont  M.  de  Fénélon  venait  de  tracer  un 
modèle  séduisant. 

Les  politiques  voulaient  qu'on  maintînt  la  monarchie, 
mais  en  établissant  un  juste  équilibre  entre  les  pouvoirs, 
au  moyen  de  deux  chambres,  l'une  héréditaire,  l'autre 
élective. 

Pendant  ce  temps-là,  le  bruit  des  préparatifs  faits  par 
le  duc  de  Rochefort  était  venu  jusqu'à  Yvetot.  Les  trois 
partis  jurèrent  de  mourir  en  combattant  l'ennemi  commun. 
On  réunit  de  grandes  quantités  d'armes  et  de  munitions; 
chaque  jour,  les  recrues  s'exerçaient  sur  la  place  pubhque. 
Tous  les  cidres  étaient  devenus  égaux  devant  la  loi.  Les 
femmes  brodaient  des  écharpcs  pour  ks  remettre  aux  vain- 
queurs; des  orateurs  enflammaient  l'imagination  du  peuple 
en  lui  retraçant  les  grandes  images  de  patrie  et  de  liberté. 
Yvetot  offrait  un  spectacle  sublime;  c'était  une  république 
de  la  Grèce  qui  ressuscitait  en  Basse-Normandie. 

Le  duc  de  Rochefort  ,  grâce  à  son  or,  entretenait  des 
intelligences  dans  la  ville  :  il  v  a  des  âmes  vénales  partout, 
inème  à  Yvetot.  Ces  espions  représentaient  au  duc  l'état  de 
la  ville,  divisée  par  les  partisans  des  trois  systèmes  de  gou- 
vernement; ils  lui  peignaient  l'anarchie  des  idées  et  des 
honnncs  ;  ils  l'engageaient  à  profiter  de  cet  état  de  crise 
qui  augmentait  la  faiblesse  des  rebelles.  Les  espions  agirent 
tellement  sur  le  duc  qu'il  crut  le  moment  favorable  pour 
opérer  une  restauration. 

(!(•  n'était  point  Va^h  d'Kustache  III;  il  avait  trop  d'ex- 


MOICIIH    NK    s'aTTAQIîK.  501 

périeiu'c  pour  ne  pas  savoir  (pic  la  colrrc  rend  rcdoiilaMc 
rhoiiiiiii'  le  |)liis  liuiidc,  cl  rcxcniplc  ivcciil  ilc  rAiiglelciTc 
lui  uiouliait  (piuii  j)('U[)k'  uesl  jamais  })lus  à  craiiulro  (pie 
lorscpul  csl  (Ml  ivvoluliou,  paire  (pie  les  irvolulioiis  fout 
toujours  surgir  des  hommes  d(;  géuie.  Pounpioi  \velot 
n'aurait-il  pas  aussi  son  Cromwell? 

Le  duc  de  Uoclicfort  ne  «oiita  (pie  médiocrement  ces 
raisons,  il  les  lit  ri^jclcr  par  son  coiis(^il.  L'armée,  compo- 
sée de  vin<^l-(pialre  hommes,  reçut  ordre  de  se  mettre  en 
mardie.  Le  duc  partit  pour  en  preiulre  le  commandement; 
il  montrait  sur  sa  route  les  chaînes  dont  il  comptait  charger 
maître  Remy  et  maître  Jean ,  les  deux  fauteurs  de  la  ré- 
hellion. 

On  sait  assez  ce  cpii  advint  de  celte  formidable  expédi- 
tion. L'armée  de  Rochelbrt  fut  battue  à  plate  couture;  lui- 
même,  nouveau  Xerxès,  ne  dut  son  salut  (pi'à  la  fuite. 

Eustache  III  apprit  cette  nouvelle  en  roi,  et  en  subit  les 
conséquences  en  philosophe.  —  Je  n'attends  plus  rien  des 
hommes ,  dit-il ,  mais  tout  de  la  Providence ,  qui  choisit 
pour  auxiliaire  le  temps. 

Le  roi  d'Yvetot  ne  se  trompait  pas.  Les  partis  ne  purent 
parvenir  k  s'entendre  dans  son  ancien  royaume;  chaque 
jour  on  regrettait  davantage  la  prospérité  passée.  Les  poli- 
tiques tirent  des  ouvertures  au  roi ,  qui  rehisa  d'accorder 
ré(|uilibre  entre  les  pouvoirs,  ne  voulant  pas,  disait-il, 
changer  l'antique  constitution  de  l'Etat  ;  ce  refus  rompit 
les  négociations  entamées.  La  situation  désespérée  des  af- 
faires força  les  polilifjues  à  les  renouer.  Ils  renoncèreut  au 
gouvernement  constitutionnel,  qui  devait  succéder  un  siècle 
et  demi  jdus  tard  à  la  monarchie  pure  et  simple,  telle  qu'on 


302 


A    MARMITE    OUI    BOLT,    ETC. 


la  cotiiprcnait  en  France  et  en  Yvetot.  Enstaelie  111,  appelé 
parles  uns,  toléré  par  les  antres,  secrèlenient  désiré  par 
tons,  reprit  la  couronne  de  ses  pères.  Le  jour  de  son  intro- 
nisation, il  but  de  tous  les  cidres  de  son  royaume,  donnant 
en  cela  un  niéniorable  exemple  de  tolérance  et  donhli. 
Avant  de  mourir,  il  lit  appeler  le  dauphin  :  —  Mou  lils, 
lui  dit-il,  en  politique,  comme  dans  la  \ie  ordinaii'e, 
l'homme  sage  est  celui  qui  ,  lorsqu'il  a  alTaire  à  un  houune 
(Ml  colère  ou  à  un  peuple  révolté ,  laisse  passer  le  premier 
moment  ;    tout  mon  système  est  renfermé  dans  ces  mots  : 

A    MAR.M1TF,   ULI     BOIT    IMOl  ClIE    NE    SATTAQl  K. 


VAUT   MIEUX   QUE   PIGEON   QUI    VOLE 


l  \  a  (|uJn/o  ans  environ,  ilnix  jcimcs  amis, 
Paul  B.  cl  Léon  D.  prcnai(Mit  con^é  Fini  de* 
4yV'  laiilir  sur  la  rive  ^aurlic  de  la  Seine,  en 
jurant,  eoinnie  il  arrive  lonjours  |ors([u'()n  se 
^^  sépare,  tic  se  revoir  aussi  souvent  que  possible. 
L'un  deux,  Léon,  s'écriait  en  étendant  la  main  ascc  un 
geste  propliétiquc  \ers  la  rive  droite  de  la  Seine  : 


504  MOINEAU    EN    MAIN 

—  C'est  là  que  ma  vocation  m'appelle;  là  seulement 
je  puis  espérer  de  réaliser  mes  plans.  A  moi  le  monde, 
la  gloire,  l'éclat,  tous  les  triomphes  et  les  prestiges  de  la 
renommée  ! 

Celui  qui  parlait  ainsi  était  poète;  l'exaltation  de  ses 
gestes  et  de  son  langage  l'indiquait  assez. 

L'autre,  Paul,  était  poète  aussi,  mais  d'un  genre  plus 
calme  et  plus  modeste. 

—  Tu  pars,  disait-il  à  son  ami  d'une  voix  attendrie, 
tu  quittes  le  quartier  de  nos  études  et  de  nos  rêves  ; 
puisses- tu  ne  le  regretter  jamais!  puisses-tu,  dans  la  vie 
nouvelle  oii  lu  vas  entrer,  ne  pas  te  reporter  avec  tris- 
tesse vers  le  temps  oi^i  nous  récitions  ensemble  des  élégies, 
des  sonnets  et  des  ballades  aux  rossignols  du  Luxem- 
bourg ! 

—  Pauvre  esprit  que  tu  es!  répondait  l'autre,  ne  vois-tu 
pas  que  le  pays  où  je  vais  entrer  est  celui  de  la  fortune  et 
de  la  célébrité  :  végète  et  rampe,  si  telle  est  ta  volonté; 
mais  du  moins  n'empêche  pas  les  aiglons  de  prendre  leur 
essor. 

L'aiglon  qui  parlait  de  la  sorte  franchit  le  Pont-des-Arls 
triomphalement,  et  laissa  son  ami  regagner  tristement  le 
(piartier  Saint-Jacques  qu'il  habitait.  Paul  se  trouvait  ainsi 
logé  dans  le  voisinage  des  institutions,  où  il  exerçait  les 
fonctions  de  répétiteur  et  enqdoyait  ses  loisirs  à  composer 
des  vers  et  des  travaux  d'érudition,  mêlant  par  une  sage 
division  de  son  temps  \  utile  du  professoral  au  dulci  des 
l)elles-lellres  et  des  nuises. 

Paul  resta  ])rès  d'une  année  sans  avoir  de  nouvelles  de 


ISk^- 


^\\\V\\  'tV'VX    ttVKnc     A\(    W\0\À    ^AV, 


VAUT    MIEUX    QUE     PIGEON    QUI    VOLE.  505 

Léon,  (|iii  (''l;iit  allé,  suivant  l'usage  des  étudianls  éman- 
cipés, se  loger  sur  les  einies  de  la  (lliausséc-d'Anlin ,  le 
Mont-Parnasse  des  représentants  des  arts  (^t  de  la  littéra- 
ture moderne. 

Un  jour,  en  jetant  par  hasard  les  yeux  sur  un  journal 
de  théâtre ,  Paul  aperçut  le  nom  de  son  ami  Léon  encadré 
avec  le  titre  d'un  drame  nouveau  dans  une  inagnilique 
réclame  qui  promettait  au  jeune  auteur  la  plus  hrillante 
réussite.  Paul  ne  put  retenir  ses  larmes  en  lisant  cet  ar- 
ticle : 

—  Il  est  heureux,  dit -il,  et  il  m'a  oubhé!  Ne  lui 
ai-je  pas  répété  sans  cesse  que  ses  succès  me  seraient  tou- 
jours plus  chers  que  les  miens  ? 

Cependant ,  la  veille  de  la  représentation  du  drame  de 
son  ami,  Paul  trouva  chez  lui  deux  stalles  avec  une  lettre 
de  Léon  ,  qui  s'excusait  en  quelques  lignes  d'avoir  été  si 
longtemps  sans  lui  donner  de  ses  nouvelles;  mais  les  tra- 
vaux qui  l'accablaient,  les  soins,  les  fatigues  inséparables 
d'un  drame  nouveau,  avaient  absorbé  tous  ses  instants; 
enfin,  il  le  reverrait  le  lendemain  au  foyer  du  théâtre, 
après  la  représentation. 

Dans  ce  temps-là,  tous  les  drames  réussissaient,  pourvu 
qu'ils  eussent  la  couleur  moyen-àge.  La  pièce  de  Léon  se 
passait  en  plein  quatorzième  siècle,  elle  alla  aux  nues. 
Paul,  tout  classique  qu'il  était,  avait  a})plaudi  les  vers  de 
son  ami  avec  le  fanatisme  et  l'exaltation  d'un  romantique. 
Ivre  de  bonheur,  il  se  rendit  au  foyer  après  la  représenta- 
tion et  trouva  Léon  entoiu'é  de  toutes  sortes  de  barbes  et 
de  chevelures  qui  voulaient  le  porter  en  triomphe  et  l'ap- 
pelaient Goethe,  Shakspeare,  Corneille  et  Calderon. 


506  MOINEAU    EN    MAIN 

—  Tu  soupes  avec  nous,  dit  le  dramaturge  au  citoyen 
de  la  rive  gauche. 

Léon  avait  résolu  de  réunir  tous  ses  amis  à  table.  Le 
rendez -vous  était  à  minuit;  à  huit  heures  du  matin  on 
entendait  encore  le  bruit  des  toasts  et  les  détonations  du 
vin  de  Champagne.  Le  souper  conta  douze  cents  h'ancs. 
Léon  traita  ainsi  huit  jours  de  suite  tous  ses  admirateurs. 

Paul  le  rencontra  six  mois  après  son  succès  ;  trois  autres 
drames  avaient  pendant  ce  temps  accaparé  successivement 
r enthousiasme  du  public, 

—  Combien  t'a  rajiporlé  la  pièce?  dit  Paul  à  son  ami. 

—  Environ  quinze  mille  francs. 

—  11  se  pourrait'?  Alors  te  voilà  en  fonds  pour  deux  ou 
trois  années  au  moins. 

—  Du  tout  ;  avant  ma  pièce  ,  je  devais  vingt-cinq  mille 
francs j  et  j'en  dois  trente  maintenant.  Mais  n'importe, 
j'ai  deux  autres  drames  en  répétition  ;  puis  j'ai  plusieurs 
romans  sous  presse,  des  mémoires,  des  voyages...  Et  toi, 
mon  pauvre  Paul,  toujours  tidèlc  au  quartier  latin,  que 
fais-lu  maintenant?  où  vas-tn  de  ce  pas? 

—  Je  me  rends  dans  la  rue  des  Postes,  oii  je  dois  don- 
ner une  répétition  de  grec,  et  je  passerai  ensuite  au  Jouj-- 
fial  des  Sai'cints ,  oii  j'espère  publier  un  article...  J'ai 
sous  presse  plusieurs  traductions,  deux  histoires  à  l'usage 
des  classes,  un  programme  j)()ur  les  bacheliers... 

—  Et  combien  as-tu  gagné  avec  ta  plume  depuis  notre 
séparation? 

—  Dix  mille  francs  enxiron. 

—  Dix  mille  francs!  s'écria  Léon  en   éclatant  de  rire. 


VAUT    MIEUX    QUE    PIGEON    QUI    VOLE.  507 

l'aiiM'c  ami!  A  peine  le  (|uarl  de  ce  (|ue  je  ^au,iu'  dans 
nue  année.  A  présent  que  me  voilà  lonl  à  l'ail  lancé, 
je  puis  avec  le  prodnit  do  mes  pièces,  do  mes  livres  et  de 
mes  articles,  me  considérer  comme  ayant  nn  revenu  de 
quarante  mille  Irancs...  A  propos,  as-tu  cinq  francs  sur 
toi"?  j'ai  oublié  ma  bourse,  et  il  tant  absolument  que  je 
monte  en  voilure  pour  me  trouver  à  la  répétition. 

Paid  ,  beureux  de  rendre  un  si  léger  service  à  son  poé- 
tique et  brillant  ami ,  s'empressa  de  lui  remettre  ce  qu'il 
lui  demandait.  Leur  conversation  avait  lieu  devant  le  jar- 
din des  Tuileries;  Léon  s'élança  dans  un  cabriolet  et  lui 
cria  :  —  Sois  tranquille  ,  je  te  lancerai,  je  ferai  ta  fortune 
malgré  toi...  Ab  !  j'oubliais  de  te  dire  ,  je  prends  voitmv 
le  mois  procbain  ;  tu  verras  mes  chevaux ,  mon  attelage 
est  magnitique...  A  bientôt! 

Paul  regagna  son  quartier,  le  cœur  moins  serré  que 
lorsque  Léon  avait  pris  congé  de  lui  pour  la  première  fois 
et  mis  la  Seine  entre  leur  affection.  Il  était  d'ailleurs  sur 
le  point  de  conclure  un  mariage  a^ec  une  jeune  lille  qu'il 
aimait  depuis  longtemps,  et  c[ui ,  sans  être  ricbe  ,  devait 
cependant  lui  apporter  une  petite  dot  plus  que  suflisaute 
pour  faire  face  aux  dépenses  d'un  jeune  ménage  habitué 
d'avanoc  à  vivre  d'érudition  et  d'amour. 

Léon  adressa  à  Paul  des  reproches  mêlés  de  railleries 
lorsqu'il  apprit  qu'il  était  déterminé  à  se  marier  :  —  T"e?i- 
chaîner  de  la  sorte  ,  lui  dit-il,  toi  qui  pouvais  aller  si  haut 
avec  un  peu  plus  de  force  et  de  conliance  en  toi-même  ! 
J'aurais  pu,  si  tu  avais  voulu ,  te  faire  conclure  un  mariage 
des  plus  brillants. 

En  dé|)it  des  observations  de  son   ami,  Paul  se  maria. 


308  MOINEAU    EN    MAIN 

et  Léon  continua  à  voyager  dans  les  hautes  régions  de 
l'existence  littéraire.  Il  avait  pris  voiture  comme  il  l'avait 
annoncé ,  et  habitait  un  appartement  somptueux  ,  réunis- 
sant autour  de  lui  toutes  les  apparences  de  la  richesse  et 
du  luxe. 

Mais  si  le  proverbe  Ne  vous  fiez  pas  aux  apparences 
a  mérité  de  s'appliquer  à  quelqu'un  ,  assurément  c'était 
bien  h.  lui.  Le  riche  mobilier,  la  livrée,  les  chevaux  de 
Léon ,  recouvraient  un  gouffre  sans  fond  de  papier  timbré , 
de  protêts,  de  saisies  et  de  contraintes,  que  l'homme  le  plus 
intrépide  n'eût  pu  entrevoir  sans  trembler.  Chaque  matin, 
la  sonnette  du  poète,  ébranlée  par  une  suite  de  créanciers, 
formait  une  symphonie  peu  mélodieuse  qui  se  prolongeait 
souvent  jusqu'à  l'heure   du   dîner. 

Pendant  un  certain  temps,  son  imagination  infatigable 
fit  face  à  tous.  Les  pièces  qui  se  succédaient,  les  volumes 
qui  s'accumulaient,  lui  permettaient  d'amoindrir  les  dettes 
les  plus  menaçantes.  Mais  bientôt  il  fut,' comme  on  dit, 
débordé  de  toutes  parts.  Tous  ses  manuscrits  étaient  saisis 
à  l'avance ,  ses  plans  de  pièces,  ses  ébauches  de  volumes, 
ses  moindres  velléités  poétiques  devenaient  la  proie  des 
recors. 

Alors,  il  n'y  tint  plus,  sa  tète  se  troubla,  et  un  jour 
qu'il  lui  avait  fallu  donner  audience  à  tous  ses  créanciers 
qu'il  avait  essayé  d'amadouer  avec  plusieurs  volumes  in- 
octavo  de  promesses,  d'excuses  et  de  protestations,  il  s'avoua 
vaincu,  et  sortant  précipitamment  de  son  brillant  intériem* 
qui  était  devenu  pour  lui  un  véritable  enfer,  il  résolut  de 
n'y  plus  rentrer. 

Il    se   dirigea    machinalement    vers    ce   docte    quartier 


VAUT    MIKHX     ()VE    PKiEON    QUI    VOLE.  500 

Sailli-Jacques  «[ii'il  avait  dédaigne  et  dont  la  vue  lui  causa 
une  impression  de  calme  et  de  bonheur  après  tant  d'émo- 
tions dramatiques  et  linancières. 

Au  bout  d'une  heure  de  marche,  il  se  trouva  dans  la 
rue  de  l'Oiu^st,  devant  une  maison  de  modeste  apparence, 
mais  blanche,  coquette,  annonçant  le  bien-être.  En  ou- 
vrant la  porte  d'entrée,  il  aperçut  un  jardin  émaillé  de 
roses  ;  les  oiseaux  chantaient  autour  des  fenêtres ,  et  les 
tilleuls  du  Luxembourg  parhmiaient  le  portique. 

Cette  maison  était  celle  de  Paul.  Léon  n'avait  pas  même 
vu  l'habitation  de  son  ami  depuis  qu'il  avait  traversé  la 
Seine.  Paul,  sans  lui  faire  un  seul  reproche,  sans  lui 
demander  aucune  explication ,  le  promena  dans  tous  les 
coins  de  sa  maison,  lui  fit  admirer  le  jardin,  les  fleurs, 
le  salon ,  et  le  conduisit  enfin  dans  un  pavillon  couvert 
de  mousse,  élégamment  tapissé,  et  où  l'on  avait  réuni 
tout  ce  qui  peut  faire  le  charme  de  l'intérieur  :  livres, 
tableaux,  albums,  vases  chinois,  précieuses  futilités  qui 
font  partie  du  nécessaire  pour  les  femmes  et  pour  les 
poètes. 

—  Quelle  ravissante  habitation!  s'écriait  Léon  en  exa- 
minant chaque  détail.  Que  de  goût  et  d'élégance  !  Pour 
qui  donc  as-tu  fait  meubler  cette  adorable  cellule'?... 

—  Pour  toi,  mon  cher  Léon,  reprit  Paul  en  lui  serrant 
la  main;  je  savais  bien,  en  voyant  ton  nouveau  train 
de  vie,  que  tu  nous  reviendrais  tôt  ou  tard.  Je  t'ai  fait 
préparer  cette  retraite;  tu  y  resteras  deux  ans,  trois  ans 
s'il  le  faut,  occupé  à  travailler  pour  satisfaire  tes  créan- 
ciers que  je  me  charge  moi  de  recevoir;  tu  n'auras  pins 
à  redouter  ici  les  importunités  ,  les  poursuites,  tu  vivras 


510 


MOINEAU    EN    MAIN,    ETC. 


avec  nous.  Mais  permets- moi  seulement,  à  moi  qui  n'ai 
jamais  été  que  le  })liis  lumiblo  des  passereaux,  de  rap- 
peler au  plus  })oétique  et  au  plus  inconstant  des  ramiers, 
que  : 

MOINEAU   EN   MAIN   VAIT    MIECX   QIE    PIGEON    QUI   YOLE. 


AVEC    LE    FEU 


lie  était  devant  sa   toilette;  l'iieuie  du  bal 
masqué  approchait;  la  mantille,  les  gazes, 
les  rubans,  étaient  encore  répandus  sur  les 
fauteuils,  et  n'attendaient  (ju'ini  oi-dr(>  de  la 
magicienne  pour  se  rassend)ler  et  composer 
un  costume  à  l'aire  tourner  toutes  les  tètes.  —  (Tétait  un 
samedi  gras. 
Elle  soima. 
—  Rosalie  ! 


312  IL    NE    FAUT    PAS    BADINER 

—  Madame? 

—  Mon  mari  est-il  prêt? 

—  Madame,  M.  le  comte  n'est  pas  encore  rentré  du 
club. 

Elle  haussa  les  épaules;  puis,  après  avoir  dénoué  ses 
cheveux  qui  tombèrent  sur  son  cou  en  formant  une  magni- 
tique  cascade ,  elle  reprit  : 

—  Faites  entrer  le  coiffeur. 

—  Madame ,  il  n'est  pas  encore  arrivé. 

—  Comment?  pas  arrivé  !  Le  sot  !  Le. . . 
On  sonna  à  la  porte  d'entrée. 

—  Ah!  c'est  lui,  sans  doute. 
Rosalie  rentra. 

—  Eh  bien!  est-ce  entin  ce  maudit  coiffeur? 

—  Non,  Madame,  c'est-à-dire  si,  Madame. . .  C'est  bien 
lui ,  ou  plutôt  ce  n'est  pas  lui.  M.  Leblond  fait  dire  à 
Madame  qu'il  ne  pourra  venir  la  coiffer  ce  soir,  parce  qu'il 
s'est  foulé  le  poignet  en  tombant  de  son  cabriolet.  Mais  il 
lui  envoie  à  sa  place  son  garçon. 

—  Un  garçon  pour  me  coiffer  !  Mais  c'est  une  indignité , 
une  trahison.  Ce  bal  sera,  dit-on,  magnifique,  et  je  n'ai 
jamais  eu  plus  d'envie  d'être  jolie. . .  Neuf  heures  et  demie 
passées  ! 

Dans  sa  fureur,  elle  prit  un  mouchoir  brodé  qu'elle 
déchira  à  belles  dents ,  et  en  jeta  les  lambeaux  dans  la 
cheminée;  cette  action,  fort  simple  en  elle-même,  apaisa 
un  peu  ses  nerfs.  Elle  déboucha  deux  ou  trois  flacons,  respira 
les  bouchons,  et  se  tournant  vers  la  femme  de  chambre  : 

—  Faites  entrer  ce  garçon. 
Quand  il  fut  introduit  : 


A 


^ 


\a';-  Vo\\>  \\\\n\\cu\  \{:^  \\\oi\jî..   ^'\  \ff  '>m\c^  \f^  >\v'\vc\\\ 


AVEC    I.H    i'i;u.  7)1." 

D'où    \(M)C/-\(HIS? 

—  De  pn)\iiic(',  iMailamc. 

—  Et  vous  venez  poiii'  me  coifler? 

—  J'ai  du  moins  eetle  ambition,  Madame. 

—  C'est  en  eflet  une  très-grande  ambition ,  ajouta-t-elle 
sans  pouvoir  réprimer  un  impereepti])le  sourire  que  bii 
causa  l'expression  empbalique  du  coitîenr;  votre  nom ,  je 
vous  prie? 

—  Mon  nom  de  famille,  Madame,  était  beaucoup  (ro|) 
vulgaire  pour  que  je  pusse  le  conserver;  j'ai  pris  celui  de 
Télémaque  Saint-Preux;  c'est  sous  ce  nom-là  que  je  suis 
connu  dans  la  coiffure. 

—  Eh  bien!  voyons,  monsieur....  Télémaque  Saint- 
Preux,  coiffez-moi,  reprit-elle  en  affectant  un  très-grand 
sérieux. 

Il  commença  à  prendre  les  nattes  qui  tombaient  sur  ses 
épaules;  mais  à  peine  eut-il  essayé  de  les  diviser  qu'elle 
poussa  un  cri  : 

—  Ah!  malheureux!  vous  allez  m'arracher  la  tête!  Me 
tirer  les  cheveux  de  la  sorte  !  Peut-on  se  mêler  de  coiffer, 
quand  on  est  aussi  maladroit  que  vous  l'êtes! 

Il  resta  stupéfait;  elle  jeta  les  yeux  sur  lui.  Il  y  avait  une 
grande  distinction  dans  sa  figure.  Elle  se  repentit  de  sa 
vivacité. 

—  Le  mieux,  se  dit-elle,  est  de  j)rendre  mon  mal  en 
patience. 

Elle  se  plaça  (le\ant  sa  loilctlc  d"iin  air  tout  à  fait 
résigné  : 

—  Je  vais  essayer,  reprit-elle,  de  me  coiffer  moi-mênu  . 
vous  n'aurez  qu'à  me  tenir  les  tleurs  et  les  épingles. 

40 


514  IL    NE    FAUT    PAS    BADINER 

Elle  commença  à  natter  ses  cheveux,  et  dit  en  se  retour- 
nant à  demi  vers  le  garçon  coiffeur  : 

—  Savez-vous  bien,  monsieur  Saint-Preux,  que  vous 
ne  paraissez  pas  fort  habile  dans  votre  étal? 

—  Hélas!  Madame;  ce  n'est  peut-être  pas  absolument 
ma  faute. 

—  (k)mmcnt  cela? 

—  J'ai  toujours  eu  en  moi  un  obstacle  qui  a  uni  à  mes 
progrès. 

—  Et  quel  est  cet  obstacle? 

—  Madame,  c'est  le  sentiment. 

—  Le  sentiment  !  s'écria-t-elle  en  éclatant  de  rire  ;  qu'en- 
tendez-vous par  là? 

—  J'entends,  Madame,  une  émotion  dont  je  ne  suis  pas 
le  maître,  lorsque  j'aurais  besoin  de  toute  ma  présence 
d'esprit;  car  vous  n'ignorez  pas  tout  ce  qu'il  faut  de  sang- 
froid  ,  quand  on  tient  le  fer  à  papillottes,  pour  ne  pas  brûler 
la  personne  que  l'on  coiffe,  et  souvent  pour  ne  pas  se 
brûler  soi-même...  Eh  bien!  moi,  Madame,  alors  ma  main 
tremble,  mon  cœur  bat,  et  il  m'arrive  ce  qui  m'est  arrivé 
tout  à  rheure  avec  vous;  on  se  fâche  contre  moi,  et  Fou 
me  rend  ainsi  encore  pins  gauche  que  je  ne  le  suis  réelle- 
ment. Cependant,  je  sens  que  si  j'avais  le  bonheur  d'être 
conq)ris. . . 

—  Vous  êtes  donc  incomj)ris?  ajoula-t-elle  toujours  avec 
le  même  sérieux.  Elle  était  (li'cidée  à  s'amuser  quelques 
instants  du  plaisant  original  que  le  hasard  lui  avait  amené. 
D'ailleurs,  n'était-ce  pas  le  carnaval? 

—  Hiez  tant  (pi'il  vous  plaira.  Madame,  de  ma  folie; 
niais  est-ce  ma  faute  si  mon  cœur  n'est  pas  ce  que  ma 


AVi:r,    i.K    ii:r.  ol;) 

c'Oiulilidii  voudiail  ([ii  il  rùt?  IMiis-jc  m  cmprcluM'  crôproii- 
ver  des  accès  de  tristesse  ([uaud  je  me  trouve  introduit, 
comme  je  le  suis  luainleiiaiil ,  dans  un  l)()udoii',  et  quand 
je  me  dis  que  rien  de  ce  que  je  sens,  de  ce  que  j'aperçois 
ne  m'appartient,  que  toutes  mes  impressions  sont,  pour 
ainsi  dire,  des  vols?  En  elTet,  quand  même  je  sacrifierais 
ma\ie,  je  n'aurais  pas  le  droit  de  révéler  rien  de  ce  que 
renferme  mon  àme.  Et  tenez,  Madame,  tout  à  l'heure  en 
vous  regardant,  en  pensant  à  tout  cela,  il  m'est  venu  dans 
l'esprit  quelques  vers  qui  exprimeraient  peut-être  mieux 
que  tout  ce  que  je  pourrais  vous  dire  ce  qui  se  passe  en 
moi. 

—  Comment!  monsiem'  Saint -Preux,  vous  faites  des 
vers? 

—  Oui ,  Madame ,  quelquefois  je  cherche  des  rimes , 
j'improvise,  et  c'est  encore  ce  qui  peut  vous  expliquer  le 
peu  de  progrès  que  j'ai  faits  dans  la  coiffure. 

—  Voyons  vos  vers ,  récitez-les-moi  ;  je  tiens  l)eaucoup 
à  connaître  les  idées  que  j'ai  pu  inspirer. 

Il  baissa  la  tête,  parut  se  recueillir,  et  commença  d'une 
voix  expressive  et  tremblante  : 

Quand  mon  souffle  égaré  sur  ces  tresses  profondes 
Eflleurait  leurs  anneaux  sur  l'ivoire  étendus, 
Quand  de  ces  longs  cheveux  ma  main  pressait  les  ondes, 
Quel  trouble  s'emparait  de  mes  sens  éperdus! 

D'un  front  pur  et  divin  j'admirais  la  merveille: 
Et  mes  yeux  se  couvraient  d'un  nuage  de  [jleuis; 
Et  mon  àme  enviait  le  destin  de  l'abeille , 
Libre  de  se  jouer  a  la  cime  des  tleurs. 


5JG  IL    NE    FAUT    PAS    BADINER 

.le  rêvais...  Pardonnez,  ô  beauté  souveraine, 
Oh  !  vous  qui  de  l'esclave  avez  troublé  la  paix; 
.le  rêvais  qu'une  autre  âme  avait  senti  ma  peine , 
Et  la  plaignait  du  moins...  mais,  hélas!  je  rêvais. 

Pendant  qu'il  récitait  ces  strophes,  la  figure  de  la  eoni- 
lesse  avait  changé  d'expression;  de  railleuse  elle  était  deve- 
nue tout  à  coup  pensive;  elle  garda  le  silence  quelques 
instants,  puis  se  fit  répéter  la  dernière  stance  : 

—  Oh!  oui,  certainement,  reprit-elle  d'un  ton  de  dou- 
ceur, vous  rêviez.  Pouvez -vous  vous  mettre  de  pareilles 
chimères  dans  l'esprit?  Vous  êtes  jeune,  vous  paraissez 
intelligent,  vos  vers  annoncent  de  la  sensibilité;  il  faut 
vous  défaire  de  ces  idées  extravagantes  qui  ne  feront  que 
troubler  votre  raison. 

—  Qu'entends-je,  Madame  ?  Quoi  !  vous  daigneriez  me 
conseiller,  me  donner  des  avertissements,  quand  tout  à 
l'heure  vous  ne  songiez  qu'à  vous  moquer  de  moi!  D'où 
vient  ce  changement?  Aurais-je  eu  le  bonheur  de  vous 
toucher  ! 

—  De  me. . . 

—  De  vous  plaire ,  Madame  !  Je  veux  mettre  le  comble 
à  mon  extravagance  en  vous  faisant  uia  confession  tout 
entière;  mais  s'il  était  vrai  qu'un  pareil  aveu  put  ne  pas 
exciter  votre  colère. . . 

—  Qu'entendez-vous  par  là?  dit-elle  en  fronçant  le  sourcil 
et  en  jetant  sur  lui  un  regard  où  se  peignaient  à  la  fois  la 
défiance  et  le  dédain.  Mais  elle  sentit  aussitôt  cond)ien  il 
serait  ridicule,  dans  une  pareille  situation,  de  témoigner  le 
moindre  ressentiment. 


AVKC     I,E     l'EU.  .)!  / 

—  Non,  jo  lie  vous  imi  veux  pas,  ajoiila-l-cllc  diiii 
Ion  sar(l(>ni([iio;  au  coulraire ,  monsieur  Téléniaque  Sainl- 
Proux,  vous  me  plaisez  infiniment;  car  je  n'ai  jamais  \u 
(le  eoiffeur  plus  divertissant  ([ue  vous. 

—  On'entends-je ,  Madame!  Est-ce  ainsi  que  vous 
l'eccNe/  l"a\('u  de  mes  sentiments  les  plus  tendres!  Cepen- 
dant ,  vous  ne  le  nierez  pas,  j"ai  eu  le  secret  de  vous  émou- 
voir; votre  son  de  voix,  votre  maintien,  tout  annonçait... 

—  Comment  n'avez-vous  pas  vu  que  je  me  moquais  de 
vous? 

—  Il  se  pourrait  !  Et  moi,  qui  croyais. . .  que  du  moins. . . 
un  peu  de  pitié. . .  Adieu ,  Madame  ,  adieu  ,  je  ne  survivrai 
pas  à  une  pareille  déception  ;  dans  un  instant,  je  n'existerai 
plus. 

Sa  figure  était  à  la  fois  si  belle  et  si  désespérée  lorsqu'il 
prononça  ces  derniers  mots,  que  l'âme  la  plus  froide  n'eût 
pu  s'empêcher  de  s'intéresser  à  lui.  Il  s'élança  hors  de  la 
chambre ,  et  par  un  mouvement  dont  elle  ne  fut  pas  la 
maîtresse ,  la  comtesse  lui  cria  : 

—  Arrêtez,  malheureux!  Revenez,  je  vous  l'ordonne. 
Je  veux  vous  calmer,  vous  avouer  que. . . 

Mais  il  était  déjà  hors  du  salon,  et  bien  qu'il  eût  certai- 
nement entendu  sa  voix,  il  ne  voulut  pas  se  retourner. 

Elle  rentra  dans  sa  chambre  et  se  laissa  tomber  dans  un 
fauteuil.  Elle  agita  la  sonnette,  Rosahe  parut  : 

—  Courez  après  ce  garçon  qui  vient  de  sortir,  dites- 
lui  qu'il  remonte  sur-le-champ,  que  j"ai  un  ordre  à  lui 
donner. 

Rosalie  sortit  aussitôt,  et  lorsqu'elle  reparut  : 

—  Madame ,  le  coiffeur  était  déjà  dans  la  rue ,  il  s'esl 


518  IL    NE    FAUT    PAS    BADINER 

élancé  dans  un  cabriolet  qui  raltendait,  il  a  fouetté  le  cheval 
sans  vouloir  me  répondre. 

La  comtesse  fit  un  geste  d'impatience  et  ordonna  à  Rosalie 
de  se  retirer;  elle  voulait  être  seule  pour  songer  à  ce  qui 
venait  de  se  passer.  La  porte  de  la  chambre  se  rouvrit  au 
même  mstant,  le  comte  parut  : 

—  Etes-vous  prête,  ma  chère?  dit-il  à  sa  femme,  sans 
remarquer  son  agitation.  D'abord,  que  je  vous  fasse  mou 
compliment  sur  votre  coiffure,  elle  est  ravissante;  Leblond 
s'est  surpassé  aujourd'hui. 

Elle  ne  répondit  rien,  et  sortit  avec  lui. 

Au  bal  elle  fut  distraite,  préoccupée;  longtemps  même 
elle  refusa  de  danser  :  tous  les  hommes  qui  se  présentai(Mil 
lui  semblaient  maussades,  ridicules,  sans  grâce  et  sans 
physionomie.  Elle  n'osait  s'avouer  à  elle-même  à  qui  elle 
pensait. 

Enfin,  vers  deux  heures,  quelqu'un  vint  se  placer  devant 
elle  pour  l'engager  à  danser. 

—  Madame  la  comtesse  voudra-t-elle  bien  accepter  pour 
cavalier  l'infortuné  Télémaque  Saint-Preux? 

Elle  tressaillit  et  faillit  laisser  échapper  un  cri;  elle  avait 
reconnu  le  garçon  coiffeur,  qui  n'avait  rien  changé  à  son 
costume. 

—  De  grâce,  Madame,  dit-il  ne  grondez  pas  trop  ce 
pauvre  Leblond.  Je  lui  ai  promis  vingt-cinq  louis,  s'il 
voulait  me  laisser  prendre  sa  place  auprès  de  vous;  nous 
sommes  en  carnaval,  me  pardounerez-vous?... 

—  Oui,  Monsieur,  dit-elle  d'un  ton  glacé,  à  condition 
que  vous  ne  m'adresserez  la  parole  de  votre  vie ,  si  vous  ne 
voulez  que  j'instrnise  mon  mari  de  tout. 


AVEC    LE    FEr. 


319 


-  Un<-  ,l,(,.s-vows,  Madame^  Mais  songoz-vons  quo  si 
.l''"'''l^"-M'liis  vous  i)arW,j-,.n  mourrai? 


-  Vous  i„.  nu.unv/  pas,  Monsieur;  mais  s'il  .s|  vt- 
qu.  vous  éprouviez  quelques  regrets,  vous  vous  souviendr  ' 
«Itii^",  nieuie  en  carnaval 


11 
ez 


IL    NE     FAIT    PAS     BADINER    AV 


EC     LE     FEU. 


,ST   SllP^i©   L^[Ei^3^J\l^3T   HiT  i^iPTflSl 


QU'IL   ARRIVE   DES   PARRAINS 


0  suis  perdu,  ruiné!  Quel  événement  fu- 
neste !  Qui  se  serait  attendu  à  un  pareil  coup 
du  sort!  Oh!  saint  Janvier,  il  ne  me  reste 
plus  qu'à  fermer  mon  théâtre  si  tu  ne  viens 
à  mon  aide  ! 

Amsi  parlait,  il  v  a  environ  un  siècle,  le  vieuv  Geronimo 
Passavanti,  directeur  du  lanieuv  théâtre  San-Carlino  à 
Naples,  situé  alors,  comme  aujourdhui ,  dans  une  cave. 
ce  qui  n'empêchait  pas  la  foule  de  s'y  porter. 

Vous  savez  que  toutes  les  extravagances,  tous  les  ridicules 


\\\  Uo\v\\\\^v\\À\^';   tt  Vwc  \A\\s  Ac  i,\c\\>  ^\\\c  VV.v«. 


c'est    quand    l'KM'ANT    KST    ISAPTISK,    KTC.       521 

(|iii  se  pfoiiu'iKMil  [x'iulaiil  la  joiiiiicc  dans  la  hoiiiic  \illc  de 
INaplos,  se  r('li'oiiv(M)l  le  soii-  à  San-darliiio ,  roprrscnlôs 
avoc  un  nain  ici  j)arl'ail.  L'aclcur  principal  csl  ccl  imniorlt'l 
Piiîcinelld ,  (pie  nous  avons  traduit  en  IVançais  par  une 
inariounctlc  eu  bois  qui  n'a  guère  que  des  coups  de  bâton 
pour  toute  éloquence. 

Le  tbéàtre  de  San-Carlino,  essentiellement  satirique,  a 
autant  besoin  de  pièces  nouvelles  quini  petit  journal  Fran- 
çais a  besoin  de  nouveaux  articles.  Or,  ce  qui  causait  le 
désespoir  du  pauvre  directeur  Geronimo  Passa vanti  était 
précisément  le  manque  absolu  de  pièces. 

Il  était  brouillé  ,  par  des  raisons  que  l'histoire  ne  nous 
dit  pas ,  avec  tous  les  auteurs  qui  alimentaient  ordinaire- 
ment son  théâtre.  La  société  des  auteurs  dramatiques  n'é- 
tait cependant  pas  encore  inventée  de  ce  temps-là  à  Paris, 
et  encore  moins  à  Naples,  ce  qui  prouve  bien  qne  les 
intrigues,  les  brouilles,  les  discordes  et  les  coalitions,  sont 
plus  vieilles  que  toutes  les  sociétés  du  monde. 

De  désespoir  l'infortuné  directeur  s'arrachait  donc  les 
cheveux;  il  en  était  déjà  à  sa  troisième  poignée,  quand  sa 
femme ,  la  vénérable  Barbara ,  lui  dit  : 

—  D'où  vient  votre  peine,  cher  époux?  Ces  maudits 
barbouilleurs  de  papier  ont  formé  un  complot  contre  vous  ; 
eh  bien!  ne  sauriez- vous  vous  passer  d'eux?  Ce  matin,  en 
rangeant  mes  coiffes,  j'ai  trouvé  dans  le  fond  dnii  tiroir  ce 
rouleau  de  papier,  qui  m'a  tout  l'air  diuie  pièce  de 
théâtre.  One  ne  la  faites- vous  représenter?  Elle  aura 
l'avantage  de  ne  pas  vous  coûter  un  denier,  et  c'est  peut- 
être  saint  Janvier  qui  vous  l'envoie. 

Bien  que  Geronimo  Passavanti  eût   reçu  une   certaine 


522        c'est  quand   l'enfant  est  baptisé 

éducation,  il  laillil  se  laisser  aller  à  quelque  geste  de  pan- 
tomime napolitaine,  très -inconvenant,  envers  sa  chère 
épouse,  lorsqu'il  eut  jeté  les  yeux  sur  le  manuscrit  cou- 
vert (le  poussière  et  de  toiles  d'araignée  qu'elle  lui  pié- 
senlait. 

On  lisait  sur  la  couverture,  en  gros  caractères  :  le 
Triomphe  des  Masques.  Il  était  aisé  de  s'apercevoir  ([ue 
cette  pièce  remontait  au  moins  au  temps  de  la  Comédie 
(le  f  Jrt ^  lorsque  les  comédies  n'étaient  auti-e  chose  que 
de  sinqiles  canevas  ((ue  les  acteurs  remplissaient  à  leur 
guise. 

Cependant,  le  désespoir  est  iu\eutit' de  sa  nature,  et, 
dès  que  Geronimo  eut  feuilleté  pendant  quelques  instants 
le  manuscrit  du  Triomphe  des  Masques,  il  se  mit  tout  à 
coup  à  sourire  à  travers  ses  lai'mes,  et  se  dit  :  —  Pourcpioi 
pas  ? 

Cq,  pounjuoi  pas  voulait  dire  dans  sa  houclie  :  —  Puis- 
que je  n'ai  rien  à  jouer,  pourquoi  n'essaierais-je  pas  de 
représenter  celte  pièce  que  le  hasard  a  remise  entre  mes 
mains?  Quand  elle  sera  un  peu  rajeunie,  rajustée,  épous- 
selée  surtout,  elle  vaudra  peut-être  hien  ce  que  je  joue  tous 
les  soirs. 

Consolé  par  l'idée  qui  lui  était  venue,  Geronimo  mit 
sous  son  bras  le  manuscrit  du  Triomphe  des  Masques,  et 
se  rendit  à  un  petit  café  situé  sur  la  place  du  marché,  oii 
se  réunissaient  habituellement  les  (juinault  et  les  Métastase 
du  théâtre  San-Carlino. 

Le  premier  poète  au([uel  s'adressa  le  tlirecteur  était  le 
fameux  Burchiello,  (pii  mangeait  du  macaroni  du  matin  au 
soir,  et  en  était  déjà  à  son  cin(|  cent  soixaute-dix-neuvièuie 


oi'ir,   AUi;i\i:    dks   i'aiuiains.  7)25 

oii\rag(Mli'ainali(|ii(' .  I)i('ii  (lu'il  lui  à'^c  de  (jiiai aille  ans  à 

[HMIIC, 

—  Je  ii(>  vous  (Icinaïulc  |>as  de  u\r  vc\uv\[\c  une  de  \os 
pièces  ,  lui  dit  ilcroiiiiiio  diiu  (on  (riiimiilitt',  jmis(|ii('  \oiis 
avez,  dites-vous,  juié  eulfe  vous  pai'  le  M\v  de  ne  plus 
tra\aillei'  [)onr  moi;  mais  permellez  du  moins  cpie  eelle 
\ieille  laice,  (pii  m'est  par  hasard  lombéfi  sous  la  main, 
paraisse  sous  votre  nom.  Ce  ne  sera  pas  violer  votre  pro- 
messe; vous  sauverez  ainsi  lui  pauvre  homme  qui  est  sur 
le  hoi (l  du  |»ré(ipiee  ,  et  je  jiense  ([ue  le  Sty\  ne  s'en  oflen- 
sera  pas. 

—  Quelle  proposition  venez-vous  me  l'aire  là?  s'écria  le 
poète  en  aj^itant  avec  fureur  sa  main  qui  soutenait  un  cha- 
))elet  magnilicpie  de  macaroni.  Oui?  moi,  j'irais  sij^uer  de 
mon  nom  une  misérable  rapsodie  qu'il  vous  a  plu  de  tireur 
de  la  poussière!  One  diraient  le  mont  Parnasse,  Apollon, 
le  cheval  Pégase,  le  Permosse  et  les  Neuf  Muses,  en  voyant 
s'avilir  de  la  sorte  le  grand  poète  Burchiello,  l'auteur  de... 
de... 

Il  commençait  à  énumérer  les  titres  de  ses  cin(j  cent 
soixante-dix-neuf  pièces,  ce  qui  eût  beaucoup  retardé  ]c 
pauvre  (leronimo  Passavanli.  Vovant  (ju'il  n"v  ;nait  rien  à 
espérer  du  C(Mé  de  Burchiello,  le  directeur  se  tourna  vei's 
Pandolfo,  Dottori ,  Binoccini,  (locodrillo,  et  beaucoup 
d'autres  poèies  qui  se  trouvaient  réunis  dans  le  café;  mais 
chaque  fois  qu'il  déroulait  son  manuscrit  du  Triohiphe  des 
Masques,  tous  lui  riaient  an  nez,  et  l'accablaicMit  de  raille- 
ries et  de  dédains. 

Passavanti  ne  savait  plus  à  (piel  saint  vouer  son  théâtre; 
sa  ])eine  (''tait  d'autant  jdns  sensible  que.  dans  c(>  temps-là. 


324        c'est  quand   l'enfant  est  baptisé 

do  inême  qu'aiijourJliui,  Fiisage  voulait  que  l'on  impri- 
mât d'avance  sur  une  affiche  le  nom  de  l'auteur  d'une 
pièce  nouvelle.  Le  public  se  porte  à  la  représentation  sui- 
vant le  degré  d'estime  qu'il  accorde  au  nom  du  poète. 
Contrairement  aux  coutumes  de  France,  les  chefs-d'œuvre 
dramatiques  de  Naples  ne  peuvent  se  permettre  l'incognito. 

—  Lh  bien  !  se  dit  en  rentrant  chez  lui  Geronimo,  puis- 
qu'ils ne  veulent  pas  endosser  la  responsabilité  de  la  pièce, 
c'est  moi  qui  la  signerai,  et  il  ne  sera  pas  dit  qu'un  théâtre 
périra  faute  d'un  poète  de  ])onne  volonté  ! 

Il  fit  aussitôt  fiibriquer  une  immense  affiche  sur  laquelle 
on  lisait  :  «  Dans  trois  jours,  rexcellente,  l'incomparable, 
la  sublime ,  la  divine  farce  du  Triomphe  des  Masques ,  par 
le  directeur  du  théâtre  San-Carlino,  Geronimo  Passavantl.» 

Cette  affiche  fut  suspendue,  à  l'aide  d'une  corde,  au 
milieu  des  rues  les  plus  fréquentées  qui  avoisinent  la  rue  de 
Tolède ,  forme  de  publicité  qui  rappelle  un  peu ,  par  paren- 
thèse, celle  de  nos  réverbères.  Mais,  quand  les  poètes  que 
Geronimo  avait  implorés  vainement  virent  son  affiche  se 
balancer  au  gré  des  zéphyrs,  ils  triomphèrent  et  s'applaudi- 
rent de  la  réussite  de  leur  complot. 

—  Un  directeur  de  spectacle,  dirent-ils,  en  être  réduit  à 
se  donner  comme  le  père  de  vieilleries  ensevelies  depuis  un 
siècle  !  Les  habitués  du  théâtre  ne  peuvent  manquer  de  s'é- 
loigner tous  de  concert;  c'en  est  fait  de  San-Carlino,  et  nous 
aurons  bientôt  à  composer  une  tragi-comédie  sur  sa  ruine. 

Geronimo,  sans  se  laisser  intimider  par  ces  prédictions 
sinistres,  avait  distribué  ses  rôles  aux  acteurs;  mais,  comme 
ils  lui  demandaient  lous  à  la  fois  ce  qu'ils  auraient  h  dire  et 
à  faire  : 


Ol'll.     AHUINK     DKS     I>AI{HA1.NS.  525 

—  .Mes  enlaiils,  leur  r(''|)()ii(l;iil-il,  joiiL'/  vos  rôles  ((iiiiiiic 
si  NOUS  les  saviez  j)ar  C(riii';  oecupez-Nous  de  riMidi'e  ce  (|iie 
NOUS  a\('z  tous  les  jours  sous  les  youx,  de  copier  les  gestes  et 
la  démarche  de  ceux  ([ue  vous  voudrez  imiter  :  une  fois  en 
scène,  les  paroles  ne  vous  maurpierout  |)as.  Xos  aïeux  et 
bisaïeux  les  Arlequin ,  les  Fulcinella ,  les  Pantalon  ,  les 
Covielle  et  les  Scaramouche,  ne  jouaient  jamais  la  comédie 
autrement,  et  ils  n'en  étaient  pas  plus  niau\ais  pour  cela. 
La  preuve,  c'est  que  nous  vivons  encore  aujourd'hui  sur 
leur  réputation  et  sur  leurs  masques. 

A  force  de  zèle  et  d'activité,  la  pièce  hit  prête  au  bout  de 
trois  jours.  Les  poètes  de  la  conjuration  prétendaient  que 
personne  ne  se  dérangerait  pour  assister  à  la  première 
représentation  du  Triomphe  des  Masques.  Mais  ils  jiurent  se 
convaincre  que  les  poètes  ne  sont  pas  toujours  d'intaillihles 
oracles. 

Chacun  était  curieux  de  voir  une  pièce  que  Ton  disait 
avoir  été  composée  par  le  directeur  Geronimo  Passavanti. 
L'affluence  fut  telle,  qu'il  ne  fallait  rien  moins  qu'une  salle 
aussi  solide  que  celle  de  San-Carlino,  pour  ne  pas  s'écrou- 
ler sous  le  poids  des  spectateurs. 

Dès  les  premières  scènes,  les  poètes  qui  occupaient  toute 
une  banquette  du  parterre  furent  fort  étonnés  de  voir  que 
les  acteurs  entraient,  sortaient,  parlaient  absolument  comnu> 
si  leur  rôle  eût  été  tracé  d'avance.  Souvent  même ,  les  sail- 
lies naissaient  avec  tant  d"à-propos,  le  dialogue  se  parse- 
mait de  lui-même  de  traits  si  comiques  et  si  neufs,  que  la 
salle  tout  entière  éclatait  en  applaudissements.  La  ])ièce 
avait  trois  actes;  le  premier  venait  de  linir,  et  l'auteur 
j)iéltMi(hi ,  Geronimo  Passavanti,  rappelé  plusieurs  lois  sur 


026  C  EST    QUAND     i/kNI  ANT     EST     DAl'TISÉ 

la  scène,  avait  déjà  gagné  mie  conrbature  à  force  de  révé- 
rences. 

Les  deux  derniers  actes  confirmèrent  le  succès  du 
premier  :  jamais  pièce  plus  singulière  ni  plus  intéressante 
n'a\ait  été  offerte  au  public  de  San-Carlino.  On  voulait  porter 
le  directeur  en  triomphe;  mais  il  avait  eu  le  soin  de  si» 
blottir  derrière  la  toile  du  fond ,  afin  de  se  dérober  aux 
démonstrations  de  l'assemblée  délirante. 

Ce  fut  l:i  que  le  trouvèi'eut  les  poètes  cpii  s'étaient  em- 
pressés de  franchir  les  banquettes  pour  se  reiuhe  sur  le 
théâtre. 

Burchiello  prit  le  directeur  à  part,  et  lui  dit  : 

—  \  ous  savez  que  c'est  moi  qui  suis  l'auteur  de  la  pièce; 
c'est  un  ancien  canevas  que  j'avais  remis  autrefois  à  votre 
])rédécesseur.  Je  n'ai  pas  voulu  vous  l'avouer  pour  ne  pas 
me  séparer  de  mes  confrères;  mais  à  })artir  de  demain  ,  je 
vous  autorise  à  mettre  mon  nom  surlalliche. 

—  Point  du  tout,  interrompit  Pandolfo,  c'est  mon  nom 
qui  doit  être  imprimé;  n'ai-je  pas  reconim  plusieurs  scèiu's 
(pii  ne  peuvent  appartenir  (pi'à  mon  répertoire? 

—  Voilà  qui  est  un  peu  fort,  criait  de  son  c(Mé  le  poète 
Dottori  ;  oser  dire  que  la  pièce  n'est  pas  de  moi  (piand  tous  les 
lazzis  de  Pulcinella  et  les  bons  mots  de  Casacciello  sont  de 
juon  invention  ! 

Messieurs,  Messieurs,   dit  Geroninu»   qui  ne  savait 

comnuMit  se  débarrasser  de  cette  nuée  de  poètes  criant 
tous  à  la  fois,  je  vais  vous  mettre  d'accord  en  vous  décla- 
rant que  la  pièce  appartient  à  vous  tous,  et  que  si  mes 
pauvres  acteurs  ont  eu  le  bonheur  de  réussir,  c'est  qu'ils  se 
sont  souNcnus  des  mots  charmants  et  des  excellenis   (rails 


or  II,   AiiiuN  !•:    ih:s   i'akkmns. 


527 


(loiil  NOUS  a\('/  i(Mii|tli  les  lolcs  (HIC  vous  a\t'/  hicii  \oiilii 
Iciii'  t'crii-c.  l'\iisoiis  doue  la  paix,  cl,  |)oiii"  coiicliiic  le 
Iraih'.  j"im|)i'iiii('rai  (Icinaiii  sio'  mon  aliichr  (pic  la  pii'cc 
MoiiNcllc  csl  lion  pas  (le  moi ,  mais  dv>  lics-illiislrcs  [)oèlc- 
lînrcliicllo,  l'aiulollo,  Dollori.  cl  dv  loiis  ceux  qui  voudronl 
l)icu  se  pirsciilcr,  à  idiulition  loulcfois  ([iio  vous  me  pci- 
mt'dicz  désormais  d'iiililulci'  ainsi  la  pièce  :  le  Triomphe 
(les  M;iS(pies ,  ou 

CKST    QIA.M)     l'e.NFA.NT    KST    BAPTlsi: 
(  »  e  "  1  1,    A  I!  ft  I  V  E     DES     P  A  !'.  r,  A  I  N  S . 


^ 


i 


FiJiiJ    IW^SST   WùM 


GOMME    LE    FRUIT    DEFENDU 


.,  __-^  e  comte  de  G.  a  près  de  soixante  ans,  et 
■,>^^(^  sa  femme  n'en  a  pas  vingt-cinq.  Celte 
r''/-«}^  disproportion  d'âge  n'a  nnllement  nui 
I  an  l)onlieur  du  ménage,  attendu  que 
I  M.  de  G. ,  en  considérant  sa  reninie 
comme  sa  fille,  lui  épargne  autant  que 
j)ossiljle  les  remontrances  et  les  gronderies  qui  marcheiil 
trop  souvent  à  la  suite  des  vieux  maris. 

Cependant ,  il  est  des  cas  où  un  époux  môme  à  cheveux 
jjlancs  ne  peut  guère  se  dispenser  d'adresser  à  sa  femme 


f^    -  --=^-; 


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lUKN  n'esi'   i5()n,    i:n;,  529 

(|ii('l((ii('s  rcpriiii.iiulcs.  (iommciil  soiilTrir,  par  ('\(Mii|i1o  , 
([Il  une  rcmiiic  jciiiii'.  riche,  el  (|iii  n'a  giu're  à  s'occuper 
(pie  (le  ses  plaisirs,  ahaiulonne,  par  un  pur  caprice,  des  arts 
(l"a<;r(Mncnl  qui  doubleul  la  boault;  d'une  jolie  femme  et 
rendent  presque  jolies  celles  qui  n'ont  qu'une  ligure  mé- 
diocre? 

—  Vous  savez,  .Inlielle.  disait  un  jour  à  sa  fcnune  le 
couile  (le  (î,,  qu'en  vous  épousant  j'ai  rec^'.u  de  nous  la  pro- 
messe que  vous  cultiveriez  vos  talents  avec  autant  d'assi- 
duité qu'autrefois.  Vous  avez  une  Yoix  charmant(\,  il  est 
des  morceaux  que  vous  rendez  mieux  que  des  cantatrices 
de  profession;  pourquoi  votre  piano  reste-t-il  fermé  quel- 
(juefois  des  mois  entiers? 

—  Mon  ami ,  j'ai  depuis  ([uelque  temps  la  nuisique  en 
horreur  ;  la  vue  seule  de  mon  piano  m'agace  horri])lement 
les  nerfs. 

—  Sacritions  donc  la  musique;  mais  la  peinture,  que 
vous  a-t-elle  fait?  Je  me  souviens  que  dans  votre  pension 
vous  faisiez  des  bouquets  de  roses  presque  aussi  bien  que 
Uedonté,  et  si  vos  aquarelles  eussent  été  signées  Decamps 
ou  Delacroix,  je  suis  persuadé  que  Susse  les  eut  couvertes 
d'or.  Cependant,  votre  boîte  à  couleurs  reste  fermée  et 
votre  king  Charles  est  couché  toute  la  journée  sur  votre 
palette. 

—  Est-ce  ma  faule,  si  (ont  ce  (|ue  je  fais  en  dessin  on 
en  peinture  me  semble  au-dessous  du  médiocre?  Si  nous 
voulez,  mon  ami,  ne  pas  me  désoler,  ne  m(^  forcez  j)as  à 
reprendic  ces  pinceaux  auxquels  je  voudrais  navoii- jamais 
touché  de  ma  \  ie. 

—  Je  me  sou\iens  aussi  (pie,  dans  les  premiers  temps 


530  RIEN  n'est  bon 

tlo  noire  mariage,  vous  paraissiez  vous  plaire  à  nii  exercice 
qui  ne  peut,  je  crois,  qu'être  utile  h  votre  santé;  vous  mon- 
tiez à  cheval,  et  tout  le  monde  admirait  votre  grâce  et  votre 
dextérité.  A  présent,  je  suis  obligé  d'aller  galoper  seul  au 
Bois,  et  j'ai  la  douleur  de  penser  qu'il  me  faudra  bientôt 
vendre  Tliecla ,  cette  jument  arabe  que  j'avais  achetée  pour 
vous  et  qui  reste  quelquefois  huit  jours  sans  sortir  de  son 
écurie. 

—  Que  voulez- vous?  l'équitation  me  déplaît  comme  tout 
le  reste  :  j'aime  mieux  demeurer  oisive  que  de  m'abandon- 
ner  à  des  exercices  qui  ne  sont  plus  des  distractions  pour 
moi.  Exigez-vous  donc  que  je  chante,  que  je  peigne  ou 
que  je  monte  à  cheval  avec  une  àme  chargée  d'ennuis  et 
de  tristesse? 

—  Non,  sans  doute,  ma  chère  Juliette,  reprit  M.  de  G. 
en  souriant,  et  mon  vœu  le  plus  cher  aujourd'hui,  comme 
au  premier  jour  de  notre  union  ,  est  qu'avant  toutes  choses 
vous  ne  subordonniez  vos  actions  qu'à  votre  seule  volonté. 

Peu  de  jours  après  cet  entretien,  la  comtesse  de  G. 
se  sentit  atteinte  de  \apeurs,  de  frissons  et  de  maux  de 
nerfs  qui  lui  donnèrent  quelques  inquiétudes  sur  sa  santé. 
A  peine  avait-elle  commencé  à  se  plaindre,  que  le  célèbre 
docteur  L.,  en  qui  le  comte  avait  pleine  conliance,  était  déjà 
à  ses  côtés  et  l'interrogeait  avec  anxiété  sur  le  genre  de 
malaise  qu'elle  éprouvait. 

Quand  elle  eut  achevé  de  dérouler  aux  yeux  du  docteur 
le  chapitre  de  ses  souffrances,  celui-ci  lui  dit  du  Ion  grave 
tlun  liouHue  sérieusement  inquiéli'  : 

—  J'espère,  Madame,  que  vous  ne  chantez  jamais  :  je 
remarque  que  vous  devez  avoir  le  larynx  très-susceptible. 


(iOMMÊ    LK    nUIT     DKFKNDr.  .».)  1 

L'I  la  uuisi([ii('  vocale  aurait  pour  vous  dos  cousi'(|uc'uct's 
laclieuses. 

Kai  chaulé  aulri-fois,  Jiiais  depuis  longtemps  j'ai  uiis 

de  colé  les  cavaliues  et  les  duos.  Mes  iusiiucts  uie  disaieul 
que  je  serais  iorcée  lot  ou  tard  de  reuoiicer  au  cliaul  par 
raison  de  santé. 

—  Avez-Yons  également  renoncé  à  la  ])einture? 

—  Entièrement. 

—  A  merveille.  La  position  courbée  que  cet  art  exige 
fatiguerait  votre  poitrine,  et  augmenterait  bientôt  cette  lan- 
gueur mélancolique  où  vous  êtes  habiluellenieut  plongée. 
Vous  ne  faites  jamais  d'exercices  de  corps? 

—  Depuis  une  semaine,  je  ne  cpiitte  pas  cette  causeuse. 

—  C'est  Hippocrate  lui-même  qui  vous  a  inspirée; 
avec  une  complexion  aussi  frêle  que  la  votre  ,  vous  devez 
vous  interdire  tout  ce  qui  vous  imposerait  du  mouvement, 
de  la  fatigue.  Ainsi,  point  de  danse,  point  de  walse,  jamais 
d'équitation  surtout  ;  suivez  mes  prescriptions  cà  la  lettre  , 
et  je  puis  vous  garantir  une  prompte  convalescence. 

Le  comte  de  G.  prit  congé  du  médecin  en  lui  assurant 
qu'il  n'avait  pas  à  redouter  la  moindre  infraction  à  son 
ordonnance,  attendu  que,  par  une  coïncidence  heureuse, 
elle  se  trouvait  entièrement  d'accord  avec  les  goûts  de  la 
malade. 

Le  lendemain  de  cette  consultation,  M.  de  G.  fut  obligé 
de  quitter  Paris  pour  quelques  jours.  11  revint  plus  tôt  qu'on 
n'aurait  cru;  et  comme  il  traversait  la  cour  de  Ihotel,  il 
fut  étonné  d'entendre  au  premier  étage  ime  voix  énergique 
et  vibrante  qui  chantait  la  grande  cavatine  de  Xor///a  : 
Casin  (h\'(i. 


552  RIEN  n'fst   bon 

Le  comte  monta  aussitôt  dans  le  boudoir  où  se  tenait 
liabituellement  la  comtesse,  et  lit  sendjlant  de  ne  point 
s'apercevoir  que  le  piano  était  ouvert  et  que  plusieurs  mor- 
ceaux étaient  accumulés  sur  le  pupitre. 

—  Est-ce  que  vous  chantiez?  dit-il  d'un  ton  d'indiffé- 
rence en  s' adressant  à  sa  fennne. 

—  Point  du  tout;  je  regardais  cette  musique,  mais  des 
yeux  seulement,  sans  chanter. 

—  Songez  à  la  défense  du  médecin. 

—  Je  ne  l'ai  point  oubliée,  et  si  jamais  je  chantais  à 
l'avenir,  ce  serait  si  bas,  si  bas,  qu'à  moins  d'avoir  Foreille 
contre  mon  piano,  personne  ne  pourrait  m' entendre. 

M.  de  G.  avait  quelques  affaires  à  terminer,  il  revenait 
d(^  visiter  une  terre  considérable  qu'il  avait  dans  la  Brie  : 
du  moins,  tel  fut  le  prétexte  qu'il  donna  à  sa  fennne  pour 
s'absenter.  Mais,  au  lieu  de  sortir,  il  se  retira  dans  son 
cabinet  et  prêta  de  nouveau  l'oreille. 

Au  bout  de  quelques  instants,  l'air  de  Casta  diva  rc- 
conmiença  de  plus  belle,  puis  le  beau  finale  du  premier 
acte  ydh!  se  tu  sei  la  vittiuui ,  puis  le  duo  entre  Norma  et 
Adalgisa.  Après  Noijuci  vint  Paiisiiia,  puis  Senii'nunidc, 
puis  Maria  di  liohaii  ;  tout  le  répertoire  de  mademoiselle 
Grisi  y  passa. 

M.  de  G.  sortit  de  son  cabinet ,  enchanté  de  voir  si 
bien  réussir  l'idée  que  lui  avait  suggérée  son  médecin. 

Il  descendit  dans  la  cour  et  donna  l'ordre  de  seller  un 
cheval,  ayant  l'habitude  de  faire  tous  les  jours  une  prome- 
nade d'une  heure  ou  deux  avant  le  dîner. 

Il  alla  lejoindre  la  comtesse,  et  feignit  d'avoir  employé  à 
conférer  avec  son  notaire  et  des  honnnes  d'affaires  les  trois 


COMMK    LK     l'IU  rr    DKFKNDli.  DO  a 

heures  (Util  \(Mi;iil  de  passci'  dans  son  (•al)iii('l  ,  aj)|»laii(lis- 
saiil  iiiciilaleiiuMil  les  sons  de  sa  eliaiananle  voix. 

—  Nous  sorlez'?  Ini  dit-elle  dès  (jn  elle  le  \il. 

—  Oui ,  ma  chère  Juliette,  j'essaie  aujourd'hui  le  cheval 
{[ue  m'a  \endu  sir  John  A.  Je  vais  au  Hois,  mais  avec 
ennui,  avec  tristesse;  l'idée  d'èlre  seul  à  la  promenade 
gale  d'avance  tout  le  plaisir  (pie  je  pourrais  avoir. 

—  Si  je  vous  accompagnais? 

—  V  pensez-vous?  Et  le  médecin? 

—  Il  n'en  saura  rien,  il  visite  ses  malades  en  ce  momeni 
el  nous  ne  le  rencontrerons  certainement  pas  au  hois  de 
Boulogne. 

■ — ■  Non  ,  ce  serait  compromettre  votre  sauté,  je  ne  con- 
sentirai jamais... 

—  ^  ous  voulez  donc  que  je  meure  de  tristesse  et  de 
dépit.  Autant  vaut,  ce  me  semhle ,  mourir  en  me  divertis- 
sant. D'ailleurs,  le  docteur  ma  délendu  de  galoper,  et  je 
vous  promets  d'aller  si  doucement,  vsi  doucement,  que  je 
ne  serai  certainement  pas  plus  l'alignée  que  si  je  restais 
dans  mon  l'auteuil. 

M.  de  (i.  se  laissa  vaincre ,  et  lit  seller  la  jument  Thecla 
que  la  comtesse  montait  ordinairement.  A  peine  avait-elle 
l'ail  quelques  pas,  que  sa  ligure  depuis  longtemps  froide 
et  attristée  rayonnait  de  plaisir.  Son  mari  lui  avait  recom- 
mandé de  n'aller  qu'au  j)elil  pas  ;  mais  dès  ([u'elle  lui 
dans  l'avenue  de  ?seuilly,  elle  se  mit  à  galoper  si  l>ien  tpie 
le  comte  avait  peine  à  la  suivre. 

En  rentrant,  elle  était  animée  ,  joyeuse;  son  h-onl  ('tait 
couvert  de  ces  teintes  de  la  santé  qu'un  exercice  salutaire 
ramène  sur  les  visages  les  plus  pâles. 


534  RIEN    N  EST    BON 

—  Que  dirait  le  docltuir  s'il  vous  voyait  dans  cet  ('lai? 
dit  M.  de  G.  en  renlraul. 

—  Il  dirait,  répondit-elle,  que  j'ai  un  peu  enfreint  son 
ordonnance.  Mais  que  nous  importe"?  nous  ne  le  verrons 
pas;  ne  partons-nous  pas  demain  pour  la  campagne? 

On  était  alors  au  commencement  du  printenqis,  et  le 
comte  de  G.  avait  l'habitude  à  cette  époque-là  d'aller 
s'établir  dans  un  magnitique  château  qn'il  possédait  dans 
les  environs  de  Compiègne. 

Madame  de  G.  ])arut  plus  heureuse  encore  que  de  cou- 
tume de  quitter  Paris.  Mais  elle  était  inslailée  au  château 
depuis  deux  jours  à  peine,  qu'elle  avait  déjà  pris  Thabitude 
de  ne  descendre  de  sa  chambre  que  vers  deux  heures  de 
l'après-midi.  Chaque  matin  ,  le  jardinier  lui  montait  eu 
cachette  un  bouquet  de  fleurs  les  plus  belles  et  les  |)lus 
variées.  Le  comte  ne  tarda  pas  à  découvrir  que  sa  fennnc 
employait  toutes  ses  matinées  à  peindre;  il  rendit  des  actions 
de  grâces  au  docteur. 

La  fête  de  M.  de  G.  se  trouvait  cire  à  la  hn  du  mois 
de  juillet.  La  veille  de  cet  anniversaire,  il  vit  paraître  de- 
vant lui  madame  de  G. ,  qui  lui  offrit  d'un  air  embarrassé 
un  magnitique  album  qu'elle  venait  d'achever.  M.  de  G.  se 
mit  aussitôt  à  le  parcourir,  et  quel  fut  son  bonheur  en 
remarquant  (pi'il  était  rempli  de  fleurs  peintes  avec  un  goùl 
charmant  ! 

—  Vous  allez  me  gronder,  dit-elle  ;  j'ai  voulu  remplir 
cet  album  malgré  les  ordres  du  médecin. 

—  Non,  ma  chère  Juliette,  s'écria  M.  de  G.  en  Tem- 
brassant  au  front ,  car  vous  saurez  que  celte  prétendue  dé- 
fense de  mon  ami  Tj.  n't'tait  (pTuiu'  ruse  de  sa  part  des- 


COMMK     LK     FlUrr     DKFIINDI 


,},)<) 


liiiéc  à  vous  iriulrc  à  vos  anciens  passi'-lcnips.  Il  a  jx-nsc 
(|n('  vous  y  irvicudiic/  dr  vous-nièinc  du  jour  où  ou  \ous 
k«s  inlci-diiail.  Paidouncz-uioi  de  ^l'àco  eu  l'avcm-  de  celle 
\éi-ilé,  (jui  s*aj)[)lique  si  bien  aux  <^oùls  des  jeunes  leinnies, 
et   souvenl  aussi,    hélas!  à    la  |)osiliou   des  vieux  luans  : 

lUEN     n'est    bon    CO.MMli    LE    ElU  IT    DÉEENDC 


A.^H 


LA   POULE   A   LES  YEUX 


^  1  Y  avait,  non  pas  autrefois,  jnais  raniiée  der- 
-f  iiière,  à  Grenade,  deux  orphelines  très-belles 
t  et  très-riches  ;  l'une  s'appelait  Soledad,  l'autre 
Miranda.  Elles  étaient  sous  la  garde  d'une 
tante  qui  les  aimait  couinie  ses  propres  enlaiils; 
de  leur  côté,  les  jeunes  fdles  voyaient  en  elle  une  mère 
véritable.  La  fanulle  deniein*ait  dans  une  maison  de  noble 
apparence,  \is-a-vis  l'hôtel  de  El  Bey  Boahdil,  situé  rue 
du  Saint-Sacrement. 

Le  hasard  avait  con(hiil  à  Grenade  deux  Français,  jeunes 


¥>ow\o\v\-  LwutVU^,  ivA\av  ï\\.\t\Vv.j. 


I..\     ou    SONT     l.KS     POrSSlNS,     l'.l'C,  .),>7 

el  beaux  cominc  (oiis  ceux  ([lie  la  lilUTaliirc  lail  voya^iT 
(Ml  h]spa^ii('.  l'j'Jiesl  et  Mii^i'iic  lial)ilai(Mil  riiùlcl  de  /:7 
IxC)-  ilodlxid.  Tous  los  jours,  à  l'hoiu'o  où  le  vcul  (|iii 
\iiMi(  (les  AIpuxaras  ralVaîcliil  raluiosphèrc,  ils  se  iiicllaiciil 
à  leur  l'cuoliv;  c'était  aussi  lo  moment  que  iMiranda  cl 
Solcclad  choisissaient  pour  paraître  à  lenr  balcon.  Passons 
du  côté  de  la  lenètre  ponr  entendre  ce  qne  disent  les  deux 
jeunes  t;(Mis. 

—  xMon  cher  Ernest  ,  tn  as  grand  tort  de  soutenir  la  pré- 
éminence des  femmes  de  Paris. 

—  Mais  c'est  toi  ,  au  contraire  ,  (pii  prétends  que  le 
royaume  des  jolies  femmes  est  borné  an  nord  par  le  Café 
de  Paris,  et  an  snd  par  la  rne  Montmartre. 

—  Je  n'ai  jamais  prétendu  cela  ,  reprit  Eugène  avec 
humeur. 

—  Je  ne  me  suis  jamais  fait ,  ajouta  Ernest  avec  une 
certaine  vivacité,  le  champion  exclusif  de  nos  compatriotes. 

—  Les  Espagnoles  ont  tant  de  lumière  dans  le  regartl  ! 
Examine  plutôt  Soledad. 

—  Et  tant  de  finesse  dans  le  pied  !  Fiegarde  }»lulôl 
Miranda. 

—  Ah  çà  !  qui  t'a  dit  qu'elle  s'appelait  Miranda? 

—  Qui  t'a  appris  qu'elle  se  nommait  Soledad? 

Les  deux  jeunes  gens  rougirent  légèrement  ,  puis  ils 
échangèrent  un  sourire. 

—  Avoue  ,  Eugène,  que  tu  es  anioiuMMix. 

—  Conviens,  Eriiesl ,  (juc  ton  ccrur  (>st  pris, 

—  Cela  est  vrai ,  jadore  Soledad. 

—  Je  le  confesse,  je  meurs  d'amour  j)our  Miranda. 
Plaçons-nous  maintenant  sous  le  balcon  ;  les  deux  jeunes 


558  LA    ou    SONT    LES    POUSSINS 

filles  jettent  île  temps  en  temps,  en  causant,  un  coup  d'œil 
furtif  vers  la  fenêtre. 

—  Sais-tu,  Miianda,  ce  que  j'ai  rêvé  cette  nuit? 

—  Et  moi? 

—  J'ai  rêvé  que  j'étais  à  Paris. 

—  C'est  justement  ce  que  j'ai  rêvé  aussi. 

—  J'étais  au  bal,  et  je  dansais  avec  un  jeune  lionmie 
qui  ressemble 

—  A  qui? 

—  A  l'un  de  ces  jeunes  gens,  reprit  Soledad  en  hésitant, 
que  nous  apercevons  là-bas  à  la  fenêtre. 

—  J'étais  aussi  au  bal,  continua  Miranda  ;  je  dansais 
comme  toi  avec 

—  Avec  qui  ? 

—  Avec  un  de  ces  voyageurs ,  répondit-elle  avec  autant 
d'hésitation  que  sa  sœur,  que  nous  voyons  d'ici  à  la  fe- 
nêtre. 

—  Si  nous  l'aimions  toutes  les  deux!  s'écria  Miranda 
incapable  de  se  contenir.  Quel  est  son  nom? 

Soledad  tira  un  petit  billet  de  son  sein,  et  elle  en  montra 
la  signature  à  Miranda ,  qui  lut  :  Eugène. 

Miranda  montra  à  Soledad  un  poulet  soigneusement 
plié,  et  signé  :  Ernest. 

Se  regarder,  s'aimer,  s'écrire,  il  est  impossible  de  mieux 
faire  l'amour  à  l'espagnole.  Voilà,  nous  direz-vous  aussi, 
une  tante  par  trop  tutrice;  elle  laisse  ses  nièces  recevoir 
des  billets  donx  sous  son  nez  ;  l'amour  se  glisse  au  logis 
sans  qu'elle  s'en  aperçoive.  Vous  allez  nous  montrer  quelque 
vieille  femme  au  chef  tremblant,  au  nez  crochu,  aux  lu- 
nettes vertes ,  une  duègne  exhumée  de  Lesage ,  qui  ne  voit 


I.A    l'ori.R    A    LES    VKIX.  550 

rion,  n\Mileiul  rii'ii,  ;i  ciciiii  avouglo,  coiiipli'hMiu'iit  souille, 
aux  trois  quarts  porcluc.  Eh  bien!  vous  vous  troiujx'z. 
Tous  ceux  (|ui  c'oniiaisscnl  la  scfioia  Montes  vt)us  diront  que 
son  œil  est  brillant,  sou  oreille  tiue,  sa  jambe  solide;  ou 
ajoutera  qu'elle  est  tort  bien  élevée,  fort  instruite,  tort  spi- 
rituelle. 

Du  reste,  si  vous  tenez  à  faire  connaissance  avec  la  sefiora 
Montes ,  elle  passe  la  soirée  chez  le  gouverneur.  Entrez 
dans  le  salon  ,  vous  y  verrez  trôner  la  tante  de  nos  liéroïnes; 
on  l'écoute,  on  fait  cercle  autour  d'elle.  Quel  est  l'objet  de 
la  conversation?  l'éducation  des  jeunes  filles.  La  senora 
Montés  soutient  qu'il  ne  faut  pas  s'effrayer  de  l'amour,  que 
c'est  un  sentiment  naturel  plus  ou  moins  éprouvé  par  tout 
le  monde,  qu'il  est  toujours  victorieux  quand  on  l'attaque 
en  face,  et  que  la  meilleure  manière  d'en  venir  à  bout  est 
de  paraître  l'ignorer;  si  de  cette  façon  l'on  ne  réussit  pas  à 
l'éteindre,  on  parvient  à  le  diriger;  et  que  peut-on  sou- 
haiter de  plus? 

Quelques  jours  après  les  divers  entretiens  que  nous  venons 
de  rapporter,  Eugène  entra  dans  la  chambre  d'Ernest. 

—  Salue  en  moi,  lui  dit-il,  le  plus  fortuné  des  honmies. 

—  Reconnais  en  ma  personne,  répondit  son  ami.  le  plus 
heureux  des  mortels. 

—  Elle  m'accorde  un  rendez-vous. 

—  Elle  consent  à  m'entendre. 

—  Où? 

—  Dans  les  ruines  ,  derrière  l'Alhambra. 

—  A  quelle  heure  ? 

—  Après  la  bénédiction. 

—  Eh  bien!  partons,  car  moi  aussi  je  suis  attendu  der- 


540  LA    or    SONT    LES     POUSSINS 

l'ièie  les  ruines  de  rAlhainbra,  après  ia  Léiiédiclion.  Les 
deux  sœurs  n'ont  pas  voulu  se  séparer  ;  nous  ferons  partie 
earrée. 

On  n'attend  pas  de  nous  la  description  d'un  rendez-vous 
(îspagnol  à  l'Alhanibra;  nous  renvoyons  le  lecteur  aux 
nond)reux  romans  et  aux  non  moins  nombreuses  nouvelles 
pul)liées  sur  l'Espagne.  Qu'on  se  figure  une  miit  étoilée, 
des  arbres  agités  par  la  brise,  des  soupirs,  des  serments, 
des  mots  entrecoupés,  des  baisers...  Je  me  trompe,  au 
moment  où  les  deux  couples  allaient  sceller  par  un  baiser, 
suivant  l'usage  antique  et  solennel ,  l'inviolable  promesse 
d'un  amour  éternel,  une  vieille  femme  sortit  tout  à  coup 
des  ruines,  et  s'assit  sans  façon  sur  une  pierre  à  côté  des 
amoureux. 

—  C'est  sans  doute  une  manière  de  demander  raumône, 
pensa  Ernest,  et  il  jeta  quelques  réanx  dans  le  tablier  de 
la  vieille. 

Celle-ci  remercia,  mais  sans  bouger  de  place. 

—  Elle  ne  part  pas!  murmura  Ernest;  allons  ailleurs 
reprendre  cet  entrelien. 

Ils  se  levèrent,  la  vieille  en  fit  autant;  ils  s'éloignèrent, 
mais  elle  les  suivit  en  les  accablant  d'actions  de  grâces. 
Ce  fut  un  déluge  de  «  Dieu  vous  protège  et  vous  accorde 
d'heureux  jours!  »  le  tout  accompagné  de  révérences  à 
n'en  plus  finir.  L'heure  de  rentrer  étant  arrivée,  la  vieille 
ne  quitta  les  amounnix  qu'aux  portes  de  la  ville. 

—  ^laudits  soient  les  mendiants  et  leur  reconnaissance! 
s'écrièrent  les  deux  jeunes  gens,  quand  ils  eurent  quitté, 
bien  malgré  eux,  leurs  maîtresses;  celle  l'ennne  nous  a  lait 
])er(he  le  bé)iélice  de  notre  rendez-vous. 


\.\     poil, F    A    LES    Yi:UX.  o4l 

Les  amours  vont  \ite  en  l'^spai^iic  ;  une  l'ois  1  lial)ilii(l(' 
prise  (le  se  \oir,  ou  ne  renonce  pas  laeilenienl  à  C(>  j)laisn'. 
Miraiula,  Soledad,  Krnesl  el  Enj^ène  luultipliaient  les  ren- 
contres préméditées;  la  scfiora  Montés  paraissait  no  se  dou- 
ter (le  rien  ;  aucun  obstacle  ne  traversait  le  bonheur  des 
amants,  si  ce  n'est  le  hasard.  Ordinairement  le  hasard  se 
ran<;('  du  coté  de  ranioiu';  il  n'en  i'nt  rien  cette  t'ois  :  j)as 
un  rendez-vous  qui  ne  t'iit  troublé  par  la  présence  inat- 
tendne  de  quelque  témoin  importun.  S'ils  choisissaient  une 
chaj)elle  écartée,  tout  de  suite  une  vieille  dévote,  la  tète 
embéguinée  ,  venait  s'agenouiller  à  leur  côté;  s'ils  allaient 
à  la  campagne,  une  paysanne  s'asseyait  sur  l'herbe  à  (juel- 
ques  pas  d'eux  et  se  mettait  à  tresser  des  espardilles  :  pas 
moyen  d'être  seuls  pendant  cinq  minutes. 

Cependant  toute  la  ville  causait  de  la  liaison  des  deux 
couples.  —  Voyez  ,  disaient  les  Grenadines ,  à  quoi  sert 
Tesprit?  La  sefiora  Montés  ne  se  doute  pas  seulement  que 
ses  nièces  ont  des  amoureux;  elle  ne  l'apprendra  que  le 
jour  où  les  Français  les  lui  auront  enlevées. 

A  cette  époque  on  donna  à  Grenade  un  bal  masqué  pour 
célébrer  une  victoire  remportée  sur  les  factieux;  la  senora 
Montés  avait  promis  à  ses  nièces  de  les  conduire  à  cette 
fête.  Je  vous  laisse  à  penser  si  Eugène  et  Ernest  en  furent 
instruits.  On  convint  d'un  signal  de  ralliement;  Soledad 
et  Miranda  mettront  une  rose  rouge  dans  leurs  cheveux; 
Ernest  et  Eugène  arboreront  un  brin  de  bruyère  blanche 
à  leur  domino. 

Les  deux  jeunes  fdles  sont  charmantes,  la  rose  ressort 
gracieusement  au  milieu  de  leurs  cheveux  noirs  ;  elles  mon- 
tent en  voilure;  elles  entrent  dans  la  salle  de  bal;   je  ne 


342  LA    ou    SONT    LES    POUSSINS 

sais  comiiicnl  cela  se  fait,  mais  un  flot  de  spectateurs  les 
sépare  de  leur  tante.  N'avaient-elles  pas  compté  là-dessus? 
Ne  mirent -elles  pas  un  peu  de  bonne  volonté  dans  cette 
séparation?  C'est  à  ceux  qui  connaissent  mieux  que  nous 
le  cœur  des  femmes  rpi'il  appartient  de  décider. 

Ernest  et  Eugène  attendaient  les  roses  rouges,  adossés 
contre  un  pilier;  ils  sentirent  tous  les  deux  au  même  inslaul 
une  main  qui  froissait  leur  domino;  mais  ils  ne  cherchèreut 
pas  à  deviner  d'oi^i  venait  cette  pression.  Que  faisaient  pen- 
dant ce  temps-là  les  deux  roses  rouges?  Elles  cherchaient 
la  bruyère  blanche.  Mais  pas  la  moindre  bruyère  qui  fleurît 
à  l'horizon.  —  Où  sont  donc  nos  deux  chères  roses?  se 
demandaient  les  deux  bruyères.  —  Ernest ,  ne  vois-tu  rien 
venir?  —  Eugène ,  aperçois-tu  quelque  chose? 

Le  bal  touchait  à  sa  lin  ;  les  deux  fleurs  ne  s'étaient  pas 
rencontrées. 

—  Ce  sont  des  infidèles,  disait  Soledad  à  sa  sœur. 

—  Ce  sont  des  coquettes,  murmurait  Eugène  à  Ernest. 
La  senora   Montés   avait   rejoint   ses  deux  nièces.   — 

Malheureux  coiffeur!  dit -elle  quand  elles  furent  en  voi- 
ture, vos  roses  ne  sont  plus  dans  vos  cheveux;  il  les  a  si 
mal  attachées  qu'elles  sont  tombées,  je  parie,  avant  votre 
entrée  au  bal. 

Soledad  et  Miranda  ne  répondirent  rien.  —  Pauvres 
amis  !  pensèrent-elles ,  que  vont-ils  s'imaginer? 

En  quittant  leurs  dominos  ,  Eugène  et  Ernest  s'aper- 
çurent que  la  bruyère  n'y  était  plus.  —  Que  vont-elles 
croire?  se  dirent-ils;  attendons  à  demain  pour  nous  ex- 
cuser. 

Chaque  jour  cependant  l'amour  s'accroissait  de  toutes 


LA     POULE    A    LES    YEUX.  515 

ces  contrariétés;  les  amants  avaient  résoin  do  s'appartenir. 
Solcdad  et  Miranda  avaient  l'iniaoination  exaltée,  Enûène 
et  Ernest  étaient  j(>nnes  et  non  moins  ardents;  cpie  (le\ ait-il 
résnlter  de  tont  eela?  nn  enlèvement. 

L'ombre  enveloppait  Grejiade  ,  d'épais  nnages  convraient 
le  eiel  ;  c'était  nne  nnit  propice  anx  entreprises  amonrenses. 
A  minuit,  deux  jeunes  tilles,  enveloppées  dans  leur  mante, 
arrivèrent  en  un  lieu  écarté  oîi  les  attendaient  les  deux 
jeunes  gens  et  une  chaise  de  poste. 

Elles  allaient  monter  en  voiture,  lorsqu'une  vieille  lenime 
les  tira  par  la  robe. 

—  La  charité,  mes  nobles  demoiselles,  s"il  vous  plaît! 

—  La  mendiante  de  l'Alhambra  !  s'écria  Eugène  avec 
emportement.  Postillon,  en  avant!  route  de  France! 

Les  chevaux  s'élancèrent  ;  mais  la  vieille  sauta  dans  la 
voiture  avec  une  légèreté  qui  n'était  pas  de  son  âge.  Les 
jeunes  filles  poussèrent  un  cri  d'effroi. 

—  Cette  femme  ici  !  dit  Ernest  avec  un  geste  de  colère. 

—  N'est-ce  point  ma  place?  répondit  la  sefiora  Montés 
en  reprenant  sa  voix  naturelle;  ne  suis-je  pas  la  mère  de 
ces  deux  enfants?  Il  est  bien  juste  que  je  voyage  avec  mes 
gendres  futurs  ;  le  mariage  aura  lieu  à  Paris  ,  j'en  suis 
charmée. 

Soledad  et  Miranda  se  jetèrent  au  cuu  de  leur  tante; 
Ernest  et  Eugène  restaient  interdits. 

- — -  Messieurs,  reprit  la  tante,  je  vous  connais  et  je  vous 
donne  mes  nièces  avec  plaisir  ;  je  ne  vous  ai  pas  perdus  de 
vue  un  seul  instant ,  sans  que  vous  vous  en  doutiez.  Je; 
lisais  vos  lettres,  elles  m'instruisaient  de  tout.  Je  vous  rends 
l'argent  que  vous  avez  donné  à  la  vieille  de  l'Alhambra  ; 


544 


LA    OU    SONT    LES    POUSSINS,    ETC. 


mes  nièces,  voici  les  roses  que  je  vous  ai  adroilement  en- 
levées; et  vous,  mes  neveux,  tâchez  luic  autre  lois  de  mieux 
veiller  sur  les  bruyères,  surtout  quand  elles  doiveul  servir 
à  vous  faire  reconnaître.  Vous  voyez  que  j'ai  assez  bien 
renqdi  mon  rôle;  on  peut  tronq)er  une  duègne,  mais  une 
mère  jamais ,  car,  vous  le  savez  : 

LA  ou  SOM'  LES  POUSSLNS  LA  l'Ol"LE  A  LES  VEUX. 


Lg  ¥o^'\\v^^t  Vt\  ^Aw^  «\A\\e  vou'?  Aowwt  \e  tYoe-tA\-'^çvm\)e.. 


PAPIER   DE   FOU 


(  Lu  scène  se  passe  à  Lisbonne  et  dans  ses  enviions 


JOURNÉE  PREMIERE. 


Le  jardin  de  don  Manrique  d'Almeïda. 


ON   Manrique,  seul.   —  Dans    quel   temps 
Yivons-iioiis ,  grand  Dieu  !   Jamais  ou   u"a 


\u  tant  d'impôts  et  tant  de  supplices!  Nou- 
seulement  le  bas  peuple,  mais  aussi  la  no- 
blesse est  appelée  à  porter  le  fardeau.  LU 
roi  eruel  ne  se  contente  plus  de  notre  sang;  il  a  soit" de  nos 


546  MURAILLE    BLANCHE, 

trésors;  et  me  voilà  forcé  de  dissimuler  ma  richesse,  comme 
je  cacherais  un  vice  honteux.  Glorieux  ancêtres,  me  par- 
donnerez-vous  ce  mensonge  nécessaire  pour  sauver  l'héri- 
iage  de  ma  famille?  Mais  quel  est  ce  bruit?  — 

(Entre  don  Alvar  de  Benavidès.) 

Oui  êtes-vous? 

Don  Alvar.  —  Lu  malheureux  qui  n'a  d'espoir  qu'en 
vous. 

Don  Manrique.  —  Est-il  courtois  de  s'introduire  chez 
les  gens  par-dessus  les  murailles? 

Don  Alvar.  —  Pardonnez-moi,  noble  seigneur,  j'étais 
poursuivi...  Mais  d'abord,  personne  ne  nous  écoute? 

Don  Manriqit.  —  Personne.  Vous  pouvez  parler. 

Don  Alvar.  —  Vous  savez  quelle  est  la  rigueur  des 
édits  portés  contre  le  duel  ;  et  vous  savez  aussi  ce  que 
veulent  les  lois  de  l'honneur.  L'honneur  est  un  diamant, 
mais  un  souffle  peut  le  consumer;  un  souffle,  c'est-à-dire 
un  mot,  peut  ternir  son  éclat,  plus  pur  que  cehii  du  soleil. 
t)r,  jugez  de  ma  disgrâce.  Je  rendais  quelques  soins  à  une 
noble  dame,  qu'il  est  inutile  de  nommer;  j'eus  bientôt  la 
joie  d'être  distingué  par  elle.  Cependant  j'avais  un  rival  pré- 
somptueux dans  sa  conduite  et  téméraire  dans  ses  paroles. 
Tout  à  l'heure,  sur  le  port  où  nous  étions  tous  deux  dans 
un  groiq)e  d'ofticiers,  cette  dame  vint  à  passer.  Sa  démarche 
gracieuse  attirant  tons  les  regards  et  lui  gagnant  tous  les 
cœurs,  un  capilahie  dit  :  —  Voilà  une  belle  femme.  — 
A  ([uoi  mon  rival  ajouta  :  —  Le  caractère  est  à  l'avenant.— 
Serait-elle  cruelle?  demanda  l'autre. — Non,  répliqua-t-il  ; 
mais  les  belles  manquent  en  général  de  jugement,  et  celle- 


l'AlMl.K     1)K     FOL'.  .)  l  i 

ci.  plus  Ix'llc  (juc  les  autres,  s'est  nioutiée  aussi  plus  mal 
avisée.  Alors  moi,  saisiss;ml  l'allusion  :  —  Personne, 
(lis-je.  n"a  obteuii  ses  l'a\enrs,  parce  (]ue  persomie  ne  les 
mérite;  mais  si  quelqu'un  les  méritait,  à  coup  sûr  ce  serait 
moi.  —  Vous  mentez,  dit-il.  A  peine  mon  rival  eut-il 
prononcé  ce  démenti  que  mon  éj)ée  rapide  passa  du  four- 
reau dans  sa  poitrine.  On  n'eut  pas  le  temps  de  m'arrèter. 
Le  cliàliment  suivit  l'insulte,  comnie  la  fondre  suit  l'é- 
clair. Connnis  en  public  et  à  la  face  du  jour,  ce  crime,  si 
c'en  est  un,  ne  pouvait  un  seul  instant  rester  ignoré.  J'avais 
pris  la  fuite  aussitôt  après  ce  coup  fatal;  mais  déjà  les  al- 
guazils  couraient  sur  mes  traces.  Après  plusieurs  détours, 
épuisé  de  fatigue,  j'allais  me  rendre  à  eux,  lorsque,  la  mu- 
raille de  votre  jardin  m'offrant  un  endroit  propice  à  l'esca- 
lade ,  je  m'v  suis  jeté  sans  réflexion.  Maintenant,  Seigneur, 
vous  savez  tout;  ma  vie  est  en  vos  mains.  Vous  pouvez,  si 
vous  craignez  d'attirer  sur  vous  la  colère  du  roi,  livrer  don 
Alvar  de  Benavidès  à  ses  bourreaux. 

Don  Manrique.  —  Vous  ne  pensez  pas  que  je  le  fasse , 
don  Alvar,  et  si  vous  le  pensiez,  ce  serait  pour  moi  une 
mortelle  injure.  Comment  s'appelait  votre  rival?     . 

Don  Alvar.  —  Don  Manuel  de  Souza;  c'est  le  fils  aîné 
du  gouverneur  de  Lisbonne. 

Don  Manrique.  —  Son  père  est  puissant ,  et  je  crains 
pour  vous  sa  colère  ;  mais  nous  essaierons  de  vous  y  déro- 
ber. Vous  n'êtes  pas  le  sen.l  proscrit  que  j'aie  depuis  un  ;ui 
soustrait  à  la  rigueur  des  lois.  Venez,  s'il  vous  jdaît,  par  ici. 

(  Ils  soriciil.  j 


548  MURAILLE    BLANCHE, 

JOURNÉE    DEUXIÈME. 

—  Chez  dona  Séraphine.  — 

DoNA  Séraphine.  —  Ainsi  vous  n'irez  pas  ce  soir  an 
sarao. 

Don  Manrique.  —  Vons  y  serez,  astre  de  ma  vie? 

Dona  Séraphine.  —  Je  n'y  saurais  manquer;  je  l'ai 
promis  à  quelqu'un. 

Don  Manrique. — A  quelqu'un?  malgré  moi  je  tremble, 
et  mon  cœur  souffre.  A  quelqu'un,  dites-vous,  dona  Séra- 
])hine?  Et  quelle  est,  s'il  vous  plaît,  cette  personne? 

Dona  Séraphine.  —  One  vous  importe?...  c'est  mon 
secret. 

Don  Manrique.  —  Si  je  vous  demande  de  me  la  nom- 
mer, me  refuserez-vous  donc,  Séraphine? 

Dona  Séraphine.  —  Me  direz-vous ,  si  je  vous  le  de- 
mande, pourquoi  vous  n'allez  pas  ce  soir  au  sarao? 

Don  Manrique.  —  Je  ne  le  puis  sans  manquer  à  l'hon- 
neur :  c'est  un  secret  qui  n'est  pas  le  mien. 

Dona  Séraphine.  —  A  votre  aise,  Manrique;  ce  n'est 
pas  non  plus  mon  secret  que  le  nom  de  vos  rivaux. 

Don  Manrique.  — Vous  l'avouez  donc...  Il  serait  vrai?... 
Séraphine ,  je  veux  savoir  le  nom  de  cet  homme. 

Dona  Séraphine.  —  Je  veux,  Manrique,  savoir  qui  vous 
occupe  cette  nuit? 

Don  Manrique.  —  0  tyrannie  sans  bornes!  ô  lâcheté 
d'un  cœur  esclave  !.. .  Eh  bien!  sachez-le  donc,  despotique 
arbitre  de  mon  sort.  Ma  nuit  est  consacrée  à  faire  sortir  de 


l'AlMKK     ))K     FOU.  ."»  iO 

Lishoiine  dcuv  jJioscrils  tloiil  je  \i'ii\  sauvcf  la  vie.  N'exi- 
gez pas  tliic  je  les  iioiiiine  ;  non  (|iie  ji'  doute  de  vous,  Ma- 
daiiie  ,  mais  pouf  (jue  ma  coiiseienee  ne  me  re[»i'o(lie  [loint 
une  tropcomjdète  l'ailjlesse.  Ouil  vous  suffise  de  savoir  ceei  : 
Tun  de  ces  hommes  a  coupé  Tunique  branche  d'un  honc 
ilhistre  ;  le  second  a  porté  ses  regards  sur  un  astre  dont  les 
rayons  donnent  la  mort.  Tous  deu\  sont  destinés  à  périr,  si 
l'on  sait  que  je  leur  ai  donné  asile.  Et  déjà,  si  je  ne  me 
trompe,  le  lieu  de  leur  rc^tiaite  est  soupçonné.  Vous  le  voyez, 
il  faut  qu'ils  partent,  et  ([u'ils  partent  sans  retard. 

DoxA  Séraphlne.  —  Je  vois,  mon  ijoble  cavalier,  que 
vous  êtes  toujours  le  plus  généreux  des  hommes. 

Don  MANRion:.  — Maintenant,  Séraphine,  à  votre  tour, 
dites-moi... 

DoNA  Séraphlne.  —  Je  n'ai  rien  à  vous  dire ,  Manrique  ; 
vous  n'avez  pas  de  rival,  et  je  n'ai  promis  à  personne  d'aller 
au  sarao.  Dites  un  mot,  je  renonce  à  ce  bal. 

Don  Manrique.  —  A  Dieu  ne  plaise  que  j'exige  un  tel 
sacrifice!  Je  le  devrais  pourtant...  car  vous  m'avez  ftiit  bien 
du  mal.  Maintenant,  ma  belle  idole,  prouvez-moi  que  vous 
me  regardez  toujours  comme  votre  futur  ^poux  en  obéis- 
sant à  mes  ordres. 

DoNA  Séraphine.  —  Parlez,  ils  seront  exécutés. 

Don  Manrique.  —  Je  veux  d'abord  qu'à  ce  bal  vous 
soyez  la  plus  belle. 

DoNA  Séraphine.  —  Je  ne  désobéirai  pas,  si  je  le  puis. 

Don  Manrique.  —  Je  veux  aussi  que  vous  ayez  la  ])lus 
riche  parure,  et  je  vous  ordonne,  —  écoutez  bien  ce  mot, 
—  je  vous  ordonne  de  placer  sur  votre  front  cet  insigne  de 
royauté. 


OoO  MURAILLE    BLANCHE, 

DoNA  Séraphine.  —  Un  diadème!...  Ouels  magnitiques 
diamants!  Mais,  Manrique,  n'est-ce  point  une  folie?  On  dit 
])arloiit,  vous  dites  vous-même,  que  la  fortune  des  Almeïda 
n'est  plus  ee  qu'elle  était  jadis.  Les  terres  que  vous  avez 
vendues,  cette  vie  retirée  que  vous  menez... 

Don  Manrique.  —  Rassurez-vous,  Séraphiue,  l'étoile  des 
Almeïda  ne  pâlit  que  pour  un  temps;  viennent  des  jours 
meilleurs,  et  vous  verrez  s'écarter  les  nuages  dont  elle  s'en- 
toure à  présent.  Jusqu'alors,  n'ayez  aucun  scrupule  à  rece- 
voir les  présents  dont  jai  tant  de  bonheur  à  vous  combler. 
Et  maintenant  je  pars.  Adieu,  ma  reine  et  ma  vie. 

DoNA  Séraphine.  —  Adieu,  mon  amour  et  mon  seiuneur. 


JOURNEE    TROISIEME. 

—  Un  chemin  dans  une  forêt  — 

Don  Luis  de  Souza.  —  Par  ici ,  Garces  :  Tristan  .  par 
ici!  Carlos  et  Lisardo  feront  le  guet  dans  l'autre  ballier. 
Par  Notre-Dame  d'Atocba,  ces  bonunes  ne  nous  écbappe- 
rout  ])as!  —  On'on  appelle  le  liscal. 

(Surviennent  le  fiscal  et  son  escorlo.) 

Mes  ordres  sont-ils  exécutés? 

Le  fiscal.  — ^  Toutes  les  issues  de  la  forèl  sont  occupées 
a  l'heure  qu'il  est.  Les  gardiens  des  ponts  ont  été  avertis. 
Fussent-ils  changés  en  lièvres,  les  fugitifs  trouveraient  fer- 
mées toutes  les  routes  d'Espagne.  Maintenant  ^otre  Excel- 
lence daignera-t-elle  me  dire  comment  elle  a  sn?... 


|'ai'ii:h   1)1',   FOU.  o5l 

Don  Lris.  —  l.u  cliose  (>sl  simple,  Monsieur;  si  nous 
a\i('z  Ttril  à  loiil,  comiiK»  moi,  les  lois  scraiciil  mieux  exé- 
cutées. (à'oiriez-\ous  bien  qu'une  couronne  tic  diamanls 
m'a  mis  sur  la  voie  de  tout  ceci*?  (letle  conromie  ornai  1  le 
l'roiil  (le  (lona  Séraphine  Telle/.  Lui  voyant  une  parure  si 
l'orl  au-dessus  de  sa  condition,  je  me  mis  en  tcle  de  savoir 
ce  (pii  eu  était.  Oii(d([ues  louanges  adi'oites,  mêlées  d'iii- 
siuualious  (pTelle  devait  avoir  à  cieur  de  repousser,  me 
livrèrent  hieiilùt  ce  secret...  A  propos,  tiscal,  je  vous 
dénonce  Almeïda  comme  un  des  plus  riches  gentilslionnnes 
du  Portugal. 

Li:  l'iscAL.  — •  Y  pensez-vous  ,  Monseigneur?  la  ruine  de 
cette  l'amille... 

Don  Luis.  —  Est  un  conte  forgé  à  plaisir  pour  éviter  les 
connscations  et  les  taxes.  Dès  demain  vous  ferez  fouiller  la 
maison  du  marquis ,  et  si  vous  n'y  trouvez  ])as  de  quoi 
défrayer  nos  troupes  pendant  un  mois ,  je  consens  à  passer 
pour  un  visionnaire...  Mais  revenons  :  cet  incident  me  lit 
remarquer  Tabsence  du  prodigue  amoureux,  et  je  m'étonnai 
qu'il  ne  vint  pas  jouir  du  trionqilie  de  sa  maîtresse.  Mes 
questions  d'ailleurs  alarmèrent  tellement  doua  Séraphine, 
que  j'eidrevis  là  dessous  un  mystère  quelconque;  et,  sans 
insister  maladroitement,  je  m'arrangeai  pour  la  faire  inter- 
roger par  (juehpies-unes  de:  ses  amies  les  plus  intimes. 
A  l'une,  elle  parla  d'un  lionnne  (pii  avait  «  coiq)é  l'unique 
branche  d'un  tronc  illustre.  »  — Dr,  mou  cousin,  le  tils 
uni(pie  du  chef  de  ma  maison  avait  é'ié  tué  ce  matin  même, 
en  duel,  par  don  Alvar  de  Henavidès.  Avec  laulre.  il 
hd  (picstion  d'un  audacieux  ([ui  avait  <(  poi-té  ses  l'cgai'ds 
sur  un  astre  dont  les   rayons  donnent    la  moil.  »  —  Il  ne 


552  MURAILLE    BLANCHE, 

fallait  pas  une  rare  pénétration  ponr  deviner  qu'il  s'agissait 
de  Fernand  de  Valor,  Timprudent  amoureux  de  notre  reine. 
Un  demi-mot  suffit  au  sage,  cl  l'absence  de  don  Manrique, 
la  frayeur  de  dona  Séraphine  ,  les  préoccupations  qui  la 
poursuivaient  m'indiquèrent  assez  ce  que  j'avais  h  faire.  Ce 
fut  alors,  que,  sortant  du  sarao,  je  vous  tis  prévenir,  pen- 
dant que  par  mon  ordre  on  allait  s'enquérir  de  don  Man- 
rique.  11  était  parti  depuis  un  quart  d'heure;  mais,  grâce 
aux  détours  qu'il  a  dû  faire  pour  éviter  les  chemins  royaux, 
nous  avions  encore  le  tem])s  de  prendre  l'avance.  Je  ne 
doute  pas  que  nous  ne  mettions  bientôt  la  main  sur  les  deux 
criminels  d'état,  et  sur  leur  imprudent  complice...  Pied  à 

terre,  Garces,  et  l'oreille  sur  le  sol N'entends-tu  pas 

quelque  bruit  lointain? 

Le  soldat,  après  un  silence.  —  J'entends  au  pied  de^ 
rochers  le  trot  des  mules. 

Don  Luis.  —  A  merveille!...  préparez  vos  escopettes. 


JOURNÉE   QUATRIEME. 

-^  Une  prison  de  Lisbonne.  — 

Don  Alvah.  —  Taisez-vous,  Manrique.  N'ajoutez  pas  le 
mensonge  à  la  trahison. 

Don  Fernand.  — Un  Almeïda,  \endr(!  ses  hôtes!  Oui 
aurait  pu  s'y  attendre? 

Don  Manrique.  —  Nobles  seigneurs,  écoutez-moi  :  par 
tout  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint  et  de  plus  sacré  au  monde,  je 
n'ai  ])oint  fait  ce  dont  vous  m'accusez.  Je  vous  ai  gardé 


%€mi 


\\\i\i     \\V'A\fO\\    ^\\VC    aV\^    OU    \<    ^".OVX    ^C    \o:\\    d    0\V    \V\    \^^\V\C    v\\W\\\C. 


l'AIMF.R     \)K    roi.  .LIT) 

en  1)011  ol  lidMo  «icntillioiniiK';  j"ai  veillû  siii"  vous,  coiiiinc 
sur  le  Irésor  de  ma  maison.  Lue  seule  ])ersomie  au  moii(l(> 
savait  que  j'étais  riehe  :  une  seule,  que  je  vous  avais  recueillis 
chez  moi. 

Don  Ai.vah.  —  VA  cette  personne... 

Don  MANRlon:.  —  (^elte  personne  est  la  [)lus  Icndre,  la 
plus  lovale  et  la  [)lus  candide  des  femmes,  celle  (pic  je 
devais  épouser,  une  àme  pure  et  droite  connue  il  n'en  lui 
jamais. 

Don  Alvar.  — =  Et  par  elle  nous  allons  périr. 

Don  Fernand.  —  Par  elle ,  nous  sommes  livi'és  à  nos 
bourreaux. 

Don  Alvar.  —  Son  innocence  même  et  sa  simplicité 
nous  ont  perdus. 

Don  Fernand.  —  Sa  loyauté  nous  coûte  la  vie. 

Don  Alvar.  —  Fiez-vous  donc  à  la  candeur  dune 
témme. 

Don  Fernand.  —  Celles-là  qui  ne  vous  trompent  pas  à 
dessein ,  vous  trahissent  sans  le  vouloir. 

Don  Alvar.  —  Dans  un  cœur  de  boue,  nos  secrets  sont 
à  la  merci  des  serpents. 

Don  Fernand.  —  Dans  une  àme  de  cristal  sans  tache, 
ils  sont  à  la  merci  des  espions. 

Don  Llus,  paraissant  au  fond  du  racliot.  —  Sans  doute,  sans 
doute;  mais  pourquoi  tant  de  belles  métaphores?  Dites 
plutôt  avec  le  proverbe  : 

MURAILLE   BLANCHE,    l'AHlEU    UE   loi. 

Et    maintenant,    Seigneurs,    debout,   s  il    nous    plait! 


554  •       MURAILLE    BLANCHE,     ETC. 

Secouez  VOS  chaînes,  et  saluons  gracieusement  la  noble 
assemblée.  Elle  voudra  bien,  en  faveur  de  ce  beau  dicton, 
excuser  les  fautes  de  l'auteur. 


PU  y     ©il     Lg¥J\flW 
AIGRIT  GRAND'PATE 


iiicoiHjiK'  a  ('té  011  Aiilriclio  sait  qii(>  les 
auberges  de  Vienne  ne  Talent  pas  grand" 
chose;  encore  doit-on  supposer  qu'elles  sont 
supérieures  aux  tavernes  de  celte  même 
ville  en  l'année  du  Christ  1195.  A  cette 
époque ,  et  dans  un  des  plus  humbles  cara- 
vansérails queùt  alors  la  capitale  de  T  Autriche  ,  trois 
voyageurs  arrivèrent  un   jour. 


556  PEU    DE    LEVAIN 

Tous  les  trois  étaient  pauvrement  vêtus  ;  mais  la  noblesse 
de  leur  démarche ,  leur  ton  l)rcf  et  résolu ,  leurs  comman- 
dements brusques  et  hautains  laissaient  soupçonner  en  eux 
des  hommes  accoutumés  à  l'autorité.  L'un  d'eux  surtout 
parlait  à  ses  compagnons  avec  une  impérieuse  familiarité , 
dans  une  langue  que  ne  comprenait  point  le  Jiqfmeister, 
déjà  inquiet.  Voyant  toutefois  qu'il  avait  afAiire  à  des 
soldats  fort  habitués  à  se  fiiire  comprendre  par  gestes,  il 
déploya  pour  les  servir  une  activité  remarquable. 

Nonobstant  ce  bon  vouloir  forcé,  les  préparatifs  du 
dîner  qu'avaient  commandé  ses  hôtes  les  effrayèrent  quel- 
que peu.  L'impéritie  culinaire  du  brave  homme  se  révé- 
lait de  reste  à  chacun  de  ses  mouvements,  et  la  propreté 
fort  écpùvoque  de  ses  mains  ajoutait  aux  anxiétés  des 
voyageurs. 

—  Par  le  ciel!  sir  Foulk,  — s'écria  celui  d'entre  eux 
qui  donnait  le  plus  librement  son  avis,  —  le  drôle  que 
voici ,  avec  ses  doigts  gras  et  sa  rustique  façon  d'apprêter 
cette  oie ,  va  me  faire  prendre  en  grand  respect ,  non  pas 
la  cuisine,  mais  la  Diète  allemande. 

Sir  Foulk  salua  d'un  grand  éclat  de  rire  cette  plaisan- 
terie, qui  avait  une  portée  politique.  Se  tournant  alors  vers 
son  autre  compagnon  : 

—  Sir  Thomas,  —  reprit  le  joyeux  voyageur,  — vous 
qui  savez  l'allemand,  ne  pourriez-vous  donner  quelques 
conseils  à  notre  hôte?  sa  volaille  ne  sera  pas  mangeable. 

Sir  Thomas  s'excusa  de  son  mieux  sur  son  ignorance 
profonde  en  ces  matières. 

—  Par  la  sainte  croix!  —  reprit  alors  le  compagnon  de 
sir  l'oulk  et  de  sir  Thomas,  —  je  vais  donc  moi-même  lui 


AI  (i  lui'    (iUAM)    l'ATi:.  0.l7 

ddiiiUM'  imc  Um'oii  .  et  le  iiiaiiaiil  scia  l)i(Mi  surpris  si  jamais 
il  sail  (|ii('ll('s  mains  ont  loiii'lu'  sa  laidoiic. 

Sur  ([iioi ,  sans  pins  tarder,  riuconnn  s'approclia  du 
fb>)('r,  rcponssa  du  {-onde  l'incxpérimmlc''  cuisinier,  et  a\ec 
une  dcxicrilc  remar(pial)lc  remania  son  travail  incomjjict. 
Sir  h'oulk  ,  sir  Thomas  et  lliotc  liii-mcmc  contemplaient 
cette  scciie  avec  un  étounemcnt  (jui  la  rendait  encore  plus 
j)i(pianle. 

Au  plus  vif  de  sa  besogne,  ce  manipulateur  impromptu 
lui  dérangé  par  l'arrivée  d'un  nouveau  témoin.  Ce  n'était 
rien  moins  qu'une  Bohémienne  errante,  une  Zingard.  de 
quinze  à  seize  ans  au  jdus.  Si  jeune  qu'elle  fi\t,  on  voyait 
à  son  teint  hruni  ,  et  surtout  à  son  costume  oriental  , 
qu'elle  n'avait  pas  quitté  depuis  longtenqis  la  région 
hrùlante  où  les  rayons  du  soleil  avaient  doré  son  cou,  ses 
épaules  et  ses  mains. 

—  Au  diable  l'Egyptienne  !  —  s'écria  le  maître  ([uenx 
en  fonctions,  —  vous  voilà  tous  à  la  regarder  connue^  une 
luerveille ,  et  ma  leçon  sera  perdue  si  elle  reste. 

Il  croyait  sans  doute  que  ces  dures  paroles  ne  seraient 
pas  entendues  de  la  jeune  tille  ;  mais  elle  s'avança  vers  lui 
d'un  air  moins  intimidé  qu'on  ne  lent  pu  croire,  et  dans 
la  même  langue  dont  il  s'était  servi  : 

—  Un  brave  d'Angleterre,  —  lui  dit-elle,  — n'empê- 
chera pas  sans  doute  une  pauvre  tille  de  gagner  sa  vie. 

A  ces  mots,  le  voyageur  parut  plus  contrarié  que 
jamais. 

—  Qui  es-tu  ?  —  demanda-t-il  rudement  à  l'Egyptienne; 
—  d'où  es-tu?  que  nous  veux-tu  ?  Va-t'en  ! 

Ces  interpellations  huent  faites  d'une  voi\  terrible,   el 


588 


PET    DE    LEVAIN 


avec  un  regard  qui  eût  fait  ])àlir  les  plus  braves.  La  jeune 
iille  pâlit  en  effet ,  mais  l'assurance  de  son  regard  ne  se 
démentit  point  ;  il  demeura  fixé  sur  la  figure  de  l'homme 
brutal  qui  la  chassait  ainsi.  On  eût  dit,  ou  qu'elle  cher- 
chait à  le  reconnaître,  ou  qu'en  véritable  sorcière  elle  liû 
jetait  le  Mauvais  OEil. 

—  Je  viens,  —  lui  dit-elle,  —  de  la  Terre-Sainte; 
je  viens  de  Saint-Jean-d'Acre  et  d'Ascalon,  mon  hardi 
soldat;  mais,  vous  qui  parlez,  ne  fûtes-vous  jamais  en 
Palestine? 

—  Que  t'inqoorle?  —  répondit  plus  irrité  que  jamais  le 
voyageur  inconnu;  —  me  crois-tu  lait  pour  deviser  avec 
loi  ou  avec  tes  pareilles?  Hors  d'ici,  maudite  païenne!  — 
Et  vous,  Thomas,  — et  vous,  Foulk,  —  reprit-il,  s  adres- 
sant à  ses  compagnons ,  —  à  quoi  songez-vous  de  laisser 
ici  cette  mendiante?  Jetez-lui  quelque  argent,  et  (pielle 
parte  ! 

L'ordre  ainsi  donné  fut  exécuté  sur-le-champ  ;  mais  la 
Bohémienne  repoussa  l'aumône  qu'on  lui  faisait  avec  tant 
de  dédain,  et,  sans  attendre  les  violences  dont  elle  était 
menacée,  elle  sortit,  l'œil  fixé  sur  \c  discourtois  soudard 
{[uï  l'avait  si  mal  accueilhe. 

Deux  heures  après,  tandis  que  les  trois  voyageurs  savou- 
raient avec  un  appétit  remarquable  le  dîner  préparé  jîar 
l'un  d'eux,  cinquante  hallebardiers  vinrent  investir  l'au- 
berge où  ils  tenaient  table.  Le  secrétaire  du  duc  d'Autriche 
et  un  capitaine  des  gardes  avaient  pris  le  commandement 
de  cette  escouade.  Quand  ils  entrèrent  dans  la  salle,  les 
trois  convives,  par  un  seul  (>t  même  niouvemeut.  se  levé- 


Aicurr   (;i5AM)  patk.  7yM) 

iciil  pour  saisir  leurs  armes  accrochées  à  la  mmaille;  mais 
le  secrétaire,  olant  sa  harelle  cl  sincliiiaiil  a\ec  un  respect 
proloud  : 

—  Sire  ,  —  (lit-il ,  —  vous  êtes  reconnu.  Messcigneurs  , 
ne  tentez  point  une  délense  inutile  ;  nos  ordres  sont  |)récis. 
Morts  ou  vils,  le  duc  mon  nuiîlro  vous  veut  avoir. 

Un  coup  d'oeil  aux  fenêtres  convainquit  en  effet  les  Aoya- 
geurs  (jue  toute  résislanct'  serait  superllue.  Sir  Foulk  d'Oyley, 
sir  Thomas  Mullon  et  Uichard  (i(eur-de-Lion  rendirent  en 
frémissant  leurs  épées. 

En  sortant  de  l'auberiie  ils  virent,  derrière  la  triple 
rangée  de  soldats  ([ui  allait  les  envelopper,  la  petite 
Egyptienne  aux  yeux  méchants,  dont  leur  capture  était 
l'ouvrage.  Cœur-de-Lion ,  toujours  violent,  étendit  vers 
elle  sa  main  gantée  de  fer;  mais  la  Zingara,  conservant 
sur  ses  lèvres  un  sourire  vindicatif  : 

—  Souviens-toi ,  —  lui  cria-t-elle  en  anglais ,  —  du  dra- 
peau de  Saint-Jean-d'Acre  ! 

Elle  faisait  allusion  à  l'ordre  insolent  donné  par  Richard 
de  jeter  dans  un  égoût  la  hannière  allemande,  ])laiitée  sur 
une  tour  dont  le  duc  Léopold  s'était  emparé. 

Pour  ces  deux  insultes,  —  toutes  deux  d'assez  peu  d'im- 
portance,—  IVichard  passa  quatorze  mois  dans  la  forteicsse 
de  Worms.  11  hit  cité  devant  la  Diète  (îermanique,  et  ohlige 
de  répondre  à  des  accusations  de  meurtre.  Son  royaume 
tout  entier  s" épuisa  pour  fournir  les  cent  mille  marcs  de  la 
rançon  exigée.  Enlin  la  couronne  d" Angleterre  fut  doii- 
hlement  humiliée  devant  le  sceptre  inq^érial  et  (le\ant 
IMiilij)pe-Auguste;  — (iceur-de-Eion  d'vme  part,  et  Jean- 


560 


PEU    DE    LEVAIN    AIGRIT    (IRAN!)   PATE. 


sans-Terre  de  l'autre,  s'étant  soumis  à  une  déclaraliou  de 
vasselage  '. 

N'est-ce  pas  le  cas  de  reconnaître  que  : 


PEU    DE    LEVAIN     AIGRIT     GRAND    PATE. 


\.  l'iciri!  irEIrilo  et  Ollo  do  Saint-Hl.iizc,  ;iiiisi  (jiic  presque  ton»  les  ménesirel.s 
(lu  xii«  et  du  xiiie  sièele,  l'ont  allusion  à  l'anecdote  que  nous  venons  de  nous 
approprier.  Aucun  hislorien  n'a  paru  la  reiiarder  comme  authentique. 


\a\  WvVwv  tWvï.'si  \c.  \.o\\Y  ».\\\  Vo\>. 


l^l^iDliFi   fl^i 


L'A^Ti^! 


-9<S>«> 


Le  tliéàlre  ropréserito  une  rue  de  Séville;  —  une  boutique  peinte  en  bleu,— 
vitrage  en  plomb ,  —  trois  palettes  en  l'air,  —  l'œil  dans  la  main.  —  Sur  l'enseigne 
ees  mots.-  Consilio  mnnuque.  Figaro,  barbier." 


î^  IGARO ,    contiiuinnl    un   monolo.suo   commencé 

'^  Le  grand  jour  est  venu,  mon  enfont.  Si  tu 
0  réussis,  lu  plantes  là  ta  trousse  et  ton  cuir 
■  '  anglais;  tu  deviens  le  valet  d'un  grand  d'Es- 
pagne, son  valet  favori,  autant  vaut  dire  son 
maître.  Situ  échoues,  tu  n'es  qu'un  pauvre  sot,  et  tu  restes 
barbier  comme  devant.  Le  caprice  d'un  amoureux,  la  fantaisie 
iluiie  petite  fdle  prisonnière,  la  surveillance  plus  ou  moins 
active  de  son  vieux  geôlier,  toutes  choses  auxquelles  tu  ue 
peux  rien,  décideront  aujourd'hui  de  ton  sort...  J'oubliais 
le  bon  vouloir  de  la  police,   qui,  nonobstant  sa   paresse 


562  UN    BARBIER    RASE    l'aUTRE. 

ordinaire,  ne  laisse  pas  quelquefois  d'être  gênante...  Réca- 
pitulons !  Il  me  faut,  ce  soir,  un  homme  dévoué  pour  tenir 
l'échelle,  un  alcade  aveugle  et  des  screnos  '  discrets.  11  me 
faut  encore  un  asile  sûr,  oii,  près  d'une  femme  de  bon 
renom,  Rosine  puisse  attendre  le  notaire  et  le  prêtre,  si  par 
hasard  ceux-ci  ne  se  trouvaient  pas  sous  la  main.  La  moindre 
de  ces  choses  demanderait  trois  jours  de  recherches,  et  j'ai 
à  peine  trois  heures  devant  moi  !  Je  le  donne  en  vingt  au 
plus  matois  des  ambassadeurs...  Eh  !  mais,  qu'est-ce  donc 
que  j'aperçois  entassé  contre  la  borne?...  Ce  manteau  brun, 
ce  bâton,  cette  plaque...  Jour  de  Dieu  '  c'est  Barcino,  le 
plus  adroit  corchete  ^  de  la  place  San-Francisco...  Eh  ! 
}3arcino,  dors-tu,  veilles-tu,  maraud? 
Barcino,  se  réveillant  à  demi. 

Où  va  Juanica,  la  brune, 
Lorsqu'elle  sort  du  couvent? 
l-llle  ne  craint  pas  le  vent, 
Mais  si  fait  le  clair  de  lune... 
Elle  ne  craint  pas  le  vent. 
Mais...  si...  fait... 

(11  se  rendort.) 

Figaro.  —  Le  drôle   est   plus  ivre  qu'un   frère  de  la 

Capacha...  Lève-toi,  bête  brute. 

(Il  le  pousse  du  pied.) 

Barcino. — Jijero^,  je  te  méprise...  va  chercher  tes 

puces  ailleurs. 

1  11  se  rendort.  ) 

Figaro.  — Je  ne  le  réveillerai  jamais,  et  le  pauvre  diable 


1.  Sereno,  criciii'  de  iiiiil. 

2.  Corchete,  olUcier  de  ijolice,  iiil'érieur  au\  ;iluu;i/.il^ 

3.  Jifero,  nom  do  mépris  donné  aux  Itoiieliprs. 


Un   i?AUi!ii:ii   UASK   i.'autiU'.  o()/) 

Jiic    l;iil   j)ili(''.    liicii   (|u"il   lie  soil  j)as  mon  [)èrt!,   jcluiis , 
coinuie  la  lilli'  de  Lolh ,  un  voile  sur  sa  laiblesso. 

(11  reiii[)uil('  dans  son  aniiMi'-houtiquo.  ) 

L'ai.CADE,  arrivant  à  grands  pas.  —  Bairiiio  !  Bart'iiio  ! .. . 
Où  (liahlc  se  caclio  ce;  niaiulil  sciciio?,..  Unit  heures  du 
matin,  et  pas  de  rapport  encore!...  Le  corrégidor,  que 
va-l-il  dire?  à  (|ui  demander?...  Justement  voici  mon 
affaire.  Seigneur  Figaro!  seigneur  Figaro!  je  cherche  le 
sereno  du  quartier;  ne  Tauricz-vous  point  vu,  par  hasard? 

Figaro.  — Nullement.  Mais,  toute  la  nuit  durant,  je  l'ai 
hien  assez  entendu  pour  mes  péchés.  (Parodiant  la  voix  do 
Barcino.)  «Le  temps  est  beau!...  la  nuit  est  belle!...  » 
Pensez  que  j'avais  un  bon  mal  de  dents ,  et  que  je  donnais 
de  bon  cœur  au  diable  votre  importun  crieur  de  nuit  ! 

L'alcade.  —  Ainsi  donc,  après  tout,  le  drôle  n'a  pas 
manque  à  ses  devoirs...  Mais  ce  matin,  ce  matin,  seigneiu" 
Figaro,  où  diable  pensez-vous  qu'il  soit? 

Figaro.  —  Je  l'ignore  ,  illustre  alcade  ;  mais  je  gagerais 
fort  qu'il  s'occupe  de  la  sécurité  publique.  ()uq\  brave  cor- 
chete  vous  avez  là  !  Personne  ne  s'entend  comme  lui  h 
dépister  nos  drôlesses ,  et  je  l'ai  vu  un  jour,  à  la  porte  de 
Xerez,  désarmer  à  lui  seul  six  fameux  rulians,  dont  les 
épées  passaient  la  longueur  voulue  par  les  ordonnances.  Je 
restai  stupéfait  devant  son  audace,  sa  résolution  et  sa 
dextérité.  C'était  merveille  que  les  coups  qu'il  portait  d'estoc 
et  de  taille ,  ses  revers ,  ses  parades  et  son  œil  toujours  au 
guet  pour  qu'on  ne  le  prît  point  par  derrière.  Bref,  ce 
nouveau  Bodomont  mena  ses  ennemis  tambour  battant, 
depuis  la  porte  en  question  jusques  au  collège  de  maître 


364  UN    BARBIER    RASE    l'aUTRE. 

Rodrigo,  à  plus  de  cent  pas  de  là.  Quel  homme  !  seigneur, 
quel  homme  ! 

L'alcade  ,  avec  orgueil.  —  Maîh'c  Figaro,  tous  mes  algua- 
zils  sont  de  la  même  trempe  ;  je  me  flatte  d'avoir  Fescouade 
la  plus  aguerrie  de  tout  Séville.  Si  vous  voyez  Barcino , 
dépêchez-le-moi,  je  vous  en  prie. 

Figaro.  —  Comptez  sur  moi,  nohle  magistrat. 

(  L'alcade  sorL) 

Barcino  ,  passant  la  tète  à  travers  la  porte  entrebâillée  de  l 'arrière- 
boutique.  —  Est-il  parti? 

FiGAROr  —  Sans  doute,  gros  animal.  Sa  voix  t'a  dégrisé, 
ce  me  semble? 

Barcino.  — Quelle  peur  j'ai  eue  !  et  quel  cierge  ne  vous 
dois-je  pas?  Disposez  de  moi,  seigneur  Figaro;  la  nuit 
comme  le  jour,  et  le  jour  comme  la  nuit,  je  suis  à  vos 
ordres. 

Figaro.  —  J'y  compte  bien ,  et  je  t'attends  ce  soir  an 
coin  de  la  Coslanilla,  près  de  la  maison  du  docteur  Bar- 
tholo.  Ne  demande  ni  pour  qui,  ni  pour  quoi  lu  y  dois 
être  ;  sois-y  seulement,  et  je  te  tiens  quitte.  J'entends  quel- 
qu'un :  sauve-toi. 

Barcino,  s'enfuyant.  — J'y  serai,  n'en  doutez  pas. 
(Entre  la  Colindrès.) 

La  Colindrès. — Vous  voyez  une  femme  au  désespoir. 

Figaro. — Qui  peut  donc,  gracieuse  dame,  vous  trou- 
bler à  ce  point? 

La  Colindrès.  —  Mon  mari  est  un  monstre ,  seigneur 
Figaro. 

Fhjaro.  —  Qui  cela?  riionorable  alcade? 


UN     HAlUilKU     IIASK     I,  AUTRK.  501) 

La  (-Ol.lNDUKS.  —  Lliuiioiahlc  ulcado  a  passé  la  miil 
hors  (le  chez  lui.  Il  trompe  sa  pauvre  femme;  cela  est 
cerlain. 

FicAHO. — -  Vraiment  !...  Une  j)auvre  femme  si  fidèle! 

La  Colindhès.  —  Vous  pouvez  bien  le  dire.  Ll  |)our 
fpii?...  Sans  doute  pour  quelqu'une  de  ces  nynqdies  ([ui 
Youl  étaler  leurs  grâces  à  la  Sauceda,  (pudqu'une  de  ces 
loueuses  de  lit  qu'il  est  chargé  de  surveiller. 

Figaro.  —  Mais  êtes -vous  sûre,  au  moins,  de  ce  que 
vous  dites  là  ? 

La  Colindrès.  —  Gomment  voulez-vous  que  j'en  doute? 
Qui  aurait  pu  le  retenir  toute  la  nuit  hors  de  chez  nous  ? 

Figaro.  —  Etrange  jalousie  des  femmes  !...  Et  si  je 
vous  disais  que  nous  avons  passé  la  nuit  ensemble ,  non 
pas ,  comme  vous  le  soupçonnez ,  chez  quelque  nymphe  ou 
quelque  loueuse  en  garni,  mais  chez  le  corrégidor  (!<> 
Séville ,  où  nous  servions  l'un  et  l'autre  de  témoins? 

La  Colindrès.  —  De  témoins  ?  à  quoi  ? 

Figaro  ,  gravement.  —  Ceci ,  Madame  ,  est  un  secret 
d'état;...  et  je  me  repens  déjà  d'en  avoir  trop  dit.  Mais 
croyez -moi,  votre  mari  n'est  pas  coupable...  Qu'avez- 
vous  donc  à  pâlir  et  à  regarder  ainsi  du  côté  de  la  rue  ? 

La  Colindrès.  —  Seigneur  Figaro,  défendez -moi  — 

cachez-moi,  seigneur  Figaro  !  Je  suis  une  femme  morte. 

(Elle  se  jette  dans  rarrière-boutique. ! 
(Entre  la  Chicharona.) 

La  Chicharona.  — Elle  est  ici;  on  m'a  dit  qu'elle  était 
ici.  Par  le  ciel,  ne  m'arrêtez  pas  !  Je  veux  lui  arracher  les 
yeux,  lui  déchirer  le  visage;  de  ce  couteau,  je  veux  la 
marquer  au  front. 


560  UN    BARBIER    RASE    L AUTRE. 

Figaro. — Malepeste,  quelle  fureur!  Charmante  gilana, 
qui  doue  cherchez-vous  ainsi  ? 

La  Chicharona.  —  Tu  le  sais  bien ,  maudit  barbier  ; 
c'est  madame  l'alcade,  c'est  cette  Cohndrès  de  malheur. 
Oii  se  cache-t-elle  ?  Je  la  veux  anéantir  ! 

Figaro. — Tout  doux,  tout  doux,  ma  belle  amazone; 
prenez  garde  à  mes  carreaux,  et  ne  gesticulez  point  de  la 
sorte.  Je  n'ai  jamais,  que  je  sache,  logé  madame  Colin- 
drès.  Mais,  pour  Dieu,  que  vous  a-t-elle  fait'? 

La  Chicharona.  —  Ce  qu'elle  m'a  fait  !  Elle  veut  me 
prendre  ce  que  j'ai  de  plus  cher.  Elle  écrit  des  billets  doux 
à  mon  brave  toréador.  Jour  de  Dieu!  Don  Ramou  n'est  pas 
pour  elle.  Mais  c'est  assez  qu'elle  y  ait  songé;  je  l'arrange- 
rai de  la  belle  sorte.  Encore  une  fois,  où  est  cette  femme? 

Figaro.  — Je  n'en  sais,  ma  foi ,  rien...  Cependant  vous 
m'étonnez  fort,  Chicharona,  et  j'aurais  soupçonné  quelque 
autre  belle  d'en  conter  h  Don  Ramon. 

La  Chicharona.  — Une  autre!  dites-vous.  Et  qui  cela, 
s'il  vous  plaît? 

Figaro.  — J'ai  là-dessus  mes  petites  idées...  (Feignant  de 
se  raviser.)  Ce  billet  dont  vous  parlez,  l'avez-vous  encore? 

La  Chicharona.  —  Sans  doute.  Je  l'ai  gardé  pour  le 
faire  avaler  à  celle  qui  l'a  écrit. 

Figaro.  — Voyons-le,  par  grâce.  (Elle  le  lui  donne.— Après 
l'avoir  parcouru  : )  Justement...  Je  ne  m'étais  pas  trompé. 

La  Chicharona,  étonnée.  — Quoi?  comment?...  Cette 
femme...  ce  n'est  pas?... 

Figaro.  — Au  contraire  :  c'est  celle  que  je  pensais... 
Prenez  garde ,  Chicharona ,  la  colère  vous  aveugle  ,  ma 
bonne  amie. 


UN   i?Ainui:i{   RASE   l'autrk.  567 

La  (  illli.llAUONA  ,  indi'cise.  — Mais  Doii  llainoii  lui  iiièine 
a\ail  lair  do  diiv... 

Fu;ar(\  —  Ali  1  Don  Haiiion  avait  ce!  air-là...  Je  nous 
plains,  Chicharona.  Don  Ranion  trame  qiielquo  perlitlio  : 
il  cherche  à  détourner  \os  soupçons. 

La  Chicharona.  — Vraiment!  si  je  le  croyais!...  Au 
surplus,  je  le  saurai  bientôt. 

(Elle  sort  en  couriint.) 

Figaro,  riant  aux  éclats.  — Gare  à  toi,  Don  Ramon,  cl  ]y,\ir 
cette  botte.  (A  la  ColindnV  :  Vous  pouvez  sortir,  Madame,  la 
tempête  est  déjà  loin. 

La  ColindrÈS,  encore  toute  émue.  —  Seigneur  Figaro ,  je 
vous  dois  l'honneur,  et  peut-être  la  vie...  Un  esclandre 
public...  une  marque  ignominieuse...  Oh!  dites-moi ,  ne 
puis-je  rien  pour  m' acquitter? 

Figaro.  — Si  fait,  certes.  (A  voix  basse)  :  Cette  nuit,  chez 
vous... 

La  ColindrÈS,  offensée.  —  (Jue  signitie... 

Figaro,  souriant.  — ?S^on,  vous  vous  trompez  ;  je  sais  tort 
bien  que  je  ne  suis  pas  Don  Ramon...  Cette  nuit,  chez  vous, 
disais-je  ,  il  faudra  donner  asile ,  pour  quelques  heures 
seulement ,  et  dans  le  plus  grand  secret ,  à  une  jeune  fugi- 
live  que  je  protège. 

La  ColindrÈS,  étonnée.  —  Mais  vraiment,  Figaro,  j'i- 
gnore... si... 

Figaro.  — Vous  oubliez  que  sans  moi,  tout  à  llKuire... 

La  ColindrÈS,  vivement  —  Non,  non...  .Je  ncuv,  je 
dois  me  montrer  reconnaissante...  A  cette  nuit  donc. 

Figaro.  — .Jusque  là,  motus  ! 

'Elle  sort. —  Apres  un  instant  l'alcade  paraît  au  bout  de  la  rue) 


508  L'N    BARBIER    RASE    L'AUTRE. 

Fi(;aR().  — Et  de  deux!  Maintenant  fiiisons  savoir  à  l'al- 
cade... Oh!  justement,  voici  ce  majestueux  personnage... 
Seigneur  alcade,  deux  mois. 

L'alcade.  — Que  me  voulez-vous,  seigneur  barbier? 

Figaro.  —  Où  passâtes-vous  la  nuit  dernière? 

L'alcade.  — Plaisante  question  !  Et  de  quel  droit?... 

Figaro.  —  Vous  avez  raison,  et  peu  m'importe.  Que 
ce  soit  chez  Dolorès  ou  chez  Loaïsa ,  chez  Mari-Alonzo 
ou  chez  Léonor,  cela  ne  me  regarde  en  rien  ;  mais  ce  qui 
m'importe,  et  à  vous  aussi,  c'est  de  n'être  pas  démenti 
dans  un  petit  conte  que  je  viens  de  faire  à  madame  votre 
épouse. 

L'alcade  ,  troublé.  —  Ma  femme  ! . . . 

Figaro.  —  Elle  vous  cherchait  tout  à  l'heure.  Votre 
absence  nocturne  lui  avait  mis  la  puce  à  l'oreille,  et  sans 
le  soin  que  j'ai  pris  de  la  rassurer. .. 

L'alcade.  —  Ah  !  seigneur  Figaro,  quel  signalé  ser- 
vice ! 

Figaro.  —  Connnent  donc ,  seigneur  alcade ,  il  se  faut 
bien  entr  aider  quelque  peu.  Sachez,  pour  votre  gouverne, 
que  nous  avons  passé  la  nuit  entière  chez  le  corrégidor. 
Nos  motifs  doivent  rester  secrets.  Tenez-vous-en  à  cette 
explication,  que  j*ai  donnée  sous  la  foi  du  serment.  Main- 
tenant, seigneur,  si  cette  nuit,  à  l'heure  des  sérénades, 
vous  aperceviez  votre  dévoué  serviteur  en  bonne  fortune... 
si  vous  le  trouviez,  par  exemple,  sous  les  fenêtres  du 
docteur  Bartholo ,  prêt  à  monter  chez...  chez  la  duègne 
Marceline . . .  J' espère . . . 

L" alcade,  souriant.  — 11  suftit.  Nous  nous  comprenons 
à  merveille,  P^oiis  m  avez  fait  la  barbe,,. 


../'\ 


\  w  \w\\\\\\<.  x\<\\i   u"v:f-V  \wwvv\t.  \vv\A.  yow  ww*;  \\V\t. 


UN   liAintiKK   UASK   i/aithi:. 


r)(j!) 


iMdAUo.  —  /;/  VOUS  me  ferez  le  toupet.  (Tcsl  cxiic- 
Iciuciil  cela.  Il  est  cniciulu  dans  ce  I)as  monde  qnc;  qui 
se  seni  en  laule,  (ronve  inlérèt  à  excnser  les  péchés  de 
son  voisin,  el  que,  snivanl  le  [)rovcrbe, 


UN     BARBIKU     RASE     l'aUTUK. 


47 


/h  U/hM<ê)^Û  [IT  ^y  i^iy 


ON    S'HABITUE 


0  n'oserai  jamais! 

—  Fais  coniiiio  moi,  imbécile! 

—  .l'ai  trop  peur. 

—  Peur  d'une  lilietle  du  seize  ans  !  Je  rougis 
d'être  ton  cousin,  Alain. 

—  Mais,  mon  cher  Léveillé 

Habit  de  lutaine  grise  et  cœur  sensible,  bas  chinés  et 
\in"t  ans,  «iuètres  nanivin,  chai)eau  rond  placé  en  arrière, 
yeux  bleus,  cheveux  ])louds;  au-dessus  de  la  lèvre  supé- 


A   1.  vMori!   i;t  AT   Fi:r,   ktc.  .>/  I 

nciiic   un    |)('li(   sii^iic   (|(ii   iii(li(|ii('  ([imI  (>sl  jimoufciiv  de 
iiiadciiioiscllc  Aiiiicllc  :  Noilà  Alain. 

HappeK'z-voiis  les  ])i('('('s  di;  l'^avart,  si  vous  Icmu'z  à  vous 
faiix'  une  idée  de  Lévcillé,  de  nions  Léveillé,  connue  on 
disait  au  wiii''  siècle.  \()i\sonor('j  gestes  gracieux,  visage; 
empourpré,  œil  éinérillouné,  jarret  solide  ;  vous  le  recon- 
naîtriez entre  mille.  Saluez  en  sa  personne  le  gars,  le  bon 
drille,  le  coq  de  village.  Quel  Don  Juan  (pic  ce  Léveillé! 
N'est-ce  pas  de  lui  que  M.  le  bailli  disait  l'autre  jour  : 
«  Comment  voulez-vous  qu'il  y  ait  des  rosières  dans  le  can- 
ton? il  cueille  toutes  mes  roses!  »  Cependant  M.  le  bailli 
tiendrait  beaucoup  à  couronner  des  rosières;  c'est  le  faible 
de  tous  les  baillis. 

Alain  est  amoureux  fou  de  mademoiselle  Annette;  il 
n'a  plus  le  cœur  à  rien ,  ni  à  servir  la  jncsse  à  M.  le  curé, 
ni  à  chanter  au  lutrin ,  ni  à  écouter  les  contes  du  soir  à  la 
veillée;  il  passe  et  repasse  sans  cesse  devant  la  fenêtre 
d* Annette;  en  levant  la  tête,  il  rougit;  si  elle  est  sur  sa 
porte,  il  s'enfuit. 

L'autre  jour  il  Ta  rencontrée  comme  elle  entrait  dans 
l'église  ;  c'est  à  peine  s'il  a  eu  la  force  de  lui  dire  :  Bonjour, 
mademoiselle  Annette.  Elle,  pourtant,  lui  a  répondu  d'un 
ton  fort  encourageant  :  Bonjour,  monsieur  Alain!  —  Ah! 
si  l'on  vendait  des  philtres  pour  se  faire  aimer  !  A  quels  . 
moyens  ont-ils  eu  recours  ceux  qui  jouissent  de  ce  bon- 
heur? Parbleu!  il  Aiut  que  je  le  demande  à  mon  cousin 
Léveillé. 

Ce  matin  même ,  Alain  est  allé  trouver  Léveillé ,  et  ils 
ont  eu  ensemble  une  conversation  dont  nous  venons  d'en- 
tendre les  dernières  phrases.   Léveillé  a  développé  devant 


572  A  l'amour  et  au  feu 

son  cousin  tout  son  système  de  séduction.  Quand  on  veut 
faire  la  cour  à  une  femme ,  on  commence  par  la  regarder 
bien  tendrement,  puis  on  essaie  de  lui  parler;  si  elle  répond, 
on  lui  serre  la  main,  et  on  soupire.  Si  le  lendemain  est 
un  dimanche,  on  lui  présente  des  Heurs  et  on  l'invite  à  la 
danse.  Le  matin,  quand  elle  conduit  ses  moutons  au  pâtu- 
rage ,  on  se  trouve  comme  par  hasard  dans  la  prairie ,  on 
entame  l'entretien  par  quelque  flatterie  adroite;  on  s'asseoit 
auprès  d'elle,  on  lui  dit  :  Je  vous  aime,  et  on  lui  prend  un 
baiser. 

C'est  à  cet  endroit  de  la  leçon  qu'Alain  s'est  écrié  :  Je 
n'oserai  jamais! 

Ne  jamais  oser  !  Charmante  conviction  de  la  jeunesse , 
naïveté,  candeur,  timidité  de  l'adolescence,  les  premiers 
feux  de  l'aurore  ont  moins  de  grâce  que  vous  !  Léveillé,  lui 
aussi,  a  cru  qu'il  n'oserait  jamais;  il  a  eu  peur,  il  a  reculé 

devant  un  premier  baiser  ;  mais  depuis Pourquoi  Alain 

ne  serait-il  pas  comme  lui?  pourquoi  ne  s'habituerait-il  pas 
à  l'amour?  Il  n'en  sait  rien  lui-même.  Le  fait  est  qu'Annette 
vient  de  passer  tenant  son  fuseau  à  la  main  ;  ses  brebis  la 
suivent  ;  elle  se  dirige  vers  le  petit  bois  qui  borde  la  rivière. 
L'occasion  est  belle,  Léveillé  ne  manquerait  pas  d'en  pro- 
fiter; mais  Alain  se  souvient  que  c'est  l'heure  où  M.  le  curé 
l'attend;  il  s'enfuit,  il  plante  là  son  professeur.  Essayez 
après  cela  d'apprendre  l'amour  aux  jeunes  gens. 

M.  le  bailli  s'est  rendu  de  grand  matin  chez  la  mère 
d'Annette;  il  roule  une  grande  pensée  sous  sa  perruque  à 
marteaux;  sa  figure  est  soucieuse,  sa  démarche  solennelle; 
il  se  drape  majestueusement  dans  son  manteau  de  serge 
noire;  il  médite  deux  choses  importantes,  une  rosière  et 


ON    s'ilABlTlK.  57." 

un  discours  pour  l'arriNée  du  soigueur.  Le  discours  ;un'a 
son  lour;  il  a  l)icu  Irouvé  la  rosière. 

—  Bonjour,  nicrc  Simonne,  dit-il  en  entrant. 

—  Dieu  vous  garde!  monsieur  le  bailli. 

—  Je  viens  vous  apportei'  une  bonne  nouvelle.  Le  sei- 
gneur arrive  dans  un  mois;  il  nous  faut  à  tout  prix  une 
rosière  :  j'ai  clioisi  volie  lille. 

—  (Test  beaucoup  d'bonneur  pour  nous,  monsieur  le 
bailli. 

—  Dites-moi ,  mère  Simonne  ,  n'avez-vous  jamais  vu 
personne  rôder  autour  de  votre  fille?  c'est  que,  voyez- vous, 
je  suis  très-sévère  en  fait  de  rosières,  et  si... 

La  mère  Simonne  allait  répondre,  lorsque  tout-à-coup 
un  bruit  de  tambour  se  fait  entendre  :  Plan ,  ran ,  plan , 
plan,  ran,  plan.  C'est  le  sergent  Latulipe  qui  arrive  à  la 
tète  de  son  escouade  ;  de  beaux  grenadiers ,  ma  foi  !  habits 
et  pantalons  blancs,  revers  bleus,  le  tricorne  tièrement  posé, 
la  queue  bien  faite  et  les  cheveux  soigneusement  poudrés. 
Tout  le  village  s'est  levé  pour  les  voir  passer. 

Latulipe  donne  le  mot  d'ordre  au  bailli;  il  \ient  dans  le 
pays  pour  le  recrutement.  Le  roi  a  besoin  de  beaucou])  de 
grenadiers;  on  se  bat  dans  le  Palatinat  ;  qui  ne  brûlerait  de 
partager  les  dangers  des  défenseurs  de  la  patrie?  Latulipe 
compte  sur  la  bonne  volonté  de  la  jeunesse  et  sur  l'assis- 
tance des  cavaliers  de  la  maréchaussée. 

Le  bailli  a  remis  des  billets  de  logement  à  la  trouj)e  ; 
Latuhpe  tiendra  garnison  pour  le  moment  chez  la  mèi-e 
Simonne.  Imprudent  bailli,  qui  va  loger  le  plus  galant  des 
sergents  chez  la  plus  jolie  des  rosières  !  Qui  ne  connaît  le 
fameux  Latulipe?  l'histoire  est  pleine  de  ses  exploits  mili- 


o74  A    LAMOrU    Et    AU    FEU 

taires  et  galants;  une  chanson  les  a  transmis  à  la  postérité^ 
chanson  touchante  dont  le  dernier  couplet  arrache  de^ 
larmes.  Latulipe  s'adresse  à  son  amante  : 

Tiens,  serre  ma  pipe, 
(iarde  mon  briquet; 
Et  si  Latulipe 
Fait  le  noir  trajol. 
Tu  seras  la  seule 
Dans  le  régiment 
Qu'ait  le  brùle-gueule 
T)e  son  tendre  amant. 


A  cette  époque  Latulipe  ne  songeait  nullement  à  faire  le 
noir  trajet,  et  tout  porte  à  croire  qu'il  ne  connaissait  pas 
encore  cette  Manon  qui  lui  inspira  ])lus  tard  de  si  éloquents 
adieux. 

Le  sergent  n"a  que  trois  joiu's  à  passer  dans  le  village  ; 
jnais  aussi  comme  il  les  emploie  !  Ce  sont  sans  cesse  de  nou- 
veaux compliments,  de  nouvelles  galanteries  à  Annette;  il 
lui  donne  le  hras,  il  1  accompagne  aux  champs,  il  danse 
avec  elle.  Pauvre  Alain!  il  souffre,  il  est  jaloux!  On  dirait 
qu' Annette  prend  plaisir  à  se  monh'er  à  ses  yeux  en  com- 
pagnie du  sergent.  Alain  souffre  tant,  qu'il  oublie  qu'il  est 
forcé  de  partir,  que  la  loi  l'oblige  sous  peine  des  galères  à 
devenir  un  héros. 

—  Puisque  tu  pars,  lui  disait  Léveillé,  c'est  le  moment 
de  te  déclarer. 

Alain  répondait  par  son  refrain  ordinaire  :  Je  n" oserai 
jamais. 


ON    s"  Il  A  in  TUE.  ?)7;i 

Cependant  le  jour  du  dépari  est  venu.  Les  grenadieis 
sont  rangés  en  bataille  sur  la  grande  place;  derrière  eux  se 
tiennent  les  recrues.  Les  mères,  les  sœurs,  les  fiancées  se 
(lésoleiil  :  encore  un  i)aiser,  un  dernier  seri'enienl  de 
main;  le  signal  est  donné,  le  tambour  bat;  en  avant,  mar- 
clie  !  Lalulipe ,  en  passant  devant  la  maison  d'Aimette,  lui 
j)orte  les  armes.  La  jeune  fille  pleiur ,  le  sergent  croit  ([iie 
ces  pleurs  sont  pour  lui;  mais  elle  a  regardé  Alain.  En  ce 
moment  celui-ci  se  serait  senti  le  courage  de  risquer  un 
av(;u  ;  mais  il  est  ti'op  tard,  le  cloclier  du  village  disparaît , 
les  conscrits  lui  disent  un  dernier  adieu  du  baut  de  la  col- 
line. (Jui  sait  s'ils  reviendront?  Voilà  la  triste  réllexion 
qu'ils  font  tous  en  ce  moment.  Quant  au  sergent  Latulipe, 
il  n'a  qu'un  seul  regret,  c'est  de  quitter  si  tôt  Annette  ;  mais 
bah!  n'aurait-il  pas  été  obligé  de  la  respecter?  le  bailli  ne 
l'avait-il  pas  averti  qu'en  sa  qualité  de  rosière  la  jeune  tille 
était  propriété  du  gouvernement? 

Quelques  mois  après  le  départ  d* Alain,  Léveîllé  reçut  de 
lui  une  lettre  ainsi  conçue  : 

Clior  cousin. 

Depuis  mon  arrivée  au  régiment,  je  n"ai  [iiis  Irop  à  me  plaindre;  nous 
sommes  en  Alsace;  le  pays  est  bon,  et  les  femmes  jolies;  nous  avons 
des  vivres  et  de  l'amour  à  discrétion  :  je  serais  presque  heureux,  si  je 
pouvais  oublier  Annette.  Après  elle  unectiose  m'inquiète,  c'est  de  savoir 
l'effet  que  fera  sur  moi  la  première  grande  bataille.  .l'ai  vu  le  feu  une 
fois,  et  je  n'étais  pas  tres-rassuré.  Le  sergent  Lattiliiie,  qui  me  i)rotege, 
prétend  que  je  m'y  h'abituerai ,  et  que  je  finirai  par  obtenir  les  galon^ 
comme  lui.  C'est  égal,  si  mon  oncle  voulait  me  faire  remplacer,  j'en 


576  A  l'amour  et   \v  feu 

sernis  charmé.  Adieu,  mon  cher  cousin,  donne-moi  do  tes  nouvelles  et 

de  celles  d'Annelte;  il  me  semble  que  maintenant  j'oserais  lui  prendre 

un  baiser. 

Ton  cousin  pour  la  vie, 

Alain. 

Chantons!  dansons!  la  paix  est  signée;  c'est  fête  au  vil- 
lage; le  seigneur  va  arriver.  Le  bailli  a  terminé  sa  haran- 
gue, la  rosière  est  prête.  Ne  vous  étonnez  pas  qu'Annette 
soit  restée  sage  si  longtemps  ;  grâce  à  Léveillé,  elle  a  connu 
l'amour  d'Alain,  elle  lui  a  fait  écrire  quelle  l'attendrait, 
qu'elle  ne  serait  jamais  qu'à  lui.  O^it'He  joie,  pensait  An- 
nette,  s'il  pouvait  assister  à  la  cérémonie!  0  surprise!  o 
bonheur!  le  voilà,  c'est  lui!  son  oncle  lui  a  acheté  un 
homme.  Comme  l'habit  militaire  lui  va  bien  !  11  tombe  aux 
genoux  d'Annetle,  il  veut  l'embrasser;  heureusement  le 
bailli  survient  :  Attendez  au  moins,  lui  dit-il,  qu'elle  ne 
soit  plus  rosière. 

Un  nuage  de  poussière  s'élève  sur  la  route;  on  entend  le 
galop  d'un  cheval  :  C'est  monseigneur!  s'écrie  le  bailli,  et 
il  s'élance  pour  le  recevoir. 

C'était  un  courrier  qui  venait  annoncer  que,  monseigneur 
ayant  été  mis  à  la  Bastille  pour  avoir  fait  un  calembour 
contre  madame  de  Pompadour,  ses  vassaux  seraient  privés 
de  sa  présence. 

Le  lendemain  Annettc  épousa  Alain.  Le  pauvre  bailli  se 
trouva  sans  rosière  :  heureusement  monseigneur  était  en 
prison. 

La  chaumière  d'Alain  devint  la  maison  à  la  mode;  c'est 
chez  lui  que  les  notables  allaient  passer  les  longues  soirées 
d'hiver;  son  esprit  s'était  singulièrement  développé  au  régi- 


\av  "\>cV\\e   Vwwôwc  f?.\  \a  \v?>\\\\(!. 


ON    S  llAlilTlK. 


.)/  / 


iiKMil.  Il  facoiilail  à  merveille  les  histoires  de  ^tiniison  ;  il 
aimait  aussi  à  reNeiiirsiir  la  timidité  de  ses  ])reinières  années; 
alors  il  taisait  jeter  une  bourrée  de  plus  dans  Tàlre,  et  serré 
contre  sa  femme,  les  mains  teu(lu(>s  \ers  la  llannne.  il  r(''j)e- 
lait  en  jouant  un  peu  sui'  les  mois  :  1. ("veillé  et  le  sergent 
avaient  raison , 

A    l.A.MOV  li    KT     \l     i-El     0.\    s"  11  A  lUT  L:  li. 


48 


ON   SE  COUCHE 


.4>^ 


ette  maxime  ne  tend  à  rien  moins  qu'à 
:^y'  nous  faire  envisager  l'humanité  comme  un 
-  "rè^  vaste  dortoir  en  désordre.  Pour  une  cou- 
Wr^^yi'  chette  bien  entendue,  dont  les  oreillers 
p^^  sont  à  leur  place,  dont  la  couverture  est 
chaude  et  moelleuse,  dont  les  rideaux,  artistement  fermés, 
arrêtent  l'éclat  du  jour,  sans  gêner  la  circulation  de 
l'air,  combien  de  coussins  disposés  à  contre-sens,  et 
mettant  le  corps  à  la  gêne!  Combien  de  matelas  inégaux  et 
qui  semblent  rembourrés  d'épines!  Combien  de  lits  mal 
faits,  en  un  mot,  et  combien  de  gens  dorment  fort  irial  ! 
Damis,  — brave  et  digue  garçon  d'ailleurs,  —  est  remar- 
quable par  son  excessive  paresse,  Le  sort  l'oA-iit  doué  d'nn 


COMME    ON    FMI'    SON     MT,     KTC.  7il\) 

paliimoiiic  Ixtriu' ,  mais  siillisaiil  aii\  besoins  (riiiic  cxis- 
leiicc  comme  la  sienne,  aii\  e\i«;en('es  d'nne  ima^inalion 
lran(|iiille  el  inerte.  Damis  pouxail  vivi-e  liemcnx  en  pro- 
vince .  eiilre  nn  cai'ré  de  tulipes  cl  une  volière,  i-àclant  à 
loisir  quelques  uiélodies  sur  la  guitare,  et  riniaid  des 
madrigaux  pour  les  (lydalises  de  l'endroit.  Mais  point  du 
loul.  Damis  est  venu  à  Paris  ;  il  a  voulu  s'assurer  les  moyens 
d'y  vivre  sans  profession  ;  il  s'est  jeté  à  l'étourdie  dans  la 
carrière  des  spéculations  industrielles,  celle-là  même  qui 
réclame  les  soins  les  plus  assidus,  et  où  son  indolente  nature, 
aux  prises  avec  des  luttes  quotidiemies,  devait  lui  valoir  des 
revers  quotidiens.  Ou'est-il  arrivé  ?  Sa  modique  foi-tuue 
s'est  perdue.  Le  petit  avoir,  qu'il  devait,  avant  tout,  s'ap- 
pliquer à  conserver,  il  l'a  détruit  en  voulant  l'accroître, 
(le  qu'il  a  fait  dans  l'intérêt  de  sa  paresse,  a  tourné  contre 
elle.  Aujourd'hui  Damis  est  soldat.  Il  se  lève  bien  avant  le 
soleil,  travaille  plus  que  l'ouvrier  le  plus  laborieux,  et  pour 
(|uel  salaire,  et  avec  quelle  espérance  !  Damis  reconnaît  trop 
lard  aujourd'hui  qu'il  s'est  trompé  sur  son  aptitude  el  sa 
vocation,  r^ctte  erreur  loi  coûtera  le  bonheur  de  toute  sa 
vie  ;  — il  a  mal  fait  son  lit  ;  il  est  mal  couché. 

Voyez  au  contraire  l'inq^élueux  Cléon.  A  celui-là  conve- 
nait l'air  parisien.  Cléon  ne  dort  jamais  ;  son  ima<:i;inatiou , 
fiévreuse  et  créatrice,  enfante  chaque  jour  d^^  nouveaux 
])rojets.  Rien  qu'à  voir  son  regard  si  vif ,  rien  qu'à  suivre 
sa  parole  si  animée,  vous  reconnaissez  l'homme  énergique, 
lait  j)om-  vivre  à  son  aise  au  sein  des  plus  terribles  agita- 
tions. Cléon  serait  à  sa  place  sur  le  tillac  d'un  navire,  com- 
mandant la  manœuvre  par  un  gros  tenq)s.  Cléon  serait 
encore  à  sa  place  dans  la  tribune  parlementaire,  un  jour 
de  crise  politique,  .letez  Cléon  sur  la  voie  des  grandes  spécu- 


580  COMME    ON    FAIT    SON    LIT 

laliolis  ;  il  iieii  est  })as  une  dont  la  conception  lui  échappe, 
OU  qui,  par  la  nmltiplicité  des  travaux  (pi' elle  exige, 
dépasse  les  forces  de  ce  courageux  athlète.  Mais  Cléon ,  mal 
inspiré  certain  joiu",  s'est  persuadé  qu'il  pouvait  vivre  heu- 
reux dans  un  pauvre  hourg  du  Finistère.  Il  s'y  est  laissé 
clouer  par  un  sot  mariage  et  par  l'achat  d'une  misérable 
étude.  Le  sort  en  est  jeté  ;  à  moins  de  prendre  une  de  ces 
résolutions  héroïques,  dont  la  responsabilité  glace  les  plus 
entreprenants,  il  faudra  que  Cléon  dévore  jusqu'au  bout  sa 
noble  ardeur,  qu'il  ronge  son  frein  en  silence,  et  qu'il  res- 
treigne son  génie  aux  proportions  mesquines  de  quelques 
menus  procès,  de  quelques  transactions  vulgaires.  Il  se 
sent  déplacé  dans  cette  sphère  étroite;  il  s'y  désole,  il  s'y 
tourmente;  il  dépense  en  caprices  et  en  accès  d'humeur  le 
superihi  de  sa  force  ;  il  fatigue  les  autres  et  lui-même  de  sa 
vitalité  surabondante.  Il  faudrait  raccourcir  ce  géant,  pour 
(pi  il  tint  à  l'aise  dans  son  lit  de  Procuste. 

Lu  lit  mal  fait,  c'est  encore  celui  où  notre  grand  Molière 
('tend  l'infortuné  Georges  Dandin.  Qu'avait  besoin  ce  brave 
bourgeois  de  prendre  pour  fennne  une  Sotenville  ?  La  famille 
des  Dandin ,  —  cette  honnête  famdle  ,  —  méritait-elle  une 
pareille  disgrâce?  Mais  tu  l'as  voulu  ,  pauvre  sot  !  Dans  une 
folle  envie  de  blasonner  ton  lignage  et  d'anoblir,  —  par  le 
ventre,  —  ta  postérité,  ta  cervelle  s'est  fourvoyée.  Ce  qui 
s'ensuit,  vous  le  savez  tous  :  les  dédains  du  beau-père,  les 
sottes  prétentions  de  la  belle-mère,  —  une  La  Prudoterie, 
—  et  le  tendre  penchant  de  la  belle  Angélique  pour  monsieur 
le  vicomte  de  Clitandre.  Bref,  tous  les  détails  de  cette  farce 
immortelle  sont  encore  présents  à  votre  esprit.  Or,  vous  le 
savez  aussi,  Dandin,  tout  malheureux  qu'il  est,  ne  fait 
giaiid*  j)eine  à  j^ersouuc.  Personne ,  il  est  vrai,  ne  voudi'ail 


()\  s  H  cor  cm:.  .Isl 

(le  son  lil Mais,  après  loiil ,  j)(»iii(|ii(H  I  a-l-il  si  mal  la  il  '.' 

c'csl-à-dirc  si  mal  mciihlt'?  —  (icor^cs  Ihiidiii.  In  las 
vonin,  ne  ton  prends  a  d  anlres  «jn  à  loi-mème. 

Or,  n  a\oiis-iious  pas  de  nos  jours  (piehpies  Georges 
Daiidin  lemelles?  Vax  cliercliani  bien,  ne  Iroiiverioiis-nous 
|)as  (piehpio  lille  de  bampiier  dont  l'immense^  dol  ail  S(>rvi 
à  tniner  les  terres  obérées  d'im  |)atrifie!i  deeonlil'.''  Deman- 
dez Ini  ,  à  eelle-là.  dans  (piels  heanx  draj>s  elle  sCst  mise? 
I*ent-élre  la  sni'prendre/ -vous  dans  mi  de  ces  l'ares 
moments  où  débordent  les  cœurs  abreuvés  d'outrages,  et 
vous  verrez  alors  par  ([uelles  humiliations  elle  expie  le  droit 
de  se  montrer  au  Bois,  dans  une  calèche  armoriée.  I^^lle 
vous  racontera  de  (juel  air  on  lui  iail  ])lac(^  dans  les  salons 
evclnsii's  où  elle  a  voulu  pénétrer;  elle  vous  dira  les  i'roides 
imj)ertinences  des  vieilles  douairières  et  des  jeunes  mar- 
quises, les  grands  airs  de  son  noble  époux,  et  juscpraux 
mépris  de  ses  gens,  très  forts  sur  les  distinctions  héraldi(pies, 
Klle  vous  les  dira,  et  vous  ne  trouverez  pas  en  vous  plus 
de  compassion  pour  cette  IVèle  victime  que  pour  le  gros 
l^andin  de  Molière  :  «Cela  l'ait  pitié  »,  dit-on  quelquefois 
de  la  vanité  punie  ;  mais  ne  vous  y  trompez  pas,  et  ne  pre- 
nez jamais  an  pied  de  la  lettre  cette  locution  méprisaide. 

Revenons  à  notre  proverbe  qni  parfois  change  aussi  d  ac- 
ception. Faire  son  lit,  s'entend  aussi  hien  de  «  veiller  à  ses 
intérêts  »  que  «  d'arranger  sa  vie.  » 

Si  votre  nom  a  du  crédit,  et  si  nous  en  décorez  les  pro- 
spectus séduisants  d'une  commandite,  vous  faites  votre  lit 
en  vous  assurant  un  bon  nomhre  d'actions  à  bas  prix  ;  vous 
vous  coucherez  ensuite  sur  des  bénéfices,  plus  ou  moins 
douillets,  suivant  qu'ils  sont  plus  ou  moins  gros. 

he   même    encoi'e,    cinquième   auteur   d'un    vaudevilh^ 


382 


COMME    ON    FAIT    SON    UT,     ETC. 


prodiiclir,  VOUS  on  ferez  un  lit  excellent  si,  par  quelque 
ingénieux  stratauème,  vous  savez  évincer  de  leurs  droits  vos 
quatre  collaborateurs  moins  bien  avisés  que  vous.  Comptez 
en  pareil  cas  sur  leur  rancune  ;  mais  comptez  aussi  sur 
leur  estime  :  — 11  sait  son  pain  manger,  dira  l'un  :  — (Test 
un  fin  compère,  ajoutera  l'autre;  il  a  toujours  la  part 
du  lion  :  —  Personne  ne  tire  mieux  la  couverture  à  soi , 
reprendra  le  tioisième.  Et,  tout  en  se  promettant  d'être 
mieux  sur  ses  gardes  h  l'avenir,  le  dernier  déduira  de  sa 
mésaventure  rpiebpie  moi'ale  ju-overbiale  dans  le  goùl  de 
celle-ci  : 

(OMMF.    ON     1-  V  IT    SON     LIT.     ON     SR    COrClIK. 


LA    PELL 


NE    DOIT    PAS   SE    MOQUER    DU   FOURGON 


('  sentais  (|ue  cette  iiiissioii  était  délicate; 
mais  eiilin  je  l'avais  acceptée,  et  il  lallail 
nrexécuter  de  ijoiiiie  grâce.  Je  lis  i\n}n- 
atteler.  I  autre  matin,  et  je  commençai  mon 
\oyage  dans  le  domain»'  de  la  crifi(|ne. 
l^e  début  de  ce  voyage  l'ut  marqué  par  un  accès  d'imita- 

lience,  lorsque,  tiré  tout  à  coup  d'une  distraction  prolonde. 

je  m'aperçus  que  nous  luisions  liuisse  roule,  Moii  cocher. 


5)S4  LA     PELLE    NE     DOIT    PAS 

que  je  dirigeais  vers  la  rue  de  la  Victoire,  naNait  pas  noiiIu 
j)araître  ignorer  le  gisement  tojwgraphiqiie  de  cette  rue,  et. 
An  quartier  de  la  Madeleiiu" ,  m'avait  déjà  égaré  jusqu'à  la 
place  de  la  Bourse. 

Une  explication  s'ensuivit,  que  ma  brusquerie  rendit  sans 
doute  fort  désagréable  pour  mon  vieux  Thibaut;  car  il  se 
renferma  aussitôt  dans  cette  stupidité  obstinée  qui  est  la, 
dernière  ressource  des  domestiques  poussés  à  bout,  Xultima 
ratio  de  la  servitude  humiliée. 

—  Comment  pouvais-je  savoir,  me  demanda- 1- il  en 
ouvrant  de  grands  yeux,  que  Monsieur  voulait  aller  rue 
('hantereine? 

—  Vous  l'auriez  su,  nigaud,  si  vous  saviez... 

j'allais  ajouter  :  l'histoire  de  France,  —  pensant  à 

Napoléon,  à  son  retour  d'Egypte  et  au  18  brumaire  ;  mais 
je  me  repris  à  temps  pour  ne  pas  lâcher  la  bévue  qui,  déjà 
commise  dans  mon  esprit ,  errait  an  bord  de  mes  lèvres  : 

—  Si  vous  saviez,  repris-je tout  ce  que  vous  devez 

savoir. 

Thibaut  ne  répliqua  rien,  tonrna  bride,  et  nous  arrêtâmes 
bientôt  devant  la  porte  que  j'avais  désignée.  Une  fois  là, 
au  lieu  d'ouvrir  la  portièn^  de  droite  qui  donnait  sur  le  trot- 
toir, j'ouvris  celle  de  gauche,  doimant  sur  la  rue,  et  le 
résultat  de  cette  fausse  manœuvre  fut  assez  déplorable.  Un 
cabriolet,  ([ui  arrivait  au  graïul  trot  derrière  nous,  \int 
doiuier  en  plein  dans  le  battant  poussé  si  mal  à  propos,  el 
du  choc,  le  mil  en  capilotade.  Fort  heureiisement  ])onr  moi, 
je  n'étais  point  encore  sorti  du  coiq)é ,  ce  qui  m'épargna 
ime  ass(>z  triste  aventure.  En  revanche,  il  fallut  subir  ime 
hordée  de  reproches  et  d'injures  que  m'envoya  le  condnc- 


4 


■ô  ^^ 


-c-^x. 


\V  \auV  \v\v\VeY  vvvtt  Vw  \.o\vY^. 


SK     MOOll'.R     \)V     FOrUfJON.  .)<S.) 

Iciii'  (lu  cahiiolt't  en  (jucslioii,  |t()iif  |)i(''\ciiii'  sans  doute  les 
j)laiul('s  qu'il  rodoulail  de  ma  ])ail.  Il  attrslail  les  dieux  el 
les  lionimos qu'il  u'avail  eu  iieu  \iolé  les  règles  de  sou  arl, 
et  démontrait  au\  passants,  à  grand  renfort  d'oxpliealious 
(ethniques,  mon  insigne  et  in([ualinable  maladresse. 

La  destinée  a  ses  retours.  Lorsque  cet  Aniomédon  mal- 
encontreux, la  discnssion  épuisée,  voulut  r(q)reii(lr(!  sa  roule 
du  même  train  qu'auparavant,  son  cheval  \iut  à  uiauqiier 
des  pieds  de  devant,  et  s'agenouilla  brusquement  sur  le 
|)avé.  Le  cocher  fut  lancé  ,  comme  une  bombe,  par-dessus 
sa  bête,  et  s'il  n'avait  rencontré  fort  heureusement,  à  l'ev- 
Irémité  de  sa  périlleuse  parabole,  deux  ou  trois  bottes  de 
paille,  placées  là  par  une  divinité  favorable,  il  se  lut  infail- 
liblement brisé  les  membres. 

En  le  relevant,  je  ne  résistai  pas  à  la  tentation  de  lui 
restituer  la  semonce  qu'il  m'adressait  trois  minutes  aupa- 
ravant, et  je  pérorai  fort  longuement  sur  l'imprudence 
([u'on  met  à  ne  pas  fermer  les  crochets  qui  retienneul  le 
tablier  d"un  cabriolet,  quand  on  n'est  pas  sur  du  cheval 
qui  le  mène. 

Tandis  que  je  développais  ce  texte  avec  une  remarquable 
éloquence,  je  crus  surprendre  un  sourire  sur  les  lèvres  de 
mon  cocher,  lequel,  en  ce  moment,  se  livrait,  je  le  sou])- 
çonne,  à  des  rapprochements  satiriques.  Il  lui  senddait  plai- 
sant que  j'eusse  commis  une  grave  étourderie,  inuiiédiate- 
ment  après  l'avoir  si  vertement  tancé  sur  sou  ignorance,  el 
qu'à  mou  tour,  vivement  repris  par  un  orgueilleux  censeur. 
j'eusse  pu  jendre  à  ce  dernier,  séance  tenaide  ,  son  aigre 
homélie. 

Si  je  devinai  juste  en  interprétant  ainsi  le  sourire  nar- 


5S0  LA    PELLE    NE    DOIT    PAS 

quuis  de  mon  vieux  l'hibaut ,  c'est  ce  que  mes  lecteurs  déci- 
deront dans  leur  sagesse.  Quant  à  moi.  sans  m'en  informer 
autrement,  yi  montai  chez  le  magistrat  littéraire  à  qui  j'al- 
lais rendre  visite. 

En  attendant  qu'il  congédiât  un  visiteur  matinal,  qui, 
me  dit-on,  m'avait  prévenu,  son  valet  de  chambre  me  remit 
un  faix  de  journaux  dont  machinalement  je  rompis  les 
bandes.  L'un  d'eux  renfermait  une  critique  des  plus 
excessives,  justement  dirigée  contre  l'aristarque  dont  j'atten- 
dais le  loisir.  A  propos  d'un  roman  qu'il  venait  de  mettre 
au  jour,  certain  auteur  rancunier,  jadis  fustigé  par  lui , 
s'évertuait  à  démontrer  —  la  critique  de  nos  jours  est 
passablement  envahissante  —  que  mon  ami  n'avait  ni 
invention,  ni  stvle,  ni  esprit,  ni  bon  sens,  ni  cœur,  ni 
conscience.  Bref,  l'attaque  était  de  telle  nature  que  je  me 
j)romis  bien  de  ne  l'avoir  jamais  lue,  et  par  un  sentiment 
de  charité  irrélléchie,  je  la  glissai  lestement  dans  la  poche 
de  mon  paletot. 

Au  même  instant,  l'aristarque  apparut,  dans  toute  la 
sérénité  de  sa  puissance  : 

—  Ah  !  vous  voilà,  très-cher!  Je  devine  ce  qui  vous  amène. 
Vous  venez  m'implorer  pom-  vos  Trois  Tètes  et  pour  leurs 

Proverbes A   merveille;  vous   savez  que  je   suis  bon 

prince...  Mais,  entre  nous,  convenez  que  c'est  là  une  plai- 
sante idée...  Des  proverbes  ;...  qui  se  soucie  maintenant 
de  proverbes?...  Cent  Proverbes...  pourquoi  cent  Proverbes? 

(ïent  et  un,  je  ne  dis  pas...  Et  ces  Trois  Tètes on  dira 

qu'elles   n'ont  pas  de  l'esprit  conune  quatre Quant  à 

(irandville,  à  la  bonne  heure...  Encore  nos  Athéniens  se 
lassent-ils  de  ses  succès,  comme  cet  autre  se  lassait  de  la 


SK    MDiJI  KK     1)1      l'ol  KdON.  .►«/ 

probité  (lAristide...   Allons,   soyons    IVaiics...    Nous    n'en 

dirons  rien  :...  mais  le  li\n'  csl  nian([n('' Les  anlcnis. 

gens  dc'spiil,  ))ren(lr()nt  lenr  revanelie...  lùnhrassons-nons 
et  qu'il  n'en  soit  pltr-  (|nestion...  si  ee  n'est  pour  ii-s  acca- 
bler d'éloges... 

Ce  flux  de  paroles  dédaigneuses  ne  m'avait  pas  laiss('' 
le  temps  de  placer  un  seul  mot.  Tout  à  coup,  vers  la  lin 
de  la  désobligeante  apostropbe,  il  me  vint  une  idée  Innii- 
neuse  :  je  tirai  de  ma  poche  la  critique  dont  j'ai  parlé; 
puis,  sans  autre  explication,  je  la  plaçai  sous  les  yeux  d(> 
l'aristarque. 

Dès  les  premières  lignes ,  sou  visage  changea  d'expres- 
sion: sa  bouche  souriait  encore,  il  est  vrai;  mais  son  regard 
démentait  ce  sourire  sardonique,  et,  bien  que  décochés  par 
une  main  malveillante ,  tous  les  traits  de  cette  boutade  in- 
juste arrivaient  droit  à  leur  but.  Il  avait  commencé  par 
saluer  d'un  bravo  désintéressé  les  épigrammes  les  pins 
mordantes,  les  plus  amères  attaques  :  mais  peu  à  peu  ce 
faux  sang-froid  disparut,  et  fut  remplacé  par  un  dépit  pins 
sincère.  Mon  homme  balbutia  quelques  })laintes  inintelli- 
gibles contre  l'injustice  des  hommes ,  la  malveillance  de 
parti  pris,  etc..  mais  s' apercevant  qu'il  frisait  le  ridicule  : 

—  N'en  parlons  plus  ,  s'écria-t-il ,  et  revenons  à  vos 
Proverbes.  Je  vous  promets  de  les  lue... 

—  Vous  ne  les  avez  donc  pas  lus? 

—  Non  vraiment.  Cela  vous  étonne? 

—  Votre  opinion  si  bien  arrêtée  me  faisait  croire... 

—  Ah  bah!...  Propos  en  l'air.  Pures  fadaises.  N'y  faites 
pas  attention. 

Bref,  l'aristarque  se  montra  tout  a  coup  plus  modeste  el 


7)HH  LA     PELLE    NE    DOIT    PAS 

plus  consolant.  Je  le  quittai,  très-certain  qu'il  apporterait  à 
sa  besogne  beaucoup  plus  de  modération  et  d'équité  qu'il 
ne  l'aurait  fait  sans  la  mortification  imméritée  qu'on  lui 
avait  infligée. 

Le  soir  même,  au  tbéàtre  de  ***,  on  jouait  un  vaudeville 
de  l'écrivain  rancunier.  Je  le  rencojilrai  sur  le  boulevard, 
tout  rayonnant  encore  de  sa  malice  du  matin.  11  jouissait 
(le  son  triomphe  ,  il  chantait  son  article  aux  échos,  il  dan- 
sait en  idée  sur  le  corps  de  sa  victime ,  avec  une  férocité  de 
cannibale.  On  aurait  perdu  sa  peine  à  lui  prêcher  en  ce 
moment  la  concorde  et  la  charité  chrétienne  :  aussi  me 
gardai -je  bien  de  lui  adresser  le  plus  léger  reproche. 

Mais  deux  heures  après,  sur  ce  même  boulevard,  ce  can- 
nibale était  devenu  la  plus  douce  brebis  de  l'univers.  Il  était 
tout  oreilles  à  mes  conseils,  tout  humilité  devant  mes  re- 
j)roches.  Si  je   l'eusse  exigé  de  lui,  j'aurais  obtenu   telle 

amende  honorable  quû   m'eût    plu  de  prescrire Le 

vaudeville  nouveau  venait  d'être  sifflé  à  plate  couture. 

Je  me  contentai  d'un  petit  sermon,  aussi  indulgent  que 
possible,  dans  lequel  je  m'efforçai  de  faire  comprendre  à 
l'auteur  sifflé,  combien,  dans  ce  monde  où  chacun  tombe 
à  son  tour,  la  morale  évangélique  est  salutaire  et  bonne. 
A  ce  sujet  je  lui  racontai  les  divers  incidents  de  ma  course 
du  matin,  tels  à  peu  près  qu'on  vient  de  les  lire. 

11  sourit  autant  que  son  malheur  lui  permettait  de 
sourire,  et  avec  sa  sagacité  de  littérateur  à  l'affût  : 

— -Ne  pensez-vous  pas,  me  dit-il,  que  notre  journée  a 
pour  moralité  un  de  ces  Proverbes  dont  vous  parlez? 

—  Bah!  m"écriai-je;  en  ce  cas,  vous  le  ferez,  irest-il 
pas  vrai'/ 


SK    MOQUEK    Dl'     KOllHiON.  589 

—  Merci,  iv|H)iulil-il.  Failcs-lc  Noiis-iiiriiie,  donnez-lui 
pour  titre  : 

LA    1>I;LI,E    NK    doit    pas    SK    MOOlEll    I)f    FOIRGON. 

Et  puissent  tous^os  lecteurs  tenir  compte  de  cette  recom- 
inandHlion  bénigne. 

Son  conseil  me  parut  l)on  ;  il  a  été  mis  à  profit.  Vvis  à 
tontes  les  pelles  du  rovannu». 


LJi    [F3W 


COURONNE    L'ŒUVRE 


nV  près  avoir  fratcrnelloinonl   vécu  pendant 

un  an  sous  le  même  l)onnet ,  les  Trois  Tètes 

%^  ■<  que  le -crayon  de  Grandville  a  représentées 

sur  le  frontispice  de  ce  volume,  se  diicnl 

Tune  à  l'autre  : 

—  Le  moment  est  venu  d'abandonner  le  logis  commun, 

et  de  reprendre  chacune  notre  chapeau.  Nous  allons  nous 

séparer;    mais  avant  de  nous  dire  adieu,  il  convient  de 


LA     FIN    COURONNE    l'oEUVRE.  591 

méditer  ciisciiiMo  le  couplet  iiiial  (|iie  nous  adicsserous  au 
|)Ml)lie.  Il  MOUS  faut  (|uel(jue  chose  de  iieid ,  (rehloiiissaiit , 
enfin  un  ])oii([uet  di^iie  de  ce  t'en  (rartilice  d'esprit  en 
cinquante  livraisons  que  nous  venons  de  tirer  pour  le  plus 
grand  amusement  des  lecteurs.  Que  pensez-vous  d'un  com- 
pliment en  vers? 

—  C'est  bien  usé.  répondit  la  secoiule  Tète  ;  d'ailleurs  les 
compliments  en  vers  ne  se  l'ont  (jue  pour  les  inau<2,urations. 

—  Si  nous  écrivions  une  post-lace  !  «  Ce  livre  que  vous 
venez  de  lire,  Messieurs  et  Mesdames,  est  l'histoire  abrégée 
de  l'humanité.  Qu'est-ce  que  le  proverbe  ,  sinon  l'expres- 
sion la  plus  élevée  de  la  philosophie?  La  philosophie  elle- 
même  n'est-elle  pas  la  connaissance  de  l'honnne?  Or,  le 
proverbe  c'est  l'humanité.  Remarquez  en  effet  comme  dans 
ce  volume  tout  prend  une  voix,  une  forme,  un  sens  :  finan- 
ciers, bourgeois,  oiseaux,  quadrupèdes,  Chinois,  Français, 
Italiens,  Grecs,  Allemands,  gens  de  tous  les  pays,  de  toutes 
les  nations,  de  toutes  les  époques,  tout  le  monde  vit  à  la  fois 
de  la  même  vie  et  parle  la  même  langue,  celle  du  bon  sens. 
Ce  livre  manquait  à  l'univers,  l'univers  ne  manquera  pas  à 
ce  livre;  mais  qu'on  nous  permette  de  développer  notre 
pensée » 

—  Assez  de  développements  connue  cela,  dit  a  son  tour 
la  troisième  Tête;  je  ne  connais  rien  de  })lus  ennuyeux 
qu'une  préface,  si  ce  n'est  une  post-face  :  personne  ne  la  lit. 

—  Bornons-nous  alors  à  solliciter  1" indulgence  du  pu- 
blic  

—  Daignez  excuser  les  fautes  de  l'auteur  ?  c'est  trop 
lococo.  Paix  aux  vieilles  formules,  ne  faisons  pas  la  palin- 
génésie  des  théâtres  forains. 


592  LA    FIN    COURONNE    L  OEUVRE. 

—  11  me  vient  une  idée,  s'écria  la  première  Tèle. 

—  Voyons,  dirent  les  deux  autres. 

—  Il  y  a  une  lacune  dans  notre  livre. 

—  Laquelle? 

—  Réca[)ilulez  tons  les  proverbes;  ne  voyez-vous  pas  ce 
qui  leur  manque? 

—  Quoi  donc? 

—  Un  proverbe  sanscrit. 

—  Parbleu,  vous  avez  raison;  mais  vous  n'apercevez 
pas  une  lacune  bien  plus  importante  encore? 

—  Ma  loi ,  non . 

—  Relisez  la  liste  des  proverbes.  Outre  le  provei-be  sans- 
crit, que  leur  manque-t-il? 

—  Je  l'ignore. 

—  Un  proverbe  persan. 

—  Le  proverbe  sanscrit  est  bien  pbis  important;  regar- 
dez comme  celui-ci  est  joli  :  «  La  simplicité  plaît  à  la  gran- 
deur; la  paille  attire  le  diamant.  » 

—  Pour  la  grâce  et  la  fraîcbeur  rien  ne  vaut  le  proverbe 
persan;  tenez,  que  pensez- vous  de  celui-là  :  «  Pour  cliaque 
rose,  une  abeille  et  un  frelon?  » 

—  Il  faut  consacrer  les  dernières  pages  qui  nous  restent 
au  proverbe  sanscrit;  cela  donnera  du  poids  à  notre  livre. 

—  Présentons  ;ui  lecteur  en  finissant  l'odorant  bouquet 
de  la  sagesse  persane;  elle  laissera  son  parfum  dans  tons  les 
esprits. 

—  Je  tiens  pour  le  sanscrit. 

—  Je  ne  démordrai  pas  du  persan. 

—  Messieurs,  reprit  la  Tète  qui  avait  parlé  la  troisième, 
il  me  semble,  sauf  meilleur  avis,  que  votre  prétention  est 


#*       > 


^^     V 


I.A     KIN     COI  HONNK     I^OKINUK.  r»!),"» 

coinpIctiMMciil  iiiadinissihlc.  Je  suis  loin  de  mopriscr  les 
proverbes  sanscrits,  j'accorde  aux  proverbes  persans  loiilc 
Teslinie  (piils  niérilenl  ;  mais  avec  voire  syslènie  nous  n'eu 
linirious  pas,  à  moins  d'un  ^ros  vobnne  de  |)his;  car  enlin 
le  proverbe  japonais  a  bien  aussi  son  cbarme;  le  pro\erbe 
malais  ne  le  cède  en  rien  à  celui-ci,  et  le  proverlx!  arabe 
les  vaut  bien  tous  deux.  Le  Lapon  assis  devant  son  l'eu  de 
lonrbe  invente  des  proverbes  délicieux;  le  Hnron  cbarme 
l(>s  ennuis  du  wigvvam  en  résumant  la  sagesse  dans  des 
proverbes  spirituels;  le  Holtentot  lui-même  elle  YoloI 
apj)rennent  dès  leur  bas  âge  à  se  bien  conduire ,  grâce  à 
des  proverbes  qui,  pour  être  faits  à  l'usage  des  enlants, 
n'en  sont  pas  moins  goûtés  des  grandes  personnes.  Tous  les 
proverbes  sont  égaux  devant  le  bon  sens  : 

Ce  nest  point  la  naissance, 
INIais  la  seule  vertu  qui  l'ail  leur  différence. 

(Uiaque  proverbe  est  propbète  en  son  pays.  Vous  parlez  de 
lacunes^  mais  à  quoi  bon  cbausser  les  bottes  de  sept  lieues 
pour  en  trouver?  ne  prenez  pas  la  peine  de  IVancbir  l'océan; 
restez  cbez  vous;  jetez  les  yeux  sur  ces  Jéuilles  éparses; 
votre  collection  est-elle  complète?  aucune  gerbe  ne  man- 
que-l-elle  à  votre  moisson?  Je  ne  vous  parle  ni  de  la  Pers(!, 
ni  de  l'indostan,  ni  de  l'Afrique,  ni  de  1" Amérique,  mais 
de  la  France  seulement.  Pensez-vous  avoir  ('puisé  toutes 
les  mavimes  de  la  sagesse  po|)ulaire?  Oiie  de  l'ecoius  inex- 
plorés! que  de  proxerbes  oubliés! 

«  Coucbe-toi  sans  souper,  tu  te  lèveras  sans  dettes  :  » 
précepte  dUarpagon  précbant  l'économie. 


594  LA    FIN    COURONNE    l'oELIVRE. 


l'égoïsme 


«  Vie  sans  amis,  mort  sans  témoins  :  »  condamnation  tir 

^oisme. 

«  Qui  mange  la  vache  du  roi  maigre ,  la  paie  grasse  :  » 
raillerie  hardie  de  Jacques  Bonhonmie  contre  les  exactions 
seigneuriales. 

«  L'ami  par  intérêt  est  une  hirondelle  sur  les  toits  :  » 
charmant  symhole  des  relations  du  monde. 

«  Vin  maudit  vaut  mieux  qu'eau  bénite  :  »  aphorisme 
rabelaisien. 

«  Fais-moi  la  barbe,  et  je  te  ferai  le  toupet  :  »  devise  qni 
pourrait  servir  à  la  littérature  contemporaine. 

«  Qui  trébuche  et  ne  tombe  pas ,  ajoute  à  son  pas  :  » 
adage  prudent  qui  a  dû  prendre  naissance  au  temps  de 
Louis  XL 

«  La  gouttière  creuse  la  pierre.  »  Aujourd'hui  Von  dit  : 
«  La  patience  c'est  le  génie  :  »  traduction  qui  ne  vaut  pas 
le  texte. 

«  Qui  répond  ne  parle  pas  :  »  (pTon  pourrait  appliquer 
à  bien  des  ministres. 

«  Le  hareng  qui  saute  de  la  poêle  tombe  sur  le  charbon  ;  » 
«  au  gueux  la  besace  :  »  témoignages  de  la  fatalité  qui  pèse 
sur  le  faible. 

«  Eau  répandue;  ne  se  ramasse  j)as  toute  :  »  amer  regret 
de  la  stérilité  du  repentir  aj)rès  certaines  fautes. 

«  Au  1er  la  rouille  ,  à  l'honnne  l'ennui  :  »  métaphore 
qu'on  dirait  sortie  du  cerveau  de  René  ou  d'Obermanu; 
antithèse  (jui  prouve  que  le  désenchantement,  que  nous 
croyons  avoir  inventé,  est  vieux  connne  le  nu)ude. 

«  A  l'ennemi  mort,  un  coup  de  lance  :  »  le  courage  du 
fanfaron;  coup  de  patte  à  l'honune  du  lendemain. 


I.A     i'IN    C()1'|U)NNF,    LOKl'VllI:.  ."«K") 

((  (jiii  J^i^'ii  aime,  lard  oul)li('  :  »  allcslalidii  loiu-liaiilc 
donnée  à  l'amoiir  par  un  ('(inir  niallieureiix. 

«  ïià  où  le  lleuve  est  plus  pi'ofond,  il  lail  moins  de  Itiiiil  :  » 
symbole  des  grands  desseins  el  des  «grandes  passions. 

«Loin  des  yeux,  loin  du  eienr  :  »  \érilé  eonlre  la(jnelle 
on  proteste  qnand  on  aime. 

«  De  poltron  à  poltron,  (pn  attaque  Lat.  »  —  «  Donne- 
moi  pour  m'asseoir,  et  je  prendrai  bien  pour  me  coucher.  » 

—  «  Qui  mesure  l'huile,  se  graisse  les  mains.  »  —  «  La 
femme  est  comme  la  botte,  la  meilleure  est  celle  qui  se 
tait.  »  —  «  Qui  se  garde  de  l'occasion.  Dieu  le  garde  du 
péché.  »  —  «  Si  ta  femme  est  mauvaise,  méfie-toi  d'elle; 
si  elle  est  bonne,  ne  lui  confie  rien.  »  —  «  Chaque  cheveu 
fait  son  ombre.  »  —  «  Il  n'y  a  pas  de  mauvaise  route  quand 
elle  finit.  »  —  «  Si  Dieu  ne  veut,  les  saints  ne  peuvent.  » 

—  «  Celui  qui  glane  ne  choisit  pas.  »  —  «  A  main  dévote 
ongles  de  chat.  »  —  «  La  gloire  vaine  ne  porte  graine.  »  — 
«  Mauvais  serment  sur  pierre  tombe.  »  —  «  Mieux  vaut 
ployer  que  rompre.  »  Et  mille  autres  que  je  pourrais  citer. 

Où  sont-ils  tous  ces  proverbes  qui  remuent  tant  de  senti- 
ments, tant  d'idées?  vous  les  avez  dédaignés;  ils  man- 
quent à  votre  répertoire.  Baissez  la  tête ,  soyez  humbles,  et 
avant  de  songer  au  sanscrit  et  au  persan,  rougissez  d'avoir 
oublié  les  proverbes  fondamentaux  de  la  sagesse  des  nations, 
ceux  que  j'appellerai  les  pères  nobles  des  ])roverbes,  les 
adages  dans  le  genre  de  ceux-ci  : 

«  Aide-toi,  dieu  t'aidera.  » 

«  Trop  parler  nuit,  troj)  gratter  cuit.  » 

«  Moins  vaut  rage  que  courage.  » 

«  Il  faut  battre  le  fer  ))eudant  (pi'il  es!  eliand.  » 


T)Ç)()  LA     FIN    CUl'RONNE     r.'oErVRj'. 

((  Oui  ;i  J)ii  J)oira.  » 

«  Loiseaii  ne  doit  point  salir  son  nid.  » 

«  Bion  commencé  est  à  moitié  fait.  » 

«  Petite  plnie  al)at  grand  vent.  « 

«  Bon  chien  chasse  de  race.  » 

«  Ventre  affamé  n'a  point  doreilles.  » 

«  Oni  refuse  mnse.  » 

«  A  hon  vin  point  d'enseigne.  » 

«  Qni  tient  le  fil  tient  le  peloton.  » 

(ionnnent  s'étonner  après  cela  que  vons  ayez  j)assé  sons 
silence  cette  élégie  en  cinq  mots  :  «  Ponr  un  plaisir  mille 
donlenrs;  »  ces  pensées  profondes  on  ingénienses  :  «  La 
faiito  est  grande  comme  cehii  qui  la  commet;  »  —  «  la 
même  tleur  fait  le  miel  de  labeille,  et  le  venin  du  frelon?» 

11  y  avait  là  cependant  matière  à  des  histoires  piquantes, 
à  des  rapprochements  spirituels,  enfin  à  de  véritables  ensei- 
gnements. Venez  encore  me  parler  du  persan  et  du  sans- 
crit, vous  qui  avez  tiré  si  bon  parti  du  français! 

Ce  discours  était  trop  vrai  pour  soulever  des  objections 
dft  la  part  des  deux  autres  Tètes;  elles  se  baissèrent;  puis, 
après  quelques  minutes  de  silence,  l'une  délies  prit  la 
parole  : 

— •  Mais  tout  cela  ne  nous  apprend  ])as  comment  nous 
allons  finir  notre  volume. 

—  Le  finir?  reprit  l'autre;  il  s'agit  bien  de  cela.  Bén- 
irons bien  vite  sous  notre  bonnet,  et  continuons  la  besogne; 
H'parons  les  omissions  que  vient  de  signaler  notre  confrère; 
ce  livre  sera  augmenté  du  double,  mais  il  sera  parfait. 

—  Rien  n'est  parfait  eu  ce  monde ,  reprit  un  quatrième 
iiilcrioetilenr  arriv*'-  à  la  lin  du  dt'bal;   mes  coininèi'es  les 


1.  A     IIN     COUKONNK     L  OK  T  \  |{  K.  .-()7 

|>limi('.<,  lie  complcz  plus  sur  le  crayon;  la  sagesse  lui  a 
a|)j)ns  <|u'il  ne  lallail  ahuscr  de  ri(Mi ,  |)as  iiiriiic  des 
|»r(ivcrl»('s.  \()iis  clicrclu'z  un  uioycn  de  liuir;  le  voici. 
Nous  iraiM'cz  (|u"a  uicllrc  au  has  du  dessin  sui\anl  le 
luoi  sacranicnlcl  : 

I.  \    l'iv    cocKowi;    i.'oiic  V  11  i;. 


TABLE 


PROVERBES   AVEC   TEXTE. 


Les  Proverbes  vent-'és ' 

Elève  le  Corbeau  ,  il  le  ei'èvera  les  yeux ...  9 

Dei  rière  la  Croix  souvent  se  lieiil  le  Piable.  17 
Zéphjriiic,  ou  A  quel(|ue  ehosi?  niallieiir 

est  bon 2'> 

Il  faut  amadouer  la  Poule  pour  a\oir  les 

Poussins •i'J 

Cliaipie  Oiseau  trouve  son  Nid  beau 'i\ 

ynand  vienl  la  Gloire,  s'en  va  la  Mémoire.  'iT 
Deux  Moineaux  sur  même  épi  ne  sont  lias 

longtemps  imis •">•"> 

Chat  séante  n'a  jamais  pris  de  Souris (.:i 

Pierre  qui  roule  n'amasse  pas  mousse.  ...  71 

Mets  ton  Manleau  comme  vient  le  venl...  "9 
Moine  cpii  demande  poui'  Dieu  demande 

pour  deux J<" 

Z'all'ai  Cabris.  e"é  pas  /.'allai  Moulons 9.'i 

En  la  maison  du  Ménéirier,  eliacun  est 

Danseur loi 

Ne  crachez  pas  dans  le  Puits,  nous  pouvez, 

en  boire  l'eau 1 1 1 

Qui  se  couche  avec  des  (jhiens  se  lè\t!  avec 

des  Puces 1 1« 

r.liaque  Potier  vante  son  Pot l-^'i 

Mieux  vaut  marcher  devant  une  Potdequc 

derrière  un  Bœut .  133 

A  chaque  Fou  plaît  sa  Marotte 1 13 

l.(;s  conseils  de  l'Ennui  soid  l(^s  con>eilsdii 

Diable l.VJ 

A  Colombe  soûle  Cerises  soid  anières IGO 

Qui  m'aime,  aime  mon  Chien «69 

IJi'cbis  conqjtées,  le  Ijjiqj  les  ma n lie 178 

A  chaque  Saint  son  Cieriic IS7 


llabille-toi  lentement  quand  lu  es  pressi';.  \9'o 

D(?  maiiire  Poil  fqire  Morsure 202 

Tirer  le  Diable  par  la  ()ueue  ne  mène  loin 

jemies  ni  vieux 210 

Qui  quille  sa  place  la  perd 21  s 

L'Ane  de  plusiem-s,  les  Loups  le  manueid.  22C 

Bon  fait  voler  bas  à  cause  des  branches. . .  235 

Le  miel  est  doux,  mais  l'abeille  pique 2^2 

Un  Pied  vaut  mieux  que  deux  Échasses...  2i9 
La  Brebis  sur  la  montagne  est  plus  haute 

que  le  Taureau  dans  la  plaine 257 

De  peu  de  Drap ,  courte  Cape 2C.H 

On  a  souvent  besoin  de  plus  petit  que  soi.  Ti^ 

Qui  va  chercher  de  la  laiin;  rcrvient  londu  28! 
Qui  veut  être  riche  en  un  an,  au  bout  de 

six  mois  est  pendu 288 

A  Marmite  qui  bout  Mouche  ne  s'alta(|ue.  295 
Moineau  en  main  vaut  mieux  (pie  Pi|,'eon 

qui  vole 303 

Il  ne  faut  pas  badiner  avec  le  leu 3H 

C'est  quand  l'enfant  est  baptisé  qu'il  arrive 

des  parrains 32(i 

Rien  n'est  lion  comme  le  fruit  défendu  . ..  32.s 
Là  où  sont  les  Poussins,  la  Poule  a  les 

yeux 33(i 

Muraille  blanche.  Papier  de  fou :î\:i 

Peu  de  levain  aii-'rit  grand'pàle :iX\ 

Un  Barbier  rase  l'auti'e ;i(il 

A  l'amour  et  au  feu  on  s'habitue 37o 

Connue  on  fait  son  lit,  on  se  conclu; 37s 

La  Pelle  ne  doit  pas  s(!  moqui.'r  du  Kom'- 

'rion ;i8:! 

La  lin  couronne  l'u'uvre :!i)o 


iOO 


TABLi: 


PROVERBES  SANS  TEXTE. 


yiiand  le  Dialile  duvii-iil  vieux,  il  se  fuit 
ermite en  regard  de  la  page      I 

Folle  est  la  Brebi.s  qui  au  Loup  se  eontesse.      0 

I.Anioui' fait  danser  les  .Anes 17 

Au  royaume  des  Aveugles  ks  Borgnes  sont 
rois ii.") 

N'éveille  pas  le  Ciiat  qui  dorl ;« 

Jamais  grand  Nez  n'a  gâté  joli  Nisage fi  i 

.lamais  eoiip  de  pied  de  Jumenl  ne  lit  d(! 
mal  à  Cheval 40 

Mauvaise  Herbe  croit  toujoins 37 

Absent  le  Cliat ,  les  Souris  dansent 6.ï 

Il  n'y  a  point  de  belles  Prisons,  ni  de 
laides  Amours ":i 

Un  Brochet  fait  plus  qu'une  Lettre  de  re- 
commandation  

Il  u'est  plus  foi't  Lien  que  de  Femme 

A  bon  Chat  bon  Rat 

(Jui  aime  i)ien  ehàlie  bien 

Ln  peu  d'aide  fait  grand  bien 

Né(;essité  n'a  point  de  loi 

Le  Bossu  ne  voit  pas  sa  bosse:  mais  il  \oit 
eeile  de  son  confrère 

Mieux  vaut  tard  ipie  jamais 

L'Occasion  fait  le  Larron 

Ce  que  Fenuiie  vent ,  Dieu  le  veut 

Les  Loups  ne  se  mangeid  pas 

Tel  Maître,  tel  Valet 

Cliiicim  prend  son  plaisir  on  il  le  trouve.. 

Il  n'y  a  pas  de  sot  métier 

yui  casse  les  verres  les  paie 

Abondance  de  biens  ne  nuit  pas. 

Un  petit  Honnne  ])rojette  pailois  une 
uranile  Ombi-e 209 


SI 

8i» 

117 

105 

113 

lit 

I:i0 
137 

153 
161 
169 
177 
185 
1ii3 
201 


Ce  qui  \ient  de  la  Flûte  s'en  rebiurne  au 

Tandiour 217 

Tout  ce  qui  reluit  n'est  i)as  or 2-25 

Les  Absents  ont  tort 233 

Jeu  de  Main,  jeu  de  Vilain 241 

Si  Jeunesse  savait  !  si  Vieillesse  pouvait:..  2i0 

Pour  de  l'argent  les  Chiens  dansent 2:i7 

Ouand  on  a  des  Filles,  on  est  loujoui-s 

Berger 26.ï 

Ce  que  fait  la  Louve  plaîl  an  Loup '27;5 

L'Hoiume  est  de  feu,  la  Feunne  d'éloiipe; 

le  Diable  vient  qui  sontlte 981 

yui  trop  embrasse  mal  élieiut 2x9 

Dis-iTioi    qui   tu   haides.    je   le  dirai   ipn 

tu  es 29" 

(;hien  qui  aboie  ne  moi'd  pas 305 

Les  Fous  inventent  les  modes,  et  les  Sages 

les  suivetd 313 

La  Gourmandise  a  tué  plus  de  gens  que 

l'Épée 321 

Belle  Fille  et  méchante  Kobe  trouvent  tou- 
jours qui  les  accroche 329 

Bonjour  Luiu'ttes.  adieu  Fillellrs 337 

La  Fortune  la  plus  amie  vous  donne  le 

croc-en -jambe. 3t5 

Triste  maison  que  celle  où  le  Coq  se  tait  cl 

où  la  Poule  chaide 353 

La  faim  chasse  le  Loup  du  bois 361 

V\\  homme  riche  n'est  jamais  laid  pour 

une  tille 36!» 

La  petite  Aumône  est  la  bonne 377 

Il  faut  hinler  avec  les  Loups 383 

La  V(''ijt('  est  la  massue   qui   chacun  as- 
somme et  lue 3'.i3 


PROVERBES   FORMANT   LES   SUJETS    DES    FRISES. 


Tant  \a  la  Cruche  à  l'eau  ,  qu'à  la  tin  elle 

se  casse 9 

Où  la  Chèvre  est  allacbéi'.  il  i.iiil  <prelli' 

broute 17 

Asinus  Asinuiii  frical 23 

N'éveille  pas  le  Chat  qui  dorl 33 

Absent  le  Chat .  les  Soui-is  (l;ni>eiil Ih. 


A  bon  Chat.  1)011  Bal :13 

Oui  trop  cmbi'asse  mal  i''lreint il 

Ll  ne  faut  pas  courir  deux  Lièvres  à  la  fois.  47 
Celui  qui  tient  ta  queiu?  de  la  poêle  risque 

de  se  brûler 33 

A  laver  la  tète  d'un  Ane  on  pertl  sou  temps 

et  son  savon 6'! 


I  1>     |)  li     L.V     lABLi;. 


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Urri  \y«^r^c-f  fia  ^i<-^**._- 

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Echéance 


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2ir 


13  DEC.  1996 
3  0  JUIL  iy95 

;  1  SEP  1  0  1996 


EP  1  0 1996 


The  Library 

Libraries 

University  of  Ottawa 

Date  Due 


0  î  FEV 


FEB  0  1  m 


CE  PN   645  1 
.G6  1845 

COO   GRANDVILLE, 
ACC#  1382298 


CENT  PRGVE