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y w
( r
/ C
CE QUE J'AI VU A RENNES
DU MÊME AUTEUR
LE CULTE DU MOI, trois romans idéologiques :
* Sons l'œil des barbares, 1 vol.
** Un homme libre, i vol.
*** Le Carnet de Bérénice, 1 vol.
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Les lézardes sur la maison, 1 vol.
Pour paraître incessamment :
LE9 BASTIONS DE L'EST :
Premier épisode : Au service de l'Allemagne,
(récit d'un volontaire alsacien).
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MA URICE BARRES
CE QUE J'AI VU
A RENNES
DEUXIÈME ÉDITION
PARIS
3LIOTHÊQUE INTERNATIONALE d'ÉDITION
E. SANSOT ET €••
53, Rue Saint-Andrk-des-Arts, 53
1904
Tons droits réserçés.
Il a été tiré de cet ouvrage :
Douze exemplaires sur Japon^ numérotés
de 4 à 42.
Douze exemplaires sur Chine, numérotés
de 45 à U,
Vingt-cinq exemplaires sur Hollande,
numérotés de 25 à 49,
et" à
A CHARLES MAURRAS
Vous avez, mon cher Maurras, avec une raû
son toujours prêle, contrôlé et annulé au jour
le jour, les armes des dreyfusards. Aussi jeveux
inscrire votre nom sur le recueil des croquis que
je pris de leur armée durant un mois mémora^
ble. Ici, nos travaux se confirment. Lev/rs figu-
res ajoutent un argument d'une singulière for-
ce d vos preuves. Les désordres religieux de ces
forcenés nous dégoûtent physiquement de la sen-
sibilité dreyfusarde et nous ramènent sûrement
vers cette sagesse française dont nous admirons
l'ordre dans toute votre dialectique,
M. B.
LIVRE PREMIER
EXPLICATIONS PRÉAMBUL\IRES
CHAPITRE PREMIER
EN ROUTB POUR ReNNKS, VILLE QU' ARROSE LE
RUBICON
— C'est à choisir : Dreyfus ou les graad.4
chefs.
Mercier, Cavaignac, les généraux, conti-
nuent à affirmer la culpabilité de Dreyfus. Ils
annoncent fju'ils la prouveront abondam-
ment à Rennes. Nous leur maintenons notre
entière confiance. Jusqu'à preuve du con-
traire, nous ne croirons pas que six minis-
tres de la Guerre et trois présid(;nts du Con-
seil se soient trompés et nous aient trompés
pendant six ans.
Dreyfus innocent ! Oh ! dans cette impro-
bable hjpothrso, quelles satisfactions suffi-
santes pourra il-on lui donner ! L'épée du gé-
néral Mercier, le grand cordon de ZurUn-
den, le chapeau de Chanoine et le siège de
Billot seraient des compensations infcricu-
280636
-10-
res à ses raisons de mécontentement. A la
déplorable victime d'une telle erreur judi-
ciaire, je ne vois qu'une chose qu'il faudrait
tout de même reftiser : la grâce de ses dé-
fenseurs.
Au reste, s'il n'est pas un traître, il sera
forcément honteux d'avoir excité de pareil-
les sympathies. Ah ! les amis de Dreyfus,
quelle présomption de sa culpabilité ! Quel-
le humiliation pour son innocence ! Ils in-
jurient tout ce qui nous est clier, notam-
ment la patrie, l'armée et un héros tel que
Marchand. Leur complot divise et désarme
la France, et ils s'en réjouissent. Quand mô-
me leur client serait un innocent, ils demeu-
reraient des criminels.
Ainsi,nous sommes profondément raison-
nables et louables, en toute hypothèse, d'a-
voir préféré les chefs de l'armée aux javocats
suspects de Dreyfus . Voilà un des aspects
de notre pensée, mais nous voulons la tour-
ner sous toutes ses faces, de peur que nos
généraux ne se laissent endormir.
11 y a d'habiles endormeurs au pouvoir.
Les personnages qui détiennent aujourd'hui
les divers portefeuilles ne se proposent pas
simplement, comme faisaient les plus mau-
vais de leurs prédécesseurs, de flotter au gré
de l'opinion. Ils ont été recrutés dans les
milieux les plus divers pour être les politi-
ciens de Dreyfus, qui possède déjà ses ora-
teurs, ses dialecticiens et ses élégiaques.
Une seule discipline les assemble. Elle est
réglée par les conseils supérieurs (Zadoc-
Kahn ? Reinach ?)
-11-
Ces conseils supérieurs préparent une opé-
ration. Ils tenteront de jeter à l'eau ceux de
leurs collaborateurs qu'ils avaient spécia-
lement chargés d'injurier l'armée et l'idée de
patrie. Déjà ils nous présentent Dreyfus
comme un militariste enragé, un chauvin, qui
ne pardonnera jamais la véhémence d'Ur-
bain Goliier, ni la verve suisse de Pressensé .
A les en croire, — Dieu, que c'est comique !
— Dreyfus aurait les ridicules de la culotte
de peau classique, et il déclarerait : « Ce qui
me choque dans les libertés qu'on a prises
avec moi, c'est qu'on a manqué de respect à
un homme vêtu de l'habit militaire. » Mais,
je vous prie, où Dreyfus a-t-il donc lu les ar-
ticles de Pressensé ? Il ne les suivait pas au
jour le jour dans sa lointaine retraite . Lui fail-
on gâcher son temps, depuis qu'il est à Ren-
nes, à repasser cette Milgaire littérature de
^'ieille demoiselle excitée? Non, mes amis, on
le fait parler. On lui fournit des mots histori-
ques : « Il n'y a rien de changé en France,
il n'y a qu'un cocardier de plus. »
L'utilité de cette comédie, vous la distin-
guez. Les chefs de la grande entreprise drey-
fusarde cherchent maintenant la sj-mpathic
de l'armée. Ils veulent rassurer les patriotes.
On se trompe si l'on croit que Galliffet frap-
pera les généraux. Ce serait faire notre jeu.
11 les ménagera et tâchera qu'ils acceptent
de nouveau la réhabilitation du traître. Il a
des obligations personnelles envers le géné-
ral Mercier. Grande commodité poiu» lui te-
nir un petit discours dont yoici le dessin :
— 12 —
« Voyons, mon cher général, laissez donc
« cette canaille de capitaine se tirer d'em-
« barras. 11 faut en finir avec cette trop lon-
« gue affaire. C'est Fintérôt du pays, de l'ar-
« niée et de vous-même. Que Dreyfus sorte
« du bagne et je vous garantis contre toutes
« représailles. Est-ce que je ne suis pas là
« pour taper à droite et à gauche indistinc-
« tement ? 11 serait bon d'arrêter Quesnay
« de 13eaurepaire,Déroulèdeet IIabert,Cop-
« pée et Lemaître, Drumont et Forain ; il
« serait excellent aussi d'empoigner Sébastien
« Faure. Quant à Clemenceau, Pressensé et
« Jaurès, — estrce assez anmsant, général ?
« — les voici devenus les compères du « vieux
« massacreur » ! Ils deviendront les vôtres.
« Kt s'ils n'ont point de rancune, pourquoi
c( leur en ferions-nous voir ? Un traître en
« liberté ? l^e beau malheur ! Il ne peut nuire
« à personne. 11 se retirera chez le prince de
« Monaco. Et ce sera fini des injures que
« nous versons chaque matin sur vous. Ac-
« cordez-nous Dreyfus, et lui-même, d'accord
« aA'ec nous, prononcera votre éloge. Dès
« lors plus de représailles contre Mercier,
« Zurlinden, Roget, Pellieux, contre les cinq
« ministres de la Guerre, contre les divers
« ofliciers qui ont osé nous contrarier. Nous
« n'exigeons plus que la peau de du Paty de
« Clam. C'est un simple colonel. »
Je vous donne le ton, ajoutez le sourire. On
croit entendre le bourreau qui, conduisant
la victime au gibet, lui disait avec onction :
« Venez,mon ami,on ne vousferapasdemal.v
— 13 —
général Mercier, honnête homme, très
et qui se possède n'écoutera pas ces
des conseils. 11 voit la position vraie des
?s : à Rennes, il y aura, d'une part,rhon-
(le Dreyfus et, d'autre part, l'honneur
>us les minislres et généraux cpii nous
ui*é la culpabilité de Dreyfus,
li, cela Mercier le sait bien! Avec quelle
ion, au milieu de l'enthousiasme d'im
toire de patriotes, dans la salle de l'Uor*
Lure, il nous a juré d'exposer à Rennes,
3 (pic coûte, les raisons qui jusliOaient
cessilaient l'arrestation de Dreyfus, et
aujourd'hui, aussi fort qu'au premier
proclament la trahison. Tous à le voir,
itendre, nous reconnaissions un homiôte
ne, un accusateur toujours qu'essayent
?ment de jeter bas les ennemis de la pâ-
li fait le centre de cette vaste affaire
>nale ; c'est pour en porter tout le poids :
rand homieur ou l'infamie,
us sommes plusiem^s millions d'honnô-
ens qui n'avons jamais eu à connaître
ire, et qui nous sommes confiés — c'était
ison et le devoh* — à l'autorité légitime
î(mseils de guerre et des chefs de l'ar-
Si les généraux Mercier, Billot, Cha-
?, Zurlinden et MM. Cavaignac et Méline
ont trompés, s'ils nous ont associés à
vve infâme de maintenir au bagne un
cent, nul châtiment assez lourd pour eux.
sons-le hautement, puisque nous le pen-
tous : au lendemain du conseil de guerre,
lans le pays n'admettrait cpie les chefs
2
— 14-
de Farinée se consolassent de leur défaite en
songeant qu'ils n'ont perdu ni leurs galons,
ni leurs rubans, ni leurs appointements.
On ne peut pas impunément déchaîner sur
un pays la tempête. « Levez-vous vite, ora-
ges désirés... » Que leur mensonge foudroie
ceux qui parlent d'apaisement. Vous savez
bien que Cornély, s'il rêvasse d'un compro-
mis, ne pourra pas, au sein du dreyfusisme,
balancer Jaurès qui veut,par l'acquittement
du traltre,la destruction de l'armée. Un Jau-
rès entoiuré de ses bandes est auti*ement puis-
sant qu'un Cornély qui tire son coup de fusil
en enfantperdu séparé de son monde naturel.
11 y aura des représailles, parce que Jau-
rès et Clemenceau les veulent, parce que
tout le [monde, tout le monde, vous dis-je,
en reconnaîtra la nécessité .
C'est le crime cer.tain des parlementaires
de nous laisser déchirer les uns les autres.
Vous,lc dreyfusard, ou moi.l'anti-dreyfusard,
Jious possédons la vérité. Le gouvernement
qui sait à quoi s'en tenir, devait depuis long-
temps faire taire, et brutalement, celui de
nous deux qui se trompe. Les généraux eux-
mêmes ont étrangement attendu pour par-
ler. U faut qu'à Rennes la vérité éclate avec
un caractère d'évidence. « Coûte que coûte »,
a dit Mercier. A Rennes ! A Rennes ! mes-
sieurs de l'armée ! Cavaignac et Mercier
vous imposent leur exemple. Vous êtes pris
entre vos adversaires acharnés et les amis
que nous vous sommes. D n'y a pas d'échap-
patoire possible. En route ! La France est
dans Rennes, ville qu'arrose le Rubicon !
CHAPITRE II
LA Paradb de Judas.
Souvenir de la dégradation d* Alfred
Dreyfus à V Ecole militaire (5 jran-
vier i8g5).
Une minute de répit encore. Mon imagi-
nation qui veut prévoir le Dreyfus rennais
me reporte avec persistance vers la froide
matinée de janvier où je le vis dégrader.
n faut que je me débarrasse de ces ancien-
nes images .
Quand neuf heures sonnèrent, que le géné-
ral tira son épée, que les commandements
éclatèrent, que les fantassins portèrent les
armes et que les cavaliers mirent sabre au
clair, le petit peloton se détacha d'un angle
de rimmense carré. Quatre hommes ; au
milieu le traître tout raide, sur un côté Te-
xécuteur, véritable géant. Les cinq ou six
mille personnes présentes et qu'émouvait
cette tragique attente eurent une même pen-
sée ' « Judas marche trop bien ! »
Spectacle plus excitant que la guillotine
fichée dans les pavés, à l'aube du jour, place
-18-
née. Dix minutes qui laissent brisés ces mil-
liers de trahis. Au terme de sa marche sini-
stre, le Dreyfus là-bas dans le fourgon noir
a été hissé, enfourné par les gendarmes.
Les musiques militaires sonnent la « Mar^
che de Sambre-et- Meuse », répandent de
rhonneur et de la loyauté sur les espaces
pour balayer les puanteurs de la trahison.
Les bataillons hérissés de fusils avec leurs
jolies figures françaises, défilent. Fort bien!
Mais nous ne sommes pas sûrs les uns des
autres. Une poignée d'hommes mettent çà
■^«-c « «e<et là de légers points de pourritur e sur no-
|o«*t«Hn5 tre admirable race . Garde à nous, patriotes !
Et i3uisqu'il a fait appel au témoignage
des assistants, nous devons pour nos frères
français compléter la dégradation de Judas,
lui arracher quelque chose encore, mieux
qu'une épaulette, qu'un galon, la vérité qui
semble lui avoir échappé. Alors qu'il atten-
dait d'être conduit dans la cour où il devait
expier, et sous l'émotion dont une telle
parade, la plus formidable humiliation qui
puisse atteindre un homme, l'emplissait par
avance, Dreyfus a dit : « Je suis innocent.
Si j'ai livré des documents à l'étranger, c'é-
tait pour amorcer, pour en avoir de plus con-
sidérables ; dans trois ans on saura la vérité
et le ministre lui-même reprendra mon
afïairc... »
En revenant à travers ce quartier que ré-
volutionne un spectacle si véhément, nous
avons croisé le mouchard Alibert, le faux
témoin de la Haute-Cour. Ce misérable por-
— 19 —
tait rnnifonne de lieutenant d'administra-
tion. La foule à qui Ton jetait son nom le
huait, le bafouait, lui prodiguait les coups
de pieds. Judas partout ! Celui-ci subven-
tionné par les Reinach ! Quand donc les
Français sauront-ils reconquérir la France?
Unissons-nous poiu* dégrader tous les traî-
tres. Qu'ils trouvent partout spontanément
organisée sur leur passage la parade du
mépris .
Voilà ce que j'ai vu et senti en 1895. Qua-
tre années depuis ont passé sur le traître,
quatre années terribles pour la France.
Dans quel état vais-je le revoir et surtout
quels rapports s'établiront entre ce miséra-
ble, ses complices et des Français fidèles à
la France ?
— 22-
dans runilbrme neuf, le képi sur les genoux,
le visage droit vers les juges. La moustaclie
Irùs Ihie, de couleur clia,tain, fait contraste
avec les cheveux blancs, taillés en brosse
et qui manquent au sommet du crâne. Cet
homme de trenle-cinq ans semble à la fois
très jeune et très vieux comme certains as-
cètes avec qui nous n'avons plus de mesure
commune. Ses épaules ont de la carrure,
mais le tailleur militaire les a certainement
ouatées, car les genoux pointent sous le
pantalon flambant neuf et des plis épais
trahissent la maigreur des cuisses.
On lit Tacte d'accusation, sans qu'il se re-
lâche une seconde de son attitude eiïrova-
blement correcte. Il entend ces mots « Pa-
pier pelure bordereau. . . . Ksterhazy...»,
syllabes usées, décolorées, par cinq années
de rabâchages et qui pour nous ici repren-
nent leur pleine force tragiipie. Les juges,
les gendarmes, les deux états-majors drey-
fusard el anlidreyfusard l'observent, tandis
qu'on lui parle de sa main qui trembla sous
la diclée du colonel du Paty de (]llam. Ou
énumère les soupçons qu'il inspirait à ses
camarades, les fenmies îlgées avec qui il
vivait. Maintenant il s'agil des lettres de sa
liancée. Quelle horreur î c'est l'écorcher vif !
Qu'il doit avoir hâte de prolester devant
l'univers î
Il parle enfln. Une voix sans timbre qui
vient brusquement ajouter à reflet désas-
treux de cette tenue sans frisson.
— Je suis innocent... cinq ans de bagne.. f
Ma femme, mes enfants,
-23 -
A propos de Lebrun-Renaud, il tente une
déclaration militariste sur cette foule qui le
huait par patriotisme et dont il comprenait
si bien les indignations. Mais sou émission
monotone et sans gestes, vraiment d'un
phonographe, annule des phrases trop nobles
où nous distinguons la savante préparation
de ses avocats. Je ne sentis rien de person-
nel qu'une fois peut-être dans sa manière
de dire : « Mon colonel ». Ce simple mot
plein de supplication parut les deux bras
d'un désespéré à genoux qui élreint son
juge tout-puissant.Puls il retomba dans des
accents privés d'àme et tels qu'on croyait
écouter un examen plutôt qu'un interroga-
toire. La défense vit bien ce danger. Dans
la suspension de l'audience, M* Hild, secré-
taire de M® Labori, parcom^ut la salle et ra-
conta qu'en passant près de ses avocats,
Dreyfus avait dit : « De tels sanglots ser-
raient ma gorge que j'ai douté de pouvoir
répondre. »
Puis la dialectique dreyfusarde accourut
à la rescousse : « Pourquoi notre client s'in-
quiéterait- il? Il sait qu'on ne peut pas com-
mettre deux erreurs judiciaires dans un
même cas ».
Quoi qu'il en soit, après les deux pre-
mières heures, la salle de Rennes, mal inté-
ressée par cet homme et p.ar cette inertie,
plus tragique pourtant, d'une certaine ma-
nière que les expansions d'une \ictime in-
nocentCt commença de se distraire. Dégoû-
tante faiblesse de l'intelligence himiaiue,
-.24-
puisque ceux-là mciuc qui croient Dreyftis
un martjT s'envoient des bonjours et lient
conversation. Il y avait un petit chat qui
courait sous les tables, et les daines dreyfu-
sardes s'attendrissaient parce ({u'on le di-
sait abandonné et peut-être privé de lait.
Pour moi, que mes amis m'excusent, je
considérais l'homme, la ligure lointaine, le
fantôme qui met la France en crise et je
sentais que ce nom exécré de Dreyfus re-
présentait tout de même de la chair vivante
et broyée Une phrase que ce crimmel sem-
ble avoir prononcée après cette première
audience trouve une force singulière pour
pénétrer les cœurs par le chemin de la ])itié.
On lui demandait son impression, il répon-
dit que « c'était bon de voir des êtres hu-
mains ».
Détendons-nous im instant, laissons un
mouvement de pitié se déveloi)per dans nos
cœurs. Le jour du A'endredi-Saint, aj)rcs
lecture de la « Passion selon saint Jean »,
le célébrant récite une suite de monitions
et d'oraisons. « Prions pour la sainte Eglise
« de Dieu... Prions, lléchissons les genoux...
« Prions pour notre Sainl-Pcre le Pape...
a Prions, fléchissons les genoux .... Prions
« pour notre pasteur... Prions fléchissons les
ce genoux. . . Prions pour tous les évêques,
« prêtres, diacres, sous-diacres, acolytes,
« exorcistes, lecteurs,portiers, confesseurs,
< vierges, veuves et pour tout le simple peu-
« pie de Dieu. . . Prions, fléchissons les ge-
— 28 —
«noux... Prions pour la Républîcîue. . .
« Prions, fléchissons les genoux... Prions
« pour nos catéchumènes. . . Prions, fléchis-
« sons les genoux... Prions pour les malades,
a les affamés, les captifs, les voyageurs et
« les navigateurs... Prions, fléchissons les
« genoux... Prions, pour les hérétiques et
« les schismatiques... Prions, flécliissonsles
« genoux... Prions pour les periides Juifs...»
Et nous aussi, nous fîmes oraison sur le
« perfide juif ». S'il ne se fût agi que d'un
homme, nous eussions couvert sa honte d'un
suaire. Mais il s'agit de la France ! Dans cet
incomparable oflice du Vendredi-Saint où
elle apporte l'expérience des siècles, l'Egli-
se avant de prier pour les « perfides juifs»
a bien soin d'indiquer au célébrant cl aux
fidèles : « On ne se mettra point à genoux. »
Prodigieuse distinction ! C'est nous prévenir
que l'intérêt public commande de ne point
s'abandonner à rapitoiemeut avec cet ad-
versaire enveloppé de « ténèbres » (t).
Je voudrais que celte chair, animée tout
de mêmepar un souffle humain, fût arrachée
à celte douloureuse bataille, mais qui donc,
sinon ses amis, J'apporte sous le piétine-
ment des bataillons ?
D'implacables partisans exigent qu'arra-
ché à son eifroyable solitude il vienne four-
nir un prétexte, une couverture à leur ma-
cliinerie . Pour les atteindre, il faut le percer.
Allons-y ! Ce faible obstacle ne doit pas
embarrasser les destinées de mon pays. Et
durant vingt-deux séances, nous oserons
Tobservep avec une clairvoyance cruelle.
8
Nul homme plus muré qu'Alfred Dreyftis.
Il a un continuel mouvement de la bouche
qui s'ouvre, de la gorge qui se serre ; il avale
péniblement sa salive. De minute en mi-
nute, le sang vient colorer sa peau, puis le
laisse tout blcînie. Ses réactions ne livrent
rien. On se fait mal sans bénéfice sur cette
face toute rétrécie par la détresse. Derrière
son lorgnon, ses yeux se jettent avec rapi-
dité à droite et à gauche, mais qu'est-ce
qui vit et qui pense d rriôre ces yeux aux
aguets d'animal traqué ?
Le journaliste qui surprit à Quiberon par
une nuit d'orage la barque de Dreyfus
abordant furtivement la côte m'a dit : « Il
me parut fou avec son regard fuyant. Je
crois qu'il craignait un coup de poignard ».
Ma lorgnette cherche dans la salle, pour
les comparer, son frère Mathieu. La figure
de Mathieu présente des colorations jaunes
et verdàtres au fond d'un teint constam-
ment mat, tandis qu'Alfred, à chaque res-
piration, rosit comme un petit cochon. Tous
deux afiichent un type juif accentué, mais
celui (pli est pris, s'élant afiiné par la souf-
france, fait paraître l'autre brutal.
Si afiiné soit-il, Alfred, c'est certain, n'ar-
rive pas à recréer, à faire siens les thème;^
généreux que ses avocats lui préparent . Kn
vain, maître Démange, qui met au ser\-ice
du client la roublardise des assises, essai <;-
t-il de lui seriner quelques airs de noble
émotion : Vémoi du galant homme à propos
de Madame Bodson, Vhommage à Madame
— 27 —
Dreyfus^ le Rien, mon colonel, quand Mme
Henry dépose. C'est affreusement sec,et ja-
mais la voix ne correspond aux paroles (3).
Les supérieurs du futur traître avaient rai-
son dans leurs notes de Flnviter à discipli-
ner sa prononciation.
De tous les dreyfusards, c'est Dreyfus le
plus mou. Serait-ce usure, abrutissement?
Parfois je crus entrevoir que le malheureux
assis sur cette chaise, tantôt cramoisi, tan-
tôt exsangue, la bouche entr'ouverte et la
lèvre pendante sous la moustache ou bien
serrant les dents et faisant provision d'éner-
gie, était allé aux extrémités de Pangoisse
humaine et qu'en outre il avait attrapé une
insolation. Mais ses camarades objectent
qu'il n'a guère maigri, nullement blanchi.
D'autres fois je supposai qu'il prenait des
stupéfiants pour trouver du sommeil ; de là
viendrait son engourdissement (4).
Je crois surtout qu'il craint par une into-
nation et par un simple mouvement de lais-
ser échapper son secret. . Ah! si Jouaust
l'avait poussé !
Il se réfugie dans sa correction militaire,
dans sa morne apathie, comme dans une po-
sition de réserve et dans sa tanière naturelle :
c'est Pétat d'une bête traquée qui a peur et
qui se rase. C'est qu'aussi bien, de séance
en séance, après Mercier, après Roget, après
Cavaignac, après qu on aura démontré : « La
trahison n'a pu être commise que par un artil-
leur, officier d'Ktat-Major, et stagiaire » ;
après que Bertillop aura refait devait le
-28--
Conseil le bordereau par le même moyen géo-
métrique qu'employa Dreyfus ; après l'affir-
mation des aveux, cet oiseau de nuit ne trou-
vera plus un coin obscur où se tapir. Dans
cette pleine lumière, il se tient coi, pour que
ses mouvements, du moins, ne le dénoncent
pas.
En toute hj-pothèse, au reste, je croîs dis-
tinguer que sa gamme de sentiments est fort
courte. C'est probablement ce que les natu-
ralistes appellent un monstre, et de la caté-
gorie des « monstres par défaut ». Un cer-
tain nombre de sentiments lui manque sans
lesquels nous ne 'pouvons pas concevoir
rhumanilé.
Sir Thomas Brown, anglais distingué, avait
coutume de dire qu'il aurait aimé connaître
Judas Iscariote. J'ai passé un mois à Rennes
et je ne comprends Dreyfus qu'en tant qu'é-
nigme incompréhensible.
Les gens du moyen-âge, pour faire enten-
dre les mystères impénétrables de cette mer
inconnue qui s*étend vers le Sud, l'appelaient
la Mer Ténébreuse. C'est une mer ténébreuse,
l'âme de Dreyfus, et je m'associe aux senti-
ments qu'exprime TEglise dans sa miséri-
corde et dans sa prudence. Seigneur, dissi-
pez les ténèbres de ce perfide juif, pour que
je voie clair.
Mais quoi ! n'est-ce pas enfantin de sentir
un malaise et de crier au mystère parce
qu'un étranger ne réagit pas sous les événe-
menXs de la même manière que ferait l'un
— 29 —
de nous ? Nous exigeons de cet enfant de
Sem les beaux traits de la race indo-euro-
péenne. D n'est point perméable à toutes
les excitations dont nous affectent notre
terre, nos ancêtres, notre drapeau, le mot
« honneur ». Il y a des aphasies optiques
où l'on a beau voir des signes graphiques,
on n'en a plus l'intelligence. Ici Taphasie
est congénitale ; elle vient de la race .
CHAPITRE IV
une visite a combourg. —(méditation sur
Dreyfus).
Tandis qu'à Rennes je servais selon mes
forces, j'avais besoin de me fortifier et de
relever mon amour de la France par les
plus belles images nationales.
Un jour je profitai d'un entr'acte de la
tragédie pour visiter, aune lieue de Kennes,
sur la ligne de Saint-Malo, le château de
Gombourg. Avec quelle allégresse je m*épu«
rais de Dreyfus dans l'atmosphère d'un
grand poète de Thonneur I
« Enfin nous découvrîmes une vallée au
<c fond de laquelle s'élevait, non loin d'un
« étang, la flèche de l'église d'une bourga-
« de ; les tours d'un château féodal mon-
« taient dans les arbres d'une futaie éclai-
« rée par le soleil couchant.» Cette premiè-
re impression, que le jeune René de Cha-
teaubriand reçut de cette terre où il allait
passer sa jeunesse, fait encore un tableau
exact ; je viens de le vérifier. Chateaubriand
ajoute : « J'ai été obligé de m'arrêter : mon
— 31 —
« cœur battait au point de repousser la ta-
« ble sur laquelle j'écris. Les souvenirs qui
<t se réveillent dans ma mémoire m'acca-
« blent de leur force et de leur multitude,
« et pourtant que sont-ils pour le reste du
a monde. . . ? » Ces souvenirs, dont Cha-
teaubriand semble prier qu'on excuse l'ar-
deur, se propagèrent, pour la féconder, dans
toute notre littérature moderne. Nous avons
dans le sang la fièvre du premier volume
des Mémoires d' outre-tombe , Quel admira-
ble contentement de considérer la triste et
sévère façade de ce manoir, de s'engager
sous ses voûtes, d'en éveiller à notre tour
les échos et de prêter notre visage au vent
de ses donjons !
J'ai toujours projeté de visiter les lieux
où sont les racines des grands arbres à par-
fums qui, balancés sur le monde, suscitèrent
mon imagination. Je ne mourrai point sans
m'être assis, pèlerin enchanté, dans Coïm-
bre, et sous le cyprès de la belle Inès assa-
sinée, — en Crimée, sur le temple où Diane
transporta Iphigénie, — à Kerbéla parmi les
sables qui biu'ent le sang des Alides. Mais
dans ce mois guerrier qui me replie sur nos
réserves, je ne veux rien qui me détourne
de la discipline nationale. J'ai noté autour
de Rennes mes pèlerinages : près de Vitré,
aux Rochers, qu'habita Mme de Se vigne,
j'évoquerai dans ses jardins intacts la plus
aimable image de la solide raison françai-
se ; c'est encore de la raison qui m'entou-
rera à la Chesnaie où le volontaire Lamen-
— 32 —
nais prît barre sur le mol Maurice de Gué-
rin.En d'autres circonstances, parcourant la
forêt de Paimpont qui subsiste des bois im-
menses de Broceiiandej'eusse aimé y pour-
suivre Merlin l'Enchanteur et Viviane,mais
ce n'est point de rêveries qu'il s'agit pour un
soldat des batailles de Rennes ! A Gombourg
je cherche le plaisir d'approcher et de con-
trôler des magies ; les incantations du poète
me deviennent présentes,réelles,concrètes ;
je vois, je touche bâti en pierre le premier
chapitre des Mémoires cT outre-tombe. Fils
des romantiques, je rentre dans ma maison
de famille et je sonne à l'huis d'un château,
survivance du passé, où je reconnais en mê-
me temps le principe de mon activité litté-
raire.
Ges indications feront-elles entendre à
quelques amateurs de la mélancolie lyrique
les plaisirs abondants que je trouvai sur cha-
que marche du vieil escalier,en mettant mes
pas indignes dans les pas du génie, jusqu'au
sommet de la Tour du Ghat et sur le seuil
de la chambre fameuse où l'enfant prépara
son immortalité. « La fenêtre de mon don-
« jon s'ouvrait sur la cour intérieure ; le
€ jour, j'avais en perspective les créneaux
« de la courtine opposée, où végétaient des
€ scolopendres et croissait un prunier sau-
« vage. Quelques martinets, qui, durant
€ l'été, s'enfonçaient en criant dans les
< trous des murs, étaient mes seuls compa-
c gnons. La nuit, je n'apercevais qu'un
€ petit morceau du ciel et quelques étoiles.
— 33 —
« Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abais-
« sait à Toccident, j'en étais averti par ses
« rayons qui venaient à mon lit, au travers
€ des carreaux losanges de ma fenêtre. Des
« chouettes, voletant d'une tour à l'autre,
« passant et repassant entre la lune et moi,
a dessinaient sur mes rideaux Fombre mo-
« bile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit
« le plus désert, à l'ouverture des galeries,
€ je ne perdais pas un murmure des té-
« nèbres. Quelquefois le vent semblait cou-
« rir à pas légers; quelquefois il laissait
« échapper des plaintes ; tout à coup une
« porte était ébranlée avec violence, les
« souterrains poussaient des mugi ssements ;
€ puis, ces bruits expiraient pour recom-
« mencer encore L'entêtement du comte
« de Chateaubriand à faire coucher un en-
« faut seul au haut d'une tour pouvait avoir
€ quelque inconvénient ; mais il tourna à
« mon avantage . Cette manière violente de
« me traiter me laissa cette sensibilité
« d'imagination dont on voudrait, aujour-
« d'hui, priver la jeunesse. »
Jenepuis approuver que dans celte cham-
bre encore intacte de Combourg on expose
les décorations de Chateaubriand. En vérité,
ce sont des affaires trop mesquines pour les
rapprocher du lit (rapporté de lame du Bac)
où mourut le glorieux vieillard. Ce qu'on
voudrait aux murs d'une cellule qui vaut
comme la matrice du type romantique fran-
çais, c'est un plan du canton de Combourg,
avecriadication des lieux où Fenfaut se plai-
— 34 —
sait à vaguer et qui nourrirent toute sa vie.
Subsiste-t-il encore, le saule où, isolé en-
tre le ciel et la terre, le jeune René passait
des heures avec des fauvettes et avec sa chi-
mère ? Dans quel endroit écarté du Grand
Mail la tradition suppose-t-elle que Tamer-
tunie de ses goûts Fincita au suicide ? a Au
n ord du château s'étendait une lande se-
« mée de pierres druidiques ; j'allais m'as-
« seoir sur une de ces pierres au soleil coUf
« chant. La cime dorée des bois, la splen-
« deur de la terre, Tétoile du soir, scintillant
« à travers les nuages de rose, me rame-
« naient à mes songes. » Il ne donna jamais
son cœur aux poètes, celui qui peut sourire
des efforts que tout un jour je multipliai
pour toucher exactement ces lieux où j'en-
trevois que la sauvage et la druidesse sou-
pirèrent d'abord et prirent leurs premières
couleurs.
Je portais avec moi une brochure de l'ab-
bé Guillotin de Gorson. « Le moniunent le
« plus ancien de Gombourg, dit-il, est évî-
« demment une allée couverte mégalithique
« ou dolmen ruiné, situé au Clos de la Pier-
« re, non loin de l'ancienne maison noble le
« Ghevrot. G'est là qu'allait rêver Ghateau-
a briand ». Mais au château et chez le voilu-
rier,on ignore ce clos de la Pierre. Le garde
champêtre, que je lire d« sa sieste, connaît
une ferme, un village qu'il appelle Chevrol-
te.Je vais à la mairie consulter le cadas-
tre. En 1835, un lieu dit le Clos de la Pierre,
4'une contenance de deux hectares, un are
t qtii mit les premières et les plus
s gerbes dans le grenier romantique
ais, rapportait à Duplessis une rente
; fr. 15. Morcelle, il appartient aujour-
, pour sa part principale, à Jean-Marie
je, domicilié à Chevrot.
Ile voiture qui puisse me transporter ;
îhaleur intense. Avant de m'éloigner
»mbourg, pour chercher cette lande où
ifant mélancolique exalta de la façon
is désordonnée les facultés de son âme
tendit le Dieu du désert, je m'occupe
miner les entoiu's immédiats du châ-
grand bois de chênes a disparu. La
de Rennes longe toujours Tétang où
lit Breton conduisait son bateau au
Il des joncs ; j'ai attiré avec ma canne
irges feuilles flottantes du nénuphar
ivant sur un chemin abandonné « une
le ornée de plantes rivulaires ». Cha-
•riand écoutait, dit-il, les bruits qui
nt des lieux infréquentés ; j'ai entendu
ulement monotone et continu (macliine
tre ? moteur qui fournit d'électricité
)ourg ?) Si quelques parties du paysa-
sont modiQccs depuis que le poète en
rsa l'àme sur le monde, il en subsiste
pour éclairer la puissance et la soli-
du génie de Chateaubriand. Le pay-
de Combourg, que j'embrasse de la
néridionale de son petit étang, s'im-
par le môme trait qu'il y a un siècle :
— 36 —
par la superbe des tours et par leur domi-
nation sur les masures à leur pied.
On s'assure que Tenfant de ce donjon, en
même temps qu'il recevait de son père, le né-
grier farouche, et d'un paysage sévère, pour
compagnonnage, l'idée de la mort, installait
au fond de son âme la plus intransigeante
iierté. Ses qualités et ses défauts d'homme
ou d'écrivain sortent de son orgueil. S'il a
peint avec magnificence les mouvements
nobles de la passion, s'il a sacriiié au bon-
heur de faire bonne figure tous les avan-
tages immédiats, c'est par un sentiment
extrême de sa dignité. Dans cette âme dé-
goûtée jusqu'au nihilisme, l'honneur est
installé sectaire comme le manoir seigneu-
rial sur la lande bretonne. Chateaubriand
dépensa dans sa littérature les tristesses
liautaines accumulées par des féodaux sans
emploi sur leur terre. Il enchanta les pre-
mières générations démocratiques avec la
sensibilité que lui avaient préparée les der-
niers représentants d'une France féodale,
opprimée par une France monarchique,qui,
elle-même, venait de disparaître .
. . . Tandis que j'étais assis dans Therbe,
à l'ombre d'une petite haie, sur la rive de
l'étang, des impressions amassées en moi
par la constante préoccupation de l'affaire
Dreyfus se mêlèrent aux pensées que me
proposait Gombourg. La haute vertu artis-
tique d*un paysage cher aux lettres fran-
çaises m'épura de tout ce qu'a de doulou-
— 37 —
*
reux la grande salle du lycée de Rennes,
et par une pente insensible je fus amené à
confronter, avec cette grande figure de Cha-
teaubriand, Dreyfus transformé en thème
philosophique par la force de sa honte. . .
Quelle magnifique diversité il y a parmi
les hommes ! et savez-vous une besogne
plus attachante que d'étudier les conditions
où se créent leurs variétés ?
J'ai recueilli en Alsace des renseigne-
ments sur les Dreyfus ; c'est une région où
je connais sufiisament la vie juive pour
m'y représenter la formation d'Alfred. Son
père s'enrichit en se maintenant fermement
à considérer toutes choses avec l'unique
souci d'accroître sa fortune. Ah ! certes, il
n'introduisit jumaîs notre notion de l'hon-
neur dans ses débats de conscience ! Mais
par là même quelque chose manquait au
bien-être bourgeois qu'il acquit : quoi donc?
la considéralion. 11 possédait une vertu, les-
pritde famille, dans sa maison où le confinait
rantisémitisme traditionnel de Mulhouse,
il faisait figure de patriarche ; il voulut
que l'un de ses fils, Alfred, fût en mesure
d'acquérir cette honorabilité à laquelle lui-
même renonçait.
Le jeune Alfred Dreyfus jouit de son uni-
forme de polytechnicien, puis d'officier,
avec l'arrogance d'un parvenu. (Ses cama-
rades racontent ses vantardises, et sa fa-
mille, à juger d'après Hadamard, bien
qu'elle le défende, l'aime peu). Il crut tou-
4
--38-
tefois s'assurer que sa nationalité juive
lui créait une suballernité . La fortune n'avait
pas donné au père la parité avec les in-
dustriels de Mulhouse; le grade ne suffisait
point au fils pour que ses camarades de
Pétat-major l'acceptassent sans nuance. Ce-
pendant son éducation, si elle ne parvenait
pas à rinstaller dans un nouveau milieu, le
sortait des mœurs traditionnelles de la com-
munauté juive ; elle le laissait désencadré
et par là plus exposé . A ce solitaire, seule
sa race demeurait, de quoi nulle circons-
tance et nulle volonté ne peuvent dépouiller
un sémite non plus qu'un aryen : il gardait
de son sang la capacité de tirer le meilleur
parti possible de toute situation et sans
s'embarrasser du sentiment de l'honneur.
L'honneur î En 1894, à l'heure où Démange
et Waldeck réglaient le fameux pacte obscur
avec Casimir-Périer, Dreyfus du fond de sa
prison préventive formule ses prétentions :
« On me décorera et je donnerai ma démis-
sion. » Condamné, il déclare : « J'irai à la
Guyane et je ferai de l'élevage. » A l'Ile
du Diable, il écrit : a Mon frère et ma famille
sont des couillons; il ont 50.000 francs de
rentes et quatre agents et ils ne peuvent pas
me tirer de là. » Au Directeur qu'il voit
chaque huitaine et qui recevait 500 francs
pour sa table il ne dit jamais que ceci :
« Les petits pois étaient moins bons que
les précédents ; je préférerais tels cigares. »
Même à Rennes où il est déformé par la
collaboration de ses avocats, il manifeste
-30-
avec une force magnilique son ignorance ^
de toute dignité et sa nature utilitaire. On
lui parle de ses histoires de femmes : « Mes
moyens, répond-il, me le permettaient. »
Voilà des manières de penser et de dire
propres à choquer des Français, mais, pour
lui, les plus naturelles, sincères, et qu'on
peut dire innées.
Et plus tard, comme il acceptera sa grâce î
Là-dessus, le célèbre socialiste allemand,
Liebknecht a écrit : a Que, condamné pour
« la seconde fois, Dreyfus ait accepté sa
« grâce, cela n'est certainement pas à blâ-
« mer en soi-même. Ce n'est pas héroïque,
« mais humain. Mais pourquoi donc le re-
« trait de la demande en révision ? La
a presse dreyfusienne répond tout sec :
« parce que gans cela la grâce ne pourrait
a pas intervenir... C'est vrai, mais qui
« empêchait Dreyfus d'attendre le résultat
« de la demande en révision ! Après ce qu'il
a avait souffert, qu'était-ce que quinze jours
<« de plus ou de moins ? Etant donnée la
« rapidité de la procédure française, cela
« n'eût pas duré davantage et la prison en
a France lui était mieux supportable. Si la
« conscience de son innocence et l'ardeur
a de la faire paraître au grand jour avaient
« été chez Dreyfus aussi fortes qu'on l'ima-
« gine, il n'aurait pas, à mon avis, agi
« comme il a agi. En tous cas, le désir de
« sortir de prison fut plus grand que le dé-
« sir de prouver son innocence ; la meilleu-
« re et la plus prochaine chance qu'il eût
— 40 —
« d'établir là vérité, il en a fait volontaire-
« ment Tabandon. »
Lîebknecht conclut en disant que cela ne
parle pas en faveur de linnocence de Drey-
fus. C'est entendu, mais pour nous en tenir
au point de psychologie que nous examinions
à Combourg, cela démontre l'inexistence
des sentiments de l'honneur chez ce person-
nage .
Conférez aussi son livre, si merveilleu-
sement sec, simple spéculation qu'il propo-
sa lui-même à l'éditeur. On n'y distingue
rien qu'un hygiéniste modèle.
Une note d'un de ses chefs a été lue au
procès : « Je trouve au capitaine Dreyfus
a beaucoup d'intelligence, mais il a un es-
« prit bien différent de l'esprit de la vieille
« armée. » En effet, la plante Dreyfus sou-
mise à la culture qui d'un Français quelcon-
que fait un militaire ne s'harmonisera pas
avec le parterre. Lui-même a quelque cons-
cience de cette irréductible différence ; il se
connaît comme d'une autre espèce. Un jour
que le colonel Bertin-Mourot parlait du
désespoir qu'il avait éprouvé depuis la
Schlucht à voir les Alsaciens-Lorrains enle-
vés à leur Dieu et à leur ancienne patrie,
le capitaine Dreyfus dit : « Pour nous autres
c juifs, ce^n'est pas la même chose. En quel-
« que pays que nous soyons, notre Dieu
« est avec nous . »
Ce déraciné qui se sent mal à l'aise dans
on des carreaux de notre vieux Jardin
français, devait tout naturellement admet*
— 41 —
tre que dans un autre milieu il eût trouvé
son bonheur. Une partie des siens se rési-
gnait à la nationalité allemande : ne s'est-
il pas figuré que, dans cette civilisation
pour laquelle des aïeux d'outre-Rhin le pré-
paraient, il eût été plus heureux ? N'a-t-il
pas entendu au fond de son être un instinct
qui s'accomodait mieux des mœurs germa-
niques que des françaises ? S'il en fut
ainsi, la notion de l'honneur n'allait point
l'embarrasser ; son sens réaliste le dirigeait
pour tirer le meilleur parti de cette situa-
tion où il n'avait pas trouvé son conten-
tement ; ses rancunes l'incitaient. Quand
la tentation se présenta, ce fut un grand
malheur, car il n'avait point de racines,
comme on en voit à Combourg, qui Tasso-
ciassent au sol et à la conscience de Fran-
ce assez fort pour lui. interdire de chercher
son bonheur, sa paix, sa vie, chez l'étran-
ger.
Je n'ai pas besoin qu'on me dise pourquoi
Dreyfus a trahi. En psychologie, il me suf-
fit de savoir qu'il est capable de trahir et
il me suffît de savoir qu'il a trahi. L'inter-
valle est rempli. Que Dreyfus est capable
de trahir, je le conclus de sa race . Qu'il a
trahi, je le sais parce que j'ai lu les pages
de Mercier et de Roget qui sont de magni-
fiques travaux.
Quant à ceux qui disent que Dreyfus
n'est pas un traître, le tout, c'est de s'en-
tendre. Soit ! ils ont raison : Dreyfus n'ap-
partient pas à notre nation et dès lors corn*
— 42 —
ment la trahirait-il ? Les Juifs sont de la
patrie où ils trouvent leur plus grand inté-
rêt (5). Et par là on peut dire qu'un Juif
n'est jamais un traître .
Telles étaient les pensées qu'un manoir
breton me suggérait sur un produit de
ghetto. Cependant, la chaleur aidant, je
m'inclinai à compenser le sonuneil doninous
prive chaque matin le Conseil de guerre et
je m'endormis sur l'herbe de Combourg,
..... Quand je me réveillai, le soleil s'était
fortement incliné ; les hirondelles rasaient
l'étang. Je les regardais avec estime, car
elles font partie de notre littérature natio-
nale : leur manière de poursuivre les insec-
tes, de s'élancer ensemble dans les airs
comme pour éprouver leur ailes, de se ra-
battre à la surface du lac, puis de se sus-
pendre aux roseaux que leur poids courbe
à peine et qu'elles remplissent de leur ra-
mage confus, fournit un thème à tous les
professeurs de rhétorique depuis que Cha-
teaubriand, sur cette rive, les a observées.
11 fallait pourtant me lever et je me mis à
la recherche de Chc\Tol et du Clos de la
Pierre .
Je traversais, à deux kilomètres environ,
le chemin de fer de Rennes et je m'engageai
dans un de ces profonds chemins creux qui
ne nous laissent nous guider sur aucun clo-
cher. Je ne rencontrai personne ; seuls des
chiens me parlaient dans les maisons écar-
tées. Nul guide, nul écriteau ; des fossés, des
— 43 —
champs des marais, des bruyères, la nuit
qui venait et la fatigue. Je dus, ce jour-là,
renoncer à m'asseoir dans le Clos de la
Pierre, sur les dolmens de Velleda.
se considère c
puerre dans 1
*"». nulle humi
'■ace se vengei
Pas (lit çgtjg j
'"» l'entendraii
'.°"P qui fait fi
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•i»' aï. m"^ i""
Dot, ^**"Un2COÏ
■i Os/"»- Des ■
"""■■■ •■ ce"
— 45 —
Une de ses plus curieuses excitations, ce
fut, je crois bien, le 12 août, tandis que Mer-
cier déposait. Je dois décrire cette scène.
Les amis de Dreyfus avaient répandu le
bruit que le général produirait certaines
pièces et qu'il serait arrêté pour faux et
pour violation des secrets de TEtat. Aussi
les curiosités attendaient, exigeaient une
péripétie de théâtre. A la suspension de
l'audience, on vint dire au général que le
public l'entendait mal et qu'il devait élever
la voix. « C'est pour le tribunal que je par-
le », répondit-il. En effet, ni par le ton, ni
par les arguments, il ne s'adressait à cette
salle avide de pathétique et nerveuse jus-
qu'à la puérilité. Son réquisitoire ne
cherchait sa force et ses effets que dans la
technique de l'artilleur et dans les informa-
tions de l'homme de Gouvernement. Les
chefs dreyfusards qui ont toujours voulu
passionner cette mince affaire devaient être
désorientés par l'attitude de ce spécialiste
qui parlait à des juges militaires comme à
des professîomiels et qui, sans souci des
avocats politiciens ou sentimentaux, rame-
nait dans l'ordre des faits le cas Dreyfus,
simple fait d'ordre militaire. Le général
Mercier dessina les formes générales du
crime, il le limita et le précisa ; il indiqua
toutes les pistes au bout desquelles se trou-
vaient les preuves, puis, après trois heures
de rétpiisitoire et près de terminer, il porta
son regard glacial des juges siu* Dreyfus,
<jue jusqu'alors il jx'avfdt pas voulu voir.
— 46 —
— Messieurs, si le moindre doute avait
effleuré mon esprit, je serais le premier à
le déclarer et à dire devant vous au capi-
taine Dreyfus : Je me suis trompé de bonne
foi . . .
Dreyfus alors, de sa voix sans âme et
comme une machine qui se déclanche, cria :
— C'est ce i[\ie vous devriez dire .
Mercier continua :
— Je viendrais dire au capitaine Dreyfus:
Je me suis trompé de bonne foi, je viens
avec la même bonne foi le reconnaître et je
ferai tout ce qui est humainement possible
pour réparer l'épouvantable erreur
— C'est votre devoir, redoubla Drevfus.
Le général Mercier prit un nouveau temps,
n^^arda le traître comme une chose et dit:
— Eh bien! Non. Ma ccmviction, depuis
ISlîi, n'a pas subi la pins lép:ère atteinte;
elle s'est Ibrtillée par l'étude plus complète
et plus approfondie de la cause ; elle s'est
fortifiée aussi de l'inanité des résultats obte-
nus pour prouver 1 innocence du condamné
de 1894,malgré l'inmiensité des eflbrts accu-
mulés, malgré l'énormité des millions ibllo-
ment dépensés.
La salle dreyfusarde rugit, mais Dreyfas
était retombé dans le silence (6).
Quelqu'un dit en sortant : « Mercier est
un habile homme, on n'aura pas sa peau. »
Un Dreyfusard s'écriait avec rage : « Mercier
nous a trompés. Nous nous imaginions qu'il
était gâteux. 11 est de premier ordre dans
l'attaque comme dans la défense. C'est l'as^
-47-
sassin complet. » Un journaliste étranger
hurlait : « A mort Mercier !» M. Bourdon,
chargé de sténographier les débats pour le
Figaro, apostropha de si près le général :
« Assassin I Assassin ! » que celui-ci dut le
faire arrêter. De Dreyfus pourtant ils ne sa-
vaient rien dire sinon : <c Eli bien, quoi î II n'a
rien de sympathicpie. » C'était constater cpie
ce misérable étranger n'exprimait jamais
an sentiment juste et à quoi nous pussions
Qous accorder. (Sympathie, de sun pathein ,
soufi&ir avec).
Parfois cependant, aux minutes où Labori
insultait les témoins, je vis chez le traître
une curieuse transformation : il se déten-
dait, il prenait une figure vraie « et qui
ressemble à quelque chose ». En dépit de
l'uniforme et du binocle, il devenait un jeu-
ne Dreyfus, assis sur le banc de bois alsa-
cien, devant la porte du vieux Fouli son
père, et songeant avec une voix dure aux
emprunteurs dont il tient les billets dans
sa poche et qu'il fera saisir demain.
Dans Tune des rares journées où le Jé-
hovah de sa race parut le protéger, il eut
l'audace, en regagnant du Lycée la prison,
d'interpeller un caporal, puis un lieutenant
et de réclamer leur salut qu'ils refusèrent
d'ailleurs .
Est-il assez différent de nous, ce malheu-
reux, demi-mort, en qui toutes ses arrogan-
ces renaissent comme les pétales d'une rose
de Jérusalem, à la fraîcheur des seaux d'or-
— 48 —
dure jetés par Favocat sur les chefs de notre
armée ! Je le soupçonne, sur son rocher,
d'avoir nourri son orgueil avec les commen-
taires qu'on amassait sur son crime. Dans
ce fumier qui étouffe la France, il prend une
force, une joie du Mal, un éclat satanlque.
Décidément elle est vraie, cette parole qui
toujours me tenta par sa désolation : « 11
n'y a de justice que dans l'intérieur d une
même espèce». Si nous étions des intelligen-
ces désintéressées, au lieu de juger Dreyfus
selon la moralité française et selon notre
justice, comme un pair, nous reconnaîtrions
en lui le représentant d'une espèce diffé-
rente, d'une tradition fameuse aux rives du
Jourdain, de la Phénicie et de Tantique
Assyrie. Nous ne l'attacherions point au
pilori de llle du Diable, mais comme un té-
moignage vivant, comme une leçon de cho-
ses, nous l'annexerions à une chaire d'ethno-
logie comparée.
L'empêchement à cette mesure humani-
taire, scientifique, c'est que nous ne pouvons
point nous désintéresser de la France. En
vérité, il s'agit bien du petit capitaine juif,
désormais incapable de nuire ! Dreyfus
n'est plus cet officier d'artillerie, qui, der-
rière un binocle, pousse parfois des cris de
bête : Dreyfus a huit cents têtes, il occupe
les bancs du prétoire. Dreyfus, c'est un
champ de bataille où un français né de sa
terre et de ses morts doit accepter le défi
des naturalisés et des étrangers.
CHAPITRE Vî
Vrai caractère de ces audiences : Une
tristesse puissante et maussade
Au début, tout nous déconcertait, une
salle sans décor, vaste, claire, aérée ; des
juges décents ; u)i traître abruti et seriné ;
des séances de cinq heures et demie où la
difficulté matérielle d'entendre ajoute en-
core à la mesquinerie des redites : tout cet
ensemble médiocre décevait le public qui a
toujours le goût théâtral. Mais si Ton prend
son parti de ne pas trouver ici ses imagi-
nations et que Ton livre son âme aux mou-
vements de la rue rennaise et des au-
diences accumulées, on sent peu à peu se
créer le grand caractère de ce conseil de
guerre : une tristesse puissante et monoto-
ne. Quelque chose de pareil à l'expression
sévère et noble, à la grandiose maussade-
rie (c'est le mot qu'il faut accepter) des
plus fameuses gravures d'Albert Durer.
Je me rappelle également comme une
chose gigantesque les mornes accablements
de ma petite ville lorraine, en 1870, quand
chacun se taisait et que le canon de Toul,
jour et nuit, tonnait dans le lointain.
5
CHAPITRE VU
Les Juges Militaires
Considérez cette estrade où convergent
les regards de l'univers. Au fond d'une pe-
tite scène bâtie pour les distributions de prix,
voici les juges, ceux que la presse insolente
de Dreyfus appelle « les sept képis ».
La dignité de leur tenue et leur méthode
d'investigation les imposent lentement au
respect des esprits sains. Un vieux jour-
naliste judiciaire me dit : « Je n'ai jamais
WL un tribunal dont l'attention se soutint
aussi constamment )>.La discipline séculaire
de leur fonction marque magnifiquement
ces hommes, mais sur leurs visages appli-
qués et tristes toute leur réserve ne peut
empêcher parfois leurs sentiments de monter.
Beauvais, Profîlet, Merle, c'est l'honneur
même. Bréon, plus faible, se dévore de
scrupules. A Jouaust seul, on voit une figure
étrangement illisible, sans aucune transpa-
rence. Il a préparé ses questions par écrit;
il les lit d'une voix rude et s'impatiente si
l'accusé s'écarte dans ses réponses, mais
-51-
' sa brusquerie précisément il le sert,
il le ramène sans jamais le poiu*suivre.
sse-t-il, ce colonel, pour l'honneur de son
a, triompher du combat qui se livre der-
*e son front fermé ! « Je revois toujours
is une sorte de rayonnement mystique
>elle tête douloureuse et pensive du lieu-
Euit-colonel Brongniart, » a dit cinq mois
s lard Jules Soury, qui s'assit avec
iieillement une longue matinée sur les
ics du lycée de Rennes. Tous ont lu Tex-
t du Gode militaire affiché dans la salle
leurs délibérations : « Les juges ne dé-
dent que de leur conscience.. Leur con-
ion peut parfaitement s'établir en dehors *
démonstrations. » De leur estrade, ils
3nt cette salle immonde d'argent, parfu-
î de femmes, secrètement travaillée par
tes les corruptions. Les amis de Dreyfus,
Uc preuve de la trahison ! Et comment
sept képis ne paraîtraient-ils point tris-
jusqu'au sombre quand, face à eux, le
ti de l'étranger les somme de livrer à la
Clique des Juifs les chefs nationaux.
. droite, il y a le commissaire du gour
(lement. Le commandant Carrière sait
devoir et tient à son honneur. Avant
le procès commençât, on a essayé de
Lrcon venir par ses amis ou par ses chefs,
reconnut bien vite qu'auprès de cet hon-
3 homme on n'arriverait à rien par insi-
tion. On cherclia à peser sur cet officier
prochable par la voie réglementcdre .
des instructioas manuscrites, M. de
-52-
Galliffét lui déclara qu'il y avait des points
sur lesquels « Tautorité de la chose jugée »
ne permettait pas, a à peine d'excès de
pouvoir et de nullité, de rouvrir les débats. »
M. de Galliffet prétendit notamment que la
Cour de cassation « avait proclamé, in ter-
minis, c'est-à-dire souverainement, la non-
existence juridique des aveux attribués à
Dreyfus ».
On sait que la phrase ainsi visée par le
ministre figure dans les considérants, non
dans le dispositif de l'arrêt de cassation et
que par suite,elle n'est nullement passée en
état de chose jugée. Elle se borne d'ailleurs
à constater que les propos recueillis par le
capitaine Lebrun-Renaud ne s'opposent pas
à la re vision, parce que l'on n'a pas pu a en
fixer le texte exact et complet ». Mais de
nouveaux débats pourraient en préciser la
teneur et rien ne permet par conséquent de
les éliminer a priori du procès .
£n fait, Galliffet, commandé lui-même par
ses chefs occultes, donnait l'ordre au com-
missaire du gouvernement de transformer
son acte d'accusation en un plaidoyer favo-
rable au traître. Mais le commandant Car-
rière sent que sur ses épaules repose tout
l'Etat, puisque le gouvernement fait défec-
tion à la patrie. Rien ne peut acheter un
homme qui n'est pas à vendre (7).
A gauche, les cinq avocats avec le traître
^ leurs pieds. Le groupe sinistre,
CHAPITRE VIII
Lbs Avocats
Magnifique architecture, ce groupe. Les
cinq bavards accoudés ou débordants de ges-
tes, surplombent leur homme exténué et pres-
que muet, n y a des moments où Dreyfus,
aplati contre le tapis tombant de la vaste
table, ressemble à une chouette clouée sur
la porte de nos paysans. Seule, sa tête im-
mobile dépasse, et Toeil s'agite derrière le
lorgnon avec une rapidité suspecte et dou-
loureuse. Quand il parle ou gesticule, c'est
qu'ils tirent sur les fils. — Voilà le tragique
Guignol qui pourra finir par un grand « cha-
rassement » (8), comme on dit à Lyon, ou
par un chambardement, comme on dit à Jé-
rusalem.
Nés pour être heureux, cela se voit sur
leur large face et de toute leur corpulence,
M' Démange et M* Labori s'empoisonnent
de bile à mesure que les audiences se suc-
cèdent. Au début, je distrayais volontiers
mon regard du traître émacié sur le visage
très ample de M* Démange. Cet homme bien
nourri a la graisse si joviale qu'il cherchait
d'abord à amuser la salle aux dépens des
5»
-.84 —
généraux. Quels ricanements, quels jeux
d'épaules,quelles mains levées dans ce beau
public quand M» Démange, avec la componc-
tion d'un maître d'hôtel qui passe le turbot,
présente des observations à Zurlinden et à
Chanoine qui ne voient pas le piège sous le
persil, et quand il leur a mis dans Tassiette
une horreur, de quel air bonhomme il la si-
gnale aux juges, à la salle surtout !
Une amertume vint pourtant à M» Déman-
ge des incroyables procédés de M' Labori.
11 faut reconnaître qull n'est pas servi par
ses collaborateurs en dreyfusisme. Déjà
Forzinetti, l'un des témoins du syndicat, lui
avait attribué devant la Cour de cassation
un propos extraordinaire : « Voici trente-
trois ans que je plaide et Drejius fait le deu-
xième innocent que je suis appelé à défen-
dre ». A Rennes, c'est Labori qui exige pour
rien, pour le plaisir, que le lieutenant-colo-
nel Gendron s'en vienne répéter que, dans
1 etat-major,on considère M* Démange com-
me un spécialiste attaché à la défense des
agents de Tétranger. Sur ce bsau trait, il
fallut voir les bras ouverts, la bouche béan-
te, les yeux écarquillés de M* Démange, qui,
se tournant vers Labori, lui criait de tout
son émoi : « Quel est ce coup de traître, ô
« mon fils I » Il me parut qu'il y avait une
haine de prêtre entre ces deux robes. Dites-
moi : Labori ne serait-il pas vaniteux ? Si
j'avais l'âge et les honneurs de M*|,Demange»
si Labori m'avait donnéJpubUquement on
effroyable assaut en me découvrant comme
-68-
3cat qui gagne de l'argent à défendre la
e des traîtresse rapporterais ma toque
on hôtel et les 13,000 francs de 1894 au
iicat : « Non, mes amis, non, Je ne veux
être un Labori de réjouissance » . (En
raine, le pays de M' Démange et le mien,
éjouissance c'est un petit morceau de
i que les boulangers donnent en plus de
liche). Et M* Démange ajouterait à une
:ue vie fort digne l'acte très digne de dé-
er une conspiration où d'ailleurs on le
le.
M^ Démange souffre dans son amour-
)re. M* Labori souffre au bas des reins.
3 14 août à six heures et demie du ma-
nous attendions dans la salle du Lycée
rhussier vînt annoncer « Le Conseil »,
nd un journaliste, M. Taunay, accou-
; du dehors, escalada une table, très
\, ouvrit les bras, se prit la gorge à deux
ns, puis cria la nouvelle ;
• Labori. . . assassiné. . .
imédiatement on ferma les portes. Les
s: partis se massèreuit face à face, debout
les tables, les bancs et les chaises. Exal-
mrleur sang qui coulait, les dreyfusards
:rent-ils de voir couler le sang patriote ?
Séverine, animée par cette même sen-
lité qui la soulève contre les courses de
eaux, s'écria ;
Maintenant, c'est dent pour dent, homme
r homme.
It les femmes, chère madame?)
>rnély.déclara :
- 86-
— Le pistolet de l'assassin était bourré
avec une feuille nationaliste.
A quoi Robert Mitchell lui fit sagement
observer que les revolvers n'ont pas de
bourre, mais une cartouche à percussion
centrale .
Jaurès magnifia la question :
— Le ministère a arrêté Déroulède et les
autres parce qu'on connaissait la prépara-
ration d'une Saint-Barthélémy. Douze Drey-
fusards étaient désignés au poignard.
M. Maizière a noté que son voisin, M. Mar-
cel Prévost, s'arracha brusquement son lor-
gnon de dessus le nez en criant : a Assas-
sin ! »
Quelqu'un précisa :
— I^es assassins sont deux !
— Leurs noms ?
— Ils s'appellent le Sabre et le Goupillon.
On apprit avec plaisir qu'on ne serait pas
obligé de rappeler le nommé Goupillon et
que Labori, ramassé enfin de dessus le sol,
respirait toujours. Les gendarmes saisirent
les cannes et les sabres, et ce public à qui
on ne laissait que ses revolvers s^assit pour
la séance dans une atmosphère montée en-
core de quelques degrés au-dessus du point
qui venait de suffire pour foudroyer Labori.
Il y avait sur les mots la môme hypocrisie
que sur les visages ; mots et visages ne tra-
hissaient les âmes qu'aux esprits attentifs.
Pesez ce que dit alors un dreyfusard de
marque^ M . Jules Glaretle :
-87 -
— Voilà u!> coup de revolver qui vaut une
plaidoirie.
Ce cri maladroit et, si je ne m'abuse,
féroce, annulait l'audacieuse tactique de
M. Jaurès qui écrivait dans le même mo-
ment : a Pour perdre Dreyfus, 1 etat-major
avait supprimé la défense de 1894 ; cette
fois, il trouve plus simple de supprimer les
défenseurs. » Quand nous quittâmes le ly-
cée, Jaurès avec une bande nous suivait le
long de la Vilaine en scandant sur l'air des
lampions : « Assassins ! Assassins ! » C'est
à Judet principalement que ces romantiques
en voulaient. Vers le soir, M. Octave Mir-
beau me faisait l'honneur de me désigner
comme « otage » . Mon exécution devait sui-
vre immédiatement celle de Picquart ou de
M* Démange. Il m'eût élé pénible d'entrer
dans l'éternité en si mauvaise compagnie.
Je réclame un peu de bon sens. Quel in-
térêt avions-nous à « supprimer » Labori ?
Mort, ce gros garçon eût apitoyé l'opinion
publique qui fût un peu revenue aux drey-
fusards, tandis que, vivant et tonitruant,
il ne cessait de nous servir. Au reste, je
vjus le demande, qui donc, la balle n'ayant
pas porté, redoubla? qui donc, l'heure des
plaidoiries venue, « supprima » définitive-
ment Labori ? Ce fut la famille Dreyfus,
conseillée par Rcinacli, par le rabbin et par
le ministère.
Mais il faut serrer Tanalj'se. Attardons-
nous et reprenons toutes les circonstances
de cet attentat,
r
..a
CHAPITRE IX
La Vérité sur l'Attentat gontrb Labori
he lundi 14 août 1899, vers six heures du
matin, sous un ciel menaçant d'orage, La-
bori quitta,comme d'habitude,sa maison de
la place Laënnec pour gagner le lycée. Il
':■ fut rejoint par Fex-colonel Picquart et par
:' M. Edmond Gast.
^j Le long du quai presque désert, M . Pio-
\' quart à deux reprises se retourna, inquiété
■-'= ou agacé par un « rôdeur » qui les suivait.
— Au reste, à Rennes, tous les personna-
ges de quelque notoriété, dreyfusards ou
anti-dreyfusards, avaient leur « ange gar^
dien » chargé par la Sûreté de les protéger
;, et de les surveiller. — Ce suiveur était
;5. jeune, de teint bronzé, vêtu d'une veste à
manches blanches et coiffé d'une casquette
dont les bords pouvaient se rabattre sur
les côtés. Gast a dit deux jours après : « Je
le reconnaîtrais bien, si Ton me le montrait
avec les mêmes habits. Mais dame I sa 0-
gure, je ne l'ai guère vue et pas de près
encore » ,
Soudain un coup de feu ! et Labori auâ^-
sitôt qui s'abat .
Picquart et Gast se précipitèrent à la
poursuite de l'homme, sur le « chemin de
halage, où un enfant aurait pu l'arrêter » .
(Gast). n n'avait pas dix mètres d'avance .
Gast et Picquart criaient : Arrêtez-le I Ar-
rêtez-le I Mais « vous n'imaginez pas son
aisance... a dit M. Gast. Quand il avait une
avance sulfasante, il se mettait au pas. »
Des ouvriers travaillaient sur le quai ; en
étendant la main ils auraient pu l'arrêter,
ou plus simplement le pousser à l'eau ;
mais il tenait crânement son revolver. Avec
un fort accent méridional, il cria : « Laissez-
moi passer, je viens de tuer le traître », ou,
selon une autre version : « l'avocat du traî-
tre ». Ces ouvriers l'ont reconnu pourTavoir
vu le vendredi précédent qui étudiait à
cette même place son terrain et sa ligne de
retraite. Il gravit les vingt marches qui
donnent accès au pont Laënnec et passa
place Laënnec sous les fenêtres de Labori .
Ace moment il avait une cinquantaine de
mètres d'avance sur Picquart et Gast.
« Dame î a dit ce dernier, il était plus leste
et plus jeune ! »
Ces deux messieurs auraient dû trouver
un renfort devant la maison de Labori, où
se tenaient en permanence deux gendar-
mes. Mais précisément ce matin-là ceux-ci
n'étaient pas à leur poste. (Déclaration de
Ixibori). Seul le valet de chambre de La-
bori apparut ; il se joignit à Picquart et à
-.60 —
Gast. Maintenant l'assassin s'était engagé
dans la rue Alphonse-Guérin. Un employé
de tramways lui mit la main sur répauie.
« Cette fois, j'ai cru que c'était fini, que
nous le tenions . Bah I lui aussi a eu peur
du revolver, a lâché prise. » (Gast).Et tou-
jours ce cri : « Laissez-moi passer ! j*ai
tue le traître, l'avocat du traître ! »
Le grand mot de Talleyrand : « Pas de
zèle I » semble avoir inspiré toute cette
ville pleine de furie et regorgeante de police
où le crime galopait si allègrement.
Gast et Picquart, à bout d'haleine, irrités
que nul agent n'apparût, inquiets de leur
mallieureux anH,s'arrêlèrentà près deux ki-
lomètres. Ils revinrent place Laënnec, tandis
que , seul, le valet de chambre s'acharnait.
Sur la terre qu'il ensanglantait, l'avocat
a implorait vainement le secours des pas-
sants. » (Marcel Prévost). « Vingt ou trente
personnes passèrent sans le relever ni le
secourir ; » (Jules Claretie). Un seul jeune
homme s'approcha,disant : «Je suis interne
en médecine je vais examiner la plaie.» Il se
pencha sur le blessé et le fouillant, lui prit
son portefeuille. On relejva Labori au bout
de six minutes.
Plusieurs personnes ont recueilli ses pro-
pos. D'après M"* Séverine, il aurait dit d'a-
bord : a Que ma femme sache bien que je
pense à elle en ce moment. » D'après M.
Jules Glaretie.au contraire, sa première pa-
role aurait été : « Est-ce que je remue Top-
^61 -
teil en ce moment ? » C'était pour savoir si
la paralysie de ses jambes était complète.
Le docteur Paul Reclus en a fait une pein-
ture : « Quand je suis arrivé auprès de La-
bori, ce géant abattu avait l'aspect d'un
pauvre chien blessé. »
Laissons ces détails d'un pittoresque un
peu particulier. Le trait saisissant, le grand
caractère de cette mvstérieuse aventure,
c'est que l'assassin se sauve, « bien que ja-
mais il n'y ait pu avoir des forces de police
plus nombreuses et plus prêtes à agir qu'à
Rennes. » (Labori.)
M. Pollonnais connaît « à Rennes un poli-
cier plein de vie et de santé, qui resta té-
moin immobile de l'attentat.Et cependant il
était à deux pas de l'homme qui pressa la
détente de l'arme ! il n'avait qu'à étendre là
main pour se saisir du coupable ! Quand on
interroge ce témoin, il se contente de souri-
re discrètement. » 11 faut reconnaître dans
cet agent rennais celui que le témoin Mahé
déclare être arrivé le premier sur le lieu du
crime. Faîtes la part d'une inévitable accen-
tuation chez le journaliste, et les deux dépo-
sitions concordent. En effet, d'après M. Ma-
hé, ouvrier aux lignes télégraphiques, et qui
était là quand MM. Picquart et Gast n'a-
vaient pas encore disparu, les premières
personnes qui parurent sur le lieu du crime
furent un agent de police de Rennes, en-
suite un gendarme en çélOf puis d'autres
gendarmes à cheval. . .
Sans doute qu'à tout le monde le blessé
6
- 62-
|)arut plus curieux à examiner que le
trier.
Un fonctionnaire de la police de Re
dit : a Nous n'eûmes pas à interveni
cette circonstance, mais je ne pus m
cher de remarquer l'indiÔérence des
cyclistes de la Sûreté qui ne se décida
monter sur leurs machines que deux '.
après l'attentat. et au moment où Tas
était forcément en lieu sûr. »
Peut-être ces messieurs, voyant (
pluie menaçait, craignèrent-ils de dér
Cette raison ne suftil point à M* Lab<
sans vouloir conclure, écrit avec amer
«11 y avait à quelques centaines de i
de l'endroit ou j'avais été frappé des
pes, de la police et un grand noml
gendarmes à cheval. Le commissaire
lice avait été immédiatement averti.
Pendant ces lenteurs suspectes, Un»
prenait de l'avance. Après avoir tra
le pont sur le canal de la Vilaine et
l'avenue du Gué-de-Baux, il tourna d;
chemin de la Barbotière.Il n'avait toi:
à ses trousses que le valet do chambr
lui-ci à son tour commençait à se déc
ger. « Nous étions parvenus, dit-il, da
petit chemin étroit et très couvert. Q
l'assassin s'aperçut que j'étais resté
il ralentit son allure et se mit au pas.
tinuant à me tenir en respect avec so
vol ver. Dans cet endroit je l'approc
moins de trente mètres. Je songeai
-63-
dividu avait toute facilité pour se dissi-
1er dans un buisson et tirer traîtreuse-
nt sur moi, et je battis en retraite pour
lir chercher du renfort . Je criai de toutes
s forces. Je rencontrai d'abord un agent
police, puis un gendarme. L'agent, sans
Têter, me dit d'aller chercher des armes .
and je trouvai le gendarme, je fis demi-
r avec lui, et nous reprîmes la poursuite,
.nt devant nous l'agent. Je n'ai pas revu
sassin. »
oilà donc que, d'une certitude irrécusa-
dès sept heures moins le quart, l'assassin
seul dans une campagne peu fréquentée
uelques cents mètres des agents,
ans ce moment, l'orage qui menaçait dc-
3 l'aube éclata. Une pluie abondante,
)uée par des coups de Vent, fit plus dé-
e encore cette banlieue. Que se passa-
? Le fonctionnaire de la police rennaise
nous avons déjà cité a dit : « Parmi les
nts suspects qui poursuivaient l'assassin
sible, on en remarqua xm dont le signa-
ent ressemblait singulièrement à celui
'homme qu'on vit tirer sur M' Labori ».
îrait piquant que le tireur se fut terré
cette minute et qu'un sosie, avec des
iers réguliers dans sa poche, eût dès
entraîné la chasse.
semble certain que l'homme arriva par
oulevard de l'Est au lieu dit Roquemi-
a. C'est une ancienne auberge isolée sur
oute et abandonnée sans locataire. (On
irait y cacher 4es vêtements). A cet en-
— 64 —
droit, d'après les rapports de police, il avait
provisoirement dépisté ceux qui le i)oursui-
vaieat. Les mêmes rapports admellent qu'il
s(^ j(ita à travers les chemins du Baux, qu'il
lit un crochet et qu'il revint prendre les che-
mins de halage du canal de la Vilaine. Pour
rentrer dans Rennes? Non pas, dit la police,
pour g^agner le pont et le bourg de Cesson.
A sept heures, en effet, plusieurs person-
nes de Cesson, parmi lesquelles M"« Noyet
({ui tient en face du pont Tauberge du Châ-
le» l, virent un incomm dont le signalement
c()rresi)ond à celui du meurtrier. Personne,
si loin qu'on regardât, ne lui donnait la
chasse. 11 ne suivait pas le chemin de hala-
ge détrempé par la pluie et que ses pieds
auraient marqué ; il marchait d'un pas ra-
l)i(lo sur l'herbe d'un pré voisin.
D'un pas rapide sur V herbe ! cela fait ta-
bleau et confirme le jugement d'un policier
qui voulant exprimer cpie le meurtrier ne
courait point vite et ménageait habilement
ses forces a dit : « 11 connaît l'art de fuir ».
Cela délïnit un professionnel du crime, chose
rare, ou un auxiliaire de la police, chose
conmmne dans Rt^nnes à cette date. La sû-
reté fonctionne moins par des agents offi-
ciels que par des agents occasionnels.
Se voyant remarqué, le personnage mys-
térieux tourna le bourg en se jetant dans un
petit chemin, puis il sauta à sa droite dans
les champs et disparut.
Entre neuf et dix heures un des iimom-
brablcs poursuivants, accourus enfin de
-6o-
Rennes, prétendit voir l'homme qui se glis-
sait à mi-corps des carrières de Cesson et
qui, s'apercevant qu'on le guettait, s'y reje-
tait brusquement. Les jours qui suivirent,
les drej'fusards félicitaient fort cet agent :
oG'est un fin limier, disaient-ils, il a du nez».
Tout ce que je puis affirmer, c'est que les
écorchures qu'il s'était faites à ramper dans
les ronces le lui avaient fort enflé.
Les agents, les gendarmes et la troupe
passèrent toute la journée à fouiller ces
carrières de Cesson. Elles sont situées à
deux kilomètres du village. La chasse d'un
tel gibier, dans un tel lieu, par de tels
chasseurs, eût été dignement contée par un
Victor Hugo. Ce sont de vieilles fosses, de-
puis longtemps non exploitées, une suite de
cavernes et d'éboulis reccmverts de ronces
et de chardons, sous un taillis de chênes et
de sapins, avec des pentes qui s'écroulent
sur de nombreux étangs dont Teau croupis-
sante et profonde est largement tachée de
nénuphar>.
A quatre heures, il nV avait i)îus un
pouce de ce terrain que ces centaines
d'hommes n'eussent examiné vingt fois et
Ton continuait à le retourner : « Rappelez-
vous, disait-on, qu'il y a sept ou huit ans,
toute une armée a cherché inutilement Bcl-
lacoscia tapi sous les broussailles corses »
Toute la région rennaise maintenant était
sens dessus dessous. Cliaque broussaille
dissimulait un agent. Les femmes bavar-
daient aATc fièvre sur le pas des portes, les
— 66 —
hommes avaient déserté Tatelierpourle (
baret. A Cesson dit le Temps, « le curé e
tête, lisait son bréviaire dans la rue, Torei
aux aguets. » Dans ce bourg, M. Vivia
faisait pour son compte ime enquête,
apprit que vers onze heures du matin
fossoyeur avait vu le meurtrier étendu
son long, tout au fond du cimetière, so
un sapin, contre une fosse fraîchement en
sée. La casquette rabattue sur le visage
soufflait ; il tenait d€uis la main droite
revolver. De sa place il pouvait facileme
surveiller la porte d'entrée seins être vu li
même.
Ce fossoyeur, qu'on nomme le père Bo
net, vieillard ratatiné et quelque peu soui
fut pressé de questions, vers les quai
heures, par M. Viviani et par un rédacte
du Temps. La description qu'il fit conc(
dait avec le signalement de l'assassin.
— Vous saviez, interrogea Viviani, qu'
crime avait été commis à Rennes ?
— Oui, par les gendarmes' arrivés ce n
tin.
— Et vous n'avez averti personne ?
— J'en parlai, en quittant le cimetière,
quelqu'un qui me dit : a Tais-toi, dis vii
ça ne te regarde pas. »
— Et quel est ce quelqu'un ?
Le père Bonnet subitement devint sou
comme un pot. Les deux curieux llnirc
par lui arracher cette réponse à voix bass
~ Je ne le nommerai jamais. Ce sont à
gens qui me font du bien.
-67 —
Là-dessus la conversation se prolongea
sans queVivîanietson compagnon pussent
savoir si Thomme était idiot ou s'il les mo-
quait. L'humidité augmentait, la nuit tom-
bait. Par les routes défoncées que sillon-
naient des patrouilles fébriles, les deux
amateurs s'en revinrent bredouille dans les
cafés grouillants de Rennes où Bertulus pré-
sidait aux absinthes.
A la même heure, au Mans, à Montmar-
tre, au Havre, sur toute la France, avec un
zèle admirable, on arrêtait des assassins de
Labori. C'était amuser le tapis, ce n'était
pas résoudre le mystère. « Aucune mesure,
dit avec amertume Labori, n'a été prise, à
ma connaissance, contre aucune des per-
sonnes responsables de l'organisation de
la police à Rennes. »
Kcoutez et pesez les terribles paroles de
cet avocat, de qui j'aime mieux les réqui-
sitoires que les plaidoyers. « 11 me paraît
a manifeste que, seuls, certains de mes
« adversaires avaient intérêt à ce que je
« fusse couché par terre le jour oîi fai été
« frappé. Quelques louches auxiliaires de la
a police auraient-ils joué un rôle dans le
c crime, et, dans ce cas, à 1 instigation de
« qui exactement. Je l'ignore. Mais l'état
a d'esprit qui régnait à Rennes dans certains
« milieux dreyfusards, officiels ou non, suf-
« lit amplement, selon moi, à justifier
« l'inertie de la police. Il paraissait conve-
< nable alors — et le fait étant de notoriété
— 68 —
« publique, j*ai le droit (9) d'y faire ail
a sion — non de dire toute la vérité et c
ft provoquer, de la part de tous, de conipl
a tes explications, comme je l'ai toujoii
« voulu du premier jour au dernier, ma
« de ménager tout le monde pour obten
« ce que j'appelais un acquittement de bic;
« veillance. »
Rappelons pour mémoire ce qui se passa
« le jour où Labori fut frappé » , le jor.r c
« certains dreyfusards, officiels ou non
avaient intérêt à ce qu'il fut couché pai- lerr
Le conseil de guerre allait confronter 1 ai
cier ministre de la guerre, général Mercic
avec l'ancien président de la Républiqu
Casimir-Périer. A quel effet? Pour élabl
s'il fallait ajouter foi aux graves détail
donnés par le général Mercier sur la « nu
tragique » ; s'il fallait admettre que l'arre
tation de Dreyfus a mis la France et T Alb
magne à deux doigts delà guerre. « M. Ci
simir-Périer, avait déclaré le général Mei
cier, n'a pas été jusqu'au bout dans sa d<
position. 11 n'a i)as dit que ce même jou
nous sommes restés, lui, président de 1
République. M. Charles Dupuj^ présidcE
du Conseil, et moi, ministre de la guerre, d
huit heures du soir à minuit et demie dan
son cabinet, à lElysée, attendant le résu
tat des communications télégraphiques qi
s'échangeaient entre l'empereur d'Allemj
et le comte de Munster. Nous sommes res
tés pendant quatre heures et demie à atteo
dre si la paix ou la guerre allait sortir d
cet échange de communications ».
— 69 —
De plus en plus je m'en convainc, c'est
dans les replis profonds de cette crise di-
plomatique qu'il faut chercher le foyer de
l'abcès. Tout le reste est infection par rayon-
nement.
Dans une confrontation émouvante, à
l'heure même où l'on ramassait Labori sur
le quai de la Vilaine, M. Casimir-Périer dut
reconnaître, plus ou moins explicitement,
la véracité du général Mercier, M« Déman-
ge se garda d'aucune curiosité ; il montra
une bonhomie respectueuse et apaisée. Nul
doute que l'assassiné, avec son tempéra-
ment brutal et impulsif, avec sa méthode
a de provoquer de la part de tous de com-
plètes explications », n'eût fort embarrassé
le gouvernement. En effet, il se vante lui-
môme de n'être pas homme à « ménager »
rien ni personne, fut-ce « pour obtenir un
acquittement de bienveillance » . Et voilà
vraiment de belles dispositions, si, comme
\e le crois, le prix mis par le gouvernement
au sauvetage de Dreyfus, c'était qu'il se tût
sur certain mystère gros de complications
intf^rnationales. Tous les grands mots si-
gnificatifs et les plus enveloppés de cette
affaire me convainquent de ce compromis
fait de prières et de menaces. « Dans trois
ans on saura la vérité et le ministre lui-mê-
me reprendra mon affaire ». — « J'ai donné
à M. Casimir- Périei ma parole de me tadre ».
— « On l'innocentera ou nous ferons le cham-
bardement. . . )*
Soyez-en sûrs ; la fnnûUe Dreyfus et le
- 70 —
gouvernement se trouvèrent bien d
jours que l'impétueux avocat dut
dans son lit. Et quant à lui, sur la
} débats, il fut prudent de ne point s'c
u à vouloir plaider.
-i O mon vieux camarade Labori, ]
■\ Français qui veut guerroyer, le m
ï des désagréments est encore à ser\
' ! los armées de la France !
l
■ i
I
\ .
[•i •
'4 ■>
!
J
CHAPITRE X
Lbs Avocats (suite) "■
ologlquement, qu'était-ce que cette
e, ce congé de huit' jour signifié à
rtant et d'une si étrange manière ?
)nne avec l'univers d'un attentat tel,
policiers ne trouvent pas les assas-
le les chirurgiens ne trouvent pas la
que l'assassiné se trouve très bien,
n instant, avec une balle dans un
Labori n'a cessé d'être en caout-
II sonfTre, puisqu'il le dit, mais sa
ajoute un moyen à tous ses moyens
;iers . Quand il a chargé sur un té-
t — comme une ballerine qui danse
e souffle, franchi éperdument tous
[uis de la syntaxe, — ah ! quelle élo-
ressource de nous faire souvenir
t convalescent. Il soupire, baisse le
) im geste (9) qui angoisse la salle
ardc : « Canailles de patriotes, mur-
on autour de nous, vous l'avez assas-
Eux-mômes, les généraux qu'il veut
: à la gorge, se sentent de l'indul-
>our un discours de relevailles et
que le vieux temps appelait les ca<
e l'accouchée .
— 7iè -
La balle qui lui lèse la moelle épînîère <
qui lui broie les reins ne Fincommodc pa
mais les injures qu'il tire à bout portant si
le général Gonse et sur «les témoins, te
que M. du Breuil, lui ricochent droit s
cœur .
Le Bel Ami de ]\laupassant vivait, l
aussi en bon compagnonnage avec une bal
dans le gras de la cuisse. Mc>me il invita
les dames à la faire rouler sous leurs doigt
C'est imc familiarité que l'avocat du tralti
refuse à Doyen. Je puis du moins apprécia
le plomb (pi'il a dans l'aile. L'homme qi
j j'ai vu, le samedi 2 septembre, brand
comme un bâton un papier roulé et sigo
lier au général Gonse, avec le geste d'v
valet qui fouaille, de remonter sur Testradi
croit-il donc que le Syndicat lui donne ui
meute de généraux pour faire Touvertui
en Ule-el-Vilaine cette année ?
Quel gibier chassc-t-il, ce Labori ? L
' grosse bote. Il se tire dessus.
.^ J'aurais été fâché que ce soldat de la ri
^ bellion tombât sur une barricade d'une bail
I tirée sans foi et avant que le signal du fe
I n'eût été loyalement donné, mais s'il li
j plaît de se suicider î Serait-ce son talent qi
raviverait notre ancienne camaraderie ! J
\
ne suis pas un « intellectuel » ": je désir
avant tout qu'on parle en français.
Je dois le dire : Labori dans ses grand
tours de force ne me lit jamais tressailli
que par la \ue physique de ses fatignef
et tout le poids de son éloquence pèse sur)
— 73 —
public de la môme manière que sa corpu-
lence et sa fougue sur les planches qu'il fait
ployer. C'est un furieux. Voit-il son système
ébranlé par une déposition ? Aussitôt il cesse
de se posséder. Faut-il même à sa fougue
un semblant de prétexte ? Jules Lemaître Ta
examiné. « Perpétuellement lancé en avant
et frémissant de colère, même pour deman-
der : quelle est la date de cette pièce ? La-
bori semble toujours menacer les gens d'un
coup de tête dans l'estomac». Sa tête, ainsi
projetée, l'entraîne parfois dans des culbu-
tes . Depuis deux ans que ce sauveteur nage
en chien autour de TU e-du- Diable, il a écla-
boussé ses ennemis, ses amis, son client.
I^es Dreyfus eux-mêmes songèrent très vite
à *e museler.
Je prends mi exemple de ses fougues.
Dans la confrontation du général Dcloye
et du commandant Hartmann, M« Labori
demanda avec insistance au général ;
— Que pensez- vous des faits que vous
apportez quant à la culi)a])ilité de Dreyfus ?
Et à plusieurs reprises le général répon-
dit :
— Je refuse d'inlerpréler les faits que je
dépose ; je suis seulement un expert dont la
mission consiste à éclairer le conseil sur des
questions techniques.
Labori crut comprendre que le général
se dérobait par crainte de servir la défense.
Avec sa brutalité coulumière, il s'entêta
dans son interrogation jusquà ce que le
-.74-
général dans un mouvement de terrible i
fet, s'écria:
— Ah I monsieur Tavocat, n'insistez pa
Le bordereau porte la preuve que celui q
l'a écrit était à la source.. . C'est un Malt
et Seigneur,
Patatras pour Labori ! Le général Delo;
venait d'annuler avec sa compétence de i
recteur de l'artillerie l'hypothèse qui subs
tue Esterhazy à Dreyfus. A ce bruit i
vaisselle cassée, notre légendaire maltr
d'hôtel, Edgard Démange, coulait alors si
son confrère, comme sur un cou vive émécl
\ le regard qui veut dire : « Jeune homm
vous me prenez pour un gâteux, mais
voyez-vous maintenant^ qu'il ne faut pi
faire du zèle dans le service ? »
Cet avocat sans mesure et qui compn
mettrait môme Tinnocence n'est pas une ii
telligence ; c'est xm tempérament. Don bei
tial, en somme. De tels êlres,quand on ve:
se en eux ce qu'il leur faut de soupes i
d'alcool s'élancent en mugissant. Un hon
i me de cette sorte, s'il a de l'entralnemen
^ I)eut simuler la plupart des sentiments San
y mettre rien de sincère. C'est la faculté d
g r acteur, capable de nous faire tressaillir d
pitié ou d'épouvante, tandis que lui-mêro
s'inquiète de la boucle de son pantalon.
Dans ce groupe sinistre fait de Dreyfu
qui vend nos généraux, de Démange qui le
ridiculise et de Labori qui les déshonore
c'est ce Labori, né Alsacien et aimable gai
çon, le pire. Le traître ne peut plus nuire
— 75 —
Une série d'insolations très probablement
le rendirent inofifensif ; le vieil avocat, sa
bonne ligure en fait foi, aimerait à servir un
festin moins empoisonné ; mais Labori, c'est
la trompette des étrangers et des mercenai-
res lancés à l'assaut de la France. C'est par
Labori que la salle où les gendarmes enlè-
vent les bâtons peut exhaler ses fureurs .
Démange irrite moins. Mais au terme de
cette féte^ quand il se penchera,avec sa ser-
viette sous le bras, vers les attablés du Syn-
dicat et leur dira : « Ces messieurs sont-ils
satisfaits ?» je doute qu'ils lui répondent :
« Nous reviendrons, Ëdgard. » Alors il s'at-
tristera, rejetant toute la faute sur Labori et
disant : « Je Tavoue, des généraux à la bro-
che, en grillade, en ragoûts, c'est un menu
un peu lourd à digérer. »
Il ne suffit pas. Maître Démange, de désa-
vouer, entre quatre yeux, le subalterne que
vous avez mis au-dessus de vous. Et si
Ton ne peut rendre directement responsable
un maître-d'hôtel des plats qui montent de
la cuisine, ceci demeure qu'il devrait refuser
de servir un dîner préparé par* un furieux
qui renverse les traditions au point de s'at-
tacher d'abord toutes les casseroles à la
queue.
CHAPITRE XI
Un paysage de ruines
Quelle atroce injure, entre vingt aulrei
pareilles, dans la phrase de Labori au gé
néral Gonse : « Nous sommes heureux, mon
sieur le général, quand un chef de l'arméi
sort d'ici avec son homieur. »
De tels mois fourrés d'un poison dont lei
fusées au loin con\'ul seront le corps socia
fonçaient tous les visages, soudain dans h
salle de R(*nnes, et ces sombres coidcur!
que nous méconnûmes d'abord sont plu!
tragiques et plus dignes d'être abondammen
décrites que du carmin éclaboussant pa
flaques ensoleillées une barricade. Car di
plâtras semé par les balles, des voiture:
renversées, des pavés en pyramides, quel
ques cadavres avec leurs l)ras tendus, de:
fuyards éperdus, émtmvraient nos nerfs
mais c'est contre notre esprit que se dress<
l'insurrection dreyfusarde et c'est dans h
raison française qu'elle prétend accumulei
des ruines. Mes impressions n'eussent poin
suflî à me commander ces pages ; je les a
délibérées. Plus encore que mes passiom
-77 -
[ues c'est mon patriotisme critique qui
oiine de dessiner les espaces de déso-
qu'on embrasse du lycée de Rennes.
. main n'y faillit point, on verra bien
passent en majestueuse désolation les
cctures ruinées d'un Piranèse.
/ois la magistrature civile mise en
idlction avec la magistrature m,!li taire.
a apparut quand, siu* l'estrade, le fa-
Bertulus tenta de tromper le Conseil
altérant le texte de l'arrêt il affirma
îment (|ue la Cour de cassation attri-
le bordereau à Eslerhazy. Son impu-
anarchisle s'exprima tout au clair
:e mot : « Je représente ici la magis-
e civile. »
^ois notre confiance en nous-mêmes
idrie, — Nous subîmes cette diminu-
lorale quîiiid le général Mercier dut
T les terreurs qu'en 1894 le gouverne-
rcssenlil dime probabilité de guerre,
ucore ! il fallut avouer que depuis 1870
su{)portions à Paris un vaste système
ouuage organisé par des agents diplo-
ues, que nous comiaissions les corru-
5 et les corrompus, que nous arrêtions
^i sans oser toucher à ceux-là.
ois la paix compromise. — La guerre,
et, menaça quand nos généraux du-
en pleine audience, pro<iuire un docu-
de l'attaché d'ambassade autrichien,
A Schneider, qu'on s'était procuré,
le tous les papiers de cette sorte, par
oyens irrégullers. Nécessaironi'^nl nous
-78-
subîmes en riposte un démenti autrichien
et, minute d'angoisse, le commandant Cuî-
gnet s'offrit à démontrer l'authenticité du
rapport. (10)
Je vois enfin notre service de Renseigne-
ments anéanti, — Sur l'estrade de Rmnes,
le lieutenant-colonel Gendron a déclaré :
« Il ne reste plus rien de l'édifice construit
« par le colonel Sandherr. Rien ! ni agent,
« ni argent, ni moyens, ni méthode. Et San-
€ dherr, ce grand patriote, avait construit là
« un instrument de défense incomparable. »
M» Démange entendant cette phrase qui
mettait des larmes dans les yeux des jeu-
nes officiers a levé ses bras au ciel et tirant
ses manches : « Que voulez-vous que j'y
fasse ! »
On doit moins chercher dans l'histoire
une masse d'exemples qu'ime suite de pré-
parations, a dit Auguste Comte. Du milieu
de ces démolitions quelque chose se prépare
à surgir. Cessons de chercher au>isagede
Dreyfus, roi des traîtres, et dans les paroles
de ses deux assesseurs, Labori, Démange,
les plus sîgiiîiicatives palpitations de cette
guerre civile. Pareil à ces cada^Tes qu'une
horde promène au premier jour des révolu-
tions, Dreyfus est bien mort et sur son ma»-
c^ue on ne voit plus Faclivité des pasoLons.
Picciuart lui succède. Au centre des troupes
anti-françaises, dans cette salle, en face de
Testrade, la ligure orgueilleuse et amôre de
Picquart perfectionne d'un dernier trait lu*
ciférien la puissance du spectacle rennais*
CHAPITRE XII
PiCQUART
Pendant trente jours d'audiences et tandis
que je crayonne ces notes françaises sur
la table de sapin, au milieu des cosmopo-
lites, je vois sans obstacle à quelques pas
de moi M. Picquart, vêtu en civil. Ses an-
ciens camarades s'appliquent à marquer
par un intervalle de plusieurs rangs de
chaises l'isolement où ils le rejettent, mais
lui, avec im teint brouillé de bile et des
traits qui se fanent, tratûssait, sur une phy-
sionomie qui cherche à ne pas s'émouvoir,
de continuels mouvements intérieurs d'or-
gueil et de mépris. A chaque suspension
d'audience, Ûanqué des commandants For-
zinetti et Hartmann, il fait le centre des
esprits distingués qui ne peuvent écouter
la déposition d'un général sans s'écrier :
« Grotesque ! Ramollot ! Culotte de peau ! »
Et de loin, avec un mauvais sourire, il sur-
veille et commente pour ces laïques les uni-
formes.
Cet hiver trente dames alternées lui por-
— 80 —
talent (inns sa prison des sucreries et des
fleurs. Il foiu^nit un thème l>Ti que aux belles
âmes douées pour rimer. En lui les peuples
lointains personuifieiït « le noble génie mo-
mentanément éclipsé de la France ». Au
plaisir d'admirer le plumage et d'entendre
le ramage d'un tel oiseau bleu s'ajoute au-
jourd'hui cette particulière attraction qu'il
salira devant tous son nid. Du restaurant
des Trois-Marches une rumeur a volé, c'est
qu'après sa comparution la force de l'évi-
dence obligera de flétrir ofliciellement,
puis de fermer « cette boutique de faux
qu'on appelle le Service des renseigne-
ments ».
iM . Ghevrillon a donné des tableaux sin-
cères des conciliabules dreyfusards dans
Rennes. On y faisait de la religion. Aux
Trois-Marches^ puis chez le professeur Au-
bry et chez Basch. autre professeur, on bai-
sait les stigmates moraux de Picquai^t. Un
soir, MM. Laroche, ancien résident général
de Madagascar ; Clairin, l'aimable peintre ;
Aubry, professeur ; Hadamard, parent du
traître; Gaston Deschamps, professeur et
qui pense avec un dictiomiaii*e des s;sTiony-
mes. et Jules C4laretie, çassemblés à l'Hôtel
de France, écoutaient M. Paînlevé. « Sou-
« dain, dit M. Ghevrillon, je distinguai dans
« l'ombre le brillant de deux yeux fixés sur
« celui qui parlait, le fin et pâle visage de
« Glaretie immobile, absorbé et comme hyp-
« notisé. Jusque là je n'avais admiré, je
« l'avoue, en ?.I . Glaretie, qu'un homme du
— 81 —
« monde et qu'un homme de lettres, surtout
« soucieux de ne point déplaire ...» Mais
Tesprit divin venait de s'abattre sur M. Clare-
tie. Sa a conscience était gagnée à son tour
« par la flamme qui circule aux époques
« religieuses, par cette flamme que l'homme
« a regardé passer sur les autres et que,
« tout d'un coup, il sent jaillir eu lui, qui
« l'embrase tout entier et de spectateur le
« change en coml)attant » . Et voilà comment
M. Claretie, touché par la langue de feu, se
dénomma Lînguet.
Ailleurs, c'était mieux encore. Chez une
lie de dégénérés, raHaire développait les
instincts fétichistes au point qu'ils portaient
des espèces de reliques. On collait sur des
photographies de Picquart des morceaux
de son dolman et des fils de ses épaulettes.
Gardons-nous de contredire ces vérilaî)les
maniaques chez qui le fonds religieux est
incité, car voici qu'à la moindre contradic-
tion la bave épileptique mousse siu* leurs
lèvres .
U est le divin Picquart. Mais pour enivran-
tes que soient de telles idolâtries, peuvc^iil-
elles purger totalement de ses préjugés an-
térieurs un lieutenant-colonel ? « Au procès
Zola, disent ses nouveaux amis, il gardait
encore quelque chose de son milieu milita-
riste ; mamtenant son intelligence s'est
toute libérée. » Soit, il s'est libéré du passé,
mais son avenir doit l'inquiéter. Comment
échappera-t-il à l'engrenage judiciaire qui
le tient et (jui déjà lui a déchiré son doljuan ?
— 82 —
Et s'il s'échappe, comment satisfera-tr
ressentiments que trahit son mauvais so
quand il siu'veille de loin les groupes c
formes ? Sortira-t-il du lycée de Renne
la rue des Rosiers, par la rue légendai
ses nouveaux amis massacrent les gêné
Lecomte et Clément Thomas ?
Je l'avoue, l'activité de cette âme or^
leuse et déclassée m'eût intéressé à sur
dre. Je ne suis pas hésitant sur la ps^
logie d'un Bertulus, par exemple, magi
qui s'est formé dans les tripots. Mais je
dans Picquart une médaille mieux fraj
dans un meilleur métal et qui fait er
un son assez riche, bien qu'elle tombe
la boue, parce qu'elle y tombe de haut
Son état sombre de rébellion que to
gniûait dans son port, dans ses regai
ses associés, il le publia sur l'estrade
son premier accent, si âpre d'insolenc<
vers les juges. On vit bien que ce soldat
dé de la hiérarchie cherchait son si
dans la salle. D'ailleurs, il forçait son i
rel ; il réagissait contre sa légende et
une manière virile se proposait d'effacei
images de morbidesse liées à son non
puis la Cour d'assises.
Au cours de sa déposition, je reconni
esprit impertinent par affectation et qui
muse — comme une coquette fait glisse
bagues — à jouer avec le fil de sa per
Il noue, dénoue, renoue. « Voyons. . . comi
vous dirai-jecelà?... Je cherche à vous
Aer \m exemple... Est-ce assez conclua
^8â-
Ltué de naissance et perverti par Fada*
3n des intellectuels, il se plaisait à tra-
1er à la devanture de son intelligence,
rière la vitre. Nous pûmes voir les scru-
3S, les tortillements et les nuances de
,e pensée malsaine où passent les cou-
•s changeantes d'un poisson qui se meurt,
iat sorti de son élément, il prétendait
plus subtiles analyses et n'offrait de re-
•quable que les marbrures de la décom-
Ltion.
ette délicatesse de psychologue qui veut
s faire toucher le fin du lin et qui s'aven-
! jusqu'à ces ténuités extrêmes où l'œil
•oiible, dessert assurément l'homme d'ac-
. Celui-ci doit s'entraîner à adopter rapi-
lent une solution nette et surtout à s'y
ntcnir. Mais dans l'ordre critique môme
our la recherche de la vérité, rien n'est
; exécral)le qu'un esprit qui emploie,
déliement intellectuel pour avancer des
5 qu'il relire aussitôt, pour déplacer le
ain d'examen et pour jongler avec des
unents sur lesquels il faudrait longue-
t prolonger notre regard.
„^s « insinuations », de « perfides insi-
tions », ce furent les mots dont se servit
énéral Billot. Picquart venait de pré-
er un raisonnement nuancé, au travers
[uoi apparaissait une accusation en dé-
nement ou en virement de fonds secrets,
it fallu que vous vissiez alors le geste
îhasseur qui va fouailler un chien et le
:t tendu vers les planches : « Ici, nïon-
-84-
sieur Picquarl ! » Le vieux ministre de la
Guerre, « qui a commandé en chef devant
l'ennemi », ordonnait de revenir sur Testra-
de, pour une confrontation, au jeune colonel,
paie, correct et frémissant de n'avoir con-
servé du harnais militaire que le bât et le
mors.
« Que je puisse le consoler î », disaient les
femmes. Mais une fois de plus, cet orgueil-
leux déchu pensa : « A quoi sert-il dans
l'armée d'être un homme supérieur, puis-
qu'im général, toujours, a plus d'esprit qu'un
colonel! »
Le voilà bien le raisonnement incomplet
de ceux qui s'intitulent des « Intellectuels».
Ces gens-là sont capaljles d'atteindre à la
première étape de la culture ; ils savent
qu'un individu d'al)ord doit se connaître et
î)ren(lre possession, pour s'en servir, de son
Moi. Mîiis ils ne poussent pas jusqu'à dis-
tinguer comment le moi, soumis à l'analyse,
s'anéantit pour ne laisser que la collée! ivité
qui l'a produit . En outre, ces intellectuels,
lîcrs d'avoir reconnu la supériorité de l'in-
telligence sur la force, s'arrêtent essoufïlcs
quand il faudrait se grandir juscpi'à accep-
tor la suprématie de ce qu'il y a nécessaire-
mont de cervelle dans le pommeau d'un
sabre. Principes généraux dont la dureté
peut effrayer des êtres de sentiment, mais
que l'observation impose, car toute haute ci-
vilisation naît d'une collectivité ordonnée.
Nos intellectuels admirent Picquart d'être
musicien, d'être lettré, de parler plusieurs
-8S-
langues . C'est bien, mais j'admirerais avant
tout qu'mi soldat fût utile à Tarmée. Cet
homme, d'après ses dévots, a cherché à se
développer dans toutes les directions. Que
n'a-t-il d'abord adopté les vérités de son
ordre I iKnorent-ils, ces intellectuels, que,
pour chaque individu, la vérité, c'est son
innéité jouant avec aisance dans une disci-
pline collective ? Quelle vérité peut-il y avoir
pour un oiseau de salir son nid, pour un
homme de déshonorer sa famille, pour un
citoyen de diminuer sa corporation?
Un soldat qui se met en marge de l'ar-
mée devait fatalement être recueilli par des
intelligences qui se mettent en marge de la
raison nationale. Les anarchistes de l'es-
trade reconnaissent en Picquart l'un des
leurs; ils le clioisissont d'ensemble poiu? in-
carner leurs passions anti-militarislcs.
Dans la période romantique et comme
notre pays ti'avorsait dc:i espaces de brouil-
lards, certains intellectuels et des femmes
excitées mirent à la mode le curé défroqué.
Eh bien Picquart, c'est mi défroqué.
Fut-il jamais à sa place dans l'armée?
Je l'imagine aisément jeune maître de con-
férences dans mie chaire de philosophie. Il
eût publié une thèse sur les stoïciens . En-
core eùt-il regretté finement dans le monde
de ne point partager leurs vertus. Il sera
toujours à côté. 11 est môme à côté du
« Picquarismc ». C'est bon pour M. Gabriel
Monod de s'écrier, comme il m'écrivit im
joiu* : « Picquart î en voilà un professeur d'é-
8
-86-
liergie(ll) I » Les meneurs de T Affaire ne s*y
trompent point : « C'est un artiste, disent-
ils, un homme d'étude, très doux, peu fait
pour ces circonstances exceptionnelles, mais
qui, par une sorte de dig^té intérieure,
s est toujours trouvé prêt pour chaque mo-
ment. » — « Quels moments ?» — « Eh I
l'agression d'Esterhazy, le duel avec Hen-
ry. j> Quand ils ont fini de décrire leur ami
comme un faible paré de romanesque et un
peu fataliste, ils concluent : « G est un bon
drapeau. »
Ils disent < un drapeau ]»,ils ne disent pas
« un chef » et par ce mot, en même temps
qu'ils présentent Picquart comme leur ins-
trument, ils marquent bien qu'eux mêmes
se tiennent pour une armée. L'armée de
l'étranger. Ce chef de bureau à qui on fait
des misères se réjouit âprement d'empoi-
sonner de ses rancunes la France.
CHAPITRE Xm
Le PlGQUARlSME.
S'il y a lieu de méditer longuement Pic-
quart, ce n'est pas pour sa personne, que je
crois agréable et médiocre (c'est un bon
pianiste et qui parle plusieurs langues), mais
parce qu'on voulut Tcriger en symbole moral
et cpie, pendant quelques semaines, les céna-
cles de Rennes rêvèrent de propager âla fa-
veur de son prestige un ensemble confus et
virulent d'idées reÙgioso-sociales .
C'est un problème de savoir comment des
idées vaguement protestantes et quasi mys-
tiques, où se réfèrent les dreyfusards, s'ac-
cordent avec les doctrines économiques de
Jaurès qui ne pourraient s'installer et durer
cpi'à l'aide d'une dictature et par une ma-
gnifique discipline. Aussi bien, à son dur
marxisme et à sa lutte de classes, Jaurès
mêle continuellement quelque chose de fade,
un vieux libéralisme à la Jules Simon. Est-
ce la rançon de son génie oratoire nourri des
déclamations romantiques ? Est-ce une tare
imiversitaire ? Cette partie pourrie, toute
étrangère au collectivisme, fait le fond du
Pic^arlsme, Les hommes et les femmes
— 88 -
rassemblés autour de ce héros dîflerent en
tout, hors par une religiosité amorphe .
Cette idole malsaine ne trompera pcJîntla
nation française. Picquart ni Picquarisme
ne seront jamais nationaux. J'ai causé avec
quelques Suisses, Anglais, Américains sin-
cères. Ils me dirent : Nous aimons le colonel
Picquart, parce quil est : i* un gentleman;
2^ une conscience ; 3» rincarnalion des idées
de justice et de liberté, synonymes pour nous
du mot : « France » .
Examinons cet état d'esprit.
D'abord « Picquart se conduit comme un
gentleman j». Ces étrangers n'apprécient
I)oint notre vrai type français ; ils nous
trouvent « communs, ^nllgaires », et ils ai-
ment Picquart par opposition avec Mercier
Cavaignac, c'est-à-dire précisément dans la
mesure où le colonel dilettante se dideren-
cie de son milieu professionnel et du sol-
dat français.
En second lieu, ils le tiennent pour une
conscience : en effet, il affirme l'ensemble
des manières de voir qui favorisent leurs
diverses nationalités, et ainsi il collabore
avec la conscience anglaise, allemande, itii-
liemie, autrichienne, contre notre France
servie par nos officiers.
Enfin, il ressort de toute conversation
avec les étrangers qui s'intitulent amis de
la France qu'ils comptent sur notre pays
pour donner à V Europe rexemple du dé-
sarmement. L'activité de M. Piccpiart leur
parait favoriser cette belle conception donÇ
le lecteur peut rire et s'indigner,
— 89-^
Des raisons plus fortes et d'ordre politique
aident à cet engouement de l'étranger.
Le colonel Picquart, quand il défend Drey-
fus, travaille pour les attachés militaires
anglais, allemand, autrichien, italien. En
niant la trahison, il favorise leur espionnage.
Les gouvernements étrangers couvrent Drey-
fus pour abriter leur service de renseigne-
ments et pour détruire l'œuvre du colonel
Sandherr : c'est la campagne de Panizzardi
et de Schwarzkoppen qui se poursuit avec
Picquart. Et tandis que le syndicat offre au
a héros » des mouchoirs mouillés par les
beaux yeux d'un tas de petites nigaudes,
l'Eiu'ope coalisée contre la France paie le
concours de ce colonel vaniteux avec de la
publicité romanesque.
Il fallait noter ce Picquarisme qui anime
tout autour du Conseil de guerre ; mais seul
le climat de Rennes lui prête une existence
éphémère . Et comme Picquart colonel, Pic-
quart, symbole moral, s'anéantira dès que
les puissances d'argent n'auront plus intérêt
à peindre en cliêne cette planche pourrie du
dreyfusisme.
J'ai vu le soldat défroqué et le soldat dé-
gradé côte à côte sur l'estrade du Conseil de
guerre.En vain Dreyfus, pour éviter de com-
promettre son éminent allié, ne lui jeta aucun
cri de reconnaissance ; en vain Picquart lui-
même, qui redoutait de paraître de mèche,
commença par le renier : « Je connais à peine
l'accusé, disait-il, je lui ai donné jadis de
— 90 —
mauvaises notes. » Un mot s'échappa du
font de son être et trahit son secret profond,
sa rancmie de chef de bureau : « On vou-
lait me traiter comme ce capitaine ».
L'outrage d'un tel parallèle, c'est M . Pic^
quart lui-même qui le consent, qui le pro-
pose. Inclinons-nous devant sa destinée. Le
colonel se met dans le même sac que le
capitaine, et l'opinion les jette à la mer.
CHAPITRE XIV
Les témoins, (Bbrtulus, Forzinktti,
CoRDiER, etc.).
Pcmr comprendre que le divin Picquart,
fait du moins un bel ange foudroyé, essayez
donc de contempler sans dégoût ses asso-
ciés Bertulus et Forzinetti.
Bertulus, les Rennais ne voulaient pas le
croire juge d'ins truc lion. « C'est un être falot,
un personnage de Hoffmann » , disent avec
ravissement les iiUellectiiels^ qui feraient
tout aussi bien de fermer le riche écrin des
synonymes et d'avouer que ce garçon a une
ligure cauchemardaiile . Nous le vîmes tout
blême, avec un faciès de rôdeur, monter, se
couler sur l'estrade ; il installa devant le
Conseil les élégances et les gestes en tire-
bouchon d'un bonneleur en quête de dupes.
Ah ! ces gestes en >Tilles qui menacent dans
les poches les mouchoirs î Et quiand il parlait
de son cœur aux. juges, chacun murmiu*ait :
€ Oui, beau cœur, on te connaît. » C'était
vraiment un petit bonneteau qu'il dressait
avec une rapidité fiévreuse devant « mes-
sieurs les militaires p, en les priant avec
— 92 —
une voix grasse de bien sui>Te la Vérité.
La vraie formule sur cel homme, c'est M*'
Henry (jui la trouve, quand avec ses traits
un peu durs et sa voix de petite fille qui
recite, mais d'honnête fille, dans cette salle
pourrie, elle crie par trois fois : a Judas!
Judas ! Judas î Cet homme est un Judas ! »
— « Médème ! » disait le bonneteur en ramas-
sant la mise. Et quand il eut rejoint son
banc et qu'il crut devoir pour jamais renon-
cer à la robe roupie du conseiller, on devi-
na (pi'il grassayait : « C'est un sale coup
pour la fanfare ! »
On dit M. Forzinetti né d'une Africaine
et d'im Français. Ce demi-sémitisme, ce
métissage opéré siu* les limites du désert
produit des êtres hors cadre, une écume
redoutée aux rives de la Méditerranée.
Comme ce téi.:oin se flattait d'avoir étc
Fami intime du commandant d'Attel, — très
réservé, pourtant, très fier, très digne, —
le général Roget lui a demandé :
— Eh bien î monsieur Forzinetti, où donc
habitait le commandant d'Attel ?
On a bien ri, car le citoyen de Monte-
Carlo ne sait qu'une cliose où il trouve son
aplomb, c'est que le commandant d'Attel
est au cimetière.
C liasse du personnel des pénitenciers, ce
garde-cliiourme passa dans le domestique
du prince de Monaco. Au milieu des^pic-
quaristes, parmi ces officiers en quarantaine,
il parvient encore à m'é tonner par ses allu-
^ 93 —
i d'avorteuse qui porterait une barbe pour
dissimuler. Dans quel crime célèbre ren-
itre-t-on ce personnage : la Bancal ?
Jn trait commun à Bertulus et à Forzi-
:ti, c'est leur aphonie. Ils n'osent élever
v^oix, ils chuchotent. Pour accomplir leur
>ogne qu'ils appelent « une œuvre de lu-
ère », ils chaussent des pantoufles feutrées
prennent ime lanterne sourde. « C'est
ac luie instruction secrète ! » s'exclama
rituellement le commandant Carrière,
and le juge Bertulus, sous couleur de
3oser, répandait ce qu'on a appelé son
lurmure gras ».
Uec ces deux hommes de nuit, le lieute-
it- colonel en retraite Cordier fait con-
ste, car le soleil s'est arrêté sur son
agc . C'est môme pour cette qualité que
anciens camarades de l'état-major le
buenl du nom de « Père Josué ». Je ne
s pas pemdre les magots ; aussi copierai-
a description du Figaro qui l'admire :
on ventic bedonne, des petits yeux ma-
•i brillotcnt sur son visage fleuri. Il y a je
sais quoi de souriant dans ses narines
dsses, dans le pli de ses lèvres et jusque
is le poil de sa moustache tombante. »
tte moustache, même sèche, nous paraît
uillée: c'est une idée cpii nous vient des
lombrables absinthes qu'elle ne peut ou-
sr. Les mômes habitudes qui le contrai-
jent à ([uittcr l'armée lui ont mis dans
sang un magniflque optimisme. Quand
— 94 —
nous mourions tous de rire à le conten
il pirouettait sur ses talons et faisait f
la salle avec lui gros nez rouge pour aj
son hilarité à la nôtre. Puis, tourné ve:
juges, il continuait sa déposition, dis
la fin de chaque paragraphe : « Un j
c'est tout ». En même temps, il ava
brusquement la tête et signifiait au Ce
par un clignement d'œil : « Hein ! çà vo
coupe! »
Je ne suis jamais entré au Palais-R
mais j'imagine qu'aucune des boufibnn
canailles que des farceurs de génie j
diguent, ne peut secouer les specta
plus que ne le fit le colonel Cordier q
il nous affirma dans un paragraphe in:
tel, que « le jeime marié Dreyfus n'
plus droit à sa couronne d'oranger ». G
le Jeannot de la foire. Il fallait l'ente
dans sa grande mimique de : « Je f
mon colonel ! » quamî, à six reprisi
laissa échapper le nom d'officiers étrai
qu'on avait convenu de désigner par
initiale. Il s'excusait, mais peu après, U
que le colonel Jouaust avait un sourire
devant ce manque de décorum et q^
joie absurde nous courbait tous, y cor
Dreyfiis, il s'écriait fièrement :
— Je m'en fous et et je m'en refous.
Le comble, c'est que, dans son anim
il approcha de ses lèvres le verre d'eai
crée . Et l'on vit bien, à son recul d'hor
qu'il pouvait encore ressentir des dég<
-98-
Cliacun de ces (îrcyfusartls, en descen-
dant de l'estrade, allait rejoindre ses pa-
reils, loin des généraux, dans un petit espace
sur la gauche, où Ton remar(iuait le général
Sébert, ce vieil ami de Clemenceau, — le
commandant Hartmann, qui écoule dans le
dreyfusisme ses amertumes d'inventeur évin-
cé, — le capitaine Freystaetter, pour qui le
général Mercier trouva le magnilique diag-
nostic de « superposition de mémoire » (12),
— Bernheim, dont il suffît qu'on multiplie
les photographies, — M. de Lamothe, em-
ployé aujourd'Imi chez M. Lazare Weiller
et à qui le général Roget demande ; « Au
moment de l'arrestation de Dreyfus, vous
vous êtes écrié : — Lui seul pouvait cire le
coupable ! — Eh bien ! est-ce alors ou main-
tenant que vous disiez la vérité ?» Ce même
Lamothe s'est reconnu vaincu sur la (pies-
tion des troupes de couverture. M. le géné-
ral Mercier lui a prouvé son erreur et a fait
remarquer que ce jeune démissionnante était
insuffisamment instruit.
Pour un ponne débosition^ ces témoins
sont-ils sûrs de trouver un ponne boaition ?
Combien il fut plus raisonnable que ces mes-
sieurs, le lieutenant Kahn, du 74*^, qui, con-
voqué et tâté par le grand rabbin Zadoc-
Kahn, refusa de le servii* et en lit mi rap-
port à son colonel (13).
CHAPITRE XV
Les fleurs sans nom et le climat de
Rennes .
Après avoir décrit ces grands acteurs de
l'estrade Drejius, les juges, les avocats, les
accusateurs, qui portent tous les beaux traits
de la douleur, je dois faire entrevoir les fi-
gures fiévreuses de la salle qui se pressent
et que seul l'appareil menaçant d'un conseil
de guerre contraint à l'immobilité et au mu-
tisme. L'histoire a besoin de connaître au
milieu de quel public on étale nos plus tristes
intimités, les angoisses de notre diplomatie
en 1894, le désarroi de notre état-major ven-
du par l'un des siens, l'effronterie des atta-
chés d'ambassade anglais et allemand s'a-
vouant chefs d'espioimagc .
Heureux qui, comme Adam,entre les quatre fleuves
Sut nommer par leurs noms les choses qu'il sut voir
L^ne poignée d'officiers de la garnison,
ime poignée de nationalistes, voilà tout ce
qu'il y a d'homieur dans cette salle dreyfti-
sarde. Deux blocs y émergent dont nous
fîmes déjà le toiur. Nous avons dénombré le
morne escadron des insoumis que préside le
— 97-.
manvais sourire de Plcqaart, et la faction
des universitaires picquaristes dont Jaurès
dirige les manœuvres. Tout autour, c'est la
formidable et suspecte agitation des journa-
listes pressés, tassés, surmenés. Les jour-
nalistes dreyfusards de langue française
disparaissaient eux-mêmes dans l'océan des
Anglais, Allemands, Américains, Italiens,
Russes, Belges, Suisses et Bataves rédigeant
pour des mUlions de francs (i) des télégram*
mes qu'ilfaut juger d'après celui-ci, expédié,
je le sais, dans la première semaine du pro-
cès : « Innocence reconnue, immense en-
thousiasme ». Il y avait pire encore : de faux
journalistes, agents embauchés ou volon-
taires, courtiers en diamants de Hollande,
spéculateurs de cafés du Havre. Furent-ils
recrutés par les rabbins ? avaient-ils acheté
eux-mêmes leurs entrées ? Le commerce des
places faisait rage. Dans les jours qui pré*
cédèrent le procès, il y avait à Paris vendeur
pour trois cents francs . Puis le marché se
transporta à Rennes. Les cours atteignirent
jusqu'à 2.000 francs.
Il ne conviendrait pas d'oublier nos sno-
binettes les plus connues qui furent im des
scandales de ces audiences. Une certaine
personne, « la Dame Blanche », — c'est son
nom de guerre, — avait entre les mains une
des trois cartes réclamées par le ministre
Galliffet, et dans la journée émouvante de
l'entrée de Dreyfus, placée seule derrière les
juges, face au public, elle présidait le tout.
Sur le haro général, le colonel Jonaust la
f
-98-
pria de se retirer. Une actrice déclarait à
M. Jules Claretie que « la diction de l'accusé
était celle d'un innocent ».
Quelle rafle on eût pu faire dans cette
souricière si merveilleusement préparée par
les événements !
Le climat de Rennes fit de ces fleurs
venues de régions les plus diverses un par-
terre qui sous le vent d'orage fournit une
môme et vaste réaction. Un parterre de
fleurs ! C'était plutôt un vaste animal, une
large, plate et dégoûtante Méduse vivifiée
par la circulation d'une même haine, entra-
vée par la discipline du Conseil de guerre,
humiliée par son impuissance.
I^a bête syndicale étalée dans la salle
s'aimait dans ses rebuts, les Dreyfus, les
Picquart et les Bertulus, mais si quelque
officier français paraissait surFestrade, die
chuchotait alors : a Canaille I idiot ! assas-
sin î » et parfois faisait une longue huée: € A
Rennes, devant les officiers du tribunal et
surtout en écoulant nos généraux, j'ai en la
révélation d'un monde d'esprits supérieurs,
d'âmes droites et essentiellement nobles, i»
écrit un Jules Soury (i). Mais, tout naturel-
lement, à la vue de ces Mercier, de ces
Roiîct, les mille visages du syndicat mon-
traient les couleurs verdâtres de la morve
pendante aux mâchoires d'un cheval qu'il
faut équarrir.
Où la bête syndicale fit ses plus furieuses
ruades, c'est quand elle se tourmentait pour
— 99 —
arracher, comme mi épieu de sa plaie, l'ac-
cusation de vénalité qu'elle porte dans les
flancs.
MM. Jaurès, Viviani et leurs amis étaient
décidés à se lever tous ensemble et à de-
mander compte à M. de Freycinet de ses
propos sur « 3o millions fournis par l'étran-
ger pour créer l'agitation dreyfusarde ». Bien
fin qui forcerait Freycinet à parler quand il
n'en a pas envie I L'incomparable fourbe
déposa de façon à laisser croire que le syn-
dicat travaillait hors des frontières à coups
d'argent, mais qu'en France il obtenait ses
résultats gratuitement « en faisant appel au
sentiments généreux ». Ulcérés par cette
ironie tragique, les socialistes dreyfusards,
à l'issue de l'audience, criaient au secrétaire
de l'habile homme, venu pour s'enquérir et
pour les apaiser : « C'est la guerre ! la guer-
re au couteau ! »
Souvent à la sortie, sous les tables, je crus
voir de la bave où le pied glisserait à ces
dames et à ces valets . Peut-être les malpro-
pres avaient-ils tout simplement craclié par
terre.
Dans ce cloaque du lycée de Rennes, la
France canalisée par le syndicat écoulait
plus de peste que je ne puis en énumércr.
Quand Jules Roche parla,une bouffée d'air
corrompu révéla la présence dans cette af-
faire Dreyfus d'un déversoir des égouls
parlementaires.
Cette salle impudente, mêlée de femmes
en toilettes claires, rappelait ce que le prince
-102 —
qui gisent dans la conscience des citoyens
d'une même nation. Certaines images, et,
par exemple, les honteuses figures de la
bande à Dreyfus, venant à tomber dans nos
âmes, y produisent, — comme un coup de
vent dans le feuillage immense d'une forêt,
— un bruissement que ne connaîtront jamais
les êtres où n'existe pas préalablement notre
feuillage d'âme. Ce n'est point affaire d'in-
telligence : quels que soient leur rapidité et
leur afflnement, des étrangers ne peuvent
rien ressentir de profond qui leur soit com^
mun avec nous .
L'affaire Dreyfus par sa vertu guerrière
a multiplié nos mouvements de contractilité,
hyperesthésié nos puissances d'afûnité en-
tre Français. Je diminuerais mon œuvre, si
je négligeais de marquer l'action morale des
ligures du cauchemar que j'ai dessiné. Quand
elles s'agitaient sous nos yeux, leur puis-
sance d'horreur, en nous remuant tous d'une
même manière, força nos instincts natio-
naux à s'émouvoir. J'aime ces petits com-
merçants de Rennes qui nomment les mon-
naies étrangères des « dreyfusardes ». Je
ramasse avec orgueil l'injure des gens qui
m'appellent « un enfant de petite ville » et
je les nomme nationales entre toutes, ces
paroisses qui frémissent de savoir qu' « il
y a dans Rennes un petit-fils de Judas qui a
vendu la France » .
Un dreyfusard, écrivain de grand talent,
mais conscience désorganisée par un ser-
vUe amour du génie anglais, suivait le pro-
— !03 —
ces de Rennes. Nécessairement il a méconnu
notre allégresse qui naissait du libre jeu de
nosinnéités. « Gomme Hamlet, écrit M. Ghc-
vrillon, la France s'est débattue, malade,
affolée d'un cas de conscience, impuissante
enfin à le résoudre, tant l'acte imposé par
le devoir répugnait à ses préjugés anciens,
à ses instincts profonds, à ses partis pris
inspirés parle sentiment » . En vérité, quelle
erreur de jugement I Nous étions tout joyeux
de la bataille. Hamlet s'épuise en gestes, en
crises de nerfs, en rêveries, en monologues,
mais nous marchions droit aux dreyfusards.
Hamlet a vu l'ombre immortelle de son père
et l'incertain jeune homme remet en ques-
tion cela même qu'il a vu : « Existe-t-il quel-
« que chose après la mort, dans cette région
« inexplorée d'où nul voyageur ne rc>dent? »
Quant à nous, nous n'hésitons sur rien.
« Etre ou ne pas être », dit-il. Nous jurions
très haut qu'avant tout il fallait que la Fran-
ce fût. Plutôt que des Hamlet, nous étions
de jeunes officiers d'Afrique .
Mon séjour de Rennes compte parmi les
instants les plus dignes d'être vécus que ma
mémoire me rappelle ; nos sentiments étaient
pleins, lourds, comme les chefs-d'œuvre de
l'art. I^a température elle-même, si puissan-
te, brûlante dès quatre heures du matin sur
cette ville révolutionnaire, ajoutait à cette
splendeur générale . Nous campions comme
des soldats, logés pour la plupart chez rh<a-
bitant, patriotes chez les patriotes et reliés
à toute minute aux patriotes de la France
entière.
— 104 —
Cette existence de caserne et de couvent fa-
vorisait matériellement notre travail d'âme,
parce qae, empêchés de nous divertir vers
les dehors, nous nous reportions naturelle-
ment sur nos pensées les plus intimes, qu'on
peut dire sous-conscientes et qui nous vien-
nent de la race. Rien ne se perdait en éva-
poration. Nous étions, dans cette cuve, de la
France concentrée. Et pendant trente jours,
levés dès cinq heures du matin pour aller
nous asseoir au milieu du Syndicat, nous y
portions de telles pensées que je puis dire,
en empruntant une expression du langage
mystique, que c'était « s'éveiller en la pa-
trie ».
O souvenirs d'une allégresse qui n'eut pas
de lendemain I
LIVRE III
CONCLUSION
CHAPITRE XVn
La Justice bt l'Etat sont satisfaits
« Aujourd'hui 9 septembre 1899, le conseil
de guerre de la iO* région de corps d'armée,
délibérant à huit clos .
« Le président a posé la question suivan-
te:
« Dreyfus, Alfred, capitaine breveté au 14»
régiment d'artillerie, stagiaire à l'état-major,
est-il coupable d'avoir, en 1894, provoqué
des machinations ou entretenu des intelli-
gences avec une puissance étrangère ou un
de ses agents, pour l'engager à commettre
des hostilités ou à entreprendre la guerre
contre la France, ou pour lui en procurer
les moyens en lui livrant les notes et docu-
ments renfermés dans le bordereau ? »
Les voix recueillies séparément, en com-
mençant par le grq^de inférieur, et le moins
— 106 —
ancien dans chaque grade, le président ayant
émis son avis le dernier.
Le conseil déclare sur la question, à la
majorité de 5 voix contre 2 :
« Oui, l'accusé est coupable. »
« A la majorité, il y a des circonstances
atténuantes. »
A la suite de quoi, et sur les réquisitions
du commissaire du gouvernement, le prési-
dent a posé la question et a recueilli de nou-
veau les voix dans la forme indiquée ci-
dessus.
En conséquence, le conseil condamne à
la majorité de cinq voix contre deux le nom-
mé Dreyfus (Alfred), à la peine de dix ans
de détention
<K Enjoint au commissaire du gouverne-
ment de faire donner immédiatement lectu-
re, en sa présence, du présent jugement au
condamné, devant la garde assemblée sous
les armes, et de lui indiquer que la loi lui
accorde xm délai de vingt- quatre heures
pour se pourvoir en revision. »
La moralité publique et le salut national
voulaient, contre le gouvernement, la con-
damnation d'un traître utilisé par une
faction. Il ne s'agit pas d'avoir des idées
généreuses ; il s'agit d'avoir des idées rai-
sonnables. Ah 1 c'est toujours plus agréable
d'absoudre cpie de condaiAner. C'est toi|-
- 107 -
jours commode de détom'ner les yeux et
de dire : « Pauvre diable I » Mais le com-
mandant Carrière, dans sa réplique de la
dernière heure, a marqué avec une force
admirable les devoirs du juge militaire. Je
vous engage à lire cette page, qui, faite de
fragments du Code, dépasse ce que les
plus grands psychologues ont écrit contre
la manie du scrupule.
Pour moi, je l'ai souvent répété, j'avais
une opinion dans l'affaire Dreyfus, avant de
connaître les faits judiciaires. Je me ran-
geais à l'opinion des hommes que la société
a désignés pour être compétents. Je suis
allé à Rennes surtout avec le sentiment de
l'intérêt public. Ainsi je ne m'y rendais pas
avec une âme sans passion. Pourtant, la
présence réelle de Dreyfus m'a tout d'abord
amolli. Je l'ai plaint. Et si j'avais, dans
cette loque humaine, senti un innocent, je
me serais retiré de la lutte. Il n'est pas beau
d'être le combattant qui passe d'une armée
dans l'autre; peut-être me serais- je borné
à me taire après deux mois d'explication ;
jamais je n'aurais aidé à sceller sur un in-
nocent la pierre d'infamie. Mais j'ai vu, au
cours de ces longues audiences, la figure de
Dreyfus suer la trahison.
J'ai dit, au bout de quinze jours, à mes
lecteurs : « La condamnation est certaine. »
Avais-je donc xm renseignement ? Les juges
n'ont parlé à personne mais je voyais le
crime assis devant eux.
— 108 —
Réjouissons-nous en toute liberté d'esprit.
La France vient d'être servie.
Et si la peine de Dreyfus est allégée, nous
pouvons prendre de cela aussi de la satis-
faction. C'est une bête hiunaine, qui respire
et qui souffre. Son pire crime, d'ailleurs,
n'est pas d'avoir livré les documents énu-
mérés au bordereau, c'est d'avoir servi pen-
dant cinq ans à ébranler l'armée et la na-
tion totale. Or, de cette campagne antifran-
çaîse menée depuis 1894, il est le moyen
plutôt que l'inspirateur.
Les grands responsables, que le châti-
ment devrait atteindre (14), ce sont les « in-
tellectuels», les « anarchistes de l'estrade»,
les « mctaphy siens de la sociologie ». Une
bande de fous d'orgueil. Des gens qui ont
en leur intelligence une complaisance cri-
minelle, qui traitent d'idiots nos généraux,
d'absurdes nos institutions sociales et de
malsaines nos traditions. Ces pédants ré-
voltés sont en même temps les plus infé-
conds des hommes. S'il y a des abus et des
faiblesses dans notre état-major, s'il y a des
parties pourries dens notre société, s'il y a
des préjugés à émonder de nos traditions
nationales, cette œuvre de révision doit être
entreprise dans un sentiment d'amour, avec
l'esprit d'un père de famille qui gère les in-
térêts des siens, et non avec l'audace de ces
néroniens qui s'écrient : « Périsse un ordre
social qui ne veut pas se plier sur l'idéal que
je me suis composé I »
On le remarquera, nous nous abstenonSf
— i09 —
en général de chercher à la conduite de nos
adversaires dreyfusards d'autre mobile que
leur corruption intellectuelle. Mais enûn. qui
veut-on tromper ? Il y a une autre corrup-
tion. Ils s'intitulent eux-mêmes « le parti des
gens généreux » / Risum teneatis, amici.
Tant d'or jeté dans la bataille rendit un
instant le résultat douteux. Il n'est pas bon
de laisser les consciences exposées à de si
fortes tentations. On aimerait que quelque
navigateur judiciaire, un honnête collègue
de Bertulus, remontât ce fleuve d'or pour
saisir les coupables à sa source.
Que penseriez-vous d'une vigoureuse in-
tervention de la police d'Etat ? Cela vau-
drait mieux que d'immoler, comme on l'an-
nonce follement, Roget, Mercier et Gonse à
la famille Dreyfus. N'est-il donc pas de gou-
vernement pour sauver un peuple qui sup-
plie qu'on le sauve ?
En vérité, ce n'est pas pour ce grand hon-
nête homme de Déroulède qu'il faut assem-
bler un tribunal extraordinairCi On paye
beaucoup d'impôts en France, mais on y
est mal protégé . Si les hommes politiques
ne savent pas faire tout leur devoir, je vou-
drais que ces hommes énergiques qui, dans
la nation, ont maintenu les vraies doctrines,
prissent une résolution.
Ne nous souvenons plus du traître que
pour aimer ceux qui le châtièrent. Expri-
mons notre reconnaissance à ces officicrst
les Mercier, les Roget, les Deloye, environ-
nés désormais d'une iomiense popularité,
iO
qtii nous donnèrent de magniûqaes exemples
de claire raison française. Confions-nons
à cette jeune armée, dont nous vîmes les
représentants gravir les marches de l'estrade
de Rennes. Ils ont resserré et justifié la fra-
ternité française.
Conséquence terrible pour certains : la
question de races est ouverte.
Il y a une conscience nationale ; c'est IVn-
tontc de gens qui sont réunis depuis plu-
sieurs générations dans les mêmes institu-
tions sociales pour afiirmer des intérêts
moraux communs.
La conscience nationale française a été
irritée, froissée, parce cpie des étrangers de
l'intérieur et de Textérieur ont votQn nous
« faire marcher » . Nous enregistrons avec
une immense espérance la victoire de Ren-
nes (16) !
CHAPITRE m
Autour du Verdict
On ne choisît pas tout un conseil de
guerre, on choisit son président. En déci-
dant que Dreyfiis comparaîtrait à Rennes,
on voulait le faire juger par Jouaust. Et d'a-
bord on s'arrangea pour que le colonel de
Saxcé ne présidât pas.
Jouaust s'est défendu d'être franc-maçon,
n a écrit aux journaux : « Ce n'est pas moi.
On m'a confondu avec mon frère qui habite
Rennes. » Qu'il ne marchât pas, on avait
Jourdy. Cela put faire argument dans sa
conscience. C'est dans le même esprit que
Galliffet nous disait : « Vous vous plaignez
de moi ! mais tremblez quejeparte,car vous
auriez André. »
Le général Brugêre, à peine investi du gou-
vernement de Paris, accourut à Rennes. Quel
fut l'objet de sa longue entrevue avec le co-
lonel Jouaust ?
Jouaust, dès le premier jour, prit la ma-
nière des présidents qui malmènent l'accusé
parce qu'ils l'acquitteront. C'est classique .
A l'issue de la première audience, quelques
spectateurs (}ireat,plus sajges que nous ; « Il
— 112 —
traite l'accusé trop durement. Méfiance î »
Au cours du procès, Jouaust envoyait le
lieutenant-colonel Brongniart au capitaine
Beauvaispour l'exhorter à ne pas intervenir
tout le temps dans les débats.
— Dites à Beauvais que je suis bien de son
SLYÏSy mais il se donne l'air d'avoir de l'a-
nimosité contre le traître. Il nous nuit plus
qu'il ne nous sert.
Jouaust comptait sur la voix du comman-
dant de Bréon. Celui-ci est un mystiqne.Du-
rant tout ce mois du procès il allait se pros-
terner dans les églises et demandait à Dieu
de lui inspirer la plus juste décision. Pres-
que chaque soir le colonel de Villebois-Ma-
reuil s'occupait à le remonter. Bréon c'est un
homme à « scrupules x>.
Les délicats sont malheureux
Rien ne saurait les satisfaire.
Tout se ramenait dans l'esprit de Bréon à
une distinction scrupuleuse entre croire et
savoir. Il ne croyait pas à l'innocence de
Dreyfus ; il croyait même à sa culpabilité,
mais il ne la savait pas. £n outre, il a perdu
jadis un procès d'héritage par un faux nota-
rié que les experts authentiquèrent. Ainsi
construit, il pouvait se récuser. Il préféra
faire bénéficier le traître de ses indécisions
où l'on doit voir une sorte de « phobie » .
On dit que Jouaust escomptait aussi le vote
du lieutenant-colonel Bron^art. Avec cea
— 113 —
deux voix et la sienne, il eût enlevé l'ac-
quittement à la minorité de faveur.
Il se trahit dans la salle du conseil, quand
vint rheure du verdict. Aux termes de la loi,
le président recueille les réponses en com-
mençant par le grade inférieur ; il émet son
opinion le dernier. « Sans cette utile précau-
tion, la crainte de blesser un supérieur en
contrariant son opinion livrerait les membres
du conseil d'un grade inférieur à la merci du
président et des autres officiers d'un grade
élevé (16). » Il n'y a pas de discussion sur
la culpabilît é, car elle révélerait à l'avance
l'opinion des divers membres du conseil et
ainsi le mode de votation choisi n'aurait plus
d'utiUté.
Le capitaine Parfait — que le parti fran-
çais appelait k Plus-que-parfait » — vota oui
Profilet, OUI ; Merle, oui ; Beauvais, oui ;
Bréon, nox. C'était au tour du lieutenant-co-
lonel Brongniart. De sa voix tout dépendait.
Jouaust plaça son crayon dans la colonne
des a non » et attendit.
Brongniart prononça oui .
Jouaust ne put se contenir :
— Comment ! vous trouvez qu'il y a des
preuves !
Très déçu, lui-même vota non.
Sur l'application de la peine, il y eut une
grande délibération où Jouaust se démasqua
complètement et développa les conséquen-
ces politiques de la sentence :
— Il faut faire l'apaisement. Un moyen,
c'est de lui accorder les circonstances atté-
10»
je uens a vous prévenir que je vais laire
casser le jagement du conseil de guerre par
la chambre criminelle de la Cour de cassa-
tion, pour excès de pourvoir!... » Et il dé-
veloppait la thèse que dès la veille M. Cle-
menceau avait élaboré : « On nous dira :
taisez-vous, acceptez le verdict c'est la loi !
— Non, ce n'est pas la loi!... La Cour de
cassation a donné un mandat limité au
conseil de guerre. Il en est sorti sciemment.
La Cour de cassation doit faire prévaloir la
loi contre ceux qui ont affecté de n'en pas
tenir compte. » (L'Aurore, 10 septembre.)
Le dossier était déjà transmis au greffe
de la Cour de cassation. Mais Galliflet se
mit en travers. Au conseil des ministres il
déclara :
— On en restera là. Si vous voulez pro-
mener Dreyfus devant tous les conseils de
guerre et que tous lui répètent qu'il est un
traître, c'est votre afïaire. Quant à moi, si
vous dressez la chambre criminelle contre
les juges militaires, je donnerai ma démis-
sion et je dh*ai pourquoi.
Waldeck fixa son œil bleu et gelé sur ce
gêneur imprévu.
Pour entendre la conduite, excellente ce
-120-
avaît-îl achevé de prononcer cette magni-
fique phrase où l'accent et l'évidente hon-
nêteté du personnage ajoutaient du pathé-
tique, que le journaliste vit venir sur leur
trottoir un grand vieillard tout blanc qui,
en les apercevant, traversa brusquement la
rue.
— C'est lui dit le lieutenant-colonel Le-
borgne.
Et le journaliste terminait son récit par
ces mots dont la cruauté doit encore ajouter
au supplice du malheureux : « Le colonel
Jouaust prit les quais et s'en alla lentement
le long de la Vilaine bourbeuse, conune s'il
y cherchait la place où noyer la vie dont
il meurt. »
NOTES
(1) Un magislrat très poli : c'est qu'il est df^ciil*^
à vous « saler ». Trop dur : c'est pour la salle et
il vous acquittera. Voilà une observation que me
confirmont tojs les g3ns du m3nde Judiciaire.
(2) (( Dieu qui ne refusoz pas votre miséricorde
aux Juifs môme après leur perfidie, exaucez nos
prières pour q'.i'ils soient enfin tirés de leurs té-
nèbres. »
(3) Môme indigence dans son livre qui n'est qu'un
sommaire. Ah ! si pareille aventure, me disait un
intellecluel, était arrivée à un homme de génie !
Quel livre ! » Mais pareille aventure ne peut ar-
river à un homme de génie, car le génie, c'est
d'avoir de l'âme.
m'4) C'est à celte explication que Dreyfus s'arrête
dans SCS Souvenirs.
(5) DES JUIFS ET DES PROTESTANTS CONSIDÉRis « IN
ABSTRiOTo ». — Je suis dc tradition lorraine par
tous mes instincts ; c'est, en outre, la discipline
que ma raison accepte. Ce que j'ai d'un autre
sang me fortifie dans ma répugnance au protes-
tantisme (éducation séculaire différente de la
mienne) et au judaïsme (race opposée à la mienne).
Est-ce à dire que je ne fasse pas cas des carac-
tères ethniques de ces races ou espèces ? Unprô-
U
tte m'a dit qjo nul, à notre époque, n'avait
exposé l'idée de Dieu 'ivcc autant de force que
M. Auguste Sabaiier, doyen de la Faculté de théo-
logie protestante de Paris, et c'est encore une
chose vraie que l'Histoire des Juifs est un des
plus prodigieux romans de l'humanité. Mais mon
point de vue c'est ici de juger les Juifs et les pro-
testants par rapport à la tradition française. Les
Juifs n'ont pas de patrie au sens où nous Tenten-
(Ions. Pour nousi la patrie, c'est le sol et les an-
ciMres, c'est la terre de nos morts. Peureux, c'est
l'endroit où ils trouvent leur plus grand intérêt.
Lfurs (( intellectuels n arrivent ainsi à leur fa*
meusedéQnition: « La patrie,c'est une idée ». Mais
quelle idée ? Celle qui leur est la plus utile et,
par exemple, l'idée que tous les hommes sont frè-
res, que la nationalité est un préjugé à détrnire,
que l'honneur militaire que le sang, qu*il faut dé-
sarmer (et ne laisser d'autre force que Targent),
etc.
Là-dessus faut-il les appeler <it sales |aifs t ou
« première aristocratie du monde » ? Vous eo
penserez ce que vous voudrez, selon v^tre tempé-
rament et selon les circonstances, mais vous ne
nierez point que le juif ne soit un être différent.
Il est d'une haute moralité d'obéir à la loi. Le
cas de Socrale illustre cette conception Indiscutée
Mais je ne puis accepter qucla loi à laquelle mor
esprit s'identiiie. Plus j'ai d'honneur en mol, plu
je me révolte si la loi n'est pas la loi de ma race
Le relativiste cherche à distinguer les conce/
tions propres à chaque type humain. Ils poss
daient le sens du relatif, les grand hommes d'E'
(fui fermèrent aux protestants les frontières
Lorraine et ceux qui, pour apaiser les discor
balancèrent les forces diverses dans l'Ëdit
Nantes.
(6) Pour plasiears raisons, (pour que l*on
— 123 —
des divisions de la France et pour que l'on dislin-
gue si notre présence à •Rennes était nécessaire),
nous croyons utile de donner une idée des fureurs
dreyfusardes. Voici la même scène contée dans le
New York Herald par M. Marcel Prévost :
(( Le général conférencier a une voix et unphy-
« sique ingrats, presque une voix de vieille dame,
« et la figure aussi est d'une dame âgée sur la-
a quelle un mauvais plaisant se serait amusé à
(( dessiner au coin des lèvres deux petites mousta-
« ches tortillées.
(( Les minutes succèdent aux minutes, la vieille
« dame infatigable poursuit sa conférence au mi-
a lieu des bâillements de l'auditoire. 11 s'est passé
« ceci de vraiment extraordinaire que jusqu'à la
a fin de la séance le public a attendu la vraie
(( déposition du général Mercier. On ne pouvait
(( pas croire que ce fût cela. C'était pourtant. Il
f n'est pas venu aulre chose. L'espoir de révéla-
« lions sensationnelles a été déçu définitivement.
« Imaginez le ramassis le plus prolixe et, en
tt même temps, le plus pauvre de tous les « po-
(( tins » qui ont traîné à la Cour de cassaiion et
• que la Cour a dédaignés, des développements
u infinis sur le 120 court et les troupes do couver-
(( ture, et pour couronner ce factum, un abrégé
a apologique des niaiseries de M. Bertillon I
(( Oui I le général Mercier en est encore à atlri-
« buer l'écriture du bordereau à Dreyfus ! Il
« ignore les aveux d'Esterhazy, il sourit agréable-
« ment quand il parle du papier pelure.
V De la démence, vous dis-]e. C'était incroyable,
a II n'y a pas d'autre mot. La stupeur se peignait
« sur tous les visages, — visages de révisionnistes
« ou non. Et la vieille damoconférenciait toujours,
« jouait aux petits papiers avec le greffier Coû-
te pois ; arrondissait ses phrases, se complaisait
is évidemment eq son éloquence. C'ét^t re£[rite*
— 124 —
t ment lent, progressif, des fameuses prenves du
a général Mercier, et du général Mercier lui-mA-
« me. Grâce à une imprudence de celui-ci Teflri*
« tement s'est changé au dernier moment en
« efTondrcment.
« 11 était arrivé à la péroraison. Après avoir
« résumé sa conférence, il s'avisa de dire ceci :
« Messieurs, je sais que la nature hamaine est
« faillible. Si j'avais eu le moindre doute sur la
(( Justice de l'arrêt de 18\)4, vous poiuvoz être
« assuré que j'aurais reconnu mon erreur.
« Il disait cela de sa voix blanctie et satisfaitOi
« se tournant pour la circonstance vers Dreyfus, et
« l'on vit alors ceci, avec une émotion intense,
• qui secoua l'auditoiro comme uno secousse élec-
« trique : Dreyfus, jusque là immobile sur sa
« chaise, se dresser debout, le visage subitement,
« rouge de colère, et crier dans les yeux à son
« accusateur : « C'est ce que vous devriez faire
« oui ! C'est ce que vous devriez faire » I
« Mercier, surpris, s'arrête, balbutie, a C'est
« voire devoir, » lui crie encore Dreyfus dans la
« figure.
tt Et il se rassied, soudainement redevenu sol-
« dat, immobile api'ès cette explosion de révolte.
« L'accusateur décontenancé essaye d'ajouter
« quelques paroles que personne n'entend, ramas-
a se s'S papiers plie sa serviette et se lève. Des
i( huées retentissent dans toute la salle. Un jour*
(( naliste sur le passage du témoin lui crie en
a face : Assassin ! i
M. Marcel Prévost, qui prend ce ton pour parler
aux Américains d*un générai français est, il faut
le rappeler, un des plus décents parmi les dreyfu-
sards.
(7) En décembre 1901, le commandant Carrière
dut prendre sa retrsUte sans avoir olitenu le ru-*
— 125 —
ban de la Légion d'honneur pour lequel il était
proposé depuis cinq ans et demi. Il expiait son
réquisitoire. II se fit inscrire au tableau des avo-
cats de Rennes. So» ami intime, le lieutenant-co-
lonel Lcborgne, donna alors d^s explicaîions pu;
bliques. Elles confirment ce que nous disons do
ers secrètes démarches amicales et puis des ordres
ministériels. Le colonel L'^borgno ajoute des dé-
tails qui font un abominable tableau :
(( Dans la nuit qui précéda le prononcé du ré-
« quisitoire, un otïicier d'ordonnance du général
« de Gallilïet », officier dont Carrière citera le
nom si on le pousso à bout, « vint sonner rue Cur-
« vaut, à sa porte, et remit au commandant, non
« pas une dépêche, mais une nouvelle instruction
« conçue dans le même sens que les précédentes,
« quoique en termes plus pressants, et signée du
« général de Galliiïct. » Le général de Galliffet
prétend que celte iustruction n'existe pas, eh
bien ! moi, « je l'ai vue, de mes yeux vue. » Elle
se termine par la fameuse phrase : « Je vous
i( rappelle au respect des motifs intangibles de la
« Cour de cassation «.Au reste, elle figure encore
dans les archives du corps d'armée, il est facile
de l'y retrouver et de voir si la signature du gé-
néral de Gallifiet est fausse.
« Voilà ce que le commandant Carrière vous
aurait lui-même raconté si, dans la soirée de jeu-
di, « sur les ordres formels du général André, le
a général Donop ne lui avait fait donner sa paro-
u le d'honneur de garder le silence. Il lui a l'a-
« bord violemment lavé la tète », puis il a fait
appel à ses sentiments de bon citoyen, en essayant
de lui prouver qu'une reprise de « l'Affaire » se-
rait désastreuse pour notre pays, alors quelle
serait seulement désastreuse pour notre ministè-
re.
« Le commandant Carrière a cédé ; il a donné
— 126 —
sa parole d'honneur, mais sous cette réserve que,
s'il est attaqué et vilipendé pour avoir fait son
devoir, il répondra. Soyez certain qu'il lo fera, et
ce jour vous verrez bien des sourires dédaigneux
se changer en douloureuses grimaces. »
— Dans le môme moment, et comme lo général
de Gulli£fet niait avoir envoyé aucune instruction
au commandant Carrière, colui-ci s'écriait :
(( Âh ! le général de Galliflet dit cela I il faut
qu'il ait un rude toupet. Bientôt je serai libre
« et je pourrai peut-être parler.
« On m'adjoignit comme substitut vous vous en
« souvenez M . le chef de bataillon Mayence,et noas
« commençâmes par lire les gros volumes do la
« Cour de cassation Trouvez-vous dei preuves de
« la culpabilité de Dreyfus ? » disais-je à Mayence
(c qui me répondait in variablcmenl a non ». Et nous
(( étions d'accord.
(( Personne ne se doute que le rapport Ballot-
(( Beaupré, les plaidoiries des avocats devant la
(( Cour ne sont, en quelque sorte, que la copie du
« mémoire Picquart, et ce mémoire est rédigé
(( avec une habileté prodigieuse. Sachez aussi
(( qu'un seul homme a réellement fait la révision :
(( c'est Picquart. Tous les autres no sont que des
(( comparses. Je comprends que ceux qui n'ont lu
a que les documents de la Cour do cassation
(( aient éprouvé dos doutes sur la culpabililô de
« Dreyfus.
(( Mais lorsque, Mayence et moi, nous ouvrîmes
« le dossier, que nous primes connaissance de
(( toutes les pièces ofificielies de la procédure,
u notre opinion ferme, inébranlable, était faite :
« Dreyfus était coupable ! »
— Tous ces incidents scandaleux sont résumés
et appréciés de la façon la plus satisfaisante dans
la déclaration qui suit du général du Barail |i8
décembre 1901} :
— 127 —
(( Ciommentl le général de Galliffet dit: « Je n'ai
a pas signé certains documents tendant indirec-
« temcnt à enjoindre à un de mes subordonnés de
« conclure dans son réquisitoire à l'innocence d'un
« accusé ! net cependant ces documents existent,
revêtus de sa signature. Qui donc a signé? Voilà
ce qu'il faut savoir à tout prix, et personne ne
bouge, ni d'un côté, ni de l'autre. Qu'est-ce donc
que le secret professionnel ? Il y a une limite au
delà de laquelle il devient une absurdité et par-
fois môme un moyen de cacher une forfaiture, et
l'on devrait comprendre que ! intérêt supérieur
de la France et de Tarmée prime toutes le» au-
tres considérations. Le général de Galliifet a le
devoir de parler, de tout dirc,de relever le com-
mandant Carrière du secrftl professionnel afin de
permetlrc à colui-ci d'étaler au grand jour ses
documents. Jusque-là, tous les ministres seront
sous le coup d'un soupçon intolérable. Que les mi-
nistres politiciens se réfugient dans le silence,
passe encore I C'est leur habitude. Mais qu'un sol-
dat comme le général de Gallidot se taise quand
il doit parler, c'est impossible ; ol j'espère qu'il
comprendra.
(8) « Guignol Ah ! c'est là que les passions
sont slmpl s et fortes. Le bâton est leur instru-
ment ordinaire. Il est certain que le bâton dis-
pose d'une grande force comique. La pièce reçoit
de cet agent une vigueur admirable ; elle se pré-
cipite vers le c Grand Charassement final ». G est
ainsi q\ie les Lyonnais, chf^z qui le type de Gui-
j^nol fut créé, désignent la mêlée générale qui
termine toutes les pièces de son répertoire. C'est
une chose éternelle et fatale que ce a Grand Cha-
rassement. » ! C'est le 10 août, c'est le 9 thermi-
dor, c'est Waterloo ». (Anatole France, Guignol^ le
Livre de mon àmiJ.
Voit-on pourquoi les affaircR de Boulanger, de
-- 128 —
Panama, Dreyfus^demeurent des pièces de second
ordpo? Le vrai moyen tragique y manquait ? Quoi
donc ? Mcssire Bâton.
(9) Labori veut ici nous marquer que, s'il ne
parle pas davantage, c'est qu'il sait qu'on est prêt
à le poursuivre pour violation du secret profes-
sionnel. Dans (( certains milieux dreyfusards,
ofQciels ou non », on le guette, on espère qu'il
donnera prise, car tout ce qui se rapporte à l'af-
faire Dreyfus, c'est comme avocat qu'il a pu le
connaître.
(iO) Ce geste, Marcel Prévost l'a noté pieuse-
ment dans un Portrait du Revenant : a Labori est
toujours robuste et souriant, les )oues pourtant
un peu congestionnées. Il marche, se lève et s'as-
sied avec aisance ; seulement, par un gesle ins-
tinctif la main droite sortant de l'ample manche
de la toge va frôler le dos aux environs do la co-
lonne vertébrale ». Peinture naïve, qui fait rire
les profanes, mais c'est ainsi qu'à toutes les épo-
ques les croyants peignent leurs saints.
(11) A mon avis. M" Edgard Démange aurait dû
comparaître comme témoin. Rappelons-nous en
effet l'un des points mystérieux de ce procès où
il y eut plusieurs mystères que très visiblement
le président Jouaust évita.
Je veux parler du jour où nous vîmes M. Casi-
mir-Périer, ancien président de la République^
donner dans l'air de grands coups de voix, sur la
barre de grands coups de poing et en plein visage
de Waldeck un grand coup de lumière. C'était à
propos d'une lettre écrite par Dreyfus le 23 no-
vembre 1898 et que voici :
(( J'avais demandé à M. Casimir- Perler la pu-
« blicité des débats. Après m'avoir fait donner ma
a parole de me soumettre à certaines conditions
0. trop naturelles, M. le Président de la Répnbll-
« ■'
— 129 —
« que me fit répondre par rintermédiaire de M*
« Démange qu'il se confiait en ma parole et qu'il
(( demandait la publicité des débats. Elle ne fut
« cependant pas accordée. Pour quels motifs je
« l'ignore. . . Cette parole que j'avais donnée à M.
« Casimir-Périer, je l'ai tenue. »
M. Casimir-Périer vint sur l'estrado de Ren-
nes nier d'avoir eu ces louches ententes avec Drey-
fus. Et du ton le plus violent il rétablit les faits
comme suit :
« Le 13 décembre 1894, MM. WaldeckRousseau
« et Joseph Reinach sont venus successivement
« dans mon cabinet m'entretenir du désir de la
(( défense que le huit-clos ne fût pas prononcé, et
« de l'engagement que prenait la défense d'obser-
(( ver, dans les questions diplomatiques, une gran-
« de réserve si les débats avaient lieu autrement
« qu'à huis-clos. J'ai répondu à M. Waldeck-
« Rousseau comme à M. Joseph Reinach que je ne
« pourrais que transmettre leur désir ; que per-
« sonnelloment je ne pouvais rien pour y donner
(1 satisfaction. » (Figaro supplémefUaire^ i^Siodi
« 1899.)
Si l'incident valait que le surexcité Pèricr fit un
pareil tapage au déprimé Dreyfus, il fallait exiger
que l'avocat Démange renonçût à plaider et qu'il
devint témoin avec Reinach et Waldeck. Car en-
fin, ce qui demeure certain f t qui force à rêver,
c'est la démarche sinon les termes du dialogue ;
dès le mois de décembre 1894, Démange, comme
avocat choisi par la famille, Reinach comme pro-
phète dos juifs, et Waldeck, on ignore à quel ti-
tre se firent les commissionnaires de Dreyfus, qui
concluait de ces colloques :« Dans trois aits^ mon
innocence sera reconnue. « Phrase qui d'abord
semblait dénuée de sens, mais Waldeck étant mi-
nistre remua ciel et terre pour que le traître eût
été bon prophète !
— 130 —
(12) Bien que nous écartions toute dialecti-
que sur le fait Dreyfus pour fournir seulement
dos choses vues, c'est-à-dire ies péripéties et les
couleurs de la bataille, donnons en pussant un
aperçu de Tincident Schneider. C'est une lumière
sur 1 art de la guerre chez nous et chez nos ad-
versaires.
La tension dans Rennes était magniOque. A
toute heure du jour, de la nuit, il fallait veiller
pour avertir les amis et parer aux attaques. Le
12 août, le général Mercier avait invoqué à l'ap-
pui de sa démonstration les lignes suivantes du
colonel Schneider, que notre service do rensei-
gnements avait réussi à se procurer : Paris, 30
u novembre 1897. — On avait déjà émis bien des
« foie pareille supposition que le traître n'est au-
« tre que Dreyfus. Je conlinue à estimer que
« Dreyfus a été en relation avec les bureaux con-
« fidonliels allemands de Slrasbourg et de Hruxel-
« les que le grand étal-major allemand cache avec
(( un soin jaloux, même à ses nationaux d.
f^e 17 août, dans la soirée, à Rennes, nous fû-
mes avertis que le Figaro recevait d'Ems et pu-
blierait le lendemain la dépêche sensationnelle
suivante :
(( Lettre du 30 novembre 1897 attribuée à mol
est un faux.
« Colonel SCHNBIDBR. •
Aussitôt sur les bancs du télégraphe nous ré-
digions une dépêche pour raticrmir .les cadres
français : aie Jozinia/, Paris, de Rennes, 17 août.
(( — Nous apprenons que le colonel Schneider
« traite de faux le document signé de son nom où
(( il affirme sa conviction dans la culpabilité de
« Dreyfus. Cette démarche n'émeut personne dans
« les milieux nationalistes. Voilà des manœuvres
tf auxquelles oq s'attendait, et, s 11 y a une affirma-
- 131 —
« tion fausse dans cette affaire^c'est Taffirmation
a même du Figaro. On ne sera pas on long temps
a avant de le démontrer en séance publique du
« conseil de guerre : Nous pouvons le déclarei^.
a Mais on voit maintenant rinconvénient de la
« nécessité où les amis de Dreyfus ont mis le con-
« seil de guerre de publier des documents secrets :
I c'est nous exposer d'une façon certaine à rece-
« voir des démentis de l'étranger.
(c II était évident que celui à qui Ton avait dé-
robe des documents et que l'on mettait en cause
« malgré lui, en référerait à son gouvernement.
« Après cinq Jours l'Autriche refuse de se mettre
(( en opposition avec l'Allemagne et l'Italie, dont les
u attachés d'ambassade Panizzardi et Schwarzicop»
« pen s'efforcent de cacher leur rôle de chefs
« d'espionnage.
« Si délicate que soit la question au point de
c vue diplomatique, elle sera réglée par le con-
(( seil de guerre, avec le souci de maintenir que
(( nons sommes les maîtres dans nos questions in-
« térieures et qu'il n'appartient pas à l'étranger de
« sauver un traître. »
Le 19 août, le commandant Guignet en séance
du conseil de guerre rappelait que u les dépêches
d'Ems no sont pas toujours véridiqucs ». Il se
déclarait en mesure d'établir d'une façon indis-
cutable l'authenticité de la pièce, et ses argu-
ments étaient bien concluants, puisque le colonel
Schneider renonçait à soutenir son personnage et
écrivait le 22 août :
(( L'apposition de la date susdite (30 novembre
« 1897) et de ma signature au texte que l'on
'« m'attribue constitue un faux. Ce faux subsis-
• terait même dans le cas où, ce dont je ne puis
« juger sans l'avoir sous mes yeux, le texte /m-
tt même émanerait de moi à une autre date. »
-- 132 —
Aveux embarrassés, mais incontestables, du té-
légramme précédent. Aussi bien le ^ général Mer-
cier avait de son propre mouvement indiqué que
la date du 30 novembre s'appliquait non à la ré«
daclion du document, mais à son entrée au ser-
vice des renseignements. La défense ne s'y trom-
pa point ; elle dit dès lors que ce document n'était
point un rapport, mais un simple mémento : elle
soulint que le colonel Schneider était mal ren-
seigné : elle ne contesta plus l'authenticité.
Le 30 août, lors du défilé des professeurs de
TEcole des Charles, (qui révoltèrent et réjouirent
la France par leur incroyable bouffissure d'Intel-
Icclucls), P^mile Picot, — bibiiothécaircdcs Roths-
child, oncle de Paul Desjardins (le clergyman des
belles petites âmes et oncle aussi de Lucien
Fontaine, (qui est le trésorier secrétaire de la li-
gue des Droits de F Homme) ^ — annonça qu'il
avait eu l'honneur de causer avec un attaché
d'ambassade de la Triple Alliance, dont il oppo-
sa la parole à la parole des officiers français.
— Très bien I — lui répliqua le général Roget,
toujours admirable d'à-propos. — Vous êtes libre
de préférer l'allirmation autrichienne à l'affirma-
tion française, mais c'est de M.Schneider que vous
parlez, n'est-ce pas ? Et bien ! je vous demande
ce que vous pensez du cas de cet officier, qui
après avoir donné dans le Figaro un démenti for-
mel du rapport que nous lui attribuons, a été
obligé de reconnaître ensuite l'authenticité de ce
rapport ?
M** Démange se leva et cédant tout le terrain
dit :
— Il y avait eu malentendu.
A quoi fort courtoisement, le spirituel général
Roget répondit :
— Oh ! M. Schneider, j'en suis certain ne mon-
tait pas, à proprement parler ; il commettait un
malentendu.
-133-
Âinsi la vive clarté française perçait les brou il*
lards et relevait les défaillances du parti de
Dreyfus.
Veut-on encore et sur le même su^et un exem-
ple de raisonnement français ? Le témoin Cer-
nusky raconte qu'en février 1891 un officier su-
périeur d'un Etat-major étranger (dont il dira le
nom en séance secrète) s'est vanté à lui de pos-
séder quatre espions parmi lesquels le pre-
mier et le plus important était le capitaine
Alfred Dreyfus. Aussitôt les Dreyfusards de pro-
tester contre un témoignage apporté par un
étranger. Rions de leur proteetaiion hypocrile.
Quand un gouvernement élranger vient nous dire
qu'il n'a pas employé le capitaine Dreyfus, c'est
à négliger, car le devoir et Tintérôt d'un gouver-
nement, sont de couvrir les traîtres qu'il emploie.
S'il agissait autrement, 11 n'en trouverait plus.
Mais auprès de Cernusky, ce n'était point une
démarche d'habileté gouvernementale. Un officier
d'Ëtat-major, chargé de la direction de l'espion-
nage au profit d'une puissance étrangère, s'est
laissé allor à bavarder.
On ne saurait trop reconnaître et louer les
grandes qualités françaises, la solide raison fran-
çaise, dans les travaux de Mercier, Roget, De-
loye, Guignet et autres près du Conseil de guerre.
(13j On m'a proposé dans des termes analogues
« un professeur d'énergie » plus remarquable en-
core que n'est M. Plcquart :
(( Après un livre où il déversa, comme le prô-
« tre. en un calice d'or le vin du sacrifice, les
a idées douloureuses ou espérances bouillonnant
• en son cœur, toute la poésie, toute la souffrance
tt de son âme, harpe vibrant au vent de la tris-
« tesse, et toute l'énergie de son cerveau ; après
(^ un cri de révolte et de foi, pour le présent et
12
- 134 ~
(t vers ravenir ; nprès ce recueil de peniéea et
(( d apophlhegmes, moelle de son intelligence ;
c après ce monument contre la Justice des hu-
« mains, d'où malgré tout pour Tètre sensibl») se
(( dégageait une sorte de lassitude morne et de
(( morne tristesse, après les Impressions cell^
(( laires — voici que, fièrement dédaigneux des
« haines intéressées, des mépris, des insultes,
(( des calomnies, des diffamations, des perfidies
(( des trahisons et de la lâcheté ambiante ; ayant
« en soi assez de courage pour mener à bien
(( l'œuvre entreprise ; assez de ténacité réfléchie
(( pour ne reculer devant aucun obstacle ; aaseï
(( de confiance pour marcher impavide et impas-
« sible, et de u conscience » pour voir juste, ^
(( voici que, dis-Je, M. Balhaut par l'Amoureuse
(( foi débute dans le roman de façon magistrale.
(( Ah ! la leçon est belle pour tous, vieux et
« jeunes, et l'exemple salutaire l Où, cherchez-
(( vou$ donc, M. Barrés, des professeurs d^énef'
« gie ? Vraiment, je ne conçois point comment
(( un homme, sagace et perspicace tel que vous,
(( ayant devant lui de pareils modèles, offre à la
« jeunesse quelque génie malfaisant des temps
(( passés ! (a) Car les humains qui, par leur carao*
« tère au-dessus des normes de cent coadées,noa8
(( montrent que le travail est régénératear et
(( rédempteur, sont à notre époque heureoae-
« mont assez nombreux. £t leur acte vaut d'aa-
« tant qu'il est plus près de nous, conséquem-
(( ment facile à apprécier. Qu'il nous soit donc
« force générât! ve de courage et d'espoir, levier
(( dont nous renverserons à notre touv les bar-
« riëres du chemin... »
{Le Progrès, 9 novembre 1898, Saintes).
(a) Napoléon, professeur d'énergie {Les DHxh
cinés).
— 135 —
(14) L'effondrement de Freystaetler fut tel que
Démange déclara « qu'il n'insistait pas le moins
du monde pour entendre à nouveau le témoin ».
(15) Eh bien ! non, ayons le courage de recon-
naître notre erreur. A la date où nous réimpri-
mons (7 janvier 1902), Kahn ne parait pas avoir
agi raisonnablement. Les événements lui donnent
tort. Le sage, c'est Alfred Dreyfus, épanoui sur
son fumier. Ses témoins ont trouvé la ponnebo-
sition. Toutefois, si nos pronostics momentané-
ment sont faux, nos photographies demeurent
exactes. Tourne qui tourne, il est impossible de
contempler les Porzinetti et puis de regarder
le commandant de Mitry, avec sa charmante fi-
gure, si loyale et si fine, de lorrain de vieille sou-
che, le capitaine Anthoine, si ferme et si précis,
sans distinguer où est le parti de l'honneur. Et
puis écoutez donc les détails de l'affaire Kahn et
Zadoc-Kahn :
Le 6 janvier 1899, la Chambre criminelle de la
Cour de cassation reçut d'un témoin une déposi-
tion que voici à peu près : « Le bordereau est ac-
(( compagne d'une lettre missive dans laquelle on
(( lit : je vais partir en mamuuvres. 11 est établi
« d'autre part qu'il ne peut s'agir que des manœu-
« vres d'automne 1894. Esterhazy,ofiBcier detrou-
« pes à cette date, a-t-il pu penser qu'il prendrait
« part à ces manœuvres ou croire qu'il serait au-
a lorisé à les suivre ? Non, car les majors, et il
(( remplissait alors cet emploi au 74* d'infanterie,
« ne quittent pas le dépôt ».
Le 7, le grand rabbin écrivit au lieutenant
Kahn, du 74% pour lui demander un rendez- vous.
Le 8, le lieutenant Kahn se rendit chez Zadoc-
Kahn, 17, rue Saint-Georges.En sortant, il adressa
à son colonel la très importante lettre suivante :
« J'ai l'honneur de vous rendre compte d'un
(( fait d'une gravité particulière. Je recevais d^
— 136 —
« M. le grand-rabbin la carte pneumatique doni
(( copie est ci-jointe. Je me rendis à son invitation,
« et dès mon arrivée, la conversation suivante
« s'engagea entre nous.
« M . LE Grand-Rabbin . — Je vous ai prié de
(( venir me voir, monsieur le lieutenant, pour
« vous demander des renseignements confidentiels
« au nom d'une tierce personne doni je ne puU
« pas vous donner le nom. Sacbez bien.d'aiUeurs,
« que tout ce que vous direz sera absolument se-
(( cret et que votre nom ne sera.en aucun ca8,pro-
(( nonce. Pourriez-vous me dire si le comman-
a dant Estcrhazy est allé aux manœuvres d'au-
« tomne en 189& ?
« Moi, me levant pour prendre congé, — Mon-
sieur le grand-rabbin, je ne sais rien. Je m'éton-
« ne seulement que vous me demandiez ce ren-
(( seignement plutôt qu'à tout autre oflQcier du ré-
(( giment. (Attitude embarrassée du grand-rab-
tt bin).
« M» Lfi Grand-Rabbin. — Mais je vous a! dit
(( monsieur le lieutenant, que ces renseignements
K étaient destinés à une tierce personne; ce n'est
« pas pour moi.
tt Moi. — Je ne puis que vous répéter que Je
(( ne sais rien et que je ne puis rien vous dire. (Et
« je me dirige vers la porte).
« M. LE Grand-Rabbin, insistant pour me fai-
(( re rasseoir. — Ne partez pas si tét, monsieur
(( le lieutenant. Rasseyez-vous. Y a t-il longtemps
« que vous êtes au régiment ? Sortez-vous de
« Saint-Cyr ?
((Je répondis brièvement à ces questions et Je
« pris congé. L'entrevue avait duré de quatre à
(( cinq minutes.
« J'ai été profondément affligé, en ma qualité
(( d'Israélite, de voir le grand-rabbin, chef de la
tt religioui se préoccuper d'une façon apssi active
- 137 -
a de cette malheureuse affaire Dreyfus. Je n'ai
(( pas été moins froissé de le voir s'adresser à moi
« plutôt qu'à tout autre officier du régiment pour
« obtenir ce qu'il appelle de» renseignements.
Signé : Kahn.
Ainsi, le grand-rabbin voulait mettre entre les
mains d'une tierce personne, dont il ne peut pas
dire le nom, les moyens de réfuter un témoin en-
tendu par la Chambrt criminelle ! Une titrce per-
sonne et qu'on ne peut nommer t cela est fort im-
portant. Il ne s'agit point de M* Mornard, l'avo-
cat de Dreyfus. M* Mornard n'aurait pas à cacher
pareille demande ; il la ferait de lui-même, et le
grand-rabbin ne voudrait pas celer un nom qu'il
peut prononcer pour jeter par une réticence inu-
tile le plus grave soupçon sur quelque conseiller à
la cour.
(16) Une agence distribue aux journaux améri-
cains un procès-verbal de chaque audience d'après
la sténographie (il serait curieux d'examiner ce
travail), mais ces journaux ont en outre des
rédacteurs pour leur envoyer les impressions du
jour, des commentaires sur les faits et les per-
sonnes. C'est un article qui d'ordinaire compte
4 ou 5, 000 mots ; le mot coûte fr. 50 pour
New-York avec un supplément pour les autres
villes. Les journaux anglais se font télégraphier
le compte-rendu analytique (?) et, par leurs rédac-
teurs spéciaux, des impressions quotidiennes.
Toute cette copie est télégraphiée à tarif plein
do Rennes à Paris, puis réexpédiée à Londres
moyennant fr. 15 le mot. Les correspondants
autrichiens, italiens, belges, suisses, russes, sué-
dois, danois, envoyaient des dépêches urgentes
pour lesquelles ils payaient triple taxe, c'est-à-
dire fr. 60 le mot. On se montrait un journa-
naliste de Calcutta.
42*
— 138 —
Ah 1 que de sacrifices la finance mondiale nlié*
site point à faire s'il s'agit d'empêcher une possi-
bilité d'injustice !
(17) Letire à Maurice Barrés. Le Journal, 21
octobre 1899. Voir le très beau livre : Une cam-
pagne nationalistey par Jules Soury.
(18) Au cours des débats, à la date du f* sep-
tembre, j'écrivais :
(( Ah ! ces témoins fournis par le Syndicat! L'au-
a tre jour, Chincholle,du Figaro, posait un petit
« problème à ses lecteurs : Maurice Barrés, écrl-
(( vait-il m'a dit que la vue de Dreyfus, qu'il déclare
(( coupable, lui donnait parfois de la pitié et qu*i\
(( consentirait à lui donner un suppléant à l'ile
(( du Diable ». Ghincholle allait même plus loin :
(( selon lui, je commencerais à aimer Dreyfus I Etj
(( pour intriguer son lecteur, il laissait en suspens
(( de savoir qui Je substituerais avec plaisir au
(( traître. Jene vois pas d'intérêt à maintenir cette
(( équivoque. Je considère la personne de Dreyfus
a comme désormais incapable de nuire et J'avais
((dit à Ghincholle apitoyé : « Eh bien ! mettez
(( Labori à l'tle du Diable !» Je le dis, cette fols,
« sans sourire : « Adjoignez à Dreyfus Bertulus et
(( Forzinetti. Pour Picquart, il me semble que son
(( foie n'aura pas besoin d'un climat tropical ponr
(( lui jouer dans un bref délai le plus vilain tour ».
Je reproduis ici cette boutade, parce qu'elle me
fut, ù plusieurs reprises, âprement reprochée, et
que je ne regrette aucun des faits de guerre où
m'entraîna mon service dans la bonne cause. Cest
par les gens de mon camp, par mes pairs que Je
veux ôlro jugé el si les chefs de notre armée
avaient été mollement soutenus, Dieu sait où Ils
seraient aujourd'hui et Dieu sait où serait Plc*-
quart !
— 139 —
( 19) Sur ce mot, « la victoire de Rennes »,
qu'on me permette d'épingler un court papier
dont ]e donnai iecture, pour servir de toast, le
25 janvier 1900, au banquet pour célébrer Tanni-
versaire de la fondation de la Patrie française ;
cette page pourrait s'intituler Les autels de la
Souffrance :
«... Tout au long de l'histoire de France, on
enseigne les petits enfants à glorifier les jours
où notre nationalité surmonta les plus pressants
dangers. Dreyfus, cela rappelle une dés plus inso-
lentes Invasions de l'étranger, mais c'est aussi un
nom de victoire.
(( La douleur sert aux individus de cran d'arrêt ;
elle nous avertit dene point passer outre, et qu'au
delà c'est notre destruction. Elle rend le môme ser-
vice aux peuples. L'a Affaire » sauva la nation ;
elle nous sortit d'une mortelle indolence.
« Je me rallie à l'idée de ce philosophe qui vou-
lait élever des autels à la Souffrance. Je ne suis
pas en peine do la méditation que nous devons y
porter, nous autres nationalistes. Nous remer-
cions la cruelle « affaire » d'avoir réconcilié l'or-
gueilleuse raison avec l'instinct des humbles et
d'avoir montré que les volontés obscures dos mas-
ses possèdent le sens le plus sûr de la santé so-
ciale. Les Grecs ont nommé les dieux du châti-
ment les Bienveillants une vive reconnaissance
nous vient au cœur pour une' épreuve qui nous ré-
véla jusqu'à l'évidence le danger de laisser une
influence politique à des naturalisés trop récents
et qui n'ont pas nos Instincts séculaires.
«Que les préjugés nationaux contiennent la sa-
gesse même !Que ce n'est pas tout d'avoir de l'es-
prit et qu'il faut encore avoir les mômes aïeux I
Voilà les grandes vérités, un instant méconnues,
qu'une douloureuse convulsion vient de restituer
à la société française.
— 140 —
a Quand cette affaire, où nous ne voyons déjà
plus qu'une mauvaise mysUQcalion, sera tombée
dans Tirrémédiable oubli o>i s'écroulent les élégies
mal faites, quelque cbose d'elle survivra dans la
législation et tout au moins dans la raison de no-
tre pays. Nos cerveaux et, par suite, bientôt no-
tre politique se seront régénérés dans l'épreuve.
(( Je reprends un mot de notre cber président
d'honneur et je bois à la bonne souffrance ».
(20) Le Graverend, Traité de législation crimi-
minelle en France,
(21) En octobre 1901. M. de Galliffet, ayant été
obligé de quitter le ministère qui l'avait employé,
déclara que « le peu de politique qu'il avait fait
l'avait profondément dégoûté ». Tout le monde
sans une exception a donc été dégoûté par la po-
litique de M. de Galliffet.
TABLE DES MATIÈRES
LIVRE PREMIER. —Explications préambu-
laires 9
Chapitre premier. — En route pour Ren-
nes, ville qu'arrose le Rubicon 9
Chapitre II. — La parade de Judas (sou-
venir de la dégradation d'Alfred Drey-
fus à récole militaire, 15 janvier 1895). 15
LIVRE II. — Les rois, les dames et les va-
lets 20
Chapitre III.— Entrée d'Alfred Dreyfus. 20
Chapitre IV. — Une visite à Combourg
(Méditations sur Dreyfus) 30
Chapitre V. — Les mouvements sincè-
res de Dreyfus 44
Chapitre VI. — Vrai caractère de ces
audiences : une tristesse puissante et
maussade , 49
Chapitre VII. — Les juges militaires.... 50
Chapitre VIII. — Les avocats 53
Chapitre IX. — La vérité sur l'attentat
contre Labori , 58
Chapitre X. — Les avocats (suite) 71
Chapitre XI. — Un paysage de ruines... 76
Chapitre XII. — Picquart 79
Cbapitrb XIII. — Le Picquarisme 87
Chapitre XIV. — Les témoins (Berlulus,
Forzinettl, Cordier, etc. ) • »..*.•* 9i
— 142 —
Chapitre XV. — Les fleurs sans nom et
le climat de Rennes 96
Chapitre XVI. — Notre allégresse 101
LIVRE III. —CONCLUSION 105
Chapitre XVII.— La Justice et l'État lont
satisfaits 111
Chapitre XVIII. — Autour du Verdict... 111
NOTES 1351
JUN 2 3 1915
Angoulême.— Imp. L. COQUEMARD & Cie
\
VA
THE UNIVERSITY OF MKHIGAN
GRADUATE LIBRARY
DATE DUE