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Full text of "Ce que j'ai vu à Rennes"

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CE QUE J'AI VU A RENNES 



DU MÊME AUTEUR 



LE CULTE DU MOI, trois romans idéologiques : 

* Sons l'œil des barbares, 1 vol. 

** Un homme libre, i vol. 

*** Le Carnet de Bérénice, 1 vol. 

Li'ennemi des lois, 1 vol. 

Du sang, de la volupté, de la mort, 1 vol. 

Un amateur d'Ames, 1 vol. 

Amori et Doloxi Sacrum, 1 vol . 

lies amitiés françaises, 1 vol. 

LE ROMAN DE L'ÉNERGIE NATIONALE : 

I. Les déracinés, 1 vol. 

II. L'appel au soldat, l vol. 

III. Leurs Figures. 

Scènes et doctrines du Nationalisme, 1 vol. 
Pages Lorraines, i vol. 
Trois stations de psychothérapie, 1 vol. 
Toute licence sauf contre l'amour, 1 vol . 
Une journée parlementaire, comédie, 1 vol. 
Les lézardes sur la maison, 1 vol. 

Pour paraître incessamment : 

LE9 BASTIONS DE L'EST : 

Premier épisode : Au service de l'Allemagne, 
(récit d'un volontaire alsacien). 

Prochainement : 

Oreco ou le Secret de Tolède. 
Le voyage à Sparte. 



MA URICE BARRES 



CE QUE J'AI VU 



A RENNES 



DEUXIÈME ÉDITION 



PARIS 

3LIOTHÊQUE INTERNATIONALE d'ÉDITION 
E. SANSOT ET €•• 
53, Rue Saint-Andrk-des-Arts, 53 

1904 
Tons droits réserçés. 



Il a été tiré de cet ouvrage : 

Douze exemplaires sur Japon^ numérotés 

de 4 à 42. 
Douze exemplaires sur Chine, numérotés 

de 45 à U, 
Vingt-cinq exemplaires sur Hollande, 

numérotés de 25 à 49, 



et" à 




A CHARLES MAURRAS 



Vous avez, mon cher Maurras, avec une raû 
son toujours prêle, contrôlé et annulé au jour 
le jour, les armes des dreyfusards. Aussi jeveux 
inscrire votre nom sur le recueil des croquis que 
je pris de leur armée durant un mois mémora^ 
ble. Ici, nos travaux se confirment. Lev/rs figu- 
res ajoutent un argument d'une singulière for- 
ce d vos preuves. Les désordres religieux de ces 
forcenés nous dégoûtent physiquement de la sen- 
sibilité dreyfusarde et nous ramènent sûrement 
vers cette sagesse française dont nous admirons 
l'ordre dans toute votre dialectique, 

M. B. 



LIVRE PREMIER 

EXPLICATIONS PRÉAMBUL\IRES 



CHAPITRE PREMIER 

EN ROUTB POUR ReNNKS, VILLE QU' ARROSE LE 

RUBICON 



— C'est à choisir : Dreyfus ou les graad.4 
chefs. 

Mercier, Cavaignac, les généraux, conti- 
nuent à affirmer la culpabilité de Dreyfus. Ils 
annoncent fju'ils la prouveront abondam- 
ment à Rennes. Nous leur maintenons notre 
entière confiance. Jusqu'à preuve du con- 
traire, nous ne croirons pas que six minis- 
tres de la Guerre et trois présid(;nts du Con- 
seil se soient trompés et nous aient trompés 
pendant six ans. 

Dreyfus innocent ! Oh ! dans cette impro- 
bable hjpothrso, quelles satisfactions suffi- 
santes pourra il-on lui donner ! L'épée du gé- 
néral Mercier, le grand cordon de ZurUn- 
den, le chapeau de Chanoine et le siège de 
Billot seraient des compensations infcricu- 



280636 



-10- 

res à ses raisons de mécontentement. A la 
déplorable victime d'une telle erreur judi- 
ciaire, je ne vois qu'une chose qu'il faudrait 
tout de même reftiser : la grâce de ses dé- 
fenseurs. 

Au reste, s'il n'est pas un traître, il sera 
forcément honteux d'avoir excité de pareil- 
les sympathies. Ah ! les amis de Dreyfus, 
quelle présomption de sa culpabilité ! Quel- 
le humiliation pour son innocence ! Ils in- 
jurient tout ce qui nous est clier, notam- 
ment la patrie, l'armée et un héros tel que 
Marchand. Leur complot divise et désarme 
la France, et ils s'en réjouissent. Quand mô- 
me leur client serait un innocent, ils demeu- 
reraient des criminels. 

Ainsi,nous sommes profondément raison- 
nables et louables, en toute hypothèse, d'a- 
voir préféré les chefs de l'armée aux javocats 
suspects de Dreyfus . Voilà un des aspects 
de notre pensée, mais nous voulons la tour- 
ner sous toutes ses faces, de peur que nos 
généraux ne se laissent endormir. 

11 y a d'habiles endormeurs au pouvoir. 
Les personnages qui détiennent aujourd'hui 
les divers portefeuilles ne se proposent pas 
simplement, comme faisaient les plus mau- 
vais de leurs prédécesseurs, de flotter au gré 
de l'opinion. Ils ont été recrutés dans les 
milieux les plus divers pour être les politi- 
ciens de Dreyfus, qui possède déjà ses ora- 
teurs, ses dialecticiens et ses élégiaques. 

Une seule discipline les assemble. Elle est 
réglée par les conseils supérieurs (Zadoc- 
Kahn ? Reinach ?) 



-11- 

Ces conseils supérieurs préparent une opé- 
ration. Ils tenteront de jeter à l'eau ceux de 
leurs collaborateurs qu'ils avaient spécia- 
lement chargés d'injurier l'armée et l'idée de 
patrie. Déjà ils nous présentent Dreyfus 
comme un militariste enragé, un chauvin, qui 
ne pardonnera jamais la véhémence d'Ur- 
bain Goliier, ni la verve suisse de Pressensé . 
A les en croire, — Dieu, que c'est comique ! 
— Dreyfus aurait les ridicules de la culotte 
de peau classique, et il déclarerait : « Ce qui 
me choque dans les libertés qu'on a prises 
avec moi, c'est qu'on a manqué de respect à 
un homme vêtu de l'habit militaire. » Mais, 
je vous prie, où Dreyfus a-t-il donc lu les ar- 
ticles de Pressensé ? Il ne les suivait pas au 
jour le jour dans sa lointaine retraite . Lui fail- 
on gâcher son temps, depuis qu'il est à Ren- 
nes, à repasser cette Milgaire littérature de 
^'ieille demoiselle excitée? Non, mes amis, on 
le fait parler. On lui fournit des mots histori- 
ques : « Il n'y a rien de changé en France, 
il n'y a qu'un cocardier de plus. » 

L'utilité de cette comédie, vous la distin- 
guez. Les chefs de la grande entreprise drey- 
fusarde cherchent maintenant la sj-mpathic 
de l'armée. Ils veulent rassurer les patriotes. 
On se trompe si l'on croit que Galliffet frap- 
pera les généraux. Ce serait faire notre jeu. 
11 les ménagera et tâchera qu'ils acceptent 
de nouveau la réhabilitation du traître. Il a 
des obligations personnelles envers le géné- 
ral Mercier. Grande commodité poiu» lui te- 
nir un petit discours dont yoici le dessin : 



— 12 — 

« Voyons, mon cher général, laissez donc 
« cette canaille de capitaine se tirer d'em- 
« barras. 11 faut en finir avec cette trop lon- 
« gue affaire. C'est Fintérôt du pays, de l'ar- 
« niée et de vous-même. Que Dreyfus sorte 
« du bagne et je vous garantis contre toutes 
« représailles. Est-ce que je ne suis pas là 
« pour taper à droite et à gauche indistinc- 
« tement ? 11 serait bon d'arrêter Quesnay 
« de 13eaurepaire,Déroulèdeet IIabert,Cop- 
« pée et Lemaître, Drumont et Forain ; il 
« serait excellent aussi d'empoigner Sébastien 
« Faure. Quant à Clemenceau, Pressensé et 
« Jaurès, — estrce assez anmsant, général ? 
« — les voici devenus les compères du « vieux 
« massacreur » ! Ils deviendront les vôtres. 
« Kt s'ils n'ont point de rancune, pourquoi 
c( leur en ferions-nous voir ? Un traître en 
« liberté ? l^e beau malheur ! Il ne peut nuire 
« à personne. 11 se retirera chez le prince de 
« Monaco. Et ce sera fini des injures que 
« nous versons chaque matin sur vous. Ac- 
« cordez-nous Dreyfus, et lui-même, d'accord 
« aA'ec nous, prononcera votre éloge. Dès 
« lors plus de représailles contre Mercier, 
« Zurlinden, Roget, Pellieux, contre les cinq 
« ministres de la Guerre, contre les divers 
« ofliciers qui ont osé nous contrarier. Nous 
« n'exigeons plus que la peau de du Paty de 
« Clam. C'est un simple colonel. » 

Je vous donne le ton, ajoutez le sourire. On 
croit entendre le bourreau qui, conduisant 
la victime au gibet, lui disait avec onction : 
« Venez,mon ami,on ne vousferapasdemal.v 



— 13 — 

général Mercier, honnête homme, très 

et qui se possède n'écoutera pas ces 
des conseils. 11 voit la position vraie des 
?s : à Rennes, il y aura, d'une part,rhon- 
(le Dreyfus et, d'autre part, l'honneur 
>us les minislres et généraux cpii nous 
ui*é la culpabilité de Dreyfus, 
li, cela Mercier le sait bien! Avec quelle 
ion, au milieu de l'enthousiasme d'im 
toire de patriotes, dans la salle de l'Uor* 
Lure, il nous a juré d'exposer à Rennes, 
3 (pic coûte, les raisons qui jusliOaient 
cessilaient l'arrestation de Dreyfus, et 
aujourd'hui, aussi fort qu'au premier 

proclament la trahison. Tous à le voir, 
itendre, nous reconnaissions un homiôte 
ne, un accusateur toujours qu'essayent 
?ment de jeter bas les ennemis de la pâ- 
li fait le centre de cette vaste affaire 
>nale ; c'est pour en porter tout le poids : 
rand homieur ou l'infamie, 
us sommes plusiem^s millions d'honnô- 
ens qui n'avons jamais eu à connaître 
ire, et qui nous sommes confiés — c'était 
ison et le devoh* — à l'autorité légitime 
î(mseils de guerre et des chefs de l'ar- 

Si les généraux Mercier, Billot, Cha- 
?, Zurlinden et MM. Cavaignac et Méline 

ont trompés, s'ils nous ont associés à 
vve infâme de maintenir au bagne un 
cent, nul châtiment assez lourd pour eux. 
sons-le hautement, puisque nous le pen- 
tous : au lendemain du conseil de guerre, 
lans le pays n'admettrait cpie les chefs 

2 



— 14- 

de Farinée se consolassent de leur défaite en 
songeant qu'ils n'ont perdu ni leurs galons, 
ni leurs rubans, ni leurs appointements. 

On ne peut pas impunément déchaîner sur 
un pays la tempête. « Levez-vous vite, ora- 
ges désirés... » Que leur mensonge foudroie 
ceux qui parlent d'apaisement. Vous savez 
bien que Cornély, s'il rêvasse d'un compro- 
mis, ne pourra pas, au sein du dreyfusisme, 
balancer Jaurès qui veut,par l'acquittement 
du traltre,la destruction de l'armée. Un Jau- 
rès entoiuré de ses bandes est auti*ement puis- 
sant qu'un Cornély qui tire son coup de fusil 
en enfantperdu séparé de son monde naturel. 
11 y aura des représailles, parce que Jau- 
rès et Clemenceau les veulent, parce que 
tout le [monde, tout le monde, vous dis-je, 
en reconnaîtra la nécessité . 

C'est le crime cer.tain des parlementaires 
de nous laisser déchirer les uns les autres. 
Vous,lc dreyfusard, ou moi.l'anti-dreyfusard, 
Jious possédons la vérité. Le gouvernement 
qui sait à quoi s'en tenir, devait depuis long- 
temps faire taire, et brutalement, celui de 
nous deux qui se trompe. Les généraux eux- 
mêmes ont étrangement attendu pour par- 
ler. U faut qu'à Rennes la vérité éclate avec 
un caractère d'évidence. « Coûte que coûte », 
a dit Mercier. A Rennes ! A Rennes ! mes- 
sieurs de l'armée ! Cavaignac et Mercier 
vous imposent leur exemple. Vous êtes pris 
entre vos adversaires acharnés et les amis 
que nous vous sommes. D n'y a pas d'échap- 
patoire possible. En route ! La France est 
dans Rennes, ville qu'arrose le Rubicon ! 



CHAPITRE II 
LA Paradb de Judas. 

Souvenir de la dégradation d* Alfred 

Dreyfus à V Ecole militaire (5 jran- 

vier i8g5). 

Une minute de répit encore. Mon imagi- 
nation qui veut prévoir le Dreyfus rennais 
me reporte avec persistance vers la froide 
matinée de janvier où je le vis dégrader. 
n faut que je me débarrasse de ces ancien- 
nes images . 

Quand neuf heures sonnèrent, que le géné- 
ral tira son épée, que les commandements 
éclatèrent, que les fantassins portèrent les 
armes et que les cavaliers mirent sabre au 
clair, le petit peloton se détacha d'un angle 
de rimmense carré. Quatre hommes ; au 
milieu le traître tout raide, sur un côté Te- 
xécuteur, véritable géant. Les cinq ou six 
mille personnes présentes et qu'émouvait 
cette tragique attente eurent une même pen- 
sée ' « Judas marche trop bien ! » 

Spectacle plus excitant que la guillotine 
fichée dans les pavés, à l'aube du jour, place 



-18- 

née. Dix minutes qui laissent brisés ces mil- 
liers de trahis. Au terme de sa marche sini- 
stre, le Dreyfus là-bas dans le fourgon noir 
a été hissé, enfourné par les gendarmes. 
Les musiques militaires sonnent la « Mar^ 
che de Sambre-et- Meuse », répandent de 
rhonneur et de la loyauté sur les espaces 
pour balayer les puanteurs de la trahison. 
Les bataillons hérissés de fusils avec leurs 
jolies figures françaises, défilent. Fort bien! 
Mais nous ne sommes pas sûrs les uns des 
autres. Une poignée d'hommes mettent çà 
■^«-c « «e<et là de légers points de pourritur e sur no- 
|o«*t«Hn5 tre admirable race . Garde à nous, patriotes ! 
Et i3uisqu'il a fait appel au témoignage 
des assistants, nous devons pour nos frères 
français compléter la dégradation de Judas, 
lui arracher quelque chose encore, mieux 
qu'une épaulette, qu'un galon, la vérité qui 
semble lui avoir échappé. Alors qu'il atten- 
dait d'être conduit dans la cour où il devait 
expier, et sous l'émotion dont une telle 
parade, la plus formidable humiliation qui 
puisse atteindre un homme, l'emplissait par 
avance, Dreyfus a dit : « Je suis innocent. 
Si j'ai livré des documents à l'étranger, c'é- 
tait pour amorcer, pour en avoir de plus con- 
sidérables ; dans trois ans on saura la vérité 
et le ministre lui-même reprendra mon 
afïairc... » 

En revenant à travers ce quartier que ré- 
volutionne un spectacle si véhément, nous 
avons croisé le mouchard Alibert, le faux 
témoin de la Haute-Cour. Ce misérable por- 



— 19 — 

tait rnnifonne de lieutenant d'administra- 
tion. La foule à qui Ton jetait son nom le 
huait, le bafouait, lui prodiguait les coups 
de pieds. Judas partout ! Celui-ci subven- 
tionné par les Reinach ! Quand donc les 
Français sauront-ils reconquérir la France? 
Unissons-nous poiu* dégrader tous les traî- 
tres. Qu'ils trouvent partout spontanément 
organisée sur leur passage la parade du 
mépris . 

Voilà ce que j'ai vu et senti en 1895. Qua- 
tre années depuis ont passé sur le traître, 
quatre années terribles pour la France. 
Dans quel état vais-je le revoir et surtout 
quels rapports s'établiront entre ce miséra- 
ble, ses complices et des Français fidèles à 
la France ? 



— 22- 

dans runilbrme neuf, le képi sur les genoux, 
le visage droit vers les juges. La moustaclie 
Irùs Ihie, de couleur clia,tain, fait contraste 
avec les cheveux blancs, taillés en brosse 
et qui manquent au sommet du crâne. Cet 
homme de trenle-cinq ans semble à la fois 
très jeune et très vieux comme certains as- 
cètes avec qui nous n'avons plus de mesure 
commune. Ses épaules ont de la carrure, 
mais le tailleur militaire les a certainement 
ouatées, car les genoux pointent sous le 
pantalon flambant neuf et des plis épais 
trahissent la maigreur des cuisses. 

On lit Tacte d'accusation, sans qu'il se re- 
lâche une seconde de son attitude eiïrova- 
blement correcte. Il entend ces mots « Pa- 
pier pelure bordereau. . . . Ksterhazy...», 

syllabes usées, décolorées, par cinq années 
de rabâchages et qui pour nous ici repren- 
nent leur pleine force tragiipie. Les juges, 
les gendarmes, les deux états-majors drey- 
fusard el anlidreyfusard l'observent, tandis 
qu'on lui parle de sa main qui trembla sous 
la diclée du colonel du Paty de (]llam. Ou 
énumère les soupçons qu'il inspirait à ses 
camarades, les fenmies îlgées avec qui il 
vivait. Maintenant il s'agil des lettres de sa 
liancée. Quelle horreur î c'est l'écorcher vif ! 
Qu'il doit avoir hâte de prolester devant 
l'univers î 

Il parle enfln. Une voix sans timbre qui 
vient brusquement ajouter à reflet désas- 
treux de cette tenue sans frisson. 

— Je suis innocent... cinq ans de bagne.. f 
Ma femme, mes enfants, 



-23 - 

A propos de Lebrun-Renaud, il tente une 
déclaration militariste sur cette foule qui le 
huait par patriotisme et dont il comprenait 
si bien les indignations. Mais sou émission 
monotone et sans gestes, vraiment d'un 
phonographe, annule des phrases trop nobles 
où nous distinguons la savante préparation 
de ses avocats. Je ne sentis rien de person- 
nel qu'une fois peut-être dans sa manière 
de dire : « Mon colonel ». Ce simple mot 
plein de supplication parut les deux bras 
d'un désespéré à genoux qui élreint son 
juge tout-puissant.Puls il retomba dans des 
accents privés d'àme et tels qu'on croyait 
écouter un examen plutôt qu'un interroga- 
toire. La défense vit bien ce danger. Dans 
la suspension de l'audience, M* Hild, secré- 
taire de M® Labori, parcom^ut la salle et ra- 
conta qu'en passant près de ses avocats, 
Dreyfus avait dit : « De tels sanglots ser- 
raient ma gorge que j'ai douté de pouvoir 
répondre. » 

Puis la dialectique dreyfusarde accourut 
à la rescousse : « Pourquoi notre client s'in- 
quiéterait- il? Il sait qu'on ne peut pas com- 
mettre deux erreurs judiciaires dans un 
même cas ». 

Quoi qu'il en soit, après les deux pre- 
mières heures, la salle de Rennes, mal inté- 
ressée par cet homme et p.ar cette inertie, 
plus tragique pourtant, d'une certaine ma- 
nière que les expansions d'une \ictime in- 
nocentCt commença de se distraire. Dégoû- 
tante faiblesse de l'intelligence himiaiue, 



-.24- 

puisque ceux-là mciuc qui croient Dreyftis 
un martjT s'envoient des bonjours et lient 
conversation. Il y avait un petit chat qui 
courait sous les tables, et les daines dreyfu- 
sardes s'attendrissaient parce ({u'on le di- 
sait abandonné et peut-être privé de lait. 

Pour moi, que mes amis m'excusent, je 
considérais l'homme, la ligure lointaine, le 
fantôme qui met la France en crise et je 
sentais que ce nom exécré de Dreyfus re- 
présentait tout de même de la chair vivante 
et broyée Une phrase que ce crimmel sem- 
ble avoir prononcée après cette première 
audience trouve une force singulière pour 
pénétrer les cœurs par le chemin de la ])itié. 
On lui demandait son impression, il répon- 
dit que « c'était bon de voir des êtres hu- 
mains ». 

Détendons-nous im instant, laissons un 
mouvement de pitié se déveloi)per dans nos 
cœurs. Le jour du A'endredi-Saint, aj)rcs 
lecture de la « Passion selon saint Jean », 
le célébrant récite une suite de monitions 
et d'oraisons. « Prions pour la sainte Eglise 
« de Dieu... Prions, lléchissons les genoux... 
« Prions pour notre Sainl-Pcre le Pape... 
a Prions, fléchissons les genoux .... Prions 
« pour notre pasteur... Prions fléchissons les 
ce genoux. . . Prions pour tous les évêques, 
« prêtres, diacres, sous-diacres, acolytes, 
« exorcistes, lecteurs,portiers, confesseurs, 
< vierges, veuves et pour tout le simple peu- 
« pie de Dieu. . . Prions, fléchissons les ge- 



— 28 — 

«noux... Prions pour la Républîcîue. . . 
« Prions, fléchissons les genoux... Prions 
« pour nos catéchumènes. . . Prions, fléchis- 
« sons les genoux... Prions pour les malades, 
a les affamés, les captifs, les voyageurs et 
« les navigateurs... Prions, fléchissons les 
« genoux... Prions, pour les hérétiques et 
« les schismatiques... Prions, flécliissonsles 
« genoux... Prions pour les periides Juifs...» 
Et nous aussi, nous fîmes oraison sur le 
« perfide juif ». S'il ne se fût agi que d'un 
homme, nous eussions couvert sa honte d'un 
suaire. Mais il s'agit de la France ! Dans cet 
incomparable oflice du Vendredi-Saint où 
elle apporte l'expérience des siècles, l'Egli- 
se avant de prier pour les « perfides juifs» 
a bien soin d'indiquer au célébrant cl aux 
fidèles : « On ne se mettra point à genoux. » 
Prodigieuse distinction ! C'est nous prévenir 
que l'intérêt public commande de ne point 
s'abandonner à rapitoiemeut avec cet ad- 
versaire enveloppé de « ténèbres » (t). 

Je voudrais que celte chair, animée tout 
de mêmepar un souffle humain, fût arrachée 
à celte douloureuse bataille, mais qui donc, 
sinon ses amis, J'apporte sous le piétine- 
ment des bataillons ? 

D'implacables partisans exigent qu'arra- 
ché à son eifroyable solitude il vienne four- 
nir un prétexte, une couverture à leur ma- 
cliinerie . Pour les atteindre, il faut le percer. 
Allons-y ! Ce faible obstacle ne doit pas 
embarrasser les destinées de mon pays. Et 
durant vingt-deux séances, nous oserons 
Tobservep avec une clairvoyance cruelle. 

8 



Nul homme plus muré qu'Alfred Dreyftis. 
Il a un continuel mouvement de la bouche 
qui s'ouvre, de la gorge qui se serre ; il avale 
péniblement sa salive. De minute en mi- 
nute, le sang vient colorer sa peau, puis le 
laisse tout blcînie. Ses réactions ne livrent 
rien. On se fait mal sans bénéfice sur cette 
face toute rétrécie par la détresse. Derrière 
son lorgnon, ses yeux se jettent avec rapi- 
dité à droite et à gauche, mais qu'est-ce 
qui vit et qui pense d rriôre ces yeux aux 
aguets d'animal traqué ? 

Le journaliste qui surprit à Quiberon par 
une nuit d'orage la barque de Dreyfus 
abordant furtivement la côte m'a dit : « Il 
me parut fou avec son regard fuyant. Je 
crois qu'il craignait un coup de poignard ». 

Ma lorgnette cherche dans la salle, pour 
les comparer, son frère Mathieu. La figure 
de Mathieu présente des colorations jaunes 
et verdàtres au fond d'un teint constam- 
ment mat, tandis qu'Alfred, à chaque res- 
piration, rosit comme un petit cochon. Tous 
deux afiichent un type juif accentué, mais 
celui (pli est pris, s'élant afiiné par la souf- 
france, fait paraître l'autre brutal. 

Si afiiné soit-il, Alfred, c'est certain, n'ar- 
rive pas à recréer, à faire siens les thème;^ 
généreux que ses avocats lui préparent . Kn 
vain, maître Démange, qui met au ser\-ice 
du client la roublardise des assises, essai <;- 
t-il de lui seriner quelques airs de noble 
émotion : Vémoi du galant homme à propos 
de Madame Bodson, Vhommage à Madame 



— 27 — 

Dreyfus^ le Rien, mon colonel, quand Mme 
Henry dépose. C'est affreusement sec,et ja- 
mais la voix ne correspond aux paroles (3). 
Les supérieurs du futur traître avaient rai- 
son dans leurs notes de Flnviter à discipli- 
ner sa prononciation. 

De tous les dreyfusards, c'est Dreyfus le 
plus mou. Serait-ce usure, abrutissement? 
Parfois je crus entrevoir que le malheureux 
assis sur cette chaise, tantôt cramoisi, tan- 
tôt exsangue, la bouche entr'ouverte et la 
lèvre pendante sous la moustache ou bien 
serrant les dents et faisant provision d'éner- 
gie, était allé aux extrémités de Pangoisse 
humaine et qu'en outre il avait attrapé une 
insolation. Mais ses camarades objectent 
qu'il n'a guère maigri, nullement blanchi. 
D'autres fois je supposai qu'il prenait des 
stupéfiants pour trouver du sommeil ; de là 
viendrait son engourdissement (4). 

Je crois surtout qu'il craint par une into- 
nation et par un simple mouvement de lais- 
ser échapper son secret. . Ah! si Jouaust 
l'avait poussé ! 

Il se réfugie dans sa correction militaire, 
dans sa morne apathie, comme dans une po- 
sition de réserve et dans sa tanière naturelle : 
c'est Pétat d'une bête traquée qui a peur et 
qui se rase. C'est qu'aussi bien, de séance 
en séance, après Mercier, après Roget, après 
Cavaignac, après qu on aura démontré : « La 
trahison n'a pu être commise que par un artil- 
leur, officier d'Ktat-Major, et stagiaire » ; 
après que Bertillop aura refait devait le 



-28-- 

Conseil le bordereau par le même moyen géo- 
métrique qu'employa Dreyfus ; après l'affir- 
mation des aveux, cet oiseau de nuit ne trou- 
vera plus un coin obscur où se tapir. Dans 
cette pleine lumière, il se tient coi, pour que 
ses mouvements, du moins, ne le dénoncent 
pas. 

En toute hj-pothèse, au reste, je croîs dis- 
tinguer que sa gamme de sentiments est fort 
courte. C'est probablement ce que les natu- 
ralistes appellent un monstre, et de la caté- 
gorie des « monstres par défaut ». Un cer- 
tain nombre de sentiments lui manque sans 
lesquels nous ne 'pouvons pas concevoir 
rhumanilé. 

Sir Thomas Brown, anglais distingué, avait 
coutume de dire qu'il aurait aimé connaître 
Judas Iscariote. J'ai passé un mois à Rennes 
et je ne comprends Dreyfus qu'en tant qu'é- 
nigme incompréhensible. 

Les gens du moyen-âge, pour faire enten- 
dre les mystères impénétrables de cette mer 
inconnue qui s*étend vers le Sud, l'appelaient 
la Mer Ténébreuse. C'est une mer ténébreuse, 
l'âme de Dreyfus, et je m'associe aux senti- 
ments qu'exprime TEglise dans sa miséri- 
corde et dans sa prudence. Seigneur, dissi- 
pez les ténèbres de ce perfide juif, pour que 
je voie clair. 

Mais quoi ! n'est-ce pas enfantin de sentir 
un malaise et de crier au mystère parce 
qu'un étranger ne réagit pas sous les événe- 
menXs de la même manière que ferait l'un 



— 29 — 

de nous ? Nous exigeons de cet enfant de 
Sem les beaux traits de la race indo-euro- 
péenne. D n'est point perméable à toutes 
les excitations dont nous affectent notre 
terre, nos ancêtres, notre drapeau, le mot 
« honneur ». Il y a des aphasies optiques 
où l'on a beau voir des signes graphiques, 
on n'en a plus l'intelligence. Ici Taphasie 
est congénitale ; elle vient de la race . 



CHAPITRE IV 

une visite a combourg. —(méditation sur 

Dreyfus). 



Tandis qu'à Rennes je servais selon mes 
forces, j'avais besoin de me fortifier et de 
relever mon amour de la France par les 
plus belles images nationales. 

Un jour je profitai d'un entr'acte de la 
tragédie pour visiter, aune lieue de Kennes, 
sur la ligne de Saint-Malo, le château de 
Gombourg. Avec quelle allégresse je m*épu« 
rais de Dreyfus dans l'atmosphère d'un 
grand poète de Thonneur I 

« Enfin nous découvrîmes une vallée au 
<c fond de laquelle s'élevait, non loin d'un 
« étang, la flèche de l'église d'une bourga- 
« de ; les tours d'un château féodal mon- 
« taient dans les arbres d'une futaie éclai- 
« rée par le soleil couchant.» Cette premiè- 
re impression, que le jeune René de Cha- 
teaubriand reçut de cette terre où il allait 
passer sa jeunesse, fait encore un tableau 
exact ; je viens de le vérifier. Chateaubriand 
ajoute : « J'ai été obligé de m'arrêter : mon 



— 31 — 

« cœur battait au point de repousser la ta- 
« ble sur laquelle j'écris. Les souvenirs qui 
<t se réveillent dans ma mémoire m'acca- 
« blent de leur force et de leur multitude, 
« et pourtant que sont-ils pour le reste du 
a monde. . . ? » Ces souvenirs, dont Cha- 
teaubriand semble prier qu'on excuse l'ar- 
deur, se propagèrent, pour la féconder, dans 
toute notre littérature moderne. Nous avons 
dans le sang la fièvre du premier volume 
des Mémoires d' outre-tombe , Quel admira- 
ble contentement de considérer la triste et 
sévère façade de ce manoir, de s'engager 
sous ses voûtes, d'en éveiller à notre tour 
les échos et de prêter notre visage au vent 
de ses donjons ! 

J'ai toujours projeté de visiter les lieux 
où sont les racines des grands arbres à par- 
fums qui, balancés sur le monde, suscitèrent 
mon imagination. Je ne mourrai point sans 
m'être assis, pèlerin enchanté, dans Coïm- 
bre, et sous le cyprès de la belle Inès assa- 
sinée, — en Crimée, sur le temple où Diane 
transporta Iphigénie, — à Kerbéla parmi les 
sables qui biu'ent le sang des Alides. Mais 
dans ce mois guerrier qui me replie sur nos 
réserves, je ne veux rien qui me détourne 
de la discipline nationale. J'ai noté autour 
de Rennes mes pèlerinages : près de Vitré, 
aux Rochers, qu'habita Mme de Se vigne, 
j'évoquerai dans ses jardins intacts la plus 
aimable image de la solide raison françai- 
se ; c'est encore de la raison qui m'entou- 
rera à la Chesnaie où le volontaire Lamen- 



— 32 — 

nais prît barre sur le mol Maurice de Gué- 
rin.En d'autres circonstances, parcourant la 
forêt de Paimpont qui subsiste des bois im- 
menses de Broceiiandej'eusse aimé y pour- 
suivre Merlin l'Enchanteur et Viviane,mais 
ce n'est point de rêveries qu'il s'agit pour un 
soldat des batailles de Rennes ! A Gombourg 
je cherche le plaisir d'approcher et de con- 
trôler des magies ; les incantations du poète 
me deviennent présentes,réelles,concrètes ; 
je vois, je touche bâti en pierre le premier 
chapitre des Mémoires cT outre-tombe. Fils 
des romantiques, je rentre dans ma maison 
de famille et je sonne à l'huis d'un château, 
survivance du passé, où je reconnais en mê- 
me temps le principe de mon activité litté- 
raire. 

Ges indications feront-elles entendre à 
quelques amateurs de la mélancolie lyrique 
les plaisirs abondants que je trouvai sur cha- 
que marche du vieil escalier,en mettant mes 
pas indignes dans les pas du génie, jusqu'au 
sommet de la Tour du Ghat et sur le seuil 
de la chambre fameuse où l'enfant prépara 
son immortalité. « La fenêtre de mon don- 
« jon s'ouvrait sur la cour intérieure ; le 
€ jour, j'avais en perspective les créneaux 
« de la courtine opposée, où végétaient des 
€ scolopendres et croissait un prunier sau- 
« vage. Quelques martinets, qui, durant 
€ l'été, s'enfonçaient en criant dans les 
< trous des murs, étaient mes seuls compa- 
c gnons. La nuit, je n'apercevais qu'un 
€ petit morceau du ciel et quelques étoiles. 



— 33 — 

« Lorsque la lune brillait et qu'elle s'abais- 
« sait à Toccident, j'en étais averti par ses 
« rayons qui venaient à mon lit, au travers 
€ des carreaux losanges de ma fenêtre. Des 
« chouettes, voletant d'une tour à l'autre, 
« passant et repassant entre la lune et moi, 
a dessinaient sur mes rideaux Fombre mo- 
« bile de leurs ailes. Relégué dans l'endroit 
« le plus désert, à l'ouverture des galeries, 
€ je ne perdais pas un murmure des té- 
« nèbres. Quelquefois le vent semblait cou- 
« rir à pas légers; quelquefois il laissait 
« échapper des plaintes ; tout à coup une 
« porte était ébranlée avec violence, les 
« souterrains poussaient des mugi ssements ; 
€ puis, ces bruits expiraient pour recom- 

« mencer encore L'entêtement du comte 

« de Chateaubriand à faire coucher un en- 
« faut seul au haut d'une tour pouvait avoir 
€ quelque inconvénient ; mais il tourna à 
« mon avantage . Cette manière violente de 
« me traiter me laissa cette sensibilité 
« d'imagination dont on voudrait, aujour- 
« d'hui, priver la jeunesse. » 

Jenepuis approuver que dans celte cham- 
bre encore intacte de Combourg on expose 
les décorations de Chateaubriand. En vérité, 
ce sont des affaires trop mesquines pour les 
rapprocher du lit (rapporté de lame du Bac) 
où mourut le glorieux vieillard. Ce qu'on 
voudrait aux murs d'une cellule qui vaut 
comme la matrice du type romantique fran- 
çais, c'est un plan du canton de Combourg, 
avecriadication des lieux où Fenfaut se plai- 



— 34 — 

sait à vaguer et qui nourrirent toute sa vie. 

Subsiste-t-il encore, le saule où, isolé en- 
tre le ciel et la terre, le jeune René passait 
des heures avec des fauvettes et avec sa chi- 
mère ? Dans quel endroit écarté du Grand 
Mail la tradition suppose-t-elle que Tamer- 
tunie de ses goûts Fincita au suicide ? a Au 
n ord du château s'étendait une lande se- 
« mée de pierres druidiques ; j'allais m'as- 
« seoir sur une de ces pierres au soleil coUf 
« chant. La cime dorée des bois, la splen- 
« deur de la terre, Tétoile du soir, scintillant 
« à travers les nuages de rose, me rame- 
« naient à mes songes. » Il ne donna jamais 
son cœur aux poètes, celui qui peut sourire 
des efforts que tout un jour je multipliai 
pour toucher exactement ces lieux où j'en- 
trevois que la sauvage et la druidesse sou- 
pirèrent d'abord et prirent leurs premières 
couleurs. 

Je portais avec moi une brochure de l'ab- 
bé Guillotin de Gorson. « Le moniunent le 
« plus ancien de Gombourg, dit-il, est évî- 
« demment une allée couverte mégalithique 
« ou dolmen ruiné, situé au Clos de la Pier- 
« re, non loin de l'ancienne maison noble le 
« Ghevrot. G'est là qu'allait rêver Ghateau- 
a briand ». Mais au château et chez le voilu- 
rier,on ignore ce clos de la Pierre. Le garde 
champêtre, que je lire d« sa sieste, connaît 
une ferme, un village qu'il appelle Chevrol- 
te.Je vais à la mairie consulter le cadas- 
tre. En 1835, un lieu dit le Clos de la Pierre, 
4'une contenance de deux hectares, un are 



t qtii mit les premières et les plus 
s gerbes dans le grenier romantique 
ais, rapportait à Duplessis une rente 
; fr. 15. Morcelle, il appartient aujour- 
, pour sa part principale, à Jean-Marie 
je, domicilié à Chevrot. 
Ile voiture qui puisse me transporter ; 
îhaleur intense. Avant de m'éloigner 
»mbourg, pour chercher cette lande où 
ifant mélancolique exalta de la façon 
is désordonnée les facultés de son âme 
tendit le Dieu du désert, je m'occupe 
miner les entoiu's immédiats du châ- 

grand bois de chênes a disparu. La 
de Rennes longe toujours Tétang où 
lit Breton conduisait son bateau au 
Il des joncs ; j'ai attiré avec ma canne 
irges feuilles flottantes du nénuphar 
ivant sur un chemin abandonné « une 
le ornée de plantes rivulaires ». Cha- 
•riand écoutait, dit-il, les bruits qui 
nt des lieux infréquentés ; j'ai entendu 
ulement monotone et continu (macliine 
tre ? moteur qui fournit d'électricité 
)ourg ?) Si quelques parties du paysa- 
sont modiQccs depuis que le poète en 
rsa l'àme sur le monde, il en subsiste 
pour éclairer la puissance et la soli- 
du génie de Chateaubriand. Le pay- 
de Combourg, que j'embrasse de la 
néridionale de son petit étang, s'im- 
par le môme trait qu'il y a un siècle : 



— 36 — 

par la superbe des tours et par leur domi- 
nation sur les masures à leur pied. 

On s'assure que Tenfant de ce donjon, en 
même temps qu'il recevait de son père, le né- 
grier farouche, et d'un paysage sévère, pour 
compagnonnage, l'idée de la mort, installait 
au fond de son âme la plus intransigeante 
iierté. Ses qualités et ses défauts d'homme 
ou d'écrivain sortent de son orgueil. S'il a 
peint avec magnificence les mouvements 
nobles de la passion, s'il a sacriiié au bon- 
heur de faire bonne figure tous les avan- 
tages immédiats, c'est par un sentiment 
extrême de sa dignité. Dans cette âme dé- 
goûtée jusqu'au nihilisme, l'honneur est 
installé sectaire comme le manoir seigneu- 
rial sur la lande bretonne. Chateaubriand 
dépensa dans sa littérature les tristesses 
liautaines accumulées par des féodaux sans 
emploi sur leur terre. Il enchanta les pre- 
mières générations démocratiques avec la 
sensibilité que lui avaient préparée les der- 
niers représentants d'une France féodale, 
opprimée par une France monarchique,qui, 
elle-même, venait de disparaître . 

. . . Tandis que j'étais assis dans Therbe, 
à l'ombre d'une petite haie, sur la rive de 
l'étang, des impressions amassées en moi 
par la constante préoccupation de l'affaire 
Dreyfus se mêlèrent aux pensées que me 
proposait Gombourg. La haute vertu artis- 
tique d*un paysage cher aux lettres fran- 
çaises m'épura de tout ce qu'a de doulou- 



— 37 — 

* 

reux la grande salle du lycée de Rennes, 
et par une pente insensible je fus amené à 
confronter, avec cette grande figure de Cha- 
teaubriand, Dreyfus transformé en thème 
philosophique par la force de sa honte. . . 

Quelle magnifique diversité il y a parmi 
les hommes ! et savez-vous une besogne 
plus attachante que d'étudier les conditions 
où se créent leurs variétés ? 

J'ai recueilli en Alsace des renseigne- 
ments sur les Dreyfus ; c'est une région où 
je connais sufiisament la vie juive pour 
m'y représenter la formation d'Alfred. Son 
père s'enrichit en se maintenant fermement 
à considérer toutes choses avec l'unique 
souci d'accroître sa fortune. Ah ! certes, il 
n'introduisit jumaîs notre notion de l'hon- 
neur dans ses débats de conscience ! Mais 
par là même quelque chose manquait au 
bien-être bourgeois qu'il acquit : quoi donc? 
la considéralion. 11 possédait une vertu, les- 
pritde famille, dans sa maison où le confinait 
rantisémitisme traditionnel de Mulhouse, 
il faisait figure de patriarche ; il voulut 
que l'un de ses fils, Alfred, fût en mesure 
d'acquérir cette honorabilité à laquelle lui- 
même renonçait. 

Le jeune Alfred Dreyfus jouit de son uni- 
forme de polytechnicien, puis d'officier, 
avec l'arrogance d'un parvenu. (Ses cama- 
rades racontent ses vantardises, et sa fa- 
mille, à juger d'après Hadamard, bien 
qu'elle le défende, l'aime peu). Il crut tou- 

4 



--38- 

tefois s'assurer que sa nationalité juive 
lui créait une suballernité . La fortune n'avait 
pas donné au père la parité avec les in- 
dustriels de Mulhouse; le grade ne suffisait 
point au fils pour que ses camarades de 
Pétat-major l'acceptassent sans nuance. Ce- 
pendant son éducation, si elle ne parvenait 
pas à rinstaller dans un nouveau milieu, le 
sortait des mœurs traditionnelles de la com- 
munauté juive ; elle le laissait désencadré 
et par là plus exposé . A ce solitaire, seule 
sa race demeurait, de quoi nulle circons- 
tance et nulle volonté ne peuvent dépouiller 
un sémite non plus qu'un aryen : il gardait 
de son sang la capacité de tirer le meilleur 
parti possible de toute situation et sans 
s'embarrasser du sentiment de l'honneur. 

L'honneur î En 1894, à l'heure où Démange 
et Waldeck réglaient le fameux pacte obscur 
avec Casimir-Périer, Dreyfus du fond de sa 
prison préventive formule ses prétentions : 
« On me décorera et je donnerai ma démis- 
sion. » Condamné, il déclare : « J'irai à la 
Guyane et je ferai de l'élevage. » A l'Ile 
du Diable, il écrit : a Mon frère et ma famille 
sont des couillons; il ont 50.000 francs de 
rentes et quatre agents et ils ne peuvent pas 
me tirer de là. » Au Directeur qu'il voit 
chaque huitaine et qui recevait 500 francs 
pour sa table il ne dit jamais que ceci : 
« Les petits pois étaient moins bons que 
les précédents ; je préférerais tels cigares. » 
Même à Rennes où il est déformé par la 
collaboration de ses avocats, il manifeste 



-30- 

avec une force magnilique son ignorance ^ 
de toute dignité et sa nature utilitaire. On 
lui parle de ses histoires de femmes : « Mes 
moyens, répond-il, me le permettaient. » 
Voilà des manières de penser et de dire 
propres à choquer des Français, mais, pour 
lui, les plus naturelles, sincères, et qu'on 
peut dire innées. 

Et plus tard, comme il acceptera sa grâce î 
Là-dessus, le célèbre socialiste allemand, 
Liebknecht a écrit : a Que, condamné pour 
« la seconde fois, Dreyfus ait accepté sa 
« grâce, cela n'est certainement pas à blâ- 
« mer en soi-même. Ce n'est pas héroïque, 
« mais humain. Mais pourquoi donc le re- 
« trait de la demande en révision ? La 
a presse dreyfusienne répond tout sec : 
« parce que gans cela la grâce ne pourrait 
a pas intervenir... C'est vrai, mais qui 
« empêchait Dreyfus d'attendre le résultat 
« de la demande en révision ! Après ce qu'il 
a avait souffert, qu'était-ce que quinze jours 
<« de plus ou de moins ? Etant donnée la 
« rapidité de la procédure française, cela 
« n'eût pas duré davantage et la prison en 
a France lui était mieux supportable. Si la 
« conscience de son innocence et l'ardeur 
a de la faire paraître au grand jour avaient 
« été chez Dreyfus aussi fortes qu'on l'ima- 
« gine, il n'aurait pas, à mon avis, agi 
« comme il a agi. En tous cas, le désir de 
« sortir de prison fut plus grand que le dé- 
« sir de prouver son innocence ; la meilleu- 
« re et la plus prochaine chance qu'il eût 



— 40 — 

« d'établir là vérité, il en a fait volontaire- 
« ment Tabandon. » 

Lîebknecht conclut en disant que cela ne 
parle pas en faveur de linnocence de Drey- 
fus. C'est entendu, mais pour nous en tenir 
au point de psychologie que nous examinions 
à Combourg, cela démontre l'inexistence 
des sentiments de l'honneur chez ce person- 
nage . 

Conférez aussi son livre, si merveilleu- 
sement sec, simple spéculation qu'il propo- 
sa lui-même à l'éditeur. On n'y distingue 
rien qu'un hygiéniste modèle. 

Une note d'un de ses chefs a été lue au 
procès : « Je trouve au capitaine Dreyfus 
a beaucoup d'intelligence, mais il a un es- 
« prit bien différent de l'esprit de la vieille 
« armée. » En effet, la plante Dreyfus sou- 
mise à la culture qui d'un Français quelcon- 
que fait un militaire ne s'harmonisera pas 
avec le parterre. Lui-même a quelque cons- 
cience de cette irréductible différence ; il se 
connaît comme d'une autre espèce. Un jour 
que le colonel Bertin-Mourot parlait du 
désespoir qu'il avait éprouvé depuis la 
Schlucht à voir les Alsaciens-Lorrains enle- 
vés à leur Dieu et à leur ancienne patrie, 
le capitaine Dreyfus dit : « Pour nous autres 
c juifs, ce^n'est pas la même chose. En quel- 
« que pays que nous soyons, notre Dieu 
« est avec nous . » 

Ce déraciné qui se sent mal à l'aise dans 
on des carreaux de notre vieux Jardin 
français, devait tout naturellement admet* 



— 41 — 

tre que dans un autre milieu il eût trouvé 
son bonheur. Une partie des siens se rési- 
gnait à la nationalité allemande : ne s'est- 
il pas figuré que, dans cette civilisation 
pour laquelle des aïeux d'outre-Rhin le pré- 
paraient, il eût été plus heureux ? N'a-t-il 
pas entendu au fond de son être un instinct 
qui s'accomodait mieux des mœurs germa- 
niques que des françaises ? S'il en fut 
ainsi, la notion de l'honneur n'allait point 
l'embarrasser ; son sens réaliste le dirigeait 
pour tirer le meilleur parti de cette situa- 
tion où il n'avait pas trouvé son conten- 
tement ; ses rancunes l'incitaient. Quand 
la tentation se présenta, ce fut un grand 
malheur, car il n'avait point de racines, 
comme on en voit à Combourg, qui Tasso- 
ciassent au sol et à la conscience de Fran- 
ce assez fort pour lui. interdire de chercher 
son bonheur, sa paix, sa vie, chez l'étran- 
ger. 

Je n'ai pas besoin qu'on me dise pourquoi 
Dreyfus a trahi. En psychologie, il me suf- 
fit de savoir qu'il est capable de trahir et 
il me suffît de savoir qu'il a trahi. L'inter- 
valle est rempli. Que Dreyfus est capable 
de trahir, je le conclus de sa race . Qu'il a 
trahi, je le sais parce que j'ai lu les pages 
de Mercier et de Roget qui sont de magni- 
fiques travaux. 

Quant à ceux qui disent que Dreyfus 
n'est pas un traître, le tout, c'est de s'en- 
tendre. Soit ! ils ont raison : Dreyfus n'ap- 
partient pas à notre nation et dès lors corn* 



— 42 — 

ment la trahirait-il ? Les Juifs sont de la 
patrie où ils trouvent leur plus grand inté- 
rêt (5). Et par là on peut dire qu'un Juif 
n'est jamais un traître . 

Telles étaient les pensées qu'un manoir 
breton me suggérait sur un produit de 
ghetto. Cependant, la chaleur aidant, je 
m'inclinai à compenser le sonuneil doninous 
prive chaque matin le Conseil de guerre et 
je m'endormis sur l'herbe de Combourg, 

..... Quand je me réveillai, le soleil s'était 
fortement incliné ; les hirondelles rasaient 
l'étang. Je les regardais avec estime, car 
elles font partie de notre littérature natio- 
nale : leur manière de poursuivre les insec- 
tes, de s'élancer ensemble dans les airs 
comme pour éprouver leur ailes, de se ra- 
battre à la surface du lac, puis de se sus- 
pendre aux roseaux que leur poids courbe 
à peine et qu'elles remplissent de leur ra- 
mage confus, fournit un thème à tous les 
professeurs de rhétorique depuis que Cha- 
teaubriand, sur cette rive, les a observées. 
11 fallait pourtant me lever et je me mis à 
la recherche de Chc\Tol et du Clos de la 
Pierre . 

Je traversais, à deux kilomètres environ, 
le chemin de fer de Rennes et je m'engageai 
dans un de ces profonds chemins creux qui 
ne nous laissent nous guider sur aucun clo- 
cher. Je ne rencontrai personne ; seuls des 
chiens me parlaient dans les maisons écar- 
tées. Nul guide, nul écriteau ; des fossés, des 



— 43 — 

champs des marais, des bruyères, la nuit 
qui venait et la fatigue. Je dus, ce jour-là, 
renoncer à m'asseoir dans le Clos de la 

Pierre, sur les dolmens de Velleda. 




se considère c 
puerre dans 1 
*"». nulle humi 
'■ace se vengei 
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— 45 — 

Une de ses plus curieuses excitations, ce 
fut, je crois bien, le 12 août, tandis que Mer- 
cier déposait. Je dois décrire cette scène. 

Les amis de Dreyfus avaient répandu le 
bruit que le général produirait certaines 
pièces et qu'il serait arrêté pour faux et 
pour violation des secrets de TEtat. Aussi 
les curiosités attendaient, exigeaient une 
péripétie de théâtre. A la suspension de 
l'audience, on vint dire au général que le 
public l'entendait mal et qu'il devait élever 
la voix. « C'est pour le tribunal que je par- 
le », répondit-il. En effet, ni par le ton, ni 
par les arguments, il ne s'adressait à cette 
salle avide de pathétique et nerveuse jus- 
qu'à la puérilité. Son réquisitoire ne 
cherchait sa force et ses effets que dans la 
technique de l'artilleur et dans les informa- 
tions de l'homme de Gouvernement. Les 
chefs dreyfusards qui ont toujours voulu 
passionner cette mince affaire devaient être 
désorientés par l'attitude de ce spécialiste 
qui parlait à des juges militaires comme à 
des professîomiels et qui, sans souci des 
avocats politiciens ou sentimentaux, rame- 
nait dans l'ordre des faits le cas Dreyfus, 
simple fait d'ordre militaire. Le général 
Mercier dessina les formes générales du 
crime, il le limita et le précisa ; il indiqua 
toutes les pistes au bout desquelles se trou- 
vaient les preuves, puis, après trois heures 
de rétpiisitoire et près de terminer, il porta 
son regard glacial des juges siu* Dreyfus, 
<jue jusqu'alors il jx'avfdt pas voulu voir. 



— 46 — 

— Messieurs, si le moindre doute avait 
effleuré mon esprit, je serais le premier à 
le déclarer et à dire devant vous au capi- 
taine Dreyfus : Je me suis trompé de bonne 
foi . . . 

Dreyfus alors, de sa voix sans âme et 
comme une machine qui se déclanche, cria : 

— C'est ce i[\ie vous devriez dire . 
Mercier continua : 

— Je viendrais dire au capitaine Dreyfus: 
Je me suis trompé de bonne foi, je viens 
avec la même bonne foi le reconnaître et je 
ferai tout ce qui est humainement possible 
pour réparer l'épouvantable erreur 

— C'est votre devoir, redoubla Drevfus. 
Le général Mercier prit un nouveau temps, 

n^^arda le traître comme une chose et dit: 

— Eh bien! Non. Ma ccmviction, depuis 
ISlîi, n'a pas subi la pins lép:ère atteinte; 
elle s'est Ibrtillée par l'étude plus complète 
et plus approfondie de la cause ; elle s'est 
fortifiée aussi de l'inanité des résultats obte- 
nus pour prouver 1 innocence du condamné 
de 1894,malgré l'inmiensité des eflbrts accu- 
mulés, malgré l'énormité des millions ibllo- 
ment dépensés. 

La salle dreyfusarde rugit, mais Dreyfas 
était retombé dans le silence (6). 

Quelqu'un dit en sortant : « Mercier est 
un habile homme, on n'aura pas sa peau. » 
Un Dreyfusard s'écriait avec rage : « Mercier 
nous a trompés. Nous nous imaginions qu'il 
était gâteux. 11 est de premier ordre dans 
l'attaque comme dans la défense. C'est l'as^ 



-47- 

sassin complet. » Un journaliste étranger 
hurlait : « A mort Mercier !» M. Bourdon, 
chargé de sténographier les débats pour le 
Figaro, apostropha de si près le général : 
« Assassin I Assassin ! » que celui-ci dut le 
faire arrêter. De Dreyfus pourtant ils ne sa- 
vaient rien dire sinon : <c Eli bien, quoi î II n'a 
rien de sympathicpie. » C'était constater cpie 
ce misérable étranger n'exprimait jamais 
an sentiment juste et à quoi nous pussions 
Qous accorder. (Sympathie, de sun pathein , 
soufi&ir avec). 

Parfois cependant, aux minutes où Labori 
insultait les témoins, je vis chez le traître 
une curieuse transformation : il se déten- 
dait, il prenait une figure vraie « et qui 
ressemble à quelque chose ». En dépit de 
l'uniforme et du binocle, il devenait un jeu- 
ne Dreyfus, assis sur le banc de bois alsa- 
cien, devant la porte du vieux Fouli son 
père, et songeant avec une voix dure aux 
emprunteurs dont il tient les billets dans 
sa poche et qu'il fera saisir demain. 

Dans Tune des rares journées où le Jé- 
hovah de sa race parut le protéger, il eut 
l'audace, en regagnant du Lycée la prison, 
d'interpeller un caporal, puis un lieutenant 
et de réclamer leur salut qu'ils refusèrent 
d'ailleurs . 

Est-il assez différent de nous, ce malheu- 
reux, demi-mort, en qui toutes ses arrogan- 
ces renaissent comme les pétales d'une rose 
de Jérusalem, à la fraîcheur des seaux d'or- 



— 48 — 

dure jetés par Favocat sur les chefs de notre 
armée ! Je le soupçonne, sur son rocher, 
d'avoir nourri son orgueil avec les commen- 
taires qu'on amassait sur son crime. Dans 
ce fumier qui étouffe la France, il prend une 
force, une joie du Mal, un éclat satanlque. 

Décidément elle est vraie, cette parole qui 
toujours me tenta par sa désolation : « 11 
n'y a de justice que dans l'intérieur d une 
même espèce». Si nous étions des intelligen- 
ces désintéressées, au lieu de juger Dreyfus 
selon la moralité française et selon notre 
justice, comme un pair, nous reconnaîtrions 
en lui le représentant d'une espèce diffé- 
rente, d'une tradition fameuse aux rives du 
Jourdain, de la Phénicie et de Tantique 
Assyrie. Nous ne l'attacherions point au 
pilori de llle du Diable, mais comme un té- 
moignage vivant, comme une leçon de cho- 
ses, nous l'annexerions à une chaire d'ethno- 
logie comparée. 

L'empêchement à cette mesure humani- 
taire, scientifique, c'est que nous ne pouvons 
point nous désintéresser de la France. En 
vérité, il s'agit bien du petit capitaine juif, 
désormais incapable de nuire ! Dreyfus 
n'est plus cet officier d'artillerie, qui, der- 
rière un binocle, pousse parfois des cris de 
bête : Dreyfus a huit cents têtes, il occupe 
les bancs du prétoire. Dreyfus, c'est un 
champ de bataille où un français né de sa 
terre et de ses morts doit accepter le défi 
des naturalisés et des étrangers. 



CHAPITRE Vî 

Vrai caractère de ces audiences : Une 
tristesse puissante et maussade 

Au début, tout nous déconcertait, une 
salle sans décor, vaste, claire, aérée ; des 
juges décents ; u)i traître abruti et seriné ; 
des séances de cinq heures et demie où la 
difficulté matérielle d'entendre ajoute en- 
core à la mesquinerie des redites : tout cet 
ensemble médiocre décevait le public qui a 
toujours le goût théâtral. Mais si Ton prend 
son parti de ne pas trouver ici ses imagi- 
nations et que Ton livre son âme aux mou- 
vements de la rue rennaise et des au- 
diences accumulées, on sent peu à peu se 
créer le grand caractère de ce conseil de 
guerre : une tristesse puissante et monoto- 
ne. Quelque chose de pareil à l'expression 
sévère et noble, à la grandiose maussade- 
rie (c'est le mot qu'il faut accepter) des 
plus fameuses gravures d'Albert Durer. 

Je me rappelle également comme une 
chose gigantesque les mornes accablements 
de ma petite ville lorraine, en 1870, quand 
chacun se taisait et que le canon de Toul, 
jour et nuit, tonnait dans le lointain. 

5 



CHAPITRE VU 



Les Juges Militaires 



Considérez cette estrade où convergent 
les regards de l'univers. Au fond d'une pe- 
tite scène bâtie pour les distributions de prix, 
voici les juges, ceux que la presse insolente 
de Dreyfus appelle « les sept képis ». 

La dignité de leur tenue et leur méthode 
d'investigation les imposent lentement au 
respect des esprits sains. Un vieux jour- 
naliste judiciaire me dit : « Je n'ai jamais 
WL un tribunal dont l'attention se soutint 
aussi constamment )>.La discipline séculaire 
de leur fonction marque magnifiquement 
ces hommes, mais sur leurs visages appli- 
qués et tristes toute leur réserve ne peut 
empêcher parfois leurs sentiments de monter. 
Beauvais, Profîlet, Merle, c'est l'honneur 
même. Bréon, plus faible, se dévore de 
scrupules. A Jouaust seul, on voit une figure 
étrangement illisible, sans aucune transpa- 
rence. Il a préparé ses questions par écrit; 
il les lit d'une voix rude et s'impatiente si 
l'accusé s'écarte dans ses réponses, mais 



-51- 

' sa brusquerie précisément il le sert, 
il le ramène sans jamais le poiu*suivre. 
sse-t-il, ce colonel, pour l'honneur de son 
a, triompher du combat qui se livre der- 
*e son front fermé ! « Je revois toujours 
is une sorte de rayonnement mystique 
>elle tête douloureuse et pensive du lieu- 
Euit-colonel Brongniart, » a dit cinq mois 
s lard Jules Soury, qui s'assit avec 
iieillement une longue matinée sur les 
ics du lycée de Rennes. Tous ont lu Tex- 
t du Gode militaire affiché dans la salle 
leurs délibérations : « Les juges ne dé- 
dent que de leur conscience.. Leur con- 
ion peut parfaitement s'établir en dehors * 
démonstrations. » De leur estrade, ils 
3nt cette salle immonde d'argent, parfu- 
î de femmes, secrètement travaillée par 
tes les corruptions. Les amis de Dreyfus, 
Uc preuve de la trahison ! Et comment 
sept képis ne paraîtraient-ils point tris- 
jusqu'au sombre quand, face à eux, le 
ti de l'étranger les somme de livrer à la 
Clique des Juifs les chefs nationaux. 
. droite, il y a le commissaire du gour 
(lement. Le commandant Carrière sait 
devoir et tient à son honneur. Avant 
le procès commençât, on a essayé de 
Lrcon venir par ses amis ou par ses chefs, 
reconnut bien vite qu'auprès de cet hon- 
3 homme on n'arriverait à rien par insi- 
tion. On cherclia à peser sur cet officier 
prochable par la voie réglementcdre . 
des instructioas manuscrites, M. de 



-52- 

Galliffét lui déclara qu'il y avait des points 
sur lesquels « Tautorité de la chose jugée » 
ne permettait pas, a à peine d'excès de 
pouvoir et de nullité, de rouvrir les débats. » 
M. de Galliffet prétendit notamment que la 
Cour de cassation « avait proclamé, in ter- 
minis, c'est-à-dire souverainement, la non- 
existence juridique des aveux attribués à 
Dreyfus ». 

On sait que la phrase ainsi visée par le 
ministre figure dans les considérants, non 
dans le dispositif de l'arrêt de cassation et 
que par suite,elle n'est nullement passée en 
état de chose jugée. Elle se borne d'ailleurs 
à constater que les propos recueillis par le 
capitaine Lebrun-Renaud ne s'opposent pas 
à la re vision, parce que l'on n'a pas pu a en 
fixer le texte exact et complet ». Mais de 
nouveaux débats pourraient en préciser la 
teneur et rien ne permet par conséquent de 
les éliminer a priori du procès . 

£n fait, Galliffet, commandé lui-même par 
ses chefs occultes, donnait l'ordre au com- 
missaire du gouvernement de transformer 
son acte d'accusation en un plaidoyer favo- 
rable au traître. Mais le commandant Car- 
rière sent que sur ses épaules repose tout 
l'Etat, puisque le gouvernement fait défec- 
tion à la patrie. Rien ne peut acheter un 
homme qui n'est pas à vendre (7). 

A gauche, les cinq avocats avec le traître 
^ leurs pieds. Le groupe sinistre, 



CHAPITRE VIII 
Lbs Avocats 



Magnifique architecture, ce groupe. Les 
cinq bavards accoudés ou débordants de ges- 
tes, surplombent leur homme exténué et pres- 
que muet, n y a des moments où Dreyfus, 
aplati contre le tapis tombant de la vaste 
table, ressemble à une chouette clouée sur 
la porte de nos paysans. Seule, sa tête im- 
mobile dépasse, et Toeil s'agite derrière le 
lorgnon avec une rapidité suspecte et dou- 
loureuse. Quand il parle ou gesticule, c'est 
qu'ils tirent sur les fils. — Voilà le tragique 
Guignol qui pourra finir par un grand « cha- 
rassement » (8), comme on dit à Lyon, ou 
par un chambardement, comme on dit à Jé- 
rusalem. 

Nés pour être heureux, cela se voit sur 
leur large face et de toute leur corpulence, 
M' Démange et M* Labori s'empoisonnent 
de bile à mesure que les audiences se suc- 
cèdent. Au début, je distrayais volontiers 
mon regard du traître émacié sur le visage 
très ample de M* Démange. Cet homme bien 
nourri a la graisse si joviale qu'il cherchait 
d'abord à amuser la salle aux dépens des 

5» 



-.84 — 

généraux. Quels ricanements, quels jeux 
d'épaules,quelles mains levées dans ce beau 
public quand M» Démange, avec la componc- 
tion d'un maître d'hôtel qui passe le turbot, 
présente des observations à Zurlinden et à 
Chanoine qui ne voient pas le piège sous le 
persil, et quand il leur a mis dans Tassiette 
une horreur, de quel air bonhomme il la si- 
gnale aux juges, à la salle surtout ! 

Une amertume vint pourtant à M» Déman- 
ge des incroyables procédés de M' Labori. 
11 faut reconnaître qull n'est pas servi par 
ses collaborateurs en dreyfusisme. Déjà 
Forzinetti, l'un des témoins du syndicat, lui 
avait attribué devant la Cour de cassation 
un propos extraordinaire : « Voici trente- 
trois ans que je plaide et Drejius fait le deu- 
xième innocent que je suis appelé à défen- 
dre ». A Rennes, c'est Labori qui exige pour 
rien, pour le plaisir, que le lieutenant-colo- 
nel Gendron s'en vienne répéter que, dans 
1 etat-major,on considère M* Démange com- 
me un spécialiste attaché à la défense des 
agents de Tétranger. Sur ce bsau trait, il 
fallut voir les bras ouverts, la bouche béan- 
te, les yeux écarquillés de M* Démange, qui, 
se tournant vers Labori, lui criait de tout 
son émoi : « Quel est ce coup de traître, ô 
« mon fils I » Il me parut qu'il y avait une 
haine de prêtre entre ces deux robes. Dites- 
moi : Labori ne serait-il pas vaniteux ? Si 
j'avais l'âge et les honneurs de M*|,Demange» 
si Labori m'avait donnéJpubUquement on 
effroyable assaut en me découvrant comme 



-68- 

3cat qui gagne de l'argent à défendre la 
e des traîtresse rapporterais ma toque 
on hôtel et les 13,000 francs de 1894 au 
iicat : « Non, mes amis, non, Je ne veux 
être un Labori de réjouissance » . (En 
raine, le pays de M' Démange et le mien, 
éjouissance c'est un petit morceau de 
i que les boulangers donnent en plus de 
liche). Et M* Démange ajouterait à une 
:ue vie fort digne l'acte très digne de dé- 
er une conspiration où d'ailleurs on le 
le. 

M^ Démange souffre dans son amour- 
)re. M* Labori souffre au bas des reins. 
3 14 août à six heures et demie du ma- 
nous attendions dans la salle du Lycée 
rhussier vînt annoncer « Le Conseil », 
nd un journaliste, M. Taunay, accou- 
; du dehors, escalada une table, très 
\, ouvrit les bras, se prit la gorge à deux 
ns, puis cria la nouvelle ; 
• Labori. . . assassiné. . . 
imédiatement on ferma les portes. Les 
s: partis se massèreuit face à face, debout 
les tables, les bancs et les chaises. Exal- 
mrleur sang qui coulait, les dreyfusards 
:rent-ils de voir couler le sang patriote ? 
Séverine, animée par cette même sen- 
lité qui la soulève contre les courses de 
eaux, s'écria ; 

Maintenant, c'est dent pour dent, homme 
r homme. 

It les femmes, chère madame?) 
>rnély.déclara : 



- 86- 

— Le pistolet de l'assassin était bourré 
avec une feuille nationaliste. 

A quoi Robert Mitchell lui fit sagement 
observer que les revolvers n'ont pas de 
bourre, mais une cartouche à percussion 
centrale . 

Jaurès magnifia la question : 

— Le ministère a arrêté Déroulède et les 
autres parce qu'on connaissait la prépara- 
ration d'une Saint-Barthélémy. Douze Drey- 
fusards étaient désignés au poignard. 

M. Maizière a noté que son voisin, M. Mar- 
cel Prévost, s'arracha brusquement son lor- 
gnon de dessus le nez en criant : a Assas- 
sin ! » 

Quelqu'un précisa : 

— I^es assassins sont deux ! 

— Leurs noms ? 

— Ils s'appellent le Sabre et le Goupillon. 
On apprit avec plaisir qu'on ne serait pas 

obligé de rappeler le nommé Goupillon et 
que Labori, ramassé enfin de dessus le sol, 
respirait toujours. Les gendarmes saisirent 
les cannes et les sabres, et ce public à qui 
on ne laissait que ses revolvers s^assit pour 
la séance dans une atmosphère montée en- 
core de quelques degrés au-dessus du point 
qui venait de suffire pour foudroyer Labori. 
Il y avait sur les mots la môme hypocrisie 
que sur les visages ; mots et visages ne tra- 
hissaient les âmes qu'aux esprits attentifs. 
Pesez ce que dit alors un dreyfusard de 
marque^ M . Jules Glaretle : 



-87 - 

— Voilà u!> coup de revolver qui vaut une 
plaidoirie. 

Ce cri maladroit et, si je ne m'abuse, 
féroce, annulait l'audacieuse tactique de 
M. Jaurès qui écrivait dans le même mo- 
ment : a Pour perdre Dreyfus, 1 etat-major 
avait supprimé la défense de 1894 ; cette 
fois, il trouve plus simple de supprimer les 
défenseurs. » Quand nous quittâmes le ly- 
cée, Jaurès avec une bande nous suivait le 
long de la Vilaine en scandant sur l'air des 
lampions : « Assassins ! Assassins ! » C'est 
à Judet principalement que ces romantiques 
en voulaient. Vers le soir, M. Octave Mir- 
beau me faisait l'honneur de me désigner 
comme « otage » . Mon exécution devait sui- 
vre immédiatement celle de Picquart ou de 
M* Démange. Il m'eût élé pénible d'entrer 
dans l'éternité en si mauvaise compagnie. 

Je réclame un peu de bon sens. Quel in- 
térêt avions-nous à « supprimer » Labori ? 
Mort, ce gros garçon eût apitoyé l'opinion 
publique qui fût un peu revenue aux drey- 
fusards, tandis que, vivant et tonitruant, 
il ne cessait de nous servir. Au reste, je 
vjus le demande, qui donc, la balle n'ayant 
pas porté, redoubla? qui donc, l'heure des 
plaidoiries venue, « supprima » définitive- 
ment Labori ? Ce fut la famille Dreyfus, 
conseillée par Rcinacli, par le rabbin et par 
le ministère. 

Mais il faut serrer Tanalj'se. Attardons- 
nous et reprenons toutes les circonstances 
de cet attentat, 



r 

..a 



CHAPITRE IX 



La Vérité sur l'Attentat gontrb Labori 



he lundi 14 août 1899, vers six heures du 
matin, sous un ciel menaçant d'orage, La- 
bori quitta,comme d'habitude,sa maison de 
la place Laënnec pour gagner le lycée. Il 
':■ fut rejoint par Fex-colonel Picquart et par 

:' M. Edmond Gast. 

^j Le long du quai presque désert, M . Pio- 

\' quart à deux reprises se retourna, inquiété 

■-'= ou agacé par un « rôdeur » qui les suivait. 

— Au reste, à Rennes, tous les personna- 
ges de quelque notoriété, dreyfusards ou 
anti-dreyfusards, avaient leur « ange gar^ 
dien » chargé par la Sûreté de les protéger 
;, et de les surveiller. — Ce suiveur était 

;5. jeune, de teint bronzé, vêtu d'une veste à 

manches blanches et coiffé d'une casquette 
dont les bords pouvaient se rabattre sur 
les côtés. Gast a dit deux jours après : « Je 
le reconnaîtrais bien, si Ton me le montrait 
avec les mêmes habits. Mais dame I sa 0- 
gure, je ne l'ai guère vue et pas de près 
encore » , 



Soudain un coup de feu ! et Labori auâ^- 
sitôt qui s'abat . 

Picquart et Gast se précipitèrent à la 
poursuite de l'homme, sur le « chemin de 
halage, où un enfant aurait pu l'arrêter » . 
(Gast). n n'avait pas dix mètres d'avance . 
Gast et Picquart criaient : Arrêtez-le I Ar- 
rêtez-le I Mais « vous n'imaginez pas son 
aisance... a dit M. Gast. Quand il avait une 
avance sulfasante, il se mettait au pas. » 
Des ouvriers travaillaient sur le quai ; en 
étendant la main ils auraient pu l'arrêter, 
ou plus simplement le pousser à l'eau ; 
mais il tenait crânement son revolver. Avec 
un fort accent méridional, il cria : « Laissez- 
moi passer, je viens de tuer le traître », ou, 
selon une autre version : « l'avocat du traî- 
tre ». Ces ouvriers l'ont reconnu pourTavoir 
vu le vendredi précédent qui étudiait à 
cette même place son terrain et sa ligne de 
retraite. Il gravit les vingt marches qui 
donnent accès au pont Laënnec et passa 
place Laënnec sous les fenêtres de Labori . 
Ace moment il avait une cinquantaine de 
mètres d'avance sur Picquart et Gast. 
« Dame î a dit ce dernier, il était plus leste 
et plus jeune ! » 

Ces deux messieurs auraient dû trouver 
un renfort devant la maison de Labori, où 
se tenaient en permanence deux gendar- 
mes. Mais précisément ce matin-là ceux-ci 
n'étaient pas à leur poste. (Déclaration de 
Ixibori). Seul le valet de chambre de La- 
bori apparut ; il se joignit à Picquart et à 



-.60 — 

Gast. Maintenant l'assassin s'était engagé 
dans la rue Alphonse-Guérin. Un employé 
de tramways lui mit la main sur répauie. 
« Cette fois, j'ai cru que c'était fini, que 
nous le tenions . Bah I lui aussi a eu peur 
du revolver, a lâché prise. » (Gast).Et tou- 
jours ce cri : « Laissez-moi passer ! j*ai 
tue le traître, l'avocat du traître ! » 

Le grand mot de Talleyrand : « Pas de 
zèle I » semble avoir inspiré toute cette 
ville pleine de furie et regorgeante de police 
où le crime galopait si allègrement. 

Gast et Picquart, à bout d'haleine, irrités 
que nul agent n'apparût, inquiets de leur 
mallieureux anH,s'arrêlèrentà près deux ki- 
lomètres. Ils revinrent place Laënnec, tandis 
que , seul, le valet de chambre s'acharnait. 

Sur la terre qu'il ensanglantait, l'avocat 
a implorait vainement le secours des pas- 
sants. » (Marcel Prévost). « Vingt ou trente 
personnes passèrent sans le relever ni le 
secourir ; » (Jules Claretie). Un seul jeune 
homme s'approcha,disant : «Je suis interne 
en médecine je vais examiner la plaie.» Il se 
pencha sur le blessé et le fouillant, lui prit 
son portefeuille. On relejva Labori au bout 
de six minutes. 

Plusieurs personnes ont recueilli ses pro- 
pos. D'après M"* Séverine, il aurait dit d'a- 
bord : a Que ma femme sache bien que je 
pense à elle en ce moment. » D'après M. 
Jules Glaretie.au contraire, sa première pa- 
role aurait été : « Est-ce que je remue Top- 



^61 - 

teil en ce moment ? » C'était pour savoir si 
la paralysie de ses jambes était complète. 
Le docteur Paul Reclus en a fait une pein- 
ture : « Quand je suis arrivé auprès de La- 
bori, ce géant abattu avait l'aspect d'un 
pauvre chien blessé. » 

Laissons ces détails d'un pittoresque un 
peu particulier. Le trait saisissant, le grand 
caractère de cette mvstérieuse aventure, 
c'est que l'assassin se sauve, « bien que ja- 
mais il n'y ait pu avoir des forces de police 
plus nombreuses et plus prêtes à agir qu'à 
Rennes. » (Labori.) 

M. Pollonnais connaît « à Rennes un poli- 
cier plein de vie et de santé, qui resta té- 
moin immobile de l'attentat.Et cependant il 
était à deux pas de l'homme qui pressa la 
détente de l'arme ! il n'avait qu'à étendre là 
main pour se saisir du coupable ! Quand on 
interroge ce témoin, il se contente de souri- 
re discrètement. » 11 faut reconnaître dans 
cet agent rennais celui que le témoin Mahé 
déclare être arrivé le premier sur le lieu du 
crime. Faîtes la part d'une inévitable accen- 
tuation chez le journaliste, et les deux dépo- 
sitions concordent. En effet, d'après M. Ma- 
hé, ouvrier aux lignes télégraphiques, et qui 
était là quand MM. Picquart et Gast n'a- 
vaient pas encore disparu, les premières 
personnes qui parurent sur le lieu du crime 
furent un agent de police de Rennes, en- 
suite un gendarme en çélOf puis d'autres 
gendarmes à cheval. . . 

Sans doute qu'à tout le monde le blessé 

6 



- 62- 

|)arut plus curieux à examiner que le 
trier. 

Un fonctionnaire de la police de Re 
dit : a Nous n'eûmes pas à interveni 
cette circonstance, mais je ne pus m 
cher de remarquer l'indiÔérence des 
cyclistes de la Sûreté qui ne se décida 
monter sur leurs machines que deux '. 
après l'attentat. et au moment où Tas 
était forcément en lieu sûr. » 

Peut-être ces messieurs, voyant ( 
pluie menaçait, craignèrent-ils de dér 
Cette raison ne suftil point à M* Lab< 
sans vouloir conclure, écrit avec amer 
«11 y avait à quelques centaines de i 
de l'endroit ou j'avais été frappé des 
pes, de la police et un grand noml 
gendarmes à cheval. Le commissaire 
lice avait été immédiatement averti. 

Pendant ces lenteurs suspectes, Un» 
prenait de l'avance. Après avoir tra 
le pont sur le canal de la Vilaine et 
l'avenue du Gué-de-Baux, il tourna d; 
chemin de la Barbotière.Il n'avait toi: 
à ses trousses que le valet do chambr 
lui-ci à son tour commençait à se déc 
ger. « Nous étions parvenus, dit-il, da 
petit chemin étroit et très couvert. Q 
l'assassin s'aperçut que j'étais resté 
il ralentit son allure et se mit au pas. 
tinuant à me tenir en respect avec so 
vol ver. Dans cet endroit je l'approc 
moins de trente mètres. Je songeai 



-63- 

dividu avait toute facilité pour se dissi- 
1er dans un buisson et tirer traîtreuse- 
nt sur moi, et je battis en retraite pour 
lir chercher du renfort . Je criai de toutes 
s forces. Je rencontrai d'abord un agent 
police, puis un gendarme. L'agent, sans 
Têter, me dit d'aller chercher des armes . 
and je trouvai le gendarme, je fis demi- 
r avec lui, et nous reprîmes la poursuite, 
.nt devant nous l'agent. Je n'ai pas revu 
sassin. » 

oilà donc que, d'une certitude irrécusa- 
dès sept heures moins le quart, l'assassin 
seul dans une campagne peu fréquentée 
uelques cents mètres des agents, 
ans ce moment, l'orage qui menaçait dc- 
3 l'aube éclata. Une pluie abondante, 
)uée par des coups de Vent, fit plus dé- 
e encore cette banlieue. Que se passa- 
? Le fonctionnaire de la police rennaise 
nous avons déjà cité a dit : « Parmi les 
nts suspects qui poursuivaient l'assassin 
sible, on en remarqua xm dont le signa- 
ent ressemblait singulièrement à celui 
'homme qu'on vit tirer sur M' Labori ». 
îrait piquant que le tireur se fut terré 
cette minute et qu'un sosie, avec des 
iers réguliers dans sa poche, eût dès 
entraîné la chasse. 

semble certain que l'homme arriva par 
oulevard de l'Est au lieu dit Roquemi- 
a. C'est une ancienne auberge isolée sur 
oute et abandonnée sans locataire. (On 
irait y cacher 4es vêtements). A cet en- 



— 64 — 

droit, d'après les rapports de police, il avait 
provisoirement dépisté ceux qui le i)oursui- 
vaieat. Les mêmes rapports admellent qu'il 
s(^ j(ita à travers les chemins du Baux, qu'il 
lit un crochet et qu'il revint prendre les che- 
mins de halage du canal de la Vilaine. Pour 
rentrer dans Rennes? Non pas, dit la police, 
pour g^agner le pont et le bourg de Cesson. 

A sept heures, en effet, plusieurs person- 
nes de Cesson, parmi lesquelles M"« Noyet 
({ui tient en face du pont Tauberge du Châ- 
le» l, virent un incomm dont le signalement 
c()rresi)ond à celui du meurtrier. Personne, 
si loin qu'on regardât, ne lui donnait la 
chasse. 11 ne suivait pas le chemin de hala- 
ge détrempé par la pluie et que ses pieds 
auraient marqué ; il marchait d'un pas ra- 
l)i(lo sur l'herbe d'un pré voisin. 

D'un pas rapide sur V herbe ! cela fait ta- 
bleau et confirme le jugement d'un policier 
qui voulant exprimer cpie le meurtrier ne 
courait point vite et ménageait habilement 
ses forces a dit : « 11 connaît l'art de fuir ». 
Cela délïnit un professionnel du crime, chose 
rare, ou un auxiliaire de la police, chose 
conmmne dans Rt^nnes à cette date. La sû- 
reté fonctionne moins par des agents offi- 
ciels que par des agents occasionnels. 

Se voyant remarqué, le personnage mys- 
térieux tourna le bourg en se jetant dans un 
petit chemin, puis il sauta à sa droite dans 
les champs et disparut. 

Entre neuf et dix heures un des iimom- 
brablcs poursuivants, accourus enfin de 



-6o- 

Rennes, prétendit voir l'homme qui se glis- 
sait à mi-corps des carrières de Cesson et 
qui, s'apercevant qu'on le guettait, s'y reje- 
tait brusquement. Les jours qui suivirent, 
les drej'fusards félicitaient fort cet agent : 
oG'est un fin limier, disaient-ils, il a du nez». 
Tout ce que je puis affirmer, c'est que les 
écorchures qu'il s'était faites à ramper dans 
les ronces le lui avaient fort enflé. 

Les agents, les gendarmes et la troupe 
passèrent toute la journée à fouiller ces 
carrières de Cesson. Elles sont situées à 
deux kilomètres du village. La chasse d'un 
tel gibier, dans un tel lieu, par de tels 
chasseurs, eût été dignement contée par un 
Victor Hugo. Ce sont de vieilles fosses, de- 
puis longtemps non exploitées, une suite de 
cavernes et d'éboulis reccmverts de ronces 
et de chardons, sous un taillis de chênes et 
de sapins, avec des pentes qui s'écroulent 
sur de nombreux étangs dont Teau croupis- 
sante et profonde est largement tachée de 
nénuphar>. 

A quatre heures, il nV avait i)îus un 
pouce de ce terrain que ces centaines 
d'hommes n'eussent examiné vingt fois et 
Ton continuait à le retourner : « Rappelez- 
vous, disait-on, qu'il y a sept ou huit ans, 
toute une armée a cherché inutilement Bcl- 
lacoscia tapi sous les broussailles corses » 

Toute la région rennaise maintenant était 
sens dessus dessous. Cliaque broussaille 
dissimulait un agent. Les femmes bavar- 
daient aATc fièvre sur le pas des portes, les 



— 66 — 

hommes avaient déserté Tatelierpourle ( 
baret. A Cesson dit le Temps, « le curé e 
tête, lisait son bréviaire dans la rue, Torei 
aux aguets. » Dans ce bourg, M. Vivia 
faisait pour son compte ime enquête, 
apprit que vers onze heures du matin 
fossoyeur avait vu le meurtrier étendu 
son long, tout au fond du cimetière, so 
un sapin, contre une fosse fraîchement en 
sée. La casquette rabattue sur le visage 
soufflait ; il tenait d€uis la main droite 
revolver. De sa place il pouvait facileme 
surveiller la porte d'entrée seins être vu li 
même. 

Ce fossoyeur, qu'on nomme le père Bo 
net, vieillard ratatiné et quelque peu soui 
fut pressé de questions, vers les quai 
heures, par M. Viviani et par un rédacte 
du Temps. La description qu'il fit conc( 
dait avec le signalement de l'assassin. 

— Vous saviez, interrogea Viviani, qu' 
crime avait été commis à Rennes ? 

— Oui, par les gendarmes' arrivés ce n 
tin. 

— Et vous n'avez averti personne ? 

— J'en parlai, en quittant le cimetière, 
quelqu'un qui me dit : a Tais-toi, dis vii 
ça ne te regarde pas. » 

— Et quel est ce quelqu'un ? 

Le père Bonnet subitement devint sou 
comme un pot. Les deux curieux llnirc 
par lui arracher cette réponse à voix bass 

~ Je ne le nommerai jamais. Ce sont à 
gens qui me font du bien. 



-67 — 

Là-dessus la conversation se prolongea 
sans queVivîanietson compagnon pussent 
savoir si Thomme était idiot ou s'il les mo- 
quait. L'humidité augmentait, la nuit tom- 
bait. Par les routes défoncées que sillon- 
naient des patrouilles fébriles, les deux 
amateurs s'en revinrent bredouille dans les 
cafés grouillants de Rennes où Bertulus pré- 
sidait aux absinthes. 

A la même heure, au Mans, à Montmar- 
tre, au Havre, sur toute la France, avec un 
zèle admirable, on arrêtait des assassins de 
Labori. C'était amuser le tapis, ce n'était 
pas résoudre le mystère. « Aucune mesure, 
dit avec amertume Labori, n'a été prise, à 
ma connaissance, contre aucune des per- 
sonnes responsables de l'organisation de 
la police à Rennes. » 

Kcoutez et pesez les terribles paroles de 
cet avocat, de qui j'aime mieux les réqui- 
sitoires que les plaidoyers. « 11 me paraît 
a manifeste que, seuls, certains de mes 
« adversaires avaient intérêt à ce que je 
« fusse couché par terre le jour oîi fai été 
« frappé. Quelques louches auxiliaires de la 
a police auraient-ils joué un rôle dans le 
c crime, et, dans ce cas, à 1 instigation de 
« qui exactement. Je l'ignore. Mais l'état 
a d'esprit qui régnait à Rennes dans certains 
« milieux dreyfusards, officiels ou non, suf- 
« lit amplement, selon moi, à justifier 
« l'inertie de la police. Il paraissait conve- 
< nable alors — et le fait étant de notoriété 



— 68 — 

« publique, j*ai le droit (9) d'y faire ail 
a sion — non de dire toute la vérité et c 
ft provoquer, de la part de tous, de conipl 
a tes explications, comme je l'ai toujoii 
« voulu du premier jour au dernier, ma 
« de ménager tout le monde pour obten 
« ce que j'appelais un acquittement de bic; 
« veillance. » 

Rappelons pour mémoire ce qui se passa 
« le jour où Labori fut frappé » , le jor.r c 
« certains dreyfusards, officiels ou non 
avaient intérêt à ce qu'il fut couché pai- lerr 
Le conseil de guerre allait confronter 1 ai 
cier ministre de la guerre, général Mercic 
avec l'ancien président de la Républiqu 
Casimir-Périer. A quel effet? Pour élabl 
s'il fallait ajouter foi aux graves détail 
donnés par le général Mercier sur la « nu 
tragique » ; s'il fallait admettre que l'arre 
tation de Dreyfus a mis la France et T Alb 
magne à deux doigts delà guerre. « M. Ci 
simir-Périer, avait déclaré le général Mei 
cier, n'a pas été jusqu'au bout dans sa d< 
position. 11 n'a i)as dit que ce même jou 
nous sommes restés, lui, président de 1 
République. M. Charles Dupuj^ présidcE 
du Conseil, et moi, ministre de la guerre, d 
huit heures du soir à minuit et demie dan 
son cabinet, à lElysée, attendant le résu 
tat des communications télégraphiques qi 
s'échangeaient entre l'empereur d'Allemj 
et le comte de Munster. Nous sommes res 
tés pendant quatre heures et demie à atteo 
dre si la paix ou la guerre allait sortir d 
cet échange de communications ». 



— 69 — 

De plus en plus je m'en convainc, c'est 
dans les replis profonds de cette crise di- 
plomatique qu'il faut chercher le foyer de 
l'abcès. Tout le reste est infection par rayon- 
nement. 

Dans une confrontation émouvante, à 
l'heure même où l'on ramassait Labori sur 
le quai de la Vilaine, M. Casimir-Périer dut 
reconnaître, plus ou moins explicitement, 
la véracité du général Mercier, M« Déman- 
ge se garda d'aucune curiosité ; il montra 
une bonhomie respectueuse et apaisée. Nul 
doute que l'assassiné, avec son tempéra- 
ment brutal et impulsif, avec sa méthode 
a de provoquer de la part de tous de com- 
plètes explications », n'eût fort embarrassé 
le gouvernement. En effet, il se vante lui- 
môme de n'être pas homme à « ménager » 
rien ni personne, fut-ce « pour obtenir un 
acquittement de bienveillance » . Et voilà 
vraiment de belles dispositions, si, comme 
\e le crois, le prix mis par le gouvernement 
au sauvetage de Dreyfus, c'était qu'il se tût 
sur certain mystère gros de complications 
intf^rnationales. Tous les grands mots si- 
gnificatifs et les plus enveloppés de cette 
affaire me convainquent de ce compromis 
fait de prières et de menaces. « Dans trois 
ans on saura la vérité et le ministre lui-mê- 
me reprendra mon affaire ». — « J'ai donné 
à M. Casimir- Périei ma parole de me tadre ». 
— « On l'innocentera ou nous ferons le cham- 
bardement. . . )* 
Soyez-en sûrs ; la fnnûUe Dreyfus et le 



- 70 — 

gouvernement se trouvèrent bien d 
jours que l'impétueux avocat dut 
dans son lit. Et quant à lui, sur la 

} débats, il fut prudent de ne point s'c 

u à vouloir plaider. 

-i O mon vieux camarade Labori, ] 

■\ Français qui veut guerroyer, le m 

ï des désagréments est encore à ser\ 

' ! los armées de la France ! 

l 

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I 

\ . 

[•i • 

'4 ■> 



! 



J 



CHAPITRE X 

Lbs Avocats (suite) "■ 

ologlquement, qu'était-ce que cette 
e, ce congé de huit' jour signifié à 
rtant et d'une si étrange manière ? 
)nne avec l'univers d'un attentat tel, 
policiers ne trouvent pas les assas- 
le les chirurgiens ne trouvent pas la 

que l'assassiné se trouve très bien, 
n instant, avec une balle dans un 

Labori n'a cessé d'être en caout- 
II sonfTre, puisqu'il le dit, mais sa 

ajoute un moyen à tous ses moyens 
;iers . Quand il a chargé sur un té- 
t — comme une ballerine qui danse 
e souffle, franchi éperdument tous 
[uis de la syntaxe, — ah ! quelle élo- 

ressource de nous faire souvenir 
t convalescent. Il soupire, baisse le 
) im geste (9) qui angoisse la salle 
ardc : « Canailles de patriotes, mur- 
on autour de nous, vous l'avez assas- 

Eux-mômes, les généraux qu'il veut 
: à la gorge, se sentent de l'indul- 
>our un discours de relevailles et 

que le vieux temps appelait les ca< 
e l'accouchée . 



— 7iè - 

La balle qui lui lèse la moelle épînîère < 
qui lui broie les reins ne Fincommodc pa 
mais les injures qu'il tire à bout portant si 
le général Gonse et sur «les témoins, te 
que M. du Breuil, lui ricochent droit s 
cœur . 

Le Bel Ami de ]\laupassant vivait, l 

aussi en bon compagnonnage avec une bal 

dans le gras de la cuisse. Mc>me il invita 

les dames à la faire rouler sous leurs doigt 

C'est imc familiarité que l'avocat du tralti 

refuse à Doyen. Je puis du moins apprécia 

le plomb (pi'il a dans l'aile. L'homme qi 

j j'ai vu, le samedi 2 septembre, brand 

comme un bâton un papier roulé et sigo 

lier au général Gonse, avec le geste d'v 

valet qui fouaille, de remonter sur Testradi 

croit-il donc que le Syndicat lui donne ui 

meute de généraux pour faire Touvertui 

en Ule-el-Vilaine cette année ? 

Quel gibier chassc-t-il, ce Labori ? L 

' grosse bote. Il se tire dessus. 

.^ J'aurais été fâché que ce soldat de la ri 

^ bellion tombât sur une barricade d'une bail 

I tirée sans foi et avant que le signal du fe 

I n'eût été loyalement donné, mais s'il li 

j plaît de se suicider î Serait-ce son talent qi 

raviverait notre ancienne camaraderie ! J 



\ 



ne suis pas un « intellectuel » ": je désir 
avant tout qu'on parle en français. 

Je dois le dire : Labori dans ses grand 
tours de force ne me lit jamais tressailli 
que par la \ue physique de ses fatignef 
et tout le poids de son éloquence pèse sur) 



— 73 — 

public de la môme manière que sa corpu- 
lence et sa fougue sur les planches qu'il fait 
ployer. C'est un furieux. Voit-il son système 
ébranlé par une déposition ? Aussitôt il cesse 
de se posséder. Faut-il même à sa fougue 
un semblant de prétexte ? Jules Lemaître Ta 
examiné. « Perpétuellement lancé en avant 
et frémissant de colère, même pour deman- 
der : quelle est la date de cette pièce ? La- 
bori semble toujours menacer les gens d'un 
coup de tête dans l'estomac». Sa tête, ainsi 
projetée, l'entraîne parfois dans des culbu- 
tes . Depuis deux ans que ce sauveteur nage 
en chien autour de TU e-du- Diable, il a écla- 
boussé ses ennemis, ses amis, son client. 
I^es Dreyfus eux-mêmes songèrent très vite 
à *e museler. 

Je prends mi exemple de ses fougues. 

Dans la confrontation du général Dcloye 
et du commandant Hartmann, M« Labori 
demanda avec insistance au général ; 

— Que pensez- vous des faits que vous 
apportez quant à la culi)a])ilité de Dreyfus ? 

Et à plusieurs reprises le général répon- 
dit : 

— Je refuse d'inlerpréler les faits que je 
dépose ; je suis seulement un expert dont la 
mission consiste à éclairer le conseil sur des 
questions techniques. 

Labori crut comprendre que le général 
se dérobait par crainte de servir la défense. 
Avec sa brutalité coulumière, il s'entêta 
dans son interrogation jusquà ce que le 



-.74- 

général dans un mouvement de terrible i 
fet, s'écria: 

— Ah I monsieur Tavocat, n'insistez pa 
Le bordereau porte la preuve que celui q 
l'a écrit était à la source.. . C'est un Malt 
et Seigneur, 

Patatras pour Labori ! Le général Delo; 
venait d'annuler avec sa compétence de i 
recteur de l'artillerie l'hypothèse qui subs 
tue Esterhazy à Dreyfus. A ce bruit i 
vaisselle cassée, notre légendaire maltr 
d'hôtel, Edgard Démange, coulait alors si 
son confrère, comme sur un cou vive émécl 

\ le regard qui veut dire : « Jeune homm 

vous me prenez pour un gâteux, mais 
voyez-vous maintenant^ qu'il ne faut pi 
faire du zèle dans le service ? » 

Cet avocat sans mesure et qui compn 
mettrait môme Tinnocence n'est pas une ii 
telligence ; c'est xm tempérament. Don bei 
tial, en somme. De tels êlres,quand on ve: 
se en eux ce qu'il leur faut de soupes i 
d'alcool s'élancent en mugissant. Un hon 

i me de cette sorte, s'il a de l'entralnemen 

^ I)eut simuler la plupart des sentiments San 

y mettre rien de sincère. C'est la faculté d 

g r acteur, capable de nous faire tressaillir d 

pitié ou d'épouvante, tandis que lui-mêro 
s'inquiète de la boucle de son pantalon. 

Dans ce groupe sinistre fait de Dreyfu 
qui vend nos généraux, de Démange qui le 
ridiculise et de Labori qui les déshonore 
c'est ce Labori, né Alsacien et aimable gai 
çon, le pire. Le traître ne peut plus nuire 



— 75 — 

Une série d'insolations très probablement 
le rendirent inofifensif ; le vieil avocat, sa 
bonne ligure en fait foi, aimerait à servir un 
festin moins empoisonné ; mais Labori, c'est 
la trompette des étrangers et des mercenai- 
res lancés à l'assaut de la France. C'est par 
Labori que la salle où les gendarmes enlè- 
vent les bâtons peut exhaler ses fureurs . 

Démange irrite moins. Mais au terme de 
cette féte^ quand il se penchera,avec sa ser- 
viette sous le bras, vers les attablés du Syn- 
dicat et leur dira : « Ces messieurs sont-ils 
satisfaits ?» je doute qu'ils lui répondent : 
« Nous reviendrons, Ëdgard. » Alors il s'at- 
tristera, rejetant toute la faute sur Labori et 
disant : « Je Tavoue, des généraux à la bro- 
che, en grillade, en ragoûts, c'est un menu 
un peu lourd à digérer. » 

Il ne suffit pas. Maître Démange, de désa- 
vouer, entre quatre yeux, le subalterne que 
vous avez mis au-dessus de vous. Et si 
Ton ne peut rendre directement responsable 
un maître-d'hôtel des plats qui montent de 
la cuisine, ceci demeure qu'il devrait refuser 
de servir un dîner préparé par* un furieux 
qui renverse les traditions au point de s'at- 
tacher d'abord toutes les casseroles à la 
queue. 



CHAPITRE XI 
Un paysage de ruines 



Quelle atroce injure, entre vingt aulrei 
pareilles, dans la phrase de Labori au gé 
néral Gonse : « Nous sommes heureux, mon 
sieur le général, quand un chef de l'arméi 
sort d'ici avec son homieur. » 

De tels mois fourrés d'un poison dont lei 
fusées au loin con\'ul seront le corps socia 
fonçaient tous les visages, soudain dans h 
salle de R(*nnes, et ces sombres coidcur! 
que nous méconnûmes d'abord sont plu! 
tragiques et plus dignes d'être abondammen 
décrites que du carmin éclaboussant pa 
flaques ensoleillées une barricade. Car di 
plâtras semé par les balles, des voiture: 
renversées, des pavés en pyramides, quel 
ques cadavres avec leurs l)ras tendus, de: 
fuyards éperdus, émtmvraient nos nerfs 
mais c'est contre notre esprit que se dress< 
l'insurrection dreyfusarde et c'est dans h 
raison française qu'elle prétend accumulei 
des ruines. Mes impressions n'eussent poin 
suflî à me commander ces pages ; je les a 
délibérées. Plus encore que mes passiom 



-77 - 

[ues c'est mon patriotisme critique qui 
oiine de dessiner les espaces de déso- 
qu'on embrasse du lycée de Rennes. 
. main n'y faillit point, on verra bien 
passent en majestueuse désolation les 
cctures ruinées d'un Piranèse. 
/ois la magistrature civile mise en 
idlction avec la magistrature m,!li taire. 
a apparut quand, siu* l'estrade, le fa- 
Bertulus tenta de tromper le Conseil 
altérant le texte de l'arrêt il affirma 
îment (|ue la Cour de cassation attri- 
le bordereau à Eslerhazy. Son impu- 
anarchisle s'exprima tout au clair 
:e mot : « Je représente ici la magis- 
e civile. » 

^ois notre confiance en nous-mêmes 
idrie, — Nous subîmes cette diminu- 
lorale quîiiid le général Mercier dut 
T les terreurs qu'en 1894 le gouverne- 
rcssenlil dime probabilité de guerre, 
ucore ! il fallut avouer que depuis 1870 
su{)portions à Paris un vaste système 
ouuage organisé par des agents diplo- 
ues, que nous comiaissions les corru- 
5 et les corrompus, que nous arrêtions 
^i sans oser toucher à ceux-là. 
ois la paix compromise. — La guerre, 
et, menaça quand nos généraux du- 
en pleine audience, pro<iuire un docu- 
de l'attaché d'ambassade autrichien, 
A Schneider, qu'on s'était procuré, 
le tous les papiers de cette sorte, par 
oyens irrégullers. Nécessaironi'^nl nous 



-78- 

subîmes en riposte un démenti autrichien 
et, minute d'angoisse, le commandant Cuî- 
gnet s'offrit à démontrer l'authenticité du 
rapport. (10) 

Je vois enfin notre service de Renseigne- 
ments anéanti, — Sur l'estrade de Rmnes, 
le lieutenant-colonel Gendron a déclaré : 
« Il ne reste plus rien de l'édifice construit 
« par le colonel Sandherr. Rien ! ni agent, 
« ni argent, ni moyens, ni méthode. Et San- 
€ dherr, ce grand patriote, avait construit là 
« un instrument de défense incomparable. » 

M» Démange entendant cette phrase qui 
mettait des larmes dans les yeux des jeu- 
nes officiers a levé ses bras au ciel et tirant 
ses manches : « Que voulez-vous que j'y 
fasse ! » 

On doit moins chercher dans l'histoire 
une masse d'exemples qu'ime suite de pré- 
parations, a dit Auguste Comte. Du milieu 
de ces démolitions quelque chose se prépare 
à surgir. Cessons de chercher au>isagede 
Dreyfus, roi des traîtres, et dans les paroles 
de ses deux assesseurs, Labori, Démange, 
les plus sîgiiîiicatives palpitations de cette 
guerre civile. Pareil à ces cada^Tes qu'une 
horde promène au premier jour des révolu- 
tions, Dreyfus est bien mort et sur son ma»- 
c^ue on ne voit plus Faclivité des pasoLons. 
Picciuart lui succède. Au centre des troupes 
anti-françaises, dans cette salle, en face de 
Testrade, la ligure orgueilleuse et amôre de 
Picquart perfectionne d'un dernier trait lu* 
ciférien la puissance du spectacle rennais* 



CHAPITRE XII 



PiCQUART 



Pendant trente jours d'audiences et tandis 
que je crayonne ces notes françaises sur 
la table de sapin, au milieu des cosmopo- 
lites, je vois sans obstacle à quelques pas 
de moi M. Picquart, vêtu en civil. Ses an- 
ciens camarades s'appliquent à marquer 
par un intervalle de plusieurs rangs de 
chaises l'isolement où ils le rejettent, mais 
lui, avec im teint brouillé de bile et des 
traits qui se fanent, tratûssait, sur une phy- 
sionomie qui cherche à ne pas s'émouvoir, 
de continuels mouvements intérieurs d'or- 
gueil et de mépris. A chaque suspension 
d'audience, Ûanqué des commandants For- 
zinetti et Hartmann, il fait le centre des 
esprits distingués qui ne peuvent écouter 
la déposition d'un général sans s'écrier : 
« Grotesque ! Ramollot ! Culotte de peau ! » 
Et de loin, avec un mauvais sourire, il sur- 
veille et commente pour ces laïques les uni- 
formes. 

Cet hiver trente dames alternées lui por- 



— 80 — 

talent (inns sa prison des sucreries et des 
fleurs. Il foiu^nit un thème l>Ti que aux belles 
âmes douées pour rimer. En lui les peuples 
lointains personuifieiït « le noble génie mo- 
mentanément éclipsé de la France ». Au 
plaisir d'admirer le plumage et d'entendre 
le ramage d'un tel oiseau bleu s'ajoute au- 
jourd'hui cette particulière attraction qu'il 
salira devant tous son nid. Du restaurant 
des Trois-Marches une rumeur a volé, c'est 
qu'après sa comparution la force de l'évi- 
dence obligera de flétrir ofliciellement, 
puis de fermer « cette boutique de faux 
qu'on appelle le Service des renseigne- 
ments ». 

iM . Ghevrillon a donné des tableaux sin- 
cères des conciliabules dreyfusards dans 
Rennes. On y faisait de la religion. Aux 
Trois-Marches^ puis chez le professeur Au- 
bry et chez Basch. autre professeur, on bai- 
sait les stigmates moraux de Picquai^t. Un 
soir, MM. Laroche, ancien résident général 
de Madagascar ; Clairin, l'aimable peintre ; 
Aubry, professeur ; Hadamard, parent du 
traître; Gaston Deschamps, professeur et 
qui pense avec un dictiomiaii*e des s;sTiony- 
mes. et Jules C4laretie, çassemblés à l'Hôtel 
de France, écoutaient M. Paînlevé. « Sou- 
« dain, dit M. Ghevrillon, je distinguai dans 
« l'ombre le brillant de deux yeux fixés sur 
« celui qui parlait, le fin et pâle visage de 
« Glaretie immobile, absorbé et comme hyp- 
« notisé. Jusque là je n'avais admiré, je 
« l'avoue, en ?.I . Glaretie, qu'un homme du 



— 81 — 

« monde et qu'un homme de lettres, surtout 
« soucieux de ne point déplaire ...» Mais 
Tesprit divin venait de s'abattre sur M. Clare- 
tie. Sa a conscience était gagnée à son tour 
« par la flamme qui circule aux époques 
« religieuses, par cette flamme que l'homme 
« a regardé passer sur les autres et que, 
« tout d'un coup, il sent jaillir eu lui, qui 
« l'embrase tout entier et de spectateur le 
« change en coml)attant » . Et voilà comment 
M. Claretie, touché par la langue de feu, se 
dénomma Lînguet. 

Ailleurs, c'était mieux encore. Chez une 
lie de dégénérés, raHaire développait les 
instincts fétichistes au point qu'ils portaient 
des espèces de reliques. On collait sur des 
photographies de Picquart des morceaux 
de son dolman et des fils de ses épaulettes. 
Gardons-nous de contredire ces vérilaî)les 
maniaques chez qui le fonds religieux est 
incité, car voici qu'à la moindre contradic- 
tion la bave épileptique mousse siu* leurs 
lèvres . 

U est le divin Picquart. Mais pour enivran- 
tes que soient de telles idolâtries, peuvc^iil- 
elles purger totalement de ses préjugés an- 
térieurs un lieutenant-colonel ? « Au procès 
Zola, disent ses nouveaux amis, il gardait 
encore quelque chose de son milieu milita- 
riste ; mamtenant son intelligence s'est 
toute libérée. » Soit, il s'est libéré du passé, 
mais son avenir doit l'inquiéter. Comment 
échappera-t-il à l'engrenage judiciaire qui 
le tient et (jui déjà lui a déchiré son doljuan ? 



— 82 — 

Et s'il s'échappe, comment satisfera-tr 
ressentiments que trahit son mauvais so 
quand il siu'veille de loin les groupes c 
formes ? Sortira-t-il du lycée de Renne 
la rue des Rosiers, par la rue légendai 
ses nouveaux amis massacrent les gêné 
Lecomte et Clément Thomas ? 

Je l'avoue, l'activité de cette âme or^ 
leuse et déclassée m'eût intéressé à sur 
dre. Je ne suis pas hésitant sur la ps^ 
logie d'un Bertulus, par exemple, magi 
qui s'est formé dans les tripots. Mais je 
dans Picquart une médaille mieux fraj 
dans un meilleur métal et qui fait er 
un son assez riche, bien qu'elle tombe 
la boue, parce qu'elle y tombe de haut 

Son état sombre de rébellion que to 
gniûait dans son port, dans ses regai 
ses associés, il le publia sur l'estrade 
son premier accent, si âpre d'insolenc< 
vers les juges. On vit bien que ce soldat 
dé de la hiérarchie cherchait son si 
dans la salle. D'ailleurs, il forçait son i 
rel ; il réagissait contre sa légende et 
une manière virile se proposait d'effacei 
images de morbidesse liées à son non 
puis la Cour d'assises. 

Au cours de sa déposition, je reconni 
esprit impertinent par affectation et qui 
muse — comme une coquette fait glisse 
bagues — à jouer avec le fil de sa per 
Il noue, dénoue, renoue. « Voyons. . . comi 
vous dirai-jecelà?... Je cherche à vous 
Aer \m exemple... Est-ce assez conclua 



^8â- 

Ltué de naissance et perverti par Fada* 
3n des intellectuels, il se plaisait à tra- 
1er à la devanture de son intelligence, 
rière la vitre. Nous pûmes voir les scru- 
3S, les tortillements et les nuances de 
,e pensée malsaine où passent les cou- 
•s changeantes d'un poisson qui se meurt, 
iat sorti de son élément, il prétendait 
plus subtiles analyses et n'offrait de re- 
•quable que les marbrures de la décom- 
Ltion. 

ette délicatesse de psychologue qui veut 
s faire toucher le fin du lin et qui s'aven- 
! jusqu'à ces ténuités extrêmes où l'œil 
•oiible, dessert assurément l'homme d'ac- 
. Celui-ci doit s'entraîner à adopter rapi- 
lent une solution nette et surtout à s'y 
ntcnir. Mais dans l'ordre critique môme 
our la recherche de la vérité, rien n'est 
; exécral)le qu'un esprit qui emploie, 
déliement intellectuel pour avancer des 
5 qu'il relire aussitôt, pour déplacer le 
ain d'examen et pour jongler avec des 
unents sur lesquels il faudrait longue- 
t prolonger notre regard. 
„^s « insinuations », de « perfides insi- 
tions », ce furent les mots dont se servit 
énéral Billot. Picquart venait de pré- 
er un raisonnement nuancé, au travers 
[uoi apparaissait une accusation en dé- 
nement ou en virement de fonds secrets, 
it fallu que vous vissiez alors le geste 
îhasseur qui va fouailler un chien et le 
:t tendu vers les planches : « Ici, nïon- 



-84- 

sieur Picquarl ! » Le vieux ministre de la 
Guerre, « qui a commandé en chef devant 
l'ennemi », ordonnait de revenir sur Testra- 
de, pour une confrontation, au jeune colonel, 
paie, correct et frémissant de n'avoir con- 
servé du harnais militaire que le bât et le 
mors. 

« Que je puisse le consoler î », disaient les 
femmes. Mais une fois de plus, cet orgueil- 
leux déchu pensa : « A quoi sert-il dans 
l'armée d'être un homme supérieur, puis- 
qu'im général, toujours, a plus d'esprit qu'un 
colonel! » 

Le voilà bien le raisonnement incomplet 
de ceux qui s'intitulent des « Intellectuels». 
Ces gens-là sont capaljles d'atteindre à la 
première étape de la culture ; ils savent 
qu'un individu d'al)ord doit se connaître et 
î)ren(lre possession, pour s'en servir, de son 
Moi. Mîiis ils ne poussent pas jusqu'à dis- 
tinguer comment le moi, soumis à l'analyse, 
s'anéantit pour ne laisser que la collée! ivité 
qui l'a produit . En outre, ces intellectuels, 
lîcrs d'avoir reconnu la supériorité de l'in- 
telligence sur la force, s'arrêtent essoufïlcs 
quand il faudrait se grandir juscpi'à accep- 
tor la suprématie de ce qu'il y a nécessaire- 
mont de cervelle dans le pommeau d'un 
sabre. Principes généraux dont la dureté 
peut effrayer des êtres de sentiment, mais 
que l'observation impose, car toute haute ci- 
vilisation naît d'une collectivité ordonnée. 

Nos intellectuels admirent Picquart d'être 
musicien, d'être lettré, de parler plusieurs 



-8S- 

langues . C'est bien, mais j'admirerais avant 
tout qu'mi soldat fût utile à Tarmée. Cet 
homme, d'après ses dévots, a cherché à se 
développer dans toutes les directions. Que 
n'a-t-il d'abord adopté les vérités de son 
ordre I iKnorent-ils, ces intellectuels, que, 
pour chaque individu, la vérité, c'est son 
innéité jouant avec aisance dans une disci- 
pline collective ? Quelle vérité peut-il y avoir 
pour un oiseau de salir son nid, pour un 
homme de déshonorer sa famille, pour un 
citoyen de diminuer sa corporation? 

Un soldat qui se met en marge de l'ar- 
mée devait fatalement être recueilli par des 
intelligences qui se mettent en marge de la 
raison nationale. Les anarchistes de l'es- 
trade reconnaissent en Picquart l'un des 
leurs; ils le clioisissont d'ensemble poiu? in- 
carner leurs passions anti-militarislcs. 

Dans la période romantique et comme 
notre pays ti'avorsait dc:i espaces de brouil- 
lards, certains intellectuels et des femmes 
excitées mirent à la mode le curé défroqué. 
Eh bien Picquart, c'est mi défroqué. 

Fut-il jamais à sa place dans l'armée? 
Je l'imagine aisément jeune maître de con- 
férences dans mie chaire de philosophie. Il 
eût publié une thèse sur les stoïciens . En- 
core eùt-il regretté finement dans le monde 
de ne point partager leurs vertus. Il sera 
toujours à côté. 11 est môme à côté du 
« Picquarismc ». C'est bon pour M. Gabriel 
Monod de s'écrier, comme il m'écrivit im 
joiu* : « Picquart î en voilà un professeur d'é- 

8 



-86- 

liergie(ll) I » Les meneurs de T Affaire ne s*y 
trompent point : « C'est un artiste, disent- 
ils, un homme d'étude, très doux, peu fait 
pour ces circonstances exceptionnelles, mais 
qui, par une sorte de dig^té intérieure, 
s est toujours trouvé prêt pour chaque mo- 
ment. » — « Quels moments ?» — « Eh I 
l'agression d'Esterhazy, le duel avec Hen- 
ry. j> Quand ils ont fini de décrire leur ami 
comme un faible paré de romanesque et un 
peu fataliste, ils concluent : « G est un bon 
drapeau. » 

Ils disent < un drapeau ]»,ils ne disent pas 
« un chef » et par ce mot, en même temps 
qu'ils présentent Picquart comme leur ins- 
trument, ils marquent bien qu'eux mêmes 
se tiennent pour une armée. L'armée de 
l'étranger. Ce chef de bureau à qui on fait 
des misères se réjouit âprement d'empoi- 
sonner de ses rancunes la France. 



CHAPITRE Xm 



Le PlGQUARlSME. 

S'il y a lieu de méditer longuement Pic- 
quart, ce n'est pas pour sa personne, que je 
crois agréable et médiocre (c'est un bon 
pianiste et qui parle plusieurs langues), mais 
parce qu'on voulut Tcriger en symbole moral 
et cpie, pendant quelques semaines, les céna- 
cles de Rennes rêvèrent de propager âla fa- 
veur de son prestige un ensemble confus et 
virulent d'idées reÙgioso-sociales . 

C'est un problème de savoir comment des 
idées vaguement protestantes et quasi mys- 
tiques, où se réfèrent les dreyfusards, s'ac- 
cordent avec les doctrines économiques de 
Jaurès qui ne pourraient s'installer et durer 
cpi'à l'aide d'une dictature et par une ma- 
gnifique discipline. Aussi bien, à son dur 
marxisme et à sa lutte de classes, Jaurès 
mêle continuellement quelque chose de fade, 
un vieux libéralisme à la Jules Simon. Est- 
ce la rançon de son génie oratoire nourri des 
déclamations romantiques ? Est-ce une tare 
imiversitaire ? Cette partie pourrie, toute 
étrangère au collectivisme, fait le fond du 
Pic^arlsme, Les hommes et les femmes 



— 88 - 

rassemblés autour de ce héros dîflerent en 
tout, hors par une religiosité amorphe . 

Cette idole malsaine ne trompera pcJîntla 
nation française. Picquart ni Picquarisme 
ne seront jamais nationaux. J'ai causé avec 
quelques Suisses, Anglais, Américains sin- 
cères. Ils me dirent : Nous aimons le colonel 
Picquart, parce quil est : i* un gentleman; 
2^ une conscience ; 3» rincarnalion des idées 
de justice et de liberté, synonymes pour nous 
du mot : « France » . 

Examinons cet état d'esprit. 

D'abord « Picquart se conduit comme un 
gentleman j». Ces étrangers n'apprécient 
I)oint notre vrai type français ; ils nous 
trouvent « communs, ^nllgaires », et ils ai- 
ment Picquart par opposition avec Mercier 
Cavaignac, c'est-à-dire précisément dans la 
mesure où le colonel dilettante se dideren- 
cie de son milieu professionnel et du sol- 
dat français. 

En second lieu, ils le tiennent pour une 
conscience : en effet, il affirme l'ensemble 
des manières de voir qui favorisent leurs 
diverses nationalités, et ainsi il collabore 
avec la conscience anglaise, allemande, itii- 
liemie, autrichienne, contre notre France 
servie par nos officiers. 

Enfin, il ressort de toute conversation 
avec les étrangers qui s'intitulent amis de 
la France qu'ils comptent sur notre pays 
pour donner à V Europe rexemple du dé- 
sarmement. L'activité de M. Piccpiart leur 
parait favoriser cette belle conception donÇ 
le lecteur peut rire et s'indigner, 



— 89-^ 

Des raisons plus fortes et d'ordre politique 
aident à cet engouement de l'étranger. 

Le colonel Picquart, quand il défend Drey- 
fus, travaille pour les attachés militaires 
anglais, allemand, autrichien, italien. En 
niant la trahison, il favorise leur espionnage. 
Les gouvernements étrangers couvrent Drey- 
fus pour abriter leur service de renseigne- 
ments et pour détruire l'œuvre du colonel 
Sandherr : c'est la campagne de Panizzardi 
et de Schwarzkoppen qui se poursuit avec 
Picquart. Et tandis que le syndicat offre au 
a héros » des mouchoirs mouillés par les 
beaux yeux d'un tas de petites nigaudes, 
l'Eiu'ope coalisée contre la France paie le 
concours de ce colonel vaniteux avec de la 
publicité romanesque. 

Il fallait noter ce Picquarisme qui anime 
tout autour du Conseil de guerre ; mais seul 
le climat de Rennes lui prête une existence 
éphémère . Et comme Picquart colonel, Pic- 
quart, symbole moral, s'anéantira dès que 
les puissances d'argent n'auront plus intérêt 
à peindre en cliêne cette planche pourrie du 
dreyfusisme. 

J'ai vu le soldat défroqué et le soldat dé- 
gradé côte à côte sur l'estrade du Conseil de 
guerre.En vain Dreyfus, pour éviter de com- 
promettre son éminent allié, ne lui jeta aucun 
cri de reconnaissance ; en vain Picquart lui- 
même, qui redoutait de paraître de mèche, 
commença par le renier : « Je connais à peine 
l'accusé, disait-il, je lui ai donné jadis de 



— 90 — 

mauvaises notes. » Un mot s'échappa du 
font de son être et trahit son secret profond, 
sa rancmie de chef de bureau : « On vou- 
lait me traiter comme ce capitaine ». 

L'outrage d'un tel parallèle, c'est M . Pic^ 
quart lui-même qui le consent, qui le pro- 
pose. Inclinons-nous devant sa destinée. Le 
colonel se met dans le même sac que le 
capitaine, et l'opinion les jette à la mer. 



CHAPITRE XIV 



Les témoins, (Bbrtulus, Forzinktti, 
CoRDiER, etc.). 



Pcmr comprendre que le divin Picquart, 
fait du moins un bel ange foudroyé, essayez 
donc de contempler sans dégoût ses asso- 
ciés Bertulus et Forzinetti. 

Bertulus, les Rennais ne voulaient pas le 
croire juge d'ins truc lion. « C'est un être falot, 
un personnage de Hoffmann » , disent avec 
ravissement les iiUellectiiels^ qui feraient 
tout aussi bien de fermer le riche écrin des 
synonymes et d'avouer que ce garçon a une 
ligure cauchemardaiile . Nous le vîmes tout 
blême, avec un faciès de rôdeur, monter, se 
couler sur l'estrade ; il installa devant le 
Conseil les élégances et les gestes en tire- 
bouchon d'un bonneleur en quête de dupes. 
Ah ! ces gestes en >Tilles qui menacent dans 
les poches les mouchoirs î Et quiand il parlait 
de son cœur aux. juges, chacun murmiu*ait : 
€ Oui, beau cœur, on te connaît. » C'était 
vraiment un petit bonneteau qu'il dressait 
avec une rapidité fiévreuse devant « mes- 
sieurs les militaires p, en les priant avec 



— 92 — 

une voix grasse de bien sui>Te la Vérité. 
La vraie formule sur cel homme, c'est M*' 
Henry (jui la trouve, quand avec ses traits 
un peu durs et sa voix de petite fille qui 
recite, mais d'honnête fille, dans cette salle 
pourrie, elle crie par trois fois : a Judas! 
Judas ! Judas î Cet homme est un Judas ! » 
— « Médème ! » disait le bonneteur en ramas- 
sant la mise. Et quand il eut rejoint son 
banc et qu'il crut devoir pour jamais renon- 
cer à la robe roupie du conseiller, on devi- 
na (pi'il grassayait : « C'est un sale coup 
pour la fanfare ! » 

On dit M. Forzinetti né d'une Africaine 
et d'im Français. Ce demi-sémitisme, ce 
métissage opéré siu* les limites du désert 
produit des êtres hors cadre, une écume 
redoutée aux rives de la Méditerranée. 
Comme ce téi.:oin se flattait d'avoir étc 
Fami intime du commandant d'Attel, — très 
réservé, pourtant, très fier, très digne, — 
le général Roget lui a demandé : 

— Eh bien î monsieur Forzinetti, où donc 
habitait le commandant d'Attel ? 

On a bien ri, car le citoyen de Monte- 
Carlo ne sait qu'une cliose où il trouve son 
aplomb, c'est que le commandant d'Attel 
est au cimetière. 

C liasse du personnel des pénitenciers, ce 
garde-cliiourme passa dans le domestique 
du prince de Monaco. Au milieu des^pic- 
quaristes, parmi ces officiers en quarantaine, 
il parvient encore à m'é tonner par ses allu- 



^ 93 — 

i d'avorteuse qui porterait une barbe pour 
dissimuler. Dans quel crime célèbre ren- 
itre-t-on ce personnage : la Bancal ? 
Jn trait commun à Bertulus et à Forzi- 
:ti, c'est leur aphonie. Ils n'osent élever 
v^oix, ils chuchotent. Pour accomplir leur 
>ogne qu'ils appelent « une œuvre de lu- 
ère », ils chaussent des pantoufles feutrées 
prennent ime lanterne sourde. « C'est 
ac luie instruction secrète ! » s'exclama 
rituellement le commandant Carrière, 
and le juge Bertulus, sous couleur de 
3oser, répandait ce qu'on a appelé son 
lurmure gras ». 

Uec ces deux hommes de nuit, le lieute- 
it- colonel en retraite Cordier fait con- 
ste, car le soleil s'est arrêté sur son 
agc . C'est môme pour cette qualité que 
anciens camarades de l'état-major le 
buenl du nom de « Père Josué ». Je ne 
s pas pemdre les magots ; aussi copierai- 
a description du Figaro qui l'admire : 
on ventic bedonne, des petits yeux ma- 
•i brillotcnt sur son visage fleuri. Il y a je 
sais quoi de souriant dans ses narines 
dsses, dans le pli de ses lèvres et jusque 
is le poil de sa moustache tombante. » 
tte moustache, même sèche, nous paraît 
uillée: c'est une idée cpii nous vient des 
lombrables absinthes qu'elle ne peut ou- 
sr. Les mômes habitudes qui le contrai- 
jent à ([uittcr l'armée lui ont mis dans 
sang un magniflque optimisme. Quand 



— 94 — 

nous mourions tous de rire à le conten 
il pirouettait sur ses talons et faisait f 
la salle avec lui gros nez rouge pour aj 
son hilarité à la nôtre. Puis, tourné ve: 
juges, il continuait sa déposition, dis 
la fin de chaque paragraphe : « Un j 
c'est tout ». En même temps, il ava 
brusquement la tête et signifiait au Ce 
par un clignement d'œil : « Hein ! çà vo 
coupe! » 

Je ne suis jamais entré au Palais-R 
mais j'imagine qu'aucune des boufibnn 
canailles que des farceurs de génie j 
diguent, ne peut secouer les specta 
plus que ne le fit le colonel Cordier q 
il nous affirma dans un paragraphe in: 
tel, que « le jeime marié Dreyfus n' 
plus droit à sa couronne d'oranger ». G 
le Jeannot de la foire. Il fallait l'ente 
dans sa grande mimique de : « Je f 
mon colonel ! » quamî, à six reprisi 
laissa échapper le nom d'officiers étrai 
qu'on avait convenu de désigner par 
initiale. Il s'excusait, mais peu après, U 
que le colonel Jouaust avait un sourire 
devant ce manque de décorum et q^ 
joie absurde nous courbait tous, y cor 
Dreyfiis, il s'écriait fièrement : 

— Je m'en fous et et je m'en refous. 

Le comble, c'est que, dans son anim 
il approcha de ses lèvres le verre d'eai 
crée . Et l'on vit bien, à son recul d'hor 
qu'il pouvait encore ressentir des dég< 



-98- 

Cliacun de ces (îrcyfusartls, en descen- 
dant de l'estrade, allait rejoindre ses pa- 
reils, loin des généraux, dans un petit espace 
sur la gauche, où Ton remar(iuait le général 
Sébert, ce vieil ami de Clemenceau, — le 
commandant Hartmann, qui écoule dans le 
dreyfusisme ses amertumes d'inventeur évin- 
cé, — le capitaine Freystaetter, pour qui le 
général Mercier trouva le magnilique diag- 
nostic de « superposition de mémoire » (12), 
— Bernheim, dont il suffît qu'on multiplie 
les photographies, — M. de Lamothe, em- 
ployé aujourd'Imi chez M. Lazare Weiller 
et à qui le général Roget demande ; « Au 
moment de l'arrestation de Dreyfus, vous 
vous êtes écrié : — Lui seul pouvait cire le 
coupable ! — Eh bien ! est-ce alors ou main- 
tenant que vous disiez la vérité ?» Ce même 
Lamothe s'est reconnu vaincu sur la (pies- 
tion des troupes de couverture. M. le géné- 
ral Mercier lui a prouvé son erreur et a fait 
remarquer que ce jeune démissionnante était 
insuffisamment instruit. 

Pour un ponne débosition^ ces témoins 
sont-ils sûrs de trouver un ponne boaition ? 
Combien il fut plus raisonnable que ces mes- 
sieurs, le lieutenant Kahn, du 74*^, qui, con- 
voqué et tâté par le grand rabbin Zadoc- 
Kahn, refusa de le servii* et en lit mi rap- 
port à son colonel (13). 



CHAPITRE XV 

Les fleurs sans nom et le climat de 

Rennes . 

Après avoir décrit ces grands acteurs de 
l'estrade Drejius, les juges, les avocats, les 
accusateurs, qui portent tous les beaux traits 
de la douleur, je dois faire entrevoir les fi- 
gures fiévreuses de la salle qui se pressent 
et que seul l'appareil menaçant d'un conseil 
de guerre contraint à l'immobilité et au mu- 
tisme. L'histoire a besoin de connaître au 
milieu de quel public on étale nos plus tristes 
intimités, les angoisses de notre diplomatie 
en 1894, le désarroi de notre état-major ven- 
du par l'un des siens, l'effronterie des atta- 
chés d'ambassade anglais et allemand s'a- 
vouant chefs d'espioimagc . 

Heureux qui, comme Adam,entre les quatre fleuves 
Sut nommer par leurs noms les choses qu'il sut voir 

L^ne poignée d'officiers de la garnison, 
ime poignée de nationalistes, voilà tout ce 
qu'il y a d'homieur dans cette salle dreyfti- 
sarde. Deux blocs y émergent dont nous 
fîmes déjà le toiur. Nous avons dénombré le 
morne escadron des insoumis que préside le 



— 97-. 

manvais sourire de Plcqaart, et la faction 
des universitaires picquaristes dont Jaurès 
dirige les manœuvres. Tout autour, c'est la 
formidable et suspecte agitation des journa- 
listes pressés, tassés, surmenés. Les jour- 
nalistes dreyfusards de langue française 
disparaissaient eux-mêmes dans l'océan des 
Anglais, Allemands, Américains, Italiens, 
Russes, Belges, Suisses et Bataves rédigeant 
pour des mUlions de francs (i) des télégram* 
mes qu'ilfaut juger d'après celui-ci, expédié, 
je le sais, dans la première semaine du pro- 
cès : « Innocence reconnue, immense en- 
thousiasme ». Il y avait pire encore : de faux 
journalistes, agents embauchés ou volon- 
taires, courtiers en diamants de Hollande, 
spéculateurs de cafés du Havre. Furent-ils 
recrutés par les rabbins ? avaient-ils acheté 
eux-mêmes leurs entrées ? Le commerce des 
places faisait rage. Dans les jours qui pré* 
cédèrent le procès, il y avait à Paris vendeur 
pour trois cents francs . Puis le marché se 
transporta à Rennes. Les cours atteignirent 
jusqu'à 2.000 francs. 

Il ne conviendrait pas d'oublier nos sno- 
binettes les plus connues qui furent im des 
scandales de ces audiences. Une certaine 
personne, « la Dame Blanche », — c'est son 
nom de guerre, — avait entre les mains une 
des trois cartes réclamées par le ministre 
Galliffet, et dans la journée émouvante de 
l'entrée de Dreyfus, placée seule derrière les 
juges, face au public, elle présidait le tout. 
Sur le haro général, le colonel Jonaust la 

f 



-98- 

pria de se retirer. Une actrice déclarait à 
M. Jules Claretie que « la diction de l'accusé 
était celle d'un innocent ». 

Quelle rafle on eût pu faire dans cette 
souricière si merveilleusement préparée par 
les événements ! 

Le climat de Rennes fit de ces fleurs 
venues de régions les plus diverses un par- 
terre qui sous le vent d'orage fournit une 
môme et vaste réaction. Un parterre de 
fleurs ! C'était plutôt un vaste animal, une 
large, plate et dégoûtante Méduse vivifiée 
par la circulation d'une même haine, entra- 
vée par la discipline du Conseil de guerre, 
humiliée par son impuissance. 

I^a bête syndicale étalée dans la salle 
s'aimait dans ses rebuts, les Dreyfus, les 
Picquart et les Bertulus, mais si quelque 
officier français paraissait surFestrade, die 
chuchotait alors : a Canaille I idiot ! assas- 
sin î » et parfois faisait une longue huée: € A 
Rennes, devant les officiers du tribunal et 
surtout en écoulant nos généraux, j'ai en la 
révélation d'un monde d'esprits supérieurs, 
d'âmes droites et essentiellement nobles, i» 
écrit un Jules Soury (i). Mais, tout naturel- 
lement, à la vue de ces Mercier, de ces 
Roiîct, les mille visages du syndicat mon- 
traient les couleurs verdâtres de la morve 
pendante aux mâchoires d'un cheval qu'il 
faut équarrir. 

Où la bête syndicale fit ses plus furieuses 
ruades, c'est quand elle se tourmentait pour 



— 99 — 

arracher, comme mi épieu de sa plaie, l'ac- 
cusation de vénalité qu'elle porte dans les 
flancs. 

MM. Jaurès, Viviani et leurs amis étaient 
décidés à se lever tous ensemble et à de- 
mander compte à M. de Freycinet de ses 
propos sur « 3o millions fournis par l'étran- 
ger pour créer l'agitation dreyfusarde ». Bien 
fin qui forcerait Freycinet à parler quand il 
n'en a pas envie I L'incomparable fourbe 
déposa de façon à laisser croire que le syn- 
dicat travaillait hors des frontières à coups 
d'argent, mais qu'en France il obtenait ses 
résultats gratuitement « en faisant appel au 
sentiments généreux ». Ulcérés par cette 
ironie tragique, les socialistes dreyfusards, 
à l'issue de l'audience, criaient au secrétaire 
de l'habile homme, venu pour s'enquérir et 
pour les apaiser : « C'est la guerre ! la guer- 
re au couteau ! » 

Souvent à la sortie, sous les tables, je crus 
voir de la bave où le pied glisserait à ces 
dames et à ces valets . Peut-être les malpro- 
pres avaient-ils tout simplement craclié par 
terre. 

Dans ce cloaque du lycée de Rennes, la 
France canalisée par le syndicat écoulait 
plus de peste que je ne puis en énumércr. 
Quand Jules Roche parla,une bouffée d'air 
corrompu révéla la présence dans cette af- 
faire Dreyfus d'un déversoir des égouls 
parlementaires. 

Cette salle impudente, mêlée de femmes 
en toilettes claires, rappelait ce que le prince 



-102 — 

qui gisent dans la conscience des citoyens 
d'une même nation. Certaines images, et, 
par exemple, les honteuses figures de la 
bande à Dreyfus, venant à tomber dans nos 
âmes, y produisent, — comme un coup de 
vent dans le feuillage immense d'une forêt, 
— un bruissement que ne connaîtront jamais 
les êtres où n'existe pas préalablement notre 
feuillage d'âme. Ce n'est point affaire d'in- 
telligence : quels que soient leur rapidité et 
leur afflnement, des étrangers ne peuvent 
rien ressentir de profond qui leur soit com^ 
mun avec nous . 

L'affaire Dreyfus par sa vertu guerrière 
a multiplié nos mouvements de contractilité, 
hyperesthésié nos puissances d'afûnité en- 
tre Français. Je diminuerais mon œuvre, si 
je négligeais de marquer l'action morale des 
ligures du cauchemar que j'ai dessiné. Quand 
elles s'agitaient sous nos yeux, leur puis- 
sance d'horreur, en nous remuant tous d'une 
même manière, força nos instincts natio- 
naux à s'émouvoir. J'aime ces petits com- 
merçants de Rennes qui nomment les mon- 
naies étrangères des « dreyfusardes ». Je 
ramasse avec orgueil l'injure des gens qui 
m'appellent « un enfant de petite ville » et 
je les nomme nationales entre toutes, ces 
paroisses qui frémissent de savoir qu' « il 
y a dans Rennes un petit-fils de Judas qui a 
vendu la France » . 

Un dreyfusard, écrivain de grand talent, 
mais conscience désorganisée par un ser- 
vUe amour du génie anglais, suivait le pro- 



— !03 — 

ces de Rennes. Nécessairement il a méconnu 
notre allégresse qui naissait du libre jeu de 
nosinnéités. « Gomme Hamlet, écrit M. Ghc- 
vrillon, la France s'est débattue, malade, 
affolée d'un cas de conscience, impuissante 
enfin à le résoudre, tant l'acte imposé par 
le devoir répugnait à ses préjugés anciens, 
à ses instincts profonds, à ses partis pris 
inspirés parle sentiment » . En vérité, quelle 
erreur de jugement I Nous étions tout joyeux 
de la bataille. Hamlet s'épuise en gestes, en 
crises de nerfs, en rêveries, en monologues, 
mais nous marchions droit aux dreyfusards. 
Hamlet a vu l'ombre immortelle de son père 
et l'incertain jeune homme remet en ques- 
tion cela même qu'il a vu : « Existe-t-il quel- 
« que chose après la mort, dans cette région 
« inexplorée d'où nul voyageur ne rc>dent? » 
Quant à nous, nous n'hésitons sur rien. 
« Etre ou ne pas être », dit-il. Nous jurions 
très haut qu'avant tout il fallait que la Fran- 
ce fût. Plutôt que des Hamlet, nous étions 
de jeunes officiers d'Afrique . 

Mon séjour de Rennes compte parmi les 
instants les plus dignes d'être vécus que ma 
mémoire me rappelle ; nos sentiments étaient 
pleins, lourds, comme les chefs-d'œuvre de 
l'art. I^a température elle-même, si puissan- 
te, brûlante dès quatre heures du matin sur 
cette ville révolutionnaire, ajoutait à cette 
splendeur générale . Nous campions comme 
des soldats, logés pour la plupart chez rh<a- 
bitant, patriotes chez les patriotes et reliés 
à toute minute aux patriotes de la France 
entière. 



— 104 — 

Cette existence de caserne et de couvent fa- 
vorisait matériellement notre travail d'âme, 
parce qae, empêchés de nous divertir vers 
les dehors, nous nous reportions naturelle- 
ment sur nos pensées les plus intimes, qu'on 
peut dire sous-conscientes et qui nous vien- 
nent de la race. Rien ne se perdait en éva- 
poration. Nous étions, dans cette cuve, de la 
France concentrée. Et pendant trente jours, 
levés dès cinq heures du matin pour aller 
nous asseoir au milieu du Syndicat, nous y 
portions de telles pensées que je puis dire, 
en empruntant une expression du langage 
mystique, que c'était « s'éveiller en la pa- 
trie ». 

O souvenirs d'une allégresse qui n'eut pas 
de lendemain I 



LIVRE III 

CONCLUSION 



CHAPITRE XVn 
La Justice bt l'Etat sont satisfaits 

« Aujourd'hui 9 septembre 1899, le conseil 
de guerre de la iO* région de corps d'armée, 
délibérant à huit clos . 

« Le président a posé la question suivan- 
te: 

« Dreyfus, Alfred, capitaine breveté au 14» 
régiment d'artillerie, stagiaire à l'état-major, 
est-il coupable d'avoir, en 1894, provoqué 
des machinations ou entretenu des intelli- 
gences avec une puissance étrangère ou un 
de ses agents, pour l'engager à commettre 
des hostilités ou à entreprendre la guerre 
contre la France, ou pour lui en procurer 
les moyens en lui livrant les notes et docu- 
ments renfermés dans le bordereau ? » 

Les voix recueillies séparément, en com- 
mençant par le grq^de inférieur, et le moins 



— 106 — 

ancien dans chaque grade, le président ayant 
émis son avis le dernier. 

Le conseil déclare sur la question, à la 
majorité de 5 voix contre 2 : 

« Oui, l'accusé est coupable. » 

« A la majorité, il y a des circonstances 
atténuantes. » 

A la suite de quoi, et sur les réquisitions 
du commissaire du gouvernement, le prési- 
dent a posé la question et a recueilli de nou- 
veau les voix dans la forme indiquée ci- 
dessus. 

En conséquence, le conseil condamne à 
la majorité de cinq voix contre deux le nom- 
mé Dreyfus (Alfred), à la peine de dix ans 
de détention 



<K Enjoint au commissaire du gouverne- 
ment de faire donner immédiatement lectu- 
re, en sa présence, du présent jugement au 
condamné, devant la garde assemblée sous 
les armes, et de lui indiquer que la loi lui 
accorde xm délai de vingt- quatre heures 
pour se pourvoir en revision. » 



La moralité publique et le salut national 
voulaient, contre le gouvernement, la con- 
damnation d'un traître utilisé par une 
faction. Il ne s'agit pas d'avoir des idées 
généreuses ; il s'agit d'avoir des idées rai- 
sonnables. Ah 1 c'est toujours plus agréable 
d'absoudre cpie de condaiAner. C'est toi|- 



- 107 - 

jours commode de détom'ner les yeux et 
de dire : « Pauvre diable I » Mais le com- 
mandant Carrière, dans sa réplique de la 
dernière heure, a marqué avec une force 
admirable les devoirs du juge militaire. Je 
vous engage à lire cette page, qui, faite de 
fragments du Code, dépasse ce que les 
plus grands psychologues ont écrit contre 
la manie du scrupule. 

Pour moi, je l'ai souvent répété, j'avais 
une opinion dans l'affaire Dreyfus, avant de 
connaître les faits judiciaires. Je me ran- 
geais à l'opinion des hommes que la société 
a désignés pour être compétents. Je suis 
allé à Rennes surtout avec le sentiment de 
l'intérêt public. Ainsi je ne m'y rendais pas 
avec une âme sans passion. Pourtant, la 
présence réelle de Dreyfus m'a tout d'abord 
amolli. Je l'ai plaint. Et si j'avais, dans 
cette loque humaine, senti un innocent, je 
me serais retiré de la lutte. Il n'est pas beau 
d'être le combattant qui passe d'une armée 
dans l'autre; peut-être me serais- je borné 
à me taire après deux mois d'explication ; 
jamais je n'aurais aidé à sceller sur un in- 
nocent la pierre d'infamie. Mais j'ai vu, au 
cours de ces longues audiences, la figure de 
Dreyfus suer la trahison. 

J'ai dit, au bout de quinze jours, à mes 
lecteurs : « La condamnation est certaine. » 
Avais-je donc xm renseignement ? Les juges 
n'ont parlé à personne mais je voyais le 
crime assis devant eux. 



— 108 — 

Réjouissons-nous en toute liberté d'esprit. 
La France vient d'être servie. 

Et si la peine de Dreyfus est allégée, nous 
pouvons prendre de cela aussi de la satis- 
faction. C'est une bête hiunaine, qui respire 
et qui souffre. Son pire crime, d'ailleurs, 
n'est pas d'avoir livré les documents énu- 
mérés au bordereau, c'est d'avoir servi pen- 
dant cinq ans à ébranler l'armée et la na- 
tion totale. Or, de cette campagne antifran- 
çaîse menée depuis 1894, il est le moyen 
plutôt que l'inspirateur. 

Les grands responsables, que le châti- 
ment devrait atteindre (14), ce sont les « in- 
tellectuels», les « anarchistes de l'estrade», 
les « mctaphy siens de la sociologie ». Une 
bande de fous d'orgueil. Des gens qui ont 
en leur intelligence une complaisance cri- 
minelle, qui traitent d'idiots nos généraux, 
d'absurdes nos institutions sociales et de 
malsaines nos traditions. Ces pédants ré- 
voltés sont en même temps les plus infé- 
conds des hommes. S'il y a des abus et des 
faiblesses dans notre état-major, s'il y a des 
parties pourries dens notre société, s'il y a 
des préjugés à émonder de nos traditions 
nationales, cette œuvre de révision doit être 
entreprise dans un sentiment d'amour, avec 
l'esprit d'un père de famille qui gère les in- 
térêts des siens, et non avec l'audace de ces 
néroniens qui s'écrient : « Périsse un ordre 
social qui ne veut pas se plier sur l'idéal que 
je me suis composé I » 

On le remarquera, nous nous abstenonSf 



— i09 — 

en général de chercher à la conduite de nos 
adversaires dreyfusards d'autre mobile que 
leur corruption intellectuelle. Mais enûn. qui 
veut-on tromper ? Il y a une autre corrup- 
tion. Ils s'intitulent eux-mêmes « le parti des 
gens généreux » / Risum teneatis, amici. 

Tant d'or jeté dans la bataille rendit un 
instant le résultat douteux. Il n'est pas bon 
de laisser les consciences exposées à de si 
fortes tentations. On aimerait que quelque 
navigateur judiciaire, un honnête collègue 
de Bertulus, remontât ce fleuve d'or pour 
saisir les coupables à sa source. 

Que penseriez-vous d'une vigoureuse in- 
tervention de la police d'Etat ? Cela vau- 
drait mieux que d'immoler, comme on l'an- 
nonce follement, Roget, Mercier et Gonse à 
la famille Dreyfus. N'est-il donc pas de gou- 
vernement pour sauver un peuple qui sup- 
plie qu'on le sauve ? 

En vérité, ce n'est pas pour ce grand hon- 
nête homme de Déroulède qu'il faut assem- 
bler un tribunal extraordinairCi On paye 
beaucoup d'impôts en France, mais on y 
est mal protégé . Si les hommes politiques 
ne savent pas faire tout leur devoir, je vou- 
drais que ces hommes énergiques qui, dans 
la nation, ont maintenu les vraies doctrines, 
prissent une résolution. 

Ne nous souvenons plus du traître que 
pour aimer ceux qui le châtièrent. Expri- 
mons notre reconnaissance à ces officicrst 
les Mercier, les Roget, les Deloye, environ- 
nés désormais d'une iomiense popularité, 

iO 



qtii nous donnèrent de magniûqaes exemples 
de claire raison française. Confions-nons 
à cette jeune armée, dont nous vîmes les 
représentants gravir les marches de l'estrade 
de Rennes. Ils ont resserré et justifié la fra- 
ternité française. 

Conséquence terrible pour certains : la 
question de races est ouverte. 

Il y a une conscience nationale ; c'est IVn- 
tontc de gens qui sont réunis depuis plu- 
sieurs générations dans les mêmes institu- 
tions sociales pour afiirmer des intérêts 
moraux communs. 

La conscience nationale française a été 
irritée, froissée, parce cpie des étrangers de 
l'intérieur et de Textérieur ont votQn nous 
« faire marcher » . Nous enregistrons avec 
une immense espérance la victoire de Ren- 
nes (16) ! 



CHAPITRE m 
Autour du Verdict 



On ne choisît pas tout un conseil de 
guerre, on choisit son président. En déci- 
dant que Dreyfiis comparaîtrait à Rennes, 
on voulait le faire juger par Jouaust. Et d'a- 
bord on s'arrangea pour que le colonel de 
Saxcé ne présidât pas. 

Jouaust s'est défendu d'être franc-maçon, 
n a écrit aux journaux : « Ce n'est pas moi. 
On m'a confondu avec mon frère qui habite 
Rennes. » Qu'il ne marchât pas, on avait 
Jourdy. Cela put faire argument dans sa 
conscience. C'est dans le même esprit que 
Galliffet nous disait : « Vous vous plaignez 
de moi ! mais tremblez quejeparte,car vous 
auriez André. » 

Le général Brugêre, à peine investi du gou- 
vernement de Paris, accourut à Rennes. Quel 
fut l'objet de sa longue entrevue avec le co- 
lonel Jouaust ? 

Jouaust, dès le premier jour, prit la ma- 
nière des présidents qui malmènent l'accusé 
parce qu'ils l'acquitteront. C'est classique . 
A l'issue de la première audience, quelques 
spectateurs (}ireat,plus sajges que nous ; « Il 



— 112 — 

traite l'accusé trop durement. Méfiance î » 
Au cours du procès, Jouaust envoyait le 
lieutenant-colonel Brongniart au capitaine 
Beauvaispour l'exhorter à ne pas intervenir 
tout le temps dans les débats. 

— Dites à Beauvais que je suis bien de son 
SLYÏSy mais il se donne l'air d'avoir de l'a- 
nimosité contre le traître. Il nous nuit plus 
qu'il ne nous sert. 

Jouaust comptait sur la voix du comman- 
dant de Bréon. Celui-ci est un mystiqne.Du- 
rant tout ce mois du procès il allait se pros- 
terner dans les églises et demandait à Dieu 
de lui inspirer la plus juste décision. Pres- 
que chaque soir le colonel de Villebois-Ma- 
reuil s'occupait à le remonter. Bréon c'est un 
homme à « scrupules x>. 

Les délicats sont malheureux 
Rien ne saurait les satisfaire. 



Tout se ramenait dans l'esprit de Bréon à 
une distinction scrupuleuse entre croire et 
savoir. Il ne croyait pas à l'innocence de 
Dreyfus ; il croyait même à sa culpabilité, 
mais il ne la savait pas. £n outre, il a perdu 
jadis un procès d'héritage par un faux nota- 
rié que les experts authentiquèrent. Ainsi 
construit, il pouvait se récuser. Il préféra 
faire bénéficier le traître de ses indécisions 
où l'on doit voir une sorte de « phobie » . 

On dit que Jouaust escomptait aussi le vote 
du lieutenant-colonel Bron^art. Avec cea 



— 113 — 

deux voix et la sienne, il eût enlevé l'ac- 
quittement à la minorité de faveur. 

Il se trahit dans la salle du conseil, quand 
vint rheure du verdict. Aux termes de la loi, 
le président recueille les réponses en com- 
mençant par le grade inférieur ; il émet son 
opinion le dernier. « Sans cette utile précau- 
tion, la crainte de blesser un supérieur en 
contrariant son opinion livrerait les membres 
du conseil d'un grade inférieur à la merci du 
président et des autres officiers d'un grade 
élevé (16). » Il n'y a pas de discussion sur 
la culpabilît é, car elle révélerait à l'avance 
l'opinion des divers membres du conseil et 
ainsi le mode de votation choisi n'aurait plus 
d'utiUté. 

Le capitaine Parfait — que le parti fran- 
çais appelait k Plus-que-parfait » — vota oui 
Profilet, OUI ; Merle, oui ; Beauvais, oui ; 
Bréon, nox. C'était au tour du lieutenant-co- 
lonel Brongniart. De sa voix tout dépendait. 

Jouaust plaça son crayon dans la colonne 
des a non » et attendit. 

Brongniart prononça oui . 

Jouaust ne put se contenir : 

— Comment ! vous trouvez qu'il y a des 
preuves ! 

Très déçu, lui-même vota non. 

Sur l'application de la peine, il y eut une 
grande délibération où Jouaust se démasqua 
complètement et développa les conséquen- 
ces politiques de la sentence : 

— Il faut faire l'apaisement. Un moyen, 
c'est de lui accorder les circonstances atté- 

10» 



je uens a vous prévenir que je vais laire 
casser le jagement du conseil de guerre par 
la chambre criminelle de la Cour de cassa- 
tion, pour excès de pourvoir!... » Et il dé- 
veloppait la thèse que dès la veille M. Cle- 
menceau avait élaboré : « On nous dira : 
taisez-vous, acceptez le verdict c'est la loi ! 
— Non, ce n'est pas la loi!... La Cour de 
cassation a donné un mandat limité au 
conseil de guerre. Il en est sorti sciemment. 
La Cour de cassation doit faire prévaloir la 
loi contre ceux qui ont affecté de n'en pas 
tenir compte. » (L'Aurore, 10 septembre.) 

Le dossier était déjà transmis au greffe 
de la Cour de cassation. Mais Galliflet se 
mit en travers. Au conseil des ministres il 
déclara : 

— On en restera là. Si vous voulez pro- 
mener Dreyfus devant tous les conseils de 
guerre et que tous lui répètent qu'il est un 
traître, c'est votre afïaire. Quant à moi, si 
vous dressez la chambre criminelle contre 
les juges militaires, je donnerai ma démis- 
sion et je dh*ai pourquoi. 

Waldeck fixa son œil bleu et gelé sur ce 
gêneur imprévu. 

Pour entendre la conduite, excellente ce 



-120- 

avaît-îl achevé de prononcer cette magni- 
fique phrase où l'accent et l'évidente hon- 
nêteté du personnage ajoutaient du pathé- 
tique, que le journaliste vit venir sur leur 
trottoir un grand vieillard tout blanc qui, 
en les apercevant, traversa brusquement la 
rue. 

— C'est lui dit le lieutenant-colonel Le- 
borgne. 

Et le journaliste terminait son récit par 
ces mots dont la cruauté doit encore ajouter 
au supplice du malheureux : « Le colonel 
Jouaust prit les quais et s'en alla lentement 
le long de la Vilaine bourbeuse, conune s'il 
y cherchait la place où noyer la vie dont 
il meurt. » 



NOTES 



(1) Un magislrat très poli : c'est qu'il est df^ciil*^ 
à vous « saler ». Trop dur : c'est pour la salle et 
il vous acquittera. Voilà une observation que me 
confirmont tojs les g3ns du m3nde Judiciaire. 

(2) (( Dieu qui ne refusoz pas votre miséricorde 
aux Juifs môme après leur perfidie, exaucez nos 
prières pour q'.i'ils soient enfin tirés de leurs té- 
nèbres. » 

(3) Môme indigence dans son livre qui n'est qu'un 
sommaire. Ah ! si pareille aventure, me disait un 
intellecluel, était arrivée à un homme de génie ! 
Quel livre ! » Mais pareille aventure ne peut ar- 
river à un homme de génie, car le génie, c'est 
d'avoir de l'âme. 

m'4) C'est à celte explication que Dreyfus s'arrête 
dans SCS Souvenirs. 

(5) DES JUIFS ET DES PROTESTANTS CONSIDÉRis « IN 

ABSTRiOTo ». — Je suis dc tradition lorraine par 
tous mes instincts ; c'est, en outre, la discipline 
que ma raison accepte. Ce que j'ai d'un autre 
sang me fortifie dans ma répugnance au protes- 
tantisme (éducation séculaire différente de la 
mienne) et au judaïsme (race opposée à la mienne). 
Est-ce à dire que je ne fasse pas cas des carac- 
tères ethniques de ces races ou espèces ? Unprô- 

U 



tte m'a dit qjo nul, à notre époque, n'avait 
exposé l'idée de Dieu 'ivcc autant de force que 
M. Auguste Sabaiier, doyen de la Faculté de théo- 
logie protestante de Paris, et c'est encore une 
chose vraie que l'Histoire des Juifs est un des 
plus prodigieux romans de l'humanité. Mais mon 
point de vue c'est ici de juger les Juifs et les pro- 
testants par rapport à la tradition française. Les 
Juifs n'ont pas de patrie au sens où nous Tenten- 
(Ions. Pour nousi la patrie, c'est le sol et les an- 
ciMres, c'est la terre de nos morts. Peureux, c'est 
l'endroit où ils trouvent leur plus grand intérêt. 
Lfurs (( intellectuels n arrivent ainsi à leur fa* 
meusedéQnition: « La patrie,c'est une idée ». Mais 
quelle idée ? Celle qui leur est la plus utile et, 
par exemple, l'idée que tous les hommes sont frè- 
res, que la nationalité est un préjugé à détrnire, 
que l'honneur militaire que le sang, qu*il faut dé- 
sarmer (et ne laisser d'autre force que Targent), 
etc. 

Là-dessus faut-il les appeler <it sales |aifs t ou 
« première aristocratie du monde » ? Vous eo 
penserez ce que vous voudrez, selon v^tre tempé- 
rament et selon les circonstances, mais vous ne 
nierez point que le juif ne soit un être différent. 
Il est d'une haute moralité d'obéir à la loi. Le 
cas de Socrale illustre cette conception Indiscutée 
Mais je ne puis accepter qucla loi à laquelle mor 
esprit s'identiiie. Plus j'ai d'honneur en mol, plu 
je me révolte si la loi n'est pas la loi de ma race 
Le relativiste cherche à distinguer les conce/ 
tions propres à chaque type humain. Ils poss 
daient le sens du relatif, les grand hommes d'E' 
(fui fermèrent aux protestants les frontières 
Lorraine et ceux qui, pour apaiser les discor 
balancèrent les forces diverses dans l'Ëdit 
Nantes. 

(6) Pour plasiears raisons, (pour que l*on 



— 123 — 

des divisions de la France et pour que l'on dislin- 
gue si notre présence à •Rennes était nécessaire), 
nous croyons utile de donner une idée des fureurs 
dreyfusardes. Voici la même scène contée dans le 
New York Herald par M. Marcel Prévost : 

(( Le général conférencier a une voix et unphy- 
« sique ingrats, presque une voix de vieille dame, 
« et la figure aussi est d'une dame âgée sur la- 
a quelle un mauvais plaisant se serait amusé à 
(( dessiner au coin des lèvres deux petites mousta- 
« ches tortillées. 

(( Les minutes succèdent aux minutes, la vieille 
« dame infatigable poursuit sa conférence au mi- 
a lieu des bâillements de l'auditoire. 11 s'est passé 
« ceci de vraiment extraordinaire que jusqu'à la 
a fin de la séance le public a attendu la vraie 
(( déposition du général Mercier. On ne pouvait 
(( pas croire que ce fût cela. C'était pourtant. Il 
f n'est pas venu aulre chose. L'espoir de révéla- 
« lions sensationnelles a été déçu définitivement. 
« Imaginez le ramassis le plus prolixe et, en 
tt même temps, le plus pauvre de tous les « po- 
(( tins » qui ont traîné à la Cour de cassaiion et 
• que la Cour a dédaignés, des développements 
u infinis sur le 120 court et les troupes do couver- 
(( ture, et pour couronner ce factum, un abrégé 
a apologique des niaiseries de M. Bertillon I 

(( Oui I le général Mercier en est encore à atlri- 
« buer l'écriture du bordereau à Dreyfus ! Il 
« ignore les aveux d'Esterhazy, il sourit agréable- 
« ment quand il parle du papier pelure. 

V De la démence, vous dis-]e. C'était incroyable, 
a II n'y a pas d'autre mot. La stupeur se peignait 
« sur tous les visages, — visages de révisionnistes 
« ou non. Et la vieille damoconférenciait toujours, 
« jouait aux petits papiers avec le greffier Coû- 
te pois ; arrondissait ses phrases, se complaisait 
is évidemment eq son éloquence. C'ét^t re£[rite* 



— 124 — 

t ment lent, progressif, des fameuses prenves du 
a général Mercier, et du général Mercier lui-mA- 
« me. Grâce à une imprudence de celui-ci Teflri* 
« tement s'est changé au dernier moment en 
« efTondrcment. 

« 11 était arrivé à la péroraison. Après avoir 
« résumé sa conférence, il s'avisa de dire ceci : 
« Messieurs, je sais que la nature hamaine est 
« faillible. Si j'avais eu le moindre doute sur la 
(( Justice de l'arrêt de 18\)4, vous poiuvoz être 
« assuré que j'aurais reconnu mon erreur. 

« Il disait cela de sa voix blanctie et satisfaitOi 
« se tournant pour la circonstance vers Dreyfus, et 
« l'on vit alors ceci, avec une émotion intense, 
• qui secoua l'auditoiro comme uno secousse élec- 
« trique : Dreyfus, jusque là immobile sur sa 
« chaise, se dresser debout, le visage subitement, 
« rouge de colère, et crier dans les yeux à son 
« accusateur : « C'est ce que vous devriez faire 
« oui ! C'est ce que vous devriez faire » I 

« Mercier, surpris, s'arrête, balbutie, a C'est 
« voire devoir, » lui crie encore Dreyfus dans la 
« figure. 

tt Et il se rassied, soudainement redevenu sol- 
« dat, immobile api'ès cette explosion de révolte. 
« L'accusateur décontenancé essaye d'ajouter 
« quelques paroles que personne n'entend, ramas- 
a se s'S papiers plie sa serviette et se lève. Des 
i( huées retentissent dans toute la salle. Un jour* 
(( naliste sur le passage du témoin lui crie en 
a face : Assassin ! i 

M. Marcel Prévost, qui prend ce ton pour parler 
aux Américains d*un générai français est, il faut 
le rappeler, un des plus décents parmi les dreyfu- 
sards. 

(7) En décembre 1901, le commandant Carrière 
dut prendre sa retrsUte sans avoir olitenu le ru-* 



— 125 — 

ban de la Légion d'honneur pour lequel il était 
proposé depuis cinq ans et demi. Il expiait son 
réquisitoire. II se fit inscrire au tableau des avo- 
cats de Rennes. So» ami intime, le lieutenant-co- 
lonel Lcborgne, donna alors d^s explicaîions pu; 
bliques. Elles confirment ce que nous disons do 
ers secrètes démarches amicales et puis des ordres 
ministériels. Le colonel L'^borgno ajoute des dé- 
tails qui font un abominable tableau : 

(( Dans la nuit qui précéda le prononcé du ré- 
« quisitoire, un otïicier d'ordonnance du général 
« de Gallilïet », officier dont Carrière citera le 
nom si on le pousso à bout, « vint sonner rue Cur- 
« vaut, à sa porte, et remit au commandant, non 
« pas une dépêche, mais une nouvelle instruction 
« conçue dans le même sens que les précédentes, 
« quoique en termes plus pressants, et signée du 
« général de Galliiïct. » Le général de Galliffet 
prétend que celte iustruction n'existe pas, eh 
bien ! moi, « je l'ai vue, de mes yeux vue. » Elle 
se termine par la fameuse phrase : « Je vous 
i( rappelle au respect des motifs intangibles de la 
« Cour de cassation «.Au reste, elle figure encore 
dans les archives du corps d'armée, il est facile 
de l'y retrouver et de voir si la signature du gé- 
néral de Gallifiet est fausse. 

« Voilà ce que le commandant Carrière vous 
aurait lui-même raconté si, dans la soirée de jeu- 
di, « sur les ordres formels du général André, le 
a général Donop ne lui avait fait donner sa paro- 
u le d'honneur de garder le silence. Il lui a l'a- 
« bord violemment lavé la tète », puis il a fait 
appel à ses sentiments de bon citoyen, en essayant 
de lui prouver qu'une reprise de « l'Affaire » se- 
rait désastreuse pour notre pays, alors quelle 
serait seulement désastreuse pour notre ministè- 
re. 

« Le commandant Carrière a cédé ; il a donné 



— 126 — 

sa parole d'honneur, mais sous cette réserve que, 
s'il est attaqué et vilipendé pour avoir fait son 
devoir, il répondra. Soyez certain qu'il lo fera, et 
ce jour vous verrez bien des sourires dédaigneux 
se changer en douloureuses grimaces. » 

— Dans le môme moment, et comme lo général 
de Gulli£fet niait avoir envoyé aucune instruction 
au commandant Carrière, colui-ci s'écriait : 

(( Âh ! le général de Galliflet dit cela I il faut 
qu'il ait un rude toupet. Bientôt je serai libre 
« et je pourrai peut-être parler. 

« On m'adjoignit comme substitut vous vous en 
« souvenez M . le chef de bataillon Mayence,et noas 
« commençâmes par lire les gros volumes do la 
« Cour de cassation Trouvez-vous dei preuves de 
« la culpabilité de Dreyfus ? » disais-je à Mayence 
(c qui me répondait in variablcmenl a non ». Et nous 
(( étions d'accord. 

(( Personne ne se doute que le rapport Ballot- 
(( Beaupré, les plaidoiries des avocats devant la 
(( Cour ne sont, en quelque sorte, que la copie du 
« mémoire Picquart, et ce mémoire est rédigé 
(( avec une habileté prodigieuse. Sachez aussi 
(( qu'un seul homme a réellement fait la révision : 
(( c'est Picquart. Tous les autres no sont que des 
(( comparses. Je comprends que ceux qui n'ont lu 
a que les documents de la Cour do cassation 
(( aient éprouvé dos doutes sur la culpabililô de 
« Dreyfus. 

(( Mais lorsque, Mayence et moi, nous ouvrîmes 
« le dossier, que nous primes connaissance de 
(( toutes les pièces ofificielies de la procédure, 
u notre opinion ferme, inébranlable, était faite : 
« Dreyfus était coupable ! » 

— Tous ces incidents scandaleux sont résumés 
et appréciés de la façon la plus satisfaisante dans 
la déclaration qui suit du général du Barail |i8 
décembre 1901} : 



— 127 — 

(( Ciommentl le général de Galliffet dit: « Je n'ai 
a pas signé certains documents tendant indirec- 
« temcnt à enjoindre à un de mes subordonnés de 
« conclure dans son réquisitoire à l'innocence d'un 
« accusé ! net cependant ces documents existent, 
revêtus de sa signature. Qui donc a signé? Voilà 
ce qu'il faut savoir à tout prix, et personne ne 
bouge, ni d'un côté, ni de l'autre. Qu'est-ce donc 
que le secret professionnel ? Il y a une limite au 
delà de laquelle il devient une absurdité et par- 
fois môme un moyen de cacher une forfaiture, et 
l'on devrait comprendre que ! intérêt supérieur 
de la France et de Tarmée prime toutes le» au- 
tres considérations. Le général de Galliifet a le 
devoir de parler, de tout dirc,de relever le com- 
mandant Carrière du secrftl professionnel afin de 
permetlrc à colui-ci d'étaler au grand jour ses 
documents. Jusque-là, tous les ministres seront 
sous le coup d'un soupçon intolérable. Que les mi- 
nistres politiciens se réfugient dans le silence, 
passe encore I C'est leur habitude. Mais qu'un sol- 
dat comme le général de Gallidot se taise quand 
il doit parler, c'est impossible ; ol j'espère qu'il 
comprendra. 

(8) « Guignol Ah ! c'est là que les passions 

sont slmpl s et fortes. Le bâton est leur instru- 
ment ordinaire. Il est certain que le bâton dis- 
pose d'une grande force comique. La pièce reçoit 
de cet agent une vigueur admirable ; elle se pré- 
cipite vers le c Grand Charassement final ». G est 
ainsi q\ie les Lyonnais, chf^z qui le type de Gui- 
j^nol fut créé, désignent la mêlée générale qui 
termine toutes les pièces de son répertoire. C'est 
une chose éternelle et fatale que ce a Grand Cha- 
rassement. » ! C'est le 10 août, c'est le 9 thermi- 
dor, c'est Waterloo ». (Anatole France, Guignol^ le 
Livre de mon àmiJ. 

Voit-on pourquoi les affaircR de Boulanger, de 



-- 128 — 

Panama, Dreyfus^demeurent des pièces de second 
ordpo? Le vrai moyen tragique y manquait ? Quoi 
donc ? Mcssire Bâton. 

(9) Labori veut ici nous marquer que, s'il ne 
parle pas davantage, c'est qu'il sait qu'on est prêt 
à le poursuivre pour violation du secret profes- 
sionnel. Dans (( certains milieux dreyfusards, 
ofQciels ou non », on le guette, on espère qu'il 
donnera prise, car tout ce qui se rapporte à l'af- 
faire Dreyfus, c'est comme avocat qu'il a pu le 
connaître. 

(iO) Ce geste, Marcel Prévost l'a noté pieuse- 
ment dans un Portrait du Revenant : a Labori est 
toujours robuste et souriant, les )oues pourtant 
un peu congestionnées. Il marche, se lève et s'as- 
sied avec aisance ; seulement, par un gesle ins- 
tinctif la main droite sortant de l'ample manche 
de la toge va frôler le dos aux environs do la co- 
lonne vertébrale ». Peinture naïve, qui fait rire 
les profanes, mais c'est ainsi qu'à toutes les épo- 
ques les croyants peignent leurs saints. 

(11) A mon avis. M" Edgard Démange aurait dû 
comparaître comme témoin. Rappelons-nous en 
effet l'un des points mystérieux de ce procès où 
il y eut plusieurs mystères que très visiblement 
le président Jouaust évita. 

Je veux parler du jour où nous vîmes M. Casi- 
mir-Périer, ancien président de la République^ 
donner dans l'air de grands coups de voix, sur la 
barre de grands coups de poing et en plein visage 
de Waldeck un grand coup de lumière. C'était à 
propos d'une lettre écrite par Dreyfus le 23 no- 
vembre 1898 et que voici : 

(( J'avais demandé à M. Casimir- Perler la pu- 
« blicité des débats. Après m'avoir fait donner ma 
a parole de me soumettre à certaines conditions 
0. trop naturelles, M. le Président de la Répnbll- 



« ■' 



— 129 — 

« que me fit répondre par rintermédiaire de M* 
« Démange qu'il se confiait en ma parole et qu'il 
(( demandait la publicité des débats. Elle ne fut 
« cependant pas accordée. Pour quels motifs je 
« l'ignore. . . Cette parole que j'avais donnée à M. 
« Casimir-Périer, je l'ai tenue. » 

M. Casimir-Périer vint sur l'estrado de Ren- 
nes nier d'avoir eu ces louches ententes avec Drey- 
fus. Et du ton le plus violent il rétablit les faits 
comme suit : 

« Le 13 décembre 1894, MM. WaldeckRousseau 
« et Joseph Reinach sont venus successivement 
« dans mon cabinet m'entretenir du désir de la 
(( défense que le huit-clos ne fût pas prononcé, et 
« de l'engagement que prenait la défense d'obser- 
(( ver, dans les questions diplomatiques, une gran- 
« de réserve si les débats avaient lieu autrement 
« qu'à huis-clos. J'ai répondu à M. Waldeck- 
« Rousseau comme à M. Joseph Reinach que je ne 
« pourrais que transmettre leur désir ; que per- 
« sonnelloment je ne pouvais rien pour y donner 
(1 satisfaction. » (Figaro supplémefUaire^ i^Siodi 
« 1899.) 

Si l'incident valait que le surexcité Pèricr fit un 
pareil tapage au déprimé Dreyfus, il fallait exiger 
que l'avocat Démange renonçût à plaider et qu'il 
devint témoin avec Reinach et Waldeck. Car en- 
fin, ce qui demeure certain f t qui force à rêver, 
c'est la démarche sinon les termes du dialogue ; 
dès le mois de décembre 1894, Démange, comme 
avocat choisi par la famille, Reinach comme pro- 
phète dos juifs, et Waldeck, on ignore à quel ti- 
tre se firent les commissionnaires de Dreyfus, qui 
concluait de ces colloques :« Dans trois aits^ mon 
innocence sera reconnue. « Phrase qui d'abord 
semblait dénuée de sens, mais Waldeck étant mi- 
nistre remua ciel et terre pour que le traître eût 
été bon prophète ! 



— 130 — 

(12) Bien que nous écartions toute dialecti- 
que sur le fait Dreyfus pour fournir seulement 
dos choses vues, c'est-à-dire ies péripéties et les 
couleurs de la bataille, donnons en pussant un 
aperçu de Tincident Schneider. C'est une lumière 
sur 1 art de la guerre chez nous et chez nos ad- 
versaires. 

La tension dans Rennes était magniOque. A 
toute heure du jour, de la nuit, il fallait veiller 
pour avertir les amis et parer aux attaques. Le 
12 août, le général Mercier avait invoqué à l'ap- 
pui de sa démonstration les lignes suivantes du 
colonel Schneider, que notre service do rensei- 
gnements avait réussi à se procurer : Paris, 30 
u novembre 1897. — On avait déjà émis bien des 
« foie pareille supposition que le traître n'est au- 
« tre que Dreyfus. Je conlinue à estimer que 
« Dreyfus a été en relation avec les bureaux con- 
« fidonliels allemands de Slrasbourg et de Hruxel- 
« les que le grand étal-major allemand cache avec 
(( un soin jaloux, même à ses nationaux d. 

f^e 17 août, dans la soirée, à Rennes, nous fû- 
mes avertis que le Figaro recevait d'Ems et pu- 
blierait le lendemain la dépêche sensationnelle 
suivante : 

(( Lettre du 30 novembre 1897 attribuée à mol 
est un faux. 

« Colonel SCHNBIDBR. • 

Aussitôt sur les bancs du télégraphe nous ré- 
digions une dépêche pour raticrmir .les cadres 
français : aie Jozinia/, Paris, de Rennes, 17 août. 
(( — Nous apprenons que le colonel Schneider 
« traite de faux le document signé de son nom où 
(( il affirme sa conviction dans la culpabilité de 
« Dreyfus. Cette démarche n'émeut personne dans 
« les milieux nationalistes. Voilà des manœuvres 
tf auxquelles oq s'attendait, et, s 11 y a une affirma- 



- 131 — 

« tion fausse dans cette affaire^c'est Taffirmation 
a même du Figaro. On ne sera pas on long temps 
a avant de le démontrer en séance publique du 
« conseil de guerre : Nous pouvons le déclarei^. 

a Mais on voit maintenant rinconvénient de la 
« nécessité où les amis de Dreyfus ont mis le con- 
« seil de guerre de publier des documents secrets : 
I c'est nous exposer d'une façon certaine à rece- 
« voir des démentis de l'étranger. 

(c II était évident que celui à qui Ton avait dé- 
robe des documents et que l'on mettait en cause 
« malgré lui, en référerait à son gouvernement. 
« Après cinq Jours l'Autriche refuse de se mettre 
(( en opposition avec l'Allemagne et l'Italie, dont les 
u attachés d'ambassade Panizzardi et Schwarzicop» 
« pen s'efforcent de cacher leur rôle de chefs 
« d'espionnage. 

« Si délicate que soit la question au point de 
c vue diplomatique, elle sera réglée par le con- 
(( seil de guerre, avec le souci de maintenir que 
(( nons sommes les maîtres dans nos questions in- 
« térieures et qu'il n'appartient pas à l'étranger de 
« sauver un traître. » 

Le 19 août, le commandant Guignet en séance 
du conseil de guerre rappelait que u les dépêches 
d'Ems no sont pas toujours véridiqucs ». Il se 
déclarait en mesure d'établir d'une façon indis- 
cutable l'authenticité de la pièce, et ses argu- 
ments étaient bien concluants, puisque le colonel 
Schneider renonçait à soutenir son personnage et 
écrivait le 22 août : 

(( L'apposition de la date susdite (30 novembre 
« 1897) et de ma signature au texte que l'on 
'« m'attribue constitue un faux. Ce faux subsis- 
• terait même dans le cas où, ce dont je ne puis 
« juger sans l'avoir sous mes yeux, le texte /m- 
tt même émanerait de moi à une autre date. » 



-- 132 — 

Aveux embarrassés, mais incontestables, du té- 
légramme précédent. Aussi bien le ^ général Mer- 
cier avait de son propre mouvement indiqué que 
la date du 30 novembre s'appliquait non à la ré« 
daclion du document, mais à son entrée au ser- 
vice des renseignements. La défense ne s'y trom- 
pa point ; elle dit dès lors que ce document n'était 
point un rapport, mais un simple mémento : elle 
soulint que le colonel Schneider était mal ren- 
seigné : elle ne contesta plus l'authenticité. 

Le 30 août, lors du défilé des professeurs de 
TEcole des Charles, (qui révoltèrent et réjouirent 
la France par leur incroyable bouffissure d'Intel- 
Icclucls), P^mile Picot, — bibiiothécaircdcs Roths- 
child, oncle de Paul Desjardins (le clergyman des 
belles petites âmes et oncle aussi de Lucien 
Fontaine, (qui est le trésorier secrétaire de la li- 
gue des Droits de F Homme) ^ — annonça qu'il 
avait eu l'honneur de causer avec un attaché 
d'ambassade de la Triple Alliance, dont il oppo- 
sa la parole à la parole des officiers français. 

— Très bien I — lui répliqua le général Roget, 
toujours admirable d'à-propos. — Vous êtes libre 
de préférer l'allirmation autrichienne à l'affirma- 
tion française, mais c'est de M.Schneider que vous 
parlez, n'est-ce pas ? Et bien ! je vous demande 
ce que vous pensez du cas de cet officier, qui 
après avoir donné dans le Figaro un démenti for- 
mel du rapport que nous lui attribuons, a été 
obligé de reconnaître ensuite l'authenticité de ce 
rapport ? 

M** Démange se leva et cédant tout le terrain 
dit : 

— Il y avait eu malentendu. 

A quoi fort courtoisement, le spirituel général 
Roget répondit : 

— Oh ! M. Schneider, j'en suis certain ne mon- 
tait pas, à proprement parler ; il commettait un 
malentendu. 



-133- 

Âinsi la vive clarté française perçait les brou il* 
lards et relevait les défaillances du parti de 
Dreyfus. 

Veut-on encore et sur le même su^et un exem- 
ple de raisonnement français ? Le témoin Cer- 
nusky raconte qu'en février 1891 un officier su- 
périeur d'un Etat-major étranger (dont il dira le 
nom en séance secrète) s'est vanté à lui de pos- 
séder quatre espions parmi lesquels le pre- 
mier et le plus important était le capitaine 
Alfred Dreyfus. Aussitôt les Dreyfusards de pro- 
tester contre un témoignage apporté par un 
étranger. Rions de leur proteetaiion hypocrile. 
Quand un gouvernement élranger vient nous dire 
qu'il n'a pas employé le capitaine Dreyfus, c'est 
à négliger, car le devoir et Tintérôt d'un gouver- 
nement, sont de couvrir les traîtres qu'il emploie. 
S'il agissait autrement, 11 n'en trouverait plus. 
Mais auprès de Cernusky, ce n'était point une 
démarche d'habileté gouvernementale. Un officier 
d'Ëtat-major, chargé de la direction de l'espion- 
nage au profit d'une puissance étrangère, s'est 
laissé allor à bavarder. 

On ne saurait trop reconnaître et louer les 
grandes qualités françaises, la solide raison fran- 
çaise, dans les travaux de Mercier, Roget, De- 
loye, Guignet et autres près du Conseil de guerre. 

(13j On m'a proposé dans des termes analogues 
« un professeur d'énergie » plus remarquable en- 
core que n'est M. Plcquart : 

(( Après un livre où il déversa, comme le prô- 
« tre. en un calice d'or le vin du sacrifice, les 
a idées douloureuses ou espérances bouillonnant 
• en son cœur, toute la poésie, toute la souffrance 
tt de son âme, harpe vibrant au vent de la tris- 
« tesse, et toute l'énergie de son cerveau ; après 
(^ un cri de révolte et de foi, pour le présent et 

12 



- 134 ~ 

(t vers ravenir ; nprès ce recueil de peniéea et 
(( d apophlhegmes, moelle de son intelligence ; 
c après ce monument contre la Justice des hu- 
« mains, d'où malgré tout pour Tètre sensibl») se 
(( dégageait une sorte de lassitude morne et de 
(( morne tristesse, après les Impressions cell^ 
(( laires — voici que, fièrement dédaigneux des 
« haines intéressées, des mépris, des insultes, 
(( des calomnies, des diffamations, des perfidies 
(( des trahisons et de la lâcheté ambiante ; ayant 
« en soi assez de courage pour mener à bien 
(( l'œuvre entreprise ; assez de ténacité réfléchie 
(( pour ne reculer devant aucun obstacle ; aaseï 
(( de confiance pour marcher impavide et impas- 
« sible, et de u conscience » pour voir juste, ^ 
(( voici que, dis-Je, M. Balhaut par l'Amoureuse 
(( foi débute dans le roman de façon magistrale. 
(( Ah ! la leçon est belle pour tous, vieux et 
« jeunes, et l'exemple salutaire l Où, cherchez- 
(( vou$ donc, M. Barrés, des professeurs d^énef' 
« gie ? Vraiment, je ne conçois point comment 
(( un homme, sagace et perspicace tel que vous, 
(( ayant devant lui de pareils modèles, offre à la 
« jeunesse quelque génie malfaisant des temps 
(( passés ! (a) Car les humains qui, par leur carao* 
« tère au-dessus des normes de cent coadées,noa8 
(( montrent que le travail est régénératear et 
(( rédempteur, sont à notre époque heureoae- 
« mont assez nombreux. £t leur acte vaut d'aa- 
« tant qu'il est plus près de nous, conséquem- 
(( ment facile à apprécier. Qu'il nous soit donc 
« force générât! ve de courage et d'espoir, levier 
(( dont nous renverserons à notre touv les bar- 
« riëres du chemin... » 

{Le Progrès, 9 novembre 1898, Saintes). 

(a) Napoléon, professeur d'énergie {Les DHxh 
cinés). 



— 135 — 

(14) L'effondrement de Freystaetler fut tel que 
Démange déclara « qu'il n'insistait pas le moins 
du monde pour entendre à nouveau le témoin ». 

(15) Eh bien ! non, ayons le courage de recon- 
naître notre erreur. A la date où nous réimpri- 
mons (7 janvier 1902), Kahn ne parait pas avoir 
agi raisonnablement. Les événements lui donnent 
tort. Le sage, c'est Alfred Dreyfus, épanoui sur 
son fumier. Ses témoins ont trouvé la ponnebo- 
sition. Toutefois, si nos pronostics momentané- 
ment sont faux, nos photographies demeurent 
exactes. Tourne qui tourne, il est impossible de 
contempler les Porzinetti et puis de regarder 
le commandant de Mitry, avec sa charmante fi- 
gure, si loyale et si fine, de lorrain de vieille sou- 
che, le capitaine Anthoine, si ferme et si précis, 
sans distinguer où est le parti de l'honneur. Et 
puis écoutez donc les détails de l'affaire Kahn et 
Zadoc-Kahn : 

Le 6 janvier 1899, la Chambre criminelle de la 
Cour de cassation reçut d'un témoin une déposi- 
tion que voici à peu près : « Le bordereau est ac- 
(( compagne d'une lettre missive dans laquelle on 
(( lit : je vais partir en mamuuvres. 11 est établi 
« d'autre part qu'il ne peut s'agir que des manœu- 
« vres d'automne 1894. Esterhazy,ofiBcier detrou- 
« pes à cette date, a-t-il pu penser qu'il prendrait 
« part à ces manœuvres ou croire qu'il serait au- 
a lorisé à les suivre ? Non, car les majors, et il 
(( remplissait alors cet emploi au 74* d'infanterie, 
« ne quittent pas le dépôt ». 

Le 7, le grand rabbin écrivit au lieutenant 
Kahn, du 74% pour lui demander un rendez- vous. 

Le 8, le lieutenant Kahn se rendit chez Zadoc- 
Kahn, 17, rue Saint-Georges.En sortant, il adressa 
à son colonel la très importante lettre suivante : 

« J'ai l'honneur de vous rendre compte d'un 
(( fait d'une gravité particulière. Je recevais d^ 



— 136 — 

« M. le grand-rabbin la carte pneumatique doni 
(( copie est ci-jointe. Je me rendis à son invitation, 
« et dès mon arrivée, la conversation suivante 
« s'engagea entre nous. 

« M . LE Grand-Rabbin . — Je vous ai prié de 
(( venir me voir, monsieur le lieutenant, pour 
« vous demander des renseignements confidentiels 
« au nom d'une tierce personne doni je ne puU 
« pas vous donner le nom. Sacbez bien.d'aiUeurs, 
« que tout ce que vous direz sera absolument se- 
(( cret et que votre nom ne sera.en aucun ca8,pro- 
(( nonce. Pourriez-vous me dire si le comman- 
a dant Estcrhazy est allé aux manœuvres d'au- 
« tomne en 189& ? 

« Moi, me levant pour prendre congé, — Mon- 
sieur le grand-rabbin, je ne sais rien. Je m'éton- 
« ne seulement que vous me demandiez ce ren- 
(( seignement plutôt qu'à tout autre oflQcier du ré- 
(( giment. (Attitude embarrassée du grand-rab- 
tt bin). 

« M» Lfi Grand-Rabbin. — Mais je vous a! dit 
(( monsieur le lieutenant, que ces renseignements 
K étaient destinés à une tierce personne; ce n'est 
« pas pour moi. 

tt Moi. — Je ne puis que vous répéter que Je 
(( ne sais rien et que je ne puis rien vous dire. (Et 
« je me dirige vers la porte). 

« M. LE Grand-Rabbin, insistant pour me fai- 
(( re rasseoir. — Ne partez pas si tét, monsieur 
(( le lieutenant. Rasseyez-vous. Y a t-il longtemps 
« que vous êtes au régiment ? Sortez-vous de 
« Saint-Cyr ? 

((Je répondis brièvement à ces questions et Je 
« pris congé. L'entrevue avait duré de quatre à 
(( cinq minutes. 

« J'ai été profondément affligé, en ma qualité 
(( d'Israélite, de voir le grand-rabbin, chef de la 
tt religioui se préoccuper d'une façon apssi active 



- 137 - 

a de cette malheureuse affaire Dreyfus. Je n'ai 
(( pas été moins froissé de le voir s'adresser à moi 
« plutôt qu'à tout autre officier du régiment pour 
« obtenir ce qu'il appelle de» renseignements. 

Signé : Kahn. 

Ainsi, le grand-rabbin voulait mettre entre les 
mains d'une tierce personne, dont il ne peut pas 
dire le nom, les moyens de réfuter un témoin en- 
tendu par la Chambrt criminelle ! Une titrce per- 
sonne et qu'on ne peut nommer t cela est fort im- 
portant. Il ne s'agit point de M* Mornard, l'avo- 
cat de Dreyfus. M* Mornard n'aurait pas à cacher 
pareille demande ; il la ferait de lui-même, et le 
grand-rabbin ne voudrait pas celer un nom qu'il 
peut prononcer pour jeter par une réticence inu- 
tile le plus grave soupçon sur quelque conseiller à 
la cour. 

(16) Une agence distribue aux journaux améri- 
cains un procès-verbal de chaque audience d'après 
la sténographie (il serait curieux d'examiner ce 
travail), mais ces journaux ont en outre des 
rédacteurs pour leur envoyer les impressions du 
jour, des commentaires sur les faits et les per- 
sonnes. C'est un article qui d'ordinaire compte 
4 ou 5, 000 mots ; le mot coûte fr. 50 pour 
New-York avec un supplément pour les autres 
villes. Les journaux anglais se font télégraphier 
le compte-rendu analytique (?) et, par leurs rédac- 
teurs spéciaux, des impressions quotidiennes. 
Toute cette copie est télégraphiée à tarif plein 
do Rennes à Paris, puis réexpédiée à Londres 
moyennant fr. 15 le mot. Les correspondants 
autrichiens, italiens, belges, suisses, russes, sué- 
dois, danois, envoyaient des dépêches urgentes 
pour lesquelles ils payaient triple taxe, c'est-à- 
dire fr. 60 le mot. On se montrait un journa- 
naliste de Calcutta. 

42* 



— 138 — 

Ah 1 que de sacrifices la finance mondiale nlié* 
site point à faire s'il s'agit d'empêcher une possi- 
bilité d'injustice ! 

(17) Letire à Maurice Barrés. Le Journal, 21 
octobre 1899. Voir le très beau livre : Une cam- 
pagne nationalistey par Jules Soury. 

(18) Au cours des débats, à la date du f* sep- 
tembre, j'écrivais : 

(( Ah ! ces témoins fournis par le Syndicat! L'au- 
a tre jour, Chincholle,du Figaro, posait un petit 
« problème à ses lecteurs : Maurice Barrés, écrl- 
(( vait-il m'a dit que la vue de Dreyfus, qu'il déclare 
(( coupable, lui donnait parfois de la pitié et qu*i\ 
(( consentirait à lui donner un suppléant à l'ile 
(( du Diable ». Ghincholle allait même plus loin : 
(( selon lui, je commencerais à aimer Dreyfus I Etj 
(( pour intriguer son lecteur, il laissait en suspens 
(( de savoir qui Je substituerais avec plaisir au 
(( traître. Jene vois pas d'intérêt à maintenir cette 
(( équivoque. Je considère la personne de Dreyfus 
a comme désormais incapable de nuire et J'avais 
((dit à Ghincholle apitoyé : « Eh bien ! mettez 
(( Labori à l'tle du Diable !» Je le dis, cette fols, 
« sans sourire : « Adjoignez à Dreyfus Bertulus et 
(( Forzinetti. Pour Picquart, il me semble que son 
(( foie n'aura pas besoin d'un climat tropical ponr 
(( lui jouer dans un bref délai le plus vilain tour ». 

Je reproduis ici cette boutade, parce qu'elle me 
fut, ù plusieurs reprises, âprement reprochée, et 
que je ne regrette aucun des faits de guerre où 
m'entraîna mon service dans la bonne cause. Cest 
par les gens de mon camp, par mes pairs que Je 
veux ôlro jugé el si les chefs de notre armée 
avaient été mollement soutenus, Dieu sait où Ils 
seraient aujourd'hui et Dieu sait où serait Plc*- 
quart ! 



— 139 — 

( 19) Sur ce mot, « la victoire de Rennes », 
qu'on me permette d'épingler un court papier 
dont ]e donnai iecture, pour servir de toast, le 
25 janvier 1900, au banquet pour célébrer Tanni- 
versaire de la fondation de la Patrie française ; 
cette page pourrait s'intituler Les autels de la 
Souffrance : 

«... Tout au long de l'histoire de France, on 
enseigne les petits enfants à glorifier les jours 
où notre nationalité surmonta les plus pressants 
dangers. Dreyfus, cela rappelle une dés plus inso- 
lentes Invasions de l'étranger, mais c'est aussi un 
nom de victoire. 

(( La douleur sert aux individus de cran d'arrêt ; 
elle nous avertit dene point passer outre, et qu'au 
delà c'est notre destruction. Elle rend le môme ser- 
vice aux peuples. L'a Affaire » sauva la nation ; 
elle nous sortit d'une mortelle indolence. 

« Je me rallie à l'idée de ce philosophe qui vou- 
lait élever des autels à la Souffrance. Je ne suis 
pas en peine do la méditation que nous devons y 
porter, nous autres nationalistes. Nous remer- 
cions la cruelle « affaire » d'avoir réconcilié l'or- 
gueilleuse raison avec l'instinct des humbles et 
d'avoir montré que les volontés obscures dos mas- 
ses possèdent le sens le plus sûr de la santé so- 
ciale. Les Grecs ont nommé les dieux du châti- 
ment les Bienveillants une vive reconnaissance 
nous vient au cœur pour une' épreuve qui nous ré- 
véla jusqu'à l'évidence le danger de laisser une 
influence politique à des naturalisés trop récents 
et qui n'ont pas nos Instincts séculaires. 

«Que les préjugés nationaux contiennent la sa- 
gesse même !Que ce n'est pas tout d'avoir de l'es- 
prit et qu'il faut encore avoir les mômes aïeux I 
Voilà les grandes vérités, un instant méconnues, 
qu'une douloureuse convulsion vient de restituer 
à la société française. 



— 140 — 

a Quand cette affaire, où nous ne voyons déjà 
plus qu'une mauvaise mysUQcalion, sera tombée 
dans Tirrémédiable oubli o>i s'écroulent les élégies 
mal faites, quelque cbose d'elle survivra dans la 
législation et tout au moins dans la raison de no- 
tre pays. Nos cerveaux et, par suite, bientôt no- 
tre politique se seront régénérés dans l'épreuve. 

(( Je reprends un mot de notre cber président 
d'honneur et je bois à la bonne souffrance ». 

(20) Le Graverend, Traité de législation crimi- 
minelle en France, 

(21) En octobre 1901. M. de Galliffet, ayant été 
obligé de quitter le ministère qui l'avait employé, 
déclara que « le peu de politique qu'il avait fait 
l'avait profondément dégoûté ». Tout le monde 
sans une exception a donc été dégoûté par la po- 
litique de M. de Galliffet. 



TABLE DES MATIÈRES 



LIVRE PREMIER. —Explications préambu- 

laires 9 

Chapitre premier. — En route pour Ren- 
nes, ville qu'arrose le Rubicon 9 

Chapitre II. — La parade de Judas (sou- 
venir de la dégradation d'Alfred Drey- 
fus à récole militaire, 15 janvier 1895). 15 

LIVRE II. — Les rois, les dames et les va- 
lets 20 

Chapitre III.— Entrée d'Alfred Dreyfus. 20 
Chapitre IV. — Une visite à Combourg 

(Méditations sur Dreyfus) 30 

Chapitre V. — Les mouvements sincè- 
res de Dreyfus 44 

Chapitre VI. — Vrai caractère de ces 
audiences : une tristesse puissante et 

maussade , 49 

Chapitre VII. — Les juges militaires.... 50 

Chapitre VIII. — Les avocats 53 

Chapitre IX. — La vérité sur l'attentat 

contre Labori , 58 

Chapitre X. — Les avocats (suite) 71 

Chapitre XI. — Un paysage de ruines... 76 

Chapitre XII. — Picquart 79 

Cbapitrb XIII. — Le Picquarisme 87 

Chapitre XIV. — Les témoins (Berlulus, 
Forzinettl, Cordier, etc. ) • »..*.•* 9i 



— 142 — 

Chapitre XV. — Les fleurs sans nom et 

le climat de Rennes 96 

Chapitre XVI. — Notre allégresse 101 

LIVRE III. —CONCLUSION 105 

Chapitre XVII.— La Justice et l'État lont 

satisfaits 111 

Chapitre XVIII. — Autour du Verdict... 111 

NOTES 1351 



JUN 2 3 1915 



Angoulême.— Imp. L. COQUEMARD & Cie 



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