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\
1
^
ç^ ^ Veii),
'^
Lieutenant JACQUES PÉRICARD
i PAYOT & C», PARIS
Sixième Mille
CEUX DE VERDUN
DU MÊME AUTEUR :
PAGE A FACE, Souvenirs et Impressions d'un Soi-
dal de la Grande Guerre. (Août 1914-lifarB 1915).
Ua Tolume à 4 fr. Patot, éditeur.
EN PRÉPARATION
PAQUES ROUGES, Souvenirs el Impresxionsld'un
Soldai de la Grande Guerre (Mars 1915-Mai.l91S).
Lieutenant JACQUES PÉRICARD
CEUX DE VERDUN
PARIS
LIBRAIRIE PAYOT & C
106, BOULEVARD SAINT - GERMAD)
1917
7(Mi6 éroit4 rié^roéê
1
m'
^l'
.-ri- ..
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
réservés pour tous pays
Copyright, 1917, bg Payot et Q*
AU COLONEL DE B. . .
LE 95* (cBNsimÉ)
QUL D'UN EFFORT DE SES
REINS VIGOUREUX, LE LANÇA DANS LA
GLOIRE.
. f<'.
w^
AVANT-PROPOS
Ce livre est écrit "pour vous, embusqués
{Je mets dans ce mot : embusqués, peu
de bienveillance, certes, mais peu de
colère. Vous valez mieux que vous ne le
pensez vous-mêmes*
J'ai vu à Vœuvre quelques-uns des .
vôtres, de ceux qu'on débusqua bur le tard.
Dans rimpatience qui les crispait de se
racheter de leur faiblesse, dans leur vio-
lent désir de mériter les suffrages de leurs
eamarades, ils dépassaient en vaillance
les vieux poilue du début de la campa-
gne 1...)
...Et pour vous, gens de V arrière qu^é-
pouvante la crise du beurre, pour vous
pessimistes de toute plume et de tout
poil...
a Ecoutez, dites-vous, écoutez eeuœ du
front... Comment ils jugent les opéra-
10 CEUX DE VERDUN
tiens... Comment ils ^parlent de leurs offi-
ciers... »
(censuré)
Parbleu !
Quand vous causez avec les combat-
tants, c'est qu'ils sont en ^permission ou au
repos. L'air qu'ils respirent a passé par
vos poumons. Les verres où ils boivent
portent la marque de vos lèvres.
Vous les avez étiolés, blessés, meurtris,
et vous triomphez de ce que le cœur leur
défaille !
Eh bien, soyez contents ! La première
partie de ce livre contient un chapitre
intitulé : la grogne. Et la deuxième par-
tie également. Et également la troisième.
Des plaintes, des mécontentements, des
colères, je n'ai rien atténué, rien omis...
Vous pourrez vous saouler tout à votre
aise du vin empoisonné.
Ce livre est écrit pour vous, pères
inquiets, mères tremblantes, veuves éplo-
rées, fiancées misérables. Pour vous aussi.
Français et Françaises qui n'avez sur le
AVANT-PROPOS 11
front aucun être cher, mais qui saignez
des blessures de la France, Pour vous tous
fui ne "pouvant tenir un fusil, marniez la
hêche, le marteau, la plume, la résigna-
tion, la confiance.
Ecoutez la voiûd d'un combattant qui
n'est qu'un pauvre homme mais sincère.
Oui, de la guerre nos soldats
. Oui ils souffrent, oui ils se plai-
gnent, oui ils grognent.
Vous allez les entendre et vous fronce-
rez les sourcils, peut-être...
Mais attendez !
Attendez que le tonnerre de Verdun
gronde et roule. A ttendez que nos soldats
soient, dans le plus effroyable des cata-
clysmes, jetés bouillants et rissolante
comme les vairons dans la poêle à frire.
Et si vous ne frissonnez pas d'admiration,
si vous n'êtes pas transportés par l'en-
thousiasme, si vous ne pleurez pas d'a-
mour...
Mais vous frissonnerez . et vous pleu-
rerez, je le sais bien d'avance !
Car vos
soldats, mais Us pen.^ent à leurs enfants,
même ceuar qui ne sont pas mariés encore ;
k
12 CEUX DE VERDUN
ils pensent à leur pays, même ceux qui se
disent antipatriotes ; ils savent qu'une
paix sans victoire serait la ruine pour le
pays, Vesclavage pour les enfants.
Et ils marchent !
Ecoutez encore...
Jusqu'ici — des yeux fermés éteignent-
ils le soleil f — jusqu'ici nos soldats ont
été des (CENSURÉ)
Les deux plus grandes victoires de la
guerre, celle de la Marne et celle de Ver-
dun, n'ont été que des rétrécissements de
(censuré)
Ils sont des vaincus, eux les fils de
Poitiers, de Bouvines, de Marignan, de
Denain, d'A usterlitz ! Et ils tiennent ! Et
ils endurent les pires souffrances qui
aient jamais assailli des corps et des
cœurs d'hommes ! Et ils se battent ! Et
quand une attaque les porte dans les
lignes ennemies, leur impétuosité ne con-
naît plus de frein, leur témérité ne
connaît plus d'obstacles. Et s'ils n'étaient
pas tirés en arrière par leurs officiers, ils
fonceraient en avant, absurdement, folle-
r
AVANT-PROPOS 13
menty tant qu'un seul d'entre eux demeu-
rerait debout !
Des prodiges qu'ils enfantent^ étant
imaginez les prodiges qu'ils
jetteront sur le monde quand l'offensive
se déclenchera, quand le succès leur sou-
rira, qtuind ils pourront se mouvoir ^ au
grand soleil ces soldats d'Austerlitz,
quand ils pourront charger les larges
plaines ces soldats de Denain et de Mari-
gnan, quand ils pourront se battre coude
à coude, la vaillance de chacun électrisant
la vaillance de tous, ces soldats de Bouvi-
nés et de Poitiers !
Vous les verrez avaler les balles, jon-
gler avec les obus, sauter à pieds joints
par-dessus les fleuves. Les armées enne-
mies s'abattront comme des châteaux àe
cartes. Les villes prises défileront comme,
aux portières des express, les poteaux
télégraphiques...
Et la Victoire, à les suivre, s'essouf-
flera !
Enfin, ce livre est écrit pour vous, mes
camarades du front.
CEUX DE VERDUN
n Ceiix de Verdun », c'est dans le récit
i va suivre les soldats du 95*.
Le premier, aux premiers tonnerres de
rdun, le 95" est accouru ; le premier, il
Uevé contre l'invasion la digue infran-
Issahle. Et il n'est reparti qu'en Sep-
ribre, battant ainsi de loin avec son.
ule, le *, le glorieiix record.
Mais l'ambition ne fut jamais la
enne de monopoliser pour mon régi-
nt toute la gloire de Verdun.
Si le 95', a connu Douaumont, Fleury,
■nzée, Dicourt, les Eparges, il est, dans
ciel de Verdun, d'autres étoiles qu'il n'a
s allumées.
H Ceux de Verdun », c'est toute l'armée
mçaise, la métropolitaine et la cola-
lie, l'active, la réserve et la territoriale,
bleus de la classe 16 et les vétérans de
R. A. T.
C'est toute la France.
Toute la France est accourue sous Ver-
n,à l'appel de Castelnau, de Pêtain, de
velle. Chaque province de France a
nasse là, dans la boue et dans le sang,
gerbe de lauriers et s'en est allée, revi-
Hée, vers de nouveaux combats.
AVANT-PROPOS 15
La Marne avait été le baptême de Var-
mée nouvelle. Verdun fut sa profession
publique d'invincibilité. .
Les éloges que je décerne à înon régi-
menty prenez-les pour vous, mes camara-
des. Au lieu de Douaumont lisez Haudre-
mont, VauâOy Côte du Poivre, les Cor-
beaux, Béthincourt, côte 304, Avocourt,
Malancourt, Bois des Caillettes, Thiau-
mont, Mort-Homme.,, et vous aurez votre
propre histoire, histoire la plus mjagni-
fique qu'ait jamais écrite la bravoure
humaine !...
demi-dieux ! 6 ancêtres ! ô soldats de
Verdun !
/
1
PREMIÈRE PARTIE
ADIEU, TRANCHÉES I
ADIEU, TRANCHÉES ! 19
CHAPITRE !•'
POILUS
De la bataille de Verdun, on a donné
les communiqués officiels, la topographie
des lieux, les commentaires des écrivains
militaires, les appréciations de la presse
à l'étranger. On a dit tout ce qu'il y avait
à dire, hors le principal : Tâme des com-
battants.
Cette lacime, je voudrais essayer de la
combler.
Pour pénétrer dans Tâme des combat-
tants, la psychologie ne suffit pas, ni les
promenades sur le front, ni les entretiens
avec quelque soldat blessé : il faut être un
combattant soi-même.
C'est une idée qui s'est incorporée aux
globules de mon sang qu'entre ceux du
front et ceux de l'arrière la coupure se
fait, chaque jour plus large, chaque jour
plus profonde. Cette affirmation en éton-
nera plus d'un sans doute. C'est qu'en
20 CEUX DE VERDPM
effet, le phénomène est difficile à perce-
voir, d'autant plus difficile que combat-
tants et non-combattants se servent d»
le langage.
DUS haussez les épaules ? Vous criez
laradoxe ? Eh bien, oui !
eux hommes qui ne parlent pas la
le langue peuvent arriver à se com-
idre, car ils savent qu'ils ne parlent
la même langue et ils s'ingénient à
>léer à leur ignorance mutuelle par la
le volonté, l'attention, les gestes.
!ais deux hommes dont les cerveaux
îmblables donnent aux mêmes subs-
ifs et aux mêmes verbes une signifi-
m différente ! Chacun s'imagine com-
idre l'autre et le résultat est une caco-
lie qui va s'accentuaot sans cesse...
i veux, dis-je, vous faire entrer dans
e des soldats de Verdun,
ourde est la tâche.
s risque de mécontenter ceux qui
nt dans les combattants des êtrei
rés planant entre ciel et terre, à qui
e faiblesse ne saurait être permise, et
: qui s'efforcent de croire — ils ont d«
les raisons pour cela ! — que les poi-
ADIEU, TRANCHÉES ! 21
mmmmmmmmmi^mmmmmm^mm t i !■ i — w^i^ i i ii i i i ^i^a— — — ^^— —
t
lus pourront traverser la fournaise sans
que leurs âmes en soient trempées...
Oh t le soldat de la grande guerre I
quels mots seront jugés dignes de lui faire
escorte ? quelles admirations pourront se
hausser à sa taille ?
Héros ? non. Il y a dans ce mot héros je
ne sais quoi de forcé, de surhumain, de
hors nature. Et le poilu est simple. Le
calme qu'il avait en labourant son champ
ou en poussant sa varlope, le même calme
raccompagne sur le champ de bataille
Il lance une grenade, puis il ajiume sa
pipe.
Regardez celui-ci, Granger, tout pareil
à un million d'autres, hirsute, rongé par
la vermine, le visage noir d'une crasse de
huit jours, la capote alourdie de boue, les
jambes gainées de boue.
Il a dormi cette nuit assis sur son sac,
le dos à une paroi humide de sape, les
pieds dans Teau jusqu'à la cheville.
Il a mangé, hier, un morceau de viande
froide avec des haricots froids ; aujour-
d'hui il mangera un morceau de viande
froide avec des macaronis froids et une
tablette de chocolat. Ni soupe, ni café. La
22 CEUX DE VERDUN
colline dont il occupe une des pentes est
glissante, les sentiers difficiles, et trans-
porter des liquides par ces sentiers qui
sont des ruisseaux de boue, il n*y faut pas
songer.
Un caporal l'appelle : son tour est venu
de monter la garde. Il prend son fusil,
enlève le chiffon qui protège le mécanisme
et sort de la sape.
Le canon de Verdim tonne de Tau-
tre côté de la plaine, héraut des luttes
passées et des combats qui se prépa-
rent.
Il pleut. Voilà deux jours qu'il pleut,
d'une pluie galopante qui ne s'arrête qu'à
longs intervalles, juste le temps de souf-
fler.
Pour se rendre à son poste, Granger
doit traverser des trous d'obus d'où l'eau
déborde et dans lesquels, floc I il plonge
jusqu'aux genoux. Une fois installé, il-
colle son œil au créneau — mince ouver-
ture entre deux sacs — et reste là, atten-
tif, insoucieux de la pluie qui pénétre à
travers sa toile de tente disposée en man-
teau.
De loin, je le regarde faire, attendri
r
ADIEU, TRANCHÉES ! 23
par tant de misère, doutant si à sa place
j'aurais pareille grandeur d'âme.
Allons lui donner un mot de réconfort.
Je m'approche...
— Eh ! mais, Oranger, qu'est-ce donc
qui vous fait rire comme cela tout seul ?
— Ah ! mon lieutenant, vous entendez
bien, nos grosses marmites, le pétard
qu'elles font en tombant chez les Boches ?
Alors, je rigole en pensant à la gueule
qu'il doit faire, le Fritz, quand ça lui
dégringole sur la hure !...
24 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE II
ADIEU, TRANCHÉES !
« Dans huit jours, la division quitte la
forêt d'Apremont et va se reposer à l'ar-
rière. »
De Tun à Tautre, la nouvelle court, et
sur ses pas une grande joie se lève. Les
hommes ont des visages rajeunis de per-
missionnaires.
Où irons-nous après ce repos ? Peut-
être dans un secteur plus ravagé encore,
mais qu'importe ? Le présent seul compte:
révasion de cette forêt monotone et tra-
gique où depuis quinze mois, dans la boue
et dans le sang, nous sommes emmurés.
Des tranchées qui sont là nous connais-
sons toutes les sapes, tous les créneaux,
tous les pare-éclats, tous les puisards,
tous les caillebotis et jusqu'au nombre des
cailloux qu'ont remués nos pelles !
Ah ! partir ! Ne plus tourner sans fin,
comme des rats dans une boîte, du Bois
ADIEU, TRANCHÉES ! 25
Brûlé à la Tête-à-Vache, de la Tête-à-
Vache à la Louvière, de la Louvière au
Bois Brûlé !
Revoir des routes sans chapelets d'en-
tonnoirs, et des maisons qui aient un
toit sur la tête, et des enfants et des fem-
mes !
Les imaginations s'exaltent :
— Moi, je me paye un kilo de pinard à
chaque repas.
— Moi je me commande une omelette de
douze œufs à la première auberge.
— Moi je bouffe toutes mes économies
en cigares à trois sous.
Manger, boire et fumer, les trois gran-
des préoccupations du poilu, ses trois
passions maîtresses !...
Dans les derniers jours de Janvier, Tor-
dre du départ arrive. Les consignes sont
passées aux successeurs :
— Au revoir, les amis, et ne lâchez pas
la place, surtout ! Elle est épatante :
logés, nourris, flotte à discrétion et toutes
les deux heures un petit dessert de 150 et
"e torpilles...
Des marches. Des contre-marches. Nous
tous éloignons de la première ligne. Nous
3
26 CEUX DE VERDUN
revenons près d'elle. De courts repos. Des
travaux. Des manœuvres...
Puis, dans les premiers jours d%
février, le régiment prend la direction de
Rosnes. C'est là que nous devons canton-
ner une semaine ou deux, paraît-il, avant
d'être dirigés sur Verdun.
Et ceux qui nous ont donné le rensei-
gnement ont ajouté :
— Verdun ? Fin secteur. Des tranchées
bétonnées. Des kilomètres en profondeur
de réseaux barbelés. Des forts avec des
casemates à quinze mètres sous terre.
Presque pas de service. Aucune corvée :
tous les travaux sont achevés. La consigne
est de ronfler et de jouer à la manille.
Ah ! « vivement qu'on se trotte » en ce
paradis terrestre ! D'avance nous en
bavons de convoitise.
r
ADIEU, TRANCHÉHi ! 27
CHAPITRE III
VIVEMENT, VERDUN!
Nous cantonnons à Lavallée un jour,
puis, le lendemain matin, avant Taube,
nous repartons.
La pluie n'a pas cessé de la nuit. Elle
nous accompagnera tout le long de la
route. Au début, les capotes esisayent d'op-
poser une digue au déluge. Mais elles doi-
vent bientôt s'avouer vaincues. L'eau tra-
verse leurs ôls saturés et gonflés, comme
elle traverserait une écumoire.
, A même la peau les cascades ruissel-
lent.
Un de mes loustics, essaie de dérider les
fronts. Comme la section se raidit pour
gravir une côte, il s'écrie :
— Faut-il qu'ils soient feignants les
gens du pays ! Au lieu de laisser esquin-
ter de malheureux poilus, pourquoi qu'ils
ne bouchent pas leurs descentes avec leurs
28 CEUX DE VERDUN
montées ? Comme ça on pourrait marcher
à plat !
Mais la plaisanterie n'a aucun succès
auprès de ses camarades.
— Ah ! dit l'un, vivement Verdun ^
— Oh ! oui, répond le chœur, vive-
ment ! vivement !
Deux semaines plus tard, sous le bom-
bardement de Douaumont, je me rappelle-
rai ce : <( Vivement Verdun ! » et malîjré
le tragique de la situation, je ne pourrai
m'empêcher de sourire.
La plupart de nos souhaits, de nos
désirs, de nos ambitions, de nos convoi-
tises sont aussi naïfs que le vœu de mes
hommes : pour échapper à l'ennui d'une
pluie, nous supplions le Ciel de nous
envoyer une averse d'obus 1
Entrée à Rosnes.
Les hommes du troisième bataillon sont
répartis dans les cantonnements.
— Peut-on faire du feu ?
Telle est la première question que je
m'empresse de poser aux habitants.
Hélas non ! Comme il faut aller cher-
cher le bois dans la forêt, très loin, par
des chemins épouvantables, chaque foyer
ADIEU, TRANCHEES ! 2d
n*a qu'une toute petite provision de
bûches sur laquelle il veille avec des yeux
de vieillard amoureux.-
Mes propositions d'achat se heurtent à
des refus opiniâtres.
Les hommes devront se contenter de
changer de linge et de souliers. Pour
sécher leurs vêtements ils n'auront que la
ehaleur de leur corps.
De nouveau, dans l'imagination, res-
plendissent les casemates promises « à
quinze mètres sous terre ». Là au moins
la pluie ne sera pas à craindre.
— Ah ! vivemient Verdun, vivement,
vivement !
30 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE IV
L'HOTESSE
I
Mes hommes installés, je me dirige vers
ma chambre. Je suis logé chez une jeune
fermière dont le mari est mobilisé.
— Quelle tête ? dis- je au fourrier qui
me conduit.
— Plutôt sympathique. Propreté extrê-
me. Mais, dame, elle doit s'entendre à
faire marcher son monde. Quel œil !
Propre, ça me va. Autoritaire, çà ne
regarde que son mari.
Personne dans la maison. La cuisine
traversée, nous arrivons devant ma cham-
bre. Le fourrier pousse la porte...
La fermière, qui est en train de mettre
des draps au lit, se retourne... Oh ! ce
regard dégoûté qui des pieds à la tête
m'enveloppe !
De fait, je ne paye guère de mine.
Crotté jusqu'aux cheveux, ruisselant de
pluie accumulée, j'ai vite fait de tracer
autour de mes pieds un cercle de boue et
ADIEU, TRANCHEES I 31
d'eau. Et mon ordonnance, qui m'a suivi,
se trouve entouré, avec la même prompti-
tude, d'un cercle tout pareil.
A mon salut, la fermière répond par un
murmure indistinct : ses yeux suivent les
progrès de l'inondation sur son beau car-
reau luisant et cette contemplation doit
lui couper bras et jambes, car elle i*este
deux bonnes minutes immobiles, sans
force pour continuer son travail.
Elle ne sort de son mutisme, une fois le
lit achevé, que pour ces recommandations
faites d'un ton rogue :
— Je pense bien que vous n'avez pas
l'habitude de vous coucher avec vos sou-
liers ?...
Je réponds qu'en effet je n'ai pas cette
habitude.
— Ni d'essuyer vos souliers après les
couvertures ?...
Je lui donne ma parole d'officier que je
n'essuie pas mes souliers après les couver-
tures.
— Ni de monter sur les fauteuils avec
vos gros souliers ferrés ?
Oh ! mais, elle m'agace, la fermière,
elle m'agace, elle m'agace ! Je laisse cette
32 CEUX DE VERDUN
dernière question sans réponse et je cher-
che un coin pour déposer mon revolver et
mes musettes.
Par malheur, en me retournant, un paB
de ma capote frôle une armoire...
— Mon armoire !
Je n'ai jamais chassé le lion, sinon en
rêve, mais je sais maintenant ce qu'est te
rugissement de la lionne blessée.
Elle se précipite vers son meuble chéri,
elle le console, elle le cajole, elle essuie
d'un tablier pieux sa pauvre face meur-
trie, puis, tournant vers moi un visage
fulgurant :
- — Est-ce que vous faites exprès de m*a-
bîmer tous mes meubles !
— Et vous, réponds- je à bout de pa-
tience, est-ce que vous faites exprès de
m'embêter I
Allons, la guerre est déclarée. Ça fH
être gai d'habiter ici !
Le soir, dîner à notre popote installée
chez le maire.
Je mets tous mes efforts à faire traîner
le dîner en longueur : pour rentrer dan«
ma chambre, en effet, il me faut passer
par la grande cuisine oii tout le jour m
• ' ADIEU, TftANCHÊES I â3
tîent la maisonnée, et je ne suis pas du
teut impatient de revoir mon hôtesse.
Mais les jambes sont fatiguées de l'éta-
pe. Sitôt le dessert terminé, le capitaine
9e lève. Bon gré mal gré je dois le suivre.
Je me dirige vers mon cantonnement.
La gaieté du dîner me fait la conduite :
un sourire flotte encore sur mes lèvres
^uand je pousse la porte de la ferme.
A temps je m'aperçois de la gaffe mena-
çante.. Me présenter, devant la mégère qui
m'héberge, avec un sourire ? Ah non, par
exemple !
Vivement je mets le sourire dans ma
poche et je pose sur mon visage un mas-
que rébarbatif, masque d'ambassadeur
'chargé de transmettre un ultimatum :
front barré, yeux sévères et lèvres pin-
oées.
J'entre. Toute le monde est couché.
Seule, près du feu qui s'éteint, la fer-
mière raccommode un vêtement d'enfant.
Je lui dis :
— Bonsoir, madame. ' '
D'un ton qui signifie :
— Ah ! te voilà, vieille chipie !
Alors, fixant sur moi des yeux rivaux
34 CEUX DE VERDUN
des miens pour la dureté, la fermière me
répond d'une voix cassantei méprisante,
une voix qui me saisit dans ses pinces
dégoûtées et me jette au ruisseau comme
un paquet de loques immondes :
— J'ai ajouté deux couvertures à votre
lit parce que la pièce est un peu humide,
et j'ai mis entre vos draps une bouillotte !
Puis elle prend sa lampe et sort, me
laissant seul dans la grande pièce.
Et je demeure là planté, la bouche ou-
verte, les yeux ronds, interloqué comme
jamais ne le fut homme au monde, par-
tagé entre l'envie de me mettre en colère,
de casser quelque chose — car après tout,
n'est-ce pas, ces attentions, c'est une,
insulte ! — et la tentation de laisser cou-
ler les pleurs d'attendrissement que je
sens embuer mes yeux...
ADIEU, TRANCHÉES ! 36
CHAPITRE V
L'ESPRIT DE L'ARRIÈRE
Dès l'arrivée à Rosnes, Y « esprit de
Tarrière » opère. Une tournée que je fais
à travers les cantonnements de la compa-
gnie ne me laisse à ce sujet aucun doute.
Deux caporaux, tous les deux jaloux
de la « bonne place » dans un coin de
grange, s'injurient à plein fiel. Un de me»
hommes, qui vient d'avoir avec la maî-
tresse de la maison une explication ora-
geuse au sujet d'une botte de paille,
explique à son escouade que « on serait
mieux reçu que ça par des Boches. » Et
quelle tempête de protestations et de
clameurs quand les émissaires envoyés à
travers le bourg reviennent en annonçant
qu'il est impossible de trouver du pinard I
— Pas de pinard ? Alors quoi, c'est la
crève ! Bien la peine de « rauguementer »
le prêt si on ne peut pas seulement boire
un litre ! Tout ça, c'est des coups montés
eontre le pauvre troubade...
.Tf-
• -s.
36 CEUX DE VERDUN
OÙ sont-ils, nos poilus des tranchées, si
doux, si résignés, si soumis, si frater-
nels !
Aux tranchées, le soldat n'est plus un
homme, c'est un saint, selon le mot très
juste de Barres. Qu'importent les petites
défaillances et les petites erreurs, pous-
sières qu'a laissées dans sa fuite un passé
fangeux ? Il n'est pas de forme plus
sublime de la sainteté que le martyre
accepté librement.
Mais une fois les tranchées quittées,
quand l'éclair des fusées disparaît à Tho
rizon, quand le tonnerre du canon s'as-
sourdit en murmure, les cerveaux se
détentent et les cœurs se desserrent. En
même temps qu'il essuie aux gazons de la
route la boue de ses souliers, le soldat
chasse d'un mouvement brusque de la tête
la pensée de la mort et son cortège de
réflexions moroses.
Et le voilà redevenu le pauvre roseau
de jadis, courbé par tous les vents, secoué
par toutes les vagues.
Alors, l'épreuve de la guerre aura été
sans objet ? C'est en vain que seront
morts tant de braves gars, en vain que
ADIEU, TRANCHÉES ! 37
tant de soujBfrances auront été subies et
tant de larmes répandues ? Les hommes
que rendra la guerre seront pareils à œux
que la guerre avait pris ?
Dans l'ordinaire de la vie, oui, ils
seront pareils. Songez au furieux assaut
qu'ils vont subir, à leur retour, de tout
l'arrière coalisé !
Les vieilles préoccupations les atten-
dront à la gare et les accompagneront
jusqu'à leur demeure. Chaque caillou
heurté par leurs pieds libérera un vieux
préjugé. Dans les poches de leurs bourge-
rons ou de leurs redingotes, ils retrouve-
ront leurs vieux intérêts, leurs vieilles
rancunes. Leixr entourage qui, lui, sera
demeuré sans changement, n'aura pas de
cesse qu'il n'ait éteint la flamfiie de leurs
yeux et fondu au creuset de la banalité la
gravité de leurs visages.
Mais au fond de chacun, dans cette
partie de l'être inaccessible aux regards,
se recueilleront et se réserveront les dis-
positions d'esprit dues à la guerre : une
plus grande largeur d'idées, un plus
grand amour des hommes, une soif moins
ardente du gain en même temps qu'un
4
38 CEUX DE VERDUN
goût plus vif pour Taction, une plus
grande résignation aux misères, un senti-
ment plus grand de la responsabilité, une
plus grande simplicité, moins d'orgueil,
et, dominant la vie entière, une plus
grande bonne volonté.
Cette bonne volonté se manifestera sur-
tout dans les circonstances exceptionnel-
les, alors que quelque grand sentiment
étant en jeu — intérêt du pays, honneur
de la famille — l'ancien poilu se trouvera
subitement replongé dans l'atmosphère de
la tranchée, un matin d'attaque.
Jamais il ne sera fait un vain appel
aux nobles sentiments d'un homme qui
aura tant de fois regardé la mort en
face : que sonne à nouveau la charge et
vous le verrez de lui-même bondir an
parapet.
ADIEU, TRANCHÉES ! 39
CHAPITRE VI
LA GROGNE
En attendant, V « esprit de Farrière »
fait des siennes. La mauvaise humeur des
hommes, née du manque de pinard,
s'exaspère de toute la pluie qui s'entête.
Il faut, pour calmer l'orage, la nouvelle
qu'un repos complet de huit jours est
accordé au régiment.
Qui a répandu cette nouvelle ? Qu'im-
porte ? Elle fait plaisir, donc elle est
vraie.
Mais bientôt, à la joie succède la stu-
peur quand une autre nouvelle arrive,
officielle celle-là, que dès le lendemain
matin, toute la journée, et toute la jour-
née du surlendemain, le bataillon en
entier procédera au nettoyage à fond et à
la remise en état des armes, des effets et
du cantonnement !
. Tels sont les ordres formels du chef de
bataillon, le commandant C
Quelle désillusion dans les yeux !
40 _ CEUX DE VERDUN
Quelle amertume au coin des lèvres !
Comme il est froissé profondément en
tous ces hommes le sentiment de la jus-
tice !
Si le Ciel prêtait l'oreille aux malédic-
tions humaines, nul doute que le com-
mandant C et tous ses officiers
ne soient incontinent précipités dans le
plus profond des Enfers !
De cette mauvaise humeur des échos
assourdis me parviennent :
— Combien qu'ils touchent de Guillau-
me, les officiers, pour nous em... ?
■^— Je voudrais qu'on lui foute le balai
dans les mains au commandant : il ver-
rait si c'est rigolo.
— Le balai ? penses- tu ! qu'on l'oblige
à ramasser la boue avec ses pattes : c'est
tout ce qu'il mérite !...
Que la censure ne s'offusque pas de ma
franchise ; ces propos, il était nécessaire
de les recueillir ; eux seuls donnent leur
véritable physionomie aux poilus de "Ver-
dun.
Les soldats de cette guerre, à qui des
efforts surhumains sont demandés, ne
sont que des hommes... On est tenté de
ADIEU, TRANCHÉES ! 41
l'oublier parfois, à l'arrière ; on a ten-
dance à les considérer comme d'une
essence spéciale, et d'instinctives ingrati-
tudes s'en autorisent pour leur dénier une
part-de la reconnaissance qui leur est
due.
J'ai pensé — me suis- je trompé ? —
que ces soldats se dresseraient d'autant
plus grands à vos yeux dans la bataille,
d'autant plus, admirables dans leur
héroïsme, qu'il vous apparaîtraient, au
courant des heures, plus simples, plus
himibles, plus soumis aux misères de
leurs frères les hommes...
42 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE VU
LE COMMANDANT C. . .
Petit, sec, nerveux, tanné, animé d'tin
mouvement perpétuel, la parole brève,
amoureux du panache, tel était le com-
mandant C , chef du troisième
bataillon et le dernier mousquetaire.
A la moindre contrariété son œil s'al-
lumait, son sourcil se fronçait, sa tête
brusquement rejetée en arrière pointait
en avant une barbiche acérée comme une
lance.
Dès son premier contact avec nous, en
juillet 1915, au Bois-Brûlé, il nous glaça
par la dureté de son regard, par la minu-
tie de ses exigences. Nos travaux les
mieux étudiés, il les trouva ridicules, et
dégoûtantes nos tranchées les mieux
entretenues. Il s'offusquait de deux sacs à
terre mal alignés sur un parapet, d'une
allumette à demi-consumée, jetée à terre
par un fumeur !
Il fut admis, dans tout le régiment, que
ADIEU, TRANCHÉES ! 43
« ce pauvre troisième bataillon n'avait
pas fait le bon chopin ».
Maïs des hommes de la 12* ayant été
blessés, on vit le commandant se précipi-'
ter au poste de secours^ prodiquer les
encouragements et le Champagne.
Mais qu'un bombardement éclatât, de
ces bombardements du Bois-Brûlé qui
allumaient le ciel, pétrissaient le sol et
éteignaient la volonté au cœur des plus
intrépides, et le commandant, sortant de
sa çagna, s'en allait par la tranchée :
— Regardez, lieutenant (il enflammait
une allumette — Baoum ! boum !) C'est
ainsi qu'il faut faire (il allumait sa ciga-
rette — Baoum ! boum !) pbur donner
aux hommes l'exemple {il jetait le tison
par-dessus le parapet — Baoum! boum !)
de la propreté méticuleuse !
Et il y eut La Louvière, et il y eut Tête-
à- Vache, et il y eut Douaumont, et un
grand cœur se dévoila, une âme ardente
nous devînt familière, nous connûmes le
brave homme et l'homme brave, et quand
il nous quitta, blesse gravement devant
Verdun dans un héroïque coup de folie,
ce fut en nous comme un grand vide : le
^•K'*'-.
44 CEUX DE VERDUN
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bataillon avait perdu son chef, les soldats
avaient perdu un père et les officiers un
ami.
Ah ! il Taimait son bataillon ! il en
était fier !
Longtemps il caressa Tespoir de le
doter d'un fanion spécial, d'un fanion
pour lui tout seul, qui eût été comme une
réplique du drapeau. Quelle devise avait-
il imaginée pour ce fanion, il ne m'en a
jamais fait confidence, mais s;il avait osé
je sais bien celle qu'il aurait choisie :
« C'est nous les g-as du 3* bataillon, les
poilus du commandant C ! »
Il avait une façon de dire : « Mon ba-
taillon » qui signifiait : « Il est à moi, ce
bataillon-là, à moi, vous entendez, à
moi ! » et quand, au cantonnement, après
quelque manœuvre réussie, il rentrait à
cheval à la tête de ses hommes, tambours
battants et clairons sonnants, un tel con-
tentement illuminait son visage que
Napoléon seul et nul autre dut connaître
pareil orgueil au défilé des cinq cent
mille grognards de sa Grande- Armée !
Mais, Seigneur, quel homme difficile à
satisfaire !
ADIEU, TRANCHÉES f 45
Cette expression académique est mise
ici pour une autre, qui s'échappait mal-
gré nous de nos lèvres, dans nos moments
d'impatience, expression beaucoup plus
concise et beaucoup plus énergique, dans
laquelle il était fait allusion à cet instru-
ment qui sert à couper la barbe...
Que. le commandant C me
pardonne, q^i sait la respectueuse affec-
tion que je lui ai vouée...
Quand il arrivait dans un secteur nou-
veau, tout lui était matière à critique.
En a-t-il f îait rectifier de ces créneaux !
et déplacer de ces gabions ! et dessiner de
ces pare -éclats ! et creuser de ces pui-
sards ! et approfondir de ces boyaux ! et
renforcer de ces caillebotis ! et étayer de
ces cagnas !
Sa marotte, je Tai dit, était la pro-
preté des tranchées. Un ami intime à moi,
très intime, lui avait prêté cette devise,
' imitée de celle de Joffre : « Tenir !... les
boyaux propres. » Boyaux et tranchées, il
les voulait impeccables comme un parquet
et si, après une pluie, ses belles bottines
noires lui revenaient de la promenade
maculées de boue, son humeur, eh bien.
46 CEUX DE VERDUN
dame, son humeur, je ne vous dis que
ça !
Ignorant de la fatigue, il promenait à
toute heure du jour et de la nuit, sur le
secteur dont il avait la garde, son regard
inquisiteur. On le croyait endormi et il se
précipitait sur vous comme une tempête ;
on l'avait vu se mettre à table, et cinq
minutes après il vous dégringolait sur le
dos comme une avalanche.
Ce rat qui grignotait dans l'ombre, ce
ruisselet qui chantait en suivant la pente
de la tranchée, ce paquet de branches
mortes qui frémissait au vent, c'était lui !
Et toujours ces sévères « pourquoi ? »
qui fouillaient votre conscience, et tou-
jours cette terrible barbiche prête à vous
transpercer !
En vain vous efforciez-vous à ses moin-
dres désirs, en vain reculiez-vous les bor-
nes de la bonne volonté, en vain entassiez-
vous prodiges sur prodiges : du bout de sa
canne il amenait sous vos yeux um mor-
ceau de pain traînant dans une encoi-
ignure, ou il vous montrait une tache de
rouille sur le fusil d'un guetteur, ou il
découvrait, parmi oent gabions correcte-
ADIEU, TRANCHÉES i 47
ment corsetés, le seul qui n'eût pas son
armature en fil de fer.
Et alors, vous étiez prêt à jeter le man-
che après la cognée et le découragement
faisait toc ! toc ! à votre porte.
Et alors, tout soudain, le visage fermé
du commandant s'ouvrait au sourire, sa
main s'avançait vers la vôtre, large et
chaude ouverte, et un inattendu : « C'est
bien quand même ! » venait vous récom-
penser de vos peines...
En même temps qu'il s'occupait de l'or-
ganisation des défenses et de l'installa-
tion des hommes, le commandant ne s'ou-
bliait pas lui-même. Il ne voulait pas
admettre qu'il ne pût pas avoir, en pre-
mière ligne, le même confort que dans son
appartement de Vincennes. Sur les fon-
dations de la vieille cagna jetée bas, il
faisait édifier une bâtisse neuve. Nulle
ligne irrégulière n'était toisée, nulle
faute de goût ou de mesure. Des bois
sculptés ornaient la porte. Une élégante
et solide inscription indiquait pour les
siècles futurs le nom de la villa et celui de
Tarchitecte.
L'intérieur répondait à ces promesses.
48 CEUX DE VERDUN
Un papier peint, aux teintes délicates,
cachait le sapin des lambris. Les vitres ne
pouvant résister au bombardement, un
papier transparent habillait les fenêtres.
Des étagères artistement ouvragées s*or-
naient de bibelots. Chaque objet occupait
sa place ainsi qu'un soldat discipliné.
Alors, partis les menuisiers, congédiés
les peintres, quand rien ne clochait plus
dans le bel appartement neuf, le comman-
dant C sortait d'un coffret des
photographies et, les disposant^ devant
lui sur sa table :
— Maintenant, disait-il. Elle peut
regarder : le cadre est digne d'Blle.
DEUXIÈME PARTIE
LA VEILLEE DES ARMES
. 'vn
ku^i^k-Mi^Sk
r
LA VEILLÉE DES ARMES 61
CHAPITRE V'
PREMIERS TONNERRES
Des travaux, des exercices, des revues,
des manœuvres...
Ainsi coulaient nos heures et une
grand paix succédait en nos âmes à la tré-
pidation et à l'inquiétude apportées des
tranchées.
Cette paix ne fut pas l'œuvre d'un seul
jour. L'homme a l'habitude de la souf-
france beaucoup plus que du bonheur.
Sans presque d'efforts, le soldat novice,
Jeté dans la bataille, prend son parti des
dangers et des privations de son nouvel
état. Mais qu'on le retire de la fournaise
et il sera comme hébété, il ne pourra
croire à ce revirement de la fortune enne-
mie, et il lui faudra du temps et de la
volonté pour se remettre aux habitudes
perdues.
L'accoutumanoe vint cependant. Nous
finîmes à force de bien-être et de tran-
52 CEUX DB VIRDUN
^
quillité par trouver naturelle notre vie de
caserne en arrière de la ligne enflammée
oii se battaient les camarades.
En souriant nous nous disions :
— Il paraît que TEtat-Major nous a
oubliés.
Ou bien :
— Nous sommes désignés pour occuper
l'Allemagne quand la paix sera signée !
Mais, un matin, voici qu'une explosion
formidable, venant de Verdun, secoue le
sol et fait trembler les vitres des fenêtres.
Que s'est-il passé ? Diverses explica-
tions circulent. La plus plausible, celle du
moins que nous voulons trouver la plus
plausible, car elle ne porte pas atteinte à
notre quiétude, est qu'un camion chargé
d'explosifs a pris feu près de Villers.
Mais le lendemain retentit une explo-
sion semblable, puis d'autres le surlen-
demain. Et les réfugiés arrivent, fuyant
l'inondation germanique...
La bataille de Verdun est commencée.
r •
LÀ VEILLEE DES ARMES 53
CHAPITRE II
LES RÉFUGIÉS
C'est un soir, en rentrant de Texercice,
que pour la première fois nous voyons la
grande rue de Rosnes emplie de char-
rettes : convoi de réfugiés que l'autorité
militaire, prévoyant une offensive enne-
mie, dirige vers l'intérieur.
Il n'y a là que des gens de la campagne.
Les citadins ne s'embarrassent pas de
tant de futilités : quelques souvenirs d3
famille, quelques objets précieux, quel-
ques bibelots, de quoi remplir une malle,
deux valises, trois ou quatre petits
paquets à main, et en route pour la gare !
Mais les campagnards ont dans le sol
les mêmes profondes racines que les chê-
nes de leurs collines. Dans leurs charrettes
et leurs carrioles ils ont voulu faire tenir
la ferme tout entière.
Voici la machine à coudre de la fille
aînée, une horloge, une table, un fauteuil
54 CEUX DE VERDUN
à ramages orgueil du logis abandonné, un
sac de pommes de terre, des bottes de foin
pour les chevaux, un panier aux œufs
débordants, des poules et des canards
accouplés par les pattes avec des liens de
paille, et jusqu'à une pièce dépareillée de
je ne sais quelle machine agricole ! Un
veau suit à l'arrière, une longe au cou.
Ont-ils les citadins, la même instinc-
tive attache au sol que ces campagnards
rudes et fermés ? Peut-on prétendre qu'on
aime son pays si on ne possède pas à soi,
en propre, un morceau de la terre pa-
triale ?...
Parfois, autour de moi, j'entends l'un
des paysans berrichons qui m'entourent
émettre cet avis qu'on ne rencontre aux
tranchées que des « bounhoumes ».
Bounhoume, bonhomme, Jacques Bon-
homme...
Oui, Jacques Bonhomme, c'est toi plus
que tout autre qui défends la terre de
France. Cette terre sera à toi doublement
après la guerre et à qui essaiera de l'ou-
blier
(censuré)
LA VEILLEE DES ARMES .^i>
Je n'ose regarder aux yeux œs réfugiés
dans la crainte d'une souffrance commu-
nicative... Mais non. Un peu d'effarement
se lit aux regards, mais nulle détresse.
Les regrets viendront plus tard, au souve-
nir de la maison ruinée et des champs
ravagés. Aujourd'hui, les réfugiés se
livrent tout à la joie d'être sortis sains et
saufs de la fournaise.
Et les enfants, heureux du voyage im-
prévu, qui rient de si bon cœur !
A l'appel du maire, les habitants de
Rosnes s'empressent : la plupart couche-
ront par terre pour céder les lits à leurs
hôtes. Les réfugiés qui ne peuvent trou-
ver place dans les maisons demandent
aux soldats une place près d'eux sur la
paille...
Quand, le lendemain matin, je visite
les granges, je vois un poilu en train de
bercer un bébé ; un autre joue à la poupée
avec une fillette.
Celle-ci a l'âge de ma petite Solange.
Par la pensée, je lui donne le visage de
ma fille. Voici ses grands yeux, étonnés
du spectacle imprévu, avec une larme
toute prête au bord des cils ; voici ses
)
1
^
56 CEUX DE VERDUN
longs cheveux bouclés où s'est accrochée
la paille de la couche improvisée.
J'imagine ma fille, pareillement chas-
sée de la maison paternelle par l'invasion,
je la vois errant sur les routes, en haut
d'une charrette, exilée en sa propre
patrie, et de colère soudain mon cœur se
gonfle...
Les consignes de route portent que les
convois de réfugiés ne doivent pas demeu-
rer au même cantonnement plus de vingt-
quatre heures. Dans la journée, ceux-ci
vont repartir, d'autres les remplaceront
ce soir, et d'autres encore demain.
Le canon de Verdun tonne sans relâche
et sans relâche il pousse vers nous les
troupeaux lamentables...
Une jeune réfugiée me fait ses confi-
dences :
— Si vous saviez comme c'est horrible !
Juste la veille de notre départ, un énorme
obus est tombé sur la grange et a abattu
tout un pan de mur. Et moi qui ai oublié
d'emporter mes livres de prix auxquels je
tenais tant ! Pensez-vous que je les
retrouverai après la guerre ?...
Pauvre et naïve enfant, de quoi fin-
s
LA VEILLÉE DES ARMES 57
quiètes-tu là ! Attends que la bataille ait
pétri en ses mains rageuses ton village, et
retourne le voir !...
De réglise à la plus liumBle demeure,
tout sera rasé ! Avec les meubles, les cui-
siniers auront allumé leurs feux. Tes
livres auront occupé les Içisirs de quelque
soldat, puis, au feu également. Les solives
des plafonds étayeront quelque abri sou-
terrain. Les pierres mêmes auront dis-
paru, emportées par les combattants pour
renforcer leurs travaux de défense...
L'ange aux ailes noires pourra venir et
semer le sol de la malédiction. Car les rui-
nes mêmes auront péri.
^^
68 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE m
LA ROUTE QUI MARCHE
La grande route de Paris à Verdun
passe par Rosnes. Aux premiers jours de
notre arrivée, l'animation de cette route
gardait quelque mesure ; mais, dès les
premiers tonnerres de Verdun, ses con-
vois se mettent à rouler, à gronder sans
arrêt.
Nuit et jour la chaîne immense se
dévide, formée de camions, d'ambulances,
de caissons, de canons de tous calibres, de
voitures de ravitaillement, d'autobus
chargés de troupes.
Dépassant les charrois qui vont le nez
au sol, les voitures d'état-major courent le
long des routes, bergères actives du
troupeau lourd. Elles portent en guise de
houlettes de coquets drapeaux bariolés et
quand les bœufs s'attardent au milieu de
la route, elles tirent de leurs trompes des
sons rageurs qui claquent sur le sommeil
des bœufs, comme des coups de fouet.
LA VEILLÉE DES ARMÉS 59
Le mouvement ininterrompu agit sur
nous comme un aimant. Notre inaction
pèse à nos épaules. Une curiosité nous
vient de savoir ce que cachent les collines
à Tabri desquelles le bourg tapit sa quié-
tude.
Qu'y a-t-il de vrai dans ces bruits
qu'apporte le vent ? Le Kronprinz a-t-il
vraiment massé devant la forteresse les
meilleures troupes de l'Empire ? Les
Boches se préparent-ils pour la ruée
suprême, celle qui doit les hisser au
triomphe ou les précipiter dans la
débâcle ?...
Et la route roule toujours. Formidable
est l'impression de puissance que dégage
ce roulement sans heurt, sans à-coup. Il
semble que toutes les forces vives de la
France se précipitent à la ligne menacée.
Des régiments passent à pied, qui n'ont
pu trouver place dans les camions.
Leurs capotes neuves, leurs équipe-
ments soignés, indiquent qu'ils viennent
d'un long repos. Cependant, ils tiennent à
arrêter nos effusions intempestives. A
notre far niente insultant répondent
leurs sarcasmes vengeurs :
60 CEUX DE VERDUN
— Ohé ! les embusqués ! vous vous la
coulez douce, hein ? Dis donc, Zidore,
r'garde voir ces binettes, si c'est gras !
V'ià au moins six mois qu'on les garde à
Tengrais. Voulez-vous bien vous cacher,
tas de feignants !
De ces aménités, nos hommes ne son-
gent pas à se formaliser. Ils savent
qu'elles sont de rigueur entre troupes en
marche et troupes au repos. Eux-mêmes,
quand ils seront partis, dans quelques
jours, ils distribueront sur leur passage,
aux camarades accourus pour les voir, des
aménités semblables.
Un matin, défile un bataillon de tirail-
leurs marocains. Nous admirons leur
tenue martiale ; nous nous étonnons de
leurs visages si semblables aux nôtres.
Le lieutenant Vignaud près de qui je
me trouve, développe sur ce thème quel-
ques idées vraiment profondes. Je re-
grette de n'avoir pas assez présentes au
souvenir ses théories sur « le grand
nivellement que fera la guerre par-dessus
les races qui se seront mêlées dans la tour-
mente »...
Le bataillon fait halte à la sortie du
LA VEILLEE DES ARMES 61
village, les tirailleurs se précipitent vers
nous avec leurs bidons :
— Dites donc, les poteaux, où est-ce
qu'on vend du pinard dans le patelin ?...
Les Marocains viennent en droite ligne
du bled de TIle-de-France !
6
62 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE IV
L'ALERTE
Le 21 février, au crépuscule tombant, le
chef de bataillon fait demander au châ-
teau les commandants de compagnie. Le
capitaine Blanchot est parti en permis-
sion depuis plusieurs jours et comme je
commande la compagnie en son absence,
je me rends à la convocation.
Les lieutenants Dubourgdieu et Paquet
sont arrivés déjà ; le capitaine Terlaud
mé suit à quelques pas: nous voici au com-
plet dans la grande chambre à coucher où
le commandant C nous reçoit.
La cheminée monumentale déborde de
bûches incendiées ; Tabat-jour de la lam-
pe plaque sur la table une lumière aveu-v
glante, tandis que les angles de la pièce se
perdent dans une pénombre'indécise.
Décor familial, chaude atmosphère de
paix.
Les paroles du commandant ne s'har-
monisent guère avec ce décor.
LA VEILLEE DES ARMES 63
« Ce que nous réserve exactement l'ave-
nir, Dieu seul le sait, mais Thorizon est
gros de nuages. Il faut que les hommes
préparent immédiatement leurs sacs,
qu'ils nettoient les cantonnements et
qu'ils se tiennent prêts au premier signal.
L'ordre de départ ne saurait tarder... »
Nous sortons.
A l'autre bout de la rue, le clairon
sonne le rappel des promeneurs. Les hom-
mes se hâtent vers les granges, et comme
ils sont inquiets de cette alerte, ils gar-
dent le silence. Le silence persiste après
que j'ai transmis les ordres du comman-
dant : on a besoin de se familiariser avec
la situation nouvelle.
Pendant que mon ordonnance boucle
ma cantine, je vais faire mes adieux à
lîéglise de Rosnes : j'éprouve moi aussi le
besoin de me recueillir.
Mon courage devant la bataille n'est
pas un de ces sentiments naturels qui
croissent d'eux-mêmes sur un instinct
comme les mûres sur les haies des sen-
tiers : il me faut l'arracher des entrailles
de ma volonté à coups d'exhortations et de
syllogismes. C'est pour cela qu'il est si
64 CEUX DE VERDUN
hésitant et si débile ; c'est pour cela qu'il
me faut le tenir continuellement en lisiè-
res :
« Pourquoi suis- je au 95* ? Les raisons
qui m'ont mené là existent-elles toujours ?
Suis- je, autant que l'année dernière,
comptable envers ma petite fille, mes
neveux et mes nièces de l'héritage de paix
et de bien-vivre que m'ont légué mes ancê-
tres ? En admettant qu'une fée toute-
puissante vienne me dire : « Un mot de toi
et je t'enlève aux combats qui s'annon-
cent, et je te transporte à l'autre bout de
la France », que me commande, non pas
le devoir, non pas l'héroïsme, mais mon
intérêt bien compris ? Que dois- je faire
pour mériter mon estime ? Quelle solution
s'avère la meilleure, même au seul point
de vue hunïain, entre une mort prématu-
rée, en plein sacrifice, et ♦une existence
prolongée à coups de compromissions et
de lâchetés ?... »
Peu à peu se calment les mouvements
tumultueux de mon cœur et cette pensée
de saint Alphonse de Liguori, que je relis
en tête de mon carnet de route, achève
l'œuvre de ma paix :
it.1.^
LA VEILLÉE DES ARMES t)5
« Quiconque, dans un péril de mort,
fait un acte de parfaite conformité à la
volonté de Dieu, et prend ainsi sa part du
martyre de Jésus- Christ, celui-là doit se
tenir lavé de toute souillure et assuré de
son salut, eût-il commis à lui seul tous
les péchés de la terre. »
En sortant de l'église, je rumine les
mots que je vais dire dans les granges
pour dissiper les appréhensions que j'ai
laissées derrière moi tout à l'heure. J'ar-
rive... Que font les hommes ? ils chantent!
Quelques minutes ont eu raison de leurs
inquiétudes. L'approche du péril les a
rendus soldats de l'avant et ils ont, d'un
seul coup, dépouillé les misères du repos.
Les ordres des caporaux sont exécutés
sans murmure. Quiconque a besoin d'une
aide pour rouler une couverture, chercher
dans la paille un objet égaré, voit aussitôt
dix concours qui s'offrent. Deux « enne-
mis » qui avaient conçu l'un pour l'autre,
à la suite d'une manille orageuse, une
haine farouche destinée à durer toute la
campagne, fraternisent devant un bidon
de pinard.
J'ai retrouvé mes gars du Bois Brûlé,
66 CEUX DE VERDUN
ru 1 I TT — ■ - ' " ■ ' "" -• — — ^ — •
mes gars des tranchées d'Apremont. La
menace de la mort a lavé d'un coup toutes
les taches, effacé tous les plis, et voici la
large page blanche où vont s'inscrire en-
core, je le pressens, tant de belles choses.
O guerre ! comment peux-tu être à la
fois si répugnante et si magnifique ? Le
sang de tes mains soulève mes nausées,
mais ton front est couronné de roses odo-
rantes et tes yeux rayonnent d'une telle
candeur que la malédiction hésite au seuil
de mes lèvres. Chef-d'œuvre de la lumière,
miracle des ténèbres, quel nom te donner
qui te peigne tout entière? Tu es. le champ
clos des deux adversaires éternels, mais
par la magie d'un mystérieux enchanteur,
la force de l'un s'accroît de tous les coups
qu'il reçoit, son sang devient plus vif et
plus généreux à mesure qu'il s'échappe
davantage... Comme je te mépriserais et
comme je te haïrais, ô guerre ! si je n'a-
vais pour toi tant de respectueux amour !
LA VEILLÉE DES ARMES 67
CHAPITRE V
LES ADIEUX
Le lendemain, 22 février avant le soleil
levé, un agent de liaison m'apporte Tordre
de départ : « Nous nous mettrons en route
à huit heures du matin ».
Pendant que s'achèvent les derniers
préparatifs, je vais dire adieu à mon hô-
tesse. Nous avons signé la paix tous les
deux, après la réception orageuse du jour
de l'arrivée. Ses attentions délicates ont
fondu ma mauvaise humeur. Et puis elle
a un garçonnet de cinq ans : qui oserait
en vouloir à la maman d'un de ces petits
anges ?
J'entre dans la grande cuisine où se
tient la fermière. Nous parlons de Ver-
dun, de la canonnade qui a persisté toute
la nuit, de l'avancée ennemie que la
rumeur colporte.
— Vous allez courir de grands dangers,
me dit la fermière. Que Dieu vous garde...
68 CEUX DE VERDUN
Je réponds je ne sais trop quoi. Je sens
que certaines paroles devraient être dites,
mais lesquelles ?
M'excuser de l'algarade ? mais ce n'est
pas moi qui ai ouvert les hostilités.
Partir sur un adieu banal ? Mais j'au-
rais l'air de n'avoir pas remarqué les
efforts de mon hôtesse pour racheter la
rudesse de son accueil...
Tout à coup une inspiration. Je lui
serre la main, et avant de tourner les ta-
lons pour sortir de la pièce, je me penche
vers elle et je lui donne sur chaque joue
un. baiser sonore.
L'espace d'un éclair, j'aperçois son œil
rond où la stupéfaction transparaît... Je
suis dehors...
Tout à l'heure, pendant que je rassem-
blerai mes hommes, je verrai, à travers les
vitres de la ferme, deux yeux qui me re-
gardent, et leurs regards me suivront tant
que je n'aurai pas disparu au coin de la
rue. (( Quel original ! » diront ces yeux, et
ils diront aussi — que cette fatuité me
soit pardonnée ! — ils diront aussi :
<( Quel brave garçon ! »
LA VEILLÉE DES ARMES 69
CHAPITftE VI
EN ROUTE 1
La campagne, ce matin-là, disparaît
sons nne conche' épaisse de neige. Un
:A)leil éblouissant allume dans les buissons
des incendies, et déverse par les champs
tous les diamants de Golconde.
Je marche en tête de la compagnie.
Quand le chemin gravit une côte, je me
retourne et je vois derrière moi la colonne
qui s'allonge. Il, me semble que mes hom-
mes et moi ne formons qu'un seul être et
que mon corps se prolonge jusqu'au der-
nier d'entre eux...
C'est encore un des bienfaits de la
guerre que cette mystérieuse fraternité
des armes.
Des hommes ne se connaissent pas ; ils
viennent des quatre coins du pays ; leur
éducation, leurs goûts, leurs intérêts les
séparent. Or, ces indifférents, ces étran-
gers, ces adversaires, on les immatricule
70 CEUX DE VERDUN
dans une même compagnie, dans une
même section, dans une même escouade, et
les voilà tout aussitôt frères de sang, unis
par des amitiés dont la plupart ne se dé-
lieront qu'à la mort.
Les preuves d'affection qu'un frère de-
mande à son frère dans le courant ordi-
naire de la vie, quelle misère ! Il s'agit
presque uniquement d'ime démarche
ennuyeuse, d'un petit sacrifice d'amour-
propre, d'une mesquine avance d'argent.
Mais y a-t-il, dans une compagnie, im seul
homme qui n'ait, vingt fois en une année
de guerre, risqué sa vie pour _ses frères
d'armes ?...
De cette affection puis- je espérer que
ma part m'a été conservée au cœur des
hommes ? Je le voudrais si ardemment et
qu'il y ait entre eux et moi un lien plus
fort que celui de la discipline !
Je leur ai dit ce matin : « Suivez-moi ! »
et ils me suivent. Demain, peut-être, je
leur dirai : « Maintenant il faut mourir » ;
et ils ^e feront tuer.
Il me semble que, de chaque côté de la
route, les mères, les femmes et les fiancées
se sont rassemblées et me regardent : « Aie
LA VEILLÉE DES ARMES 71
pitié d*eux ! me disent-elles ; aie pitié de
nous ! que chacun te soit comme un fils
unique ! »
Une responsabilité pareille pèse trop
lourd aux épaules, si Tobéissance n'est pas
la fleur librement épanouie d'une âme
joyeuse et confiante...
Cependant le soleil jette, en enfant
prodigue, les trésors de son opulence ; le
ciel est un dôme de brocard bordé de pour-
pre ; les sapins chargés de neige enflam-
mée luisent comme des candélabres gigan-
tesques et la brise est douce ainsi qu'une
haleine d'enfant.
Mon Dieu, que tes œuvres sont belles
pour qui se hâte vers le champ de
bataille, et comme le moindre brin
d'herbe a de magnificence quand c'est la
mort qui l'offre au bout de sa main déchar-
née !
...i^UI
72 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE VII
CARPE DIEM
Nous arrivons à Pierrefitte de bonne
heure. Mes hommes logés, les cuisines ins-
tallées, je flâne à travers le bourg, en
savourant, avec gourmandise, Texquis so-
leil.
Mais l'endroit n'est peut-être pas très
heureusement choisi pour une promena-
de ? Les convois d'artillerie se succèdent
et se poussent nez à derrière. Les officiers
d'état-major passent au grand galop de
leurs automobiles. Les roulantes du ravi-
taillement se croisent et s'entremêlent.
D'une maison à l'autre, le tumulte déferle
alimenté par les cornes des autos, le hen-
nissement des chevaux, les plaintes des
essieux, les grincement des freins, les cris
des conducteurs, les imprécations des pié-
tons. Et par dessus les mille clameurs,
dominateur et souverain comme l'abrupte
falaise au-dessus des vagues domptées»
le canon de Verdun.
r
LA VEILLEE DES ARMES 73
En route je croise le commandant C
. Quelques instants il m'aborde. Par
son front soucieux, par ses demi-confiden-
ces, je devine que les nouvelles apprises
par lui sont loin d'être rassurantes.
Me faut-il donc ajouter foi aux ru-
meurs sournoises, qui m'ont frôlé tout à
l'heure ?... La guerre de mouvement que
nous rêvions en partant de Rosnes, est-ce
en arrière de nos lignes que nous devrons
la faire ?...
Je secoue cette pensée, comme une guê-
pe importune, et je vais m'enfermer dans
ma chambre. Ma chambre est vaste ; elle
est claire ; le soleil chante à ses fenêtres ;
un adorable portrait d'enfant me sourit
au-dessus de la cheminée.
Je sors de ma musette mes papiers et —
carpe diem ! . . Je me mets à écrire un
chapitre de ces mémoires.
Carpe diem ! inévaluable trésor de la
sagesse antique, berger diligent qui, fçr-
mant le champ empoisonné de la fantai-
sie, parques les événements et les êtres &
leur place véritable, parmi le relatif et
parmi l'éphémère.
Un petit mot si modeste, un autre petit
7
74 CEUX DE VERDUN
mot si banal, et tant de profonde philoso-
phie !
Combien de fois, avec la baguette magi-
que de œs deux humbles mots, n'ai- je pas
calmé les mouvements tumultueux de mon
cœur ! combien de fois n'ai-je pas, avec
leur baume essentiel, cicatrisé mon imagi-
nation large saignante !
Cette fois encore, la maxime inspirée,
elle domptera mes chimères, elle leur met-
tra le mors d'acier. Que m'importe de-
main, et ses incertitudes et ses menaces ?
En ce jour d'hui, aujourd'hui seul compte,
Je suis assis dans un fauteuil ; devant
moi, sur une table au tapis chatoyant, mes
papiers épars pour la tâche aimée ; la
chambre est vaste, elle est claire, le soleil
rit à la fenêtre ; et vers cet adorable por-
trait qui me regarde, d'eux-mêmes s'en-
volent mes baisers... Carpe diem !
\
f:
LX VEILLÉE DES AKMES 75
CHAPITRE Vin
DEMAIN..,
Le soir, je vais dîner à la popote des
officiers de la 5* compagnie, avec deux
vieux camarades, le lieutenant Têtenoire
et le sous-lieutenant Lacoffrette, comme
moi enfants de Bourges.
Ah ! ils le pratiquent tous les deux le
Carpe diem ! Et que demain peut-être
doive être jour de bataille, voilà qui peu
leur chaut !
C'est à qui fera le plus de folies, à qui
se lancera dans les plaisanteries les plus
échevelées. Les deux jeunes femmes qui
nous ont prêté leur cuisine et qui dînent
avec nous arrivent à peine à manger deux
bouchées, tant leurs éclats de rire succè-
dent à leurs éclats de rire.
Mais le régiment doit se mettre en
route de bonne heure, le lendemain. Dès
les dernières bouchées je prends congé.
J'ai fait une centaine de pas, quand des
appels derrière moi, une galopade :
76 CEUX DE VBBDUN
— Péricard eh ! Péricard 1
Je reconnais la voix de Lacoff cette. Je
me retourne. Lacoffrette s'approche de
moi, me prend le bras, se penche à mon
oreille, et mystérieux, ému, la voix trem-
blée devant la confidence imprévue :
— Dis donc, tu ne sais pas ?... la guerre
est déclarée !
Puis il tourne les talons, et, dans un
grand éclat de rire, il repart au galop.
Pauvre Lacoffrette ! Tant de jeunesse,
de belle humeur, de bravoure, de vie ar-
dente, et trois jours après, une tombe au
fond d'un entonnoir...
Je rentre chez moi. Il gèle. La gelée a
changé la neige battue en silex aigus. Ma
chambre où le poêle est éteint depuis plu-
sieurs heures distille la glace et l'humi-
dité.
En me déshabillant, je grelotte. Et je
grelotte encore en me recroquevillant en-
tre les draps mal séchés.
Je sens que la maison se fait de propos
délibéré inhospitalière. Je suis pour elle
un intrus, l'hôte d'une nuit qu'on ne
reverra plus demain.
Demain ?...
LA VEILLÉE DES ARMES 77
Sur Verdun le canon tonne, tonne,
tonne. Il a fait taire tous les bruits de la
Journée et son tumulte emplit le silence...
Où serai- je demain ?...
f r .
78 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE IX
LA GROGNE
Le lendemain, 23 février, à onze heure»,
le régiment quitte Pierrefitte.
Les hommes se sont levés de bonnt
humeur. Il y a de ces rafales de joie qui
passent, venant on ne sait d'où. A peine
dissipés dans l'excitation de la marche les
frissons d'une journée glacée, voilà les
rires qui fusent et les plaisanteries qui se
croisent.
C'est à dessein que je mets les plaisan-
teries après les rires : quand des êtres, on
très jeunes ou très simples, — des soldats,
des enfants — sont de bonne humeur, ite
rient d'abord, puis ils cherchent des mo-
tifs à leur gaieté.
Moi-même j'ai l'âme épanouie. Tout à
l'heure le colonel m'a serré la mainà la sor-
tie du bourg et m'a demandé de mes nou-
velles en m'appelant : « « Mon brave Peri-
oard !... »
LA VEILLÉE DES ARMES 79
En faut-il davantage pour que le cœur
se dilate ?..•
Mais des préoccupations bientôt assom-
brissent l'atmosphère.
Pourquoi notre allure s'accélère- t-elle ?
Est-ce distraction de celui qui règle la
marche ? ou la bataille qui gronde à l'hori-
zon tourne-t-elle si mal pour nous que no-
tre présence là-bas soit urgente ?
Nous essayons de lire notre destin aux
yeux soucieux du général Reibell qui
longe à pied notre colonne, suivi de ses
officiers d'ordonnance.
Mais les mauvaises nouvelles de cette
fin de février, nous ne les saurons que plus
tard : la ruée des Allemands, le déluge de
fer, la rupture de nos lignes, l'appel
fait à notre brigade pour endiguer la
marée...
L'allure s'accentue sans cesse, et sans
cesse s'allongent les intervalles à travers
les haltes : c'est la marche forcée.
Les dos se courbent sous les sacs trop
lourds. Déshabitués de l'effort par une
station de quinze mois aux tranchées, les
pieds saignent.
Un à un s'éteignent les rires ; puis.
80 CEUX DE VERDUN
après un silence lourd de tempête, voilà le
tonnerre des récriminations qui roule.
Tout est prétexte à crier : la précipita-
tion de Tallure, les arrêts brusques causés
par deux convois qui se croisent, l'empier-
rement neuf qui blesse les pieds avec ses
pierres aiguës, la boue que jettent en pas-
sant, les automobiles trop pressées.
Dans un champ en bordure de la route,
des réfugiés ont arrêté leurs voitures
avant de reprendre leur course vagabonde.
Ils font la haie sur notre passage. Sans
doute sont-ils heureux de nous voir accou-
rir à leur défense car ils sourient. Mais la
fatigue est mauvaise conseillère : ce sou-
rire déplaît :
— Hé ! les croquants, ça vous amuse
que nous allions nous faire casser la gueu-
le ?
— Tu ne vois donc pas que c'est des
Boches ?
Et un autre, montrant une jeune femme
qui berce un enfant dans ses bras :
— Voyez-moi cette salope ; elle n*a
même pas le cœur de débarbouiller son
gosse...
Je me rappelle l'accueil fait par ces
LA VEILLIÉE DES ARMES 81
mêmes hommes aux réfugiés de Rosnes.
Tant de dévouement alors et aujourd'iiui
tant de grossièreté !...
Un peu d'apaisement vient aux mécon-
tents de la vue des canons. Ils les caressent
au passage, les 75 légers, les 155 court, au
mufle mauvais.
— Tu leur z'y soufleras au nez sur les ^
Boches, dis, mon vieux ; tu leur z'y entre-
ras dans le chou ?
Pour les seuls canons ils consentent à
s'écarter, sans murmure, de leur route, à
grimper, de leurs pieds douloureux, les
talus, afin de laisser libre le passage.
Nous traversons Récourt.
De Recourt à Yillers la route est en
pleine vue ennemie ; il faut, pour s'y en-
gager, attendre la tombée du soir. Ce
repos, bien accueilli d'abord, devient l'oc-
casion de récriminations nouvelles : il fait
froid et les dents claquent.
A Villers, reta.rd encore ; le village est
soumis au tir de l'artillerie ennemie. Les
obus cherchent le pont, encadrent la route
qui s'en va, de Villers à Dieue, en formant
digue au milieu des prairies ; quand ils
tombent dans la Meuse ou dans les marais,
! CEUX DE VEBDUK
I soulèvent des gerbes d'eau et de vase.
Ordre est donné d'espacer les compa-
lies, d'espacer les sections, afin de dimi-
ler les risques de perte : il sera près de
inuit quand nous arriverons à Somme-
eue après une marche de treize heures
r des routes couvertes de neige.
LA VEILLÉE DES ARMES 83
CHAPITRE X
SOMMEDIEUE
Les habitants du bourg sont endormis.
Pour me faire ouvrir les cantonnements
réservés à la compagnie je dois heurter
des portes à coups de pied, frapper à des
volets comme sur des tambours...
Quand enfin tous mes hommes sont cou-
chés sur la paille des granges, je me mets à
la recherche de la maison indiquée par
mon billet de logement.
Les habitants, un instant réveillés, sont
retournés à leur sommeil. A qui s'adresser
dans la nuit et dans le silence ?...
Ah ! une lumière. Je frappe. Les sous-
officiers de la compagnie sont assis là,
sous la lampe, en train de manger une
bonne soupe chaude. La maîtresse de mai-
son et ses deux filles s'affairent. Pendant
que l'une fait le service de la table, une
autre dore dans la poêle une omelette
gigantesque ; la troisième lave les assiet-
tes et remplit les bouteilles.
84 CEUX DE VERDUN
Je saurai le lendemain que cette femme
est veuve, peu fortunée, et .qu'il fallut
cependant user de subterfuges pour
qu'elle acceptât un salaire ; aux soldats
qui montaient se battre, elle eût de grand
cœur donné tout son avoir et toutes ses
peines.
J'apprendrai, un peu plus tard égale-
ment que deux jeunes filles, lectrices des
A nnales, désireuses de saluer le soldat de
Face à Vennemi, avaient décidé leur mère
à se mettre avec elles à ma recherche. Elles
ne me rencontrèrent pas, mais je tiens leur
visite comme faite ; puissent-elles savoir
un jour à quel point me fut précieuse leur
sympathie en de pareilles circonstan-
ces !
Enfin je trouve ma maison. Des sergents
du génie font popote au rez-de-chaussée.
Quand ils apprennent que nous devons
nous diriger le lendemain sur Verdun, ils
échangent entre eux des regards qui en
disent long....
Je suis encore plongé dans le premier
sommeil qu'un agent de liaison heurte à
ma porte : l'heure du départ est avancée.
Je saute à bas du lit. Déjà les cuisiniers
LA VEILLEE DES ARMES 85
$'empressent autour de la cuisine roulan-
te. Mais le menu sera maigre...
Je recueille quelques hommes de la
compagnie qui rôdent hors des granges et
avec eux je me précipite chez les commer-
çants du bourg. Ma chance veut que j*ar-
rive des premiers. Chez un épicier, je
ramasse du chocolat, chez un autre des
gâteaux secs. Mais c'est un charcutier qui
me vaut ma plus précieuse découverte :
seize énormes pâtés de tête de porc, un par
escouade.
— Comme ça, dit un des porteurs, on
ne crèvera pas le ventre vide : c'est une
consolation.
Sur ces entrefaits le capitaine Blanchot
arrive : Sa permission est terminée depuis
plusieurs jours déjà, mais il lui a fallu
courir de tous les côtés à notre recherche.
Je lui communique les ordres, je lui
détaille les comptes, et je redeviens chef
de section.
8
TROISIÈME PARTIE
AU CANON .
^
i
iiL^
r-T'-
AU CANON ' 89
CHAPITRE K
LES « EMBUSQUÉS »
A 9 heures du matin le régiment se met
en marche. Dès les premiers pas, il devient
évident que les hommes sont exténués par
Teffort de la veille. Des jambes se traî-
nent. Des pieds douloureux sautillent.
Excepté pour la plainte et le gémissement,
les bouches restent muettes.
Or, ma section bénéficie id'im boute-en-
train, Cagnot, lequel excelle à dérider les
visages par ses facéties. Un de ses « numé-
ros » a rencontré, la veille, un succès par-
ticulier. Ce « numéro » consiste à jouer la
bourrée avec les doigts sur la marmite du
camarade qui précède, tout en chantant et
en dansant sans sortir du rang, avec mille
contorsions et mille grimaces.
En passant près de Dieue, premier vil-
lage après rétape, comme l'atmosphère
morale s'assombrit de plus en plus, je
erie :
90 CEUX DE VERDUN
— Cagnot, une bourrée I
Cagnot s'exécute. Et voilà pour dix mi-
nutes de détente. *
Un peu plus loin, nouvel appel à l'ar-
tiste. Cette fois l'artiste se fait tirer l'o-
reille. Il obéit néanmoins ; mais sa
chanson est moins convaincue et plus
brève...
Après Haudainville, mes efforts demeu-
reront vains. Ni l'offre d'un paquet de
tabac, ni la promesse d'un litre de pinard
ne tenteront le pauvre Cagnot. Il est, com-
me ses camarades, à la limite de son cou-
rage, et pour me répondre, il se borne à
faire non de la tête, le dos rond et les yeux
au sol, avec une expression de bête four-
bue.
Des hommes, cantonnés dans les cha-
lands qui s'alignent le long de la Meuse,
nous saluent au passage et nous souhai-
tent bonne chance. Ce sont des combat-
tants comme nous ; ils étaient à Verdun
hier ou ils y seront demain. Mais nos hom-
mes ne s'arrêtent pas à cette pensée ; ils ne
voient devant eux que des « embusqués ».
Pourquoi ceux-là se reposent-ils pendant
qu'eux-mêmes doivent s'écorcher lei
AU CANON 91
pieds sur les cailloux de la route ? Pour-
quoi cette injustice du sort ?
Leur bile s*exhale en apostrophes cin-
glantes, en imprécations, en injures.
Outrés de cette mauvaise foi, les « embus-
qués » ripostent du tac au tac. Si le 95* se
fait démolir à Verdun, ils en éprouveront,
affirment-ils, une bien douce joie.
J'écoute crier ces grands enfants et je
souris à la scène tant de fois contemplée :
je les connais trop pour me laisser prendre
à leur colère. Et puis, pendant qu'ils s'ex-
citent de la sorte, les pauvres diables
oublient leurs fatigues.
Nous approchons de Verdun. L'horizon
est un cercle de tonnerres. Une haie d'in-
quiétudes longe les deux côtés de la route.
Les collines, là-bas, malgré le soleil 'qui
resplendit,nous apparaissent enveloppées
d'une brume menaçante.
92 CEUX DE VERDUN
CHATITRE II
LA GROGNE
Après une halte au carrefour de la route
Verdun-Metz, nous prenons la formation
de marche de guerre sur route, avec un
quart d'heure d'intervalle entre les ba-
taillons. Nous avons laissé à Houdainville
la plus grande partie de nos impedimenta.
Seuls, nous suivent les caissons de muni-
tions, les voitures d'outils, les cuisines
roulantes et les ridelles porte-sacs.
La fatigue des hommes, un moment
atténuée par le repos qu'ils viennent de
prendre, se fait de plus en plus pesante.
Les rangs se disloquent ; les sections s'al-
longent ; les traînards commencent à
jalonner la route.
— Mon lieutenant, je ne peux plus por-
ter mon sac.
— Mettez-le sur la ridelle...
Ce dialogue se répète de minute en mi-
nute, et bientôt les ridelles débordent.
Du haut de la colline qui domine Ver-
dun je regarde serpenter le régiment sur
AU CANON 93
les l^ets de la route : la longue colonne
^e donne, avec ses unités morcelées, Til-
lusion d'une couleuvre gigantesque cou-
pée en plusieurs tronçons qui continuent
de palpiter... A peine formée en moi cette
image, je hausse les épaules :
— Ah ! oui ! il est bien choisi le mo-
ment pour faire de la littétature !
Je note une détente à la descente du
ravin mais la montée qu'il faut gravir de
^'autre côté double d'un coup le poids de
la fatigue. Les courroies de l'équipement
se changent en pinces d'acier. Il semble
que chaque pied en se posant à terre en-
fonce dans le sol des racines vrillantes.
D'habitude, les grognements de mes
gars me font sourire. Je sais que les récri-
minations et les malédictions ne compor-
tent dans leur pensée aucune intention de
récriminer ni de maudire. Ils les em-
ploient comme un remède à tous les maux,
par tradition, par habitude, sans bien
réfléchir à ce qu'ils disent, comme ces sor-
ciers de nos campagnes berrichonnes qui
jnettent à leur merci tous les génies mal-
faisants et toutes les forces adverses de la
nature avec de mystérieuses formules ma-
94 CEUX DE VERDUN
giques qu'ils répètent sans les compren-
dre.
Mais ici, sous ce ciel grondant, les
plaintes prennent une signification tragi-
que. Mon cœur se serre à les entendre :
— Sale métier !
Oh ! certes. Mais que direz-vous, oe
soir, quand, à la fatigue du chemin, il
vous faudra joindre l'épuisement de la
bataille ; quand vos pieds, incapables de
vous porter, devront courir au-devant des
balles ?
— Les chevaiujo on les ménage, mais
nous !... Rien de plus juste. Il faut être
un homme pour accepter les horreurs de
la guerre. Ce n'est qu'à des êtres doués
d'intelligence et de volonté qu'on peut
demander l'effort d'un combat ; la station
résignée sous l'averse des obus ; la ruée
au-devant des baïonnettes croisées et de»
couteaux tapis au coin des haies ; la ram-
pée sur les corps rigides ou panieiants des
camarades blessés ou morts.
— J'aimerais mieux une balle dans la
peau !,..
Patience ! Vous aurez toute la peine de
la route, toutes ses montées, tous ses cail-
AU CANON 95
loux, et cela n'empêchera pas les balles de
trouer votre crâne si un tel dessein vient à
germer dans leur cervelle menue...
Les hommes marchent, les jambes î-ai-
* dies, le corps courbé en deux sous le poids
de l'équipement, le menton collé à la poi-
trine. Quand, parfois, ils relèvent la tête,
c'est pour chercher mon regard, et je lis
dans leurs yeux ce qu'ils veulent me dire :
— Tu vois bien que nous n'en pouvons
plus, que nous sommes à bout de forces.
Pourquoi n'as-tu pas pitié de nous ?
Oh ! si, j'ai pitié d'eux, mais que
puis-je pour leur soulagement ?... Et cette
compassion même va s'atténuant et s'im-
précisant à mesure qu'aumente ma propre
lassitude.
Tout à l'heure, je n'aurai plus pitié
d'eux, car il me restera tout juste assez
de force pour m'occuper de moi. Et je ne
serai plus qu'un mouton dans un trou-
peau de moutons. Et je me traînerai sur
la route, les pieds usés, le cœur doulou-
reux, la bouche amère et la cervelle vide...
— Ah ça ! me demande brusquement
un de mes hommes dans un sursaut de
rage, est-ce que c'est encore loin (censuré)
CEUX DE VERDUN
CHAPITRE III
LA HALTE
trois heures de l'après-midi, les pre-
■s éléments du 95", le colonel en tête,
pent au carrefour Nord de Souville.
après le général Reibell nous rejoint.
DUS apprendrons plus tard que le gé-
1 Reibell en quittant sa brigade le
in à Sommedieue s'est rendu à Sou-
... Là le général C lui a dévoilé
e la gravité de la situation : les Alle-
ds ont pénétré dans le bois des f os-
les • et ' divisions, écrasées sur
première position ont dû se replier
la deuxième qui va de Samt^eux
u'à Ornes ; la seule troupe disponible
• arrêter rennemi est la • brigade ;
ut que les deux régiments de cette
ade s'engagent à fond, le plus tôt pos-
i, en dépit des fatigues, jusqu'au der-
homme si cela est nécessaire, - sans
i que celle de mettre
tacle à la poussée des
)ell communique ces
de B . Pendant
; avons fait halte un
irrefour. Les hommes
UT les talus, tellement
la plupart ils restent
ent et les yeux clos, en
les cadavres.
t direction de Douau-
inue de gronder sang
( s'est rapproché brus-
un canon apparaît,
juis un autre, puis un
mtôt les caissons, les
3, les cuisines roulan-
une interminable file,
sont nerveux ; les bêtes
sont épuisées ; les véhicules eux-mêmes
paraissent exténués. C'est un fracas de
jurons, de coups de fouet, d'essieux grin-
çants. Beaucoup de fuyards vont tête nue.
Dans les yeux se lit une épouvante ani-
male et certains regards furtifs, jetés en
CEUX DE VERDUN
%, disent la peur de la poursuite
)]e.
xieusement je quête des nouvelles :
Des nouvelles ? me répond un con-
ur de roulante à l'uniforme indécis.
sUes sont jolies, les nouvelles I Les
is ont rompu nos lignes. On se bat
le campagne.
Toute une armée ennemie s'avanc«
t un autre. Impossible de résister.
> se sont mis dans la tête qu'ils vou-
Verdun et (( ils » l'auront...
1 caissons d'artillerie passent. Je
îde à un maréchal des logis où sont
ices de ces caissons :
Là-bas, me répond-il sans se retour-
sn pointant un doigt derrière son
mots me serrent le cœur et je m'é-
Pous ne voulez pas dire au moins
DUS les avez abandonnées !
Oh non, soyez tranquille, ajoute le
hal des logis avec une sombre iro-
les ne sont pas abandonnées. Lei
s les ont sûrement recueillies,
rejoins ma section. Déjà mes hom-
AU CANON 09
mes oonnaîssent les mauvaises nouvelles.
Ils se sont levés et parlent avec anima-
tion. J'essaye de mettre en doute les ren-
seignements fournis par les artilleurs. Je
cite des cas analogues de bâtons flottants.
On m'écoute, mais est-on convaincu ?
J'en doute. Même les plus timides de mes
hommes, même ceux qui osent à peine me
parler d'ordinaire, je remarque qu'ils
prennent part à la conversation, qu'ils
discutent mes arguments, la voix aisée, le
regard haut. L'approche du danger
nivelle les distances ; ce phénomène, je
Tai maintes fois noté, au cours de combats
ou de bombardements particulièrement
terribles.
N'ai-je pas vu un caporal prendre le
commandement de sa section, pendant
une ruée à travers des ouvrages ennemis,
les deux sergents étant présents ? N'ai-je
pas vu un colonel accueillir les conseils
d'un adjudant sur la meilleure façon de
garder une tranchée conquise ? Et est-il
une seule attaque au cours de laquelle je
n'aie tutoyé mes hommes ?...
100 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE IV
EN AVANT
Soudain un coup de corne du comman-
dant C . Les hommes se rassem-
blent et les ordres suivants sont communi-
qués aux compagnies :
« Le bataillon va se disposer en colonne
de compagnies dans le champ à gauche de
la route. Les faisceaux seront formés ; on
prendra la tenue d'attaque : les vivres de
réserve dans la musette ; les outils porta-
tifs à la ceinture ; les toiles de tente et les
couvertures en sautoir* Les havre-sacs
seront laissés sur place sous la garde d'un
planton. Cinq minutes sont accordées
pour l'exécution de ces divers mouve-
ments. »
Alors, le moment redouté est venu ?
Nous allons à notre tour, nous lancer dans
la .bataille ?...
vfé regarde les hommes avec une crain-
te... Quelle impression va produire sur
AU CANON 101
eux cet ordre, après les fatigues accumu-
lées de ces deux jours ?
Mais je ne peux tout d'abord deviner
leurs pensées. L'action les occupe. Ils des-
cendent les talus, se rassemblent, se
hâtent aux divers mouvements qui leur
ont été prescrits. Et puis des problèmes se
posent. Faut-il laisser dans le havre-sac
qui va être abandonné tel ou tel objet,
telles ou telles provisions de bouche qui
peut-être seront bien utiles demain ? Ou
faut-il se charger le plus possible au ris-
que d'alourdir la marche ?
Des hésitations, mais brèves, d'autant
plus brèves qu'un shrapnell éclate soudain
vers notre gauche puis un autre vers notre
droite, près de la route : les projectiles
nous encadrent.
Vite les paquets sont roulés, nous nous
formons en lignes de section par deux, et
en avant, par dessus la route de Fleury,
puis à travers la prairie, qui monte vers
le bois de la Caillette...
102 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE V
MARCHE D'APPROCHE
Le commandant G marche em
tête du bataillon. Sa barbiche est a^^es-
sive et sa canne est belliqueuse.
Et les hommes ?
Sont-ce bien les mêmes que tout à l'heu-
re ? Plus de pieds boiteux. Plus d'épaules
courbées. Plus de bouches crispées. Des
jambes alertes, des corps droits, des yeux
qui luisent.
Qe signifie cette flamme dans les yeux ?
Ma parole, on dirait de la joie !
Mais oui, c'est bien de la joie. Mes dou-
tes bientôt disparaissent. Car les bouches,
quelques instants fermées, s'ouvrent. Des
soldats français silencieux, cela ne s'est
jamais vu encore.
Et ce qu'elles disent, ces ^ bouches, les
mêmes qui, tout à l'heure, n'avaient pas
assez de récriminations ni de plaintes, le
voici :
— Chic ! Enfin ! Y a du bon ! Vive-
AU CANON 103
ment qu'on charge ! La guerre en rase
campagne, çà n'est pas trop tôt. Ils vont
voir un peu, les^chons de Boches !
Cette marche d'approche, dans les
grands espaces libres, semble à ces gars
d'Apremont, fatigués des interminables
stations aux tranchées, une partie de
plaisir.
O mystère du cœur français ! mira-
cle de la race !
En ces trois journées inoubliables, satu-
rées de tant d'héroïsme, rien peut-être ne
s'impose davantage à mon souvenir que ce
changement subit de bœufs exténués
devenus lions impétueux par la seule
annonce de la bataille prochaine...
Le régiment est arrivé à une de ces
périodes de plein épanouissement où
nulle tâche ne semble difficile. Entre les
forces de ce grand corps, un équilibre
parfait. Des soldats aux chefs et des
chefs aux soldats la fconfiance.
Alors quoi, on va rire !
— Ah ! s'écrie le lieutenant Ecoutain,
les embusqués terrés à l'arrière ne connaî-
tront jamais, ne comprendront jamais
des moments comme celui-ci !
104 CEUX DE VERDUN
Il est dans le nouveau manuel du chef
de section d'infanterie un paragraphe
intitulé <( l'exemple » :
« La troupe est le reflet de son chef.
Elle en est le juge le plu^ sévère^ elle
retient ses moindres paroles et guette son
attitude. Elle ne demande qu'à pouvoir
Vadmirer et le suivre aveuglément. La
belle tenue de la troupe au feu est la
meilleure récompense du chef. »
Vous pouvez être fiers de vos hommes,
mon colonel, et vous de même mon com-
mandant. S'ils se sont haussés au-dessas
de leurs misères, si l'approche de la
bataille les a transformés à ce point qu'ils
en ont oublié leurs pieds saignants et
leurs épaules meurtries, c'est que vous les
avez modelés à votre image, c'est que par
vos paroles, par votre exemple, vous avez
exalté en eux le sens du devoir et l'amour
de la Patrie.
<( La belle tenue d'une troupe au feu est
la meilleure récompense du chef. »
AU CANON 105
CHAPITRE VI
LE PORT DE DOUAUMONT
Est-ce une marche de bataille à quel-
ques kilomètres de l'ennemi et sous les
obus, qui se développe là devant mes
yeux ? Ou n'est-ce pas plutôt un exercice,
analogue à ceux des grandes manœuvres?
On pourrait le croire à voir la régularité
parfaite des mouvements : alignements
impeccables, intervalles et distances reli-
gieusement conservés...
Un lièvre se lève derrière une motte de
terre. Merveilleux intermède et de
nature, ne le pensez-vous pas, à mettre
tout à coupa l'arrière-plan la guerre et
ses périls !...
Si seulement le shrapnell qui s'abat non
loin du fuyard pouvait l'atteindre : si la
musette de l'un de nous allait s'enrichir
de la proie inespérée !...
Nous montons une colline boisée qui se
dresse toute droite au bout de la prairie ;
nous traversons une carrière profonde.
106 CEUX DE VERDUN
Un autre boqueteau, puis un chemin, et
nous voici au fort de Douaumont.
Ce nom n'est pas entré dans l'histoire
encore, et c'est d'un pied indifférent que
nous montons par dessus les talus her-
beux, que nous traversons les glacis mar-
telés par la grosse artillerie boche.
Des obus sont tombés là, qui ont fait
des excavations monstrueuses, profondes
de cinq à six mètres, larges de douze mè-
tres peut-être...
D'innombrables mottes de terre, gros-
ses comme des gueulées de socs à travers
un sol argileux, ont été arrachées par les
explosions et éparpillées aux alentours,
donnant à la colline l'aspect d'un champ
fraîchement labouré.
Le soir tombe. Nous nous accrochons
aux fils des réseaux qui entourent le fort,
nous descendons au nord du village, dans
un ravin, étroit mais profond, semé de
ronces et d'arbres abattus. Quand, les
pentes remontées, nous nous établissons
sur la cote 347, la nuit est tout à fait
venue.
AU CANON 107
CHAPITRE VII
LA CORNE DANS LA NUIT
Une halte. Le commandant envoie des
patrouilles, à droite, à gauche et en avant
et fait commencer une tranchée en arrière
du réseau qui couronne la colline.
Le sol est rocailleux et les hommes n'ont
que leurs outils portatifs. N'importe. Ils
posent à terre leurs couvertures roulées et
les voici à l'œuvre, tapant de toutes leurs
forces. Des cailloux les étincelles jaillis-
sent, et malgré le froid qui pique, malgré
la bise, les fronts bientôt ruissellent de
sueur.
Cependant les patrouilles envoyées par
le commandant reviennent de leur expé-
dition ; c'est en vain qu'elles ont fouillé le
sommet de la colline et les alentours ; des
troupes françaises qui d'après les commu-
nications de l'état-major devaient se
tenir en avant -de nous, aucune trace.
Oii sont-elles ? en fuite ou prisonniè-
res...
/
108 CEUX DE VEBDUN
Et le régiment reste seul, sur cette par-
tie du front, seul avec ses trois bataillons
qui viennent de couvrir 52 kilomètres en
36 heures, seul contre les corps d'armées
ennemis dont Voffensive triomphante se
poursuit sans arrêt depuis trois jours...
Cette situation angoissante, nos chefs
la devinent mais ils n'osent l'envisager
dans son ensemble tant elle leur paraît
invraisemblable.
C'est ainsi que lorsque le colonel de
B , après une reconnaissance à
Douaumont,aura décidé de prendre le vil-
lage comme centre de résistance, le com-
mandant G sortira de son man*
teau sa corne d'exercice et, comme à
Texercice, tutututera pour réunir à lui les
commandants de compagnie et leur com-
muniquer les ordres.
Cette corne nous l'entendrons encore,
avant d'arriver au village, quand le com-
mandant voudra rectifier la direction du
bataillon ou hâter le mouvement d'une
aile.
Et nous apprendrons plus tard que les
Boches étaient tapis derrière les réseaux
de la colline à l'affût de notre manœuvre !
AU CANON 109
Qu'à ce moment ils aient eu un peu
d'audace, qu'ils se soient jetés en masses
sur nos unités inàverties, et ils enfon-
çaient nos rangs et ils déferlaient dans
une seule vague jusqu'à Verdun !
Cette corne dans la nuit, elle est de-
meurée dans ma mémoire comme le sym-
bole de notre ignorance aux premiers
jours de la bataille de Verdun et n: sym-
bole du désarroi jeté dans la défense par
l'offensive inopinée de l'ennemi...
10
1
.1
QUATRIÈME PARTIE
DOUAUMONT
Ice/:
DOUAUMONT 113
CHAPITRE I*^
L'OCCUPATION DU VILLAGE
Une fois dans Douaumont, il nous faut
attendre que les commandants dd coijipa-
gnies soient allés reconnaître leurs sec-
teurs respectifs.
Les hommes se couchent dans I4 grande
rue, contre les maisons, contre les fu-
miers, leurs fusils entre les jambes, et
s*endorment.
Moi je rêve. A quoi ? Je ne pais trop.
J'essaie de débrouiller Técheveau que le
destin vient de jeter à notre sagacité.
Mais je m'embrouille et je m'impatiente.
Et comment pourrais- je venir à bout de la
tâche puisque j'ignore où est l'ennemi,
quelle est notre mission et de quels appuis
nous disposons pour la remplir.
Notre situation je ne la connaîtrai que
plus tard. Et la voici.
Le 3* bataillon, le mien, va occuper la
lisière Nord du village de Douaumont,
114 CEUX DE VERDUN
le 1*' bataillon à droite, le 2* bataillon à
hauteur de Fleury. Chaque bataillon se
renforcera d'une compagnie de mitrail-
leuses.
Une attaque est prévue pour le lende-
main avec le bois des Fosses et Beaumont
comme objectifs. Le régiment doit être
encadré à droite par la brigade C
(censuré)
; à gauche par le 85* régiment
relié à la • division.
Tard * dans la nuit, un contre-ordre
arrive du général Balfourier, comman-
dant le 20* Corps...
Ici une parenthèse. Il est un fait qui
n'a jamais été mis en relief dans les récits
de la bataille de Verdun : c'est que la
défense de Douaumont pendant les jour-
nées du 25 et 26 Février a été l'œuvre du
95* régiment d'infanterie, appuyé par le
85*.
On a fait honneur de cette défense au
20"* Corps et rien n'est plus exact mais il
eût fallu préciser et ajouter : au 20* Corps
auquel appartenait alors la * brigade.
Nous n'avons été rattachés au 20* Corps
que peu de jours et, a
DOUAUMONT 115
(censuré)
Le 20* Corps est assez haut dans la
gloire, sa magnifique histoire s'enor-
gueillit d'assez d'actions d'éclat, et à Ver-
dun même, pour qu'il ne soit pas jaloux
de ses frères plus modestes et qu'il per-
mette à la vérité de s'établir...
Le général Balfourier, ai-je dit, envoie
un contre-ordre. Il ne s'agit plus d'atta-
quer le bois des Fosses, mais de prendre
une position d'attente au Nord de Douau-
mont, le 95' au village, le * dans le ravin
' à l'Ouest de la ferme de Thiaumont.
Sur les indications du général Deligny,
le général Reibell donne au 85** le secteur
qui va de l'Est de Louvemont à la côte 278
exclus.
Le 95* occupera les côtes 378 et 347 au
Nord de Douaumont, en liaison à droite
avec les 2* et 4* bataillons de chasseurs qui
tiennent le bois de la Vauche.
Tout cela, je le répète, je ne le connaî-
trai que plus tard, et comme ma fatigue se
fait de plus en plus lourde, j'essaie moi
aussi de dormir...
116 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE II
PREMIÈRE NUIT
A peine mes yeux fermés, le capitaine
Blanchot envoie ses agents de liaison
chercher la compagnie. Les hommes se
relèvent, sans un mot, avec cette passivité
des champs de bataille qui fait d'une
troupe un troupeau.
Nous longeoiis la Grand'rue, nous tour-
nons à gauche près de la fontaine et nous
nous engageons dans un élément de tran-
chée qui contourne le village au Nord-Est.
Là, une halte. Interminable. Le village
jusqu'alors silencieux s'emplit du ton-
nerre des obus. L'artillerie ennemie tire
sur nous.
Des heures passent. Il fait froid. Il fait
glacé. Le vent souffle et ses milliers d'ai-
guilles acérées pénétrent dans nos chairs.
Il y a, en arrière de la tranchée, quel-
ques abris. J'essaie de pénétrer dans I'ub
DOUAUMONT 117
d*eux mais ils sont déjà pleins. Je réussis
•ependant à m'asseoir à l'entrée d'un
étroit couloir, sur le sol humide.
C'est là que j'attends 4e jour, heurté
par les passants, tenaillé par le froid et
par le sommeil, navré des plaintes de mes
hommes.-
— Mon lieutenant, je ne sens plus mes
pieds.
— Mon lieutenant, vous ne pourriez
pas nous trouver jxn petit coin pour dor-
mir ?...
Si misérable est l'attente, dans cette
boue où les pieds enfoncent, sous ce vent
qui flagelle les visages et pénètre sous les
capotes, que plusieurs hommes de ma sec-
tion se glissent en dehors de la tranchée et
vont s'étendre, tout près, dans une grange.
Or cette grange a déjà reçu la visite d'un
obus et d'autres obus l'encadrent à inter-
valles quasi réguliers.
Mais la perspective de ne plus sentir le
vent, de se coucher sur la terre sèche, cela
vaut bien le risque d'un obus ?...
Il faut que j'envoie un de mes sergents
réveiller les dormeurs, et il faut que ce
•ergent mette toute son autorité en œuvre
118 CEUX DE VERDUN
pour les arracher à leur béatitude et les
ramener avec nous...
Quelques heures après, la grange n'é-
tait plus qu'un amas de décombres.
1
DOUAUMONT 119
; .«MMHHMM««B
CHAPITRE III
LE REFRAIN
Je ne puis répéter sans cesse les mêmes
Miots, assembler sans œsse les mêmes
phrases. Cependant si Ton veut donner
aux pages qui vont suivre tout leur sens,
si Ton veut se représenter dans toute leur
horreur les tableaux où je m'efforce, il
faut ne jamais perdre de vue ceci :
Pendant les deux jours et les trois nuits
de Douaumont, le bombardement ne s'ar-
rêta qu'aux intervalles des attaques, bom-
bardement tellement furieux, tellement
exaspéré, que, de mémoire de soldat de la
grande guerre, jamais on n'en connut
avant Douaumont, jamais on n'en revit
après Douaumont de semblable. Toutes
les pièces de tous les secteurs, à dou^e
kilomètres à la ronde, convergeaient leur
tir sur le village infortuné.
Et ceci encore :
Devant la multitude des projectiles
120 CEUX DE VERDUN
ennemis, notre artillerie à nous, réduite à
quelques pièces, ne pouvait que se taire,
de sorte que pour résister à l'averse épou-
vantable, les défenseurs de Douaumont
n'avaient que leurs poitrines...
Donc, qui veut se plonger avec eux dans
la fournaise, et prendre sa part de leur
martyre, il faut qu'il se répète, après cha-
que paragraphe, ce refrain monotone :
Et les obus tombent^ tombent, tombent,
giboulée infernale dont chaque goutte est
un obus. Les tranchées s^effondrent. Les
cadavres s^entassent. Le tumulte des
éclatements martèle les cerveaux. Le sol
bout comme Veau d^une chaudière. Le ciel
se disloque...
Et contre cet ouragan, contre cette ava-
lanche, des poitrines d'hommes se dres-
sent, de moins en moins nombreuses, de
plus en plus droites et résolues...
DOUAUMONT
HAPITRE IV
:afé chaud
jment s'exaspère avec les
:s du jour.
lans la tranchée quelques
oins possible, afin d'expo-
sible d'existences et je vais
lu capitaine Blanchot de
s, un peu parce que je dois
)mpte, beaucoup pour sen-
ilque temps sur mes épau-
1 des abris.
. habitués aux bombarde-
tres, fidèles du Bois-Brûlé
Vache. Pourtant, jamais
vons entendu pareille mu-
ge de shrapnels, de 77, de
i20.
on entend venir les mons-
nites à travers le ciel
nt. Leur vacarme est com-
122 CEUX DE VERDUM
parable à celui d'un train qui traverse à
toute allure une gare sonore :
— Vlà le métro ! disent les hommes en
leur langage pittoresque.
A droite, à gauche, de tous les cotés, les
cratères s'accumulent. Les arbres des jar-
dins s'éparpillent. Des gerbes de cailloux,
de terre, de débris informes, s'élancent à
l'assaut des nues et retombent en cascades
sur nos épaules. L'une après l'autre, les
maisons du village croulent et le bruit
qu'elles font en tombant ressemble à un
hurlement d'agonie. Des tuiles sont proje-
tées à des centaines de mètres ; on aper-
çoit, par les blessures béantes, les meubles
en loques...
Ail matin, une grande nouvelle : les
cuisines roulantes sont arrivées ; on va
servir un café chaud !
Je me précipite dans le village : la nou-
velle est exacte. Massées le long de l'uni-
que rue, les voitures s'offrent à mes
regards extasiés avec leur bric-à-brac
pittoresque : sacs, marmites, seaux, ron-
dins, lessiveuses. Les cuisiniers s'empres-
sent aux derniers préparatifs. Des chemi-
nées sort une fumée épaisse...
DOUAUMONT 123
Cette fumée ne me dit rien qui vaille...
Hélas ! mes craintes se justifient. Plu-
sieurs cuisines sont défoncées par des
obus ; celle de ma compagnie est du nom-
bre. Adieu, bon café, dont je sentais déjà
la douce chaleur à travers mes membres
glacés !
Il me faut annoncer aux hommes la
catastrophe. Je crains des plaintes. Mais
eux :
— Eh bien ! quoi, il n'y aura qu'à nous
faire ration double demain !
Demain ! mes pauvres amis !*..
Et les obus tombent, tombent, tombent,
giboulée infernale dont chaque goutte est
un obus...
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124 CEUX DE VERDUN
r ■■ -i i -ri • — — ^^^ T — " " ' — -— ^-*-^ — **■ ■ I ■■ ■ ■ ■
CHAPITRE V
LE DÉLUGE
Le bruit du bombardement pétrit ma
chair, délue ma volonté. Si je n'écoutais
que mon instinct,je me jetterais à plat ven-
tre au fond d'un abri et je me boucherais
les oreilles, et j'attendrais ainsi la fin du
bombardement ou la mort.
Il faut la pensée des gars qui veillent
stoïquement dehors, il faut la honte de
paraître lâche pour m'arracher à ma
lâcheté, pour me traîner là où m'appelle
mon devoir. Je conserve du moins assez
d'empire sur moi pour ne rien laisser
paraître de ma peur sur mon visage. A
défaut du sourire qui fuit mon appel et
qui ne veut pas se poser sur mes lèvres
décolorées, j'ai toujours, quand je dois
parcourir la ligne des guetteurs, une
cigarette au coin des lèvres.
Quand une marmite nous éclabousse un
peu plus que les autres, je dis d'une voix
qui s'efforc(% :
— Le temps se maintient. Nous allons
avoir une belle journée.
w^^
DOUAUMONT 125
Ou encore :
— Les cafés de Douaumont sont ou-
verts aujourd'hui à la troupe. Mais tâchez
d'être rentrés pour l'appel.
A mes lamentables plaisanteries ré-
pondent des sourires non moins lamenta-
bles. Pel'sonne n'est dupe et pourtant tout
le monde essaie de plastronner et d«
paraître indifférent.
Qui pourra jamais fixer sur la plaque
photographique le tourbillon de pensées,
de craintes, d'espoirs fous, de terreurs, de
regrets, de projets, de détresses qui, dans
le cerveau du condamné conduit à Técha-
faud, tourbillonne ?...
Ce martyre de quelques minutes, multi-
pliez-le par des heures, multipliez-le par
des jours, et vous aurez une idée de ce
que fut la vie des défenseurs de Douau-
mont sous cette artillerie saisie de deli-
rium tremens.
Les tranchées s'effondrent^ les cadavres
s^ entassent. Le tumulte des éclatements
martèle les cerveaux. Le sol bout comme
Veau d'une chaudière. Le ciel se dislo-
que., .
126 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE VI
LA COLÈRE DES HOMMES
Je m'aventure dans le village, je côtoie
des morts et je pense :
« Quand je vais être couché, moi aussi,
la tête fracassée comme celui-ci ou le ven-
tre ouvert comme celui-là, est-ce que mes
hommes prendront le temps de me mettre
à l'écart, à TaBri d'une haie, ou derrière
un monceau de décombres ?... Comme je
vais avoir froid !...
(( Et on me marchera dessus et les clous
des souliers me laboureront le visage,
comme j'ai labouré tout à l'heure le visage
de ce caporal contre lequel j'ai buté dans
la neige... »
Je veux chasser ces imaginations maca-
bres, mais ma pensée éevreuse n'a pas la
force de s'abstraire, elle roule dans le
même cercle, infatigablement.
Des attendrissements, parfois. Je me
sens un grand besoin de caresses. Je
DOUAUMONT 127
songe qu'il serait doux de m'agenouiller
devant une femme aimée et de sangloter
dans ses mains comme un petit enfant.
Puis j'imagine que ma petite Solange
est venue voir son papa et qu'elle me
regarde, du fond de la tranchée, étonnée
du vacarme, inconsciente du danger...
Et vivement je la prends dans laes bras
et je l'emporte.
Où l'emporteras-tu, pauvre fou, et
quelle retraite assez profonde pour vous
protéger des obus ?...
De temps en temps, je vais rendre visite
à l'adjudant Durassié qui commande la
section voisine de la mienne.
Est-il autant que moi déprimé ? J'es-
saie de lire dans son âme...
— Regarde-le, celui-là, me dit-il, en me
montrant un épervier qui vole au-dessus
de nous, indifférent aux obus qui passent.
Est-ce que tu ne crois pas qu'il est dingo ?
Ces paroles s'accompagnent d'un sou-
rire épanoui. Il peut sourire, lui, et cela
déjà lui est sur moi une supériorité. Mais
il a beau se maîtriser ; il ne peut me ca-
cher le pli douloureux de sa bouche et la
fièvre qui brûle ses paupières jaunies...
128 CEUX DE TERDUN
Parfois des colères saisissent les hom-
mes, à demeurer ainsi dans l'inaction, et
dans rincertitudc.
— Mais qu'est-ce qu'ils foutent donc,
ces cochons-là,à tirer pendant des heures?
Qu'ils sortent de leurs trous s'ils ne scmt
pas des lâches ? Qu'ils viennent se battre
avec nous !
Oh oui, qu'ils viennent, et que cesse
cette canonnade affolée ! qu'ils viennent,
même à dix contre un ; nous acceptons le
combat, nous l'acceptons avec joie, et nous
sentons, tant est forte notre rage, que de
ce combat nous sortirons vainqueurs.
Au-dessus de nous, à deux cents mètres,
trois cents mètres au plus,des avions enne-
mis passent et repassent, observent le ter-
rain tout à leur aise.
Mais « nous faisons les morts », couchés
pêle-mêle au fond de la tranchée, par-
dessus les morts véritables, les bras éten •
dus, la bouche ouverte, afin de donner aux
observateurs l'illusion que tous les défen-
seurs du village sont tués et que toutes
nos défenses ne sont plus qu'un vaste
cimetière...
— Et nos aviateurs à nous oh sont-ils I
DOUAUMONT 129
— Et notre artillerie, qu'est-ce qu'elle
fait ?
I Mais nul avion français ne paraît à
F l'horizon. Et si nos canons tirent, leurs
i éclatements se perdent dans le tumulte de
l'artillerie ennemie...
Nous avons l'impression nette d'être
seuls, abandonnés du reste de l'armée, ho-
locaustes choisis pour le salut de Verdun.
. Et. nous savons, de toute certitude, que
le village de Douaumont sera notre -tom
beau...
Et contre cet ouragan, contre cette ava-
lanche, des poitrines d'hommes se dres-
sent, de moins en moins nombreuses, de
plus en plus droites et résolues.
130 CEUX DE VERDUN
ï
1
CHAPITRE VII
DANS LA PLAINE NUE
Le premier bataillon qui nous avait sui-
vis à courte distance, lorsque nous avions
pris, à droite de Fleury, le dispositif de la
marche d'approche, avait reçu mission de
s'établir en avant du village de Douau-
mont.
Le petit jour commençait à naître
quand le Bataillon parvint aux réseaux
qui défendaient la lisière du bois d'Hau-
dremont. Les Boches établis dans le bois
opposèrent une résistance vigoureuse. Il y
eut des combats singuliers, des corps à
corps. Le soldat Barrière de la 3* Compa-
gnie s'élança en tête de ses camarades et
commanda: (( En avant ! à la baïonnette! »
L'ennemi fléchit puis revint plus nom-
breux.
Force fut de remettre l'attaque à plus
tard. Le bataillon prit des positions en
avant du bois.
Des positions ? terme un peu inexact
DOUAUlfONT 131
peut-être, car les hommes ne disposaient
que de la terre plate. Quelques abris d'ar-
tilleurs, çà et là, mais aucun ouvrage,
aucune tranchée. '
Tout près de la lisière, trois de nos 90
sont demeurés, abandonnés. Un caisson de
75 est là également, « attelé d'un cheval
mort » selon Texpression pittoresque d'un
soldat.
Ce ne sont pas les seules pièces aban-
données.
Un peu plus à droite, en arrière du ba-
taillon de chasseurs qui prolonge la ligne
vers le fort de Douaumont, se trouve
notamment un 155 tout chargé : il n'y a
plus qu'à faire partir le coup. Le com-
mandant de chasseurs se charge lui-même
de la besogne.
Autour des pièces et des abris, de nom-
breux étuis de 75 et des caisses à obus. De
ces étuis et de ces caisses, les hommes 5e
servent pour dresser un parapet. Derrière
cet abri improvisé, ils se hâtent, avec leurs
outils portatifs, pour amorcer une tran-
chée.
Mais le sol, durci par la gelée, ne veut
pas se laisser entamer. D*ailleurs notre
132 CEUX DE VERDUN
activité n'est pas demeurée inaperçue de
Tennemi. Une forte reconnaissance qui
s'est glissée hors du bois, ouvre le feu sur
les caisses.Nous ripostons, mais bientôt les
mitrailleuses renforcent l'attaque enne-
mie : la lutte devient impossible et nos
hommes doivent se coller au sol pour évi-
ter les balles qui sifflent à ras de terre.
Le vent augmente. Des flocons de neige
tourbillonnent. Le froid glace le sang des
hommes étendus là, s^,ns mouvement, et,
sous peine de les voir périr de froid, force
est d'organiser parmi eux des relèves.
Un par un, en se traînant sur le ventre,
ils vont des abris à l'ouvrage et de l'ou-
vrage aux abris.
Combien demeurent en route ?...
L'attaque se produit vers 4 heures en
plusieurs vagues, rapprochées et furieu-
ses, j ai nies du bois d'Haudremont.
Crêtes et vallons grouillent de Boches
lancés au pas de charge.Fondu par le tir de
l'artillerie, criblé par les mitrailleuses,
menacé d'encerclement, notre premier ba-
taillon se replie à une centaine de mètres
en arrière, dans un élément de tranchée en
forme de fer à cheval.
DOUAUMONT 133
C'est là qu'il organise sa résistance,
c'est là qu'il va tenir jusqu'à la limite des
forces humaines, jusqu'à l'épuisement de
ses cartouches, jusqu'aux corps à corps à
un contre dix.
Les chasseurs placés à droite subissent
des pertes énormes et doivent se replier.
Le 1" bataillon reste seul.
Les Boches auront cependant, sur ce
coin du champ de bataille, le dernier mot ;
mais ils diront un jour, s'ils l'osent, le
nombre de leurs morts, et de quel prix fut
payée leur avance.
Un hommage spécial au chef du 1*' Ba-
taillon, le commandant O
Il avait pris un fusil et, entouré d'une
dizaine d'hommes, il faisait le coup de feu
comme un simple soldat. Jusqu'à la fin, il
continua de tirer et de donner des ordres,
et quand le groupe disparut, submergé
par la marée des assaillants, ce fut le fusil
du commandant qu*un blessé vit se lever,
le dernier, contre une poitrine ennemie.
Cependant l'invasion entoure de tous
côtés le premier bataillon. Les deux autres
bataillons déciment bien l'ennemi par-
dessus la tête de leurs camarades, mais ce
12
134 CEUX DE VERDUN
secours est trop éloigné. La retraite s'im-
pose.
Par quel miracle, tous les hommes ainsi
submergés dans la plaine nue, ne , sont-ils
pas tués ou faits prisonniers ? Comment
un si grand nombre réussit-il à regagner
nos lignes ?...
Mais qui jamais a mesuré le pouvoir de
la volonté ? et qui jamais put dire à l'hé-
roïsme :
« Tu n'iras pas plus loin !... m
1
DOUAUMONT
CHAPITRE VIII
PREMIERS ASSAUTS
igle occupé par mon peloton, face
t de Douaumont se trouve, au début
ïtion, en dehors du champ de*ba-
Mais je ne suis pas depuis cinq
3s au milieu de mes hommes, uni-
nt occupé à écouter et à attendre
3n inaction me devient intolérable.
1 se bat à côté de moi et je n'y suis
« réflexion n'a pas plus tôt pris
m mon esprit que j'abandonne ma
I, et passant par les abris pour aller
ite, je me précipite à gauche au mi-
18 hommes du premier peloton,
rtant, cette nuit, et le long de cette
journée, j'ai connu les affres habi-
à la pensée du combat que je sen-
nir. J'ai vécu en imagination toutes
■reurs de ce combat : j'ai été blessé,
ing a coulé par vingt blessures, la
»!-^l
136 CEUX DE VERDUN
fièvre a torturé ma gorge^ j'ai senti ma vie
s'en aller sans qu'un visage ami se penche
vers mon visage ; mes cris de désespoir
n'ont attiré que les corbeaux...
Et je m'étais demandé pour la vingtiè-
me, pour la cinquantième fois :
— Ne serais-je pas un lâche ? Ma peur
ne transparait-elle pas derrière les vitres
de mes yeux, comme ces visages décharnés
que l'on voit parfois, en passant, aux
rideaux soulevés d'une fenêtre ?... .
Et j'avais regardé ceux qui m'entou-
raient ; mes soldats, mes gradés, mes ca-
marades, et n'ayant remarqué chez aucun
d'eux ces regards de bête traquée que je
devinais en moi, j'avais tiré de ma dé-
tresse une détresse plus grande encore,
j'avais mis en doute ces actions passées où
je ne m'étais montré inférieur à nul autre,
et je m'étais imaginé entendre, après
l'affaire, sur toutes les lèvres, la sentence
méprisante, la plus déshonorante pour un
soldat :
— Péricard ? un froussard !...
Mais non. Cette fois, comme les autres,
il aura suffi de l'appel aux armes pout
dissiper d'un seul coup de vent le cauche-
DOUAUMONT 137
mar. Chez moi le cœur est solide, le bras
ferme et Tceil clair.
Mais mon imagination embarrasse, en
ses plis trop amples, le corps qu'elle
habille et lui enlève Taisance de son
allure.
Me voici, dis- je, avec le premier pelo-
ton. Il y a quelques instants d'indécision
très pénibles. Devant nous, amis et enne-
mis sont mêlés. Tout notre sang-froid est
nécessaire. Je n'autorise à se servir de leur
fusil que les tireurs les plus éprouvés.
Nous nous sommes établis dans un élé- '
ment de tranchée à demi-comblé par les
obus. Quand nous nous tenons debout,
notre buste entier dépasse le parapet. Il
faut, pour diminuer les risques, ou se '
mettre à genoux ou s'allonger le long des
éboulis.
Pourtant il est un des hommes là pré-
sents, Chaubîer, qui semble tout à fait
ignorer le péril.
Quand je me suis précipité dans la tran-
chée démolie, il était déjà en place, et il
tirait, tirait, sans regarder si d'autres
venaient le soutenir.
Pendant toute l'attaque il demeurera
138 CEUX DE VERDUN
au premier rang, magnifique exemple
d'audace et de sang-froid...
Quelques jours après — ceci est une
parenthèse mais que je ne puis m'empê-
cher d'ouvrir, tant elle est caractéristique
de la stupidité et de la malice humaines
— quelques jours après, dis- je, le régi-
ment étant au repos, le capitaine d'E. M.
Henry Bordeaux vint rendre visite au co-
lonel et lui remit une belle montre « pour
le soldat le plus brave et le plus digne d'es-
time ».
Des noms furent demandés aux compa-
gnies. Je proposai Chaubier et ce fut lui
qu'élut le colonel.
Chaubier prit la montre, mais crai-
• gnant de la casser, un peu gêné de se voir
dans les mains une pareille merveille, il
s'empressa de l'envoyer à sa mère.
Or, quelques mois après, Chaubier vint
me trouver :
— Mon lieutenant, est-ce que vous vou-
driez écrire au maire de chez nous pour
lui dire que la montre est bien à moi et
que je ne l'ai pas volée ? On dit partout
dans le village que je l'ai ramassée sur
un mort !...
DOUAUMONT 139
CHAPITRE IX
ANXIÉTÉS
Nous voilà donc à genoux ou couchés
dans la tranchée démolie, guettant de no-
tre mieux Tennemi, baissant le nez le plus
possible pour éviter les projectiles.
A ce moment, un voix derrière nous :
— A la bonne heure, les gars ! tirez,
les petits gars ! hardi !
Nous nous retournons. Le commandant
C est au-dessus de nous, tout
droit dressé sur le parapet et c'est lui qui
nous interpelle, sa main pointée vers l'en-
nemi, dans un geste superbe.
Cette vue agit sur nos circonspections et
sur nos prudences comme un coup d'oura-
gan sur une poignée de feuilles mortes.
L'aspirant Debard saute sur le parapet à
son tour ; d'autres l'imitent ; ceux qui
étaient à genoux ou couchés se relèvent et
montent sur les talus pour tirer mieux à
leur aise...
Jusqu'à la tombée du jour, on conti-
140 CEUX DE VERDUN
nuera, de ce coin élevé, à massacrer des
Boches à découvert, sans souci des projec-
tiles,
La force de l'exemple...
Les hommes se grisent de l'odeur de la
poudre. Ils se montrent des cibles, riva-
lisent d'adresse et de lazzis. Qui sait com-
bien de Boches sont tombés ce soir-là sou*
leurs balles ?
A un moment même, des silhouettes de
cavaliers se profilent sur une crête adver-
se. S'imaginent-ils, les Boches, que le ter-
rain est libre et qu'ils vont pouvoir char-
ger jusqu'à Verdun ?
Un feu nourri leur enlève les illusions
qu'ils ont pu avoir à cet égard.
Un peu avant la tombée du jour ub
caporal vient me chercher de la part du
capitaine Blanchot : il se passe paraît-il,-
des événements singuliers, sur le front du
deuxième peloton...
Je m'engage dans le boyau qui doit me
mener aji capitaine. Je vais me baisser
pour passer sous un portique quand je me
rappelle que j'ai oublié de faire à l'aspi-
rant Debard certaines recommandations.
^Je retourne en arrière.
DOTTAUMONT 141
Juste à ce moment, un obus arri ve, dé-
fonce le portique, tue ou bkise les
hommes qui se tenaient dessous...
Sans ce scrupule de la dernière seconde,
Je partageais leur sort...
Après avoir pris les instructions du
capitaine, je me rends dans la tranchée où
se trouvent les troisième et quatrième sec-
tions, face aux redoutes. La situation est
confuse. Je tiens avec l'adjudant Durassié
et le sergent Larpent un petit conseil de
guerre.
On nous a prévenus que les Boches
avancent, que les zouaves sont débordés.
Par derrière le repli de terrain qui do-
mine le fort, nous voyons l'avance métho-
dique des fusées ennemies lancées en
repère pour l'artillerie.
Puis le bruit court qui nous serre le
oœur : le fort est au Boches !
Pourtant, ô surprise, ce sont des zoua-
ves qui s'affairent sous nos yeux autour
des fortifications. Serions-nous dupes de
l'obscurité qui commence ?
Des yeux et des jumelles nous regar-
dons, indécis. Toute notre conviction crie :
(c Ce sont des Boches ! Ils sont venus u«
142 CEUX DE VERDUH
par là, de rennemi ; les fusées qui les pré-
cèdent ce sont des fusées allemandes ; il
faut tirer sur eux, tirer, tirer, pendant
qu'ils se présentent sous notre feu, bien en
vue... »
Avec une angoisse qui étrangle les pa-
roles au passage, je commande :
— Feu par salves !...
De son côté, le capitaine Delarue dému-
selé ses mitrailleuses.
Et unejigne entière d'hommes s'abat
sur les pentes du fort.
Mais cet ordre n'est pas plutôt donné
que nous crions l'ordre contraire :
— Cessez le feu !
C'est que ceux qui sont devant nous ont
agité les bras avec frénésie, crié des
appels...
Alors, quoi ? Nous sommes-nous trom-
pés ? Avons-nous tiré sur les nôtres !
Le remords me pétrit le cœur.
Le capitaine Delarue ne comprend pas
mes scrupules. Pour lui aucune doute pos--
sible : nous avons devant nous des Boches.
Ses mitrailleuses continuent la fusil-
lade.
Je le supplie d'arrêter son feu. L'émo-
DOUAUMONT
143
tion m'étrangle. Mes yeux sont pleins de
larmes.
Le capitaine se laisse enfin convaincre.
Mais qui a raison de nous deux ? Je n'en
Mis rien moi-même.
144 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE X
L'ADJUDANT DURASSIÉ
Soudain, de la tranchée, l'adjudant
Durassié bondit. Méprisant les balles, il
s'avance seul, à demi-distance du fort,
puis, la jumelle aux yeux, regarde.
Il revient :
— Ce sont bien des zouaves ; il n'y a
pas d'erreur : chéchias et vestes courtes,
l'uniforme est complet.
Parbleu !
Donc j'ai commandé le feu sur des sol-
dats français ! Ceux qui gisent là-bas,
c'est moi leur assassin !
Je me sens envahi par une immense dé-
tresse.
Je sors de la tranchée et me précipite
dans le village. La cigarette aux lèvres, et
sur le visage ce demi-sourire qui ne le
quitte jamais, le capitaine Ferrère,
adjoint au colonel, se promène au milieu
des éclats d'obus et des m aisons qui s'é-
croulent.
Je lui rends compte de la situation.
DOUAUMONT 145
— Mais non, me répond-il, le fort est
bien aux Boches. Votre adjudant a mal vu.
Alors ? Alors ?...
Je reviens avec mes hommes. Là-bas,
sur les talus du fort, le grouillement aug-
mente. '
Le capitaine Delarue qui sans doute a
reçu lui aussi des renseignements sembla-
bles, a rendu la liberté à ses mitrailleuses.
De mon côté je fais recommencer le feu.
Et de nouveau, sur le fort, les bras sont
agités, des fanions .sont brandis ; on nous
crie des paroles que nous ne comprenons
pas mais qui nous semblent des injures :
— Misérables ! Bandits ! Traitres !...
Cette incertitude est pire que la mort.
L'adjudant Durassié sort de nouveau de
la tranchée.
Dans son impatience héroïque de dé-
couvrir la vérité, il n'attend pas même que
tous nos fusils se soient tus.
Il s'avance cette fois jusqu'au réseau de
fils qui borde le fort, parcourant, seul en-
tres les deux lignes, les quelques centaines
de mètres qui nous séparent de la ligne
douteuse. De l'autre côté du réseau un
homme se tient, habillé en zoiiave, mais
18
146 CEUX DE VERDUN
qui, avec un accent qui ne peut tromper,
lui dit :
— Posse fussil ! (Pose ton fusil).
Durassié est fixé. Il saute dans un trou
d*obus, s'aplatît et agite les bras au-dessus
de lui. Nous comprenons ce geste. Quel-
ques balles bien ajustées démolissent le
Boche et l'adjudant réussit' à regagner
nos lignes en rampant.
Des tireurs choisis sont désignés. Les
Eouaves de Bochie doivent se résigner à ne
plus montrer leur museau au-dessus du
fort.
Donc, ces Brandebourgeois superbes,
dont les communiqués allemands ne sa-
vent comment glorifier l'héroïsme, n'ont
dû leur victoire qu'à la trahison !
Il leur a f allu,pour endormir notre vigi-
lance et triompher de nous, voler nos uni-
formes.
C'est eux que le Kaiser, dans une ha-
rangue enflammée proclame : piliers de
Tempire, héros inégalables, orgueil de leur
empereur !
Tu peux triompher, Guillaume ^; ce
triomphe est digne de toi et de ceux que
tu commandes !
DOUAUMOKT l47
CHAPITRE XI
TENIR...
L'obscurité met un terme aux attaques
des Boches mais rend la liberté à leurs ca-
nons. Ceux-ci se mettent à tirer . sur
Douaumont et les alentours avec un rage
qui s'exaspère, semble-t-il, de minute en
minute. A chaque heure, l'aspect-, du vil-
lage se modifie. C'est d'abord une masse
sombre, puis de cette masse des pans den-
telés émergent, des cheminées se dressent
qui tiennent — par quel miracle d'équili-
bre ! Des chevrons calcinés pointent qui
semblent des bras décharnés levés vers le
ciel.
Des tirailleurs marocains renforcent la
gauche du 3' bataillon. Plusieurs de leurs
officiers ont pris part aux attaques de
Champagne, A nos interrogations, ils ré-
pondent que le bombardement, en Cham-
pagne, n'était que de la plaisanterie
auprès du bombardement actueL
De ces paroles vient aux hommes une
148 CEUX DE TEBDUN
fierté naïve ; de l'un à Tautre, la nouvelle
court :
— Tu sais, en Champagne, c'était que
de la petite bière à côté ; ils l'ont dit, les
tirailleurs !
Mais nous n'avons pas besoin de ces
encouragements pour exalter nos cou-
rages.
L'insuccès des premiers assauts enne-
mis a raffermi les cœurs et ramené la
confiance.
De la brigade, Tordre nous est venu :
<( Vous devez tenir coûte que coûte, ne re-
culer à aucun prix et vous faire tuer jus-
qu'au dernier, plutôt que de céder im
pouce de terrain. »
— Comme ça, disent les hommes, on
est fixé.
La volonté des chefs est entrée dans
l'âme des soldats et a volatilisé tout sen-
timent humain. Le tumulte infernal qui
sature nos oreilles, la pensée de la mort
qui, à droite, à gauche, tout autour de
nous, becqueté goulûment les proies, nous
empêchent de regarder en arrière, nous
laissent juste l'attention suffisante à la
tâche prescrite : tenir.
DOUAUMONT 149
Cette préoccupation : tenir, est deve-
nue une obsession.
Chaque consigne passée se termine
d'une manière uniforme : « Et puis, îl
faut tenir ! »
Je ne puis aller une seule fois aux or-
dres près du commandant de la compa-
gnie, sans qu'il me répète :
— Péricard, n'oubliez pas les or-
dres. Même si je suis tué, même si la
situation vous semble désespérée, il faut
tenir !
Et, c'est ce mot encore que, machinale-
ment, sur le passage des brancards ensan-
glantés, les bouches murmurent :
— Tenir !
Cette résolution farouche empêche le
sang de se glacer dans les veines, permet
de regarder en face les obus.
Une fois de plus, Taventure montrera
qu'ils sont invincibles, les hommes qui ont
fait le sacrifice de leur vie.
A voir les visages graves, je crois de
mon devoir de plaisanter, comme j'en ai
Fhabitude, quand je veux chasser des
fronts quelque pli de mauvais augure.
Je me force à sourire :
150 CEUX DE VERDUN
— Eh bien ! les enfants, leur dis-je, on
rigole ?
Mais, aucun sourire ne répond au mien.
J'ai fait fausse route : je le comprends
trop tard. La situation, les hommes la con- /
naissent tout comme moi, et s'ils sont bien
décidés à accomplir leur devoir jusqu'au
bout, ce sera du moins sans essayer de se
leurrer eux-mêmes.
Et les obus tombent, tombent, giboulée ,
infernale dont chaque goutte est un obus.
DOUAUMONT 151
CHAPITRE Xll
DEUXIÈME NUIT
C^est la deuxième nuit que nous allons
passer sans sommeil. En même temps que
Tobscurité, le froid tombe. Nos pieds sont
des blocs de glace.
J'ai pris dans la musette d'im mort une
paire de chaussettes et je songe avec déli-
ces combien cela va être bon, combien cela
va être doux, de quitter mes chaussettes
mouillées et raidies pour les remplacer
par les chaudes chaussettes de laine que je
tiens là dans ma poche comme un trésor...
Mais, comment se risquer à enlever ses
souliers avec la perpétuelle menace d'une
attaque ? La nuit passera et le jour d'a-
près, et je quitterai Douaumont avec mes
chaussettes mouillées.
Aux fatigues de la garde, à la tension
nerveuse produite par le tumulte eiffroya-
ble, s'ajoutent bientôt les souffrances de la
soif : un obus a brisé, dans l'après-midi, la
J
152 CEUX DE VERDUN
fontaine qui alimentait ce côté du village,
et les bidons sont vides.
Je feins de fermer les yeux quand Tub
ou l'autre de mes hommes, n'y pouvant
plus tenir, s'en va rôder dans le village,
scrutant les auges, interrogeant les éviers
des maisons éventrées, cela sous l'éclate-
ment des obus, parmi l'averse des pierre»
et des tuiles.
Tel, pour apaiser sa soif, a dépensé plus
d'efforts, a couru plus de périls, a bravé
plus de fois la mort que tel autre dont le
nom s'offre à l'admiration des foules, au-
réolé d'héroïsme.
Heureusement, la neige se met à tom-
ber. Toute la nuit, nous calmerons notre
fièvre avec de la neige.
Nous avions pour la compagnie deux
abris blindés. Le docteur Soubies, dont les
deux postes de secours établis dans les
maisons du village ont été, l'un après l'au-
tre, démolis, vient nous demander l'hospi-
talité. Les hommes laissent la place aux
blessés et s'en vont dehors, sous la neige et
sous la bise, qui passent en rafales. La
plupart demeurent debout et tiennent
compagnie aux guetteurs.
m
I
I
t
DOUAUMONT 153
Quelques-uns, cependant, à bout de f or-
063, s'assoient dans la tranchée tapissée de
boue et y dorment d'un sommeil lourd, la
toile de tente rabattue par dessus la tête.
Les camarades passent, et des brancar-
diers, et les gradés de quart, heurtant les
dormeurs, meurtrissant leurs jambes, sans
que les dormeurs s'en aperçoivent.
Je ne sais qui en passant nous raconte
me histoire qui réussit à amener sur nos
lèvres un sourire.
Une compagnie du premier bataillon,
qui ignorait la prise du fort, avait envoyé
une patrouille pour se mettre en liaison
avec la garnison.
La patrouille arrive au réseau qui en-
toure le fort, tâtonne dans l'obscurité,
«herche un passage...
De l'autre côté, les Boches, toujours dé-
guisés en zouaves, l'appellent, l'encoura-
gent, dans l'espoir évidemment de la faire
prisonnière.
La patrouille cherche encore, puis,
brusquement, le caporal, fatigué de
ses vains efforts, fait demi-tour avec seis
hommes et revient à sa compagnie :
— Mon lieutenant, dit-il à l'officier
154 CEUX DE VERDUN
qui l'avait envoyé, je n'ai pas pu entrer
dans le fort mais je suis en liaison avec la
garnison...
Il était en liaison avec les Boches !
Les tranchées s*effondrent. Les cada-
vres s'entassent. Le sol bout comme Veau
d'une chaudière. Le ciel se disloque...
. Il
DOUAUMONT 155
CHAPITRE XIII
LA NUIT SE TRAINE
Je pense à profiter de l'obscurité pour
faire enterrer le corps de l'adjudant Pin-
ceton, de la 9" Compagnie, tué près de
nous la veille ; mais le sol, pétrifié par le
froid, résiste à nos outils portatifs, com-
me un bloc de granit.
Pinceton venait de ma compagnie ;
c'est là qu'il avait fait presque toute sa
campagne. Il avait laissé parmi nous le
souvenir d'un soldat brave, un peu témé-
raire. Il suffisait de lui parler d'un dan-
ger proche pour qu'aussitôt il dise : « Si
j'allais voir ça ? »
Sa même témérité fut cause de sa mort.
La veille, je passe dans notre tran-
chée. J'entends du bruit au-dessus de ma
tête ; sur le parados, l'adjudant se dresse;
il s'est accoudé à une levée de terre et il
examine avec sa jumelle, les redoutes de
Douauraont, victime désignée à la pre-
mière balle ennemie.
156 CEUX DE VERDUN
Je prends ma voix cassante, cette voix
qui me sert à dissimuler une émotion trop
vive. ,
— Votre place n'est pas ici, lui dis-je ;
mais à notre droite, avec votre compa-
gnie.
Et comme il me regarde, étonné de ce
ton inhabituel, je poursuis :
— Je vous dis de regagner votre poste ;
il est moins en vue, peut-être, mais plus
utile.
Pinceton me jette un dernier regard,
un peu triste puis, sans dire un mot, il s'é-
loigne.
Une heure après, je repasse au même
endroit. Des corps sont étendus sur le pa-
rades. Je m'informe.
— Oui, me dit un de mes caporaux,
Ageorges, un obus vient de tomber là dans
un groupe. Il y avait Tad j udant Pinceton
qui regardait vers le fort et d'autres
hommes qui couraient derrière lui. L'ad-
judant est tué, un autre également et il y
a, en plus, trois blessés. .
Donc il est revenu ! Malgré les obus, il
a voulu savoir ce que cachait le mystère
du. fort.
DOUAUMONT ' 157
Cependant, les blessés râlent. Je fais
avertir les brancardiers. Ceux-ci arri-
vent ; ils contemplent la pluie des obus,
ils me regardent...
Je comprends leur interrogation muet-
te. Insister serait les envoyer à une mort
presque certaine. Je n'insiste pas.
Mais la plainte des blessés devient de
plus en plus lamentable. Un de mes hom-
mes, Réaume, s'écrie :
— Je ne peux pas laisser les camara-
des comme ça. Je vais les relever.
Il pose son fusil contre la banquette,
saute par dessus le parados, prend un des
blessés dans ses bras robustes et le porte
au poste de secours. Il recommence pour le
deuxième, puis pour le troisième. Et il re-
vient parmi nous sain et sauf. •
De temps en temps, j'entre au poste de
secours. Les blessés geignent, à chaque
heure plus nombreux. Au milieu d'eux, le
docteur Soubies se prodigue, toujours
aussi calme et aussi distingué... Docteur,
je vous devrai une des visions les plus
étranges de cette étrange histoire : celle
d'un Parisien maintenant les grâces sou-
riantes et la politesse exquise de la capi-
14
158 CEUX DE VERDUN
w
taie parmi le plus effroyable des cataclys-
mes.
L'aumônier du régiment, Tabbé Bedu,
qui s'est pojrté au fort de la rafale, est
assis là, son chapelet entre les mains.
— Que signifie ce bombardement, me
demande-t-il, et quelle surprise nous mé-
nagent demain les Boches ?
Puis, à voix basse : •
— Timeo diem venîentem.
Oui, beaucoup sont ici vivants qui, de-
main... Et moi-même, peut-être ?... Ne
de vrais- je pas envoyer à ceux que j'aime
un dernier adieu ?
Mais cette pensée, je la chasse comme
une faiblesse. Si je tombe, il se trouvera
bien quelqu'un pour écrire aux miens :
« Votre fils, votre frère est mort à Douau-
mont. » Cela suffira.
Et contre cet ouragan, contre cette ava-
lanche, des poitrines d'hommes se dres-
sent, de moins en moins nombreuses, de
plus en plus droites et résolues...
X
DOUAUMONT 159
CHAPITRE XIV
LE COLONEL DE B...
A de nombreusçs reprises, au cours de
ces souvenirs, est revenu sous ma plume le
nom de notre Colonel. J'aurais dû le pré-
senter plus tôt, peut-être, mais j'ai tenu
à dresser sa statue au-dessus de ce Douau-
mont qu'il a si superbement défendu, par-
mi ces ruines fumantes, ces obus crépi-
, tants, ces blessés, ces morts, au milieu
desquels il promenait son visage impas-
sible et sa volonté surhumaine (1).
Ce fut à peine guéri d'une blessure
reçue presque au début de la campagne
que le colonel de B vînt, en Décem-
bre 1914, commander le 95\
Nous ne connûmes de lui, pendant plu-
sieurs mois, que la sévérité.
J'ai dit ailleurs l'état d'esprit du régi-
(1) Le colonel de B... a quitté le 95' en septembre 1916,
appelé au commandement d'une brigade. Il n'est plus, depuis
six mois, mon colonel. Ceci afin qu'on n'accuse de flatterie ni
la dédicace de ce livre, ni le chapitre ci dessus.
160 CEUX DE VERDUN
ment au long du premier hiver de la cam-
pagne*
Des affaires malheureuses que soldait
(censuré)
; un ciel inclément qui fai-
sait succéder les gelées aux pluies torren-
tielles et la neige aux brouillards :en
fallait-il davantage pour semer
, le découragement, la lassitude !
Contre cet état d'esprit il fallait réagir.
Le Colonel réagit.
Tout homme, tout gradé, sut qu'il
devait donner, sous les peines les plus
graves, le plein de son effort. Nulle défail-
lance ne fut tolérée.
Les dents, grinçantes tout d'abord, s'ac-
coutumèrent peu à peu à l'acidité du fruit
nouveau. Les hommes ne détestent pas
d'être menés en laisse : ils demandent seu-
lement à leurs gardiens la justice et l'hu-
manité.
La justice, nous l'eûmes dès le premier
jour. Elle s'exerça de deux façons : par
une égale et scrupuleuse répartition des
sanctions et des récompenses ; par la part
que prit notre chef à nos fatigues et à no&
dangers.
DOUAUMONT 161
A peine étions-nous installés dans un
secteur qu'il venait nous rendre visite. De
son petit pas égal, il parcourait les tran-
chées en long et en larcre. De sa grosse
voix placide, il conseillait, gourmandait,
encourageait.
Les jours d'attaque, dès que la situa-
tion devenait périlleuse ou simplement
confuse, on le voyait apparaître. Tou-
jours calme, toujours maître de lui, il s'in-
formait, donnait des ordres et repartait,
laissant derrière lui un sillon de quiétude
et de sécurité.
Quant à son humanité, s'il ne la décou-
vrit pas dès l'abord, elle ne s'en manifesta
qu'avec plus d'éclat par la suite.
Quand il eût pansé les blessures de son
régiment, quand sa sévérité n'eut plus de
raison d'être, il permit à son grand cœur
de s'étaler tout grand. Une douceur,
inconnue jusqu'alors, illumina ses yeux et
transfigura son visage. Avec quelle émo-
tion, avec quelle tendresse il parlait de
« ses gars » ! Il trouvait, pour s'adresser
à eux, des intonations qu'on n'eût jamais
attendues de sa voix puissante, fait©
pour commander à la temnête.
162 CEUX t)E VERDUN
« Les gars » qui déjà Tadmiraient
pour sa bravoure, apprirent à Taimer
pour sa paternité. Entre eux, familière-
ment, ils l'appelaient de son prénom :
Jean.
■ — Jean va être content... Jean va rous-
péter... Regarde ce paquet de tabac que
Jean m'a donné... Jean m'a engueulé,
mais il m'a foutu une pipe dans les
pattes...
Les plus beaux saluts que j'ai vu faire à
un chef, c'étaient les saluts des hommes du
95* à leur Colonel : quelle attitude mar-
tiale ! Quels yeux confiants et fiera:
— Vous savez, mon Colonel, disaient
ces yeux, nous sommes bien contents de
vous voir !
A Douaumont, les mêmes qualités se
manifestèrent et s'exaltèrent. Son cou-
rage, grandi par le danger, devint de l'hé-
roïsme. Renforcées par la confiance qu'il
avait dans ses hommes, sa magnifique in-
telligence et son expérience de la guerre le
firent planer au-dessus d'une tâche qui
eût, à beaucoup d'autres, paru inaccessi-
ble.
Au plus fort du bombardement il sor-
DOUAUMONT 163
tait de sa cave et parcourait les lignes.
Pour réconforter les combattants ? Oh
non 1 il savait bien que nul réconfort n'é-
tait nécessaire, que le sacrifice total était
prononcé par chacun d'eux. Il s'en venait
les voir, tout simplement, comme on va
voir des amis très chers à qui vous unit
une affection cimentée par le sang et par
le feu.
Cette confiance mutuelle, de quels pro-
diges n'est-elle pas capable, quand le pre-
mier article de la foi est, chez les hommes
la science et la volonté du chef, chez le
chef le courage et la volonté des hom-
mes !...
Et pourtant, à quelle rude épreuve fut,
d'un côté comme de l'autre, soumise cette
confiance pendant la bataille de Douau-
mont alors que toutes les digues dressées
contre le flot de l'invasion cédaient les
unes après les autres 1
Ce fut par un commandant de chas-
seurs à pied que le Colonel apprit la perte
du fort de Douaumont.
— Puîs-je vous demander, mon Colo-
nel, ce que vous comptez faire ? s'enquit
le Commandant.
164 CEUX DE VERDUN
— Quoi qu'il arrive, je n'abandonnerai
pas Douaumont.
— Je vous ferai remarquer, insista 1©
commandant, que le 95', découvert à droi-
te, vfi être cerné...
— Nous verrons bien !
A ce dialogue je n'étais pas présent
mais j'imagine ce que durent être l'accent
et le regard du Colonel quand il s'écria :
(( Nous verrons bien ! », et je reconstitue
sa pensée :
« Cernés nous autres ! Nous, dont tou-
tes les volontés agglomérées ne forment
qu'un seul granit exaspéré ! Mais ne
voyez-vous pas que nous sommes de fore©
à briser dix armées allemandes ! »
Ainsi, arcbouté de ses larges épaules
contre le mur croulant de Verdun, notre
Colonel supportait l'effort entier de la dé-
fense. Et nous, quand parfois nous re-
tournions la tête, nous voyions, même au
profond de la nuit, ses yeux qui nous re-
gardaient, et nous entendions sa voix qui,
dominant le tonnerre des obus, nous
disait :
— Ne craignez rien, les gars, je suis là!
DOUAUMONT 165
CHAPITRE XV
EN RECONNAISSANCE
26 février.
Les premières heures de Faube éclai-
rent la désolation du village. Il n'y a plus
un toit debout. L'église est effondrée. Seul
le clocher se dresse, invulnérable.
Le village entier n'est qu'un amoncelle-
ment de pierres, de moellons, de tuiles, de
poutres, de meubles, de paille, de foin, de
gravats, pâtée monstrueuse que le canon
boche a jetée en proie à notre haine.
Or, comme je contemple le spectacle de
ce qui fut, il y a quelques jours encore, un
paisible village de France, soudain, d'un
amas de décombres, s'élève le chant d'une
horloge !
Ignorante du cataclysme, indifférente
et tranquille, l'horloge senne ses sept ou
huit coups puis, — je n'entends pas, mais
je devine, — continue de battre.
Au petit matin je vais en reconnais-
166 CEUX DE VERDUN
sance sur notre droite. C'est là qu'ont été
rassemblés, face aux redoutes, avec une
fraction de la 9* Compagnie, les restes du
l*' Bataillon.
Je croise le lieutenant Paquet, assis
dans une tranchée que les obus prennent
en enfilade. Il se caresse la barbe d'un
geste familier. Nous échangeons en pas-
sant des plaisanteries destinées à la gale-
rie, mais que démentent nos sourcils ner-
veux.
Voici au détour d'un boyau le lieute-
nant Delas, un de ces instituteurs soldats
à la bravoure légendaire, que tant de
Français méconnurent avant la guerre, à
commencer par eux-mêmes. Delas est un
vieux camarade. Nous avons été sergents
ensemble à la 6* Compagnie, au début de
la guerre de taupes. Nous échangeons
une poignée de main fraternelle.
Encore un boyau et me voici dans la
cagna du capitaine Daval qui commande
maintenant le 1*' Bataillon.
Je prends des consignes, puis je reviens
m'établir avec une fraction de ma section,
en liaison entre les deux bataillons.
A peine sommes-nous installés qu'un
DOUAUMONT 167
ebus arrive, en pleine tranchée, éclate en-
tre mon voisin de gauche et moi et nous
couvre tous les deux de terre et de cail-
loux.
Un cri d'épouvante : on nous croit dé-
ehiquetés l'un et l'autre.
Mais nous nous relevons d'un même
mouvement et nous secouons notre man-
teau de poudre : nous n'avons pas même
une égratignure 1
« Pas un cheveu ne tombera de votre
tête sans ma ^permission,.. »
Je reviens dans le village.
Quelques hommes de la 10*" Compagnie
passent, conduisant au colonel un prison-
nier abominablement ivre. Le Boche a l'i-
vresse joyeuse. Un rire perpétuel secoue
son visage de brute.
Un homme montre un énorme couteau
qu'il a trouvé sur le prisonnier ; la lame
est rougeâtre et poisseuse.
— Il a dû manger des confitures, le
gourmand ! dit quelqu'un.
— Des confitures ? fait un autre qui a
regardé la lame de plus près, je crois plu-
tôt que c'est du sang !
Ces mots jettent un froid. Le prison-
168 CEUX DE VERDUN
nier reçoit des regards sans bienveillance :
— Hé ! tête d'Alboche 1 tu as dû assas-
siner l'un des nôtres, avoue-le !
— Ya !ya ! répond le prisonnier en
éclatant de rire.
Les cadavres d'hommes et de chevaux
encombrent les rues. Aux victimes de la
nuit s'ajoutent sans cesse des victimes
nouvelles.
Comment trouver des mots pour décrire
la rage qui s'est emparée de l'artillerie
ennemie ? Mille pièces démuselées hurlent
à pleine gueule ! C'est un tir de destruc-
tion destiné à pulvériser toutes les défen-
ses du village et tous ses défenseurs, le tir
qui précède les ruées en masses compactes.
Dans le tumulte épouvantable, les paro-
les ne vont pas plus loin que la bouche qui
les a, prononcées ; les corps, ballottés sans
relâche par les convulsions du sol, sont
agités de soubresauts nerveux.
Des abris s'effondrent, ensevelissaM
des sections entières. Deux chambres, em-
plies de blessés, disparaissent dans un ou-
ragan de pierres, et les malheureux trou-
vent là un tombe vivante !
Et contre cet ouragan^ contre cette
DOUAUMONT 181
CHAPITRE XIX
DERNIERS ASSAUTS
L'attaque, manquée à droite, reprend
bientôt vers la gauche.
Les tirailleurs marocains, couchés dans
la plaine, sans abri d'aucune sorte, sont
surpris par Tarrivée subite des Boches et
submergés par leurs flots sans cesse re-
nouvelés. Une mêlée s'engage ; les Boches
se servent de leurs grenades à bout por-
tant ; presque tous les officiers de tirail-
leurs sont tués et leurs hommes fléchis-
sent.
Quelques-uns même esquissent un mou-
vement de retraite.
Le capitaine Ferrère et le commandant
C se précipitent.
Le capitaine Ferrère, qui est colon au
Maroc, harangue les tirailleurs :
— Ne savez-vous pas qu'Allah n'aime
pas les lâches ! s'écrie-t-îl.
Les tirailleurs regardent avec stupéf ac-
182 CEUX DE VERDUN
tion ce Français qui parle leur langue et
font de nouveau face à Tennemi. Le com-
mandant C se met à leut tête,
lève sa canne comme une épée et comman-
de : « En avant ! »
A ce moment passe sur la ligne entière
un grand souffle d'héroïsme. Les hommes
du 95' sortent de leurs tranchées pour
tirer plus à Taise. Ceux qui se trouvent
près des tirailleurs courent se mêler à
leurs rangs et chargent avec eux. Le clai-
ron Bruneau, de la 9** Compagnie, saute
sur le parapet et, droit dressé dans l'a-
verse des balles, sonne, aux camarades qui
s'élancent, une charge endiablée. Une
balle le frappe au front et l'étend raide
mort.
Encore un de tes enfants, vieux clairon
de Déroulède ! (1).
Une autre balle blesse à l'épaule, de
façon grave, le commandant C
Mais l'élan est donné.
Les Boches commencent à lâcher pied.
Le feu nourri des nôtres active leur dé-
fi) Le soldat Brntieaa était originaire de Bonrges. Il a»»
partenait à la classe 15 et il était marié.
DOUAUMONT 183
•onfiture. Le sous-lieutenant Duchet-
Sucliaux, nouvellement arrivé parmi nous,
s'efforce de faire oublier à ses hommes son
visage imberbe. Il fume la pipe comme un
vieux poilu, tout en faisant le coup de ieu
et tout en donnant ses ordres avec une
bonne humeur et un sang-froid dignes
d'un vétéran du Bois-Brûlé.
Une section boche débouche de la corne
sud-est du petit bois. L'officier qui la
commande a un bel équipement neuf en
cuir jaune. Quel superbe point de mire !
L'équipement neuf roule à terre, frappé
d'une balle. La section fait un brusque
demi-tour et rentre dans le bois.
Quelques instants après un soldat re-
vient en rampant chercher le corps de son
officier. Il se cache de son mieux et il se
persuade sans doute qu'il demeure inaper-
çu. Déjà, des fusils impatients le mettent
en joue :
— Ne tirez pas ! ordonne Duchet-
Suchaux il faut bien rire un peu !
On 'laisse le Boche arriver jusqu'au
cadavre. Un commandement à voix bas-
se... Et il y a tout aussitôt deux cadavres
crôte à côte.
184 CEUX DE VERDI) H
CHAPITRE XX
LES TIRAILLEURS
Un obus brise le trépied d'une des mi-
trailleuses qui garnissent le front de la
10* Compagnie.
— Vous n'avez plus de trépied, dit aux
mitrailleurs le sous-lieutenant Brisebat ;
je vais vous en faire un.
Il prend alors la pièce, la fixe sur le
parapet, et la maintenant dans sa poigne
nerveuse, il permet aux hommes de conti-
nuer un feu, un peu saccadé peut-être,
mais non dénué d'efficacité.
Le sergent-major de la 10* Compagnie,
P..., a bondi hors de son abri aux premiers
bruits de la fusillade. Il prend le com-
mandement d'une dizaine d'hommes qui se
trouvent à part, dans un élément de tran-
chée, et il réalise des prodiges.
Il entremêle ses ordres de réflexions
pittoresques qui mettent les hommes e»
joie :
k
DOUAUMONT 185
— Ah lies cochons ! les cochons 1 De-
puis Sarrebourg que j'attendais ce mo-
ment-là ! Ils m'ont tiré dans les fesses à
Sarrebourg, les salauds ! à mon tour de
leur z'y poivrer la cafetière !
Cependant les tirailleurs ont pris net-
tement l'avantage. Les Boches font demi-
tour et le carnage commence.
Les tirailleurs ont une façon à eux de se
servir de leurs baïonnettes : ils ne s'en ser-
vent pas !... Ils chargent leur fusil en
marchant, déchargent la balle dans le dos
du Boche qui se trouve devant eux, re-
chargent et recommencent.
Un tirailleur blessé, à qui on veut per-
suader d'aller au poste de secours, répond
fièrement :
— Un tirailli s'en alli sans chagé
(charger) ? jami !
Et il court à la suite des camarades.
Rares sont les Boches qui réussissent à
s'échapper. Leurs cadavres s'entassent
sur les pentes de la colline. Il y a un de ces
cadavres qui s'est accroché aux fils de fer
du réseau, et qui reste là, debout, avec sa
face grimaçante.
Jusqu'à la tombée de la nuit, on enten-
ii6 CEUX DE VERDUN
ra les plaintes des blessés et on verra les
lubresauts des moribonds.
Pour se venger de son échec, l'ennemi
icommence son bombardement f«-
,eux.
Mais les hommes n'en ont cure : ils en
it tant vu depuis trois jours, qu'ils se
iutent invulnérables. Le lieutenant Pa-
aet, dont la Compagnie eut à subir des
Brtes particulièrement sensibles, s'irrite
e voir l'insouciance de ses hommes sous
t, pluie des obus. Oublieux de son propre
anger, il parcourt les rues du village,
aligeant les promeneurs qui musent
JUS la rafale à rentrer dans leurs tran-
tiées.
Le lieutenant Paquet a perdu un de see
Eficiers et son adjudant. Et combien
'hommes ? Son front est barré par la
ristesse. Ceux qui le voient déambuler
otre les maisons, sans que les murs qui
roulent le fassent dévier de sa route, ne
euvent s'empêcher de penser :
— Il cherche à se faire tuer...
Toutes les victoires, hélas ! et même !«
lus glorieuses, doivent être payées ave*
u sang comptant, et le cœur des chefs m
DOUAUMONT 187
brise quand, la bataille terminée, le mo-
ment vient de faire l'appel des disparus.
Et les obus tombent, tombent, tombent^
giboulée infernale dont chaque goutte est
un obus.
CEUX DE VERDUN
CHAPITRE XXI
GODFERDOM 1
BU après la tombée de la nuit, le capi-
e Blanchot me fait appeler.
- Lisez, me dit-il, eu me tendant ub
ier.
i lis et n'en peux croire mes yeux ;
un ordre de relève !
st-il possible que nous sortions de cet
r ? La stupéfaction des hommes égale
ienne. Je m'étais, pour ma part, telle-
t habitué à l'idée de tomber là, parmi
amarades dont les cadavres spnt épars
>ur du village, que l'annonce de cette
7e me fait l'effet d'une résurrection,
ous apprendrons plus tard que nous
ons quitter Douaumont au début de
>urnée, mais le colonel de B , qui
ait à la fureur de l'artillerie ennemie,
attaque imminente, craignit que la
e ne fût trop dure pour des troupes
'elfes, ignorantes des ressources et des
Is de leur nouveau secteur.
DÛUAUMONT 189
Il demanda et obtint — très facilement,
on s'en doute — la « faveur » de garder
nos positions jusqu'à la nuit.
La nuit tombée, des officiers du nou-
veau régiment arrivent, précédant leurs
unités.
Nous leur passons les consignes, et
Compagnie par Compagnie, la relève corn-
mence.
Le commandant C , malgré ses
souffrances, ne peut se décider à se sépa-
rer de ses hommes. Il pleure comme un en-
fant. Il recule son départ jusqu'au dernier
moment et il faut un ordre formel du ma-
j or pour qu'il se. laisse emporter sur un
brancard.
Seule de toutes les compagnies, la
onzième doit, pour les nécessités de la
relève, rester sur ses emplacements toute
la nuit et toute la matinée du lendemain.
Cette circonstance lui vaut l'honneur de
repousser une nouvelle attaque.
Vers 3 heures et demie du matin, on en-
tend en avant des réseaux un bruit sus-
pect. Deux jeunes caporaux, Foulié et
Michaad, les deux frères jumeaux de l'hé-
roïsme, qui jamais ne laissent passer une
*»r> T'y-
Î90 CEUX DE VERDUN
occasion de risquer superbement leur vie,
vont d'eux-mêmes en reconnaissance, sans
solliciter Tautorisation préalable.
A ceux qui s'indigneraient de cette in-
discipline, je souhaite de n'avoir jamais
sur la conscience de faute plus grave...
Ils reviennent et annoncent que deux
torts groupes de Boches, arrivés en colon-
ne par quatre, sont en train de couper les
fils qui demeurent intacts. Quand les Bo-
ches ont aperçu les deux caporaux, ils
leur ont crié :
— France ! Godferdom !
Que prétendaient-ils par ce juron en
flamand ? Espéraiént-ils se faire passer
pour des Belges égarés ?... Cette hypothè-
se ne serait indigne ni de la grossière ma-
lice des Teutons, ni de Tinvraisemblable
naïveté française.
Mais le capitaine Dubourgdieu, qui
commande la compagnie, est tout le
contraire d'un naïf. Il fait ouvrir le feu
de tous ses fusils à la fois. Surpris par la
rafale, les Boches s'abattent. Leurs râles
et leurs gémissements percent le tumulte
des balles, puis s'apaisent peu à peu dans
le grand calme de la mort.
CINQUIÈME PARTIE
FLEL'RY
.'S
DOUAUMONT
169
avalanche, des poitrines d'hommes se
dressent, de moins en moins nombreuses,
de plus en plus droites et résolues...
N
U
170 CEUX DE VERDUN
>
CHAPITRE XVI
A L'ORDRE
Au milieu de cette" tempête de fer et de
feu, les tâches ordinaires s'accomplissent
avec régularité. Majors et brancardiers
s'affairent. Les ravitailleurs vont cher-
cher les cartouches aux caissons placés
dans une grange, en pleine tourmente.
Quelques-uns, qui doivent traverser un
espace découvert, se font attacher sur le
dos les sacs de cartouches, et rampent.
Les agents de liaison courent d'un poste à
l'autre enjambant les cadavres, se glis-
sant à travers les décombres. Dans cha-
que tranchée, des guetteurs attentifs veil-
lent à leur poste de combat.
Les mitrailleurs se tiennent debout sur
les talus, protégés par une haie de la vue
mais non des coups, et poussent à un aussi
haut point le mépris du danger qu'ils ar-
rachent des cris d'admiration à leurs ca-
marades des tranchées eux-mêmes.
DOUAUMONT 171
C'est le capitaine Delarue qui comman-
de les mitrailleurs de notre secteur. Je me
suis fait à moi-même le pari que je le ver-
rais, au moins une fois dans cette journée,
sans son sourire. J*aî perdu mon pari.
Le capitainç Ferrère, adjoint au colo-
nel, se promène au milieu du village avec
son étemelle cigarette aux lèvres, et le vi-
sage d'un homme qui en a vu bien d'au-
tres.
Il ne comprend pas l'émotion de plu-
sieurs :
— Mais enfin, ne courez donc pas si
vite, leur dit-il avec un étonnement sin-
cère.
J'apprendrai plus tard que, la veille, le
capitaine Ferrère prit volontairement le
commandement d'une section de mitrail-
leuses contre les vagues d'assaut alleman-
des et qu'il régla le tir des pièces, debout
sur une barricade !
Malgré l'averse des obus, les hommes
réparent leurs tranchées autant que le
permettent les rares outils dont ils dispo-
sent.
Le lieutenant Ecoutaîn est placé avec
sa section dans le cimetière, à quelques
172 CEUX DE VERDUN
mètres en avant du clocher. Un camara<Je
qui passe lui fait remarquer la jolie musi-
que que font les balles boches en heurtant
les cloches.
— Oui, répond Ecoutain, mais voilà
trop longtemps que les obus ratent le clo-
cher. Ça ne peut pas durer toujours. J'ai
le pressentiment qu'il va nous enterrer
tous.
Et comme le camarade, croyant à des
idées noires, veut remonter le courage
d'Ecoutain, celui-ci répond avec un sou-
rire tranquille :
— Oh ! ce que je dis là est histoire de
causer ; çà ne m'empêche pas de fumer ma
cigarette.
Les pressentiments n'avaient pas tort.
Vers le milieu de la matinée, un obus
heurte le clocher et un des éclats frappe
Ecoutain à la tête.
C'était un engagé volontaire, modèle de
toutes l^s vertus de l'homme et du soldat.
Que sa veuve trouve ici le témoignage de
l'affection et de lestirae que tous, au 95*,
avions pour son mari.
Vers une heure de l'après-midi, le ser-
gent B..., de la 11* Compagnie, qui a la
DOUAUMONT 173
garde de la barricade au Nord de Douau-
mont, est blessé à la tête. Il tombe éva-
noui. On le fait revenir à lui, on veut le
porter au poste de secours. Il refuse,
garde son poste, et ce n'est qu'à la nuit,
une fois repoussée toute crainte d'atta-
que nouvelle, qu'il accepte d'aller se faire
panser.
Le caporal B..., de la 11*, blessé au bras
et à la tête, oublie sa souffrance pour se
porter au secours d'un de ses camarades
enseveli sous un éboulement. Pendant
qu'il s'active, un autre obus tombe, qui tue
trois hommes à ses côtés et lui fait deux
nouvelles blessures, l'une à la tête, l'autre
à la lîuisse. Il a le corps en loques et cou-
vert de sang :
" — Maintenant, dit-il, je veux bien
qu'on m'emporte.
L'âme de tous ces efforts, de toutes ces
volontés, de tous ces héroïsmes, est le Co-
lonel de B...
Il va d'une ligne à l'autre, donnant des
ordres, encourageant ses gars. On vient le
prévenir que les troupes qui appuyaient
sa droite ont fléchî, qu'il court le risque
d'être fait prisonnier avec son régiment...
174 CEUX DE VERDUN
— Les autres font ce qui leur plaît,
répond-il. Moi je dois garder Douaumont
et je le garde.
Et les chus tombent^ tombent^ tombent^
giboulée inferrude dont chaque goutte est
un obus.
DOUAUMONT 175
CHAPITRE XVII
L'INFILTRATION
Mais que mijotent les Boches avec leur
canonnade de déments, et vont-ils tirer
ainsi jusqu'à la fin -du monde ?
A plusieurs reprises, les glacis du fort'
se couvrent d'une foule affairée. Quelques
feux de salve éparpillent leurs rangs et
rejettent les survivants au fond de leurs
repaires.
Simple* diversion, sans doute, destinée à
nous donner le change. Ce n'est pas de ce
côté que se produira l'attaque, mais au
Nord du village, dans cette région, clair-
semée de bois et de bouquets d'arbres,
creusée par des ravins profonds.
Toute la matinée et tout le début de
l'après-midi les Boches se sont infiltrés
par petits paquets à travers les accidents
de terrain, jusqu'au ravin placé en face
du centre du village et que nos projectiles
ne peuvent atteindre. Beaucoup portent
des paniers de grenades.
176 CEUX DE VERDUN
Arrivés en haut du ravin, ils emploient
un moyen non dénué d'artifice pour des-
cendre au fond plus rapidement. Ils pren-
nent leur fusil dans leurs bras, le serrent
contre leur corps, se laissent brusquement
tomber à terre et dégringolent ensuite à
toute vitesse le long de la pente, en rou-
lant sur eux-mêmes !
Combien de t^mps va durer l'inonda-
tion ? Nos hommes s'impatientent. Ils
montrent le poing à l'ennemi, ils le dé-
fient. Leur fièvre s'exaspère en rage, mais
pas un instant leur résolution ne faiblit.
Un caporal grignotte un biscuit dans un
eoin : * -
— Un peu maigre, le menu ? lui dis-je.
— Pourvu que les cartouches ne man-
quent pas, je me fous de la boustifaille !
me répond-il.
Soudain, à notre gauche, parmi les ti-
railleur du 1"' mixte qui attendent, cou-
chés sur le sol nu, le moment de l'assaut,
un incendie s'allume... C'est un tirailleur
dont un projectile a enflammé la capote et
qui fl ambe — torche vi van te . . .
Un peu avant trois heures on voit défi-
ler au grand trot» sur une des crêtes ad-
DOUAUMONT 177
verses, une pièce d'artillerie lourde. Une
de nos mitrailleuses la prend dans son
champ de tir et :
— A bas le petit bonhomme !
Voilà les chevaux et les conducteurs à
terre.
Ce déplacement d'artillerie indique
clairement que l'ennemi est sûr du succès
de sa poussée et qu'il se_ prépare à
appuyer par ses canons le mouvement en
avant de son infanterie.
Rien n'a été négligé pour que ce mouve-
ment soit irrésistible. L'attaque qui va se ^
produire sera une des plus furieuses qu'il
m'ait été donné de voir.
/vé?.9 tranchées s'effondrent. Les cada-
vres s'entassent. Le bruit des éclatements
martèle les cerveaux. Le sol bout comme
Veau d'une chaudière. Le ciel se 'disloque. ..
178 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE XVIII
LE COMBAT REPREND
Le mouvement commence à 3 heures.
Les Boches, remontant les pentes du ra-
vin, se forment aussitôt en lignes et sV
vancent, au pas de charge contre celles
de nos tranchées qui se trouvent vers le
milieu du village. Nous remarquons que
tous ils portent au bras gauche un bras-
sard blanc. Ils ont Tair sûrs d'eux-mêmes.
Aucune nervosité dans leur attitude, au-
cune inquiétude. Sans doute s'imaginent-
ils que la canonnade a eu raison des dé-
fenseurs du village et qu'il ne reste debout
ni un homme, ni une mitrailleuse ?
Leur illusion ne dure guère.
Les mitrailleuses les laissent approcher
puis ouvrent le feu.
Les assaillants s'abattent comme si un
ouragan irrésistible les jetait sur le sol.
Trois vagues déferlent, Tune après Tau-
Ire ; toutes les trois ont le même sort. Est-
DOUAUMONT 17t
il de ces trois vagues un seul boche qui ait
pu s'échapper ?...
Nos hommes postés dans les tranchées
n'arrivent pas même à tirer un coup de
fusil :
— C'est dégoûtant, s'écrient-ils, dépi-
tés dans leur vanité de bons tireurs \ on
n'a pas le temps de viser son gibier qu'il
est déjà par terre !
Je ne sais quels termes employer pour
louer ainsi qu'il convient l'allant et la
vaillance des mitrailleurs.
L'adjudant Gudin a tout .bonnement
installé éa pièce dans une porte de gran-
ge ; l'obscurité dérobe ses hommes aux
vues de l'ennemi. Gudin règle le tir avec
sa jumelle, si calme qu'il a l'air de penser
à tout autre chose.
— Un peu à droite... un peu à gauche...
plus haut... bloquez !... grande vi-
tesse !...
Cette seule pièce brûlera dans sa soirée
quinze mille cartouches.
Le lieutenant Duperré, autre mitrail-
leur, a juré qu'il se ferait blesser une se-
conde fois. Il a bien été gratifié d'une bles-
sure, il y a trois mois, mais aii pied : cela
!
180 CEUX DE VERDUN
ne compte pas, et il trouve déshonorant de
demeurer si longtemps indemne.
— Que pense de moi ma famille ? Elle
doit s'imaginer que je me cache !
Il joue avec le danger, en grand enfant
qu'il est, comme un ieune chat avec une
pelote, mais il ne « gagnera » pas sa ser
conde blessure'.
Le lieutenant Delaître donne ses ordres
avec son visage grave de ministre en tour-
née. Un obus fait sauter sa pièce. Delaître
examine les morceaux en connaisseur :
— C'est du beau travail ! déclare-t-il.
Et il s'en va commander la pièce, voi-
sine...
FLEURY 193
CHAPITRE I'^
LA RELÈVE
Le capitaine Blanchot rômplace le com-
mandant C à la tête du batail-
lon. Je prends le commandement de la
compagnie.
L'artillerie ennemie bat le plateau entre
Fleury et Douaumont. Le spectacle est
apocalyptique.
Les obus ont labouré le plateau, réduit
les arbres en miettes, semé les chemins de
cadavres de chevaux et de véhicules éven-
, <trés.
Au détour d'une route, six corps sont
étendus côte à côte. Les hommes qu'un
obus a fauchés là revenaient de permis-
sion, le cœur fleuri de la tendresse fami-
liale. Ils ont encore en bandoulière leurs
musettes bondées et des paquets sont
épars autour d'eux.
En arrivant à la ferme de Thiaumont,
une hésitation. Ma boussole me dit : Par
17
194 CEUX DE VERDUN
ici. Mais un de mes hommes qui deux fois
est allé à Fleury me dit : Par là.
Comme j'ai dans mon sens de la direc-
tion une confiance limitée, je m'en rap-
porte à l'homme. Cela nous vaut plusieurs
centaines de mètres à l'aventure et une
demi-heure de retard...
La route de Fleury est percée comme
une écumoire. Nous devons ralentir notre
allure et marcher avec circonspection
pour ne pas tomber dans les trous d'obus.
Des rafales passent au-dessus de nos têtes
dans la direction de Verdun.
J'ai l'appréhension d'arriver en retard
au rendez-vous du régiment. Des artil-
leurs s'agitent près d'une maisonnette en
ruines. Je leur demande :
— Est-il passé déjà du 95* par ici ?
— Je crois bien, me répond l'un d'eux.
Et pas rien qu'un, vous savez, des flottes.
— Il y 9» longtemps ?
— Une heure au moins. Si vous voulez
les rattraper, vous pouvez courir...
A la pensée de me trouver seul, dans la
nuit, perdu loin des camarades, il me
vient une sueur froide. Je fais hâter le
pas.
s
FLECRY 195
Voici les premières maisons de Fleury.
Un. artilleur passe ;
— Avez-vous vu le 95 ?
— Est-ce que tu me prends pour un po-
teau indicateur ?
Ma patience va m'échapper mais les
moments sont précieux et comme un se-
cond artilleur arrive, je renouvelle ma
question :
— Pouvez -vous me dire où est le 95 ?
— Et toi, peux-tu me dire où est ma
sœur ?
Cette fois, ma colère éclate ; j'inter-
pelle de la belle manière le mauvais plai-
sant.
Celui-ci s'excuse :1a nuit l'avait empêché
de voir mes galons. Il explique que Fleury,
est rempli de fantassins qui s'amusent à
se payer la tête des artilleurs. Mais à quel
régiment appartiennent ces fantassins, il
l'ignore.
Je reprends ma route et j'arrive enfin
dans le ravin indiqué par l'ordre de mar-
che, au nord-est de Fleury.
Je suis le premier au rendez-vous. Ce
résultat me procure une joie naïve.
196 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE II
LE BON JUS
Il est une heure du matin environ.
Après une demie-heure d'attente, nous
entendons des cahots sympathiques : ce
sont les cuisines roulantes qui sortent de
Fleury et qui descendent vers nous,
Je me précipite avec mes hommes... Hé-
las ! la nôtre n'est pas avec les autres ; le
conducteur se sera égaré sans doute.
Mais, en campagne, le communisme est
pratiqué sur la plus large échelle.
— Comment, me dit le capitaine Ter-
laud près de qui je passe et qui savoure
goulûment une gamelle de café brûlant,
vous ne prenez pas votre « jus » ?
Je lui explique ma mésaventure et j'a-
joute :
— Vous voyez bien qu'il n'y a rien à
faire, sinon à attendre le bon plaisir de
mon caporal d'ordinaire.
Mais c'est là, je l'avoue, pure hypocri-
FLEURY 197
sie de ma part. Je connais la proverbiale
hospitalité du capitaine et je me doute
bien un peu de sa réponse.,.
— Comment, s'écrie-t-il, vous ne pou-
viez pas venir me trouver plus tôt î
Cinq minutes après, chacun de mes
hommes a son café bien chaud et sa demi-
boule, et moi-même je suis attablé avec le
capitaine devant un pâté et une vieille
bouteille.
J'écoute les exclamations joyeuses qui
de toutes parts jaillissent :
« Oh ! le bon jus, le bon jus !... C'est
comme si ma fiancée m'embrassait sur la
bouche ! »
Un caporal fait à ce moment, tout en
mordant à pleines dents à même sa boule,
une réflexion qui mérite d'être recueillie
pour le remarquable esprit d'observation
qu'elle dénote :
— C'est surtout quand on a bien faim
que ça fait du bien de manger.
Pauvre diable ! ces paroles soulèvent
mon hilarité et, quelques instants après,
elles m'attendrissent. Je pense aux priva-
tions de toutes sortes qu'il a souffert
ainsi que ses camarades pendant ces
( CEUX DE VERDUN
•oyablss journées. Comment ont-ils pu,
'entre vide, fournir un pareil eSort !
Puis, par une pente naturelle, ma pen-
s'en va vers cette dame que j'avais
ée de servir de marraine à un de mes
iats sans famille et qui m'avait répon-
en m'envoyant un billet de cinq francs:
[ Je veux bien, pour cette fois mais
ir cette fois seulement, faire à votre
itégé une petite charité. Mais il est
.tile de me solliciter de nouveau. Je
uve qu'on abuse un peu trop de notre
lérosité. Après tout les soldats sont
irris par l'Etat et il ne faut pas exagé-
leur misère. »
F'ai donné à l'orphelin un billet de cinq
ncs et j'ai renvoyé à la dame le sien
ic une lettre... Si cette lettre l'a fait
rire, c'est qu'elle a vraiment un heu-
X caractère.
FLEURY 199
CHAPITRE III
LE VILLAGE ABANDONNÉ
A intervalles réguliers, les obus tom-
bent sur Fleury. Nous sommes à deux
cents mètres environ des premières mai-
sons.
Après une période d'attente, l'envie me
prend d'aller me promener dans le village.
Des soldats rôdent par les rues, mais
d'habitants nulle trace. Ils se sont enfuis,
aux premières rafales d'artillerie, telle-
ment pressés de partir qu'ils n'ont rien
emporté avec eux.
Un mur éventré. Je projette par l'ou-
verture la clarté de ma lampe électrique :
une table occupe le milieu de la pièce ; des
assiettes sont rangées tout autour ; on
allait servir le repas quand l'alerte est
survenue.
Dans les étables, des vaches beuglent la-
mentablement :
Des soldats en traient quelques-unes
poutr s'emparer du bon lait qui mousse
1
200 C£UX DE VERDUN
dans les seaux. Mais, et ce détail m'émeut
profondément, ils traient également les
autres pour soulager les pis gonflés des
pauvres bêtes. Le lait est jeté sur le
fumier.
La bataille est la meilleure des écoles
de fraternité — je maintiens le mot qui
peut-être fera sourire — et ceux qui vien-
nent de passer par elle savent ce que c'est
que de souffrir...
Des poules, des chats, des chiens, épou-
vantés par le vacarme, viennent se jeter
dans nos jambes, comme s'ils réclamaient
de nous une protection contre le cataclys-
me.
Cette protection leur est donnée, mais
sous une forme que sans doute ils n'a-
vaient pas rêvée ; poules, oies, canards
errants, sont recueillis, étranglés et logés
dans les musettes. Mon premier mouve-
ment est de protester, puis à la réflexion :
« Il n'y a plus de civils dans le village ;
les obus ont détruit ou vont détruire tout
ce qui reste ici ; pourquoi ne pas laisser
les soldats se dédommager un peu de leurs
privations passées ? Personne ne sera
lésé. »
FLEURY 201
Plus de civils, ai-je dit. Cela n'est pas
tout à fait exact.
Une des habitantes qui avait pris part
à la fuite générale revient au soir du 26
et frappe à la porte du poste de secours.
— C'est-t-y qu'on pourrait coucher ici
la nuit ? demande-t-elle au docteur Clair.
Et comme le major s'étonne de cette de-
mande insolite, la vieille femme explique
qu'elle est partie sans ranger son linge : il
faut qu'elle range Son linge !
— Mais, madame, vous n'entendez
donc pas les obus ?
— J'ai mon linge à ranger.
— Toutes les maisons du village vont
être démolies les unes après les autres !
— J'ai mon linge à ranger.
— Vous risquez de vous faire tuer par
un éclat !
— Je vous dis que j 'ai mon linge à ran-
ger.
Et puis, pour couper court à des remar-
ques qui l'ennuient, elle sort ce dernier
argument sans réplique :
— D'abord, j'ai aussi mes trois canards
qui sont restés à la maison !
202 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE IV
LA BISE
J'apprends que le colonel de B est
dans le village. Je me fais indiquer sa
maison.
Je le trouve en train de dîner dans une
salle basse et malpropre, avec les officiers
de son état-major. Je remarque la chaleur
de sa poignée de main. Il y a si longtemps,
si longtemps que nous ne nous sommes
rencontrés !
Tant de sensations se sont accumulées
en nous pendant cette période de fièvre,
que les trois journées de Douaumont s'al-
longent dans notre mémoire à la longueur
d'une année.
Le Colonel me demande si j'ai un chef
de section énergique, sur qui l'on puisse
absolument compter. J'hésite entre l'adju-
dant Durassié et l'aspirant Debard, tous
deux également braves. Puis, prévoyant
qu'on va demander de nouveaux efforts à
'
FLEUR Y 203
celui que je nommerai, je désigne Taspi-,
rant Debard, plus jeune et plus à même
de supporter ce surcroît de fatigues.
— Alors, poursuit le Colonel, dites à
Debard de prendre sa section et de monter
au fort de Souville. Il relèvera la garnison
du fort et demeurera là jusqu'à ce que je
lui donne Tordre de nous rejoindre. Sa
consigne est de tenir quoi qu'il arrive et
de résister jusqu'au dernier homme...
Je répète l'ordre et je vais prendre
congé quand le Colonel ajoute qu'il me
permet à moi, mais à moi seul, de coucher
dans une des caves du village. Je le remer-
cie, je salue et je sors.
La section de Debard partie, je réflé-
chis aux dernières paroles du Colonel.
Pourquoi cette faveur ? Je cherche et je
croîs trouver :^ le Colonel me croît plus
abattu que mes camarades par les fati-
gues de la bataille.
Toujours ces cheveux blancs qui me
vieillissent au-delà de mon âge !
Je suis reconnaissant de l'attention,
maïs vexé du motif et je décide de retour-
ner dans le verger au milieu de mes hom-
mes.
204 CEUX DE VERDUN
Quelle bise ! Je me fais tout petit au
milieu de mes vêtements et j'enfonce dans
mes poches de capote mes mains jusqu'aux
coudes.
Des hommes ont retiré, des décombres
des maison abattues, les matelas et les
édredons et ils s'étendent en pleins
champs sur ces couches mœlleuses, le vi-
sage saturé de béatitude.
Mais personne ne dort : il fait trop
froid. La bise entre sous les vêtements ;
les membres se recroquevillent ; les pieds
et les chevilles ne sont qu'un seul bloo
d'acier.
Je pense à la maison paternelle, là-bas,
tout là-bas. La lampe est allumée, le poêle
ronronne. Et deux chères vieilles figures
contemplent avec des yeux mouillés ma
petite Solange qui rit comme seule elle
sait rire...
Ah ! qu'importent les fatigues et les
privations, et les blessures, et la mort
même, s'il faut payer à ce prix la paix de
nos foyers et le rire de nos enfants !
Des hommes m'offrent une place sur les
bottes de paille qu'ils sont allés prendre à
une meule. Je me couche et je ferme les
FLEURY 205
yeux. Mais j'ai trop froid pour dormir.
Après quelques minutes de lutte je n'y
tiens plus. En vain je me morigène, en
vain je me dis que je dois donner l'exem-
ple et rester au milieu de mes hommes : la
tentation est trop forte. Je songe combien
il doit faire chaud dans une cave, à l'abri
de la bise, et me levant brusquement, je
m'en vais avec mon ordonnance à la re-
cherche d'un gîte au milieu du village.
18
Is*
r
I
206 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE V
LE RAVIN DE FROIDËTERRE
Le départ de Fleury a été fixé pour la
première heure du jour. Il fait encore nuit
quand un agent de liaison vient me cher-
cher. Je dors depuis deux heures à peine
et mes yeux sont lourds mais je me lève
sans regret, tant mon sommeil a été char-
gé de cauchemars.
Je rejoins mes hommes et me mettant à
leur tète je m'engage dans le ravin de
Froideterre.
L'ordre est de gagner, par compagnies,
les casernes Marceau à quelque quinze
cents mètres au nord-est de Verdun.
Nous suivons des ravins boisés qui nous
dérobent aux vues des « saucisses » enne-
mies. Cette précaution n'est pas inutile,
car, à la multitude des trous d'obus qui
étoilent le sol, nous pouvons nous rendre
compte que la prodigalité des canons bo-
ches s'étend bien au-delà des limites du
champ de bataille.
1
FLEURY 207
Sur les pentes, des camarades ont été
frappés la veille, dont les cadavres n'ont
pu être relevés encore. Voici un groupe de
cinq artilleurs. Puis un cycliste couché
sur sa machine brisée. Puis un nouveau
groupe d'une dizaine de territoriaux,
étendus en rond, autour de marmites fra-
cassées, surpris sans doute en train de
prendre leur repas.
Les hommes sont épuisés par les fati-
gues de ces trois jours de bataille. Mais
ils n'en laissent rien paraître et le con-
tentement de la victoire est tout ce qu'on
peut lire en leurs regards ardents.
En route, je croise Prost et Aucoutu-
rier; les deux sergents de la section que
je commandais quand j'étais adjudant à
la 4", mes compagnons des combats du
Bois-Brûlé.
Ils ont été superbes à leur accoutumée.
Aucouturier a été blessé à la main. Prost
a couru à l'appel du lieutenant Delas le
25, alors que celui-ci allait être débordé
par les Boches, et il a aidé son officier à
repousser l'ennemi : j'apprendrai ces dé-
tails quelques jours plus tard, et Delas de
qui je les tiendrai, ne saura comment
208 CEUX DE VERDUN
m'exprimer son admiration et sa grati-
tude pour la vaillance de mes vieux frères
d'armes.
La poignée de main que je leur donne,
me réchauffe le cœur comme l'accolade
d'un ami. ,
A mi-chemin, je prescris une grand'hal-
te. Le spectacle des cadavres rencontrés
sur la route n'a enlevé aux hommes ni une
parcelle de leur bonne humeur, ni un
atome de leur appétit. S'ils parlent de la
bataille qui gronde encore dans leurs
oreilles, c'est pour en rappeler les inci-
dents plaisants.
Les aventures de Mesnil, le chien du ca-
pitaine Blanchot, ont en particulier le
don d'exciter leur hilarité. La frousse de
Mesnil est légendaire dans tout le batail-
lon. Déjà, aux tranchées d'Apremont, il
nous amusait par ses regards effarés et
par sa hâte à se tapir au plus profond des
sapes dès que commençait un bombarde-
ment. Mais à Douaumont, il se surpassa
lui-même. Blotti dans l'angle d'un abri, la
tête à plat sur le sol, il chavirait de l'œil à
chaque éclatement un peu fort, et cette
mimique s'accompagnait — qu'on par-
FLEURY 209
donne ce mot crû à un soldat habitué aux
langages dénués d'hypocrisie -— s'ac-
compagnait, dis-je, de pets sonores et
malodorants.
Mesnil avait en effet reçu de la nature
une intarissable facilité d'élocution par le
derrière. Il eût pu relever le défi du plus
verbeux pétomane.
Quand le capitaine Blanchot nous
quitta pour prendre le commandement du
bataillon, Mesnil, malgré son attachement
à son maître, ne put trouver la force de se
mettre debout et de le suivre. Et cette
force lui faillit encore quand, la compa-
gnie relevée, nous essayâmes de l'emmener
avec nous.
L'envie cependant le tenaillait de nous
accompagner. Les visages inconnus de
ceux qui s'établissaient à notre place sur-
chargeaient ses épouvantes passées d'une
épouvante nouvelle. Quand le dernier de
nous lui eût jeté un dernier appel, il roula
des yeux égarés, se souleva péniblement
sur ses pattes tremblottantes, puis retom-
ba...
Et un son bien connu vint à nouveau té-
moigner de la fécondité de ses flancs...
Hi-
210 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE VI
S
EN RÉSERVE
Mais qu'est devenu le deuxième batail-
lon ? Je sais qu'il devait se trouver quel-
que part, à gauche de Douaumont. Quels
combats a-t-il livrés ? Quelles pertes a-t-il
subies ?...
Justement voici le sergent-major Sain-
mout, de la 8* Compagnie, qui passe de-
vant nous. Je l'interroge :
« Ouf ! s'écrie Sainmout, en s'asseyant
près de moi, il fait meilleur ici que là-bas !
Ce que nous avons fait .? Eh bien voici :
« Après avoir traversé Fleury, puis
Douaumont, nous nous sommes établis, le
25 au matin, en haut d'une croupe bordée
par une rangée de sapins. Devant nous,
une vaste plaine aux ondulations légères.
A gauche, la route de Bras à Louvemont ;
à gauche également, mais plus loin, la col-
line du Poivre. A l'horizon, le bois des
Caures dont Tennemi s'est emparé la
veille.
(( A 11 heures, l'artillerie boche com-
FLEUR Y 211
mence, avec la nôtre, une conversation dé-
pourvue d'aménité. Mais c'est surtout au
village de Douaumont qu'elle en veut...
— Oui, dis- je, j'en sais quelque chose !
« Vers deux heures, le bombardement
devient infernal : la crise approche... la
voici...
« Un peu sur notre droite à 500 mètres
environ, une vague allemande sort des
tranchées et s'avance au pas gymnastique
dans un ordre parfait.
(< Les tirailleurs qui occupent une tran-
chée, oblique par rapport à la direction de
notre bataillon, jaillissent de leurs trous
et s'élancent, baïonnette en avant. Les Bo-
ches font aussitôt demi-tour. Les tirail-
leurs les poursuivent.
« La mimique des tirailleurs pendant
leur poursuite, leurs contorsions comi-
ques, leur entrain endiablé, déchaînent
nos fous rires...
<( Mais une deuxième vague allemande
vient prendre la place des fuyards : c'est
au tour des tirailleurs de reculer.
(( Recul de courte durée car bientôt en-
couragés par leurs officiers, les tirailleurs
se lancent en avant de nouveau.
212 CEUX DE VERDUN
« A trois reprises, le même mouvement
alternatif se reproduira, chaque flux et
reflux laissant sur la neige un contingent
nouveau de cadavres.
« Le 85* prolonge la ligne à notre gau-
che. Le colonel Theuriet qui le commando
vient de notre côté, sans doute pour domi-
ner le champ de bataille. Il tient une can-
ne à la main et fume un cigare.
« Tout à coup un de ses éléments, non
loin de nous, faiblit. Le colonel fronce les
sourcils puis s'élance. Sa canne à la main
son cigare à la bouche, il s'avance à décou-
vert, au milieu des balles qui claquent de
tous côtés.
Il n'a pas fait cent mètres qu'il tombe,
blessé mortellement, mais le résultat qu'il
cherchait en sacrifiant sa vie est obtenu :
ses hommes, électrisés, ont repris l'avan-
tage.
« Le médecin-major de la Soudière se
précipite au secours de son chef. Son bras-
sard est tombé mais il n'en a cure.
« Il s'agenouille, le dos tourné à l'enne-
mi, faisant ainsi à son chef un rempart de
son corps. Il ouvre sa trousse...
« Une même balle, tirée presque à bout
FLEURY ^13
portant, fait du colonel et de lui deux ca-
davres.
« Enfin la nuit vient. Peu à peu l'artil-
lerie s'apaise.
« A 7 heures du matin, le lendemain,
nous sommes relevés par un bataillon du
85* et nous allons nous placer en réserve de
la brigade, au ravin de Bras, non loin de
l'ouvrage de Thiaumônt.
« A peine sommes-nous arrivés, les
avions boches nous repèrent et les obus
commencent de pleuvoir sur nous. L'aver-
se ne s'arrêtera pas de toute la journée.
« Quand un obus tombe près de nous,
nous nous précipitons un peu plus loin.
Mais un autre obus nous suit bientôt: nous
changeons de place encore...
« Les explosions nous projettent contre
terre. Nous piétinons dans nos courses des
cadavres sans tête, des masses informes de
chairs rouges...
« Enfin la nuit arrive et le bombarde-
ment s'apaise. Je parcours les taillis à la
recherche des disparus.
« Des blessés gémissent. Le tumulte des
détonations nous a empêchés d'enten-
dre plus tôt leurs plaintes. Il y a un de ces
214 CEUX DE VERDPM ■
malheureux que le souffle d'un 210 a pro-
jeté à deux mètres de hauteur et accroché
aux branches d'un arbre : il respire en-
core...
** « Un autre blessé me supplie de l'ache-
ver d'un coup de revolver pour mettre un
terme à ses souffrances...
« Un agent de liaison vient nous com-
muniquer Tordre de rassemblement au
ravin nord-ouest de Fleury.
" Nous allons partir mais des blessés
oubliés dans le bois nous appellent. Il est
plus de minuit quand nous pouvons enûn
nous diriger vers le village. L'obscurité est
si dense que nos yeux nous sont complète-
ment inutiles. Nous marchons à la file in-
dienne en nous tenant par la martingale
de nos capotes. Nos pieds s'empêtrent
dans les abatis d'arbres destinés à arrêter
la marche de l'ennemi. Chutes, exclama-
tions de colère, appels...
« Enfin, voici le village.
H La bataille de Douaumont est termi-
née pour nous. »
Ce que ne dit pas le brave Sainmont,
c'est qu'il aurait pu s'éviter les dangers de
oette bataille. Son capitaine, craignant
FLEUR Y 215
pour l'argent de la compagnie, lui avait
donné Tordre de se porter en* arrière avec
la précieuse sacoche. Mais Sainmont
remit Targent au sergent- fourrier :
« — Mon Capitaine, dit-il, je ne puis
pas abandonner mes hommes en des cir-
constances pareilles : c'est une question de
propreté. »
216 CEUX DE VERDUN
CHAPITRE VII
LES ARTILLEURS
La grand'halte terminée, nous repar-
tons. Des haltes fréquentes nous ont im-
posées par l'épuisement des hommes.
A plusieurs reprises des groupes nous
dépassent : sections, demi-sections, demi-
compagnies. Les compagnies, parties au
complet de Fleury, ont dû laisser le long
du chemin un grand nombre de traînards.
Le premi-er repos, si court, si incomplet, a
suffi pour interrompre la tension nerveu-
se ; les fatigues, accumulées pendant les
, marches avant l'attaque et pendant cette
attaque elle-même, se sont appesanties
d'un coup sur les épaules et sur les âmes.
Je cherche des yeux les visages connus,
je m'informe du sort de tel- et tel. J'ap-
prends ainsi la mort du capitaine Vigo,
de plusieurs autres...
Le capitaine Vigo, était excellent dessi-
nateur et humoriste à ses heures. Quelques
FLEURY 217
semaines auparavant, à Boucourt, je lui
avais demandé un dessin pour les
Boyaux (1) et il m*avait répondu :
— Vous aurez ce dessin, je vous le pro-
mets, quand le diable y serait !...
... Mon Capitaine, il ne faut jamais dé-
fier la destinée...
Des batteries de 75 sont établies un peu
partout. Le lieutenant de Jouffroy qui, ce
matin-là, justement, avait été envoyé en
reconnaissance dans les bois d'alentour,
me dépeindra, quelques jours après, le
spectacle d'une farouche beauté qui s'est
déroulé sous ses regards au cours de cette
reconnaissance.
Le hasard du chemin le conduit dans
une clairière au milieu de laquelle est ins-
tallée une batterie de 75. Des éclatements
de 150 encadrent la batterie. Une pièce
vient d'être brisée ; des cadavres et des
blessés gisent pêle-mêle.
Sans yeux pour ce tableau funèbre, l'of-
voyer
terie, secteur 54.
Je dois bien cette petite réclame à mon spirituel camarade
19
218 CEUX DE VERDUN
ficier d'artillerie fait ses commandements
et règle le tir. Les servants se hâtent. Les
pièces valides soufflent la mort de toutes
leurs bouches à la fois. Les détonations,
multipliées par les échos, emplissent le
ravin comme une mer et vont déferler au
loin contre les collines.
Le lieutenant de Jouffroy s^approche
de Tof ficier d'artillerie et le félicite :
— Baste, répond l'artilleur, mes hom-
mes en ont fait bien d'autres en Champa-
gne.
Le lieutenant lui serre la main ; il va
s'éloigner, quand il s'arrête brusquement,
cloué au sol par l'admiration et l'horreur :
Sous un arbre, blessé à mort, un maré-
chal-des-logis est étendu. Un camarade se
penche vers lui. Surmontant ses souffran-
ces, indifférent à ses blessures, le maré-
chal-des-logis passe au camarade ses con-
signes, les observations qu'il a pu recueil-
lir, lui fait ses recommandatio!ns,lui donne
des conseils.
Et tandis qu'il parle, son sang coule...
FLEURY 219
CHAPITRE VIII
LES CASERNES MARCEAU
Vers le milieu de raprès-midi, nous ar-
rivons devant les casernes Marceau. Dans
un petit ravin bordé de haies, le bataillon
se rassemble. Les faisceaux formés, on lit
aux hommes un ordre du jour rédigé par
le commandant C avant son dé-
part. Je n'ai pas cet ordre du jour sous les
yeux. Je me rappelle seulement que le
commandant félicitait chaleureusement
ses hommes de l'héroïsme déployé par eux
pendant les combats de Douaumont.
Les hommes sont émus mais ils n'en
veulent rien laisser paraître :
. — Tou* çà, murmure quelqu'un près de
moi, çà ne vaut pas un« jus » bien
chaud...
D'autres félicitations nous parviennent,
du Colonel, de la brigade, de la * divi-
sion :
« Votre brigade, écrit le général D
Bf-
820 CEUX DE VERDUN
au général Reibell qui nous ooinmuni-
que la lettre, votre brigade s'est admira-
blement comportée le peu de temps qu'elle
est restée sous mes ordres ; elle a montré
un courage, une ténacité, et une endu-
rance qui fait grand honneur à qui com-
mande ces deux régiments. »
Et nous apprendrons plus tard que le
général Pétain a cité notre brigade à Tor-
dre de Tarmée avec ce motif :
« Energiquement conduite par son chef
le général Reibell, s'est engagée brusque-
ment dans la lutte, après une marche for-
cée, et sy est trouvée dans une situation
difficile. A force de ténacité est parvenue
à se maintenir et à arrêter l'offensive de
l'ennemi. »
Le soir, le 95 est cantonné dans^ les ca-
sernes Marceau. Je répartis de mon mieux
les hommes dans les chambres qui ont été
affectées à ma compagnie. Comme j'ouvre
la porte d'une de ces chambres, j'aperçois
par l'entrebâillement un monceau de ca-
davres étendus les uns sur les autres...
Enfin tout le monde est placé. Moi-
même j'ai découvert une chambre de mé-
decin avec une paillasse, des couvertures
J?LEURY 221
et un poêle. Bientôt le feu ronflbe. Je me
couche et je m'endors.
Le lendemain, dès la première heure, je
m'occupe de Y « état » des citations que
nous devons remettre le jour même. C'est
là une des plus douces occupations de la
guerre : récompenser les braves que Ton
a vu combattre autour de soi. Pourquoi le
sentiment de notre impuissance à être
juste vient-il troubler cette joie ? Com-
bien parmi les vivants méritaient la gloire
. et qui ne l'auront pas ?
Et qui portera témoignage pour ceux
qui sont tombés à l'écart, au milieu de la
nuit ?...
De nos conversations comparées, aux
uns et aux autres, il naît en nous une sor-
te de stupeur à la pensée des épreuves su-
bies par le régiment. Est-il possible, qu'en
si peu de jours se soient accumulés tant
de dangers, tant de fatigues, tant de com-
bats, tant de blessures et tant de morts ?
Nous avons l'impression nette que ja-
mais troupe d'hommes ne fut martelée par
le fer et rougie par le sang comme nous
Tavons été.
Les citations individuelles, oh certes !
•X-
;«>.^
222 CEUX DE VERDUN
elles seront les bienvenues. Mais ce que
chacun désire, ce que chacun appelle, c'est
la croix de la légion d'honneur pour le
drapeau...
Voilà la seule récompense qui ne laisse
derrière soi ni mécontement, ni rancœur,
la seule qui enveloppe dans ses plis glo-
rieux les vieillards restés au foyer et les
enfants à la mamelle, les vivants encore
hagards de se trouver vivants et les cada-
vres figés dans un geste héroïque...
Ces aspirations, ces désirs, si je les
note, c'est comme un témoignage de notre
naïveté :
(censuré)
FLEURY 223
CHAPITRE IX
THIOMBOIS
Après deux jours passés aux casernes
Marceau, nous sommes portés un peu plus
en arrière des lignes afin de prendre un
repos bien gagné.
Le régiment a tellement souffert qu'on
a dû le fondre en deux bataillons...
Nous passons à travers un faubourg de
Verdun, pressés par les obus boches qui,
prévenus par leurs avions de notre séjour
aux casernes, commencent la démolition
systématique des bâtiments juste comme
nous nous mettons en marche.
La nuit est profonde quand nous arri-
vons à Thiombois, mais le roulement des
obus se cache derrière Thorizon, tellement
assourdi qu'il faut pour le percevoir ten-
dre Toreille ; cette sécurité précaire
nous fait trouver délicieuses les ornières
où. nous pataugeons et délicieux les can-
tonnements oh sifflent les coulis.
V
224 CEUX DE VERDUN
Le lendemain j'entends l'appel des clo-
ches. Je me rends à Téglise. Des femmes,
des soldats, parmi lesquels je m'age-
nouille...
*
Mais qui donc prie là, devant moi, sî
profondément recueilli? N'est-ce pas X?...
Alors, ils y viendront tous !
A la réflexion, cepend^int, mon étonne-
ment disparaît.
Dieu se manifeste avec une telle évi-
dence qu'il faut, pour empêcher sa lumiè-
re d'éclairer les âmes, l'écran de l'intérêt,
de la passion, de l'orgueil. Or intérêt, pas-
sion, orgueil, ne peuvent se voir que dans
un organisme en pleine santé ou qui s'i-
magine tel. Ne sentant pas de limites à sa
force de vie, il se persuade obscurément
que la mort ne le concerne en aucune ma-
nière. Ayant l'éternité de Dieu il s'en
attribue les prérogatives. Le monde lui
appartient. Il ne doit ae comptes qu'à lui-
même.
Mais la menace de la mort met à bas
tout cet échafaudage pourri : il n'y a pas
d'incroyants sur un champ de bataille.
Pourquoi donc, me demandera-t-on,
tant de combattants s'obstinent-ils dans
FLEUR Y 225
leur indifférence ? Pourquoi ne remplis-
sent-ils pas, aux jours de repos, les égli-
ses et les temples ?...
Pourquoi ? c'est qu'il existe bien des fa-
çons de croire — j'en parle par expérien-
ce — et sans doute plus d'un de mes
camarades a-t-il fait dans les tranchées
cette prière que, quelques années avant
la guerre, persécuté par la Vérité, j'ai
criée avec Maxence, du fond de mes pré-
jugés, de ma science philosophique
(oh 1 la pauvre science !) et de mon
athéisme :
« Mon Dieu ! si tu existes, aie pitié de
moi ! »
De la guerre, j'en aï la conviction inti-
me, sortira la réconciliation de l'homme
avec Dieu. J'en prends à témoin ce mori-
bond dont l'aumônier de notre régiment,
l'abbé Bedu, me racontait un jour l'his-
toire.
L'abbé Bedu arrive près d'un soldat,
très gravement blessé. Le brancardier lui
fait signe qu'il n'y a plus d'espoir.
Le blessé est connu pour ses sentiments
hostiles à toute pratique religieuse. Sans
grand espoir, l'aumônier l'exhorte. Il lui
226 CEUX DE VEBDUN
parle de rétemité, de son âme, de la néces-
sité de regretter ses fautes...
— Mais, nom de Dieu I interrompt le
blessé, foutez-moi donc Tabsolution ; vous
voyez bien que je vais crever !...
Ne trouvez-vous pas symbolique cet ac'uC
de foi qui jaillit d'un blasphème ?...
Oui, de la guerre sortira la réconcilia-
tion de rhomme avec Dieu. Gela est la
seule raison d'être que la guerre puisse
se donner devant Tintelligence, la seule
justification qu'elle puisse apporter de ses
horreurs devant le tribimal de l'Etemel...
Mais qui donc ricane derrière ce pilier?
Et quelles paroles Méphisto me vient-il
.murmurer à l'oreille ?...
Si vraiment je me laisse posséder par
mon désir comme un enfant ; si cette guer-^
re n'est rien qu'une lutte de convoitises,
un heurt de brutalités ; si tant de sacrifi-
ces doivent rester inutiles, et tant de
souffrances et tant de larmes ; si l'homme
doit — ô blasphème ] — se retrouver,
après comme avant la bataille, pareil,
avec ses yeux fermés du triple bandeau,
son cœur pestilentiel et son groin au sol...
Alors, alors, ô mon Dieu, qu'attends-tu ?
FLEURY 227
Allons, fais signe à tes anges et que
gonnent aux quatre coins du ciel les troin-
pettes du jugement dernier.
\
SIXIÈME PARTIE
LA WOEVRE SANGLANTE
LA WOËVRE SANGLANTE 231
Nos aventures à Verîiun ne sont pas
épuisées par les récits qui précèdent : elles
commencent à peine.
Entrés, dès les dernier jours de fé-
vrier, dans la fournaise, nous nous som-
mes brûlés à sa flamme tout un printemps
interminable et tout un interminable été.
Le titre de soldats de Verdun, nous le met-
tons, sur la longue liste de nos principau-
tés et de nos baronnies, à nous combat-
tants de Lorraine et d'Apremont, le pre-
mier en tête.
Quand nous sommes partis de Verdun,
pas un pouce du terrain dont nous avions
reçu la garde n*était souillé par un ennemi
qui ne fût un cadavre...
Ces collines sanglantes, ces plaines tu-
multueuses, sont notre patrie, et nous ne
nous sommes décidés à les quitter qu'au
jour où épuisées de leur long effort, elles
se sont endormies dans leur lassitude.
Les convulsions qui parfois les secouent
encore, ce sont les cauchemars d'un som-
meil agité par la fièvre.
Cette bataille de six mois passés, j'au-
232 CEUX DE VERDUN •
rais voulu tout au loner la revivre. Peut-
être le ferai- je un jour, s'il plaît à Dieu.
Mais aujourd'hui que de nouveaux com-
bats nous font signe, alors que dans
quinze jours, huit jours peut-être, je. ne
serai plus sur le champ de la bataille pro-
chaine qu'un cadavre épars parmi d'au-
tres cadavres, je veux avant de clore ce
livre, jeter sur l'immense arène un regard
circulaire.
Un court repos à l'arrière, en sortant de
Douaumont, le temps de combler les vides
par des troupes fraîches, puis ce fut la
station dans les villages ruinés de la Voë-
vre, à ces frontières indécises que le flot
montant disputait aux falaises.
Le jour, vie de chauves-souris et de hi-
boux au fond des caves aveugles et grelot-
tantes. Les plus favorisés éclairaient leuis
cavernes avec une bougie suspendue à la
voûte ; les autres allumaient des fils télé-
phoniques, épaves des luttes récentes, re-
cueillis parmi les décombres des maisons
ou dans les fossés des chemins ; peu de lu-
mière mais une épaisse fumée nauséa-
bonde qui avait tôt fait de déposer sur les
visages une couche de suie.
t^ WOÇVRE SANGLANTE 233
Impossible de quitter les abris : la moin-
dre imprudence, aussitôt signalée par les
avions et les ballons captifs, valait au vil-
lage un bombardement supplémentaire.
A qui, parfois, devait, pour porter des or-
dres ou en solliciter, sortir de sa cave, il
fallait, avant de se glisser parmi les pier-
res comme une couleuvre, un apprentis-
sage de quelques minutes afin d'habituer à
la lumière trop vive du jour ses paupières
clignotantes d'oiseau de nuit.
Les ténèbres tombées, le régiment s'é-
veillait. Tandis que près de nous — Ver-
dun régnant — la plaine s'allumait de
fusées multicolores, que lés collines s'in-
cendiaient de l'éclair des canons, nos
petits postes allaient se tapir à l'affût au
coin des haies, nos patrouilles rampaient
à la recherche des patrouilles adverses. De
temps en temps, des fusils crépitaient, des
grenades éclataient, im cri d'angoisse ou
d'agonie déchirait la nuit, des shrapnels
fusaient, cherchant les travailleurs dont le
maillet s'affairait sur les piquets des ré-
seaux sonores.
Tout le printemps nous le vécûmes
ainsi, veillant et combattant la nuit, nous
^
234 CEUX DE VERDUN
reposant le jour. Dans la Voëvre aban-
donnée poussèrent les luzernes et les avoi-
nes folles ; aux jardins des villages les
cerisiers et les mirabelliers se couvrirent
de fleurs. Quand nous sortions de nos
trous au crépuscule, nos cœurs de gro-
gnards sentimentaux, nos cœurs d'enfants,
défaillaient aux parfums de l'Avril. Mais
les fleurs, et les herbes, et les feuilles,
étaient, dans la nuit, uniformément noi-
res. C'était de l'ombre que nous caressions
aux branches des saules avec nos mains
amoureuses, de l'ombre que nous pressions
à nos narines avec les poignées de violet-
tes arrachées au hasard parmi les her-
bes ; de l'ombre que nous écrasions sous
nos genoux et nos poitrines en poursui-
vant le Boche à travers les prés et les
trèfles.
Ces jours sans lumière, ces fleurs artifi-
cielles, ce printemps sans oiseaux, toute
cette nature décolorée et sépulcrale, c'é-
tait comme une femme la plus belle, la
plus tendre, la plus violemment aimée,
mais dont les yeux restent fermés, dont les
lèvres refusent de s'ouvrir, dont le front
s'éteint, dopt les jolies se dessèchent, dont
^
LA WOËVRE SANGLANTE 235
les seins ne chantent plus comme des tour-
terelles, parce que, la plus belle, la plus
tendre, la plus violemment aimée, vous
voyez bien qu'elle est morte...
Puis ce fut les Eparges, limite extrême
du secteur de Verdun, région du secteur
où le canon de Verdun était le plus assour-
di, où les fusées de Verdun se confondaient
avec rhorizon, région la moins exposée
aux fluctuations de la bataille, la plus
tranquille, — la plus atroce.
Qui n'a pas souri des oripeaux du
romantisme, de ses épouvantails à moi-
neaux : horloges sonnant les douze coups
de minuit et les éternisant ; châteaux
moyannâgeux aux corridors cachés dans
la muraille, aux trappes toujours prêtes à
s'ouvrir ; personnages qui disparaissent
soudain, victimes de quelque incantation
magique ; revenants animés des passions
des vivants et qui portent sous leurs suai-
res bien lavés de larges blessures d'où dé-
goutte un sang noir...
Tout ce romantisme échevelé, les Epar-
ges le vivent.
Là Méphisto convoque au sabbat ses
larves et ses gouges. Là triomphe et règne
236 CEUX DE VERDUN
la trinité sinistre : la Boue, l'Epouvante et
la Mort.
La Boue.
La terre des Eparges n'a soif que de
sang : l'eau, elle la méprise, elle la rejette.
L'eau ne pouvant pénétrer à travers ses
pores récalcitrants, elle se trouve à la
moindre pluie couverte de boutons et Je
pustules. La boue remplit les trous de cra-
pouillot où les petits-postes montent la
garde : imaginez la vie des sentinelles pen-
dant les 24 heures de leurs veille, cou-
chées sur une lèvre d'entonnoir, harcelées
par les grenades et les torpilles, le cœur
glacé par le froid de la boue dans laquelle
elles s'enfoncent.
Laboueeffrayait àcepoint les hommes
qu'à certains jours ils préféraient renoïQ-
cer à leur unique repas plutôt que d'af-
fronter la boue pendant le chemin qu'ils
devaient parcourir au-devant des . cuisi-
niers !
La boue des Eparges colle aux mains
comme de la pois, s'attache aux capotes,
se plaque aux armes, happe les semelles
des souliers, engloutit tout ce qui tombe
sur elle : outils, fusils, planches, cadavres
LA WQËVRE SANGLANTE 237
et blessés. Il y a de ces légendes d'enlise-
ment — des légendes ? — que je ne vous
redirai pas pour ne pas faire grincer vos
dents et craquer vos os. . .
L'Epouvante.
Les grenades qui déchirent, les obus qui
éparpillent, les torpilles qui ensevelissent,
cela n'est rien. Il y a les mines. La colline
entière a été par les Boches percée de cou-
loirs comme ime fourmilière. Et sans cesse
se creusent des galeries nouvelles. La
science et le dévouement de nos sapeurs
sont impuissants : dans la guerre de mines
qui a l'avance a tous les avantages.
Nous entendions au-dessous de nous les
wagonnets rouler, le sol gronder aux
explosions. Le chatouillemejnt dès pieds
sur la terre qui tremble, me rappelait les
légendes macabres où des cadavres s'en
viennent tirer les vivants par les jambes
pour les emmener avec eux dans la tombe.
Ce qui rend la guerre de mines
effrayante, c'est le mystère dont s'enve-
loppe la catastrophe qui se prépare. A
quel moment l'explosion se produira-t-
elle ? Aujourd'hui ? demain ? après-
demain ? dans une heure pendant mon
238 CEUX DE VERDUN
repas ? ou dans dix heures lorsque je dor-
mirai ? ou dans une seconde ?... Cette
cigarette que je fume, pourrai-je Tache-
vers ? cette phrase que j'ai commencée la
mènerai- je à terme ?...
Les heures passaient et les jours, et
puis soudain, sans qu'on sût pourquoi tel
jour avait été choisi, pourquoi telle heure,
sans que rien dans Tattitude de l'ennemi
eût permis de deviner son dessein, — la
décharge effroyable faisait éclater la col-
line, projetait à des centaines de mëtres
les cailloux, la terre, les esquilles et les
morceaux de chair. La tourmente passée,
on voyait, à la place des tranchées, des
abris, des ouvrages, un entonnoir profond
de dix mètres, large de cinquante. Les
combattants, voisins des disparus, se pré-
cipitaient à l'occupation des lèvres, orga-
nisaient de nouveaux postes, de nouvelles
tranchées, de nouveaux abris de fortune. ,
Et il ne restait plus qu'à courber le dos
sous la menace en attendant l'explosion
suivante.
La Mort.
Les Eparges sont saturées de cadavres.
Elles ont englouti d'abord les masses enne-
)
LA WQËVRE SANGLANTE 2 39
mies massacrées par nos canons et nos
baïonnettes à la prise de la colline ; puis
tous les nôtres...
Les champs de croix des alentours ne
sont là que pour Tillusion et nul ne dénom-
brera jamais les morts des Eparges privés
de tombes.
Chaque coup de pic déterre un corps ;
chaque obus qui tombe met à nu un sque-
lette. Vous ramassez un soulier qui traîne
en arrière d'une tranchée : il contient un
pied qui achève de pourrir. Vous grattez
un morceau d'étoffe qui sort d'un parapet :
cette étoffe est celle d'une capote encore
habitée. Certaines tranchées, certains
boyaux, ont dû être ouverts à travers des
blocs de cadavres : il a fallu tailler dans
ces blocs comme dans les rochers d'une
carrière. Qui passe par l'ouvrage avant
«on parachèvement marche sur des putré-
factions, une odeur à vomissements le
suffoque et des tibias sournois l'accrochent
au passage.
Aux Eparges, • la mort est tellement
mêlée à tous les battements des coeurs^ à
toutes les respirations, à toutes les pensées
qu'elle a perdu son caractère d'exception-
240 CEUX DE VERDUN
nel et d'étrange. Elle se fait familière
avec chacun, elle plaisante, et je ne con-
nais pas de symbole plus exact de son
âme que cette vision d'un jour de pluie au
cours d'un bombardement meurtrier : un
crâne lisse et poli qui riait en haut d'un
entonnoir, avec ses deux moustaches aux
pointes conquérantes !
Tel est ce secteur des Eparges et j'en
appelle à ceux de mes camarades qui ont
passé par là pour attester que je n'ai dé-
guisé en rien la vérité, hors pour voiler
certaines parties de sa nudité misérable.
Et pourtant, — le croirez-vous ? — mal-
gré la boue, malgré la faim, malgré la fiè-
vre, malgré les mines et leurs menaces, j'ai
entendu, — oh ! pas souvent, mais quel-
. quefois, et cela je vous le jure, — j'ai en-
tendu sur les Eparges, chanter et rire î
O soldats de la grande guerre ! (1)
(1) Après les Eparges^ nous connûmes puis ....
puis
Mais là, nous cologons Paciualiié de trop près et ^
m'arrête.
r
CONCLUSIOl* 241
J'ai terminé :
Tout à V heure fai relu d'une traite ce
Ivorey écrit de bric et de hroùy tel chapitré
sur une banquette de tir y tel autre au fond
d'une cagna dé première ïignCy tel autre
dans un cantonnement d'alerte^ tous au
milieu de la fièvrCy de l'angoisse^ parmi le
ronflement des avions, l'éclatement des
obus, la pétarade des balles...
J'ai terminé et je ne suis pas content de
moi.
Mon œuvre m'apparaît anémique, ra-
chitique, manchote et cul-de-jatte. Cette
Marseillaise que j'avais rêvé d'écrire à ta
gloire de mes compagnons d'armes, il lui
manque la strophe principale, cet «Allons
Enfants de la Patrie » qui explique et
éclaire le reste de l'hymme, qui est à elle
seule l'hymne tout entier.
Je n'ai pas dit, je n'ai pas pu dire ce
que fut le soldat de Verdun, le simple, lé
modeste, le boueua, le minable, le splen^
dide poilu.
Ce soldat qui dépasse les soldats de tou-
21
xy*
242
CEUX DE VERDUN
!■
K:
ï^5 Z^5 batailles comme VHimalaya défas-
se une taupinière, mais quelle folie à toi
de f essayer à le dépeindre, à toi petit
journaliste de quatre sous qui sais tout
juste tracer sur ton cahier d'écolier des
hâtons malhabiles !
Ah ! si Vadmiration suffisait pour for-
ger un poète ! Si mes y eux pouvaient ren-
dre ce qu'ils ont reçu ! Si mes oreilles pou-
vaient répéter ce qu'elles ont entendu ! Si
mon cœur savait parler et si savaient par-
ler mes larmes !...
Poilu, mon jeune frère ; poilu, mon
frère aîné...
Les ancêtres qui d'en haut te contem-
plent se regardent Vun Vautre, honteux de
leur gloire ; ceu^ qui ont des croix sur la
poitrine les arrachent et les laissent à
leurs pieds tomber. Tu marches environné
d'étoiles ; qv/ind ton nom est prononcé, le
monde entier se tait ; la terre paternelle
tremble d'amour à ton passage. Et ^tu te
grattes, car tu es plein de vermine.
A u repos, tu ne connais que les plain-
tes. La guerre te dégoûte, tes officiers sont
des jean-f outre, et tu ne crains pas, à l'oc-
casion, de blasphémer contre la Patrie.
JtL..
t/mÊÊÊt
CONCLUSION 243
Celui qui fait à la divinité les actes de
foi les plus répétés et les plus fervents,
n'est-ce pas V Athée ?...
Mais qu^on f envoie en première ligne et
voilà un homme nouveau qui s'élance des
cendres de vieil homme. Tu restes des heu-
res les pieds dans Veau et la pluie sur la
tête, tu veilles à ton créneau sous Vaverse
des torpilles, tes habits sont une gaine de
houe, tes cheveuœ te tombent sur le cou,
tes mains et ton visage disparaissent sous
les poils et sous la crasse, tu manges de la
soupe froide où la graisse fait des cfiillots,
tu bois aux trous d'obus, tu fumes du ta-
bac mouillé dans de vieilles pipes qui em-
pestent, — et tVt écris sur tes genouœ, avee
un crayon de mercanti, des lettres qui
font pleurer de joie les anges.
Qu'une attaque soit annoncée :
« A lions, encore nous ! toujours les
mêmes, alors ? Et les autres, y se les rou-
lent ?... Eh bien, si on compte sur moi
pour me faite casser la gueule, on peut
toujours courir !,., »
Cela, pour montrer auœ camarades que
tu n'es pas un jobard, que tu as reçu ton
certificat d'études primaires.
244 CEPX DE VEKDPH
Et puis, le moment venu, tu bondi
vent aiuu jambes, l'éclair aux yeux, 4
ble comme un dieu, beau comme une j.
fille...
Poilu, mon frère, quelques mots ;
finir...
Quand tu rentreras dans ton villag
guerre terminée, n'oublie pas que la F
ce serait morte sans toi, que la France
à toi et que c'est à toi de la modeler à
Ne compte pas trop sur la reconnaii
ce ni sur l'aide de ton entourage : pèi
mère, frères et sœurs, femme ou fia^
et amis même. Ils auront beau s'ingén
te comprendre, la tâche sera au-dessi
leurs forces, et, ne pouvant s'élever
qu'à toi, ils te tireront,de toute leur a^
tion inquiète, vers le sol où ils rampent.
Mais tes enfants te comprendront.
Les enfants sont limpides comme l'eau
des fontaines ; ils peuvent réfléchir l'ho-
rizon tout entier : le feuillage des saules,
l'essaim des libellules, et les comètes écke-
velées, et le troupeau des nébuleuses.
Il n'y a que les enfants et les morts qui
savent aimer.
r
1
CONCLUSION 245
Ils t'aimeront, tes enfants] ils f admire-
ront, ils s'enthousiasmeront à tes exem-
ples, et ils donneront le jour à cette Fran-
ce nouvelle que tu sens s'agiter dans ton
sein.
Et puis, n'oublie pas ta haine. Garde-
toi comme d'une flétrissure de l'oubli où t0
porte ta nature généreuse. Pense à ceuœ
qui sont tombés près de toi, pense aux
assassins qui les ont tués. Pense aux miles
incendiées, aux femmes flétries, aux fil-
lettes éventrées. Pense aux Brandebour-
geois de Dov/iuniont qui pour entrer da/as
le fort se déguisèrent en zouaves. Pense
aux mitrailleurs de Dicourt qui pour
prendre tes tranchées en enfilade mirent à
leurs bras des brassards de brancardiers
et transportèrent sur des brancards leurs
pièces habillées de capotes. Pense à tes ca-
marades de la Laufée qui, blessés et pri-
sonniers, servirent de paravents à leurs
bourreaux et s'abattirent sous tes balles!...
Comme il faut au riche jardin une
forte haie d* épines acérées, il faudra pour
la France de demain — si belle ! — une
haie de haute haine.
* Tu auras cassé les reins à la Bête, tu lui
246 CEUX DE VERDUN
aurds brisé les dentSy et tu seras pour
longtemps à Vabri de ses morsures. Mais
crains son haleine empestée^ crains Va-
deur de ses décompositions !
Et que cette prière^ chaque jour, soit ta
prière : « Notre Père qui êtes aux cîeux,
élargissez mon cœur afin qu'il puisie
contenir plus de haine. »
TABLE DES MATIERES
Avant-Propos,
Chapitre
>
Chapitre
!h.
PREMIÈRE PARTIE
Adieu, Tranchées t
I. — Poilus
IL — Adieu, tranchées I
III. — Vivement, Verdun!
IV. — L'hôtesse . . .
V, — L'esprit de l'arriére
VL — La grogne . . .
VIL — Le commandant C.
DEUXIÈME PARTIE
La Veillée des Armes
L — Premiers tonnerres
IL — Les réfugiés • . •
III. — Là route qui marche
IV. — L'alerte
V. — Les adieux . • . .
VL — En route
VIL — Carpe die.m. . . .
VIIL — Demain
IX. — La grogne • • • •
X. — Sommedieu. . • .
Page».
9
19
24
27
30
35
39
42
51
53
58
62
67
69
72
75
78
83
}
248
CEUX DE VERDUN
TROISIÈME PARTIE
Au Canon
■
P.g«u
Chàpitrb
I.
— Les « Embusqués » • •
8f
—
IL
— La grogne
92
—
III.
— La halte ......
9%
—
IV.
— En avant
lOd
—
V.
— Marche d'approche . .
102
...
VL
— Le fort de Douaumont .
105
—
VIL
— La corne dans la nuit .
107
QUATRIÈME PARTIE
.
Douaumont
■
Chapitre
1.
— L'occupation du village
lis
—
IL
— Première nuit ... .
116
—
III.
— Le refrain ......
119
-—
IV.
— Le caié chaud
121
—
V.
— Le déluge
124
—
VL
— La colère des hommes .
12«
—
VIL
— Dans la plaine nue . . .
130
—
VIIL
— Premiers assauts . . . .
135
—
IX.
— Anxiétés
139
—
X.
— L'adjudant Durassiez . .
144
—
XL
— Tenir^
147
—
XII.
— Deuxième nuit . . 1 ^,
151
— .
XIIL
— La nuit se traîne . . . ,
155
—
XIV.
— Le colonel de B
159
— -
XV.
— En reconnaissance . . ,
165
— -
XVL
— A Tordre ......
170
—
XVIL
— L'infiltration
175
—
XVIII.
— Le combat reprend . . .
17-
—
XIX.
— Derniers assaut^ . . . .
18
— >
XX.
— Les tirailleurs
18f
_
XXI.
— Godferdom!
18f
1
1
^^
TABLE DES MATIÈRES 249
CINQUIÈME PARTIE
Fleury
Pages.
Qhapi'<'rb I. — La relève 193
— IL — Le bon jus . . . . . . 196
— III. — Le village abandonné . , 199
— IV. ~ La bise 202
— V. — Le ravin de Froîdelerre . 206
— VL — En réserve 210
— VIL — Les artilleurs ..... 216
— VIII. — Les casernes Marceau . . 219
— IX. — Thiombois 223
SIXIÈME PARTIE
La Woêvre sanglante
CiiAPiTRE I. — La Woëvre sanglante . . . 231
Conclusion 241
OCT 3 i}^lh
Imprimerie E. DURAND, 13, rue Séguier
'mf
V'
y
w
1
Librairie PAYOT & C", PARIS, 106, Bout' S'-Germain |
Poèmes de France. Bulletin lyrique de la guerre 1914-1915, par
Paul FORT. Préface d'Anatole FRANCE ..... 4 » ,
Pierrette, Roman. Aux Jeunes Filles pour qu'elles réfléchissent , i
par Antoine RKDIER 4 » '
Méditations dans la Tranchée, par Antoine REDIER (Lieute-
nant R...) 4 »
Lettres de Prêtres aux Armées, par Victor BUCAILLE. Pré-
face de M. Denys COCHIN, de l'Académie française, Ministre /
d'Etat 4 » ^
Le Livre de l'Espérance, par Dora MELEGARI . . 4 »
Le Lieutenant Demianof, par le Comte Alexis TOLSTOÏ. Tra-
duction Serge PERSKY 4 »
Scènes de la Grande Querre, par Luigi BARZINI. Traduction
française de Jacques MESNIL 4 » ^
En Belgique et en France (1915), par Luigi BARZINI. Tra-
duction française de Jacques MESNIL 4 »
En ces jours déchirants. Poèmes, par Henry DERIEUX. Préface
de Henrv BATAILLE 4 »
Albert et Ëlisabetli de Belsique, par Maria BIERME, Préface
de Emile VERHAEREN 4 »
On changerait plutôt le cœur de place..., par Benjamin
VALLOTTON 4 »>
Feuilles de Route d*un Mobilisé, par Stéphane LAUZANNE.
4 »
De la Paix à la Guerre. Cc qu'en pense Pottcrat, par Ben-
jamin VALLOTTON 4 »
Les Chants du Bivouac. Hefrains de Guerre ( t'^ série) ^ par
Th. BOTREL. Préface de M. Maurice BARRÉS ^ »
Chansons de Route. liefrains de Guerre (2' série) par Th.
BOTREL. Préface de M. Eugène TARDIKU. ... 4 »
L'Armée de la Guerre, par le Capitaine Z 4 »
Nos Marins à la Guerre, par le Commandant Emile VEDEL
4 »
Face-à-Face» par le Lieutenant PÉRICARD. Préface de M. Mau-
rice BARRÉS et illustr. de Paul TIIIRIAT .... 4 »
Carnet d'un combattant, par le lieutenant K. R. (Capitaine
TUFFRAU),avec64dessin3à la plume de CARLÉGLE. 4 »
L'Ame du Soldat, par le lieutenant Georges BONNET. 4 »
Les Poissons morts, par Pierre MAC ORLAN. Illustrations de
Gus. BOFA 4 »
Ceux qui combattent et qui meurent, par Maurice DIDE.
4 »
Imp. E. Durand, i8 Rue Ségtiier, Paris