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THE LIBRARY
OF
THE UNIVERSITY
OF CALIFORNIA
PRESENTED BY
PROF. CHARLES A. KOFOID AND
MRS. PRUDENCE W. KOFOID
CHASSES
AU LION ET A LA PANTHÈRE
EN AFRIQUE
IMPRIMERIE NOUVELLE
E. Màzereàu, ii, passage Richeliea
BENJAMIN GASTINEAU
CHASSES
A(l llOi IT i U PiiîBiRi
EN AFRIQUE
\0
lUostrées de duc-sept dessins par Gdstatb DORi
PARIS
LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET C"
1^» me I^ierre - SaxrrasBin', 1<4:
. ^ j«i--^«*^J«^:t»
18 6 3 ^0'''^--'^
^■4-
AMSTI
INTRODUCTION
Oublions nos mœurs, nos^ habitudes, notre civilisation;
franchissons la Méditerranée^ et soyons Africains pour une
heure.
Ce n'est pas la France avec les richesses, le comfort, les
agréments, les délicatesses, les mièvreries, les raffinements
de sa civilisation, avec son climat tempéré, ses jardins chargés
de fleurs, ses paysages dorés et coupés de ruisseaux, — ses
palais, ses théâtres, ses bals, ses expositions, — ses savants,
ses artistes et ses industriels, — ses femmes spirituelles et
coquettement parées, — ses livres et ses journaux, — son
ag'itation féconde et son perpétuel mouvement ; c'est l'Afrique
nue, sauvage, monotone, avec ses jours brûlants et ses nuits
froides, son simoun et son ciel d'airain, ses montagnes aux
jets aériens, aux plans grandioses, ses sphinx, son désert et^
ses oasis, son immobilité et son fatalisme, son burnous, son
Koran et sa tente, ses étranges concerts de chacals, de pan-
thères et de lions!
Votre regard ne se brise plus aux tom-s de Notre-Dame
1^304085
VI
de Paris ou au dôme du Panthéon ; il se perd dans les lignes
indéfinies d'un immense horizon et décomre, par delà les
assises des monts, les lointaines perspectives du désert. Nous
chercherions en vain cette population capricieuse et pas-
sionnée, sensuelle et artiste, ardente au plaisir et au labe.ur,
mobile dans ses goûts, prosée dans ses mœurs, fiévreuse dans
ses idées ; la réalité africaine nous montre une race placide,
pétrifiée, calquée sur une pensée étemelle, orgueilleuse de
son uniformité, de son ignorance, de sa croyance religieuse,
de son austère simplicité. %
Benjamin GASTINEAU.
PanSy avril 1863.
I.
La bête triomphe en Algérie; elle est raliment
obligé de toutes les conversations. A déjeuner, les
narrateurs vous servent le lion; la panthère est
réservée pour le dîner, et à la légère collation on se
contente du chat- tigre et.de l'hyène. Avoir vu le
lion équivaut à avoir vu le loup en France.
Les tueurs de bêtes féroces sont donc choyés et
recherchés. Ce sont les penseurs et les artistes du
pays. Leurs exploits passent de bouche en bouche.
Les dames leur tressent des couronnes; volontiers
elles les ceindraient d'écharpes, comme au moyen
âge les chevaliers qui allaient conquérir le tombeau
du Christ, et les déifieraient sur le patron d'Hercule
ou de Thésée.
Mon tueur de lions et de panthères est complète-
ment inédit, et si je ne m'étais rencontré avec lui à
Souk-Arras, il serait sans doute mort inconnu du
monde européen, emportant dans son cercueil sa
belle épopée des trente-neuf lions et des quinze pan-
thères qu'il a tués, et qui ont marqué son corps de
i
— 8 —
coups de griffes et de coups de gueule, baisers et
étreintes de bêtes féroces à Fagonie, que j'ai vus de
mes yeux et touchés de mes doigts. J'ai vu les cica-
trices encore béantes des griffes de la lionne sur son
omoplate, et j'ai mis les doigts dans les trous de son
crâne creusé par les coups de dents de la bête. Quant
à la liste de ses exploits, elle est inscrite sur les
registres du bureau arabe de Souk-Arras. Il n'y a
pas de saint Thomas qui puisse douter de la réalité
des faits ainsi stéréotypés sur le papier et sur
l'honmie.
Ahmed -ben-Amar m'a raconté lui-même ses
prouesses. J'écris en ce moment son odyssée sur des
notes prises au crayon, en l'écoutant dans la forêt
d'Aïn-Sanour. Comment pourrais -je communiquer
à mes lecteurs les impressions terribles que ses récits
m'ont fait ressentir? Quelle plume pourrait rivaliser
avec ce théâtre en action, cette parole vivante,
chaude, concise, colorée, modulant les gammes les
plus étranges : rugissements du lion, miaulements
de la panthère, aboiements plaintifs du chacal, jus-
qu'aux frémissements nocturnes des forêts; — ces
yeux, qui, par leur éclat et leur fixité, magnétisent
la bête féroce, — cette mobile physionomie dépei-
gnant tour à tour l'attente paisible du danger, la
résolution, l'enthousiasme, l'orgueil; cette panto-
mime mettant en mouvement tous les signes, tous
les décors, toutes les créations de la nature? Ben-
Amar est le premier homme qui m'ait fait comprendre
qu'en l'homme se résume le théâtre tout entier de ses
moyens d'action.
Ahmed-Ben-Amar, le tueur de lions et de panthères.
IL
Ahmed-ben-Amar a perche son nid d'aigle sur un
plateau de la forêt d'Aïn-Sanour, qui roule ses chênes-
liége et fait ruisseler ses ravins de verdure jusqu'à
la plaine où Souk-Arras est bâti. Singulière ville
que Souk-Arras, ancienne Thagaste, cité n|itive de
saint Augustin, qui a été détruite par les Vandales;
sa position sur la route de Carthage à Hippone lui
donnait autrefois une grande importance. Thagaste
faisait partie de la Numidie. Le champ de bataille de
Zama, sur lequel se décida, par la défaite définitive
d'Ânnibal, la ruine de Carthage, se trouve aux envi-
rons de Souk-Arras. Cette contrée fut également le
théâtre des opérations militaires contre Jugurtha, et
de la défaite des Vandales par Bélisaire. A Thagaste
se rattache le souvenir des grands noms de Fanti-
quité.
En 1856 et en 1857 encore, avant que Ben-Amar
purgeât cette contrée de lions et de panthères, on
— 12 —
ne pouvait venir sans danger de Souk-Arras à Bone;
il fallait faire la part du lion; et bienheureuse la
caravane qui passait saine et sauve en abandonnant
sur ses derrières quelque mulet ou quelque cheval
au roi des forêts. Aujourd'hui, grâce aux hécatombes
de Ben-Amar, qui a fait œuvre de pionnier de la
civilisation, la route est sûre, à moins qu'on ne che-
mine ou chevauche du côté de la frontière tuni-
sienne; alors on risque de tomber dans une embus-
cade de Cromirs, tribus de pirates qui rôdent sans
cesse autour de nos frontières de la Galle et de Souk-
Arras, cherchant quelque proie à dévorer, — quœrens
quem devoret, — volant, égorgeant ou enlevant les
Européens isolés. Au mois de juillet 1858, un habi-
tant fut assassiné aux portes de Souk-Arras. On ne
put retrouver le tronc du cadavre; la tête seule fut
enterrée au cimetière de Souk-Arras.
On voit que Souk-Arras, auquel son admirable
situation, sa ceinture de trente mille hectares de
forêts et ses montagnes recelant des richesses miné-
rales considérables, réservent un brillant avenir, est
encore à Tétat primitif. Sa population hétérogène de
Maltais, d'Italiens, d'Allemands, de Juifs, de Tuni-
siens, de Mozabites, de Français, connaît à peine
l'usage du lit et mange plus souvent des filets de
panthère et des tranches de lion que des filets de
bœufs. J'ai mangé à Souk-Arras, apprêtés par mes
amis, d'exquis morceaux de panthère. La chair du
lion est beaucoup plus dure que celle de la panthère.
Quelques habitants de Souk-Arras, empoisonnés et
surexcités par les mauvaises liqueurs dont ils font
— 13 —
un étrange abus, ont plus souvent le couteau à la
main que la raison à la bouche. En un mot, Souk-
Arras donne une idée exacte du premier noyau dont
a été formée la population algérienne, noyau d'aven-
turiers, conune toutes les populations coloniales, de
chercheurs de fortune, d'individus rendus nomades
par la nécessité de faire oublier leurs dettes ou de
fuir un compromettant passé, et qui finissent, après
des opérations très-hasardeuses, en excellents chré-
tiens, honnêtes propriétaires, et dignes gardes na-
tionaux veillant au maintien de la moralité pu-
blique.
III
Ahmed-ben-Amar, d'origine mulâtre, est né au
Keff, en Tunisie, A peine adulte, il tua un sanglier.
Son premier exploit se fît sur un lion qui était venu
ravager sa tribu. Après avoir abattu deux bœufs, le
terrible animal se dirigeait* vers le premier blessé
pour s'en emparer, lorsque le jeune Ama'r, caché
derrière le bœuf, lui brisa audacieusement le crâne
à bout portant. La joie du triomphe, la sensation du
bonheur qull éprouva à ce moment, décida de sa
vocation de chasseur. Il débarrassa sa tribu des lions
qui rimportunaient et répondit à Fappel des tribus
voisines dont les troupeaux étaient décimés par la
gent léonine. Il vint ainsi dans les forêts de Souk-
Arras, peuplées de lions et de panthères.
C'est en plein jour, à la face du soleil, que Ben-
Amar a tué la plupart de ces animaux féroces, et non
pas traîtreusement la nuit. Cependant, il a son cos-
— 15 —
tume de nuit, burnous noir, et son costume de jour,
burnous blanc.
Dès Taube, Ben-Amar part, armé d'un fusil arabe
à rouet et à pierre et d'un couteau arabe dans sa
gaine, à la rencontre des lions et des panthères dans
les forêts qui entourent Souk-Arras, et chasse jusqu'à
ce qu'il ait trouvé son gibier. Il marche rapide et
discret comme le vent; il passe silencieux comme le
fantôme d'Hamlet au château d'Elseneur; il glisse
entre les fourrés de bruyères, de lentisques, de cac-
tus, comme un chat7tigre. A peine si l'oreille la plus
fine pourrait saisir le frôlement de son passage qui
se confond ^vec la brise. Dès qu'il a trouvé une piste,
il traque le lion et la panthère comme en France on
traque un lapin ou un lièvre. Avec l'ardeur d'un sol-
dat français montant à l'assaut, il aborde de front
l'animal, qu'il va chercher dans son antre, dans un
fourré, et qu'il appelle à lui en faisant claquer sa
langue contre son palais, l'attaque, le tire, et lutte
souvent corps à corps avec la bête lorsqu'elle n'est
que blessée.
Telle est la manière de chasser du mulâtre musul-
man Ahmed-ben-Amar, surnommé le Negro, et dont
l'héroïsme est tellement apprécié, que deux coura-
geux officiers, chasseurs délions, m'ont dit :
— Notre maître en saint Hubert, sans en excepter
Gérard, et qui nous dépasse tous de cent coudées,
c'est l'Arabe Ahmed-ben-Amar, n'opposant à la bête
féroce ni balles explosibles, ni balles à pointes d'acier,
ni appâts, ni pièges, mais seulement un mauvais fusil
arabe, un couteau et sa force musculaire.
— 16 —
Maintenant, nous allons donner à nos lecteurs le
récit de quelques-unes des chasses d'Ahmed -ben-
Amar. Nous choisirons naturellement dans nos notes
les chasses les plus remarquables, les plus fertiles
en incidents dramatiques.
IV.
La première^chasse d'Ahmed -ben-Amar se fit à
rappel d'Arabes de la Medjerda, dont un lion noir
avait déjà dévoré chevaux, bœufs et mulets. Après
avoir recueilli les indications des indigènes, victimes
de la rapacité du lion noir, Ben-Amar, par une de
ces lumineuses nuits d'Afrique qu'éclairent comme
un jour d'Europe la lune et les étoiles brillantes, se
blottit derrière un gros chêne-liége, sur le passage
habituel de l'animal. En effet, le chasseur ne tarda
pas à entendre une sonore respiration, et vit bientôt
deux énormes lions marchant côte à côte et presque
au pas, comme deux soldats aguerris.
Ahmed laissa le couple le dépasser de dix pas dans
le sentier; à cette distance, un désir anacréontique
ayant stimulé le lion, il passa la patte autour du cou
de la lionne, qui rugissait. Le moment était favorable
pour l'attaque. Ahmed fit feu sur le lion en le pre-
— 18 —
nant par le flanc. La balle le traversa de part en part
et blessa légèrement la lionne, qui s'enfuit. Ben-
Amar, toujours retranché derrière Fénorme tronc
d'arbre, se hâta de recharger son fusil, en prévision
d'une attaque. En effet, le lion vint de son côté et fit
un terrible bond, que Ben-Amar évita en tournant
autour du chêne qui lui servait de bastion. Le lion
tourna avec lui, et ce manège dura quelques minutes,
jusqu'au moment où bête et chasseur se trouvèrent
face à face. Alors Ben-Amar déchargea à bout portant
son fusil sur le lion, dont le crâne sauta. Il alla
requérir le plus fort mulet de la tribu voisine, car
le lion était de telle taille, qu'on ne pouvait tenir sa
queue entre les deux mains rapprochées, et qu'il
fallut faire reposer le mulet, en le déchargeant de
cent pas en cent pas Amar porta ce magnifique lion
noir au bureau arabe de Souk-Arras, et toucha la
prime allouée de quarante francs.
La chasse la plus dangereuse de Ben-Amar, qui
faillit être sa dernière, et dont il gardera toute sa vie
les traces, eut lieu dans la petite montagne de bois
brûlé de l'Alfa, derrière la Medjerda. Il gravissait en
plein jour cette montagne embroussaillée, lorsqu'à
trente pas de lui il aperçut une lionne entourée de
quatre lionceaux assez forts. Résolu et rapide comme
la foudre, il vise aussitôt la lionne, la frappe d'une
balle qui lui traverse Tépaule. Les lionceaux effarés
se sauvent, leur mère s'enfuit d'un autre côté. Mais,
selon son habitude, l'agile Ben-Amar avait prompte-
ment rechargé son arme et était arrivé à temps pour
couper à la lionne le passage du sentier, qu'elle sui-
— le-
vait en laissant sur ses traces une traînée de sang.
A cinq pas d'elle il tira un second coup de fusil qui
lui traversa le cou. Rugissante, elle bondit sur Ben-
Amar, qui tomba et roula sous son poitrail. L'intré-
pide Arabe, à terre, ne perdit pas la tramontane :
il sortit son couteau de sa gaîne fixée à sa ceinture
et chercha à poignarder la lionne; mais, n'ayant pas
assez de jeu, son couteau glissait sur le poil de son
ennemie. Ben-Amar appartenait sans défense possible
à la fureur de la lionne, qui le traîna au bord d'un
profond ravin et le lâcha sur la pente de l'abîme.
Ben-Amar s'accrocha à quelques touffes d'alfa, en
serrant convulsivement dans sa main le couteau qui,
jusque-là, lui avait été inutile. La lionne s'assit
en rugissant devant lui comme pour le narguer.
Ben-Amar répliqua à ses rugissements par les plus
outrageantes épithètes qu'il put trouver dans son
répertoire, la traitant d'aZot^/* (sanglier), de roumi
(chrétien), la taxant de lâcheté et de félonie, si bien
que la lionne se rejeta sur l'Arabe, lui enveloppa la
tête dans son haïck, et fît disparaître tête et haïck
dans sa mâchoire. Amar labourait inutilement d'inof-
fensifs coups de couteau les flancs de son ennemie.
La lionne, après avoir donné un coup de gueule au
dur crâne d'Ahmed, — qui conserve encore aujour-
d'hui et qui conservera toujours sur son crâne la
glorieuse couronne creusée par les dents de la lionne,
— lâcha la tête d'Ahmed, le reprit avec ses griffes
à la cuisse et le tint ainsi suspendu au-dessus de
l'abîme. Par un mouvement énergique, dont est seul
capable un homme de sa force musculaire, Ben-
— 20 —
Amar, réunissant tous ses efforts dans ce danger
suprême, se redressa et plongea son couteau dans
la gorge de la lionne, qui s'abattit et râla. Ben-Amar
tomba mourant à côté d'elle ; le sang coulait abon-
daniment de ses cinq ou six blessures. Il perdît
connaissance.
Concevez-vous un plus glorieux spectacle de la
puissance humaine, que cet Arabe, évanoui sur la
limite d'un abîme, aux côtés du terrible animal que
son héroïsme a vaincu?
Revenu à lui, Ben-Amar, ensanglanté, eut le
courage de se traîner sur les pieds et sur les mains
jusqu'à un douar, puis il fut transporté à Souk-Arras.
C'est à peine si Ben-Amar avait figure d'homme. Les
coups de griffe et les coups de gueule de la lionne
l'avaient mutilé et défiguré. On fut obligé de lui
extraire deux petits os fracturés du bras droit; son
crâne était percé à jour, et les quarante francs que
le bureau arabe lui donna en recevant le corps de
la lionne suffirent à peine à payer ses médicaments.
Une autre fois, dans une semblable circonstance,
il fut plus heureux. Il avait jeté une pierre dans un
fourré, lorsqu'il en vit sortir une lionne qui se dressa
devant lui prête à s'élancer. Il la tira au cœur. Fai-
sant un énorme bond, la lionne passa sur lui, le
renversa et alla mourir plus loin. Il s'empara de
deux lionceaux, et après quelques recherches, il
retrouva le cadavre de la lionne.
Ben-Amar explorait le bois d'Aïn-Taoura, en plein
jour, car il ne faut pas perdre de vue qu'à rencontre
de presque tous les chasseurs européens qui sur-
prennent le lion la nuit, Ben-Amar a tué la plupart
de ses lions à la face du soleil, sans se servir d'aucun
appât, ni employer aucune ruse, faiblement armé
d'un cftuteau et d'un fusil arabe, en poussant droit
sur l'animal qu'il attaque souvent corps à corps,
quoique le lion ait trois ou quatre cents fois plus de
force musculaire que l'homme. Il ne faut jamais
oublier les conditions héroïques dans lesquelles
Ben-Amar a accompli ses chasses, pour l'apprécier
avec justice. Là est son mérite, son originalité.
Ahmed-ben-Amar s'en allait donc insoucieux dans
le bois d'Aïn-Taoura, sans penser à faire sitôt de
rencontre sérieuse, lorsqu'on débouchant dans une
clairière, il vit deux magnifiques quadrupèdes, un
— 22 —
mâle et une femelle, s'arrêta court, visa la lionne
et rétendit. Le lion fit dix pas, chercha des yeux
le meurtrier de sa compagne, ne vit rien, et revint
vers la lionne qu'il lécha tendrement sur sa blessure
mortelle. Ben-Amar choisit le moment favorable
pour tirer. Il frappa à la tête le lion, qui tomba sur
le premier cadavre.
Ahmed-Ben-Amar vendit les peaux cent francs à
un officier supérieur en tournée d'inspection à Souk-
Arras. Cent francs! quelle aubaine pour le pauvre
Ahmed. Mais il n'était pas toujours aussi heureux,
et achetait parfois ses quarante francs de prime du
bureau arabe par des fatigues inouïes, témoin la
chasse suivante.
Ben-Amar avait passé la frontière de Tunis, du
côté de la Galle. Il avait battu sans succès une forêt
du côté de la Medjerda; il était furieux de ne rien
trouver. Enfin, en arrivant à pas de loup et s'embus-
quant derrière d'épaisses broussailles, limites d'une
clairière, il découvrit la plus intéressante scène de
famille que jamais pinceau flamand puisse repré-
senter sur ses toiles intimes. Lion, lionne et lion-
ceaux formaient un entrelacement sentimental, un
Laocoon retourné : le lion léchant la lionne, les
lionceaux jouant avec les énormes pattes de leur
père. Ben-Amar, embarrassé, se demandait quelle
serait la première victime de cette intéressante
famille; il la triait déjà du regard. Par malheur,
un de ses mouvements pour mettre en joue dérangea
quelque brindille de la broussaille et mit debout,
en un clin d'oeil, toute la famille léonine. Se sentant
— 23 —
en mauvaise situation pour résister à ce bataillon de
lions, il se réfugia derrière un chêne-zend. La lionne,
en bonne mère, qui voit sa progéniture en danger,
courut la première sur lui, en ouvrant une énorme
gueule. Ben-Amar la coucha à terre d'un coup de
feu. Laissant la lionne se rouler sur le sol en rugis-
sant, Ben-Amar rechargea promptement son fusil
et s'élança, ardent et intrépide chasseur, à la pour-
suite du reste de la famille. Il descendit le cours de
la Medjerda, battit les bois et le ravin, mais il ne put
retrouver aucune piste de lion ni de lionceau. Tout
en déplorant d'avoir manqué une partie de sa chasse
faute d'un fusil à deux coups, il revint vers la lionne,
qui avait rendu l'âme et qu'il porta, en se faisant
aider d'Arabes, jusqu'au bureau de Souk-Arras.
VI.
La chasse à la panthère offre infiniment plus de
dangers et de difficultés que celle du lion. Rien n'est
plus débonnaire que le lion, ce pendant de Tours
Martin des Pyrénées, auquel les bergers pyrénéens
donnent des coups de houlette. Les chasseurs euro-
péens prennent le lion au piège comme un renard
surprend une poule; quelques-uns Tassassinent tout
à leur aise et conquièrent sans péril sérieux les lau-
riers de saint Hubert. Mais quoique les naturalistes
aient rangé le lion et la panthère, deux animaux de
caractère bien différent, dans la même classe, et leur
aient également assigné la distinction féline, sous
prétexte que Tun et Tautre vivent, chassent la nuit
et ont les prunelles dilatées par les ténèbres, la
panthère seule est vraiment, pour la férocité, la
ruse, rénergie vitale, de race féline. Jamais, sinon au
cas de légitime défense, le lion n'attaque Thomme.
Comme beaucoup de voyageurs, j ai rencontré
A ma voix, une jeune moukère sortit un yatagan à la maiu.
— 27 —
maintes fois, en allant et en venant de Bone à Guelma
et de Guelma à Bone, le lion couché sur le travers de
la route. Une allumette chimique, un claquement de
fouet suffisaient pour que messire lion, comprenant
qu'il n'avait pas le droit d'intercepter la voie pu-
blique, nous livrât aussitôt passage. Il ne se sauvait
pas; il se levait lentement, d'un pas grave et com-
passé de roi de tragédie, regagnait la montagne, —
et nous passions.
Pendant mon séjour aux thermes de Hammam-
Meskoutine, dans la province de Constantine, j'en-
tendais de mon lit rugir et hurler lions et panthères.
Je m'endormais bercé par ces rauques concerts en
pleine forêt. J'ai vu des Arabes tuer à coups de ma-
trak, derrière l'établissement de Meskoutine, un
audacieux lion qui, en plein jour, était venu attaquer
leurs troupeaux. Je suis allé souvent puiser de l'eau
à une source où, à certaines heures de la nuit, le
lion venait s'abreuver. Je ne dissimulerai pas la viva-
cité de mon émotion lorsqu'un jour je l'aperçus près
de la source, et non loin d'un douar.
— Le lion ! le lion ! m'écriai-je aussitôt, comme
si j'eusse appelé à mon secours.
A ma voix, une jeune moukère sortit impétueuse-
ment de sa tante, un yatagan à la main. J'oubliai,
ma terreur pour contempler la ravissante jeune fille
arabe.
Elle était d'une belle stature; son corps, élancé
comme le palmier, ployait sous le poids de l'or, de
la soie, des bijoux dont elle était littéralement cou-
verte. La transparence de son haïck en mousseline
— 28 —
laissait voir les boucles de sa chevelure noire, cons-
tellées de cercles et de grappes d'argent accrochés
aux oreilles. Deux grands yeux de gazelle pleins de
molles et suaves lumières éclairaient sa physiono-
mie un peu sauvage; ses lèvres saillantes étaient
vermillonnées de henné et parfumées de souak. Les
tatouages de son front, distinction de sa tribu, figu-
raient un losange bleu; ceux qui enguirlandaient ses
bras un bouquet de palmes. Son pied mignon, sur
lequel retombait un lourd anneau d'argent massif,
chaussait une babouche du Maroc brodée de bril-
lantes arabesques. Lorsque mes yeux se reportèrent
de la moukère à la source, je ne vis plus le lion.
Avait-il subi comme moi le charme, renchantement
de la beauté enivrante de cette enfant, ou avait-il
jugé dans sa sagesse léonine que deux personnes à
dévorer eussent été un morceau de digestion trop
difficile? Je ne sais; toujours est-il que je revins sou-
vent près de la tente de LallaNéfiza, mais que je ne
revis plus messire lion.
VII
Les prêtres arabes, les marabouts, domptent des
lions, qu'ils promènent en laisse conune des caniches
au milieu des villes et des tribus algériennes en invo-
quant la charité. Les Arabes, avides de choses mer-
veilleuses, attribuent naïvement à la vertu religieuse,
à la puissance mystique de leurs marabouts la doci-
lité des lions ainsi domptés. Je fus témoin d'un fait
semblable dans un marché tenu aux portes de la ville
de Mascara. La foule s'écartait repectueusement à
l'approche d'un magnifique lion qui obéissait aux
volontés d'un marabout. Les Arabes prétendaient
que quelques versets du Koran avaient suffi pour
accomplir cette œuvre miraculeuse. Aussi le mara-
bout, qui n'avait pour moyen d'existence, comme
bon nombre d'individus de sa caste, que la charité
musulmane, voyait-il tomber les boudjouds et les
douros dms le capuchon de son burnous.
Cependant les Arabes, tout crédules qu'ils pa-
— 30 —
raissent être, surveillaient le moindre mouvement
du lion et faisaient prudenMnent le vide autour de
sa majesté. L'animal s'avançait dé notre côté en sou-
levant lentement Tune après l'autre ses énormes
pattes, semblables à des madriers, traînant sa queue
sur le sol en montrant aux badauds, qui reculaient
devant lui, une superbe encolure, un râtelier admi-
rablement monté, un nez écrasé et un œil de colère
et de mépris. Le marabout cherchait à l'apaiser en
lui récitant des versets du Livre ayant trait aux ani-
maux et le frappant sur l'os frontal d'un bâton d'oli-
vier; mais rien n'y faisait. La sauvage physionomie
du quadrupède s'animait de plus en plus. Il était
évident que les curieux l'importunaient de leurs re-
gards indiscrets et qu'il voulait s'en débarrasser
d'une manière ou de l'autre.
Nous prévoyions une scène tragique, lorsqu'un
terrible rugissement remua le sol et bouleversa le
marché. Infidèles et croyants. Africains et Euro-
péens, disparurent aussitôt en se précipitant les uns
sur les autres pour échapper plus vite. Nous aper-
çûmes alors à une portée de fusil du lion une cen-
taine de chameaux qui beuglaient horriblement,
sautaient de droite et de gauche et dansaient sur
leurs quatre pattes d'une manière grotesque en cher-
chant à s'éloigner sans pouvoir y réussir. C'était une
caravane arrivant du désert. Le lion avait senti le
chameau, et le chameau le lion. Amis comme le loup
et l'agneau, ils s'étaient immédiatement reconnus.
Cependant le marabout, qui avait été forcé de
lâcher prise, sans perdre de temps et avec une pré-
— 31 —
sence d'esprit digne d'admiration, s'était jeté hardi-
ment au-devant du lion pour lui barrer le passage.
Sa pose d'athlète sembla en imposer à l'animal, qui
s'arrêta dans son élan, et dont il se rendit de nou-
veau maître absolu. Le marabout le frappa sur la
tête, et cette fois sans réciter aucun verset du Koran.
Son influence était manifeste. L'animal grondait
sourdement, mais sa colère s'éteignait comme un
orage qui s'éloigne. Il se laissa entraîner par son
maître, et la circulation du marché reprit son cours.
Les vaisseaux du désert, en proie à une violente
émotion, remuaient constamment leurs tuberculeuses
échines, tendaient leur long cou d'un air craintif et
béat, et se retranchaient les uns derrière les autres
Le chamelier eut toutes les peines du monde, en se
pendant à leur cou, à les accroupir pour décharger
sa cargaison de laines du désert que des juifs vinrent
reconnaître et faire enlever. Pendant ce temps notre
chamelier, assis sur la croupe de l'une de ses bêtes,
avait tiré de sa djebira une pipe bourrée d'herbes
aromatiques et s'était mis tranquillement à fumer.
Je me rappellerai toujours le caractère de simpli-
cité, de noblesse, de quiétude religieuse de l'Arabe
du désert. Un œil noir, bien ouvert, habitué à con-
templer les larges horizons du Sahara, à découvrir
sur les sables la trace du passage des tribus nomades,
illuminait comme un phare un angle facial aigu, un
visage d'ascète parcheminé par le soleil.
Deux morceaux de peau de bouc fixés par une
ficelle à ses pieds, une chemise de laine [habaya)
usée, déchirée, dévorée par la poussière, sous la-
— 32 —
quelle se dessinait un torse sec et nerveux, une
calotte rouge recouverte d'un haïck serré sur la tête
par une corde en poil de chameau, composaient tout
son costume. Il n'y avait pas dans la foule ime pa-
reille expression de sauvage fierté. La face superbe
du lion du marabout offrait seule de l'analogie avec
la mâle physionomie du chamelier.
Nous ne nous lassâmes pas de scruter du regard
ce sphinx du désert. Nous analysions sa vie, nous
nous incarnions en lui, nous aurions voulu le suivre
dans les immenses solitudes qu'il avait du traverser
pour apporter sa cargaison de laines à Maskara. Que
de fatigues il avait subies, que de dangers il avait
courus, mais aussi quel spectacle il avait vu! —
Voici le désert, c'est-à-dire le silence et l'infini par-
tout ! Muets, le ciel et la terre semblent se confondre
dans une incandescente étreinte. Une atmosphère de
tièdes vapeurs fait le mirage et voile l'horizon. Au
milieu des sables enflammés qui ondoient dans l'es-
pace comme une mer aux flots d'or, la caravane
indolente et confiante en Dieu suit le sillage tracé
par les pilotes du Sahara. Un coup d'aile du terrible
* vend du sud, du simoun, des pas indicateurs effacés
par une trombe de sable suffisent pour égarer ou
pour engloutir la caravane; mais en revanche qu'il
est beau de lutter contre le désert et d'en triompher I
Quelle indicible joie de voir saillir dans le vide la
verte oasis où les lèvres desséchées se désaltéreront,
de trouver le doux repos après la fatigue, les om-
brages et les sources babillardes après la soif, les
visages riants des femmes et des enfants après la soli-
tude, l'amour après les dangers de la mort !
— 33 —
Aiirait-il été possible à un Européen d'accompa-
gner le chamelier qui venait du fond du Sahara, de
Timimoum ou d'Ouargla, et s'était contenté chaque
jour, durant trois mois de voyage, au milieu des
plus grandes fatigues et de dangers sans nombre,
d'un mince filet d'eau à désaltérer à peine un oiseau
et d'une pincée de farine cuite au soleil, de la rhuina
du voyageur arabe? Et pourtant dans ces misérables
conditions, le nomade avait vécu parfaitement heu-
reux. Libre de soucis et d'importunes pensées, il
avait bondi dans les incommensurables espaces du
Grand-Désert avec l'insouciance et l'agilité de l'au-
truche, de la gazelle et de l'antilope. Chaque force
a son destin.-
VIII.
Le lion est ranimai débonnaire et magnanime par
excellence. Il se livre, tombe dans tous les pièges,
ne craint rien, ne doute de rien, ne prévoit rien.
Mais la panthère n'est ni aussi noble ni aussi coura-
geuse, ni aussi large dans ses allures; elle se laisse
difficilement surprendre et surprend souvent; aussi
est-elle plus rarement tuée, car, dans le règne ani-
mal, il est de règle que les natures nobles soient
sacrifiées et souffrent la mort, la disette, souvent
l'expulsion du foyer, de Tantre, du nid, et que
les natures félines et rusées échappent au danger
M. Bombonnelle, d'Alger, en sait quelque chose, lui
qui, moins favorisé que beaucoup de chasseurs de
lion dont pas un coup de griffe n'a effleuré l'épi-
derme, a livré corps à corps une lutte avec la pan-
thère qui l'avait terrassé sur le bord d'un abîme, au
fond duquel M. Bombonnelle, malgré de sérieuses
— 35 —
blessures, a pu, par une adroite et courageuse éner-
gie, faire rouler sa terrible ennemie.
La panthère rampe plutôt qu'elle ne marche; tou-
jours inquiète du danger, elle évite les pièges, se
tapit dans un sûr repaire, dans une embuscade, et
de là saute sur une proie en la surprenant par der-
rière. Les quelques Africains que la panthère a tués
ont été ainsi saisis par les reins ou par la nuque. Il
n'y a donc pas de comparaison à établir entre la
chasse du lion et celle de la panthère. Aussi Ben-
Amar, qui a tué une quarantaine de lions, n'a-t-il
tué que seize panthères.
IX.
Averti par les Arabes qu'une panthère passait ha-
bituellement dans le sauvage ravin de la Medjerda,
Ben-Amar explora les pentes abruptes de ce ravin
couvert de chênes-liége, de chênes-zend, de vignes
vierges, de roches embroussaillées, et aperçut enfin
une panthère qui se glissait par Tétroite ouverture
d'une grotte presque inaccessible et en partie dissi-
mulée sous des ronces, A peine entrée, la défiante
panthère ressortit pour s'assurer sans doute qu'elle
n'avait pas été suivie ou dépistée; cette inspection
de corps-de-garde terminée, elle rentra.
Ben-Amar, trop éloigné d'elle pour la tirer, certain
d ailleurs qu'il la retrouverait, alla coucher sous une
tente de la tribu qui lui avait désigné cette panthère,
et le lendemain matin, dès l'aube, il revint se poster
en embuscade à portée de fusil du repaire de l'ani-
mal. Après quelques moments d'attente, la panthère
montra sa tête hors de l'antre, scruta du regard à
— 37 —
droite, à gauche, et sortit enfin. Une balle vint à cet
instant la frapper à la tête et la fit rouler au fond
du ravin. Il l'emporta. Le lendemain Ben-Amar re-
vint à la charge, monta la faction devant Tantre.
Deux panthereaux en sortirent. Ben-Amar les tua.
Une autre fois, le Négro, comme on appelle sou-
vent le mulâtre Ben-Amar, battait d'épais fourrés
dans lesquels il entre et se glisse comme un chat-
tigre, quand il entendit des cris de sanglier. Il se
dirigea vers Fendroit d'où partaient ces cris. Un râle
lui apprit que le sanglier expirait sous Fétreinte d'un
lion ou d'une panthère. En effet, retenant son souffle
et éteignant le bruit de ses pas, il vit bientôt une
magnifique panthère léchant voluptueusement le
sang de l'animal qu'elle venait d'égorger. Ben-Amar,
complètement caché au regard, fit du bruit en se
remuant. La panthère, défiante, lâcha le sanglier,
tourna, retourna sur elle-même, fouilla les brous-
sailles d'un œil allumé par l'inquiétude, et jugea pru-
dent de disparaître. Ben-Amar traîna le sanglier der-
rière un gros arbre, près d'une clairière où il voulait
attirer la panthère, et attendit patiemment sa venue.
Elle revint en prenant les mêmes précautions de
prudence, tâta le terrain, huma le vent pour savoir
si le danger qui l'avait fait fuir était encore à redou-
ter, et se décida enfin à s'approcher du sanglier,
objet de sa convoitise. Ben-Amar la tira; la balle lui
traversa le cou. Le premier mouvement de la pan-
thère fut de fuir; mais, se sentant blessée, elle re-
broussa vers Ben-Amar et se posta menaçante en face
de lui, sur une petite éminence qui le dominait.
— 38 —
L'Arabe fait feu sur elle une seconde fois; cette fois,
la balle l'atteint au défaut de Tépaule et laboure ses
flancs. Furieuse, la panthère s'élance sur Ben-Amar,
dont le fusil était déchargé. Une lutte corps à corps
s'engage entre l'homme et la bête féroce; mais le
vigoureux Négro fut assez heureux pour se dégager
des étreintes de son ennemie, et pour lui asséner un
terrible coup de crosse qui abattit à ses pieds la pan-
thère blessée et brisa son fusil : le canon lui resta
entre les mains. Cet accident, que la bourse plate
de Ben-Amar n'aurait peut-être pas pu réparer, fut
largement compensé par la générosité du capitaine
Fauvelle qui conunandait la place de Souk-Arras
en 1857, et qui a péri d'une chute de cheval. Le
capitaine Fauvelle fit cadeau à Ben-Amar d'un beau
fusil à deux coups, et lui promit d'envoyer ses lion-
ceaux et ses panthereaux, qui s'ébattaient dans une
cour du bureau arabe de Souk-Arras, au Jardin des
Plantes de Paris. Le cadeau et la promesse, qui ne
put se réaliser par la mort accidentelle du comman-
dant de place, rendirent fou de joie le valeureux
Ben-Amar.
Il fit une autre chasse à la panthère du côté de
rOued-Medjerda. Las, cette fois, d'entrer dans les
fourrés, de traquer les broussailles, de suivre d'é-
troits et impraticables sentiers que personne ne con-
naît que lui, dit -il; n'ayant rien dépisté malgré
toutes ses recherches, ayant vainement appelé lions
et panthères et jeté des pierres au milieu des brous-
sailles, il résolut d'user de ruse. 11 acheta aux Arabes
un mouton, le tua, en fit rôtir sur les lieux une
moitié qu'il mangea avec un appétit de Gargantua,
et glissa l'autre moitié dans une peau de chèvre
qu'ail suspendit au sommet de l'arbre le plus gros
et le plus élevé du bois. 11 attendit toute la nuit
sans avoir de nouvelles du lion ni de la panthère.
De dépit et de fatigue il s'endormit. Quand il ou-
vrit les yeux, son mouton ne se balançait plus à la
branche de l'arbre à laquelle il l'avait attaché. Un
lion ou une panthère étaient venus et avaient enlevé
le gibier en respectant l'homme, ce qui prouve une
3
— 40 —
fois de plus que la bête féroce n'attaque rhomme
qu'avec répugnance. Ben-Amar trouva sur le tronc
de Tarbre Tempreinte des griffes de la panthère et
se mit aussitôt en chasse. De vingt pas en vingt
pas, il trouvait des bribes de son mouton. Guidé
par ce nouveau fil d'Ariane, il arriva près d'une
grotte qui domine le cours de l'Oued -Zedra. Un
monceau d'ossements, composé de squelettes, do
détritus d'animaux, se trouvait à l'entrée de la
grotte et formait un portique respectable. Le chas-
seur fit de ces ossements une chaise curule, et ap-
pelant, en faisant claquer sa langue contre le palais,
la panthère, qtf il apercevait couchée et assoupie
dans son antre, et qu'il n'avait pas réveillée, tant
sa marche avait été légère ! A son appel de langue,
la |)anthère leva la tête. Ben-Amar fit feu sur elle à
bout portant et l'atteignit à l'aine. Comme le chat,
il est rare que la panthère reste sur le coup. Celle-
ci fit un bond en dehors de sa caverne, cherchant
son ennemi inconnu. Ben-Amar, abrité derrière un
rocher, avait rechargé son fusil et l'attendait àe
pied ferme. Las de l'attendre, il alla au devant d'elle
et la trouva étendue sans souffle sur lé flanc du
ravin. Ben-Amar la chargea sur. son dos d'Hercule
et la porta au bureau arabe de Souk-Arras, qui lui
remit les quarante francs de prime.
XL
Ahmed-Ben-Amar n'a pas toujours chassé seul.
A l'exemple de Jean-Jacques Rousseau, qui a fait
un Emile, il a formé un élève, un seul, qui marche
dignement sur ses traces et qui le-surpassera peut-
être, car il a un entrain diabolique, dans les chasses
à la panthère principalement. Le kif-kif (semblable),
c'est répithète avec laquelle Ben-Amar a caractérisé
Begless-bel-Kassem-ben -Salât, a sa tente placée à
côté de celle de Ben-Amar, dans la forêt d'Aïn-
Sanour. Ils vivent en frères. Bel-Kassem est dévoué
à Ben-Amar, comme les musulmans fanatiques
Tétaient autrefois au Vieux de la Montagne. Sur un
signe de Ben-Amar, Bel-Kassem obéit, se jette dans
un fourré en vrai porc-épic, et chasse le lion et la
panthère à tous crins, sans réfléchir un instant au
danger qu'il court.
Bel-Kassem, né dans une tribu voisine de Souk-
Arras, est âgé de vingt-cinq ans. Il a une encolure
de taureau et des épaules à porter l'Atlas. Deux
— 42 — .
yeux vifs et pénétrants donnent de la vivacité à sa
physionomie. A Texemple de son kif-kif Ben-Amar,
il vit de chasse et du rapport d'une petite concession
qu'il cultive à Aïn-Sanour; mais, moins heureux
que Ben-Amar, possesseur aujourd'hui de deux
femmes, d'un bourricault et d'un fusil à piston, il
se sert d'un mauvais fusil arabe, et n'a pas encore
acquis la somme nécessaire à l'achat d'une houri
de Mahomet. Ses haillons de laine, déchirés aux
cailloux et aux ronces de la montagne, indiquent
suffisamment son état de pauvreté. On lui a fait
cadeau, pour sa chasse de nuit, d'une capote mili-
taire.
Le pauvre Bel-Kassem faillit laisser sa peau dans
sa première chasse, qui eut lieu en compagnie de son
maître et kif-kif Ahmed-Ben- Amar, sur la frontière
de Tunis, à Aïn-Taoura, à huit lieues du Keff, contrée
fertile en lions, panthères, chats-tigres, sangliers,
antilopes et cerfs noirs. Les tribus arabes avaient
demandé Ben-Amar pour avoir raison de la terrible
lionne d'Aïn-Taoura, qui décimait leurs troupeaux.
Pendant deux jours et deux nuits, Ben-Amar et
son kif-kif Bel-Kassem explorèrent les ravins et bat-
tirent sans fruit les broussailles d'Aïn-Taoura, et
pourtant Bel-Kassem est un enragé traqueur. Ben-
Amar, à bout d'expédients, rencontrant un troupeau
de chèvres, ordonna à Bel-Kassem de leur mordre
les oreilles jusqu'au sang pour attirer la lionne, ce
que fit sans succès le docile Bel-Kassem. Enfin, au
crépuscule, au moment où ils désespéraient de décou-
vrir les traces de l'ennemie, ils aperçurent dans le
Ahmed-Ben-Âmar et son kif-kif chassant la panthère.
(P. 52.)
— 45 —
lointain la lionne si redoutée des Arabes, qui descen-
dait rapidement un ravin et se dirigeait, selon toute
probabilité, vers son repaire. Le jeune et ardent
Bel-Kassem, que son maître suit, s'élance à la pour-
suite de la lionne. Nos chasseurs découvrirent la
lionne et deux lionceaux blottis dans une épaisse
broussaille. Le trop vif Bel-Kassem fait feu tout de
suite sur la lionne, qui, blessée, s'échappe. Ben-Amar
cherche à l'arrêter en lui tirant un second coup de
feu, qu'elle essuie et qui ne l'arrête pas, malgré une
nouvelle et sérieuse blessure. La nuit étant venue,
les chasseurs se retirèrent dans un douar voisin, et
prièrent le cheik de ce douar de commander à tous
les Arabes de battre avec eux la contrée le len-
demain, pour retrouver la lionne, ce qui fut accordé.
A la première heure du jour, la tribu entière se mit
en campagne et traqua tous les buissons, toutes les
broussailles, qui avec les pieds, qui avec les ma-
tracks, en criant comme des forcenés. Mais le plus
ardent de cette meute de traiqueurs était sans con-
tredit Bel-Kassem. Alléché par la lutte de la veille,
il roulait comme un ouragan dans le bois, à travers
les broussailles, les fourrés, tombant, se relevant,
et appelant comme un beau diable la lionne en
combat singulier. Enfin, il l'aperçoit à dix pas de lui
dans un sentier; il la tire rapidement, la blesse de
nouveau. Mais la lionne d'Aïn-Taoura, fatiguée de
servh* de cible à Bel-Kassem, de recevoir les pro-
jectiles de l'apprenti chasseur, se jette sur lui, le
renverse, lui plante bel et bien ses griffes (Bel-Kassem
prétend en avoir senti six I) dans les reins, et poursuit
— 46 —
son chemin aussi vite que ses blessures et le sang
qu'elle perdait en abondance le lui permettaient. Le
kif-kif Bel-Kassem, tout blessé qu'il est, se relève
plus furieux que .la lionne, recharge son fusil et
poursuit sans trêve ni merci son ennemie qui, sti-
mulée par ses blessures, brise tout sur son passage,
en jetant d'horribles rugissements aux échos, qui les
répètent et les prolongent. Épuisée par la perte de
son sang, la lionne d'Aïn-Taoura, forcée, s'arrête
devant d'inextricables broussailles, qu'elle n'a plus
la force de franchir. L'ingénieux Bel-Kassem, qui
n'était pas tenté de renouveler une lutte corps à
corps, grimpe, agile comme un écureuil, sur un
arbre, et de cette position achève, d'un dernier coup
de fusil, la lionne. Il partagea généreusement et sans
contestation le fruit de cette chasse avec son kif-kif
Ben-Amar, qui toucha, comme lui, vingt francs du
bureau arabe de Souk-Arras, en livrant le beau corps
de la lionne d'Aïn-Taoura.
XII.
Chaque semaine nos deux héros chassaient dans
la forêt des Beni-Salat et en rapportaient quelque
trophée. Se trouvant, par une nuit noire, dans la
montagne du Bois-Brûlé, — c'est ainsi que les Arabes
nomment des portions de terrains embroussaillés
et couverts d'arbustes rabougris qu'ils incendient
pour faire leur combustible, — les deux chasseurs,
convaincus qu'il n'y avait rien à espérer par le temps
noir et le ciel veuf de toute étoile, s'endormirent
du sommeil du juste. Ben-Amar fut réveillé par le
bruit d'un animal dans une broussaille, à dix mètres
de lui. Il crut que ce remue-ménage était produit
par un mulet de la tribu voisine, ne s'en inquiéta
pas plus et reprit son sommeil interrompu. Il est de
nouveau réveillé par un bruit plus fort; Bel-Kassem
sort précipitamment de ses heureUx rêves de chasse,
et nos deux dormeurs, courageux comme Turenne
qui reposait sur l'affût d'un canon, voient confuse-
— 48 —
ment la forme d'un animal qui se meut dans la
pénombre de la nuit, et qui se dirige vers eux. Ben-
Amar s'arme de son fusil et frappe ime lionne, qui
tombe en rugissant. Sans se donner la peine de
vérifier si cette lionne est tuée ou blessée, nos
téméraires chasseurs se recouchent et redorment.
Mais leur sonuneil est encore interrompu par la
bruyante respiration du lion. Cette fois, il était temps
de se réveiller : un lion colosse, paré d'une magni-
fique crinière touchant à terre, soufflait bruyamment
à quatre pas de Ben-Amar, qui lui rendit souffle pour
souffle, coup d'œil pour coup d'œil, et dent pour
dent. Ben-Amar tire; par malheur, la pierre de son
fusil se brise; le coup rate. Irrité par le bruit et
Tétincelle, le lion bondit sur Ben-Amar et Bel-
Kassem, qui, se croyant perdus, s'étaient enveloppés
dans leurs burnous pour mourir dignement, leur
donne à chacun un coup de patte qui enlève à Bel-
Kassem une partie de la peau du crâne, revient à la
lionne, qu'il flaire, qu'il lèche, qu'il caresse, qu'il
s'efforce inutilement de ranimer et de faire marcher,
et disparaît enfin, à la grande satisfaction des deux
témoins de cette étrange scène, en déplorant le
trépas de la lionne par d'effroyables rugissements
jetés aux échos de la sonore forêt. Ben-Amar et
Bel-Kassem étaient sauvés, grâce à l'obscurité de la
nuit, grâce surtout aux nobles habitudes du lion,
qui s'acharne rarement sur son ennemi, se conten-
tant de le frapper, de le souffleter d'un coup de sa
queue ou de ses terribles griffes. Il est vrai que ces
coups-là équivalent souvent à. la mort.
Uon pris daii§ la fosçc çt lapidé'par les arabes. (P. 60.)
— 51 —
Les Arabes signalèrent à Ben-Amar et à Bel-Kassem
le passage d'un lion dans la forêt de Fedj-Makta. La
nuit venue, les deux kif-kifs se placèrent des deux
côtés du sentier de passage de Tanimal. En effet, ils
voient rni lion qui va s'abreuver dans le ravin de la
source; ils ne tirent pas, car un autre lion le suit à
quelques mètres de distance. Les chasseurs atten-
daient, au retour, ces altérés, pour les saluer d'ime
balle. Dès que la tête du premier lion se montre, le
fougueux Bel-Kassem Tajuste; le coup part et atteint
ranimai au ventre; il s'abattit et se traîna vers les
fourrés en montrant ses intestins sortis; le second
lion, à cette attaque, avait fait quelques tours dans
le sentier et s'était approché de Ben-Amar, qui le
foudroya presque à bout pourtant. Le lendemain,
les kif-kifs se mirent en devoir de rechercher le
premier lion blessé par Bel-Kassem. Ils le trouvèrent
gisant, agonisant au fond d'un ravin, entouré d'ime
vingtaine de chacals, lâches héritiers qui convoi-
taient son cadavre, et attendaient le dernier soupir
du noble animal pour le dépecer. Ils lui tirèrent
cinq coups de feu. Le dernier lui brisa les reins. Il
bondit pourtant encore, et retomba en rendant
l'âme.
Une autre nuit, le Négro et son kif-kif s'étaient
embusqués entre l'Oued-Sanour et l'Oued-Cham, au
centre d'un cirque naturel formé par des roches.
Ben-Amar et Bel-Kassem s'étaient placés dos à dos,
comme deux plaideurs renvoyés après jugement, de
façon à ne pas être surpris et à pouvoir inspecter de
tous côtés par le regard. Dans cette position, ils
— 52 —
attendaient le lion; mais ce fut la panthère qui*
marcha dans Tombre des rochers, la rusée conmière^
sans bruit et sans miaulement. Pourtant Toeil de
lynx de Bel-Kassem découvrit son manège. Il visa
la panthère en la prenant par Tépaule droite qu'elle
lui présentait, et la frappa d'un coup fortement
chargé à deux balles, qui atteignirent le cœur. En
recevant les projectiles, la panthère fit un bond sur
elle-même pour ne plus se relever, mais en mon-
trant encore dans son impuissante rage une brillante
rangée de dents aiguisées à son vainqueur. Ben-Amar
félicita vivement son élève de son adroite équipée.
La veille, au même endroit, un spahi avait tué un
lion qui avait dévoré une trentaine de bœufs enlevés
à des douars, en l'attirant dans un silo couvert de
fascines, sur lequel il avait placé comme appât une
chèvre. Nous l'avons dit, le lion se laisse prendre à
tous les pièges, aussi est-il plus souvent assassiné
que chassé.
Les nègres se prosternent encore très-sérieusement devant
l'idole de marbre et de chair, devant le bœuf et le reptile.
(P. 60.)
XIIL
Bel-Kassem eut une belle série d'accidents de
chasse; mais ces accidents, qui auraient découragé
un disciple de saint Hubert moins décidé que Far-
dent Bel-Kassem, ne firent que lui donner goût à
Taventure. Il s'émancipa de son kif-kif jusqu'à
chasser seul.
Des Arabes dénoncèrent à Bel-Kassem un lion dans
un bois des Beni-Salat, où l'obstiné et novice chasseur
se tint trois jours et trois nuits à l'affût. Le quatrième
jour, au crépuscule, étant rompu de fatigue, il se fit
un moelleux lit dans le feuillage d'un chêne-liége,
s'y nicha et attendit. Bientôt, la bruyante respiration
d'un lion se fit entendre ; il le vit passer hors de
portée. Ne voulant pas se déranger de son lit de
repos, Bel-Kassem laissa passer tranquillement le
lion et se rendormit en ronflant comme un pandour.
Mais il s'éveilla de nouveau au souffle brûlant d'une
4
— 56 —
haleine sur son visage ; il leva la tête et se trouva nez
à nez avec une panthère, qui était venue le flairer.
Effrayée de son mouvement, la panthère descendit
de Farbre; mais TArabe Tavait déjà ajustée : il
rétendit au pied de Farbre. Il toucha quarante francs
en rapportant sa proie au bureau arabe, qui, en
outre, lui fit cadeau d'un bon fusil de munition.
Bel-Kassem, qui a tué un lion et trois panthères,
commence seulement son odyssée de tueur de bêtes
féroces. Il aspire à marcher sur les traces de son kif-
kif Ahmed-ben-Amar, et il est probable qu'il le rem-
placera, d'autant plus que le Ben-Amar d'aujourd'hui
n'est plus le Ben-Amar d'autrefois. Depuis qu'il a
pris femme et qu'il désire la croix d'honneur, il
semble avoir perdu sa chevelure de Samson, son
énergie de lion. — Mortol Mortol.... murmure Bel-
Kassem, dans cette langue sabir, qui se parle en
Algérie, composée d'espagnol, de français, d'italien,
d'arabe, langue vraiment babélique. — Moi mirar,
moi tocar, morto ! — Traduction libre : Je l'ai vu, je
l'ai tiré, je l'ai tué I — C'est du César tout pur.
Ahmed-Ben-Amar n'a pas eu d'autre élève que
Begless-bel-Kassem-ben-Salat. Il a presque toujours
refusé la compagnie d'Européens qui lui demandaient
de le suivre dans ses chasses, ou lorsqu'il était forcé
d'y consentir, il ne les conduisait pas sur le passage
du lion. Un jour, cédant aux instances réitérées d'un
officier, il consentit à se laisser suivre par lui. La
nuit, il le posta sur un point de la forêt, derrière un
épais fourré et lui dit d'attendre là, 'sans broncher
d'une semelle, le passage du lion, tandis qu'il irait
Quand les nègres résistent, les Bédouins du désert les tuent sans pitié.
(P. 61.)
— 59 —
lui-même le guetter à trente pas plus loin. L'officier
promit de tenir bon, et tint bon, en effet, pendant
une heure de silence dans la forêt. Mais, ayant
entendu les rugissements du lion qui se rapprochaient
de plus en plus de lui, Toffîcier appela à son secours
Ben-Amar, qui ne vint pas. Le lion, terrible à en
juger par son rugissement, se rapprochait toujours.
Un tremblement nerveux s'empara de rinexpéri-
menté chasseur de bêtes féroces; une sueur abon-
dante coula sur son visage, et il tomba en syncope
entre les bras du lion, car le lion nëtait autre que
Ben-Amar lui même, qui avait contrefait le rugis-
sement léonin pour donner une leçon à Tofficier et
lui ôter Tenvie de raccompagner, de Timportuner
dans ses chasses, — ce qui prouve que Ton peut être
très-brave sur le champ de bataille et très-faible
devant le lion.
XIV.
Mohammed-ben-Amar et son kif-kif sont des ex-
ceptions parmi les indigènes; en général, les Arabes
ne sont pas chasseurs de lions. Aujourd'hui, ils sont
plus hardis, parce que les colons leur ont appris
qu'on pouvait lutter sans trop de danger coutre le
roi des forêts. Avant la conquête, les Arabes se con-
tentaient de tendre des pièges au lion en creusant
très-profondément une fosse qu'ils recouvraient de
branchages; dès que le lion était tombé dans l'abîme,
les Arabes accouraient et le lapidaient au fond de la
fosse malgré les terribles bonds et les rugissements
de l'animal pris au piège.
Quant aux nègres de l'Afrique, soit qu'ils voient
dans l'animal un frère inférieur, soit que ce sphinx
les effraie, ils ne sont pas chasseurs. Dans la Guinée
et le Soudan, ils se prosternent encore très-sérieu-
sement devant l'idole de marbre et de chair, devant
le bœuf et le reptile; dans d'autres contrées de
— 61 —
l'Afrique, de jeunes négresses célèbrent les fêtes en
dansant devant un énorme serpent encagé, qui, pour
couronner la réjouissance, est lâché sur la foule. Du
côté du cap de Bonne-Espérance et de Tombouctou,
les bédoins du Sahara, les redoutables tribus des
Touareggs, chassent les nègres comme des bêtes
fauves, les attirent loin de leurs cases en leur jetant
quelque amulette, quelque coquillage, les enlèvent
et les vendent à des pirates qui font la traite des
noirs, et dont les caravanes sillonnent le sud de
l'Afrique; quand les nègres résistent, les bédouins
du désert les tuent sans pitié.
XV.
De tous les points cardinaux de TEurope, on
vient maintenant chasser la bête fauve en Afrique.
En 1856, dans la province d'Oran, quelques Anglais
se proposèrent de signifier son congé définitif à un
lion dont les rugissements ébranlaient chaque nuit
les échos des monts d'Oued-el-Hammam; ils se ren-
dirent à Tendroit indiqué par les Arabes, et ne crai-
gnirent pas de s'embusquer dans Tantre même du
lion. Bientôt nos Anglais virent deux prunelles
briller dans la nuit. Le féroce animal s'avançait vers
eux en descendant à pas mesurés le mamelon ; lors-
qu'il fut à une petite distance des chasseurs, Fun
d'eux tira sur le lion deux coups de fusil si bien
ajustés, qu'on entendit presque aussitôt la chute
d'un corps retentir dans le ravin. L'énorme bête
était tombée foudroyée, ^
Les moiîls d'Oued-el-Hammam. (P. 62.;
XVI.
Les chasseurs n'ont pas toujours la chance de
trouver le lion. J'entends encore les imprécations
d'un Parisien qui, en 1858, resta un mois en forêt
sans avoir pu rencontrer le lion ; et précisément, la
veille du jour où il partit de Bone pour la France,
un magnifique lion, franchissant le mur d'enceinte,
était entré dans la ville; peu s'en fallut qu'il ne
montât dans la chambre du chasseur déçu pour lui
attester l'existence du roi des forêts; du moins, de
sa demeure, il put entendre ses rugissements. Le
Parisien n'a pas assez de constance pour les chasses
africaines, qui exigent quelquefois trois semaines,
c'est-à-dire une vingtaine de nuits passées à la belle
étoile, avant que se découvre la piste d'une bête
féroce. Anglais, Russes et Allemands, se font mieux
à ce jeu de patience.
En 1858, une altesse d'Allemagne, quelque peu en
disgrâce à la cour de son père, s'était installée dans
— 66 —
une mauvaise auberçe, à Jemmapes, d'où chaque
nuit elle partait à la recherche du lion. Son altesse
tua quatre rois des forêts. Cette même année, le
major russe K***, qui avait reçu deux blessures en
Crimée, et à qui un climat plus chaud que celui de
la Russie avait été reconunandé par la Faculté,
chassa obstinément le lion, et ne rencontra jamais
que la panthère; cependant il passait toutes ses nuits
dans les ravins des forêts ou dans les huttes de char-
bonniers. Le major russe se trouvait au milieu de la
forêt des Beni-Salat, près de Souk-Arras, lorsque des
Arabes vinrent lui signaler le passage d'une panthère
qui avait décimé leurs troupeaux.
Le major, se faisant accompagner d'un Arabe et
précéder d'une vache qui devait tenter la panthère
et la faire sortir de son fourré ou de son repaire, alla
aussitôt au-devant de l'ennemi, armé de son magni-
fique fusil Devismes, dont le canon droit était chargé
d'une balle explosible et l'autre canon d'une balle à
pointe d'acier.
Nous n'avons pas besoin de dire ce qu'est la balle
à pointe d'acier; le mot désigne suffisanMnent le
danger de ce projectile et indique sa facilité à pénétrer
dans les chairs les plus opulentes ou à briser les os
les plus durs. Mais la balle dite explosible, inventée
par Devismes est un congé en règle donné à toutes les
bêtes féroces de l'Algérie, qui, spéculant sur la ter-
reur de leurs griffes et de leurs respectables râteliers,
pourraient effrayer les colons nouveaux. C'est im
projectile creux et conique, dans lequel le chasseur
adapte une capsule, où il glisse à sa volonté dix ou
_67 -
quinze grammes de poudre, et qui, comme une
bombe, fait explosion en frappant Tanimal. Dès que
le chasseur a tiré, une seconde explosion plus sourde
se fait entendre : c'est la balle, qui, entrée dans les
chairs, asphyxie et foudroie Tepuemi.
On n'avait encore rien imaginé de plus terrible,
de plus exterminateur : une bombe projetée par un
fusiL
XVII.
Ainsi armé, le major cheminait en observateui*
dans Tune des montagnes boisées des Beni-Salat,
quand il vit, à trente pas de lui, la vache émissaire
saisie au cou et presque couverte par une énorme
panthère qui, d'un fourré, s'était élancée,, rapide -
comme la poudre, sur sa proie. Aussi rapide qu'elle,
le major russe ajuste : le coup atteint la bête fauve
au défaut de l'épaule; la balle pénètre dans les intes-
tins, produit une explosion sourde, asphyxiant et
foudroyant la panthère, qui tombe aux pieds de la
pauvre vache offerte en holocauste aux mânes de
saint Hubert.
Le major n'a pas fait ses premières armes de chas-
seur de bêtes féroces en Algérie. Il a chassé l'ours
de Russie, qu'il ne faut pas confondre avec l'ours des
Pyrénées, aimant passionnément les jeunes filles et
recevant des coups de houlette des bergers. L'ours
Le féroce animal s*avançaît veîrs eux. {P. éâ.)
— 71 —
de Russie, soit de jour, soit de nuit, pousse droit au
chasseur dès qu'il Taperçoit, et lui livre un duel à
mort.
Dans une des premières chasses de M. K***, les tra-
queurs avaient rabattu Tours de son côté. Le temps
était sombre et pluvieux. M. K*** tira inutilement les
deux gâchettes de son fusil, dont la pluie avait dé-
térioré les amorces, sur un ours énorme qui poussait
vers lui une charge furieuse, et il aurait été perdu
s'il n'avait eu la présence d'esprit de s'abriter der-
rière un gros arbre, en jetant son inutile fusil et en
tirant son couteau de chasse. L'implacable ours con-
tinua sa charge, se leva sur ses pattes de derrière^ et
embrassa des pattes de devant l'arbre et le chasseur;
mais, à ce moment, M. K*** lui plongea jusqu'à la
garde son couteau de chasse dans la gorge, et roula à
terre en même temps que son terrible adversaire; car
ses forces, surexitées par le danger, étaient épuisées
et se détendirent.
Les autres chasseurs trouvèrent M. K*** inanimé,
près du cadavre de l'ours; ils le crurent mort; il
n'était qu'évanoui. On voit que la chasse à l'ours de
Russie présente un danger aussi sérieux que la chasse
aux lions et aux panthères d'Afrique.
Rien n'est agréable, en Algérie, comme la chasse
au sanglier. Une caravane d'une vingtaine de per-
sonnes s'organise; on emporte une tente, des piquets,
des vivres pour deux jours, d'abondants liquides, une
inaltérable gaité, et l'on bat toute une contrée en lan-
çant les petits chiens gris-noirs si terribles au san-
glier. Les plus hardis chasseurs de la caravane se
5
— 72 —
«
dévouent au plaisir commun; ils font Toffice de tra-
queurs, ils entrent dans tous les fourrés, ils battent
tous les buissons; alors vous entendez une fusillade
nourrie sur les sangliers noirs, qui sortent par bandes,
mères-laies, solitaires et marcassins, de leur bouge;
ils courent plus vite que des lapins; ils grimpent les
mamelons avec une étonnante rapidité; mais au
sommet, ils tombent dans la ligne des chasseurs
postés qui les entourent d'un cercle de feu.
Le soir venu, les chasseurs relèyent les cadavres,
les vident immédiatement, les accrochent aux bran-
ches d'un caroubier ou d'un olivier, puis ils se reti-
rent sous la vaste tente où se vident les brocs en
narguant les exploits cynégétiques, où se racontent
les histoires algériennes les plus désopilantes.
Souvent les chasses au sanglier se transforment —
excellente surprise I — en chasses au lion et à la pan-
thère. Les traqueurs, qui courent un danger réel, —
habituellement ce sont des Arabes, — font parfois
sortir des fourrés un lion ou une panthère. Alors, ce
n'est plus une chasse, c'est un combat terrible entre
la bête débusquée et les chasseurs de sangliers.
Comme aux courses de taureaux, il y a quelques
éventrements; mais le plaisir n'est jamais si vif qu'en
touchant au danger et à la douleur.
DEUXIEME PARTIE
LE
ROMAN COniQUE DE L'ALGÉRIE
Le l*''inars 1851, quatre Parisiens se trouvaient réu-
nis dans la chambre d'un hôtel garni du quartier latin,
où ils discutaient chaudement les moyens d'assurer
leur existence problématique. Celui qui était assis
sur le lit parlait avec volubilité en secouant sa blonde
chevelure. Il se nommait Charles Fromentin. C'était
un étudiant en droit de huitième année et un poète
inédit. Il avait confié au papier une kyrielle d'odes,
de ballades, de sonnets, qui étaient discrètement
restés en portefeuille. En face de lui, à califourchon
sur une chaise, se tenait Eugène Marcillac, peintre
gascon, qui n'avait jamais pu obtenir un tableau de
commande. Son torse, vigoureusement accusé, con-
trastait avec la complexion blonde et délicate du
poète. Près de la cheminée était modestement assis
sur un escabeau Pierre Balard, ancien professeur de
philosophie d'un collège de province. Son teint pâle,
son crâne chauve, son front sillonné de rides pré-
— 78 —
coces, attestaient de grandes études ou de grandes
misères. Il gardait une humble attitude, que sem-
blaient justifier ses bottes éculées et ses vêtements
plus qu'usés. Le quatrième héros de cette histoire,
Théodore Aldenis, ex-violon de la Porte-Saint-Martin,
se promenait de long en large, dans la chambre, avec
des mouvements fébriles de colère, qui divertissaient
fort ses amis. Il s'emportait, il déclamait, il gesticu-
lait comme un comédien. Aldenis avait contracté les
habitudes théâtrales en accompagnant sur son violon
les entrées et les sorties de M. Frédérik Lemaître à la
Porte-Saint-Martin .
Maintenant que nous avons regardé, écoutons.
— Messieurs, disait avec emphase Théodore Alde-
nis, vous connaissez Tordre du jour de notre réunion :
il s'agit de sortir de la citadelle où la misère nous
assiège. Qu'allons-nous faire? Moi, je suis parfaite-
ment décidé à tenter l'aventure. J'ai perdu l'espoir
de retrouver une position comme celle que j'occupais
à la Porte-Saint-Martin, et qu'un rendez-vous d'a-
mour à rheure du spectacle m'a fait perdre.
— Je n'ai rien non plus à attendre de la civilisation,
interrompit Charles Fromentin. Tous ces affreux Phi-
listins de libraires m'ont refusé ma Tour de Babel.
— Tu parlais peut-être toutes les langues là-de-
dans, ricana le Gascon. Mais, ajouta- t-il comme cor-
rectif, le talent n'assure pas le succès, puisque les
marchands de tableaux ne vendent pas mes œuvres.
— Décidément, le public n'entend plus rien au
beau, railla Fromentin à son tour.
— Et que pense de tout cela maître Platon? de-
Et le philosophe Pierre Balard^ sondainement métamorphosé en arabe,
suivit la négresse au ravin des Lauriers-Roses. (P. M9.)
— 81 —
manda Aldenis en frappant sur Tépaule de Pierre
Balard.
— Il serait peut-être sage, hasarda timidement le
philosophe Pierre Balard, de se contenter de son sort,
de son rayon de soleil, de son modeste nid, de vivre
enfin dans une salutaire médiocrité, — auvea medio-
critas, — dit Horace. Vous le savez, mes amis, j'ai
accepté ta vie avec ses ombres et ses tristesses. Ma
place de pion dans la pension Desmoineaux, qui me
rapporte huit francs par mois et le dîner, suffit à mon
existence matérielle.
— Nous ne nous séparerons pas de toi, Pierre ! s'écria
Marcillac. Ta solide raison nous est indispensable
pour servir de frein, de contre-poids à notre légèreté.
Voyons, promets-nous d'accompagner nos nouvelles
destinées!
— Mon Dieul mes amis, répondit Pierre Balard, je
ne veux pas vous contrarier, et je sacrifierais de
grand cœur ma place, si ma personne pouvait vous
être de quelque utilité.
— Bravo! dit Marcillac. Dans la bonne comme
dans la mauvaise fortune, jurons, mes amis, de res-
ter toujours unis.
— Oui! oui! nous le jurons! disent en chœur les
artistes.
— Mais abordons le vif de la question, reprit Mar-
cillac, qu'allons-nous faire?
— Si nous inventions une machine quelconque?
hasarda Fromentin.
— Bah ! répliqua Marcillac, nous ne trouverions
jamais un .capitaliste qui voulût avancer les fonds de
l'entreprise. A un autre.
— 82 —
— Si nous montrions une femme géante dans les
foires et les marchés. Si nous fondions un bureau
de mariage, ou un office général d'annonces, ou im
remplacement militaire? Qui nous empêcherait aussi
d'essayer du magnétisme, du somnambulisme, des
jeux de bonne aventure, d'homœopathîe, de la dé-
couverte de nouvelles planètes, du théâtre de pro-
vince?
Ces motions ridicules d'Aldenis furent couvertes
de huées par ses camarades.
— Alors, Messieurs, reprit -il dépité, il ne nous
reste plus qu'à déclarer la guerre au genre humain,
à nous faire pirates ou contrebandiers.
— Il ne suffit pas de déclarer la guerre, dit judi-
cieusement Pierre Balard, il faut vaincre.
— jMoi, dit Marcillac, j'opine sérieusement pour
que nous mettions le soleil en actions. Nous trou-
verions des actionnaires I
— Pourquoi pas la lune et les étoiles, la terre et
la mer, persifla Al dénis
— A propos, si nous voyagions, dit Pierre Balard.
L'homme est un être merveilleusement ondoyant et
divers; il vit partout où il y a terre et ciel I
— Oh I quelle idée I s'écria Marcillac. Le voyage !
vive le voyage ! Malheureux dans un pays, heureux
dans l'autre I Mais vers quel point de la terre diri-
geons-nous nos destinées! A l'Orient ou à l'Occi-
dent, au Nord ou au Midi? En Chine, aux Grandes-
Indes, en Russie, en Californie, en Australie? Le
monde est vaste. Choisissons.
— Je préférerais une colonie française, l'Algérie,
par exemple, dit Pierre Balard.
— 83 —
— Va pour TAlgériel s'écria Fromentin. Se-
couons la poudre de nos souliers sur la France, in-
grate patrie qui nous a méconnus. L'Afrique me
sourit; TAfrique, pays des lions, des panthères,
des gazelles, des aigles, des aimées, de toutes les
créatures nobles, gracieuses et terribles. Ohl les
femmes du désert!... élancées comme le palmier,
ardentes conune le soleil de leur tropique, dange-
reuses comme le simoun. Aimer une de ces femmes-
là, et mourir!....
— Pourtant, si je ne laisse pas mon cadavre au
désert, j'en rapporterai un roman en dix volumes.
— Ton lyrisme, Guzman, ne connaît pas d'obs-
tacle, dit Aldenis. Qui paiera les frais du voyage?
Un moment solennel de silence se fit.
— J'ai la clef, reprit Fromentin. Nous aurons
notre passage gratuit en Algérie; ainsi, préparons
nos paquets !
A la suite de cette grave décision, le peintre, le
poète et le musicien se cotisèrent pour dîner dans
un modeste restaurant d'étudiants de la rue de la
Harpe, laissant à regret s'acheminer vers Batignolles
Pierre Balard, qui avait voulu profiter jusqu'au der-
nier jour du repas de sa pension.
Une semaine jour pour jour après leur délibéra-
tion, les quatre amis dûment munis de passe-ports,
arrivaient à Marseille et s'embarquaient sur la fré-
gate VAjax, qui devait les conduire francs de port
en Algérie.
En attendant l'ordre du départ, ils devisaient de
leurs nouvelles destinées, de la fortune qui sans nul
— 84 —
doute allait les accueillir au rivage d'Afrique, de
mille et un rêves, de mille et un projets fantasti-
ques. Oh I jeunesse, tes horizons sont toujours éclai-
rés par cette éblouissante fée qu'on nomme TEspé-
rance I
Pendant le voyage, Fromentin se complaisait à
réciter ses pièces de vers inédites aux matelots.
Aldenis écoutait les harmonies mystiques que rou-
laient avec une admirable mesure les vagues de la
Méditerranée. Pierre Balard restait en contemplation
devant les horizons infinis de la mer.
Quant à Marcillac, il cherchait des sujets de ta-
bleaux dans les plus petites évolutions de ce spec-
tacle grandiose et nouveau pour lui.
La traversée se fit heureusement. Deux jours après
sa sortie du port de Marseille, VAjax entrait dans le
port d'Oran. Le classique Pierre Balard, en posant
le pied sur le rivage, s'écria comme César : — Terre
d'Afrique, je te tiens 1
Les artistes repoussèrent les offres intéressées de
commissionnaires Juifs, arabes, espagnols, chargèreni
eux-mêmes leurs bagages sur leurs épaules et s'in-
quiétèrent de trouver un logement en rapport avec
leur modeste bourse. Mais ils ne purent résoudre ce
problème; les chambres qu'ils visitaient leur étaieni
offertes à des prix exorbitants. Ce que voyant, l'in-r
génieux Marcillac proposa à ses camarades de loger
sous la tente, à la manière arabe. Les artistes sillon-
nèrent en tous sens le village nègre, situé à la porte
d'Oran, marchandant les tentes, les gourbis, les
huttes en pisé des indigènes; enfin ils se décidèreni
Jacques le zouave.
— 87 —
à payer quinze francs la hutte d'un nègre où ils cam-
pèrent et se reposèrent tant bien que mal, au milieu
de nombreux insectes, des fatigues du voyage, jus-
qu'au lendemain matin.
Mais de sérieuses déceptions attendaient les aven-
turiers à leur réveil. Comptant sur la Providence,
ils avaient emporté plus de lettres de recommanda-
tion que de billets de banque. Ils apprirent, à leurs
dépens, qu'il ne faut jamais juger d'un pays sur des
récits de voyage. Les personnes auxquelles ils étaient
adressés leur firent un triste tableau de l'avenir qui
les attendait en Algérie.
— Est-ce possible? leur disait-on; vous avez eu la
naïveté de prendre l'Algérie pour une Californie ou
pour une Australie; mais rien n'est si rare, si introu-
vable que l'or ici. Ne songez donc plus à vous enrichir,
mais à vivre modiquement. Bien heureux si vous y
parvenez, car vous n'êtes ni agriculteurs, ni mar-
chands, ni prêteurs à la petite semaine. Il y a en
Algérie ime foule de parasites, d'aventuriers, qui
cherchent leur existence, s'ingénient à trouver un
moyen de faire face à la mauvaise fortune, et avec
de la hardiesse, du courage, une aptitude universelle,
ne parviennent pas à la vaincre. En tout état de
choses, ce n'est pas à Oran que vous trouveriez votre
nid; il faudrait choisir une ville moins exploitée.
Tlemcen ou Maskara, par exemple.
A la suite de cette explication, les quatre artistes
s'entre-regardèrent d'un air penaud, comme si un
dentiste malhabile leur eût arraché à chacun une
bonne dent. Ils restèrent quelques instants muets et
6
— 88 —
immobiles, frappés de stupeur. Marcillac retrouva le
premier la parole.
— Comment, s'écria-t-il, vous êtes transportés
dans le pays des aimées, des odalisques, des lions,
des djennouns, dans la contrée des mirages, des
rêves, du hachich, et vous prenez cette pose d'ibis,
et vous faites cette grimace piteuse? Soyons hommes^
mille dious !
— La vie est un tric-trac dont nous sommes les
ridicules pions , débita sentencieusement Pierre
Balard.
— Votre scepticisme s'arrange de tout, dit Al-
dénis.
— Hé, répliqua le philosophe, ne vaut-il pas mieux
rire comme Rabelais, que pleurer comme Pascal?
Pourquoi nous attrister de notre séjour en Afrique,
puisque nous devons y rester quand même. Croyez-
vous que tous les pays , comme toutes les fenmaes,
n'ont pas leurs grâces, leurs sourires et leur beauté,
en dépit de ce qu'on vient de nous dire sur l'Algérie?
Le bien est toujours à côté du mal.
— Ah I ah I messieurs , ricana Fromentin , Pierre
est un sectaire de la doctrine de compensation. Il
pense qu'un malheureux touche à la suprême féli-
cité parce qu'il n'a plus de motifs de craindre les
yicissitudes du sort. En un mot, la logique de cette
école conclut que tuer un homme, c'est lui rendre
service, car on le guérit radicalement de toutes les
maladies; système médical et humanitaire fort en
usage, comme vous savez.
— Trêve de mauvaises plaisanteries, dit Marcillac.
— 89 —
Ne nous laissons pas gagner par le découragement.
Décidons quelque chose : allons aux frontières du
Maroc ou dans la cité d'Abd-el-Kader, à Tlemcen ou
à Maskara, comme on nous Ta conseillé.
L'assemblée était fort indécise; on tira les deux
villes au sort. Maskara sortit triomphalement du
chapeau. Aussitôt les paquets furent faits; la hutte
achetée la veille fut vendue; avec le produit de la
vente, les voyageurs firent Femplette d'un ânon sur
le dos duquel ils chargèrent leurs bagages : après
quoi ils se mirent en route vers la terre promise.
Cependant la première expérience de T Algérie
avait considérablement refroidi Tenthousiasme des*
artistes. En vain le philosophe cherchait à rasséréner
Tesprit de ses compagnons par un véritable flux de
sentences stoïques; en vain le poète lançait au hasard
ses paradoxes les plus spirituels; en vain le musi-
cien fredonnait ses thèmes favoris, et le peintre s'ex-
tasiait à chaque instant devant les chauds horizons
ou les pittoresques chaînes de montagnes; quoi-
qu'elle s'ingéniât à masquer ses secrets sentiments,
la troupe nomade n'était pas gaie.
Un regrettable incident vint encore ajouter à la
tristesse des artistes : à mi-chemin d'Oran à Maskara,
ils perdirent leur précieux ânon pour avoir oublié
de lui donner à manger. Cependant ils arrivèrent
sains et saufs au terme de leur voyage; ils firent
leur entrée dans la ville de Maskara d'une manière
théâtrale, en drapant leurs vêtements couverts de
poussière et déchirés aux aspérités de la route.
A peine les artistes eurent-ils franchi la porte de
— 90 —
Maskara, qu'à leur grande surprise ils furent solli-
cités de tous côtés par des hôteliers qui leur van-
taient chacun son établissement. Après avoir écouté
ces diverses propositions attentivement, avec une
dignité de capitalistes, ils donnèrent la préfé-
rence à l'aubergiste du Spahi, où ils commandèrent
à souper. L'hôtelier slmaginant avoir affaire à des
touristes de qualité, croyant avoir trouvé en eux le
Pérou, criait à tue-tête à son cuisinier : — Chef! des
voyageurs ! — Bon, répondait le chef d'une voix de
stentor. — Chef, à vos fourneaux. — Voilà. — Chef,
potage, purée Crécy. — Bon. — Chef, deux gigots.
— Bon. — Et le chef de danser dans son ofiBcine et
de révolutionner toutes ses casseroles.
Nos convives firent le plus grand honneur au
repas. Les mets furent arrosés de vin d'Espagne; au
vin d'Espagne succédèrent le café et les liqueurs, si
bien que la note de l'hôtelier, nouvelle tête de
Méduse, sembla terrifier les consommateurs; elle
arrêta brusquement le cours jusque-là paisible de
leur digestion.
— C'est bien, dit Marcillac avec sang-froid à l'au-
bergiste en insérant la note dans sa poche. Nous
additionnerons cela... Vous savez que nous prenons
domicile chez vous.
— Ah ! mais pardon, rectifia l'hôtelier, je n'ai pas
l'avantage de vous connaître, messieurs. Certaine-
ment, je ne doute pas de votre solvabilité, bien loin
de là... Mais j'aimerais autant être payé tout de
suite.
— Qu'à cela ne tienne, brave homme, reprit Mar-
— 91 —
cillac impassible. Qui a la bourse de la communauté?
Toi, je crois, Théodore?
Le musicien balbutia et répondit naïvement :
— Non, ma foi; tu te trompes. Tu sais bien que
tu t'en es chargé...
— Parbleu ! se hâta de répondre Fromentin, en
clignant de Tœil à ses amis; ne vous rappelez- vous
pas que Bourriquaud s'était chargé du trésor de la
communauté.
— Pauvre Bourriquaud ! soupira le philosophe.
Quel malheur de Tavoir perdu en route !
L'hôtelier qui suivait mot à mot cet étrange dia-
logue, avec une inquiétude croissante, demanda des
explications.
— Comment, vous avez perdu Bourriquaud, votre
caissier, en route... Je ne comprend pas bien, mes-
sieurs.
— Il s'est égaré aux environs du Sig, continua
Marcillac, mais il reviendra intact avec son sac d'écus,
car Bourriquaud n'a jamais rien perdu... que son
chemin.
— Je ne doute pas de vous, messieurs, dit l'hôte-
lier impatienté; cependant veuillez excuser mon
insistance. Vous ignorez les mœurs et les usages de
ces contrées. Entre nous, on peut le dire, nous
sommes dans un pays de voleurs...
— Misérable 1 tonna Marcillac menaçant, en se
dressant de toute sa taille, tu nous traites de vo-
leurs!
— Infâme gargotier ! cria Fromentin à son tour,
tout ton sang ne suffirait pas à payer cette injure.
— 92 —
— Pourvu que je ne la paie pas de mon dîner,
c'est tout ce que je demande, répliqua vertement
Faubergiste. Mais je vais vous faire consigner chez
le commandant de la place.
— C'en est trop, mille dious ! hurla Marcillac en
sortant de table.
En ce moment un spahi, un zouave et un zéphir
(bataillon d'Afrique) qui se trouvaient dans la pre-
mière pièce, ouvrirent la porte du salon et s'inter-
posèrent entre les parties belligérantes.
— • Qu'y a-t-il? Pourquoi tant d'évolutions? de-
mandèrent-ils.
— Il y a, répondit l'aubergiste furieux, que ces
messieurs se sont gavés chez moi et qu'ils ne veulent
pas me payer.
— Est-ce vrai, messieurs? questionna le zouave.
— Nous ne demandons pas mieux que de payer,
dit Marcillac,
— Eh bien! alors... dit le zouave.
— Mais nous n'avons pas le sou, acheva Mar-
cillac.
— Pas le sou! Je suis ruiné! s'écria l'aubergiste
en tombant comme une masse sur une chaise.
— Pas le sou! répéta le chef de cuisine présent à
la scène. Eh bien ! comment ferai-je mon marché
demain?
— Allons I allons ! père gargotier, dit le zouave,
pas tant d'esbrouf pour le quibus. Ces camarades-là
n'ont pas figures de fripons.
— Mais en attendant ils digèrent mon dîner franc
de port, — répondit l'aubergiste.
Le juif Salomon.
— 95 —
— Eh bien ! nous vous en répondons de votre
dîner, moi et mes amis le spahi et le zéphir, à con-
dition que vous logerez cette nuit ces messieurs, et
demain nous réglerons tous ensemble ce compte-là;
ça vous va-t-il?
Les mains du zouave, du spahi et du zéphir furent
disputées à la fois par le chef, Faubergiste et les
artistes. Il y eût une effusion de sentiment difficile
à décrire. L'aubergiste, remué par une subite émo-
tion, pleura abondanunent ; le chef désormais
sûr de son marché, eut des accès de gaîté folle.
Tous les acteurs de cette scène trinquèrent à plu-
sieurs reprises, au milieu de Tenthousiasme général.
— Mes enfants, dit le zouave attablé et le verre
en main, nous devons nous expliquer franchement,
car demain sans doute vous serez dans le même
embarras qu'aujourd'hui, et, tout en causant, nous
pourrions vous trouver quelque bonne affaire.
Voyons, confiez-vous à Jacques le zouave, un vieux
dur à cuire. Quelles ressources avez-vous? quelle est
votre profession? D'abord, vous, tête blonde?
— Poète, homme de lettres, répondit Charles Fro-
mentin interpellé.
Le vieux zouave fit une grimace épique de mau-
vais augure.
— Un homme de lettres en Afrique, s'écria-t-il,
voilà du nouveau. Vous ne ferez rien ici, mon jeune
ami. Nous manquons absolument de cabinets de lec-
ture et d'académie ! Ah 1 si vous vouliez être souffleur
de notre théâtre.
— Tout de même, fil Fromentin.
— 96 —
— Bon! j'ai votre affaire. A votre tour, camarade,
questionna Jacques, en touchant amicalement Té-
paule d'Aldenis.
— Moi ! je suis un ex-deuxième violon de Tor-
chestre de la Porte-Saint-Martin.
— Un ex-violon, fit le zouave. Mauvais instrument.
Ah I si vous aviez la vocation de cardeur de matelas. . .
le besoin de cette profession se fait généralement
sentir à Maskara... Je vous enseignerai la manière
de battre la laine en mesure.
— Cardeur de matelas I répéta Aldenis. Le mé-
tier n'a rien d'attrayant : mais enfin... faute de
mieux...
— A un troisième, demanda le zouave.
— Je vous présente un peintre de paysages, dit
Marcillac, en se prenant par le poignet.
— Si vous étiez peintre de victoires, mon cher,
dit avec orgueil le vieux Jacques, zouaves, spahis,
zéphirs, turcos, chasseurs d'Afrique, nous poserions
gratis! Mais puisque vous avez le maniement des
couleurs, vous deviendrez un excellent teinturier-
dégraisseur.
— Va pour la teinture, s'écria gaiement Marcil-
lac.
— Et le quatrième, là-bas, le taciturne, qu 'est-il?
dit Jacques.
— Ancien professeur de philosophie, répondit
Marcillac.
— Bon ! nous en tirerong un avocat ou un honmie
d'affaires... Eh bien! mes enfants, il me semble que
vous voilà à peu près casés.
— 97 —
— Ce sont des professions peu libérales ! objecta
Aldenis, à qui le métier de cardeur de matelas sou-
riait peu.
— Ah ! si vous conservez les préjugés de TOcci-
dent, mes petits agneaux, répliqua le vieux zouave,
vous êtes certains de vivre aussi heureux en Algérie .
que sur le radeau de la Méduse. Vous ne trouverez
pas ici, comme en Europe, des sociétés de secours
mutuels, des frères et des sœurs de charité. Chez
nous, chacun pour soi et Dieu pour tous ! Mais à vos
yeux écarquillés, à vos oreilles tendues, à votre air
de novices à bord, je juge que vous êtes diablement
étrangers à nos us et coutumes. Écoutez donc reli-
gieusement mon sermon et faites-en votre profit.
« Les Européens d'Afrique peuvent se diviser en trois
classes : les fonctionnaires, les colons agriculteurs
et les individus sans profession déterminée. Respect
à la première catégorie ! Elle a des appointements
fixes. Rien à dire de la seconde, sinon qu'elle ne met
pas le pot au feu tous les jours. Mais la troisième
dont vous faites partie... Ah! voilà celle qui vous
intéresse, car vous tranchez de la bohème. Notre
régiment de nomades est composé en grande partie
d'aventuriers, de gens décidés à tout pour arriver à
la fortune. Ils sortent on ne sait trop d'où; l'homme
qui débarque sur notre terre fait peau neuve. Per-
sonne ne peut trahir son origine douteuse ou divul-
guer son histoire. Nouveau phénix, l'émigrant renaît
de ses cendres. Il se blasonne de titres, d'honnêteté
et de vertus dignes de l'âge d'or; il se donne d'il-
lustres aïeux, de riches parents qui l'ont excommu-
— 98 —
•
nié pour une vétille; en un mot, il s'attribue la plus
intéressante et la plus poétique des odyssées. Mais,
malheur sur sa vie, si ses fantasques histoires lui
font perdre de vue la terre, s'il ne travaille pas, s'il
n'a pas argent en poche pour répondre à ses pre-
miers besoins, car le crédit est brûlé en effigie. Une
pièce de cent sous vaut dix francs; encore, pour
l'avoir, doit-on s'agenouiller humblement devant les
fils d'Israël. Lorsqu'on a conune vous, messieurs, le
gousset vide, il ne s'agit donc pas de s'amuser aux
bagatelles de la porte; il faut se mettre tout de
suite à une œuvre quelconque, à n'importe quoi, à
carder des matelats, à vendre des aiguilles, et se
garder de rougir de son métier. Il y a une absence
complète de préjugés chez nous. Le même homme
qui vend aujourd'hui du cirage ou des épingles sur
la place publique, obtiendra demain la concession
d'une vaste propriété, soumissionnera une impor-
tante entreprise, prêtera à la petite semaine, ou
prendra un grand établissement. L'Algérie est le
pays des métamorphoses! Ainsi, mes enfants, ar-
rière les vains amours-propres et les inutiles timi-
dités de la civilisation. Soyons chrétiens en France
et musulmans en Afrique! A l'œuvre! à l'œuvre!
Les travaux ne manquent pas chez nous; ce sont les
bras qui manquent; voilà le vrai défaut de la cui-
rasse. Nous avons moins bçsoin de peintres, de
poètes, de philosophes, de musiciens que d'indus-
triels, de maçons, de remueurs de terre ! J'ai dit. »
Les artistes remercièrent avec effusion le zouave,
le zéphir et le spahi, sauf pourtant Aldenis, qui
— 99 —
gardait encore sa rancune. Ce que voyant, le zouave
lui dit :
— Puisque vous ne vous sentez pas de vocation
pour le tricotage de la laine et que vous montez si
bien à Téchelle, nous ferons de vous un peintre en
bâtiment.
Cette dernière saillie mit en joyeuse humeur toute
la troupe, qui ne se sépara qu'à minuit. On promit
de se revoir.
L'hôtelier conduisit les quatre amis au premier
étage de sa maison, pour leur indiquer leurs loge-
ments respectifs.
Dans le corridor, il les arrêta et leur dit :
— Qui de vous. Messieurs, veut être logé à la
française?
— Tous I répondirent les artistes.
— Ah ! mais c'est impossible, reprit Thôtelier; je
n'ai qu'une chambre ornée de lit. Les autres sont
garnies d'un moelleux tapis qui assurément vaut
mieux que de la plume.
— Je réclame le lit comme le plus éreinté ! s'écria
A dénis.
Ses camarades ne contrarièrent pas le désir du
musicien, qui s'empara de la chambre ornée du lit.
Aussitôt couchés, nos aventuriers s'endormirent
du sommeil du juste; mais vers les trois heures du
matin ils furent réveillés en sursaut par les cris :
Au voleur I à l'assassin ! Tous les voyageurs de l'hô-
tel du Spahi envahirent instantanément la chambre
d'AIdenis, d'où étaient partis ces cris, et là furent
témoins d'un spectacle grotesque. Aldenis venait de
— 100 —
terrasser Thôtelier lui-même et s'apprêtait à Tétran-
gler, lorsqu'il en fut empêché par ses amis. On
s'expliqua de part et d'autre. Cet événement, qui
avait failli tourner au tragique, résultait d'une mé-
prise. Des voyageurs étaient arrivés à trois heures
du matin; l'hôtelier du Spahi, manquant de meubles
et de linge, avait pénétré à pas de loup dans la
chambre d'Aldenis pour lui enlever subrepticement
un vase de nuit et un couvre-pieds, qu'il destinait
aux nouveaux venus. Mais, en pratiquant cette opé-
ration difficile, il eut le malheur de réveiller Alde-
nis, qui en ce moment rêvait de batailles et d'Arabes.
Le musicien crut qu'il avait affaire à un assassin et
le traita comme tel. Grâce à Dieu, Thôtelier en fut
quitte pour la peur. L'explication terminée, chacun
regagna son lit, en riant de cette aventure.
Dès sept heures du matin, Jacques ouvrit la porte
de Fromentin.
— Qui va là? murmura le poète encore endormi.
— C'est moi, et j'entre ! dit le zouave.
— Ah! c'est vous, l'ami; donnez- vous donc la
peine de vous asseoir
— Sur votre tapis, n'est-ce pas? dit le zouave.
J'espère que vous êtes crânement meublé. Un pot à
tabac et un tapis. Voilà un hôtel bien garni, ou je
ne m'y connais pas. Cependant, il ne faudrait pas
s'endormir au sein des délices de Capoue. Vous
n'êtes plus à Paris, camarade!
— Mais, à propos, où diable sommes-nous? de-
manda Fromentin en se posant sur son séant
— A Maskara, la ville d'Abd-el-Kader, située à
Je vous apprendrai la manière de battre la laine en mesure.
(P. 96.)
— 103 —
quatre mille mètres au-dessus du niveau de la mer,
et à quatre mille lieues du Désert, répondit plaisam-
ment le zouave.
— Du Désert..., répéta Fromentin pensif; diable!
— Allons, réveillez-vous, bel endormi, dit Jacques.
Voici la servante qui vous apporte le champoreau du
matin.
— Champoreau! qu'est-ce que cela?
— Un mélange de café et d'eau-de-vie, de lait et
de sucre, ça nettoie Testomac, buvez de confiance 1
Moi je vais, pendant ce temps, réveiller vos cama-
rades. Nous devons nous entendre pour entrer en
campagne aujourd'hui même.
Lorsque les quatre artistes furent réunis, le zouave
leur fit à chacun la leçon. Il donna à Marcillac tout
ce qui est nécessaire au dégraissage des effets; fiel
de bœuf, potasse, alcali, gomme en poudre pour
lustrer l'étoffe dégraissée, et lui enseigna la manière
de s'en servir. Passant à Théodore Aldenis, il carda
un matelas devant lui en moins de vingt minutes.
Puis il montra à Eugène comment il fallait tirer h
voix de la poitrine afin de bien souffler aux acteurs
deMaskara, qui ne savaient jamais leurs rôles.
— Quant à vous, Pierre Balard, dit le zouave,
vous cumulerez les importantes fonctions d'écrivain
public, d'homme d'affaires et d'avocat. Demandez
toujours dix francs d'avance à ceux qui vous appor-
teront leurs dossiers. Dix francs d'avance! Toute la
science des hommes d'affaires est là.
A ce moment, l'hôtelier entra dans la chambre où
7
— 104 —
étaient réunis les cinq personnages, prit à part le
zouave et lui dit quelques mots à Toreille.
— Ohl quelle aubaine! s'écria Jacques. Faites
monter, corbleu! faites monter.
— Qu'y a-t-il donc? qu'arrive- t-il? demandèrent
les artistes intrigués.
— 11 arrive un client ! s'écria le zouave avec en-
thousiasme.
En effet, un individu à figure de fouine parut au
fond du corridor.
— A vos appartements, Messieurs ! dit le zouave
à ses élèves.
La sortie simultanée des artistes troubla le nou-
veau venu, qui demanda timidement l-avocat récem-
ment arrivé de Paris. Le zouave le conduisit dans la
chambre de Pierre Balard.
— Ah ! oui, le célèbre Balard, fit Jacques en allant
au devant du client. 11 est arrivé hier de Paris, et il
n'a pu s'installer convenablement. Je suis son bros-
seur, son confident; mais je ne sais pas s'il consen-
tira à vous recevoir. Il a tant d'affaires!
— La mienne presse.
— C'est bien. Je vais le prévenir.
Le zouave disparut quelques instants et revint
auprès du client, qu'il introduisit dans la chambre
d'Aldenis, Qù se trouvait Pierre Balard.
— Monsieur, dit aussitôt le client, j'ai appris ce
matin par la rumeur publique qu'un célèbre avocat
de Paris avait franchi nos murs, et j'accours vers
vous... J'ai une affaire très-difficile, très-laborieuse...
— 105 —
— LaboT improbus omnia vincit, — dit senten-
cieusement le philosophe.
-=- Il s'agit d'un terrain, reprit le colon, dont la
concession m'avait été accordée par l'administration,
et que la tribu des Hachem-Gharabas a ensemencé
sans m'en demander l'autorisation. Naturellement j'ai
pris les récoltes de ma terre; elles me revenaient de
droit. Mais la tribu, par l'organe de son caïd, a
adressé une plainte contre moi au commandant de
place. Un procès m'est fait, et je compte vous charger
de ma défense. Vous comprenez : il faut prouver que
les récoltes des Arabes m'appartiennent.
— Avez-vous entre les mains les titres de votre
concession? demanda Pierre Balard.
— Non, je ne les ai pas, répondit naïvement le
colon; cependant, ne pourrait-on pas prouver que
le terrain m'appartenait, puisque j'ai enlevé les ré-
coltes?
— Diable! le syllogisme pèche par la base. Le
terrain ne vous appartenait pas de jure ni de facto,
et la loi exige...
— Oui, interrompit brusquement le zouave, en
marchant sur le pied de l'innocent avocat qui allait
rebuter son client; oui. Monsieur, nous prouverons
que les Arabes sont des misérables...
— Des brigands, fit le colon.
— Des voleurs, reprit le zouave. Leurs récoltes
ne leur appartenaient pas. Ils ont volé un terrain
qui ne vous appartenait pas, mais qui aurait pu
vous appartenir. Nous le prouverons de juro et de
facto. M. Balard a prouvé bien d'autres choses
— 106 —
à Paris. Monsieur ne viendrait pas de Paris pour ne
rien prouver !
— Oh ! je me confie pleinement au talent éprouvé
de Monsieur, dit le colon, gagné par les paroles de
Jacques.
— Votre cause est gagnée d'avance... Mais vous
n'ignorez pas les usages de Paris. Un petit dépôt
préalable en numéraire est indispensable pour pre-
miers frais d'actes, de significations, etc. N'est-ce
pas, Monsieur? demanda le zouave à l'avocat im-
provisé.
— Oui, confirma Pierre Balard. Dix francs seule-
ment.
— Dix francs I murmura le client. Diable! si j'avais
su avant de partir de la maison... Je n'ai que cinq
francs sur moi.
— Eh bien! donnez-les, dit vivement Jacques...
ça passera comme à-compte pour aujourd'hui.
Le client tira avec précaution une pièce de cent
sous de sa poche; mais l'œil exercé de Jacques
découvrit une autre pièce dans les profondeurs du
gilet du colon. 11 résolut de la lui faire donner.
— C'est bien entendu. Monsieur, dit le colon en
remettant l'argent à Balard, vous vous chargez de
mon affaire. Je vous apporterai demain tous mes
papiers.
— Quand vous voudrez. Monsieur, répondit le
philosophe
— Ah ça ! Monsieur, dit le zouave en reconduisant
le client, n'auriez-vous pas, par hasard, de la Hterie
à refaire... Cet hôtel possède un cardeur de matelas
- 107 —
à nul autre pareil... Tenez, le voici, ajouta Jacques
en ouvrant la porte de la chambre d'Aldenis.
Celui-ci, stupéfait, ne sut rien dire.
— Non, non, zouave, je vous le répète, s'écria le
client, je n'ai pas de mauvais matelas !
— Au moins, revint à là charge Tobstiné zouave,
vos maisons ont-elles besoin d'être remises en état,
d'être réparées et repeintes à neuf? Voilà votre
homme! Monsieur Marcillac de Paris, peintre en
tableaux et en bâtiments.
— Mes maisons sont nouvellement bâties, répondit
le colon; je n'ai que faire d'un peintre.
— Comment, Monsieur, dit le zouave en recon-
duisant le client, vous, un riche colon , vous portez
des habits aussi souillés de taches, maculés de vile-
nies. Venez donc ! Nous possédons dans cet hôtel le
plus célèbre dégraisseur de Paris. Il va vous nettoyer
comme un gant.
Et ce disant, le zouave prit le colon au collet et
l'entraîna dans la chambre de Marcillac en faisant
signe à ce dernier de l'imiter. Ils se mirent tous deux
à savonner, à frotter cet homme des pieds à la tête,
en disant :
— Monsieur, que vous étiez dans un triste état !
Quel habit immonde! Quel sale pantalon et quel
gilet ! On ne vous reconnaîtra plus lorsque vous sor-
tirez de nos mains. Tenez, vous voilà métamorphosé !
Regardez-vous dans ce miroir.
— Merci, Messieurs, dit sans plus de f^çon le
client en tournant les talons.
— Pardon! s'écria Jacques, vous nous devez cinq
francs.
— 108 —
— Cinq francs ! Mais je ne vous ai pas demandé ce
nettoyage, moi!
— Qui ne dit mot consent, répliqua Jacques.
Comment! vous marchandez le plus célèbre dégrais-
seur de Paris, qui vous a mis au net? C'est mesquin.
Vos vêtements valent le double maintenant. Allons,
exécutez-vous de bonne grâce.
— Je consentirais volontiers; mais, vous le savez,
j'ai oublié de prendre de Targent chez moi. Je me
trouve au dépourvu.
— Cependant, dit le zouave, en dégraissant votre
gilet j'avais cru sentir une résistance sous les doigts.
— Ah! oui, ah! oui, fit le client, rouge de honte
et de peur, et mettant la main dans sa poche pour
s'assurer qu'il n'était pas volé. La voici! la voici!
Mais c'est hors de prix.
— Tenez, je vous donne un morceau de savon par-
dessus le marché, dit Jacques en prenant la pièce de
cinq francs.
Le client sortit, complètement nettoyé, de la
chambre du dégraissage, jurant, mais un peu tard,
qu'on ne l'y prendrait plus.
— Eh bien ! mes amis, dit le zouave aux artistes,
vous voilà à la tête de dix francs. Ne désespérez
jamais de la Providence. Aide-toi, le ciel t'aidera!
Ah çà ! tenez- vous sur vos gardes. Je vais faire an-
noncer aujourd'hui dans la ville, par l'embouchure
de mon ami le trompette, que les habitants de
Maskalli trouveront à l'hôtel du Spahi une cargaison
d'industriels et d'artistes parisiens : teinturiers, dé-
graisseurs, cardeurs de matelas, peintres en bâti-
^'I
Aldenis venait de terrasser Thôtelier lui-même et s'apprêtait
à rétranglcr. (P. 99.)
— 111 -
ments, hommes d'affaires, professeurs de belles-
lettres et de philosophie, etc. Les travaux ne vous
manqueront pas, je vous en réponds. Voyez, j'ai
semé ce matin seulement la bonne nouvelle, et nous
avons déjà récolté un client !
— Quel homme étonnant vous êtes I dit Marcillac
au brave Jacques.
— Non, pas un homme étonnant, répliqua Jacques,
mais un vrai zouave, je m'en fais gloire, également
propre à battre Tennemi et à se tirer d'affaire dans
la pratique industrielle de la vie civile ! Tête, bras
et jambes toujours en avant !
— Mais enfin, dit Marcillac, pourquoi vous dé-
vouer ainsi à notre cause? Qu'avons-nous fait pour
que vous vous intéressiez si fort à nous?
— Est-ce que je sais, moi ! Je vous ai vu hier au
soir exposés, avec votre inexpérience et vos illusions,
à mourir de faim, et, ma foi, j'ai voulu me mettre
en travers du destin! Et puis, vrai! votre physio-
nomie m'a plu au premier coup d'œil. C'est peut-être
parce jue vous êtes de beaux, de fringants jeunes
gens, tandis que je suis vieux comme Hérode. J'ai
besoin de m'attacher à quelqu'un, à quelque chose.
Je m'ennuie... Il y a longtemps que je n'ai tripoté les
Arabes. Après tout, quoi ! une bonne action, par-ci,
par-là, rachète quelque vieux péché, vous com-
prenez. . . la balance. . . Au diable l'explication ! Est-ce
qu'on se rend compte du pourquoi et du parce que
de ces choses-là! Je vous aime et je vous servirai
tant que je pourrai, voilà la chose I
— Vous êtes notre sauveur, maître Jacques, s'écria
Marcillac.
— 112 —
— Oh! pas tant d'épithètes. Songeons à Faction.
Vous, le héros de la teinture, à vos baquets. Vous,
Thomme d'affaires, à votre bureau. Vous, Aldenis,
au tricotage de vos matelas. Quant au seigneur
Fromentin, je vais le présenter inunédiatement au
directeur du théâtre de Maskara, qui a besoin d'un
souffleur. Allons, les enfants, bon courage et joyeuse
humeur! Tête, cœur, bras et jambes toujours en
avant !
Sur cette dernière parole, le zouave prit le bras du
poète et sortit avec lui de Thôtel du Spahi.
Eugène Fromentin fut agréé par le directeur du
théâtre de Maskara. Le soir même, il soufflait les
Premières amours de M. Scribe, à la satisfaction
générale des artistes. Le lendemain, il dut jouer un
rôle de comparse dans un ballet, car la troupe du
père Laurenton était assez pauvrement composée. Le
machiniste jouait les seconds comiques; la première
amoureuse dansait le pas de deux avec le jeune pre-
mier, un fort beau maréchal-des-logis des spahis. Un
artiste de la troupe du père Laurenton devait être
universel : jouer la tragédie, le drame, la comédie
et le vaudeville, chanter Fopéra, danser le ballet,
doubler, souffler et figurer au besoin.
Fromentin eut d'abord beaucoup de mal à tirer
de sa poitrine la voix de ventriloquie des souffleurs
de théâtrej en outre, sa position dans le trou de
Forchestre était fort gênante; mais il trouva d'a-
gréables compensations à ces petites misères du
métier. Avant le lever du rideau, les aétrices pre-
naient leur voix la plus caressante pour lui recom-
- 113 —
mander tel ou tel passage de la brochure : et lorsqu'il
était retiré au fond de son antre, il pouvait admirer
les tibias et les pieds mignons de ces dames, si bien
qu'à force de contempler aux feux de la rampe le
pied cambré d'une actrice espagnole qui jouait les
ingénues, le poète-souffleur en devint amoureux fou.
Il passait sa vie au théâtre, il y couchait, il ne voyait
plus ses amis de Thôtel du Spahi, Ceux-ci, de leur
côté, trimaient furieusement.
Grâce au trompette de zouaves, les clients étaient
venus en nombre. Aldenis maugréait toujours contre
sa position sociale de cardeur de matelas ; il se plai-
gnait d'une toux causée par la poussière de la laine.
Quant à Marcillac, il s'acquit bientôt à Maskara une
réputation d'excellent teinturier-dégraisseur. Il eut
spécialement la clientèle des fils d'Israël. Tous les
juifs qui ne s'étaient pas fait nettoyer depuis Moïse*lui
apportèrent turbans, vestes, culottes, caftans. Mais
la roche Tarpéienne est près du Capitole. La pré-
somption perdit Marcillac. Se croyant sûr de son
talent, il entreprit de dégraisser avec de l'alcali une
magnifique robe plaquée d'or et la brûla.
Cette robe de juive valait au moins quinze cents
francs. Lorsqu'il la reporta à son propriétaire, la
femme Salomon menaça Marcillac du poing, l'injuria
en hébreu, lui fit une scène qui se serait terminée
d'une façon si dramatique, une jeune fille n'était
venue se placer, nouvelle Sabine, entre les cham-
pions. C'était mademoiselle Salomon elle-même,
pianotant agréablement et parlant purement la langue
française. Elle désarma le fougeux Marcillac, par sa
— 114 -
parole harmonieuse, autant que par sa ravis3ante
figure du plus pur type Israélite. Le teinturier-dé-
graisseur se retira en emportant dans son cœur cette
angélique apparition.
Marcillac croyait sa malencontreuse affaire ter-
minée, lorsqu'il reçut une assignation à comparaître
devant le commissaire civil pour avoir à payer deux
mille francs de dommages-intérêts comme indemnité
de la robe brûlée. Grande rumeur dans la colonie
artistique. Comment se tirer de ce mauvais pas?
Deux mille francs à payer ! Jamais les quatre amis
ne réaliseraient pareille somme. Cette nouvelle
atterra le zouave Jacques lui-même ; il ne parlait de
rien moins que de désosser le juif Salomon. Enfin on
prit un parti; il fut décidé que Tavocat Pierre Ba-
lard défendrait Marcillac.
Le jour des débats, une nombreuse assistance,
attirée par Tétrangeté de la cause, assiégeait la barre
du commissaire civil. Maître Salomon se présenta
armé de la robe, pièce de conviction du délit,
exposa ses griefs, réclama chaudement ses dommages-
intérêts, s'écriant qu'il n'aurait pas donné la robe
de sa femme pour dix mille francs. Il pleura, il
émut l'auditoire. A son tour Pierre Balard, le dé-
fenseur de l'inculpé, se leva. Il ouvrit la harangue
par des considérations philosophiques, fort étrangères
au dégraissage, sur les costumes de l'antiquité
grecque et romaine, qui lui valurent de nombreux
rappels à l'ordre de la part du commissaire civil.
Ces, interruptions le troublèrent et jetèrent une
grande confusion dans sa plaidoirie.
- 115 -
S'apercévant que son ami le perdait bel et bien,
Marcillac demanda la parole. Il convint avec fran-
chise de la brûlure de la robe, contesta la valeur du
donamage causé, et termina son allocution en disant
qu'il lui était impossible de remettre deux mille
francs au juif, mais qu'il lui offrait, en revanche,
d'épouser sa fille sans dot. Cette conclusion fort
inattendue provoqua un rire homérique dans l'as-
semblée.
— Ne riez pas, messieurs ! s'écria Marcillac avec
une imperturtable gravité ; mon père possède deux
châteaux avec ponts-levis et mâchicoulis sur les
bords de . la Garonne ; ma tante maternelle ne con-
naît pas l'étendue de ses terres, et, dès que je serai
rentré en grâce avec mes parents, il me sera facile,
si ma proposition de mariage n'est pas agréée de la
plaignante, de donner deux misérables billets de
mille francs!
Ces affirmations hardies arrêtèrent les moqueries
de la foule. Le juif Salomon lui-même considéra
d'un air d'intérêt l'homme qui se proposait de deve-
nir son gendre.
— S'il n'était pas chrétien, murmura-t-il. Au sur-
plus, c'est à voir. En attendant, je me désiste.
Le commissaire civil, désarmé, acquitta Marcillac
de la plainte portée contre lui, en lui recommandant
cependant de ne pas brûler, à l'avenir, les robes,
sous prétexte de les nettoyer.
L'aventure de la robe juive popularisa Marcillac
à Maskara. Ses amours furent commentées, cou-
rurent de bouche en bouche Marcillac se piqua au
-116 —
jeu. S'étant rendu à une soirée donnée par le com-
mandant de place à la population de Maskara, il
eut le bonheur de causer et danser avec la belle
Rachel Salomon. Dès lors il passa àTétat d'amou-
reux fou comme son ami Charles Fromentin; mais
le poète ne manœuvra pas aussi bien que Marcillac.
Il eut Fimprudence de s'aliéner le public en défen-
dant publiquement Tactrice espagnole contre le
public. Un soir qu'on la sifflait à outrance, Fromentin
surgit impétueusement de son trou de souffleur,
d'où il n'aurait jamais dû sortir, et harangua le par-
terre d'une manière inconvenante.
— A ta niche! à ta niche! lui cria le public.
Cette sortie insolite le couvrit de ridicule et lui
valut un duel. Heureusement, Jacques le zouave
arrangea l'affaire. Mais l'actrice sifflée dut quitter
Maskara; elle se rendit à Barcelone, où Charles
Fromentin l'accompagna contre le vœu de ses amis.
Une pierre de l'édifice enlevée, le reste croule.
Bientôt l'association des artistes se démembra com--
plétement. Marcillac épousa Rachel la belle juive
et suivit la famille Salomon, qui allait résider à
Constantine.
Aldenis, de plus en plus dégoûté du cardage, s'en-
gagea dans la musique militaire à Mostaganem.
Pierre Balard fut le seul qui tint ferme à Maskara,
à la grande satisfaction du bouave, que ces départs
successifs avaient attristé.
— On ne vous enlèvera pas, philosophe, comme
ces étoumeaux de Fromentin et de Marcillac, disait-il
souvent à Pierre Balard.
En ciîet, un individu à figure de fouine parut au fond
du corridor. (P. 104.)
— 119 —
Le zouave se trompait.
Après un éclatant insuccès devant le tribunal du
commissaire civil, Pierre Balard, qui avait quelques
connaissances en médecine, se fit docteur consultant
des indigènes.
Il réussit dans cette nouvelle profession. Les
Arabes des plus riches tribus renvoyèrent chercher
fréquemment. Une Mauresque de Cacherou réclamait
souvent sa présence, quoiqu'elle ne fût pas le moins
du monde malade, causait quelques instants avec lui
et le payait avec générosité.
Pierre Balard cherchait vainement à comprendre
le sens caché de cette étrange conduite, lorsque Tex-
plication lui en fut donnée un jour par la négresse
de la Mauresque, qui lui apporta un riche costume
arabe et lui dit que sa maîtresse les attendait au ravin
des Lauriers-Roses de la plaine d'Eghris, pour partir
ensemble au désert. Le philosophe fut si stupéfait
d'avoir inspiré cette passion, qu'il chaussa machi-
nalement les babouches et se laissa vêtir sans oppo-
sition par la négresse du reit, du haïk, du burnous.
— Cela tient des Mille et une Nuits, pensait-il.-
Pourquoi n'obéirais-je pas au destin. Je n ai plus
damis àMaskara. Le sort en est jeté! Allons étudier
les mœurs des Bédouins au désert !
Et le philosophe Pierre Balard, soudainement
métamorphosé en Arabe, suivit la négresse au ravin
des Lauriers-Roses.
Lorsque Thôtelier du Spahi apprit à Jacques le
départ de Pierre Balard, le zouave s'écria furieux :
— Oh! les Juifs! les Espagnols! les Arabes! Ils
8
— 120 —
m'ont enlevé mes amis 1 Ils me le paieront cher à la
première occasion.
Cette explosion de colère passée, le zouave, resté
seul, se mit à pleurer comme un enfant sur ses
élèves qu'il ne devait plus revoir.
Ainsi ces quatre compagnons, après avoir juré de
rester unis jusqu'à la tombe, s'étaient séparés au
premier choc de la passion, comme les grains de
poussière que le tourbillon disperse dans l'espace;
et ce voyage, qui avait conunencé par l'enthou-
siasme, l'union, la misère et la gaité, finit par l'isole-
ment, la fortune et la tristesse. N'est-ce pas la vie en
abrégé?
TROISIÈME PARTIE
LA FAHTASIA DU RAMADAH
« ÀahA! aahA! aahô! Plas vite encore,
mon coursier. Tues agilecomme la panthère»
gracieux comme la gatelle; tu bondit comme
le lion; le feu Kort de tea naseaux. Aahâ,
aahô, le paradis est à nous. Vole an sep-
tième ciel du prophète. »
{Légende arabe.)
Oui, elle a jeûné pendant une lune entière; oui,
elle a suivi, jusque dans ses prescriptions les plus
cruelles, la loi de son prophète, cette race austère et
croyante, fille dlsmaël le bâtard et le maudit; —
oui, pendant trente jours, de Taurore au couchant,
elle s'est abstenue de tout aliment. — Effrayantes
macérations, qu'elle seule au monde puisse sup-
porter avec cette résignation et ce stoïcisme dignes
deTantiquitél
Mais voyez s'illuminer tout à coup de rayons de
gaîté toutes ces physionomies mortes, tous ces
visages hâves et anguleux, aux rides creusées par
la maigreur et la faim. C'est que la dernière heure
du ramadan a sonné 1 Aussitôt des troupes de nègres
— 126 -
font irruption dans Maskara. Ils vont de porte en
porte en criant, dansant, faisant un infernal chari-
vari; les uns frappent sur de grosses caisses, avec
un bambou, trois coups précipités d'une étemelle
monotonie, les autres battent des mains de petits
tams-tams de forme cylindrique, qu'ils retiennent
sous Taisselle, tandis que ceux-là remuent vivement
d'énormes castagnettes en cuivre, ressemblant assez
à des bouches de soupape, rendant un son discordant
comme des casseroles en ré^^olution, et que ceux-ci
pivotent sur eux-mêmes avec la rapidité d'une toupie.
Les deux nègres qui tourbillonnent sont entourés de
musiciens, dansant alternativement sur le pied droit
et sur le pied gauche, se baissant et se relevant en
cadence par mouvements convulsifs. Les Arabes ou
les juifs qui sont l'objet de ces honneurs ne sont
délivrés du vacarme diabolique des nègres qu'après
leur avoir donné un boudjoud.
La dernière heure du ramadan a sonné... Quelle
joie! quel délire 1 II est enfin permis de se nourrir,
de manger à loisir du couscoussou. On ne saurait
trop célébrer l'heureux jour de délivrance, la Pâque
musulmane. Les moukères, entourées de musiciens,
exécutent la danse du yatagan. Fantasia! fantasia!
vite la splendide parure du cheval! D'abord sa housse
brodée de palmes, sa bride lamée d'argent, sa selle
damasquinée et poinçonnée d'or. Quel luxe! quelle
magnificence ! Comme le coursier arabe dresse fière-
ment sa tête intelligente et fine sous ce somptueux
harnachement ! Comme ses veines, où coule un sang
impétueux, dessinent leurs lignes sous sa blanche
- 127 --
robe? Orgueil de TArabe, Theureux animal est plus
choyé que la houri reléguée sous la tente. A la
femme Tisolement, Fesclavage, la nuit; — au
cheval les honneurs, les riches draperies, le soleil,
la fantasia I
Pour être digne de son coursier, l'Africain a
chaussé ses larges bottes de maroquin rouge; il
s'est drapé de son superbe haïck; il a endossé son
burnous brodé d'arabesques, au capuchon orné d'une
myriade de glands de soie ; il a coiffé son chapeau-
pyramide tressé de pailles jaunes et rouges; il a pris
son yatagan et son fusil au long canon cerclé d'an-
neaux d'argent, et dont la crosse, petite et très-
aplatîe, est surmontée d'une grossière batterie à
pierre, serrée par une vis à rouet, comme les arque-
buses du moyen âge.
— A cheval ! à cheval ! et courons au rendez-vous
général de la fantasia, aux plaines de Maskara.
Avant de parler de la pièce et des acteurs, quel-
ques mots du théâtre.
C'est grandiose et vaste comme la mer. L'admi-
rable bassin qui entoure Maskara, assis sur une
éminence, étend au loin ses immenses nappes de
chaume et de palmiers nains. Elles sont cerclées du
côté dû désert par des vagues de mamelons, qui
moutonnent sous le dôme profond d'un ciel dont
pas une teinte ne trouble Tazur. Au levant, trois
assises parallèles de granit, comme une trinité de
monstrueux sphynx, allongent leurs blocs dans la
vallée. Une chaude et limpide lumière baigne ces
plaines fertiles, coloriées de mille nuances diverses
- 128 -
et coupées par intervalles de larges oasis, chatoie
sur les roches anguleuses, et comble de grandes
ombres les ravins des montagnes au-dessus des-
quelles planent aigles et vautours.
Mais à rhorizon glissent des armées de nuages,
poussées par une brise sud-est entre les étroites
vallées qui fuient en perspectives infinies à travers
les assises affaissées des monts. Ce sont les belli-
queuses tribus des Beni-Chougrans et des Hachem,
qui arrivent à franc-étrier des montagnes du désert.
En un instant la plaine se tatoue, comme par
enchantement féerique, d'une myriade de bouquets
de lys, qui scintillent aux rayons du soleil. Chaque
sillon vomit un burnous. Tous ces groupes mobiles
convergent vers un même but et y sont bientôt réu-
nis. Mais telle est l'immensité de ce théâtre, de ces
plateaux, vastes comme Thorizon, que cinq à six
mille Arabes tourbillonnant sur un seul point, se
confondant dans un pêle-mêle inextricable où une
foule de teintes légères bariolent le fond blanc des
burnous, ressemblent à ime fourmilière en travail,
où chaque insecte remue.
Quels signes pourraient exprimer la majesté de
cette nature, au milieu de laquelle Thomme apparaît
conune un ciron à côté d'un mastodonte? A-ucun, si
ce n'est l'adoration de ce pauvre nègre tout meurtri
de fatigue, et qui pourtant oublie la fantasia pour
remercier Allah. Les curieux le voient prosterné,
embrassant de tout cœur et à pleine bouche la terre,
roulant son front meurtri dans la poussière. Il se
relève à genoux, et, tourné ^ers l'orient, reste im-
~ 129 -
mobile, enseveli dans une muette contemplation. La
chaude lumière qui embrasse ces espaces incommen-
surables, se joue dans les labyrinthes de ces pro-
fondes perspectives, ondule avec les lignes aziu^ées
des monts, éblouit sa vue et son esprit. Ce n'est pas
un Prométhée ni un idéaliste; il n'a pas le courage
de soulever le coin du voile qui lui cache la Divi-
nité; il n'a pas la force de mesurer de Tœil et de
la pensée les mystères grandioses de la création;
cette puissance incompréhensible le renverse à terre;
il retombe accablé de toute la grandeur de Dieu,
en murmurant un nouvel acte de soumission et de
respect. Simplicité religieuse, que tu es grande sous
le ciel 1
Déjà les chevaux arabes bondissent en vraies ga-
zelles à travers les palniiers nains; les tribus s'erl-
chevêtrent, et leurs coursiers, lancés au trot ou au
galop, forment des cercles, des anneaux, des lo-
sanges, une foule de figures plus ou moins géomé-
triques qui se brisent à' peine formées. Mais l'heure
de la fantasia a sonné, et, à la voix des aghas et des
caïds, qui jettent deâ sons gutturaux dont les Euro-
péens ne distinguent que ces syllabes souvent répé-
tées : Arroi fissaf (marche vite), les Arabes, toujours
dociles à leurs chefs, viennent se ranger autour des
bannières de leurs tribus. Et ces chevaux si tur-
bulents, si emportés tout à l'heure, sont mainte-
nant d'une inunobilité surprenante : le lion s'est fait
agneau. C'est là du reste le caractère de la race
arabe : désordonnée et furieuse dans l'action, pé-
trifiée dans le repos. La modération bourgeoise du
~ 130 ^
pâle Occident est une vertu inconnue à ce peuple
du soleil.
Les cavaliers se disposent en guirlandes sur le
terrain qui leur est assigné par le commandement.
Il se forme là un chapelet vivant de huit à dix goums
et d'une quarantaine de tribus, accourues de toutes
les montagnes dépendant de la subdivision de Mas-
kara. Chacune d'elles se compose de cent à cent
vingt hommes. Ce ne sont que les notables du douar,
ce qu'on pourrait appeler l'aristocratie arabe, les
guerriers. Les pauvres, qui n'ont pas eu assez de
boudjouds pour acheter une monture, en sont ré-
duits au rôle de spectateurs et de piétons, posture
de la dernière humiliation pour les Arabes.
Chaque tribu, — signe distinctif de l'organisation
politique des Arabes, — a son drapeau qui lui est
particulier et qui la différencie des autres; ces ban-
nières, d'une nuance unique, pour la plupart vertes,
oranges, jaunes ou bleu lapis, sont de soie brochée.
La hampe est couronnée d'une boule en cuivre doré,
supportant un croissant d'argent. Dans l'ampleur
de l'étoffe, une main, invariablement brodée de soie
blanche, indique de ses cinq doigts un mot mysté-
rieux qui doit préserver la tribu ou le goum de Tin-
fluence du djinn, du mauvais esprit. Celui qui porte
le drapeau, — très-haute dignité, — est vêtu d'un
manteau écarlate. Toutes ces bannières, de nuances
très -vives, flottant au-dessus de blancs escadrons
arabes, produisent un effet enchanteur.
Nous pouvons nous approcher sans danger pour
admirer de plus près ces Africains, majestueusement
— 131 —
drapés dans leurs manteaux, fièrement campés sur
leurs selles, dont les deux extrémités très-relevées
leur emboîtent Fabdomen et les reins, tandis que
leurs pieds sont chaussés à Taise dans leurs larges
étriers. Tous ces cavaliers, dont les figures sont
visiblement amaigries et parcheminées par le jeûné
du ramadan, regardent avec admiration leur chef,
leur agha, qui se tient à quelques pas devant eux.
Il est facile de deviner qu'ils ne supportent pas Tau-
torité à la manière occidentale, mais qu'elle est pour
eux une religion, qu'ils Taiment et la respectent
sans prêter la moindre attention à ses nombreux
écarts ou à ses actes d'arbitraire.
Aussi quelle magnificence, quel luxe éclatant
couvre la personne vénérée de l'agha ! Son chapeau-
pyramide est couronné de plumes d'autruche; son
burnous, de la laine la plus fine, d'une blancheur
immaculée, est à moitié couvert d'un autre man-
teau de drap rouge dont les plis retombent à profu-
sion sur la croupe de son admirable cheval à la
crinière ondoyante, à la belle encolure, qui porte
orgueilleusement la tête, et semble comprendre de
quel précieux fardeau il est chargé. La selle n'est
qu'un massif d'or, de brillantes arabesques; les
brides et les étriers sur lesquels reposent les bottes
de l'agha sont plaqués d'argent. La poignée de son
yatagan recourbé est incrustée de pierreries, et la
crosse de son fusil sillonnée de serpents diamantins.
Toutes les richesses luxuriantes et prodigues de
l'Orient sont accumulées sur cette magnifique statue
équestre.
- 132 -
On bat aux champs pour signaler Tarrivéé des
troupes françaises. Les spahis, en grande partie re-
crutés parmi les Arabes, ouvrent la marche, et les
chasseurs la ferment. Au milieu défilent un régi-
ment de ligne et le 1*' bataillon d'Afrique (compa-
gnie de discipline) qui porte le glorieux trophée de
Mazagran. Ce drapeau criblé de balles, réduit en
charpie, inspire à tous les Français qui le voient
une sainte émotion, le légitime orgueil d'appartenir
à une nation qui compte dans ses annales de tels
faits d'armes; et le philosophe est heureux de pen-
ser que rhéroïque défense de Mazagran a été faite
par des hommes mis au ban de l'armée, par des dis^
ciplînés. 11 ne faut jamais désespérer d'un être chez
lequel la grandeur et la dignité originelles de la
créature de Dieu restent toujours empreintes d'un
signe ineffaçable.
Mais un grand mouvement se fait dans les tribus,
qui, pour laisser place aux bataillons français, sont
contraintes de briser leur anneau et d'élargir leur
zone. Elles galopent alors en masse avec une telle
rapidité, que leur bannières ressemblent à des mâts
de navires glissant sur l'onde. C'est à peine si, d'un
morne élevé, le spectateur peut suivre ces évolu-
tions; la plaine n'offre plus à l'œil ébloui qu'un
vaste incendie. Les rayons solaires éclaboussent sur
les yatagans, les fusils, les brillants harnachements
des chevaux. Ce n'est partout qu'or et argent ruis-
selant dans les flots de lumière; la nature a en-
flammé tous ses tons, les montagnes sont effacées
et noyées par les teintes dorées. Rien ne peut don-
— 133 -
ner une idée de cette lumineuse fusion, de cet enfer
africain.
Les spahis, couverts de leurs manteaux écarlate,
qui ressortent vivement sur les blanches draperies
des Arabes, se placent à quelque distance de leurs
compatriotes, dont ils sont plus redoutés qu'aimés.
L'ombre légère du tableau est faite par les lignes des
régiments français qui se portent en face des tribus.
Toutes ces troupes ne prendront pas de part active à
la fantasia ; ce drapeau mutilé de Mazagran, ces ca-
nons qui allongent signifîcativement leurs gueules,
ces bataillons et ces escadrons disciplinés et alignés
au cordeau, ont Tutile but de convaincre les Arabes de
la puissante valeur de leurs conquérants, dans le cas
où ils s'aviseraient de changer en guerre sérieuse les
combats simulés auxquels ils vont se livrer tout à
rheure.
Le général, commandant la subdivision de Maskara,
arrive, suivi de son état-major. Il parcourt au galop
le champ de manœuvre sur son cheval Isabelle , et
commence la revue des tribus, qui, à son passage,
élèvent en son honneur des colonnes d'encens en
tirant en l'air des coups de feu. Les nuages de poudre,
qu'aucune brise ne repousse, forment au-dessus des
Arabes un ciel brumeux.
Cependant la foule de curieux presse, de ses flots
impatients, la banderole circulaire formée par les
escadrons arabes et les troupes françaises. La plaine
est couverte de tentes et de groupes; les tribunes
regorgent de dames. On attend anxieusement le si-
gnal de la course, qui a été tracé sur un terrain d'une
— 134 —
lieue de longueur, et dont le point de départ et le
but sont marqués par des trophées de feuillages
couronnés de drapeaux tricolores. Enfin le canon
retentit et aussitôt une foule de cavaliers volent sur
la pelouse
Qui n'a. pas vu de levrettes lancées dans une
plaine sur un lièvre, qui n'a pas fait sortir de son
gîte un cerf effrayé, ne peut pas se faire une idée de
la vélocité de ces petits chevaux arabes, se ramas-
sant sur eux-mêmes et se détendant avec une fougue
furieuse. Le sol s'enflamme sous leurs pas; leurs cri-
nières flottent en désordre et se mêlent aux draperies
de leurs cavaliers. Les concurrents se suivent égale-
ment, se mesurent et se pressent jusqu'à la moitié de
la course; mais alors deux coureurs plus agiles se
détachent du gros de la troupe.
Les têtes ardentes de leurs chevaux sont au même
niveau. Le noir a plus de feu, mais le blanc plus de
mesure et de nerf dans son galop. Trente mètres seu-
lement les séparent du but. Lequel triomphera? Les
deux tribus intéressées ne se contiennent plus, elles
sortent de leurs rangs malgré les ordres de leurs
chefs... elles hurlent, jettent des cris sauvages, en-
couragent du geste et de la voix leurs représentants
La lutte touche à sa péripétie, et les deux coursiers
semblent n'en faire qu'un. Ils ne peuvent se dépasser.
La partie sera-t-elle nulle? Qui l'emportera donc du
blanc ou du noir? C'est ce dernier. Il franchit d'un
bond de tigre le dernier espace qui le séparait du
trophée; mais, à peine arrivé, il tombe à terre et se
roule ensanglanté : l'Arabe lui avait enfoncé ses
- 135 —
longs éperons dans les flancs. Cependant le coura-
geux animal se relève, il peut marcher encore. Son
cruel maître reçoit des mains du général le prix du
vainqueur , un magnifique fusil , et le porte tout
triomphant à sa tribu, qui manifeste par toutes sortes
de cris et de contorsions son exubérante joie.
Un autre escadron volant sillonne la plaine. Cette
fois se sont les burnous rouges qui montent les cour-
siers les plus agiles. Les spahis.se serrent de près.
La victoire doit appartenir à Tun d'entre eux : mais
une espèce de gnome,, un Marocain nu conmie ver,
qui, par ruse, s'était un peu écarté de la troupe, coupe
tout à coup le terrain en diagonale; son cheval, ra-
pide comme Toiseau, dépasse bientôt ses adversaires
et arrive le premier au but, à Fébahissement général
du public.
Le Marocain, dans son costume par trop primitif,
surtout pour les spectatrices, se présente devant la
tribune du général, qui Tadmoneste sévèrement sur
son inconvenante tenue et cependant lui donne le
prix : un riche sabre.
Deux autres courses auxquelles prennent part
Arabes, spahis et chasseurs suivent celle-ci; ce sont
toujours les Africains qui remportent la palme et qui
sont accueillis en triomphe par les vociférations de
leur tribu.
IL
Hélas ! le soleil a ses nuages, chaque chose à son
ombre ici-bas, toute beauté sa caricature, — sar-
casme du néant jeté sur la création entière. La
femme a la vieillesse, les gracieux rires de la joie,
les grimaces de la douleur, Thomme a le singe, et
le cheval Tâne... Oui, pardieu! c'est bien d'un trou-
peau d'ânes qu'il s'agit.
Toutes les bourriques du pays, — et ce n est pas
peu dire, — ont été réunies, se sont donné rendez-
vous pour concourir. Mais , que c'est triste ! Comme
ces Aliborons échinés de fatigue , le corps tout pelé
par les caresses du maître, ont un air penaud qui
contraste avec la fierté de' port du cheval arabe ! Il
faut une peine infinie et un déluge de coups de ma-
trak pour les placer en rang. Enfin, après une foule
d'épisodes comiques, les Arabes sont maîtres de leurs
montures.
Le signal est donné.... Mais le départ des ânes est
accueilli par un rire universel. Au lieu de suivre la
— 137 —
ligne directe, ils se jettent de tous côtés, comme une
fusée qui éclate dans les mains d'un artificier; ils se
répandent à tort et à travers dans la plaine. Cepen-
dant trois bourriques d'un esprit plus droit s'ache-
minent en trottinant paisiblement vers le but. Mais
tout à coup, ennuyées des coups de bâton que les
cavaliers leur administrent pour accélérer leur
marche, elles s'arrêtent en jetant des braiements
formidables. On a beau les frapper, elles ne remuent
pas plus qu'une roche. Un Arabe, mieux avisé que les
autres, triomphe de Tempêchement en chargeant
Fane sur son dos et en le portant jusqu'aux trophées,
au milieu des huées et des rires des spectateurs. Ce
trait d'esprit est couronné de succès. L'Arabe reçoit
le prix, d'une modique importance, et l'âne se retire
triomphalement à pied.
IIL
Une multitude d'enfants arabes grouillent d'impa-
tience dans un pêle-mêle où Ton ne distingue que
deux nuances : celle de leur longue chemise, de leur
blanche tunique et celle de leur calotte rouge. Ils
sont du reste nu-pieds. La baguette du commissaire
est à peine levée qullâ courent en désordre, se cul-
butant, sautant les uns par-dessus les autres, pour
arriver plus promptement. Chose bizarre, c'est le
plus petit de la troupe qui met le premier le pied
dans l'enceinte et remporte la victoire. Que sa mère
n'est-elle là pour jouir de son succès! Mais l'absurde
coutume la retient esclave au gourbi (1).
Autant les enfants sont faits pour courir, autant
les hommes paraissent ridicules dans cet exercice.
C'est ce que nous prouvent des soldats, qui sont
certes plus gracieux, quand ils chargent l'ennemi.
La course à pied avec sac et fusil, exécutée par trente
(1) Hutte, demeure.
_ 139 —
militaires, offre pourtant quelque intérêt. G'esl un
zéphyr (bataillon d'Afrique) qui remporte; mais le
général, parfaitement instruit des mœurs rusées de
ces soldats, ordonne de visiter le sac du vainqueur :
on le trouve vide. Étonnez -vous de la légèreté du
zéphyr ! Le général ne parait pas enchanté de ce tour
d'espiègle, et il donne le prix au coureur qui a suivi
de plus près le zéphyr, à un voltigeur qui avait eu
la bonhomie de remplir son sac, selon Tordonnance.
IV.
Arrièi^e les jeux d enfants.... Ils sont terminés et
la véritable fantasia commence. La fougue africaine
se donne libre carrière. Deux cavaliers se détachent
des tribus et traversent au galop le champ de course
en faisant tournoyer au-dessus de leur tête leurs
longs fusils, qu'ils jettent en lair et qu'ils reçoivent
dans la main droite, en habiles jongleurs. Puis, se
dressant de toute leur hauteur sur leurs étriers, ils
placent la crosse de leur arme sous leur aisselle et
ajustent leur ennemi, pendant cinq ou dix minutes,
avec une précision admirable, sans paraître le moins
du monde gênés par la course furibonde de leui's
chevaux, qui s'animent étrangement aux cris de
leurs maîtres et bondissent comme des gazelles.
Ces deux éclaireurs sont suivis de trois, de quatre,
de huit, puis de dix autres. Enfin, des tribus entières
s'ébranlent, tournoient comme une bombe dans la
plaine en répétant l'exercice des premiers cavaliers
— 141 —
et faisant retentii' Tair de nombreuses détonations.
Aussitôt les armes déchargées, les chevaux, rompus
à ce manège, pivotent sur eux-mêmes et reviennent
sur leurs pas avec la même rapidité pour reconmien-
cer une nouvelle charge guerrière.
Quelle rage anime ces Africains au visage sombre,
au teint oxydé, aux yeux enflammés par la passion !
Quelle sauvage fureur ! Comme ils se précipitent sur
Tennemi, le yatagan d'une main, le fusil de l'autre !
— comme ils manœuvrent à Faise sur leurs chevaux
rapides! La lutte les exalte. Ils chargent au milieu
d'une ronde infernale, en jetant des cris aigus, as-
sourdissants.
Les tribus roulent comme un tonnerre dans la
plaine, où Ton ne voit plus que des tourbillons de
fumée et de flammes, à travers lesquels flottent les
blancs burnous. Pendant une heure, elles donnent
ainsi le spectacle de leur ardeur belliqueuse sur ce
vaste champ de bataille digne des Pyramides. Mais
les Arabes n'ont pas l'organisation ni l'audace des
mamelucks; ils ne cherobent pas même à entamer
les bataillons français. Toute leur tactique consiste
à charger avec fougue leur ennemi, à tirer avec
adresse un coup de fusil et à s'enfuir aussi prompte-
ment qu'ils sont venus. C'est la manière scythe.
Mais ils ne peuvent se mesurer sérieusement avec
des troupes disciplinées à l'européenne- Aussi les
engagements en Afrique ne sont-ils jamais que des
escarmouches plus ou moins meurtrières pour les
ennemis de la France.
V.
Cependant les coups de feu difninuent; la poudre
distribuée pour la fantasia s'épuise. Alors une pro-
cession d'Arabes piétons, au nombre de cinq à six
cents, traverse gravement le champ de course. Les
uns portent au bout de pieux aiguisés aux extrémités
des quartiers de mouton rôti, d'autres des agneaux
entiers. Ceux-ci sont chargés d'écuelles de couscous-
sou, ceux-là de marmites en bois remplies d'une
sauce épaisse autour desquelles dansent follement
une troupe de nègres et d'Arabes en frappant à coups
redoublés leurs tams-tams. Tous ces Africains, qui
vont renouveler sur une grande échelle les noces de
Gamache, se rendent au point central de la plaine, où
les rejoindront tout à l'heure les tribus à cheval pour
célébrer avec eux la fin du jeûne du ramadan.
L'agha de Maskara fait présenter par ses esclaves
un mouton entier au général, qui en coupe un mor-
ceau et le partage avec son convive. Un agneau rôti,
— 143 —
c'est le plus grand cadeau des Arabes, leur plus écla-
tant témoignage d'estime et d'amitié. Aussi faut -il
bien se garder, à peine de devenir son ennemi mor-
tel, de refuser cette singulière offre lorsqu'elle vous
est présentée par un fils d'Ismaël.
Les détonations ont entièrement cessé. Alors les
spahis et les chasseurs d'Afrique défilent au trot
allongé devant le général et son état-major. Les chas-
seurs, la meilleure cavalerie française, sans contre-
dit, se distinguent par leur tenue sévère et la préci-
sion mathématique de leurs mouvements. Pas une
tête de cheval ne dépasse l'autre. Les rangs restent
toujours de niveau, alignés au cordeau.
A leur tour, les tribus défilent au triple galop,
^toutes brides lâchées, toutes voiles dehors, en tirant
leur dernier coup de feu C'est la mêlée la plus fou-
gueuse, le chaos le plus épouvantable qu'on puisse
imaginer : six mille Arabes chargeant à fond de train
et se culbutant en hurlant comme des forcenés. Leur
entraînement et leur joie sauvage tiennent du délire,
et les longs éperons s'enfoncent dans les flancs en-
sanglantés des chevaux, qui soulèvent dans leur
course désordonnée des flots de poussière, sous les-
quels les spectateurs sont littéralement noyés. C'est
une véritable apothéose de soleil, de sable et de
poudre. Les curieux se retirent comme ils peuvent
de ces nuages enflammés, très -satisfaits, même à ce
prix, de connaître la fantasia arabe.
LA
FANTASIA NÈGRE
On s'est beaucoup occupé des nègres. Les uns les
ont condamnes à Tinfériorité morale de par la créa-
tion, les ont dénigrés systématiquement; d'autres
les ont vantés outre mesure. A notre avis, le seul
moyen d'éclairer cette question encore pendante,
consisterait à faire des études sérieuses sur la cons-
titution physique et morale, sur les tendances et
les affinités des divers autochthones de l'Afrique .
On jetterait ainsi une grande lumière sur le pro-
blème ; mais il faudrait peindre sur le vif de la na-
ture. En attendant qu'un audacieux penseur exécute
ce travail scientifique, nous donnerons un petit aperçu
des mœurs de la race nègre, aussi capable, selon
nous, d'évolutions progressives que les races blanche
ou arabe-indo-européenne, brune ou malaisienne,
rouge ou américaine.
C'est un peuple d'enfants, qui a tous les défauts
et toutes les qualités de l'enfance. Il est sympa-
thique, doux, enjoué, naïf; suivant toujours les im-
pulsions de sa spontanéité, de son ardente imagi-
— 148 —
nation qui lui montre les choses les plus simples à
travers un prisme éblouissant, surnaturel; esclave
de ses sens, s'assimilant aux animaux et ne songeant
même pas à résister aux terribles ardeurs, aux folles
passions que lui souffle son climat de feu, vivant
enfin de la vie instinctive et non de la vie de ré-
flexion et de raison.
Sans doute, pour qui ne veut pas se souvenir des
siècles de barbarie traversés par toutes les nations
européennes, et ne voit que le trajet fait, le progrès
accompli, Tespèce nègre semble inapte à toute civi-
lisation. Elle a d'étranges erreurs, des vices mons-
trueux. Sous ses tropiques, elle adore encore le pal-
mier, le rocher, le grain de datte, le léopard, le
serpent; elle se prosterne encore devant les ridi-
cules fétiches de sa démence.
Sur la foi des voyageurs, nous aurions pu vous
parler d'Abyssins dévorant avec avidité la chair de
Tennemi vaincu, d'Achantis de Guinée construisant
des temples avec Targile détrempée de sang hu-
main; de rois béninois et ibbos qui, assis sur un
trône de têtes de morts, rendent la justice en faisant
décapiter les deux parties plaignantes; de fêtes où
Ton voit un essaim de jeunes -filles danser, devant un
énorme serpent encagé qui, pour couronner la ré-
jouissance, est lâché sur la foule; de mille supers-
titions odieuses, de coutumes extravagantes. Mais,
sans atténuer en rien la véracité de ces voyageurs,
nous préférons vous raconter une scène de mœurs
nègres dont nous avons été le témoin oculaire.
Les noirs dont il est question viennent de la Gui-
— i49^—
née, du cap de Bonne-Espérance, du Soudan, de
Tombouktou. Jeunes, ils ont été vendus sur le
marché de TÉgypte ou pris comme des oiseaux au
filet par des Bédouins du désert, qui les attirent loin
de leurs cases en leur jetant des coquillages, des
amulettes, les enlèvent et les vendent a des trafi-
cants de chaire humaine dont les caravanes sillon-
nent le sud de TAfrique. Aucun soin n'a été donné à
leur enfance; à peine nés, ils ont rampé sur la terre,
qui leur a servi de nourrice, de lit et d'escabeau.
Et malgré tout, ils sont devenus des êtres robustes,
gazelles à la course, taureaux au travail. N'ayant
reçu d'autre éducation que celle de la nature, mé-
prisés, maltraités, ils n'en sont pas moins recon-
naissants et dévoués jusqu'à la mort à leurs maîtres,
tendant la joue gauche quand on frappe sur la droite,
rendant le bien pour le mal, vrais caniches de l'hu-
manité.
Qui ne se sentirait ému de tant de courage et de
résignation? qui ne se réjouirait de leur joie, les
voyant danser et s'ébattre follement aux bruyantes
notes de leurs castagnettes de cuivre et de leurs
tambourins?
• Cette facile gaîté, sans cause précise, est particu-
lière à la race nègre, et la différencie surtout de la
race arabe, toujours austère et sombre, renfermant
en elle-même ses impressions, et considérant la joie
bruyante comme un enfantillage indigne d'êtres sé-
rieux, de disciples de Mahomet. Par exemple, il
n'est pas rare parmi les Arabes d'entendre ainsi faire
l'éloge d'un des leurs : « 11 n'a jamais ri ! » tandis que -
— 150 —
si vous rencontrez un nègre sur votre route, à la
première parole que vous lui adresserez, il vous mon-
trera ses blanches dents et sourira à vos discours,
sans les comprendre le plus souvent.
Dans les heures perdues de notre séjour parmi
eux, nous avons eu maintes fois l'occasion de cons-
tater le naturel débonnaire des nègres. Lorsque,
assis sur une pierre de la fontaine Bab-Aly, nous
interpellions les indigènes qui venaient puiser Teau
dans leurs petits chaudrons et en gonfler leur peau
de bouc, les sectateurs d'Abd-el-Kader et leurs mou-
kères nous répondaient presque toujours par un re-
gard ironique ou par deux syllabes sèches : manarf
(je ne sais pas). Mais de jeunes négresses au torse
superbement modelé , à peine vêtues d'un morceau
de toile à larges raies brunes et rouges, serré aux
hanches par une ceinture de laine, les pieds dans
Teau de la source jusqu'à la cheville, cessaient im-
médiatement leur travail et semblaient heureuses
d'entrer en relation avec nous. Il en était de même
de leur père ou de leur époux. La plupart d'entre
eux nous exprimaient, dans leur langage oriental et
concis, leur satisfaction de voir les Français maîtres
de cette partie de l'Afrique. En effet, c'est depuis
notre conquête seulement que les nègres ont été
relevés de l'esclavage que leur imposaient les
Arabes.
Cette race asiatique, orgueilleuse de sa conquête
et de la révélation de son prophète, placide; austère,
décalquée sur une pensée d'éternité, contraste sin-
gulièrement avec le tempérament vif et mobile, le
— 151 —
sentiment humble et idolâtre du nègre, véritable
autochthone de l'Afrique. L'assimilation était im-
possible entre des natures hostiles à ce point que
l'Arabe croirait déchoir en s'alliant à une femme de
couleur. Quelques oasis perdues dans le Sahara
offrent seulement des exemples de ces unions ré-
prouvées par la généralité des croyants. Les Arabes
ont toujours maintenu une démarcation absolue
entre eux et les peuplades vaincues auxquelles ils
se sont contentés d'imposer l'esclavage et le Koran.
On comprend pourquoi les noirs regardent en quel-
que sorte la conquête française comme une déli-
vrance, tandis que les Arabes l'acceptent si diffici-
lement. Les nègres ont une prédilection très-pro-
noncée pour nous. Dans les contrées de l'Afrique
limitrophes à la domination française, les nègres
maltraités menacent leurs maîtres de passer aux
roumis (chrétiens). On sait qu'ils sont libres en
Algérie.
Avec cette nature expansive, cette ardeur à com-
muniquer leurs sentiments, à échanger leurs pen-
sées, leurs sensations, comment croire à l'injuste
malédiction lancée sur les noirs, à leur infériorité
originelle, à leur crétinisme incurable! C'est im-
possible. Conmie leurs frères d'Europe, ils sont per-
fectibles et capables de se transformer sous l'in-
fluence du progrès et de la science.
Mais revenons.
La gent nègre est en grande liesse; elle se livre
à toutes les extravagances de la fantasia pour fêter
dignement son nouveau marabout (prêtre). C'est
10
~ 152 ~
un maboul (fou); aussi est-il vénéré connue un
santon.
En Occident, on se prosterne devant la raison;
en Orient, on adore la folie. Les fous sont les pos-
sédés de Dieu, dit-on ; un esprit supérieur s'est in-
carné en eux. Ils ne s'appartiennent plus, ils sont
rinstrument et le jouet du djinn. De sorte qu'un fou,
dans ces contrées, peut se permettre impunément
toutes les excentricités. Il est admis sous les tentes
les plus riches, le couvert est constamment mis pour
lui; ses coreligionnaires s'estiment trop heureux
d'héberger et de secourir l'esprit divin égaré sous
cette forme humaine.
Les nègres à cet égard jouissent des mêmes pri-
vilèges que les Arabes. J'ai connu plusieurs mabouls
dans la province d'Oran, tous très-inoffensifs. L'un
d'eux avait la monomanie des déguisements. Un jour
il apparaissait sous le costume arabe, le lendemain il
vêtait le paletot français, le surlendemain on le
voyait en spahis ou en zouave, en juif ou en améri-
cain . — Tel autre, véritable hercule, — avait la pas-
sion de décharger les voitures des rouliers et de
porter de lourds fardeaux. — Celui-ci, du matin au
soir et du soir au matin, salue le levant, embrasse
alternativement la terre, ou pirouette sur lui-même
comme un derviche; celui-là prie pour son émir Abd-
el-Kader; un autre joue du monocorde, du derbou-
kah, du rebab, et danse à la porte des malades indi-
gènes, sous prétexte de les guérir, — superstition
très-répandue en Afrique. Il n'y a pas de mabouls dan-
gereux. On ne peut donc les comparer, en aucune
— 153 —
manière, à nos fous d'Occident. Ceux-ci héritent des
vices d'une civilisation complexe où les sentiments
les plus mobiles, comme les passions les plus hi-
deuses, sont perpétuellement en jeu. Mais, dans
l'état patriarcal et religieux de l'Afrique, où trouver
l'envie, la vanité, l'ambition, ces dépravations du
scepticisme , ces énervements qui étiolent et démo-
ralisent les races occidentales? Une tente, un cheval
et une femme , c'est l'idéal du bonheur. 11 ne reste
après cela que les jouissances paradisiaques pro-
mises par le prophète à toutes les âmes dévotes.
Dès l'aube, la ville est pleine de tumulte, de bruit
et de poussière. De nombreux musiciens jouant du
monocorde, des castagnettes et des cymbales, bat-
tant du tambour à tour de bras, la sillonnent en tous
sens de leurs gammes stridentes et monotones. Les
Européens, qui aperçoivent de loin le drapeau nègre
représenté par un foulard jaune, frangé d'une bor-
dure verte, vont curieusement au-devant du cortège
dans les rues de Maskara.
Une nuée de nègres et de négresses, vêtus de
leurs draperies les plus éclatantes, accompa^ent en
vociférant et en sautant convulsivement, comme des
insensés, trois animaux qui marchent au supplice
la tête basse et le pressentiment éveillé. Ils vont être
sacrifiés à la nature, au soleil, et leurs entrailles
palpitantes, présages des influences climatériques et
des futures récoltes, diront si la terre fécondée ren-
dra en abondance les germes qui ont été déposés dans
son sein.
L'or, les perles, l'ambre, le corail, les coquillages
— 154 —
peints resplendissent sur la peau bronzée de cette
population. Plus coquettes que les blanches Euro-
péennes, les filles de Nigritie ont accroché plusieurs
cercles d'or, de cuivre et de plomb, de huit à dix
centimètres de diamètre, à leurs larges oreilles; de
riches colliers s'entortillent en serpent autour de
leur cou; leurs poignets sont ornés de bracelets
d'ambre et d'or ; des anneaux d'argent massif appe-
lés krolkhrall cerclent leurs janabes et tombent sur
leurs babouches.
Pour la fantasia nègre, rien n'est trop beau. Elles
ont vêtu le blanc gandourah , lamé d'or ; elles ont
drapé le haïck de mousseline, brodé de palmes;
et enfin le voile à fleurs, qui cache presque entière-
ment les soieries multicolores enroulant leur tête
ou dessinant leur taille. La joie dilate leurs noires
prunelles. Brillantes comme le soleil qui verse sur
elles ses flammes, elles dansent follement autour des
victimes.
Deux nègres tiennent chacun par une corne un
superbe taureau. Sa robe noire, coupée d'une ligne
fauve qfc suit l'épine dorsale dans la longueur, l'a
fait choisir entre ses concurrents. Il est suivi d'un
bélier, aux cornes frisées en volute, et un bouc
noir, aussi barbu que Platon le philosophe, ferme le
convoi funèbre. Ces animaux ne comprennent pas
trop pourquoi tant de noirs démons se trémoussent
autour d'eux; ils se défient de cette fête bruyante;
ils s'avancent très-inquiets, regrettant fort l'étable,
au milieu des flots d'encens, des aspersions et des
jonchées de sel que les sacrificateurs leur pro-
diguent.
lilr r^'^ \! î^''»»
-î^
La danse du yatagan (P. 158.]'
— 157 —
La troupe fait halte devant une mosquée pour
rendre hommage à Mohanmied, car les nègres d'A-
frique sont meslems (musulmans); seulement ils ont
conservé certaines coutumes idolâtres, telles que le
sacrifice des animaux, antiques traditions que ni
le temps, ni la religion nouvelle n'ont pu entière-
ment effacer.
La procession nègre fait irruption dans la cour de
la mosquée et s'arrête respectueusement à la porte
du temple. Le maboul, le marabout nègre, présente
les animaux contrits à Timan, qui, accroupi sur le
seuil dans une posture de sphinx, les purifie par ces
versets du Koran :
Parmi les animaux, les uns sont faits pour porter des far-
deaux, les autres pour être égorgés. Nourrissez-vous de ce
que Dieu vous a accordé et ne suivez pas les traces de Satan ,
car il est votre ennemi déclaré !
Allah kébir! Allah kébir! (Dieu est grand!) répètent en
chœur les nègres.
La vie de ce monde , reprend Timan , n'est qu'une comédie
et une frivolité; la vie future vaut mieux pour ceux qui
craignent.
Allah kébir! Allah kébir!
Ces formules dites et redites, un dialogue chanté
s'engage entre Timan et le maboul, et les assistants,
conune un chœur de Sophocle ou d'Euripide, ap-
prouvent les interlocuteurs en chantant de minute
en minute, c'est-à-dire en enflant la voix et en la
diminuant brusquement, ce refrain de la foi mu-
sulmane :
— 158 —
— La ilah Allah, Mohammed ou recoul Allah.
(Il n'y a de Dieu que Dieu, et Mahomet est le prophète
de Dieu).
Après la prière, la danse du yatagan en honneur
du prophète, car Tislamisme mêle sans œsse le
sacré au profane; la foule s'écarte, et deux jeunes
Arabes, aux vêtements éclatants, paraissent devant
riman.
De la main gauche ils tiennent un foulard à
franges d'or, de la droite un yatagan. Ils dansent en
mesure aux sons de la musique nègre, s'avancent
par mouvements saccadés l'un vers l'autre, en se
menaçant de leurs armes, puis font tourner alter-
nativement au-dessus de leur tête le mouchoir et le
yatagan : cercles mystiques, signes de l'hymen et de
la mort qui doit punir de l'infidélité féminine.
Les armes et les foulards se croisent, se séparent,
dessinent en l'air une foule d'arabesques. L'iman
incline la tête pour témoigner sa satisfaction et
mettre un terme à la fureur des danses; les né-
gresses jettent des sgarits (cris perçants), et les
danseurs, après un quart-d'heure de désarticula-
tion à rompre un serpent, se séparent et se confon-
dent dans la foule. Les tambours battent; la cara-
vane poursuit sa route, l'oriflamme de la patrie en
tête.
Les nègres sortent de Maskara, traversent Bab-Aly,
et s'arrêtent à une source qui coule en deçà du vil-
lage arabe. C'est le théâtre de la cérémonie.
Rien de plus imposant que cet autel de la nature.
Le regard se perd partout, au nord et au sud, du
— 159 —
côté de la mer et du désert, au milieu d'une immen-
sité de montagnes phosphorescentes figurant de gi-
gantesques pyramides, des sphinx, des ^échelles de
pierre, et ondulant à Thorizon comme les vagues
d'un océan. Au-dessous des cases enfumées du vil-
lage de Bab-Aly, Maskara, entourée de son collier de
verdure, apparaît avec ses blanches et coquettes
maisons sur un petit mamelon. Une lumière opale,
versée par un soleil perpendiculaire, enflamme tous
les tons et frappe d'éclairs les bijoux des négresses.
L'âme, émerveillée de ce spectacle grandiose, con-
fond sa prière avec celle de l'harmonieuse source
dont les eaux pures comme le cristal, vont tout-à-
l'heure se teindre de sang.
Les négresses s'échelonnent sur une montagne
qui domine en amphithéâtre la fontaine; les plus
riches occupent le premier rang, les plus pauvres
le dernier. Parmi celles-ci, plusieurs sont chargées
de leurs enfants, qui dorment paisiblement sur leur
dos, dans une sorte de berceau de toile.
Quant aux nègres, ils forment un cercle de trois
rangs de profondeur, et placent, de distance en dis-
tance, des sentinelles chargées de tenir hors de portée
les Arabes ou les roumis (chrétiens) qui voudraient
assister à la cérémonie. Néanmoins un thaleh (écri-
vain français) obtint l'insigne faveur de faire partie
de la réunion, sous la condition qu'il se déchaussera
et s'y montrera nu-pieds. Le thaleb se déchausse
avec empressement de ses bottes et de ses bas devant
un nègre à l'air narquois, qui l'introduit parmi les
siens.
— 160 —
Les vases contenant Tencens, les parfums, les
calebasses pleines de sel, les couteaux, tous les
ustensiles du sacrifice, sont déposés sur les roches
granitiques, détachées de la montagne par un trem-
blement de terre, et amenées jusqu'à Torifice de la
source.
Alors commence une invocation rehgieuse que les
nègres exécutent en se tournant vers TOrient et en
élevant par intervalles les deux mains à la hauteur
des tempes. Ce préliminaire achevé, la musique
couvre de ses accents cuivrés les cris, les bêlements
des victimes, qui sont encensées, parfumées et lavées
avec des précautions infinies.
Déjà les poulets blancs et noirs ont été inunolés;
le sacrificateur tient le bouc couché sur son genou,
et il s'arme d'un coutelas. Les artistes et les dan-
seurs s'animent étrangement : ils frappent à coups
précipités leurs tambours; ils font retentir leurs
cymbales. Ces notes métalliques, augmentant d'in-
tensité, exaltent le cerveau des prêtres et des prê-
tresses qui suivent les opérations du sacrificateur.
Ce sont des fous, des malades. Selon la ferme
croyance des noirs, ils ne peuvent être guéris qu'en
buvant le sang des victimes. Ils exécutent une danse
extravagante; leurs yeux roulent avec une vitesse
effrayante dans leur orbite, leurs lèvres grimacent
la joie de l'hyène. Il faut du sangl C'est le rédemp-
teur universel !
Le couteau est enfoncé dans la gorge du bouc. A
peine en est-il retiré qu'un nègre maboul se jette sur
l'animal, s'attache à sa plaie comme une sangsue.
Un nègre maboul se jette sur l'animal et s'attache à sa plaie
comme une sangsue (P. 160.)
~ 163 —
et boit à longs traits les flots de sang qui s'en échap-
pent. Pendant que le bouc et Thomme se débattent
dans le ruisseau rouge, le sacrificateur, penché sur
le corps de la victime, étudie ses palpitations, la
fraîcheur ou Timpureté de son haleine, les trépida-
tions de ses membres pour en tirer augure. Si l'au-
gure est déclaré favorable, les noirs ne se con-
tiennent plus; ils se tordent les membres; les
fenunes répondent à ces bruyantes manifestations
par des cris aigus, et le prêtre du sang, après avoir
épuisé les forces du bouc, se relève ivre, se tient
debout un instant, puis tombe commie foudroyé. On
Tenlève et on le transporte sur un amas de cailloux.
Ses amis Tabandonnent là, laissant au soleil, qui
darde des rayons brûlants, le soin de le guérir ho-
mœopathiquement de son apoplexie.
Nous arrivons à la seconde phase de la tragédie.
Le bélier, parfumé et lavé, subit le même sort, et
dans les mêmes conditions que le bouc. Le prêtre,
qui suce sa plaie jusqu'à épuisement, reste ivre-
mort sur une des pierres de la fontaine. Les nègres
l'entourent, récitent une prière dictée par leur ma-
rabout, chant monotone et cadencé, en élevant et
en abaissant toujours les mains en mesure; puis,
voyant qu'il ne revient pas à la vie, ils l'abandon-
nent et se préparent, au son du tam-tam et par des
danses furibondes, au dernier sacrifice.
Évidemment l'on touche à la péripétie, car les
acteurs de cette scène de cannibales redoublent de
fureur. Le tour du taureau est venu. Il résiste et ne
peut être terrassé que par des bras vigoureux.
~ 164 —
A ce moment s'avance sur le théâtre de Texécu-
tîon ime négresse jeime et belle, aux formes char-
nues, aux extrémités fines, à peine vêtue d'un
gandourah. Elle danse à se briser le corps, et s'a-
nime extraordinairement, le regard toujours fixé
sur la victime. Son visage bouleversé traduit une
horrible expression de férocité; elle se lèche les
lèvres avec la langue, comme un tigre qui va bondir
sur sa proie.
En effet, elle se précipite furieuse sur le taureau
égorgé par le marabout. Elle aspire voluptueusement
le sang qui sort en bouillonnant de sa blessure. Mais,
ô surprise I il se relève, il marche I... Présage des
plus heureux... La négresse est suspendue sous l'a-
nimal, la bouche toujours collée à sa plaie, les mains
accrochées à ses cornes. Un duel horrible s'engage
entre la prêtresse et le taureau, qui se débat vaine-
ment sous l'étreinte de ce vampire femelle. Vaincu
dans la lutte, il tombe épuisé et roule dans le ruis-
seau en mugissant sourdement.
La prêtresse se dresse triomphante, les vêtements,
le visage, les mains, le corps entier, maculés de
sang. La musique célèbre sa victoire, les femmes
applaudissent de leurs cris sauvages; hideux spec-
tacle, qui n'est plus de l'humanité, la sanglante
bacchante, en délire, se livre à une danse incroya-
blement folle pour qui n'en a pas été témoin. Les
nègres dansent avec elle et imitent tous ses mouve-
ments. Voir les contorsions et les grimaces de ces
étranges créatures, leur joie féroce, leurs danses
furibondes, leurs gestes extravagants, l'expression
— 165 —
bestiale de leur physionomie, c'est avoir vu Fenfer.
Enfin la sarabande diabolique cesse; la prêtresse
du sang, exténuée par le tourbillonnement, s'abat
comme un cadavre sur une pierre de la fontaine.
On remporte en triomphe jusqu'à sa case de Bab-
Aly, devant laquelle se donne le bal du sacrifice,
présidé par le nouveau marabout. Les trois victimes,
le bouc, le bélier, le taureau, sont dépouillées, dé-
pecées en autant de morceaux que de convives. Le
festin se prépare. En attendant qu'il soit prêt, les
musiciens appellent à la danse, en frappant sur le
tam-tam et sur des calebiasses couvertes d'une peau
légère.
Aussitôt le rond est formé. Deux nègres ouvrent
le bal; ils se démènent, en simulant par des figures
expressives leurs peines et leurs joies, leurs travaux
et leurs amours, jusqu'à ce qu'ils tombent en épi-
lepsie.
Deux jeunes négresses, coiffées par leurs compa-
gnes du mouchoir de prédilection, leur succèdent.
Elles sautent alternativement d'un pied sur l'autre,
en marquant une mesure de trois temps. Leurs
gestes, d'abord rares, deviennent très -expressifs;
les musiciens s'enthousiasment; ils chantent en
jouant et en agitant la tête comme les Chinois de
porcelaine; ils encouragent ainsi les danseuses qui,
d'ailleurs, applaudies par l'assistance frappant des
mains en cadence, redoublent de vigueur et d'en-
train. Elles prennent alors un nerf de bœuf et sil-
lonnent de coups leurs flancs et leurs reins, puis le
jettent loin d'elles pour exprimer des sensation^
«ft.
— 166 —
plus agréables. Leur pas suit toujours la musique :
si elle hâte la mesura, leurs mouvements, d'une
incroyable vivacité, révèlent une vive passion. Elles
impriment à leur corps une trépidation indicible.
Une danseuse tombe mourante, hors d'haleine, et
l'autre la suit un instant après.
Le même exercice est répété par d'autres négresses
dont les poses, les figures et les attitudes ne seraient
assurément pas tolérées par les sergents de ville du
Château-Rouge ou de la Closerie des Lilas.
Enfin, un noir vient faire un signe cabaUstique à
l'assistance. Les musiciens jettent au diable leurs
instruments, et la foule se précipite sur les mor-
ceaux de viande à peine effleurés par le feu.
— Bon appétit, noirs enfants de l'Afrique!....
Qu'Allah vous pardonne vos sanglantes folies ! . . . .
QUATRIÈME PARTIE
11
L'ALGÉRIE ROMAINE
J'ai parcouru les trois provinces deTAlgérie, le Tell
et le Sahara. Mais ce ne sont ni les oasis, ni les hori-
zons infinis du désert, ni les majestueuses chaînes de
montagnes de TAtlas, ni les exubérances et les jeux
de lumière d'une nature enivrée de soleil qui m'ont
le plus vivement impressionné, ce sont des aqueducs,
des tombeaux, des portiques, des temples païens,
des arcs - de - triomphe en ruines. Qui ne serait
attendri au souvenir des sombres métamorphoses,
de la destinée tourmentée des villes romaines de
l'Afrique? Les premiers chrétiens, dans leur haine
du génie païen, commencèrent l'œuvre de destruc-
tion que les Vandales et les Arabes consonunèrent.
Cependant, les cadavres profanés des géants de
l'antiquité n'étaient pas entièrement méconnai^s-
sables. La moitié d'un arceau était restée en équi-
libre sur le pan d'une muraille, un chapiteau à la
feuille d'acanthe n'avait été qu'écorné; un fût sup-
portait la première pierre d'un aro-de-triomphe sous
lequel avaient passé victorieuses les légions romaines;
— 172 -
les inscriptions du lapicide se lisaient facilement sur
les tombeaux en marbre; grâce à Tindestructible
ciment romain, les murs d'un temple dédié à Vénus
étaient encore debouts; statues de divinités païennes
et de proconsuls dormaient paisibles sur Therbe,
lorsqu'en 1831 le génie de Tutilitarisme, plus des-
tructif que les fureurs du chrétien primitif, du Van-
dale et de FArabe, prit ces pierres, ces grands
souvenirs lapidaires de Théroïsme et de la beauté
antiques, et les employa à Tédification de casernes,
d'églises, de villages; de sorte qu'on bat le tambour
dans un prétorium, on fait la cuisine devant la
statue coupée en pierre de taille du Jupiter olym-
pien, on dit la prière dans le temple de Diane victo-
rieuse. C'est ainsi que disparaissent les grandes
choses de ce monde : le marteau et le carnage
d'abord, l'indifférence, la profanation et l'oubli
ensuite.
L'ancienne Rome n'a pourtant pas disparu en
entier du sol africain, qu'elle avait couvert de ses
établissements, de ses routes, de. ses aqueducs, de
ses palais de marbre, de ses monuments, devant
lesquels nos villages algériens à la Potemkin font la
plus piteuse figure. Rome ne savait pas s'élever ici
et s'abaisser là. Aussi belle, aussi riche, aussi forte,
aussi grande en Afrique que sur ses sept collines,
partout où elle posait le pied elle laissait l'ineffaçable
empreinte de son génie guerrier et colonisateur.
Avec quel bonheur on retrouve, au milieu des
ruines des villes romaines, devant ces chefs-d'œuvre
mutilés de l'art antique, l'harmonie, le grandiose.
— 173 —
la lumière, la simplicité du plan, la netteté de la
pensée, le divin enthousiasme de la nature, le senti-
ment de la véritable force et de la vraie beauté,
après avoir parcouru nos villes algériennes, mal-
propres, mal bâties, mêlant les arcades surbaissées,
les trèfles à Temporte^- pièce, les ornementations
surchargées des maisons mauresques à Farchitecture
moderne, roulant dans leurs ruelles obscures une
foule confuse de chrétiens inquiets et songeurs, de
juifs dissimulés, de musulmans abrutis, juxtaposant
des races ennemies sans rapprocher leurs cœurs et
leurs intelligences, confondant dans le plus triste
chaos tous les fanatismes et tous les scepticismes,
toutes les corruptions et toutes les guenilles, toutes
les laideurs de TOrient et de TOccident.
C'est en sortant de ce noir Phlégéton, de ce heurt
homérique de toutes les croyances, de cette Babel
criarde de physionomies et de costumes multiples,
que Ton revoit avec des cris d'enthousiasme l'anti-
quité logique, forte et radieuse, élégante et simple,
que Ton est tenté de prosterner son front dans la
poussière des ruines romaines. Là, vibre la lumière,
règne la sérénité, s'assied la paix, cette précieuse
paix du cœur et de l'esprit vainement cherchée au
moyen âge par Dante, fuyant sa patrie avilie, et mon-
tant le dur escalier de l'étranger.
Rome ancienne apparaît plus majestueuse au mi-
lieu des solitudes pensives de l'Afrique, au fond de
ses ravins et sur ses hauts plateaux, que sur le Tibre
ou sur les ruines de la Voie Sacrée. Les sites sau-
vages, le ciel ardent, les aspects énergiques enca-
— 174 —
drent et traduisent merveilleusement le génie fier,
rhéroïsme systématique, la haute stature et la pensée
vaste du monde romain. Ce n'est pas en Italie qu'il
faut aller interroger la sibylle antique, c'est en
Afrique.
A chaque pas se lèvent sous les pieds du voya-
geur les souvenirs des luttes herculéennes de l'an-
tiquité; les armées frémissantes se heurtent les unes
contre les autres dans les immenses solitudes, les
montagnes enchevêtrées, les gorges profondes du
cirque africain que la nature semble avoir formées
pour que l'humanité s'égorge à l'aise.
Scipion, Marins, Sylla, César, Théodore, conduisent
les armées romaines contre Siphax, Annibal, Jugur-
tha, Tacfarinas, Maures et Numides subissent le joug
de Rome. Mais un ouragan dévastateur confond dans
les ruines qu'il sème sur son passage hommes et
villes, conquérants et conquis. Les horribles Van-
dales, vêtus de la casaque de buflQe, traînant après
eux sur de grossiers chariots leurs familles, renver-
sent les Romains sur les Numides, les chrétiens sur
les païens, jusqu'à ce que l'épée victorieuse de Béli-
saire les arrête. Une horde asiatique met fin à la
domination romaine en Afrique : ce sont les Arabes,
qui, après avoir terrassé Rome, s'emparent de toute
l'Afrique, relient en un seul faisceau Berbères, Maures
et Numides, en leur donnant l'évangile de la ba-
taille et le paradis des guerriers : le Koran ! en leur
faisant crier : Malheur aux infidèles I synonyme de :
Malheur aux vaincus! Puis ils les entraînent avec
eux, par le détroit de Gilbraltar, contre l'Espagne et
— 175 —
contre la France chrétiennes. Charles-Martel et le
Cid ébrèchent le brillant cimeterre de Mahomet. Les
Arabes vaincus, reviennent en Afrique, où les suivent
de près les Espagnols, commandés par le belliqueux
cardinal Ximenès. Ils s'installent à Oran et dans les
villes du littoral, jusqu'à ce que les Turcs, unis aux
Maures, leur fassent regagner l'Espagne le yatagan
aux reins. Maîtres absolus de leur pays, les Africains
le transforment en nids de pirates. Ces Maures, si
chevaleresques autrefois, qui avaient conquis l'Es-
pagne et avaient entrepris de conquérir la France,
guettaient la proie chrétienne au passage de la Médi-
terranée, transformée en coupe-gorge. Mais, en 1830,
la France rendit la Méditerranée navigable en s'em-
parant définitivement de l'indomptable Africa.
Toutes ces phases historiques ont leurs témoins
irrécusables dans leurs ruines éparses de nos pro-
vinces algériennes. A défaut de ruines, les princi-
paux événements de l'Afrique seraient d'ailleurs
attestés par les indigènes eux-mêmes.
Un grand nombre d'Arabes et de Kabyles se glo-
rifient de descendre des Romains. Les tribus kabyles
surtout, qui sont, en effet, composées des débris des
anciens conquérants de l'Afrique, montrent une fière
émulation à établir leur filiation romaine.
En Kabylie, à la frontière du Maroc ou dans l'an-
cienne Numidie, le touriste est assez étonné d'en-
tendre raconter les faits relatifs à l'occupation ro-
maine, les combats livrés aux Andalous (Espagnols),
que la tradition, suppléant à l'histoire, a transmis de
père en fils.
- 176 —
Pendant les deux années 1852 à 1854, que j'ai
passées dans la province d'Oran, j'ai recueilli de la
bouche des marabouts maures les récits des combats
vraiments titaniques livrés durant deux siècles par
leurs coreligionnaires aux Espagnols. De 1509, année
où le valeureux prélat Ximenès s'empara d'Oran, jus-
qu'en 1790, époque à laquelle un tremblement de
terre renversa cette ville et livra les Espagnols
presque à la merci des Maures, l'histoire n'enre-
gistre qu'un choc continuel de musulmans et de
catholiques, une série de massacres, une frénésie
de batailles à épouvanter l'imagination. L'Iliade et
les tueries de Salvator Rosa sont des idylles compa-
rées à ces luttes implacables, qui dureraient encore,
si la nature elle-même n'était venue congédier les
Espagnols de la province d'Oran en renversant leur
Gibraltar, leurs maisons, leurs forteresses, la cas-
bah, l'imprenable château de Vera-Cruz, placé au
point culminant d'une abrupte montagne à l'entrée
d'Oran. Le jour où, friand de ruines, je fis cette
ascension pour visiter les murailles démantelées du
Château de Vera-Cruz, je trouvai accroupi sur des
débris un vieil Espagnol qui avait échappé au trem-
blement de terre de la nuit du 8 au 9 octobre 1790;
sur ma prière, il me narra cette catastrophe avec
une physionomie effrayée et une pantomime drama-
tique dont le souvenir me frappe encore. Au milieu
des décombres faits par le tremblement de terre, il
se livra une horrible bataille entre les Maures, ac-
courus comme des vautours prêts à se jeter sur des
cadavres, et les Espagnols qui, restés victorieux,
— 177 —
purent se retirer, Thonneur sauf, après avoir signé
un traité de départ avec leurs ennemis.
Romains, Maures, Espagnols, Turcs, ont tour à
tour doniiiné la province d'Oran et y ont laissé la
trace de leur sanglants débats. C'est à Tlemcen et
dans ses environs que se voient les plus belles ruines
romaines de la province d'Oran. Les Romains n'a-
vaient guère dépassé notre limite actuelle d'occu-
pation; leur domination s'étendait à peine jusqu'au
pays occupé aujourd'hui par les Beni-Snassen du
Maroc.
A vingt lieues d'Oran, la ville de Maskara, la cité
d'Abd-el-Kader, offre de nombreuses ruines de pa-
lais, de mosquées, de maisons mauresques. On voit,
à la seule inspection de tant de décombres, que le
Jugurtha ou plutôt le Tacfarinas moderne a livré,
sur ce terrain, le dernier combat de l'indépendance
africaine contre la France, héritière de Rome dans
ces contrées.
Une singulière croyance des indigènes veut que
les ruines et les tombeaux contiennent des trésors
mystérieux dont les clés ou les ipots magiques né-
cessaires pour ouvrir ces cassettes auraient été per-
dues depuis les Romains. Ainsi, suivant les Arabes,
les mausolées des rois maures et numides, que
l'archéologie africaine compte au nombre de ses
plus anciens monuments, cachent d'immenses ri-
chesses.
A quelque distance d'Alger, près des ruines de
Tipaza, cette importante ville phénicienne occupée
par les Romains et détruite par les Vandales, qui
— 178 —
était située dans une magnifique baie formée par
un hardi cap et les montagnes du Chenoua, se
trouve le kobeur roumia (tombeau de la chré-
tienne). Ce monolithe, d'un aspect grandiose, qui
a servi de sépulture conmiune aux rois de Mauri-
tanie, est formé d'un énorme amas de pierres tail-
lées, et flanqué de colonnes d'ordre ionique. Il date
du roi Juba H, qui civilisa les Maures, soumit les
Gétules, et fut Fami constant du peuple romain.
Sa tête en marbre, diadêmée, découverte en 1856,
au milieu des décombres de Fopulente Julia Cœsa-
rea, qu'il avait fondée, a été déposée au musée de
Cherchell, où l'on a réuni la statuaire antique trou-
vée dans cette contrée fertile en ruines romaines.
J'y ai vu mille fragments de chefs-d'œuvre : Vénus
sans jambes, empereurs et proconsuls sans* têtes,
bas-reliefs fendus, chapiteaux brisés, divinités sculp-
tées et médaillées si nombreuses, qu'à l'exemple de
Varrus, j'aurais volontiers accusé les Romains d'a-
voir trente-sept mille dieux. On sort le cœur un peu
serré de ces hypogées de dieux morts, de ces morgues
de grands personnages rouilles et écornés, qui ont
« subi des ans l'irréparable outrage. »
A Césarée naquit Macrinus, qui assassina Caracalla
et se proclama sans façon empereur à sa place.
L'antique et belle Césarée de Mauritanie entoure
la Cherchell française de ses aqueducs, de ses temples
renversés, de ses pierres tumulaires couvertes d'ins-
criptions; près du port se voient les anciens bains
romains, et sur le bord de la mer les restes d'un
temple attribué à Amphitrite. Sans respect pour la
— 179 —
fille de rOcéan et de Thétis, la Méditerranée a lavé
de ses flots les inscriptions du temple et réduit les
archéologues aux hypothèses.
L'Algérie romaine ne se trouve qu'à Tétat impar-
fait, morcelé, dans les provinces d'Alger et d'Oran;
mais elle surgit tout armée dans la province de
Constantine, l'ancienne Numidie, où le peuple -roi
avait dû s'installer complètement, rjBlier les villes
entre elles, construire de nombreuses et larges voies,
pour déjouer les insurrections réitérées des Numides
de Jugurtha et de Tacfarinas. Je parle plus loin
d'Anouna, la mystérieuse cité à moitié debout en-
core, qui reliait Hippo-Regius (Bône) à Cirta (Cons-
tantine), et dont l'histoire ne nous a pas même
laissé le vérrtable nom. Tebessa, l'ancienne Tebeste,
sur la. frontière de Tunisie, s'est conservée presque
entière avec ses aqueducs, son élégant arc-de-triom-
phe de Caracalla, son admirable temple de Minerve
au portique élancé, qui fut consacré au culte catho-
lique, en 1856, par M. le grand-vicaire Pavy, au-
jourd'hui évêque d'Alger. Le grand - vicaire avait
alors pour escorte des turcos (Arabes engagés au
service de la France), qui assistèrent bravement à
la cérémonie de consécration catholique du temple
de Minerve. Du reste, chaque année, les Arabes
dignitaires, aghas, caïds, cadis, accompagnent les
fonctionnaires français à la messe commémorative
de la prise d'Alger. Les sectaires de Mahomet ont
aussi leur casuistique. Un agha à qui je témoignais
mon étonnement du croc-en-jambe qu'il allait don-
ner au Koran pour garder sa place, d'un rapport de
dix mille francs environ, me répondit :
— 180 —
— Bah ! c'est une messe militaire I
On voit, par le trait de ce Henri IV carthaginois
que, dans tous les pays, Fhomme, incomparable
escamoteur, sait faire adroitement plier ses opinions
à la nécessité de bien vivre, à la douce violence
d'accepter des dignités grassement rétribuées.
Les Arabes de Tebessà se sont servis des maté-
riaux des ruines pour construire leurs gourbis. Rien
n'est plus étrange, au premier abord, que ces deux
civilisations confondues, que cette cité romaine
transformée en maisons mauresques, en marabouts,
en mosquées.
Les ruines, en Afrique, offrent souvent le rap-
prochement bizarre, la fraternité dans la mort, des
débris de temples païens, de basiliques chrétiennes
et de mosquées. Tebessa n'a de rivale dans la pro-
vince de Constantine que l'ancienne Lambèse, dont
on voit le prétorium, le portique du temple d'Escu-
lape, les arcades de Septime- Sévère, de l'empereur
Commode, et d'autres ruines avec lesquelles on re-
construit facilement en imagination l'ancienne ville
où Rome envoyait ses détenus politiques, en quoi
notre temps l'a imitée. A quelque distance de Lam-
bessa, on trouve un monument à peu près semblable
au Tombeau de la Chrétienne de la province d'Alger,
c'est le Medracen, qui, selon les probabilités, recou-
vrirait la dépouille des rois de Numidie, dont le
siège était à Cirta (Constantine).
Puisque nous en sommes aux monuments funé-
raires, relatons ici qu'un savant archéologue, après
avoir découvert à Khemissa une croix unie au crois-
— 181 —
sant sur un tombeau païen, a établi que la croix
n'est pas un signe exclusivement chrétien. En effet,
au croissant, symbole d'Hécate, la déesse infernale
adorée à Carthage, qui surmonte les sépultures
païennes, carthaginoises et romaines de l'Afrique,
se joint sur quelques tombeaux la croix ansée à la
main des dieux de FÉgypte, exprimant dans le vieil
Orient une idée de la vie future.
Notre province de Constantine, Tancienne Numi-
die, n'est pas seulement intéressante par sa belle et
puissante nature, par ses ruines architecturales, par
ses œuvres d'art antique, par les monuments histo-
riques dont elle est couverte, mais encore par les
grandes luttes dont elle fut le théâtre. Tour à tour
elle a vu la première invasion des Arabes, celle des
Vandales, égorgeant les chrétiens dans les cavernes,
dans les grottes de saints sculptées de croix; les
débats sanglants des premiers hérétiques, donatistes
et autres, et des catholiques commandés 'par saint
Augustin; elle a tressailli sous, le pied d'un Scipion,
d'un Bélisaire, d'un Jugurtha, d'un Annibal; enfin,
chez elle s'est accompli le dernier épisode du grand
duel de Rome et de Carthage. Ce Waterloo de l'an-
tiquité, que les historiens indiquent vaguement sous
la dénomination de bataille de Zama, a été fixé par
le conunandant supérieur de Souk-Arras, petite ville
de notre colonie algérienne, élevée sur les ruines de
Thagaste, où est né saint Augustin, et aux environs
de laquelle s'est livrée la bataille de Zama.
Le conunandant supérieur de Souk-Arras a trouvé
des preuves matérielles des ruines : les puits qu'An-
— 182 —
nîbal avait fait creuser pour étancher la soif de son
année; il a reconnu en outre que Ksar-Jabeur était
bien remplacement de Naraggara, campement de
Tannée romaine. Après avoir dépassé Thagaste et
envahi la vallée de la Medjerda, Scipion, grâce à la
cavalerie numide de Massinissa, se porta prompte-
ment sur Naraggara (Jabeur). Par ce mouvement
stratégique fort habile, il coupa Annibal, qui avait
déjà quitté Zama pour marcher vers la Numidie de
Siphax, son allié, et il le mit dans Falternative de
livrer bataille ou d'opérer une retraite à travers de
vastes plaines dépourvues de sources, dans lesquelles
la cavalerie romaine aurait facilement écrasé Farmée
carthaginoise. Annibal accepta le combat, et, mal-
gré ses admirables dispositions, fut complètement
vaincu, conune on sait.
En 1858, me trouvant à Souk-Arras, j'eus la curio-
sité de me rendre à Ksar-Jabeur et de visiter le
fameux champ de bataille ïetrouvé. J'interrogeai ce
sol, engraissé des cadavres de milliers de soldats
romains, numides, gaulois, liguriens, qu'il me sem-
bla voir ressusciter et se disputer de nouveau l'em-
pire du monde dans un choc formidable des masses
heurtées les unes contre les autres.
Annibal représentait la protestation politique des
nations contre la conquête romaine. Le général car-
thaginois avait rassemblé dans son camp les débris
des peuples terrassés par l'Hercule italien, les avait
unifiés, disciplinés et poussés de toute la puissance
de son génie, de toute la force de sa haine contre
l'ennemi conunun. Qu'il fût resté vainqueur à Zama
— 183 —
comme à Cannes, il n'y aurait eu qu'un déplacement
d'hommes et de choses. Carthage aurait pris des
mains de Rome le sceptre du monde; le principe
despotique de la conquête et de Tesclavage qui ré-
gissent Fantiquité n'en eût pas été affaibli. Mais
Rome, qui était la nation la plus digne de faire le
faisceau des temps antiques, ne devait être vaincue
que par un nouvel idéal, une nouvelle évolution
morale de Thunianité.
n
RUINES & LÉGENDES D'AFRIQUE.
n n'est pas de spectacle plus intéressant que d'é-
voquer, après Volney, le génie du passé en parcou-
rant les plaines et les montagnes de l'Afrique, cette
patrie née des ruines, ce sol tant saccagé, ce vaste
cimetière de toutes les races, cette terre maltraitée
par les barbares qui semble courber son front ridé
sous les grands et les tristes souvenirs.
Mes bottes se sont usées sur les ruines qui jonchent
le sol de la Numidie romaine, aujourd'hui la province
de Constantine. Mes yeux se sont éraillés a déchif-
frer les inscriptions latines presque effacées par la
patte d'oie du temps sur les pierres vermiculées
comme l'éponge, recouvertes d'orchis. A ce souvenir,
les chauve-souris des portiques et des temples païens
s'ébattent encore dans mon cerveau, et la poussière
des siècles s'amoncelle sous ma plume.
Ma première excursion aux nécropoles africaines
fut faite aux ruines de Hammam-Meskoutine (en
français bains des maudits, des damnés,) thermes
célèbres où les légions romaines fatiguées par les
— 188 —
marches sous un soleil de feu et les combats inces-
sants, venaient se retremper, réparer leurs forces
épuisées. Grâce à Tefficacité de ces eaux thermales,
le soldat mutilé cicatrisait ses blessures, guérissait
ou du moins était soulagé. C'est ainsi que Rome en-
tretenait la santé et la vigueur de ses robustes
armées.
Les thermes de Meskoutine se trouvent entre
Bône et Constantine. Je partis de Bône en me diri-
geant sur Guelma. Rien de pittoresque conmie cette
route qui traverse rinunense plaine de Dréan, dont
le regard n'atteint pas les limites et côtoie la ru-
gueuse échine des monts Edough jusqu'au lac Fet-
zara, où les contreforts de TAtlas viennent mourir et
se coucher comme un dromadaire qui s'abat sous un
lourd fardeau.
Après avoir dépassé le bourg de Penthièvre, on
monte la route à pic du col du Fedjouje qui traverse
Tune des plus hautes chaînes de l'Atlas et se déve-
loppe parallèlement avec l'ancienne voie romaine
qui conduisait d'Hippone à Cirta (Constantine). Des
Arabes faisaient paître leurs bestiaux sur les flancs
escarpés d'Aïn-Chouga. Le col du Fedjouje rappelle
un des plus tristes et des plus glorieux souvenirs de
la retraite de Constantine. Une dernière foià les ba-
taillons français, décimés à chaque étape depuis Cons-
tantine, furent attaqués là par une nuée d'Arabes qui
les criblèrent. Les blessés roulaient dans le ravin
au fond duquel ils trouvaient la mort. La dame d'un
capitaine, placée dans un fourgon^ en souleva le cou-
vercle et regarda avec autant d'intrépidité que de
— 189 —
sang-froid les incidents de cette horrible lutte ; elle
fut heureusement épargnée. Enfin, sortie de la dan-
gereuse gorge du Fedjouje, la poignée de braves
échappés à cette sanglante retraite put rentrer à
Bône.
La nature, toujours belle, me fit oublier les dou-
leurs de la guerre. Par une échappée que forment les
dépressions des mamelons culbutant les uns sur les
autres, Foeil ravi découvre les flots du lac Fetzara,
qui reflètent Tazur. du ciel et semblent baigner les
pieds de TEdough. Sur le lac Fetzara se tuent les
grèbes à Fimmaculé plumage, dont les coquettes de
FEurope se font une élégante fourrure. Par une autre
dépression de mamelons se montre un coin bleu de
la Méditerranée : c'est Finfini du ciel, de la mer et des
montagnes.
Au-delà du Fedjouje, la perspective est aussi belle.
En sortant du col sévère, le regard se dilate à Finfini
sur d'immenses espaces et n'est arrêté au sud que par
les crêtes du mont Taïa, et du côté de Guelma par la
crête radieuse de la Mahouna, dont la dépression
évidée fait dire aux Arabes que la jument Borak du
prophète a laissé sur ce mont élevé Fempreinte de sa
selle. La Mahouna et d'autres montagnes aux envi-
rons de Guelma furent le théâtre d'une insurrection
arabe en 1852, époque assignée pour l'expulsion des
Français de l'Algérie. Mais Moulessa, le maître de
Fheure, et Mouledra, le père de la force, n'ayant
pas secouru les musulmans comme ils l'avaient
promis formellement aux fanatiques marabouts, les
Arabes furent encore une fois vaincus et se sou-
mirent.
- 190 —
Le village d'Héliopolis, aux maisons cachées sous
la verdure des plantes grimpantes, est placé conmie
un oasis au milieu du désert. Un riche colon d'Hé-
liopolis a réuni dans son exploitation dQ3 honmies de
toutes les races : Nègres, Arabes, Italiens, Maltais.
Les Nègres lui ont créé un magnifique jardin à faire
pâlir celui du Paradis terrestre. Nous avons vu, sous
leurs ajoupas aux joncs entrelacés, ces originaires du
Tombouctou et du Fezzan qui rachètent leurs lai-
deurs physiques par un courage, un dévouement à
toute épreuve , et une bonté réelle dont les blancs
ont depuis longtemps perdu le secret.
La ville de Guelma, la Calama des Romains, est
située au centre d'une vaste plaine, au milieu de
laquelle elle apparaît de loin comme un sépulcre
blanchi. Les maisons françaises nouvellement édi-
fiées sur la vieille terre d'Afrique, désharmonisent le
paysage et impressionnent toujours le voyageur.
Avant d'entrer à Guelma, je visitai un cirque
romain à ses portes, le plus entier que j'aie vue en
Algérie. Presque toutes les assises sont intactes, ainsi
que ses gradins, les tribunes réservées du proconsul
et les deux fosses dans lesquelles on renfermait les
animaux, les lions, les panthères, qui luttaient avec
les gladiateurs. Le théâtre est entier; il ne manque
à ces magnifiques vestiges que le spectacle et les
spectateurs.
Les ruines romaines abondent à Guelma, elles sont
si communes que, méprisant l'antiquité comme de
vrais Yankees, le génie et les habitants les ont uti-
lisées pour élever maisons et bâtiments de l'État.
— 191 —
Je me suis souvent distrait, dans la cour ou dans la
chambre de la maison où j'étais logé, à déchiffrer
des inscriptions latines presque effacées sur les murs,
mémentos en pierre, propres à nous rappeler le
néant de la vie, et remplaçant avantageusement les
longs sermons sur la vanité des choses humaines.
Près de Guelma se trouvent les ruines de Suthul.
C'est là, s'il faut en croire Salluste, que Jugurtha
avait enfermé tous ses trésors. Quelques pierres seu-
lement marquent le souvenir de la Suthul de Jugur-
tha. Du reste, un auteur a prétendu que Suthul n'a-
vait été qu'un des faubourgs de Calama.
Je partis de Guelma pour Meskoutine avec deux
amis munis comme moi de bons fusils, car plusieurs
habitants nous avaient conseillé de nous armer, en
nous racontant l'histoire suivante :
Un médecin, venu de Paris pour étudier l'organi-
sation projetée d'un corps de médecins français qui
devaient être répartis parmi les tribus arabes déci-
mées par de terribles maladies, voyageait au-delà de
Mjez-Amar, en compagnie de l'un de ses confrères de
Bône et de quelques spahis, lorsque les chevaux bon-
dirent en passant à côté d'un magnifique lion noir
couché sur le bord de la route. Les chevaux passè-
rent vite. Mais le médecin parisien émit l'avis coura-
geux de faire volte-face, et d'aller s'assurer si ce lion
était en pierre, comme le lion des Tuileries, ou de
chair et d'os. Ce qui fut dit fut fait. Les spahis char-
gèrent leurs fusils, et l'on revint se poster en face du
lion, à quelques pas de lui. Ainsi toisé et lorgné,
l'animal, troublé dans ses méditations, se mit sur
<i
— 192 —
son séant et regarda avec la même curiosité nos in-
discrets. C'était surtout un magnifique mulet de la
compagnie des spectateurs que le lion noir guignait
avec prédilection, et auquel il n'aurait pas tardé,
sans doute, à prouver toute sa sympathie. Mais nos
spectateurs coupèrent court à Tentrevue et tour-
nèrent le dos au lion, qui, n'ayant pas encore satis-
fait sa curiosité à leur égard, les suivit l'espace de
trois kilomètres en véritable chien caniche. Voyant
que nos voyageurs étaient infatigables et qu'ils
fuyaient toujours comme un mirage du désert, le
lion noir renonça à sa conduite et disparut.
Malgré les sinistres prédictions, nous ne fîmes pas
de mauvaise rencontre, et nous pûmes nous aban-
donner en toute sécurité aux charmes de la nature
africaine. Je ne l'ai jamais vue plus splendide, plus
grandiose et plus séduisante que dans le trajet de
Guelma à Meskoutine.
La Seybouse, que nous côtoyons, roulait ses eaux
couvertes de lauriers-roses dans une verte vallée
plantée d'oliviers. Dès que nos chevaux eurent passé
la rivière à gué, la nature changea de caractère, et
nous nous trouvâmes comme des fourmis perdues
au milieu d'un pâté de montagnes, contreforts du
Petit- Atlas, dont les pics les plus élevés poignardent
l'horizon, tandis que les autres mamelons fuient en
perspectives infinies du côté du désert. Pas un être,
pas une âme ne venait animer ces sauvages solitudes,
autrefois parcourues par les armées romaines bardées
de fer, et par les Numides de Jugurtha et de Tacfa-
rinas. Une maison abandonnée vous ramène brus-
— 193 —
quement de Tantiquité aux temps modernes : c'est
Torphelinat de Mjez-Amar, refuge des orphelins
laissés par les colons de la province de Constantine,
et dirigé par des curés, des Augustins et des Au-
gustines, qui n'ont malheureusement pas su mener
à bien ce magnifique établissement. Pauvres orphe-
lins de Mjez-Amar, qu'êtes-vous devenus depuis
votre dispersion? Je fis entrer mon cheval dans
la cour de Torphelinat abandonné, où poussait drue
rherbe au pied d'une croix de fer rongée par la
rouille.
Pendant que j'étais resté le cœur serré devant
cette ruine de la civilisation française, mes amis
s'étaient arrêtés, de leur côté, au pied du fameux
mamelon pris et repris par les Français et les Arabes
dans la retraite de Constantine. Enfin, nous nous
arrachâmes à tous ces souvenirs poignants, et nous
piquâmes des deux sur Meskoutine. Nos chevaux
nous emportèrent sur une étroite route taillée au
vif du roc qui surplombe un abîme, au fond duquel
sourit un frais vallon et chantent TOued-Cherfs et
rOued-Bou-Hamden, dont les eaux réunies forment
la rivière de la Seybouse.
Un des nôtres s'écrie : Meskoutine, avec l'enthou-
siasme de Christophe-Colomb criant : terre ! en dé-
couvrant les rivages d'Amérique. Nous ne voyons
encore qu'un épais brouillard formé par les eaux en
ébuUition de Hammam-Meskoutine. Mais à mesure
que nous avançons, le rideau de vapeurs se lève, et
une multitude de cônes d'où jaillissent les eaux, et
au-dessus desquels s'élèvent deux fortes colonnes de
— 194 —
vapeurs, nous apparaissent. Les pieds de nos chevaux
font crier un sable sonore qui est miné jusqu'à la
croûte par les feux souterrains et le parcours des
eaux chaudes. A peine arrivés sur le terrraîn même
des bains thermaux, nous nous arrêtons, regardant
d'un œil émerveillé d'immenses marmites naturelles
dans lesquelles bouillonnent à 98 degrés les eaux
d'Hammam-Meskoutine, qui se répandent par nappes
sur des gradins multicolores et pétrifiés. Qu'on se
représente les cascades de Saint-Cloud à l'état bouil-
lant. Les eaux, en se déplaçant, ont laissé derrière
elles des cônes de calcaire, ressemblant assez aux
chapeaux pointus des Italiens, qui ont l'air de monter
la garde à l'endroit délaissé.
Les Arabes, toujours Imaginatifs, — ces étemels
conteurs des Mille et une Nuits, — prétendent que
ces pétrifications représentent le frère qui allait,
contre toute loi divine et humaine, épouser sa
sœur, ainsi que le marabout et les témoins de ce
mariage incestueux , tous foudroyés et pétrifiés par
le courroux céleste. Le chameau qui portait les pré-
sents du mariage n'a pas échappé à la pétrification,
et les Arabes vous montrent avec gravité le bloc
tourmenté qui représente le pauvre animal. De là, le
nom de Hammam-Meskoutine, bains des maudits,
ou hains des damnés.
Du reste, voici la véritable légende arabe, telle
que je l'ai entendue raconter par le savant Mac
Carty.
Brahim et Fatma avaient deux enfants, dont trois
moissons avaient à peine séparé la naissance.
— 195 —
Ali, le premier né, était à quinze ans le plus
beau cavalier de sa tribu. Nul mieux que lui ne
domptait un cheval fougueux ; il excellait à lancer
un trait à la course, à frapper Thyène ou la pan-
thère ; et ce courage si brillant n'effaçait en lui au-
cune des grâces naïves de la jeunesse.
Aurida (Rose), sa sœur, était belle comme la fleur
dont elle portait le nom, fraîche comme la rosée du
matin; ses pieds étaient légers comme les pieds de la
gazelle; ses mains étaient douces et blanches comme
du lait; ses yeux étincelaient comme une étoile au
sein des nuits.
Ils s'aimaient tous deux d'un amour tendre et
pur. Les premières ardeurs de la jeunesse, loin
d'affaiblir ce lien sacré , les resserrèrent de plus en
plus.
Vainement les jeunes filles de la tribu provo-
quaient Ali du regard et du sourire; vainement,
dans les fantasias bruyantes, Aurida se voyait en-
tourée des hommages des jeunes cavaliers amis de
son frère; leurs deux cœurs demeuraient insen-
sibles.
Pour Ali, nulle fille n'égalait en beauté Aurida;
et, de son côté, Aurida se disait tout bas que nul
homme n'était comparable à son frère.
Déjà, à ce sentiment si tendre que remplissait leurs
âmes, se mêlait un trouble secret. Aurida rougissait
sous les baisers de son frère; Ali était tremblant
cemme une tige d'asphodèle lorsqu'il tenait dans
sa main la main brûlante de sa sœur.
Bientôt la révélation fut complète; cet amour,
— 196 —
jusque-là si touchant, si noble et si pur, ne fut plus
qu'une passion incestueuse et coupable.
Qui le croirait? leurs parents ne cherchèrent point
à éteindre ces feux sacril^es.
C'est que Brahim était riche et possédait d'im-
menses troupeaux qui couvraient les rives de Cha-
dakra, lorsqu'ils venaient le soir s'y désaltérer, avant
de rentrer dans le cercle du douar. Ces tentes, ces
bœufs, ces esclaves, toutes ces richesses de Brahim
n'auraient donc point à subir de partage si le frère
et la sœur s'unissaient dans un hymen incestueux.
Cependant Amar, le cadi, était un homme de bien,
juste et soumis à la foi de Dieu; il résista aux cou-
pables intentions de Brahim, aux prières d'Ali, aux
larmes de la jeune fille.
Horreur I Un matin le cadi fut trouvé mort dans
sa tente, et on ne put découvrir la main qui l'avait
frappé.
Le vertueux Amar eut pour successeur un homme
puissant et considéré, lié d amitié avec Brahim depuis
longues années.
Bientôt le mariage d'Ali et d'Aurîda fut publi-
quement annoncé, et le cadi ne refusa pas de prêter
ses mains à l'accomplissement de cette union cou-
pable.
Les préparatifs de la noce se font avec éclat; de-
vant le luxe déployé par le vieux Brahim, la cons-
science publique se tait et s'apaise.
Le jour est fixé; de toutes parts arrivent des ca-
valiers revêtus de leurs plus beaux costumes; des
tentes hospitalières, aux couleurs éclatantes, s'é-
— t97 —
lèvent au loin dans la plaine, par les soins des
esclaves de Brahim; de grands feux, allumés çà et
là, préparent d'incessants festins; le couscoussou
bouillonne dans des vases immenses; les bœufs et
les moutons rôtissent tout entiers sur la braise. Les
jeunes gens marient leurs chansons aux bruits de la
fantasia; les hennissements des chevaux, les cris de
la foule se mêlent aux sons aigus du thoul et de la
derbouka.
Silence I voici le cortéger.
Voyez la fiancée, comme elle est belle et comme
elle éclipse cet essaim de jeunes filles qui se pressent
autour d'elle toutes parées de leurs plus beaux pen-
dants d'oreille et de leurs colliers de girofle parse-
més d'ambre et de corail ! Entendez ces cris joyeux,
ces chants d'amour et de fête ! Que parliez-vous de
crime et d'inceste? Tenez, jamais le ciel ne fut plus
pur, jamais les rayons du soleil ne parèrent d'un
plus vif éclat la cime des bois et le gazon des plaines.
Dieu lui-même pardonne à cette union inaccou-
tumée.
Non, Dieu ne pardonne pas !
Tout à coup le ciel s'obscurcit; l'éclair sillonne
et déchire la nue; le tonnerre gronde avec fracas;
la terre tremble et menace de s'entr'ouvrir. On fuit
en désordre, on se presse, on se heurte; mais dans
ce moment suprême les deux amants n'ont point
oublié leur amour : Ali presse sa fiancée dans ses
bras et semble défier la colère céleste.
Tenez! les voyez-vous encore, s'étreignant dans
un dernier baiser? Les corps qu'animaient naguère
— 198 —
tant de jeunesse et un amour si criminel ne sont
plus maintenant que deux pierres colossales, monu-
ments éternels du châtiment divin !
Auprès d'eux, cette pierre plus élevée c'est le
cadi, victime de sa coupable indulgence; on le re-
connaît encore au turban qu'il portait sur la tête.
Derrière Aurida, voyez-vous le chameau qui por-
tait ses présents de noce, et plus loin Brahim et
Fatma, qu'une étreinte convulsive a rapprochés en
mourant?
Et cette foule foudroyée, ces musiciens dont la
tempête a brisé les instruments; ces serviteurs, ces
vierges immobiles, ces tentes pétrifiées; tout enfin,
tout atteste et la grandeur du crime et la puissance
du châtiment.
Et pour que les hommes ne perdent pas la mé-
moire de cette punition solennelle, pour que sans
cesse la colère céleste se montre présente et inas-
souvie. Dieu permet que les feux du festin brûlent
éternellement, qu'une fumée épaisse, des eaux brû-
lantes jaillissent du sein de la terre, et que des
grains blancs, pareils à ceux du couscoussou, cou-
vrent le sol désolé.
Une explication scientifique des eaux thermales,
des sels alcalins, des cônes calcaires de Meskoutine
pourrait-elle valoir cet ingénieux roman arabe attri-
buant toutes les révolutions du globe aux crimes
conunis par les hommes?
Longtemps avant notre occupation, les indigènes
avaient reconnu l'efficacité des eaux chaudes de Mes-
koutine. Les malades buvaient de cette eau, s'en
— 199 —
lavaient et en emportaient dans des gargoulettes, ou
dans des peaux de bouc.
Pour guérir les maladies invétérées, les prêtresses
arabes faisaient des sacrifices religieux au bord des
sources. Aujourd'hui encore les négresses mara-
boutes donnent aux baigneurs le spectacle étrange
de ces idolâtries.
Après avoir allumé des cierges autour des sources
qu'elles parfument en passant sur Teau des casso-
lettes remplies d'aromates, elles soumettent les vic-
times, habituellement c'est un mouton ou un vola-
tile, à la purification, à des onctions d'huile et de
feuilles de henné. Alors le sacrificateur, tourné vers
rOrient, appuie le couteau sacré sur la gorge de la
victime et la lui coupe; le sang est recueilli par le
malade, qui en baigne toutes les parties souffrantes
de son corps, et emporte chez lui le cadavre des
animaux immolés.
S'il est bon musulman, sa guérison est assurée.
Cependant, pour que le sacrifice réussisse, il faut
que les plumes des poulets voltigent sur la source
et que le mouton ait, dans son agonie, certaines
crépitations connues seulement des sacrificateurs.
C'est le secret des dieux.
Ces cérémonies idolâtres sont terminées par des
danses nègres avec accompagnement de bamboula
et de cris sauvages à effrayer les djenouns eux-
mêmes.
Selon les Arabes, le bruit souterrain que l'on
entend en passant sur le plateau des sources serait
produit par la musique infernale des djenouns, génies
13
— 200 —
qui doivent s'opposer à notre établissement dans
cette contrée, de même qu'ils ont déjà renversé
tous les établissements romains dont les ruines
jonchent le sol de Meskoutine. D autres Arabes
prétendent que les cônes des sources représentent
les tentes pétrifiées de leurs ancêtres; ceux qui
affectent une forme irrégulière sont des hommes,
des femmes, des enfants ou des animaux de la tribu.
Une autre version veut que Salomon ait confié la
garde des bains qu'il avait créés sur divers points
du globe à des génies sourds, muets et aveugles, afin
qu'ils ne pussent ni voir, ni entendre, ni raconter
ce qui s'y passerait. Mais voyez la merveille : depuis
deux mille ans personne n'a pu faire entendre à ces
djenouns sourds et entêtés que Salomon est mort,
et ils continuent et continueront à chauffer les bains
jusqu'à la fin des siècles. En approchant l'oreille de
l'orifice des sources, on peut croire en effet à un
enfer entretenu par une légion de diables; car une
chaleur suffocante vous monte au visage, en même
temps qu'un bruit strident vous brise le tympan.
Nos cannes trempées dans l'eau se chargèrent aus-
sitôt d'un vernis calcaire d'une éblouissante blan-
cheur. Tous les objets laissés quelque temps dans
les eaux se couvrent de curieuses pétrifications.
Nous aurions bien voulu faire cuire notre déjeuner
sur cette marmite naturelle chauffée à cent degrés,
à l'exemple de certains baigneurs; mais la semelle
de nos trop minces souliers fumait déjà, et nous
nous retirâmes prudemment de cette fournaise pour
aller visiter les ruines des anciens thermes.
— 201 —
Les Romains avaient édifié de nombreux thermes
près des eaux chaudes. Le vallon de Meskoutine est
couvert de piscines en ruines. La mieux conservée
de ces piscines a au moins 40 mètres de longueur;
toute une légion pouvait s'y baigner en une journée.
A cette heure, les soldats roumains sont remplacés
par ceux de TAlgérie et de la Crimée, qui viennent
cicatriser leurs blessures à Meskoutine. Les civils
demandent également à ces eaux thermales la gué-
rison de leurs rhumatismes ou de leurs phthisies.
L'hôpital ne pouvant renfermer tous les malades ou
prétendus malades, des tentes se sont montées dans
un délicieux ravin, près de rétablissement. J'ai passé
presque toutes les nuits de Meskoutine bercé par les
gammes des chacals, des panthères et des lions, et
Tœil fixé sur une ruine romaine blanchie par les
rayons de la lune. Que de siècles on vit en une nuit
de méditations sur le sein de la vieille Numidie,
devant ce spectre de la vieille Rome, qui vous appa-
raît au milieu des ruines de ses villes, drapé de ses
blanches draperies et se couchant comme un exor-
cisé dans la poussière de son empire, aux premières
lueurs du matin ! A ce moment, les animaux féroces
se taisent les uns après les autres; le burnous d'un
Arabe se montre à l'horizon ; le blanc costume d'une
moukère tatoue iin mamelon ; on commence à dis-
tinguer les tentes et les gourbis accrochés aux flancs
des ravins. L'activité humaine chasse la nuit pares-
seuse et voluptueuse.
Autour des bains Meskoutine cabriolent et s'écar-
tèlent des montagnes au front feuilleté et sourcil-
~ 202 -
leux, au pied desquelles éclatent les fleurs vives du
laurier, le feuillage découpé à Temporte-pièce de
Tolivier, et chantent les oueds coulant dans les ra-
vins verts et roses. Tous les aspects sont réunis là,
les plus tendres comme les plus sauvages. C'est un
paysage suisse repoussé par la rudesse africaine. La
nature étrange de ce pays ne procède que par vifs
contrastes. C'est toujours le guerrier farouche qui
combat ou la bayadère vaincue par le plaisir, Toasis
riante et colorée après le désert aride et sans pitié.
Les sites de Hammam-Meskoutine rappellent aux
touristes les Pyrénées et les Alpes ; mais les Alpes
et les Pyrénées ne possèdent pas cette lumière afri-
caine qui allume une fournaise dans Texcavation
d'un rocher, fait vibrer tous les tons, le vert vif d'une
touffe de myr^s aussi bien que le vert pâle d'un bois
de lentisques, différencie les nuances les plus déli-
cates. Meskoutine est le décor d'un paradis terrestre.
Qui ne serait tenté d'oublier au fond de ces solitudes
africaines, — choisies avec raison par les anachorètes
du Christianisme, — les vaines agitations de la vie
civilisée, si on y trouvait une Eve? — mais pas
d'Êves ! Elles laissent toujours une blessure au cœur;
— si on y trouvait un ami et un restaurant confor-
table!
Mes journées s'écoulaient rapides à Hammam-
Meskoutine. Le matin, je prenais, comme tous les
domiciliés à l'hôpital, mes douches et mon bain
d'eau chaude, car on ne sort pas de la fournaise à
Meskoutine. Grillé par un soleil de 50 degrés, vous
vous rafraîchissez en vous jetant dans une brûlante
~ 203 -
piscine. On s'acclimate à la manière de ces poissons
qui vivent sous les eaux chaudes. La pêche à la
ligne est fort curieuse à Meskoutine II s'y prend
d'excellents barbeaux dans la couche inférieure des
eaux chaudes, dont la température est moins élevée
qu'à la surface, et le pêcheur, pour manger séance
tenante son poisson cuit au bout de sa ligne, n'a
qu'à la maintenir quelques minutes dans la région
supérieure du ruisseau d'eau chaude.
Après le déjeuner, les baigneurs de Meskoutine
se dirigent à travers des champs plantés de coton-
niers, encadrés de l'éternel laurier-rose, vers le ravin
du Lion, pour y puiser leur bouteille d'eau ferru-
gineuse. Cette eau, chargée de protoxyde de fer,
me disait l'aide-major directeur de l'établissement,
guérit plus de malades que les eaux des bains. Elle
coule en telle abondance, que certes elle pourrait
suffire à l'approvisionnement de Paris, redresser
bien des échines et calfater bien des poitrines re-
belles.
Le ravin du Lion est torrentueux en hiver. L'été,
ses énormes galets sont immobiles; ses chênes-zend,
ses vignes vierges, dont les puissantes racines per-
cent le roc, restent presque à sec. Ce sauvage ravin,
ouvert à l'extrémité d un bois, donne une idée de
la sève vigoureuse, de l'exubérance du sol africain.
Sur ses bords s'éparpillent des fûts, des chapiteaux
brisés, ruines de quelque bourgade romaine. Je me
serais volontiers laissé prendre à la méditation le pre-
mier jour que je visitai ce ravin, n'eût été la crainte
que le lion vînt y boire en même temps que moi.
— 204 -
M'étant demandé ce que je répondrais au lion s'il
na 'adressait la question que le loup de la fable fait à
Tagneau, et n'ayant pas trouvé de réplique con-
cluante, je déguerpis en me promettant de ne revenir
qu'en bonne compagnie. En effet, je fis chaque jour
le trajet avec un vieux chasseur d'Afrique, couturé
de blessures, qui me racontait ses batailles du Tell
et du Sahara, ses razzias (il avait posé pour la Smala,
d'Horace Vernet, et il en était fier), ses réjouissances,
ses chants de victoire après la bataille, au milieu
des gémissements des ennemis blessés, tous les in-
cidents terribles du carnage humain. Je frissonnais
involontairement au récit animé de ce brave, mais
ce n'était plus par peur du lion. Que vaut le débon-
naire lion comparé à l'homme? La contrée de Mes-
koutine, peuplée de bêtes féroces, a enfanté des cen-
taines de Gérards. Tous les soirs, une dizaine de
malades de Meskoutine, guéris comme par enchan-
tement, se jetaient dans les bois pour chasser la
bête féroce, et revenaient le lendemain matin, qui
avec un lièvre, qui avec un chacal, qui avec une
panthère ou un lionceau. On ne se doute pas, en
France, que l'Algérie possède autant de chasseurs
de bêtes féroces, témoin le colon de Sétif, qui a déjà
tué vingt lions. Un jour, on trouva, entre Guelma
et Meskoutine, la tête de l'un de ces aventureux
chasseurs de lions. Avait-il été assassiné par des
Arabes ou broyé sous les dents d'un lion? C'est ce
que, malgré les recherches, on ne put savoir. '
Je ne voulus pas quitter Hammam-Meskoutine
sans faire une excursion dans ses ruines. J'avais en-
Un jour, on trouva, entre Guelma et Meskoutine, la tête
de Tun de ces aventureux chasseurs de lions. (P. 20i).
— 207 ~
tendu dire que les plus belles ruines romaines de la
province de Constantine étaient celles d'Anouna, de
la mystérieuse Anouna, dont le nom antique est
ignoré et Fhistoire enveloppée de la plus grande
obscurité. Serait-elle Tancienne Tibilis, et aurait-elle
donné son nom, — aqusa tibilitanœ, — aux eaux
de Meskoutine? C'est fort douteux, car Anouna se
trouve à cinq lieues de ces thermes célèbres.
Je me décidai à entreprendre cette expédition avec
Taide-major et le pharmacien de Thôpital. Nous
eûmes toutes les peines du monde à trouver un indi-
gène qui connût la situation d'Anouna. Enfin, le caïd
Bou-Nar nous ayant envoyé pour cicérone un de ses
Arabes, nous partîmes dès Taube, biren approvision-
nés de vivres et montés sur d'excellents chevaux, qui
grimpèrent des mamelons à pic et descendirent les
pentes les plus rapides sans faire choir leurs mauvais
cavaliers. Nous nous écartâmes de notre chemin
pour visiter la grotte profonde de Dhamous-Djemâa,
qui a servi, prétend-on, de refuge aux chrétiens
persécutés par les Vandales. Des inscriptions indé-
chiffrables et des croix sont gravées dans la pierre
des premières parois. Les voûtes de la grotte sont
constellées de stalactites. Nous ne pénétrâmes pas
très-avant; il faut marcher avec la plus grande pru-
dence pour ne pas tomber dans les excavations.
Sortis de ce lieu sauvage, nous éprouvons une véri-
table sensation de bonheur à traverser des bois de
lentisques et d'oliviers, peuplés de douars dont les
tentes surgissent brusquement au détour d'un sen-
tier. Nous surprenons le village dans son désordre.
— 208 —
dans toute la vérité de ses détails. Les hommes sont
assis en rond, les pieds sous leurs burnous, écoutant
un cheik qui raconte un épisode de la guerre d'autre-
fois, ou une mystérieuse histoire de djenouns; des
enfants coiffés de la rouge chachia et couverts par
une loque se roulent dans la poussière; les femmes
ramassent du bois mort, font la cuisine ou se mon-
trent mutuellement les cadeaux du maître, un an-
neau de pied en argent, morceau d'étoffes à ramages,
un haouly de fine mousseline, un miroir enjolivé de
Tunis. Excepté les détestables chiens arabes qui
jappent aux jambes de nos chevaux, et les ramiers
reposés sur les gourbis qui s'envolent à notre ap-
proche, notre passage ne trouble rien dans le douar.
Les Arabes nous toisent d'un air carthaginois sans
interrompre leurs discours, sans se déranger de leur
paresseuse pose de singe, et nous sortons de cette
pastorale, de ce tableau de la vie biblique sur lequel
nous faisions tache, escortés par les aboiements des
kelbs et par les regards moitié curieux, moitié
effrayés, des jeunes moukères au visage tatoué d'é-
toiles bleues et colorié de henna.
Nous gagnons la route qui doit nous conduire
à Anouna. Un musulman voyageur s'arrête à la
limite d'un champ moissonné par des Arabes; il met
un genou à terre et fait un signe. Tous les moisson;
neurs prennent leur peau de bouc gonflée d'eau et
se livrent à un steeple-chase pour désaltérer le
voyageur, qui boit une gorgée de chameau, ne souffle
pas mot et continue son chemin. — pays du si-
lence, du recueillement, de la simplicité et de l'hos-
— 209 —
pitalité ! ne vaux- tu pas les pays d'orgueil, de misère
et de philanthropie? Des femmes arabes en palan-
quin à dos de mule, le visage protégé contre les ar-
deurs du soleil par une draperie rouge qui les enve-
loppe complètement, passent à côté de nous en nous
lorgnant par les trous de leur talika. Ces belles
moukères ont été achetées deux mille francs au
moins par leur maître et seigneur. D'autres malheu-
reuses en haillons marchaient nu-pieds devant un
podagre arabe à califourchon sur un âne qu'il éreinte
de coups avec le même martinet servant le soir à sa
femme. C'est la pauvre moukère achetée deux cents
francs.
Notre cicérone, qui jusque-là avait marché devant
nous, s'arrête brusquement, et, prenant un de nos
chevaux par la bride, s'écrie : — Manarf! — c'est-
à dire, je ne sais pas, j'ai perdu mon chemin. Nous
avons beau nous récrier, le malheureux ne com-
prend pas un mot de français; pour lui faire en-
tendre la langue et retrouver son chemin, le phar-
macien, malgré mes protestations humanitaires, lui
administre une volée de coups de bâton que l'Arabe
reçoit en conscience, sans bouger; après quoi il se
décide à marcher devant nous, et nous fait monter
et redescendre des mamelons en cherchant toujours
Anouna, qui fuyait comme un mirage. Tout à coup
l'Arabe enfonce ses longs éperons dans le ventre de
son cheval, pousse une fantasia à tous crins, et nous
le voyons bientôt s'arrêter devant un vallon et une
colline couverts de ruines.
A notre tour, nous galopons et nous jetons des
— 210 —
exclamations enthousiastes en poussant nos chevaux
au milieu d'une imposante et vaste cité romaine qui
semble plutôt endormie ou pétrifiée qu'en ruines.
Un temple païen, aux chapiteaux corinthiens artiste-
ment sculptés, est presque intact. Vénus et Apollon
Tout sans doute défendu contre le génie de la des-
truction ; un portique qui reliait le plateau à la col-
line a peu souffert des ravages; dernier soldat du
combat séculaire, il regarde avec une tristesse fîère
les vaincus couchés sur le sol. Mais, que parlons-
nous de vaincus? Deux arcs-de- triomphe, aux cha-
piteaux acanthes, parfaitement conservés, main-
tiennent Torgueil de Rome en face d'un aqueduc
qui pourrait encore alimenter une nouvelle ville.
Anouna inspire Fidée la plus grandiose de l'anti-
quité; elle ressuscite cette cité romaine imbue du
sentiment de sa mission et de sa force, aussi majes-
tueuse, aussi imposante au fond des déserts africains
qu'en Italie. Le cadavre de Rome, partout où on le
voit, commande le respect, l'admiration. C'est le
cadavre d'un héros, et la mort ne diminue pas le
héros, elle le consacre.
Il est impossible de ne pas se sentir saisi par lelo-
quence de ces ruines couchées dans un site sauvage,
loin de toute habitation. C'est le mariage du souvenir
et de la solitude. Le silence plane sur les ruines.
Des monts dénudés, horriblement crevassés, qui
semblent s'être arrachés les entrailles de désespoir à
la chute de la ville romaine font un cercle triste à
Anouna. Moins sensibles que les montagnes, les
vallons mamelonnés, couverts de blé et d'orge,
— 211 —
viennent insulter Rome de leurs riantes moissons
jusqu'au milieu des ruines qui pleurent sur sa gran-
deur passée. Du côté de Constantine, Thorizon est
fermé par le Djebel-Dellar et le Taïa, qui passent
leurs têtes altières au-dessus de toutes les autres
montagnes.
La zone des tombeaux sur la colline fait supposer
qu'Anouna devait contenir une population de six à
huit mille âmes. Anouna avait d'ailleurs une situa-
tion très-importante, puisqu'elle reliait Constantine
à- Carthage et à Hippone. Nous relevâmes les inscrip-
tions latines à moitié effacées d'une vingtaine de
pierres tumulaires aux piédestaux de marbre saccha-
roïde. Elles commencent invariablement par Tinvo-
cation aux dieux mânes, fixent le nombre d'années
vécues, et finissent leur Ci-gît par cette espérance : —
« Que ses os reposent bien ! » En voici quatre que je
retrouve sur mon carnet de voyage :
D'.'M'.'S
XORNAIOPRAI
SEXTIA
CONPRIMiEFIDA
SATVRNI
CARDVLORUM
NAXVXA
MSITHVS CONSTANS
XV
FRATRI CARACDvLX
H%*S\*E
CISSIMOVALX
D%'M".'S
FLAVIVS
L'.'SITTIVS MEOM
QANNIANOS
RVFINO EORVBE
VIXAN
EXbRNATO DEO
H S E
CIRTENSAMNX
SEVIVOS IBI
V A- XXV
COLOCAVIT
H*.*S*,*E
— Ît2 —
Malgré le soleil qui nous inondait de sueur et
nous brûlait les yeux, nous ne pouvions quitter les
chapiteaux écornés, les colonnes brisées, les ruines
couvertes de ronces qui semblaient s'attacher à
nous et vouloir nous garder pour que nous leur ra-
contions sans doute les histoires du temps présent.
Enfin, nous secouâmes cette poussière séculaire, —
poussière est le mot, — puisque cette ville romaine
n'a pas laissé un mot de sa vie à Thistorien, et
qu'elle reste ensevelie sous un nom de femme
arabe.
LES CITÉS MORTES DE L'AFRIQUE. -HIPPONE
ET SAINT AUGUSTIN.
En Afrique , je me suis beaucoup plus préoccupé
des cités mortes que des cités vivantes, et j'ai tou-
jours préféré les ruines laissées par Rome aiix mai-
sons mauresques et aux mosquées. Fidèle à mon
système, je me mis en devoir, dès que je fus arrivé
dans la province de Constantine, de visiter les ruines
d'Hippone, la ville de saint Augustin.
J'expédiai Bône. Une journée me sufi&t pour con-
naître cette ville qui a gardé la physionomie primi-
tive de son origine arabe, pour parcourir sa belle
place que rafraîchissent une véritable oasis et de
vrais palmiers, et qu'encadrent de vastes galeries à
arcades continuellement peuplées de juifs, de Mal-
tais et de nègres, — pour visiter sa mosquée au mi-
naret élancé, — pour monter au sonunet de sa
casbah , taureau de Phalaris qui a fait crier dans ses
flancs des milliers de détenus politiques, — pour
grimper et dégringoler ses tortueuses ruelles en-
combrées de juives aux chaires opulentes, de yaou-
lets à peine vêtus d'une chemise trouée et de Mau-
14
— 216 —
resques enterrées sous le long voile quadrillé de vert
et de jaune. Ces ruelles séparent à peine des maisons
serrées Tune contre l'autre comme des cloportes, et
invariablement terminées par des plates-formes ser-
vant de terrasses, sur lesquelles, en sautant de Tune
à Taulre, un habile clown pourrait traverser toute la'
ville.
Bône, exclusivement livrée à son mercantilisme,
à ses avides préoccupations, en dehors de toute
communion avec la pensée et Fart, me semblait,
malgré son admirable situation sur la Méditerranée,
ses mœurs bizarres et son agglomération de races
diverses, une cité pétrifiée. La vie s'était retirée à
quelques portées de fusil de ses murs, où avait
habité si longtemps la pensée, au milieu des ruines
de la ville de saint Augustin. Aussi, le lendemain
de mon arrivée à Bône, dès la première heure, je
m'acheminai vers la célèbre Hippone, qui couvrait,
avant d'avoir disparu sous terre, — car les villes s'en-
terrent comme les hommes, comme les peuples, —
la surface des deux mamelons que l'on aperçoit à
Bône de la porte de Constantine.
Je contournai le premier mamelon, du côté de la
mer, heurtant à chaque pas de mon épais soulier, ou
à chaque coup de ma canne ferrée, une mosaïque
grossière, une lampe en terre rouge sculptée d'un
triton, des médailles à l'effigie des derniers empe-
reurs romains, quelques scories des mines de fer
que les Romains avaient exploitées là avant la com-
pagnie des hauts fourneaux de l'Alélik, en pleine
activité, en pleine prospérité aujourd'hui, tant le
— 217 —
fer est commun dans le rayon de Bône, autant que
rétait autrefois le beau marbre de Numidie que les
minéralogistes modernes n'ont pas encore retrouvé,
— marchant pensif sur les vestiges d'une voie ro-
maine, traversant un pont que la lourde massue des
siècles n'a pu effondrer et que nous avons restauré.
J'arrivai ainsi, à travers tant de souvenirs heurtés,
remués, foulés aux pieds, jusqu'à la base du second
mamelon, sur lequel étaient édifiés les faubourgs de
la ville détruite par les Vandales.
On gagne ce mamelon par un chemin creux
ombragé d'oliviers, de caroubiers, de figuiers, de
jujubiers, qui font une délicieuse promenade au
touriste et le disposent merveilleusement à la mé-
ditation.
Lorsque je visitai Hippone, au mois d avril 1858,
tout était vert, arbres et gazons. Le desséchant soleil
d'Afrique n avait pas encore fait pâlir les vives cou-
leurs du printemps. Je gravis lentement le mamelon
d'Hippone en m'arrêtant devant des arcades en
plein-cintre aux bases éternelles, inébranlables ,
construites et cimentées, comme seuls les Romains
savaient construire et cimenter. On croit que ces
arcades sont les restes des thermes de Socius.
A quelques mètres des thermes, on a élevé un
monument à saint Augustin, statuette en bronze sur
un piédestal en marbre, qui représente le docteur de
la grâce en costume d'évêque, mitre sur la tête,
tenant un livre ouvert de la main gauche, sur lequel
il appuie son cœur qu'il tient de la main droite, —
figure naïve de saint Augustin écrivant, avec les ins-
— 218 - ^
pirations de son cœur, ses Confessions, la Cité ds
Dieu, le Traité de la grâce. Sur la face principale du
piédestal, un pélican s'ouvre les entrailles pour
nourrir ses petits, — encore un emblème du génie
dévoré par ceux-là même qu'il sauve.
Ce petit monufnent est indigne d'un tel homme.
Néanmoins, son aspect émeut par le grand souvenir
qu'il évoque. Les temps barbares apparaissent et
roulent sous vos yeux, les hordes bardées de fer,
jetant au ciel et à la terre leurs cris de vœ victis!
Luttes grandioses des premiers siècles du christia-
nisme I D'un côté, les légions toujours inassouvies
de l'insatiable conquérant, promenant le carnage,
le fer et le feu sur la surface du globe; de l'autre
quelques docteurs essayant d arrêter l'armée de la
force en lui opposant l'intelligence, le verbe, la
parole ardentrùgiTertullien, la persuasion de Chry-
sostome, le livre d'Augustin, du Platon du christia-
nisme. Alors le monde vacillait, malade, sur les étais
pourris de ses tristes principes. Plus de port, plus
de boussole : le combat incessant sur une mer fu-
rieuse jusqu'au naufrage général I La terre ivre du
sang des vaincus ressemblait à une vaste Babel, ou
recevoir ou donner la mort était la vie de tous les
hommes. Le vieux monde de la conquête et des
dieux sensuels expirait dans la nuit et dans le sang.
Le christianismajeta son bateau sur ce torrent; en
face de la force exubérante il exalta la faiblesse; il
fut le refuge du vieillard, de la femme et de l'enfant;
— à l'orgie des sens, il opposa la macération, les
joies saintes de la douleur, l'exaltation de l'âme; à
. - 219 -
répée, le sentiment; aux brillantes tragédies des
combats, le silence, le recueillement du cloître; à
Tapologie de Tignorance brutale, la sainte étude,
mère de la civilisation; à la ménagerie des dieux du
Panthéon romain, Jéhovah, le dieu des Juifs. Armés
d'une croix de bois et d'un Evangile, les premiers
chrétiens arrêtèrent les barbares, les désarmèrent,
les apaisèrent, les enrégimentèrent dans la milice
céleste. Le christianisme rendit une assiette çoiorale
au monde détraqué. Aucun philosophe, si rationa-
liste qu'il soit, ne refusera cette justice au passé du
christianisme qui a souffleté la force et nargué au
prix du martyre le mal triomphant.
Devant une telle œuvre, c'est à peine si l'on se
sent le courage de blâmer sévèrement les chrétiens
des troisième, quatrième et cinquième siècles, qui
ont repoussé les premiers philos^j^^s, c'est-à-dire
les hérétiques du temps qui niaient ie péché originel,
la damnation des enfants morts sans baptême, la
nécessité de la grâce, qui professaient le pélagia-
nisme, Tarianisme, le manichéisme, le donatisme,
— hérésies combattues avec ardeur par l'évêque
d'Hippone.
L'hérésie et les barbares, la raison absolue et
l'absolu de la force, tels furent les deux ennemis si
opposés de nature, vaincus par les géants du chris-
tianisme, qui vaccinèrent le monde couvert de pus-
tules avec l'autorité imposante de la foi, de la
croyance révélée; la plupart succombèrent à la
peine, comme saint Augustin, qui mourut pendant
que les Vandales faisaient le siège d'Hippone, en 430.
- 220 -
L'évêque d'Hippone était né dans la ville romaine
de Thagaste, aujourd'hui Souk-Arras, à vingt-cinq
lieues de Bône.
La montagne d'Hippone serait déserte, si quelques
touristes de Londres et de Paris ne traversaient les
mers pour connaître la ville de saint Augustin.
Pourtant, Bône daigne se souvenir une fois Tan de
révêque d'Hippone : c'est le jour de sa fête, le
28 août. Et savez-vous ce que la population de Bône
vient faire ce jour-là sur la montagne d'Hippone?
Elle y danse le soir, après avoir entendu la messe
le matin. Prier et danser, s'agenouiller et polker,
mélange électrique de sacré et de profane, moyen
agréable et commode trouvé au dix-neuvième siècle
pour faire spn salut.
La curiosité me conduisit, en août 1858, à cette
fête de saint Augustin, célébrée par des entrechats,
des balancés, des tournoiements, des jetés -battus
fort risqués au point de vue même d'une morale
épicurienne. Ceux qui ne dansaient pas festoyaient
grassement autour de la salle du bal; d'autres cher-
chaient les parties boisées de la montagne, le mys-
tère et l'ombre étoilée de l'enivrante nuit d'Afrique.
Les lumières des ifs du bal champêtre rayonnaient
au sommet du mamelon et jetaient leurs rougeâtres
lueurs sur le versant opposé à Saint-Augustin, dont
la statue se trouvait dans l'ombre, comme si le grand
docteur se fût voilé la face à l'aspect étrange de ces
bacchanales. Ce n'étaient plus les bandes redoutées
des Vandales qui couvraient la coUine d'Hippone :
c'étaient des pèlerins du dix-neuvième siècle, de
— 221 —
. pieux catholiques dont le scepticisme dansait sur le
paganisme et sur le christianisme, sur les ruines
romaines et sur le tombeau de saint Augustin.
Le temps impitoyable fait donc ruine de tout,
pensai-je? Hommes sur hommes, villes sur villes,
nations sur nations, doctrines sur doctrines! Tu
voyais ton œuvre éternelle, ô grand docteur de la
grâce, e.t le ver du scepticisme en a eu raison en
moins de quinze siècles I Le monde n'est plus en
proie aux enivrements de la force brisant toute
résistance sur son passage comme un jeune taureau
furieux, mais indifférent au bien et au mal; aussi las
de ceci que de cela, il est couché comme un vieux
bœuf dans son immonde étable.. Il est tenu au joug
lâche de Tinaction par le doute, cet en tr 'acte de la
croyance qui meurt à la croyance qui va naître,
ce prodrome de transformations morales de l'hu-
manité.
Je faisais ainsi, sur les débris de la ville romaine,
accoudé au tombeau de l'évêque d'Hippone, la triste
synthèse des ruines matérielles du paganisme et
des ruines morales du christianisme; je ne voyais
que poussière et néant, qu'œuvres raillées par le
rictus du scepticisme et anéanties d'un coup d'aile
du temps, lorsqu'une nouvelle ruine m'apparut.
Dans le sentier qui contourne le mamelon de
Saint- Augustin, un Arabe, découvert par un bur-
nous troué, s'était arrêté pour faire la prière du
coucher du soleil. Il se jeta par trois fois sur le sol,
qu'il embrassa en répétant, assez haut pour que je
l'entendisse : Allah Kébir! — La illah Allah Mo-
~ 222 -
liammed, recoul Allah ! — Dieu est grand. Il n'y a de
Dieu que Dieu. Mahomet est le prophète de Dieu.
Arabes I pauvres ilotes! dépourvus du sentiment
de la liberté qui seule donne à Thomme une signifi-
cation, une impulsion féconde, une sonore vibration ,
de la raison et de la science qui Téclairent, le gui-
dent dans Tàpre et obscur sentier de la vie; Maho-
met ne vous sauvera pas, puisqu'il a perdu TOrient.
C'est pour s'être attaché à la lettre du Koran que
l'Orient est resté, après six siècles de domination,
de conquêtes, à l 'arrière-garde des nations de l'Occi-
dent, émancipées du fanatisme, de J'esclavage reli-
gieux, et marchant vers l'avenir malgré elles et
presque à regret, poussé par l'irrésistible force de
la science et du libre examen.
Je crus voir se lever devant moi l'étroit et san-
glant fanatisme de l'Orient, qui couchait la société
musulmane, le Koran, Allah et Mahomet, dans la
poussière des ruines romaines et chrétiennes.
La pensée, lasse de s'appesantir sur les dissolu-
tions morales des sociétés, se reporte avec bonheur
vers la nature, toujours harmonieuse et victorieuse
au milieu des débats humains. Le court crépuscule
des jours d'Afrique avait déjà enveloppé d'ombre
la montagne d'Hippone. Mais le couchant, du côté'
do Constantine, éclatait en îlots coloriés des nuances
les plus vives au sein d'un azur rembruni. Derrière
moi se profilait la gigantesque échine, zig-zaguée
comme celle d'un dromadaire, des monts boisés de
l'Edough, qui faisait courir leurs profonds ravins
peuplés de chênes-liége jusqu'aux falaises escarpées
— ns —
du Cap -de -Fer, jusqu'aux anciennes grottes qui
servaient de refuge aux premiers chrétiens pour-
chassés par les Vandales; à mes côtés, les rivières
de TAbou-Gemma et de la Seybouse allaient mou-
rir en chantant dans la Méditerranée, qui semblait
refermer sur elles comme deux grands bras ses caps
Rose et de Fer. Bône se détachait du crépuscule
avec ses blanches maisons couchées en paresseuses
sultanes au bord de la mer, qui leur .fait de ses
vagues brisées une fraîche écharpe d'écume.
Rasséréné par cette quiétude africaine, je souhai-
tai à mes semblables Tharmonie, la paix, la poésie
de la nature, et je descendis du mamelon Saint-
Augustin en m'écriant avec le grand panthéiste
Goethe : « De la lumière. Seigneur, de la lumière!
— Et moins de fanatisme, d'erreurs, de sang et de
ruines! »
FIN.
Tours.— Imprimerie nouvelle.— E. Mazereau, passage Richelieu, \ \ .
14 DAY USE
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