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Full text of "Chasses de l'Algérie et notes sur les Arabes du Sud"

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Hu 
AS TEE 


BIBLIOTHÈQUE INSTRUCTIVE 


CHASSES 


L' ALGÉRIR 


NOTES 
SUR LES ARABES DU SUD 


PAR 


Le Général A. MARGUERITTE 


QUATRIÈME ÉDITION 
ILLUSTRÈÉE DE es GRAVURES SUR BOIS 


PARIS 


LIBRAIRIE FURNE 


JOUVET ET Cie, EDITEURS 


5, AUE PALATINE, 5 


1588 


Tous droits réservé 


ad 


DÉDICACE 


DE LA PREMIÈRE ÉDITION 


. 


anthère de l'Oveit-Manciss ? 
Les chasses aux sangliers ; 
- La chasse à l sntilope bubale:; ” 


es récits auront, je l'espère, un certain attrait pour 
cher Paul, à qui je voudrais donner le goût de la 

sse, la plus saine des passions, à mon avis, après 
de l'étude et du travail. 

Si —atebiée en ce monde, on peut dire aussi que 


DÉDICACE. 


contact ne présenteront plus la même originalité que 
celles observées au début de ma carrière en Algérie. 

Quelques traits de leur caractère et de leurs apti- 
tudes d'alors, pris sur le vif, ne seront pas sans intérêt 
pour Paul le Laghouati, qui aura à se rappeler qu’il 
est né dans le Sahara, où de bons Bédouins lui ont 
souhaité la bienvenue à son entrée dans la vie. 

Si ces souhaits pouvaient avoir l'efficacité de ceux 
des bonnes fées d'autrefois, mon petit Saharien serait 
merveilleusement doué; car il serait sage, savant, 
bon, brave, généreux, fort, cavalier parfait et chasseur 
intrépide, etc. 

Moi aussi, cher enfant, je vous souhaite toutes ces 
vertus et brillantes qualités! — Mais, il faut bien l’a- 
vouer, c'est beaucoup désirer pour un seul, au temps 
présent! Aussi prié-je votre mère de se joindre à 
moi pour m'aider à les demander à Dieu pour vous! 

Quoi qu'il arrive, néanmoins, et dès à présent, nous 
vous aimons bien. 

A. MARGUERTITE. 
Août 1866 


à + 


PR OR Le AL 2 SRE ATTe 


PRÉFACE 


où il à fait presque toute sa carrière militaire. 
Pourquoi? lui a-t-on dit, ne publiez-vous pas ces 
ses et ces notes sur les Arabes sahariens ? Elles ai- 
ront à meltre en relief certaines particularités at- 


vous l'appelez votre patrie d'adoption; que ce que 
en dites est le résultat de faits et d'observations 
onnels qui, n'en doutez pas, intéresseront vos Jec- 
l'Algérie! » | 


s, voilà qui est séduisant! 


6 PRÉFACE. 


Vos lecteurs! l'Algérie! — C'est tout simplement 
magique, ces mots-là.… De cette réflexion à la tentation 
de se faire imprimer vif, il n’y a qu'un pas... et le 
voilà franchi! | 

Si vos prédictions ne se réalisent pas, chers conseil- 
leurs qui m'aurez amené là, — vous aurez cet insuccès 
sur la conscience, car j'entends vous rendre solidaires 
de ma détermination. 

Allez donc, chers souvenirs, où votre destinée vous 
conduira. Dites surtout à ceux qui s’arrêteront à vous 
lire que l'Algérie serait plus intimement populaire si 
elle était mieux connue. -— Dites-leur qu'elle possède 
un grand attrait d'originalité, un charme tout particu- 
lier qui agit infailliblement sur ceux qui s’y intéressent 
et savent la comprendre. 

Insistez surtout près des disciples de saint Hubert, 
à quelque nationalité qu'ils appartiennent... Montrez- 
leur dans un alléchant lointain ces rares et grandes 
bêtes à poursuivre... de bonnes émotions à glaner, 
lors même que le succès ne répondrait pas toujours 
aux espérances. — Et enfin, par anticipation, souhaitez 
à tous bienvenue et bonne chance! 


Avril 1869. 


Carcassonne, mars { 862. 


sieurs fois déjà, depuis des unnées, j ai été mis 
reure d'écrire les chasses au lion et à la pan- 
que j'ai faites pendant mon long séjour dans le 
de Téniet-el-Häd. 
m'en suis toujours défendu, par paresse d'abord, 
ssi je crois par une sorte d'indifférence à narrer 
tits et des impressions dont je pouvais à ma vo- 
inuer la série. 
int une période de vingt-cinq années, j'ai dû à 
née, qui m'a toujours placé aux avant-postes 
que nous avancions dans l'intérieur du pays 


8 LES CIIASSES DE L'ALGÉRIE. 


arabe, d'avoir la primeur de toutes les grandes chasses | 
de l'Algérie (?). 


4 
à 
1 
É 
| 
* 


; 
É 


Qu'avais-je besoin d'écrire, quand en tous temps, à. 
pied et à cheval, à la plaine et à la montagnes je pou- 


vais faire plus de bourriches que je n'avais de gens à | 
qui les envoyer? 
On réserve cela pour les temps malheureux, quand 


tout gibier fait défaut. Hélas! ce n’est pas toujours 


fête, selon le vieux dicton! 


Après les grands festins, viennent les jours maigres | 
et de pénitence ; longtemps j'ai refusé d'y croire, mais 
depuis ma rentrée sur le sol francais, j'ai dû me sou-* 


mettre à l'évidence, c'est-à-dire au régime du chou- . 


blanc et du buisson creux. 
Je sais à l'heure présente ce que veut dire bredouille ! 


les naturels du pays, excellentes gens du reste, ne 


parviesnent à tirer un perdreau de loin en loin qu ’en 
faisant une neuvaine à saint Hubert. 


Ma qualité d'hôte passager ne m'a pas mieux servi: : 
quoique j'aie mis une grande persévérance à battre les. 
guérets autour de notre bonne garnison de Carcas-. 


sonne, je n'y ai vu qu'une seule fois l'ombre d'un 
lièvre 


C'est ainsi qu'après de nombreuses déceptions et 


n'avoir brûlé un peu de poudre qu'à la chasse aux 


alouettes, j'ai vu venir la saison prohibée, toute héris-, 
sée de gendarmes, de gardes champêtres et autres! 


{*) C'est ainsi que j'ai pu chasser, dans les meilleures conditions, le 


lion, la panthère, le sanglier, l'hyène, le chacal, l’antilope bubale, le mou= “ 
flon, la gazelle, le Lynx, l’autruche, etc. ; que j'ai pu, avec d'excellents équi= 
pages de faucons, voler l’outarde, le lièvre, dans les plaines du Sud, et enfin 
chasser au marais des quantités considérables de sauvagine à n'oser en dire à 


les chiffres. 


3 


\1/ AVE 

X 9 

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2 


NA Lu 
4 3 
UM 1° 
41 


Atlas 


Liou de ! 


tte extrémité ? pécher à la ligne? Le 
e ne mord pas! 

Allons, cette fois, il faut en prendre son parti, et, 
Fons tuer le temps à défaut de bêtes, je vais me racon- 
ter mes chasses d'autrefois. 


grand de parler de quelques-uns de mes compagnons 
de chasse, braves Bédouins pour la plupart, que Coo- 


per aurait immortalisés s'il avait pu les avoir pour 
types de ses livres, comme CEil-de- - Faucon, le Cerf- 
4 Chgezowk, ete. 

Un ‘yaura dans mes récits aucune péripétie inventée 
coup. Leur mérite, s'ils en ont, leur viendra de 
à rigoureuse exactitude. | 
C'est, du reste, l'essentiel quand le sujet traité est in- 
téressant par lui-même. Ceci dit et sans plus es 
cop j ‘entre en matière. 


“ue quoi qu'o ‘on en dise. J'ai passé où ans dans 
e pays de la province d'Alger où il y en a le plus, et 
lai constaté qu'il n’en a pas été tué plus de trois ou 
e en moyenne par année. 

ni dans la zone boisée (!) et accidentée prise entre 


D dessus, de 180 lieues carrées, comprend le territoire de quatorze 
qui sont : les Beni-Chaïb, Bethyas, Khrobbazas, Beni- Fen, Oulad- 
ahia , Beni- Hayane, Oulad - Ayade, Beni-Mahrez, Beni - Soumeur, 
; Blal-Cheragas, Matmatas, Haraouat et Deni-Zou-Zoug. 


Cette résolution me procurera, outre le ptaité de : 
_me remémorer de bonnes émotions, celui non moins 


12 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


le Ouarsenis à l'ouest, le pic de Taza à l’est, le Djebel- 
Ennedate au sud et la plaine du Chélif au nord, que se 
tiennent, pour le plus grand nombre, les lions et les 
panthères de la partie centrale de l'Algérie. 

Dans cette grande superficie, vivent et se meuvent, 
autant que cela peut s’apprécier, une douzaine de lions 
et panthères, y compris ceux que l'on désigne sous 
le nom de ZBerranis, étrangers, qui viennent acci- 
dentellement du Dir-Guezoul, du Djebel-Dira et du 
Zakkar. 

La gent léonine est ainsi composée de deux tiers en- 
viron d'indigènes, à demeure dans le pays, et d'un tiers 
de vagabonds. 

Il faut croire que la reproduction de ces intéressants 
animaux ne dépasse pas la destruction qui s'en fait, … 
car, au lieu d'augmenter, ils diminuent. 

On peut prédire à coup sûr que, dans une wingtaine … 
d'années, si on ne s’avise d'assurer la conservation de | 
l'espèce par la défense de tuer les adultes au moment 
de la reproduction, il n’en restera que de bien rares 
spécimens, qui finiront même par disparaitre tout à 
fait. 

Et ce serait grand dommage, à mon avis! 

Ce noble roi des animaux, ce type du courage, de la - 
force et de la magnanimité, ne doit pas disparaitre, : 
comme un simple ruminant, d'un pays où nous l’avons 
encore à notre portée. Non, il ne le faut pas! ne serait- » 
ce que pour conserver comme sujet de comparaison, et à 
pour la plus grande émulation du genre humain, cette 
énergique et puissante bête. 3 

N'y aurait-il pas encore opportunité de ménager à. 
nos arrière-neveux, sous prétexte de chasses et d’aven- 
tures périlleuses, quelques émotions propres à former # 


HÈRE CHASSE au LION. 
) e organisations batailleuses et destroc- 


Je livre ces réflexions à la sagesse des penseurs de | 
notre époque qui ont tant à faire, et reprends le fil de 4 
mon récit : 54 


LA Ces quelques lions, disséminés sur un si grand pays, 
4 pourraient y vivre inapercus, S'ils ne prenaient à tâche 10 
- de se révéler par leurs déprédations. Mais la consom- 
4 ‘mation qu'ils font, surtout en hiver, de bœufs, de va- 5: 
_ ches, de moutons, de brebis, quelquefois de chevaux, 
met bientôt en émoi les tribus dont les troupeaux sont 
_ soumis à cette onéreuse contribution. 
 ] n'est bruit alors que de bœufs cassés, de moutons 
 engloutis! Les récits s'accroissent et se propagent 
. comme l’histoire de l'homme qui a pondu ua œuf! Les 
_ Arabes ne s'abordent plus dans les marchés, les tiams{) 
. et les djemäas, qu'en se racontant les orgies du lion. HS. 
La plupart des tribus arabes se contentent de gloser 
sur les méfaits du seigneur à la grosse lêle, espérant 
par cette conduite pleine d'abnégation et de prudence 
toucher sa générosité, le détourner de leurs troupeaux ; 
- et de fait, il semble y avoir quelque fondement dans 
celle espérance, qui n'est pas toujours pe: comme 
je le dirai plus tard. 
 D'autrestribus, au contraire, quand le lion se montre 
ellés, le traquent et le combattent jusqu'à ce que 
mort s'ensuive. 
a Re tribu des Beni-Mahrez est une de ces dernières, 


14 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Depuis un témps immémorial, elle est en délicatesse 
avec les lions; sa situation en est la principale cause. 

Placée entre le Djebel-Ennedate et le Djebel-R'ilass, 
les deux grands repaires de ce massif montagneux, les 
lions passent forcément sur son territoire en allant de 
l'un à l’autre, et se sustentent à ses dépens. 

J'ai fait un relevé de la moyenne des bestiaux mangés 
en onze ans par les lions et panthères aux Beni-Mabrez; 
J'ai trouvé ces chiffres eh moyenne par année : 


Chevaux, juments ou poulains . . . US 
Bœufs ou vaches. ‘:;: 5 es 1420 
Moutons ou brebis :,::,° 7% 24140228 Lt'UR 


Soit une valeur decinq mille francs environ, prélevée 
sur une tribu qui ne compte pas plus de cent tentes. 

On peut dire généralement qu'il n’y a chez les Arabes 
que les gens qui sont par trop agacés de la perte de leurs 
bestiaux qui combattent le lion. 

Chez les Européens, c’est autre chose : ceux qui sont 
chasseurs sont entraînés par ce que l’on peut appeler 
la vocation de tout tuer. 

C'est une monomanie, comme celle de certains natu- 
ralistes de tout collectionner. 

Tant qu'il manque une peau à l’un, une plante ou un 
insecte à l’autre, leur bonheur n’est pas complet. 

Le chassur veut pouvoir dire : « J’ai tué de toutes les 
bêtes possibles! » : 

Le naturaliste veut pouvoir se glorifier que pas un 
échantillon des genres qu’il collectionne ne lui a 
échappé. 

Et, pour atteindre ce résultat si désiré, tous deux 
sont capables de tout! 


| J'avais D nenci à es. l'âge de douze ans: 
beaucoup de bêtes déjà avaient été mes victimes, mais 


je n'avais pas encore eu l’occasion de m'attaquer aux 
liohs. Une longue résidence à Téniet-el-Häd, située sur 
le-territoire des Beni-Mahrez, devait me la fournir. 


4 Je n'étais pas à mon poste depuis quinze jours, que à 
__ j'entendais parler des lions, de leur proximité, de leurs 


| ravages, etc. 

L'idée que je pourrais en tuer me vint alors et me 
donna un frisson de. joie, je pense; mais cette idée ne 
put de sitôt s'exécuter. 

Très occupé, à mon début, de l'organisation du pays, 
et aux nombreuses expéditions dans le Ouarsenis, le 
_ Dabraet les hauts plateaux dont Téniet-el-Häd était la 
base d'opérations, je ne fus un peu libre de mon temps 
que vers le commencement de 1846. 

C'est à cette époque que je me mis en relations avec 
un personnage important des Beni-Mahrez, nommé El- 
*  Mokhtar-bel-Arbi: il était frère de mon chaouch et 
alors caïd de sa tribu, 

Lorsque je fis sa connaissance, il avait déjà tué qua- 


| torze lions et trois panthères. 


Cela était de notoriété publique et m'avait été affirmé 


par tous les Arabes du cercle; car je n'avais jamais pu 


obtenir de ce trop modeste Nemrod de me parler lon- 
 guement de ses chasses, de me dire le chiffre exact de 
ses victimes. 

Quand je le poussais trop sur ce point, il finissait {à 
l'encontre de ce qui a lieu dans les narrations des chas- 
seurs) par m'avouer à peine la moitié de ses triomphes. 


16 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE 

Il agissait ainsi, du reste, envers tous ceux qui le 
mettaient sur ce sujet, et prétextait une affaire quel- 
conque pour rompre l'entretien, si on faisait mine de 
le prolonger. 

J'ai su depuis que la crainte du mauvais œil (!) lui 
faisait employer ce subterfuge, ou cette extrême ré= 
serve, comme on voudra. : 

Quoi qu'il en soit, El-Mokhtar tuait proprement les 
lions et les panthères, tout seul. : 

Son procédé était très simple : il suivait leurs traces 
sur le sol détrempé par la pluie ou couvert de neige, 
il les abordait dans leurs repaires, et là, à la distance 
de quelques pas, il leur envoyait, avec un vieux fusil 
dont personne n'aurait donné dix francs, une balle si 
sûre que la plupart du temps la bête ne s'en relevait 
pas. 

Je veux anticiper sur mes souvenirs pour raconter un 
trait qui fera encore mieux connaître cet intrépide Bé- 
douin. 

Un jour que nous avions suivi en vain, pendant toute 
une journée, les traces d’une panthère, nous vimes 
celle-ci, à l'approche de la nuit, pénétrer dans une ca- 
verne sous un gros rocher, à une centaine de pas de 
nous. 

Nous y allâmes aussitôt, et notre première idée fut 
de faire du feu à l’orifice de la caverne pour enfumer 
la bête et l'obliger à sortir. 

Pendant que je tenais mon fusil braqué à l'ouverture, 

(*) La croyance à l'influence du mauvais œil est très accréditée chez les 
Arabes. Ceux qui possèdent quelque chose d’enviable moralement où phy- 
siquement cherchent à s’en préserver en cachant ou en dissimulant le plus 
possible ce qui peut être convoité par autrui, l'usage veut, quand on a à 


louer chez quelqu'un une qualité ou une possession quelconque, d'ajouter : 
« Que Dieu bénisse et préserve du mauvais œil ! » 


HET 
4 


MA PREMIÈRE CHASSE AU LION 17 


El-Mokhtar allumait des herbes et des broussailles dont 
il dirigeait la fumée, en l'éventant avec un pan de son 


Campetment arabe, 


burnous, dans l'intérieur du trou où avait disparu la 
panthère. 
Après une demi-heure de ce manège que nous avions 
Li 


18 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


cru devoir être efficace, la bête ne se décidant pas à 
sortir, j'allais proposer à El-Mokhtar de nous en aller, 
lorsque je le vis se défaire de ses vêtements, enrouler 
son burnous comme un manchon autour de son avant- 
bras gauche, et, sa main droite armée de son couteau 
à raser, se mettre à plat ventre pour entrer dans la ea- 
yerne. 

— Que fais-tu? lui dis-je. 

— Ju le vois bien! Puisqu'elle ne veut pas sortir, 
je vais aller lui couper le eou... 

Et il se glissa la tête la première dans l'entrée de la 
caverne. Je l'appréhendai au corps et lui intimaï d'en 
rester là de son entreprise, qui me paraissait insensée… 
J'eus toutes les peines du monde à l'empêcher de la 
mener jusqu'au bout. 

«Je connais ce trou, me dit-il. Il est assez étroit 
pendant quelques pas, mais ensuite il s’élargit, on peut 
s'y tenir debout... Quand la panthère s’élancera sur 
moi, je lui présenterai mon bras gauche, et pendant 
qu'elle mordra dans le burnous, je lui ouvrirai le 
ventre avec mon couteau. J'ai fait cela souvent avec 
des hyènes... » 

Il l’eût fait encore comme il le disait et sans plus 
d'emphase, mais je ne voulus y consentir en aucune 
facon. Finalement j'emmenai mon homme, qui ne se 
fit faute de maugréer d’avoir été arrêté dans une si 
belle aventure! 

Je ne pouvais choisir, comme on le voit, un meil- 
leur parrain pour faire mes premières armes en ce genre. 

Un jour donc que El-Mokhtar m'apportait son troi- 


sième lion depuis mon arrivée à Téniet-el-Hàd, je ut. 


fis la proposition d'aller avec lui pour essayer d'en 


luer aussi, 


…— 


un _m'arrivt mésaventure, et cois 
grosse la CRE de mamettra 


[ ir. céder à mes instances. | 
DT jetant ce jour-là connaissance d’un autre 
lion, sans doute frère de celui qu'il avait tué la veille, 
lequel venait régulièrement chaque-nuit, depuis une 
nine, enlever des brebis dans un douar (!) peu éloi- 
du sien. 
# [I était probable que ce lion ferait encore de même 
Ja nuit prochaine (*): nous pourrions alors suivre ses 
traces, le (errain étant détrempé, et le tirer dans son 
repaire, si Dieu en avait décidé ainsi. : 
Il fut convenu séance tenante avec El-Mokhtar que, 
| Je lendemain matin, nous nous rencontrerions près de 
_ sa maison et que nous nous mettrions en chasse aus- 
sitôt, si les prévisions se réalisaient. . 
. Mon intention avait été d'aller seul avec lui, pource 
coup d'essai ; mais la nouvelle de mon projet s'étant 
pandue, des auxiliaires de bonne volonté se présen- 
térent pour se joindre à nous. “. 
Ce fut d'abord mon adjoint, M. le lieutenant Seri- 
, puis deux officiers du 2° bataillon d ‘Afrique, un | 
de spahis, mon chaouch El-Mebrouck , et cinq ou six 
cavaliers indigènes désireux en cette circonstance de 
faire preuve de zèle, 


0 Dur. réunion de tentes arabes formées en rond. 
arrive parfois que le lion s’acharne sur les troupeaux d'un même 
douar , quand celui-ci est isolé et près du lieu qu'il hante, à ce point que 
D ve pour se soustraire à ses ravages. 


20 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


J'aurais eu mauvaise grâce de leur refuser d'assister 
à cette chasse. Nous partimes donc le lendemain ma- 
tin, au nombre d'une douzaine de tireurs et de quel- 
ques cavaliers pour tenir nos chevaux. 

Nous trouvâmes El-Mokhtar au rendez-vous, avec 
d'autres Arabes de ses administrés qui voulaient aussi 
suivre la chasse. Il nous donna la bonne nouvelle que 
le lion avait pris une brebis, selon son habitude, au 
douar qu'il soumettait à rançon depuis huit jours, le- 
quel était peu distant de nous. 

Il avait neigé la nuit, les pattes du lion étaient for- 
tement empreintes sur le sol; elles mesuraient une 
grande main ouverte, ce qui indiquait une bête de la 
plus grande taille et nous donnait rune de la 
pouvoir suivre. 

EI-Mokhtar aurait aussi préféré voir moins sde moñie 
réuni pour cette expédition. Il savait par expérience 
que plus on est, moins on réussit, et quelles accidents 
sont plus nombreux. 

Il nous montra, à environ 1 500 mètres, sur une pente 
boisée du Djebel-R'ilass, deux de ses parents qui sui- 
vaient lentement les traces et les relevaient en atten- 
dant notre arrivée. 

Nous allâmes à eux, et nous pûmes tous nous donner 
un avant-goût de la bête en contemplant les empreintes 
énormes qu’elle avait laissées sur la neige. 

C'est vers deux heures du matin, nous dit-on, que 
le lion avait pénétré au milieu des tentes, en franchis- 
sant un abatis de branchages auquel elles étaient 
adossées. | 

Il lui avait fallu sauter au moins quatre mêtres en 
hauteur sur dix de largeur pour pénétrer dans l'en- 
ceinte! Il avait pris, en tombant comme la foudre ua 


5 allé manger, a deux cents mètres de là, la susdite 
Le brebis, dont il | < laissé que quelques flocons de 
| EI Mokhtar: très au courant des habitudes des A 
qui fréquentent le pays, fut consulté sur les prog ca 
’ ins à pradre. 

À on) D 0 ours pos le toile «t la confusion qu'amène une pareil 


2 J'en fus témoin me uit que, n'étant attardé à a chasse. je couclrai chez 
natas. Je m'étais profondément endormi après avoir fait honneur au 
souper ue les pauvres gens chez lesquels j'avais demandé l'hospitalité m'a 


ts lait dans le douar, lorsque le ion, sans avoir été comme 
N l'annoncé par les chiens, bondit en rugissant au milieu des tentes. 
* & cette : ite agression, à celle voix puissante, répondit un immense eri 
‘angoisse de tout ce qui vivait dans le douar. 4 
n | vement d'effroi s'empara des gens et des bêtes :che-  : 
vas, beuh, moutons , chiens, se ruërent dans les tentes pour y chercher 
refuge et foulèrent aux pieds hommes, femmes et enfants. 

Pendant un bon moment, ce fut un pêle-mêle tourbillonnant duquel sor- 
_taient des cris, des pleurs, des lamentations, renforcés de bélements et 
l'aboiements à rendre sourd pour la vie, 

Le lion n'avait mis que quelques secondes pour commettre son larcin et 
_s'élancer avec sa brebis en dehors du douar, mais l'émoi qu'il avait causé 


dura jusqu 

Ce qu'il y a de plus bizarre, c'est que ce furent les femmes qui les pre 
mures, se dégageant de la mêlée, se mirent à poursuivre le lion pour lai. . 
reprendre sa proie 
_ Hen est À ainsi chez les Arabes, notamment chez les Matmatas, 
| qui eroient que le lion ne fait aucun mal à la femme. Trois ou quatre des 
plus ingambes s’armèrent à la hâte de tisons encore embrasés el coururent 
“les traces du ravisseur en lui criant : « O trahisseur des musulmans, Ut 
eouvres de honte en prenant le bien des femmes et des orphelins. Laisse= 
sous notre brebis , pour l'amour de Dieu. va dérober ches les puissent ; 
_les sultans ne font la guerre qu'aux sultans ! » 

Le lion ne se laissa point séduire par ce discours, comme les Arabes 
us cbnletianter delue see il avait sans doute trop faim 


22 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE, 


— « D'après la direction des traces, nous dit-il, et 
l'heure à laquelle le lion a mangé, il doit être allé 
cuire sa viande (‘) dans le fourré des Saules ou du Ro- 
cher-du-Corbeau. — Je vais vous précéder de quelques 
centaines de pas, parce que vous faites trop de bruit 
avec vos chevaux... Je relèverai la piste avec soin, et 
quand j'aurai la certitude que le lion est dans l’un des 
fourrés, je vous ferai signe de mon burnous; vous met- 
trez alors pied à terre et me rejoindrez dans le plus 
grand silence. Nous aviserons ensuite. » 

Les choses ainsi convenues, nous laissâmes El- 
Mokhtar nous devancer, après quoi nous reprimes 
notre marche. | 

Notre éclaireur se dirigea sur le fourré des Saules, 
où pénétraient les traces ; il en fit le tour avec précau- 
tion, puis, les ayant retrouvées à la sortie, il continua 
sa marche lente et silencieuse, que nous suivions à 
distance. | 

Nous nous dirigeèmes cette fois sur le repaire de 


pour le quart d'heure, il emporta bel et bien la brebis et s’en fut la croquer 
à son aise dans le bois. 

Les femmes revinrent exaspérées de leur insuccès.— Quant à moi, l'évé- 
nement m'avait surpris enveloppé dans mes burnous et un tapis; j'en fus 
quitte pour avoir été piétiné pendant deux minutes par trois vaches et leur 
progéniture. 

Le lion rend la vie très dure aux gens dans le voisinage desquels il se 
cantonne, et, selon l'expression arabe, il leur enlève le sommeil des yeux. 

Il est vrai qu'il n’attaque pas toujours, mais, par l'appréhension qu'il 
donne de sa visite et par ses rugissements, il maintient les douars à deux ou 
trois lieues à la ronde dans un état d’anxiété fort pénible : les hommes veil- 
lent toute la nuit, en poussant de minute en minute des cris perçants et en 
jetant en l'air des tisons enflammés, quand les chiens, par leurs aboïements 
furibonds, annoncent l'approche du lion. 

() Cuire sa viande est l'expression usitée pour dire du lion qu’il fait sa 
digestion. Celle-ci est souvent pénible quand il a beaucoup mangé; il se 
tord , s’étire et gronde sourdement. C’est alors que les Arabes disent : Sbd 
rah itebeukhr lagmou, — Le lion cuisine sa viande. 


ù ) «v était à deux kilomètres de nous. 
demi-heure nous conduisit au pied d'une 
die colline, boisée de chènes verts, au milieu de 


mettre pied à terre et de venir à lui. 

Nous laissâmes nos chevaux à la garde de nos cava- 
liers, et nous allâmes vers El-Mokhtar, qui de son côté 
vint à notre rencontre et nous dit en Baissant la voix : 
_  «— Le lion est là, dans le gros buisson que vous 

| voyez sous le rocher. Je l'ai entendu pousser un léger 


| mente: p s silence, vous allez me suivre en marchant 
{ous dans mes pas, nous irons ainsi nous poser sur le 

rocher, c'estde là que nous tirerons sur le lion, s'il 
_ est possible. — Je vous recommande de ne pas dé- 


chent pas à la cervelle ou au cœur, ce sera du vent! et 
le lion se disputera avec nous! » 

_ Ayant dit, il prit la tête de la file; je marchais après 
lui, suivi de mon adjoint et successivement des autres 
tireurs. 

J'avoue qu'à ce moment nous n'étions pas les uns et 
Jes autres sans une certaine émotion. 

_ Le combat allait évidemment s'engager. Nous sa- 
_ sions par ouf-dire que le lion, malgré ses blessures, 
. ou plutôt à cause d'elles, fonçail sur ses agresseurs el 


L avait presque toujours assez de vigueur pour en cas 


_ ser (?) plusieurs avant d'expirer !... 


(9 Rocher-du-Corbeau. 
1h (f) Casser est l'expression arabe : Sb4 kesser li feurd, — Le lion m'a 
+ cassé un bœuf, pour m'a tué un bœuf, — Cette locution fait image 


d'éveil, la viande qu'il a mangée le tour- 


laquelle s s'élevait un énorme rocher formant plate- 
forme. C'était la Kef-el-R'orab. Nous vimes bientôt El 
Mokhtar poindre à son sommet, nous faire signe de 


charger vos fusils dans le vide. Si les balles ne tou- 


My 


24 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


N'est-il pas vrai aussi qu'un genre de péril que l’on 
n'a pas encore affronté prend souvent dans l’imagina- 
tion une importance plus grande que dans la réa- 
lité? Donc le pouls nous battait plus vite, cela est 
certain. | | 

Nos armes avaient été chargées avec soin. J'avais 
pour mon compte une carabine de chasseurs à pied, 
du gros calibre. Elle était d’une justesse suffisante et 
je me promettais de ne m’en servir qu'à bon escient. 

El-Mokhtar, après nous avoir fait exécuter un cir- 
cuit pour donner moins d'éveil, nous conduisit sur le 
sommet de Kef-el-R’orab. 

Ce rocher surplombait à pic, d’une hauteur de plus 
de quinze mètres, le fourré dans lequel était le lion; 
mais le boïs en était si dru que, malgré l'élévation et 
notre vue plongeante, nous ne pouvions rien décou- 
vrir. | 

A mesure que nous arrivions sur le rocher, nous 
nous placions les uns à côté des autres sur un rang, 
les fusils armés et prêts à mettre en joue. 

Les deux tiers de notre troupe avaient déjà pris 
place de cette manière et sans faire de bruit, lorsqu'un 
des derniers Arabes, en marchant sur la partie déclive 
du rocher, glissa en arrière en laissant échapper son 
fusil, qui rendit sur la pierre un son de ferraille. 

A ce moment, le lion, qui sans doute nous voyait 
agir depuis quelques instants et n’attendait qu'un pré- 
texte pour se révéler, répondit à ce bruit, qu'il prit 
pour un début d’hostilités, par un rugissement formi- 
dable qui nous donna la chair de poule (')!... En même 


(*) Ou mieux, qui nous hérissa le poil. — J'ai éprouvé ce phénomène 
qui est un effet purement physique. Aussi, quand je dis que nous eûmes la 
chair de poule, il ne faut pas en conclure que nous eûmes peur, pour dire 


MA PREMIÈRE CHASSE AU LION. 25 


temps il s'élanca vers nous du milieu de son fourré, 
en couchant sous son élan de jeunes chénes de la 
grosseur du bras, comme s'ils n'eussent été que des 
roseaux !… 


ain, 


D'un bond il ne pouvait franchir noire rocher, 


Bien nous prit, et nous ne fûmes pas longtemps à le 
reconnaitre, d'être placés assez haut pour que, de ses 
premiers bonds, il ne pût nous atteindre. 

Il nous aurait certes fait un mauvais parti, malgré 


le mot. — Ce que je ressentis élait une sorte d'horripilation , une surexci- 
tation nerveuse, qui doublait mes facultés plutôt que de les amoiudnr. 


26 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


quelques balles qu'il recut d’une décharge presque gé- 
nérale, mais qui n’eurent d'autre effet que de le rendre 
plus furieux! 

La hauteur de notre rocher était trop grande pour 
qu'il parvint à la franchir; il le tenta néanmoins à 
plusieurs reprises par des sauts prodigieux, en pous- 
sant des rugissements qui agacaient nos nerfs et vi- 
braient fortement en nous (*). 

J'avais réservé mon feu ainsi que Ek-Mokhtar, ce qui 
nous permit, après les efforts que le fier animal fit 
pour arriver jusqu'à nous, de le bien viser et de le ti- 
rer au bas de l’escarpement, dans un moment où il 
s’apprétait à un nouvel assaut. 

La balle d'El-Mokhtar lui entra par le poitrail, longea 
les côtes sous l'épaule droite et sortit par le flanc, ne 
lui faisant ainsi qu'un séton. La mienne, qui avait été » 
tirée au front, n'eut pas cette destination, par suite 
d’un de ses brusques mouvements de tête; elle péné- 
tra dans la gueule, cassa une grosse dent du bas et 
sortit par la joue en entamant la mâchoire inférieure. 

Ces deux nouvelles blessures portèrent au comble 
son exaspération; de sa queue qui sifflait dans l'air, il 
se battait les flancs avec rage, ses pattes de devant ar- 
rachaient des racines d'arbre et des pierres qu'elles fai- 
saient voler en arrière comme lancées par une fronde. 

Ce commencement d'action n'avait pas encore duré 
deux minutes, lorsque, voyant qu’il ne pouvait nous 
joindre, le lion sembla prendre un parti et se mit à 
fuir vers notre droite; nous le pensions du moins, et 
j'en fis la remarque à El-Mokhtar. 


(*) Les Arabes disent que le lion rugit dans le ventre de ceux qui l’atta- 
quent. Cela nous sembia vrai, tant les vibrations de celte voix pu:ssente 
nous pénétraient. x 


Placés à cent cinquante mètres de nous 
sur un piton: élevé, ils virent le lion qui nous tournait ; 


arbres, — voilà le lion! il vous arrive, — il vient 
vous du côté droit. » 

_ Effectivement, à peine étions-nous juchés sur nos 
chênes, dont la plupart, peu élevés, ployaient sous 
notre poids, que nous le vimes apparaître, nous cher- 
chant des yeux. 


traction, lançait une écume sanglante, ses yeux injectés 
. semblaient jeter des lueurs rouges. Sa longue crinière 
. noire, hérissée et rabattue sur son front, le faisait pa- 
 raitre énorme. Sa queue, foueltant autour de lui, 

abattait les branches des arbres. 

ait un des plus grands lions que l'on ait jamais 

vus, et, dans l'action, il nous parut démesurément 
ong et haut. 
Il aurait pu nous cueillir sur nos arbres comme des 
pommes mûres, s'il l'eût voulu. 

Rien qu'en se dressant sur ses pattes de derrière, il 
ou it atteindre le plus haut perché d'entre nous; 
le lion ne | Hp pas comme la panthère, 


nous crièrent : — « O les gens! — vite les arbres, — 


_ Il était effrayant d'aspect; sa gueule, à chaque con- 


t8 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


li se contenta de courir d’un arbre à l’autre dans la 


: 


direction des coups de fusil et des cris qui les accom-. 


pagnaient. 


Nous avions fini par nous griser au bruit de la poudre 


et aux rugissements de notre brave adversaire; c'était 
à qui l'interpellerait le plus fort, et Dieu sait comment, 


surtout quand il allait vers un arbre qui recélait un 


des nôtres ; — les cris redoublaient alors, afin d'attirer 


ailleurs son attention. Nous faisions de même quand il . 
allait vers nos chevaux, qui se cabraient et hennis- . 


saient de frayeur. 


Le combat dura ainsi pendant un quart d'heure; 
nous, tirant sur le lion quand nous l'apercevions à dé- 
couvert, entre les arbres; lui, courant dens toutes les 
directions vers les appels et les coups de fusil, qui des. 
moment en moment lui causaient de nouvelles bles- 


sures... 


Enfin, s'étant une fois plus rapproché de moi en me. 
prêtant le flanc gauche, je lui tirai ma troisième balle. 


qui l’atteignit au cœur. Il s'affaissa sur ce coup qui fut 
salué des plus bruyantes acclamations!!!.. 


Le croyant mort, nous descendimes de nos arbres 
pour aller le contempler de près, sans attendre, comme 


nous le disait El-Mokhtar, que son sang se fût re- 
froidi. 


À peine avions-nous fait quelques pas vers lui, que 
dans un suprême effort de sa violente agonie il se re. 
leva sur ses pattes et fit deux ou trois pas comme pour . 


s'élancer sur nous. 


Nos fusils étaient déchargés, une lutte corps à corps 
dans ce moment nous tentait moins que jamais. In- 
stinctivement nous fimes volte-face et courûmes vers . 


nos arbres tutélaires. Ceux qui en étaient les plus. 


L 


Ÿ 


1 


A PREMIÈRE CHASSE AU LION. : 
; hés s'y élancérent avec la conviction que le 
lion était sur leurs pas. 
Nouvelle émotion, comme bien on pense. 
Mais celui qui ressentit la plus forte à cet instant fut 
. adjoint, M. Seriziat. 

IL portait une grande ceinture de laine qui s'était 
déroulée pendant sa course; au moment où il se cram- 
 ponnait à l'arbre, elle s'accrocha à un buisson et le 


tira en arrière, il crut que c'était le lion qui l'appré- 
hendait par son paletot et allait le mettre en lam- 
. beaux... Cette sensation ne dura qu'une seconde, il est 
pus mais il avoua sans trop de peine qu'elle lui avait 
été particulièrement désagréable. 

C'était là le dernier effort du lion ; il retomba prèsque 
aussitôt, en exhalant sa vie dans un dernier et sourd 
rugissement. 

Nous pûmes alors l'approcher à notre aise. 

Il avait reçu dix-sept balles. La dernière tirée, recon- 


30 LES CHASSES DE L'ALGÊÈRIE. 


naissable par sa grosseur, avait causé sa mort en fra- ; 
cassant la cinquième côte et en venant se loger au cœur. 

Nous fûmes longtemps à repaitre nos yeux du spec- 
tacle de ce magnifique animal étendu à nos pieds ; nous 
élions pour ainsi dire fascinés… 

Les Arabes des environs, attirés par le bruit de la 
lutte, vinrent aussi contempler l'ennemi de leurs trou- 
peaux. Hommes, femmes, enfants, rangés autour de 
lui, parlaient et gesticulaient avec véhémence. 

Ceux du douar, aux dépens desquels il s'était nourri 
quelques jours, ne lui ménagèrent pas les reproches. 

« Dieu a enfin pris justice sur toi, lui dirent-ils. — 
C'est la vengeance des brebis que tu as mangées, qui 
pèse sur ta destinée! — Ton jour est arrivé et c'est ce 
jour qui t'acquitte de la dette de sang!» 

Des jeunes gens, moins mesurés dans leur rancune, 
lui disaient : « Eh ! fils de chien, tu as trouvé d’autres 
adversaires que des bœufs et des moutons ! — La poudre 
t'a mangé à son tour, les balles t'ont cassé les os!» 

Les femmes, plus surexcitées que lès hommes peut- 
être, lui jetèrent aussi leurs bravades à la face. — « 0. 
brandon de feu, voleur de nuit, mangeur du bien des 
pauvres! tu ne rugiras plus près de nos tentes! Tu ne 
feras plus peur à nos enfants!i! » 

Et tous, en s'extasiant, répétaient : «Quelle tête, à 
Dieu, mon maitre! Quelles pattes puissantes ! Quelles 
griffes pour déchirer la chair ! Quelles dents pour moudre 
les os! 

» — Qui, c’est bien là le roi des animaux !... » 


Retiré à l'écart, j'étais, moi, pendant cette scène, 
sous l'empire d'impressions différentes; l'excitation du 
combat était tombée, je considérais ce lion qui nema- 


je tm IS que c'élait un sentiment mesquin à 
‘côté de la grande mort de cette courageuse bête, qui 
nous avait tous bravés, jusqu'au moment où nos pro- 4 
jectiles D ent eu raison de sa vie. + 


3 ‘Eos Je revins près du lion, pour le le faire charger 
_ sur deux chevaux attelés de front, j'eus comme un re- 
mords, et assurément j'étais triste. 

Peu après, je rémarquai que ce sentiment élait par- 
_tagé par la plupart des acteurs de ce drame. 

N'est-ce pas encore là une preuve que, lorsque la 
- mort frappe les grands et les forts de ce monde, elle 
_impressionne davantage que quand elle fait sa moisson 
des petits? Elle semble vous dire bien haut : « Per- 
sonne ne trouve grâce devant moi! » Et alors on com- 
prend bien que cette sentence est sans appel. 

Le lendemain matin, notre lion fit son entrée (que je 
suis tenté d'appeler triomphale) sur ses deux chevaux, 
dans Téniet-el-Hàd. 

+ Un seul n'aurait pu le porter! 

Tous les soldats de la garnison, la population du vil- 
Juge, vinrent le voir à leur tour et manifester leurs im 
pressions, qu'il eût été curieux de recueillir à cause de 
leur originalité. 


4 Peu d'animaux émeuvent autant la fibre humaine que 
Je lion : aussi en fut-il longuement parlé, et presque 
toujours en termes d'apologie pour sa force, son cou- 
re vertus si populaires parmi nos paysans el nos 


PR M ATOS OT EE CPAS ne RER CI AR 


32 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 
soldats, qu'ils aiment à les louer partout où ils les ren- 
contrent. 


Ce n’est que bien avant dans l'après-midi, lorsque la 
curiosité fut satisfaite, que je pus le faire dépouiller de 
sa grande peau, que j'ai conservée en souvenir de mon 
début. 

A partir de ce jour, je ne révai plus que chasse: au 
lion, malgré mes dernières réflexions et ma considéra- 
on particulière pour ce digne animal. | 

Ce premier succès m'avait mis au cœur une véritable … 
passion que bien des fatigues, bien des courses inutiles 
et de longues nuits blanches passées à l'affût, n “ont pu 
affaiblir. 

Cette première chasse me confirma en outre dans la 
résolution de ne chasser le lion désormais que seul ou 
avec un solide compagnon. | QU 

J'ai expérimenté dans mes chasses sont qoë cela 
valait mieux ainsi; les chances de succès sont plustfa- 
vorables. Il y a moins d'accidents à redouter de la-part 
des tireurs peu expérimentés, et enfin la gloriole, — © 
puisque gloriole il y a, — est plus avouable quand on * 
parvient à tuer son lion en tête-a-têle. 


Quelques mois après ma première chasse au lion, des 
Arabes vinrent me prévenir que des vaches et des gé- 
nisses, appartenant à un douar des Oulad-sidi-Yahia , 
étaient presque journellement tuées et mangées dans 
les boïs où elles allaient au pâturage. La nuit même, les 
: bestiaux étaient attaqués dans l'enceinte du douar. 
On soupconnait deux panthères d'être les auteurs de 
ces dégâts; les pauvres gens auxquels appartenaient 
les bêtes mangées étaient dans la consternation. 
Ainsi que je l'ai dit déjà, après mon premier succés 
à chasse au lion, ma passion pour la fencontre de ces 


te 


36 = LES CIHASSES DE L'ALGÉRIE. 


qui, l’année d'avant, avait eu une lutte terrible avec une . 


panthère et conservait rancune à la race féline, on va 
voir pourquoi. 

Le campement d'hiver (‘) de Kaddour-ben-Moussa et 
des siens était situé dans la partie la plus accidentée 
et la plus boisée du principal contre-fort de la magni- 
fique forêt de cèdres de Téniet-el-Hàd, dans un lieu 
nommé la caverne du Fantôme. 

Presque tous les ans, ils avaient dans cetendroit, pri- 
vilégié, du reste, comme site pittoresque et grandiose, 
des bestiaux dévorés. L'année précédente, notamment, 
Kaddour en avait eu plusieurs de mangés. Un jour sur- 
tout, un jeune taureau auquel il tenait beaucoup avait 
été tué par la panthère en plein midi. 

Kaddour, exaspéré de toutes ces pertes, se décida 
enfin à aller attaquer à son tour la panthère dans son 
refuge et à lui faire expier toutes ses déprédations. 

Pour mener à bien cette résolution, il fit un appel à 
la bonne volonté de ses frères et de quelques amis du 
voisinage, qui s'empressèrent d'y répondre. 

Ceux-ci, au nombre de huit, après avoir bien chargé 
leurs fusils et leurs pistolets, s'être promis aide et se- 
cours réciproques, se mirent, avec Kaddour à leur tête, 
sur les traces de la panthère. 

Is les suivirent pendant assez de temps sur une lon- 
gue crête boisée et rocheuse, qui aboutissait à un escar- 


(*) Les Arabes du Tell, quoiqu'ils ne soient pas nomades, changent plu- 
sieurs fois de campement dans le cours de l’année, surtout au printemps et 
à l'automne, pour mieux faire paître leurs bestiaux et fumer les terres par 
le parcage. Le campement d'été et celui d'hiver sont les plus stables, le pre- 
mier à cause des récoltes à faire, et le second en raison des labours et 


. d’une installation plus confortable en gourbis et abris pour les bestiaux, que 


nécessite la saison froide. Le campement d'hiver dure de quatre à cing mois 
sur le inême emplacement. 


PP SE EN TE 0 


Ml hs 


| RU robde hesiieur: ae 
couronné par un buisson au milieu duquel 
s'élevait beau chène vert. 4 
queurs, en approchant de ce repaire, ne dou- | 
isiont pas que la bête qu'ils suivaient n'y fût réfugiés. 
Ils redoublérent donc de précautions; mais, après avoir 
fouillé le buisson, ils reconnurent qu'il était vide. Is à 
s'en étonnérent beaucoup, parce que les traces y péné- 
_traient et ne reparaissaient plus dans aucune direction. ee 
= Us allaient revenir sur leurs pas, Jorsque Kaddour 
__ s'avisa de lever la tête et de regarder dans l'arbre. 


È Fa Quelle ne fut pas sa surprise en découvrant, tapie et 
allongée le long d'une grosse branche, la panthère qu'ils 
>  poursuivaient! Pour se soustraire à une rencontre que 
_ sans doute elle redoutait , elle avait grimpé comme un 
chat et cherché un refuge dans les branches du chêne. 
 Kaddour, par une exclamation involontaire, eut bien 
vite attiré l'attention de ses compagnons sur leur en- 
nemie, et celle de celle-ci sur lui-même en la fixant du 
regard et en l'ajustant de son fusil. Quatre ou cinq coups 
de feu qui partirent presque en même temps atteigni- 
rent la panthére en plein corps. Elle tomba lourdement 
_ au pied de l'arbre. 
__ Kaddour, la croyant morte, s'avança pour la voir de 
près, mais mal lui en prit. La panthère avait encore une 
| grande vitalité; en voyant son principal agresseur s'a- 
be vancer, elle s'élancça vers lui. 

Kaddour, assez surpris, mais imaginant qu'elle était 
trop blessée pour être redoutable, pes son fusil qui était 
_ déchargé, tira la lame de sa chir'a (*) et voulut se dé- 
_ fendre. Mais il avait à peine fait ces mouvements que la 


4 — (‘) Sorte de couteau de chasse, très aflilé et très pointu, 


38 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


panthère était sur lui, la gueule béante et la griffe 
haute !… 

D'un mouvement instinctif et comme pour se préser- 
ver des morsures, Kaddour enfonca résolument son 
bras gauche dans cette énorme gueule en essayant d'en 
saisir la langue; en même temps, de sa main droite, il 
portait des coups de son arme sur les pattes et sur le 
flanc de la panthère. 

C'était, comme on le voit, une véritable lutte corps à 
corps, dans laquelle n’osaient même pas intervenir les 
frères du malheureux, qui appelait à l’aide. 

En quelques secondes, il fut renversé par la pan- 
thère, qui s’accroupit sur lui et se mit à le labourer de 
ses griffes et de ses crocs. 

A cet instant seulement, ceux qui n'avaient pas tiré 
saisirent un peu d'immobilité dans le groupe, appuyè- 
rent le bout de leurs fusils sur les reins de la bête, firent 
feu et la foudroyèrent sur le corps de leur infortuné 
compagnon. 

Kaddour ne donnait plus signe de vie; il avait le bras 
gauche broyé jusqu'au coude, la peau du crâne et de la 
figure était lacérée, l'œil gauche arraché; sa poitrine, 
enfin, sur laquelle s'étaient exercées les pattes de la 
panthère, n’était qu’une plaie. 

C'est dans cet état que Kaddour fut rapporté dans sa 
tente, où l’attendaient les lamentations de ses femmes 
et de ses enfants. : 

Cependant on s’apercut qu'il respirait encore. On lui 
prodigua tous les soins imaginables, et, contre toute 
espérance, il guérit de ses graves et nombreuses bles- 
sures. Mais le pauvre homme resta défiguré, et, pour 
ne pas être un objet d'horreur, il était obligé de se voiler 
la moitié de la face avec son haïck. 


| 4 de ses ie les détails qui précèdent. : 

« Eh bien, lui dis-je, quand il vint me toucher la 

main , les panthères ne veulent donc te laisser aucun 

répit? Est-il vrai qu'elles s'attaquent encore à tes bes- 

F taux? 

_ »— C'est vrai, me répondit - -il, c'est la volonté de 
Dieu ; que puis-je y faire, du reste? tu vois comment 
j'ai été traité. » Et il me montrait son bras mutilé, sa 


pi, qui ne conservait plus rien d'humain. —«Jene 41 
puis même plus essayer de me venger », pe -t-il 10 


avec tristesse et résignation. “0 
Je n'avais certes pas besoin d'être stimulé, mais l'é 
_ motion que je ressentis en considérant Kaddour - ben- 
Moussa augmenta encore mon désir de tenir une pan- 
_thère au bout de mon fusil. Je lui dis alors mon projet, 

et lui demandai les renseignements nécessaires pour 

le mettre à exécution. 

Nous convinmes que, pour avoir plus de chance de 

tirer la bête, qui venait chaque soir s'attaquer à ses 
 bœufs, il fallait s'embusquer près du douar, attacher, 
. pour mieux l'attirer, un appât près de l'affût, et cela le 
oir même. 
A n'y avait donc pas de temps à perdre. Je partis 
+ immédiatement avec Kaddour et son khodja (!}, Si- | 
| Abmed-Merzouga, qui me supplia de le laisser se mettre ai 
… près de moi, non pour tirer, il n'y entendait rien, mais 
pour voir ce qui adviendrait de la panthère, qu'il cou 
vrait à l'avance de toutes ses malédictions. 

_ Quand nous arrivämes au douar de Kaddour, le 

soleil allait bientôt se coucher. Nous fimes aussitôt, 


nat. LCR ait 


€} Ahodja, seritaire. 


5 St Rte. 
de d 
in 


-#s 
LE = 


40 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


avec l'aide des gens de bonne volonté, un trou dans 
lequel je devais me placer avec Si-Ahmed, qui y tenait 
plus que jamais, depuis qu’il avait entendu les récits 
lamentables des femmes et des vieillards. 

Le trou creusé, je le fis entourer de petites branches 
d'arbre de facon à simuler un buisson naturel; puis je 
fis attacher, à la distance de cinq pas, sur une petite 
élévation (‘), les restes d'une génisse tuée la veille par 
la panthère, presque à l'endroit même où nous étions. 

Ces dispositions à peine achevées, le soleil slétait 
couché; les bestiaux avaient été rentrés dans l'enceinte 
du douar, le moment était venu de nous glisser dans 
notre trou; ce que nous fimes. 

Les habitants du douar nous souhaïtèrent l’aide de 
Dieu, puis rentrèrent dans leurs tentes, en fermant 
avec de grosses branches le passage de la haute haie 
qui les entourait. 

Une fois dans notre affût, nous primes chacun la 
position qui nous parut la plus commode pour passer 
la nuit. 

Je me préoccupai surtout de bien découvrir l'endroit 
où viendrait se placer la panthère pour achever les 
restes de la génisse; je dirigeai le canon de mon fusil 
dans cette direction. Cela fait, je me mis au repos et 
l'attente commenca ! 


On a déjà écrit les Æéflexions d’un chasseur à l’affut. 


(*)}-Sur une petite élévation, c’est-à-dire de facon à ce que la bête qui 
viendrait pour manger se détachât bien nettement dans le ciel. J'ai tou= 
jours eu soin d'établir ainsi mes affüts, ce qui m'a permis, même par les 
nuits les plus obscures, de bien voir les bêtes qui venaient rôder autour de 
l'appât ou y mordre, et de placer ma balle à peu près où je voulais; tous 
les autres procédés, tels que mettre du phosphore ou un brillant au gui- 
don, etc., ne valent pas la manière que j'indique. 


fñte un renard, un lièvre, un lapin, avait l'imagination 
ssez libre pour la lancer à travers les souvenirs du 


losophiques. 

Il en est, je pense, autrement quand on attend un 
ion ou une panthère ; l'importance de la bête est alors 
assez grande pour fixer la folle du logis elle-même sur 
cet unique sujet. Il est vrai qu'elle n’y perd rien; il 
aut voir, la vagabonde, à quel travail elle se livre! 


Je vais essayer de donner une idée des évolutions 
u’elle accomplit en pareil cas. 
4 D'abord elle pose cette question : « La bête viendra- 
t-elle? » 

Pour y répondre, elle se livre à de nombreuses con- 
| sidérations hypothétiques. 
Première considération : sur le temps qu'il fait. 
À ILest froid, sec et clair, quoiqu'il n'y ait pas de lune. 
- Les étoiles scintillent au firmament... Comme elles sont 
nombreuses et qu'on aimerait à les regarder, si on 
n'avait que cela à faire! En résumé, temps favorable, 
pas de vent, — c'est parfait. 
Deuxième considération : — La panthère, à en juger 
après la quantité de chair absorbée la veille, n'aura 
pas faim avant minuit. À la rigueur même, elle pour- 
rait se passer de manger pendant deux jours ! Triste 
perspective !.… Si elle allait ne pas venir ! Si elle allait 
chercher fortune ailleurs! — Trop triste vraiment, 
— Vite, examinons des chances plus favorables. 
__—1ly a peut-être deux panthères? C'est probable; 


passé, ou dans la conception d'idées abstraites et phi- 


44 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


plusieurs vaches mangées en peu de jours! — Il doit 
même y avoir des petits? Certainement il y en a. Voilà 
qui explique la grande consommation. 

— Alors, une panthère au moins viendra achever le 
repas commencé la veille, ou il ne faudrait pas avoir 
la moindre chance. — Bon! c'est très rassurant cela ! 

Troisième considération : — Mais si elle vient, ne 
flairera-t-elle pas l'embñche? Ce buisson n'était pas là 
nier...etilestassez 
eu réussi. — Cette 
odeur de terre frai- 
chement remuée… 
voilà bien de quoi 
lui donner de légi- 
times soupcons. — 
Mais quelle appa- 
rence ?... — Il n’est: 
pas probable que 
les panthères aient 

Ca pinles., des notions exactes 

sur le temps que 

mettent les arbustes à pousser. Et puis il est bien connu 

qu'elles n'ont pas une très grande finesse d'odorat ! — 
Très bien encore. 

Quatrième considération : — Comment se présentera 
la panthère quand elle viendra mordre à la génisse, 
— de flanc ou de face? 

— Il vaudrait mieux de flanc, la surface est plus 
grande et le cœur plus à découvert. — Comment est 
chargé le fusil? Bien, j'imagine; bonne mesure de 
poudre, deux balles mariées dans chaque canon, cap- 
sules à bombes mises sur les cheminées pleines de 
poudre. Pas de ratés possibles ! — Très bien cela. 


4 panthère une fois tirée? 

—Ilest que cet animal soit tué raide ; elle fon- 
cera probe ent sur le coup, à moins que la lueur 
de la détonation ne ones et la jette de côté. — On 
verra bien! 
Jei la folle du logis, qui a fait beaucoup de chemin 
_ sur ces thèmes qui ne sont indiqués que très sommai- 
_ rement, donne une attention toute particulière à des 
‘4 aboiements d'ensemble, qui indiquent que tous les chiens 
qui y prennent part ont une même manière d'apprécier 
# ce qu'i ‘ils flairent. 

— Est-ce la panthère?.… Ce doit être elle! 
Oh! alors. le cœur s'en mêle, il bat plus fort. La 
_ respiration devient bruyante. Il faut ouvrir la bouche 
. pour lui donner plus de jeu et ne faire aucun bruit ré- 
 vélateur. 

_ Deux minutes, trois minutes se passent, les chiens 
» se calment. — Ce n'est pas encore elle! 


. avec variantes et considérations nouvelles. 

. {il doit être onze heures. Il gèle.…. J'ai très froid aux 
- pieds et aux mains. Je me décide à me couvrir de mes 
> burnous, la chaleur provoque un peu dé somnolence. 

Dans la crainte de céder au sommeil, j'éveille mon 
compagnon qui dort depuis près de deux heures. Je 
| Jui recommande de veiller à son tour et de me prévenir 
|| s'il entend quelque chose. 

= La précaution était bonne. Je m'endors, pendant 
_que la folle révasse et fait défiler devant elle une légion 
| de hôtes de toutes dimensions et de tous poils. Elle 
se complait en cette compagnie. 

Dieu, qu'en voilà de grandes! Comme elles parais- 
| sent féroces ! Elles passent à regret en jetant de ce côté 


see 


LÉ RE LUE 


La folle reprend ses alternatives d'espoir et de doute, 


46 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


un regard qui entre dans les chairs comme des griffes. 

— En voici une horrible : elle a plusieurs têtes. C’est 
sans doute la bête de l’Apocalypse. Elle marche ien- 
tement. Mais comme elle grandit à mesure qu'elle 
approche! À qui en veut-elle avec ses gueules ouver- 
tes?iss 

Oh ! ïl était temps! Je me reveille par la sensation 
d'un coup de coude dans les côtes. Je reprends posses- 
sion de moi en rappelant la folle du logis à la réalité 
et à l'appréciation exacte de la situation. 

« — Qu'est-ce? dis-je à voix basse. 

» — La panthère est venue, me répond de même Si- 
Ahmed - Merzouga ; elle s’est montrée au-dessus de 
l'appât , et s'est enfuie aussitôt. » 

Je suis confus et peiné.…. Quelle occasion je viens de 
manquer! Peut-être ne reviendra-t-elle pas? Aussi 
est-ce assez absurde de s'endormir quand on vient pour 
guetter toute une nuit !.… 

Tout en faisant ces réflexions, je reprenais ma pose 
de la première heure. 

Les chiens s'étant mis de nouveau à donner très 
fort, je me remis à espérer. 

La panthère rôdait évidemment autour du douar, à 
en juger par les différentes directions que prenaient 
les aboiements. 

Au bout d'un quart d'heure qui me parut bien long, 
je vis poindre, derrière le petit tertre où était l’appât, 
la tête d’abord, puis la moitié du corps de la panthère. 

Je voulus aussitôt l’ajuster, mais mon fusil, amené 
un peu trop brusquement à l'épaule, résonna contre 
une branche. Ge bruit, quoique faible, fut entendu de 
la panthère, qui disparut de nouveau. 

Malédiction ! je n’en viendrai pas à bout. Quelle dé- 


était jamais banni ia dos DO 

sa _. station dans le cœur d'un 
Me vi D Dnroui espérant. Pour le coup, je 
ê prends position de « en joue » et je ne veux plus la quit- 
ter, malgré le froid qui me glace les mains et la figure. 
 J'atténdsencore vingt minutes ainsi, l ‘œil fixe, l'oute 
tendue et l'esprit anxieux. 
Enfin, voici la panthère!.… Elle reparait comme la 
première fois, me faisant face. Elle se rapproche da- 4 
vantage des restes de la génisse. Je la découvre tout 3 
entière. Elle se met sur son séant.. Sa tête est dans la Ps - 
projection de mon point de mire, mais, pour être assuré 
“le la bien toucher, j'abaisse insensiblement le canon 
ile mon fusil, et quand Je guidon est sur la poitrine je 
presse la détente !… 


D ri 
; Que ne puis-je rendre par cette onomatopée le bruit n. 
de l'explosion , avec laquelle se confondit un rugisse- 5 
ment d'effroi, de colère et de douleur, poussé par la "2 


panthére, qui en méme temps bondit sur notre buis- 
son, dont elle couche sur nous les branches. Je tends 


a we mon compagnon , qui invoque Dieu et le pro- "+ 
en fait sans doute autant. Puis j'entends la pan- Ù 

ax is derrière nous, en râlant, sur la pente très 3 . 
te du terrain. Puis. d'elle plus rien, mais un va- " 


carme infernal venant des femmes, des enfants et des 
chiens du douar, qui crient, pleurent ethurlent d'effroi.. 
4 Si je dis qu'il y eut un peu d'émoi dans notre fait, 


48 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


lorsque la panthère passa sur nous en nous couvrant 
des débris du buisson, je ne cours, je crois, aucun 
risque d'être démenti, pas plus qu'en ajoutant que notre 
satisfaction fut grande d’en être quittes à si bon marché. 

J'étais sûr d’avoir bien touché ma panthère; si elle 
n'était morte elle ne devait pas en valoir mieux, et j’es- 
pérais la retrouver assez près du douar le lendemain | 
matin. 

Tout en me débarrassant des branches que la pan-. 
thère avait foulées sur nous, je me demandais si en. 
s'élancant vers l'endroit d’où venait le coup qui l'avait 
frappée elle l'avait fait avec intention, ou si la pente. 
naturelle du terrain , blessée comme elle devait l'être, 
ne l'avait pas simplement entrainée dans sa chute. 

Je penchais pour cette hypothèse; mais Si-Ahmed-. 
Merzouga, clerc s’il en fut, possédant ses auteurs sur. 
le bout du doigt, prétendit qu'elle l'avait fait ayec in=, 
tention , que cela s'était toujours vu ainsi, que El-Dou-. 
miri (! Juke même avait écrit de la panthère qu'elle était 
très vindicative et faisait un mauvais parti à ses agres- 
seurs. Bref, le cher homme n'était pas fâché de se figu-. 
rer qu'il avait couru quelque danger en ma compagnie, « 
et comme, en résumé, il l'avait fait de gaieté de cœur, ; 
je ne voulus pas avoir l'air de douter de son assertion, « 
et lui enlever le relief que cela lui donnait dans sa“ 
propre appréciation. À 

Nous agitämes ensuite la question sur la meilleure 
manière d'achever notre nuit. Il nous parut qu'il n'y« 
en avait pas d'autre que de rester dans l'espèce de” 
fosse où nous étions, en nous couvrant le mieux pose 
sible de nos burnous. 


2 
È 
4 
"4 


(*) Savant auteur arabe qui a écrit sur l’histoire naturel!e. 


s @ plus fort. devait être environ ge 
minuit ; nous avions encore quatre ou 
| belle étoile, + nous dûmes ee. 


Ï 


A: Ja. so FA iner. les gens du douar, très impa- 

ients de connaître le résultat de mon coup de fusil, 

_sortirent avec leurs chiens et se dirigèrent vers un bas- 
- fond qui se trouvait à 80 mètres derrière et au bas de 

- notre affût; c'était là qu'il leur semblait que les râle- 

_ ments de la panthère avaient fini. 

Les chiens, excités et lancés en avant, arrivèrent 
bientôt près de la bête, qui était raide morte. Ils 
aboyèrent de toutes leurs forces à distance respectueuse. 
bruit nous dégourdit, mon khodja et moi, et nous 
t sur pied. 

Nous fûmes hélés par Kaddour et ses frères, qui 
_ nous crièrent : « Le tigre est mort ()! Dieu a fait jus-. 
| tice de lui! Venez le regarder, il est grand et beau à 
voir!» 

Nous n'avions pas besoin d'être priés davantage, 
nous accourions de toute la vitesse de nos jambes rai- 
dies par le froid. 

C'était un grand mâle, beau à voir effectivement. 
Mes deux balles, qu'il avait reçues en pleine poitrine, 
lui avaient lésé le cœur et entamé la colonne vertébrale. 
1 lui avait fallu sa puissante vitalité pour qu'il ne restäl 
| pas sur le coup. 

| Cinq hommés le prirent par les pattes et la queue, 
et le montérent au douar, où femmes, enfants et vieil- 


i. () Nemeur, tigre. C'est ainsi que les Arabes nonument la panthère. Ne= 


|Lmeur seultheni, le tigre royal. 
E $ 


50 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


lards, vinrent l’entourer et le maudire jusque dans sa 
postérité la plus reculée. 


Après nous être réchauffés à un feu bien flambant 
nous repartimes pour Téniet-el-Hàd. Deux heures 
après, la panthère y arrivait aussi, portée sur un 
mulet. | 

Nous fûmes complimentés, cela va sans dire; surtout 
Si-Ahmed-Merzouga, qui s'était constitué l'historio- 
graphe de l'aventure. Il en eut pour une semaine à l'é- 
crire et à la narrer à qui voulait l'entendre. 

Mon excellent khodja ne manquait jamais d'appuyer 
sur le bond de la panthère et de faire rémarquer que 
c'était par gràce divine toute spéciale que nous avions 
dû de n'être pas mis en pièces. Aussi chacun lui disait, 
comme je le dis moi-même en terminant ce récit : 
« Dieu soit loué! » | 


L 
de de US NT Sn à dns 


| 6 DANS LE SAHRA ALGÉRIEN 


La chasse à l'autruche dans le Sahra!.… Ce titre seul 
est tout un poème pour qui sait ce qu'il promet d'eni- 
vrantes émotions ! 
Le grand saint Hubert, qui ne les prodigue pas à 
. notre époque, n'a réservé celle-ci qu'à ses plus chers 
_ élus; aussi lui suis-je à jamais reconnaissant de l'élec- 
tion particulière qu'il a faite de quelques-uns de mes 
amis et de moi pour leur révéler cette chasse, — si en- 
trainante et si rare — que bien peu d'Européens peu- 
vent se vanter de l'avoir faite. 
En présence de la narration que je vais entreprendre, 
‘éprouve sérieusement le regret de n'avoir ni le style 
ni la couleur qu'il faudrait pour bien rendre ce que 
| j'ai vu et éprouvé à cette chasse. 
Cet humble aveu étant fait en manière de conjuration 
let par acquit de conscience, j'aborde mon sujet. 


La chasse à l'autruche, dans le sud de l'Algérie, se 


52 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


fait principalement sur le grand plateau situé entre 
Laghouat au nord, les Beni-Mzab au sud, le pays des 
Oulad-sidi-Chikh à l’ouest et Dzioua à l’est. 

Ce plateau, d’une superficie de deux mille lieues 
carrées, est, pendant l'hiver, une partie du printemps 
et de l'automne, le pays de parcours des grandes tri- 
bus sahariennes, les Larba, Oulad-Nayls et Zouas, qui 
y font pacager leurs nombreux troupeaux de brebis et 
de chameaux. 

Pour les nomades et les vrais chasseurs, ce désert 
possède un charme infini, de puissantes attractions, 
qui semblent émaner des premiers âges, avec le res- 
souvenir de la vie pastorale et contemplative. 


L'existence biblique des patriarchés se retrouve là : 
tout entière; en effet, abordez ce douar des Oulad- : 


Nayls, et vous y retrouverez Laban, Jacob, Rébecca, 
Joseph et ses frères avec leurs tentes et leurs trou- 
peaux. — Causez avec eux, ils vous diront leurs péré- 
grinations pour aller au loin chercher le blé ou les 
gras pâturages. 

Avez-vous soif? Voici une fille d’Ismaël aux grands 


yeux noirs, qui va vous désaltérer avec le lait des cha- 


melles ou l’eau de goudron, à votre choix. 

Avez-vous faim? Dites : « Je suis l'hôte de Dieu! » 
Le chef de la tente s'avancera vers vous en disant: 
«Sois le bienvenu! » et un mouton sera immolé en 
votre honneur. 


Mais ce n'est pas pour peindre ces scènes des temps 
primitifs, encore vraies aujourd'hui, que j'ai entrepris 


ce récit. — Le désert dont je parle n’est plus habité à M 


l'heure où nous allons y chasser l’autruche. J'én re- 
prends la description. 


- É 
oui eng hit ce ES 


ant . 


u sud | anne ex te tit 
l'horizon » est très vaste et n'a pour limite, or HE 
| ue le esse de Ja vue humaine. Ar 

daïas (‘) croissent dans les dégres | 
a; : elles- sont boisées de beaux térébin- 


bre et de buissons de jujubiers sauvages. 
Al Dans ces vertes daïas, qui émaillent ce vaste plateau 
du sud, comme les noires mouchetures tachent une 
_ peau de panthère, se trouvent en quantité des sas 
des outardes, des lièvres, des perdrix, des gangas, et 
_ bien d'autres espèces encore, aussi chères aux nalura- 
… listes qu'aux chasseurs. 

à … Le reste du sol est couvert d’arbustes et de vlésios. 
L: dé en: | 
Les Salsolas ligneuses, 

L'Hélianthème, 

L'Armoise, 

Le Ranthérium, 

L'Aristide graminée, ete. 

Ces plantes composent en partie les pâturages des 
troupeaux et du gibier du sud; elles leur donnent cette 
chair sueculente et parfumée si estimée des gourmets. 

* IL n'y a ni sources ni cours d’eau dans ce territoire; 
. les orages, les rares pluies d'hiver, alimentent seuls 


P dy rés : 


() Daies, bas-fonds, dépressions en forme de cuvette ; l'eau pluviale y 
[# une puissante végétation d'arbres et d'arbustes dont le beroum , 
— Hérébinthe, est le plus remarquable. 
|! My a des daïas de toutes grandeurs, depuis quelques ares jusqu'à une 
Fi d'hectares de surface, et un boisement de betoums dans la mème 
f proportion. Ces daïas sont assez nombreuses dans certaines régions pour 
Re 6 00 1 20 dns ne er Cerises. 

L'eau pluviale s'y conserve plus où moins de temps, selon la perméabilité 
Fi nmataesendtsseeaha 


aux grands chênes de nos forêts du | ; 


54 LES CHASSES DE L’ ALGÉRIE. 


des réservoirs naturels qui se forment dans les daïas 
et le thalweg des vallées. 

Ces réservoirs, appelés r'dirs (!) par les indigènes, 
en raison de leur peu de durée et des déceptions nom- 
breuses qu'ils ont causées aux gens altérés, ne conser- 
vent leur eau que pendant quelques semaines dans la 
saison froide. 

Ils la conservent bien moins longtemps encore en 
été; d'où la nécessité, pour les nomades, à l'époque 
de la sécheresse, d'abandonner malgré eux ces bien- 
aimées terres de parcours, et de remonter vers le nord 
dans la région des eaux vives. 

C'est alors que le plateau devient désert, comme je 
l'ai déjà dit, depuis le mois de mai jusqu'au mois d'oc- 
tobre; il n’est plus traversé à cette époque que par de 
rares caravanes qui se rendent à Tuggurt et au Mzab. 

C'est aussi dans cette saison que les autruches, chas- 
sées des régions plus méridionales par l’'ardeur du so- 
leil, envahissent cette partie du Sahra pour y chercher 
l'ombre et la pâture. 

La chasse à courre à l'autruche se fait donc dans 
les plus chaudes journées de l’année. Elle dure qua- 
rante ou cinquante jours, du 25 juin au 45 août. Les 
Arabes disent que c’est la chaleur plus encore que la 


vitesse des chevaux qui amène la capture de l’au- 


truche. 

Cet entraînant et rude exercice est le monopole de 
quelques tribus qui, avant que notre domination se fût 
établie dans le sud, y joignaient l’industrie moins li- 
cite du pillage des caravanes. 

Ces tribus sont : 


{‘) De r’deur, traïr, 


RÉ Nc 


SE À L'AUTRUCHE. 


… Jusqu'à ces derniers temps, la vie de tous ces Arabes 
de proie s'est passée à chasser et à piller un peu le. 
prochain. FA 
Il faut reconnaitre , du reste, qu'ils sont 1 merveilleu- ; 
sement organisés pour cette existence, toute de mou- 
vement, de dangers et de privations. Secs, nerveux, 
l'œil percant, le jarret infatigable ; possédant la faculté 
de supporter la faim et la soif jusqu'à leur extrême li- 
mite, ainsi les a faits le désert ! 
Les Mekhalifs-el-Djereub, avec lesquels je devais 
chasser, étaient les plus renommés parmi ces forbans 
du Sahra pour leurs anciennes prouesses. 

Aujourd'hui ils sont encore chasseurs, mais ils ne 
pillent plus. 
_ Les Arabes s'étonnent de l'effet moralisateur que 
notre domination a produit sur eux. Je n'oserais tou- 
tefois affirmer que: quelques regrets ne viennent, de 
lemps à autre, troubler la paix profonde et l'honnêteté 
gt à laquelle ils se voient forcés. 
_ Ils disent souvent : « Nous remercions Dieu de la 
167 présente, — nous ne mangeons plus que ce qui 
st légitimement à nous... Les Français nous ont ap- 
pris à distinguer notre bien de celui du prochain. — 
Que le prophète nous maintienne dans la bonne voie à 
me nous aide à racheter les péchés du passé! — Nous +4 


(9) El-Njereub, galeux. Cette épithète leur vient sans doute de l'état 
Se UE Voanel ds vrraiont. Elle ne peut être prise qu'au figuré, 
car les Meklialifs sont robusles et vigoureux. 


56 LES CHASSES DE L’ALGERIE. 


avons tous pen âmes sur la conscience. Dieu seul : 
est parfait! | 

Quelques àmes sur la conscience! Hélas! oui; un. 
de leurs chefs, Toumi, dans ses moments d'expansion, 
en avouait une vingtaine : « J'ai tué bien des gens com-. 
battant les caravanes, me disait-il un jour, beaucoup. 
plus qu’il n’est permis à un bon croyant! Après tout, : 
chacun glane son existence comme il peut! Nous : 
n'avons fait que ce que nous ont montré nos pères ! — 
mais vingt hommes tués!... cela me préoccupe pour le. 
jour du jugement, — et souvent j'y songe!!! » ri 

J'ai hâte de dire qu’en dehors des méfaits antérieurs 
dont leur conscience peut être chargée, méfaits que. 
l'on retrouve plus ou moins à létat latent, chez les” 
Arabes qui échappent à une autorité vigoureuse, les: 
Mekhalifs sont hospitaliers, serviables et francs comme 
de vrais chasseurs. 

Leur étude, pour quiconque connait leur langue et 
leurs usages, est pleine d'intérêt. Il va sans dire que. 
l'on peut actuellement parcourir en toute sûreté avec 
eux le pays qui a servi de théâtre à leurs exploits. 

J'aurai même à raconter plus loin l'extrême solliei- 
tude qu’ils ont montrée envers mes compagnons de 
chasse et moi. 


A PERS PR OR FES UE OR NERO 


Ce qui précède donne une légère teinte du pays et 
des gens qui aident à le parcourir; disons à présent un. 
mot de l'outillage nécessaire pour passer un mois à lan 
chasse de l’autruche. k 

Le chameau est l’auxiliaire indispensable; sans cet 
excellent animal, qui possède la faculté de rester en été. 
sept ou huit jours sans boire, on ne pourrait vivre danel 
ce pays, si judicieusement nommé le paus de la soif. . 


ne  ÉlT 


"AVE I0O op ondes ‘ éoupaes) 


de 


Fr 


| LA CHASSE A L'AUTRUCIE. 59 
Il faut done, selon le temps que l'on prévoit devoir 
passer sans trouver d'eau, se procurer trois ou quatre 
chameaux par chasseur. Il faut les charger au départ 
de tonnelets pleins d'eau, d'orge et de quelques vivres. 
‘On se munit, en outre, de fers et de clous pour entre- 
tenir la ferrure des chevaux, de sel pour saler les dé- 
pouilles des autruches 
forcées. 

Inutile d'emporter 
des tent s: le feuillage 
. des betoums est un 
we abri bien préférable à 
» tout autre dans cette 
» saison. 

» Chaque chasseur 
prend avec son fusil 
” une quantité sulli- 
_ sante de poudre, bal- 
les, plomb, pour as- 
surer Ja nourriture 
> quotidienne. 

…. Les chevaux desti- 
nés à courir l'autruche doivent être entrainés pendant 

…. quinze jours ou trois semaines. 

à La méthode des Mekhalifs consiste à priver le cheval 
de fourrages, a lui diminuer la ration d'orge, et à lui 
… faire faire progressivement, en plein midi, des courses 
« de deux à quatre lieues (). 

» Il n'est pas indifférent d'être bien renseigné sur la 


…_  (')} Ce mode d'entratnement est rationnel pour courir dans le désert à 
n l'heure la plus chaude des plus chaudes journées de l'annce. 

Des congestions imminentes seraient le résultat d'un entralnement avec 
augmentation de nourriture et surabondance de sang. 


60 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


région qui recèle le plus d’autruches, quand on veut 
commencer la chasse. 

Aussi, quelques jours avant Le départ, est-il opportun 
de faire explorer le pays par des éclaireurs expérimen- 
tés, montés sur des mabris ({). 

Ces éclaireurs recherchent en même temps les r'dirs 
qui auraient conservé de l’eau. 

Cette dernière découverte est très importante, parce, 
qu'elle permet de renouveler la provision sans obliger 
à parcourir de trop grandes distances, et parce que l'on 
est sûr de trouver dans le voisinage du r’dir des autru- 
ches qui ont pris l'habitude de venir s'y désaltérer. 

Je savais, en allant prendre le commandement du 
cercle de Laghouat, que j'aurais l’occasion de faire des 
chasses tout à fait nouvelles, entre autres celle à l’au- 
truche; et Dieu sait combien mon imagination, long- 
temps à l'avance, avait brodé et caressé cette perspec- 
tive ! 

J'eus bientôt fait la connaissance de deux caïds des 
Mekhalifs, Bel-Abbès et Toumi, personnages que je con- 
sidérais beaucoup, tant à cause de leur cachet particu- 
lier d'originalité que de leur qualité de grands chas- 
seurs d’autruches, et, il faut bien le dire, de mes projets 
futurs. 

Après avoir souvent causé avec eux et recueilli de 
leurs récits tout ce qui pouvait m'intéresser, je leur 
avais fait connaître mon désir de me joindre à eux pour 
les prochaines chasses à l’autruche. 


Ils avaient gracieusement accueilli ma requête, à la 


suite de laquelle il avait été convenu que je serais dé- 


(‘) Mahris, chameaux de course qui possèdent une grande puissance de 
loccmotion. Ils sont aux chameaux ordinaires ce qu'est le cheval de pur 
Sang au cheval de trait. 


Été dada 


LA CHASSE A L'AUTRUCHE. 6! 


sormais des leurs, initié à tous leurs préparatifs et in- 
formé du’ jour où commencerait la chasse. 
J'étais donc bien préparé physiquement et morale- 


- ment, lorsque arriva enfin ce jour bienheureux ! 


Dès la veille, j'avais été rallié par M. le lieutenant 
Philebert, commandant le poste de Djelfa, qui m'avait 
demandé à se joindre à moi ; passionné chasseur, il était 


Le repos du chameau. 


aussi très impatient de se voir aux prises avec les au- 
_ truches. 


à 
; 

É " 
4 


Ce fut le 4er juillet 1855 que, bien montés et outillés, 
nôtre caravane abondamment pourvue d'eau, nous pri- 


mes la direction du sud-est, 


J'avais donné rendez-vous aux Mekhalifs à mi-chemin 
de notre première étape. Nous les trouvâmes avec leur 
Caravane aux daïas de Bel-Aroug. 


62 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Ils étaient trente chasseurs, y compris leurs deux 
chefs. 

Nous avions de plus à notre suite quelques cavaliers 
des Larba et des Oulad-Nayls, qui voulaient courir avec - 
nous. 
| Le premier abord entre chasseurs est nécessairement 
consacré à l’intéressante question du gibier que l’on va 
poursuivre; on y mélange des vœux pour les succès 
futurs, des souvenirs des chasses précédentes, etc. 
Après done que les Mekhalifs nous eurent salués et 
souhaité la bienvenue, j'échangeai quelques mots avec 
les éclaireurs : 

— Eh bien, mes enfants, y a-t-il de la chasse, cette 
année? (1) 

— Oui, il y en a le bien du bon Dieu. 

— Prendrons-nous beaucoup d'autruches? 

— Invoquez Dieu et les jambes de vos chevaux. 

— Où les avez-vous trouvées? 

— Après avoir bien exploré, c'est à Safel (?) que nous 
en avons vu beaucoup; elles y sont en troupeaux; le 
dernier orage les y a fait venir. 

A cette alléchante nouvelle, les yeux de tous brillè- 
rent, un tressaillement de joie anima nos cœurs. 

— Il y ena beaucoup de grandes, ajouta notre éclai- 
reur en voyant le bon effet qu'il produisait; — je l'ai 
reconnu aux traces ; — les mâles aussi sont en nombre, 
et, si Dieu veut, la chasse sera fortunée. Nous aurons 
grand plaisir et profit. 


(*) Inutile de dire que je cherche, en traduisant nos conversations avec 
ies Mekhalifs, à conserver l'expression et la tournure des phrases employées. 

@) Grande dépression du plateau entre Laghouat et le Mzab. 

Ce bas-fond, à ia moindre pluie, se couvre de végétation herbacée, et, à 
cause de cela, il est très affectionné des autruches. 


# 


LA CHASSE A L'AUTRUCHE. 63 


Personne ne songea à mettre en doute ce lumineux 
augure. 
Alors, joyeux et passionnés comme des chasseurs qui 
vont courir l'autruche, car cela ne se compare à rien, 
nous reprimes notre marche, nous examinant les uns 
les autres, cherchant à reconnaitre les mieux montés, 


Chevaux arabes. 


par conséquent ceux qui avaient les meilleures chances 
de réussite. 

Cet examen serait difficile pour quiconque ne connail 
pas les montures des Mekhalifs. 

Leurs chevaux et juments ressemblaient à des cour- 
siers squelettes ranimés après dissection, Lant ils étaient 
maigres par suite de l'entrainement. 

Mes chevaux et ceux de M. Philebert, quoique ayant 
été soumis au régime préalable du jeûne et des cour- 
ses, étaient, paraît-il, tron en chair: aussi celle re- 


ci LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


marque nous était souvent adressée pendant la route : 

— Vos chevaux sont trop gras! 

— Ils ne pourront courir assez! 

— Ils crèveront de fourbure ! 

Comme cette perspective n'avait rien de rassurant, 
je proposai à mon Compagnon de courir chemin faisant, 
pour mieux préparer nos chevaux, quelques troupeaux 
de gazelles que nous apercevions devant nous. 

Cette proposition fut acceptée avec enthousiasme. 

Le soir, en arrivant à notre bivouac des daïas de Ras- 
el-Châab, nous rapportions chacun deux gazelles que 
nous avions tuées; elles servirent amplement à notre 
diner et à celui de notre suite. 

Cette chasse à la gazelle, comme on la fait dans le 
sud, est très attrayante. Voici comment on s'y prend : 

Lorsqu'un troupeau est en vue, le chasseur tâche de 
le gagner au vent; il s’en rapproche ensuite à une pe- 
üte allure; puis, quand il est à six ou sept cents mètres, 
il lance sur lui son cheval à fond de train et l'approche 
en une minute ou deux à la distance de soixante à quatre- 
vingts pas... C’est alors que, sans ralentir l'allure, le 
chasseur tire dans le principal groupe ses deux coups 
de fusil chargés à balle ou à chevrotines. 

Dans cette chasse, on a le double plasir du courre et 
du tir; quand un bon chasseur en possède l'habitude, 
il est rare qu'il ne tue-pas une ou deux gazelles dans le 
troupeau couru. 

Il y a certainement difficulté, pour nous Européens, 
à tirer à cheval au galop; cela tient à ce que nous y 
sommes bien moins exercés que les Arabes, et à nos 
selles, qui ne nous isolent pas, comme les leurs, des 
réactions aux allures vives. Mais aussi quelle satisfac- 
tion quand on réussit! 


jp np SINOPEVIUEX 


fn || Corametous les Chasseurs, gens à pre fut, 

? les Mekhalfsaugurérent de nos succès venir para rés | 
… site du début : « La chair appelle la chair, disaient-ils en 
. dépecant nos gazelles; l'autruche mourra cette année! » 

L : Aux daïas de Ras-el-Chäab, nous n'étions qu'à moi- 

* tié chemin du lieu où nous devions faire notre premiére 


j 
station. 

| = Nous nous mimes en route le lendemain, dès l'au- 
_ rore, pour gagner la daïa El-Beugra (‘), distante de 
Laghouat de dix-huit lieues. 

É Les éclaireurs avaient reconnu près d'elle un r'dir 
dont l’eau pouvait nous abreuver trois jours. 


Rien de plus pittoresque que l'installation d’un bi- 
youac dans une belle daïa. 

» Les chasseurs se dispersent par groupes sous les 
plus beaux betoums à l'ombrage touffu. 

Les chameaux déchargés sc mettent à paitre au mi- 
lieu du camp, on les voit allonger leur long cou pour 
tondre les plus basses branches des arbres. Fe 
. Les chevaux sont attachés à la corde, leur ferrure 
… est visitée et assujettie; il y a à cela grande impor- 
… On allume des feux, on prépare le repas. 
= Ces dispositions sont souvent interrompues par des 
_ lièvres qui se lèvent et mettent, en se jetant au milieu 
É des gens et des bêtes, le camp en émoi. — Chacun leur 
… lance qui une pierre, un maillet, un bâton, un coup de 
_ pied. Le pauvre animal y reste quelquefois, et finale- 
. ment va cuire dans la marmite qu'il avait quelquefois 
… renversée l'instant d'avant, 


1 a) Et Beugre, la vache Chaque daïa a un nom et sert ans de point 


ORDER En: 8 


L 


68 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Enfin on fait son lit, et, après tous les soins accom- 
plis, les longues causeries du soir terminées, chacun 
se couche quand vient le sommeil. 

L'opération est simple pour les Mekhalifs, le sol est 
leur duvet habituel. 

Nous avions, nous, des hamacs que nous suspen- 
dions aux branches des betoums; le moment venu, 
nous nous y glissions avec la certitude d'y pouvoir 
dormir sans être dévorés des moustiques, comme à 
Laghouat. 


Il y a deux manières de forcer l’autruche, selon que 
l'on court le bedou ou le gàd (1). 

Dans le bedou, le chasseur doit prendre l’autruche 
avec le même cheval, sans relai ni rabatteur; c’est la 
chasse la plus difficile, celle qui demande le plus de 
science du courre et les meilleurs chevaux. Elle ne se 
fait qu'isolément. 

Quand les chasseurs sont en nombre, on chasse 
toujours au gâd. Cette manière, comme le nom l’in- 
dique, consiste à se poster à un endroit convenu, près 
d'un point culminant, d’un arbre élevé, d'où on puisse 
voir de loin les autruches, que des rabatteurs vont 
lancer. 

Ce qui rend le gâd possible, c'est que les autruches 


suivent presque toujours la direction qui leur est don- 


née au moment du lancer. Les rabatteurs qui connais- 
sent la position de l'embuscade se basent sur elle; mais 
l'opération de diriger ce rapide échassier n’en est pas 
moins fort difficile et fatigante. 

Il faut d'abord explorer le pays, dans un rayon d'un 


(*) Bedou ; de beda, a commencé. — Güd, posté, embusqué. 


RP ne ll ll 
PARA ES F3 TR 


celeurti at de des 


rs 


VOS PORN PEER 2 


+ À CHASSE A L'AUTRUGUE. 


| d'horizoh à quatre ou cinq leneb/dit di: 
vouae, pour découvrir les autruches; puis, après les 
avoir lancées dans la direction voulue, il faut les y 
maintenir par une foule de rubriques. — Il faut tenir 
enfin la poursuite raide pour les fatiguer le plus possible. 
Aussi ne choisit-on que des chasseurs émérites pour 
- rabattre; et il est d'usage chez les Mekhalifs, dans leurs 
… règles sur la chasse à l'autruche, de leur accorder la 
_ moitié des dépouillés conquises. 

Nous nous trouvions dans les conditions voulues 
| pour chasser au gâd. 

Il fut convenu que nous formerions deux pelotons, 
_ des quarante coureurs que nous étions; que chaque 
. peloton courrait un jour sur quatre, afin que les che- 
vaux eussent le temps de se reposer. 
_ M. Philebert et moi avions chacun deux chevaux, 
_ cela nous permettait de courir tous les deux jours; 
. mais dans notre impatience de jouir de cette chasse, 
… nous trouvions que c'était trop peu encore. 

Les Arabes, toujours fidèles aux traditions du Re 

. ne manquent jamais, quand ils sont en campagne pour 
la guerre ou la chasse, de se réunir après la prière ” 
äsr (‘) et de tenir conseil. 

Les événements du jour y sont racontés et sa, 
és, les fortes tétes y décident des opérations du len- 
sin, après avoir recueilli les avis, renseignements 
et indices de tous ceux qui ont à en fournir. 

Ces réunions du soir, où chacun peut communiquer 
pensées, ses espérances, se consoler même de ses 

mésaventures, même en les faisant partager à l'audi- 


(') Quatre heures de l'après - midi. 1 


70 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


toire, sont les plus intéressantes. — Les plus jeunes, 
en écoutant le récit des anciens, dont l'expérience et 
la sagesse sont reconnues, peuvent mettre à profit les 
lecons de ceux qui ont vu plus qu'eux et fait davan- 
tage. 

Notre conseil du premier soir fut très animé; on 
connaissait des autruches sur plusieurs points; chaeun 
voulut émettre son avis, sa préférence, en déduire le 
pourquoi et le comment. 

Enfin la question importante, celle du lieu d'explo- 
ration, ayant été déterminée, il fallut désigner les ra- 
batteurs. 

Le choix unanime tomba sur de vrais Mohicans pour 
la sagacité, Guettaf et Naïmi, dont les prouesses nous 
étaient connues. 

Malgré le profit qui attend les rabatteurs lorsque la 
chasse est bonne, ceux-ci se font beaucoup prier; car 
en dehors des difficultés déjà citées, leurs chevaux, 
trop surmenés, se trouvent souvent indisponibles pour 
les chasses suivantes. 

Les autruches font aussi quelquefois défaut ; ou bien, 
effrayées par une caravane, ou Loute autre cause, elles 
échappent aux rabatteurs. Quand ce contre-temps ar- 
rive, c'est une grande mésaventure pour ces infortunés 
qui rentrent au camp tout marris. Les plaisanteries et 
les reproches ne leur sont pas ménagés; leur suscep- 
tible amour-propre subit un tel assaut, qu'ils jurent 
par Sidi-Abdallah qu’ils ne feront jamais plus cet in- 
grat métier. 

Il nous fallut donc prodiguer les meilleures amitiés, 
les flatteries les plus nuancées à Guettaf et Naïmi, pour 

les décider. 


| | LA CHASSE À L'AUTRUCHE. L 
| Ftoé étes des guerdjoumas (*), leur dit le caïd Bel- 


| Abbès, vous avez du bonheur, nous faisons choix de 


vous pour que notre début soit heureux. » Et chacun 
. de renchérir : 
« — Vous avez d'excellents chevaux! » 
_  « — Personne n'a l'œil de Naïmi, qui voit à une 
| journée de marche ! » 
 «— Guettaf est notre maitre à tous pour lancer et 
É savoir maintenir l’autruche dans la bonne voie. — Il 
, court comme une gazelle ! » Et on nous raconta com- 
| ment Guettaf, un jour, courant une autruche qu'il ne 
Ê pue espérer atteindre avec son cheval trop fatigué, 
mit pied à terre et re de la forcer avec ses propres 


_ Aun pareil concours d'éloges nos futurs rabatteurs ne 
* tinrent point : ils nous promirent de faire pour le mieux. 
_ Changeant alors leur attitude modeste et incertaine 
. en celle de gens résolus et sûrs d'eux-mêmes, ils nous 
_ dirent : 

- «Il faudra, par Dieu, qu'il ne soit pas poussé d'au- 
- truches dans le pays pour que demain nous ne vous 
_ les amenions dans les jambes. Tenez bien vos âmes! 
… abaissez vos yeux sur la terre, du côté du sud-ouest. 
C'est par là que nous viendrons. » 

Sur cette assurance on se sépara, chacun fut se pré- 
parer par le repos ou la réverie au courre du lende- 


Habituellement on dort bien dans les daias, beau- 
coup mieux que dans les maisons des oasis, qui gardent, 
Ja nuit, la chaleur qu'elles ont recueillie le jour. 


< {*) Guerdjouma, gorge; par extension , gurgés, chançards. 


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AA NE EE a 


1 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Les nuits des daïas sont fraiches et parfumées par 
les plantes odoriférantes. Elles peuvent être comparées 
aux nuits du nouveau monde, si poétiquement décrites 
par Chateaubriand; car elles en ont le charme, le mer- 
veilleux, les beaux clairs de lune et le silence. 

Ce n’est pas le seul rapprochement que l’on puisse 
faire de cette région de l'Algérie avec les savanes de 
l'Amérique. 

Bien des fois, dans le cours de mes chasses dans le 
Sahra, je me suis figuré être un personnage de Cooper 


et vivre en compagnie des Peaux-Rouges. Le pays, les : 


gens qui m'entouraient, les scènes auxquelles j'assistais 
et prenais part, étaient celles de la Prairie, moins le 
vieux trappeur, moins aussi la possibilité d'être scalpé. 

Quel est le chasseur qui n’aimerait se trouver un 
jour dans un immense territoire de chasse, affranchi 
de toute entrave, libre de se mouvoir en tous sens, 
avec droit de vie et de mort sur cette si grande et si 
belle variété de gibier, sans que personne songe à le 
lui contester; libre enfin de pouvoir oublier le souci 


des affaires pour savourer alternativement la chasse 


émouvante et la douce flänerie!.. Voilà un beau rêve! 
eh bien, ce rêve devient une réalité dans le Sahra… 

En Europe, on ne saurait éprouver ces sensations 
intenses. La chasse y est soumise à des lois restric- 
tives, à des contraintes sans nombre, à des formalités 
fastidieuses.… Elle est bornée à des territoires très li- 
mités; peu d'imprévu, peu de péripéties, — et enfin, 
rien de cette poésie, de ce vague grandiose que les 
grandes solitudes seules révèlent au cœur de l'homme. 

Loin de moi l'idée dc déprécier les chasses de France, 
auxquelles tant de confrères prennent plaisir; elles 
sont ce qu'une société très agglomérée a pu les faire. 


| 
FE 
| 
| 
4 
1 
143 


as pen de quelques lièvres et perdreaux me we. 
| saison. 


L Mnie doisi: une longue digression qu'il est temps æ 
Er re nous chase. : 


| Malgré les conditions favorables où je me trouvais | 

_ pour me livrer au repos, j'eus, comme à la veille d'une 
_ ouverture de chasse, un sommeil agité. Je songeai que 
_ lous mes compagnons, montés sur des chevaux rapides 
_ comme le vent, prenaient des autruches à volonté, tan- 
_ dis que moi je n’en pouvais joindre aucune. Mon cheval 
_ pouwait à peine galoper ou s’abattait des quatre pieds, 
_ quand, à force de le talonner, il prenait un train plus 
accéléré. C'était là un affreux cauchemar, que le réveil 
vint heureusement dissiper. 
_ Nous fûümes sur pied dès l'aube, quoiqu'il dût s écou- 
ler encore bien des heures avant d'aller prendre posi- 
tion au lieu désigné. 
_ Nous étions dans une agitation fébrile que rien ne 
uvait calmer, nous allions souvent caresser nos che- 
ux, nous ajustions leurs harnais, qu'à l'exemple des 
Mekhalifs nous rendions très légers, ainsi que notre 
propre accoutrement. 

Cette distraction épuisée, nous coupâmes des de 
guettes de jujubier sauvage pour stimuler nos chevaux 
‘au besoin, et pour en assener un coup sur la nuque 
des autruches que nous espérions joindre. 

Nous donnâmes ensuite un soin minutieux à la peau 
de bouc pleine d'eau , qui devait étre notre compagne 


L 
4 
À 
5, 
F 


74 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


inséparable pendant la durée du courre. — Gette pré- 
caution est obligatoire, sous peine de souffrir toutes 
les tortures d'une soif ardente, que la rapidité de la 
course et le soleil déterminent. 

Le déjeuner nous fit encore gagner quelques instants, 
mais on mange peu au mois de juillet, et il est plus 
sage de ne pas se charger l'estomac au moment de 
courir l’autruche. 


Nous étions à bout de patience, quand Bel-Abbès et 
Toumi vinrent nous dire que l'heure approchait, qu'il 
fallait abreuver nos chevaux. Chacun de nous s’em- 
pressa de faire boire cinq ou six litres d’eau à sa mon-" 
ture, contrairement encore aux idées admises en Eu- 
rope. Ici l'expérience a démontré l'efficacité du procédé ; 
les chevaux, du reste, sont à jeûn depuis la veille; on 
les fait boire pour la soif à venir, sans redouter de 
troubler leur digestion. 

A onze heures et demie nous étions à cheval. 

Les Mekhalifs, qui composaient le premier peloton 
de coureurs, vinrent nous prendre en cérémonie. 

Ils formaient un groupe que Callot eût été heureux 
de rencontrer. 

Vêtus de pittoresques haillons, n'ayant, afin d'être 
plus légers, que l’arçon nu et un feutre pour selle, une 
ficelle pour têtière de bride, ils avaient au suprêmé 
degré l'apparence de vrais gueux. 

Ils me prièrent de commencer la marche. C'est un 
honneur qu’ils rendent au chef ou à celui qu'ils croient 
le plus heureux. 

Un homme heureux, selon leur croyance, mène à 
bien l’entreprise de ceux qu'il précède. Un homme 
qui a du guignon le communique à qui le suit. Je fis 


LA CHASSE À L'AUTRUCHE. 75 


mentalement des vœux pour être l'homme heureux, et 
nous nous mimes en marche eh prononçant tous les 
mots sacramentels en usage, PJesm-Allah, — au nom 
de Dieu! 

Nous avions préalablement fait rentrer tous nos cha- 
meaux et rüdeurs dans notre bivouac, afin de ne pas 
effarouchér les autruches dont la vue est extrêmement 
percante. 

Nous allämes prendre po- 
sition à deux kilomètres de 
notre campement. 

Nous mimes pied à terre 
sous de grands beloums du 
haut desquels on dominait 
le pays. 

C'était là notre gâd, in- 
diqué aux rabatteurs. Deux 
Mekhalifs montèrent sur les 
plus hautes branches de 
l'arbre le plus élevé, afin de 
voir venir de loin. 

Les rabatteurs ne lancent Autruche. 
jamais les autruches avant 
l'heure où ils savent les coureurs à leur poste. 

Ils reconnaissent cette heure quand le soleil est per- 
pendiculairement sur leurs têtes et que l'ombre tombe 
d'aplomb. Ils mesarent ce moment avec leur baguette 
de sedra qu'ils tiennent verticale, — Quand elle ne 
projette plus d'ombre, l'heure est arrivée, cest celle de 
midi. 

Nous devions attendre au moins une demi-heure 
encore avant l'arrivée possible des autruches. Notre 
surexcitation était au comble, les Mekhalifs eux-mêmes, 


76 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


malgré leur gravité habituelle, avaient comme nous la 
fièvre de l'attente. 

Chacun parlait, gesticulait, invoquait son marabout 
de prédilection, récapitulait les chances favorables. 

Le chhili (‘), par bonne fortune, embrasait l’atmo- 
sphère ; de fréquentes recommandations étaient adres- 
sées aux vedettes. 

— Ouvrez les yeux, fils de juifs (?)! leur criait de 
temps à autre le caïd Bel-Abbès. — Ne vous laissez pas 
tromper par les autruches! Découvrez-vous bien le pays? 


— Oui, n’aie aucune crainte, il est dans notre œil ! 


comme dans un miroir ; mais cela fatigue de regarder 
fixement , et nos pieds cuisent sur les branches, 

— Posez vos yeux à terre chacun votre tour, cela 
vous reposera, — patientez. Ne nous jaunissez pas la 
figure, — il s’agit de votre réputation de chouâfs (°). 

Un Mekhalif, vieux chasseur, dans le but de tromper 
l'attente générale, proposa de consulter les gorads 
pour savoir si l'autruche mourrait. 

Cette bizarre expérience consiste à prendre des go- 


rads, sorte de poux-de-bois que l’on trouve sur les 


(‘) Vent très chaud du sud-ouest. — Siroco en Algérie, simoun en 
Égypte. 

() On sait le dédain et la haine traditionnelle des Arabes pour les juifs . 
cette expression fils de juifs est souvent employée par eux quand ils s’ex- 
eitent à la guerre, à la chasse ou même dans les jeux. 

Elle a pour but sans doute de réveiller l'énergie, car elle est jetée à la 
face comme un souflet. Celui qu’elle atteint doit alors montrer, par plus de 
vigueur, qu'il ne Ja mérite pas. 

Une autre version plus favorable à la gent israélite est celle-ci. Les fils 


d'Israël sont tellement délurés et aptes à la réalisation d’un but lucratif, 


qu'ils montrent pour y parvenir des qualités tout à fait exceptionnelles. C'est 
alors à ces qualités qu’il serait fait allusion dans celte qualification de « fils 
de juifs. » 

(*) De chouf, voir. — Chouâf, qui voit très loin. 


te » A Ca à 
RETENIR ET 


PYAUX |! gnés (ceux des Mekhalifs, 
étaient abond ment pourvus ). ie 
| + On les expose au soleil, sur la terre, au milieu d'un 
. cercle de la dimension de cinquante centimètres de 
diamètre. va 
| gilles gorads sont euits avant d'atteindre la circon- 
… férence du cercle, c'est signe, disent naivement les Me- 
 khalifs, qu'il fait chaud et que la température est pro- 
pice à la mort des autruches. 
| Si, au contraire, le gorad atteint le bord du cercle 
sans avoir été rôti, il fait froid et les chevaux auront 
trop à faire pour forcer l'autruche. 


 On‘apporta une douzaine de ces petites bêtes à celui 
qui avait proposé l'épreuve. ji 
Le bonhomme, avec la conviction et la gravité que 
lui paraissait comporter la circonstance, aplanit le sol 
avec le pan de son burnous, traça un cercle de la di- 
mension voulue et mit les gorads au centre. 
| Nous suivimes tous cette expérience avec une atten- 
tion extrême. D'abord les gorads, stimulés par le soleil, 
se mirent en mouvement avec vivacité, et parcoururent 
rapidement la moitié du trajet du centre à la circonfé- 
rence, mais ensuite ils ralentirent leur marche, se tor- 
 dirent, se renversèrent sur le dos, puis restèrent im- 
mobiles. Ils étaient littéralement grillés ("). 
Ni fait chaud! —il fait chaud! —l'autruche mourra! 
… dirent comme un seul homme les Mekhalifs. | 
_ — Oui, l'autruche mourra! reprit le caïd Bel-Abbès; 
| mais je vais, mes enfants, vous faire une recomman- 


78 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 
— Le commandant et l'officier sont nos hôtes, il faut 
qu'ils prennent des autruches. — Ceux d'entre vous 


qui arriveront les premiers sur les dolmânes (!) les ra- 
battront sur eux afin qu'ils pure les joindre et les 
prendre. 

Je l’interrompis et lui dis : — Les prendre, c’est 
bien ainsi que nous comptons faire, l'officier et moi, 
mais nous voulons forcer nous-mêmes, sans le secours 
d'aucun de vous! — Je ne vous demande qu'une chose, 
c'est de ne pas nous faire concurrence lorsque nous 
aurons fait choix des autruches que nous courrons! 
Cela fut convenu ainsi. 

Nous terminions à peine cette convention, lorsque 
les vedettes nous crièrent cette phrase, qui nous fit 
bondir comme si nous eussions été touchés par une 
pile électrique ! 

— O mes seigneurs, prenez vos chevaux! l'autruche 
vient!!! 

En un clin d'œil nous fûmes à cheval, accablant de 
questions nos vedettes qui voulaient descendre de leur 
arbre pour monter aussi leurs chevaux. 

— Combien y en a-t-il? 

— De quel côté viennent-elles? 

— Sont-elles séparées ou en masse? 

— Sont-elles près ou loin? 

— Y a-t-il beaucoup de mâles? 

— Viennent-elles droit sur nous?... 

— Ne descendez pas, fils de Satan! renseignez-nous 
bien, nous ne partirons pas sans vous. 

Les vedettes, peu rassurées sur ce dernier point, et 
pour cause, trépignaient sur leurs branches en répon- 


(*) Pluriel de dolime, mâle de l’autruche. 


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* Et les vedettes de dégringoler comme elles nd 
de leur perchoir, en laissant aux aspérités des ln 
beaux de leurs vêtements! 

Grimpés sur nos selles ou debout sur nos étriers, | 
nous apercevons bientôt nous-mêmes les autruches un 3 
viennent droit à nous! | 

Impossible de peindre l'émotion qui nous saisit dans 

ce moment! nos figures s'illuminent, nos yeux lancent. 

_ des éclairs, nos membres sont agités de mouvements 
nerveux dont se ressentent nos chevaux, qui se cabrent 
et bondissent !.… 

Chacun veut donner un conseil : 

— Partons! — sus aux autruches! — C'est le mo- 
ment ! 

— Non, pas encore! — Attendez! — Rabattons-les 
à gauche! — Non, à droite! — Attendez! attendez!!!! 

= Mais, recommandation vaine ! le démon du mouve- 
ment l'emporte; et au premier pas en avant fait par un 
chasseur, toute la bande s'envole comme une nuée de 
sauterelles et court droit aux autruches. 
Celles-ci nous aperçoivent aussitôt et font un à 
_ droite !… Nous les avions alors à cinq cents mètres de 
nous | 

-Ce magnifique oiseau , surtout quand ilest en troupe, 
attire et fascine tellement, que toute autre idée que 
celle de courir après et de l'atteindre quand même ne 
saurait entrer dans la tête de celui qui le chasse! 


PAS 
- 80 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Toute préoccupation de conservation personnelle et 
de celle du cheval disparait. 


La possibilité de s'égarer, chose assurément fort 


grave dans ces solitudes, ne touche point. 

On n'a plus qu'un unique objectif !.. ce grand échas- 
sier, aux plumes onduleuses et chatoyantes, qui fuit à 
tire de jambes. et que l’on veut atteindre à tout prix! 

— « L'autruche tire le cœur et l'œil », dit-on dans 
le Sahra. 

Sous l'empire de cette irrésistible attraction, nous 
courions avec frénésie ! — Des gens calmes qui nous 
auraient vus passer dans ce moment nous auraient 
certainement pris pour des possédés, faisant une de 
ces chasses fantastiques des légendes d'autrefois !.. 

Les autruches avaient encore augmenté leur allure 
à notre vue, de sorte que nous ne pümes gagner sur 
elles. — Au bout de- deux ou trois minutes, nous per- 
dimes même du terrain, à notre grand crève-cœur, el 
force nous fut de redonner l’haleine à nos chevaux en 
modérant leur vitesse. . 

Je profitai de ce moment pour jeter un coup d'œil 
sur mes compagnons. | 

J'étais dans le premier tiers des coureurs les plus 
avancés, celui des enthousiastes ! 

Le second tiers, qui venait après nous, était, comme 
je le reconnus ensuite, celui des rusés , qui ménageaient 
prudemment le fond de leurs chevaux. 


Venaient enfin ceux dont les montures ne pouvaient 


faire mieux. Parmi ces derniers je vis M. Philebert, 
qui s'escrimait des jambes, de la bride et de la hous- 


sine, pour faire rattraper à son cheval la distance À 
perdue ; mais il me parut que ses efforts seraient en M 


pure perte. 


à 
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È 
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Ë 
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LA CHASSE À L'AUTRUCHE. 81 


Nous reprimes bientôt la même allure qu'au départ ; 
il ne fallait pas perdre de vue les autruches. Nous ga- 


L'autruche noire. 


gnâmes sur elles. Puis, l'extrême vitesse de nos che- 
vaux se ralentissant , elles reprirent leur avantage, 
Le courre se compose ainsi, — à cause de l'obliga 
C 


82 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


tion de redonner de l'haleine aux chevaux et de main- 


tenir leur fond, — d’alternatives qui rapprochent et 
qui éloignent, jusqu'au moment où, étant forcée, l'au- 
truche s'arrête d'elle-même, souvent à la distance d'un 
kilomètre du chasseur (!). 

Tant que les autruches courent réunies, les asus 
ne forment qu'un groupe; mais lorsqu'elles sentent 
qu'elles seront bientôt forcées, un suprême instinct les 
porte à se disperser, afin d'augmenter leurs chances 
de salut. 

Chacun prend, à ce moment, la piste de la sienne. 

On suit pour ce choix l’ordre dans lequel on est 
placé, c’est-à-dire que les autruches qui se détachent 
à droite sont suivies par les coureurs de droite; celles 
qui vont à gauche, par Ceux qui se trouvent à gauche, 
et toujours ainsi en se fractionnant individuellement. 

Nos autruches ne se séparèrent que quarante mi- 
nutes environ après notre relancer; ae se disper- 
sèrent en éventail. 


Cest alors que je vis les coureurs du second tiers ” 


nous rejoindre, nous dépasser, etchacun d'eux prendre 
la direction de l’autruche qu'il avait devant lui. 


Nous fimes tous de même, — je parle de ceux qui 
étaient restés les premiers en ligne, car presque tout ” 


le dernier tiers ne put rejoindre. 
Nous continuâmes ainsi à suivre nos autruches, qui 
étaient alors à huit cents mètres à peu près de nous. 
J'en avais une fort belle devant moi, qui me parais- 
sait être un mâle, tant elle était noire. 


(*) Si l’autruche, comme la gazelle et bien d’autres animaux, reprenait 
haleine dans sa course quand elle est poursuivie, on ne parviendrait pas, je 
crois , à la f rcer avec les moyens employés ; mais du moment où elle est « 
Jancée j jusqu’à celui où elle succombe, elle fournit sa traite avec la même - 


raideur et se crève positivement elle - même 


Mn Sn ds dr 


Le te à re +: 1. 


chance de succès. 


| Après quelques minutes de grande allure, je gagnai 
. sensiblement sur mon autruche. — Ses ailes commen- 


cérent à pendre le long de ses cuisses, ce qui est un 
indice de fatigue; ses pieds soulevaient la poussière en 


J'étais dans un ravissement à nulautre pareil. J'excitai 
mon cheval, qui se ranimait de lui-même en voyant se 

_ rapprocher la distance qui le séparait de notre bête. Je 
. le caressai en lui faisant de beaux compliments. — Je 
poussai des cris impossibles et entonnai, je ne sais sur 
quel air, ni avec quelles paroles. un chant de triomphe! 
Quiconque se rappellera le plaisir qu'il a éprouvé en 


un perdreau, comprendra — par comparaison — la 
joie qui m'inondait lorsque j'atteignis mon autruche. —= 
. Je ne puis la décrire, il faut l'éprouver. 

- La pauvre bête s'était arrétée à mon approche: elle 
» ne pouvait plus avancer, elle avait le bec grand ouvert 
et vacillait sur ses pattes. 

. Je m'élançai à terre pour la prendre par le cou. — 
- Je voulais l'étreindre dans mes bras pour en bien 
L. prendre possession. Au moment où je la saisissais, 


Ü 
; 
\ 


. qu'un qui me criait : 


| tètel » 
« Je me retournai sans lâcher ma proie, et je vis Bel- 
4 Abbès qui accourait; il n'avait pas voulu prendre part 


à bientôt mes compagnons de vue pour pr 
plus m'occuper que de ma chasse. — Je n'avais pas : 
_ trop surmené on cheval, je vis bientôt que j'avais 


luant, pour la première fois, à la chasse, un lièvre où _. 


 j'entendis derrière moi le galop d'un cheval et quel- : 


« Prends garde aux coups de pieds, frappe à la 


84 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. s 


à la chasse et m'avait suivi dans la crainte de me voir 
m'égarer. 

C'était une précaution superflue ce jour-là, mais 
dont je lui sus bon gré néanmoins. 

Il mit pied à terre, et, après avoir abattu l’autruche 
d’un coup de baguette sur la tête, il se mit à la 
saigner (). 

Pendant qu’il se livrait à cette opération, je prenais 
ma peau de bouc, je rafraichissais avec son contenu la 
bouche, les naseaux et le ventre de mon cheval. 

Ce bon animal se prêtait avec une grande satisfaction 
à cette attention, que les Mekhalifs ne négligent jamais; 
puis je bus un peu moi-même pour ramener la sali- 
vation que la rapidité de la course et la grande cha- 
leur avaient arrêtée en me desséchant la bouche et le 
gosier. 

J'aidai ensuite Bel-Abbès à dépouiller l'autruche, — 
ce qui se fait en coupant la peau au-dessus des cuisses, 
région où cessent les plumes; on enlève seulement 
ainsi la peau du dos, des ailes et du cou. 

Je fus un pou désappointé de ne retrouver dans mon 
autruche qu’une belle femelle, au lieu d’un mâle que 
j'avais espéré et cru reconnaître de loin. Nous la re- 
tournâmes sur le dos, les pieds en l'air. 

Après l'avoir entourée d’arbustes et lui avoir mis 
quelques plumes blanches sous les ongles pour effrayer 
les carnassiers, nous reprimes le chemin du bivouac, 
d'où nous devions envoyer des chameaux pour recueil- 
lir les victimes et les rapporter le soir même. 


(*) On sait que les musulmans ne mangent que la chair des animaux 
qu'ils ont saignés en les tournant vers la Mecque et en prononçant la for- 
mule de « Au nom de Dieu, Dieu seul est grand. » Cet usage rituel est en 
commémoration du sacrifice d'Abraham. 


__ LA CHASSE A L'AUTRUCHE. 85 

À ce moment nous fûmes rejoints par M. Philebert, 
qui, malgré le peu de vitesse de son cheval, n'avait 
pas voulu abandonner la partie. 

Il avait suivi nos traces en subissant en partie k 
réalité de mon rêve de la nuit précédente. —I1 stimulait 
toujours sa monture avec le même acharnement, mais 
sans en tirer autre chose qu'un lourd galop sur place. 

Il était exaspéré de sa 
mésaventure, il jurait 
comme un paien après 
son quidar (*) et contre 
celui qui le lui avait ven- 
du pour un coureur de 
fond. 

Je comprenais, je ne 
dirai point son désap- 
pointement , car ce mot 
ne rendrait pas la situa- 
tion dans laquelle il se 
trouvait ; elle approchait 
du désespoir. 

Nos condoléances le 
touchaient d'autant moins, qu'à chaque instant nous 
trouvions sur notre parcours nos Compagnons les Me- 
khalifs qui revenaient avec des dépouilles. 


Les seize autruches avaient succombé !… 

A notre arrivée au bivouac, nous fûmes acclamés 
par Lous ceux qui n'avaient pas pris part à la chassé 
du jour. — Ils nous dirent : « Dieu vous donne la santé 
et vous conserve vos prises ! » 


{*) Nom que donnent les Arabes aux mauvais chevaux, équivalant à celui 
de rosse 


86 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


. Des chameliers furent immédiatement expédiés avec 


des indications suffisantes pour retrouver les autruches. 


On étala leurs dépouilles à l'ombre et, après les 
avoir nettoyées, on les couvrit de sel. 

Nos chevaux furent l’objet de tous nos soins; on les 
fit boire à leur soif, on leur laissa brouter l'herbe de 
la daïa, et peu après on leur donna l'orge (1). 

En attendant nos autruches, nous nous mimes à 
examiner leurs belles peaux; il y en avait six de mâles 
et dix de femelles. 

Après le plaisir de chasser, voir son gibier est le 
complément de satisfaction le plus agréable. 

Les Mekhalifs, qui pensent de même, faisaient en 
connaisseurs l'éloge de telle ou telle dépouille : l'une 
était remarquable par la beauté des plumes blanches 
des ailes; l’autre, par les plumes d’un noir de jais du 
dos et du col; une autre enfin, réunissant la beauté 
des deux coùleurs, était parfaite et n'avait pas de prix. 

Et, à chaque éloge, ils répétaient : «Que Dieu bé- 
nisse et préserve du mauvais œil (?) ! » 

Chaque chasseur se mit ensuite à raconter les ép 
sodes de sa chasse particulière : — celui-ci avait été 
jusqu'a tel endroit, les sangles de sa selle s'étaient 
rompues, il avait dû les renouer tout en courant. 

Le cheval de tel autre avait buté dans une ville de 
rats (*) et avait fait panache sur lui; il était remonté 
malgré cela et avait forcé son autruche, etc. 


(‘) On attache une grande importance à ce que le cheval qui a couru 
urine et se secoue dans les deux heures qui suivent le courre; plus tôt 
accomplit cette fonction et mieux cela vaut. Aussi est-ce la question préa-- 
lable entre chasseurs qui s’abordent après le courre. Si la réponse «st af- 
firmative on se réjouit, parce qu'il n’y a pas de mauvaises suites à redouter. 

(2). Voir la note de la page 16 de la chasse au lion. 

(8) Medinet-el-firan. Ce sont des gerboises et des rats zébrés qui, pour 


Re ee M A DOS pe CN Eu 
LA CHASSE A L'AUTRUCHE.' 87 


Ceux qui n'avaient pas été heureux se taisaient et 
regardaient les autres d'un œil d'envie, ou, mettant 
leur insuccès sur le compte de leurs chevaux, ils se 
promettaient de les faire jeûner encore pour les rendre 
plus agiles. 


Vers le soir leschamelier: apportérent les autruches. 


Le campement. 


Nous allumämes de grands feux, et une cuisine gar- 
gantuélique s'organisa. 

Les uns découpèrent la chair par morceaux, les autres 
la graisse (!}; on jeta le tout avec du sel dans des mar- 
mites en cuivre placées autour des feux. 
la plupart, creusent ces ga'eries souterraines. Elles sont nombreuses dans 
les plateaux du Sud: elles occasionnent des chutes dangt reuses quand on 
n'y prend pas garde, les pieds des chevaux y entrent jusqu aux famous 

("} L'autruche, quand elle est en bon état, a autant de graisse que de 
chair. 


88 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Bientôt ces vastes récipients chantèrent, en bouillon- 
nant à la ronde, une mélodie qui n’était pas sans char- 
mes pour les estomacs des Mekhalifs, — et pourquoi ne 
dirions-nous pas des nôtres? — Le déjeuner avait été 


insignifiant, la chasse et le succès avaient aiguisé chez 


nous l'appétit proverbial du chasseur. 
Nous fimes donc confectionner, en attendant la cuis- 
son du hammoum (‘), des carbonnades avec un räble 


d’autruche : — cette préparation si simple, assaisonnée 


de sel et de poivre, fut trouvée excellente. 
La chair de l’autruche a la plus grande analogie avec 
celle du bœuf. 


Pendant toute la durée de la chasse, nous avons ré- | 
pété les expériences sous forme de consommés, daubes, . 
biftecks , et toujours il nous a semblé manger de bon 


bœuf. 


Une réminiscence de la grande époque gastronomique 
romaine nous fit songer à consommer, pour la rareté . 


du fait, un plat de cervelles d’autruche. 


Les Mekhalifs nous offrirent gracieusement en hom- | 


mage toutes celles des leurs. 


Notre cuisinier, les ayant réunies, en fit un ragoût 
avec de la moelle des tibias et force épices. — Ge mets 
rare, tant par son mérite réel que par les souvenirs qu'il « 


rappelait, nous sembla délicieux. 


(*) Le hammoum est la chair de l’autruche coupée en menus morceaux 
et cuits dans la graisse de celle-ci. Cette préparation est savoureuse et très » 


nourrissante. 


Les Mekhalifs disent que la chair de l’autruche tient longtemps au ventre, ” 


et lui en font un mérite de plus. 


Ils ajoutent que l'on peut en manger beaucoup impunément, qu’elle main- * 
tient le corps en bon état et la bouche fraîche ; qu’on ne peut en dire autant | 
de la chair de gazelle qui, plus succulente, échauffe davantage et rend la 


bouche amère. 
Je laisse la responsabilité de cette opinion à ses auteurs. 


SSE À L'AUTRUCHE. 


- Pa art d'heure, nous nous donnâmes des a- 
lures “ Mg d'Apicius. M 
_ Seize cervelles d’autruche et le désert pour salleär man- 
ger!.…. N'était-ce pas là du faste et de la magnificence ? 
Les Mekhalifs conservent avec soin la graisse de l'au- 
ruche, qu'ils perment dans la peau des cuisses et du FAN 
cou. 


les maladies intefnes et externes. 

_ Ils ne se font faute de l'employer et affirment s'en 
trouver bien. 

La chair qui n'est pas convertie en hammoum est : 
_ découpée en lanières et séchée au soleil. Traitée ainsi, 
| elle se conserve des mois entiers. | 
Tout est bon, tout sert dans l’autruche : les plumes 
se vendent, la chair se mange, la peau sert de récipients 
à la graisse, qui guérit tous les maux; la plante des 
pieds sert à faire des semelles de brodequins pour les 
: piétons; les nerfs, plus ou moins dédoublés, donnent 
un fil très résistant, propre à coudre le euir. 

Aussi les Mekhalifs ont l'habitude de dire, quand ils 
“font une affaire très avantageuse : « C'est comme l'au- 
“truche, plumes et graisse. » 

. Notre repos après cette heureuse journée fut parfait, 
excepté peut-être celui de M. Philebert , qui ne se con- 
“solait guère de l'insuccès de son début. Mais je me hâte 


“de dire que nous n'eûmes pas à nous apiloyer longtemps 
sur son échec; pendant le reste de la chasse, il fut un 

des plus heureux : il prit avec son autre cheval quatre 
beaux mâles, dont les plumes firent notre admiration. 

. Le lendemain, nous fimes marcher et trotter devant 
nous les chevaux qui avaient couru, pour voir dans quel 
L'ils se trouvaient 


2 


Pour eux, c'est un spécifique propre à guérir . ie 


92 LES CHASSES DE L'ALGERIE. 


Deux étaient boiteux pour longtemps, trois l’étaient | 
moins et pouvaient continuer la chasse, un enfin était | 
fourbu. | 

Ce sont là des accidents presque inévitables, vu les 
conditions dans lesquelles on est obligé de courir. 

Le sol est très rocailleux dans certaines parties; l'au- 
truche semble faire exprès de choisir celles-ci, quoi- 
qu’elle soit la première à en pâtir et à user ses pieds au . 
contact des cailloux tranchants, — en quoi elle me pa- 
rait bien mériter la réputation de bêtise qui lui est gé-. 
néralement dévolue. 

Aussi proclame-t-on trois fois heureux ceux dont les 
chevaux se maintiennent sans accident et peuvent four- 
nir les sept ou huit courres de la saison. 

Les chasses qui suivirent celle que je viens de ra- 
conter y ressemblent tellement que, pour ne pas me 
répéter, je ne citerai que le nombre des autruches for- 
cées dans chacune d'elles. 

Après chaque courre, nous changions de campement, 
parcourant les plus belles daïas de notre Sahra. 

Nous vagabondâmes ainsi, en pleine liberté, environ 
trois semaines, chassant, en dehors de l'autruche, pour 
assurer notre subsistance quotidienne, des gazelles, ou- 
tardes, lièvres, perdrix gangas; en un mot, tout ce qui 
nous tentait. 

Pour varier encore nos plaisirs, nous entremélions 
ces chasses de petites fêtes, dans lesquelles nous orga- 
nisions des tirs à la cible, des courses à pied et des 
courses à dromadaires pour nos chameliers. 

Le jeu de balle surtout était notre récréation favorite. 

Les Mekhalifs prenaient part à tous ces jeux avec une 
expansion que j'ai rarement retrouvée chez les autres 
Arabes. 


CHASSE A L'AUTRUCHE. 3 
De ot. vie journalière en commun s'était dégagée 
une sorte d'émulation qui nous entrainait tous à imiter 
ce que nous trouvions de bien les uns chez les autres. 
Ainsi, nous tenions tête aux Mekhalifs dans leurs plus 
rudes exercices à cheval et à pied; par contre, ceux-ci 


voulaient en faire autant dans la gymnastique et sur- 


tout dans le tir, où ils avaient des prétentions. 
Un jour, pour bfên trancher cette question d'adresse 


au tir à balle de pied ferme sur un but fixe, — car ils 


reconnaissaient notre supériorité pour le tir de vitesse 
à pied ou à cheval, — nous fimes un concours dans les 
conditions suivantes. 

Il s'agissait de casser un œuf de poule, suspendu à un 
filcontre le tronc d’un betoum, à la distance de cent pas. 

Pour faire la partie plus égale, nous avions dit aux 
Mekhalifs : 

« Vous êtes vingt tireurs, nous sommes deux : tirez 
chacun cinq balles sur le but, nous en ferons autant, et 
le parti qui touchera davantage aura gagné. » 

Ils devaient tirer cent balles contre nous dix; mais 
nos armes nous semblaient meilleures. 


L'enjeu était un peau d'autruche pour nous, si nous. 


gagnions, ou sa valeur pour les Mekhalifs, si nous per- 
_dions. 

_ Les choses ainsi convenues, le tir commença. 

__ Nous en fimes les honneurs aux Mekhalifs, qui pa- 
 raissaient ne pas douter du succés. 

_ Ils tirèrent successivement leurs cinq balles chacun, 
mais en vain : aucun n'atteignit l'œuf, qui, je dois l'a- 
_vouer, se voyait à peine. — J'avais ainsi choisi ce but 
à cause de la jactance de leurs meilleurs tireurs, qui 
_ prétendaient ne tuer le gibier qu'en lui mettant la balle 
. dans l'œil. 


£4 LES CHASSES DE L ALGÉRIE. 


Quand ce fut ist tour, à M. Philebert et à moi, de : 
rer, l'attention de tous redoubla. Nos premiers Coups, | 
sans toucher, portèrent beaucoup plus près du but, ce « 
qui fut franchement reconnu. À ma quatrième balle, « 
l'œuf vola en éclats. À 

L'effet fut d'autant plus grand que la conviction de 4 
tous, après expérience, était qu’on ne pouvait l’atteindre. « 

«Tu as gagné la peau d'autruche, me dirent less 
Mekhalifs, et de plus, nous reconnaissons que vous « 
êtes nos maîtres, même dans le tir posé.» 


J'eus, quelques jours après, l’occasion de les confir- « 
mer encore dans cette idée par un de ces hasards qui w 
font sensation quand ils se produisent. 4 

Nous changions de campement et marchions en 
goum vers notre nouveau bivouac, quand nous décou- 
vrimes dans le lointain un troupeau de gazelles ® une 
soixantaine de têtes. 1 

Les Mekhalifs, auxquels j'avais parlé de la longue 
portée de ma carabine de Lancastre dont ils connais- “ 
saient déjà la précision, me dirent : 2 

«Certes, ton fusil ne porterait pas ses balles à ce | 
troupeau. » 1 

Je trouvai effectivement que la distance était consi- 
dérable; mais comme il y avait un semblant de défi 
dans leurs paroles, je voulus le braver, et je répondis « 
que je n'en doutais pas. Il y eut sur leurs lèvres un « 
sourire qui protestait mentalement contre cette asser- M 
tion. Pour le faire cesser, j'arrétai mon cheval, j'ajustai 
le troupeau, en visant au-dessus de la hausse, qui por- 
tait déjà mille mêtres, et, convaincu du reste que ma 
balle ne s’écarterait pas beaucoup du point visé, je fis S 
feu. On sait qu'une balle de carabine met trois ou 


mes gens _ ouvrir la bois pour ee qu elle ; 
ne parviendrait pas, lorsqu'elle frappa au milieu du « 


troupeau en soulevant un petit nuage de poussière. 

Ce fut d'abord de la stupeur et de l'ébahissement, 
qui se traduisirent ensuite par les nn les 
plus variées. 


Le troupeau de gazelles avait pris la fuite pie fi 


balle avait frappé, mais j'ignorais s’il y avait eu une 
bête d'atteinte. J'envoyai deux cavaliers s'en assurer. 


Ceux-ci partirent au petit trot sans le moindre espoir ; 


mais quand ils furent aux trois quarts du chemin, nous 
les vimes prendre le galop en agitant leurs burnous, 
peu après mettre pied à terre et se baisser comme pour 
ramasser quelque chose. 

C'était, pour comble de l'étonnement, — auquel je 
pris part moi-même cette fois, — une gazelle qui avait 
recu ma balle dans la poitrine et avait été tuée raide. 

Ce coup fut trouvé merveilleux par les Mekhalifs. 
Ils voulurent séance tenante en perpétuer le souvenir. 

Pour cela, ils rassemblèrent une grande quantité de 


* pierres dont ils bâtirent un redjam (‘), puis ils allèrent 


en établir un autre pareil à l'endroit où ma balle avait 


frappé la gazelle. 


Je fus curieux de mesurer la distance qui séparait 


_ ces deux points. 


Il y avait onze cents mètres! 
Les Arabes appellent aujourd'hui ces deux tumulus, 


{‘} Redjem , jeter des pierres, — Témoin, tumulus de forme coniqne 
de deux à trois mètres d'élévation. On en rencontre beaucoup dans le Sud. 
Quelques-uns sont des tombeaux très anciens ; d'autres sont des monuments 
commémoratifs de faits remarquables, ou indiquent le lieu où des guerriers 


> en renom ont été lués. 


96 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


qui se trouvent près de l’oued Nil : Redjam-el-Ghezal, 
— témoins de la gazelle. 
[2 j 
Quels bons souvenirs j'évoque là! Je m'y complais 
peut-être un peu; mais qui n’en ferait autant à ma place ? 


Quelques orages qui eurent lieu vers le 45 juillet : 


nous-rendirent cette existence facile par la grande 
quantité d’eau qu'ils amenèrent dans les r'dirs de 2 
région où nous chassions. 

Sans cette bonne fortune, peu ordinaire dans cette 
saison, nous aurions dû faire venir notre eau, soit de 

Laghouat ou du Mzab, ce qui aurait obligé nos cha- 
meaux à un trajet de quarante lieues, aller et retour. : 

Voici le résultat exact des chasses de la première 
année : 


4 courré à Daïa El-Beugra 16 autruches, dont 6 mäles. 
2e — à Daït Chelif 12  — 4 — 
3 — à Daït Ghers-ou-Diba 11 — 5 — 
4 — id. 4 — 3 — 
5 — à Dait Bellil T — 3 — 
6 — à Daït Guerg 13 — 4 — 
7e — à Daït El- - Niague 4  — 2 — 
8e — id. 5 — 3 — 
Total. . . 72 prises, dont 30 màles. 


Toutes nos chasses ne furent pas sans quelques dé- 
ceptions. 

Ainsi nous fimes trois fois le pied de grue au gàd: 
la première, parce que les autruches parvinrent à se 
dérober aux rabatteurs; les deux autres, parce que 
ceux-ci n’en trouvèrent pas, et que, selon leur expres 
sion, «il n’en était pas poussé dans le pays. » 


EP tes DR Sd on es dur in  éondié 45h de 


de RE SP TT NN PSE EN À 


LA CHASSE A L'AUTRUCHE. 97 


Un jour aussi qu'il faisait froid, comparativement, 
nous courûmes vainement une bande de dix-neuf au- 


Carellios. 


truches, qui nous avait été lancée de trop près par les 
rabatteurs. 

Nous nous étions promis, en allant nous poster el 
en nous apercevant que la journée n'était pas assez 
chaude, de ne pas relancer; mais à peine les vedettes 
nous eurent-elles crié que les autruches venaient, 


Eu 
. 


98 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


qu'oubliant nos bonnes résolutions, nous nous mimes + 


en chasse, plus forcenés que jamais. 


Après deux heures de la course habituelle, la bande | 
ne s'était pas encore séparée ; elle avait rencontré dans 


sa fuite une compagnie de vingt-deux autruches: Ces 
dernières, étant toutes fraiches et reposées, emmenè- 
rent les autres en leur communiquant une nouvelle vi- 
gueur. 


Le dépit de voir un si grand troupeau nous échapper | 
sans nous laisser la moindre plume nous fit continuer 


notre poursuite contre toute prudence. 
Mais, après une course insensée, nos chevaux étant à 
bout de souffle et de jambes, force fut d'arrêter. — 


Nous avions parcouru un trajet de douze à quatorze 
lieues! Nous n'étions plus que deux, _ paid Toumi 


et moi. 


M. Philebert, qui avait appuyé à: droite, était de son 
côté resté avec deux Mekhalifs. Tous les autres, soit 


que leurs chevaux n’eussent pu suivre, soit que, mieux 


avisés que nous, ils se fussent arrêtés à temps, avaient 


rejoint le bivouac en reconnaissant l’inutilité de pause 
ser plus loin. nr 
Le hasard avait dirigé ce jour-là notre course dans 


une région sans daïas, sans accident de terrain recon-. 


naissable, en un mot, sans le moindre repère pour nous 
guider au retour. 

Nous pouvions nous égarer et errer pendant le reste 
du jour et de la nuit, sans une goutte d’eau pour hu- 
mecter nos gosiers desséchés. Nous avions vidé nos 
peaux de bouc pendant la course pour rafraichir la 
bouche de nos chevaux. — La situation était critique. 


Nous essayâmes d'accélérer notre retour au bivouac . 
en nous guidant sur le soleil, qui était encore sur l'ho- … 


Er Cle à 


De PU TS 


PP 


rizon ; mais nos chevaux refusérent de prendre une 


CHASSE À L'AUTRUCHE. 


autre allure que le pas, encore nous fallut-il mettre 
pied à terre pour les faire marcher. 
Quand la nuit vint nous prendre, il nous restait en- 


core plusieurs lieues àtheminer péniblement, en trai- 


nant nos chevaux par la bride. 
La soif que nous supportions depuis quelques heures 


Chasse de la gazelle au galop, 


s'était accrue par la fatigue de la marche et nous fai- 
sait cruellement souffrir. 

Le caïd Toumi était fort inquiet ; je le rassurai en lui 
disant que j'étais aussi bon piéton que lui, que je res- 
térais facilement jusqu'au lendemain sans boire, s'il le 
fallait. 

Par amour-propre, je me vantais sans doute un peu 
dans cé moment, mais à quoi m'aurait servi de me 


. plaindre? Je ne voulais pas me montrer inférieur à 


100 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


mon compagnon d'infortune lorsqu'il s'agissait de 
supporter une dure privation et une grande fatigue. 
choses dans lesquelles les Arabes n’ont que trop de 
tendance à se croire supérieurs aux Européens. 

Nous continuâmes donc à avancer en faisant marcher 
nos chevaux devant nous, après leur avoir Ôté la bride 
pour les soulager encore. 

L’émoi, pendant ce temps, s'était emparé de tous les 
Mekhalifs qui étaient restés au bivouac, et de ceux qui 
l’avaient rejoint après nous avoir quittés. 

Ceux-ci furent questionnés pour savoir la direction 
que nous avions suivie, — si nous étions loin, — si 
nous avions de l’eau, etc. 

Mais lorsque, vers huit heures du soir, il n'y eut pas 
apparence de notre retour, l'inquiétude de tous fut à 
son comble. 

Le caïd Bel-Abbès, qui redoutait un accident grave, 
s’arrachait la barbe. — « Que. dira-t-on de nous, s’é- 
criait-il, si le commandant et l'officier s’égarent et 
meurent de soif, eux et leurs chevaux, lorsqu'ils se 
sont confiés à nous? Allons, tout le monde à cheval 
avec-des outres pleines d’eau ! — Dispersons-nous dans 
la direction du sud-ouest qui est celle qu’ils ont prise. — 
Que personne ne revienne avant de les avoir retrou- 
vés ! — C'est ce chien de Toumi qui est cause de tout 
ceci: il a entrainé la chasse au lieu de la rompre, 
comme il aurait dû le faire, puisque la journée était 
froide. » { 

Ce pauvre Toumi ne méritait pas seul ces reproches, 
nous étions au moins aussi coupables que lui. 

Ce fut le caïd Bel-Abbès, accompagné de deux des 
siens, qui nous rencontra le premier. Nous avions enfin 
entendu son appel, qu'il lançait de temps à autre dans 


PER CR ON PTT 


Sn LE né 7 Sd EE hd © 5 


an-desats de u tête loutre pleine d'eau fraiche qu'il ! 
inous apportait; il pensait avec raison que cette vue 
nous ranimerait. — C'est avec 1m empressement dont 


n 


je fus très touché que ce brave Bel-Abbès se jeta à bas 


_de son cheval et me tendit la peau de bouc dontilavait 
déjà ouvert le goulot. « Tiens, bois! » me dit-il. _ s 
_Celte phrase toute lacédémonienne valait mieux qu'un 


long discours en ce moment; mais, assuré que j'étais 
d'arriver bientôt à nos tentes, je tins à me montrer 
_ stoïque jusqu'au bout : je le remerciai en lui disant que 
je pouvais encore m'abstenir de boire, de passer l'eau 
à Toumi. Celui-ci n'y fit point tant de façons, et, tout 
en me regardant d'un air étonné, il accola vigoureu- 
| sement la bienvenue peau de bouc, dont il vida là 
moitié d'un trait. Le reste fut versé dans sa calotte, à 
nos chevaux. . 
Ce rafraichissement, si minime qu'il fût, leur rendit 
| un peu de vigueur et nous permit d'arriver deux heures 
_ après à notre campement, à la grande joie de tous, et 
_ particulièrement à la nôtre, 
| Tout considéré, je trouve que ces incidents relèvent 
1 la saveur de ces chasses à émotions, et ajoutent encore 
* à leur piquant. — Je suis de l'avis de ceux qui pensent 
> que les contrastes assaisonnent et varient l'existence. 
» Sans notre échec de la journée, nous n'aurions pas 
. connu le vif intérêt que nous portaient ces bons Me- 
_ khalifs; nous n'aurions pas éprouvé la grande satis- 
faction de nous voir atteindre sains et saufs notre bi- 
vouac, et enfin l'indicible jouissance de boire longtemps 
| pour apaiser notre soif. 


je 
*C 


102 LES CHASSES DE L'ALGERIE. 


Tout a un terme en ce monde, surtout les meilleures 
choses. 

{1 nous fallut rejoindre nos postes, mais non sans 
jeter un regard de regret à la région où nous avions 
passé de si heureux jours. 

Dans notre réunion des adieux, les Mekhalifs nous 
donnèrent rendez-vous pour recommencer la chasse 
l’année prochaine. « Nous aurons plus de chasseurs 
que cette année, nous dirent-ils; les plumes se vendent 
cher, c’est le cas d'en faire de bonnes récoltes. » 

Effectivement, jamais ils n'avaient vendu les leurs 
un aussi grand prix. 

Des indigènes, des juifs d'Alger, de Tunis et de Tri- 
poli, étaient en nombre dans le Mzab, à attendre les 
dépouilles que les chasseurs y apportent tous les ans. 

Ils achetèrent les peaux des mâles à raison de 170 fr. 
chaque, avec l'obligation de prendre en même temps 
deux peaux de femelle pour une de mâle. 

Le nombre des peaux de mâle fut augmenté par une 
petite supercherie que les Mekhalifs ne se font aucun 
scrupule de pratiquer vis-à-vis des juifs peu connais- 
seurs. 

Il y avait dans le nombre des peaux de femelle dont 
les plumes étaient presque noires (t), il les déguisèrent 
facilement en dépouilles de mâle par l’adjonction de 
quelques belles plumes de ceux-ci. « C'est une bonne 
plaisanterie, racontait le Mekhalif qui avait réalisé 
cette opération; Dieu a aveuglé ce chien de juif, qui 
non seulement n'a pas chicané pour les peaux, mais 
qui de plus m'a donné un cadeau pour que je lui ac- 
corde la préférence. » 


(*) Celles des femelles sont grises ordinairement. 


à celle deÿannées précédeiien. À ME y 
; ious emportämes, M. Philebert et moi, chacun 
quatre dépouilles des autruches que nous avions for- 
_cées. Les rabatteurs furent, bien entendu, convenable- à 
ment rémunérés. F 
« Vous nous avez porté bonheur, nous dirent Bel- 
Abbès et Toumi en prenant congé de nous; l'an pro- 
chain, si Dieu veut et si nous sommes en vie, nous . 
recommencerons. Vous ne pouvez vous dispenser do- 
rénavant dé chasser l’autruche avec nous; vous êtes 
devenus de vrais Mekhalifs, aussi aptes qu'eux à la vie 
du désert. » 
Ces braves gens avaient l'intention de nous faire un 
compliment, de plus nous étions de leur avis; aussi 
leur répondis-je avec conviction : « A l'an prochain! 
Que Dieu nous garde jusque-là ! » . 
Est-il besoin d'ajouter que l’année suivante nous 
tinmes religieusement parole, et que nous eûmes encore 
de belles chasses, dont le résultat fut trente-deux au- 
truches forcées. 
La troisième année nous fümes moins heureux : 
. malgré une exploration consciencieuse de notre Sahra, 
. nous ne primes que douze autruches. 
M. Philebert, qui avait été nommé chef du bureau 
. arabe de Miliana, n'en vint pas moins chasser tous les 
_ ans avéc nous. 
Son successeur à Djelfa, M. le capitaine Thomassin, 


Grand amateur de chasse et de chevauchades , il com- 

| … pléta le trio. 

- Ce fut avec lui que nous accomplimes une course de 
soixante-douze lieues, qui ne fut interrompue que par 


DE des nôtres à la saison de la troisième année. = 


104 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


une nuit de bal que nous vinmes passer à Laghouat. 

Jamais je n'ai vu de joie pareille à celle qu'éprouva 
le capitaine Thomassin quand il prit sa première au- 
truche : cela tenait du délire et se traduisait par des 
danses et des chants de la plus haute fantaisie. — 
Comme il nous paraissait vrai alors ce proverbe des 
Mekhalifs : « Chasser l’autruche rajeunit! » surtout 
quand on la prend, cela va sans dire. 

Il avait été convenu qu'il serait fait un tableau com- 
mémoratif de ce joyeux événement, avec notes, com- 
mentaires et musique d'une danse intitwée Le Pas de 
l’autruche. 

Je ne sais si ce tabléau a jamais été mis sur le che- 
valet; mais ce dont je ne doute pas, c'est qu'il existe 
dans la mémoire de notre ami Thomassin, avec les 
personnages, le mouvement et la couleur qu'il avait à 
l'époque de sa conception. Ÿ 

A cette troisième saison cssistèrent aussi quelques 
chefs indigènes de ma connaissance, de la subdivision 
de Miliana. 5 

Un entre autres, Si-el-Habid, agha des Braz, vigou- 
reux chasseur s’il en fut, était habitué à forcer le san- 
glier dans les courts espaces du Tell. 

Il s'était imaginé, malgré nos conseils, qu'il fallait 
lancer son cheval à fond de train et lui donner de l'é- 
peron sans trêve ni répit pour prendre les. autruches 
de haute lutte. 

Si-el-Habib avait amené trois bons chevaux pour 
pouvoir courir à souhait; au troisième courre, il ne 
lui en restait plus : il les avait mis sur le flanc par 
suite de boiterie, d'effort de tendons et de fourbures. 

Son serviteur, un de ces vieux domestiques affec- 
tionnés, à la parole libre, comme il en reste encore 


Les ces tes DD à à di Cote ds 


LA CHASSE À L'AUTRUCHE: | 105 
dans les grandes familles arabes, en le voyant revenir 
à pied pour la troisièma fois, lui dit : « O seigneur 
Habib, tu as encore crevé ton dernier cheval ! Eh bien, 


Le sanglier du Tell. 


monte sur un chameau maintenant: c'est ainsi que je 
te raméènerai à tes femmes! » 

Le bonhomme était très en colère; il ne comprenait 
pas que l'on pôt ainsi, de gaieté de cœur, sacrifier 


PS Er PSE 


106 LES CHASSES DE L ALGERIE 


trois chevaux de prix pour courir après de grosses v 
lailles, comme il appelait les autruches. # 

Tout en regrettant la mésaventure de son maitre, 
nous ne nous attristions pas trop de ses jérémiades, 
nous comprenions, pour l'avoir éprouvée, la passion 
que Si-el-Habib avait pu mettre, comme hardi mais 
peu prudent cavalier, à courir ces trop intéressantes 
autruches. 

Voir Naples et mourir! disait-on autrefois. Ce dicton 
est bien vieux et a fait son temps. — J'en propose un. 
pour notre époque, avec une variante de circonstance : 
chasser l’autruche et... vivre longtemps. pourrecom- 
mencer!!! Pourquoi mourir, quand on a mieux à 
faire ?.… 


L'AUTRUCHE 


DÉDIÉE A M. MARGUERITTE, CAPITAINE AU 1" SPAHIS 


COMMANDANT SUPÉRIEUR DE LAGHOUAT 


PAR M. A. DE COURVAL (!) 


Laghouat , le 24 juin 1855. 


(*} M. De Counvas, grand chasseur normand, est venu chasser en 
 riste, en mars 1825, avec M. le baron pe Niviène, à Laghouat. Je leur fis 
| faire une chasse dans laquelle ils eurent la boune fortune de tuer chacun 
- une autruche au fusil. 


LE LION 


DE LA FORÊT DES CÈDRES 


RENCONTRE FORTUITE 


Dans l'hiver de 1847, un lion vint prendre possession 
de la partie sud de la forêt des cèdres de Téniet-el-Häd. 


De là il rayonnait à quelques kilomètres à la ronde et 


se sustentait aux dépens des douars de la tribu des 
Beni-Hayâne. 


Je fus prévenu, dans les premiers jours de janvier, 


qu'il s’acharnait particulièrement sur les bestiaux du 
Vieux de la Montagne, — El-Arbi-el-Hayäni, — per- 
sonnage dont je reparlerai au chapitre suivant. 

Je résolus d'aller passer deux ou trois nuits à l'affût 
de ce lion. 


J'arrivai donc un après-midi chez El-Arbi, qui me. 


fit un bon accueil et me raconta, tout en aidant à mon 
installation d’affût (‘), que depuis huit jours le lion 


(‘) Je dirai une fois pour toutes que ces préparatifs consistaient , quand 
j'étais pressé par le temps, à faire un trou de deux pieds de profondeur, 


autour duquel je plantais quelques branches d'arbre pour me dissimuler. 


Lorsque j'en avais le loisir, je faisais un trou plus profond que je recou= » 


une seule nuit de ven FFT 


“tour ds Rd Doi: q 
_ fois et à lui prendre trois brebis; que, sans doute, il 
_ reviendrait encore cette nuit, etc. 
Je disposai mon affût à trente pas des tentes, à un 
endroit qui me semblait très propice et par où arrivait 
le lion. 
J'y placai comme appt un jeune taurillon malingre 
de peu de valeur. 
Quand le soleil se fut couché, je m'installai dans 
mon trou, je veillai toute la nuit, mais vainement. 
Le lion, contre l'attente générale, ne vint pas. 


Le lendemain, je me remis à mon affût, espérant 
mieux, mais finalement sans autre résultat; j'avais 
seulement constaté que, vers minuit, les chiens d'un 
douar situé à environ deux kilomètres de celui où j'é- 
tais avaient fait grand vacarme pendant plus d'une 
heure. 

Quelque chose d'insolite avait dû se passer de ce 

_ côté. 

Nous apprimes effectivement, dans la matinée, que 
- le lion avait été prendre une brebis dans ce douar, et 

k . qu'après l'avoir mangée il avait dû se réfugier dans la 

_ forét. 

1 Pour cette fois, il n'y avait rien à faire, c'était partie 
jremise. — Le temps, du reste, était devenu menaçant, 
l'horizon s'était teint en noir et dénonçait une grosse 


Re dans dà tronc sales qui cstitenient w véciabl abri et 
… froid et contre le premier choc possible d'un lion ou d'une panthère. 

1 J'étabussais surtout ces sortes d'affüts permanents dans les endroits très 
chiennes 

Quand j'allais y passer la nuit, je faisais attacher à quelques pas de moi 
des animaux de rebut et hors de service pour servir d'appät. 


u'if avait réussi à y pénétrer trois 


110 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE 
neige; le mieux était de regagner Téniet- el- Häd au 
plus tôt (1). 

Il me fallait, pour cela, traverser une partie de a 
pente sud de la forêt des cèdres. 

Lorsque j'y arrivai, suivi d’un cavalier qui m'avait 


accompagné pour prendre soin de mon cheval, je. 


trouvai, au gué d’un ruisseau appelé l’oued Fersiouan, 
un nommé Si-Yahia, chasseur de profession, avec 


lequel j'avais chassé quelquefois le sanglier. Il sem- 


blait regarder avec attention quelque chose à ses pieds. 


Après nous être salués, il me dit : « Voici les traces 
fraiches d’un lion; elles sont fortement empreintes 


dans la terre glaise des bords du ruisseau. » 

Je mis pied à terre et je vis aussi ces grandes traces 
qui ne dataient que de quelques heures à peine. D'a- 
près leur direction, c'était sans nul doute celles du lion 
que j'avais voulu affûter et qui avait été manger une 
brebis ailleurs. 

Les traces allaient au nord vers Kef-el-Siga, partie 
très boisée et rocheuse de la forêt, où le lion avait 
probablement son repaire. 


J'en fis la remarque à Si-Yahia et jai demandai son 


avis. 
«Le lion, me dit-il, doit certainement se trouver 


dans ce bois touffu de chênes blancs que tu.vois là- | 
haut. — Il y a quelques jours, en poursuivant des ga- « 
zelles ledmi (?), j'y ai trouvé de ses laissées toutes frai- M 


(*} Témet-el -Häâd est situé à 1 160 mètres au-dessus du niveau de la 


mer, les hivers y sont très rigoureux ; j'y ai vu la neige à demeure pendant 
des périodes de trente à quarante jours. 


Le point le plus élevé de la forêt des cèdres, au pied de laquelle est Té- ; 


niet-el-Häd , est de 1 986 mètres. 


(?} Ledmi, grosse gazelle de montagne à à longues cornes, double en rs 1 


seur de la petite et gracieuse gazelle scini des plateaux. 


| sais que DU aline pas à ces bétes-là. Le sage 
n'entreprend que ce qu'il peut en ce monde. — Jai 
des enfants à nourrir, et je ne veux pas être traité 
comme mon cousin Kaddour-ben-Moussa. cs 
— Je sais tout cela, lui répondis-je (il m'avait déja 
fait sà profession de foi}. Je ne te proposerai pas de | 


La gazelle seini. 
. 


venir attaquer le lion dans son repaire; oblige-moi 
- seulement de m'accompagner une partie du chemin 
pour me mettre sur la voie, Les traces en dehors de la 
terre mouillée ne sont pas apparentes; si tu ne m'aides, 
. je n'en viendrai pas à bout. 

— Comme cela, je le veux bien, me dit Si-Yahia, 
L … mais je te répèle que je n'entrerai pas dans le bois où 
est le lion. Toi-même tu ferais bien de ne pas le ten- 
ter; tu connais le proverbe : « Qui cherche trouve. » 


vba El ar 4 


112 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Le lion n'est pas une gazelle, et puis voici bientôt la 
neige qui va tomber; nous ferions bien de rentrer 
chacun chez nous, 

— Fais-le si tu veux, répondis-je; mais puisque tu 
crois le lion là-haut, je veux y aller voir. Je viens de 
passer deux nuits à l'attendre, c'est beaucoup trop de 
peine pour rien. 

Et j je me mis en ie en recommandant au cava- | 
lier qui tenait mon cheval de me suivre de loin et de 
s'arrêter quand il trouverait le chemin trop difficile. 

Mon but était de gagner le bois en question, lequel . 
se trouvait à environ quinze cents mêtres de l'endroit : 
où nous nous étions arrêtés, d'y pénétrer avec précau- | 
tion, de tâcher de tirer le lion si je le voyais: dans le 4 
cas contraire, de revenir prendre mon cheval et gagner 
Téniet-el-Had. 

Si-Yahia, en me voyant partir, eut un moment d’in- 
décision; puis, par un bon mouvement, il vint me re- 
joindre et se mit à me guider en marchant devant moi. 
De temps à autre nous trouvions, à défaut de traces, 
des foulées qui nous indiquaient que nous étions sur la 
piste. 

Nous avions parcouru les deux tiers de la distance . 
qui nous séparait du bois, sans trop de précautions, 
mais nous en primes davantage pour le trajet qui res- * 
tait à faire. 

Nous marchions doucement, nos fusils armés et l’œil « 
en éveil. La neige commencaït à tomber. Nous avions « 
déjà dépassé plusieurs taillis, quelques autres restaient À 
encore à traverser avant d'arriver au bois, lorsqu’en 1 
pénétrant dans un de ceux-ci, je vis Si-Yahia, qui M 
marchait à deux pas devant moi et un peu à droite, M 
s'arrêter net, comme pétrifié.. Je m'arrétai aussi et 3 


quelqu'un troublait son repos, car il ouvrait les yeux 
et levait la tête vers nous. 
J'étais le plus proche de lui, la longoeur de son 
_ corps était dans le prolongement exact de mon rayon 
… visuel; c'était moi particulièrement qu'il regardait avec 
de grands yeux limpides et étonnés, mais sans la 
moindre trace d'effroi. 


«Que me veulent ces intrus?.… » Voilà ce que vou- | 


lait dire ce regard superbe dont je me souviendrai 
_ loujours. 
I n'y avait pas d'hésitation possible, et, selon le 
proverbe, le vin était tiré, il fallait le boire. 
Je levai lentement le canon de mon fusil, pour ne 
- pas provoquer l'agression du lion, dont le front com- 
mencait déjà à se plisser, je l'ajustai très sérieusement 
en visant à la dépression du front. 
Je fis feu, et me baissai aussitôt, dans la pensée que 
le lion, venant à bondir, pourrait passer par-dessus 
“Moi, ce qui me permettrait alors, en me retournant, 
lui tirer mon second coup. 
Mais rien de pareil n'eut lieu; le lion, touché en 
pleine tête, avait bondi sur place, était retombé en'ar- 
ère et avait été entrainé par la déclivité du terrain 
s que j'aie pu le revoir, à cause de la fumée et des 
broussailles qui m'en dérobèrent la vue. 
| de l'entendis _ quelques secondes fouler les 


| pattes de F3 {bts avec son énorme tète re ce 
posant dessus. A: ce moment il avait conscience que 


116 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 
buissons et gronder sourdement en suivant la pente di 
la montagne. 
J'avisai ensuite Si-Yahia, qui s'était tapi contre une : 
souche d'arbre. . 
Il avait laissé tomber son fusil, qui s'était déchargé 
je ne sais comment; lui-même ne put me le dire. Il. 
avait sans doute tiré en même temps que moi, mais. 
sans viser et par un mouvement machinal, car je re- 
trouvai, en cherchant, sa balle enfouie à terre à deux w 
pas de l'endroit où il s'était arrêté. Ë 
Je rechargeai mon fusil et me mis sur les traces du 
lion, que je pouvais suivre cette fois au sang qu'il lais-" 
sait sur le sol et aux branches qu'il frôlait. 4 
J'espérais à chaque instant le trouver mort où expi= 
rant; mes deux balles mariées ne pouvaient que l’avoir “ 
frappé au front, c’est-à-dire mortellement. à 
Mais la neige augmentait d'intensité à chaque mi 
nute ; au bout d’un quart d’heure j'étais dans une vé-" 
ritable tourmente, qui ne me permettait pas de voir à 
quinze pas, et qui couvrit bientôt le sol de facon à faire 
perdre toutes traces. | 
Si-Yahia m'avait rejoint. — Cette lois je suivis son | 
conseil d'abandonner la poursuite du lion. 2 
Ce fut avec beaucoup de peine que je pris ce parti, | 
mais il y avait cas de force majeure. 4 
Je regagnai mon cheval et je repris le chemin de. 
Téniet-el-Häd avec mon cavalier, derrière lequel je fis 
monter en croupé Si-Yahia, qui, bien hébergé à las 
mäison des hôtes pendant trois jours, se remit de ces, 
émotions en prenant force tasses de café. 
Le mauvais temps dura une semaine, le sol fut cou=« 
vert d’un pied de neige; je perdis ainsi tout espoir de. 
reconquérir ma bête. 


Ce n'est que vingt jours après que des pâtres en 

trouvèrent les restes à peine reconnaissables dans un 

_gros buisson d’où sortaient des chacals et au-dessus 
duquel planaient des corbeaux et des vautours. 

Ces pâtres y entrèrent par curiosité, ils virent la 
carcasse d’un lion, avec des vestiges de crinière et de 
pattes. Leurs maitres, auxquels ils firent part de cette 
découverte, vinrent me prévenir. L'histoire de ma 
rencontre était connue , et ils ne doutaient pas que ce 
ne fût là le Won que j'avais tiré. 

IL était allé mourir un peu au-dessous du gué où 
uous avions vu ses traces. 

Je me rendis aussitôt sur les lieux, et je constatai, 

_en voyant la tête du lion dénudée de sa peau, que les 
balles, au lieu de pénétrer dans la cervelle, n'avaient 
fait que labourer le crâne dans sa longueur, assez pro- 

. fondément néanmoins pour que mort s'ensuivit. 


C'était là, dira-t-on , une mince consolation. Eh bien, 
non! Il y allait d'une question d'amour-propre de 
_Lireur vis-à-vis de moi-même (!). J'étais moralement 
sûr d'avoir bien visé, d'avoir méme à ce moment 
_ songé que mes balles relèveraient à si courte distance, 
ce qui m'avait fait mettre mon guidon à la naissance 
. du front au lieu de le mettre sur le front même de la 
bête. 
. Je voulais une certitude matérielle, je l'eus en tou- 
Chant ce crâne, dans lequel mes balles avaient fait une 
tranchée. 
| _ Bourgeon, mon ami, — comme dirait Tœpfler, — 
18 


: (*} Et aussi vis-à-vis des indigènes, qui ont la conviction qu'il est peu 
d'hommes qui puissent regarder le lion dans les yeux sans en être troublés. 


118 LES CILASSES DE L'ALGÉRIE. 


vous êtes pour quelque chose dans la recherche et dans 
la mise en évidence de ces preuves ! Hélas! oui, il y a 
quelque chose comme cela, et mieux vaut de suite en 
convenir. Qui n’a sa petite pointe d'amour-propre en 
ce monde ? 


VIEUX DE LA MONTAGNE 


ET 


SON PACTE AVEC UN LION 


” 


à L 
% 
se 


Fe à jaivei, en 1844, à Téniet-el-Hàäd, comme 
chef du bureau arabe, je connaissais déjà El-Arbi-el- 
Hayäni, alors khalifa (‘) du bach-aga Ameur-ben-Fer- 
hat, et caïd des Beni-Hayäne. 

Depuis une quarantaine d'années, cet homme était 

possession d'une réputation d'audace et de bravoure 

ses exploits avaient entretenue et augmentée 


termes de comparaison dans le pays. On disait 
s plus réussis : « C'est comme El-Arbi-el-Hayäni à 
le époque, dans telle circonstance. » 

Sa réputation avait encore acquis un nouveau relief 
les dernières années, par les services qu'il avait 


120 LES CHASSES DE L'ALGERIE. 


Il s'était trouvé à toutes les affaires sérieuses qui 
eurent pour théâtre le massif montagneux du Ouar- 
senis et les hauts plateaux du Sersou. 

Il connaissait nos généraux et était connu d'eux. 

Il les appelait familièrement Bugeaud, Changarnier, 
Saint-Arnaud, etc. 


Quand il racontait le rôle qu'il avait joué près d'eux 


dans les grandes occasions, il assumait de très bonne 
foi la responsabilité ou le mérite de certains actes et 
s’exprimait ainsi : « Bugeaud, le jour de sa bataille 
avec les Beni-Boukhennous et leurs alliés, allait faire 


tel mouvement, lorsque je lui dis : « Bugeaud, crois- 
» moi, je connais ces chiens-là et toutes leurs ruses. 


» Voici ce qu'il faut faire. » Il accueillit ma parole. 
et nous avons gagné! » Ou bien : « Voussavez, mes en- 
fants, la bataille de l'Oued-Fodda ! elle a été rude ! 
Heureusement j'étais avec Changarnier, je ne l'ai pas 
quitté; quatorze fois nous avons chargé ensemble, et 
‘ à chaque fois Changarnier me disait : — « El-Arbi, les 
» Arabes fatmas ! » — C'était vrai, nous les renver- 
sions comme des femmes! ma balle ne tombait pas à 
terre. — Et avec Saint-Arnaud donc ! Vous rappelez- 


vous la grande razia que je lui fis faire sur les Beni- . 


Maïda ? — J'eus assez de peine, c'était la première fois 


que le Roumiallait si loin. Il y avait une longue marche. 
de nuit à faire, de mauvais chemins; mais je dis à - 
Saint-Arnaud : « Ecoute, je vais aller moi-même à la 


» découverte; je guiderai ta cavalerie, mon fils con- 
» duira ton infanterie, et nous prendrons cette tribu 
» qui ne veut pas se soumettre. » Quel succès nous 
avons eu là ! — Aussi Saint-Arnaud me donne toujours 
la main quand il me voit et me dit : « Bono Larbi!» 


En dehors de ce qui était guerre, combats, aven- 


Médills )s.. e 


A SR PT ET PCT 


Le maréchal Hugeaud 


ES es 


14 
ob 


Te tes 


| , EL une naïveté d'enfant, une ns, 
frs ‘Son hospitalité était prodigue : on disait qu'on 
ne savait qui l'emportait chez lui de l'homme de pe Mt 
ou de l'homme de tam ("). : 
Je l'avais en affection pour ses bonnes qualités et sa . 
franchise de conduite vis-à-vis de notre domination, 
qu'il avait reconnue et adoptée sans arrière-pensée. 1 


Souvent je prenais plaisir à lui faire raconter ses 


avec les tribus hostiles, Blal, Beni-Chaïb, 
Oulad-Bessam , Beni-Lassen. Il leur avait tué dix-sept 
guerriers ! 
En revanche, il avait, comme souvenir d'elles, qua- 
 torze blessures graves, dont les cicatrices lui couvraient 
le corps. 
Il ne lui restait que deux doigts mutilés de la main 
. gauche, mais il trouvait encore moyen de s'en servir 
comme d'une fourche, pour soutenir son fusil et viser, 
* Ek-Arbi était petit de taille, un peu voûté par l'âge; 
il avait un front proéminent et large, des yeux gris 
très vifs, enfoncés sous l'arcade sourcilière, le menton 
. en saillie et un grand nez qui cherchait à s’en rap- 
_ procher. 

_ Ce qui frappait dans cette physionomie, c'était un 
. mélange d'énergie et de bonhomie qui rendait l'homme 
_ sympathique. 

- Le Vieux de la Montagne, comme nous le nommions, 
. ne manquait jamais, quand des étrangers ou des per- 
 sonnages de distinction allaient visiter la forêt des 
…— cédres et déjeuner au rond-point, d'apporter un sente” F 


… {"} Tadm, aliment, par extension kouskous. Le plus grand Le où 
l'on puisse faire de quelqu'un chez les Arabes, c'est de dire de lui EAN 
moula tadm, maître du tadm , hospitalier ; où moule berneé, maire ès la 
DER nn, 


124 LES CHASSES DE L'ALGÉREI. 


qu’il faisait rôtir et qu'il offrait avec la meilleure bonne . 
gràce. Ni 
Il était surtout ravi quand il y avait des dames. Il 
dépecait alors lui-même l'agneau avec ses doigts, selon 
la coutume arabe, et leur offrait les meilleurs mor- 
ceaux, sans trop se préoccuper du peu d’orthodoxie du 
procédé. Il croyait au contraire se montrer très ga- 
lant. C'est en adoucissant sa voix qu'il leur disait :, 
« Mangez ceci, mes filles ! le vieux El-Arbi a bien de la 
joie à vous recevoir. C’est peu de chose ce qu'il vous 
offre, mais c’est de bon cœur. » Et il y avait tant de 
simplicité dans ses manières, que les dames accep- 
. taient gracieusement, et s’arrangeaient de facon à lui 
__ faire croire qu’elles mangeaient de grand cœur ce qu'il 
leur offrait. 


Si j'ai parlé un peu longuement du vieux El-Arbi, 
c’est que je voulais le faire connaître avant de raconter 
son aventure avec un lion. 

Pendant les deux jours que j'étais resté chez lui, il 
y avait eu de grandes causeries, deshistoires dutemps 
passé. 

Il y avait toujours cercle autour du bonhomme, dont 
la mémoire était richement pourvue et qui contait 
bien. 

-_ Je savais son aventure, mais je voulais me la faire 
redire par lui. 

A un moment donc où l'auditoire était nombreux et 
composé en partie d'hôtes étrangers à sa tribu, je lui 
dis : « O El-Arbi! comment se fait-il qu'un si vaillant 
homme que toi, si maître de son fusil, n'ait jamais 
chassé le lion ni cherché à se venger d’un animal qui 
lui enlève tous les jours des bœufs et des moutons ? » 


Tu sais bien air yaun pacte entre mof et les Ms: 
que je ne puis ni ne dois les combattre, de quelque 
facon que ce soit !.… ” 

» — Non! fis-je, je ne savais pas cela, et tu me feras 
grand plaisir de me le dire. Tes hôtes aussi en seront 
bien contents. » — Il n'y eut qu'une voix pour l’aflir- 
mative. 


El-Arbi, évidemment ravi d'avoir une pareille occa- 4 


sion de placer son histoire favorite, se recueillit re 


ques instants, puis entama le récit que l'on va bref 


« Il y a bien des années de cela, mes enfants était 
du temps du bey Mohammed-el-Kebir. J'étais jeune 
alors, c'est à peine si le poil était levé sur ma figure. — 
Quoique l'on ne doive pas parler de soi et se vanter, je 
dois néanmoins vous dire que j'étais alors cité pour un 


bon cavalier. — J'avais échangé des balles avec nos voi- 


sins les Khobbazas et les Bethyas, ils savaient déjà que 
les miennes ne s'égaraient pas ; eux, de leur côté, m'a- 
vaient troué la peau, — voyez cette blessure à la jambe 
gauche et cette autre au cou. — J'avais reçu la pre- 
mière à la journée des Silos-des-Amandiers, et la se- 
conde dans notre tombée (*) sur les troupeaux des Beni- 
Mahrez au Col-du-Dimanche (*); enfin je savais ce que 
c'était que le danger, mais je n'en avais nul souci : 
mes meilleurs jours étaient ceux où je faisais parler la 
poudre. 


(‘) Teiha, TC Le 
subiles qu'ils font pour enlever les troupeaux de l'ennemi. La feihe ot. 
mouns importante que la r'asia. « €: 

() Coi-du- Dimanche, traduction de Téniet -el -Häd. 


126 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


» Une année, nous avions établi notre campement 
d'hiver à la Colline-des-Glands, sous Kef-el-Siga. 

» C'était bien près de la forêt et des repaires du 
hoûche (!); mais nous étions alors en guerre ouverte 
avec les Beni-Chaïbet les gens du Ouarsenis, il n'aurait 
pas été prudent de rester en plaine en butte à leurs 
attaques; mieux valait être exposés à perdre quelque 
bétail par le fait des bêtes, que d'être M 4 
raziés par nos ennemis. 

» Ce que nous avions prévu toutefois arriva. 

» Nous n'étions pas dans notre mécheta depuis deux 
semaines, que déjà nous avions eu trois bœufs de cassés 
et cinq ou six brebis enlevées par le lion, du milieu de 
notre douar, malgré les grands abatis d'arbres dont 
nous étions entourés. 

» Mon père et mes oncles, que Dieu leur fasse misé- 
ricorde ! étaient très peinés de ces pertes; de plus, le 
sommeil avait quitté nos yeux; nous passions toutes 
nos nuits debout pour crier et éloigner l'ennemi, mais 
sans profit. 

» Un matin, après avoir veillé, crié, lancé des tisons 
enflammés, et, malgré cela, avoir vu notre enceinte 
franchie, une nouvelle brebis enlevée, je sentis le sang 
bouillir en moi, et je me dis dans mon âme que nous 
ne pouvions vivre ainsi. 

» J'excitai mon père, mes oncles et mes cousins. 


(*) Hoüche, nom donné au lion par les Arabes de cette contrée ; il vient 
de haïcha, bête. Ils le désignent encore sous le nom de metelouf, égaré. 
J'ai remarqué que les Arabes qui avaient à redouter l’agression du lion ne 
l’appelaient jamais de son vrai nem, Sbd. 

Ils ont la croyance que celui-ci comprend son nom de Shä et répond par 
sa présence, toujours fâcheuse, à ceux qui l’évoquent de cette manière. 

Notre proverbe populaire : « Quand on parle du loup, on en voit la queue », 
a quelque analogie avec cette croyance. | 


» mais nous pouvons espérer qu'avec linterventiohs os 
» Sidi - Boutouchent, nous parviendrons à le tuer ou u à 
» be de nous. » 
: eus de la peine d'abord à décider mon père et mes | 
. — ils n'avaient jamais voulu s'attaquer aux | 
lions, dans la crainte de s'attirer leur inimitié. — Mais 
que pouvait-elle de plus? Je ne l’imaginais pas encore, 
et je pensais qu'il n'existait aucune raison pour les 
épargner à l'avenir. 
» Je'fus appuyé dans mon idée par les femmes. — 
_ « Notre existence est devenue amère, dirent-elles; nos 
» petits-enfants maigrissent de peur. Ou chassez le 
» lion , où quittons ce campement de malheur. » 
» Quand les femmes eurent parlé, les idées furent re- 
tournées: tout le monde fut alors d'avis de charger le 
_ lion. 
_ » L'aïat (') se fit entendre comme pour exciter au com- 
-_ bat. Les hommes se ceignirent et prirent leurs armes. 
Il nous en vint des douars voisins, qui étaient de nos 
parents et amis, et qui, apprenant notre résolution, 
_ voulurent se joindre à nous. 

» Quand nous fûmes réunis, nous comptions vingt- 
six hommes, tous avec des fusils. Les femmes les plus 
alertes voulurent nous suivre pour assister au combat 
el nous encourager au besoin. 
> _» Nous nous mimes donc en marche, en invoquant Je 
 marabout Sidi- Boutouchent; — pour mon compte, je 


{*) Voir un des chapitres ci-après. 


128 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


lui vouai une ouâda (‘) de mon plus beau bélier et de 
six djefnas de kouskous, si nous réussissions. 
+» Le lion qui avait mangé nos bestiaux dormait dans ES 
le fourré des Fernanes (?), — leur repaire de prédilec- 
tion quand ils viennent dans le Kef-el-Siga. : : 

» C'est là qu'il fallait aller le trouver. eee 

» Notre plan était de nous mettre sur deux rangs, 
d'approcher à vingt pas du fourré, après avoir préala- 
blement laissé les femmes sur un rocher en arrière, et 
de défier le lion pour le faire sortir; une fois en vue, de 
faire sur lui une décharge générale qui ne POUR man- 
quer de le tuer raide. 

» Tout cela bien convenu, nous approchâmes du ddr 
toir du lion, excités par les tzagr'itz (*) de nos femmes. 

» Au premier rang étaient les hommes les plus valides 


et les meilleurs tireurs. On s'arrêta comme il a été dit; à 


les fusils furent armés et la crosse mise à l'épaule, M 
» J'appelai alors le lion et lui dis: « O0 mangeur de 
» bœufs, sors de ton repaire! Viens voir en face, ce | 
» hommes! C'est aujourd’hui le j joues du payement. » I 
ne répondit pas. 4 
» Vous savez, mes seigneurs, qu'il en est quelquefois ‘4 


ainsi, et qu'il faut répéter l'invitation pour faire sortir M 


le lion. Je.la répétai donc en ajoutant : « Ne fais pas le 5: 4 


() Ouäda, vœu. — Les Arabes en font souvent à leurs marabouts de 


prédilection, quand ils entreprennent dés aventures difficiles ou quand ils 4 


véulént la réalisation de choses qu'ils ont grandement à cœur. | 

Le mouton immolé pour la ouâda et les plats de kouskous qui l'accom- 
pagnent sont mangés par les indigents, qui sont prévenus à l'avance du jour 
et du lieu où elle sera servie. — La djefna peut rassasier dix hommes. 

() Fernanes, chênes-lièges. 

(5) Tragr'itz, — sorte de cri aigu et modulé, prolongé jusqu’à ce que 
la voix vienne à manquer. — Ges cris excitatifs sont poussés par les femmes 
arabes dans les fêtes et dans les combats, ou bien encore devant un grand 
personnage, pour lui faire honneur, 


LE VIEUX DE LA MONTAGNE. 2 


» chien! Si tu es un homme, sors, te dis-je! Viens à 


La lion rugit encore une fois, 


» nous !,..» Et, pour donner plus d'effet à mes paroles, 


je lança, ainsi que quelques-uns de mes compagnons , 


9 


150 LES CHASSÉS DE L'ALGÉRIE 
des pierres dans l'endroit où nous pensions qu'il était 
» Oh! alors, mes enfants (et en disant cette phrase, 
El-Arbi oscillait sa tête de droite à gauche), si vo 
aviez vu cela! Le tonnerre se mit à parler par la 
bouche de ce lion, et comme un éclair il tomba devant 
npus. ON 
» Nos fusils partirent, mais il n'eut pas l'air de s’ en 
apercevoir. Il s'élança sur le groupe du milieu, qu'il 
prit dans ses pattes, et mit trois des nôtres sous lui, | 
mon cousin Ben-Meftah avec la tête fracassée, le fils 
de Ben-Smail avec la poitrine ouverte, et mon oncle 
Rabah, qui, par la protection du Prophète, n'avait pas 
de blessures graves, mais qui, se voyant sous le lion, 
nous criait : « O mes frères, délivrez-moil! Par la figure 
» de Dieu le Très-Haut, sauvez-moi de ce périll»  : 
» Presque tout le monde avait fui en voyant ce que 
le lion avait fait des hommes; mais les femmes no 
firent honte, surtout celles qui avaient un parent parmi 
les trois qu'il avait couchés sous lui. Ma cousine Aïcha, 
qui devait être ma femme, pleurait et s’arrachait les 
cheveux en voyant son père Rabah dans cette position: 
Elle me criait : «El-Arbi, délivre-le! délivre-le, ou jamai 
» je ne te regarderai! — Je suis à toi!» m'écriai-je; et 
je m'avancai sur le lion pour le brûler avec mon fusi 
ne voulant pas le tirer de trop loin, dans la crainte de 
blesser les hommes qu'il tenait. II me laissa approch 
de trois pas; mais au moment où je l'ajustais à la têt 
il se redressa, et, d’un coup de patte, m’arracha mo 
fusil, dont il fit une faucille (*). Me trouvant ainsi dés- 
armé, je me reculai d'un saut en arrière et me mis àM 
fuir ; mais l’affreux hoûche était sur mes pas. Je sentis 


{*} Qu'il tordit en forme de fanc:lle. 


qui avait été abattu et gisait sur le sol, je me jetai des- 
sous juste au moment où le lion, pensant me joindre, 
avait levé ses deux pattes pour me saisir. M'étant brus- 
quement dérobé sous l'arbre, il s'abattit sur celui-ci, en 
le mordant et le déchirant de ses griffes, comme si c'eût 
ete Ok = 

» Vous voyez ma position, mes enfants! elle n'avait 
rien de bon. Mes parents, mes amis et les femmes s'é- 
gratignaient les joues en signe de deuil. On me croyait 
écharpé; j'entendais les lamentations que l’on faisait 


mnt 


» Pendant ce temps, le lion était en travers de l'arbre 
a moi dessous. Ses deux pattes de devant pendaient 


| d'un côté, celles de derrière touchaient terre de l'autre. 
_ Îl sortait de sa gueule des grondements effroyables, 
. de l'écume et une odeur infecte. Il était haletant, j'en- 


_ tendais soufller sa poitrine comme si elle eût contenu 


la tempête. 


3 


l 


L 


» Comment cela finira-t-il? Voilà, mes seigneurs, ce 
que je pensais. Il n'y avait pas à compter sur le secours 
des hommes, ils avaient été terrifiés par ce qu'ils avaient 

vu faire au lion. J'invoquai le Prophète {sur lui soit le 


à salut!) et le grand saint de Dieu Sidi-Abd-el-Kader-el- 
. Djilani (). Ils eurent pitié de moi. Une inspiration 


A4 


k me vint....J'avais entendu dire que le lion comprenait 


Ja parole de l'homme et se laissait quelquefois atten- 
* drir. Je m 'adressai à lui de cette façon : « O sultan des 


Eee 01 Sidi-Ab-el-Kader-el-Dilani est le plus grand saint de l'islam : les 
musulmans en 


danger l'invoquent , et leur conviction sur l'efficacité ét la 


| romptitde de sr apbenase el gr qu'il est toujours 


peine le croyant a-1-il dit : « la Sidi-Abd-el-Kader! « 
‘que celui-ci est Mt l'aide, el empêche le mal d'arriver, quand Dieu le 


æL 


132 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


» animaux! tu es le plus fort, sois généreux contre ton 
» ennemi vaincu. Si tu me laisses la vie, je prends Dieu 
» à témoin que jamais plus je ne m'attaquerai à toi, ni 
» à ceux de ta race. » 

» Le lion, comme s’il m’eût compris et accepté le 
pacte, rugit encore une fois, puis quitta sa position de 
dessus l'arbre, et se retira lentement vers la forêt, en 
jetant de temps à autre un regard de mon côté. 


Le lion. 


» J'étais bien joyeux, comme vous pensez, de voir le 
lion s'éloigner, mais je n'osais sortir de dessous mon 
arbre pendant qu'il était en vue. 

» Ce n’est que lorsqu'il fut rentré dans le bois et que je 
l'entendis dire par mes compagnons, que je me relevai 
et:me mis à courir vers eux, Comme si j'avais eu des ailes. 

» Je fus accueilli par tous avec des cris d’étonnement 
et de joie. 


de proposai d'aller relever les trois hommes qu ni avait: 
d'abord abattus. Quel spectacle, 6 envoyé de Dieu!.… 
Ben-Meftah était mort. sa tête était en fromage (‘)! 
— Ben-Smaïl vivait encore, mais il avait la poitrine | 
ouverte et devait mourir dans la journée; — enfin, 
mon oncle n'avait que des contusions, mais il avait été 
foulé par la poitrine du lion et se trouvait évanoui. 
» Nous dûmes les rapporter tous les trois à nos ten- 
tes, où les Jlamentations du deuil durèrent huit jours. 
_» Voilà, mes enfants, ce qui est arrivé de moi avec le 
lion. 
» J'ai eu bien de la peine d'avoir été cause de la 
mort de deux hommes : aussi, depuis ce jour, j'ai tenu 
parole... et jamais, quoiqu'il m'ait mangé bien des 
bœufs et des brebis, je n'ai songé à me battre de nou- 
veau avec lui. C'était convenu, — on ne doit avoir 
qu'une seule parole. » 
« Je sais bien, ajouta El-Arbi en manière de péro- 
raison, qu'il y a des hommes qui tuent le lion comme 
si ce n'était qu'un chien, mais c'est par la permission 
_ de Dieu que cela arrive. C'est alors un don qui leur 
. est fait, ils ne peuvent en tirer vanité, parce que si 
Dieu ne s'en mélait, jamais ils ne vaincraient le lion. » 

Cette histoire, dont le souvenir était resté dans la 
. mémoire des gens du pays, nous avait fortement inté- 
Nous en fimes compliment à El-Arbi-el-Hayäni, qui, 
_sentencieux comme tous les vieillards, termina le récit 
_et la réunion par cette maxime : 


 (") Je traduis exactement l'expression dont se servit E1-Arbi. Quoique 
un peu triviale en pareil cas, elle peint d'un mot ce que peut faire le lion 
d'un coup de patte. 


154 LES CHASSES DE L'ALGERIE. 


«Il n’y a, mes enfants, de force et de puissance 
qu'avec l'aide de Dieu : tout passe en ce monde, lui 
seul est éternel! 

_» Allez avec le salut! » 


CHASSE AU PAUCON 


a chasse au faucon, en Algérie, est restée l'apanage 
ë " grandes familles du pays. 
C'est un des principaux reliefs de la véritable aristo- 
cratie arabe. # 
Quelques parvenus ont essayé de se le donner; mais 
quand on les voit à l'œuvre avec le faucon, on s'aper- 
 çoit bien vite que ce noble oiseau ne leur est pas fami- 
… lier, et qu'il est déplacé entre leurs mains. 
_ C'est qu'en effet on ne s'improvise pas maitre en 
_ fauconnerie; c'est une science qu'il faut avoir longtemps 
étudiée ou posséder de tradition. 
_ Les grandes familles de la province d'Alger qui se 
servent du faucon, et que les indigènes appellent Hell 
ekthiour, gens d'oiseaux, sont les suivantes : 


Les Oulad-Mokhtar : : ÿ | 
_ Leurs meilleurs fauconniers sont : Mahiddine, og <: 
| Dis, Lakhdar. 
Les Oulad-Chaïd : 

Leurs meilleurs fauconniers sont les fils de Djédid. 


125 LES CHASSES DE L ALGERIE. 


Les Oulad-Nayls : 

Leurs meilleurs fauconniers sont : Kouider-ben- 
Legbèche, Telli-ben-Lekhal. 

Les Bou-Aïche : 

Leurs meilleurs fauconniers sont : Slimen, Abd-el- 
Selam, Rahmoun. 

Les Oulad-Aïssa : 

Leurs meilleurs fauconniers sont : Si-Djelloul, Si- 
ben-Salem. 


Les membres de ces familles djouades (*) chassent 
de père en fils; ils ont, pour les aider dans le service 
des faucons, des facons d’écuyers-fauconniers, plus par- 
ticulièrement chargés de prendre les oiseaux de race, 
de faire leur éducation, de les nourrir, de les porter et 
d'aider à leur rappel quand on vole le lièvre ou l’outarde. 

Il y a parmi ces gens, que l’on appelle bidzes, oise- 
leurs, des types d’une grande originalité; le fond de 
leur caractère est un amour-propre démesuré à l’en- 
droit de leur science en fauconnerie. 

Il y a deux sortes de faucons : 

Les étrangers, 

Les indigènes. 

Les premiers sont préférés, ils sont très courageux 
et chassent aussi facilement la plume que le poil. Les 
fauconniers du moyen âge les appelaient sors; ils vien- 
nent le plus souvent de la Suède, de la Norvège et de 
Ja Finlande. 

Ce sont des faucons de haut vol, genre gerfaut, avec 
lesquels on attaquait, au moyen âge, le héron, la grue, 
l'oie sauvage; etc. 


(!) Djouades, noblesse militaire. 


LA CHASSE AU FAUCON. 197 


Le faucon indigène de l'Algérie est celui désigné en 
histoire naturelle sous le nom de lanier. Il est aussi 
très brave, et de haut vol; l'éducation développe ses 
qualités naturelles. 

Pour prendre les faucons, les biâzes se servent de 
perdrix, de pigeons et de gangas. 


Is enfeloppent ces volatiles d'un réseau de lacs et 
les mettent en vue en plein champ, ou les placent près 
des endroits où se remisent les oiseaux qu'ils veulent 
prendre. 

Le faucon, en se précipitant sur ce qu'il croit être 
une proie, se prend les serres dans les lacs disposés à 
cet effet; il en détermine l'action en cherchant à em- 
porter l'appät qui est attaché à une ficelle fixée à une 
pierre assez lourde pour ne pas étre enlevée, 


198 LES CIIASSES DE L'ALGÉRIE. 


Le biâze, qui est resté à l'affût, s'approche alors 


avec précaution, s'empare du faucon, qu'il coiffe tout 
d'abord d’un chaperon pour lui ôter toute défense. 

Il lui met ensuite de petites manchettes en cuir, 
auxquelles il attache des lanières de six à huit pieds 
de longueur, rattachées par leur autre extrémité au 
gant en cuir à la crispin que porte tout fauconnier 
lorsqu'il a son oiseau sur le poing. 

Le dressage de l'oiseau de race se fait à peu près de 
la même manière qu'il est indiqué dans les anciens 
« Déduicts de fauconnerie » du roi Modus ou de Gaston 
Phœbus. 

Trente ou quarante jours suffisent ordinairement 
pour amener le faucon à fondre, au milieu des gens 
et des chevaux, sur les lièvres et les outardes, à les 
prendre à pleine serre, à les tuer à à coups de bec, à 
obéir au cri de rappel, et enfin à venir se poser sur le 
leurre quand la proie a été manquée. 

Chaque fauconnier élève plusieurs faucons, Ke 
lesquels il fait un choix des meilleurs. 

Pendant la période d'éducation des oiseaux, des 
renseignements sont pris par les fauconniers sur le 
nombre et le degré de perfection des faucons de tel 
ou tel djouad. Une grande émulation, des rivalités, 
s'emparent de leur esprit. Souvent ces rivalités s’éta- 
blissent entre les membres d’une même famille, il en 
résulte des défis et des paris sur le plus de force ou de 
sagacité qui sera déployé par tel ou tel oiseau. 

On donne aux faucons des noms qui sont presque 
toujours ceux de leurs maitres, ou de personnages 
connus par leur bravoure et leurs prouesses. 


La saison de chasse une fois terminée, la liberté leur 


est rendue. 


LA CHASSE AU FAUCON. 139 


On leur met préalablement, quand ils ont du mérite, 
une marque à laquelle on puisse les reconnaitre plus 
tard; soit un anneau d’or ou d'argent autour d'une 
serre, avec un chiffre, ou des pointes de feu à la nais- 
sance du bec: 


Faucons encapuchonnés, 


Les faucons indigènes ne s'écartent guère des pa- 
rages où ils naissent; on les retrouve et on ies reprend 
quelquefois plusieurs années de suite dans les mêmes 
endroits. 

Quand un fauconnier capture un oiseau de race mar- 
qué d’un signe autre que le sien, il est tenu de le rendre 
à son propriétaire, s'il le connait. 


110 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Quelquefois néanmoins, et par exception, des fau- 
conniers gardent d’une année à l’autre des oiseaux tout 
à fait hors ligne, auxquels ils se sont attachés. 

La chasse se fait de la fin de novembre à la fin de 
février. | 

Pendant ces trois mois d'hiver, l'oiseau de race a toute 
sa vigueur, ses plumes ont acquis tout leur développe- 
ment; son appétit, qui est considérable, le stimuleëéncore. 

Mais, vers le mois de mars, arrive la saison des 
amours, qui lui fait abandonner la chasse et son 
maitre , si, à ce moment, on ne lui rend sa liberté. 

Quand les oiseaux de race sont dressés, et que le 
moment de s'en servir est venu, les djouades s'a- 
vancent, avec leurs familles, leurs clients, leurs servi- 
teurs et leurs troupeaux, vers le Sahra. 

C’est alors une grande joie pour tous, car cette ré- 
gion possède un attrait puissant qui agit sur toutes les 
organisations et sur tous les âges. 

Vieillards, adultes, femmes, enfants, considèrent 
comme un jour de fête celui où 1ls quittent les pentes 
pluvieuses du Tell pour s’enfoncer dans le pays du 
soleil. 

Les animaux eux-mêmessontaccessibles aux charmes 
de cette transhumance hivernale, qui leur promet un 
climat plus doux et des pâturages plus précoces. 

Quand donc les campements sont établis en plein 
Sahra, que différentes régions ont été explorées, on 
commence la chasse, qui s'exerce uniquement sur les 
lièvres et les outardes. 

On ne peut bien chasser au faucon que dans un pays 
découvert où le gibier, une fois lancé, peut presque 
toujours se voir, et où le faucon, en fondant sur sa 
proie, ne court aucun risque de se blesser. 


ne Sn dt Sd à dis us AÙ 


| 
| 
| 


| gétation d'alfa ” d'armoise qui ne forme pas cÈns 


stacles, sont essentiellement propices pour le vol. 
C'est vers, deux heures de l'après-midi que se fait 
ordinairement le départ de la chasse, parce que la 


faim, qui est le principal stimulant des oiseaux de 
‘race, ne se prononce que vers ce moment, quand ils 


ont été repus la veille. 

Les réunions pour le vol au faucon se COMpOREE 
presque toujours : 

Des djouades ayant leur faucon favori sur le poing; 

Des biâzes avec trois ou quatre faucons qu'il portent, 
un sur le poing gauche, un sur la tête et un sur chaque 
épaule ; 

Des parents, étrangers ou invités ; 

Enfin, d'un plus ou moins grand nombre de cava- 
liers et de serviteurs pour traquer et porter le gibier. 

Le départ est plein d’entrain. L'Arabe, toujours 
grave dans tous les actes de sa vie, laisse voir dans ce 
moment-là une partie de la passion qui l'entraine. 

Il est gai, il rit volontiers, ses gestes sont animés. 
I! fait caracoler son cheval devant les tentes du douar, 
où il sait que des yeux le regardent avec des senti- 
ments qui ne sont pas ceux de l'indifférence ; il parle 


_ à son faucon, lui demande s'il se comportera digne- 
. ment, s'il y a de lui, aujourd'hui. 


. 


Enfin tous se mettent en marche en invoquant le 


_ nom de Dieu. 


; 


3 


À 
4 


Quand on est arrivé sur le terrain où l'on compte 
trouver le gibier, on se forme sur une ligne un peu con- 
cave, les fauconniers au centre. Tous les assistants 


_ sont répartis aux ailes et distancés entre eux de quel- 


ques pas, 


1432 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Au signal du chef qui dirige la chasse, la traque 
commence. 

On marche au pas, on fait du bruit en frappant de 
l'éperon contre l’étrier et en criant de temps à autre à 
pleins poumons : kaou/ haou! 


Les traqueurs agitent les pans de leurs burnous . 


comme s'ils chassaient vivement des mouches. Ces 
gestes effrayent et font lever les lièvres. 

On dirige les chevaux sur les touffes les plus épaisses 
d'alfa ou de chihh; on fouille celles-ci avec de grands 
bâtons à l'extrémité desquels est une petite fourche, 
pour prendre les lièvres au gîte ou les relancer quand 
ils s'arrêtent effrayés au milieu des traqueurs. 

Enfin, chacun fait c: qu'il peut pour faire lever ces 
pauvres lièvres, qu'une sorte d’instinct semble prévenir 
des dangers qu'ils vont courir, et qui ne débusquent 
qu'à leur corps défendant. 

Les faucons sont débarrassés des lanières qui re- 
tiennent leurs manchettes en cuir. 

Ils sont portés sur le poing à la hauteur de l'épaule. 

On leur laisse la tête couverte du chaperon; il n’est 
fait d'exception à cette règle que pour les vieux fau- 
cons, bien dressés, qui chassent de l’œil sur le poing 
de leur maitre. 

Il y a avantage, dans ce cas, à déchaperonner l’oi- 
seau, parce que sa vue est tellement percante qu'il dé- 
couvre, bien avant l’homme, le gibier levé. Il fait alors 
des tentatives pour prendre son vol et attire l’attention 
du chasseur vers le point où 1l regarde. 

Voilà à peu près tous les préliminaires du vol au 
faucon; je les ai amenés au point où l'action va com- 
mencer. 

Comme j'ai beaucoup pratiqué cette chasse, je vais 


4 
| 


4 


: 
L 


LA CHASSE AU FAUCON. 143 


prendre, dans mes souvenirs, une de celles qui ont 
été heureuses, et en faire le récit. Elle donnera une 
idée de cet exercice si particulièrement gai et plein de 
mouvement. 

Pendant que je commandais le cercle de Laghouat, 
je Chassais au faucon tous les hivers. 


Faucon, 


Ce pays, dont j'ai parlé dans la chasse à l'autruche, 
est par excellence celui qui convient aussi pour le vol 
au faucon, parce qu'il s'y trouve beaucoup de lièvres 
et d'outardes, 

On a le choix entre des plaines très dénudées et d'au- 
tres plus couvertes, où les difficultés sont plus grandes. 


114 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Ces dernières sont quelquefois préférées parce que 
le gibier s’y défend mieux et qu'il faut être cavalien 


consommé pour suivre les oiseaux et le lièvre dans un 


péle-méle de cavaliers entraînés par des mouvements 
rapides, des crochets brusques, avec des obstacles à 
franchir ou à éviter. 

En 1857, j'avais pour agha des Oulad-D'hia, | 
dine-ben-Dhilis, neveu du fameux Ben-Aouda des Ou-: 
lad-Mokhtar, que j'ai déjà cité comme un des meil- 
leurs fauconniers de l'Algérie. | 

Connaissant sa passion pour le vol au faucon, je : 
l'avais mis en rivalité avec un caïd des Oulad-Nayls,— 
Kouider-ben-Legbèche, qui prétend n'avoir pas de se- 
cond dans l’art de la fauconnerie. 

Il avait été convenu, six mois à l'avance, que nous … 
ferions l'hiver suivant de grandes chasses avec les oi- ” 
seaux de race. L 

Il m'avait en outre été proposé d'être juge pour dé- 
cider qui aurait les meilleurs faucons, de Mahiddine 
ou de Kouider, et saurait le mieux s’en servir. 

Comme cette proposition était grandement dans mes 
goûts, j'acceptai l'arbitrage. 

Pour être plus sûr de l'exercer, j'avais eu soin de 
stimuler les deux biâzes rivaux au moment de la prise \ 
des faucons. 

L'amour-propre, ce levier si puissant sur le carac- 
tère arabe, avait été mis en jeu. —.Je faisais savoir 
par intervalles, à l’un, que l'autre avait capturé plus M 
de faucons, faisait de plus grands progrès dans leur 
dressage , etc. ù “4 

Il n'était pas besoin d'employer à outrance ce sti- 
mulant, car mes fauconniers, d'eux-mêmes, faisaient 
merveil.e. x 


LA CHASSE AU FAUCON. 145 
Mahiddine, campé près des Sebâa-Rouss, la mon- 
tagne aux Sept-Têtes, qui borne au nord le pavs des 


1à # ds à 
w: € L 
/ e : À . 


ile nu faucor 


Chasse de ln Kaz 


Oulad-Nayls, et à laquelle ce nom a été donné à cause 
de sa configuration, — avait pris, avec l'aide de son 
10 


116 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE, 
fameux biâze, Mokhtar-el-Meguenni, huit faucons de la 
plus belle espèce du pays; deux, parmi ceux-ci, avaient 
‘léjà chassé avec Mahiddine l’année précédente, et por- 
aient sa marque. . 

Kouider-ben-Legbèche, de son côté, avait pris six 
faucons dans le pays des daïas, entre Laghouat et le 
Mzab; — deux étaient des faucons sors, c’est-à-dire 
pèlerins ou voyageurs. 

Inutile de dire que, dans l'éducation de ces oiseaux, 
rien n'avait été négligé par nos djouades; ils y avaient 
mis toute leur science. 

Je fus prévenu à peu près en même temps par tous 
deux que les oiseaux étaient dressés et ne demandaient 
qu'à chasser. 

J'indiquai aussitôt un point de réunion, en avant de 


Laghouat, et, au jour fixé, nous nous rencontrâmes 


sur le terrain de chasse. 


Ce terrain, légèrement ondulé de dunes de sable, « 
couvert de drine (!) par endroits et dans d'autres très w 
plat, avec une végétation d'armoise, était peuplé de. 


lièvres et d’outardes. 


Notre réunion était nombreuse. 


Le défi que s'étaient porté Mahiddine et Kouider 
était connu, on savait que je devais être juge du mé-" 
rite de chacun. — Bon nombre de chefs et de cavaliers” 
d'élite des Oulad-Nayls et des Larbas avaient denares à 


à RM à la grande épreuve. 


Les biâzes, de leur côté, avaient une suite respece | È 


(,} Sorte de grand chiendent dont les chameaux et L is font leur < 


nourriture. 


tés sie à 


HASSE au F AUGON. 


Fa table ; d'aides, d'amis et de serviteurs; fort désireux de 

jouir du triomphe de leurs patrons. : 

Nous étions plus de soixante cavaliers bien montés 

et pleins d’ardeur pour la chasse. — Nous avions nos. 
bagages et des provisions pour quinze jours. à 

Le soir de notre réunion il y eut un grand conseil 

pour adopter le plan de nos opérations ultérieures. 

Il fut convenu d'abord que l'on ferait séjour le len- 

demain, que tous les cavaliers et serviteurs de la suite | 
se mettraient, dans la matinée, à la recherche de 
quelques lièvres, qu'ils tâcheraient de prendre vivants 
au gite, afin d'achever l'éducation de trois ou quatre 
oiseaux qui n'avaient pas encore été lâchés sur Le vif. 

Je remarquai que cette décision, prise sur la de- 

_mande simultanée des deux chefs, était une manière 
de se tâter réciproquement sur la force de leurs fau- 
cons et la manière dont ils avaient été dressés, Ils vou- 
laient de cette première épreuve augurer des + ; 
réciproques de leurs succès à venir. 

Dans cette occasion, j'eus toutes les peines du monde 
| à empêcher leurs fauconniers de se prendre à la gorge. — 
| Ce sont deux types qui méritent une mention partieu- 
| lière. 
| L'un se nomme, comme je l'ai dit, El-Mokhtar-ben- 
.  el-Meguenni. C'est un homme dont la réputation est 
fort connue dans le Sud, non-seulement comme biâze, 
mais comme voleur audacieux. 
| On sait que cette qualité chez les Arabes, quand elle 
s'exerce dans certaines conditions de difficultésetde … 
périls, contre l'ennemi ou gens hostiles, n'est pas une 
cause de réprobation ; bien au contraire, c'est un 
que l'on fait d'un individu quand on dit de lui : « Un. 
tel! — c'est un homme; il vole au milieu des camps , 


RUE SECTE 


pl 


1 ER ag 


148 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


des armées, — il vole les chevaux, les chameaux, etc. » 

Effectivement, il faut une singulière audace pour 
accomplir des rapts au milieu de gens armés, sur leurs 
gardes, et risquer vingt fois sa vie pour enlever un 
cheval ou des chameaux. 

Le coup de maitre d’El-Mokhtar est Paulr, dans 
une nuit, volé (!) aux réguliers de l’émir Abd-el- 
Kader, lorsque ce dernier vint, en 1845, r’azier les 
Oulad-Chaïb, — ONZE CHEVAUX, — et tué trois cavaliers 
rouges qui s'étaient mis à sa poursuite. 

El-Mokhtar a quarante ans, sa taille est moyenne 
mais bien charpentée, les os et les muscles y dominent. 
Il est très brun, avec des yeux expressifs. Ses traits 
seraient réguliers si une chute ne lui avait déprimé le 
nez. 

Il monte à cheval de facon à réaliser la fiction du 
centaure. Quand il est lancé en chasse à toute vitesse, 
avec ses faucons aux ailes éployées sur le poing et sur 
la tête, il passe comme une évocation bizarre dont le 
tableau de Fromentin rend à peu près l'effet. 

Une fois ses faucons lancés sur le lièvre ou l'outarde, 
El-Mokhtar devient ivre d'action, il encourage ou blâme 
ses oiseaux en termes énergiques, il oublie toute rete- 
nue, et, sans considération pour les personnages avec 
lesquels il se trouve, il débite un vocabulaire de mots 
impossibles. 

Pour achever d’esquisser l’écuyer de Mahiddine, je 
vais rapporter un fait qui caractérise sa fanatique pas- 
sion pour les oiseaux de race. 

Un jour, étant à la recherche de faucons à prendre, 


4*) Je conserve ici le mot arabe avec l’acception qu’il doit avoir selon 
eux, car c’est enlevé qu’il faudrait dire en qualifiant l'acte de ce moderne 
Spartiate, 


de fractuosité d'un rocher taillé dc: à huit de 
ou dix mètres du sol. 

1 fallait, pour prendre ce faucon, tendre les NS près 
de l'endroit où il passait la nuit. — Cela était extré- 
ape difficile, mais à force de volonté El- -Mokhtar y 
parvint. 

Son opération toutefois n'avait été achevée que trés 
tard, et ce ne fut que le lendemain matin que l'oiseau * 
se prit, en se jetant à son réveil sur le pigeon appât. 

Notre biâze, qui avait passé la nuit près de cet en- 
droit et guettait l'événement, ne vit pas plus tôt Poi- 
seau se débattre, qu'il s'élanca pour le prendre; mais il 
le fit avec tant de précipitation qu'il perdit tout point 
d'appui en le saisissant et tomba de la hauteur de l'aire 
du faucon. 

La chute fut malencontreuse, il se cassa la clavicule 
et le bras gauche en deux endroits. “ 

Toutefois il ne perdit point la tête pour si peu, — CR 
conserva son oiseau intact. C'est ce qu'il voulait, même 
au détriment de ses membres. 

Mais il fallait se tirer de là et retourner aux tentes. 

El-Mokhtar se mit en marche, son bras gauche bak 
lant, t&ënant de la main droite son cher faucon. 3 

Îl n'arriva chez lui qu'après avoir souffert une véri- 
table torture, — moitié mort de douleur et de fatigue. 

. On lui fit un premier pansement, on le coucha sur 

_ une natte, et on envoya chercher le rebouteur de la 

à tribu pour lui remettre ses fractures sa 
Pendant tout ce temps, il ne voulait pas abesdobalt 

son Pnau: il prescrivit à sa femme de lui conne les 


(} Femelle du lanier grande espèce. 


150 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE 


manchettes, de lui mettre un chaperon et de lui atta- 
cher les lanières, — Cela fait, il lui dit : «O femme, 


mets mon oiseau sur mon épaule malade, — c'est le: 


véritable baume pour ma blessure!... — Vois comme 
il est fort et de belle prestance! — Je n’en ai jamais 
dressé de pareil. » 

Il fallut faire sa volonté, et pendant tout le temps 
de son traitement El-Mokhtar donna son épaule pour 
perchoir au faucon, qui effectivement devint un véri- 
table phénix dont il se servit pendant plusieurs années. 

Aujourd'hui encore, il ne parle de son drem qu'avec 
attendrissement. 

L'écuyer de Kouider-ben-Legbèche était loin d’avoir 
la vigueur physique de celui de Mahiddine. Abd-el-Kader- 

* ben-Sahraoui, âgé au moins de soixante-dix ans, parlait 
le moins possible et presque toujours par monosyl- 
labes. — C'était par gestes et par accident qu'il com- 

. muniquait avec la gent humaine. 

Ses faucons l’absorbaient entièrement. 

A force de vivre en leur compagnie, il s'était identifié 
à eux, et comprenait, je crois, leur langage. 

Sa physionomie était devenue celle d’un oiseau de 
proie : — nez proéminent et recourbé comme un bec 

* d'aigle, yeux gros et saillants, d’un regard fixe et loin- 
tain. Les membres du vieillard s'étaient raidis dans la 
forme de perchoirs ambulants, asile ordinaire de ses 
oiseaux; ce qu'attestait encore la couleur de son bur- 
nous, illustré par de nombreuses maculations (°). 

Abd-el-Kader, ancien serviteur des Legbèche, voyait 
dans son patron, Kouider, le représentant de la troi- 


(‘) Les fauconniers arabes se font honneur de ces traces visibles du port 
de leurs oiseaux de race. 


r grand art de: fauconnerie. 
Pendant la discussion il s'abstint, tr %, son habi- 


dude, de parler; — mais à la facon dont il regardait 


les faucons ses élèves, et à un petit rire silencieux 


comme celui du vieux trappeur de Cooper, — quiveæ 
nait parfois desserrer ses lèvres et montrer que sa 


bouche était veuve de ses dents, — on voyait qu'il avait 
foi dans sa vieille expérience. 

Ce fut El-Mokhtar qui, avec son humeur tant soit 
peu vantarde, commença l'escarmouche: il se voyait 
encouragé par nous, et se croyait sûr d'éclipser son 
rival. | 


Ilcommenca d’un ton goguenard le dialogue suivant : 
Ez-Morurar. — O vieillard! on dit que tu es savant 
sur les oiseaux de race. Je ne suis qu'un enfant près 
de toi pour cette science, — je vais te faire des ques- 
tions pour apprendre 
Asb-EL-KADER. — Parle. 
Er-Mokurar. — Combien y a-t-il de sortes d'oiseaux 
_de race? 
Anb-EL-KapEn. — Question d'enfant ! 
Ec-Mokuran. — Dis toujours, je veux savoir, 
Apv-ELc-Kaper. — Cinq. El-Terchoun, El-Meguernéss, 
 El-Arém, El-Kreloui, El-Bahri. 
» Er-Moknran. — Vicillard, tu oublies les Terakell? 
-  Ann-Ec-KapEn. — O ignorant! le Terakell ou l'Arèm, 
_ce n'est qu'un. 
Es-Mokuran. — Tu dis vrai. Quels sont les meilleurs? 
Auv-e1-Kanen. — Le Meguernèss pour le lièvre, l'A- 
-rèm pour l'outarde, et le Bahri pour les oiseaux de 
_inarais. 


152 ES CHASSES DE L’ALGERIE. 
Er-Moxurar. — Quels sont les meilleurs faucons? — 
ceux qui fondent de haut vol sur la proie, — ou la 

suivent et la happent au passage ? 

ABp-EL-KADER. — Question d'âne! — On ne parle 
que des oiseaux qui tombent du ciel sur la chasse, et 
non de ceux qui la suivent comme des chiens. 

Ec-Moxnrar. — Avec quelle chair nourris-tu tes oi- 
seaux ? 

ABb-EL-KADER. — Avec du lièvre autant que possible, 
la chair donnée froide au début du dressage, et chaude 
à la fin. 

Ez-Morurar. — Combien, à vieillard! te faut-il de 
temps pour dresser tes faucons? | 4 

Abd-el-Kader, qui commence à être fatigué de tant … 
causer, du ton et du peu de portée des questions, ré- 
pond d'un air de dédain : « Ma femme suffirait pour 
répondre à de pareilles niaiseries. — [l faut quarante … 
jours pour dresser les oiseaux, quarante-cinq au plus: « 
Voilà tout ce que tu sauras de moi. » 4 

El-Mokhtar, froissé de la manière dont le traite le « 
vieillard, et croyant l'avoir pris en défaut parce qu'il 
a une autre méthode à lui, se met à rire aux éclats en ù 
s'écriant : « Ha! ha! ha! le vieux s'égare! — Quarante- « 
cinq jours pour dresser des oiseaux de race! quelle M 
plaisante histoire! C'était du temps de notre père Adam A 
que l'on fajsait ainsi. Vous venez de l'entendre, mes « 
seigneurs, le vieux radote, ou bien, malgré son âge, il 4 
n'est qu'un apprenti, car il est bien prouvé qu'il nc « 
me faut, à moi, que huit jours pour dresser n'importe » 
quel oiseau de race. — Perdu le vieux ! il ne sait pas!.,. 
Aussi, je vous le demande par la figure du Prophète, « 
quelle prétention à ce vieux pâtre de vouloir tenir tête 4 
à nous, gens d'oiseaux de père en grand-père? Cela, À 


LA CHASSE AU FAUCON. 153 


en vérité, ne se peut supporter et fait venir le rire. Hi 
hi hi! » Et El-Mokhtar de se tenir les côtes. 
Abd-el-Kader, se levant furieux et bégayant de co- 
lère : « Vous! Tellias (!)! vous n'êtes que des enfants 
pour les oiseaux, nos femmes en savent plus que vous! 
— Mes faucons reviennent toujours sur le leurre; les 
nôtres s'échappent comme des chiens qui ont volé un 


> ru 
‘ e 2” — : È ok. ». 
LT RER es 


— 


L'hallali, 


os: je n'en fais pas plus de cas que cela! » Et le bon 
hommé fit le simulacre de toucher une de ses dents 
absentes avec l'ongle du pouce de la main droite, 
EL-Moxurar. — Ah! mes faucons sont des chiens! 
vieux tison de feu! Tu insultes mes enfants! — Vois! 
(‘y Tellias, gens du Tell, terme de mépris que donnent les Arabes no- 


mades du Sahra à ceux de la région des céréales bien moins mobiles qu'eux, 
et, selon leurs appréciations, moins heureux. 


154 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


si ce n'était à cause de ta barbe blanche et la présence 
de ces seigneurs, je rendrais vide la tente de ton 
père! 

Arrivés à ce point d'exaspération, nos deux biâzes 


se seraient fait un mauvais parti, si nous n’étions in- 


tervenus. 

« Assez! leur dis-je. Ce n'est pas sur des paroles 
qu'on peut juger de votre savoir et du mérite de vos 
méthodes, mais à l’œuvre. — A demain donc, et faites 
la paix avant de vous séparer. » 

Je n'obtins qu'avec peine un semblant de réconcilia- 
tion. Chaque parti, après cette scène, rejoignit ses tentes. 

J'entendis El-Mokhtar monologuer en s’en allant : 
« Ah! vieux berger, je n'ai que des chiens! Tu verras 
demain, je couvrirai ta figure de confusion. » 

De son côté, le vieux biâze murmurait : « Cet âne du 
Tell enfle son âme comme une outre; — certes, je le 
dégonflerai demain, par la bénédiction de cheikh Abd- 
el-Kader ! » 


J'ai raconté cette scène pour donner une idée de 
l'importance que les fauconniers mettent dans tout ce 
qui touche à leur art ou à leurs oiseaux. 

Le lendemain, comme cela avait été convenu, nos 
gens se mirent en quête de lièvres. 

Ils en rapportèrent trois, qu'ils prirent vivants au 
gite, avec le bâton fourchu. 

Vers quatre heures de l'après-midi, je convoquai 
Mahiddine et Kouider. Ils arrivèrent avec chacun deux 
faucons, qui avaient besoin de la dernière épreuve du 
‘ek’relia (1). 


&) De k’ralli, laisser, — laisser aller sur le vif, sur le gibier qui fuit. 


SE à AU FAUCON. 


Les oiseaux | portés par El-Mokhtar et " vieil 

, qui se firent de gros yeux en s'abordant. 
Nous hits une petite plaine bien nette, près de 
tre bivouac, pour cette expérience, à laquelle tout 
monde voulut assister. 

- Les deux biâzes furent placés sur la même ligne, un 
on sur le poing et l’autre sur l'épaule. 

» Trois piétons, tenant chacun un lièvre vivant, se 
lacèrent à quelques pas en avant, ayant devant eux 
out * parcours de la petite plaine. 
| Lesassistants furent rangés en demi-cercle en arrière. 
. Ces dispositions prises, je prévins les deux biäzes 
qu'ils lâcheraient alternativement leurs faucons, et 
seulement sur mon indication. 

- Cela convenu, je fis signe à un des piétons de lâcher 
on lièvre. 

… Lorsque celui-ci eut vingt pas d'avance, je dis à Abd- 
1-Kader de lancer un de ses faucons, ce qu'il fit aus- 
sitôt, après l'avoir déchaperonné. 

… Le vieux rusé, qui avait son idée , avait jugé à propos 
d » ne donner le vol qu'au moins bon. Cet oiseau était 
igre et maladif, il fit quelques passes de haut en 
sur le lièvre, mais sans le toucher. — Comme je 
s que ce dernier gagnait du terrain, je criai à El- 
okhtar de laisser aller son faucon. 

* 11 n'attendait que mon signal. — Son oiseau décha- 
péronné à l'avance avait la vue du lièvre; il partit 
somme une flèche, s'éleva de 60 pieds en l'air, et fondil 
sur le malheureux quadrupède, auquel il fendit l'o- 
eille d’un coup d'ongle en passant sur sa tête, 
l'ccait un assez joli début; le lièvre effaré revint sur 
1 s. Toute l'assistance poussa un eik4/ de satisfnc- 


a 
0 


n et d'encouragement. 


156 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Le faucon de El-Mokhtar s’éleva de nouveau dan! 
l'air et descendit, comme la première fois, sur le lièv 
qui venait chercher un refuge au milieu de nous, € 


3 
Cr 


qu'il manqua à cause de cela ; mais à la troisième passe: 
il l’accrocha par la tête et roula avec lui dans l'arène. 

Ce n'était pas mal pour un coup d'essai. On is 
fort. 


El-Mokhtar, tout joyeux, vint l’arracher de dessus 
sa victime, qu'il sai- 
gna. Il fit boire de 
sang tout chaud à l’ 
seau, et lui donn 


chair palpitante, que 
celui-ci absorba ave 
une gloutonnerie d 
bon augure. 
Cela fait, El-Mokh 
tar lui remit le chape 
Luëvre. ron, et revint commt 

un triomphateu 

prendre sa place près d'Abd-el-Kader, dont le faucot 
avait failli et disparu, aux bruyantes huées des parti 
sans de Mähiddine. s 
Le vieux semblait leur donner gain de cause, parc 
qu'il n'avait fait aucun effort pour le rappeler. 
La première émotion calmée, je fis lancer le secon 
lièvre et signe un peu après à El-Mokhtar de lâche 
son autre oiseau. À 
Celui-ci, moins bon, ou moins avancé en éducatioi 
que le premier, vola mollement sur le lièvre, qu'il ef 
fleura à peine dans plusieurs passes. 
Il était temps de lui envoyer du renfort, car le liè 


1er me ent son oiseau. Celui-ci resta trois ou quatre 
seconde: à examiner la situation, puis, voyant le lièvre, 
il s'énvola dans sa direction en le gagnant au vent. 
Nous étions tous indécis sur ce qu'il allait faire, car 
il ne paraissait pas prendre ardeur à la chasse. 

” Nous ne fûmes pas longtemps dans le doute. Ce 
noble oiseau, ayant apparemment assez gagné à l'a- 
‘vant, se retourna en l'air et fondit comme un trait sur 
Je crâne de la paume de sa serre droite. 

_ Ce coup fut merveilleux. 

Le lièvre resta foudroyé sur place, la tête brisée, 
dis que l'oiseau, après l'avoir touché, s'était de 
nouveau élevé dans l'air, comme une balle élastique 
qui aurait violemment frappé la terre. 

Voyant le lièvre sans mouvement, il s'abattit sur lui 
et se mit en devoir de lui manger les veux, — comme 
| fait toujours un faucon bien appris. 

_ A cette vue, il y eut enthousiasme général, — l'oi- 
| seau fut vanté par tous, sans exception. 

- Kouider rayonnait. — Plus ingambe que son vieil 
écuyer, il courut reprendre le faucon. Pendant ce 
temps, le bonhomme tâchait de conserver une appa- 
rence calme; mais son rire silencieux et ses yeux bril- 
‘ ants de satisfaction en disaient plus que des paroles. 
Restait un lièvre, très vivace et très gros. 

Je prévins El-Mokhtar et Abd-el-Kader qu'on allait 
Je lancer, que celte fois on ne lui ferait aucune lé- 
L on (*), que tous les faucons seraient déchaperonnés 


À (*) On avait un peu tordu une patte aux deux premiers afin de leur ôter 
| de leur vitesse, ainsi que cela se lait quand on lèche pour la première fois 
à oiseaux sur le vif, 


Le 
w 


158 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


et lachés en même temps sur lui quand il aurait gagné 
quarante pas au large. 

L’attention redoubla à cette dernière épreuve, qui 
était décisive. 

Le lièvre fut donc lancé, et les oiseaux aussi lorsqu'il 
eut suffisamment d'avance. 

Les deux faucons d’'El-Mokhtar volèrent à sa pour- 
suite; mais, n'ayant pas assez d'expérience, ils sui- 
virent le lièvre en rasant terre et essayèrent de le 
prendre à la nuque avec leurs serres. Ce dernier se 
défendait en faisant des crochets très brusques qui les 
déroutait. 

Ils n’eurent pas, du reste, à faire de nombreuses: 
tentatives; le faucon d’Abd-el-Kader s'éleva au vent, 
comme il avait déjà fait la première fois, et, sûr dd 
lui, il fondit de très haut sur le lièvre en venant à sa 
rencontre. Cette fois le choc fut tellement rude et peu 
mesuré, que les deux combattants roulèrent dans le 
sable : le lièvre tué raide d’un côté, et l'oiseau, de 
l’autre, évanoui par la force du coup. ï 

I n'y eut qu'un cri et qu'un mouvement spontané 
parmi tous les assistants. — Nous courûmes vers les 
deux adversaires, qui ne donnaient plus signe de vies 

Kouider-ben-Legbèche, qui nous devançait, s'arra= 
chait la barbe &e désespoir : «O mon oiseau! disait-ils 
je porterai ton deuil. — Qu'est-ce que j'ai fait à Dieu, 
pour qu'il m'envoie cette épreuve ! » É 

Heureusement le faucon n'était qu'étourdi. Dès que 
son maître l’eut repris dans ses mains, il rouvril led] 
yeux et revint à lui; quelques minutes après, il n'y Ne 
raissait plus. 

Kouider et son vieil écuyer en pleuraient presque de 
joie. Le premier me dit : « Je n'ai pas encore donné de 


et 


Fe 


ent son nom. 


Ce dénouement avait, selon l'expression du vieux 


Je relevai le moral de ceux-ci en leur rappelant que 
nous n'avions pas encore commencé la chasse sérieuse, 
que l'avenir leur réservait des compensations , que le 
lendemain surtout devait être un grand jour. 


Ce lendemain désiré par tous arriva enfin. A deux 
heures de l'après-midi nous étions à cheval. 
Je répartis notre monde en deux bandes de vingt- 


des conditions également avantageuses pour les deux 
_ Les fauconniers furent placés au centre comme d'ha- 
ude, Mahiddine avec cinq faucons et Kouider avec 
quatre. — Chaque oiseau était porté individuellement 
jour-là par les maitres, les biâzes et les aides-fau- 
conniers, afin de pouvoir les mettre tous en action si- 
-multanément si on le jugeait à propos. 

… Nous nous mimes en marche, après avoir pris des 


AD ae un DO T mare ; le jaune est la 


quelqu'un, c'est le couvrir de 


tion, le rouge est la couleur de l'honneur, des beaux senti- 
la figure de quelqu'un, c'est l'honorer, le distinguer et le 


à ce Cest un bahri (), il vient, comme a 
ts de l'autre côté de la mer; je vais l'appeler, enton 
honneur, 18 Cowmanpanr, — et tu vois qu'il portera 


FE 


Je répondis que j'étais très flatté, que désotmais je ke “ 
rivrais avec intérêt les prouesses de mon homonyme. 


biâze, jauni (?) les figures d'El-Mokhtar et de ceux des Ra 


inq cavaliers, afin que la traque pôt s'effectuer dans ' 


160 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


points de direction et être convenus du pays que nous 
allions parcourir. 

La traque en ligne par des cavaliers ayant le faucon 
sur le poing et montés sur de beaux chevaux que I: 
chasse anime à un grand cachet d'originalité, qui con- 
stitue déjà un spectacle intéressant. 

Les interpellations, les cris des chasseurs, les apo- 
strophes adressées aux lièvres qui gardent le gite, 
maintiennent hommes, chevaux et oiseaux dans un 
éveil surexcité. 

« Hé! un tel, fouille ces touffes à ta gauche. — Mo- 
hammed , retiens ton cheval. — Avance-toi, Lakhdar ! 
— Il n’y à donc plus de lièvres! — Par Sidi-Aïssa, le 
Saint de Dieu, je n’ai jamais vu un pays aussi vide! — 
Où se cachent-ls? — Haou, haou! — Brr! Brr! — 
Hé! fils du péché, levez-vous! — Votre jour est ar- 
rivé!... — Vous devez finir entre les sabots de nos che- 
vaux et les serres de nos oiseaux. » 

Nous marchions ainsi depuis un quart d'heure, bat- 
tant l’alfa, le drine et le chihh, lorsque deux lièvres 
débusquèrent en avant des fauconniers. 

Aux cris de : Le voilà! lèvre! lièvre! les biàzes décha- 
peronnèrent d'abord deux, —quatre, —puis six faucons. 

C'était un magnifique lancer. L’alfa était assez 
fourni pour offrir des refuges momentanés aux lièvres 
et dérouter les faucons. Ces braves oiseaux faisaient 
merveille, excités par les cris de leur maitre et une 
‘ardeur longtemps contenue. Ils s’élevaient dans le ciel 
avec la rapidité d'une flèche, puis fondaient, comme 
des aigles, sur les lièvres qui, ayant perdu la tête, 
couraient en tous sens, cherchant à percer le cerele 
mouvant qui les entourait et à se dérober à la pour- 
suite acharnée des oiseaux. 


_ LA CHASSE AU FAUCON. © 161 
Il faut voir l'animation d’un pareil courre, ou mieux 
d'un pareil vol. ÿ 

Cavaliers, lièvres, oiseaux, se croisent, se coupent, 
se heurtent à toute allure, à toute vitesse; — c'est un 
tourbillon, une course échevelée, accomplie par des 


possédés qui hurlent, crient, gesticulent , appellent sur 


tous les tons. 


PPS TOR ET | 


Chasse du lièvre au faucon, 


+ 


Dans ce brouhaha domine le rappel aigu des fau- 
conniers, pour les oiseaux qui s'égarent : « Ouihh! 
— Ouihh ! » et les exclamations de joie quand ils frap- 
pent bien : 

«Oui! — Oui! — Force! — Vigueur ! à mon oiseau, 
— mon oiseau bleu! Tu es mon fils chéri! — En 
voilà un beau coup ! — C'est le mien qui l'a frappé !— 
Non, tu mens, c'est le mien! — Si! — Non! — C'est 

11 


162 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Mahiddine (*), te dis-je. — C'est Kouider, le rouge! — 
Non, c'est LE COMMANDANT; c’est l'oiseau marin que 
rien n'effraye ! — Hein! comme il pleut sur le lièvre, 
dont la destinée est accomplie ! — El-Mokhtar, rappelle 
donc tes chiens qui s'égarent. — Tu mens! ce sont les 
tiens quisont aveugles et ont besoin que Lu aboiïes pour 


leur annoncer la curée ! — Ici, mes fils, — c’est le jour 
de la vérité! — Que les braves se montrent! — 
Ouibh! ouihh! — Haou!..… haou!... — Vous n'êtes 


donc plus mes enfants !... Ah! si, par Dieu! je vous 
reconnais à ce coup! Haou !... haou! —Il l’a pris, il 
l'a pris, mon oiseau! c'est mon oiseau! — Tu ris? c'est 
le mien qui l’a assommé ! — Non! c’est Mahiddine qui 
le tient par la tête! — Menteur! — Chien! au large, 
au large!» Et les biàäzes et les aides-fauconniers se 
gourment entre eux pour se convaincre réciproquement. 

Nos deux lièvres s'étaient fait chasser six ou huit mi- 
nutes; — ils vinrent plusieurs fois chercher refuge 
contre les faucons jusque sous le ventre de nos chevaux. 

Nous étions alors obligés de les pousser du bâton 
pour les relancer, car l’effroi qu'ils ont des oiseaux 
est plus grand que celui de l’homme et des autres ani- 
maux. 

Ils furent pris presque au même moment, — un par 
les faucons de Mahiddine, et l'autre par ceux de 
Kouider. 

Le plaisir est d'autant plus grand que les oiseaux 
chassent longtemps. 

C'est un spectacle qui exalte au possible, que celui 
de plusieurs faucons qui fondent en cascade, l’un après 
l'autre, sur le lièvre. 


{*) L'oiseau qui porte le nom de son maïtre. 


_ Quelquefois A dl ast tué da premier coup, Le plus 
otro! après plusieurs passes de haut en bas. 

Il arrive aussi que le lièvre est pris de bas vol par 
_ un faucon qui rase terre et qui, s'accrochant de la 
serre à la tête, boule avec lui par la force d'impulsion, 


EC cramponnent à la malheureuse bête, qui pousse des 
_cris plaintifs; ils forment avec elle une pelote mou- 
vante dans laquelle on ne distingue plus qu'un fouillis 
d'ailes, de pattes, de plumes et de poil. — Puis arri- 
_ vent les fauconniers qui séparent les combattants, car 
les faucons, animés par la poursuite, s'attaquent sou- 
_ vent entre eux et se déchirent à coups de bec et à 
_ étreintes de serres. — Chacun alors reprend le sien et 
‘ Je chaperonne. 

Le faucon qui a tué ou pris le lièvre obtient une 
petite curée, c'est-à-dire qu'on lui donne une ou déux 
becquées de chair chaude et saignante, pour le récom- 
penser el le tenir en haleine. 

Quand, ce qui est rare, le lièvre parvient à s'échap- 
per, on rappelle les faucons par les cris prolongés et 
aigus de : ouihh/ ouihh! et en leur montrant ou en 
leur jetant le leurre, sur lequel ils viennent presque 

toujours se poser quand ils sont bien dressés. 

= Pendant la chasse, si un aigle apparait, quelque 
- éloigné qu'il soit du théâtre de l'action, on rappelle les 
”_  faucons et on les chaperonne, parce que l'effroi qu'ils 
. ont de l'aigle les fait fuir et les rend sourds, la plupart 
du temps, aux cris de rappel. 

Aussi l'aigle est-il l'ennemi intime de tous les fau- 
| conniers. Combien de fois ceux-ci m'ont-ils prié de 
_ Lirer sur ceux qui venaient à portée de fusil! — Quand 
j'en tuais un, il était mangé avec avidité par les biñzes, 


Les autres faucons arrivent alors à la rescousse, se à 


164 ‘LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


qui l'injuriaient encore après sa mort : « Voleur, fils 
du péché! tu voulais manger mes enfants! — c’est 
moi qui te mangerai grillé sur le feu ! » 

Après la réussite de notre première capture, nous 
continuâmes notre chasse, qui fut très heureuse et très 
animée. — Vers quatre heures et demie du soir, nous 
comptions dix-huit lièvres de pris. 

Toutes ces prises n'avaient pas eu lieu sans contes- 
tation : — à propos 
d’un lièvre tué par 
deux faucons ap- 
partenant, un à El- 
Mokhtar et l'autre 
à Abd-el-Kader, 
ces deux rivaux 
faillirent en venir 
aux mains. Ils 
avaient simultané- 
ment saisi l'animal 
par une palte, et, 
à force de tirer 
chacun dans son sens, ils l'avaient lacéré et s'en je- 
taient les morceaux à la tête. 

Quand je vins les séparer, je leur fis honte de leur 
emportement et parvins, à force de compliments ré- 
partis le plus consciencieusement possible, à calmer 
leur susceptible antagonisme. 


Comme nous avions assez de lièvres, je proposai de 
retourner vers nos tentes et de chasser, chemin faisant, 
quelques outardes que nous avions apercues pendant 
la chasse, mais sur lesquelles nous n'avions pas voulu 
lancer nos oiseaux. 


RE ei ASSE Au FAUCON. Rate i 
$ ‘C'est un NE que les fauconniers entreprennet “ 
mais sans appréhension. #4 
= Tous les faucons ne sont pas aptes k prendre l'ou- l'ou- 
_ tarde, qui se défend à terre et qui, par son vol puis. 
_ sant, les entraine et les perd souvent. FETE 
. Mahiddine et Kouider, qui, en gens bien élevés, 


étaient restés en bons termes, malgré l'animosité réci- 


proque de leurs écuyers, se grattèrent l'oreille à ma 
proposition. — Mais comme, en résumé, le vol à l'ou- 
tarde entrait dans notre programme, il fut convenu 
qu'on déchaperonnerait pour celui-ci deux faucons 
seulement, — à la grâce de Dieu! 
_ Nous fûmes servis à souhait : à moitié chemin de 
_ notre bivouac, nous tombâmes sur une bandede quinze 
_ outardes (!) qui piétaient à cent cinquante mètres en 
avant de nous. 

Les deux faucons désignés furent déchaperonnés, 
élevés sur le poing, et aperçurent bientôt celles-ci, Un 
seul fut lâché d'abord. 

__ Les outardes, en voyant arriver l'oiseau sur elles, se 
_ réunirent en un groupe à la façon des bœufs attaqués 
par un loup; elles firent tête en hérissant leurs colle- 
_ rettes, en étalant leurs ailes et en faisant des haut et 
_bas-le-corps comme des coqs de combat. 
_ Chaque fois que le faucon passait.sur elles, elles se 
 rasaient à terre pour se relever ensuite et faire face à 
._  l'agresseur, Voyant que le faucon seul n'osait attaquer 
__ Srieusement la bande, nous lâchâmes le second. 
A ce renfort, les outardes, qui se sentirent entre 
._ deux attaques, eurent peur et s'envolèrent dans toutes 
_ Jes directions. 


_ {"} L'outarde du Sabra est celle que Buffon din HE 5 
tre upée d'a, genre howubara, RE 


106 LES CHASSES DE L’ALGERIE. 


Le premier faucon lâché, qui avait l’altitude et le 
vent favorable, profita de sa position pour fondre sur 
une outarde qui vint à passer au-dessous de lui; il fut 
assez heureux pour lui casser l'aile droite du premier 
coup de serre, et l’abattre. Elle n'avait pas touché 
térre, qu'il l’avait saisie par le cou et tombait avec elle 
en conservant son avantage, c’est-à-dire le dessus. 

Ceci est très important, parce que l’outarde à la 
vilenie de salir le faucon quand elle l’a sous elle ou à 
sa portée. 

C'est une défense suprême et très efficace que la na- 
ture lui a donnée là. 

Quand cette défense est employée à propos, le faucon, 
qui recoit le jet liquide et corrosif, en est aveuglé, ses 
plumes sont mouillées, et il est obligé de lâcher sa 
proie. 

S'il n'est pas lavé à l'instant avec de l’eau, il est 
hors de service pour le reste de la saison, la matière 
lancée par l’outarde ayant la propriété de coller les 
plumes et de ternir la vue. 

Le second faucon fut moins heureux que le premier ; 
devancé par les outardes, il fit vainement tous ses 
efforts pour les rejoindre, et n'y put réussir. 

Après plus de deux lieues de poursuite, il allait s’é- 
garer quand son maître, Kouider-ben-Legbèche, qui 
l'avait suivi à distance, arriva assez près pour lui faire 
entendre le cri de rappel et lui jeter le leurre. 

Il le reprit de cette façon et nous rejoignit après 
notre rentrée aux tentes, fort satisfait d’avoir recon- 
quis son oiseau. 

Le vol de l’outarde offre plus d'intérêt encore que 
celui du lièvre, en raison de l'attaque et de la défense, 
qui sont plus sérieuses, — et de la rareté de ces ma- 


LA CHASSE AU FAUCON. | 


à ten ser. qui ont, avec un superbe plumage, 


une chair exquise. 
Voilà le récit de notre première journée. 
. Le surlendemain, nous primes sept outardes. 
_ Ce fut notre plus grand triomphe sur ces superbes 
gallinacés; mais il fut payé chèrement : la perte de 


deux faucons, l'un effrayé par l'aigle, et l'autre en- ' 


trainé bien loin par la poursuite et égaré. 

Pendant quinze jours, nous avons chassé avec des 
chances diverses, mais toujours avec des captures plus 
ou moins grandes de lièvres ou d'outardes. 

Souvent je fus sollicité par Mahiddine et Kouider de 
me prononcer sur la valeur de leurs faucons. 

Cela arrivait, comme on le devine, toutes les fois 
- qu'une suite de beaux coups avait été accomplie par 
les oiseaux de tel ou tel parti; mais je m'en défendis, 
_ remettant toujours la sentence décisive à l'issue de la 
chasse, 

Quand elle arriva enfin, je déclarai, dans la réunion 
des adieux, que Mahiddine et Kouider étaient des fau- 
conniers incomparables, que leurs oiseaux de race 
_ étaient les meilleurs que j'avais vus voler; que leurs 
. biâzes, El-Mokhtar et Abd-el-Kader, quoique ayant des 
- méthodes différentes pour le dressage, étaient des oi- 
seleurs du premier mérite; enfin que bêtes et gens s'é- 
… lient admirablement conduits; que nous n'avionsqu'à 
remercier Dieu de nous avoir préservés d'accidents, et 
à lui demander de nous donner tous les ans une si 
bonne saison de chasse. 


_ faire de mécontents en donnant la palme à un parti au 
détriment de l'autre. | 
J'eus soin toutefois, en particulier, de nuancer mon 


+ 


C'était la vérité, et, de plus, je n'aurais pas voulu F 


168 LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


opinion, et je tiens pour assuré que l'amour-propre de 
mes fauconniers aura su en tirer parti pour se dé- 
cerner respectivement le premier rang; —#c'est une 
satisfaction qu'ils n'auront eu garde de se refuser. 

En terminant ce récit, j'affirmerai encore que le courre 
de l’autruche et le vol aux faucons sont les-chasses les 
plus attrayantes que l'on puisse faire en ce monde, 

Elles rajeunissent, disent les adeptes, et je le crois 


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Outarde. 


sans peine, en raison du plaisir intense qu’elles don- 
nent, en même temps qu'elles poussent au maximum 
d'action toutes les facultés locomotives. 


Les fauconniers ont des chants pour leurs oiseaux de 
race. 

Chaque biâze, du reste, est un peu diseur. — Dans 
les longues nuits du dressage et pendant la chasse, il 


Ou an th'orbi fa arneb el- mikhrouda? 
Ou sin ell'eihi Ja oum el -houbara ? 
Ma infakoum , la djenah, la kora. CE: 
En cha Allah temsou fi yed el-derria! QE 
Ouihh ! ouihh! Haou ! haou! LA 


Ni ut. à lièvre bientôt pris? 

Où tomberas-tu, à la mère des outardes ? 

ls ne vous sufliront pas, vos ailes et vos pieds! 

S'il plait à Dieu, Vos Que ER PRE mes ent 


3 pot etc. 


Men, y ferrah benat archi? 

Men y hammeur oudj khrouti? 

Men ibièn khresselet khreili ? 

Men, men hemoum denia inessi? 
Ouihh ! ete. 


170 


LES CHASSES DE L'ALGÉRIE. 


Qui donne la joie aux filles de ma tribu ? 

Qui rougit la figure de mes frères? 

Qui fait paraître les vertus de mes chevaux ? 

Qui des maux de ce monde donne l'oubli? 
Ouihh! ete. 


Theiri! their el-Sahra el-kerim! 

Fdhôl Allah el-adhim ! 

Nechekerek ïa ouldi ala el - daïm. 

N'haar maäk, men ïam el- djenna, ida makount naïm! 
Ouihh ! ouihh! Haou! haou! 


C’est mon oiseau, l'oiseau du désert, le généreux ! 

Présent de Dieu le fort! le très haut! 

Je te louerai, Ô mon fils, sans cesse ni répit, 

Un jour avec toi est un de ceux du Paradis, si je ne suis en rêve! 
Ouihh* ouihh! Haou! haou! 


CHAMEAUX 


MIRAGE — PRÉSAGES — DIVINATIONS 


LITTÉRATURE ET POÉSIE ARABE 


CHAMEAUX 


service et qu'il a faits ses auxiliaires dans le pèlerinage 
de la vie, il y en a de plus particulièrement utiles, 
dont il ne saurait se passer dans certaines conditions 
d'existence. 
_ Tels sont les chameaux (‘) pour les peuples nomades 
et pasteurs qui vivent dans les régions désertes. | 
Pour ne parler que du Sahra de l'Algérie, que nos 
colonnes ont traversé tant de fois en sondant ses mys- 
tères, on peut dire que les chameaux y sont en si 
grande estime, qu'elle approche de la vénération; etil 
faut reconnaitre que ce sentiment se trouve justifié par 


(9 C'est dromadaires qu'il faudrait dire en parlant de l'espèce que l'an 
. tencontre en Algérie. 


Parmi les animaux que l'homme a assujettis à son 


172 CHAMEAUX. 


les services constants, exceptionnels, que Les chameaux 
rendent à leurs possesseurs. 

C'est grâce à ces excellents animaux que les nomades 
mènent celte existence si libre, si indépendante, et 
s’affranchissent de certaines misères qui pèsent sur les 
citadins, même les plus civilisés. 

Certes, il n’est pas facile de convaincre des Francais, 


Caravane. 


des Anglais, des Allemands et tant d'autres, — qui se 
croient avec quelque raison à la tête du progrès huma- 
nitaire, — qu'il y a un très grand charme dans cette 
antique existence des Arabes pasteurs. 

Cependant rien n’est plus vrai : c’est la conviction 
de tous les Européens qui ont pu en jouir accidentelle- 
ment. — Tout en reconnaissant qu’ils ne sont peut- 
être pas aptes à la mener toujours, ils comprennent 
J'attachement passionné qu'elle inspire aux nomades. 


| CHAMEAUX. 172 


qui ne sauraient en être privés sans tomber en nos- 
talgie. | 

Combien de fois avons-nous vu de ces Sahariens, 
amenés par leurs affaires dans le Tell et dans les villes, 
s'y trouver à la gène, embarrassés de leurs mouvements, 
se heurter à toutes les défenses et confraintes que les 


La rentrée des chameaux 


agglomérations humaines accumulent sur d'étroits es- 
paces. 
Chaque pas était pour eux un non-sens, un étonne- 
ment ou une déception. — Tout les comprimait dans 
un pareil milieu, aussi bien ce qui devait exciter leur 
admiration que les choses qui les froissaient, — Et 
c'élait avec la joie de la délivrance, comme celle qu'é- 
prouve le prisonnier que l'on rend à la liberté, qu'ils 
reprenaient , radieux, le chemin de l'espace, du pays 
où l’on respire à pleine poitrine « l'air du bon Dieu, » 


174 CHAMEAUX. 


Eh bien, cette existence si large, que bien souvent 
ils préfèrent mourir que de la perdre, les Arabes ne 
peuvent la mener qu'avec leurs chameaux, seuls véhi- 
cules possibles dans le Sahra. — Aussi on comprend 
que ces indispensables moteurs de la vie au désert 
soient l’objet d’un culte tout particulier. 

Ce sont les chameaux qui portent la tente, les ba- 
gages, les provisions, les femmes, les enfants, les vieil- 
lards, les éclopés. 

C'est grâce à eux que les Arabes vivent dans le pays 
de la soif, en les envoyant chercher l’eau à des distances 
de vingt et trente lieues du point où ils ont planté leurs 
tentes, et peuvent rester ainsi des saisons entières dans 
les régions de pacage où s’engraissent el foisonnent 
leurs troupeaux de brebis. 

Ce sont les chameaux qui vont chercher le blé et 
l'orge dans les pays qui en produisent, — qui chargent, 
dans les ksours, les tissus fabriqués, les dattes, etc., 
servant au commerce d'échange. 

C'est avec eux que les Arabes se dérobent à l'en- 
nemi par de longues marches, et évitent le plus sou- 
vent d'en être atteints. Cela faisant, ils donnent leur 
lait si substantiel pour lalimentation des gens et des 
chevaux. 

Aussi les chameaux sont-ils en grand honneur chez 
les Arabes. De tout temps les plus grands poètes les 
ont chantés : — on les retrouve dans les Woallakat (1), 
dans le poème d’Antar et dans le Coran lui-même. — 
Mohammed n’avait-il pas une chamelle pour monture 
favorite? : 

l'importance de la race caméline depuis cette époque 


(:} Poèmes sacrés qui méritèrent d’être accrochés | d’où vient leur nom) 
_à la Koubba vénérée de la Mecque, pour leur incomparable beauté. 


CHAMEAUX. 


un peu snioiodnd, mais elle a hole 
ntie, et dans notre Sud il est facile de voir 
que le mot Ibel (1) ne laisse personne indifférent. 
C'est une gloire de conquérir les chameaux; c'est 
une honte de les laisser prendre. EE: 1 
=! Les plus braves parmi les guerriers du Sahra s'enor- 
| gueillissent d’être appelés Fersan-el-Bel, cavaliers des 
_ chameaux. 

L, C'est effectivement près de ceux-ci que se livrent les 

_ plus rudes combats, soit à l'attaque, soit à la défense. 
| — Ces scènes de guerre sont rendues plus acharnées 
encore par la présence des femmes montées dans les 

…  atâtiches (?), d'où elles excitent les combattants par 

_ leurs louanges où leur improbation. 
Quand on dit d'un guerrier : Un tel sauve les cha- 
. meaux (*), c'est-à-dire les préserve de la prise au jour 
__ de la poudre, ou les reprend s'ils ont été conquis, — 
: on a résumé tout ce qui peut être dit sur l'homme le | 
_ plus brave. 
_ Khraïin-el-Bel, voleur de chameaux, est aussi un 
surnom élogieux pour celui qui se livre à cette aventu- 
_reuse entreprise; les chameaux sont toujours gardés 
en temps de guerre par les cavaliers les plus vigoureux 
de la tribu. 
_ La poursuite des voleurs est acharnée et meurtrière ; 
on s'y bat pour tout de bon. 
_ Le chameau est considéré en outre comme Z'ahr (+), 
c'est-à-dire comme ne communiquant pas la souillure. 
Lite générique des chameaux, particulièrement un troupeau de 80 à 
+ _(*} Palanquins spécialement portés par les chameaux et dans lesquels s8 
placent les femmes et les enfants. 


- 4 Fldne, Fak-el-Del. 
{*) T'ahr, en état de pureté, Ainsi, son urine, st elle atteint les vêle= 


176 CHAMEAUX. 
Aux funérailles des grands, pendant les quarante ou 


= 
= 


Atàtiche. 


soixante jours de lamentations publiques qui les sui- 


ments de l’homme, ne souille pas, et l'on peut prier avec, sans être obligé 


de les laver préalablement. 
Les crottins de chameaux sont recueillis comme combustible, ils servent 


à faire cuire les aliments; le feu qu’ils donnent a une grande puissance de 
calor.que. 


CHAMEAUX. 177 


vent, les chamelles qui ont des petits sont, à l'heure 
du hazène (!), isolées de ceux-ci par une clôture. — 


Atâätiche. 


Leurs petits mkr'alils gémissent et appellent, en retour, 


(} Le hasène dure deux ou trois heures chaque jour, dans l'après-midi . 
Toutes les femmes de la tribu ou de la fraction se réunissent dans la tente 
du mort ; là elles pleurent , se lamentent , et rappellent dans un chant de 


deuil les vertus et qualités du défunt. — Cetie cérémonie est présidée par 
a femme à me du chef déc d'. 


178 CHAMEAUX. 


les cris plaintifs des chamelles, qui pleurent en même 


Chameau de voyage. 


temps à grosses 
larmes. 

Les Arabes, en 
parlant de leurs 
chameaux, les con- 
sidèrent comme 
les meilleurs sou- 
tiens de la famille. 

« Ce sont nos 
amis, disent-ils ; ils 
nous accompa- 
gnent et nous ai- 
dent dans notre 


existence sur cette terre. Tous nos actes importants, 
pérégrinations journalières, longs voyages, fêtes, com- 


Chameau de voyage. 


bats, fuites, deuil, ri- 
chesse, — tout cela n'a 
lieu qu'avec la présence 
et la coopération des 
chameaux chéris. » 

Ce que je viens de dire 
du chameau s'applique 
encore mieux au #ahri, 
qui est au premier ce que 
le cheval de selle est au 
cheval de trait. 

Le  mahri a même 
quelques qualités plus 
développées, telles que 
la puissance de locomo- 
tion et la résistance à la 


fatigue : il peut faire pendant plusieurs jours de suite 


Kent tente ou trente cinq lieues par vingt-quatre 
_ heures. # T0 
…æ C'est avec’ le ri que Les Foire affrontent le Le 
désert et y vivent, comme un constant pen à ne 
sobriété et d'aventures. | 5 

- Enfin, c'est avec les chameaux que nous - msi 
avons pu nous rendre maitres de la région saharienne, 
et avons ainsi mis le sceau à notre conquête de l'Algé- 

rie, qui n'aurait jamais été complète autrement. 

Il y a tout un livre à faire sur les chameaux. 


_Es LE is 


IF TRS MIRAGE 


É r MECS 


Le mirage a lieu particulièrement dans les grands 
bas-fonds, très plats, légèrement humides et salants, 
tels que les chotts, les zagrès, — dans les plateaux du 
Sahra algérien, tels que ceux du Sersou, — et dans 
les Tanez-Rouft, plaines immenses entre le Sahra algé- 
rien et le Soudan. 

Le mirage est produit, je crois, par une condensation 
vaporeuse de l'air humide. 

Cette. condensation, échauffée par le soleil, prend 
_ l'apparence nuageuse, et forme d'immenses nappes 
. blanches qui s'étendent le plus souvent sur tout le 
… bas-fond ou la plaine que l’on a devant soi. | 
+ Vu à distance d'un point un peu élevé, le mirage 
ressemble à uñe vaste étendue d'eau dans laquelle des 
cailloux ou de petits arbustes prennent l'apparence 
d'îles ou de forêts qui se déplacent et changent d' aspect 
quand on s'en rapproche. 


Le 


180 MIRAGE. 


Quand il se trouve des animaux dans la partie affec 
tée au mirage, ils prennent aussi des proportions gi- 
gantesques et fantastiques. 

Des chameaux que j'ai aperçus une fois à environ 
trois cents mêtres m'ont semblé avoir des membres de 
dix mètres de hauteur, et un corps gros en proportion. 

Ils semblaient marcher dans l’eau, qu’on aurait juré 
voir se déplacer par le mouvement de leurs jambes. 

Dans les Tanez-Rouft surtout (1), — m'a raconté 
Cheikh-Atman des Touareg, — les effets du mirage 
sont prodigieux, parce qu'ils s’exercent sur des plaines 
sans fin et planes comme une glace : — un crottin de 
chameau semble être une grande tente; des brins de 
drine ou de végétaux de la grosseur du doigt prennent 
l'apparence d'arbres immenses couchés ou debout sur 
le sol. 

Les animaux qui vivent dans la région où le mirage 
se produit ne s'y trompent pas; ils n’en subissent pas 
l'attraction, et je n'ai pas remarqué qu'elle s’exercât 
sur ceux qui ne le voient qu'accidentellement. 

Je crois, au contraire, que les animaux ont un in- 
stinct qui les prémunit contre les effets du mirage et 
les tentations qu’il peut donner. 

L'homme seul, — soit par le fait de son manque de 
compréhension de certains effets naturels, soit par 
celui d'une imagination qui aime à rêver l'impossible, 
— est soumis à l’action attractive du mirage. 

Il lui plait de croire ou de supposer qu'il a là, de- 
vant lui, des lacs, des îles, des forêts, parce qu'il se 
trouve dans une zone et soumis à une température où 
toutes ces choses lui seraient utiles et agréables. 


(*)} Immenses plaines très unies, dans le centre du grand désert central 
de l’Afrique. 


+ "der hetheoit des scènes ou des choses : que l'on ê 
_ aimerait à voir réellement. | 
Aussi, tout en ne croyant pas à la réalité des effets 
du mirage, on est puissamment séduit par les tableaux 
qu'il représente, et on s'abandonne à l'illusion. 
Combien de fois j'ai rêvé, en contemplant des effets 
de mirage, que j'étais l’auteur de la transformation 
qui s'opérait sur une région que je savais être torride 
et improductive ! + 
_ Je produisais à ma guise des lacs, des rivières; Je 
_ créais des cités, des ports, des canaux; — je couvrais 
- le sol de forêts, de riches moissons, de troupeaux; — 
et, chose bizarre, qui aidait à la continuation et à la 
puissance de mes illusions, le mirage semblait être à 
mes ordres et produire, par le fait de ma volonté , les 
créations que j'imaginais. 
Hélas ! c'est le cas de le dire, — autant en empoñ- 
tait le vent; un souflle de Borée me rendait à la réa- 
Mais j'avoue que j'ai trouvé tant de charme aux * 
sensations que donne le mirage, que je m'y suis soumis 
toutes les fois que j'en ai eu l'occasion. 


PRÉSAGES 


Tous les peuples sauvages, barbares ou à demi civi- 
 lisés, ont une croyance aux choses surnaturelles et à 
leur manifestation par diverses causes ou moyens. 


er | 


PRE, 0: 


182 PRÉSAGES. 


Les Arabes, quoique musulmans, ont conservé des 
anciennes habitudes païennes et idolâtres de leurs an- 
cêtres, des coutumes, des croyances et des superstitions 
que la religion de Mahomet n'a pu complétement dé- 
truire. ; 

Ainsi, ils sont très accessibles aux présages. Il y en 
a d’une infinité de sortes et pour tous les actes de la 
vie. Je veux en citer quelques-uns. 

Le présage par les corbeaux est généralement admis 
quand il s’agit de départ pour voyages, chasses, com- 
bats, etc. 

Voir deux corbeaux à sa droite est un bon présage; 
— n'en voir qu'un, et à gauche, en est un mauvais. 

S'entendre rappeler quand on a commencé la mar- 
che pour un départ — est un mauvais signe. C'est la 
n'echa (1). 

Entendre, dans les mêmes circonstances, des mots 


signifiant joie, bonheur, bien en général, — bon pré- 


sage. 

Rencontrer de jeunes et jolies filles, — bon présage. 

Rencontrer une vieille femme, un borgne, un aveugle, 
un lièvre, — mauvais présage. 

Voir, au moment du départ pour la chasse, une 
haouma, réunion de corbeaux qui décrivent en l'air 
des cercles concentriques, — excellent présage, signe 
infaillible de succès. 

On pourrait multiplier ces citations à l'infini. Je n'ai 
fait mention de celles qui précèdent que pour donner 
une idée de cette croyance aux présages chez les Arabes 
sahariens. 


(‘) De n’echa, retenir, retirer, empêcher. 


= La divination joue aussi un assez grand rôle sur l'es- 
_ prit crédule des Arabes. La plus connue et la plus ac- 
_créditée est la divination par le ketef (*) des moutons 
_ dépouillé de sa chair. 
__ Les devins ou prétendus tels y lisent l'avenir et aflir- 
ment qu'un tel sera tué dans telle rencontre, — mourra 
_ de telle mort; — — que d'autres seront riches, glorieux, 
u vbtiendront du pouvoir, — se marieront avec les femmes 
à Parts aiment, etc., etc. 


LITTÉRATURE 


ET 


POÉSIE ARABE DE NOS JOURS 


be La littérature proprement dite n'est plus en honneur 
he les Arabes de r RAA Quelques talebs (*), en 


le religion; mais ces écrits peu connus n'entrent même 
À dans la circulation. 
- La poésie, chez les Arabes de l'Algérie, est aussi à 


-1 ee Qc omoplate. 
(*) Taleb, qui demande, sous-entendu la science, — léttré, 


181 LITTÉRATURE ET POÉSIE ARABE. 


son déclin, quoique l'on puisse dire qu'elle leur soit 
restée familière et qu'ils aient l'imagination chaude et 
facile à l’exaltation. 

L’Aræbe sent les beautés de la nature, mais ses sen- 
sations et sa verve s’exercent plus particulièrement sur 
la beauté, les charmes de la femme, l'excellence des 
chevaux, la bonté et le luxe des armes, les faits de 
guerre, Chasse, elc. 

Cette poésie se manifeste par des Gals et Ghrazels, 
sortes de lais. 

Quelques-uns s’écrivent, la plupart se chantent dans 
l'inspiration, se répètent de mémoire, et vont ainsi de 
tribu en tribu à travers l'Algérie, colportés par les Di- 
seurs, derniers vestiges des anciens bardes et trouvères 
d'autrefois. 

Ces diseurs se divisent en Gouals, Aiats et Meddah's. 


Les Gouals, ou poëtes ambulants, doués du don de 
l'improvisation, vont de douar en douar, au foyer hos- 
pitalier des grands et des riches, chanter, en s'accom- 
pagnant de la flûte primitive et du tambourin, les ex- 
ploits des guerriers en renom, les amours d'amants 
célèbres. 

Ils fréquentent les marchés, les réunions, les noces 
et les fêtes. 

Mais comme tout passe en ce monde, ils vont tous 
les jours s’éclipsant, et, moins heureux que leurs de- 
vanciers de l’ancienne Grèce ou des régions du Nord, 
les derniers diseurs arabes voient finir avec eux leurs 
chants et leurs récits héroïques. J'en excepte toutefois 
ceux qui ont été tirés de l'oubli par plusieurs ouvrages 
sur l'Algérie, entre autres par les livres du général 
Daumas. 


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ete AN, u » 


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ERNST CENT 


LITTERATURE ET POËSIE ARADF. 187 


Le Goual est généralement de mœurs pacifiques; il 
n'a point de costume particulier; il se reconnait néan- 
moins à une physionomie rêveuse et souvent inspirée, 
à ses modestes instruments qu'il porte dans le capu- 
chon de son burnous. On le désigne aussi sous le nom 
de Sahab-el-Senà (ami du métier, de la qaie science), 


L'Aiat (!) a plus d'analogie avee les bardes belliqueux 


+ Le diseur algérien. 


de la vieille Irlande, qui savaient aussi bien manier Ja 
lourde épée que la lyre. 

Les Aïats ont à peu près disparu dans nos dernières 
guerres, et c'est à peine si de loin en loin on en ren- 
contre encore quelques-uns dans les tribus guerrières 
du Sud. 


{*} De aiet, crier, appeler haut. 


188 LITTÉRATURE ET POÉSIE ARABE. 


L'Aïat, homme de cheval et de poudre, — comme il 
‘ aime à s’en vanter, — possède une voix d’un timbre 
aigu, d'une immense portée. 

Dans la mêlée des combats, il jette des appels, des 
excitations scandées et rythmées, qui exaltent jusqu’à 
la frénésie le courage des guerriers. 

Véritables clairons humains, — avec leurs voix de 
cuivre, — ces inspirés de la lutte ont souvent, comme les 
héros d'Ossian, déterminé la victoire par leurs chants 
énergiques. 

Les cris, les appels des Aïats, agissent sur les nerfs 
avec un effet semblable à celui que nous produit la 
charge battue par le tambour; ils donnent cette horri- 
pilation que l’on définit souvent en disant : « Avoir la 
chair de poule. » : 

J'ai été soumis à l’action du chant des Aïats, et me 
suis rendu compte de sa stimulante énergie. 

Les lambeaux de phrases ou de vers lancés par les 
Aïats dans les moments décisifs du combat sont des ap- 
pels aux sentiments élevés, à la gloire des guerriers, à 
leurs anciens exploits. Quelquefois même il est fait al- 
lusion à l'amour des plus braves pour des beautés en 
renom. 

Après ces indiscrétions, — que l’on peut appeler su- 
prêmes au moment du péril, — un guerrier doit vaincre 
ou être mis hors de combat; il n’oserait jamais se re- 
présenter vaincu devant la femme qu'il aime, lorsqu'elle 
a été invoquée en son honneur pour déterminer la vic- 
toire de son parti. 


Les Meddah’s (*) chantent particulièrement la poésie 
religieuse, les prouesses des compagnons du Prophète. 
{*) Meddah, louangeur ; — medh, louange. 


LITTERATULE ET POËSIE ARABE. 18 


Les Medhs, d'où ils tirent leur nom, sont de petits 
poèmes sacrés en l'honneur de l'Islam et des hauts faits 
secompls par ses Oualis et Moudjaheds (*). 
Les Meddahs se distinguent par un fanatisme outré. 
Pénétrée et convaincus de la véracité des dires et 
gestes de leurs héros, de la supériorité de leur religion 
sur celle des infidèles. ils s'enivrent à leurs propres 


Le goual et son auditoire. 


chants et entrainent leurs auditeurs par le récit extraor- 
dinaire des faits célèbres et par le mode sur lequel ils 
sont rythmés. 

La cadence, monotone au début, violenie et heurtée 
par progression, finit par opérer une sorte d'enivrement 
mystique, dont l'effet va toujours croissant, et entraine 
jusqu'à l'extase les sectateurs du Prophète, 


(‘) Oualis, saints; — Moudjaheds, combattants pour la foi. 


MESSAOUDA EL-HARZLIA 


ÉPISODE DE GUERRE 
ENTRE 
LES RENI-LAGHOUAT, LES LARBAS 
ET 


KSAR EL-HIRANE 


Avant que notre domination s'établit dans le Sud 
les tribus nomades et leurs Ksours (!) vivaient e 
guerres continuelles, à peine interrompues par di 
rares trêves. 

Ces guerres ont eu de tout temps pour motifs prin 
cipaux les rivalités et les questions de prépondérance 
elles se sont éternisées par les vengeances et les re 
présailles, de sorte que l’on peut dire qu'elles faisaien 
partie de l’existence des populations arabes. 

Il n'y avait de diversion à cet état d'hostilités ou 
vertes qu'à l'apparition d’un grand personnage po 
litique ou religieux, d’un sultan ou d’un chérif, comm 


«) Villes des oasis. 


MESSAOUDA nt | 


teurs qui se pu comme des messies dont la venue 
_a été prophétisée. ES EE 
Mais cette diversion aux querelles intestines ordi- 


naires, aux guerres locales, n'était pas, comme on | 


pourrait le supposer, en faveur de la paix. C'était une 
occasion, au contraire, pour rendre ces guerres plus 
actives et plus générales. 
_ Les divers petits partis dissidents formaient alors des 
groupes plus considérables , et, selon leurs intérêts ou 
leurs affinités, se réunissaient à l'appel des nouveaux 
Sultans, ou restaient du parti local le plus prépondé- 
rant. 
- Il en résultait ainsi un plus grand antagonisme qui, 
en se concentrant davantage par le nombre des indi- 
vidus et les passions mises en jeu, amenait un paroxysme 
d'humeur belliqueuse et d'actions énergiques remar- 
quables souvent par des combats singuliers, — des 
_ épisodes chevaleresques, — des défis à la façon des 
anciens, et finalement des mélées générales, où le parti 
vainqueur était sans pitié pour le parti vaincu. 
à L'épisode que je vais rappeler s'est produit dans une 
- deces luttes où les ksours, appelant à leur aide les 
nomades du Sahra, obtenaient par leur concours Ja 
formation de petites armées, composées de fantassins, 
_ de cavaliers et de chameliers conduisant les palan- 
_ quins, dans lesquelles les femmes arabes venaientexciter 
. au combat les guerriers de leur tribu. 
C'était en 1843, après le siège d’Aïn-Madhi par Abd- 
_ el-Kader. 
+ On sait que l'émir, n "ay ant pu prendre la ville sainte 
des Tedjinis par la force après huit mois de siège, 
avait usé d'une feinte pour y entrer. 


+ Arabés co: donnent si facilement le nom aux agila- | 


192 MESSAOUDA EL-HARZLIA. 

Il s'était arrangé de façon à faire savoir à Tedjini 
qu'il ne pouvait s'éloigner d'Aïn-Madhi sans être entré 
dans cette ville avec ses troupes — et avoir fait sa 
prière dans la grande mosquée. 

Il-s'était, disait-il, engagé par le serment de ses 
femmes (!), dont la mort ou le succès pouvaient seuls 
le relever. 

Tedjini, en sa qualité de marabout, comprenant 
parfaitement l'importance d'un pareil serment, crai- 
gnant aussi peut-être la chute possible de la ville après 
quelques mois encore de blocus et de tranchée ouverte, 
fit faire à Abd-el-Kader des propositions que celui-ci 
accepta, et qui étaient celles-ci : 

Abd-el-Kader se retirerait avec son armée à El- 
Ghricha (?); 

Lorsqu'il y serait arrivé, Tedjini évacuerait Aïn- 
Madhi avec sa famille, les défenseurs qui avaient sou- 
tenu le siège, et se retirerait à Laghouat; 

Abd-el-Kader reviendrait à Aïn-Madhi, y ferait ses 
dévotions à la grande mosquée, respecterait la ville. 
les jardins restés intacts, en un mot, se conduirait 
en ami plutôt qu'en ennemi; 

Ses dévotions faites, et conséquemment son vœu ac- 
compli, il devait quitter le pays avec ses troupes et 
laisser désormais en paix Tedjini et sa ville. 

La convention s'exécuta en partie, c’est-à-dire qu'Abd- 
el-Kader, après l'évacuation de la ville par le mara- 
bout, y revint avec son armée; mais il y revint avec 
la honte d’une retraite subie, et confus d’avoir échoué 


{*) Le serment par les femmes est celui où le musulman jure que ses 
femmes lui seront sacrées, c’est-à-dire qu’elles ne seront plus siennes, si 
telle ou telle chose n’est pas accomplie par lui. 

Il est obligé de les répudier si cette chose ne s’accomplit pas. 

{*) Ksar du Djebel- Amour, distant de 8 lieues d'Aïn-Madhi. 


Abd -el- Kader. 


143 


194 MESSAQUDA EL-HARZLIA. 


devant une bicoque défendue par des pâtres et des 
Tolbas efféminés, comme il appelait les défenseurs 
d’Aïn-Madhi. 

Dans cette disposition d'esprit, il céda aux sugges- 
tions de ses lieutenants et de ses troupes : il rasa com- 
plétement la ville et détruisit les jardins restés intacts 
pendant le siège. 

Après avoir accompli cet acte de vindicative des- 

ruction, Abd-el-Kader songea à retourner vers le Tell, 
où le rappelaient de sérieuses complications. 

Il voulut toutefois, avant de quitter le Sahra, lui 
donner un semblant d'organisation, pour faire croire 
à la conquête réelle de cette région. 

A cet effet, il nomma khalifa du Sahra Si-el-Hadj- 
el-Arbi, descendant du fameux Si-el-Hadj-Aïssa, l’au- 
teur des prédictions sur l’arrivée des Francais en Al- 
gérie, dont la koubba (!) est à Laghouat. 

I! lui laissa, pour assurer son autorité dans le désert, 
deux compagnies de fantassins réguliers, une pièce 
de canon, des k’rials et mekr'ezen (?). 

El-Hadj-el-Arbi, qui vivait antérieurement en hos- 
tilité avec l’influente famille des Oulad-Zanoun de La- 
ghouat, avait rallié Abd-el-Kader lors de son entrée 
dans le Sahra; il l'avait servi avec zèle, pendant le 
siège d'Ain-Madhi, tant de son influence personnelle 
que de celle de <es clients. 

Il était donc, par ce fait, devenu l'ennemi du mara- 
bout Tedjini et de ses nombreux Æhreddems (3). Il était 

(*) Minaret renfermant un ou plusieurs tombeaux. 

(2) K’rials, cavaliers, troupe régulière à cheval créée par l'émir, — 
Mekr'ezen, cavaliers auxiliaires attachés à l'administration du pays. 

(*) Khreddems, serviteurs religieux afliliés à un ordre. Celui des Tedji- 


nis est un des plus considérables dans le sud de l'Algérie. Il étend son ac- 
tion jusque chez lies Touareg. 


d le irigait clins per 
les tribus sahariennes, pour avoir age À un 
sultan du Tell [£, e : 
= La position de Si-el-Hadj-l-Arbi, après le départ 
_ d'Abd-el-Kader pour le Tell, fut, comme on le com- 
_prend bien, très difficile. ; 
Malgré sa qualité de marabout descendant de Sie 
Hadj-Aïssa, il n'obtint , en retour de ses avances, que 
haine et mauvais vouloir de la part de l'importante 
tribu des Larbâs et de la population de Laghouat , pour 
_ avoir aidé à la ruine de la Zaouïa du marabout vénéré 
= d'Aïn-Madhi. 
_  Ilse soutint quelque temps d'abord dans Laghouat, 
_ avec l’aide de ses réguliers. 
* Mais, harcelé chaque jour par la plus grande partie 
de la population de la ville et par les goums des Lar- 
bâs, ne recevant pas de secours d'Abd-el-Kader qui, 
en ce moment, était fortement pressé par nous, il 
perdit peu à peu son prestige et son action. 
Force lui fut alors d'aller se réfugier à Ksar-el-Hi- 
.  râne (?) avec les quelques réguliers qui lui restaient et 
> un parti de nomades et de ksouréens composé de Ha- 
_ razlias, de Heudjaje et de Rahman. 
La situation du khalifa du Sahra ne tarda pas à s'ag- 
_ graver encore. 
> Les Beni-Laghouat, les Larbäs, les Mekhalifs, les 
- Oulad-Saäd-ben-Salem, tous ligués ensemble pour cette 
…_ occasion par les menées des Oulad-Zänoun, vinrent 
… l'assaillir dans son dernier asile. 
(‘) Les nomades du Sud, qui, jusqu'à notre domination de toute F 


rie, étaient restés indépendants ou à peu près, avaient un profond 
ne de) Arabes du Tell , qui s'étaient laissé asservir par les Tures et par 


E gs Village de quatre-vingts à cent maisons, à huit lieues S.-E, de Laghouat 
.Les 


196 MESSAOUDA EL-HARZLIA. 


Ce ksar, comme tous ceux du Sud, était entouré 
d'une enceinte bâtie en mottes de terre cuites au soleil. 
Il n'avait aucune autre défense et ne pouvait résister 
longtemps à une attaque sérieuse. 

L'ardeur des assiégeants était extrême, celle des as- 
siégés n'était pas moindre; il y allait pour eux de la 
vie : ils savaient qu'ils n'avaient aucune merci à at- 
tendre de leurs ennemis. 

Ils se défendaient en désespérés, et étaient soutenus, 
comme il n’est pas rare de le voir dans ces combats 
entre Arabes, par leurs femmes, dont quelques-unes 
donnaient l'exemple de l’abnégation la plus complète 
de leur existence en se mêlant aux premiers rangs des 
combattants lorsque l'assaut était donné aux murailles. 

Une jeune fille, entre autres, de la tribu des Ha- 
razlias, se faisait remarquer par sa vaillance; elle se 
nommait Messaouda. 

Cette jolie fille de dix-huit ans possédait une beauté 

remarquable, éclose et dorée aux rayons du soleil du 
Sud. Elle avait une taille élevée et élégante, de ma- 
gnifiques proportions. Elle se distinguait surtout par 
l'exaltation de ses sentiments pour le triomphe de son 
parti. 
_ C'était une facon de Jeanne Hachette orientale; — 
mais si elle pouvait sous ce rapport être comparée à 
l'héroïne du siège de Beauvais, elle était peut-être 
moins austère. Elle avait de nombreux admirateurs 
parmi les guerriers des Harazlias, et s’en faisait gloire. 
Sa beauté était chantée par tous les ménestrels du 
pays. 

Messaouda, en un mot, était généralement aimée; 
son action sur les siens était sans bornes; elle devait 
bientôt s'en servir pour le salut de tous. 


: Re: était niérs déjà dèpuis e, d'une 


ee ‘semaine, lorsqu'un soir, après une journée de combats 


dans lesquels la fortune était restée indécise comme 


dans les jours précédents, les guerriers des Larbâs, des 


Beni-Laghouat et des Mekhalifs résolurent d'en finir 
avec les assiégés par un dernier effort. 


. Ils se rassemblent de nouveau à cet effet. Encouragét! ns 


par leurs chefs, par l'appât du butin et de la ven- 
geance, ils se ruent sur les murs de la ville avec des 
cris de défi et des chants de victoire, — ce qui est tou- 
jours, entre Arabes, l'indice d'une affaire sérieuse. 
Les défenseurs du Ksar-el-Hirâne, bien moins nom- 
breux que les assaillants, plus fatigués de la résistance 
_ que ceux-ci de leurs attaques, recoivent le choc du 
_ mieux qu'ils peuvent; mais, après avoir repoussé le 
premier assaut , ils sont obligés de céder au nombre 
des attaquants qui se renouvelle sans cesse. 
: Ils abandonnent la défense de l'enceinte, particu- 
lièrement à un endroit où une sorte de brèche avait 
été ouverte par un flot d’assaillants. 
| C'en était fait du ksar et de ses défenseurs, si ce 
| premier élan eût continué. 
à On connaît la manière de combattre des Arabes : 
quand la tête de colonne lâche pied , tout cède, 

Mais aussi, quand le succès de ceux qui sonten avant 

se prononce, la masse s'ébranle comme un seul homme 
“ et se précipite comme un torrent irrésistible. 
La situation des défenseurs était donc désespérée, 
._ quand la jeune Messaouda, attirée par le feu et les 
…. vociférations des vainqueurs, arrive sur le lieu du 
> combat. 

D'un coup d'œil elle voit les siens, mis en déroute, 
abandonner la défense; elle voit les guerriers des Lar- 


To 
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LE 
Æ 
& 


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C 


198 MESSAOUDA ÉL-HARZLIA. 
bâs et des Beni-Laghouat se précipiter sur la brèche, 
en hurlant des menaces de meurtre et de pillage. 

Saisie alors d’une exaltation causée par la honte et 
la douleur, animée d'une sublime résolution, elle s’é- 
lance au-devant des fuyards, les interpelle d’une voix 
vibrante, et leur jette à la face de ces paroles qui ont 
tant de puissance sur les hommes d’une nature géné- 
reuse, et réveillent toujours d’un moment d’effroi ou 
de torpeur : . | 

« Où courez-vous, fils des Harazlias! L’ennemi n'est 
pas de ce côté, il est derrière vous, il vous chasse 
comme un troupeau de brebis!... Vous abandonnez vos 
femmes et vos enfants à la rage de ces chiens de sang! 
O jour du deuil noir! il n’y a plus d'hommes de la 
race de Harzallah!.. il faut que ce soit une femme qui 
vous fasse souvenir que du sang rouge coule dans vos 
veines ! » 

Dénouant aussitôt sa ceinture et la faisant flotter 
comme un drapeau au-dessus de sa tête, elle redouble 
d’apostrophes véhémentes qui remontent tous les cou- 
rages; elle s’écrie : « Où sont ceux qui disent des chants 
d'amour pour moi?...— Où sont mes frères ?...— C’est 
ici que je les aimerai!... — Qu'ils se montrent! qu'ils 
me suivent! s’ils ne veulent me voir devenir la proie 
des jeunes guerriers des Larbâs qui se vantent déjà de 
posséder vos femmes, vos enfants et vos troupeaux ! — 
des Larbâs qui veulent vous faire filer la laine et cuire 
leurs aliments ! » 

Puis, joignant l’action aux paroles, elle se précipite 
au milieu des assaillants. 

Peindre la confusion, la douleur et la rage qui s’em- 
parent des guerriers des Harazlias, n’est pas possible. 
Ranimés par les paroles et par les gestes de la jeune 


qu ils énumèrent à sd voix, et se rejettent à la aile 5 
de Messaouda au plus épais des rangs ennemis. 
__ Là s'engage alors une de ces mélées où les forces se 
_décuplent, où l'on fait arme et projectile de tout, où 
arme à feu cède le rôle à l'arme blanche, où celle-ci, 
bientôt insuffisante, a pour auxiliaires les pierres, les 
débris de la brèche et, dans les luttes corps à corps 
les couteaux (*), les dents et les ongles. 
; Cependant Messaouda est tombée au pouvoir des 
_ Larbâs, qui veulent l’entrainer vers leur camp. 
_ Elle se prête à ce mouvement, elle l'accélère même 
en se jetant de l’autre côté de la brèche. — Son but est 
d'attirer la lutte sanglante en dehors de l'enceinte qui 
protège les siens. 
_ Arrivée à vingt pas des murs, elle se retourne vers 
ceux qu'elle a si énergiquement ramenés au combat, 
elle leur adresse des prières, leur tend les bras et les 
conjure, par tout ce qu'ils aiment en ce monde, de ne 
pas la laisser emmener par les ennemis, — subir la 
_honte et le mépris de leurs femmes. 
Elle résiste alors à ceux qui l'entrainent et se débat 
de leurs étreintes. 
Ce spectacle, ces appels déchirants portent jusqu'à 
la frénésie le courage des Harazlias, — Rugissant 
comme des tigres et bondissant comme ces puissants 


mort qui les atteint, ils renversent et foulent aux pieds 
leurs adversaires qui, de vainqueurs qu'ils étaient, | 
_ passent successivement de l'attaque à la défense et 


to) Mouas, couteaux à raser très afllés, 


animaux, sans tenir compte de leurs blessures ni de Im 


200 ..  MESSAOUDA EL-HARZLIA. 


enfin à la fuite. [ls cèdent à une force surhumaine. 

Dans leur retraite précipitée, les Larbàs et les Beni- 
Laghouat essayent d'entrainer l’enthousiaste Mes- 
saouda. 

Mais celle-ci, qui résiste maintenant autant qu'elle 
s'est laissée emporter d'abord, est enfin rejointe par 
ses frères, par ses amis, et c'est autour d'elle que se 
portent les derniers coups, qui décident une complète 
victoire en faveur des défenseurs de Ksar-el-Hirâne. 

Ce que j'ai dit de la facilité qu'ont les Arabes à fuir 
quand les premiers combattants sont repoussés, ex- 
plique comment les Larbàs et les Beni-Laghouat, après 
avoir été vainqueurs d’abord, virent leur triomphe se 
changer en déroute lorsque leurs plus braves guerriers 
eurent été culbutés par les Harazlias. 

Ils perdirent beaucoup de monde ce jour=là, parce 
qu'une sortie générale des assiégés vint achever leur 
défaite. 

Quand le combat fut terminé, tous les guerriers des 
Harazlias restés valides, qui s'étaient distingués dans 
cette brillante action, ramenèrent en triomphe, au milieu 
d'une fantasia bruyante, leur bien-aimée Messaouda. 

Les femmes et les filles vinrent à sa rencontre, elles 
lui baisèrent les cheveux, les yeux et les mains en lui 
disant : « Tu es bien véritablement Messaouda (1)! — 
C'est à toi que nous devons d’être encore les femmes 
de notre tribu. — Que Dieu te bénisse, te rende heu- 
reuse et féconde: » 

Ce fut à qui la fêterait et immolerait un mouton en 
son honneur. 

La victoire de Messaouda fut bientôt connue dans 


(*) Messaouda signifie fortunée. 


MESSAOUDA EL-HARZLIA. 201 


tout le Sahra. La jeune fille se vit glorifiée par tous, 
sans distinction de parti ou d'origine. Un chant de 


algérien 


Paysage 


Î 
A 
“J 

: 

L4 

: 

: 
LT 

: 


guerre et d'amour fut composé e1 son honneur, et au- 
jourd'hui encore il en reste des traces dans les tribus 
nomades du Sud, 


Le TRE CPTEUTS à > 


202 MESSAOUDA EL-HARZLIA.. 


Il est pénible d'ajouter que ce brillant épisode n'eut 
pour résultat que de retarder de quelques jours la 
prise de Ksar-el-Hirâne. 

Le nombre des assiégeants était trop dispropor- 
tionné, il s’augmentait tous les jours, tandis que le 
parti d'El-Hadj-el-Arbi diminuait au contraire. 

Finalement, Ksar-el-Hirâne fut pris. Bon nombre de 
ses défenseurs perdirent la vie dans le dernier combat 
qui amena tet événement. Si-el-Hadj-el-Arbi fut du 
nombre. 

Avec lui finit le semblant de domination que l'émir 
Abd-el-Kader avait tenté d'établir dans le Sahra. 

Mais ce qui survit dans la mémoire des contempo- 
rains et qui se transmettra sans doute à celle des gé- 
nérations futures, c’est le souvenir de Messaouda-el- 
Harzlia et de son héroïque action. 


LETTRE 


| sun LES 


Laghouat, le 5 juin 1858. 


A M. le général DAUMAS. 


Mon GÉNÉRAL, 


_ Je regrette de vous avoir fait attendre si longtemps 
les quelques renseignements que vous m'avez fait 
J'honneur de me demander sur les reggabs (*\ du Sud. 
_ J'ai, comme je vous l'ai annoncé dans ma dernière 
Jettre, le type du genre chez les Oulad-Nayls; malheu- 
_ reusement mon pauvre reggab ést entre la vie et la 
mort depuis un mois. Je voulais tenir dé sa bouche le 
détail des courses extraordinaires qu'il a accomplies; 
mais comme après une assez longue attente je dois re | 


204 LES REGGABS DU SUD. 

noncer à le voir en état de me raconter lui-même ses 
prouesses, je vais vous donner le récit de quelques-unes 
de ces dernières, parfaitement authentiques du reste et 
bien connues de tous les Arabes du cercle. 

C'est Ben-Saïdane que se nomme ce phénomène des 
coureurs. 

Il est originaire de la tribu des Oulad-Saäd-ben-Salem, 
âgé de trente-huit à quarante ans; sa taille est grande, 
sa conformation parfaite; ses jambes et ses pieds sont 
des modèles de vigueur et d'élégance, que la statuaire 
antique n'aurait pas reniés. 

Ben-Saïdane est toujours très simplement vêtu d’une 
chemise longue en cotonnade et d’un burnous léger; 
une ceinture de cuir filali lui ceint les reins et sert à 
contenir quelques bouts de roseau dans lesquels il met 
ses provisions de bouche pour les grandes courses. 

Il est chaussé de brodequins qu’il fabrique lui-même 
avec du cuir de chameau et de la peau de chèvre. — 
Il n'a pour arme que son fidèle bâton et un couteau à 
raser. 

Vous savez, mon général, que les Arabes voient du 
merveilleux dans les choses qui sortent un peu de la 
vie ordinaire. — Ben-Saïdane est donc considéré comme 
particulièrement doué par Dieu pour la marche, la fa- 
culté de ne jamais s’égarer et de vivre avec très peu de 
nourriture. 


Voici en quelle circonstance ce don lui aurait été 
accordé : 
En 1845, Abd-el-Kader, prévoyant qu'il aurait à 
s'appuyer sur les Oulad-Nayls dans sa lutte avec nous, 
entretint, au moyen de Si-Chériff-ben-Lahrèche (notre 
khalifa actuel), des relations suivies avec les principaux 


0 ‘2 Les RECGAOS DU SUD s 
| personnages des Oulad - Si-Ahmed et des Oulad- Saàd- 


w ben-Salem. 


Si-el-Bouhali, chef de cette dernière tribu, ayant un 
avis pressé à faire tenir à Abd-el-Kader, qui se trouvait 


alors vers Tiaret, fit choix de Ben-Saïdane, qui était 
déjà en réputation comme marcheur, pour porter à 
l'émir une lettre pressée. 

Ben-Saïdane ne connaissait pas le pays de l'Ouest 
qu'il avait à parcourir pour arriver à destination: il 


partit toutefois après s'être fait renseigner sur la di- 


rection à suivre et la distance approximative. Il em- 
porta dans les roseaux de sa ceinture environ dix onces 
de rouina et suspendit à son cou une chibouta (*) de la 


+ contenance de trois litres d'eau. 


Il se mit en marche stimulé par tous les siens, et 


_ comblé de caresses par son caïd, qui lui dit : «ll n'ya 


que toi de capable d'accomplir une pareille mission. 
Elle est non seulement diflicile comme distance à par- 
courir très rapidement, mais encore comme danger 
possible d'être rencontré par les goums des colonnes, 
qui tiennent la campagne. » 

Ben-Saïdane, bien monté physiquement et morale- 
ment, partit le matin du campement de sa tribu, qui 
était alors à El-Haod, à six lieues S.-0. de Djelfa, en 
prenant la direction du N.-0.; il arriva vers trois heures 
du soir à la hauteur de Sidi- Bouzid; là, il s'arrêta un 
moment, consomma environ trois onces de rouina (?), 
et se remit en route. 

La nuit le surprit sur les hauts plateaux, il continua 
à marcher en se dirigeant sur les étoiles; — enfin le 
lendemain, vers huit heures du matin, il arrivait a 


{*} Petite peau de bouc. 
{*) Farine de blé rôti, 


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206 LES REGGABS DU SUD. 


Tagdempt, où se trouvait Abd-el-Kader,, auquel il remit 
sa lettre. — Il avait parcouru cinquante-quatre lieues 
en vingt-six heures. 

L'émir et ceux qui l’entouraient avaient peine à croire 
au récit de Ben-Saïdane; mais force leur fut de se 
rendre à l’évidence, en lisant la lettre, qui était datée, 
donnait des renseignements très récents et d’une grande 
importance. 

Abd-el-Kader, voulant récompenser dignement le 
reggab des Oulad-Nayls, dit à Ben-Saïdane : « Demande- 
moi ce qui peut te faire plaisir, si cela est en mon 
pouvoir je te le donnerai. » Ben-Saïdane répondit : 
« O Prince des croyants, je ne te demande pas d'argent, 
tu combats pour la bonne cause, et c'est à nous à 
t'aider de tous nos moyens; mais donne-moi ta béné- 
diction. Invoque Dieu pour moi, je me tiendrai pour 
bien récompensé. » 

Abd-el-Kader lui dit alors en lui imposant les mains : 

«Que Dieu mette sa bénédiction sur tes jambes, — 
et, par son aide, sois toujours ton propre cheval à toi- 
même ! » 

Il le congédia ensuite en le chargeant de missives 
pour les Oulad-Nayls. 

Ben-Saïdane ne mit guère plus de temps pour revenir 
à son point de départ. « La bénédiction du marabout, 
raconte-t-il, — car il est parfaitement convaincu qu'elle 
a eu son efficacité, — avait produit son effet et je ne 
me sentais pas marcher. » 

C'est depuis ce moment que notre reggab a eu le 
surnom de Aoud-Roho (1), sous lequel il est connu de 
tous les Arabes du Sud. 


(‘) Cheval de lui-même. — Mot à mot, cheval de son âme. 


| LES REGGABS DU SUD. 


Arrivés dans cette ville, ils apprirent de Ben-Djellah 


que les goums de l'Est, les Bouazid, les Selmia et les 


_ Fdouls, s'étaient dirigés vers leurs campements qui 


étaient établis entre Messad et le Djebel Bou-Khaïl, 
dans le but de les surprendre et de les r'azier. 
Ben-Saïdane s'offrit pour aller immédiatement donner 


_ l'éveil aux Oulad-Saäd-ben-Salem, qui étaient loin de 


_ soupçonner cette agression. 


Il partit donc de Tuggurt sans presque se reposer, 


emportant seulement deux galettes et une chibouta 
pleine d’eau; il marcha jour et nuit pendant quarante- 


huit heures, sans prendre plus de trois repos d'environ 


une heure chacun; il arriva à temps pour prévenir le< 


_ siens, qui se replièrent aussitôt dans le Bou-Khaïl et 


évitérent la r'azia dont ils étaient menacés. 

Après quelques heures de repos, Ben-Saïdane, muni, 
comme à son départ de Tuggurt, de deux galettes et 
de sa peau de bouc pleine d'eau, se remit en marche 
pour Tuggurt, où il arriva cent deux heures après en 
- étre parti et avoir parcouru dans ce laps de temps en- 


1 viron cent quarante lieues. — Il trouva ses compagnons 
 préts à partir; pour ne pas les retarder, il fit ses achats 
de dattes et revint avec eux. 


3 


De 1852 jusqu'à ce jour, Ben-Saïdane nous a servi de 
reggab ; il a rendu d'excellents services à tous nos chefs 


de colonne par la célérité de ses courses, sa connais- 


sance parfaite du pays. — Nos généraux l'ont généreu- 
sement récompensé, et il est actuellement à l'abri du 


’ besoin. 


Mais Ben-Saïdane n'en exerce pas moins son métier 


. favori; c'est, on peut le dire, par amour de ln loco- 


En 4849, Ben-Saïdane et plusieurs Arabes de sa tribu 
_ allérent en caravane à Tuggurt pour acheter des dattes. 


208 LES REGGABS DU SUD. 


motion et sans doute pour maintenir sa réputation de 
coureur infatigable, à laquelle il tient beaucoup. 

Pour s’entrétenir les jambes, comme il le dit lui- 
même, il vient assez souvent de Djelfa à Laghouat en 
douze ou quatorze heures, faisant ainsi cent quinze ki- 
lomètres d’une traite. 

Dans mes courses dans le Sud, Ben-Saïdane m'ac- 
compagne toujours ; il tient à honneur de marcher con- 
stamment à la tête des goums et de montrer le chemin. 

C'est avec désespoir qu'il voit les cavaliers ou les 
piétons prendre une autre route que celle qu'il trace, 
ou bien qu'il entend émettre un avis quelconque sur un 
itinéraire à suivre. — Il ne pardonnerait pas à son père, 
je crois, de dire un seul mot à ce sujet, tant son amour- 
propre de guide et de coureur est devenu susceptible. 

Souvent, en chassant à courre la gazelle ou le lièvre, 
nous avons laissé Ben-Saïdane à deux ou trois lieues en 
arrière, mais toujours, moins d'une heure après, nous 
avons été rejoints par Aoud-Roho, qui ne manquait 
jamais, dans ces circonstances, en reprenant la tete du 
goum, d’arborer au bout de son bäton un mouchoir en 
guise de drapeau et de l’agiter en cabriolant devant 
nous, Comme pour narguer nos Chevaux. 

L'année dernière, au mois de juillet, pendant notre 
chasse à l’autruche, Ben -Saïdane fut plaisanté par les 
Mekhalifs, qui lui dirent : « Puisque tu te nommes Aoud- 
Roho, pourquoi ne prends-tu pas comme nous des au- 
truches à la course? » 

Il leur répondit : «Vos chevaux sont des ânes! je les 
crèverais tous dans une longue course de fond, cela est 
connu des gens, et vous-mêmes ne l’ignorez pas; mais 
puisque vous me mettez au défi, je veux demain jaunir 
vos figures. Je partirai en même temps que vous au re- 


Be a Saidase. 


LL 


210 LES REGGABS DU SUD. 


lancer des autruches; puis, après avoir rejoint la pre- 
mière forcée, je veux être de retour au bivouac avant 
vous tous. » 

Le défi fut accepté. Le lendemain, Ben-Saïdane nous 
accompagna au Gàd (point d'où on relance les autru- 
ches). Aussitôt que celles-ci parurent, nous nous élan- 
çàmes de toute la vitesse de nos chevaux à leur pour- 
suite. Le reggab en fit autant avec ses jambes. IL avait 
résolu de suivre mes traces afin que je pusse constater 
son arrivée à la mort de l’autruche. 

Ce jour-là, je forçai ma bête en trente-deux minutes, 
après avoir parcouru seulement quinze ou seize kilo- 
mètres (1). 

Ben-Saïdane me rejoignit au moment où j'achevais 
de dépouiller ma capture, opération qui avait duré 
trente-cinq minutes. 

Il me dit : « Tu vois que je tiens ma parole et que ces 
chiens de Mekhalifs, qui ne courent pas plus que leurs 
femmes, ont mauvaise grâce à s'attaquer à ton fils Ben- 
Saïdane. Je vais retourner maintenant au bivouae pour 
renverser toutes leurs marmites. J'aurai encore le temps 
de dormir comme un Kossri (?) avant leur rentrée. » 

I tint parole, et, deux heures après, je trouvai, quand 
je rejoignis notre camp, Ben-Saïdane, arrivé longtemps 
avant tout le monde, se prélassant dans la tente du 
caïd des Mekhalifs, qui, pour le fêter en réconciliation, 
lui prodiguait son eau la plus fraiche et les meilleurs 
morceaux de hammoum. 

Je pourrais multiplier à l'infini le récit des courses 
extraordinaires accomplies par Aoud-Roho; mais ce 


(*) 11 faisait très chaud; le thermomètre, à midi, marquait 50 degrés à 
l'onrbre des betoums. | 
() Habitants des Ksours, que les Arabes traitent d'efféminés. 


| | our faire connaître ce dont est capable Hep-Faliane, 
_ le reggab des Oulad-Nayls. 


Ce brave garçon est actuellement Mokhazni (a au . 


bureau arabe de Djelfa. 
Lorsqu'il s ‘est agi de l'inscrire en cette qualité, slot 


son désir, on lui a dit : « Achète-toi un cheval; tu sais 2 


qu'un Mokhazni doit être monté. » 


_, Ben-Saïdane, malgré son respect et sa bonne tenue 
devant ses supérieurs, ne put, à cette proposition, con- 


server son sérieux. J1 se mit à rire de la facon la plus 
er rTe et la plus comique; enfin, quand il put parler, 
il répondit au commandant du poste : 

«Peux-tu humilier ainsi ton serviteur en lui propo- 
sant de se servir d'un cheval? Bel animal, ma foi, sur 
lequel on va loin, comme de mon œil à mon oreille! 

— qui boit et mange la substance qui nourrirait une 
famille, — qui hennit, laisse de grandes traces, — que 


l'on ne peut toujours cacher facilement. Tu veux done 
qu'on rie de moi? N'est-il pas, au contraire, de ton 


avantage d'avoir à ton service un homme capable de 
faire plus que tes meilleurs chevaux ? qui n'aura jamais 


| à te demander d'indemnité pour nourriture, perte de 


cheval, frais de ferrure, d'entretien, etc.?.., » 
. A de si bonnes raisons il n'y avait rien à répondre, 
_ Ben-Saïdane fut inscrit Xheial (?) et placé, selon ses 


É lesquels il a, sinon de la pitié, du moins une grande 
_ commisération. 
Les bons piétons ne sont pas rarés dans le Sahra, et 


(*) Cavalier soldé. 
C) Cavalier, homme de cheval. 


+ 


DNS QU Au 50 rarrsie at Re | 


désirs, en tête de la liste de ces fonctionnaires, pour 


nombre de leurs prouesses sont à la connaissance de tous, 


212 LES REGGABS DU SUD. 


Je vais, mon général, vous en citer quelques-unes, 
qui ont été accomplies dans ces derniers temps et dont 
le souvenir est très vivant dans la mémoire des gens 
du pays. 

Le nommé El-Touhami, originaire de Laghouat, où 
il est encore, fut envoyé par le khalifa Ahmed-ben-Sa- 
lem, en 1846, à Berryane, ville du Mzab. Parti à cinq 
heures du matin de Ksar-el-Hirâne, il arriva à destina- 
tion le même jour, à sept heures du soir, ayant par- 
couru la distance de trente-deux lieues. 

Ce même Touhami partit un jour de Ngoucça, dans 
la même année, et accomplit en vingt et une heures le 
trajet de cette ville à Berryane (quarante-cinq lieues 
environ ). 

Pendant ces deux courses, il n'a mangé que quelques 
dattes et bu la valeur de deux litres d’eau. 

En 1848, le nommé Maarouf-ben-Sliman, des Larbâs, 
est venu de Guerrara à Ksar-el-Hirâne d’une seule traite, 
en marchant de minuit à sept heures du soir; soit qua- 
rante-six lieues en dix-neuf heures. 

Il est allé aussi en une journée de Guerrara à Ouargla. 

El-Righi-Bel-Ouïs, des Mekhalifs, en chassant l’au- 
truche, fut entrainé à la poursuite d’un dôlim, qui le 
mena plus loin que d'habitude et qui finit par lui échap- 
per. Son cheval mourut au moment où sa dernière goutte 
d’eau s’épuisait. Il perdit la direction de ses compagnons 
pour revenir et s'égara. 

Pendant trois fois vingt-quatre heures, il erra dans 
les plateaux, sans eau et sans nourriture. Il était très 
épuisé. Le jour il dormait sous un betoum, la nuit il 
marchait. Chez lui, on le croyait perdu. 

Quand El-Righi arriva à ses tentes, on ne le reconnut 
pas, tant il était maigre et noir. Il raconta ensuite que 


LES REGGAIS DU SUD. 


Fe qui l'avait soutenu dans sa détresse était un rève 
dans lequel sa mère le  soignait et lui donnait à boire à 
… discrétion; ce rêve, qui se représenta plusieurs fois peri- 

_ dant ses siestes diurnes, le soulageait beaucoup. 


Le nommé Mhamed-ben-Harzallah, des Hadjadj, 
étant en r’azia du côté du Zab, perdit son cheval par 
accident; obligé de revenir à pied vers sa tribu, il dut 
marcher pendant quatre journées de vingt-quatre heu- 


res, sans prendre de nourriture et sans boire. C'était, 


il est vrai, en hiver, et la température était froide. 
_ Le nommé Saâd-ben-Sliman , des Maamra, et quatre 


i: de ses compagnons des Larbâs, étant en r’azia du côté 


+ 


de Guerrara, restèrent quatre jours sans manger, ne 


prenant pour toute subsistance que quelques plantes 
… de hammaïda (espèce d'oseille ). 


Le nommé Dridi, de la tribu des Mekhalifs, habitant 
actuellement El-Haouïta, a été, dans son jeune âge, 
un intrépide chasseur. — Un jour, étant tombé sur un 


à troupeau de sept mouflons à manchettes, il le poursui- 


vit dans les kefs (‘) et en tua six, en parcourant en sept 
heures un trajet de quinze lieues environ, dans un pays 


… très accidenté et difficile. 


Emporté une fois par l'ardeur de la chasse, il suivit 


… pendant quatre jours les traces d'un troupeau d'au- 
_ truches. — Au bont de ce temps, ayant épuisé son eau 
et ses vivres, il dut revenir chez lui, ne mangeant, 
. pendant ces quatre jours, que des plantes de karedda (?). 
- — Souvent il est arrivé à El-Dridi de rester huit ou 
. dix jours à la chasse et de vivre de plantes pendant la 
moitié de ce temps. 

_ Les Mekhalifs-el-Djereub racontent qu'un nommé 


{*) Kefs. — On nomme ainsi les collines rocheuses et escarpées du Sud. 


: (°) Statice Bonduelli, 


214 LES REGGABS DU SUD. 


Messaoud-ben-Aïssa, de leur tribu, mort il y a dix ans, 
forcait à pied des autruches au moment des plus grandes 
chaleurs. 

Les exemples de longues marches accomplies rapi- 
dement et de sobriété exceptionnelle sont très nom- 
breux dans le Sahra, on pourrait en faire un gros re- 
cueil. à 

Ces faits, qui nous paraissent si extraordinaires, 
n'étonnent personne ici; plus on avance dans le Sud, 
et moins le ventre, comme le disent les Arabes, domine 
l'âme. 

Cheiïkh-Athman, des Touareg, qui était ces jours 
derniers à Laghouat, m'a cité quelques exemples qui 
confirment cette assertion. — Je dois dire que j'ai con- 
fiance dans la véracité de ce chef targui, pour l'avoir 
mis plusieurs fois à l'épreuve. Il ne m'a raconté, du 
reste, que des faits qui lui sont personnels, 

Entre autres ceux-ci : 

Dans l’année de l’hégire 1236, en été, Cheikh-Athman 
fit, avec un parti de soixante-dix Touareg d'Azeguer 
montés sur des mahris, une r’azia sur les Chambaâs 
de Ouargla. 

Après avoir épuisé l’eau que contenaient leurs outres, 
ils restèrent cinquante-deux heures sans boire. Heu- 
reusement pour eux que leur r'azia réussit : ils enle- 
vèrent aux bergers des Chambaâs deux mille deux cents 
chameaux au moment où ils allaient mourir de soif. 

Leur premier mouvement pour se désaltérer, aussitôt 
leur capture faite, fut de saigner soixante chamelles, 
dont ils recueillirent le sang et l’eau qu’elles avaient 
dans leurs estomacs. 

C'est la ressource suprême, en cas de disette d'eau, 
que de tuer un chameau ou un mabri pour en boire 


LES REGGABS DU SUD. 


ec sang; mais il faut prendre la précaution, dit Cheikh- 
-Athman, de recueillir ce sang dans un vase, d'attendre 


qu'il se soit coagulé; alors on jette le caillot qui s'est 


formé, puis on boit la partie liquide et séreuse qui 
reste. Quand on n'a pas la patience d'agir ainsi, le 
sang que l'on boit chaud se fige sur l'estomac et brûle 
. les entrailles; il augmente alors le supplice de la soif. 

Pendant six jours et demi, c'est-à-dire pendant cent 
cinquante-six heures avant la r’azia, Cheikh-Athman 
et les siens n'ont vécu qu'avec la valeur de six cents 
grammes de chair de chamelle pour chacun. 

Le chef des Touareg d'Azeguer, Ikhenoukhen, en 
r'azia contre les Saïd, avec quarante des siens montés 
sur des mabris, est resté neuf jours et neuf nuits sans 
eau. Ils ont vécu en buvant par quarante-huit heures 
un peu de sang ou d'eau, qu'ils se procuraient en tuant 
leurs mabhris. Lorsque 
le chiffre de ces der- 
niers fut réduit à 
quinze, ils retournè- 
rent dans leur pays. 

C'est un principe 
admis chez les Toua- 
reg qu'un parti en ex- 
pédition , à défaut de 
vivres et d'eau, peut, 
pour prolonger ses 
opérations, tuer deux 
mahris sur trois ; mais jamais plus, sous peine de perdre 
la vie. 

Un mabri, disent-ils, peut sauver trois hommes ; 
deux sur son dos et un trainé par la queue de l'animal, 
mais jamais quatre. Quand done la réduction des 


Mahri. 


216 LES REGGABS DU SUD. 


mahris s'est faite jusqu'au tiers de leur nombre, le 
r’ezou(!) rentre dans ses foyers pour recommencer une 
course plus heureuse. 

L'année dernière, Cheikh-Athman, ayant cs 
dire qu'il était tombé de l’eau dans le pays, à six jour- 
nées à l’ouest de leur campement, envoya un de ses 
serviteurs nommé Djouri à la découverte; puis, voulant 
s'assurer du fait par lui-même, il partit un jour après, 
avec quatre mabris. Il suivit son serviteur à la piste 
pendant six jours et arriva en même témps que lui à 
l'endroit qui leur avait été désigné. 

Le trajet parcouru à pied par Djouri, en six jours, 
sans manger et sans boire autre chose que quelques 
gorgées de lait aigre, est d'environ cent cinq lieues. 
Ce qu'il y a de plus remärquable, c'est que cet indi- 
vidu, par suite de la morsure d’une vipère, n’a plus 
que la moitié du pied gauche. 

Enfin, Cheikh-Athman m'a aflirmé qu'un de ses pa- 
rents nommé Azoug, parti à la recherche de chameaux 
égarés, était resté dix jours de vingt-quatre heures sans 
manger. 

Azoug, monté sur un mahri, espérait toujours re- 
joindre les chameaux dont il suivait les traces. Il a ra- 
conté que pendant les trois ou quatre premiers jours il 
avait souffert de la faim, mais que, s'étant toujours 
sanglé progressivement les entrailles, il avait fini par 
ne plus souffrir. Il était même dans une disposition 
d'esprit assez gaie; toutefois, il n'aurait pu accomplir 
un acte de grande vigueur. 

Cheikh-Athman m'a raconté que les Oulad-Moulat, 


Arabes qui confinent aux Touareg - Hoggar, et dont le 


{*) Réunion armée en course de r’azia. 


ere de plie} les nee ed Souté face, 
 employaient un singulier moyen pour conserver dans 
rs excursions leur provision d'eau et de chair. 
é Is prennent de vieilles chamelles, qu'ils privent d’eau 
pendant plusieurs jours: au moment de partir en course, - 
- ils les font boire avec excès : cela fait, ils leur coupent 
la langue, puis les emmènent avec eux. R 
Lorsque la provision d'eau et de vivres est épuisée, 
les Oulad-Moulat tuent successivement les chamelles 
qui ont eu la langue coupée, lesquelles, paraît-il, à cause 
_ de cette « ion, ont conservé intacte l'eau absorbée 
_ au , pour n'avoir pu la ramener dans le gosier, 
__ faute de langue. 
__ Ces animaux deviennent ainsi des réservoirs ambu- 
_ Jants, dont la chair est consommée par les hommes et 
par les chevaux, qui s’en montrent très avides. « Ces 
chevaux, me disait Cheikh-Athman, hennissent en 
voyant découper de la chair, comme les vôtres quand 
ils voient l'orge. » 


ÿ 
k 


Les plantes que les reggabs du Sud et les Arabes man- 
_ gent dans les moments de disette sont celles-ci : 
Kredda, Statice Bonduelli. 
-.  El-Hammouïda, oseille sauvage. 
_  El-Guise, genre de chicorée. 
Bezoul-el-Nadja (pis de chamelle ). 
Talma, espèce de scorsonère. 
Rebia, Danthonia Foskali. 
Acida, souches chendrilloïdes. 
Daghrmous. Apteranthes qussoniana. 
… - El-Tifaf, genre de laiteron. 
Nebegue sedra, jujubes sauvages. 
Danoun, Philiposa lutea et violacea. 


218 LES REGGABS DU SUD. 


Aneb-el-Betoum, grappes de pistachier sauvage téré- 
binthe. 


Cheikh-Athman m'a donné en outre quelques noms 
de plantes ou arbres, qui sont : 

EI-Yatil, arbre produisant des grappes jaunes. 

El-Tolh, arbre à gomme et son fruit. 

El-Harra. 


Djerdiir. 

El-Ghorran. 

EI-Nefel. 

Taouït, genre de graminée. 
Ihafhif, id. 

Drine (1), id. 


En résumé, on peut dire que lorsque les indigènes 
sont poussés par la faim, ils mangent à peu près toutes 
les plantes, et ne font d'exception que pour celles re- 
connues vénéneuses. 


{) Le drine produit un petit grain comme du millet très menu et allongé. 

Dans le pays des Touareg, des familles de fourmis récoltent ce grain et 
en font des réserves assez considérables. Les gens pauvres vont à sa re- 
cherche et en font une sorte de farine, avec laquelle ils confectionnent des 
galettes et du kouskous. Ceux qui vont ainsi s’approprier la subsistance 
ramassée à grande peine par la besogneuse fourmi ont soin de laisser quel- 
ques poignées de grains dans la fourmilière, afin que celle-ci puisse subsis- 
ter pendant quelques jours et reprenne l'espoir de nouveaux approvisionne- 
ments. 

Nous agissons de même vis-à-vis des abeilles, quand nous recueillons les 
rayons de miel. 


© CANARDVILLE 


LAPINBOURG 


CANARDVILLE 


Si ce chapitre tombe jamais entre les mains de ceux 
de mes compagnons de chasse qui ont connu Canard- 
ville et Lapinbourg, je ne doute pas qu en se remémo- 
 rant les jours heureux qu'ils y ont vécu, ils ne sentent 
leur cœur battre plus vite et se réchauffer au souvenir 
de ces lieux privilégiés d'un passé, hélas! déjà loin. 
Pour moi, duséé-je vivre cent ans, j'aurai toujours 
présentes à l'esprit les émotions juvéniles, les joies in- 
_tenses, que j'ai ressenties dans ces deux priacipaiee 
découvertes de ma vie de chasseur. 
_ Voici ce qu'était Canardville, — je parlerai de Lapin 


Ce: 


220 CANARDVILLE. he 


Saint-Arnaud, je fus chargé de la direction de petites 
opérations militaires qui avaient pour but d'achever la 
soumission de tribus ou de fractions restées hostiles. 

C'est dans une excursion vers les plateaux du Sersou, 
pour rallier les derniers dissidents des Doui-Hasseni, 
que je découvris, à dix lieues au sud de Téniet-el-Häd, 
près du confluent de l’Oued-Issa et du N’har-Ouassel (!), 
un ravissant pays de chasse, unique dans son genre. 

Il mérite une description toute particulière. 

Le N'har-Ouassel, comme on sait, est le Chelif supé- 
rieur. Îl prend naissance sous Tiaret, se grossit à huit 
lieues plus bas des Sebaïn-Aïoun (?), traverse le pays 


* (1) Fleuve naissant. Haut Chelif. 

(2) Sebaïn- Aïoun, lès soixante - dix sources. 

Une légende du pays veut que ce soit l’ancêtre du khalifa Sidi-el-Aribi 
qui ait, à l'instar de Moïse, fait surgir ces soixante-dix sources du sol. 

Un jour, le Khalifa fit le récit de ce miracle au maréchal Bugeaud , sans 
doute pour mieux glorifier son origine. 

1 lui raconta longuement que le pays était à ce moment-là complètement 
privé d’eau, et que les populations demandèrent à son ancêtre Sidi-el-Aribi, 
qui vivait au neuvième siècle de l'hégire, de leur en procurer par sa baraka 
(bénédiction). 

Sidi-el-Aribi, touché de ces prières, se rendit à leur vœu , et sur l’em- 
placement où il se trouvait à cheval il fit faire à sa monture, en invoquant 
Dieu, soixante-dix sauts, et à chaque saut il surgit immédiatement une 
source de l'endroit où portaient les sabots du cheval. 

Quand le marabout crut avoir tiré assez d’eau de la terre, il se mit en 
marche ; les sources se réunirent et le suivirent sous la forme d’une rivière 
à laquelle il donna le nom de N’har - Ouassel. 

Il imagina alors de faire parcourir à cette rivière le plus de pays possible, 
afin que les musulmans pussent en profiter. C’est pourquoi, après l'avoir 
menée jusqu'aux montagnes du Tittery, Sidi-el-Aribi ramena le N’har Ouas- 
sel, qui prit alors le nom de Chelif, jusqu’à la mer, et mit son embouchure 
près de Mostaganem , presque sous le méridien de sa source. 

Après avoir écouté patiemment cette légende, le maréchal dit à notre 
Khalifa actuel : « C’est très bien, cela ; mais le Chelif, qui a une origine plus 
ancienne que celle que tu lui attribues, était connu des Romains, déjà bien 
antérieurs à {on ancêtre. » 

Le khalifa, d’abord un peu déconcerté, répondit : « C’est possible; mais 
alors il n’avait pas d’eau. » 


Sur le tétoe d à cette Éibs la vallée se resserre 
et, dans certains endroits, se trouve étranglée par le. 
rapprochement des berges en forme de collines. 
Un de ces étranglements, au-dessus du confluent déjà 
indiqué, est produit par deux éminences, sortes d'im- 
menses témoins découpés dans la berge de la rive 
droite, que les Arabes désignent sous le nom de El- 
Koleiat (‘). Leur base, qui s'étend jusqu'au fleuve, jette. 
celui-ci en dehors de son lit en temps de crue. L'inon- … 
«ation qui en résulte, en s'étendant dans la partie plane 
de la vallée, a créé un grand marais où eroissent de 
nombreux bouquets de tamarix, des roseaux, des jones 
des touffes de guetteuf. 
. Ce marais a environ trois kilomètres de longueur sur 
trois cents mètres de largeur en moyenne. Il fiñit au 
confluent de l'Oued-M'rila avec le N'har-Ouassel, qui, 
s'étant creusé là un lit large et profond, reprend toute 
'eau déversée dans le marais en amont. 
Le fleuve continue, à partir de cet endroit, à être 
isé de magnifiques tamarix et de grosses toufles de 
teuf, jusqu'au pays des Bouaïche et des Aziz. 
Le marais dont je viens de parler est connu dans le 
jays sous le nom de Recha-el-Goradia. 
- La première fois qu j'y pénétrai, je vis des milliers 
canards de toutes couleurs et de toutes grosseurs, 
les bandes de grues, de courlis, de vanneaux, de bé- 
Cassines, qui se levèrent à mes premiers coups de fusil 
et, littéralement, obscurcirent le ciel de leurs volées. 
Jamais de ma vie je n'avais vu pareil spectacle; je 


. (t) Petites villes fortes, à cause sans doute de leur forme qui est celle de 
titadelles vues à distance. 


# 


222 CANARDVILLE. 


mais mOn imaginaliou n'aurait osé le rêver tel que je 
l'avais sous les yeux. 

C'était un tourbillon, un fouillis d'oiseaux aquatiques, 
à faire croire que la gent emplumée du monde entier 
s'était donné rendez-vous dans ce bienheureux marais, 
où sans doute elle avait à souhait, depuis des siècles, 
abondante pâture et quiétude. 

Je fus vivement impressionné par cette merveilleuse 
découverte, et je me promis de revenir la compléter 
toutes les fois que je le pourrais. 

J'étais loin encore de connaître toute la richesse de 
ce fortuné territoire de chasse. Ce n’est que plus tard, 
après l'avoir pratiqué plusieurs fois, que je découvris 
qu'en dehors de ces légions d'aquatiques, le pays était 
bourré de lièvres, de perdrix, et le plateau du Sersou, 
qui forme la berge droite du fleuve, peuplé de troupeaux 
de gazelles, de bandes d’outardes, de pluviers gris, de 
pluviers dorés, de gangas, de koudris (1), ete. 

Tout ce gibier, à l'exception des troupeaux de ga- 
zelles, n'avait jamais recu un coup de fusil. Les Arabes 
ne chassaient alors ni la plume ni le petit gibier. Que 
l’on imagine ce que furent nos premières chasses dans 
cette terre de promission. 

. I nous fallait des mulets pour les charger. Mais 
n'anticipons pas. 

Je ne pus revenir chasser à El-Goradia qu'à la fin de 
1844, quelques heures seulement; ce fut assez néan- 
moins pour m'assurer que le marais était aussi animé 
que l’année précédente. 

En 1845, étant alors chef du bureau arabe de Téniet- 
el-Hàd, je ralliai la colonne du maréchal Bugeaud 


(*) Ganga unibande, grosse espèce. 


Ms: »?,7 


cine 


. APE ses bites sur la lisière du Tell. C'est à 
_ cette époque qu'eut lieu un épisode qui se rattache aux 
fastes de Canardville et que je veux noter dès à présent. 

_ J'avais été chargé par le maréchal de déterminer 
une ligne d'étapes sur le cours du N'har-Ouassel, pour 
une marche qu'il devait faire sur Boghar, en couvrant 
le Tell et en poursuivant Abd-el-Kader, qui tenait alors 
les hauts plateaux, d'où il menaçait le Tittery. 
Une de ces étapes indiquées étaient justement à El- 
Goradia, où se trouvaient en abondance l'eau et le bois 
nécessaires au séjour d’une grosse colonne. 
J'avais ménagé au maréchal la surprise du gibier; 
é je "savais qu’il n'y serait pas indifférent , comme chas- 
_ seur émérite et excellent tireur. 
_ Lors donc que je lui eus indiqué l'emplacement du 
camp, sur un plateau sec et aéré où il devait séjourner 
_ deux ou trois jours pour attendre un convoi, je lui fis 
remarquer la grande quantité de canards qui volti- 
_ geaient autour de nous. 
Il en fut aussi enchanté que surpris. 
« Je vais établir le camp, me dit-il, et nous irons 
Jeur faire la guerre. Vous me guiderez, mon cher, 
puisque vous connaissez le marais. » 
Je répondis aflirmativement , tout en lui faisant ob- 
server qu'il faudrait nous mettre à l'eau jusqu'au 
ventre, « Qu'à cela ne tienne, pourvu que nous appro- 
chiôns les canards. Allez, blanc-bec, ne croyez pas 
-m'effrayer avec votre eau. Je vous suivrai partout», 
ajouta-t-il en souriant. 
_ Effectivement , une heure après nous palaugions en 
plein marais. Jamais je n'avais vu l'excellent maréchal 
si heureux. Il s'était, malgré une température assez 
froide, mis carrément à l'eau avec des souliers et un 


224 CANARD VILLE. 


pantalon de troupier; il marchait et fusillait avec une 
ardeur juvénile; chaque coup abattait une pièce, et 
souvent plusieurs, quand il tirait dans les bandes de 
cols-verts et de sarcelles. 

Deux heures après, nous étions à bout de munitions 
et avions notre charge de canards. sn 
Le capitaine Rivet, alors officier d'ordonnance du 
maréchal, nous avait rejoints; il avait pris aussi sa 
part du gibier abattu. ; 

Quand nous revinmes à la tente du maréchal, : nous 
fûmes entourés par tout l’état-major et nombre de cu- 
rieux qui vinrent admirer la chasse. 

Le maréchal appelait à haute voix les retardatairés : 
« Hé! Eynard, Pélissier, Trochu, venez donc voir notre 
récolte ; — et il tâtait chaque pièce avec cette satisfaction 
de l'homme pratique, qui se retrouvait chez lui en toute . 
occasion. — Regardez-moi cela ! disait-1l émerveillé, 
ce sont de véritables canards en caisse, des pelotes de 
graisse. » Et il les plumait un peu sur le dos pour dé- 
montrer l'exactitude de son assertion. « J'espère, chef, 
que vous allez en tirer bon parti. C'est le cas d'inviter 
nos colonels. Quelle bonne idée Margueritte a eue de. 
nous amener séjourner ici! C’est un double ravitaille- 
ment que nous allons y faire. » É 

En effet, les officiers eurent la permission de chasser, 
et le lendemain soir, toutes les broches étaient garnies; 
de nombreuses bourriches s’étalaient dans toutes les 
cuisines, à la grande joie des chefs de popote. 

« Fameux bivouac ! bon pays tout de même », répé- 
taient nos soldats, qui avaient, eux aussi, trouvé dans 
la rivière de prodigieuses quantités de barbeaux, et sur 
ses bords des salades de cresson et de chicorée. — 
Chaque gamelle avait son extra. 


ardt," — "tn 
D, 


£. 


A1 faut avoir vécu de la vie de nos braves soldats, 
dans ces longues expéditions faites dans un pays sans 
ressources, pour avoir une idée de la gaieté que donne 


la moindre trouvaille propre à varier un peu le régime 


du biscuit et de la faible ration de viande maigre de 
tous les jours. 
Aussi ce fut avec des regrets unanimes et un excel- 
lent souvenir que la colonne quitta ce bon bivouac 
pour continuer sa laborieuse campagne. 
A partir de cette année, je revins plusieurs fois tous 
les hivers à la recha d'El-Goradia, avec ceux de mes 
compagnons de chasse qui en étaient aussi enthousiastes 


_ que moi. 


C'était surtout lorsque la neige avait envahi Téniet- 
el-Häd pour des mois entiers, que nous éprouvions des 
joies à nulle autre pareilles à descendre dans Ja vallée 


du N'har-Ouassel, où, en raison d’une différence d’al- 


titude de six à sept cents mètres et d’une exposition 


au sud, nous trouvions une température chaude rela- 


tivement et une précoce verdure. 
Nous emportions alors notre outillage de campagne 


_ et restions des semaines entières, à la grande satisfac- 
4 tion des indigènes du cercle eux-mêmes, qui préféraient 
._ venir traiter leurs affaires dans un pays abordable, 


À 
| 


. Goradia une construction qui, en nous servant de ren- 


plutôt que d'affronter les neiges de Téniet-el-Häd. 


Ë 


Ce n'est qu'en 1848 que j'eus l'idée d'établir à El- 


_ dez-vous de chasse, nous dispenserait d'emporter à 


chaque excursion un matériel de campement qu'il était 


î quelquefois difficile de sortir des neiges de notre petite 


Sibérie. 
Ce plan, une fois conçu, fut bientôt mis à éxécution. 


_ J'avais alors pour commandant supérieur un digne 


CANARDVILLE. 227 


228 CANARDVILLE. 


et brave officier, le capitaine Kennedy, du 2% bataillon 
d'Afrique. 

Il me donna quelques soldats de la garnison , et en 
huit jours, avec l’entrain exceptionnel que mettaient 
parfois au travail les joyeux zéphirs, j'édifiai CanARD- 
VILLE. 

Je doute que jamais fondateur de ville ait eu autant 
de satisfaction que moi quand, au bout de la semaine, 
je pus contempler dans toute leur gloire mes trois con- 
structions, formant les trois côtés d’un rectangle. 

La première formait l'appartement des maîtres et se 
composait d'une longue pièce de huit mèêtres de lon- 
gueur sur quatre de largeur, avec porte, fenêtre et 
grande cheminée. Sur le prolongement était la cuisine, 
d’une dimension moindre. 

La seconde construction était destinée aux gens qui 
nous accompagnaient ; elle pouvait loger une vingtaine 
de personnes. 

Enfin la troisième était une écurie pouvant contenir 
une dizaine de chevaux. 

Le tout bâti en pierre, crépi à la chaux, artistement 
couvert d’une toiture en tamarix et en jones de marais. 

Voilà ce qu'était Canardville, situé à l'extrémité 
ouest du petit plateau qui domine le confluent de 
l'Oued-Issa (!) et du N’har-Ouassel, à l'endroit où avait 
bivouaqué le maréchal Bugeaud. 

Ce nom de ville des canards peut paraitre prétentieux, 
si l’on considère le nombre et la beauté des édifices; 
mais il était justifié sous le rapport de la population 
emplumée, qui, dans certains hivers, égalait celle d'une 
grande ville. 


(‘) Rivière qui prend sa source près de Téniet-el-Häd dans le Djebel- 
R'ilass. 


| CANARDNILLE. 


san inauguration de la nouvelle cité eut lieu quelques à 


_ mois après, en janvier 1849, au moment le plus giboyeux 
de l'année. 
La crémaillère fut pendue dans les règles. 


Pour cette solennité et pour faire à Canardville une 
consécration digne de son présent et de son avenir, 


nous résolûümes, les six chasseurs que nous étions, de 


faire une guirlande de gibier autour du logis principal. 


Le troisième jour au soir cette guirlande était ache- 


vée ; les trente-deux mètres de développement qu'elle 


avait étaient composés, sans la moindre irterruption, 

d’un chapelet de gazelles, liévres, outardes, canards, 

grues, sarcelles, vanneaux, pluviers, courlis, bécassines, 
_ râles, perdrix et cailles. 

Cela faisait près de trois cents pièces de gibier, dont 
la plus grande partie fut expédiée à nos amis et con- 
naissances jusque sur la côte, en passant par Téniet, 

Milianah, Blidah, etc. 

C'est ainsi que Canardville fut consacré et glorifié 

par tous les estomacs reconnaissants. 
| En même temps que nous fondions la cité des ca- 
_ nards, nous avions aussi décidé la création d'un jour- 
_ nal des chasseurs. 
_ Ce devait étre un recueil dans lequel on inserirait, 
. chaque soir, le résultat des chasses de la journée, les 
_ épisodes et faits intéressants. Mais je dois dire que ce 
journal ne fut pas rédigé très exactement. 
Le soir venu , on rentrait presque toujours fatigué, 
surtout après l'affût, que nous ne manquions jamais 
É de faire, le soleil une fois couché. 
3 On sait qu'à ce moment les canards, qui se sont dis- 
_ persés dans la journée pour aller chercher pâture au 
_ loin, reviennent coucher au marais. Nous les attendior 


230 CANARDVILLE. 


dans les endroits les plus propices, et souvent nous 
faisions là, en moins d’une heure, le plus beau de notre 
chasse. 

Les grues surtout ne pouvaient se tirer qu'à cette 
heure. Elles arrivaient par grandes bandes, en poussant 
leurs cris rauques et perçants. Nous les abattions au 
moment où elles passaient sur nos têtes. J'entends en- 
core le bruit qu'elles faisaient en tombant dans l'eau. 
Il fallait s'en garer afin de ne pas les recevoir sur la tête, 
car elles étaient assez lourdes pour assommer. 

Quand donc nous rentrions le soir, vers sept heures, 
nous étions littéralement éreintés; nous ne songions 
qu'à nous sécher, à nous réconforter par un repas sub- 
stantiel dont le gibier formait la base principale, et à 
prendre ensuite un repos nécessaire. 

Les jours de pluie persistante étaient consacrés à la 
lecture de bons livres que nous emportions ; la journée 
alors se passait à se bien chauffer autour de la grande 
cheminée de notre unique salle, à lire et à écouter les 
histoires des différents personnages qui venaient nous 
voir et humer notre café. 

Quelles bonnes journées nous passions ainsi, chas- 
sant à outrance ou nous reposant de même! 

Notre commandant supérieur avait un caractère si 
sympathique, des qualités de cœur si élevées, un esprit 
si bienveillant, que l’on aimait à vivre près de lui. 

Il avait traversé la vie en philosophe, prenant toutes 
choses par leur meilleur côté. Il avait beaucoup vu et 
beaucoup lu; sa mémoire était ornée d’un bon choix 
de faits et d'observations intéressantes dont nous pro- 
fitions tous, quand il racontait et causait avec nous à 
cœur ouvert. 

Jamais je n’oublierai cet excellent homme, qui a eu 


existence, que des amis ou des appréciateurs bienveil- 
lants, et, dans sa plus large acception, une po 
méritée d'honnête homme. 


Je m'étais particulièrement attaché à lui à la mie 
d’un accident dont j'avais été la cause indirecte. * 
Lors d'un retour de congé que j'étais allé passeren 


France, Kennedy était venu à ma rencontre, à quelques 
kilomètres de Téniet-el-Häd, avec nos camarades et 
bon nombre de cavaliers arabes qui voulurent absolu- 
ment, pour nous faire honneur, brûler de la poudre 
dans une fantasia. 

On sait qu'il n'est pas toujours facile d'empêcher ces 
diables-d'hommes de se livrer à leur exercice favori (‘); 
{*) Laäb-el-baroud , le jeu de la poudre, est en grand honneur chez les 


Arabes, et quand ils jugent à propos d'en honorer quelqu'un, il est de bon 
. goût de s'y soumettre et de paraître y prendre plaisir, sinon on passe pour 


_ne pas aimer la poudre, les péripéties, les émotions qu'elle donne, et cela 


test pris en mauvaise part. 

Aussi combien de fois nos généraux se sont-ils soumis en maugréant, ét 
par respect humain , aux fantasias dans lesquelles, pour leur faire plus 
d'honneur, on venait brûler la poudre jusque dans les jambes de leurs che- 
_ vaux, qui, on l'imagine facilement , caracolaient et se cabraient en recevant 
= Peut-être même y avait-il un peu de malice de la part de ces rudes ca- 
valiers, qui n'étaient pas fâchés de voir comment le Roumi se tirerait d'af- 
Dire an milieu de !a bagarre. 

Un autre jeu plus sérieux encore, mais que l'on ne fait que devant des 
cf dont le renom de hravour est incontesté, se as, le jeu 
balles. consiste À courir sur les personnes que l'on fée de cetle façon 

et à tirer à quelques pieds au-dessus de leur tète, à la distance de quinze 
ou vingt pas, les fusils chargés à halles. é 
A faut recevoir ces déclmrges sans sourviller et sans avoir l'air de songer 


vous faire loger la balle dans la tête ou la poitrine. 

__ ]ly a encore le rechem-el-hafer, le marquage du sabot. Il consiste à 
| Jancer un cavalier à fond de train devant soi, puis, quand il a suffisamment 
» pris l'avance, de courir à sa poursuite, et, à la distance de vingt à trente 
pas, de tirer à ball sur Le sabot de la jam postérieure gauche da cheval, 


la CRE | fortune den 'avôir, ds Re cours .: son 


que le moindre faux pas des chevaux de ceux qui vous coarent sus peut Le 


992 CANARDVILLE. 


le jeu de la poudre se fit donc sur la route même où 
nous marchions. 

Les cavaliers partaient deux à deux d’une centaine 
de pas, arrivaient bride abattue, et tiraient leurs coups 
de fusil à quinze pas de nous, puis arrêtaient leurs 
chevaux. court, et faisaient demi-tour pour laisser la 
place à d’autres. 

Ce jeu ne nous amusait nullement, il était assez 
dangereux ; la route était étroite, coupée à pic à gauche 
et en talus très raide à droite. Nous avions, du reste, 
à nous raconter des choses intéressantes, que tout ce 
mouvement nous empêchait de dire. Nous fimes donc 
une injonction plus formelle que les précédentes, et la 
fantasia prit fin. Mais nous avions compté sans deux 
fanatiques, qui, ayant leurs fusils chargés, voulurent 
brûler leurs derniers grains de poudre. 

Comme les autres, ils vinrent vers nous à fond de 
train, déchargèrent leurs armes, et arrétèrent leurs … 
chevaux. Toutefois, l'un d'eux ne put le faire complè- | 
tement. Ses rênes de bride se rompirent dans la sac- 
cade d'arrêt. Son cheval, ne se sentant plus retenu, 
s'élanca en avant de nouveau avec tant de vigueur, 
qu'il vint heurter le poitrail du cheval de notre pauvre 
commandant supérieur, qui, n'ayant pu se garer à 
temps, fut culbuté dans un choc terrible. 


J1 faut alors que la balle frappe le sol au moment où le pied du cheval vient 
de le quitter. 

Tous ces jeux, auxquels j'ai souvent pris part dans mon jeune temps, 
tombent en désuétude. 

Il ne faut pas le regretter : des mœurs et des allures plus douces rempla- 
ceront ces dangereux exercices, qui avaient pour but de former la jeunesse 
au mépris du danger. | 

Mais il n’est pas hors de propos de constater qu'ils ont été en grand 
honneur chez les Arabes de la génération actuelle, et de dire qu'ils s'en 
souviennent encore. 


FAT © CANARDVILLE. Rés ù 

V1 13e mé jai à tere pour le relever : lavé # : 
_ connaissance. Quand il revint à lui peu après, nous 
_ nous aperçümes qu'il avait l'épaule gauche démise… : 
Malgré cela, il voulut qu'on le remit à cheval, pourne 


| pas assombrir, par l'appareil d'un brancard, notre 
_ rentrée dans Téniet. É 
j Le cavalier, cause de l'accident, était dans la con- 

_ sternation et dans l'appréhension d'un châtiment qu'il - 
jugeait avoir mérité par sa désobéissance. Kennedy, 
malgré ses souffrances, prit à tâche de le rassurer lui- 
même et de lui dire qu'il ne lui conservait pas ran- 
cune. 
… Rentrés au camp, il fallut procéder à l'opération de 

_ la remise de l'épaule; on chloroforma notre patient, 

sur le bras duquel plusieurs hommes furent appelés à 
» tirer. Soit que l'opération fût plus ou moins bien faite, 
… soit que la violence du choc, en déboitant la tête de 

. l'humérus, eût lésé une partie essentielle, la guérison 
se fit mal, et une sorte d'ankylose empécha le jeu de 

l'épaule. 

+ Rien n'y fit : ni les eaux de Barèges, ni les topiques 

_ les plus énergiques. Le bras conserva de la raideur, 
1 - et Kennedy, qui était chasseur passionné, eut une diffi- 
 culté tellement grande à mettre son fusil en joue, qu’il 

dut renoncer à bien tirer. 

M Malgré cette calamité, c'était lui qui paraissait 
È | prendre le plus gaiement cette situation. Quand il 
= m'en voyait attristé, il me disait : « Mon cher ami, il 

_ pouvait m'arriver plus mal. Il me reste bon pied, bon 

- œil. Si je ne puis abattre autant de gibier qu'autrefois, 

. je marcherai tout autant, et prendrai plaisir à vous 

voir faire. Il faut de la philosophie en ce monde, » Cela 

it simplement dit, comme il le pensait, 


PT 


CN POP AL EE NP EIONE 
4 ET h: 
è ENT 


236 CANARDVILLE. 


Non seulement il ne voulut pas qu'une punition quel- 
conque fût infligée à celui qui l'avait estropié, mais 
plus tard il lui fut en aide dans plusieurs circonstances. 
Aussi était-il vénéré par les Arabes du cercle, qui le 
connaissaient et disaient de lui : kalbou kebir, son cœur 
est grand. 

Je n'aurais pas trouvé ma description de Canardville 
complète, si je n’avais consacré quelques pages à celui 
qui était pour moitié dans sa fondation, et qui m'y tint 
si bonne et affectueuse compagnie. 

Dans les années suivantes, Canardwille devint une 
base d'opération pour des chasses plus éloignées, qu'il 
nous prit fantaisie de faire, tant pour varier que pour 
suivre nos bandes d’aquatiques, qui, à force d'être 
persécutées dans la Recha, allèrent chercher dans le 
Sersou des lieux plus hospitaliers. 

Nous fimes alors de petites expéditions, soit en re- 
montant le cours du N'har-Ouassel jusque dans le pays 
des Beni-Lint, où se trouvaient des petits lacs couverts 
de bandes de courlis, soit en allant sur l'Oued-Fdoul, 
à Tzarritz, à Susellem, cours d'eau du Sersou central, 
soit enfin en allant sur l'Oued-Ourq et à Taguine, où 
nous retrouvions la même abondance de sauvagine 
qu'au marais de Canardville lors de ses premiers 
temps. 

Ces grandes parties étaient surtout séduisantes par 
les chasses à courre la gazelle, que nous faisions avec 
les meilleurs cavaliers du cercle, qui se ralliaient à 
nous pour ces sortes d’excursions. 


Je dois parler ici d'un marabout grand chasseur, 
qui obtint quelque célébrité dans les cercles de Téniet- 
el-Hàd et de Boghar lorsque je l’eus fait connaitre. 


ie, copie dé marebouts de Bose De: 


; quelques années il s'était fixé chez les Bou-Aïche, | 


où il avait trouvé un refuge contre des haines et des 


|. Si-Aïssa possédait une nombreuse famille; il vivait, 
_ lui et les siens, de chasse et de dons pieux que lui 
_ faisaient ses R'eferas (*). Sans doute le régime qui ré- 
. sultail de ces deux moyens d'existence était substan- 
_ tiel, car notre marabout avait une bonne figure, large, 
colorée, de grands yeux bleus, de magnifiques dents 
É: “blanches, une taille solide, des membres vigoureux et 
un air avenant qui amenait cette réflexion : Voici un 
Esrioac 

Uni jour ve je chassais la gazelle vers les limites 


op Keferas, de Nl'efeur, pardon , rachat. Les grandes familles djouades 
ou maraboutes avaient autrefois chez les Arabes des r'eferas, pardonnés, 
…_ rachetés, c'est-à-dire des gens qui, moyennant redevance, obtenaient la 
de Re 


D + TS le plus souvent annuelles, consistaient en argent, en 
 éloles, grains ou bestiaux. Leur importance était en raison de l'eflicacité 
de la protection et des ressources des protégés. 
… Quand un r'efera était molesté par plus puissant que lui, il avait recours 
| au djouad ou au marabout qui s'était déclaré son patron. — Celui-ci était 
- alors lenu d'exercer sa protection , soit par influence pacifique, soit par les 
ei de faire respecter ou rendre justice à son protégé. 
Piies de familles religieuses et militaires n'ont eu d'autres moyens 
d'existence que les redevances de leurs r'eferas, antérieurement à notre 
domination. Ces familles se sont trouvées réduites à un etat fort précaire, 
| que cet usage est Lombé en désuétude. 
trouve encore, dans certaines régions, des Arabes et des Kabyles qui 
donnent la r'efera à leurs seigneurs ; mais c'est par le fait de la tradition, 
et sans aucune obligation légale ; notre autorité étant censée protéger et 
récllement tous ses administrés. 
es usages de la société arabe ont beaucoup d'analogie avec ceux qui 
existaient en Europe au moyen âge, ot plus anciennement encore chez les 
ces wmains, peuples à patronage s'il en fut. 


238 CANARD VILLE. 


du pays des Doui-Hasseni, sur l'Oued-Fdoul, je fis la 
rencontre de Si-Aïssa. Je n'avais pas été heureux : les 
gazelles, au lieu d'être en troupeaux (!), étaient dis- 
persées et clair-semées. C'était déjà le printemps, 
époque où chaque couple s’en va pour son compte. 

J'avais dit mon désappointement à Si-Aïssa, qui, me 
connaissant de réputation, s'était mis à marcher près 
de moi pour me renseigner sur une région appelée 
El-Coudiat, où il y avait toujours beaucoup de gibier. 

«C'est inutile, me dit-il, de chercher des troupeaux, 
ce n’est plus la saison, ils se sont dispersés; mais si tu 
veux, je te ferai tuer autant de gazelles que tu vou- 
dras, par mon moyen à moi. 

— Je ne demande pas mieux, lui dis-je, et quel que 
soit ton moyen, il est le bienvenu. Que faut-il faire? 

— Oh! c'est facile. Tu vas mettre pied à terre et te 
sacher derrière ce buisson de jujubiers; moi, j'irai 
chercher ces deux gazelles que tu vois là-bas, — et il 
montrait effectivement deux gazelles qui étaient à en- 
viron six cents mêtres de nous, — je te les amènerai 
là, tout près, ajouta-t-il; je les ferai passer à cette 
touffe de cheihh. » Et il m'indiquait un bouquet d’ar- 
moise à quinze pas du buisson devant lequel nous 
étions arrêtés. 

Je regardai mon homme bien en face, pour m'assu- 
rer qu'il parlait sérieusement. Lui, devinant ma pen- 


() En automne et en hiver, les gazelles se réunissent en troupeaux. J'en 
ai vu qui avaient jusqu’à deux ou trois cents têtes. 

Plus un troupeau est nombreux et plus facilement on l’approche, parce 
que les gazelles, en se massant, se gênent entre elles pour courir. Elles 
sont quelquefois tellement rapprochées les unes des autres, qu’on entend 
leurs cornes s’entrechoquer, ce qui produit comme un roulement de coups 
de baguettes. Dans le printemps et l'été, elles se dispersent pour la repro= 
duction. 


| CANARDYILLE. 


PE na : « Ne doute pas; c'est chose très faisable, 
le temps est propice, arrange-toi seulement pour n'être 
| pas vu; mais tu pourras regarder à travers le buisson 
et te désennuyer à me voir conduire les gazelles. Nete 
L: presse. pas surtout, tu les tireras aussi près que tu 
_ voudras. 
| — « Va, lui " Et, très impatient de voir le ré- 
_ sultat de ses promesses, je m'installai de façon à être 
L: parfaitement masqué par mon buisson. 
_ Si-Aïssa s'en fut au petit trot, emmenant avec lui le 
es alle di conduisait mon cheval. IL prit à gauche, 

| laissant les deux gazelles à sa droite, comme s'il ne 
| s'en occupait pas. Parvenu à environ douze cents mè- 
tres, il obliqua à droite, mit les deux gazelles entre 
 luiet moi, puis s'en rapprocha alors en marchant au 
L päs, Cel lés-ci, à mesure que Si-Aïssa venait vers elles, 
” se mirent en mouvement, à une petite allure; n'étant 
_ pas trop poussées, elles trottinaient, marchaient, s'ar- 
» rétaient, allaient dans un sens, puis dans l'autre, ex- 
» cepté, bien entendu, du côté du rabatteur. 

. Celui-ci, selon que les gazelles inclinaient trop à 
droite ou à gauche de la ligne qu'il voulait leur faire 
Le suivre, faisait des changements de direction, s'éloi- 
… gnait même, pour leur donner plus de confiance, et 
. reprenait son manége. 


- C'est ainsi que, par des mouvements qu'il commu- 


L niquait aux gazelles avec un tact extraordinaire et 

L une parfaite intuition de leurs allures, Si-Aïssa les 
“4 _amena là où il m'avait dit qu'il les ferait passer, 
J'avais suivi toute cette scène de rabattage avec un 

. vif plaisir. Je tuai le mâle du couple, qui vint se placer 


D exactement près de la touffe d'armoise indiquée et s'v 


4 RE, comme pour me donner le temps de le bien viser. 


ja 
Re. 


210 CANXARDVILLE. 
J'étais tellement ébahi de ce que je venais de voir, 


que je ne songeai pas à doubler sur sa compagne, qui 


s'enfuyait à petite portée. 

Aussitôt mon coup de fusil tiré, Si-Aïssa était ac- 
couru au galop. « Eh bien, tu vois, me dit-il, que ma 
manière est bonne. On n'’éreinte ni soi ni son cheval, 
et on tue autant qu’en courant les troupeaux. » 

J'avouai que cela était exact, mais que lui seul me 
paraissait posséder l’art de faire passer les gazelles là 
où il voulait. « Oui, moi et mes deux fils, me dit-il. 
Nous nous sommes exercés tant de fois, que nous fai- 
sons marcher à notre volonté la plupart du gibier qui 
piète. Si tu veux tirer des outardes, je t'en amènerai. 

» — Comment, des outardes (!) aussi? 

» — Oui, elles sont même plus faciles à diriger sc 
les gazelles, elles n’ont pas la tête si dure. » 

Ce jour-là nous ne pûmes en trouver; mais le lende- 


main, Si-Aïssa, que j'avais emmené coucher à Canard- 
ville, me conduisit dans une région où 1l en connaïs- « 


sait, et m'en fit tuer trois dans la matinée, de la même 
facon qu’il m'avait fait tuer la gazelle de la veille. 


A partir de cette époque, avril 1849, Si-Aïssa fut de 


toutes les parties dans le Sersou; il s'était intitulé mon 


rabatteur en chef, titre que personne ne songea à lui 


contester. 

Nous l’avions surnommé Bas-de-Cuir, parce qu'il 
portait des bottes de maroquin, et surtout parce que 
nous nous plaisions à lui trouver certains points de 
ressemblance avec le célèbre Bas-de-Cuir du roman des 
Pionniers. 


Bas-de-Cuir done m'a fait tuer autant de gazelles et 


(*) L'outarde huppée d'Afrique, genre Houbara, 


< 


CANARDVILLE. 41 


d'outardes que j'âi voulu. Je m'étais passionné pour 
ce genre de chasse, qui demande un pays plat et assez 
découvert pour que l'action du rabatteur sur le gibier 
soit constante, jusqu'au moment où il est amené à 
portée du tireur. 

Les mouvements divers que l’on voit faire aux bêtes 
qui se rapprochent insensiblement du chasseur qui les 
guette intéressent autant que le résultat final. 


nee. he pet 


Rabaliage des outardes par Si-Alssa ot ses fils. 


Si-Aïssa avait, comme tous les hommes qui ont mené 
la vie indépendante des solitudes, une grande apti- 
tude pour se suflire à lui-même. Il était industrieux au 
possible, et trouvait à se sustenter là où a'autres se- 
raient morts de faim. 

Il connaissait à fond les ressources du pays, des 
plateaux qu'il avait tant de fois parcourus; il savait 
trouver de l'eau lorsqu'il n'y en avait pas d'apparente 

16 


942 CANARDVILLE. À 


à la surface du sol. Il était grand dénicheur de nids de 
toutes espèces d'oiseaux, savait récolter, dans la saison, 
les {erfès (*), les champignons, les jujubes, les grappes 
du pistachier sauvage, les tiges d’alfa, les différentes 
plantes plus ou moins nutritives. Il savait tendre les 
pièges et y prendre tous les animaux pour lesquels il 
ne voulait pas dépenser sa poudre. De plus, il n'avait 
pas son pareil pour découvrir le gibier au gite. 

Bas-de-Cuir avait toujours dans sa djebira du sel et 
des épices, qui servaient à assaisonner ses repas im- 
provisés. Jamais je n'ai mangé de meilleures grillades 
que celles qu'il nous faisait avec des côtes de gazelle, 
et le foie qu'il préparait en melfouf (?). 

Un jour que nous avions égaré notre déjeuner et que 
la faim nous talonnait, Si-Aïssa me dit : 

« Si tu veux que nous mangions, C’est facile. » 

Tout était facile avec lui. 

— Tu as donc quelque chose dans ta djebira? 

— Non, je n’y ai que du sel et du piment. 


(*) Truffes blanches du Sersou. Ce tubercule, que l’on trouve en grande 
quantité dans les plateaux du Sud, dans les bonnes années , a la forme de 
la truffe; son goût est particulier et semble tenir du champignon et de la 
pomme de terre. 11 y en a deux qualités : les terfès rouges et les blanes. Les 
rouges sont plus estimés. Les Arabes en sont très friands; ils les mangent 
en ragoût avec de la viande, cuits avec du lait, ou simplement sous la 
cendre. C’est de cette façon qu'ils ont le plus de parfum et de saveur. 

(2) Melfouf, de meleffef, voilé , ‘entouré. Voici comment se fait cette 
préparation , aussi simple qu'excellente : 

On fait griller sur la braise le foie de la gazelle. Lorsqu'il a une demi- 
euisson, on le retire pour le couper par morceaux de la grosseur d'une 
noix. Ces morceaux sont saupoudrés de sel, puis entourés de panne où toi 
lette de la gazelle. On les enfile ensuite en brochettes et on soumet celles- 
ci à la cuisson finale. Quand elles sont bien dorées, et que la succulente 
graisse a pénétré les pores du foie, on retire. On mange brûlant, et, selon 
l'expression de Brillat-Savarin, on voit merveille. 

Les Arabes, qui sont parfaits rôtisseurs, ne manquent jamais de faire du 
r2elfouf toutes les fois qu’ils font rôtir leurs moutons. 


Ce n'est pas assez, lui dis-je. 


ré LE vrai; mais si tu veux te contenter d'un lièvre ï 
__ rôti, de bonnes figues et d’un bon coup d'eau fraiche, 4 


É 5 je vais te procurer tout cela. 


— Pardieu, oui, je m'en contenterai, et le plus wt 


sera le mieux. 


Nous chassions ce jour-là du côté de Kef-Recheiga, : 
nous étions à la recherche d'antilopes bubales, qui 
nous avaient été signalées dans cette région, mais que 


nous n'avions pas encore rencontrées. Bas-de-Cuir, 


évidemment satisfait de montrer une fois de plus son à. 


savoir-faire, prit la direction des collines, dont nous 
étions peu éloignés. Chemin faisant, il mit du plomb 


dans son fusil à la place des balles, puis, sans ralentir 


l'allure, il regarda attentivement autour de lui. 


Nous n'avions pas fait un demi-kilomètre dans notre 


nouvelle direction, lorsque je le vis arrêter son cheval 


et viser une touffe de sennar’ (*). Je me doutai bien 
que c'était notre déjeuner qui commençait à poindre. 
Effectivement , le coup à peine parti, je vis rouler ün 


beau lièvre que Bas-de-Cuir se mit à saigner et à dé- 
_ pouiller en un tour de main. « La contrée est bonne, 
medit-il : il est très gras. Allons à l'eau à présent. » 
_ — Et, d'un temps de trot de cinq minutes, il me con- 
… duisit sur le bord d’un torrent pierreux, que je trouvei 


complètement à sec, selon mes prévisions. 


J'en fis la remarque, mais Bas-de-Cuir, qui avait déjà 


» attaché son cheval et ramassé des branches sèches | 
auxquelles il avait mis le feu, me fit voir une grande 
pierre plate dans le lit du torrent, il la souleva avec 
| une vigueur peu commune, et découvrit une excava- 


{*) Sorte de faux alfa, Stipa tenacissima, 


244 ‘CANARD VILLE, 


tion creusée dans le roc, de la contenance de deux 
hectolitres environ, à moitié pleine d’une eau potable 
et fraiche. « Voilà ma citerne, me dit-il; c’est une ca- 
chette qu'un vieux pâtre des Shari m'a montrée, un 
jour que je partageai avec lui une gazelle que je venais 
de tuer. » — Et, tout en me racontant cette histoire, il 
embrochait le lièvre avec une branche de jujubier, le 
saupoudrait de sel, d’une pincée de piment, et le sou- 
mettait à l’action du feu. 

Comme je lui faisais compliment de sa dextérité, il 
me dit : «Mais il manque encore les figues. Tiens, 
prends la broche; pendant que le rôti achèvera de 
cuire, j'irai les chercher. Je dois en trouver; c’est la 
deuxième saison, les pâtres n'ont pu les manger, 
puisqu'ils ne sont pas venus dans ce pays depuis le 
printemps. » 

Et il s’en fut dans la direction de quelques anfrac- 
tuosités rocheuses qui nous dominaient à deux ou 
trois cents mètres. Un quart d'heure après il revint 
avec la moitié de son m#dol (!) rempli d'excellentes pe- 
tites figues, mûres à point, cueillies sur des sauva- 
geons, qui avaient poussé là de quelques graines sans 
doute transportées par des oiseaux nourris de figues 
des jardins de Goudjila ou de Ben-Hammad. 

Quoi qu'il en fût de leur provenance, que je ne 
cherchaï pas trop à approfondir sur le moment, nous 
les trouvâmes parfaites et Le lièvre très réussi. Il n’est 
tel qu’un bon appétit pour assaisonner les mets. | 

Cet excellent repas terminé, nous bûmes à même à 
la citerne de Bas-de-Cuir, que nous recouvrimes avec 


(*) Mdol, qui ombrage. Nom donné à ces grands chapeaux à larges bords 
et de hautes formes coniques, que L.s Arabes portent en été pour se préser- 
ver du scleil. 


————— 


et | CANARDVILLE. : 
sa x goss pierre. Nous effacimes ensuite nos traces | 
dans ses alentours, puis nous primes Ja direction de 

_ nos tentes, qui avaient été plantées ce jour-là à la 
source de Rass-Fdoul, remettant au lendemain la at 14 
_ cherche des antilopes bubales. ; 


Quelle école que cette vie au désert! Que de bonnes 
qualités elle développe, au physique et au moral, chez 
l'homme, quand celui-ci est suffisamment organisé 


L pour la pouvoir mener! 


ER RE PU POS A M ee 
Ée Le D £ 


était trop dégarni, que les gazelles me verraient à tra- . 


Je veux, à l'appui de cette PRES citer un trait 

_ de sang-froid et de présence d'esprit que j'ai vu ac- 
_ complir à Bas-de-Cuir, un jour que nous chassions 
* dans la vallée de Belbala. 


Nous venions de faire lever deux gazelles à environ 
deux cents mètres de nous. Je voulais les tirer, mais 
Si-Aïssa me dit : « Elles sont déjà bien éloignées ; il est 
préférable de les rabattre; peut-être ainsi pourras-tu 
les tuer toutes les deux. Voici un petit buisson derrière 
lequel tu peux t'embusquer. » Je fis la remarque qu'il 


| vers. « C'est vrai, me dit-il; je vais t'arranger cela. » 


ll descendit de cheval et s'approcha de quelques touffes 


| d'alfa, qu “il se mit à arracher à pleines poignées pour 
en garnir le buisson. Il se livrait à ce travail depuis 


quelques secondes, quand je l'entendis s'écrier : 
« Ah! maudite, Dieu te punisse ! » Je m'approchai 


| 4 pour voir à qui il en avait, et je vis avec effroi une vi= 


père à cornes (") qui était enroulée autour de son poi= 


oo Le céraste, dont la mursure est le plus souvent mortelle. Quand elle 
me tue pas, il en résulte toujours des accidents graves, lels que la paralysie 


FAUNE ET 


A EC Po | 


246 CANARDVILLE. 


gnet droit; il la tenait à pleine main avec la poignée 
d’alfa dans laquelle elle se trouvait blottie, et la frot- 
tait avec vigueur sur le sol rugueux, lui usant ainsi la 
tête pour l'empêcher de mordre. Ce fut l'affaire d’un 
moment, après quoi il ouvrit la main et jeta à mes 
pieds le corps décapité de l’affreux reptile. 

Sans cette subite résolution de frotter à terre avec 
force la tête de la vipère au moment où il s'était 
aperçu qu'il la tenait à la main, Si-Aïssa aurait in- 
failliblement été mordu; et Dieu sait ce qui serait 
advenu d’une pareille morsure, dans cette partie de 
l’avant-bras où abondent les muscles et les veines! 
J'en avais la sueur au front. « N’as-tu rien? lui dis-je. 
Non, me répondit-il; elle n’a pas eu le temps de se re- 
connaître. Louanges à Dieu, qui m'a préservé! Allons! 
mets-toi à l'affût; voilà ton buisson arrangé. Je vais 
t'amener les gazelles. » 

J'admirai cet homme, dont l'émotion était à peine 
sensible après ce danger, et je n’osai lui dire que cet 
affût ne me plaisait guère. Je m'y placai néanmoins; 
mais, pendant que Bas-de-Cuir rabattait les gazelles, 
j'étais inquiet. Je me retournais souvent pour voir si 
la compagne du céraste, que je supposais près de moi, 
ne venait pas de mon côté. 

J'ai toujours eu une grande répulsion pour les 


complète ou partielle. Une cautérisation énergique et instantanée peut seule 
éviter ces accidents. 

Les Arabes du Sud en sont tellement convaincus, que quelques-uns ont 
assez d'énergie pour faire l’ablation de la partie qui entoure l'endroit où ont 
pénétré les crocs du reptile. 

J'ai vu, à Laghouat, un cavalier des Larbâs, qui, ayant été mordu par 
une vipère, s'était enlevé, avec son couteau à raser, la partie charnue du 
mollet droit. Il boitait légèrement, mais il aimait encore mieux cela et vivre. 

Quand l’ablation n’est pas suffisante, on y ajoute la cautérisation par de 
la poudre que l’on verse sur la-plaie et à laquelle on met le feu. 


ax a 


ie 


FER chi Lux agite hi é _ 


5 
D 


re 
‘4 


CANARDVILLE, 


ë ot ER donc que j'étais loin d'être us: | 
_j'attribue à mon agitation l’insuccès de cette embus- 
_ cade : les gazelles ne voulurent pas m'approcher:; elles 
s'enfuirent, malgré les efforts de Si-Aïssa. «C'est un 
-mauvais endroit, me dit-il en me rejoignant, allons ail. 
leurs. » J'étais bien de son avis, et ne me fis point prier. 


Pauvre Bas-de-Cuir! comme j'ai plaisir à m'en sou 
venir! Il a été pour beaucoup dans mes succès de 


chasse du Sersou. Avec lui, il y avait toujours de l'ori- 
_ginal et de l'imprévu. Notre passion commune établis- 


sait entre nous la meilleure entente, je puis même dire 
une affection véritable. Il complétait Canardville, et 
quand il fut entré dans notre intimité, il n'y avait 


… point de bonnes parties sans lui. 


Une des plus grandes chasses que nous fimes dans 
la région des plateaux eut lieu l'automne suivant pour 
la célébration de la Saint-Hubert. 

Partis de Canardville le 22 octobre, en compagnie 
de Bas-de-Cuir, de nos compagnons de chasse à courre 
L nebituels, les fils et neveux du bach-agha Ameur-ben- 
Ferhat, le caïd des Doui-Hasseni, celui des Beni- 
_Maïda, mon fidèle El-Mebrouk et une vingtaine d'autres 
cavaliers, nous fûmes jusqu'à Taguine, en passant par 
. les bons endroits connus, entre autres à l'Oued-Ourg, 
où nous trouvions toujours autant de pêche que de 


ï chasse. 


Voici les chiffres du gibier tué dans cette mémorable 
| tournée : 
CR oo en us 56 
Sangliers “pi darrs Kef-Metalès, près é 
SN st 


"te 


248 CANARDVILLE, j 
Reports ire 61 pièces. 
Hièvres 444 NS R ler OISE TRS 47 
Chacals. 5 SE TDR Se TRE és 8 
RenaT Us. à PIRATES Fe Are sh 4 
LYON EN SR TE 2e 6 NUS 2 
Outardes ER MERE ESC SEE 17 
Grueil ire se ME EE Gus ÿ $ 8 
Perdrixi 5 0 Nr nil SN NUE 63 
Canards cols-vertsi "€. 5 are 37 
Sarcelles:où SHCUrS 7.20 2... Le Are 44 
HDÉCASSNS SEM SL PSS ER : 18 
Pluners gs Ur NN RENE 94 
Cours ur et tn RS En NO EE 43 
Gangster Re ES POUR | 
Folal.:.:41,"478 . 618 pièces. 


Nous étions soixante personnes environ. Pendant 
dix jours, nous avons vécu de gibier, et en avons. 
rapporté plus qu’il n’en fallait pour notre grand repas. 

Dès l'année 1847, nous célébrions religieusement la 
Saint-Hubert à Téniet-el-Häd. 

Quinze jours avant le 3 novembre, on faisait circuler 
un tableau-liste, sur lequel signaient tous ceux qui 
voulaient y prendre part. Ce tableau, qui était composé 
par le plus habile artiste de la confrérie, représentait 
les principaux épisodes de chasse de l’année, avec 
ornementation d'accessoires et d’attributs à la fantai- 
sie de l’auteur. 


J'ai conservé la plupart de ces tableaux, qui font 
collection depuis 1850 jusqu'en 1857. Les signatures 
et les faits qui y sont représentés me remémorent mes 
compagnons de ce temps-là, des chefs ele: dont 
beaucoup ne sont plus de ce monde : 


mt à 0 


; CANARDVILLE. 219 
Parmi ceux-ci, les maréchaux Bugeaud, Pélissier, 


Bosquet ; 


Vipère cornue 


Les généraux Rivet, de Pontevès, Carbuccia, Tho- 
mas, Cler, Cassaignolles, Yusuf; 


250 CANARDVILLE. 


Mon vieil ami Kennedy, mort en 1864 colonel et 
commandeur de la Légion d'honneur. 


Parmi les généraux actuels qui ont chassé à Canard- 


ville il ne reste guère que le général de Fénelon, qui 
pourrait se rappeler certaine traque au lièvre en com- 
pagnie de notre bien regretté général Rivet, le brouet 
saharien du vieux Rahal, et surtout cette fameuse 
course de trente lieues en huit heures que nous fimes, 
de Canardville aux Beni-Zoug-Zoug , à la poursuite du 
chérif" Bou-Touala, à travers un pays boisé et monta- 
gneux ; 

Le général Bataille, qui ne peut avoir oublié nos 
chasses à la gazelle dans le Sersou, et nos bonnes sta- 
tions à Lapinbourg. 

Je veux, du reste, pour n'omettre personne, mettre 
à la fin de ce chapitre les noms inscrits sur les tableaux 
de nos Saint-Hubert. Maître Paul, après moi, aura 
plaisir à les lire. 

Tous ceux qui prenaient part à ces fêtes n'étaient 


(*} Cherif, noble, nom que les Arabes donnent aux descendants de Fatma, 
la fille de leur prophète Mohamed. Par extension, ce nom de chérif a été 
souvent donné aux agitateurs qui ont voulu se faire passer pour le moul-el- 
saa, le maître de l’heure, le prédestiné envoyé par Dieu pour anéantir et 
expulser les chrétiens de l’Algérie, selon les prophéties accréditées chez les 
Arabes. 

Un de ces plus célèbres agitateurs a été Bou-Maza, l'homme à la chèvre. 
Mais combien d’autres, sous le nom indiqué dans les prophélies de Moha- 
med-ben-Abdalla, ont troublé l'Algérie en causant des insurrections par- 
tielles qu'il fallait vite étouffer sous peine de les voir grandir comme ces 
incendies qui ont à leur portée des matières inflammables à dévorer ! 

Le rôle de ces chérifs est tombé en discrédit , aucun n’ayant réussi jus= 
qu’à ce jour à amoindrir notre domination en Algérie. 


Mais il ne faut pas se hâter de conclure qu’il ne sera plus joué à l'avenir, 


11 tentera encore bien des têtes exaltées, et trouvera, dans certaines cir- 
constances, bien des adhérents. Ne pas perdre de vue cette éventualité sera 
sage de notre part. 


| 


_ CANARDVILLE. 
sseurs, mais pour la circonstance chacun en La 
ait le titre et les allures. 
7 était de tradition de ne consommer, dans ces ca 
| | grands repas, que du gibier tué par tous les adhérents. 
Huit jours avant, on se partageait les tâches, — qui 
| allait à la grosse bête, qui au marais, qui au gibier 
_ ordinaire, Enfin les simples mazettes elles-mémes fai- 
_ saient acte de bonne volonté en récoltant dans les 
| champs de environs quelques douzaines d'alouettes, 
de bees-fins, des champignons, du cresson, de la 
| chicorée, et en pêchant dans la rivière des barbeaux 
et des crabes. 
_ Ainsi, depuis le potage jusqu'au rôt, le repas de 
Saint-Hubert était le produit de la coopération de tous. 


_ Il n’en avait que plus d’attraits dans une localité où il 


vs 


L'hous aurait été difficile de trouver autrement les mets 


. d’un festin. 


à 


. Voici un de nos menus; il donnera une idée de la 
manière dont nous nous traitions en festoyant notre 
grand patron. 


DINER DE LA SAINT-HUBERT DE 1854. 


POTAGES, 


Consommé aux gangas. 
Bisque de crabes de rivière. 


252 


CPC TE 


CANARDVILL , 


ENTRÉES. 


Civets de lièvre du Sersou. 

Matelotte de barbeaux à la marinière. 

Timbales de perdrix aux choux. 

Salmis de bécassines. 

Râles de marouettes à la chasseur. 

Côtelettes de lapereaux à la saharienne. 

Grues en daube. 

Sarcelles braisées aux olives. 

Filets de sanglier aux terfès (truffes blanches des hauts plateaux). 


ROTS. 


Outardes farcies de becs-fins. 
Cols-verts, bécasses. 
Cuissots de gazelle. 


BOUTS DE TABLE. 


Jambon de lion , hure de sanglier. 
Pâté froid de pluviers. 


LÉGUMES. 
Champignons, chicorée, oseille. 


VINS 


De Milianah, de Bordeaux, de Champagne. 


Ces banquets annuels, où régnaient l’entrain et la 
gaieté, étaient de joyeuses fêtes qui occupaient, quinze 
jours à l'avance, tout le personnel de la garnison. Ils 
mettaient un peu de variété dans l'existence forcément 
monotone des postes avancés, et, comme Conséquence, 
ils cimentaient la bonne camaraderie en établissant 
entre tous ces bonnes relations, qu’il est si désirable de 
voir régner entre gens qui concourent au même but. 


LAPINBOURG 


| Lapinbourg était aussi, et doit être encore, un char- 
béani pays de chasse, 


de Téniet-el-Häd, un peu à droite de la route de Mi- 
lianah, son vrai nom dans le pays est Pou-Radjà. 

. Je l'avais surnommé Lapinbourg en raison, comme 
n on pense, de la prodigieuse quantité de lapins 
on y trouvait, sans préjudice de beaucoup de lièvres, 
perdrix, caïlles, ramiers, colombes, canepetières, 


ratons , et accidentellement des lions et des panthères. 
J'avais découvert ce bon endroit en 1849. Aussitôt 
j en avais fait part à mes compagnons de chasse, qui 
‘eurent , comme moi, la pensée d'en faire notre princi- 
pale chasse d'été. 


jours aussitôt que les perdreaux étaient maillés, 
est-à-dire depuis le mois de juillet jusqu'en novembre, 
ue qui nous ramenait à Canardville. 
Nous avions choisi, pour notre bivouac , un délicieux 
roit, ombragé de grands et beaux frènes, entouré 
trois quarts par la rivière Bou-Radjà, qui amène 
son eau claire et fraiche du pic de Taza (!), en for- 
nt une sorte de delta. 


LE Port bnûé Abd-el-Kader lors de sa guerre cuntre nous, dans le 
de remplacer la ville de Milianah tombée en notre possession. 
Tara, Boghar, Tagdempt, Saïda, ont la mème origine et étaient devenus 


En 

. 
#4 

34 


_ Situé dans le territoire des Matmatas, à huit lieues 


bécasses dans la saison, sangliers, chacals, renards, 


Nous y venions volontiers faire des parties de quel 


- Ai 


954 _ LAPINBOURG. 


Dans cette rivière, où l’on pouvait prendre d'excel- 
lents bains dans la saison chaude, se trouvaient en 
profusion des barbeaux, des anguilles et des crabes. 
Nous pouvions alterner nos chasses par de jolies 
pêches, et nous ne nous en faisions pas faute. 

Il reste toujours un peu du sauvage dans l’homme 
civilisé. C'est ce qui explique pourquoi nous avions tant 
de satisfaction à vivre de notre propre industrie en 
prenant aux bois, aux champs et aux rivières notre 
subsistance quotidienne. 

Quels riches tableaux de genre on aurait pu faire de 
nos bivouacs, si animés par la présence d'hommes 
affublés de costumes différents, avec nos chevaux, nos 
chiens, des guirlandes de gibier pendues aux arbres 
avec nos accoutrements de chasse et nos armes! 

Le soir surtout, quand de grands feux étaient allu- 
més, que la flamme éclairait le feuillage des arbres, 
les groupes variés de gens et d'animaux de toutes les 
attitudes, et que le repoussoir des ombres dégradées 
jusqu’au noir sombre de la nuit y mêlait d'étranges el 
magiques effets, il y avait de quoi inspirer les natures 
les plus rebelles. Combien nous regrettions alors notre 
impuissance à fixer par le pinceau ces tableaux qu 
nous Charmaient! 

| Le moment encore aurait été bien choisi, a le 
rugissement d’un lion‘ se faisait entendre près de nous. 
ks chefs-lieux des provinces que l’émir entendait gouverner, malgré notr 
conquête des villes de Médéah, Milianah , Mascara et Tlemcen, auxquelles 
ces forts correspondaient. 

(*‘) Nous eùmes trois fois l’occasion de faire ces remarques dans différent: 
séjours à Lapinbourg. Une fois surtout, le lion vint se désaltérer, vers neu: 
heures du soir, dans la rivière, à quarante pas de notre: bivouac, ainsi qu 
nous pèmes le consater le lendemain par ses traces. Il rugit à trois reprises. 


sans doute à l'aspect de notre bivouac très éclairé, et si violemment que 
nous crûmes à une agression. Chacun prit son fusil et se mit en défense: 


* LAPINBOURG. dé 


ide voix éveillait l'attention de tot e: et FES S 
moment, traduisait son impression selon _. cd 


+ D onines faisaient bonne contenance, tout eu se à 
FL os furtivement pour imiter l'attitude des moins 
Là s, car l'amour-propre ne perd jamais ses 
_ droïts au grand jour ou à la lumière. Les chevaux ten- 
_ daïent l'encolure, regardaient dans la direction du 
_ danger, aspiraient l'air fortement , en soufflant à pleins 
_ naseaux, et se Cabraient pour se débarrasser de leurs 
entraves. Les chiens enfin venaient se réfugier dans 
nos jambes en hurlant, ou avec des aboïements de 
menace et de crainte. 
Oui, tout cela aurait fait d'admirables tableaux ; 
. mais nous étions inhabiles à les reproduire. Malgré la 
tentation, nul n'aurait pu répéter avec succès le mot 
: du Corrège : « Et moi aussi je suis peintre ! » 
5 Les touristes francais et étrangers qui venaient ex- 
… plorer le pays étaient également émerveillés du site de … 
 Lapinbourg, du cachet de grande originalité quilre- 
 vétait, quand nous l'animions de nos bivouacs. 


De ceux qui vinrent chasser avec nous, j'ai particu- 
… liérement gardé le souvenir de deux Anglais qui m'a- 
vaient été recommandés par M. le maréchal Randon, 
alors gouverneur général de l'Algérie. — L'un était 
Hord David Kennedy, devenu depuis, par la mort de son 
frère aîné, marquis d’Ailsa; l'autre, M. Crawlay, eq 
fils d’un riche banquier de Londres, qui l'accompagnait. 

- Lord Kennedy était grand chasseur, il avait servi 


dis à n6 vint pas, pas plus que nous n'allimes à lui. La nuit était très 
sombre en dehors du cercle éclairé par nos feux. Nous n'aurions pu le voir, | 
serions allés nous buter contre lui, ce dont personne n'était tenté, 


FE Mr À 


256 LAPINBOURG. 


plusieurs années dans l'Inde et y avait tué beaucoup 
de tigres. Sa grande ambition était de Luer un lion. Je 
m'associai à ce désir, que je trouvai légitime; Je fis 
out ce que je pus pour lui procurer cette satisfaction, 
mais sans y pouvoir réussir. Affûts souvent répétés 
dans les meilleures conditions, poursuite des lions en 
suivant leurs traces fraiches dans la neige, rien n'y fit. 
Une fois seulement, lord Kennedy entendit le lion 
gronder à quelques pas de son affüût, mais il ne put le 
voir, ni, par conséquent, le tirer. Ge n'était pas assez 
pour tant de peines. 

Après chaque déception, et comme pour s’en CONsSO- 
ler, lord Kennedy évoquait les souvenirs de ses triom- 
phes de l'Inde, il me proposait d'y aller avec lui, tuer 
des tigres. J'y étais déterminé. Peut-être aurions-nous 
réalisé ce projet, si la guerre de Crimée n'était venue 
modifier nos résolutions. Be 

Lord Kennedy et M. Crawlay restèrent près de deux 
mois à chasser avec nous. Il va sans dire que jeles 
conduisis dans nos meilleures réserves, y compris Ca> 
nardville et le Sersou, où ils prirent grand plaisir à la 
chasse à la gazelle. 

Lis étaient pourvus, comme tous les Anglais le sont 
sénéralement, d'excellentes armes. Lord Kennedy sur- 
tout possédait une carabine de Lancastre, avec laquelle 
je l'avais vu tuer une gazelle à sept cents mètres, dans 
un petit troupeau d’une douzaine de têtes. 

Nécessairement, j'étais devenu amoureux d'une arme . 
pareille, surtout après l'avoir expérimentée. Je n'eus 
de satisfaction que lorsque lord Kennedy me promit 
de m'en faire fabriquer une semblable, tout en me pré- 
venant « que Lancestre était un grand paresseux » et 
mettrait plusieurs mois à cette confection. 


Dquyiv nvoquio N LUI LE LS 4 


DALPTAUI Vi 


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Ds 


k LAPINBOURG. + 
Lomme j jen me récriai sur la longueur du délai, >. 

on ua que cet armurier consciencieux ne livrait 
F ses armes qu'après une série d' épreuves et avoir réglé 

: ne: pendant plus de trente jours, au tir, la po- 
.sition de l'encoche, de la hausse et du guidon. —Ce , 
; Ë qui expliquait la justesse de sa carabine jusqu'à la dis 
tance de mille yards (environ 900 mètres). | 

_Je reçus effectivement six mois plus tard cette ex- 
F'éellants carabine, avec laquelle je ne manquai pas de 
| m'exercer. Je prenais plaisir à faire avec elle les paris 
_ les plus aventureux. J'en gagnai un, entre autres, à 
_ MM. de Biencourt et de Ludre, qui vinrent à cette 
_ époque visiter Laghouat. Cela me fit grand plaisir, car 
î ils étaient assez bons tireurs pour qu'il y eût satisfaction 
| à les vaincre. L'enjeu , qui était un panier de bordeaux, 
- fut, du reste, consciencieusement bu à leur santé. 

De Lapinbourg, il nous arrivait assez fréquemment 
aussi de faire des petites pointes vers les endroits qui 
nous étaient indiqués comme très giboyeux. 

. Nous descendions alors l'oued Deur-Deur, fertile en 
bécasses à l'époque de la passe, ou remontions l'oued 

Mouilha, le pays par excellence des perdrix. 

Nous installions nos bivouacs dans les endroits les 
18 ombragés, à portée de l'eau. Ces chasses ambu- 
lantes, par le fait même du déplacement, étaient une 
source de jouissances. L'homme sé complait en variété, 
- cela est certain. Nous aimions à fouler tous les jours un 
| sol nouveau, d'aspects différents, peuplé d'autres genres 
| d'oiseaux et de quadrupèdes que ceux chassés les jours 
int Nous avions ainsi un peu de ces sensations 
-qu'éprouvent les grands explorateurs quand ils tou 
 chent une terre vierge et découvrent ce que d'autres 


2C0 LAPINBOURG. 


— Quoi! pas une déception, un insuccès, pour varier. 
celte constante série de réussites? 

— Si, monsieur Paul, en voici une que je veux vous dire 
ici, sans préjudice de celles que je vous conterai plustard. 

Un jour de l'automne 1853, le capitaine Bouchot, du 
{1e léger, et moi, nous étions venus planter nos tentes 
à Lapinbourg pour y faire une bourriche de gibier qui 
devait servir à notre repas de Saint-Hubert. 

Nous avions déjà une jolie collection de lièvres, per- 
drix et bécasses, lorsque, dans la matinée du troisième 
jour, en parcourant la partie supérieure de la vallée, 
nous fimes la rencontre de El-Mokhtar-Bel-Arbi (!), 
accompagné de deux de ses cavaliers et de quelques 
piétons des Matmatas. Il venait me voir, sachant que 
j'étais à chasser à Bou-Radja. 

Il me raconta qu'il avait quitté sa tribu depuis trois 
jours pour suivre les traces de deux lions qui, en tra- 
versant le territoire des Beni-Mabhrez, lui avaient tué 
une jument et lionné un de ses serviteurs. 

J'avais déjà entendu raconter de ces histoires de gens 
lionnés, mais je n’y avais accordé qu'une mince créance. 

Ainsi, on m'avait affirmé, chez les Blal et les Matma- 
tas, que des individus, dont le moral n’était sans doute 
pas d’une trempe énergique, avaient été rencontrés 
isolément le soir (?) ou la nuit par des lions, et soumis 
de la part de ceux-ci à une sorte de fascination, dont 
l'effet était de se faire suivre par le patient, qui devenait 
alors estesebà, lionné, comme nous disons médusé (°?). 

(*) Voir la chasse au lion, page 15. mn 

(2) Les lions ne sortent pas de leurs repaires dans le jour, et il est rare 
d'en rencontrer avant le coucher du soleil. 

() Dans tous les récits de ce genre qui m’ont été faits, je n'ai pas {rouvé 


mort d'homme dans le souvenir de la génération présente. 
Les Arabes prétendent néanmoins que le lion, après avoir entraîné l'homme 


qui le Far là où il veut. Des gens ayant res: ME 
_contrés dans cet état disaient à ceux qui voulaient les 
_ ramener : « Laissez-moi conduire mon bœuf. Vousvoyez 
bien qu'il s'enfuit et que je vais le perdre», ou d'autres 
| propos aussi incohérents, mais qui indiquaient toujours 
: “1e prépecupation de suivre le lion fascinateur. ke 
_ Le remède, en pareil cas, est d'appliquer de vigou- 
| reux soufllets sur la face des lionnés, qui $e réveillent 
alors plus ou moins de cette violente obsession. 
Cette croyance au lionnage est tellement accréditée 
_ chez les Arabes qui habitent les parties boisées du Tell, 
qu'ils emploient à l'occasion, pour s'y soustraire, le 
moyen suivant : s'ils sont à cheval et armiés, ils tirent 
_ leurs sabres ou brandissent leurs fusils, font caracoler 
. leurs chevaux, frappent de l'éperon contre leurs larges 
_ étriers. Ce faisant, ils disent au roi des animaux : « Ne 
me connais-tu pas? je suis un tel, fils d'un tel, la ter- 
reur de mes ennemis! Passe au large, tu n’as rien à 
gagner avec moi. » ; 
Le lion, voyant à qui il a affaire, après deux ou trois 
preuves, c'est-à-dire après s'être présenté devant 
cé , Sur sa droite et sur sa gauche, sans parvenir 
4 a Pitimider, finit par le laisser. 
Il en est de même quand l'homme est à pied, il doit 
seulement crier plus fort, accentuer ses gestes, enun 
mot, faire le bravache, pour bien montrer au lion qu il 
conserve sa léte et Ja faculté de se défendre. MS 
Le serviteur d'El-Mokhtar, étant à la recherche de 


du côté de son repaire, surtout s'il y à des petits à nourrir, finit par le tuer 
Lio rap imitant en cela le chat qui joue avec la souris avant dé la 


262 LAPINBOURG. 


la jument de son maitre, avait rencontré deux lions, à, 
la tombée de la nuit, dans un lieu boisé et éloigné de | 
toute habitation. — Il avait sans doute éprouvé une ! 
grande peur à la vue de ce couple royal, et par suite 
une absence qui l'avait laissé inconscient de ce qu'il 
faisait. 

Heureusement pour lui, il fut trouvé dans cet état 
par deux Arabes des Beni-Mahrez, qui étaient aussi à 
la recherche de bœufs égarés; ils n’hésitèrent pas à 
lui appliquer le remède des soufflets, et si vigoureuse- … 
ment, paraît-il, que notre homme, étant revenu à lui, 
avait pu dire sa fâcheuse rencontre et montrer l'endroit 
où il avait vu les lions, etc. 

Il n’y eut aucun doute, du reste, quand on vint dire 
le lendemain à El-Mokhtar que sa jument avait été re- 
trouvée un peu plus loin, à moitié mangée, sur la li- 
mite des Matmatas. 

Jamais personne, de mémoire d'homme, n’avait perdu 
autant de bestiaux que lui par le fait des lions et des 
panthères. Il semblait que ces animaux eussent une ran- 
cune toute particulière et bien justifiée contre ce grand 
destructeur de leur race. 

IL m'avait fait un jour le dénombrement de ce qui lui 
avait été mangé; le chiffre s'élevait à une vingtaine de 
bœufs ou vaches, à une soixantaine de moutons, et 
cinq poulains ou juments. 

La dernière tuée était une bête de valeur : aussi EI- 
Mokhtar cherchait à retrouver les auteurs de sa mort 
pour leur faire expier ce nouveau méfait. 

On lui avait donné des renseignements qui lui fai- 
saient supposer que les lions devaient être assez près 
dans les environs : l'avant - dernière nuit, ils avaient 
calevé une brebis dans un douar peu distant de nous. 


SRE | LAPINBOURG. 
% s proposai à El-Mokhtar de venir déjeuner, après 
| quoi nous aviserions à continuer les recherches, aux- 


Éproas, je me proposai de prendre part. 
_ Nous avions déjà fait plus de la moitié du chemin 


Arabes apparaître en courant au sommet d'une colline 

qui se trouvait à notre droite. Dès qu'ils nous aper- 

 curent, ils nous firent des signes avec leurs burnous, 

en nous criant de les attendre. 

_ Ils paraissaient très émus et avoir quelque chose 
: d'important à nous communiquer. Aussitôt qu'ils furent 

_ près de nous, ils nous dirent : 

| « Deux lions viennent de tuer notre ânesse et son 

petit. Ils sont en train de les manger sur le versant 

. opposé. Si vous voulez les frapper, vous n'avez pas de 

Hd temps à perdre, nous vous conduirons vers eux. » 

) Cette occasion nous parut si favorable de joindre nos 

| deux malfaiteurs, car ce ne pouvait être qu'eux, que 

nous nous mimes en marche sur-le-champ. Le capitaine 
Bouchot avait voulu être des nôtres, Chemin faisant, 

| csaus chargeñmes nos fusils à balles. 

Arrivés sur la crête, les Arabes nous montrèrent, de 
_ autre côté d'un ravin, à environ deux cents mètres, 

"un gros buisson, dans lequel ils nous aflirmèrent avoir 


_vu les lions occupés, quelques minutes avant, à manger - 


 l'ânesse et son petit. 
_ El-Mokhtar mit pied à terre, laissa là sa monture et 


x vint avec nous, ainsi que nos deux guides, qui nous . 


 meénèrent sur le buisson. Nous fimes le moins de bruit 
_ possible en nous dissimulant derrière les touffes de 

. lentisques et de genévriers dont la pente de la colline 
_ était boisée. 


Nous espérions, de celle manière, approcher les lions 


pour regagner notre bivouac, lorsque nous vimes deux 


264 LAPINBOURG. 


occupés à se repaître, les voir et les tirer le mieux. 
possible. Mais, arrivés à dix pas de l'endroit où ils, 
devaient être, nous eûmes beau écouter et regarder 
avec attention, il n’y avait rien... que les deux ânes . 
tués, déjà fortement entamés à la partie du cou et des 
épaules. 

Sans doute, les lions nous avaient vus apparaître au 
sommet de la colline et avaient momentanément aban- 
donné leur repas. 

Nous étions à faire ces réflexions, lorsque nous en- 
tendimes un rugissement à deux cents mètres de nous, 
dans le fond du ravin. 

« C'est cela, me dit El-Mokhtar, nous les avons dé- 
rangés; mais ils ont encore faim, ils reviendront quand 
ils nous croiront partis. » 

Nous fûmes alors d'accord d'établir immédiatement 
des affûts pour nous placer dedans et attendre leur re- 
tour. Nous nous mimes à l’œuvre aussitôt; nos deux 
Arabes étaient pourvus de leurs gadoums (1), qui nous 
servirent à faire deux trous, entourés de branchages: 
dans l'un devait se mettre le capitaine Bouchot, dans 
l'autre, El-Mokbtar et moi. 

Pour tirer parti du terrain, selon ma facon de faire 
habituelle, de mettre l'affût en contre-bas de la bête à 
tirer, j'avais, pour aller plus vite, établi le mien dans 
le creux d’une ravine. Inspiration médiocre, comme on 
va VOir. : 

Notre travail achevé, les deux Arabes étaient partis 
avec mission d'emmener au bivouac le cheval de Mokh- 
tar et celui du cavalier qui devenait le compagnon du 
capitaine Bouchot; puis nous nous étions placés dans 


(*) Instrument qui est pioche d'un côté et hache de l'autre. Presque tous 
les montagnards en sont pourvus et le portent à la ceinture. 


rions que les lions n'attendraient pas la ui pour re- À 
venir. Is guettaient sans doute nos mouvements; ns 
done que piétons et cavaliers auraient disparu, ils de- 
_vaient arriver. 
A nous semblait, tant nous étions convaincus d'une 
| réusite, que ce n'était plus qu'une question de pe 4 


ke Mais doux heures, trois heures s'écoulèrent, et rien 

: _me vint. Nous commencions à trouver le temps long, à 
nous impatienter, lorsque nous entendimes des rugis- 
sements assez près de nous. L'espoir nous ranima aus- 
. sitôt, et chacun prit sa meilleure position pour tirer. 
Ce fut en vain : les lions ne parurent pas. Nous les en- 
tendions cependant qui se répondaient à une trentaine 
de pas derrière nos affûts ; la nuit vint pendant cet en- 

: tretien, dans 3 ils se communiquérent sans doute 


pas la certitude de notre présenge: mais ia, chose 
d'insolite les préoccupait. Étaient-ce nos affüls, que 
nous n'avions pas su déguiser suffisamment ? Sale D ju 
_ les restes des ânes qui avaient été extraits du fourréet 
… placés quelques pas plus haut, qui leur faisaient re 
douter une embüche? Nous le supposions ; néanmoins 
nous espérions encore qu'ils viendraient achever leurs 
D : relief. 

Ce qui nous le faisait croire, c'est que, depuis que la 
nuit était venue, ils s'étaient rapprochés, sans que. 
toutefois nous pussions les voir. 


266 LAPINBOURG. 


Le temps s'était couvert vers quatre heures de l’après- 
midi; au coucher du soleil, la pluie se mit à tomber 
sous forme de brouillard très épais. En dehors donc de 
l'endroit où gisaient les ânes, lequel se détachait assez 
nettement dans le ciel, le reste des alentours se trou- 
vait dans une obscurité profonde. 

Et nous étions là, toujours, le fusil à l'épaule, une 
main sur les batteries, pour empêcher la pluie -de 
mouiller les capsules. Les lions rôdaient et grondaient, 
mais ne se présentaient pas au but. La pluie tombait 
en augmentant d'intensité, de façon que, vers huit ou 
neuf heures du soir, nous sentimes, El-Mokhtar et moi, 
qu'un petit ruisseau entrait dans notre affût. 

Je dois le dire, l’idée de nous en aller nous vint à ce 
moment, mais ce n'était pas possible : ces maudits 
lions nous maintenaient en espoir. De* temps à autre, 
ils rugissaient ou grondaient comme de gros chats 
auxquels on veut enlever la viande qu'ils ont volée. 
Nous les entendions frôler les buissons dans un rayon 
d'une vingtaine de pas autour de nous. Mais l’eau aussi 
montait dans notre trou, profond de deux pieds, sans 
moyen de l’éviter, à moins de sortir de l'affût, ce que 
nous ne voulions pas faire. Vers minuit, elle finit par 
le remplir tout à fait, et nous nous trouvâämes dans une 
véritable baignoire des plus réfrigérantes. 

À cette heure, nous étions trempés jusqu'aux os; 
la partie de nos individus qui se trouvait en dehors du 
trou n'avait rien à envier à celles qui étaient soumises 
à la baignade. 

Nous restâmes ainsi jusqu’à cinq heures du matin, 
donnant un rare exemple d'entêtement dans une situa- 
tion qui n'avait rien de récréatif, on peut le croire; 
d'autant plus que nos estomacs étaient tiraillés par la 


LAPINBOURG. 


; pas. dabire parti à prendre que de rester dans nos 
Lips jusqu'à un dénouement avouable : ou la mort 
_ des lions, ou leur retraite. Cela était devenu une ques- 
tion d'amour-propre entre ces bêtes et nous. 


F se « Nous voudrions achever l’ânesse et son petit », 


: devaient-elles se dire. 

Nous répondions tacitement, nous, à la mañière de 
_Léonidas : « C'est possible , venez les prendre. » 

Notre vaine persévérance finit par l'emporter, les 
Ë | Bios ne vinrent point. Vers trois heures du matin , ils 
s'éloignèrent dans la direction du Djebel-Ichâoun, ce 
pe Pe: nous comprimes par les rugissements, qui s'étei- 
& gnirent graduellement. Mais, pour bien marquer notre 
_ rageuse ténacité, et aussi par un fol espoir qu'ils pour- 
raient se raviser et revenir, nous attendimes Er Se 


| heures encore. 


» Enfin, l'aube paraissant, nous sortimes morfondus 
de nos baignoires, en déblatérant contre ces crétins de 
_ lions qui avaient été assez stupides pour ne pas venir 
. Toni à ces pauvres ânes, qu'ils avaient si malhonné- 
. tement expédiés de vie à trépas. 
Le _ «Ces fils d'infidèles, disait El-Mokhtar, nous ont 
É Rome, ils s'en vont avec leur peau et leur morgue. 
_ Leur jour n'était pas arrivé. » 
Ë Voilà ce que notre mauvaise humeur nous faisait 
«dire dans ce moment. Mais plus tard, après avoir 
_ rejoint notre bivouac, nous être séchés et restaurés, 
| peus éûümes une meilleure opinion de la sagacité de 
& nos deux lions, ou du moins notre manière de nous ex- 
: … primer à leur endroit fut plus révérencieuse et plus juste. 


268 LAPINBOURG. 


El-Moktar, qui avait contre eux une rancune légi- … 
time, se mit dans la journée à leur poursuite, jusque 
dans le pays des Oulad-Antar; mais sans le moindre … 
résultat, ainsi que je l'ai su après. j 

Le capitaine Bouchot et moi, nous rentrâmes le 
lendemain à Téniet-el-Hâd avec une cargaison de gibier, 
et, chose plus appréciable après notre fraiche nuit, 
sans le moindre rhume de cerveau. 


Eh bien! ce souvenir, qui n’est pas précisément celui | 
d’un succès, ni une réminiscence des délices de Capoue, 
m'est, à distance d'une quinzaine d'années déjà, parti- 
culièrement agréable. 

Il en est ainsi dans la vie; nous nous remémorons 
plus volontiers peut-être les mauvais jours, les mi- 
sères subies et bien supportées, que les plaisirs et les 
joies qui sont venus facilement à nous. 

En déduire toutes les raisons mènerait loin. Mais, 
pour abréger, ne peut-on voir dans ce fait un stimulant 
des plus propres à nous faire mieux accueillir les 
épreuves successives de notre avenir? é 

Conclusion et morale : Il faut en ce monde recevoir 
avec résolution les douches que la destinée nous envoie, 
afin d'acquérir une meilleure trempe. 


Voilà, mon cher Paul, un axiome que je vous re- 
commande tout particulièrement, en arrêtant ici cette 
première partie de mes souvenirs. 


J'aurais encore beaucoup à narrer sur Canardville 
et Lapinbourg, sur les autres chasses, de mon long 
séjour à Téniet-el-Hàd. — Je pourrais y ajouter d'au- 
tres récits et d'autres souvenirs d’une période de cinq. 


ane Dose dans le Sud, comme commandant supé- 


LAPINBOURG. 


| rieur de Laghouat. 

_ Peut-être m'en aviserai-je un de ces jours, quand 
votre frère Victor viendra à son tour me demander des 
* histoires. — Il n'y aura pas de raison pour lui refuser . 
alors ce que j'ai fait pour vous... il faudra s’exécuter. 
_— En attendant, et selon un mot qui a déjà du charme 

pour vos oreilles, — je me donne campos! 


LISTES DES SOUSCRIPTEURS 


SAINT-HUBERT DE 1850. 
(TÉNIET-EL-HAD.) 


KenNEDY, commandant supérieur de Téniet-el-Hàd. —- Man- 
GUERITTE, Chef du bureau arabe de Téniet-el-Hàd. — DE Ma- 
raan, chef d'escadron de spahis. — Duporer, KLenc, Cové, 
GÉRARD, capitaines au 2e bataillon d'Afrique. — BARRAGE, Ré- 
GaD, capitaines du génie. — Panier, docteur. — Semiziar, lieu- 
tenant adjoint au bureau arabe. — Casse, docteur. — Gocuee, 
Couré, lieutenants au 2e bataillon d'Afrique. 


SAINT-HUBERT DE 1854. 
(TÉNIET-EL-HA D.) 


Kenxeby, commandant supérieur de Téniet-el:Hàd. — Mar- 
GUERITTE, chef du bureau arabe de Téniet-el-Hàd. — DE Ma- 
tuan, chef d’escadron de spahis. — KLENc, capitaine au 2 
bataillon d'Afrique. — DE Moynier, touriste. — PELLERIN, Las- 
sus, docteurs. — ‘THomas, capitaine du génie. — SERIZIAT, 
. lieutenant adjoint au bureau arabe. — Grimazp, Léo, officiers 
d'administration. 


 SAINT-HUBERT DE 1852. 
:  (TÉNIET-EL-nAD.) 


_Kexweoy, chef de bataillon au 33° de ligne. — MARGUERITTE, 
commandant supérieur, — Boucuor, capitaine au 44e léger. — 
Senrzrar, capitaine, chef du bureau arabe. — DeLon, capitaine 
commandant la place. — Tuomas, capitaine du génie. — Gan- 
mien, officier d'administration. — CoureLe, lieutenant au fte 52 
| léger. — Canvr, lieutenant au 2° bataillon d'Afrique. —LecLenc, 
_ Lassus, docteurs. — RoziEn, capitaine de spahis. — BRETON, 
| lieutenant. — Niconas. — LaLor, oflicier d'administration. — 

5e aa lieutenant. 


SAINT-HUBERT DE 1853. 
(TÉNIET-EL-HAD. ) 


 Mancuenrrre, commandant supérieur. — Boucuor, capitaine | 
| au 44e léger. — Tnomas, colonel du 41° léger, commandant la 
- subdivision de Milianah. — Me Tomas. — Lecouéoic, curé 
» de Téniet-el-Had. — Fnaxk, chef d'escadron de spahis. — 
 Ameun-sex-Fennar, bach- agha. — PonÉGuIN, capitaine de 
"spahis. — BoLor, docteur. — Pennien, capilaine de spahis. — 
 Génanp, capitaine au ?° bataillon d'Afrique. — Cnorsesar, chef 
du bureau arabe. — De GazLan», lieutenant. — DE Bnos, lieu- 
tenant d'artillerie. — Beaussix, lieutenant de spahis. — Cou- | 
rer, lieutenant au 11° léger. — Lammenr, docteur. — Latour, 

+ en. — Lauor, officier d'administration. — Durant, = 
2 Per, ue d'ét- major. — Aymano, ; 


SAINT-HUBERT DE 4854. 


(TÉNIET-EL-MAD.) 


* Bararue, colonel, commandant la subdivision de Milianah, — 


mr 


. 


972 LISTES DES SOUSCRIPTEURS. 


MARGUERITTE, commandant supérieur. — Edward Cooper, ofli- 


cier anglais, grenadiers de la garde, —E. Hucarr, major anglais, 


7° hussards. — Si-SLimex, agha de Milianah. — Si-EL- Han, à 
agha des Braz. — Baron LAGARDE, capitaine au 4er spahis, — 


BourCERET, Capitaine, chef du bureau arabe de Milianah. — « 


HouBiGanrT, capitaine du génie. — LEMORDAN DE LANGOURIAN, 
capitaine adjudant- major, — BEAussi, lieutenant de spahis. — 
Maucue, docteur. — GayTre DE Ténu, officier comptable d'ad- 
ministration. — Lecouénie, curé de Téniet.-el-Hàd. — AnELEr, 
chef du bureau arabe de Téniet-el-Hàd. — Poséeuix, capitaine 
attaché à la remonte. — RicoLLor, capitaine au 25e de ligne. 


* 


— DELON, commandant de place. — DE LasSALLE, capitaine de - 


spahis. — OzANNEAU, lieutenant. — RicnEr, garde du génie. — 
St- AnMED- MErzouGA, Khodja. — J. PLay. — E. BERTRAND, 
capitaine. — Mouy. — Gesra, oflicier d'administration des hô- 
pitaux. — A. Dourr. — BEx-Oman, lieutenant de spahis. 


SAINT-HUBERT DE 1858. 


(LAGHOUAT.) 


MAaRGUERITTE, commandant supérieur. — VINCENT, capitaine 


du génie. — HoiLeux, FRÈRE, capitaines au 2e bataillon d'Afrique. 
— HERSANT, capitaine au 4er tirailleurs indigènes. — DE Pia, 
Descuamps, lieutenants de chasseurs. — Guéranrop, officier d'ad- 
ministration des hôpitaux. — Braussix, capitaine de spahis. — 
CarRus, capitaine de spahis, chef du bureau arabe. — Ch. Loyer, 
curé de Laghouat. — Duranp, capitainé au 2e bataillon d'Afrique. 
— Rogerr, officier d'administration. — MEUNIER, garde du génie. 


BoupErga, interprète militaire. — Le Bissonnais, lieutenant 


adjoint. — Deux signatures illisibles. 


SAINT-HUBERT DE 1856. 


(LAGHOUAT.) 


MARGUERITTE, Commandant supérieur. — VINCENT, capitaine ! 


| LISTES DES SOUSCRIPTEURS. 23 


$ £ … x. _ Cannes, capitaine de spahis, chef du bureau arabe. 
| —Fnène, capitaine au 2° bataillon d'Afrique. — Meunier, garde 
| du génie. — Beaussin, capitaine de spahis. — Guénano, oflicier 
+ d'administration des hôpitaux. — Bounessa, interprète militaire. 

4 _ — SEGRETAIN, capitaine du géife. — Fazrey, lieutenant au 4er 
_ firailleurs. — Peuissien, pharmacien de l'hôpital militaire. — 
Miss, docteur. — A. Faivre, ALGas, Ginemp, Costanéz, 

: lieutenants. — Gwox, lieutenant adjoint au bureau arabe, — 
_ A.-G. Bovrneur, docteur. 


SAINT-HUBERT DE 4857. 
(LAGHOUAT.) 


 ManGuenrrre, commandant supérieur. — De Rraxcer, le 
baron v'HooGzuonD, p£ BoneLr, touristes. — B. Founnien, 
à docteur, — R. pu PLessis. — MAGDELAIxE, capitaine d'artillerie, 
; . commandant la place. — Benrmaxo, BoLor, docteurs. — AL- 
 vennus, curé de Laghouat. — Dumoxp, vicaire, — CoLomEu, 
Le | receveur, — Guisaup , officier d'administration. — Guénanp, 
… officier d'administration des hôpitaux. — Pmcenenr, lieutenant, 
commandant le poste de Djelfa. — Dursus, lieutenant adjoint (*). 
F — SEGRETAIN, capitaine du génie. — Boupsnsa, interprète mi- 
_ Jitaire. — Humsgar, vétérinaire. — Mouix, lieutenant adjoint. 
 — Peuissien, pharmacien. — ALGAN, lieutenant. — Meuxien, 
… garde du génie. — Maawax - ex - DyiLant, lieutenant de spahis. 
— Cannus, capitaine, chef du bureau arabe. — Cnaxu Au, 
4 agba de Laghouat. 


e) M. | ses Dunsus devint ensuite chef de l'annexe de Djelfa et 

A part à loutes nos grandes chasses, avec ua entrain et vne aptitude des 

- plus rares comme chasseur à courre. — J'ai plaisir à le reconnaitre conte 
un de mes meilleurs élèves. 


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à l'autruche dans le Sahra algérien. 
on de la forêt des cèdres. Rencontre fortuite. . . . . . . . . 10% 
eux de la montagne et son pacte avec un lion. 


À Ltée a pote ae de ns jus ” . 
souda d-Hutslls. Épioode de gourre otre Ha D: “Lego 
et Ksar-el-Hiräne , en 0 D'AUTRE NES 


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Paris, — Typographie da Macasix »rrronxsque (J. Charton), 
rue de l'Abbé-Grégoire, 15. 


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x Margueritte, Auguste 


255 Chasses de l'Algerie. * 
A6M3 be ed. - 
1888 

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