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Full text of "Chefs-d'oeuvre dramatiques de Barthe, Goldoni, et Dorat"

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REPERTOIRE 


DU 


THÉÂTRE  FRANÇAIS. 


TOME  XXXIV. 


Chez 


A   PA  U  I  S , 

{Ladrange  ,  libraire,  quai  des  Augusiins  ,11°  19; 
Gdibert,  libraire,  rue  Git-le-Cœur,  n"  lo; 
Lheureux,  libraire,  quai  des  Augiistins,u"  37; 
Verdière,  libraire,  même  quai,  n"  a5. 


CHEFS-D'ŒUVRE 

DRAMATIQUES 

DE 

BARTHE,  GOLDONI, 

BT 

DORAT. 


IMPI'.IMIUIK  l)K  JULES  DlDor  AlNt, 

IMPRIMEUR    ni:     ROI. 

182.5. 


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LES 

FAUSSES  INFIDÉLITÉS, 

COMÉDIE  EN  UN  ACTE, 

PAR   BARTHE, 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  2 5  janvier 

1768. 


NOTICE 

SUR 

BARTHE. 

Nicolas-Thomas  Barthe,  fils  d'un  riche  né- 
gociant de  Marseille,  y  naquit  en  1733.  Il  fit 
ses  études  avec  beaucoup  de  succès  chez  les 
pères  de  l'Oratoire.  Son  père  le  destinoit  au 
barreau;  mais  il  préféra  la  poésie,  et  composa 
plusieurs  ouvrages  estimés.  Il  a  donné  quatre 
pièces  au  théâtre  Français. 

L'Amateur,  comédie  en  un  acte ,  en  vers,  fut 
jouée  le  5  mars  1764-  Quoiqu'elle  eût  été  fort 
bien  accueillie ,  l'auteur  la  retira  pour  y  faire 
des  corrections. 

Les  Fausses  Infidélités ,  comédie  en  un  acte, 
en  vers,  parut  pour  la  première  fois  le  aS  jan- 
vier 1768,  et  eut  dix-huit  représentations  très 
suivies. 


NOTICE  SUR  BARTHE.  3 

La  Mère  Jalouse,  comédie  en  trois  actes,  en 
vers,  représentée  pour  la  première  fois  le  23 
décembre  1771 ,  ne  fut  alors  donnée  que  cinq 
fois ,  l'auteur  l'ayant  retirée  pour  y  faire  des 
changements.  Elle  a  été  reprise  depuis ,  et  est 
maintenant  au  courant  du  répertoire. 

L'Homme  Personnel,  comédie  en  cinq  actes, 
en  vers,  mise  au  théâtre  le  21  février  1778, 
n'obtint  que  huit  représentations. 

Barthe  mourut  à  Paris  le  1 7  juin  1 786 ,  dans 
sa  cinquante-troisième  année. 


PERSONNAGES. 

BORIMÈNE,  jeune  veuve. 

ANGÉLIQUE,  cousine  de  Dorimène. 

Le  marquis  de  VALSAIN,  amant  de  Dorimèue. 

Le  chevalier  DORMILLI,  amant  d'AugéliqT.ie. 

MONDOR. 


La  scène  est  à  Paris,  chez  Dorimène. 


LES 

FAUSSES  INFIDÉLITÉS, 

COMÉDIE. 
SCÈNE  I. 

VALSAIN,   DORMILLI. 

VAL  SAIN. 

Chevalier ,  votre  amour  est  une  frénésie. 

DORMILLI. 

Marquis,  le  vôtre  à  peine  est  une  fantaisie. 

VALSAIN. 

Vous  aimez  Angélique  un  peu  trop  vivement. 

DORMILLI. 

Vous  aimez  Dorimène  un  peu  trop  froidement. 

VALSAIN. 

Vous  faites  le  malheur  de  la  plus  tendre  amante. 
Votre  scène  d'hier  fut  bien  extravagante  ! 
Angélique  est  outrée. 

DORMILLI. 

Ah  !  que  dites-vous  là? 
Il  lui  sied  de  bouder!  Les  femmes,  les  voilà. 
Ont-elles  quelques  torts  ;  si  nous  osons  nous  plaindre  j 
Elles  sont  d'une  adresse  !  Elles  savent  contraindre 
A  demander  pardon  du  tort  qu'elles  ont  eu. 


6  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

VALSAIN. 

Mais  voulez-vous  toujours  douter  de  leur  vertu? 
Vous  êtes  plus  jaloux  qu'il  n'est  periuis  de  l'être... 

DORMILLI. 

Moi! 

VALSAIN. 

Sous  ua  triste  nom  c'est  se  faire  conuoître. 
On  cause ,  disons  mieux,  on  rit  à  vos  dépens. 

DORMILLI. 

Qui?  ces  gens  du  bel  air,  cœurs  légers,  froids  plaisants 
De  maîtresse  et  d'ami  changeant  comme  de  modes. 
Pacifiques  époux,  et  même  amants  commodes. 
Je  leur  permets  de  rire  :  un  cœur  tel  que  le  mieii 
Doit  étonner  le  leur.  Oh  !  vous,  vous  aimez  bien; 
C'est  le  plus  beau  sang-froid  !... 

VALSAIN. 

Nous  n'aimons  pas  de  mêm 
Tyranniser  les  gens,  ce  n'est  pas  mon  système. 
L'air  froid  cache  souvent  un  coeur  qui  sait  aimer; 
Et  d'ailleurs  l'amour  vrai  doit  savoir  estimer. 
Les  femmes,  j'en  conviens,  peuvent  être  infidèles.  . 

DORMILLI. 

Peuvent  être  est  fort  bon. 

VA  LSAIN. 

Mais ,  pour  les  croire  telles , 
l'our  les  juger  enfin  coupables  en  amour. 
Je  veux  des  preuves,  moi,  plus  claires  que  le  jour. .. 

DORMILLI. 

J'entends. 


SCENE  1.  7 

VALSAIN. 

L'amour  jaloux  a  trop  l'air  de  la  haine. 
Formons  d'heureux  liens,  et  point  de  triste  chaîne. 
De  l'amour,  s'il  se  peut,  n'ayons  que  les  douceurs  : 
Moi,  j'en  ai  la  tendresse...  et  d'autres,  les  fureurs. 

DORMILLI. 

D'accord  ;  vous  êtes  doux.  Vous  verriez  Dorimène 
Pour  quelque  heureux  mortel  n'être  pas  inhumaine. 
Qu'immobile  témoin  et  rival  complaisant. 
Vous  trouveriez ,  je  crois,  le  procédé  plaisant. 
Cela  s'appelle  aimer. 

VALSA  IN,  riant. 
Pour  vous  prouver  que  j'aime, 
Je  veux  être  jaloux ,  jaloux  de  Mondor  même. 

DORMILLI. 

Pourquoi  non?  Ce  Mondor  me  déplaît. 

V ALS AIN. 

Je  le  crois. 
Il  est  si  dangereux  ! 

DORMILLI. 

Vous  riez;  mais  je  vois, 
Je  vois  tout.  Franchement,  votre  Mondor  m'assomme. 

VALSA  IN. 

Hier,  je  m'en  doutai. 

DORMILLI. 

Soyez  sûr  que  cet  homme 
A  des  desseins  secrets.  Je  ne  suis  point  jaloux  : 
Mais  je  sais  que  Mondor  conspire  contre  nous. 
Oui,  j'ai  vu  Uorimène  et  luéine  sa  cousine 


8  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

[bas  el  (tun  air  effrayé.) 
Rire  avec  lui  d'un  air,  la... 

'  VALSAI  N. 

C'est  qu'on  le  badine. 
De  tels  originaux  sont  si  divertissants! 
Un  riche  au  ton  badin  ,  un  fat  de  quarante  ans, 
Quelque  esprit,  mais  si  vain  qu'il  en  est  parfois  béte; 
Croyant  à  tout  le  sexe  avoir  tourné  la  tête, 
Lui  prodiguant  les  bals,  les  fêtes,  les  soupes; 
Assez  mauvais  railleur  sur  les  maris  trompés; 
Achetant  des  travers  par  ses  dépenses  folies..- 

DORMILLI. 

Eh  bien  !  il  réussit. 

VALSAIN. 

Oui ,  ces  femmes  frivoles , 
Qui  ne  se  piquent  pas  de  choisir  leurs  amants , 
Ont  daigné  quelquefois  lui  donner  des  momeats; 
Et,  trompant  avec  art  sa  vanité  crédule, 
En  ont  fait,  à  plaisir,  un  fat  très  ridicule. 
Et  vous  ne  voulez  pas  qu'on  en  rie? 

DORMILLI. 

Oh!  j'ai  vu 
De  vos  femmes  de  bien,  prodiges  de  vertu. 
Tel  homme  étoit  d'abord  plaisanté  par  ces  dames. 
Qui  bientôt...  Tout  s'arrange  avec  les  bonnes  âmes. 
Tenez,  mon  cher  marquis,  notre  siècle,  nos  mœurs. 
Nos  maris,  nos  amants,  nos  channantes  noirceurs, 
Et  ce  sexe  maudit  que  je  hais ,  que  j'adore , 
Et  mon  amante  enfin ,  jeune  et  fidèle  encore, 
Mais  qui,  peut-être,  iiélas,  dans  peu  uie  trahira... 


SCÈNE  I.  9 

Vous  ne  connoissez  rien,  monsieur,  de  tout  cela. 
J'ai  peine  à  concevoir  comment  on  se  marie  : 
Vous  le  concevez,  vous? 

VALSAIN. 

Très  bien.  Mais,  je  vous  prie, 
Du  respect  pour  le  sexe ,  ou  je  romps  avec  vous  :    • 
Ses  vertus  sont  de  lui,  ses  défauts  sont  de  nous. 
Croyez  à  ses  vertus... 

DORMILLi,  l'interrompant. 

Comment!  lorsque  Angélique... 

VALSAIN. 

Apaisez-la  bien  vite;  et,  d'un  ton  pathétique, 

Jurez-lui  d'être  enfin  plus  doux,  moins  emporté. 

De  ne  plus  tant  crier  à  l'infidélité  : 

Mais  sur-tout  il  faudra ,  comme  à  votre  ordinaire. 

Après  avoir  juré,  protesté,  n'eu  rien  faire. 

(  Dormilli,  apercevant  Mondor  ,  s'en  va ,   le   reqarde 

dun  air  ennemi,  et  le  saliieà  peine.  Mondor  s'arrête 

quelque  temps,  étonné  de  l'accueil.  ) 

SCÈNE  II. 

VALSAIN,  MONDOR. 

MONDOR,  riant. 
Qu'a-t-il  donc?  Il  me  fuit;  il  salue  à  demi. 
Le  moyen  que  cela  puisse  avoir  un  ami? 
J'observe  qu'avec  vous  il  dispute  sans  cesse. 
Et  qu'il  me  boude,  moi. 


\ 


10  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

VALSAIN. 

Peu  de  chose  le  blesse, 

11  est  vrai  :  je  m'accorde  avec  lui  rarement. 

MON  DOR. 

Nous  sympathiserions  tous  deux  plus  aisément. 

VALSAIN. 

Vous  me  flattez. 

MON  DO  R,  cTiin  air  lérjer. 

Non,  non.  Mais  je  plains  sa  manie 
On  dit  qu'il  est  atteint  d'un  peu  de  jalousie; 
Qu'il  veut  garder  un  cœur  après  l'avoir  vaincu. 
Dans  Paris,  à  son  âge!  où  diable  a-t-il  vécu? 
Il  est  quitté,  la  chose  est-elle  si  cruelle? 
Une  belle  bientôt  nous  venge  d'une  belle; 
C'est  dans  l'ordre  :  on  se  prend ,  on  s'aime,  on  se  trahit 
Et  les  femmes  toujours  y  trouvent  leur  profit. 
Je  perds  une  conquête;  eh  bien,  j'en  fais  dix  autres 

VALSAIN. 

(  à  part.)  {  haut.) 

Amusons-nous  du  fat.  Des  soins  comme  les  vôtres 
Lui  donnent  de  l'ombrage;  il  vous  craint. 

MO  N  DOR. 

Qui?  moi? 

VALSAIN. 

Vous 
Au  reste ,  on  est  flatté  de  l'humeur  d'un  jaloux. 

MON  DOR. 

On  en  est  amusé.  Mais  il  pourroit  me  craindre? 
Vous  croyez? 


SCENE    II.  ir 

VALSAIN. 

Pourquoi  non?  Je  ne  sais  pas  me  plaindre. 
Si  je  voulois  pourtant,  à  ne  vous  point  mentir, 
Je  vous  ferois  aussi  l'honneur  de  vous  haïr. 

M  o  N  D  o  R ,  d'un  air  modeste. 
Ah!  monsieur! 

VALSAIN. 

Vous  lorgnez  d'assez  près  Doiimène. 
M  ON  D  o  R ,  d'un  ton  moitié  badin. 
Vous  tremblez  donc  aussi  ? 

VALSAIN. 

Ma  peur  est-elle  vaine? 
Pour  gagner  tant  de  cœurs  et  pour  n'en  perdre  aucun , 
Comment  faites-vous  donc? 

MONDOR. 

J'ai  cent  moyens  pour  un. 
J'éveille  l'amour-propre ,  et  le  pique  et  le  flatte; 
En  paroissant  la  fuir,  je  ramène  une  ingrate; 
On  me  voit  triste,  gai,  timide,  entreprenant: 
Et  puis,  sans  me  piquer  d'un  esprit  transcendant, 
J  ai  toujours  cru  l'esprit...  une  grande  ressource 
Dans  la  société. 

VALSAIN. 

Sans  doute. 

MONDOR. 

Une  autre  source 
De  tous  les  agréments  dontjon  me  voit  jouir. 
C'est...  un  peu  de  fortune,  et  l'or  sait  éblouir. 
L'or,  mobile  puissant  des  humaines  foiblcsses. 


12  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

Je  ne  me  targue  point  de  mes  vaines  richesses. 
Mon  théâtre,  mes  bals,  ma  petite  maison  , 
Peut-être  un  cuisinier  qui  s'est  fait  quelque  nom. 
Et  mes  feux  d'artifice,  et  mon  hôtel  qu'on  cite, 
Et  mon  vin  de  Tokai,  ne  font  pas  mon  mérite; 
Tout  cela  n'est  pas  moi,  je  le  sais;  mais  enfin 
On  éblouit  ainsi  le  pauvre  genre  humain. 

VALSAIN. 

Savez-vous  que  voilà  de  la  philosophie? 
Allier  tant  d'esprit  à  tant  de  modestie  ! 
Vous  devenez  sublime,  et  c'est  ce  que  je  crains  : 
Adieu;  ménagez-moi  dans  vos  vastes  desseins. 

SCÈNE  III. 

MONDOR. 

Je  le  crois  mon  ami;  sa  franchisse  intéresse: 
Mais,  amicalement,  soufflons-lui  sa  maîtresse. 
Sa  maîtresse  !  c'est  peu;  deux  cœurs  me  sont  acquis  ; 
Monsieur  le  chevalier  et  monsieur  le  marquis 
Me  seront  immolés,  la  chose  est  manifeste; 
Je  ne  puis  eu  douter  sans  être  ti'op  modeste. 
Ils  s'y  prenoient  fort  mal.  Le  cœur  d'une  beauté 
Du  sang-froid  de  Valsain  doit  être  peu  flatté; 
Et  Dormilli,  fougueux,  a  cette  humeur  jalouse 
Qui  fatigue  une  amante  et  qui  gêne  une  épouse; 
Bien  vu  !  Quant  aux  billets  que  je  viens  de  risquer. 
Elles  n'oseront  pa-i  se  les  comnuniiqiier  : 
Elles  m'aiment  .  l'amour  rend  les  femmes  discrètes. 


SCÈNE  III.  i3 

Je  vais  mener  de  front  deux  intrigues  secrètes. 
Le  jeu  sera  piquant  :  deux  belles  à-la-fois  ! 
Ou  bien  ,  au  pis  aller,  je  pourrai  faire  un  choix. 
Mais  les  voici ,  sortons  prudemment  :  il  me  semble 
Qu'il  n'est  pas  à  propos  que  je  les  voie  ensemble. 

SCÈNE   IV. 

DORIMÈNE,  ANGÉLIQUE. 

D  O  U  I  M  È  N  E. 

Que  se  passe-t-il  donc?  Vous  riez  de  bon  cœur. 
Je  ne  vous  vis  jamais  d'une  si  belle  humeur. 

ANGÉLIQUE. 

Je  reçois  une  lettre  assez  divertissante. 

DORIMÈNE. 

J'en  reçois  une  aussi  dont  le  style  m'enchante. 

[Anijèlique  donne  sa  lettre.) 
La  vôtre?  Peut-on  voir?...  Mais  le  tour  n'est  pas  mal, 
Vous  avez  la  copie  ,  et  moi  l'original. 
Nos  billets  sont  pareils. 

(  Elle  donne  sa  lettre  à  Anijéliqne.) 
ANGÉLIQUE  la  lisant. 

Oh  !  1.1  plaisante  chose! 
C'est  un  trait  de  Mondor. 

DOKIMÈNE. 

Voilà  donc  de  sa  ]irose  : 
Un  billet  circulaire!...  il  faut  nous  réunir. 
(  montrant  une  laide  oSi  l'on  pciil  tUrire.) 
Mette/.-vous  là. 


i4  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

ANGÉLIQUE. 

Pourquoi  ? 

DORIMÈN  E. 

Pourquoi?  Pour  le  punir. 
Le  fat!  Et  puis  je  veux...  L'idée  est  excellente. 
Par  ses  transports  jaloux  Dorniilli  vous  tourmente, 
Valsain  me  dé])laît  fort  avec  ses  tons  glacés; 
Votre  amant  aime  trop,  et  le  mien  pas  assez. 
Ce  seroient  deux  maris  également  à  craindre. 

ANGÉLIQUE. 

Oui. 

DORIMÈN  E. 

Je  vois  un  moyeu;  mais  il  s'agit  de  feindre. 
Répondez  à  l'épître,  et  même  tendrement. 

ANGÉLIQUE,  riant. 

Oui,  par  un  billet  doux  peut-être? 

DORIMÈNE. 

Justement. 
C'est  là  le  vrai  moyen  de  guérir  l'un  et  l'autre. 
Feignons  d'aimer  Mondor.  Vous  allez  voir  le  vôtre 
Si  plaisamment  jaloux,  que  ,  s'il  veut  l'être  encor, 
Nous  le  ferons  rougir  au  seul  nom  de  Mondor; 
Et  Valsain  alarmé,  malgré  tout  son  mérite, 
Croira  qu'il  peut  déplaire...  Allons,  écrivez;  vite. 

ANGÉLIQUE,  avec  réflexion. 
Feindre  d'aimer  Mondor! 

DORIMÈNE. 

F.h  oui ,  pour  nous  venger. 

ANGÉLIQUE. 

Et  trahir  un  jaloux  ! 


SCENE   IV.  i5 

D  O  R  I  M  È  N  E. 

Pour  mieux  le  corriger. 
Il  est  bon  quelquefois  d'affliger  ce  qu'on  aime. 
On  guérit  un  défaut  par  ce  défaut-là  même. 

(  Anijéliriue  s'assied.) 
JJe  perdons  pas  de  temps.  Je  dicte.  Ecrivez...  Bon  ! 

ANGÉLIQU  E. 

Mais  il  ne  sera  plus  jaloux  au  moins? 

DORIMÈNE. 

Eh  non  ! 
{ dictant.  ) 
"  Je  ne  sais ,  monsieur,  si  je  fais  bien  de  vous  ré- 
«  pondre. 

ANGÉLIQUE. 

Je  sais  que  je  fais  mal. 

DO  RiMÈNE,  dictant. 
«  J'ai  combattu  long-temps. 

ANGÉLIQUE  répète  ce  qu'elle  écrit. 
«  Long-temps. 

D  o  n  1  M  È  N  F. ,  dictant. 
»  Mais  je  suis  excédée  de  monsieur  Dormilli... 
ANGÉLIQUE,  écrivant. 

Dites  que  je  l'abhorre; 
Je  l'ainrerois  autant. 

DORIMÈNE. 

Eh  bien  ! 
«  Je  suis...  si  cruellement  tourmentée. 

ANGÉLIQUE. 

l'Ius  dur  encore. 
Vous  vous  divertissez. 


i6  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

DORIM  EN  E. 

Ceut  fois  vous  m'avez  dit 
Qu'il  vous  tourmentoit  fort. 

ANGÉLIQUE. 

Oui,  mais  quand  on  écrit 

D  G  R  I  M  È  N  E. 

Otez  cruellement. 

ANGÉLIQUE,  avec  vivacité. 
J'y  pensois. 
DORIMÈNE,  dictant. 
«  En  vérité ,  dans  les  impatiences  qu'il  me  cause..; 

ANGÉLIQUE. 

A  merveille. 
DORIMÈNE,  dictant. 
•'  Je  ne  sais  qui  je  ne  lui  prcfèrerois  pas.  » 

ANCSÉLIQUE. 

Je  ne  mettrai  jamais  d'expression  pareille. 

DORIMÈNE. 

Quelle  enfance! 

ANGÉLIQUE. 

Jamais.  Cédez-moi  sur  ce  point. 
Ou... 

DORIMÈNE. 

Qu'importe  le  mot  quand  la  chose  n'est  point? 

ANGÉLIQU  E. 

il  est  fort,  ce  billet. 

DORIMÈNE. 

Et  moi  j'ose  prétendre 
Qu'un  jaloux  ou  qu'un  fat  peuvent  seuls  s'y  méprem 


Vous 


Et  If 


SCENE   IV.  t-j 

ANGÉLIQUE,  achevant  d'écrire. 
Vous  vous  figurez  donc  que  Mondor  nous  croira? 
Se  croire  aimé  de  nous  ! 

D  O  R  I  M  È  N  E. 

Bon  !  il  le  croit  déjà. 
Et  les  hommes,  d'ailleurs...  Quelle  crainte  est  la  vôtre? 
Ce  sexe  est  vain,  très  vain...  presque  autant  que  le  nôtre. 
Donnez-moi  ce  billet,  je  saurai  l'envoyer; 
Et...  soyez  inflexible  avec  le  chevalier; 
Profitez  du  moment.  Allons.  Je  vais  écrire. 

(  Angélicjue  se  lève  pour  lui  céder  la  pince.) 
Moi,  j'aime  aussi  Mondor,  et  je  veux  le  lui  dire. 

(  en  s'asseyant.) 
Ils  seront  bien  joués,  bien  plaisants  tous  les  trois. 
Quel  plaisir  d'intriguer  trois  hommes  à  la  Fois  ! 

ANGÉLIQUE. 

Mou  dieu,  vous  aimez  bien  à  voir  souffrir...  Silence  : 
Ils  s'approchent  tous  deux.  C'est  Valsain  qui  s'avance. 
Cachez  votre  papier. 
DORIMÈNE,  assez  liaut  pour  être  entendue  de  l'alsain. 

Vous  moquez-vous  de  moi? 
Oh  !  je  ne  suis  point  fausse. 

SCÈNE  V. 

VALSAIN,  DOUMILLI,  DOIUMÈNE,  ANGÉLIQUE. 

DORMILLI,  bas,  à  Falsain. 
Elle  écrit. 
VALSAIN  ,  froidement. 

Je  le  vol. 


i8  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

O  O  R  M I  L  L I ,  à  Angélir/ut;. 
Je  vous  retrome  enfin  :  vous  me  fuyez,  cruelle? 

AN  gÉliq  ue. 
M'allez-vous  faire  encor  quelque  scène  nouvelle? 
Il  est  vrai,  je  vous  fuis. 

DOUMI  LLI. 

Vous  fuyez  vainement, 
Je  vous  suivrai  par-tout. 

(  Ançjélitjue  se  réfugie  auprès  de  Dorimène.) 
D  o  R 1  M  F.  N  E ,  à  part. 

C'est  là  bien  un  amant. 
Quand  pourrai-je  obtenir  que  Valsain  lui  ressemble?    iî 

(  à  Valsain.) 
Ah  !  vous  voilà,  monsieur? 

VALSAIN. 

Nous  arrivons  ensemble. 
Et  je  n'osois,  madame,  interrompre  un  billet. 
noRinka^,  sans  le  reqarder,  et  continuant  d'écrire 
Mais  vous  faites  fort  bien;  il  faut  être  discret. 

D  o  R  .M  I  L  L  I . 
Discret!  Vous  écririez,  madame,  en  sa  présence  , 
A  cinq  ou  six  rivaux;  toujours  sans  défiance  , 
Monsieur  seroit  content   le  lui-même  et  de  vous. 

DO      I  MÈNE. 

c'est  que  précisément  j'lltjs  un  billet  doux. 

DOR.'iI  !  LLI. 

Valsain,  vous  entendez,  un  billet  doux. 

VALSAI  N'. 

PeiiL-étrc 
Daigne-t-on  s'occuper... 


{no 


SCENE  V.  19 

DORIMÈNE. 

De  qui? 

VALSAIN. 

De  moi. 

DORIMÈNE,  à  part. 

Le  traître! 
Encore  un  mot. 

(  Elle  écrit  ctun  air  très  animé.) 

VALSAIN. 

Le  style  en  doit  être  charmant. 
Vous  avez  dans  les  yeux  le  feu  du  sentiment. 
Ce  billet  sera  tendre;  heureux  qui  doit  le  lire! 

(  Dorimène  plie  son  billet.) 
Mais  c'est  finir  trop  tôt  :  on  ne  peut  trop  écrire, 
Quand  c'est  le  cœur  qui  dicte. 

D  0  n  I  .M  È  N  E ,  à  part. 

11  raille,  le  cruel  ! 
Il  me  feroit  écrire  un  billet  doux  réel. 

(  à  un  laquais.) 
Holà!  quelqu'un?  Portez  bien  vite  cette  lettre. 

V  A  LS  AIiV. 

c'est  peut-être  chez,  moi  que  l'on  va  la  remettre. 

DORIMÈNE. 

Chez  vous?  Eh  bien  !  monsieur,  allez  la  recevoir. 

(  Elle  sort.  ) 
VALSAIN,  souriant. 
Ah!  je  suis  pénétré  d'un  si  Hatteur  espoir; 
J'y  cours. 


20  LES  FAUSSES   INFIDÉLITÉS. 

SCÈNE  VI. 

DORMILLI,  ANGÉLIQUE. 

D  O  H  M I  L  L I ,  retenant  yintjèliffiie  qui  veut  iuinrc 

Dorimene.  ■ 

a. 

Un  moment  donc.  T 

ANGÉLIQUE. 

Je  suis  trop  en  colère. 
Ne  me  retenez  point. 

DORMILLI. 

jVi-je  pu  vous  déplaire 
Par  un  excès  d'amour? 

ANGÉLIQUE. 

oh  !  discours  superflus. 
Monsieur. 

DORMILLI. 

Toujours  monsieur  ! 

ANGÉLIQUE. 

Je  ne  pardonne  plus. 
J'ai  pardonné  vingt  fois,  toujours  dans  l'espérance 
Que  vous  pourriez  changer,  ni;iis  je  perds  patience. 
Hier,  tout  cet  éclat,  tout  cet  emportement 
l<"ut  encor  précédé  d'un  raccommodement. 

DORMILLI. 

Convenez  donc  aussi  qu'hier,  mademoiselle... 
J'attends;  vous  arrivez.  Vous  étiez  la  plus  belle  : 
Dès-lors,  je  ne  vois  plus  que  vous,  que  tant  d'a]>|)as^ 
Et  moi ,  je  suis  le  seul  que  vous  ne  voyez  j)as. 


SCÈNE  VL  2  1 

Vos  discours,  pleins  d'esprit,  amusent,  intéressent  : 

Mais  à  d'autres  qu'à  moi  tous  vos  discours  s'adressent. 

Mondor,  à  vos  côtés ,  d'un  air  mystérieux, 

Vous  tient  de  sots  propos,  vous  cache  à  tous  les  yeux; 

Vous  ne  soupçonnez  point  que  ce  fat-là  m'ennuie. 

On  parle  enfin  d'un  wisk;  il  fait  votre  partie  : 

J'en  fais  une  autre,  moi,  loiu  de  vous,  et  comment? 

Je  suis  distrait;  je  perds;  je  joue  horriblement; 

On  me  gronde  ;  on  se  plaint  :  \  otis  éclatez  de  rire , 

Et  vous  et  votre  fat. 

ANGÉLIQUE. 

J'ai  ri  ;  mais  je  puis  dire 
Que  je  n'étois  pas  seule. 

DOUMILLI. 

Eh  !  vraiment ,  je  le  croi. 
C'est  que  personne  n'aime,  ou  n'aime  comme  moi; 
C'est  qu'ils  ne  sentent  poin  t;  c'est  qu'ils  n'ont  pas  mon  ame. 
J'extravague  en  effet;  car  je  veux  qu'une  femme 
N'ait  pas  l'ambition...  de  plaire...  au  monde  entier. 

ANGÉLIQUE. 

Voilà  comme  un  jaloux  sait  se  justifier. 

Ah!  dût-il  m'en  coûter  l'effort  le  plus  pénible, 

Je  dois  pour  vous,  monsieur,  cesser  d'être  sensible. 

A  votre  folle  humeur  il  faut  m'assiijettir. 

Je  ne  puis,  ni  marcher,  ni  m'asseoir,  ni  sortir. 

Ni  parler,  ni  me  taire.  On  me  donne  une  lettre; 

C'est  celle  d'un  rival  qu'on  vient  de  me  remettre. 

Je  danse  avec  quelqu'un  ,  vous  rêvez  tristement. 

Me  voyez-vous  parée,  ah  !  c'est  pour  un  amant. 

Ai-je  fait  à  Mondor  de  simples  politesses, 


22  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS 

On  met,  sans  le  savoir,  mon  éventail  en  pièces. 
J'aimerois  cent  fois  mieux  un  coeur  indifférent  ; 
Devenu  mon  époux ,  vous  seriez  mon  tyran. 

DOKMILH. 

Votre  tyran  !  Jamais.  Quelle  crainte  cruelle  ! 
N'auriez- vous  pas  alors  juré  d'être  fidèle? 

A  NGÉLIQUE. 

Je  crains  que  pour  s'unir  nos  cœurs  ne  soient  pas  faits. 

DORMIL  LI. 

Eh  !  sans  mon  fol  amour,  que  je  vous  hairois  ! 
Vous  saurez  à  la  fin  me  faire  aimer  Julie  : 
Elle  m'aime;  et  pour  moi  vous  l'avez  embellie. 
Elle  ne  me  voit  point  ces  travers  odieux  : 
Ayant  un  autre  cœur,  Julie  a  d'autres  yeux. 

ANGÉLIQUE,  auec  dépit. 
Eh  bien!  monsieur,  volez;  fixez-vous  auprès  d'elle. 

DORMILLI. 

Oui,  je  vais  l'adorer...  l'aimer...  mademoiselle. 
Je  vais  vous  obéir.  Mais,  du  moins,  nommez-moi 
Celui  qui  m'a  ravi  votre  cœur. 

ANGÉLIQUE,  souriant. 

Et  pourquoi 
Faut-il  vous  le  nommer? 

DOR.MILLI. 

Qu'il  tremble  pour  sa  vie. 

ANGÉLIQUE. 

Ciel  !  encor  des  fureurs?  Il  faut  que  l'on  vous  fuie. 

DORMILLI,  la  suivant. 
Fuyez-moi,  j'y  consens,  je  ne  vous  cherche  plus. 
Que  m'importe  un  rival ,  son  nom  ,  et  vos  refus? 


LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS.  23 

SCÈINE  vn. 

DORMILLI. 

C'est  ici  qu'un  jaloux  anroit  lîien  droit  de  l'être. 

(  Mnndor  parnit.) 
Mais  quel  est  ce  rival?  Je  l'aperçois  peut-être... 
C'est  lui:  précisément  je  le  trouve  aujourd'hui 
Deux  fois  plus  fat  eiicor  et  plus  content  de  lui. 

SCÈNE  VIII. 

DORMILLI,  MOXDOR. 

M O  N'  D o R  ,  rfe  loin  et  à  part. 

(  haut  et  d'un  air  triomphant.] 
Boa!  Toujours  de  Ihunieur?  Dans  l'âge  des  conquêtes, 
Quand  oa  plaît,  quand  on  aime? 

DORMILLI. 

Oh!  je  sais  que  vous  êtes 
Un  excellent  railleur;  mais  moi  qui  raille  peu, 
Je  vais,  monsieur  Mondor,  vous  faire  un  libre  aveu. 
Votre  présence  ici...  m'étoit  fort  agréable. 
Cependant  .. 

MO.v  DOR,  riant. 
Vous  croyez  que  je  suis  redoutable , 
F.t  que  sur  Angélique  on  a  quelque  dessein? 

DORMILLI. 

De  grâce,  expliquons-nous.  Daignez,  m'apprendre  enfin 


■à 


24  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

A  qui  vous  en  voulez. 

MONDOR. 

La  demande  est  fort  bonne 
Chevalier,  si  je  puis  n'en  vouloir  à  personne , 
On  peut... 

OORMILLI. 

Vous  en  vouloir?  Eh  bien  !  qui  vous  en  veut? 

MONDOR. 

Vous  ne  le  diriez  point  à  ma  place. 

D  O  R  M  I  L  L  I . 

Il  se  peut. 
(  En  riant,  et  du  ton  d'un  liomme  cjui  compte  sur  la 
fatuité  de  Monder.) 
Mais  vous  le  direz,  vous,  n'est-ce  pas? 

M  ONDOR. 

Il  est  leste. 
Ma  foi,  si  je  le  dis,  c'est,  je  vous  le  proteste, 
Pour  vous  tranquilliser  :  vous  êtes  si  pressant... 
Je  vois  que  vous  souffrez;  je  suis  compatissant. 

DORMILLI. 

Au  fait,  par  grâce. 

MONDOR. 

Eh  bien!  s'il  faut  vous  en  instruire... 
(  //  snmuse  de  l'attention  que  lui  prêle  Dormilli.) 
Ces  choses-là  pourtant  ne  doivent  pas  se  dire. 
DORMILLI,  avec  une  impatience  qu'il  veut  masquer 

sous  un  ton  badin. 
Aujourd'hui  l'on  dit  tout  :  dites  donc. 

MONDOR. 

Trop  de  feu  ; 


SCÈNE  Vlll.  25 

Trop  (Je  feu,  clievalier:  modérez-vous  un  peu. 
Si  de  mes  soins  ici  quelqu'un  doit  être  en  peine , 
Ce  n'est  pas  vous  eucor. 

DORMILLI. 

Quoi,  monsieur,  Dorimène... 
M  o  X  D  G  R ,  néijliqemment. 
Mais  oui. 

DORMILLI. 

Plaisantez- vous? 

MON  DOR. 

Jlais  non. 

DORMILLI. 

D'honneur  ? 

M  0  N  D  O  B  . 

D'honneur. 
Valsain  vous  vexe  un  peu  :  je  suis  votre  vengeur. 
Réjouissez-vous  bien  de  sa  triste  aventure. 
Dorimène  a  pour  nous,  c'est  une  chose  sûre. 
Un  goût  très  décidé,  mais  je  dis  décidé. 

DORMILLI. 

Ce  soupçon-là ,  monsieur,  peut  être  mal  fondé. 

MONDOR. 

Soupçon  u'est  pas  le  mot  :  en  voulez-vous  des  preuves? 
Oh!  parbleu  !  c'est  me  mettre  à  de  rudes  épreuves. 
Le  moyen,  avec  vous,  de  garder  un  secret? 

(  //  tire  un  portefeuille  de  sa  pnche.) 
Parmi  certains  papiers  ,  j'ai  là...  certain  billet; 
l'aut-il,  à  l'instant  même,  avoir  la  complaisance 
De  vou.s  en  faire  part? 


if,  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

DORMILLI. 

Non  vraiment,  cur  je  pense 
Que  vous  ne  l'avez  point.  ■ 

MONDO  R. 

Je  ne  l'ai  point?...  Lisez. 
(  //  lui  présente  le  billet  :  Dnrmilli  veut  s'en  saisir  et 

Mnndor  le  retient.  Dormilli  lit  avidement  :  Mondor 

continue.) 
Sous  un  style  badin  ses  feux  sont  déguisés  : 
On  badine  d'abord,  puis  on  est  attendrie; 
Puis  le  moment  fatal,  et  puis  la  jalousie; 
On  tremble  de  nous  perdre,  on  veut  toujours  nous  voi' 
Et  le  roman  finit  par  un  beau  désespoir. 

(  //  éclate  de  rire.) 
Mais  n'admirez-vous  pas  le  sommeil  létbargique 
De  monsieur  de  Valsain?  Vous  craigniez  qu'Angélique 
N'eût  pour  moi  quelque  goût;  lui  qu'on  a  supplanté. 
Il  est ,  le  cher  marquis ,  d'une  sécurité  ! 

DORMILLI. 

Le  voilà  donc  enfin  trahi  par  sa  maîtresse! 
J'avois  su  le  prévoir,  je  le  disois  sans  cesse. 

MONDOR. 

Depuis  que  j'ai  paru?  , 

DORMILLI. 

Non,  très  long-temps  avant.        ■ 
Mai.*,  Angélique?... 

MONDOR. 

Eh  bien  ? 
no  R  M  I  LLi ,  d'un  ton  brusque. 

Eh  bien  !  je  crois  souvent 


SCENE  VIII.  27 

Qu'elle  me  trompe  aussi. 

MONDOR. 

Moi ,  je  le  conjecture. 

DOR  M  ILLI. 

Vous  êtes  consolant. 

MONDOR,  d'un  air  fin. 

Néanmoins  je  vous  jure 
Qu'à  votre  affliction,  c'est  vous  parler  sans  tard. 
Personne  en  vérité  ne  prend  autant  de  part. 
Mais  adieu;  je  vous  laisse  à  votre  inquiétude. 

(  //  chante  le  vers  suivant ,  pris  d'un  opéra.) 
Les  amants  affligés  aiment  la  solitude. 

SCÈNE    IX. 

DOUMILLI. 

Il  chante!  il  est  heureux!  Mondor  n'est  point  haï. 
On  l'aime,  et  l'on  me  hait!  et  Valsain  est  trahi. 
Angélique,  du  moins~,  quoiqu'elle  dissimule. 
N'a  sûrement  pas  fait  un  choix  si  ridicule. 
Mon  pauvre  ami  Valsain  sera  fort  étonné. 

SCÈNE  X. 

DOUMILLI,  VALSAIN. 

uou  M  I  LLi ,  à  pari. 
Il  me  paroît  hien  triste. 

VALSAIN,  à  pari. 

Il  a  l'air  iudiiiné. 


28  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

(  Ils  se  regardent  quelque  temps  en  silence.  ) 

DORMILLI. 

Je  vous  l'ai  dit  cent  fois;  je  n'eutends  rieu  aux  femmes. 

VALSAIN. 

Ma  foi ,  ni  moi  non  plus. 

DORMILLI. 

Mou  ami ,  quelles  âmes  ! 

VA  LSA  IN. 

Quelles  têtes,  mon  cher! 

D  o  u  M I  L  L I ,  à  /wrf ,  en  s'éloignani  de  Valscnn. 
A-t-il  quelque  soupçon? 
VALSAIN,  à  part,  s'éloignani  de  même. 
Je  dois  lui  dire  tout;  mais  de  quelle  façon? 

DORMILLI,  à  part. 
Comment  m'y  prendre? 

{Ils  se  rapprochent  l'un  de  l'autre.) 
(haut.) 
Il  faut  qu'avec  vous  je  m'explique. 
Je  viens  d'entretenir  tout  à  l'heure  Angélique; 
Je  ne  la  conçois  plus.  Je  crois,  sans  vous  flatter, 
Que  votre  aimable  veuve  a  su  me  la  gâter. 
C'est  une  étrange  femme,  au  moins,  que  Dorimène  ! 
Êtes-vous  bien  sûr  d'elle  ? 

VALSAIN. 

Ah  !  très  sûr  ;  j'aurois  peine 
A  croire...  Mais  la  vôtre,  avez-vous  bien  son  cœur? 
Écoutez,  cher  ami;  sur-tout,  point  de  fureur. 
Je  commence  à  penser  enfin  comme  vous-même  ; 
Oui,  je  doute,  entre  nous,  qu'Angélique  vous  aime. 


SCENE   X.  29 

DORMILH. 

Fort  bien!  de  mes  amours  vous  êtes  occupé  : 
Et  vous  ne  craignez  pas  de  vous  être  trompé 
Sur  les  vôtres? 

VALSAIN. 

Quoi  donc? 

DORMILLI. 

Pourriez-vous,  je  suppose, 
Me  dire  qu'Angélique  aime...  quelqu'un;  qu'elle  ose 
Écrire  à  ce  quelqu'un;  que  cet  araaut  discret, 
Ce  modeste  rival ,  montre  d'elle  un  billet? 
Que  ce  billet,  enfin ,  vous  venez  de  le  lire? 

VALSAIN. 

Ma  foi,  vous  m'étonnez:  je  u'osois  vous  le  dire  ; 
Vous  savez  tout.  Mondor,  qui  nous  croit  ennemis, 
£t  qui  me  met  de  plus  au  rang  de  ses  amis, 
Vient  de  me  confier  ce  billet  d'Angélique, 
Écrit  à  lui  Mondor.  L'affaire  est  moins  tragique  , 
Puisque  vous  la  saviez. 

nORMILLl. 

Comment  donc? 

VALSAIN. 


Je  l'ai  lu. 


DORMILLI. 


Vous  l'avez  lu  ? 


VALSAIN. 

Deux  fois  :  j'en  étois  contondu. 
DORMILLI,  (Tu  ne  voix  étouffée . 
Qu'eiitciids-je?...  Se  peut-il?...  Angélique  perfide! 
Je  n'en  doute  donc  plus!...  Quel  cou|i!.  .  H  me  décide 


3o  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

Ami,  consolons-nous.  Plus  sensés  désormais, 
Jurons  de  renoncer  aux  femmes  j)our  jamais. 
Ce  parti... 

V  ALSAIN. 

Seroit  dur  :  il  faut  être  équitable  ; 
La  mienne  m'est  fidèle,  et  je  serois  coupable 
Si... 

D  0 R  M I L  L I ,  très  vivement. 
Fidèle?  Oui,  fidèle  !  Adorez-la.  Mondor, 
Quelle  fidélité  !  là ,  tout-à-1  heure  encor... 
Elles  poussent  bien  loin  lu  feinte  et  le  caprice. 
Ne  me  croyez  donc  pas  le  seul  que  l'on  trahisse. 
La  vôtre...  Mais  au  reste  elle  m'étonne  moins. 

V  A  L  s  A 1 1\ ,  posément. 
Ou'a-t-elle  fait?  Voyons. 

DOHMILLI. 

Digne  objet  de  leurs  soins 
Mondor  tient  un  billet  écrit  par  Dorimène, 
Billet  qu'il  montre  aussi,  que  je  croyois  à  peine; 
Voilà  ce  qu'elle  a  fait;  voyez. 

VALSAlN,  à  part. 

Que  dit-il  là? 
[haut.) 
Deux  billets  à  Mondor?  Répétez-moi  cela. 
Dorinièue... 

DORMILLI,  avec  iitipalicncr. 
Oui ,  monsieur. 

VA  LSAI  N. 

Elle  a  donc  fait  remettre: 


SCENE  X.  3i 

DORMILLI. 

I  Mil,  monsieur. 

V ALSAIN. 

A  Moudor? 

DORMILLI. 

Oui,  monsieur. 

VALSAIN. 

Une  lettre  ? 
DORMILLI,  impétueusement. 
Oui,  monsieur,  oui,  monsieur,  oui,  monsieur. 
V ALSAIN,  à  part,  et  toujours  de  saiitj-froid. 

A  Mondor, 
Deux  billets!...  C'est  un  jeu. 

DORMILLI. 

Répéterai-je  encor? 
V  A  L  s  A  I N  ,  soitria  nt. 
Je  vous  suis  obligé  de  votre  complaisance. 

DORMILLI. 

J'avois  tort  d'accuser  ce  sexe  d'inconstance: 

II  ne  trahit  pas  ;  non.  «  Ses  vertus,  disiez-vous, 
«Ses  vertus  sont  de  lui;  ses  défauts  sont  de  nous. 
«  Croyez  à  ses  vertus.  «  Oh  !  j'y  crois. 

V  A  LSAIN. 

Moi  dv  même. 

DORMILLI. 

Aux  vertus  d'Angélique!  Et  c'est  Moudor  qu'elle  aime! 

VALSAIN. 

Mondor  de  tout  ceci  doit  être  bien  content. 

DO  R  M  11.  I  I. 

Belle  réHexioii! 


32  LES  FAUSSES   INFIDÉLITÉS. 

VALSAI N,  riant. 
Je  reviens  à  l'instant. 

(  Il  s'éloigne.  ) 

DORMILLI. 

La  vôtre  disoit  bien,  mais  rien  ne  vous  effraie  : 
«  J'écris  un  billet  doux.  » 

V ALSAIN. 

Du  moins  est-elle  vraie. 

(//  veut  sortir.) 
DORMILLI,   lui  serrant  le  bras  avec  colère. 
Du  moins,  concevez-vous,  homme  froid,  cœur  {jlacé, 
Concevez-vous  Mondor?  Le  fat  s'est  empressé 
A  vous  communiquer  le  billet  d'Angélique; 
Celui  de  Dorimène,  il  me  le  communique. 
Des  procédés  pareils  se  peuvent-ils  souffrir? 

VALSAIN. 

Mondor  est  né  plaisant  ;  il  veut  se  réjouir. 

DORMILLI. 

(à  Valsain.)      (à  lui-même.) 
Ah  !  fort  bien.  Croira-t-on  qu'Angélique,  à  son  âge, 
Avec  cet  air  naïf,  et  le  plus  doux  langage?... 

(à  Valsain.  ) 
Que  n'ai-je  aimé  Julie?...  Enfin  vous  l'avez  lu 
Cet  indigne  billet?  L'auriez-vous  retenu? 
Je  puis,  soyez-en  sûr,  l'écouter  sans  colère  ; 
Dites  les  propres  mots. 

VALSAIN. 

Mais  Mondor  pourra  faire 
Quelque  jour  un  recueil;  alors  vous  l'y  verrez- 


1 


SCENE    X.  33 

DORMILLI. 

Quel  ami!  quel  amaut!  vous  me  désespérez!  .. 
Voyons  de  près  mon  fat. 

{Il  sort.) 
VALSA  IN,  alarmé. 

Pour  une  bagatelle, 
Tant  de  bruit  !  Arrêtez.  Angélique  est  fidèle. 
Moudor  n'est  point  aimé. 

DORMILLI,  revenant. 

Comment?  Que  dites-vous? 
V  A  L  s  A  I N . 
Qu'on  s'amuse  à-la-fois  de  Mondor  et  de  nous. 

DORMILLI. 

Quoi!  ces  billets... 

VALSAIN. 

Font  voir  l'accord  des  deux  cousines. 
Deux  lettres  à-la-fois,  et  deux  lettres  badines! 
A  Mondor...  qui  les  montre!  allons;  réfléchissez. 

DORMILLI,  avec  vivacité. 
Est-il  bien  vrai?...  Comment!...  de  grâce...  éclaircissez. 

VALSAIN. 

Mais  tout  est  éclairci.  L'une  est  jeune  et  timide; 
L  autre  n'est  que  maligne,  et  [)oint  du  tout  perfide. 
Vous  croyez  leurs  billets!  je  crois  plutôt  leurs  cœurs. 
Qu'un  fat  ait  du  succès,  j'y  consens,  mais  d'ailleurs. 
Il  n'en  a  |>oiiit  ici. 

DORMILLI,  l'embrassant  avec  transport. 
Vous  me  rendez  la  vie. 
En  eftet,  Angélique...  Oh!  oui,  je  le  parie, 


à^  LES  FAUSSES  INFIDELITES. 

Je  suis  encore  aimé.  Vous  avez  bien  raison. 

J'ai  mille  souvenirs.  Elle,  une  trahison  ! 

J'ai  cru...  J'étois  donc  fou.  La  découverte  est  bonne. 

Angélique  me  trompe  :  eh  bien  !  je  lui  pardonne. 

Elles  nous  ont  joués  toutes  deux!  mais  enfin 

Pour  nous  en  imposer  il  faut  être  plus  fin. 

Nous  sommes  clairvoyants...  Je  ris  de  leur  malice. 

VALSAIN. 

De  vous  présentement  puis-je  attendre  un  service? 

DORMILLI,  avec  une  effusion  de  tendresse. 
Ah  !  je  souscris  d'avance  à  vos  moindres  désirs. 

VALSAIN,  souriant,  et  d'un  air  tranquille. 
Laissez  vivre  Mondor  pour  nos  menus  plaisirs. 

D  o  R  M I  L  L I ,  avec  une  joie  excessive. 
Je  ne  le  tuerai  point. 

VALSAIN. 

Je  vais  chez  Dorimène , 
De  mon  faux  désespoir  réjouir  l'inhumaine. 

(Il  va  pour  sortir.  ) 
DORMILLI,  le  retenant. 
Mais  sommes-nous  bien  sûrs?...  Croyez-vous  fermemei 
C'est  qu'on  ne  doit  jamais  croire  légèrement. 

VALSAIN. 

Ah  !  voilà  mon  jaloux  ! 

DORMILLI 

Nous  n'avons  pas  de  preuve. 
VALSAIN,   rêvant. 
Eh  bien!  j'en  vais  avoir.  J'imagine  une  épreuve 
Qui  vous  démontrera  que  leur  crime  est  un  jeu  , 


ka 


SCÈNE    X.  35 

Et  qui  pourra  sur-tout  les  chagriner  un  peu. 

DORMILLI. 

Prenez  garde  pourtant... 

V  A  L  s  A  I  N . 

Cœur  foibla  que  vous  êtes  ! 
(à  part.) 
C'est  pour  vous  détromper...  et  leur  payer  nos  dettes. 

DORMILLI. 

A  quoi  songez-vous  donc? 

VALSA  IN. 

Je  songe  à  vous  servir. 
{(Cun  ton  badin.  ) 
Je  doute  aussi,  je  doute,  et  je  vais  m'éclaircir. 
Partez. 

(//  veut  le  faire  sortir.  ) 
DORMILLI,  revenant. 
Mais ,  mon  ami ,  lisez  sur  leur  visage , 
Dans  leurs  yeux,  finement. 

VALSA  IN,  le  poussant  toujours. 

C'est  à  quoi  je  m'engage. 

DORMILLI. 

Vous  ne  tarderez  point  à  me  venir  trouver? 

VALSAIN. 

Je  ne  tarderai  point. 

DORMILLI,  résistant. 
Mais  il  faut... 

VALSAIN. 

Vous  sauver. 

D  o  R  M  I  L  L  î . 

Si  vous  clés  sûr  d'elle,  (épargnez  mou  ainaute 


3G  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

VALSAIN. 

Une  femme  affligée  est  plus  intéressante. 

D  o  R  M  I  L  L  I . 

Que  ferez-vous?  Je  crains... 

VALSAIN. 

Calmez  ce  tendre  effroi. 
Sortez,  dis-je,  et  gardez  de  paroître  sans  moi. 
(//  le  pousse  erifin  hors  du  théâtre.  Un  moment  après 

Dormilli  rentre ,  et,  sans  être  aperçu  de  Valsain,  se 

(jlisse  dans  un  cabinet.  ) 

SCÈNE  XI. 

VALSAIN. 

Comment  !  il  a  crié,  fait  un  affreux  vacarme  ; 

Moi-même ,  car  ceci  m'a  causé  quelque  alarme, 

J'aurai  vu  le  Mondor,  et  rire  à  nos  dépens, 

Et  de  ses  deux  rivaux  faire  deux  confidents  ; 

Le  tout  pour  s'égayer,  pour  distraire  ces  dames  : 

Non  parbleu,  c'en  est  trop;  ne  gâtons  pas  les  femmes.  ; 

Oh!  rien  n'est  dangereux  comme  l'impunité... 

N'y  mettons  pas  pourtant  trop  d'inhumanité. 

Ne  soyons  pas  cruels...  Bonnes  gens  que  nous  sommes! 

{/jaiement.  ) 
Qui  désole  une  femme  est  le  vengeur  des  hommes. 
Les  voici.  Bon. 


Mot 


kii 


Aui 


Jer* 


LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS.  3? 

SCÈNE  XII. 

DORIMÈNE,  ANGÉLIQUE,  VALSAIN. 

DORI  MÈNE,6rtS,  à  Angélique  dans  le  fond  du  tliéâlrc. 

Il  est  accablé  de  dotileur  : 
^loiidor  aura  parlé. 

ANGKLIQUE,  ba.'i  à  Donmène. 
Voyons. 
DORIMÈNE,  à  Valsain,  qui  se  promène  d'un  air  fort 
triste. 

Où  va  monsieur? 

VALSAIN. 

le  ne  sais. 

DORIMÈNE. 

Cet  air  triste  a  lieu  de  me  surprendre. 

VALSAIN,  se  promenant  toujours. 
A  tant  de  perfidie  aurois-je  dû  m'attendre? 
Kngager  un  amant,  l'enflammer,  l'attendrir. 
Lui  promettre  son  cœur,  sa  main,  et  le  trahir! 
\.r  moyen  qu'à  ce  couj)  l'infortuné  survive  ! 

DORIMÈNE. 

Il-  ne  mérite  pas  une  douleur  si  vive. 
VALSAIN,  s'arrctant. 
^  olre  inconstance  aussi  me  touche  infiniment  ; 
M.iis  je  n'en  parlois  pas,  madame.,  en  ce  moment. 
I'  pense  à  mon  ami,  qui  prend  tout  au  tragique. 
I  r.dii ,  comme  lloland  ,  par  une  autre  Angélique; 
I mii'U.v  coniiiif  lui,  plus  digue  de  pitii-, 

4 


38  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

Il  a  maudit  l'amour  et  même  l'amitié. 
Madame,  je  l'ai  vu  prêt  à  perdre  la  tête  : 
Il  la  perdoit  sans  moi. 

DORIMÈN  E. 

Vous  êtes  bien  honnête. 
La  vôtre  étoit  plus  calme? 

V  ALS  AIN. 

Aussi ,  pour  le  sauver, 
Ai-je  pris  un  moyeu...  qu'il  auroit  pu  trouver. 

ANGÉLIQUE,  alarmée. 
Et  quel  moyen  ? 

VALSAIN. 

Très  simple ,  il  s'offroit  de  lui-même. 
Vous  connoissez  Julie,  et  savez  qu'elle  l'aime  : 
Brune ,  vive ,  piquante  !  . 

DORimknE,  feignant. 

Eh  bien  !  il  doit  l'aimer. 

VALSAIN. 

Pour  elle,  tout  d'un  coup,  je  n'ai  pu  l'enflammer... 

DORiMÈNE,  à  part. 
Bon. 

VALSAIN,  lentement. 
Mais,  comme  Jidie  est  jeune,  tendre,  et  belle... 
ooRiMiÈNE,  avec  impatience. 
Jeune!  tendre!  achevons.  Il  a  volé  chez  elle? 

VALSAIN. 

Non,  madame;  c'est  moi  qui  viens  de  l'y  mener. 
Il  résistoit  d'abord  ;  mais...  j'ai  su  l'entraîner. 
DORIMÈNE,  à  part. 

Le  monstre  ! 


1 


[  J'ati 


W 


SCÈNE  XII.  39 

ANGÉLIQUE,  à  part. 

Ah  dieux  ! 

VALSA  IN, à  Dorimene. 

V^oyez  cette  scèae  touchante , 
Mon  ami  consolé,  les  transports  d'une  amante  : 
lU  vouloient  tout  se  dire  et  ne  se  parloient  pasj 
ÎNIais  quels  regards!  J'aimois  jusqu'à  leur  embarras. 

[à  Anrjélirjue.) 
\'iius  auriez  pris  plaisir  sur-tout  à  voir  Julie. 
Tous  deux  me  ravissoieut  :  j'en  ai  l'ame  attendrie. 

(  ù  Dorimene.  ) 
c'est  que  rien  n'est  si  beau  que  l'aspect  du  bonheur. 
Pour  moi ,  du  moins.  Enfin  j'ai  décidé  son  cœur  ; 

(à  Anrjélique.)  [à  Dorimene.) 

lisseront  l'un  à  l'autre...  Et  quant  à  moi,  madame. 
J'attends  :  peut-être  un  jour  trouverai-je  une  femme 
c^Lii  daignera  m'aimer;  notre  rival  heureux, 
Mondor,  monsieur  Mondor  en  a  bien  trouvé  deux. 
f  //  salue  respectueusement  ;  on  ne  lui  rend  point  ses 
révérences  ;  il  sort.) 

SCÈNE  XIII. 

DORIMENE,  ANGÉLIQUE. 

rj  o  K I  M  È  N  E ,  après  un  long  silence,  pendant  Icfjuel  elle 

n'ose  lever  les  yeux  sur  Angélique. 
Quel  homme!...  Et  je  l'aimois! 

A  N  G 1':  M  Q  IJ  E. 

Ah  !  vous  m'avez  perdue. 


4o  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

Mais  quelle  idée  aussi  !  C'est  vous  qui  l'avez  eue, 

Qui  m'avez  fait  écrire.  Il  le  faut  avouer. 

De  votre  habileté  j'ai  fort  à  me  louer! 

[Dormilli  sort  du  cabinet  ou  on  l'a  vu  entrer,  et  s'ar- 
rête dans  le  fond  du  théâtre.  Pendant  cette  scène,  il 
fait,  de  temps  en  temps,  des  pas  vers  Angéliriue.) 
DORMILLI,  bas. 

Écoutons. 

DORIMÈNE. 

L'aventure  est  heureuse  peut-être; 
Et  je  me  félicite  enfin  de  les  connoître  : 
Ils  ue  méritent  point  que  l'on  se  plaigne  d'eux. 
Les  voilà  donc  !  voilà  comme  ils  aimoient  tous  deux  ! 
L'un... 

ANGÉLIQUE. 

Ils  ont  fort  bien  fait;  oui,  madame,  à  leur  place 
J'en  aurois  fait  autant.  Quoi  !  Mondor  a  l'audace 
D'écrire  un  sot  billet ,  et  nous  lui  répondons  ! 
C'est  pour  un  tel  rival  que  nous  les  trahissons  ! 
Pouvoient-ils?... 

DO  rimî;n  E. 
Us  pouvoient,  au  moins  par  bienséanci 
Gémir  un  jour  ou  deux;  ce  n'est  pas  trop,  je  pense. 
J'ai  vu  votre  jaloux,  soupirant  à  vos  pieds, 
Promettre  de  mourir,  si  vous  l'abandonniez. 
Eh  bien!  qui  l'empéchoit  de  vous  tenir  parole? 

ANGÉLIQUE. 

Qui  l'empéchoit?  ô  ciel! 

DORIMÈNE. 

Oui ,  c'étoit  la  son  rôle , 


SCENE  XIII.  4, 

Le  rôle  de  Valsain,  de  tout  amant  quitté  : 
Le  nôtre  esta  présent  celui  de  la  fierté. 
Cachez  donc  vos  regrets  quand  l'honneur  vous  l'ordonne. 

ANGELIQUE,  pleurant  presque. 
L'honneur  !  L'honneur  consiste  à  ne  tromper  personne. 

DORMiLLi,  bas ,  dans  le  fond  du  théâtre. 
Charmante  ! 

(  //  s'approche  d'elle.  ) 
ANGÉLIQUE. 

Il  m'aimoit  tant  !  Vous  vouliez  aujourd'hui 
Que  Totre  froid  Valsain  fût  jaloux  comme  lui. 
Ah!  par  son  défaut  même  il  doit  plaire  à  Julie; 
Et  je  dois  regretter  jusqu'à  sa  jalousie. 
Où  retrouver  jamais  un  cœur  comme  le  sien? 
Si  du  moins  il  voyoit  le  désespoir  du  mien  !... 
Je  veux  le  détromper. 

SCÈNE  XIV. 

UOUMILLI,  DORIMÈNE,  ANGÉLIQUE. 

DORMILLI,  avec  transport. 

Il  l'est,  il  vous  adore. 

ANGÉLIQUE. 

Ahciel!  ah!  Dormilli! 

DORMILLI. 

Quoi!  vous  m'aimez  encore? 
Quoi!  vous  doutiez  d'un  cœur  où  vous  régnez  toujours? 
Disposez  de  mon  sort,  de  ma  main ,  de  mes  jours. 

4. 


i 


42  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

DORIMÈNE,  avec  un  air  de  dépit  et  de  joie. 
Ce  traître  de  Valsairi  ! 

DORMILLl. 

A  vu  votre  artifice, 
Et  s'est  un  peu  vengé. 

ANGÉLIQUE. 

Vous  étiez  son  complice? 

DORMILLl. 

oh!  non  pas  tout-à-fait;  mais  quelle  heureuse  erreur! 

(à  Dorimene.) 
N'allez  pas  le  gronder;  je  lui  dois  mou  bonheur. 
Sans  lui  j'ignorerois  ce  que  je  viens  d'entendre; 

(à  Angélique.) 
Je  n'aurois  pas  joui  d'une  douleur  si  tendre. 
Me  le  pardonnez-vous? 

ANGÉLIQUE. 

Vous  avez  entendu? 

DORMILLl,  avec  l'ivresse  de  la  joie. 
Je  vous  ai  laissé  dire,  et  n'en  ai  rien  perdu. 

DORIMÈNE,  qui  Voit  venir  Valsain. 
Paix. 

SCÈNE  XV. 


VALSAIN,  DORMILLl,   DORIMENE, 
ANGÉLIQUE. 

VALSAIN,  entrant  de  l'air  d'un   homme   qui  cherche 

quelqu'un. 

C'est  lui  «(ue  je  \nis.  Aura-t-il  j)u  se  taire? 


SCENE    XV.  43 

(//  s'avance  et  reçjarde  quelque  temps.) 
Ces  daines  savent  tout. 

D  O  R  I  M  È  N  E. 

Votre  affreux  caractère 
M  est  enfin  dévoilé:  vous  êtes  le  mortel 
I.e  plus  faux... 

VALSAI.\. 

J'en  conviens;  mais  lui,  le  plus  cruel. 
On  ne  peut  avec  lui  se  venger  à  son  aise. 
Won  pauvre  chevalier,  ah  !  qu'un  secret  vous  pèse  ! 
Plus  de  société  désormais  entre  nous  : 

((paiement,  ) 
Du  moins ,  pour  les  noirceurs ,  je  les  ferai  sans  vous. 

DORMI  LLI. 

Je  le  veux  bien,  sans  moi. 

D  o  R  I  M  È  .N  E. 

Comme  il  se  justifie! 

DORMILLI. 

(à  Angélique.)  (à  Valsain.) 

Le  croirez-vous  encor?  J'é[)0use  donc  Julie? 

(ù  Angélique.  ) 
Quand  je  jui-e  à  vos  pieds... 

(//  tombe  aux  pieds  d'Angélique.) 


44  LES  FAUSSES  INFIDÉLITÉS. 

SCÈNE  XVI. 

MONDOR,    VALSAIN,  DORMILLI, 
DORIMÈNE,  ANGÉLIQUE. 

MON  DOK,  avec  un  éclat  de  rire,  voyant  Dormilli  à 
genoux. 

Il  est,  ma  foi,  charmant! 
Ce  tendre  chevalier  aime  excessivement. 
Pourquoi  le  maltraiter  ainsi,  mademoiselle? 

(bas,  à  Valsain  qui  rit.) 
Vous  riez  de  le  voir  aux  pieds  d'une  infidèle, 
Méchant!  il  aime  encor  l'objet  que  j'ai  charmé. 

(  bas ,  à  Dormilli  qui  rit  aussi.  ) 
Le  malheureux  Valsain  se  croit  toujours  aimé. 
(Dormilli  et  Valsain  rient  de  Mondor  sans  se  ijêner.) 

{à  part.) 
Ron  !  chacun  rit  de  l'autre. 
(  Ils  rient  tous  trois.) 

VALSAIN,  à  Mondor. 

On  rit  de  vous. 

(à  Dorimène.) 
Madame , 
Pour  qu'il  n'en  doute  pas,  daignez  être  ma  femme. 

DORIMÈNE. 

Traître,  tu  t'applaudis  :  mais  le  cœur  est  pour  toi... 
Je  te  cède  l'honneur  de  tromper  mieux  que  moi. 

VALSAI  N. 

D  un  simple  amusement  ne  faites  pas  un  crime. 


SCÈNE   XVI.  45 

Je  n'étois  point  jaloux,  mais  par  excès  d'estime; 
Et  mon  ami  l'étoit  par  un  excès  d'amour. 
Allons,  pardonnez-nous;  et  qu'en  cet  heureux  jour, 

{désignant  Mondor.) 
Monsieur  soit  seul  puni  de  toutes  nos  querelles. 

DORMlLLi,rf«  ton  le  plus  railleur. 
C'est  ainsi  que  Mondor  triomphe  de  Jeux  belles. 
(Dorimène ,  Ançjélifjue ,  Valsain ,  et  Dormilli,  font  à 
Mondor   des   révérences    ironifjues ,   et    sortent  en 
riant.  ) 

SCÈNE   XVII. 

MONDOR. 

Expliquera,  morbleu,  les  femmes  qui  pourra... 
L'amour  me  les  ravit,  l'hymen  me  les  rendra. 


FIN   DES    FAUSSES    INFIDELITES. 


J. 


LA 

MÈRE  JALOUSE, 

COMÉDIE    EN   TROIS    ACTES, 

PAR  BARTHE, 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  2  3  décembre 


PERSONNAGES. 

Madame  de  MELCOUR. 
M.  DE  Ml'LGOUR,  ancien  militaire. 
JULIE,  fille  de  madame  de  Melcour. 
Madame  de  NOZAN  ,  tante  de  Julie. 
M.  DE  VILMON ,  ami  de  M.  de  Melcour. 
M.  DE  TERVILLE,  amant  de  Julie. 
M.  DE  JERSAC. 

Un   PEINTRE. 

Une  FEMME  DE  CHAMBRE. 

I-AQUAIS. 


La  scène  est  à  Paris,  chez  monsieur  et  madame 
de  Melcour, 


I. 


LA 

MÈRE  JALOUSE 

COMÉDIE. 


ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  [. 

M.  DE  MELCOUB,   M.   de  VILMON. 

V  1  L  M  O  iS- . 

Elle  repose  enfin  dans  le  petit  saloti. 

,M  E  L  c  o  u  R . 
Je  ne  connois  plus  rien  au  train  de  ma  maison. 
Jadis  nous  étions  gais,  et  d'une  gaieté  folle; 
>ous  voilà  d  un  ennui,  d'un  froid  qui  me  dt'sole. 

VILMON. 

Il  est  vpai  qu'autrefois  ou  rioit  un  peu  plus. 

M  E  L  c  o  u  R . 
Nos  soupers,  nos  cojicerts,  sont  tous  interrompus. 

VILMON. 

Madame  cependant  aime  fort  la  musique. 

M  E  L  c  o  u  R . 
Elle  étoit  dissipée,  elle  est  mélancolique. 


So  LA  MÈRE   JALOUSE. 

Elle  vouloit  tout  voir,  et  se  montrer  par-tout; 

Des  fêtes,  des  plaisirs,  elle  a  perdu  le  jjoût. 

{en  riant.  ) 
Enfin,  excepté  nous,  et  Terville  que  j'aime, 
Et  ce  monsieur  Jersac  présenté  par  vous-même. 
Elle  ne  voit  personne,  et  boude  l'univers. 
Son  esprit  même...  a  pris  je  ne  sais  quel  travers; 
Cet  esprit  enjoué  ,  qui  savoit  tout  séduire. 
Tourne  presqu'à  l'aigreur,  et  vise  à  la  satire. 
De  tous  ces  changements  n'êtes-vous  point  frappé? 

VILMON. 

Croyez  que  tout  cela  ne  m'est  point  échappé; 
Et  ce  qui  me  confond,  ce  qui  doit  vous  surprendre, 
(  Vous  êtes  pour  Julie  un  beau-père  si  tendre  !  ) 
Mon  ami,  je  ne  sais,  mais  j'ai  cru  remarquer... 
Là-dessus  cependant  j'ai  peine  à  m'expliquer: 
Cela  seroit  fâcheux,  cela  ne  peut  pas  être. 

MELCOIIR. 

Vous  m'alarmez,  Vilmon. 

VlLMON. 

Je  le  devrois  peut-être. 
J'ai  vécu,  j'ai  servi,  je  demeure  avec  vous; 
Et  je  ne  puis  enfin  observer  qu'entre  nous 
Qu'avec  sa  fille  même  elle  est  d'une  tristesse , 
D'une  humeur! 

MELCOUR. 

Eh  mais!  oui  ;  par  excès  de  tendresse. 
Elle  la  veut  parfaite;  à  cet  âge!  elle  a  tort. 

VlLMON. 

La  voit-on  négligée,  on  la  gronde  d'abord. 


ACTE  1,   SCÈNE  1.  Si 

MELCOOR. 

On  a  raison. 

VILMON. 

Parée ,  on  est  plus  mécontente. 

MELCOUR. 

On  a  raison.  Faut-il  que  sa  folle  de  tante. 
Qui  ne  rêve  que  d'elle  et  la  prône  toujours , 
Lui  donne  un  goût  de  luxe? 

VILMON. 

Enfin ,  depuis  neuf  jours 
Que  d'un  triste  couvent  elle  a  franchi  la  porte, 
Madame  ne  sort  pas,  et  défend  qu'elle  sorte. 

MELCOUR. 

Et  la  migraine  donc? 

VILMON. 

S'il  ne  faut  point  flatter, 
Cette  migraine-là  nous  vint,  je  sais  dater, 
Le  jour  où  du  couvent  la  petite  est  sortie  ; 
Moi ,  j'ai  vu  la  migraine  entrer  avec  Julie. 

MELCOITR. 

Mais,  Vilmon ,  c'est  me  dire,  et  sans  trop  de  détour. 
Que  vous  soupçonneriez  madame  de  Melcour... 
(//  est  interrompu ,  et,  dans  toute  la  scène  suivante, 
il  a  l'air  triste  et  pensif.) 


52  LA  MERE  JALOUSE. 

SCÈNE  II. 

MADAME  DE  iN  U  Z  A  N  ,  M.    DE  M  L  L  G  O  U  R , 
M.   DE  VILMON. 

Mine  DE  NOZAN,  de  loin. 
Je  i'ai  mis  dans  ma  tête ,  il  faut  que  je  l'emmène , 
Qu'elle  sorte  avec  moi  ;  sa  mère  a  la  migraine, 
Ma  nièce  ne  l'a  point,  et  la  prendroit  aussi. 
On  me  la  tyrannise,  on  l'emprisonne  ici; 
Mais  avec  elle  enfin  je  vais  courir  le  monde. 

[Elle  met  des  gants.) 
Monsieur,  à  mon  retour  que  votre  femme  gronde. 
Cela  m'est  fort  égal,  je  pars,  et  promptemeut. 

[avec  joie  et  iCun  air  de  confidence.) 
Je  l'ai  fait  habiller  ti'ès  clandestinement. 
Chez  moi  :  vous  m'entendez?  J'ai  même  aidé  Lisette. 

(  Une  femme  de  chambre  lui  porte  un  éuentail.  ) 
Bon!  j'avois  ouhlié  mou  éventail.  Rosette, 
Est-elle  descendue? 

nosETTE,  à  demi-voix. 
Elle  descend. 

[Rosette  sort.  ) 

Mine   DE    NOZAN. 

Adieu. 
Je  m'en  vais  la  montrer. 

M  E  L  c  0  u  II . 

Vous  revenez  dans  peu? 


ACTE  I,  SCÈNE   II.  53 

MDie   DE  NOZAN. 

oh!  si  vous  la  voyiez!  Elle  est...  dans  sa  parure. 
Elle  est  d'une  beauté!  Mais  j'entends  ma  voiture. 
Adieu;  je  vous  l'enlève. 

VILMON. 

Elle  a,  ma  foi,  raison. 

SCÈNE  m. 

M.   DE  MELCOUK,  M.   de  VILMON. 

MELCOUR,  cCun  air  distrait  et  rêveur. 
Madame  de  Melcour...  le  pensez-vous,  Vilmon? 
.lalouse...  de  sa  fille  ! 

VILMON. 

A  vous  parler  sans  feinte, 
Je  n'en  suis  pas  très  sûr;  mais  j'en  ai  quelque  crainte. 

MELCOUR. 

Pouvez-vous  lui  prêter  une  pareille  horreur? 
Jalouse!  de  sa  fille!...  Allons  donc,  quelle  erreur! 
Vous  voilà  bien,  au  reste,  avec  votre  finesse. 
Le  tic  d'observer  tout ,  de  deviner  sans  cesse. 

VILMON. 

Je  voudrois  me  tromper. 

MELCOUR. 

Et  vous  vous  trompez  fort  ; 
Une  mère  jamais  eut-elle  un  pareil  tort, 
Uu  foible  si  honteux?  .Mais  je  vois  le  contraire , 
La  beauté  d'une  fille  enor|j[ueillit  sa  mère. 

5. 


54  LA  MERE  JALOUSE. 

VILMON. 

Cela  doit  être  au  moius  ;  jeu  connais  toutefois... 

M  E  L  c  G  u  lî . 
Savez-voiis  quand  du  sang  on  étouffe  la  voix, 
Quand  on  peut  se  résoudre  à  n'aimer  point  sa  fille? 
C'est  lorsque  sa  laideur  dépare  une  famille. 
Ou  ilevient  niéuie  alors  cruel  jiar  vanité, 
j'ai  vu  plus  d'une  mère,  ivre  de  la  beauté. 
Punir  dans  une  enfaul  la  laideur  comme  un  crime; 
D'un  barbare  amour-propre  en  faire  la  victime, 
Et,  pour  n'en  pas  rougir,  l'ensevelir  souveut 
Dans  le  fond  d'une  terre,  ou  l'ombre  d'un  couvent. 
Julie  a-t-elle  donc  ce  tort  avec  sa  mère? 

VILMQN. 

Non  :  au  public  pourtant  on  ne  la  montre  guère. 

MELCOOR. 

Vous  êtes  cruel. 

V  I  I,  M  o  N . 
Vrai. 

iVIELCO  U  K. 

La  nature  a  des  droits.  . 

VILMON. 

Respectés,  je  le  saLS,  du  peuple,  des  bourgeois. 
Mais  dans  un  siècle  vain,  dans  un  monde  frivole, 
Où  la  beauté  du  sexe  est  sa  jtremière  idole; 
Où  les  femmes  de  plaire  ont  toutes  la  fureur, 
Vijudroient  de  leur  jeunes.se  éteruiser  la  Heur, 
!)is|iutent  le  terrain  à  l'âge  qui  s'avance, 
l.t  font  contre  le  temps  la  plus  belle  défense; 
Ou  leur  coquetterie  (  on  ne  nous  entend  pas  ) 


ACTE  1,  SCÈNE  III.  5) 

Dure  deux  ou  trois  fois  autant  que  leurs  appas; 
Mou  ami,  ce  travers,  sans  doute  fort  bizarre. 
Quoique  peu  remarqué,  n'est  pourtant  pas  très  rare. 

M  EL  COUR. 

Je  ne  l'ai  jamais  vu. 

VILMON. 

c'est  qu'on  sait  le  cacher. 

MELCOUR. 

On  en  fait  un  secret? 

V  I  L  M  o  .\ . 
Eh  oui!  pour  l'arracher. 
Peut-être  assiduement  faut-il  voir  une  mère 
Idolâtre  du  monde  et  coquette  légère, 
Que  sa  fille...  importune,  et  déjà  suit  de  près. 
Et  dont  un  gendre,  hélas,  va  dater  les  attraits. 

IMELCOUR. 

Ma  femme  enfin,  monsieur,  n'aime  donc  point  la  sienne? 

VILMON. 

Elle  l'aime  beaucoup,  il  faut  que  j'en  convienne; 
Et  s'il  falloit  la  perdre  ou  craindre  pour  ses  jours, 
Vous  la  verriez  trembler,  prodiguer  ses  secours. 

MELCOUR. 

Mais  accordez-vous  donc. 

VILMOX. 

Est-ce  me  contredire? 
Une  nière,  en  un  mot,  je  souffre  de  le  dire. 
Oui ,  peut  aimer  sa  fille,  et  peut  ne  pas  l'aimer, 
D  un  (fielleux  parallèle  en  secret  s'alarmer. 
Peut  s'applaudir  tout  haut  de  la  voir  jeune  et  lieilc. 
Et  soupirer  tout  bas  de  pl.niv  un  peu  moins  qu  elle. 


S6  LA  MEKE  JALOUSE. 

Ce  sont  là,  mun  ami... 

MELCOUR. 

Des  contrariétés. 

VILMON. 

Dans  le  cœur  d'une  fernme? 

MELCODR. 

Oh!...  vous  me  tourmeute». 
J'aime  sa  fille,  moi  qui  ne  suis  qu'un  beau-père; 
Et  vous  craignez,  monsieur,  vous  voulez  qu'une  mère... 

VILMON. 

Je  ne  veux  point,  j'ai  vu,  j'ai  cru  voir.  Cependant 
Hâtez- vous,  croyez-moi,  d'établir  cette  enfant. 

MELCOUR. 

Tenez,  vous  allez  voir  son  humeur  déridée 
Par  le  joli  tableau  dont  je  vous  dois  l'idée. 

VILMON. 

Eh  bien  !  il  vous  dira  si  j'avois  deviné. 

MELCOUR. 

Ce  tableau? 

VILMON. 

C'est  pour  vous  qu'il  est  imaginé, 
Un  peu  plus  que  pour  moi. 

MELCOUK,  vivement. 

Je  suis  sûr  qu'il  doit  plaire. 

VILMON. 

Boa  !  une  fille  peinte  à  côté  de  sa  mère  ! 

Cela  ne  prendra  point,  vous  m'allez  croire  enfin. 

MEI.COUR. 

Moi,  je  vous  attends  là.  Mais  votre  homme  divin 
Me  fait  aussi  damner  :  la  veille  de  la  fête , 


ACTE  I,   SCÈNE  111.  S 

N  être  pas  prêt  encor;  c'est  à  perdre  la  tête. 
Amenez-nous  ce  peintre,  oh\\^,ez-Tnoi ,  pardon. 
Le  jieintre  mort  ou  vif,  le  tableau  fait  ou  non. 

VI  L  \i  ON  ,  à  part. 
C'étoit  bien  mon  projet. 

SCÈNE  IV. 

MADAME  DE  MELCOUR,  M.  DF.  MELCOUR. 

Mine   DE    MELCOUR. 

Quoi!  ma  fille  est  sortie? 
Il  est  fort  sinjjulier  qu'à  l'âge  de  .Iulie 
On  sorte  sans  sa  mère. 

MELCOUR. 

Ou  sa  taute. 

Mine  OE  JIELCOUR. 

Fort  bien  ! 
Elle  est  avec  sa  tante. 

MELCOUR,  cCun  air  de  boute. 

Allons,  ne  dites  rien; 

Pour  une  demi-heure  au  plus  je  l'ai  cédée. 

Madame  de  N'ozan  ,  qui  me  l'a  demandée, 

A  vous  dire  le  vrai,  vient  d'en  avoir  pitié. 

Mme   DE    MELCOUR. 

Pitié  ! 

MELCOUK. 

La  pjuvre  enfant  a\  oit  l'air  ennuyé. 
Aussi  ne  voir  le  jour  de  f)lur.  d'une  semaine , 
C'est...  changer  de  couvent. 


S8  LA  MERE  JALOUSE. 

Mme  DE  !\IELCOUR. 

Quoi  donc!  j'ai  la  migraine, 
Je  me  sens  un  peu  mieux,  et  je  fais  avertir 
Mademoiselle  :  mais  elle  vient  de  sortir! 
Où  l'aura-t-on  menée?  Ah!  quelle  extravaj^ance  ! 
Une  enfant...  qui  n'est  rien,  n'a  point  de  contenance, 
Vous  le  savez  vous-même;  un  air  timide,  neuf, 
Un  ton  !  pour  dire  un  mot  elle  en  épelle  neuf. 
Et  sa  tante  !  Julie  est  bien  avec  sa  tante. 
J'aime...  ma  belle-sœur,  elle  a  l'anie  excellente; 
Pour  la  tête  !  pensant  après  avoir  parlé , 
Ne  dissimulant  rien  ,  mais  rien ,  cerveau  brûlé. 
Je  les  vois  toutes  deux  :  l'une,  aisée  à  confondre, 
A  trente  questions  ne  saura  que  répondre; 
Et  l'autre  pour  l'aider,  haussant  vite  la  voix , 
Glapira  brusquement  vingt  choses  à-la-fois. 
Félicitez-vous  bien  ! 

MELCOUR. 

Soyez  sûre... 

Mine    DE  MELCOUR.    . 

Oui,  très  sûre 
Qu'elles  vont  revenir  avec  quelque  aventure, 
Quelque  bon  ridicule. 

M  E  L  c  o  u  p. . 
Un  peu  moins  de  frayeur. 
Votre  fille  est  aimable,  et  votre  belle-sœur... 

Mme    DE    MELCOIIR. 

L'est  fort  peu. 

MELCOUR. 

lionne  et  gaie,  et  plait  par-tout. 


ACTE    1,  SCENE  IV.  5g 

Mlle   DE   M  ELCOUR. 

Peut-être 

l);ins  ses  sociétés.  Enfin ,  où  peut-elle  être 
Celte  tante  si  bonne? 

M  ELCOUR. 

Où? 

Mille    DE   MELCOUR. 

Piiis-je  le  savoir? 

MELCOUR. 

.\[ais  s;ins  doute...  à  choisir  des  bouquets  pour  ce  soir, 
l'orcelaines,  bijoux:  on  pense  à  votre  fête. 

Mille   DE    MELCOUR. 

.Mon  dieu,  ma  chère  sœur,  vous  êtes  trop  honnête. 

MELCOUR. 

Kli  bien  !  laissons  la  tante,  et  parlons  sans  humeur 
D'un  mari  pour  la  nièce. 

Mlle    DE    MELCOUR. 

A  propos  de  ma  sœur , 
Xc  convenez-vous  pas  qu'elle  est  d'une  folie? 
I  lie  passe  son  temps  à  me  gâter  Julie. 

i>r  E  L  G 0  U  R  ,  avec  impa tiencc. 
Madame,  voulei-vous  qu'on  ne  la  gâte  point? 
Mariez-la  bien  vite. 

Mine    DE   MELCOUR. 

Eh  !  d'accord  sur  ce  poiut. 
Elle  m'y  fait  penser.  La  voit-elle  inquiète, 
Cn  peu  triste,  «  Aurois-tu  quelque  peine  secrète, 
«  Quelque  chagrin?  Dis  moi  :  peut-être  souffres-tu?  •• 
Le  visage  un  peu  p.'ile;  ah  dieux!  tout  est  perdu. 
A  table,  oii  poliment  près  de  mademoiselle 


6o  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Elle  ne  sert,  ne  voit,  et  ne  regarde  qu'elle  : 

"  Mais  tu  ne  manjjes  point  !  »  Ailleurs  :  "  Tu  ne  dis  rien 

Et  la  très  chère  sœur,  qui  parle  bien  ,  très  bien, 

Jour  et  nuit,  ne  voit  pas  qu'il  faut  savoir  se  taire, 

Qu'une  entant  qui  se  tait  n'a  rien  de  mieux  à  faire. 

Quel  engouement  d'ailleurs  !  quelle  ivresse  !  et  pourquoi 

Hier ,  je  fais  venir  des  étoffes  pour  moi  ; 

La  voilà  qui  déroule  et  parcourt  chaque  pièce  : 

«  Ma  sœur,  ces  quatre  ou  cinq  iroient  bien  à  ma  nièce. 

Souvent  dans  un  accès,  d'un  air  mystérieux, 

Elle  prend  par  la  main  une  personne  ou  deux, 

Et  les  mène  en  silence  et  tout  droit  devant  elle  : 

«  Eh  mais!  admirez  donc,  voyez  comme  elle  est  belle! 

On  regarde ,  ou  sourit  :  excellente  leçon  ! 

MELCOUR. 

Sa  tante  a  quelque  tort ,  elle  a  quelque  raison. 
Votre  fille  est  si  bien  ! 

Mille    DE    MELCOUR. 

Est-on  mal  à  son  âge? 

MELCOUR. 

Quoi!  les  plus  jolis  traits,  le  plus  joli  visage! 
D'abord,  vous  m'avouerez  qu'elle  est  d'une  fraîcheur! 

mille    DE   MELCOUR. 

Oui,  fraîcheur  de  seize  aus. 

MELCOUR. 

Le  teint,  d'une  blaucheur! 

Mine  DE  MKLCOUR. 

Un  peu  fade;  son  front... 

MELCOUR. 

Va  bien  à  sa  figure  ; 


ACTE  I,  SCENE   IV.  6i 

Et  quant  aux  yeux,  ce  sont  les  vôtres,  je  vous  jure. 
Oui;  tirez-vous  de  là. 

Mme   DE    MEI.COUR. 

Je  conviens  que  les  yeux 
(Je  n'y  mets  point  d'humeur)  sont  ce  qu'elle  a  de  mieux. 
En  revanche  peut-être... 

M  E  r.  c  G  u  R . 

Et  puis  ,  osez  le  dire , 
Un  son  de  voix  charmant ,  et  le  plus  fin  sourire. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Mais,  elle  sourit  doue?  Je  ne  m'en  doutois  pas. 

MELCOUR. 

Eh  !  c'est  que  devant  vous  elle  a  de  l'embarras  : 
Elle  ne  sait  comment  s'y  prendre  pour  vous  plaire; 
Pourquoi  l'effaroucher? 

Mme    DE    ME  LCOUR. 

ici  le  a  peur  de  sa  mère? 
Point  du  tout;  cet  air  gauche  est  l'effet  des  couvents. 

MELCOUR,  avec  vivacité. 
Et  vous  vouliez  encor  l'y  laisser  pour  deux  ans  ! 

Mine  D  E   MELCOUR,    du   même   ton. 
Et  j'avois  des  raisons  que  j'ose  trouver  bonnes. 
Faut-il  qu  l'Ile  ressemble  à  ces  jeunes  personnes 
Qu'on  affiche  trop  tôt,  qu'on  a  le  mauvais  goût 
De  montrer,  d'étaler,  de  promener  j)ar-tout? 
Aux  jardins,  aux  soupers,  aux  bals,  en  grande  loge. 
Leur  beauté  vous  poursuit  et  court  après  l'éloge. 
Veut-on  les  établir,  les  regards  sont  usés. 
Par  des  attraits  plus  neufs  les  leurs  sont  éclipsés; 
Elles  brillent  encore,  et  n'ont  plus  rien  qui  tente, 

6 


62  LA  MEKE  JALOUSK. 

Et  l'on  croit,  à  vingt  ans,  qu'elles  en  ont  quarante. 

M  El,  COUR. 

Madame,  finissons;  je  vois  mieux  tout  ceci. 
Vous  aimez  cette  enfant,  sa  tante  l'aime  aussi  : 
Vous  donnez  toutes  deux  dans  un  excès  contraire. 
L'une  trop  induljjente,  et  l'autre  trop  sévère  ; 
Elle  lui  passe  tout,  vous  ne  lui  passez  rien. 
Çà,  reparlons  du  gendre,  il  en  est  temps. 

M"ie   DE  MELCOUR. 

Eh  bien? 

SCÈNE  V. 

M.   DE   MELCOUlî,    MADAME   DE  MELCOUR; 

JULIE,    MADAME    DE    NOZAN. 

Mme  DE  noz  A  S  .  dans  le  fond  du  théâtre. 
Ah  ciel  !  je  n'en  puis  plus,  je  meurs,  je  suis  brisée. 

MELCOUR. 

Quoi  donc? 

M""^    DE    NOZAN. 

Anéantie. 

(  Elle  se  jette  dans  un  fauteuil.  ) 

JUI.I  E. 

Et  moi  {juère  amusée. 
Comment  avons-nous  fait  pour  nous  tirer  de  là? 

M>ne    DE    NOZAN. 

c'est,  je  crois,  un  miracle  :  à  la  fin  nous  voilà. 

J  U  I,  I  E. 

Nous  y  serions  encor  sans  monsieur  de  Tervilie. 


ACTE  I,  SCÈNE    V.  63 

Ah  !  comme  il  s'empressoit  !  et  pour  nous  être  utile. 

Mme    DE    N  G  Z  A  N . 

Il  s'est  fort  près  de  nous  heureusement  trouvé. 

Mine  DE  MËLCOUR,  s' approchant  de  Julie. 
De  quoi  s'agit-il  donc? 

MELCOUR. 

Qu'est-il  donc  arrivé? 
MDie   DE   M  ELCO  UR,  aZarmee,  et  prenant  la  main 
de  sa  fille. 
Je  vous  l'ai  déjà  dit,  monsieur;  quelque  folie. 

Aime  DE   Noz  AN  ,  5e  /euoiif. 
Quelque  folie  !  Un  jour...  le  plus  beau  de  ma  vie! 
L'n  triom{)he!  Mon  cœur,  allons,  repose-toi; 
Tu  dois  être  excédée  et  plus  lasse  que  moi. 

[Elle  fait  asseoir  Julie.) 

JULIE. 

Je  le  suis,  il  est  vrai.  Mon  dieu!  quelle  assemblée! 
Quel  tumulte! 

Mme  DE  y  oz\y  ,  caressant  sa  nièce. 

Elle  en  est  encor  toute  troublée. 
M  E  I,  c  o  u  R . 
Mais  éciaircissez-nous. 

Mme    DE   MELCOUR. 

Mais  vous  m'alarmez  fort. 

M"'e    DE    NOZAN. 

Figurez-vous,  ma  sœur,  que  nous  entrons  d'abord 
Dans  cette  gr.inde  allée. 

Mme    DE    MEI.COl'R. 

Où  doue? 


64  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Mine    DE    NOZAN. 

Aux  Tuileries; 
Uu  monde  affreux. 

Mine   DE  MELCOUR,  pâlissant. 

Toujours  quelques  étourderies. 

Mine    DE    NOZAIV. 

J'ai  peine  à  respirer  :  tout  Puris  étoit  là, 
Tout  Paris  en  extase  !  Il  falloit  voir  cela. 
Si  vous  saviez  combien  je  \ous  ai  désirée  ! 
Ah  !  que  vous  auriez  vu  votre  fille  admirée! 
D'abord  un,  et  puis  deux,  et  puis  vingt,  et  puis  cent, 
Puis  deux  mille  :  c  étoit  un  tableau  ravissant. 
Je  ne  l'emliellis  point,  et  je  ne  sais  pas  feindre; 
Pour  vous  dédommager,  tâchez  de  vous  le  peindre. 
Ils  accouroient  en  foule,  et  pressés,  coudoyés, 
Se  serroient,  se  heurtoient,  s'élevoient  sur  leurs  pieds; 
Les  uns  causeurs  bruyants;  les  autres  plus  honnêtes 
Regardoient  en  silence,  et  par-dessus  les  têtes. 

Mine   DE   M  E  L  c  O  U  R . 

Madame  assurément  a  lieu  de  triompher... 
Vous  exposiez  ma  fille  à  se  faire  étouffer. 

Mine  DE    NOZAN. 

Étouffer  est  fort  bon!  étouffer!  Je  vous  aime. 

G'etoit  le  plus  beau  cercle  !  ils  se  rangeoient  d'eux-mêmi 

Et  quand  nous  avancions,  le  cercle  reculoit. 

MELCOUR. 

L'aventure  est  charmante,  et  le  récit  m'en  ]ilaît. 

JULIE,  se  levant. 
Oh!  moi,  je  n'étois  pas  tout-à-fait  si  contente. 
Pour  la  première  fois  je  sors  avec  ma  tante. 


ACTE  1,  SCÈNE  V.  65 

Et  je  >ois  tout  ce  inonde...  Ah!  qu'il  m'iutimidoit  ! 
Je  ne  savois  d'abord  pourquoi  l'on  regardoit; 
Je  regardois  aussi:  je  me  suis  aperçue 
Que  c'ëtoit  moi  ;  jugez  comme  j'étois  émue. 
Et  même  j'ai  pensé  qu'ils  se...  moquoient  de  moi. 
Que  mon  air,  ma  parure,  ou  bien  je  ne  sais  quoi, 
Étoient  peut-être  mal  :  je  l'ai  dit  à  ma  tante  ; 
Elle  s'est  mise  à  rire.  Enfin  toute  tremblante , 
Pour  me  débarrasser  de  ces  gens  curieux. 
Je  me  détourne  :  bon!  par-tout,  par-tout  des  yeux; 
Et  des  miens,  à  la  fiu,  je  ne  savois  que  faire. 

MELC0DR,à  madame  de  Nozan. 
Vous  étiez  moins  timide? 

Mme    DE     NOZA.\. 

Intrépide,  beau-père. 

MELCOUR. 

D'honneur!  Vous  faisiez  face  à  tout  ce  monde-là? 

Mine    DE   NOZ  AX. 

J'étuis  au  ciel. 

jvinie   DE   MELCOUH,  à  part. 
La  folle! 
Mine   DE  .N  O  Z  A  N  ,  e»l  riant. 

Et  pourtant,  tout  cela 
N'étoit  pas  pour  mon  compte;  et  vous  devez  comprendre 
Que  même  un  seul  instant  je  n'ai  pu  m'y  méprendre. 

MHie    DE    MELCOUR, à  part. 

Je  le  crois. 

Mme    DE    NOZAN. 

Mais  c'étoient  des  regards,  des  souris, 
t)cs.. 

6. 


66  LA  MERE  JALOUSE, 

Mine   DE  Melcour. 
Et  ma  fille  est  donc  la  fable  de  Paris? 

Mme    DE    NOZAN. 

La  fable!  En  vérité  vous  êtes  fort  à  plaindre. 

{Elle  se  place  entre  M.  et  madame  de  Melcour,  les 
prend  par  la  main  et  leur  parle  bas ,  en  imitant  les 
voix  de  plusieurs  personnes  qui  interrogent  et  c/ui 
répondent.) 

Ondisoit:  «  Elle  est  bien. — Mais  elle  est  faite  à  peindre, 

«  Quelle  taille! — Et  ces  yeux! — Elle  sort  du  couvent; 

«  Nous  ne  l'avions  pas  vue.  —  On  ne  voit  pas  souvent 

«  De  ces  figures-là. —  Quel  air  doux  et  modeste  ! 

«  Sa  rougeur  l'embellit.  —  Elle  sera  céleste. 

«  —  Elle  l'est.  — Ce  doit  être  un  bon  parti. —  Très  bon. 

>• — Seize  ans? — Au  plus.  »  Et  puis  on  demandoit  son  nom, 

Etquelqu'un  vous  nommoit. —  «Cette dame? — Est  sa  tante, 

«  Qui  lui  laissera  bien  dix  mille  écus  de  rente.  " 

Baise-moi,  mou  enfant,  tu  les  auras. 

(  Elle  la  baise  sur  Irs  deux  joues.) 
Mine  DE  MELCOUR, à  Julie. 
Rentrez, 

Et  ne  sortez  jamais  sans  mon  ordre, 

{Julie  l'entre.) 


ACTE  I,  SCÈNK    VI.  67 

SCÈNE  VI. 

M.  deMELCOUR,  madame   de    MELCOUR, 

MADAME    DE   NOZAN. 

Miue  DE  NOZAN,  à  Melcoiir. 

Admirez 
De  quel  ton... 

MELCOUR. 

Il  est  dur. 

Mme    DE    MELCOUR. 

Moi  je  le  trouve  sage. 
Et  je  l'ai  pris  trop  tard   Pensez-vous  quel  ravage 
Peuvent  faire  en  un  jour  tous  ces  joli.s  propos, 
Ces  douceurs ,  ces  fadeurs  ,  cette  extase  des  sots, 
Toute  cette  folie  enfin...  qu'on  exagère? 
Beau  succès!  beau  début!  Madame,  soyez  fière. 
Il  ne  tient  pas  à  vous  qu'en  ce  même  moment 
Ma  fdie  n'ait  sa  part  de  cet  enivrement; 
Que  son  petit  orgueil  et  sa  petite  tête 
N'aient  cru  de  tout  Paris  avoir  fait  la  conquête. 
A  seize  ans  ! 

Mil»;    DE    NOZAN. 

Pourquoi  non?  Le  compte  est  merveilleux. 
Faut-il  pour  être  belle  en  avoir  trente-deux? 

MELCOUR,  (ipercevoni  Tcrvillc. 
Paix. 


68  LA  MERE  JALOUSE. 

SCÈNE  VII. 

M.  CE  MELCOUR,  madame  de  MELCOUR, 
M.  DE  TERVILLE,  madame  de  NOZAN. 

TERVILLE. 

Mesdames,  pardon  ;  j'ai  gagné  ma  voiture 
Un  peu  tard:  mille  gens,  témoins  de  l'aventure, 
Sont  venus  me  rejoindre;  et  pour  m'interroger, 
On  me  faisoit  aussi  l'honneur  de  m'assiéger  : 
Sans  leur  répondre  à  tous  je  n'ai  pu  m'en  défaire. 
Je  nommois  lour-à-tour  et  la  fille  et  la  mère. 
Je  croyois  partager  un  triomphe  si  doux, 
Madame.  Votre  fille  enchante!...  comme  vous, 
Et  vous  sa\iez  déjà  sans  doute  la  nouvelle. 
On  s'est  hâté,  je  penge?... 

Mille   de  MELCOUR,  5èc/ie?n(;;i<. 
Oui. 
TERVILLE,  cherchant  des  yeux  Julie. 

Miiis  mademoiselle? 

M'tie    DE    MELCOUR. 

Je  vous  sais  gré,  monsieur,  de  vos  soins  obligeants; 
Laissons  cela ,  de  grâce. 

MELCOUR,  à  part. 

Il  est  de  sottes  (;ens  ! 
Mon  maudit  peintre  ! 

(  Un  laquais  jiaroU  dans  le  fond.  ) 

Entin  le  voici;  je  m'étonne; 


ACTE  I,  SCENE    VII.  69 

Mme  DE  MELCOUR,au  laquais. 
Ah  !  ue  seroit-ce  point  ce  monsieur  de  Bayonne? 
M  E  L  c  0  u  R . 
(  à  part.) 
Non.  Il  vient  à  propos  pour  ma  femme  et  pour  nous. 

SCÈNE  VllI. 

M.    DE    MELCOUR,     MADAME    DE    MELCOUR, 

M.  deTEUVILLE,  madame  de  NO Z AN,  JULIE, 
M.  DE  VILMON;  un  PEINTR  E,  pre'cecfc'  de 
deux  LAQUAIS  qui  portent  un  tableau. 

viLMOX,  prenant  Julie  par  la  main. 
Venez,  mademoiselle;  on  a  besoin  de  vous. 
Mille  de  MELCOUR,  fifi  peintre. 
Qu'est-ce? 

MELCOUR,  avec  joie,   montrant  le  tableau  placé  au 
milieu  de  la  scène. 
(à  part.) 
Votre  bouquet.  Observons. 
Miiie  de  n  g  z  a  n  ,  étonnée. 

Ciel!  Julie'. 
Et  sa  mère  près  d'elle. 

Mme  DE  MELCOUR,  à  part. 
Encore  une  folie  ! 
T  K  R  V I L I.  E,  regardant  Julie  et  le  tableau,  bas  à  f^iluion. 
Quels  traits!  elle  est  parlante. 

Mlle  DE  .\  o  z  A  !S  ,  "  Julie. 

O  11  !  si  je  ne  craignois 


70  LA  MEHE  JALOUSE. 

De  gâter  la  peinture,  oui,  je  le  baiserois. 

{Elle  approche  pour  baiser  le  portrait,  le  peintre 
l'arrête.  ) 
Mme  DE  M  El.  COVR,  à  part. 
Quelle  tête! 

jiiiie  DE  NOZAJ^  ,  au  peintre. 
Alonsieur,  j'en  veux  une  copie. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Madame,  celte  idée  est  de  vous,  je  parie. 

^ime   DE  NOZAN. 

Ah!  je  le  votidrois  bien;  je  n'ai  pas  ce  bonheur. 

(Madame  de  Melcour  se  relnurnc  vers  son  mari.) 

MELCOUR. 

Ni  moi;  c'est  à  Vilmon  qu'il  faut  en  faire  hoimeur. 
VIL  MON,  à  madame  de  Melcour ,  d'un  air  de 
bonhomie. 
Mais  je  la  crois  heureuse. 

M^ie   DE  MELCOUR,  avec  une  colère  retenue. 
Heureuse  !  J'ose  dire... 
Oui,  monsieur,  qu'elle  est  folle  !...  Eh  mais  !  c'est  un  délire. 

VILMON,  à  pari. 
Fort  bien  !  j'ai  deviné. 

[Pendant  celte  scène,  l'ilmon  observe  M.  de  Melcour, 
qui  écouteet  regarde  sa  femme  dun  airinquiet.  Ma- 
dame de  Nozan  contemple  sa  nièce ,  la  rapproche 
du  tableau,  la  compare  à  son  portrait,  parle  bas  au 
peintre ,  etc.) 

M  ELCOU  K. 

Mais  voyez... 


ACTE  1,   SCENE  VIII.  71 

Mine    DE    MELCOUR. 

Mais  je  vois 
Qu'il  a  Fallu  d'abord  négliger  pour  un  mois 
Les  maîtres  de  dessin,  de  musique,  et  de  danse. 

JULIE. 

Je  vousjure... 

Mme  DE    .MELCOUR,  l'interrompant. 
Il  étoit  d'une  grande  importance 
Que  pour  ce  beau  portrait  tout  fût  abandonné! 
Car,  un  premier  portrait,  sa  tête  en  a  tourné. 
Comment  ne  pas  sentir? 

Mme  DE  TU  oz K'S ,  la  prenant  par  la  main. 

Grondeuse  que  vous  êtes. 
Regardez  donc;  mais  c'est  à  renverser  les  tètes. 

Mme    DE    MELCOUR. 

Oui,  la  sienne.  Madame,  il  faut  vous  parler  franc. 
Vous  avez  la  fureur  de  gâter  cette  enfant. 
Deux  scènes  en  ua  jour!  L'une  folle,  bruyante; 
L'autre,  pardon,  madame,  un  peu  moins  indécente  , 
Et  non  moins  dangereuse.  Exacte  à  s'admirer, 
Dans  ce  tableau  sans  cesse  il  faudra  se  mirer, 
.Se  sourire,  en  secrt-t  s'applaudir  d'être  belle, 
Et  lutter  d'agréments  pour  vaincre  ce  modèle. 

v  I  L M o  N  ,  souriant  malignement. 
Madame,  craignez-vous?.. 

Mme    D  E    MELCOUB. 

Monsieur,  vous  ni'étonnez. 
.\vpc  votre  bon  sens,  vous  aussi ,  vous  donnez 
Dans  un  pareil  travers;  vous  l'imaginez  même, 


72  LA  MERE  JALOUSE. 

Et  dissimulez  mal  votre  plaisir  extrême  ; 
Et  modestement  fier,  venez  encore  ici 
M'étaler  ce  chef-d'œuvre. 

TERVILLE,  avec  transport. 

Eh  !  c'en  est  un  aussi. 
(  Sur  un  coup  ctœil  de  Vilmon  il  se  reprend.) 
(  bas,  à  Julie.  ) 
Votre  portrait...^  le  vôtre. 

MDie    DE    MELCOUR. 

oh!  vous  êtes  aimable, 
Et  vous  ne  dites  rien  que  de  très  agréable; 
Votre  ton  est  poli;  votre  propos  flatteur.., 
TERVILLE,  bas,  regardant  .fulie. 
Mais  je  ne  flatte  point... 

(  Vilmon  l'arrête  par  un  nouveau  signe.) 
M™E  DE  MELCOUR, à  Terville. 

Je  sais ,  je  sais  par  cœur 
Que  tout  portrait  de  femme  est  divin  à  votre  âge  : 
Bien  ou  mal ,  laide  ou  non,  on  a  votre  suffrage. 
Si  le  portrait  ressemble,  il  est  délicieux; 
S'il  ne  ressemble  pas,  l'original  est  mieux. 
Cela  s'est  dit  par-tout;  à  quoi  bon  le  redire? 

LE   PEINTRE. 

oh!  je  ne  prétends  pas,  madame,  qu'on  admire; 
Meus,  jiour  la  ressemblance... 

MiiiL-  DE  TAEi^covT.. ,  l'interrompant. 

Il  ressemble;  charmant, 
Sublime!  Permettez  un  conseil  seulement  : 
Ne  nous  peignez  jamais  de  femme  sur  copie; 
Et  pour  peindre  une  enfant,  attendez,  je  vous  prie. 


ACTE   I,  SCÈNE   VllI.  jS 

(  à  un  laquais.  ) 
L  agrément  de  sa  mère.  Allons,  ôtez  cela. 
(  On  emporte  le  tableau.  ) 
Mine  DE   NOZAN,  à  M.  rfe  Melcour. 
Mais  concevez-vous  rien  à  cet  orage-là? 
-Mais  à  quel  âge  donc  veut-elle  que  ma  nièce?... 
Mais  dites-moi,masœur,qu'avez-vousdanc^quoi!  qu'est-ce? 
Faut-il  pour  son  portrait  attendre  soixante  ans, 
Ou'au  lieu  de  cheveux  blonds  elle  ait  des  cheveux  blancs , 
•Ju'au  lieu  de  ces  couleurs  fraîches  et  naturelles, 
Et  de  ces  beaux  sourcils  et  de  ces  dents  si  belles, 
iJe  ce  charmant  visage  enfin  que  je  lui  voi. 
Elle  soit  bien  ridée  et  laide...  comme  moi? 
Eh  fi!  cela  seroit  peut-être  pittoresque. 
Mais,  croye/.-moi,  fort  triste. 

Miue  DE  MEI.COUR,  à  parf. 

Oh  !  je  le  croirois  presque. 
MELCOUR,  d'un  ton  honnête,  au  peintre. 
Vous  avez  fait,  monsieur,  un  excellent  tableau. 

Mine    DE    NOZAN. 

Excellent 

LE  PEINTRE,  à  M.  de  Melcour. 

Je  ne  suis  ni  La  Tour  ui  Vanlo, 
Mais  je  crois  ceci  bon:  souffrez  que  j'en  dispose, 
Et  qu'au  premier  salon ,  madame,  je  l'expose. 

Mme    DE    MELCOUR. 

Mais  tout  le  monde  ici  perd  la  tête,  je  croi. 
Au  premier  salon? 

V  I  I.  M  o  N . 

Oui. 


J 


74  LA  MERE  JALOUSE. 

MDic   DE  MELCOUR,  très  vite. 

Monsieur,  ma  fille  et  moi 
Nous  n'irons  pas  grossir  cette  foule...  imbécile 
De  portraits,  qui,  placés,  pressés,  rangés  en  file. 
De  leurs  cadres  dorés  sortent  de  toutes  parts. 
Et  dès  l'escalier  méine  assiègent  nos  regards. 
Eh  !  messieurs,  voulez-vous  une  solide  gloire? 
Donnez  dans  vos  salons  de  grands  tableaux  d'histoire, 
■Non  des  têtes  de  femme  et  de  marmots  d'enfants. 

LE  PEINTRE,  souriautduii  air  malin. 
Les  hommes  sont,  madame,  un  peu  plus  indulgents. 

Mme    DE    NOZAN. 

On  vous  distinguera,  j'y  mènerai  Julie... 
Mtne   DE   MELCOUR,  « /jart. 
Non. 

Mme    DE    NOZAN. 

Vous  serez  vengé. 

MELCOUR,  au  peintre. 

Moi,  je  vous  remercie. 
Et  dans  mon  cabinet  vais  vous  dire  deux  mots; 
Daignez,  me  suivre. 

(  M.  de  Melcour  sort  avec  te  peintre.] 

M'"^    de   NOZAN. 

Et  moi,  j'ai  besoin  de  repos, 
(  regardant  Julie.  )  (  «  part.) 

Grand  besoin  ;  elle  aussi;  viens.  Le  sang  me  pétille. 

(  Las,  à  madame  de  Melcour.) 
Je  crains  de  vous  manquer  aux  yeux  de  votre  fille. 
(  Elle  emmène  sa  nièce.) 


ACTE  I,  SCÈNE  Vlll.  76 

rERviLI.E,à  part,  en  regardant  Julie  et  sa  mère. 
Ah  dieux! 

(  filinon   accompar/ne  madame  de  Nozan  ,   et  Terville 
Julie.  ) 

Mme    DE    MELCOUR. 

Mademoiselle,  arrêtez;  un  moment. 
[Terville  sort ,  Julie  revient  vers  sa  mère.) 

SCÈNE  IX. 

MADAME    DE   M  E  L  C  O  U  R ,   JULIE. 

Mme  DE  MELCOUR,  après  avoir  retjardé  sa  fille 
quelffue  temps  en  silence. 
Je  ne  vous  ai  pas  fait  quitter  votre  couvent 
l'our  aller  prendre  l'air  lorsque  j'ai  la  migraine. 
Dans  (les  jardins  publics  donner  vite  une  scène, 
l'erdre  à  votre  toilette  un  demi-jour  .lu  moins... 
Éparpiller  le  temps  en  mille  petits  soins. 
Comme  vous  voilà  mise!  et  ce  bel  étalage, 
<:et  immense  panier!...  coiffée  à  triple  étage! 
Il  faut,  mademoiselle,  il  faut  vous  préparer 
A  ne  sortir,  rester,  vous  coiffer,  vous  parer. 
Vous  faire  peindre,  rien  enfin,  que  je  n'ordonne; 
Mi)i  seule,  entendez-vous?  je  n'excepte  personne. 
Retournez,  s'il  vous  plaît,  à  votre  clavecin... 

(Julie  fait  deux  /tas.) 
Que  vous  négligez  fort  ainsi  que  le  dessin. 
Et  n'allez  pas  penser  que  cela  vous  ressemble  : 
c'est  que  tout  est  flatté,  les  détails  et  l'ensemble  , 


■jC,  LA  MÈRi:   JALOUSE. 

Tout. 

1  V  LIE  ,  ù  part,  et  pleurant  prescjue. 
'l'erville  du  moius  n'entend  pas. 

Mme    DE    MELCOUR. 

Ce  regard  ! 
La,  cet  air  !  puis-je  donc  \ous  mener  quelque  part? 
[Julie  a  le  cœur  gros ,  et  est  prête  à  pleurer  ;  sa  mère  at- 
tendrie lui  prend  la  main,  et  dit  d'un  ion  plus  doux.) 
ISlon  enfant,  on  vous  perd  par  ce  jargon  d'usage 
Dont  on  berce  par-tout  les  fdles  de  votre  âge; 
Et...  Baisez-moi. 

(apercevant  son  mari.) 
Kentrez. 
(Julie  sort  ;  M.  de  Melcour  remarque  son  air  abattu,  et 
s'arrête  un  instant.) 

SCÈNE  X. 

MADAME  DE  M  E  L  C  O  U  U ,    M.    DE  MELCOUR. 

M  E  L  c  o  u  r, . 

Je  puis  eulin  parler, 
>:ouS  voilà  seuls:  j'ai  cru  devoir  dissimuler; 
Tour  ne  pas  éclater,  j'ai  gardé  le  silence. 

M'ue   DE   MELCOUR. 

Je  me  suis  fait,  monsieur,  la  même  violence 
Pour  ne  pas  éclater;  entre  nous,  ce  portrait 
IN'a  pas  le  sens  commun ,  je  le  dis  à  regret. 

MELCOUR,  dun  ton  sec. 
Madame,  j'a vois  cru  vous  plaire  et  vous  surprendre; 


ACTE  I,   SCENE  X.  77 

N'en  parlons  plus.  Enfin  vous  plairoit-il  d'entendre 
La  liste  des  partis?... 

Mine    DE    M  F.  I.  c  o  u  n . 

La  liste! 

MELCODH. 

Ils  sont  nombreux. 

Mine    OE    MELCOUR. 

oh  !  j'ai  dans  ce  moment  un  mal  de  tête  affreux. 
Mais  n'importe,  voyons,  puisqu'il  me  faut  un  gendre. 

MELCOUR. 

Le  bruit  de  sa  beauté  commence  à  se  répandre... 

Mille    DE    MELCOUR. 

vite,  voyons. 

MELCOU  R. 

D'abord,  monsieur  de  Bourlevois 
Uiclie,  homme  de  finance,  et... 

Mine   DEM  RLCOU  R. 

l'our  ce  premier  choix , 
Vous  m'en  dispenserez.  On  le  dit  très  aimable. 
Mais  tous  ces  messieurs-là  sont  d'un  luxe  effroyniile; 
On  en  cause,  on  en  rit,  on  en  est  fatigué. 

MELCOUR. 

Autrefois. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Aujourdhui.  rolleinent  jirodigue, 
Tout  mon  bien  s'en  iroit  en  paies,  en  avenues. 
En  châteaux,  en  boudoirs,  en.  .  S(itti.s;>s  connues. 

MELCOU  H. 

Celui  que  je  propose  est  Jiiodeste  el  r.iiit;»'. 

7- 


78  LA  MÈRE  JALOUSE. 

M"ie    DE    MELCOUR. 

'l'aiit  mieux  pour  lui;  passons. 

MELCOUR. 

Monsieur  de  Norangé, 
Jeutie  et  brave  officier,  qui  dans  plusieurs  affaires... 

Mille     DE    .MELCOUR. 

oh  !  je  respecte  fort  messieurs  vos  militaires, 
Mais  if  s'agit  d'un  gendre,  et  j'ai  su  quelquefois 
Qu'avec  de  tels  maris  on  est  veuve  six  mois. 
Ln  héros...  ue  vit  guère;  ou  s'il  revoit  sa  femme, 
Monsieur  arrive  un  jour  au  lever  de  madame, 
Heureux  de  rapporter,  pour  prix  de  ses  exploits  , 
Avec  un  oeil  d'émail  une  jambe  de  bois. 

MELCOUR. 

Mais  quel  déchaînement  ! 

Mlle   DE  :melcour. 

Mais  non ,  rien  de  plus  sage. 

MELCOUK. 

Que  la  beauté  du  moiijs  soit  le  prix  du  courage; 
Et  ne  condamnez  point ,  madame,  au  célibat 
Lps  appuis  généreux  du  trône  et  de  l'état. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Ail  !  j'ai  tremblé  pour  vous  la  moitié  de  ma  vie; 
Que  je  ne  passe  point  l'autre,  je  vous  supplie, 
A  trembler  pour  un  gendre. 

MELCOUR,  dun  air  d humeur  très  marqué. 

Eu  bien  !  ne  tremblez  pas. 
Mais  vous  déchirerez  ainsi  tous  les  états. 
Il  n'en  est  pas  un  seul ,  si  l'on  veut  en  médire. 
Qui,  par  quelque  coté,  ne  prèle  à  la  satire. 


ACTE  I,  SCENE  X.  79 

M«ne  DE    MELCOUR. 

Après? 

MELCOCR. 

Que  direz-vous  du  comte  de  Gercour, 
Homme  de  qualité,  couau  bieu  à  la  cour? 

MHie    DE    MELCOUR. 

Qu'il  nous  convient ,  j'e  pense ,  un  peu  moins  que  les  autres. 
Ma  fille!  un  grand  seigneur!  Quels  projets  sont  les  vôtres^ 
Je  lui  veux  un  mari  qui  sache  au  moins  l'aimer, 
L'aimer  quoique  sa  femme,  et  vous  m'allez  nommer 
Un  homme  de  la  cour  ! 

MELCOUR,  étonné  de  ces  refus  cotitinuels ,  la  regarde 

un  instant. 

Enfin... 

Mme    DE    MELCOUR. 

Mais  cette  liste 
Ne  finit  point. 

MELCOUR. 

Un  homme  encor  jeune,  un  peu  triste... 

Mnie    DE    MELCOUR. 

Le  président?  .Sortir  pour  aller  au  Palais, 
Rentrer,  diner  en  poste,  et  ne  souper  jamais? 
Un  président  qui  soupe  est  un  être  qu'on  cite. 

MELCOUR. 

Quoi  !  pour  ne  pas  souper!... 

Mme    DE    MELCOUR. 

D'ailleurs  gens  de  mérite; 
Mais  tant  soit  peu  de  morgue,  épineux  quelquefois. 
Et  tellement  au  fait  du  dédale  des  lois, 
Des  tours  et  dos  délo'irs,  qu'ils  plaident  père,  mère, 


8o  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Enfants,  petits-enfants  :  si  ma  Klle  m'est  chère, 
Les  procès  me  font  peur. 

M  E  L  c  o  u  R ,  s'etnportant. 

Quel  tliable  de  travers  ! 
Votre  esprit  est  grippé  contre  tout  l'univers. 
Le  financier  n'a  pas  le  bonheur  de  vous  plaire  ; 
Vous  reculez  de  peur  au  nom  du  militaire; 
L'homme  de  cour,  titré,  n'en  a  pas  plus  d'accès; 
A  tous  les  présidents  vous  faites  le  procès  : 
U  ne  nous  reste  plus,  madame,  que  l'église. 

Mme    DE    MELCOUR. 

Vous  vous  trompez.  Faut-il  qu'enfin  je  vous  le  dise. 
Monsieur?  j'ai  pour  ma  fille  un  excellent  parti... 

MELCOUR,  étonné. 
Vous? 

Mme   DE  MELCOUR. 
Moi  :  naissance  .  biens,  mœurs,  tout  est  assorti. 
MELCOUR,  dun  air  de  joie. 
Terxille,  sûrement? 

Mine  DE   M  K 1.  C  O  JJ  R,  souriant. 

Point.  L'homme  à  qui  je  pense 
N'ira  p.js  dissiper  un  héritage  immense , 
Recevoir  en  héros  une  balle  à  vingt  ans. 
Daignera  même  aimer  sa  femme,  ses  enfants; 
Iles  querelles  d' autrui  ne  se  mêlera  guères, 
Et  donnera  son  temps  à  ses  propres  affaires. 

MELCOUR. 

Vous  le  nommez? 

Mille    un    MELCOUR. 

C'est  là  le  gendre  qu'il  me  faut 


ACTt  I,    SCENE  X.  81 

M  E  L  C  O  rj  R . 

Vous  le  nommez? 

Mille    DE    MELCOUB. 

Reutrons;  vous  le  verrez  tantôt. 
J'ai  l'état  de  ses  biens ,  je  vais  vous  en  instruire , 
Vous  montrer  ses  papiers;  mais...  souffrez  qu'on  respire; 
Ma  tête ,  et  tout  ceci! 

M  E  L  c  o  u  n . 
Sans  doute  il  m'est  connu? 

Mltie    DE    MELCOUR. 

Un  peu;  venez. 

[Elle  porte  une  main  sur  sa  tête,  et  appuie  l'autre  sur 

le  bras  de  M.  de  Met  cour.  ) 
MELCOUR,  à  part. 

Vilmon ,  hélas ,  a  trop  bien  vu. 


FIN    DU    PREMIER    ACTE. 


ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

JULIE,  M.   DE  VILMON,  M.  de  TERVlLLli. 

JULIE,  à  elle-même. 
Ciel! 

TER  VILLE,  à  lui-même. 
J'en  devieudrai  fou. 

VILMON,  à  liii-inêmc. 

Se  peut-il? 
TERVILLE,  à  Vilmon. 

Une  mère! 
Enfin  vous  entendez. 

JULIE,  à  Vilmon. 
Vous  voyez, 

TERVILLE. 

Comment  faire? 

JULIE. 

Aidez-nous. 

TERVI  LLE. 

Par  pitié. 

JULIE. 

Monsieur,  vous  le  pouvez. 


LA  MERE   JALOUSE.  83 

TERVILL  E. 

Je  VOUS  dirai  bien  plus,  c'est  que  vous  le  devez. 
Sans  vous  je  n'aurois  point  connu  mademoiselle. 
Vous  m'avez,  malgré  moi,  ([ne  je  vous  le  rappelle. 
Conduit  à  ce  couvent  ;  et  vous  deviez  prévoir, 
^Monsieur,  qu'impunément  je  ne  pourrois  la  voir. 

vrLMON,  à  lui-même. 
Un  homme  de  province  ! 

JULIE. 

Oui,  ma  mère  est  entrée 
Avec  un  grand  monsieur  qui  m'a  désespérée. 
.)  étois  au  clavecin... 

TER  VILLE. 

Bien  de  figure  ? 

JULIE. 

Hélas! 
Je  n'en  sais  rien  encor ,  mais...  je  ne  le  crois  pas. 
Mais  je  sais  qu'il  m'épouse. 

TER  VILLE. 

Ah  dieux!  Mademoiselle, 
Vous  n'y  consentez  point.  Jurez  d'être  fidèle. 
Et  de  le  bien  haïr,  et  de  n'aimer  que  moi. 
Ave/.-vous  du  courage? 

J  ULIE,  d'un  air  timide. 
Oh  !  oui. 

V  1  L  M  O  .N . 

Beaucoup,  je  croi. 
Jugez  de  son  courage  à  cette  voix  tremblante. 

T  E  n  v  I  L  L  E ,  impétueusement. 
Si  j'allois  me  jeter  aux  genoux  de  sa  tante? 


84  LA  MERE  JALOUSE. 

JULIE. 

Oui. 

VILMON. 

Non.  Elle  u'est  pas  fort  éprise  de  vous; 
Car  elle  a  remarqué ,  j'en  ris  même  entre  nous , 
Que  vous  lui  vantez  peu  cette  nièce  si  chère. 
Et  que  vous  proiiijjuez  les  fadeurs  à  la  mère. 
Oh!  c'est  un  double  tort. 

T  F.  R  V  I  L  I,  E. 

Grâces  à  vos  avis. 
Depuis  deux  mortels  mois  je  les  ai  trop  suivis. 
Courtisan  assidu...  d'une  mère  cruelle, 
Je  souffre,  me  contrains,  je  m'enchaîne  auprès  d'elle, 
Lui  dis  qu'elle  est  charmante  ;  et,  d'après  ce  beau  plan, 
J'ai  su  m'indisposer  madame  de  Nozan. 
Je  brûle  ,  et  je  me  tais  ;  le  beau-père  l'ignore  : 
Présentement,  monsieur,  faut-il  attendre  encore, 
Pour  demander  sa  main ,  qu'un  autre  ait  épousé  ? 
Me  le  conseillez-vous? 

VILMON,  après  avoir  hésité  en  apparence. 
Non  :  rien  de  plus  aisé 
Que  d'avoir  leur  aveu;  c'est  celui  de  la  mère 
Que... 

TER  VIL  LE. 

J'y  cours. 

VILMON. 

Attendez.  Cet  homme  peut  déplaire: 
Peut-être  il  fera  mieux  vos  affaires  que  vous. 
Eh!  laissez-lui  le  temps  de  travailler  pour  nous. 
D'ailleurs  je  la  verrai. 


ACTE  M,  SCÈNE  l. 


85 


JULIE. 

Parlez  avec  courage. 

TERVILLE. 

Dites-lui  tout  cruement  que  sou  beau  mariage 
N'a  pas  le  sens  commun. 

JULIE. 

Oui  ;  qu'il  me  déplaît  fort. 

TERVILLE. 

Qu'il  ne  se  fera  pas. 

JULIE. 

Que  j'aime  mieux  la  mort. 

TERVILLE. 

Que  je  peux  lui  tuer  son  gendre  dans  une  heure. 

JULIE. 

Que  je  préfèrerois  un  couvent  pour  demeure, 

TERVILLE. 

Qu'elle  va,  par  ce  trait,  révolter  tout  Paris. 

JULIE. 

Que  ma  tante  à  coup  surjettera  les  hauts  cris. 

TERVILLE. 

Que... 

JULIE. 

Que... 

VILMOX. 

Mon  Uieu  !  je  sais  tout  ce  qu'il  faut  lui  dire; 
Part». 

TERVILLE. 

'  Vous  promettez  d'oser  la  contredire? 

VI  L  MON. 

Soit. 

8 


86  LA  MÈRE  JALOUSE. 

T  E  K  V  I  L  L  E. 

Si  ce  fol  hymen  s'achève,  les  parents 
Doivent  perdre  le  droit  d'établir  leurs  enfants. 

JULIE. 

Sans  doute. 

TEK  VILLE,  s'enf ayant. 
Elle  vient. 

TU  L I E ,  s'enfuyant. 
Ciel! 
[Ils  sortent  par  deux  côtés  opposés  :  Vilmon  rit  de 
leur  fuite.  ) 

SCÈNE  II. 

M.   DE  VILMON. 

Mais  elle  est  surprenante. 
L'établir  à  l'insu  de  Meicour ,  de  sa  tante  ! 
Ah!  j'entends  :  nous  voulons  l'éconduire  au  plus  tôt. 
Nous  voulons  devenir  grand'mère  incognito. 
Eh  quoi?Jersac! 

SCÈNE    III. 

MADAME  DE    MELCOUR ,  JERSAC ,  M.  de  VILMON. 

M'iie  DE  MELCOUR,  à  Vilmon. 

Monsieur,  vous  venez  de  me  rendre 
Un  service  important,  et  je  vous  dois  mon  gendre. 


ACTE  II,  SCÈNE  III.  87 

VIL  M  ON,  à  Jersac. 
Quoi  !  c'est  vous  ;  c'est  monsieur  qui... 

JERSAC,  très  content  et  affectueux. 

Moi-même,  oui  vraiment; 
Félicitez-moi  donc.  Mais  quel  étonnement  ! 
J'ai  voulu  de  ceci  vous  faire  confidence 
Un  peu  plus  tôt  ;  madame  exigeoit  le  silence. 
Je  m'empresse  du  moins  à  vous  remercier. 
C'est  à  vous  que  je  dois,  je  veux  le  publier. 
Le  bonheur  de  connoitre  et  madame  et  sa  fille; 
Et  bientôt,  grâce  à  vous,  je  suis  de  la  famille. 

VI  LIMON,  à  part. 
Bientôt  !  Et  grâce  à  moi  ! 

JERSAC. 

Monsieur  connoît  mou  bien. 

Mme    DE    MELCOU  R. 

Monsieur  m'a  fort  vanté  sa  terre  de  Vangien. 

JERSAC. 

Bon  !  je  l'y  fis  un  jour  souper  avec  des  femmes  ; 
Même  il  y  fut  charmant,  très  goûté  de  nos  dames. 

IVjHie   DE  MELCOU  R. 

Comme  ici. 

JERSAC 

Plus,  ma  charge,  un  assez  bon  effet; 
Entre  les  mains  d'un  homme,  on  sait  bien  ce  que  c'est. 
Ma  maison  de  campagne  aussi,  vous  l'avez  vue? 

viLMON ,  distrait. 
Je  le  crois. 

J  EUS  AC. 

Je  le  crois!  Elle  vous  est  connue. 


8S  LA  MERE  JALOUSE. 

viLMON,  à  -part. 
Oli  !  dans  quel  maudit  piège  elle  a  su  ra'engager  ! 

JERSAC. 

De  belles  eaux,  un  parc,  un  vaste  potager, 

(à  madame  de  Melcour.) 
Cinq  cents  arpents  de  bois  mis  en  coupe  n'glée. 

(à  y  limon.  ) 
Plus,  ma  terre  d'Olbec. 

VILMON. 

D'Olbec? 

JERSAC. 

Très  bien  peuplée , 
Gros  bourg,  excellent  vin  :  vous  eu  boirez. 
VILMON,  toujours  distrait. 

Fort  bon. 
JERSAC,  à  madame  de  Melcour. 
C'est  un  fief,  et  ma  femme  en  portera  le  nom. 
Je  ne  vous  parle  point  d'une  petite  terre 
Que  je  compte  arrondir,  mais  où  je  ne  vais  guère. 
En  attendant  j'afferme.  Et  puis,  pour  dernier  lot. 
Deux  parents  dont  j'hérite...  et  qui  mourront  bientôt. 

VI  LMON. 

Vous  avez  leur  parole? 

JERSAC. 

Oui,  car  ne  vous  déplaise. 
L'un  a  quatre-vingts  ans,  l'autre  soixante  et  seize. 

(à  madame  de  Melcour.) 
La  tante?  sur  son  bien  on  peut  compter? 

Mine  DE  MELCOUR. 

D'accord. 


ACTE  II,  SCENE  III.  89 

JERSAC. 

Elle  ii'est  plus...  très  jeune. 

VILMON. 

Elle  est  très  verte  encor. 
{à  part.) 
Je  veux  qu'aujourd'hui  même  elle  nous  eu  délivre. 

(à  Jersac.) 
Il  faut  malgré  son  bien  lui  permettre  de  vivre. 

JERSAC,  riant. 
Il  est  vrai  qu'aux  parents  on  doit  quelques  égards. 
J'ai  vu  deux  fois  la  nièce.  Ah!  les  plus  beaux  regards!. 

VILMON,  à  part. 
Bon! 

JERSAC. 

Une  taille  ! 

VILMON,  malignement. 
Un  teint  ! 

JERSAC. 

Les  roses  du  bel  âge. 

Mme  DE    MELCOUR. 

Les  roses!  La  beauté  n'est  qu'un  frêle  avantage. 

JERSAC. 

La  sienne  durera. 

VILMON. 

Croyez-vous? 

JERSAC. 

Je  prétends 
Vous  la  ramener  belle  encore  à  quarante  ans. 

VILMON. 

Elle  va  faire  ua  bruit  ! 


90  LA  MKRE  JALOUSK. 

JERSAC. 

Nos  dames  de  Bayonne 
Vont  me  haïr  un  peu,  mais  je  le  leur  pardonne. 
J'ai  pourtant  cru  lui  voir  un  petit  air  d'humeur. 

Mme    DE    MELCOUn. 

Les  filles  qu'on  marie  ont  assez  l'air  boudeur. 

JERSAC,  dun  air  de  confidence. 
Nous  espérons  dans  peu  vous  appeler  grand'mère. 
De  ses  petits-enfants  on  est ,  je  crois ,  bien  hère  ! 

VILMON. 

Plus  que  des  siens,  dit-on. 

JERSAC. 

On  vous  en  enverra, 
Et  vous  les  gâterez  autant  qu'il  vous  plaira. 

M'iie    DE    MELCOUR. 

Mon  mari  vous  attend. 

JERSAC,  à  Vilmon. 

Quel  bonheur  nous  rassemble  ! 
Qui  m'eût  dit  autrefois,  quand  nous  fîmes  ensemble 
Ce  grand  dîner  sur  mer,  que  quelque  beau  matin 
Je  serois  à  Paris  marié  de  sa  main? 

(//  lui  serre  tendrement  la  main  et  s'en  va.) 
VILMON,  à  part. 
Marié  de  ma  main  !  c'est  moi  qui  le  marie  ! 


ACTE  II,  SCÈNE  IV  91 

SCÈNE  IV. 

MADAME    DE    MELCOUR,    M.    DE    VILMON. 
VILMON. 

Mais,  est-ce  tout  de  bon?  Est-ce  plaisanterie? 
J'entends  déjà  des  cris  sur  cet  enlèvement. 
Sa  tante  qui  l'adore... 

Mine    DE    MELCOUR. 

Eh!  c'est  précisément 
Sa  tante  qui  l'adore,  et  la  gâte  sans  cesse. 
Que  je  dois  sensément  séparer  de  sa  nièce. 
Sans  doute,  près  de  moi...  j'ainierois  mieux...  l'avoir. 

VILMON. 

Choisissez  dans  Paris.-. 

Mme   DE    .MELCODR. 

Dans  Paris!  pour  y  voir 
Mille  travers,  des  fats  blasés  dès  leur  jeunesse. 
Ne  pouvant  rien  aimer,  pas  même  une  maîtresse; 
Des  sottises  de  mode,  un  tas  déjeunes  fous, 
Très  prodigues  amants,  très  volages  époux; 
Enfin,  un  luxe  affreux,  les  plus  folles  dépenses; 
Des  enfants  renommés  par  cent  extravagances, 
En  proie  aux  usuriers,  ruines  dès  vingt  ans. 
Et  calculant  déjà  les  jours  de  leurs  parents. 
Avouez  :  cet  air-ci,  pour  une  jeune  femme... 

VILMON. 

Coiitafîieus? 


92  LA  MERE   JALOUSE. 

M^e    DE    MELCO  UR. 

Mortel. 

VILMON. 

En  province ,  madame , 
On  n'est  pas  plus  farouche. 

MlHe    DE    MELCOUR. 

Un  fat  est  moins  couru; 
On  y  rougit  du  vice  et  non  de  la  vertu; 
Nos  puérilités  n'y  tournent  pas  les  têtes; 
Au  lieu  de  parler  bals,  soupers,  proverbes,  fêtes, 
On  pense  à  ses  devoirs,  on  vit  chez  soi  content: 
Peut-être  un  agréable  est  là  moins  important; 
En  revanche  on  y  voit  des  époux  et  des  pères. 
Plus  de  bonheur,  et  moins  de  riens  et  de  misères. 

VILMON. 

Mais... 

Mme    DE    MELCOUR. 

Je  l'ai  résolu. 

VILMON. 

Mais... 

Mme    DE    MELCOUR. 

Pardon ,  tous  vos  mais 
Ne  m'ébraaleront  pas. 

VIL  MON. 

Madame ,  je  me  tais. 
Mme  DE  MELCOUR.  nprès  un  silence. 
Sauriez-vous  un  parti? 

VILMON. 

Peut-être. 


ACTE  II,  SCENE  IV. 

Mine  DE  MELCOUR. 

Qui? 

VILMON. 

Terville. 
Vous  riez?  Moi ,  je  crois  qu'il  seroit  difficile 
De  trouver  mieux;  bien  né,  jeune,  riche. 

jinie   DE  MELCOUR. 


y3 


Oui  vraiment. 


D'une  figure... 

Mme    DE    MELCOUR. 

Aimable. 

VILMON. 

Et  d'un  esprit... 

«me  DE    MELCO  UR. 

Charmant. 
Dites,  si  vous  voulez,  qu'il  est  peut-être  unique. 
Empressé  sans  fadeur,  gai  sans  être  caustique, 
Le  meilleur  ton,  par-tout  également  goûté, 
Et  cependant  point  d'airs,  nulle  fatuité, 
Les  grâces  de  son  âge  et  la  raison  du  vôtre. 

VILMON,  souriant. 
Eh  bien  !  convenez-en,  ce  gendre  éclipse  l'autre. 

Mme  DE  .MELCOUR,  souriant  aussi. 
Il  ne  lésera  point. 

VILMO.N. 

Il  vous  convient. 

M""'     DE   MELCOUR. 

'l'rès  fort. 


94  LA  MÈRE  JALOUSE. 

VILMON. 

Vous  le  voyez  souvent. 

Mme  DE  M  ELCOUR. 

Oui. 

VILMON. 

Tous  les  jours. 
MHie  DE  MELCOUR,  avec  une  impatience  cjaie. 

D'accord. 

VILMON. 

Il  peut  aimer  Julie. 

Mme  DE  MELCOUR,  piquée. 
Oh!  point  du  tout. 

VILMON. 

Peut-être. 
Ses  assiduités... 

Mme  DE  MELCOUR. 

Vous  croyez  le  connoître; 
Il  aime  ailleurs;  adieu.  Vous  qui  savez  tout  voir, 
Vous  auriez  dû,  monsieur,  vous  en  apercevoir. 

[en  riant.) 
Cette  difficulté,  je  crois,  n'est  pas  légère. 

VILMON,  à  part. 
Je  crains  d'avoir  encor  fait  une  belle  affaire. 

[haut.) 
Il  aime  ailleurs? 

Mme  DE  MELCOUR. 

Mais  oui. 

VILMON. 

Vous,  sans  doute? 


ACTE  II,  SCÈNE  IV.  gS 

Mme   DE   MELCOUR,  souriant. 

Mais...  non. 
V  I  L  M  o  N . 
Vous  !e  croyez  épris? 

Mille   DE    MELCOUR. 

Je  ne  crois  rien,  Vilmon. 
Je  ne  puis  empêcher  qu'une  jeune  cervelle 
Ne  se  dérange  un  peu;  mais.  . 

VILMON. 

Vous  serez  cruelle. 

Mine  DE  MELCOUR. 

Adieu. 

VILMON,  à  part. 
Maudits  conseils  ! 

SCÈNE  V. 

MADAME   DE  MELCOUR,  M.   DE  VILMON, 

M.  DE  TERVILLE. 

VILMON,  apercevant  Terville,  à  part. 
Justement  le  voici. 
Bon. 

Mine  DE  MELCOUR,  à  part. 
Il  me  faut  hâter  ce  mariage-ci. 
VILMON,  en  sortant,  à  l'oreille  de  Terville. 
Allez. 

T  E  H  V  I  L  L  E. 

Oui;  mais  je  crains... 


9G  LA  MÈRE  JALOUSE. 

SCÈNE   VI. 

MADAME  DE  M E L C O U II ,  M.  DE  TEStVILLE. 

[Madame  de  Melcour  va  pour  sortir.) 

TERVILLE,  timide  et  embarrassé. 

Daignerez- vous  m'entendra, 
Madame?...  Je  veux...  j'ose...  oui,  je  dois  vous  apprendre 
Un  secret...  dans  mon  cœur  trop  long-temps  retenu; 
.Si  je  diffère  eiicor... 

Mine  DE  MELCOUR,  SOU  Ha  ni. 
Ce  secret  m'est  connu. 

TERVILLE. 

Mes  regards...  mes  discours  ont  pu  vous  en  instruire. 
Mais  au  fond  de  mon  cœur  vous  ne  pouviez  pas  lire; 
Non,  vous  ne  savez  pas  à  quel  point...  il  chérit... 
Où  pourrois-je  trouver  tant  de  beauté,  d'esprit, 
De  grâces?  Décidez  du  bonheur  de  ma  vie; 
Mou  sort  dépend  de  vous. 

Mme  DE  51ELC0UR,  gaiement. 

De  moi?  Quelle  folie! 

(  à  part.  ) 
Je  ris  pourtant  de  voir  qu'à  l'heure,  qu'au  moment 
Où  j'établis  ma  tille,  il  me  vieime  un  amant 
A  mes  pieds,  malgré  inoi,  se  déclarer  en  forme. 

[haut.  ) 
Terville,  il  ne  faut  pas  qu'ici  je  vous  endorme 
D'un  vain  espoir. 


ACTE  II,  SCENE  VI.  97 

TER  VILLE. 

O  ciel  ! 
M"ie  D  E  M  E I,  c  o  t'  R  ,  (Cun  air  noble  et  presque  sérieux. 

Finissons;  à  mon  gré, 
Tout  ce  petit  roman  a  déjà  trop  duré , 
Trop;  et  puis,  ce  beau  feu,  que  je  crois  très  sincère, 
A  monsieur  de  Melcour  ne  peiit-il  pas  déplaire? 

TERV  ILL  E. 

Il  l'ignore  :  d'ailleurs  il  partage  vos  goûts  : 
Il  est  si  complaisant,  a  tant  d'égards  pour  vous  ! 
Mme  DE  MELCOUR,  avec  un  éclat  de  rire. 
Tant  d'égards!  tant  d'égards!  l'expression  m'étonne. 
Vous  appelez  égards!...  elle  est  neuve,  très  bonne. 

TER  VILLE. 

^"otre  gaieté,  madame,  est  cruelle  pour  moi; 
Décidez,  prononcez. 

Mme    DE  MELCOUR. 

Terville,  je  ne  doi 
Ni  ne  puis  vous  entendre;  il  Faut  que  je  vous  laisse. 

TERVILLE. 

Je  connois  mon  rival;  je  sais  votre  promesse 

YX  \os  engagements;  vous  me  sacrifiez: 

Mais  je  veux  ,  ou  les  rompre,  ou  mourir  à  vos  pieds. 

Mine   DE  MELCOUR. 

Quoi  !  des  eng  igements!  un  rival!  Mais  quel  style  ! 
Je  ne  vous  entends  plus;  vous  êtes  fou,  Terville. 

TERVILLE. 

Je  le  suis  de  douleur.  .Si  Julie,  en  ce  jour. 
Si  votre  fille  enfin  est  le  prix  de  l'amour, 
J'ai  droit  de  l'obtenir. 

y 


9»  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Mine  DE  MELCODR,  très  étonnée. 
Ma  fille  ! 

TER  VILLE. 

Je  l'adore. 
Faut-il  vous  le  jurer,  vous  le  redire  encore? 
Je  l'ai  vue  au  couvent  et  l'aime  pour  jamais. 
A  son  premier  regard  je  sentis  que  j'aimois. 
Un  oncle  me  parloit  d'Hortense,  d'Emilie; 
Je  repoussai  cet  oncle,  et  parlai  de  Julie  : 
Ne  m'en  sachez  pas  gré,  c'est  qu'elle  éclipse  tout. 
Seule,  .seule  à  mes  yeux  ,  je  la  voyois  p;ir-tout. 
J'aime,  j'ai  quelque  bien,  un  nnm  connu,  je  pense  : 
Et  puis,  je  n'aurois  pas  la  dure  extravagance 
De  venir  l'arracher  à  ces  bras  maternels; 
Ne  me  supposez  point  des  projets  si  cruels. 
Près  de  vous,  trop  heureux,  dans  Paris,  l'un  et  l'autre, 
Vos  goûts  seront  nos  goûts,  votre  maison  la  nôtre. 

{après  une  pause.  ) 
Quoi!  vous  m'abandonnez  à  tout  mon  désespoir! 

SCÈNE  VII. 

MADAME   DE  MKLCOUR,  M.    DE  TERVILLE, 

MADAME  DE   NOZAN. 

Mme  DE  NOZAN,  dans  le  fond,  se  tournant  vers  la 

coulisse. 
Non,  monsieur  de  Jersac,  non.  Je  prétends  la  voir. 
(Elle  s'avance ,  et  s'arrête,  voyant  Terville  qui  s'est  jeté 
une  seconde  fois  aux  pieds  de  madame  de  Melcour.) 


ACTE  11,    SCENE  Vil.  99 

TERVILLE. 

Vous  ne  me  dites  rieu  :  il  y  va  de  ma  vie. 
Miue  DE  NOZAN,  très  étonnée. 
Fort  bien  ! 

TERVILLE,  56  relevant. 
Parlez  pour  moi,  madame ,  je  vous  prie. 
Mine  DE  NOZAN,  avec  indignation. 
Perd-il  la  tête?  Allez. 

TERVILLE. 

Juste  ciel  !  .le  ne  voi 
Qu'un  seul  homme  <jui  puisse  avoir  pitié  de  moi; 
Courons. 

[Il  sort.) 
MDie  DENOZA!N,/e  suivant  de  l'œil. 
Mais  en  effet  '. 

SCÈNE  VIII. 

MADAME    DE  M  E  L  C  O  U  R  ,    MADAME    DE  NOZAN. 
Mme  DE  NOZAK. 

La  découverte  est  bonne  : 
IVe  vous  figurez  pas  au  moins  qu'elle  m'étonne. 
On  veut  plaire,  on  s'expose;  on  voit  des  étourdis 
Jeunes,  entreprenants,  et,  de  plus,  enhardis. 
Très  pathétiquement,  à  genoux,  d'un  air  tendre, 
Ils  viennent  supplier  qu'on  daigne  les  entendre. 
Qu'on  ait  quelque  pitié  de  leurs  timides  feux. 
Les  étourdis  font  bien  ,  oui ,  le  tort  n'est  pas  d'eux  : 
Ou  quête  adroitement  ces  belles  entreprises; 


loo  LA  MÈRE  JALOUSE 

Je  n'entendis  jamais,  moi,  de  telles  sottises. 

Mine  DE  MELCOUR. 

Que  vent  dire  ce  bruit? 

Mine  DE   NOZAN. 

Ce  bruit? 

Mme    DE   MELCOCn. 

Qu'entendez-vous? 

Mme  DE    NOZAN. 

J'entends  que  j'ai  la  clef  de  ses  propos  si  doux , 
De  ses  souris  flatteurs,  de  ses  coups  d'œil ,  de»  vôtres, 
Et  d'éj^ards  pour  vous  seule  et  d'oubli  pour  les  autres; 
Car  on  ne  voit  plus  rien  quand  on  a  le  cœur  pris, 
On  ne  voit  qu'un  objet.  Ces  tranquilles  maris! 
Non...  que  j'ose  penser... 

Mine   DE  MELCOUR. 

Madame,  étes-vous  folle? 

Mme    DE   NOZ AN. 

Le  traître!  Et  pas  un  mot,  une  donce  parole 
A  ma  charmante  nièce!  Entre  ces  deux  portraits, 
Monsieur  n'étoit  frappé  que  du  vôtre;  vos  traits. 
Vos  traits  seuls  le  charmoient.  Qu'il  a  su  me  déplaire! 

Mine  DE  MELCOUR,  très  vivement. 
Et  vous  aviez  raison. 

Mme  DE  NOZAN,  à  demi-voix. 

Vous  qui  seriez  sa  mère. 


Le  petit  sot! 


Mme  DE  MELCOUR. 

Sa  mère  ! 

Mme  DE  NOZ  AN. 

Et  voilà  donc  pourquoi 


ACTE  II,   SCÈNE  Vlll.  loi 

On  veut  la  marier,  l'exiler  loin  de  moi 
A  Bayonne,  à  Pékin.  Mais  il  a  dû  m'entendre, 
Mais  je  l'ai  harangué,  votre  prétendu  gendre. 
Si  du  moins  il  parloit  de  s'établir  ici  ! 

(Elle  est  interrompue  par  M.  de  Melcour.) 

SCÈNE  IX. 

MADAME   DE    MELCOUR,   M.   DE    MELCOUR, 
MADAME  DE   NOZAN. 

MELCOUR,  avec  joie. 
Ou  se  querelle  encor?  Quoi  !  qu'est-ce  que  ceci? 
Eh!  félicitez-vous;  excellente  nouvelle! 

Mine  DE  NOZAN. 

[à  part.)  {à  Melcour.) 

Ces  maris  sont  plaisants!  Excellente,  oui,  fort  belle! 

MELCOUR. 

Écoutez,  écoutez  :  Terville  est  amoureux. 

MO'e  DE  MELCOUR,  d'un  air  tranquille. 
Monsieur,  je  le  savois. 

MELCOUR. 

Nous  sommes  trop  heureux  ! 
Mais  épris  comme  un  fou,  comme  on  l'est  à  sou  âge  : 
Il  presse,  il  sollicite,  il  veut  en  mariage... 

Mme  DE  NOZAN. 
En  mariage!  qui? 

MKLCOUll. 

Julie. 

9- 


I02  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Mme  DE  NOZAN. 

Ah!  quelle  erreur  ! 
Quoi  !  Julie  ? 

Mine  DE  MELCOUR,  avec  un  sourire  forcé. 
Oui,  Julie. 

Mille   DE  NOZAN. 

O  ciel!  pardon,  ma  sœur. 
Pardon.  J'ai  pu  penser  (n'éliez-vous  p:is  surprise?) 
Que  c'est  vous  qu'il  aimoit;  je  me  suis  Lieu  méprise. 
Mais  comme  il  étoit  tendre!  Et  moi  je  vous  ai  dit... 
Me  pardounerez-vous?j'avois  perdu  l'esprit. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Oui ,  madame. 

Mme  DE  NOZAN. 

Je  suis  injuste,  extravagante. 

M"'e    DE   MELCOUR. 

Oui,  madame. 

Mme  DE  NOZAN. 

Étourdie. 

Mme    DE   MELCOUR. 

Eh  oui  ! 

Mme    DE    NOZAN. 

Presque  méchaute. 
Vous  devez  m'en  vouloir. 

Mme  DE    MELCOUR. 

Eh  non  ! 

Mme  DE  NOZAN. 

J'ai  lies  remords. 

Mme  DE  MELCOUR. 

Gardeî-les,  tout  est  dit. 


ACTE  II,  SCENE  IX.  io3 

M'iie  DE  NOZAN. 

Oh!  lorsque]  ai  des  torts. 
Je  sais  les  réparer,  et  bien  vite. 

Mine  DE  MELCOUR. 

Par  d'autres. 

Mme   DE  NOZAN. 

Je  n'y  manque  jamais. 

.MELCOUR,  trèf!  étonné. 

Quels  discours  sont  les  vôtres? 
Quelle  énigme! 

Mine   DE    NOZAN. 

Monsieur,  rien  ne  peut  m'excuser. 
Imagiiiez-vous  donc  que  j'ai  pu  m' abuser 
Jusqu'à  croire  Tervilîe...  occupé  de  madame. 

(  bas  ,à  M.  de  Melcour.  ) 
Elle  est  bien;  mais  ma  nièce... 

Mme  DE  MELCOUR  Se  rapproche,  et  entend;  à  part. 
Impertinente  femme  ! 

Mme    DE    NOZAN. 

J'ai  pensé,  j'ai  parlé,  j'ai  vu  tout  de  travers. 
Maintenant  à  vos  pieds  je  verrois  l'univers, 
Je  croirois  l'univers  amoureux  de  ma  nièce 
Et  qu'on  vous  parle  d'elle;  adieu. 

[Elle s'en  va.) 
Mme  DE  MELCOUR,  à  part. 

Cruelle  espèce  ! 

jMELCOUR. 

Tervilîe  auroit  bien  dû  parler  un  peu  plus  tôt. 
Mais  vous,  qui  le  saviez,  pourquoi  n'en  dire  mol? 


io4  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Mme  DE  NOZAN,  revenant  et  prenant  madame  de 
Melcoiir  par  la  main. 
Vous  m'avez  pardonné ,  ma  soeur,  cette  méprise? 
Point  de  rancune. 

Mine  DE  MELCOUR. 

Encor? 

Mme  DH  NOZAN. 

Mon  dieu  !  quelle  sottise  ! 
Mille ,  mille  pardons. 

SCÈNE  X. 

MADAME  DE  MELCOUR,  M.  DE  MELCOUR. 

Mme  DE  MELCOUR  regardant  au  fond  du  théâtre. 
Elle  va  revenir. 
MELCOUR  de  même. 
Non.  Elle  est  un  peu  folle,  il  faut  en  convenir, 
Mais  bonne  femme  au  fond.  Or  çà,  ce  mariage... 

Mme  DE  MELCOUR. 

Vous  allez  m'en  parler? 

MELCOUR. 

N'eût-il  que  l'avantage 
De  fixer  près  de  vous... 

Mnie  DE  MELCOUR. 

Bon!  unir  deux  enfants? 
A-t-on  un  caractère,  une  tête  à  vingt  ans? 
Le  beau  projet!  Monsieur,  c'est  immoler  Julie, 
C'est  unir  la  folie  enfin  à  la  folie. 


ACTE  II,   SCE-NE   X.  io5 

M  EL  COUR,  vivement. 
C'est  faire  leur  bouheur.  Terville  en  est  charme; 
Tersille  l'aime  trop  pour  u'eu  pas  être  aimé. 

Mme  DE  MELCOUR,  vivement. 
J'entends,  c'est  pour  cela  que  je  la  lui  refuse. 
Ces  belles  passions  dcmt  l'éloquence  amuse 
Feront  bien  réussir  des  contes,  des  romans  ; 
Des  mariajjes,  non.  Je  crains  les  engouements. 
Faut-il  s'idolâtrer  avant  de  se  connoitre? 

M  E  L  c  o  c  R . 
Mais  doit-on,  pour  s'unir,  ne  pas  s'aimer? 

MDle    DE    MELCOCR. 

Peut-être. 
Ces  nœuds  seroient  plus  sûrs,  le  regret  moins  cruel. 
Quand  deux  jeunes  époux  paroissent  à  l'autel. 
Par  pitié  pour  cet  âge  on  devroit ,  ce  me  semble , 
Leur  demander  d'abord  si  l'amour  les  rassemble, 
.■^i  par  enthousiasme  ils  viennent  se  lier... 

MELCOUR,  l'interrompant  dun  air  froid. 
Et  répondent-ils.  Oui:  vite  les  renvoyer. 

Mme  DE  MELCOUR. 

Sans  doute...  Est-ce  l'amourqu'il  faut  prendre  pour  guide? 

[avec  chaleur.  ) 
Lue  telle  union  veut  un  esprit  solide. 
L'avenir,  lavenir  :  voilà  ce  qu'il  faut  voir. 
Des  biens  à  conserver,  des  enfants  à  pourvoir, 
la  état  à  remplir,  un  nom  à  rendre  illustre. 
Dis  postes  importants  et  qui  donnent  du  lustre. 
Lutin  unir  les  noms,  les  fortunes,  les  rangs. 
C'est  ce  dont  il  s'agit,  et  de  tendres  amants 


io5  LA  MÈRE  JALOUSE. 

S'inquiètent  fort  peu  de  tout  cela,  je  pense. 

(Elle  se  détourne  pour  sortir  ;  aux  premiers  mots  de 
M.  de  Melcour  elle  s'arrête,  et  paroit  l'écouter  avec 
impatience.  ) 

MELCOUR. 

Très  bien  !  à  deux  époux  prêcher  l'indifférence. 

Moins  d'intérêt,  madame,  et  plus  de  sentiment. 

Croyez-moi;  le  bonheur  que  l'un  goûte  en  s'aimant 

Nuit  aux  frivolités  et  non  pas  aux  affaires. 

Eh!  pourquoi  a'est-il  plus  d'enfants,  d'époux,  de  pères? 

Pourquoi  même  ces  noms  sont-ils  presque  ignorés? 

C'est  qu'un  vil  intérêt  nous  a  dénaturés  ; 

c'est  que,  grâce  à  l'orgueil,  l'hymen  même  est  avare; 

C'est  qu'on  unit  les  biens;  les  cœurs,  on  les  sépare. 

Mil"-"  DE  MELCOUR. 

Moi,  pour  mieux  les  unir,  je  leur  défends  d'aimer. 

Et  puis  votre  Terville  a  trop  su  m'alarmer; 

Sa  fièvre  m'épouvante,  il  faut  que  j'en  convienne. 

Une...  petite  tête  a  pu  tourner  la  sienne  ! 

Si  comme  moi,  monsieur,  vous  l'aviez  entendu: 

Tenez,  il  étoit  là,  gémissant,  éperdu. 

En  mots  entrecoupés  exprimant  son  délire, 

(n  demi-voix.) 
Criant,  n'écoutant  rieu.  Puisqu'il  faut  vous  le  dire, 
Cela  faisoit  pitié. 

MELCOUR. 

Madame ,  c'est  ainsi 
Que  je  viens  de  le  voir,  et  j'en  étois  ravi. 

M">C  DE   MELCOUR. 

Havi; 


ACTE  II,  SCENE    X.  107 

MELCOUR. 

Qu'a  cet  amour  enfin  de  si  funeste? 

Mille    DEM  ELCOU  R. 

Monsieur,  l'amour  finit,  le  caractère  reste. 

Et  de  ces  cœurs  brûlants  il  faut  se  défier. 

Lui-même  il  aideroit  à  me  justifier. 

Il  ne  tarderoit  pas.  Rien  n'est  long-temps  extrême. 

C'est  ma  fille  aujourd'hui  qu'il  croit  aimer,  qu'il  aime. 

Qu'il  l'épouse,  et  demain  sa  sensibilité 

Aux  pieds  d'un  autre  objet  l'aura  précipité; 

D'un  autre  objet  peut-être  ou  plus  ou  moins  aimable. 

M  ELCOII  R. 

Oh!  je  sens  tout  le  prix  d'un  être  raisonnable, 
Calme,  tranqidlle,  froid.  Je  l'avouerai  pourtant, 
D'un  cœur  sensible  et  chaud  le  mien  est  plus  content; 
Ces  cœurs-là  sont  les  bons,  et  d'abord  ils  préviennent: 
Ils  peuvent  s'égarer  ,  mais  bientôt  ils  reviennent; 
Jusque  dans  leurs  écarts,  estimés,  généreux; 
Et.  le  peu  de  bonheur  que  l'on  a ,  nous  vient  d'eux. 
Oui,  Terville  inconstant  aurt)it  encor  pour  elle 
I.es  soins  d'un  cœur  honnête  et  d'un  ami  fidèle. 
Bref,  ce  monsieur  Jersac  est  ici  peu  connu; 
H  arrive...  d'hier!  à  peine  l'ai-je  vu. 
Une  charge ,  du  bien;  quels  titres  pour  nous  plaire  ! 
Terville  est  estimé,  madame;  il  vous  révère; 
Votre  sœur  est  pour  lui ,  je  l'aime  et  je  le  dois  : 
Vous  me  l'avez  loué  vous-même  mille  fois. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Et  je  veux  bien  encor,  monsieur,  le  louer  raille, 
Pourvu  qu'il  ne  soit  point... 


io8  LA  MERE  JALOUSE. 

M  E  L  c  o  r  n . 

Votre  gendre.. 

Mme  DE  MELCOUR. 

Terville... 
Ne  le  sera  jamais;  enfin,  vous  dis-je... 

MELCOUR.  ' 

Enfin , 
Vous  voilà  résolue? 

Mme    DE    MELCOUR. 

Oui,  tel  est  mon  dessein... 
Que  rien  ne  peut  chanjjer,  ni  ma  soeur,  ni  vous-même. 
{Elle  veut  sortir.) 
MELCOUR  l'arrête,  et  après  un  silence: 
Julie  est  votre  fille,  il  est  vrai:  mais  je  l'aime, 
Mais  de  ses  premiers  ans  mes  yeux  furent  témoins; 
Elle  est  la  mienne  aussi:  tendresses,  maîtres,  soins... 
Tout  ce  que  pour  mon  fils  on  me  voit  iaire  encore. 
Pour  elle  je  l'ai  tait,  personne  ne  l'ignore. 
Et,  (juand  pour  votre  hymen  j'osai  me  présenter, 
Quelle  frayeur  alors  devoit  vous  arrêter? 
Celle  de  voir  un  jour  dans  la  même  famille 
Les  fils  ifun  second  lit  opprimer  votre  fille. 
De  me  voir  négliger  votre  enfant  pour  les  miens. 
J'ai  défendu  ses  droits,  j'ai  même  accru  ses  biens; 
Vous  m'avez  vu  sou  père,  et  non  pas  sou  beau-père  : 
Je  saurai  l'être  encor. 

Mme  DE    MELCOUR. 

Ne  suis-je  point  sa  mère? 
Et,  si  je  peux  souscrire  à  cet  éloignement. 
Si  mon  cœur  se  résout. . . 


ACTE  II,  SCENE    X.  109 

MELCOCR. 

Madame,  franclienieiit 
Dans  un  cœur  maternel  ce  courage  me  blesse. 

Mme  DE  MELCOUR. 

De  ma  fille,  en  un  mot,  monsieur,  je  suis  maîtresse, 
Et  maîtresse  absolue. 

{Elle  veut,  soi-tir.  ) 
M  EL  COUR  i  arrête  encore. 

Oui,  mais  pour  son  bonheur, 
Et  le  mien  en  dépend;  je  dis  ['lus,  mou  honneur. 
Que  diroit-on  par-tout?  que  c'est  la  mon  ouvrage  ; 
Qu'une  ame  intéressée  a  fait  ce  mariage. 
Dans  un  monde  frondeur,  et  ne  pardonnant  rien. 
Qui  voit  tout,  rit  de  tout,  blâme...  même  le  bien. 
Les  uns  m'accuseroieut  d'une  couj)able  adresse; 
D'autres,  plus  indulgents,  d'une  lâche  foiblesse. 

M""^     OE    MEi.COUR. 

Le  monde  est  ridicule,  inju.ste,  faux,  jaloux.... 

M  ELCOL'R. 

Voici  présentement  ce  qu'il  diroit  de  vous... 

Mme    DE    MELCOUR. 

Je  sais  le  mépriser,  et  m'en  tiens  a  bien  faire. 

M  E  I,  c  o  u  R  . 
Que  Julie...  a  sans  doute  une  excellente  mère. 
Mais  qu'elle  vous  plaît  moins,  oui,  moins  depuis  un  temps; 
Que  peut-être  elle  a  tort  d'avoir  déjà  seize  ans; 
Que  de  jeux,  de  plaisirs ,  de  fêtes  entourée , 
Vous  ne  haïssez  pas  de  vous  voir  .idoréc... 
Eh  !  que  sais-je?  Madame ,  ils  seroient  assf-z  fou< 
Pour  aller  vous  prêter  des  sentiments  jaloux. 


1  lo  LA  MERE  JALOUSE. 

«nie    pE    MEI.COIJ  R. 

Quoi  !  monsieur... 

M  ELCOUR. 

Au  couvent  vous  l'auriez  retenue 
Deux  ans  de  trop.  Ici  personne  ne  l'a  vuej 
Vous  avez  tout-à-coup  suspendu  vos  concerts; 
Vos  soupers,  si  brillants,  sont  aujourd'hui  déserts; 
Ces  migraines  d'ailleurs,  ces  nerfs,  ces  bouderies, 
La  scène  du  taldeau ,  celle  des  Tuileries , 
Et  Terville  éconduit,  et  Jersac  préféré  : 
Faut-il  vous  parler  net,  enfin?  Je  les  croirai, 
.Si  je  ne  suis  ici  détrompé  par  vous-même. 

Mine  DE  MELCOUR,  prête  à  sortir. 
S'il  faut  vous  détromper  en  changeant  de  système , 
S'il  faut,  pour  des  caquets,  rompre  un  engagement, 
A  monsieur  de  Jersac  faire  un  sot  compliment , 
Le  chasser,  accepter  un  étourdi  pour  gendre  , 
De  vos  soupçons,  monsieur,  rien  ne  jieut  me  défendre, 
Et  j'ose  m'y  livrer. 
{Madame  (le  Nozan  reparaît  et  s'arrête  dans  le  fond.) 

Au  surplus,  je  vous  voi, 
Vous,  madame,  Vilmoii ,  tous  ligués  contre  moi; 
Mais  ma  fille  peut-être  obéit  à  sa  mère  ; 
Je  dispose  des  biens  que  m'a  laissés  .'son  père; 
J'ai  mon  avis  aussi;  j'ai  des  droits,  un  pouvoir, 

[d'un  ton  plus  doux.  ) 
Et  je  m'en  vais  songer  à  les  faire  valoir. 


ACTE  H,   SCÈNE    XI.  m 

SCÈNE  XI. 

M.    DE  MELCOUB,  MADAME  DE  NOZAX. 

[Ils  se  regardent  quelque  temps  d'un  air  triste  et  sans 
se  parler.  ) 

M-ne    DE    NOZA.N. 

Quoi  !  je  viens  de  donner  une  fausse  es[>érance 
A  notre  chère  enfant? 

MELCOUR. 

Dieux!  quelle  préférence! 
Quel  hymen!  Comme  vous,  j'en  gémis;  mais,  hélas! 
Madame ,  elle  le  veut. 

MDie   DE   XOZAN. 

Moi ,  je  ne  le  veux  pas  : 
Cela  ne  sera  pas.  Monsieur  gémit,  soupire! 

MEI.COUR. 

Eh!  que  n'ai-je  pas  dit?... 

Mme    DE    NOZAN. 

Il  s'agit  bien  de  dire  ! 
Ces  maris!  ils  ont  tous  l'orgueil  de  commander, 
Et  quand  il  faut  \ouloir  ne  savent  que  céder. 

[en  se  retournant.) 
Mais  c'est  être  à-la-fois  ridicule  et  barbare. 
Madame  On  nous  l'enlève!  6  ciel!  on  nous  sépare! 

(à  Mclcour.  ) 
Non,  ne  le  craignes  pas;  vous  êtes  dans  Terreur; 
Vous  ne  me  comptez  point.  Non ,  madame  ma  sœur. 


112  LA  MÈRE  JALOUSK. 

Je  cours  chez  nos  parents,  chez  tous;  je  vais  contre  elle 

Ameuter  l'univers.  Et  cette  autre  cervelle. 

Ce  beau  provincial  !  Oh  !  de  la  tête  aux  pieds  , 

Comme  je  vais  le  peindre  !  Ils  seront  effrayés 

De  cet  enlèvement.  A  Bayonne,  son  gendre! 

Je  voudrois,  par  plaisir,  qu'il  fût  là  pour  m'entendre. 

Si  je  ne  réussis...  Mais  je  réussirai, 

Je...  je  ne  réponds  pas  de  ce  que  je  ferai. 

Mes  chevaux,  mes  chevaux,  vite,  le  moment  presse. 

Allons.  Ma  pauvre  nièce!  hélas,  ma  pauvre  nièce! 


Kl  IN     DU     SECOND     ACTE. 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 

JULIE,  M.  DE  TERVILLK. 

JULIE,  s'avançant  peu  à  peu,  et   regardant  derrière 

elle. 
Ah  !  Terville...  Monsieur,  j'ai  peine  à  resiurer. 
Je  m'échappe  un  instant,  je  vais  vite  rentrer. 
C'est  la  première  fois...  je  suis  toute  tremblante. 
Que  je  vous  parle  seule. 

TERVILLE. 

Eh  bien  donc?  votre  tante? 
JULIE,  toujours  iair  DKjuiet,  regardant  derrière  elle  à 

droite   et  à  gauche,   même  jeu  pendant  toute   la 

scène. 
Ma  tante?  Elle  est  sortie,  et  tarde  a  revenir. 
Mais  ma  mère!  grand  dieu!  que  vais-je  devenir? 
Elle  m'a  dit  encore,  et  même  avec  colère... 

TER  VI  LLE. 

D'épouser  ce  Jersac? 

JULIE. 

Et  puis,  d'un  ton  sévère, 
Très  sec...  m'a  dit  de  vous  ,  oh ,  bien  du  mal.  Hélas  ! 
M'auroit-elle  dit  vrai?  Non,  je  ne  le  croi^  pas. 

lO. 


ii4  LA  MERE  JALOUSE. 

TER  VIL  LE. 

Quel  mal?  Comment!  Parlez,  parlez,  mademoiselle... 

JULIE,  toujours  alarmée. 
N'entendez- vous  rien? 

TEHViLLE,  écoutant. 

Rien.  Enfin,  quoi?  que  dit-elle? 

JULIE. 

Mais  elle  dit  d'abord... 

TER  VILLE. 

Ménageons  les  instants. 

JULIE. 

Que  vous  êtes  trop  jeune. 

T  E  R  V  1  L  L  E. 

Et  j'ai  plus  de  vingt  ans. 
Ensuite? 

JULIE. 

Elle  est  venue  à  votre  caractère, 
A  compté  vingt  défauts,  que  je  ne  vous  vois  guère. 
Je  ne  sais,  moi,  comment  elle  peut  vous  juger 
Avec  cette  rigueur;  elle  vous  croit...  léger, 
Elle  a  même  osé  dire...  éventé...  sans  cervelle. 
Je  me  suis  récriée,  et  j'ai  dit,  devant  elle, 
Que  vous  me  paroissiez  plein  de  sens,  de  raison, 
Et  qu'elle  se  trompoit. 

TERVILLE,  lui  baise  la  main  avec  transport. 
Est-ce  tout? 

JULIE. 

Mon  dieu  non  ; 
Et  tout  cela  n'est  rien ,  ou  du  moins  peu  de  chose. 
Près  du  dernier  reproche. 


ACTE  m,  SCÈNE  I.  ii5 

T  E  R  V I L  L  E ,  effrayé. 

Et  quel  est-il? 
JULIE,  pleurant  presque. 

Je  n'ose , 
Je  n'ose  vous  le  dire;  il  m'a  percé  le  cœur. 
TEU VILLE,  avec  plus  d'effroi. 
Qu'est-ce  donc?  ciel  !  d'abord,  ce  n'est  rien  sur  l'honneur? 

JULIE. 

Mon  dieu  si. 

TER  VI  L  LK. 

Comment  donc!  parlez,  je  vous  conjure. 
L'honneur  ! 

JOLIE. 

C'est  qu'elle  croit,  que  dis-je  ,  elle  m'assure 
Que  bientôt... 

T  E  R  V  I  L  L  E. 

Que  bientôt? 

JOLIE. 

Vous  ne  m'aimerez  plus. 
T  E  R  V I L  L  E ,  souriant. 
Non  ,  elle  veut  par  là  colorer  ses  refus... 

JULIE,  l'interrompant. 
Elle  m'a  dit  aussi  tant  de  mal  de  moi-même. 
Elle  qui  doit  m'aimer,  et  qui  sans  doute  m'aime, 
Qu'en  vérité  je  crains,  oui,  que  vous  ne  changiez. 
Et  qu'elle  n'ait  raison. 

T  E  R  v  I  L  L  E ,  avec  clialeur. 

O  dieux  !  vous  le  croiriez  !        i 
Elle  ne  le  croit  pas,  l'artifice  est  visible. 
Mais  il  faudroit  d'abord  que  cela  fût  possible. 


ii6  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Ciel!  plus  cruellement  peut-ou  me  soupçonner? 

Voilà  de  ces  propos  qu'on  ne  peut  pardonner; 

Us  pouvoient  me  coûter  votre  cœur...  et  la  vie. 

Je  cesserois  d'aimer!  j'aimerois  moins  Julie! 

Moi  !  IMais  qui  donc ,  mais  qui  pourriez-vous  me  nommer? 

Qui  veut-elle  que  j'aime  ou  que  je  puisse  aimer? 

Si  jamais...  je  ne  puis  achever;  la  parole 

Me  manque  à  celte  idée  :  elle  est  cruelle  et  toile. 

JULIE. 

Je  le  pense  de  même. 

TER  VILLE. 

Allons,  rassurez- vous. 

JULIE. 

Enfin  elle  a  repris  un  air  un  peu  plus  doux, 
Sa  vue  avec  bonté  sur  moi  s'est  attachée; 
J'étois  prête  à  pleurer,  elle  a  paru  touchée  : 
Mais  tout-à-coup...  Monsieur,  j'obéis  mal. 

TERVILLE. 

Mais? 

JULIE. 

Mais 
Elle  m'a  défendu  de  vous  parler  jamais. 

(  Elle  fuit.) 
Ne  me  retenez  pas,  elle  peut  nous  surpi'endre. 

TERVILLE,  In  retenant. 
Un  mot. 

JULIE,  tremblante. 
Quittez  ma  main...  O  ciel  !  je  crois  l'entendre. 
(  Elle  fuit  très  vitejuscfu'au  fond  du  théâtre ,  et,  aperce- 
vant sa  tante ,  elle  s'arrête  et  revient  peu  à  peu.  ) 


ACTE  III,   SCÈNE  II.  117 

SCÈNE   II. 

JULIE,  MADAME  DE  NOZAN,  M.   DE  TERVILLE. 

Mme  DE  NOi  AN  ,  sans  se  montrer. 
J'ai  couru  tout  Paris,  j'ai  crevé  mes  chevaux. 

{Elle  entre.) 
Ah  !  bon  dieu!  quelles  gens!  quelles  gens!  quels  propos! 
Avec  eux,  dieu  merci,  me  vodà  bien  brouillée. 
D'abord  notre  comtesse,  à  peine  réveillée. 
Passant  les  nuits  au  jeu.  J'entre,  on  me  fait  asseoir. 
«  Quoi  !  si  matin?  »  Matin  !  à  sept  heures  du  soir. 
Bâillant,  frottant  ses  yeux  :  «  La  petite  est  jolie, 
«  Je  l'aime,  votre  nièce;  eh  bien!  on  la  marie?» 
Le  tout  d'un  ton  traînant  à  me  faire  périr. 
Je  l'interromps,  m'explique,  et  l'invite  à  courir, 
A  me  suivre  par-tout.  «  Moi!  pour  un  mariage? 
«  M'en  mêler!  non,  madame,  il  faut  bien  du  courage 
«  Pour  marier  les  gens.  » 

TERVILLE,  (jui  l'écoule  avec  impatience. 
Mais,  votre  magistrat? 

JULIE. 

Eh  bien? 

Mine    DE    NOZAN. 

Avoit  encor  sa  robe  et  son  rabat. 

TER  VI  LL  L. 

Je  le  connois  beaucoup. 

Mine    DE    N  O  Z  A  iN . 

Je  vous  en  félicite. 


ii8  LA  MERE  JALOUSE. 

Monsieur  le  président  me  pérore;  il  me  cUe 

Des  lois!  «  La  lui,  madame,  ordonne  expressément... 

«  —  Qu'une  mère,  monsieur,  très  ridiculi^ment 

«  Dispose  de  sa  fille?  —  Oui,  telle  est  l'ordonnance. 

«  Que  de  se  marier  l'enfant  eût  la  licence. 

Il  Ce  seroit  pis  eiicor.  " 

TERVILLE,  criant. 

iMais,  monsieur,  il  s'agit 
Du  bonheur  de  Julie. 

Mine    DE    NOZAN 

Eh  !  c'est  ce  que  j'ai  dit. 
Et  cet  autre  long,  sec ,  froid ,  avec  sa  manie 
Des  chevaux!  je  le  hais.  Et  la  jeune  Génie? 

TER  VI  LLE. 

Sa  compagne  au  couvent? 

JULIE. 

Oh  !  celle-là  d'abord 
M'aime,  et  j'en  suis  bien  sûre. 

Mine    DE    NOZAN. 

Elle  t'aime,  eh!  oui,  fort; 
Mais  la  danse  un  peu  plus.  Droite  devant  sa  glace, 
Ma  petite  étourdie  essayoit  avec  grâce 
Un  domino.  —  "  Pardon,  je  vais  ce  soir  au  bal; 
u  Madame,  regardez,  il  ne  me  va  point  mal.  » 
Et  je  parlois  de  toi  ! 

JULIE. 

Quels  parents! 

TERVILLE. 

Quelles  âmes  ! 
Nul  n'a  pitié  de  nous  ? 


1 


ACTE  III,  SCENE  II  tig 

Mine    DE    NOZAN. 

Nul. 
JULIE,  (fini  air  ingénu  et  plein  de  bonne  foi. 
Pas  même  les  femmes? 

Mine    DK    iNOZAN. 

Bon!  et  le  jeu!  le  bal! 

TER  V  ILLE. 

Oii  bien  !  puisqu'en  ce  jour 
Mère,  parents,  ;iniis ,  et  monsieur  de  Melcour, 
Et  vous-même,  madame,  à  qui  Julie  est  chère, 
Vous,  qui  daignez  pourtant  lui  tenir  lieu  de  mère, 
Puisque  rien  ou  ne  veut  ou  ne  peut  nous  servir, 

(  à  lui-même.) 
Malheur  à  l'imprudent  qui  croit  me  la  ravir! 

Mme  DE  NOZA.\,à  elle-même. 
Il  est  temps  d'être  enfin  et  moins  bête  et  moins  bonne. 

JULIE,  à  elle-même. 
Que  je  le  haïrai? 

Mine    DE    NOZAN. 

Madame,  j'abandonne 
Vous,  Melcoiir,  cet  hôtel... 

JULIE. 

Eh  quoi  !  ma  tante ,  eh  quoi  ! 

Mine    DE    NOZAN. 

Oui ,  ma  nièce ,  je  veux  ne  plus  songer  qu'à  moi. 

J  C  LI-K. 

Ah  ciel  !  me  séparer  pour  jamais  de  ma  mère , 
De  monsieur  de  Melcour  que  j'aime  comme  un  père. 
Et  vous  ma  tante,  aussi,  me  séparer  <le  vous. 
Pour...  suivre  nn  étranger  dont  on  fait  mon  époux  ! 


I20  LA  MERE  JALOUSE.  | 

(Elle  regarde  Terville.)  « 

Quitter  enfin  ,  quitter...  Ah  I  je  suis  donc  perdue. 

(  Elle  s'en  va.) 
Mine   DE    ^OZAN.  m 

Désobéis ,  crois-moi  :  je  t'ai  biea  défendue ,  | 

Défends-toi  maintenant. 

SCÈNE  IH. 

MADAME  DE  NOZAN,  M.   DE  TERVILLE. 

TERVILLE. 

Mais  n'est-il  plus  d'espoir? 

Mine    DE    NOZAN. 

Je  vais  trouver  Jersac,  et  lui  dire  :  Homme  noir. 
Homme  affreux,  je  sais  bien  ,  moi,  ce  qui  t'intéresse. 
Tu  cherches  mou  argent  encor  plus  que  ma  nièce; 
Ne  compte  pas  toucher  un  denier  de  mon  bien. 

TERVILLE. 

Eh  !  Julie  est  si  belle  !  il  la  prendra  pour  rien. 
Mme    DE   NOZA  N. 

J'irai,  devant  ma  sœur  et  toute  ma  famille. 
Brûler  le  testament  que  j'ai  fait  pour  sa  fille. 

TERVILLE. 

Bon  !  n'en  feriez-vous  pas  un  autre  avant  deux  jours? 

Mme    DE   NOZAN. 

Deuxjours,deuxmois,  deuxans!  C'en  est  fait  pour  toujours. 

TERVILLE. 

\\^  iif  le  cr.iiiidront  pas;  vous  êtes  bonne. 


ACTE  ni,  SCENE  III.  la 

Mille    DE    NOZAN. 

Dure. 

TEK  VILLE. 

Vous  vous  attendrirez. 

M"1C    DE    .\OZaN. 

Non ,  ma  sœur,  je  vous  jure 
Qu'on  ne  m'attendrit  point. 

TER  VILLE. 

Vous  aurez  beau  crier. 
Mme  DE   ti07.k^  ,  à  plie-même ,  en  i,e  jetant  dans 
un  fauteuil. 
N'aurois-je  pas  vingt  fois  dû  me  remarier? 
Pauvre  dupe!...  Ils  dévoient  me  ménager  peut-être. 
...  Ma  chère  Jielle-sœur,  vous  allez  me  connoître... 
Et  me  croire,  j'espère.  Oui,  oui,  nous  allons  voir. 

TER  VILLE,  à  lui-même. 
Moi,  je  ne  prends  conseil  que  de  mon  désespoir; 
Il  faut,  sans  plus  tarder,  faire  un  coup  de  ma  tête. 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE    IV. 

MADAME    DE   NOZAN,    M.     DE    VII^MON. 

viLMON,  à  part. 
Sachons  ce  qu'elle  a  fait. 

Mine  DE  N0ZAiN,à  part ,  après  un  silence. 
Après  tout,  qui  m'arrête? 

VILMON. 

Vous  les  avez  tons  vus? 


122  LA  MERE  JALOUSE. 

Mme    DE    NOZAN. 

Tous. 

VII,  M  ON. 

En  si  peu  de  temps? 
Eh  bien? 

Mine  DE  NOZAN,  5e  levant. 
Eh  bien!  monsieur,  je  ne  veux  ni  n'entends 
Que  votre  Rayonnais,  qu'un  triste  personnage 
Qui  vient  de  faire  en  poste  un  sot  et  long  voyage 
Pour  me  ravir  ma  nièce  et  pour  me  dépouiller, 
Service  où  votre  zèle  a  su  se  signaler, 
Ait  quelque  jour  de  moi  dix  mille  écus  de  rente. 
Il  calcule  sans  moi;  je  ne  suis  point  sa  tante; 
Mon  bien  n'est  pas  pour  lui...  je  me  marie. 
V 1  L M  o  N  ,  so» riant. 

Eh  quoi!... 

Mine    DE    NOZAN. 

Monsieur  rit,  je  suis  vieille. 

VILMON. 

oh!  non;  même  je  croi... 

Mme    DE    NOZAN. 

Vous  mentez,  je  le  suis;  oui,  vieille,  très  majeure: 
Mais  j'aurai  trois  maris ,  si  je  veux ,  tout-à-lheure  ; 
.le  suis  riche. 

v  I  L  M  o  N' . 
.Sans  doute.  Et  pourrois-je,  entre  nous, 
Vous  demander  ici? 

vinie    DE    NOZAN. 

Qui  j'épouse?  Mais...  vous. 
Je  serai  très  paisible  et  très  fidèle  épouse , 


ACTE  III,  SCENE  IV.  ia3 

jN'uilemeut  exigeante,  et  moins  encor  jalouse. 
Vous  ferez,  vous,  monsieur,  ce  qui  vous  conviendra. 
Et  moi ,  de  mon  côté ,  tout  ce  qui  me  plciira. 

V  I  L  M  o  N . 

De  tels  arrangements  sont  très  bons;  mais  Julie! 
Votre  nièce,  une  enfant!... 

Mme    DE    NOZAN. 

Que  j'aime  à  la  folie , 
M'allez-vous  dire?  Soit. 

V  I  L  .■«  o  .\ . 

Madame,  en  bonne  foi  .. 

Mme    DE    NOZAN. 

Croyez-vous  donc  aimer  ma  nièce  plus  que  moi  ? 
Dois-je  donc,  après  tout,  l'aimer  plus  que  sa  mère? 
Comment!  un  inconnu,  quelle  absurde  chimère! 
Froidement  de  sa  chaise  à  nos  yeux  descendra. 
Prendre  mon  bien  ,  ma  nièce  ,  et  puis  repartira  ! 
Mais  vous  êtes  plaisant. 

V  I  L  M  o  N  . 

Mais  vous  allez  plus  vite; 
Vous  la  déshéritez. 

MBic  DE   NOZAN,  pleurant. 
Oui ,  je  la  déshérite , 
Et  la  mère,  et  la  fille  ,  et  son  cruel  époux: 

(  en  essuyant  ses  larmes.) 
J'ai  tout  vu  ,  tout  pesé.  Monsieur...  me  voulezr-vous? 
Ne  me  voulez-vous  point? 

v  I  L  >!  o  N  . 

.Serai-je  assez  barbare?... 


laj  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Mine    DE    NOZAN. 

>'ous  connoissez  Dornet,  ennuyeux,  gauche,  avare. 
Il  est  amoureux  fou  de  huit  cent  mille  francs: 
.le  ne  le  puis  souffrir;  balancez,  je  le  prends; 
Le  sot,  depuis  dix  ans,  me  conte  son  martyre. 
Et  vous,  vous  êtes  pauvre...  ou  plutôt,  je  veux  dire 
Que  vous  n'êtes  pas  riche...  On  ne  me  répond  pas! 
l*renez-y  garde,  au  moins,  car  j'y  vais  de  ce  pas. 

viLMON ,  à  part. 
IN'allonspas  la  brusquer  sur  une  étourderie. 

(  haut.) 
.le  suis  tout  décidé. 

Mine  DE   NOZAN.  \ 

Mais ,  sans  plaisanterie  ? 

VILMON. 

Oui,  madame. 

Mme    DE    NOZAN. 

Je  puis  y  compter? 

VILMON. 

.Sûrement. 

Mme    DE    NOZAN. 

Aller  chez  le  notaire?  y  courir...  Un  moment. 

{Elle  tire  un  crayon  et  des  tablettes.) 
Votre  nom  de  baptême? 

VILMON. 

Alexandre. 

Mme    DE   NOZAN. 


Votre  âge  ? 


VILMON. 

Eh  I  cinquante-deux  ans  sonnés. 


ACTE  III,  SCENE  IV.  i^S 

Mine    DE    N  O Z A  N . 

Pcis  davantage? 
Je  vous  en  croyois  plus;  c'est  neuf  ans  moins  que  moi. 
Ni  père  ni  mère? 

VILMO  s. 

Oui. 

Mme    DE    :>(  G  Z  A  N . 

Tant  mieux  :  ma  sœur,  je  croi , 
Me  les  feroit  haïr. 

VI  (.MON ,  à  pail. 
Son  idée  est  heureuse, 
vjme  DE  KozAm,  fermant  ses  tablettes. 
Madame  de  Melcour,  vous  serez  furieuse; 
Je  m'en  flatte  du  moins. 

(Elle  veut  sortir  et  l'aperçoit.) 

SCÈNE  V. 

MADAME    DE    NOZAN,    MADAME  DE  MELCOUR, 

M.   DE  VILMON. 

Mine    DE    MELCOUR. 

Eh  bien ,  madame ,  eh  bien  , 
Étes-vous  décidée? 

Mme  DE   NOZ  AS  ,  d'un  air  froid. 
Oui.  Je  donne  mon  bien 
A  monsieur...  que  j'épouse. 

{  Elle  salue  et  s'en  va.  ) 


126  LA  MERE  JALOUSE. 

SCÈNE  VI. 

MADAME    DE     M  E  L  C  O  U  II  ,     M.    DE    VILMON. 

Mine  DE  MELCOV  n ,  effrayée ,  se  tait  uninstant. 
Elle  est  folle,  je  pense. 
Je  n'entends  rien,  monsieur,  à  cette  extravagance; 
Me  l'expliquerez-vous? 

VILMON. 

Mais  elle  veut,  je  croi... 

Mine    DE    MELCOUR. 

Déshériter  sa  nièce? 

VILMON. 

Et  m'épouser;  oui,  moi, 
Madame ,  grâce  à  vous. 

SCÈNE  VU. 

MADAME    DE    MELCOUR,    M.    DE    J  E  R  ,S  A  C , 

M.   DE  VILMON. 

J  E  R  s  A  c  j  daiis  le  fond 

Bon  dieu  !  l'étrange  femrne  ! 
c'est  votre  belle-sœur  dont  je  parle,  madame. 
J'approche;  elle  me  fuit,  me  jette  un  mot  ou  deux; 
Elle  avoit  presque  l'air  de  m'arracher  les  yeux. 
Mine  DE  MELCOUR,  à  yilmon ,  dun  air  indigné. 
( à  Jersac.  )  (à  part.  ) 

Je  sors...  Je  vais...  Jersac  reculeroit,  sans  doute. 


ACTE  m,  SCENE  VII.  127 

(  haut.) 
Il  Faut  que  je  lui  parle,  il  tant  qu'elle  m'écoute; 
Ne  vous  ert'rayez  pas. 

[Elle  sort.) 

JERSAC. 

Ue  quoi  donc  m'effrayer? 

SCÈNE   VIII. 

M.   DE  JERSAC,  iM.    UE  VILMOiN. 

JERSAC. 

Mais  ils  s'entendent  tous  pour  rae  contrarier! 

Une  nièce  boudeuse,  une  tante  revèche, 

Une  mère  qui  fuit,  un  beau-père  qui  prêche, 

Un  ami  des  plus  secs!  un  petit  insensé, 

Qui  chez  moi,  m'a-t-on  dit,  a  tout  bouleverse, 

Qui  me  ciierclioit  par-tout.  Que  veut-on?  quelle  rage! 

V  I  L  M  o  N . 

Le  jietit  insensé  veut  vous  tuer,  je  gage  ; 

La  petite  boudeuse  a  peu  de  goiit  pour  vous; 

Le  beau-père,  qui  luiuie,  ap|)uie  un  autre  époux; 

Et  la  tante  soustrait  dix  mille  écus  de  rente... 

JERSAC. 

De  la  dot? 

V  I  L  M  o  .\ . 

De  la  dot 

J  ERS  A<:. 
oh! oh! 


ii8  LA  MÈI'.E  JALOUSE. 

VILMON. 

Mais,  notre  tante 
Est  folle  de  sa  nièce ,  et  vous  voit  arriver 
Du  fond  de  la  Biscaye  exprès  pour  l'enlever... 

J  E  R  s  A  c,  d'un  air  pensif. 
Eh  que  ne  parle-t-elle?  On  peut  la  satisfaire, 
Et. 

V  1 1,  M  ON  ,  finement 
Rester  à  Paris?  Cela  ne  se  peut  guère. 

JERSAC. 

Pourquoi  non? 

V I  r,  M  o  N . 
Cette  charge. 

JERSAC. 

Après? 

VILMON. 

F,t  vos  parent;  , 
L'ne  famille. 

i  E  u  s  A  c. 
Bah! 

VIL  MON. 

Tous  vos  arrangements. 
Cela  seroit  trop  fou. 

JERSAC. 

Cela  seroit  très  sage. 

VI  LMON. 

Vous  ne  le  ferez  point. 

J  E  R  S  A  C 

Je  le  ferai;  j'enrage! 


ACTE  III,  SCENI,  VIll.  129 

V  1  L  M  O  N  . 

L'idée,  à  mon  avis... 

JERSAC,  très  content. 

Lumineuse  à  mon  gré. 

VILMON. 

Vous  ne  la  suivrez  point. 

JERSAC,  avec  une  impatience  gaie. 

Parbleu,  je  la  suivrai. 
De  mon  éloignement  elle  me  fait  un  crime  ; 
A  cela  près,  monsieur,  j'ai ,  je  crois,  sou  estime: 
Eh  bien  !  je  vends  ma  charge  ;  elle  en  croira  plutôt 
Ce  sacrifice-là  qu'une  promesse,  un  mot; 
Et  tout  est  aplani  :  la  tante  moins  rebelle 
Me  paye  eu  bous  contrats  ce  que  je  fais  pour  elle; 
Le  sensible  Melcour  à  mon  hymen  souscrit; 
l'our  la  première  fois  la  nièce  me  sourit; 
Dans  ce  moment  de  joie,  elle  est  jeune,  elle  est  femme. 
L'amour  peut  aisément  se  glisser  dans  son  ame. 
Mais  la  mère  !...  Vilmon,  la  mère!  que  d'heureux! 
Notre  hôtel  près  du  sien,  sa  iille  sous  ses  yeux! 
A  toute  heure,  par-tout,  dans  les  cercles,  à  table, 
On  se  voit,  on  se  fête,  on  est  inséparable. 
L'une  me  garde  l'autre,  observez  ce  point-ci; 
Une  mère  au  besoin  veille  pour  un  mari. 
Adieu.  Sans  perdre  temps  je  vais  chez  dix  notaires: 
J'ai  même  ici  quelqu'un  versé  dans  les  affaires , 
Ami  de  ces  messieurs,  et  qui  ilans  peu  de  jours 
l'eut  me  débarrasser  de  ma  charge;  j'y  cours. 
J'en  placerai  les  fonds. 


i3o  Là  MÈRE  JALOUSE. 

viLMON,  n'ont. 

T/agréable  surprise 
Que  vous  nous  ménagez! 

j  E  R  s  A  c ,  riant  aussi. 

J'avoue  avec  franchise 
(  en  s'en  allant.  ) 
Que  je  n'y  pensois  pas;  soit.  Excellent  moyen  ! 

VILMON ,  seul. 
Pour  nous. 

SCÈNE  IX. 

MADAME   DE  MKLCOUR,  M.   DE  VILMON. 

Mine  DE  MEi.couR,  dun  air  troublé. 
Maudite  sœur!  elle  va,  n'entend  rien. 
Monsieur  de  Melcour  même ,  alarmé  de  sa  fuite , 
N'a  pu  me  l'arrêter,  et  vole  à  sa  poursuite. 
Mais  vous,  monsieur,  mais  vous... 

VILMON. 

Rien  n'est  encor  perdu  ! 
Jersac,  rassurez-vous,  va  vous  être  rendu; 
Je  le  sais  prêt  encore  à  remplir  votre  attente. 

Mine  DE  M  E L c O  u R  ,  anec _;oîe. 
Quoi,  monsieur! 

VILMON,  lentement. 
H  fait  plus;  pour  le  bien  de  la  tante... 
Et  le  vôtre,  sans  doute...  il  se  fixe  à  Paris. 
Il  vient  de  m'en  instruire,  et  ne  m'a  pas  surpris. 
Les  mœurs  de  la  province  avoieut  votre  suffrage, 


ACTE  III,  SCÈNE    IX.  i3i 

Et  non  pas  le  séjour;  on  les  garde  à  son  âge. 

L'heureux  projet!  Madame,  il  remédie  à  tout; 

Il  satisfait  Melcour,  votre  sœur,  votre  goût  ; 

Il  laisse  à  votre  fille  une  tante,  une  mère; 

Il  ne  vous  prive  point  d'une  fille  si  chère; 

Il  me  rend  votre  estime,  et  j'en  suis  très  jaloux, 

Madame  :  en  la  perdant,  je  perdois  plus  que  vous. 

SCÈNE    X. 

MADAME    DE  MELCOUR. 

Avec  quelle  douceur  cet  homme  m'assassine  ! 
C'est  lui  qui  fait  jouer  cette  nouvelle  mine. 
Vilmon,  Jersac,  ma  sœur,  un  jeune  extravagant, 
Que  de  têtes  en  l'air...  pour  celle  d'un  enfant! 
Kt  moi-même,  après  tout,  j'ai  [)eiue  à  m'en  défendre. 
t>ui ,  je  crains  d'écouter  un  sentiment  trop  tendre , 
U'étre  aussi  foible  qu'eux.  Quoi  qu'il  puisse  arriver, 
c'est  pour  son  intérêt  que  je  veux  m'en  priver; 
J'ai  peut-être  un  moyen. 

scÈîSfc:  XI. 

MADAME  DE  .MELCOUK,  M.  DE  TERVILLE. 

TER  v  1 1, [, E,  de  loin. 

Ah  !  madame,  qu'entends-je? 
Est-il  vrai?  Saurie/.-vous?  Quel  changement  i-trange! 
Il  vend,  dit-on,  sa  i  harge,  et  se  fixe  à  l'aris. 


1.^2  LA  MERE  JAEOUSE. 

MH'f     UE    M  F.  LCOIJK. 

On  leilit. 

T  E  R  V  I  L  L  F.. 

Votre  tille  est  sans  doute  à  ce  prix. 
C'en  est  Fait  !... 

Mine    DE    MELCOUR. 

iN'allez  pas  rejouer  une  scène, 
Crier,  gesticuler.  L'objet  de  tant  de  haine. 
Le  fortuné  rival  qui  tait  tant  de  jaloux, 
De  ma  Klie ,  monsieur,  n'est  point  encor  l'éfjoux. 

TER  VI  L  LE. 

Se  ))eut-il? 

Mine    DE    MELCOUU, 

Sûrement. 
TERViLLE,  avec  une  joie  excessive. 
c'est  me  sauver  la  vie. 
Quoi  !  vous  daignez  eutin  lui  refuser  Julie? 
Il  ne  l'épouse  point?  Madame,  l'heureux  jour  ! 
Vous  avez  donc  pitié  de  moi,  de  mon  amour? 
Eh  bien!  je  dois,  je  puis  vous  le  dire  à  vous-même; 
Julie...  il  en  est  temps,  vous  savez  si  je  l'aime. 
Vous  savez  si  ce  cœur  est  pour  elle  entlammé; 
J'ai  le  bonheur...  je  suis...  j'ose  me  croire  aimé. 

Mine   DE   MELCOUR,  d'un  ton  dt'  dépit. 
Que  Julie  à  vos  feux  soit  propice  ou  sévère. 
Qu'elle  vous  aime  ou  non,  monsieur,  je  suis  sa  mère; 
Je  l'ai  dit,  le  répète,  et  c'est  un  dessein  |)ris. 
Je  n'établirai  |)i)int  ma  tille  dans  Paris  : 
Jersuc  veut  s'y  li>:er,  .lersuc  n'est  plus  mon  gendre. 


ACTF.  m,    SCKNF,    XI.  lAi 

(  avec  finesse.) 
l'ar  la  inéme  raison  vous  ny  pouvez  prétendre, 
Par  la  même  raison  je  la  refiiserois 
A  vingt  autres  partis. 

TERVILLE. 

Qu'entends-je?  je  pourrois! 

Mme    DE    MELCOUR. 

Vous  pourriez...  vous  fixer?... 

TERVILLE. 

Madame ,  au  bout  du  monde, 
Par-tout,  dans  un  désert. 

Mine  DE  MELCOUR, à  part,  avec  joie. 

Sa  démence  est  profonde. 
(  haut.  ) 
La  pro\ince,  monsieur,  lorsqu'à  Paris  déjà... 

TERVl  LLE. 

La  province  ,  madame?  Eh  !  l'on  n'est  bien  que  là. 
c'est  là  qu'on  sait  aimer,  qu'on  jouit  de  son  anie  , 
Qu'on  est  heureux,  je  dis,  heureux  près  de  sa  femme; 
Point  de  distraction,  les  moments  les  plus  doux  ; 
On  ne  vit  que  pour  elle,  elle  aussi  f[ue  pour  vous; 
Chaque  jour,  cliaque  instant,  chaque  lieu  vous  r.issemble; 
Onue  se  quitte  pas,  on  dîne,  on  soupe  ensemble. 
Julie...  oh  !  la  province  est  un  divin  séjour! 

Mme  DE  MELCOUR,  toujoiiis  plus  coiileiite. 
Change-t-on  de  liens,  de  demeure  en  un  jour  ? 
Mais  vous  extravaguez. 

T  E  R  V  1  L  L  K. 

Madame ,  au  moment  même , 


i34  LA  MÈRE  JALOUSE. 

Je  puis...  vous  le  savez;  et  je  suis  libre  et  j'aime. 

Mille    DE    MELCOU  K . 

Bon  !  promesse  d'aniaut. 

TER  VI  LLE. 

Je  promets  par  i'houneur. 

Mme    DE   MELCOUR. 

L'honneur,  oui;  mais  pourtant  il  vous  faudroit,  monsieur. 
Un  état.  , 

T  Ë  n  V  I  L  L  E. 

Une  charge?  Eh  !  qu'à  cela  ne  tienne, 
(à  part.) 
Mais  Jersac,  ra'a-t-on  dit,  pense  à  quitter  la  sienne; 
O  ciel!  si  je  pouvois!...  Je  crois  l'apercevoir. 

Mine  DE  MELCOUR,  tt  part ,  très  gaie. 
Que  de  gens  étonnés! 

TERVILLE. 

(à  lui-même  ) 
Je  reviens.  Quel  espoir! 
Dieux! 

SCÈNE  XII. 

MADA.ME  DE  MELCOUR;  ety  dans  te  fond  ,  du  théâtre, 
M.  DE  MELCOUR,  MADAME  oE  NOZAN ,  ayant 
chacun  à  la  main  un  contrat. 

Mine  DE  K0ZAN,à  Melcour. 
Qu'elle  cède  enfin,  que  je  la  persuade. 
Ou...  ceci  dure  trop,  j'en  tomberois  malade. 
Je  veux  bien  me  j'orter.  îMadame,  écoutez-moi. 


ACTE  111,  SCENE  Xll.  i35 

Vous  voyez  ce  papier  ? 

Mme  DE  M  ELCOU  R,  <fwn  air  n'ont, 
^ladame,  je  le  voi. 

MDle    DE   iN  OZAN. 

Bon.  Ce  n'est  qu'un  contrat,  contrat  de  mariage, 
Arrangé ,  tout  dressé ,  tout  prêt ,  et  qui  m'engage 
A  monsieur  de  Vilmon;  vous  entendez? 

Mine    DE    MELCOUR. 

J'entends. 

Mme    DE    .\0ZAN. 

Je  lui  donne  mon  bien ,  mes  huit  cent  mille  francs. 

MELCOURjà  sa  femme. 
Moi,  je  vous  en  propose  un  autre  tout  contraire, 
Où,  grâce  à  moi,  Julie  est  nommée  héritière. 
Et  que  madame  encore  a  bien  voulu  dicter. 
Vous  avez  à  choisir,  pourriez-vous  hésiter? 

Mme   DE  -siZi-COVR,  gaiement. 
Quoi!  deux  contrats? 

Mme  DE  .\ o z A  N . 

Oui,  deux.  Par  l'un  je  me  marie. 

MELCOUR. 

Par  l'autre  votre  fille... 

Mme   DE  NOZAN,  dun   tnn  dur. 
Ou  ma  nièce. 

MELCOUR. 

Oui,  Julie... 
Mme  DE  NOZAN. 

Épouse,  non  Jersac,  mais  Terville. 

Mme   OE  M  EL  00  un. 

Fort  l)ien. 


i3fi  LA  MERE  JALOUSE. 

Mme  DE  NOZAN. 

Signez,  je  donne  tout. 

MELCOUR. 

Tout,  sans  excepter  rien. 

Mme  DE   NOZAN. 

Vous  riez?  Mais,  ma  sœur,  mais  je  dois  me  connoître: 
Je  la  verrai  pleurer,  je  pleurerai  peut-être, 
Très  inutilement;  car  ici,  dès  ce  jour, 
La  chose  sera  faite  et  faite  sans  retour. 

Mine  DE  MELCOUR. 

C'est  une  tyrannie. 

MH'e  DE  NOZAN  veut  prendre  une  plume. 
Allons. 
MELCOUR,  l'arrêtant. 

Qu'allez-vous  faire? 

SCÈNE  Xill. 

M.    DE    MELCOUR,    MADAME    DE   MELCOUR, 
JULIE,  MADAME  DE   NOZAN,  M.    DE  VILMON. 

MELCOUR, à  Julie. 
Venez,  venez  tomber  aux  pieds  de  votre  mère, 
Mon  enfant,  aidez-nous. 

JULIE,  en  pleurant. 

C'est  à  vous  de  m'aider; 
Et  je  n'ai  qu'une  grâce,  hélas,  à  demander... 

Mme   DE   NOZAN  ,  pleurant  aussi. 
Tais-toi,  petite  sotte,  imbécile  pleureuse; 


ACTE    111,  SCENE    XIII.  i3-j 

Je  ne  souffrirai  point  que  tu  sois  malheureuse. 

(à  madame  de  Melcour,  d'un  ton  très  ferme.) 
Ou  signez ,  ou  je  signe. 

SCÈNE  XIV. 

M.    DE   MELCOUR,    MADAME     DE    MELCOUR, 

M.  DE  TERVILLE,  JULIE,  M.  de  JERSAC, 

.MADAME    UE    N  O  Z  A  N  ,    M.     DE    VILMON. 

TERVILLE,  accourant,  à  mndame  de  Melcour;  il  se 
place  entre  elle  et  sa  fille. 

Enfin  je  suis  heureux. 
JERSAC,  accourant ,  à  madame  de  Nozan. 
Enfin  je  suis,  madame ,  au  comble  de  mes  vœux  : 
Plus  de  charge. 

T  F.  R  V 1 1.  L  E ,  à  madame  de  Melcour. 
Je  l'ai;  je  me  fixe  à  Bayonne, 
JERSAC,  à  madame  de  Nozan. 
Je  me  fixe  à  Paris. 

Mme   DE     MELCOUR. 

Mais,  monsieur,  je  m'étonne... 

TERVILLE. 

Qu'en  aussi  peu  de  temps... 

JERSAC. 

Nous  ayons  pu  traiter? 

TERVILLE. 

Monsieur  brîiloit  de  vendre. 

r  E  u  s  A  c 

Et  monsieur,  d'aciieter. 

I  2. 


i38  LA  MERK  JALOUSE. 

TER  VIL  LE,  à  madame  rie  Mclcoiir. 
Nous  venons  de  signer  un  écrit  l'un  et  l'autre. 

JERSAC,  à  madame  de  Nozan. 
Chez  vous-même,  un  dédit. 

(  //  le  mnntre.  ) 
T  E  R  V  IL  L  E ,  à  Julie. 

Qitel  bonheur  est  le  notre  ! 
JERS  A  c,  à  Julie. 
Il  veut  dire  le  mien. 

VILMO  N,  étonné. 
Qu'ai-je  donc  fait  ici? 

MELCO  UR. 

'lerville,  y  pensez-vous? 

Mine  DE  NOZAN,  à  Terville. 

Quoi!  \uonstre,  vous  aussi... 
(  Terville  va  se  placer  à  côté  de  madame  de  Nozan,  et 
Jersac  à  côté  de  madame  de  Melcour.  ) 

TER  VILLE. 

[à  Melcour.)  [à  Vilmon.) 

O  madame,  monsiour,  monsieur,  mademoiselle! 
Suis-je  donc  si  coupable  en  quittant  tout  pour  elle? 

(  à  madame  de  Nozan.  ) 
l'ardon,  que  voulez-vous?  Que  faut-il?  .Son  bonheur? 
Moi,  je  vous  le  promets,  fiez-vous  à  mou  cœur, 
A  mes  soins.  Il  n'est  rien  dont  je  ne  vous  reponde: 

(à  Melcour.) 
Je  l'aimerai  pour  vous,  pour  vous,  pour  tout  le  monde; 
Je  serai  son  ami,  son  époux,  .sou  amant. 
)-.h!  je  n'ai  pas  besoin  rl'cn  faire  le  serment. 


ACTE  111,  SCENE  XIV.  1^9 

JULIE. 

Non,  ne  regardez  plus  qui  je  hais  ou  qui  j'aime  : 
.Mais  ue  disposez  point  de  moi  malgré  raoi-méme. 

Mme  DE  NOZAN,  à  madame  de  Melcour. 
Il  faut  que  vous  ayez  des  entrailles  de  fer. 

JULIE. 

Ah!  j'ai  trop  désuni  ce  que  j'ai  île  plus  cher. 
Vous  étiez  plus  d'accord  sans  doute  en  mon  absence, 
J'aime  mieux  m'éloigner  et  pleurer  en  silence  ; 
J'aimerois  mieux  ne  voir  Terville  de  mes  jours. 
Rentrer  dans  mon  couvent ,  y  rentrer  pour  toujours. 

(en  se  jetant  aux  pieds  de  sa  mère.  ) 
c'est  votre  fiile,  hélas,  c'est  moi  qui  vous  conjure... 

Mine   i)  E   M  F.  L  c  o  17  R  ,  u  ttendrie. 
Je  ne  résiste  plus  au  cri  de  la  nature. 
J'ai  failli  te  coûter  ton  repos ,  ton  bonheur. 
Ta  fortune;  en  un  jour,  je  faisois  le  malheur 
De  mon  époux,  de  toi,  d'une  tante  qui  t'aime  : 
Ma  tille,  je  le  sens,  j'aurois  fait  le  mien  même. 
Heste  auprès  de  ta  mère,  et  soyons  tons  heureux: 
Je  t'unis  à  Terville. 

(  Elle  signe.  ) 

T  E  R  V  I  L  L  K. 

O  ciel  ! 

.1  u  L  I  E. 

Qu'en  teuds-je? 
M  K  L  c  o  u  R ,  aiier  joie. 

Dieux! 

M">C    UK   .NOZA.N,    Ul'lCJOW. 

\Ia  sceur  ! 


i4o  LA  MERE  JALOUSE. 

Mine  DE  MELCOUB,  à  Jersctc: 
Vous  ue  veniez,  monsieur,  dans  raa  famille.. 

Mille    i>  E  N  O  Z  A  N . 

Que  pour  compter  des  sacs  et  marchander  sa  fille. 

M'i'e  DE  MELCOUR. 

J'ai  fait  ce  que  j'ai  dû. 

JERSAC. 

Mais  ceci  n'est  pas  mal  ! 
Je  viens  en  poste,  exprès,  marier  mon  rival; 
On  me  trompe  à  plaisir;  et,  par  un  tour  d'adresse, 
On  m'enlève  à  la  fois  ma  charge  et  ma  maîtresse. 
Et  je  paierois  encor  ce  dédit  1  Non  ,  morbleu  , 
Non,  fallût-il  plaider  pendant  vingt  ans.  Adieu. 

(//  son.) 
Mme  DE  NOZAN,  à  Jermc. 
Je  paierai  le  dédit. 

SCÈNE   XV. 

M.  DE  MELCOUH,  M.  de  TER  VILLE,   madame 
DE   MELCOUR,  JULIE,  M.   de  VILMON, 

MADAME    DE    NOZAN. 


Mme    DE    MELCOUR. 

Embrassez-moi,  ma  fille. 

MELCOUR. 

INous  ue  ferons  donc  plus  qu'une  même  famille  ! 

TER  VILLE. 

Nous  allons  vivre  ensemble! 


ACTE  III,  SCÈNE    XV.  i4i 

JULIE. 

O  jour  heureux  pour  moi  ! 
Mme  DE  NO 7, AN,  à  Vilmon. 
Vous  étiez  peu  tenté  de  m'épouser,  je  croi? 
Ah!  ma  sœur,  pour  jamais  comptez  sur  ma  tendresse. 

(  aux  autres  acteurs.  ] 
Vous  voyez  :  rien  ne  peut  résister  à  ma  nièce. 


FIN   DE    LA    MERE  JALOUSE. 


LE 

BOURRU  BIENFAISANT, 

COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES, 

PAR  GOLDONI, 

Représeutée,  pour  la  première  fois,  le  4  novembre 
1771. 


NOTICE 

SUR 

GOLDONl. 

Charles  Goldom  naquit  à  Venise  en  1707. 
Il  se  sentit  de  bonne  heuro  un  penchant  décidé 
pour  le  théâtre,  et  composa  une  comédie  dès 
l'âge  de  huit  ans.  Ses  parents  le  placèrent  d'a- 
bord chez  le  procureur,  et  le  firent  recevoir 
avocat;  mais  à  peine  eut-il  plaidé  sa  première 
cause,  qu'il  quitta  le  barreau  et  se  mita  voyager. 
Nous  n'entreprendrons  pas  de  le  suivre  dans  le 
cours  de  ses  aventures ,  dont  il  a  donné  une  re- 
lation fort  amusante  en  trois  volumes  in-S". 
Nous  nous  bornerons  à  dire  qu'il  fut  le  réfor- 
mateur du  théâtre  on  Italie,  où  il  donna  |)lus 
de  ceril  cinquante  pièces  qui,  pour  la  plu[)art, 


i\G  NOTICE   SUR  GOLDONI. 

ont  obtenu  un  grand  succès,  et  dont  plusieurs 
ont  été  imitées  sur  la  scène  française.  Nous  ne 
pouvons  cependant  nous  dispenser  de  rappor- 
ter, pour  prouver  l'extrême  facilité  de  cet  au- 
teur, qu'étant  lié  avec  une  troupe  de  comédiens 
à  Venise  il  fit  annoncer,  à  la  fin  de  l'année  1 749? 
que,  dans  le  cours  de  la  suivante,  il  seroit 
donné  seize  pièces  nouvelles  du  sieur  Goldoni 
sous  des  titres  qui  furent  indiqués.  Cet  enga- 
gement extraordinaire  fut  rempli  avec  exacti- 
tude, et  presque  toutes  ces  pièces  réussirent. 

Goldoni  vint  en  France  en  1761 ,  et  ne  put 
résister  au  désir  de  travailler  pour  le  théâtre 
Français.  Il  y  Ht  jouer  le  Bourru  Bienfaisant. 
Cette  comédie  parut,  pour  la  première  fois ,  le 
4  novembre  1 77  1 ,  et  eut  treize  représentations. 
On  la  donne  souvent  encore,  et  elle  fait  tou- 
jours plaisir. 

L'accueil  que  l'auteur  italien  avoit  reçu  à 
Paris  le  détermina  à  s'y  fixer.  Lagrément  de 
son  esprit,  son   extrême  gaieté,  et  l'aimable 


NOTICE   SUR  GOLUONI.  t^- 

franchise,  qui  étoit  la  base  de  son  caractère, 
le  faisoient  désirer  par-tout.  Il  devint  aveugle 
sur  la  fin  de  ses  jours,  et  il  venoit  d'obtenir  une 
pension  du  gouvernement,  lorsqu'il  mourut 
en  1792,  âgé  de  quatre-vingt-cinq  ans. 


PERSONNAGES. 

M.  GÉRONTE. 

M.  DALANCOUR ,  neveu  de  M.  Ge'ronte. 

DORVAL,  ami  de  M.  Ge'roate. 

VALÈRE ,  amoureux  d'Angélique. 

PICARD ,  laquais  de  M.  Ge'ronte. 

Un  LAQUAIS  de  M.  Dalaucour. 

MADAME  DALANCOUR. 

ANGÉLIQUE ,  sœur  de  M.  Dalaneour. 

MARTHON,  gouvernante  de  M.  Ge'ronte. 


La  scène  se  passe  dans  un  salon  chez  MM.  Géronte 
et  Dalaneour.  Il  y  a  trois  portes ,  dont  l'une 
introduit  dans  l'appartement  de  M.  Géronte  ; 
l'autre,  vis-à-vis,  dans  celui  de  M.  Dalaneour; 
et  la  troisième ,  dans  le  fond  ,  sert  d'entrée  et  de 
sortie  à  tout  le  monde.  Il  y  aura  des  chaises, 
des  fauteuils,  et  une  table  avec  un  échiquier. 


LE 

BOURRU  BIENFAISANT, 

COMÉDIE. 
ACTE  PREMIER. 


SCÈNE  I. 

MARTHON,  ANGÉLIQUE,  VALÈRE. 

ANGÉLIQUE. 

Laissez-moi,  Valère,  je  vous  en  prie.  Je  crains 
pour  moi,  je  crains  pour  vous.  Ah  !  si  nous  étions 
surpris... 

VALÈRE. 

Ma  chère  Angélique  !... 

MARTHON. 

Partez,  monsieur. 

V  A  L  È  B  K ,  a  Ma rthon . 
De  grâce,  un  instant;  si  je  pouvois  m  assurer... 

MA  «THON. 

De  quoi? 

i3. 


LE  BOURRU   BIENFAISANT. 


VA  LE  RE. 

De  son  amour,  de  sa  constance... 

A  N  G  f^  L  1  Q  D  E. 

Ail!  Valère,  pourriez-vous  en  douter? 

MARTHON. 

Allez,  allez,  monsieur,  elle  ne  vous  aime  que 
trop. 

VALÈRE. 

(J'est  le  bonheur  de  ma  vie. 

M  ART  H  os. 

Partez  vite.  Si  mon  maître  arrivoit... 
AKGÉLiQUE,  (i  Marllwti. 
Il  ne  sort  jamais  si  matin. 

MARTHON. 

Cela  est  vrai.  Mais  dans  ce  salon  (vous  le  sa- 
vez bien  ) ,  il  s'y  promène ,  il  s'y  amuse.  Voilà-t-il 
pas  ses  échecs?  11  y  joue  très  souvent.  Oh!  vous 
ne  connoissez  pas  M.  Gcronte. 

VALÈRE. 

Pardonnez-moi  ;  c'est  l'oncle  d'Angélique,  je 
le  sais:  mon  père  étoit  son  ami;  mais  je  ne  lui  ai 
jamais  parlé. 

MARTHON. 

(J'est  un  homme,  monsieur,  comme  il  n'y  en 
a  point  :  il  est  foncièrement  bon ,  généreux  ; 
mais  il  est  fort  brusque  et  très  difficile. 


ACTE  1,   SCÈNE  I.  i5i 

ANGÉLIQUE. 

Oui  :  il  me  dit  «[u'il  m' aime ,  et  je  le  crois  ;  ce- 
pendant toutes  les  fois  qu'il  me  parle,  il  me  fait 
trembler. 

v  A  L È H E ,  à  Aiigéiuiue. 

Mais  qu'avez-vous  à  craindre?  Vous  n'avez  ni 
père  ni  mère  :  votre  frère  doit  disposer  de  vous; 
il  est  mon  ami,  je  lui  parlerai. 

JIARTHOX. 

Eh!  oui,  fiez-vous  à  JM.  Dalancour! 

VALÈRE,  h  Marthon. 
Quoi  !  pouiToit-il  me  la  refuser? 

MARTHON. 

Ma  foi,  je  crois  que  oui. 

VALÈRE. 

Comment? 

MARTHON. 

Écoutez  en  quatre  mots,  (à  Anijélitjue.  )  Mon 
neveu  ,  le  nouveau  clerc  du  procureur  de  mou- 
sieur  votre  frère,  m'a  appris  ce  que  je  vais  vous 
dire.  Comme  il  n'y  a  que  quinze  jours  qu'il  y  est 
entre,  il  ne  nie  l'a  dit  que  ce  matin  :  mais  c'est 
sous  le  plus  grand  secret  qu'il  me  l'a  conhé  ;  ne 
me  vendez  pas  ,  au  moins. 

V  A  LKHE. 

Ne  ciaijïnez  rien. 


î;V...  LE  BOURRU  BII.MF  AISANT. 

ANGÉLIQUE. 

Vous  ma  connoissez. 
M  A  II  T  H  o  IN ,  adressant  la  parole  à  f^alère ,  h  demi- 
voix  et  toujours  regardant  aux  coulisses. 

M.  Ualancour  est  un  homme  ruiné,  abymc;  il 
a  mangé  tout  sou  bien,  et  peut-être  celui  de  sa 
sœur;  il  est  perdu  de  dettes.  Angélique  lui  pèse 
sur  les  bras,  et  pour  s'en  débarrasser  il  voudroit 
la  mettre  dans  un  couvent. 

AAGÉLIQUE. 

Dieu  !  que  me  dites-vous  là  ? 

V  ALÈRE. 

Comment!  est-il  possible?  Je  le  counois  de- 
puis long-temps;  Dalancour  m'a  toujours  paru 
un  garçon  sage,  honnête,  vif,  emporté  même 
«[uelquefois  ;  mais... 

M  ARTHON. 

Vif!  oh!  très  vif,  jiresque  autant  que  son  oncle; 
mais  il  n'a  pas  les  mêmes  sentiments,  il  s'en  faut 
de  beaucoup. 

VALÈRE. 

Tcjut  le  monde  l'estimoit,  le  ohénssoit.  Son 
père  étoit  très  content  de  lui. 

M  ARTHON. 

Eh!  monsieur,  depuis  quil  est  marié,  ce  n'est 
plus  le  même. 


ACTE  I,  SCENE    I.  i53 

VA  1ÈRE. 

Se  pourroit-il  que  madame  Dalancour?... 

M  ART  HO  N. 

Oui ,  c'est  elle  ,  à  ce  qu'on  dit,  qui  a  causé  ce 
beau  chan{T;ement.  Monsieur  Ge'ronte  ne  s'est 
brouillé  avec  son  neveu  que  par  la  sotte  com- 
plaisance qu'il  a  pour  sa  femme;  et...  je  n'en 
sais  rien,  mais  je  parierois  que  c'est  elle  qui  a 
imaginé  le  projet  du  couvent. 

ANOÉHQLE,  à  Marthon. 

Qu'entends-je?  ma  belle-sœur,  quejecroyois 
si  raisonnable,  qui  me  marquoit  tant  d'amitié! 
je  ne  l'aurois  jamais  pensé. 

VALÈRE. 

C'est  le  caractère  le  plus  doux... 

MARTHON. 

C'est  précisément  cela  qui  a  séduit  son  mari. 

VALÈRE. 

Je  la  connois,  et  je  ne  peux  pas  le  croire. 

MARTHON. 

Vous  vous  moquez,  je  crois.  Est-il  de  femme 
plus  recherchée  dans  sa  parure?  y  a-t-ildes  modes 
fpi'elle  ne  saisisse  d'abord?  y  a-t-il  des  bals,  des 
spectacles  où  elle  n'aille  pas  la  première? 

V  A  L  È  R  E. 

Mais  son  mari  est  toujours  avec  elle. 


i54         LK  «OURRU  BIENFAISANT. 

ANGÉLIQUE. 

Oui,  mon  frère  ne  la  quitte  pas. 

M  ARTHO>. 

Eh  bien!  ils  sont  fous  tous  deux,  et  ils  se  rui- 
nent ensemble. 

VALÈRE. 

Cela  est  inconcevable 

MARTHON. 

Allons,  allons,  monsieur,  vous  voilà  instruit 
de  ce  que  vous  vouliez  savoir;  sortez  vite,  et 
n'exposez  pas  mademoiselle  à  se  perdre  dans 
l'esprit  de  son  oncle ,  qui  est  h-  seul  {|ui  puisse 
lui  faire  du  bien. 

VALÈRE,  à  An(jéli(iue. 

Tranquillisez-vous  ,  ma  chère  Angélique  ;  l'in- 
térêt ne  formera  jamais  un  obstacle... 

MARTHON. 

J'entends  du  bruit;  sortez  vite. 

(  f^atère  sort.  ) 

SCÈNE   II. 

MARTHON,  ANGÉLIQUE. 

ANGÉLK^UE. 

Qtie  je  suis  malheureuse  ! 

MARTHON. 

iJ'est  sûrement  votre  oncle.  Ne  l'avois-je  pas  dit  ? 


ACTE  1,   SCÈNE  II.  i55 

ANGÉLIQUE. 

Je  m'en  vais. 

M  A  RTHON. 

Au  contraire,  restez,  et  ouvrez-lui  votre  cœur. 

ANGÉLIQUE. 

Je  le  crain.s  comme  le  feu. 

MARTHON. 

Allons  ,  allons  ,  courage.  Il  est  fougueux  quel- 
quefois ;  mais  il  n'est  pas  méchant. 

ANGÉLIQUE. 

Vous  êtes  sa  gouvernante,  vous  avez  dn  cré- 
dit auprès  de  lui;  parlez-lui  pour  moi. 

M  ARTHON. 

Point  du  tout  ;  il  faut  que  vous  lui  parliez 
vous-même.  Tout  au  plus ,  je  pourrois  le  préve- 
venir,  et  le  disposer  à  vous  entendre. 

ANGÉLIQUE. 

Oui,  oui,  dites-lui  quelque  chose;  je  lui  par- 
lerai après.  i^Elle  veut  s'en  aller.  ) 

MARTHON. 

Ne  vous  en  allez  pas. 

ANGÉLIQUE. 

Non,  non  :  appelez-moi;  je  n'irai  pas  loin. 

(  Elle  sort.  ) 


iSG         LE  BOURRU   BIENFAISANT. 

SCÈNE  ni. 

MARTHON. 

Qu'elle  est  douce!  qu'elle  est  aimable!  je  l'ai 
vue  naître  ;  je  l'aime,  je  la  plains,  et  je  voudrois 
la  voir  heureuse.  (^Apercevant  M.  Gérante.)  Le 
voici. 

SCÈNE   IV. 

M.  GÉRONTE,  MARTHON. 

M.   GÉRONTE,  adressant  la  parole  à  Marthon. 
Picard  ! 

MARTHOX. 

Monsieur... 

M.    GÉnONTE. 

Que  Picard  vienne  me  parler. 

MARTHON. 

Oui,  monsieur.  Mais  pourroit-on  vous  dire 
un  mot  ? 

M.  GÉRONTE,  fort  et  avec  vivacité. 
Picard  !  Picard  ! 

MARTHON,  fort  et  en  colère. 
Picard  !  Picard  ! 


ACTE  I,    SCENE   V.  iS^ 

SCÈINE  V. 

M.  GÉRO^'TE,  PICARD,  MARTHON. 

PICARD,  a  Marthon. 
Me  voilà,  me  voilà. 

MARTHON  ,  a  Picard ,  avec  humeur. 
Votre  maître... 

PICARD,  h  M.  Géronte. 
Monsieur... 

M.  GÉRONTE,  à  Picard. 
Va  chez  mon  ami  Dorval;  dis-lui  que  je  l'at- 
tends pour  jouer  une  partie  d'échecs. 

PICARD. 

Oui,  monsieur;  mais... 

M.   GÉRONTE. 

Quoi? 

PICARD. 

J'ai  une  commission. 

M.    GÉRONTE. 

Quoi  donc  ? 

PICARD. 

Monsieur  votre  neveu... 

M.   GÉRONTE,   vivement. 
Va-t'en  chez  Dorval. 

PICARD. 

Il  voiidroit  vous  parler... 


iï8         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

M.    GÉRONTE. 

%'a  donc,  coquin. 

PICA  HD. 

Quel  homme! 

(  //  sort.  ) 

SCÈNE   VI. 

M.  GÉRONTE,  MARTHON. 

M.   GÉRONTE,  S  approchant  de  la  table. 
Le  fat!  le  misérable!  Non,  je  ne  veux  pas  le 
voir  ;  je  ne  veux  pas  qu'il  vienne  altérer  ma  tran- 
quillité. 

MARTHON,  a  part. 
Le  voilà  maintenant  dans  le  chagrin  :   il  n'y 
manquoit  que  cela. 

M.    GÉRONTE,    assis. 

Le  coup  d'hier!  Oh!  ce  coup  d'hier!  Comment 

ai-je  pu  être  mat  avec  un  jeu  si  bien  disposé? 

Voyons  un  peu.  Je  n'ai  pas  dormi  de  la  nuit. 

(  //  examine  le  jeu.  ) 

MARTHON. 

Monsieur,  pourroit-on  vous  parler? 

M.    GÉRONTE. 

Non. 

MARTHON. 

Non?  Cependant  j'aurois  quelque  chose  d'in- 
téressant... 


ACTE  I,  SCENE  VI.  1.S9 

M.     GÉROîtTB. 

Eh  bien  !  qu'as-tu  à  rae  dire?  Dëpêche-toL 

MARTHON. 

Votre  nièce  voudroit  vous  parler. 

M.     GÉROKTE. 

Je  n'ai  pas  le  temps. 

M  AKTHO>. 

Bon!...  C'est  donc  quelque  chose  de  bien  sé- 
rieux que  vous  faites  là? 

M.    GÉliONTE. 

Oui,  cela  est  très  sérieux.  Je  ne  m'amuse  guère; 
mais,  quand  je  m'amuse,  je  n'aime  pas  qu'on 
vienne  me  rompre  la  tète  ,  entends-tu  ? 

MARTHON. 

Cette  pauvre  fille  !.. . 

M.    GÉBONTE. 

Que  lui  est-il  arrivé? 

MARTHON. 

On  veut  la  mettre  dans  un  couvent. 
M.   GÉRONTE,  Se  levant. 

Dans  un  couvent!  Mettre  ma  nièce  au  couvent  ! 
Disposer  de  ma  nièce  sans  ma  participation ,  sans 
mon  consentement! 

M  A  B  T  II  o  K . 

Vous  savez  les  dérangements  de  monsieur  Da-. 
lancour? 


iGo         LE  BOURKU  BIENFAISANT. 

M.    GÉRONTE. 

Je  n'entre  point  dans  les  désordres  de  mon  ne- 
veu ,  ni  dans  les  folies  de  sa  femme.  Il  a  son  bien  ; 
qu'il  le  mange,  qu'il  se  ruine,  tant  pis'  pour  lui: 
mais,  pour  ma  nièce,  je  suis  le  chef  delà  famille, 
je  suis  le  maître,  c'est  à  moi  à  lui  donner  un  état. 

M  ARTHON. 

Tant  mieux  pour  elle,  monsieur;  tant  mieux. 
Je  suis  enchantée  de  vous  voir  prendre  feu  pour 
les  intérêts  de  cette  chère  enfant. 

M.    GÉKONTE. 

Où  est-elle  ? 

MARTHOK. 

Elle  est  tout  près  d'ici,  monsieur;  elle  attend 
le  moment... 

M.     GÉRONTE. 

Qu'elle  vienne. 

MARTHON. 

Oui,  elle  le  désire  très  fort;  mais... 

M.    GÉRONTE. 

Quoi? 

MARTHOM. 

Elle  est  timide... 

M.    GÉRONTE. 

Eh  Lien  ? 

MARTHOK. 

Si  vous  lui  parlez... 


ACTE  I,  SCENE  VI.  j6i 

M.  GÉRONTE,  Vivement. 
Il  faut  bien  que  je  lui  parle. 

MARTHO^. 

Oui  ;  mais  ce  ton  de  voix... 

M.    GÉRONTE. 

Mon  ton  ne  fait  de  mal  à  personne.  Qu'elle 
vienne ,  et  qu'elle  s'en  rapporte  à  mon  cœur  et 
non  pas  à  ma  voix. 

MARTHON. 

Cela  est  vrai,  monsieur;  je  vous  connois,  je 
sais  que  vous  êtes  bon,  humain,  charitable  :  mais, 
je  vous  en  prie ,  ménagez  cette  pauvre  enfant  ;. 
parlez-lui  avec  un  peu  de  douceur. 

M.    GÉRONTE. 

Oui,  je  lui  parlerai  avec  douceur 

MARTHON. 

Me  le  promettez-vous? 

M.    GÉRONTE. 

Je  te  le  promets. 

MARTHON. 

Ne  l'oubliez  pas. 

M.    GÉRONTE, 

Non. 

(/f  commence  à  s'impatienter.) 

MARTHON. 

Sur-tout,  n'allez  pas  vous  impatienter. 

i4. 


i62  LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

M.  G ÉRONTE,  virement. 
Non,  te  dis-je. 

M  XKTnoti^  à  part ,  en  s  en  allant. 
Je  tremble  pour  Angélique. 

{Elle  sort.) 

SCÈNE  VII. 

GÉRONTE. 

Elle  a  raison.  Je  me  laisse  emporter  quelque- 
fois par  ma  vivacité  ;  ma  petite  nièce  mérite 
qu'on  la  traite  avec  douceur. 

SCÈNE  VIII. 

M.  GÉRONTE;  ANGÉLIQUE,  5e  tenant  à 

ifuelque  distance. 

M.    GÉRONTE. 

Approchez. 
ANGÉLIQUE,  avec  timidité,  ne  faisant  qu'un  pas. 
Monsieur... 

M.  GÉRONTE,  un  peu  vivement. 
Comment  voulez -vous  que  je  vous  entende, 
i\  vous  êtes  à  une  lieue  de  moi? 

ANGÉLIQUE,  s'avaiice  en  tremblant. 
Excusez,  monsieur. 


ACTE  1,  SCÉNK  VIII.  i63 

M.   GÉKOVTK^  avec  douceur. 
Qu'avez-vous  à  me  dire? 

ANGÉLIQUE. 

Marthon  ne  vou»  a  -  t  -  elle  pas  dit  quelque 
chose  ? 

M.   GÉRONTE,  Commençant  avec  tranquillité  et 
s  échauffant  peu  à  peu. 

Oui;  elle  m'a  parlé  de  vous;  elle  m'a  parlé  de 
votre  frère ,  de  cet  insensé ,  de  cet  extravagant , 
qui  se  laisse  mener  par  une  femme  imprudente, 
qui  s'est  ruiné,  qui  s'est  perdu,  et  qui  me  manque 
encore  de  respect!  (^Anqélique  veut  s'en  aller.) 
Où  allez-vous? 

ANGÉLiQCE,en  tremblant. 

Monsieur,  vous  êtes  en  colère... 

M.    GÉBONTE. 

Qu'est-ce  que  cela  vous  fait?  Si  je  me  mets  en 
colère  contre  un  sot,  ce  n'est  pas  contre  vous. 
Approchez,  parlex,  et  n'ayez  pas  peur  de  ma 
colère. 

ANGÉLIQUE. 

Mon  cher  oncle,  je  ne  saurois  vous  parler,  si 
je  ne  vous  vois  tranquille. 

M .  G  É  p.  o  N  T  K ,  ù  pn  rt. 

Quel  martyre!  («  Anrjéli<jue,vn  secontraiçjnunl.) 
Me  voilà  iraïKjiiiUe.  Parlez. 


i64  LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

ANGÉLIQUE- 

Monsieur...  Marthon  vous  aura  dit... 

M.    G  É  HONTE. 

Je  ne  prends  pas  garde  à  ce  que  m'a  dit  Mar- 
thon ;  c'est  de  vous  que  je  le  veux  savoir. 
ANGÉLIQUE,  avec  timidité. 
Mon  frère... 

M.  GÉBONTE,  la  contrefaisant. 
Votre  frère... 

ANGÉLIQUE. 

Voudroit  me  mettre  dans  un  couvent. 

M.    GÉRONTE. 

Eh  bien!  aimez-vous  le  couvent  ? 

ANGÉLIQUE. 

Mais ,  monsieur... 

M.   GÉRONTE,  Vivement. 
Parlez  donc. 

ANGÉLIQUE. 

Ce  n'est  pas  à  moi  à  me  décider. 

M.   GÉRONTE,  eucove  plus  Vivement. 
Je  ne  dis  pas  que  vous  vous  décidiez:  mais  je 
veux  savoir  quel  est  votre  penchant. 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur,  vous  me  faites  trembler. 

M.    GÉRONTE,  rt  ;jrt)(. 

J'enrage!  (  en  se  contraignant.)  Approchez,  je 


ACTE  I,  SCENE  VIII.  i65 

vous  comprends;  vous  n'aimez  donc  pas  le  cou- 
vent? 

ANGÉLIQUE. 

Non,  monsieur. 

M.    OÉROSTE. 

Quel  est  l'état  que  vous  aimeriez  davantage? 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur... 

M.   GÉ  BONTE,  uii  pcu  Vivement. 
Ne  craignez  rien,  je  suis  tranquille;  parlez- 
moi  librement. 

A  >  G  É  L I Q  u  E  ,  «  part. 
Ah!  que  nai-je  le  courage!... 

M.    GÉRONTE. 

Venez  ici.  Voudriez-vous  vous  marier? 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur... 

M.   GÉRONTK,  vivemejit. 
Oui ,  ou  non  ? 

ANGÉLIQUE. 

Si  vous  vouliez... 

M.  GÉRONTE,  vivement. 
Oui ,  ou  non? 

ANGÉLIQUE. 

Mais,  oui. 

M.  GÉnoNTE,  encore  plus  vivement. 
Oui?  Vous  voulez  vous  marier,  perdre  la  li- 


i66         LE  BOURRU  BIENFAISANT, 
berté,  la  tranquillité?  Eh  bien!    tant  pis  pour 
vous;  oui,  je  vous  marierai. 

ANGÉLIQUE,  à  paît. 

Qu'il  est  charmant,  avec  sa  colère. 
M.   GÉRONTE,  brusquement. 
Avez-vous  quelque  Inclination? 

ANGÉLIQUE,  rt  part. 

Sij'osoislui  parler  de  Valère! 

M.  GÉRONTE,^  vivemeut. 
Quoi!  auriez-vous  quelque  amant? 

ANGÉLIQUE,  à  part. 
Ce  n'est  pas  le  moment;  je  lui  ferai  parler  par 
sa  gouvernante. 

M.  GÉRONTE,  toujours  avcc  vivacité. 
Allons,  finissons.  La  maison  où  vous  êtes,  les 
personnes  avec  lesquelles  vous  vivez,  vous  au- 
roient-elles  fourni  l'occasion  de  vous  attacher  à 
quelqu'un?  Je  veux  savoir  la  vérité.  Oui,  je  vous 
ferai  du  bien  ;  mais  à  condition  que  vous  le  mé- 
riterei!,  entendez-vous? 

ANGÉLIQUE,  eii  tremblant. 
Oui,  monsieur. 

M.   GÉRONTE,  avec  le  même  toti. 
Parlez -moi   nettement,    franchement;   avez- 
vous  quelque  inclination? 

ANGÉLIQUE,  ett  hésitant  et  tremblant. 
Mais...  noxi,  monsieur,  je  n'en  ai  aucune. 


ACTE  I,  SCENE  VIII.  167 

M.     GÉRONTE. 

Tant  mieux.  Je  penserai  à  vous  trouver  un 
mari. 

ANGÉLIQUE,  à  part. 

Dieu!  je  ne  voudrois  pas...  (à  M.  Gérante. ) 
Monsieur... 

M.    GÉRONTE. 

Quoi? 

ANGÉLIQUE. 

Vous  connoissez  ma  timidité. 

M.    GÉRONTE. 

Oui,  oui,  votre  timidité.  Je  connois  les  femmes  : 
vous  êtes  à  présent  une  colombe  ;  quand  vous  se- 
rez mariée,  vous  deviendrez  un  dragon. 

ANGÉLIQUE. 

Hélas!  mon  oncle,  puisque  vous  êtes  si  bon... 

M.    GÉRONTE. 

Pas  trop. 

ANGÉLIQUE. 

Permettez-moi  de  vous  dire... 

M.  GÉRONTE,  en  s^ approchant  delà  table. 

Mais  Dorval  ne  vient  pas. 

ANGÉLIQUE. 

Ecoutez-moi ,  mon  cher  oncle. 

M.  GÉRONTE,  occupé  h  SOU  échiquier. 
Tiaissez-moi. 


163         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

ANGKLIQTE. 

Un  seul  mot. 

M.   GÉRONTE, ybff  vivetnetit. 
Tout  est  dit. 

ANGÉLIQUE,  à  paH ,  en  s'en  allant. 
Ciel!  me  voilà  plus  malheureuse  que  jamais; 
que  vais-je  devenir?  Eh!  ma  chère  Marthoane 
m'abandonnera  pas. 

SCÈNE  IX. 

M.  GÉRONTE. 

C'est  une  bonne  fille;  je  suis  bien  aise  de  lui 
faire  du  bien.  Si  même  elle  avoit  eu  quelque  in- 
clination, j'aurois  tâché  de  la  contenter;  mais 
elle  n'en  a  point.  Je  verrai...  je  chercherai. ..Mais 
que  diantre  fait  ce  Dorval ,  qui  ne  vient  pas?  Je 
meurs  d'envie  d'essayer  une  seconde  fois  ce  mau- 
dit coup  qui  m'a  fait  perdre  la  partie.  C'étoit  sûr, 
je  devois  gagner.  Il  falloit  que  j'eusse  perdu  la 
tête.  Voyons  un  peu...  Voilà  l'arrangement  de 
mes  pièces;  voilà  celui  de  Dorval.  Je  place  le 
roi  à  la  case  de  sa  tour.  Dorval  pousse  son  fou 
à  la  seconde  case  de  son  roi.  Moi...  échec;  oui, 
et  je  prends  le  pion.  Dorval...  a-t-il  pris  mon 
fou,  Dorval?  Oui,  il  a  .pris  mon  fou,  et  moi... 


ACTE  I,  SCÈNE   IX.  i6>j 

double  échec  avec  le  cavalier.  Parbleu!  Dorval  a 
perdu  sa  dame.  Il  joue  son  roi;  je  prends  sa 
dame.  Ce  coquin,  avec  son  roi,  a  pris  mon  ca- 
valier. Mais  tant  pis  pour  lui  ;  le  voilà  dans 
mes  filets  ;  le  voilà  engagé  avec  son  roi.  Voi- 
là ma  dame;  oui,  la  voilà;  échec  et  mat;  c'est 
clair:  échec  et  mat,  cela  est  gagné...  Ah,  si  Dor- 
val venoit,  je  lui  ferois  voir.  [Il  appelle.)  Picard  ! 

SCÈNE    X. 

M.  GÉRONTE,  M.  DALANCOUR. 

M.  D  A  L  .\ >'  c o  r  R ,  rt  part,  et  d'un  air  très 

embarrassé. 
Mon  oncle  est  tout  seul  ;  s'il  vouloit  m  écouter. 

M.   GÉROUTE,  sans  voir  Dalancour. 
J'arrangerai  le  jeu  comme  il  étoit.  (//  appelle 
plus  fort.)  Picard  ! 

M .    DALANCOUR. 

Monsieur... 
M.   G ÉRCS TE,  sans  se  détourner.,  croyant  parler 
à  Picard. 
Eh  bien  !  as-tu  trouvé  Doi-val  ? 


170  LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

SCÈNE  XI. 

M.  GÉRONTE,  DORVAL,  M.  DALANCOUR. 

DOR  V  A  L,  qui  entre  par  la  porte  du  milieu ,  <i 
monsieur  Gérante. 
Me  voilà,  mon  ami. 

M.  n AL ANCOUR,  J'urt  air  résolu. 
Mon  oncle... 
(Af.  Gérante.,  se  retournant,  aperçoit  Dalancour, 
se  lève  brusquement ,  renverse  la  chaise,  s'en 
vasans  rien  dire ,  et  sort  par  laporte  dumilieu.) 

SCÈNE  XII. 

M.  DALANCOUR,  DORVAL. 

DORVAL,  souriant. 
Qu'est-ce  que  cela  signifie? 

M.  DALANCOUR,  Vivement. 
Cela  est  afFreux  ;  c'est  moi  à  qui  il  en  veut. 

DORVAL,  toujours  du  m.ême  ton. 
Je  reconnois  bien  là  mon  ami  Géronte. 

M.    DALANCOUR. 

J'en  suis  fâché  pour  vous. 

DORVAL. 

Vraiment,  je  suis  arrivé  dans  un  mauvais  mo- 
ment. 


ACTE  I,  SCENE  XII.  171 

M.    n  AL  AN  COUR. 

Pardonnez  sa  vivacité. 

UORVAL,  souriant. 
Oh!  je  le  gronderai. 

M.    DALANCOUR. 

Ah  !  mon  cher  ami ,  il  n'y  a  que  vous  qui  puis- 
siez me  rendre  service  auprès  de  lui. 
noRVAL. 
Je  le  voudrois  bien  de  tout  mon  cœur  ;  mais... 

M.    DALANCOCR. 

Je  conviens  que,  sur  les  apparences,  mon 
oncle  a  des  reproches  à  me  faire  ;  mais,  .s'il  pou- 
voit  lire  au  fond  de  mon  cœur,  il  me  rendroit 
toute  sa  tendresse,  et  je  suis  sûr  qu'il  ne  s'en  re- 
pentiroit  pas. 

DORVAL. 

Oui,  je  vous  connois,  je  crois  qu'on  pourroit 
tout  espérer  de  vous  ;  mais  madame  Dalancour... 
M.  DALANCOUR,  un  peu  Vivement. 

Ma  femme,  monsieur?  Ah!  vous  ne  la  connois- 
sezpas;  tout  le  monde  se  trompe  sur  son  compte, 
et  mon  oncle  le  premier.  Il  faut  que  je  lui  rende 
justice,  et  que  je  vous  découvre  la  vérité  :  elle  ne 
sait  rien  de  tous  les  malheurs  dont  je  suis  acca- 
blé :  elle  m'a  cru  plus  riche  que  je  n'étois,  je  lui 
ai  toujours  caché  mon  état.  Je  l'aime  ;  nous  nous 
sommes  maric's  fort  jeunes  :  je  ne  lui  ai  jamais 


172  LE  BOURRU  BIENFAISANT, 

donné  le  temps  de  rien  demander,  de  rien  dési- 
rer; j'allois  toujours  au-devant  de  tout  ce  qui 
pouvoit  lui  faire  plaisir  :  c'est  de  cette  manière 
que  je  me  suis  ruiné. 

non  VA  L. 
Contenter  une  femme!    prévenir  ses  désirs! 
La  besogne  n'est  pas  petite. 

Bl.    DALANCOCR. 

Je  suis  sur  que,  si  elle  avoit  su  mon  état,  elle 
eût  été  la  première  à  me  retenir  sur  les  dépenses 
que  j'ai  faites  pour  elle. 

DORVAL. 

Cependant  elle  ne  les  a  pas  empêchées. 

M.  DALANCOUR. 

Non,  parcequ'elle  ne  s'en  doutoit  pas. 

DOR V AL,  en  riant. 
Mon  pauvre  ami  ! 

M.  DALANCOUR,  d'uti  air  fciché. 
Quoi? 

DORVAL,  toujours  cn  riant. 
Je  vous  plains. 

M.  DALANCODR,   vivemeut. 
Vous  moqueriez-vous  de  moi? 

DORVAL,  toujours  en  souriant. 
Point  du  tout.  Mais...  vous  aimez  prodigieuse- 
ment votre  femme. 


ACTE  1,  SCÈNE  XII.  173 

M.  DALA>conR,  encorc  plus  vivement. 
Oui,  je  l'aime,  je  l'ai  toujours  aimée,  et  je  l'ai- 
merai toute  ma  vie;  je  la  connois;  je  connois 
toute  l'étendue  de  son  mérite,  et  je  ne  souffrirai 
jamais  qu'on  lui  donne  des  torts  qu'elle  n'a  pas. 
D  o  R  V  .A  L ,  sérieusemen t. 
Doucement,  mon  ami,  doucement;  modérez 
cette  vivacité  de  famille. 

M.  DALANCOCR,  tOHJouvs  vivcment. 
Je  vous  demande  mille  pardons;  je  serois  au 
désespoir  de  vous  avoir  déplu;  mais  quand  il  s'a- 
git de  ma  femme... 

nORVAL. 

Allons,  allons,  n'en  parlons  plus. 

M.    DALANCODR. 

Mais  jevoudrois  que  vous  en  fussiez  convaincu. 

D  o  R  V  A  L ,  froidem  en  t. 
Oui,  je  le  suis. 

M.  BALANCOCR,  Vivement. 
Non,  vous  ne  l'êtes  pa.s. 

DonvAL,  un  peu  plus  vivement. 
Pardonnez-moi,  vous  dis-je. 

M.    DALANCOTJB. 

Allons,  je  vous  crois,  j'en  suis  ravi.  Ah!  mon 
cher  ami,  parlez  à  mon  oncle  pour  moi. 

!)OH  V  Al,. 

.  Je  lui  parlerai. 

|5. 


174         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

M.    DALANGOUR. 

Que  je  vous  aurai  d'obligations! 

DO  II  VAL. 

Mais  encore  il  faudra  bien  kii  dire  quelques 
raisons.  Comment  avez-vous  fait  pour  vous  rui- 
ner en  si  peu  de  temps?  Il  n'y  a  que  quatre  ans 
que  votre  père  est  mort;  il  vous  a  laissé  un  bien 
considérable,  et  on  dit  que  vous  avez  tout  dis- 
sipé? 

M.  DALAKCOUB. 

Si  vous  saviez  tous  les  malheurs  qui  me  sont 
arrivés!  J'ai  vu  que  mes  affaires  alloient  se  dé- 
ranger, j'ai  voulu  y  remédier,  et  le  remède  a  été 
encore  pire  que  le  mal.  J'ai  écouté  des  projets; 
j'ai  entrepris  des  affaires;  j'ai  engagé  mon  bien, 
et  j'ai  tout  perdu. 

nORVAL. 

Et  voilà  le  mal.  Des  projets  nouveaux!  ils  en 
ont  ruiné  bien  d'autres. 

M.    DALANCOCK. 

Et  moi  sans  retour. 

DORVAL. 

Vous  avez  très  mal  fait,  mon  cher  ami;  d'au- 
tant plus  que  vous  avez  une  sœur. 

M.  DAl-ANCOrr,. 

Oïii,  et  il  faudroit  penser  à  lui  donner  un  ('lat. 


ACTE   1,   SCKNF.   XII.  175 

dorval. 
Chaque  jour,  elle  embellit.  Madame  Dalancour 
voit  beaui'oup  tie   monde   chez  elle  ;  et  la  jeu- 
nesse, mon  cher  ami...  quelquefois...  vous  devez 
m'entendre. 

M.    DALANCOUn. 

C'est   pour  cela    qu'en    attendant    que    j'aie 
trouvé   quelque  expédient  j'ai  formé  le   projet 
de  la  mettre  dans  un  couvent. 
DonvAL. 

La  mettre  au  couvent  ;  cela  est  bon  :  mais  en 
avez-vous  parlé  à  votre  oncle? 

M.    DALANCOUR. 

Non  ;  il  ne  veut  pas  m'écouter  :  mais  vous  lui 
parlerez  pour  moi,  vous  lui  parlerez  pour  Angé- 
lique ;  il  vous  estime ,  il  vous  aime ,  il  vous  écoute , 
il  a  de  la  confiance  en  vous,  il  ne  vous  refusera 
pas. 

DORVAL. 

Je  n'en  sais  rien. 

M.  DALANCOUR,  vivcinent. 
Oh!  j'en  suis  sûr;  voyez-le,  je  vous  eu  prie, 
tout  à  l'heure. 

DORVAL. 

Je  le  veux  bien.  Mais  où  est-il  maintenant? 

M.    DALANCOUR. 

Je  vais  le  savoir.  Voyons:  holà,  quelqu  un! 


176         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

SCÈNE    XIII. 

PICARD,  M.  DALANCOUR,  DORVAL. 

piCAnD,rtM.  Dalaticour. 
Monsieur. 

M.  DALANCOUR,  h  Picard. 
Mou  oncle  est-il  sorti  ? 

PICARD. 

Non,  monsieur;  il  est  descendu  dans  le  jardin. 

M.    DALAKCOUR. 

Dans  le  jardin!  à  l'heure  qu'il  est! 

PICARD. 

Cela  est  f'gal,  monsieur:  quand  il  a  de  l'hu- 
meur, il  se  promène,  il  va  prendre  l'air. 
DORVAL,  à  M.  Dalancour. 
Je  vais  le  joindre. 

M.  DALANCOUR,  «  Dorval. 

Non,  monsieur:  je  connois  mon  oncle  ;  il  faut 
lui  donner  le  temps  de  se  calmer,  il  faut  l'at- 
tendre. 

DORVAL. 

Mais  s'il  alloit  sortir,  s'il  ne  remontoit  pas? 

PICARD,  à  Dorval. 
Pardonnez-moi,  monsieur,  il  ne  tardera  pas  à 
remonter.  Je  sais  comme  il  est  :  un  demi-quart 


ACTE   I,  SCENE  XUI.  177 

d'heure  lui  suffit.  D'ailleurs,    monsieur,  il  sera 
bien  aise  de  vous  trouver  ici. 

M.  DALANCODR,  vivement. 
Eh  bien,  mon  cher  ami,  passez  dans  son  ap- 
partement; faites-moi  le  plaisir  de  l'attendre. 

no  R  VAL. 

Je  le  veux  bien.  Je  sens  combien  votre  situa- 
tion est  cruelle;  il  faut  y  remédier:  je  lui  parle- 
rai pour  vous;  mais  à  condition... 

M.  DALANCOUR,  vivement. 

Je  vous  donne  ma  parole  d'honneur. 

DORVAL. 

Cela  suffit.  (//  entre  dat^s  V appartement  de 
M.  Gérante.) 

SCÈNE  XIV. 

PICARD,  M.  DALANCOUR. 

M.    DALAKCOUR. 

Tu  n  as  pas  dit  à  mon  oncle  ce  c|ue  je  t'avois 
chargé  de  lui  dire? 

PICARD. 

Vardonnez-moi,  monsieur,  je  lui  ai  dit;  mais 
il  m'a  renvoyé  à  son  ordinaire. 

M.  DALANCOL'R. 

Jeu  suis  fâché.  Avertis-moi  des  bous  moments 


178         LE  BOURRU  BIENFAISANT, 
où  je  pourrai  lui  parler;  un  jour  je  te  récompen- 
serai bien. 

p  I  C  A  H I). 

Je  vous  suis  bien  obligé,  monsieur  ;  mais,  Dieu 
merci,  je  n'ai  besoin  de  rien. 

M.    nALANCOUR. 

Tu  es  donc  riche? 

PICARD. 

Je  ne  suis  pas  riche  ;  mais  j'ai  un  maître  qui 
ne  me  laisse  manquer  de  rien.  J'ai  une  femme, 
j'ai  quatre  enfants;  je  devrois  être  dans  l'embar- 
ras: mais  mon  maître  est  si  bon!  je  les  nourris 
sans  peine,  et  on  ne  connoît  pas  chez  moi  la  mi- 
sère. 

(Il  sort.) 

SCÈNE  XV. 
M.  DALANCOUR. 

Ah  !  le  digne  homme  que  mon  oncle  !  Si  Dorval 
gagnoit  quelque  chose  sur  son  esprit!  Si  je  pou- 
vois  me  flatter  d'un  secours  proportionné  à  mon 
besoin!...  Si  je  pouvois  cacher  à  ma  femme!... 
Ah  !  pourquoi  l'ai-je  trompée  ?  Pourquoi  me 
suis-je  trompé  moi-même?  Mon  oncle  ne  revient 
pas.  Tous  les  moments  sont  précieux  pour  moi. 
Allons,  en  attendant,  chez  mon  procureur...  Que 


ACTE  I,   SCÈNE  XV.  i-g 

j'y  vais  avec  peine!  Il  me  flatte,  il  est  vrai,  que, 
malgré  la  sentence,  il  trouvera  le  moyen  de  ga- 
gner du  temps  :  mais  la  chicane  est  odieuse; l'es- 
prit souffre,  et  l'honneur  est  compromis.  Mal- 
heur à  ceux  qui  ont  besoin  de  tous  ces  honteux 
détours  ! 

(//  veut  s'en  aller.) 

SCÈNE  XVI. 

M.  DALANCOUR,  madame  DALANCOUR. 

M.    DALANCODR,   apercevant  SU  femme. 
Voici  ma  femme. 

M"»*^  DALAKCODR. 

Ah,  ah!  vous  voilà,  mon  ami?  Je  vous  cher- 
chois  par-tout. 

M.  DALANCOUR. 

J'allois  sortir... 

MOie    DALANCOUR. 

Je  viens  de  rencontrer  ce  bourru...  Il  grondoit, 
il  grondoit  ! 

M.   DALANCOUR. 

Est-ce  de  mon  oncle  que  vous  parlez? 

M"'e  DALANCOUR. 

Oui.  J'ai  vu  un  rayon  de  soleil  ;  j'ai  été  me  pro- 
mener dans  le  jardin,  et  je  l'ai  rencontré  :  il  pes- 


i8o         LE   BOURRU  BIENFAISANT, 
toit,  il  parloit  tout  seul  et  tout  haut;  mais  tout 
haut...  Dites-moi  une  chose...  n'y  a-t-il  pas  chez 
lui  quelque  domestique  de  marié? 

M.    DALANCOUIl. 

Oui. 

M"'e    DAL.\NCOtJR. 

Assurément,  il  faut  que  cela  sioit:  il  disoit  du 
mal  du  mari  et  de  la  femme;  mais  du  mal!...  Je 
vous  en  réponds. 

M.  DALANCOUR,  à  part. 

Je  me  doute  bien  de  qui  il  parloit. 

Mme  DALANCOUR. 

C'est  un  homme  bien  insupportable. 

M.    DALANCOUR. 

Cependant  il  faudroit  avoir  quelques  éjjards 
pour  lui. 

M"ie    DALANCOUR. 

Peut-il  se  plaindre  de  moi?  Lui  ai-je  manqué 
en  rien?  Je  respecte  son  âge,  sa  qualité  d'oncle. 
Si  je  me  moque  de  lui  quelquefois,  c'est  entre 
vous  et  moi  ;  vous  me  le  pardonnez  bien .  Au 
reste,  j'ai  tous  les  égards  possibles  pour  lui.  Mais 
dites-moi  sincèrement,  en  a-t-il  pour  vous?  en  a- 
t-il  pour  moi?  11  nous  traite  très  durement,  il 
nous  hait  souverainement;  moi  sur-tout,  il  me 
méprise  on' ne  peut  pas  davantage.  Faut-il,  mal- 
gré tout  cela,  le  flatter,  aller  lui  faire  notre  cour? 


ACTE  I,  SCENE  XVI.  i8i 

H.  DALASCOUH,  avec  un  air  embarrassé. 
Mais...  quand  nous  lui  ferions  notre  cour...  il 
est  notre   oncle.   D'ailleurs  nous  pourrions  en 
avoir  besoin. 

MUie   nALANCOCR. 

Besoin  de  lui ,  nous  ?  Comment  ?  N'avons-nons 
pas  assez  de  bien  pour  vi%'re  honnêtement?  Vous 
êtes  rangé;  je  suis  raisonnable  ;  je  ne  vous  de- 
mande rien  de  plus  ([ue  ce  que  vous  avez  fait 
pour  moi  jusqu'à  présent.  Continuons  avec  la 
même  modération,  et  nous  n'aurous  besoin  de 
personne. 

M .  D  A  L  A  >■  C  O  D  R ,  d'un  air  pas'sion né. 

Continuons  avec  la  même  modération... 

M">e    DALANCOUIi. 

Mais  oui;  je  n'ai  point  de  vanité,  je  ne  vous 
demande  pas  davantage. 

M.    DALASCOCR,     il   part. 

Malheureux  que  je  suis! 

M"'^    DALAKCOUR. 

Mais  vous  me  paroissez  inquiet,  rêveur;  vous 
avez  quelque  chose. . .  vous  n'êtes  pas  tran- 
quille. 

M.    nALA.NCOUR. 

Vous  vous  trompez  ,  je  n'ai  rien. 

M"'«    I)  ALA  NCOUR. 

Pardonnez-moi;  je  vous   connois,  mon   cher 

tb 


i89,  LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

ami  :  si  quelque  chose  vous  fait  de  la  peine,  vou- 

driez-vous  me  le  cacher? 

M.  DALANCOUR,  toujours  embarrassé. 
C'est  ma  sœur  qui  m'occupe,  voilà  tout. 

M"ie    DALANCOtl  R. 

Votre  sœur?  Pourquoi  donc  ?  C'est  la  meilleure 
enfant  du  monde ,  je  l'aime  de  tout  mon  cœur. 
Tenez,  mon  ami,  si  vous  vouliez  m'en  croire, 
vous  pourriez  vous  débarrasser  de  ce  soin,  et  la 
rendre  lieureuse  en  même  temps. 

M.   DALANCOtIR. 

Comment? 

Mme  DALANCOUR. 

Vous  voulez  la  mettre  dans  un  couvent;  et  je 
sais  de  bonne  part  qu'elle  en  seroit  très  fâ- 
chée. 

M.  DALANCOUR,  un  peu  ffiché. 

A  son  âge,  doit-elle  avoir  des  volontés? 

M™e  DALANCOUB. 

Non;  elle  est  assez  sage  pour  se  soumettre  à 
celle  de  ses  parents.  Mais  pourquoi  ne  la  mariez- 
vous  pas? 

M.     DALANCOUR. 

Elle  est  encore  trop  jeune. 

Mme  DALANCOUR. 

Bon!  étois-je  plus  âgée,  quand  nous  nous 
sommes  niariés? 


ACTE   1,    SCENE  XVI.  i83 

M.  DALANCODR,  Vivement. 
Eh  bien!  irai-je  de  porte  en  porte  lui  chercher 
un  mari. 

Mine  DALANCOCR. 

Ecoutez,  écoutez-moi,  mon  cher  ami  ;  ne  vous 
fâchez  pas,  je  vous  en  prie.  Je  crois,  si  je  ne  me 
trompe,  m'étre  aperçue  que  Valère  l'aime,  et 
qu'il  en  est  aimé. 

M.  DALANCOTJR,   h  part. 

Dieu  !  que  je  souffre  ! 

Mine  D  AL  A  X  COUR. 

Vous  le  connoissez  :  y  auroit-il  pour  Angélique 
un  parti  mieux  assorti  que  celui-là? 

M.  DALANCOTJR,  toujours  embarrassé. 
Nous  verrons;  nous  en  parlerons. 

Mme   daLANCOTjR. 

Faites-moi  ce  plaisir ,  je  vous  le  demande  en 
grâce;  permettez-moi  de  me  mêler  de  cette  af- 
faire ;  toute  mon  ambition  seroit  d'y  réussir. 
M.  DALAXCOCR,  très  embarrassé. 

Madame... 

M'"<^    DALANCOUR. 

Eh  bien? 

M.     DALAKCOUR. 

Cela  ne  se  peut  pas. 

M>ni-  nALA  NCOPR. 
Non?  Pourquoi? 


i8i  LE   BOURRU  BIENFAISANT. 

M.  DALANCOUR,    toujoiirs  embarrassé. 
Mon  oncle  y  consentiroit-il? 

Mme    DALANCOTJR. 

A  la  bonne  heure.  Je  veux  bien  qu'on  lui  rende 
tout  ce  qui  lui  est  dû  :  mais  vous  êtes  le  frère  ;  la 
dot  est  entre  vos  mains;  le  plus  ou  le  moins  ne 
dépend  que  de  vous.  Permettez-moi  de  m'assurer 
de  leurs  inclinations,  et  que  j'arrange  à  peu  près 
l'article  de  l'intérêt. 

M.   nALkvcovn,  viuement. 

Non;  gardez-vous-en  bien,  s'il  vous  plaît. 

M'"e    DALAKCOUR. 

Est-ce  que  vous  ne  voudriez  point  marier  votre 
so'ur? 

M.    DALANCOUR. 

Au  contraire. 

Mi"e    DALANCOUR. 

Est-ce  que... 

M.     DALANCOUR. 

I!  faut  que  je  sorte  :  nous  parlerons  de  cela  à 
mon  retour. 

(  //  veut  s'en  aller.) 

M'"<^  DALANCOUR 

Trouvez-vous  mauvais  que  je  m'en  mêle? 

M.  D  A  L  A  N  c  o  u  R ,  en  s'en  allant. 
Point  du  tout. 


ACTE   1,    SCÈNE   XVI.  1 85 

Mme    DAtAHCOBR. 

Écoutez;  seroit-ce  pour  la  dot? 

M.     UALANCOTJR. 

Je  n'en  sais  rien.  (  //  sort.) 

SCÈNE  XVII. 

MADAME  DALANCOUR. 

Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Je  n'y  entends 
rien.  Se  pourroit-il  que  mon  mari...  Non,  il  est 
trop  sage  pour  avoir  rien  à  se  reprocher. 

SCÉÎNE  XVIII. 
MADAME    DALANCOUR,    ANGÉLIQUE, 

ANGÉLIQUE,  suTis  voiimadame  Dalancour. 
Si  je  pouvois  parler  à  Marthon... 

M"'e    DALANCOUR. 

Ma  sœur. 

ANGÉLIQUE,  d'uti  air  fâché. 
Madame. 

M"":  DALANCOUR,  avec  amitié. 
Où  allez-vous,  ma  sœur? 

ANGÉLIQUE,  dun  air  fâché. 
Je  m'en  allois,  madame. 

M>ne    DALANCOUR. 

Ah,  ah  !  vous  êtes  donc  fâchée? 

ANliÉLIQUE. 

Je  dois  l'être. 

iG. 


.86  LK    BOUKRU  BIENFAISANT. 

M"i<'  T)A  r.\>corR. 
Etes-vous  fâchée  contre  inoi? 

ANGÉLIQUE. 

Mais,  madame... 

Mme   DALANCOUR. 

Écoutez,  mon  enfant.  Si  c'est  le  projet  du  cou- 
vent qui  vous  fâche,  ne  croyez  pas  que  jy  aie 
part  ;  au  contraire.  Je  vous  aime ,  et  je  ferai  tout 
ce  que  je  pourrai  pour  vous  rendre  heureuse. 
ANGÉLIQUE,  rt /Jnrf,  en  pleurant. 

Qu'elle  est  fausse! 

Mme    DALANCOUn. 

Qu'avez-vous ?  vous  pleurez,  je  crois. 

AN(;ÉLiQUE,  h  part. 
Elle  m'a  bien  tiompée.  (^E  lie  s'esuiie  les  jeux.) 

M"ie    UALANCOUR. 

Quel  est  le  sujet  de  votre  chagrin? 
ANGÉLIQUE,  avec  dépit. 
Hélas  !  ce  sont  les  dérangements  de  mon  frère. 

M"'e  DAL  AN  COUR,  ayecetonnemenf. 
Les  dérangements  de  votre  frère? 

ANGÉLIQUE. 

(^ui  ;  personne  ne  le  sait  mieux  que  vous. 

Mine    n  AL  AN  COUR. 

Que  dites-vous  là?  Expliquez-vous,  s'il  vous 
plait. 


ACTE  I,  SCÈNE  XVllI.  187 

ANGliLlQUE. 

Cela  est  inutile. 

SCÈNE  XIX. 

M.  GÉRONTE,  madame  DALANCOUR, 
ANGÉLIQUE;  PlC.Wil),  sortant  de  T ap- 
partement de  M.  Gérante. 

M.    GÉRONTE. 

Picard  ! 

l'ICA  Rn. 
Monsieur. 

M.  GÉRONTE,  h  Picard,  vivement. 
Eh  bien!  Dorval? 

PICARII. 

Monsieur,  il  est  dans  votre  chambre:  il  vous 
attend. 

M.    GÉRONTE. 

Il  est  dans  ma  chambre ,  et  tu  ne  me  le  dis  pas? 

l'IC  ARn. 
Monsieur,  je  n'ai  pas  eu  le  temps. 
M.   GÉRONTE,  apcrcevan  t  Angéliijue  et  madame 
Dalancour,  parle  a  Angélique,  mais  en  se  totu- 
nant  de  temps  en  temps  vers  madame  Dalan- 
cour,  pour  qu'elle  en  ait  sa  part. 
Que  faites-vous  ici?  C'est  mon   salon,  .fc  ne 


i88         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

veux  pas  de  femme  ici  ;  je  ne  veux  pas  de  votre 

famille;  allez-vous-en. 

AN  GÉLIQUE. 

Mon  cher  oncle.., 

M.    GKRONTE. 

Allez-vous-en,  vous  dis-je.'' 

(Angélique  s'en  va  mortifiée.) 

SCÈNE  XX. 

PICARD,  MADAME  DALANCOUR, 
M.  GÉRONTE. 

M'"e  DALANCOUR,  àM.  Géroute. 
Monsieur,  je  vous  demande  pardon. 

M.   GÉRONTE,  se  tournant  du  côté  par  où  Angé- 
lique est  sortie  ;  mais,  de  temps  en  temps,  se 
tournant  vers  m.adame  Dalancour. 
Cela   est  singulier  !  Cette   impertinente  !   elle 

veut  venir  me  gêner.  Il  y  a  un  autre  escalier  pour 

sortir.  Je  condanmerai  cette  porte. 

M"'e    DALANCOUR. 

Ne  vous  fâchez  pas  monsieur.  Pour   moi,  je 

vous  assure... 

M.   GÉRONTE  voudrait  aller  dans  son  apparte- 
ment, mais  il  ne  voudrait  pas  passer  devant 
madame Delancour.  Il  dit  à  Picard: 
Dorval ,  dis-tu,  est  dans  ma  chambreV 


ACTE  1,   SCÈNE  XX,  189 

piCAnn. 
Oui,  monsieur. 
M'os  DALANCOTiR,  S  apercevant  de  la  contrainte 
de  M.  Gérante^  se  recule. 
Passez,  passez,  monsieur  ;  je  ne  vous  gêne  pas. 
M.  GÉROXTE,  h  madame  Datancoiir,  en  passant, 
et  la  saluant  à  peine. 
Serviteur.  Je  condamncrni  cette  porte. 

(  //  entre  chez  lui;  Picard  le  suit.) 

SCÈNE  XXI. 

MADAME  DALANCOUR. 

Quel  caractère  !  Mais  ce  n'est  pas  cela  qui  m'in- 
quiète le  plus,  c'est  le  trouble  de  mon  mari,  ce 
sont  les  propos  d'Anyélique.  Je  doute, je  crains; 
je  voudrois  connoitre  la  vérité,  et  je  tremble  de 
l'approfondir. 


FIN     ni3    PKEMIER    ACTE. 


ACTE  SECOND. 


SCÈNE  I. 

DORVAL,  M.  GÉRONTE. 

M.    GÉRONTE. 

Allons  jouer,  et  ne  m'en  parlez  plus. 

nORVAL. 

Mais  il  s'agit  d'un  neveu. 

M.  GÉRONTE,  vivemeiit. 
D'un  sot,  d'un  imbécile,  qui  est  l'esclave  de  sa 
femme,  et  la  victime  de  sa  vanité. 

DORVAL. 

De  la  douceur,  mon  cher  ami,  de  la  douceur. 

M.    GÉRONTE. 

Et  vous,  avec  votre  flegme,  vous  me  feriez 
enrager. 

DORVAL. 

Je  parle  pour  le  bien. 

M.    GÉRONTE. 

Prenez  une  chaise.  (  Il  s'assied.) 
DORV  AL,  </'u>t  ton  compatissant,  pendant  qu'il 
approche  une  chaise. 
Le  pauvre  garçon! 


LE  BOURRU  BIENFAISANT.  lyi 

M.    GÉRONTE. 

Voyons  ce  coup  d'hier. 

DORVAL,  toujours  du  même  ton. 
Vous  le  perdrez. 

M.    GÉRONTE. 

Point  du  tout;  voyons. 

DORVAL. 

Vous  le  perdrez,  vous  dis-je. 

M.   GÉRONTE. 

Je  suis  sûr  que  non. 

DORVAL. 

Si  VOUS  ne  le  secourez  pas,  vous  le  perdrez. 

M.    GÉRONTE. 

Qui? 

DORVAL. 

Votre  neveu. 

M.   GÉRONTE,  uii^ement. 
Eh!  je  parle  du  jeu,  moi.  Asseyez-vous. 

DORVAL,  s' asseyant. 
Oui,  je  veux  bien  jouer;  mais  ccoutez-moi 
auparavant. 

M.    GÉRONTE. 

Me  parlerez-vous  encore  de  Dalancour? 

DORVAL. 

Cela  se  pourroit  bien. 

M.    GÉRONTE. 

Je  ne  vous  écoute  pas. 


igi         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

nORVàL. 

V^ous  haïssez  donc  Dalaocour? 

M.    GÉROiSTE. 

Point  du  tout;  je  ne  hai^  personne. 

DORVAL. 

Mais  si  vous  ne  voulez  pas... 

M.    GÉRONTE. 

Finissez;  jouez:  jouons,  ou  je  m'en  vais. 

DORVAL. 

Encore  un  mot,  et  je  finis. 

M.    GÉRONTE. 

Quelle  patience  ! 

DORVAL. 

Vous  avez  du  bien. 

M.    GÉRONTE. 

Oui,  grâce  au  ciel. 

DORVAL. 

Plus  qu'il  ne  vous  en  faut. 

M.    GÉRONTE. 

Oui;  au  service  de  mes  amis. 

DORVAL. 

Et  vous  ne  voulez  rien  donner  à  votre  neveu? 

M.    GÉRONTE. 

Pas  une  obole. 

nOR  VA  L. 
Par  conséquent... 


ACTE   II,  SCÈNE  I.  i<)3 

M.    GKRONTK. 

Pnr  conséquent?... 

non  VAL. 
Vous  le  haïssez. 

M.   cÉTioyt f:, plus  vii'ement. 
Par  conséquent,  vous  ne  savez  ce  que  vous 
dites.  Je  hais,  je  déte.ste  sa  façon  de  penser,  sa 
mauvaise  conduite  :  kii   donner  de  l'argent  ne 
serviroit   qu'à  entretenir  sa  vanité,  sa  prodiga- 
lité ,  ses  folies.  Qu'il  change  de  système,  je  chan- 
gerai aussi  vis-à-vis  de  lui.  Je  veux  que  le  re- 
pentir mérite  le  bienfait,  et  je  ne  veux  pas  (jue 
le  bienfait  empêche  le  repentir. 
DORVAL,  après  un  moment  de  silence,  parott 
convaincu,  et  dit  fort  doucement  : 
Jouons,  jouons. 

M.    GÉRONTE. 

Jouons. 

noRVAi,,  en  jouant. 
J'en  suis  fâché. 

M.    GÉIIO  >TE,   <'»i  yoitrtXf. 

Echec  au  roi. 

DORVAL,  enjonant. 
Va  cette  pauvre  fille? 

M.    OKnONTE. 

Qui? 

'7 


194         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

DORVAL. 

Angélique. 

M.    OÉRONTE. 

Ah!  pour  celle-là,  c'est  autre  chose.  Parlez- 
moi  décela.  (  //  laisse  le  jeu.) 

DORVAL. 

Elle  doit  bien  souffrir  aussi. 

M.    GERONTE. 

J'y  ai  pensé,  j'y  ai  pourvu;  je  la  marierai. 

DORVAL. 

Tant  mieux.  Elle  le  mérite  bien. 

M.    GÉRONTE, 

Voilà ,  par  exemple ,  une  petite  personne  ac- 
complie, n'est-ce  pas? 

DORVAL. 

Oui. 

M.    GÉBONTE. 

Heureux  celui  qui  l'aura  !  (//  rêve  un  instant , 
se  lève  en  appelant.)  Dorval  ! 

DORVAL. 

Mon  ami. 

M.    OÉRONTE. 

Ecoutez. 

DORVAL,  se  levant, 
ah  bien? 

M.    GÉRONTE. 

Vous  êtes  mon  ami. 


ACTE  II,   SCENE  1.  igS 

DORVAL. 

Oh!  sûrement. 

M.    GÉROME. 

Si  VOUS  la  voulez,  je  VOUS  la  donne. 

DORVAL. 

Quoi? 

M.    GÉRONTE. 

Oui,  ma  nièce. 

DORVAL. 

Comment? 

M.  GÉRONTE,  vivemetil. 

Comment  !  comment  !  Eles-vous  sourd?  ne 
ni'enteiidez-vous  pas?  Je  parle  clairement.  Oui , 
si  vous  la  voulez,  je  vous  la  donne. 

DORVAL. 

Ah!  ah! 

M.    GÉRONTE. 

Et  si  VOUS  l'ëpousez,  outre  sa  dot,  je  lui  don- 
nerai cent  mille  livres  du  mien.  Hem  !  qu'en 
dites-vous? 

DORVAL. 

Mon  cher  ami,  vous  me  faites  honneur. 

M.    GÉRONTE. 

Je  vous  connois;  je  ne  tcrois  que  le  bonheur 
de  ma  nièce. 

non  V  A  L. 
Mais... 


n,l)  LK    BOURRU  BIENF  AIS  AMT. 

M.    GÉRONÏE. 

Quoi? 

DORV  AL. 

Son  frère!... 

M.    GÉRONTE. 

Son  frère!  Son  frère  n'est  rien...  C'est  moi  qui 
en  dois  disposer.  La  loi,  le  testament  de  mon 
frère...  J'en  suis  le  maitre.  Allons,  décidez-vous 
sur-le-champ. 

DORV  AI,. 

Mon  ami,  ce  que  vous  me  proposez-là  n'est 
pas  une  chose  à  précipiter;  vous  êtes  trop  vif. 

M.    GÉRONTE. 

Je  n'y  vois  point  de  difficultés;  si  vous  l'aimez, 
si  vous  l'estimez,  si  elle  vous  convient,  tout  est 
dit. 

nORV  AL. 

Mais... 

M.    GÉRONTE  ,/i7c/ie'. 

Mais,  mais.  Voyons  votre  mais. 

DORV  A  L. 

Comptez- vous  pour  rien  la  disproportion  de 
seize  à  quarante-cinq? 

M.    GÉRONTE. 

Point  du  tout;  vous  êtes  encore  jeune;  et  je 
connois  Angélique ,  ce  n'est  pas  une  tête  éventée. 


ACTE   II,  SCENE    I.  197 

DOR  V  AL. 

D'ailleurs  elle  pourroit  avoir  quelque  incli- 
nation. 

M.    GÉR05TE. 

Elle  n'en  a  point. 

DORVAL. 

En  étes-vous  bien  sûr? 

M.    OÉRONTE. 

Trèssiir.  Allons,  concluons.  Je  vais  chez  mon 
notaire  ;  je  fais  dresser  le  contrat;  elle  est  à 
vous. 

DOR  VAL. 

Doucement,  mon  ami,  doucement. 
M.  r, ÉRONTE,  vivement. 

Eh  bien!  quoi?  Voulez-vous  encore  me  fati- 
guer, me  chagriner,  m'ennuyer  avec  votre  len- 
teur, votre  sang-froid? 

DORVAL. 

Vous  voudriez  donc?... 

M.    GÉRONTE. 

Oui,  vous  donner  une  jolie  fille,  sage,  hon- 
nête, vertueuse,  avec  cent  mille  écus  de  dot, 
et  cent  mille  livres  de  présent  de  noce  ;  cela  vous 
fâche-r-il? 

UOR  VAL. 

C'est  beaucoup  plus  que  je  iic  mérite. 


iqS         le  bourru  RIENFAlSAiNT. 
M.   GÉRONTE,  Vivement. 
Votre  modestie,  dans  ce  moment- ci,  me  le- 
roit  donner  au  diable. 

DORV  AL. 

Ne  vous  fâchez  pas.  Vous  le  voulez? 

M.    CtÉRONTE. 

Oui. 

DORVàL. 

Eh  bien!  j'y  consens. 

M.   GÉRONTE,  avecjoic. 
Vrai? 

DORVAL. 

Mais,  à  condition... 

M.    GÉRONTE. 

Quoi? 

DORVAL. 

Qu'Angélique  y  consentira. 

M.     GÉRONTE. 

Vous  n'avez  pas  d'autres  difficultés? 

DORVAL. 

Que  celle-là. 

M.    GÉRONTE. 

J'en  suis  bien  aise,  je  vous  en  réponds. 

nORVAL. 

Tant  mieux,  si  cela  se  vérifie. 


ACTE  II,    SCENE  I.  199 

M.    GÉRONTE. 

Sur ,    très    iùr.    Embrassez  -  moi ,    mon    cher 
neveu. 

DOR  V  AL. 

Embrassons-nous  donc,  mon  cher  oncle, 

SCÈNE  II. 

M.  DALANCOUR,  M.  GÉRONTE,  DORVAL. 

(  M.  Dalancour  entre  par  la  porte  du  fond  ;  il 
voit  son  oncle ,  il  écoute  en  passant.  Il  se  sauve 
chez  lui;  mais  il  reste  à  la  porte  pour  écouter.) 

M.    OÉROWTE. 

C'est  le  jour  le  plus  heureux  de  ma  vie. 

DOn  VAL. 

Que  vous  êtes  adorable,  mon  cher  ami! 

.M.    GÉROKTE. 

Je  vais  chez  mon  notaire  ;  tout  sera  prêt  pour 
aujourd'hui.  (//  appelle.)  Picard  ! 

SCÈNE  m. 

M.  UALANGOUll,  M.  GÉRONTE,  DORVAL, 
PIGARI). 

M.   O  ÉRONTK,«    l*icurd- 

Ma  canne,  mon  cliapi^an. 

(  Picard  sort.) 


2oo  LE  BOUKIIU  BIENFAISANT. 

SCÈINE  iV. 

DORVAL,  M.  GÉROJNTE;  M.  DALANGOUR, 

h  sa  parle. 

nORVAL. 

J'irai,  en  attendant,  chez  moi. 

-SCÈNE   V. 

DORVAL,  M.  GÉRONTE,  M.  DALANGOUR, 
PIGARD. 

(  Picard  donne  à  son  maître  sa  canne  et  son 
chapeau,  et  rentre.) 

SCÈNE  VI. 

DORVAL,  M.  GÉRONTE;  M.  DALANGOUR, 

h  sa  porte. 

M.    G  É  BON  TE. 

Non,  non  :  vous  n'avez  qu'à  m'attendre.  Je  vais 
revenir;  vous  dînerez  avec  moi. 

DORVAL. 

J'ai  à  écrire.  Il  faut  que  je  fasse  venir  mon 
homme  d'affaires  qui  est  à  une  lieue  de  Paris. 

M.     GKRONrK. 

Allez  «laiis  ma  chamhre  ;  écrivez;  eirvoyez  la 
lettre  par  l'icard.  Oui,  Picard  ira  lui-même  la 


ACTE  H,   SCENE  VI.  201 

porter;  c'est  un  bon  garçon,  sage,  fidèle:  je  le 
gronde  quelquefois,  mais  je  lui  veux  du  bien. 

DORV  A  L. 

Allons,  j'écrirai  là -dedans,  puisque  vous  le 
voulez  absolument. 

M.     GÉRONTE. 

Tout  est  dit. 

DORVAL. 

Oui,  comme  nous  sommes  convenus. 

M.   GÉRONTE,  en  lui  prenant  la  main. 
Parole  d'honneur? 

DORVAL,  en  donnant  la  main. 
Parole  d'honneur. 

M.  GKKo^TK,  en  s'en  allant. 
Mon  cher  neveu!...  (//  sort.^ 
(M.  Dalancour,  au  dernier  mot,  manjue  de  la 
joie.  ) 

SCÈNE  VII. 
M.  DALANCOUR,  DORVAL. 

DORVAL,  a  soi-même. 
En  vérité,  tout  ce  qui  m'arrive  me  paroît  un 
songe.  Me  marier,  moi  qui  n'y  ai  jamais  pensé! 
M.  DALANCOITR,  avec  la  plus  grande  joie. 
Ah!  mon  cher  ami,  je  ne  sais  comment  vous 
marquer  ma  reconnoissancc. 


J02  LE   BOURRU  BIENFAISANT. 

D  O  R  V  A  L. 

De  quoi? 

M.    DALANCOUR. 

N'ai-je  pas  entendu  ce  qu'a  dit  mon  oncle?  Il 
m'aime,  il  me  plaint,  il  va  chez  son  notaire;  il 
vous  a  donné  sa  parole  d'honneur:  je  vois  bien 
ce  que  vous  avez  fait  pour  moi.  Je  suis  l'homme 
du  monde  le  plus  heureux. 

D  OR  VAL. 

Ne  vous  flattez  pas  tant,  mon  cher  ami.  Il  n'y 
a  pas  le  mot  de  vrai,  de  tout  ce  que  vous  ima- 
ginez là. 

M.    DALANCODR. 

Comment  donc? 

DORVAL. 

J'espère  bien,  avec  le  temps,    pouvoir  vous 
être  utile  auprès  de   lui;  et  désormais,  j'aurai 
même  un  titre  pour  m'intéresser  davantage  en 
votre  faveur  :  mais,  jusqu'à  présent... 
M.  DALANCOUR,  vivement. 

Sur  quoi  a-t-il  donc  donné  sa  parole  d'hon- 
neur? 

DORV  AL. 

Je  vais  vous  le  dire...  C'est  qu'il  m'a  fait  l'hon- 
neur de  me  proposer  votre  sœur  en  mariage... 

M.    DALANCOUR,  UVCC  joie. 

Ma  sœur!  L'acceptez-vous? 


ACTE  II,    SCENE  VII.  2o3 

nORVAL. 

Si  vous  en  êtes  content. 

M .    D  ."i  L  A  s  c  o  u  n . 
J'en  suis  ravi  ;  j'en  suis  enchante.  Pour  In  dot , 
vous  savez  mon  ëtat  actuel. 

D  O  R  V  A  L  , 

Nous  parlerons  de  cela. 

M.    DALANCOUR. 

Mon  cher  frère,  que  je  vous  embrasse  de  tout 
mon  camr! 

DORV  AL. 

Je  me  flatte  que  votre  oncle,  dans  cette  occa- 
sion... 

M.    DALANCOUR. 

Voilà  un  lien  qui  fera  mon  bonheur.  J'en 
avois  le  plus  grand  besoin.  J'ai  e'té  chez  mon 
procureur,  je  ne  l'ai  pas  trouvé. 

SCÈNE  VIII. 

MADAME  DALANCOUR,   M.  DALANCOUR, 
DORVAL. 

M.   DALANCOUR,  apercevant  Sa  femme. 
Ah!  madame  Dalancour... 

M'"c  D  AL  A  NCOUR,  rt  M.  X>a/«ncour. 
Je  vous  attendois  avec  impatience.  J'ai  enten- 
du votre  voix... 


2o4         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

M .    n  A  L  A  N  C  O  U  It . 

Ma  femme,  V(jilà  monsieur Dorval  que  je  vous 
présente,  en  qualité  de  mon  frère,  d'époux  d' A n- 
gélicjue. 

Mlle  DALANCOUR,  avec joic. 
Oui? 

DORVAL,  à  madame  Dalancour. 
Je  serai  bien  flatté,  madame,  si  mon  bonheur 
peut  mériter  votre  a])probation. 

Mlle    BALANCOUR,  Ô  Dorwrt/. 

Monsieur,  j'en  suis  enchantée.  Je  vous  en  fé- 
licite de  tout  mon  cœur,  (a  part.)  Qu'est-ce  qu'on 
me  disoit  donc  du  dérangement  de  mon  mari? 

M.    DALANCOUR,   h  M.  DovVal. 

Ma  sœur  le  sait-elle? 

DORVAL,  rt  M.  Dalancour. 
Je  ne  le  crois  pas. 

M'"C   DALANCOUR,  a  part. 

Ce  n  est  donc  pas  Dalancour  qui  fait  ce  ma- 
riage-là? 

M.    DALANCOUR. 

Voulez-vous  que  je  la  fasse  venir? 

D  o  R  V  A  L 

Non  ;  il  faudroit  la  prévenir  :  il  pourroit  y 
avoir  encore  une  difficulté. 

M.    DALANCOUR, 

Quelle? 


ACTE  II,  SCÈNE  VIII.  2o5 

nORV  AL. 

Celle  de  son  agrément. 

M.    nALANCOtJR. 

Ne  craignez  rien  ;  je  connois  Angélique  :  d'ail- 
leurs votre  état,  votre  mérite. .  .  Laissez  -  moi 
faire  ;  je  parlerai  à  ma  sœur. 

DOR  VAL. 

Non,  cher  ami,  je  vous  en  prie;  ne  gâtons  rien  : 
laissons  faire  monsieur  Geronte. 

M.   DALANCOCR. 

A  la  bonne  heure. 

Mme  D  A  L  A  N  C  O  U  F.  ,  à  part. 

Je  n'entends  rien  à  tout  cela. 

nORVAL. 

Je  passe  dans  l'appartement  de  votre  oncle 
pour  y  écrire  ;  mon  ami  me  l'a  permis  :  il  m'a  or- 
donné  même  de  l'attendre.  Sans    adieu.    Nous 
nous  reverrons  tantôt. 
( //  entre  dans  l'appartement  de  M.  Gt-roiite.) 

SCÈNE  IX. 

M.  DALANCOUR,  madame  DALANCOUR. 

M"li'    DALANCOUR. 

A  ce  que  je  vois,  ce  n'est  pas  vous  qui  maiiez 
votre  sœur. 

i8 


2o6         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 
M.  DALAKCOUR,  em bnrmssé. 
C'est  mon  oncle. 

Mnif^    n  A  L  A  N  C  O  t]  R . 

Votre  oncle!  Vous  eu  a-t-il  parlé?  Vous  a-l-il 
demandé  votre  consentement? 

M.  D ALA NCOuR,  u?î peu  vivement. 
Mon  consentement?  N'avez-vous  pas  vu  Dor- 
val?  Ne  mel'a-t-il  pas  dit?  Cela  ne  s'appelle-t-il 
pas  demander  mon  consentement? 

M'"*'  nAL A^C'^CR,  7tK  yîeu  vivement. 
Oui,  c'est  une  politesse  de  la  part  de  monsieur 
Dorval;  mais  votre  oncle  ne  vous  en  a  rien  dit. 
M.   DALANCOCR,  embarrassé. 
C'est  que... 

M>ne    DALANCOUR. 

C'est  que...  il  nous  méprise  complètement. 
M.  DALANCODR,  viVemenf. 
Mais  vous  prenez  tout  de  travers,  cela  est  af- 
freux; vous  êtes  insupportable. 

M™fi  DALANCotiR,  un  peu  fâchce. 
Moi,  insupportable!  Vous  me  trouvez  insup- 
portable! (fort  tendrement.')  Ah!  mon  ami,  voilà 
la  première  fois  qu'une  telle  expression  vous 
é<;happe.  11  faut  que  vous  ayez  bien  du  chagrin , 
pour  vous  oublier  à  ce  point. 

M.   DALANCOUR,  h  part,  avec  transport. 
Ah!  celan'est  que  trop  vrai!  («  madame  Dalan- 


ACTE  II,  SCÈNE    IX.  207 

cour.)  Ma  chère  femme,  je  vous  demande  pardon 
de  tout  mon  cœur  ;  mais  vous  connoissez  mon 
oncle;  voulez -vous  que  nous  nous  brouillions 
davantage?  Voulez-vous  que  je  fasse  tort  à  ma 
sœur?  Le  parti  est  bon ,  il  n'y  a  rien  à  dire  :  mon 
oncle  l'a  choisi,  tant  mieux;  voilà  un  embarras 
de  moins  pour  vous  et  pour  moi. 
M°>e  dala>coi:r. 

Allons,  j'aime  bien  que  vous  preniez  la  chose 
en  bonne  part  :  je  vous  en  loue  et  vous  admire  ; 
mais  permettez-moi  une  réflexion.  Qui  est-ce  qui 
aura  soin  des  apprêts  nécessaires  pour  une  jeune 
personne  qui  va  se  marier?  Est-ce  votre  oncle 
qui  s'en  chargera?  Seroit-il  honnête,  seroit-ii  dé- 
cent?... 

•M .    n  A  L  A  ^  c  o  u  R . 

Vous  avez  raison. .  .Mais  il  y  a  encore  du  temps, 
nous  en  parlerons. 

Mlle    nALANCOUn. 

Ecoutez.  J'aime  Angélique,  vous  le  savez; 
cette  petite  ingrate  ne  mériteroit  pas  que  je 
prisse  aucun  soin  d'elle  :  cependant  elle  est  votre 
sœur. 

M.   I»  AL  A  m;  ou  H. 

Comment!  vous  appelez  ma  sœur  une  ingrate  ! 
Pourquoi? 


ao8         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

M"ie    DALANCOUR. 

JN'en  parlons  pas  pour  le  présent.  Je  lui  de- 
manderai une  explication  entre  elle  et  moi;  et, 
ensuite... 

M.    DALANCOUR. 

Non;  je  veux  le  savoir* 

IVl™e    DALAKCOUR. 

Attendez ,  mon  cher  ami... 

M.   DALANCOUR,  très  vivctnetit. 
Non  ;  je  veux  le  savoir,  vous  dis-je. 

M™e    DALANCOUR. 

Puisque  vous  le  voulez,  il  faut  vous  contenter. 

M.    DALANCOUR,  rt  ^ar(. 

Ciel  !  je  tremble  toujours. 

Mme   DALANCOUR. 

Votre  sœur... 

M.    DALANCOUR. 

Eh  bien? 

Rime   DALAHCOUR. 

Je  la  crois  du  parti  de  votre  oncle. 

M.  DALANCOUR. 

Pourquoi? 

M™<^  DALANCOUR. 

Elle  a  eu  la  hardiesse  de  me  dire  à  moi-même 
que  vos  affaires  ëtoient  dérangées,  et  que... 

M.    DALANCOUR. 

Mes  affaires  dérangées!...  Le  croyez-vous? 


ACTE  II,  SCENE    IX.  J09 

Mme    nALANCOUR. 

Non;  mais  elle  m'a  parlé  tle  façon  à  me  taire 
croire  qu'elle  me  soupçonnoit  d'en  être  la  cause, 
ou  du  moins  d'y  avoir  contribué. 

M.   DAi,  A. N COUR,  encore  plus  vivement. 

Vous?  Elle  vous  soupçonne,  vous  ? 

M"'e    DALANCOTJR. 

Ne  vous  fâchez  pas,  mon  cher  ami.  Je  vois 
bien  qu'elle  n'a  pas  le  sens  commun. 

M.   VkLkVCOCR.,  ai'ec  passion. 
Ma  chère  femme  ! 

M">e    I)  ALANCOe  R. 

Que  cela  ne  vous  affecte  pas.  Pour  moi,  te- 
nez, je  n'y  pense  pas.  Tout  vient  de  là;  votre 
oncle  est  la  cause  de  tout. 

M.    nALANCODR. 

Eh  non!  mon  oncle  n'est  pas  méchant. 

MU'e    DALANCOUR. 

Il  n'est  pas  méchant!  (jiel  !  y  a-t-il  rien  de  pis 
sur  la  terre?  Tout  à  l'heurt;  oncor(!,  no  m'a -t -il 
pas  fait  voir?...  Mais  je  le  lui  pardonne. 


210         LE  BOURRU  BIENFAISANT 

SCÈNE  X. 

MADAME  DALANCOUR,  M.  DALANCOUR, 

UN    LAQUAIS. 

LE  LAQUAIS,  a  M.  Dalancour. 
Monsieur,  on  vientd'apporter  cette  lettre  pour 
vous. 

M.  DALANCOUR,  ew/jresie,  pre/if/  la  lettre. 
Donne.  {Le  laquais  sort.) 

SCÈNE  XI. 

MADAME  DALANCOUR,  M.  DALANCOUR. 

M.   BAL ANCOUR,  rt  parf,  avec  agitation. 
Voyons.  C'est  de  mon  procureur. 

(  //  ouvre  la  lettre.) 

jinie    DALANCOUr,. 

Qui  est-ce  qui  vous  écrit? 

M.  DALANCOUR,  emtarrasse. 

Un  moment. 

(Use  retire  h  l'écart,  il  lit  tout  bas,  et  marque 

du  chaqriu.  ) 

M"»e   DALANCOUR,  à  part. 

Y  auroit-il  quelque  malheur? 

M.   DALAKCOur.,  après  avoir  lu. 
Je  suis  perdu. 


ACTE  II,  SCÈNE  XI.  2ii 

M™e  D  AL  A  K  COUR,  à  part. 
Le  cœur  me  bat. 
M.   DALAKCOCR,  à  part ,  avec  la  plus  grande 
agitation. 
Ma  pauvre  femme,  que  va-t-elle  devenir?  Com- 
ment lui  dire?  Je  n'en  ai  pas  le  courage. 
5i"i«  nALA>coiTn,  en  pleurant. 
Mon  cher  Dalancour,  dites-moi  ce  que  c'est, 
confiez-le-moi;   ne  suis -je  pas  votre  meilleure 
amie? 

M.    DALANCOUR. 

Tenez,  Usez  :  voilà  mon  ëtat. 

(  //  lui  donne  la  lettre  et  sort.) 

SCÈNE    XII. 

MADAME  DALANCOUR. 

Je  tremble.  [Elle  lit.)  «Tout  est  perdu, mon- 
u  sieur;  les  créanciers  n'ont  pas  voulu  signer.  La 
K  sentence  vient  d'être  confirmée;  elle  vous  sera 
<c  signifiée.  Prenez-y  garde,  il  y  a  prise  de  corps.» 
Ah  !  qu'ai-je  lu  ?  Que  viens-je  d'apprendre  ?  Mon 
mari...  endetté...  en  danger  de  perdre  la  liber- 
té!... Mais...  comment  cela  se  peut -il?  point  de 
j(!U...  point  de  sociétés  dangereuses...  point  de 
tastc...  pour  lui  ..  Seroit-  ce  pour  moi?  Ah  dieu! 
(juclle  lumiore  affreuse  vient  m'éclairer.  Les  re- 


312  LE  BOUHKU  BIENFAISANT, 

proches  d'Ahjjélique,  cette  haine  de  monsieur 
Géronte ,  ce  mépris  qu'il  a  toujours  marqué  pour 
moi...  Le  voile  se  déchire.  Je  vois  la  faute  de 
mon  mari,  je  vois  la  mienne.  Son  trop  d'amour 
l'a  séduit,  mon  inexpérience  m'a  aveuglée.  Da- 
lancour  est  coupable,  et  je  le  suis  peut-être  au- 
tant que  lui...  Mais  quel  remède  à  cette  cruelle 
situation?  Son  oncle  seul...  oui,  son  oncle  pour- 
roit  y  remédier...  Mais  Dalancour  seroit-il  en 
état,  dans  ce  moment  d'abattement  et  de  cha- 
grin?... Eh!  si  j'en  suis  la  cause...  involontaire... 
pourquoi  n'irois-je  pas  moi-même?  Oui,  quand 
je  devrois  me  jeter  à  ses  pieds...  Mais,  avec  ce 
caractère  âpre, intraitable,  puis-je  me  Hatter  de 
le  fléchir?...  Irai-je  m'exposer  à  ses  duretés?. .  . 
Ah!  qu'importe?  que  sont  toutes  les  humiliations 
auprès  de  l'état  affreux  de  mon  mari?  Oui,  j'y 
cours  ;  cette  seule  idée  doit  me  donner  du  cou- 
rage. 

(  Elle  veut  s'en  aller  du  côté  de  l' appartement  de 
M.  Géronte.) 


ACTE   II,  SCÈNE  XIH.  ai3 

SCÈÎSE  XIII. 

MADAME  DALANCOUR,  MARTHON. 

M  AP.THOIN. 

Que  faites-vous  ici,  madame?  Monsieur  Da- 
lancour  s'abandonne  au  désespoir. 

M«»e    DALANCOUR. 

Ciel!  je  vole  à  son  secours.  (  Elle  soi't.) 

SCÈNE  XIV. 

MARTHON. 

Quels  malheurs!  quels  désordres!  Si  c'est  elle 
qui  en  est  la  cause,  elle  le  mérite  bien...  Qui 
vois-je? 

SCÈNE  XV. 

MARTHON,  VALÈRE. 

MAUTHON. 

Monsieur,  que  venez-vous  faire  ici  ?  Vous  avez 
mal  pris  votre  temps.  Toute  la  maison  est  dans 
le  chajjrin. 

V  A  b  È  11  E . 

Je  m'en  doulois  bien  ;  je  viens  de  (juiller  le 


ai4  LE  BOURRU   BIENFAISANT, 

procureur  de   Dalancour,  et  je  viens  lui  offrir 
ma  bourse  et  mon  crédit. 

MARTHON. 

Cela  est  bien  honnête.  Rien  n'est  plus  géné- 
reux. 

VAL  ÈRE. 

Monsieur  Géronte  est-il  chez  lui? 

M  A  R  T  H  O  K . 

Non.  Le  domestique  m'a  dit  qu'il  venoit  de  le 
voir  chez  son  notaire. 

V  ALÈR  E. 

Chez  son  notaire? 

MARTHON. 

Oui;  il  a  toujours  des  affaires.  Mais,  est-ce 
que  vous  voudriez  lui  parler? 

V  A  L  È  R  E. 

Oui;  je  veux  parler  à  tout  le  monde.  Je  vois 
avec  peine  le  dérangement  de  monsieur  Dalan- 
cour. Je  suis  seul,  j'ai  du  bien,  j'en  puis  dispo- 
ser. J'aime  Angélique;  je  viens  lui  offrir  de  l'é- 
pouser sans  dot,  et  de  partager  avec  elle  mon 
état  et  ma  fortune. 

MARTHON. 

Que  cela  est  bien  digne  de  vous!  Rien  ne 
marque  plus  l'estime,  l'amour,  la  générosité. 

VALÈRE. 

Croyez-vous  que  je  puisse  me  flatter?... 


ACTE  II,  SCENE  XV.  2i5 

M  A  R  T  H  o  N ,  avec  joie. 
Oui  ;  d'autant  plus  que  mademoiselle  est  dans 
les  bonnes  grâces  de  son  oncle,  et  qu'il  veut  la 
marier. 

VA  LE  RE. 

Il  veut  la  marier? 

MARTHON,  avec  joie. 
Oui. 

V  ALÈRE. 

Mais,  si  c'est  lui  qui  veut  la  marier,  il  voudi-a 
être  le  maitre  de  lui  proposer  le  parti. 

MARTHON,  après  lin  moment  de  silence. 
Cela  se  pourroit  bien. 

V  ALÈRE. 

Est-ce  une  consolation  pour  moi? 

MARTHON. 

Pourquoi  pas?  {en  se  tournant   vers  la  cou- 
lisse.) Venez,  venez,  mademoiselle. 

SCÈNE  XVI. 
MARTHON,  ANGÉLIQUE,  VALÈRE. 

APiGKLlQl'E. 

Je  suis  tout  effrayée. 

VALÈRE,  à  Angélique. 
Qu'avez-vous ,  uiaàemoiselle? 


ii6         LE  BOURRU  BIENFAISANT, 
ANGÉLIQUE,  à  Valère. 
Mon  pauvre  frère... 

MATiTHON,  h  Jngéliq ue. 
Toujours  de  même? 

ANGÉLIQUE,  à  Marthoti. 
II  est  un  peu  plus  tranrjuille. 

M  ART  H  ON. 

Écoutez,  écoutez,  niademoiselle  :  monsieur 
m'a  dit  des  choses  charmantes  pour  vous  et  pour 
votre  frère. 

ANGÉLIQUE. 

Pour  lui  aussi? 

M  AP.THON. 

Si  vous  saviez  le  sacrifice  qu'il  se  propose  de 
faire  ! 

VALÈRE,  bas,  à  Marthon. 

Ne  lui  dites  rien,  (se  tournant  du  côté  d'Anrjé- 
/t'^we.)  Y  a-t-il des  sacrifices  qu'elle  neme'rite  pas? 

MARTHON. 

Mais  il  faudra  en  parler  à  monsieur  Géronte. 

ANGÉLIQUE. 

Ma  bonne  amie,  si  vous  vouliez  vous  en 
charger. 

MARTHON. 

Je  le  veux  bien.  Que  lui  dirai- je?  Voyons  : 
consultons. Mais  j'entends  quelqu'un.  (£//e  court 
vers    l'appartement   de   M.  Géronte  et  revient.) 


ACTE  II,  SCÈNE  XVI.  217 

C'est  monsieur  Dorval.  (rt  Valère.^  Ne  vous  mon- 
trez pas  encore.  Allons  dans  ma  chambre,  et 
nous  parlerons  à  notre  aise. 

VAL  ÈRE,  h  Angélique. 
Si  vous  voyez  votre  frère... 

MARTHON. 

Eh!  venez  donc,  monsieur,  venez  donc. 
(  Elle  le  pousse,  le  fait  sortir,  et  elle  sort  avec  lui.) 

SCÈNE    XVII. 

DORVAL,  ANGÉLIQUE. 

ANGÉLIQUE,  a  soi-même. 
Que  ferai-je  ici  avec   monsieur  Dorval?  Je 
puis  m'en  aller. 

DORVAL,  à  Angélique,  qui  va  pour  sortir. 
Ah!  mademoiselle...  mademoiselle! 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur. 

nORV  AL. 

Avez-vous  A'u  monsieur  votre  oncle?  ne  vous 
a-t-il  rien  dit.'* 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur,  je  l'ai  vu  ce  matin. 

DOltV  \  L. 

Avant  qu'il  sortît? 


r>i8         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

ANGÉLIQUE. 

Oui,  monsieur. 

l)ORV  AL. 

Est-il  rentré? 

ANGÉLIQUE. 

Non,  monsieur. 

D  o  R  V  A  L ,  à  part. 
Ah!  bon;  elle  ne  sait  encore  rien. 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur,  je  vous  demande  pardon.  Y  a-t-il 
quelque  chose  de  nouveau  qui  me  regarde? 

DORVAL. 

Il  vous  aime  bien ,  votre  oncle. 

ANGÉLIQUE,  avcc  modest'ie. 
Il  est  bon. 

DORVAL. 

Il  pense  à  vous...  sérieusement. 

ANGÉLIQUE. 

C'est  un  bonheur  pour  moi. 

nORV  AL. 

Il  pense  à  vous  marier.  (^Angélique  ne  marque 
que  de  la  modestie.)  Hem!  Qu'en  dites -vous? 
(^Angélique  ne  marque  toujours  que  de  la  modes- 
tie.) Seriez-vous  bien  aise  de  vous  marier? 
ANGÉLIQUE,  modestemen t. 

Je  dépends  de  mon  oncle. 


ACTE  11,  SCENE  XVll.  219 

DORVAI,. 

Voulez-vous  que  je  vous  dise  quelque  chose 
de  plus  ? 

ANGÉLIQUE,  avcc  un peu  de  curiosité. 
Mais...  tout  comme  il  vous  plaira,  monsieur 

UOR  V  AL. 

C'est  que  le  choix  en  est  déjà  fait. 

ANGÉLIQUE,  rt  part. 
Ah  ciel!  que  je  crains! 

DORVàL,  à  part. 
C'est  de  la  joie,  je  crois. 

ASGÉLiQtîE,  en  tremblant. 
Monsieur,  oserois-je  vous  demander... 

DORVAL. 

Quoi,  mademoiselle? 

ANGÉLIQUE,  toujours  CH  tremblant. 
Connoissez-vous  celui  qu'on  m'a  destiné? 

LlOR^V  AL. 

Oui,  je  le  connois  ;  et  vous  le  connuissez  aussi . 

ANGÉLIQUE,  avec  UH  pcu  (le  joîe. 
Je  le  connois  aussi  ?  , 

1)  O  II  V  A  L . 

Certainement,  vous  le  connoissez. 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur,  oserois-je... 

non  VA  L. 
Parlez,  mademoiselle. 


lio         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

ANGÉLIQUE. 

Vous  demander  le  nom  du  jeune  homme? 

UORVAL. 

Le  nom  du  jeune  homme? 

ANGÉLIQUE. 

Oui;  si  vous  le  connoissèz. 

DORVAL. 

Mais...  Si  ce  n'étoit  pas  tout- à -fait  un  jeune 
homme? 

ANGÉLIQO  E,  a  part ^  avec  agitation. 
Ciel! 

DORVAL. 

Vous   êtes    sage...    Vous   dépendez    de  votre 
oncle... 

ANGÉLIQUE,  €11  tremblant. 

Croyez-vous,  monsieur,  que  mon  oncle  veuille 
me  sacrifier? 

DORVAL. 

Qu'appelez-vous  sacrifier? 

ANGÉLIQUE,  avec  passion . 
Mais...  sans  l'aveu  de  mon  cœur.  Il  est  si  bon  ! 
Qui  pourroit  lui  avoir  donné  ce  conseil?   Qui 
est-ce  qui  lui  auroit  proposé  ce  parti? 
DORVAL,  un  peu  picjué. 
Mais. ..ce  parti.. .Si c'étoit  moi,  mademoiselle?.. 

ANGÉLIQUE,  avec  de  la  joie. 
Vous,  monsieur?  Tant  mieux. 


ACTE  II,  SCENE  XVII,  an 

DORVAL,  avec  un  air  content. 
Tant  mieux? 

ANGÉLIQUE. 

Oui:  je  vous  connois,  vous  êtes  raisonnable, 
vous  êtes  sensible;  je  me  confie  à  vous.  Si  vous 
avez  donné  cet  avis  à  mon  oncle,  si  vous  avez 
proposé  ce  parti,  j'espère  que  vous  trouverez  le 
moyen  de  l'en  détourner. 

DORVAL,  rt  part. 

Ah!  ah!  cela  n'est  pas  mal.  (à  Angélique.) 
Mademoiselle! 

ANGÉLIQUE,  tristement. 

Monsieur. 

DORVAL. 

Auriez-vous  le  cœur  prévenu  ? 

ANGÉLIQUE,  avec  passion. 
Ah,  monsieur! 

DORVAL. 

Je  vous  entends. 

ANGÉLIQUE. 

Ayez  pitié  de  moi. 

DORVAL,  à  part. 

Je  l'ai  bien  dit;  je  l'avois  bien  prévu  :  heureu- 
sement je  n'en  suis  pas  amoureux,  mais  je  com- 
mençois  à  y  prendre  un  peu  de  goût. 

ANGÉLIQUE. 

Monsieur,  vous  ne  me  dites  rien. 


LE  BOURRU  P.IENFA1.SAN  r. 


DORVAL. 

Mais,  niadenioiselle... 

ANGÉLIQUE. 

Prendriez-vous  quelque  intérêt  particulier   à 
celui  qu'on  voudroit  me  donner? 
nOR  V  AL. 
Un  peu. 

AîfGÉHQUE,  avec  passion  et  fermeté. 
Je  le  haïrois,  je  vous  en  avertis. 

DORVAL,  à  part. 
La  pauvre  enfant  !  j'aime  sa  sincérité'. 

ANGÉLIQUE. 

Hélas!  soyez  compatissant,  soyez  généreux. 

DORVAL. 

Eh  bien!  mademoiselle...  je  le  serai...  je  vous 
le  promets...  Je  parlerai  à  votre  oncle  pour  vous; 
je  ferai  mon  possible  pour  que  vous  soyez  satis- 
faite. 

ANGÉLIQUE,  avec  joie. 
Ah  !  que  je  vous  aime  ! 

DORVAL,  content. 
La  pauvre  petite! 

ANGÉLIQUE,  uvec  transport. 
Vous  êtes  mon  bienfaiteur,  mon  protecteur, 
mon  père.  (  Elle  le  prend  par  la  main.) 

DOR  V  A  L. 

Ma  chère  enfant  ! 


ACTE    II,    .SCÈNE    XVlll.  22', 

SCÈNE  XVIII. 

DORVAL,  M.  GÉRONTE,  ANGÉLIQUE. 

M.  GÉRONTE,  avec  gaieté,  n  sa  manière. 
Bon,  bon,  courage!  J'en  suis  ravi,  mes  en- 
fants. {Angélique se  retire  toute  mortifiée,  et  Dor- 
val  sourit.  )  Comment  donc?  est-ce  que  ma  pré- 
sence vous  fait  peur?  Je  ne  condamne  pas  des 
empressements  légitimes.  Tu  as  bien  fait,  toi, 
Dorval,  delà  prévenir.  Allons,  mademoiselle, 
embrassez  votre  époux. 

■    ANGÉLIQUE,  coustemée. 
Qu'entends-je? 

DORVAL,  rt  part,  en  souriant. 
Me  voilà  découvert. 

M.  GÉROME,  à  Angélique ,  avec  vivacité. 
Qu'est-ce  que  cela  signifie?  Quelle  modestie 
déplacée!  Quand  je  n'y  suis  pas,  tu  t'approches; 
et  quand  j'arrive,  tu  t'éloignes.  Avance-toi.  (à 
Dorval,  en  colère.)  Allons,  vous,  approchez  donc 
aussi. 

nORV  AL,  en  riant. 
Doucement,  mon  ami  Géronte. 

M.  f;Kn()^TE. 
Oui,  vouj  rie/,  vous  sentez  votre  bonheur;  je 


224         LE  BOURRU  BIENFAISANT, 
veux  bien  que  l'on  rie  :  mais  je  ne  veux  pas  qu'on 
me  fasse  enrager;  entendez-vous,  monsieur  le 
rieur?  Venez  ici,  et  ecoutez-moi. 
nonvAL. 
Mais  écoutez  vous-même. 

M.  GÉEONTE,  à  Angélique. 
Approchez  donc. 

(  //  veut  la  prendre  pur  la  main.  ) 
ANGÉLIQUE,  en  pleurant. 
Mon  oncle... 

M.  GÉRONTE,  rt  Angélique. 
Tu  pleures,  tu  fais  l'enfant.  Tu  te  moques  de 
moi,  je  crois. (//  la  prend  par  la  main^  et  la  force 
de  s'avancer  au  milieu  du  théâtre;  ensuite  il  se 
tourne  du  côté  de  Dorval,  et  lui  dit  avec  une  espèce 
de  gaieté  :  )  Je  la  tiens. 

D  O  B  V  A  L. 

Laissez-moi  parler,  au  moins. 

M.  GÉRONTE,  vivement. 
Paix  ! 

ANGÉLIQUE. 

Mon  cher  oncle... 

M.   GÉRONTE,  Vivement. 

Paix.  (  //  change  de  ton  et  dit  tranquillement  :  ) 
J'ai  été  chez  mon  notaire;  j'ai  tout  arrangé:  il  a 
fait  la  minute  devant  moi;  il  l'apportera  tantôt, 
et  nous  signerons. 


ACTE  II,  8CÈIVE   XVIll.  225 

I)  OR  VAL. 

Mais,  si  vous  vouliez  m'e'couter... 

M.  GÉRONTE. 

Paix!  Pour  la  dot,  mon  frère  a  fait  la  sottise 
(le  la  laisser  entre  les  mains  de  son  fils  :  je  me 
doute  bien  qu'il  y  aura  quelque  malversation  de 
sa  part;  mais  cela  ne  m'embarrasse  pas.  Ceux 
qui  ont  fait  des  affaires  avec  lui  les  auront  mal 
faites;  la  dot  ne  peut  pas  périr;  et  en  tout  cas 
c'est  moi  qui  vous  en  réponds. 

ANGÉLIQUE,   h  part. 
Je  n'en  puis  plus. 

n  O  R  V  A  L ,  em  ba  rrassé. 
Tout  cela  est  très  bien;  mais... 

M.    GÉRONTE. 

Quoi? 

DO  R  V  A  L ,  recjardant  Angélique. 
Mademoiselle  auroit   quelque  chose   à   vous 
dire  là-dessus. 

ANGÉLIQUE,  vite  et  en  tremblant. 
Moi,  monsieur?... 

M.  GÉRONTE. 

Je  voudrois  bien  voir  r|u'elle  trouvât  quelque 
chose  à  redire  sur  ce  que  je  fais,  sur  ce  que  j'or- 
donne et  sur  ce  que  je  veux.  Ce  que  je  veux,  ce 
que  j'ordonne  et  ce  que  je  fais,  je  le  fais,  je  le 
veux  et  je  l'ordonne  pour  ton  bien;  eutcuds-tu? 


326         LE   BOURRU  BIENFAISANT. 

DORVAL. 

Je  parlerai  donc  moi-même. 

M.    GÉnONTE. 

Et  qu'avez-vous  à  me  dire? 

DORVAL. 

Que  j'en  suis  fâché,  mais  que  ce  mariage  ue 
peut  pas  se  faire. 

M.    GÉRONTE. 

Ventrebleu  !  (  Angélicjue  s'éloigne  tout  ef- 
frayée,  Dorval  recule  aussi.)  Vous  m'avez  donné 
votre  parole  d'honneur. 

DORVAL. 

Oui,  mais  à  condition... 
M.  GÉRONTE,  se  retournant  vers  Angélique. 
Seroit-ce   cette    impertinente?  Si  je   pouvois 
le  croire...  Si  je  pouvois  m'en  douter...  (//  la  me- 
nace. ) 

DORVAL,  sérieusement. 
Non,  monsieur;  vous  avez  tort. 

M.  GÉRONTE,  se  tournant  vcrs  Dorval. 
C'est  donc  vous  qui  me  manquez? 

{^Angélique  saisit  le  moment  et  se  sauve.) 


ACTE  II,    SCÈNK    XIX.  227 

SCÈNE  XIX. 

M.  GÉRONTE,  DORVAL. 

M.  GÉRONTE  Continue. 
Qui  abusez  de  mon  amitié  et  de  mon  attache- 
ment pour  vous  ? 

DORVAL,  haussant  la  voix. 
Mais  écoutez  les  raisons... 

M.   GÉRONTE. 

Point  de  raisons;  je  suis  un  homme  d'honneur, 
et  si  vous  l'êtes  aussi,  allons  tout  à  l'heure...  (en 
se  retournant ,  il  appelle.  )  Anf[élic[ue! 
DORVAL,  en  se  sauvant. 

Peste  soit  de  l'homme  !  il  me  pousseroit  à  bout. 

M.    GÉRONTE. 

Où  est-elle?  Angélique!  Holà!  quelqu'un! 

SCÈNE  XX. 

M.  GÉRONTE,  «7  appelle  toujours. 

Picard!  Marthon!  la  Pierre!  Courtois!...  Mais 
je  la  trouverai.  C'est  vous  à  qui  j'en  veux.  (//  se 
tourne  et  ne  voit  plus  Dorval  :  il  reste  intei-Jit.) 
Comment  donc!  il  me  plante  là?  [Il  appelle.) 
Dorval!  mon  ami  Dorval!  .\h  l'indigne!  ah  l'in- 
grat !  Holà!  quelqu'un!  Picard! 


028         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

SCÈNE   XXI. 

PICARD,  M.  GÉRONTE. 

PICARD. 

Monsieur. 

M.    GÉRONTE. 

Coquin  !  tu  ne  reponds  pas? 

PICARD. 

Pardonnez-moi,  monsieur,  me  voilà. 

M.     GÉRONTE. 

Malheureux!  je  t'ai  appelé  dix  fois. 

PICARD. 

J'en  suis  fâché... 

M.  GÉRONTE. 

Dix  fois ,  malheureux  ! 

PICARD,  à  part,  d'un  air  fâché. 
Il  est  bien  dur  quelquefois. 

M.    GÉRONTE. 

As-tu  vu  Dorval? 

PICARD,  brusijuement. 
Oui,  monsieur. 

M.    GÉRONTE. 

Où  est-il? 

PICARD. 

11  est  parti. 


ACTE  II,  SCÈNE  XXI  -iig 

M.  GÉRONTE,  vivemcnt 
Comment  est-il  parti? 

PICARD,  brusquement- 
Il  est  parti  comme  l'on  part. 

M.   GÉRONTE,  très  fâché. 
Ah!  pendard!  est-ce  ainsi  que  l'on  répond  à 
son  maître?    (7/  le  menace  et  le  fait  reculer.  ) 
piCAR|r),  en  reculant,  d'un  air  très  fâché. 
Monsieur,  renvoyez-moi... 

M.    GÉRONTE. 

Te  renvoyer,  malheureux!  (//  le  menace,  le 
fait  reculer;  Picard ,  en  reculant.,  tombe  entre  la 
chaise  et  la  table;  M.  Gérante  couH  a  son  secours 
et  le  fait  lever.  ) 

PICARD. 

Ah  !  (//  s'appuie  au  dos  de  la  chaise,  et  il  mar- 
que beaucoup  de  douleur.  ) 

M.  GÉRONTE,  embarrassé. 
Qu'est-ce  que  c'est  donc? 

PICARD. 

Je  suis  blessé,  monsieur;  vous  m'avez  estropié. 

M.  GÉRONTE,  d'un  air  pénétré  et  à  part. 
J'en  sviis  fâché,  (n  Picard.)  Peux-tu  marcher? 
PIC  A  R  D,  toujours  fâché  ;  il  essaie  et  marche  mal. 
Je  crois  que  oui ,  monsieur. 

M.  GÉRONTE,  brusquement. 
Va-l'en. 


a3o         I,E  BOURRU  BIENFAISANT. 

PICARD,  tristement. 
Vous  rae  renvoyez,  monsieur? 

M.  GÉRONTE,  vivemeiit. 
Point  du  tout.  Va-t'en  (.hez  ta  femme,  qu'on 
te  soigne.  (//  tire  sa  bourse ,  et    veut  lui  donner 
de V argent.)  Tiens,  pour  te  faire  panser. 
PICARD,  h  part,  et  attendri. 
Quel  maître! 

M.   GÉRONTE,   eu  lui  offrant  de  l'argent. 
Tiens  Jonc. 

PICARD,  m  odestem  eut. 
Eh!  non,  monsieur:  j'espère  que  cela  ne  sera 
rien. 

M.    GÉRONTE. 

Tiens  toujours. 

PICABD,  en  refusant  par  honnêteté. 
Monsieur,.. 

M.  GÉRONTE,   vivement. 
Comment!  tu  refuses  de  l'argent?  Est-ce  par 
orgueil?  est-ce  par  dépit?  est-ce  par  haine?  Crois- 
tu  que  je  l'aie  fait  exprès?  Prends  cet  argent, 
prends-le,  mon  ami;  ne  rae  fais  pas  enrager. 
PICARD,  prenant  V argent. 
Ne  vous  fâchez  pas,  monsieur;  je  vous  remer- 
cie de  vos  bontés. 

M.    GÉRONTE. 

Va-t'en  tout  à  l'heure. 


ACTE  II,  SCENE  XXI.  a3i 

PICARD. 

Oui,  monsieur.  (//  marche  mal.) 

M.  GÉBOKTE. 

Va  doucement. 

PICARD. 

Oui,  monsieur. 

M.    GÉRONTE. 

Attends,  attends  ;  tiens  ma  canne. 

PICARD. 

Monsieur... 

M.   GÉRONTE. 

Prends-la,  te  dis-je;  je  le  veux. 

picxnn  prend  la  canne  et  dit  en  s'en  allant: 

Quelle  bonté!  (//  sort.) 

SCÈNE  XXII. 

M.  GÉRONTE,  MARTHON. 

M.   GÉRONTE. 

C'est  la  première  fois  de  ma  vie...  Peste  soit 
de  ma  vivacité!  (se  promenant  n  grands  pas.) 
C'est  Dorval  qui  m'a  impatienté. 

MARTHON. 

Monsieur,  voulez-vous  dîner? 

M.  GÉRONTE,  très  vivement. 
Va-t'en  à  tous  les  diables.  (Il  court  et  s'enferma 
dans  son  appartement.) 


23:?         LE   BOURRU  BIENFAISANT 

SCÈNE  XXIII. 
MARTHON. 

Bon  !  fort  bien.  Je  ne  pourrai  rien  faire  aujour- 
d'hui pour  Angélique;  autant  vaut  que  Valère 
s'en  aille. 


FIN    nv    SECOND    ACTE. 


ACTE   TimiSIÈME. 


SCÈNE  I. 

PICARD,  MARTHON. 

(Picard  entre  par  la  porte  du  milieu,  Marllioii 
par  celle  de  M.  Dalancour.) 

MARTHON. 

Vous  voilà  donc  de  retour? 

PICARD,  ayant  la  canne  de  son  maure. 

Oui.  Je  boite  un  peu;  mais  cela  n'est  rien  ,  j'ai 
eu  plus  de  peur  que  de  mal  :  cela  ne  méritoit  pas 
l'argent  qu'il  m'a  donné  pour  me  faire  panser. 

MARTHON. 

Allons,  allons,  à  quelque  chose  malheur  est 
bon. 

PICARD,  d'un  air  content. 

Mon  pauvre  maître!  Ma  foi,  ce  trait-là  m'a 
touché  jusqu'aux  larmes;  il  m'auroit  cassé  la 
jambe,  que  je  lui  aurois  pardonné. 

MARTHON. 

Il  a  un  criur!...  C'est  dommage  qu'il  ait  ce 
vilain  défaut. 


234         T.E  BOURRU  BIENFAISANT. 

PICAKD. 

Qui  e-;t-ce  qui  n'en  a  pas? 

M  ARTHON. 

Allez,  allez  le  voir.  Savez-vous  bien  qu'il  n'a 
pas  encore  dîné? 

PICARD. 

Pourquoi  donc? 

M  ARTHON. 

Eh!  il  y  a  des  choses,  mon  enfant,  des  choses 
terribles  dans  cette  maison. 

PICARD. 

Je  le  sais  :  j'ai  rencontré  votre  neveu ,  et  il  m'a 
tout  conté.  C'est  pour  cela  que  je  suis  revenu  tout 
de  suite.  Le  sait-il,  mon  maître? 

MARTHO». 

Je  ne  le  crois  pas. 

PICARD, 

Ah  !  qu'il  en  sera  fâché  ! 

MARTHON. 

Oui;  et  la  pauvre  Angélique? 

PICA  RD. 

Mais  Valère... 

MARTHON. 

Valère '.Valère  est  toujours  ici;  il  n'a  pas  voulu 
s'en  aller  :  il  est  là  ;  il  encourage  le  frère  ;  il  re- 
garde la  sœur;  il  console  madame.  L'un  pleure , 


ACTE  m,   SCÈNF,  I.  2'Mi 

l'autre  soupire,  l'autre  se  desespère.   C'est  un 
chaos,  un  véritable  chaos. 

PICARD. 

Ne  vous  étiez-vous  pas  chargée  de  parler  à 
monsieur?... 

M  ARTHON. 

Oui ,  je  lui  parlerai  ;  mais  à  présent  il  est  trop 
en  colère. 

PICARD. 

Je  vais  voir,  je  vais  lui  reporter  sa  canne. 

M  AnTHOK. 

Allez;  et,  si  vous  voyez  que  l'orage  soit  un  peu 
calmé,  dites-lui  quelque  chose  de  l'état  malheu- 
reux de  son  neveu. 

PICARD. 

Oui ,  je  lui  en  parlerai,  et  je  vous  en  donnerai 

des  nouvelles 

(//  ouvre  tout  doucement,  il  entre  dans  l'apparte- 
ment de  M.  Gérante  et  il  ferme  la  porte.  ^ 

JI  A  n  T  H  o  N  . 
Oui,  mon  cher  ami.  Allez  doucement. 


23fi         LE  COIHUIU   BIENFAISANT. 

SCÈNE  II. 

MARTHON. 

C'est  un  bon  garçon  que  ce  Picard;  doux, 
honnête,  serviable:  c'est  le  seul  qui  me  plaise 
dans  cette  maison.  Je  ne  me  lie  pas  avec  tout  le 
inonde,  moi. 

SCÈNE  IM. 

MARTHON,  DORVAL. 

D  O  H  V  A  L ,  parlant  bas  et  souriant. 
Eh  bien,  Marthon? 

MARTHOS. 

Monsieur,  votre  très  humble  servante. 

DORVAL,  en  souriant. 
Monsieur  Géronte  est-il  toujours  en  colère? 

MARTHON. 

Il  n'y  auroit  rien  d'extraordinaire  en  cela  ;  vous 
le  connoissez  mieux  que  personne. 

DORVAL. 

Est-il  toujours  bien  indigné  contre  moi? 

MARTHON. 

('outre  vous,  monsieur?  il  s'est  fà(^hé  contre 


ACTE  III,  SCENE  III.  2.^7 

DO R VAL,  en  riant  et  parlant  toujours. 
Sans  doute;  mais  cela  n'est  rien  :  je  le  con- 
nois;  je  parie  que,  si  je  vais  le  voir,  il  sera  le 
premier  à  se  jeter  à  mon  cou. 

MARTDON. 

Cela  se  pourroit  bien;  il  vous  aime,  il  vous 
estime;  vous  êtes  son  ami  unique...  C'est  singu- 
lier cependant  :  un  homme  vif  comme  lui!  et 
vous,  sauf  votre  respect,  vous  êtes  le  mortel  le 
plus  flegniatique... 

DO  R  VAL. 

C'est  cela  précisément  qui  a  con.servé  si  long- 
temps notre  liaison. 

M  ARTHON. 

Allez,  allez  le  voir. 

n  OR  VAL. 

Pas  encore  :  je  voudrois  auparavant  voir  ma- 
demoiselle Angélique.  Où  est-elle? 

MARTiiON,  avec  passion. 
Elle  est  avec  son  frère.  Savez-^  ous  tous  les 
malheurs  de  son  frère? 

D  OR  V  A..,,  d'un  air  pénétré. 
Hélas,  oui;  tout  le  monde  en  parle. 

M  ARTHON. 

Et  qu'est-ce  qu'on  en  dit? 
non  V  A  L. 
Peux-tu  le  demander?  Les  bons  le  plaignent , 


238         LE  BOURRU  BIENFAISANT, 
les  méchants  s'en  moquent,  et  les  ingrats  l'aban- 
donnent. 

M  ARTHON. 

Ah  ciel!  Et  cette  pauvre  demoiselle?' 

DORVAL. 

Il  faut  que  je  lui  parie. 

MARTHON. 

Pourrois-je  vous  demander  de  quoi  il  s'agit? 
Je  m  intéresse  trop  à  elle  pour  ne  pas  mériter 
cette  complaisance. 

DORV  AL. 

Je  viens  d'apprendre  qu'un  certain  Valère... 

M  A  R  T  H  o  K  ,  en  riant. 
Ah!  ah!  Valère? 

DORVAL. 

Le  connoissez-vous? 

MARTHON. 

Beaucoup,  monsieur;  c'est  mon  ouvrage  que 
tout  cela. 

DORVAL. 

Tant  mieux;  vous  me  seconderez. 

MARTHON. 

De  tout  mon  cœur. 

DORVAL. 

Il  faut  que  j'aille  ni'assurer  si  Angélique... 

MARTHON. 

Et  ensuite  si  Valère... 


ACTE  III,  SCÈNE  III.  a.lg 

rjORV  AL. 

Oui,  j'irai  le  chercher  aussi. 

MARTHON,  en  souriant. 
Allez,  allez  chez  monsieur  Dalancour.  Vous 
ferez  d'une  pierre  deux  coups. 

DOnVAL. 

Comment  donc  ? 

M  ART  HO  s. 

Il  est  là. 

D  O  R  V  A  L. 

Valère  ? 

MARTHON. 

Oui. 

DORVAL. 

J'en  suis  bien  aise  ;  j'y  vais  de  ce  pas. 

MARTHON. 

Attendez,  attendez;  voulez-vous  que  je  vous 
fasse  annoncer? 

DORVAL,  en  riant. 

Bon  !  irai-je  me  faire  annoncer  chez  mon  beau- 
frère  ? 

MARTHON. 

Votre  beau-frère  ? 

DORVAL. 

Oui. 

MARTHON. 

Qui  donc? 


24o         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

DORVAL. 

Tu  ne  sais  donc  rien? 

MARTHON. 

Non. 

DORVAL. 

Eh  bien!  tu  le  sauras  une  autre  fois. 

(//  entre  chez  M.  Dalancour.  ) 

SCÈNE   IV. 

MARTHON. 
Il  est  fou... 

SCÈNE  V. 

M.  GÉRONTE,  MARTHON. 

M.   GÉRONTE  j/jar/a/it  toujours  vers  la  porte  de 
son  appartement. 
Reste  là;  je  ferai  porter  la  lettre  par  un  autre: 
reste  là...  je  le  \ea->i...(^Il  se  ?'efoMn(e.)  Marthon  ! 

M  ARTHOS. 

Monsieur? 

M.    GÉR05  TE. 

Va  chercher  un  domestique,  et  qu'il  aille  fout 
à  l'heure  porter  cette  lettre  à  DoiAal.  (  se  tour- 


ACTE  III,    SCENE  V.  24i 

nant  vers  la  porte  de  son  appartement.)  L'imbë- 
cile  !  il  boite  encore ,  et  il  voudroit  sortir  !  (  à 
Marthon.)  Va  donc. 

M  A  R  T  H  o  s . 
Mais,  monsieur  .. 

M.    GÉRONTE. 

Dépêche-toi... 

M  .\  R  T  H  O  >• . 

Mais  Dorval... 

M.  GÉROSTE,  vivement. 
Oui,  chez  Doi-val. 

MARTHON. 


Il  est  ici. 

M.    GÉRONTE. 

Qui? 

MARTHON. 

Dorval. 

M.    GÉRONTE. 

Où? 

AI  A  R  T  H  O  >  . 

Ici. 

M.    GÉRONTE. 

Dorval  est 

ici 

? 

M  A  R  T II  O  >  . 

Oui,  monsieur. 

M.    GÉRONTE. 

Ou  est-il? 

242         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

MARTHOS. 

Chez  monsieur  Dalancour. 

M.   GKRONTE,  d'uii  air  fàché. 

Cliez  Dalancour!  Dorval  chez  Dalancour!  Je 
vois  à  présent  ce  que  c'est;  je  comprends  tout, 
(rt  Marlhon.)  Va  chercher  Dorval  ;  dis-lui  de  ma 
part...  Non,  je  ne  veux  pas  qu'on  aille  dans  ce 
maudit  appartement.  Si  tu  y  mets  les  pieds,  je 
te  renvoie  sur-le-champ.  Appelle  les  gens  de  ce 
misérable...  Point  du  tout,  qu'ils  ne  viennent 
pas...  Vas-y  toi;  oui ,  oui;  qu'il  vienne  tout  de 
suite.  Eh  bien  ? 

M  A  R  T  H  O  ^• . 

Irai-je?  ou  n'irai-je  pas? 

M.    GÉRONTE. 

Vas-y;  ne  m  impatiente  pas  davantage. 

(Marthon  entre  chez  M.  Dalancour.^ 

SCÈNE  VI. 

M.  GÉRONTE. 

Oui,    c'est  cela.  Dorval  a  pe'nétré  dans   quel     j^ 
abynie  affreux  ce  malheureux  est  tombé;  oui,  il       '\ 
l'a  su  avant  moi;  et  je  n'en  aurois  rien  su  encore, 
si  Picard  ne  me  l'eut  pas  dit.  C'est  cela  même; 
Dorval  craint  l'alliance  d'un  homme  perdu  :  il 
est  là,  il  l'examine  peut-être  pour  s'en  assurer 


ACTE    111,  SCÈNE   VI.  243 

davantage.  Mais  pourquoi  ne  me  l'a-t-il  pas  dit? 
Je  l'aurois  persuadé,  je  l'aurois  convaincu.  .. 
Pourquoi  n'a-t-il  pas  parlé?  Dira-t-il  que  ma 
vivacité  ne  lui  a  pas  donné  le  temps  ?  Point  du 
tout;  il  n'avoit  qu'à  attendre,  il  n'avoit  qu'à  res- 
ter; ma  fougue  se  seroit  calmée  et  il  auroit  par- 
lé. Neveu  indigne!  tiaître!  perfide!  tu  as  sacrifié 
ton  bien,  ton  honneur.  Je  t'ai  aimé,  scélérat!  je 
ne  t'ai  aimé  que  trop;  je  t'effacerai  tout-à-fait 
de  mon  cœur  et  de  ma  mémoire...  Sors  d'ici;  va 
périr  ailleurs...  Mais  oii  iroit-il?  N'importe,  je 
n'y  pense  plus  ;  c'est  sa  sœur  qui  m'intéresse , 
c'est  elle  seule  qui  mérite  ma  tendresse ,  mes 
soins...  Dorval  est  mon  ami,  Dorval  l'épousera; 
je  lui  donnerai  tout  mon  bien,  tout.  Je  laisserai 
souffrir  le  coupable;  mais  je  n'abandonnerai 
jamais  l'innocente. 

SCÈNE  Vil. 

M.  DALANCOUR,  M.  GÉRONTE. 

M.    ij  AL  A>' cotJR  ,  avec  un   air  effrayé ,  se  jette 

aux  pieds  de  M.  Gérante. 

Ah!  mon  oncle,  écoutez-moi,  de  grâce! 

M.   «JEUONTE,    s't'   retourne,   voit  IJalancour  et 

recule  un  peu. 

Qu'est-ce  «jue  tu  veux?  lève-toi. 


a44         LE  BOURRU  BIENFAISANT. 
M.   DALAKCOCR,  da7is  la  même  posture. 
Mon   cher   oncle!  voyez  le  plus  malheureux 
des  hommes;  de  grâce,  écoutez-moi. 
M,  ge:ronte,u/i  peu  touché,  mais  toujours  avec 
colère. 
Lève-toi,  te  dis-je. 

M.    D  ALASCOtl  R  ,  «  jreJiOUJC. 

Vous  dont  le  ca;ur  est  si  généreux ,  si  sensible , 
m'abandonnerez-vous  pour  une  faute  qui  n'est 
que  celle  de  l'amour,  et  d'un  amour  honnête  et 
vertueux?  J'ai  eu  tort,  sans  doute,  de  m'écarter 
de  vos  conseils,  de  négliger  votre  tendresse  pa- 
ternelle; mais,  mon  cher  oncle, au  nom  du  sang 
qui  m'a  donné  la  vie,  de  ce  sang  qui  vous  est 
commun  avec  moi ,  laissez-vous  toucher,  laissez- 
vous  fléchir. 

M.   G  K R  o N T  E ,  pcu  à  peu  s'attendrit  et  s'essuie  les 
yeux  en  secachant  de  Dalancour,  et  dit  ii  part: 

Quoi!  tu  oses  encore!... 

M.    DALANCOt'R. 

Ce  n'est  pas  la  perte  de  mon  état  qui  me  dé- 
sole :  un  sentiment  plus  digne  de  vous  m'anime, 
c'est  l'honneur.  Souffrirez- vous  <jue  votre  neveu 
ait  à  rougir?  Je  ne  vous  demande  rien  pour  nous. 
Que  je  m'ac(|uitte  noblement;  et  je  lépoiids,  pour 
ma  femme  et  pour  moi,  que  l'indigence  n'effraiera 


ACTE  m,   .SCKNE  VîL  24.1 

pas  nos  cœurs,  quand,  au  sein  de  l'infortune, 
nous  aurons  pour  consolation  une  probité  sans 
tache,  notre  amour,  votre  tendresse,  et  votre 
estime. 

M.    GÉBOSTE. 

Malheureux!...  tu  meriterois...  Mais  je  suis  un 
imbécile  ;  cette  espèce  de  fanatisme  du  sang  me 
parle  en  faveur  d'un  ingrat!  Lève -toi,  traître! 
je  paierai  tes  dettes,  et  par  là  je  te  mettrai  peut- 
être  en  état  d'en  faire  d'autres. 

M.  DALAîiCODR,  (Tun  air  pénétré. 

Eh!  non,  mon  oncle,  je  vous  réponds. ..Vous 
verrez  par  ma  conduite... 

M.    GÉROXTE. 

Quelle  conduite ,  misérable  écervelé  !  celle 
d'un  mari  infatué,  cpii  se  laisse  mener  par  sa 
femme,  par  une  femme  vaine,  présomptueuse, 
coquette... 

M.   n M. .\J\CovR,  vivement. 

Non,  je  vous  jure;  ce  n'est  point  la  faute  de 
ma  femme:  vous  ne  la  connoissez  pas... 

M.   GÉBONTE,  cncore  plus  vivement. 

Tu  la  défends  !  tu  mens  devant  moi  !  Prends 
-fjarde  :  il  s'en  faut  peu  qu'à  cause  de  ta  femme, 
je  ne  révoque  la  promesse  que  tu  m'as  arra- 
chée... Oui,  oui,  je  la  révoqiu;rai  ;  tu  n'auras  rien 


24(î         LE  BOURRU  RliîNFAltiANT. 
de  moi.  Ta  femme,  ta  femme  !  je  ne  peux  la  souf- 
frir, je  ne  veux  pas  la  voir. 

M.    DALANCOCR. 

Ah!  mon  oncle,  vous  me  déchirez  le  cœur! 

SCÈNE  VIII. 

M.  DALANCOUR,  M.  GÉRONTE,  madame 
DALANCOUR. 

Mine    DALANCOUR. 

Hélas!  monsieur,  si  vous  me  croyez  la  cause 
des  dérangements  de  votre  neveu ,  il  est  juste  que 
j'en  porte  seule  la  peine.  L'ignorance  dans  la- 
quelle j'ai  vécu  jusqu'à  présent  n'est  pas  une 
excuse  suffisante  à  vos  yeux.  Jeune,  sans  expé- 
rience, je  me  suis  laissé  conduire  par  un  mari 
que  j'aimois;  le  monde  m'a  entraînée,  l'exemple 
m'a  séduite;  j'étois  contente,  et  je  me  croyois 
heureuse  :  mais  je  parois  coupable,  cela  suffit  ; 
et  pourvu  que  mon  mari  soit  digne  de  vos  bien- 
faits, je  souscris  à  votre  fatal  arrêt;  je  m'arra- 
cherai de  ses  bras.  Je  ne  vous  demande  qu'une 
grâce  :  modérez  votre  haine  pour  moi  ;  excusez 
mon  sexe,  mon  âge;  excusez  la  foiblesse  d'uii 
mari  qui,  par  trop  d'amour... 

M.     GÉRONTE. 

Eh!  inadarne,  croyez-vous  ni'abiiscr? 


ACTE  111,  SCÈNE  VIM.  7.47 

«"•e    DAL4NCOC  H. 

()  ciel  !  ^l  n'est  donc  [)lus  de  ressource  !  Ah  ! 
mon  cher  Dalancour,  jet'ai  donc  perdu...  Je  mt; 
meurs. 
{Elle  tombe  sur  un  fauteuil  ;  M.  Dalancour 
court  a  son  secours.) 
M.   GÉRONTE,  infjuiet,  ému,   touché. 
Holà!  quelqu'un!  Marthon! 

SCÈINE   IX. 

M  GÉRONTE,  MARTHON,  M.  DALANCOUR, 
MADAME  DALANCOUR. 

MARTHON. 

Monsieur,  monsieur,  me  voilà. 

M.   GÉRONTE,  vivcment. 
Voyez...  là...  allons;  allez,  voyez,  portez-lui 
du  secours. 

m'arthon. 
Madame,  madame,  qu'est-ce  que  c'est  donc? 
M.  GÉRONTE,  donnant  un  flacon  h  Marthon. 
Tenez,  tenez,  voici  de  l'eau  de  Colo^jne.  (« 
M.  Dalancour.)  Eh  bien! 

M.    DALANCOUR. 

Ah!  mon  oncle  !.. 
M.  GÉRONTE  s'approche  de  madame  Dalancour, 
et  lui  dit  brus<iuemenl  : 
Comment  vous  trouvez-vous? 


248  LE  BOURRU  RIKNF AISANT. 
M""e  DALANCOUR,  se  levant  tout  doucement  et 
avec  une  voix  languissante. 
Monsieur,  vous  êtes  trop  bon  de  vous  inté- 
resser pour  moi.  Ne  prenez  pas  garde  à  ma  foi- 
blesse,  c'est  le  cœur  qui  parle;  je  recouvrerai 
mes  forces,  je  partirai,  je  soutiendrai  mon  mal- 
heur. 

(  M.  Gérante  s'attendrit,  mais  il  ne  dit  mot.) 

M.  n  XL  AN  GOVR^  tristement. 
Ah!  mon  oncle,  souffrirez-vous... 
M.   GÉRONTE,rt  M.  Dalancouv,  vivement. 
Tais-toi.  (à  madame  Dalancour  brusquement.) 
Restez  à  la  maison  avec  votre  mari. 

Mine    DALANCOUR. 

Ah,  monsieur! 

M.  DALANCOUR,  avec  transport. 

Ah!  mon  cher  oncle! 
M.   GÉRONTE,  sérieux ,  mais  sans  emportemetit , 
et  les  prenant  l'un  et  l'autre  par  la  main. 

Écoutez  :  mes  épargnes  n'étoient  pas  pour  moi  ; 
vous  les  auriez  trouvées  un  jour:  vous  les  man- 
gez aujourd'hui,  la  source  en  est  tarie  ;  prenez-y 
garde  :  si  la  reconnoissance  ne  vous  touche  pas, 
que  l'honneur  vous  y  engage. 

M"»e    DALANCOUR. 

Votre  bonté... 


ACTE    m,    SCENE  IX.  i^g 

M.    DALANCOCR 

Votre  générosité... 

M.    OKROME. 

Cela  suffit. 

M  ARTHON. 

Monsieur... 

M.   GÉROSTE,  a  Marthon. 
Tais-toi ,  bavarde. 

MARTHON. 

Monsieur,  vous  êtes  en  train  de  faire  du  bien  : 
ne  ferez-vous  pas  aussi  quelque  chose  pour  ma- 
demoiselle Angélique? 

M.    GÉRON  TE,  wji'eme/if. 

A  propos,  on  est-elle? 

MARTHON. 

Elle  n'est  pas  loin. 

M.    GÉRONTE. 

Son  prétendu  y  est-il? 

MARTHON. 

Son  pnîtendu? 

M.    <;ÉRONTE. 

Oui:  est-ce  qu'il  est  courrouce';?  est-ce  qu'il 
ne  veut  plus  me  voir?  seroit-il  parti? 

MARTHON. 

Monsieur...  son  prétendu...  y  est. 

M .     GÉRONTE. 

Qu'ils  viennent  ici. 


25)0  I,E  BOUKKU  BIK  N  F  Al  S  A  NT. 

M  ARTHOS. 

Angélique  et  son  prétendu? 

M.   GÉRONTE,  vivement. 
Oui,  Angélique  et  son  prétendu. 

MARTHON. 

Tant  mieux.  Tout  à  l'heure,  monsieur,  (en 
s  approchant  de  la  coulisse.)  Venez,  venez,  mes 
enfants;  n'ayez  pas  peur. 

SCÈNE  X. 

M.  DALANCOUR,  VALÈRE,  DORVAL, 
M.  GÉRONTE,  ANGÉLIQUE,  madame 
DALANCOUR,  MARTHON. 

M.   GÉRONTE,  voyaiit  Valère  et  Dorval. 
Qu'est-ce  que  cela?  Que  veut-il,  cet  autre? 

MARTHON. 

Monsieur,  c'est  qu'il  y  a  le  prétendu  et  le  té- 
moin. 

M.  G  É R o N  T E ,  n  Angélique. 
Approchez. 
hJUGi.hicive.  s  approche  en  tremblant,  et  adresse 
la  parole  à  madame  Dalancour. 
Ah!  ma  sœur,  que  j'ai  de  pardons  à  vous  de- 
mander! 

MARTHON,  à  madame  Dalancour. 
E(  moi  aussi,  madame... 


ACTE  III,   SCÈNE  X.  aSi 

M.    GÉROHTE,   h  DoTVal. 

Venez  ici,  monsieur  le  prétendu.  Eh  bien! 
êtes-vous  encore  fâché?  Ne  viendrez-vous  pas? 

DOBVAL. 

Est-ce  moi  ? 

M.    OÉROXTE. 

V^ous-méme. 

nORVAL. 

Pardonnez-moi;  je  ne  suis  que  le  témoin. 

M.    GÉRONTE. 

Le  témoin? 

D  O  R  V  A  L. 

Oui,  voilà  le  mystère.  Si  vous  m'aviez  laissé 
parler... 

M.    GÉRO.NTE. 

Du  mystère  !  (  h  Angélique.)  Il  y  a  du  mystère? 
DORVAL,d'u«  ton  séiieux  et  ferme. 

Ecoutez-moi,  mon  ami.  Vous  connoissez  Va- 
lère:  il  a  su  les  désastres  de  cette  maison;  il  est 
venu  offrir  son  bien  à  monsieur  Dalancour,  et 
sa  main  à  Anffélique.  Il  l'aime,  il  est  prêt  à  l'é- 
pouser sans  dot,  et  à  lui  assurer  un  douaire  de 
douze  mille  livres  de  rente.  Je  vous  connois  ,  je 
sais  que  vous  aimez  les  belles  actions; je  1  ai  re- 
tenu, et  je  me  suis  chargé  de  vous  le  présenter. 

M.  CÉKOniE,  fort  en  colère  et  h  Angélique. 

Tu  n'avois  pas  d'inclination? Tu  m  as  trompé. 


252  LE  BOURRU  BIENFAISANT. 

Non ,  je  ne  le  veux  pas  :  c'est  une  supercherie  Je 
part  et  d'autre;  je  ne  le  soufFrirai  pas. 
A  N  o  É  L I Q  u  E ,  en  pleurant. 
Mon  cher  oncle... 

VAL  ÈRE,  dun  air  passionné  et  suppliant. 
Monsieur... 

M.    DALANCOIJR. 

Vous  êtes  si  bon!... 

M'iie    DALANCOUB. 

Vous  êtes  si  géne'reux  !... 

M  A  R  T  H  O  N . 

Mon  cher  maître!... 

M.  GÉRONTE,«  part.,  et  touché. 

Maudit  soit  mon  chien  de  caractère  !  Je  ne  puis 
pas  garder  ma  colère  comme  je  le  voudrois.  Je 
me  souffleterois  volontiers. (Tous  à-/a-yois  répètent 
leurs  prières  et  l'entourent.)  Taisez-vous,  laissez- 
moi;  rue  le  diable  vous  emporte,  et  qu'il  i'é- 
pouse. 

MARTHON,  fort. 

Qu'il  l'épouse  sans  dot  ? 

M.   GÉRONTE,  h  Marthon  vivement. 

Gomment  sans  dot!  Est-ce  que  je  marierai  ma 
nièce  sans  dot?  Est-ce  que  je  n'aurois  pas  le 
moyen  de  lui  donner  une  dot?  Je  connois  Va- 
lère  ;  l'action  généreuse  fju'il  vient  de  se  propo- 


ACTE  III,    SCENE  X.  sSS 

ser  mérite  même  une  récompense.  Oui,  il  aura 
la  dot,  et  les  cent  mille  livres  que  je  lui  ai  pro- 
mises. 

VALÈRE. 

Que  de  grâces! 

ANGÉLIQUE. 

Que  de  bontés  ! 

M™e  DALANCODR. 

Quel  cœur! 

M.  DALANCOUR. 

Quel  exemple! 

M  ARTHON. 

Vive  mon  maître  ! 

DOR  V  AL. 

Vive  mon  bon  ami! 
(^Tous  n-la-fois  l'entourent,   Faccahlent  de   ca- 
resses^ et  répètent  ses  éloges. 
M.   GÉRONTE  tnche  de  se  débarrasser  et  crie  fort. 

Paix,  paix,  paix!  (  Il  appelle.)  Picard! 


254         I^E  BOURRU  BIENlFAlSANT. 

SCÈNE  XI. 

M.  DALANCOUR,  VALÈRE,  DORVAL, 
M.  GÉRONTE,  ANGÉLIQUE,  madame 
DALANCOUR,  MARTHON,  PICARD. 

PICARD. 

Monsieur? 

M.    OÉnONTE. 

L'on  soupera  chez  moi;  tout  le  monde  est  prié. 
Dorval,  en  attendant,  nous  jouerons  aux  échecs. 


FIN    DU    BOURRU    BIENFAISANT. 


LA 

FEINTE  PAR  AMOUR, 

COMÉDIE  EN  TROIS  ACTES, 

PAR  DORAT. 

Représentée,  pour  la  première  fois,  le  3i  juillet 
1773. 


NOTICE 


SUR 


DORAT. 


Claude-Joseph  Don  AT,  né  à  Paris  en  1734, 
étoitfils  d'un  auditeur  des  comptes.  Ses  parents 
le  destinoient  à  la  robe  ;  il  parut  préférer  l'épée, 
et  à  l'âge  de  vingt-trois  ans  il  entra  dans  les 
mousquetaires.  Toutle  monde  connoitlepoëme 
de  la  Déclamation,  que  l'on  regarde  avec  raison 
comme  son  meilleur  ouvrage.  Nous  ne  parle- 
rons point  de  ses  autres  productions.  Nous 
citerons  seulement  ses  pièces  de  théâtre.  La 
première  qu'il  fit  représenter  fut  Zulica ,  tragé- 
die, jouée  le  7  janvier  i  760,  et  retirée  le  len- 
demain. Elle  reparut  le  1  2  avril  avec  des  cor- 
rections, et  ne  fut  donnée  que  sept  fois. 


a58  NOTICE  SUR  DOPAT. 

Son  second  essai  fut  encore  moins  heureux  : 
Théagène ,  tragédie,  donnée  le  28  février  1 763, 
n'eut  qu'une  représentation. 

Ces  deux  chu  tes  éloignèrent  Dorât  du  théâtre 
pendant  dix  ans;  mais,  comme  pour  se  dédom- 
mager, il  fit  paroitre  le  même  jour,  3i  juillet 
1773,  Régulas,  tragédie  en  trois  actes,  et  la 
Feinte  par  Amour ,  comédie  en  trois  actes,  en 
vers.  Ces  deux  pièces  fm'ent  jouées  treize  fois, 
et  la  dernière  est  restée  au  répertoire. 

Adélaïde  de  Hongrie,  tragédie,  mise  au 
théâtre  le  26  août  1774  ■>  fut  donnée  seize  fois. 

Le  Célibataire,  comédie  en  cinq  actes,  en 
vers,  donnée  le  20  septembre  1775,  eut  seize 
représentations  très  suivies. 

Le  Malheureux  imaginaire ,  comédie  en  cinq 
actes  et  en  vers,  obtint  douze  représentations; 
la  première  est  du  7  décembre  1776. 

Le  Chevalier  français  a  Turin,  et  le  Chevalier 
français  a  Londres,  comédies  en  vers,  la  pre- 
mière en  quatre  actes,  et  la  seconde  en  txois, 
furent  données  le  même  jour  21  novembre  1778, 
et  obtinrent  du  succès  ;  mais  à  la  troisième  re- 


NOTICE  SUR  DORAT.  259 

présentation,  l'auteur  retrancha  un  acte  entier 
de  la  première  de  ces  deux  pièces. 

Roséide  ou  l'Intrigant^  comédie  en  cinq  actes, 
en  vers,  donnée  le  20  octobre  1779,  ne  fut 
jouée  que  huit  fois. 

Piene-/e-G)an(/,  tragédie,  représentée  avec 
succès  le  premier  décembre  1779,  est  le  même 
sujet  que  Zulica,  sous  d'auties  noms.  Cette 
pièce  n'est  pas  restée  au  répertoire. 

Dorât  avoit  encore  composé  les  Preneurs,  ou 
le  Tartufe  littéraire ,  comédie  en  trois  actes,  en 
vers,  et  Zoramis,  tragédie;  mais  ces  pièces 
n'ont  point  été  représentées. 

Cet  auteur  fécond  mourut  à  Paris,  le  29 
avril  1780,  dans  sa  quarante-septième  année. 


PERSONNAGES. 


MÉLISE,  jeune  veuve. 

DAMLS,  amant  de  Mélise. 

LISIMON ,  oncle  de  Mélise. 

FLORICOURT. 

DORINE,  suivante  de  Mélise 

GERMAIN ,  laquais  de  Damis. 


La  scène  est  dans  la  maison  de  Lisimon ,  commune 
à  Mélise  et  à  Damis. 


LA 


FEINTE  PAR  AMOUR, 

COMÉDIE. 


ACTE  PREMIER. 


SCENE  I. 

DORINE,  GERMAIN. 

GERMAIN. 

Ce  que  c'est  qu'habiter  dans  le  même  logis  ! 
On  va,  l'ou  se  cultive,  et  l'on  voit  ses  amis. 

DORINE. 

Ton  maître? 

GERMAIN. 

Quel  motif  peut  ici  te  conduire? 

DORI.NE. 

Un  billet  qu'à  Damis  Mélise  vient  d'écrire. 

G  ER  MAIN. 

Billet  doux? 

D  O  R  1  N  E. 

Il  suffit;  tout  va  se  déclarer. 


762  LA  FEINTE  PAli  AMOUR.  \ 

GERMAIN.  j 

Tu  n'aimes  point  Damis?...  ^ 

D  o  R  1  N  E. 

Eh  !  comment  l'endurer? 
Quel  homme!... 

GERMAIN-  . 

Réservé,  n'osant  rien  se  permettre.  ] 

DORINE.  1 

Monsieur  apparemment  craint  de  se  compromettre.        i 
C'est  uu  air,  c'est  un  ton  équivoque  et  discret. 
Un  feu  sourd  qui  veut  naître  et  soudain  disparoît.  ' 

Je  veux,  moi,  qu'en  aimant  l'on  bavarde,  l'on  rie, 
Qu'on  se  plaigne,  se  brouille,  et  se  réconcilie.  '■ 

GERMAIN.  i 

Qu'on  ait  le  diable  au  corps. 

DORIXE. 

Ton  Damis  ne  l'a  pas;  ; 

Il  est  du  plus  beau  froid!...  ] 

GERMAIN.  j 

Il  te  faut  des  éclats. 
Des  soins...  marqués.  \ 

DORINE.  ; 

Oh  !  oui.  \ 

GERMAIN.  I 

.Sur  ce  pied-là ,  mon  maître,      ' 
Neuf  ou  dix  mois  plus  tôt ,  étoit  ton  fait  peut-être.  \ 

Moi ,  je  l'ai  vu ,  soumis  à  la  commune  loi ,  j 

Prodiguer,  comme  un  autre,  et  son  cœur  et  sa  foi. 
Il  est  vrai  qu'aujourd'hui  ce  n'est  plus  le  même  homme, 
Et.  je  te  l'avouerai,  quelquefois  il  m'assomme 


ACTE  I,    SCÈNE  I.  263 

Avec  son  air  tranquille  et  son  ton  mesuré. 
Non ,  depuis  sa  reforme ,  il  n'est  plus  à  mou  gré  ; 
J'en  suis  tâché  pour  lui. 

DOHINE. 

Tu  n'es  pas  à  connoître 
De  quels  graves  motifs  sa  réforme  a  pu  naître? 

GERMAIN. 

Mais...  j'en  fixe  l'époque  au  goût  très  singulier 

Que  pour  certaine  femme  il  eut  l'hiver  dernier. 

C'étoit  un  vrai  lutin,  ne  voulant  que  séduire. 

Attirant  avec  art ,  dans  l'espoir  d'éconduire. 

Bien  parjure,  bien  gai,  de  tout  faisant  un  jeu  : 

Il  alla  brusquement  l'étourdir  d'un  aveu; 

La  dame  s'en  moqua,  prit  son  vol  de  plus  belle; 

Et  voilà  vingt  amants  attroupés  autour  d'elle. 

Le  dépit,  la  fureur,  la  plainte  étoit  son  lot; 

Bref,  l'amour  cette  fois  n'en  avoit  fait  qu'un  sot. 

Depuis  cet  accident,  il  a  juré  sans  doute. 

Voulant  un  autre  sort,  de  prendre  une  autre  route , 

D'élaguer  les  soupirs,  les  protestations, 

Et  d'être  moins  alerte  en  déclarations. 

Quelque  amoureux  qu'on  soit,  Dorine,  Dieu  sait  comme 

Quatre  mois  de  rigueur  découragent  un  homme  I 

DORINE. 

C'est  ce  qui  m'a  semblé. 

GERMAIN. 

Malgré  son  cbangenuMit, 
Mélise  l'aime  enfin...  assez  passablement. 

DORINE. 

Tu  crois  ci'l;i? 


264  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

GERMAIN. 

Très  fort. 

DORIME. 

Va ,  va,  pure  chimère. 

GERMAIN. 

Point. 

D  O  R  I  N  E. 

Allons  ;  à  vingt  ans  on  n'aspire  qu'à  plaire. 
Veuve  d'un  pédagogue,  appelé  son  mari, 
Elle  a  pris  dans  le  monde  un  maintien  aguerri; 
Et,  de  la  liberté  connoissanî  l'avantage, 
Elle  ne  voudra  plus  tàter  de  l'esclavage. 
D'honneur!  l'indépendance  est  un  état  charmant. 
Les  veilles,  le  spectacle,  et  les  goûts  du  moment. 
Et  la  coquetterie  à  toute  heure  excitée. 
Et  le  renom  flatteur  d'une  femme  citée, 
Voilà  ce  qui  l'enivre!.  .  à  quelques  humeurs  près, 
Qui  depuis  plusieurs  jours  ont  voilé  ses  attraits. 
Fière  d'accumuler  conquête  sur  conquête. 
Fort  légère,  un  peu  folle,  et  pourtant  très  honnête, 
Son  unique  désir,  crois-moi,  c'est  de  charmer: 
Nous  vous  laissons  le  soin  et  l'embarras  d'aimer. 
Mais  aussi,  qu'un  amant  à  mots  couverts  s'explique, 
Qu'il  élude  l'aveu...  ma  foi,  cela  nous  pique. 
Vous  entendre  gémir  et  soupirer  vos  feux, 
Moi ,  c'est  là  dans  l'amour  ce  que  j'aime  le  mieux  : 
Un  aveu  réjouit...  un  soupir  intéresse. 

GERMAIN. 

.ie  suis  tout  stupéfait  de  ta  délicatesse  ! 

:ûon  maître  cependant,  Mélise  en  conviendra, 


ACTE  I,  SCENE  I.  265 

Peut  tourner  une  tête  alors  qu'il  le  voudra  ; 
Et  j'ai,  moi  qui  te  parle,  adopté  son  système  : 
Ou  se  fait  mieux  aimer,  ne  disant  pas  qu'on  aime. 
J'ai  donné  dans  le  piège  où  lui-même  il  fut  pris  : 
Eh  bien  !  c'étoit  l'enfer,  et  mépris  sur  mépris. 
Tu  n'imagines  pas,  pour  les  plus  minces  charmes, 
Ce  qu'il  m'en  a  coûté  de  soupirs  et  de  larmes; 
C'est  une  conscience  !...  Il  faut  changer  cela. 
Et  faire  un  peu  la  loi. 

DORINE. 

J'aime  ce  projet-là. 

GERMAIN. 

Qu'il  me  vienne  à  présent  quelque  adroite  soubrette, 
Je  vous  la  mené  un  train  !... 

DORINE. 

Oai-dà? 

GERMAIN. 

J'ai  la  recette. 
Eh!  ne  valons-nous  pas  ton  sublime  marquis. 
Par  sa  frivolité  connu  d.ins  tout  Paris, 
Étourdi  s'il  en  fut,  grand  conteur  de  sornettes. 
Et  trop  distrait  sur-tout  pour  acquitter  ses  dettes? 
Mélise  franchement... 

DORINE. 

Dis  ce  qu'il  te  plcdra , 
Nous  savons  mieux  que  toi  tous  les  talents  qu'il  a. 
Il  doit,  il  se  ruine? 

GERMAIN. 

On  le  dit.  ^ 

a3 


a66  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

DORINE. 

Bagatelle. 
Il  subvient  à  propos  aux  langueurs  de  mon  zélé, 
Donne  sans  trop  compter,  et  va  toujours  semant; 
Ce  qui  mène  une  intrigue  et  distingue  un  amant. 

GERMAIN. 

Comme  il  \oudroit  enfin  avancer  ses  affaires, 
N'a-t-il  pas  depuis  peu  doublé  tes  honoraires? 
Il  a  craint  les  langueurs...  N'importe,  malgré  toi. 
Votre  bon  oncle  est  fou  de  Damis  et  de  moi. 

DORINE. 

Il  est  vrai  que  Damis  aujourd'hui  s'en  empare. 

GERMAIN. 

Il  nous  a  proposé  sa  nièce. 

DORINE. 

Le  barbare  ! 
Ne  me  parle  jamais  de  ce  vieux  éventé, 
c'est  le  dernier  qu'il  voit  dont  il  est  entêté; 
Ce  qu'il  veut  le  matin,  le  soir  peut  lui  déplaire; 
Et,  lassé  de  ton  maître,  il  voudra  s'en  défaire: 
Tête  vague  ,  esprit  foible,  et  sans  le  moindre  plan. 
Ne  fut-il  pas  jadi.s  apprenti  courtisan? 
Je  riois  de  le  voir,  dans  son  humeur  caustique , 
S'ériger  en  penseur,  trancher  du  politique; 
Affectant  tous  les  airs,  et  n'en  ayant  aucun  , 
Il  se  croyoit  utile,  et  ii'étoit  qu'importun. 
Ce  ton  a  disparu  ;  maintenant  c'est  un  autre. 
Il  est  peut-être  bon  ;  mais  ce  n'est  jias  le  nôtre... 
On  entre  ;  c'est  Damis...  il  a  l'air  de  rêver. 


ACTE   I,  SCÈNE  II.  267 

SCÈNE  11. 

DORINE,  GERMAIN,  DAMIS. 

GERMAIN. 

Ne  l'iaterrompoiis  point. 

DORINE. 

Laisse-moi  l'observer , 
Chut! 

GERMAIN,  à  part. 

Il  tient  le  portrait  de  Mélise  elle-même. 
Il  croit  que  je  l'ignore. 

DAMIS,  contemplant  un  portrait,  et  à  voix  basse. 
Oui,  c'est  celle  que  j'aime. 
Voilà  ces  traits  si  doux;  ce  na'if  enjouement , 
Ces  regards  où  l'esprit  est  joint  au  sentiment. 
Heureuse  illusion,  qui  me  rends  sa  présence. 
L'amour  ne  t'inventa  que  pour  charmer  l'absence. 
Je  ne  sais  cependant  ;  ce  portrait  séducteur. 
En  captivant  mes  yeux,  contente  peu  mon  cœur  : 
Un  reproche  secret  vient  troubler  mon  ivresse. 
Qu'est-ce  qu'un  bien  qui  pèse  à  la  délicatesse? 
Ce  qui  m'enchante  ici ,  gage  trop  imparfait. 
N'est  qu'un  larcin,  hélas!  et  dut  être  un  bienfait. 

DORINE. 
[à  part.)        (haut,  à  Germain.  ) 
Il  soupire!  ..  Sur  quoi  proméne-t-il  sa  vue? 

GERMAIN. 

C'est  que  de  ses  bijoux  il  a  lait  la  revue; 


a63  LA  FEINTE  PAR  AiMOUR. 

C'est  un  portrait  qu'il  a  tiré  de  son  écrin. 
De  ces  misères-là  nous  tenions  magasin. 

D  o  R  I  N  E. 

Un  portrait  ! 

D  A  M  is. 
Que  dis-tu? 
G  ER  M  A  J  N  ,  s'approclwnt  ù  la  /gauche  de  Damis. 
Je  dis  que  quelque  belle 
Vous  a  sans  doute  fait  cette  faveur  nouvelle. 

D  AMIS,  à  part. 
Le  drôle  n'en  croit  rien. 

D  o  R  I N  E ,  s'approchant  à  la  droite  de  Damis. 
Monsieur!... 
DAMIS,  surpris. 

Qu'est-ce? 

DOR  INE. 


Un  billet. 


DAMIS,  avec  joie. 


DeMélise? 


DORI  N  E. 

Prenez,  et  lisez,  s'il  vous  plaît. 
DAMIS,  à  part. 
Voyons  :  d'un  vaiu  espoir  je  me  flatte  peut-être... 

[après  avoir  parcouru  le  billet.) 
Me  trompé-je?  comment  !...  Ne  laissons  rien  paroître. 

(//  relit  le  billet  à  voix  basse.  ) 
"  Vos  assiduités,  j'aurois  dû  le  prévoir, 
«  Fixent  sur  moi  les  yeux  d'un  monde  susceptible. 
"  Échappons  aux  propos  en  cessant  de  nous  voir. 
«  Quel  que  soit  cet  effort,  j'ai  cru  me  le  devoir. 


ACTE  l,  SCENE  II.  269 

«  Et  votre  calme  heureux  m  y  rendra  moins  sensible.  » 

[apercevant  Germain  qui  a  les  yeux  sur  Ui  lettre.  ) 
Que  fais-tu  là?  va-t'eu. 

GERMAIN. 

Peste,  il  n'y  fait  pas  bon  ! 
D  A  M  I  s. 
Qu'on  sache  si  bientôt  je  puis  voir  Lisimon. 

[Germain  sort.) 

SCÈNE  III. 

DAMIS,  DORINE. 

D  AMIS,  à  part. 
Comment  interpréter...  je  tremble... 

DORINE. 

Quel  nuage. . . 
DAMIS,  haut,  en  affectant  un  air  serein. 
Je  dois  récompenser,  Derine,  un  tel  message. 

DORINE. 

Vous  moquez-vous? 

DAMIS,  lui  donnant  sa  bourse. 
Prenez. 

DORINE. 

Soit  :  mais,  en  vérité, 
Vous  pouviez  être  ingrat  avec  sécurité. 

DAMIS. 

Je  hais  ce  vice-là. 

DORI  N  E. 

Vous  êtes  magnifique. 

•xi. 


270  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

Ce  procédé,  monsieur,  est  vraiment  héroïque. 
Je  n'imaginois  pas  (voyez  le  préjugé!  ) 
Qu'à  prix  d'or  quelquefois  on  payât  un  congé. 

DAMI  s,  surpris. 
Comment? 

OORINE. 

Vous  le  tenez. 

D  A  M  I  s. 
Je  soutiens. . . 

D  CRI  NE. 

Je  proteste... 
L'argent  est  bien  donné...  quitte  à  prouver  le  reste. 

DAMIS. 

Un  congé,  dites-vous? 

n  o  R I N  E ,  gaiement. 

Oui,  bien  clair  et  bien  net. 
J'ai  vu,  n'en  doutez  pas,  composer  ce  billet; 
J'ai  vu,  j'ai  lu ,  relu  le  congé  qu'il  renferme  : 
Tans  pis,  si  votre  orgueil  est  offensé  du  terme. 
DAMis,  après  une  pause,  avec  un  dépit  concentré  et 
une  gaieté  contrainte. 
Je  voulois  de  Mélise,  en  cette  occasion. 
Couvrir  l'étourderie  et  l'indiscrétion  : 
A  ce  qu'il  me  paroît,  ce  zélé  est  inutile. 
Votre  maîtresse  en  moi  trouve  un  ami  docile, 
Soumis ,  respectueux ,  qui  n'a  point  hésité 
Pour  souscrire  à  l'arrêt  que  son  cœur  a  dicté. 

DORI  NE. 

.l'admire  le  biais  dont  vous  prenez  la  chose. 
Ainsi  vous  acceptez  la  loi  qu'on  vous  impose , 


ACTE  I,  SCENE  III.  271 

Et  ne  murmurez  pas  d'un  arrêt  si  soudain? 

DAMis,  avec  une  gaieté  feinte. 
L'a-t-elle  écrit  gaiement? 

DOKINE,  l'obsei-vant. 

Sans  gaieté,  sans  chagrin, 
D'un  air  indifférent. 

DAMIS. 

Indifférent? 

D  o  R  I  N  E. 

Sans  doute. 
Pour  écrire  autrement  ou  sait  ce  qu'il  en  coûte. 

OAMis,  avec  un  peu  plus  de  vivacité- 
Mais  au  fait,  savez-vous  le  fin  de  tout  ceci? 

DORINE. 

Je  sais  que  cette  nuit  on  a  très  mal  dormi. 

OAMIS. 

Ah!  voilà  contre  moi  ce  qui  la  détermine? 

DORINE. 

Mais  ne  diroit-on  pas  que  ce  n'est  rien? 

DAMIS. 

Dorine 
Approuve  sa  maîtresse? 

DORINE. 

Eh!  ne  le  dois-je  pas? 

OAMIS. 

Sur-tout,  quand  elle  fait  de  semblables  éclats; 
La  prudence  le  veut. 

DORINE. 

J'aime  la  remontrance. 
Éconduire  un  amant,  c'est  blesser  la  prudence, 


272  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

c'est  bouleverser  tout. 

DAMIS. 

Un  amant  est  l'ort  bon. 

DORIN  E. 

Ce  titre-là  vous  choque? 

DAMIS. 

Et  c'est  avec  raison  .. 
Mais  brisons  là-dessus.  Quoi  que  Mélise  fasse. 
Je  saurai  constamment  endurer  ma  disgrâce; 
Et,  puisque  une  insomnie  a  causé  mon  malheur, 
Je  juge  le  motif  pour  calmer  ma  douleur. 
Ces  événements-là  n'ont  plus  rien  qui  m'étonne. 
Le  caprice  m'exclut,  l'amitié  lui  pardonne  ; 
L'indulgente  amitié  n'a  jamais  de  fureurs, 
Et  ne  connoît  point  l'art  de  contraindre  les  cœurs. 

DORINE. 

Oh  !  vive  l'amitié  !  qu'elle  est  calme  et  soumise  ! 
Vous  êtes  surprenant.  Je  vais  dire  à  Mélise 
Avec  quelle  douceur  et  quel  air  serein 
On  accueille  chez  vous  ses  billets  du  matin. 

(Elle  sort.} 

SCÈNE    IV. 

DAMIS,  avec  dépit. 

Enhn,  madame,  enfin  je  connois  votre  style. 
Vous  voulez  m'affliger,  et  j'en  suis  plus  tranquille 


ACTE  I,   SCÈNE  V.  273 

SCÈNE  V. 

DAMIS,   GERMAIN. 

GERMAIN. 

Lisimou  est,  dit-on,  chez  Mélise. 

DAMIS,  avec  liumeur. 

Il  suffit. 
(//  lit  le  billet  et  le  chiffonne.) 
GERMAIN,  à  part. 
Ce  diable  de  billet  lui  tourmente  l'esprit. 

DAMIS,  se  ■promenant  toujours ,  et  à  part. 
Vous  me  chassez!  fort  bien. 

GERMAIN,  à  part. 
Fort  mal. 
DAMIS,  à  part. 

A  la  bonne  heure. 
Rien  n'est  eiicor  perdu;  mon  secret  me  demeure. 

GERMAIN. 

Pauvre  avoir  que  cela  ! 

DAMIS,  à  part,  et  parcourant  le  théâtre. 
De  l'éclat  et  du  bruit. 
Des  soins  trop  prodigués,  c'est  l'orgueil  qui  jouit. 
H  faut  un  autre  frein  à  votre  humeur  légère; 
Je  vous  ai  fait  parler,  j'ai  bien  fait  de  me  taire. 
On  distrait  votre  cœur...  il  faut  le  ranimer. 
Et  punir  la  coquette  en  la  forçant  d'aimer. 
Mais  ce  cruel  billet...  gardons-nous  de  m'en  plaindre. 
J'ai  dû  le  désirer  beaucoup  plus  que  le  craindre; 


274  LA  FEINTE  PAU  AMOUR. 

c'est  quelque  chose  au  moins...  Qu'est-ce  que  je  prétends? 
Fixer  un  cœur  volage  :  il  résiste  ,  et  j'attends... 
J'attendrai.  Ce  billet  m'a  rendu  l'espérance. 

Heureux  d'être  aujourd'hui  l'objet  d'une  imprudence  !  j 

Trop  heureux  d'occuper!  Pour  qui  s'y  conuoît  bien  ,  ] 

Un  dépit...  un  coiij^é  vaut  toujours  mieux  que  rien.  • 

G  E  R  M  A 1 IV ,  s' approchant  par  degrés  de  Damis  ,qui  , 
uiarche  toujours  avec  la  même  action. 

Monsieur...  ' 

o AMIS,  brus(juement.  j 

Hein?...  I 

GERMAIN.  I 

Vous  voulez  me  cacher  votre  flamme;  '. 

Je  ne  suis  plus  admis  aux  secrets  de  votre  ame.  i 

o  A  M  1  s.  ( 

Après  ?                                                                    >  ! 

GERMAIN.  i 

Epargnez-vous  ces  inutiles  soins;  ; 
Ce  qu'on  ne  me  dit  pas ,  je  ne  le  sais  pas  moins. 

DAMIS.  î 

.Si  je  le  laisse  aller,  il  va,  par  complaisance,  \ 

De  mes  propres  amours  me  faire  confidence.  ; 

GERMAIN,  avec  intrépidité.  ' 

Oui,  monsieur,  cet  air  l'roid  qui  cache  votre  feu ,  ! 

Vos  discours ,  votre  ton ,  tout  cela  n'est  qu'un  jeu.  | 

DAMlS. 

Très  scrupuleusement  gardez  vos  conjectures  :  1 

S'il  venoit  jusqu'à  moi  les  plus  légers  murmures, 

Vous  m'entendez?...  \ 


ACTE  I,  SCENE  V.  275 

GERMAIN. 

Ces  mots  sont  significatifs. 
D  A  M  I  s. 
<  ;  est  que  je  n'aiine  point  les  esprits  inventifs. 

G  EU  M  A  IN. 

Moi,  je  n'invente  rien.  Vous  n'aimez  pas  Mélise? 
Sa  maiu  par  Lisiinon  ne  vous  est  pas  promise? 
Ce  portrait  que  tantôt  vous  observiez? 

DAMIS. 

Eh  bien  ? 

GERMAIN. 

Me  direz-vous  aussi  que  ce  n'est  pas  le  sien? 
D'après  son  grand  tableau,  lorsqu'elle  fut  sortie. 
Vous  fites  l'autre  jour  tirer  cette  copie. 

D  AMIS. 

Motus ,  encore  un  coup ,  ou  gare... 

GERMAIN. 

Avec  ce  ton. 
Vous  obtenez  des  droits  sur  ma  discrétion. 

DAMIS. 

Prévenez  là-dedans  qu'à  me  suivre  on  s'apprête. 

(à  part.) 
Qu'on  ne  s'éloigne  pas.  iMa  surprise  est  complète. 
(On  entend  chanter  et  faire  du  bruit  derrière  le 
théâtre.  ) 
Qu'est-ce  que  ce  train-là?  Va-t'en  voir  à  l'instant. 

OEBMA  IN. 

Cest  monsieur  Fioricnurt  q;  i  s'annonce  en  chantint. 
Il  est  votre  ri\al. 


376  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

DAMIS. 

Lui? 

GERMAIN. 

Déclaré. 

DAMIS. 

Quel  conte! 

SCÈNE  VI. 

FLORICOURT,  DAMIS,  GERMAIN. 

GERMAIN. 

Tenez,  lui-même  ici  vous  en  rendra  bon  compte; 
Il  est  franc.  , 

(  Germain  sort.) 
FLORICOURT,  </u  ton  le  plus  gai. 
Je  suis  triste ,  et  je  viens  près  de  toi 
Pour  éclaircir  le  noir  c[ui  s'empare  de  moi. 
Que  je  te  trouve  heureux!  Un  esprit  toujours  lijjre, 
Tu  maintiens  dans  tes  goûts  le  plus  juste  équilibre; 
Le  sort  prévient  tes  voeux,  tout  succède  à  ton  gré; 
Très  peu  d  ambition  ,  un  amour  tempéré. 
Moi,  je  suis  ballotté  de  toutes  les  manières  : 
Le  feu  ,  plus  que  jamais ,  s'est  mis  dans  mes  affaires  ; 
Tout ,  depuis  ce  matin  ,  m'affecte  horriblement. 

DAMIS. 

Depuis  ce  matin  ? 

FLORICOURT. 

Oui. 


ACTE  I,  SCENE  VI.  377 

DAMIS. 

Le  terme  est  alarmant. 

FLORICOURT. 

Ma  sensibilité  devient  insupportable. 

DAMlS. 

Allons,  remettez-vous;  un  revers  vous  accable. 
Comment  vont  les  amours,  les  projets,  tout  le  train? 

FLORICOURT. 

Nous  vivons,  mon  ami,  dans  un  siècle  d'airain. 

lîien  n'avance,  ne  va...  J'ai  plus  de  cent  paroles  ; 

l'oLir  les  effets  néant...  J'ai  beau  changer  de  rôles, 

.Saisir  l'esprit ,  le  ton  de  nos  sociétés , 

Amuser  tous  les  jours  dix  cercles  d'hébétés  , 

Voir  les  gens  qu'il  faut  voir,  briller  par  ma  dépense, 

Renchérir  sur  ces  riens  qui  font  notre  importance; 

Je  reste  là  tout  net...  On  me  berce  d'espoir: 

Vingt  bUlets  le  matin  m'inviteut  pour  le  soir; 

On  me  fête,  et  c'est  tout  :  avantage  stérile. 

J'ai  prouvé  cependant  que  je  puis  être  utile... 

Tiens,  pas  plus  tard  qu'hier,  dans  un  fort  grand  soupe. 

J'eus  des  traits  d'un  bonheur...  dont  chacun  fut  frappé. 

On  murmuroit  tout  bas,  Il  est  vraiment  aimable. 

J'abymai  le  baron;  il  parut  détestable. 

Je  fis  rire  Ghloé,  rire  jusqu'à  l'excès. 

Une  bégueule  morne  et  qui  ne  rit  jamais... 

Tu  sais  qu'elle  peut  tout,  qu'on  obtient  tout  par  elle  : 

Eh  bien  !  quand  on  sortit  je  réclamai  son  zèle  ; 

Elle  me  répondit  par  des  airs  nonchalants. 

Me  pria  de  descendre  et  d'appeler  ses  gens. 

Eh  !  sur  ces  tétes-là  fondez  quelque  espérance  ! 

•^4 


ajS  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

Nulle  solidité,  point  de  reconnoissance. 
Qu'ils  s'arrangent,  je  sens  qu'il  faut  vivre  pour  soi, 
Et  mon  ingrat  pays  n'est  pas  digne  de  moi. 

D  A  M I  s. 
Comment?  je  vous  croyois  en  faveur. 

Fi.onicouRT,  avec  étourderie. 

Quel  vertige  ! 
Crois-tu  donc  à  ce  mot,  à  ce  brillant  prestige? 
La  faveur  maintenant  n'est  qu'un  flux  et  reflux: 
On  a  beau  la  poursuivre,  on  ne  la  fixe  plus. 
Il  semble  qu'aujourd'hui  la  fortune  vous  rie  : 
Demain  le  ciel  se  brouille,  et  la  scène  varie. 
Le  terrain  où  je  marche  est  fertile  en  ingrats; 
C'est  un  sable  mouvant  qu'on  sent  fuir  sous  ses  pas. 
Et  le  public  léger,  qu'un  changement  réveille, 
Brise,  en  riant ,  l'autel  qu'il  eucensoit  la  veille. 
Ainsi  de  crainte  en  crainte,  et  d'espoir  en  espoir, 
On  se  tue  à  briguer  ce  qu'on  ne  peut  avoir. 
Parmi  cent  concurrents  ,  coudoyé  dans  la  foule, 
Moins  de  gré  que  de  force  ,  on  cède  au  flot  qui  roule; 
Et,  plus  que  mécontent,  mais  non  pas  converti, 
On  se  retrouve  au  point  d'oii  l'on  étoit  parti. 

DAMIS. 

Ce  tableau  me  paroît  frappant  de  ressemblance  ; 
Vous  devenez  profond. 

FLOniCOURT. 

Il  le  faut  bien...  On  pense 
C'est  fait,  je  m'exécute  et  borne  mon  roman. 

D  A  M  I  s . 
Propos  ! 


k 


ACTE  1,    SCENE  VI.  979 

FLORICOURT. 

Ton  œil  eiicor  n'a  pas  saisi  mon  plan? 

DAMIS. 

Oh!  pas  le  mot. 

FLOKICOURT. 

Écoute  :  Épouses-tu  Mélise, 
Ne  l'épouses-tu  pas? 

DAMlS. 

La  demande  est  exquise. 

FLORICOURT. 

Quels  que  soient  tes  projets,  je  n'y  pénétre  pas: 
Mais  j'épouserai,  moi. 

DAMIS,  ironiijuement. 

Dès-lors  plus  d'embarras. 
De  vos  expédients  j'admire  la  justesse. 

FLOKICOURT. 

Nul  procédé,  sur-tout  :  le  prix  est  pour  l'adresse. 

Dorine  me  protège  ,  elle  sait  babiller; 

Moi,  je  possède  l'art  de  la  faire  parler: 

Je  me  la  suis  acquise,  et  sa  foi  m'est  connue. 

D  A  .M  I  s ,  à  part. 
Cette  Dorine-là  me  paroît  entendue. 

FLOR  ICOURT. 

Et  Lisimon  d'ailleurs  servira  mon  amour. 
On  dit  t[u'il  a  jadis  raffolé  de  la  cour; 
Je  veux  lui  mettre  encor  l'ambition  en  tète. 
C'est  un  ressort  plaisant. 

DAMIS. 

Et  sur-lout  fort  honnête. 
Ainsi  vous  épousez. 


aSo  LA  FEINTE  PAR  AMOUR, 

FLORICOURT. 

Un  peu. 

D  AMIS. 

c'est  mon  avis. 

FLORICODRT. 

Tes  conseils  sont  très  bons ,  tu  les  verras  suivis. 

DAM  is. 
Rien  n'est  mieux  calculé  qu'une  telle  conduite; 
Et  c'est  avec  plaisir  que  j'en  verrai  la  suite. 
Vous  n'aimez  pas  Mélise,  on  conçoit  bien  cela; 
Votre  cœur  ne  s'est  point  oublié  jusque-là. 
Sa  fraîcheur,  sa  jeunesse,  une  grâce  piquante, 
D'un  sourire  attrayant  la  finesse  éloquente , 
N'ont  pu,  j'en  jurerois,  vous  inspirer  un  goût: 
Mais  Lisimon  est  riche,  et  Mélise  aura  tout  ; 
Voilà  ce  qu'il  vous  faut  ;  rien  n'est  plus  convenable  ; 
Et  c'est  ce  qu'on  appelle  un  hymen  très  sortable. 
s'aimer,  détail  bourgeois  !  Bravant  ce  sot  abus  , 
Vous  allez  épouser...  quelque  cent  mille  écus. 

FLORICOURT. 

Oui.  Par  ce  mariage,  et  tu  m'y  détermines , 
Je  veux  de  ma  fortune  étayer  les  ruines. 
Pour  les  gens  de  notre  ordre  il  n'est  que  ce  recours. 
Étourdis  par  nos  goûts,  distraits  par  nos  amours, 
Tant  que  l'activité  nous  tient  lieu  d'opulence. 
Nous  vivons  dans  l'ivresse  et  dans  l'indépendance. 
Autre  temps,  autres  soins;  risquant  quelques  soupirs, 
Nous  implorons  l'hymen  pour  payer  nos  plaisirs. 
Adieu.  Je  vais  courir  chez  tous  mes  gens  d'affaires, 


ACTE  I,  SCENE  VI.  281 

Et  mettre  à  la  raison  intendant  et  notaires. 
Tous  ces  animanx-Ià,  qu'on  voit  eu  enrageant, 
Ont  toujours  de  l'humeur,  et  n'ont  jamais  d'argent. 

DAMIS. 

N'allez  pas  les  manquer. 

FLORICOURT,  prenant  la  mahi  de  Dciinin. 

Non  vraiment.  Je  te  quitte. 
J'emporte  un  avis  sage,  et  mon  cœur  le  mérite. 

(//  sort.) 

SCÈNE  VII. 

DAMIS. 

D'un  moment  de  dépit  il  peut  tout  obtenir; 
Il  va  voir  Lisimon,  je  dois  le  prévenir. 
N'eussé-je  point  d'amour.  Je  lui  serois  contraire; 
Je  voudrois  traverser  le  bonheur  qu'il  espère  : 
L'amitié  m'en  eût  seule  inspiré  le  dessein. 
Sans  adorer  Mélise,  il  prétend  à  sa  main. 
Ses  grâces,  son  esprit,  n'ont  rien  qui  l'intéresse  : 
En  elle  il  considère,  il  cherche  la  richesse; 
Quel  amant  !  De  mon  but  ne  nous  écartons  point  : 
L'amour  me  l'indiqua,  la  probité  s'y  joint. 
Mais  si  j'échoue  enhn...  si  Mélise,  enivrée , 
Se  borne  à  cette  cour  dont  elle  est  entourée. .. 
Je  ne  le  sais  que  trop,  la  beauté  bien  souvent, 
Attentive  à  l'hommage ,  est  sourde  au  sentiment. 

74- 


282  LA  FEINTE  PAU  AMOUR. 

Cachons  encor  le  mien...  Amour!  tu  sais  si  j'aime! 
Ce  pénible  détour  m'est  dicté  par  toi-même  : 
Mélise ,  tu  le  vois ,  est  prête  à  t'échapper , 
Et  je  crois  te  servir,  en  osant  la  tromper. 


FiiX     DU    PREMIER    ACTE 


ACTE  SECOND. 


La  scène  est  dans  une  avant-salle  de  l'appartement 
de  Mélise. 


SCÈNE  I. 

DAMIS. 

Chez  Mélise ,  aujourd'hui ,  moi  !  quelle  hardiesse  ! 
Voyons  :  par  l'oncle  ici  piquons  un  peu  la  nièce. 
Il  va  venir,  osons;  et,  dans  l'espoir  que  j'ai, 
En  Feignant  un  refus ,  vengeons-nous  d'un  congé. 
Je  puis  bien  à  mou  tour  risquer  une  imprudence. 

SCÈNE  II. 

DAMIS,  LISIMON. 

DAMIS. 

Ah  !  je  vous  attendois  avec  impatience. 

L I  s  1  MO  N  ,  absorbé  dans  la  rêverie. 
Me  voilà.  J'en  conviens,  j'étois  dans  ce  moment 
U'une  vue  assez  neuve  occupé  lortement. 
Monsieur,  c'est  que  le  tact  des  affaires  publiques 


284  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

Veut  de  mâles  esprits  et  des  cœurs  énergiques. 
Quand  je  m'en  escriraois,  j'accordois  tout  cela;  j 

Le  tableau  de  l'Europe  étoit  imprimé  là.  ] 

Tu  m'as  fa't  avertir  ;  j'accours ,  adieu  l'idée  :  | 

C'est  le  diable  !  | 

DAMIS.  i 

Pardon  :  votre  humeur  est  fondée.  , 

LISIMON.  , 

C'est  fait.,,  que  me  veux-tu?  i 

DAMIS. 

Je  me  suis  consulté; 
Et  je  veux  avec  vous  parler  en  liberté. 
Mélise  est  fort  aimable  ;  elle  a  droit  de  prétendre 
Aux  hommages ,  aux  vœux  de  l'amant  le  plus  tendre  : 
Mais  comment  souffre-t-elle  un  cercle  d'étourdis,  I 

D'agréables,  de  sots,  par  la  mode  enhardis. 
Du  bon  ton ,  qu'ils  n'ont  pas,  se  croyant  les  arbitres, 
Mettant  leur  ineptie  à  l'ombre  de  leurs  titres ,  i 

Traînant  d'un  luxe  outré  l'indiscret  attirail. 
Petits  sultans ,  honnis  même  dans  leur  sérail  ; 
Tous  ces  demi-seigneurs  sans  talents  et  sans  âmes,  ] 

Qui  bornent  leurs  exploits  à  tromper  quelques  femmes,] 
De  pères  très  fameux  enfants  très  peu  connus. 
Dont  on  cite  les  noms ,  au  défaut  de  vertus?  j 

LISIMON. 

Je  vais,  si  tu  le  veux,  t'expliquer  ce  mystère. 

DA  MIS. 

Soit. 

LISIMON. 

Tel  que  tu  me  vois ,  jadis  j'eus  ma  chinièie, 


ACTE  II,  SCENE  II.  285 

Comme  nu  autre  :  à  la  cour  j'étois  fort  assidu  : 
Dans  uu  monde  nouveau  je  rae  croyois  perdu. 
Je  proposois  alors  des  plans  économiques, 
Que  je  te  montrerai,  tous  bien  patriotiques. 
Bien  conçus... 

D  A  M I  s. 
Je  le  crois. 

LIS!  M  ON. 

J'osai  les  présenter. 
Mais  l'embarras  étoit  de  les  faire  adopter  : 
Ces  gens-ci  m'y  servoient,  du  moins  en  apparence; 
Je  les  reçus  chez  moi,  par  excès  de  prudence. 
Sous  les  dehors  du  zèle,  ils  venoient  par  essaims. 
En  obsédant  ma  nièce,  opiner  sur  mes  vins. 
Moi,  comme  un  franc  Gaulois,  j'aime  encor  ma  patrie. 
Leurs  protestations  trompoient  ma  bonhomie. 
Qu'ai-je  embrassé?  du  vent.  On  ne  m'écouta  pas; 
J'en  fus  pour  mes  calculs  et  pour  mes  résultats. 
Aussi  tout  va  ,  Dieu  sait  !  Grâces  à  ma  routine, 
J'aurois  eu  trois  matins  remonté  la  machine. 
Je  n'y  renonce  point  :  mon  portefeuille  est  plein; 
Aujourd'hui  secondé,  j'exécute  demain. 
Oui,  monsieur,  qu'on  m'installe  et  je  réponds  du  reste. 
Je  puis  être  à  l'état  d'un  profit  manifeste. 
Brouillant,  bouleversant  les  principes  connus. 
J'arbore  la  réforme  et  je  pare  aux  abus. 
Voilà  dans  quel  espoir  ma  folle  complaisance 
A  de  ces  importuns  toléré  l'affluence. 

D  A  M  I  s. 
De  leur  zèle  affecté  voyez  quels  sont  les  fruits. 


a86  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

LISIMON. 

Puisqu'ils  ne  peuvent  rien,  ils  seront  éconduits. 

DAMIS. 

Bon!  change-t-on  ainsi  sa  manière  de  vivre? 
Votre  charmante  nièce  au  tourbillon  se  livre; 
Et,  croyant  échapper  à  de  tristes  liens. 
Obéit  à  des  goûts  qui  ne  sont  pas  les  siens. 
Elle  est  à  cette  époque  où  l'ame ,  irrésolue , 
Entre  différents  choix  reste  encor  suspendue. 
Sou  naturel  heureux  lutte  et  perce  toujours; 
Mais,  s'il  faut  avec  vous  s'expliquer  sans  détours. 
Il  incline  un  peu  trop  vers  la  coquetterie. 
Jeu  cruel  qui  bientôt  mène  à  la  perfidie, 
Des  plus  doux  sentiments  corrompt  la  pureté, 
Éteint  le  caractère  et  nuit  à  la  beauté. 
Il  faudroit  à  Mélise  un  ami  difficile, 
Qui  tourmentât  son  cœur,  encor  neuf  et  docile. 
Employât  pour  le  vaincre  un  manège  innocent , 
Y  jetât  par  degrés  un  trouble  intéressant, 
Enveloppât  de  fleurs  les  traits  de  la  censure. 
Et  sût,  à  force  d'art,  le  rendre  à  la  nature. 

LISIMON. 

Eh  bien  !  sois  cet  ami. 

DAMis,  riant  à  demi. 
Moi? 

LISIMON. 

Toi-même,  parbleu! 
Il  faut,  comme  tu  dis,  la  tourmenter  un  peu. 
Par  de  certains  secrets  dérouter  son  caprice , 
Retenir  la  coquette  au  bord  du  précipice; 


ACTE  11,  SCENE  II.  387 

Et ,  lui  sauvant  sur-tout  l'ennui  de  la  leçon , 
La  forcer  par  humeur  d'avoir  de  la  raison... 
L'idée  est  lumineuse,  et  je  l'ai  bien  saisie; 
A  l'application.  Je  t'en  cliarge. 

DAMIS. 

Folie  ! 
Revenons,  s'il  vous  plait,  et  daignez  m'écouter. 

(//  regarde  de  tous  côtés  avec  un  air  mystérieux.  ) 
Vous  m'offrîtes  sa  raain ,  je  ne  puis  l'accepter. 
Je  veux  choisir,  monsieur,  quelqu'un  qui  me  convienne, 
Dont  la  façon  de  voir  s'accorde  avec  la  mienne. 
Qui  conuoisse  le  prix  d'un  amour  délicat. 
Et  sache  préférer  le  bonheur  à  l'éclat. 

LIS  I  MON. 

Tu  m'étounes  beaucoup,  et  je  te  crois  à  peine. 
Sans  doute  elle  t'a  fait  quelque  nouvelle  scène  , 
Car  c'est  une  étourdie...  Ah  !  je  vais  la  tancer 
D'une  belle  façon  ! 

DAMIS. 

Gardez-vous  d'y  penser. 
Ne  vous  voilà-t-il  pas,  comme  a.  votre  ordinaire, 
Emporté?... 

LISIMON. 

J'en  conviens,  je  suis  un  peu  colère. 

DA  MIS. 

Un  peu?  Beaucoup. 

LISIMON,  se  radoucissant. 

Eh  bien  !  je  me  corrigerai. 
[reprenant  le  ton  vif.) 
Mais  on  fera,  morbleu,  ce  que  je  résoudrai. 


288  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

Dans  ce  que  j'ai  conclu  je  suis  fixe  et  tenace; 
Ma  nièce  obéira. 

DAMIS. 

Modérez-vous,  de  grâce. 
De  mou  absence  au  moins  choisissez  le  moment, 
Et  qu'à  cet  entretien  je  ne  sois  pas  présent... 
Ciel!  Mélise!...  je  sors. 

[Mélise  entre  dans  ce  moment;  ils  se  font  une 
révérence  ,  et  Damis  sort.  ) 

SCÈNE  III. 

MÉLISE,  LISIMON,  DORINE. 

MÉLISE,  avec  étonnement. 
Damis  ici  ? 

LISIMON. 

Lui-même. 
Pourquoi  non,  s'il  vous  plaît? 

MÉLISE. 

Ma  surprise  est  extrême. 
Quand  nous  mariez- vous? 

LISIMON. 

Je  le  voudrois  eu  vain  : 
Vous  l'avez  trop  bien  su  guérir  de  ce  dessein. 

MÉLISE,  vivement. 
Quoi!... 

LISIMON. 

Bien. 


ACTE  II,  SCENE  III.  289 

MEUSE. 

Encore'... 

L 1  s  I  M  o  N . 
Eli  bien!... 

MEUSE. 

Parlez. 

L7SIM0N. 

.le  vous  annonce... 

M  É  L  I  s  E- 

Mais  quoi  donc? 

LISI.MOX. 

Que  Damis  à  vos  charmes  renonce. 
De  vos  airs,  de  vos  tons  il  est  las  à  la  fin. 
Il  refuse ,  en  un  mot,  le  don  de  votre  main. 

M  Élise. 
Il  me  refuse  ! 

LISIMON. 

Net.  Mais  cela  sans  colère, 
Toujours  maître  de  lui,  car  c'est  son  caractère, 
Si  posément  enfin ,  et  d'un  air  si  glacé, 
Que  tout  autre  à  ma  place  en  seroit  courroucé. 

M  Élise,  avec  une  gaieté  contrainte. 
Courroucé  !  pourquoi  donc?  Le  trait  est  impayable. 

LISIMON. 

Vous  paroît-il  plaisant? 

M  ÉLISE,  avec  chaleur,  et  ne  pouvant  cacher  son 
dépit. 
Damis  est  admirable  ! 
C'est  moi ,  monsieur,  c  est  moi ,  qui,  trompant  son  espoir. 
Lui  mandois  ce  matin  de  ne  me  plus  revoir. 


ago  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

LISIMON. 

Fable  ! 

DORINE. 

Rien  n'est  plus  vrai  :  ma  maîtresse  est  vengée. 
De  l'exécution  cette  main  fut  chargée. 

MÉLISE. 

De  sa  froideur  pour  moi  vous  voilà  convaincu? 

r,l  SIMON. 

Oh  !  oui. 

MÉLISE. 

Vous  en  a-t-il  long-temps  entretenu? 
Félicitez-vous  bien,  vantez  votre  conduite; 
De  vos  préventions  voilà  quelle  est  la  suite. 

LISIMON,  brusquement. 
Moi,  j'ai  cru  que  ces  nœuds  seroient  bien  assortis; 

{affectant  de  la  finesse.  ) 
J'ai  même  soupçonné  que  vous  aimiez  Damis. 

MÉLISE. 

Mon  oncle,  assurément  le  soupçon  est  unique. 
Vous  êtes  étonnant. 

LISI.MON. 

Non ,  je  suis  véridique. 

DORINE. 

Que  monsieur  Lisimon  a  l'esprit  clairvoyant! 

Rien  ne  peut  échapper  à  son  œil  pénétrant. 

Il  lit ,  sans  se  tromper ,  jusqu'au  fond  de  nos  âmes  : 

Comme  il  déchiffre  un  cœur ,  comme  il  connoît  les  femme 

LISIMON. 

Que  trop,  en  vérité.  J'ai  bien  [)ayé  cela. 

On  est  dupe  long-temps  avant  d'en  venir  là... 


ACTE  II,    SCENE  III.  jjji 

Mais  dans  ce  moment-ci  je  m'abuse  {3eut-ètre, 
Je  ne  démêle  rien,  je  ne  sais  rien  conuoître... 

(à  Mélise ,  avec  humeur.) 
Que  m'importe  après  tout?  Congédiez  Damis; 
Si  vous  le  voulez  même,  épousez  le  marquis. 
Bel  hymen  ! 

MÉLISE,  avec  impatience. 
Vous  l'aimiez  dans  ces  jours  de  Folie 
Où  les  gens  du  bel  air  étoient  votre  manie; 
Quand  mon  oncle,  en  projets  consumant  chaque  jour, 
En  poste  alloit  chercher  des  chagrins  à  la  cour... 
De  tous  ces  messieurs-là  vous  goûtiez  l'importance. 
Leur  ton  vous  paroissoit  le  ton  par  excellence. 

LISIMON. 

Oh!  j'avois  mes  raisons.  Le  bien  public  d'ailleui-s... 
Bret",  c'est  un  autre  temps,  et  je  veux  d'autres  mœurs. 

DORIN  E. 

Floricourt,  au  surplus,  n'a  rien  pour  vous  déplaire. 

D'une  vieille  parente  il  sera  légataire  ; 

Sa  naissance  est  illustre;  il  est  jeune,  bien  fait. 

MÉLISE,  avec  humeur. 
Ah!  vous  le  protégez?... 

DORl  NK. 

Enfin  on  s'y  connoît. 
(  à  Lisirnon.  ) 
Puis,  s'il  vous  revenoit  un  jour  en  fantaisie 
De  vouer  à  l'état  votre  rare  génie, 
Aux  airs  de  coijrtisans  il  saura  vous  plier, 
Et  c'est  (ui  honnue  au  moins  (pii  peut  v(uis  ajipuycr. 
Quel  plaisir  de  briller,  d'étendre  un  [>eu  sa  sphère! 


21)1  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

Une  fois  eu  crédit,  que  d'heureux  on  doit  faire  ! 

LISIMON. 

Tu  crois  donc  qu'on  pourroit... 

DO  RI  NE. 

Je  vous  ai  dévoilé. 

LISI  MON. 

Toi?...  Coiumeut  donc?  par  où? 

DORINE. 

Tout  en  vous  m'a  parlé  : 
Discours  obscurs,  mais  fins;  silence  énigmatique... 
Et  ce  rire  ingénu  qui  cache  un  politique. 

n  s  I  M  o  N . 
L'y  voilà. 

M  ÉLISE. 

Finissez...  Le  beau  raisonnement! 
L I  s  I M  G  N ,  après  avoir  réfiéclii. 
Eh!  ce  qu'elle  dit  là  n'est  pas  sans  fondement; 
Elle  voit  assez  bien.  Mais  j'insiste  :  ma  nièce, 
Je  veux  encor  pour  vous  signaler  ma  tendresse. 
Je  regrette  Damis ,  quoi  que  vous  en  disiez, 
Et  veux  le  ramener  dès  ce  soir  à  vos  pieds. 
Je  sens  bien  qu'il  faudra,  rappelant  ma  finesse, 
Négocier  la  chose  avec  un  peu  d'adresse... 
Mais  on  sait  se  tirer  d'une  difficulté. 
Et  délicatement  ménager  un  traité. 
Sois  sûre...  enfin... 


ACTE  H,  SCENE  IV.  293 

SCÈNE     IV. 

MÉLISE,  DOHINK. 

M  É  L  I  s  E 

Mon  oucle  est  incompréhensible. 

DORINE. 

Damis!  toujours  Damis!  Ce  caprice  est  risible... 
Oui;  mais  tous  ces  discours  sont  ici  superflus; 
Damis  est  hors  de  cour,  et  vous  n'y  songez  phis. 

M  ÉLISE. 

Y  songer!  l\  faudroit  que  je  fusse  bien  folie. 
Sa  conduite  avec  moi  cependant  me  désole; 
Je  voudrois  à  mes  pieds  le  voir  s'humilier, 
Et... 

D0R.1NE. 
Ce  procédé-là  seroit  plus  régulier. 

MÉLISE. 

N'en  parlons  plus. 

DORINE. 

Sans  doute. 

MÉLISE. 

Au  fond ,  je  le  déteste. 

DORINE. 

De  vos  ressentiments  ce  dépit  est  le  reste. 

MÉLISE. 

Tu  dis  que  mon  billet  n'a  point  paru  l'aigrir? 

DOR.I  NE. 

Non;  tranqnillisez-vous. 

a5. 


29i  LA  FEINTE  PAU  AMOUR. 

MÉLISE. 

Je  n'en  puis  revenir. 
Mais,  moi,  Dorine,  aussi  j'ai  fait  une  imprudence. 
Que  prétendois-je,  enfin? 

DORINE. 

Punir  son  impudence. 

MEUSE.  ' 

L)is  sa  discrétion  ;  c'est  le  mot  :  en  effet , 

'l'u  le  sais  comme  moi ,  qu'a-t-il  dit ,  qu'a-t-il  fait 

Qui  lui  pût  attirer  cette  rigueur  extrême? 

DORINE. 

Comment!  un  insolent  qui  ne  dit  pas  qu'il  aime  ! 

MÉLI  SE. 

Qu'il  aime!  il  faut  savoir  s'il  aime.  Le  sais-tu? 

DORINE. 

Eh  mais  !  rien  n'est  plus  clair. 

MÉLISE. 

Moi,  je  n'en  ai  rien  vu. 

DORINE. 

Moi,  je  vous  garantis  qu'il  brûle  au  fond  de  l'ame. 

I\I  É  L  I  s  E. 

Eh!  que  ne  parle-t-il? 

DORINE. 

Mais  il  craint  pour  sa  flamme. 

MÉLISE. 

Oh  !  il  a  bien  raison...  Mais  il  faut  s'expliquer. 

DORINE. 

>J'ayez  pas  seulement  l'air  de  le  remarquer, 

M  ÉLTSE. 

Bon! 


[ACTE  II,  SCENE  iV.  395 

DORINE. 
Laissons  ce  sujet ,  car  il  vous  indispose. 

'  MÉLIsH. 

Moi  !  non  :  autant  parler  de  lui  que  d'autre  chose; 
Tu  peux  continuer. 

D  o  R  I  N  E. 

Parlons-en  donc...  Eh  bien  ! 
Puisque  vous  le  voulez,  qu'en  dirons-nous? 

MEUSE. 

Oh!  rien. 

DORIN  E. 

Pourquoi  donc  cette  humeur  et  cette  impatience? 
Si  vous  l'aimiez  encor? 

M  É  L 1  s  E. 

Tais- toi. 

(Elles  se  taisent  pendant  un  moment.  ) 

D  0  R I N  E. 

Le  beau  silence  ! 

M  ÉLISE. 

Tu  n'as  point  remarqué  le  portrait  qu  il  tenoit? 
Tu  n'as  point  distingué?... 

D  G  n  I  N  E. 

Non ,  il  l'examinoit 
D'un  œil  très  satisfait. 

M  ÉLISE,  à  part. 

Je  souffre  le  martyre. 
{haut.) 
Tu  n'as  rien  entendu  de  ce  qu'il  a  pu  dire? 

DORI  N  E. 

U  avoit  l'air  content...  c'est  tout  ce  que  je  sai. 


296  I-A  FEINTE  PAR  AMOUR. 

M  ÉLISE,  avec  la  plus  grande  vivacité. 
Je  ne  demande  pas  s'il  étoit  triste  ou  gai  : 
Répondez  juste  au  moins. 

D  CRI  NE. 

Je  quitte  la  partie. 
Mais  j'aperçois  Germain. 

MÉLISE. 

Demeurez,  je  vous  prie; 
Qu'il  approche. 

SCÈNE  V. 

MÉLISE,  DORINE,   GERMAIN. 

MÉLISE,  dun  air  distrait. 
Ah!  c'est  toi',  Germain? 

GERMAIN. 

Pour  vous  servir. 
Madame;  commandez,  et  je  cours  obéir... 
Je  montois  chez  Damis. 

MÉLISE. 

Il  est  ici  ton  maître? 

GERMAIN. 

Oui,  même  tout  le  soir  je  crois  qu'il  y  doit  être. 

MÉLISE. 

Seul? 

GERMAIN. 

Seul ,  je  l'imagine. 

MÉLISE. 

Il  ne  peut  être  mieux. 


ACTE   II,   SCENE    V.  297 

Pu  sais  apparemment  qu'il  est  fort  amoureux? 

GERMAIN. 

Lmoureux  ! 

M  ÉLISE. 

Et  bien  plus,  il  ose  le  paroître... 

GERMAIN. 

tiadame,  écoutez  donc... 

DO  RI  NE. 

Dis ,  tu  dois  t'y  connoître. 

GERMAIN. 

e  sais  qu'il  s'est  donné  ces  airs-là  quelquefois. 

D  o  R  I  N  E. 

îh  !  sait-on  quel  objet  a  décidé  son  choix? 

GERMAIN. 

s'on  :  il  est  fort  discret,  il  soupire  en  silence; 
Jien  n'échappe  avec  lui... 

M  ÉLISE. 

La  bonue  extravagance  ! 

DOIS!  NE. 

ît  ce  portrait  divin  dont  il  est  enivré , 

Ju'il  observe  sans  cesse  avec  l'air  égaré  ; 

l  ton  compte,  Germain,  n'est-ce  point  un  indice? 

mÉlise. 
fa,  parle  à  coeur  ouvert,  et  quitte  l'artifice. 

D  o  R  I  X  E. 

ians  doute ,  allons ,  du  cœur. 

GERMAIN. 

.s'il  ne  faut  rien  celer, 
Ze  portrait  lui  plait  fort,  et... 


jgS  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

M  É  L I  s  E ,  poussant  Dorine. 

Fais-le  donc  parler. 
DORINE,  poussant  Germain. 
V;i  donc. 

GERMAIN. 

Seul  dans  un  coin,  quand  il  est  à  son  aise, 
H  le  tourne  et  retourne ,  il  le  baise  et  rebaise  ; 
II  lui  parle  souvent  comme  s'il  l'entendoit. 
Et  lui  reparle  eucor,  comme  s'il  rëpondoit. 
Cela  me  charme,  moi;  je  me  plais  à  l'entendre. 

DORINE. 

A  cette  école-là  tu  deviendras  fort  tendre. 

M  É  L  I  s  E. 

Et  l'on  ne  peut  savoir  quel  est  l'original? 

GERMAIN. 

Non. 

DORINE. 

Non? 

M  ÉLISE. 

Germain  discret!  Mais  cela  n'est  point  mal.. 
Oh  !  c'est,  n'en  doutons  pas,  quelque  franche  coquette. 

GERMAIN. 

Madame,  en  vérité... 

M  ÉLISE. 

Quelque  folle  parfaite. 

GERMAIN. 


Madame,  je  rougis. 


M  ELISE. 

J'en  suis  sûre. 


ACTE  II,  SCKNE  V.  299 

GERMAIN. 

Comment  ? 
Quoi  qu'il  en  soit  enfin,  le  portrait  est  charmant. 

■M  Élise. 
Affreux ,  peut-être  ! 

GERMAIN. 

Affreux!  cela  vous  plaît  à  dire. 

M  É  LIS  E. 

Je  le  répète,  affreux. 

GERMAIN. 

Je  cède  et  me  retire. 
Ah  !  ce  pauvre  portrait,  comme  vous  le  traitez'. 
Mais  vous  ne  savez  pas  ù  qui  vous  insultez. 

.M  ÉLISE,  le  rappelant. 
Si  Damis  n'est  point  trop  occupé  de  sa  flamme, 
Dis-lui  que  je  l'attends  ici  même. 

GERMAIN. 

Oui,  madame. 

(  //  sort.  ) 

SCÈÎSE  VI. 

MÉLISE,   DORINE. 

MÉLISE. 

Il  faut  que  je  lui  parle  indispensablement. 
Oui... 

noR  I  N  E,  à  pari. 
Ma  maitrcsse  en  tient  indubitablement 


3oo  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

M  ÉLISE. 

Je  veux  qu'avant  le  soir  tout  ceci  se  termine. 

DOR  IN  E. 

<^omme  il  va  s'applaudir! 

MÉLISE. 

Retirez-vous,  Dorine. 

J'entends  du  bruit  :  on  vient.  Ciel  !  Floricourt!  l'ennui! 

Mais,  feignons...  Contre  moi  tout  conspire  aujourd'hui. 

(Dorine  en  sortant  rencontre  Floricourt;  ils  se  font 

rèciproijueit,ent  des  signes.  ) 

SCÈNE  VIL 

FLORICOURT,  MÉLLSE. 

FLORICOURT. 

On  vous  rencontre  enfin!,..  Mais  vous  êtes  cliannante 
De  disparoître  ainsi,  de  tromper  mon  attente. 
Qu'elle  est  belle  ! 

MÉLISE. 

Oh  !  laissez  ce  ton  complimenteur. 
FLORICOURT,  du  ton  le  plus  étourdi. 
Non ,  madame  ;  avec  vous  ce  ton-là  part  du  cœur. 

MELISE,  riant. 
Du  cœur!  y  songez-vous?  vous  léger,  vous  frivole!... 
Recueillez-vous,  marquis  :  est-ce  là  votre  rôle? 

FLORICOURT. 

Sans  doute. 

MÉLISE. 

Encore  un  coup,  supprimons  la  fadeur, 


'  ACTE  II,   SCÈNE  VII.  3oi 

Sinon,  je  vous  le  dis,  j'aurai  beaucoup  d'humeur, 
Et  je  vous  ennuierai. 

FLORiconRT,  avec  galanterie  et  légèreté. 
Non ,  cela  ne  peut  être. 
Je  cherche  le  plaisir,  et  vos  yeux  le  font  naître: 
Mais,  depuis  près  d'un  mois,  disons  la  vérité , 
Dans  quelle  solitude  avez-vous  végété? 
C'est  se  conduire  mal  :  tout  le  monde  en  murmure. 
Plus  de  bals,  de  soupers,  pas  la  moindre  aventure. 
Vous  avez  de  l'humeur;  on  n'eu  est  pas  surpris. 
Vous  prenez  un  travers,  je  vous  eu  avertis. 
Comment  donc!  belle,  aimable,  à  la  fleur  de  votre  âge. 
S'enterrer  chez  un  oncle ,  et  s'ériger  en  sage  ! 
Mais  vous  n'y  pensez  pas  :  il  faut  absolument 
Vous  rendre  à  vos  amis,  vous  remettre  au  courant. 
Je  vous  offre  mes  vœux,  qui  sont  flatteurs  peut-être; 
Mon  nom,  ce  que  je  suis,  et  ce  que  je  dois  être; 
Une  existence  enfin.  Allons,  ouvrez  les  yeux; 
Le  temps  vole,  il  échappe,  il  emporte  les  jeux. 
Ressuscitez;  sortez  de  cette  nuit  profonde, 
Et  paroissons  tous  deux  sur  la  scène  du  monde. 

M  Élise. 
Mais  vous  devenez  fou  ! 

F  L  o  n  I  c  o  u  R  T ,  de  l'air  le  plus  évaporé. 
Non,  je  ne  le  suis  ;)as. 
i    C'est  trop  ensevelir  de  si  brillants  appas  , 

Faits  pour  orner,  madame,  un  plus  décent  asile 
I    Que  des  cercles  obscurs  et  l'ombre  de  la  ville. 
Écoutea-moi  :  je  viens  d'apprendre  en  ce  moment. 
J'en  ai  l'iivis  sur  tiioi,  que  je  dois  sûrement 

■xti 


Sot  l.A   FEINTE  PAK  AMOUR. 

Hériter  avant  peu  d'une  tante  éternelle!... 
Qui  me  remet  toujours. 

M  ÉLISE. 

Cette  dame  est  cruelle. 

FLORICODRT. 

Elle  ne  finit  pas.  Mais,  pour  cette  fois-ci. 
Il  paroît  cependant  qu'elle  a  pris  son  parti. 
Elle  a  quatre- vingts  ans,  c'est  l'âge  des  retraites. 
J'envahis  sa  fortune,  elle  est  des  plus  complètes. 
Le  tout  vous  est  offert.  Nous  mêlerons  nos  biens  , 
Et  l'opulence  encor  va  serrer  nos  liens. 

M  É  L I  s  E. 

L'opulence!  Et  le  cœur?  est-il  un  autre  empire? 
Le  trésor  d'un  amant,  c'est  l'amour  qu'il  inspire. 
Est-il  riche,  on  l'ignore...  ou  songe  à  ses  vertus; 
Est-il  pauvre,  on  le  venge  en  l'aimant  encor  plus  : 
Voilà  mes  sentiments. 

FLOBICOURT. 

Je  vous  en  félicite; 
Vous  bravez  la  fortune  et  cédez  au  mérite: 
Ce  sacrifice  est  noble  et  sur-tout  bien  placé. 
Je  savois  à  quel  cœur  je  m'étois  adressé. 

M  ÉLIS  E. 

Par  exemple,  marquis,  periîiettez-moi  de  rire. 
Quoi  !  vous  prenez  pour  vous  ce  que  je  viens  de  dire? 

FLORicouRT,  avec  la  plus  grande  cjaieté. 
Eh  !  comment  s'y  tromper?  le  détour  est  charmant. 

MÉLisr.. 
Encor? 


ACTE  II,    SCÈ^K  VII.  3o3 

FLORICOURT,  hors  de  lui. 
Vous  me  voyez  dans  un  enchantemeut  !... 
*"Je  suis  las  d'espérer.  Décidez-vous,  de  grâce. 
Écoutons  la  raison  et  laissons  la  grimace. 

(  //  tombe  à  ses  pieds.  ) 
Ah  !  je  vous  le  demande  au  nom  de  nos  beaux  jours  ; 
Faisons  à  tout  Paris  envier  nos  amours. 

M  ÉLISE. 

Trêve  donc,  s'il  vous  plaît,  à  la  plaisanterie... 

Il  extravague...  on  vient  :  levez-vous,  je  vous  prie. 

FLORICOUUT. 

Non.  Je  lis  dans:  vos  yeux,  dans  ce  tendre  embarras. 
Que  mon  hommage  a  pris  et  ne  vous  déplaît  pas. 
(Damis  entre  dans  ce  moment.  Il  est  aperçu  de  Mélise, 

et  non  de  Floriconrt.  ) 
C  est  à  moi  d'affermir  mou  bonheur  qui  s'apprête. 
Tout  me  sert,  et  je  cours  assurer  ma  conquête. 
(Flnricoitrt  en  sortant  rencontre  Damis,  et  lui  fait 
des  signes  d'un  air  Iriowplinnt.  ) 

SCÈNE   VIII. 

DAMI.S,  MÉLISE. 

D  A  !M  I  s ,  du  fond  du  théâtre 
Fort  bien,  le  téte-à-téte  est  un  peu  hasardé. 
Est-ce  pour  ce  tableau  que  vous  m'avez  mandé? 
Il  est  touchant! 

MÉLISE. 

A-t-il  le  bonheur  de  vous  plaire? 


3o4  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

DAMis,  avec  une  cfaieté  contrainte. 
Beaucou|3. 

M  ÉLIS  F.,  ironiijuemenl. 

Il  me  parloit  de  son  ardeur  sincère. 

DAMIS. 

Et  vous  daigniez  repondre  à  des  transports  si  doux? 
C'est  l'usage,  au  surplus. 

M  Élise,  à  part. 

Mais,  seroit-il  jaloux? 
{luiul.) 
J'ctois  libre,  monsieur,  lorsqu'on  vous  fit  descendre. 

DAMIS,  très  froidement. 
Vos  ordres  sont  sacrés  ;  j'ai  volé  pour  m'y  rendre. 

{ à  part.  ) 
L'entretien  sera  vif. 

mÉlise. 
M  expliquez-vous  enfin 
Les  propos  que  mou  oncle  a  tenus  ce  matin? 
Qu'est-ce  que  cet  hymen,  ce  refus,  cet  outrage 
Dont  il  vous  accusoit? 

DAMIS. 

Quand  tout  vous  rend  hommage , 
Madame,  en  vérité  pensez-vous  à  cela? 
C'est  une  vision  que  cet  outrage-là. 
Ne  le  savez-voLts  pas?  qui  raconte  exagère. 
Et  c'est  l'art  d'embrouiller  la  chose  la  plus  claire. 
Votre  oncle  brusquement  vient  m'offrir  votre  main: 
Je  ne  m'attendois  pas  à  ce  boidieur  soudain  ; 
,)e  n'avois  ni  le  droit  ni  l'orgueil  d'y  prétendre; 
c'est  en  in'appréciant  que  j'osai  m'en  défendre. 


ACTi;   II,  SCÈNE    VIII.  3o5 

Voilà  tout. 

M  EL I. SE,  d'un  ton  ironique. 
Voilà  tout? 

D  A  M I  s ,  se  rapprochant. 

Mais  vous,  madame,  vous. 
M'expliquez-vous  enfin  quel  est  ce  grand  courroux , 
Cet  étonnant  billet  qui  de  chez  vous  me  chasse? 
Comment  me  suis-je  donc  attiré  ma  disgrâce? 

M  É  L  I  s  E. 
Ma  lettre  vous  l'apprend  sans  rien  dissimuler. 
Je  suis  lasse,  monsieur,  d'apprêter  à  parler: 
Je  suis  jeune,  on  m'observe,  ou  censure,  on  raisonne; 
Et,  pour  fuir  les  amants,  je  ne  vois  plus  personne. 

D  A  M  I  s. 
Est-ce  à  titre  d'amant  que  je  suis  renvoyé? 

M  É  L I  s  E ,  très  vite. 
Point  de  détail. 

DAMIS. 

Je  vois  qu'on  m'a  calomnié. 
Quand  on  aime  on  s'échappe ,  on  se  trahit  :  madame. 
Vous  ai-je  dit  un  mot  qui  fît  croire  à  ma  flamme? 

M  É  L I  s  E ,  avec  vivacité. 
Eh  !  quand  cela  seroit? 

DAMIS. 

Oui  :  mais...  cela  n'est  pas. 
M  É I,  !  s  E ,  avec  clialeur. 
Quoi!  votre  empressement  à  suivre  tous  mes  pas, 
Cette  assiduité  que  tout  Paris  a  vue, 
Et  votre  jalousie  avec  art  retenue, 
M'annonçoient  pas  assez  un  homme  qui  prétend 


3o6  LA  FEINTE  i>AR  AMOUR. 

Et  semble ,  pour  le  dire,  ;iux  aguets  d'un  instant? 

DAMIS. 

Ah  !  ue  confouduus  point  :  tout  cela  vouloit  dire 
(ju'on  rencontre  chez  vous  ce  que  mon  cœur  désire , 
Des  grâces,  des  talents... 

M  É  L  I  s  E. 

Vous  m'impatientez. 

DAMIS. 

Un  commerce  divin,  cent  belles  qualités. 

Cela  signifioit  que  votre  esprit  enchante, 

Qu'on  se  plaît  à  vous  voir,  que  vous  êtes  charmante. 

Eu&n... 

MÉLISE. 

Parlez 

DAMIS. 

Cela ,  je  le  dis  sans  détour , 
Prouvoit  tous  vos  attraits,  sans  prouver  mon  amour. 

MÉLISE. 

.Soit,  soit;  eh!  que  me  fait  votre  amour,  je  vous  prie? 

DAMIS. 

Vous  m'accusez ,  il  faut  que  je  me  justifie. 

MÉLISE. 

De  quoi  donc?  Il  m'outrage  à  chaque  mot! 

DAMIS. 

De  quoi  ? 
De  l'amour  prétendu  qui  vous  révolte  en  moi. 

MÉLISE. 

Vous  me  haïssez  donc,  monsieur? 

DAMIS. 

Oui!  moi,  madame? 


ACTE  H,  SCENE   VllI.  3o-j 

MEUSE. 

Répondez. 

DAMIS. 

Mieux  que  moi  vous  lisez  dau.s  mou  ame , 
Et  c'est  trop  prolonger  ici  mou  embarras. 
Comment!  Lorsqu'on  vous  voit,  dire  qu'on  n'aime  pas? 
Un  tel  aveu  pour  vous  seroit  tout  neuf  peut-être; 
Il  pourroit  vous  fâcher:  mais  vous  lauriez  fait  naître. 
Car  enfin,  si  vos  lois  n'en  veulent  qu'aux  amants, 
Pourquoi  m'envelopper  dans  vos  ressentiments? 
Pourquoi ,  prompte  à  risquer  un  arrêt  qui  m'accable, 
Si  je  suis  innocent,  me  traiter  en  coupable? 

M  ÉLISE. 

Allez,  monsieur,  allez,  vous  m'êtes  odieux. 

DAMIS. 

Vous  ne  fûtes  jamais  plus  aimable  à  mes  yeux. 

M  Élise. 
Éloignez-vous  des  miens. 

DAMIS. 

d'où  vient  cette  colère? 
J'obéis  et  je  sors,  de  peur  de  vous  déplaire. 

SCÈNE  IX. 

MÉLISE. 

Et  de  cet  homme-là  je  serois  le  jouet  ! 
Qu'est-ce  donc  qui  me  tient?  i'aiuierois-je  en  effet? 
Oh!  que  je  l'aime  ou  non,  je  prétenils  ([u'il  fléchisse; 
Je  le  veux  par  raison,  bien  pl;is  que  par  caprice... 


3o8  LA  FEINTE  PAR  AMOUR.  i 

J'ai  su  toucher  son  cceur,  il  a  beau  se  masquer;  j 

Et  son  adroit  orgueil  ne  veut  pas  s'expliquer. 

C'est  mon  maudit  billet!...  Qui  me  forçoit  d'écrire? 

Que  prétendois-je  avant  qu'il  m'eût  osé  rien  dire? 

Ma  conduite  est  étrange,  incroyable  vraiment. 

Mais  la  sienne...  La  sienne  est  un  afFront  sanglant. 

Oh!  cet  homme  est  un  monstre...  Eh  bien!  il  est  aimable. 

C'est  la  régie...  Que  faire?  O  trouble  insupportable! 

Ce  raonstre-là  me  plaît,  je  le  sens,  j'en  rougis; 

Mais  je  m'en  vengerai  quand  je  l'aurai  soumis. 


h  I  .\     ou    >ECONU     ACTE. 


ACTE  TROISIÈME. 


SCÈNE  I. 

LISIMON. 

Ma  foi,  ce  Fioricourt  n'est  point  aussi  frivole... 

Cet  homme ,  avec  le  temps ,  peut  jouer  un  grand  rôle. 

Dans  ce  moment  encore  il  m'a  très  bien  parlé. 

Malgré  mon  air  discret,  comme  il  m'a  démêlé! 

La  peste!  quel  coup  d'œil  !  Oui,  j'étois  un  barbare: 

Je  désolois  Mélise,  il  faut  que  je  répare... 

Le  marquis  lui  convient;  il  pense...  il  ira  loin, 

Et  de  lui  quelque  jour  ou  peut  avoir  besoin. 

Que  sait-on? 

SCÈNE  II. 

LISIMON,  MÉLI.SE,   DORINE. 

LJ  SI. VI  ON. 

Eh  bien!  qu'est-ce?  Un  air  mélancolique? 
Moi  je  veux  qu'on  me  parle  et  qu'on  se  communique. 
Çà,  raisonnons  un  peu  :  j'avois  jugé  trop  tôt. 
Damis,  je  le  vois  bien,  n'est  pas  ce  qu'il  vous  faut. 
Il  a  je  ne  sais  quoi  qui  d'abord  intéresse; 
Mais  sa  conduite  sourde  annonce  trop  d'adresse. 


3io  LA  FEINTE  PAR  AMOOR. 

Trop  de  Hegme,  à  la  longue,  est  à  périr  d'ennui, 
Et  je  crois  que  vraiment  je  me  gâte  avec  lui. 

I)  0  R  1  s  F,. 

Vivat  !  Enfin  monsieur  redevient  raisonnable  ! 
Damis  a  des  moments  ,  mais  il  n'est  point  aimable. 
Il  aime  avec  méthode,  il  brûle  sensément; 
La  mode  en  peut  venir,  et  rien  n'est  moins  plaisant. 

M  ÉLISE. 

A  ravir!  Comment  donc!...  Allez,  mademoiselle. 
Sachez  une  autre  fois  mesurer  votre  zélé; 
Renfermez  avec  soin  ces  transports  indiscrets, 
Et  supprimez  sur-tout  le  talent  des  portraits. 

DORINE. 

Madame  ,  une  autre  fois  je  serai  moins  sincère. 
Et  je  saurai... 

M  ÉLISE. 

Sachez  m'obéir  et  vous  taire. 

LIS  I  MON. 

Sans  doute,  elle  outre  un  peu;  mais  je  crois  (ju'en  effet 
Damis  est  trop  contraint,  et  n'est  point  votre  fait. 

M  É  L  I  s  E. 

Y  songez-vous?  Laissez,  laissez  aller  les  choses  : 
Je  ne  comprends  plus  rien  à  vos  métamorphoses. 

LI  SIMON. 

Oh  !  je  veux  vous  venger  d'un  insolent  refus. 

M  ÉLISE. 

Je  vous  dispense,  moi,  de  ces  soins  superflus. 

LISIMON. 

Mon  amitié  pour  lui,  dans  cette  circonstance , 
Lui  vaut  de  votre  part  un  reste  d'indulgence; 


ACTE  III,  SCENE  II.  3ii 

Mais  je  vois  clairement  que  vous  le  déteste/, 
Et  je  ue  prétends  pas  forcer  les  volontés. 
Rcjf  tez  un  hymen  pour  lui  trop  honorable. 

MÉLISE. 

Vous  me  perséciitez.  Il  est  insupportable. 

LISIMON. 

Assurément  il  l'est,  et  j'en  suis  révolté. 
J'admire,  en  pareil  cas,  votre  sécurité  ; 
Je  suis  d'une  fureur!...  C'est  que  cette  aventure 
Peut  jirendre  dans  le  monde  une  sotte  tournure. 
Je  vois  loin. 

M  É  L  I  s  F.. 

Oui,  très  loin. 

I.ÎSIMON. 

Et  puis  d'ailleurs  j'ai  su 
Que  ià-bas...  à  la  cour,  il  est  très  peu  connu. 

MEUSE. 

Quoi!  cela  vous  reprend? 

I.ISIMON. 

L'obscurité  me  blesse. 
Tout  bien  considéré,  se  borner  est  foiblesse. 
Quand  on  a  votre  esprit,  nos  grâces,  votre  goût, 
Il  faut  prendre  un  mari  fait  pour  aller  à  tout. 
J'ai  des  projets...  je  veux...  L'affaire  m'intéresse. 
Et ,  pour  bien  des  raisons ,  je  dois  venger  ma  nièce , 
En  ce  jour,  à  l'instant  :  oui,  j'y  cours  de  ce  pas... 
Vous  m'arrêtez  en  vain,  je  n'en  démordrai  pas; 
Je  n'ai  point  comme  vous  une  tête  légère. 
Qui  veut  et  ne  veut  phi-.  :  il  f.mt  du  caractère. 

(  //  sort.  ) 


3i2  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

SCÈNE  m. 

MÉLISE,  DORINE. 

MÉLISE. 

Voilà  du  Floricourt...  Si  pourtant  son  humeur... 

Darais  a  dans  mon  oncle  un  zélé  protecteur! 

Je  crois  qu'il  devient  fou...  Mais  mol  suis-je  plus  sage? 

(  à  Dorine.  ) 
De  parler  aujourd'hui  vous  avez  une  rage  ? 

DORINE. 

Moi? 

MÉLISE. 

Damis  est  à  plaindre. 

DORINE,  entre  ses  dents. 

Il  le  mériteroit. 

MÉLISE. 

Hein?  comment?  Votre  esprit  se  forme  tout-à-fait. 
Je  vous  trouve  aujourd'hui  brillante  en  reparties. 

(  à  part.  ) 
Mais  par  où  de  mon  oncle  arrêter  les  lubies? 
Il  va  trouver  Damis,  que  lui  va-t-il  conter? 

[Damis  paraît;  Dorine  se  relire.) 


ACTE  111,    SCÈNK    IV.  3j3 

SCÈNE  IV. 

MÉI.iSE,  DAMIS. 

MÉLISE. 

Quoi!  c'est  vousi' 

DAMIS. 

Je  me  sauve. 

MÉLISE. 

Oh!  vous  pouvez  rester. 
(après  une  pause.) 
Savez-vous  que  tantôt  j'étois  fort  singulière. 

DAMIS. 

Vous  vous  en  souvenez? 

MÉLISE. 

J'en  ai  ri  la  première  ; 
Je  ne  Sciis  où  j'ai  pris  ces  indiscrets  éclats. 
Il  est  tout  simple  au  moins  que  vous  ne  m'aimiez  pas. 

D  A  M  I  s. 
Je  vous  ai  rassurée. 

MÉLISE. 

Et  j'en  suis  fort  contente. 

DAMIS. 

Autant  que  je  puis  voir,  l'amour  vous  épouvante. 

MÉLISE. 

Tout  ce  qui  me  fàchoit,  c'est  qu'en  vous  défendant 
Vous  paroissicz  encore  avoir  l'air  d'un  amant. 
Il  régnoit  dans  vos  tons  je  ne  sais  quelle  gène 
Qui  sur  vos  sentiments  me  laissoit  incertaine: 


3i4  LA  TEINTE  PAR  AMOUU. 

Oui;  tenez,  on  eût  dit  que  vous  étiez  piqué. 

OAMIS. 

Voilà  ce  que  clans  moi  vous  avez  remarqué? 

MEUSE. 

c'est  ce  que  j'ai  cru  voir. 

UAMIS. 

Idée! 

MEUSE. 

En  conscience, 
Êtes-vous  bien  certain  de  votre  indifférence? 

D  A  M I  s ,  liant. 
Celui-là  vient  de  loin.  Quoi!  vous  n'y  croyez  pas? 
Mais  ue  retournons  point  à  nos  premiers  débats. 
Prenez  garde  :  au  traité  vous  êtes  infidèle; 
C'est  vous  qui  commencez  à  me  chercher  querelle. 
Quand  je  vous  aimerois,  pensez-vous,  entre  nous. 
Que  j'irois  l'avouer  après  votre  courroux, 
Moi  qui  sais  à  quel  point  cela  peut  vous  déplaire , 
Moi  qu'on  vient  de  chasser  sans  nul  préliminaire? 
Si  contre  moi  le  doute  a  bien  pu  vous  armer. 
Quel  sort  me  feriez-vous,  si  j'osois  vous  aimer? 

MIÎLISE. 

Le  cas  est  différent. 

DAMIS. 

Il  devieudroit  le  même. 
Oh  !  je  vous  tonnois  bien  ,  malheur  à  qui  vous  aime  ! 

M  É  L  1  s  E. 

Quelle  obstination  ! 

DAMIS. 

V.h  bien!  n'en  parlons  plus. 


ACTE  m,    SCENF.   IV.  ^^^ 

Pourquoi,  sans  nul  objet,  sGchauffer  là-dessus? 

M  ÉLISE- 

Vous  êtes  incroyable  avec  votre  système! 
Comment!  Si  vous  m'aimiez  par  un  malheur  extrême! 
Loin  d'en  faire  l'aveu,  loin  de  me  prévenir... 

D  A  M I  s ,  avec  une  sorte  de  crainte. 
Mais...  il  est  quelquefois  très  bon  de  voir  venir. 

M  É  L  I  s  E. 

Et  le  cœur  est  soumis  à  ces  calculs  infâmes  ! 

Les  hommes!  quels  fléaux!  Pui.s  on  s'en  prend  aux  femmes. 

D'un  instinct  libre  et  pur  si  l'amour  est  le  fruit. 

Du  moment  qu'on  raisonne,  il  est  déjà  détruit. 

L'homme  honnête,  monsieur,  dédaignant  la  finesse, 

Doit  tout  à  son  |jenchant  et  rien  à  son  adresse. 

Eh  !  qu'attendre  d'un  cœur  par  lui-même  gêné , 

Qui,  s'observant  toujours,  n'est  jamais  entraîné? 

Il  faut  s'abandonner,  sentir  tout,  ne  rien  feindre. 

S'enflammer  pour  le  prix,  sans  projet  pour  l'atteindre. 

Qui  sait  le  mieux  tromper  plaît  quelquefois  le  mieux; 

Mais  qui  plaît  sans  aimer  jouit  sans  être  heureux. 

Ah  !  je  plains  bien  le  sort  d'une  femme  sensible  !.. . 

OAMIS. 

Ce  phénix,  s'il  existe,  est  au  moins  invisible. 

MÉI.ISK. 

A  vos  yeux. 

n  A  M  I  s. 
Le  trouver,  c'es^  l'affaire  du  temps. 
Sous  le  masque  entre  nous  reconuoit-on  les  gens? 
De  vos  goûts  passagers  comment  sui\  re  les  traces? 
Le  sentiment  chez  vous  disparoît  sous  les  grâces. 


.Si6  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

MÉLISE. 

Quoi  !  vous  ne  savez  pas  lire  au  foud  de  nos  cœurs? 

DAMIS. 

Moi  !  vraiment  je  le  donne  aux  plus  fins  connoisseurs. 

MÉLISE. 

Vous  n'avez  donc  pas  vu  que  cent  fois  dans  sa  vie, 
Floricourt,  par  exemple,  et  m'excède  et  m'ennuie? 
Vous  n'avez  donc  point  vu,  malgré  tous  leurs  propos, 
Que ,  même  en  les  fêtant ,  je  méprise  les  sots; 
Qu'au  milieu  du  grand  monde,  où  je  parois  légère. 
Je  me  suis  fait  un  plan,  et  presque  un  caractère; 
Qu'à  la  foule  bruyante,  à  mille  jolis  riens. 
J'ai  souvent  préféré  vos  graves  entretiens? 
Et  que... 

DAMIS. 

Vous  vous  taisez?  pourquoi  doue? 
MÉLISE,  à  part. 

Je  m'admire. 
D  A  .M  1  s. 

Eii  bien? 

MÉLIS  E. 

Kh  bien!  monsieur...  je  n'ai  plus  rien  à  dire. 

DAMIS. 

Quand  le  cœur  ne  sent  rien. 


ACTE  m,  .SCI^^E    V.  Biy 

SCÈNE   V. 

MÉLISE,  DAMKS,  FLORICOURT. 

F I,  o  R I  c  o  u  R  T ,  riant  aux  éclats  clans  le  fond  du 
théâtre. 

D'honneur  le  tour  est  gai. 
(^s'approchant.) 
Ah!  je  respire  enfin,  notre  oncle  est  suhjugué. 
Jugez  s'il  m'aime!  il  veut,  et  dès  cette  journée. 
Décider  mon  houheur,  fixer  notre  hyménée. 
U  est  expéditif. 

MÉLISE. 

Fort  bien  !  marquis ,  fort  bien  ! 
L'aveu  de  Lisimon  vous  assure  du  mien  : 
Vous  pouvez  y  compter. 

FLORICOURT. 

Après  ce  tour  d'adresse , 
Il  seroit  trop  piquant... 

MÉLISE. 

Mais  par  quelle  finesse 
Avez-vous  donc,  monsieur,  retourné  son  esjtrit? 
Car  cela  me  paroit  miraculeux. 

FLOKICOU  RT. 

Bien  dit. 
M  É  L I  s  F. ,  avec  empressement. 
Voyons 

FLORICOURT. 

Pour  le  réduire  il  a  fallu  lui  plaire. 

37. 


'ii8  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

Votre  oncle  s'est  d'abord  armé  d'un  front  sévère; 
J'ai  radouci  mon  ton  pour  ne  le  point  heurter, 
Et  j'ai  surpris  enfin  l'instant  de  le  flatter, 
.l'ai  vanté  son  discours  soi-disant  laconique, 
•Sa  pénétration  ,  sur-tout  sa  politique  : 
Je  me  suis  étonné  qu'un  homme  tel  que  lui 
Ne  fût  point  dans  l'état  très  puissant  aujourd'hui. 
Vous  auriez  un  œil  d'aijjle,  un  abord  populaire, 
r.t  l'art  d'approfondir,  joint  avec  l'art  de  plaire , 
Lui  disois-je  à  peu  près  :  il  l'a  cru  bonnement  ; 
Moi ,  de  montrer  alors  un  zélé  véhément , 
D'offrir  tout  mon  crédit...  Enfin  rien  ne  l'arrête, 
Le  voilà  décidé. 

M  ÉLISE. 

Mais  c'est  une  conquête. 
(à  part  et  regardant  Damis.) 
Voyez  si  rien  l'émeut. 

FLOR  ICOURT. 

L'amour  agit  pour  nous. 
IM  É  L I  s  E ,  sérieusement. 
Puisque  mon  oncle  enfin  est  appuyé  par  vous, 
A  ses  nouveaux  desseins  je  n'ose  être  contraire. 
Il  faut... 

FLOP.  ICOURT. 

Vous  convenez  que  pour  moi  tout  prospère; 
Notre  hymen... 

MÉLISE. 

Oui,  marquis,  devient  très  positif. 
UA.MIS,  d'un  ton  piqué. 
La  (^jrandeur  de  votre  oncle  est  un  point  décisif, 


ACTE  III,   SCENE  V.  ^ip 

Et... 

FLORICOURT. 

J'ai  craint  de  Damis  quelque  temps  la  poursuite  ; 
On  m'a  tranquillisé. 

DAMIS. 

Qui  donc? 
M  É  L I  s  E ,  vivement. 

Dites-nous  vite. 
FLORICOURT,  à  Mélise. 
Je  sais  qu'il  aime  ailleurs. 

MÉLISE. 

Il  peut  nous  mettre  au  fait. 

FLORICOURT. 

Eh!  comment  donc?  comment  ? 
M  Élise. 

Il  a  certain  portrait 
Qui  ne  le  quitte  pas. 

FLORICOURT. 

C'est  Céladon  lui-même. 

MÉLISE. 

Oui,  pour  ce  portrait-là  sa  folie  est  extrême. 

DAMIS. 

Madame,  il  est  trop  vrai,  je  l'.iime  éperdument. 

MÉLISE,  avec  dépit. 
L'original ,  sans  doute ,  est  un  objet  charmant? 

DAMIS,  d'un  ton  passinn né. 
Oh!  charmant  ! 

MÉLISE. 

Je  le  crois. 


320  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

D  AM  IS. 

Je  lui  dois  cet  hommage. 

FLORICOURT. 

Eh  bien!  s'il  est  ainsi,  montre-nous  son  image. 

DAMIS. 

Si  madame  le  veut,  ma  prudence  y  consent; 
Mais  à  condition  que  vous  serez  absent. 

FLORICOURT. 

Moi? 

DAMIS. 

Vous. 

FLORICOURT. 

Pour  un  portrait?  allons,  quelle  manie! 

DAMIS. 

Vous  le  faire  entrevoir,  c'est  en  donner  copie. 

FLORICOURT. 

Il  est  d'une  rigueur!...  Madame,  prononcez. 

MÉLISE. 

Mon  sexe...  est  curieux. 

FLORICOURT. 

J'entends,  vous  me  chassez. 
Je  vais  de  Lisiuiou  aiguillonner  le  zélé; 
Votre  bonheur,  le  mien  ,  près  de  lui  me  rappelle; 
J'y  vole  :  en  m' éclipsant  d'un  air  paisible  et  doux. 
Je  satisfais  d'avance  aux  égards  d'un  époux. 

(  //  baise  la  main  de  Mélise ,  et  il  sort.  ) 


ACTE  III,    SCÈNE  VI.  32i 

SCÈNE  VI. 

MÉLISE.   DAMIS. 

D  A  M  I  S. 

Cet  hymeu  me  paroit  uue  affaire  couclue. 

MÉLISE. 

Tout  de  bon  ,  croyez-vous  que  j'y  sois  résolue? 

DAMIS. 

Pourquoi  non?  De  votre  oncle  il  a  déjà  l'aveu. 
Et...  le  vôtre  suivra. 

MÉLISE. 

Le  mien?...  Voyons  un  peu 
Le  portrait. 

D.\M1S. 

Un  moment. 

MÉLISE, 

Volontiers.  Mais,  de  grâce. 
Que  vous  importe  enfin  que  cet  hymen  se  fasse? 
Vous  êtes  occupé ,  tout  le  prouve  et  le  dit  : 
Ce  que  l'art  veut  cacher,  l'art  même  le  trahit. 
Pour  moi ,  ce  qui  m'en  plaît ,  tout  haut  je  le  confesse , 
C'est  que  vous  possédez  une  étrange  maîtresse. 
Elle  est  assurément  calme  dans  ses  amours  ! 
Elle  sait  que  chez  moi  vous  êtes  tous  les  jours. 
Et  son  orgueil  se  tait,  et  son  cœur  est  tranquille! 
De  tous  vos  soins  pour  moi  spectatrice  immobile , 
Madame  ne  dit  mot,  trouve  que  tout  est  bien, 


.^22  LA  FEINTE  PAB  AMOUR. 

Et  n'a  garde  avec  vous  de  se  plaindre  de  rien  ! 
Elle  a  donc  cinquante  ans? 

DAMIS. 

Pas  tout-à-fait  encore. 
Elle  n'en  a  que  vingt. 

MÉLISE,  à  part. 

Quel  conte!  Je  l'abhorre. 

DAMIS. 

Ah  !  n'en  parlez  point  mal.  Quand  vous  la  connoitrez, 
D'un  jugement  trop  prompt  vous  vous  repentirez; 
(^est  moi  qui  vous  le  dis. 

MÉLISE. 

Vous  dites  à  merveille. 

DAMIS. 

Vraiment? 

MÉLISE. 

Continuez,  oui,  je  vous  le  conseille: 
Que  m'im|)orte?...  Ah!  je  vois...  peut-être  croyez-vous 
Qu'une  humeur  sans  motif  cache  un  dépit  jaloux? 
Cela  seroit  nouveau!  Moi,  de  la  jalousie! 
Moi  vous  aimer!  Non,  non;  je  n'en  ai  nulle  envie: 
Je  ne  m'oppose  point  à  vos  félicités. 

DAMIS. 

Vous  ne  devinez  pas  combien  vous  m'enchantez... 
C'est  votre  dernier  mot? 

MÉLISE. 

Ce  doute-là  m'offense. 
Vos  discours  à  la  fin  lassent  ma  patience. 
Allez  trouver,  monsieur,  la  beauté  qui  vous  plaît, 
Et  gardez  constamment  un  aussi  rare  objet. 


ACT1-;  m,    SCliNK  VI.  323 

D  A  M  r  s. 
Je  rrifi  le  promets  bien... 

M  É I,  t  s  E ,  avec  chaleur. 

Mon  Dieu  !  j'en  étois  sûre. .. 
Je  me  ravise ,  et  veux  coinioître  sa  figure  : 
Sou  naturel  paisiitle,  unique  en  ses  effets, 
Me  donne  le  désir  de  contempler  ses  traits. 

DAiVUS. 

Oh  !  dans  ce  moment-ci  vous  verriez  mal  sans  doute. 

M  ÉLISE. 

File  craint  mes  regards? 

D  A  M I  s. 
C'est  moi...  qui  les  redoute. 

M  ÉLISE. 

Mais  j'ai  \otre  parole...  Essuierai-je  un  refus? 

DAMIS. 

Pour  juger  sainement  \os  sens  sont  trop  émus. 

M  Élise. 
Je  le  veux. 

D  A  M  I  s. 
Je  ne  puis. 

M  ÉLIS  E. 

(Comptez,  comptez  d'avance. 
Puisqu'elle  en  a  besoin,  sur  beaucoup  d'indulgence. 

DAMis,  tirant  le  portrait. 
Vous  l'exigez? 

mÉlise,  arraclirint  le  portrait. 

Oui,  oui.  Mais  donnez  donc,  monsieur. 

l)AM  is. 
Oli!  tout  cliarmant  qu'il  est,  il  va  vous  faire  peur. 


324  LA  FEINTE  PAR  AMOUR. 

mÉlise,  avec  le  plus  grand  étonnemenl. 
Ciel! 

D  A  M  I  s. 

Je  l'avois  prévu. 

MÉLISE. 

Mon  portrait  ! 

D  A. VII  s. 

Oui,  lui-même. 
C'est  un  vol  que  j'ai  fait. 

MÉL  ISE. 

Cette  audace  est  extrême  ! 
[après  une  pause,  et  riant.) 
Vraiment  je  l'ai  tantôt  joliment  arrangé. 

DAMIS. 

Puisqu'il  est  ressemblant,  macramé,  il  est  vengé. 

MÉLISE. 

D'honneur!  il  est  parlant,  et...  Quel  fourbe  vous  êtes! 
Voila  donc  contre  nous  les  complots  que  vous  faites? 
Sur  l'excès  de  vos  torts  je  n'ose  ra'arréter. 
Pourquoi  ravir  un  bien  que  l'on  peut  mériter? 
Mais  ce  portrait  enfin  suffit-il  pour  m'instruire? 

DAMIS. 

Il  est  chargé  de  tout;  moi  je  n'ai  rien  à  dire. 
D'ailleurs  puis-je  jamais  fléchir  votre  courroux? 

MÉLISE. 

Puisque  vous  en  parlez,  je  conviens  avec  vous... 
C'est  le  cas  ou  jamais  d'être  fort  en  colère. 

DAMIS. 

Oh  !  oui,  vous  sévirez  contre  le  téméraire. 


ACTE    111,  SCENE  VI.  325 

M  É  L  I  s  F.. 

C'est  selon...  Cependant...  je  dois...  Que  sais-jo? 

DAMIS. 

Enfin... 

M  ÉLISE. 

Quand  le  coupable  plaît... 

DAMIS. 

Fait-on  grâce  au  larcin? 
Il  Kiut  qu'absolument  votre  bouche  prononce. 

MKMSE,  après  un  silence. 
11  vous  tint  lieu  d'aveu  :  qu'il  soit  donc  ma  réponse. 
[Elle  lui  rend  le  portrait.) 
DAMIS,  avec  In  plus  grande  vivacité. 
Je  tombe  à  vos  genoux.  Quel  moment  enchanteur! 
Plus  je  me  suis  contraint,  plus  je  sens  mon  bonheur. 
Ne  vous  souvenez  plus  d'une  ruse  innocente. 
Qui  peut-être  a  fixé  votre  ame  indépendante... 
Ah  !  la  mienne  est  à  vous  :  recevez  son  serment. 
Le  calme  de  mon  front  cachoit  un  cœur  brûlant. 
Je  redoutois  vos  goûts,  le  marquis...  vus  caprices. 
Vous  ne  vous  doutiez  pas  de  tous  mes  sacrifices. 
Des  combats  douloureux,  voilà  mes  seuls  Forfaits. 
J'ai  feint  quelques  instants  pour  ne  feindre  jamais. 
L'amour  seul  m'inspira  ;  c'est  lui  qiù  me  couronne. 
Le  tour  n'est  pas  si  noir...  vous  riez. 
M  Élise. 

Je  pardonne. 
{ Damis  se  remet  à  ses  fjenoux.  ) 


28 


..,_ 


326  LA  FEINTE  PAU  AMOUll. 

SCÈNE  VIL 

L 1  s  I M  O  N ,  F  L  ()  li  1  C  O  V  RT ,  au  fond  du  théâtre  ; 
DORINE,  GERMAIN,  entrant  par  une  coulisse 
opposée;  IJAMI.S,   M  ÉLISE. 

[Ils  restent  tous  dans  une  différente  attitude.) 

L I  s  I  M  O  N  . 

(apercevant  Daniis  aux  ç/enoux 
(à  Dorine.)  de  Mélise.) 

Que  le  notaire...  Attends...  Je  reste  confondu... 

FLOiiicouHT,  à  Dnmis. 
L'attitude  rae  plaît...  D'ailleur.s  c'est  un  rendu  : 
Vous  avez  votre  tour. 

Li simo 'S ,  à  Floricourt.  , 

Quel  est  doue  ce  mystère? 
Que  diable  !  je  croyois  que  vous  aviez  su  plaire. 

FLORICOUBT. 

Eh  bien  !  vous  vous  trompiez. 

D  A  M I  s ,  à  Lisimon. 

Daignez  combler  mes  vœux. 
DORINE,  se  mettant  entre  Floricourt  et  Lisimnn. 
Courage...  ou  vous  voilà  disgraciés  tous  deux. 
FLORICOURT,  à  Lisimon ,  avec  gaieté. 
Adieu  nos  grands  jmijets  !  Tout  amant  à  ma  pl.jce 
.s'en  iroit  contristé ,  honteux  de  sa  disgrâce  : 
Un  tendre  désespoir  m'ennuieroit  à  mourir; 
Éprouvé-je  nu  revers,  je  médite  un  plaisir: 


ACTE   III,  SCÈNE  VII.  Say 

Je  reviens  à  mes  goûts;  il  me  faut  des  coquettes. 

(n  Mélise.) 
Damis  est  trop  heureux!  je  le  suis,  si  vous  l'êtes. 
(//  s'échappe  en  faisant  signe  qu'on  ne  prenne  pas 
garde  à  lui.  ) 

SCÈNE  VIII. 

LISIMON,   MEUSE,   DAMIS,  DORINE, 
GERMAIN. 

LisiMON  ,  à  Damis. 
Pour  chasser  un  rival  ton  secret  est  fort  bon. 

GERMAI.\,  dun  air  triomphant. 
Nous  avons  es(|uivé  la  déclaratiou. 


FIN. 


TABLE  DES  PIÈCES 


COMTENUES 


DANS  CE  VOLUME. 


Les  fausses  I.nfidélités,  comédie,  par  Barthe. 

Page  I 

La  Mère  jalouse,  comédie,  par  le  même. ...  4? 
Le  Bourru  bienfaisant,  comédie,  par  Gol- 

doiii 143 

La  Feinte  par  amour,  comédie,  par  Dorât.  .  i55 


FIN    de  I. a  table. 


JULES  DIiX)T   AIiNE,    impiiheoii 
ru<  du  PoiU-'Ir-Lodi.    u°   6. 


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1955  ^^ni^'.  ^^^°^^^   ^O^^^S 

B66A19     dramatiques  de  Barthe 


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