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Full text of "Le curé Labelle (1833-1891) [microforme]"

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LE 


CURÉ   LABELLE 


(1833-1801) 


PAR 

J.   de  BAUDONCOURT 


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BAR-LE-DUC 

IMPRIMERIE   DE    L'ŒUVRE    DE    S.-PAUL. 
36,  rue  de  la  Baoque,  36 


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LE  CURÉ  LABELLE 


(1883-1891) 


••*^^-i 


Il  n'y  a  certainement  pas  cinquante  ans  que 
les  Français  soupçonnent  l'existence  d'hommes 
remarquables  de  l'autre  côté  de  l'océan.  Nous 
ne  connaissions  en  Amérique  que  Washington, 
Bolivar  et  quelques  autres  notoriétés  plus  ou 
moins  politiques.  Nous  regardions  les  Canadiens 
comme  très  malheureux  d'habiter  un  pays  froid, 
de  vivre  sous  la  domination  des  Anglais.  Il  a 
fallu  que  des  faits  éclatants  vinssent  nous  ouvrir 
les  yeux  et  nous  apprendre  que  dans  ces  races 
nouvelles  et  entreprenantes,  il  se  trouve  de  vrais 
génies,  de  grands  patriotes,  d'admirables  prêtres 
et  d'illustres  soldats. 

La  petite  colonie  <  des  arpents  de  neige  »,  ridi- 
culisée par  Voltaire  et  cédée  par  II  France  en 
1763,  nous  apparaît  cent  vingt  ans  plus  tard 
sous  la  forme  d'une  immense  confédération, 
marchant  à  la  conquête  du  nord  américain. 
Depuis  dix  ans,  une  multitude  de  livres,  de 
journaux  et  de  revues  nous  ont  redit  les  efforts 


4  LE  OUR£  LABELLE 

des  vaillants  qui,  sous  les  plis  du  drapeau  bri- 
tannique, ont  su  conserver  la  foi,  les  coutumes, 
le  langage  et  l'amour  de  l'ancienne  France. 

Découverte  plus  étonnante  encore  I  en  remon- 
tant à  la  source  de  cette  prodigieuse  vitalité  des 
colons  français  abandonnés  par  la  mère-patrie, 
on  a  reconnu  que  ce  petit  peuple  n'avait  pu  être 
vaincu  et  dompté  par  l'Angleterre.  Si  ces  soi- 
xante mille  laboureurs  et  artisans  du  siècle 
dernier  se  sont  maintenus  envers  et  contre  tout, 
c'est  qu'ils  ont  été  conduits  et  dirigés  par  leurs 
prêtres.  Ils  sont  restés  Français,  parce  qu'ils 
sont  demeurés  catholiques,  et  c'est  à  leur  clergé 
qu'ils  doivent  l'énergie  et  la  persévérance  victo- 
rieuse dont  ils  ont  fait  preuve. 

Les  Français  d'Amérique  aiment  et  respectent 
leurs  pasteurs,  et  tandis  que,  dans  la  mère- 
patrie,  le  prêtre  est  traité  quelquefois  en  paria, 
presque  toujours  en  suspect,  rigoureusement 
exclu  des  affaires  publiques  et  confiné  dans  son 
église,  dans  toutes  les  terres  de  domination 
canadienne  le  clergé  est  au  meilleur  rang  des 
citoyens,  le  peuple  n'hésite  point  à  lui  témoigner 
sa  confiance  en  suivant  sa  direction  et  ses  avis. 

C'est  l'histoire  d'un  prêtre  et  de  son  influence 
sur  la  colonisation  chrétienne  que  nous  allons 
exposer  dans  la  biographie  du  «  curé  Labelle  », 
un  des  types  les  plus  curieux  du  missionnaire 
et  du  prêtre  canadien,  mort  l'année  dernière 
et  qui  s'était  fait  en  B'rance  de  nombreux  amis. 

C'est  dans  l'île  formée  par  le  bras  gauche  du 


LE  CURÉ  LABELLE  5 

fleuve  Saint-Laurent,  après  son  confluent  avec 
rOttawa,  en  face  de  Montréal,  qu'Antoine-Fran- 
çois-Xavier Labelle  vit  le  jour  (24  nov.  1833). 
Son  père  était  un  simple  forgeron,  et  jamais  le 
futur  ministre  n'a  rougi  de  cette  modeste  origine. 

L'humble  artisan  travaillait  dans  la  paroisse 
de  Sainte-Rose,  au  comté  de  Laval,  et  son  fils 
reçut  l'instruction  primaire  dans  l'école  de  sa 
paroisse.  Il  n'avait  guère  que  dix  ans  quand  il 
parla  lui-même  de  sa  vocation  à  ses  parents, 
pour  lesquels  il  éprouvait  une  profonde  affec- 
tion :  *  Je  voudrais  bien  devenir  prêtre  et  tra- 
vailler pour  le  bon  Dieu.  —  Grosse  affaire, 
répondit  le  père  ;  mais  on  essaiera.  »  Et,  l'année 
suivante,  le  futur  travailleur  du  bon  Dieu  entrait 
au  collège-séminaire  de  Sainte-Thérèse. 

Au  Canada/«comme  en  Angleterre,  on  ne  croit 
pas  indispensable  de  placer  les  établissements 
d'éducation  dans  les  villes  les  plus  considé- 
rables. Le  grand  air,  les  grands  arbres,  la 
liberté  et  la  solitude  sont  considérés  comme  les 
meilleurs  auxiliaires  de  l'étude,  et  les  plus  beaux 
collèges,  séminaires,  académies  ou  grands  éta- 
blissements d'instruction  s'élèvent  dans  de  sim- 
ples villages,  pourvu  qu'ils  soient  à  portée  d'une 
gare  de  chemin  de  fer. 

Sainte-Thérèse  se  trouve  placé  à  la  jonction 
des  trois  immenses  artères  du  Saint-Laurent, 
de  l'Ottawa,  et  des  lignes  ferrées  du  Grand 
tronc  et  du  Pacific  Canadien,  qui  permettent  de 
communiquer  avec  les  points  les  plus  éloignés. 


6  LS  OURÉ  LAUELLE 

On  reçoit  dans  cette  maison  une  éducation 
classique  très  complète,  qui  s'étend  des  classes 
élémentaires  jusqu'à,  la  philosophie  et  la  logique 
inclusivement. 

Antoine  Labelle  y  resta  huit  années  consé- 
cutives, et  se  fit  remarquer  de  bonna  heure 
e  par  un  jugement  sain,  une  mémoire  heureuse 
et  tenace.  »  Bien  vu  des  élèves  à  cause  do  son 
bon  caractère,  il  en  était  estimé  pour  sa  vive 
intelligence.  La  preuve,  c'est  qu'il  fut  élu  pré- 
sident de  la  société  grammaticale  et,  plus  tard, 
vice  président  de  la  société  littéraire  du  collège. 
Bien  qu'il  réussît  à  peu  près  dans  toutes  les 
branches  d'études,  il  préférait  l'histoire  et  la 
philosophie.  De  Maistre,  de  Bonald  et  Balmès 
étaient  ses  auteurs  favoris.  Pourtant,  il  leur 
préférait  encore  les  Etudes  d'Auguste  Nicolas, 
qui  obtenaient  alors  un  légitime  succès.  Il  les 
savait  presque  par  cœur  et  les  citait  avec  tant 
de  complaisance  que  ses  camarades  le  dési- 
gnaient sous  le  nom  de  l'illustre  écrivain. 

C'est  à  Sainte-Thérèse  que  Labelle  eut  pour 
condisciples  ou  pour  élèves  les  hommes  éminents 
qui  soutiennent  la  renommée  de  la  nouvelle 
France,  tels  que  Mgr  Lorrain,  évêque  de  Pem- 
broke,  le  U.  Proulx,  vice-recteur  de  l'Université 
Laval,  un  des  meilleurs  écrivains  du  Canada, 
et  beaucoup  d'autres  qui  n'entrèrent  pas  dans 
l'état  ecclésiastique. 

Pour  lui,  il  n'eut  pas  d'hésitation  et  suivit  sa 
voie,  prit  la  coutane,  reçut  la  tonsure  et  devint 


LE  CUUÉ  LABELLE  f 

professeur  dans  rétablissement  dont  il  avait  été 
un  des  bons  élèves.  Pendant  trois  ans,  il  fut 
maîùi'e  de  salle  et  d'étude,  enseigna  les  éléments 
de  la  grammaire  française  et  la  méthode  latine, 
ce  qui  ne  l'empochait  point  de  travailler  pour 
son  propre  compte  et  de  se  préparer  à  la  théo- 
logie, qu'il  étudia  au  grand  séminaire  de  Mont- 
réal, tenu  par  les  Sulpiciens. 

A  raison  des  besoins  de  son  vaste  diocèse,  le 
nouvel  évoque  avait  reçu  de  Rome  le  pouvoir 
d'ordonner  des  jeunes  gens  âgés  de  moins  de 
vingt-trois  ans,  quand  il  les  jugerait  capables. 
Antoine  Labelle  fut  le  premier  qui  se  trouva 
jugé  digne  de  profiter  de  l'exception. 

A  peine  ordonné,  on  l'envoya  comme  vicaire 
dans  une  paroisse  de  l'ile  de  Montréal,  où  il 
passa  deux  ans  et  demi.  Le  curé  était  un  homme 
grave  et  solennel,  remplissant  avec  la  plus 
sévère  régularité  les  devoirs  du  ministère  et 
faisant  les  honneurs  de  son  presbytère  avec  une 
grâce  parfaite.  Sa  parole  et  son  exemple  appri- 
rent au  vicaire  une  foule  de  choses  très  utiles 
pour  modérer  son  ardeur.  De  son  côté,  le  vicaire, 
ayant  par  sa  bonne  humeur  gagné  promptement 
l'afifection  des  paroissiens,  aida  beaucoup  son 
curé  à  vaincre  les  obstacles  qu'il  rencontrait  dans 
la  construction  d'un  couvent  du  Sacré-Cœur. 

L'habileté  et  le  savoir-faire  du  jeune  prêtre 
trouvèrent  un  champ  plus  vaste  quand  on  lui 
confia  en  1859  la  paroisse  naissante  de  Saint- 
Antoine  de  Richelieu  dont  il  fut  le  premier  curé. 


9  LE  (DURÉ  LABELLE 

Tout  était  à  faire  ou  à  créer,  et  encore  cette  pa- 
roisse fut-elle  coupée  en  deux  par  un  dédouble- 
ment administratif.  De  plus,  elle  était  mixte, 
composée  de  catholiques  et  de  protestants,  et 
fort  mêlée,  à  raison  de  sa  position  à  la  frontière 
des  Etats-Unis.  Il  parvint  pourtant  à  la  faire 
ériger  civilement,  à  l'organiser  en  corporation 
scolaire  et  municipale  comme  les  anciennes  pa- 
roisses ;  cela,  malgré  les  influences  électorales 
qui  dans  ce  pays  de  liberté  amènent  encore  plus 
de  tiraillements  que  dans  le  nôtre. 

L'énergie  et  la  prudence  de  M.  Labelle  triom- 
phèrent de  tous  les  obstacles,  et  dans  l'espace  de 
quatre  ans  «  il  lança  »  si  bien  cette  paroisse  qu'elle 
est  devenue  une  des  plus  prospères  de  la  province. 

Ce  succès  rapidement  obtenu  attira  l'attention 
de  l'évêque  de  Montréal.  Il  y  avait  alors  de 
grandes  difficultés  dans  la  paroisse  de  Lacolle. 
L'autorité  diocésaine  ayant  fixé  la  place  de  la 
nouvelle  église  en  dehors  du  village,  mais  au 
centre  de  la  paroisse,  les  habitants  no  voulaient 
pas  se  soumettre  ;  il  y  avait  une  espèce  de 
schisme  d'autant  plus  redoutable  que  les  pro- 
testants s'étaient  mis  du  côté  de  l'évêque  et 
offraient  même  de  l'aider  à  bâtir  l'église.  La 
question  semblait  insoluble  ;  l'ancien  curé  était 
parti  de  guerre  lasse  et  le  nouveau  était  presque 
mis  au  défi  de  réussir,  t  N'ayez  pas  peur,  di- 
saient les  paroissiens  de  Saint-Antoine  ;  on  nous 
prend  notre  curé  pour  le  mettre  dans  votre  pé- 
trin, vous  verrez  que  rien  ne  lui  résistera.  » 


>ii» 


LE  CURÉ  LABELLE  9 

La  prédiction  s'accomplit.  La  bonté  de  carac- 
tère du  curé,  la  persévérance  et  la  diplomatie 
triomphèrent  de  tous  les  obstacles;  il  sut  ramener 
les  catholiques  à  l'obéissance,  résister  à  l'in- 
fluence des  protestants  qui  possédaient  cepen- 
dant une  grande  partie  du  territoire  ;  tous  recon- 
nurent son  habileté,  la  justesse  de  ses  vues  et 
même  de  ses  prétentions  ;  il  fit  de  sa  paroisse  une 
des  plus  belles  de  la  contrée  et  l'invasion  des  in- 
surgés féniens,  qui  voulaient  envahir  le  Canada 
(1867)  en  passant  par  sa  paroisse  pour  s'emparer 
de  Saint-John,  donna  la  mesure  de  l'influence  du 
curé  sur  ses  paroissiens.  Il  réveilla  si  fort  leurs 
sentiments  patriotiques,  leur  démontra  si  bien 
la  nécessité  de  repousser  ces  ennemis  de  la  pa- 
trie, que  les  insurgés  n'osèrent  venir  à  Lacolle  et 
prirent  une  autre  voie.  Le  curé  n'avait-il  pas  dit 
à  ses  ouailles  :  «  Si  les  féniens  entrent  ici,  je  me 
mettrai  à  la  tête  d'une  compagnie  pour  les  re- 
pousser? »  Et  les  paroissiens  avaient  répondu  : 
«  Nous  vous  suivrons,  capitaine  t  » 

L'évoque  de  Montréal,  sachant  gré  à  l'abbé 
Labelle  des  luttes  qu'il  soutenait  depuis  dix  ans, 
voulut  lui  donner  enfin  une  paroisse  tranquille 
et  bien  organisée. 

C'était  Saint-Jérôme,  bourgade  située  à  dix 
lieues  de  Montréal  sur  la  rivière  du  Nord  qui 
descend  en  bouillonnant  des  monts  Laurentides, 
à  la  lisière  du  désert  et  des  immenses  forêts  où 
chassèrent  jadis  les  Algonquins.  Il  y  avait  là  une 
grande  église,  un  beau  presbytère,  et  deux  mille 


10  LE  CURÉ  LABELLE 

cinq  cents  paroissiens  remplis  de  chiarité  et  de 
bonnes  intentions.  Le  nouveau  curé  se  jeta  à  ge- 
noux sur  la  porte  de  son  presbytère  et  remercia 
Dieu  de  sa  miséricorde  qui  le  mettait  à  môme 
d'exécuter  un  dessein  qu'il  avait  déjà  formé  depuis 
longtemps.  Durant  les  douze  années  de  ministère 
qu'il  venait  d'accomplir  dans  les  environs  dé 
Montréal  et  les  contrées  les  plus  peuplées  d'an- 
ciens colons,  le  curé  Labelle  avait  reconnu  et 
touché  du  doigt  la  plaie  qui  menaçait  d'entraver 
l'essor  du  Canada,  et  môme  de  le  livrer  à  ses 
voisins  des  Etats-Unis. 

La  colonisation  avait  surtout  occupé  les  rives 
du  Saint-Laurent,  du  lac  Champlain,  de  la  ri- 
vière Richelieu,  et  les  terrains  avoisinant  les 
grands  lacs. 

La  densité  de  la  population  devenait  un  dan- 
ger. Un  million  de  Canadiens  resserrés  dans  une 
vallée  d'une  quinzaine  de  lieues  de  large  com- 
mençaient à  se  trouver  à  l'étroit  et  la  fièvre  de 
l'émigration  s'était  emparée  des  vieux  colons. 
Leurs  enfants  ne  pouvaient  plus  se  partager  en 
les  morcelant  encore  des  fermes  où  leurs  familles 
avaient  autrefois  vécu  à  l'aise.  Ils  songeaient  à 
s'en  aller  dans  le  Sud  où  ils  trouveraient  un  cli- 
mat moins  sévère  et  môme  une  existence  plus 
douce,  en  allant  travailler  dans  les  villes  des 
EtatsrUnis  qui  commençaient  à  prendre  de  pro- 
digieux développements  (1). 

(1)  On  ne  compte  pas  moins  de  'JSO.OOO  Canadiens  dans  les 
Etats-Unis. 


LE  OURÉ  LABELLE  11 

A  la  longue,  ce  torrent  d'émigration  finirait 
par  emporter  la  patrie  canadionno.  D'ailleurs, 
les  visées  des  Etats-Unis  sur  les  pays  du  Nord 
n'étaient  un  mystère  pour  personne.  Ils  espé- 
raient annexer  un  jour  à  leur  confédération  ces 
vastes  contrées  ne  tenant  plus  à  l'Angleterre  que 
par  un  lil.  Les  Américains  ne  se  gênaient  guère 
pour  annoncer  que  de  gré  ou  de  force  le  pavillon 
étoile  flotterait  un  jour  sur  les  rives  du  grand 
fleuve,  porte  véritable  de  l'Amérique  du  Nord. 

Cette  pensée  contristait  tous  les  Canadiens 
français.  Avoir  lutté  si  longtemps  contre  les  An- 
glais et  soullert  pendant  un  siècle  pour  retomber 
sous  le  joug  des  Yankees  leur  semblait  un  mal- 
heur suprême. 

Le  curé  de  Saint-Jérôme,  en  vrai  patriote  chré- 
tien, s'efiVayait  plus  que  tout  autre  de  cette  pers- 
pective fâcheuse.  Dès  les  premiers  temps  de  son 
arrivée,  il  se  faisait  l'apôtre  de  la  colonisation  à 
l'intérieur  ot  s'écriait  :  «  Nous  resterons  Cana- 
diens et  enfants  de  saint  Jean-Baptiste  —  patron 
national  du  Canada  —  si  nous  voulons  nous  en 
donner  la  peine.  Pourquoi  s'en  aller  aux  Etats- 
Unis  chercher  une  fortune  problématique,  tandis 
que  nous  avons  la  fortune  sous  la  main  ?  Nous 
sommes  un  peuple  de  défricheurs  et  de  labou- 
reurs. Les  terres  vacantes  de  nos  forêts  et  de  nos 
vallées  sont  une  mine  d'or  bien  plus  sûre  que 
celles  de  la  Californie  ;  il  faut  seulement  les  cul- 
tiver. Vous  gagnerez  autant  qu'aux  Etats  Unis, 
vous  ne  risquerez  pas  votre  moralité  et  votre  foi, 


12  LE  CURÉ  LABELLE 

et  en  conservant  votre  liberté  vous  serez  chez 
vous,  en  pays  catholique  et  français.  » 

A  ce'„  les  auditeurs  répondaient  :  C'est  très 
juste  !  mais  tout  le  monde  ne  peut  partir. 

—  Et  qui  vous  dit  de  faire  de  ce  pays  un  désert  ? 
Certes  non,  tout  le  monde  ne  partira  pas  ;  mais 
puisque  vous  le  demandez,  je  vais  vous  indiquer 
qui  sont  ceux  à  qui  la  colonisation  s'impose  ou 
convient.  A  tout  seigneur  tout  honneur.  Le  pre- 
mier qui  doit  partir,  c'est  le  petit  cultivateur  qui 
possède  une  terre  de  peu  d'étendue  ou  de  mé- 
diocre qualité.  On  en  rencontre  beaucoup  dans 
nos  vieilles  paroisses.  Ces  terres  qui  ont  été 
prises  à  raison  du  voisinage  et  que  les  colons  ne 
pouvaient  toujours  choisir,  ne  donneront  jamais 
que  des  récoltes  médiocres.  Celui  qui  les  cultive 
vivra  toujours  misérablement,  et  on  a  eu  grand 
tort  de  les  déboiser,  ce  qui  est  un  grave  inconvé- 
nient dans  nos  pays  froids. 

Pourquoi  s'obstiner  à  les  cultiver  et  les  mor- 
celer sans  profit  ?  Quand  le  cultivateur  a  un  mau- 
vais attelage,  il  s'en  débarrasse  le  plus  tôt  qu'il 
peut  et  en  achète  un  meilleur.  Qu'il  fasse  de 
même  et  vende  sa  mauvaise  terre  qui  est  encore 
à  un  bon  prix  dans  ces  régions.  Avec  la  somme 
qu'il  en  retirera,  il  peut  acheter  dans  la  forêt  le 
meilleur  terrain  à  un  franc  cinquante  l'acre  (1). 

(1)  L'acre  est  de  quarante  ares  de  France,  et  le  gouver- 
nement accorde  cinq  ans  pour  payer.  Un  lot  se  compose 
de  160  acres,  soit  soixante-quatre  hectares  ou  640.000  mètres 
carrés.        •• 


LE  CURÉ  LABELLE  18 

En  trois  mois  de  travail,  il  peut  faire  une  éclair- 
cie  de  quelques  arpents  en  automne  ;  il  les  sème 
au  printemps,  obtient  des  pommes  de  terre,  de 
l'avoine  et  des  légumes.  Les  années  suivantes, 
en  étendant  la  culture,  il  aura  plus  que  sa  nour- 
riture et  celle  de  ses  bestiaux.  Le  bois  ne  lui 
coûtera  que  la  peine  de  le  couper. 

Après  le  petit  cultivateur,  celui  qui  doit  émi- 
grer  est  le  travailleur  pauvre,  le  journalier  de  la 
ville  ou  de  la  campagne,  n'ayant  pour  vivre  que 
son  travail  de  chaque  jour.  Cet  homme  et  sa  fa- 
mille sont  enchaînés  par  la  nécessité,  il  n'a  pas 
d'espoir  d'améliorer  sa  position  et  n'a  pas  d'ave- 
nir. Son  travail  lui  suffit  à  peine;  avec  quoi 
ferait-il  des  économies  pour  les  jours  mauvais  ? 
Un  accident,  une  maladie  suffisent  pour  le  plon- 
ger dans  la  misère.  Il  végète  tristement,  l'âge 
arrive,  il  n'a  plus  pour  subsister  que  l'assistance 
de  ses  enfants  ou  la  charité  publique.  S'il  avait 
le  courage  de  défricher  quelques  arpents,  il  y 
vivrait  à  l'aise,  lui  et  les  siens. 

Celui  qui  doit  émigrer  ensuite,  c'est  le  cultiva- 
teur père  de  famille  qui  n'a  pas  les  moyens 
d'établir  ses  fils  autour  de  lui.  Dans  nos  vieilles 
paroisses,  les  terres  à  vendre  se  font  chères  et 
rares  :  n'a  pas  qui  veut  assez  d'argent  pour  en 
acheter.  Les  garçons  grandissent,  le  père  s'ef- 
force de  les  retenir  en  les  attachant  aux  travaux 
de  la  ferme.  Souvent  il  ne  recule  pas  devant  la 
dépense,  il  s'endette  môme  pour  qu'ils  aient  de 
beaux  chevaux,  de  belles  voitures.  Et  cela  ne 


'ià  LE  CURÉ  LABELLE 

leur  suffit  pas,  il  leur  faut  de  l'argent,  ils  parlent 
d'aller  en  gagner  aux  Etats-Unis.  Les  parents  se 
font  vieux,  il  faut  partager  la  terre  qu'ils  aban- 
donneront à  leurs  enfants  moyennant  une  pen- 
sion. Mais  cette  pension  absorbe  le  plus  clair  du 
revenu.  Le  père  l'exige,  les  fils  la  servent  à 
regret.  C'est  une  pomme  de  discorde  dans  la  fa- 
mille, et  chacun  dit  :  Si  j'avais  su,  je  ne  me 
serais  pas  lié.  Que  ne  vendaient-ils  leur  terre 
pour  en  acheter  une  six  fois  plus  considérable  qui 
en  quelques  années  aurait  donné  l'aisance  à  tous  ? 

Enfin,  celui  qui  doit  se  faire  colon,  c'est  le  fils 
du  cultivateur  qui  ne  peut  s'établir  avec  avan- 
tage près  de  ses  parents.  11  est  obligé  de  s'éloi- 
gner. Pourquoi  s'en  irait-il  aux  Etats-Unis  con- 
sumer sa  jeunesse  à  poursuivre  une  fortune  qui 
lui  échappera  toujours  ?  S'il  a  du  cœur  et  du  cou- 
rage, qu'il  prenne  la  hache  et  s'avance  dans  la 
forêt  sur  ces  belles  terres  qui  attendent  le  défri- 
chement pour  se  couvrir  de  riches  moissons. 
C'est  dans  nos  cantons  du  Nord  que  se  trouve  la 
Californie  pour  les  Canadiens,  chaque  lot  y  ren- 
ferme un  trésor.  Tout  compté,  la  journée  d'un 
colon  vaut  en  moyenne  deux  ou  trois  dollars 
(10  à  15  francs),  sa  première  année  de  travail 
produit  de  mille  à  deux  mille  francs.  Gagnerait-il 
cela  aux  Etats-Unis  ? 

Quelle  différence  entre  le  sort  du  colon  et  celui 
de  l'ouvrier  des  manufactures  !  En  défrichant, 
vous  travaillez  chez  vous  et  pour  vous.  Vous  ne 
dépendez  que  de  vous-même,  de  votre  volonté, 


LE  CURÉ   LABELLE  15 

de  votre  courage.  Vous  n'avez  pas  à  subir  les 
caprices  d'un  maître  bourru,  impitoyable;  vous 
n'êtes  pas  l'esclave  d'une  machine  qui  se  dé- 
traque et  peut  vous  broyer  au  moindre  accident, 
vous  n'avez  pas  à  respirer  les  gaz  délétères  des 
mines  et  de  l'industrie,  vous  n'êtes  pas  exposé  à 
manquer  d'ouvrage  et  à  consommer  en  quelques 
jours  l'épargne  de  plusieurs  mois.  Tout  bien 
considéré,  votre  travail  est  moins  pénible,  moins 
assujettissant,  moins  dangereux,  et  plus  rému- 
nérateur. Colons,  vous  serez  libres  et  atteindrez 
l'aisance  ;  ouvriers,  vous  ne  ferez  guère  d'épar- 
gnes et  arriverez  facilement  à  la  misère.  Le  choix 
ne  saurait  être  douteux. 

—  Sans  doute,  monsieur  le  curé,  vous  nous 
donnez  de  bonnes  raisons  ;  mais  on  nous  sollicite 
de  tant  de  côtés  que  nous  ne  savons  où  aller. 

—  Eh  bien,  mes  amis,  je  vous  le  dirai  d'une 
manière  sûre  et  après  avoir  vérifié  les  choses  par 
moi-même. 

Une  circonstance  particulière  explique  les  hési- 
tations des  colons  et  la  sollicitude  du  curé  de 
Saint-Jérôme. 

En  1867,  le  Canada,  pour  mieux  se  défendre 
contre  les  convoitises  des  Etats-Unis,  imagina  de 
former  une  confédération  dans  laquelle  entrèrent 
peu  à  peu  toutes  les  colonies  anglaises  de  l'Amé- 
rique du  Nord.  Cette  nouvelle  confédération, 
n'étant  ni  république  ni  monarchie,  s'appela  le 
Dominion  ou  Puissance  du  Canada,  et  son  pre- 
mier soin  pour  rapprocher  les  membres  disse- 


16  LE  CURÉ  LABELLE 

minés  sur  son  immense  territoire  fut  de  songer 
à  créer  des  lignes  ferrées  et  appeler  des  colons. 

On  avait  constaté  à  500  lieues  do  Québec  et 
sur  les  bords  du  Manitoba  l'existence  de  «  terres 
noires  »  d'une  incroyable  fécondité.  Les  mission- 
naires de  ces  pays  faisaient  de  grands  efforts 
pour  y  attirer  les  colons,  et  s'étaient  adressés 
aux  curés  du  Canada  pour  en  obtenir.  M.  Labelle 
répondit  à  Mgr  Taché,  archevêque  de  Saint-Boni- 
face  :  «  J'enverrai  ceux  de  chez  nous  qui  voudront 
y  aller,  parce  qu'il  faut  fortifier  l'élément  fran- 
çais dans  les  contrées  soumises  à  votre  juridic- 
tion ;  mais,  combien  j'aimerais  mieux  les  voir  se 
fixer  dans  les  pays  rapprochés  de  nous,  afin 
d'avoir  un  centre  de  population  catholique  et 
française  qui  en  peu  de  temps  pourrait  doubler 
notre  province  et  devenir  un  rempart  solide 
pour  notre  nationalité  et  notre  foi  !  » 

Le  désir  exprimé  dans  ces  lignes  renfermait 
une  vue  profondément  politique.  Envoyer  des 
colons  dans  les  t  terres  noires  »  c'est  fort  bien, 
assurément  ;  mais  ces  colons  seront  toujours 
noyés  dans  l'élément  anglais.  Au  contraire,  for- 
tifier la  province-mère  en  opposant  aux  Etats- 
Unis  envahisseurs  une  masse  compacte  et  formi- 
dable de  Français  dans  les  pays  du  Nord,  c'est 
rendre  la  conquête  impossible,  c'est  assurer 
l'avenir  de  la  patrie. 

Ce  plan  de  colonisation  pouvait-il  être  réalisé 
et  le  nouvel  apôtre  aurait-il  des  preuves  convain- 
cantes à  fournir  à  l'appui  ? 


LE  CURÉ  LADELLE  H 

Il  eût  été  imprudent  de  lancer  dans  l'inconnu 
une  foule  de  travailleurs  prêts  à  tenter  l'épreuve 
et  le  curé  de  Saint-Jérôme  prit  une  grande  réso- 
lution. Dès  qu'il  fut  au  courant  de  son  nouveau 
ministère  paroissial,  il  voulut  sonder  les  im- 
menses forêts  à  la  lisière  desquelles  la  Provi- 
dence l'avait  placé,  se  rendre  compte  de  la  qua- 
lité des  terres  à  exploiter  et  des  ressources 
diverses  que  renfermait  ce  pays. 

A  dire  vrai,  ce  vaste  massif  de  forets  n'était 
guère  plus  connu  qu'au  temps  où  le  Père  de 
Brébeuf  y  passait  son  premier  hiver  sous  les 
tentes  des  Algonquins  (1626). 

L'ancienne  rivière  des  Prairies,  l'Outaouais  ou 
l'Ottawa,  comme  on  l'appelle  aujourd'hui,  était 
le  chemin  classique  pour  se  rendre  au  pays  des 
Hurons  et  des  grands  lacs. 

Cette  rivière  forme  avec  le  Saint-Laurent,  dans 
lequel  elle  se  jette  au-dessous  de  Montréal,  les 
deux  côtés  d'un  vaste  cadre  triangulaire  dont  les 
bords  seuls  étaient  colonisés. 

Cinq  ou  six  rivières,  à  peu  près  parallèles,  mesu- 
rant de  cent  jusqu'à  deux  cents  kilomètres  et  plus 
de  longueur,  descendent  en  ligne  perpendiculaire 
dans  cette  rivière  des  Prairies  et  forment  autant 
d'artères  de  communication  et  de  vallées  cou- 
vertes de  forêts.  Voici  les  principales,  en  allant 
de  Montréal  à  Ottawa  :  l'Assomption,  la  Nord,  la 
Rouge,  la  Petite-Nation,  la  Lièvre  et  la  Gatineau. 

Vers  1849,  un  voyageur  que  l'on  trouvait  bien 
audacieux  affirma  que  ces  forêts  recouvraient 

OURK    LABELLE  S 


18  LE  CURÉ  LABELLE 

un  sol  des  plus  fertiles.  En  1854,  le  gouvernement 
de  Québec  a  «'ait  commencé  à  délivrer  des  lots 
sur  les  lisières  de  la  forêt  et  le  bord  des  rivières  ; 
mais  les  marchands  de  bois  seuls  avaient  ouvert 
des  chantiers,  les  fermes  étaient  rares  et  les  pro- 
grès fort  lents. 

Ce  fut  à  l'automne  de  1872  que  M.  Labelle 
commença  ses  explorations  k  travers  les  forêts. 
Accompagné  de  quelques  paroissiens  courageux 
et  dévoués,  il  se  mit  en  route  et  remonta  la  vallée 
sauvage  de  la  Nord  où  s'élevaient  déjà  quelques 
chantiers,  pour  gagner  le  bassin  de  la  Rouge  qui 
était  absolument  désert.  Trempé  de  sueur  et  cou- 
vert de  boue,  il  arriva  ainsi  au  point  culminant 
du  pays,  au  sommet  du  mont  de  la  Repousse, 
d'où  la  vallée  et  la  plaine  se  montrèrent  à  lui 
dans  toute  la  splendeur  de  leur  végétation  :  Voilà 
notre  terre  promise  I  s'écria-t-il;  quel  beau  pays  f 
quelles  magnifiques  eaux  !  'l  fit  plus  de  cin- 
quante lieues  dans  cette  première  expédition  qui 
fut  suivie  de  neuf  ou  dix  autres  dans  lesquelles 
il  reconnut  les  grandes  vallées  de  la  Lièvre  et  de 
la  Gatineau  qui  devait  être  la  limite  de  la  nou- 
velle province  à  coloniser. 

Le  curé  de  Saint-Jérôme  et  ses  compagnons  ne 
voyageaient  pas  en  touristes  et  en  amateurs.  Ils 
avaient  toujours  la  hache,  le  marteau,  la  pioche 
ou  le  crayon  à  la  main.  Ils  allaient  partout,  cons- 
tatant la  nature  du  sol,  escaladant  les  montagnes, 
remontant  et  descendant  les  vallées,  contournant 
les  innombrables  lacs  qui  agrémentent  ce  pays 


L£  CURÉ  LABELLE  10 

et  permettent  de  l'arroser  facilement,  creusant  la 
terre  pour  en  reconnaître  la  qualité,  notant  soi- 
gneusement les  chutes  ou  «  pouvoirs  d'eau  »  qui 
devaient  favoriser  l'industrie,  les  grandes  forêts 
d'érables  d'où  l'on  pourrait  tirer  du  sucre  et  les 
forêts  de  pins  qui  fourniraient  les  plus  beaux 
bois  de  construction.  Toutes  ces  notes  réunies 
étaient  classées  avec  soin,  elles  servaient  à  dres- 
ser des  cartes  provisoires  qui,  vérifiées  plus  tard 
par  les  géomètres  du  gouvernement,  se  trou- 
vèrent d'une  parfaite  exactitude.  Quand  il  reve- 
nait de  ces  rudes  expéditions  avec  une  soutane 
en  lambeaux,  ses  paroissiens  ne  manquaient  pas 
de  lui  dire  :  Eh  bien,  monsieur  le  curé,  qu'avez- 
vous  vu  ?  Et  il  se  mettait  à  parler  avec  une  volu- 
bilité incroyable  des  richesses  que  l'on  pourrait 
tirer  de  ce  pays  dédaigné  jusqu'alors.  On  apprend 
de  lui  que  «  la  bonne  terre  »  compose  plus  des 
deux  tiers  du  sol  exploré.  Ici  terre  grise,  là  terre 
noire,  plus  haut  terre  de  sable  ou  de  marne.  Le 
pays  tout  entier  est  ondulé,  entrecoupé  de  col- 
lines d'accès  généralement  facile,  ayant  de  cin- 
quante à  quatre  cents  pieds  de  haut.  Incliné  vers 
le  Midi,  le  sol  écoule  partout  les  eaux  avec  une 
grande  facilité,  ce  qui  est  un  immense  avantage 
pour  le  cultivateur  et  épargnerait  les  travaux 
d'assainissement  ou  de  drainage  qui  ruineraient 
les  colons.  Le  poisson  est  en  telle  abondance 
dans  les  petits  lacs  et  les  rivières,  qu'il  sera 
d'une  grande  ressource  pour  vivre  dans  les  pre- 
miers temps  du  défrichement. 


30  LE  CURÉ  LABELLE 

Si  quoiqu'un  semble  émettre  des  doutes  sur 
ces  assertions  et  prétend  qu'elles  sont  contes- 
tées :  Par  qui  ?  demande  le  curé  avec  un  geste 
superbe  ;  par  des  amateurs  qui  ont  toujours 
suivi  la  grande  route  et  pris  le  coche  depuis 
Montréal  jusqu'à  la  Chute.  Croyez-en  plutôt  ceux 
qui  comme  moi  ont  passé  par  l'eau,  la  neige  et 
le  feu  pour  se  rendre  compte  de  toutes  choses 
avant  d'en  parler.  «  Allez  au  Nord,  mes  amis, 
croyez-moi,  car  dans  vingt  ans  il  n'en  restera 
pl'js  et  vous  devrez  courir  au  loin  pour  trouver 
l'équivalent.  » 

Quelques-uns  partirent  de  bonne  heure,  et 
après  avoir  reconnu  que  ces  forêts  redoutées 
fourniraient  d'excellentes  terres,  ils  y  établirent 
des  chantiers,  puis  des  fermes,  des  moulins  et 
des  scieries. 

Le  curé  Labelle,  devenu  prophète  en  son  pays, 
détermina  plus  de  cent  familles  de  Saint-Jérôme 
à  venir  s'établir  dans  les  premières  vallées  qu'il 
explora.  Les  premiers  qui  l'écoutèrent  ont  aujour- 
d'hui sur  les  rives  de  la  Rouge  les  plus  belles 
fermes  et  les  plus  riches  exploitations  de  la 
contrée. 

Dès  son  premier  voyage  à  travers  les  forêts,  le 
curé  de  Saint- Jérôme  avait  compris  que  le  seul 
moA^en  de  réussir  et  d'aller  vite  —  deux  choses 
exigées  des  Américains  —  était  d'établir  d'abord 
des  chemins  pour  faciliter  l'exploitation.  Dès  son 
premier  rapport  il  insistait  auprès  des  autorités 
locales  et  supérieures  pour  obtenir  des  conces- 


LE   CURK   LAUELLE  21 

sions  nombreuses  et  faire  tracer  les  «  chemins 
de  chantier  »  qui  devaient  ouvrir  l'accès  des 
terres  du  Nord.  Lds  marchands  de  bois  sont 
d'ordinaire  l'avant-garde  des  laboureurs,  di- 
sait-il. 

Les  richesses  forestières  de  la  contrée  ne  de- 
viennent une  ressource  qu'autant  qu'elles  peu- 
vent être  exploitées;  sans  chemins  et  sans  ri- 
vières flottables,  elles  sont  inutiles.  Si  donc 
le  gouvernement  veut  la  colonisation,  il  faut 
qu'il  aide  à  construire  des  chemins,  pour  relier 
entr'eux  les  différents  centres. 

A  force  de  parcourir  ces  contrées  en  avançant 
toujours  et  établissant  des  chantiers  et  des  colons 
dans  les  vallées  et  près  des  grands  «  pouvoirs 
d'eau  »,  l'intrépide  explorateur,  trouvant  que  l'on 
allait  trop  lentement  avec  les  moyens  primitifs 
de  locomotion,  rêva  et  traça  sur  le  papier  tout 
un  réseau  de  chemins  de  fer  qui  décuplerait  ios 
ressources  du  pays. 

La  grande  ligne  du  Pacifique  qui  devait  être 
l'artère  principale  de  la  confédération  nouvelle, 
compter  six  mille  kilomètres  et  devenir  pour  les 
Européens  la  grande  route  de  la  Chine  et  du 
Japon,  n'était  encore  qu'à  l'état  de  projet,  et  le 
tronçon  de  Montréal  à  Ottawa  était  à  peine  en 
construction,  mais  il  longeait  la  rivière  fédérale 
sur  la  rive  des  forêts  du  Nord.  Ne  pourrait-on 
pas  installer  de  petits  bateaux  à  vapeur  pour 
faire  le  service  des  rivières  jusqu'aux  grandes 
chutes,  que  l'on  tournerait  plus  tard  au  moyen 


22  LE  CUUË   LADELLE 

de  canaux  ou  de  glissoires  ?  Le  flottage  et  la  voie 
d'eau  n'étant  pas  suffisants,  il  fallait  pénétrer 
dans  la  forêt,  la  traverser  parallèlement  au  fleuve 
par  deux  ou  trois  lignes  ferrées,  mettant  Québec 
on  communication  directe  avec  la  capitale  fédé- 
rale, et,  de  la  sorte,  les  colons  pouvant  écouler 
avec  facilité  tous  leurs  produits  agricoles  et  fores- 
tiers seraient  vivement  encouragés  et  soutenus. 

La  paroisse  de  Saint-Jérôme,  étant  placée  à 
l'entrée  des  grandes  forêts,  se  trouvait  être  le 
marché  central  des  bois,  et  le  premier  point  à 
obtenir  était  la  construction  d'un  chemin  de  fer 
rattachant  ce  marché  à  la  grande  ville  de  Mont- 
réal, métropole  du  commerce  canadien.  Les  dix 
à  douze  lieues  qui  séparent  Saint-Jérôme  de 
Montréal  constituaient  une  énorme  distance 
quand  il  fallait  la  franchir  avec  de  lourds  cha- 
riots chargés  de  marchandises. 

Au  moyen  d'un  chemin  de  fer  direct,  Montréal, 
qui  est  assez  déboisé,  se  trouverait  aux  portes 
de  la  forêt,  les  approvisionnements  deviendraient 
beaucoup  plus  faciles  et  le  bois  bien  moins  cher.  Ce 
que  le  digne  curé  fit  de  démarches  pour  soutenir 
sa  thèse  et  faire  triompher  son  projet  pendant  les 
longues  années  qui  précédèrent  l'exécution  est 
vraiment  incroyable.  De  tous  les  arguments  qu'il 
employa,  le  plus  original  fut  celui-ci.  A  deux  re- 
prises, l'hiver  fat  très  rigoureux  ;  les  chantiers 
de  la  ville  étaient  dépourvus  de  bois  de  chauf- 
fage et,  naturellement,  les  pauvres  en  souf- 
fraient plus  que  les  riches. 


LE  CURÉ  LAUELLE  28 

Le  curé  de  SaiJit-Jùrôme  saisit  l'occasion,  il 
convoque  ses  paroissiens  et  leur  dit  :  Mes  en- 
fants, je  crois  qu'il  faut  nous  montrer  et  faire 
comprendre  à  ces  gens  combien  ils  ont  tort  de  se 
faire  prier  pour  venir  à  notre  aide.  Nous  allons 
leur  conduire  du  bois  pour  leurs  pauvres  qui  se 
meurent  de  froid  et  nous  verrons  s'ils  savent 
tirer  la  conclusion. 

Le  curé  se  mit  à  la  tôte  de  deux  cents  grands 
traîneaux  qui  formèrent  le  premier  convoi  et  se 
dirigèrent  vers  Montréal  sur  une  seule  file. 

La  ville  fut  émue  à  l'arrivée  de  cette  longu.'" 
procession. 

—  Qu'est-ce  que  cola?  criait-on  de  toutes  parts. 

—  C'est  la  paroisse  de  Saint-Jérùme,  répon- 
daient les  voituriers  d'un  ton  narquois.  Elle 
amène  du  bois  pour  vos  pauvres. 

—  Oh  I  la  bonne  paroisse  I  disait  la  foule  ;  venir 
de  si  loin... 

Et  le  curé  ne  manquait  pas  d'ajouter  :  Vous 
voyez  que  si  nous  avions  un  chemin  de  fer  pour 
venir  ici,  lo  bois  ne  vous  manquerait  pas. 

Les  paroissiens  revinrent  encore  avec  un  autre 
chargement  et  la  ville  de  Montréal  vota  un  mil- 
lion pour  commencer  le  chemin  de  fer  qui,  faute 
de  fonds  suffisants,  s'installa  d'abord  sur  des 
lisses  ou  rails  de  bois.  Il  n'est  qu'en  bois,  mais 
il  marche,  c'est  l'essentiel  !  le  fer  viendra  bientôt, 
dit  le  curé  ;  et  il  en  fut  ainsi. 

L'élan  était  donné  et  les  prévisions  de  M.  La- 
belle  se  justifièrent  si  bien  que  les  parlements  de 


34  LE  CURÉ  LABELLE 

Québec  et  d'Ottawa  s'intéressaient  au  plan  du 
curé.  Après  avoir  gagné  la  ville  de  Montréal,  il 
agrandit  le  cercle  de  ses  opérations,  aborda 
l'administration  centrale  et  se  risqua  dans  les 
ministères  et  les  coulisses  du  Parlement  pour 
plaider  la  cause  de  la  colonisation  auprès  de 
ceux  qui  avaient  le  pouvoir  en  main. 

Il  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  que  là,  comme 
partout,  des  intérêts  opposés  se  trouvaient  en 
présence  et  se  combattaient  sans  merci.  Il  y 
avait  grands  débats  entre  les  ingénieurs  et  les 
députés,  les  gens  du  Nord  et  ceux  du  Sud.  On 
discutait  sur  la  construction  des  grandes  lignes, 
et  naturellement  chacun  voulait  en  faire  béné- 
ficier sa  province  ou  son  district.  M.  Labelle 
donna  sur  les  divers  tracés  des  aperçus  tellement 
justes  et  tellement  vrais,  que  plus  tard  on  re- 
gretta de  ne  l'avoir  pas  suivi,  et  plus  d'un  ingé- 
nieur et  d'un  député  dit  dans  la  suite  :  «  Si  nous 
avions  écouté  le  curé  de  Saint-Jérôme,  nous 
aurions  économisé  bien  du  temps  et  de  l'argent.  » 
Il  n'obtint  guère  dans  ses  premières  campagnes 
que  le  surnom  de  «  Père  Bon  sens  »  que  lui 
décernèrent  d'un  commun  accord  les  ingénieurs 
et  les  hommes  d'affaires. 

Il  soutenait  ses  projets  avec  une  dialectique 
impitoyable  et  ure  verve  véritablement  gau- 
loise. 

—  Ce  que  vous  dites  est  vrai,  répondaient  les 
hommes  d'Etat,  mais  nous  n'avons  pas  d'argent. 

—  Vous  en  trouverez,  ripostait  le  curé,  et 


LE  CURÉ  LABELLE  25 

VOUS  serez  amplement  dédommagés  des  sacri- 
fices consentis  par  les  résultats  obtenus,  qui 
vous  étonneront. 

—  Nous  voudrions  bien  fiiire  ce  que  vous 
dites,  mais  le  Sud  s'y  oppose,  il  arrête  et  para- 
lyse tout  élan  des  ministres, 

—  Ah  I  vraiment!  reprenait  le  curé,  le  Sud  est 
aussi  exigeant!  Il  oublie  donc  que  jusqu'ici  il  a 
tout  reçu  et  le  Nord  presque  rien?  Faites  bien 
attention  :  quand  le  Sud  reçoit,  le  Nord  n'en 
profite  pas,  tandis  que  quand  le  Nord  prospère, 
sa  richesse  se  fait  sentir  au  Sud  qui  devient  le 
chemin  nécessaire  au  transit  de  la  nouvelle  pro- 
vince. 

Après  avoir  plaidé,  il  supplia,  fut  repoussé, 
fit  antichambre  et  vint  à  bout  de  lasser  la  pa- 
tience des  ministres.  L'un  d'eux  dit  au  député  de 
Terrebonne  dont  Saint- Jérôme  est  le  chef-lieu  : 

—  Vous  devriez  bien  nous  indiquer  un  moyen 
de  nous  débarrasser  de  votre  curé,  il  devient  en- 
combrant. 

—  Je  n'en  connais  qu'un  seul,  répondit  le 
député.  S'il  vous  ennuie,  accordez-lui  ce  qu'il 
demande,  autrement  vous  n'en  serez  jamais  dé- 
livré. 

Vraiment  le  curé  de  Saint-Jérôme  avait  qualité 
pour  insister,  car  son  œuvre  marchait  à  grands 
pas  :  il  avait  déjtà  décidé  près  de  trois  mille  colons 
à  s'établir  dans  les  fertiles  vallées  des  quatre  af- 
fluents de  rOutaouais.  Il  était  parvenu  à  démon- 
trer que  son  embranchement  de  Saint-Jérôme, 


96  ■  LE   OURÉ  LABELLE 

traversant  diagonalement  les  contrées  à  colo- 
niser, déchargerait  la  grande  artère  nationale 
sans  lui  faire  concurrence,  puisqu'il  serait  lar- 
gement alimenté  par  les  produits  de  la  contrée 
qu'il  porterait  à  Québec,  Ottawa,  Montréal  et  la 
région  des  lacs. 

Ce  fut  seulement  en  1883,  après  dix  années  de 
réclamations  et  d'efforts,  qu'il  obtint  le  prolon- 
gement de  son  chemin  de  Saint-Jérôme  sur  Ma- 
niwaki  (réserve  des  sauvages  et  paroisse  de 
Notre-Dame  du  Désert). 

De  la  sorte,  son  plan  se  trouvait  en  partie 
réalisé,  car  la  ligne  décrétée  et  subventionnée 
par  la  chambre  de  Québec,  reconnue  d'intérêt 
national  par  celle  d'Ottawa,  desservait  ses  quatre 
vallées  favorites.  Deux  embranchements  allant 
d'Ottawa  à  Ïrois-Rivières  et  à  Québec  devaient 
bientôt  compléter  ce  réseau  tracé  au  milieu  de 
ses  chères  forets. 

La  discussion  qui  eut  lieu  au  parlement  fédéral 
d'Ottawa  mit  en  relief  le  mérite  et  les  œuvres 
du  curé  de  Saint-Jérôme  qui  fut  hautement  re- 
connu comme  l'auteur  premier  de  cette  décision 
nationale.  C'est  dans  le  compte  rendu  des  Cham- 
bres que  nous  trouvons  les  preuves  officielles 
de  l'importance  qu'il  avait  acquise. 

Le  17  mai  1883  la  justesse  des  prévisions  de 
M.  Labelle  et  les  résultats  obtenus  par  l'infati- 
gable colonisateur  furent  proclamés  en  ces  termes 
par  le  député  sir  Charles  Tupper  :  «  Il  a  été  dé- 
montré d'une  manière  très  claire  au  gouverne- 


LE  OURÉ  LABELLE  27 

ment,  qu'au  nord-est  de  cette  ville  se  trouve  un 
vaste  territoire  qui  peut  être  converti  avant 
longtemps  en  une  province  tout  aussi  grande 
que  celle  de  Québec,  et  dont  le  sol  est  très  fertile. 

«  Nous  savons  tous  que  les  habitants  du  Bas 
Canada  n'aiment  pas  à  émigrer  au  loin  :  ils  vont 
aux  Etats-Unis  et  sont  perdus  pour  nous;  il  faut 
les  retenir,  et  pour  cela  ouvrir  la  région  des 
forêts  à  la  colonisation  immédiate. 

«  L'expérience  faite  par  le  chemin  de  fer  de 
Saint-Jérôme  démontre  victorieusement  qu'on 
ne  saurait  employer  un  meilleur  moyen  d'attirer 
les  émigrants  et  d'assurer  l'écoulement  de  leurs 
produits.  Il  serait  impossible  de  dépenser  plus  à 
propos  les  sommes  que  nous  vous  demandons. 
Les  prodigieux  résultats  obtenus  sont  une  ga- 
rantie certaine  de  l'avenir.  M.  le  curé  Labelle,  que 
plusieurs  d'entre  vous,  Messieurs,  connaissent 
comme  un  patriote  des  plus  dévoués,  un  de  ces 
hommes  à  l'àme  enthousiaste  qui  déploient  dans 
tout  ce  qu'ils  entreprennent  une  énergie  gagnant 
la  confiance  universelle,  a  consacré  les  huit  der- 
nières années  à  la  colonisation  de  ce  territoire, 
Dans  ce  court  espace  de  temps  il  y  a  fait  établir 
10.000  personnes  qui  vivent  aujourd'hui  dans 
l'aisance. 

i  Lorsque  le  curé  Labelle  avait  fondé  un  éta- 
blissement, il  s'avançait  dans  l'intérieur  pour 
en  fonder  une  autre  ;  mais  aujourd'hui  il  est 
arrivé  si  loin  que  la  construction  du  chemin  de 
fer  devient  absolument  nécessaire  pour  mener  à 


28  LE   CURÉ  LABELLE 

bonne  fin  l'œuvre  nationale  qu'il  a  entreprise.  » 
(Applaudissements.) 

A  son  tour,  le  député  J.  Tassé  vante  l'œuvre 
de  M.  Labelle  et  déclare  qu'elle  contribuera  au 
rapatriement  des  Canadiens  partis  pour  les 
Etats-Unis. 

M.  Alonzo  Wright  observe  qu'il  est  de  toute 
justice  d'aider  à  la  construction  des  chemins  de 
fer  dans  un  pays  qui  a  concouru  à  l'établissement 
du  Pacifique  Central  à  six  cents  lieues  de  dis- 
tance. Jl  rend  un  éclatant  hommage  au  curé 
Labelle  et  regrette  que  les  ressources  du  Trésor 
ne  permettent  pas  de  voter  huit  fois  autant. 
(Applaudissements.) 

C'est  ainsi  que  catholiques  et  protestants, 
Anglais  et  Français  appréciaient  l'œuvre  entre- 
prise par  le  curé  de  Saint-Jérôme.  Malgré  son 
activité  prodigieuse  et  son  ardeur  patriotique, 
Antoine  Labelle  réduit  à  ses  propres  ressources 
n'aurait  jamais  pu  réaliser  seul  les  nombreuses 
et  difliciles  entreprises  de  la  colonisation.  Il 
avait  compris  de  bonne  heure  la  nécessité  d'être 
appuyé  par  une  société  spéciale  fondée  dans  le 
but  d'aider  les  colons. 

Très  apprécié  de  ses  supérieurs  et  écouté  de 
ses  confrères,  il  s'était  fait  un  des  plus  ardents 
promoteurs  de  la  Société  de  colonisation  des 
diocèses  d'Ottawa  et  de  Montréal.  Merveilleuse- 
ment organisée  et  étendant  ses  ramifications 
dans  toutes  les  localités  importantes  de  la  pro- 
vince, cette  société,  dont  les  meilleurs  et  les  plus 


LE  CURÉ  LAJîELLE  29 

riches  citoyens  se  faisaient  les  membres  assidus, 
apporte  chaque  année  un  apjDoint  généreux  aux 
nouvelles  paroisses  pour  la  construction  de  leurs 
chapelles  et  de  leurs  écoles. 

Le  Pape  Léon  XIII,  instruit  du  bien  qu'elle 
faisait,  l'approuva  solennellement  en  1882,  et 
l'enrichit  d'indulgences.  Ce  fut  un  nouveau 
succès  pour  M.  Labelle  qui  était  le  bras  droit  et 
l'exécuteur  des  bonnes  œuvres  de  cette  compa- 
gnie. Il  profita  de  l'occasion  de  la  première  fête 
de  saint  Isidore  pour  donner  une  impulsion  nou- 
velle à  ses  travaux,  fit  publier  des  brochures, 
des  feuilles  volantes  et  des  cartes  qui  devinrent 
comme  le  bulletin  de  l'Œuvre  et  le  vade-meciim 
des  nouveaux  colons.  En  même  temps,  il  pres- 
sait le  gouvernement  de  hâter  le  travail  de  ses 
géomètres  et  l'arpentage  des  lots  à  délivrer. 

Nous  avons  sous  les  yeux  une  de  ces  cartes 
sorties  du  presbytère  de  Saint-Jérôme  et  indi- 
quant d'une  manière  précise  où  en  était  son  œu- 
vre en  1883.  Elle  est  curieuse  à  étudier.  Trente 
ou  quarante  cantons  sont  cadastrés  et  divisés  en 
lots  de  64  hectares  chacun. 

L'emplacement  de  l'église  des  villages  futurs 
y  est  marqué  par  une  croix.  Les  rapides  des 
rivières,  la  hauteur  des  montagnes,  la  profon- 
deur des  vallées,  la  force  des  pouvoirs  d'eau,  y 
sont  indiqués  en  pieds  anglais.  Les  réserves 
pour  les  sauvages,  la  nature  de  la  terre,  les 
sources  et  ruisseaux  d'eaux  chaudes  ou  miné- 
rales, la  qualité  môme  des  poissons  renfermés 


80  LE  CURÉ  LÂBELLB 

dans  les  deux  ou  trois  cents  lacs  disséminés  dans 
les  cinq  vallées  sont  indiqués.  Cette  carte  témoi- 
gne d'une  étude  approfondie  des  pays  et  devient 
un  guide  sûr  pour  les  arrivants. 

Le  presbytère  de  Saint-Jérôme  est  rempli  du 
haut  en  bas  de  cartes  particulières  dont  celle-ci 
n'est  que  la  réduction.  Les  corridors  et  les  murs 
en  sont  tapissés.  Rien  n'est  curieux  comme  de 
voir  le  curé  quand  il  lui  arrive  —  et  cela  plu- 
sieurs fois  par  jour  —  un  colon  en  quête  d'un 
lot  avantageux.  M.  Labelle  l'interroge  sommai- 
rement sur  ses  goûts  et  ses  aptitudes,  le  promène 
de  carte  en  carte  et  lui  indique  le  lot  qui  lui  con- 
viendrait : 

—  Vous  avez  une  nombreuse  famille,,  disait-il, 
mon  ami,  il  faut  vous  mettre  au  large.  Voici  trois 
ou  quatre  lots  vides,  prenez  celui  du  milieu  ;  vous 
aurez  droit  de  préemption  sur  ses  quatre  voi- 
sins et  en  quelques  années  vous  établirez  tout 
votre  monde  auprès  de  vous. 

—  Vous,  jeune  homme,  vous  songez  à  élever 
du  bétail;  voici,  au  n»  15 de  la  troisième  section, 
un  pâturage  tout  fait,  avec  un  beau  ruisseau, 
un  bois  d'érable  à  côté  :  c'est  votre  affaire. 

—  Vos  deux  fils  sont  mécaniciens,  forgerons, 
disait-il  à  une  veuve;  prenez  donc  ce  joli  pou- 
voir d'eau  à  proximité  de  la  route,  vous  ferez  une 
belle  petite  forge  et  une  scierie  si  vous  voulez. 

—  Toi,  camarade,  je  vois  que  tu  aimes  la 
pèche,  il  ne  faut  pas  aller  au  lac  à  la  Loutre  ; 
il  y  a  encore  deux  ou  trois  portions  du  lac  à  la 


LE  CURÉ  LABELLE  81 

Truite  qui  sont  disponibles  :  ne  les  manque 
pas. 

-  Et  vous,  l'ancien,  vous  voudriez  un  endroit 
bien  tranquille  et  retiré;  je  vous  conseillerais 
les  environs  du  lac  Tremblant;  oh!  les  beaux 
érables  que  l'on  trouve  làl  Dans  deux  ans,  le 
chemin  de  fer  passera  tout  à  côté,  et  quand  je 
me  retirerai,  sur  mes  vieux  jours,  c'est  là  que  je 
voudrais  mourir. 

—  Pour  vous,  monsieur,  dont  les  enfants  de- 
vront étudier,  je  vous  conseille  de  choisir  aux 
environs  du  lac  Nominingue  ;  c'est  un  peu  loin 
peut-être,  lais  avant  trois  ans  nous  aurons  en 
cet  endroit  un  beau  collège  de  Jésuites,  où  vous 
aurez  toute  facilité  de  voir  vos  enfants  grandir 
en  science  et  en  vertu. 

Il  avait  des  lots  pour  tous  les  goûts,  toutes  les 
aptitudes.  Quand  les  colons  repassaient  à  Saint- 
Jérôme  un  an,  deux  ans  plus  tard,  il  était  rare 
qu'ils  ne  vinssent  pas  remercier  le  curé  en  lui 
disant  ;  Je  me  trouve  bien  d'avoir  fait  comme  vous 
l'aviez  dit. 

M.  Labelle  était  si  judicieux,  si  bon  et  servia- 
ble,  qu'après  l'avoir  appelé  le  Père  Bon  sens,  il 
était  devenu  pour  les  gens  clairvoyants  le  «  Roi 
du  Nord.  »  C'est  le  nom  sous  lequel  on  commen- 
çait à  le  désigner  dans  les  journaux  de  l'année 
1880. 

Les  Annales  Thérésiennes  publiées  ù  Montréal 
s'expriment  ainsi  en  lévrier  1881  : 

«  Le  Nord  lui  appartient,  il  en  parle  comme 


32  "  LE  CUIIÉ  LABELLE 

un  seigneur  parle  de  son  domaine.  Les  nouvelles 
populations  lui  reconnaissent,  en  fait,  pouvoir  de 
haute  et  basse  justice  dans  ces  régions.  11  rrgne, 
et  je  doute  qu'il  ait  jamais  existé  roi  plus  puis- 
sant sur  les  esprits  et  sur  les  cœurs  que  le  curé 
Labelle.  Dans  ces  forêts,  on  ne  demande  point 
quels  ministres  gèrent  le  pays,  quelles  lois  nos 
législateurs  ont  jugé  à  propos  de  décréter,  mais 
on  demande  ce  que  pense  M.  Labelle,  ce  qu'il 
désire.  On  ne  menace  plus  son  ennemi  des  juges 
et  des  huissiers,  mais  on  déclare  que  l'on  infor- 
mera M.  Labelle,  et  ce  nom  est  synonyme  de 
justice.  Le  curé  de  Saint-Jérôme  semble  habitué 
à  cet  état  de  choses.  Il  regarde  ce  pays  comme  son 
patrimoine,  et,  en  bon  père,  il  le  distribue  par 
larges  morceaux  à  ses  enfants,  comme  il  appelle 
les  colons.  » 

Il  les  aimait  bien,  en  effet,  et  était  devenu  leur 
apôtre  en  même  temps  que  leur  père  ;  il  les  con- 
naissait presque  tous  et  les  visitait  une  ou  deux 
fois  chaque  année.  Ses  notes  constatent  que,  de 
1878  à  1885,  il  fit  vingt-neuf  voyages  de  ce  genre. 

L'autorité  ecclésiastique  connaissant  sa  science 
et  sa  prudence  lui  avait  concédé  les  pouvoirs  né- 
cessaires pour  l'érection  des  nouvelles  paroisses 
dans  le  diocèse  de  Montréal,  et  l'évèque  d'Ottawa 
lui  avait  accordé  les  mômes  droits  dans  son  dio- 
cèse. 

Dès  qu'il  voyait  les  chantiers  se  former  et  la 
fondation  do  quelques  fermes  annoncer  l'inten- 
tion de  se  grouper  autour  du  centre  indiqué  pour 


LE   CURÉ  LABELLE  33 

une  paroisse  nouvelle,  il  endossait  sa  soutane  de 
voyage,  chaussait  ses  bottes,  et  partait  avec  son 
fidèle  serviteur  Isidore,  habitué  comme  son  maî- 
tre à  voyager  dans  les  forets. 

Docile  à  son  appel,  les  bûcherons  des  chantiers 
se  réunissant  à  l'endroit  marqué,  y  plantaient 
une  grande  croix  de  bois  à  la  place  où  devait 
s'élever  l'église  paroissiale.  L'emplacement  du 
presbytère,  de  l'école  et  du  bureau  de  poste,  qui 
sont  après  l'église  les  trois  maisons  essentielles 
à  la  fondation  d'un  village  canadien,  était  déli- 
mité. Le  curé,  après  avoir  bénit  la  croix,  célébrait 
la  messe  en  plein  air,  adressait  une  instruction 
familière  à  l'assistance,  l'invitait  à  bâtir  une 
église  provisoire  avec  les  arbres  de  la  forêt,  en 
attendant  une  église  de  pierre  et  un  prêtre  rési- 
dant. 

Six  mois  après  cette  cérémonie,  on  était  sûr 
que  les  lots  voisins  de  l'église  avaient  trouvé 
preneur  et  le  village  commençait. 

Quand  les  choses  n'allaient  pas  assez  vite  à 
son  gré,  il  employait  d'innocentes  industries 
pour  les  activer.  Dans  la  fondation  de  la  paroisse 
Saint-Remi  d'Amherst,  les  amateurs  ne  se  pré- 
sentaient pas.  Que  fait  M.  Labelle?  Il  achète  trois 
lots  rapprochés  de  l'église  :  un  pour  sa  mère,  un 
pour  son  serviteur  et  un  pour  lui-même.  Le 
bruit  se  répand  bientôt  que  de  nombreux  parois- 
siens de  Saint-Jérôme  vont  s'y  établir.  Cette  fois, 
s'écrient  les  habitants  de  Sainte-Agathe,  on  ne 
nous  coupera  pas  l'herbe  sous  les  pieds.  Puisque 

CURÉ  LABELI.K  3 


34  LE   CUUÉ   LAIJELLE 

M.  Labellc  prend  des  lots  pour  lui,  ce  doit  ôtre 
le  meilleur  endroit  do  la  forêt.  Et  ils  se  hâtent 
d'acheter  ce  canton  délaissé.  Quand  M.  le  visi- 
teur repiissa,  il  trouva  les  envahisseurs  établis 
sur  ces  trois  lots  et  sur  tous  ceux  du  voisinage. 
Il  ne  s'en  plaignit  pas  trop  fort,  car  son  but  était 
atteint.  Au  lieu  d'un  village  il  pouvait  en  com- 
mencer trois,  et,  du  coup,  le  district  voisin  d'Am- 
herst,  qui  est  bordé  par  les  grands  lacs  du 
Poisson  blanc  et  Maskinonge,  porte  le  nom  de 
«  district  Liibelle.  »     • 

Quand  il  avait  ainsi  planté  la  croix  paroissiale 
et  délimité  les  circonscriptions  nouvelles,  le  curé 
de  Saint-Jérôme  s'en  allait  à  Québec  ou  Ottawa 
dire  aux  ministres  et  aux  députés  :  Nous  avançons 
et  vous  êtes  en  retard.  Voilà  deux  ou  trois  cantons 
munis  de  colons  nouveaux  qui  n'ont  pas  de  che- 
mins et  les  attendent  avec  impatience.  Nous  som- 
mes arrêtés  net  par  la  rivière  du  Diable,  il  faut 
absolument  y  construire  un  pont.  Envoyez  donc 
un  ingénieur  avec  une  escouade  de  terrassiers, 
pour  exécuter  quelques  saignées  aux  environs 
des  lacs  Kiamica,  pour  préparer  le  passage  du 
chemin  de  fer  et  dessécher  le  terrain  où  il  doit 
se  construire.  Cela  est  pressant  et  d'intérêt  gé- 
néral. 

Avec  ses  amis  de  Montréal,  il  traitait  les  ques- 
tions de  détail.  Je  me  suis  chargé,  disait-il,  de 
fournir  les  premiers  ornements  à  trois  chapelles 
neuves  ;  je  n'en  ai  plus,  ne  pourriez-vous  m'en 
fournir?  Et  on  lui  en  donnait.  Un  jour  il  rap- 


LE  CUUÉ  LAllELLE  35 

portfi  une  cloche  dans  ses  bagages  ;  encore  lui 
accordait-on  le  transport  gratuit. 

Les  cotisations  de  la  Société  de  Saint-Isidore 
n'étaient  que  de  ciniiuanto  centimes  par  tète  et 
par  an,  mais  beaucoup  de  membres  donnaient 
davantage  et  M.  Labelle  avait  la  préférence, 
car  ses  aumônes  étaient  sûres  d'un  bon  place- 
ment. Un  soir  il  rentrait  avec  cinq  cents  piastres 
(2.500  fr.)  qu'un  riche  citoyen  de  Montréal  lui 
avait  données  pour  bAtir  la  première  chapelle  à 
construire  dans  les  bois.  La  seule  condition  im- 
posée était  de  ne  pas  dire  le  nom  du  donateur. 
Un  journaliste  de  ses  amis  se  présente  pour  pas- 
ser la  nuit  au  presbytère.  M.  Labelle  va  le  rece- 
voir en  s'écriant  : 

—  Voilà  un  brave,  un  intelligent  citoyen  qui 
comprend  les  œuvres  ;  parmi  les  bonnes  il  choisit 
la  meilleure. 

—  Mais  de  qui  voulez-vous  parler?  demande 
l'arrivant. 

—  Eh  !  mais  d'un  brave  citoyen  qui  m'a  donné 
aujourd'hui  de  quoi  bâtir  une  chapelle!...  Oui, 
répéta-t-il  à  plusieurs  reprises,  voilà  un  homme 
intelligent  ! 

Le  lendemain  matin,  il  était  encore  tout  rerfl- 
pli  de  son  sujet.  Le  visiteur  descend  et  lui  dit  : 

—  Avez-vous  bien  dormi  ? 

—  Oui ,  c'est  un  brave  citoyen  ;  si  tout  le 
monde  comprenait  comme  lui 

La  colonisation  par  la  foi  chrétienne  était 
l'idée  fixe  du  Roi  du  Nord.  Quand  il  allait  visiter 


36  LE  CURÉ  LABELLE 

SOS  vastes  domaines  au  printemps  et  à  l'au- 
tomne, son  arrivée  était  un  jour  de  fôte  pour 
les  colons  qui  voyaient  en  lui  un  véritable 
père. 

11  les  connaissait  presque  tous  par  leur  nom  et 
les  visitait  dans  leurs  chantiers,  causant  familiè- 
rement avec  eux  de  leurs  projets,  de  leurs  tra- 
vaux, compatissant  à  leurs  épreuves  et  se  ré- 
jouissant de  leurs  succès.  Il  les  recevait  aussi  le 
soir  à  la  veillée,  ou  chacun  en  particulier  quand 
ils  le  désiraient. 

N'oubliant  pas  qu'avant  d'être  colonisateur  il 
était  prêtre  et  missionnaire  apostolique,  le  visi- 
teur remplissait  auprès  de  ces  braves  gens,  con- 
damnés encore  à  passer  plusieurs  mois  sans  voir 
un  prêtre,  tous  les  devoirs  du  ministère,  leur  cé- 
lébrait la  messe  en  plein  air,  au  pied  d'un  érable 
ou  dans  la  chapelle  provisoire  si  elle  existait  déjà, 
donnait  la  sainte  communion  à  ceux  qui  désiraient 
la  recevoir  et  adressait  une  instruction  familière 
et  pathétique  à  l'assistance.  Dans  la  matinée,  il 
visite  quelques  exploitations,  encourage  les  co- 
lons, leur  donne  de  bons  conseils,  et,  assis  sur  un 
tronc  d'arbre  renversé,  il  juge  après  un  débat 
sommaire  les  appels  qui  lui  sont  soumis,  tranche 
les  questions  difficiles  et  apaise  les  différends.  Il 
ne  s'éloigne  que  quand  tout  le  monde  depuis  le 
vieillard  jusqu'à  l'enfant  de  six  ans  lui  a  «  tou- 
ché la  main  »  selon  la  coutume  du  pays. 

Sa  robuste  santé  et  sa  force  athlétique  lui  per- 
mettaient de  braver  toutes  les  intempéries  et  de 


LE  CURÉ   LABELLE  87 

supporter  toutes  les  fatigues  ;  sa  soutane  nlpée 
et  parfois  pleine  do  boue  ne  scandalisait  per- 
sonne. Au  contraire,  elle  était  pour  lui  un  man- 
teau royal,  témoignant  dn  son  dévouement  au 
peuple  défricheur;  et  c'est  en  parcourant  ainsi 
la  région  dans  tous  les  sens,  qu'il  s'était  fait 
tout  à  tous  et  était  vraiment  devenu  le  «  Roi  du 
Nord.  » 

Ses  absences  fréquentes  ne  lui  laissaient  pas 
perdre  de  vue  sa  paroisse,  parce  qu'il  avait  pour 
le  remplacer  un  vicaire  et  des  prêtres  dignes  de 
toute  sa  confiance.  Saint-Jérôme  n'était  qu'un 
village  quand  M.  Labelle  y  arriva  ;  en  dix  ans  il 
en  fit  une  ville,  grâce  à  la  confiance  inébranlable 
qu'il  sut  inspirer  à  ses  paroissiens.  «  Vous  êtes, 
leur  disait-il,  à  l'entrée  des  forêts  ;  l'avantage 
d'être  tête  de  ligne  du  chemin  de  fer  va  donner 
un  élan  considérable  à  l'agrandissement.  Nous 
avons  tant  plaidé  que  le  gouvernement  renonce  à 
son  système  des  réserves  forestières.  Au  lieu  de 
brûler  les  bois  sur  place,  nos  colons  pourront  les 
abattre,  expédier  les  plus  beaux  pour  les  embar- 
quer ici.  Les  terrains  deviendront  rares  et  chers. 
Votre  église,  qui  était  trop  grande  voilà  dix  ans, 
est  maintenant  juste  de  taille  suffisante,  mais 
plus  tard  il  en  faudra  encore  une  autre.  Il  faut 
maintenant  réserver  la  place  pour  la  bâtir  avec 
tous  ses  accessoires.  »  Et  la  place  fut  réservée  et 
plantée  d'arbres  en  attendant.  Dans  la  même 
prévision,  il  disposa  le  nouveau  cimetière  de 
façon  à  ce  que  l'on  n'eût  pas  à  le  transférer  plus 


88  L£  CURÉ  LABBLLB 

tard  ;  il  y  fit  un  Calvaire  et  un  Chemin  de  la 
Croix,  annonçant  qu'il  voulait  y  être  enterré  au 
milieu  de  ses  paroissiens. 

Les  écoles  primaires  étaient  bien  tenues,  mais 
on  sentait  le  besoin  d'avoir  quelque  chose  de  plus 
pour  les  jeunes  gens  de  quinze  à  dix-huit  ans. 
M.  Labelle  en  était  bien  d'avis,  mais  les  senti- 
ments étaient  partagés.  Le  curé  mit  tout  le  monde 
d'accord  en  s'appuyant  sur  le  bon  sens  et  sur  un 
exemple  connu  :  «  Mes  amis,  leur  dit-il,  vous  vou- 
driez un  collège  et  vous  ne  savez  comment  vous 
y  prendre  pour  l'établir.  Nous  sommes  une  race 
de  pionniers,  de  cultivateurs,  d'industriels  et  de 
commerçants.  Il  ne  faut  pas,  pour  les  petites 
villes,  rêver  des  collèges  produisant  des  savants 
et  des  hommes  de  lettres;  '1  faut  laisser  cela  aux 
grandes.  C'est  pour  l'avoir  oublié  que  beaucoup 
de  petites  villes  de  France  se  ruinent  à  entrete- 
nir des  collèges  où  elles  font  végéter  des  écoliers 
qui  deviennent  de  la  vraie  graine  de  propre-à- 
rien,  parce  que  la  science  incomplète  et  bornée 
leur  a  tourné  la  tête.  Nous  avons  à  proximité  ce 
qu'il  nous  faut  pour  les  hautes  classes  :  il  nous 
suffit  d'puvoyer  à  Sainte-Thérèse  et  à  Montréal 
ceux  qui  veulent  faire  des  études  complètes. 
Pour  nous,  ce  qui  conviendrait,  ce  serait  un  col- 
lège moyen,  une  école  commerciale  et  indus- 
trielle, adnptée  aux  besoins  de  la  région.  Plus 
tard,  nous  bâtirons  au  milieu  du  pays  colonisé  un 
grand  collège  où  l'on  formera  tous  les  savants 
nécessaires  au  Nord.  Comme  il  nous  faudrait  des 


LE  CURÉ  LABELLE  89 

professeurs  chrétiens  et  français,  je  me  cliarge 
de  vous  en  trouver.  » 

Il  fit  dresser  le  plan  de  rédilice,  jolie  bâtisse 
eu  pierre  et  eu  brique  à  trois  étages,  ayant 
trente  mètres  de  façade  avec  chapelle  latérale. 
Dès  que  la  construction  fut  achevée  il  y  installa 
les  religieux  de  Sainte-Croix  du  Mans.  Ces  ha- 
biles maîtres  eurent  bientôt  cent  élèves  (1873). 
Aujourd'hui  ils  en  ont  deux  cent  cinquante  et  leur 
collège  a  rendu  beaucoup  plus  de  services  à  la 
colonisation,  que  s'il  avait  produit  des  licenciés 
en  philosophie  et  des  docteurs  en  droit.  Il  établit 
de  même  un  pensionnat  pour  les  jeunes  filles, 
un  hospice  pour  les  malades  et  les  orphelins.  A 
Saint-Jérôme,  le  curé  était  le  membre  le  plus  ac- 
tif des  confréries  pieuses,  réunions  de  charité, 
cercles  catholiques  d'ouvriers,  associations  do 
jeunes  gens  ;  il  était  à  la  tête  de  tout,  et  chacun 
était  fier  d'avoir  un  tel  patron. 

Un  député  publicisto,  résumant  dans  un  grand 
journal  canadien  la  situation  acquise  par  le  curé 
de  Saint-Jérôme,  traçait  do  lui  ce  portrait  fort 
ressemblant  (1883)  : 

«  A  cinquante  ans,  le  curé  Labelle  répand  en- 
core partout  le  mouvement,  l'activité,  la  vie,  tant 
la  nature  a  mis  chez  lui  de  sève  et  d'exubérance  ; 
il  est  essentiellement  expansif  de  caractère  et 
ceux  qui  l'entourent  ne  peuvent  faire  autrement 
que  de  s'imprégner  de  ses  idées,  de  ses  projets, 
de  ses  espérances,  tant  il  sait  bien  les  faire  con- 
naître et  en  montrer  le  côté  séduisant,  généreux, 


40  LE   CURÉ  LABELLE 

patriotique.  On  ne  peut  se  défendre  de  l'action 
de  cet  homme,  et  il  n'est  pas  surprenant  qu'il  ait 
exercé  dans  toutes  les  sphères  une  influence  sou- 
vent dominante,  décisive.  La  grandeur  des  con- 
ceptions, la  vigueur  qu'il  déploie  dans  l'exécution 
des  entreprises  les  plus  difficiles,  son  désintéres- 
sement proverbial,  son  jugement  sain  et  cons- 
tamment servi  par  des  études  approfondies  et 
variées,  une  mémoire  étonnante,  un  caractère 
capable  de  se  plier  aux  circonstances  les  plus 
disparates  et  les  plus  nouvelles,  une  droiture 
d'intention  inébranlable,  une  franchise  et  une 
honnêteté  qui  ont  toujours  été  pour  lui  la  meil- 
leure des  politiques  :  voilà  certes  assez  de  quali- 
tés pour  faire,  au  Canada,  l'homme  peut-être  le 
plus  écouté  et  le  plus  admiré  de  notre  époque. 
Sa  vie  est  un  exemple  illustre  pour  tous  ceux  qui 
veulent  être  véritablement  patriotes,  ne  servir 
que  la  religion  et  la  patrie.  » 

C'est  le  témoignage  que  voulaient  lui  rendre 
ses  paroissiens  au  jour  où  le  curé  Labelle  atteignit 
la  cinquantaine.  Cette  fête  de  famille  fut  un  évé- 
nement. Le  clergé  de  Montréal  voulut  y  prendre 
part,  les  personnages  les  plus  marquants  du 
Nord  s'y  donnèrent  rendez-vous.  Le  clergé  lui 
offrit  un  charmant  chronomètre  avec  chaîne 
d'or.  Les  paroissiens,  considérant  combien  il  usait 
de  vêtements  à  leur  service,  apportèrent  une  sou- 
tane de  drap  superbe,  un  pardessus  bordé  de 
fourrures  rares  et  un  bonnet  fourré  de  grand  prix. 
On  lui  lut  des  adresses  rappelant  ses  travaux  et 


LE  CURÉ  LABELLE  41 

exaltant  sa  générosité  et  son  zèle.  Il  répondit 
avec  tant  d'à  propos,  de  tact  et  d'humilité,  que 
l'affection  de  tous  en  fut  augmentée.  Le  «  parti 
d'huîtres  »  ou  banquet  du  soir  dut  être  donné  au 
collège,  parce  que  le  presbytère,  tout  vaste  qu'il 
fût,  était  insuffisant  pour  recevoir  la  foule  d'amis 
et  obligés  qui  venaient  acclamer  le  Roi  du  Nord. 
Ce  moment  est  le  point  culminant  de  sa  popula- 
rité et  de  sa  réputation. 

On  était  sûr  de  recevoir  dans  son  presbytère  la 
plus  large  hospitalité.  Journalistes,  ingénieurs, 
hommes  politiques,  voyageurs  étrangers,  ve- 
naient sans  crainte  frapper  à  sa  porte  ;  ils  étaient 
toujours  les  bienvenus,  et  pouvaient  traiter  avec 
lui  les  sujets  les  plus  relevés  et  les  plus  divers. 
Sceptique  ou  croyant,  catholique  ou  partisan  de 
l'hérésie,  du  moment  que  vous  aimiez  le  Canada, 
vous  étiez  bien  accueilli.  C'est  ainsi  que  l'on 
trouve  parmi  ses  correspondants  et  ses  audi- 
teurs les  noms  des  hommes  les  plus  disparates  : 
Rameau  et  Molinari,  Claudio  Jannet  et  Elisée 
Reclus,  Onésime  Reclus  et  Georges  de  Manche. 
L'un  d'eux  résumait  ainsi  ses  impressions,  de  re- 
tour en  Europe  :  •  Trois  choses  m'Ont  frappé  au 
Canada  :  la  chute  du  Niagara,  la  foi  du  peuple 
et  le  curé  Labelle.  » 

Dans  la  vie  intime,  le  curé  de  Saint-Jérôme 
était  vraiment  une  merveille  de  bonté  franche 
et  originale.  On  aimait  surtout  à  l'aller  voir 
quand  il  revenait  de  ses  excursions  à  travers  les 
forêts.  Doué  d'un  appétit  proportionné  à  sa  sta- 


42  LE  OURÉ   LABELLE 

ture  colossale,  il  mangeait  en  racontant  ses  dé- 
couvertes et  ses  projets.  Très  indifférent  sur  le 
choix  des  mets  qui  lui  étaient  servis,  il  mangeait 
tout  ce  qui  était  sur  la  table,  ne  s'arrètant  que 
quand  il  n'y  avait  plus  rien,  ce  qui  amusait  beau- 
coup ses  auditeurs,  depuis  longtemps  rassasiés. 
Il  parlait  avec  la  volubilité  qui  ne  le  quitta  ja- 
mais, prévenant  les  objections,  y  répondant  sur- 
le-champ,  traitant  toute  sorte  de  questions  avec 
une  compétence  si  remarquable,  qu'un  person- 
nage anglais  et  protestant,  qui  l'appréciait  fort, 
disait  hautement  :  «  M.  Labelle  ne  devrait  pas 
être  curé  de  Saint-Jérôme,  mais  premier  minis- 
tre du  Canada.  » 

Il  charmait  tellement  les  visiteurs  que  le  pres- 
bytère était  devenu  l'hôtel  le  plus  achalandé  de 
la  ville.  On  avait  donné  son  nom  à  la  première 
locomotive  qui  s'élança  sur  le  chemin  de  fer  du 
Nord,  des  hôteliers  le  donnèrent  à  leur  maison 
pour  s'attirer  des  clients,  o  L'Hôtel  Labelle  » 
devenait  une  réclame. 

Le  gouvernement  provincial  ne  voyait  pas  de 
mauvais  œil  la  popularité  du  digne  curé,  parce 
qu'elle  favorisait  ses  desseins.  Il  songea  même 
à  profiter  des  nombreuses  relations  do  M.  Labelle 
pour  lui  confier  la  mission  délicate  d'aller  en 
Europe  prêcher  la  croisade  de  la  colonisation  du 
Nord  et  môme  de  l'Ouest,  qui  commençait  à 
rapatrier  les  Canadiens  revenant  des  Etats-Unis. 
Le  clergé  tout  entier  appuyait  si  bien  cette  œuvre 
que  l'idée  parut  toute  naturelle,  et  ce  premier 


LE  CURÉ  LABBLLE  40 

voyage  répondait  aux  vœux  de  l'épiscopat  de 
toute  la  confédération.  La  révolte  des  métis  dans 
l'Ouest  on  1885  faisait  vivement  sentir  la  néces- 
sité d'avoir  de  bons  colons  dans  l'Etat  naissant 
du  Manitoba  et  sur  les  bords  du  lac  Winnipeg. 
M.  Labelle,  en  dehors  de  ses  aptitudes  colonisa- 
trices bien  connues  dans  le  pays,  entretenait  des 
rapports  suivis  avec  des  économistes  et  des 
écrivains  s'intéressant  à  la  colonisation  du  Ca- 
nada. M.  Claudio  Jannet,  entre  autres,  lui  avait 
écrit,  en  janvier  1885,  que  «  la  terrible  crise 
agricole  ouverte  en  Europe  pouvait  lui  fournir 
deux  sortes  de  colons  :  1°  de  jeunes  gentils- 
hommes ou  bourgeois  ayant  quelque  capital  et 
ne  sachant  que  faire  ;  2°  des  paysans  des  monta- 
gnes de  la  France  et  de  la  Suisse,  particulière- 
ment éprouvés  ;  on  trouverait  aussi  en  Belgique 
et  en  Hollande  des  travailleurs  solides,  mais 
n'obtenant  plus  rémunération  suffisante  de  leur 
peine.  »  M.  Dernier,  député  du  Manitoba,  et 
Mgr  Taché,  archevêque  de  Saint-Boniface,  insis- 
taient fort  pour  que  l'on  recommandât  les  terres 
noires,  comme  on  avait  recommandé  les  terres 
jaunes  ou  grises  du  Nord.  Sir  Charles  Tupper 
était  devenu  commissaire  général  de  l'émigration 
à  Londres  :  c'était  un  admirateur  de  M.  Labelle, 
il  avait  célébré  ses  succès  devant  les  Chambres 
et  se  joignit  à  d'autres  députés  pour  obtenir  que 
cette  mission  fût  confiée  sans  retard  au  «  Roi  du 
Nord.  » 
Ce  ne  fut  pas  sans  hésitations  que  le  curé  de 


éi  LE  CURÉ  LâBELLE 

Saint-Jérôme  accepta  cette  mission  délicate,  dont 
l'Etat  faisait  les  frais.  Il  sortit  de  son  presby- 
tère le  19  février  1885  et  s'embarquait  à  Halifax  le 
surlendemain  (1).  Dix  jours  plus  tard  il  arrivait 
en  Europe  et  se  concertait  avec  les  commissaires 
canadiens  de  Londres  et  de  Paris  pour  commen- 
cer sa  propagande. 

L'agence  de  Paris  publiait  déjà  depuis  deux 
ans  un  journal  ou  revue  hebdomadaire  appelé 
Paris-Canada;  mais  cette  publicité  restreinte, 
bonne  pour  renseigner  les  voyageurs  et  les  na- 
tionaux, n'atteignait  pas  les  masses  et  n'arrivait 
pas  dans  les  régions  où  elle  aurait  pu  éclairer 
les  futurs  colons. 

C'est  du  premier  voyage  de  M.  Labelle  en 
Europe  que  date  la  diffusion  en  France  des 
Appels  à  la  colonisation,  petites  feuilles  au 
texte  compact,  envoyées  dans  tous  les  presby- 
tères de  France,  destinées  à  pénétrer  dans  la 
foule,  exposant  en  termes  clairs  et  précis  les 
avantages  offerts  et  les  conditions  imposées  par 
le  gouvernement  canadien  aux  colons  venant  se 
grouper  sur  ses  terres. 

On  reconnaît  dans  ces  publications  les  idées 
que  le  a  Roi  du  Nord  »  préconisait  depuis  vingt 
ans,  et  à  partir  de  cette  époque  la  propagande 
commença  d'une  façon  régulière. 

Contrairement  aux  agences  d'immigration  dans 

(1)  Dans  cette  expédition  M.  Labelle  emmenait  avec  lui 
comme  secrétaire  l'abbé  Jean-Baptiste  Proulx,  aujourd'hui 
curé  de  Saint-Raphaël  et  vice -recteur  de  l'Univei'sité  Laval. 


LE  CURÉ  LABELLE  45 

l'Amérique  du  Sud  qui  font  miroiter  les  avan- 
tages du  climat  et  laissent  croire  aux  émigrants 
qu'au  premier  coup  de  pioche  la  terre  produira 
tout  ce  qui  leur  est  nécessaire,  M,  Labelle  ne 
nie  pas  la  rudesse  du  climat  et  la  nécessité  du 
travail.  Aussi  ne  veut-il  que  des  hommes  coura- 
geux, des  travailleurs  déterminés  ou  des  colons 
disposant  de  quelques  capitaux  à  mettre  en 
valeur  par  le  défrichement. 

Il  expose  que  sous  la  haute  égide  de  l'Angle- 
terre, la  confédération  canadienne  jouit  de  la 
plus  large  et  de  la  plus  complète  liberté  politique, 
religieuse,  scolaire  et  municipale. 

Les  taxes  sur  les  propriétés  foncières  sont 
inconnues.  Le  budget  des  dépenses  et  des  travaux 
publics  est  alimenté  par  les  douanes  et  les  taxes 
sur  les  spiritueux  et  les  tabacs  indigènes.  Cela 
produit  cent  soixante  cinq  millions  de  revenu 
annuel. 

Il  n'y  a  pas  de  conscription  militaire  venant 
prendre  les  plus  belles  années  de  la  vie  et  bou- 
leversant l'économie  des  familles,  comme  en 
Europe.  Nous  possédons  un  code  de  lois  très 
perfectionnées  et  il  n'y  a  pas  de  pays  au  monde 
où  la  vie  et  les  propriétés  soient  plus  en  sûreté, 
où  le  bien-être  matériel  soit  plus  général,  et  la 
bonne  harmonie  entre  les  différentes  races  mieux 
conservée. 

Les  Français  se  trouveront  au  milieu  de  com- 
patriotes ayant  la  même  langue,  la  môme  reli- 
gion, les  mêmes  mœurs  et  manières  de  vivre^ 


4$  LE  CURÉ   LABELLE 

avec  des  lois  meilleures  en  plus.  Les  catho- 
liques trouveront  des  paroisses  organisées,  des 
églises,  des  prêtres,  des  écoles,  des  collèges  et 
des  pensionnats  tenus  par  des  prêtres  et  des 
religieuses. 

Les  familles  à  l'aise,  fatiguées  de  l'instabilité 
de  la  politique  européenne,  voulant  un  état  de 
société  plus  stable  et  plus  tranquille,  peuvent 
acheter  à  des  prix  moindres  qu'en  Europe  de 
bonnes  propriétés  à  moitié  en  valeur,  qui  leur 
donneront  d'honnêtes  profits. 

Les  émigrants  qui  n'ont  pas  les  ressources 
pour  acheter  une  ferme  de  ce  genre  peuvent  se 
procurer  à  raison  de  un  à  trois  francs  l'acre 
(40  ares)  des  terres  à  défricher.  On  paie  comp- 
tant le  cinquième  du  prix  d'achat;  le  reste,  en 
quatre  versements  annuels  et  égaux.  Il  faut  y 
résider  au  moins  deux  ans,  mettre  en  culture 
dans  les  quatre  premières  années  un  dixième  du 
terrain  concédé  et  y  bâtir  une  maison  habitable 
ayant  seize  pieds  sur  vingt.  Un  petit  cultivateur 
qui  végète  en  Europe  peut  dans  la  province  de 
Québec  se  procurer  un  grand  domaine  à  peu  de 
frais,  et  après  dix  années  de  travail  laisser  à 
chacun  de  ses  enfants  de  trente  à  quarante  hec- 
tares de  terre. 

Si  le  défrichement  des  forêts  vous  parait  trop 
rude,  allez  à  la  région  des  prairies,  au  pays  des 
«  terres  noires.  »  Elle  est  toute  prête  à  recevoir 
le  soc  de  la  charrue  sur  une  longueur  de  trois 
cents  lieues,  et  sa  fertilité  se  maintiendra  long- 


LE  CURÉ  LADELLE  47 

temps.  Le  blé,  le  lin,  le  chanvre,  le  houblon,  les 
pommes  de  terre  y  croissent  avec  une  vigueur 
remarquable.  Tout  homme  âgé  de  dix-huit  ans 
a  le  droit  de  préemption  sur  le  lot  qui  l'avoisine, 
il  est  facile  à  une  famille  nombreuse  de  se  tailler 
là  de  grands  domaines.  Là,  il  faut  un  peu  plus 
d'argent  pour  commencer»  mais  les  résultats 
sont  bien  plus  prompts  et  plus  considérables.  — 
Vous  m'objectez  le  froid.  Certes,  oui,  notre  climat 
est  froid,  mais  de  ce  que  l'hiver  est  un  peu  long, 
il  ne  faudrait  pas  en  conclure  que  nos  régions  à 
coloniser  sont  des  succursales  de  la  Sibérie.  Le 
froid  sec  que  nous  subissons  est  plus  favorable 
à  la  santé  et  à  l'agriculture  que  les  brouillards 
et  pluies  fines  de  l'Europe.  A  part  les  raisins, 
nous  avons  des  fruits  de  toute  espèce,  nos  pommes 
ont  une  réputation  universelle  et  nous  en  faisons 
grand  commerce.  N'ayant  presque  pas  de  prin- 
temps nous  n'en  connaissons  pas  les  gelées,  la 
végétation  part  tout  d'un  trait  et  nos  productions 
ont  le  temps  d'arriver  à  maturité,  ce  qui  est  un 
avantage  considérable. 

Nos  maisons  sont  construites  et  disposées  de 
manière  à  résister  au  froid.  Nous  avons  à  bas 
prix  le  bois  et  la  houille  nécessaires  à  chauffer 
les  habitations  ;  nos  forêts  sont  inépuisables. 
Nous  avons  déjà  trois  mille  lieues  de  chemins 
de  fer  livrés  à  la  circulation.  Quand  les  émigrants 
travaillent  et  offrent  de  sérieuses  garanties,  ils 
trouvent  toujours  à  emprunter  auprès  des  socié- 
tés de  colonisation,  créées  exprès  pour  les  aider, 


48  LE  CURÉ  LABELLE 

leur  terre  décuple  de  valeur  en  quelques  années 
et  ils  peuvent  ainsi  rembourser  les  avances  faites  ; 
les  capitalistes  no  risquant  rien,  parce  que  leurs 
capitaux  reposant  sur  la  terre  en  valeur  sont 
aussi  sûrs  et  solides  que  la  terre  elle-même,  se 
prêtent  volontiers  à  cette  combinaison. 

Autre  garantie  supérieure  de  sûreté.  Les  so- 
ciétés de  colonisation  sont  en  général  sous  la 
gestion  directe  ou  indirecte  du  clergé.  La  coloni- 
sation française  au  Canada  se  fait  sous  les  aus- 
pices de  la  religion.  C'est  autour  d'une  chapelle 
élevée  dans  la  forêt  ou  la  prairie  que  les  catholi- 
ques vont  se  grouper,  comme  autour  d'un  centre 
commun,  et  l'expérience  a  montré  que  c'est  ce 
système  qui  réussit  le  mieux.  Voilà  pourquoi,  en 
nous  adressant  aux  capitalistes  et  aux  travail- 
leurs, nous  préférons  les  colons  chrétiens  à  ceux 
qui  ne  le  sont  pas. 

—  Mais,  comment  se  transporter  à  une  dis- 
tance pareille  ? 

—  Les  communications  sont  plus  faciles  que 
vous  ne  semblez  le  croire.  Les  compagnies  qui 
font  le  service  sur  différentes  lignes  maritimes, 
ont  des  tarifs  très  abordables  puisqu'elles  trans- 
portent un  homme  de  Paris  à  Québec,  via  Lon- 
dres, pour  cent  dix  francs.  Le  service  franco-ca- 
nadien ne  prend  même  que  quatre-vingts  francs 
du  Havre  à  Québec,  et  il  est  entendu  que  le  Pa- 
cifique Canadien  qui  va  être  terminé  cette  année 
conduira  l'émigrant  moyennant  soixante  francs 
(2.300  kilomètres)  de  Québec  à  Winnipeg,  capi- 


LE  CURÉ  LA.1JELLE  49 

taie  du  Manitoba,  centre  des  «  terres  noires.  » 
Notre  gouvei'nement  fait  donc  de  vrais  sacrifices 
et  nulle  part  on  n'offre  des  avantages  aussi  grands 
aux  colons. 

Tel  est  le  résumé  des  conférences  faites  par  le 
curé  de  Saint-Jérôme  dans  les  grands  centres  où 
il  s'arrêtait.  Porteur  d'une  loi  qui  constituait, 
avec  les  plus  amples  pouvoirs,  une  société  de  co- 
lonisation approuvée  par  l'Etat,  il  attirait  sur 
cette  société  fortement  constituée  l'attention  de 
tous  ceux  qui  disposaient  de  capitaux  grands  ou 
petits.  Comme  on  exagérait  les  craintes  que  les 
Français  éprouvaient  à  se  lancer  dans  ces  pays 
inconnus,  il  eut  le  talent  de  déterminer  quelques 
publicistes  de  renom  à  revenir  avec  lui  au  Ca- 
nada pour  juger  des  choses  par  leurs  propres 
yeux.  Ce  ne  fut  pas  le  moindre  résultat  de  ses 
négociations  et  de  ses  efforts,  car,  à  leur  retour, 
ces  voyageurs  publièrent  des  récits,  des  articles 
et  des  livres  confirmant  l'exactitude  des  dires  de 
M.  Labelle,  et  les  regardsdes  Français  commen- 
cèrent à  se  porter  vers  un  pays  depuis  trop  long- 
temps oublié. 

On  remarque  en  effet  que  les  années  1885, 
86  et  87  ont  été  signalées  en  France  par  l'ap- 
parition de  nombreuses  études  qui  attirèrent 
l'attention  sur  les  contrées  à  coloniser.  Le  pam- 
phlétaire Henri  Rochefort  paya  lui-même  son 
tribut  à  l'idée  nouvelle  en  s'écriant  dans  son 
journal  :  «  Vous  cherchez  des  colonies?  au  lieu 
d'aller  au  Tonkin  attraper  des  coups,  des  fièvres 

CURK    LA «ELLE  4 


50  LE   CURK  LAllELLF, 

et  la  mort,  allez  donc  au  Canada.  Voilà  au  moins 
un  pays  salubre  f  » 

Aux  relations  anciennes,  le  curé  de  Saint- 
Jérôme  en  ajouta  donc  de  nouvelles,  et  les  nom- 
breux amis  que  son  dévouement  ;\  la  cause  l'ran- 
çaise  et  nationale  lui  fit  rencontrer,  tout  en 
gardant  la  meilleure  impression  de  son  passage, 
devinrent  les  dél'enseurs  convaincus  et  les  cham- 
pions de  son  idée. 

Un  détail  de  mœurs  frappa  surtout  les  Euro- 
péens dans  ce  personnage  qui  venait  les  convier 
à  la  colonisation  de  l'Amérique  du  Nord  :  ce  fut 
la  candeur  enfantine  de  son  ufïection  liliale  pour 
sa  vieille  mère.  Quand  on  lui  avait  rendu  quel- 
que service  ou  adressé  quelque  louange,  il  ré- 
pondait :  Je  vous  remercie,  je  l'écrirai  à  maman, 
cela  lui  fera  plaisir.  Ce  mot  de  «  maman  »  sor- 
tant de  la  bouche  d'un  colosse  avait  un  charme 
particulier,  ceux  qui  l'entendaient  se  gardèrent 
bien  d'en  rire.  Et  la  pauvre  mère,  qui  trembla 
toute  sa  vie  à  cause  du  caractère  aventureux  de 
son  enfant,  soupirait  :  Oh  !  qu'il  est  bon  et  dé- 
voué ce  cher  Antoine  !  c'est  dommage  qu'on  me 
le  rapportera  mort  quelque  jour,  il  voyage  trop. 

Il  revint  pourtant,  et  le  premier  fruit  de  son 
voyage  fut  de  lui  attirer  une  foule  de  visiteurs 
qu'il  convertissait  à  ses  idées  ou  combattait  avec 
énergie  quand  ils  s'opposaient  à  son  œuvre. 

Dans  tous  les  pays  de  démocratie  on  doit  s'at- 
tendre à  changer  souvent  de  gouvernants  et  à 
subir  bien  des  variations.  La  confédération  du 


LE  OUUÉ  LAUELLE  61 

Dominion  ne  comptait  pas  vingt  années  d'exis- 
tence que  des  modilications  se  produisaient  dans 
sa  constitution.  Au  Canada  comme  dans  les  pays 
de  grande  culture,  on  ne  connaît  guère  les  anar- 
chistes et  les  socialistes.  Tout  le  monde  est  d'ac- 
cord sur  les  grands  principes  ;  mais  quand  il 
s'agit  de  les  appliquer,  on  rencontre  de  nom- 
breuses divergences.  Il  y  a  deux  partis  qui  sont 
alternativement  au  pouvoir  ou  dans  l'opposition. 
Ce  sont  les  libéraux  et  les  conservateurs,  les 
rouges  et  les  bleus. 

Etranger  aux  luttes  politiques,  M.  Labelle 
trouva  pourtant  des  contradicteurs  dans  les  deux 
camps  ;  mais  ses  intentions  étaient  si  droites,  son 
savoir-faire  si  connu,  que  ceux  mômes  qui 
l'avaient  contrarié  furent  heureux  de  revenir  à 
lui  quand  ils  obtinrent  le  pouvoir.  Pour  son 
compte  particulier,  il  se  servait  des  uns  et  des 
autres  pour  l'utilité  et  l'avancement  de  son 
œuvre. 

Un  de  ses  amis  lui  demandait  un  jour  :  Com- 
bien de  fois  avez-vous  dû  modifier  vos  opinions 
sous  les  divers  gouvernements  qui  se  sont  suc- 
cédé à  Ottawa  (gouvernement  fédéral)  et  à  Qué- 
bec (gouvernement  provincial)  ? 

—  Mais,  mon  cher  ami,  répondit-il  dans  son 
langage  imagé,  tu  sai»  bien  que  le  curé  Labelle 
voyage  toujours  dans  la  môme  charrette.  La  seule 
différence  qu'il  y  ait  dans  ses  moyens  de  trans- 
port, c'est  que  tantôt  il  attèle  un  cheval  bleu, 
tantôt  un  cheval  rouge. 


52  LE  CURÉ  LABELLE 

La  couleur  lui  importait  assez  peu,  pourvu 
que  le  gouvernement  travaillât  à  l'œuvre  de  la 
colonisation  clirétienne. 

Il  avait  plaidé  auprès  de  ceux  qui  s'étaient 
succédé  tous  les  quatre  ans  à  la  tête  des 
affaires,  pour  mener  à  bien  son  entreprise  de 
prédilection  ;  rouges  et  bleus  y  avaient  concouru. 

Il  se  trouva  pourtant  un  jour  en  face  d'une  dif- 
ficulté qu'il  n'avait  point  prévue.  Une  évolution 
nouvelle  s'était  produite  en  1887,  le  gouverne- 
ment provincial  vit  ses  attributions  s'élargir. 

Les  conservateurs,  qui  n'avaient  pas  toujours 
flatté  M.  Labelle,  tant  s'en  faut,  arrivaient  au 
pouvoir.  Leur  intention  était,  pour  se  montrer 
aussi  progressifs  que  les  libéraux,  de  pousser 
l'œuvre  de  la  colonisation,  et  pour  lui  donner  une 
impulsion  plus  sure  et  plus  régulière,  ils  insti- 
tuèrent un  ministère  de  «  l'agriculture  et  coloni- 
sation. »  Ce  ministère  n'était  ni  une  fantaisie  de 
parti,  ni  un  luxe  bureaucratique.  Répondant  à 
une  nécessité  pressante,  il  devint  dès  le  début  un 
poste  très  important  et  très  occupé,  le  titulaire 
se  trouva  môme  bientôt  dépassé  par  la  besogne 
croissante  et  on  résolut  de  lui  donner  un  adjoint 
ayant  rang  de  député,  sous-ministre  d'Etat,  avec 
voix  au  conseil. 

Les  gouvernants  eurent  l'idée  d'offrir  ce  poste 
au  curé  Labelle  comme  étant  l'homme  le  plus 
capable  de  le  bien  remplir.  «  Vous  connaissez, 
lui  dirent-ils,  votre  œuvre  encore  mieux  que 
nous,  vous  savez  exactement  ce  qu'il  vous  faut 


LE  CURÉ  LABELLE  ,  53 

pour  la  conduire  à  bonne  fin.  Simplifiez  votre 
travail  et  le  nôtre  en  acceptant  le  poste  hono- 
rable que  nous  vous  oll'rons.  Vous  agirez  à  votre 
guise,  vous  ferez  ce  que  vous  croirez  convenable 
et  nous  ratifierons  ce  que  vous  aurez  fait.  » 

Si  le  curé  de  Saint-Jérôme  eût  été  un  vulgaire 
ambitieux,  il  eût  dit  le  jour  môme  adieu  à  sa  pa- 
roisse pour  aller  prendre  possession  de  ce  poste 
brillant  qui  lui  était  offert  à  l'improviste.  11 
n'était  guère  possible  d'entrer  mieux  dans  ses 
vues  et  de  lui  donner  plus  grande  facilité  pour 
exécuter  les  plans  qui  avaient  occupé  toute  sa  vie. 

Modeste  comme  le  sont  les  hommes  de  vrai 
mérite,  il  voulut  d'abord  avoir  l'avis  de  son 
évèque,  qui,  en  considération  du  bien  public  et 
de  la  cause  nationale,  lui  permit  d'accepter  ces 
fonctions.  Mais  M.  Labelle  stipula  qu'il  voulait 
garder  son  titre  de  curé  de  Saint-Jérôme,  pour 
revenir  dans  sa  chère  paroisse  lorsque  sa  tnis- 
sion  temporaire  serait  remplie. 

Il  quitta  donc  Saint-Jérôme,  et  vint  se  mettre 
à  la  tête  des  nouveaux  bureaux  de  la  colonisation 
à  Québec,  amenant  pour  tout  bagage  son  linge 
personnel,  des  papiers  et  son  fidèle  serviteur 
Isidore. 

Le  choix  du  gouvernement  était  si  judicieux, 
l'aptitude  du  nouveau  titulaire  si  universelle- 
ment reconnue,  que  Tintroduction  d'un  prêtre 
dans  les  conseils  de  la  nation  provoqua  à  peine 
quelques  remarques  du  côté  des  opposants.  Plu- 
sieurs môme  y  applaudirent  en  regrettant  de  n'y 


54  LE  CURÉ  LABELLE 

avoir  pas  pensé  plus  tôt.  Les  plus  méchants  se 
contenteront  d'Insinuer  que  les  conservateurs 
voulaient  «  exploiter  ce  bon  fruit,  sauf  à  le  jeter 
quand  ils  en  auraient  exprimé  tout  le  suc.  » 

M.  Labelle  laissa  dire  et  se  mit  à  travailler  à 
Québec,  plus  encore  qu'il  ne  l'avait  fait  à  Saint- 
.Térôme.  C'est  lui  qui  organisa  le  nouveau  minis- 
tère dans  ses  détails  et  en  choisit  les  principaux 
employés,  qui  demeurent  fidùles  k  ses  traditions. 
Connaissant  parfaitement  le  fort  et  le  faible  des 
lois  sur  la  colonisation,  il  employa  tous  ses 
efforts  à  les  améliorer  et  les  rendre  pratiques.  Il 
acheva  la  réforme  du  régime  forestier  qui  était 
tout  à  fait  favorable  aux  spéculateurs,  mais  con- 
traire aux  colons  sérieux  et  aux  vrais  travail- 
leurs. Les  marchands  de  bois  ne  l'aimaient 
guère,  mais  les  colons  le  bénirent;  ils  étaient 
vingt  fois  plus  nombreux  que  les  spéculateurs. 

—  C'est  singulier  pour  un  prêtre  d'être  mi- 
nistre ;  quel  est  donc  votre  programme  ? 

—  Notre  programme  est  bien  simple  :  nous 
voulons  maintenir  l'idée  chrétienne  dans  la 
législation,  dans  la  famille  et  dans  l'école. 

—  C'est  juste  le  contraire  de  ce  que  l'on  fait  en 
France. 

—  Hélas  !  oui  ;  la  France  verra  trop  tard  peut- 
être  qu'elle  se  trompait,  elle  fera  alors  comme 
nous. 

Voilà  pourquoi,  sans  sortir  de  sa  sphère, 
il  soutint  les  lois  les  plus  importantes  de  cette 
législature,  telles  que  celle  de  la  restitution  des 


LE  CURÉ  LABELLE  55 

biens  enlevés  aux  Ordres  religieux  par  le  régime 
anglais  au  xviii"  siùcle  (1). 

Tout  en  s'hunorunt  par  cet  acte  de  justice,  le 
gouvernement  travaillait  d'une  manière  efficace 
à  la  colonisation,  car  les  communautés  employè- 
rent cette  restitution  inattendue  à  la  création  de 
maisons  d'éducation  nouvelles.  C'est  ainsi  qu'on 
acheva  le  grand  collège  des  Jésuites  commencé 
par  M.  Labelle  sur  les  bords  du  beau  lac  Nomi- 
ningue,  au  centre  de  ses  chers  districts  du  Nord. 
Il  songeait  aussi  à  faire  venir  des  Trappistes 
français  pour  fonder  sur  les  rives  du  Sacquenay 
et  du  lac  Saint-Jean  une  ferme-modèle  de  cinq 
mille  arpents. 

Persuadé  que  les  familles  nombreuses  sont  la 
plus  grande  richesse  des  pays  agricoles  et  le  plus 
ferme  soutien  de  la  patrie,  il  proposa  et  fit  adop- 
ter une  loi  accordant  gratuitement  cent  arpents 
de  terre  aux  pères  et  mères  de  douze  enfants  vi- 
vants. Il  se  trouva  dans  la  seule  province  de 
Québec  plus  de  quinze  cents  familles  ayant  droit 
à  cette  faveur,  et  les  mères  canadiennes  bénirent 
le  législateur  qui  voulait  les  récompenser. 

Toujours  dans  le  but  d'encourager  ses  chers 
colons,  et  de  peupler  les  terres  nouvelles  dont  il 
faisait  compléter  l'arpentement  et  la  distribu- 
tion, il  demanda  et  obtint  la  création  d'un  ordre 


(1)  Plus  honnêtes  que  les  Français  de  la  République  qui 
prenaient  tous  les  biens  eci^lésiastiqiies,  les  Anglais  atten- 
dirent la  mort  du  dernier  Jésuite  pour  s'emparer  du  collège 
de  Québec,  2'«''  déshérence  (1799). 


56  LE   CURÉ  LABELLE 

exclusivement  destiné  à  récompenser  les  tra- 
vaux de  colonisation  et  les  succès  agricoles.  Les 
paroisses  se  multipliaient,  les  lacunes  étaient 
comblées  et  chacun  rendait  hommage  à  l'activité 
du  nouveau  ministre. 

M.  Labelle  n'en  était  pas  plus  fier  pour  cela  et 
continuait  à  porter  une  soutane  râpée,  comme  au 
temps  où  il  explorait  les  bois  et  les  lacs.  Un 
brave  protestant  de  Québec,  voyant  ce  haut  fonc- 
tionnaire habillé  comme  un  missionnaire  des 
Peaux-Rouges,  se  dit  :  Je  veux  lui  payer  une 
soutane  puisqu'il  paraît  ne  pas  avoir  les  res- 
sources pour  s'en  procure  •;  et  il  lui  offrit  délica- 
tement trente  piastres  pour  en  acheter  une.  Le 
ministre,  ne  voulant  point  contrister  le  bon- 
homme, accepta  les  trente  piastres  et  les  distri- 
bua aux  pauvres. 

Le  donateur  l'ayant  appris  se  piqua  d'honneur 
et  s'écria  ;  Je  le  forcerai  bien  d'accepter  mon 
habit.  Ayant  cherché  le  tailleur  de  M.  Labelle,  il 
lui  commanda  une  superbe  soutane  et  l'envoya  au 
curé  de  Saint-Jérôme  en  le  priant  de  l'accepter. 

—  Bien  reconnaissant,  répondit  l'ancien  Roi  du 
Nord,  mais  cet  habit  est  trop  beau.  Isidore,  vous 
tâcherez  de  trouver  quelque  prêtre  qui  en  ait 
plus  besoin  que  moi,  on  le  lui  donnera. 

, —  Mais,  monsieur  oublie  donc  qu'il  n'y  a  pas 
dans  tout  le  Canada  un  prêtre  assez  gros  et  assez 
grand  pour  revêtir  cet  habit? 

—  C'est  vrai,  dit  M.  Labelle,  je  n'y  pensais 
pas,  mettez-le  donc  dans  l'armoire. 


LE  CURÉ  LABELLE  57 

Une  circonstance  se  présenta  bientôt  qui  obli- 
gea le  curé  à  revêtir  la  fameuse  soutane.  Le  Sou- 
verain Pontife  Léon  XIII  voulant  récompenser 
les  services  qu'il  avait  rendus  à  la  religion  par 
vingt  années  d'apostolat,  et  honorer  le  gouver- 
nement chrétien  auquel  était  associé  ce  prêtre 
intrépide,  le  nommait  protonotaire  apostolique  et 
prélat  de  sa  maison.  11  y  eut  à  ce  sujet  grande 
réception  au  ministère,  voyage  à  Montréal  et  à 
Saint-Jérôme  ;  la  belle  soutane  était  arrivée  juste 
à  point. 

Malgré  ses  nombreuses  occupations,  le  sous- 
secrétaire  d'Etat  n'oubliait  pas  ses  paroissiens, 
il  venait  passer  avec  eux  les  fêtes  de  Noël  et  ne 
manquait  point  de  rester  pour  le  jour  de  l'an 
auprès  de  sa  mère.  Le  presbytère  de  Saint- 
Jérôme  reprenait  sa  physionomie  des  anciens 
jours,  et  les  paroissiens  étaient  fiers  de  leur 
curé. 

Le  succès  de  sa  première  mission  en  Europe 
engagea  ses  collègues  à  envoyer  une  seconde 
fois  M.  Labelle  en  France  pour  y  trouver  de 
nouvelles  ressources  et  en  ramener  de  nouveaux 
colons.  Il  partit  dans  les  premiers  mois  de  1890. 
Revêtu  cette  fois  d'un  caractère  officiel,  mieux 
connu  et  mieux  apprécié  qu'il  ne  l'avait  été  cinq 
ans  auparavant,  M.  Labelle  devint  un  instant  le 
lion  du  jour.  On  le  voit  paraître  dans  de  nom- 
breuses réunions  d'agriculteurs,  d'économistes 
et  de  savants.  Ses  discours  persuasifs  et  élo- 
quents, ses  toasts  originaux,  sa  facilité  de  pa- 


56  LE  CUtlÉ  LADELLE 

rôle,  sa  vigueur  de  dialectique,  mirent  en  lu- 
mière le  côté  patriotique  et  chrétien  de  la  tAche 
qu'il  avait  entreprise.  On  avait  reconnu  dans  œ 
roi  des  forets  canadiennes  le  type  vérital)le  du 
«  Franc  sans  dol  et  sans  peur  »  tel  qu'il  s'est 
Conservé  sur  les  rives  du  Saint-Laurent.  Partout 
il  fut  accueilli  comme  un  ami  et  comme  un  frère, 
comme  lo  plus  digne  représentant  de  la  race 
canadienne  et  de  sa  foi  profonde.  La  preuve  qu'il 
fit  estimer  et  aimer  son  pays,  se  trouve  dans  les 
témoignages  de  respect  dont  l'entoura  la  presse 
française,  toujours  prête  à  dél)latérer  contre  le 
«  gouvernement  des  curés.  »  Elle  se  trouve  aussi 
dans  le  nombre  des  émigrants  qui  s'éleva  à  plus 
de  mille  pendant  l'année  1890.  Une  des  plus 
remarquables  conquêtes  de  M.  Labelle  fut  celle 
de  Dom  Benoit,  chanoine  de  Saint-Augustin, 
écrivain  distingué,  qui  partit  avec  une  colonie 
de  Francs-Comtois  et  de  Suisses,  pour  fonder  une 
nouvelle  paroisse  dans  le  Manitoba. 

Il  revint  à  la  lin  de  l'été,  satisfait  de  ce  voyage, 
parce  qu'il  avait  vu  se  dessiner  lo  courant  d'émi- 
gration vers  son  cher  pays  des  prairies  et  des 
forêts  ;  il  fit  part  de  sa  joie  à  ses  amis  de  Saint- 
Jérôme,  revint  à  Québec  et  se  remit  au  travail 
avec  ardeur.  Comme  s'il  eût  eu  le  pressentiment 
de  sa  fin  prochaine,  il  régla  les  afi"aires  pen- 
dantes, mit  toutes  choses  en  ordre  dans  son  mi- 
nistère, et  annonça  son  désir  de  quitter  la  vie 
publique  pour  rentrer  dans  sa  chère  paroisse. 
Vers  le  milieu  du  mois  de  décembre,  il  disait  â 


Lit:  CURÉ  làbelle  59 

M.  Duhamel,  commissaire  des  terres  de  la  cou- 
ronne et  de  la  colonisation  :  «  N'était  ma  bonne 
vieille  mère,  je  n'ai  plus  grand'cliose  qui  me 
retienne  sur  la  terre  et  je  suis  prêt  à  partir; 
l'œuvre  à  laquelle  j'ai  voué  ma  vie  est  en  bon 
train,  j'ai  Mt  mon  testament  aujourd'hui.  » 

Les  pressentiments  funèbres  de  M.  Labelle 
étaient  justifiés.  Ce  colosse,  qui  semblait  invul- 
nérable et  paraissait  devoir  défier  le  temps,  était 
atteint  d'une  maladie  dont  les  progrès  furent  ai 
rapides  qu'il  fut  emporté  en  quelques  jours  et 
tomba  les  armes  à  la  main.  Une  hernie  négligée, 
résultant  sans  doute  de  ses  efforts  et  nombreux 
voyages  à  travers  les  forêts,  le  terrassa  juste  au 
moment  où  il  comptait  aller  passer  le  jour  de 
l'an  près  de  sa  mère.  Les  médecins,  jugeant  le 
mal  à  peu  près  sans  remède,  hésitaient  à  le  sou- 
mettre à  une  opération  cruelle.  «  Opérez-moi  tout 
de  même  et  don  nez- moi  quelques  jours  de  vie 
pour  que  je  puisse  aller  embrasser  maman  I  »  Ce 
souhait  filial  ne  put  être  réalisé  et,  le  3  janvier, 
les  médecins  résolurent  de  tenter  une  nouvelle 
opération. 

—  Vous  voulez  donc  me  tuer  t  s'écria  le  malade; 
eh  bien  !  laissez-moi  quelques  minutes  pour  prier 
et  je  suis  à  vous.  Et  le  «  Roi  du  Nord  »,  qui  a  fait 
venir  son  confesseur,  n'est  plus  qu'un  chrétien 
humilié  devant  le  souverain  juge  ;  il  se  confesse 
de  nouveau  avec  hi  foi  la  plus  vive,  et,  prenant 
d'une  main  son  crucifix,  de  l'autre  son  chapelet, 
il  crie  de  sa  voix  tonnante  :  «  Venez,  messieurs. 


80  LE  CURÉ  LABELLE 

venez  ;  avoc  ceci  je  n'ai  plus  peur  de  vous.  »  Avi- 
sant son  secrétaire  en  larmes,  il  ajouta  :  «  Toi, 
va  trouver  M.  Mercier  (premier  ministre),  tu  lui 
diras  que  Je  meurs.  Nous  avons  beaucoup  fait 
ensemble  pour  le  pays,  mais  assure-le  que  là- 
haut  je  travaillerai  avec  lui.  » 

Les  médecins  reconnurent  que  tout  était  perdu 
et  le  docteur  Hamel  lui  annonça  que  la  fin  était 
proche.  «  Jelesais,  répondit  le  malade,  la  science 
est  impuissante  contre  la  volonté  de  Dieu.  Tout 
ce  que  je  regrette  est  de  quitter  ma  pauvre 
mère.  »  Et  il  pleura  en  évoquant  ce  souvenir. 
Le  P.  Turgeon,  son  confesseur,  lui  administra 
les  sacrements,  il  conserva  sa  connaissance  et  sa 
tranquillité  jusqu'à  la  fin  et  dit  même  peu  avant 
de  mourir  :  «  C'est  aujourd'hui  l'Octave  des  saints 
Innocents  ;  on  en  recevra  bien,  j'espère,  un  de 
plus  au  paradis.  »  Il  expira  un  peu  avant  trois 
heures  du  matin,  n'ayant  guère  plus  de  cin- 
quante-sept ans. 

La  maladie  était  annoncée  seulement  de  la 
veille,  et  cette  prompte  mort  fut  un  coup  de 
foudre  pour  les  villes  de  Québec  et  de  Montréal, 
où  le  télégraphe  l'annonçait  le  matin.  Les  funé- 
railles devaient  se  faire  à  Saint-Jérôme,  mais  il 
y  eut  à  Québec  un  office  solennel  où  le  cardinal- 
archevêque,  Mgr  Taschereau,  donna  l'absoute. 

On  soupçonnait  fort  que  le  défunt  ne  laissait 
pas  de  quoi  se  faire  enterrer.  Il  était  si  généreux 
pour  les  pauvres  et  les  bonnes  œuvres  que  les 
neuf  dixièmes  de  son  traitement  de  ministre, 


LE  CURÉ  LABELLE  61 

payé  le  31  décembre,  avaient  été  employés  dans 
les  trois  jours  suivants  à  faire  des  aumônes. 
L'affection  et  la  reconnaissance  de  ses  amis  lui 
firent  des  funérailles, vraiment  princières. 

Tous  les  journaux  canadiens  qui  parurent  le 
5  janvier  contenaient  une  notice  biographique 
et  un  éloge  du  défunt.  Plusieurs  avaient  pris  le 
deuil  et  publiaient  son  portrait,  bien  connu  de  la 
population.  Les  regrets  furent  unanimes,  et  un 
journal  des  plus  répandus,  ayant  inséré  une 
seule  phrase  regrettable,  se  vit  obligé  par  l'opi- 
nion publique  de  renvoyer  le  rédacteur  qui 
l'avait  écrite. 

Tous  les  districts  du  Nord  furent  représentés 
à  Saint-Jérôme  au  jour  de  l'enterrement  ;  malgré 
la  rigueur  de  la  saison,  on  y  compta  plus  de  dix 
mille  étrangers. 

Le  corps  était  renfermé  dans  un  cercueil  recou- 
vert d'une  glace  qui  permettait  d'apercevoir  le 
visage  du  défunt,  et  les  plus  durs  versèrent  des 
larmes,  quand  le  premier  ministre  et  son  col- 
lègue le  député  Chapleau  vinrent  lui  donner  le 
baiser  de  l'adieu  suprême. 

Au  lieu  de  prononcer  une  oraison  funèbre  qui 
se  trouvait  sur  toutes  les  lèvres,  Mgr  Proulx, 
vice-recteur  de  l'Université  Laval,  annonça  une 
quête  destinée  à  faire  une  fondation  pieuse 
pour  l'âme  du  défunt  qui  ne  demandait  pas 
d'éloges,  mais  des  prières. 

Le  char  funèbre  était  attelé  de  huit  chevaux 
tenus  à  la  main,  suivi  d'une  douzaine  de  chars 


62  LE  CURÉ  LABELLE 

allégoriques  envoyés  par  diverses  corporations 
et  d'une  multitude  innombrable  de  iidèles  appar- 
tenant à  toutes  les  classes  de  la  société.  Ce  fut 
avec  cette  pompe  vraiment  royale,  au  milieu  des 
larmes  do  tout  son  peuple,  que  ce  fils  de  plébéien 
fut  conduit  au  cimetière  où  il  avait  préparé  sa 
place  quelques  années  auparavant. 

Un  trait  caractéristique  montre  combien  M.  La- 
belle  avait  confiance  dans  l'avenir  de  son  œuvre. 
Il  avait  une  belle  bibliothèque  et  quelques  im- 
meubles. Par  testament,  il  les  donna  au  futur 
diocèse  de  Saint-Jérôme,  qui  deviendra  la  ville 
épiscopale  de  l'ancien  royaume  du  Nord  où  qua- 
rante paroisses  ont  été  créées  par  ses  soins. 

Les  honneurs  décornés  au  grand  patriote  ca- 
nadien dans  les  six  mois  qui  ont  suivi  sa  mort, 
prouvent  quelle  place  il  tenait  et  combien  sa 
mémoire  est  en  bénédiction.  La  plupart  des 
«  cercles,  confréries,  sociétés  et  associations  co- 
loniales »  du  Bas-Canada  prirent  des  «  résolu- 
tions »  exprimant  leurs  regrets,  déclarant  que  le 
curé  Labelle  avait  bien  mérité  de  la  patrie,  et 
concluant  à  la  célébration  d'un  service  solennel 
pour  le  repos  de  son  âme.  Cette  reconnaissance 
nationale,  revêtant  une  des  formes  les  plus  tou- 
chantes de  la  foi  de  nos  aïeux,  se  manifesta 
jusqu'à  Paris,  et,  le  17  juin  dernier,  la  colonie 
canadienne  de  Paris  faisait  célébrer  fi  Sainte- 
Clotilde  un  service  funèbre  pour  le  Koi  du  Nord. 
M.  l'abbé  Lacroix,  docteur  es  lettres,  prononça 
son  oraison  funèbre  en    présence  d'une  foule 


LE  CURÉ  LA BELLE  6B 

choisie  où  l'on  comptuit  plus  de  mille  notabilités 
de  l'ancienne  et  de  la  nouvelle  Franco. 

Remercions  nos  frères  du  Canada  de  donner 
de  si  beaux  exemples  aux  Français  du  xix^  siècle. 
Ils  sont,  à  juste  titre,  fiers  de  leur  curé  Labelle 
et  lui  donnent  rang  parmi  les  grands  hommes  de 
l'Amérique  du  Nord. 

Le  peuple  en  avait  fait  un  roi  avant  que  le 
gouvernement  sût  en  faire  un  ministre,  et  quel- 
ques-uns regardèrent  sa  nomination  comme  une 
déchéance.  Nous  ne  sommes  point  de  cet  avis. 
Avec  les  idées  modernes  qui  ont  envaiii  les  deux 
mondes,  la  présence  d'un  prêtre  dans  un  conseil 
souverain  est  chose  rare  et  extraordinaire  ;  il 
faut  que  cet  homme  ait  eu  bien  du  mérite  pour 
devenir  l'objet  d'une  exception  aussi  honorable 
qu'elle  est  justifiée.  Il  a  montré  d'une  manière 
éclatante  que  l'Eglise  n'a  rien  d'incompatible  avec 
le  progrès  matériel  et  qu'elle  est  toujours  la  meil- 
leure éducatrice  des  peui)les.  L'idée  fixe  du  curé 
Labelle  a  été  le  développement  de  l'influence 
française  dans  les  pays  qui  furent  découverts  et 
possédés  longtemps  par  des  F'rançais.  Il  a  con- 
tinué brillamment  l'œuvre  des  intrépides  mis- 
sionnaires, apôtres  et  martyrs  de  l'ancienne  colo- 
nisation chrétienne. 

Cet  homme  qui  remua  des  millions  ne  se  laissa 
jamais  détourner  de  son  œuvre  par  l'appât  du 
gain,  si  cruel  aux  hommes  d'Etat  de  notre  temps. 
Il  sacrifia  tout  pour  le  triomphe  de  la  noble 

cause  qu'il  avait  embrassée,  et  son  désintéres- 

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64  LE  CURÉ  LABELLE       , 

sèment  fut  égal  à  son  zèle  et  à  son  courage. 
Honneur  au  Canada  qui  le  regarde  comme  un 
de  ses  plus  grands  patriotes.  Honneur  à  cet 
intrépide  soldat  de  Dieu,  de  la  Patrie,  de  la 
Liberté. 


Bar-le-Duc.  —  Impr.  Schorderet  et  G"  —  3055. 
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