LE
CURÉ LABELLE
(1833-1801)
PAR
J. de BAUDONCOURT
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LE CURÉ LABELLE
(1883-1891)
••*^^-i
Il n'y a certainement pas cinquante ans que
les Français soupçonnent l'existence d'hommes
remarquables de l'autre côté de l'océan. Nous
ne connaissions en Amérique que Washington,
Bolivar et quelques autres notoriétés plus ou
moins politiques. Nous regardions les Canadiens
comme très malheureux d'habiter un pays froid,
de vivre sous la domination des Anglais. Il a
fallu que des faits éclatants vinssent nous ouvrir
les yeux et nous apprendre que dans ces races
nouvelles et entreprenantes, il se trouve de vrais
génies, de grands patriotes, d'admirables prêtres
et d'illustres soldats.
La petite colonie < des arpents de neige », ridi-
culisée par Voltaire et cédée par II France en
1763, nous apparaît cent vingt ans plus tard
sous la forme d'une immense confédération,
marchant à la conquête du nord américain.
Depuis dix ans, une multitude de livres, de
journaux et de revues nous ont redit les efforts
4 LE OUR£ LABELLE
des vaillants qui, sous les plis du drapeau bri-
tannique, ont su conserver la foi, les coutumes,
le langage et l'amour de l'ancienne France.
Découverte plus étonnante encore I en remon-
tant à la source de cette prodigieuse vitalité des
colons français abandonnés par la mère-patrie,
on a reconnu que ce petit peuple n'avait pu être
vaincu et dompté par l'Angleterre. Si ces soi-
xante mille laboureurs et artisans du siècle
dernier se sont maintenus envers et contre tout,
c'est qu'ils ont été conduits et dirigés par leurs
prêtres. Ils sont restés Français, parce qu'ils
sont demeurés catholiques, et c'est à leur clergé
qu'ils doivent l'énergie et la persévérance victo-
rieuse dont ils ont fait preuve.
Les Français d'Amérique aiment et respectent
leurs pasteurs, et tandis que, dans la mère-
patrie, le prêtre est traité quelquefois en paria,
presque toujours en suspect, rigoureusement
exclu des affaires publiques et confiné dans son
église, dans toutes les terres de domination
canadienne le clergé est au meilleur rang des
citoyens, le peuple n'hésite point à lui témoigner
sa confiance en suivant sa direction et ses avis.
C'est l'histoire d'un prêtre et de son influence
sur la colonisation chrétienne que nous allons
exposer dans la biographie du « curé Labelle »,
un des types les plus curieux du missionnaire
et du prêtre canadien, mort l'année dernière
et qui s'était fait en B'rance de nombreux amis.
C'est dans l'île formée par le bras gauche du
LE CURÉ LABELLE 5
fleuve Saint-Laurent, après son confluent avec
rOttawa, en face de Montréal, qu'Antoine-Fran-
çois-Xavier Labelle vit le jour (24 nov. 1833).
Son père était un simple forgeron, et jamais le
futur ministre n'a rougi de cette modeste origine.
L'humble artisan travaillait dans la paroisse
de Sainte-Rose, au comté de Laval, et son fils
reçut l'instruction primaire dans l'école de sa
paroisse. Il n'avait guère que dix ans quand il
parla lui-même de sa vocation à ses parents,
pour lesquels il éprouvait une profonde affec-
tion : * Je voudrais bien devenir prêtre et tra-
vailler pour le bon Dieu. — Grosse affaire,
répondit le père ; mais on essaiera. » Et, l'année
suivante, le futur travailleur du bon Dieu entrait
au collège-séminaire de Sainte-Thérèse.
Au Canada/«comme en Angleterre, on ne croit
pas indispensable de placer les établissements
d'éducation dans les villes les plus considé-
rables. Le grand air, les grands arbres, la
liberté et la solitude sont considérés comme les
meilleurs auxiliaires de l'étude, et les plus beaux
collèges, séminaires, académies ou grands éta-
blissements d'instruction s'élèvent dans de sim-
ples villages, pourvu qu'ils soient à portée d'une
gare de chemin de fer.
Sainte-Thérèse se trouve placé à la jonction
des trois immenses artères du Saint-Laurent,
de l'Ottawa, et des lignes ferrées du Grand
tronc et du Pacific Canadien, qui permettent de
communiquer avec les points les plus éloignés.
6 LS OURÉ LAUELLE
On reçoit dans cette maison une éducation
classique très complète, qui s'étend des classes
élémentaires jusqu'à, la philosophie et la logique
inclusivement.
Antoine Labelle y resta huit années consé-
cutives, et se fit remarquer de bonna heure
e par un jugement sain, une mémoire heureuse
et tenace. » Bien vu des élèves à cause do son
bon caractère, il en était estimé pour sa vive
intelligence. La preuve, c'est qu'il fut élu pré-
sident de la société grammaticale et, plus tard,
vice président de la société littéraire du collège.
Bien qu'il réussît à peu près dans toutes les
branches d'études, il préférait l'histoire et la
philosophie. De Maistre, de Bonald et Balmès
étaient ses auteurs favoris. Pourtant, il leur
préférait encore les Etudes d'Auguste Nicolas,
qui obtenaient alors un légitime succès. Il les
savait presque par cœur et les citait avec tant
de complaisance que ses camarades le dési-
gnaient sous le nom de l'illustre écrivain.
C'est à Sainte-Thérèse que Labelle eut pour
condisciples ou pour élèves les hommes éminents
qui soutiennent la renommée de la nouvelle
France, tels que Mgr Lorrain, évêque de Pem-
broke, le U. Proulx, vice-recteur de l'Université
Laval, un des meilleurs écrivains du Canada,
et beaucoup d'autres qui n'entrèrent pas dans
l'état ecclésiastique.
Pour lui, il n'eut pas d'hésitation et suivit sa
voie, prit la coutane, reçut la tonsure et devint
LE CUUÉ LABELLE f
professeur dans rétablissement dont il avait été
un des bons élèves. Pendant trois ans, il fut
maîùi'e de salle et d'étude, enseigna les éléments
de la grammaire française et la méthode latine,
ce qui ne l'empochait point de travailler pour
son propre compte et de se préparer à la théo-
logie, qu'il étudia au grand séminaire de Mont-
réal, tenu par les Sulpiciens.
A raison des besoins de son vaste diocèse, le
nouvel évoque avait reçu de Rome le pouvoir
d'ordonner des jeunes gens âgés de moins de
vingt-trois ans, quand il les jugerait capables.
Antoine Labelle fut le premier qui se trouva
jugé digne de profiter de l'exception.
A peine ordonné, on l'envoya comme vicaire
dans une paroisse de l'ile de Montréal, où il
passa deux ans et demi. Le curé était un homme
grave et solennel, remplissant avec la plus
sévère régularité les devoirs du ministère et
faisant les honneurs de son presbytère avec une
grâce parfaite. Sa parole et son exemple appri-
rent au vicaire une foule de choses très utiles
pour modérer son ardeur. De son côté, le vicaire,
ayant par sa bonne humeur gagné promptement
l'afifection des paroissiens, aida beaucoup son
curé à vaincre les obstacles qu'il rencontrait dans
la construction d'un couvent du Sacré-Cœur.
L'habileté et le savoir-faire du jeune prêtre
trouvèrent un champ plus vaste quand on lui
confia en 1859 la paroisse naissante de Saint-
Antoine de Richelieu dont il fut le premier curé.
9 LE (DURÉ LABELLE
Tout était à faire ou à créer, et encore cette pa-
roisse fut-elle coupée en deux par un dédouble-
ment administratif. De plus, elle était mixte,
composée de catholiques et de protestants, et
fort mêlée, à raison de sa position à la frontière
des Etats-Unis. Il parvint pourtant à la faire
ériger civilement, à l'organiser en corporation
scolaire et municipale comme les anciennes pa-
roisses ; cela, malgré les influences électorales
qui dans ce pays de liberté amènent encore plus
de tiraillements que dans le nôtre.
L'énergie et la prudence de M. Labelle triom-
phèrent de tous les obstacles, et dans l'espace de
quatre ans « il lança » si bien cette paroisse qu'elle
est devenue une des plus prospères de la province.
Ce succès rapidement obtenu attira l'attention
de l'évêque de Montréal. Il y avait alors de
grandes difficultés dans la paroisse de Lacolle.
L'autorité diocésaine ayant fixé la place de la
nouvelle église en dehors du village, mais au
centre de la paroisse, les habitants no voulaient
pas se soumettre ; il y avait une espèce de
schisme d'autant plus redoutable que les pro-
testants s'étaient mis du côté de l'évêque et
offraient même de l'aider à bâtir l'église. La
question semblait insoluble ; l'ancien curé était
parti de guerre lasse et le nouveau était presque
mis au défi de réussir, t N'ayez pas peur, di-
saient les paroissiens de Saint-Antoine ; on nous
prend notre curé pour le mettre dans votre pé-
trin, vous verrez que rien ne lui résistera. »
>ii»
LE CURÉ LABELLE 9
La prédiction s'accomplit. La bonté de carac-
tère du curé, la persévérance et la diplomatie
triomphèrent de tous les obstacles; il sut ramener
les catholiques à l'obéissance, résister à l'in-
fluence des protestants qui possédaient cepen-
dant une grande partie du territoire ; tous recon-
nurent son habileté, la justesse de ses vues et
même de ses prétentions ; il fit de sa paroisse une
des plus belles de la contrée et l'invasion des in-
surgés féniens, qui voulaient envahir le Canada
(1867) en passant par sa paroisse pour s'emparer
de Saint-John, donna la mesure de l'influence du
curé sur ses paroissiens. Il réveilla si fort leurs
sentiments patriotiques, leur démontra si bien
la nécessité de repousser ces ennemis de la pa-
trie, que les insurgés n'osèrent venir à Lacolle et
prirent une autre voie. Le curé n'avait-il pas dit
à ses ouailles : « Si les féniens entrent ici, je me
mettrai à la tête d'une compagnie pour les re-
pousser? » Et les paroissiens avaient répondu :
« Nous vous suivrons, capitaine t »
L'évoque de Montréal, sachant gré à l'abbé
Labelle des luttes qu'il soutenait depuis dix ans,
voulut lui donner enfin une paroisse tranquille
et bien organisée.
C'était Saint-Jérôme, bourgade située à dix
lieues de Montréal sur la rivière du Nord qui
descend en bouillonnant des monts Laurentides,
à la lisière du désert et des immenses forêts où
chassèrent jadis les Algonquins. Il y avait là une
grande église, un beau presbytère, et deux mille
10 LE CURÉ LABELLE
cinq cents paroissiens remplis de chiarité et de
bonnes intentions. Le nouveau curé se jeta à ge-
noux sur la porte de son presbytère et remercia
Dieu de sa miséricorde qui le mettait à môme
d'exécuter un dessein qu'il avait déjà formé depuis
longtemps. Durant les douze années de ministère
qu'il venait d'accomplir dans les environs dé
Montréal et les contrées les plus peuplées d'an-
ciens colons, le curé Labelle avait reconnu et
touché du doigt la plaie qui menaçait d'entraver
l'essor du Canada, et môme de le livrer à ses
voisins des Etats-Unis.
La colonisation avait surtout occupé les rives
du Saint-Laurent, du lac Champlain, de la ri-
vière Richelieu, et les terrains avoisinant les
grands lacs.
La densité de la population devenait un dan-
ger. Un million de Canadiens resserrés dans une
vallée d'une quinzaine de lieues de large com-
mençaient à se trouver à l'étroit et la fièvre de
l'émigration s'était emparée des vieux colons.
Leurs enfants ne pouvaient plus se partager en
les morcelant encore des fermes où leurs familles
avaient autrefois vécu à l'aise. Ils songeaient à
s'en aller dans le Sud où ils trouveraient un cli-
mat moins sévère et môme une existence plus
douce, en allant travailler dans les villes des
EtatsrUnis qui commençaient à prendre de pro-
digieux développements (1).
(1) On ne compte pas moins de 'JSO.OOO Canadiens dans les
Etats-Unis.
LE OURÉ LABELLE 11
A la longue, ce torrent d'émigration finirait
par emporter la patrie canadionno. D'ailleurs,
les visées des Etats-Unis sur les pays du Nord
n'étaient un mystère pour personne. Ils espé-
raient annexer un jour à leur confédération ces
vastes contrées ne tenant plus à l'Angleterre que
par un lil. Les Américains ne se gênaient guère
pour annoncer que de gré ou de force le pavillon
étoile flotterait un jour sur les rives du grand
fleuve, porte véritable de l'Amérique du Nord.
Cette pensée contristait tous les Canadiens
français. Avoir lutté si longtemps contre les An-
glais et soullert pendant un siècle pour retomber
sous le joug des Yankees leur semblait un mal-
heur suprême.
Le curé de Saint-Jérôme, en vrai patriote chré-
tien, s'efiVayait plus que tout autre de cette pers-
pective fâcheuse. Dès les premiers temps de son
arrivée, il se faisait l'apôtre de la colonisation à
l'intérieur ot s'écriait : « Nous resterons Cana-
diens et enfants de saint Jean-Baptiste — patron
national du Canada — si nous voulons nous en
donner la peine. Pourquoi s'en aller aux Etats-
Unis chercher une fortune problématique, tandis
que nous avons la fortune sous la main ? Nous
sommes un peuple de défricheurs et de labou-
reurs. Les terres vacantes de nos forêts et de nos
vallées sont une mine d'or bien plus sûre que
celles de la Californie ; il faut seulement les cul-
tiver. Vous gagnerez autant qu'aux Etats Unis,
vous ne risquerez pas votre moralité et votre foi,
12 LE CURÉ LABELLE
et en conservant votre liberté vous serez chez
vous, en pays catholique et français. »
A ce'„ les auditeurs répondaient : C'est très
juste ! mais tout le monde ne peut partir.
— Et qui vous dit de faire de ce pays un désert ?
Certes non, tout le monde ne partira pas ; mais
puisque vous le demandez, je vais vous indiquer
qui sont ceux à qui la colonisation s'impose ou
convient. A tout seigneur tout honneur. Le pre-
mier qui doit partir, c'est le petit cultivateur qui
possède une terre de peu d'étendue ou de mé-
diocre qualité. On en rencontre beaucoup dans
nos vieilles paroisses. Ces terres qui ont été
prises à raison du voisinage et que les colons ne
pouvaient toujours choisir, ne donneront jamais
que des récoltes médiocres. Celui qui les cultive
vivra toujours misérablement, et on a eu grand
tort de les déboiser, ce qui est un grave inconvé-
nient dans nos pays froids.
Pourquoi s'obstiner à les cultiver et les mor-
celer sans profit ? Quand le cultivateur a un mau-
vais attelage, il s'en débarrasse le plus tôt qu'il
peut et en achète un meilleur. Qu'il fasse de
même et vende sa mauvaise terre qui est encore
à un bon prix dans ces régions. Avec la somme
qu'il en retirera, il peut acheter dans la forêt le
meilleur terrain à un franc cinquante l'acre (1).
(1) L'acre est de quarante ares de France, et le gouver-
nement accorde cinq ans pour payer. Un lot se compose
de 160 acres, soit soixante-quatre hectares ou 640.000 mètres
carrés. ••
LE CURÉ LABELLE 18
En trois mois de travail, il peut faire une éclair-
cie de quelques arpents en automne ; il les sème
au printemps, obtient des pommes de terre, de
l'avoine et des légumes. Les années suivantes,
en étendant la culture, il aura plus que sa nour-
riture et celle de ses bestiaux. Le bois ne lui
coûtera que la peine de le couper.
Après le petit cultivateur, celui qui doit émi-
grer est le travailleur pauvre, le journalier de la
ville ou de la campagne, n'ayant pour vivre que
son travail de chaque jour. Cet homme et sa fa-
mille sont enchaînés par la nécessité, il n'a pas
d'espoir d'améliorer sa position et n'a pas d'ave-
nir. Son travail lui suffit à peine; avec quoi
ferait-il des économies pour les jours mauvais ?
Un accident, une maladie suffisent pour le plon-
ger dans la misère. Il végète tristement, l'âge
arrive, il n'a plus pour subsister que l'assistance
de ses enfants ou la charité publique. S'il avait
le courage de défricher quelques arpents, il y
vivrait à l'aise, lui et les siens.
Celui qui doit émigrer ensuite, c'est le cultiva-
teur père de famille qui n'a pas les moyens
d'établir ses fils autour de lui. Dans nos vieilles
paroisses, les terres à vendre se font chères et
rares : n'a pas qui veut assez d'argent pour en
acheter. Les garçons grandissent, le père s'ef-
force de les retenir en les attachant aux travaux
de la ferme. Souvent il ne recule pas devant la
dépense, il s'endette môme pour qu'ils aient de
beaux chevaux, de belles voitures. Et cela ne
'ià LE CURÉ LABELLE
leur suffit pas, il leur faut de l'argent, ils parlent
d'aller en gagner aux Etats-Unis. Les parents se
font vieux, il faut partager la terre qu'ils aban-
donneront à leurs enfants moyennant une pen-
sion. Mais cette pension absorbe le plus clair du
revenu. Le père l'exige, les fils la servent à
regret. C'est une pomme de discorde dans la fa-
mille, et chacun dit : Si j'avais su, je ne me
serais pas lié. Que ne vendaient-ils leur terre
pour en acheter une six fois plus considérable qui
en quelques années aurait donné l'aisance à tous ?
Enfin, celui qui doit se faire colon, c'est le fils
du cultivateur qui ne peut s'établir avec avan-
tage près de ses parents. 11 est obligé de s'éloi-
gner. Pourquoi s'en irait-il aux Etats-Unis con-
sumer sa jeunesse à poursuivre une fortune qui
lui échappera toujours ? S'il a du cœur et du cou-
rage, qu'il prenne la hache et s'avance dans la
forêt sur ces belles terres qui attendent le défri-
chement pour se couvrir de riches moissons.
C'est dans nos cantons du Nord que se trouve la
Californie pour les Canadiens, chaque lot y ren-
ferme un trésor. Tout compté, la journée d'un
colon vaut en moyenne deux ou trois dollars
(10 à 15 francs), sa première année de travail
produit de mille à deux mille francs. Gagnerait-il
cela aux Etats-Unis ?
Quelle différence entre le sort du colon et celui
de l'ouvrier des manufactures ! En défrichant,
vous travaillez chez vous et pour vous. Vous ne
dépendez que de vous-même, de votre volonté,
LE CURÉ LABELLE 15
de votre courage. Vous n'avez pas à subir les
caprices d'un maître bourru, impitoyable; vous
n'êtes pas l'esclave d'une machine qui se dé-
traque et peut vous broyer au moindre accident,
vous n'avez pas à respirer les gaz délétères des
mines et de l'industrie, vous n'êtes pas exposé à
manquer d'ouvrage et à consommer en quelques
jours l'épargne de plusieurs mois. Tout bien
considéré, votre travail est moins pénible, moins
assujettissant, moins dangereux, et plus rému-
nérateur. Colons, vous serez libres et atteindrez
l'aisance ; ouvriers, vous ne ferez guère d'épar-
gnes et arriverez facilement à la misère. Le choix
ne saurait être douteux.
— Sans doute, monsieur le curé, vous nous
donnez de bonnes raisons ; mais on nous sollicite
de tant de côtés que nous ne savons où aller.
— Eh bien, mes amis, je vous le dirai d'une
manière sûre et après avoir vérifié les choses par
moi-même.
Une circonstance particulière explique les hési-
tations des colons et la sollicitude du curé de
Saint-Jérôme.
En 1867, le Canada, pour mieux se défendre
contre les convoitises des Etats-Unis, imagina de
former une confédération dans laquelle entrèrent
peu à peu toutes les colonies anglaises de l'Amé-
rique du Nord. Cette nouvelle confédération,
n'étant ni république ni monarchie, s'appela le
Dominion ou Puissance du Canada, et son pre-
mier soin pour rapprocher les membres disse-
16 LE CURÉ LABELLE
minés sur son immense territoire fut de songer
à créer des lignes ferrées et appeler des colons.
On avait constaté à 500 lieues do Québec et
sur les bords du Manitoba l'existence de « terres
noires » d'une incroyable fécondité. Les mission-
naires de ces pays faisaient de grands efforts
pour y attirer les colons, et s'étaient adressés
aux curés du Canada pour en obtenir. M. Labelle
répondit à Mgr Taché, archevêque de Saint-Boni-
face : « J'enverrai ceux de chez nous qui voudront
y aller, parce qu'il faut fortifier l'élément fran-
çais dans les contrées soumises à votre juridic-
tion ; mais, combien j'aimerais mieux les voir se
fixer dans les pays rapprochés de nous, afin
d'avoir un centre de population catholique et
française qui en peu de temps pourrait doubler
notre province et devenir un rempart solide
pour notre nationalité et notre foi ! »
Le désir exprimé dans ces lignes renfermait
une vue profondément politique. Envoyer des
colons dans les t terres noires » c'est fort bien,
assurément ; mais ces colons seront toujours
noyés dans l'élément anglais. Au contraire, for-
tifier la province-mère en opposant aux Etats-
Unis envahisseurs une masse compacte et formi-
dable de Français dans les pays du Nord, c'est
rendre la conquête impossible, c'est assurer
l'avenir de la patrie.
Ce plan de colonisation pouvait-il être réalisé
et le nouvel apôtre aurait-il des preuves convain-
cantes à fournir à l'appui ?
LE CURÉ LADELLE H
Il eût été imprudent de lancer dans l'inconnu
une foule de travailleurs prêts à tenter l'épreuve
et le curé de Saint-Jérôme prit une grande réso-
lution. Dès qu'il fut au courant de son nouveau
ministère paroissial, il voulut sonder les im-
menses forêts à la lisière desquelles la Provi-
dence l'avait placé, se rendre compte de la qua-
lité des terres à exploiter et des ressources
diverses que renfermait ce pays.
A dire vrai, ce vaste massif de forets n'était
guère plus connu qu'au temps où le Père de
Brébeuf y passait son premier hiver sous les
tentes des Algonquins (1626).
L'ancienne rivière des Prairies, l'Outaouais ou
l'Ottawa, comme on l'appelle aujourd'hui, était
le chemin classique pour se rendre au pays des
Hurons et des grands lacs.
Cette rivière forme avec le Saint-Laurent, dans
lequel elle se jette au-dessous de Montréal, les
deux côtés d'un vaste cadre triangulaire dont les
bords seuls étaient colonisés.
Cinq ou six rivières, à peu près parallèles, mesu-
rant de cent jusqu'à deux cents kilomètres et plus
de longueur, descendent en ligne perpendiculaire
dans cette rivière des Prairies et forment autant
d'artères de communication et de vallées cou-
vertes de forêts. Voici les principales, en allant
de Montréal à Ottawa : l'Assomption, la Nord, la
Rouge, la Petite-Nation, la Lièvre et la Gatineau.
Vers 1849, un voyageur que l'on trouvait bien
audacieux affirma que ces forêts recouvraient
OURK LABELLE S
18 LE CURÉ LABELLE
un sol des plus fertiles. En 1854, le gouvernement
de Québec a «'ait commencé à délivrer des lots
sur les lisières de la forêt et le bord des rivières ;
mais les marchands de bois seuls avaient ouvert
des chantiers, les fermes étaient rares et les pro-
grès fort lents.
Ce fut à l'automne de 1872 que M. Labelle
commença ses explorations k travers les forêts.
Accompagné de quelques paroissiens courageux
et dévoués, il se mit en route et remonta la vallée
sauvage de la Nord où s'élevaient déjà quelques
chantiers, pour gagner le bassin de la Rouge qui
était absolument désert. Trempé de sueur et cou-
vert de boue, il arriva ainsi au point culminant
du pays, au sommet du mont de la Repousse,
d'où la vallée et la plaine se montrèrent à lui
dans toute la splendeur de leur végétation : Voilà
notre terre promise I s'écria-t-il; quel beau pays f
quelles magnifiques eaux ! 'l fit plus de cin-
quante lieues dans cette première expédition qui
fut suivie de neuf ou dix autres dans lesquelles
il reconnut les grandes vallées de la Lièvre et de
la Gatineau qui devait être la limite de la nou-
velle province à coloniser.
Le curé de Saint-Jérôme et ses compagnons ne
voyageaient pas en touristes et en amateurs. Ils
avaient toujours la hache, le marteau, la pioche
ou le crayon à la main. Ils allaient partout, cons-
tatant la nature du sol, escaladant les montagnes,
remontant et descendant les vallées, contournant
les innombrables lacs qui agrémentent ce pays
L£ CURÉ LABELLE 10
et permettent de l'arroser facilement, creusant la
terre pour en reconnaître la qualité, notant soi-
gneusement les chutes ou « pouvoirs d'eau » qui
devaient favoriser l'industrie, les grandes forêts
d'érables d'où l'on pourrait tirer du sucre et les
forêts de pins qui fourniraient les plus beaux
bois de construction. Toutes ces notes réunies
étaient classées avec soin, elles servaient à dres-
ser des cartes provisoires qui, vérifiées plus tard
par les géomètres du gouvernement, se trou-
vèrent d'une parfaite exactitude. Quand il reve-
nait de ces rudes expéditions avec une soutane
en lambeaux, ses paroissiens ne manquaient pas
de lui dire : Eh bien, monsieur le curé, qu'avez-
vous vu ? Et il se mettait à parler avec une volu-
bilité incroyable des richesses que l'on pourrait
tirer de ce pays dédaigné jusqu'alors. On apprend
de lui que « la bonne terre » compose plus des
deux tiers du sol exploré. Ici terre grise, là terre
noire, plus haut terre de sable ou de marne. Le
pays tout entier est ondulé, entrecoupé de col-
lines d'accès généralement facile, ayant de cin-
quante à quatre cents pieds de haut. Incliné vers
le Midi, le sol écoule partout les eaux avec une
grande facilité, ce qui est un immense avantage
pour le cultivateur et épargnerait les travaux
d'assainissement ou de drainage qui ruineraient
les colons. Le poisson est en telle abondance
dans les petits lacs et les rivières, qu'il sera
d'une grande ressource pour vivre dans les pre-
miers temps du défrichement.
30 LE CURÉ LABELLE
Si quoiqu'un semble émettre des doutes sur
ces assertions et prétend qu'elles sont contes-
tées : Par qui ? demande le curé avec un geste
superbe ; par des amateurs qui ont toujours
suivi la grande route et pris le coche depuis
Montréal jusqu'à la Chute. Croyez-en plutôt ceux
qui comme moi ont passé par l'eau, la neige et
le feu pour se rendre compte de toutes choses
avant d'en parler. « Allez au Nord, mes amis,
croyez-moi, car dans vingt ans il n'en restera
pl'js et vous devrez courir au loin pour trouver
l'équivalent. »
Quelques-uns partirent de bonne heure, et
après avoir reconnu que ces forêts redoutées
fourniraient d'excellentes terres, ils y établirent
des chantiers, puis des fermes, des moulins et
des scieries.
Le curé Labelle, devenu prophète en son pays,
détermina plus de cent familles de Saint-Jérôme
à venir s'établir dans les premières vallées qu'il
explora. Les premiers qui l'écoutèrent ont aujour-
d'hui sur les rives de la Rouge les plus belles
fermes et les plus riches exploitations de la
contrée.
Dès son premier voyage à travers les forêts, le
curé de Saint- Jérôme avait compris que le seul
moA^en de réussir et d'aller vite — deux choses
exigées des Américains — était d'établir d'abord
des chemins pour faciliter l'exploitation. Dès son
premier rapport il insistait auprès des autorités
locales et supérieures pour obtenir des conces-
LE CURK LAUELLE 21
sions nombreuses et faire tracer les « chemins
de chantier » qui devaient ouvrir l'accès des
terres du Nord. Lds marchands de bois sont
d'ordinaire l'avant-garde des laboureurs, di-
sait-il.
Les richesses forestières de la contrée ne de-
viennent une ressource qu'autant qu'elles peu-
vent être exploitées; sans chemins et sans ri-
vières flottables, elles sont inutiles. Si donc
le gouvernement veut la colonisation, il faut
qu'il aide à construire des chemins, pour relier
entr'eux les différents centres.
A force de parcourir ces contrées en avançant
toujours et établissant des chantiers et des colons
dans les vallées et près des grands « pouvoirs
d'eau », l'intrépide explorateur, trouvant que l'on
allait trop lentement avec les moyens primitifs
de locomotion, rêva et traça sur le papier tout
un réseau de chemins de fer qui décuplerait ios
ressources du pays.
La grande ligne du Pacifique qui devait être
l'artère principale de la confédération nouvelle,
compter six mille kilomètres et devenir pour les
Européens la grande route de la Chine et du
Japon, n'était encore qu'à l'état de projet, et le
tronçon de Montréal à Ottawa était à peine en
construction, mais il longeait la rivière fédérale
sur la rive des forêts du Nord. Ne pourrait-on
pas installer de petits bateaux à vapeur pour
faire le service des rivières jusqu'aux grandes
chutes, que l'on tournerait plus tard au moyen
22 LE CUUË LADELLE
de canaux ou de glissoires ? Le flottage et la voie
d'eau n'étant pas suffisants, il fallait pénétrer
dans la forêt, la traverser parallèlement au fleuve
par deux ou trois lignes ferrées, mettant Québec
on communication directe avec la capitale fédé-
rale, et, de la sorte, les colons pouvant écouler
avec facilité tous leurs produits agricoles et fores-
tiers seraient vivement encouragés et soutenus.
La paroisse de Saint-Jérôme, étant placée à
l'entrée des grandes forêts, se trouvait être le
marché central des bois, et le premier point à
obtenir était la construction d'un chemin de fer
rattachant ce marché à la grande ville de Mont-
réal, métropole du commerce canadien. Les dix
à douze lieues qui séparent Saint-Jérôme de
Montréal constituaient une énorme distance
quand il fallait la franchir avec de lourds cha-
riots chargés de marchandises.
Au moyen d'un chemin de fer direct, Montréal,
qui est assez déboisé, se trouverait aux portes
de la forêt, les approvisionnements deviendraient
beaucoup plus faciles et le bois bien moins cher. Ce
que le digne curé fit de démarches pour soutenir
sa thèse et faire triompher son projet pendant les
longues années qui précédèrent l'exécution est
vraiment incroyable. De tous les arguments qu'il
employa, le plus original fut celui-ci. A deux re-
prises, l'hiver fat très rigoureux ; les chantiers
de la ville étaient dépourvus de bois de chauf-
fage et, naturellement, les pauvres en souf-
fraient plus que les riches.
LE CURÉ LAUELLE 28
Le curé de SaiJit-Jùrôme saisit l'occasion, il
convoque ses paroissiens et leur dit : Mes en-
fants, je crois qu'il faut nous montrer et faire
comprendre à ces gens combien ils ont tort de se
faire prier pour venir à notre aide. Nous allons
leur conduire du bois pour leurs pauvres qui se
meurent de froid et nous verrons s'ils savent
tirer la conclusion.
Le curé se mit à la tôte de deux cents grands
traîneaux qui formèrent le premier convoi et se
dirigèrent vers Montréal sur une seule file.
La ville fut émue à l'arrivée de cette longu.'"
procession.
— Qu'est-ce que cola? criait-on de toutes parts.
— C'est la paroisse de Saint-Jérùme, répon-
daient les voituriers d'un ton narquois. Elle
amène du bois pour vos pauvres.
— Oh I la bonne paroisse I disait la foule ; venir
de si loin...
Et le curé ne manquait pas d'ajouter : Vous
voyez que si nous avions un chemin de fer pour
venir ici, lo bois ne vous manquerait pas.
Les paroissiens revinrent encore avec un autre
chargement et la ville de Montréal vota un mil-
lion pour commencer le chemin de fer qui, faute
de fonds suffisants, s'installa d'abord sur des
lisses ou rails de bois. Il n'est qu'en bois, mais
il marche, c'est l'essentiel ! le fer viendra bientôt,
dit le curé ; et il en fut ainsi.
L'élan était donné et les prévisions de M. La-
belle se justifièrent si bien que les parlements de
34 LE CURÉ LABELLE
Québec et d'Ottawa s'intéressaient au plan du
curé. Après avoir gagné la ville de Montréal, il
agrandit le cercle de ses opérations, aborda
l'administration centrale et se risqua dans les
ministères et les coulisses du Parlement pour
plaider la cause de la colonisation auprès de
ceux qui avaient le pouvoir en main.
Il ne tarda pas à s'apercevoir que là, comme
partout, des intérêts opposés se trouvaient en
présence et se combattaient sans merci. Il y
avait grands débats entre les ingénieurs et les
députés, les gens du Nord et ceux du Sud. On
discutait sur la construction des grandes lignes,
et naturellement chacun voulait en faire béné-
ficier sa province ou son district. M. Labelle
donna sur les divers tracés des aperçus tellement
justes et tellement vrais, que plus tard on re-
gretta de ne l'avoir pas suivi, et plus d'un ingé-
nieur et d'un député dit dans la suite : « Si nous
avions écouté le curé de Saint-Jérôme, nous
aurions économisé bien du temps et de l'argent. »
Il n'obtint guère dans ses premières campagnes
que le surnom de « Père Bon sens » que lui
décernèrent d'un commun accord les ingénieurs
et les hommes d'affaires.
Il soutenait ses projets avec une dialectique
impitoyable et ure verve véritablement gau-
loise.
— Ce que vous dites est vrai, répondaient les
hommes d'Etat, mais nous n'avons pas d'argent.
— Vous en trouverez, ripostait le curé, et
LE CURÉ LABELLE 25
VOUS serez amplement dédommagés des sacri-
fices consentis par les résultats obtenus, qui
vous étonneront.
— Nous voudrions bien fiiire ce que vous
dites, mais le Sud s'y oppose, il arrête et para-
lyse tout élan des ministres,
— Ah I vraiment! reprenait le curé, le Sud est
aussi exigeant! Il oublie donc que jusqu'ici il a
tout reçu et le Nord presque rien? Faites bien
attention : quand le Sud reçoit, le Nord n'en
profite pas, tandis que quand le Nord prospère,
sa richesse se fait sentir au Sud qui devient le
chemin nécessaire au transit de la nouvelle pro-
vince.
Après avoir plaidé, il supplia, fut repoussé,
fit antichambre et vint à bout de lasser la pa-
tience des ministres. L'un d'eux dit au député de
Terrebonne dont Saint- Jérôme est le chef-lieu :
— Vous devriez bien nous indiquer un moyen
de nous débarrasser de votre curé, il devient en-
combrant.
— Je n'en connais qu'un seul, répondit le
député. S'il vous ennuie, accordez-lui ce qu'il
demande, autrement vous n'en serez jamais dé-
livré.
Vraiment le curé de Saint-Jérôme avait qualité
pour insister, car son œuvre marchait à grands
pas : il avait déjtà décidé près de trois mille colons
à s'établir dans les fertiles vallées des quatre af-
fluents de rOutaouais. Il était parvenu à démon-
trer que son embranchement de Saint-Jérôme,
96 ■ LE OURÉ LABELLE
traversant diagonalement les contrées à colo-
niser, déchargerait la grande artère nationale
sans lui faire concurrence, puisqu'il serait lar-
gement alimenté par les produits de la contrée
qu'il porterait à Québec, Ottawa, Montréal et la
région des lacs.
Ce fut seulement en 1883, après dix années de
réclamations et d'efforts, qu'il obtint le prolon-
gement de son chemin de Saint-Jérôme sur Ma-
niwaki (réserve des sauvages et paroisse de
Notre-Dame du Désert).
De la sorte, son plan se trouvait en partie
réalisé, car la ligne décrétée et subventionnée
par la chambre de Québec, reconnue d'intérêt
national par celle d'Ottawa, desservait ses quatre
vallées favorites. Deux embranchements allant
d'Ottawa à Ïrois-Rivières et à Québec devaient
bientôt compléter ce réseau tracé au milieu de
ses chères forets.
La discussion qui eut lieu au parlement fédéral
d'Ottawa mit en relief le mérite et les œuvres
du curé de Saint-Jérôme qui fut hautement re-
connu comme l'auteur premier de cette décision
nationale. C'est dans le compte rendu des Cham-
bres que nous trouvons les preuves officielles
de l'importance qu'il avait acquise.
Le 17 mai 1883 la justesse des prévisions de
M. Labelle et les résultats obtenus par l'infati-
gable colonisateur furent proclamés en ces termes
par le député sir Charles Tupper : « Il a été dé-
montré d'une manière très claire au gouverne-
LE OURÉ LABELLE 27
ment, qu'au nord-est de cette ville se trouve un
vaste territoire qui peut être converti avant
longtemps en une province tout aussi grande
que celle de Québec, et dont le sol est très fertile.
« Nous savons tous que les habitants du Bas
Canada n'aiment pas à émigrer au loin : ils vont
aux Etats-Unis et sont perdus pour nous; il faut
les retenir, et pour cela ouvrir la région des
forêts à la colonisation immédiate.
« L'expérience faite par le chemin de fer de
Saint-Jérôme démontre victorieusement qu'on
ne saurait employer un meilleur moyen d'attirer
les émigrants et d'assurer l'écoulement de leurs
produits. Il serait impossible de dépenser plus à
propos les sommes que nous vous demandons.
Les prodigieux résultats obtenus sont une ga-
rantie certaine de l'avenir. M. le curé Labelle, que
plusieurs d'entre vous, Messieurs, connaissent
comme un patriote des plus dévoués, un de ces
hommes à l'àme enthousiaste qui déploient dans
tout ce qu'ils entreprennent une énergie gagnant
la confiance universelle, a consacré les huit der-
nières années à la colonisation de ce territoire,
Dans ce court espace de temps il y a fait établir
10.000 personnes qui vivent aujourd'hui dans
l'aisance.
i Lorsque le curé Labelle avait fondé un éta-
blissement, il s'avançait dans l'intérieur pour
en fonder une autre ; mais aujourd'hui il est
arrivé si loin que la construction du chemin de
fer devient absolument nécessaire pour mener à
28 LE CURÉ LABELLE
bonne fin l'œuvre nationale qu'il a entreprise. »
(Applaudissements.)
A son tour, le député J. Tassé vante l'œuvre
de M. Labelle et déclare qu'elle contribuera au
rapatriement des Canadiens partis pour les
Etats-Unis.
M. Alonzo Wright observe qu'il est de toute
justice d'aider à la construction des chemins de
fer dans un pays qui a concouru à l'établissement
du Pacifique Central à six cents lieues de dis-
tance. Jl rend un éclatant hommage au curé
Labelle et regrette que les ressources du Trésor
ne permettent pas de voter huit fois autant.
(Applaudissements.)
C'est ainsi que catholiques et protestants,
Anglais et Français appréciaient l'œuvre entre-
prise par le curé de Saint-Jérôme. Malgré son
activité prodigieuse et son ardeur patriotique,
Antoine Labelle réduit à ses propres ressources
n'aurait jamais pu réaliser seul les nombreuses
et difliciles entreprises de la colonisation. Il
avait compris de bonne heure la nécessité d'être
appuyé par une société spéciale fondée dans le
but d'aider les colons.
Très apprécié de ses supérieurs et écouté de
ses confrères, il s'était fait un des plus ardents
promoteurs de la Société de colonisation des
diocèses d'Ottawa et de Montréal. Merveilleuse-
ment organisée et étendant ses ramifications
dans toutes les localités importantes de la pro-
vince, cette société, dont les meilleurs et les plus
LE CURÉ LAJîELLE 29
riches citoyens se faisaient les membres assidus,
apporte chaque année un apjDoint généreux aux
nouvelles paroisses pour la construction de leurs
chapelles et de leurs écoles.
Le Pape Léon XIII, instruit du bien qu'elle
faisait, l'approuva solennellement en 1882, et
l'enrichit d'indulgences. Ce fut un nouveau
succès pour M. Labelle qui était le bras droit et
l'exécuteur des bonnes œuvres de cette compa-
gnie. Il profita de l'occasion de la première fête
de saint Isidore pour donner une impulsion nou-
velle à ses travaux, fit publier des brochures,
des feuilles volantes et des cartes qui devinrent
comme le bulletin de l'Œuvre et le vade-meciim
des nouveaux colons. En même temps, il pres-
sait le gouvernement de hâter le travail de ses
géomètres et l'arpentage des lots à délivrer.
Nous avons sous les yeux une de ces cartes
sorties du presbytère de Saint-Jérôme et indi-
quant d'une manière précise où en était son œu-
vre en 1883. Elle est curieuse à étudier. Trente
ou quarante cantons sont cadastrés et divisés en
lots de 64 hectares chacun.
L'emplacement de l'église des villages futurs
y est marqué par une croix. Les rapides des
rivières, la hauteur des montagnes, la profon-
deur des vallées, la force des pouvoirs d'eau, y
sont indiqués en pieds anglais. Les réserves
pour les sauvages, la nature de la terre, les
sources et ruisseaux d'eaux chaudes ou miné-
rales, la qualité môme des poissons renfermés
80 LE CURÉ LÂBELLB
dans les deux ou trois cents lacs disséminés dans
les cinq vallées sont indiqués. Cette carte témoi-
gne d'une étude approfondie des pays et devient
un guide sûr pour les arrivants.
Le presbytère de Saint-Jérôme est rempli du
haut en bas de cartes particulières dont celle-ci
n'est que la réduction. Les corridors et les murs
en sont tapissés. Rien n'est curieux comme de
voir le curé quand il lui arrive — et cela plu-
sieurs fois par jour — un colon en quête d'un
lot avantageux. M. Labelle l'interroge sommai-
rement sur ses goûts et ses aptitudes, le promène
de carte en carte et lui indique le lot qui lui con-
viendrait :
— Vous avez une nombreuse famille,, disait-il,
mon ami, il faut vous mettre au large. Voici trois
ou quatre lots vides, prenez celui du milieu ; vous
aurez droit de préemption sur ses quatre voi-
sins et en quelques années vous établirez tout
votre monde auprès de vous.
— Vous, jeune homme, vous songez à élever
du bétail; voici, au n» 15 de la troisième section,
un pâturage tout fait, avec un beau ruisseau,
un bois d'érable à côté : c'est votre affaire.
— Vos deux fils sont mécaniciens, forgerons,
disait-il à une veuve; prenez donc ce joli pou-
voir d'eau à proximité de la route, vous ferez une
belle petite forge et une scierie si vous voulez.
— Toi, camarade, je vois que tu aimes la
pèche, il ne faut pas aller au lac à la Loutre ;
il y a encore deux ou trois portions du lac à la
LE CURÉ LABELLE 81
Truite qui sont disponibles : ne les manque
pas.
- Et vous, l'ancien, vous voudriez un endroit
bien tranquille et retiré; je vous conseillerais
les environs du lac Tremblant; oh! les beaux
érables que l'on trouve làl Dans deux ans, le
chemin de fer passera tout à côté, et quand je
me retirerai, sur mes vieux jours, c'est là que je
voudrais mourir.
— Pour vous, monsieur, dont les enfants de-
vront étudier, je vous conseille de choisir aux
environs du lac Nominingue ; c'est un peu loin
peut-être, lais avant trois ans nous aurons en
cet endroit un beau collège de Jésuites, où vous
aurez toute facilité de voir vos enfants grandir
en science et en vertu.
Il avait des lots pour tous les goûts, toutes les
aptitudes. Quand les colons repassaient à Saint-
Jérôme un an, deux ans plus tard, il était rare
qu'ils ne vinssent pas remercier le curé en lui
disant ; Je me trouve bien d'avoir fait comme vous
l'aviez dit.
M. Labelle était si judicieux, si bon et servia-
ble, qu'après l'avoir appelé le Père Bon sens, il
était devenu pour les gens clairvoyants le « Roi
du Nord. » C'est le nom sous lequel on commen-
çait à le désigner dans les journaux de l'année
1880.
Les Annales Thérésiennes publiées ù Montréal
s'expriment ainsi en lévrier 1881 :
« Le Nord lui appartient, il en parle comme
32 " LE CUIIÉ LABELLE
un seigneur parle de son domaine. Les nouvelles
populations lui reconnaissent, en fait, pouvoir de
haute et basse justice dans ces régions. 11 rrgne,
et je doute qu'il ait jamais existé roi plus puis-
sant sur les esprits et sur les cœurs que le curé
Labelle. Dans ces forêts, on ne demande point
quels ministres gèrent le pays, quelles lois nos
législateurs ont jugé à propos de décréter, mais
on demande ce que pense M. Labelle, ce qu'il
désire. On ne menace plus son ennemi des juges
et des huissiers, mais on déclare que l'on infor-
mera M. Labelle, et ce nom est synonyme de
justice. Le curé de Saint-Jérôme semble habitué
à cet état de choses. Il regarde ce pays comme son
patrimoine, et, en bon père, il le distribue par
larges morceaux à ses enfants, comme il appelle
les colons. »
Il les aimait bien, en effet, et était devenu leur
apôtre en même temps que leur père ; il les con-
naissait presque tous et les visitait une ou deux
fois chaque année. Ses notes constatent que, de
1878 à 1885, il fit vingt-neuf voyages de ce genre.
L'autorité ecclésiastique connaissant sa science
et sa prudence lui avait concédé les pouvoirs né-
cessaires pour l'érection des nouvelles paroisses
dans le diocèse de Montréal, et l'évèque d'Ottawa
lui avait accordé les mômes droits dans son dio-
cèse.
Dès qu'il voyait les chantiers se former et la
fondation do quelques fermes annoncer l'inten-
tion de se grouper autour du centre indiqué pour
LE CURÉ LABELLE 33
une paroisse nouvelle, il endossait sa soutane de
voyage, chaussait ses bottes, et partait avec son
fidèle serviteur Isidore, habitué comme son maî-
tre à voyager dans les forets.
Docile à son appel, les bûcherons des chantiers
se réunissant à l'endroit marqué, y plantaient
une grande croix de bois à la place où devait
s'élever l'église paroissiale. L'emplacement du
presbytère, de l'école et du bureau de poste, qui
sont après l'église les trois maisons essentielles
à la fondation d'un village canadien, était déli-
mité. Le curé, après avoir bénit la croix, célébrait
la messe en plein air, adressait une instruction
familière à l'assistance, l'invitait à bâtir une
église provisoire avec les arbres de la forêt, en
attendant une église de pierre et un prêtre rési-
dant.
Six mois après cette cérémonie, on était sûr
que les lots voisins de l'église avaient trouvé
preneur et le village commençait.
Quand les choses n'allaient pas assez vite à
son gré, il employait d'innocentes industries
pour les activer. Dans la fondation de la paroisse
Saint-Remi d'Amherst, les amateurs ne se pré-
sentaient pas. Que fait M. Labelle? Il achète trois
lots rapprochés de l'église : un pour sa mère, un
pour son serviteur et un pour lui-même. Le
bruit se répand bientôt que de nombreux parois-
siens de Saint-Jérôme vont s'y établir. Cette fois,
s'écrient les habitants de Sainte-Agathe, on ne
nous coupera pas l'herbe sous les pieds. Puisque
CURÉ LABELI.K 3
34 LE CUUÉ LAIJELLE
M. Labellc prend des lots pour lui, ce doit ôtre
le meilleur endroit do la forêt. Et ils se hâtent
d'acheter ce canton délaissé. Quand M. le visi-
teur repiissa, il trouva les envahisseurs établis
sur ces trois lots et sur tous ceux du voisinage.
Il ne s'en plaignit pas trop fort, car son but était
atteint. Au lieu d'un village il pouvait en com-
mencer trois, et, du coup, le district voisin d'Am-
herst, qui est bordé par les grands lacs du
Poisson blanc et Maskinonge, porte le nom de
« district Liibelle. » •
Quand il avait ainsi planté la croix paroissiale
et délimité les circonscriptions nouvelles, le curé
de Saint-Jérôme s'en allait à Québec ou Ottawa
dire aux ministres et aux députés : Nous avançons
et vous êtes en retard. Voilà deux ou trois cantons
munis de colons nouveaux qui n'ont pas de che-
mins et les attendent avec impatience. Nous som-
mes arrêtés net par la rivière du Diable, il faut
absolument y construire un pont. Envoyez donc
un ingénieur avec une escouade de terrassiers,
pour exécuter quelques saignées aux environs
des lacs Kiamica, pour préparer le passage du
chemin de fer et dessécher le terrain où il doit
se construire. Cela est pressant et d'intérêt gé-
néral.
Avec ses amis de Montréal, il traitait les ques-
tions de détail. Je me suis chargé, disait-il, de
fournir les premiers ornements à trois chapelles
neuves ; je n'en ai plus, ne pourriez-vous m'en
fournir? Et on lui en donnait. Un jour il rap-
LE CUUÉ LAllELLE 35
portfi une cloche dans ses bagages ; encore lui
accordait-on le transport gratuit.
Les cotisations de la Société de Saint-Isidore
n'étaient que de ciniiuanto centimes par tète et
par an, mais beaucoup de membres donnaient
davantage et M. Labelle avait la préférence,
car ses aumônes étaient sûres d'un bon place-
ment. Un soir il rentrait avec cinq cents piastres
(2.500 fr.) qu'un riche citoyen de Montréal lui
avait données pour bAtir la première chapelle à
construire dans les bois. La seule condition im-
posée était de ne pas dire le nom du donateur.
Un journaliste de ses amis se présente pour pas-
ser la nuit au presbytère. M. Labelle va le rece-
voir en s'écriant :
— Voilà un brave, un intelligent citoyen qui
comprend les œuvres ; parmi les bonnes il choisit
la meilleure.
— Mais de qui voulez-vous parler? demande
l'arrivant.
— Eh ! mais d'un brave citoyen qui m'a donné
aujourd'hui de quoi bâtir une chapelle!... Oui,
répéta-t-il à plusieurs reprises, voilà un homme
intelligent !
Le lendemain matin, il était encore tout rerfl-
pli de son sujet. Le visiteur descend et lui dit :
— Avez-vous bien dormi ?
— Oui , c'est un brave citoyen ; si tout le
monde comprenait comme lui
La colonisation par la foi chrétienne était
l'idée fixe du Roi du Nord. Quand il allait visiter
36 LE CURÉ LABELLE
SOS vastes domaines au printemps et à l'au-
tomne, son arrivée était un jour de fôte pour
les colons qui voyaient en lui un véritable
père.
11 les connaissait presque tous par leur nom et
les visitait dans leurs chantiers, causant familiè-
rement avec eux de leurs projets, de leurs tra-
vaux, compatissant à leurs épreuves et se ré-
jouissant de leurs succès. Il les recevait aussi le
soir à la veillée, ou chacun en particulier quand
ils le désiraient.
N'oubliant pas qu'avant d'être colonisateur il
était prêtre et missionnaire apostolique, le visi-
teur remplissait auprès de ces braves gens, con-
damnés encore à passer plusieurs mois sans voir
un prêtre, tous les devoirs du ministère, leur cé-
lébrait la messe en plein air, au pied d'un érable
ou dans la chapelle provisoire si elle existait déjà,
donnait la sainte communion à ceux qui désiraient
la recevoir et adressait une instruction familière
et pathétique à l'assistance. Dans la matinée, il
visite quelques exploitations, encourage les co-
lons, leur donne de bons conseils, et, assis sur un
tronc d'arbre renversé, il juge après un débat
sommaire les appels qui lui sont soumis, tranche
les questions difficiles et apaise les différends. Il
ne s'éloigne que quand tout le monde depuis le
vieillard jusqu'à l'enfant de six ans lui a « tou-
ché la main » selon la coutume du pays.
Sa robuste santé et sa force athlétique lui per-
mettaient de braver toutes les intempéries et de
LE CURÉ LABELLE 87
supporter toutes les fatigues ; sa soutane nlpée
et parfois pleine do boue ne scandalisait per-
sonne. Au contraire, elle était pour lui un man-
teau royal, témoignant dn son dévouement au
peuple défricheur; et c'est en parcourant ainsi
la région dans tous les sens, qu'il s'était fait
tout à tous et était vraiment devenu le « Roi du
Nord. »
Ses absences fréquentes ne lui laissaient pas
perdre de vue sa paroisse, parce qu'il avait pour
le remplacer un vicaire et des prêtres dignes de
toute sa confiance. Saint-Jérôme n'était qu'un
village quand M. Labelle y arriva ; en dix ans il
en fit une ville, grâce à la confiance inébranlable
qu'il sut inspirer à ses paroissiens. « Vous êtes,
leur disait-il, à l'entrée des forêts ; l'avantage
d'être tête de ligne du chemin de fer va donner
un élan considérable à l'agrandissement. Nous
avons tant plaidé que le gouvernement renonce à
son système des réserves forestières. Au lieu de
brûler les bois sur place, nos colons pourront les
abattre, expédier les plus beaux pour les embar-
quer ici. Les terrains deviendront rares et chers.
Votre église, qui était trop grande voilà dix ans,
est maintenant juste de taille suffisante, mais
plus tard il en faudra encore une autre. Il faut
maintenant réserver la place pour la bâtir avec
tous ses accessoires. » Et la place fut réservée et
plantée d'arbres en attendant. Dans la même
prévision, il disposa le nouveau cimetière de
façon à ce que l'on n'eût pas à le transférer plus
88 L£ CURÉ LABBLLB
tard ; il y fit un Calvaire et un Chemin de la
Croix, annonçant qu'il voulait y être enterré au
milieu de ses paroissiens.
Les écoles primaires étaient bien tenues, mais
on sentait le besoin d'avoir quelque chose de plus
pour les jeunes gens de quinze à dix-huit ans.
M. Labelle en était bien d'avis, mais les senti-
ments étaient partagés. Le curé mit tout le monde
d'accord en s'appuyant sur le bon sens et sur un
exemple connu : « Mes amis, leur dit-il, vous vou-
driez un collège et vous ne savez comment vous
y prendre pour l'établir. Nous sommes une race
de pionniers, de cultivateurs, d'industriels et de
commerçants. Il ne faut pas, pour les petites
villes, rêver des collèges produisant des savants
et des hommes de lettres; '1 faut laisser cela aux
grandes. C'est pour l'avoir oublié que beaucoup
de petites villes de France se ruinent à entrete-
nir des collèges où elles font végéter des écoliers
qui deviennent de la vraie graine de propre-à-
rien, parce que la science incomplète et bornée
leur a tourné la tête. Nous avons à proximité ce
qu'il nous faut pour les hautes classes : il nous
suffit d'puvoyer à Sainte-Thérèse et à Montréal
ceux qui veulent faire des études complètes.
Pour nous, ce qui conviendrait, ce serait un col-
lège moyen, une école commerciale et indus-
trielle, adnptée aux besoins de la région. Plus
tard, nous bâtirons au milieu du pays colonisé un
grand collège où l'on formera tous les savants
nécessaires au Nord. Comme il nous faudrait des
LE CURÉ LABELLE 89
professeurs chrétiens et français, je me cliarge
de vous en trouver. »
Il fit dresser le plan de rédilice, jolie bâtisse
eu pierre et eu brique à trois étages, ayant
trente mètres de façade avec chapelle latérale.
Dès que la construction fut achevée il y installa
les religieux de Sainte-Croix du Mans. Ces ha-
biles maîtres eurent bientôt cent élèves (1873).
Aujourd'hui ils en ont deux cent cinquante et leur
collège a rendu beaucoup plus de services à la
colonisation, que s'il avait produit des licenciés
en philosophie et des docteurs en droit. Il établit
de même un pensionnat pour les jeunes filles,
un hospice pour les malades et les orphelins. A
Saint-Jérôme, le curé était le membre le plus ac-
tif des confréries pieuses, réunions de charité,
cercles catholiques d'ouvriers, associations do
jeunes gens ; il était à la tête de tout, et chacun
était fier d'avoir un tel patron.
Un député publicisto, résumant dans un grand
journal canadien la situation acquise par le curé
de Saint-Jérôme, traçait do lui ce portrait fort
ressemblant (1883) :
« A cinquante ans, le curé Labelle répand en-
core partout le mouvement, l'activité, la vie, tant
la nature a mis chez lui de sève et d'exubérance ;
il est essentiellement expansif de caractère et
ceux qui l'entourent ne peuvent faire autrement
que de s'imprégner de ses idées, de ses projets,
de ses espérances, tant il sait bien les faire con-
naître et en montrer le côté séduisant, généreux,
40 LE CURÉ LABELLE
patriotique. On ne peut se défendre de l'action
de cet homme, et il n'est pas surprenant qu'il ait
exercé dans toutes les sphères une influence sou-
vent dominante, décisive. La grandeur des con-
ceptions, la vigueur qu'il déploie dans l'exécution
des entreprises les plus difficiles, son désintéres-
sement proverbial, son jugement sain et cons-
tamment servi par des études approfondies et
variées, une mémoire étonnante, un caractère
capable de se plier aux circonstances les plus
disparates et les plus nouvelles, une droiture
d'intention inébranlable, une franchise et une
honnêteté qui ont toujours été pour lui la meil-
leure des politiques : voilà certes assez de quali-
tés pour faire, au Canada, l'homme peut-être le
plus écouté et le plus admiré de notre époque.
Sa vie est un exemple illustre pour tous ceux qui
veulent être véritablement patriotes, ne servir
que la religion et la patrie. »
C'est le témoignage que voulaient lui rendre
ses paroissiens au jour où le curé Labelle atteignit
la cinquantaine. Cette fête de famille fut un évé-
nement. Le clergé de Montréal voulut y prendre
part, les personnages les plus marquants du
Nord s'y donnèrent rendez-vous. Le clergé lui
offrit un charmant chronomètre avec chaîne
d'or. Les paroissiens, considérant combien il usait
de vêtements à leur service, apportèrent une sou-
tane de drap superbe, un pardessus bordé de
fourrures rares et un bonnet fourré de grand prix.
On lui lut des adresses rappelant ses travaux et
LE CURÉ LABELLE 41
exaltant sa générosité et son zèle. Il répondit
avec tant d'à propos, de tact et d'humilité, que
l'affection de tous en fut augmentée. Le « parti
d'huîtres » ou banquet du soir dut être donné au
collège, parce que le presbytère, tout vaste qu'il
fût, était insuffisant pour recevoir la foule d'amis
et obligés qui venaient acclamer le Roi du Nord.
Ce moment est le point culminant de sa popula-
rité et de sa réputation.
On était sûr de recevoir dans son presbytère la
plus large hospitalité. Journalistes, ingénieurs,
hommes politiques, voyageurs étrangers, ve-
naient sans crainte frapper à sa porte ; ils étaient
toujours les bienvenus, et pouvaient traiter avec
lui les sujets les plus relevés et les plus divers.
Sceptique ou croyant, catholique ou partisan de
l'hérésie, du moment que vous aimiez le Canada,
vous étiez bien accueilli. C'est ainsi que l'on
trouve parmi ses correspondants et ses audi-
teurs les noms des hommes les plus disparates :
Rameau et Molinari, Claudio Jannet et Elisée
Reclus, Onésime Reclus et Georges de Manche.
L'un d'eux résumait ainsi ses impressions, de re-
tour en Europe : • Trois choses m'Ont frappé au
Canada : la chute du Niagara, la foi du peuple
et le curé Labelle. »
Dans la vie intime, le curé de Saint-Jérôme
était vraiment une merveille de bonté franche
et originale. On aimait surtout à l'aller voir
quand il revenait de ses excursions à travers les
forêts. Doué d'un appétit proportionné à sa sta-
42 LE OURÉ LABELLE
ture colossale, il mangeait en racontant ses dé-
couvertes et ses projets. Très indifférent sur le
choix des mets qui lui étaient servis, il mangeait
tout ce qui était sur la table, ne s'arrètant que
quand il n'y avait plus rien, ce qui amusait beau-
coup ses auditeurs, depuis longtemps rassasiés.
Il parlait avec la volubilité qui ne le quitta ja-
mais, prévenant les objections, y répondant sur-
le-champ, traitant toute sorte de questions avec
une compétence si remarquable, qu'un person-
nage anglais et protestant, qui l'appréciait fort,
disait hautement : « M. Labelle ne devrait pas
être curé de Saint-Jérôme, mais premier minis-
tre du Canada. »
Il charmait tellement les visiteurs que le pres-
bytère était devenu l'hôtel le plus achalandé de
la ville. On avait donné son nom à la première
locomotive qui s'élança sur le chemin de fer du
Nord, des hôteliers le donnèrent à leur maison
pour s'attirer des clients, o L'Hôtel Labelle »
devenait une réclame.
Le gouvernement provincial ne voyait pas de
mauvais œil la popularité du digne curé, parce
qu'elle favorisait ses desseins. Il songea même
à profiter des nombreuses relations do M. Labelle
pour lui confier la mission délicate d'aller en
Europe prêcher la croisade de la colonisation du
Nord et môme de l'Ouest, qui commençait à
rapatrier les Canadiens revenant des Etats-Unis.
Le clergé tout entier appuyait si bien cette œuvre
que l'idée parut toute naturelle, et ce premier
LE CURÉ LABBLLE 40
voyage répondait aux vœux de l'épiscopat de
toute la confédération. La révolte des métis dans
l'Ouest on 1885 faisait vivement sentir la néces-
sité d'avoir de bons colons dans l'Etat naissant
du Manitoba et sur les bords du lac Winnipeg.
M. Labelle, en dehors de ses aptitudes colonisa-
trices bien connues dans le pays, entretenait des
rapports suivis avec des économistes et des
écrivains s'intéressant à la colonisation du Ca-
nada. M. Claudio Jannet, entre autres, lui avait
écrit, en janvier 1885, que « la terrible crise
agricole ouverte en Europe pouvait lui fournir
deux sortes de colons : 1° de jeunes gentils-
hommes ou bourgeois ayant quelque capital et
ne sachant que faire ; 2° des paysans des monta-
gnes de la France et de la Suisse, particulière-
ment éprouvés ; on trouverait aussi en Belgique
et en Hollande des travailleurs solides, mais
n'obtenant plus rémunération suffisante de leur
peine. » M. Dernier, député du Manitoba, et
Mgr Taché, archevêque de Saint-Boniface, insis-
taient fort pour que l'on recommandât les terres
noires, comme on avait recommandé les terres
jaunes ou grises du Nord. Sir Charles Tupper
était devenu commissaire général de l'émigration
à Londres : c'était un admirateur de M. Labelle,
il avait célébré ses succès devant les Chambres
et se joignit à d'autres députés pour obtenir que
cette mission fût confiée sans retard au « Roi du
Nord. »
Ce ne fut pas sans hésitations que le curé de
éi LE CURÉ LâBELLE
Saint-Jérôme accepta cette mission délicate, dont
l'Etat faisait les frais. Il sortit de son presby-
tère le 19 février 1885 et s'embarquait à Halifax le
surlendemain (1). Dix jours plus tard il arrivait
en Europe et se concertait avec les commissaires
canadiens de Londres et de Paris pour commen-
cer sa propagande.
L'agence de Paris publiait déjà depuis deux
ans un journal ou revue hebdomadaire appelé
Paris-Canada; mais cette publicité restreinte,
bonne pour renseigner les voyageurs et les na-
tionaux, n'atteignait pas les masses et n'arrivait
pas dans les régions où elle aurait pu éclairer
les futurs colons.
C'est du premier voyage de M. Labelle en
Europe que date la diffusion en France des
Appels à la colonisation, petites feuilles au
texte compact, envoyées dans tous les presby-
tères de France, destinées à pénétrer dans la
foule, exposant en termes clairs et précis les
avantages offerts et les conditions imposées par
le gouvernement canadien aux colons venant se
grouper sur ses terres.
On reconnaît dans ces publications les idées
que le a Roi du Nord » préconisait depuis vingt
ans, et à partir de cette époque la propagande
commença d'une façon régulière.
Contrairement aux agences d'immigration dans
(1) Dans cette expédition M. Labelle emmenait avec lui
comme secrétaire l'abbé Jean-Baptiste Proulx, aujourd'hui
curé de Saint-Raphaël et vice -recteur de l'Univei'sité Laval.
LE CURÉ LABELLE 45
l'Amérique du Sud qui font miroiter les avan-
tages du climat et laissent croire aux émigrants
qu'au premier coup de pioche la terre produira
tout ce qui leur est nécessaire, M, Labelle ne
nie pas la rudesse du climat et la nécessité du
travail. Aussi ne veut-il que des hommes coura-
geux, des travailleurs déterminés ou des colons
disposant de quelques capitaux à mettre en
valeur par le défrichement.
Il expose que sous la haute égide de l'Angle-
terre, la confédération canadienne jouit de la
plus large et de la plus complète liberté politique,
religieuse, scolaire et municipale.
Les taxes sur les propriétés foncières sont
inconnues. Le budget des dépenses et des travaux
publics est alimenté par les douanes et les taxes
sur les spiritueux et les tabacs indigènes. Cela
produit cent soixante cinq millions de revenu
annuel.
Il n'y a pas de conscription militaire venant
prendre les plus belles années de la vie et bou-
leversant l'économie des familles, comme en
Europe. Nous possédons un code de lois très
perfectionnées et il n'y a pas de pays au monde
où la vie et les propriétés soient plus en sûreté,
où le bien-être matériel soit plus général, et la
bonne harmonie entre les différentes races mieux
conservée.
Les Français se trouveront au milieu de com-
patriotes ayant la même langue, la môme reli-
gion, les mêmes mœurs et manières de vivre^
4$ LE CURÉ LABELLE
avec des lois meilleures en plus. Les catho-
liques trouveront des paroisses organisées, des
églises, des prêtres, des écoles, des collèges et
des pensionnats tenus par des prêtres et des
religieuses.
Les familles à l'aise, fatiguées de l'instabilité
de la politique européenne, voulant un état de
société plus stable et plus tranquille, peuvent
acheter à des prix moindres qu'en Europe de
bonnes propriétés à moitié en valeur, qui leur
donneront d'honnêtes profits.
Les émigrants qui n'ont pas les ressources
pour acheter une ferme de ce genre peuvent se
procurer à raison de un à trois francs l'acre
(40 ares) des terres à défricher. On paie comp-
tant le cinquième du prix d'achat; le reste, en
quatre versements annuels et égaux. Il faut y
résider au moins deux ans, mettre en culture
dans les quatre premières années un dixième du
terrain concédé et y bâtir une maison habitable
ayant seize pieds sur vingt. Un petit cultivateur
qui végète en Europe peut dans la province de
Québec se procurer un grand domaine à peu de
frais, et après dix années de travail laisser à
chacun de ses enfants de trente à quarante hec-
tares de terre.
Si le défrichement des forêts vous parait trop
rude, allez à la région des prairies, au pays des
« terres noires. » Elle est toute prête à recevoir
le soc de la charrue sur une longueur de trois
cents lieues, et sa fertilité se maintiendra long-
LE CURÉ LADELLE 47
temps. Le blé, le lin, le chanvre, le houblon, les
pommes de terre y croissent avec une vigueur
remarquable. Tout homme âgé de dix-huit ans
a le droit de préemption sur le lot qui l'avoisine,
il est facile à une famille nombreuse de se tailler
là de grands domaines. Là, il faut un peu plus
d'argent pour commencer» mais les résultats
sont bien plus prompts et plus considérables. —
Vous m'objectez le froid. Certes, oui, notre climat
est froid, mais de ce que l'hiver est un peu long,
il ne faudrait pas en conclure que nos régions à
coloniser sont des succursales de la Sibérie. Le
froid sec que nous subissons est plus favorable
à la santé et à l'agriculture que les brouillards
et pluies fines de l'Europe. A part les raisins,
nous avons des fruits de toute espèce, nos pommes
ont une réputation universelle et nous en faisons
grand commerce. N'ayant presque pas de prin-
temps nous n'en connaissons pas les gelées, la
végétation part tout d'un trait et nos productions
ont le temps d'arriver à maturité, ce qui est un
avantage considérable.
Nos maisons sont construites et disposées de
manière à résister au froid. Nous avons à bas
prix le bois et la houille nécessaires à chauffer
les habitations ; nos forêts sont inépuisables.
Nous avons déjà trois mille lieues de chemins
de fer livrés à la circulation. Quand les émigrants
travaillent et offrent de sérieuses garanties, ils
trouvent toujours à emprunter auprès des socié-
tés de colonisation, créées exprès pour les aider,
48 LE CURÉ LABELLE
leur terre décuple de valeur en quelques années
et ils peuvent ainsi rembourser les avances faites ;
les capitalistes no risquant rien, parce que leurs
capitaux reposant sur la terre en valeur sont
aussi sûrs et solides que la terre elle-même, se
prêtent volontiers à cette combinaison.
Autre garantie supérieure de sûreté. Les so-
ciétés de colonisation sont en général sous la
gestion directe ou indirecte du clergé. La coloni-
sation française au Canada se fait sous les aus-
pices de la religion. C'est autour d'une chapelle
élevée dans la forêt ou la prairie que les catholi-
ques vont se grouper, comme autour d'un centre
commun, et l'expérience a montré que c'est ce
système qui réussit le mieux. Voilà pourquoi, en
nous adressant aux capitalistes et aux travail-
leurs, nous préférons les colons chrétiens à ceux
qui ne le sont pas.
— Mais, comment se transporter à une dis-
tance pareille ?
— Les communications sont plus faciles que
vous ne semblez le croire. Les compagnies qui
font le service sur différentes lignes maritimes,
ont des tarifs très abordables puisqu'elles trans-
portent un homme de Paris à Québec, via Lon-
dres, pour cent dix francs. Le service franco-ca-
nadien ne prend même que quatre-vingts francs
du Havre à Québec, et il est entendu que le Pa-
cifique Canadien qui va être terminé cette année
conduira l'émigrant moyennant soixante francs
(2.300 kilomètres) de Québec à Winnipeg, capi-
LE CURÉ LA.1JELLE 49
taie du Manitoba, centre des « terres noires. »
Notre gouvei'nement fait donc de vrais sacrifices
et nulle part on n'offre des avantages aussi grands
aux colons.
Tel est le résumé des conférences faites par le
curé de Saint-Jérôme dans les grands centres où
il s'arrêtait. Porteur d'une loi qui constituait,
avec les plus amples pouvoirs, une société de co-
lonisation approuvée par l'Etat, il attirait sur
cette société fortement constituée l'attention de
tous ceux qui disposaient de capitaux grands ou
petits. Comme on exagérait les craintes que les
Français éprouvaient à se lancer dans ces pays
inconnus, il eut le talent de déterminer quelques
publicistes de renom à revenir avec lui au Ca-
nada pour juger des choses par leurs propres
yeux. Ce ne fut pas le moindre résultat de ses
négociations et de ses efforts, car, à leur retour,
ces voyageurs publièrent des récits, des articles
et des livres confirmant l'exactitude des dires de
M. Labelle, et les regardsdes Français commen-
cèrent à se porter vers un pays depuis trop long-
temps oublié.
On remarque en effet que les années 1885,
86 et 87 ont été signalées en France par l'ap-
parition de nombreuses études qui attirèrent
l'attention sur les contrées à coloniser. Le pam-
phlétaire Henri Rochefort paya lui-même son
tribut à l'idée nouvelle en s'écriant dans son
journal : « Vous cherchez des colonies? au lieu
d'aller au Tonkin attraper des coups, des fièvres
CURK LA «ELLE 4
50 LE CURK LAllELLF,
et la mort, allez donc au Canada. Voilà au moins
un pays salubre f »
Aux relations anciennes, le curé de Saint-
Jérôme en ajouta donc de nouvelles, et les nom-
breux amis que son dévouement ;\ la cause l'ran-
çaise et nationale lui fit rencontrer, tout en
gardant la meilleure impression de son passage,
devinrent les dél'enseurs convaincus et les cham-
pions de son idée.
Un détail de mœurs frappa surtout les Euro-
péens dans ce personnage qui venait les convier
à la colonisation de l'Amérique du Nord : ce fut
la candeur enfantine de son ufïection liliale pour
sa vieille mère. Quand on lui avait rendu quel-
que service ou adressé quelque louange, il ré-
pondait : Je vous remercie, je l'écrirai à maman,
cela lui fera plaisir. Ce mot de « maman » sor-
tant de la bouche d'un colosse avait un charme
particulier, ceux qui l'entendaient se gardèrent
bien d'en rire. Et la pauvre mère, qui trembla
toute sa vie à cause du caractère aventureux de
son enfant, soupirait : Oh ! qu'il est bon et dé-
voué ce cher Antoine ! c'est dommage qu'on me
le rapportera mort quelque jour, il voyage trop.
Il revint pourtant, et le premier fruit de son
voyage fut de lui attirer une foule de visiteurs
qu'il convertissait à ses idées ou combattait avec
énergie quand ils s'opposaient à son œuvre.
Dans tous les pays de démocratie on doit s'at-
tendre à changer souvent de gouvernants et à
subir bien des variations. La confédération du
LE OUUÉ LAUELLE 61
Dominion ne comptait pas vingt années d'exis-
tence que des modilications se produisaient dans
sa constitution. Au Canada comme dans les pays
de grande culture, on ne connaît guère les anar-
chistes et les socialistes. Tout le monde est d'ac-
cord sur les grands principes ; mais quand il
s'agit de les appliquer, on rencontre de nom-
breuses divergences. Il y a deux partis qui sont
alternativement au pouvoir ou dans l'opposition.
Ce sont les libéraux et les conservateurs, les
rouges et les bleus.
Etranger aux luttes politiques, M. Labelle
trouva pourtant des contradicteurs dans les deux
camps ; mais ses intentions étaient si droites, son
savoir-faire si connu, que ceux mômes qui
l'avaient contrarié furent heureux de revenir à
lui quand ils obtinrent le pouvoir. Pour son
compte particulier, il se servait des uns et des
autres pour l'utilité et l'avancement de son
œuvre.
Un de ses amis lui demandait un jour : Com-
bien de fois avez-vous dû modifier vos opinions
sous les divers gouvernements qui se sont suc-
cédé à Ottawa (gouvernement fédéral) et à Qué-
bec (gouvernement provincial) ?
— Mais, mon cher ami, répondit-il dans son
langage imagé, tu sai» bien que le curé Labelle
voyage toujours dans la môme charrette. La seule
différence qu'il y ait dans ses moyens de trans-
port, c'est que tantôt il attèle un cheval bleu,
tantôt un cheval rouge.
52 LE CURÉ LABELLE
La couleur lui importait assez peu, pourvu
que le gouvernement travaillât à l'œuvre de la
colonisation clirétienne.
Il avait plaidé auprès de ceux qui s'étaient
succédé tous les quatre ans à la tête des
affaires, pour mener à bien son entreprise de
prédilection ; rouges et bleus y avaient concouru.
Il se trouva pourtant un jour en face d'une dif-
ficulté qu'il n'avait point prévue. Une évolution
nouvelle s'était produite en 1887, le gouverne-
ment provincial vit ses attributions s'élargir.
Les conservateurs, qui n'avaient pas toujours
flatté M. Labelle, tant s'en faut, arrivaient au
pouvoir. Leur intention était, pour se montrer
aussi progressifs que les libéraux, de pousser
l'œuvre de la colonisation, et pour lui donner une
impulsion plus sure et plus régulière, ils insti-
tuèrent un ministère de « l'agriculture et coloni-
sation. » Ce ministère n'était ni une fantaisie de
parti, ni un luxe bureaucratique. Répondant à
une nécessité pressante, il devint dès le début un
poste très important et très occupé, le titulaire
se trouva môme bientôt dépassé par la besogne
croissante et on résolut de lui donner un adjoint
ayant rang de député, sous-ministre d'Etat, avec
voix au conseil.
Les gouvernants eurent l'idée d'offrir ce poste
au curé Labelle comme étant l'homme le plus
capable de le bien remplir. « Vous connaissez,
lui dirent-ils, votre œuvre encore mieux que
nous, vous savez exactement ce qu'il vous faut
LE CURÉ LABELLE , 53
pour la conduire à bonne fin. Simplifiez votre
travail et le nôtre en acceptant le poste hono-
rable que nous vous oll'rons. Vous agirez à votre
guise, vous ferez ce que vous croirez convenable
et nous ratifierons ce que vous aurez fait. »
Si le curé de Saint-Jérôme eût été un vulgaire
ambitieux, il eût dit le jour môme adieu à sa pa-
roisse pour aller prendre possession de ce poste
brillant qui lui était offert à l'improviste. 11
n'était guère possible d'entrer mieux dans ses
vues et de lui donner plus grande facilité pour
exécuter les plans qui avaient occupé toute sa vie.
Modeste comme le sont les hommes de vrai
mérite, il voulut d'abord avoir l'avis de son
évèque, qui, en considération du bien public et
de la cause nationale, lui permit d'accepter ces
fonctions. Mais M. Labelle stipula qu'il voulait
garder son titre de curé de Saint-Jérôme, pour
revenir dans sa chère paroisse lorsque sa tnis-
sion temporaire serait remplie.
Il quitta donc Saint-Jérôme, et vint se mettre
à la tête des nouveaux bureaux de la colonisation
à Québec, amenant pour tout bagage son linge
personnel, des papiers et son fidèle serviteur
Isidore.
Le choix du gouvernement était si judicieux,
l'aptitude du nouveau titulaire si universelle-
ment reconnue, que Tintroduction d'un prêtre
dans les conseils de la nation provoqua à peine
quelques remarques du côté des opposants. Plu-
sieurs môme y applaudirent en regrettant de n'y
54 LE CURÉ LABELLE
avoir pas pensé plus tôt. Les plus méchants se
contenteront d'Insinuer que les conservateurs
voulaient « exploiter ce bon fruit, sauf à le jeter
quand ils en auraient exprimé tout le suc. »
M. Labelle laissa dire et se mit à travailler à
Québec, plus encore qu'il ne l'avait fait à Saint-
.Térôme. C'est lui qui organisa le nouveau minis-
tère dans ses détails et en choisit les principaux
employés, qui demeurent fidùles k ses traditions.
Connaissant parfaitement le fort et le faible des
lois sur la colonisation, il employa tous ses
efforts à les améliorer et les rendre pratiques. Il
acheva la réforme du régime forestier qui était
tout à fait favorable aux spéculateurs, mais con-
traire aux colons sérieux et aux vrais travail-
leurs. Les marchands de bois ne l'aimaient
guère, mais les colons le bénirent; ils étaient
vingt fois plus nombreux que les spéculateurs.
— C'est singulier pour un prêtre d'être mi-
nistre ; quel est donc votre programme ?
— Notre programme est bien simple : nous
voulons maintenir l'idée chrétienne dans la
législation, dans la famille et dans l'école.
— C'est juste le contraire de ce que l'on fait en
France.
— Hélas ! oui ; la France verra trop tard peut-
être qu'elle se trompait, elle fera alors comme
nous.
Voilà pourquoi, sans sortir de sa sphère,
il soutint les lois les plus importantes de cette
législature, telles que celle de la restitution des
LE CURÉ LABELLE 55
biens enlevés aux Ordres religieux par le régime
anglais au xviii" siùcle (1).
Tout en s'hunorunt par cet acte de justice, le
gouvernement travaillait d'une manière efficace
à la colonisation, car les communautés employè-
rent cette restitution inattendue à la création de
maisons d'éducation nouvelles. C'est ainsi qu'on
acheva le grand collège des Jésuites commencé
par M. Labelle sur les bords du beau lac Nomi-
ningue, au centre de ses chers districts du Nord.
Il songeait aussi à faire venir des Trappistes
français pour fonder sur les rives du Sacquenay
et du lac Saint-Jean une ferme-modèle de cinq
mille arpents.
Persuadé que les familles nombreuses sont la
plus grande richesse des pays agricoles et le plus
ferme soutien de la patrie, il proposa et fit adop-
ter une loi accordant gratuitement cent arpents
de terre aux pères et mères de douze enfants vi-
vants. Il se trouva dans la seule province de
Québec plus de quinze cents familles ayant droit
à cette faveur, et les mères canadiennes bénirent
le législateur qui voulait les récompenser.
Toujours dans le but d'encourager ses chers
colons, et de peupler les terres nouvelles dont il
faisait compléter l'arpentement et la distribu-
tion, il demanda et obtint la création d'un ordre
(1) Plus honnêtes que les Français de la République qui
prenaient tous les biens eci^lésiastiqiies, les Anglais atten-
dirent la mort du dernier Jésuite pour s'emparer du collège
de Québec, 2'«'' déshérence (1799).
56 LE CURÉ LABELLE
exclusivement destiné à récompenser les tra-
vaux de colonisation et les succès agricoles. Les
paroisses se multipliaient, les lacunes étaient
comblées et chacun rendait hommage à l'activité
du nouveau ministre.
M. Labelle n'en était pas plus fier pour cela et
continuait à porter une soutane râpée, comme au
temps où il explorait les bois et les lacs. Un
brave protestant de Québec, voyant ce haut fonc-
tionnaire habillé comme un missionnaire des
Peaux-Rouges, se dit : Je veux lui payer une
soutane puisqu'il paraît ne pas avoir les res-
sources pour s'en procure •; et il lui offrit délica-
tement trente piastres pour en acheter une. Le
ministre, ne voulant point contrister le bon-
homme, accepta les trente piastres et les distri-
bua aux pauvres.
Le donateur l'ayant appris se piqua d'honneur
et s'écria ; Je le forcerai bien d'accepter mon
habit. Ayant cherché le tailleur de M. Labelle, il
lui commanda une superbe soutane et l'envoya au
curé de Saint-Jérôme en le priant de l'accepter.
— Bien reconnaissant, répondit l'ancien Roi du
Nord, mais cet habit est trop beau. Isidore, vous
tâcherez de trouver quelque prêtre qui en ait
plus besoin que moi, on le lui donnera.
, — Mais, monsieur oublie donc qu'il n'y a pas
dans tout le Canada un prêtre assez gros et assez
grand pour revêtir cet habit?
— C'est vrai, dit M. Labelle, je n'y pensais
pas, mettez-le donc dans l'armoire.
LE CURÉ LABELLE 57
Une circonstance se présenta bientôt qui obli-
gea le curé à revêtir la fameuse soutane. Le Sou-
verain Pontife Léon XIII voulant récompenser
les services qu'il avait rendus à la religion par
vingt années d'apostolat, et honorer le gouver-
nement chrétien auquel était associé ce prêtre
intrépide, le nommait protonotaire apostolique et
prélat de sa maison. 11 y eut à ce sujet grande
réception au ministère, voyage à Montréal et à
Saint-Jérôme ; la belle soutane était arrivée juste
à point.
Malgré ses nombreuses occupations, le sous-
secrétaire d'Etat n'oubliait pas ses paroissiens,
il venait passer avec eux les fêtes de Noël et ne
manquait point de rester pour le jour de l'an
auprès de sa mère. Le presbytère de Saint-
Jérôme reprenait sa physionomie des anciens
jours, et les paroissiens étaient fiers de leur
curé.
Le succès de sa première mission en Europe
engagea ses collègues à envoyer une seconde
fois M. Labelle en France pour y trouver de
nouvelles ressources et en ramener de nouveaux
colons. Il partit dans les premiers mois de 1890.
Revêtu cette fois d'un caractère officiel, mieux
connu et mieux apprécié qu'il ne l'avait été cinq
ans auparavant, M. Labelle devint un instant le
lion du jour. On le voit paraître dans de nom-
breuses réunions d'agriculteurs, d'économistes
et de savants. Ses discours persuasifs et élo-
quents, ses toasts originaux, sa facilité de pa-
56 LE CUtlÉ LADELLE
rôle, sa vigueur de dialectique, mirent en lu-
mière le côté patriotique et chrétien de la tAche
qu'il avait entreprise. On avait reconnu dans œ
roi des forets canadiennes le type vérital)le du
« Franc sans dol et sans peur » tel qu'il s'est
Conservé sur les rives du Saint-Laurent. Partout
il fut accueilli comme un ami et comme un frère,
comme lo plus digne représentant de la race
canadienne et de sa foi profonde. La preuve qu'il
fit estimer et aimer son pays, se trouve dans les
témoignages de respect dont l'entoura la presse
française, toujours prête à dél)latérer contre le
« gouvernement des curés. » Elle se trouve aussi
dans le nombre des émigrants qui s'éleva à plus
de mille pendant l'année 1890. Une des plus
remarquables conquêtes de M. Labelle fut celle
de Dom Benoit, chanoine de Saint-Augustin,
écrivain distingué, qui partit avec une colonie
de Francs-Comtois et de Suisses, pour fonder une
nouvelle paroisse dans le Manitoba.
Il revint à la lin de l'été, satisfait de ce voyage,
parce qu'il avait vu se dessiner lo courant d'émi-
gration vers son cher pays des prairies et des
forêts ; il fit part de sa joie à ses amis de Saint-
Jérôme, revint à Québec et se remit au travail
avec ardeur. Comme s'il eût eu le pressentiment
de sa fin prochaine, il régla les afi"aires pen-
dantes, mit toutes choses en ordre dans son mi-
nistère, et annonça son désir de quitter la vie
publique pour rentrer dans sa chère paroisse.
Vers le milieu du mois de décembre, il disait â
Lit: CURÉ làbelle 59
M. Duhamel, commissaire des terres de la cou-
ronne et de la colonisation : « N'était ma bonne
vieille mère, je n'ai plus grand'cliose qui me
retienne sur la terre et je suis prêt à partir;
l'œuvre à laquelle j'ai voué ma vie est en bon
train, j'ai Mt mon testament aujourd'hui. »
Les pressentiments funèbres de M. Labelle
étaient justifiés. Ce colosse, qui semblait invul-
nérable et paraissait devoir défier le temps, était
atteint d'une maladie dont les progrès furent ai
rapides qu'il fut emporté en quelques jours et
tomba les armes à la main. Une hernie négligée,
résultant sans doute de ses efforts et nombreux
voyages à travers les forêts, le terrassa juste au
moment où il comptait aller passer le jour de
l'an près de sa mère. Les médecins, jugeant le
mal à peu près sans remède, hésitaient à le sou-
mettre à une opération cruelle. « Opérez-moi tout
de même et don nez- moi quelques jours de vie
pour que je puisse aller embrasser maman I » Ce
souhait filial ne put être réalisé et, le 3 janvier,
les médecins résolurent de tenter une nouvelle
opération.
— Vous voulez donc me tuer t s'écria le malade;
eh bien ! laissez-moi quelques minutes pour prier
et je suis à vous. Et le « Roi du Nord », qui a fait
venir son confesseur, n'est plus qu'un chrétien
humilié devant le souverain juge ; il se confesse
de nouveau avec hi foi la plus vive, et, prenant
d'une main son crucifix, de l'autre son chapelet,
il crie de sa voix tonnante : « Venez, messieurs.
80 LE CURÉ LABELLE
venez ; avoc ceci je n'ai plus peur de vous. » Avi-
sant son secrétaire en larmes, il ajouta : « Toi,
va trouver M. Mercier (premier ministre), tu lui
diras que Je meurs. Nous avons beaucoup fait
ensemble pour le pays, mais assure-le que là-
haut je travaillerai avec lui. »
Les médecins reconnurent que tout était perdu
et le docteur Hamel lui annonça que la fin était
proche. « Jelesais, répondit le malade, la science
est impuissante contre la volonté de Dieu. Tout
ce que je regrette est de quitter ma pauvre
mère. » Et il pleura en évoquant ce souvenir.
Le P. Turgeon, son confesseur, lui administra
les sacrements, il conserva sa connaissance et sa
tranquillité jusqu'à la fin et dit même peu avant
de mourir : « C'est aujourd'hui l'Octave des saints
Innocents ; on en recevra bien, j'espère, un de
plus au paradis. » Il expira un peu avant trois
heures du matin, n'ayant guère plus de cin-
quante-sept ans.
La maladie était annoncée seulement de la
veille, et cette prompte mort fut un coup de
foudre pour les villes de Québec et de Montréal,
où le télégraphe l'annonçait le matin. Les funé-
railles devaient se faire à Saint-Jérôme, mais il
y eut à Québec un office solennel où le cardinal-
archevêque, Mgr Taschereau, donna l'absoute.
On soupçonnait fort que le défunt ne laissait
pas de quoi se faire enterrer. Il était si généreux
pour les pauvres et les bonnes œuvres que les
neuf dixièmes de son traitement de ministre,
LE CURÉ LABELLE 61
payé le 31 décembre, avaient été employés dans
les trois jours suivants à faire des aumônes.
L'affection et la reconnaissance de ses amis lui
firent des funérailles, vraiment princières.
Tous les journaux canadiens qui parurent le
5 janvier contenaient une notice biographique
et un éloge du défunt. Plusieurs avaient pris le
deuil et publiaient son portrait, bien connu de la
population. Les regrets furent unanimes, et un
journal des plus répandus, ayant inséré une
seule phrase regrettable, se vit obligé par l'opi-
nion publique de renvoyer le rédacteur qui
l'avait écrite.
Tous les districts du Nord furent représentés
à Saint-Jérôme au jour de l'enterrement ; malgré
la rigueur de la saison, on y compta plus de dix
mille étrangers.
Le corps était renfermé dans un cercueil recou-
vert d'une glace qui permettait d'apercevoir le
visage du défunt, et les plus durs versèrent des
larmes, quand le premier ministre et son col-
lègue le député Chapleau vinrent lui donner le
baiser de l'adieu suprême.
Au lieu de prononcer une oraison funèbre qui
se trouvait sur toutes les lèvres, Mgr Proulx,
vice-recteur de l'Université Laval, annonça une
quête destinée à faire une fondation pieuse
pour l'âme du défunt qui ne demandait pas
d'éloges, mais des prières.
Le char funèbre était attelé de huit chevaux
tenus à la main, suivi d'une douzaine de chars
62 LE CURÉ LABELLE
allégoriques envoyés par diverses corporations
et d'une multitude innombrable de iidèles appar-
tenant à toutes les classes de la société. Ce fut
avec cette pompe vraiment royale, au milieu des
larmes do tout son peuple, que ce fils de plébéien
fut conduit au cimetière où il avait préparé sa
place quelques années auparavant.
Un trait caractéristique montre combien M. La-
belle avait confiance dans l'avenir de son œuvre.
Il avait une belle bibliothèque et quelques im-
meubles. Par testament, il les donna au futur
diocèse de Saint-Jérôme, qui deviendra la ville
épiscopale de l'ancien royaume du Nord où qua-
rante paroisses ont été créées par ses soins.
Les honneurs décornés au grand patriote ca-
nadien dans les six mois qui ont suivi sa mort,
prouvent quelle place il tenait et combien sa
mémoire est en bénédiction. La plupart des
« cercles, confréries, sociétés et associations co-
loniales » du Bas-Canada prirent des « résolu-
tions » exprimant leurs regrets, déclarant que le
curé Labelle avait bien mérité de la patrie, et
concluant à la célébration d'un service solennel
pour le repos de son âme. Cette reconnaissance
nationale, revêtant une des formes les plus tou-
chantes de la foi de nos aïeux, se manifesta
jusqu'à Paris, et, le 17 juin dernier, la colonie
canadienne de Paris faisait célébrer fi Sainte-
Clotilde un service funèbre pour le Koi du Nord.
M. l'abbé Lacroix, docteur es lettres, prononça
son oraison funèbre en présence d'une foule
LE CURÉ LA BELLE 6B
choisie où l'on comptuit plus de mille notabilités
de l'ancienne et de la nouvelle Franco.
Remercions nos frères du Canada de donner
de si beaux exemples aux Français du xix^ siècle.
Ils sont, à juste titre, fiers de leur curé Labelle
et lui donnent rang parmi les grands hommes de
l'Amérique du Nord.
Le peuple en avait fait un roi avant que le
gouvernement sût en faire un ministre, et quel-
ques-uns regardèrent sa nomination comme une
déchéance. Nous ne sommes point de cet avis.
Avec les idées modernes qui ont envaiii les deux
mondes, la présence d'un prêtre dans un conseil
souverain est chose rare et extraordinaire ; il
faut que cet homme ait eu bien du mérite pour
devenir l'objet d'une exception aussi honorable
qu'elle est justifiée. Il a montré d'une manière
éclatante que l'Eglise n'a rien d'incompatible avec
le progrès matériel et qu'elle est toujours la meil-
leure éducatrice des peui)les. L'idée fixe du curé
Labelle a été le développement de l'influence
française dans les pays qui furent découverts et
possédés longtemps par des F'rançais. Il a con-
tinué brillamment l'œuvre des intrépides mis-
sionnaires, apôtres et martyrs de l'ancienne colo-
nisation chrétienne.
Cet homme qui remua des millions ne se laissa
jamais détourner de son œuvre par l'appât du
gain, si cruel aux hommes d'Etat de notre temps.
Il sacrifia tout pour le triomphe de la noble
cause qu'il avait embrassée, et son désintéres-
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sèment fut égal à son zèle et à son courage.
Honneur au Canada qui le regarde comme un
de ses plus grands patriotes. Honneur à cet
intrépide soldat de Dieu, de la Patrie, de la
Liberté.
Bar-le-Duc. — Impr. Schorderet et G" — 3055.
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