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Full text of "Cinq mois au camp devant Sébastopol"

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CINQ  MOIS  AU  CAMP 


SEBASÏOPOL 


TYPOGRAPHIE  DE  CH.  LAHURE 

Imprimeur  du  Sénat  et  de  la  Cour  de  Cassation 

rue  de  Vaut'irard,  9 


CINQ  MOIS  AU  CAMP 


DEVANT 


SEBASTOPOL 


LE  BAROX  DE  BAZANCOLRT 


CHARGE   D  UNE   MISSION  EN  CRIMEE 


Deuxième  Édition 


PARIS 

AMYOT,   8,   RUE    DE    LA    PAIX 


^    ' 


5:iv, 


AYIS  DE  L'EDITEUR. 


La  première  édition  de  cet  ouvrage  a  été  épuisée 
en  six  semaines,  c'est  le  plus  grand  éloge  qu'il 
nous  soit  permis  d'en  faire.  Nous  publions  celle 
deuxième  édition  avec  l'espoir  qu'elle  sera  goûtée 
du  public  qui  s'intéresse  à  cette  grande  lutte  où 
nos  vaillantes  armées  se  couvrent  de  gloire,  en 
combattant  avec  tant  de  courage  pour  le  drapeau 
et  l'iionneur  de  la  France. 

Ce  petit  livre  n'est  rien  autre  que  la  corrcspon- 
danr-e  de  M.  de  Bazancourt  avec  Son  Excellence 
M.  le  ministre  de  l'Intérieur  pendant  son  séjour  à 
l'armée  de  Crimée,  et  qu'il  a  obtenu  l'autorisation 
de  publier.  C'est  la  vie  réelle,  exacte  du  siège, 
saisie  au  vol ,  écrite  sous  l'émotion  de  ces  nuits 
perpétuelles  de  combat.  On  y  retrouve  tous  les  faits 
importants  qui  se  sont  passés ,  relatés  avec  la  plus 
scrupuleuse  exactitude.  C'est  plus  qu'un  récit,  c'est 
le  tableau  animé,  palpitant,  des  moindres  épisodes 
de  cette  lulte  de  cliaque  jour,  c'est  la  trame  de 
cette  œuvre  laborieuse  et  gigantcs([ue  qui  s'appelle 
le  siège  de  Sébastopol. 

a 


Ce  volume  est,  à  vrai  dire,  l'introduction  du 
grand  travail  que  M.  de  Bazancourt  va  publier  pro- 
chainement,  d'après  les  documents  officiels,  sur 
TExpédition  de  Crimée, 

Voici  en  quels  termes  31.  Henri  Cauvain  rend 
compte ,  dans  le  Constitutionnel ,  de  ce  petit  ou- 
vrage ,  qui  sera  bientôt  dans  toutes  les  mains  : 

«  Sous  ce  titre  :  Cinq  mois  de  séjour  au  Camp  de- 
vant Sébastopol^  M.  le  baron  de  Bazancourt  vient  de 
publier,  à  la  librairie  d'Amyot,  un  recueil  de  let- 
tres qui  obtiennent  le  succès  le  plus  brillant  et  le 
plus  légitime.  Chargé  d'une  mission  en  Crimée, 
l'auteur,  tout  en  recueillant  les  matériaux  d'une 
histoire  complète  de  ce  mémorable  siège  ,  entrete- 
nait avec  M.  le  ministre  de  l'Intérieur  une  corres- 
pondance, où  il  lui  racontait,  au  courant  de  la 
plume  et  au  jour  le  jour,  ce  qu'il  voyait,  ce  qu'il 
savait ,  ce  qu'il  ressentait.  Cette  correspondance ,  il 
l'a  fait  imprimer  aujourd'hui,  sans  y  rien  changer, 
en  lui  laissant  ce  caractère  d'observation  person- 
nelle ,  cette  allure  dégagée  et  familière  de  style , 
cette  spontanéité  d'appréciations  qui  en  font  le  mé- 
rite et  le  charme.  Une  œuvre,  soigneusement  éla- 
borée ,  conçue  d'après  les  règles  de  l'art ,  ne  re- 
muerait point  comme  ce  livre,  fait  au  hasard, 
composé  de  fragments  i)lus  ou  moins  longs ,  sans 
plan  arrêté ,  sans  parti  pris ,  mais  où  respire  cl 
pal[iite  l'émotion  d'un  témoin  qui  a  voiUu  bien  voir 
et  qui  a  bien  vu. 


«  Quand,  sous  le  sièclo  iminoiipl  <]o  Louis  XIV, 
Racine  et  Boileau  remplissaient  les  graves  fonctions 
d'historiographes  du  roi,  qui  n'ont  guère  été  pour 
eux  que  de  magnifiques  sinécures,  la  guerre  se 
faisait  d'une  façon  méthodique.  Les  armées  ne  se 
battaient  que  pendant  la  belle  saison ,  et  elles  n'a- 
vançaient qu'à  pas  lents  en  pays  ennemis,  traînant 
après  elles  tout  le  luxe  qui  peut  embellir  l'existence. 
Le  rôle  d'annaliste  de  ces  campagnes  majestueuses 
n'était  point  très-rude  à  remplir.  La  tradition  rap- 
porte, d'ailleurs,  que  les  grands  poètes  dont  nous 
parlions  plus  haut  ne  brillaient  pas  à  la  tranchée. 
Nous  devons  leur  savoir  gré  d'avoir  économisé  une 
vie  qui  nous  a  valu  tant  de  chefs-d'œuvre.  Mais  un 
historiographe  de  l'humeur  et  du  caractère  de  M.  de 
Bazancourt  n'est  point  homme  à  se  renfermer 
dans  une  réserve  aussi  prudente.  Bien  que  très- 
modeste  sur  ce  qu'il  a  pu  faire ,  il  nous  en  apprend 
assez  pour  nous  laisser  comprendre  que  sa  gran- 
deur ne  l'a  point  attaché  au  rivage,  et  qu'il  a,  plus 
d'une  fois,  pour  mieux  voir,  bravé  les  périls  de  la 
guerre.  Il  a  commencé  par  choisir  pour  demeure 
la  maison  du  Clocheton ,  qu'habite  le  major  de 
tranchée ,  maison  hantée  par  qucl([ucs  boulets ,  sans 
compter  les  bombes.  Là,  comme  on  le  lui  a  dit 
avec  raison ,  il  était  aux  premières  loges.  Dans  les 
reconnaissances,  dans  les  inspections,  dans  les 
communications  parlementaires,  nous  le  retrouvons 
parmi  les  premiers,  ol)Scrvateur  comme  un  pr/iin  , 


IV    

bravo  rnmine  lui  militaire.  CHa  ne  nous  étonne 
point  (le  la  part  de  3Î.  de  Bazancourt  ;  mais  il  fanl 
avouer  qu'envisagée  à  ce  point  de  vue ,  la  mission 
qu'il  a  remplie  ne  pouvait  aller  qu'à  un  esprit  sin- 
gulièrement aventureux  et  hardi.  Car  si,  dans  le 
cours  de  ces  pérégrinations  audacieuses,  une  balle 
l'avait  atteint ,  si  la  maladie  l'avait  emporté ,  il  n'eût 
guère  obtenu  de  ses  amis  de  Paris  que  cette  belle 
oraison  funèbre  :  Qu'allait-il  faire  dans  cette  mau- 
dite galère? 

«  Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Bazancourt  nous  est  re- 
venu sain  et  sauf  avec  les  matériaux  d'un  ouvrage 
qui  sera  curieux  et  plein  d'intérêt ,  si  l'on  en  juge 
par  la  correspondance  déjà  publiée.  Les  lettres  at- 
testent, en  effet,  qu'il  sait  peindre  vivement  en 
homme  du  monde,  sans  recourir  aux  grandes 
phrases  creuses  et  sonores ,  sans  se  retrancher  der- 
rière le  rempart  commode  des  termes  techniques , 
plus  propres  à  éblouir  le  lecteur  qu'à  l'éclairer. 
Elles  nous  font  assister  aux  mille  scènes  dramati- 
ques et  émouvantes  de  la  vie  des  camps  et  de  cette 
guerre  de  siège,  patiente,  opiniâtre,  fertile  en 
dangers,  en  embûches ,  en  sacrifices  cruels  et  glo- 
rieux. Elles  nous  mènent  sous  la  tente  du  soldat, 
dans  les  tranchées,  dans  les  batteries,  sur  les  champs 
de  bataille,  noms  hier  inconnus  et  désormais  im- 
mortels, Balaclava ,  Inkcrmann  et  tant  d'autres 
lieux  que  l'histoire  n'oubliera  plus.  Quel  éloge, 
quel  panégyrique  de  notre  armée  d'ailleurs,  que 


ce  simple  récit  qui  saisit  pour  ainsi  dire  au  da- 
guerréotype ses  opinions,  ses  pensées,  ses  actes! 
Comme  la  France  a  Lien  le  droit  d'être  tière  de 
ces  enfants  héroïques,  qui,  loin  de  la  mère  patrie, 
défendent  si  vaillamment,  au  prix  de  leur  sang, 
de  leurs  fatigues  et  de  leurs  veilles ,  son  honneur  et 
son  drapeau  ! 

«  En  effet,  pour  louer  dignement  nos  soldats,  les 
officiers,  les  généraux  de  l'armée  d'Orient,  il  suffit 
de  raconter  ce  qu'ils  font.  L'expédition  de  Crimée , 
on  peut  le  dire  dès  à  présent,  demeurera  dans 
l'histoire  militaire  du  monde  comme  un  des  faits 
les  plus  étonnants  et  les  plus  merveilleux  dont  elle 
fasse  mention.  Un  siège  entrepris  à  huit  cents 
lieues  de  la  France  et  de  l'Angleterre ,  contre  une 
place  non  investie,  à  la  fois  forteresse  et  port,  où  la 
prévoyance  humaine  a  accumulé  tous  les  éléments 
de  la  résistance,  en  face  d'une  armée  égale  en 
nombre  à  l'armée  assiégeante ,  c'est  là  assurément 
l'une  des  entreprises  les  plus  difficiles  et  les  plus 
glorieuses  que  puisse  tenter  l'audace  de  deux  grands 
peuples.  Cette  tâche  immense  a  été  résolument  ac- 
ceptée par  nos  troupes ,  et  l'on  peut  dire  que  le 
soldat  français  a  déployé  des  qualités  nouvelles  de 
résignation,  de  fermeté  et  de  patience.  On  connais- 
sait depuis  longtemps  sa  hravoure  chevaleresque, 
son  élan  impétueux,  cette  faria  francese  irrésistible 
dans  une  attaque  de  vive  force.  Mais  on  avait  pu 
voir  trop  souvent  dans  le  passé  que  le  soldat  fran- 


çaîs  se  décourageait  aisément;  qu'il  perdait  le  sen- 
timent de  la  discipline  quand  des  obstacles  irritants 
avaient  usé  son  énergie;  qu'il  manquait,  en  un 
mot,  de  cette  opiniâtreté  qui  distingue  d'autres  races 
guerrières.  Le  siège  de  Sèbastopol  a  prouvé  que 
notre  armée  ne  le  cède  à  aucune,  non-seulement 
par  le  courage,  mais  encore  par  la  solidité.  Elle  a 
supporté  avec  une  égale  constance  les  rigueurs  de 
l'hiver  et  les  chaleurs  de  l'été ,  avec  une  intrépidité 
égale  les  travaux  de  la  tranchée  et  les  périls  de 
l'assaut.  Elle  a  été  brillante  et  calme,  obstinée  dans 
la  bonne  comme  dans  la  mauvaise  fortune,  d'une 
invincible  persévérance  qui  conquerra  le  succès  et 
qui  a  déjà  conquis  l'admiration  de  l'Europe.  Les 
lettres  de  M.  de  Bazancourt  nous  font  bien  com- 
prendre, nous  font  bien  voir  tout  cela,  et  c'est  ce 
qui  fait  qu'elles  seront  lues  de  tout  le  monde  avec 
un  intérêt  si  vif,  qu'on  ne  peut  plus  fermer  le  livre 
dès  qu'on  l'a  ouvert.  » 

Paris,  ce  27  août  1856. 


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AU 


COLONEL  FLEURY 


AIDE   DE   CAMP   DE    S.    M.     L'EMPEREUR 


—     IX     — 


18  juiu  1855. 

«  Mon  cher  Fleury , 

"  Je  vous  ai  souvent  entendu  regretter  de  ne 
pas  être  en  Crimée  avec  votre  beau  régiment  de 
Guides ,  et  je  sais  avec  quelle  anxiété  de  chaque 
jour,  de  chaque  heure  ,  vous  suivez  celte  guerre  ; 
car  c'est  plus  qu'une  expédition  ,  c'est  une  véri- 
table guerre ,  et  ce  sera  dans  les  annales  de  l'his- 
toire une  des  entreprises  les  plus  mémorables  et 
les  plus  gigantesques  qui  aient  jamais  été  tentées. 

«  Aussi,  c'est  à  vous  que  je  dédie  ces  pages.  — 
N'y  cherchez  pas  une  œuvre  d'ensemble  ,  habile- 
ment combinée  et  se  reliant  entre  toutes  ses  parties. 
—  C'est  la  vie  du  siège  lui-même  pendant  les  cinq 
mois  que  j'ai  passés  en  Crimée  ,  écrite  à  la  hùte  , 
comme  les  événements  arrivaient ,  sous  l'émotion 
du  combat ,  et  avec  la  fièvre  des  plus  terribles , 
mais  aussi  des  plus  nobles  émotions. 

'<  J'ai  retracé  ce  que  j'ai  vu  ,  et  j'ai  cherché  à  tout 
voir ,  à  tout  étudier ,  à  tout  comprendre  ;  je  me 
suis  initié  par  tous   les  points  de  contact  à  cette 


belle  vie  des  ramps,  et  j'ai  essayé  ))arrois  d'en  par- 
tager obscurémetit  les  dangers. 

«  Ce  sont  toutes  mes  impressions  ,  toutes  mes 
joies,  toutes  mes  craintes,  tous  mes  enthousiasmes, 
toutes  mes  tristesses,  et  souvent  j'ai  senti  ma  plume 
hésiter  devant  la  solennité  et  la  grandeur  des  ta- 
bleaux qui  se  déroulaient  devant  moi. 

«  Quels  saisissants  spectacles  !  —  quelles  nuits 
pleines  de  cris  de  guerre  et  de  foudroyantes  déto- 
nations !  —  La  France  donne  à  ses  enfants  des  bras 
de  fer  et  des  cœurs  de  bronze. 

«  Je  suis  sûr ,  mon  cher  Fleury ,  que  vous  lirez 
ces  lettres  avec  sympathie,  et  j'espère  qu'elles  ne 
seront  pas  pour  vous  sans  intérêt  ;  mais  je  désire 
surtout  que  vous  y  trouviez  le  souvenir  d'une  bien 
ancienne  et  bien  sincère  amitié. 

«  Tout  à  vous , 

«  Bai'on  DE  Bazancol'rt.  » 


Ayant  obtenu  raulorisatiou  de  publier  celte  cor- 
respondance ,  j'espère  qu'elle  aura  quelque  intérêt 
pour  le  public;  car,  si  elle  ne  parle  pas  des  faits 
d'aujourd'hui,  elle  parle  des  faits  d'hier,  et  les  évé- 
nements qu'elle  retrace  se  tiennent  par  la  main 
avec  ceux  qui  s'accomplissent.  —  C'est  la  semence 
que  l'armée  recueille  aujourd'hui  ;  —  c'est  cette 
belle  et  noble  moisson  d'abnégation  ,  de  dévoue- 
ment ,  de  travaux  incessants ,  de  lutte  héroïque. 

Dans  ce  siège  étrange ,  sans  précédent  dans  les 
annales  d'aucun  siècle  ni  d'aucune  nation ,  les 
actes  militaires  se  ressemblent  et  sont  des  frères 
jumeaux  pour  la  gloire  comme  pour  les  dan- 
gers. 

Que  l'on  ne  cherche  pas  dans  ce  petit  volume 
les  appréciations  stratégiques  d'un  homme  de 
gueçre,  et  l'analyse  lechni(|ue  de  celle  tâche  labo- 
rieuse que  nous  poursuivons  sans  relâche  depuis 


huit  mois.  —  C'est  la  vie  de  tous  les  jours  saisie  au 
vol,  c'est  la  relation  exacte  des  événements  tels 
qu'ils  se  sont  passés,  à  l'heure  même  où  ils  se  sont 
passés  ,  écrite  lorsque  le  canon  grondait  encore  et 
que  la  fusillade  faisait  entendre  ses  longs  déchire- 
ments, lorsque  l'émotion  de  ce  souffle  puissant  de  la 
guerre  faisait  battre  mon  rreur  et  treml)ler  ma 
main. 

J'aurais  pu ,  en  relisant  ces  lettres  envoyées  à 
diverses  époques  ,  les  modifier  selon  le  résultat  des 
faits  accomplis ,  et  corriger  les  appréciations  du 
moment  par  des  appréciations  après  coup  ;  —  mais 
c'eût  été  leur  enlever  leur  cachet,  leur  caractère, 
leur  physionomie ,  c'eût  été  mentir  à  leur  propre 
vérité.  Elles  sont  ce  qu'elles  sont;  —  leurs  dé- 
fauts (  si  on  peut  le  dire)  deviennent  leurs  qua- 
lités. 

Quelquefois  on  retrouvera  les  mêmes  pensées 
représentées  sous  des  formes  différentes.  —  C'est 
qu'un  siège,  se  traniant  la  nuit  à  pas  lents  dans  des 
tranchées  qu'il  creuse  péiiihlement ,  offre  peu  d'as- 
pects variés  et  n'a  pas  l'allure  dégagée ,  hautaine  , 
variée  d'une  campagne.  — Le  siège  a  une  base,  des 
principes,  des  règles  voulues  dont  on  ne  peut,  dont 
on  ne  doit  pas  s'écarter;  sa  marche  lui  est  tracée 
par  avance;  c'est  un  livre  ouvert,  pour  ainsi  dire, 
dans  lequel  amis  et  ennemis  lisent  incessannnent. 
—  Mais  quel  livre  plein  d'intérêt  !  quelles  agitations 
inconnues  ! 


XIII   

J'écrivais  sous  la  tente,  en  plein  air,  à  pied  ou  à 
cheval  ;  —  aujourd'hui  dans  le  jour,  demain  au  mi- 
lieu de  la  nuit. 

Pour  tout  voir,  nouv  tout  entendre,  pour  être 
au  cœur  même  des  moindres  agitations  ,  des  plus 
petites  entreprises  ,  je  suis  allé  habiter  avec  le 
major  de  tranchée.  —  En  arrière  et  en  avant  de 
notre  petite  habitation  sont  creusées  ces  tranchées 
sans  cesse  remplies  de  soldats ,  les  uns  portant  des 
fusils,  les  autres  portant  des  projectiles. — J'étais 
aux  premières  loges,  comme  me  le  répétait  souvent 
le  général  en  chef. 

Avant  de  terminer  ces  lignes ,  qu'il  me  soit  per- 
mis d'exprimer  ici  toute  ma  reconnaissance  pour 
la  sympathie  que  j'ai  trouvée  parmi  les  chefs  de 
l'armée. 

Ils  ont  fait  de  la  mission  dont  j'étais  chargé  une 
œuvre  facile ,  et  de  mon  séjour  en  Crimée  un  sou- 
venir qui  ne  s'effacera  jamais. 

Je  ne  puis  dire  avec  quelle  bonté  tous  m'ont 
accueilli ,  avec  quelle  affabilité  ils  se  sont  prêtés  à 
me  donner  les  renseignements  que  je  leur  deman- 
dais, si  précieux  et  si  importants  pour  moi.  —  Si 
le  travail  que  je  préparc  sur  l'expédition  de  Cri- 
mée, et  dont  ce  petit  volume  n'est  en  quelque  sorte 
que  l'introduction ,  a  quelque  mérite  ;  s'U  retrace 
avec  vérité  les  aspects  variés  à  l'infini  de  ce  grand 
drame  militaire,  que  je  prends  à  Varna  et  que  j'es- 
père bien  conduire  dans  les  murs  de  Sébastopol , 

b 


XIV    

je  le  dois  à  celte  bienveillance  de  tous  les  jours , 
aux  conversations  échangées  ,  aux  récits  recueillis 
avec  soin  ,  aux  notes  intimes  si  obligeamment 
communiquées. 


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LTGYPTUS. 


Envoyé  on  mission  pour  écrire  l'iiistoire  de  l'ex- 
pédition de  Crimée  et  ofliciellement  accrédité  par 
S.  Exe.  le  maréchal  ministre  de  la  Guerre  auprès 
du  général  commandant  en  chef  l'armée  d'Orient , 
je  me  suis  emharqué  le  8  janvier  sur  VÉgi/ptus , 
par  un  heau  temps  que  nous  avons  conservé  jus- 
qu'à Messine. 

Mer  calme  et  hleue ,  semhlahle  à  ce  grand  man- 
teau d'azur  dont  parlent  les  poètes,  ciel  sans  nuage, 
hrise  de  printemps.  Le  soleil ,  cette  joie  de  tous  les 
temps  et  de  tous  les  pays ,  rayonnait  à  la  fois  sur 
le  pont  et  sur  les  visages  des  300  soldats  que  nous 
avions  à  hord.  —  Eux  aussi ,  ils  allaient  vers  la 
Crimée ,  cette  terre  promise  à  leur  ardeur  giier- 
ricre,  eux  aussi,  ils  allaient  prendre  pari  aux  coni- 
hats ,  aux  travaux ,  aux  rudes  épreuves  de  leurs 
frères  d'armes ,  et  venant ,  riant  et  causant,  ils  sou- 
riaient à  cette  immensité  qui  les  entourait. 

Mais,  lorscjne  nous  fûmes  dans  la  mer  Ionienne, 
le  vent  changea  tout  à  couf) ,  et,  sur  le  point  d'en- 
trer dans  le  golfe  de  Lcpante,  nous  fûmes  assaillis 


—  xvr  — 

par  un  très-gros  temps.  Les  lames  eml)arqiiaient 
sur  le  pont  et  couvraient  à  chaque  instant  les  pau- 
vres soldats  qui  se  courbaient  sous  les  vagues  dont 
l'écume  gelée  les  fouettait  en  passant  ;  l'on  enten- 
dait rouler  çà  et  là  les  bancs  que  l'on  n'avait  pas 
attachés. 

Les  passagers,  effrayés  du  craquement  du  bateau 
et  de  ces  bruits  inaccoutumés  qui  semblent  annoncer 
que  le  vaisseau  s'enlr'ouvi'c  ,  s'étaient  réfugiés  sur 
le  pont ,  et,  semblables  à  un  Iroupeau  effrayé  ,  se 
serraient  les  uns  contre  les  autres,  interrogeant 
le  ciel  sombre  et  les  nuages  noirs  qui  couraient 
follement  dans  le  ciel ,  comme  si  eux  aussi  eus- 
sent été  effrayés  de  la  tempête. 

Il  y  avait  à  bord  plusieurs  chevaux  et  des  mulets  ; 
tantôt  ils  trépignaient ,  tantôt  levaient  la  tète  avec 
des  mouvements  nerveux,  tantôt  cherchaient  à  dé- 
chirer de  leurs  dents  tout  ce  qui  les  approchait.  — 
Les  pauvres  bètes  !  elles  avaient  connue  nous  cette 
horrible  torture  qu'erifante  le  bouleversement  des 
vagues,  et  de  plus  que  nous,  l'effroi  sans  l'intelli- 
gence qui  raisoime  ,  sans  la  pensée  qui  sauve.  — 
Aussi ,  ils  frappaient  de  leurs  pieds  ferrés  les  parois 
humides  de  leurs  boxes,  et  l'on  entendait  sous  le 
roulis  qui  les  poussait  battre  leurs  flancs  contre 
les  j)lanches.  Leurs  jai-rets  tremblaient ,  leurs  ge- 
noux fléchissaient  ;  l'un  d'eux  fut  si  violennnent 
jeté,  (|u'il  se  brisa  connue  un  cori)s  inerte  et  re- 
tomba sans  vie. 


Il  appartenait  au  lieutenant-colonel  du  régiment 
qui  était  à  bord;  —  c'était  son  cheval  de  prédilec- 
tion: il  l'avait  appelé  Vulcain.  A  chaque  instant  il 
le  caressait,  lui  apportait  quelque  chose,  le  flattait 
de  la  main  :  —  il  lui  parlait  des  Russes ,  de  Sébas- 
topol,  de  combals  ,  il  causait  avec  lui  enfin  ;  et  le 
cheval,  redressant  les  oreilles,  semblait  attacher  sur 
lui  ses  grands  yeux  noirs  intelligents  et  vifs ,  et 
gonflait  ses  narines  brillantes.  Souvent  déjà ,  dans 
le  commencement  de  la  traversée ,  pendant  que  la 
mer  se  jouait  mollement  sous  notre  bateau  avec  un 
faible  murnnu'e ,  je  m'étais  ari'èté  pour  regarder 
Vulcain  avec  son  maître,  et  le  colonel  me  disait  : 

«  C'est  lui  que  je  monterai  la  première  fois  que 
je  paraîtrai  devant  les  Russes;  —  n'est-ce  pas,  ajou- 
tait-il, si  l'on  reçoit,  monté  sur  Vulcain,  une  balle 
dans  la  poitrine,  ou  meurt  noblement,  dépassant 
ses  ennemis  de  la  tète  ?  » 

Et  en  parlant  ainsi ,  il  le  caressait  avec  orgueil 
et  tendresse  à  la  fois.  —  Hélas  !  pauvre  Vulcain  ! 
si  fier,  si  hennissant,  si  plein  de  vie  et  de  noble 
ardeur,  il  n'était  plus!  il  gisait  en  travers  de  la 
boxe  sur  les  planches  que  trempait  la  vague  en 
bondissant. 

Le  colonel  était  appuyé  contre  un  mât ,  la  tète 
courbée. 

Quelques  minutes  après ,  deux  marins  arrivaient 
tenant  des  lanternes. 

Un  instant  la  lumière  frappa  sur  le  visage  du 


XVIII    

c'ol(j]iel ,  et  je  vis  ses  deux  joues  sillonnées  par  des 
larmes.  —  Pour  tous ,  ce  n'était  qu'un  cheval 
mort  ;  pour  lui ,  c'était  un  ami  qu'il  perdait. 

Le  commandant  arriva. 

«  Ce  pauvre  cheval  est-il  bien  mort?  >'  dit-il. 

Le  colonel  s'approcha  alors ,  se  pencha  sur  Vul- 
cain  toujours  silencieusement ,  et  passa  la  main 
sur  sa  tète  toute  humide  ;  on  eût  dit  que  le  pauvre 
animal  reconnaissait  son  maître,  car  il  ouvrit  à  moi- 
tié ses  yeux  dont  les  longs  cils  étaient  collés  les 
uns  contre  les  autres  ,  essaya  de  soulever  la  tête  , 
puis  retomba,  étendit  son  cou,  roidit  une  dernière 
fois  ses  jambes  et  mourut. 

Une  heure  après ,  les  marins  lui  attachaient  des 
cordes  sous  le  ventre  pour  le  jeter  à  la  mer. 

Il  faisait  alors  petit  jour,  quelques  lueurs  blan- 
chissaient faiblement  l'horizon. 

C'était,  je  vous  assure,  un  triste  et  grave  spec- 
tacle ;  car  la  mort ,  sous  quelque  aspect  qu'elle  se 
présente,  parle  toujours  sérieusement  à  la  pensée 
des  hommes. 

Et  puis,  sur  ce  bâtiment  que  bouleversaient  les 
vagues ,  avec  ce  demi-jour  qui  sillonnait  quelques 
fronts,  ces  lanternes  qui  jetaient  leurs  pâles  lueurs, 
les  passagers  groupés,  les  soldats  enveloppés  dans 
leurs  couvertiu-es  grises  dont  dégouttait  l'eau  de  la 
mer,  tantôt  éclairés,  tantôt  entièrement  dans  l'om- 
bre, selon  le  mouvement  que  la  vague  imprimait 
au  bàliment;  —  ton!  cela  avait  une  poésie  luiiubi'c 


et  fatale;  on  eût  dit  une  de  ces  histoires  de  mer 
que  racontent,  de  retour  dans  leurs  foyers,  les 
vieux  marins ,  ou  bien  une  de  ces  vieilles  légendes, 
souvenirs  funèbres  jetés  parmi  les  vivants. 

Bientôt  on  eut  hissé  le  pauvre  cheval  sur  le  bord  ; 
et ,  pendant  qu'ils  le  soulevaient  avec  leurs  cordes, 
les  marins  faisaient  entendre  leurs  bruits  cadencés, 
pour  donner  plus  d'ensemble  à  leurs  mouvements. 

Au  moment  où  le  corps  de  Yulcain  disparaissait, 
je  vis  le  colonel  retirer  son  képi  et  incliner  la  tète. 

Tout  le  monde  avait  quitté  la  place,  lui  y  était 
encore. 

Dans  la  matinée  nous  passâmes  à  l'endroit  où  se 
livrait,  tant  de  siècles  auparavant,  le  fameux  com- 
bat naval  de  Salamine ,  et  nous  vîmes ,  éclairée  par 
un  rayon  de  soleil,  la  montagne  du  haut  de  laquelle 
Xerxès  assista  à  l'anéantissement  de  sa  flotte. 

Quelle  richesse  inépuisable  de  souvenirs  se  dé- 
roule à  chaque  pas,  gravée,  pour  ainsi  dire,  sur 
chaque  roche  avec  des  noms  qui  ont  bercé  notre 
imagination  naissante! 

J'étais  dans  ma  cabine  et  j'entendis  des  chanls 
que  les  voix  répétaient  en  chœur. 

«  —  Allons,  »  me  dis-je,  «  ces  pauvres  soldats 
n'ont  pas  tant  souffert  que  je  croyais.  » 

Et  je  m'empressai  de  monter  sur  le  pont. 

Sur  l'avant  du  bateau,  presque  tous  étaient  réu- 
nis en  cercle  dans  des  tenues  suffisamment  pitto- 
resques. 


Les  uns,  drapés  dans  leurs  couvertures,  ressem- 
blaient à  des  Bédouins  ;  les  autres  avaient  tourné  ces 
mêmes  couvertures  autour  de  leur  corps  et  conser- 
vaient encore  sur  eux  ce  désordre  d'une  nuit 
d'orage  ;  —  quelques-uns  tenaient  à  la  main  de 
petites  gamelles  dans  lesquelles  il  y  avait  du  café  ; 
ceux-là  croquaient  à  pleines  dents  un  biscuit  qui 
essayait  vainement  de  se  défendre;  d'autres  cber- 
chaient  à  conserver  malgré  le  roulis  un  équilibre 
souvent  compromis. 

Au  milieu  de  ce  cercle  auquel  s'étaient  mêlés  les 
passagers ,  hommes  et  femmes ,  trônait  un  soldat , 
monté  sur  un  banc.  —  C'était  le  chanteur  de  la 
troupe.  Il  connaissait  sa  supériorité,  et  il  entonnait 
à  pleins  poumons  cette  touchante  mélodie  de  Paul 
Henrion  que  tout  le  monde  connaît,  les  marins 
surtout,  —  Si  loin!  Cette  mélodie  par  ehe-même  est 
pleine  d'àme,  de  sentiment  vrai;  dite  ainsi  au  mi- 
lieu de  la  mer,  sur  ce  bâtiment  isolé ,  par  ces  sol- 
dats qui  pai'taient  pour  un  rivage  lointain ,  elle 
prenait  un  caractère  étrange  de  triste  mélancolie, 
et  quand  tous  en  chœur  répétaient  ces  mots  si 
simples  : 

Je  lui  jcUc  un  mot  cl  prie 
Pour  ma  mère,  héhis!  si  loin  !...  si  loin!... 

il  me  semblait  (pie  c'était  un  dernier  adieu  de  tou- 
tes ces  voix  au  foyer  paternel  et  la  [)rière  du  soldat 
pour  sa  vieille  mère. 


—    XXI    

Il  fallait  voir  comme  cliacmi  faisait  silence.  —  Je 
suis  sûr  que  rimpression  que  j'ai  ressentie  était 
dans  tous  les  cœurs. 

«  —  Savez-vous,  »  me  dit  le  capitaine  en  passant 
près  de  moi,  «  que  c'est  un  spectacle  qui  en  vaut 
bien  un  autre.  » 

A  ce  chant  succédèrent  de  joyeuses  chansonnet- 
tes que  les  soldats  accompagnaient  de  leurs  rires 
et  de  leurs  battements  de  mains. 

A  une  heure ,  le  dimanche ,  nous  touchâmes  au 
Pirée. 

Le  Pirée,  c'est  Athènes. 

Athènes,  c'est  le  souvenir  de  notre  enfance;  c'est 
le  berceau  de  tous  ces  grands  récits  héroïques  qui 
nous  suivent  pas  à  pas  sur  les  bancs  du  collège  et 
nous  répètent  sans  cesse  des  noms  immortels.  —  La 
pensée  connaît  Athènes  avant  que  les  yeux  l'aient 
vue. 

Il  y  a  deux  petites  lieues  à  peu  près  du  Pirée  à 
la  vieille  ville;  dès  que  j'eus  touché  terre,  je  me 
mis  dans  une  horrible  voilure  avec  le  lieutenant- 
colonel  et  deux  officiers ,  et  nous  nous  fîmes  ca- 
hoter le  plus  vite  possible  par  deux  rosses  étiques, 
que  de  Tinlérieur  nous  entendions  souffler  comme 
de  vrais  marsouins. 

Devant  nous  se  déployaient  déjà  l'Acropolis  et  le 
Parthénon. 

J'eusse  voulu  être  seul  et  aller  m'asseoir  sur  un 


XXII    — 

de  ces  rochers  nus  et  abrupts,  pour  me  laisser  vivre 
quelques  heures  par  la  luédltation  au  milieu  des 
ruines  de  la  ville  antique  qui  domine  la  nouvelle 
ville  de  toute  sa  majesté;  mais  c'était  un  rêve  de 
poète;  et  les  bateaux  à  vapeur  n'ont  que  bien  peu 
de  poésie. 

Il  me  fallut  parcourir  à  la  hâte  toutes  ces  gran- 
des choses  du  temps  passé. 

La  neige  pendant  la  nuit  était  tombée  avec  abon- 
dance ,  toute  la  terre  était  blanche  ;  et  à  travers  les 
vieux  portiques,  à  travers  les  colonnades  à  moitié 
détruites  du  temple  de  Jupiter  olympien ,  au  lieu 
d'un  ciel  bleu,  je  ne  voyais  que  les  nuages  gris  qui 
venaient  à  l'horizon  tristement  s'harmoniser  et  se 
confondre  avec  le  blanc  manteau  étendu  sur  la 
terre.  —  Ces  ruines  vues  ainsi  sont  plus  solen- 
nelles; elles  ne  sont  pas  dorées  d'un  rayon  de 
soleil ,  mais  elles  sont  enveloppées  d'un  rayon 
de  poésie.  C'était ,  selon  moi ,  un  spectacle  plus 
beau ,  plus  grand  que  n'eût  été  celui  d'Athènes 
avec  ses  riants  jardins,  ses  vertes  prairies,  son 
ciel  d'azur. 

Entourés  d'un  froid  manteau  de  glace  qui  sem- 
blait s'être  étendu  à  leur  pied,  n'osant  pas  en 
atteindre  le  faîte,  ces  débris  parlent  plus  grave- 
ment à  la  pensée  et  à  la  méditation. 

Je  dois  dire  que  mes  compagnons  se  conten- 
taient d'avoii'  froid  et  ne  partageaient  pas  mon 
npiiiioii. 


XXHI    

Je  jetai  un  regaril  sur  le  monticule  où  siégeait 
l'Aréopage,  tribunal  suprême  de  la  Grèce,  et  sur 
la  petite  prison  creusée  dans  le  roc  où  Socrate, 
entourée  de  ses  disciples ,  prit  la  coupe  pleine 
de  ciguë ,  et  après  leur  avoir  appris  comment  on 
devait  vivre ,  leur  apprenait  comment  on  devait 
mourir. 

Puis  nous  partîmes  bien  vite  pour  retourner  au 
Pirée. 

«  —  Ce  n'est  que  cela  Athènes,  »  me  dit  un  offi- 
cier, «  ma  foi  ce  n'est  pas  la  peine  de  tant  en  par- 
ler; j'aime  mieux  ma  dernière  ville  de  gar- 
nison. « 

(Qui  sait?  c'était  peut-être  Carpentras!  )  — Oh! 
ma  pauvre  Athènes,  c'est  bien  la  peine  d'être  si 
vieille  et  si  renommée  pour  être  traitée  ainsi! 

Le  colonel  ne  dit  rien ,  mais  je  crois  qu'il  avait 
à  peu  près  la  même  opinion. 

«  — Et  vous,  qu'en  pensez-vous?  »  me  dit  l'offi- 
cier. 

«  —  Moi,  »  lui  dis-je,  «  je  n'ai  jamais  été  en 
garnison.  » 

Le  surlendemain  nous  touchions  à  Galhpoli ,  pe- 
tite ville  bien  sale,  bien  laide  et  où  je  ne  m'étonne 
pas  que  le  choléra  ait  fait  sa  fLinèhrc  moisson. 

A  Galhpoli,  de  la  neige  comme  au  Pirée,  et  le 
lendemain,  de  la  neige  à  Gonstantinople.  — Les  toits 
Idancs   bordant   la  iikm'  do  tous  cùtés  sembla ieul 


d'immenses  volées  de  mouelles  prêtes  à  s'.iballre 
sur  le  rivage. 

Il  faut  voir  Conslantinople  à  travers  le  prisme  de 
sou  Bosphore  et  bien  se  garder  d'y  entrer.  Je  pour- 
rais ici  parler  des  sept  tours  et  des  murs  crénelés 
de  la  ville,  des  sept  collines  sur  lesquelles  elle  est 
bâtie  en  amphithéâtre,  du  palais  du  sérail,  du 
vieux  Stamboul,  de  Sainte-Sophie;  mais  je  me 
sentais  si  près  de  la  Crimée ,  que  Conslantinople 
disparaissait  devant  moi  ;  l'impatience  me  dévo- 
rait.—  A  peine  si  je  m'apercevais  que  je  nageais 
dans  la  bouc  et  que  mes  pieds  s'enfonçaient  jus- 
qu'à la  cheville  dans  la  neige. 

Je  m'emharquai  tout  aussitôt  pour  Kamiesh,  et 
je  me  trouvai  sur  le  haleau  avec  le  général  Niel  et 
le  colonel  Vaubert  de  Genlis.  J'avais  pour  ce  der- 
nier une  lettre  du  colonel  Franconnière,  chef  du 
cabinet  du  ministre  de  la  Guerre;  je  la  lui  donnai 
avec  une  caisse  de  cigares  à  son  adresse ,  ce  qui  lui 
plut  infiniment.  —  Nous  fîmes  vite  connaissance,  et 
il  me  présenta  au  généjal  Niel.  Le  général,  qui 
aujourd'hui  dirige  en  chef  les  travaux  du  siège  de 
Sébastopol,  est  un  homme  aimable,  distingué;  sa 
conversation  est  très-attachante. 

11  nous  parla  du  siège  de  Bomai'sund,  il  nous 
raconta  plusieurs  épisodes  très-intéressants  de  celte 
petite  expédition  si  vite  et  si  heureusement  accom- 
phe. 

Les  moindres,  détails,  quand  ils  sont  racontés 


XXV    

par  celui-là  même  qui  y  a  pris  part,  acquièrent 
un  intérêt  tout  particulier. 

Vous  savez  que,  pendant  le  siège  de  Silistric , 
Omer-Paclia,  qui  craignait  chaque  jour  que  la 
place  ne  fût  forcée  de  se  rendre ,  à  bout  de  res- 
sources et  de  défense,  pressait  le  maréchal  de 
Saint-Arnaud  par  des  courriers  successifs  d'en- 
voyer des  renforts  à  son  secours.  —  Le  maréchal 
fit  aloi's  demander  à  l'amiral  Dundas  des  bâtiments 
pour  transporter  à  la  hâte  des  troupes  de  GalU- 
poli  à  Varna;  mais  l'amiral  lui  fit  répondre  que 
les  bâtiments  do  guerre  ne  servaient  pas,  d'après 
les  usages  anglais,  à  transporter  des  troui)es,  et 
que  c'était  une  règle  jusqu'alors  sans  excep- 
tion. 

A  Bomarsund ,  nous  racontait  le  général  Niel , 
lorsque  la  citadelle  fut  rasée,  on  pensa  à  se  rem- 
barquer; les  moyens  de  transports  étaient  insufti- 
sants,  et  un  corps  de  3  à  4000  hommes  ne  pou- 
vait trouver  place.  25000  Russes  environ  tenaient 
la  campagne ,  et  ces  troupes  eussent  été  exposées  à 
une  attaque  à  laquelle  leur  petit  nombre  ne  leur 
eût  pas  permis  de  résister. 

Le  général  Baraguey-d'Ililliers  fit  appel  à  l'ami- 
ral Charles  Napicr  pour  obtenir  de  lui  des  moyens 
de  transports,  il  éprouva  le  même  refus  dans  les 
mêmes  termes;  mais  la  position  était  grave,  il  de- 
manda une  entrevue  à  l'amiral,  qui  \int  à  terre. 
—  A  celte  entrevue  assistaient  un  contre-amiral 


anglais,  et  de  notre  côté  le  général  du  jiénie 
Niel. 

Le  général  Baraguey-d'Hilliers  exposa  avec  une 
grande  énergie  la  position  des  troupes,  l'urgente 
nécessité  des  transports  qu'il  demandait. 

L'amiral  Napier,  s'appuyant  toujours  sur  les  rè- 
gles établies ,  refusait  avec  regret ,  disait-il ,  lorsque 
le  contre-amiral,  dont  le  nom  m'échappe,  se  leva  et 
dit  avec  une  dignité  pleine  de  respect  : 

-t  —  Amiral,  le  général  français  a  raison,  et 
l'honneur  de  l'Angleterre  ne  vous  permet  pas  de 
refuser.  » 

L'amiral,  après  quelques  paroles  encore  échan- 
gées, désira  que  la  demande  lui  fût  faite  par  écrit, 
disant  qu'il  y  répondrait. 

Le  lendemain,  les  transports  étaient  à  la  disposi- 
tion du  général. 

L'amiral  Ch.  Napier  a  pu  voir  que  les  Français 
payent  au  centuple  les  services  qu'on  leur  rend. 

Ensuite  on  parla  de  la  Crimée ,  de  l'Aima ,  de  la 
mort  si  belle  et  si  noble  du  Maréchal ,  des  soldats , 
ces  héros  inconnus  de  chaque  jour,  et  c'est  ainsi , 
qu'au  milieu  d'intéressantes  conversations,  dont  je 
dévorais  chaque  parole  avec  un  intérêt  inexprima- 
ble, nous  arrivâmes  à  Kamiesh. 

Quelques  minutes  après,  j'étais  sur  le  sol  de  Cri- 
mée et  j'entendais  déjà  retentir  au  loin  le  bruit  du 
canon. 


CINQ  MOIS 

AU 


CAMP  DEVANT  SÉBASTOPOL, 


CINQ  MOIS 


AU 


CAMP  DEVANT  BÉBASTOPOL 


WIEJIIÉRE  LETTRE  '. 

Devant  Sébaslopol ,  2  février  1855. 

Les  impressions  que  j'ai  ressenties  en  arrivant  en 
Crimée  ne  seront  peut-être  pas  sans  quel([ue  inté- 
rêt pour  ceux  qui  les  liront;  car  elles  sont  en  de- 
hors de  tout  jugement  lait  à  l'avance,  de  tout  parti 
pris;  ce  sont  celles  d'un  liomme  qui,  au  lien  de 
visiter  les  champs  du  passé  où  gisent  les  débris  de 
plusieurs  siècles,  vient  visiter  les  champs  du  pré- 
sent où  \it,  s'agilc  et  pense  tout  ce  qui  intéresse  et 
préoccupe  en  ce  moment  le  monde  européen. 

Quelques  lignes  surKamiesli,  car  K;uniesh,  c'est 

1.  Ces  lellres  ont  été  adressées  par  l'auteur,  pendant  son  st- 
jour  eu  Crimée ,  à  S.  Exe   le  ministre  de  l'Iniérisur. 

4 


l'âme,  c'est  la  vie  de  ces  milliers  d'hommes  débar- 
qués sur  une  terre  étrangère  ;  —  c'est  le  trait 
d'union  qui  relie  la  Crimée  à  la  France. 

A  C(Mé  de  son  port  où  arri\ent  chaque  jour  des 
approvisionnements  de  toute  uature,  et  dans  lequel 
séjourne  la  flotte  de  l'amiral  Bruat  prête  à  tout  évé- 
nement, Kamiesh  a  son  poit  couunercial. 

Cette  dénomination  est  peut-être  bien  orgueil- 
leuse, lorsqu'il  s'agit  de  quelques  cabanes  en  bois 
et  de  tentes  groupées  les  unes  à  côté  des  autres  ; 
mais  enfin,  il  y  a  des  rues  :  —  la  rue  Napoléon, 
la  rue  Canrobert,  la  rue  de  Lourmel ,  je  crois,  la 
rue  du  Commerce. 

Belles  rues,  en  vérité,  sans  asphalte,  sans  trot- 
toirs, sans  balayeurs ,  mais  que  voulez-vous  ?  —  A 
la  guerre  comme  à  la  guerre.  —  Les  beaux  jours 
on  a  de  la  boue  seulement  jusqu'à  la  cheville  ;  les 
mauvais  jours....  ohl..  n'en  parlons  pas;  Dieu  qui 
est  bon  les  fera  rares,  j'espère. 

Les  cantines  de  toute  espèce  abondent,  les  in- 
scriptions les  plus  splendides  s'étalent  devant  les 
huttes  des  marchands,  et  l'on  vous  demande  bra- 
vement des  prix  fabuleux  de  la  moindre  petite 
chose.  —  Que  voulez-vous?  la  mer  Noire  est 
mauvaise,  les  temps  sont  durs,  et  la  Crimée  a  des 
nuits  cruellement  froides  !  C'est  le  petit  commerce 
qui  vole  en  grand  ;  —  il  faut  bien  que  tout  le  monde 
vive. 

A  quelques  minutes  du  port  les  camps  commen- 


—  3  — 

cent  à  s'échelonner,  petits  villages  nomades  qui 
s'élèvent  comme  par  enchantement  sous  la  main 
laborieuse  de  nos  soldats. 

C'est  un  spectacle  étrange  et  curieux  à  la  fois  de 
parcourir  ces  plaines  semées  de  boulets  semblables 
à  ces  terrains  rocailleux  sur  lesquels  on  ne  saurait 
marcher  sans  heurter  du  pied  une  pierre.  Le  sol  est 
effondré  par  les  bombes.  —  De  quelque  côté  que 
l'on  se  dirige,  les  terres  déchirées  offrent  les  mêmes 
traces ,  et  cette  semence  de  mitraille  remplace  les 
vignes  chargées  de  grappes  qui  couvraient  au  mois 
de  septembre  une  partie  de  ce  plateau. 

Ce  qui  m'a  surtout  frappé,  c'est  l'ignorance  com- 
plète dans  laquelle,  ce  que  l'on  est  convenu  d'appe- 
ler en  France  «  l'opinion  publique,  •>  est  de  la  réalité 
des  événements  qui  se  passent  en  Crimée.  —  Que  les 
bons  bourgeois,  que  les  inquiets  travailleurs  de 
jeux  de  bourse ,  les  semeurs  de  nouvelles  certaines 
me  permettent  de  le  leur  dire  en  toute  conscience  : 
«'  —  ils  ne  savent  rien  du  tout  »  et  je  conçois 
maintenant  l'étonnement  que  devaient  éprouver  ici 
ceux  qui  lisaient  les  journaux  en  voyant  ces  bruits 
de  source  certaine  tellement  en  dehors  du  plus 
petit  reflet  de  la  vérité. 

Malheureusement ,  il  faut  le  dire ,  on  ne  peut 
écrire  ce  qui  se  passe  en  Crimée;  ce  serait  com- 
mettre une  imprudence  cruellement  préjudiciable 
peut-être  à  l'intérêt  général,  et  la  vie  d'un  homme 
pourrait  bien  être  le  prix  de  chaque  ligne  écrite. 


—  4   — 

Los  journaux  ne  s'arrèlent  pas  dans  la  tir- 
, conscription  des  parties  intéressées  ;  en  instruisant 
ses  amis,  on  instruit  ses  ennemis,  on  découvre  ses 
propres  ressources,  on  met  à  nu  ses  moyens  d'at- 
taque ;  on  éclaire  ceux  qu'il  faut  tromper,  et  l'on 
peut  réduire  à  néant  les  conceptions  stratégiques  les 
mieux  combinées. 

Donc  on  n'est  pas  instruit  à  Paris  ou  en  France 
des  détails  réels,  parce  qu'on  ne  doit  pas  en  être 
instruit;  mais  lorsque  les  événements  auront  parlé, 
lorsque  ce  qui  est  encore  l'inconnu  aujourd'hui, 
appartiendra  au  domaine  des  choses  accomplies , 
combien  ceux  qui  s'empressent  de  porter  des  juge- 
ments seront  étonnés!  —  et  ils  comprendront  peut- 
être  pourquoi  les  armées  alliées,  entrées  en  Crimée 
depuis  le  14  septembre ,  ne  sont  pas  encore  dans 
Sébastopol. 

Certes,  le  hasard  quand  il  réussit  est  une  magni- 
fique chose,  on  le  couronne  de  lauriers  et  on  le 
glorifie  des  noms  les  plus  ponqieux,  mais  le  hasard 
n'en  est  pas  moins  le  hasard,  malgré  sa  couronne 
et  ses  triomplies,  et  faut-il  imprudemment  lui  jeter 
en  pâture  la  vie  de  milliers  d'hommes  et  compro- 
mettre peut-être  une  position  certaine?  —  Je  vou- 
drais voir  seulement  vingt-quatre  heures  au  milieu 
des  camps  ceux  qui ,  en  ouvrant  leur  journal  du 
soir,  disent  avec  insouciaucc  et  mauvaise  humeur 
en  le  rejetant  sur  la  table  :  «  Counnent  !  Sébastopol 
n'est  pas  encore  pris  ?  >' 


—  5  — 

Attendez;  avec  la  volonté  de  Dieu  et  notre  bonne 
armée,  vous  l'aurez!  — Quand?  — La  curiosité  est 
un  vilain  défaut,  à  la  guerre  surtout. 

Ici  l'on  n'en  sait  pas  davantage.  On  craint  beau- 
coup plus  les  indiscrétions  que  l'on  ne  craint  l'en- 
nemi ;  on  s'entoure  de  mystère  avec  raison.  —  On 
parle  peu,  ou  on  ne  parle  point  dans  les  hautes 
régions;  à  peine  si  le  secret  de  la  pensée  se  dévoile 
devant  l'intimité  la  plus  entière. 

La  veille  du  jour  de  l'ouverture  du  feu,  on  ap- 
prendra seulement  la  décision  du  général  en  chef; 
toutefois,  ici  comme  à  Paris,  on  se  livre  à  de  jour- 
nalières conjectures  que  la  réalité  du  lendemain 
détruit;  mais  ce  que  je  puis  vous  dire,  moi,  qui 
ai  moins  le  droit  qu'un  autre  d'être  indiscret, 
c'est  que  jamais  peut-être  expédition  plus  au- 
dacieuse, plus  gigantesque  n'a  été  entreprise; 
que  jamais  peut-être  de  plus  grands ,  de  plus  for- 
midables travaux  n'ont  été  accomplis  dans  des 
conditions  plus  diftîciles;  que  jamais  peut-être  il 
n'a  été  donné  à  une  armée  de  prouver,  comme  l'a 
fait  celle-ci,  ce  que  peuvent  une  bonne  oi'ganisa- 
tion  intérieure,  une  discipline  sévère,  une  résigna- 
tion sans  limite ,  une  force  de  volonté  au-dessus 
des  plus  rudes  épreuves  et  des  plus  douloureuses 
privations. 

Le  courage  qui  fait  affronter  à  un  soldat  la  balle 
ennemie  ou  le  canon  chargé  à  mitraille,  n'est  rien 
auprès  de  ce  calme  passif  qui  ffiit  braver  les  élé- 


ments,  les  vents,  la  pluie,  la  neige,  le  froid  qui  gèle 
les  membres  et  renverse  inanimé  à  vos  pieds  le  frère 
d'armes  auquel  vous  serriez  la  main  tout  à  l'heure. — 
Non ,  le  courage  qui  donne  sa  vie,  ne  peut  se  com- 
parer à  cette  énergie  de  race ,  à  cette  force  su- 
prême que  rien  ne  démoralise,  que  rien  n'abat  et 
qui  marche  toujours  la  tète  haute  ,  le  front  calme 
dans  la  ligne  du  devoir  et  de  l'abnégalion. 

Ce  que  je  puis  vous  dire  encore,  c'est  que  32  ki- 
lomètres de  tranchées  ont  été  ouverts ,  c'est  que 
nous  sommes  sur  certains  points  à  130  ou  140  mè- 
tres de  la  place ,  c'est  que  chaque  pelletée  de  terre 
a  été  enlevée  par  le  bras  d'un  homme ,  qu'elle 
ait  été  trempée  par  des  pluies  continuelles  ou 
enfouie  sous  la  neige  amoncelée ,  que  des  batte- 
ries formidables  sont  établies  et  que  le  jour  de 
l'ouverture  du  feu  le  plateau  de  Chersonèse  trem- 
blera jusque  dans  ses  fondements  devant  ce  volcan 
qui  bondira  de  toutes  parts. 

Ce  sera  un  affreux  mais  un  sublime  spectacle  ! 
—  Ce  sera  un  orage  des  hommes  plus  terrible 
peut-être  que  les  orages  de  Dieu, 

Depuis  que  je  suis  arrivé  ici,  rien  de  très-impor- 
tant ne  s'est  passé. 

Les  Russes  tirent  environ  trois  mille  coups  par 
jour,  voilà  tout. 

Le  seul  événement,  c'est  une  sortie  qu'ils  ont  faite 
dans  la  nuit  du  31  janvier  au  V  février. 

Comme    toutes  les  sorties  se    ressemblent,  en 


vous  parlant  de  celle-là,  c'est  vous  dire  ce  qu'ont 
été  toutes  les  autres  (j'en  excepte  celle  du  5  no- 
vembre, qui  avait  pour  but  de  faire  diversion  à  la 
bataille  d'hikermanu  et  d'empêcher  le  corps  de 
siège  de  renforcer  le  corps  d'observation). 

Dans  la  nuit  du  1"  février  on  entendit  du  côté  de 
la  tranchée  sonner  le  garde  à  vous  que  le  clairon  de 
garde  au  Clocheton  répéta  aussitôt.  —  Il  était  à  ce 
moment  quatre  heures  du  matin. 

Les  sonneries  des  garde  à  vous  sont  souvent  des 
éveilleurs  importuns  et  inoffensifs,  qui  donnent  l'a- 
lerte, agitent  un  instant  les  esprits,  mais  l'écho  silen- 
cieux, en  ne  répétant  le  bruit  d'aucune  fusillade, 
démontre  que  chacun  est  resté  chez  soi  et  que  tous 
peuvent  reprendre  non  leur  sommeil,  mais  leur  veille 
tranquille.  —  Ce  n'est  quelquefois  qu'un  bruit  inac- 
coutumé qui  a  frappé  l'oreille  attentive  de  la  senti- 
nelle, une  ombre  projetée  aux  clartés  vacillantes 
de  la  lune,  et  qui  peut  receler  dans  son  sein  l'ap- 
proche lente  et  cachée  de  l'ennemi. 

Mais  cette  nuit-là ,  l'alerte  était  réelle  ;  on  enten- 
dait les  coups  de  fusil,  et  par  intervalle  les  hurrahs 
poussés  par  les  Russes  selon  leur  habitude;  de 
plus ,  un  planton  accourait  précipitamment  an- 
noncer l'attaque  au  major  de  tranchée  qui,  d'après 
les  histructions  reçues,  conserve  chaque  nuit  des 
bataillons  en  réserve. 

Le  point  sur  lequel  l'ennemi  tentait  une  sortie 
était  à  l'extrême  gauche  de  notre  troisième  paial- 


lèle,  sur  iiu  boyau  nouvellement  ouvert ,  et  contre 
lequel,  depuis  la  veille,  il  avait  fait  un  assez  vigou- 
reux feu  d'artillerie. 

Déjà  des  renforts  étaient  partis  pour  venir  en 
aide  aux  troupes  attaquées.  Ces  renforts  ne  peu- 
vent jamais  arriver  à  temps  pour  être  de  quelque 
utilité  aux  compagnies  engagées  dans  ces  sorties, 
qui  ne  sont  à  vrai  dire  qu'un  coup  de  main  dont  la 
durée  ne  dépasse  guère  douze  ou  quinze  minutes  ; 
mais,  s'ils  ne  servent  point  pour  ces  attaques  sans 
importance ,  ils  ont  pour  but  d'apporter  un  se- 
cours efficace,  dans  le  cas  oîi  le  combat  prendrait 
un  caractère  sérieux,  comme  cela  est  arrivé  le 
5  novembre. 

Nous  entendîmes  de  la  petite  maison  du  Cloche- 
ton, siège  du  major  de  tranchée,  une  assez  vive 
fusillade  pendant  quelques  minutes,  puis  quatie 
coups  de  canon  chargés  à  mitraille  annoncèrent 
clairement  que  l'attaque  avait  été  repoussée  et  que 
notre  artillerie  de  campagne  envoyait  ce  salut 
d'adieu  à  l'ennemi  qui  regagnait  à  la  hâte  ses  posi- 
tions. 

Il  faut  le  dire  :  en  règle  générale,  ces  attaques 
nocturnes  doivent  presque  toujours  être  à  l'avan- 
tage des  assaillants,  non  comme  importance  réelle, 
car  ces  sorties  n'en  ont  aucune  et  ne  déplacent  pas 
un  pouce  de  terre  dans  nos  travaux,  mais  connue 
perte  d'honnnes  (  dans  une  proportion  relative , 
bien  entendu);  car  quelques  minutes  se  sont  tou- 


—  9  — 

jours  écoulées  avant  que  les  compagnies ,  nécessai- 
rement développées  sur  une  certaine  étendue ,  puis- 
sent se  grouper  et  offrir  consistance  ;  dès  ce  moment 
l'ennemi  est  vigoureusement  repoussé.  —  Aussi, 
après  avoir  essuyé  le  premier  choc ,  se  garde-t-il 
bien  de  tenir  pied. 

C'est  une  grande  erreur,  et  que  l'on  accrédite 
à  tort,  de  dire  que  les  Russes  se  battent  mal  et 
sans  énergie  ;  d'abord  celte  assertion  diminue  le 
mérite  de  nos  soldats  qui,  pris  à  l'improviste,  lors- 
qu'ils sont  le  plus  souvent  trempés  par  la  pluie  ou 
transis  de  froid,  sortent  victorieux  de  ces  combats 
inattendus,  mais  encore  elle  est  entièrement  dénuée 
de  vérité. 

Les  Russes  abordent  nos  tranchées  très -vigou- 
reusement, et  ces  petites  escarmouches,  pour  être 
courtes,  n'en  sont  pas  moins  fort  meurtrières.  — 
Ils  vont  même  jusqu'à  lancer  des  pierres  qui,  très- 
souvent  ,  blessent  nos  soldats.  Ils  ont  de  plus,  dans 
ces  derniers  temps,  imaginé  un  nouveau  mode  de 
combat  qui,  avec  raison,  a  paru  inusité  et  quel- 
que peu  sauvage.  Ils  s'arment  de  crocs  en  fer  et 
de  lacets  au  moyen  desquels  ils  essayent,  en  opé- 
rant leur  retraite ,  d'entraîner  quelques-uns  de  nos 
soldats.  —  Plusieurs  officiers  m'ont  assuré,  que 
lorsqu'ils  regagnent  leurs  retranchements,  et  qu'ils 
sont  poursuivis  la  baïonnette  dans  les  reins ,  des 
liommes  se  détachent  subitement  à  la  faveur  de 
la  nuit,  s'éloignant  à  une  vingtaine  de  pas  dans 


—  io- 
des directions  différentes,  puis  se  couchant  à  terre, 
tiennent  une  corde  tendue  ;  vous  comprenez  que 
nos  soldats  arrivant  au  pas  de  course,  sont  ren- 
versés par  cet  obstacle  inattendu,  ce  dont  l'en- 
nemi profite  de  son  mieux,  soit  pour  nous  faire 
quelques  prisonniers,  soit  pour  nous  tuer  quel- 
ques hommes  en  se  retirant. 

Le  général  en  chef,  en  ayant  eu  connaissance, 
s'est  plaint  par  lettre  de  ce  mode  de  guerre  peu 
usité,  ajoutant  «  qu'il  croyait  devoir  porter  à  la 
connaissance  du  général  Osten-Sacken  ces  faits  que 
sans  doute  il  ignorait,  qu'il  lui  laissait  le  soin  de 
les  apprécier,  mais  que  dans  notre  vieux  langage 
français  cela  s'appelait  :  «<  combattre  à  armes  peu 
courtoises.  » 

Le  général  Osten-Sacken  répondit  :  «  qu'en  effet  il 
l'ignorait,  mais  que  souvent  les  travailleurs  entraî- 
nés par  un  élan  subit  se  joignaient  aux  volontaires 
qui  allaient  la  nuit  attaquer  l'ennemi,  et  qu'alors  il 
était  naturel  qu'ils  prissent  pour  se  défendre  les 
objets  à  leur  portée  pour  s'en  faire  des  armes 
offensives  et  défensives.  »  —  C'est  une  réponse 
comme  une  autre. 

Sonune  toute,  ces  sorties  des  Russes  doivent  leur 
coûter  autant  qu'à  nous  ;  seulement  le  fait  est  diffi- 
cile à  constater,  car  ils  sont  mallrailés  surtout 
pendant  leurs  retraites  et  ils  enlèvent,  autant  qu'ils 
le  peuvent,  leurs  morts  et  leurs  blessés. 

Si  l'on  envisage  le  point  de  vue  milil.iire ,  ces  ni- 


—  H  — 

taqucs  sont  très -bonnes  pour  nous  ;  elles  habituent 
nos  soldats  aux  agressions  subites ,  inattendues ,  et 
leur  montrent  la  nécessité  impérieuse  d'une  veille 
assidue  dans  les  tranchées. 

Les  Russes  en  ont  sans  doute  compris  l'inutilité, 
car  ils  ne  les  renouvellent  que  très-rarement. 

Du  20  janvier  au  1"  février  rien  n'avait  été  tenté 
par  eux. 

Mais  dans  quelques  jours  la  lune,  cette  protec- 
trice céleste,  va  nous  abandonner  et  peut-être  pro- 
fiteront-ils de  l'obscurité  de  la  nuit  pour  recom- 
mencer Icnrs  attaques.  En  fout  cas,  ils  peuvent  être 
assurés  d'être  bien  reçus. 

Le  revers  de  la  médaille,  c'est  l'ambulance  où 
arrivent  un  à  un  des  brancards  portant  des  blessés  ; 
c'est  ce  petit  coin  de  terre  où  gisent  étendus  les 
morts  que  la  mitraille  a  broyés. 

Le  jour  de  la  dernière  sortie,  je  suis  allé  visiter 
l'ambulance. 

Je  n'oublierai  jamais  l'impression  profonde  que 
j'ai  ressentie  en  entrant  dans  ce  triste  séjour  de  la 
douleur  et  de  la  mort. 

11  était  cinq  heures  environ.  Les  premières  clartés 
du  jour  se  montraient  à  peine  ;  devant  la  porte  de 
l'ambulance  provisoire  étaient  rangés  des  blessés 
étendus  sur  les  brancards,  et  attendant  une  place 
vide,  soit  dans  l'endroit  qui  sert  de  salle  d'attente, 
soit  dans  celle  où  se  font  les  pansements.  — Peu  se 
plaignaient;   à  peine    si  l'on  entendait   quelques 


—  i2  — 

gémissements;  ce  silence  était  plus  triste  que  ne 
l'eussent  été  des  cris  ou  des  plaintes. 

Je  m'étais  arrêté,  et  je  regardais  avec  une  émo- 
tion profonde  tous  ces  hommes  qui,  un  instant 
auparavant,  étaient  pleins  d'audace  et  de  cou- 
rage. En  vain ,  parmi  eux ,  je  cherchais  à  dé- 
couvrir un  mouvement  qui  décelât  la  vie  ;  tous 
étaient  immohiles.  Cependant,  sur  l'un  des  bran- 
cards les  plus  rapprochés  de  moi  se  soulevait  fai- 
blement une  capote ,  et  le  bras  du  blessé  cherchait 
à  atteindre  le  brancard  que  l'on  avait  placé  à  côté 
du  sien  ;  un  instant  après,  deux  mains  se  touchaient. 
Celui  qui  le  premier  avait  cherché  celte  étreinte 
fraternelle,  rejeta  tout  à  coup  la  capote  dont  on  l'a- 
vait couvert,  et  aux  premières  lueurs  du  jour  je  le 
vis  lever  la  tète,  essayer  de  se  soulever,  puis  re- 
tomber. —  Je  me  penchai  sur  lui  ;  le  pauvre  soldat 
était  mort.  —  Cette  main  étendue,  qui  voulait  pres- 
ser une  autre  main,  avait  été  le  dernier  adieu  du 
mourant  à  un  frère  d'armes. 

J'entrai  précipita nnnent  dans  l'ambulance. 

Le  chirurgien  venait  d'achever  de  panser  un 
jeune  capitaine  du  génie  qui  avait  eu  la  cuifse 
broyée  par  une  balle;  jamais  je  n'ai  vu  plus  de 
calme,  de  résignation  et  de  froid  courage. 

J'étais  avec  un  chef  d'escadron  d'état-major  qu'il 
connaissait;  aussitôt  qu'il  l'aperçut,  il  lui  serra  la 
main  et  se  mit  à  lui  raconter  les  détails  de  la  sortie 
qui  venait  d'avoir  lieu  avec  autant  de  calme  qvie  s'il 


—  13  — 

eût  été  assis  sur  un  lit  de  camp,  causant  avec  des 
amis  d'un  fait  auquel  il  eût  été  lui-même  complè- 
tement étranger.  —  Un  quart  d'heure  après  on  lui 
amputait  la  cuisse. 

J'ai  vu  un  soldat  qui  avait  les  deux  jambes  bri- 
sées et  qui  chantonnait  un  refrain  miHtaire  pen- 
dant que  le  chirurgien  retirait  les  morceaux  de  sa 
double  blessure. 

Un  autre  qui  avait  eu  le  bras  emporté  par  un 
boulet  se  contentait  de  répéter,  en  secouant  la  tète 
avec  un  mouvement  de  mauvaise  humeur  mar- 
quée :  «  Et  dire  que  c'est  pour  faire  enrager  papa 
et  maman  Gibert  que  l'on  s'est  engagé  !  » 

Quel  contraste  étrange ,  même  dans  ce  dernier 
asile  de  la  souffrance  et  de  la  mort  ! 

Je  vous  le  disais  tout  à  l'heure,  c'est  le  revers  de 
la  médaille  ;  mais  ce  revers  a  un  cachet  d'énergie 
et  de  patriotique  résignation  qui  m'a  frappé. —  C'est 
pour  cette  raison  que  je  vous,  ai  parlé  peut-être 
trop  longuement  de  ce  triste  sujet. 

La  mort  qui  frappe  un  soldat  à  son  poste  n'est 
pas  semblable  à  cette  mort  qui  vient  vous  chercher 
dans  le  foyer  domestique.  Personne,  parmi  ceux 
qui  travaillent  à  la  tranchée  au  milieu  des  balles 
qui  sifflent  et  des  bombes  qui  éclatent,  ne  pense  à 
plaindre  celui  qui  tombe;  ses  camarades  suivent 
du  regard  le  brancard  qui  l'emporte  jusqu'à  ce 
qu'il  ait  disparu ,  puis  le  travail  recommence. 

Je  ne  mets  aucun  nom  quand  je  vous  parle  des 

2 


—  n  — 

blessés  ou  des  morts,  pour  ne  pas  être,  à  mon  insu 
peut-être ,  le  messagpr  d'un  malheur. 

Le  lendemain  de  cette  sortie ,  les  clairons  du 
côté  des  PiUSSCS  annoncèrent  un  parlementaire. 
Le  drapeau  blanc  fut  hissé ,  le  feu  cessa  des  deux 
côtés,  et  un  aide  de  camp  du  général  Osten-Sacken 
s'avança  vers  le  lieu  désigné  pour  les  entrevues. 
—  Je  vous  parlerai  plus  tard  de  cet  endroit  et  de 
la  façon  dont  se  passent  les  (^hoses. 

Cet  aide  de  camp  avait  une  lettre  du  général 
russe  pour  le  général  en  chef  de  l'armée  fran- 
çaise. 

Après  avoir  remis  ce  pli  cacheté,  il  dit  à  notre 
parlementaire  : 

«  — Voici  une  lettre  qui  a  été  dictée  par  deux  offi- 
ciers français  blessés  qui  sont  à  l'hôpital  de  la  ville.  » 

En  effet,  deux  officiers  avaient  disparu  dans  la 
sortie  de  la  veille. —  Quel  avait  été  leur  sort?  On 
l'ignorait.  Les  soldats  se  rappelaient  bien  les  avoir 
entendus  crier  :  «  En  avant!...  »  et  se  préci[)iter  sur 
l'ennemi,  mais  ils  avaient  disparu  dans  la  mêlée. 
Tous  deux  étaient  tombés  blessés  grièvement. 

Cet  écrit,  je  l'ai  vu,  et  je  ne  puis  vous  dire  l'im- 
pression profonde  que  j'en  ai  ressentie.  —  C'était 
de  la  part  des  deux  mourants  un  adieu  à  la  vie  et 
à  leurs  amis. 

Voici  ce  que  j'ai  lu  : 

«  Je  suis  à  l'hôpital  de  Sébaslopol;  je  vais  mou- 


—  1b  — 

rir  :  j'ai  été  blessé  d'a])ord  d'un  coup  de  feu  au 
bras  droit,  puis  d'une  pierre^à  la  tempe  qui  m'a 
renversé,  et  à  terre  d'une  balle  à  la  hanche  et 
d'un  coup  de  baïonnette  ;  c'est  fini  pour  moi  ;  adieu 
mes  bons  amis ,  je  vous  serre  à  tous  la  main  ; 
adieu  mon  beau  régiment  que  j'aimais  tant  et 
qu'il  me  faut  quitter  si  tôt;  adieu  ma  sœur;  ne 
pleure  pas,  ma  bonne  mère,  je  suis  mort  en  sol- 
dat; je  t'attends  là-haut.  » 

Au  bas  était  la  signature. 

Au-dessous  de  la  signature,  il  y  avait  : 

«  Je  meurs  en  soldat  et  en  bon  chrétien.  » 

Puis  une  seconde  signature. 

Et  au  bas  de  la  page  : 

«  Ceci  a  été  dicté  par  les  soussignés  à  un  inter- 
prète, pour  que  cet  écrit  fût  porté  au  camp  fran- 
çais, » 

Je  ne  sais  rien  de  plus  à  leur  égard. 

Dieu  veuille  qu'ils  n'aient  pas  succombé  à  leurs 
blessures  *  ! 

-  Peut-être  ai-je  tort  de  vous  entretenir  de  ces 
tristes  épisodes,  mais  je  vous  écris  mes  impres- 
sions comme  elles  m'arrivent,  selon  les  faits  dont 
je  suis  le  spectateur.  —  Ce  serait  faillir  à  la  vérité 

t.  J'ai  appris  dejmis  que  tous  deux  étaient  morts. 


—  i6  — 

que  de  vous  cacher  une  des  faces  de  ce  grand  pa- 
norama d'événements  divers  qui  s'offre  à  la  vue  et 
parle  à  la  pensée. 

Les  événements  marchent,  les  impressions  aussi, 
et  au  milieu  de  cette  multitude  d'épisodes  en  con- 
traste les  uns  avec  les  autres,  qui  se  multiplient 
chaque  jour,  chaque  heure  ,  chaque  instant,  elles 
s'effacent  promptemcnt  pour  faire  place  à  d'autres , 
semhlahles  au  sillage  léger  que  laisse  une  l^arque 
sur  l'eau.  Ne  cherchez  donc  aucune  suite.  —  Ici  la 
vie  de  chacun  et  de  tous  appartient  à  l'imprévu. 
Aux  heures  les  plus  tranquilles  succèdent  les  heures 
les  plus  agitées  :  c'est  (permettez-moi  le  mot)  une 
mêlée  d'inquiétude  et  de  contlance ,  de  sommeil 
tranquille,  de  réveil  suhit,  de  silence  et  de  hruit, 
de  soleil  et  de  neige  ;  la  nature  elle-même  semhle 
suivre  ces  oscillations  perpétuelles  et  semer  au  ha- 
sard ses  pluies  et  ses  beaux  jours. 

Lorsque  j'ai  commencé  à  écrire  cette  lettre,  le 
canon  m'assourdissait  par  ses  retentissements ,  et 
par  moment  j'entendais  éclater  des  gerbes  de 
bombes,  dont  quehpies-unes  peut-être  allaient 
frapper  nos  travailleurs  dans  la  tranchée;  mainte- 
nant le  canon  a  cessé;  pas  la  moindre  fusillade; 
tout  est  calme  et  silencieux  ,  et  l'on  se  sent  le  désir 
de  faire  seller  un  cheval  pour  aller  visiter  Sébastopol. 

Mais  soyez  tranquille,  dans  dix  minutes  tout  sera 
changé,  le  vacarme  reconnnencera  et  le  cheval,  s'il 
est  sellé,  restera  bel  et  bien  à  l'attache. 


DEUXIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  12  février. 

Rien  de  nouveau  n'esL  survenu  depuis  ma  der- 
nière lettre,  du  moins  à  l'iicure  où  je  vous 'écris, 
si  ce  n'est  le  courant  ordinaire  de  la  guerre  :  quel- 
ques hommes  tués  ou  blessés,  quelques  commu- 
nications nouvelles  ouvertes  dans  nos  tranchées, 
quelques  espérances  de  plus,  quelques  jours  pas- 
sés. —  Les  Russes  continuent  à  lancer  des  projec- 
tiles en  assez  grand  nombre  ;  cependant  cela  ne 
peut  se  comparer  au  feu  des  premiers  mois  :  quant 
à  nous,  nous  ne  répondons  pas,  ou  du  moins 
nous  répondons  fort  peu,  et  notre  silence  doit,  ce 
me  semble,  donner  plus  à  penser  à  nos  ennemis 
que  ne  le  feraient  nos  boulets. 

Depuis  les  quelques  jours  de  feu  que  nous  avons 
fait  du  17  octobre  au  6  ou  7  novembre,  rien  n'a 
été  tenté  contre  la  place ,  et  l'effectif  de  guerre  se 
résume  à  quelques  sorties  des  Russes,  semblables 
à  celles  dont  je  vous  ai  parlé.  —  Aucune  n'a  eu 
lieu  depuis  le  1"  février.  On  dirait,  que  des  deux 
parts,  on  sent  que  le  moment  décisif  approche, 


—  18  — 

et  qu'il  ne  faut  pas  s'épuiser  dans  des  tentatives 
inutiles.  —  Les  uns  et  les  autres  nous  aurons  be- 
soin de  toutes  nos  forces  vives  et,  comme  au  vieux 
temps  de  la  chevalerie ,  de  mettre  tous  nos  pen- 
nons  dehors. 

Vous  devez  comprendre  que  les  mois  qui  se  sont 
écoules ,  s'ils  n'ont  pas  été  perdus  pour  les  assail- 
lants, ne  l'ont  pas  non  plus  été  pour  la  défense. 
La  ville  est  formidablement  retranchée  de  toutes 
parts  et  de  toutes  façons.  Les  travaux  en  lerre  va- 
lent les  travaux  en  pierre  ;  et  tout  ce  qu'il  y  avait 
de  terre  dans  Sébastopol  et  autour  de  ses  remparts 
a  été  remué  pour  servir  au  salut  de  la  ville.  —  De 
quelque  côté  que  l'on  tourne  ses  regards ,  on  voit 
des  batteries  protégées  par  des  terrassements  énor- 
mes et  des  abatis.  (  Ce  sont ,  vous  le  savez ,  des 
troncs  d'arbres  enfouis  en  terre  et  dont  les  bran- 
ches entrelacées,  épointées  et  durcies  au  feu 
protègent  les  travaux  de  la  place  en  arrêtant  les 
colonnes  d'assaut,  offrent  aux  assiégeants  une  ré- 
sistance terrible  et  les  forcent,  avant  qu'ils  puissent 
franchir  cet  obstacle ,  à  supporter  un  cruel  feu  de 
mitraille.) 

De  l'observatoire  du  quartier  général  on  voit 
très-distinctement  d'innnonses  amas  de  projectiles. 
—  La  ville  ne  semble  plus  une  ville;  on  dirait, 
à  la  regarder  avec  une  longue-^ue,  qu'elle  a  été 
bouleversée  par  un  tremblement  de  terre,  et  l'in- 
térieur a  cet  aspect  silencieux  qui  semble  le  pro- 


—  19  — 

nostic  de  grands  événements.  On  ne  découvi'e 
que  des  hommes  travaillant  tous  à  l'œuvre  com- 
mune et  traversant ,  avec  des  fardeaux ,  la  pas- 
serelle qui  sert  de  communication  dans  l'intérieur 
du  port,  et  que  nos  batteries,  quand  il  en  sera 
temps,  feront  lestement  sauter,  je  l'espère. 

L'attaque  sera  vive,  puissante,  effroyable;  —  la 
défense  ,  je  n'en  doute  pas  ,  sera  rude  et  opi- 
niâtre. 

De  nouvelles  tranchées  s'organisent  du  côté  de 
la  tour  Malakoff,  sous  la  direction  du  général 
Bosquet ,  commandant  le  second  corps  d'armée. 
Je  voudrais ,  au  lieu  de  ne  vous  parler  que  des 
travaux  d'ensemble ,  entrer  dans  les  détails  de 
nos  plans  d'attaque  ;  mais  la  réserve  que  je  uie 
suis  imposée  et  qui,  je  crois,  est  pour  tout  homme 
de  bon  sens  une  impérieuse  nécessité ,  me  con- 
traint au  silence. 

Il  y  a  ici  deux  partis  bien  distincts.  —  L'accord 
parfait,  l'union  de  jugement  et  d'appréciation 
sont  aussi  impossibles  à  trouver  que  le  mouve- 
ment perpétuel  ;  sans  cela  la  vie  aurait  trop  de 
roses  et  pas  assez  d'épines. 

Donc ,  les  uns  disent  :  «  Nous  pourrions ,  nous 
devrions  être  dans  Sébastopol  ;  après  la  bataille  de 
l'Aima  d'abord,  ensuite  après  hikermann.  » 

C'est  possible ,  je  n'en  disconviens  pas ,  si  les 
rapports  des  déserteurs  sont  vrais ,  si  la  panique 
de  cette  boucherie  du  plateau  d'Inkermann  avait 


I        _  20  — 

tellement  frappé  les  esprits ,  que  la  ville  n'eût 
opposé  qu'une  faible  résistance.  —  Telle  est  la 
question.  «  SI ,  »  est  un  grand  mol  composé  de  deux 
lettres,  et  qui  contient  toutes  les  éventualités  du 
hasard,  toutes  les  terribles  et  aventureuses  péri- 
péties de  l'imprévu.  «  That  is  the  question,  »  a  dit 
le  grand  Shakspeare. 

D'abord,  le  pouvait-on?  Étions-nous  dans  la  po- 
sition de  tenter  ce  coup  décisif,  et  de  résister  à  un 
insuccès  sinon  probable  ,  du  moins  possible  ?  Les 
Anglais  ,  épuisés  d'hommes  et  de  forces  par  leur 
héroïque  résistance,  étaient-ils  en  état  de  nous  se- 
conder ?  —  Non.  Ils  le  déclaraient  dans  un  conseil 
tenu  le  6  novembre.  —  Devions-nous  agir  sans 
eux?  Cette  attaque  subite,  formidable  de  l'en- 
nemi ne  devait-elle  pas  faire  supposer  des  renforts 
considérables  daus  la  ville ,  ou  du  moins  en 
dehors? —  Certes  le  désordre  jeté  dans  les  esprits 
par  la  victoire  d'Inkermann  nous  eût  grandement 
servis  ,  mais  alors  c'était  pour  la  garnison  une 
questiou  de  vie  ou  de  mort,  et  protégée  par  le 
corps  d'armée  de  Liprandi,  qui  peut  prévoir  les 
efforts  de  désespoir  qu'elle  eût  tentés? 

Ce  ne  sont  que  des  conjectures ,  mais  basées  sur 
des  pi'obabiiités. 

D'autres  disent  que  le  général  en  ciief  a  bien  fait 
de  ne  pas  compromettre  sa  position  et  la  vie  de  ses 
soldats,  et,  ajtrès  la  tLMitative  infructueuse  du  17  oc- 
l(d)re,  de  ne  recommencer  à  parler,  haut  la  voix, 


—  21  — 

du  canon  et  des  baïonnettes ,  qu'après  louteà  les 
mesures  prises,  toutes   les  probabilités   prévues. 

On  a,  selon  moi,  beaucoup  trop  calomnié  Sé- 
bastopol,  on  l'a  fait  trop  petit,  trop  faible,  trop 
innocent;  on  le  représentait  sans  voix  pour  crier, 
sans  bras  pour  se  défendre,  et  l'on  ne  se  souvenait 
pas  que  c'est  un  des  ports  les  plus  importants  que 
compte  la  Russie,  la  clef  de  sa  navigation  dans  la 
mer  Noire,  et  l'un  de  ses  arsenaux  les  plus  puis- 
sants et  les  mieux  approvisionnés. 

Je  ne  préjuge  rien,  je  raconte  ce  que  j'entends 
dire  par  des  personnes  dont  l'opinion  a  valeur.  — 
Il  y  en  a  dans  les  deux  partis;  l'avenir  prononcera. 
Quand  nous  serons  dans  Sébastopol ,  car  nous  y 
-entrerons ,  nous  verrons  si  l'audace  eût  mieux  fait 
que  la  prudence;  et  la  réalité,  cette  épée  plus 
redoutable  encore  que  celle  d'Alexandre,  viendra 
trancher  ce  nœud  gordien. 

Puisque  les  événements  sérieux  font  relâche  au- 
jourd'hui, voulez-vous  que  nous  causions  un  peu 
d'autre  chose? 

C'est  un  magnifique  spectacle  que  celui  de  ce 
grand  plateau  de  Chersonèse,  couvert  de  tentes 
qui  semblent  d'immenses  troupeaux  de  moutons 
couchés  à  terre,  et  qui  tant(')t  se  dérobent  derrière 
un  mamelon,  tantôt,  au  contraire,  s'étendent  sur 
le  versant  des  collines  et  en  dominent  les  crêtes 
qu'elles  dentellent  de  leurs  dessins  bizarres. 

Ce  plateau  est  coupé  de  ravins  profonds  qui  se 


_  -22  — 

contournent  à  l'inlini  et  se  perdent  à  l'horizon  dans 
les  gorges  des  montagnes.  Quelques  parties  éloi- 
gnées sont  encore  boisées  ;  ce  ne  sont  pas  de  hautes 
futaies,  mais  des  broussailles  épaisses ,  à  [)cu  près  à 
hanteur  de  poitiine, 

Tout  ce  qui  avait  un  aspect  de  végétation  dans 
la  partie  que  nous  habitons  a  disparu.  —  Vignes , 
arbres,  plantes  et  broussailles,  ont  servi  à  alimen- 
ter le  feu  ]iendant  les  jours  de  grand  froid.  Il  y  avait 
quelques  maisons  de  campagne ,  avec  des  parcs 
dessinés  et  de  jolis  jardins;  les  plus  importantes 
seulement  sont  restées  debout,  les  autres  ont  été 
démolies ,  et  l'on  a  employé  les  charpentes.  Mais 
de  grandes  portions  de  terrain  étaient  rocailleuses 
et  incultes ,  toutes  les  habitations  nouvellement  éta- 
bUes,  quelques-unes  même  inachevées. 

Le  Clocheton,  qui  est  la  demeure  du  major  de 
tranchée  où  j'ai  reçu  l'hospitalité,  appartenait  à 
un  prêtre  protestant  ;  il  y  avait  une  serre  remplie 
de  plantes  de  toute  espèce  ;  elle  était  arrangée  avec 
ce  soin  qui  dénote  la  présence  d'une  femme  qui 
soigne  les  Heurs ,  parce  qu'elle  les  aime  ;  —  les 
femmes  et  les  fleurs  se  sont  toujours  bien  enten- 
dues ensemble. 

En  effet ,  le  prêtre  avait  une  tille  ;  on  trouva  la 
maison  vide  et  un  chatte  noire  assise  sur  le  seuil.  Il 
y  avait  trop  de  recherche  dans  certaines  parties 
de  cette  petite  maison  inachevée  encore,  pour  ne 
pas  com|)i'endro  quc^  les  meubles  avaient  été  ca- 


—  23  — 

elles,  sinon  enlevés.  Nos  soldais  cherchèrent  et 
trouvèrent.  —  On  découvrit  dans  un  silo  des  meubles 
et  des  vêtements  de  jeune  fille,  un  chapeau  rose, 
des  papiers,  quelques  lithographies  encadrées,  dont 
plusieurs  représentaient  des  sujets  religieux.  —  De 
tout  cela  il  ne  reste  que  la  table  sur  laquelle 
j'écris ,  une  armoire ,  que  les  soldats  ont  apportée 
au  colonel  Raoult,  major  de  tranchée,  une  chaise, 
deux  ou  trois  lithographies  et  la  chatte  noire  qui 
dort  en  ce  moment  sur  mes  genoux  et  mêle  son 
ronflement  psalmodique  aux  canons  qui  lancent  de 
minute  en  minute  leurs  volées  dans  les  airs.  C'est 
le  seul  être  vivant  qui  soit  parmi  nous  pour  attester 
le  passé  ;  c'est  l'hôte  de  la  maison  et  non  de  ceux 
qui  l'habitent,  c'est  l'ami  fidèle  de  cette  pauvre 
petite  habitation  qui  tombe  à  moitié  en  ruines  et 
que  trois  boulets  ont  déjà  traversée  ;  —  il  nous 
aime  parce  que  nous  y  sommes;  quittons-la,  il  ne 
nous  connaîtra  plus ,  et  peut-être  la  verra-t-on  un 
jour  ,  notre  chatte  ,  sur  les  débris  du  Cloche- 
ton,  comme  nous  l'avons  vue  sur  le  seuil.  — 
C'est  pour  nous  une  société  qui  nous  occupe  et 
nous  amuse;  son  absence  nous  attristerait  visible- 
ment. 

Au  moment  où  j'écris  ces  lignes,  entre  un  offi- 
cier qui  se  rejid  en  parlementaire. 

Je  vous  ai  dit  dans  ma  dernière  lettre,  je  crois, 
que  je  vous  parlerais  de  l'endroit  où  se  rendaient 
les  parlementaires  des  deux  camps,  et  de  la  façon 


—  24  — 

dont  les  choses  se  passaient;  aussi,  pour  tenir 
ma  promesse,  je  vais  accompagner  cet  officier  qui 
est  porteur  d'une  lettre  pour  le  général  Osten- 
Sacken. 

Je  reviens  de  mon  excursion  dans  le  camp  en- 
nemi, et,  puisque  je  n'ai  rien  de  mieux  à  vous 
dire,  je  vais  vous  raconter  ce  que  j'ai  vu. 

L'endroit  fixé  d'un  comnmn  accord  pour  la  ren- 
contre des  parlementaires  est  vis-à-vis  la  gauche 
de  l'atlaque  française  ,  près  de  l'angle  aigu  du 
coin  nord  du  grand  cimetière  ,  par  rapport  à 
la  place. 

Lorsque  nous  fûmes  arrivés  dans  la  tranchée 
de  gauche  faisant  face  à  l'angle  du  cimetière,  un 
hussard  que  nous  avions  avec  nous  éleva  au-dessus 
de  la  tranchée  le  pavillon  hlanc  (une  serviette 
attachée  au  bout  d'une  lance),  un  clairon  qui 
nous  accompagnait  sonna  :  Cessez  le  feu! — Cette 
sonnerie  fut  aussitôt  répétée  à  notre  droite  et  à 
notre  gauche  pour  prévenir  nos  tireurs  ;  puis  le 
capitaine  et  moi  nous  montâmes  sur  la  tranchée. 
—  Le  capitaine  tenait  le  drapeau  blanc.  Le  clairon 
sonna  quatre  appels  selon  l'usage;  mais  comme  le 
pavillon  tardait  à  se  hisser  du  côté  des  ennemis  et 
que  le  vent  qui  nous  était  contraire  nous  em- 
pêchait d'entendre  leurs  sonneries  ,  nous  nous 
avançâmes  sur  le  terre -plein  ,  suivis  de  l'inter- 
prète, du  hussard  portant  le  drapeau  et  du  clai- 

lon.  Nous  nous  dirigions  vers   le  cimetière;  les 


—  2S  — 

feux  avaient  cessé  de  part  et  d'autre  ,  toutefois 
nous  n'apercevions  encore  personne  du  côlé  des 
Russes. 

La  nuit  précédente  il  avait  neigé  en  assez  grande 
ai^ondance,  et  nous  niarcliions  lentement  sur  cette 
plaine  devenue  tout  à  coup  silencieuse;  nos  pas 
s'imprégnaient  sur  la  nappe  blanche  que  n'avait 
foulée  aucun  pied  humain.  Cinq  ou  six  petites  em- 
buscades en  terre  et  en  pierre  s'élevaient  seules  sur 
ce  sol  aride ,  ayant  des  terrassements  pour  les 
protéger  et  de  petites  embrasures  pour  appuyer  le 
canon  des  fusils.  Quatre  Russes  sortirent  de  la 
premièie ,  lorsque  nous  avions  fait  à  peu  près 
trente  ou  quarante  pas  et  nous  empêchèrent  de 
marcher  plus  avant. 

On  avait  été  prévenir  un  officier  d'état-major  de 
la  place. 

La  distance  à  parcourir  est  sans  doute  assez 
grande ,  car  nous  attendîmes  une  vingtaine  de 
minutes  environ. 

Quoique  j'eusse  les  pieds  dans  la  neige  et  qu'il 
fit  un  vent  très-vif  et  très-froid,  j'étais  loin  de  me 
plaindre  du  retard  du  parlementaire  russe,  ce  re- 
tard me  permettait  d'examiner  dans  toutes  ses 
parties  le  paysage  qui  se  déroulait  devant  moi  et 
d'en  contempler  le  spectacle  curieux  et  nou- 
veau. 

Nous  étions  à  150  mètres  environ  du  grand  mur 
crénelé  de  la  place ,  entre  le  bastion  de  la  Quaran- 

3 


—  26  — 

laine  et  le  bastion  central'.  Ce  mur  est  terminé 
par  de  grands  ouvrages  en  terre ,  au-dessus  des- 
quels nous  ne  tardâmes  pas  à  apercevoir  une  mul- 
titude de  tètes  qui  nous  examinaient  à  l'envi.  —  Peu 
à  peu  ces  têtes  devinrent  des  corps  entiers ,  et  ces 
corps,  des  groupes  mouvants  dont  les  silhouettes 
grisâtres  se  détachaient  sur  le  ciel.  Peu  à  peu  aussi 
les  soldats  cachés  dans  les  petites  embuscades  de 
la  plaine  autour  de  nous  sortirent  de  leur  abri  de 
pierre  et  communiquèrent  entre  eux.  —  Quelques- 
uns  causaient;  le  plus  grand  nombre  courait  à 
droite  et  à  gauche  pour  se  réchauffer,  ou  frappait 
du  pied  sur  la  neige  qui  s'éparpillait,  et,  fouettée 
par  le  vent,  voltigeait  dans  l'air  en  petites  étincelles 
blanches. 

Malgré  les  ordres  donnés,  il  était  bien  difficile 
d'empêcher  nos  soldats  de  se  montrer  derrière 
leurs  tranchées,  placées,  je  crois  vous  l'avoir 
dit,  à  60  ou  80  mètres  des  embuscades  russes,  ce 
qui  en  effet  peut  instruire  nos  ennemis  appi"oxi- 
mativement  de  la  quantité  de  troupes  qui  garde 
sur  chaque  point  nos  ouvrages  et  leur  rendre  ainsi 
plus  favorables  les  tentatives  qu'ils  pourraient  es- 
sayer. 

Pour  moi ,  je  ne  pouvais  m'empccher  de  re- 
garder d'un  œil  avide  ces  honnncs  sans  haine  mu- 

1.  Les  Russes  désignent  sous  les  noms  :  —  bastion  4,  celui 
appelé  par  nous  le  bastion  du  Màt;  —  bastion  5,  le  bastion  de  la 
Quarantaine;  —  bastion  6,  le  bastion  central. 


luelle  qui  les  animât  les  uns  contre  les  autres, 
maintenant  tranquilles  et  inolïensifs,  et  qui  dans  un 
instant  allaient  recommencer  à  s'entre-tuer  de  leur 
mieux.  —  Celte  position  de  deux  ennemis  qui 
passent  depuis  des  mois  les  jours  et  les  nuits  à  se 
guetter  comme  feraient  des  bètes  fauves  sur  le 
seuil  de  leurs  tanières ,  nos  tranchées  si  rappro- 
chées de  la  place ,  ce  village  à  moitié  broyé  par  la 
mitraille  et  dans  lequel  le  hrave  général  de  Lour- 
mel  avait  été  frappé  mortellement,  et  qui  lui  aussi, 
image  à  moitié  vivante  encore  de  la  destruction, 
élevait  çà  et  là  ses  membres  de  pierre  déchirés  par 
les  boulets ,  ce  cimetière  qui  parlait  de  la  mort  aux 
vivants,  ces  projectiles  de  toute  espèce  qui  jon- 
chaient le  sol  et  que  ne  recouvrait  pas  encore  en- 
tièrement la  neige  tombée  la  nuit  précédente  ;  tout 
cela  avait  une  poésie  triste  et  sauvage. 

«  —  Tenez,  me  dit  l'officier  que  j'accompagnais  et 
qui  était  un  capitaine  d'état-major,  vous  voyez  bien 
ce  village,  là,  sur  notre  gauche? 

■■<■  —  Très-bien. 

«  —  Et  cette  maison  blanche  sans  toit  dont  les 
murs  sont  entr'ouverts  ? 

«  —  Parfaitement. 

«  —  Elle  forme ,  vous  le  voyez ,  l'extrémité  la  plus 
rapprochée  du  village  du  côté  de  la  place.  —  Le 
5  novembre,  le  général  de  Lourmel  venait  de  dé- 
passer cette  maison  à  la  tête  de  sa  brigade  divisée 


—  28  — 

par  portions  dans  ce  terrain,  lorsqu'il  fut  frappé 
d'une  balle  qui  lui  traversa  les  poumons.  Quoique 
mortellement  atteint,  il  resta  ferme  et  impassible 
à  cheval;  mais  il  se  dissimulait  si  peu  la  gravité  de 
sa  blessure  qu'il  avait  envoyé  dire  au  colonel  Niol, 
placé  un  peu  en  arrière  sur  la  droite ,  qu'il  lui  re- 
mettait le  commandement. 

«  Quelques  minutes  après  arriva  près  de  lui  le 
commandant  d'Auvei'gne,  aide  de  camp  du  général 
Forey,  qui  venait  iui  dire  d'arrêter  la  poursuite, 
les  Russes  étant  suffisamment  refoulés,  et  d'opérer 
sa  retraite  en  se  repliant  sur  la  brigade  d'Au- 
relle. 

«  Le  général  de  Lourmcl  lui  dit  à  demi-voix  : 

«  —  Je  suis  blessé  ,  commandant. 
«  —  Grièvement,  général? 

«  Celui-ci,  sans  répondre,  inclina  la  tète. 

«  —  Croyez-vous  pouvoir  conserver  le  comman- 
dement ? 

« — Non,  j'ai  fait  prévenir  le  colonel  Niol;  trans- 
mettez-lui les  ordres. 

«  Le  commandant  allait  s'éloigner,  lorsqu'il  vit 
le  général  pâlir  et  appuyer  une  de  ses  mains  sur 
l'encolure  de  son  cheval. 

«  —  Vous  soufiVcz,  général,  lui  dil-il,  voulez-vous 
que  je  vous  aide  à  descendre  de  cheval  ? 

««  —  Non,  non,  répondit  celui-ci  d'une  voix  brève, 
tant  que  je  pourrai  je  resterai. 


—   29  — 

«  Le  commandant  partit  au   galop  transmetti'e 
l'ordre  de  retraite  au  colonel. 

«  Quelques  instants  après  le  brave  général  fut  forcé 
de  descendre  de  cheval,  aidé  par  son  aide  de  camp. 
«  A  peine  s'il  pouvait  marcher,  et,  comme  en 
n'avait  aucun  brancard ,  il  était  très-difticile  de  le 
transporter  au  milieu  de  la  retraite  qui  commen- 
çait à  s'effectuer. 

«  On  devinait  sans  qu'il  prononçât  un  seul  mot,  à 
l'expression  seule  de  sa  physionomie,  avec  quelle 
désolation  il  quittait  un  des  premiers  le  champ  de 
bataille;  —  il  voulut  remonter  à  cheval,  mais  fut 
presque  aussitôt  obligé  de  redescendre  une  se- 
conde fois.  —  Tous  les  cinq  ou  six  pas,  il  s'arrêtait 
et  se  retournait  faisant  face  à  l'ennemi,  comme  s'il 
eût  voulu  jusqu'à  la  lin  braver  la  mitraille  qui 
pleuvait  autour  de  lui. 

«  Aussitôt  que  l'on  put  avoir  un  brancard,  on  le 
transporta  à  la  maison  qu'il  habitait  et  qui  était 
très-voisine  de  celle  du  général  Forey.  —  Pendant 
tout  le  trajet  il  se  tint  assis,  appuyé  tantôt  sur  un 
bras,  tantôt  sur  l'autre. 

««  Pauvre  et  ])rave  soldat ,  il  a  lutté  pendant  trois 
jours;  le  troisième,  il  est  mort  ayant  parfaitement 
conservé  le  senhment  et  la  pensée,  et  disant  adieu 
à  tous  ceux  qui  l'enlouraient. 

«  C'est  une  grande  perte,  allez  ;  il  devait  être  tué  , 
il  était  trop  audacieusement  imprudent.  Mais  com- 
bien il  avait  le  feu  sacré  de  la  guerre!  —  jamais  je 


—  30  — 

n'ai  vu  un  courage  plus  chevaleresque  et  plus  en- 
traînant. )» 

Le  capitaine  venait  à  peine  d'achever  ce  triste 
récit,  que  tous  deux  nous  aperçûmes  un  officier 
russe  qui  débouchait  de  l'extrémité  des  travaux  en 
terre,  suivi  d'un  soldat  à  cheval  qui  portait  égale- 
ment un  drapeau  l)lanc.  Tous  deux  descendaient 
au  galop  le  flanc  de  la  colline.  Ils  disparurent 
bientôt  dans  le  ravin  et  le  temps  qu'ils  mirent  à 
le  traverser  et  à  reparaître,  indiquait  que  ce  ravin 
devait  être  large  et  profond. 

Lorsque  l'ofticier  fut  arrivé  à  l'angle  aigu  du  ci- 
metière, il  descendit  de  cheval  et  vint  à  notre  ren- 
contre. —  Il  appartenait  à  l'état-major  du  général 
Osten-Sackeu,  commandant  la  place  :  il  portait 
une  casquette  en  cuir  verni  noir  sans  aucun  galon 
ou  ornement,  une  capote  grise  entièrement  sem- 
blable à  celle  des  soldats  et  de  grandes  bottes  à  l'é- 
cuyère  ;  sa  seule  arme  était  un  sabre  qu'il  portait 
en  bandoulière. 

Nous  fîmes  quelques  pas  à  sa  rencontre  et  nous 
nous  saluâmes. 

Cet  officier,  du  reste,  comme  presque  tous  les 
Russes  appartenant  à  la  haute  société,  s'exprimait 
très-bien  en  français.  Nous  lui  remîmes  le  pli  du 
général  en  chef,  et  après  avoir  échangé  quel([ues 
paroles  de  politesse ,  nous  nous  saluâmes  de  nou- 
veau, et  cliacun  reprit  la  route  de  son  camp  resp(>ctif. 


—  31  — 

Comme  le  parlementaire  russe  avait  plus  de 
terrain  que  nous  à  parcourir ,  nous  attendîmes 
debout  sur  la  tranchée  qu'il  eût  atteint  le  sommet 
de  la  hauteur  dont  il  était  descendu. 

Quand  il  y  fut  arrivé,  il  s'arrêta  ;  un  soldat  alla  à 
un  mât  au  haut  duquel  avait  été  hissé  un  drapeau 
blanc  pour  faire  cesser  le  feu  de  la  place.  L'ordon- 
nance abaissa  aussi  son  drapeau,  et  nous  vmies 
distinctement  (tant  l'horizon  en  ce  moment-là  était 
clair)  l'officier  ôter  sa  casquette,  s'incliner  sur  l'en- 
colure de  son  cheval ,  puis  disparaître. 

C'était  le  signal  qui  annonçait  la  reprise  des  hos- 
tilités. —  Nous  saluâmes  de  notre  côté  et  nous  des- 
cendîmes de  la  tranchée. 

Une  minute  ne  s'était  pas  encore  écoulée,  qu'une 
bombe  lancée  de  la  place  éclatait  à  100  mètres  de 
nous  et  la  fusillade  recommençait  entre  les  embus- 
cades et  nos  postes  avancés. 

Comme  le  départ  du  courrier  n'est  que  le  16  au 
matin,  j'attendrai  jiis(}u'au  dernier  moment  avant 
de  fermer  cette  lettre,  dans  le  cas  de  quelque  évé- 
nement nouveau;  car  chaque  jour,  chaque  nuit, 
chaque  heure  même  peut  changer  l'état  des  choses  ; 
nous  sommes  dans  une  position  grave,  où  tout  in- 
cident, frivole  en  apparence,  peut  acquérir  une 
grande  importance.  —  Ici  le  terrain  est  brûlant , 
l'air  est  rempli  de  feu;  l'ennemi  peut  tout  à  coup 
se  précipiter  suf  nous,  comme  le  5  novembre,  avec 
des  forces  considérables  et  nous  livrer  bataille. 


—  32  — 

Pour  moi,  je  suis  convaincu  que  lorsque  nous  ou- 
vrirons réellement  le  feu,  nous  devons  nous  attendre 
à  les  voir  apparaître.  —  Les  règles  de  la  guerre  ne 
disent-elles  pas  qu'il  faut  livrer  une  bataille,  dùt-on 
la  perdre,  pour  essayer  de  sauver  une  ville? 

Le  temps ,  qui  est  surtout  ici  le  grand  dispensa- 
teur des  événements,  varie  à  l'infini.  Avant-hier 
c'était  la  neige  et  la  grêle,  hier  le  soleil  et  un  ciel 
bleu,  aujourd'hui  la  pluie  et  un  vent  si  terrible 
qu'on  le  dirait  envoyé  par  nos  ennemis  pour  ren- 
verser les  rares  maisons  qui  restent  encore  de- 
bout. 

Depuis  le  terrible  ouragan  du  14,  le  vent  fait 
peur. 

Figurez-vous  en  effet  cette  tempête  effroyable  , 
les  tentes  pêle-mêle  les  unes  sur  les  autres;  celles- 
ci  enlevées  dans  les  airs  et  tournoyant  comme 
eussent  fait  des  plumes  arrachées  à  un  oiseau, 
les  autres  roulant  sur  la  terre  avec  une  telle 
violence  qu'elles  entraînent  tout  ce  qui  se  trouve 
sur  leur  passage ,  les  chevaux  renversés ,  les 
hommes  à  demi  broyés  s'accrochant  à  ce  qu'ils 
rencontrent  sous  leurs  mains  désespérées ,  des  ta- 
bles, des  chaises  tournoyant  dans  l'espace  et  me- 
naçant d'écraser  des  têtes  humaines  dans  leur 
chute ,  des  vêtements  de  toute  nature  obscurcis- 
sant l'air  dans  leur  vol  insensé,  le  sifflement  de 
la  tempête  mêlé  aux  cris  de  cette  foule  subi- 
tement éveillée  et  que  l'effroi  terrifie; — n'est-ce 


—  ■^?,  — 

pas  un  spectacle  qui  doit  s'èlre  gravé  dans  les  mé- 
moires? 

Et  nos  pauvres  soldats  dans  la  tranchée  qui  veil- 
lent et  travaillent;  je  ne  puis  voir  ces  affreux  temps 
sans  me  sentir  le  cœur  serré. 

16  février.  —  Rien  de  nouveau,  la  vie  commence 
vraiment  à  devenir  monotone. 

Les  Russes  semblent  avoir  porté  toute  leur  atten- 
tion sur  la  tour  Malakoff,  devant  laquelle,  comme 
je  vous  l'ai  dit,  nous  construisons  des  ouvrages 
avancés;  cela  les  inquiète  fort,  et  ils  ont  raison. 

Le  temps  s'est  définitivement  mis  au  beau  depuis 
trois  jours. 

Si  vous  saviez  avec  quelle  joie  est  reçu  le  plus 
petit  rayon  de  soleil.  —  Toutes  les  voix  semblent 
l'appeler,  tous  les  visages  lui  sourient;  vraiment,  il 
serait  bien  ingrat  de  ne  pas  nous  rester  plus  long- 
temps, et  l'exemple  de  l'ingratitude,  cette  plaie  de 
l'humanité,  ne  doit  pas  descendre  du  ciel.  —  Voyez, 
les  tentes  s'ouvrent.  On  oublie  vite  les  souffrances 
et  les  épreuves.  «  Le  passé  est  un  squelette  que  le 
présent  couvre  bientôt  d'un  manteau  d'or,  »  disent 
les  Arabes. 

Rien  n'est  plus  étrange,  plus  pittoresque,  plus 
réjouissant  à  la  fois  que  de  voir  tout  ce  que  pro- 
duisent sur  les  misères  de  la  vie  humaine  quelques 
heures  de  soleil.  —  Les  soldats  courent  aux  fontaines 
voisines  et  se  font  blanchisseuses,  les  chevaux  hen- 
nissent, chacun  cherche  à  approprier  de  son  mieux 


—  34  — 
sa  petite  turne  et  à  lui  ùter  l'aspect  des  mauvais 
jours;  pendant  ce  temps,  sur  les  différents  points 
du  plateau ,  se  répondent  au  loin,  comme  les  mots 
des  cors  dans  les  forêts ,  les  musiques  des  régi- 
ments. —  Je  ressens  ime  impression  de  tristesse 
et  de  joie,  en  entendant  sur  ce  sol  aride  et  dé- 
vasté les  polkas  les  plus  nouvelles  de  mes  amis 
Alary  et  Quidant,  les  valses  les  plus  tourbillon- 
nantes de  Strauss ,  et  cela ,  avec  l'accompagnement 
obligé  du  canon,  des  bombes  qui  éclatent  et  de  la 
fusillade  engagée  entre  les  postes  avancés.  —  Cette 
musique  vive,  alerte,  gaie,  vous  parle  des  jours 
écoulés ,  elle  rappelle  à  la  pensée  tout  ce  qui  est 
absent,  si  ce  n'est  dans  les  cœurs  ;  c'est  un  écbo  de 
cette  cbère  France  à  laquelle  cbacun  envoie  ici  tous 
ses  souvenirs  et  tous  ses  vœux. 


Qj^^^O 


TKOISIE^IE  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  17,  18  et  19  février. 


Ma  lettre  commence  encore  aujourd'hui  comme 
les  autres  :  rien  de  nouveau,  et,  pour  me  servir  du 
langage  officiel,  «  rien  d'important  n'a  été  tenté 
contre  la  place.  » 

Le  temps  est  beau,  du  moins  depuis  quelques 
jours,  mais  le  vent  souffle  avec  violence  et  pousse 
devant  lui  les  nuages  amoncelés  à  l'horizon  ;  —  je 
ne  vous  parle  pas  du  canon ,  des  bombes  et  de  la 
fusillade;  c'est  le  revenu  de  tous  les  jours,  et  nul 
n'y  fait  attention  ;  le  contraire  étonnerait  davantage 
et  ouvrirait  aussitôt  le  champ  aux  suppositions.  — 
Le  canon  est  devenu  pour  nous  un  véritable  baro- 
mètre; on  le  consulte  en  l'écoutant,  voilà  la  seule 
différence. 

Seulement  les  Russes  mettent  de  la  fantaisie 
dans  leurs  feux  :  ils  cessent  tout  à  coup,  lançant  à 
peine  quelques  boulets,  enfants  perdus  qui  s'en 
Vont  dormir  dans  le  fond  d'un  ravin ,  puis  tout  à 
coup  sillonnent  l'air  de  gerbes  enflammées ,  et  fa- 
tiguent les  échos  du  bruit  de  leurs  canoimades. 


—  36  — 

Ma  lettre  finira-t-elle  comme  elle  commence?  — 
C'est  un  secret  que  nul  ne  peut  pénétrer.  C'est 
l'imprévu,  volcan  entr'ouvert  sur  lequel  nous  vi- 
vons chaque  jour. 

Ne  faut-il  pas  mieux  ne  rien  vous  dire ,  que  de 
vous  envoyer  quelques-unes  de  ces  nouvelles  étran- 
ges puisées  dans  le  domaine  de  l'imagination,  mais 
certes  pas  dans  celui  de  la  réalité? 

Ainsi  je  lis  dans  un  grand  journal  qui  répète  avec 
bonne  foi  d'après  une  correspondance  particulière  : 
«  Que  la  place  est  endommagée  sur  plusieurs  points 
et  que  nos  hardis  francs-tireurs  pénètrent  dans  les 
faubourgs  quand  ils  le  veulent.  » 

Certes,  nos  francs -tireurs  sont  hardis,  mais 
jusqu'à  présent  leur  hardiesse  n'a  pu  leur  ser- 
vir à  pénétrer  dans  aucun  faubourg,  vu  que  la 
ville  n'est  point  endommagée,  et  que  l'entrée  en 
est  fortifiée  et  gardée,  comme  le  sont  toutes  les 
faces  de  Sébastopol.  —  Oui.  nous  y  entrerons;  oui, 
nous  battrons  en  brèche  des  l'emparts  bardés  de 
fer,  ces  bastions  si  redoutables,  lorsque  nous 
vomirons  notre  pluie  de  mitraille,  et  que  nous 
ouvrirons  de  tous  les  côtés  à  la  fois  nos  cra- 
tères enflammés;  alors  nos  baïonnettes  se  mon- 
treront irrésistibles  connue  à  l'Ahna,  comme  à 
Inkermami,  et  dussions-nous  former  des  nuu'ailles 
hunijiines  pour  escalader  les  murailles  de  pierre, 
le  drapeau  de  la  France  sera  victorieux  ;  —  mais 
l'heure  n'est  pas  venue:  l'heure  tant  désirée,  tant 


—  37  — 

attendue!  La  voix  qui  seule  peut  dire:  Partez l  se 
tait  encore,  et  les  chefs  comme  les  soldats  dévorent 
leur  impatience. 

Pour  le  moment,  nous  nous  contentons  d'aug- 
menter nos  travaux,  d'avancer  nos  parallèles,  d'ar- 
mer nos  batteries;  labeur  pénible,  mais  qui  n'a 
pas  été  discontinué,  quoique  je  lise  le  contraire 
dans  les  journaux. 

Quant  à  présent,  nos  tranchées  que  j'ai  parcou- 
rues presque  tous  les  jours  jusque  dans  leurs  plus 
petites  communications ,  resteront  comme  le  souve- 
nir du  travail  le  plus  gigantesque  qui  ait  jamais  été 
accompli  et  comme  la  trace  vivante  d'une  infati- 
gable volonté.  —  3Iais  ce  qu'il  faut  admirer  surtout, 
et  ce  que  vous  ne  pouvez  apprécier  ni  com[)reudre 
au  sein  de  votre  belle  et  grande  ville ,  c'est  le  soldat 
dont  le  visage  sourit  au  premier  rayon  de  soleil, 
et  qui,  pour  récompense  de  tant  d'épreuves  passées, 
dotant  de  souffrances,  ne  demande  qu'à  se  faire 
tuer  le  plus  tôt  possible  au  cri  de  :  Vive  l'Em- 
pereur! 

■■<  —  A  la  bonne  heure,  disait  l'autre  jour  le  gé- 
lierai  de  tranchée  à  un  chasseur  dont  il  examinait 
le  fusil;  voilà  une  arme  propre  et  bien  tenue. 

«  —  C'est  ma  maltresse,  mon  général,  répondit  le 
soldat  en  riant; aussi  je  la  soigne  de  mon  mieux  et 
je  la  caresse  tous  les  jours. 

«  —  Tu  as  dû  souffrir  à  ta  dernière  parde,  car 
il  faisait  bien  ïvwM 

i 


—  38  — 

«  —  Comme  les  autres,  mon  général,  mais  je  n'en 
sais  plus  rien.  » 

La  semaine  dernière  le  général  Canrobert  per- 
lait à  l'ordre  du  jour  et  décorait  de  la  médaille  mili- 
taire deux  soldats  pour  le  tait  suivant. 

Une  bombe  tombe  dans  la  tranchée  et  blesse 
grièvement  un  soldat  qu'elle  renverse.  La  mèche 
fume  ;  la  bombe  va  éclater  et  broyer  le  malheu- 
reux qui  ne  peut  l'éviter.  —  Ces  deux  hommes 
n'écoutant  que  leur  courage  s'élancent,  et  avant 
que  le  projectile  meurtrier  ait  éclaté,  enlèvent  leur 
camarade  voué  à  une  mort  certaine. 

Il  y  a  une  observation  étrange  à  faire;  c'est  ce 
que  produit  l'habitude  journalière  du  danger.  — 
On  en  arrive  à  jouer  avec  la  mort  aussi  tranquille- 
ment que  s'il  s'agissait  d'une  partie  de  cartes. 

Nos  soldats,  du  reste,  sont  maintenant  tellement 
familiarisés  avec  les  projectiles,  qu'ils  en  recon- 
naissent au  son  la  nature  et  la  dii'ection.  —  «  Celle- 
ci  est  pour  nous,  >-  disent-ils,  en  écoutant  le  sillage 
bruyant  que  trace  la  bombe  dans  son  vol  ;  et  quand 
elle  tombe,  ils  s'accroupissent  en  riant  derrière 
un  épaulement  ou  un  pli  de  terrain.  Le  plus  souvent 
ils  sont  couverts  de  terre  par  les  éclats  :  «  La  mal- 
honnête, disent-ils,  elle  a  craché  sur  nous!  >«  —  Si 
un  d'eux  est  touché,  ils  le  ramassent,  le  placent 
sans  rien  dire  sur  un  bi'ancard  et  le  portent  à  l'am- 
bulance. 
Puisque  je  suis  en  train  de  vous  raconter  toutes 


—  39  — 

ces  petites  scènes  dont  j'ai  été  témoin,  en  voici  une 
que  j'appellerai  :  «  la  scène  du  brancard,  »  et  qui 
nous  a  grandement  amusés. 

L'ambulance  provisoire,  c'est-à-dire  celle  de  la 
tranchée,  est  près  du  Clocheton,  dont  je  vous 
ai  fait  l'historique  dans  ma  dernière  lettre;  les 
blessés  passent  forcément  devant  notre  i)orte ,  et 
lorsque  nous  en  apercevons ,  nous  avons  l'habitude 
de  nous  approcher,  pour  nous  informer  du  plus  ou 
moins  de  gravité  de  la  blessure. 

Un  blessé  arrivait  donc  porté  sur  un  brancard 
par  quatre  de  ses  camarades;  tout  à  coup  le  bran- 
card casse ,  et  le  malheureux  soldat  tombe  fort  ru- 
dement à  terre  en  poussant  des  gémissements.  — 
Les  pauvres  porteurs  désolés  courent  au  Clocheton 
qui  était  à  vingt  ou  trente  pas  et  en  rapportent  aus- 
sitôt un  autre  brancard  ;  mais  quel  est  leur  étonne- 
ment  de  trouver  leur  homme  fort  gaillardement 
debout  et  qui  leur  déclare  catégoriquement  qu'il 
aime  beaucoup  mieux  aller  à  l'ambulance  à  pied 
que  de  risquer  une  seconde  fois  de  se  casser  le  cou  ; 
et  joignant  tout  aussitôt  la  pratique  au  raisonne- 
ment, le  voilà  qui  se  met  à  marcher  d'un  pas 
alerte.  —  Les  figures  des  quatre  soldats  étaient  su- 
perbes fie  stupéfaction  ;  un  instant  ils  se  regardèrent 
entre  eux  pendant  que  l'autre  s'éloignait;  puis,  d'un 
commun  accord  et  comme  s'ils  eussent  obéi  à  la 
même  pensée,  ils  saisirent  les  morceaux  du  bran- 
card brisé  et  courant  sur  leur  blessé  qui  faisait  mine 


—  40  — 

lie  leui'  échapper,  ils  se  niirer.l  à  IVapjiei'  dessus  à 
coups  redoublés  en  criant  : 

"  —  Ahl  gredin,  tu  peux  marclfcr  et  lu  nous  fais 
te  porter  à  quatre  depuis  une  heure  ;  ah  !  gredin  !  » 

Et  ils  tapaient  si  bel  et  si  bien ,  que  le  malheu- 
reux criait  à  gorge  déployée. 

Un  officier  qui  était  proche  intervint  et  ne  par- 
vint à  leur  faire  lâcher  prise  qu'en  leur  disant  : 

—  «  Soyez  tranquilles,  il  sera  blessé  plus  griè- 
vement la  prochaine  fois. 

«  —  Si  c'est  comme  ça ,  à  la  bonne  heure,  »  ré- 
pondirent-ils. 

El  ils  s'en  allèrent. 

L'histoire,  n'est-ce  pas,  est  amusante?  Mais,  hé- 
las !  les  brancards  ne  transportent  pas  souvent  de 
semblables  blessés. 

21  février.  —  Le  temps  a  complètement  changé  : 
de  beau  qu'il  était,  le  voilà  épouvantable  ;  le  vent 
du  nord  continue  à  souffler  avec  une  terrible  vio- 
lence^ et  il  s'y  est  malheureusement  joint  une  neige 
abondante  qui  déjà  couvre  entièrement  le  sol.  La 
plaine,  les  cohines,  les  montagnes  et  le  ciel  n'of- 
frent plus  qu'une  pâle  immensité  dont  l'horizon  se 
perd  dans  le  gris  plombé  du  ciel.  Les  rafales  foiiel- 
tent  au  visage  celle  pluie  en  parcelles  iiifmies,  et 
soulevant  avec  la  neige  du  ciel  celle  de  la  terre  sur 
son  passage,  les  entassent  par  intervalles,  barrant 
les  chemins,  comblant  les  fossés,  et  eflaçanl  la  trace 


—  41  — 

des  pas,  aussitôt  que  le  pied  a  quitté  le  sol  sur  lequel 
se  marquait  son  empreinte. 

Ce  sont  par  moments  d'étranges  bourrasques  qui 
s'engouffrent  dans  les  ravins  avec  un  bruit  strident, 
et  tourbillonnent  dans  l'espace,  comme  ces  trombes 
mortelles  qui  enveloppent  dans  le  désert  les  voya- 
geurs égarés. 

C'est  un  triste  spectacle,  je  vous  assure,  et  qui 
serre  le  cœur. 

Les  tentes  sont  couvertes  de  neige,  et  tout  autour 
d'elles  s'élèvent  déjà  comme  des  remparts  de  glace 
que  le  soleil  beureusement,  si  Dieu  nous  l'envoie, 
fera  fondi'e  de  ses  premiers  rayons.  —  Le  soldat, 
enveloppé  dans  sa  capote  bleue  (;t  dans  sa  couver- 
ture grise,  ne  souffre  pas  trop,  car  en  ce  moment 
le  bois  ne  manque  pas,  et  le  plateau,  bouleversé 
dans  ses  entrailles,  a  donné  à  nos  travailleurs  in- 
fatigables ses  racines  les  plus  cachées,  qu'il  espérait 
bien,  sans  doute,  dérober  à  notre  vigilance. — Dieu 
merci,  on  en  trouvera  encore  pendant  longtemps 
pour  combattre  ces  colères  subites  et  inattendues 
du  ciel. 

Mais  nos  bataillons  de  réserve,  nos  soldats  de 
garde,  combien  pour  eux  est  rude  cette  épreuve  ! 
à  peine  s'ils  peuvent  marcher  pour  réchauffer 
leurs  membres  engourdis.  —  Le  feu  est  interdit, 
comme  pouvant  ser^ir  de  point  de  repère  aux  en- 
nemis, et  ils  doivent  sans  cesse  veiller  attentifs, 
vigilants;  car  c'est  surtout  pendant  les  mauvais 


_-  42  — 

joiii's  qu'il  faut  craindre  les  attaques.  Henreuse- 
nieiit  que  les  parapets  les  abritent  un  peu  contre 
la  rage  du  vent. 

Malgré  ce  temps  affreux,  ou  plutôt,  surtout  à 
cause  de  ce  temps  affreux,  le  général  commandant 
le  siège  est  venu  visiter  les  tranchées.  —  C'était 
beau  de  voir  ces  soldats  calmes  et  debout,  les  vi- 
sages blanchis  par  la  neige ,  la  barbe  transformée 
en  lourds  glaçons  qui  glissaient  le  long  de  leurs 
capotes  comme  de  froids  serpents.  Ils  sont  droits, 
fixes,  le  regard  ferme,  comme  si  le  soleil  rayon- 
nait sur  leurs  têtes. 

«  — Allons,  mes  enfants,  disait  le  général,  en- 
core une  cruelle  épreuve. 

«  —  Ah  bah!  répondaient-ils,  après  la  pluie  le 
beau  temps.  » 

C'est  là,  je  vous  assure,  un  noble  et  grand  spec- 
tacle. —  C'est  là  le  vrai,  le  puissant  courage;  c'est 
la  flamme  du  feu  sacré,  c'est  la  force  de  notre  belle 
armée  avec  laquelle  on  conquerrait  le  monde. 

Il  faut  les  voir,  soit  qu'ils  transportent  péniblement 
sur  leurs  épaules  de  lourds  boulets,  soit  qu'ils  creu- 
sent la  terre  à  coups  de  pioche,  soit  qu'ils  restent 
toute  une  nuit  les  pieds  dans  une  bouc  fangeuse. 
— Vous  me  direz  peut-être  que  je  répèle  souvent  la 
même  chose,  c'est  cpic  les  épreuves  se  répètent 
aussi,  c'est  que  les  souffrances  n'ont  pas  qu'un  seul 
jour,  une  seule  heure,  un  seul  moment.  C'est  que 
toutes  les  choses  dont  je  vous  parle,  je  les  louche 


—  43  — 

du  doigt,  c'est  que  mes  impressions  sont  celles  de 
tous ,  c'est  que  le  spectacle  que  j'ai  devant  les  yeux 
est  de  ceux  que  l'on  n'oublie  jamais.  —  Et  puis  ici, 
dites-vous-le  bien,  sur  ce  théâtre  de  la  guerre,  ce 
sont  souvent  les  mêmes  décorations,  et  plus  sou- 
vent encore  les  mêmes  acteurs  jouant  les  mômes 
rôles. 

Voilà  une  journée  bientôt  finie. 

Hier,  je  me  sentais  en  verve  de  gaieté,  je  vous 
racontais  des  histoires  ;  aujourd'hui,  ce  temps  m'in- 
quiète et  m'attriste ,  et  comme  les  oiseaux  qui  ne 
chantent  que  lorsque  le  soleil  se  montre  à  l'horizon 
lointain,  je  me  tais  et  j'attends. 

Les  déserteurs  que  l'on  vient  d'interroger  disent 
que  quelque  grand  coup  se  prépare.  —  Règle  gé- 
nérale, les  déserteurs  ont  toujours  dans  leurs  ha- 
vre-sacs force  nouvelles. 

Le  bruit  du  canon  s'est  beaucoup  ralenti  dans 
la  soirée  ;  à  peine  quelques  volées.  —  Sans  doute 
le  mauvais  temps  en  est  cause ,  la  neige  aug- 
mentant beaucoup  le  recul  des  i)ièces  d'artillerie 
et  rendant  ])ar  conséquent  le  tir  difficile  et  fati- 
gant. 

22  février.  —  Ces  lettres  sont  presqu'un  journal 
quotidien  ;  elles  me  semblent  ainsi  devoir  être  plus 
intéressantes,  car  elles  participent  de  l'imprévu  de 
cette  vie  dont  les  impressions  se  renouvellent  et  se 
contredisent  souvent. 
Aujourd'hui  le  soleil,  ce  radieux  sourire  du  ciel, 


—  4i  — 

est  revenu  dardant  ses  rayons  sur  la  neige  étonnée 
de  son  appai'ition  subite  ;  aussi  elle  disparaît  hon- 
teuse et  humiliée.  —  Le  retour  du  beau  temps  ré- 
jouit tous  les  cœurs  ;  c'est  d'en  haut  que  descendent 
les  plus  douces  heures,  comme  les  plus  cruelles 
épreuves. 

L'ennemi  n'a  tenté  aucune  sortie  ;  sa  sagesse  peut 
s'appeler  de  la  prudence,  car  maintenant  nous 
sommes  retranchés  de  telle  façon  qu'il  ne  peut  dé- 
passer notre  troisième  parallèle  sans  s'exposer  gra- 
vement. La  place  s'en  venge  en  se  livrant  à  une 
luxueuse  prodigalité  en  fait  de  bombes  ;  elle  en- 
dommage quelques  parapets  de  nos  retranchements 
par  son  feu  continuel  ;  mais  profitant  du  froid  qui 
a  forcé  les  Russes  à  quitter  leurs  embuscades,  nos, 
soldats  en  ont  détruit  deux  en  plein  jour.  Ils  les  re- 
construiront, comme  nous,  nous  réparons  les  dégâts 
de  nos  épaiilements. 

Vous  avez  dû  recevoir  la  nouvelle  du  combat  des 
Russes  contre  les  Turcs  à  Eupatoria. 

Vous  savez  alois  que  le  17,  les  Russes  commandés- 
par  le  général  Osten-Sacken  en  personne  et  au 
nombre  de  vingt- cinq  nîille  hommes  d'infanterie, 
plus  quatre  cents  chevaux,  dit-on,  se  sont  présentés 
devant  Eupatoria,  avec  quatre-vingts  pièces  en  batte- 
rie pour  enlever  l'ouvrage  à  corne  qui  couvrait  un 
des  abords  de  la  ville  (ce  qu'on  appelle  un  ouvrage 
à  corne  est  un  front  bastionué  avec  deux  longues 
branches  (jui  l'elienl  ce  IVf.ni  à  la  place);   mais  le 


travail  encore  inachevé  tMait  d'un  profil  peu  consi- 
dérable. 

L'attaque  a  été  rude  et  vigoureuse,  car  les  Russes 
évidemment  voulaient  en  finir  avec  cette  place  et 
espéraient  avoir  bon  marché  de  leurs  ennemis; 
aussi  avaient-ils  apporté  échelles,  fascines,  tout  ce 
qui  sert  enfin  à  l'escalade  dans  un  siège. 

Les  Turcs  ayant  à  leur  tète  Omer-Pacha  défen- 
daient la  ville,  conjointement  avec  une  faible  gar- 
nison française  confiée  au  commandant  Osmond, 
chef  d'escadron  d'état -major. 

Si  à  Balaclava,  on  reproche  aux  Turcs  d'avoir 
abandonné  trop  précipitamment  la  redoute  confiée 
à  leur  garde,  ils  tiennent  bravement  quand  ils  dé- 
fendent des  remparts  ;  aussi  les  Russes,  après  avoir 
fait  une  tentative  infructueuse  sur  le  front  bastionné, 
ont  tout  à  coup  porté  une  forte  colonne  sur  la 
droite  nord-est,  où  l'armement  de  la  place  parais- 
sait plus  faible. 

C'était  là  leur  attaque  sérieuse  ;  ils  avancèrent 
protégés  par  les  débris  d'un  ancien  cimetière  jus- 
qu'à 400  mètres  cnvu'on,  puis  lancèrent  en  avant 
deux  bataillons;  —  ceux-ci,  enhardis  par  le  silence 
des  Turcs  et  se  sentant  soutenus  par  de  puissants 
renforts,  approchèrent  jusqu'à  vingt-cinq  ou  trente 
pas  du  fossé  de  défense ,  mais  reçus  tout  à  coup 
]»ar  un  tèu  violent  et  nourii  ils  se  sont  arrêtés,  et, 
tourbillonnant  pour  ainsi  dire  sur  eux-mêmes,  se 
sont  retirés. 


—  46  — 

L'on  enlendit  alors  les  hurralis  des  troupes  mas- 
sées en  arrière  qui  excitaient  cette  petite  colonne  à 
retourner  au  combat,  et  au  milieu  de  ces  hurralis, 
les  cris  des  officiers  qui ,  dans  des  tourbillons  de 
fumée,  et  mêlés  au  désordre  de  cette  retraite  su- 
bite ,  ani inaient  les  soldats  du  geste  et  de  la  voix. 

J'ai  toujours  dit  que  les  oflîciers  russes  étaient  de 
braves  officiers  qui  se  battent  et  se  battent  bien. 

Ramenés  en  avant,  ces  bataillons  éprouvèrent  un 
nouveau  feu  de  mousqueterie  ;  puis  les  Turcs ,  en- 
hardis par  le  succès,  s'élancèrent  en  dehors  du 
fossé  et  chargèrent  l'ennemi  ;  ils  étaient  en  trop 
petit  nombre  pour  lui  faire  essuyer  de  sérieuses 
pertes. 

Pendant  que  ce  combat  avait  lieu  sur  la  droite, 
une  vive  canonnade  continuait  sur  toute  la  ligne, 
et  se  concentrait  particulièrement,  dit  la  lettre  du 
commandant  Osmond,  sur  la  couronne  des  Mou- 
lins. —  C'est  là  que  fut  tué  le  général  de  division 
égyptien  Sélim-Pacha,  perte  des  plus  regrettables, 
homme  de  guerre  justement  estimé;  près  de  lui 
tomba  le  colonel  égyptien  Rusten-Bey. 

La  petite  garnison  française  a  fait  bravement  son 
devoir  :  canons  et  soldats  ont  brillamment  com- 
battu; un  ofticier  de  marine  a  été  tué. 

Le  chiffre  indiqué  varie  tellement  sur  le  nomljre 
des  morts  de  part  et  d'autre,  que  je  ne  vous  en  dis 
aucun;  mais  il  n'a  pas  été,  je  crois,  très-considé- 
rable. 


—  47  — 

Le  côté  le  plus  iiiiporlaiit  de  ce  combat,  c'est 
l'insuccès  des  "  Russes ,  qui  pensaient  s'emparer 
d'Eupatoria  par  ce  vigoureux  coup  de  main. 

Voulant  sans  doute  profiter  de  cette  diversion  du 
général  Oslen-Sacken,  le  général  Bosquet,  à  la 
tète  d'une  très-forte  colonne,  à  laquelle  s'était  jointe 
une  partie  des  troupes  anglaises,  est  parti  pendant 
la  nuit  du  20  au  21  dans  le  but  de  rencontrer  les 
Russes  et  d'engager  une  action  avec  eux. 

Vers  minuit,  on  s'est  mis  en  marche  dans  l'ordre 
indiqué  ;  mais  un  ouragan  subit  s'est  abattu  sur  la 
terre.  —  C'étaient  de  tous  côtés  des  tourbillons  qui 
vous  enveloppaient  ;  on  était  aveuglé.  —  Une  heure 
s'était  à  peine  écoulée,  que  déjà  le  sol  était  recou- 
vert en  entier ,  cachant  sous  les  neiges  subitement 
amoncelées  les  inégalités  de  terrain. 

L'ordre  de  revenir  sur  ses  pas  fut  aussitôt  donné, 
et  on  l'exécuta  au  plus  vite.  Néanmoins  des  frac- 
lions  de  troupes  furent  momentanément  perdues, 
ne  pouvant  conserver  une  direction  exacte.  — 
L'obscurité  était  si  intense,  la  tempête  si  violente, 
qu'il  ne  fallait  pas  songer  à  retrouver,  avant  le 
jour,  ses  campements;  aussi  les  colonnes  revenues 
successivement  vers  le  lieu  du  départ,  marchèrent 
afin  d'éviter  les  congélations,  jusqu'aux  premières 
clartés  du  jour,  successivement  au  vent  et  sous  le 
vent,  en  décrivant  des  cercles. 

Précaution  très-bonne,  et  qui  a  évité  de  graves 
accidents. 


—  48  — 

On  ne  peut  se  tigurer  la  rapidité  des  change- 
ments atmosphériques  ici  ;  en  quelques  heures , 
tout  est  bouleversé.  —  Aux  temps  les  plus  sereins 
succèdent,  sans  transition  aucune,  les  bourrasques 
les  plus  terribles ,  qui,  elles  aussi,  cessent  comme 
par  enchantement. 

Ce  sont  comme  des  accès  de  folie  dans  les  airs. 

La  lourmente  avait  rendu  en  peu  d'heures  le 
camp  si  méconnaissable,  que  les  soldats  ne  savaient 
où  aller  ;  les  tentes  étaient  presque  ensevelies. 

A  six  heures  et  demie ,  toutes  les  troupes  étaient 
rentrées  au  bivouac. 

Vous  jugez  dans  quelle  inquiétude  nous  avons  été 
toute  la  nuit.  —  Les  désastres  que  l'on  doit  à  la  fu- 
reur des  éléments  sont  les  plus  terribles,  car  ils  sont 
le  plus  souvent  inévitables. 

Je  ne  pouvais  m'empècher  de  penser  que  cette 
même  nuit  du  20  était  celle  du  mardi  gras,  et  qu'à 
Paris ,  où  vous  recevrez  cette  lettre ,  pendant  que 
l'orage  faisait  furenrici,  Ls  danses  joyeuses,  les 
travestissements  de  toute  li.ilure,  la  folie,  les  rires  , 
les  orchestres  bruyan!s  et  les  chants  de  fêle  entcr- 
raicnlhruyamnient  celle  dernière  nuit  du  carnaval. 

Étrange  et  perpétuel  contraste  des  choses  de  ce 
monde  ! 

Les  Anglais  avaient  déjà  refoulé  les  avaiil-postes 
russes  qu'ils  avaient  l'enconti'és  dans  leur  direction, 
lorsque  l'ordie  tle  reluur  donné  au\  liou|)es  leur 
fut  transmis. 


—  49  — 

Ccl  ouragan ,  il  faut  l'avouer ,  esl  venu  bien 
mal  à  propos  :  sans  ce  vent  furieux  et  ces  mon- 
ceaux de  neige,  j'aurais  aujourd'hui  à  vous  ra- 
conter quelque  vigoureux  ffiit  d'armes  et  quelque 
éclatant  succès,  qui  eussent  peut-être  précipité  les 
événements  et  hâté  le  dénoùmenl  du  siège  de 
Sébastopol. 

Du  reste,  le  plus  grand  secret  avait  été  gardé  sur 
cette  expédition;  les  chefs  seuls  qui  devaient  en 
faire  partie  en  av;iient  été  instruits;  et  le  but  réel, 
presque  tous  l'ignorent  encore:  — aussi  je  ne  vous 
rapporte  que  les  bruits  qui  ont  circulé  relativement 
à  ce  fait  maintenant  accompli ,  sur  lequel  chacun 
s'empresse,  comme  de  raison,  d'entasser  conjec- 
tures sur  conjectures.  — C'est^déjà  un  grand  niéi'ilc 
d'avoir  pu  garder  un  secret  contre  les  atteintes  de 
la  publicité,  et  pour  ma  part,  j'en  félicite  le  général 
en  chef  comme  d'une  véritable  victoire;  celle-là 
est  plus  difficile  qu'on  ne  le  croit  ;  —  c'est  la  clef 
d'or  qui  ouvre  bien  des  portes. 

Le  temps  s'est  remis  au  beau,  mais  il  fait  froid. 
—  Est-ce  le  second  hiver  de  Crimée  prédit,  dit-on, 
par  un  vieux  moine  du  monastère  de  Saint-Georges? 

C'est  une  habitude  du  pays,  a-t-il  assuré.  — 
Voilà  un  pays  qui  a  de  bien  mauvaises  habitudes. 


QUATRIÈME   LETTRE. 


Devant  Sébastnpol ,  23  février. 

Il  ne  faut  pas  songer  à  ce  que  cliaque  courrier 
puisse  apporter  quelque  nouvelle  nouvelle.  Il  faut  à 
Paris  se  résigner  à  attendre ,  comme  on  s'y  résigne 
en  Crimée. 

Rien  de  nouveau;  c'est  ici  le  refrain  liabiluel. 

Les  événements  sont  rares ,  vous  le  voyez  ;  telle 
est  la  vie  d'un  siège.  — Aussi  n'ayant  rien  de  mieux 
à  faire  je  me  promène  à  droite,  à  gauche,  sur  le 
versant  des  collines ,  dans  le  fond  des  ravins.  Tout 
pour  moi  a  un  intérêt  réel ,  puissant ,  irrésistible  ; 
c'est  le  passé ,  mais  le  passé  d'un  mois ,  de 
deux  mois  qui  se  révèle  tout  à  coup  par  des 
souvenirs  oubliés ,  par  des  traces  que  le  temps 
n'a  pas  encore  entièrement  effacées.  —  Alors,  je 
m'arrête  ,  je  regarde  ;  l'esprit  le  plus  frivole  devien- 
drait pensif  au  milieu  de  ce  silence  qu'interrompt 
seulement  par  intervalles  la  voix  de  fer  des  canons. 

Les  boulets  et  les  chevaux  morts ,  voilà  la  seule 
culture  de  cette  vaste  étendue  de  terrain  sur  la- 
quelle s'étendent  en  s'échelonnant  les  armées  al- 


—  bl  — 
liées.  La  vie  pour  ainsi  dire  s'y  révèle  par  la  mort. 
Avouez  que   c'est    un   champ   tout    ouvert    à    la 
plus    profonde   méditation,    un    thème    tout  fait 
pour  la  philosophie. 

Je  vais  essayer  de  vous  décrire  ce  que  j'ai  vu. 

Au-dessus  de  moi  le  ciel  qui  est  hleu  et  que 
traversent  à  peine  quelques  nuages  grisâtres  ;  à 
l'horizon  la  mer  qui  forme  au  loin  une  longue 
raie  d'azur.  —  Devant  moi  Sébastopol,  avec  ses 
maisons,  ses  églises  aux  toits  verts,  ses  grandes 
casernes,  ses  faubourgs  déserts,  son  arsenal,  son 
port  rempli  de  bâtiments  et  dont  l'eau  calme  sem- 
ble celle  d'un  lac  aux  eaux  dormantes  ;  autour  de 
la  ville  ses  remparts  crénelés ,  les  uns  en  pierre  , 
ceux-ci  en  terre,  tous  menaçants  comme  les  dents 
blanches  et  aiguës  d'un  dogue.  De  petits  tourbil- 
lons de  fumée  s'élèvent  de  temps  à  autre  et  me  ca- 
chent soit  une  partie  de  la  ville,  soit  quelques-uns 
des  bastions  ;  de  ces  tourbillons  de  fumée  partent 
des  boulets  ou  des  bombes  ;  j'entends,  quoique  je 
sois  assez  loin,  les  uns  siffler,  les  autres  éclater. 

Sur  ma  droite  est  une  arête  de  montagne  en 
partie  couverte  de  neige  ;  sur  ma  gauche  le  village 
de  la  Quarantaine,  et  cette  partie  du  plateau  qui 
conduit  à  Ramiesli.  —  Tout  autour  de  moi  des 
ravins  nus  dans  lesquels  les  projectiles  de  toute 
nature  sont  amoncelés  de  telle  façon  qu'on  les 
dirait  entassés  par  la  main  des  hommes;  des  mame- 
lons entiers  sont  littéralement  labourés  par  la  mi- 


Iniillc,  et  je  vois  presque  à  eliaqiie  pas  le  lil  pro- 
fond que  creuse  lu  bombe  avant  de  lancer  dans  les 
airs  ses  éclats  meurtriers. 

Que  d'aspects  différents  présentent  la  guerre  et 
les  lieux  qu'elle  habite  ! 

Un  jour  souvent  suffit  à  en  changer  la  physiono- 
mie et  les  faces  diverses. 

Les  champs  fertiles  sont  dévastés ,  les  villages 
abandonnés  gardent  pourtant  au  milieu  de  leur 
abandon  le  souvenir  et  la  trace  de  la  vie  qui  les 
animait  autrefois ,  comme  ces  fouilles  souterraines 
qui  nous  montrent  debout  les  squelettes  immobiles 
des  villes  enfouies  tout  à  l'heure  encore  dans  les  en- 
trailles de  la  terre. 

La  méditation  les  ressuscite,  il  semble  que  Ton 
sente  autour  de  soi  un  souffle  humain,  et  que  les 
pierres  résonnent  encore  de  ces  mille  bruits  que 
toute  chose  existante  porte  en  soi. 

Bien  souvent  déjà  ces  pensées  me  sont  venues,  en 
parcourant  ce  plateau  sur  lequel  la  France  et  l'An- 
gleterre ont  semé  des  milliers  de  tentes ,  et  où  l'a- 
gitation, le  bruit,  le  tumulte  incessant,  l'aclivilé 
de  la  vie  militaire  remplacent  la  paisible  tranquillité 
et  le  calme  presque  sauvage  de  ces  habitations, 
dont  on  aperçoit  aujourd'hui  les  derniers  ves- 
tiges; —  elles  aussi,  elles  remplaçaient  à  la  suite 
de  bien  des  siècles  les  antiques  demeures  de  ville 
des  IJéracléiles,  doiff  (luchpies  débris  de  i)ierre  et 
de  marbre  gisent  épars  au  liane  aride  des  rochers. 


—  S3  — 

Autrefois  il  y  avait  de  cûlé  et  d'autre  des  vignes 
chargées  de  lourdes  grappes  ;  —  des  maisons  de 
campagne  s'élevaient  de  distance  en  distance  avec 
des  jardins  nouvellement  dessinés,  des  parcs  tracés 
avec  soin  et  de  larges  avenues  plantées  d'arbres 
fruitiers  qui  reliaient  de  petites  habitations  entre 
ehes  ;  mais  le  vent  qui  passe  aujoui'd'hui  sur  celte 
vaste  plaine  ne  fait  plus  ployer  la  cime  des  arbres 
ou  s'incliner  la  tète  flexible  des  plantes. 

La  guerre,  c'est  une  justice  à  lui  rendre,  n'a  ja- 
mais été  favorable  à  la  culture,  et  son  lai'ge  pied 
de  fer  et  de  miu*aille  écrase  toutes  les  semences  et 
détruit  les  moissons.  —  Pallas  cueille  les  lauriers , 
mais  ne  les  cultive  pas. 

Toutefois  il  ne  faut  pas  se  tigurcr  que  ce  pla- 
teau de  Chersonèse  était  en  son  entier  couvert  de 
fruits  et  de  fleurs,  d'ombrages  frais  et  riants,  de 
riche  et  fertile  végétation.  —  Une  grande  partie 
était  semée  de  taillis  épais  ;  une  autre  partie  rocail- 
leuse et  inculte,  creusée  en  carrières,  fournissait 
abondamment  les  pierres  nécessaires  à  la  construc- 
tion des  maisons  dont  les  jardins  et  les  parcs  en 
enfance  étaient  onfljragés  de  quebiues  arl)res.  — 
Je  fais  cette  restriction  parce  que  j'ai  pcurdem'ètre 
tout  à  l'heure  un  peu  trop  livré  à  la  poésie  descrip- 
tive de  la  verdure  et  des  fleurs.  Il  ne  faut  pas  croire 
le  pied  destructeur  du  dieu  de  la  guerre  plus  cou- 
pable ([u'il  ne  l'a  été. 

La  riante  Chersonèse,  ou  plutfM,  comme  on  dit, 


—  54  — 

«  la  Chersonèse  heureuse  »  est  plus  loin  ;  elle  est 
de  l'autre  côté  de  la  Tcliernaïa  et  par  delà  ces  ra- 
vijis,  par  delà  ces  gorges  brunes  ou  rougeàtres  qui 
se  tordent  à  l'iiorizon  ;  elle  est  dans  cette  vallée 
fertile  au  milieu  de  laquelle  s'élèvent  les  châteaux 
et  s'étendent  les  propriétés  des  plus  hauts  seigneurs 
de  l'aristocratie  russe 

Dernièrement  la  cavalerie  ennuyée  sans  doute 
de  ne  rien  faire,  que  de  voir  mourir  un  à  un  ses 
chevaux,  dont  les  corbeaux  viennent  dévorer  les 
restes  tombés  en  lambeaux,  est  partie  en  reconnais- 
sance sous  le  conuuandement  du  général  Morris. 
-  Cette  petite  reconnaissance  a  duré  une  jour- 
née', et  a  été  nue  charmante  promenade  dans  une 
riante  oasis,  quelque  peu  grelottante  toutefois,  sous 
les  glaces  de  l'hiver;  mais  une  oasis  quelle  qu'elle 
soit,  s'il  perce  un  sourire  à  travers  ses  frissons, 
n'est  pas  à  dédaigner,  lorsque  l'on  campe  depuis 
quatre  mois  sur  un  sol  aride,  les  pieds  dans  la 
boue.  —  Les  chevaux  eux-mêmes  semblaient  se 
réveiller,  et  les  moribonds  retrouvaient  dans  leurs 
flancs  desséchés  un  reste  d'énergie. 

Il  s'est  bien  mêlé  à  la  promenade  quelques 
coups  de  fusil  et  quelques  coups  de  canon ,  des 
visages  de  Cosaques  cl  des  baïonnettes  russes;  — 
ne  faut-il  pas  en  route  un  peu  de  distraction  ?  — 
Sans  cela  la  fête  n'eût  pas  été  comi)lète. 

i.  30  décembre  tsr.'i. 


—  55  — 

Comme  personne,  je  crois,  n'en  a  parlé,  per- 
mettez-moi de  vous  en  dire  quelques  mots. 

C'était  le  30  décembre;  la  petite  colonne  se 
composait  de  10  bataillons  d'infanterie  et  de  11  es- 
cadrons de  cavalerie  formant  à  peu  près  un  effectif 
de  1000  à  1200  sabres;  plus,  deux  batteries  d'ar- 
tillerie, une  à  cbeval,  une  montée.  Un  assez 
grand  nombre  d'officiers  anglais  s'étalent  joints  à 
l'état-major  du  général  3Iorris.  —  Tout  ce  qui  res- 
semble à  des  coups  de  fusil  échangés  est  ici  un 
objet  d'envie.  Le  bruit  du  canon  fait  battre  fous  les 
cœurs. 

Au  point  du  jour,  on  se  mit  en  marche;  le  temps 
était  superbe,  mais  iroid,  le  vent  aigre.  Après  avoir 
traversé  la  Var-Nutka  (espèce  de  ruisseau  philùt  que 
rivière,  mais  que  sans  doute  les  orages  ou  la  fonte 
des  neiges  doivent  grossir,  car  des  ponts  de  bois 
y  sont  élablis,\  la  colonne,  en  se  dirigeant  vers  des 
gorges  qui  s'ouvraient  sur  la  gauche  de  la  Tcher- 
naïa,  rencontra  les  avant-postes  russes,  composés 
de  Cosaques  réguliers  et  de  hussards ,  au  nombre 
de  600  ou  700  environ.  — Les  Russes  avaient  établi 
sur  la  Tchernaïa  deux  batteries  de  position  qui 
commencèrent  leur  feu  sans  causer  grand  dom- 
mage. La  batterie  à  cheval  ne  tarda  pas  à  les  dé- 
loger, et  un  escadron  de  chasseurs  d'Afrique,  sou- 
tenu peu  après  par  un  second  escadron,  se  lança 
contre  la  cavalerie  ennemie. 

Les  Russes,  après  avoir  engagé  une  fusillade  de 


—  36  — 

quelques  instants ,  lâchèrent  pied  devant  les  forces 
supérieures  qui  les  menaçaient,  et  se  retirèrent 
vivement  en  prenant  les  uns  et  les  autres  des 
directions  différentes  pour  prévenir,  sans  doute,  les 
postes  dispersés  sur  divers  points.  —  La  plus 
grosse  portion  repassa  sur  la  rive  droite  de  la 
Tcliernaïa. 

La  colonne,  après  ce  petit  engagement,  a  conti- 
nué jusqu'au  village  de  Var-Nutka,  qui  se  trouve 
sur  la  droite  de  la  roule  qui  conduit  dans  la  vallée 
du  Baïdar.  —  Ce  village  inhabité  servait  de  bivouac 
aux  Russes,  car  on  trouva  des  traces  pour  ainsi  dire 
vivantes  de  leur  présence,  des  oljjets  de  campement 
et  surtout  de  cuisine.  On  lit  halte-  en  cet  endroit 
afin  de  détruire  les  huttes  sous  lesquelles  s'abri- 
taient les  Cosaques,  et  qui  étaient, pour  la  plupart, 
construites  en  terre  et  recouvertes  de  paille  et  de 
branchages. 

Ce  village,  du  reste,  quoique  placé  dans  un  pays 
en  apparence  fertile,  avait  l'aspect  de  la  plus  grande 
pauvreté  ;  rien  n'y  dénotait  le  travail  et  cette  hon- 
nête aisance  ([ui  en  est  le  salaire  ;  on  eût  presque 
dit  que  les  habitants ,  en  le  quittant ,  avaient 
emporté  avec  eux  jusqu'au  souvenir  même  de  leur 
passage. 

Pendant  ce  tcm[)S  l'avant-gai'de  poussait  jus(ju'à 
la  vallée  du  Baïdar. 

C'est  dans  cette  charmante  vallée,  ombragée  de 
bois  et  richement  cultivée,  (|ue  sont  les  châteaux 


I 


des  grands  personnages  russes  dont  je  vous  parlais 
plus  haul.  —  Je  dois  dire  à  la  louange  de  nos  soldais 
qn'aucun  dégât  n'a  été  commis  ;  le  fait  esl  d'aulanî 
•plus  beau  qu'il  est  plus  rare,  tellement  rare ,  (pie  j'ai 
eu  quelque  peine  à  le  croire,  je  l'avoue  humblement. 

La  route  impériale  que  l'avant-gai'de  avait  suivie, 
traverse  cette  vallée  et  couduilàcelle  de  Yalta,  sur- 
nommée la  Sicile  de  la  Crimée.  —  La  Sicile  a  donc 
été  un  pays  riche,  heureux,  fertile,  puis([ue,  elle 
aussi,  s'appelait  le  grenier  de  Rome.  Qui  la  recon- 
naîtrait maintenant  avec  son  sol  bouleversé,  ses  ha- 
meaux déguenillés  et  ses  longues  plaines  arides  et 
sèches,  où  l'œil  égaré  ne  se  repose  çà  et  là  que  sur 
quelques  touffes  de  lauriers-roses,  ou  sur  le  blanc 
mal  des  pierres  reluisant  au  soleil  ! 

Certes,  nos  soldats  eussent  préféré  cette  riante 
vallée  au  plateau  fort  peu  cultivé  qu'ils  habitent.  La 
fertilité  du  sol  est  soeur  de  la  joie  du  cœur.  —  S'ils 
avaient  conlimié  leur  marche  juscju'à  cette  terre 
promise,  ils  eussent  vu  les  châteaux  de  l'impéra- 
trice, celui  du  prince  \yoronzoff  et  une  infinité  de 
villas,  délicieuses  habitations  d'été,  que  la  gueri-e 
aujourd'hui  enveloppe  de  son  réseau  de  feu  et  me- 
nace de  sa  fatale  haleine.' 

Mais  l'ordre  avait  été  donné  de  ne  pas  aller  trop 
avant,  car  les  troupes  devaient  encore  fournir  une 
longue  marche  pour  revenir  au  camp. 

Le  retour  n'a  pas  été  inquiété,  et  les  soldats,  en 
se  rappelant  cette  petite  reconnaissance,  se  disent  , 


—  58  _ 

«  Quelle  rliarmanle  partie  de  campagne  !  *  Us 
ajoutent  peut- être  tout  jjas  :  «  On  serait  bien 
mieux  là-bas  qu'ici.  » 

Chaque  chose  a  son  temps. 

Les  délices  de  Capoue  ont  perdu  Annibal.  —  Je 
puis  vous  assurer  que  les  délices, de  la  Chersonèse 
ne  perdront  pas  le  général  Canrobert. 

Pour  le  moment ,  les  seules  distractions  consis- 
tent à  parcourir  les  tranchées.  —  C'est  une  prome- 
nade comme  une  autre ,  semée,  je  vous  assure, 
d'épisodes  variés. 

Ce  matin ,  le  général  en  chef  et  le  général  com- 
mandant le  corps  de  siège  les  ont  visitées. 

En  les  voyant  passer,  chaque  soldat  cherchait  à 
lire  sur  leurs  visages  la  pensée  secrète  qu'ils  ca- 
chaient en  eux;  car  pour  les  soldats,  le  général 
représente  le  Jupiter  olympien  et  recèle  de  mysté- 
rieuses destinées  sous  le  froncement  de  ses  sour- 
cils. 

«  —  Le  général  a  souri,  disent-ils,  tout  va  bien. 

«  —  Le  général  examine  les  batteries  avec  soin , 
on  connnencera  bientôt  le  feu.  » 

Et  les  yeux  s'allument,  les  cœurs  battent  dans  les 
poitrines.  —  Les  balles  siftlcnt,  on  ne  les  entend  pas; 
les  projectiles  éclatent,  à  peine  si  l'on  s'occujje 
de  se  garer. 

'<  — En  attendant,  continuons  de  frapper  à  la 
porte,»  dit  un  franc-tireur  eu  plaçant  son  fusil 
dans  une  eniltrasnre  et  en  ;iinslanl. 


—  59  — 

«  —  Fmppez  et  l'on  vous  ouvrii-a  ;  c'est  parole 
d'Évangile,  »  riposte  un  vieux  sergent  qui  a  des 
chevrons  et  la  médaille  militaire,  et  qui  est  fort 
tranquillement  assis  sur  le  gradin  de  franchisse- 
ment. 

Chacun  rit  :  le  vieux  sergent  parait  satisfait. 

Pour  moi,  chaque  fois  que  je  me  trouve  en  face 
de  petites  scènes  de  ce  genre,  je  m'arrête,  j'écoute 
et  je  me  souviens. 

Ce  jour-là,  il  y  avait  de  jeunes  recrues  arrivées 
récemment  pour  comhler  les  lacunes  des  effec- 
tifs. On  les  reconnaît  facilement ,  car  l'hahitude 
des  gardes  de  tranchées  donne  aux  hommes  une 
allure  toute  particulière.  —  Les  nouveaux  venus 
examinent,  interrogent,  hasardent  avec  rapidité  un 
regard  ,  et  ne  sont  pas  encore  faits  à  ce  bruit  per- 
pétuel du  canon  qui  gronde,  de  la  bombe  qui  passe 
en  tourbillonnant.  Quand  une  balle  venant  des  em- 
buscades ennemies  rase  les  parapets,  la  recrue  sA^we 
involontairement,  c'est-à-dire  incline  la  tète  sous 
le  sifflement  de  cette  balle. 

Le  vieux  sergent  s'était  levé. 

«  —  Ah  çà,  mes  agneaux,  leur  dit-il  en  frappant 
sur  l'épaule  de  l'un  d'eux ,  je  vous  permets  encore 
de  saluer  aujourd'hui  toute  la  journée,  c'est  votre 
droit  ;  mais  ensuite,  défaisons-nous  de  ces  marques 
de  respect,  c'est  [)as  franç;iis.  » 

La  recrue  ne  dit  rien  ;  elle  n'est  pas  encore  en 


—  GO  — 

liiimeiii;  do  plaisanter.  A  la  troisième  garde,  tous 
seront  déjà  de  vieux  soldats  qui  railleront  les  nou- 
veaux. —  Chacun  son  tour. 

Combien  j'en  ai  vu  de  figures  imberbes,  déchi- 
rant la  cartouche  comme  des  vétérans  ! 

L'autre  jour,  pendant  que  les  tireurs  faisaient  le 
coup  de  feu  aux  embrasures,  des  soldats  jouaient 
au  ])ouchon  dans  la  tranchée. 

Le  général  de  service  passe  ;  chacun  veut  repren- 
dre son  poste. 

«  —  Ne  vous  dérangez  [)as,  dit  le  générai  ;  con- 
tinuez, mes  enfants  ;  il  faut  bien  se  distraire  un 
peu.  Voyons,  qui  gagnera?  " 

Et  se  baissant,  il  pose  une  pièce  d'or  sur  le  bou- 
chon. 

Vous  jugez  si  la  partie  devint  niléressante. 

Parfois  les  Russes  interrompent  le  jeu  ;  —  mais 
c'est  un  détail  dont  on  s'occupe  le  moins  pos- 
sible. 

Vous  voyez  que  je  profite  de  ce  que  le  siège  fait 
trêve  d'événements  sérieux  pour  bavarder.  Tout 
m'intéresse  tellement  h.  voir  et  entendre,  que  j'écris 
malgré  moi,  nie  liguraut  (|ue  cela  doit  là-bas  vous 
intéresser  aussi. 

Je  ne  sais  pourquoi  la  place,  depuis  deux  jours, 
lance  des  bombes  dans  notre  direction  ;  sans  doute 
on  aura  aperçu  les  ti'avaiiieurs  se  rendant  à  leur 
poste,  car  c'est  à  l'heure  où  ils  arrivent  que  com- 
mence l'envoi  des  projectiles. 


—  Cl    — 

Deux  boinl)es  viennent  d'éclater  à  quelciucs  mè- 
tres du  Clochelon  pendant  que  je  terminais  cette 
lettre. 

Notre  pauvre  petite  nuiison  a  déjà  clé  traversée 
par  trois  boulets.  11  me  semble  pourtant  que  c'est 
assez. 


(JS^^ 


CLXQUIÈME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol ,  24,  25  février. 

Je  devance  le  jour  habituel  de  mon  eoiUTier 
pour  vous  raconter  les  détails  d'une  sortie  que 
nous  avons  faite  contre  les  Russes  dans  la  nuit  du 
23  au  24. 

Chaque  chose  ici  est  un  événement,  car  rien  n'est 
plus  tristement  monotone  que  ce  calme  obligé  des 
travaux  d'un  siège  marchant  à  pas  lents,  mais  sûrs, 
et  creusant  dans  le  sol  la  trace  de  chacun  de  ses 
pas.  —  C'est  le  supplice  de  Tantale ,  et  le  courage 
impatient  voudrait  bondir  au  delà  des  réseaux  qui 
l'enveloppent  et  se  ruer,  à  travers  la  mitraille,  contre 
les  remparts  ennemis. 

Je  vous  ai  raconté  comment  un  ouragan  subit  de 
vent  furieux  et  de  neige  glacée  avait  suspendu  nos 
projets  et  forcé  à  l'inaction  nos  troupes  qui  devaient 
combattre. 

Depuis  cette  cruelle  nuit,  le  temps  s'est  remis 
complètement  au  beau.  Le  ciel,  constamment  bleu, 
semble  refléter  les  flots  de  la  mer  ;  le  soleil  a  des 
l'ayons  qui  réchauffent,  et  les  nuits  sont  étoilécs. 


—  03  — 

Ma  dernière  lettre  était  daté(>  du  23. 

Dans  la  nuit  de  ce  même  jour,  un  com])at  meur- 
trier se  livrait  sur  un  point  important. 

Je  vais  tâcher  devons  décrire  le  terrain  sur  lequel 
nos  troupes  ont  été  engagées,  pour  que  vous  puis- 
siez mieux  en  apprécier  les  détails  et  les  différentes 
péripéties. 

Je  crois  vous  avoir  déjà  dit  que  le  2^  corps, 
sous  le  commandement  du  général  Bosquet,  ou- 
vrait une  nouvelle  tranchée  sur  la  position  de 
droite,  dont  l'attaque  avait  été  conliée  aux  An- 
glais. Malheureusement,  faute  de  hras,  nos  alliés 
n'avançaient  que  lentement  dans  leurs  travaux 
de  siège ,  et  le  général  en  chef ,  de  concert 
avec  lord  Raglan,  a  dLM:idé  que  nous  ouvririons 
sur  ce  point  de  nouvelles  parallèles  dans  le  but  de 
battre  la  tour  Malakoff,  ou  plutôt  les  défenses  amon- 
celées autour  d'elle,  et  qui  présentent  un  front  for- 
midable. 

Ces  nouvelles  parallèles  furent  donc  ouvertes  en 
face  de  la  baie  dite  du  Carénage. 

Les  Russes,  que  nos  travaux  inquiétaient  visible- 
ment, vinrent  établir  en  face  de  nous  une  double 
gabionnade,  entre  cette  baie  et  une  autre  plus  pe- 
tite qui  se  trouve  dans  le  fond  du  port.  —  Cet 
ouvrage,  fait  sur  le  mouvement  de  terrain  qui  les 
relie,  affecte  la  forme  d'une  crémaillère,  se  compo- 
sant de  deux  faces  longues  et  de  flancs  à  droite  et 
à  gauche. 


—  (ii  — 

Knti'C  re  tnivaii  de  défense,  qu'ils  uni  élevé  :ivee 
une  grande  rapidité  à  1000  ou  IICO  mètres  de 
notre  parallèle,  l'ennemi  a  placé  sur  un  nianielon 
à  une  distance  approximative  de  300  mètres,  de 
fortes  cndjuscades  qui,  pendant  deux  jours,  ont 
tiré  sans  nous  causer  grand  donnnage,  le  relief  de 
nos  tranchées  étant  déjà  considérable. 

Lorsque  le  général  Bosquet  aperçut  les  travaux 
des  Russes ,  il  conçut  le  projet  immédiat  de  les 
attaquer,  autant  pour  reconnaître  le  mamelon  sur 
lequel  l'ennemi  s'était  établi,  que  pour  refouler  ce 
dernier. 

Dans  la  journée  du  23,  le  général  Canrobert  alla 
visiter  le  terrain ,  accompagné  des  deux  généraux 
commandant  les  deux  cor[)S  d'armée,  et  autorisa  le 
général  Bosquet  à  effectuer  cette  sortie  offensive. 

Le  général  Mayran,  commandant  la  3'  division 
du  5^  corps,  fut  chargé  de  diriger  l'attaque. 

Trois  colonnes  furent  donc  disposées  pendant  la 
nuit  :  elle  se  composaient ,  la  droite  et  la  gauche , 
d'un  bataillon  de  zouaves  chaque ,  et  le  centre  du 
régiment  d'infanterie  de  marine.  —  Le  général  de 
brigade  Monet  prit  le  commandement  des  trois 
colonnes  et  se  plaça  au  centre. 

Vers  deux  heures  du  matin ,  au  moment  où  la 
lune  avait  disparu  et  rendait  à  la  nuit  son  obscu- 
rité, les  troupes  traversèrent  la  tranchée,  et,  apivs 
s'être  formées  en  coloimes  serrées,  s'avancèrent, 
précédées  chacune   \)i\v  une  compagnie    d'avant- 


—  Go  — 
garde,  derrière  laquelle  marchaient  20  sapeurs 
du  génie  et  20  travailleurs  prêts  à  détruire  les 
ouvrages  de  l'ennemi,  si  la  possibilité  s'en  pré- 
sentait :  les  trois  colonnes  étaient  reliées  entre 
elles  par  une  disposition  de  tirailleurs  qui  leur 
permettait  au  besoin  de  se  joindre  et  de  commu- 
niquer. 

A  la  faveur  de  l'obscurité ,  elles  descendirent  le  , 
mouvement  de  terrain  sur  lequel  est  tracée  notre 
parallèle  et  gravirent  la  beige  droite  de  la  baie, 
traversèrent  le  ravin  qui  séparait  ce  petit  mamelon 
de  celui  sur  lequel  sont  établis  les  premiers  tra- 
vaux de  l'ennemi,  et  se  dirigèrent  vigoureusement 
sur  les  avant-postes  russes  :  elles  ne  tardèrent  pas 
à  être  assaillies  par  une  vive  fusillade,  car  ces  em- 
buscades étaient  nombreuses  et  bien  garnies.  —  Ce 
feu  n'arrêta  pas  nos  braves  soldats,  qui ,  sans  tirer 
un  seul  coup  de  fusil  sur  cet  ennemi  caché,  arrivè- 
rent à  la  baïonnette  avec  un  superbe  élan  et  tuè- 
rent sur  place  tous  ceux  qui  ne  battii'ent  pas  assez 
promptement  en  retraite. 

Ce  fut  dans  cette  première  attaque  que  le  géné- 
ral Monet  eut  la  main  droite  brisée  par  une  balle  ; 
il  prit  son  épée  de  la  main  gauche. 

Presque  au  même  moment  des  feux  de  toutes 
couleurs  éclairèrent  subitement  le  chanq)  du  com- 
bat, étendant  jusqu'à  l'horizon  lointain  leurs  lueurs 
étranges  et  phosphorescentes ,  pendant  que  le  son 
des  clairons  russes  retentissait  de  toutes  parts. 


—  66  — 

La  ville  ,  prévenue  ainsi  de  l'attaque ,  commença 
des  feux  croisés  d'artillerie,  joints  à  des  feux  de 
pelotons  et  de  bataillons  placés  en  arrière  des  po- 
sitions, et  aux  déchai'ges  des  bâtiments  embossés 
dans  le  port. 

La  plume  est  lente  à  retracer  les  rapides  péri- 
péties de  cette  scène  dont  cbaque  face  est  un  épi- 
sode qui  se  renouvelle  à  cbaque  minute ,  à  cbaque 
seconde. 

Le  général  Monet  jugeant  la  gravité  de  la  posi- 
tion, et  voyant  se  grossir  devant  lui  les  masses  noi- 
res de  l'ennemi,  s'élança  vers  le  bataillon  de  droite 
des  zouaves  qui  avait  à  sa  tète  le  colonel  Cler,  vi- 
goureux et  intrépide  soldat  qui  sait  conununiquer 
à  tous  le  noble  courage  qui  l'enflamme. 

«  En  avant!...  en  avant!...  à  la  baïonnette!  •> 
fut  le  cri  qui  sortit  de  toutes  ces  poitrines,  et,  comme 
un  réseau  de  flamme  électrique,  sillonna  les  rangs 
des  zouaves. 

Ce  fut  alors  un  magnifique  spectacle. 

Sous  le  feu  de  la  mitraille  et  de  la  fusillade,  sous 
ces  clartés,  tantôt  pâles ,  tantôt  rouges ,  auxquelles 
venait  tout  à  coup  succéder  par  instants  une  obscu- 
rité profonde,  s'avancèrent  en  courant,  ces  intré- 
pides soldats,  au  milieu  desquels  les  balles  meur- 
trières faisaient  de  sanglantes  trouées.  —  Déjà  le 
général  Monet,  qui  marcbc  à  leur  tète,  a  trois 
blessures  ;  ses  deux  mains  sont  fracassées  par  deux 
balles;   une   autre   lui  traverse   le   bras:   mais  il 


marche  toujours  :  s'il  ne  peut  plus  tenir  d'épée,  il 
peut  encore  offrir  sa  poitrine  à  l'ennemi,  diriger  et 
animer  les  combattants. 

Nos  soldats  sont  arrivés  sur  les  retranchements  ; 
les  uns  entrent  par  la  gorge  même  de  l'ouvrage  ; 
les  autres  gravissent  les  escarpements.  C'est  pen- 
dant quelques  instants  une  mêlée  terrible,  un 
combat  corps  à  corps.  Les  bataillons  des  Russes  , 
placés  en  arrière  et  disposés,  suivant  l'expression 
pittoresque  d'un  des  acteurs  de  celte  scène ,  «  en 
damier,  »  tirent  au  hasard ,  frappant  aussi  bien  de 
leurs  balles  leurs  propres  soldats  que  les  nôtres , 
et  s'inquiétant  peu  de  la  mort  qu'ils  portent  eux- 
mêmes  dans  leurs  rangs. 

Entîn  ils  ont  cédé  le  terrain ,  nous  sommes  dans 
leurs  travaux;  mais  l'artillerie  de  la  place,  celle 
des  bâtiments  du  port ,  les  forces  considérables  qui 
nous  menacent  et  nous  fusillent  de  toutes  parts, 
rendent  la  position  intenable,  et  le  général  Monet 
ordonne  la  retraite,  qui  s'opère  en  bon  ordre,  sou- 
tenue par  le  général  de  division  Mayran,  qui,  à  cet 
effet,  est  sorti  des  ti'aïu'hées  avec  sa  l'éserve. 

Que  de  traits  héroïques  pendant  ces  quelques 
heures  ! 

Un  zouave  racontait,  les  larmes  dans  les  yeux, 
que  son  lieutenant  (je  ne  veux  pas  le  nommer), 
percé  à  la  fois  de  trois  balles,  tomba  à  ses  côtés. 
Il  voulut  le  relever  et  porter  en  heu  sûr  ce  triste 
fardeau. 


—  68  — 

«  —  Non,  lui  dit  le  lieutenant,  je  suis  blessé  mor- 
tellement, laisse-moi  et  va  combattre.  » 

Sur  24  officiers,  12  ont  été  blessés,  5  tués,  c'est 
dire  combien  tous  sont  au  premier  rang  quand 
arrive  l'heure  du  condoat. 

C'est  aux  zouaves  que  revient  tout  l'honneur  de 
cette  lutte  énergique ,  ce  sont  eux  aussi  qui  ont 
souflcrt. 

Nos  morts  s'élèvent  à  60  ou  70;  nos  blessés  à 
150  envirou.  Ou  ne  peut  préciser  au  juste  la  perte 
de  l'ennemi  ;  mais  elle  a  dû  èlre  grande. 

Si  par  cette  attaque,  qui  a  été  plus  meurtrière 
sans  doute  (ju'on  ne  l'avait  supposé,  on  n'a  pas  ob- 
tenu tous  les  résultats  que  l'on  espérait,  l'ennemi , 
du  moins,  a  été  refoulé  en  dehors  de  ses  retran- 
chements ,  et  inquiété  sérieusement  dans  ses  tra- 
vaux de  défense  sur  ce  point. 

La  physionomie  de  l'armée  entière  ces  jours-là 
est  curieuse  à  obsei'ver  dans  ses  détails  et  dans  son 
ensemble. 

C'est  pendant  quebjues  heures  une  lièvre  d'in- 
quiétude qui  dévore  tous  les  esprits.  On  se  parle  , 
on  s'interroge,  et  chacun  apporte  sa  version  ;  le 
plus  souvent,  elles  sont  aussi  peu  vraies,  que  le 
sont  les  correspondances  particulières  publiées 
dans  les  journaux  à  l*aris,  et  })ourt;nit  ,  cela  se 
passe  au  milieu  du  camp,  près  du  lieu  même  des 
événements  ;  c'est  l'impatience  qui  parle  et  invente, 
faute  de  mieux. 


—  (i'.l  — 

Puis,   peu  ù   [leii,  la   vraie  vérilé  anivc,  parce 
que  fjuolqiics-uns,  inoiitanl  à   cheval,  ont  été   la 
chcrclier    à    la  source   de  révéncmeiit ,    ou  Font 
recueillie  de  la  bouclie  des  Liesses  élendus  à  l'ani- 
bulance.  —  Les  vietiuies  !...  vous  devez  coiupren- 
dre  combien   chacun   est   ardent   d'en  apprendre 
les  noms  :  c'est  un  ami  de  la  veille ,  un  compa- 
gnon d'armes ,   un  frère  de  dix  années  que  l'on 
ne  reverra  plus,  peut-être!  — 3Iais  le  regret,  la 
douleur  de  la  séparation  ont  aussi  ici  une  physio- 
nomie particuiière.  La  mort  ne  semble  plus  être  la 
mort.   Elle  vit  si  souvent  à  côté  de  vous  ,    hôte 
de  tous  les  moments,  visiteuse  de  toutes  les  nuits, 
qu'on  raccueihe  sans  crainte  et  sans  étonnement 
pour  soi,  aussi  bien  que  pour  les  autres. —  Puis 
après  avoir  dit:  «  C'était  un  vigoureux  soldat;  » 
ou  bien  :  «  C'est  dommage ,  il  était  à  la  veille  de 
passer  chef  d'escadion  ;  »  ou  bien  encore  :  «  11  au- 
rait été  loin,  »  tout  est  lîni.  —  Il  y  a  bien  quelques 
larmes  qui  s'essuient  du  revers  de  la  main ,  quand 
un  nom  que  l'on  n'entendra  ]j1us  prononcer  passe 
une  dernière  fois  sur  les  lèvres ,  mais  cette  pensée 
a  le  vol  rapide  d'un  instant  et  le  bruit  du  canon 
qui  retentit  au  loin  semble  l'emporter  avec  lui. 

Les  blessés  !  —  ce  sont  les  heureux  de  la  guerre. 
On  les  envie. 

«  —  Celui  -  là  a  toujours  eu  de  la  chance  , 
dit-on  ;  ce  n'est  pas  à  moi  (jue  cela  arrivera  ;  — 
les   gredins    se   garderaient    bien    de    m'écorcher 


—  TU  — 

seulemeiil  le  polit  doigt.  —  Quelle  belle  en- 
taille !  Juste  au  milieu  du  visage;  sa  fortune  est 
faite.  » 

Aussi  gardez-vous  de  plaindre  les  blessés  ;  vous 
voyez  qu'ils  ne  sont  pas  malheureux;  cependant  je 
ne  sais  pas  si  j'apprécie  au  même  point  que  tous  ce 
si  grand  bonheur. 

Il  y  a  ici  au  Clocheton  un  jeune  heutenant  d'élat- 
major  cjui  a  eu  le  front  ouvert  par  un  biscaïen ,  le 
5  novembre.  C'est  un  superbe  sillon  comme  celui 
que  trace  dans  le  sol  la  lame  de  fer  d'une  charrue. 
—  Ce  biscaïen  lui  a  déjà  valu  la  croix  d'honneur  et 
ne  se  contentera  pas  de  si  peu. 

«  —  Te  voilà  marié  ,  lui  disent  ses  camarades  ; 
quelle  est  la  femme  qui  ne  voudrait  pas  d'un  aussi 
joli  front  ?  seulement  deux  ou  trois  lignes  de  plus 
en  travers,  et  tu  épousais  vingt-cinq  mille  francs 
de  rente.  » 

Ces  petits  détails  ,  que  je  me  plais  à  retracer  ici , 
vous  paraissent  oisifs ,  frivoles,  peut-être,  à  côté 
des  événements  qui  se  passent  et  de  la  grande 
question  qui  s'agite ,  ils  ont  cependant  une  hn- 
portance  réelle  et  pour  moi  très- saisissahle  ;  ils 
représentent  une  des  faces  de  notre  caractère.  — 
Tout  cela  entretient  le  feu  sacré ,  l'élan  ,  l'inspi- 
ration, réchauffe  le  courage  à  son  propre  insu, 
remue  le  cœur  des  pusillanimes  jusque  dans  ses 
fibres  les  plus  intimes;  c'est  cette  voix  de  tous  (jui 
sous  une  foi-me  rieuse  cache  sa  volonté  de  1er ,  et 


—  71    — 

dont  le  sarcasme  impitoyable  tuerait  plus  sûrement 
qu'mie  balle  dans  la  poitrine.— Chaque  jour  le  cœur 
s'habitue  ainsi  en  plaisantant  au  danger,  comme  les 
oreilles  au  bruit  incessant  de  la  fusillade  ;  car,  de- 
mandez-le à  tous  ceux  qui  ont  fait  la  guerre  ,  le 
courage  est  aussi  un  peu  une  affaire  d'habitude , 
et  chacun  souvent  ne  le  trouve  pas  en  soi  dès  le 
premier  jour. 

Ces  réflexions-là ,  bien  de  vigoureux  soldats  me 
les  ont  répétées  ;  —  mais  il  ne  faut  pas  oublier  que 
le  courage  a  un  frère  aîné ,  qui  s'appelle  :  le  senti- 
ment de  l'honneur  et  du  devoir. 

26.  —  Ce  malin,  je  suis  allé  au  quartier  général  ; 
rien  de  nouveau;  si  ce  n'est  de  tristes  nouvelles  : 
on  a  dû  amputer  au  général  Monet  le  pouce  et  l'an- 
nulaire de  la  main  gauche ,  ainsi  que  le  médium 
de  la  main  droite.  Le  pouce  de  la  main  droile  et 
le  médium  de  la  main  gauche  sont  tellement  en- 
dommagés que  l'on  craint  d'en  être  réduit  peut- 
être  à  deux  nouvelles  opérations.  La  blessure  au 
bras  n'offre  aucun  danger.  —  Le  général  était  plein 
de  calme  et  de  fermeté,  et  racontait  lui-même  hier 
très-tranquillement  les  principales  phases  de  la  nuit 
du  23  au  24. 

Le  général  d'Allonville  est  dangereusement  ma- 
lade ;  on  l'a  transporté  à  Constanlinople.  Le  géné- 
ral de  division  Bouat,  depuis  longtemps  aussi  ti'ès= 
souffrant,  a  dû  quitter  la  Crimée. 


—  72  — 

Trois  bons  gcnéraiix ,  Irois  ])raves  et  vigoureux 
soldats  que  cbaeun  aimait  et  que  chacun  appré- 
ciait ! 

Jefcrnie  ma  lettre  avec  précipitation  poui'  qu'elle 
puisse  partir  par  le  courrier  d'aujourd'hui. 


SIXIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol ,  27  lévrier. 

Vous  devez  mainlenant  sans  nul  doute  con- 
naître dans  ses  détails  oflicicls  la  sortie  que  nous 
avons  opérée  contre  les  Russes  dans  la  nuit 
du  23. 

Je  me  rappelle  que  dans  ma  dernière  lettre  je 
vous  disais  que  la  perte  des  Russes,  bien  qu'il  nous 
fût  impossible  de  la  préciser,  avait  dû  être  grande, 
et  je  ne  me  (rompais  pas.  Le  combat  ayant  eu  lieu 
dans  les  positions  de  l'ennemi,  qu'il  nous  avait  fallu 
quitter  pour  regagner  nos  retranchements,  chacun 
en  était  réduit  aux  conjectures  des  probabilités,  et 
le  lendemain,  la  demande  que  fit  le  général  Osten- 
Sacken  d'une  suspension  d'armes  pour  enterrer  les 
mor!s ,  prouve  que  les  pertes  doivent  avoir  été 
notables  ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  pour  eu.\, 
c'est  qu'ils  en  ont,  comme  je  vous  l'indiquais,  de 
beaucoup  augmenté  le  chiffre  par  leur  propre  fu- 
sillade ,  et  même  par  les  feux  de  la  place ,  qui  mi- 
traillaient la  portion  des  leurs  contre  lesquels  nous 

7 


—  74  — 

étions  engagés,  et  qui  n'avaient  pu  s'abriter  der- 
rière les  carrés  que  les  Russes  avalent  formés  pour 
nous  écraser  de  tous  les  points. 

Je  vous  dirai  que  le  général  Oslen-Sacken  aldche 
en  toute  occasion  une  grande  et  loyale  admiration 
pour  la  valeur  de  nos  troupes ,  et  ne  manque  ja- 
mais de  l'exprimer  dans  les  termes  les  plus  flat- 
teurs. —  C'est  de  sa  part  une  courtoisie  guerrière 
et  chevaleresque  qui  lui  fait  le  plus  grand  honneur 
et  dénote  en  lui  le  caractère  si  rare  et  si  précieux 
du  vrai  gentilhomme. 

Ainsi  la  lettre  dans  laquelle  il  demande  une  sus- 
pension d'armes  se  termine  ainsi  : 

«  Je  m'empresse  de  vous  prévenir  que  vos  bra- 
«  ves  soldats  morts  qui  sont  restés  entre  nos 
«  mains  dans  la  nuit  du  23,  ont  été  inhumés  avec 
«  tous  les  honneurs  dus  à  leur  intrépidité  exem- 
«<  plaire.  » 

C'est  à  cette  phrase  du  général  Osten-Sacken  que 
faisait  allusion  le  général  Canrobertdans  son  ordre 
du  jour,  en  disant  : 

«  Le  général  en  chef  remercie,  au  nom  de  l'Em- 
«  pereur  et  de  la  France ,  les  braves  qui  viennent 
«  de  soutenir  riionncur  de  notre  drapeau  avec  une 
«  si  haute  valeur,  que  nos  ennemis  eux-mêmes  lui 
«  rendent  hounnagc.  » 


—  75  — 

De  plus,  el  avec  un  sentiment  d'exquise  délica- 
tesse que  chacun  a  vivement  apprécié,  le  général 
russe  renvoyait,  par  un  parlementaire,  une  croix 
d'honneur  trouvée  sur  le  corps  d'un  officier  de 
zouaves ,  pour  que  ce  dernier  et  précieux  souvenir 
fût  rendu  à  la  famille  du  brave  soldat  qui  avait  glo- 
rieusement succombé. 

Certes,  en  face  de  tous  ces  morts  qui  jonchent  le 
sol,  de  cette  destruction  de  l'homme  par  l'homme, 
la  pensée  attristée  a  des  larmes  même  pour  les 
triomphes,  mais  il  est  beau  et  digne  d'un  noble 
orgueil,  de  voir  l'ennemi  rendre  ainsi  un  hom- 
mage public  au  courage  de  nos  soldats,  à  cette 
valeureuse  intrépidité  qui  commande  le  respect 
après  la  mort.  —  La  bataille  n'est  plus  l'acharne- 
ment des  hommes  contre  les  hommes,  c'est  la 
question  du  droit  et  de  la  justice  qui  se  débat  et  se 
juge  sous  le  regard  de  Dieu. 

Je  ne  vous  ai  pas  encore  parlé  du  général  Can- 
robert  que  je  n'avais  pas  l'honneur  de  connaître 
avant  de  me  rendre  en  Crimée;  c'est  une  nature 
sympathique  par  essence ,  énergique  par  instinct, 
ne  pensant  pas  à  jouer  un  rôle,  mais  bien  plus  à 
rester  lui-même;  il  entre  volontiers  en  conversation 
sur  les  événements  qui  se  passent,  parlant  fran- 
eheuKmt,  sans  rélicence,  avec  celte  netteté  d'accen- 
tuation qui  dénote  la  franchise  de  la  pensée.  J'en 
ai  été  frappé  ;  l'expression  chez  lui  est  souvent  heu- 
reuse et  se  présente  sous  la  forme  d'une  image. 


—  76  -— 
C'est  ainsi  que  l'autre  jour  il  disait  à  la  cavalerie 
qu'il  passait  en  revue  :  >«  Vous  êtes  des  Loiilet?  vi- 
vants que  je  lance  à  ma  volonté.  » 

Nuit  et  jour,  inquiet  et  actif,  il  veille  avec  celte 
soucieuse  prudence  d'un  chef  sur  lequel  s'appuie  la 
plus  grave  et  la  plus  lourde  responsabilité.  —  Au 
moindre  bruit  inaccoutumé  qui  frappe  ses  oreilles, 
il  s'enquiert;  ses  aides  de  camp  rayonnent  aussi- 
tôt de  tous  côtés,  et  il  n'est  pas  arrivé  une  seule 
fois  qu'un  feu  un  peu  plus  nourri  que  d'habitude 
ait  été  dirigé  sur  un  point  des  travaux  du  siège, 
sans  que  le  major  de  tranchée  ne  vît  immédiate- 
ment accourir  un  des  officiers  de  l'élat-major  du 
général  en  chef. 

«  —  C'est  bien  fatigant,  me  disait  en  riant  un 
d'eux ,  d'être  l'aide  de  camp  d'un  général  qui  ne 
dort  jamais.  » 

Il  y  a  deux  jours  j'avais  l'honneur  de  déjeuner 
au  quartier  général. 

Après  le  déjeuner,  le  général  en  chef  s'entretint 
assez  longtemps  avec  moi  et  avec  une  grande  bien- 
veillance. —  Sa  conversation  me  frappa. 

"  —  N'est-ce  pas  qu'on  est  impatient  à  Paris?  me 
dit-il. 

«  — Je  ne  vous  le  cache  pas,  général,  lui  ré- 
pondis je. 

"  —  Un  s"em])i'epse  bien  vile  de  juger  les  événe- 


ments  les  plus  graves  ;  c'est  si  facile  quand  ou  n'a 
rien  autre  à  faire.  Tenez,  ajouta-t-il,  en  changeant 
tout  à  coup  de  ton,  lorsque  vous  êtes  venu  en  Cri- 
mée envoyé  en  mission  et  accrédité  auprès  de  moi, 
je  me  suis  dit  :  Voilà  un  homme  qui  appartient  à  ce 
parti  des  écrivains  dont  la  plume  galope  bien  aisé- 
ment sur  le  papier,  (jui  effleurent  toute  chose,  plu- 
tôt qu'ils  ne  l'approfondisseut  cl  jugent  un  peu  à  la 
façon  des  papillons  qui  volent  ;  il  est  au  centre  des 
événements;  il  habite  avec  le  major  de  tranchée,  il 
est  donc  chaque  jour  aux  premières  loges,  au  mi- 
lieu des  travaux  immeuses  que  nous  avons  accom- 
plis et  des  obstacles  que  nous  avons  à  surmouler. 
Il  pourra  juger  par  lui-même  ce  qu'il  a  fallu  d'é- 
nergie et  de  courage  à  la  vaillante  armée  que  je 
commande  pour  affronter  les  rudes  souffrances  et 
les  cruelles  épreuves  qui  se  renouvelleut  chaque 
jour.  Vous  êtes  chargé  d'écrire  plus  tard  les  péri- 
péties de  ce  drame  guerrier;  je  crois  (me  fit-il 
l'honneur  d'ajouter)  à  votre  haute  intelligence,  à 
votre  bon  sens,  et  plus  (juc  tout,  à  votre  bonne  foi, 
eh  bien!.,,  que  pensez- vous? 

«  —  Je  pense,  général,  que  l'on  ne  sait  rien  à 
Paris,  ou  bien  peu  de  chose  de  ce  qui  est  vérita- 
blement, et  je  l'ai  déjà  écrit. 

'<  — C'est  que  l'on  ne  doit  pas,  c'est  que  l'on  ne 
peut  pas  tout  savoir.  L'opinion  publique  est  une 
indiscrète  ;  la  guerre  ne  se  fait  pas  sur  le  papier  et 
pour  le  bon  plaisir  des  amateurs  de  nouvelles  ou 


—  /»  — 

des  joueurs  de  bourse.  C'est  bien  tacile  de  dire  ; 
««  On  aurait  pu  faire  ceci ,  on  aurait  pu  faire  cela.  » 
Oui,  peut-être;  mais  si  on  n'avait  pas  réussi;  de- 
mandez à  ces  messieurs  ce  qu'ils  auraient  dit.  Il 
faut  tout  prévoir,  quand  on  a  l'iionneur  de  com- 
mander à  d'aussi  intrépides  soldats  et  que  l'on  tient 
dans  ses  mains  d'aussi  graves  intérêts,  la  vie  d'un 
de  ces  hommes-là,  quand  on  les  connaît  comme  je 
les  connais,  vaut  un  trésor.  —  Et  puis....  et  puis 
je  ne  suis  pas  seul.  » 

Le  général  s'animait  visiblement;  je  l'écoutais 
avec  un  intérêt  que  je  ne  puis  dire. 

«  —  Oui,  je  voudrais,  ajouta-t-il  en  se  penchant 
vei's  moi ,  que  l'on  envoyât  ici  toutes  les  lumières 
dont  s'honore  la  France ,  et  je  suis  heureux ,  très- 
heureux  de  l'arrivée  du  général  Niel,  une  grande 
capacité,  une  grande  illustration.  —  Croyez-le  bien, 
pour  peu  que  l'on  ait  pour  t  roi  fi  sous  d'honneur 
dans  le  cœur,  les  individualités,  quelles  qu'elles 
soient,  disparaissent  complètement  devant  des  ques- 
tions de  cette  nature ,  le  vain  amour-propre  per- 
sonnel s'efface;  on  ne  songe  qu'au  bien  de  tous,  à 
la  gloire,  à  l'intérêt  du  pays;  voilà  ce  que  je  vois, 
voilà  ce  que  je  comprends,  voilà  ce  que  je  cherche. 
—  Tenez,  si  ma  sentinelle  qui  est  là,  venait  me 
dire  :  «  Mon  général ,  je  suis  sûr  de  prendre  la  ville 
«  dans  une  heure;  »  je  lui  répondrais  :  «  Va,  mon 
«  garçon,  prends  mon  chapeau  blanc,  et  donne- 
«  moi  ton  fusil,  je  monterai  la  garde  à  ta  place,  « 


—  79  — 

et  puis  après,  voyez-vous,  je  crierais  bien  haut, 
que  c'est  lui  qui  l'a  prise.  » 

On  vint  nous  interrompre  ;  le  général  me  quitta 
en  me  disant  : 

«  —  Allez ,  il  vaut  mieux  avoir  attendu  et  être  sûr 
du  succès ,  rien  ne  peut  nous  l'ôter.  » 

Et  me  tendant  la  main  avec  une  affabilité  dont  je 
fus  très-touché,  il  rentra  dans  sa  tente. 

Si  j'ai  retracé  le  mieux  que  j'ai  pu  les  souvenirs 
de  cette  conversation,  c'est  qu'elle  me  semble 
peindre,  plus  que  ne  le  pourrait  aucune  apprécia- 
tion ,  le  caractère  du  général  Canrobeit  et  l'éléva- 
tion de  son  intelligence  et  de  son  cœur. 

Vous  apprendrez ,  j'en  suis  certain ,  avec  plaisir, 
que  les  blessures  du  général  Monet ,  quoique  très- 
graves,  puisqu'elles  ont  nécessité  l'amputation  de 
trois  doigts,  n'empocheront  pas  ce  vaillant  officier 
de  rendre  dans  l'avenir  de  nouveaux  services  à  son 
pays. 

28.  —  Le  temps  continue  à  être  beau;  toutes 
les  craintes  inspirées  par  la  nuit  du  20  sont  dissi- 
pées ,  pour  le  moment  du  moins  ;  on  dirait  une 
journée  de  printemps ,  et  les  neiges  des  jours  pré- 
cédents attestent  seules  encore  l'ouragan  glacial  qui 
un  instant  s'était  abattu  sur  nous  comme  un  mes- 
sager sinistre. 

Aussi  tout  a  changé  d'aspect;  les  chevaux  bon- 


—  80  — 

Hissent  à  leur  attache  et  secouent  leurs  crinières  ; 
les  tentes  sont  ouvertes,  les  soldats  par  groupe  se 
promènent  devant  leurs  fusils  enlacés  en  faisceaux 
et  qui  semblent,  protecteurs  muets  des  tentes  qu'ils 
gardent ,  les  entourer  d'un  rempart  de  fer.  —  De 
tous  côtes  on  entend  la  musique  joyeuse  qui  rap- 
pelle aux  absents  les  souvenirs  du  pays,  et  que 
parfois  les  voix  accompagnent,  répétant  les  gais 
refrains  des  chansonnettes  populaires;  les  chemi- 
ses, les  bas,  les  mouchoirs  sont  accrochés  de  côté 
et  d'autres,  les  cuisines  fument,  les  gamelles  se 
remplissent. 

Nos  vieux  troupiers,  la  tète  recouverte  de  la 
céchia  rouge,  ne  sont  plus  enfouis  sous  le  lourd 
capuchon  de  leurs  capotes  bleues,  et  pendant 
que  quelques-uns ,  accroupis  à  terre ,  font  dis- 
paraître de  leurs  fourniments  les  dernières  traces 
des  mauvais  jours,  d'autres  jouent  aux  boules; 
et  ce  sont  les  boulets  ennemis  qui  servent  à  nos 
soldats,  car  ils  n'ont  qu'à  faire  quelques  pas 
pour  choisir  dans  la  collection  que  les  Russes 
nous  envoient  avec  une  si  grande  prodigalité;  on  en 
trouva  de  toutes  les  formes  et  de  toutes  les  gros- 
seurs. 

Ne  trouvez-vous  pas  que,  sur  ce  plateau  déchiré 
par  la  guerre,  ce  jeu  ainsi  composé  a  quelque 
chose  d'étrange,  d'original  et  de  martial  à  la  fois  ? 

Puisque  je  suis  en  train  de  vous  parler  de  nos 
soldats,  laissez-moi  vous  dire  qu'il  ne  faut  rien 


—  81   — 

croire  do  tous  ces  récits  sur  les  vêlements  en  gue- 
nille, sur  le  délabrement  des  pantalons  en  lam- 
beaux, les  pieds  demi-nus  et  cet  état  de  misère 
enfin  qui  faisait  demander  aux  soldats  de  la  Répu- 
blique, '<  un  peu  moins  de  gloire  et  un  peu  plus 
de  souliers.  » 

Certes  l'ensemble  général  n'est  pas  uniforme  sur 
tous  les  points,  et  des  pieds  à  la  tête,  la  tenue  ré- 
glementaire pouri'ait  trouver  maille  à  partir.  — 
Ceux-ci  ont  de  grandes  guêtres  en  peau  de  mouton, 
d'autres  les  ont  en  grosse  laine  grise  ;  ceux-ci  por- 
tent des  ceintures,  ceux-là  de  la  flanelle  en  guise 
de  cravates;  cbacun  a  un  peu  fait  flèche  de  tout 
bois,  et  d'exceflentes  flèches,  je  vous  assure.  Si  la 
sévérité  du  règlement  y  perd,  la  poésie  y  gagne; 
mais  non  pas  la  poésie  des  rêveurs  et  des  aboijeurs 
à  la  lune  (comme  disait  je  ne  sais  plus  quel  critique 
un  peu  âpre  dans  ses  expressions) ,  mais  une  poésie 
mâle,  vigoureuse,  à  la  façon  d'Horace  ou  de  Ju- 
vénal,  et  sous  laquelle  on  sent  battre  la  poitrine 
d'un  soldat  ;  —  les  tranchées  ne  sont  pas  un  Champ 
de  Mars,  efles  sont  un  champ  de  guerre. 

La  tenue  des  officiers  me  plaît  infiniment. 

Ils  ont  soit  des  capotes,  soit  des  redingotes  four- 
rées, sur  lesquelles  sont  apposés  les  galons,  insignes 
de  leurs  grades,  et  quelquefois  les  épaulettes;  — 
joignez  à  cela  de  larges  ceintures  rouges  qui  leur 
couvrent  la  moitié  de  la  poitrine  et  une  portion  du 
ventj-c;  par-dessus  la  ceinture,  le  sabre  ou  l'épée, 


—  82  — 

puis  de  grandes  et  fortes  hottes  montant  jusqu'aux 
genoux,  et  vous  aurez  le  costume  au  complet,  en 
y  ajoutant  parfois  la  boue  et  la  neige,  ces  deux 
tristes  visiteuses  des  mauvais  jours. 

l*""  mars. —  On  dirait  que  ces  deux  derniers  mots 
après  lesquels  hier  j'ai  cessé  d'écrire,  m'ont  porté 
malheur;  le  temps  change,  le  ciel  est  gris,  le  vent 
souffle;  ici  le  vent  change  souvent  quatre  et  cinq 
fois  dans  un  jour,  allant  du  nord  au  sud,  de  l'est 
à  l'ouest.  Par  moments  il  tombe  un  peu  de  neige, 
mais  elle  n'a  pas  de  consistance  et  se  fond  aussitôt 
sur  le  sol.  —  Rien  de  nouveau,  si  ce  n'est  que  des 
bombes  arrivent  en  assez  grand  nombre  de  notre 
côté,  mais  sans  nous  causer  de  mal. 

Du  reste  ,  les  Russes  nous  lancent  des  projectiles 
de  toute  nature  ;  des  boulets  rames ,  qui  sont  une 
barre  de  fer  terminée  à  chaque  extrémité  par  un 
biscaïen,  et  des  projectiles  oblongs  de  forme  variable. 
On  a  trouvé  entre  autres,  dans  le  voisinage  des 
tranchées ,  des  bombes  ayant  quatre  trous  à  leur 
surface;  plusieurs  personnes  que  j'ai  interrogées 
ne  comprennent  pas  l'utilité  de  ces  projectiles  étran- 
ges. —  Nos  ennemis  semblent  avoir  renoncé  à  leur 
système  de  gerbes  enflammées  qu'ils  lançaient  il  y  a 
quelque  temps. 

Du  reste,  leur  tir  est  bon,  leurs  francs-tireurs 
adroits,  surtout  très-vigilants  ;  et,  pour  peu  qu'ils 
aperçoivent  une  tète  en  dehors  des  tranchées,  ils 
onvoioîit  aussitôt  une  prèle  de  balles. 


—  8.3  — 

2  mars.  —  La  neige  qui  avait  cesse  tout  à  coup, 
chassée  par  le  veut,  reprend  un  peu  ce  matin,  mais 
le  soleil  apparaît  par  instants;  la  neige  et  le  soleil 
voyagent  rarement  en  bonne  compagnie,  aussi  je 
ne  ci'ois  pas  à  la  durée  du  mauvais  temps;  mais  on 
ne  peut  rien  prévoir,  et  le  baromètre,  toujours  en 
mouvement,  semble  un  vagabond  égaré  dans  un 
espace  sans  limite. 

Au  moment  oi^i  j'allais  fermer  cette  lettre,  on 
amène  un  déserteur,  on  l'interroge  devant  moi. — 
Cet  homme  a  l'air  intelMgenl  ;  c'est  un  Polonais.  Il 
porte  la  tète  haute,  et  ne  croit  pas  du  tout  avoir 
commis  une  lâcheté  : 

«  Je  ne  veux  pas  servir,  dit-il,  et  combattre  pour 
la  Russie;  tous  les  Polonais ,  soyez-en  certains,  dé- 
serteront un  h  un  quand  ils  le  pourront.  »  —  11  a, 
dit-il,  erré  toute  la  nuit,  après  s'être  échappé  de 
Sébastopol,  dans  la  crainte  de  rencontrer  quelque 
embuscade. 

Il  répond  avec  beaucoup  de  vivacité  aux  questions 
qu'on  lui  adresse;  mais  en  général,  je  me  méfie 
de  semblables  renseignements,  pour  deux  raisons  : 
—  la  première,  parce  qu'ils  ne  peuvent  et  ne  doi- 
vent rien  savoir;  la  seconde,  parce  qu'ils  veulent 
paraître  bien  informés,  dans  le  but  ou  d'améliorer 
leur  position ,  ou  de  se  donner  de  l'importance. 

Il  est  entré  dans  des  détails  assez  longs.  —  Sur 
cette  question  :  «  Que  pensent  les  Russes  du  siège?» 
il  a  répondu  :  «  On  dit  que  l'on  ne  rendra  pas  la 


—  Bi- 
place et  que ,  rcsterioz-voiis  vingt  ans ,  vous  ne  la 
prendrez  pas  ;  il  n'y  a  plus  en  ville  que  les  habi- 
tants utiles  à  sa  défense.  »  Il  a  ajouté  :  «  qu'il  était 
employé  dans  les  bureaux,  et  qu'il  a  lu  sur  diffé- 
rents rapports  que  la  perte  des  Russes  avait  été  de 
600  à  700  tués  dans  la  nuit  du  23.  » 

D'autres  déserteurs  avaient  déjà  donné  le  même 
chiffre  à  peu  près.  —  Les  Russes  répètent  et  font 
circuler  le  bruit  que  nos  pertes  ont  été  très-consi- 
dérables et  que  nous  avons  enlevé  nos  morts,  dont 
le  chiffre  exact,  vous  le  savez  aujourd'hui,  est 
de  94. 

Tout  me  paraît  se  réunir  pour  conlirmer  ce  que 
j'écrivais,  comme  conjecture,  en  commençant  cette 
lettre,  que  la  sortie  du  23  avait  coûté  cher  à  nos 
ennemis. 


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SEPTIEME   LETTRE. 


Devant  Séliastopol,   3   mars. 

J'avais  raison  de  penser  que  la  pluie  et  le  soleil 
ne  pouvaient  voyager  en  compagnie,  plus  raison 
encore  de  penser  que  le  soleil  sortirait  triomphant 
et  chasserait  de  ses  rayons  dorés  les  dernières  tra- 
ces des  neiges.  —  Le  temps  s'est  maintenu  au 
heau,  c'était  un  ciel  hleu,  ce  beau  ciel,  l'amour 
des  peintres  de  la  verte  Italie.  Il  fallait  bien  avoir 
laissé  quelque  chose  à  ce  pauvre  plateau  broyé  par 
la  guerre. 

C'est  qu'un  beau  jour  ici  n'est  pas  seulement 
ce  qu'il  est  pour  vous,  heureux  indifférents  de  la 
grande  ville,  l'avant-coureur  d'un  plaisir,  le  passe- 
temps  radieux  de  jours  calmes  et  oisifs;  c'est  la 
vie,  la  santé,  l'espérance;  c'est  la  bénédiction  du 
ciel  sur  notre  brave  et  courageuse  armée. 

Dans  la  soirée,  à  neuf  heures  et  quart  à  peu  près, 
l'air  retentit  tout  à  coup  de  détonations  furieuses  ; 
l'horizon  est  embrasé;  c'est  comme  un  feu  d'arti- 
fice, mais  un  feu  d'artifice  mortel  qui  illumine 
subitement  le  ciel  et  fait  pâlir  les  calmes  clar- 

8 


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lés  de  la  lune.  —  80  ou  100  bombes  sont  lancées 
presque  sans  interruption;  15  ou  20  à  la  fois; 
les  unes  éclatent  en  l'air ,  les  autres  semblent 
à  terre  autant  de  petits  volcans  en  feu.  —  On  di- 
rait, à  voir  ces  étoiles  d'or  qui  jouent  et  s'entrela- 
cent, quelque  jeu  de  jongleur  aérien.  Parfois  ce 
sont  de  longues  traînées  de  feu ,  et  au  milieu  de 
tout  ce  bruit,  de  toutes  ces  flammes,  de  toutes  ces 
clartés  subites,  pas  une  voix  bumaine ,  pas  un  cri, 
pas  une  plainte. 

Ce  serait  un  splendide  et  magnifique  spectacle, 
si  l'on  ne  savait  que  la  mort  peut-être  frappe  quel- 
que soldat  à  son  poste. 

Puis  tout  se  tait  ;  l'borizon ,  tout  à  l'beure  rouge 
de  feu,  disparaît  dans  la  nuit. 

Pendant  quelques  minutes,  un  profond  silence 
règne,  et  la  lune  répand  sa  clarté  douce  et  mélan- 
colique. —  Appuyé  contre  le  pan  d'un  mur,  je 
me  demande  si  je  suis  encore  sur  ce  théâtre  de  la 
guerre  aux  échos  sans  cesse  menaçants.  Rien  n'in- 
terrompt ma  pensée.  Au  milieu  de  100  000  hom- 
mes, c'est  la  soUtude;  mais  quelques  minutes  à 
peine  écoulées,  le  canon  retentit,  puis  le  clairon 
sonne  le  garde  à  vous.  —  Maintenant,  c'est  le  bruit , 
réveil ,  l'alerte  :  les  compagnies  de  garde  au  Clo- 
cheton prennent  les  armes  et  courent  vers  les 
tranchées.  —  Cependant  aucune  détonation  de 
mousqueterie  n'annonce  une  attaque  véritable. 
C'est  une  fausse  alerte;  déjà  le  clairon  sonne  la 


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breloque,  et  les  compagnies  de  réserve  rcvieiinenl  à 
leur  poste  de  piquet. 

Voilà  à  peu  près  l'historique  de  toutes  les  nuits. 
On  peut  dire  qu'ici  le  sommeil  n'enveloppe  que  le 
corps,  jamais  la  pensée. 

Jusqu'à  présent  c'est  le  seul  incident,  bien  petit , 
n'est-ce  pas;  mais  les  plus  grands  événements 
commencent  ainsi. 

Puisqu'il  ne  se  passe  rien  qui  mérite  d'atlii'er 
votre  attention  ,  voulez-vous  venir  avec  moi  à  l'ob- 
servatoire du  quartier  général,  c'est  le  seul  offi- 
ciel ;  les  autres  ne  sont  que  de  petites  succursales 
pour  l'agrément  de  chacun.  —  A  celui-là,  on  ob- 
serve et  on  relate  ses  observations,  on  suit  pas  à 
pas  l'ennemi  au  sein  même  de  sa  ville. 

Il  est  placé  sur  un  des  mamelons  de  cette  vaste 
plaine  creusée  de  ravins,  sur  laquelle  est  campée 
l'armée  alliée  et  que  traversent  nos  travaux  de 
siège  avançant  vers  la  ville  connue  des  serpents 
armés  de  noires  écailles.  On  découvre  la  plus 
grande  partie  de  Sébastopol  et  de  son  port.  — 
Cet  observatoire  se  trouve  à  3000  mètres  de  la 
place  ;  ce  sont  tout  simplement  trois  petits  murs 
grossièrement  élevés  en  pierres  sèches,  et  sur  le 
sommet  desquels  on  a  tendu  une  toile.  Deux  fac- 
tionnaires y  veihent  nuit  et  jour.  — La  distance  qui 
la  sépare  de  la  ville  la  met  à  peu  près  à  l'abri  des 
boulets,  je  dis  à  peu  près,  caries  boulets  ont  quel- 
quefois d'étranges  idées  et  de  curieux  revirements. 


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De  ce  point  culminant,  Séliastopol  se  dessine 
nettement  dans  tous  ses  replis. 

C'est  un  panorama  mouvant  ;  il  semble  que 
l'on  peut  entrer  dans  cette  ville  rapprochée  aux 
regards ,  et  dont  on  saisit  les  moindres  sinuo- 
sités :  on  l'embrasse  tout  entière ,  on  compte 
les  maisons ,  on  voit ,  on  sent  agir  la  popula- 
tion; il  n'y  a  plus,  dit-on,  que  les  habitants 
utiles  ;  le  reste  semble  avoir  abandonné  la  ville, 
soit  par  crainte  de  désastres  imminents,  soit  par 
ordre  supérieur.  —  Les  déserteurs  que  l'on  in- 
terroge l'assurent,  et  nulle  trace  de  la  vie  commer- 
ciale et  bourgeoise  ne  s'aperçoit  dans  l'intérieur 
des  remparts  que  garnissent  de  nombreuses  batte- 
ries ,  et  que  protègent  de  formidables  travaux  en 
terre. 

Le  port  se  dessine  parfaitement  à  la  vue  avec  son 
pont  de  bateaux  sur  lequel  passent  de  nombreux 
travailleurs;  c'est  là,  sans  contredit,  que  règne  le 
plus  d'activité  ;  c'est  la  grande  artère  par  laquelle 
circule  le  sang  de  Sébastopol. 

On  voit  des  projectiles  rangés  avec  soin  ;  la 
quantité  en  est  considérable ,  et  il  faut  en  effet  un 
arsenal  des  mieux  ap[)rovisionnés  pour  parer  à  la 
consonnnation  de  chaque  jour,  et  en  même  temps 
à  la  prévision  d'une  attaque  générale  qui  peut  tout 
à  coup  tomber  sur  l,i  \ille  assiégée,  comme  une 
pluie  de  mitraille. 

On  se  rend  un  compte  très-exacl  des  travaux;  on 


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découvre  les  fossés ,  les  épaulements ,  les  redoutes , 
les  abalis,  les  redans;  on  compte  les  canons  qui 
veillent  sur  leurs  afîùls  ;  on  voit  les  travailleurs 
courbés  sur  leurs  travaux.  —  Dans  l'intérieur  d'une 
cour,  j'aperçois  une  voiture;  à  qui  sert-elle?  aux 
blessés,  aux  morts  ou  aux  vivants?  —  Quelquefois 
une  colonne  de  fumée  blanche  intercepte  tout  h 
coup  la  vue;  c'est  un  canon  qui  envoie  un  boulet. 

Je  ne  puis  me  lasser  de  regarder  l'église  Sainte- 
Clotilde  avec  son  joli  toit  vert  et  ses  murs  blancs  ; 
elle  domine  les  bâtiments  qui  l'entourent  et  sem- 
ble dédaigner  de  se  confondre  avec  eux.  —  C'est 
toujours  sur  cette  église  que ,  malgré  soi ,  le  re- 
gard s'arrête  ;  car  le  soleil  donne  un  éclat  doré 
et  reluisant  à  cette  teinte  d'un  vert  émcraude, 
comme  si  Dieu  voulait,  qu'au  milieu  des  tempê- 
tes de  la  vie  humaine,  la  pensée  fût  toujours  re- 
portée vers  lui. 

Étrange  contraste,  grave  enseignement  qui  ne 
peut  que  grandir  (;t  fortifier  le  cœur  de  ceux  qui 
combattent  pour  le  droit  et  la  justice.  —  Les  bou- 
lets de  notre  flotte  l'ont  respectée  le  17  octobre. 

L'église  Sainte-Clotilde  m'amène  naturellement 
à  vous  dire  que  dimanche  dernier  j'avais  l'hon- 
neur de  déjeuner  chez  le  général  Forey. 

A  neuf  heures  et  demie  j'ari'ive,  et  dans  la  cham- 
bre du  général  je  trouve  tout  son  état-major  réuni 
et  l'aumônier  de  la  division  disant  la  messe. 

A  Paris ,  où  vous  lirez  ces  lignes ,  au  milieu  de 


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toutes  vos  églises,  si  belles,  si  grandes,  si  super- 
bernent  ornées  de  peintures  et  couvertes  d'or, 
ponrrez-vous  comprendre  l'impression  que  pro- 
duisit sur  moi  cette  messe ,  dite  ainsi ,  sans  pompe 
aucune,  dans  une  chambre  nue  et  presque  sans 
meubles  ? 

L'autel  est  sur  une  petite  table  appuyée  contre 
le  mur  en  l'ace  de  la  cheminée.  —  A  côté  de  l'Évan- 
gile pend  l'épée  du  général  ;  le  livre  de  messe  est 
ap[)uyé  sur  la  crosse  d'un  pistolet  ;  près  des  bou- 
gies qui  brûlent,  sont  accrochés  à  un  clou  les 
éperons  dorés,  et  les  burettes  sont  posées  sur  une 
carte  de  Sébastopol.  —  Ce  qui  parle  de  paix  se 
mêle  à  ce  qui  parle  de  guerre. 

Chacun  était  recueihi,  et  les  lèvres  suivaient, 
eu  les  répétant,  les  paroles  que  prononçait  le 
prêtre. 

C'est  qu'ici ,  si  près  de  la  mort ,  c'est-à-dire  si 
près  de  Dieu,  la  pensée  de  l'hounne  s'élève  vers 
le  Créateur;  elle  sent  que  toute  force  vient  d'en 
haut,  et  pour  être  calme  devant  le  péril,  iuébran- 
lable  devant  les  épreuves,  résigné  devant  les  souf- 
frances, tous  ont  besoin  de  prier.  — Un  soldat  ser- 
vait la  messe. 

7,  8  mars.  —  Quoiqu'il  ne  se  soit  rien  passé  de 
très-important,  j'ai  cependant  à  noter  une  série  de 
petits  incidents  qui  sont  venus  traverser  le  calme 
plat  de  nos  opératious. 

Le  temps  conliniie  à  être  magnifique,  le  ciel  et 


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a  mer  se  confondent  dans  une  teinle  bleue,  voilée 
seulement  par  ces  vapeurs  transparentes  des  hori- 
zons lointains.  J'aimais  beaucoup  le  soleil,  et  il  ne 
m'est  jamais  arrivé  d'en  médire,  mais  à  aucune 
époque  de  ma  vie  je  n'ai  autant  apprécié  les  bien- 
faits que  ses  rayons  versent  sur  nous. 

Le  6,  dans  la  journée,  un  vapeur  anglais,  ex- 
pédié de  Varna,  a  apporté  à  lord  Raglan  la  nou- 
velle de  la  mort  de  l'empereur  de  Russie. 

Elle  a  été  transmise  au  général  anglais  au  milieu 
d'une  conférence  avec  les  généraux  français  ;  vous 
pouvez  comprendre  l'effet  qu'elle  a  produit. 

«  La  Providence  vient  mêler  sa  voix  à  la  nôtre,  » 
a  dit  lord  Raglan. 

Cette  nouvelle  est-elle  vraie?  elle  vient  d'être 
confirmée  ici  par  une  dépêche  de  M.  Drouyn  de 
Lhuys,  on  la  regarde  comme  certaine. — Moi,  je 
doute  encore  par  un  principe  inné  de  méfiance, 
mais  je  l'admets ,  pour  vous  dire  l'impression  pro- 
duite, du  moins  selon  mon  appréciation. 

Le  6,  au  soir,  les  généraux  recevaient  du  général 
Canrobert  une  lettre  ainsi  conçue  : 

«  Une  dépêche  portant  tous  les  caractères  de  la 
plus  grande  authenticité  annonce  la  mort  de 
l'empereur  de  Russie,  qui  aurait  succombé  le 
2  mars,  à  midi  dix  minutes;  c'est  une  grande  nou- 
velle. •> 

En  fort  peu  de  temps  ce  fut  répandu  par  tout  le 


—  92  — 

camp.  Le  sentiment  général  est  loin  d'avoir  été  ce 
que  l'on  doit  supposer  à  Paris.  —  Les  questions 
politiques  ne  pénètrent  pas  jusque  dans  l'intérieur 
des  camps  et  n'émeuvent  guère  le  soldat  qui  ne 
connaît,  à  vrai  dire,  que  son  fusil  et  sa  consigne. 
Ce  sentiment  a  été  de  l'inquiétude  ;  on  se  deman- 
dait si  cette  mort  subite  et  inattendue  n'allait  pas 
modifier  les  événements  de  la  guerre  et  arrêter  le 
siège.  —  Car  il  faut  bien  se  le  dire,  la  pi'ise  de  Sé- 
bastopol,  c'est  l'espérance  brillante  qui  vit  dans 
toutes  les  pensées  ;  c'est  le  courage  contre  les  souf- 
frances, c'est  la  résignation  contre  les  épreuves, 
contre  les  fatigues,  contre  la  mort  qui  frappe  et 
décime  ;  c'est  le  foyer  lumineux  qui  éclaire  l'bori- 
zon  et  vivifie  tous  les  cœurs.  Si  un  souffle  subit  ve- 
nait l'éteindre,  ce  serait  ici  une  profonde  douleur, 
une  unanime  amertume. 

Certes,  je  sais  que  la  guerre  doit  être  considérée 
comme  un  moyen  d'arriver  à  la  paix,  et  les  liautes 
questions  d'Élat  dominent  toutes  les  autres  in- 
fluences. —  Aussi  ce  n'est  qu'une  impression  et 
non  un  jugement  porté,  et  il  n'est  pas  étonnant 
qu'au  milieu  de  ce  bruit  perpétuel  du  canon  et  de 
la  fusillade,  en  lace  de  cette  longue  résignation 
commandée  par  la  prudence  du  cbcf,  le  feu  de  la 
guerre  et  le  sang  des  batailles  circulent  dans  toutes 
les  veines. 

Une  autre  nouvefle  a  été  l'arrivée  procbaine  de 
l'Enqiereur  à  l'armée  d'Orient. 


—  93  — 

Aujourd'hui  elle  est  démentie.  —  Tant  pis  que 
l'Empereur  ne  vienne  pas  !  Il  eût  pu  voir  par  ses 
propres  yeux  cette  belle  et  vaillante  armée,  ces 
cœurs  forts  et  inébranlables,  ces  visages  énergi- 
ques, ces  fronts  cicatrisés,  ces  courages  invinci- 
bles, ces  folies  audacieuses  qui  germent  dans  le 
cœur  de  chaque  combattant  au  nom  de  l'Empereur 
et  de  la  France  ;  il  eût  passé  une  de  ces  belles  re- 
vues que  l'histoire  inscrit  dans  ses  annales  en  let- 
tres d'or  ;  les  troupes  eussent  délîlé  devant  lui  sur 
un  champ  criblé  de  boulets,  non  avec  des  tambours 
battant  aux  champs,  mais  au  bruit  retentissant  des 
canons,  des  bombes  et  de  la  fusillade.  —  Mais  je 
l'ai  dit  plus  haut,  les  questions  d'État  dominent  en 
despotes.  N'importe  !  que  l'Empereur  dorme  calme 
et  tranquille  au  sein  de  sa  grande  ville  ;  ici  on  veille 
invincible  et  infatigable,  travaillant  et  combattant 
chaque  nuit. 

On  amène  un  officier  déserteur ,  c'est-à-dire 
pas  tout  à  fait  un  officier,  ce  que  l'on  appelle  un 
cadet,  catégorie  mixte  entre  le  soldat  et  l'officier, 
qui  existait  autrefois  en  France  et  qui  existe  encore 
dans  beaucoup  de  pays.  Il  est  Polonais  d'origine. 
Vingt-quatre  ans,  figure  intelligente,  physionomie 
mobile  ;  —  il  sait  quelques  mots  de  français,  dont 
il  se  sert. 

Comme  notre  interprète  paraît  fort  mal  le  com- 
prendre, on  en  envoie  chercher  un  autre  ;  cela  de- 
mande près  d'une  heure.  Pendant  ce  temps  ce  jeune 


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Polonais  nous  raconte,  avec  un  langage  étrange 
mêlé  de  russe,  de  français  et  de  pantomime,  qu'un 
soldat  lui  a  désobéi  et  qu'il  lui  a  donné  un  coup 
de  sabre.  11  parle  avec  volubilité  ;  tantôt  il  se  met 
à  rire,  tantôt,  au  contraire,  il  devient  triste  et  se 
prend  le  front  dans  les  mains  en  répétant,  à  plu- 
sieurs reprises  : 

«  Soldats....  déserter  souvent  ;...  officiers,  jamais! 
—  Un  seul  !...  moi,  moi  !...  » 

On  lui  rend  son  sabre  ;  il  le  prend  avec  une  joie 
d'enfant,  et,  le  tirant  du  fourreau,  il  nous  montre 
la  lame  tachée  de  sang. 

L'interprète  arrive  ;  on  interroge  ce  déserteur.  11 
nous  apprend  que  la  nouvelle  de  la  mort  de  l'em- 
pereur Nicolas  est  encore  ignorée  dans  la  ville.  — 
La  cache-t-on,  ou  réellement  n'en  est-on  pas  encore 
instruit  ? 

Voici  à  ce  sujet  un  petit  fait  : 

Lord  Raglan  a  envoyé  le  7,  dans  la  journée,  un 
parlementaire  de  notre  côté  ;  c'est  le  seul,  je  crois, 
où  l'on  parlemente,  et  dans  une  de  mes  dernières 
lettres  je  vous  ai  décrit  cet  endroit  avec  grands  dé- 
tails. 

Le  parlementaire  qui  était  un  major,  après  avoir 
remis  à  l'officier  russe  le  i)li  dont  il  était  chargé, 
lui  dit  que  l'on  venait  d'apprendre  dans  les  armées 
alliées  la  triste  nouvelle  de  la  mort  de  l'empereur 


—  95  — 

de  Russie  et  que  la  France  et  rAiigleteii'e ,  enne- 
mies trop  généreuses  pour  ne  pas  s'associer  à 
d'aussi  légilinies  et  d'aussi  grands  regrets,  appré- 
ciaient la  perle  immense  que  venait  de  faire  la 
Russie. 

La  figure  de  l'officier  russe  demeura  impassible, 
et  il  répondit  qu'il  n'était  instruit  de  rien,  puis  il 
salua,  voulant  ainsi  empêcher  toute  suite  à  cette 
conversation  engagée  ;  mais  les  ofiiciers  qui  assis- 
taient remarquèrent  que,  lorsque  l'interprète  rap- 
porta en  russe  les  paroles  que  le  parlementaire  an- 
glais avait  dites,  deux  soldats  se  regardèrent  aussitôt 
avec  un  étonnement  subit  qui  bouleversa  leurs 
visages. 

Chacun,  à  ce  sujet,  s'est  livré  à  des  conjectures  ; 
quelle  est  la  vraie  '/ 

8,  9.  —  La  vérité,  c'est  que  la  place  tire  tou- 
jours, c'est  que  la  fusillade  continue,  et  que  la  nuit 
dernière  a  été  signalée  par  diverses  tentatives  de 
sorties. 

Nous  ouvrions  un  petit  boyau  en  avant  de  la 
troisième  parallèle,  et  aussitôt  que  nos  travailleurs 
se  furent  mis  à  l'œuvre ,  soit  qu'on  les  aperçut 
malgré  un  brouillard  assez  intense  qui  régnait* 
soit  que  l'on  entendît  le  bruit  des  pioches  et  de  la 
sape  volante,  une  fusillade  vive  partit  des  embus- 
cades qui  sont  environ  à  60  ou  80  mètres,  et  une 
balle  vint  frapper  à  la  tète  un  sergent.  Nos  travail- 
leurs ne  discontinuèrent  pas ,  quoique  le  feu  de  la 


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place  joignît  ses  boulets  et  sa  mitraille  au  feu  des 
avant-postes,  et  tout  en  ouvrant  la  tranchée  sur 
le  tracé  indiqué,  ils  appelaient  l'ennemi  de  leurs 
cris,  le  défiant  d'oser  venir  les  attaquer  ;  puis  des 
francs -tireurs  se  portèrent  aux  embuscades,  et 
bientôt  nos  braves  soldats  furent  à  peu  près  à  cou- 
vert. 

C'est  là  un  tout  petit  épisode,  comme  il  s'en 
présente  bien  souvent,  et  auquel  nul  ne  fait  atten- 
tion. 

Trois  fois  celte  nuit,  le  garde  à  vous  vint  nous 
annoncer  que  l'on  apercevait  l'ennemi,  et  qu'il 
avait  été  signalé  par  la  sentinelle  ;  mais ,  après 
quelques  coups  de  fusil,  il  s'éloignait  prudemment. 

Vous  ne  pouvez  apprécier  l'effet  que  produit  tout 
à  coup,  au  milieu  de  la  nuit,  le  son  du  clairon  se 
répétant  de  poste  en  poste.  —  On  se  jette  à  bas 
de  son  lit  de  camp,  on  court  au  parapet  qui  est 
devant  la  maison  qu'habite  le  major  de  tranchée  ; 
on  écoute,  inquiet,  attentif,  si  le  bruit  de  la  mous- 
queterie  ne  vient  pas  confirmer  l'avertissement  du 
clairon. 

Pendant  ce  temps,  des  compagnies  de  renfort 
en  permanence  sous  les  armes  sont  expédiées  vers 
le  i)oint  menacé  ,  puis  les  brancards  passent  qui 
parlent  aussi  leur  triste  voix.  —  Mais  bientôt  le 
clairon  sonne  la  breloque.  Les  poitrines  se  dilatent, 
et  l'on  retourne  à  son  lit  jusqu'à  une  nouvelle 
alerte. 


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Ainsi  de  la  vie  de  chaque  jour,  de  chaque  nuit, 
jusqu'à  ce  que  je  vous  écrive  :  <•  Sébastopol  eslpris.  » 

Le  temps  continue  à  être  splendide.  —  Merci  à 
Dieu  !  —  Ciel  bleu,  véritable  température  de  prin- 
temps. —  L'hiver  est  parti  avec  son  manteau  de 
glace  et  ses  ouragans  de  neige  ;  l'herbe  repousse 
déjà  verte  et  hardie  sur  ce  sol  que  labourent  les  bou- 
lets ;  les  plantes  que  l'on  croyait  à  jamais  arrachées 
apparaissent  régulièrement  alignées,  traçant  comme 
un  souvenir  perdu  des  allées  verdoyantes  dans  ces 
jardins  qui  n'existent  plus.  Hier,  j'ai  trouvé  une 
violellc  et  je  l'ai  apportée  en  triomphe ,  triomphe 
véritable  que  chacun  a  apprécié. 

Du  reste ,  ici  on  a  tout  en  abondance  ;  les  fées 
merveilleuses,  ce  sont  les  navires  de  l'État.  —  Quel 
que  soit  le  désir  formé,  il  est  accompli....  à  titre 
de  remboursement,  mais  à  des  prix  qui  paraissent 
ridiculement  minimes ,  comparés  à  ceux  de  mes- 
sieurs les  brocanteurs  de  Kamiesh. 

Le  trafic  auquel  ces  messieurs  se  livrent  est  fa- 
buleux. 

Les  choses  utiles ,  le  gouvernement  vous  les 
donne.  —  Vous  voulez  des  couvertures,  un  bon,  et 
vous  l'avez  ;  —  des  pliants-tabourets  ,  un  bon  ;  — 
des  bottes ,  un  bon  ;  —  un  lit ,  un  bon  ;  —  de  la 
bière  ,  un  bon  ;  —  des  conserves,  un  bon  ;  —  de  la 
bougie,  un  bon,  un  bon,  un  bon,  rien  qu'un  bon  ; 
et  l'on  passe  lier  et  superbe  devant  ces  trafiqueurs 
qui  vendent  5  fr.  une  livre  d'horrible  bougie,  6  fr. 

9 


—  08  — 

un  kilo  de  fromage ,  2  fr.  50  c.  une  livre  de  pain , 
et  le  tout  à  l'avenant. 

Avouez  que  c'est  là  une  sollicitude  merveilleuse  : 
jamais  armée  n'a  été  plus  grandement  approvi- 
sionnée, et  cela  en  dépit  de  la  mer  Noire,  de  ses 
tempêtes,  de  ses  orages,  de  ses  vagues  bondis- 
santes. —  Le  soldat  est  bien  nourri ,  confortable- 
ment vêtu ,  et  il  voit  le  soleil  briller  sur  sa  tète  ; 
ne  le  plaignez  donc  pas  surtout ,  il  vous  en  saurait 
très-mauvais  cré. 


QQ^^I^ 


HUITIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  10,  il,   12  mars. 

Ma  dernière  lettre  vous  parlait  de  la  sortie  que 
nous  avons  faite  dans  la  nuit  du  23  et  dans  la- 
quelle le  2^  régiment  de  zouaves  a  fait  merveille 
de  bravoure  et  d'héroïque  intrépidité,  —  Je  vous  ai 
aussi  parlé  du  message  flatteur  envoyé  le  lende- 
main par  le  baron  Ostcn-Sacken  ;  je  dois  y  ajouter 
un  petit  détail  qui  s'est  produit  depuis. 

Un  officier  de  zouaves ,  le  capitaine  Pierre ,  est 
tombé  blessé  entre  les  mains  des  Russes  ;  il  a  écrit 
ces  jours  passés  à  son  colonel,  le  colonel  Cler,  et, 
dans  cette  lettre  ,  il  mentionnait  qu'il  était  traité  à 
Sébastopol  avec  une  grande  affabilité  ,  et  qu'il 
n'avait  qu'à  se  louer  des  égards  que  l'on  avait 
pour  lui;  il  ajoutait  que  le  grand-duc  Michel  avait 
voulu  le  voir  et  que  ce  prince  lui  avait  exprimé,  de 
la  manière  la  plus  bienveillante ,  combien  il  admi- 
rait et  appréciait  la  bravoure  des  troupes  fran- 
çaises. 

Pourquoi ,  avec  une  semblable  courtoisie ,  qui 
ferait  de  cette  guei-re  une  vraie  guerre  de  gentils- 


—  100  — 
hommes,  employer,  pour  combattre,  des  lacets,  des 
crampons  et  des  pierres?  — Car,  je  vous  le  répète, 
les  Russes  se  battent  avec  bravoure  et  énergie ,  et 
lorsque  vous  lirez  l'histoire  de  cette  expédition  , 
dont  je  recueille  les  moindres  détails,  vous  pourrez 
l'apprécier  vous-même.  —  Seulement,  notre  fou- 
gue, l'élan  irrésistible  de  nos  troupes  audacieuses  , 
qui  ne  calculent  ni  les  dangers,  ni  les  impossibi- 
htés,  étoiment  et  frappent  nos  ennemis,  et  s'ilsn'é- 
taient  protégés  par  les  feux  croisés  de  leurs  bas- 
tions ,  ils  ne  pourraient  ni  affronter ,  ni  soutenir  le 
choc  de  nos  armes.  iMais  leur  artillerie  est  formi- 
dable,  fort  bien  dirigée;  ils  s'en  servent  avec  une 
profusion  dont  on  ne  peut  se  faire  une  juste  idée  , 
et  se  torturent  la  pensée  pour  inventer  des  variétés 
de  projectiles  ;  leurs  bombes  et  leurs  boulets  ont 
un  diamètre  curieux. 

Voici  un  petit  fait  arrivé  il  y  a  une  heure. 

Dans  un  des  boyaux  de  notre  3'  parallèle,  tombe 
tout  à  coup  une  bombe  à  un  endroit  où  la  tran- 
chée ,  descendant  vers  le  ravin  ,  dit  des  Anglais  ,  a 
une  pente  très-marquée.  —  Le  sol  partout  rocheux 
a  été  pétardé  ,  et  offre  par  conséquent  des  inégali- 
tés à  peu  près  semblables  à  celles  d'un  escalier 
de  pierre  taillé  dans  le  roc.  —  La  bombe  ,  n'ayant 
pu  creuser  son  lit ,  roule  dans  l'intérieur  de  la 
tranchée,  bondissant  à  droite,  bondissant  à  gau- 
che ,  et  entraînant  avec  elle  sa  mèclie  enflammée. 
—  Les  soldats  justement  éjionvantés  de  cette  dés- 


—  101  — 
agréable  visite  se  mettent  à  courir   devant  elle  , 
pour  l'éviter  ;  —  mais  celle-ci  descend  ,   descend 
toujours.... 

Le  premier  moment  passé,  les  soldats  compren- 
nent qu'ils  font  fausse  route  ;  ils  se  rangent  alors 
le  long  des  parapets  ,  laissent  passer  la  bombe , 
puis  remontent  avec  la  môme  rapidité  qu'ils  avaient 
mis  à  descendre.  —  Le  projectile  éclate  ,  arrêté  su- 
bitement dans  sa  course  ;  uiais  il  est  isolé  et  ne 
blesse  personue. 

Voici  maintenant  un  autre  épisode  assez  fantas- 
tique, et  sur  lequel  les  correspondances  particu- 
lières vont  probablement  broder  une  merveilleuse 
histoire.  —  J'aurais  bien  envie  de  me  livrer  aussi  à 
quelque  petit  roman  plein  d'iulérèt  que  vous  seriez 
forcé  de  croire  à  peu  près  ;  mais  l'amour  de  la  vé- 
rité l'emporte. 

Aujourd'hui,  il  pouvait  bien  être  ciuq  heures  du 
soii',  un  planton  accourut,  tout  essoufllé,  apprendre 
au  colonel  de  tranchée  que  des  soldats  avaient  en- 
tendu et  vu  une  femme  dans  un  silo  qui  se  trouve 
à  150  mètres  environ  de  la  maison  du  Clocheton. 
Une  femme!...  c'est  une  espionne,  une  espionne 
souterraine  !  —  vous  jugez  de  l'impression  pro- 
duite; cela  commençait  à  ressembler  beaucoup  à 
un  drame  de  Pixérécourt. 

On  explique  quel  est  le  silo  dans  lequel  a  été  dé- 
couvert ce  trésor  féminin,  cette  héroïne  nouvelle;  et 
celui-là  se  trouvait  être  justement  celui,  où  je  vous 


—  102  — 

ai  raconté  précédemment  que  l'on  avait  découveTt 
des  meubles  ,  des  gravures  encadrées  ,  des  habille- 
ments de  femme  et  un  chapeau  rose  cTitne  entière 
fraîcheur.  — Vous  voyez  que  cela  se  concordait; 
nous  avions  eu  le  chapeau  de  la  femme ,  nous 
allions  peut-être  avoir  la  femme  du  chapeau.  On 
se  range  sur  les  lieux  ,  on  interroge  le  soldat ,  ou 
plutôt  les  soldats,  car  ils  étaient  deux. 

«  —  Nous  l'avons  vue ,  disent-ils  ,  elle  avait  un 
«  mouchoir  hlanc  sur  la  tète  et  le  visage  très-pàle. 
«  —  Tous  êtes  donc  malade  ?  lui  avons-nous  dit  : 
«  —  Oui.  —  Voulez- vous  du  biscuit  ?  —  Non  ,  je 
«  ne  mange  pas  depuis  quatre  jours.  —  C'est  bien 
«  long,  "  avons-nous  ajouté. 

Telles  furent  les  dépositions.  —  Là,  s'était  arrêtée 
l'intéressante  conversation  des  soldats  avec  le  f;in- 
tôme. 

La  nuit  était  tout  à  fait  venue ,  ajoutant  son  voile 
mystérieux  à  cette  fantastique  histoire. 

Mais  comment  cette  femme  avait-elle  pénétré  dans 
cette  étroite  caverne?  —  Comment  y  avait-elle  vécu? 

On  apporte  de  la  lumière ,  et  un  des  soldats  entre 
en  se  traînant  connue  un  reptile  par  la  seule  ouver- 
ture qui  existe.  —  A  peine  s'est-il  avancé  de  quel- 
ques mètres,  cpi'il  lui  est  impossible  d'aller  plus 
avant;  un  bloc  de  pierre  lui  barre  le  chemin.  — 
C'était  un  trou,  rien  qu'un  trou.  <«  —  Cependant, 
répétait-il  toujours,  je  l'ai  bien  vue,  bien  entendue.  « 

Connue  dans  dos  cirronslauces  semblables  à  celles 


—  103  — 

dans  lesquelles  nous  nous  trouvons,  il  ne  faut  rire 
de  rien  et  se  méfier  de  tout,  même  des  impossibi- 
lités, on  s'assura  de  ce  qu'il  était  rationnel  de 
croire;  on  prit,  par  politesse  pour  le  plateau  in- 
connu de  la  Crimée ,  des  mesures  de  prudence ,  et 
l'on  abandonna  le  reste  de  l'imagination  un  peu  trop 
frappée  du  soldat  révélateur,  qui ,  sans  doute ,  n'a- 
vait fait  qu'entendre  des  paroles  prononcées  au- 
dessus  du  silo. 

«  —  Ainsi,  lui  disait  un  de  ses  camarades,  tu  es 
entré  dedans? 

«  —  Comme  je  te  vois,  lui  répond  l'autre;  mais 
j'ai  été  arrêté  par  des  pierres. 

«  —  Étaient-elles  naturelles? 

"  —  Je  n'en  sais  rien. 

<«  —  ImbécUe,  comme  si  on  ne  distinguait  pas 
des  pierres  qu'on  met,  ou  des  pierres  qui  poussent 
naturellement.  » 

Voilà  l'histoire  au  grand  complet;  elle  a  par- 
couru les  différents  camps  sous  le  nom  de  la  Dame 
blanche,  et  à  ce  moment-ci  chacun  la  raconte  à  sa 
fantaisie  :  il  faut  bien  passer  son  temps  à  quelque 
chose. 

14.  —  Voilà  que  le  ton  de  ma  lettre  change  tout 
à  coup  :  je  plaisantais,  je  racontais  des  anecdotes, 
oubliant  le  canon  et  la  fusillade;  il  se  rappelle  à 
ma  mémoire  et  il  réclame  sa  place. 


—  104  — 

15.  —  Dans  la  nuit  du  14  au  15,  le  génie  avait 
résolu  de  relier  deux  portions  de  notre  parallèle  la 
plus  avancée  par  un  boyau  de  450  mètres  environ; 
450  mètres  à  creuser,  c'est  beaucoup,  quand  il  faut 
le  faire  à  découvert,  sur  un  terrain  nu,  en  face 
d'embuscades  ]ilacées  à  60  ou  70  mètres ,  et  sous 
le  feu  formidable  de  nombreuses  batteries  chargées 
à  mitraille. 

C'était  une  rude  et  aventureuse  entreprise;  aussi 
les  avant-postes  ennemis  ne  tardèrent  pas  à  signa- 
ler nos  travailleurs,  qui  furent  presque  aussitôt 
accueillis  par  une  grêle  de  balles.  Conmie  ceux-ci 
hésitaient  à  placer  leurs  gabions  (car  le  premier 
qui  s'était  avancé  avait  été  coupé  en  deux) ,  un  brave 
capitaine  de  la  légion  étrangère,  le  capitaine  Adam, 
en  saisit  un ,  s'élance  sur  le  terre-plein ,  en  dehors 
de  la  tranchée,  et  le  place  résolument,  appelant 
à  lui  les  soldats  qui  devaient  accomplir  cette  œuvre 
périlleuse. 

«  — Vous  voyez  bien,  mes  amis,  leur  dit-il ,  qu'il 
n'y  a  pas  de  boulets  pour  tout  le  monde.  » 

Il  avait  à  peine  achevé  ces  paroles,  qu'une  balle 
le  frappait  mortellement;  mais  son  courage  avait 
électrisé  les  soldats ,  et  tous  s'élancèrent  au  travail. 
Le  sol  était  labouré  par  la  mitraille. 

Deux  fois  les  travailleurs,  indécis  sous  cette  jjluie 
de  fer,  rétrogradèrent,  et  deux  fois  leurs  chefs  les 
ramenant,  ils  reprirent,  d'une  main  résolue,  les 
pioches  et  les  gabions.  Toutefois,  tourmenté  ainsi 


—    lOo    — 

par  les  feux  de  renneini,  le  elieminemenl  ne 
pouvait  marcher  qu'à  pas  lents.  On  parlait  des 
deux  extrémités  pour  se  rejoindre  au  milieu; 
mais  le  jour  [larut  et  foi'ça  de  cesser  le  tra- 
vail. —  120  à  130  mètres  étaient  encore  à  dé- 
couvert. 

Pendant  toute  la  nuit  nous  sommes  restés  sur  le 
qui-vive,  écoulant  avec  inquiétude.  Je  vous  assure 
que  le  jour,  en  paraissant,  nous  enleva  de  la  poi- 
trine un  pesant  l'ardeau. 

Une  fusillade  tiès-vive,  jointe  au  bruit  reten- 
tissant des  canons  et  des  obusicrs ,  se  fait  enten- 
dre du  côté  des  travaux  que  le  général  Bosquet 
fait  exécuter  devant  la  tour  Malakoff.  —  Pendant 
une  demi-heure,  c'est  un  feu  non  interrompu; 
puis  les  coups  de  fusil  s'espacent ,  et  l'écho  peu  à 
peu  redevient  calme  et  presque  silencieux. 

Que  s'est-il  passé? 

Je  fais  seller  un  cheval  et  je  me  rends  au  quartier 
général. 

Ce  qui  s'était  passé ,  le  voici  :  —  Quelques  em- 
buscades placées  devant  nos  tranchées  en  prenaient 
une  certaine  portion  d'entîlade  et  d'écharpe  ;  on 
avait  résolu  de  les  réduire  au  silence,  et  pour  ce, 
on  les  avait  enlevées.  Les  Russes,  après  une  résis- 
tance de  quelques  instants,  avaient  lâché  pied  en 
voyant  nos  soldats  s'avancer  sur  eux.  On  les  pour- 
suivit. La  place  alors  tit  feu  de  ses  batteries  et 
l'ennemi   revint  en  masses  profondes.   On  aban- 


—  lOG  — 

donna  deux  points  trop  avancés,  n'en  conservant 
qu'un  seul,  dans  lequel  on  plaça  un  poste  qui 
devait  de  son  côté  inquiéter  fortement  les  Russes. 
Ce  combat  n'avait  coûté  que  trois  tués  et  blessés. 

Cette  guerre  aux  embuscades ,  disons-le ,  ne  peut 
être  qu'un  coup  de  main,  dont  les  résultats  souvent 
n'ont  qu'une  faible  importance ,  à  moins  que  l'on 
n'ait  le  temps  de  les  détruire  complètement  et  d'em- 
pêclier  leur  reconstruction,  ce  que  l'on  ne  peut 
faire  malheureusement.  —  Mais  ce  n'était,  vous  le 
verrez ,  que  partie  remise. 

La  journée  a  été  ce  qu'elle  est  toujours,  semée 
de  coups  de  canon,  de  bombes  et  de  balles;  voilà 
tout.  —  Attendons  la  nuit  :  on  doit  continuer  sur  la 
droite  de  nos  attaques  de  gauche  le  reliement  du 
boyau  inachevé,  et  je  crains  fort  que  les  Russes, 
prévenus  par  les  travaux  de  la  nuit  précédente,  ne 
fassent  sur  ce  point  un  feu  mieux  dirigé,  plus  sû- 
rement pointé ,  et  par  conséquent  plus  redoutable 
pour  nos  pauvres  travailleurs. 

Nuit  du  15  mi  IG,  —  Onze  heures.  Je  vous  écris 
ces  lignes  au  milieu  du  bruit  retentissant  des 
bombes  qui  éclatent,  des  grenades  qui  sillonnent 
l'air  de  leurs  raies  de  feu.  Nous  entendons  des 
cris  lointains  et  confus  que  le  vent  apporte  jusqu'à 
nous. 

Ou  cùlé  du  cheminement  que  nous  achevons, 
le  feu  de  nious(|U(Merie  est  mêlé  de  coups  char- 
gés à  inilraille;  mais  sur  l'extrême  gauche,  du  eôié 


—   107  — 
de  la  mer,  près  du  ravin  de  la  Quaranlainc,  l'en- 
gagement semble  plus  sérieux;  depuis  huit  ou  dix 
minutes,  il  continue  sans  interruption. 

Cependant  aucun  travail  nouveau  ne  s'exécute  sur 
ce  point,  et  les  Russes,  depuis  la  nuit  du  31  jan- 
vier, nous  ont  déshabitués  des  sorties ,  car  ils  n'en 
ont  pas  tenté  une  seule ,  se  bornant  à  des  recon- 
naissances inoffensives.  —  Nous  écoutons  si  quel- 
que signal  viendra  nous  prévenir  d'une  attaque; 
mais  aucune  sonnerie  ne  se  fait  entendre,  et  ce- 
pendant la  vivacité  du  feu  dépasse  les  limites  habi- 
tuelles. 

Chacun  au  Clocheton  est  sur  pied;  des  réserves 
sont  toujours  là  chaque  nuit ,  vous  le  savez.  —  Le 
général  de  service ,  le  major  de  tranchée,  tous  les 
officiers  se  promènent  attentifs,  inquiets,  les  uns  à 
droite ,  les  autres  à  gauche. 

Trois  fusées  s'élèvent  successivement;  —  c'est 
un  des  signaux  qui  annoncent  un  engagement  sé- 
rieux. 

Aussitôt  les  compagnies  de  renfort  partent ,  con- 
duites par  des  officiers  de  service  qui  connaissent 
parfaitement  toutes  les  communications  et  peuvent 
ainsi  les  diriger  par  les  chemins  les  plus  courts. 
D'autres  compagnies  viennent  aussitôt  les  remplacer. 

Un  quart  d'heure  s'est  écoulé. 

Le  feu  qui  a  repris  vigoureusement  à  deux  fois 
différentes  diminue  sensiblement  ;  la  fusillade  con- 
tinue encore ,  mais  mollement  et  par  intervalles. 


—  10;i  — 

L'n  planton  arrive  de  la  gauche  apportant  des 
nouvelles. 

Il  y  a  eu ,  en  effet ,  comme  nous  le  pensions ,  une 
sortie  de  la  garnison  près  du  ravin  de  la  Quaran- 
taine. L'engagement  a  été  chaud;  on  s'est  abordé 
à  la  baïonnelle.  —  Nous  manquons  encore  de  dé- 
tails ;  car  ce  planton  n'était  pas  encore  sur  le  lieu 
du  combat;  il  est  venu  seulement  dire  de  la  part 
du  colonel  :  «  L'attaque  est  sérieuse ,  mais  nous 
avons  vigoureusement  repoussé  l'ennemi;  nous 
sommes  en  nombre  suflisant,  et  si  les  Russes  ten- 
tent un  second  essai ,  les  compagnies  de  renfort 
sont  arrivées.  » 

Je  vous  écris  tous  ces  détails  à  mesure  qu'ils 
parviennent  à  notre  connaissance  ,  pensant  que  cela 
doit  vous  paraître  plus  intéressant  que  ne  le  serait 
un  fait  écrit  après  coup,  et  afin  que  vous  puissiez 
vous  rendre  compte  des  péripéties  de  ces  petits 
drames  nocturnes. 

Un  sergent  arrive  ;  celui-là  appartient  à  la  lé- 
gion étrangère  qui  a  soutenu  le  choc  de  cette 
sortie. 

«  —  Tout  va  bien,  »  dit-il. 

Il  amène  un  soldat  qui  faisait  partie  des  volon- 
taires russes  et  qui  s'est  rendu  (car  toutes  les  fois 
qu'une  attaque  de  ce  genre  est  décidée ,  les  Russes 
demandent  les  hommes  de  bonne  volonté  qui  veu- 
lent y  courii'). 

On  l'iutcrro'iç, 


—    JU!)   — 

«  —  Combien  éticz-vous? 

<-.  —  Trois  cent  cinquante  à  quatre  cents. 

«  —  Les  Russes  ont-ils  perdu  l)eaucoup  de  inonde? 

«  —  Je  crois  que  oui  ;  je  les  ai  vus  emporter  un 
grand  nombre  d'bommes  morts  ou  blessés. 

«  —  Où  les  i)orlaient-ils? 

«  —  Du  cùlé  du  ravin. 

«  —  Où  éliez-vous  quand  nous  nous  sommes  ap- 
procbés  des  trancbées? 

«  —  Nous  étions  coucbés  h  terre  ;  quand  on  s'est 
relevé,  je  suis  resté;  et  j'ai  attendu  (ju'on  ne  liràt 
plus,  puis  je  me  suis  avancé  tout  doucement.   • 

11  serait  trop  long  de  vous  rapporter  ici  toutes  les 
questions  et  toutes  les  réponses  dont  qucli|ues-unes 
paraissaient  vraies,  dont  les  autres,  comme  tou- 
jours, n'avaient  aucun  sens. 

Voici,  maintenant,  d'après  les  renseignemenls 
parvenus,  l'bistorique  de  celle  sortie  sur  nos  tran- 
chées de  gauche. 

De  toutes  celles  opérées  depuis  le  commencement 
du  siège,  celle-ci  a  élé  la  plus  importante  par  les 
résultats  que  nous  avons  obtenus.  —  L'ennemi  a 
été  repoussé  avec  des  perles  très-sensibles  ;  les 
nôtres  sont  minimes. 

Vers  dix  heures  à  peu  pivs,  à  l'extrême  gauche 
de  notre  troisième  [tarallèle,  nos  petits  postes  pla- 
cés en  avant  aperçurent  des  mouvements  dans 
l'ombre,  et  entendirent,  quoicpie  bien  faiblement, 
des  bruits  du  c(Mé  du  ravin;  aussilùl,  ne  df^itulaiit 

1(1 


^  110  — 

pas  que  ce  ne  lui,  ou  une  atlarjue,  ou  une  recon- 
naissance, ils  se  replièrent  en  silence  sur  la  paral- 
lèle et  signalèrent  l'arrivée  des  Russes  ;  ceux-ci , 
en  effet,  dans  la  pensée  de  nous  surprendre,  s'é- 
taient couchés  à  terre,  cl,  rampant  sur  le  sol,  ar- 
rivaient lenlement,  afin  de  n'être  ni  vus  ni  enten- 
dus; mais  nos  soldats ,  prévenus  par  les  sentinelles, 
s'étaient  cachés,  eux  aussi,  et  immobiles,  atten- 
tifs, les  armes  prêtes,  l'œil  aux  aguets,  retenant  le 
souffle  de  leur  respiration,  regardaient,  écoutaient, 
attendaient. 

Ce  dut  être  un  moment  de  grande  et  superbe 
émotion  qui  fit  battre  dans  les  poitrines  les  cœurs 
les  plus  résolus  et  les  plus  hardis. 

Quelque  précaution  que  prissent  les  Russes ,  on 
entendait  par  instants  un  bruit  vague,  impercep- 
tible en  toute  autre  circonstance,  mais  qui  dé- 
nonçait leur  approche.  —  Notre  silence  doublait 
leur  confiance. 

Lorsqu'ils  sont  à  trois  ou  quatre  pas  de  nous , 
ils  se  redressent  et  s'élancent  avec  un  hurrah 
frénétique,  selon  leur  habitude. 

Avant  qu'ils  aient  pu  môme  faire  feu,  une  dé- 
charge à  bout  portant  les  reçoit,  et  renverse  pêle- 
mêle  les  premiers  rangs.  —  Les  plus  hardis  conti- 
juient  et  apparaissent  sur  la  crête  de  nos  ouvrages , 
mais  une  seconde  décharge,  faite  avec  sang-froid 
et  habileté ,  les  arrête  de  nouveau. 

Quelques-uns,  lancés  en  avant ,  roulent  dans  no» 


—  m  — 

tranchées,  où  ils  trouvent  la  mort;  les  autres  ré- 
trogradent ,  rechargent  leurs  armes  ;  puis  revien- 
nent. —  Une  fusillade  et  un  comhat  corps  à  eorps 
s'engagent;  l'officier  qui  les  commande  est  jjlessé 
dans  la  poitrine  d'un  coup  de  haionnette  ,  et 
tombe  en  notre  pouvoir.  Un  instant  ils  essayent 
encore  de  se  défendre,  puis  lâchent  pied  tout  à 
coup  en  se  dirigeant  vers  le  ravin;  nos  troupes, 
après  les  avoir  poursuivis  quelques  pas,  rentrent 
dans  la  parallèle.  —  Alors  la  batterie  de  campagne 
n"  3  reçoit  l'ordre  de  faire  feu  et  envoie  dans  le 
ravin  quatre  coups  chargés  à  mitraille  pour  lialayer 
à  la  fois  l'ennemi  qui  se  retire ,  et  les  réserves. 

Cette  sortie,  vous  le  voyez,  a  eu  pour  les  Russes 
une  triste  issue;  l'avantage  qui,  d'ordinaire,  dans 
de  semblables  attaques,  est  pour  les  assaillants,  a 
tourné  contre  eux  par  le  sang-froid  d'une  défense 
vigoureusemeiît  exécutée  parles  bataillons  du  2*  ré- 
gmient  de  la  légion  étrangère. 

Le  commandant  L'Héritier  et  un  capitaine  dont 
je  regrette  de  ne  pouvoir  vous  dire  le  nom ,  se 
sont  conduits  avec  une  énergie  digne  des  plus 
grands  éloges. 

Le  10*  bataillon  de  chasseurs  a  sa  bonne  part 
dans  cette  action  d'éclat,  où  il  s'est  montré  digne 
de  sa  réputation.  —  Nul  doute  qu'un  ordre  du 
jour  ne  vienne  du  (juartier  général  faire  con- 
nailre  à  Ions  la  belle  condnite  de  ces  deux  régi- 
ments. 


—   I  h2  — 

On  lie  peut  apprécier  au  jiislo  le^;  pertes  de  l'en- 
iieiiii  ;  mais  l'on  peiil,  je  ei'ois,  sans  exagéra- 
tion,  porter  ce  nombre  à  plus  de  IGO  hommes  mis 
hors  de  combat,  dont  oO  morts  au  moins.  — 
27  cadavres  nous  sont  restés. 

Il  faut  ajouter  que  peudant  cette  sortie,  qui 
s'opérait  sur  la  gauche,  nous  accomplissions  sous 
le  feu  de  la  place  le  travail  de  reliement  dont  je 
vous  ai  parlé,  et  qui  aujourd'hui  est  entièrement 
achevé.  —  Aussi ,  sur  toutes  les  lignes  de  nos  tran- 
chées, le  feu  ne  décessait  pas  et  les  sillonnait 
comme  un  réseau  de  mitraille. 

Le  temps  me  manque  pour  vous  parler  d'un  en- 
gagement qui  a  eu  lieu  du  côté  de  la  tour  Malakotï 
au  lever  du  jour.  Le  général  Bosquet  a  fait  de  nou- 
veau enlever  cinq  embuscades  qui  le  gênaient  beau- 
coup. Cimi  détachements  se  sont  élancés  à  la  fois 
à  un  signal  sur  les  cinc]  embuscades,  et  après  s'en 
être  emparés  les  ont  rasées.  —  Vous  le  voyez,  de 
tous  les  côtés,  la  nuit  a  été  bonne. 

Je  termine  ma  lettre  à  la  hâte. 


îsEUYlEME  LETTRE. 


Dcvai:l  Séhastopol,  i7,  18  mars. 

Quoique  depuis  ma  dernière  lettre  il  ne  se  soit 
rien  passé  de  très-iinportant,  toutefois  les  incidents 
n'ont  pas  manqué;  les  nuits  ont  été  agitées,  les 
matinées  bruyantes  et  les  épisodes  qui  précèdent 
le  grand  drame  se  sont  succédé  chaque  jour. 

Je  vous  ai  parlé  de  la  sortie  des  Russes,  la  nuit 
du  15  au  î6,  et  dans  la([U(']le  ils  ont  été  Ibrt  mal- 
traités. 

Le  lendemain,  dans  la  matinée,  je  suis  allé  avec 
le  général  de  tranchée  visiter  l'endroit  oîi  avait  eu 
lieu  le  combat  ;  le  soleil  éclairait  la  terre  et  les 
pierres  rougies.  —  Sur  le  terre-plein  intérieur  gi- 
saient encore  des  cadavres  russes  que  des.  cor- 
vées étaient  en  train  de  porter  sur  des  brancards 
à  l'ambulance,  lis  étaient  Kà,  pèle-mèle,  couchés 
à  terre  au  milieu  de  fusils,  de  casquettes,  de  gi- 
bernes entrouvertes,  de  landjeaux  de  vêtements. — 
Spectacle  cruel  et  d'une  tristesse  infinie,  petit  coin 
du  tableau  de  la  guerre;  la  vie  était  pour  ainsi  dire 
au  milieu  de  la  mort,  ne  la  regardant  pas,  n'y 


—  114  — 

songeant  même  point.  Un  autre  acte  se  jouait  aver 
l'accompagnement  ordinaire  des  balles  qui  sifflent 
ou  gémissent  (car  elles  sont,  par  le  bruit  qu'elles 
font,  tantôt  menaçantes ,  tantôt  lamentables }. 

Le  costume  uniformément  monotone  des  Russes, 
pantalon  bleu  noir,  grande  casaque  grise ,  sans 
épaulettes ,  sans  signe  extérieur  quelconque ,  sans 
variété  de  couleur,  porte  en  soi-même  un  morne 
aspect  qui  assombrit  le  regard  en  même  temps  que 
la  pensée. 

Les  Russes  que  j'ai  vus  morts  ce  jour-là  avaient 
tous  les  pieds  nus.  Les  soldats  de  la  légion  s'étaient 
emparés  de  toutes  les  bottes  sans  exception.  —  Les 
bottes  des  Russes  font  évidemment  envie  à  nos  sol- 
dats (l'bumanité  est  naturellement  portée  à  dé- 
sirer ce  qu'elle  n'a  pas).  Si  on  leur  donnait  des 
bottes,  nul  doute  qu'ils  ne  portassent  des  regards 
d'ardente  convoitise  sur  les  souliers. — Aussi  les 
Russes  doivent  de  leur  côté  envier  nos  souliers. 

C'est  ce  qui  avait  dans  les  premiers  moments 
fait  répandre  ce  bruit  passablement  ridicule ,  mais 
qui  ne  s'en  était  pas  moins  accrédité ,  que  l'ennemi , 
pour  nous  surprendre  plus  sûrement,  et  afin  qu'au- 
cun bruit  ne  [)ùl  trahir  son  approche,  venait  pieds 
nus,  façon,  il  faut  l'avouer,  fort  peu  commode 
et  assez  singulièi-e  pour  marcher  sur  un  terrain 
rocailleux  et  livrer  un  cond^at. 

Pour  le  moment  tout  l'intérêt  du  siège  se  porte 
sur  nos  travaux  contre  la  tour  3Ialakofr,  c'est-à- 


—  115  — 

dire  sur  notre  attaque  de  droite  qui  maintenant  a 
opéré  son  point  de  jonction  avec  les  Anglais.  —  On 
appelle  l'attaque  de  gauche  avec  un  certain  dé- 
dain :  «  le  vieux  siège;  »  mais  soyez  tranquille  le 
vieux  siège  fera  parler  de  lui. 

Dans  la  matinée  du  15,  ainsi  que  je  vous  l'ai  écrit 
à  la  tîn  de  ma  lettre,  la  fusillade  a  été  vive  et  con- 
tinue. Comme  on  avait  été  forcé,  après  s'être  em- 
paré des  embuscades  une  première  fois,  de  se 
replier  et  de  les  abandonner,  on  résolut  de  les 
raser:  c'est  ce  qui  eut  lieu  le  16  avec  une  énergie 
très-remarquable  et  sans  grande  perte  d'hommes. 

Comme  le  17  une  sortie  du  môme  genre  devait 
avoir  lieu,  le  colonel  Vcissier  voulut  lui-même  aller 
avant  la  tombée  de  la  nuit  reconnaître  le  terrain. 
Il  le  fit  avec  ce  courage  audacieux  qui  était  habi- 
tuel à  cet  oflicier,  dont  la  conduite  à  Inkermann 
avait  été  admirée  et  enviée  par  tous;  malheureu- 
sement au  courage  se  joint  souvent  l'imprudence , 
et  le  colonel  Veissier  fut  frappé  de  deux  balles , 
dont  l'une  l'atteignit  mortellement.  Sa  perle  a  été 
vivement  sentie  ;  c'était  un  de  ces  hommes  dont 
l'entrain,  la  vigueur,  l'énergique  audace  entraînent 
les  troupes,  électrisent  les  soldats  et  les  feraient 
se  lancer  à  poitrine  découverte  sur  des  murailles 
de  fer.  —  Mais  quand  la  mort  de  tels  hommes  n'est 
pas  commandée  par  le  devoir  ou  la  nécessité  des 
circonstances,  elle  est  doublement  fatale. 

C'est  ici  surtout ,  en  face  des  dangers  sans  cesse 


—    116  — 

renaissants,  qu'il  faut  se  rappelei-  celte  parole  pro- 
fonde de  Napoléon  :  «  A  la  guerre,  il  y  a  quelque 
chose  de  plus  et  de  mieux  que  de  se  faire  tuer, 
c'est  de  savoir  se  faire  luer.  » 

De  l'observatoire  du  quartier  général  on  avait 
vu ,  pandant  toute  la  journée,  sur  la  passerelle  de 
bateaux  qui  réunit  les  deux  parties  de  la  ville,  cir- 
culer des  troupes  nombreuses. 

La  nuit  venue,  on  attaqua  résolument  les  em- 
buscades. Comme  toujours,  l'ennemi  lâcha  pied; 
mais  bientôt  il  revint  en  force  très -supérieure  et  en 
masse  épaisse.  —  Nos  soldats  se  replièrent  sur  la 
parallèle,  et  là,  les  zouaves,  pendant  près  d'une 
lieure,  soutinrent  un  feu  très-vif  et  très-nourri 
contre  les  Russes ,  qui ,  sept  fois  revinrent  à  la 
charge,  s'avançant  à  40  ou  50  mètres,  mais  n'osant 
pas  se  hasarder  à  aborder  nos  tranchées.  —  Évi- 
demment l'intention  des  officiers  était  d'envahir 
notre  parallèle,  c'est  l'impression  produite  sur 
tous  ceux  présents  à  ce  combat.  —  Nous  avons 
eu  de  50  à  60  blessés,  peu  de  tués;  la  perte  des 
Russes  a  dû  être  sensible  ;  mais  cet  engagement 
n'ayant  été  qu'un  engagement  de  fusillade,  cette 
perte  ne  peut  être  appréciée  qu'approxiinative- 
inent. 

Il  est  évident  que  cette  attaque,  préparée  contre 
l'intérieur  du  port  et  contre  la  tour  Malakolf  les 
inquiète  visiblement.  —  C'est  le  ccMé  vuhiérable,  et 
(|Uoique  les  Russes  l'aiciil  rormitlahlcmeiit  défendu 


—   117   — 

par  tics  l'edoules,  des  travaux  vu  lerie  cl  des  dou- 
Mes  rangs  d'abatis,  ils  sonililenl  \ouloir  iiorter  sur 
ce  point  toute  leur  attention. 

19.  —  Le  lendemain,  le  mouvement  de  troupes 
continua;  on  vit  de  fortes  colonnes  se  diriger 
dans  la  direction  du  ravin  de  Karabel-naia  (.  nom 
que  l'on  donne  à  ce  ravin  à  cause  du  petit  village 
qui  l'avoisine).  Aussi,  pour  empêcher  l'emiemi 
de  se  porter  sur  un  seul  point,  dans  le  cas  où 
telle  serait  son  intention,  le  général  en  chef  ré- 
solut de  l'inquiéter  sérieusement  sur  notre  gauche 
par  un  feu  de  projectiles  cieux  dirigé  sur  le  bas- 
tion du  Mât,  le  bastion  central  el  l'intérieur  de  la 
ville. 

On  profita  de  l'occasion  pour  aller  détruire 
quelques  postes  assez  gênants,  et  le  soir ,  vers 
huit  heures,  trois  petites  colonnes,  chacune  de 
100  hommes,  sortirent  à  la  fois  de  trois  points  dif- 
férents sur  la  même  ligne  et  se  jetèrent  au  pas  de 
course  sur  les  avant-postes  ennemis  sans  tirer  un 
coup  de  fusil. 

Ceux  qui  les  gardaient  déchargèrent  leurs  armes 
sur  les  assaillants,  et  se  retirèrent  en  toute  hâte 
en  s'appelant  par  des  sons  de  trompe;  puis  les 
troupes  de  réserve  poussèrent  de  grands  hurralis, 
selon  leur  habitude,  sans  pourtant  se  montrer; 
quelques  tambours,  dans  le  fond  du  ravin  de  la 
Quaiantaine,  battirent  la  charge ,  et  la  place  lança 
des  coups  de  mitraille.  —  Pendant  ce  temps ,  les 


—  118  — 

sapeurs  du  génie  avaient  placé  dans  les  pins  ini- 
porlanles  embuscades  des  sacs  à  pondre  avec  une 
longue  mèche.  Le  signal  de  retraite  fut  donné ,  le 
feu  fut  mis  aux  mèches  (je  crois  que  le  terme 
propre  est  smœisson),  et  nos  soldats  rentrèrent 
dans  leurs  tranchées. 

Alors  ce  devint  le  tour  de  l'artillerie  qui  jusqu'à 
minuit ,  oîi  elle  reçut  l'ordre  de  cesser  le  feu , 
envoya  des  multitudes  de  projectiles,  bombes  et 
obus,  mais  pas  un  seul  boulet. 

La  place  ne  répondit  pas,  ce  qui  est  bien  con- 
traire à  ses  habitudes;  car  d'ordinaire  elle  riposte 
avec  vigueur. 
Quelle  en  a  été  la  raison? 
Ce  que  je  pourrais  vous  dire  ne  serait  qu'inie 
appréciation  toute  personnelle. 

La  ville  ne  nous  a  lancé  que  quelques  paniers 
de  grenades  sans  résultat,  puisque  le  rapport  de 
l'ambulance  ce  matin  ne  portait  pas  un  seul 
tué. 

Rien  ne  s'est  passé  du  côté  de  la  tour  Mala- 
koff. 

Du  reste ,  cette  guerre  d'avant-postes  ne  peut 
amener  de  résultat  réel;  car,  ou  les  Russes  les 
reprennent  puisqu'ils  sont  isolés,  et  de  leur  côté 
protégés  par  le  feu  de  la  place ,  nu,  si  on  les  rase , 
ils  sont  tout  aussitôt  rétablis.  —  Cela  me  fait  l'effet 
(le  petits  tours  que  l'on  se  joue  entre  voisins;  et, 
rn  vérité,  ce  n'est   ri(Mi  ;iulrt^  chose  :  c'est  un  ino- 


—  U9  — 

ment  de  distraction  que  l'on  se  donne  pour  varier 
la  monotonie  habituelle  d'un  siège. 

Tous  les  jours  des  déserteurs  nous  arrivent  ; 
comme  ils  répètent  à  peu  près  les  mêmes  phrases , 
je  ne  vous  en  parle  que  pour  mémoire. 

Les  Anglais  construisent  quelques  batteries,  bien 
lentement,  hélas? — Mais  ils  manquent  de  bras,  et 
travaillent  d'un  autre  côté,  de  tous  leurs  efforts  à 
leur  chemin  de  fer,  qui  avance ,  comme  peut  avan- 
cer un  chemin  de  fer,  tout  doucement  jusqu'à  ce 
qu'il  aille  très-vite. 

Je  vous  assure  que  l'on  ne  dirait  pas  à  les  voir 
maintenant ,  qu'ils  ont  tant  souffert  et  que  les  ma- 
ladies et  la  mort  ont  décimé  leurs  rangs.  —  Ils 
étaient  si  beaux,  si  splendides,  si  éclatants  à  Varna 
quand  un  beau  soleil  d'été  rayonnait  sur  leurs 
uniformes  rouges  et  sur  leurs  casques  étincelants  ; 
chacun  les  aduiirait  et  ils  s'admiraient  eux-mêmes, 
ils  faisaient  leurs  manœuvres  avec  cette  méthodique 
précision  qu'ils  ont  conservée  sur  le  champ  de 
bataille.  Mais,  hélas!  le  cruel  hiver  est  venu,  cent 
fois  plus  cruel  pour  eux  qu'lnkcrmann  et  Ba-- 
laclava,  car  ils  tombaient  un  à  un,  que  dis-je  ? 
dix  par  dix,  sans  gloire,  sans  combat;  leur  sang 
ne  coulail  pas  de  leurs  poitrines  inébranlables 
devant  l'ennemi ,  mais  se  glaçait  dans  leurs  veines 
et  ternissait  leurs  visages.  —  Ils  ont  vu  alors  com- 
bien est  précieuse ,  indispensable  une  bonne  orga- 
nisation intérieure ,  qui  veille  sur  les  besoins  ma- 


—  120  — 

tériels  de  la  vie,  n'onieltarit  aucun  détail  et  prévoyant 
même  l'impossible. 

C'est  ce  qui  a  sauvé  notre  armée  d'un  semblable 
désastre  et  lui  a  fait  traverser  les  cruelles  épreuves 
des  neiges,  des  vents  et  de  la  glace. 

Mais  aujourd'hui  que  le  ciel  est  bleu,  pourquoi 
penser  encore  à  de  si  tristes  jours  ?  Les  Anglais 
eux-mêmes  l'ont  oublié,  leurs  visages  sont  roses, 
la  gaieté  renaît  sur  leurs  physionomies  et  sur  leurs 
unit'oi'mes  :  chaque  chose  a  son  temps.  —  Mainte- 
nant on  ne  meurt  plus,  on  s'ennuie,  voilà  tout,  et 
l'ennui  amène  le  spleen,  fléau  redoutable  et  rongeur. 

Au  diable  l'hiver  !  au  diable  le  spleen  ! 

En  voulez-vous  une  preuve  ;  la  voici  : 

Il  y  a,  entre  un  petit  village  appelé  Karami  et  la 
cavalerie  anglaise,  un  vallon  assez  large,  ricbement 
accidenté,  d'une  sauvagerie  douce  et  pittoresque  ; 
pour  toile  de  fond  sont  d'un  côté  les  hauteurs  de 
Balaclava,  si  grandioses,  si  majestueusement  tor- 
dues sur  elles-mêmes;  de  l'autre,  les  monts  autour 
desquels  contournent  les  deux  routes  de  lalta  et 
de  Simphéropol  et  (jui  dominent  la  vallée  de  la 
Tchernaia.  —  Eh  bien  !  dans  ce  vallon  s'étaient 
l'éunis  plus  de  2000  Anglais,  pour  faire  renaître  sur 
ce  plateau  ennemi  les  doux  loisirs  et  les  fiénéli(pies 
ébats  de  la  patrie  absente. 

Eu  un  mot  ,  nos  alliés  avaient  organisé  des 
(oui'ses  avec  ce. soin  et  celle  régulai'ilé  de  détails 
Mui  les  distiiii^uent. 


—   ^21    — 

Vous  eussiez  dit  uu  lurf  hospitalier  :  des  poleaux 
avec  de  petites  flammes  blanches  indiquaient  le 
parcours  et  avaient  été  posés  de  distance  en  dis- 
tance. La  foule  des  spectateurs  s'était  symétrique- 
ment rangée  tout  autour,  pour  assister  à  cette  fête 
hippique  à  laquelle  le  canon  Je  la  ville  venait  mêler 
sa  voix  lointaine.  —  Rien  n'y  manquait  :  —  courses 
plates  pour  chevaux  de  tous  les  jtays,  —  courses  de 
haies,  —  courses  de  mulets  ;  —  il  y  avait  la  variété 
et  la  multiplicité  des  plaisirs. 

Je  vous  prie  de  croire  que  les  coureurs  eu  tenue 
traditionnelle  ne  faisaient  pas  défaut  :  jaquette  de 
soie,  culottes  de  peau,  bottes  à  revers.  Cela  vous 
surprend  peut-être,  mais  ceci  vous  prouve  qu'il  ne 
faut  s'étonner  de  rien.  —  Parlez  de  courses  à  un 
Anglais,  et  il  sortira  de  terre  armé  de  pied  en  cap. 

Des  haies  mobiles  avaient  été  placées  de  trois 
cents  pas  en  trois  cents  pas,  et  une  dame  fort  élé- 
gamment vêtue  en  amazone  était  la  Reine  de  beauté 
de  cette  joyeuse  journée. 

Il  y  a  eu  cinq  courses  plates,  une  de  mulets  et 
deux  courses  de. haies. 

Après  la  dernière  de  ces  deux  courses  qui  n'a 
pas  été  exempte  d'épisodes,  c'est-à-dire  de  chutes 
et  de  horions,  il  s'est  tout  à  coup  élancé  sur  les 
barrières  une  multitude  affamée  de  ce  nouveau 
plaisir.  —  Les  cavaliers  se  sont  précipités  à  la 
fois  pêle-mêle  ;  les  uns  sautaient,  les  autres  es- 
sayaient de  sauter  avec  les  cris  d'usage  et  les  grands 

11 


coups  de  cravache.  La  pauvre  haie  a  été  broyée  ; 
la  gaieté  anglaise  était  remontée  à  son  apogée  pour 
faire  fête  et  brillant  accueil  à  ce  plaisir  national. 
On  entendait  courir  çà  et  là  les  vieilles  acclama- 
lions  des  amateurs  du  lurf,  puis  les  toasts,  car  la 
buvette  même  avait  Sté  convoquée. 

C'était,  je  vous  assure,  une  mêlée  joyeuse  qui 
réjouissait  le  cœur  et  qui  faisait  un  peu  oublier  ces 
glorieuses,  mais  tristes  mêlées  qui  s'étaient  passées, 
et  qui  doivent  pcut-èti'e  se  passer  encore  à  quelques 
pas  plus  loin  ;  tout  cela,  en  vue  des  postes  des  Co- 
saques qui  bordent  les  hauteurs  et  qui  sans  doute, 
ne  comprenant  rien  à  ces  cris,  à  cette  agitation,  à 
ce  tumulte  inattendu,  ont  dû  signaler  avec  empres- 
sement un  mouvement  offensif  dans  l'armée  anglaise. 

L'inq)ression  que  j'ai  ressentie  en  assistant  à  ces 
courses  joyeuses  au  milieu  du  bruit  incessant  de  la 
gueire,  n'est  pas  de  celles  qui  s'effaceront  le  plus 
promptement  de  ma  pensée. 

En  revenant  des  courses  de  Karanii  j'ai  parcouru 
à  cheval  le  terrain  où  s'est  livré  le  combat  de  Bala- 
clava,  —  date  glorieuse  pour  les  armées  anglaises, — 
date  sinistre  pour  bien  de  nobles  et  hautes  familles. 

C'est  une  grande  et  vaste  plaine  entourée  de  ra- 
vins profonds;  des  mamelons  étages  les  uns  au- 
dessus  des  autres  semblent  les  gradins  de  ce  vaste 
ampliilliéàtre.  —  Tout  autour,  le  terrain  se  con- 
tourne, se  replie,  s'élève  ou  s'abaisse;  on  dirait 
les  vagues  de  la  mer  [leiidanl  la  tempête.  —  Cette 


—  123  — 

plaine  de  Balaclava  est  superbe  à  voir  ;  elle  a  un 
aspect  grandiose  qui  prête  sa  soleimilé  au  sou- 
venir du  sanglant  épisode  qui  s'est  passé  dans  son 
sein.  —  Aujourd'hui  c'est  un  sol  inculte  où  l'herbe 
croît  par  intervalles,  et  sur  lequel  restent,  de 
distance  en  distance,  quelques  débris  de  masure. 
Le  silence  règne  là,  où  a  eu  lieu  cette  magnitique 
charge  de  la  grosse  cavalerie  anglaise,  là  où  les 
escadrons  déchaînés  se  sont  précipités  les  uns  sur 
les  autres  avec  fureur,  où  le  cri  des  hommes  se  joi- 
gnait aux  hennissements  des  chevaux,  où  le  bruit 
de  la  canonnade  courait  d'échos  en  échos,  reten- 
tissants messagers  de  la  guerre.  —  Aujourd'hui, 
à  peine  si  l'on  y  voit  trois  ou  quatre  cavaliers 
allant  à  Balaclava,  des  chevaux  portant  des  pro- 
visions ,  quelques  Anglais  qui  viennent  peut-être 
regarder  tristement  la  place  où  est  tombé  un  ami , 
lui  frère.  —  Des  carcasses  de  chevaux  dont 
les  corbeaux  et  le  temps  ont  déchiré  les  chairs 
pantelantes ,  disent  seules  que  la  mort  a  passé 
par  là. 

Je  ne  puis  dire  à  quel  point  m'impressionne  ce 
silence  du  passé. 

J'étais  avec  des  personnes  qui  avaient  assisté  à 
ce  combat  ;  j'ai  foulé  pas  à  pas  le  terrain  de  cette 
scène  sanglante,  et  j'ai  recueilli  les  souvenirs  vivants 
encore  des  acteurs  et  des  témoins. 

Cette  petite  bataille  de  Balaclava  a  été  pour  ceux 
qui  l'ont  vue,  soit  de  la  plaine,  soit  du  sommet  des 


—   1^4  — 

h;iiiUii;"s  avûisiiiantcs ,  un  des  plus  saisissants  spec- 
tacles auxquels  il  soit  donné  d'assister. 

«  Lorsque  s'exécuta  cette  fatale  charge  de  la 
cavalerie  légère,  me  disait  un  major  anglais  qui 
avait  i)ris  part  à  l'action  sous  les  ordres  du  gé- 
néral Scarlelt  ,  vous  ne  pourriez  vous  tigurer 
quelle  mêlée  faiùeuse.  —  La  cavalerie  se  ruait 
contre  des  ennemis  de  fer  ;  les  chevaux  ,  hlessés 
par  la  mitraille,  s'élançaient  de  toutes  parts  en 
bonds  insensés ,  traînant  après  eux  leurs  cavaliers 
frappés  mortellement;  d'autres,  éperdus  de  tout  ce 
bruit,  de  tout  cet  effroyable  tumulte,  de  tout  ce 
sang  répandu  ,  revenaient  sur  nous  se  mêler  à  nos 
chevaux,  frémissants  et  se  soutenant  à  peine  sur 
leurs  jarrets  tremblants.  —  Souvent  vingt  arri- 
vaient ensemble ,  et  une  fois  entrés  au  milieu  de 
nos  escadrons  il  était  impossible  d'obtenir  d'eux 
un  mouvement.  —  Pauvres  cbcvaux  !  nous  les  re- 
connaissions ,  et  ils  nous  disaient  par  avance  les 
noms  des  morts.  —  Un  arriva  ,  se  ruant  au  milieu 
des  autres  ,  et  venant ,  lui  aussi ,  prendre  sa  place 
dans  ce  troupeau  frappé  d'épouvante  ;  son  cavalier 
était  couché  sur  son  encolure,  tenant  à  pleine  main 
la  crinière  luisante  (Ui  cheval;  c'était  un  jeune  ul'li- 
cicr  d'une  des  plus  nobles  familles.  —  On  s'em- 
pressa autour  de  lui.  —  Mais  il  était  mort!...  la 
poitrine  traversée  par  un  biscaieii.  » 

J'ai  vu  lord  Lutan  la  ncIIIc  du  jour  où  il  ([uittait 
la   Crimée  ;    il  venait    \  isiler  les   tranchées  de  l'at- 


—  î2o  — 

laque  de  gauche.  —  Il  nous  parla  de  cette  falale 
journée  (  il  en  parlait  toujours,^. 

«  —  J'ai  là  sur  moi ,  nous  dit-il  en  frappant  sa 
poitrine  de  la  main ,  l'ordre  écrit  par  lord  Raglan  ; 
il  ne  me  quitte  pas.  —  On  me  rappelle,  je  m'y  atten- 
dais ;  mais  bientôt  l'Angleterre  jugera.  » 

Toutes  les  paroles  de  lord  Lucan  avaient  le  reflet 
de  l'amertume  de  ses  pensées  ,  peut-être  de  ses 
regrets. 

«  —  Pauvre  armée  anglaise  !  nous  disait-il  ;  —  si 
belle  !...  Voyez  ce  qu'd  en  reste.  —  J'ai  reçu,  ajou- 
tait-il, une  lettre  de  Constantinople.  —  A  Scutari 
(hôpital  anglais),  la  moyenne  de  la  mortalité  est 
de  65  à  70  par  jour.  » 

Je  relate  en  passant  ce  lait  :  —  Une  Anglaise  ,  la 
femme  d'un  officier  qui  avait  suivi  son  mari  à 
Balaclava ,  est  venue  sur  la  colline  qui  domine 
la  plaine  où  se  livrait  le  combat ,  et  à  cheval  , 
immobile  comme  une  statue  ,  assistait  à  cette 
mêlée  meurtrière,  au  milieu  de  laquelle  peut-être 
était  son  mari ,  parmi  ceux  qui  tombaient  pour  ne 
plus  se  relever. 

Je  viens  de  lavoir,  l'amazone  de  Balaclava,  c'était 
celle  des  courses  de  Karami.  —  C'est  une  toute 
jeune  femme  aux  cheveux  blonds ,  aux  joues  ro- 
sées ,  au  frais  sourire.  —  Dans  sa  vieillesse  (  s'il  est 
vrai  qu'une  jolie  femme  soit  jamais  vieille),  elle 
pourra  raconter  ses  souvenirs  de  guerre. 


DIXIEME  LETTRE. 


'  t.    ?  Devant  Sébastepol ,   21,  22,  23  mars. 

Dans  la  soirée  du  22  nous  nous  mîmes  à  lancer 
des  bombes  et  des  fusées  contre  la  place.  La  nuit 
était  claire,  et  la  lune  à  son  cinquième  lever  répan- 
dait au  loin  à  l'horizon  ses  clartés  indécises. 

La  fusillade  contiuuail  enlre  nos  parallèles  avan- 
cées el  les  embuscades  russes. 

Tout  à  coup  ,  par  suite  de  nos  projectiles  fort 
habilement  dirigés,  deux  iucendies  successifs  se  dé- 
clarèrent dans  la  ville  ,  sur  deux  points  assez  rap- 
prochés,  derrière  le  bastion  central.  —  On  aperce- 
vait très-bien  une  large  teinte  rougeàtre  dont  le 
foyer  s'agrandissait  à  vue  d'œil ,  devenant  de  mo- 
ment en  moment  ])lus  lumineux. 

Le  vent  qui  soufflait  avec  violence  devait  contri- 
buer à  propager  dans  Sébastopol  les  dimensions  de 
ces  sinistres,  et  nos  bombes  et  nos  fusées,  sillon- 
nant l'espace,  venaient  toutes  s'accunmler  sur  les 
mêmes  points. —  On  suivait  leur  tracé  aérien  et  on 
les  voyait  se  perdre  dans  le  centre  des  flannnes 
qui  s'élevaient  au-dessus  des  bâtiments  embrasés. 


—   427   — 

C'était  un  beau  spectacle  dont  la  sauvage  et 
sinistre  poésie  avait  un  cachet  tout  particulier.  — 
Ici ,  où  je  suis  ,  le  silence  ,  la  tranquillité,  le  som- 
meil des  réserves  endormies ,  le  pas  cadencé  des 
sentinelles  ;  là-bas  le  tumulte ,  sans  nul  doute  le 
désordre  ,  l'effroi ,  les  cris  confus  que  le  vent  qui 
nous  est  contraire  emporte  dans  son  vol. 

Le  lendemain  malin,  sur  les  huit  heures,  les 
flammes  qui  consumaient  les  bâtiments  n'étaient 
pas  encore  éteintes,  et  on  les  voyait  très-distincte- 
ment de  notre  petit  observatoire. 

Mais,  je  vous  l'ai  déjà  dit,  aujourd'hui  l'intérêt 
réel,  sérieux  ,  positif  est  plus  loin  ;  il  est,  avec  les 
nouveaux  travaux ,  devant  la  tour  Malakoff. 

Les  vétérans  du  siège  (  c'est  ainsi  que  le  général 
en  chef  appelle  les  troupes  occupées  à  l'attaque 
de  gauche)  se  reposent  et  attendent  avec  impa- 
tience le  grand  jour. 

11  arrive  de  ce  côté  ce  qui  s'est  produit  sur  tous 
les  points  où  nous  avons  exécuté  des  travaux  ;  les 
Russes  y  ont  accumulé  des  défenses  qui  chaque 
jour  grandissent,  comme  ces  plantes  qui  s'élèvent 
et  fleurissent  rapides,  sous  les  rayons  du  soleil. — 
Les  juamelons  ,  hier  inoffensifs ,  sont  aujourd'hui 
gardés  et  armés  ;  sur  les  versants ,  silencieux  et 
déserts  tout  à  l'heure,  s'agitent  nuit  et  jour  les 
bras  des  travailleurs. 

Vous  devez  penser  que  pendant  ce  temps  nous 
cheminons  avec  rapidité.  Les  travaux  exécutés  sont 


—  128  — 

déjà  considéraLles ;  les  parallèles  se  tracent,  les 
boyaux  se  relient,  les  batleiies  s'arment. 

Si  la  défense  s'accroît,  l'attaque  grandit  mena- 
çante. On  marche  hardiment  à  la  sape  volante ,  on 
chemine  chaque  nuit  sous  de  nouvelles  gahion- 
nades,  on  déloge  les  avant-postes  ennemis,  on  dé- 
truit les  embuscades ,  que  les  Russes  s'empressent 
de  rétablir  avec  hardiesse  et  ténacité,  soit  sur  les 
mômes  points ,  soit  sur  d'autres  directions  aussi 
rapprochées. 

Petite  guerre  d'escarmouches  qui  marque ,  pour 
ainsi  dire,  chaque  pas  des  assiégeants,  chaque  res- 
piration des  assiégés. 

Pendant  que  les  incendies  brûlaient  dans  Sébas- 
topol ,  une  affaire  sérieuse  s'était  engagée  sur  le 
point  de  notre  cheminement  le  plus  avancé  vers 
le  mamelon  Vert  (  mamelon  placé  en  avant  de  la 
tour  Malakoiï,  et  qu'un  ravin  considérable  sépare 
des  autres  travaux).  Le  vent  contraire  nous  empê- 
chait au  Clocheton  d'apprécier  les  progrès  crois- 
sants de  la  fusillade,  qui  se  faisait  à  peine  entendre 
comme  un  vague  nmrmnre. 

J'éciis  à  la  hâte  (pielqucs  lignes  sur  cet  événe- 
ment, car  le  bateau  part  dans  une  heure,  et  j'ai 
employé  ma  journée  à  courir  ajjrès  les  renseigne- 
ments. 

Il  ne  faut  [)as  croire  au  moins  (pie  l'on  sache 
ici  racileiueiil  ce  qui  se  passe,  lorsque  le  fait  se 
pr(Mhiil  en  dehors  de  votre  rayon.  Chacun  le  raconte 


—  129  — 

un  peu  à  sa  façon  ,  le  Iji'ode  à  sa  fantaisie,  et  sur  les 
lieux  mêmes,  on  est  surpris  de  la  variété  des  inter- 
prétations. —  Aussi  je  pourrais  avec  un  peu  de 
bonne  volonté  vous  raconter  trois  ou  quatre  récils 
différents. 

Les  détails  véritables  ne  se  produisent  que  lente- 
ment. 

Après  nous  être  emparés  d'une  ligne  d'embus- 
cades ennemies  et  nous  y  être  établis,  nous  cbemi- 
nions  en  zig~zag,  sape  debout,  |)our  relier  cette 
ligne  à  notre  parallèle,  lorsque  tout  à  coup,  aus- 
sitôt que  la  lune  eut  rendu  à  la  nuit  son  obscurité, 
les  Russes  marcbèrent  sur  ce  point  en  masses  pro- 
fondes ,  qui  masquaient  à  la  fois  les  ténèbres  et  les 
plis  de  terrain. 

Vigoureusement  reçus  par  les  troupes  de  garde 
qui  étaient,  je  crois,  le  3*  régiment  de  zouaves, 
ils  engagèrent  un  feu  vif  de  mousqucterie ,  et  ten- 
tèrent vainement  de  nous  refouler.  —  Alors  une 
forte  portion  de  leurs  colonnes  composées,  sup- 
pose-t-on,  de  buit  ou  dix  bataillons,  tourna  le 
ravin  de  Karabel-naia ,  s'engageant  dans  ses  fonds 
pour  nous  prendre  de  flanc,  pendant  qu'une  autre 
nous  attaquait  de  face,  et  menaçait  en  même  temps 
l'extrémité  droite  des  lignes  anglaises.  C'est,  du 
moins,  ce  que  l'on  a  supposé,  car  la  nuit,  il  est 
bien  difficile  de  juger  et  d'apprécier  au  juste  les 
mouvcMiinils  de  rennemi. 

Va-  Cul  alors  (pie  l'action  devint  cbande  etsanglanic. 


—  130  — 

Les  Russes  avaient  envahi  la  portion  extrême  des 
tranchées  anglaises,  qui,  dégarnie  de  défenseurs, 
ne  put  résister  à  cette  soudaine  attaque,  et  de  ce 
point  très-favorable  pour  eux ,  nons  fusillèrent  à  la 
fois  par  dcriière,  de  flanc  et  de  face. 

Mais  les  zouaves,  le  7^  et  le  IV  léger,  suppor- 
taient vaillamment  cette  triple  attaque.  —  On  s'a- 
borda à  la  baïonnette,  pendant  que  les  balles  cri- 
blaient le  terrain;  les  Anglais,  revenus  en  force, 
s'étaient  de  nouveau  mêlés  au  combat. 

Pendant  plus  d'une  heure  on  se  battit  sans  relâche . 
Tantôt  refoulés,  tantôt  refoulants,  agressifs  et  dé- 
fensifs  à  la  fois,  nos  balaillons  déployaient  sous  ces 
feux  croisés  la  vaillante  intrépidité ,  la  valeureuse 
énergie  qui  leur  ont  valu  les  éloges  du  chef  actuel 
de  l'armée  russe.  Morts  et  blessés  s'entassaient.  — 
Déjà  le  brave  commandant  du  génie  Dumas,  frappé 
de  deux  balles,  tombait  pour  ne  plus  se  relever; 
près  de  lui  un  capitaine  et  un  lieutenant  de  zoua- 
ves. —  Le  colonel  Janin  était  blessé,  heureusement 
sans  gravité ,  d'une  balle  à  la  tête.  Dans  le  1 1'  léger, 
neuf  officiers  étaient  hors  de  combat  ;  mais  l'en- 
nemi, à  la  fin  repoussé  avec  des  pertes  sen- 
sibles, regagnait  le  ravin,  nous  laissant  maîtres 
de  la  position  qu'il  n'avait  pu  forcer ,  et  dans  la- 
quelle vivants,  morts  et  blessés  s'étaient  maintenus. 

Nos  pertes  sont  cruelles  :  100  houunes  tués  en- 
\iion  et  i)rès  de  200  Ijlessés ,  [larnii  lesquels  1-2  of- 
ficiers, plus  2  disparus  dans  la  mêlée. 


—  rai  — 

Un  colonel  et  un  capitaine  anglais  ont  également 
été  enlevés  pendant  Faction.  —  Sont-ils  au  nombre 
des  morts  que  l'on  voit  là-bas  étendus  pèle-niéle? 
—  blessés,  ont-ils  été  faits  prisonniers?  Nul  ne  le 
sait  encore;  mais  dans  quelques  heures  on  l'ap- 
prendra par  les  parlementaires. 

Je  ne  puis  dire  quelle  triste  impression  me  font 
éprouver  ces  mêlées  nocturnes,  enveloppées  de  té- 
nèbres, où  le  Sang  coule  dans  l'ombre,  où  le  regard 
qui  cherche  un  ennemi  pour  le  combattre,  un 
frère  d'armes  pour  se  rallier  à  lui,  ne  rencontre 
que  celle  fatale  obscurité ,  premier  linceul  de  la 
mort.  —  La  clarté  du  jour  fortifie  le  cœur;  on  se 
voit,  on  se  reconnaît,  on  s'appelle;  on  court  vers 
le  danger  sans  qu'il  vous  surprenne  traîtreuse- 
ment, on  voit  l'ennemi  face  à  face  ;  on  sait  qui  l'on 
attaque;  on  sait  qui  vous  frappe. 

Bien  de  braves  et  vigoureux  soldats ,  âmes  rude- 
ment trempées ,  m'ont  dit  :  «  Combattre  la  nuit , 
c'est  affreux;  on  a  le  doute,  parfois  l'hésitation;  les 
pieds  foulent  aussi  bien  sans  le  savoir  le  corps  d'un 
frère  que  le  corps  d'un  ami  ;  on  ne  peut  porter 
d'aide  et  de  soutien  à  persoime.  » 

Cependant  tout  devient  habitude,  et  comme 
depuis  le  commencement  du  siège  presque  tous  les 
engagements,  excepté  celui  d'inkermann,  ont  eu 
lieu  pendant  la  nuit,  les  soldats  s'y  habituent,  ils 
s'y  attendent,  et  leurs  regards  trou\ent  dans  l'ob- 
scurité de  vagues  clartés  inconnues  à  d'autres,  fai- 


—  132  — 

blés  jalons  de  lumière  qui  les  guident  et  détruisent 
pour  eux,  du  moins  en  partie,  la  triste  épaisseur 
des  ténèbres. 

J'apprends  à  l'instant  qu'un  parlementaire  russe 
est  venu  demander  une  suspension  d'armes  pour 
enterrer  les  morts  ;  elle  a  eu  lieu  de  midi  à  cinq 
bcures  ,  aujourd'hui  samedi.  —  J'irai. 

Sans  doute,  ma  prochaine  lettre  contiendra  d'au- 
tres détails.  —  Je  ferme  celle-ci  à  la  hâte. 

Vous  savez  sans  doute  que  dans  un  de  nos  der- 
niers feux,  les  Russes  ont  perdu  l'amiral  Istomine, 
commandant  de  la  défense  de  sauche. 


Qj^Â^L^ 


ONZIEME    LETTRE. 


Devant  Sébastopol ,  24,  25  mars. 

Rien  de  réellement  impoi'tant  ne  s'est  passé  dans 
le  sié^e  depuis  ma  dernière  lettre;  vous  voyez  que 
les  semaines  se  suivent  et  ne  se  ressemblent  pas. 

Je  pourrais  vous  dire  pour  l'attaque  de  droite 
ce  que  je  vous  disais  dans  mes  dernières  lettres 
sur  l'attaque  de  gauche.  Les  travaux  se  poursui- 
vent avec  activité,  les  cheminements  se  font  aussi 
l'apidement  que  le  permet  un  terrain  souvent  ro- 
cheux, et  les  pétardeurs  y  jouent  un  grand  rôle. 
Les  embuscades  continuent  leur  système  de  mous- 
queterie  auquel  nous  répondons  énergiquement. 
Pendant  ce  tenqis-là ,  nos  travailleurs  posent  leurs 
gabions  ou  se  courbent  sous  le  travail  de  leurs 
pioches,  et  nous  avançons  d'un  pas  lent,  mais  sûr, 
vers  les  points  désignés. 

On  continue  ici  les  conjectures,  les  espérances  et 
les  conversations;  car,  croyez  bien  que  l'on  est 
dans  les 'camps  aussi  ignorant  des  événements  les 
plus  rapprochés ,  ([u'on  peut  l'être  à  Paris.  C'est 
ce  ipii   fait  le   déscs[)oir  des   correspondants   qui, 

1^2 


—  134  — 

n'ayant  pas  accès  au  quartier  général,  sont  forcés, 
dans  la  violence  de  leur  appétit,  d'accepter  tout  ce 
qu'on  leur  offre,  et  souvent  même  ce  qu'on  ne  leur 
offre  pas. 

Ainsi ,  j'ai  encore  lu  dans  un  journal  fort  esti- 
mable que  nous  avions  pris  la  tour  Malakoff  ;  cela 
m'a  fait  un  réel  plaisir  de  surprise.  —  Toutefois, 
sachez  qu'il  n'en  est  rien,  et  que  la  tour,  ou  plutôt 
le  point  culminant  sur  lequel  en  sont  l(^s  débris, 
ainsi  que  les  travaux  en  terre  bien  autrement  im- 
portants que  les  travaux  en  pierre,  ne  sont  nulle- 
ment en  notre  pouvoir,  par  une  raison  bien  simple, 
c'est  que  l'on  ne  les  a  même  pas  attaqués.  On  y 
envoie  des  projectiles,  rien  de  plus. 

J'ai  lu  aussi  que  nos  boulets  avaient  fait  le  plus 
grand  mal  au  bastion  du  Màt  et  l'avaient,  je  crois, 
presque  démantelé. 

Nous  n'avons  pas  envoyé  iin  seul  boulet;  nos 
embrasures  mêmes  ne  sont  pas  dégorgées ,  afin  de 
ne  pas  indiquer  à  l'ennemi  l'emplacement  de  nos 
batteries,  et  ne  pas  risquer,  avant  l'ouverture  du 
feu,  des  dégradations  inutiles. 

Le  mystère  dont  on  s'entoure  est  de  toute  néces- 
sité,  car  les  espions,  cette  lèpre  de  la  société, 
rôdent  dans  l'omltre,  (juelque  soin  que  l'on  prenne 
à  se  garantir  d'eux. 

Aussi  un  pauvre  chirurgien  de  l'armée  anglaise 
a  été,  par  son  inq)rudence,  victime  de  la  sévérité 
ordonnée  par  la  i)lus   impérieuse  nécessité.  —  H 


—  4  3S  — 

revenait  de  Kamiesli  la  nuit,  au  milieu  de  nos 
camps;  une  des  sentinelles  placées  sur  le  front  de 
bandière  lui  cria  :  «  Qui  vive?  au  large  !  »  menaçant 
de  tirer.  —  A  quoi  pensait  le  malheureux  ?  dans 
quelles  réflexions  profondes  était-il  plongé? — tou- 
jours est-il  qu'il  continua  d'avancer  sur  le  faction- 
naire sans  répondre.  Celui-ci  fit  feu,  et  l'étcndit 
roide  mort.  C'est  là,  sans  contredit ,  un  triste  évé- 
nement, mais  qui  n'a  pu  modifier  d'aucune  façon 
la  sévérité  d'une  consigne ,  sauvegarde  de  la  vie 
de  tous. 

Je  vous  parlais  d'espions  tout  à  l'heure,  et  je 
vous  avoue  franchement  que  je  ne  comprends  pas 
que  le  général  en  chef  ait  laissé  dans  le  monastère 
de  Saint-Georges  les  prêtres  grecs  qui  l'habitent. 
Certes  ils  sont,  je  suppose,  soumis  à  une  active 
surveillance ,  mais  quelle  que  puisse  être  celte 
surveillance,  la  multiplicité  des  bâtiments  qui  com- 
posent ce  monastère,  son  voisinage  avec  la  mer, 
ses  communications  avec  les  hauteurs  de  Balaclava 
m'inspireront  toujours  des  craintes  sérieuses,  et  je 
crois  que,  sans  porter  aucune  atteinte  à  la  religion 
dont  le  caractère  sacré  est  inviolable ,  quel  que  soit 
le  rite  qu'elle  professe ,  on  eût  pu  faire  reconduire 
à  Sébastopol,  ou  sur  tout  autre  point  du  terri- 
toire russe,  ces  yeux  ennemis  qui  peuvent  tout 
voir ,  ces  oreilles  ennemies  qui  peuvent  beaucoup 
entendre. 

La  pensée  qui  nous  a  dominés  en  cotte  occasion 


—  130  — 

est  noble  et  respectable,  mais  est-elle  bien  pru- 
dente ? 

11  s'est  passé  du  cùlé  d'Inkennann  le  petit  fait 
suivant,  qui  trouve  ici  tout  naturellement  sa  place. 

Du  côté  de  la  rive  droite  de  la  Tcbernaia,  c'est- 
à-dire  sur  les  pentes  des  ravins  qui  entourent  et 
enveloppent  pour  ainsi  dire  la  plaine ,  il  y  a  un 
ancien  couvent;  son  nom,  je  ne  me  le  rappelle 
pas. 

Après  la  bataille  d'Inkermann ,  si  fatale  aux 
Russes,  on  détruisit  le  pont  de  bois  qui  traverse  la 
rivière  et  sur  lequel  une  partie  des  troupes  en 
fuite  avait  passé  pour  rentrer  dans  la  place.  Afin 
d'empêcher  que  l'on  [>ùt  rétablir  ce  pont  et  éviter 
ainsi  l'arrivée  de  l'ennemi  de  ce  côté,  un  petit 
poste  a  été  placé  sur  une  hauteur  voisine  pour  ob- 
server le  jour  tous  les  mouvements  possibles  des 
Russes,  et  la  nuit,  écouler  attentivement  si  (inel([ue 
bruit  n'indi(]uait  pas  un  travail  (juelconque  sur  ce 
point. 

Ce  poste  signala  un  Iji'uil  ti'ès-marqué  de  tra- 
vailleurs, coups  de  jjioclie  et  autres  \enant  du 
monastère,  seul  endroit  habité  dans  ces  ravins,  le 
seul  par  conséquent  d'où  pût  provenir  le  tia\ail 
dénoncé  par  nos  éclaireui's. 

On  ('n\o\a  (luchiucs  bombes  en  sii;ne  d'avei'tis- 
senienl.  Le  lendemain  un  parleincnlaire  appoi'ta 
des  [il.iinies  au  sujet  des  bombes  lancées  conii'e 
le   saint   numa^l/re  ,    mais   il   [\\[   répondu   ([ue   la 


—  137  — 

prière,  même  la  plus  agréable  à  Dieu,  u'avail 
pas  besoin  de  tant  de  bruit  autour  d'elle  ,  et  que 
les  moines,  s'ils  voulaient  éviter  ce  petit  inconvé- 
nient à  l'avenir,  devaient  se  réduire  à  i)riei'  en  si- 
lence. 
Cet  épisode  porte  avec  lui  son  enseignement. 

Je  n'ai  pu ,  dans  ma  dernière  lettre ,  vous  parler 
que  très  à  la  bâte  de  l'engagement  sérieux  (|ue  nous 
avions  eu  avec  les  Russes  dans  la  nuit  du  22  au 
23  mars.  —  C'est  l'événement  le  plus  grave  et  le 
plus  important  qui  se  soit  passé  depuis  longtemps, 
puisque  l'ennenu  était  arrivé  au  nondjre  de  10  à 
12  000  bommes  environ,  avec  le  but  bien  arrêté 
d'envabir  nos  travaux  les  plus  rapprocbés  et  de  les 
bouleverser  en  nous  écrasant  subitement  par  leur 
force  numérique. 

La  loi  que  je  me  suis  faite  de  me  métier  de  toutes 
les  exagérations ,  de  tous  les  entbousiasmes  passa- 
gers ,  quel  que  soit  le  sentiment  qui  les  inspire,  ne 
m'a  permis  de  vous  raconter  ce  véritable  drame 
que  fort  imparfaitement,  car  je  vous  écrivais  au 
moment  même  où  il  venait  de  se  passer;  les  dé- 
tails manquaient ,  les  victimes  gisaient  encore  sur 
le  lieu  du  combat ,  et  l'on  ignorait  encore  réelle- 
ment quelles  étaient  les  pertes. 

Aujourd'bui  je  suis  à  môme  d'entrer  plus  avant 
dans  le  cœur  de  cette  nuit  glorieuse  pour  no^ 
armes ,  et  qui  a  montré  une  fois  de  plus  ce  que 


—  138  — 

peuvent  l'énergie  et  le  bouillant  courage  de  nos 
braves  soldats. 

L'ennemi ,  comme  je  vous  l'ai  écrit ,  je  crois  , 
s'avançait  en  trois  colonnes  épaisses  sur  le  mamelon 
à  l'extrémité  duquel  est  la  redoute  Vittoria  ,  et  par 
conséquent  en  avant  de  celui  que  nous  appelons  le 
tnamelon  Vert.  —  La  première  de  ces  colonnes  devait 
se  jeter  sur  la  droite  de  nos  attaques  près  du  ravin 
du  Carénage. — La  seconde  devait  prendre  le  centre 
de  nos  travaux  en  se  dirigeant  sur  les  embuscades 
qui  avaient  été  disputées  toutes  les  nuits  précé- 
dentes, et  sur  lesquelles  nous  voulions  établir  une 
nouvelle  parallèle  en  déboucbant  sur  elles  par  une 
sape  double  debout.  (Façon  de  cbeminer  rapide 
mais  très-dangereuse  et  qui  ne  s'emploie  que  pour 
les  petites  distances.  )  —  La  colonne  de  droite  s'a- 
vançait par  le  ravin  de  Karabed-naia  contre  notre 
gauche. 

Celle  qui  menaçait  notre  droite  n'attaqua  pas  ; 
on  ne  sait  ce  qu'elle  est  devenue.  Peut-être  n'avait- 
elle  été  dirigée  de  ce  côté  que  pour  nous  empècbei* 
de  dégarnir  nos  réserves  de  droite. 

Les  Russes  se  jetèrent  avec  des  burrahs  impos- 
sibles à  dire  sur  l'extrémité  la  plus  avancée  de 
notre  chemineuient  de  gauche.  C'était  un  tumulte 
épouvantable  de  cris  déchaînés  ,  de  hurlements  in- 
connus. On  eût  dit  une  bande  de  bêtes  fauves  sortie 
tout  à  coup  du  sein  des  montagnes.  — Trois  fois  ils 
revinreni  à  la  charge,  et  trois  fois  repoussés  par  le 


—  139  — 

3*  zouaves  et  le  11'  léger,  Ils  rétrogradèrent  laissant 
une  longue  traînée  de  morts ,  tranchée  sanglante 
en  avant  de  nos  travaux  dont  ils  avaient  à  peine 
renversé  les  premières  gabionnades  et  les  sacs  à 
terre  les  plus  avancés. 

Dans  ces  luttes  corps  à  corps ,  le  brave  com- 
mandant Dumas ,  debout  sur  ces  gabions  ,  com- 
battant le  premier  et  le  plus  menacé  de  tous ,  eut 
la  poitrine  travei'sée  d'un  coup  de  baïonnette. 

Ce  fut  alors  que  la  dernière  colonne  ennemie  , 
s'étant  portée  par  hasard,  plutôt  que  par  inspira- 
tion du  côté  de  l'extrémité  droite  des  tranchées  an- 
glaises ,  la  trouva  garnie  d'un  très-petit  nombre  de 
défenseurs  et  put,  en  y  pénétrant  et  on  s'y  établis- 
sant ,  nous  enfiler  à  la  fois  de  ses  feux  de  flanc 
et  par  derrière  ;  mais  bientôt  deux  compagnies  de 
réserve  du  11'  léger  s'élancèi'ent  sur  les  Russes 
qui ,  refoulés  dans  le  ravin  ,  furent  décimés  à  leur 
tour  par  nos  feux  croisés  ,  et  chargés  à  la  baïon- 
nette. 

L'action  dura  environ  deux  heures  :  de  onze 
heures  à  une  heure  du  matin  ;  —  action  sanglante, 
terrible,  et  les  premiers  rayons  du  jour  vinrent 
éclairer  le  terrain  où  gisaient  des  monceaux  de 
cadavres,  restes  palpitants  encore  qui  attestaient 
l'énergie  de  la  défense  et  les  inutiles  efforts  des 
masses  ennemies. 

Au  milieu  de  cette  sinistre  obscurité,  que  de 
luttes  terribles ,    énergiques ,  que  de  drames  in- 


—   140  — 

coiiiins  ,  dont  les  dci'iiiors  cris  du  combat  cm  por- 
tent la  trace  avec  eux  ! 

Ainsi,  un  ca[)itaine  du  3*^  zouaves  avait  reçu  déjà 
plusieurs  blessures  d'armes  blanches  ;  il  luttait 
contre  un  soldat  russe.  Pendant  que  de  la  main 
gauche  il  écarte  la  baïonnette  prête  à  le  traverser, 
et  qu'il  renverse  son  ennemi  d'un  coup  de  sabre, 
un  autre  soldat  lui  applique  le  canon  de  son  fusil 
sur  la  tcinpe  et  fait  feu  ;  par  un  hasard  inappré- 
ciable, la  balle  glissa  sur  le  front  en  entamant  seu- 
lement les  chairs;  mais  la  commotion  l'ut  terrible 
et  le  capitaine  tomba  ;  plusieurs  coups  de  baïon- 
nette le  frappèrent  à  la  fois,  puis  le  croyant  mort, 
on  le  laissa  là. 

Il  resta  sans  mouvement,  mais  quelques  instants 
après,  ayant  repris  connaissance,  il  se  traîna  vers 
nos  tranchées,  enseveli  pour  ainsi  dire  à  moitié 
sous  les  cada\res,  à  moitié  sous  les  sacs  de  terre 
bouleversés  ;  et  ce  fut  là  qu'on  le  retrouva  tout 
sanglant,  lors([ue  les  Russes  refoulés  eurent  alian- 
donné  le  teiraiii. 

Je  terminais  uia  kllre  en  vous  disant  qu'un  ar- 
mistice avait  été  accordé  ;  il  a  eu  lieu  le  2-1,  de 
midi  à  cinq  heures. 

On  a  compté,  m'a-t-on  assuré,  plus  de  400  ca- 
davres russes  restés  sur  le  terrain,  et  l'on  sait  avec 
(piel  soin  ilsenlèveiil  loiijoiirs,  autant  qu'ils  le  peu- 
veiil,  leurs  morts  et  leurs  blessés  ;  il  faut  donc  esti- 
mer à  près  de  600  le  nombre  des  tués,  et  par  con- 


—  lil  — 

séqiKMit  à  1800  environ  celui  des  hoinines  hors  de 
combat.  —  Je  parle  ici  des  apprécialioiis  calculées 
sur  les  règles  habituelles  en  pareille  circonstance. 
—  Le  chiffre  officiel  de  noire  cùlé  est  495,  sur  les- 
quels figurent  les  morts  pour  IG-i. 

Nous  avons  ù  déplorer  la  perle  de  plusieurs  ol'li- 
ciers. 

Les  plus  sensibles  sont  celles  du  commandant 
Dumas  et  du  commandant  Banon,  toujours  les  pre- 
miers à  s'élancer  à  la  voix  du  danger. 

Vous  parlerai-je  du  colonel  Janin?  »  —  11  étail 
magnifique  à  voir,  me  disait  hier  le  général  Bos- 
quet en  me  r;icontant  les  détails  de  cette  hrillante 
action  ;  il  avait  cin'i  blessures,  tant  de  balles  que 
de  pierres  dont  les  Busses  se  servent  beaucoup  dans 
leurs  attaques,  et  à  travers  le  sang  qui  couvrait  son 
visage,  on  voyait  briller  son  regard  mâle  et  éner- 
gique ;  il  ne  quitta  pas  le  combat  et  resta  dans  la 
tranchée  jusqu'au  jour ,  essuyant  seulement  de 
temps  à  autre  du  revers  de  sa  main  son  sang  qui 
coulait.  »> 

Je  me  suis  rendu  à  cet  armistice,  qui  des  deux 
paris  avait  attiré  beaucoup  de  monde. 

Jamais  je  n'ai  assisté  à  une  scène  qui  m'ait  plus 
vivement  impressionné.  C'était  un  cruel  et  triste 
spectacle,  mais  solennel  dans  sa  tristesse,  ayant 
un  de  ces  aspects  saisissants  qui  se  gravent  à  la  fois 
dans  le  conir  et  dans  la  pensée. 

A  midi  les  clairons  sonnèrent  crssez  le  feu;  les 


—  142  — 

sonneries  se  répétèrent  dans  les  deux  camps  ;  on 
hissa  le  drapeau  blanc,  el  aussitôt  de  tous  côtés 
apparurent  en  face  de  nous  des  multitudes  dente- 
lant l'horizon  comme  une  forêt  vivante,  puis  sor- 
tirent des  batteries,  des  embuscades,  des  épaule - 
ments,  sortirent  les  soldats  russes  comme  d'une 
fourmilière  humaine. 

Tous  étaient  sans  fusils,  et  descendaient  du  ma- 
melon Vert  sur  le  terre-plein  oîi  avait  eu  lieu  l'en- 
gagement de  la  nuit. 

A  un  signal  donné  par  leurs  chefs,  nos  soldats 
franchirent  aussi  le  revers  extérieur  des  tranchées. 
—  En  tète  étaient  le  général  Brunet,  les  officiers 
de  service,  ainsi  que  plusieurs  généraux  qui  s'é- 
taient rendus  sur  le  lieu  de  l'armistice.  Les  soldats 
portaient  des  brancards,  et  ce  cortège  silencieux  et 
grave  s'avança  sur  le  lieu  où  gisaient  les  cadavres 
des  deux  nations  (car  l'endroit  où  avait  eu  lieu  l'at- 
taque contre  les  Anglais  était  un  peu  plus  loin  sur 
la  gauche,  et  eux  aussi ,  accomplissaient  le  même 
devoir,\ 

Les  officiers  se  saluèrent,  et  les  Russes  y  mirent 
une  affabilité  marquée. 

Alors  ce  deviut  uu  pêle-mêle  qui  jamais  ne  s'effa- 
cera de  mon  souvenir. 

Les  soldats  confondus  entre  eux  cherchaient  dans 
ce  champ  des  morts  ce  qui  appartenait  à  chacun  : 
les  Fi'ançais  rendant  aux  Russes  les  corps  des 
leurs  ;  les  Russes  apportant  aux  Français  ceux  de 


—  Ii3  — 

leui's  frères  d'armes  ;  les  brancards  se  dirigeaient 
dans  toutes  les  direclions,  chargés  de  leurs  tristes 
fardeaux,  et  chacun  s'en  allait  soulevant  un  cada- 
vre pour  regarder  un  visage  ;  alors  on  entendait 
des  noms  que  les  soldats  prononçaient  à  demi-voix. 
—  C'est  ainsi  que  fut  retrouvé  au  milieu  de  tous 
le  corps  du  commandant  des  zouaves  Banon,  que 
j'ai  vu  étendu  avec  une  balle  dans  la  poitrine  , 
côte  à  côte  avec  un  jeune  sous-lieutenant  qui  sor- 
tait de  Saint-Cyr,  et  qui,  dans  cette  fatale  nuit, 
montait  sa  première  garde  de  tranchée.  —  Pauvre 
jeune  homme  !  la  mort  l'avait  fi'appé  sans  ôtcr  à 
son  pâle  visage  la  douce  expression  de  la  jeunesse; 
on  eût  dit  qu'il  dormait  et  qu'en  le  touchant  de 
la  main  il  allait  se  réveiller.  —  Nos  braves  soldats 
qui  avaient  succombé,  étaient  rapportés  dans  nos 
tranchées  ;  les  Russes  réunissaient  en  tas  leurs 
morts  derrière  la  plus  grande  de  leurs  embuscades, 
et  de  minute  en  minute  on  voyait  s'élever  ce  fu- 
nèbre monticule. 

Pendant  ce  temps,  des  conversations  s'échan- 
geaient entre  les  officiers;  on  s'entretenait  môme 
du  siège  et  de  ses  différents  épisodes. —  Certes  ce- 
lui qui  fût  venu  au  milieu  de  ces  groupes,  sans 
jeter  les  yeux  sur  le  triste  spectacle  qui  se  passait 
autour  de  lui,  n'eût  jm  croire  que  c'étaient  des 
ennemis  que  réunissaient  par  hasard  quelques 
heures  d'armistice'. 

Ensuite  on  établit   une  ligne  à  vingt-cinq   oU 


—   144  — 

licnle  pas  environ  en  dehors  de  nos  cheminements, 
sur  le  lieu  même  de  l'action ,  et  des  sentinelles 
sans  armes  placées  sur  cette  ligne  empêchèrent 
dès  lors  de  la  dépasser.  —  A  l'extrémité  il  se  forma 
deux  groupes,  l'un  d'officiers  russes,  l'autre  d'of- 
iîcicrs  français;  on  s'interrogeait  mutuellement  sur 
les  blessés  et  sur  les  prisonniers  ;  —  c'est  ainsi  que 
l'on  apprit  que  le  capitaine  Letor  de  Crécy  avait 
été  amputé  d'un  bras  à  l'hôpital  de  Sébastopol,  et 
qu'il  avait  en  outre  reçu  une  halle  dans  la  cuisse 
et  un  coup  de  baïonnette  dans  la  poitrine. 

.l'ai  soulevé  bien  involontairement  un  incident 
assez  singulier. 

Conune  je  vous  l'ai  dit,  une  ligne  de  séparation 
venait  d'être  formée,  et  chacun  de  son  côté  conti- 
nuait en  silence  son  triste  travail. 

Devant  moi,  il  }  avait  un  groupe  d'ofllciers 
russes  que  dominait  un  cosaque  à  cheval  ;  le  che- 
val était  beau,  le  costume  pittoresque.  —  Je  tirai 
de  ma  poche  le  petit  calepin  sur  lequel  je  réunis 
sans  ordre  les  notes  écrites  et  les  notes  dessinées, 
toutes  deux  sersant  à  (U'river  au  même  but,  les 
unes  au  souvenir  des  faits,  les  autres  à  celui  des 
lieuK  oi^i  ces  faits  se  sont  passés;  je  me  mis  debout 
à  dessiner  ce  grou[>e  ,  (pféclairail  en  ce  moment 
un  riche  rayon  de  soleil.  J'avais  à  [)einc  tracé 
quelques  coups  de  ciiiyon  ,  que  mon  cosatpie 
à  che\al  ^icslicule  et  ([uitle  sa  place,  ce  qui  me 
contrarie  fort;  mon  gioupe  se  dissout  comme  pai 


—  145  — 

enchantement  ;  c'est  un  tumulte  étrange  auquel  je 
ne  prends  pas  garde  dans  le  premier  moment. 

Mais  un  ofticier  français  accourt  vers  moi,  et 
me  crie  : 

«  —  Que  faites-vous  donc?  -       * 

«  —  Moi ,  rien  de  bien  intéressant. 

«  —  C'est  très-grave. 

«  —  Quoi  !  repris-je  fort  innocemment  en  fer- 
mant mon  album  devenu  inutile. 

«  —  Il  est  défendu  de  prendre  aucun  plan. 

«  —  Dieu  m'en  garde  !  J'essayais  de  dessiner  un 
groupe  qui  était  devant  moi. 

« — J'en  suis  convaincu,  me  répondit  l'ofticier 
fort  poliment;  mais  ces  messieurs,  ajouta-t-il  en 
me  montrant  les  Russes,  me  paraissent  très-sus- 
ceptibles à  cet  endroit. 

««  —  Je  vais  faire  cesser  leur  susceptibilité.  » 

Et,  m'approchant  d'eux,  je  leur  montrai  mon 
carnet,  sur  lequel  il  y  avait  le  commencement  in- 
forme de  deux  capotes  russes. 

L'officier  auiiuel  je  m'adressai  me  répondit  fort 
affablement  qu'il  me  croyait  très-bien  sur  parole , 
me  dit  de  continuer  mon  dessin,  si  cela  m'était 
agréable,  et  me  parla  de  notre  journal  r Illus- 
tration. 

Je  le  remerciai  ;  je  mis  mon   carnet  dans   ma 
poche  et  je  m'éloignai  de  quelques  pas  pour  faire 
cesser  cet  incident. 
En  attendant  le  général  de  Salles,  qui  m'avait 

43 


—  146  — 

fort  obligeamment  permis  de  l'accompagner,  je 
marchai  sans  Lut  sur  ce  sol  encore  rougi  de 
sang,  que  jonchaient  tout  à  l'heure  encore  les 
cadavres  entassés,  et  où  je  ne  {louvais  faire  un  pas 
sans  fouler  aux  pieds  quelques  débris  appartenant 
aux  Russes:  casquettes,  gibernes  bi'isées,  four- 
reaux de  sabre,  gants  sans  doigts.  —  Au  milieu  de 
tous  ces  objets  épars ,  lambeaux  arrachés  au  com- 
bat, je  ne  pus  en  découvrir  un  seul  provenant 
d'un  soldat  français. 

A  l'heure  dite ,  les  drapeaux  ])lancs  étaient  en- 
levés ,  et  la  fusillade  recommençait  des  deux  parts 
vive,  impétueuse,  infatigable,  tandis  que  les  bat- 
teries lançaient  dans  les  airs  leurs  projectiles  avec 
im  bruit  retentissant. 


QQ^O 


DOUZIEME    LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  26,  27  mars. 

Comme  il  faut  profiter  des  moments  que  laissent 
les  hasards  de  la  guerre,  je  m'empresse  de  vous 
écrire  le  récit  d'une  très-intéressante  course  que 
j'ai  faite  à  Inkermann.  C'était  dans  les  premiers 
jours  du  mois,  et  je  n'ai  pu  encore  vous  en  parler. 

Je  ne  sache  rien  de  beau ,  de  poétique  ,  je  pourrais 
même  dire  de  grandiose,  comme  une  promenade 
à  travers  cet  immense  plateau  tout  retentissant  des 
bruits  de  la  guerre  et  semé  de  ces  milliers  de  tentes, 
qui  aussi  loin  que  l'œil  puisse  atteindre,  blanchis- 
sent les  coteaux,  les  plaines,  les  monts,  les  ravins  , 
comme  ferait  la  neige  amoncelée  par  un  vent  du 
nord. 

Il  n'y  a  pas  un  pic  où  quelque  chose  ne  vous 
dise  :  Ici  on  veille.  —  C'est  un  camp,  ce  sont  des 
tentes  isolées  ou  quelques  sentinelles  qui  seiidjlent 
des  points  noirs  mouvants  sur  les  crêtes  du  pla- 
teau. Je  sens  en  écrivant  que  je  ne  puis  rendre  les 
impressions  que  je  ressens,  ni  dépeindre  l'éblouis- 
sant panorama    qui   se   déroule    devant    moi.  — 


—  1i8  — 

Tableaux  animés  et  eliaiigeants,  dans  lesquels  tout 
concourt  à  l'imposante  majesté  du  plus  splendide 
spectacle. 

En  dehors  de  ces  milliers  d'hommes  venus  de 
l'Occident  comme  une  nuée  tombée  du  ciel ,  rien  ne 
vit,  on  dirait  un  désert  silencieux  et  morne  que  le 
souffle  de  la  vie  est  venu  subitement  animer.  Je 
parle  de  ce  qui  est,  de  ce  que  je  vois,  moi  qui  ne 
suis  pas  arrivé  en  même  temps   que  l'armée  et 
qui  ai  grand'peine  à  me  figurer  sur  cette  terre 
bouleversée,  de  riantes  habitations,  de  verts  jar- 
dins ,  de  frais  ombrages.  —  Et  cependant  aujour- 
d'hui ,  en  parcourant  à   cheval  pendant  près    de 
cinq  heures  ce  pays  si  pittoresquement  coupé  par 
des  gorges  tortueuses,   des  collines  autrefois  boi- 
sées, des  mamelons  que  le  soleil  fiiit  déjà  rever- 
dir, j'ai  suivi,  pendant  près   d'une  demi-heure, 
un  ravin  qui  conduisait  aux  nouveaux  travaux  de 
notre  extrême  droite ,  c'est-à-dire  à  ceux  que  nous 
dirigeons  contre  la  tour  Malakoff;  tout  à  coup  je 
me  suis  arrêté  à  regarder  ce  qui  s'offi-ait  à  ma 
vue.  Un  riant  ruisseau  coulait  en  serpentant,  — 
D'où  venait-il?  Où  allait-il?  C'est  le  secret  de  ces 
masses  rocheuses  rpii  me  dominent  et  m'envelop- 
pent, 

.l'avançais  inégalement  le  long  du  l'avin,  dont  les 
escarpements  semblaient  des  murs  de  granit  à 
moitié  broyés  parle  temps  ou  déchirés  par  l'orage. 
—  Tout  autour  de  moi  sont  des  troncs  d'arbres 


—  149  — 

symétriquement  rangés;  leurs  racines,  vivaces  en- 
core ,  se  tordent  sur  le  sol  ;  à  côté  d'eux  quelques 
petits  murs  en  pierre  sèche,  auxquels  pendent  des 
débris  de  toits.  Ce  devait  être  autrefois  une  char- 
mante oasis,  et  ces  arbres,  certainement  séculaires, 
devaient  ombrager  ce  vallon ,  entrelaçant  les  uns 
dans  les  autres  leurs  longues  branches  chargées 
de  feuilles.  —  Ce  ruisseau,  aujourd'hui  boueux,  était 
peut-être  limpide,  caché  dans  les  longues  herbes. 
Quelques  enfants,  gais  habitants  de  ces  maisons  en 
ruine,  venaient  s'y  jouer  et  tremper  leurs  petits 
pieds.  —  Peut-être  quelque  austère  vieillard  à  barbe 
blanche,  de  cette  antique  race  des  Tartares,  s'as- 
seyait là-bas  au  pied  de  ce  gros  chêne  dont  on  voit 
les  derniers  morceaux  fendus  par  la  pioche  ou  la 
hache;  peut-être  en  passant  là  où  je  passe,  au  heu 
de  ce  bruit  sinistre  qui  frappe  à  tout  instant  les 
échos ,  on  eût  pu  entendre  quelque  jolie  chanson- 
nette et  une  fraîche  voix  de  jeune  fille.  —  Ma  pensée 
reconstruisait  ainsi  un  passé  si  près  encore  et  déjà 
loin. 

Le  présent  se  compose  de  zouaves  aux  figures 
basanées.  —  Les  uns,  étendus,  dorment  de  leur 
mieux  ;  les  autres,  paisiblement  assis ,  fument  leur 
pipe,  la  tête  pittoresquemont  enveloppée  dans  leur 
turban  vert  dont  les  rouleaux,  mal  attachés  ou 
à  moifié  défaits,  tombent  sur  le  cou  ou  sur  les 
épaules. 

Ici  des  tentes-abris,  làdepefites  cuisines  creusées 


—  180  — 

dans  le  sol,  au-dessus  desquelles  s'échappe  la  blan- 
che fumée  de  la  soupe  qui  cuit. 

Ici  des  chevaux  qui  hennissent ,  des  mulets  qui 
se  vautrent,  et  la  garde  de  tranchée  qui  se  déroule 
le  long  du  coteau  comme  les  anneaux  d'un  reptile , 
et  va  garder  les  nouveaux  cheminements  ouverts 
celte  nuit  sur  une  longueur  de  1500  mètres.  —  Les 
travailleurs  arrivent  avec  des  pioches,  ceux-ci  por- 
tent des  fascines,  ceux-là  des  charges  de  sacs  que 
l'on  doit  remplir  de  terre.  —  Encore  quelques 
heures,  la  nuit  aura  remplacé  le  jour,  et  le  travail 
commencera ,  ce  travail  qui  marche  à  pas  rapides , 
menaçant  et  infatigable. 

Je  gravis  à  pic  un  mamelon  sur  la  crête  duquel 
on  a  établi  une  redoute  d'une  vaste  étendue,  j'aper- 
çois au-dessus  des  épaulements  la  céchia  rouge  et 
la  baïonnette  reluisante  des  sentinelles. 

Cette  promenade,  je  la  faisais  avec  le  général 
Rivet,  chef  d'état-major  du  1"  corps,  et  un  de  mes 
bons  amis,  le  chef  d'escadron  Faurc.  Quand  je 
relirai  ces  lettres ,  il  sera  encore  en  Crimée ,  moi , 
je  serai  à  Paris,  et  ce  nom  me  fera  grande  joie  à 
retrouver.  —  C'est  au  1"  corps,  vous  le  savez , 
qu'appartient  la  direction  des  attaques  sur  la  Qua- 
rantaine, le  bastion  du  Mât  (;t  le  jjaslion  central 
dont  je  vous  ai  souvent  enU'etenu  dans  mes  der- 
nières lettres,  et  le  général  tenait  h  se  rendre  un 
compte  exact  (l(^s  travaux  dirigés  sur  notre  ex- 
trême droite. 


—  151   — 

De  cette  redoute  on  embrasse  magnifiquement 
l'ensemble  gigantesque  qui  s'étend  sur  un  diamètre 
de  12  kilomètres  environ.  Toutes  nos  lignes  se 
dessinent  à  l'œil  nu,  on  voit  la  marche  qu'elles 
ont  suivie  ;  on  se  rend  aussi  parfaitement  compte 
des  travaux  des  Anglais,  et  l'on  suit ,  venant  pas  à 
pas  se  relier  à  eux,  nos  nouvelles  tranchées  entre- 
prises par  le  2*  corps. 

Du  poinl  où  nous  sommes,  les  distances  s'effa- 
cent d'une  façon  étrange ,  la  perspective  les  rap- 
proche ;  les  accidents  de  terrain ,  dont  on  ne  peut 
apprécier  la  profondeur,  semblent  se  toucher  entre 
eux.  —  A  ce  compte-là,  les  Français  et  les  Russes 
pourraient  presque  se  tendre  la  main  ;  mais  ils  se 
tirent  des  coups  de  fusil. 

Nous  voyons  parfaitement  le  mamelon  sur  lequel 
s'est  livré  le  combat  dans  la  nuit  du  23. 

Deux  batteries  russes  y  sont  établies,  et  devant 
nous,  dans  l'étendue  de  teiTain  qui  les  sépare  de 
ces  batteries,  plusieurs  embuscades  ont  été  élevées 
semblables  à  cehes  que  les  Russes  agglomèrent 
partout  où  ils  le  peuvent.  Nos  francs-tireurs  s'es- 
carmouchent  avec  elles  et  nous  voyons  très-bien  la 
fusillade,  trop  bien  même,  car  une  bombe  vient 
d'être  lancée  à  notre  adresse  avec  un  coup  d'oeil 
dont  je  félicite  nos  ennemis  :  nous  entendons  au- 
dessus  de  notre  tête  le  sifflement  saccadé  qui  in- 
dique son  mouvement  de  rotation.  —  Elle  tombe  à 
50  mètres  de  nous;  l'épaulemeiit  nous  garantit  fort 


—  152  — 

heureusement   des  éclats    horizontaux ,    et   nous 
voyons  les  gros  éclats  passer  par-dessus  nous. 

Cette  hombe  est  tombée  tout  près  d'un  poste  ; 
mais  les  hommes  qui  vivent  depuis  cinq  mois  en 
compagnie  des  boulets  se  sont  couchés  à  terre; 
aucun  n'a  été  touché. 

De  cette  redoute,  la  ville  de  Sébastopol  appa- 
raît sous  un  aspect  tout  à  fait  nouveau.  Elle  se 
développe  et  montre  ses  immenses  casernes,  son 
brillant  arsenal ,    ses   bâtiments    nombreux ,  ses 
jardins,  ses  coupoles.  —  Sainte-Clolilde  ne  la  do- 
mine plus  et  se  perd  au  contraire  dans  la  masse 
des  maisons  au  milieu  desquelles  reluit  son  toit 
vert.  Sur  le  devant,  il  y  a  une  grande  place  ;  puis 
le  port  avec  ses  vaisseaux,  et  la  passe  barrée  par 
l'encombrement  des  navires  coulés  par  les  Russes. 
—  Le  bastion  central,  le  bastion  du  Mât  ne  sont 
que  des  points  à  peine  visibles  dans  les  brumes  de 
l'horizon,  le  bastion  du  Màt  surtout  semble  une 
sentinelle  perdue  très-éloignée  de  la  ville  ; — j'étais 
loin  de  soupçonner  cette  distance  qui  me  paraît 
énorme.  —  La  tour  Malakoff,  au  contraire,  cette 
vieille  tour  ébréchée  par  le  canon,  apparaît  mena- 
çante avec  ses  batteries  qui  l'entourent,  son  redan 
et  ses  abatis  qui  la  protègent.  Aux  endroits   qui 
sembleraient  les  plus  inoflensifs,  on  voit  tout  à  coup 
sortir  un  petit  nuage  de  fumée  et  l'on  entend  le 
bruit  strident  d'un  boulet,  c'est  une  batterie  ;  le  sol 
en  est  semé  de  tous  côtés. 


—  ir.3  -• 

C'est  un  effet  étrange,  je  vous  assure,  que  de  voir 
de  celte  redoute,  comme  je  la  vois  en  ce  moment, 
cette  ville  sur  laquelle  le  soleil  couchant  jette  la 
teinte  rougeàtre  d'un  incendie.  —  Tout  autour 
d'elle,  comme  des  sentinelles  de  bronze,  les  innom- 
brables travaux  de  défense  qui  l'entourent,  et  de- 
vant, à  droite,  à  gauche,  nos  réseaux  de  tranchées 
qui  s'étendent  à  l'infini,  se  tordant  dans  les  ravins 
ou  gravissant  les  escarpements. 

J'ai  vu  Sébastopol  de  tous  les  côtés  ;  je  l'ai  vu  du 
sommet  des  collines,  je  l'ai  vu  du  fond  des  ravins  ; 
certes  moi,  qui  suis  né  à  Paris,  qui  l'ai  habité  toute 
ma  jeunesse,  je  ne  connais  pas  aussi  ])ien  les  buttes 
Montmartre  que  je  connais  cette  ville  ;  c'est  qu'aussi 
les  buttes  Montmartre  sont  à  2  ou  3  kilomètres  de 
Paris. 

Après  voir  visité  ces  nouveaux  travaux  nous  nous 
sommes  dirigés  vers  Inkermann, 

Je  ne  vous  ai  pas  encore  parlé  d'Inkermann,  et 
cependant  j'y  suis  allé  deux  fois.  —  J'éprouve  un 
triste  plaisir  à  parcourir  ce  plateau  où  s'est  passée 
cette  sanglante  journée  si  héroiquement  fatale  aux 
Anglais.  Qui  dirait,  en  visitant  ce  terrain  aujour- 
d'hui désert,  que  des  milliers  d'hommes  y  ont  com- 
battu et  que  les  cadavres  faisaient  plier  sous  leur 
poids  sanglant  les  taillis  touffus  qui  le  couvraient  ? 
—  Qui  dirait,  à  voir  ce  silence  qu'interrompent 
seulement  quelques  lointaines  canonnades,  que  les 
échos  de  ces  vieilles  ruines  ont  répété  tant  de  bruits 


—  1S4  — 

de  guerre,  tant  de  cris  de  victoire,  tant  de  gémis- 
sements plaintifs  ?  —  Passé  cruel  et  superbe  à  la 
fois,  que  tu  es  loin  déjà  ! 

Le  paysage  qui  nous  environne  est  splendide  :  au 
bas  de  ce  plateau,  taillé  à  pic,  sur  le  revers  nord, 
coule  la  Tcbernaia  qui  baigne  de  ses  eaux  argen- 
tées une  verte  prairie  près  de  son  embouchure,  et 
s'éparpille  sur  la  plaine.  Au  loin,  on  voit  des  che- 
vaux paître  ;  tout  près  de  soi,  la  route  qui  conduit 
à  Sébastopol  et  par  laquelle  était  venue  silencieuse- 
ment pour  surprendre  les  Anglais  l'armée  formi- 
dable des  Russes  ;  puis  le  paysage  se  tord  en  gorges 
infinies  et  sur  les  cimes  lointaines  se  dessinent  les 
tentes  ennemies. 

Au  bas  du  plateau,  dans  le  ravin  qui  borde  la 
route,  aujourd'hui  encore  il  y  a  une  centaine  de 
chevaux  dont  les  carcasses  à  moitié  desséchées  sont 
rangées  avec  soin.  Ce  sol  nu,  où  commencent  à 
pousser  çà  et  là  quelques  touffes  d'herbes,  était 
couvert  sur  toute  son  étendue  de  pousses  épaisses 
à  bautcur  de  poitrine. 

'<  —  Jamais,  me  disait  un  oflicier  qui  me  racon- 
tait cette  bataille  à  laquelle  il  avait  assisté,  jamais  je 
n'oublierai  le  souvenu'  de  cette  journée  ;  chaque 
fois  que  mon  service  de  garde  m'ap[)elle  à  cette 
redoute,  je  viens  m'asscoir  sur  l'éminence  où  nous 
sommes  et  je  reste  des  heures  entières  recueilli 
dans  mes  souvenirs.  Il  me  semble  que  je  suis  en- 
core dans  celte  miMée,  que  les  canon?  ennemis  (\u\ 


—   15g  — 

étaient  placés  là-bas  où  vous  voyez  maintenant  cette 
redoute  française,  vomissent  encore  leur  pluie  de 
mitraille  ;  j'entends  les  hurrahs  des  Russes,  les  cris 
de  nos  soldats  s'élançant  contre  eux  ;  je  vois  le  gé- 
néral Bourbaki  se  précipitant  à  la  tête  d'un  régi- 
ment contre  ces  masses  dans  lesquelles  il  entre 
comme  un  coin  de  fer  dans  le  tronc  d'un  vieux 
chêne.  —  Quelle  mêlée  !  cela  m'a  rappelé  ces  ef- 
frayantes toiles  de  Salvator  Rosa. 

«  Jugez-vous  ce  que  cela  devait  être  !  —  on  ne  se 
voyait  pas,  on  se  devinait  ;  chaque  buisson  cachait 
un  ennemi  mort  ou  un  ennemi  vivant  ;  au  milieu 
des  branches  enlacées,  des  têtes  se  soulevaient  ;  nos 
zouaves  et  nos  turcos  bondissaient  comme  des  che- 
vreuils. 

«  Ici,  il  y  avait  des  cadavres  sur  deux  et  trois  rangs 
que  le  hasard  du  combat  avait  presque  rangés 
symétriquement.  Quelques-uns  étaient  restés  debout 
ne  pouvant  pas  tomber  ;  leurs  yeux  étaient  encore  ou- 
verts, seulement  ils  n'avaient  plus  de  regard  ;  pâles 
sentinelles  de  la  mort,  elles  s'affaissaient  lentement. 
—  Tenez,  voilà  déjà  de  petites  fleurs  qui  poussent 
au  mêjne  endroit.  » 

El  tout  en  parlant,  il  avait  cueilli  une  espèce  de 
petite  tulipe  sauvage,  de  couleur  jaune,  tachetée  de 
rouge,  dont  il  écartait  entre  ses  doigts  les  minces 
pétales. 

J'en  cueillis  deux  que  je  mis  dans  mon  porte= 
leuille  comme  souvenir. 


—   ]o6  — • 

Le  capitaine  qui  me  faisait  ce  récit  se  leva,  et  nie 
montrant  de  la  main  l'extrémité  du  plateau  : 

«  —  Savez-vous,  me  dit-il,  comment  on  appelle 
cet  endroit? 

«  —  Non. 

«  —  L'abattoir.  Les  soldats  lui  ont  donné  ce  nom 
terrible,  et  depuis,  c'est  ainsi  que  chacun  le  désigne.  » 

J'avais  déjà,  en  effet,  entendu  prononcer  ce  nom  ; 
car  c'est  là  que  lord  Raglan,  après  la  bataille,  ren- 
contrant le  général  Bosquet,  lui  dit  en  lui  tendant 
la  main  : 

«  —  Général,  au  lieu  d'une  main  (|ui  me  reste, 
je  voudrais  en  avoir  quatre,  pour  vous  les  tendre 
toutes  à  la  fois.  » 

Simple  et  touchant  hommage  rendu  par  le  chef 
de  l'armée  anglaise  à  celui  que  toutes  les  voix  appe- 
laient le  héros  d'hikermann. 

Au  même  moment  je  vis  du  liane  des  hauteurs 
en  face  de  nous,  de  l'autre  côté  de  la  Tchernaia,  la 
fumée  d'un  canon  ;  j'entendis  la  détonation,  puis  le 
sifflement  que  fait  le  boulot  qui  aha  mourir  dans  le 
fond  du  ravin. 

Évidemment  ce  coup  de  canon  était  en  notre 
honneur  et  à  notre  adresse. 

«  —  Ah  !  me  dit  le  capitaine,  voilà  Gringalet  f(ui 
se  mêle  à  la  conversation. 

«  —  Vous  dites. 

«  —  Gringalet,  rcprit-il  en  riant.  C'est  encore  un 
nom  de  circonstance,  mais  personne  depuis  le  sol- 


—  157  — 
dat  jusqu'au  f-énéral  en  chef  n'appelle  autrement 
cette  batterie.  —  Nos  troupiers  l'ont  ainsi  nommée 
parce  que  ses  boulets  ne  vont  jamais  plus  loin  que 
ce  ravin  ;  pas  un  seul  n'a  pu  parvenir  jusqu'ici.  Si 
vous  restiez  quelque  temps  au  milieu  de  nous,  vous 
les  entendriez  répéter  à  cbaque  coup  de  canon  : 
«  Pas  de  force,  Gringalet,  pas  de  force  !  » 

«  —  Je  suis  enchanté  d'avoir  fait  la  connaissance 
de  Gringalet,  dis-je  au  capitaine  ;  alors  chez  lui, 
c'est  de  l'cntôlement. 

«  —  L'cntctcment  et  l'espérance,  me  répondit  le 
capitaine,  se  tiennent  par  la  main.  » 

Je  raconte  tous  ces  détails,  peut-être  sont-ils  bien 
futiles,  peut-être  fort  peu  intéressants,  mais  pour 
moi,  c'est  la  vie  de  chaque  jour  que  je  prends  au 
vol,  tantôt  triste,  tantôt  gaie,  tantôt  sérieuse,  tantôt 
frivole,  mais  toujours  pleine  de  cachet,  de  caractère 
et  d'animation. 

Pendant  mon  séjour  en  Crimée,  j'ai  bien  souvent 
visité  hikermann.  —  Le  souvenir  de  cet  héroïque 
combat  avait  pour  moi  un  attrait  que  je  ne  puis 
dire  ;  n'ayant  pu  assister  h  cette  lutte  de  géants,  je 
me  sentais  malgré  moi  entraîné  vers  ce  plateau 
dont  quelques  parties  encore  étaient  couvertes  des 
lambeaux  du  combat. 

Que  de  fois,  laissant  mon  cheval  aux  mains  d'un 
soldat,  je  suis  venu  m'asseoir  sur  le  flanc  de  cette 
colline,  d'où  l'on  domine  rà[)re  paysage  dont  la 
silencieuse  majesté  se  déroule  devant  vous. 


—  Ib8  — 

Un  jour  en  conlournant  les  flancs  du  plateau, 
je  cherchai  l'ontlroit  où  je  savais  que  l'on  voyait 
encore  des  cadavres  sans  sépulture,  souvenirs  hu- 
mains de  cette  terrible  journée. 

En  marchant  avec  soin  le  long  des  terres  et  en 
cherchant  à  s'abriter  derrière  des  plis'  de  terrain, 
on  pouvait  y  arriver  sans  grand  risque. 

Dans  ce  ravin  maintenant  verdoyant,  où  de 
jeunes  arljres  enlacent  leurs  branches  flexibles 
chargées  de  bourgeons  naissants  et  de  feuilles  en- 
tr'ouvertes,  c'est  un  spectacle  d'un  effet  étrange,  de 
voir  ces  squelettes  desséchés  recouverts  encore  de 
leurs  vêtements. 

La  mort  a  souvent  de  saisissants  aspects  ;  ces 
corps  abandonnés  semblent  les  refléter  tous.  — 
Ici  elle  est  calme  comme  un  sommeil ,  là  terrible 
comme  un  combat,  plus  loin  saisissante  comme  une 
agonie.  —  Bien  des  jours  glacés  se  sont  passés  depuis 
qu'ils  sont  là;  bien  des  nuits  orageuses,  bien  des 
tourmentes,  bien  des  pluies  torrentielles,  bien  des 
neiges  amoncelées  les  ont  couverts,  hnceuls  blancs 
venus  du  ciel;  puis  les  plm'es  se  sont  écoulées,  les 
neiges  se  sont  fondues;  le  soleil  d'un  printemps 
rapide  a  remplacé  les  glaces  de  l'hiver,  et  l'herbe 
les  fleurs,  les  plantes  sauvages  ont  poussé  tout 
autour. 

Me  courbant  pour  ne  pas  être  apergii,  j'ai  par- 
couru cet  ossuaire  silencieux  non  loin  duquel  coule 
la  rivière  vagabonde  qui  s'étend  en  vastes  réseaux 


—  4S9  — 
argentés  ;  je  me  suis  arrêté  sur  le  seuil  d'une  sorte 
de  grotte  ou  de  caverne  creusée  par  le  hasard  ou  la 
tempête  des  éléments. 

Dans  cette  grotte,  dans  cette  caverne,  des  cadavres 
sont  entassés  pêle-mêle.  — Combien  y  en  a-t-il? 
mon  regard  n'a  pu  les  compter  ;  je  voyais  peu  à 
peu  les  crânes  blanchis  disparaître  et  s'effacer  dans 
l'ombre. 

Ce  qui  m'a  le  plus  frappé  dans  cette  triste  excur- 
sion, c'est  le  corps  d'un  soldat  russe  (dans  ce  ravin 
il  n'y  a  que  des  Russes).  Ses  bras  s'étaient  tordus 
dans  une  dernière  agonie  par-dessus  sa  tête  ;  ses 
mains  s'étaient  crispées  convulsivement  et  les  doigts  " 
étaient  entrés  dans  la  terre  qu'ils  avaient  labourée. 
La  mort  avait  arrêté  tout  cela;  les  extrémités 
des  membres  s'étaient  desséchées ,  et  à  travers 
les  doigts  écartés  ,  l'herbe  verte  et  de  petites 
fleurs  aux  couleurs  riantes  et  fraîches  avaient 
poussé. 

Je  restai  quelque  temps  à  regarder  cet  étrange 
tableau  qui  faisait  naître  en  moi  mille  impressions 
diverses  tristes  et  graves;  mais  plusieurs  balles 
que  j'entendis  siffler  fort  désagréablement  à  mes 
oreilles,  me  ramenèrent  à  la  l'calité,  et  je  m'é- 
loignai, car  si  j'étais  resté  plus  longtemps,  j'au- 
rais couru  risque  de  m'étendre  à  côté  des  paies 
habitants  de  ce  lieu  funèbre. 

Il  ne  faut  pas  que  j'oublie  de  mentionner  que 
nous  avons,  autant  qu'il  a  été  en  notre  pouvoir, 


—  1(10  — 

enseveli  les  victimes  d'Inkermann ,  mais  les  avant- 
postes  ennemis  ayant  fait  un  feu  de  niousquelerie 
sur  nos  soldats,  ceux-ci  ont  dû  laisser  l'œuvre  in- 
achevée. 

Il  ne  faut  pas,  pour  ensevelir  les  morts,  faire  tuer 
les  vivants. 

En  regardant  le  sommet  du  plateau,  je  vis  de 
tous  côtés  de  longues  fosses  sur  lesquelles  l'herbe 
avait  poussé,  et  au  milieu  de  cette  fraîche  végéta- 
tion on  voyait  surgir  des  bras  nus,  des  jambes,  et 
parfois  des  crânes  blancs  et  luisants. 

Mais  j'oublie  en  vous  racontant  tous  ces  détails, 
dont  le  seul  mérite  est  la  plus  exacte  vérité,  que  je 
dois  rejoindre  le  général  Rivet.  Il  se  dirigeait,  avec 
le  commandant  Faure  et  le  capitaine  Colson,vers  la 
redoute  du  Phare. 

De  cette  redoute,  on  aperçoit  devant  soi  l'em- 
bouchure de  la  Tchernaïa  et  l'endroit  où  elle  mêle 
ses  eaux  à  celles  du  port  ;  sur  les  longues  herbes 
qui  sortent  de  son  sein,  nous  vîmes  des  nuées  de 
canards  sauvages  qui  s'ébattaient  paisiblement , 
agitant  de  leurs  ailes  les  herbes  marines,  qui  tan- 
tôt s'inclinaient,  tantôt  se  relevaient. 


q_ç^^i:p 


TREIZIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  du  27  mars  au  8  avril. 

Il  y  a  longtemps  que  je  ne  vous  ai  écril;  car 
nous  voici  le  8  avril  et  ma  dernière  lettre  se  termi- 
nait au  27  mars. 

C'est  qu'aussi  nous  avons  tous  vécu  dans  un 
calme  désespérant,  vieux  siège  et  jeune  siège.  Les 
nuits  étaient  privées  du  moindre  garde  à  vous!  les 
jours  s'écoulaient  dans  l'oisiveté;  et  si  le  canon 
grondait,  c'était  évidemment  pour  n'en  pas  perdre 
l'habitude  et  se  tenir  en  voix  et  en  haleine.  Nous 
avons  armé  nos  dernières  batteries.  —  Toutes  nos 
bouches  à  feu  sont  prêtes;  les  magasins  à  poudre 
sont  remplis;  les  approvisionnements  sont  termi- 
nés; —  un  mot,  et  tout  ce  bronze  tonnera.  — L'at- 
taque de  gauche  contient  plus  de  300  bouches  à 
feu. 

Le  lemps  est  splendide. 

Je  suis  allé  passer  une  semaine  chez  le  général 
Feray,  qui  commande  la  brigade  des  chasseurs 
d'Afrique ,  et  j'en  ai  profité  pour  étudier  ce  côté  de 
nos  attaques  et  visiter  les  tranchées  anglaises  que  je 


—  162  — 

ne  connaissais  point.  —  Elles  ne  procèdent  pas  de 
la  même  manière  que  nous,  et  me  paraissent  moins 
bien  défilées  dans  leurs  différentes  parties;  mais 
leurs  batteries  sont  fort  habilement  organisées. 
Certaines  portions  de  leurs  parallèles  sont  très-rap- 
prochées  aussi  du  but  qu'elles  veulent  atteindre,  et 
il  est  très-curieux  d'étudier  et  d'observer  le  terrain 
à  travers  les  embrasures. 

Je  cherche  quelque  nouvelle  à  vous  donner  pour 
ne  pas  laisser  partir  ce  courrier  sans  lettre.  —  J'ai 
deux  heures  devant  moi. 

Le  6  de  ce  mois  une  division  turque  est 
arrivée  sous  le  commandement  d'Ismaïl- Pacha. 
—  On  attend  aujourd'hui  le  générahssime  otto- 
man. 

J'ai  déjeûné  hier  chez  le  général  en  chef  avec 
Ismaïl-Pacha ,  qu'accompagnaient  plusieurs  offi- 
ciers de  son  état-major.  —  Ce  déjeuner  a  un  aspect 
pittoresque  et  original  qui  me  frappe.  —  Le  com- 
mandant Magnan  qui  est  près  du  général  turc  lui 
sert  d'interprète.  —  Ce  dernier  lui  dit  :  «  Uu*après 
la  prise  de  Sébastopol  il  donnera  sa  démission  et 
quittera  son  uniforme;  car,  ajouto-t-il,  après  avoir 
vu  l'armée  française,  on  ne  peut  plus  servir  dans 
aucune  autre  armée.  » 

Vous  devez  comprendre  que  le  général  Canrobert 
n'a  pas  voulu  rester  en  arrière  de  galanterie  avec 
Isinail-Pacha,  et  s'est  empressé  de  lui  répondre  : 
«  Que  l'armée  ottomane  était  une  de  celles  que 


—  163  — 

l'on  peut  montrer  avec  orgueil  à  ses  amis  comme  à 
ses  ennemis.  » 

Le  général  Canrobert  cause  souvent  bas  avec  le 
général  Niel,  et  les  regards  suivent  le  mouvement 
des  lèvres;  —  ici  on  est  affamé  de  nouvelles  et 
d'espérance;  —  ici  on  attend  aussi  avec  cette  fié- 
vreuse impatience  que  chaque  jour  écoulé  aug- 
mente encore.  —  Je  ne  sais  pourquoi,  mais  j'ai 
presque  la  conviction  que  ma  prochaine  lettre  vous 
apprendra  du  nouveau  et  que  nous  ne  tarderons 
pas  à  ouvrir  le  feu. 

On  se  réunit  souvent  en  conseil  chez  le  général 
en  chef;  pourtant  rien  ne  transpire,  au  dehors,  des 
résolutions  de  ce  suprême  aréopage. 

Après  le  repas,  le  général  Canrobert  me  lit  l'iion- 
neur  de  causer  quelque  temps  avec  moi  : 

«  —Eh  bien!  général,  lui  dis-je,  quand  viendra 
le  grand  jour? 

«  —  Oh  !  me  dit-il  en  souriant ,  cela  dépend  du 
bon  Dieu  ! 

«  —  Mais  ici ,  vous  êtes  le  bon  Dieu. 

«  —  Avec  cette  différence  que  nous  sommes  deux, 
et  que  le  troisième  va  arriver  demain,  ajouta-t-il, 
faisant  allusion  à  l'arrivée  d'Omer- Pacha  ;  mais 
soyez  tranquille ,  bientôt  Sébastopol  entendra  par- 
ler de  nous,  et  nous  en  aurons  pied  et  aile. 

«  — Je  n'en  ai  jamais  douté. 

«  — A  la  bonne  heure'!  me  dit  le  général,  en  me 
frappant  sur  le  bras.  Et  au  Clocheton,  doute-t-on? 


—  16i  — 

«  —  On  attend,  général. 

«  —  Eh  bien!  dites  au  Clocheton  qu'il  n'attendra 
pas  longtemps ,  et  qu'il  fera  bien  de  s'occuper  à  se 
garantir  des  boulets,  » 

Au  Clocheton,  je  fus  reçu  comme  un  porteur  de 
vraies  nouvelles,  et  je  trouvai  le  capitaine  Boussc- 
nard  qui  faisait  élever  devant  notre  maison  une 
fort  respectable  gabionnade  de  tonneaux. 

C'est  aujourd'hui  le  jour  de  Pâques. 

Le  général  Osten-Sacken  a  fait  demander  une  sus- 
pension d'armes  pour  ce  jour  solennel;  mais  de 
toutes  parts  nos  travaux  enveloppent  de  si  près  la 
place  que  le  général  Canrobert  n'a  pu  accéder  à 
cette  demande. 

Par  un  hasard  qui  semble  venu  d'en  haut  (car 
depuis  le  commencement  du  siège  un  fait  sem- 
blable ne  s'est  pas  produit) ,  le  rapport  de  l'ambu- 
lance porte  :  z-êro.  —  11  semble  que  Dieu  n'ait 
pas  voulu  (pie,  pour  le  jour  de  Pâques,  nous  eus- 
sions la  triste  mission  d'enterrer  les  morts. 

Nous  sommes  allés  avec  les  officiers  du  Clocheton 
entendre  la  messe  dans  la  cabane  de  l'ambulance  , 
que  l'aumônier  a  arrangée  avec  coquetterie,  si  tou- 
tefois le  mot  coquetterie,  même  dans  sa  plus  simple 
expression,  peut  être  employé  à  Sébaslopol. 

«  —  Vous  le  voyez,  nous  dit  l'abbé,  aussitôt  qu'il 
nous  aperçut  ;  il  n'y  a  ni  un  mort  ni  un  blessé  ;  la 
cabane  m'appartient  tout  entière  aiijourd'bui  ;  — la 


—  163  — 

volonté  de  Dieu  a  fait  trêve  pour  ce  grand  jour.  — 
Remercions-le.  » 

Au  dedans  et  au  dehors  de  cette  chapelle  impro- 
visée, un  grand  nombre  de  soldats  assistaient  à  la 
messe. 

Pendant  mon  absence  de  ce  cher  Clocheton,  que 
j'aime  comme  un  être  vivant,  il  s'y  est  passé  une 
scène  assez  intéressante  que  je  vais  vous  raconter 
comme  on  me  l'a  dite. 

On  était  à  déjeuner.  —  Il  y  avait  même  un  ou 
deux  invités  (car  l'on  s'invite  à  Sébastopol ,  et  ce 
jour-là  on  couvre  la  table  de  conserves ,  on  tord  le 
cou  à  une  poule  et  on  boit  une  bouteille  de  Bor- 
deaux.... à  titre  de  remboursement,  à  la  santé  de 
ceux  qui  vivent  et  à  la  mémoire  des  amis  que  l'on 
ne  reverra  plus). 

On  était  donc  en  plein  déjeuner,  gais  comme  le 
sont  toujours  ceux  dont  la  vie  tient  à  un  fil  bien 
près  de  se  briser,  lorsque  la  porte  s'ouvrit  et  un 
jeune  homme  entre.  Il  est  blond,  imberbe,  sans 
uniforme;  —  à  peine  s'il  lève  les  yeux;  sa  phy- 
sionomie a  quelque  chose  de  triste.  Il  salue  en  en- 
trant. 

«  —  Pardon ,  messieurs ,  dit-il  avec  un  accent 
étranger,  ne  vous  dérangez  pas.  » 

Et  il  alla  s'asseoir  sur  une  malle  dans  un  des 
coins  de  la  pièce. 

« — Vous  demandez  quelqu'un? 


—  466  — 

«  —  Ne  vous  dérangez  pas,  reprit  une  seconde 
fois  le  jeune  homme ,  en  jetant  un  regard  sur  la 
chambre,  puis  en  baissant  tout  aussitôt  les  yeux. 

«  —  Ah  çà,  que  voulez-vous?  dit  un  des  officiers 
avec  une  ceiMaine  brusquerie  que  comportait  très- 
bien  la  vue  de  cet  étranger  dont  l'entrée ,  vous  l'a- 
vouerez, était  suffisamment  singulière. 

«  —  Plus  tard....  plus  tard....  fit  la  voix  douce 
du  jeune  homme. 

«  —  Plus  tard ,  pas  du  tout  ;  nous  direz-vous  ce 
que  vous  demandez? 

«  —  Pardon,  messieurs,  mais....  c'est  la  maison 
que  nous  habitions  avec  mon  père  ! 

«  —  Ah!  —  Il  fallait  donc  le  dire.  —  Eh  bien! 
vous  devez  la  trouver  un  peu  changée  ? 

'<  —  Oh!  oui,  bien  changée.  —  Elle  était  si  gen- 
tille !  » 

En  parlant  ainsi ,  sa  voix  avait  une  expression  si 
triste  que  chacun  en  fut  ému. 

«  —  Allons,  jeune  homme,  dit  un  des  convives, 
venez  boire  un  verre  de  vin  avec  nous  et  ne  pensez 
plus  à  tout  cela.  » 

Après  s'être  fait  prier,  l'ex-propriétaire  accepta. 
—  Il  nous  ap[)ril  que  son  père  s'appelait  Hilden- 
hagen  ;  qu'il  était  pasteur  protestant  à  l'armée  de 
Sébastopol.  —  Lui,  avait  été  fait  prisonnier,  et  était 
interprète  auprès  des  blessés  russes  à  l'hôpital  de 
Baladava. 

«  —  Si  vous  saviez,  disait-il,  combien  cette  petite 


—  167  — 

maison  était  charmante.  Mon  père  nous  répétait  : 
.<  C'est  là  que  je  veux  mourir.  »  —  Pauvre  père  1 
ce  n'est  pas  ici  qu'il  mourra  !  —  Nous  avions  un 
beau  jardin  ;  des  fleurs  partout  ;  ma  sœur  les  soi- 
gnait efle-même.  —  Dans  la  serre,  que  de  plantes  ! 
Je  les  vois  encore  grimpant  le  long  des  murs  et 
formant  au-dessus  de  la  tête  un  berceau  de  feuil- 
lage. 

«  —  Il  est  vrai  que  la  serre  ne  se  ressemble  plus, 
dit  un  des  officiers.  —  En  fait  de  plantes,  il  y  a  des 
tonneaux  d'eau-de-vie  pour  les  travailleurs.  » 

Le  jeune  homme  secouait  tristement  la  tête. 

«  —  Ah  bah  !  chaque  chose  a  son  temps!  — Les 
fleurs  repoussent  !  Buvez  ce  verre  de  vin  de  Bor- 
deaux. » 

Lui  souriait  et  buvait  en  disant  .  «  —  Messieurs , 
vous  êtes  bien  bons.  » 

Et  il  racontait  sa  vie  de  tous  les  jours,  alors  qu'il 
habitait  avec  sa  famille  la  petite  maison  du  Cloche- 
ton. — 11  désignait  la  place  de  tous  les  meubles. 

Si  quelqu'un  d'entre  nous,  plus  soupçonneux  que 
les  autres,  eût  conservé  quelque  doute  surridcnlité 
du  jeune  étranger,  un  petit  incident  que  le  ha- 
sard amena  l'eût  dissipé.  —  Noire  chienne  entra. 
(Je  dis  notre  chienne  par  droit  de  conquête.) 
—  Pauvre  bête!  elle  vivait  je  ne  sais  où,  et  avait 
été  exposée  à  bien  des  cou[)s  de  fusil;  ehe  conser- 
vait sur  les  reins  la  tiace  d'uuc  balle  qui  l'avait 
effleurée.  —  Sans  cesse  elle  rôdait  autour  de  la 


—  16$  — 

maison;  mais  au  moindre  mouvement  que  l'on 
faisait  pour  s'approcher,  elle  s'enfuyait  épouvan- 
tée. —  Nous  avions  tîni  par  lui  faire  comprendre 
que  nous  étions  des  amis  et  que  nous  lui  voulions 
du  bien;  aussi  elle  s'était  apprivoisée,  et,  comme 
la  chatte  noire,  était  devenue  notre  hôte. 

Les  soldats  la  connaissaient  et  la  nommaient  :  «  la 
chienne  du  Clocheton.  » 

Lorsqu'elle  entra,  le  jeune  homme  fit  un  mouve- 
ment de  joie  et  lui  tendit  ses  deux  bras;  il  l'appela 
d'un  nom  qui  nous  était  inconnu.  —  La  pauvre 
hèle  dressa  les  oreilles,  regarda  celui  qui  l'appelait 
ainsi,  puis  d'un  bond,  sautant  sur  ses  genoux,  le 
couvrit  de  caresses.  —  C'était  une  scène  empreinte 
d'une  touchante  simplicité;  —  le  jeune  homme  lui 
parlait  comme  si  elle  eût  dû  le  comprendre.  — 
C'était  tout  le  passé  qu'il  embrassait  en  embras- 
sant sa  tète  fauve  ,  marquée  d'une  étoile  blanche. 
—  Il  avait  les  larmes  aux  yeux. 

Il  resta  quelques  instants  encore  ;  —  puis ,  nous 
désignant  un  portrait  qui  était  pendu  à  un  clou  le 
long'  du  mur  : 

«  —  C'est  le  portrait  de  ma  plus  petite  sœur, 
nous  dit-il,  voulez- vous  me  ])eruietlre  de  l'em- 
porter? 

«  —  Certainement,  lui  répondil-on,  tout  ici  est  à 
vous;  prenez  ce  que  vous  voudrez.  » 

Il  décrocha  le  portrait  et  une  petite  gravure  de  la 
Cène,  d'après  Léonard  de  Vinci  ;  puis,  nous  rcmcr- 


—  169  — 

fiant  de  son  mieux,  il  alla  retrouver  le  soldat  an- 
glais qui  l'avait  accompagné. 

On  le  vit  s'éloigner  dans  la  direction  de  Bala- 
clava;  —  mais,  de  dix  pas  en  dix  pas,  il  s'arrêtait 
pour  regarder  cette  maison,  que  peut-être  il  ne 
devait  plus  revoir  jamais. 

Je  ne  sais  vraiment  pourquoi  je  vous  envoie  cette 
lettre.  —  C'est  une  page  de  mon  journal;  ce  ne 
sont  pas  des  nouvelles,  ce  sont  des  souvenirs. 


as^ 


<s 


QUARTORZIEME  LETTRE. 


Devant  Sëbastopol,  lo,  u,  12  avril. 

J'avais  raison  de  penser  que  le  feu  de  notre  ar- 
tillerie ne  devait  pas  larder  à  s'ouvrir. 

Hier,  ce  jour  tant  attendu,  tant  espéré,  est  enlin 
arrivé. 

Quoiqu'il  n'y  ait  pas  eu  de  très-gros  événements, 
les  incidents,  le  mouvement,  le  tumulte  se  suc- 
cèdent avec  tant  de  rapidité ,  surtout  au  dépôt  de 
tranchée,  que  l'on  n'a  pas  une  minute,  et  que 
toutes  les  nuits  sont  agitées  et  sans  sommeil. 

Oui,  le  9,  à  cinq  heures  du  matin,  nous  avons 
ouvert  le  feu. 

C'était  un  secret,  et  un  secret  très-hien  gardé. 

Mais  à  l'heure  où  se  distribuent  les  travailleurs 
de  la  nuit ,  il  y  a  une  agitation  inaccoutumée  ; 
leur  nombi'c  est  augmenté,  les  soldats  portent  des 
gabions,  d'aulres  de  petites  échelles;  ceux-ci  des 
pioches ,  des  pelles  ;  —  les  marins  ,  munis  de  leurs 
outils  propres  à  dégorger  les  embrasures,  sont 
aussi  de  la  partie ,  et  passent  en  chantant  et  en 
jetant  aux  soldats  de  joyeuses  plaisanteries.  —  Plus 


—  171   — 

de  doute!  La  nuit  descend  du  ciel  bien  lentement 
au  gré  des  cœurs  qui  battent  et  de  l'impatience  de 
tous,  —  La  pluie  tombe,  bêlas!  le  beau  temps  des 
jours  passés  a  disparu. 

Tout  s'apprête ,  et  chacun  se  jette  habillé  sur 
son  lit. 

A  trois  heures  et  demie,  le  général  d'artillerie 
Lebœuf  arrive  et  prévient  que  les  ordres  sont  don- 
nés pour  la  petite  pointe  du  jour.  Les  batteries  com- 
menceront le  feu  sans  signal ,  on  fera  évacuer  par 
la  troupe  les  endroits  que  l'artillerie  aura  piquetés. 

Avant  l'heure  indiquée  nous  sommes  tous  de- 
Ijout  ;  —  déjà  quelques  lueurs  blanchissent  à  peine 
l'horizon,  pâles  messagers  du  jour  qui  chassent  les 
ténèbres  de  cette  dernière  nuit  de  silence. 

La  pluie  continue  à  tomber  Une  et  serrée;  le 
vent  souffle  avec  violence.  —  Néanmoins  rien  n'est 
changé  à  la  décision  suprême. 

A  cinq  heures,  les  premiers  coups  de  canon  par- 
tent du  centre ,  puis  toutes  les  bouches  à  feu  en- 
tonnent à  la  fois  ce  terrible  et  solennel  chant  do 
guerre.  —  Il  y  a  aujourd'hui  six  mois  que  les  pre- 
miers coups  de  pioche  des  travailleurs  ont  retenti 
sur  ce  plateau.  Et  quelles  épreuves  chefs  et  soldats 
n'ont-ils  pas  traversées? 

Le  ciel  est  couvert  de  nuages  grisâtres  qui  assom- 
brissent encore  les  clartés  naissantes;  un  brouil- 
lard voile  l'horizon  et  semble,  par  une  fantaisie 
céleste,  tantôt  remonter,  tantôt  descendre. 


—  172  ~ 

Le  vent  qui  vient  du  sud  tMuporte  avec  lui  vers 
In  ville  assiégée  les  détonations  de  notre  artillerie, 
mais  les  lignes  de  nos  ouvrages,  derextrôme  droite 
à  l'extrême  gauche ,  se  sillonnent  d'éclairs  ;  la  terre 
semble  s'entr'ouvrir  et  jeter  des  flammes.  —  Les 
batteries  anglaises  et  notre  atlaque  de  droite  se  sont 
ébranlées  en  même  temps. 

La  place,  surprise  par  ce  réveil  inattendu,  reste 
près  d'un  quart  d'heure  sans  répondre;  puis  tous 
les  bastions  vomissent  des  torrents  de  feu.  Ce  sont 
des  détonations  foudroyantes,  saccadées,  interrom- 
pues; ce  sont  des  boulets,  des  bombes,  des  obus 
qui  sifflent  avec  un  bruit  continu  et  strident ,  sem- 
blables à  une  volée  menaçante  de  serpents  aériens. 
On  voit  de  tous  côtés  contre  les  épaulements,  le 
long  des  ravins ,  les  projectiles  sauter  en  bonds  in- 
sensés. —  La  ville ,  tout  à  l'heure  enveloppée  d'un 
voile  épais  de  fumée,  apparaît  tout  à  coup.  Le  vent 
a  chassé  des  airs  les  traces  du  combat ,  et  un 
rayon  de  soleil  se  fait  jour  à  travers  les  nuages 
grisâtres. 

Parfois  les  détonations  cessent  comme  par  en- 
chantement ;  mais  c'est,  si  on  peut  le  dire,  un 
éclair  de  silence.  Bientôt  elles  recommencent  de 
nouveau  frémissantes,  inlinies,  et  des  ondula- 
tions de  terrain  qui  cachent  les  batteries,  on  voit 
s'élancer  deux  cents  jets  de  feu  et  de  fumée  com- 
pacte. —  Sur  tous  les  points  où  le  regard  peut  se 
porter,  c'est  le  même  spectacle,  ce  sont  les  mêmes 


—  173  — 

foudres  tonnantes.  —  On  aperçoit  de  tous  les  côtés 
les  gardes  de  tranchées  qui  cheminent  dans  les 
boyaux  de  communication,  et  qui  tantôt  eux-mêmes 
apparaissent  ou  disparaissent  sous  un  manteau  de 
fumée. 

Tel  est  le  spectacle  qui  se  déroule  sous  mes 
yeux ,  qui  crie ,  qui  tonne ,  qui  bondit  autour  de 
moi. 

Notre  attaque  de  gauche  seule  a  303  bouches  à 
feu  dirigées  contre  la  place.  —  Celle  de  droite 
72  environ.  —  Les  Anglais  141,  m'a-t-on  dit. 

Sur  un  tertre  élevé,  qui  domine  ce  redoutable  pa- 
norama, je  ne  [)uls  jii'arracher  à  cette  saisissante 
contemplation,  à  ce  duel  effroyable  d'artillerie,  à 
ces  mugissements  d'airains,  que  les  échos  les  plus 
lointains  prennent  dans  leurs  vastes  poitrines  pour 
les  reporter  au  sein  de  cette  chaîne  de  montagnes 
qui  se  multiplie  et  se  perd  à  l'horizon. 

Il  y  avait  deux  partis  à  prendre.  Le  premier  de 
faire  subitement  appel  à  toutes  ses  forces  vives,  de 
foudroyer  la  ville  et  ses  travaux  de  défense  par 
notre  artillerie  combinée,  puis  aussitôt  les  pre- 
mières brèches  pratiquées,  de  lancer  contre  la 
place  nos  colonnes  d'assaut,  malgré  l'espace  qui 
nous  en- sépare  encore;  car  le  bastion  du  Màt  et 
le  bastion  central,  les  deux  points  prhicipaux  de 
nos  attaques,  sont  séparés  de  la  ville  par  de  pro- 
fonds ravins. 

Le  second  parti  était ,  tout  en  ouvrant  un   feu 


—  m  — 

vif,  continu,  pendant  le  jour  et  la  nuit,  d'inquié- 
ter, de  tourmenter  l'ennemi ,  de  dégrader  ses  tra- 
vaux défensifs,  de  chercher  à  démonter  ses  hatte- 
ries ,  d'éteindre  sa  première  enceinte  ;  mais  de 
limiter  notre  tir  et  de  cheminer  vers  les  ouvra- 
ges sous  la  protection  de  notre  artillerie,  jusqu'au 
jour  où  nous  pourrons  pénétrer  dans  ces  murs,  sans 
risquer  de  voir  nos  colonnes  foudroyées  à  distance. 

C'est  ce  dernier  parti  qui  semble  avoir  été  adopté. 
Je  raisonne  par  hypothèse,  car  les  projets  réels  ne 
sont  pas  divulgués. 

Par  malheur  la  pluie  avait  presque  rendu  les 
tranchées  impraticables,  l'eau  s'y  agglomérait  en 
flaques  profondes,  et  les  pieds  enfonçaient  jus- 
qu'à mi-jambe  dans  les  terres  détrempées.  — 
C'était  affreux  et  triste  de  voir  l'état  dans  lequel 
étaient  nos  servants  de  batterie,  couverts  de  cette 
boue  blanchâtre  et  littéralement  inondés  ;  mais 
à  travers  la  pluie,  et  malgré  l'orage,  la  joie,  l'éner- 
gie, l'entrain  brillent  sur  les  visages.  —  On  ne  se 
plaint  que  d'une  chose,  c'est  que  le  tir  libre,  dans 
la  matinée,  soit  déjà  limité. 

Quant  à  celui  des  Russes,  il  est  ce  qu'il  a  toujours 
été,  très-irrégulier,  tantôt  vif,  sohdement  nourri, 
tantôt,  au  contraire,  insigniliant,  au  point  que  l'on 
pourrait  croire  une  partie  de  ses  batteries  réduites 
au  silence  ;  mais  tout  à  coup  les  voilà  qui  lancent 
des  salves  d'artillerie,  et  vingt  boulets  ou  projectiles 
creux  traversent  l'air  à  In  fois. 


—  175  — 

Dans  la  matinée  nos  pertes  sont  assez  sensibles, 
car  le  courage  est  imprudent;  c'est  un  nouveau 
danger  qu'affrontent  nos  artilleurs  ,  nos  braves 
marins,  et  contre  lequel  ils  ne  savent  pas  encore 
se  garer. 

Je  suis  allé  visiter  l'ambulance;  les  nouvelles  ca- 
banes en  bois  sont  remplies  ;  les  brancards  y  affluent. 

Mais  dans  le  jour  le  nombre  des  blessés  est 
loin  de  suivre  la  progression  du  matin.  —  Au  con- 
traire, la  journée  est  bonne.  Nous  n'avons  que 
72  hommes  hors  de  combat,  sur  lesquels  14  tués. 

On  devait ,  dès  le  soir  même ,  enlever  sur  deux 
points  différents,  huit  ou  dix  embuscades,  puis 
cheminer  avec  les  travailleurs ,  afin  d'envelopper 
une  portion  du  cimetière  dans  l'intérieur  de  nos 
ouvrages,  relier  cette  portion  avec  nos  parallèles  et 
dominer  la  crête  du  ravin  qui  est  devant  la  ville  ; 
mais  la  pluie,  qui  a  détrempé  les  terres,  force  à 
remettre  l'opération  projetée. 

Dans  cette  première  journée  nous  n'avons  eu 
que  cinq  pièces  momentanément  hors  de  service 
et  un  affût  brisé. 

Il  est  presque  impossible  d'apprécier  le  mal  que 
nous  pouvons  avoir  fait  h  l'ennemi ,  même  sur 
ses  travaux  extérieurs. 

Les  jugements  dépendent  beaucoup  des  carac- 
tères; —  ceux-ci  sont  optimistes,  ceux-là,  au  con- 
traire, pessimistes  à  l'excès.  —  Pour  les  uns,  c'est 
superbe  ;  pour  les  autres ,  c'est  médiocre. 


—  ITG  — 

En  voulez-vous  un  exemple  par  ce  qui  se  passe 
dans  nos  propres  tranchées? 

C'était  le  lendemain  de  l'ouverture  du  feu.  ^ 
A  10  heures  du  matin  quelqu'un  vient  au  Clo- 
cheton. 

«  —  Vous  savez  ce  qui  vient  d'arriver,  dit-il,  c'est 
fort  triste. 

«  —  Quoi  donc? 

«  —  Quatre  de  nos  batteries  sont  entièrement  ré- 
duites au  silence  et  chamberlées. 

«  —  En  èles-vous  bien  sûr  ? 

«  —  La  chose  est  positive ,  répond  la  personne 
qui  parlait;  je  la  tiens  d'individus  qui  les  ont 
vues.  » 

En  effet ,  c'était  un  triste  et  rude  événement. 

Aussitôt  après  le  déjeuner  je  pars  avec  un  des 
officiers  aides-majors  de  tranchée,  le  capitaine 
Bousscnard ,  et  nous  courons  à  ces  malheureuses 
batteries,  pendant  que  cette  déplorable  nouvelle 
se  répand  sans  doute  déjà  de  tente  en  tente. 

Nous  arrivons.  —  Toutes  quatre  étaient  dans 
l'état  le  plus  florissant  de  santé  et  tiraient  bel  et 
bien  :  —  celle-ci  ses  canons ,  celle-là  ses  obusiers  ; 
qui  plus  est,  dans  les  quatre,  depuis  le  commen- 
cement de  la  joui'uée ,  il  y  avait  eu  un  "seul  tué  et 
3  blessés,  dont  2  très-légèrement. 

Ainsi  presque  toujours  des  appréciations  immé- 
diates. —  Chacun  leur  donne,  malgré  soi,  un  re- 
flet, soit  de  ses  craintes  ,  soit  de  ses  espérances. 


—  m   - 

Puisque  je  vous  ai  parlé  do  ces  batteries,  laissez- 
moi  vous  raconter  ce  que  j'y  ai  vu.  —  Peut-être 
sera-ce  pour  vous  un  spectacle  aussi  nouveau  que- 
pour  moi. 

Jamais  je  ne  m'étais  trouvé  à  pareille  fête,  et 
je  sentais  s'éveiller  comme  un  monde  d'émotions 
inconnues.  —  C'était  le  véritable  siège  qui  com- 
mençait ,  et  la  vie  circulait  à  flots  dans  ses  larges 
artères. 

Quoique  les  nuages  lourds  et  sombres  qui  enve- 
loppaient le  ciel  eussent  disparu,  quoique  la  pluie 
eût  cessé  de  tomber,  le  mauvais  temps ,  qui  avait 
duré  près  de  vingt-quatre  beurcs  consécutives,  avait 
détrempé  toutes  les  terres  qui  sont  argileuses  ;  les 
plates-formes  étaient  inondées.  —  Le  terrain  était 
devenu  si  mou  que  l'on  y  enfonçait  à  mi-jambes, 
tandis  que  dans  d'autres  parties,  l'eau  réunie  en 
flaques  profondes  mouillait  jusqu'aux  genoux  les 
servants.  —  Les  boulets  étaient  couverts  d'une  cou- 
che épaisse  de  boue;  les  parapets,  effondrés  par 
les  projectiles  ou  dégradés  par  les  eaux,  offraient 
un  aspect  nnpossible  à  décrire  :  on  y  avait  par 
endroits  entassé  des  sacs  à  terre. 

Étrange  spectacle  que  présentait  ainsi  l'intérieur 
d'une  batterie.  —  Tous  ces  hommes,  les  vêtements 
inondés  et  collés  sur  le  corps ,  couverts  eux-mêmes 
d'une  boue  blanche  mêlée  à  la  teinte  noire  de  la 
poudre,  énergiques,  résolus,  heureux  et  souriants; 
—  ceux-ci  apportant  des  boulets,  ceux-là  chargeant 


—  478  — 

des  projectiles  creux ,  d'autres  servant  leurs  pièces, 
et  ne  secouant  môme  pas  la  tête  pour  faire  tomber 
les  morceaux  de  boue  et  de  terre  que  les  projectiles 
ennemis  leur  envoyaient  en  frappant  dans  les  épau- 
lements.  —  Puis  à  un  moment  donné  le  pointeur 
ou  chef  de  pièce  se  courbait  sur  sa  mire ,  faisant 
un  signe  de  la  main,  soit  pour  qu'on  levât,  soit 
pour  qu'on  baissât  la  pièce,  tandis  que  l'officier 
qui  commandait  allait  de  droite  à  gauche,  inspectant 
chaque  chose  et  rectifiant  souvent  lui-même  le  tir. 

Devant  l'un  des  canons ,  sous  les  pieds  de  celui 
qui  pointait  fort  tranquillement,  il  y  avait  de  larges 
taches  rougeâtres. 

Le  lieutenant  d'artillerie  vit  que  je  les  regardais; 
il  vint  à  moi. 

«  —  Nous  n'avons  eu  qu'un  seul  tué,  me  dit-il  en 
me  montrant  cet  endroit  ;  —  c'est  là,  —  Il  y  a 
une  heure  tout  au  plus,  à  celte  même  place  , 
le  chef  de  pièce  a  eu  la  tète  emportée.  —  C'é- 
tait un  excellent  pointeur  que  je  regrette  infiniment. 

«  —  Par  un  coup  d'embrasure?  lui  dis-je. 

«  — C'était,  reprit  le  lieutenant,  un  véritable 
duel  entre  eux.  (Il  me  montrait  de  la  main  une 
batterie  ennemie  très-visible.)  Mais  soyez  tran- 
([uille ,  avant  d'avoir  eu  la  tète  emportée ,  il  a 
dû  leur  égueuler  plus  d'une  pièce. —  Voulez-vous 
voir  où  vont  porter  nos  coups  ? 

«  —  Avec  grand  plaisir. 

«  —  Notre  point  de  tir  est  un  p(>u  à  gauche  de  ce 


—  179  — 
mur  blanc.  —  iMontez  sur  le  parapet  ;  seulement  si 
vous  apercevez  une  petite  fumée  blanche  vers  cette 
ligne  là-bas  sur  la  droite,  baissez-vous  aussitôt  der- 
rière l'épaulement.  » 

Et  il  me  donna  sa  lorgnette. 

Avant  de  monter  sur  le  parapet,  je  jetai  un  coup 
d'oeil;  tous  les  hommes  étaient  à  leurs  postes  sur 
le  flanc  des  pièces. 

Au  signal,  cinq  firent  feu  successivement,  et  nous 
vîmes  plusieurs  boulets  arriver  très-droit  sur  les 
terres  qui  firent  jaillir  comme  un  nuage  de  fumée 
jaunâtre. 

«  —  Je  crois  qu'il  y  a  eu  du  bon  là-dedans,  me 
dit  le  lieutenant.  » 

u  — A  vos  pièces,  cria-t-il,  chargez.  » 

De  cette  batterie  nous  allâmes  successivement  à 
plusieurs  autres ,  et  l'on  apercevait  très-distincte- 
ment la  large  brèche  que  nous  avions  praUquée 
dans  le  mur  crénelé. 

Dès  le  second  jour,  à  l'exception  de  quelques 
batteries  qui  tirent  à  volonté  i)ar  raison  de  leurs 
vues,  notre  tir  a  été  ainsi  fixé  :  —  quarante  coups 
par  pièce  de  canon ,  trente  par  obusier. 

Je  termine  ma  lettre ,  car  le  courrier  va  parlii". 
Par  le  prochain  bateau,  je  vous  parlerai  sans  doute 
combats  et  travaux.  —  Aléa  jacta  est. 


QUINZIÈME  LETTRE. 


Devant  Sébaslopol,  n,  12  mars. 

Les  nuits  qui  ont  suivi  ma  dernière  lettre  ont  été 
employées  à  des  opérations  de  cheminement  diffi- 
ciles et  périlleuses. 

Enlever  des  embuscades,  s'y  maintenir  ou  les 
raser,  puis  sur  un  terre-plein  cheminer  sous  la  fu- 
sillade de  l'ennemi  et  sous  le  feu  des  bastions.  — 
C'est  là  une  rude  besogne  dont  en  Usant  le  récit 
on  ne  comprend  peut-être  pas  les  immenses  difii- 
cultés.  C'est  pour  cela  que,  bien  souvent  peut-être, 
je  reviens  sur  le  même  sujet;  car  c'est  la  seule 
guerre  non  de  tous  les  jours,  mais  de  toutes  les 
nuits. 

Nuit  du  10  au  11.  —  Les  embuscades  sont  en- 
levées avec  cet  élan  irrésistible  que  mcllonl  nos 
troupes  dans  leur  atlaipie.  —  Riais  la  pluie  est  vio- 
lente, le  tracé  difticile,  l'exécution  lente.  —  On 
aperçoit  des  masses  noires,  ce  sont  les  Russes  qui 
redoutent  de  leur  cùlé  une  attaque  de  vive  force. 
Les  coiiqKignies  avaucent,  la  fusillade  s'engage  avec 
les  bataillous  de  soulieu;  les  ti'availleuis  craignent 


—  181  — 

d'être  tournes  par  l'ennemi  et  se  replient  sur  la 
parallèle. 

Comment  empêcher  ces  doutes ,  ces  hésitations, 
quand  des  forces  inconnues ,  inappréciables  au  mi- 
lieu de  robsc:urité ,  peuvent  tout  à  coup  fondre  à 
l'improviste  sur  les  travailleurs?  Exposés  à  la  fusil- 
lade et  cà  la  mitraille,  ils  déchirent  inattentivement 
le  sol,  pendant  (juc  leurs  yeux  cherchent  à  travers 
les  ténèbres  si  quelque  ennemi  ne  vient  pas  les 
surprendre. 

La  nuit  prochaine  on  doit  reprendre  à  nouveau  les 
travaux  d'hier  et  continuer  le  tracé  en  se  rendant 
définitivement  maître  des  postes  russes. 

De  nouvelles  instructions  sont  données. 

«  Il  est  spécialement  recommandé  de  faire  proté- 
ger le  flanc  des  tirailleurs  par  une  ligne  de  vedettes 
couchées  à  plat  ventre,  qui  ne  se  replient  qu'au- 
tant qu'il  y  aurait  force  majeure,  et  permettent 
ainsi  aux  travailleurs  de  tenir  jusqu'à  la  dernière 
extrémité.  » 

Ces  instructions  njoulent  : 

«  Comme  on  doit  clieiniiier  en  même  temps  en 
avant  de  la  3'  parallèle,  il  y  a  lieu  d'enlever  les 
4  embuscades  à  droite  en  avant  du  T,  si  l'.-n'lil- 
lerie  n'a  pu  les  détruire.  » 

Le  hasard  de  la  guerre  est  venu  encore  contre- 
carrer nos  projets  et  en  relarder  l'enlier  accom- 
plissement. 

Car  nos  cheminements  maintenant  sont  si  avan- 
ce 


—  182   — 

ces,  qu'il  faut  s'attendre  à  une  série  d'obstacles  tou- 
jours nouveaux. 

A  9  heures  les  troupes  sont  lancées,  elles  s'em- 
parent rapidement  des  postes  que  l'ennemi  aban- 
donne toujours,  après  avoir  fait  supporter  aux  as- 
saillants une  première  décharge.  —  Quelques-unes 
sont  détruites ,  d'autres  comprises  dans  l'intérieur 
de  notre  tracé. 

Les  Russes  ne  tardent  pas  à  revenir  en  plus 
grand  nombre ,  selon  leur  habitude  ;  —  distri- 
bués en  tirailleurs ,  les  uns  cachés  derrière  des 
pierres ,  d'autres  pr-otégés  par  les  plis  du  terrain , 
ils  engagent  une  vive  fusillade  avec  les  compagnies 
de  soutien. 

Le  46"  tenait  la  tèlc.  Ce  vigoureux  régiment  avait 
compris  la  mission  difficile  qui  lui  était  donnée ,  et 
malgré  un  feu  terrible  qui  le  faisait  beaucoup 
souffrir ,  il  est  resté  à  son  poste ,  combattant  sans 
cesse.  —  Ce  seul  régiment  a  eu  73  hommes  hors 
de  combat. 

Pendant  ce  temps  nos  batteries,  et  principale- 
ment la  batterie  25 ,  envoyèrent  dans  le  ravin ,  où 
se  tenaient  les  bataiUons  de  renforts  ennemis ,  des 
salves  de  bombes  qui  durent  leur  causer  grand 
donnnagc,  car  l'on  entendit  de  différents  points 
pai'lir  des  cris  confus. 

Si  les  dames  de  Sébaslopol  (comme  l'avaient  dit  un 
jour  d'armistice  les  officiers  russes)  aiment  fort  à 
assister  au  feu  d'artifice  de  nos  bombes,  elles  ont 


—  183  — 

dû  être  grandement  satisfaites  de  notre  batterie  25, 
qui  pendant  toute  la  nuit,  avec  ses  mortiers,  n'a 
cessé  de  lancer  des  salves  de  projectiles  qui  mon- 
taient dans  l'air  comme  des  bouquets  enflammés. 

Sous  ce  feu  puissant  d'artillerie  le  travail  che- 
minait vigoureusement.  Malheureusement  le  com- 
mandant du  génie  Mangin  qui  dirigeait  le  travail 
est  blessé;  par  imprévoyance,  il  ne  s'est  pas  entendu 
avec  son  capitaine,  et  celui-ci  n'ayant  pas  reconnu 
le  terrain,  n'ose  avancer  plus  avant  que  le  tracé  com- 
mencé ;  le  travail  se  trouve  de  nouveau  interrompu. 

Cependant  il  était  important  d'en  finir  avec  ces 
combats  qui,  en  nous  coûtant  de  braves  soldats,  ne 
nous  avaient  donné  que  des  résultats  négatifs. 

Je  ne  sais  si  je  vous  ai  parlé  déjà  de  la  nature  de 
ces  embuscades  que  les  Russes  sèment  de  côté  et 
d'autre  avec  une  si  incroyable  activité. 

Il  y  en  a  de  plusieurs  sortes.  —  Quelques-unes 
sont  simplement  des  trous  de  loup ,  c'est-à-dire  des 
trous  assez  profondément  creusés  en  terre  pour  y 
placer  quelques  hommes  que  protègent  contre  nos 
tireurs  ,  des  pierres  entassées  ,  au  milieu  des- 
quelles sont  pratiquées  de  petites  embrasures. — 
—  D'autres  sont  de  véritables  murailles  élevées  en 
avant  de  nos  tranchées,  solidement  construites,  et 
percées  d'embrasures  ;  un  fossé  profond  est  prati- 
qué par  derrière  avec  des  gradins  de  fusillade.  — 
25  ou  30  hommes  peuvent  facilement  s'y  abriter, 
et  entretieiment  toute  la  journée  un  feu  nourri. 


—  184  — 

Certes,  c'est  par  ces  embuscades  que  les  Russes 
nous  ont  fait  le  plus  de  mal.  —  Elles  apparaissent 
comme  par  enchantement  sur  le  sol,  semées  sur 
tous  les  points,  audacieuses,  infatigables;  détruites 
aujourd'hui,  elles  reparaissent  demain,  et  chaque 
nuit  qui  s'écoule  semble  une  rosée  vivifiante  qui 
les  agrandit  et  les  fortifie. 

Aussi  des  mesures  toutes  spéciales  sont  ordon- 
nées par  le  général  Pélissier. 

Les  opérations  à  exécuter  seront  divisées  en 
deux  portions  :  —  l'une  comprendra  les  travaux 
du  Cimetière,  —  l'autre  les  travaux  en  avant  du  T. 
Chacune  des  attaques  sera  commandée  par  un 
général ,  afin  d'éviter  la  confusion,  et  permetti'e  à 
ces  officiers  généraux  de  surveiller  le  mouvement 
des  bataillons  engaj^és. 

Des  troupes  d'élite  seront  envoyées,  et  les  tra- 
vailleurs sont  au  nombre  de  3000,  sans  compter 
les  gardes  de  tranchée ,  les  bataillons  de  réserve  et 
ceux  de  soutien. 

Le  général  en  chef,  le  général  Pélissier,  le  géné- 
ral Dalesme  et  les  généraux  chefs  d'état -major 
viennent  au  Clocheton  vers  une  heure,  afin  de 
visiter  le  travail  qui  doit  s'exécuter  et  convenir  des 
dernières  iuslructions. 

Le  général  Canroberl  s'arrête  dans  les  batteries, 
parle  aux  artilleurs. 

Tout  à  cou[)  une  bombe  vient  tomber  au  milieu 
de  la  tranchée,  à  quelques  pas  du  groupe  que  for- 


—  ■18:;  — 

ment  les  généraux.  —  Les  éclats  meurtriers  du 
projectile  peuvent  d'un  seul  coup  abattre  bien  des 
tètes  précieuses.  —  Ce  fut  un  moment  d'angoisses 
inexprimables ,  non  pour  ceux  que  le  danger 
menaçait,  mais  pour  ceux  qui,  à  l'abri  de  la  mort, 
la  voyaient  planer  si  près  des  clicls  de  l'armée.  — 
Cbacun  s'arrête,  s'abrite  de  son  mieux;  beureuse- 
ment  la  bombe  éclate  au  milieu  des  gabions  et 
ne  toucbe  personne. 

A  la  batterie  16  on  présente  au  général  Can- 
robcrt  un  artilleur  qui,  blessé  et  retenu  depuis  une 
semaine  à  l'ambulance ,  l'avait  brusquement  aban- 
donnée le  jour  de  l'ouverture  du  feu,  malgré  les 
remontrances  du  médecin,  «voulant,  disait-il,  servir 
sa  pièce  et  ne  pas  manquer  un  si  beau  jour.  » 

Le  général  prend  une  médaille  militaire  et  la  lui 
donne  devant  tous. 

Certes,  c'est  là  un  épisode  bien  simple,  mais 
vous  ne  pouvez  comprendre  combien  il  empruntait 
de  mâle  poésie  au  lieu  où  il  se  passait ,  sous  le  feu 
du  canon,  devant  les  pièces  fumantes. 

Le  voyez-vous  ce  brave  soldat,  les  vêtements 
couverts  de  terre,  le  visage  et  les  mains  noires  de 
poudre ,  —  combattant  arraché  à  la  lutte  pour  pa- 
raître devant  son  général  ;  —  ses  yeux  brillent  : 

«  —  Vive  l'Empereur!  dit  l'artilleur;  vive  mon 
général!  » 

Et  il  retourne  à  son  poste  tout  radieux  en  regar- 
dant la  médaille  qui  brille  sur  sa  poitrine. 


—  i86  — 

Dans  le  même  moment  passait  un  brancard  ;  il 
portait  le  capitaine  du  génie  Mouliat,  qui  venait 
d'être  mortellement  blessé. 

Mis  à  l'ordre  du  jour  par  le  général  en  cbef,  le 
capitaine  Mouliat  avait  été  récemment  nommé  offi- 
cier de  la  Légion  d'honneur. 

Quand  il  arriva  à  l'ambulance,  il  rendit  le  dernier 
soupir.  —  Les  soldats  qui  l'avaient  apporté  prirent, 
chacun  à  son  tour,  la  main  encore  chaude  du  capi- 
taine et  la  portèrent  à  leurs  lèvres. 

Bientôt  la  nuit  va  venir. 

Le  général  Rivet,  chef  d'état-major  du  général 
Pélissier,  et  le  géuéral  Breton,  de  garde  à  la  tran- 
chée, doivent  diriger  les  opérations. 

Nuit  du  13.  —  Vers  neuf  heures  et  demie ,  la 
fusillade  s'engage  avec  vivacité;  —  elle  dure  pen- 
dant plus  d'une  demi-heure  sans  décesser  un  seul 
instant. 

A  10  heures  et  un  quart  un  plantou  arrive.  Les 
embuscades  sont  prises,  tout  va  bien;  —  il  de- 
mande une  compagnie  de  renfort,  qui  part  aus- 
sitôt. —  Pour  éviter  la  confusion  qui  s'est  mani- 
festée l'avant- dernière  nuit,  les  sonneries  sont 
supprimées.  —  Ces  sonneries,  en  effet,  sont  ex- 
cellentes pour  nous  ])rémunir  contre  une  attaque 
imprévue;  uiais  lorsque  nous  attaquons,  elles  de- 
viennent inutiles,  dangereuses  même,  en  intimi- 
dant nos  troupes  et  nos  travailleurs. 


—  187  — 

Deux  prisonniers  russes  nous  sont  successive- 
ment amenés. 

L'un  d'eux  est  un  sous-lieutenant;  ses  deux  mains 
sont  décliirées  et  sa  capote  grise  est  marbrée  de 
taches  sanglantes.  —  On  lui  rend  son  sabre;  il  re- 
mercie d'un  signe  de  tète;  puis,  s'appuyant  contre 
le  mur,  il  reste  immobile  et  morne,  ne  prononçant 
pas  un  seul  mot. 

L'autre  prisonnier  est  un  soldat.  —  Le  visage  de 
ce  malheureux  est  tellement  en  lambeaux  que  le 
sang  l'aveugle  et  tient  ses  paupières  collées  les 
unes  contre  les  autres.  —  On  lui  donne  à  boire.  — 

Tous  deux  partent  pour  l'ambulance. 

Bientôt  nous  avons  des  nouvelles.  Au  signal 
donné  sur  les  deux  points  d'attaque  simultanément, 
les  compagnies  massées  avec  soin  ont  escaladé  les 
parapets  en  silence ,  et  cherchant  dans  l'obscurité 
la  direction  des  embuscades,  se  glissent,  courbées 
à  terre ,  pour  cacher  leur  approche  ;  puis  elles  s'é- 
lancent au  pas  de  course.—  Les  Russes,  sans  doute 
sur  leurs  gardes,  les  attendent  résolument,  et  à 
trente  pas,  les  reçoivent  par  un  feu  terrible.  — 
Beaucoup  sont  abattus  ;  les  autres  escaladent  les 
postes  que  les  Russes  abandonnent  en  continuant 
de  tîaire  feu  ;  mais  quelques-uns  sont  tués  sur  les 
créneaux ,  avant  qu'ils  aient  eu  le  temps  d'opérer 
leur  retraite. 

Ceux  qui  s'enfuient  redescendent  en  toute  hâte 
le  flanc  du  ravin  au  fond  duquel  sont  les  réserves. 


—  188  — 

Celles-ci ,  dès  le  commencement  de  notre  attaque, 
n'avaient  cessé  de  pousser  des  cris  frénétiques ,  de 
sonner  de  tous  leurs  clairons ,  de  battre  la  charge  : 
mais  un  déserteur  nous  avait  dit  que  tous  ces  cris 
avaient  pour  but  unique  de  nous  intimider,  d'une 
part,  et  de  l'autre  d'animer  au  combat  les  compa- 
gnies engagées ,  saiis  que  ces  réserves  se  portas- 
sent pour  cela  en  avant. 

Nos  soldats,  prévenus  que  ces  hurrahs  n'annon- 
çaient, en  aucune  façon,  l'arrivée  d'un  corps  nom- 
breux, ne  s'en  préoccupaient  plus. 

Les  bataillons  de  soutien  accourent,  se  placent 
aux  postes  désignés,  et  les  sapeurs  du  génie  com- 
mencent la  démolition  des  embuscades.  —  Pendant 
ce  temps,  chacun  creuse  à  la  hâte  quelques  trous 
derrière  lesquels  les  uns  s'abritent,  tandis  que 
d'autres,  couchés  à  terre,  veillent  et  attendent  ;  puis 
des  vedettes  se  glissent  dans  les  ondulations  de  ter- 
rain, pour  empêcher  une  surprise  et  reconnaître 
l'approche  des  ennemis. 

Vers  onze  heures,  ceux-ci  se  présentent  en  nom- 
bre suffisant  pour  reprendre  ce  qu'ils  ont  aban- 
donné;—  mais  chaque  soldat,  cette  fois,  les  attend 
de  pied  ferme.  —  Ils  n'osent  engager  une  lutte  corps 
à  corps,  et  se  contentent  d'un  feu  de  mousqueterie, 
pendant  que  leurs  bastions  lancent  des  coups  char- 
gés à  mitraille. 

Trois  fois  repoussé  avec  la  plus  vigoureuse  éner- 
gie, l'ennemi  est  revenu  trois  fois  à  la  charge  sans 


—  i89  — 

que  le  travail  ait  été  un  seul  instant  interrompu,  et 
675  gabions  sont  placés,  ainsi  que  cela  avait  été  dé- 
cidé dans  la  journée. 

Toutefois,  craignant  que  les  lignes  couvrantes  ne 
fussent  forcées,  on  envoya  nn  bataillon  de  la  légion 
étrangère  qui ,  sous  le  feu  de  la  place ,  se  massa 
énergiquement  sur  les  points  menacés. 

Ils  sont  intrépides  ces  soldats  de  la  légion  étran- 
gère; et  comme  ils  forment,  pour  ainsi  dire,  une 
petite  armée  à  part  dans  la  grande  armée,  per- 
mettez-moi de  vous  en  parler. 

Ce  soir-là  un  d'eux  qui  la  veille  avait  commis 
une  faute,  et  que  son  commandant  avait  très- 
rudement  traité,  s'approcba  de  lui  et  lui  dit  : 

«  —  J'espère,  mon  commandant,  que  vous  me 
pardonnerez,  j'ai  deux  balles   dans   le  corps.   >• 

Un  de  leurs  officiers  me  disait  : 

«  En  debors  du  service  ce  sont  d'borribles  sou- 
lards ,  peut-être  même  d'atroces  coquins,  rudes 
amener,  dangereux  à  discipliner;  mais  énergiques 
et  indomptables  au  feu.  » 

Une  grande  partie  de  ces  régiments  est  composée 
de  déserteurs,  d'bommes  qui  ont  quelque  cbose 
sur  la  conscience  (peut-être  même  beaucoup).  — 
S'ils  désertent,  ce  n'est  pas  pour  aller  à  l'ennemi, 
mais  bien  pour  vendre  leurs  effets.  —  Ils  ne  con- 
naissent rien  que  le  courage,  n'estiment  que  lui, 
et  regardent  le  reste  comme  un  fardeau  inopportun 


-^  100  — 

dont  on  a  le  droit  de  se  débarrasser  aussitôt  qu'on 
le  peut. 

Singulière  éducation  militaire,  n'est-ce  pas?  Sou- 
vent les  compagnies  se  font  justice  elles-mêmes. 

Un  homme  est  mis  à  l'index  de  ses  camarades. 
—  Le  soir  venu,  les  camarades  V abîment  (c'est  le 
mot)  ;  la  mort  s'ensuit  le  plus  souvent ,  et  le  len- 
demain le  docteur  met  sur  le  rapport  :  «  Un  tel, 
mort....  d'une  chute.  » 

On  sait  ce  que  cela  veut  dire. 

Dernièrement  un  homme  avait  déserté  et  avait 
été  repris.  —  On  l'envoie  aux  silos.  (Les  silos 
sont  des  trous  pratiqués  très -profondément  en 
terre;  on  descend  dans  ces  sortes  de  cavernes 
étroites  et  souterraines  ceux  qui  sont  con- 
damnés, et  là,  ne  pouvant  se  coucher,  forcés 
d'être  accroupis  sur  eux-mêmes,  ils  restent  ainsi 
souvent  quarante -huit  heures,  trois  jours,  huit 
jours  même;  — supplice  terrible,  le  seul  qui  puisse 
dompter,  ou  du  moins  briser  un  peu  par  l'épui- 
sement ces  natures  cyniques  et  rebelles.) 

Donc  le  déserteur  avait  été  descendu  dans  un  silo. 

«  — Vous  avez  tort,  mon  lieutenant,  dirent  de 
vieux  soldats;  —  dans  un  silo,  ça  se  plaint,  ça  crie, 
ça  fait  du  bruit;  vous  auriez  mieux  fait  de  nous  le 
confier,  nous  l'aurions  mené  ce  soir  dans  le  ravin.  » 

Je  doute  fort  qu'il  en  fut  revenu. 

Il  y  a  nombre  de  choses  que  l'on  réiu'imerait 
avec  la  ])his  grande  sévérité  dans  d'autres  régi- 


—  494  — 

ments;  mais  sur  lesquelles,  en  faveur  de  certaines 
qualités,  il  faut  fermer  les  yeux. 

Du  reste,  les  sous-officiers  et  les  caporaux  sont 
excellents  et  ont  une  grande  influence  sur  les 
soldats  qu'ils  mènent  rudement.  —  La  dureté  pour 
tous,  l'amour-propre  chez  quelques-uns;  voilà  les 
seuls  mobiles  qui  puissent  servir  de  levier  sur  ces 
troupes  composées  d'éléments  si  divers,  de  nations 
si  opposées. 

Pour  contrebattre ,  connue  l'on  dit  ici,  cette 
analyse  des  caractères  individuels,  hàtons-nous  de 
dire  que  partout  où  la  légion  étrangère  a  été  appe- 
lée, elle  s'est  jetée  au  premier  rang,  au  plus  fort 
du  danger. 

Vous  m'en  entendrez  souvent  parler  dans  ces  ré- 
cits; car  souvent  elle  a  combattu,  souvent  elle  a 
souffert. 

Voulez-vous  deux  traits  entre  mille? 

Un  sergent -major  de  la  légion  était  descendu  sur 
le  flanc  du  ravin  de  la  Quarantaine  en  vue  des  em- 
buscades; —  aussitôt  il  est  assailli  par  une  grêle  de 
balles;  —  une  lui  fracasse  la  cuisse,  il  tombe.  — 
Son  caporal  s'élance  aussitôt  par  la  même  roule 
et  court  vers  son  sergent;  il  le  prend  sur  ses  épaules 
et  revient  vers  la  tranc-hée.  —  A  moitié  roule  une 
balle  lui  traverse  l'épaule  et  le  renverse  ;  —  il  se 
relève,  reprend  le  blessé  sur  l'autre  épaule  et 
regagne  la  parallèle,  aussi  tranquillement  que  s'il 
ne  lui  était  rien  arrivé. 


—  1!)2  — 

II  a  été  décoré  de  la  médaille  militaire. 

Un  sergent,  vieux  soldat  d'Afrique,  est  de  garde. 
—  On  l'envoie  le  soir  placer  un  petit  poste  sm'  un 
point  très-avancé,  derrière  un  pan  de  muraille  qui 
abrite  de  la  mousquelerie  des  embuscades  enne- 
mies. 

Il  revient.  —  Le  lieutenant  lui  demande  : 

«  —  Es-tu  bien  sûr  que  les  hommes  peuvent  voir 
à  40  ou  50  pas?» 

Le  sergent  part,  puis  revient  un  instant  après. 

«  —  Eh  bien,  dit  l'ofOcier? 

«  —  Ils  voient  très-bien,  mon  lieutenant. 

«  —  Comment  le  sais-tu  ? 

«  —  Je  suis  sorti  par  la  brèche  et  j'ai  été  me  pla- 
cer à  50  pas  en  avant  ;  ils  me  voyaient  comme  je 
vous  vois.  » 

Il  faut  bien  passer  quelques  petites  peccadilles  à 
de  tels  hommes. 

Voilà  une  lettre  tout  entière  de  combats,  d'atta- 
([ues  nocturnes  et  de  rudes  travaux.  —  Ne  trouvez- 
vous  pas  qu'ehe  sent  la  poudre  et  la  mitraille? 

Malheureusement  cette  dernière  nuit  glorieuse 
pour  nos  armes  nous  a  coûté  G  officiers. 

Le  cliilïre  de  nos  morts,  y  compris  la  journée, 
s'élève  au  cliilïre  de  40  et  les  blessés  à  IGO  ou  120. 

Les  résultats  obtenus  ont  une  grande  importance, 
car  nous  avons  détruit  sur  une  grande  étendue  tous 
ces  petits  postes  qui  nous  tuaient  beaucoup  de 
monde  par  leurs  fusillades  perpétuelles,  et  corn- 


—  495  — 

mcncé  une  voie  de  cheminement  qui   nous  rap- 
proche grandement  du  bastion  central. 

J'ai  à  vous  annoncer  un  triste  événement.  Le 
général  Bizot,  en  visitant  les  tranchées  anglaises , 
en  compagnie  du  général  Niel,  a  été  très-grave- 
ment blessé  d'une  balle  qui  lui  a  traversé  le  visage, 
de  la  mâchoire  à  la  joue.  —  C'est  lui  qui  depuis  le 
premier  jour  a  dirigé  les  travaux  du  siège  avec  une 
infatigable  énergie  et  un  courage  imprudent  qui 
le  poussait  toujours  aux  endroits  les  plus  périlleux. 


Qj^^^^ir:? 


1? 


SEIZIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  (5, 16,  17  avril. 

Le  général  Bizot  est  mort  dimanche  dernier  à 
dix  heures  du  matin.  C'est  un  deuil  dans  toute 
l'armée,  uneaflliction  profonde  dans  tous  les  cœurs, 
car  c'était  le  type  du  dévouement,  de  l'abnégation, 
du  devoir.  —  Bien  souvent  on  lui  avait  reproché 
cette  courageuse  imprudence  qui  le  faisait  chaque 
jour,  chaque  nuit,  exposer  sa  vie  comme  un  simple 
soldat  ;  mais  il  souriait  en  secouant  la  tête.  Un  in- 
stant on  avait  espéré  le  sauver  et  après  l'extraction 
de  la  halle,  le  médecin  en  chef  avait  eu  les  plus  heu- 
reux pressentiments;  une  heure  même  avant  ce  fatal 
événement ,  rien  ne  le  faisait  supposer,  mais  tout 
à  coup  im  épanchcmcnt  intérieur  dans  le  cerveau 
l'a  enlevé. 

Cette  nouvelle  a  été  annoncée  au  général  Canro- 
bert  le  jour  môme  ;  ses  traits  se  sont  subitement 
altérés. 

«  Pauvre  Bizot,  a-l-il  dit,  chef  habile,  intrépide 
soldat;  —  c'était  la  volonté  de  Dieu.  » 

Le  lendemain ,   tout   ce   que  les  trois  armées 


—  195  — 

comptent  d'officiers  généraux  avait  voulu  rendre 
un  dernier  hommage  au  général  Bizot  et  accom- 
pagner sa  dépouille  mortelle. 

A  trois  heures ,  les  trois  commandants  en  chef 
des  armées  alliées  s'étaient  réunis  suivis  de  leurs 
nombreux  états-majors;  le  général  Pélissier,  le  gé- 
néral Bosquet  ne  manquaient  pas  au  dernier  ren- 
dez-vous de  leur  vieux  camarade. 

Les  soldats  du  génie  entouraient  silencieusement 
l'espace  oîi  devait  se  passer  la  funèbre  cérémonie. 
—  Au  milieu  de  celte  foule  c'était  un  silence  triste 
et  grave  qui  impressionnait  vivement.  Au  loin  le 
canon  tonnait  et  les  fusées  sillonnaient  le  ciel;  amis 
et  ennemis  saluaient  ainsi  des  salves  de  leur  artil- 
lerie l'intrépide  soldat  dont  notre  armée  déplorait 
la  perte. 

Le  service  s'est  fait  dans  la  cabane  qui  sert  de 
chapelle. 

Puis,  de  cette  cabane  arrangée  avec  soin  par 
l'aumônier ,  sont  sortis  deux  corps  portés  par  les 
soldats  du  génie;  —  le  premier  était  celui  du  gé- 
néral Bizot  avec  son  uniforme,  son  épée,  son  cha- 
peau, sa  croix  de  commandeur;  l'autre,  celui  du 
commandant  Masson,  également  du  génie,  mort 
le  même  jour  d'une  blessure  reçue  aussi  dans  la 
tranchée. 

C'était  une  cérémonie  triste  et  solennelle  que 
celle  de  ce  double  enterrement,  le  chef  et  son  lieu- 
tenant, tous  deux  estimés,  tous  deux  regrettés;  le 


—  196  — 

drame  était  digne  du  tliéàtre;  —  c'était  au  milieu  de 
CCS  camps,  de  cet  appareil  de  guerre,  de  ce  bruit 
du  combat,  de  ces  soldats  assemblés,  de  ces  trois 
armées  unies,  pour  ainsi  dire,  sous  le  même 
deuil. 

Derrière  les  deux  cercueils  marcbaient  lord  Ra- 
glan, Omer-Pacba  et  le  général  Canrobert.  Sur  la 
seconde  ligne  le  général  Pélissier,  le  général  Bos- 
quet, le  général  Niel,  l'amiral  Bruat  et  l'amiral 
ottoman;  puis  ensuite  les  généraux  des  trois 
armées. 

Je  ne  puis  vous  rendre  l'impression  profonde  que 
j'ai  ressentie  mêlé  comme  tous  à  cette  foule  silen- 
cieuse qui  marchait  à  pas  lents  :  les  regards  étaient 
tristes,  les  visages  inclinés ,  ces  mâles  visages  que 
le  canon  de  l'ennemi  et  le  feu  de  la  mitraille  trou- 
vent levés  et  souriants. 

Lorsque  le  corps  a  été  déposé  dans  la  fosse  que 
les  soldats  avaient  creusée,  lord  Raglan,  le  géné- 
ral Canrobert  et  les  généraux  de  l'artillerie  et  du 
génie  vinrent,  chacun  à  son  tour,  jeter  quelques 
gouttes  d'eau  bénite  sur  le  cercueil  que  la*  terre 
allait  recouvrir. 

Omor-Pacha  et  l'amiral  de  la  flotte  ottomane  se 
joignirent  à  eux,  et  prenant  aussi  de  leurs  mains 
la  petite  branche  humectée  d'eau  bénite,  rendirent 
ce  dernier  hommage  religieux  au  brave  général. 

Ensuite  le  général  X\c]  a  pris  la  parole.  Il  a 
retracé,  par  quelques  paroles  simples  et  senties, 


—  497  — 

la  noble  carrière  du  soldat ,  l'homme  du  devoir  et 
de  l'abnégation  personnelle;  il  a  donné  une  der- 
nière pensée  à  la  famille  en  pleurs  et  a  remercié 
le  général  Bizol  au  nom  de  la  patrie. 

Puis  le  général  Pélissier,  dont  l'émotion  pro- 
fonde altérait  la  voix ,  est  venu  dire  un  adieu 
au  vieux  camarade  avec  lequel  il  avait  si  long- 
temps seiTi;  ses  paroles,  prises  au  fond  de  son 
cœur,  semblaient  être  des  larmes  qui  tombaient 
sur  cette  tombe  près  de  se  fermer  :  «  Adieu, 
Bizot ,  adieu ,  mon  vieux  camarade  ;  le  Dieu  des 
armées  te  recueillera  dans  son  sein ,  car  toujours 
lu  fus  brave,  honnête  et  dévoué.  Adieu!...  » 

Le  général  Canrobert  a  pris  ensuite  la  parole. 
—  Il  l'a  fait  avec  l'élan  de  son  cœur,  qui  est  grand 
et  haut  placé  ;  il  n'a  pas  plaint  le  soldat,  il  l'a  envié, 
et  il  s'est  écrié  tout  à  coup  : 

««  C'est  justement  parce  que  Bizot  était  un  noble 
caractère,  donnant  à  tous,  chaque  jour,  le  mo- 
dèle du  courage ,  du  devoir  accompli  sans  relâche , 
du  dévouement,  de  l'abnégation;  c'est  parce  que 
Bizot  avait  toutes  les  vertus  et  toutes  les  mâles 
qualités  que  Dieu,  daus  sa  justice  infinie,  lui  a 
accordé  le  suprême  honneur  de  tomber  en  soldat 
sur  la  brèche,  en  face  de  l'ennemi.  >- 

A  ces  mots  prononcés  avec  une  énergie  que  je 
ne  puis  vous  rendre,  une  émotion  profonde  s'est 
emparée  du  cœur  de  chacun  ;  —  soldats  et  chefs  ont 


—  498  — 

relevé  la  tête,  s'associant  ainsi,  par  l'élan  de  leur 
âme ,  à  cette  belle  et  énergique  pensée. 

Si  les  douleurs  de  la  famille  pouvaient  être  con- 
solées, elles  le  seraient  par  ces  mâles  adieux ,  par 
ce  bel  éloge ,  par  ce  deruier  hommage  rendu ,  en 
face  de  tous  ,  au  digne  général. 

C'est  encore  parler  du  général  Bizot  que  de  vous 
dire  ce  qui  s'est  passé  ces  jours  derniers  au  siège 
qu'il  dirigeait  avec  tant  d'habileté  et  de  courage. 

L'affaire  de  la  nuit  du  13  a  eu  les  plus  fa- 
vorables résultats  ;  elle  a  amené  la  destruction 
de  plus  de  douze  embuscades  très-importantes , 
placées  à  50  ou  60  mètres  de  notre  paral- 
lèle la  plus  avancée ,  et  derrière  lesquelles  de 
très-habiles  tireurs  entretenaient  nuit  et  jour  une 
perpétuelle  fusillade;  un  grand  nombre  de  ton- 
neaux ,  de  sacs  à  terre ,  d'outils  trouvés  sur  les 
lieux,  ont  fait  connaître  la  pensée  des  Russes  qui 
allaient  relier  entre  elles  toutes  ces  embuscades  et 
en  faire  un  front  bastionné.  —  Cette  action  éner- 
gique les  a  intimidés  à  tel  point  que  le  lendemain 
ils  n'ont  pour  ainsi  dice  pas  intiuiété  nos  travaux 
de  cheminement  qui  se  sont  faits  sans  cncond)re. 

Le  15  a  été  une  mauvaise  journée  :  un  boulet  a 
enlevé  le  malin  ncufliounncs,  sur  lesquels  cinq  ont 
été  tués,  et  dans  le  joiu'un  obus  a  tué  un  capitaine, 
trois  soldats  et  blessé  trois  autres. 

Toute  la  journée  il  y  a  eu  beaucoup  de  mouve- 
ment et  d'agitation,  car  il  se  préparait  une  grosse 


—  199  — 

affaire  dont  les  résultats  devaient  avoir  une  très- 
grave  portée  dans  les  circonstances  actuelles ,  c'est- 
à-dire  l'explosion  de  notre  mine  qui  s'est  avancée 
jusqu'à  soixante  mètres  du  bastion  du  Màt. 

Toutes  les  mesures  sont  prises  pour  que  nos  trou- 
pes ,  aussitôt  l'explosion ,  puissent  conromier  les 
entonnoirs.  —  Celte  mine  contient  16  fourneaux  et 
environ  25  000  kilogrammes  de  poudre. 

Chacun  s'attend  à  une  effi-oyable  détonation  de 
ce  volcan  sonterrain.  —  Comme  c'est  à  la  tombée 
de  la  nuit  que  l'explosion  doit  avoir  beu,  aussitôt 
que  le  jour  baisse  ,  nous  nous  rendons  avec  les  of- 
ficiers aides-majors  de  tranchée  sur  un  petit  mon- 
ticule en  pierre,  qui  forme  la  voûte  d'un  puits,  et 
qui  est  l'observatoire  du  Clocheton. 

Déjà  le  soleil  s'est  englouti  dans  la  mer,  laissant 
encore  l'horizon  marbré  de  larges  teintes  rouges. 
La  ville  commence  à  s'envelopper  de  vapeurs. 
A  peine  si  le  regard  distingue  les  maisons  visibles 
tout  à  l'heure,  et  que  le  soleil  en  passant  avait 
dorées  de  ses  derniers  rayons. 

L'obscurité  gagne  ;  —  nous  regardons  le  bastion 
du  Màt  dans  la  direction  duquel  la  mine  doit  explo- 
ser. Déjà  les  éclairs  de  notre  artillerie  sillonnent 
comme  des  raies  de  feu  le  ciel  assombri. 

ïl  est  près  de  huit  heures. 

La  ville  disparaît  entièrement.  —  La  canonnade 
diminue  sensiblement. 

Il  se  fait  par  instants  des  moments  de  silence. 


—  200  — 

A  huit  heures  et  quart  nous  voyons  tout  d'un 
coup ,  au  miheu  de  l'obscurité ,  se  détacher  une 
immense  masse  noire.  —  On  dirait  un  cavalier 
géant  enveloppé  d'un  manteau,  qui  s'avance  vers 
nous;  sa  tète  est  surmontée  d'un  panache  rouge 
sanglant.  Ce  fantastique  cavalier  grandit ,  s'élargit, 
se  développe  en  formes  insensées,  sans  qu'aucun 
bruit  encore  ne  soit  parvenu  à  nos  oreilles  ;  puis 
nous  entendons  une  détonation  sourde  comme  un 
coup  de  tonnerre  lointain ,  et  le  noir  fantôme , 
devenu  un  nuage  au  milieu  des  nuages  de  la  nuit , 
s'évapore  et  disparaît. 

Nous  avons  peine  à  croire  que  25  000  kilos  de 
poudre  n'aient  pas  jeté  dans  l'air  une  détonation 
plus  retentissante.  Mais  il  paraît  que  dans  les  tran- 
chées, même  les  plus  éloignées,  on  eût  dit  que  la 
terre  se  soulevait,  pendant  que  l'on  entendait  un 
grondement  effroyable  courir  dans  ses  entrailles.  — 
Des  blocs  de  rochers  d'une  dimension  énorme ,  de 
grosses  pierres,  des  quartiers  de  terre  dans  phisieurs 
endroits,  ont  été  lancés  à  une  grande  distance,  et 
des  entonnoirs  de  cinq  mètres  de  profondeur  se 
sont  creusés  dans  le  sol  déchiré. 

Les  troupes  avaient  été  éloignées  ;  toutes  ont 
ressenti  une  secousse  qui  arrivait  à  elles  comme 
les  ondulations  de  la  mer. 

Les  Russes  ont  cru  à  une  attaque  générale ,  et 
aussitôt  de  tous  côtés,  des  remparts  et  des  ou- 
vrages avancés,  ils  ont  commencé  la  plus  terrible 


—  201  — 

fusillade  que  j'aie  jamais  entendue.  —  Les  bom- 
bes ,  les  obus ,  les  paniers  de  grenades  criblent 
l'air;  c'est  une  pluie  qui  éclaire  l'horizon.  Cent 
détonations  bondissent  à  la  fois  ;  au  milieu  de  ce 
vacarme  soudain ,  les  feux  de  peloton  font  en- 
tendre leurs  roulements  cadencés  et  l'on  voit  ap- 
paraître à  l'horizon  de  longues  raies  enflammées 
qui  s'entrelacent,  se  confondent  et  semblent,  di- 
rigées par  des  conduits  électriques ,  vouloir  se 
réunir  à  un  même  centre.  —  Pendant  plus  d'une 
heure  ce  feu  terrible  continue,  pareil  aux  orages 
soudains  qui  éclatent  tout  à  coup  au  sein  des 
montagnes. 

J'écris  ces  lignes  sous  l'émotion  de  ce  spectacle 
effrayant  et  grandiose. 
Le  cœur  serré,  le  regard  attentif,  nous  écoutons. 
Autour  de  nous  le  silence  ;  —  là-bas  le  tumulte , 
la  lutte,  le  combat...;  puis  tout  à  coup  la  fusillade 
cesse,  les  bombes  ne  tracent  plus  dans  l'air  leurs 
cercles  de  feu,  les  grenades  ne  s'élèvent  plus  en 
gerbes,  la  mitraille  ne  tonne  plus. 

Que  signifie  ce  silence?  —  Avons-nous  couronné 
les  entonnoirs  de  notre  mine?  —  Sommes-nous 
vainqueurs?  —  Sommes-nous  repoussés? 

Nulle  expression  ne  pourra  dire,  de  quel  poids 
comprime  le  cœur  cette  impatience  fébrile  qui 
parle  à  la  fois  en  nous  mille  voix  différentes,  qui 
nous  jette  mille  croyances,  mille  craintes,  mille 
joies,  mille  terreurs.  Il  faut  l'avoir  éprouvée  pour 


—  202  — 

la  comprendre;  elle  ne  ressemble  en  rien  aux 
antres  impatiences ,  aux  autres  fièvres  du  sang.  — 
Les  appréciations  les  plus  diverses  se  contredisent. 

Le  général  Lebœuf  passe  à  cheval.  —  Il  s'an'ète 
à  la  porte  du  Clocheton.  — Le  général  ne  sait  rien 
de  positif.  —  Ce  qu'il  peut  dire  :  c'est  que  la  mine 
a  parfaitement  réussi.  —  Il  s'éloigne  au  galop. 

Nous  apprenons  bientôt  que  les  troupes ,  aussitôt 
l'effet  de  l'explosion  produit,  sont  accourues  le 
plus  vite  qu'elles  ont  pu.  —  Deux  compagnies 
d'élite  du  39*  ont  franchi  les  épaulements  et  se 
sont  précipitées  avec  beaucoup  d'élan,  à  travers 
les  terre-pleins  pour  occuper  les  entonnoirs.  —  Ils 
sont  au  nombre  de  sept  à  huit.  —  C'est  alors  que 
les  Russes  ont  lancé  cet  orage  de  projectiles  et  ont 
fait,  du  haut  des  bastions,  celte  effroyable  fusil- 
lade; mais  heureusement  que,  s'il  y  a  eu  beau- 
coup de  bruit,  il  y  a  eu  peu  de  mal.  —  Les  balles 
et  la  mitraille  passaient  au-dessus  de  la  tète  de  nos 
soldats  et  de  nos  travailleurs. 

Des  blessés  arrivent;  ceux  qui  portent  les  bran- 
cards disent  que  l'on  travaille. 

A  10  heures,  le  major  de  tranchée  qui  est  sur 
les  lieux  envoie,  pour  le  général  commandant  le 
siège,  ce  petit  mot  écrit  au  crayon  : 

«  Les  mines  ont  formé  plusieurs  fossés  de  cinq 
pieds  de  profondeur;  nos  soldats  y  sont  logés.  On 
tr.naillc  à  relier  la  di'oite  de  la  3*  parallèle  de  la 
Ir.incliée  avec  le   fossé   de  l'explosion;   mais  cela 


—  203  — 

s'exécute  diflicilenient ,  car  le  terrain  est  mauvais , 
rocheux  et  cliftîcile.  » 

Cependant  l'on  a  dû,  au  point  du  jour,  abandon- 
ner des  points  qui  n'avaient  pu  être  reliés  entre 
eux;  mais  la  nuit  suivante  le  travail  a  été  repris 
avec  ardeur. 

Croyez-moi,  c'est  une  œuvre  de  géants  qui  ne 
peut  être  exécutée  que  par  des  cœurs  de  bronze. 

—  Il  faut  avoir  l'âme  rudement  trempée  pour  s'a- 
vancer ainsi,  à  70  mètres,  d'un  ouvrage  hérissé 
de  batteries  fumantes,  et  dont  les  gueules  ouvertes 
vomissent  incessamment  le  fer  et  le  feu. 

Figurez-vous  de  pauvres  soldats  se  traînant  à 
terre,  sur  un  sol  i"ocailleux,  derrière  un  gabion, 

—  faible  et  inutile  abri  !  —  Ce  gabion ,  ils  le  po- 
sent ;  puis  des  sacs  à  terre  se  passent  de  mains  en 
mains,  et  là,  toujours  accroupis,  illuminés  par  les 
feux  de  l'ennemi  et  par  des  pots  enflammés  qui 
répandent  soudainement  des  lueurs  étranges,  ils 
jettent  un  à  un  ces  sacs  remplis  de  terre  dans  les 
gabions,  et  cherchent  ensuite  à  creuser  le  sol  in- 
grat qui  résiste  sous  les  pioches  qui  le  frappent.  — 
Parfois  un  faible  cri  se  fait  entendre  :  c'est  un 
corps  qui  tomlje  et  deux  bras  qui  cessent  de  tra- 
vailler. 

Oh  !  la  gucri'e  de  siège  est  une  vilaine  guerre  1 
Elle  n'a  pas  la  belle  poésie  d'une  bataille  qu'éclaire 
le  soleil  :  on  ne  voit  pas  devant  soi  reluire  les  poi- 
trines ennemies,  on  ne  marche  pas  la  tète  levée. 


—  204  — 

le  bras  haut,  le  cœur  bondissant;  —  c'est  la  guerre 
de  la  nuit ,  la  guerre  des  surprises ,  la  guerre  des 
embuscades  ;  —  on  s'accroupit  derrière  des  terres 
amoncelées,  on  se  courbe  pour  passer  le  long 
des  épaulements  écrêtés  par  les  projectiles  enne- 
mis,   on   regarde   à  travers    d'étroits   créneaux; 

—  c'est  la  guerre  des  brigands  dans  les  maquis. 

—  Et  puis ,  après  des  mois  de  travaux  incessants , 
après  des  jours  et  des  nuits  d'attente,  lorsque 
le  moment  de  se  voir  face  à  face  va  venir  en- 
fin!... une  balle,  une  balle  obscure,  inconnue, 
tirée  au  hasard ,  sans  but ,  arrive  et  vous  frappe  à 
la  tête,  comme  elle  a  frappé  ce  digne  et  brave 
général  Bizot.  —  Mais  aussi  que  l'heure  du  triom- 
phe est  une  heure  grande  et  solennelle,  et  que  l'on 
oublie  vite  les  souffrances  et  les  épreuves  pas- 
sées ! 

Depuis  l'ouverture  du  feu  nous  avançons  chaque 
jour,  et  l'ennemi  sent  notre  étreinte  qui  l'enveloppe 
et  le  presse.  —  Notre  artillerie  lui  fait  beaucoup 
de  mal,  mais  les  pièces  démontées  sont  aussitôt 
remplacées;  il  possède  un  matériel  immense;  ce 
que  nous  savons  depuis  longtemps. 

Pour  moi ,  j'ai  la  conviction  que  le  jour  où  nous 
voudrons  tonner  de  toutes  nos  foudres ,  nous 
pourrons  nous  rendre  maîtres  successivement  des 
ouvrages  qui  dominent  la  ville;  car  aujourd'hui, 
comme  il  y  a  deux  mois,  je  vous  le  répète  : 
«  —  II   faudra  prendre  Sèbastopol  morceaux  par 


—  20î>  — 
morceaux,  et  à  la  suite  de  couibats  et  d'assauts 
successifs.  » 

17  avril.  —  Le  général  Forey,  qui  a  commandé 
le  corps  de  siège  pendant  cinq  mois,  quitte  la  Cri- 
mée. —  L'armée  d'Orient  perd  un  bon  général  et 
un  brave  soldat. 

Quelque  beau  que  soit  le  commandement  supé- 
rieur qn'U  va  remplir,  c'est  avec  grand  regret  qu'd 
se  sépare  de  sa  division  si  souvent  appelée  au 
combat. 

Aujourd'hui  il  est  venu  au  Clocheton  dire  adieu 
au  major  de  tranchée  et  à  ses  ofticiers.  —  Sa  visite 
inattendue  a  été  vivement  sentie. 

«  —  Vous  êtes  plus  heureux  que  moi,  vous  autres, 
a-t-il  dit,  vous  restez.  » 

Et  quand  il  a  tendu  la  main  avec  affabilité  aux 
officiers  qu'il  quittait,  on  sentait  que  son  cœur  était 
serré ,  et  il  y  avait  une  véritable  émotion  sur  ce 
mâle  visage  de  soldat. 

Le  soir  inème,  il  s'embarquait  pour  Conslanli- 
nople. 

«  Le  nom  du  général  Forey  (a  dit  le  général 
Canrobert  dans  son  ordre  du  jour)  restera  glo- 
rieusement attaché  aux  efforts  persévérants  de  l'ar- 
mée d'Orieut  pendant  cette  mémorable  campagne 
d'iiiver.  » 


48 


DIX-SEPTIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  24,  25,  26  avril. 

Nous  voilà  de  nouveau  retombés  dans  l'attente; 
les  opérations  ont  repris  leur  monotonie ,  leur 
marche  régulière;  plus  d'émotions  imprévues,  plus 
d'impressions  tiévreuses.  —  Notre  artillei'ie  parle  si 
peu,  que  son  langage  ressemble  presque  au  si- 
lence ;  pendant  des  heures  entières  elle  se  tait ,  et 
c'est  à  peine  si  de  loin  en  loin  on  entend  le  sil'flc- 
ment  mat  et  sourd  d'un  boulet  qui  traverse  l'es- 
pace. 

Ce  silence  est  grave,  j'ai  peur  qu'il  ne  re- 
monte le  moral  de  nos  ennemis.  —  Quant  à  moi, 
je  n'y  vois  que  les  résultats  ou  les  conséquences 
impérieuses  du  siège  Irrégulier  que  nous  avons  en- 
trepris. 

Depuis  le  premier  jour,  je  vous  ai  dit  :  «  L'opinion 
publique  se  trompe  grandement  en  traitant  si  lé- 
gèrement Sébastopol  ;  ce  n'est  pas  un  siège ,  ce 
sont  vingt  sièges  qu'il  faudra  l'aire,  en  enlevant  tour 
à  tour  cette  série  de  collines  fortiliées  qui  entou- 
rent ,  protègent  et  défendent  la  ville.  » 


—  207  — 

Les  Russes  ont  employé  les  jours  et  les  nuits  à 
se  fortifier,  convaincus  qu'ils  ne  peuvent  nous  ré- 
sister, si  une  fois  nous  les  approchons.  —  Terrifiés 
devant  le  choc  irrésistible  de  nos  baïonnettes ,  in- 
slruits  par  les  champs  de  bataille  de  l'Aima  et 
d'Iukcrmann ,  que  si  l'on  en  vient  à  combattre 
pied  à  pied,  quelque  nombreuses  que  soient  leurs 
cohortes,  nos  soldats  y  feront  vite  de  sanglantes 
trouées,  ils  ont  tourné  tous  leurs  efforts,  toutes 
leurs  pensées  vers  la  défense;  ils  ont  élevé  de 
triples  murs  d'airain;  ils  ont  multiplié  les  fossés, 
les  trous  de  loup,  les  abatis,  les  obstacles  de  toute 
espèce.  —  Et  pourtant  nous  approchons,  nous 
approchons  sans  cesse;  nous  avons  de  vastes  en- 
tonnoirs à  70  mètres  du  bastion  du  Màt;  nous  con- 
struisons de  nouvelles  batteries  dans  l'intérieur  de 
nos  travaux  les  plus  avancés;  nous  cheminons  sous 
le  feu  incessant  de  leur  mitraille. 

C'est  un  des  plus  beaux,  des  plus  dramatiques 
spectacles  que  vous  puissiez  imaginer. 

Voyez,  la  nuit  vient,  aussitôt  nos  travailleurs 
s'avancent  un  à  un  sur  le  tracé  du  génie;  ils  se 
courbent,  ils  rampent,  ils  travaillent  avec  les  pioches 
ou  avec  les  mains;  si  quelque  bras  cesse  de  tra- 
vailler dans  l'ombre,  c'est  qu'une  balle  l'a  fi-appé, 
c'est  que  la  mitraille,  en  passant,  l'a  broyé;  car  le 
bastion  du  Màt  vomit  d'instants  en  instants  sa  pluie 
de  feu  sur  ces  audacieux  soldats. 

En  avant,  à  40  pas  environ,  voyez-vous   encore 


—  208  — 

des  lignes  noires;  ce  sont  des  compagnies  coucliées 
ventre  à  terre ,  qni  guettent  l'ennemi ,  immobiles , 
attentives,  le  fusil  prêt  à  faire  feu,  la  main  prèle  à 
frapper,  protégeant  le  travail.  —  Si  l'ennemi,  que 
cachent  les  ondulations  du  terrain,  apparaît,  alors 
cette  ligne  noire  devient  un  mur  vivant  qui  se  lève 
tout  à  coup.  La  fusillade  s'engage  ;  les  travailleurs 
se  replient  dans  la  parallèle  pendant  que  les  batail- 
lons de  soutien  accourent;  et  l'ennemi,  qui  n'ose 
affronter  un  choc  corps  à  corps,  inutile  et  meur- 
trier, se  retire  dans  le  fond  du  ravin  où  l'on  en- 
tend le  tumulte  et  les  cris  des  bataillons  de  réserve 
qui  excitent  les  soldats  au  combat. 

Quand  tout  péril  a  disparu,  le  mur  s'affaisse,  sem- 
blable à  ces  ombres  passagères  de  la  nuit  que  pro- 
jette le  vol  d'un  nuage  aux  pâles  clartés  de  la  lune, 
et  le  travail  reconnnencc,  pendant  que  la  mitraille 
à  laquelle  l'euncmi  a  donné  le  signal  par  un  long 
son  de  trompe ,  lance  ses  bordées  de  projec- 
tdes. 

Ainsi  de  toutes  les  nuits,  qui  pour  vous  là-bas 
sont  si  calmes,  si  paisibles. 

Mais  ne  plaignez  pas  ceux  qui  combattent,  car  les 
émotions  de  la  guerre  sont  nobles  et  puissantes; 
cha(|ue  jour  elles  ont  leur  aspect  nouveau,  leur 
poésie  nouvelle  ,  elles  développent  les  instincts  gé- 
néieux,  les  caractères  élevés;  elles  pai-lenl  un  lan- 
gage que  nul  autre  ne  peut  tenir  au  cœur  liunuiin. 

Le  dédain  de  la  mort,  le  dévouement  à  la  chose 


—  209  — 

commune  grandissent  l'homme  presque  à  son  insu  ; 
la  fragile  unité  disparaît  devant  la  puissance  des 
masses,  les  rangs  se  serrent ,  les  mains  se  tendent , 
et  chaque  soldat  devient  un  héros. 

Dans  la  nuit  du  22  au  23,  les  Russes  avaient  élevé 
quatre  nouvelles  embuscades.  —  On  résolut  de  les 
enlever  la  nuit  suivante. 

Elles  le  furent  avec  cet  élan,  cet  entrain  de  nos 
soldats  qui  se  lancent  au  pas  de  course  ;  à  vingt 
pas  du  but  une  fusillade  les  accueille,  quelques-uns 
tombent,  les  autres  arrivent.  —  Les  Russes  lâ- 
chent pied;  c'est  une  tactique,  vous  le  savez,  dont 
ils  ne  se  départissent  jamais  ;  mais  sur  le  nombre , 
plusieurs  sont  enveloppés  et  tués  dans  l'intérieur 
même  des  embuscades  que  les  travailleurs  se 
mettent  en  mesure  de  détruire  et  de  combler.  Les 
pierres  et  les  terres  bouleversées  enterrent  pêle- 
mêle  ces  cadavres  chauds  encore  ;  ils  disparaissent 
sous  les  ruines  amoncelées. 

Alors,  des  parapets,  du  fond  des  ravins,  parti- 
rent des  hurrahs  et  des  fanfares  ;  les  tambours  bat- 
taient la  charge;  ce  devint  un  tumulte  impossible 
à  décrire  et  trois  colonnes  gravirent  les  escarpe- 
ments. 

Nos  bataillons  les  attendirent,  et  une  fusillade 
des  plus  violentes  s'engagea  pendant  près  d'une 
heure,  les  Russes,  selon  leur  habitude,  se  tenant 
à  60  ou  70  mètres. 

Du  Clocheton  où  j'étais,  je  ne  puis  dire  les  tristes 


—  210  — 

impressions  que  nous  ressentions,  en  écoutant, 
penchés  sur  notre  gabionnade ,  ce  bruit  du  combat 
et  ces  cris  tumultueux  que  l'écho  nous  apportait. 

Parfois  l'horizon  s'éclairait  ;  puis  tout  redeve- 
nait sombre,  les  cris  se  taisaient,  la  fusillade  seule 
parlait  ;  —  ce  n'étaient  plus  des  coups  de  fusil 
isolés,  mais  des  feux  de  peloton  qui  se  succé- 
daient, comme  ces  éclats  répétés  et  retentissants 
du  tonnerre. 

Avec  quelle  impatience  nous  attendions  des  nou- 
velles!... pas  un  seul  planton  n'arrivait. 

Enfin  nous  vîmes  un  groupe  s'approcher  ;  en  un 
instant  nous  étions  tous  auprès  de  lui. 

C'était  un  brancard  que  l'on  portait.  —  Avant 
que  nous  eussions  dit  un  mot ,  une  tète  se  sou- 
leva; elle  était  marbrée  de  sang. 

«  Tout  va  bien  ;  tout  va  bien  »,  nous  dit  une  voix; 
puis  la  tête  retomba  et  le  brancard  continua  sa 
marche. 

Tout  allait  bien  en  effet  ;  les  embuscades  étaient 
rasées. 

Mais  le  lendemain  à  la  pointe  du  jour,  protégés 
par  leur  artillerie,  les  Russes  en  avaient  élevé  six 
autres. 

Depuis  la  nouvelle  ouverture  du  feu,  je  tiens  un 
journal  de  toutes  mes  impressions  ;  jour  par  jour 
j'y  relaie  les  événements,  les  épisodes,  avec  les 
attachantes  péripéties  de  leur  actualité.  Peut-être 
ce  journal  écrit  ])ar  un  homnie  lancé  tout  à  coup 


■^  211   — 

au  milieu  d'une  vie  qui  n'est  pas  la  sienne,  et  mêlé 
à  tous  ces  drames  de  guerre,  sera-t-il  curieux.  Il 
complétera  ces  lettres,  pour  lesquelles  je  vous  de- 
mande pardon ,  car  elles  sont  écrites  à  la  hâte 
comme  elles  doivent  l'être  pour  rester  vraies  ;  ici 
la  réflexion  tuerait  la  réalité,  et  je  me  trouverais 
peut-être,  à  mon  insu,  entraîné  à  substituer  ma 
personnalité  au  récit  confus  sans  doute,  mais  exact, 
des  faits  dont  je  suis  chaque  jour  le  témoin. 

Depuis  que  nos  travaux  se  rapprochent  des  ou- 
vrages de  l'ennemi ,  et  que  nous  occupons  le  Cime- 
tière, dont  une  des  extrémités  était  le  lieu  désigné 
pour  les  parlementaires ,  toutes  communications  de 
ce  genre  ont  été  supprimées  ;  car  elles  pouvaient- 
avoir  de  graves  inconvénients ,  et,  en  permettant  à 
l'ennemi  de  jeter  un  regard  investigateur  sur  nos 
nouveaux  cheminements,  lui  faire  connaître  la  force 
numérique  de  nos  gardes  de  tranchées  sur  tel  ou 
tel  point. 

Par  conventions  réciproques ,  en  date  du  24  de 
ce  mois ,  il  a  été  entendu  que  les  échanges  de  par- 
lementaires se  feraient  désormais  par  voie  de  mer. 

'<  Les  seules  relations  (dit  cette  convention)  qui 
pourront  s'établir  à  l'avenir  entre  l'assiégé  et  nous, 
seront  celles  que  nécessitera  l'inhumation  des 
morts,  lorsqu'il  s'en  trouvera  en  avant  des  lignes.  » 

Voici  le  pelit  incident  qui  a  donné  lieu  à  cette 
décision. 

A  la  suite  d'une  attaque,   en  date  du  17  avril. 


—  212  — 

un  parlementaire  russe  vint  demander,  au  nom  du 
gouverneur  Osten-Sacicen ,  une  suspension  d'armes 
pour  enterrer  les  morts  des  deux  nations  qui 
étaient  en  avant  des  lignes. 

Le  général  en  chef  ne  crut  pas  devoir  obtem- 
pérer à  cette  demande;  car  cela  devait  se  passer 
en  avant  du  bastion  du  Mût,  dont  nous  ne  sommes 
plus  éloignés  que  de  70  mètres,  et  il  était  très-im- 
portant que  les  Russes  ne  pussent  pas  apprécier 
oîi  en  étaient  nos  travaux  sur  ce  point.  —  Certes , 
c'était  triste  de  ne  pouvoir  donner  la  sépulture  aux 
braves  qui  avaient  succombé ,  mais  l'intérêt  de 
tous  le  commandait  et  le  nombre  des  morts  était 
très-minime. 

A  la  suite  d'un  malentendu,  cette  suspension 
d'armes  refusée  fut  accordée  par  le  colonel  de  ser- 
vice sur  ce  point. 

Grande  fut,  vous  pensez  bien,  la  colère  du  gé- 
néral en  chef,  grande  l'irritation  du  général  Pélis- 
sier.  Le  colonel  devait  être  sévèrement  puni.  Mais 
parmi  les  morts  on  recueillit  un  blessé.  — Toute  la 
colère  du  général  Pélissier  est  tombée  cà  cette  nou- 
velle, et  il  éci'ivit  au  général  en  chef  : 

«  Je  n'ai  pas  le  courage  de  punir  une  faute  qui  a 
sauvé  la  vie  d'un  liounne.  » 

Hier,  27,  a  eu  lieu  la  revue  du  2'  corps;  elle  a 
été  magnifique  :  nos  soldats  étaient  dans  une  te- 
nue irréprochable;  les  zouaves,  avec  cette  allure 
qui  leur  est  |)ropre ,  ce  pas  l'apide,   ce  costume 


—  213  — 

étrange,  ces  visages  rudes  et  l)asanés;  la  garde  im- 
périale, cette  nouvelle  venue,  qui  a  déjà  payé  dans 
nos  tranchées  son  tribut  de  dévouement  et  de  sang, 
toutes  nos  troupes,  fîères ,  hautaines,  résolues, 
rien,  je  vous  assure,  ne  manquait  pour  donner 
à  cette  revue  un  aspect  à  la  fois  pittoresque,  poé- 
tique et  solennel. 

La  solennité,  c'était  la  guerre;  —  c'étaient  ces 
hommes  défilant  devant  leur  général  en  chef 
comme  en  un  jour  de  parade ,  et  qui  deux  heures 
après  allaient  s'embusquer  à  100  mètres  de  l'en- 
nemi sous  le  feu  de  sa  mitraille,  sous  la  grêle  de 
ses  balles. 

Le  côté  pittoresque  et  poétique,  c'était  lord  Ra- 
glan ,  à  la  gauche  du  général  Canrobert ,  et ,  à  sa 
droite,  lord  Radchffe,  l'ambassadeur  de  S.  M.  bri- 
tannique à  Gonstantinople ,  puis  lady  Radchffe  à 
cheval;  et,  dans  une  calèche  attelée  de  deux  che- 
vaux ,  miss  Radchffe  et  la  femme  d'un  colonel  de 
hussards  anglais,  jeune  femme  au  teint  pâle,  aux 
yeux  noirs,  qui  souriait  doucement  au  milieu  de 
cet  appareil  de  guerre,  et  qui,  nonchalamment 
étendue,  semblait  ne  pas  entendre  le  canon  qui 
tonnait  si  près  d'elle.  —  Le  visage  d'une  femme 
est  comme  un  rayon  de  soleil. 

Au  milieu  de  l'état-major  on  voyait  aussi  plu- 
sieurs amazones  anglaises,  et  sur  l'encolure  de 
leurs  chevaux  s'appuyaient  déjeunes  officiers,  qui 
causaient  joyeusement. 


—  2 1  i  — 

Mettez  à  coté  do  cela  la  llouro  pâle,  maigre  et 
triste  de  lord  Radcliffe,  qui  relève  à  peine  d'une 
dangereuse  maladie,  son  altitude  immobile  et  pen- 
sive en  contraste  avec  l'allure  niilitaire  de  ces 
masses  cjui  s'agitent,  et  tout  près  de  lui  la  physio- 
nomie ouverte,  martiale  du  général  Ganrobert, 
qui,  son  chapeau  de  commandement  à  la  main, 
salue  les  drapeaux  de  la  France ,  et  vous  aurez 
l'ensembh;  de  ce  tableau  dont  les  nuances  variaient 
à  l'infini. 

Sans  doute  ceux  qui  liront  ces  lettres,  si  jamais 
elles  sont  publiées,  ne  comprendront  peut-être  pas 
ce  qui  m'a  frappé  dans  cette  journée.  Mais  ici,  tout 
ce  qui  n'est  pas  la  guerre  elle-même  frappe  et 
émeut;  c'est  comme  un  écho  de  la  vie  que  l'on  a 
([uitlée.  —  Et  puis,  faut-il  le  dire? —  Si  loin  de  ses 
affections,  de  son  foyer,  de  son  pays,  parfois  la 
pensée  devient  tout  à  coup  triste,  et  elle  se  rattache 
fîicilement  aux  moindres  branches  qui  s'inclinent 
vers  elle. 

Le  général  Ganrobert,  en  passant  devant  le  front 
des  troupes  au  pas  de  son  cheval ,  pai'lait  presque 
tout  le  temps  aux  soldats.  —  Il  s'est  arrêté  devant 
un  qui  avait  la  méilaille  et  la  croix  d'honneur,  et  il 
lui  a  tendu  la  main  en  se  retournant  vers  les  géné- 
raux qui  l'accompagnaient,  pour  désigner  à  leur 
attention  ce  sol(l;il  doublement  récompensé. 

I*uis  après,  il  a  réuni  les  ot'liciers  de  cIkkiuc  divi- 
sion. 


—  215  — 

«  —  Remerciez ,  leur  a-t-il  dit ,  vos  ijiaves  soidats 
au  nom  de  la  France ,  au  nom  de  l'Empereur. 
Dites-leur  que  lorsque  la  France  et  l'Angleterre 
réunies  mordent  quelque  part ,  elles  enlèvent  le 
morceau.  —  Dites -leur  aussi  que  dans  douze  ou 
quinze  jours  35  à  40000  de  leurs  compagnons,  de 
leurs  frères  d'armes,  viendront  prendre  part  à 
leurs  travaux ,  à  leur  gloire ,  à  leur  fatigue  ;  alors 
nous  irons  frapper  à  la  porte  ou  à  la  fenêtre  de 
Sébaslopol,  et  il  faudra  bien  que  l'une  ou  l'autre 
s'ouvre.  » 

En  assistant  à  cette  revue ,  je  me  rappelais  le 
récit  de  ces  grandes  revues  que  passait  l'Empereur 
Napoléon  sur  le  champ  de  bataille ,  et  que ,  dans 
mon  enfance,  mon  père,  vieux  général,  me  ra- 
contait toujours  avec  émotion.  —  Le  canon  grondait 
encore  à  l'horizon  connue  je  l'entendais  ici;  les 
soldats  passaient  en  criant  :  «  Vive  l'Empereur  !  » 
comme  je  les  entends  aujourd'hui,  et  il  y  avait 
tout  autour  de  cette  vaillante  multitude  ce  souffle 
de  guerre,  que  je  sens  frémir  et  s'agiter  auprès 
de  moi. 


€^ 


DIX-HUITIEME  LETTRE. 


Devant  Sébaslopol,  30  avril. 

De  graves  événements  se  sont  passés  depuis  ma 
dernière  lettre,  car  nous  sommes  arrivés  à  une 
période  du  siège  qui  ne  peut  manquer  d'être  dra- 
matique et  surtout  définitive. 

Le  moment  de  la  solution  approche;  chaque  jour 
porte  en  soi  sa  menace  et  son  combat.  —  Hier  nous 
établissions  des  entonnoirs  près  du  bastion  du  Màt, 
ou  bien  nous  occupions  le  Cimetière  par  un  chemi- 
nement audacieux  :  —  aujourd'hui,  c'est  le  bastion 
central  que  nous  prenons  à  partie,  en  nous  emparant 
d'un  ouvrage  inqiortant  que  les  Uusb'es  avaient 
élevé  à  100  mètres  de  nos  parallèles. 

Cet  ouvrage  formé  du  rcliemenl  de  plusieurs 
embuscades  était  devenu  un  réduit  Cermé  de  tous 
côtés,  connnuniquant  avec  un  des  saillants  du  bas- 
lion  central;  des  petits  mortiers  y  avaient  été  ap- 
[lortés,  des  travaux  considérables  s'y  exécutaient 
pour  i)réparer  rem[)lacement  de  batteries,  dont  le 
tir  ne  pouvait  manquei'  de  nous  devenir  très- 
meurtrici'.  —  Mais,  placés  sous  les  feux  croisés  des 


—  217  — 

deux  bastions,  pourrions-nous  nous  y  maintenir, 
en  admettant  que  nos  vaillantes  troupes  enle- 
vassent cette  position  sous  une  pluie  de  mi- 
traille ? 

La  situation  était  grave ,  difficile  ,  périlleuse  dans 
le  présent,  terrible  peut-être  dans  l'avenir.  Aussi 
les  avis  étaient  partagés  ;  on  voulait ,  et  on  ne  voa- 
lait  pas. 

Des  conférences  se  tenaient  depuis  deux  jours 
chez  le  général  Pélissier,  commandant  le  premier 
corps,  et  le  général  en  chef  répondait  :  «non,  " 
et  voulait  faire  enlever  cet  ouvrage  seulement 
quand  l'arrivée  des  renforts  permettrait  de  tenter 
une  action  décisive. 

Personne  n'a  porté  à  un  plus  haut  degré  que  le 
général  Canroberl  la  crainte  de  verser  le  sang  du 
soldat.  Connue  il  le  répèle  souvent,  l'armée  c'est 
sa  famille ,  les  soldats  sont  ses  enfanls. 

'<  —  Ils  vous  aiment,  lui  disait  l'autre  jour  un  gé- 
néral, parce  qu'ils  savent  que  vous  les  aimez. 

„  —  Oqï,  répondit  le  général  en  chef  d'ime  voix 
pensive,  je  les  aime  beaucoup,  je  les  aiuie....  trop, 
peut-être.  » 

Les  lUisses  ont  une  qualité  iuconteslable,  c'est 
une  activité  audacieuse  et  infatigable;  — en  une 
nuit  ils  ont  bouleversé  un  terrain  et  élevé  une  re- 
doute. On  les  voyait  travailler  sans  relâche  et  la 
nuit  et  le  jour. 
Il  fallait  agir.  —  On  a  agi. 

■19 


—  218  — 

1"  mai.  —  A  une  heure,  le  général  Pélissier  re- 
cevait du  général  en  chef  l'autorisation  de  faire  en- 
lever ces  positions. 

Et  aussitôt  toutes  les  dispositions  se  prenaient 
pour  que  cette  audacieuse  entreprise  eût  lieu  le  soir 
même. 

Les  documents  officiels  vous  diront  les  faits  prin- 
cipaux de  cette  attaque  confiée  à  l'énergique  valeur 
des  soldats,  à  l'infatigable  courage  des  travailleurs, 
à  ces  baïonnettes  qui  traversent  les  feux  croisés  de 
la  mitraille  pour  ari'iver  au  pas  de  course  sur  les 
poitrines  de  l'ennemi  ;  mais  ce  que  ne  vous  diront 
pas  ces  documents,  ce  sont  les  épisodes  de  ce  glo- 
rieux drame. 

Je  vais  essayer  d'en  retracer  quelques-uns, 

La  direction  de  l'opération  avait  été  confiée  au 
général  de  Salles  qui  avait  sous  ses  ordres  les  gé- 
néraux Bazaine  et  Lamotte-Rouge. 

Dans  la  journée,  ces  trois  généraux,  le  général  en 
chef  et  le  général  Rivet,  ainsi  que  le  général  Da- 
lesme  et  le  général  Lebœuf ,  avaient  visité  les  tran- 
chées. 

A  cinq  heures ,  les  troupes  commandées  et  les 
travailleurs  arrivèrent  au  Clocheton,  et  se  massè- 
rent sur  divers  emplacements. 

Il  y  avait  ce  mouvement,  cette  agitation,  ce 
bruit  de  voix ,  ces  allées  et  venues  qui  indi- 
quent et  précèdent  les  événements  importants  ; 
les  ordres  arrivaient  d'heure  en  heure,  les  ofli- 


—  219  — 

ciers  de  service  donnaient  à  cliacim  ses  instruc- 
tions, désignaient  les  emplacements.  Peu  à  peu, 
les  troupes  partirent  une  à  une ,  et  quand  la 
nuit  vint,  tout  ce  monde,  tout  ce  bruit,  tout 
ce  tumulte  avaient  disparu,  la  maison  du  Clo- 
cheton était  redevenue  calme,  silencieuse,  et  les 
premières  clartés  de  la  lune  éclairèrent  le  groupe 
des  officiers  généraux  entourés  de  leurs  étals- 
majors. 

Au  milieu  de  ce  groupe  était  le  général  de 
Salles. 

«  —  Je  crois,  messieurs,  dit-il ,  qu'il  est  temps.  » 

Et  il  se  dirigea  vers  les  tranchées. 

Moi  je  serrai  la  main  à  mes  amis  de  quatre  mois 
qui  étaient  déjà  pour  moi  de  vieux  amis,  d'excel- 
lents camarades,  je  leur  souliailai  bonne  chance,  et 
plus  énm  certainement  qu'ils  ne  Tétaient,  j'at- 
tendis. 

11  est  dix  heures  et  demie.  —  La  fusillade  reten- 
tit comme  un  long  déchirement  ;  les  cou[)S  de 
canon,  les  bombes,  les  obus,  se  croisent,  sifflent, 
bondissent.  —  La  lune  calme  et  belle  jette  une 
clarté  si  grande  que  je  puis  écrire  mes  notes  sur 
l'émincnce  oîi  je  suis  a^sis ,  le  cœur  serré  par 
l'émotion  ,  les  mains  tremblantes. 

Jamais  il  ne  sera  donné  à  un  homme  d'assister  à 
un  plus  magnifique,  plus  terrible,  plus  éblouissant 
spectacle. 

De  tous  côtés  ce  sont  des  éclairs  rapides  comme 


la  pensée  ,  des  étincelles  qni  se  mulliplienl  à  l'in- 
llni,  des  traînées  de  feu  qui  s'élèvent,  s'enlacent  et 
paraissent  elles-mêmes,  menaçantes  et  furieuses, 
vouloir  se  Lattre  et  s'étreindre.  —  Tout  est  combat 
sur  la  terre  et  dans  l'air.  —  On  dirait  parfois  un 
Immense  incendie  ;  il  s'éteint,  il  renaît  ;  il  semble 
entr'ouvrir  la  terre  poui'  s'y  plonger,  déchirer  la 
voûte  du  ciel  pour  s'y  perdre.  Au  milieu  de  cette 
tempête  de  canons  et  de  fusillades ,  on  entend  par- 
fois s'élever  des  clameurs  qui  disent,  qu'il  y  a  des 
êtres  vivants  là-bas ,  au  milieu  de  cet  orage  de  feu. 
Près  de  trois  quarts  d'heure  se  passent. 
Il  y  a  au  Clocheton  un  officier  d'ordonnance  du 
général  en  chef  qui  attend  :  le  général  est  à  son 
observatoire ,  écoutant  l'écho  de  cette  mêlée  fu- 
rieuse. 

La  fusillade  et  la  canonnade  continuaient. 
Il  est  onze  heures  trois  quarts  ;  le  général  Rivet, 
chef  d'état-major  du  premier  corps  ,  arrive.  Il  a[)- 
porte  les  premières  nouvelles. 

L'ouvrage  russe  a  été  enlevé  par  nos  troupes  avec 
un  élan  iri-ésislible ,  après  une  lutte  corps  à  corps 
et  à  la  baïonnette. —  Le  général  ramène  deux  pri- 
sonniers. 

—  «Tout  va  bien,  dit-il,  nous  sommes  établis 
dans  les  positions  qu'occupait  l'ennemi  il  y  a  une 
heure  ;  le  génie  commence  ses  travaux ,  assurez 
au  général  en  chef  que  nous  ne  lâcherons  pas 
pied.  » 


221  

Et  il  s'éloigne  au  galop  de  son  cheval. 

Ces  lignes  ,  que  j'emprunte  au  journal  que  je 
tiens  jour  par  jour,  ont  été  écrites  sous  l'émotion 
de  celle  heure  de  combat,  qui  a  vu  de  part  et  d'au- 
tre tant  de  sang  versé. 

La  fusillade  redouble,  les  coups  de  mitraille  cri- 
blent l'air,  puis  cessent  tout  à  coup  :  il  doit  y  avoir 
de  la  part  des  PiUSses  un  retour  offensif.  —  Rien 
n'est  cruel  comme  cette  incerlilude  ,  comme  ces 
minutes  plus  lentes  que  des  heures ,  pendant  les- 
quelles la  pensée  impatiente  et  fiévreuse  veut  don- 
ner une  voix  humaine  à  ce  bruit  immense  qui 
remplit  les  échos. 

Cloué  à  la  même  place,  devant  ce  spectacle  de 
destruction ,  je  suis  de  toute  la  puissance  de  mon 
intelligence  les  phases  du  drame  qui  se  joue  là- 
bas. 

Que  s'était -il  passé? —  Que  se  passait -il?  Le 
voici  : 

L'attaque  s'était  portée  sur  trois  points. 

La  légion  étrangère  sur  la  gauche  ,  —  le  46'  au 
centre  ,  —  le  98*  à  droite. 

Le  général  Bazaine  connnandait  la  légion  étran- 
gère. 

Le  général  Lamotte-Rouge  le  4Q'  et  le  98*. 

Les  troupes  agissantes  sont  rangées  dans  les  tran- 
chées. —  Les  compagnies  qui  doivent  s'élancer  les 
premières  sont  montées  sur  les  gradins  de  fusil- 
lade ,  les  baïonnettes  basses ,  appuyées  sur  le  para-' 


—  222  — 
pet,  immobiles,  silencieuses,  attendant  le  signal.  — 
Celles  qui  doivent  les  suivre  sont  rangées  en  ar- 
rière. 

Le  général  de  Salles  a  présidé  à  leur  placement, 
et  va  s'établir  au  point  le  plus  rapproché  ,  dans  la 
batterie  40. 

Le  signal  est  donné. 

Aussitôt,  des  trois  points  différents ,  les  soldats 
escaladent  les  parapets  ,  les  officiers  en  tête  ;  ils 
marchent  sur  l'ouvrage  ennemi  au  pas  de  course  ; 
mais  sans  tirer  un  coup  de  fusil,  —  A  peine 
ont-ils  fait  quarante  pas  qu'ils  sont  assaillis  par 
un  feu  de  mousqueteiie  sur  toute  la  ligne  ;  les 
officiers  y  répondent  par  le  cri  :  «  A  la  baïon- 
nette !  »  qui  passe  de  bouche  en  bouche ,  de  rang 
en  rang. 

En  un  instant  toutes  les  compagnies  sont  arrivées 
sui'  la  gorge  même  de  l'ouvrage  et  se  précipitent 
dans  l'intérieur. 

Les  Russes  résistent  un  instant.  Leurs  officiers 
les  animent  au  combat ,  se  jetant  les  premiers  au- 
devant  de  nos  soldats  et  combattant  avec  une  admi- 
rable bravoure.  —  Inutile  courage  !  nos  ennemis, 
attaqués  à  la  fois  de  tous  côtés ,  essayent  de  se  re- 
former en  carrés  sur  la  gauche ,  dans  une  espèce 
de  place  d'armes;  mais  la  légion  étrangère  est  là 
qui  seJL'Ile  au  milieu  d'eux,  les  écrase  et  les  égorge. 

Terrifiés,  fis  fuient  en"  désordre  vers  le  bastion 
central. 


—  223  — 

Nous  nous  élançons  à  leur  poursuite ,  jusque 
dans  le  fossé  de  la  lunette  qui  couronne  le  bas- 
tion; —  animés  d'un  courage  insensé,  les  soldats 
se  cramponnent  aux  escarpements  et  veulent  les 
escalader,  oubliant  qu'ils  sont  à  peine  quelques- 
uns;  mais  de  tous  côtés  des  fougasses  éclatent 
dans  le  fossé  et  les  renversent  en  bouleversant 
les  terres;  ils  reviennent  où  ils  eussent  dû  s'arrê- 
ter, laissant  des  cadavres  qui  disent  à  l'ennemi  que 
le  pied  français  a  laissé  sa  trace  sur  les  parapets 
d'un  de  leurs  bastions. 

Il  serait  trop  long  de  vous  raconter  les  drama- 
tiques épisodes  qui  ont  signalé  ce  combat.  —  Un 
surtout  a  été  étrange  et  superbe  à  la  fois.  —  J'en 
tiens  le  récit  du  général  Bazaine. 

Des  officiers  de  la  légion  étrangère  se  sont  tout 
à  coup ,  dans  la  tranchée  en  arrière  de  l'ouvrage  , 
trouvés  en  face  d'officiers  russes  au  nombre  de 
quatre  ou  cinq.  —  Ceux-ci  ne  voulaient  pas  aban- 
donner le  terrain  et  restaient  là ,  appelant  des  sol- 
dats qui  ne  les  écoutaient  plus.  ■ —  La  clarté  de  la 
nuit  était  splendide.  —  Les  officiers  des  deux  ar- 
mées se  reconnaissent,  se  devinent,  et  alors  dans 
ce  boyau  étroit  s'engagent  de  véritables  duels,  cha- 
que officier  contre  un  officier;  mais  quelques  se- 
condes s'étaient  à  peine  écoulées  qu'une  mêlée 
furieuse  débordait  de  tous  côtés  ;  les  soldats  ivres 
de  combat  escaladaient  les  épaulements ,  et  bientôt 
ce  ne  furent  que  des  cadavres  couchés  à  terre,  — 


—  224  — 

Un  seul  (les  officiers  put  être  sauvé  et  porté  blessé 
à  l'ambulance. 

Sur  tous  les  points  l'ennemi  avait  disparu,  mais 
son  artillerie  vomissait  sur  nous  une  pluie  de  mi- 
traille et  de  boulets. 

Nos  compagnies  établies  sur  cinq  rangs,  cou- 
chées, la  baïonnette  en  avant,  attentives  au  moin- 
dre mouvement,  gardent  notre  nouvelle  conquête, 
et  protègent  le  travail  du  génie  qui  s'occupe  avec 
ardeur  à  couvrir  la  position  en  plaçant  des  gabions 
sur  le  tracé  arrêté  à  l'avance. 

Trois  fois  l'ennemi  a  tenté  des  retours  offensifs 
et  trois  fois  ses  essais  impuissants  ont  été  re- 
poussés. 

Épouvantés  de  cette  attaque  audacieuse ,  impré- 
vue, ils  se  contentent,  à  quarante  ou  cinquante  pas, 
de  nous  cribler  de  balles,  mais  immobiles  sous  ce 
feu  ,  selon  les  ordres  qu'elles  ont  reçus,  les  compa- 
gnies ne  bougent  pas ,  les  bataillons  de  soutien  seuls 
placés  à  l'extrême  limite  de  nos  tranchées  se  portent 
en  avant  à  la  hauteur  de  l'ouvrage  que  nous  occu- 
pons, et,  attendant  de  pied  ferme,  répondent  à  ce  feu 
par  une  vive  fusillade.  —  C'est  sans  nul  doute  ce  que 
les  Russes  espéraient;  aussi  de  tous  les  côtés  la  mi- 
traille fait  son  jeu,  mais  le  tir  des  pièces  ne  peut 
être  réglé,  car  le  jour  n'a  pas  encore  paru  et  les 
l)rojectiles  sifdent  au-dessus  des  tètes  sans  atteindre 
beaucoup  de  monde.. 

C'est  là ,  comme  partout ,  que  se  montrent  en^ 


corc   noire    héroïque  valeur,    noire  inébranlable 
volonté. 

Les  uns  acceptenl  la  niorl  sans  jeter  un  cri, 
sans  se  défendre ,  car  leur  chef  leur  a  dit  :  «  Ne 
bougez  pas,  ne  tirez  pas,  attendez.  >•  —  Les  au- 
tres, ayant  abandonné  le  fusil  pour  la  pioche  et 
la  pelle,  travaillent  actifs,  résolus,  sans  seule- 
ment regarder  le  frère  d'armes  qui  tombe  à  leurs 
côtés. — Lutte  plus  admirable  encore  que  celle  dont 
je  viens  de  vous  retracer  les  saisissantes  péripé- 
ties. 

Au  point  du  jour  la  gabionnade  relie  l'ouvrage  à 
notre  parallèle  :  —  ce  n'est  encore  qu'un  travail 
imparfait ,  mais  derrière  lequel  les  soldats  peuvent 
opérer  leur  retour  en  se  courbant  à  terre ,  der- 
rière lequel  aussi  le  génie  peut  continuer  l'amé- 
lioration de  son  cheminement;  mais  d'instants  en 
instants  des  boulets  viennent  briser  les  gabions, 
renverser  les  terres,  enlever  les  travailleurs.  — 
C'est  un  duel  pied  à  pied  de  l'homme  avec  le 
canon. 

Trois  compagnies  d'élite  occupent  seules  pendant 
le  jour  la  nouvelle  position. 

Tel  est  le  récit  de  cette  nuit  du  V  au  2  mai. 

C'est  un  beau  succès,  moral  et  matériel  et  qui 
nous  avance  aussi  audacieusement  sur  le  bastion 
central,  que  nous  l'étions  déjà  devant  le  bastion 
du  Mât ,  mais  il  nous  a  coulé  d'intrépides  chefs,  de 
vaillants  soldats. 


—  226  — 

En  tête  de  tous,  le  brave  colonel  Viennot.de  la 
légion  étrangère,  qui  \oulut  se  jeter  en  avant  au 
plus  fort  du  danger,  malgré  les  prières  du  général 
Bazaine. 

C'est  un  des  premiers  brancards  qui  arrivent 
au  Clocheton,  à  ce  centre  perpétuel  de  la  vie  et 
de  la  mort.  —  Une  balle  lui  a  traversé  la  tète,  sans 
jeter  une  goutte  de  sang  sur  cette  belle  et  martiale 
figure  qu'entoure  un  réseau  de  barbe  blanche.  Ses 
deux  bras  sont  croisés  sur  sa  poitrine  :  la  mate  pâ- 
leur de  ses  traits  dit  seule  que  c'est  la  mort  et  non 
le  sommeil.  A  peu  de  distance  on  appoi'le  le  com- 
mandant Juhen ,  le  capitaine  Dubosquet  du  46%  tous 
deux  frappés  à  mort.  —  La  légion  étrangère  seule, 
sur  dix-huit  ofticiers,  en  a  eu  quatorze  hors  de  com- 
bat. Mais  le  jour  montre  le  sol  jonché  de  cadavres 
russes  sur  le  terre-plein  et  le  long  des  fossés  de 
leur  propre  ouvrage.  Neuf  petits  mortiers  sont  en 
notre  pouvoir  avec  un  grand  nombre  de  fusils  et 
d'outils  de  toute  espèce. 

Pendant  la  matinée  qui  a  suivi,  le  feu  s'est  un 
peu  ralenti.  —  Le  bronze  ,  comme  les  hommes,  se 
fatigue  à  la  fin. 

Mais  tout  à  coup,  vers  trois  heures  et  demie,  la 
canonnade  recommence  terrible  et  furieuse. 

Je  revenais  de  voir  le  général  Fcray.  —  l>lus  de 
doute,  la  bataille  recommence  celte  fois  en  pleiu 
jour. 

J'étais  arrivé  à  la  hauteur  de  l'observatoire  du 


—  227  — 

quartier  général,  et  je  fus  encore  témoin  d'un  de 
ces  spectacles  immenses  et  splendides... 

C'était  le  même  tableau  que  la  nuit  précédente  , 
mais  avec  le  soleil,  le  ciel  bleu,  et  ce  mouvement 
agité  de  la  vie,  que  la  clarté  du  jour  porte  en 
soi,  —  C'était  le  combat  avec  les  horizons  éclairés  , 
la  ville  se  dessinant  dans  le  fond,  la  mer  bleue, 
les  montagnes  se  tordant  en  ravins,  les  travaux 
des  ennemis,  les  batteries  armées,  nos  lignes  de 
tranchées  animées  et  flottantes,  le  long  mur  de 
la  Quarantaine  déchiré  par  notre  artillerie  ;  tout 
cela,  légèrement  voilé  par  un  brouillard  qui  monte 
graduellement  de  la  terre  au  ciel ,  au  lieu  de  des- 
cendre du  ciel  sur  la  terre. 

On  ne  voit  pas  les  jets  de  feu ,  les  éclairs 
enflammés;  mais  on  devine  à  ce  chaos  terrible 
de  bruit  que  le  combat  fait  fureur.  —  Puis  ce 
brouillard  de  poudre  devient  un  nuage  blanc,  mat, 
épais  qui  enveloppe  l'horizon  tout  entier,  cachant 
la  terre,  cachant  la  mer,  ne  laissant  de  lumineux 
et  d'éclairé  que  le  ciel  vers  lequel  montait  ce  grand 
holocauste  humain. 

Autour  de  moi  des  officiers  à  cheval  et  des  offi- 
ciers à  pied  qui  se  massaient  par  groupes  sur  le 
mamelon  et  écoutaient  silencieux. 

Je  lançai  mon  cheval  à  son  galop  le  plus  rapide 
et  je  courus  au  Clocheton. 

De  tous  côtés  sur  les  flancs  des  ravins ,  je  voyais 
accourir  les  compagnies  au  pas  gymnastique.  — 


—  228  — 

Un  clairon,  monté  sur  le  sommet  le  plus  élevé 
d'un  retranchement,  sonnait  le  rappel  ;  le  major 
de  tranchée  donnait  ses  ordres  et  distribuait  les 
renforts  qui  un  à  uu  disparaissaient  courant  au 
combat. 

Là,  on  ne  regardait  pas,  on  n'écoutait  pas,  on 
agissait. 

Les  Russes  venaient  de  tenter  une  sortie  contre 
la  position  que  nous  leur  avions  enlevée  la  nuit 
précédente. 

Depuis  le  5  novembre ,  c'était  la  première  fois 
que  l'ennemi  nous  attaquait  le  jour,  ce  qui  prou- 
vait l'importance  immense  qu'il  attachait  à  cet  ou- 
vrage. 

Ils  avaient  débouché  par  une  issue  à  gauche 
de  la  lunette  du  bastion  central,  courbés  à  terre, 
marchant  en  une  seule  colonne.  —  Protégés 
par  les  ondulations  du  terrain.  Us  purent,  sans 
être  aperçus,  arriver  presque  contre  les  parapets 
derrière  lesquels  nos  compagnies  étaient  cou- 
chées. Ce  retranchement  est  tellement  près  du 
saillant  du  basliun,  que  cbaque  mouvement  se  voit 
et  que  toute  sentinelle  qui  passait  la  tète  au-des- 
sus du  faible  épanlemcnt  était  frappée  d'une  balle. 

La  première  qui  les  aperçut  poussa  le  cri  d'a- 
lerte :  mais  les  Russes  étaient  déjà  dressés  contre 
le  parapet,  n'osant  pas  s'élancer  de  notre  cùté, 
mais  assaihanl  à  la  fois  nos  soldats  de  coups  de 
fusil,  de  coups  de  pierres,  de   coups  de  crosse. 


—  229  — 
Ceux-ci  supportent  ce  choc  inattendu  sans  fai- 
blir; ceux  qui  n'ont  pas  eu  le  temps  de  prendre 
leurs  armes  rendent  coup  pour  coup  ,  pierre 
pour  pierre,  frappant  l'ennemi  avec  les  pioches 
et  les  pelles  qui  étaient  sous  leurs  mains,  com- 
battant à  la  fois  comme  des  soldats  et  des  tra- 
vailleurs. 

Mais  déjà  deux  compagnies  de  voltigeurs  de  la 
garde  et  une  compagnie  du  5'  bataillon  de  chas- 
seurs à  pied  se  sont  élancées  en  avant  au  pas  de 
course,  à  travers  la  canonnade. 

La  lutte  fut  terrible,  mais  courte;  —  les  volti- 
geurs de  la  garde  avaient  cet  enthousiasme  témé- 
raire et  superbe  d'un  premier  combat. 

Les  Russes  ne  tardèrent  pas  à  rentrer  pêle-mêle 
dans  leur  bastion,  où  les  poursuivirent  la  grêle  de 
nos  balles  et  les  boulets  de  nos  canons. 

J'aurais  encore  bien  des  détails  intéressants  à 
ajouter,  bien  d'héroïques  traits  de  bravoure  à  citer. 
Je  les  consigne  pour  compléter  plus  tard  ce  travail , 
que  j'écris  à  la  hâte  à  l'heure  même  où  se  passent 
les  événements. 

Le  chiffre  de  nos  perles,  tués  ou  blessés  dans 
ces  deux  engagements,  est  de  650  environ. 

La  soirée  et  la  nuit  ont  été  tranquilles;  —  c'est- 
à-dire  que  la  canonnade  habituelle  a  continué  son 
jeu. 

L'ennemi  a  tiré  avec  acharnement  contre  le 
nouvel  ouvrage  dont  nous  nous  sommes  emparés , 

20 


—  230  — 

et  contre  les  tranchées  en  zigzags  que  le  génie 
s'occupe  à  approfondir.  Des  boulets  et  des  obus 
brisent  parlois  nos  gabions,  bouleversent  les  terres, 
abattent  les  travailleurs  ;  —  car  on  peut  le  dire  avec 
orgueil,  chaque  pas  se  trace  avec  du  sang,  et 
c'est  en  suivant  le  sillon  de  ce  sang  glorieux  que 
l'on  reconnaîtra  la  route  qui  nous  a  conduits  à 
Sébastopol. 


Œ^JjL) 


DIX-NEUVIEME    LETTRE. 


Un  courrier  extraordinaire  va  partir  ;  —  je  n'ai 
pas  le  temps  de  consulter  mes  notes  et  de  vous 
écrire  ;  mais ,  pour  ne  pas  vous  laisser  complète- 
ment sans  nouvelles  des  jours  qui  ont  suivi  l'affaire 
du  2  mai ,  quoiqu'il  ne  se  soit  rien  passé  d'im- 
portant ,  je  déchire  quelques  pages  de  mon  jour- 
nal ,  que  je  vous  envoie  sous  ce  pli. 

Ce  sont  de  simples  notes  ,  écrites  heure  par 
heure  ,  et  qui  ne  sont  bonnes  qu'à  être  lues  en 
courant. 


3  mai.  —  Ce  matin  je  vais  au  quartier  général. 
—  Le  général  de  Salles  y  déjeune.  —  Je  suis  placé 
à  côté  du  général  Niel  ;  on  ne  parle ,  vous  compre- 
nez, que  du  grand  événement,  car  c'est  un  grand 
événement  moral  et  matériel  qui  remonte  et  anime 


—  232  — 

l'espril  de  nos  soldats  ,  qui  frappe  celui  de  nos  en- 
nemis. 

Pauvres  entonnoirs,  vous  voilà  presque  oubliés! 
C'était  vous,  hier,  qui  occupiez  l'attention  de  tous, 
c'est  autre  chose  aujourd'hui  :  ainsi  va  la  guerre , 
ainsi  va  le  monde. 

"  —  Nous  vous  devons  un  heau  succès,  a  dit  pen- 
dant le  déjeuner  le  général  Cani"obcrt  au  général 
de  Salles. 

«  —  Vous  le  devez  à  vos  soldats ,  »  a  répondu  le 
général  de  Salles,  qui,  dans  ce  combat  audacieux, 
avait  montré  l'énergique  sang-froid  qui  le  carac- 
térise. « 

Pendant  tout  le  déjeuner  je  cause  avec  le  général 
Niel.  J'ai  trop  à  apprendre  sur  toutes  ces  actions 
de  guerre  ,  pour  ne  pas  rechei'cher  avec  avidité 
l'occasion  de  m'instruire.  —  J'écoute  tout  ce  que 
l'on  dh.  —  J'écris  tout  ce  que  j'écoute. 

«  —  C'est  une  magnifique  affaire,  me  dit-il,  et  je 
ne  crois  pas  que  depuis  l'invention  de  l'artillerie  il 
y  ait  eu  ,  sur  un  seul  et  même  point ,  un  feu  sem- 
blable, aussi  terrible,  aussi  foudroyant.  « 

A  ce  propos,  voici  un  petit  fait.  — Lord  Rad- 
cliffe  est  ici.  Le  soir  du  combat  il  avait  accompagné 
le  général  en  chef  au  grand  observatoire.  —  Je 
vous  ai  parlé  ,  je  crois  ,  de  sa  figure  impassible , 
soucieuse  peut-être  pUilùt  que  pensive  ,  ne  reflé- 
tant rien  ,  au  dehors  ,  de  la  vie  de  l'inlelligence 
et  du  cœur,  véritable  figure  du  diplomale,  enfin. 


—  233  — 

—  Lorsqu'il  entendit  ces  effroyal)Ies  détonations 
de  l'arlillerie  et  le  long"  déchirement  des  feux  de 
mouqiieterie  ,  lorsqu'il  vit  ces  éclairs  sinistres  ,  ces 
longs  réseaux  de  feu ,  cet  incendie  de  l'horizon 
éteint  et  rallumé  cent  fois  ,  il  fut  saisi  de  terreur 
devant  ce  cruel  spectacle. 

««  —  Mon  Dieu  !  dit-il ,  il  n'en  réchappera  pas  un 
seul. 

«  —  Assez ,  milord ,  répondit  le  général  ,  pour 
s'emparer  de  la  position  des  Russes  et  s'y  main- 
tenir. » 

Après  le  déjeuner  le  général  en  chef  vint  à  moi. 

«  —  Eh  bien ,  me  dit-il ,  vous  vouliez  des  émo- 
tions? 

«  —  J'en  ai ,  général ,  elles  ont  été  à  la  fois  tristee 
et  nobles. 

«  —  J'espère  que  vous  écrirez  de  belles  pages  sur 
mes  soldats.  —  Oh  !  les  braves  soldats  !  » 

Je  lui  parlai  de  mes  projets  de  départ, 

«  —  Attendez ,  me  dit-il ,  bientôt  vous  verrez  de 
grandes  choses.  » 

Nous  causâmes  quelque  temps  sur  les  événe- 
ments qui  se  passaient  et  sur  ceux  qui  devaient  se 
passer. 

A  midi  on  vint  m'annoncer ,  par  le  télégraphe  , 
que  les  Russes  avaient  hissé  le  pavillon  blanc. 

En  effet,  les  Russes  demandaient  une  suspension 
d'armes  pour  enterrer  les  morts. 

Le  colonel  Haoult  se  trouvait  dans  la  tranchée 


—  r.u  — 

avec  deux  de  ses  officiers  ;  il  fit  aussitôt  arborer  le 
drapeau  blanc  de  son  côté  et  sonner  :  Cessez  le  feu! 
puis  il  s'avança  en  dehors  de  nos  lignes.  Il  fut  re- 
joint à  moitié  route ,  successivement ,  par  trois 
g"énéraux  qui  ont  été  ce  que  sont  toujours  les  offi- 
ciers russes,  d'une  parfaite  courtoisie. 

Quand  le  colonel  s'est  nommé  : 

«  —  Ail  !  a  ré[)on(lu  un  d'eux,  le  major  de  tran- 
chée, n'est-ce  pas?  »  —  La  conversation  s'est  en- 
gagée sur  des  sujets  divers,  surtout  sur  l'uniforme, 
l'objet  éternel  des  conversations  des  parlementaires. 
—  C'est  si  difficile  de  parler  sans  rien  dire  ! 

En  se  séparant  : 

»  —  Au  revoir,  ont-ils  dit,  messieurs,  et  dans 
des  temps  meilleurs.  » 

La  suspension  d'armes  a  duré  une  demi-heure 
environ. 

On  a  retrouvé  deux  cadavres  français  dans  le 
fossé  même  de  la  lunette.  —  Cette  triste  récolte 
s'est  montée  au  nombre  de  121  corps. 

Quelques  minutes  après,  la  fusillade  recommen- 
çait et  les  boulets  traversaient  en  sifllant  ce  terrain, 
où  tout  à  riieiire  encore  se  promenaient  côte  à 
côte  les  imiforiiiçs  français  et  russes. 

Le  soir  les  cadavres  retrouvés  étaient  enter- 
rés dans  un  ravin  derrière  les  magasins  à  pou- 
dre du  centre,  et  pendant  (pie  l'on  rangeait  un 
à  un  nos  pauvres  soldats  dans  leur  dernière  de- 
meure,   des    projectiles    venaient   éclalei'   tout   h 


—  23S  — 

l'entour  et  les  boulets  mêlaient  leur  sifflement  aux 
prières  que  l'abbé  de  l'ambulance,  qui  s'était 
rendu  sur  les  lieux,  récitait  sur  la  tombe  des 
morts. 

Le  soir,  on  fait  prévenir  le  major  de  tranchée  que 
l'on  a  signalé  de  l'observatoire  du  quai'tier  géné- 
ral un  mouvement  de  troupes  dans  la  ville  et  que 
peut-être  l'emicMui  tentera  une  sortie  sur  la  posi- 
tion que  nous  lui  avons  enlevée.  —  Ou  se  mot  sur 
ses  gardes,  on  prévient  les  bataillons  de  soutien, 
on  veille,  on  écoute,  on  attend. 

La  nuit  s'écoule,  le  génie  travaille  à  son  che- 
minement ,  la  place  lance  d'énormes  boulets  qui 
font  de  larges  brèches.  —  Nous  avançons  lente- 
ment, mais  nous  avançons. 

4  mai.  —  Le  temps  continue  à  être  superbe, 
aussi  l'herbe  pousse  dans  les  petits  jardins.  Le  grand 
luxe  des  tentes  consiste  en  un  réseau  de  tei're  cir- 
culaire plantée  d'orge  et  entremêlée  de  quelques 
arbrisseaux  et  de  plantes  sauvages  qui  ne  vivent, 
liélas!  que  médiocrement;  ajoutez  à  cela  des  pou- 
les qui  pondent,  des  coqs  qui  chantent,  des  pi- 
geons qui  couvent,  des  dindons,  des  oies,  des 
moutons  qui  l)routent  quand  ils  ne  bêlent  pas,  ou 
qui  bêlent  quand  ils  ne  broutent  pas;  des  soldats 
qui  se  reposent  et  dorment  au  soleil  étendus  comme 
des  lézards,  pendant  que  ceux-là  raccommodent 
leurs  vêtements  ou  préparent  la  soupe  du  jour,  et 
vous  aurez  l'aspect  de  toutes  ces  lentes  symétrique- 


—  236  — 

ment  rangées,  et  ornées  selon  le  goût  de   leurs 
habitants. 

La  journée  n'ofiVe  qu'un  incident  :  il  eût  pu  être 
très-grave.  —  Pendant  que  le  général  de  service 
Beure  traversait  le  cheminement  qui  conduit  à 
l'ouvrage  russe  mamtenant  à  nous,  un  boulet  \cnu 
du  bastion  renverse  un  des  gabions,  ce  gabion 
rempli  de  terre  entraîne  le  général  dans  sa  chute, 
et  le  couvre  de  terre  et  de  débris;  les  pierres  que 
le  boulet  avait  rencontrées  sont  projetées  à  dis- 
tance et  blessent  plusieurs  soldats.  Un  instant  on 
put  croire  que  le  général  avait  été  grièvement  at- 
teint; —  heureusement  il  en  était  quitte  pour  de 
légères  contusions  et  l'oreille  déchirée. 

A  cinq  heures,  le  général  en  chef  vint  visiter  la 
tranchée  et  le  nouvel  ouvrage.  —  La  veille ,  il  avait 
manifesté  l'intention  d'y  venir,  mais  le  général 
Niel  lui  avait  dit  : 

«  —  Ce  n'est  pas  la  place  d'un  général  en  chef.  » 

Il  y  a  des  honnnes  qui  aiment  et  recherchent  le 
danger.  Le  général  Canrobert  est  de  ce  nondire. — 
Chacun  a  sa  nature,  laissez-lui  la  sienne. 

A  huit  heures  il  revient.  —  La  nuit  se  passe  tran- 
quillement. Mon  Dieu!  que  celui  qui  a  inventé  la 
poudre  doit  être  content,  on  fait  honneur  à  sa 
découverte.  Je  ne  conseille  pas  à  un  philosophe  de 
venir  en  Crimée,  toutes  ses  idées  seraient  renver- 
sées, ou  il  renverserait  toutes  ses  idées. 

5  mai.  —  Rien  de  nouveau.  Nous  commençons 


—  237  — 

à  nous  établir  convenablement  dans  nos  nouvelles 
positions,  malgré  rartillerie  des  Russes,  qui  ne 
ménage  pas  les  projectiles.  Nos  épaulements  sont 
épais;  on  peut  communiquer  à  l'abri,  autant  qu'il 
est  possible  de  l'être  dans  des  cbeminements  qui 
approchent  de  si  près  les  défenses  de  l'emicmi. 

A  neuf  heures  et  demie  je  monte  à  cheval  pour 
aller  déjeuner  chez  le  colonel  de  la  Boussinière. 
Le  colonel,  alors  chef  d'cs;:adron,  commandait 
deux  batteries  à  cheval  à  la  bataille  de  l'Aima  et  au 
magnifique  et  sanglant  combat  d'Inkermann.  Son 
énergique  conduite  avait  attiré  tous  les  regards. 
«  —  Nul  mieux  que  lui,  me  disait  le  général  Tro- 
chu,  ne  pourra  vous  renseigner  sur  beaucoup  de 
faits.  »  Nous  avons  visité  ensemble  le  champ  de  ba- 
taille. 

«  —  Sur  les  lieux  mêmes ,  m'a-t-il  dit ,  je  vous 
raconterai  bien  mieux  les  détails,  et  je  me  les  rap- 
pellerai bien  plus.  » 

En  rentrant,  j'apprends  qu'une  bombe  en  éclatant 
a  fait  sauter  un  dépôt  de  poudre  de  la  batterie  24  ; 
un  sergent  s'est  élancé  pour  rejeter  les  sacs  à  terre 
qui  avaient  pris  feu,  et  éviter  l'explosion  du  dépôt 
de  poudre;  cet  acte  héroïque  de  dévouement  lui  a 
coûté  la  vie,  l'explosion  l'a  broyé,  et  à  peine  si 
l'on  a  pu  retrouver  quelques  lambeaux  épars  de 
ce  malheureux.  —  Sept  ou  liuit  hommes  ont  été 
blessés. 

A  la  nuit ,  la  place  reprend  une  grande  vivacité 


—  238  — 

de  feu  et  lance  des  projectiles  à  profusion.  On  voit, 
comme  des  étoiles  tombées  du  ciel ,  les  obus  bondir 
par  ricocbets. 

6  mai.  —  Les  grandes  émotions  sont  passées;  la 
vie  du  siège  reprend  son  attitude  plus  calme.  Les 
boyaux  qui  cheminent  en  zigzags  sur  notre  nou- 
velle position  ,  en  avant  du  bastion  central ,  sont 
praticables;  seulement  on  y  reçoit  les  visites  mul- 
tipliées des  bombes  qui  éclatent  le  long  des  épau- 
lements.  Décidément,  les  projectiles  creux  sont 
une  détestable  invention ,  ce  qui  fait  qu'ils  passe- 
ront à  la  postérité.  —  C'est  un  terrible  moyen  de 
destruction. 

C'est  dimanche.  —  Les  Russes  tirent  peu  :  Dieu 
se  reposa  lui-même  le  septième  jour. 

Dans  la  matinée,  un  dépôt  de  poudre  de  la  bat- 
terie 15  saute  également,  par  suite  de  l'explosion 
d'une  bombe,  mais  ne  blesse  personne.  Ces  dé- 
pôts sont  très-peu  considérables,  et  ne  contiennent 
jamais  à  la  fois  que  quatre  ou  cinq  barils,  pour 
éviter  de  grands  désasti'es.  Ils  sont  approvisionnés 
à  peu  près  chaque  soir. 

On  m'apprend ,  dans  la  journée ,  que  la  division 
d'Auteuiarre  qui  s'était  embarquée  pour  la  mer 
d'Azoff  a  été  rejointe  en  route  pai'  un  bateau  à  va- 
peur qui  lui  apportait  contre-ordre;  les  bâtiments 
sont  de  relour  à  Kamiesh  avec  les  troupes.  On  se 
perd  eu  conjectures;  [)our  moi,  je  n'en  fais  aucune  ; 
c'est  uu  système.  —  Les  conjectures  de  ce  genre 


—  239  — 
sont   les    tortures   de  l'esprit   et  l'envers   de    la 
vérité. 

Il  lait  un  temps  d'été,  nue  chaleur  du  mois  de 
juin;  ce  qui  m'effraye  un  peu  pour  l'avenir.  Je 
crains  pour  les  troupes  les  grandes  chaleurs ,  sur- 
tout sur  ce  terrain  creusé  tant  de  fois  pour  ense- 
velir les  morts. 

A  sept  heures  du  soir,  arrive  au  Clocheton  un 
officier  d'ordonnance  du  quartier  général ,  il  donne 
communication  de  deux  avertissements  qui  vien- 
nent d'être  adressés  de  l'observatoire  au  général 
en  chef. 

Ces  avertissements  portent  que  l'on  a  vu  se  masser 
à  la  tombée  de  la  nuit  plusieurs  bataillons  derrière 
la  deuxième  ligne  du  bastion  central  ;  ce  qui  indi- 
querait quelque  projet  d'attaque  pour  cette  nuit. 
Aussitôt  on  apprête  les  bataillons  de  renfort  et  ils 
campent  eu  armes  au  Clocheton. 

La  lune  se  lève  à  minuit  ;  si  les  Russes 
font  quelque  sortie ,  ce  sera  avant  cette  heure-là. 
Mais  aucune  tentative  n'a  eu  lieu.  Évidemment  les 
Russes  sont  comme  nous  dans  une  continuelle 
préoccupation;  et  peut-il  en  être  autrement,  quand 
ils  sentent  une  ceinture  formidable  d'ennemis  les 
envelopper  pas  à  pas ,  et  s'avancer  jusque  sous  le 
feu  le  plus  rapproché  de  leur. mitraille?  Ce  que 
nous  prenions  pour  des  intentions  offensives , 
n'était  que  des  préoccupations  de  défense  per- 
sonnelle. 


—  240   — 

Les  mêmes  mouvements  de  troupes  se  remar- 
quent chaque  soir.  L'ennemi  s'attend  à  tout  instant 
à  une  attaque  de  vive  force  de  notre  part  ;  si  nos 
nuits  sont  inquiètes  souvent,  les  leurs  doivent  être 
cruellement  agitées,  et  ils  doivent  se  demander 
chaque  soir,  si  elles  auront  un  lendemain. 

7  mai.  —  La  place  tire  bombes  et  obus,  mais 
sans  nous  faire  grand  mal. 

La  seule  chose  remarquable  aujourd'hui  est  un 
jnot  du  général  Pélissier ,  en  revenant  de  visiter  la 
tranchée  :  pendant  qu'il  regagnait  la  maison  qu'il 
liajjite  ,  passa  un  soldat  ivre  qui  chantait  à  tue-têlc 
et  dont  la  marche  trahissait  les  émotions  de  la  can- 
tine; aussitôt  qu'il  aperçut  le  général,  il  se  mit  à 
crier  :  «  Vive  le  général  Pélissier!  vive  le  général 
Pélissier  ! 

«  —  Quel  dommage  qu'il  n'v  ait  que  les  gens 
ivres  qui  vous  rendent  justice  ,  »  dit  le  général  en 
souriant. 

Pendant  la  nuit ,  l'ennemi  a  beaucoup  lancé  de 
projectiles  sur  nos  nouvelles  positions. 

8  mai.  —  Rien  à  consigner;  c'est  le  mouvement 
habituel  des  gardes  de  tranchées  le  matin  ,  des  tra- 
vailleurs le  soir;  les  mêmes  précautions  prises  pour 
résistera  une  attaque  de  l'ennemi  ;  car  maintenant, 
comme  ces  fauves  troupeaux  des  forêts  qui  se  guet- 
tent et  se  flairent  dans  l'ombre,  d'un  bond  ,  Fran- 
çais et  Russes  pourraient  se  trouver  mêlés  ensemble. 

Rien  n'est  étrange  connue  de  parcourir  les  en- 


—   -2ii   — 

lonnoirs  et  le  nouvel  ouvrage  dont  nous  nous 
sommes  emparés  :  on  s'y  volt  pour  ainsi  dire  face  à 
face ,  on  est  côte  à  côte  ;  un  peu  de  silence  et  on 
entendrait  les  respirations  de  ces  milliers  d'hommes 
qui  veillent  l'arme  au  bras  ;  il  semble  qu'une  étin- 
celle partie  de  l'un  des  deux  cam[)S  doit  amener  à 
tout  instant  ce  grand  incendie  d'un  combat  décisif. 
Mais  la  guerre  a  ses  règles,  ses  poids  et  ses  me- 
sures. 


Œ^ 


21 


VINGTIEME  LETTRE. 


Devant  Sébastopol,  9  mai. 

Le  prochain  courrier  me  ramènera  en  France. 
Je  quitterai  ce  plateau  que  j'habite  depuis  le  mois 
fie  janvier.  —  Je  me  félicite  d'avoir  passé  au  milieu 
des  camps  les  rudes  mois  de  l'hiver,  d'avoir  eu  ma 
part,  minime,  je  l'avoue,  d'épreuves  et  de  privations, 
de  neige  et  de  glace;  mais  aussi  j'emporte  avec 
moi  des  souvenirs  qui  ne  s'effaceront  jamais.  —  J'ai 
assisté  jour  par  jour  à  cette  œuvre  sans  exemple. 

Pendant  mon  séjour  au  siège  de  Sébastopol,  j'ai 
voulu,  autant  que  je  l'ai  pu,  m'initier  à  tous  les 
dangers,  à  tous  les  travaux,  à  toutes  les  émotions; 
j'ai  voulu  m'a]3reuver  sans  relâche  à  cette  source 
infinie  d'impressions  diverses. 

Pour  moi,  cette  vie  des  camps,  ces  tentes  semées 
par  milliers,  ces  troupes  dont  les  armes  reluisent 
au  soleil,  ces  travailleurs  armés  de  pioches,  ces  ba- 
taillons qui  atlciidcnt  et  écoutent,  iucrustés,  pour 
ainsi  dire,  dans  les  plis  des  ravins,  ces  champs 
couverts  de  boulets,  déchirés  par  la  mitraille;  ces 
créneaux  sur  lesquels  nos  francs-tireurs  appuient 


—  2i3  — 

leurs  carabines  ;  —  ce  travail  immense  des  tran- 
chées, ces  communications,  pour  ainsi  dire,  sou- 
terraines; les  embuscades  ennemies  hardiment  po- 
sées à  50  ou  60  mètres  de  nos  parallèles,  les  balles 
qui  sifflent ,  les  boulets  qui  bondissent,  les  projec- 
tiles qui  éclatent,  le  sang  qui  coule  de  part  et  d'au- 
tre, les  morts,  hélas!  qui  jonchent  le  sol,  les  vi- 
vants qui  combattent,  les  fosses  qui  se  creusent, 
les  batteries  qui  s'élèvent  ;  —  l'attaque ,  la  dé- 
fense, la  lutte;  tout  cela  était  un  monde  nou- 
veau dans  lequel  ma  pensée  avide  plongeait  à  cha- 
que heure,  à  chaque  minute.  —  J'ai  voulu  tout 
voir,  tout  entendre  pour  essayer  de  tout  compren- 
dre; j'ai  regardé,  j'ai  écouté,  j'ai  interrogé;  car  il 
m'était  donné  d'assister  à  un  de  ces  événements 
de  guerre  qui  ne  se  retrouvent  pas  peut-être  en 
dix  générations,  et  je  pars  plein  de  confiance  et  de 
sécurité. 

Quand  on  a  vu  nos  troupes  s'élancer  au  combat, 
on  sait  ce  que  l'on  peut  attendre  de  ces  hommes 
d'airain,  le  jour  où,  leur  livrant  l'espace,  on  leur 
dira  :  «  —  Allez  !  » 

Chefs  et  soldats  seront  héroïques  et  invincibles. 

Certes ,  j'ai  l'enthousiasme  du  patriotisme ,  et  je 
m'en  vante  ;  je  ne  juge  pas  froidement  ces  actions 
qui  s'accomplissent  avec  le  sang,  ce  pur  trésor  des 
nations. 

Mais  nous  combattons  une  armée  puissante,  il 
faut  ]('  dire,  et  la  tète  du  celte  armée  est  remar- 


—  244  — 

quable  par  l'intelli.iionce  et  par  le  cœur.  —  Nous 
attaquons  une  ville  formidablement  défendue  par 
la  configuration  du  terrain  lui-même,  secondée  par 
une  artillerie  terrible ,  enveloppée  d'un  réseau  de 
bastions  dont  il  faudra  décbirer  les  entrailles,  plu- 
tôt encore  avec  la  pointe  de  nos  baïonnettes  qu'avec 
les  boulets  de  nos  canons.  —  Si  l'attaque  grandit, 
la  défense  infatigable  grandit  aussi ,  active ,  auda- 
cieuse souvent;  mais  cbaque  jour  elle  se  sent 
étouffée  davantage  par  cette  marée  qui  monte ,  qui 
la  menace  et  qui  l'engloutira. 

Il  ne  faut  pas  oublier  que  ce  n'est  pas  le  siège 
d'une  ville  que  l'on  fait  ici,  mais  le  siège  d'un  im- 
mense camp  retranché  dont  les  ressources  sont  iné- 
puisables, dont  la  vie  matérielle  et  morale  se  renou- 
velle sans  cesse. 

Si  une  armée  de  200  000  hommes  fût  descendue 
en  Crimée  et  eût  investi  la  ville  de  tous  côtés ,  le 
siège  devenait  régulier  et  la  base  des  opérations 
changeait  entièrement. 

Telle  n'était  pas  la  position.  —  Ces  200  000  hom- 
mes ,  dans  quelques  jours  ils  seront  en  Crimée. 
«  —  Et  avec  celte  armée-là,  me  disait  un  général , 
on  doit  pouvoir  remuer  le  ciel  et  la  terre.  » 

On  reproche  au  général  Canrobert  d'avoir  man- 
qué d'initiative,  d'audace.  —  Nul  n'est  plus  auda- 
cieux de  sa  personne;  mais  celle  responsabilité  de 
sang  qui  pesait  sur  lui  rèpouvanlait  et  l'arrêtait  à 
son  propre  insu. 


—  245  — 

«  —  Oui,  m'a-t-il  répété  souvent;  —  j'aurais  pu 
essayer  d'entrer  dans  Sébastopol,  mais  un  insuccès 
eût  été  un  désastre  dont  les  suites  sont  incalcula- 
bles ;  nos  retranchements  étaient  loin  d'être  ce 
qu'ils  sont  maintenant  ;  nous  n'avions  aucune 
ligne  en  arrière,  ni  défense,  ni  retraite  dans  Ka- 
micsh.  » 

Et  puis  encore  un  point  sur  lequel  l'attention  ne 
s'est  pas  assez  fixée,  ce  sont  les  difficultés  qui  sur- 
gissaient de  cette  position  double  de  deux  comman- 
dants en  chef.  —  Deux  pensées  ;  —  deux  volontés. 

Que  de  fois  le  général  Canrobert  le  disait  avec 
amertume. 

Je  me  rappelle  à  ce  sujet  ce  qu'un  jour  me  ra- 
contait le  général  Bosquet. 

Nous  parlions  d'Inkermann  ;  car  vous  devez  pen- 
ser si  j'étais  avide  de  recueillir  des  renseignements 
sur  cette  bataille ,  de  la  bouche  du  chef  qui  y  avait 
pris  une  si  glorieuse  part. 

Lord  Raglan  venait  de  retrouver  le  général  Bos- 
quet à  l'issue  de  cette  sanglante  journée. 

«  —  Général ,  lui  dit-il  tout  à  coup ,  vous  n'avez 
pas  l'air  satisfait;  et  cependant  nul  plus  que  vous 
aujourd'hui  ne  devrait  être  radieux. 

«  —  Milord,  répondit  le  général,  je  ne  suis  pas 
radieux ,  parce  que  c'est  une  batadle  heureuse  plu- 
tôt qu'une  victoire.  Il  y  a  eu  trois  heures  de  per- 
dues par  les  ordres,  les  contre-ordres,  les  appré- 
ciations diverses,  et  il  devra  toujours  en  être  ainsi, 


—  246  — 

tant  que  le  commandement  en  chef  sera  dans  plu- 
sieurs mains,  et  qu'une  seule  décision  ne  pèsera 
pas  dans  la  balance.  » 

L'attaque  contre  la  place ,  vous  le  savez ,  a  été 
longtemps  retardée  par  le  fait  de  l'armée  anglaise 
dont  les  travaux  n'étaient  pas  terminés  et  n'avan- 
çaient qu'avec  lenteur.  —  C'est  ce  qui  amena  la  ré- 
solution d'ouvrir  ces  nouvelles  tranchées  entreprises 
par  le  2*^  corps  (l'attaque  de  droite). 

Les  Anglais,  ces  soldats  inébranlables  au  com- 
bat, ces  murs  humains  que  peut  trouer  la  mitraille, 
mais  qu'elle  n'abat  jamais,  ont  eu  du  malheur 
dans  le  commencement  de  cette  expédition.  —  Une 
défectueuse  administration  intérieure  les  décimait 
plus  encore  que  la  guerre  ;  c'était  parmi  eux  une 
démoralisation  dont  je  ne  pourrai  rendre  le  cruel 
tableau;  les  soldats,  couchés  devant  leurs  tenles , 
avaient  ce  regard  morne  de  l'abattement.  —  Les 
chevaux  mouraient  par  centaines.  —  Inkermann 
avait  décapité  la  lète  de  l'armée  ;  le  vice  d'une  or- 
ganisation imprévoyante  dévorait  le  reste. 

Je  n'en  parlerais  pas ,  si  nos  alliés  eux-mêmes  ne 
l'avaient  écrit  et  répété  cent  fois  dans  leurs  journaux. 
Ce  qui  nous  a  sauvés,  nous,  —  c'est  la  guerre 
d'Afrique ,  ce  sont  nos  habitudes  de  campement , 
nos  expéditions  dans  l'intérieur  des  terres  ;  c'est 
cette  nécessité  de  tout  prévoir  dans  les  plus  petits 
détails  dont  nous  apportions  en  Crimée  l'utile  en- 
seignement. 


—  247  — 

Il  faut  le  dire ,  il  y  a  eu  bien  des  empêchements, 
bien  des  causes  de  retard ,  bien  des  obstacles  ,  dont 
on  ne  peut  que  faiblement  en  France  apprécier  la 
portée;  il  y  a  eu  surtout  l'hiver,  il  y  a  maintenant 
l'été. 

Que  fût-il  arrivé?  Quelle  victoire  peut-être  eus- 
sions-nous eu  à  enregistrer,  si  les  événements  se 
fussent  présentés  sous  une  autre  face,  si  on  se  fût 
élancé  à  l'assaut  soit  le  6  novembre,  soit  le  10  avril? 
—  «  C'est  un  secret  qui  est  dans  la  main  de  Dieu,  » 
comme  disent  les  Arabes. 

Mais  aujourd'hui ,  si  le  passé  avait  à  déposer  son 
bilan  ,  il  pourrait  le  faire  avec  orgueil  en  regardant 
l'avenir. 

Ce  bilan ,  le  voici  : 

L'hiver  traversé,  —  combat  terrible  avec  les  élé- 
ments ,  montrant  ce  que  peuvent,  dans  une  armée, 
la  mâle  énergie  du  cœur ,  l'abnégation  la  plus 
absolue;  —  près  de  400  bouches  à  feu  rangées  en 
batteries ,  43  kilomètres  de  tranchées  creusées  pen- 
dant les  pluies ,  les  neiges ,  la  glace ,  et  sous  le 
feu  de  la  mitraille  ,  dans  des  terrains  difficiles  et 
rebelles,  sans  que  toutes  ces  souffrances,  toutes 
ces  luttes,  tous  ces  labeurs  aient  un  seul  instant 
laissé  ni  trace ,  ni  doute  ,  ni  hésitation  dans  les 
cœurs.  ^  Nos  lignes,  d'un  côté,  à  60  mètres  du 
bastion  du  Mât;  de  l'autre  à  120  mètres  environ 
du  bastion  central;  —  et  tout  cela    s'appuyant, 


—   248  — 

d'une    main    sur  l'Aima ,    de   l'autre   sur  Inker- 
mann. 

Avec  de  tels  souvenirs,  si  le  présent  a  parfois 
des  heures  de  lassitude,  ces  heures  passent  comme 
des  éclairs  et  sillonnent  à  peine  la  pensée. 


Le  général  Pélissier  a  remplacé  le  général  Can- 
robert  dans  le  commandement  en  chef  de  l'armée 
d'Orient  et  le  général  Canrobert  ,  refusant  nne 
haute  position  qui  lui  était  offerte,  a  repris  le 
commandement  de  sa  division.  —  Soyez  sûr  qu'il 
l'a  fiiit  sans  regret,  sans  amertume,  avec  celte 
simplicité  du  vrai  dévouement  à  la  chose  com- 
mune. 

Le  général  Pélissier  est  bien  l'homme  de  la  cir- 
constance actuelle ,  son  visage  bruni  sous  le  soleil 
des  camps,  son  regard  étincelant  et  profond  disent 
l'énergie,  ses  cheveux  blancs  disent  l'expérience. 
Il  a  la  confiance  en  soi  qui  est  une  des  premières 
qualités  d'un  général  en  chef,  il  a  l'audace,  non 
pas  cette  audace  imprudente  qui  lance  des  légions 
au  hasard  dans  des  périls  inconnus  et  joue  la  vie 
de  tous  sur  un  coup  de  dé ,  mais  l'audace  qui  cal- 
cule et  qui  veut ,  l'audace  qui  marche  droit  et 
ferme  dans  une  résolution  prise. 

Déjà  des  succès  importants  sont  signés  de  son 
nom  :  —  d'un  côté  l'expédition  de  la  mer  d'Azoff  ; 
—  de  l'autre  la  place  d'armes  de  la  Quarantaine,  le 

\ 


—  2o0  — 

mamelon  Vert  enlevés  à  l'ennemi  ;  résultats  sé- 
rieux ,  appréciables. 

Ce  sont  de  belles  plumes  arracbées  à  cette  aile 
étendue  qui  protège  Sébastopol.  —  Une  à  une  , 
toutes  le  seront,  et  l'aile  brisée  retombera  sans 
force  et  sans  mouvement. 

«  Cela  sera,  s'il  plaît  à  Dieu,  »  comme  l'écrivait 
lui-même  le  général  il  y  a  quelques  jours. 


FIN. 


Ch.  Lahure,  imprimeur  du  Sénat  et  de  la  Cour  de  Ca?sation 
(anricniio  maison  Crapulel) ,  rue  de  Vaugirard,  U. 


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,  B36 

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Bazancourt,  César  Lecat 

Cinq  mois  au  camp  devant 
S4bastopol  2.  éd. 


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