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CINQ MOIS AU CAMP
SEBASÏOPOL
TYPOGRAPHIE DE CH. LAHURE
Imprimeur du Sénat et de la Cour de Cassation
rue de Vaut'irard, 9
CINQ MOIS AU CAMP
DEVANT
SEBASTOPOL
LE BAROX DE BAZANCOLRT
CHARGE D UNE MISSION EN CRIMEE
Deuxième Édition
PARIS
AMYOT, 8, RUE DE LA PAIX
^ '
5:iv,
AYIS DE L'EDITEUR.
La première édition de cet ouvrage a été épuisée
en six semaines, c'est le plus grand éloge qu'il
nous soit permis d'en faire. Nous publions celle
deuxième édition avec l'espoir qu'elle sera goûtée
du public qui s'intéresse à cette grande lutte où
nos vaillantes armées se couvrent de gloire, en
combattant avec tant de courage pour le drapeau
et l'iionneur de la France.
Ce petit livre n'est rien autre que la corrcspon-
danr-e de M. de Bazancourt avec Son Excellence
M. le ministre de l'Intérieur pendant son séjour à
l'armée de Crimée, et qu'il a obtenu l'autorisation
de publier. C'est la vie réelle, exacte du siège,
saisie au vol , écrite sous l'émotion de ces nuits
perpétuelles de combat. On y retrouve tous les faits
importants qui se sont passés , relatés avec la plus
scrupuleuse exactitude. C'est plus qu'un récit, c'est
le tableau animé, palpitant, des moindres épisodes
de cette lulte de cliaque jour, c'est la trame de
cette œuvre laborieuse et gigantcs([ue qui s'appelle
le siège de Sébastopol.
a
Ce volume est, à vrai dire, l'introduction du
grand travail que M. de Bazancourt va publier pro-
chainement, d'après les documents officiels, sur
TExpédition de Crimée,
Voici en quels termes 31. Henri Cauvain rend
compte , dans le Constitutionnel , de ce petit ou-
vrage , qui sera bientôt dans toutes les mains :
« Sous ce titre : Cinq mois de séjour au Camp de-
vant Sébastopol^ M. le baron de Bazancourt vient de
publier, à la librairie d'Amyot, un recueil de let-
tres qui obtiennent le succès le plus brillant et le
plus légitime. Chargé d'une mission en Crimée,
l'auteur, tout en recueillant les matériaux d'une
histoire complète de ce mémorable siège , entrete-
nait avec M. le ministre de l'Intérieur une corres-
pondance, où il lui racontait, au courant de la
plume et au jour le jour, ce qu'il voyait, ce qu'il
savait , ce qu'il ressentait. Cette correspondance , il
l'a fait imprimer aujourd'hui, sans y rien changer,
en lui laissant ce caractère d'observation person-
nelle , cette allure dégagée et familière de style ,
cette spontanéité d'appréciations qui en font le mé-
rite et le charme. Une œuvre, soigneusement éla-
borée , conçue d'après les règles de l'art , ne re-
muerait point comme ce livre, fait au hasard,
composé de fragments i)lus ou moins longs , sans
plan arrêté , sans parti pris , mais où respire cl
pal[iite l'émotion d'un témoin qui a voiUu bien voir
et qui a bien vu.
« Quand, sous le sièclo iminoiipl <]o Louis XIV,
Racine et Boileau remplissaient les graves fonctions
d'historiographes du roi, qui n'ont guère été pour
eux que de magnifiques sinécures, la guerre se
faisait d'une façon méthodique. Les armées ne se
battaient que pendant la belle saison , et elles n'a-
vançaient qu'à pas lents en pays ennemis, traînant
après elles tout le luxe qui peut embellir l'existence.
Le rôle d'annaliste de ces campagnes majestueuses
n'était point très-rude à remplir. La tradition rap-
porte, d'ailleurs, que les grands poètes dont nous
parlions plus haut ne brillaient pas à la tranchée.
Nous devons leur savoir gré d'avoir économisé une
vie qui nous a valu tant de chefs-d'œuvre. Mais un
historiographe de l'humeur et du caractère de M. de
Bazancourt n'est point homme à se renfermer
dans une réserve aussi prudente. Bien que très-
modeste sur ce qu'il a pu faire , il nous en apprend
assez pour nous laisser comprendre que sa gran-
deur ne l'a point attaché au rivage, et qu'il a, plus
d'une fois, pour mieux voir, bravé les périls de la
guerre. Il a commencé par choisir pour demeure
la maison du Clocheton , qu'habite le major de
tranchée , maison hantée par qucl([ucs boulets , sans
compter les bombes. Là, comme on le lui a dit
avec raison , il était aux premières loges. Dans les
reconnaissances, dans les inspections, dans les
communications parlementaires, nous le retrouvons
parmi les premiers, ol)Scrvateur comme un pr/iin ,
IV
bravo rnmine lui militaire. CHa ne nous étonne
point (le la part de 3Î. de Bazancourt ; mais il fanl
avouer qu'envisagée à ce point de vue , la mission
qu'il a remplie ne pouvait aller qu'à un esprit sin-
gulièrement aventureux et hardi. Car si, dans le
cours de ces pérégrinations audacieuses, une balle
l'avait atteint , si la maladie l'avait emporté , il n'eût
guère obtenu de ses amis de Paris que cette belle
oraison funèbre : Qu'allait-il faire dans cette mau-
dite galère?
« Quoi qu'il en soit, M. de Bazancourt nous est re-
venu sain et sauf avec les matériaux d'un ouvrage
qui sera curieux et plein d'intérêt , si l'on en juge
par la correspondance déjà publiée. Les lettres at-
testent, en effet, qu'il sait peindre vivement en
homme du monde, sans recourir aux grandes
phrases creuses et sonores , sans se retrancher der-
rière le rempart commode des termes techniques ,
plus propres à éblouir le lecteur qu'à l'éclairer.
Elles nous font assister aux mille scènes dramati-
ques et émouvantes de la vie des camps et de cette
guerre de siège, patiente, opiniâtre, fertile en
dangers, en embûches , en sacrifices cruels et glo-
rieux. Elles nous mènent sous la tente du soldat,
dans les tranchées, dans les batteries, sur les champs
de bataille, noms hier inconnus et désormais im-
mortels, Balaclava , Inkcrmann et tant d'autres
lieux que l'histoire n'oubliera plus. Quel éloge,
quel panégyrique de notre armée d'ailleurs, que
ce simple récit qui saisit pour ainsi dire au da-
guerréotype ses opinions, ses pensées, ses actes!
Comme la France a Lien le droit d'être tière de
ces enfants héroïques, qui, loin de la mère patrie,
défendent si vaillamment, au prix de leur sang,
de leurs fatigues et de leurs veilles , son honneur et
son drapeau !
« En effet, pour louer dignement nos soldats, les
officiers, les généraux de l'armée d'Orient, il suffit
de raconter ce qu'ils font. L'expédition de Crimée ,
on peut le dire dès à présent, demeurera dans
l'histoire militaire du monde comme un des faits
les plus étonnants et les plus merveilleux dont elle
fasse mention. Un siège entrepris à huit cents
lieues de la France et de l'Angleterre , contre une
place non investie, à la fois forteresse et port, où la
prévoyance humaine a accumulé tous les éléments
de la résistance, en face d'une armée égale en
nombre à l'armée assiégeante , c'est là assurément
l'une des entreprises les plus difficiles et les plus
glorieuses que puisse tenter l'audace de deux grands
peuples. Cette tâche immense a été résolument ac-
ceptée par nos troupes , et l'on peut dire que le
soldat français a déployé des qualités nouvelles de
résignation, de fermeté et de patience. On connais-
sait depuis longtemps sa hravoure chevaleresque,
son élan impétueux, cette faria francese irrésistible
dans une attaque de vive force. Mais on avait pu
voir trop souvent dans le passé que le soldat fran-
çaîs se décourageait aisément; qu'il perdait le sen-
timent de la discipline quand des obstacles irritants
avaient usé son énergie; qu'il manquait, en un
mot, de cette opiniâtreté qui distingue d'autres races
guerrières. Le siège de Sèbastopol a prouvé que
notre armée ne le cède à aucune, non-seulement
par le courage, mais encore par la solidité. Elle a
supporté avec une égale constance les rigueurs de
l'hiver et les chaleurs de l'été , avec une intrépidité
égale les travaux de la tranchée et les périls de
l'assaut. Elle a été brillante et calme, obstinée dans
la bonne comme dans la mauvaise fortune, d'une
invincible persévérance qui conquerra le succès et
qui a déjà conquis l'admiration de l'Europe. Les
lettres de M. de Bazancourt nous font bien com-
prendre, nous font bien voir tout cela, et c'est ce
qui fait qu'elles seront lues de tout le monde avec
un intérêt si vif, qu'on ne peut plus fermer le livre
dès qu'on l'a ouvert. »
Paris, ce 27 août 1856.
"ep»
AU
COLONEL FLEURY
AIDE DE CAMP DE S. M. L'EMPEREUR
— IX —
18 juiu 1855.
« Mon cher Fleury ,
" Je vous ai souvent entendu regretter de ne
pas être en Crimée avec votre beau régiment de
Guides , et je sais avec quelle anxiété de chaque
jour, de chaque heure , vous suivez celte guerre ;
car c'est plus qu'une expédition , c'est une véri-
table guerre , et ce sera dans les annales de l'his-
toire une des entreprises les plus mémorables et
les plus gigantesques qui aient jamais été tentées.
« Aussi, c'est à vous que je dédie ces pages. —
N'y cherchez pas une œuvre d'ensemble , habile-
ment combinée et se reliant entre toutes ses parties.
— C'est la vie du siège lui-même pendant les cinq
mois que j'ai passés en Crimée , écrite à la hùte ,
comme les événements arrivaient , sous l'émotion
du combat , et avec la fièvre des plus terribles ,
mais aussi des plus nobles émotions.
'< J'ai retracé ce que j'ai vu , et j'ai cherché à tout
voir , à tout étudier , à tout comprendre ; je me
suis initié par tous les points de contact à cette
belle vie des ramps, et j'ai essayé ))arrois d'en par-
tager obscurémetit les dangers.
« Ce sont toutes mes impressions , toutes mes
joies, toutes mes craintes, tous mes enthousiasmes,
toutes mes tristesses, et souvent j'ai senti ma plume
hésiter devant la solennité et la grandeur des ta-
bleaux qui se déroulaient devant moi.
« Quels saisissants spectacles ! — quelles nuits
pleines de cris de guerre et de foudroyantes déto-
nations ! — La France donne à ses enfants des bras
de fer et des cœurs de bronze.
« Je suis sûr , mon cher Fleury , que vous lirez
ces lettres avec sympathie, et j'espère qu'elles ne
seront pas pour vous sans intérêt ; mais je désire
surtout que vous y trouviez le souvenir d'une bien
ancienne et bien sincère amitié.
« Tout à vous ,
« Bai'on DE Bazancol'rt. »
Ayant obtenu raulorisatiou de publier celte cor-
respondance , j'espère qu'elle aura quelque intérêt
pour le public; car, si elle ne parle pas des faits
d'aujourd'hui, elle parle des faits d'hier, et les évé-
nements qu'elle retrace se tiennent par la main
avec ceux qui s'accomplissent. — C'est la semence
que l'armée recueille aujourd'hui ; — c'est cette
belle et noble moisson d'abnégation , de dévoue-
ment , de travaux incessants , de lutte héroïque.
Dans ce siège étrange , sans précédent dans les
annales d'aucun siècle ni d'aucune nation , les
actes militaires se ressemblent et sont des frères
jumeaux pour la gloire comme pour les dan-
gers.
Que l'on ne cherche pas dans ce petit volume
les appréciations stratégiques d'un homme de
gueçre, et l'analyse lechni(|ue de celle tâche labo-
rieuse que nous poursuivons sans relâche depuis
huit mois. — C'est la vie de tous les jours saisie au
vol, c'est la relation exacte des événements tels
qu'ils se sont passés, à l'heure même où ils se sont
passés , écrite lorsque le canon grondait encore et
que la fusillade faisait entendre ses longs déchire-
ments, lorsque l'émotion de ce souffle puissant de la
guerre faisait battre mon rreur et treml)ler ma
main.
J'aurais pu , en relisant ces lettres envoyées à
diverses époques , les modifier selon le résultat des
faits accomplis , et corriger les appréciations du
moment par des appréciations après coup ; — mais
c'eût été leur enlever leur cachet, leur caractère,
leur physionomie , c'eût été mentir à leur propre
vérité. Elles sont ce qu'elles sont; — leurs dé-
fauts ( si on peut le dire) deviennent leurs qua-
lités.
Quelquefois on retrouvera les mêmes pensées
représentées sous des formes différentes. — C'est
qu'un siège, se traniant la nuit à pas lents dans des
tranchées qu'il creuse péiiihlement , offre peu d'as-
pects variés et n'a pas l'allure dégagée , hautaine ,
variée d'une campagne. — Le siège a une base, des
principes, des règles voulues dont on ne peut, dont
on ne doit pas s'écarter; sa marche lui est tracée
par avance; c'est un livre ouvert, pour ainsi dire,
dans lequel amis et ennemis lisent incessannnent.
— Mais quel livre plein d'intérêt ! quelles agitations
inconnues !
XIII
J'écrivais sous la tente, en plein air, à pied ou à
cheval ; — aujourd'hui dans le jour, demain au mi-
lieu de la nuit.
Pour tout voir, nouv tout entendre, pour être
au cœur même des moindres agitations , des plus
petites entreprises , je suis allé habiter avec le
major de tranchée. — En arrière et en avant de
notre petite habitation sont creusées ces tranchées
sans cesse remplies de soldats , les uns portant des
fusils, les autres portant des projectiles. — J'étais
aux premières loges, comme me le répétait souvent
le général en chef.
Avant de terminer ces lignes , qu'il me soit per-
mis d'exprimer ici toute ma reconnaissance pour
la sympathie que j'ai trouvée parmi les chefs de
l'armée.
Ils ont fait de la mission dont j'étais chargé une
œuvre facile , et de mon séjour en Crimée un sou-
venir qui ne s'effacera jamais.
Je ne puis dire avec quelle bonté tous m'ont
accueilli , avec quelle affabilité ils se sont prêtés à
me donner les renseignements que je leur deman-
dais, si précieux et si importants pour moi. — Si
le travail que je préparc sur l'expédition de Cri-
mée, et dont ce petit volume n'est en quelque sorte
que l'introduction , a quelque mérite ; s'U retrace
avec vérité les aspects variés à l'infini de ce grand
drame militaire, que je prends à Varna et que j'es-
père bien conduire dans les murs de Sébastopol ,
b
XIV
je le dois à celte bienveillance de tous les jours ,
aux conversations échangées , aux récits recueillis
avec soin , aux notes intimes si obligeamment
communiquées.
œ^!j:)
LTGYPTUS.
Envoyé on mission pour écrire l'iiistoire de l'ex-
pédition de Crimée et ofliciellement accrédité par
S. Exe. le maréchal ministre de la Guerre auprès
du général commandant en chef l'armée d'Orient ,
je me suis emharqué le 8 janvier sur VÉgi/ptus ,
par un heau temps que nous avons conservé jus-
qu'à Messine.
Mer calme et hleue , semhlahle à ce grand man-
teau d'azur dont parlent les poètes, ciel sans nuage,
hrise de printemps. Le soleil , cette joie de tous les
temps et de tous les pays , rayonnait à la fois sur
le pont et sur les visages des 300 soldats que nous
avions à hord. — Eux aussi , ils allaient vers la
Crimée , cette terre promise à leur ardeur giier-
ricre, eux aussi, ils allaient prendre pari aux coni-
hats , aux travaux , aux rudes épreuves de leurs
frères d'armes , et venant , riant et causant, ils sou-
riaient à cette immensité qui les entourait.
Mais, lorscjne nous fûmes dans la mer Ionienne,
le vent changea tout à couf) , et, sur le point d'en-
trer dans le golfe de Lcpante, nous fûmes assaillis
— xvr —
par un très-gros temps. Les lames eml)arqiiaient
sur le pont et couvraient à chaque instant les pau-
vres soldats qui se courbaient sous les vagues dont
l'écume gelée les fouettait en passant ; l'on enten-
dait rouler çà et là les bancs que l'on n'avait pas
attachés.
Les passagers, effrayés du craquement du bateau
et de ces bruits inaccoutumés qui semblent annoncer
que le vaisseau s'enlr'ouvi'c , s'étaient réfugiés sur
le pont , et, semblables à un Iroupeau effrayé , se
serraient les uns contre les autres, interrogeant
le ciel sombre et les nuages noirs qui couraient
follement dans le ciel , comme si eux aussi eus-
sent été effrayés de la tempête.
Il y avait à bord plusieurs chevaux et des mulets ;
tantôt ils trépignaient , tantôt levaient la tète avec
des mouvements nerveux, tantôt cherchaient à dé-
chirer de leurs dents tout ce qui les approchait. —
Les pauvres bètes ! elles avaient connue nous cette
horrible torture qu'erifante le bouleversement des
vagues, et de plus que nous, l'effroi sans l'intelli-
gence qui raisoime , sans la pensée qui sauve. —
Aussi , ils frappaient de leurs pieds ferrés les parois
humides de leurs boxes, et l'on entendait sous le
roulis qui les poussait battre leurs flancs contre
les j)lanches. Leurs jai-rets tremblaient , leurs ge-
noux fléchissaient ; l'un d'eux fut si violennnent
jeté, (|u'il se brisa connue un cori)s inerte et re-
tomba sans vie.
Il appartenait au lieutenant-colonel du régiment
qui était à bord; — c'était son cheval de prédilec-
tion: il l'avait appelé Vulcain. A chaque instant il
le caressait, lui apportait quelque chose, le flattait
de la main : — il lui parlait des Russes , de Sébas-
topol, de combals , il causait avec lui enfin ; et le
cheval, redressant les oreilles, semblait attacher sur
lui ses grands yeux noirs intelligents et vifs , et
gonflait ses narines brillantes. Souvent déjà , dans
le commencement de la traversée , pendant que la
mer se jouait mollement sous notre bateau avec un
faible murnnu'e , je m'étais ari'èté pour regarder
Vulcain avec son maître, et le colonel me disait :
« C'est lui que je monterai la première fois que
je paraîtrai devant les Russes; — n'est-ce pas, ajou-
tait-il, si l'on reçoit, monté sur Vulcain, une balle
dans la poitrine, ou meurt noblement, dépassant
ses ennemis de la tète ? »
Et en parlant ainsi , il le caressait avec orgueil
et tendresse à la fois. — Hélas ! pauvre Vulcain !
si fier, si hennissant, si plein de vie et de noble
ardeur, il n'était plus! il gisait en travers de la
boxe sur les planches que trempait la vague en
bondissant.
Le colonel était appuyé contre un mât , la tète
courbée.
Quelques minutes après , deux marins arrivaient
tenant des lanternes.
Un instant la lumière frappa sur le visage du
XVIII
c'ol(j]iel , et je vis ses deux joues sillonnées par des
larmes. — Pour tous , ce n'était qu'un cheval
mort ; pour lui , c'était un ami qu'il perdait.
Le commandant arriva.
« Ce pauvre cheval est-il bien mort? >' dit-il.
Le colonel s'approcha alors , se pencha sur Vul-
cain toujours silencieusement , et passa la main
sur sa tète toute humide ; on eût dit que le pauvre
animal reconnaissait son maître, car il ouvrit à moi-
tié ses yeux dont les longs cils étaient collés les
uns contre les autres , essaya de soulever la tête ,
puis retomba, étendit son cou, roidit une dernière
fois ses jambes et mourut.
Une heure après , les marins lui attachaient des
cordes sous le ventre pour le jeter à la mer.
Il faisait alors petit jour, quelques lueurs blan-
chissaient faiblement l'horizon.
C'était, je vous assure, un triste et grave spec-
tacle ; car la mort , sous quelque aspect qu'elle se
présente, parle toujours sérieusement à la pensée
des hommes.
Et puis, sur ce bâtiment que bouleversaient les
vagues , avec ce demi-jour qui sillonnait quelques
fronts, ces lanternes qui jetaient leurs pâles lueurs,
les passagers groupés, les soldats enveloppés dans
leurs couvertiu-es grises dont dégouttait l'eau de la
mer, tantôt éclairés, tantôt entièrement dans l'om-
bre, selon le mouvement que la vague imprimait
au bàliment; — ton! cela avait une poésie luiiubi'c
et fatale; on eût dit une de ces histoires de mer
que racontent, de retour dans leurs foyers, les
vieux marins , ou bien une de ces vieilles légendes,
souvenirs funèbres jetés parmi les vivants.
Bientôt on eut hissé le pauvre cheval sur le bord ;
et , pendant qu'ils le soulevaient avec leurs cordes,
les marins faisaient entendre leurs bruits cadencés,
pour donner plus d'ensemble à leurs mouvements.
Au moment où le corps de Yulcain disparaissait,
je vis le colonel retirer son képi et incliner la tète.
Tout le monde avait quitté la place, lui y était
encore.
Dans la matinée nous passâmes à l'endroit où se
livrait, tant de siècles auparavant, le fameux com-
bat naval de Salamine , et nous vîmes , éclairée par
un rayon de soleil, la montagne du haut de laquelle
Xerxès assista à l'anéantissement de sa flotte.
Quelle richesse inépuisable de souvenirs se dé-
roule à chaque pas, gravée, pour ainsi dire, sur
chaque roche avec des noms qui ont bercé notre
imagination naissante!
J'étais dans ma cabine et j'entendis des chanls
que les voix répétaient en chœur.
« — Allons, » me dis-je, « ces pauvres soldats
n'ont pas tant souffert que je croyais. »
Et je m'empressai de monter sur le pont.
Sur l'avant du bateau, presque tous étaient réu-
nis en cercle dans des tenues suffisamment pitto-
resques.
Les uns, drapés dans leurs couvertures, ressem-
blaient à des Bédouins ; les autres avaient tourné ces
mêmes couvertures autour de leur corps et conser-
vaient encore sur eux ce désordre d'une nuit
d'orage ; — quelques-uns tenaient à la main de
petites gamelles dans lesquelles il y avait du café ;
ceux-là croquaient à pleines dents un biscuit qui
essayait vainement de se défendre; d'autres cber-
chaient à conserver malgré le roulis un équilibre
souvent compromis.
Au milieu de ce cercle auquel s'étaient mêlés les
passagers , hommes et femmes , trônait un soldat ,
monté sur un banc. — C'était le chanteur de la
troupe. Il connaissait sa supériorité, et il entonnait
à pleins poumons cette touchante mélodie de Paul
Henrion que tout le monde connaît, les marins
surtout, — Si loin! Cette mélodie par ehe-même est
pleine d'àme, de sentiment vrai; dite ainsi au mi-
lieu de la mer, sur ce bâtiment isolé , par ces sol-
dats qui pai'taient pour un rivage lointain , elle
prenait un caractère étrange de triste mélancolie,
et quand tous en chœur répétaient ces mots si
simples :
Je lui jcUc un mot cl prie
Pour ma mère, héhis! si loin !... si loin!...
il me semblait (pie c'était un dernier adieu de tou-
tes ces voix au foyer paternel et la [)rière du soldat
pour sa vieille mère.
— XXI
Il fallait voir comme cliacmi faisait silence. — Je
suis sûr que rimpression que j'ai ressentie était
dans tous les cœurs.
« — Savez-vous, » me dit le capitaine en passant
près de moi, « que c'est un spectacle qui en vaut
bien un autre. »
A ce chant succédèrent de joyeuses chansonnet-
tes que les soldats accompagnaient de leurs rires
et de leurs battements de mains.
A une heure , le dimanche , nous touchâmes au
Pirée.
Le Pirée, c'est Athènes.
Athènes, c'est le souvenir de notre enfance; c'est
le berceau de tous ces grands récits héroïques qui
nous suivent pas à pas sur les bancs du collège et
nous répètent sans cesse des noms immortels. — La
pensée connaît Athènes avant que les yeux l'aient
vue.
Il y a deux petites lieues à peu près du Pirée à
la vieille ville; dès que j'eus touché terre, je me
mis dans une horrible voilure avec le lieutenant-
colonel et deux officiers , et nous nous fîmes ca-
hoter le plus vite possible par deux rosses étiques,
que de Tinlérieur nous entendions souffler comme
de vrais marsouins.
Devant nous se déployaient déjà l'Acropolis et le
Parthénon.
J'eusse voulu être seul et aller m'asseoir sur un
XXII —
de ces rochers nus et abrupts, pour me laisser vivre
quelques heures par la luédltation au milieu des
ruines de la ville antique qui domine la nouvelle
ville de toute sa majesté; mais c'était un rêve de
poète; et les bateaux à vapeur n'ont que bien peu
de poésie.
Il me fallut parcourir à la hâte toutes ces gran-
des choses du temps passé.
La neige pendant la nuit était tombée avec abon-
dance , toute la terre était blanche ; et à travers les
vieux portiques, à travers les colonnades à moitié
détruites du temple de Jupiter olympien , au lieu
d'un ciel bleu, je ne voyais que les nuages gris qui
venaient à l'horizon tristement s'harmoniser et se
confondre avec le blanc manteau étendu sur la
terre. — Ces ruines vues ainsi sont plus solen-
nelles; elles ne sont pas dorées d'un rayon de
soleil , mais elles sont enveloppées d'un rayon
de poésie. C'était , selon moi , un spectacle plus
beau , plus grand que n'eût été celui d'Athènes
avec ses riants jardins, ses vertes prairies, son
ciel d'azur.
Entourés d'un froid manteau de glace qui sem-
blait s'être étendu à leur pied, n'osant pas en
atteindre le faîte, ces débris parlent plus grave-
ment à la pensée et à la méditation.
Je dois dire que mes compagnons se conten-
taient d'avoii' froid et ne partageaient pas mon
npiiiioii.
XXHI
Je jetai un regaril sur le monticule où siégeait
l'Aréopage, tribunal suprême de la Grèce, et sur
la petite prison creusée dans le roc où Socrate,
entourée de ses disciples , prit la coupe pleine
de ciguë , et après leur avoir appris comment on
devait vivre , leur apprenait comment on devait
mourir.
Puis nous partîmes bien vite pour retourner au
Pirée.
« — Ce n'est que cela Athènes, » me dit un offi-
cier, « ma foi ce n'est pas la peine de tant en par-
ler; j'aime mieux ma dernière ville de gar-
nison. «
(Qui sait? c'était peut-être Carpentras! ) — Oh!
ma pauvre Athènes, c'est bien la peine d'être si
vieille et si renommée pour être traitée ainsi!
Le colonel ne dit rien , mais je crois qu'il avait
à peu près la même opinion.
« — Et vous, qu'en pensez-vous? » me dit l'offi-
cier.
« — Moi, » lui dis-je, « je n'ai jamais été en
garnison. »
Le surlendemain nous touchions à Galhpoli , pe-
tite ville bien sale, bien laide et où je ne m'étonne
pas que le choléra ait fait sa fLinèhrc moisson.
A Galhpoli, de la neige comme au Pirée, et le
lendemain, de la neige à Gonstantinople. — Les toits
Idancs bordant la iikm' do tous cùtés sembla ieul
d'immenses volées de mouelles prêtes à s'.iballre
sur le rivage.
Il faut voir Conslantinople à travers le prisme de
sou Bosphore et bien se garder d'y entrer. Je pour-
rais ici parler des sept tours et des murs crénelés
de la ville, des sept collines sur lesquelles elle est
bâtie en amphithéâtre, du palais du sérail, du
vieux Stamboul, de Sainte-Sophie; mais je me
sentais si près de la Crimée , que Conslantinople
disparaissait devant moi ; l'impatience me dévo-
rait.— A peine si je m'apercevais que je nageais
dans la bouc et que mes pieds s'enfonçaient jus-
qu'à la cheville dans la neige.
Je m'emharquai tout aussitôt pour Kamiesh, et
je me trouvai sur le haleau avec le général Niel et
le colonel Vaubert de Genlis. J'avais pour ce der-
nier une lettre du colonel Franconnière, chef du
cabinet du ministre de la Guerre; je la lui donnai
avec une caisse de cigares à son adresse , ce qui lui
plut infiniment. — Nous fîmes vite connaissance, et
il me présenta au généjal Niel. Le général, qui
aujourd'hui dirige en chef les travaux du siège de
Sébastopol, est un homme aimable, distingué; sa
conversation est très-attachante.
11 nous parla du siège de Bomai'sund, il nous
raconta plusieurs épisodes très-intéressants de celte
petite expédition si vite et si heureusement accom-
phe.
Les moindres, détails, quand ils sont racontés
XXV
par celui-là même qui y a pris part, acquièrent
un intérêt tout particulier.
Vous savez que, pendant le siège de Silistric ,
Omer-Paclia, qui craignait chaque jour que la
place ne fût forcée de se rendre , à bout de res-
sources et de défense, pressait le maréchal de
Saint-Arnaud par des courriers successifs d'en-
voyer des renforts à son secours. — Le maréchal
fit aloi's demander à l'amiral Dundas des bâtiments
pour transporter à la hâte des troupes de GalU-
poli à Varna; mais l'amiral lui fit répondre que
les bâtiments do guerre ne servaient pas, d'après
les usages anglais, à transporter des troui)es, et
que c'était une règle jusqu'alors sans excep-
tion.
A Bomarsund , nous racontait le général Niel ,
lorsque la citadelle fut rasée, on pensa à se rem-
barquer; les moyens de transports étaient insufti-
sants, et un corps de 3 à 4000 hommes ne pou-
vait trouver place. 25000 Russes environ tenaient
la campagne , et ces troupes eussent été exposées à
une attaque à laquelle leur petit nombre ne leur
eût pas permis de résister.
Le général Baraguey-d'Ililliers fit appel à l'ami-
ral Charles Napicr pour obtenir de lui des moyens
de transports, il éprouva le même refus dans les
mêmes termes; mais la position était grave, il de-
manda une entrevue à l'amiral, qui \int à terre.
— A celte entrevue assistaient un contre-amiral
anglais, et de notre côté le général du jiénie
Niel.
Le général Baraguey-d'Hilliers exposa avec une
grande énergie la position des troupes, l'urgente
nécessité des transports qu'il demandait.
L'amiral Napier, s'appuyant toujours sur les rè-
gles établies , refusait avec regret , disait-il , lorsque
le contre-amiral, dont le nom m'échappe, se leva et
dit avec une dignité pleine de respect :
-t — Amiral, le général français a raison, et
l'honneur de l'Angleterre ne vous permet pas de
refuser. »
L'amiral, après quelques paroles encore échan-
gées, désira que la demande lui fût faite par écrit,
disant qu'il y répondrait.
Le lendemain, les transports étaient à la disposi-
tion du général.
L'amiral Ch. Napier a pu voir que les Français
payent au centuple les services qu'on leur rend.
Ensuite on parla de la Crimée , de l'Aima , de la
mort si belle et si noble du Maréchal , des soldats ,
ces héros inconnus de chaque jour, et c'est ainsi ,
qu'au milieu d'intéressantes conversations, dont je
dévorais chaque parole avec un intérêt inexprima-
ble, nous arrivâmes à Kamiesh.
Quelques minutes après, j'étais sur le sol de Cri-
mée et j'entendais déjà retentir au loin le bruit du
canon.
CINQ MOIS
AU
CAMP DEVANT SÉBASTOPOL,
CINQ MOIS
AU
CAMP DEVANT BÉBASTOPOL
WIEJIIÉRE LETTRE '.
Devant Sébaslopol , 2 février 1855.
Les impressions que j'ai ressenties en arrivant en
Crimée ne seront peut-être pas sans quel([ue inté-
rêt pour ceux qui les liront; car elles sont en de-
hors de tout jugement lait à l'avance, de tout parti
pris; ce sont celles d'un liomme qui, au lien de
visiter les champs du passé où gisent les débris de
plusieurs siècles, vient visiter les champs du pré-
sent où \it, s'agilc et pense tout ce qui intéresse et
préoccupe en ce moment le monde européen.
Quelques lignes surKamiesli, car K;uniesh, c'est
1. Ces lellres ont été adressées par l'auteur, pendant son st-
jour eu Crimée , à S. Exe le ministre de l'Iniérisur.
4
l'âme, c'est la vie de ces milliers d'hommes débar-
qués sur une terre étrangère ; — c'est le trait
d'union qui relie la Crimée à la France.
A C(Mé de son port où arri\ent chaque jour des
approvisionnements de toute uature, et dans lequel
séjourne la flotte de l'amiral Bruat prête à tout évé-
nement, Kamiesh a son poit couunercial.
Cette dénomination est peut-être bien orgueil-
leuse, lorsqu'il s'agit de quelques cabanes en bois
et de tentes groupées les unes à côté des autres ;
mais enfin, il y a des rues : — la rue Napoléon,
la rue Canrobert, la rue de Lourmel , je crois, la
rue du Commerce.
Belles rues, en vérité, sans asphalte, sans trot-
toirs, sans balayeurs , mais que voulez-vous ? — A
la guerre comme à la guerre. — Les beaux jours
on a de la boue seulement jusqu'à la cheville ; les
mauvais jours.... ohl.. n'en parlons pas; Dieu qui
est bon les fera rares, j'espère.
Les cantines de toute espèce abondent, les in-
scriptions les plus splendides s'étalent devant les
huttes des marchands, et l'on vous demande bra-
vement des prix fabuleux de la moindre petite
chose. — Que voulez-vous? la mer Noire est
mauvaise, les temps sont durs, et la Crimée a des
nuits cruellement froides ! C'est le petit commerce
qui vole en grand ; — il faut bien que tout le monde
vive.
A quelques minutes du port les camps commen-
— 3 —
cent à s'échelonner, petits villages nomades qui
s'élèvent comme par enchantement sous la main
laborieuse de nos soldats.
C'est un spectacle étrange et curieux à la fois de
parcourir ces plaines semées de boulets semblables
à ces terrains rocailleux sur lesquels on ne saurait
marcher sans heurter du pied une pierre. Le sol est
effondré par les bombes. — De quelque côté que
l'on se dirige, les terres déchirées offrent les mêmes
traces , et cette semence de mitraille remplace les
vignes chargées de grappes qui couvraient au mois
de septembre une partie de ce plateau.
Ce qui m'a surtout frappé, c'est l'ignorance com-
plète dans laquelle, ce que l'on est convenu d'appe-
ler en France « l'opinion publique, •> est de la réalité
des événements qui se passent en Crimée. — Que les
bons bourgeois, que les inquiets travailleurs de
jeux de bourse , les semeurs de nouvelles certaines
me permettent de le leur dire en toute conscience :
«' — ils ne savent rien du tout » et je conçois
maintenant l'étonnement que devaient éprouver ici
ceux qui lisaient les journaux en voyant ces bruits
de source certaine tellement en dehors du plus
petit reflet de la vérité.
Malheureusement , il faut le dire , on ne peut
écrire ce qui se passe en Crimée; ce serait com-
mettre une imprudence cruellement préjudiciable
peut-être à l'intérêt général, et la vie d'un homme
pourrait bien être le prix de chaque ligne écrite.
— 4 —
Los journaux ne s'arrèlent pas dans la tir-
, conscription des parties intéressées ; en instruisant
ses amis, on instruit ses ennemis, on découvre ses
propres ressources, on met à nu ses moyens d'at-
taque ; on éclaire ceux qu'il faut tromper, et l'on
peut réduire à néant les conceptions stratégiques les
mieux combinées.
Donc on n'est pas instruit à Paris ou en France
des détails réels, parce qu'on ne doit pas en être
instruit; mais lorsque les événements auront parlé,
lorsque ce qui est encore l'inconnu aujourd'hui,
appartiendra au domaine des choses accomplies ,
combien ceux qui s'empressent de porter des juge-
ments seront étonnés! — et ils comprendront peut-
être pourquoi les armées alliées, entrées en Crimée
depuis le 14 septembre , ne sont pas encore dans
Sébastopol.
Certes, le hasard quand il réussit est une magni-
fique chose, on le couronne de lauriers et on le
glorifie des noms les plus ponqieux, mais le hasard
n'en est pas moins le hasard, malgré sa couronne
et ses triomplies, et faut-il imprudemment lui jeter
en pâture la vie de milliers d'hommes et compro-
mettre peut-être une position certaine? — Je vou-
drais voir seulement vingt-quatre heures au milieu
des camps ceux qui , en ouvrant leur journal du
soir, disent avec insouciaucc et mauvaise humeur
en le rejetant sur la table : « Counnent ! Sébastopol
n'est pas encore pris ? >'
— 5 —
Attendez; avec la volonté de Dieu et notre bonne
armée, vous l'aurez! — Quand? — La curiosité est
un vilain défaut, à la guerre surtout.
Ici l'on n'en sait pas davantage. On craint beau-
coup plus les indiscrétions que l'on ne craint l'en-
nemi ; on s'entoure de mystère avec raison. — On
parle peu, ou on ne parle point dans les hautes
régions; à peine si le secret de la pensée se dévoile
devant l'intimité la plus entière.
La veille du jour de l'ouverture du feu, on ap-
prendra seulement la décision du général en chef;
toutefois, ici comme à Paris, on se livre à de jour-
nalières conjectures que la réalité du lendemain
détruit; mais ce que je puis vous dire, moi, qui
ai moins le droit qu'un autre d'être indiscret,
c'est que jamais peut-être expédition plus au-
dacieuse, plus gigantesque n'a été entreprise;
que jamais peut-être de plus grands , de plus for-
midables travaux n'ont été accomplis dans des
conditions plus diftîciles; que jamais peut-être il
n'a été donné à une armée de prouver, comme l'a
fait celle-ci, ce que peuvent une bonne oi'ganisa-
tion intérieure, une discipline sévère, une résigna-
tion sans limite , une force de volonté au-dessus
des plus rudes épreuves et des plus douloureuses
privations.
Le courage qui fait affronter à un soldat la balle
ennemie ou le canon chargé à mitraille, n'est rien
auprès de ce calme passif qui ffiit braver les élé-
ments, les vents, la pluie, la neige, le froid qui gèle
les membres et renverse inanimé à vos pieds le frère
d'armes auquel vous serriez la main tout à l'heure. —
Non , le courage qui donne sa vie, ne peut se com-
parer à cette énergie de race , à cette force su-
prême que rien ne démoralise, que rien n'abat et
qui marche toujours la tète haute , le front calme
dans la ligne du devoir et de l'abnégalion.
Ce que je puis vous dire encore, c'est que 32 ki-
lomètres de tranchées ont été ouverts , c'est que
nous sommes sur certains points à 130 ou 140 mè-
tres de la place , c'est que chaque pelletée de terre
a été enlevée par le bras d'un homme , qu'elle
ait été trempée par des pluies continuelles ou
enfouie sous la neige amoncelée , que des batte-
ries formidables sont établies et que le jour de
l'ouverture du feu le plateau de Chersonèse trem-
blera jusque dans ses fondements devant ce volcan
qui bondira de toutes parts.
Ce sera un affreux mais un sublime spectacle !
— Ce sera un orage des hommes plus terrible
peut-être que les orages de Dieu,
Depuis que je suis arrivé ici, rien de très-impor-
tant ne s'est passé.
Les Russes tirent environ trois mille coups par
jour, voilà tout.
Le seul événement, c'est une sortie qu'ils ont faite
dans la nuit du 31 janvier au V février.
Comme toutes les sorties se ressemblent, en
vous parlant de celle-là, c'est vous dire ce qu'ont
été toutes les autres (j'en excepte celle du 5 no-
vembre, qui avait pour but de faire diversion à la
bataille d'hikermanu et d'empêcher le corps de
siège de renforcer le corps d'observation).
Dans la nuit du 1" février on entendit du côté de
la tranchée sonner le garde à vous que le clairon de
garde au Clocheton répéta aussitôt. — Il était à ce
moment quatre heures du matin.
Les sonneries des garde à vous sont souvent des
éveilleurs importuns et inoffensifs, qui donnent l'a-
lerte, agitent un instant les esprits, mais l'écho silen-
cieux, en ne répétant le bruit d'aucune fusillade,
démontre que chacun est resté chez soi et que tous
peuvent reprendre non leur sommeil, mais leur veille
tranquille. — Ce n'est quelquefois qu'un bruit inac-
coutumé qui a frappé l'oreille attentive de la senti-
nelle, une ombre projetée aux clartés vacillantes
de la lune, et qui peut receler dans son sein l'ap-
proche lente et cachée de l'ennemi.
Mais cette nuit-là , l'alerte était réelle ; on enten-
dait les coups de fusil, et par intervalle les hurrahs
poussés par les Russes selon leur habitude; de
plus , un planton accourait précipitamment an-
noncer l'attaque au major de tranchée qui, d'après
les histructions reçues, conserve chaque nuit des
bataillons en réserve.
Le point sur lequel l'ennemi tentait une sortie
était à l'extrême gauche de notre troisième paial-
lèle, sur iiu boyau nouvellement ouvert , et contre
lequel, depuis la veille, il avait fait un assez vigou-
reux feu d'artillerie.
Déjà des renforts étaient partis pour venir en
aide aux troupes attaquées. Ces renforts ne peu-
vent jamais arriver à temps pour être de quelque
utilité aux compagnies engagées dans ces sorties,
qui ne sont à vrai dire qu'un coup de main dont la
durée ne dépasse guère douze ou quinze minutes ;
mais, s'ils ne servent point pour ces attaques sans
importance , ils ont pour but d'apporter un se-
cours efficace, dans le cas oîi le combat prendrait
un caractère sérieux, comme cela est arrivé le
5 novembre.
Nous entendîmes de la petite maison du Cloche-
ton, siège du major de tranchée, une assez vive
fusillade pendant quelques minutes, puis quatie
coups de canon chargés à mitraille annoncèrent
clairement que l'attaque avait été repoussée et que
notre artillerie de campagne envoyait ce salut
d'adieu à l'ennemi qui regagnait à la hâte ses posi-
tions.
Il faut le dire : en règle générale, ces attaques
nocturnes doivent presque toujours être à l'avan-
tage des assaillants, non comme importance réelle,
car ces sorties n'en ont aucune et ne déplacent pas
un pouce de terre dans nos travaux, mais connue
perte d'honnnes ( dans une proportion relative ,
bien entendu); car quelques minutes se sont tou-
— 9 —
jours écoulées avant que les compagnies , nécessai-
rement développées sur une certaine étendue , puis-
sent se grouper et offrir consistance ; dès ce moment
l'ennemi est vigoureusement repoussé. — Aussi,
après avoir essuyé le premier choc , se garde-t-il
bien de tenir pied.
C'est une grande erreur, et que l'on accrédite
à tort, de dire que les Russes se battent mal et
sans énergie ; d'abord celte assertion diminue le
mérite de nos soldats qui, pris à l'improviste, lors-
qu'ils sont le plus souvent trempés par la pluie ou
transis de froid, sortent victorieux de ces combats
inattendus, mais encore elle est entièrement dénuée
de vérité.
Les Russes abordent nos tranchées très -vigou-
reusement, et ces petites escarmouches, pour être
courtes, n'en sont pas moins fort meurtrières. —
Ils vont même jusqu'à lancer des pierres qui, très-
souvent , blessent nos soldats. Ils ont de plus, dans
ces derniers temps, imaginé un nouveau mode de
combat qui, avec raison, a paru inusité et quel-
que peu sauvage. Ils s'arment de crocs en fer et
de lacets au moyen desquels ils essayent, en opé-
rant leur retraite , d'entraîner quelques-uns de nos
soldats. — Plusieurs officiers m'ont assuré, que
lorsqu'ils regagnent leurs retranchements, et qu'ils
sont poursuivis la baïonnette dans les reins , des
liommes se détachent subitement à la faveur de
la nuit, s'éloignant à une vingtaine de pas dans
— io-
des directions différentes, puis se couchant à terre,
tiennent une corde tendue ; vous comprenez que
nos soldats arrivant au pas de course, sont ren-
versés par cet obstacle inattendu, ce dont l'en-
nemi profite de son mieux, soit pour nous faire
quelques prisonniers, soit pour nous tuer quel-
ques hommes en se retirant.
Le général en chef, en ayant eu connaissance,
s'est plaint par lettre de ce mode de guerre peu
usité, ajoutant « qu'il croyait devoir porter à la
connaissance du général Osten-Sacken ces faits que
sans doute il ignorait, qu'il lui laissait le soin de
les apprécier, mais que dans notre vieux langage
français cela s'appelait : «< combattre à armes peu
courtoises. »
Le général Osten-Sacken répondit : « qu'en effet il
l'ignorait, mais que souvent les travailleurs entraî-
nés par un élan subit se joignaient aux volontaires
qui allaient la nuit attaquer l'ennemi, et qu'alors il
était naturel qu'ils prissent pour se défendre les
objets à leur portée pour s'en faire des armes
offensives et défensives. » — C'est une réponse
comme une autre.
Sonune toute, ces sorties des Russes doivent leur
coûter autant qu'à nous ; seulement le fait est diffi-
cile à constater, car ils sont mallrailés surtout
pendant leurs retraites et ils enlèvent, autant qu'ils
le peuvent, leurs morts et leurs blessés.
Si l'on envisage le point de vue milil.iire , ces ni-
— H —
taqucs sont très -bonnes pour nous ; elles habituent
nos soldats aux agressions subites , inattendues , et
leur montrent la nécessité impérieuse d'une veille
assidue dans les tranchées.
Les Russes en ont sans doute compris l'inutilité,
car ils ne les renouvellent que très-rarement.
Du 20 janvier au 1" février rien n'avait été tenté
par eux.
Mais dans quelques jours la lune, cette protec-
trice céleste, va nous abandonner et peut-être pro-
fiteront-ils de l'obscurité de la nuit pour recom-
mencer Icnrs attaques. En fout cas, ils peuvent être
assurés d'être bien reçus.
Le revers de la médaille, c'est l'ambulance où
arrivent un à un des brancards portant des blessés ;
c'est ce petit coin de terre où gisent étendus les
morts que la mitraille a broyés.
Le jour de la dernière sortie, je suis allé visiter
l'ambulance.
Je n'oublierai jamais l'impression profonde que
j'ai ressentie en entrant dans ce triste séjour de la
douleur et de la mort.
11 était cinq heures environ. Les premières clartés
du jour se montraient à peine ; devant la porte de
l'ambulance provisoire étaient rangés des blessés
étendus sur les brancards, et attendant une place
vide, soit dans l'endroit qui sert de salle d'attente,
soit dans celle où se font les pansements. — Peu se
plaignaient; à peine si l'on entendait quelques
— i2 —
gémissements; ce silence était plus triste que ne
l'eussent été des cris ou des plaintes.
Je m'étais arrêté, et je regardais avec une émo-
tion profonde tous ces hommes qui, un instant
auparavant, étaient pleins d'audace et de cou-
rage. En vain , parmi eux , je cherchais à dé-
couvrir un mouvement qui décelât la vie ; tous
étaient immohiles. Cependant, sur l'un des bran-
cards les plus rapprochés de moi se soulevait fai-
blement une capote , et le bras du blessé cherchait
à atteindre le brancard que l'on avait placé à côté
du sien ; un instant après, deux mains se touchaient.
Celui qui le premier avait cherché celte étreinte
fraternelle, rejeta tout à coup la capote dont on l'a-
vait couvert, et aux premières lueurs du jour je le
vis lever la tète, essayer de se soulever, puis re-
tomber. — Je me penchai sur lui ; le pauvre soldat
était mort. — Cette main étendue, qui voulait pres-
ser une autre main, avait été le dernier adieu du
mourant à un frère d'armes.
J'entrai précipita nnnent dans l'ambulance.
Le chirurgien venait d'achever de panser un
jeune capitaine du génie qui avait eu la cuifse
broyée par une balle; jamais je n'ai vu plus de
calme, de résignation et de froid courage.
J'étais avec un chef d'escadron d'état-major qu'il
connaissait; aussitôt qu'il l'aperçut, il lui serra la
main et se mit à lui raconter les détails de la sortie
qui venait d'avoir lieu avec autant de calme qvie s'il
— 13 —
eût été assis sur un lit de camp, causant avec des
amis d'un fait auquel il eût été lui-même complè-
tement étranger. — Un quart d'heure après on lui
amputait la cuisse.
J'ai vu un soldat qui avait les deux jambes bri-
sées et qui chantonnait un refrain miHtaire pen-
dant que le chirurgien retirait les morceaux de sa
double blessure.
Un autre qui avait eu le bras emporté par un
boulet se contentait de répéter, en secouant la tète
avec un mouvement de mauvaise humeur mar-
quée : « Et dire que c'est pour faire enrager papa
et maman Gibert que l'on s'est engagé ! »
Quel contraste étrange , même dans ce dernier
asile de la souffrance et de la mort !
Je vous le disais tout à l'heure, c'est le revers de
la médaille ; mais ce revers a un cachet d'énergie
et de patriotique résignation qui m'a frappé. — C'est
pour cette raison que je vous, ai parlé peut-être
trop longuement de ce triste sujet.
La mort qui frappe un soldat à son poste n'est
pas semblable à cette mort qui vient vous chercher
dans le foyer domestique. Personne, parmi ceux
qui travaillent à la tranchée au milieu des balles
qui sifflent et des bombes qui éclatent, ne pense à
plaindre celui qui tombe; ses camarades suivent
du regard le brancard qui l'emporte jusqu'à ce
qu'il ait disparu , puis le travail recommence.
Je ne mets aucun nom quand je vous parle des
2
— n —
blessés ou des morts, pour ne pas être, à mon insu
peut-être , le messagpr d'un malheur.
Le lendemain de cette sortie , les clairons du
côté des PiUSSCS annoncèrent un parlementaire.
Le drapeau blanc fut hissé , le feu cessa des deux
côtés, et un aide de camp du général Osten-Sacken
s'avança vers le lieu désigné pour les entrevues.
— Je vous parlerai plus tard de cet endroit et de
la façon dont se passent les (^hoses.
Cet aide de camp avait une lettre du général
russe pour le général en chef de l'armée fran-
çaise.
Après avoir remis ce pli cacheté, il dit à notre
parlementaire :
« — Voici une lettre qui a été dictée par deux offi-
ciers français blessés qui sont à l'hôpital de la ville. »
En effet, deux officiers avaient disparu dans la
sortie de la veille. — Quel avait été leur sort? On
l'ignorait. Les soldats se rappelaient bien les avoir
entendus crier : « En avant!... » et se préci[)iter sur
l'ennemi, mais ils avaient disparu dans la mêlée.
Tous deux étaient tombés blessés grièvement.
Cet écrit, je l'ai vu, et je ne puis vous dire l'im-
pression profonde que j'en ai ressentie. — C'était
de la part des deux mourants un adieu à la vie et
à leurs amis.
Voici ce que j'ai lu :
« Je suis à l'hôpital de Sébaslopol; je vais mou-
— 1b —
rir : j'ai été blessé d'a])ord d'un coup de feu au
bras droit, puis d'une pierre^à la tempe qui m'a
renversé, et à terre d'une balle à la hanche et
d'un coup de baïonnette ; c'est fini pour moi ; adieu
mes bons amis , je vous serre à tous la main ;
adieu mon beau régiment que j'aimais tant et
qu'il me faut quitter si tôt; adieu ma sœur; ne
pleure pas, ma bonne mère, je suis mort en sol-
dat; je t'attends là-haut. »
Au bas était la signature.
Au-dessous de la signature, il y avait :
« Je meurs en soldat et en bon chrétien. »
Puis une seconde signature.
Et au bas de la page :
« Ceci a été dicté par les soussignés à un inter-
prète, pour que cet écrit fût porté au camp fran-
çais, »
Je ne sais rien de plus à leur égard.
Dieu veuille qu'ils n'aient pas succombé à leurs
blessures * !
- Peut-être ai-je tort de vous entretenir de ces
tristes épisodes, mais je vous écris mes impres-
sions comme elles m'arrivent, selon les faits dont
je suis le spectateur. — Ce serait faillir à la vérité
t. J'ai appris dejmis que tous deux étaient morts.
— i6 —
que de vous cacher une des faces de ce grand pa-
norama d'événements divers qui s'offre à la vue et
parle à la pensée.
Les événements marchent, les impressions aussi,
et au milieu de cette multitude d'épisodes en con-
traste les uns avec les autres, qui se multiplient
chaque jour, chaque heure , chaque instant, elles
s'effacent promptemcnt pour faire place à d'autres ,
semhlahles au sillage léger que laisse une l^arque
sur l'eau. Ne cherchez donc aucune suite. — Ici la
vie de chacun et de tous appartient à l'imprévu.
Aux heures les plus tranquilles succèdent les heures
les plus agitées : c'est (permettez-moi le mot) une
mêlée d'inquiétude et de contlance , de sommeil
tranquille, de réveil suhit, de silence et de hruit,
de soleil et de neige ; la nature elle-même semhle
suivre ces oscillations perpétuelles et semer au ha-
sard ses pluies et ses beaux jours.
Lorsque j'ai commencé à écrire cette lettre, le
canon m'assourdissait par ses retentissements , et
par moment j'entendais éclater des gerbes de
bombes, dont quehpies-unes peut-être allaient
frapper nos travailleurs dans la tranchée; mainte-
nant le canon a cessé; pas la moindre fusillade;
tout est calme et silencieux , et l'on se sent le désir
de faire seller un cheval pour aller visiter Sébastopol.
Mais soyez tranquille, dans dix minutes tout sera
changé, le vacarme reconnnencera et le cheval, s'il
est sellé, restera bel et bien à l'attache.
DEUXIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, 12 février.
Rien de nouveau n'esL survenu depuis ma der-
nière lettre, du moins à l'iicure où je vous 'écris,
si ce n'est le courant ordinaire de la guerre : quel-
ques hommes tués ou blessés, quelques commu-
nications nouvelles ouvertes dans nos tranchées,
quelques espérances de plus, quelques jours pas-
sés. — Les Russes continuent à lancer des projec-
tiles en assez grand nombre ; cependant cela ne
peut se comparer au feu des premiers mois : quant
à nous, nous ne répondons pas, ou du moins
nous répondons fort peu, et notre silence doit, ce
me semble, donner plus à penser à nos ennemis
que ne le feraient nos boulets.
Depuis les quelques jours de feu que nous avons
fait du 17 octobre au 6 ou 7 novembre, rien n'a
été tenté contre la place , et l'effectif de guerre se
résume à quelques sorties des Russes, semblables
à celles dont je vous ai parlé. — Aucune n'a eu
lieu depuis le 1" février. On dirait, que des deux
parts, on sent que le moment décisif approche,
— 18 —
et qu'il ne faut pas s'épuiser dans des tentatives
inutiles. — Les uns et les autres nous aurons be-
soin de toutes nos forces vives et, comme au vieux
temps de la chevalerie , de mettre tous nos pen-
nons dehors.
Vous devez comprendre que les mois qui se sont
écoules , s'ils n'ont pas été perdus pour les assail-
lants, ne l'ont pas non plus été pour la défense.
La ville est formidablement retranchée de toutes
parts et de toutes façons. Les travaux en lerre va-
lent les travaux en pierre ; et tout ce qu'il y avait
de terre dans Sébastopol et autour de ses remparts
a été remué pour servir au salut de la ville. — De
quelque côté que l'on tourne ses regards , on voit
des batteries protégées par des terrassements énor-
mes et des abatis. ( Ce sont , vous le savez , des
troncs d'arbres enfouis en terre et dont les bran-
ches entrelacées, épointées et durcies au feu
protègent les travaux de la place en arrêtant les
colonnes d'assaut, offrent aux assiégeants une ré-
sistance terrible et les forcent, avant qu'ils puissent
franchir cet obstacle , à supporter un cruel feu de
mitraille.)
De l'observatoire du quartier général on voit
très-distinctement d'innnonses amas de projectiles.
— La ville ne semble plus une ville; on dirait,
à la regarder avec une longue-^ue, qu'elle a été
bouleversée par un tremblement de terre, et l'in-
térieur a cet aspect silencieux qui semble le pro-
— 19 —
nostic de grands événements. On ne découvi'e
que des hommes travaillant tous à l'œuvre com-
mune et traversant , avec des fardeaux , la pas-
serelle qui sert de communication dans l'intérieur
du port, et que nos batteries, quand il en sera
temps, feront lestement sauter, je l'espère.
L'attaque sera vive, puissante, effroyable; — la
défense , je n'en doute pas , sera rude et opi-
niâtre.
De nouvelles tranchées s'organisent du côté de
la tour Malakoff, sous la direction du général
Bosquet , commandant le second corps d'armée.
Je voudrais , au lieu de ne vous parler que des
travaux d'ensemble , entrer dans les détails de
nos plans d'attaque ; mais la réserve que je uie
suis imposée et qui, je crois, est pour tout homme
de bon sens une impérieuse nécessité , me con-
traint au silence.
Il y a ici deux partis bien distincts. — L'accord
parfait, l'union de jugement et d'appréciation
sont aussi impossibles à trouver que le mouve-
ment perpétuel ; sans cela la vie aurait trop de
roses et pas assez d'épines.
Donc , les uns disent : « Nous pourrions , nous
devrions être dans Sébastopol ; après la bataille de
l'Aima d'abord, ensuite après hikermann. »
C'est possible , je n'en disconviens pas , si les
rapports des déserteurs sont vrais , si la panique
de cette boucherie du plateau d'Inkermann avait
I _ 20 —
tellement frappé les esprits , que la ville n'eût
opposé qu'une faible résistance. — Telle est la
question. « SI , » est un grand mol composé de deux
lettres, et qui contient toutes les éventualités du
hasard, toutes les terribles et aventureuses péri-
péties de l'imprévu. « That is the question, » a dit
le grand Shakspeare.
D'abord, le pouvait-on? Étions-nous dans la po-
sition de tenter ce coup décisif, et de résister à un
insuccès sinon probable , du moins possible ? Les
Anglais , épuisés d'hommes et de forces par leur
héroïque résistance, étaient-ils en état de nous se-
conder ? — Non. Ils le déclaraient dans un conseil
tenu le 6 novembre. — Devions-nous agir sans
eux? Cette attaque subite, formidable de l'en-
nemi ne devait-elle pas faire supposer des renforts
considérables daus la ville , ou du moins en
dehors? — Certes le désordre jeté dans les esprits
par la victoire d'Inkermann nous eût grandement
servis , mais alors c'était pour la garnison une
questiou de vie ou de mort, et protégée par le
corps d'armée de Liprandi, qui peut prévoir les
efforts de désespoir qu'elle eût tentés?
Ce ne sont que des conjectures , mais basées sur
des pi'obabiiités.
D'autres disent que le général en ciief a bien fait
de ne pas compromettre sa position et la vie de ses
soldats, et, ajtrès la tLMitative infructueuse du 17 oc-
l(d)re, de ne recommencer à parler, haut la voix,
— 21 —
du canon et des baïonnettes , qu'après louteà les
mesures prises, toutes les probabilités prévues.
On a, selon moi, beaucoup trop calomnié Sé-
bastopol, on l'a fait trop petit, trop faible, trop
innocent; on le représentait sans voix pour crier,
sans bras pour se défendre, et l'on ne se souvenait
pas que c'est un des ports les plus importants que
compte la Russie, la clef de sa navigation dans la
mer Noire, et l'un de ses arsenaux les plus puis-
sants et les mieux approvisionnés.
Je ne préjuge rien, je raconte ce que j'entends
dire par des personnes dont l'opinion a valeur. —
Il y en a dans les deux partis; l'avenir prononcera.
Quand nous serons dans Sébastopol , car nous y
-entrerons , nous verrons si l'audace eût mieux fait
que la prudence; et la réalité, cette épée plus
redoutable encore que celle d'Alexandre, viendra
trancher ce nœud gordien.
Puisque les événements sérieux font relâche au-
jourd'hui, voulez-vous que nous causions un peu
d'autre chose?
C'est un magnifique spectacle que celui de ce
grand plateau de Chersonèse, couvert de tentes
qui semblent d'immenses troupeaux de moutons
couchés à terre, et qui tant(')t se dérobent derrière
un mamelon, tantôt, au contraire, s'étendent sur
le versant des collines et en dominent les crêtes
qu'elles dentellent de leurs dessins bizarres.
Ce plateau est coupé de ravins profonds qui se
_ -22 —
contournent à l'inlini et se perdent à l'horizon dans
les gorges des montagnes. Quelques parties éloi-
gnées sont encore boisées ; ce ne sont pas de hautes
futaies, mais des broussailles épaisses , à [)cu près à
hanteur de poitiine,
Tout ce qui avait un aspect de végétation dans
la partie que nous habitons a disparu. — Vignes ,
arbres, plantes et broussailles, ont servi à alimen-
ter le feu ]iendant les jours de grand froid. Il y avait
quelques maisons de campagne , avec des parcs
dessinés et de jolis jardins; les plus importantes
seulement sont restées debout, les autres ont été
démolies , et l'on a employé les charpentes. Mais
de grandes portions de terrain étaient rocailleuses
et incultes , toutes les habitations nouvellement éta-
bUes, quelques-unes même inachevées.
Le Clocheton, qui est la demeure du major de
tranchée où j'ai reçu l'hospitalité, appartenait à
un prêtre protestant ; il y avait une serre remplie
de plantes de toute espèce ; elle était arrangée avec
ce soin qui dénote la présence d'une femme qui
soigne les Heurs , parce qu'elle les aime ; — les
femmes et les fleurs se sont toujours bien enten-
dues ensemble.
En effet , le prêtre avait une tille ; on trouva la
maison vide et un chatte noire assise sur le seuil. Il
y avait trop de recherche dans certaines parties
de cette petite maison inachevée encore, pour ne
pas com|)i'endro quc^ les meubles avaient été ca-
— 23 —
elles, sinon enlevés. Nos soldais cherchèrent et
trouvèrent. — On découvrit dans un silo des meubles
et des vêtements de jeune fille, un chapeau rose,
des papiers, quelques lithographies encadrées, dont
plusieurs représentaient des sujets religieux. — De
tout cela il ne reste que la table sur laquelle
j'écris , une armoire , que les soldats ont apportée
au colonel Raoult, major de tranchée, une chaise,
deux ou trois lithographies et la chatte noire qui
dort en ce moment sur mes genoux et mêle son
ronflement psalmodique aux canons qui lancent de
minute en minute leurs volées dans les airs. C'est
le seul être vivant qui soit parmi nous pour attester
le passé ; c'est l'hôte de la maison et non de ceux
qui l'habitent, c'est l'ami fidèle de cette pauvre
petite habitation qui tombe à moitié en ruines et
que trois boulets ont déjà traversée ; — il nous
aime parce que nous y sommes; quittons-la, il ne
nous connaîtra plus , et peut-être la verra-t-on un
jour , notre chatte , sur les débris du Cloche-
ton, comme nous l'avons vue sur le seuil. —
C'est pour nous une société qui nous occupe et
nous amuse; son absence nous attristerait visible-
ment.
Au moment où j'écris ces lignes, entre un offi-
cier qui se rejid en parlementaire.
Je vous ai dit dans ma dernière lettre, je crois,
que je vous parlerais de l'endroit où se rendaient
les parlementaires des deux camps, et de la façon
— 24 —
dont les choses se passaient; aussi, pour tenir
ma promesse, je vais accompagner cet officier qui
est porteur d'une lettre pour le général Osten-
Sacken.
Je reviens de mon excursion dans le camp en-
nemi, et, puisque je n'ai rien de mieux à vous
dire, je vais vous raconter ce que j'ai vu.
L'endroit fixé d'un comnmn accord pour la ren-
contre des parlementaires est vis-à-vis la gauche
de l'atlaque française , près de l'angle aigu du
coin nord du grand cimetière , par rapport à
la place.
Lorsque nous fûmes arrivés dans la tranchée
de gauche faisant face à l'angle du cimetière, un
hussard que nous avions avec nous éleva au-dessus
de la tranchée le pavillon hlanc (une serviette
attachée au bout d'une lance), un clairon qui
nous accompagnait sonna : Cessez le feu! — Cette
sonnerie fut aussitôt répétée à notre droite et à
notre gauche pour prévenir nos tireurs ; puis le
capitaine et moi nous montâmes sur la tranchée.
— Le capitaine tenait le drapeau blanc. Le clairon
sonna quatre appels selon l'usage; mais comme le
pavillon tardait à se hisser du côté des ennemis et
que le vent qui nous était contraire nous em-
pêchait d'entendre leurs sonneries , nous nous
avançâmes sur le terre -plein , suivis de l'inter-
prète, du hussard portant le drapeau et du clai-
lon. Nous nous dirigions vers le cimetière; les
— 2S —
feux avaient cessé de part et d'autre , toutefois
nous n'apercevions encore personne du côlé des
Russes.
La nuit précédente il avait neigé en assez grande
ai^ondance, et nous niarcliions lentement sur cette
plaine devenue tout à coup silencieuse; nos pas
s'imprégnaient sur la nappe blanche que n'avait
foulée aucun pied humain. Cinq ou six petites em-
buscades en terre et en pierre s'élevaient seules sur
ce sol aride , ayant des terrassements pour les
protéger et de petites embrasures pour appuyer le
canon des fusils. Quatre Russes sortirent de la
premièie , lorsque nous avions fait à peu près
trente ou quarante pas et nous empêchèrent de
marcher plus avant.
On avait été prévenir un officier d'état-major de
la place.
La distance à parcourir est sans doute assez
grande , car nous attendîmes une vingtaine de
minutes environ.
Quoique j'eusse les pieds dans la neige et qu'il
fit un vent très-vif et très-froid, j'étais loin de me
plaindre du retard du parlementaire russe, ce re-
tard me permettait d'examiner dans toutes ses
parties le paysage qui se déroulait devant moi et
d'en contempler le spectacle curieux et nou-
veau.
Nous étions à 150 mètres environ du grand mur
crénelé de la place , entre le bastion de la Quaran-
3
— 26 —
laine et le bastion central'. Ce mur est terminé
par de grands ouvrages en terre , au-dessus des-
quels nous ne tardâmes pas à apercevoir une mul-
titude de tètes qui nous examinaient à l'envi. — Peu
à peu ces têtes devinrent des corps entiers , et ces
corps, des groupes mouvants dont les silhouettes
grisâtres se détachaient sur le ciel. Peu à peu aussi
les soldats cachés dans les petites embuscades de
la plaine autour de nous sortirent de leur abri de
pierre et communiquèrent entre eux. — Quelques-
uns causaient; le plus grand nombre courait à
droite et à gauche pour se réchauffer, ou frappait
du pied sur la neige qui s'éparpillait, et, fouettée
par le vent, voltigeait dans l'air en petites étincelles
blanches.
Malgré les ordres donnés, il était bien difficile
d'empêcher nos soldats de se montrer derrière
leurs tranchées, placées, je crois vous l'avoir
dit, à 60 ou 80 mètres des embuscades russes, ce
qui en effet peut instruire nos ennemis appi"oxi-
mativement de la quantité de troupes qui garde
sur chaque point nos ouvrages et leur rendre ainsi
plus favorables les tentatives qu'ils pourraient es-
sayer.
Pour moi , je ne pouvais m'empccher de re-
garder d'un œil avide ces honnncs sans haine mu-
1. Les Russes désignent sous les noms : — bastion 4, celui
appelé par nous le bastion du Màt; — bastion 5, le bastion de la
Quarantaine; — bastion 6, le bastion central.
luelle qui les animât les uns contre les autres,
maintenant tranquilles et inolïensifs, et qui dans un
instant allaient recommencer à s'entre-tuer de leur
mieux. — Celte position de deux ennemis qui
passent depuis des mois les jours et les nuits à se
guetter comme feraient des bètes fauves sur le
seuil de leurs tanières , nos tranchées si rappro-
chées de la place , ce village à moitié broyé par la
mitraille et dans lequel le hrave général de Lour-
mel avait été frappé mortellement, et qui lui aussi,
image à moitié vivante encore de la destruction,
élevait çà et là ses membres de pierre déchirés par
les boulets , ce cimetière qui parlait de la mort aux
vivants, ces projectiles de toute espèce qui jon-
chaient le sol et que ne recouvrait pas encore en-
tièrement la neige tombée la nuit précédente ; tout
cela avait une poésie triste et sauvage.
« — Tenez, me dit l'officier que j'accompagnais et
qui était un capitaine d'état-major, vous voyez bien
ce village, là, sur notre gauche?
■■<■ — Très-bien.
« — Et cette maison blanche sans toit dont les
murs sont entr'ouverts ?
« — Parfaitement.
« — Elle forme , vous le voyez , l'extrémité la plus
rapprochée du village du côté de la place. — Le
5 novembre, le général de Lourmel venait de dé-
passer cette maison à la tête de sa brigade divisée
— 28 —
par portions dans ce terrain, lorsqu'il fut frappé
d'une balle qui lui traversa les poumons. Quoique
mortellement atteint, il resta ferme et impassible
à cheval; mais il se dissimulait si peu la gravité de
sa blessure qu'il avait envoyé dire au colonel Niol,
placé un peu en arrière sur la droite , qu'il lui re-
mettait le commandement.
« Quelques minutes après arriva près de lui le
commandant d'Auvei'gne, aide de camp du général
Forey, qui venait iui dire d'arrêter la poursuite,
les Russes étant suffisamment refoulés, et d'opérer
sa retraite en se repliant sur la brigade d'Au-
relle.
« Le général de Lourmcl lui dit à demi-voix :
« — Je suis blessé , commandant.
« — Grièvement, général?
« Celui-ci, sans répondre, inclina la tète.
« — Croyez-vous pouvoir conserver le comman-
dement ?
« — Non, j'ai fait prévenir le colonel Niol; trans-
mettez-lui les ordres.
« Le commandant allait s'éloigner, lorsqu'il vit
le général pâlir et appuyer une de ses mains sur
l'encolure de son cheval.
« — Vous soufiVcz, général, lui dil-il, voulez-vous
que je vous aide à descendre de cheval ?
«« — Non, non, répondit celui-ci d'une voix brève,
tant que je pourrai je resterai.
— 29 —
« Le commandant partit au galop transmetti'e
l'ordre de retraite au colonel.
« Quelques instants après le brave général fut forcé
de descendre de cheval, aidé par son aide de camp.
« A peine s'il pouvait marcher, et, comme en
n'avait aucun brancard , il était très-difticile de le
transporter au milieu de la retraite qui commen-
çait à s'effectuer.
« On devinait sans qu'il prononçât un seul mot, à
l'expression seule de sa physionomie, avec quelle
désolation il quittait un des premiers le champ de
bataille; — il voulut remonter à cheval, mais fut
presque aussitôt obligé de redescendre une se-
conde fois. — Tous les cinq ou six pas, il s'arrêtait
et se retournait faisant face à l'ennemi, comme s'il
eût voulu jusqu'à la lin braver la mitraille qui
pleuvait autour de lui.
« Aussitôt que l'on put avoir un brancard, on le
transporta à la maison qu'il habitait et qui était
très-voisine de celle du général Forey. — Pendant
tout le trajet il se tint assis, appuyé tantôt sur un
bras, tantôt sur l'autre.
«« Pauvre et ])rave soldat , il a lutté pendant trois
jours; le troisième, il est mort ayant parfaitement
conservé le senhment et la pensée, et disant adieu
à tous ceux qui l'enlouraient.
« C'est une grande perte, allez ; il devait être tué ,
il était trop audacieusement imprudent. Mais com-
bien il avait le feu sacré de la guerre! — jamais je
— 30 —
n'ai vu un courage plus chevaleresque et plus en-
traînant. )»
Le capitaine venait à peine d'achever ce triste
récit, que tous deux nous aperçûmes un officier
russe qui débouchait de l'extrémité des travaux en
terre, suivi d'un soldat à cheval qui portait égale-
ment un drapeau l)lanc. Tous deux descendaient
au galop le flanc de la colline. Ils disparurent
bientôt dans le ravin et le temps qu'ils mirent à
le traverser et à reparaître, indiquait que ce ravin
devait être large et profond.
Lorsque l'ofticier fut arrivé à l'angle aigu du ci-
metière, il descendit de cheval et vint à notre ren-
contre. — Il appartenait à l'état-major du général
Osten-Sackeu, commandant la place : il portait
une casquette en cuir verni noir sans aucun galon
ou ornement, une capote grise entièrement sem-
blable à celle des soldats et de grandes bottes à l'é-
cuyère ; sa seule arme était un sabre qu'il portait
en bandoulière.
Nous fîmes quelques pas à sa rencontre et nous
nous saluâmes.
Cet officier, du reste, comme presque tous les
Russes appartenant à la haute société, s'exprimait
très-bien en français. Nous lui remîmes le pli du
général en chef, et après avoir échangé quel([ues
paroles de politesse , nous nous saluâmes de nou-
veau, et cliacun reprit la route de son camp resp(>ctif.
— 31 —
Comme le parlementaire russe avait plus de
terrain que nous à parcourir , nous attendîmes
debout sur la tranchée qu'il eût atteint le sommet
de la hauteur dont il était descendu.
Quand il y fut arrivé, il s'arrêta ; un soldat alla à
un mât au haut duquel avait été hissé un drapeau
blanc pour faire cesser le feu de la place. L'ordon-
nance abaissa aussi son drapeau, et nous vmies
distinctement (tant l'horizon en ce moment-là était
clair) l'officier ôter sa casquette, s'incliner sur l'en-
colure de son cheval , puis disparaître.
C'était le signal qui annonçait la reprise des hos-
tilités. — Nous saluâmes de notre côté et nous des-
cendîmes de la tranchée.
Une minute ne s'était pas encore écoulée, qu'une
bombe lancée de la place éclatait à 100 mètres de
nous et la fusillade recommençait entre les embus-
cades et nos postes avancés.
Comme le départ du courrier n'est que le 16 au
matin, j'attendrai jiis(}u'au dernier moment avant
de fermer cette lettre, dans le cas de quelque évé-
nement nouveau; car chaque jour, chaque nuit,
chaque heure même peut changer l'état des choses ;
nous sommes dans une position grave, où tout in-
cident, frivole en apparence, peut acquérir une
grande importance. — Ici le terrain est brûlant ,
l'air est rempli de feu; l'ennemi peut tout à coup
se précipiter suf nous, comme le 5 novembre, avec
des forces considérables et nous livrer bataille.
— 32 —
Pour moi, je suis convaincu que lorsque nous ou-
vrirons réellement le feu, nous devons nous attendre
à les voir apparaître. — Les règles de la guerre ne
disent-elles pas qu'il faut livrer une bataille, dùt-on
la perdre, pour essayer de sauver une ville?
Le temps , qui est surtout ici le grand dispensa-
teur des événements, varie à l'infini. Avant-hier
c'était la neige et la grêle, hier le soleil et un ciel
bleu, aujourd'hui la pluie et un vent si terrible
qu'on le dirait envoyé par nos ennemis pour ren-
verser les rares maisons qui restent encore de-
bout.
Depuis le terrible ouragan du 14, le vent fait
peur.
Figurez-vous en effet cette tempête effroyable ,
les tentes pêle-mêle les unes sur les autres; celles-
ci enlevées dans les airs et tournoyant comme
eussent fait des plumes arrachées à un oiseau,
les autres roulant sur la terre avec une telle
violence qu'elles entraînent tout ce qui se trouve
sur leur passage , les chevaux renversés , les
hommes à demi broyés s'accrochant à ce qu'ils
rencontrent sous leurs mains désespérées , des ta-
bles, des chaises tournoyant dans l'espace et me-
naçant d'écraser des têtes humaines dans leur
chute , des vêtements de toute nature obscurcis-
sant l'air dans leur vol insensé, le sifflement de
la tempête mêlé aux cris de cette foule subi-
tement éveillée et que l'effroi terrifie; — n'est-ce
— ■^?, —
pas un spectacle qui doit s'èlre gravé dans les mé-
moires?
Et nos pauvres soldats dans la tranchée qui veil-
lent et travaillent; je ne puis voir ces affreux temps
sans me sentir le cœur serré.
16 février. — Rien de nouveau, la vie commence
vraiment à devenir monotone.
Les Russes semblent avoir porté toute leur atten-
tion sur la tour Malakoff, devant laquelle, comme
je vous l'ai dit, nous construisons des ouvrages
avancés; cela les inquiète fort, et ils ont raison.
Le temps s'est définitivement mis au beau depuis
trois jours.
Si vous saviez avec quelle joie est reçu le plus
petit rayon de soleil. — Toutes les voix semblent
l'appeler, tous les visages lui sourient; vraiment, il
serait bien ingrat de ne pas nous rester plus long-
temps, et l'exemple de l'ingratitude, cette plaie de
l'humanité, ne doit pas descendre du ciel. — Voyez,
les tentes s'ouvrent. On oublie vite les souffrances
et les épreuves. « Le passé est un squelette que le
présent couvre bientôt d'un manteau d'or, » disent
les Arabes.
Rien n'est plus étrange, plus pittoresque, plus
réjouissant à la fois que de voir tout ce que pro-
duisent sur les misères de la vie humaine quelques
heures de soleil. — Les soldats courent aux fontaines
voisines et se font blanchisseuses, les chevaux hen-
nissent, chacun cherche à approprier de son mieux
— 34 —
sa petite turne et à lui ùter l'aspect des mauvais
jours; pendant ce temps, sur les différents points
du plateau , se répondent au loin, comme les mots
des cors dans les forêts , les musiques des régi-
ments. — Je ressens ime impression de tristesse
et de joie, en entendant sur ce sol aride et dé-
vasté les polkas les plus nouvelles de mes amis
Alary et Quidant, les valses les plus tourbillon-
nantes de Strauss , et cela , avec l'accompagnement
obligé du canon, des bombes qui éclatent et de la
fusillade engagée entre les postes avancés. — Cette
musique vive, alerte, gaie, vous parle des jours
écoulés , elle rappelle à la pensée tout ce qui est
absent, si ce n'est dans les cœurs ; c'est un écbo de
cette cbère France à laquelle cbacun envoie ici tous
ses souvenirs et tous ses vœux.
Qj^^^O
TKOISIE^IE LETTRE.
Devant Sébastopol, 17, 18 et 19 février.
Ma lettre commence encore aujourd'hui comme
les autres : rien de nouveau, et, pour me servir du
langage officiel, « rien d'important n'a été tenté
contre la place. »
Le temps est beau, du moins depuis quelques
jours, mais le vent souffle avec violence et pousse
devant lui les nuages amoncelés à l'horizon ; — je
ne vous parle pas du canon , des bombes et de la
fusillade; c'est le revenu de tous les jours, et nul
n'y fait attention ; le contraire étonnerait davantage
et ouvrirait aussitôt le champ aux suppositions. —
Le canon est devenu pour nous un véritable baro-
mètre; on le consulte en l'écoutant, voilà la seule
différence.
Seulement les Russes mettent de la fantaisie
dans leurs feux : ils cessent tout à coup, lançant à
peine quelques boulets, enfants perdus qui s'en
Vont dormir dans le fond d'un ravin , puis tout à
coup sillonnent l'air de gerbes enflammées , et fa-
tiguent les échos du bruit de leurs canoimades.
— 36 —
Ma lettre finira-t-elle comme elle commence? —
C'est un secret que nul ne peut pénétrer. C'est
l'imprévu, volcan entr'ouvert sur lequel nous vi-
vons chaque jour.
Ne faut-il pas mieux ne rien vous dire , que de
vous envoyer quelques-unes de ces nouvelles étran-
ges puisées dans le domaine de l'imagination, mais
certes pas dans celui de la réalité?
Ainsi je lis dans un grand journal qui répète avec
bonne foi d'après une correspondance particulière :
« Que la place est endommagée sur plusieurs points
et que nos hardis francs-tireurs pénètrent dans les
faubourgs quand ils le veulent. »
Certes, nos francs -tireurs sont hardis, mais
jusqu'à présent leur hardiesse n'a pu leur ser-
vir à pénétrer dans aucun faubourg, vu que la
ville n'est point endommagée, et que l'entrée en
est fortifiée et gardée, comme le sont toutes les
faces de Sébastopol. — Oui. nous y entrerons; oui,
nous battrons en brèche des l'emparts bardés de
fer, ces bastions si redoutables, lorsque nous
vomirons notre pluie de mitraille, et que nous
ouvrirons de tous les côtés à la fois nos cra-
tères enflammés; alors nos baïonnettes se mon-
treront irrésistibles connue à l'Ahna, comme à
Inkermami, et dussions-nous former des nuu'ailles
hunijiines pour escalader les murailles de pierre,
le drapeau de la France sera victorieux ; — mais
l'heure n'est pas venue: l'heure tant désirée, tant
— 37 —
attendue! La voix qui seule peut dire: Partez l se
tait encore, et les chefs comme les soldats dévorent
leur impatience.
Pour le moment, nous nous contentons d'aug-
menter nos travaux, d'avancer nos parallèles, d'ar-
mer nos batteries; labeur pénible, mais qui n'a
pas été discontinué, quoique je lise le contraire
dans les journaux.
Quant à présent, nos tranchées que j'ai parcou-
rues presque tous les jours jusque dans leurs plus
petites communications , resteront comme le souve-
nir du travail le plus gigantesque qui ait jamais été
accompli et comme la trace vivante d'une infati-
gable volonté. — 3Iais ce qu'il faut admirer surtout,
et ce que vous ne pouvez apprécier ni com[)reudre
au sein de votre belle et grande ville , c'est le soldat
dont le visage sourit au premier rayon de soleil,
et qui, pour récompense de tant d'épreuves passées,
dotant de souffrances, ne demande qu'à se faire
tuer le plus tôt possible au cri de : Vive l'Em-
pereur!
■■< — A la bonne heure, disait l'autre jour le gé-
lierai de tranchée à un chasseur dont il examinait
le fusil; voilà une arme propre et bien tenue.
« — C'est ma maltresse, mon général, répondit le
soldat en riant; aussi je la soigne de mon mieux et
je la caresse tous les jours.
« — Tu as dû souffrir à ta dernière parde, car
il faisait bien ïvwM
i
— 38 —
« — Comme les autres, mon général, mais je n'en
sais plus rien. »
La semaine dernière le général Canrobert per-
lait à l'ordre du jour et décorait de la médaille mili-
taire deux soldats pour le tait suivant.
Une bombe tombe dans la tranchée et blesse
grièvement un soldat qu'elle renverse. La mèche
fume ; la bombe va éclater et broyer le malheu-
reux qui ne peut l'éviter. — Ces deux hommes
n'écoutant que leur courage s'élancent, et avant
que le projectile meurtrier ait éclaté, enlèvent leur
camarade voué à une mort certaine.
Il y a une observation étrange à faire; c'est ce
que produit l'habitude journalière du danger. —
On en arrive à jouer avec la mort aussi tranquille-
ment que s'il s'agissait d'une partie de cartes.
Nos soldats, du reste, sont maintenant tellement
familiarisés avec les projectiles, qu'ils en recon-
naissent au son la nature et la dii'ection. — « Celle-
ci est pour nous, >- disent-ils, en écoutant le sillage
bruyant que trace la bombe dans son vol ; et quand
elle tombe, ils s'accroupissent en riant derrière
un épaulement ou un pli de terrain. Le plus souvent
ils sont couverts de terre par les éclats : « La mal-
honnête, disent-ils, elle a craché sur nous! >« — Si
un d'eux est touché, ils le ramassent, le placent
sans rien dire sur un bi'ancard et le portent à l'am-
bulance.
Puisque je suis en train de vous raconter toutes
— 39 —
ces petites scènes dont j'ai été témoin, en voici une
que j'appellerai : « la scène du brancard, » et qui
nous a grandement amusés.
L'ambulance provisoire, c'est-à-dire celle de la
tranchée, est près du Clocheton, dont je vous
ai fait l'historique dans ma dernière lettre; les
blessés passent forcément devant notre i)orte , et
lorsque nous en apercevons , nous avons l'habitude
de nous approcher, pour nous informer du plus ou
moins de gravité de la blessure.
Un blessé arrivait donc porté sur un brancard
par quatre de ses camarades; tout à coup le bran-
card casse , et le malheureux soldat tombe fort ru-
dement à terre en poussant des gémissements. —
Les pauvres porteurs désolés courent au Clocheton
qui était à vingt ou trente pas et en rapportent aus-
sitôt un autre brancard ; mais quel est leur étonne-
ment de trouver leur homme fort gaillardement
debout et qui leur déclare catégoriquement qu'il
aime beaucoup mieux aller à l'ambulance à pied
que de risquer une seconde fois de se casser le cou ;
et joignant tout aussitôt la pratique au raisonne-
ment, le voilà qui se met à marcher d'un pas
alerte. — Les figures des quatre soldats étaient su-
perbes fie stupéfaction ; un instant ils se regardèrent
entre eux pendant que l'autre s'éloignait; puis, d'un
commun accord et comme s'ils eussent obéi à la
même pensée, ils saisirent les morceaux du bran-
card brisé et courant sur leur blessé qui faisait mine
— 40 —
lie leui' échapper, ils se niirer.l à IVapjiei' dessus à
coups redoublés en criant :
" — Ahl gredin, tu peux marclfcr et lu nous fais
te porter à quatre depuis une heure ; ah ! gredin ! »
Et ils tapaient si bel et si bien , que le malheu-
reux criait à gorge déployée.
Un officier qui était proche intervint et ne par-
vint à leur faire lâcher prise qu'en leur disant :
— « Soyez tranquilles, il sera blessé plus griè-
vement la prochaine fois.
« — Si c'est comme ça , à la bonne heure, » ré-
pondirent-ils.
El ils s'en allèrent.
L'histoire, n'est-ce pas, est amusante? Mais, hé-
las ! les brancards ne transportent pas souvent de
semblables blessés.
21 février. — Le temps a complètement changé :
de beau qu'il était, le voilà épouvantable ; le vent
du nord continue à souffler avec une terrible vio-
lence^ et il s'y est malheureusement joint une neige
abondante qui déjà couvre entièrement le sol. La
plaine, les cohines, les montagnes et le ciel n'of-
frent plus qu'une pâle immensité dont l'horizon se
perd dans le gris plombé du ciel. Les rafales foiiel-
tent au visage celle pluie en parcelles iiifmies, et
soulevant avec la neige du ciel celle de la terre sur
son passage, les entassent par intervalles, barrant
les chemins, comblant les fossés, et eflaçanl la trace
— 41 —
des pas, aussitôt que le pied a quitté le sol sur lequel
se marquait son empreinte.
Ce sont par moments d'étranges bourrasques qui
s'engouffrent dans les ravins avec un bruit strident,
et tourbillonnent dans l'espace, comme ces trombes
mortelles qui enveloppent dans le désert les voya-
geurs égarés.
C'est un triste spectacle, je vous assure, et qui
serre le cœur.
Les tentes sont couvertes de neige, et tout autour
d'elles s'élèvent déjà comme des remparts de glace
que le soleil beureusement, si Dieu nous l'envoie,
fera fondi'e de ses premiers rayons. — Le soldat,
enveloppé dans sa capote bleue (;t dans sa couver-
ture grise, ne souffre pas trop, car en ce moment
le bois ne manque pas, et le plateau, bouleversé
dans ses entrailles, a donné à nos travailleurs in-
fatigables ses racines les plus cachées, qu'il espérait
bien, sans doute, dérober à notre vigilance. — Dieu
merci, on en trouvera encore pendant longtemps
pour combattre ces colères subites et inattendues
du ciel.
Mais nos bataillons de réserve, nos soldats de
garde, combien pour eux est rude cette épreuve !
à peine s'ils peuvent marcher pour réchauffer
leurs membres engourdis. — Le feu est interdit,
comme pouvant ser^ir de point de repère aux en-
nemis, et ils doivent sans cesse veiller attentifs,
vigilants; car c'est surtout pendant les mauvais
_- 42 —
joiii's qu'il faut craindre les attaques. Henreuse-
nieiit que les parapets les abritent un peu contre
la rage du vent.
Malgré ce temps affreux, ou plutôt, surtout à
cause de ce temps affreux, le général commandant
le siège est venu visiter les tranchées. — C'était
beau de voir ces soldats calmes et debout, les vi-
sages blanchis par la neige , la barbe transformée
en lourds glaçons qui glissaient le long de leurs
capotes comme de froids serpents. Ils sont droits,
fixes, le regard ferme, comme si le soleil rayon-
nait sur leurs têtes.
« — Allons, mes enfants, disait le général, en-
core une cruelle épreuve.
« — Ah bah! répondaient-ils, après la pluie le
beau temps. »
C'est là, je vous assure, un noble et grand spec-
tacle. — C'est là le vrai, le puissant courage; c'est
la flamme du feu sacré, c'est la force de notre belle
armée avec laquelle on conquerrait le monde.
Il faut les voir, soit qu'ils transportent péniblement
sur leurs épaules de lourds boulets, soit qu'ils creu-
sent la terre à coups de pioche, soit qu'ils restent
toute une nuit les pieds dans une bouc fangeuse.
— Vous me direz peut-être que je répèle souvent la
même chose, c'est cpic les épreuves se répètent
aussi, c'est que les souffrances n'ont pas qu'un seul
jour, une seule heure, un seul moment. C'est que
toutes les choses dont je vous parle, je les louche
— 43 —
du doigt, c'est que mes impressions sont celles de
tous , c'est que le spectacle que j'ai devant les yeux
est de ceux que l'on n'oublie jamais. — Et puis ici,
dites-vous-le bien, sur ce théâtre de la guerre, ce
sont souvent les mêmes décorations, et plus sou-
vent encore les mêmes acteurs jouant les mômes
rôles.
Voilà une journée bientôt finie.
Hier, je me sentais en verve de gaieté, je vous
racontais des histoires ; aujourd'hui, ce temps m'in-
quiète et m'attriste , et comme les oiseaux qui ne
chantent que lorsque le soleil se montre à l'horizon
lointain, je me tais et j'attends.
Les déserteurs que l'on vient d'interroger disent
que quelque grand coup se prépare. — Règle gé-
nérale, les déserteurs ont toujours dans leurs ha-
vre-sacs force nouvelles.
Le bruit du canon s'est beaucoup ralenti dans
la soirée ; à peine quelques volées. — Sans doute
le mauvais temps en est cause , la neige aug-
mentant beaucoup le recul des i)ièces d'artillerie
et rendant ])ar conséquent le tir difficile et fati-
gant.
22 février. — Ces lettres sont presqu'un journal
quotidien ; elles me semblent ainsi devoir être plus
intéressantes, car elles participent de l'imprévu de
cette vie dont les impressions se renouvellent et se
contredisent souvent.
Aujourd'hui le soleil, ce radieux sourire du ciel,
— 4i —
est revenu dardant ses rayons sur la neige étonnée
de son appai'ition subite ; aussi elle disparaît hon-
teuse et humiliée. — Le retour du beau temps ré-
jouit tous les cœurs ; c'est d'en haut que descendent
les plus douces heures, comme les plus cruelles
épreuves.
L'ennemi n'a tenté aucune sortie ; sa sagesse peut
s'appeler de la prudence, car maintenant nous
sommes retranchés de telle façon qu'il ne peut dé-
passer notre troisième parallèle sans s'exposer gra-
vement. La place s'en venge en se livrant à une
luxueuse prodigalité en fait de bombes ; elle en-
dommage quelques parapets de nos retranchements
par son feu continuel ; mais profitant du froid qui
a forcé les Russes à quitter leurs embuscades, nos,
soldats en ont détruit deux en plein jour. Ils les re-
construiront, comme nous, nous réparons les dégâts
de nos épaiilements.
Vous avez dû recevoir la nouvelle du combat des
Russes contre les Turcs à Eupatoria.
Vous savez alois que le 17, les Russes commandés-
par le général Osten-Sacken en personne et au
nombre de vingt- cinq nîille hommes d'infanterie,
plus quatre cents chevaux, dit-on, se sont présentés
devant Eupatoria, avec quatre-vingts pièces en batte-
rie pour enlever l'ouvrage à corne qui couvrait un
des abords de la ville (ce qu'on appelle un ouvrage
à corne est un front bastionué avec deux longues
branches (jui l'elienl ce IVf.ni à la place); mais le
travail encore inachevé tMait d'un profil peu consi-
dérable.
L'attaque a été rude et vigoureuse, car les Russes
évidemment voulaient en finir avec cette place et
espéraient avoir bon marché de leurs ennemis;
aussi avaient-ils apporté échelles, fascines, tout ce
qui sert enfin à l'escalade dans un siège.
Les Turcs ayant à leur tète Omer-Pacha défen-
daient la ville, conjointement avec une faible gar-
nison française confiée au commandant Osmond,
chef d'escadron d'état -major.
Si à Balaclava, on reproche aux Turcs d'avoir
abandonné trop précipitamment la redoute confiée
à leur garde, ils tiennent bravement quand ils dé-
fendent des remparts ; aussi les Russes, après avoir
fait une tentative infructueuse sur le front bastionné,
ont tout à coup porté une forte colonne sur la
droite nord-est, où l'armement de la place parais-
sait plus faible.
C'était là leur attaque sérieuse ; ils avancèrent
protégés par les débris d'un ancien cimetière jus-
qu'à 400 mètres cnvu'on, puis lancèrent en avant
deux bataillons; — ceux-ci, enhardis par le silence
des Turcs et se sentant soutenus par de puissants
renforts, approchèrent jusqu'à vingt-cinq ou trente
pas du fossé de défense , mais reçus tout à coup
]»ar un tèu violent et nourii ils se sont arrêtés, et,
tourbillonnant pour ainsi dire sur eux-mêmes, se
sont retirés.
— 46 —
L'on enlendit alors les hurralis des troupes mas-
sées en arrière qui excitaient cette petite colonne à
retourner au combat, et au milieu de ces hurralis,
les cris des officiers qui , dans des tourbillons de
fumée, et mêlés au désordre de cette retraite su-
bite , ani inaient les soldats du geste et de la voix.
J'ai toujours dit que les oflîciers russes étaient de
braves officiers qui se battent et se battent bien.
Ramenés en avant, ces bataillons éprouvèrent un
nouveau feu de mousqueterie ; puis les Turcs , en-
hardis par le succès, s'élancèrent en dehors du
fossé et chargèrent l'ennemi ; ils étaient en trop
petit nombre pour lui faire essuyer de sérieuses
pertes.
Pendant que ce combat avait lieu sur la droite,
une vive canonnade continuait sur toute la ligne,
et se concentrait particulièrement, dit la lettre du
commandant Osmond, sur la couronne des Mou-
lins. — C'est là que fut tué le général de division
égyptien Sélim-Pacha, perte des plus regrettables,
homme de guerre justement estimé; près de lui
tomba le colonel égyptien Rusten-Bey.
La petite garnison française a fait bravement son
devoir : canons et soldats ont brillamment com-
battu; un ofticier de marine a été tué.
Le chiffre indiqué varie tellement sur le nomljre
des morts de part et d'autre, que je ne vous en dis
aucun; mais il n'a pas été, je crois, très-considé-
rable.
— 47 —
Le côté le plus iiiiporlaiit de ce combat, c'est
l'insuccès des " Russes , qui pensaient s'emparer
d'Eupatoria par ce vigoureux coup de main.
Voulant sans doute profiter de cette diversion du
général Oslen-Sacken, le général Bosquet, à la
tète d'une très-forte colonne, à laquelle s'était jointe
une partie des troupes anglaises, est parti pendant
la nuit du 20 au 21 dans le but de rencontrer les
Russes et d'engager une action avec eux.
Vers minuit, on s'est mis en marche dans l'ordre
indiqué ; mais un ouragan subit s'est abattu sur la
terre. — C'étaient de tous côtés des tourbillons qui
vous enveloppaient ; on était aveuglé. — Une heure
s'était à peine écoulée, que déjà le sol était recou-
vert en entier , cachant sous les neiges subitement
amoncelées les inégalités de terrain.
L'ordre de revenir sur ses pas fut aussitôt donné,
et on l'exécuta au plus vite. Néanmoins des frac-
lions de troupes furent momentanément perdues,
ne pouvant conserver une direction exacte. —
L'obscurité était si intense, la tempête si violente,
qu'il ne fallait pas songer à retrouver, avant le
jour, ses campements; aussi les colonnes revenues
successivement vers le lieu du départ, marchèrent
afin d'éviter les congélations, jusqu'aux premières
clartés du jour, successivement au vent et sous le
vent, en décrivant des cercles.
Précaution très-bonne, et qui a évité de graves
accidents.
— 48 —
On ne peut se tigurer la rapidité des change-
ments atmosphériques ici ; en quelques heures ,
tout est bouleversé. — Aux temps les plus sereins
succèdent, sans transition aucune, les bourrasques
les plus terribles , qui, elles aussi, cessent comme
par enchantement.
Ce sont comme des accès de folie dans les airs.
La lourmente avait rendu en peu d'heures le
camp si méconnaissable, que les soldats ne savaient
où aller ; les tentes étaient presque ensevelies.
A six heures et demie , toutes les troupes étaient
rentrées au bivouac.
Vous jugez dans quelle inquiétude nous avons été
toute la nuit. — Les désastres que l'on doit à la fu-
reur des éléments sont les plus terribles, car ils sont
le plus souvent inévitables.
Je ne pouvais m'empècher de penser que cette
même nuit du 20 était celle du mardi gras, et qu'à
Paris , où vous recevrez cette lettre , pendant que
l'orage faisait furenrici, Ls danses joyeuses, les
travestissements de toute li.ilure, la folie, les rires ,
les orchestres bruyan!s et les chants de fêle entcr-
raicnlhruyamnient celle dernière nuit du carnaval.
Étrange et perpétuel contraste des choses de ce
monde !
Les Anglais avaient déjà refoulé les avaiil-postes
russes qu'ils avaient l'enconti'és dans leur direction,
lorsque l'ordie tle reluur donné au\ liou|)es leur
fut transmis.
— 49 —
Ccl ouragan , il faut l'avouer , esl venu bien
mal à propos : sans ce vent furieux et ces mon-
ceaux de neige, j'aurais aujourd'hui à vous ra-
conter quelque vigoureux ffiit d'armes et quelque
éclatant succès, qui eussent peut-être précipité les
événements et hâté le dénoùmenl du siège de
Sébastopol.
Du reste, le plus grand secret avait été gardé sur
cette expédition; les chefs seuls qui devaient en
faire partie en av;iient été instruits; et le but réel,
presque tous l'ignorent encore: — aussi je ne vous
rapporte que les bruits qui ont circulé relativement
à ce fait maintenant accompli , sur lequel chacun
s'empresse, comme de raison, d'entasser conjec-
tures sur conjectures. — C'est^déjà un grand niéi'ilc
d'avoir pu garder un secret contre les atteintes de
la publicité, et pour ma part, j'en félicite le général
en chef comme d'une véritable victoire; celle-là
est plus difficile qu'on ne le croit ; — c'est la clef
d'or qui ouvre bien des portes.
Le temps s'est remis au beau, mais il fait froid.
— Est-ce le second hiver de Crimée prédit, dit-on,
par un vieux moine du monastère de Saint-Georges?
C'est une habitude du pays, a-t-il assuré. —
Voilà un pays qui a de bien mauvaises habitudes.
QUATRIÈME LETTRE.
Devant Sébastnpol , 23 février.
Il ne faut pas songer à ce que cliaque courrier
puisse apporter quelque nouvelle nouvelle. Il faut à
Paris se résigner à attendre , comme on s'y résigne
en Crimée.
Rien de nouveau; c'est ici le refrain liabiluel.
Les événements sont rares , vous le voyez ; telle
est la vie d'un siège. — Aussi n'ayant rien de mieux
à faire je me promène à droite, à gauche, sur le
versant des collines , dans le fond des ravins. Tout
pour moi a un intérêt réel , puissant , irrésistible ;
c'est le passé , mais le passé d'un mois , de
deux mois qui se révèle tout à coup par des
souvenirs oubliés , par des traces que le temps
n'a pas encore entièrement effacées. — Alors, je
m'arrête , je regarde ; l'esprit le plus frivole devien-
drait pensif au milieu de ce silence qu'interrompt
seulement par intervalles la voix de fer des canons.
Les boulets et les chevaux morts , voilà la seule
culture de cette vaste étendue de terrain sur la-
quelle s'étendent en s'échelonnant les armées al-
— bl —
liées. La vie pour ainsi dire s'y révèle par la mort.
Avouez que c'est un champ tout ouvert à la
plus profonde méditation, un thème tout fait
pour la philosophie.
Je vais essayer de vous décrire ce que j'ai vu.
Au-dessus de moi le ciel qui est hleu et que
traversent à peine quelques nuages grisâtres ; à
l'horizon la mer qui forme au loin une longue
raie d'azur. — Devant moi Sébastopol, avec ses
maisons, ses églises aux toits verts, ses grandes
casernes, ses faubourgs déserts, son arsenal, son
port rempli de bâtiments et dont l'eau calme sem-
ble celle d'un lac aux eaux dormantes ; autour de
la ville ses remparts crénelés , les uns en pierre ,
ceux-ci en terre, tous menaçants comme les dents
blanches et aiguës d'un dogue. De petits tourbil-
lons de fumée s'élèvent de temps à autre et me ca-
chent soit une partie de la ville, soit quelques-uns
des bastions ; de ces tourbillons de fumée partent
des boulets ou des bombes ; j'entends, quoique je
sois assez loin, les uns siffler, les autres éclater.
Sur ma droite est une arête de montagne en
partie couverte de neige ; sur ma gauche le village
de la Quarantaine, et cette partie du plateau qui
conduit à Ramiesli. — Tout autour de moi des
ravins nus dans lesquels les projectiles de toute
nature sont amoncelés de telle façon qu'on les
dirait entassés par la main des hommes; des mame-
lons entiers sont littéralement labourés par la mi-
Iniillc, et je vois presque à eliaqiie pas le lil pro-
fond que creuse lu bombe avant de lancer dans les
airs ses éclats meurtriers.
Que d'aspects différents présentent la guerre et
les lieux qu'elle habite !
Un jour souvent suffit à en changer la physiono-
mie et les faces diverses.
Les champs fertiles sont dévastés , les villages
abandonnés gardent pourtant au milieu de leur
abandon le souvenir et la trace de la vie qui les
animait autrefois , comme ces fouilles souterraines
qui nous montrent debout les squelettes immobiles
des villes enfouies tout à l'heure encore dans les en-
trailles de la terre.
La méditation les ressuscite, il semble que Ton
sente autour de soi un souffle humain, et que les
pierres résonnent encore de ces mille bruits que
toute chose existante porte en soi.
Bien souvent déjà ces pensées me sont venues, en
parcourant ce plateau sur lequel la France et l'An-
gleterre ont semé des milliers de tentes , et où l'a-
gitation, le bruit, le tumulte incessant, l'aclivilé
de la vie militaire remplacent la paisible tranquillité
et le calme presque sauvage de ces habitations,
dont on aperçoit aujourd'hui les derniers ves-
tiges; — elles aussi, elles remplaçaient à la suite
de bien des siècles les antiques demeures de ville
des IJéracléiles, doiff (luchpies débris de i)ierre et
de marbre gisent épars au liane aride des rochers.
— S3 —
Autrefois il y avait de cûlé et d'autre des vignes
chargées de lourdes grappes ; — des maisons de
campagne s'élevaient de distance en distance avec
des jardins nouvellement dessinés, des parcs tracés
avec soin et de larges avenues plantées d'arbres
fruitiers qui reliaient de petites habitations entre
ehes ; mais le vent qui passe aujoui'd'hui sur celte
vaste plaine ne fait plus ployer la cime des arbres
ou s'incliner la tète flexible des plantes.
La guerre, c'est une justice à lui rendre, n'a ja-
mais été favorable à la culture, et son lai'ge pied
de fer et de miu*aille écrase toutes les semences et
détruit les moissons. — Pallas cueille les lauriers ,
mais ne les cultive pas.
Toutefois il ne faut pas se tigurcr que ce pla-
teau de Chersonèse était en son entier couvert de
fruits et de fleurs, d'ombrages frais et riants, de
riche et fertile végétation. — Une grande partie
était semée de taillis épais ; une autre partie rocail-
leuse et inculte, creusée en carrières, fournissait
abondamment les pierres nécessaires à la construc-
tion des maisons dont les jardins et les parcs en
enfance étaient onfljragés de quebiues arl)res. —
Je fais cette restriction parce que j'ai pcurdem'ètre
tout à l'heure un peu trop livré à la poésie descrip-
tive de la verdure et des fleurs. Il ne faut pas croire
le pied destructeur du dieu de la guerre plus cou-
pable ([u'il ne l'a été.
La riante Chersonèse, ou plutfM, comme on dit,
— 54 —
« la Chersonèse heureuse » est plus loin ; elle est
de l'autre côté de la Tcliernaïa et par delà ces ra-
vijis, par delà ces gorges brunes ou rougeàtres qui
se tordent à l'iiorizon ; elle est dans cette vallée
fertile au milieu de laquelle s'élèvent les châteaux
et s'étendent les propriétés des plus hauts seigneurs
de l'aristocratie russe
Dernièrement la cavalerie ennuyée sans doute
de ne rien faire, que de voir mourir un à un ses
chevaux, dont les corbeaux viennent dévorer les
restes tombés en lambeaux, est partie en reconnais-
sance sous le conuuandement du général Morris.
- Cette petite reconnaissance a duré une jour-
née', et a été nue charmante promenade dans une
riante oasis, quelque peu grelottante toutefois, sous
les glaces de l'hiver; mais une oasis quelle qu'elle
soit, s'il perce un sourire à travers ses frissons,
n'est pas à dédaigner, lorsque l'on campe depuis
quatre mois sur un sol aride, les pieds dans la
boue. — Les chevaux eux-mêmes semblaient se
réveiller, et les moribonds retrouvaient dans leurs
flancs desséchés un reste d'énergie.
Il s'est bien mêlé à la promenade quelques
coups de fusil et quelques coups de canon , des
visages de Cosaques cl des baïonnettes russes; —
ne faut-il pas en route un peu de distraction ? —
Sans cela la fête n'eût pas été comi)lète.
i. 30 décembre tsr.'i.
— 55 —
Comme personne, je crois, n'en a parlé, per-
mettez-moi de vous en dire quelques mots.
C'était le 30 décembre; la petite colonne se
composait de 10 bataillons d'infanterie et de 11 es-
cadrons de cavalerie formant à peu près un effectif
de 1000 à 1200 sabres; plus, deux batteries d'ar-
tillerie, une à cbeval, une montée. Un assez
grand nombre d'officiers anglais s'étalent joints à
l'état-major du général 3Iorris. — Tout ce qui res-
semble à des coups de fusil échangés est ici un
objet d'envie. Le bruit du canon fait battre fous les
cœurs.
Au point du jour, on se mit en marche; le temps
était superbe, mais iroid, le vent aigre. Après avoir
traversé la Var-Nutka (espèce de ruisseau philùt que
rivière, mais que sans doute les orages ou la fonte
des neiges doivent grossir, car des ponts de bois
y sont élablis,\ la colonne, en se dirigeant vers des
gorges qui s'ouvraient sur la gauche de la Tcher-
naïa, rencontra les avant-postes russes, composés
de Cosaques réguliers et de hussards , au nombre
de 600 ou 700 environ. — Les Russes avaient établi
sur la Tchernaïa deux batteries de position qui
commencèrent leur feu sans causer grand dom-
mage. La batterie à cheval ne tarda pas à les dé-
loger, et un escadron de chasseurs d'Afrique, sou-
tenu peu après par un second escadron, se lança
contre la cavalerie ennemie.
Les Russes, après avoir engagé une fusillade de
— 36 —
quelques instants , lâchèrent pied devant les forces
supérieures qui les menaçaient, et se retirèrent
vivement en prenant les uns et les autres des
directions différentes pour prévenir, sans doute, les
postes dispersés sur divers points. — La plus
grosse portion repassa sur la rive droite de la
Tcliernaïa.
La colonne, après ce petit engagement, a conti-
nué jusqu'au village de Var-Nutka, qui se trouve
sur la droite de la roule qui conduit dans la vallée
du Baïdar. — Ce village inhabité servait de bivouac
aux Russes, car on trouva des traces pour ainsi dire
vivantes de leur présence, des oljjets de campement
et surtout de cuisine. On lit halte- en cet endroit
afin de détruire les huttes sous lesquelles s'abri-
taient les Cosaques, et qui étaient, pour la plupart,
construites en terre et recouvertes de paille et de
branchages.
Ce village, du reste, quoique placé dans un pays
en apparence fertile, avait l'aspect de la plus grande
pauvreté ; rien n'y dénotait le travail et cette hon-
nête aisance ([ui en est le salaire ; on eût presque
dit que les habitants , en le quittant , avaient
emporté avec eux jusqu'au souvenir même de leur
passage.
Pendant ce tcm[)S l'avant-gai'de poussait jus(ju'à
la vallée du Baïdar.
C'est dans cette charmante vallée, ombragée de
bois et richement cultivée, (|ue sont les châteaux
I
des grands personnages russes dont je vous parlais
plus haul. — Je dois dire à la louange de nos soldais
qn'aucun dégât n'a été commis ; le fait esl d'aulanî
•plus beau qu'il est plus rare, tellement rare , (pie j'ai
eu quelque peine à le croire, je l'avoue humblement.
La route impériale que l'avant-gai'de avait suivie,
traverse cette vallée et couduilàcelle de Yalta, sur-
nommée la Sicile de la Crimée. — La Sicile a donc
été un pays riche, heureux, fertile, puis([ue, elle
aussi, s'appelait le grenier de Rome. Qui la recon-
naîtrait maintenant avec son sol bouleversé, ses ha-
meaux déguenillés et ses longues plaines arides et
sèches, où l'œil égaré ne se repose çà et là que sur
quelques touffes de lauriers-roses, ou sur le blanc
mal des pierres reluisant au soleil !
Certes, nos soldats eussent préféré cette riante
vallée au plateau fort peu cultivé qu'ils habitent. La
fertilité du sol est soeur de la joie du cœur. — S'ils
avaient conlimié leur marche juscju'à cette terre
promise, ils eussent vu les châteaux de l'impéra-
trice, celui du prince \yoronzoff et une infinité de
villas, délicieuses habitations d'été, que la gueri-e
aujourd'hui enveloppe de son réseau de feu et me-
nace de sa fatale haleine.'
Mais l'ordre avait été donné de ne pas aller trop
avant, car les troupes devaient encore fournir une
longue marche pour revenir au camp.
Le retour n'a pas été inquiété, et les soldats, en
se rappelant cette petite reconnaissance, se disent ,
— 58 _
« Quelle rliarmanle partie de campagne ! * Us
ajoutent peut- être tout jjas : « On serait bien
mieux là-bas qu'ici. »
Chaque chose a son temps.
Les délices de Capoue ont perdu Annibal. — Je
puis vous assurer que les délices, de la Chersonèse
ne perdront pas le général Canrobert.
Pour le moment , les seules distractions consis-
tent à parcourir les tranchées. — C'est une prome-
nade comme une autre , semée, je vous assure,
d'épisodes variés.
Ce matin , le général en chef et le général com-
mandant le corps de siège les ont visitées.
En les voyant passer, chaque soldat cherchait à
lire sur leurs visages la pensée secrète qu'ils ca-
chaient en eux; car pour les soldats, le général
représente le Jupiter olympien et recèle de mysté-
rieuses destinées sous le froncement de ses sour-
cils.
« — Le général a souri, disent-ils, tout va bien.
« — Le général examine les batteries avec soin ,
on connnencera bientôt le feu. »
Et les yeux s'allument, les cœurs battent dans les
poitrines. — Les balles siftlcnt, on ne les entend pas;
les projectiles éclatent, à peine si l'on s'occujje
de se garer.
'< — En attendant, continuons de frapper à la
porte,» dit un franc-tireur eu plaçant son fusil
dans une eniltrasnre et en ;iinslanl.
— 59 —
« — Fmppez et l'on vous ouvrii-a ; c'est parole
d'Évangile, » riposte un vieux sergent qui a des
chevrons et la médaille militaire, et qui est fort
tranquillement assis sur le gradin de franchisse-
ment.
Chacun rit : le vieux sergent parait satisfait.
Pour moi, chaque fois que je me trouve en face
de petites scènes de ce genre, je m'arrête, j'écoute
et je me souviens.
Ce jour-là, il y avait de jeunes recrues arrivées
récemment pour comhler les lacunes des effec-
tifs. On les reconnaît facilement , car l'hahitude
des gardes de tranchées donne aux hommes une
allure toute particulière. — Les nouveaux venus
examinent, interrogent, hasardent avec rapidité un
regard , et ne sont pas encore faits à ce bruit per-
pétuel du canon qui gronde, de la bombe qui passe
en tourbillonnant. Quand une balle venant des em-
buscades ennemies rase les parapets, la recrue sA^we
involontairement, c'est-à-dire incline la tète sous
le sifflement de cette balle.
Le vieux sergent s'était levé.
« — Ah çà, mes agneaux, leur dit-il en frappant
sur l'épaule de l'un d'eux , je vous permets encore
de saluer aujourd'hui toute la journée, c'est votre
droit ; mais ensuite, défaisons-nous de ces marques
de respect, c'est [)as franç;iis. »
La recrue ne dit rien ; elle n'est pas encore en
— GO —
liiimeiii; do plaisanter. A la troisième garde, tous
seront déjà de vieux soldats qui railleront les nou-
veaux. — Chacun son tour.
Combien j'en ai vu de figures imberbes, déchi-
rant la cartouche comme des vétérans !
L'autre jour, pendant que les tireurs faisaient le
coup de feu aux embrasures, des soldats jouaient
au ])ouchon dans la tranchée.
Le général de service passe ; chacun veut repren-
dre son poste.
« — Ne vous dérangez [)as, dit le générai ; con-
tinuez, mes enfants ; il faut bien se distraire un
peu. Voyons, qui gagnera? "
Et se baissant, il pose une pièce d'or sur le bou-
chon.
Vous jugez si la partie devint niléressante.
Parfois les Russes interrompent le jeu ; — mais
c'est un détail dont on s'occupe le moins pos-
sible.
Vous voyez que je profite de ce que le siège fait
trêve d'événements sérieux pour bavarder. Tout
m'intéresse tellement h. voir et entendre, que j'écris
malgré moi, nie liguraut (|ue cela doit là-bas vous
intéresser aussi.
Je ne sais pourquoi la place, depuis deux jours,
lance des bombes dans notre direction ; sans doute
on aura aperçu les ti'avaiiieurs se rendant à leur
poste, car c'est à l'heure où ils arrivent que com-
mence l'envoi des projectiles.
— Cl —
Deux boinl)es viennent d'éclater à quelciucs mè-
tres du Clochelon pendant que je terminais cette
lettre.
Notre pauvre petite nuiison a déjà clé traversée
par trois boulets. 11 me semble pourtant que c'est
assez.
(JS^^
CLXQUIÈME LETTRE.
Devant Sébastopol , 24, 25 février.
Je devance le jour habituel de mon eoiUTier
pour vous raconter les détails d'une sortie que
nous avons faite contre les Russes dans la nuit du
23 au 24.
Chaque chose ici est un événement, car rien n'est
plus tristement monotone que ce calme obligé des
travaux d'un siège marchant à pas lents, mais sûrs,
et creusant dans le sol la trace de chacun de ses
pas. — C'est le supplice de Tantale , et le courage
impatient voudrait bondir au delà des réseaux qui
l'enveloppent et se ruer, à travers la mitraille, contre
les remparts ennemis.
Je vous ai raconté comment un ouragan subit de
vent furieux et de neige glacée avait suspendu nos
projets et forcé à l'inaction nos troupes qui devaient
combattre.
Depuis cette cruelle nuit, le temps s'est remis
complètement au beau. Le ciel, constamment bleu,
semble refléter les flots de la mer ; le soleil a des
l'ayons qui réchauffent, et les nuits sont étoilécs.
— 03 —
Ma dernière lettre était daté(> du 23.
Dans la nuit de ce même jour, un com])at meur-
trier se livrait sur un point important.
Je vais tâcher devons décrire le terrain sur lequel
nos troupes ont été engagées, pour que vous puis-
siez mieux en apprécier les détails et les différentes
péripéties.
Je crois vous avoir déjà dit que le 2^ corps,
sous le commandement du général Bosquet, ou-
vrait une nouvelle tranchée sur la position de
droite, dont l'attaque avait été conliée aux An-
glais. Malheureusement, faute de hras, nos alliés
n'avançaient que lentement dans leurs travaux
de siège , et le général en chef , de concert
avec lord Raglan, a dLM:idé que nous ouvririons
sur ce point de nouvelles parallèles dans le but de
battre la tour Malakoff, ou plutôt les défenses amon-
celées autour d'elle, et qui présentent un front for-
midable.
Ces nouvelles parallèles furent donc ouvertes en
face de la baie dite du Carénage.
Les Russes, que nos travaux inquiétaient visible-
ment, vinrent établir en face de nous une double
gabionnade, entre cette baie et une autre plus pe-
tite qui se trouve dans le fond du port. — Cet
ouvrage, fait sur le mouvement de terrain qui les
relie, affecte la forme d'une crémaillère, se compo-
sant de deux faces longues et de flancs à droite et
à gauche.
— (ii —
Knti'C re tnivaii de défense, qu'ils uni élevé :ivee
une grande rapidité à 1000 ou IICO mètres de
notre parallèle, l'ennemi a placé sur un nianielon
à une distance approximative de 300 mètres, de
fortes cndjuscades qui, pendant deux jours, ont
tiré sans nous causer grand donnnage, le relief de
nos tranchées étant déjà considérable.
Lorsque le général Bosquet aperçut les travaux
des Russes , il conçut le projet immédiat de les
attaquer, autant pour reconnaître le mamelon sur
lequel l'ennemi s'était établi, que pour refouler ce
dernier.
Dans la journée du 23, le général Canrobert alla
visiter le terrain , accompagné des deux généraux
commandant les deux cor[)S d'armée, et autorisa le
général Bosquet à effectuer cette sortie offensive.
Le général Mayran, commandant la 3' division
du 5^ corps, fut chargé de diriger l'attaque.
Trois colonnes furent donc disposées pendant la
nuit : elle se composaient , la droite et la gauche ,
d'un bataillon de zouaves chaque , et le centre du
régiment d'infanterie de marine. — Le général de
brigade Monet prit le commandement des trois
colonnes et se plaça au centre.
Vers deux heures du matin , au moment où la
lune avait disparu et rendait à la nuit son obscu-
rité, les troupes traversèrent la tranchée, et, apivs
s'être formées en coloimes serrées, s'avancèrent,
précédées chacune \)i\v une compagnie d'avant-
— Go —
garde, derrière laquelle marchaient 20 sapeurs
du génie et 20 travailleurs prêts à détruire les
ouvrages de l'ennemi, si la possibilité s'en pré-
sentait : les trois colonnes étaient reliées entre
elles par une disposition de tirailleurs qui leur
permettait au besoin de se joindre et de commu-
niquer.
A la faveur de l'obscurité , elles descendirent le ,
mouvement de terrain sur lequel est tracée notre
parallèle et gravirent la beige droite de la baie,
traversèrent le ravin qui séparait ce petit mamelon
de celui sur lequel sont établis les premiers tra-
vaux de l'ennemi, et se dirigèrent vigoureusement
sur les avant-postes russes : elles ne tardèrent pas
à être assaillies par une vive fusillade, car ces em-
buscades étaient nombreuses et bien garnies. — Ce
feu n'arrêta pas nos braves soldats, qui , sans tirer
un seul coup de fusil sur cet ennemi caché, arrivè-
rent à la baïonnette avec un superbe élan et tuè-
rent sur place tous ceux qui ne battii'ent pas assez
promptement en retraite.
Ce fut dans cette première attaque que le géné-
ral Monet eut la main droite brisée par une balle ;
il prit son épée de la main gauche.
Presque au même moment des feux de toutes
couleurs éclairèrent subitement le chanq) du com-
bat, étendant jusqu'à l'horizon lointain leurs lueurs
étranges et phosphorescentes , pendant que le son
des clairons russes retentissait de toutes parts.
— 66 —
La ville , prévenue ainsi de l'attaque , commença
des feux croisés d'artillerie, joints à des feux de
pelotons et de bataillons placés en arrière des po-
sitions, et aux déchai'ges des bâtiments embossés
dans le port.
La plume est lente à retracer les rapides péri-
péties de cette scène dont cbaque face est un épi-
sode qui se renouvelle à cbaque minute , à cbaque
seconde.
Le général Monet jugeant la gravité de la posi-
tion, et voyant se grossir devant lui les masses noi-
res de l'ennemi, s'élança vers le bataillon de droite
des zouaves qui avait à sa tète le colonel Cler, vi-
goureux et intrépide soldat qui sait conununiquer
à tous le noble courage qui l'enflamme.
« En avant!... en avant!... à la baïonnette! •>
fut le cri qui sortit de toutes ces poitrines, et, comme
un réseau de flamme électrique, sillonna les rangs
des zouaves.
Ce fut alors un magnifique spectacle.
Sous le feu de la mitraille et de la fusillade, sous
ces clartés, tantôt pâles , tantôt rouges , auxquelles
venait tout à coup succéder par instants une obscu-
rité profonde, s'avancèrent en courant, ces intré-
pides soldats, au milieu desquels les balles meur-
trières faisaient de sanglantes trouées. — Déjà le
général Monet, qui marcbc à leur tète, a trois
blessures ; ses deux mains sont fracassées par deux
balles; une autre lui traverse le bras: mais il
marche toujours : s'il ne peut plus tenir d'épée, il
peut encore offrir sa poitrine à l'ennemi, diriger et
animer les combattants.
Nos soldats sont arrivés sur les retranchements ;
les uns entrent par la gorge même de l'ouvrage ;
les autres gravissent les escarpements. C'est pen-
dant quelques instants une mêlée terrible, un
combat corps à corps. Les bataillons des Russes ,
placés en arrière et disposés, suivant l'expression
pittoresque d'un des acteurs de celte scène , « en
damier, » tirent au hasard , frappant aussi bien de
leurs balles leurs propres soldats que les nôtres ,
et s'inquiétant peu de la mort qu'ils portent eux-
mêmes dans leurs rangs.
Entîn ils ont cédé le terrain , nous sommes dans
leurs travaux; mais l'artillerie de la place, celle
des bâtiments du port , les forces considérables qui
nous menacent et nous fusillent de toutes parts,
rendent la position intenable, et le général Monet
ordonne la retraite, qui s'opère en bon ordre, sou-
tenue par le général de division Mayran, qui, à cet
effet, est sorti des ti'aïu'hées avec sa l'éserve.
Que de traits héroïques pendant ces quelques
heures !
Un zouave racontait, les larmes dans les yeux,
que son lieutenant (je ne veux pas le nommer),
percé à la fois de trois balles, tomba à ses côtés.
Il voulut le relever et porter en heu sûr ce triste
fardeau.
— 68 —
« — Non, lui dit le lieutenant, je suis blessé mor-
tellement, laisse-moi et va combattre. »
Sur 24 officiers, 12 ont été blessés, 5 tués, c'est
dire combien tous sont au premier rang quand
arrive l'heure du condoat.
C'est aux zouaves que revient tout l'honneur de
cette lutte énergique , ce sont eux aussi qui ont
souflcrt.
Nos morts s'élèvent à 60 ou 70; nos blessés à
150 envirou. Ou ne peut préciser au juste la perte
de l'ennemi ; mais elle a dû èlre grande.
Si par cette attaque, qui a été plus meurtrière
sans doute (ju'on ne l'avait supposé, on n'a pas ob-
tenu tous les résultats que l'on espérait, l'ennemi ,
du moins, a été refoulé en dehors de ses retran-
chements , et inquiété sérieusement dans ses tra-
vaux de défense sur ce point.
La physionomie de l'armée entière ces jours-là
est curieuse à obsei'ver dans ses détails et dans son
ensemble.
C'est pendant quebjues heures une lièvre d'in-
quiétude qui dévore tous les esprits. On se parle ,
on s'interroge, et chacun apporte sa version ; le
plus souvent, elles sont aussi peu vraies, que le
sont les correspondances particulières publiées
dans les journaux à l*aris, et })ourt;nit , cela se
passe au milieu du camp, près du lieu même des
événements ; c'est l'impatience qui parle et invente,
faute de mieux.
— (i'.l —
Puis, peu ù [leii, la vraie vérilé anivc, parce
que fjuolqiics-uns, inoiitanl à cheval, ont été la
chcrclier à la source de révéncmeiit , ou Font
recueillie de la bouclie des Liesses élendus à l'ani-
bulance. — Les vietiuies !... vous devez coiupren-
dre combien chacun est ardent d'en apprendre
les noms : c'est un ami de la veille , un compa-
gnon d'armes , un frère de dix années que l'on
ne reverra plus, peut-être! — 3Iais le regret, la
douleur de la séparation ont aussi ici une physio-
nomie particuiière. La mort ne semble plus être la
mort. Elle vit si souvent à côté de vous , hôte
de tous les moments, visiteuse de toutes les nuits,
qu'on raccueihe sans crainte et sans étonnement
pour soi, aussi bien que pour les autres. — Puis
après avoir dit: « C'était un vigoureux soldat; »
ou bien : « C'est dommage , il était à la veille de
passer chef d'escadion ; » ou bien encore : « 11 au-
rait été loin, » tout est lîni. — Il y a bien quelques
larmes qui s'essuient du revers de la main , quand
un nom que l'on n'entendra ]j1us prononcer passe
une dernière fois sur les lèvres , mais cette pensée
a le vol rapide d'un instant et le bruit du canon
qui retentit au loin semble l'emporter avec lui.
Les blessés ! — ce sont les heureux de la guerre.
On les envie.
« — Celui - là a toujours eu de la chance ,
dit-on ; ce n'est pas à moi (jue cela arrivera ; —
les gredins se garderaient bien de m'écorcher
— TU —
seulemeiil le polit doigt. — Quelle belle en-
taille ! Juste au milieu du visage; sa fortune est
faite. »
Aussi gardez-vous de plaindre les blessés ; vous
voyez qu'ils ne sont pas malheureux; cependant je
ne sais pas si j'apprécie au même point que tous ce
si grand bonheur.
Il y a ici au Clocheton un jeune heutenant d'élat-
major cjui a eu le front ouvert par un biscaïen , le
5 novembre. C'est un superbe sillon comme celui
que trace dans le sol la lame de fer d'une charrue.
— Ce biscaïen lui a déjà valu la croix d'honneur et
ne se contentera pas de si peu.
« — Te voilà marié , lui disent ses camarades ;
quelle est la femme qui ne voudrait pas d'un aussi
joli front ? seulement deux ou trois lignes de plus
en travers, et tu épousais vingt-cinq mille francs
de rente. »
Ces petits détails , que je me plais à retracer ici ,
vous paraissent oisifs , frivoles, peut-être, à côté
des événements qui se passent et de la grande
question qui s'agite , ils ont cependant une hn-
portance réelle et pour moi très- saisissahle ; ils
représentent une des faces de notre caractère. —
Tout cela entretient le feu sacré , l'élan , l'inspi-
ration, réchauffe le courage à son propre insu,
remue le cœur des pusillanimes jusque dans ses
fibres les plus intimes; c'est cette voix de tous (jui
sous une foi-me rieuse cache sa volonté de 1er , et
— 71 —
dont le sarcasme impitoyable tuerait plus sûrement
qu'mie balle dans la poitrine.— Chaque jour le cœur
s'habitue ainsi en plaisantant au danger, comme les
oreilles au bruit incessant de la fusillade ; car, de-
mandez-le à tous ceux qui ont fait la guerre , le
courage est aussi un peu une affaire d'habitude ,
et chacun souvent ne le trouve pas en soi dès le
premier jour.
Ces réflexions-là , bien de vigoureux soldats me
les ont répétées ; — mais il ne faut pas oublier que
le courage a un frère aîné , qui s'appelle : le senti-
ment de l'honneur et du devoir.
26. — Ce malin, je suis allé au quartier général ;
rien de nouveau; si ce n'est de tristes nouvelles :
on a dû amputer au général Monet le pouce et l'an-
nulaire de la main gauche , ainsi que le médium
de la main droite. Le pouce de la main droile et
le médium de la main gauche sont tellement en-
dommagés que l'on craint d'en être réduit peut-
être à deux nouvelles opérations. La blessure au
bras n'offre aucun danger. — Le général était plein
de calme et de fermeté, et racontait lui-même hier
très-tranquillement les principales phases de la nuit
du 23 au 24.
Le général d'Allonville est dangereusement ma-
lade ; on l'a transporté à Constanlinople. Le géné-
ral de division Bouat, depuis longtemps aussi ti'ès=
souffrant, a dû quitter la Crimée.
— 72 —
Trois bons gcnéraiix , Irois ])raves et vigoureux
soldats que cbaeun aimait et que chacun appré-
ciait !
Jefcrnie ma lettre avec précipitation poui' qu'elle
puisse partir par le courrier d'aujourd'hui.
SIXIEME LETTRE.
Devant Sébastopol , 27 lévrier.
Vous devez mainlenant sans nul doute con-
naître dans ses détails oflicicls la sortie que nous
avons opérée contre les Russes dans la nuit
du 23.
Je me rappelle que dans ma dernière lettre je
vous disais que la perte des Russes, bien qu'il nous
fût impossible de la préciser, avait dû être grande,
et je ne me (rompais pas. Le combat ayant eu lieu
dans les positions de l'ennemi, qu'il nous avait fallu
quitter pour regagner nos retranchements, chacun
en était réduit aux conjectures des probabilités, et
le lendemain, la demande que fit le général Osten-
Sacken d'une suspension d'armes pour enterrer les
mor!s , prouve que les pertes doivent avoir été
notables ; mais ce qu'il y a de plus triste pour eu.\,
c'est qu'ils en ont, comme je vous l'indiquais, de
beaucoup augmenté le chiffre par leur propre fu-
sillade , et même par les feux de la place , qui mi-
traillaient la portion des leurs contre lesquels nous
7
— 74 —
étions engagés, et qui n'avaient pu s'abriter der-
rière les carrés que les Russes avalent formés pour
nous écraser de tous les points.
Je vous dirai que le général Oslen-Sacken aldche
en toute occasion une grande et loyale admiration
pour la valeur de nos troupes , et ne manque ja-
mais de l'exprimer dans les termes les plus flat-
teurs. — C'est de sa part une courtoisie guerrière
et chevaleresque qui lui fait le plus grand honneur
et dénote en lui le caractère si rare et si précieux
du vrai gentilhomme.
Ainsi la lettre dans laquelle il demande une sus-
pension d'armes se termine ainsi :
« Je m'empresse de vous prévenir que vos bra-
« ves soldats morts qui sont restés entre nos
« mains dans la nuit du 23, ont été inhumés avec
« tous les honneurs dus à leur intrépidité exem-
«< plaire. »
C'est à cette phrase du général Osten-Sacken que
faisait allusion le général Canrobertdans son ordre
du jour, en disant :
« Le général en chef remercie, au nom de l'Em-
« pereur et de la France , les braves qui viennent
« de soutenir riionncur de notre drapeau avec une
« si haute valeur, que nos ennemis eux-mêmes lui
« rendent hounnagc. »
— 75 —
De plus, el avec un sentiment d'exquise délica-
tesse que chacun a vivement apprécié, le général
russe renvoyait, par un parlementaire, une croix
d'honneur trouvée sur le corps d'un officier de
zouaves , pour que ce dernier et précieux souvenir
fût rendu à la famille du brave soldat qui avait glo-
rieusement succombé.
Certes, en face de tous ces morts qui jonchent le
sol, de cette destruction de l'homme par l'homme,
la pensée attristée a des larmes même pour les
triomphes, mais il est beau et digne d'un noble
orgueil, de voir l'ennemi rendre ainsi un hom-
mage public au courage de nos soldats, à cette
valeureuse intrépidité qui commande le respect
après la mort. — La bataille n'est plus l'acharne-
ment des hommes contre les hommes, c'est la
question du droit et de la justice qui se débat et se
juge sous le regard de Dieu.
Je ne vous ai pas encore parlé du général Can-
robert que je n'avais pas l'honneur de connaître
avant de me rendre en Crimée; c'est une nature
sympathique par essence , énergique par instinct,
ne pensant pas à jouer un rôle, mais bien plus à
rester lui-même; il entre volontiers en conversation
sur les événements qui se passent, parlant fran-
eheuKmt, sans rélicence, avec celte netteté d'accen-
tuation qui dénote la franchise de la pensée. J'en
ai été frappé ; l'expression chez lui est souvent heu-
reuse et se présente sous la forme d'une image.
— 76 -—
C'est ainsi que l'autre jour il disait à la cavalerie
qu'il passait en revue : >« Vous êtes des Loiilet? vi-
vants que je lance à ma volonté. »
Nuit et jour, inquiet et actif, il veille avec celte
soucieuse prudence d'un chef sur lequel s'appuie la
plus grave et la plus lourde responsabilité. — Au
moindre bruit inaccoutumé qui frappe ses oreilles,
il s'enquiert; ses aides de camp rayonnent aussi-
tôt de tous côtés, et il n'est pas arrivé une seule
fois qu'un feu un peu plus nourri que d'habitude
ait été dirigé sur un point des travaux du siège,
sans que le major de tranchée ne vît immédiate-
ment accourir un des officiers de l'élat-major du
général en chef.
« — C'est bien fatigant, me disait en riant un
d'eux , d'être l'aide de camp d'un général qui ne
dort jamais. »
Il y a deux jours j'avais l'honneur de déjeuner
au quartier général.
Après le déjeuner, le général en chef s'entretint
assez longtemps avec moi et avec une grande bien-
veillance. — Sa conversation me frappa.
" — N'est-ce pas qu'on est impatient à Paris? me
dit-il.
« — Je ne vous le cache pas, général, lui ré-
pondis je.
" — Un s"em])i'epse bien vile de juger les événe-
ments les plus graves ; c'est si facile quand ou n'a
rien autre à faire. Tenez, ajouta-t-il, en changeant
tout à coup de ton, lorsque vous êtes venu en Cri-
mée envoyé en mission et accrédité auprès de moi,
je me suis dit : Voilà un homme qui appartient à ce
parti des écrivains dont la plume galope bien aisé-
ment sur le papier, (jui effleurent toute chose, plu-
tôt qu'ils ne l'approfondisseut cl jugent un peu à la
façon des papillons qui volent ; il est au centre des
événements; il habite avec le major de tranchée, il
est donc chaque jour aux premières loges, au mi-
lieu des travaux immeuses que nous avons accom-
plis et des obstacles que nous avons à surmouler.
Il pourra juger par lui-même ce qu'il a fallu d'é-
nergie et de courage à la vaillante armée que je
commande pour affronter les rudes souffrances et
les cruelles épreuves qui se renouvelleut chaque
jour. Vous êtes chargé d'écrire plus tard les péri-
péties de ce drame guerrier; je crois (me fit-il
l'honneur d'ajouter) à votre haute intelligence, à
votre bon sens, et plus (juc tout, à votre bonne foi,
eh bien!.,, que pensez- vous?
« — Je pense, général, que l'on ne sait rien à
Paris, ou bien peu de chose de ce qui est vérita-
blement, et je l'ai déjà écrit.
'< — C'est que l'on ne doit pas, c'est que l'on ne
peut pas tout savoir. L'opinion publique est une
indiscrète ; la guerre ne se fait pas sur le papier et
pour le bon plaisir des amateurs de nouvelles ou
— /» —
des joueurs de bourse. C'est bien tacile de dire ;
«« On aurait pu faire ceci , on aurait pu faire cela. »
Oui, peut-être; mais si on n'avait pas réussi; de-
mandez à ces messieurs ce qu'ils auraient dit. Il
faut tout prévoir, quand on a l'iionneur de com-
mander à d'aussi intrépides soldats et que l'on tient
dans ses mains d'aussi graves intérêts, la vie d'un
de ces hommes-là, quand on les connaît comme je
les connais, vaut un trésor. — Et puis.... et puis
je ne suis pas seul. »
Le général s'animait visiblement; je l'écoutais
avec un intérêt que je ne puis dire.
« — Oui, je voudrais, ajouta-t-il en se penchant
vei's moi , que l'on envoyât ici toutes les lumières
dont s'honore la France , et je suis heureux , très-
heureux de l'arrivée du général Niel, une grande
capacité, une grande illustration. — Croyez-le bien,
pour peu que l'on ait pour t roi fi sous d'honneur
dans le cœur, les individualités, quelles qu'elles
soient, disparaissent complètement devant des ques-
tions de cette nature , le vain amour-propre per-
sonnel s'efface; on ne songe qu'au bien de tous, à
la gloire, à l'intérêt du pays; voilà ce que je vois,
voilà ce que je comprends, voilà ce que je cherche.
— Tenez, si ma sentinelle qui est là, venait me
dire : « Mon général , je suis sûr de prendre la ville
« dans une heure; » je lui répondrais : « Va, mon
« garçon, prends mon chapeau blanc, et donne-
« moi ton fusil, je monterai la garde à ta place, «
— 79 —
et puis après, voyez-vous, je crierais bien haut,
que c'est lui qui l'a prise. »
On vint nous interrompre ; le général me quitta
en me disant :
« — Allez , il vaut mieux avoir attendu et être sûr
du succès , rien ne peut nous l'ôter. »
Et me tendant la main avec une affabilité dont je
fus très-touché, il rentra dans sa tente.
Si j'ai retracé le mieux que j'ai pu les souvenirs
de cette conversation, c'est qu'elle me semble
peindre, plus que ne le pourrait aucune apprécia-
tion , le caractère du général Canrobeit et l'éléva-
tion de son intelligence et de son cœur.
Vous apprendrez , j'en suis certain , avec plaisir,
que les blessures du général Monet , quoique très-
graves, puisqu'elles ont nécessité l'amputation de
trois doigts, n'empocheront pas ce vaillant officier
de rendre dans l'avenir de nouveaux services à son
pays.
28. — Le temps continue à être beau; toutes
les craintes inspirées par la nuit du 20 sont dissi-
pées , pour le moment du moins ; on dirait une
journée de printemps , et les neiges des jours pré-
cédents attestent seules encore l'ouragan glacial qui
un instant s'était abattu sur nous comme un mes-
sager sinistre.
Aussi tout a changé d'aspect; les chevaux bon-
— 80 —
Hissent à leur attache et secouent leurs crinières ;
les tentes sont ouvertes, les soldats par groupe se
promènent devant leurs fusils enlacés en faisceaux
et qui semblent, protecteurs muets des tentes qu'ils
gardent , les entourer d'un rempart de fer. — De
tous côtes on entend la musique joyeuse qui rap-
pelle aux absents les souvenirs du pays, et que
parfois les voix accompagnent, répétant les gais
refrains des chansonnettes populaires; les chemi-
ses, les bas, les mouchoirs sont accrochés de côté
et d'autres, les cuisines fument, les gamelles se
remplissent.
Nos vieux troupiers, la tète recouverte de la
céchia rouge, ne sont plus enfouis sous le lourd
capuchon de leurs capotes bleues, et pendant
que quelques-uns , accroupis à terre , font dis-
paraître de leurs fourniments les dernières traces
des mauvais jours, d'autres jouent aux boules;
et ce sont les boulets ennemis qui servent à nos
soldats, car ils n'ont qu'à faire quelques pas
pour choisir dans la collection que les Russes
nous envoient avec une si grande prodigalité; on en
trouva de toutes les formes et de toutes les gros-
seurs.
Ne trouvez-vous pas que, sur ce plateau déchiré
par la guerre, ce jeu ainsi composé a quelque
chose d'étrange, d'original et de martial à la fois ?
Puisque je suis en train de vous parler de nos
soldats, laissez-moi vous dire qu'il ne faut rien
— 81 —
croire do tous ces récits sur les vêlements en gue-
nille, sur le délabrement des pantalons en lam-
beaux, les pieds demi-nus et cet état de misère
enfin qui faisait demander aux soldats de la Répu-
blique, '< un peu moins de gloire et un peu plus
de souliers. »
Certes l'ensemble général n'est pas uniforme sur
tous les points, et des pieds à la tête, la tenue ré-
glementaire pouri'ait trouver maille à partir. —
Ceux-ci ont de grandes guêtres en peau de mouton,
d'autres les ont en grosse laine grise ; ceux-ci por-
tent des ceintures, ceux-là de la flanelle en guise
de cravates; cbacun a un peu fait flèche de tout
bois, et d'exceflentes flèches, je vous assure. Si la
sévérité du règlement y perd, la poésie y gagne;
mais non pas la poésie des rêveurs et des aboijeurs
à la lune (comme disait je ne sais plus quel critique
un peu âpre dans ses expressions) , mais une poésie
mâle, vigoureuse, à la façon d'Horace ou de Ju-
vénal, et sous laquelle on sent battre la poitrine
d'un soldat ; — les tranchées ne sont pas un Champ
de Mars, efles sont un champ de guerre.
La tenue des officiers me plaît infiniment.
Ils ont soit des capotes, soit des redingotes four-
rées, sur lesquelles sont apposés les galons, insignes
de leurs grades, et quelquefois les épaulettes; —
joignez à cela de larges ceintures rouges qui leur
couvrent la moitié de la poitrine et une portion du
ventj-c; par-dessus la ceinture, le sabre ou l'épée,
— 82 —
puis de grandes et fortes hottes montant jusqu'aux
genoux, et vous aurez le costume au complet, en
y ajoutant parfois la boue et la neige, ces deux
tristes visiteuses des mauvais jours.
l*"" mars. — On dirait que ces deux derniers mots
après lesquels hier j'ai cessé d'écrire, m'ont porté
malheur; le temps change, le ciel est gris, le vent
souffle; ici le vent change souvent quatre et cinq
fois dans un jour, allant du nord au sud, de l'est
à l'ouest. Par moments il tombe un peu de neige,
mais elle n'a pas de consistance et se fond aussitôt
sur le sol. — Rien de nouveau, si ce n'est que des
bombes arrivent en assez grand nombre de notre
côté, mais sans nous causer de mal.
Du reste , les Russes nous lancent des projectiles
de toute nature ; des boulets rames , qui sont une
barre de fer terminée à chaque extrémité par un
biscaïen, et des projectiles oblongs de forme variable.
On a trouvé entre autres, dans le voisinage des
tranchées , des bombes ayant quatre trous à leur
surface; plusieurs personnes que j'ai interrogées
ne comprennent pas l'utilité de ces projectiles étran-
ges. — Nos ennemis semblent avoir renoncé à leur
système de gerbes enflammées qu'ils lançaient il y a
quelque temps.
Du reste, leur tir est bon, leurs francs-tireurs
adroits, surtout très-vigilants ; et, pour peu qu'ils
aperçoivent une tète en dehors des tranchées, ils
onvoioîit aussitôt une prèle de balles.
— 8.3 —
2 mars. — La neige qui avait cesse tout à coup,
chassée par le veut, reprend un peu ce matin, mais
le soleil apparaît par instants; la neige et le soleil
voyagent rarement en bonne compagnie, aussi je
ne ci'ois pas à la durée du mauvais temps; mais on
ne peut rien prévoir, et le baromètre, toujours en
mouvement, semble un vagabond égaré dans un
espace sans limite.
Au moment oi^i j'allais fermer cette lettre, on
amène un déserteur, on l'interroge devant moi. —
Cet homme a l'air intelMgenl ; c'est un Polonais. Il
porte la tète haute, et ne croit pas du tout avoir
commis une lâcheté :
« Je ne veux pas servir, dit-il, et combattre pour
la Russie; tous les Polonais , soyez-en certains, dé-
serteront un h un quand ils le pourront. » — 11 a,
dit-il, erré toute la nuit, après s'être échappé de
Sébastopol, dans la crainte de rencontrer quelque
embuscade.
Il répond avec beaucoup de vivacité aux questions
qu'on lui adresse; mais en général, je me méfie
de semblables renseignements, pour deux raisons :
— la première, parce qu'ils ne peuvent et ne doi-
vent rien savoir; la seconde, parce qu'ils veulent
paraître bien informés, dans le but ou d'améliorer
leur position , ou de se donner de l'importance.
Il est entré dans des détails assez longs. — Sur
cette question : « Que pensent les Russes du siège?»
il a répondu : « On dit que l'on ne rendra pas la
— Bi-
place et que , rcsterioz-voiis vingt ans , vous ne la
prendrez pas ; il n'y a plus en ville que les habi-
tants utiles à sa défense. » Il a ajouté : « qu'il était
employé dans les bureaux, et qu'il a lu sur diffé-
rents rapports que la perte des Russes avait été de
600 à 700 tués dans la nuit du 23. »
D'autres déserteurs avaient déjà donné le même
chiffre à peu près. — Les Russes répètent et font
circuler le bruit que nos pertes ont été très-consi-
dérables et que nous avons enlevé nos morts, dont
le chiffre exact, vous le savez aujourd'hui, est
de 94.
Tout me paraît se réunir pour conlirmer ce que
j'écrivais, comme conjecture, en commençant cette
lettre, que la sortie du 23 avait coûté cher à nos
ennemis.
ç^q^^l::::)
SEPTIEME LETTRE.
Devant Séliastopol, 3 mars.
J'avais raison de penser que la pluie et le soleil
ne pouvaient voyager en compagnie, plus raison
encore de penser que le soleil sortirait triomphant
et chasserait de ses rayons dorés les dernières tra-
ces des neiges. — Le temps s'est maintenu au
heau, c'était un ciel hleu, ce beau ciel, l'amour
des peintres de la verte Italie. Il fallait bien avoir
laissé quelque chose à ce pauvre plateau broyé par
la guerre.
C'est qu'un beau jour ici n'est pas seulement
ce qu'il est pour vous, heureux indifférents de la
grande ville, l'avant-coureur d'un plaisir, le passe-
temps radieux de jours calmes et oisifs; c'est la
vie, la santé, l'espérance; c'est la bénédiction du
ciel sur notre brave et courageuse armée.
Dans la soirée, à neuf heures et quart à peu près,
l'air retentit tout à coup de détonations furieuses ;
l'horizon est embrasé; c'est comme un feu d'arti-
fice, mais un feu d'artifice mortel qui illumine
subitement le ciel et fait pâlir les calmes clar-
8
— 86 —
lés de la lune. — 80 ou 100 bombes sont lancées
presque sans interruption; 15 ou 20 à la fois;
les unes éclatent en l'air , les autres semblent
à terre autant de petits volcans en feu. — On di-
rait, à voir ces étoiles d'or qui jouent et s'entrela-
cent, quelque jeu de jongleur aérien. Parfois ce
sont de longues traînées de feu , et au milieu de
tout ce bruit, de toutes ces flammes, de toutes ces
clartés subites, pas une voix bumaine , pas un cri,
pas une plainte.
Ce serait un splendide et magnifique spectacle,
si l'on ne savait que la mort peut-être frappe quel-
que soldat à son poste.
Puis tout se tait ; l'borizon , tout à l'beure rouge
de feu, disparaît dans la nuit.
Pendant quelques minutes, un profond silence
règne, et la lune répand sa clarté douce et mélan-
colique. — Appuyé contre le pan d'un mur, je
me demande si je suis encore sur ce théâtre de la
guerre aux échos sans cesse menaçants. Rien n'in-
terrompt ma pensée. Au milieu de 100 000 hom-
mes, c'est la soUtude; mais quelques minutes à
peine écoulées, le canon retentit, puis le clairon
sonne le garde à vous. — Maintenant, c'est le bruit ,
réveil , l'alerte : les compagnies de garde au Clo-
cheton prennent les armes et courent vers les
tranchées. — Cependant aucune détonation de
mousqueterie n'annonce une attaque véritable.
C'est une fausse alerte; déjà le clairon sonne la
— 87 —
breloque, et les compagnies de réserve rcvieiinenl à
leur poste de piquet.
Voilà à peu près l'historique de toutes les nuits.
On peut dire qu'ici le sommeil n'enveloppe que le
corps, jamais la pensée.
Jusqu'à présent c'est le seul incident, bien petit ,
n'est-ce pas; mais les plus grands événements
commencent ainsi.
Puisqu'il ne se passe rien qui mérite d'atlii'er
votre attention , voulez-vous venir avec moi à l'ob-
servatoire du quartier général, c'est le seul offi-
ciel ; les autres ne sont que de petites succursales
pour l'agrément de chacun. — A celui-là, on ob-
serve et on relate ses observations, on suit pas à
pas l'ennemi au sein même de sa ville.
Il est placé sur un des mamelons de cette vaste
plaine creusée de ravins, sur laquelle est campée
l'armée alliée et que traversent nos travaux de
siège avançant vers la ville connue des serpents
armés de noires écailles. On découvre la plus
grande partie de Sébastopol et de son port. —
Cet observatoire se trouve à 3000 mètres de la
place ; ce sont tout simplement trois petits murs
grossièrement élevés en pierres sèches, et sur le
sommet desquels on a tendu une toile. Deux fac-
tionnaires y veihent nuit et jour. — La distance qui
la sépare de la ville la met à peu près à l'abri des
boulets, je dis à peu près, caries boulets ont quel-
quefois d'étranges idées et de curieux revirements.
— 88 —
De ce point culminant, Séliastopol se dessine
nettement dans tous ses replis.
C'est un panorama mouvant ; il semble que
l'on peut entrer dans cette ville rapprochée aux
regards , et dont on saisit les moindres sinuo-
sités : on l'embrasse tout entière , on compte
les maisons , on voit , on sent agir la popula-
tion; il n'y a plus, dit-on, que les habitants
utiles ; le reste semble avoir abandonné la ville,
soit par crainte de désastres imminents, soit par
ordre supérieur. — Les déserteurs que l'on in-
terroge l'assurent, et nulle trace de la vie commer-
ciale et bourgeoise ne s'aperçoit dans l'intérieur
des remparts que garnissent de nombreuses batte-
ries , et que protègent de formidables travaux en
terre.
Le port se dessine parfaitement à la vue avec son
pont de bateaux sur lequel passent de nombreux
travailleurs; c'est là, sans contredit, que règne le
plus d'activité ; c'est la grande artère par laquelle
circule le sang de Sébastopol.
On voit des projectiles rangés avec soin ; la
quantité en est considérable , et il faut en effet un
arsenal des mieux ap[)rovisionnés pour parer à la
consonnnation de chaque jour, et en même temps
à la prévision d'une attaque générale qui peut tout
à coup tomber sur l,i \ille assiégée, comme une
pluie de mitraille.
On se rend un compte très-exacl des travaux; on
— 89 —
découvre les fossés , les épaulements , les redoutes ,
les abalis, les redans; on compte les canons qui
veillent sur leurs afîùls ; on voit les travailleurs
courbés sur leurs travaux. — Dans l'intérieur d'une
cour, j'aperçois une voiture; à qui sert-elle? aux
blessés, aux morts ou aux vivants? — Quelquefois
une colonne de fumée blanche intercepte tout h
coup la vue; c'est un canon qui envoie un boulet.
Je ne puis me lasser de regarder l'église Sainte-
Clotilde avec son joli toit vert et ses murs blancs ;
elle domine les bâtiments qui l'entourent et sem-
ble dédaigner de se confondre avec eux. — C'est
toujours sur cette église que , malgré soi , le re-
gard s'arrête ; car le soleil donne un éclat doré
et reluisant à cette teinte d'un vert émcraude,
comme si Dieu voulait, qu'au milieu des tempê-
tes de la vie humaine, la pensée fût toujours re-
portée vers lui.
Étrange contraste, grave enseignement qui ne
peut que grandir (;t fortifier le cœur de ceux qui
combattent pour le droit et la justice. — Les bou-
lets de notre flotte l'ont respectée le 17 octobre.
L'église Sainte-Clotilde m'amène naturellement
à vous dire que dimanche dernier j'avais l'hon-
neur de déjeuner chez le général Forey.
A neuf heures et demie j'ari'ive, et dans la cham-
bre du général je trouve tout son état-major réuni
et l'aumônier de la division disant la messe.
A Paris , où vous lirez ces lignes , au milieu de
— 90 —
toutes vos églises, si belles, si grandes, si super-
bernent ornées de peintures et couvertes d'or,
ponrrez-vous comprendre l'impression que pro-
duisit sur moi cette messe , dite ainsi , sans pompe
aucune, dans une chambre nue et presque sans
meubles ?
L'autel est sur une petite table appuyée contre
le mur en l'ace de la cheminée. — A côté de l'Évan-
gile pend l'épée du général ; le livre de messe est
ap[)uyé sur la crosse d'un pistolet ; près des bou-
gies qui brûlent, sont accrochés à un clou les
éperons dorés, et les burettes sont posées sur une
carte de Sébastopol. — Ce qui parle de paix se
mêle à ce qui parle de guerre.
Chacun était recueihi, et les lèvres suivaient,
eu les répétant, les paroles que prononçait le
prêtre.
C'est qu'ici , si près de la mort , c'est-à-dire si
près de Dieu, la pensée de l'hounne s'élève vers
le Créateur; elle sent que toute force vient d'en
haut, et pour être calme devant le péril, iuébran-
lable devant les épreuves, résigné devant les souf-
frances, tous ont besoin de prier. — Un soldat ser-
vait la messe.
7, 8 mars. — Quoiqu'il ne se soit rien passé de
très-important, j'ai cependant à noter une série de
petits incidents qui sont venus traverser le calme
plat de nos opératious.
Le temps conliniie à être magnifique, le ciel et
— 91 —
a mer se confondent dans une teinle bleue, voilée
seulement par ces vapeurs transparentes des hori-
zons lointains. J'aimais beaucoup le soleil, et il ne
m'est jamais arrivé d'en médire, mais à aucune
époque de ma vie je n'ai autant apprécié les bien-
faits que ses rayons versent sur nous.
Le 6, dans la journée, un vapeur anglais, ex-
pédié de Varna, a apporté à lord Raglan la nou-
velle de la mort de l'empereur de Russie.
Elle a été transmise au général anglais au milieu
d'une conférence avec les généraux français ; vous
pouvez comprendre l'effet qu'elle a produit.
« La Providence vient mêler sa voix à la nôtre, »
a dit lord Raglan.
Cette nouvelle est-elle vraie? elle vient d'être
confirmée ici par une dépêche de M. Drouyn de
Lhuys, on la regarde comme certaine. — Moi, je
doute encore par un principe inné de méfiance,
mais je l'admets , pour vous dire l'impression pro-
duite, du moins selon mon appréciation.
Le 6, au soir, les généraux recevaient du général
Canrobert une lettre ainsi conçue :
« Une dépêche portant tous les caractères de la
plus grande authenticité annonce la mort de
l'empereur de Russie, qui aurait succombé le
2 mars, à midi dix minutes; c'est une grande nou-
velle. •>
En fort peu de temps ce fut répandu par tout le
— 92 —
camp. Le sentiment général est loin d'avoir été ce
que l'on doit supposer à Paris. — Les questions
politiques ne pénètrent pas jusque dans l'intérieur
des camps et n'émeuvent guère le soldat qui ne
connaît, à vrai dire, que son fusil et sa consigne.
Ce sentiment a été de l'inquiétude ; on se deman-
dait si cette mort subite et inattendue n'allait pas
modifier les événements de la guerre et arrêter le
siège. — Car il faut bien se le dire, la pi'ise de Sé-
bastopol, c'est l'espérance brillante qui vit dans
toutes les pensées ; c'est le courage contre les souf-
frances, c'est la résignation contre les épreuves,
contre les fatigues, contre la mort qui frappe et
décime ; c'est le foyer lumineux qui éclaire l'bori-
zon et vivifie tous les cœurs. Si un souffle subit ve-
nait l'éteindre, ce serait ici une profonde douleur,
une unanime amertume.
Certes, je sais que la guerre doit être considérée
comme un moyen d'arriver à la paix, et les liautes
questions d'Élat dominent toutes les autres in-
fluences. — Aussi ce n'est qu'une impression et
non un jugement porté, et il n'est pas étonnant
qu'au milieu de ce bruit perpétuel du canon et de
la fusillade, en lace de cette longue résignation
commandée par la prudence du cbcf, le feu de la
guerre et le sang des batailles circulent dans toutes
les veines.
Une autre nouvefle a été l'arrivée procbaine de
l'Enqiereur à l'armée d'Orient.
— 93 —
Aujourd'hui elle est démentie. — Tant pis que
l'Empereur ne vienne pas ! Il eût pu voir par ses
propres yeux cette belle et vaillante armée, ces
cœurs forts et inébranlables, ces visages énergi-
ques, ces fronts cicatrisés, ces courages invinci-
bles, ces folies audacieuses qui germent dans le
cœur de chaque combattant au nom de l'Empereur
et de la France ; il eût passé une de ces belles re-
vues que l'histoire inscrit dans ses annales en let-
tres d'or ; les troupes eussent délîlé devant lui sur
un champ criblé de boulets, non avec des tambours
battant aux champs, mais au bruit retentissant des
canons, des bombes et de la fusillade. — Mais je
l'ai dit plus haut, les questions d'État dominent en
despotes. N'importe ! que l'Empereur dorme calme
et tranquille au sein de sa grande ville ; ici on veille
invincible et infatigable, travaillant et combattant
chaque nuit.
On amène un officier déserteur , c'est-à-dire
pas tout à fait un officier, ce que l'on appelle un
cadet, catégorie mixte entre le soldat et l'officier,
qui existait autrefois en France et qui existe encore
dans beaucoup de pays. Il est Polonais d'origine.
Vingt-quatre ans, figure intelligente, physionomie
mobile ; — il sait quelques mots de français, dont
il se sert.
Comme notre interprète paraît fort mal le com-
prendre, on en envoie chercher un autre ; cela de-
mande près d'une heure. Pendant ce temps ce jeune
— 94 —
Polonais nous raconte, avec un langage étrange
mêlé de russe, de français et de pantomime, qu'un
soldat lui a désobéi et qu'il lui a donné un coup
de sabre. 11 parle avec volubilité ; tantôt il se met
à rire, tantôt, au contraire, il devient triste et se
prend le front dans les mains en répétant, à plu-
sieurs reprises :
« Soldats.... déserter souvent ;... officiers, jamais!
— Un seul !... moi, moi !... »
On lui rend son sabre ; il le prend avec une joie
d'enfant, et, le tirant du fourreau, il nous montre
la lame tachée de sang.
L'interprète arrive ; on interroge ce déserteur. 11
nous apprend que la nouvelle de la mort de l'em-
pereur Nicolas est encore ignorée dans la ville. —
La cache-t-on, ou réellement n'en est-on pas encore
instruit ?
Voici à ce sujet un petit fait :
Lord Raglan a envoyé le 7, dans la journée, un
parlementaire de notre côté ; c'est le seul, je crois,
où l'on parlemente, et dans une de mes dernières
lettres je vous ai décrit cet endroit avec grands dé-
tails.
Le parlementaire qui était un major, après avoir
remis à l'officier russe le i)li dont il était chargé,
lui dit que l'on venait d'apprendre dans les armées
alliées la triste nouvelle de la mort de l'empereur
— 95 —
de Russie et que la France et rAiigleteii'e , enne-
mies trop généreuses pour ne pas s'associer à
d'aussi légilinies et d'aussi grands regrets, appré-
ciaient la perle immense que venait de faire la
Russie.
La figure de l'officier russe demeura impassible,
et il répondit qu'il n'était instruit de rien, puis il
salua, voulant ainsi empêcher toute suite à cette
conversation engagée ; mais les ofiiciers qui assis-
taient remarquèrent que, lorsque l'interprète rap-
porta en russe les paroles que le parlementaire an-
glais avait dites, deux soldats se regardèrent aussitôt
avec un étonnement subit qui bouleversa leurs
visages.
Chacun, à ce sujet, s'est livré à des conjectures ;
quelle est la vraie '/
8, 9. — La vérité, c'est que la place tire tou-
jours, c'est que la fusillade continue, et que la nuit
dernière a été signalée par diverses tentatives de
sorties.
Nous ouvrions un petit boyau en avant de la
troisième parallèle, et aussitôt que nos travailleurs
se furent mis à l'œuvre , soit qu'on les aperçut
malgré un brouillard assez intense qui régnait*
soit que l'on entendît le bruit des pioches et de la
sape volante, une fusillade vive partit des embus-
cades qui sont environ à 60 ou 80 mètres, et une
balle vint frapper à la tète un sergent. Nos travail-
leurs ne discontinuèrent pas , quoique le feu de la
— 96 —
place joignît ses boulets et sa mitraille au feu des
avant-postes, et tout en ouvrant la tranchée sur
le tracé indiqué, ils appelaient l'ennemi de leurs
cris, le défiant d'oser venir les attaquer ; puis des
francs -tireurs se portèrent aux embuscades, et
bientôt nos braves soldats furent à peu près à cou-
vert.
C'est là un tout petit épisode, comme il s'en
présente bien souvent, et auquel nul ne fait atten-
tion.
Trois fois celte nuit, le garde à vous vint nous
annoncer que l'on apercevait l'ennemi, et qu'il
avait été signalé par la sentinelle ; mais , après
quelques coups de fusil, il s'éloignait prudemment.
Vous ne pouvez apprécier l'effet que produit tout
à coup, au milieu de la nuit, le son du clairon se
répétant de poste en poste. — On se jette à bas
de son lit de camp, on court au parapet qui est
devant la maison qu'habite le major de tranchée ;
on écoute, inquiet, attentif, si le bruit de la mous-
queterie ne vient pas confirmer l'avertissement du
clairon.
Pendant ce temps, des compagnies de renfort
en permanence sous les armes sont expédiées vers
le i)oint menacé , puis les brancards passent qui
parlent aussi leur triste voix. — Mais bientôt le
clairon sonne la breloque. Les poitrines se dilatent,
et l'on retourne à son lit jusqu'à une nouvelle
alerte.
— 97 —
Ainsi de la vie de chaque jour, de chaque nuit,
jusqu'à ce que je vous écrive : <• Sébastopol eslpris. »
Le temps continue à être splendide. — Merci à
Dieu ! — Ciel bleu, véritable température de prin-
temps. — L'hiver est parti avec son manteau de
glace et ses ouragans de neige ; l'herbe repousse
déjà verte et hardie sur ce sol que labourent les bou-
lets ; les plantes que l'on croyait à jamais arrachées
apparaissent régulièrement alignées, traçant comme
un souvenir perdu des allées verdoyantes dans ces
jardins qui n'existent plus. Hier, j'ai trouvé une
violellc et je l'ai apportée en triomphe , triomphe
véritable que chacun a apprécié.
Du reste , ici on a tout en abondance ; les fées
merveilleuses, ce sont les navires de l'État. — Quel
que soit le désir formé, il est accompli.... à titre
de remboursement, mais à des prix qui paraissent
ridiculement minimes , comparés à ceux de mes-
sieurs les brocanteurs de Kamiesh.
Le trafic auquel ces messieurs se livrent est fa-
buleux.
Les choses utiles , le gouvernement vous les
donne. — Vous voulez des couvertures, un bon, et
vous l'avez ; — des pliants-tabourets , un bon ; —
des bottes , un bon ; — un lit , un bon ; — de la
bière , un bon ; — des conserves, un bon ; — de la
bougie, un bon, un bon, un bon, rien qu'un bon ;
et l'on passe lier et superbe devant ces trafiqueurs
qui vendent 5 fr. une livre d'horrible bougie, 6 fr.
9
— 08 —
un kilo de fromage , 2 fr. 50 c. une livre de pain ,
et le tout à l'avenant.
Avouez que c'est là une sollicitude merveilleuse :
jamais armée n'a été plus grandement approvi-
sionnée, et cela en dépit de la mer Noire, de ses
tempêtes, de ses orages, de ses vagues bondis-
santes. — Le soldat est bien nourri , confortable-
ment vêtu , et il voit le soleil briller sur sa tète ;
ne le plaignez donc pas surtout , il vous en saurait
très-mauvais cré.
QQ^^I^
HUITIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, 10, il, 12 mars.
Ma dernière lettre vous parlait de la sortie que
nous avons faite dans la nuit du 23 et dans la-
quelle le 2^ régiment de zouaves a fait merveille
de bravoure et d'héroïque intrépidité, — Je vous ai
aussi parlé du message flatteur envoyé le lende-
main par le baron Ostcn-Sacken ; je dois y ajouter
un petit détail qui s'est produit depuis.
Un officier de zouaves , le capitaine Pierre , est
tombé blessé entre les mains des Russes ; il a écrit
ces jours passés à son colonel, le colonel Cler, et,
dans cette lettre , il mentionnait qu'il était traité à
Sébastopol avec une grande affabilité , et qu'il
n'avait qu'à se louer des égards que l'on avait
pour lui; il ajoutait que le grand-duc Michel avait
voulu le voir et que ce prince lui avait exprimé, de
la manière la plus bienveillante , combien il admi-
rait et appréciait la bravoure des troupes fran-
çaises.
Pourquoi , avec une semblable courtoisie , qui
ferait de cette guei-re une vraie guerre de gentils-
— 100 —
hommes, employer, pour combattre, des lacets, des
crampons et des pierres? — Car, je vous le répète,
les Russes se battent avec bravoure et énergie , et
lorsque vous lirez l'histoire de cette expédition ,
dont je recueille les moindres détails, vous pourrez
l'apprécier vous-même. — Seulement, notre fou-
gue, l'élan irrésistible de nos troupes audacieuses ,
qui ne calculent ni les dangers, ni les impossibi-
htés, étoiment et frappent nos ennemis, et s'ilsn'é-
taient protégés par les feux croisés de leurs bas-
tions , ils ne pourraient ni affronter , ni soutenir le
choc de nos armes. iMais leur artillerie est formi-
dable, fort bien dirigée; ils s'en servent avec une
profusion dont on ne peut se faire une juste idée ,
et se torturent la pensée pour inventer des variétés
de projectiles ; leurs bombes et leurs boulets ont
un diamètre curieux.
Voici un petit fait arrivé il y a une heure.
Dans un des boyaux de notre 3' parallèle, tombe
tout à coup une bombe à un endroit où la tran-
chée , descendant vers le ravin , dit des Anglais , a
une pente très-marquée. — Le sol partout rocheux
a été pétardé , et offre par conséquent des inégali-
tés à peu près semblables à celles d'un escalier
de pierre taillé dans le roc. — La bombe , n'ayant
pu creuser son lit , roule dans l'intérieur de la
tranchée, bondissant à droite, bondissant à gau-
che , et entraînant avec elle sa mèclie enflammée.
— Les soldats justement éjionvantés de cette dés-
— 101 —
agréable visite se mettent à courir devant elle ,
pour l'éviter ; — mais celle-ci descend , descend
toujours....
Le premier moment passé, les soldats compren-
nent qu'ils font fausse route ; ils se rangent alors
le long des parapets , laissent passer la bombe ,
puis remontent avec la môme rapidité qu'ils avaient
mis à descendre. — Le projectile éclate , arrêté su-
bitement dans sa course ; uiais il est isolé et ne
blesse personue.
Voici maintenant un autre épisode assez fantas-
tique, et sur lequel les correspondances particu-
lières vont probablement broder une merveilleuse
histoire. — J'aurais bien envie de me livrer aussi à
quelque petit roman plein d'iulérèt que vous seriez
forcé de croire à peu près ; mais l'amour de la vé-
rité l'emporte.
Aujourd'hui, il pouvait bien être ciuq heures du
soii', un planton accourut, tout essoufllé, apprendre
au colonel de tranchée que des soldats avaient en-
tendu et vu une femme dans un silo qui se trouve
à 150 mètres environ de la maison du Clocheton.
Une femme!... c'est une espionne, une espionne
souterraine ! — vous jugez de l'impression pro-
duite; cela commençait à ressembler beaucoup à
un drame de Pixérécourt.
On explique quel est le silo dans lequel a été dé-
couvert ce trésor féminin, cette héroïne nouvelle; et
celui-là se trouvait être justement celui, où je vous
— 102 —
ai raconté précédemment que l'on avait découveTt
des meubles , des gravures encadrées , des habille-
ments de femme et un chapeau rose cTitne entière
fraîcheur. — Vous voyez que cela se concordait;
nous avions eu le chapeau de la femme , nous
allions peut-être avoir la femme du chapeau. On
se range sur les lieux , on interroge le soldat , ou
plutôt les soldats, car ils étaient deux.
« — Nous l'avons vue , disent-ils , elle avait un
« mouchoir hlanc sur la tète et le visage très-pàle.
« — Tous êtes donc malade ? lui avons-nous dit :
« — Oui. — Voulez- vous du biscuit ? — Non , je
« ne mange pas depuis quatre jours. — C'est bien
« long, " avons-nous ajouté.
Telles furent les dépositions. — Là, s'était arrêtée
l'intéressante conversation des soldats avec le f;in-
tôme.
La nuit était tout à fait venue , ajoutant son voile
mystérieux à cette fantastique histoire.
Mais comment cette femme avait-elle pénétré dans
cette étroite caverne? — Comment y avait-elle vécu?
On apporte de la lumière , et un des soldats entre
en se traînant connue un reptile par la seule ouver-
ture qui existe. — A peine s'est-il avancé de quel-
ques mètres, cpi'il lui est impossible d'aller plus
avant; un bloc de pierre lui barre le chemin. —
C'était un trou, rien qu'un trou. <« — Cependant,
répétait-il toujours, je l'ai bien vue, bien entendue. «
Connue dans dos cirronslauces semblables à celles
— 103 —
dans lesquelles nous nous trouvons, il ne faut rire
de rien et se méfier de tout, même des impossibi-
lités, on s'assura de ce qu'il était rationnel de
croire; on prit, par politesse pour le plateau in-
connu de la Crimée , des mesures de prudence , et
l'on abandonna le reste de l'imagination un peu trop
frappée du soldat révélateur, qui , sans doute , n'a-
vait fait qu'entendre des paroles prononcées au-
dessus du silo.
« — Ainsi, lui disait un de ses camarades, tu es
entré dedans?
« — Comme je te vois, lui répond l'autre; mais
j'ai été arrêté par des pierres.
« — Étaient-elles naturelles?
" — Je n'en sais rien.
<« — ImbécUe, comme si on ne distinguait pas
des pierres qu'on met, ou des pierres qui poussent
naturellement. »
Voilà l'histoire au grand complet; elle a par-
couru les différents camps sous le nom de la Dame
blanche, et à ce moment-ci chacun la raconte à sa
fantaisie : il faut bien passer son temps à quelque
chose.
14. — Voilà que le ton de ma lettre change tout
à coup : je plaisantais, je racontais des anecdotes,
oubliant le canon et la fusillade; il se rappelle à
ma mémoire et il réclame sa place.
— 104 —
15. — Dans la nuit du 14 au 15, le génie avait
résolu de relier deux portions de notre parallèle la
plus avancée par un boyau de 450 mètres environ;
450 mètres à creuser, c'est beaucoup, quand il faut
le faire à découvert, sur un terrain nu, en face
d'embuscades ]ilacées à 60 ou 70 mètres , et sous
le feu formidable de nombreuses batteries chargées
à mitraille.
C'était une rude et aventureuse entreprise; aussi
les avant-postes ennemis ne tardèrent pas à signa-
ler nos travailleurs, qui furent presque aussitôt
accueillis par une grêle de balles. Conmie ceux-ci
hésitaient à placer leurs gabions (car le premier
qui s'était avancé avait été coupé en deux) , un brave
capitaine de la légion étrangère, le capitaine Adam,
en saisit un , s'élance sur le terre-plein , en dehors
de la tranchée, et le place résolument, appelant
à lui les soldats qui devaient accomplir cette œuvre
périlleuse.
« — Vous voyez bien, mes amis, leur dit-il , qu'il
n'y a pas de boulets pour tout le monde. »
Il avait à peine achevé ces paroles, qu'une balle
le frappait mortellement; mais son courage avait
électrisé les soldats , et tous s'élancèrent au travail.
Le sol était labouré par la mitraille.
Deux fois les travailleurs, indécis sous cette jjluie
de fer, rétrogradèrent, et deux fois leurs chefs les
ramenant, ils reprirent, d'une main résolue, les
pioches et les gabions. Toutefois, tourmenté ainsi
— lOo —
par les feux de renneini, le elieminemenl ne
pouvait marcher qu'à pas lents. On parlait des
deux extrémités pour se rejoindre au milieu;
mais le jour [larut et foi'ça de cesser le tra-
vail. — 120 à 130 mètres étaient encore à dé-
couvert.
Pendant toute la nuit nous sommes restés sur le
qui-vive, écoulant avec inquiétude. Je vous assure
que le jour, en paraissant, nous enleva de la poi-
trine un pesant l'ardeau.
Une fusillade tiès-vive, jointe au bruit reten-
tissant des canons et des obusicrs , se fait enten-
dre du côté des travaux que le général Bosquet
fait exécuter devant la tour Malakoff. — Pendant
une demi-heure, c'est un feu non interrompu;
puis les coups de fusil s'espacent , et l'écho peu à
peu redevient calme et presque silencieux.
Que s'est-il passé?
Je fais seller un cheval et je me rends au quartier
général.
Ce qui s'était passé , le voici : — Quelques em-
buscades placées devant nos tranchées en prenaient
une certaine portion d'entîlade et d'écharpe ; on
avait résolu de les réduire au silence, et pour ce,
on les avait enlevées. Les Russes, après une résis-
tance de quelques instants, avaient lâché pied en
voyant nos soldats s'avancer sur eux. On les pour-
suivit. La place alors tit feu de ses batteries et
l'ennemi revint en masses profondes. On aban-
— lOG —
donna deux points trop avancés, n'en conservant
qu'un seul, dans lequel on plaça un poste qui
devait de son côté inquiéter fortement les Russes.
Ce combat n'avait coûté que trois tués et blessés.
Cette guerre aux embuscades , disons-le , ne peut
être qu'un coup de main, dont les résultats souvent
n'ont qu'une faible importance , à moins que l'on
n'ait le temps de les détruire complètement et d'em-
pêclier leur reconstruction, ce que l'on ne peut
faire malheureusement. — Mais ce n'était, vous le
verrez , que partie remise.
La journée a été ce qu'elle est toujours, semée
de coups de canon, de bombes et de balles; voilà
tout. — Attendons la nuit : on doit continuer sur la
droite de nos attaques de gauche le reliement du
boyau inachevé, et je crains fort que les Russes,
prévenus par les travaux de la nuit précédente, ne
fassent sur ce point un feu mieux dirigé, plus sû-
rement pointé , et par conséquent plus redoutable
pour nos pauvres travailleurs.
Nuit du 15 mi IG, — Onze heures. Je vous écris
ces lignes au milieu du bruit retentissant des
bombes qui éclatent, des grenades qui sillonnent
l'air de leurs raies de feu. Nous entendons des
cris lointains et confus que le vent apporte jusqu'à
nous.
Ou cùlé du cheminement que nous achevons,
le feu de nious(|U(Merie est mêlé de coups char-
gés à inilraille; mais sur l'extrême gauche, du eôié
— 107 —
de la mer, près du ravin de la Quaranlainc, l'en-
gagement semble plus sérieux; depuis huit ou dix
minutes, il continue sans interruption.
Cependant aucun travail nouveau ne s'exécute sur
ce point, et les Russes, depuis la nuit du 31 jan-
vier, nous ont déshabitués des sorties , car ils n'en
ont pas tenté une seule , se bornant à des recon-
naissances inoffensives. — Nous écoutons si quel-
que signal viendra nous prévenir d'une attaque;
mais aucune sonnerie ne se fait entendre, et ce-
pendant la vivacité du feu dépasse les limites habi-
tuelles.
Chacun au Clocheton est sur pied; des réserves
sont toujours là chaque nuit , vous le savez. — Le
général de service , le major de tranchée, tous les
officiers se promènent attentifs, inquiets, les uns à
droite , les autres à gauche.
Trois fusées s'élèvent successivement; — c'est
un des signaux qui annoncent un engagement sé-
rieux.
Aussitôt les compagnies de renfort partent , con-
duites par des officiers de service qui connaissent
parfaitement toutes les communications et peuvent
ainsi les diriger par les chemins les plus courts.
D'autres compagnies viennent aussitôt les remplacer.
Un quart d'heure s'est écoulé.
Le feu qui a repris vigoureusement à deux fois
différentes diminue sensiblement ; la fusillade con-
tinue encore , mais mollement et par intervalles.
— 10;i —
L'n planton arrive de la gauche apportant des
nouvelles.
Il y a eu , en effet , comme nous le pensions , une
sortie de la garnison près du ravin de la Quaran-
taine. L'engagement a été chaud; on s'est abordé
à la baïonnelle. — Nous manquons encore de dé-
tails ; car ce planton n'était pas encore sur le lieu
du combat; il est venu seulement dire de la part
du colonel : « L'attaque est sérieuse , mais nous
avons vigoureusement repoussé l'ennemi; nous
sommes en nombre suflisant, et si les Russes ten-
tent un second essai , les compagnies de renfort
sont arrivées. »
Je vous écris tous ces détails à mesure qu'ils
parviennent à notre connaissance , pensant que cela
doit vous paraître plus intéressant que ne le serait
un fait écrit après coup, et afin que vous puissiez
vous rendre compte des péripéties de ces petits
drames nocturnes.
Un sergent arrive ; celui-là appartient à la lé-
gion étrangère qui a soutenu le choc de cette
sortie.
« — Tout va bien, » dit-il.
Il amène un soldat qui faisait partie des volon-
taires russes et qui s'est rendu (car toutes les fois
qu'une attaque de ce genre est décidée , les Russes
demandent les hommes de bonne volonté qui veu-
lent y courii').
On l'iutcrro'iç,
— JU!) —
« — Combien éticz-vous?
<-. — Trois cent cinquante à quatre cents.
« — Les Russes ont-ils perdu l)eaucoup de inonde?
« — Je crois que oui ; je les ai vus emporter un
grand nombre d'bommes morts ou blessés.
« — Où les i)orlaient-ils?
« — Du cùlé du ravin.
« — Où éliez-vous quand nous nous sommes ap-
procbés des trancbées?
« — Nous étions coucbés h terre ; quand on s'est
relevé, je suis resté; et j'ai attendu (ju'on ne liràt
plus, puis je me suis avancé tout doucement. •
11 serait trop long de vous rapporter ici toutes les
questions et toutes les réponses dont qucli|ues-unes
paraissaient vraies, dont les autres, comme tou-
jours, n'avaient aucun sens.
Voici, maintenant, d'après les renseignemenls
parvenus, l'bistorique de celle sortie sur nos tran-
chées de gauche.
De toutes celles opérées depuis le commencement
du siège, celle-ci a élé la plus importante par les
résultats que nous avons obtenus. — L'ennemi a
été repoussé avec des perles très-sensibles ; les
nôtres sont minimes.
Vers dix heures à peu pivs, à l'extrême gauche
de notre troisième [tarallèle, nos petits postes pla-
cés en avant aperçurent des mouvements dans
l'ombre, et entendirent, quoicpie bien faiblement,
des bruits du c(Mé du ravin; aussilùl, ne df^itulaiit
1(1
^ 110 —
pas que ce ne lui, ou une atlarjue, ou une recon-
naissance, ils se replièrent en silence sur la paral-
lèle et signalèrent l'arrivée des Russes ; ceux-ci ,
en effet, dans la pensée de nous surprendre, s'é-
taient couchés à terre, cl, rampant sur le sol, ar-
rivaient lenlement, afin de n'être ni vus ni enten-
dus; mais nos soldats , prévenus par les sentinelles,
s'étaient cachés, eux aussi, et immobiles, atten-
tifs, les armes prêtes, l'œil aux aguets, retenant le
souffle de leur respiration, regardaient, écoutaient,
attendaient.
Ce dut être un moment de grande et superbe
émotion qui fit battre dans les poitrines les cœurs
les plus résolus et les plus hardis.
Quelque précaution que prissent les Russes , on
entendait par instants un bruit vague, impercep-
tible en toute autre circonstance, mais qui dé-
nonçait leur approche. — Notre silence doublait
leur confiance.
Lorsqu'ils sont à trois ou quatre pas de nous ,
ils se redressent et s'élancent avec un hurrah
frénétique, selon leur habitude.
Avant qu'ils aient pu môme faire feu, une dé-
charge à bout portant les reçoit, et renverse pêle-
mêle les premiers rangs. — Les plus hardis conti-
juient et apparaissent sur la crête de nos ouvrages ,
mais une seconde décharge, faite avec sang-froid
et habileté , les arrête de nouveau.
Quelques-uns, lancés en avant , roulent dans no»
— m —
tranchées, où ils trouvent la mort; les autres ré-
trogradent , rechargent leurs armes ; puis revien-
nent. — Une fusillade et un comhat corps à eorps
s'engagent; l'officier qui les commande est jjlessé
dans la poitrine d'un coup de haionnette , et
tombe en notre pouvoir. Un instant ils essayent
encore de se défendre, puis lâchent pied tout à
coup en se dirigeant vers le ravin; nos troupes,
après les avoir poursuivis quelques pas, rentrent
dans la parallèle. — Alors la batterie de campagne
n" 3 reçoit l'ordre de faire feu et envoie dans le
ravin quatre coups chargés à mitraille pour lialayer
à la fois l'ennemi qui se retire , et les réserves.
Cette sortie, vous le voyez, a eu pour les Russes
une triste issue; l'avantage qui, d'ordinaire, dans
de semblables attaques, est pour les assaillants, a
tourné contre eux par le sang-froid d'une défense
vigoureusemeiît exécutée parles bataillons du 2* ré-
gmient de la légion étrangère.
Le commandant L'Héritier et un capitaine dont
je regrette de ne pouvoir vous dire le nom , se
sont conduits avec une énergie digne des plus
grands éloges.
Le 10* bataillon de chasseurs a sa bonne part
dans cette action d'éclat, où il s'est montré digne
de sa réputation. — Nul doute qu'un ordre du
jour ne vienne du (juartier général faire con-
nailre à Ions la belle condnite de ces deux régi-
ments.
— I h2 —
On lie peut apprécier au jiislo le^; pertes de l'en-
iieiiii ; mais l'on peiil, je ei'ois, sans exagéra-
tion, porter ce nombre à plus de IGO hommes mis
hors de combat, dont oO morts au moins. —
27 cadavres nous sont restés.
Il faut ajouter que peudant cette sortie, qui
s'opérait sur la gauche, nous accomplissions sous
le feu de la place le travail de reliement dont je
vous ai parlé, et qui aujourd'hui est entièrement
achevé. — Aussi , sur toutes les lignes de nos tran-
chées, le feu ne décessait pas et les sillonnait
comme un réseau de mitraille.
Le temps me manque pour vous parler d'un en-
gagement qui a eu lieu du côté de la tour Malakotï
au lever du jour. Le général Bosquet a fait de nou-
veau enlever cinq embuscades qui le gênaient beau-
coup. Cimi détachements se sont élancés à la fois
à un signal sur les cinc] embuscades, et après s'en
être emparés les ont rasées. — Vous le voyez, de
tous les côtés, la nuit a été bonne.
Je termine ma lettre à la hâte.
îsEUYlEME LETTRE.
Dcvai:l Séhastopol, i7, 18 mars.
Quoique depuis ma dernière lettre il ne se soit
rien passé de très-iinportant, toutefois les incidents
n'ont pas manqué; les nuits ont été agitées, les
matinées bruyantes et les épisodes qui précèdent
le grand drame se sont succédé chaque jour.
Je vous ai parlé de la sortie des Russes, la nuit
du 15 au î6, et dans la([U(']le ils ont été Ibrt mal-
traités.
Le lendemain, dans la matinée, je suis allé avec
le général de tranchée visiter l'endroit oîi avait eu
lieu le combat ; le soleil éclairait la terre et les
pierres rougies. — Sur le terre-plein intérieur gi-
saient encore des cadavres russes que des. cor-
vées étaient en train de porter sur des brancards
à l'ambulance, lis étaient Kà, pèle-mèle, couchés
à terre au milieu de fusils, de casquettes, de gi-
bernes entrouvertes, de landjeaux de vêtements. —
Spectacle cruel et d'une tristesse infinie, petit coin
du tableau de la guerre; la vie était pour ainsi dire
au milieu de la mort, ne la regardant pas, n'y
— 114 —
songeant même point. Un autre acte se jouait aver
l'accompagnement ordinaire des balles qui sifflent
ou gémissent (car elles sont, par le bruit qu'elles
font, tantôt menaçantes , tantôt lamentables }.
Le costume uniformément monotone des Russes,
pantalon bleu noir, grande casaque grise , sans
épaulettes , sans signe extérieur quelconque , sans
variété de couleur, porte en soi-même un morne
aspect qui assombrit le regard en même temps que
la pensée.
Les Russes que j'ai vus morts ce jour-là avaient
tous les pieds nus. Les soldats de la légion s'étaient
emparés de toutes les bottes sans exception. — Les
bottes des Russes font évidemment envie à nos sol-
dats (l'bumanité est naturellement portée à dé-
sirer ce qu'elle n'a pas). Si on leur donnait des
bottes, nul doute qu'ils ne portassent des regards
d'ardente convoitise sur les souliers. — Aussi les
Russes doivent de leur côté envier nos souliers.
C'est ce qui avait dans les premiers moments
fait répandre ce bruit passablement ridicule , mais
qui ne s'en était pas moins accrédité , que l'ennemi ,
pour nous surprendre plus sûrement, et afin qu'au-
cun bruit ne [)ùl trahir son approche, venait pieds
nus, façon, il faut l'avouer, fort peu commode
et assez singulièi-e pour marcher sur un terrain
rocailleux et livrer un cond^at.
Pour le moment tout l'intérêt du siège se porte
sur nos travaux contre la tour 3Ialakofr, c'est-à-
— 115 —
dire sur notre attaque de droite qui maintenant a
opéré son point de jonction avec les Anglais. — On
appelle l'attaque de gauche avec un certain dé-
dain : « le vieux siège; » mais soyez tranquille le
vieux siège fera parler de lui.
Dans la matinée du 15, ainsi que je vous l'ai écrit
à la tîn de ma lettre, la fusillade a été vive et con-
tinue. Comme on avait été forcé, après s'être em-
paré des embuscades une première fois, de se
replier et de les abandonner, on résolut de les
raser: c'est ce qui eut lieu le 16 avec une énergie
très-remarquable et sans grande perte d'hommes.
Comme le 17 une sortie du môme genre devait
avoir lieu, le colonel Vcissier voulut lui-même aller
avant la tombée de la nuit reconnaître le terrain.
Il le fit avec ce courage audacieux qui était habi-
tuel à cet oflicier, dont la conduite à Inkermann
avait été admirée et enviée par tous; malheureu-
sement au courage se joint souvent l'imprudence ,
et le colonel Veissier fut frappé de deux balles ,
dont l'une l'atteignit mortellement. Sa perle a été
vivement sentie ; c'était un de ces hommes dont
l'entrain, la vigueur, l'énergique audace entraînent
les troupes, électrisent les soldats et les feraient
se lancer à poitrine découverte sur des murailles
de fer. — Mais quand la mort de tels hommes n'est
pas commandée par le devoir ou la nécessité des
circonstances, elle est doublement fatale.
C'est ici surtout , en face des dangers sans cesse
— 116 —
renaissants, qu'il faut se rappelei- celte parole pro-
fonde de Napoléon : « A la guerre, il y a quelque
chose de plus et de mieux que de se faire tuer,
c'est de savoir se faire luer. »
De l'observatoire du quartier général on avait
vu , pandant toute la journée, sur la passerelle de
bateaux qui réunit les deux parties de la ville, cir-
culer des troupes nombreuses.
La nuit venue, on attaqua résolument les em-
buscades. Comme toujours, l'ennemi lâcha pied;
mais bientôt il revint en force très -supérieure et en
masse épaisse. — Nos soldats se replièrent sur la
parallèle, et là, les zouaves, pendant près d'une
lieure, soutinrent un feu très-vif et très-nourri
contre les Russes , qui , sept fois revinrent à la
charge, s'avançant à 40 ou 50 mètres, mais n'osant
pas se hasarder à aborder nos tranchées. — Évi-
demment l'intention des officiers était d'envahir
notre parallèle, c'est l'impression produite sur
tous ceux présents à ce combat. — Nous avons
eu de 50 à 60 blessés, peu de tués; la perte des
Russes a dû être sensible ; mais cet engagement
n'ayant été qu'un engagement de fusillade, cette
perte ne peut être appréciée qu'approxiinative-
inent.
Il est évident que cette attaque, préparée contre
l'intérieur du port et contre la tour Malakolf les
inquiète visiblement. — C'est le ccMé vuhiérable, et
(|Uoique les Russes l'aiciil rormitlahlcmeiit défendu
— 117 —
par tics l'edoules, des travaux vu lerie cl des dou-
Mes rangs d'abatis, ils sonililenl \ouloir iiorter sur
ce point toute leur attention.
19. — Le lendemain, le mouvement de troupes
continua; on vit de fortes colonnes se diriger
dans la direction du ravin de Karabel-naia (. nom
que l'on donne à ce ravin à cause du petit village
qui l'avoisine). Aussi, pour empêcher l'emiemi
de se porter sur un seul point, dans le cas où
telle serait son intention, le général en chef ré-
solut de l'inquiéter sérieusement sur notre gauche
par un feu de projectiles cieux dirigé sur le bas-
tion du Mât, le bastion central el l'intérieur de la
ville.
On profita de l'occasion pour aller détruire
quelques postes assez gênants, et le soir , vers
huit heures, trois petites colonnes, chacune de
100 hommes, sortirent à la fois de trois points dif-
férents sur la même ligne et se jetèrent au pas de
course sur les avant-postes ennemis sans tirer un
coup de fusil.
Ceux qui les gardaient déchargèrent leurs armes
sur les assaillants, et se retirèrent en toute hâte
en s'appelant par des sons de trompe; puis les
troupes de réserve poussèrent de grands hurralis,
selon leur habitude, sans pourtant se montrer;
quelques tambours, dans le fond du ravin de la
Quaiantaine, battirent la charge , et la place lança
des coups de mitraille. — Pendant ce temps , les
— 118 —
sapeurs du génie avaient placé dans les pins ini-
porlanles embuscades des sacs à pondre avec une
longue mèche. Le signal de retraite fut donné , le
feu fut mis aux mèches (je crois que le terme
propre est smœisson), et nos soldats rentrèrent
dans leurs tranchées.
Alors ce devint le tour de l'artillerie qui jusqu'à
minuit , oîi elle reçut l'ordre de cesser le feu ,
envoya des multitudes de projectiles, bombes et
obus, mais pas un seul boulet.
La place ne répondit pas, ce qui est bien con-
traire à ses habitudes; car d'ordinaire elle riposte
avec vigueur.
Quelle en a été la raison?
Ce que je pourrais vous dire ne serait qu'inie
appréciation toute personnelle.
La ville ne nous a lancé que quelques paniers
de grenades sans résultat, puisque le rapport de
l'ambulance ce matin ne portait pas un seul
tué.
Rien ne s'est passé du côté de la tour Mala-
koff.
Du reste , cette guerre d'avant-postes ne peut
amener de résultat réel; car, ou les Russes les
reprennent puisqu'ils sont isolés, et de leur côté
protégés par le feu de la place , nu, si on les rase ,
ils sont tout aussitôt rétablis. — Cela me fait l'effet
(le petits tours que l'on se joue entre voisins; et,
rn vérité, ce n'est ri(Mi ;iulrt^ chose : c'est un ino-
— U9 —
ment de distraction que l'on se donne pour varier
la monotonie habituelle d'un siège.
Tous les jours des déserteurs nous arrivent ;
comme ils répètent à peu près les mêmes phrases ,
je ne vous en parle que pour mémoire.
Les Anglais construisent quelques batteries, bien
lentement, hélas? — Mais ils manquent de bras, et
travaillent d'un autre côté, de tous leurs efforts à
leur chemin de fer, qui avance , comme peut avan-
cer un chemin de fer, tout doucement jusqu'à ce
qu'il aille très-vite.
Je vous assure que l'on ne dirait pas à les voir
maintenant , qu'ils ont tant souffert et que les ma-
ladies et la mort ont décimé leurs rangs. — Ils
étaient si beaux, si splendides, si éclatants à Varna
quand un beau soleil d'été rayonnait sur leurs
uniformes rouges et sur leurs casques étincelants ;
chacun les aduiirait et ils s'admiraient eux-mêmes,
ils faisaient leurs manœuvres avec cette méthodique
précision qu'ils ont conservée sur le champ de
bataille. Mais, hélas! le cruel hiver est venu, cent
fois plus cruel pour eux qu'lnkcrmann et Ba--
laclava, car ils tombaient un à un, que dis-je ?
dix par dix, sans gloire, sans combat; leur sang
ne coulail pas de leurs poitrines inébranlables
devant l'ennemi , mais se glaçait dans leurs veines
et ternissait leurs visages. — Ils ont vu alors com-
bien est précieuse , indispensable une bonne orga-
nisation intérieure , qui veille sur les besoins ma-
— 120 —
tériels de la vie, n'onieltarit aucun détail et prévoyant
même l'impossible.
C'est ce qui a sauvé notre armée d'un semblable
désastre et lui a fait traverser les cruelles épreuves
des neiges, des vents et de la glace.
Mais aujourd'hui que le ciel est bleu, pourquoi
penser encore à de si tristes jours ? Les Anglais
eux-mêmes l'ont oublié, leurs visages sont roses,
la gaieté renaît sur leurs physionomies et sur leurs
unit'oi'mes : chaque chose a son temps. — Mainte-
nant on ne meurt plus, on s'ennuie, voilà tout, et
l'ennui amène le spleen, fléau redoutable et rongeur.
Au diable l'hiver ! au diable le spleen !
En voulez-vous une preuve ; la voici :
Il y a, entre un petit village appelé Karami et la
cavalerie anglaise, un vallon assez large, ricbement
accidenté, d'une sauvagerie douce et pittoresque ;
pour toile de fond sont d'un côté les hauteurs de
Balaclava, si grandioses, si majestueusement tor-
dues sur elles-mêmes; de l'autre, les monts autour
desquels contournent les deux routes de lalta et
de Simphéropol et (jui dominent la vallée de la
Tchernaia. — Eh bien ! dans ce vallon s'étaient
l'éunis plus de 2000 Anglais, pour faire renaître sur
ce plateau ennemi les doux loisirs et les fiénéli(pies
ébats de la patrie absente.
Eu un mot , nos alliés avaient organisé des
(oui'ses avec ce. soin et celle régulai'ilé de détails
Mui les distiiii^uent.
— ^21 —
Vous eussiez dit uu lurf hospitalier : des poleaux
avec de petites flammes blanches indiquaient le
parcours et avaient été posés de distance en dis-
tance. La foule des spectateurs s'était symétrique-
ment rangée tout autour, pour assister à cette fête
hippique à laquelle le canon Je la ville venait mêler
sa voix lointaine. — Rien n'y manquait : — courses
plates pour chevaux de tous les jtays, — courses de
haies, — courses de mulets ; — il y avait la variété
et la multiplicité des plaisirs.
Je vous prie de croire que les coureurs eu tenue
traditionnelle ne faisaient pas défaut : jaquette de
soie, culottes de peau, bottes à revers. Cela vous
surprend peut-être, mais ceci vous prouve qu'il ne
faut s'étonner de rien. — Parlez de courses à un
Anglais, et il sortira de terre armé de pied en cap.
Des haies mobiles avaient été placées de trois
cents pas en trois cents pas, et une dame fort élé-
gamment vêtue en amazone était la Reine de beauté
de cette joyeuse journée.
Il y a eu cinq courses plates, une de mulets et
deux courses de. haies.
Après la dernière de ces deux courses qui n'a
pas été exempte d'épisodes, c'est-à-dire de chutes
et de horions, il s'est tout à coup élancé sur les
barrières une multitude affamée de ce nouveau
plaisir. — Les cavaliers se sont précipités à la
fois pêle-mêle ; les uns sautaient, les autres es-
sayaient de sauter avec les cris d'usage et les grands
11
coups de cravache. La pauvre haie a été broyée ;
la gaieté anglaise était remontée à son apogée pour
faire fête et brillant accueil à ce plaisir national.
On entendait courir çà et là les vieilles acclama-
lions des amateurs du lurf, puis les toasts, car la
buvette même avait Sté convoquée.
C'était, je vous assure, une mêlée joyeuse qui
réjouissait le cœur et qui faisait un peu oublier ces
glorieuses, mais tristes mêlées qui s'étaient passées,
et qui doivent pcut-èti'e se passer encore à quelques
pas plus loin ; tout cela, en vue des postes des Co-
saques qui bordent les hauteurs et qui sans doute,
ne comprenant rien à ces cris, à cette agitation, à
ce tumulte inattendu, ont dû signaler avec empres-
sement un mouvement offensif dans l'armée anglaise.
L'inq)ression que j'ai ressentie en assistant à ces
courses joyeuses au milieu du bruit incessant de la
gueire, n'est pas de celles qui s'effaceront le plus
promptement de ma pensée.
En revenant des courses de Karanii j'ai parcouru
à cheval le terrain où s'est livré le combat de Bala-
clava, — date glorieuse pour les armées anglaises, —
date sinistre pour bien de nobles et hautes familles.
C'est une grande et vaste plaine entourée de ra-
vins profonds; des mamelons étages les uns au-
dessus des autres semblent les gradins de ce vaste
ampliilliéàtre. — Tout autour, le terrain se con-
tourne, se replie, s'élève ou s'abaisse; on dirait
les vagues de la mer [leiidanl la tempête. — Cette
— 123 —
plaine de Balaclava est superbe à voir ; elle a un
aspect grandiose qui prête sa soleimilé au sou-
venir du sanglant épisode qui s'est passé dans son
sein. — Aujourd'hui c'est un sol inculte où l'herbe
croît par intervalles, et sur lequel restent, de
distance en distance, quelques débris de masure.
Le silence règne là, où a eu lieu cette magnitique
charge de la grosse cavalerie anglaise, là où les
escadrons déchaînés se sont précipités les uns sur
les autres avec fureur, où le cri des hommes se joi-
gnait aux hennissements des chevaux, où le bruit
de la canonnade courait d'échos en échos, reten-
tissants messagers de la guerre. — Aujourd'hui,
à peine si l'on y voit trois ou quatre cavaliers
allant à Balaclava, des chevaux portant des pro-
visions , quelques Anglais qui viennent peut-être
regarder tristement la place où est tombé un ami ,
lui frère. — Des carcasses de chevaux dont
les corbeaux et le temps ont déchiré les chairs
pantelantes , disent seules que la mort a passé
par là.
Je ne puis dire à quel point m'impressionne ce
silence du passé.
J'étais avec des personnes qui avaient assisté à
ce combat ; j'ai foulé pas à pas le terrain de cette
scène sanglante, et j'ai recueilli les souvenirs vivants
encore des acteurs et des témoins.
Cette petite bataille de Balaclava a été pour ceux
qui l'ont vue, soit de la plaine, soit du sommet des
— 1^4 —
h;iiiUii;"s avûisiiiantcs , un des plus saisissants spec-
tacles auxquels il soit donné d'assister.
« Lorsque s'exécuta cette fatale charge de la
cavalerie légère, me disait un major anglais qui
avait i)ris part à l'action sous les ordres du gé-
néral Scarlelt , vous ne pourriez vous tigurer
quelle mêlée faiùeuse. — La cavalerie se ruait
contre des ennemis de fer ; les chevaux , hlessés
par la mitraille, s'élançaient de toutes parts en
bonds insensés , traînant après eux leurs cavaliers
frappés mortellement; d'autres, éperdus de tout ce
bruit, de tout cet effroyable tumulte, de tout ce
sang répandu , revenaient sur nous se mêler à nos
chevaux, frémissants et se soutenant à peine sur
leurs jarrets tremblants. — Souvent vingt arri-
vaient ensemble , et une fois entrés au milieu de
nos escadrons il était impossible d'obtenir d'eux
un mouvement. — Pauvres cbcvaux ! nous les re-
connaissions , et ils nous disaient par avance les
noms des morts. — Un arriva , se ruant au milieu
des autres , et venant , lui aussi , prendre sa place
dans ce troupeau frappé d'épouvante ; son cavalier
était couché sur son encolure, tenant à pleine main
la crinière luisante (Ui cheval; c'était un jeune ul'li-
cicr d'une des plus nobles familles. — On s'em-
pressa autour de lui. — Mais il était mort!... la
poitrine traversée par un biscaieii. »
J'ai vu lord Lutan la ncIIIc du jour où il ([uittait
la Crimée ; il venait \ isiler les tranchées de l'at-
— î2o —
laque de gauche. — Il nous parla de cette falale
journée ( il en parlait toujours,^.
« — J'ai là sur moi , nous dit-il en frappant sa
poitrine de la main , l'ordre écrit par lord Raglan ;
il ne me quitte pas. — On me rappelle, je m'y atten-
dais ; mais bientôt l'Angleterre jugera. »
Toutes les paroles de lord Lucan avaient le reflet
de l'amertume de ses pensées , peut-être de ses
regrets.
« — Pauvre armée anglaise ! nous disait-il ; — si
belle !... Voyez ce qu'd en reste. — J'ai reçu, ajou-
tait-il, une lettre de Constantinople. — A Scutari
(hôpital anglais), la moyenne de la mortalité est
de 65 à 70 par jour. »
Je relate en passant ce lait : — Une Anglaise , la
femme d'un officier qui avait suivi son mari à
Balaclava , est venue sur la colline qui domine
la plaine où se livrait le combat , et à cheval ,
immobile comme une statue , assistait à cette
mêlée meurtrière, au milieu de laquelle peut-être
était son mari , parmi ceux qui tombaient pour ne
plus se relever.
Je viens de lavoir, l'amazone de Balaclava, c'était
celle des courses de Karami. — C'est une toute
jeune femme aux cheveux blonds , aux joues ro-
sées , au frais sourire. — Dans sa vieillesse ( s'il est
vrai qu'une jolie femme soit jamais vieille), elle
pourra raconter ses souvenirs de guerre.
DIXIEME LETTRE.
' t. ? Devant Sébastepol , 21, 22, 23 mars.
Dans la soirée du 22 nous nous mîmes à lancer
des bombes et des fusées contre la place. La nuit
était claire, et la lune à son cinquième lever répan-
dait au loin à l'horizon ses clartés indécises.
La fusillade contiuuail enlre nos parallèles avan-
cées el les embuscades russes.
Tout à coup , par suite de nos projectiles fort
habilement dirigés, deux iucendies successifs se dé-
clarèrent dans la ville , sur deux points assez rap-
prochés, derrière le bastion central. — On aperce-
vait très-bien une large teinte rougeàtre dont le
foyer s'agrandissait à vue d'œil , devenant de mo-
ment en moment ])lus lumineux.
Le vent qui soufflait avec violence devait contri-
buer à propager dans Sébastopol les dimensions de
ces sinistres, et nos bombes et nos fusées, sillon-
nant l'espace, venaient toutes s'accunmler sur les
mêmes points. — On suivait leur tracé aérien et on
les voyait se perdre dans le centre des flannnes
qui s'élevaient au-dessus des bâtiments embrasés.
— 427 —
C'était un beau spectacle dont la sauvage et
sinistre poésie avait un cachet tout particulier. —
Ici , où je suis , le silence , la tranquillité, le som-
meil des réserves endormies , le pas cadencé des
sentinelles ; là-bas le tumulte , sans nul doute le
désordre , l'effroi , les cris confus que le vent qui
nous est contraire emporte dans son vol.
Le lendemain malin, sur les huit heures, les
flammes qui consumaient les bâtiments n'étaient
pas encore éteintes, et on les voyait très-distincte-
ment de notre petit observatoire.
Mais, je vous l'ai déjà dit, aujourd'hui l'intérêt
réel, sérieux , positif est plus loin ; il est, avec les
nouveaux travaux , devant la tour Malakoff.
Les vétérans du siège ( c'est ainsi que le général
en chef appelle les troupes occupées à l'attaque
de gauche) se reposent et attendent avec impa-
tience le grand jour.
11 arrive de ce côté ce qui s'est produit sur tous
les points où nous avons exécuté des travaux ; les
Russes y ont accumulé des défenses qui chaque
jour grandissent, comme ces plantes qui s'élèvent
et fleurissent rapides, sous les rayons du soleil. —
Les juamelons , hier inoffensifs , sont aujourd'hui
gardés et armés ; sur les versants , silencieux et
déserts tout à l'heure, s'agitent nuit et jour les
bras des travailleurs.
Vous devez penser que pendant ce temps nous
cheminons avec rapidité. Les travaux exécutés sont
— 128 —
déjà considéraLles ; les parallèles se tracent, les
boyaux se relient, les batleiies s'arment.
Si la défense s'accroît, l'attaque grandit mena-
çante. On marche hardiment à la sape volante , on
chemine chaque nuit sous de nouvelles gahion-
nades, on déloge les avant-postes ennemis, on dé-
truit les embuscades , que les Russes s'empressent
de rétablir avec hardiesse et ténacité, soit sur les
mômes points , soit sur d'autres directions aussi
rapprochées.
Petite guerre d'escarmouches qui marque , pour
ainsi dire, chaque pas des assiégeants, chaque res-
piration des assiégés.
Pendant que les incendies brûlaient dans Sébas-
topol , une affaire sérieuse s'était engagée sur le
point de notre cheminement le plus avancé vers
le mamelon Vert ( mamelon placé en avant de la
tour Malakoiï, et qu'un ravin considérable sépare
des autres travaux). Le vent contraire nous empê-
chait au Clocheton d'apprécier les progrès crois-
sants de la fusillade, qui se faisait à peine entendre
comme un vague nmrmnre.
J'éciis à la hâte (pielqucs lignes sur cet événe-
ment, car le bateau part dans une heure, et j'ai
employé ma journée à courir ajjrès les renseigne-
ments.
Il ne faut [)as croire au moins (pie l'on sache
ici racileiueiil ce qui se passe, lorsque le fait se
pr(Mhiil en dehors de votre rayon. Chacun le raconte
— 129 —
un peu à sa façon , le Iji'ode à sa fantaisie, et sur les
lieux mêmes, on est surpris de la variété des inter-
prétations. — Aussi je pourrais avec un peu de
bonne volonté vous raconter trois ou quatre récils
différents.
Les détails véritables ne se produisent que lente-
ment.
Après nous être emparés d'une ligne d'embus-
cades ennemies et nous y être établis, nous cbemi-
nions en zig~zag, sape debout, |)our relier cette
ligne à notre parallèle, lorsque tout à coup, aus-
sitôt que la lune eut rendu à la nuit son obscurité,
les Russes marcbèrent sur ce point en masses pro-
fondes , qui masquaient à la fois les ténèbres et les
plis de terrain.
Vigoureusement reçus par les troupes de garde
qui étaient, je crois, le 3* régiment de zouaves,
ils engagèrent un feu vif de mousqucterie , et ten-
tèrent vainement de nous refouler. — Alors une
forte portion de leurs colonnes composées, sup-
pose-t-on, de buit ou dix bataillons, tourna le
ravin de Karabel-naia , s'engageant dans ses fonds
pour nous prendre de flanc, pendant qu'une autre
nous attaquait de face, et menaçait en même temps
l'extrémité droite des lignes anglaises. C'est, du
moins, ce que l'on a supposé, car la nuit, il est
bien difficile de juger et d'apprécier au juste les
mouvcMiinils de rennemi.
Va- Cul alors (pie l'action devint cbande etsanglanic.
— 130 —
Les Russes avaient envahi la portion extrême des
tranchées anglaises, qui, dégarnie de défenseurs,
ne put résister à cette soudaine attaque, et de ce
point très-favorable pour eux , nons fusillèrent à la
fois par dcriière, de flanc et de face.
Mais les zouaves, le 7^ et le IV léger, suppor-
taient vaillamment cette triple attaque. — On s'a-
borda à la baïonnette, pendant que les balles cri-
blaient le terrain; les Anglais, revenus en force,
s'étaient de nouveau mêlés au combat.
Pendant plus d'une heure on se battit sans relâche .
Tantôt refoulés, tantôt refoulants, agressifs et dé-
fensifs à la fois, nos balaillons déployaient sous ces
feux croisés la vaillante intrépidité , la valeureuse
énergie qui leur ont valu les éloges du chef actuel
de l'armée russe. Morts et blessés s'entassaient. —
Déjà le brave commandant du génie Dumas, frappé
de deux balles, tombait pour ne plus se relever;
près de lui un capitaine et un lieutenant de zoua-
ves. — Le colonel Janin était blessé, heureusement
sans gravité , d'une balle à la tête. Dans le 1 1' léger,
neuf officiers étaient hors de combat ; mais l'en-
nemi, à la fin repoussé avec des pertes sen-
sibles, regagnait le ravin, nous laissant maîtres
de la position qu'il n'avait pu forcer , et dans la-
quelle vivants, morts et blessés s'étaient maintenus.
Nos pertes sont cruelles : 100 houunes tués en-
\iion et i)rès de 200 Ijlessés , [larnii lesquels 1-2 of-
ficiers, plus 2 disparus dans la mêlée.
— rai —
Un colonel et un capitaine anglais ont également
été enlevés pendant Faction. — Sont-ils au nombre
des morts que l'on voit là-bas étendus pèle-niéle?
— blessés, ont-ils été faits prisonniers? Nul ne le
sait encore; mais dans quelques heures on l'ap-
prendra par les parlementaires.
Je ne puis dire quelle triste impression me font
éprouver ces mêlées nocturnes, enveloppées de té-
nèbres, où le Sang coule dans l'ombre, où le regard
qui cherche un ennemi pour le combattre, un
frère d'armes pour se rallier à lui, ne rencontre
que celle fatale obscurité , premier linceul de la
mort. — La clarté du jour fortifie le cœur; on se
voit, on se reconnaît, on s'appelle; on court vers
le danger sans qu'il vous surprenne traîtreuse-
ment, on voit l'ennemi face à face ; on sait qui l'on
attaque; on sait qui vous frappe.
Bien de braves et vigoureux soldats , âmes rude-
ment trempées , m'ont dit : « Combattre la nuit ,
c'est affreux; on a le doute, parfois l'hésitation; les
pieds foulent aussi bien sans le savoir le corps d'un
frère que le corps d'un ami ; on ne peut porter
d'aide et de soutien à persoime. »
Cependant tout devient habitude, et comme
depuis le commencement du siège presque tous les
engagements, excepté celui d'inkermann, ont eu
lieu pendant la nuit, les soldats s'y habituent, ils
s'y attendent, et leurs regards trou\ent dans l'ob-
scurité de vagues clartés inconnues à d'autres, fai-
— 132 —
blés jalons de lumière qui les guident et détruisent
pour eux, du moins en partie, la triste épaisseur
des ténèbres.
J'apprends à l'instant qu'un parlementaire russe
est venu demander une suspension d'armes pour
enterrer les morts ; elle a eu lieu de midi à cinq
bcures , aujourd'hui samedi. — J'irai.
Sans doute, ma prochaine lettre contiendra d'au-
tres détails. — Je ferme celle-ci à la hâte.
Vous savez sans doute que dans un de nos der-
niers feux, les Russes ont perdu l'amiral Istomine,
commandant de la défense de sauche.
Qj^Â^L^
ONZIEME LETTRE.
Devant Sébastopol , 24, 25 mars.
Rien de réellement impoi'tant ne s'est passé dans
le sié^e depuis ma dernière lettre; vous voyez que
les semaines se suivent et ne se ressemblent pas.
Je pourrais vous dire pour l'attaque de droite
ce que je vous disais dans mes dernières lettres
sur l'attaque de gauche. Les travaux se poursui-
vent avec activité, les cheminements se font aussi
l'apidement que le permet un terrain souvent ro-
cheux, et les pétardeurs y jouent un grand rôle.
Les embuscades continuent leur système de mous-
queterie auquel nous répondons énergiquement.
Pendant ce tenqis-là , nos travailleurs posent leurs
gabions ou se courbent sous le travail de leurs
pioches, et nous avançons d'un pas lent, mais sûr,
vers les points désignés.
On continue ici les conjectures, les espérances et
les conversations; car, croyez bien que l'on est
dans les 'camps aussi ignorant des événements les
plus rapprochés , ([u'on peut l'être à Paris. C'est
ce ipii fait le déscs[)oir des correspondants qui,
1^2
— 134 —
n'ayant pas accès au quartier général, sont forcés,
dans la violence de leur appétit, d'accepter tout ce
qu'on leur offre, et souvent même ce qu'on ne leur
offre pas.
Ainsi , j'ai encore lu dans un journal fort esti-
mable que nous avions pris la tour Malakoff ; cela
m'a fait un réel plaisir de surprise. — Toutefois,
sachez qu'il n'en est rien, et que la tour, ou plutôt
le point culminant sur lequel en sont l(^s débris,
ainsi que les travaux en terre bien autrement im-
portants que les travaux en pierre, ne sont nulle-
ment en notre pouvoir, par une raison bien simple,
c'est que l'on ne les a même pas attaqués. On y
envoie des projectiles, rien de plus.
J'ai lu aussi que nos boulets avaient fait le plus
grand mal au bastion du Màt et l'avaient, je crois,
presque démantelé.
Nous n'avons pas envoyé iin seul boulet; nos
embrasures mêmes ne sont pas dégorgées , afin de
ne pas indiquer à l'ennemi l'emplacement de nos
batteries, et ne pas risquer, avant l'ouverture du
feu, des dégradations inutiles.
Le mystère dont on s'entoure est de toute néces-
sité, car les espions, cette lèpre de la société,
rôdent dans l'omltre, (juelque soin que l'on prenne
à se garantir d'eux.
Aussi un pauvre chirurgien de l'armée anglaise
a été, par son inq)rudence, victime de la sévérité
ordonnée par la i)lus impérieuse nécessité. — H
— 4 3S —
revenait de Kamiesli la nuit, au milieu de nos
camps; une des sentinelles placées sur le front de
bandière lui cria : « Qui vive? au large ! » menaçant
de tirer. — A quoi pensait le malheureux ? dans
quelles réflexions profondes était-il plongé? — tou-
jours est-il qu'il continua d'avancer sur le faction-
naire sans répondre. Celui-ci fit feu, et l'étcndit
roide mort. C'est là, sans contredit , un triste évé-
nement, mais qui n'a pu modifier d'aucune façon
la sévérité d'une consigne , sauvegarde de la vie
de tous.
Je vous parlais d'espions tout à l'heure, et je
vous avoue franchement que je ne comprends pas
que le général en chef ait laissé dans le monastère
de Saint-Georges les prêtres grecs qui l'habitent.
Certes ils sont, je suppose, soumis à une active
surveillance , mais quelle que puisse être celte
surveillance, la multiplicité des bâtiments qui com-
posent ce monastère, son voisinage avec la mer,
ses communications avec les hauteurs de Balaclava
m'inspireront toujours des craintes sérieuses, et je
crois que, sans porter aucune atteinte à la religion
dont le caractère sacré est inviolable , quel que soit
le rite qu'elle professe , on eût pu faire reconduire
à Sébastopol, ou sur tout autre point du terri-
toire russe, ces yeux ennemis qui peuvent tout
voir , ces oreilles ennemies qui peuvent beaucoup
entendre.
La pensée qui nous a dominés en cotte occasion
— 130 —
est noble et respectable, mais est-elle bien pru-
dente ?
11 s'est passé du cùlé d'Inkennann le petit fait
suivant, qui trouve ici tout naturellement sa place.
Du côté de la rive droite de la Tcbernaia, c'est-
à-dire sur les pentes des ravins qui entourent et
enveloppent pour ainsi dire la plaine , il y a un
ancien couvent; son nom, je ne me le rappelle
pas.
Après la bataille d'Inkermann , si fatale aux
Russes, on détruisit le pont de bois qui traverse la
rivière et sur lequel une partie des troupes en
fuite avait passé pour rentrer dans la place. Afin
d'empêcher que l'on [>ùt rétablir ce pont et éviter
ainsi l'arrivée de l'ennemi de ce côté, un petit
poste a été placé sur une hauteur voisine pour ob-
server le jour tous les mouvements possibles des
Russes, et la nuit, écouler attentivement si (inel([ue
bruit n'indi(]uait pas un travail (juelconque sur ce
point.
Ce poste signala un Iji'uil ti'ès-marqué de tra-
vailleurs, coups de jjioclie et autres \enant du
monastère, seul endroit habité dans ces ravins, le
seul par conséquent d'où pût provenir le tia\ail
dénoncé par nos éclaireui's.
On ('n\o\a (luchiucs bombes en sii;ne d'avei'tis-
senienl. Le lendemain un parleincnlaire appoi'ta
des [il.iinies au sujet des bombes lancées conii'e
le saint numa^l/re , mais il [\\[ répondu ([ue la
— 137 —
prière, même la plus agréable à Dieu, u'avail
pas besoin de tant de bruit autour d'elle , et que
les moines, s'ils voulaient éviter ce petit inconvé-
nient à l'avenir, devaient se réduire à i)riei' en si-
lence.
Cet épisode porte avec lui son enseignement.
Je n'ai pu , dans ma dernière lettre , vous parler
que très à la bâte de l'engagement sérieux (|ue nous
avions eu avec les Russes dans la nuit du 22 au
23 mars. — C'est l'événement le plus grave et le
plus important qui se soit passé depuis longtemps,
puisque l'ennenu était arrivé au nondjre de 10 à
12 000 bommes environ, avec le but bien arrêté
d'envabir nos travaux les plus rapprocbés et de les
bouleverser en nous écrasant subitement par leur
force numérique.
La loi que je me suis faite de me métier de toutes
les exagérations , de tous les entbousiasmes passa-
gers , quel que soit le sentiment qui les inspire, ne
m'a permis de vous raconter ce véritable drame
que fort imparfaitement, car je vous écrivais au
moment même où il venait de se passer; les dé-
tails manquaient , les victimes gisaient encore sur
le lieu du combat , et l'on ignorait encore réelle-
ment quelles étaient les pertes.
Aujourd'bui je suis à môme d'entrer plus avant
dans le cœur de cette nuit glorieuse pour no^
armes , et qui a montré une fois de plus ce que
— 138 —
peuvent l'énergie et le bouillant courage de nos
braves soldats.
L'ennemi , comme je vous l'ai écrit , je crois ,
s'avançait en trois colonnes épaisses sur le mamelon
à l'extrémité duquel est la redoute Vittoria , et par
conséquent en avant de celui que nous appelons le
tnamelon Vert. — La première de ces colonnes devait
se jeter sur la droite de nos attaques près du ravin
du Carénage. — La seconde devait prendre le centre
de nos travaux en se dirigeant sur les embuscades
qui avaient été disputées toutes les nuits précé-
dentes, et sur lesquelles nous voulions établir une
nouvelle parallèle en déboucbant sur elles par une
sape double debout. (Façon de cbeminer rapide
mais très-dangereuse et qui ne s'emploie que pour
les petites distances. ) — La colonne de droite s'a-
vançait par le ravin de Karabed-naia contre notre
gauche.
Celle qui menaçait notre droite n'attaqua pas ;
on ne sait ce qu'elle est devenue. Peut-être n'avait-
elle été dirigée de ce côté que pour nous empècbei*
de dégarnir nos réserves de droite.
Les Russes se jetèrent avec des burrahs impos-
sibles à dire sur l'extrémité la plus avancée de
notre chemineuient de gauche. C'était un tumulte
épouvantable de cris déchaînés , de hurlements in-
connus. On eût dit une bande de bêtes fauves sortie
tout à coup du sein des montagnes. — Trois fois ils
revinreni à la charge, et trois fois repoussés par le
— 139 —
3* zouaves et le 11' léger, Ils rétrogradèrent laissant
une longue traînée de morts , tranchée sanglante
en avant de nos travaux dont ils avaient à peine
renversé les premières gabionnades et les sacs à
terre les plus avancés.
Dans ces luttes corps à corps , le brave com-
mandant Dumas , debout sur ces gabions , com-
battant le premier et le plus menacé de tous , eut
la poitrine travei'sée d'un coup de baïonnette.
Ce fut alors que la dernière colonne ennemie ,
s'étant portée par hasard, plutôt que par inspira-
tion du côté de l'extrémité droite des tranchées an-
glaises , la trouva garnie d'un très-petit nombre de
défenseurs et put, en y pénétrant et on s'y établis-
sant , nous enfiler à la fois de ses feux de flanc
et par derrière ; mais bientôt deux compagnies de
réserve du 11' léger s'élancèi'ent sur les Russes
qui , refoulés dans le ravin , furent décimés à leur
tour par nos feux croisés , et chargés à la baïon-
nette.
L'action dura environ deux heures : de onze
heures à une heure du matin ; — action sanglante,
terrible, et les premiers rayons du jour vinrent
éclairer le terrain où gisaient des monceaux de
cadavres, restes palpitants encore qui attestaient
l'énergie de la défense et les inutiles efforts des
masses ennemies.
Au milieu de cette sinistre obscurité, que de
luttes terribles , énergiques , que de drames in-
— 140 —
coiiiins , dont les dci'iiiors cris du combat cm por-
tent la trace avec eux !
Ainsi, un ca[)itaine du 3*^ zouaves avait reçu déjà
plusieurs blessures d'armes blanches ; il luttait
contre un soldat russe. Pendant que de la main
gauche il écarte la baïonnette prête à le traverser,
et qu'il renverse son ennemi d'un coup de sabre,
un autre soldat lui applique le canon de son fusil
sur la tcinpe et fait feu ; par un hasard inappré-
ciable, la balle glissa sur le front en entamant seu-
lement les chairs; mais la commotion l'ut terrible
et le capitaine tomba ; plusieurs coups de baïon-
nette le frappèrent à la fois, puis le croyant mort,
on le laissa là.
Il resta sans mouvement, mais quelques instants
après, ayant repris connaissance, il se traîna vers
nos tranchées, enseveli pour ainsi dire à moitié
sous les cada\res, à moitié sous les sacs de terre
bouleversés ; et ce fut là qu'on le retrouva tout
sanglant, lors([ue les Russes refoulés eurent alian-
donné le teiraiii.
Je terminais uia kllre en vous disant qu'un ar-
mistice avait été accordé ; il a eu lieu le 2-1, de
midi à cinq heures.
On a compté, m'a-t-on assuré, plus de 400 ca-
davres russes restés sur le terrain, et l'on sait avec
(piel soin ilsenlèveiil loiijoiirs, autant qu'ils le peu-
veiil, leurs morts et leurs blessés ; il faut donc esti-
mer à près de 600 le nombre des tués, et par con-
— lil —
séqiKMit à 1800 environ celui des hoinines hors de
combat. — Je parle ici des apprécialioiis calculées
sur les règles habituelles en pareille circonstance.
— Le chiffre officiel de noire cùlé est 495, sur les-
quels figurent les morts pour IG-i.
Nous avons ù déplorer la perle de plusieurs ol'li-
ciers.
Les plus sensibles sont celles du commandant
Dumas et du commandant Banon, toujours les pre-
miers à s'élancer à la voix du danger.
Vous parlerai-je du colonel Janin? » — 11 étail
magnifique à voir, me disait hier le général Bos-
quet en me r;icontant les détails de cette hrillante
action ; il avait cin'i blessures, tant de balles que
de pierres dont les Busses se servent beaucoup dans
leurs attaques, et à travers le sang qui couvrait son
visage, on voyait briller son regard mâle et éner-
gique ; il ne quitta pas le combat et resta dans la
tranchée jusqu'au jour , essuyant seulement de
temps à autre du revers de sa main son sang qui
coulait. »>
Je me suis rendu à cet armistice, qui des deux
paris avait attiré beaucoup de monde.
Jamais je n'ai assisté à une scène qui m'ait plus
vivement impressionné. C'était un cruel et triste
spectacle, mais solennel dans sa tristesse, ayant
un de ces aspects saisissants qui se gravent à la fois
dans le conir et dans la pensée.
A midi les clairons sonnèrent crssez le feu; les
— 142 —
sonneries se répétèrent dans les deux camps ; on
hissa le drapeau blanc, el aussitôt de tous côtés
apparurent en face de nous des multitudes dente-
lant l'horizon comme une forêt vivante, puis sor-
tirent des batteries, des embuscades, des épaule -
ments, sortirent les soldats russes comme d'une
fourmilière humaine.
Tous étaient sans fusils, et descendaient du ma-
melon Vert sur le terre-plein oîi avait eu lieu l'en-
gagement de la nuit.
A un signal donné par leurs chefs, nos soldats
franchirent aussi le revers extérieur des tranchées.
— En tète étaient le général Brunet, les officiers
de service, ainsi que plusieurs généraux qui s'é-
taient rendus sur le lieu de l'armistice. Les soldats
portaient des brancards, et ce cortège silencieux et
grave s'avança sur le lieu où gisaient les cadavres
des deux nations (car l'endroit où avait eu lieu l'at-
taque contre les Anglais était un peu plus loin sur
la gauche, et eux aussi , accomplissaient le même
devoir,\
Les officiers se saluèrent, et les Russes y mirent
une affabilité marquée.
Alors ce deviut uu pêle-mêle qui jamais ne s'effa-
cera de mon souvenir.
Les soldats confondus entre eux cherchaient dans
ce champ des morts ce qui appartenait à chacun :
les Fi'ançais rendant aux Russes les corps des
leurs ; les Russes apportant aux Français ceux de
— Ii3 —
leui's frères d'armes ; les brancards se dirigeaient
dans toutes les direclions, chargés de leurs tristes
fardeaux, et chacun s'en allait soulevant un cada-
vre pour regarder un visage ; alors on entendait
des noms que les soldats prononçaient à demi-voix.
— C'est ainsi que fut retrouvé au milieu de tous
le corps du commandant des zouaves Banon, que
j'ai vu étendu avec une balle dans la poitrine ,
côte à côte avec un jeune sous-lieutenant qui sor-
tait de Saint-Cyr, et qui, dans cette fatale nuit,
montait sa première garde de tranchée. — Pauvre
jeune homme ! la mort l'avait fi'appé sans ôtcr à
son pâle visage la douce expression de la jeunesse;
on eût dit qu'il dormait et qu'en le touchant de
la main il allait se réveiller. — Nos braves soldats
qui avaient succombé, étaient rapportés dans nos
tranchées ; les Russes réunissaient en tas leurs
morts derrière la plus grande de leurs embuscades,
et de minute en minute on voyait s'élever ce fu-
nèbre monticule.
Pendant ce temps, des conversations s'échan-
geaient entre les officiers; on s'entretenait môme
du siège et de ses différents épisodes. — Certes ce-
lui qui fût venu au milieu de ces groupes, sans
jeter les yeux sur le triste spectacle qui se passait
autour de lui, n'eût jm croire que c'étaient des
ennemis que réunissaient par hasard quelques
heures d'armistice'.
Ensuite on établit une ligne à vingt-cinq oU
— 144 —
licnle pas environ en dehors de nos cheminements,
sur le lieu même de l'action , et des sentinelles
sans armes placées sur cette ligne empêchèrent
dès lors de la dépasser. — A l'extrémité il se forma
deux groupes, l'un d'officiers russes, l'autre d'of-
iîcicrs français; on s'interrogeait mutuellement sur
les blessés et sur les prisonniers ; — c'est ainsi que
l'on apprit que le capitaine Letor de Crécy avait
été amputé d'un bras à l'hôpital de Sébastopol, et
qu'il avait en outre reçu une halle dans la cuisse
et un coup de baïonnette dans la poitrine.
.l'ai soulevé bien involontairement un incident
assez singulier.
Conune je vous l'ai dit, une ligne de séparation
venait d'être formée, et chacun de son côté conti-
nuait en silence son triste travail.
Devant moi, il } avait un groupe d'ofllciers
russes que dominait un cosaque à cheval ; le che-
val était beau, le costume pittoresque. — Je tirai
de ma poche le petit calepin sur lequel je réunis
sans ordre les notes écrites et les notes dessinées,
toutes deux sersant à (U'river au même but, les
unes au souvenir des faits, les autres à celui des
lieuK oi^i ces faits se sont passés; je me mis debout
à dessiner ce grou[>e , (pféclairail en ce moment
un riche rayon de soleil. J'avais à [)einc tracé
quelques coups de ciiiyon , que mon cosatpie
à che\al ^icslicule et ([uitle sa place, ce qui me
contrarie fort; mon gioupe se dissout comme pai
— 145 —
enchantement ; c'est un tumulte étrange auquel je
ne prends pas garde dans le premier moment.
Mais un ofticier français accourt vers moi, et
me crie :
« — Que faites-vous donc? - *
« — Moi , rien de bien intéressant.
« — C'est très-grave.
« — Quoi ! repris-je fort innocemment en fer-
mant mon album devenu inutile.
« — Il est défendu de prendre aucun plan.
« — Dieu m'en garde ! J'essayais de dessiner un
groupe qui était devant moi.
« — J'en suis convaincu, me répondit l'ofticier
fort poliment; mais ces messieurs, ajouta-t-il en
me montrant les Russes, me paraissent très-sus-
ceptibles à cet endroit.
«« — Je vais faire cesser leur susceptibilité. »
Et, m'approchant d'eux, je leur montrai mon
carnet, sur lequel il y avait le commencement in-
forme de deux capotes russes.
L'officier auiiuel je m'adressai me répondit fort
affablement qu'il me croyait très-bien sur parole ,
me dit de continuer mon dessin, si cela m'était
agréable, et me parla de notre journal r Illus-
tration.
Je le remerciai ; je mis mon carnet dans ma
poche et je m'éloignai de quelques pas pour faire
cesser cet incident.
En attendant le général de Salles, qui m'avait
43
— 146 —
fort obligeamment permis de l'accompagner, je
marchai sans Lut sur ce sol encore rougi de
sang, que jonchaient tout à l'heure encore les
cadavres entassés, et où je ne {louvais faire un pas
sans fouler aux pieds quelques débris appartenant
aux Russes: casquettes, gibernes bi'isées, four-
reaux de sabre, gants sans doigts. — Au milieu de
tous ces objets épars , lambeaux arrachés au com-
bat, je ne pus en découvrir un seul provenant
d'un soldat français.
A l'heure dite , les drapeaux ])lancs étaient en-
levés , et la fusillade recommençait des deux parts
vive, impétueuse, infatigable, tandis que les bat-
teries lançaient dans les airs leurs projectiles avec
im bruit retentissant.
QQ^O
DOUZIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, 26, 27 mars.
Comme il faut profiter des moments que laissent
les hasards de la guerre, je m'empresse de vous
écrire le récit d'une très-intéressante course que
j'ai faite à Inkermann. C'était dans les premiers
jours du mois, et je n'ai pu encore vous en parler.
Je ne sache rien de beau , de poétique , je pourrais
même dire de grandiose, comme une promenade
à travers cet immense plateau tout retentissant des
bruits de la guerre et semé de ces milliers de tentes,
qui aussi loin que l'œil puisse atteindre, blanchis-
sent les coteaux, les plaines, les monts, les ravins ,
comme ferait la neige amoncelée par un vent du
nord.
Il n'y a pas un pic où quelque chose ne vous
dise : Ici on veille. — C'est un camp, ce sont des
tentes isolées ou quelques sentinelles qui seiidjlent
des points noirs mouvants sur les crêtes du pla-
teau. Je sens en écrivant que je ne puis rendre les
impressions que je ressens, ni dépeindre l'éblouis-
sant panorama qui se déroule devant moi. —
— 1i8 —
Tableaux animés et eliaiigeants, dans lesquels tout
concourt à l'imposante majesté du plus splendide
spectacle.
En dehors de ces milliers d'hommes venus de
l'Occident comme une nuée tombée du ciel , rien ne
vit, on dirait un désert silencieux et morne que le
souffle de la vie est venu subitement animer. Je
parle de ce qui est, de ce que je vois, moi qui ne
suis pas arrivé en même temps que l'armée et
qui ai grand'peine à me figurer sur cette terre
bouleversée, de riantes habitations, de verts jar-
dins , de frais ombrages. — Et cependant aujour-
d'hui , en parcourant à cheval pendant près de
cinq heures ce pays si pittoresquement coupé par
des gorges tortueuses, des collines autrefois boi-
sées, des mamelons que le soleil fiiit déjà rever-
dir, j'ai suivi, pendant près d'une demi-heure,
un ravin qui conduisait aux nouveaux travaux de
notre extrême droite , c'est-à-dire à ceux que nous
dirigeons contre la tour Malakoff; tout à coup je
me suis arrêté à regarder ce qui s'offi-ait à ma
vue. Un riant ruisseau coulait en serpentant, —
D'où venait-il? Où allait-il? C'est le secret de ces
masses rocheuses rpii me dominent et m'envelop-
pent,
.l'avançais inégalement le long du l'avin, dont les
escarpements semblaient des murs de granit à
moitié broyés parle temps ou déchirés par l'orage.
— Tout autour de moi sont des troncs d'arbres
— 149 —
symétriquement rangés; leurs racines, vivaces en-
core , se tordent sur le sol ; à côté d'eux quelques
petits murs en pierre sèche, auxquels pendent des
débris de toits. Ce devait être autrefois une char-
mante oasis, et ces arbres, certainement séculaires,
devaient ombrager ce vallon , entrelaçant les uns
dans les autres leurs longues branches chargées
de feuilles. — Ce ruisseau, aujourd'hui boueux, était
peut-être limpide, caché dans les longues herbes.
Quelques enfants, gais habitants de ces maisons en
ruine, venaient s'y jouer et tremper leurs petits
pieds. — Peut-être quelque austère vieillard à barbe
blanche, de cette antique race des Tartares, s'as-
seyait là-bas au pied de ce gros chêne dont on voit
les derniers morceaux fendus par la pioche ou la
hache; peut-être en passant là où je passe, au heu
de ce bruit sinistre qui frappe à tout instant les
échos , on eût pu entendre quelque jolie chanson-
nette et une fraîche voix de jeune fille. — Ma pensée
reconstruisait ainsi un passé si près encore et déjà
loin.
Le présent se compose de zouaves aux figures
basanées. — Les uns, étendus, dorment de leur
mieux ; les autres, paisiblement assis , fument leur
pipe, la tête pittoresquemont enveloppée dans leur
turban vert dont les rouleaux, mal attachés ou
à moifié défaits, tombent sur le cou ou sur les
épaules.
Ici des tentes-abris, làdepefites cuisines creusées
— 180 —
dans le sol, au-dessus desquelles s'échappe la blan-
che fumée de la soupe qui cuit.
Ici des chevaux qui hennissent , des mulets qui
se vautrent, et la garde de tranchée qui se déroule
le long du coteau comme les anneaux d'un reptile ,
et va garder les nouveaux cheminements ouverts
celte nuit sur une longueur de 1500 mètres. — Les
travailleurs arrivent avec des pioches, ceux-ci por-
tent des fascines, ceux-là des charges de sacs que
l'on doit remplir de terre. — Encore quelques
heures, la nuit aura remplacé le jour, et le travail
commencera , ce travail qui marche à pas rapides ,
menaçant et infatigable.
Je gravis à pic un mamelon sur la crête duquel
on a établi une redoute d'une vaste étendue, j'aper-
çois au-dessus des épaulements la céchia rouge et
la baïonnette reluisante des sentinelles.
Cette promenade, je la faisais avec le général
Rivet, chef d'état-major du 1" corps, et un de mes
bons amis, le chef d'escadron Faurc. Quand je
relirai ces lettres , il sera encore en Crimée , moi ,
je serai à Paris, et ce nom me fera grande joie à
retrouver. — C'est au 1" corps, vous le savez ,
qu'appartient la direction des attaques sur la Qua-
rantaine, le bastion du Mât (;t le jjaslion central
dont je vous ai souvent enU'etenu dans mes der-
nières lettres, et le général tenait h se rendre un
compte exact (l(^s travaux dirigés sur notre ex-
trême droite.
— 151 —
De cette redoute on embrasse magnifiquement
l'ensemble gigantesque qui s'étend sur un diamètre
de 12 kilomètres environ. Toutes nos lignes se
dessinent à l'œil nu, on voit la marche qu'elles
ont suivie ; on se rend aussi parfaitement compte
des travaux des Anglais, et l'on suit , venant pas à
pas se relier à eux, nos nouvelles tranchées entre-
prises par le 2* corps.
Du poinl où nous sommes, les distances s'effa-
cent d'une façon étrange , la perspective les rap-
proche ; les accidents de terrain , dont on ne peut
apprécier la profondeur, semblent se toucher entre
eux. — A ce compte-là, les Français et les Russes
pourraient presque se tendre la main ; mais ils se
tirent des coups de fusil.
Nous voyons parfaitement le mamelon sur lequel
s'est livré le combat dans la nuit du 23.
Deux batteries russes y sont établies, et devant
nous, dans l'étendue de teiTain qui les sépare de
ces batteries, plusieurs embuscades ont été élevées
semblables à cehes que les Russes agglomèrent
partout où ils le peuvent. Nos francs-tireurs s'es-
carmouchent avec elles et nous voyons très-bien la
fusillade, trop bien même, car une bombe vient
d'être lancée à notre adresse avec un coup d'oeil
dont je félicite nos ennemis : nous entendons au-
dessus de notre tête le sifflement saccadé qui in-
dique son mouvement de rotation. — Elle tombe à
50 mètres de nous; l'épaulemeiit nous garantit fort
— 152 —
heureusement des éclats horizontaux , et nous
voyons les gros éclats passer par-dessus nous.
Cette hombe est tombée tout près d'un poste ;
mais les hommes qui vivent depuis cinq mois en
compagnie des boulets se sont couchés à terre;
aucun n'a été touché.
De cette redoute, la ville de Sébastopol appa-
raît sous un aspect tout à fait nouveau. Elle se
développe et montre ses immenses casernes, son
brillant arsenal , ses bâtiments nombreux , ses
jardins, ses coupoles. — Sainte-Clolilde ne la do-
mine plus et se perd au contraire dans la masse
des maisons au milieu desquelles reluit son toit
vert. Sur le devant, il y a une grande place ; puis
le port avec ses vaisseaux, et la passe barrée par
l'encombrement des navires coulés par les Russes.
— Le bastion central, le bastion du Mât ne sont
que des points à peine visibles dans les brumes de
l'horizon, le bastion du Màt surtout semble une
sentinelle perdue très-éloignée de la ville ; — j'étais
loin de soupçonner cette distance qui me paraît
énorme. — La tour Malakoff, au contraire, cette
vieille tour ébréchée par le canon, apparaît mena-
çante avec ses batteries qui l'entourent, son redan
et ses abatis qui la protègent. Aux endroits qui
sembleraient les plus inoflensifs, on voit tout à coup
sortir un petit nuage de fumée et l'on entend le
bruit strident d'un boulet, c'est une batterie ; le sol
en est semé de tous côtés.
— ir.3 -•
C'est un effet étrange, je vous assure, que de voir
de celte redoute, comme je la vois en ce moment,
cette ville sur laquelle le soleil couchant jette la
teinte rougeàtre d'un incendie. — Tout autour
d'elle, comme des sentinelles de bronze, les innom-
brables travaux de défense qui l'entourent, et de-
vant, à droite, à gauche, nos réseaux de tranchées
qui s'étendent à l'infini, se tordant dans les ravins
ou gravissant les escarpements.
J'ai vu Sébastopol de tous les côtés ; je l'ai vu du
sommet des collines, je l'ai vu du fond des ravins ;
certes moi, qui suis né à Paris, qui l'ai habité toute
ma jeunesse, je ne connais pas aussi ])ien les buttes
Montmartre que je connais cette ville ; c'est qu'aussi
les buttes Montmartre sont à 2 ou 3 kilomètres de
Paris.
Après voir visité ces nouveaux travaux nous nous
sommes dirigés vers Inkermann,
Je ne vous ai pas encore parlé d'Inkermann, et
cependant j'y suis allé deux fois. — J'éprouve un
triste plaisir à parcourir ce plateau où s'est passée
cette sanglante journée si héroiquement fatale aux
Anglais. Qui dirait, en visitant ce terrain aujour-
d'hui désert, que des milliers d'hommes y ont com-
battu et que les cadavres faisaient plier sous leur
poids sanglant les taillis touffus qui le couvraient ?
— Qui dirait, à voir ce silence qu'interrompent
seulement quelques lointaines canonnades, que les
échos de ces vieilles ruines ont répété tant de bruits
— 1S4 —
de guerre, tant de cris de victoire, tant de gémis-
sements plaintifs ? — Passé cruel et superbe à la
fois, que tu es loin déjà !
Le paysage qui nous environne est splendide : au
bas de ce plateau, taillé à pic, sur le revers nord,
coule la Tcbernaia qui baigne de ses eaux argen-
tées une verte prairie près de son embouchure, et
s'éparpille sur la plaine. Au loin, on voit des che-
vaux paître ; tout près de soi, la route qui conduit
à Sébastopol et par laquelle était venue silencieuse-
ment pour surprendre les Anglais l'armée formi-
dable des Russes ; puis le paysage se tord en gorges
infinies et sur les cimes lointaines se dessinent les
tentes ennemies.
Au bas du plateau, dans le ravin qui borde la
route, aujourd'hui encore il y a une centaine de
chevaux dont les carcasses à moitié desséchées sont
rangées avec soin. Ce sol nu, où commencent à
pousser çà et là quelques touffes d'herbes, était
couvert sur toute son étendue de pousses épaisses
à bautcur de poitrine.
'< — Jamais, me disait un oflicier qui me racon-
tait cette bataille à laquelle il avait assisté, jamais je
n'oublierai le souvenu' de cette journée ; chaque
fois que mon service de garde m'ap[)elle à cette
redoute, je viens m'asscoir sur l'éminence où nous
sommes et je reste des heures entières recueilli
dans mes souvenirs. Il me semble que je suis en-
core dans celte miMée, que les canon? ennemis (\u\
— 15g —
étaient placés là-bas où vous voyez maintenant cette
redoute française, vomissent encore leur pluie de
mitraille ; j'entends les hurrahs des Russes, les cris
de nos soldats s'élançant contre eux ; je vois le gé-
néral Bourbaki se précipitant à la tête d'un régi-
ment contre ces masses dans lesquelles il entre
comme un coin de fer dans le tronc d'un vieux
chêne. — Quelle mêlée ! cela m'a rappelé ces ef-
frayantes toiles de Salvator Rosa.
« Jugez-vous ce que cela devait être ! — on ne se
voyait pas, on se devinait ; chaque buisson cachait
un ennemi mort ou un ennemi vivant ; au milieu
des branches enlacées, des têtes se soulevaient ; nos
zouaves et nos turcos bondissaient comme des che-
vreuils.
« Ici, il y avait des cadavres sur deux et trois rangs
que le hasard du combat avait presque rangés
symétriquement. Quelques-uns étaient restés debout
ne pouvant pas tomber ; leurs yeux étaient encore ou-
verts, seulement ils n'avaient plus de regard ; pâles
sentinelles de la mort, elles s'affaissaient lentement.
— Tenez, voilà déjà de petites fleurs qui poussent
au mêjne endroit. »
El tout en parlant, il avait cueilli une espèce de
petite tulipe sauvage, de couleur jaune, tachetée de
rouge, dont il écartait entre ses doigts les minces
pétales.
J'en cueillis deux que je mis dans mon porte=
leuille comme souvenir.
— ]o6 — •
Le capitaine qui me faisait ce récit se leva, et nie
montrant de la main l'extrémité du plateau :
« — Savez-vous, me dit-il, comment on appelle
cet endroit?
« — Non.
« — L'abattoir. Les soldats lui ont donné ce nom
terrible, et depuis, c'est ainsi que chacun le désigne. »
J'avais déjà, en effet, entendu prononcer ce nom ;
car c'est là que lord Raglan, après la bataille, ren-
contrant le général Bosquet, lui dit en lui tendant
la main :
« — Général, au lieu d'une main (|ui me reste,
je voudrais en avoir quatre, pour vous les tendre
toutes à la fois. »
Simple et touchant hommage rendu par le chef
de l'armée anglaise à celui que toutes les voix appe-
laient le héros d'hikermann.
Au même moment je vis du liane des hauteurs
en face de nous, de l'autre côté de la Tchernaia, la
fumée d'un canon ; j'entendis la détonation, puis le
sifflement que fait le boulot qui aha mourir dans le
fond du ravin.
Évidemment ce coup de canon était en notre
honneur et à notre adresse.
« — Ah ! me dit le capitaine, voilà Gringalet f(ui
se mêle à la conversation.
« — Vous dites.
« — Gringalet, rcprit-il en riant. C'est encore un
nom de circonstance, mais personne depuis le sol-
— 157 —
dat jusqu'au f-énéral en chef n'appelle autrement
cette batterie. — Nos troupiers l'ont ainsi nommée
parce que ses boulets ne vont jamais plus loin que
ce ravin ; pas un seul n'a pu parvenir jusqu'ici. Si
vous restiez quelque temps au milieu de nous, vous
les entendriez répéter à cbaque coup de canon :
« Pas de force, Gringalet, pas de force ! »
« — Je suis enchanté d'avoir fait la connaissance
de Gringalet, dis-je au capitaine ; alors chez lui,
c'est de l'cntôlement.
« — L'cntctcment et l'espérance, me répondit le
capitaine, se tiennent par la main. »
Je raconte tous ces détails, peut-être sont-ils bien
futiles, peut-être fort peu intéressants, mais pour
moi, c'est la vie de chaque jour que je prends au
vol, tantôt triste, tantôt gaie, tantôt sérieuse, tantôt
frivole, mais toujours pleine de cachet, de caractère
et d'animation.
Pendant mon séjour en Crimée, j'ai bien souvent
visité hikermann. — Le souvenir de cet héroïque
combat avait pour moi un attrait que je ne puis
dire ; n'ayant pu assister h cette lutte de géants, je
me sentais malgré moi entraîné vers ce plateau
dont quelques parties encore étaient couvertes des
lambeaux du combat.
Que de fois, laissant mon cheval aux mains d'un
soldat, je suis venu m'asseoir sur le flanc de cette
colline, d'où l'on domine rà[)re paysage dont la
silencieuse majesté se déroule devant vous.
— Ib8 —
Un jour en conlournant les flancs du plateau,
je cherchai l'ontlroit où je savais que l'on voyait
encore des cadavres sans sépulture, souvenirs hu-
mains de cette terrible journée.
En marchant avec soin le long des terres et en
cherchant à s'abriter derrière des plis' de terrain,
on pouvait y arriver sans grand risque.
Dans ce ravin maintenant verdoyant, où de
jeunes arljres enlacent leurs branches flexibles
chargées de bourgeons naissants et de feuilles en-
tr'ouvertes, c'est un spectacle d'un effet étrange, de
voir ces squelettes desséchés recouverts encore de
leurs vêtements.
La mort a souvent de saisissants aspects ; ces
corps abandonnés semblent les refléter tous. —
Ici elle est calme comme un sommeil , là terrible
comme un combat, plus loin saisissante comme une
agonie. — Bien des jours glacés se sont passés depuis
qu'ils sont là; bien des nuits orageuses, bien des
tourmentes, bien des pluies torrentielles, bien des
neiges amoncelées les ont couverts, hnceuls blancs
venus du ciel; puis les plm'es se sont écoulées, les
neiges se sont fondues; le soleil d'un printemps
rapide a remplacé les glaces de l'hiver, et l'herbe
les fleurs, les plantes sauvages ont poussé tout
autour.
Me courbant pour ne pas être apergii, j'ai par-
couru cet ossuaire silencieux non loin duquel coule
la rivière vagabonde qui s'étend en vastes réseaux
— 4S9 —
argentés ; je me suis arrêté sur le seuil d'une sorte
de grotte ou de caverne creusée par le hasard ou la
tempête des éléments.
Dans cette grotte, dans cette caverne, des cadavres
sont entassés pêle-mêle. — Combien y en a-t-il?
mon regard n'a pu les compter ; je voyais peu à
peu les crânes blanchis disparaître et s'effacer dans
l'ombre.
Ce qui m'a le plus frappé dans cette triste excur-
sion, c'est le corps d'un soldat russe (dans ce ravin
il n'y a que des Russes). Ses bras s'étaient tordus
dans une dernière agonie par-dessus sa tête ; ses
mains s'étaient crispées convulsivement et les doigts "
étaient entrés dans la terre qu'ils avaient labourée.
La mort avait arrêté tout cela; les extrémités
des membres s'étaient desséchées , et à travers
les doigts écartés , l'herbe verte et de petites
fleurs aux couleurs riantes et fraîches avaient
poussé.
Je restai quelque temps à regarder cet étrange
tableau qui faisait naître en moi mille impressions
diverses tristes et graves; mais plusieurs balles
que j'entendis siffler fort désagréablement à mes
oreilles, me ramenèrent à la l'calité, et je m'é-
loignai, car si j'étais resté plus longtemps, j'au-
rais couru risque de m'étendre à côté des paies
habitants de ce lieu funèbre.
Il ne faut pas que j'oublie de mentionner que
nous avons, autant qu'il a été en notre pouvoir,
— 1(10 —
enseveli les victimes d'Inkermann , mais les avant-
postes ennemis ayant fait un feu de niousquelerie
sur nos soldats, ceux-ci ont dû laisser l'œuvre in-
achevée.
Il ne faut pas, pour ensevelir les morts, faire tuer
les vivants.
En regardant le sommet du plateau, je vis de
tous côtés de longues fosses sur lesquelles l'herbe
avait poussé, et au milieu de cette fraîche végéta-
tion on voyait surgir des bras nus, des jambes, et
parfois des crânes blancs et luisants.
Mais j'oublie en vous racontant tous ces détails,
dont le seul mérite est la plus exacte vérité, que je
dois rejoindre le général Rivet. Il se dirigeait, avec
le commandant Faure et le capitaine Colson,vers la
redoute du Phare.
De cette redoute, on aperçoit devant soi l'em-
bouchure de la Tchernaïa et l'endroit où elle mêle
ses eaux à celles du port ; sur les longues herbes
qui sortent de son sein, nous vîmes des nuées de
canards sauvages qui s'ébattaient paisiblement ,
agitant de leurs ailes les herbes marines, qui tan-
tôt s'inclinaient, tantôt se relevaient.
q_ç^^i:p
TREIZIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, du 27 mars au 8 avril.
Il y a longtemps que je ne vous ai écril; car
nous voici le 8 avril et ma dernière lettre se termi-
nait au 27 mars.
C'est qu'aussi nous avons tous vécu dans un
calme désespérant, vieux siège et jeune siège. Les
nuits étaient privées du moindre garde à vous! les
jours s'écoulaient dans l'oisiveté; et si le canon
grondait, c'était évidemment pour n'en pas perdre
l'habitude et se tenir en voix et en haleine. Nous
avons armé nos dernières batteries. — Toutes nos
bouches à feu sont prêtes; les magasins à poudre
sont remplis; les approvisionnements sont termi-
nés; — un mot, et tout ce bronze tonnera. — L'at-
taque de gauche contient plus de 300 bouches à
feu.
Le lemps est splendide.
Je suis allé passer une semaine chez le général
Feray, qui commande la brigade des chasseurs
d'Afrique , et j'en ai profité pour étudier ce côté de
nos attaques et visiter les tranchées anglaises que je
— 162 —
ne connaissais point. — Elles ne procèdent pas de
la même manière que nous, et me paraissent moins
bien défilées dans leurs différentes parties; mais
leurs batteries sont fort habilement organisées.
Certaines portions de leurs parallèles sont très-rap-
prochées aussi du but qu'elles veulent atteindre, et
il est très-curieux d'étudier et d'observer le terrain
à travers les embrasures.
Je cherche quelque nouvelle à vous donner pour
ne pas laisser partir ce courrier sans lettre. — J'ai
deux heures devant moi.
Le 6 de ce mois une division turque est
arrivée sous le commandement d'Ismaïl- Pacha.
— On attend aujourd'hui le générahssime otto-
man.
J'ai déjeûné hier chez le général en chef avec
Ismaïl-Pacha , qu'accompagnaient plusieurs offi-
ciers de son état-major. — Ce déjeuner a un aspect
pittoresque et original qui me frappe. — Le com-
mandant Magnan qui est près du général turc lui
sert d'interprète. — Ce dernier lui dit : « Uu*après
la prise de Sébastopol il donnera sa démission et
quittera son uniforme; car, ajouto-t-il, après avoir
vu l'armée française, on ne peut plus servir dans
aucune autre armée. »
Vous devez comprendre que le général Canrobert
n'a pas voulu rester en arrière de galanterie avec
Isinail-Pacha, et s'est empressé de lui répondre :
« Que l'armée ottomane était une de celles que
— 163 —
l'on peut montrer avec orgueil à ses amis comme à
ses ennemis. »
Le général Canrobert cause souvent bas avec le
général Niel, et les regards suivent le mouvement
des lèvres; — ici on est affamé de nouvelles et
d'espérance; — ici on attend aussi avec cette fié-
vreuse impatience que chaque jour écoulé aug-
mente encore. — Je ne sais pourquoi, mais j'ai
presque la conviction que ma prochaine lettre vous
apprendra du nouveau et que nous ne tarderons
pas à ouvrir le feu.
On se réunit souvent en conseil chez le général
en chef; pourtant rien ne transpire, au dehors, des
résolutions de ce suprême aréopage.
Après le repas, le général Canrobert me lit l'iion-
neur de causer quelque temps avec moi :
« —Eh bien! général, lui dis-je, quand viendra
le grand jour?
« — Oh ! me dit-il en souriant , cela dépend du
bon Dieu !
« — Mais ici , vous êtes le bon Dieu.
« — Avec cette différence que nous sommes deux,
et que le troisième va arriver demain, ajouta-t-il,
faisant allusion à l'arrivée d'Omer- Pacha ; mais
soyez tranquille , bientôt Sébastopol entendra par-
ler de nous, et nous en aurons pied et aile.
« — Je n'en ai jamais douté.
« — A la bonne heure'! me dit le général, en me
frappant sur le bras. Et au Clocheton, doute-t-on?
— 16i —
« — On attend, général.
« — Eh bien! dites au Clocheton qu'il n'attendra
pas longtemps , et qu'il fera bien de s'occuper à se
garantir des boulets, »
Au Clocheton, je fus reçu comme un porteur de
vraies nouvelles, et je trouvai le capitaine Boussc-
nard qui faisait élever devant notre maison une
fort respectable gabionnade de tonneaux.
C'est aujourd'hui le jour de Pâques.
Le général Osten-Sacken a fait demander une sus-
pension d'armes pour ce jour solennel; mais de
toutes parts nos travaux enveloppent de si près la
place que le général Canrobert n'a pu accéder à
cette demande.
Par un hasard qui semble venu d'en haut (car
depuis le commencement du siège un fait sem-
blable ne s'est pas produit) , le rapport de l'ambu-
lance porte : z-êro. — 11 semble que Dieu n'ait
pas voulu (pie, pour le jour de Pâques, nous eus-
sions la triste mission d'enterrer les morts.
Nous sommes allés avec les officiers du Clocheton
entendre la messe dans la cabane de l'ambulance ,
que l'aumônier a arrangée avec coquetterie, si tou-
tefois le mot coquetterie, même dans sa plus simple
expression, peut être employé à Sébaslopol.
« — Vous le voyez, nous dit l'abbé, aussitôt qu'il
nous aperçut ; il n'y a ni un mort ni un blessé ; la
cabane m'appartient tout entière aiijourd'bui ; — la
— 163 —
volonté de Dieu a fait trêve pour ce grand jour. —
Remercions-le. »
Au dedans et au dehors de cette chapelle impro-
visée, un grand nombre de soldats assistaient à la
messe.
Pendant mon absence de ce cher Clocheton, que
j'aime comme un être vivant, il s'y est passé une
scène assez intéressante que je vais vous raconter
comme on me l'a dite.
On était à déjeuner. — Il y avait même un ou
deux invités (car l'on s'invite à Sébastopol , et ce
jour-là on couvre la table de conserves , on tord le
cou à une poule et on boit une bouteille de Bor-
deaux.... à titre de remboursement, à la santé de
ceux qui vivent et à la mémoire des amis que l'on
ne reverra plus).
On était donc en plein déjeuner, gais comme le
sont toujours ceux dont la vie tient à un fil bien
près de se briser, lorsque la porte s'ouvrit et un
jeune homme entre. Il est blond, imberbe, sans
uniforme; — à peine s'il lève les yeux; sa phy-
sionomie a quelque chose de triste. Il salue en en-
trant.
« — Pardon , messieurs , dit-il avec un accent
étranger, ne vous dérangez pas. »
Et il alla s'asseoir sur une malle dans un des
coins de la pièce.
« — Vous demandez quelqu'un?
— 466 —
« — Ne vous dérangez pas, reprit une seconde
fois le jeune homme , en jetant un regard sur la
chambre, puis en baissant tout aussitôt les yeux.
« — Ah çà, que voulez-vous? dit un des officiers
avec une ceiMaine brusquerie que comportait très-
bien la vue de cet étranger dont l'entrée , vous l'a-
vouerez, était suffisamment singulière.
« — Plus tard.... plus tard.... fit la voix douce
du jeune homme.
« — Plus tard , pas du tout ; nous direz-vous ce
que vous demandez?
« — Pardon, messieurs, mais.... c'est la maison
que nous habitions avec mon père !
« — Ah! — Il fallait donc le dire. — Eh bien!
vous devez la trouver un peu changée ?
'< — Oh! oui, bien changée. — Elle était si gen-
tille ! »
En parlant ainsi , sa voix avait une expression si
triste que chacun en fut ému.
« — Allons, jeune homme, dit un des convives,
venez boire un verre de vin avec nous et ne pensez
plus à tout cela. »
Après s'être fait prier, l'ex-propriétaire accepta.
— Il nous ap[)ril que son père s'appelait Hilden-
hagen ; qu'il était pasteur protestant à l'armée de
Sébastopol. — Lui, avait été fait prisonnier, et était
interprète auprès des blessés russes à l'hôpital de
Baladava.
« — Si vous saviez, disait-il, combien cette petite
— 167 —
maison était charmante. Mon père nous répétait :
.< C'est là que je veux mourir. » — Pauvre père 1
ce n'est pas ici qu'il mourra ! — Nous avions un
beau jardin ; des fleurs partout ; ma sœur les soi-
gnait efle-même. — Dans la serre, que de plantes !
Je les vois encore grimpant le long des murs et
formant au-dessus de la tête un berceau de feuil-
lage.
« — Il est vrai que la serre ne se ressemble plus,
dit un des officiers. — En fait de plantes, il y a des
tonneaux d'eau-de-vie pour les travailleurs. »
Le jeune homme secouait tristement la tête.
« — Ah bah ! chaque chose a son temps! — Les
fleurs repoussent ! Buvez ce verre de vin de Bor-
deaux. »
Lui souriait et buvait en disant . « — Messieurs ,
vous êtes bien bons. »
Et il racontait sa vie de tous les jours, alors qu'il
habitait avec sa famille la petite maison du Cloche-
ton. — 11 désignait la place de tous les meubles.
Si quelqu'un d'entre nous, plus soupçonneux que
les autres, eût conservé quelque doute surridcnlité
du jeune étranger, un petit incident que le ha-
sard amena l'eût dissipé. — Noire chienne entra.
(Je dis notre chienne par droit de conquête.)
— Pauvre bête! elle vivait je ne sais où, et avait
été exposée à bien des cou[)s de fusil; ehe conser-
vait sur les reins la tiace d'uuc balle qui l'avait
effleurée. — Sans cesse elle rôdait autour de la
— 16$ —
maison; mais au moindre mouvement que l'on
faisait pour s'approcher, elle s'enfuyait épouvan-
tée. — Nous avions tîni par lui faire comprendre
que nous étions des amis et que nous lui voulions
du bien; aussi elle s'était apprivoisée, et, comme
la chatte noire, était devenue notre hôte.
Les soldats la connaissaient et la nommaient : « la
chienne du Clocheton. »
Lorsqu'elle entra, le jeune homme fit un mouve-
ment de joie et lui tendit ses deux bras; il l'appela
d'un nom qui nous était inconnu. — La pauvre
hèle dressa les oreilles, regarda celui qui l'appelait
ainsi, puis d'un bond, sautant sur ses genoux, le
couvrit de caresses. — C'était une scène empreinte
d'une touchante simplicité; — le jeune homme lui
parlait comme si elle eût dû le comprendre. —
C'était tout le passé qu'il embrassait en embras-
sant sa tète fauve , marquée d'une étoile blanche.
— Il avait les larmes aux yeux.
Il resta quelques instants encore ; — puis , nous
désignant un portrait qui était pendu à un clou le
long' du mur :
« — C'est le portrait de ma plus petite sœur,
nous dit-il, voulez- vous me ])eruietlre de l'em-
porter?
« — Certainement, lui répondil-on, tout ici est à
vous; prenez ce que vous voudrez. »
Il décrocha le portrait et une petite gravure de la
Cène, d'après Léonard de Vinci ; puis, nous rcmcr-
— 169 —
fiant de son mieux, il alla retrouver le soldat an-
glais qui l'avait accompagné.
On le vit s'éloigner dans la direction de Bala-
clava; — mais, de dix pas en dix pas, il s'arrêtait
pour regarder cette maison, que peut-être il ne
devait plus revoir jamais.
Je ne sais vraiment pourquoi je vous envoie cette
lettre. — C'est une page de mon journal; ce ne
sont pas des nouvelles, ce sont des souvenirs.
as^
<s
QUARTORZIEME LETTRE.
Devant Sëbastopol, lo, u, 12 avril.
J'avais raison de penser que le feu de notre ar-
tillerie ne devait pas larder à s'ouvrir.
Hier, ce jour tant attendu, tant espéré, est enlin
arrivé.
Quoiqu'il n'y ait pas eu de très-gros événements,
les incidents, le mouvement, le tumulte se suc-
cèdent avec tant de rapidité , surtout au dépôt de
tranchée, que l'on n'a pas une minute, et que
toutes les nuits sont agitées et sans sommeil.
Oui, le 9, à cinq heures du matin, nous avons
ouvert le feu.
C'était un secret, et un secret très-hien gardé.
Mais à l'heure où se distribuent les travailleurs
de la nuit , il y a une agitation inaccoutumée ;
leur nombi'c est augmenté, les soldats portent des
gabions, d'aulres de petites échelles; ceux-ci des
pioches , des pelles ; — les marins , munis de leurs
outils propres à dégorger les embrasures, sont
aussi de la partie , et passent en chantant et en
jetant aux soldats de joyeuses plaisanteries. — Plus
— 171 —
de doute! La nuit descend du ciel bien lentement
au gré des cœurs qui battent et de l'impatience de
tous, — La pluie tombe, bêlas! le beau temps des
jours passés a disparu.
Tout s'apprête , et chacun se jette habillé sur
son lit.
A trois heures et demie, le général d'artillerie
Lebœuf arrive et prévient que les ordres sont don-
nés pour la petite pointe du jour. Les batteries com-
menceront le feu sans signal , on fera évacuer par
la troupe les endroits que l'artillerie aura piquetés.
Avant l'heure indiquée nous sommes tous de-
Ijout ; — déjà quelques lueurs blanchissent à peine
l'horizon, pâles messagers du jour qui chassent les
ténèbres de cette dernière nuit de silence.
La pluie continue à tomber Une et serrée; le
vent souffle avec violence. — Néanmoins rien n'est
changé à la décision suprême.
A cinq heures, les premiers coups de canon par-
tent du centre , puis toutes les bouches à feu en-
tonnent à la fois ce terrible et solennel chant do
guerre. — Il y a aujourd'hui six mois que les pre-
miers coups de pioche des travailleurs ont retenti
sur ce plateau. Et quelles épreuves chefs et soldats
n'ont-ils pas traversées?
Le ciel est couvert de nuages grisâtres qui assom-
brissent encore les clartés naissantes; un brouil-
lard voile l'horizon et semble, par une fantaisie
céleste, tantôt remonter, tantôt descendre.
— 172 ~
Le vent qui vient du sud tMuporte avec lui vers
In ville assiégée les détonations de notre artillerie,
mais les lignes de nos ouvrages, derextrôme droite
à l'extrême gauche , se sillonnent d'éclairs ; la terre
semble s'entr'ouvrir et jeter des flammes. — Les
batteries anglaises et notre atlaque de droite se sont
ébranlées en même temps.
La place, surprise par ce réveil inattendu, reste
près d'un quart d'heure sans répondre; puis tous
les bastions vomissent des torrents de feu. Ce sont
des détonations foudroyantes, saccadées, interrom-
pues; ce sont des boulets, des bombes, des obus
qui sifflent avec un bruit continu et strident , sem-
blables à une volée menaçante de serpents aériens.
On voit de tous côtés contre les épaulements, le
long des ravins , les projectiles sauter en bonds in-
sensés. — La ville , tout à l'heure enveloppée d'un
voile épais de fumée, apparaît tout à coup. Le vent
a chassé des airs les traces du combat , et un
rayon de soleil se fait jour à travers les nuages
grisâtres.
Parfois les détonations cessent comme par en-
chantement ; mais c'est, si on peut le dire, un
éclair de silence. Bientôt elles recommencent de
nouveau frémissantes, inlinies, et des ondula-
tions de terrain qui cachent les batteries, on voit
s'élancer deux cents jets de feu et de fumée com-
pacte. — Sur tous les points où le regard peut se
porter, c'est le même spectacle, ce sont les mêmes
— 173 —
foudres tonnantes. — On aperçoit de tous les côtés
les gardes de tranchées qui cheminent dans les
boyaux de communication, et qui tantôt eux-mêmes
apparaissent ou disparaissent sous un manteau de
fumée.
Tel est le spectacle qui se déroule sous mes
yeux , qui crie , qui tonne , qui bondit autour de
moi.
Notre attaque de gauche seule a 303 bouches à
feu dirigées contre la place. — Celle de droite
72 environ. — Les Anglais 141, m'a-t-on dit.
Sur un tertre élevé, qui domine ce redoutable pa-
norama, je ne [)uls jii'arracher à cette saisissante
contemplation, à ce duel effroyable d'artillerie, à
ces mugissements d'airains, que les échos les plus
lointains prennent dans leurs vastes poitrines pour
les reporter au sein de cette chaîne de montagnes
qui se multiplie et se perd à l'horizon.
Il y avait deux partis à prendre. Le premier de
faire subitement appel à toutes ses forces vives, de
foudroyer la ville et ses travaux de défense par
notre artillerie combinée, puis aussitôt les pre-
mières brèches pratiquées, de lancer contre la
place nos colonnes d'assaut, malgré l'espace qui
nous en- sépare encore; car le bastion du Màt et
le bastion central, les deux points prhicipaux de
nos attaques, sont séparés de la ville par de pro-
fonds ravins.
Le second parti était , tout en ouvrant un feu
— m —
vif, continu, pendant le jour et la nuit, d'inquié-
ter, de tourmenter l'ennemi , de dégrader ses tra-
vaux défensifs, de chercher à démonter ses hatte-
ries , d'éteindre sa première enceinte ; mais de
limiter notre tir et de cheminer vers les ouvra-
ges sous la protection de notre artillerie, jusqu'au
jour où nous pourrons pénétrer dans ces murs, sans
risquer de voir nos colonnes foudroyées à distance.
C'est ce dernier parti qui semble avoir été adopté.
Je raisonne par hypothèse, car les projets réels ne
sont pas divulgués.
Par malheur la pluie avait presque rendu les
tranchées impraticables, l'eau s'y agglomérait en
flaques profondes, et les pieds enfonçaient jus-
qu'à mi-jambe dans les terres détrempées. —
C'était affreux et triste de voir l'état dans lequel
étaient nos servants de batterie, couverts de cette
boue blanchâtre et littéralement inondés ; mais
à travers la pluie, et malgré l'orage, la joie, l'éner-
gie, l'entrain brillent sur les visages. — On ne se
plaint que d'une chose, c'est que le tir libre, dans
la matinée, soit déjà limité.
Quant à celui des Russes, il est ce qu'il a toujours
été, très-irrégulier, tantôt vif, sohdement nourri,
tantôt, au contraire, insigniliant, au point que l'on
pourrait croire une partie de ses batteries réduites
au silence ; mais tout à coup les voilà qui lancent
des salves d'artillerie, et vingt boulets ou projectiles
creux traversent l'air à In fois.
— 175 —
Dans la matinée nos pertes sont assez sensibles,
car le courage est imprudent; c'est un nouveau
danger qu'affrontent nos artilleurs , nos braves
marins, et contre lequel ils ne savent pas encore
se garer.
Je suis allé visiter l'ambulance; les nouvelles ca-
banes en bois sont remplies ; les brancards y affluent.
Mais dans le jour le nombre des blessés est
loin de suivre la progression du matin. — Au con-
traire, la journée est bonne. Nous n'avons que
72 hommes hors de combat, sur lesquels 14 tués.
On devait , dès le soir même , enlever sur deux
points différents, huit ou dix embuscades, puis
cheminer avec les travailleurs , afin d'envelopper
une portion du cimetière dans l'intérieur de nos
ouvrages, relier cette portion avec nos parallèles et
dominer la crête du ravin qui est devant la ville ;
mais la pluie, qui a détrempé les terres, force à
remettre l'opération projetée.
Dans cette première journée nous n'avons eu
que cinq pièces momentanément hors de service
et un affût brisé.
Il est presque impossible d'apprécier le mal que
nous pouvons avoir fait h l'ennemi , même sur
ses travaux extérieurs.
Les jugements dépendent beaucoup des carac-
tères; — ceux-ci sont optimistes, ceux-là, au con-
traire, pessimistes à l'excès. — Pour les uns, c'est
superbe ; pour les autres , c'est médiocre.
— ITG —
En voulez-vous un exemple par ce qui se passe
dans nos propres tranchées?
C'était le lendemain de l'ouverture du feu. ^
A 10 heures du matin quelqu'un vient au Clo-
cheton.
« — Vous savez ce qui vient d'arriver, dit-il, c'est
fort triste.
« — Quoi donc?
« — Quatre de nos batteries sont entièrement ré-
duites au silence et chamberlées.
« — En èles-vous bien sûr ?
« — La chose est positive , répond la personne
qui parlait; je la tiens d'individus qui les ont
vues. »
En effet , c'était un triste et rude événement.
Aussitôt après le déjeuner je pars avec un des
officiers aides-majors de tranchée, le capitaine
Bousscnard , et nous courons à ces malheureuses
batteries, pendant que cette déplorable nouvelle
se répand sans doute déjà de tente en tente.
Nous arrivons. — Toutes quatre étaient dans
l'état le plus florissant de santé et tiraient bel et
bien : — celle-ci ses canons , celle-là ses obusiers ;
qui plus est, dans les quatre, depuis le commen-
cement de la joui'uée , il y avait eu un "seul tué et
3 blessés, dont 2 très-légèrement.
Ainsi presque toujours des appréciations immé-
diates. — Chacun leur donne, malgré soi, un re-
flet, soit de ses craintes , soit de ses espérances.
— m -
Puisque je vous ai parlé do ces batteries, laissez-
moi vous raconter ce que j'y ai vu. — Peut-être
sera-ce pour vous un spectacle aussi nouveau que-
pour moi.
Jamais je ne m'étais trouvé à pareille fête, et
je sentais s'éveiller comme un monde d'émotions
inconnues. — C'était le véritable siège qui com-
mençait , et la vie circulait à flots dans ses larges
artères.
Quoique les nuages lourds et sombres qui enve-
loppaient le ciel eussent disparu, quoique la pluie
eût cessé de tomber, le mauvais temps , qui avait
duré près de vingt-quatre beurcs consécutives, avait
détrempé toutes les terres qui sont argileuses ; les
plates-formes étaient inondées. — Le terrain était
devenu si mou que l'on y enfonçait à mi-jambes,
tandis que dans d'autres parties, l'eau réunie en
flaques profondes mouillait jusqu'aux genoux les
servants. — Les boulets étaient couverts d'une cou-
che épaisse de boue; les parapets, effondrés par
les projectiles ou dégradés par les eaux, offraient
un aspect nnpossible à décrire : on y avait par
endroits entassé des sacs à terre.
Étrange spectacle que présentait ainsi l'intérieur
d'une batterie. — Tous ces hommes, les vêtements
inondés et collés sur le corps , couverts eux-mêmes
d'une boue blanche mêlée à la teinte noire de la
poudre, énergiques, résolus, heureux et souriants;
— ceux-ci apportant des boulets, ceux-là chargeant
— 478 —
des projectiles creux , d'autres servant leurs pièces,
et ne secouant môme pas la tête pour faire tomber
les morceaux de boue et de terre que les projectiles
ennemis leur envoyaient en frappant dans les épau-
lements. — Puis à un moment donné le pointeur
ou chef de pièce se courbait sur sa mire , faisant
un signe de la main, soit pour qu'on levât, soit
pour qu'on baissât la pièce, tandis que l'officier
qui commandait allait de droite à gauche, inspectant
chaque chose et rectifiant souvent lui-même le tir.
Devant l'un des canons , sous les pieds de celui
qui pointait fort tranquillement, il y avait de larges
taches rougeâtres.
Le lieutenant d'artillerie vit que je les regardais;
il vint à moi.
« — Nous n'avons eu qu'un seul tué, me dit-il en
me montrant cet endroit ; — c'est là, — Il y a
une heure tout au plus, à celte même place ,
le chef de pièce a eu la tète emportée. — C'é-
tait un excellent pointeur que je regrette infiniment.
« — Par un coup d'embrasure? lui dis-je.
« — C'était, reprit le lieutenant, un véritable
duel entre eux. (Il me montrait de la main une
batterie ennemie très-visible.) Mais soyez tran-
([uille , avant d'avoir eu la tète emportée , il a
dû leur égueuler plus d'une pièce. — Voulez-vous
voir où vont porter nos coups ?
« — Avec grand plaisir.
« — Notre point de tir est un p(>u à gauche de ce
— 179 —
mur blanc. — iMontez sur le parapet ; seulement si
vous apercevez une petite fumée blanche vers cette
ligne là-bas sur la droite, baissez-vous aussitôt der-
rière l'épaulement. »
Et il me donna sa lorgnette.
Avant de monter sur le parapet, je jetai un coup
d'oeil; tous les hommes étaient à leurs postes sur
le flanc des pièces.
Au signal, cinq firent feu successivement, et nous
vîmes plusieurs boulets arriver très-droit sur les
terres qui firent jaillir comme un nuage de fumée
jaunâtre.
« — Je crois qu'il y a eu du bon là-dedans, me
dit le lieutenant. »
u — A vos pièces, cria-t-il, chargez. »
De cette batterie nous allâmes successivement à
plusieurs autres , et l'on apercevait très-distincte-
ment la large brèche que nous avions praUquée
dans le mur crénelé.
Dès le second jour, à l'exception de quelques
batteries qui tirent à volonté i)ar raison de leurs
vues, notre tir a été ainsi fixé : — quarante coups
par pièce de canon , trente par obusier.
Je termine ma lettre , car le courrier va parlii".
Par le prochain bateau, je vous parlerai sans doute
combats et travaux. — Aléa jacta est.
QUINZIÈME LETTRE.
Devant Sébaslopol, n, 12 mars.
Les nuits qui ont suivi ma dernière lettre ont été
employées à des opérations de cheminement diffi-
ciles et périlleuses.
Enlever des embuscades, s'y maintenir ou les
raser, puis sur un terre-plein cheminer sous la fu-
sillade de l'ennemi et sous le feu des bastions. —
C'est là une rude besogne dont en Usant le récit
on ne comprend peut-être pas les immenses difii-
cultés. C'est pour cela que, bien souvent peut-être,
je reviens sur le même sujet; car c'est la seule
guerre non de tous les jours, mais de toutes les
nuits.
Nuit du 10 au 11. — Les embuscades sont en-
levées avec cet élan irrésistible que mcllonl nos
troupes dans leur atlaipie. — Riais la pluie est vio-
lente, le tracé difticile, l'exécution lente. — On
aperçoit des masses noires, ce sont les Russes qui
redoutent de leur cùlé une attaque de vive force.
Les coiiqKignies avaucent, la fusillade s'engage avec
les bataillous de soulieu; les ti'availleuis craignent
— 181 —
d'être tournes par l'ennemi et se replient sur la
parallèle.
Comment empêcher ces doutes , ces hésitations,
quand des forces inconnues , inappréciables au mi-
lieu de robsc:urité , peuvent tout à coup fondre à
l'improviste sur les travailleurs? Exposés à la fusil-
lade et cà la mitraille, ils déchirent inattentivement
le sol, pendant (juc leurs yeux cherchent à travers
les ténèbres si quelque ennemi ne vient pas les
surprendre.
La nuit prochaine on doit reprendre à nouveau les
travaux d'hier et continuer le tracé en se rendant
définitivement maître des postes russes.
De nouvelles instructions sont données.
« Il est spécialement recommandé de faire proté-
ger le flanc des tirailleurs par une ligne de vedettes
couchées à plat ventre, qui ne se replient qu'au-
tant qu'il y aurait force majeure, et permettent
ainsi aux travailleurs de tenir jusqu'à la dernière
extrémité. »
Ces instructions njoulent :
« Comme on doit clieiniiier en même temps en
avant de la 3' parallèle, il y a lieu d'enlever les
4 embuscades à droite en avant du T, si l'.-n'lil-
lerie n'a pu les détruire. »
Le hasard de la guerre est venu encore contre-
carrer nos projets et en relarder l'enlier accom-
plissement.
Car nos cheminements maintenant sont si avan-
ce
— 182 —
ces, qu'il faut s'attendre à une série d'obstacles tou-
jours nouveaux.
A 9 heures les troupes sont lancées, elles s'em-
parent rapidement des postes que l'ennemi aban-
donne toujours, après avoir fait supporter aux as-
saillants une première décharge. — Quelques-unes
sont détruites , d'autres comprises dans l'intérieur
de notre tracé.
Les Russes ne tardent pas à revenir en plus
grand nombre , selon leur habitude ; — distri-
bués en tirailleurs , les uns cachés derrière des
pierres , d'autres pr-otégés par les plis du terrain ,
ils engagent une vive fusillade avec les compagnies
de soutien.
Le 46" tenait la tèlc. Ce vigoureux régiment avait
compris la mission difficile qui lui était donnée , et
malgré un feu terrible qui le faisait beaucoup
souffrir , il est resté à son poste , combattant sans
cesse. — Ce seul régiment a eu 73 hommes hors
de combat.
Pendant ce temps nos batteries, et principale-
ment la batterie 25 , envoyèrent dans le ravin , où
se tenaient les bataiUons de renforts ennemis , des
salves de bombes qui durent leur causer grand
donnnagc, car l'on entendit de différents points
pai'lir des cris confus.
Si les dames de Sébaslopol (comme l'avaient dit un
jour d'armistice les officiers russes) aiment fort à
assister au feu d'artifice de nos bombes, elles ont
— 183 —
dû être grandement satisfaites de notre batterie 25,
qui pendant toute la nuit, avec ses mortiers, n'a
cessé de lancer des salves de projectiles qui mon-
taient dans l'air comme des bouquets enflammés.
Sous ce feu puissant d'artillerie le travail che-
minait vigoureusement. Malheureusement le com-
mandant du génie Mangin qui dirigeait le travail
est blessé; par imprévoyance, il ne s'est pas entendu
avec son capitaine, et celui-ci n'ayant pas reconnu
le terrain, n'ose avancer plus avant que le tracé com-
mencé ; le travail se trouve de nouveau interrompu.
Cependant il était important d'en finir avec ces
combats qui, en nous coûtant de braves soldats, ne
nous avaient donné que des résultats négatifs.
Je ne sais si je vous ai parlé déjà de la nature de
ces embuscades que les Russes sèment de côté et
d'autre avec une si incroyable activité.
Il y en a de plusieurs sortes. — Quelques-unes
sont simplement des trous de loup , c'est-à-dire des
trous assez profondément creusés en terre pour y
placer quelques hommes que protègent contre nos
tireurs , des pierres entassées , au milieu des-
quelles sont pratiquées de petites embrasures. —
— D'autres sont de véritables murailles élevées en
avant de nos tranchées, solidement construites, et
percées d'embrasures ; un fossé profond est prati-
qué par derrière avec des gradins de fusillade. —
25 ou 30 hommes peuvent facilement s'y abriter,
et entretieiment toute la journée un feu nourri.
— 184 —
Certes, c'est par ces embuscades que les Russes
nous ont fait le plus de mal. — Elles apparaissent
comme par enchantement sur le sol, semées sur
tous les points, audacieuses, infatigables; détruites
aujourd'hui, elles reparaissent demain, et chaque
nuit qui s'écoule semble une rosée vivifiante qui
les agrandit et les fortifie.
Aussi des mesures toutes spéciales sont ordon-
nées par le général Pélissier.
Les opérations à exécuter seront divisées en
deux portions : — l'une comprendra les travaux
du Cimetière, — l'autre les travaux en avant du T.
Chacune des attaques sera commandée par un
général , afin d'éviter la confusion, et permetti'e à
ces officiers généraux de surveiller le mouvement
des bataillons engaj^és.
Des troupes d'élite seront envoyées, et les tra-
vailleurs sont au nombre de 3000, sans compter
les gardes de tranchée , les bataillons de réserve et
ceux de soutien.
Le général en chef, le général Pélissier, le géné-
ral Dalesme et les généraux chefs d'état -major
viennent au Clocheton vers une heure, afin de
visiter le travail qui doit s'exécuter et convenir des
dernières iuslructions.
Le général Canroberl s'arrête dans les batteries,
parle aux artilleurs.
Tout à cou[) une bombe vient tomber au milieu
de la tranchée, à quelques pas du groupe que for-
— ■18:; —
ment les généraux. — Les éclats meurtriers du
projectile peuvent d'un seul coup abattre bien des
tètes précieuses. — Ce fut un moment d'angoisses
inexprimables , non pour ceux que le danger
menaçait, mais pour ceux qui, à l'abri de la mort,
la voyaient planer si près des clicls de l'armée. —
Cbacun s'arrête, s'abrite de son mieux; beureuse-
ment la bombe éclate au milieu des gabions et
ne toucbe personne.
A la batterie 16 on présente au général Can-
robcrt un artilleur qui, blessé et retenu depuis une
semaine à l'ambulance , l'avait brusquement aban-
donnée le jour de l'ouverture du feu, malgré les
remontrances du médecin, «voulant, disait-il, servir
sa pièce et ne pas manquer un si beau jour. »
Le général prend une médaille militaire et la lui
donne devant tous.
Certes, c'est là un épisode bien simple, mais
vous ne pouvez comprendre combien il empruntait
de mâle poésie au lieu où il se passait , sous le feu
du canon, devant les pièces fumantes.
Le voyez-vous ce brave soldat, les vêtements
couverts de terre, le visage et les mains noires de
poudre , — combattant arraché à la lutte pour pa-
raître devant son général ; — ses yeux brillent :
« — Vive l'Empereur! dit l'artilleur; vive mon
général! »
Et il retourne à son poste tout radieux en regar-
dant la médaille qui brille sur sa poitrine.
— i86 —
Dans le même moment passait un brancard ; il
portait le capitaine du génie Mouliat, qui venait
d'être mortellement blessé.
Mis à l'ordre du jour par le général en cbef, le
capitaine Mouliat avait été récemment nommé offi-
cier de la Légion d'honneur.
Quand il arriva à l'ambulance, il rendit le dernier
soupir. — Les soldats qui l'avaient apporté prirent,
chacun à son tour, la main encore chaude du capi-
taine et la portèrent à leurs lèvres.
Bientôt la nuit va venir.
Le général Rivet, chef d'état-major du général
Pélissier, et le géuéral Breton, de garde à la tran-
chée, doivent diriger les opérations.
Nuit du 13. — Vers neuf heures et demie , la
fusillade s'engage avec vivacité; — elle dure pen-
dant plus d'une demi-heure sans décesser un seul
instant.
A 10 heures et un quart un plantou arrive. Les
embuscades sont prises, tout va bien; — il de-
mande une compagnie de renfort, qui part aus-
sitôt. — Pour éviter la confusion qui s'est mani-
festée l'avant- dernière nuit, les sonneries sont
supprimées. — Ces sonneries, en effet, sont ex-
cellentes pour nous ])rémunir contre une attaque
imprévue; uiais lorsque nous attaquons, elles de-
viennent inutiles, dangereuses même, en intimi-
dant nos troupes et nos travailleurs.
— 187 —
Deux prisonniers russes nous sont successive-
ment amenés.
L'un d'eux est un sous-lieutenant; ses deux mains
sont décliirées et sa capote grise est marbrée de
taches sanglantes. — On lui rend son sabre; il re-
mercie d'un signe de tète; puis, s'appuyant contre
le mur, il reste immobile et morne, ne prononçant
pas un seul mot.
L'autre prisonnier est un soldat. — Le visage de
ce malheureux est tellement en lambeaux que le
sang l'aveugle et tient ses paupières collées les
unes contre les autres. — On lui donne à boire. —
Tous deux partent pour l'ambulance.
Bientôt nous avons des nouvelles. Au signal
donné sur les deux points d'attaque simultanément,
les compagnies massées avec soin ont escaladé les
parapets en silence , et cherchant dans l'obscurité
la direction des embuscades, se glissent, courbées
à terre , pour cacher leur approche ; puis elles s'é-
lancent au pas de course.— Les Russes, sans doute
sur leurs gardes, les attendent résolument, et à
trente pas, les reçoivent par un feu terrible. —
Beaucoup sont abattus ; les autres escaladent les
postes que les Russes abandonnent en continuant
de tîaire feu ; mais quelques-uns sont tués sur les
créneaux , avant qu'ils aient eu le temps d'opérer
leur retraite.
Ceux qui s'enfuient redescendent en toute hâte
le flanc du ravin au fond duquel sont les réserves.
— 188 —
Celles-ci , dès le commencement de notre attaque,
n'avaient cessé de pousser des cris frénétiques , de
sonner de tous leurs clairons , de battre la charge :
mais un déserteur nous avait dit que tous ces cris
avaient pour but unique de nous intimider, d'une
part, et de l'autre d'animer au combat les compa-
gnies engagées , saiis que ces réserves se portas-
sent pour cela en avant.
Nos soldats, prévenus que ces hurrahs n'annon-
çaient, en aucune façon, l'arrivée d'un corps nom-
breux, ne s'en préoccupaient plus.
Les bataillons de soutien accourent, se placent
aux postes désignés, et les sapeurs du génie com-
mencent la démolition des embuscades. — Pendant
ce temps, chacun creuse à la hâte quelques trous
derrière lesquels les uns s'abritent, tandis que
d'autres, couchés à terre, veillent et attendent ; puis
des vedettes se glissent dans les ondulations de ter-
rain, pour empêcher une surprise et reconnaître
l'approche des ennemis.
Vers onze heures, ceux-ci se présentent en nom-
bre suffisant pour reprendre ce qu'ils ont aban-
donné;— mais chaque soldat, cette fois, les attend
de pied ferme. — Ils n'osent engager une lutte corps
à corps, et se contentent d'un feu de mousqueterie,
pendant que leurs bastions lancent des coups char-
gés à mitraille.
Trois fois repoussé avec la plus vigoureuse éner-
gie, l'ennemi est revenu trois fois à la charge sans
— i89 —
que le travail ait été un seul instant interrompu, et
675 gabions sont placés, ainsi que cela avait été dé-
cidé dans la journée.
Toutefois, craignant que les lignes couvrantes ne
fussent forcées, on envoya nn bataillon de la légion
étrangère qui , sous le feu de la place , se massa
énergiquement sur les points menacés.
Ils sont intrépides ces soldats de la légion étran-
gère; et comme ils forment, pour ainsi dire, une
petite armée à part dans la grande armée, per-
mettez-moi de vous en parler.
Ce soir-là un d'eux qui la veille avait commis
une faute, et que son commandant avait très-
rudement traité, s'approcba de lui et lui dit :
« — J'espère, mon commandant, que vous me
pardonnerez, j'ai deux balles dans le corps. >•
Un de leurs officiers me disait :
« En debors du service ce sont d'borribles sou-
lards , peut-être même d'atroces coquins, rudes
amener, dangereux à discipliner; mais énergiques
et indomptables au feu. »
Une grande partie de ces régiments est composée
de déserteurs, d'bommes qui ont quelque cbose
sur la conscience (peut-être même beaucoup). —
S'ils désertent, ce n'est pas pour aller à l'ennemi,
mais bien pour vendre leurs effets. — Ils ne con-
naissent rien que le courage, n'estiment que lui,
et regardent le reste comme un fardeau inopportun
-^ 100 —
dont on a le droit de se débarrasser aussitôt qu'on
le peut.
Singulière éducation militaire, n'est-ce pas? Sou-
vent les compagnies se font justice elles-mêmes.
Un homme est mis à l'index de ses camarades.
— Le soir venu, les camarades V abîment (c'est le
mot) ; la mort s'ensuit le plus souvent , et le len-
demain le docteur met sur le rapport : « Un tel,
mort.... d'une chute. »
On sait ce que cela veut dire.
Dernièrement un homme avait déserté et avait
été repris. — On l'envoie aux silos. (Les silos
sont des trous pratiqués très -profondément en
terre; on descend dans ces sortes de cavernes
étroites et souterraines ceux qui sont con-
damnés, et là, ne pouvant se coucher, forcés
d'être accroupis sur eux-mêmes, ils restent ainsi
souvent quarante -huit heures, trois jours, huit
jours même; — supplice terrible, le seul qui puisse
dompter, ou du moins briser un peu par l'épui-
sement ces natures cyniques et rebelles.)
Donc le déserteur avait été descendu dans un silo.
« — Vous avez tort, mon lieutenant, dirent de
vieux soldats; — dans un silo, ça se plaint, ça crie,
ça fait du bruit; vous auriez mieux fait de nous le
confier, nous l'aurions mené ce soir dans le ravin. »
Je doute fort qu'il en fut revenu.
Il y a nombre de choses que l'on réiu'imerait
avec la ])his grande sévérité dans d'autres régi-
— 494 —
ments; mais sur lesquelles, en faveur de certaines
qualités, il faut fermer les yeux.
Du reste, les sous-officiers et les caporaux sont
excellents et ont une grande influence sur les
soldats qu'ils mènent rudement. — La dureté pour
tous, l'amour-propre chez quelques-uns; voilà les
seuls mobiles qui puissent servir de levier sur ces
troupes composées d'éléments si divers, de nations
si opposées.
Pour contrebattre , connue l'on dit ici, cette
analyse des caractères individuels, hàtons-nous de
dire que partout où la légion étrangère a été appe-
lée, elle s'est jetée au premier rang, au plus fort
du danger.
Vous m'en entendrez souvent parler dans ces ré-
cits; car souvent elle a combattu, souvent elle a
souffert.
Voulez-vous deux traits entre mille?
Un sergent -major de la légion était descendu sur
le flanc du ravin de la Quarantaine en vue des em-
buscades; — aussitôt il est assailli par une grêle de
balles; — une lui fracasse la cuisse, il tombe. —
Son caporal s'élance aussitôt par la même roule
et court vers son sergent; il le prend sur ses épaules
et revient vers la tranc-hée. — A moitié roule une
balle lui traverse l'épaule et le renverse ; — il se
relève, reprend le blessé sur l'autre épaule et
regagne la parallèle, aussi tranquillement que s'il
ne lui était rien arrivé.
— 1!)2 —
II a été décoré de la médaille militaire.
Un sergent, vieux soldat d'Afrique, est de garde.
— On l'envoie le soir placer un petit poste sm' un
point très-avancé, derrière un pan de muraille qui
abrite de la mousquelerie des embuscades enne-
mies.
Il revient. — Le lieutenant lui demande :
« — Es-tu bien sûr que les hommes peuvent voir
à 40 ou 50 pas?»
Le sergent part, puis revient un instant après.
« — Eh bien, dit l'ofOcier?
« — Ils voient très-bien, mon lieutenant.
« — Comment le sais-tu ?
« — Je suis sorti par la brèche et j'ai été me pla-
cer à 50 pas en avant ; ils me voyaient comme je
vous vois. »
Il faut bien passer quelques petites peccadilles à
de tels hommes.
Voilà une lettre tout entière de combats, d'atta-
([ues nocturnes et de rudes travaux. — Ne trouvez-
vous pas qu'ehe sent la poudre et la mitraille?
Malheureusement cette dernière nuit glorieuse
pour nos armes nous a coûté G officiers.
Le cliilïre de nos morts, y compris la journée,
s'élève au cliilïre de 40 et les blessés à IGO ou 120.
Les résultats obtenus ont une grande importance,
car nous avons détruit sur une grande étendue tous
ces petits postes qui nous tuaient beaucoup de
monde par leurs fusillades perpétuelles, et corn-
— 495 —
mcncé une voie de cheminement qui nous rap-
proche grandement du bastion central.
J'ai à vous annoncer un triste événement. Le
général Bizot, en visitant les tranchées anglaises ,
en compagnie du général Niel, a été très-grave-
ment blessé d'une balle qui lui a traversé le visage,
de la mâchoire à la joue. — C'est lui qui depuis le
premier jour a dirigé les travaux du siège avec une
infatigable énergie et un courage imprudent qui
le poussait toujours aux endroits les plus périlleux.
Qj^^^^ir:?
1?
SEIZIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, (5, 16, 17 avril.
Le général Bizot est mort dimanche dernier à
dix heures du matin. C'est un deuil dans toute
l'armée, uneaflliction profonde dans tous les cœurs,
car c'était le type du dévouement, de l'abnégation,
du devoir. — Bien souvent on lui avait reproché
cette courageuse imprudence qui le faisait chaque
jour, chaque nuit, exposer sa vie comme un simple
soldat ; mais il souriait en secouant la tête. Un in-
stant on avait espéré le sauver et après l'extraction
de la halle, le médecin en chef avait eu les plus heu-
reux pressentiments; une heure même avant ce fatal
événement , rien ne le faisait supposer, mais tout
à coup im épanchcmcnt intérieur dans le cerveau
l'a enlevé.
Cette nouvelle a été annoncée au général Canro-
bert le jour môme ; ses traits se sont subitement
altérés.
« Pauvre Bizot, a-l-il dit, chef habile, intrépide
soldat; — c'était la volonté de Dieu. »
Le lendemain , tout ce que les trois armées
— 195 —
comptent d'officiers généraux avait voulu rendre
un dernier hommage au général Bizot et accom-
pagner sa dépouille mortelle.
A trois heures , les trois commandants en chef
des armées alliées s'étaient réunis suivis de leurs
nombreux états-majors; le général Pélissier, le gé-
néral Bosquet ne manquaient pas au dernier ren-
dez-vous de leur vieux camarade.
Les soldats du génie entouraient silencieusement
l'espace oîi devait se passer la funèbre cérémonie.
— Au milieu de celte foule c'était un silence triste
et grave qui impressionnait vivement. Au loin le
canon tonnait et les fusées sillonnaient le ciel; amis
et ennemis saluaient ainsi des salves de leur artil-
lerie l'intrépide soldat dont notre armée déplorait
la perte.
Le service s'est fait dans la cabane qui sert de
chapelle.
Puis, de cette cabane arrangée avec soin par
l'aumônier , sont sortis deux corps portés par les
soldats du génie; — le premier était celui du gé-
néral Bizot avec son uniforme, son épée, son cha-
peau, sa croix de commandeur; l'autre, celui du
commandant Masson, également du génie, mort
le même jour d'une blessure reçue aussi dans la
tranchée.
C'était une cérémonie triste et solennelle que
celle de ce double enterrement, le chef et son lieu-
tenant, tous deux estimés, tous deux regrettés; le
— 196 —
drame était digne du tliéàtre; — c'était au milieu de
CCS camps, de cet appareil de guerre, de ce bruit
du combat, de ces soldats assemblés, de ces trois
armées unies, pour ainsi dire, sous le même
deuil.
Derrière les deux cercueils marcbaient lord Ra-
glan, Omer-Pacba et le général Canrobert. Sur la
seconde ligne le général Pélissier, le général Bos-
quet, le général Niel, l'amiral Bruat et l'amiral
ottoman; puis ensuite les généraux des trois
armées.
Je ne puis vous rendre l'impression profonde que
j'ai ressentie mêlé comme tous à cette foule silen-
cieuse qui marchait à pas lents : les regards étaient
tristes, les visages inclinés , ces mâles visages que
le canon de l'ennemi et le feu de la mitraille trou-
vent levés et souriants.
Lorsque le corps a été déposé dans la fosse que
les soldats avaient creusée, lord Raglan, le géné-
ral Canrobert et les généraux de l'artillerie et du
génie vinrent, chacun à son tour, jeter quelques
gouttes d'eau bénite sur le cercueil que la* terre
allait recouvrir.
Omor-Pacha et l'amiral de la flotte ottomane se
joignirent à eux, et prenant aussi de leurs mains
la petite branche humectée d'eau bénite, rendirent
ce dernier hommage religieux au brave général.
Ensuite le général X\c] a pris la parole. Il a
retracé, par quelques paroles simples et senties,
— 497 —
la noble carrière du soldat , l'homme du devoir et
de l'abnégation personnelle; il a donné une der-
nière pensée à la famille en pleurs et a remercié
le général Bizol au nom de la patrie.
Puis le général Pélissier, dont l'émotion pro-
fonde altérait la voix , est venu dire un adieu
au vieux camarade avec lequel il avait si long-
temps seiTi; ses paroles, prises au fond de son
cœur, semblaient être des larmes qui tombaient
sur cette tombe près de se fermer : « Adieu,
Bizot , adieu , mon vieux camarade ; le Dieu des
armées te recueillera dans son sein , car toujours
lu fus brave, honnête et dévoué. Adieu!... »
Le général Canrobert a pris ensuite la parole.
— Il l'a fait avec l'élan de son cœur, qui est grand
et haut placé ; il n'a pas plaint le soldat, il l'a envié,
et il s'est écrié tout à coup :
«« C'est justement parce que Bizot était un noble
caractère, donnant à tous, chaque jour, le mo-
dèle du courage , du devoir accompli sans relâche ,
du dévouement, de l'abnégation; c'est parce que
Bizot avait toutes les vertus et toutes les mâles
qualités que Dieu, daus sa justice infinie, lui a
accordé le suprême honneur de tomber en soldat
sur la brèche, en face de l'ennemi. >-
A ces mots prononcés avec une énergie que je
ne puis vous rendre, une émotion profonde s'est
emparée du cœur de chacun ; — soldats et chefs ont
— 498 —
relevé la tête, s'associant ainsi, par l'élan de leur
âme , à cette belle et énergique pensée.
Si les douleurs de la famille pouvaient être con-
solées, elles le seraient par ces mâles adieux , par
ce bel éloge , par ce deruier hommage rendu , en
face de tous , au digne général.
C'est encore parler du général Bizot que de vous
dire ce qui s'est passé ces jours derniers au siège
qu'il dirigeait avec tant d'habileté et de courage.
L'affaire de la nuit du 13 a eu les plus fa-
vorables résultats ; elle a amené la destruction
de plus de douze embuscades très-importantes ,
placées à 50 ou 60 mètres de notre paral-
lèle la plus avancée , et derrière lesquelles de
très-habiles tireurs entretenaient nuit et jour une
perpétuelle fusillade; un grand nombre de ton-
neaux , de sacs à terre , d'outils trouvés sur les
lieux, ont fait connaître la pensée des Russes qui
allaient relier entre elles toutes ces embuscades et
en faire un front bastionné. — Cette action éner-
gique les a intimidés à tel point que le lendemain
ils n'ont pour ainsi dice pas intiuiété nos travaux
de cheminement qui se sont faits sans cncond)re.
Le 15 a été une mauvaise journée : un boulet a
enlevé le malin ncufliounncs, sur lesquels cinq ont
été tués, et dans le joiu'un obus a tué un capitaine,
trois soldats et blessé trois autres.
Toute la journée il y a eu beaucoup de mouve-
ment et d'agitation, car il se préparait une grosse
— 199 —
affaire dont les résultats devaient avoir une très-
grave portée dans les circonstances actuelles , c'est-
à-dire l'explosion de notre mine qui s'est avancée
jusqu'à soixante mètres du bastion du Màt.
Toutes les mesures sont prises pour que nos trou-
pes , aussitôt l'explosion , puissent conromier les
entonnoirs. — Celte mine contient 16 fourneaux et
environ 25 000 kilogrammes de poudre.
Chacun s'attend à une effi-oyable détonation de
ce volcan sonterrain. — Comme c'est à la tombée
de la nuit que l'explosion doit avoir beu, aussitôt
que le jour baisse , nous nous rendons avec les of-
ficiers aides-majors de tranchée sur un petit mon-
ticule en pierre, qui forme la voûte d'un puits, et
qui est l'observatoire du Clocheton.
Déjà le soleil s'est englouti dans la mer, laissant
encore l'horizon marbré de larges teintes rouges.
La ville commence à s'envelopper de vapeurs.
A peine si le regard distingue les maisons visibles
tout à l'heure, et que le soleil en passant avait
dorées de ses derniers rayons.
L'obscurité gagne ; — nous regardons le bastion
du Màt dans la direction duquel la mine doit explo-
ser. Déjà les éclairs de notre artillerie sillonnent
comme des raies de feu le ciel assombri.
ïl est près de huit heures.
La ville disparaît entièrement. — La canonnade
diminue sensiblement.
Il se fait par instants des moments de silence.
— 200 —
A huit heures et quart nous voyons tout d'un
coup , au miheu de l'obscurité , se détacher une
immense masse noire. — On dirait un cavalier
géant enveloppé d'un manteau, qui s'avance vers
nous; sa tète est surmontée d'un panache rouge
sanglant. Ce fantastique cavalier grandit , s'élargit,
se développe en formes insensées, sans qu'aucun
bruit encore ne soit parvenu à nos oreilles ; puis
nous entendons une détonation sourde comme un
coup de tonnerre lointain , et le noir fantôme ,
devenu un nuage au milieu des nuages de la nuit ,
s'évapore et disparaît.
Nous avons peine à croire que 25 000 kilos de
poudre n'aient pas jeté dans l'air une détonation
plus retentissante. Mais il paraît que dans les tran-
chées, même les plus éloignées, on eût dit que la
terre se soulevait, pendant que l'on entendait un
grondement effroyable courir dans ses entrailles. —
Des blocs de rochers d'une dimension énorme , de
grosses pierres, des quartiers de terre dans phisieurs
endroits, ont été lancés à une grande distance, et
des entonnoirs de cinq mètres de profondeur se
sont creusés dans le sol déchiré.
Les troupes avaient été éloignées ; toutes ont
ressenti une secousse qui arrivait à elles comme
les ondulations de la mer.
Les Russes ont cru à une attaque générale , et
aussitôt de tous côtés, des remparts et des ou-
vrages avancés, ils ont commencé la plus terrible
— 201 —
fusillade que j'aie jamais entendue. — Les bom-
bes , les obus , les paniers de grenades criblent
l'air; c'est une pluie qui éclaire l'horizon. Cent
détonations bondissent à la fois ; au milieu de ce
vacarme soudain , les feux de peloton font en-
tendre leurs roulements cadencés et l'on voit ap-
paraître à l'horizon de longues raies enflammées
qui s'entrelacent, se confondent et semblent, di-
rigées par des conduits électriques , vouloir se
réunir à un même centre. — Pendant plus d'une
heure ce feu terrible continue, pareil aux orages
soudains qui éclatent tout à coup au sein des
montagnes.
J'écris ces lignes sous l'émotion de ce spectacle
effrayant et grandiose.
Le cœur serré, le regard attentif, nous écoutons.
Autour de nous le silence ; — là-bas le tumulte ,
la lutte, le combat...; puis tout à coup la fusillade
cesse, les bombes ne tracent plus dans l'air leurs
cercles de feu, les grenades ne s'élèvent plus en
gerbes, la mitraille ne tonne plus.
Que signifie ce silence? — Avons-nous couronné
les entonnoirs de notre mine? — Sommes-nous
vainqueurs? — Sommes-nous repoussés?
Nulle expression ne pourra dire, de quel poids
comprime le cœur cette impatience fébrile qui
parle à la fois en nous mille voix différentes, qui
nous jette mille croyances, mille craintes, mille
joies, mille terreurs. Il faut l'avoir éprouvée pour
— 202 —
la comprendre; elle ne ressemble en rien aux
antres impatiences , aux autres fièvres du sang. —
Les appréciations les plus diverses se contredisent.
Le général Lebœuf passe à cheval. — Il s'an'ète
à la porte du Clocheton. — Le général ne sait rien
de positif. — Ce qu'il peut dire : c'est que la mine
a parfaitement réussi. — Il s'éloigne au galop.
Nous apprenons bientôt que les troupes , aussitôt
l'effet de l'explosion produit, sont accourues le
plus vite qu'elles ont pu. — Deux compagnies
d'élite du 39* ont franchi les épaulements et se
sont précipitées avec beaucoup d'élan, à travers
les terre-pleins pour occuper les entonnoirs. — Ils
sont au nombre de sept à huit. — C'est alors que
les Russes ont lancé cet orage de projectiles et ont
fait, du haut des bastions, celte effroyable fusil-
lade; mais heureusement que, s'il y a eu beau-
coup de bruit, il y a eu peu de mal. — Les balles
et la mitraille passaient au-dessus de la tète de nos
soldats et de nos travailleurs.
Des blessés arrivent; ceux qui portent les bran-
cards disent que l'on travaille.
A 10 heures, le major de tranchée qui est sur
les lieux envoie, pour le général commandant le
siège, ce petit mot écrit au crayon :
« Les mines ont formé plusieurs fossés de cinq
pieds de profondeur; nos soldats y sont logés. On
tr.naillc à relier la di'oite de la 3* parallèle de la
Ir.incliée avec le fossé de l'explosion; mais cela
— 203 —
s'exécute diflicilenient , car le terrain est mauvais ,
rocheux et cliftîcile. »
Cependant l'on a dû, au point du jour, abandon-
ner des points qui n'avaient pu être reliés entre
eux; mais la nuit suivante le travail a été repris
avec ardeur.
Croyez-moi, c'est une œuvre de géants qui ne
peut être exécutée que par des cœurs de bronze.
— Il faut avoir l'âme rudement trempée pour s'a-
vancer ainsi, à 70 mètres, d'un ouvrage hérissé
de batteries fumantes, et dont les gueules ouvertes
vomissent incessamment le fer et le feu.
Figurez-vous de pauvres soldats se traînant à
terre, sur un sol i"ocailleux, derrière un gabion,
— faible et inutile abri ! — Ce gabion , ils le po-
sent ; puis des sacs à terre se passent de mains en
mains, et là, toujours accroupis, illuminés par les
feux de l'ennemi et par des pots enflammés qui
répandent soudainement des lueurs étranges, ils
jettent un à un ces sacs remplis de terre dans les
gabions, et cherchent ensuite à creuser le sol in-
grat qui résiste sous les pioches qui le frappent. —
Parfois un faible cri se fait entendre : c'est un
corps qui tomlje et deux bras qui cessent de tra-
vailler.
Oh ! la gucri'e de siège est une vilaine guerre 1
Elle n'a pas la belle poésie d'une bataille qu'éclaire
le soleil : on ne voit pas devant soi reluire les poi-
trines ennemies, on ne marche pas la tète levée.
— 204 —
le bras haut, le cœur bondissant; — c'est la guerre
de la nuit , la guerre des surprises , la guerre des
embuscades ; — on s'accroupit derrière des terres
amoncelées, on se courbe pour passer le long
des épaulements écrêtés par les projectiles enne-
mis, on regarde à travers d'étroits créneaux;
— c'est la guerre des brigands dans les maquis.
— Et puis , après des mois de travaux incessants ,
après des jours et des nuits d'attente, lorsque
le moment de se voir face à face va venir en-
fin!... une balle, une balle obscure, inconnue,
tirée au hasard , sans but , arrive et vous frappe à
la tête, comme elle a frappé ce digne et brave
général Bizot. — Mais aussi que l'heure du triom-
phe est une heure grande et solennelle, et que l'on
oublie vite les souffrances et les épreuves pas-
sées !
Depuis l'ouverture du feu nous avançons chaque
jour, et l'ennemi sent notre étreinte qui l'enveloppe
et le presse. — Notre artillerie lui fait beaucoup
de mal, mais les pièces démontées sont aussitôt
remplacées; il possède un matériel immense; ce
que nous savons depuis longtemps.
Pour moi , j'ai la conviction que le jour où nous
voudrons tonner de toutes nos foudres , nous
pourrons nous rendre maîtres successivement des
ouvrages qui dominent la ville; car aujourd'hui,
comme il y a deux mois, je vous le répète :
« — II faudra prendre Sèbastopol morceaux par
— 20î> —
morceaux, et à la suite de couibats et d'assauts
successifs. »
17 avril. — Le général Forey, qui a commandé
le corps de siège pendant cinq mois, quitte la Cri-
mée. — L'armée d'Orient perd un bon général et
un brave soldat.
Quelque beau que soit le commandement supé-
rieur qn'U va remplir, c'est avec grand regret qu'd
se sépare de sa division si souvent appelée au
combat.
Aujourd'hui il est venu au Clocheton dire adieu
au major de tranchée et à ses ofticiers. — Sa visite
inattendue a été vivement sentie.
« — Vous êtes plus heureux que moi, vous autres,
a-t-il dit, vous restez. »
Et quand il a tendu la main avec affabilité aux
officiers qu'il quittait, on sentait que son cœur était
serré , et il y avait une véritable émotion sur ce
mâle visage de soldat.
Le soir inème, il s'embarquait pour Conslanli-
nople.
« Le nom du général Forey (a dit le général
Canrobert dans son ordre du jour) restera glo-
rieusement attaché aux efforts persévérants de l'ar-
mée d'Orieut pendant cette mémorable campagne
d'iiiver. »
48
DIX-SEPTIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, 24, 25, 26 avril.
Nous voilà de nouveau retombés dans l'attente;
les opérations ont repris leur monotonie , leur
marche régulière; plus d'émotions imprévues, plus
d'impressions tiévreuses. — Notre artillei'ie parle si
peu, que son langage ressemble presque au si-
lence ; pendant des heures entières elle se tait , et
c'est à peine si de loin en loin on entend le sil'flc-
ment mat et sourd d'un boulet qui traverse l'es-
pace.
Ce silence est grave, j'ai peur qu'il ne re-
monte le moral de nos ennemis. — Quant à moi,
je n'y vois que les résultats ou les conséquences
impérieuses du siège Irrégulier que nous avons en-
trepris.
Depuis le premier jour, je vous ai dit : « L'opinion
publique se trompe grandement en traitant si lé-
gèrement Sébastopol ; ce n'est pas un siège , ce
sont vingt sièges qu'il faudra l'aire, en enlevant tour
à tour cette série de collines fortiliées qui entou-
rent , protègent et défendent la ville. »
— 207 —
Les Russes ont employé les jours et les nuits à
se fortifier, convaincus qu'ils ne peuvent nous ré-
sister, si une fois nous les approchons. — Terrifiés
devant le choc irrésistible de nos baïonnettes , in-
slruits par les champs de bataille de l'Aima et
d'Iukcrmann , que si l'on en vient à combattre
pied à pied, quelque nombreuses que soient leurs
cohortes, nos soldats y feront vite de sanglantes
trouées, ils ont tourné tous leurs efforts, toutes
leurs pensées vers la défense; ils ont élevé de
triples murs d'airain; ils ont multiplié les fossés,
les trous de loup, les abatis, les obstacles de toute
espèce. — Et pourtant nous approchons, nous
approchons sans cesse; nous avons de vastes en-
tonnoirs à 70 mètres du bastion du Màt; nous con-
struisons de nouvelles batteries dans l'intérieur de
nos travaux les plus avancés; nous cheminons sous
le feu incessant de leur mitraille.
C'est un des plus beaux, des plus dramatiques
spectacles que vous puissiez imaginer.
Voyez, la nuit vient, aussitôt nos travailleurs
s'avancent un à un sur le tracé du génie; ils se
courbent, ils rampent, ils travaillent avec les pioches
ou avec les mains; si quelque bras cesse de tra-
vailler dans l'ombre, c'est qu'une balle l'a fi-appé,
c'est que la mitraille, en passant, l'a broyé; car le
bastion du Màt vomit d'instants en instants sa pluie
de feu sur ces audacieux soldats.
En avant, à 40 pas environ, voyez-vous encore
— 208 —
des lignes noires; ce sont des compagnies coucliées
ventre à terre , qni guettent l'ennemi , immobiles ,
attentives, le fusil prêt à faire feu, la main prèle à
frapper, protégeant le travail. — Si l'ennemi, que
cachent les ondulations du terrain, apparaît, alors
cette ligne noire devient un mur vivant qui se lève
tout à coup. La fusillade s'engage ; les travailleurs
se replient dans la parallèle pendant que les batail-
lons de soutien accourent; et l'ennemi, qui n'ose
affronter un choc corps à corps, inutile et meur-
trier, se retire dans le fond du ravin où l'on en-
tend le tumulte et les cris des bataillons de réserve
qui excitent les soldats au combat.
Quand tout péril a disparu, le mur s'affaisse, sem-
blable à ces ombres passagères de la nuit que pro-
jette le vol d'un nuage aux pâles clartés de la lune,
et le travail reconnnencc, pendant que la mitraille
à laquelle l'euncmi a donné le signal par un long
son de trompe , lance ses bordées de projec-
tdes.
Ainsi de toutes les nuits, qui pour vous là-bas
sont si calmes, si paisibles.
Mais ne plaignez pas ceux qui combattent, car les
émotions de la guerre sont nobles et puissantes;
cha(|ue jour elles ont leur aspect nouveau, leur
poésie nouvelle , elles développent les instincts gé-
néieux, les caractères élevés; elles pai-lenl un lan-
gage que nul autre ne peut tenir au cœur liunuiin.
Le dédain de la mort, le dévouement à la chose
— 209 —
commune grandissent l'homme presque à son insu ;
la fragile unité disparaît devant la puissance des
masses, les rangs se serrent , les mains se tendent ,
et chaque soldat devient un héros.
Dans la nuit du 22 au 23, les Russes avaient élevé
quatre nouvelles embuscades. — On résolut de les
enlever la nuit suivante.
Elles le furent avec cet élan, cet entrain de nos
soldats qui se lancent au pas de course ; à vingt
pas du but une fusillade les accueille, quelques-uns
tombent, les autres arrivent. — Les Russes lâ-
chent pied; c'est une tactique, vous le savez, dont
ils ne se départissent jamais ; mais sur le nombre ,
plusieurs sont enveloppés et tués dans l'intérieur
même des embuscades que les travailleurs se
mettent en mesure de détruire et de combler. Les
pierres et les terres bouleversées enterrent pêle-
mêle ces cadavres chauds encore ; ils disparaissent
sous les ruines amoncelées.
Alors, des parapets, du fond des ravins, parti-
rent des hurrahs et des fanfares ; les tambours bat-
taient la charge; ce devint un tumulte impossible
à décrire et trois colonnes gravirent les escarpe-
ments.
Nos bataillons les attendirent, et une fusillade
des plus violentes s'engagea pendant près d'une
heure, les Russes, selon leur habitude, se tenant
à 60 ou 70 mètres.
Du Clocheton où j'étais, je ne puis dire les tristes
— 210 —
impressions que nous ressentions, en écoutant,
penchés sur notre gabionnade , ce bruit du combat
et ces cris tumultueux que l'écho nous apportait.
Parfois l'horizon s'éclairait ; puis tout redeve-
nait sombre, les cris se taisaient, la fusillade seule
parlait ; — ce n'étaient plus des coups de fusil
isolés, mais des feux de peloton qui se succé-
daient, comme ces éclats répétés et retentissants
du tonnerre.
Avec quelle impatience nous attendions des nou-
velles!... pas un seul planton n'arrivait.
Enfin nous vîmes un groupe s'approcher ; en un
instant nous étions tous auprès de lui.
C'était un brancard que l'on portait. — Avant
que nous eussions dit un mot , une tète se sou-
leva; elle était marbrée de sang.
« Tout va bien ; tout va bien », nous dit une voix;
puis la tête retomba et le brancard continua sa
marche.
Tout allait bien en effet ; les embuscades étaient
rasées.
Mais le lendemain à la pointe du jour, protégés
par leur artillerie, les Russes en avaient élevé six
autres.
Depuis la nouvelle ouverture du feu, je tiens un
journal de toutes mes impressions ; jour par jour
j'y relaie les événements, les épisodes, avec les
attachantes péripéties de leur actualité. Peut-être
ce journal écrit ])ar un homnie lancé tout à coup
■^ 211 —
au milieu d'une vie qui n'est pas la sienne, et mêlé
à tous ces drames de guerre, sera-t-il curieux. Il
complétera ces lettres, pour lesquelles je vous de-
mande pardon , car elles sont écrites à la hâte
comme elles doivent l'être pour rester vraies ; ici
la réflexion tuerait la réalité, et je me trouverais
peut-être, à mon insu, entraîné à substituer ma
personnalité au récit confus sans doute, mais exact,
des faits dont je suis chaque jour le témoin.
Depuis que nos travaux se rapprochent des ou-
vrages de l'ennemi , et que nous occupons le Cime-
tière, dont une des extrémités était le lieu désigné
pour les parlementaires , toutes communications de
ce genre ont été supprimées ; car elles pouvaient-
avoir de graves inconvénients , et, en permettant à
l'ennemi de jeter un regard investigateur sur nos
nouveaux cheminements, lui faire connaître la force
numérique de nos gardes de tranchées sur tel ou
tel point.
Par conventions réciproques , en date du 24 de
ce mois , il a été entendu que les échanges de par-
lementaires se feraient désormais par voie de mer.
'< Les seules relations (dit cette convention) qui
pourront s'établir à l'avenir entre l'assiégé et nous,
seront celles que nécessitera l'inhumation des
morts, lorsqu'il s'en trouvera en avant des lignes. »
Voici le pelit incident qui a donné lieu à cette
décision.
A la suite d'une attaque, en date du 17 avril.
— 212 —
un parlementaire russe vint demander, au nom du
gouverneur Osten-Sacicen , une suspension d'armes
pour enterrer les morts des deux nations qui
étaient en avant des lignes.
Le général en chef ne crut pas devoir obtem-
pérer à cette demande; car cela devait se passer
en avant du bastion du Mût, dont nous ne sommes
plus éloignés que de 70 mètres, et il était très-im-
portant que les Russes ne pussent pas apprécier
oîi en étaient nos travaux sur ce point. — Certes ,
c'était triste de ne pouvoir donner la sépulture aux
braves qui avaient succombé , mais l'intérêt de
tous le commandait et le nombre des morts était
très-minime.
A la suite d'un malentendu, cette suspension
d'armes refusée fut accordée par le colonel de ser-
vice sur ce point.
Grande fut, vous pensez bien, la colère du gé-
néral en chef, grande l'irritation du général Pélis-
sier. Le colonel devait être sévèrement puni. Mais
parmi les morts on recueillit un blessé. — Toute la
colère du général Pélissier est tombée cà cette nou-
velle, et il éci'ivit au général en chef :
« Je n'ai pas le courage de punir une faute qui a
sauvé la vie d'un liounne. »
Hier, 27, a eu lieu la revue du 2' corps; elle a
été magnifique : nos soldats étaient dans une te-
nue irréprochable; les zouaves, avec cette allure
qui leur est |)ropre , ce pas l'apide, ce costume
— 213 —
étrange, ces visages rudes et l)asanés; la garde im-
périale, cette nouvelle venue, qui a déjà payé dans
nos tranchées son tribut de dévouement et de sang,
toutes nos troupes, fîères , hautaines, résolues,
rien, je vous assure, ne manquait pour donner
à cette revue un aspect à la fois pittoresque, poé-
tique et solennel.
La solennité, c'était la guerre; — c'étaient ces
hommes défilant devant leur général en chef
comme en un jour de parade , et qui deux heures
après allaient s'embusquer à 100 mètres de l'en-
nemi sous le feu de sa mitraille, sous la grêle de
ses balles.
Le côté pittoresque et poétique, c'était lord Ra-
glan , à la gauche du général Canrobert , et , à sa
droite, lord Radchffe, l'ambassadeur de S. M. bri-
tannique à Gonstantinople , puis lady Radchffe à
cheval; et, dans une calèche attelée de deux che-
vaux , miss Radchffe et la femme d'un colonel de
hussards anglais, jeune femme au teint pâle, aux
yeux noirs, qui souriait doucement au milieu de
cet appareil de guerre, et qui, nonchalamment
étendue, semblait ne pas entendre le canon qui
tonnait si près d'elle. — Le visage d'une femme
est comme un rayon de soleil.
Au milieu de l'état-major on voyait aussi plu-
sieurs amazones anglaises, et sur l'encolure de
leurs chevaux s'appuyaient déjeunes officiers, qui
causaient joyeusement.
— 2 1 i —
Mettez à coté do cela la llouro pâle, maigre et
triste de lord Radcliffe, qui relève à peine d'une
dangereuse maladie, son altitude immobile et pen-
sive en contraste avec l'allure niilitaire de ces
masses cjui s'agitent, et tout près de lui la physio-
nomie ouverte, martiale du général Ganrobert,
qui, son chapeau de commandement à la main,
salue les drapeaux de la France , et vous aurez
l'ensembh; de ce tableau dont les nuances variaient
à l'infini.
Sans doute ceux qui liront ces lettres, si jamais
elles sont publiées, ne comprendront peut-être pas
ce qui m'a frappé dans cette journée. Mais ici, tout
ce qui n'est pas la guerre elle-même frappe et
émeut; c'est comme un écho de la vie que l'on a
([uitlée. — Et puis, faut-il le dire? — Si loin de ses
affections, de son foyer, de son pays, parfois la
pensée devient tout à coup triste, et elle se rattache
fîicilement aux moindres branches qui s'inclinent
vers elle.
Le général Ganrobert, en passant devant le front
des troupes au pas de son cheval , pai'lait presque
tout le temps aux soldats. — Il s'est arrêté devant
un qui avait la méilaille et la croix d'honneur, et il
lui a tendu la main en se retournant vers les géné-
raux qui l'accompagnaient, pour désigner à leur
attention ce sol(l;il doublement récompensé.
I*uis après, il a réuni les ot'liciers de cIkkiuc divi-
sion.
— 215 —
« — Remerciez , leur a-t-il dit , vos ijiaves soidats
au nom de la France , au nom de l'Empereur.
Dites-leur que lorsque la France et l'Angleterre
réunies mordent quelque part , elles enlèvent le
morceau. — Dites -leur aussi que dans douze ou
quinze jours 35 à 40000 de leurs compagnons, de
leurs frères d'armes, viendront prendre part à
leurs travaux , à leur gloire , à leur fatigue ; alors
nous irons frapper à la porte ou à la fenêtre de
Sébaslopol, et il faudra bien que l'une ou l'autre
s'ouvre. »
En assistant à cette revue , je me rappelais le
récit de ces grandes revues que passait l'Empereur
Napoléon sur le champ de bataille , et que , dans
mon enfance, mon père, vieux général, me ra-
contait toujours avec émotion. — Le canon grondait
encore à l'horizon connue je l'entendais ici; les
soldats passaient en criant : « Vive l'Empereur ! »
comme je les entends aujourd'hui, et il y avait
tout autour de cette vaillante multitude ce souffle
de guerre, que je sens frémir et s'agiter auprès
de moi.
€^
DIX-HUITIEME LETTRE.
Devant Sébaslopol, 30 avril.
De graves événements se sont passés depuis ma
dernière lettre, car nous sommes arrivés à une
période du siège qui ne peut manquer d'être dra-
matique et surtout définitive.
Le moment de la solution approche; chaque jour
porte en soi sa menace et son combat. — Hier nous
établissions des entonnoirs près du bastion du Màt,
ou bien nous occupions le Cimetière par un chemi-
nement audacieux : — aujourd'hui, c'est le bastion
central que nous prenons à partie, en nous emparant
d'un ouvrage inqiortant que les Uusb'es avaient
élevé à 100 mètres de nos parallèles.
Cet ouvrage formé du rcliemenl de plusieurs
embuscades était devenu un réduit Cermé de tous
côtés, connnuniquant avec un des saillants du bas-
lion central; des petits mortiers y avaient été ap-
[lortés, des travaux considérables s'y exécutaient
pour i)réparer rem[)lacement de batteries, dont le
tir ne pouvait manquei' de nous devenir très-
meurtrici'. — Mais, placés sous les feux croisés des
— 217 —
deux bastions, pourrions-nous nous y maintenir,
en admettant que nos vaillantes troupes enle-
vassent cette position sous une pluie de mi-
traille ?
La situation était grave , difficile , périlleuse dans
le présent, terrible peut-être dans l'avenir. Aussi
les avis étaient partagés ; on voulait , et on ne voa-
lait pas.
Des conférences se tenaient depuis deux jours
chez le général Pélissier, commandant le premier
corps, et le général en chef répondait : «non, "
et voulait faire enlever cet ouvrage seulement
quand l'arrivée des renforts permettrait de tenter
une action décisive.
Personne n'a porté à un plus haut degré que le
général Canroberl la crainte de verser le sang du
soldat. Connue il le répèle souvent, l'armée c'est
sa famille , les soldats sont ses enfanls.
'< — Ils vous aiment, lui disait l'autre jour un gé-
néral, parce qu'ils savent que vous les aimez.
„ — Oqï, répondit le général en chef d'ime voix
pensive, je les aime beaucoup, je les aiuie.... trop,
peut-être. »
Les lUisses ont une qualité iuconteslable, c'est
une activité audacieuse et infatigable; — en une
nuit ils ont bouleversé un terrain et élevé une re-
doute. On les voyait travailler sans relâche et la
nuit et le jour.
Il fallait agir. — On a agi.
■19
— 218 —
1" mai. — A une heure, le général Pélissier re-
cevait du général en chef l'autorisation de faire en-
lever ces positions.
Et aussitôt toutes les dispositions se prenaient
pour que cette audacieuse entreprise eût lieu le soir
même.
Les documents officiels vous diront les faits prin-
cipaux de cette attaque confiée à l'énergique valeur
des soldats, à l'infatigable courage des travailleurs,
à ces baïonnettes qui traversent les feux croisés de
la mitraille pour ari'iver au pas de course sur les
poitrines de l'ennemi ; mais ce que ne vous diront
pas ces documents, ce sont les épisodes de ce glo-
rieux drame.
Je vais essayer d'en retracer quelques-uns,
La direction de l'opération avait été confiée au
général de Salles qui avait sous ses ordres les gé-
néraux Bazaine et Lamotte-Rouge.
Dans la journée, ces trois généraux, le général en
chef et le général Rivet, ainsi que le général Da-
lesme et le général Lebœuf , avaient visité les tran-
chées.
A cinq heures , les troupes commandées et les
travailleurs arrivèrent au Clocheton, et se massè-
rent sur divers emplacements.
Il y avait ce mouvement, cette agitation, ce
bruit de voix , ces allées et venues qui indi-
quent et précèdent les événements importants ;
les ordres arrivaient d'heure en heure, les ofli-
— 219 —
ciers de service donnaient à cliacim ses instruc-
tions, désignaient les emplacements. Peu à peu,
les troupes partirent une à une , et quand la
nuit vint, tout ce monde, tout ce bruit, tout
ce tumulte avaient disparu, la maison du Clo-
cheton était redevenue calme, silencieuse, et les
premières clartés de la lune éclairèrent le groupe
des officiers généraux entourés de leurs étals-
majors.
Au milieu de ce groupe était le général de
Salles.
« — Je crois, messieurs, dit-il , qu'il est temps. »
Et il se dirigea vers les tranchées.
Moi je serrai la main à mes amis de quatre mois
qui étaient déjà pour moi de vieux amis, d'excel-
lents camarades, je leur souliailai bonne chance, et
plus énm certainement qu'ils ne Tétaient, j'at-
tendis.
11 est dix heures et demie. — La fusillade reten-
tit comme un long déchirement ; les cou[)S de
canon, les bombes, les obus, se croisent, sifflent,
bondissent. — La lune calme et belle jette une
clarté si grande que je puis écrire mes notes sur
l'émincnce oîi je suis a^sis , le cœur serré par
l'émotion , les mains tremblantes.
Jamais il ne sera donné à un homme d'assister à
un plus magnifique, plus terrible, plus éblouissant
spectacle.
De tous côtés ce sont des éclairs rapides comme
la pensée , des étincelles qni se mulliplienl à l'in-
llni, des traînées de feu qui s'élèvent, s'enlacent et
paraissent elles-mêmes, menaçantes et furieuses,
vouloir se Lattre et s'étreindre. — Tout est combat
sur la terre et dans l'air. — On dirait parfois un
Immense incendie ; il s'éteint, il renaît ; il semble
entr'ouvrir la terre poui' s'y plonger, déchirer la
voûte du ciel pour s'y perdre. Au milieu de cette
tempête de canons et de fusillades , on entend par-
fois s'élever des clameurs qui disent, qu'il y a des
êtres vivants là-bas , au milieu de cet orage de feu.
Près de trois quarts d'heure se passent.
Il y a au Clocheton un officier d'ordonnance du
général en chef qui attend : le général est à son
observatoire , écoutant l'écho de cette mêlée fu-
rieuse.
La fusillade et la canonnade continuaient.
Il est onze heures trois quarts ; le général Rivet,
chef d'état-major du premier corps , arrive. Il a[)-
porte les premières nouvelles.
L'ouvrage russe a été enlevé par nos troupes avec
un élan iri-ésislible , après une lutte corps à corps
et à la baïonnette. — Le général ramène deux pri-
sonniers.
— «Tout va bien, dit-il, nous sommes établis
dans les positions qu'occupait l'ennemi il y a une
heure ; le génie commence ses travaux , assurez
au général en chef que nous ne lâcherons pas
pied. »
221
Et il s'éloigne au galop de son cheval.
Ces lignes , que j'emprunte au journal que je
tiens jour par jour, ont été écrites sous l'émotion
de celle heure de combat, qui a vu de part et d'au-
tre tant de sang versé.
La fusillade redouble, les coups de mitraille cri-
blent l'air, puis cessent tout à coup : il doit y avoir
de la part des PiUSses un retour offensif. — Rien
n'est cruel comme cette incerlilude , comme ces
minutes plus lentes que des heures , pendant les-
quelles la pensée impatiente et fiévreuse veut don-
ner une voix humaine à ce bruit immense qui
remplit les échos.
Cloué à la même place, devant ce spectacle de
destruction , je suis de toute la puissance de mon
intelligence les phases du drame qui se joue là-
bas.
Que s'était -il passé? — Que se passait -il? Le
voici :
L'attaque s'était portée sur trois points.
La légion étrangère sur la gauche , — le 46' au
centre , — le 98* à droite.
Le général Bazaine connnandait la légion étran-
gère.
Le général Lamotte-Rouge le 4Q' et le 98*.
Les troupes agissantes sont rangées dans les tran-
chées. — Les compagnies qui doivent s'élancer les
premières sont montées sur les gradins de fusil-
lade , les baïonnettes basses , appuyées sur le para-'
— 222 —
pet, immobiles, silencieuses, attendant le signal. —
Celles qui doivent les suivre sont rangées en ar-
rière.
Le général de Salles a présidé à leur placement,
et va s'établir au point le plus rapproché , dans la
batterie 40.
Le signal est donné.
Aussitôt, des trois points différents , les soldats
escaladent les parapets , les officiers en tête ; ils
marchent sur l'ouvrage ennemi au pas de course ;
mais sans tirer un coup de fusil, — A peine
ont-ils fait quarante pas qu'ils sont assaillis par
un feu de mousqueteiie sur toute la ligne ; les
officiers y répondent par le cri : « A la baïon-
nette ! » qui passe de bouche en bouche , de rang
en rang.
En un instant toutes les compagnies sont arrivées
sui' la gorge même de l'ouvrage et se précipitent
dans l'intérieur.
Les Russes résistent un instant. Leurs officiers
les animent au combat , se jetant les premiers au-
devant de nos soldats et combattant avec une admi-
rable bravoure. — Inutile courage ! nos ennemis,
attaqués à la fois de tous côtés , essayent de se re-
former en carrés sur la gauche , dans une espèce
de place d'armes; mais la légion étrangère est là
qui seJL'Ile au milieu d'eux, les écrase et les égorge.
Terrifiés, fis fuient en" désordre vers le bastion
central.
— 223 —
Nous nous élançons à leur poursuite , jusque
dans le fossé de la lunette qui couronne le bas-
tion; — animés d'un courage insensé, les soldats
se cramponnent aux escarpements et veulent les
escalader, oubliant qu'ils sont à peine quelques-
uns; mais de tous côtés des fougasses éclatent
dans le fossé et les renversent en bouleversant
les terres; ils reviennent où ils eussent dû s'arrê-
ter, laissant des cadavres qui disent à l'ennemi que
le pied français a laissé sa trace sur les parapets
d'un de leurs bastions.
Il serait trop long de vous raconter les drama-
tiques épisodes qui ont signalé ce combat. — Un
surtout a été étrange et superbe à la fois. — J'en
tiens le récit du général Bazaine.
Des officiers de la légion étrangère se sont tout
à coup , dans la tranchée en arrière de l'ouvrage ,
trouvés en face d'officiers russes au nombre de
quatre ou cinq. — Ceux-ci ne voulaient pas aban-
donner le terrain et restaient là , appelant des sol-
dats qui ne les écoutaient plus. ■ — La clarté de la
nuit était splendide. — Les officiers des deux ar-
mées se reconnaissent, se devinent, et alors dans
ce boyau étroit s'engagent de véritables duels, cha-
que officier contre un officier; mais quelques se-
condes s'étaient à peine écoulées qu'une mêlée
furieuse débordait de tous côtés ; les soldats ivres
de combat escaladaient les épaulements , et bientôt
ce ne furent que des cadavres couchés à terre, —
— 224 —
Un seul (les officiers put être sauvé et porté blessé
à l'ambulance.
Sur tous les points l'ennemi avait disparu, mais
son artillerie vomissait sur nous une pluie de mi-
traille et de boulets.
Nos compagnies établies sur cinq rangs, cou-
chées, la baïonnette en avant, attentives au moin-
dre mouvement, gardent notre nouvelle conquête,
et protègent le travail du génie qui s'occupe avec
ardeur à couvrir la position en plaçant des gabions
sur le tracé arrêté à l'avance.
Trois fois l'ennemi a tenté des retours offensifs
et trois fois ses essais impuissants ont été re-
poussés.
Épouvantés de cette attaque audacieuse , impré-
vue, ils se contentent, à quarante ou cinquante pas,
de nous cribler de balles, mais immobiles sous ce
feu , selon les ordres qu'elles ont reçus, les compa-
gnies ne bougent pas , les bataillons de soutien seuls
placés à l'extrême limite de nos tranchées se portent
en avant à la hauteur de l'ouvrage que nous occu-
pons, et, attendant de pied ferme, répondent à ce feu
par une vive fusillade. — C'est sans nul doute ce que
les Russes espéraient; aussi de tous les côtés la mi-
traille fait son jeu, mais le tir des pièces ne peut
être réglé, car le jour n'a pas encore paru et les
l)rojectiles sifdent au-dessus des tètes sans atteindre
beaucoup de monde..
C'est là , comme partout , que se montrent en^
corc noire héroïque valeur, noire inébranlable
volonté.
Les uns acceptenl la niorl sans jeter un cri,
sans se défendre , car leur chef leur a dit : « Ne
bougez pas, ne tirez pas, attendez. >• — Les au-
tres, ayant abandonné le fusil pour la pioche et
la pelle, travaillent actifs, résolus, sans seule-
ment regarder le frère d'armes qui tombe à leurs
côtés. — Lutte plus admirable encore que celle dont
je viens de vous retracer les saisissantes péripé-
ties.
Au point du jour la gabionnade relie l'ouvrage à
notre parallèle : — ce n'est encore qu'un travail
imparfait , mais derrière lequel les soldats peuvent
opérer leur retour en se courbant à terre , der-
rière lequel aussi le génie peut continuer l'amé-
lioration de son cheminement; mais d'instants en
instants des boulets viennent briser les gabions,
renverser les terres, enlever les travailleurs. —
C'est un duel pied à pied de l'homme avec le
canon.
Trois compagnies d'élite occupent seules pendant
le jour la nouvelle position.
Tel est le récit de cette nuit du V au 2 mai.
C'est un beau succès, moral et matériel et qui
nous avance aussi audacieusement sur le bastion
central, que nous l'étions déjà devant le bastion
du Mât , mais il nous a coulé d'intrépides chefs, de
vaillants soldats.
— 226 —
En tête de tous, le brave colonel Viennot.de la
légion étrangère, qui \oulut se jeter en avant au
plus fort du danger, malgré les prières du général
Bazaine.
C'est un des premiers brancards qui arrivent
au Clocheton, à ce centre perpétuel de la vie et
de la mort. — Une balle lui a traversé la tète, sans
jeter une goutte de sang sur cette belle et martiale
figure qu'entoure un réseau de barbe blanche. Ses
deux bras sont croisés sur sa poitrine : la mate pâ-
leur de ses traits dit seule que c'est la mort et non
le sommeil. A peu de distance on appoi'le le com-
mandant Juhen , le capitaine Dubosquet du 46% tous
deux frappés à mort. — La légion étrangère seule,
sur dix-huit ofticiers, en a eu quatorze hors de com-
bat. Mais le jour montre le sol jonché de cadavres
russes sur le terre-plein et le long des fossés de
leur propre ouvrage. Neuf petits mortiers sont en
notre pouvoir avec un grand nombre de fusils et
d'outils de toute espèce.
Pendant la matinée qui a suivi, le feu s'est un
peu ralenti. — Le bronze , comme les hommes, se
fatigue à la fin.
Mais tout à coup, vers trois heures et demie, la
canonnade recommence terrible et furieuse.
Je revenais de voir le général Fcray. — l>lus de
doute, la bataille recommence celte fois en pleiu
jour.
J'étais arrivé à la hauteur de l'observatoire du
— 227 —
quartier général, et je fus encore témoin d'un de
ces spectacles immenses et splendides...
C'était le même tableau que la nuit précédente ,
mais avec le soleil, le ciel bleu, et ce mouvement
agité de la vie, que la clarté du jour porte en
soi, — C'était le combat avec les horizons éclairés ,
la ville se dessinant dans le fond, la mer bleue,
les montagnes se tordant en ravins, les travaux
des ennemis, les batteries armées, nos lignes de
tranchées animées et flottantes, le long mur de
la Quarantaine déchiré par notre artillerie ; tout
cela, légèrement voilé par un brouillard qui monte
graduellement de la terre au ciel , au lieu de des-
cendre du ciel sur la terre.
On ne voit pas les jets de feu , les éclairs
enflammés; mais on devine à ce chaos terrible
de bruit que le combat fait fureur. — Puis ce
brouillard de poudre devient un nuage blanc, mat,
épais qui enveloppe l'horizon tout entier, cachant
la terre, cachant la mer, ne laissant de lumineux
et d'éclairé que le ciel vers lequel montait ce grand
holocauste humain.
Autour de moi des officiers à cheval et des offi-
ciers à pied qui se massaient par groupes sur le
mamelon et écoutaient silencieux.
Je lançai mon cheval à son galop le plus rapide
et je courus au Clocheton.
De tous côtés sur les flancs des ravins , je voyais
accourir les compagnies au pas gymnastique. —
— 228 —
Un clairon, monté sur le sommet le plus élevé
d'un retranchement, sonnait le rappel ; le major
de tranchée donnait ses ordres et distribuait les
renforts qui un à uu disparaissaient courant au
combat.
Là, on ne regardait pas, on n'écoutait pas, on
agissait.
Les Russes venaient de tenter une sortie contre
la position que nous leur avions enlevée la nuit
précédente.
Depuis le 5 novembre , c'était la première fois
que l'ennemi nous attaquait le jour, ce qui prou-
vait l'importance immense qu'il attachait à cet ou-
vrage.
Ils avaient débouché par une issue à gauche
de la lunette du bastion central, courbés à terre,
marchant en une seule colonne. — Protégés
par les ondulations du terrain. Us purent, sans
être aperçus, arriver presque contre les parapets
derrière lesquels nos compagnies étaient cou-
chées. Ce retranchement est tellement près du
saillant du basliun, que cbaque mouvement se voit
et que toute sentinelle qui passait la tète au-des-
sus du faible épanlemcnt était frappée d'une balle.
La première qui les aperçut poussa le cri d'a-
lerte : mais les Russes étaient déjà dressés contre
le parapet, n'osant pas s'élancer de notre cùté,
mais assaihanl à la fois nos soldats de coups de
fusil, de coups de pierres, de coups de crosse.
— 229 —
Ceux-ci supportent ce choc inattendu sans fai-
blir; ceux qui n'ont pas eu le temps de prendre
leurs armes rendent coup pour coup , pierre
pour pierre, frappant l'ennemi avec les pioches
et les pelles qui étaient sous leurs mains, com-
battant à la fois comme des soldats et des tra-
vailleurs.
Mais déjà deux compagnies de voltigeurs de la
garde et une compagnie du 5' bataillon de chas-
seurs à pied se sont élancées en avant au pas de
course, à travers la canonnade.
La lutte fut terrible, mais courte; — les volti-
geurs de la garde avaient cet enthousiasme témé-
raire et superbe d'un premier combat.
Les Russes ne tardèrent pas à rentrer pêle-mêle
dans leur bastion, où les poursuivirent la grêle de
nos balles et les boulets de nos canons.
J'aurais encore bien des détails intéressants à
ajouter, bien d'héroïques traits de bravoure à citer.
Je les consigne pour compléter plus tard ce travail ,
que j'écris à la hâte à l'heure même où se passent
les événements.
Le chiffre de nos perles, tués ou blessés dans
ces deux engagements, est de 650 environ.
La soirée et la nuit ont été tranquilles; — c'est-
à-dire que la canonnade habituelle a continué son
jeu.
L'ennemi a tiré avec acharnement contre le
nouvel ouvrage dont nous nous sommes emparés ,
20
— 230 —
et contre les tranchées en zigzags que le génie
s'occupe à approfondir. Des boulets et des obus
brisent parlois nos gabions, bouleversent les terres,
abattent les travailleurs ; — car on peut le dire avec
orgueil, chaque pas se trace avec du sang, et
c'est en suivant le sillon de ce sang glorieux que
l'on reconnaîtra la route qui nous a conduits à
Sébastopol.
Œ^JjL)
DIX-NEUVIEME LETTRE.
Un courrier extraordinaire va partir ; — je n'ai
pas le temps de consulter mes notes et de vous
écrire ; mais , pour ne pas vous laisser complète-
ment sans nouvelles des jours qui ont suivi l'affaire
du 2 mai , quoiqu'il ne se soit rien passé d'im-
portant , je déchire quelques pages de mon jour-
nal , que je vous envoie sous ce pli.
Ce sont de simples notes , écrites heure par
heure , et qui ne sont bonnes qu'à être lues en
courant.
3 mai. — Ce matin je vais au quartier général.
— Le général de Salles y déjeune. — Je suis placé
à côté du général Niel ; on ne parle , vous compre-
nez, que du grand événement, car c'est un grand
événement moral et matériel qui remonte et anime
— 232 —
l'espril de nos soldats , qui frappe celui de nos en-
nemis.
Pauvres entonnoirs, vous voilà presque oubliés!
C'était vous, hier, qui occupiez l'attention de tous,
c'est autre chose aujourd'hui : ainsi va la guerre ,
ainsi va le monde.
" — Nous vous devons un heau succès, a dit pen-
dant le déjeuner le général Cani"obcrt au général
de Salles.
« — Vous le devez à vos soldats , » a répondu le
général de Salles, qui, dans ce combat audacieux,
avait montré l'énergique sang-froid qui le carac-
térise. «
Pendant tout le déjeuner je cause avec le général
Niel. J'ai trop à apprendre sur toutes ces actions
de guerre , pour ne pas rechei'cher avec avidité
l'occasion de m'instruire. — J'écoute tout ce que
l'on dh. — J'écris tout ce que j'écoute.
« — C'est une magnifique affaire, me dit-il, et je
ne crois pas que depuis l'invention de l'artillerie il
y ait eu , sur un seul et même point , un feu sem-
blable, aussi terrible, aussi foudroyant. «
A ce propos, voici un petit fait. — Lord Rad-
cliffe est ici. Le soir du combat il avait accompagné
le général en chef au grand observatoire. — Je
vous ai parlé , je crois , de sa figure impassible ,
soucieuse peut-être pUilùt que pensive , ne reflé-
tant rien , au dehors , de la vie de l'inlelligence
et du cœur, véritable figure du diplomale, enfin.
— 233 —
— Lorsqu'il entendit ces effroyal)Ies détonations
de l'arlillerie et le long" déchirement des feux de
mouqiieterie , lorsqu'il vit ces éclairs sinistres , ces
longs réseaux de feu , cet incendie de l'horizon
éteint et rallumé cent fois , il fut saisi de terreur
devant ce cruel spectacle.
«« — Mon Dieu ! dit-il , il n'en réchappera pas un
seul.
« — Assez , milord , répondit le général , pour
s'emparer de la position des Russes et s'y main-
tenir. »
Après le déjeuner le général en chef vint à moi.
« — Eh bien , me dit-il , vous vouliez des émo-
tions?
« — J'en ai , général , elles ont été à la fois tristee
et nobles.
« — J'espère que vous écrirez de belles pages sur
mes soldats. — Oh ! les braves soldats ! »
Je lui parlai de mes projets de départ,
« — Attendez , me dit-il , bientôt vous verrez de
grandes choses. »
Nous causâmes quelque temps sur les événe-
ments qui se passaient et sur ceux qui devaient se
passer.
A midi on vint m'annoncer , par le télégraphe ,
que les Russes avaient hissé le pavillon blanc.
En effet, les Russes demandaient une suspension
d'armes pour enterrer les morts.
Le colonel Haoult se trouvait dans la tranchée
— r.u —
avec deux de ses officiers ; il fit aussitôt arborer le
drapeau blanc de son côté et sonner : Cessez le feu!
puis il s'avança en dehors de nos lignes. Il fut re-
joint à moitié route , successivement , par trois
g"énéraux qui ont été ce que sont toujours les offi-
ciers russes, d'une parfaite courtoisie.
Quand le colonel s'est nommé :
« — Ail ! a ré[)on(lu un d'eux, le major de tran-
chée, n'est-ce pas? » — La conversation s'est en-
gagée sur des sujets divers, surtout sur l'uniforme,
l'objet éternel des conversations des parlementaires.
— C'est si difficile de parler sans rien dire !
En se séparant :
» — Au revoir, ont-ils dit, messieurs, et dans
des temps meilleurs. »
La suspension d'armes a duré une demi-heure
environ.
On a retrouvé deux cadavres français dans le
fossé même de la lunette. — Cette triste récolte
s'est montée au nombre de 121 corps.
Quelques minutes après, la fusillade recommen-
çait et les boulets traversaient en sifllant ce terrain,
où tout à riieiire encore se promenaient côte à
côte les imiforiiiçs français et russes.
Le soir les cadavres retrouvés étaient enter-
rés dans un ravin derrière les magasins à pou-
dre du centre, et pendant (pie l'on rangeait un
à un nos pauvres soldats dans leur dernière de-
meure, des projectiles venaient éclalei' tout h
— 23S —
l'entour et les boulets mêlaient leur sifflement aux
prières que l'abbé de l'ambulance, qui s'était
rendu sur les lieux, récitait sur la tombe des
morts.
Le soir, on fait prévenir le major de tranchée que
l'on a signalé de l'observatoire du quai'tier géné-
ral un mouvement de troupes dans la ville et que
peut-être l'emicMui tentera une sortie sur la posi-
tion que nous lui avons enlevée. — Ou se mot sur
ses gardes, on prévient les bataillons de soutien,
on veille, on écoute, on attend.
La nuit s'écoule, le génie travaille à son che-
minement , la place lance d'énormes boulets qui
font de larges brèches. — Nous avançons lente-
ment, mais nous avançons.
4 mai. — Le temps continue à être superbe,
aussi l'herbe pousse dans les petits jardins. Le grand
luxe des tentes consiste en un réseau de tei're cir-
culaire plantée d'orge et entremêlée de quelques
arbrisseaux et de plantes sauvages qui ne vivent,
liélas! que médiocrement; ajoutez à cela des pou-
les qui pondent, des coqs qui chantent, des pi-
geons qui couvent, des dindons, des oies, des
moutons qui l)routent quand ils ne bêlent pas, ou
qui bêlent quand ils ne broutent pas; des soldats
qui se reposent et dorment au soleil étendus comme
des lézards, pendant que ceux-là raccommodent
leurs vêtements ou préparent la soupe du jour, et
vous aurez l'aspect de toutes ces lentes symétrique-
— 236 —
ment rangées, et ornées selon le goût de leurs
habitants.
La journée n'ofiVe qu'un incident : il eût pu être
très-grave. — Pendant que le général de service
Beure traversait le cheminement qui conduit à
l'ouvrage russe mamtenant à nous, un boulet \cnu
du bastion renverse un des gabions, ce gabion
rempli de terre entraîne le général dans sa chute,
et le couvre de terre et de débris; les pierres que
le boulet avait rencontrées sont projetées à dis-
tance et blessent plusieurs soldats. Un instant on
put croire que le général avait été grièvement at-
teint; — heureusement il en était quitte pour de
légères contusions et l'oreille déchirée.
A cinq heures, le général en chef vint visiter la
tranchée et le nouvel ouvrage. — La veille , il avait
manifesté l'intention d'y venir, mais le général
Niel lui avait dit :
« — Ce n'est pas la place d'un général en chef. »
Il y a des honnnes qui aiment et recherchent le
danger. Le général Canrobert est de ce nondire. —
Chacun a sa nature, laissez-lui la sienne.
A huit heures il revient. — La nuit se passe tran-
quillement. Mon Dieu! que celui qui a inventé la
poudre doit être content, on fait honneur à sa
découverte. Je ne conseille pas à un philosophe de
venir en Crimée, toutes ses idées seraient renver-
sées, ou il renverserait toutes ses idées.
5 mai. — Rien de nouveau. Nous commençons
— 237 —
à nous établir convenablement dans nos nouvelles
positions, malgré rartillerie des Russes, qui ne
ménage pas les projectiles. Nos épaulements sont
épais; on peut communiquer à l'abri, autant qu'il
est possible de l'être dans des cbeminements qui
approchent de si près les défenses de l'emicmi.
A neuf heures et demie je monte à cheval pour
aller déjeuner chez le colonel de la Boussinière.
Le colonel, alors chef d'cs;:adron, commandait
deux batteries à cheval à la bataille de l'Aima et au
magnifique et sanglant combat d'Inkermann. Son
énergique conduite avait attiré tous les regards.
« — Nul mieux que lui, me disait le général Tro-
chu, ne pourra vous renseigner sur beaucoup de
faits. » Nous avons visité ensemble le champ de ba-
taille.
« — Sur les lieux mêmes , m'a-t-il dit , je vous
raconterai bien mieux les détails, et je me les rap-
pellerai bien plus. »
En rentrant, j'apprends qu'une bombe en éclatant
a fait sauter un dépôt de poudre de la batterie 24 ;
un sergent s'est élancé pour rejeter les sacs à terre
qui avaient pris feu, et éviter l'explosion du dépôt
de poudre; cet acte héroïque de dévouement lui a
coûté la vie, l'explosion l'a broyé, et à peine si
l'on a pu retrouver quelques lambeaux épars de
ce malheureux. — Sept ou liuit hommes ont été
blessés.
A la nuit , la place reprend une grande vivacité
— 238 —
de feu et lance des projectiles à profusion. On voit,
comme des étoiles tombées du ciel , les obus bondir
par ricocbets.
6 mai. — Les grandes émotions sont passées; la
vie du siège reprend son attitude plus calme. Les
boyaux qui cheminent en zigzags sur notre nou-
velle position , en avant du bastion central , sont
praticables; seulement on y reçoit les visites mul-
tipliées des bombes qui éclatent le long des épau-
lements. Décidément, les projectiles creux sont
une détestable invention , ce qui fait qu'ils passe-
ront à la postérité. — C'est un terrible moyen de
destruction.
C'est dimanche. — Les Russes tirent peu : Dieu
se reposa lui-même le septième jour.
Dans la matinée, un dépôt de poudre de la bat-
terie 15 saute également, par suite de l'explosion
d'une bombe, mais ne blesse personne. Ces dé-
pôts sont très-peu considérables, et ne contiennent
jamais à la fois que quatre ou cinq barils, pour
éviter de grands désasti'es. Ils sont approvisionnés
à peu près chaque soir.
On m'apprend , dans la journée , que la division
d'Auteuiarre qui s'était embarquée pour la mer
d'Azoff a été rejointe en route pai' un bateau à va-
peur qui lui apportait contre-ordre; les bâtiments
sont de relour à Kamiesh avec les troupes. On se
perd eu conjectures; [)our moi, je n'en fais aucune ;
c'est uu système. — Les conjectures de ce genre
— 239 —
sont les tortures de l'esprit et l'envers de la
vérité.
Il lait un temps d'été, nue chaleur du mois de
juin; ce qui m'effraye un peu pour l'avenir. Je
crains pour les troupes les grandes chaleurs , sur-
tout sur ce terrain creusé tant de fois pour ense-
velir les morts.
A sept heures du soir, arrive au Clocheton un
officier d'ordonnance du quartier général , il donne
communication de deux avertissements qui vien-
nent d'être adressés de l'observatoire au général
en chef.
Ces avertissements portent que l'on a vu se masser
à la tombée de la nuit plusieurs bataillons derrière
la deuxième ligne du bastion central ; ce qui indi-
querait quelque projet d'attaque pour cette nuit.
Aussitôt on apprête les bataillons de renfort et ils
campent eu armes au Clocheton.
La lune se lève à minuit ; si les Russes
font quelque sortie , ce sera avant cette heure-là.
Mais aucune tentative n'a eu lieu. Évidemment les
Russes sont comme nous dans une continuelle
préoccupation; et peut-il en être autrement, quand
ils sentent une ceinture formidable d'ennemis les
envelopper pas à pas , et s'avancer jusque sous le
feu le plus rapproché de leur. mitraille? Ce que
nous prenions pour des intentions offensives ,
n'était que des préoccupations de défense per-
sonnelle.
— 240 —
Les mêmes mouvements de troupes se remar-
quent chaque soir. L'ennemi s'attend à tout instant
à une attaque de vive force de notre part ; si nos
nuits sont inquiètes souvent, les leurs doivent être
cruellement agitées, et ils doivent se demander
chaque soir, si elles auront un lendemain.
7 mai. — La place tire bombes et obus, mais
sans nous faire grand mal.
La seule chose remarquable aujourd'hui est un
jnot du général Pélissier , en revenant de visiter la
tranchée : pendant qu'il regagnait la maison qu'il
liajjite , passa un soldat ivre qui chantait à tue-têlc
et dont la marche trahissait les émotions de la can-
tine; aussitôt qu'il aperçut le général, il se mit à
crier : « Vive le général Pélissier! vive le général
Pélissier !
« — Quel dommage qu'il n'v ait que les gens
ivres qui vous rendent justice , » dit le général en
souriant.
Pendant la nuit , l'ennemi a beaucoup lancé de
projectiles sur nos nouvelles positions.
8 mai. — Rien à consigner; c'est le mouvement
habituel des gardes de tranchées le matin , des tra-
vailleurs le soir; les mêmes précautions prises pour
résistera une attaque de l'ennemi ; car maintenant,
comme ces fauves troupeaux des forêts qui se guet-
tent et se flairent dans l'ombre, d'un bond , Fran-
çais et Russes pourraient se trouver mêlés ensemble.
Rien n'est étrange connue de parcourir les en-
— -2ii —
lonnoirs et le nouvel ouvrage dont nous nous
sommes emparés : on s'y volt pour ainsi dire face à
face , on est côte à côte ; un peu de silence et on
entendrait les respirations de ces milliers d'hommes
qui veillent l'arme au bras ; il semble qu'une étin-
celle partie de l'un des deux cam[)S doit amener à
tout instant ce grand incendie d'un combat décisif.
Mais la guerre a ses règles, ses poids et ses me-
sures.
Œ^
21
VINGTIEME LETTRE.
Devant Sébastopol, 9 mai.
Le prochain courrier me ramènera en France.
Je quitterai ce plateau que j'habite depuis le mois
fie janvier. — Je me félicite d'avoir passé au milieu
des camps les rudes mois de l'hiver, d'avoir eu ma
part, minime, je l'avoue, d'épreuves et de privations,
de neige et de glace; mais aussi j'emporte avec
moi des souvenirs qui ne s'effaceront jamais. — J'ai
assisté jour par jour à cette œuvre sans exemple.
Pendant mon séjour au siège de Sébastopol, j'ai
voulu, autant que je l'ai pu, m'initier à tous les
dangers, à tous les travaux, à toutes les émotions;
j'ai voulu m'a]3reuver sans relâche à cette source
infinie d'impressions diverses.
Pour moi, cette vie des camps, ces tentes semées
par milliers, ces troupes dont les armes reluisent
au soleil, ces travailleurs armés de pioches, ces ba-
taillons qui atlciidcnt et écoutent, iucrustés, pour
ainsi dire, dans les plis des ravins, ces champs
couverts de boulets, déchirés par la mitraille; ces
créneaux sur lesquels nos francs-tireurs appuient
— 2i3 —
leurs carabines ; — ce travail immense des tran-
chées, ces communications, pour ainsi dire, sou-
terraines; les embuscades ennemies hardiment po-
sées à 50 ou 60 mètres de nos parallèles, les balles
qui sifflent , les boulets qui bondissent, les projec-
tiles qui éclatent, le sang qui coule de part et d'au-
tre, les morts, hélas! qui jonchent le sol, les vi-
vants qui combattent, les fosses qui se creusent,
les batteries qui s'élèvent ; — l'attaque , la dé-
fense, la lutte; tout cela était un monde nou-
veau dans lequel ma pensée avide plongeait à cha-
que heure, à chaque minute. — J'ai voulu tout
voir, tout entendre pour essayer de tout compren-
dre; j'ai regardé, j'ai écouté, j'ai interrogé; car il
m'était donné d'assister à un de ces événements
de guerre qui ne se retrouvent pas peut-être en
dix générations, et je pars plein de confiance et de
sécurité.
Quand on a vu nos troupes s'élancer au combat,
on sait ce que l'on peut attendre de ces hommes
d'airain, le jour où, leur livrant l'espace, on leur
dira : « — Allez ! »
Chefs et soldats seront héroïques et invincibles.
Certes , j'ai l'enthousiasme du patriotisme , et je
m'en vante ; je ne juge pas froidement ces actions
qui s'accomplissent avec le sang, ce pur trésor des
nations.
Mais nous combattons une armée puissante, il
faut ](' dire, et la tète du celte armée est remar-
— 244 —
quable par l'intelli.iionce et par le cœur. — Nous
attaquons une ville formidablement défendue par
la configuration du terrain lui-même, secondée par
une artillerie terrible , enveloppée d'un réseau de
bastions dont il faudra décbirer les entrailles, plu-
tôt encore avec la pointe de nos baïonnettes qu'avec
les boulets de nos canons. — Si l'attaque grandit,
la défense infatigable grandit aussi , active , auda-
cieuse souvent; mais cbaque jour elle se sent
étouffée davantage par cette marée qui monte , qui
la menace et qui l'engloutira.
Il ne faut pas oublier que ce n'est pas le siège
d'une ville que l'on fait ici, mais le siège d'un im-
mense camp retranché dont les ressources sont iné-
puisables, dont la vie matérielle et morale se renou-
velle sans cesse.
Si une armée de 200 000 hommes fût descendue
en Crimée et eût investi la ville de tous côtés , le
siège devenait régulier et la base des opérations
changeait entièrement.
Telle n'était pas la position. — Ces 200 000 hom-
mes , dans quelques jours ils seront en Crimée.
« — Et avec celte armée-là, me disait un général ,
on doit pouvoir remuer le ciel et la terre. »
On reproche au général Canrobert d'avoir man-
qué d'initiative, d'audace. — Nul n'est plus auda-
cieux de sa personne; mais celle responsabilité de
sang qui pesait sur lui rèpouvanlait et l'arrêtait à
son propre insu.
— 245 —
« — Oui, m'a-t-il répété souvent; — j'aurais pu
essayer d'entrer dans Sébastopol, mais un insuccès
eût été un désastre dont les suites sont incalcula-
bles ; nos retranchements étaient loin d'être ce
qu'ils sont maintenant ; nous n'avions aucune
ligne en arrière, ni défense, ni retraite dans Ka-
micsh. »
Et puis encore un point sur lequel l'attention ne
s'est pas assez fixée, ce sont les difficultés qui sur-
gissaient de cette position double de deux comman-
dants en chef. — Deux pensées ; — deux volontés.
Que de fois le général Canrobert le disait avec
amertume.
Je me rappelle à ce sujet ce qu'un jour me ra-
contait le général Bosquet.
Nous parlions d'Inkermann ; car vous devez pen-
ser si j'étais avide de recueillir des renseignements
sur cette bataille , de la bouche du chef qui y avait
pris une si glorieuse part.
Lord Raglan venait de retrouver le général Bos-
quet à l'issue de cette sanglante journée.
« — Général , lui dit-il tout à coup , vous n'avez
pas l'air satisfait; et cependant nul plus que vous
aujourd'hui ne devrait être radieux.
« — Milord, répondit le général, je ne suis pas
radieux , parce que c'est une batadle heureuse plu-
tôt qu'une victoire. Il y a eu trois heures de per-
dues par les ordres, les contre-ordres, les appré-
ciations diverses, et il devra toujours en être ainsi,
— 246 —
tant que le commandement en chef sera dans plu-
sieurs mains, et qu'une seule décision ne pèsera
pas dans la balance. »
L'attaque contre la place , vous le savez , a été
longtemps retardée par le fait de l'armée anglaise
dont les travaux n'étaient pas terminés et n'avan-
çaient qu'avec lenteur. — C'est ce qui amena la ré-
solution d'ouvrir ces nouvelles tranchées entreprises
par le 2*^ corps (l'attaque de droite).
Les Anglais, ces soldats inébranlables au com-
bat, ces murs humains que peut trouer la mitraille,
mais qu'elle n'abat jamais, ont eu du malheur
dans le commencement de cette expédition. — Une
défectueuse administration intérieure les décimait
plus encore que la guerre ; c'était parmi eux une
démoralisation dont je ne pourrai rendre le cruel
tableau; les soldats, couchés devant leurs tenles ,
avaient ce regard morne de l'abattement. — Les
chevaux mouraient par centaines. — Inkermann
avait décapité la lète de l'armée ; le vice d'une or-
ganisation imprévoyante dévorait le reste.
Je n'en parlerais pas , si nos alliés eux-mêmes ne
l'avaient écrit et répété cent fois dans leurs journaux.
Ce qui nous a sauvés, nous, — c'est la guerre
d'Afrique , ce sont nos habitudes de campement ,
nos expéditions dans l'intérieur des terres ; c'est
cette nécessité de tout prévoir dans les plus petits
détails dont nous apportions en Crimée l'utile en-
seignement.
— 247 —
Il faut le dire , il y a eu bien des empêchements,
bien des causes de retard , bien des obstacles , dont
on ne peut que faiblement en France apprécier la
portée; il y a eu surtout l'hiver, il y a maintenant
l'été.
Que fût-il arrivé? Quelle victoire peut-être eus-
sions-nous eu à enregistrer, si les événements se
fussent présentés sous une autre face, si on se fût
élancé à l'assaut soit le 6 novembre, soit le 10 avril?
— « C'est un secret qui est dans la main de Dieu, »
comme disent les Arabes.
Mais aujourd'hui , si le passé avait à déposer son
bilan , il pourrait le faire avec orgueil en regardant
l'avenir.
Ce bilan , le voici :
L'hiver traversé, — combat terrible avec les élé-
ments , montrant ce que peuvent, dans une armée,
la mâle énergie du cœur , l'abnégation la plus
absolue; — près de 400 bouches à feu rangées en
batteries , 43 kilomètres de tranchées creusées pen-
dant les pluies , les neiges , la glace , et sous le
feu de la mitraille , dans des terrains difficiles et
rebelles, sans que toutes ces souffrances, toutes
ces luttes, tous ces labeurs aient un seul instant
laissé ni trace , ni doute , ni hésitation dans les
cœurs. ^ Nos lignes, d'un côté, à 60 mètres du
bastion du Mât; de l'autre à 120 mètres environ
du bastion central; — et tout cela s'appuyant,
— 248 —
d'une main sur l'Aima , de l'autre sur Inker-
mann.
Avec de tels souvenirs, si le présent a parfois
des heures de lassitude, ces heures passent comme
des éclairs et sillonnent à peine la pensée.
Le général Pélissier a remplacé le général Can-
robert dans le commandement en chef de l'armée
d'Orient et le général Canrobert , refusant nne
haute position qui lui était offerte, a repris le
commandement de sa division. — Soyez sûr qu'il
l'a fiiit sans regret, sans amertume, avec celte
simplicité du vrai dévouement à la chose com-
mune.
Le général Pélissier est bien l'homme de la cir-
constance actuelle , son visage bruni sous le soleil
des camps, son regard étincelant et profond disent
l'énergie, ses cheveux blancs disent l'expérience.
Il a la confiance en soi qui est une des premières
qualités d'un général en chef, il a l'audace, non
pas cette audace imprudente qui lance des légions
au hasard dans des périls inconnus et joue la vie
de tous sur un coup de dé , mais l'audace qui cal-
cule et qui veut , l'audace qui marche droit et
ferme dans une résolution prise.
Déjà des succès importants sont signés de son
nom : — d'un côté l'expédition de la mer d'Azoff ;
— de l'autre la place d'armes de la Quarantaine, le
\
— 2o0 —
mamelon Vert enlevés à l'ennemi ; résultats sé-
rieux , appréciables.
Ce sont de belles plumes arracbées à cette aile
étendue qui protège Sébastopol. — Une à une ,
toutes le seront, et l'aile brisée retombera sans
force et sans mouvement.
« Cela sera, s'il plaît à Dieu, » comme l'écrivait
lui-même le général il y a quelques jours.
FIN.
Ch. Lahure, imprimeur du Sénat et de la Cour de Ca?sation
(anricniio maison Crapulel) , rue de Vaugirard, U.
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Bazancourt, César Lecat
Cinq mois au camp devant
S4bastopol 2. éd.
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