Skip to main content

Full text of "Cités et ruines américaines, Mitla, Palenqué, Izamal, Chichen-Itza, Uxmal;"

See other formats


v  *'ve 


c    AT** 


..-  >*. 


.  >v  y*! 


A.^Uâ, 


*Vs$5*3» 


îr**É 


VT 


vV^. 


'fef~ 


» 


« 


CITES 


ET 


RUINES    AMÉRICAINES 


PARIS.— IMPRIMÉ  CHKZ  UONAVENTURK   KT    DÙCESSOIS, 

55,    QUAI    L)KS    ADKUSTINS. 


GITES 


ET 


RUINES  AMÉRICAINES 

M  ITLA,  PALENQUÉ,  IZAMAL,  CH  I  CH  E  N-l  TZ  A,  UXMAL 

RECUEILLIES    ET    PHOTOGRAPHIEES 

PAR  DÉSIRÉ   CHARNAY 

AVEC  UN  TEXTE 

PAR  M.   VIOLLET-LE-DUC 

ARCHITECTE    DU   GOUVERNEMENT 


DU   VOYAGE   ET  DES  DOCUMENTS   DE   L'AUTEUR 

~}C*- 

OUVRAGE    DÉDIÉ 

A  S.  M.  L'EMPEREUR  NAPOLÉON  III 

ET    PUBLIÉ    SOUS   LE    PATRONAGE    DE   SA    MAJESTÉ 


PARIS 


GIDE,    EDITEUR 

3,    RUE    BONAPARTE 


A.    MOREL   ET   G« 

18,    RUE    VIVIENNh 


1863 

Tous  droits  réservés. 


PRÉFACE 


PRÉFACE 


Il  y  a  cinq  ans,  lorsque  je  partis  à  la  re- 
cherche de  ces  ruines  merveilleuses,  mon 
intention  était  d'en  faire  une  étude  approfon- 
die et  de  traiter  le  sujet  moi-même.  Surpris 
de  la  manière  incomplète  avec  laquelle  cer- 
tains voyageurs  avaient  abordé  ce  grand 
sujet,  il  me  sembla  que  dans  une  œuvre  aussi 
vaste,  texte  et  gravure,  tout  était  à  refaire. 
Attribuant  l'indifférence  du  public  pour 
une  civilisation  aussi  originale  aux  incerti- 
tudes  qui   la   voilaient   à   demi,  je   voulus 


II  PRÉFACE. 

qu'on  ne  pût  récuser  l'exactitude  de  mes 
travaux,  et  je  pris  la  photographie  comme 
témoin. 

Mais,  lorsque  je  fus  en  présence  des 
matériaux,  je  me  sentis  accablé  par  la  gran- 
deur du  travail,  et  je  ne  me  trouvai  plus  la 
force  de  l'achever. 

La  portée  philosophique  d'une  étude  de 
ce  genre  saisira  tout  le  monde  ;  une  pareille 
œuvre  touche  aux  questions  vitales  de  l'hu- 
manité ;  l'histoire  des  religions  s'y  trouve  en 
cause  aussi  bien  que  l'anthropologie.  Ces 
monuments  ne  sont-ils  pas  appelés  à  nous 
dire  si  leurs  fondateurs  furent  nos  frères  et 
nos  contemporains,  ou  si  cette  terre  nou- 
velle eut  une  genèse  à  part? 

L'ouvrage,  il  faut  bien  le  dire,  peut  four- 
nir des  matières  à  toutes  les  hypothèses  et 
soutenir  tous  les  systèmes. 

A  Izamal,  par  exemple,  vous  trouvez,  dans 


PRÉ'PACEé  I!I 

les  bases  des  pyramides  artificielles  que  sur- 
montaient les  temples,  des  figures  gigant.es- 
ques  rappelant  les  sphinx  de  l'Egypte.  A 
Chichen-Itza,  l'Inde  pourrait  revendiquer 
les  énormes  figures  d'idole  qui  ornent  la 
frise  du  palais  des  Nonnes  ;  le  palais  du 
gouverneur,  à  Uxmal,  vous  donne  des  grec- 
ques admirablement  dessinées  ;  Palenqué , 
dans  quelques  bas-reliefs,  a  des  intentions 
assyriennes,  et  les  palais  funéraires  de  Mitla 
reproduisent  en  certains  cas  l'ordonnance 
des  demeures  chinoises.  Une  immixtion  de 
races  suffit-elle  pour  expliquer  ces  ressem- 
blances? faut-il  conclure  à  l'action  exclusive 
des  vieilles  civilisations  et  renoncer  à  l'hy- 
pothèse d'une  race  originale  américaine? 

L'histoire  et  l'origine  de  ces  peuples  n'of- 
frent donc  qu'un  vaste  champ  d'hypothèses. 
Les  premiers  historiens  de  ce  monde  nou- 
veau n'étaient  point  des  érudits;  la  religion, 


IV  ■     PRÉFACE. 

du  reste,  défendait  à  cette  époque,  les  inves- 
tigations trop  savantes;  leurs  descriptions, 
voire  celles  du  conquérant  lui-même,  ne  se 
bornent  qu'à  des  comparaisons  banales  avec 
les  villes  d'Espagne,  où  ça  et  là  percent 
quelques  souvenirs  romains. 

Les  traditions  recueillies  jusqu'à  ce  jour 
(nous  ne  parlons  point  des  Aztèques)  ont  un 
cachet  apocryphe  qui  ne  doit  pas  échapper 
.à  l'œil  de  l'observateur;  il  semble  que  des 
épisodes  bibliques,  mêlés  dans  les  premiers 
temps  aux  anciennes  légendes  américaines, 
nous  reviennent  dans  les  traductions  nou- 
velles, mélangés  aux  figures  poétiques  de  ces 
peuples,  mais  empreints  encore  de  leur  par- 
fum sacré.  C'est  ainsi  que  la  création  gené- 
siaque,  les  luttes  des  géants,  le  déluge,  se 
retrouvent  dans  le  Popol-Vuh,  que  nous  a 
récemment  donné  M.  Brasseur  de  Bourbourg. 

Les  Espagnols,  aux  jours  de  la  conquête, 


PRÉFACE.  V 

avaient  tout  intérêt  à  faire  disparaître  les 
documents  historiques  des  vaincus  ;  ils  d  nrent 
les  modifier  à  leur  gré,  le  faisant  de  bonne 
foi  peut-être,  considérant  les  religions  de 
leurs  nouveaux  sujets  comme  des  abomina- 
tions qu'il  fallait  balayer  du  sol  et  remplacer 
par  la  croyance  catholique. 

Premier  bégayement  de  l'histoire,  la  tra- 
dition est  aussi  le  premier  pas  d'un  peuple 
pour  échapper  à  l'ignorance;  à  ce  titre,  elle 
est  toujours  respectable.  Mais  cette  tradi- 
tion n'est,  dans  ce  cas,  qu'une  aide  de  plus 
dans  le  travail  de  l'historien  ;  il  doit  s'en  ser- 
vir avec  prudence  et  se  garder  de  rien  af- 
firmer par  elle. 

Pour  moi,  je  m'étais  dit  qu'au  commen- 
cement des  choses,  les  hommes,  en  quelque 
lieu  de  la  terre  qu'ils  habitassent,  n'ayant  que 
des  idées  simples  et  en  petit  nombre,  devaient, 
en  les  formulant,  se  rencontrer  parfois. 


VI  PRÉFACE. 

Les  poésies  primitives,  riches  ou  pauvres, 
suivant  le  génie  des  peuples,  m'avaient  of- 
fert dans  leurs  images  des  rapprochements 
de  ce  genre ,  et  je  prêtais  à  l'architecture 
le  même  langage.  Eus-je  tort?  Je  m'arrête. 

Je  sais  que  l'ignorance  est  pleine  d'affir- 
mation et  de  certitude  ;  le  doute  raisonné, 
la  grande  discussion  appartiennent  à  la 
science.  Je  remets  donc  sans  commentaire 
mon  œuvre  entre  ses  mains  ;  à  elle  seule  de 
créer  une  histoire  et  de  combler  cette  lacune 
dans  la  filiation  des  races. 

Quant  à  l'étude  architectonique  des  mo- 
numents, il  fallait  un  talent  synthétique  qui 
pût  reconstruire  le  passé  sur  les  ruines  du 
présent  ;  j'eus  recours  à  M.  Viollet-le-Duc, 
à  qui  rien  n'est  étranger  de  ce  qui  regarde 
l'architecture,  et  qui  m'accueillit  avec  cette 
bienveillance  que  tous  ceux  qui  l'appro- 
chent ont  éprouvée  comme  moi. 


PRÉFACE.  VU 

Il  appartenait  à  une  imagination  aussi 
féconde,  aidée  d'une  science  d'appréciation 
aussi  merveilleuse  que  celle  de  M.  Viollet-le- 
Duc,  le  droit  de  donner  sur  ces  monuments 
des  aperçus  neufs  et  de  lumineuses  expo- 
sitions. 

L'album  des  Cités  et  Ruines  américaines 
complète,  en  les  rectifiant  parfois,  les  vastes 
travaux  entrepris  sur  ces  matières  par  d'il- 
lustres voyageurs. 

La  première  exploration  date  de  1767,  et 
fut  dirigée  par  Antonio  del  Rio  ;  mais  la  pu- 
blication des  documents,  retardée  par  l'op- 
position systématique  du  clergé  mexicain,  ne 
vit  le  jour  qu'en  1822. 

Dupaix  vient  en  seconde  ligne,  de  i8o5  a 
1808.  Ses  relations  et  les  dessins  de  Casta- 
neda,  remis  entre  les  mains  de  M.  Bafadère, 
furent  publiés  en  i83G,  sous  les  auspices  de 
MM.  Thiers et Gtiifcot. 


Vlll  PRÉFACE. 

Plus  tard,  les  travaux  de  MM.  de  Waldeck, 
de  Stephens  et  Catherwood,  et  l'immense 
ouvrage  de  lord  Kingsborough  achevèrent 
d'attirer  l'attention  des  Sociétés  savantes  sur 
ces  empires  oubliés.  Depuis,  d'autres  auteurs 
ont  dévoué  leur  vie  à  faire  connaître  ces 
ruines  étranges.  En  première  ligne,  il  faut 
citer  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  qui 
sait  joindre  à  l'audacieuse  ardeur  d'un  pion- 
nier de  la  civilisation  les  persévérantes  re- 
cherches d'un  bénédictin. 

Pour  ce  qui  me  regarde,  ma  tâche  est  fa- 
cile :  je  raconte  ce  que  j'ai  vu  et  ce  qu'il  m'a 
été  donné  d'observer  ;  c'est  donc  une  simple 
relation  que  j'offre  au  public  ;  elle  n'aura 
d'autre  valeur  que  la  vérité. 

L'Empereur,  à  qui  rien  n'échappe  de  ce 
qui  est  utile,  noble  ou  grand,  qui  sait  hono- 
rer le  mérite  comme  encourager  les  plus 
modestes  travaux,  a  daigné  prendre  sous  son 


PRÉFACE.  IX 

patronage  l'album  des  Cités  et  Ruines  améri- 
caines. C'est  pénétré  d'une  si  haute  faveur, 
que  nous  adressons  humblement  à  Sa  Majesté 
nos  actions  de  grâces  et  l'expression  de  notre 
reconnaissance. 


Désiré  Charnay. 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES 


Depuis  le  commencement  du  siècle,  les  antiquités 
mexicaines  ont  préoccupé,  non  sans  raison,  le  monde 
savant.  Des  voyageurs  ont  parcouru  l'Amérique  cen- 
trale après  de  Humboldt,  et  ont  ajouté  leurs  obser- 
vations à  celles  de  l'illustre  écrivain,  pour  les  confirmer 
plutôt  que  pour  les  modifier.  Tel  est,  en  effet,  le 
privilège  de  ces  grandes  intelligences  qui,  de  temps 
à  autre ,  viennent  éclairer  l'humanité ,  que  leurs 
découvertes  et  même  leurs  hypothèses  sont  consa- 
crées par  les  recherches  et  les  travaux  des  patients 
explorateurs  venus  après  eux.  Si  ces  génies  ont  né- 
gligé ou  effleuré  trop  légèrement  quelques  détails,  si 
parfois  ils  n'ont  entrevu  la  vérité  qu'à  travers  un 
brouillard,  leurs  conclusions  sont  en  bloc  toujours 
conformes  à  l'ordre  général  des  faits  moraux  et  phy- 


4  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

siques.  Les  Guvier,  les  Humboldt,  les  Arago,  les 
Champollion  n'ont  certes  pas  vu  toute  la  vérité  ; 
mais  ils  ont  frayé  la  route  à  suivre,  et  ne  sont  jamais 
tombés  dans  ces  erreurs  absolues  qui  pendant  des 
années  égarent  les  savants  venus  après  eux. 

Le  nouveau  monde  est  en  effet  nouveau,  si  on  le 
compare  à  l'Asie  et  à  la  vieille  Europe,  c'est-à-dire 
que  l'homme  civilisé,  ou  plutôt  civilisateur,  est  venu 
s'établir  sur  ce  continent  longtemps  après  les  pre- 
miers siècles  historiques  de  notre  hémisphère  ;  mais 
cependant  toutes  les  recherches  récemment  faites 
portent  à  croire  qu'une  civilisation  avancée  dominait 
ces  vastes  contrées  bien  avant  l'ère  chrétienne.  Rela- 
tivement, les  civilisations  américaines  étaient  arrivées 
à  la  décadence  au  moment  où  les  Espagnols  s'empa- 
rèrent du  Mexique,  de  l'Yucatan  et  du  Pérou.  Leur 
apogée  remontait  à  plusieurs  siècles  avant  la  con- 
quête ;  ce  fait  ne  peut  être  mis  en  doute  aujourd'hui. 
Mais  à  quelle  race  appartenaient  ces  peuplades  qui 
jetèrent  un  si  vif  éclat  vers  le  vue  siècle  de  notre  ère  ? 
D'où  venaient-elles?  étaient-elles  sorties  des  provinces 
septentrionales  du  Japon?  venaient-elles  de  l'Orient 
ou  de  l'Occident?  appartenaient-elles  aux  races  blan- 
ches pures  ou  aux  races  touraniennes  mélangées  de 
blanc?  Ces  questions  ne  sont  pas  résolues,  et  nous 
n'avons  pas  la  prétention  de  les  résoudre  ;  toutefois, 
sans  sortir  des  limites  que  nous  impose  notre  tâche, 
en  examinant  avec  attention  les  monuments  d'archi- 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  I) 

tecture  photographiés  par  M.  Charnay ,  peut-être 
pourrons-nous  jeter  quelque  lumière  sur  cette  partie 
de  la  grande  histoire  humaine. 

11  est  difficile  d'admettre  que  tous  les  hommes,  à 
l'origine  de  leur  civilisation,  aient  employé  les  mêmes 
méthodes,  lorsqu'ils  ont  pu  produire  des  œuvres  sor- 
ties de  leur  cerveau  ;  l'étude  attentive  des  monuments 
qui  nous  sont  connus,  en  Asie,  en  Egypte  et  en 
Europe,  démentirait  ce  système  de  production  uni- 
forme ;  cette  étude  conduit  à  admettre  que  certaines 
méthodes  appartiennent  à  certaines  races.  Ainsi,  par 
exemple  :  telles  races  n'ont  jamais  employé  le  mor- 
tier dans  leurs  constructions  ;  d'autres  l'ont  employé 
dès  l'époque  la  plus  reculée  ;  celles-ci  ont  fait  dériver 
leur  architecture  de  l'art  de  la  charpenterie  ;  celles-là 
de  la  construction  en  terre,  en  pisé  ou  en  brique.  Les 
races  jaunes  ont  une  aptitude  particulière  pour  ex- 
traire, affiner,  mélanger  et  travailler  les  métaux  ;  les 
races  blanches,  au  contraire,  ne  peuvent  s'astreindre 
aux  pénibles  labeurs  qu'exigent  leur  extraction  et 
leur  mise  en  œuvre.  Tl  est  des  hommes  qui  aiment 
les  bords  des  fleuves,  les  marais,  les  lieux  bas;  il  en 
est  d'autres  qui  s'établissent  sur  les  hauteurs.  En  cela, 
la  nature  physique  est  d'accord  avec  l'instinct,  et  si 
un  Chinois  peut  vivre  au  milieu  des  rizières  et  des 
terrains  paludéens,  le  Caucasien  y  mourra  de  la 
fièvre.  Partant  du  connu  pour  arriver  à  l'inconnu, 
nous  pourrons  donc  tout  d'abord  dire  :  tel  monu- 


g  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

ment  appartient  à  telle  race,  parce  que  les  méthodes 
employées  pour  l'élever  n'ont  été  pratiquées  sur  les 
parties  du  globe,  où  les  documents  historiques  ne  font 
pas  défaut,  que  par  cette  race  seule.  Mais,  il  faut 
l'avouer,  les  mélanges  de  ces  races  entre  elles  modi- 
fient les  conséquences  de  ce  principe  à  l'infini  ;  non 
pas  à  ce  point,  cependant,  que  l'on  ne  puisse  décou- 
vrir, dans  les  monuments  mômes,  les  origines  diverses 
qui  se  sont  confondues  pour  les  élever.  C'est  là  où  l'on 
ne  saurait  apporter  un  esprit  d'analyse  trop  scrupu- 
leux. 

Il  est  nécessaire,  avant  d'entrer  dans  l'examen  dé- 
taillé des  monuments  que  nous  essayerons  de  décrire, 
de  jeter  un  coup  d'œil  sur  le  continent  américain. 
Séparé  de  l'Europe  et  de  l'Afrique,  d'une  part;  des 
confins  de  l'Asie,  de  l'autre,  par  deux  océans,  il 
touche  presque  à  l'Europe,  au  nord-est,  par  le  Groen- 
land; à  l'Asie,  au  nord-ouest,  par  le  détroit  de 
Behring.  Vers  l'océan  Pacifique,  une  chaîne  de  mon- 
tagnes non  interrompue,  comme  un  immense  pli, 
courant  du  nord  au  sud,  domine  les  deux  Amériques 
depuis  les  contrées  habitées  par  les  Esquimaux  jus- 
qu'au détroit  de  Magellan.  Cette  chaîne  de  montagnes 
ne  laisse  entre  elle  et  l'océan  Pacifique  à  l'ouest, 
qu'une  langue  de  terre  relativement  étroite,  tandis 
qu'au  contraire,  du  côté  de  l'est,  le  continent  s'étend, 
se  découpe,  est  sillonné  par  de  larges  fleuves  et  do- 
miné par  des  amas  de  montagnes  secondaires. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  7 

En  admettant  à  priori  que  les  Amériques  aient  été 
occupées  par  des  peuplades  venues  du  nord,  celles 
qui  se  seraient  présentées  par  le  détroit  de  Behring 
devaient  naturellement  suivre  le  pays  situé  à  l'ouest 
entre  les  montagnes  et  la  mer,  et  descendre  peu  à 
peu,  afin  de  trouver  des  climats  favorables,  jusqu'à 
la  hauteur  du  20e  degré,  c'est-à-dire  du  Mexique; 
celles  qui,  étant  sorties  du  Groenland,  auraient  débar- 
qué sur  la  terre  de  Labrador  devaient,  toujours  en 
cherchant  un  ciel  plus  doux,  descendre  vers  les  Etats 
de  l'Ohio,  occuper  le  littoral  de  la  Caroline,  s'étendre 
jusque  dans  la  péninsule  des  Florides,  reconnaître 
l'Ile  de  Cuba,  et  bientôt  l'Yucatan.  Toujours  en  sui- 
vant notre  hypothèse  ,  si  les  peuplades  venues  du 
nord-ouest  appartenaient  aux  races  touraniennes  ou 
malayes,  et  si  celles  venues  du  nord-est  appartenaient 
aux  races  Scandinaves  ou  indo-germaniques,  il  est 
certain  qu'en  descendant  l'une  et  l'autre  vers  le  sud, 
elles  devaient  se  rencontrer  au  point  le  plus  étroit 
du  continent  américain  entre  les  deux  mers,  c'est-à- 
dire  sur  les  bords  du  golfe  du  Mexique.  Si  encore 
nous  supposons  que  l'une  de  ces  deux  émigrations 
s'était  établie  avant  l'autre  sur  le  territoire  du 
Mexique,  la  seconde  a  dû  entamer  avec  celle-ci  de 
longues  luttes  pour  devenir  maîtresse  du  sol.  Or  si, 
en  1829,  Cuvier  ne  croyait  pas  pouvoir  émettre  une 
opinion  sur  la  nature  ethnique  des  nations  indigènes 
de  l'Amérique,  on  peut  aujourd'hui,  grâce  aux  tra- 


8  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

vaux  des  derniers  voyageurs  et  aux  photographies, 
constater  que  peu  de  contrées  du  monde  offrent  une 
variété  plus  étendue  de  types  appartenant  à  des  races 
diverses.  On  trouve  de  tout  en  Amérique,  depuis  le 
noir  du  Congo  jusqu'au  blanc  pur  en  passant  par  le 
touranien  et  la  variété  rouge. 

Les  rares  documents  historiques  antérieurs  à  la 
conquête  espagnole  du  Mexique  signalent  en  effet 
une  suite  d'immigrations,  venant  du  nord-est,  puis 
retournant  d'où  elles  étaient  venues,  s'é tendant  jus- 
qu'au Pérou  ;  des  luttes  acharnées  entre  les  conqué- 
rants et  les  anciens  possesseurs  du  sol,  un  mouvement 
prodigieux  d'hommes,  de  races  ou  de  tribus  diverses, 
se  disputant  la  prédominance.  Il  n'y  a  donc  pas  lieu 
d'être  surpris  si  aujourd'hui,  au  Mexique  même,  on 
signale  la  présence  de  races  diverses  que  d'ailleurs 
M.  Flourens  (nous  ne  saurions  contester  son  opinion 
en  ces  matières)  considère  comme  ne  présentant  au- 
cune variété  étrangère  à  celles  qui  occupent  le  reste 
du  globe.  Les  photographies  faites  d'après  des  indi- 
vidus nés  au  Mexique,  que  nous  avons  sous  les  yeux, 
ne  peuvent  que  confirmer  cette  opinion.  Ces  épreuves 
nous  montrent  des  sujets  appartenant  à  la  race  fin- 
nique,  dont  le  caractère  est  parfaitement  reconnais- 
sablé  ;  d'autres  plus  nobles,  qui  reproduisent  les  traits 
saillants  des  figures  sculptées  à  Palenqué  ;  des  métisses 
malais,  mélangés  de  sang  noir  et  de  sang  jaune,  avec 
une  dose  très-légère  de  blanc;  puis  des  personnages 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  9 

dont  le  caractère  ethnique  rappelle  les  beaux  types 
blancs,  quoique  très-étrangers  à  la  race  celtibérienne 
ou  espagnole  qui  se  distingue  toujours  au  milieu  de 
ces  diverses  peuplades  désignées  aujourd'hui  indiffé- 
remment sous  le  nom  de  Mexicains.  Avant  l'arrivée 
des  conquérants  européens  du  xvie  siècle,  il  y  avait 
donc  au  Mexique  des  couches  de  races  variées  depuis 
la  race  jaune  finnique  ou  touranienne  jusqu'à  la  race 
blanche,  dont  l'origine  apparaît  sur  les  hauts  plateaux 
septentrionaux  de  l'Inde.  Je  me  garderai  de  trancher 
les  questions  que  la  présence  de  ces  races  diverses 
peut  soulever;  il  suffira  de  constater  les  fails.  Quant 
à  savoir  quelle  est,  clans  l'Amérique  centrale  et  au 
Mexique,  la  race  aborigène,  et  s'il  y  a  même  une  race 
aborigène,  il  ne  semble  pas  que  les  observations  re- 
cueillies jusqu'à  présent  permettent  de  conclure. 
Toutefois  il  paraît  certain,  d'après  l'examen  des  do- 
cuments historiques  et  des  monuments,  que  les  races 
jaunes  ou  fortement  mélangées  de  sang  jaune  occu- 
paient ces  contrées  bien  avant  la  civilisation  due  aux 
Olmécas,  aux  Nahuas  ou  aux  Toltèques.  En  cela, 
l'histoire  primitive  de  l'Amérique  ne  différerait  pas 
de  celle  de  l'Inde,  de  la  Chine,  du  Japon  et  même 
de  la  partie  occidentale  de  l'Europe.  Les  Américains 
possédaient  avant  les  voyages  de  Colomb  une  écriture 
phonétique;  le  mémoire  de  M.  Aubin  sur  la  peinture 
didactique  et  Yécriture  figurative  des  anciens  Mexi- 
cains et  les  travaux  de  M.  Prescott  ne  laissent  guère 


10  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

de  doutes  à  cet  égard.  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bour- 
bourg  prétend  même  que  les  cartouches  gravés  sur 
certains  monuments  de  Palenqué,  de  Chichen-Itza  et 
d'Uxmal  appartiennent,  suivant  toute  apparence,  à 
la  langue  maya  ou  à  ses  dialectes.  Quant  aux  Aztè- 
ques, les  derniers  venus,  ou  plutôt  le  résultat  d'une 
fusion  des  émigrants  blancs  avec  les  indigènes,  leur 
écriture  ne  consiste  plus  qu'en  un  système  graphique 
imparfait,  fort  inférieur  aux  hiéroglyphes  et  à  l'écri- 
ture phonétique  des  Olmécas  et  des  Nahuas,  Quiches 
ou  Toltèques.  Au  moment  de  la  conquête  des  Espa- 
gnols, le  Mexique  était  retombé  dans  un  état  d'infé- 
riorité relative,  comme  si  les  tribus  civilisatrices  qui 
avaient  dominé  ces  contrées  quelcjues  siècles  avant 
notre  ère,  et  s'y  étaient  maintenues  jusqu'au  xn% 
avaient  été  peu  à  peu  absorbées  par  une  race  indi- 
gène inférieure.  L'éloquence,  ou  pour  mieux  dire 
un  parlage  nébuleux,  y  était  fort  en  honneur  au 
moment  de  l'arrivée  de  Fernand  Cortez.  Les  mas- 
sacres hiératiques  étaient  pratiqués  sans  limites  et 
sans  scrupules.  Ce  n'était  plus  le  sacrifice  humain 
que  nous  trouvons  chez  les  Scythes,  chez  les  Grecs 
primitifs,  chez  les  Germains,  mais  une  tuerie  sans 
choix  comme  sans  raison. 

Il  serait  difficile  de  nier  aujourd'hui  l'existence 
des  relations  des  Scandinaves  avec  l'Amérique  dès  le 
ixe  siècle  de  notre  ère.  Ces  voyages,  fréquents  alors 
et  dans  les  siècles  suivants,  sont  connus  par  les  Sagas 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  H 

islandaises  et  relatés  par  divers  chroniqueurs  du 
nord1.  On  sait  qu'à  cette  époque  le  Groenland  était 
habité;  de  nombreuses  colonies  islandaises  et  Scandi- 
naves s'y  étaient  établies  et  y  tenaient  un  commerce 
florissant,  qui  s'éteignit  peu  à  peu  à  la  suite  du  refroi- 
dissement progressif  de  cette  vaste  contrée.  «  C'est 
dans  ces  régions  septentrionales,  dit  M.  l'abbé  Bras- 
seur de  Bourbourg2,  qu'existait  Xultima  Thule,  dont 
parlent  tous  les  géographes  anciens,  longtemps  avant 
l'ère  chrétienne  et  que  les  commentateurs  modernes 
ont  placée  alternativement  en  Danemark  et  en  Is- 
lande. » 

Les  relations  indigènes  de  l'Amérique  prouvent, 
d'une  manière  irrécusable ,  que  ce  nom  avait  été 
donné  à  plusieurs  localités  tout  à  fait  distinctes,  et 
que  chacune  d'elles  avait  pu  jouer  un  rôle  à  part 
dans  l'histoire.  «  Dans  une  mappemonde  islandaise 
«  datant  du  milieu  du  xne  siècle,  écrit  le  savant  Garl 
«  Bafn  3,  on  rencontre  au  nord-ouest,  loin  des  autres 
«  pays  de  l'Europe  le  nom  à'Island,  et  plus  loin, 
«  vers  l'ouest,  on  trouve  le  nom  de  Tila.  Il  s'ensuit 
«  donc  que  l'ancien  géographe  islandais  a  appliqué 
«  le  nom  de  Tile  ou  de  Tula  à  une  des  contrées  amé- 
«  ricaines  découvertes  par  les  habitants  du  Nord .  » 


1.  Par  Orderic  Vital,  entre  autres. 

2.  Popol-Vuh,  le  Livre  sacré  et  les  Mythes  de  l'antiquité'  mexicaine. 

Paris,  1861. 

3.  Lettre  adressée  à  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg. 


12  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

C'est  de  Tula  qu'un  grand  nombre  de  traditions 
indiennes  font  également  sortir  la  race  nahuatl,  et 
voici  ce  que  dit  à  ce  sujet  le  manuscrit  Cokchiquel  : 
a  Quatre  personnes  (vinak,  gentes)  vinrent  de  Tulan, 
«  du  côté  où  le  soleil  se  lève,  c'est  un  Tulan.  Il  y 
«  en  a  un  autre  en  Xibalbay1,  et  un  autre  où  le 
«  soleil  se  couche,  et  c'est  là  que  nous  vînmes;  et 
«  du  côté  où  le  soleil  se  couche,  il  y  en  a  un  autre 
«  où  est  le  dieu 2  :  c'est  pourquoi  il  y  a  quatre  Tulan  ; 
«  et  c'est  là  où  le  soleil  se  couche  que  nous  vînmes 
«  à  Tulan,  de  l'autre  côté  de  la  mer  où  est  ce  Tulan, 
«  et  c'est  là  que  nous  avons  été  conçus  et  engendrés 
«  par  nos  mères  et  par  nos  pères.  »  Ces  quatre  Tu- 
lan ne  donnent-ils  pas  la  suite  des  établissements  faits 
par  les  Islandais  ou  Scandinaves,  depuis  leur  départ 
du  nord  de  l'Europe  jusqu'à  leur  arrivée  dans  l'Amé- 
rique centrale? 

Quoi  qu'il  en  soit,  voici  des  documents  recueillis,  les 
uns  au  nord  de  l'Europe,  les  autres  dans  les  lies  et 
au  centre  de  l'Amérique,  qui  coïncident  sur  un  point 
important,  savoir  :  que  les  Européens  septentrionaux 
prétendaient  avoir  et  avaient,  en  effet,  des  relations 

1.  «  Tulan  en  Xibalbay,  c'est-à-dire  la  cité  bâtie  parles  Nahuas, 
«  après  leur  colonisation  en   Tamoanchan.  » 

2.  «  Un  troisième  Tulan,  à  l'occident,  du  côté  américain  de 
«  l'Océan,  peut-être  le  Tile  désigné  par  M.  Rafn,  qu'il  faudrait 
«  placer  au  nord  des  Etats-Unis,  et  enfin  le  Tulan  où  est  le  dieu, 

■  qui  correspondrait  à  Tula  ou  Tollan,  l'une  des  capitales  toltè- 
«  ques  de  l'Anahuac,  à  14  lieues  au  nord  de  Mexico,  aujourd'hui 
«  la  petite  ville  de  Tula,  route  de  Queretaro.  » 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  13 

avec  une  contrée  située  au  nord-ouest  et  à  l'ouest  au 
delà  de  l'Océan,  et  que  les  Mexicains  nobles  préten- 
daient être  venus  d'une  contrée  de  l'est  au  delà  des 
mers. 

Des  découvertes  faites  depuis  le  commencement  du 
siècle,  on  peut  déjà  conclure  que  toute  la  vallée  de 
l'Ohio,  depuis  le  pays  des  Illinois  jusqu'aux  confins 
du  Mexique,  a  été  occupée  par  des  races  étrangères  à 
celles  qui  habitaient  ces  contrées  à  l'époque  de  leur 
découverte  par  les  colons  français  du  Canada  et  de  la 
Louisiane.  En  effet,  sur  le  cours  de  cette  vallée,  on  a 
trouvé  quantité  d'enceintes  fortifiées,  des  tumuli  en 
terre  ou  en  pierres  sèches  recouvrant  des  squelettes 
ne  ressemblant  nullement  aux  Indiens  d'aujourd'hui, 
des  chemins  couverts,  sortes  de  caponnières  semblables 
aux  ouvrages  terrassés  qui  accompagnent  les  oppida 
de  l'Europe  occidentale,  des  souterrains  faits  avec  de 
la  brique  crue  ou  cuite,  des  silos,  des  puits,  des  co- 
quilles taillées,  des  roches  couvertes  de  figures  que 
l'on  suppose  être  des  inscriptions,  des  momies  revê- 
tues de  tissus,   des  objets  de  silex,  d'os  et  de  cuivre. 
Dans  la  partie  occidentale  de  l'Etat  de  New-York,  on 
trouve  les  vestiges  d'une  cité  défendue  par  des  forts  et 
dont  la  superficie  couvre  plus  de  500  acres.  Le  capi- 
taine Garner  a  découvert,   près  du  lac  Pépin  et  du 
Missouri,  par  45°, 50  latitude  nord,  une  fortification  de 
forme  générale  circulaire  de  près  d'un  mille  d'éten- 
due et  pouvant  contenir  5,000  hommes  :  «  Quoique 


14  ANTIQUITES    AMÉRICAINES. 

ces  ouvrages,  dit  Carner,  aient  été  dégradés  par  le 
temps,  on  en  distingue  néanmoins  les  angles,    qui 
paraissent  avoir  été  tracés  suivant  les  règles  de  l'art 
militaire.  »  A  Marietta,   État  de  l'Ohio,  il  existe  des 
ouvrages  en  terre  d'une  grande  importance  qui  pa- 
raissent avoir  dû  servir  de  défense  à  une  ville.  Ces 
ouvrages  consistent  en  deux  enceintes  de  forme  car- 
rée, l'une  plus  grande  que  l'autre  ;  elles  sont  établies 
sur  un  plateau  situé  au  confluent  de  l'Ohio  et  de  la 
rivière  Muskingum  et  entouré  de  deux  autres  cours 
d'eau.  Dans  la  plus   grande  enceinte  s'élèvent  deux 
sortes  de  forts  composés  d'une  suite  d'angles  rentrants 
et  saillants.  Près  de  la  petite  enceinte  se  trouve  un 
tertre  circulaire  entouré  d'un  parapet.  Deux  chemins 
couverts  donnent  seuls  le  moyen  d'arriver  des  bords 
de  la  rivière  à  la  plus  grande  enceinte.  A  l'intérieur 
de  cette  grande  enceinte,  près  de  son  angle  nord- 
ouest,  est  un  tertre  à  base  parallélogramme,  de  cent 
quatre-vingt-huit  pieds  de  long  sur  trente-deux  de 
large  et  haut  de  neuf.  Le  sommet  est  horizontal  comme 
une  plate-forme  et  les  côtés  sont  presque  verticaux. 
Au  milieu  de  chacun  des  petits  côtés  sont  pratiqués 
des  degrés  réguliers  de  six  pieds  de  longueur  envi- 
ron. Près  de  la  partie  méridionale  de  la  môme  en- 
ceinte se  trouve  un  autre  tertre  semblable.  Or  la  dis- 
position de  ces  tertres  doit  attirer  l'attention,  comme 
nous  le  verrons  bientôt. 

Nous  ne  saurions  voir  dans  ces  vastes  enceintes 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  15 

terrassées  que  des  établissements  temporaires,  des 
campements  de  populations  en  cours  d'émigration. 
Si,  dans  ces  enceintes,  il  existait  des  habitations,  elles 
ne  pouvaient  être  qu'en  bois,  puisqu'il  ne  reste  au- 
cune trace  de  constructions  en  pierre.  En  admettant 
que  ces  peuples  fussent  aborigènes,  pour  qu'ils  se 
soient  trouvés  dans  la  nécessité  d'élever  des  fortifica- 
tions de  cette  importance,  il  fallait  qu'ils  eussent  à 
combattre  des  armées  venues  d'ailleurs,  multitudes 
qui  seraient  parvenues  à  les  refouler  vers  le  sud.  Que 
ces  peuples  primitifs  de  la  vallée  de  l'Ohio,  du  Mis- 
souri, soient  nés  sur  le  sol  américain  ou  qu'ils  s'y 
soient  transportés  à  une  époque  fort  ancienne,  à  quelle 
race  appartenaient-ils?  D'une  part,  rien  dans  les  restes 
des  établissements  de  l'Amérique  du  Nord,  non  plus 
que  clans  ceux  du  Mexique,  ne  fait  supposer  la  pré- 
sence toujours  caractérisée  de  la  race  ariane  pure  ; 
d'autre  part,  tous  les  débris  trouvés,  depuis  les 
ustensiles  les  plus  ordinaires  jusqu'aux  grands  mo- 
numents de  l'Yucatan  et  du  bas  Mexique,  semblent 
appartenir  à  des  dérivés  de  races  malayes  fortement 
mélangées  de  blanc  ;  nous  sommes  contraints  de  re- 
connaître, en  effet,  dans  ces  monuments  ainsi  que 
dans  les  coutumes  religieuses  des  grands  civilisateurs 
du  Mexique,  un  filon  de  race  blanche.  Hérodote  '  rap- 
porte que  les    Scythes  sacrifient  à  ce  qu'il   suppose 

1.  Melpomène,  ch.  lxii. 


10  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

être  le  dieu  Mars,  de  cette  manière  :  «  Dans  chaque 
nome,  on  lui  élève  un  temple  au  milieu  d'un  champ 
destiné  aux  assemblées  de  la  nation.  On  entasse  des 
fagots,  et  on  en  fait  une  plate-forme  de  trois  stades  en 
longueur  et  largeur,  moins  en  hauteur.  Sur  cette 
plate-forme,  on  pratique  une  aire  carrée  dont  trois 
côtés  sont  abrupts  ;  le  quatrième  est  fait  en  pente  de 
manière  à  ce  qu'on  y  puisse  monter.  On  y  entasse, 
tous  les  ans,  cent  cinquante  charretées  de  menu  bois, 
pour  maintenir  le  niveau  de  la  plate-forme  que  l'in- 
jure des  saisons  tend  à  réduire  de  hauteur.  Au  haut 
de  cette  plate-forme,  chaque  tribu  scythe  plante  une 
vieille  épée  de  fer,  qui  tient  lieu  de  simulacre  de 
Mars.  Les  Scythes  offrent,  tous  les  ans,  à  ces  épées 
des  sacrifices  de  chevaux  et  d'animaux...  Ils  sacri- 
fient aussi  le  centième  de  tous  les  prisonniers  qu'ils 
font  sur  leurs  ennemis. . .  Ils  font  d'abord  des  libations 
avec  du  vin  sur  la  tète  de  ces  victimes  humaines,  les 
égorgent  ensuite  sur  un  vase,  portent  ce  vase  au 
haut  de  la  terrasse,  et  en  répandent  le  sang  sur 
l'épée...»  Le  même  auteur1  explique  comment  les 
Scythes  scalpaient  leurs  ennemis.  «  Pour  écorcher 
une  tête,  dit-il,  le  Scythe  fait  d'abord  une  incision  à 
l'entour,  vers  les  oreilles  ;  et,  la  prenant  par  le  haut, 
il  en  arrache  la  peau  en  la  secouant.  »  Dans  ces  deux 
passages,  il  est  difficile  de  ne  pas  trouver  une  analo- 

1.  Melpomène,  ch.  lxiv. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  17 

gie  avec  les  pratiques  des  anciens  habitants  du 
Mexique  :  usage  d'élever  des  plates-formes  pour  offrir 
des  sacrifices  humains  à  la  divinité,  sang  des  victimes 
recueilli  et  versé  sur  le  symbole  du  dieu,  crânes  scalpés, 
écorchement  des  humains  et  emploi  de  leur  peau 
comme  vêtements,  nous  trouvons  tout  cela  dans  les 
populations  anciennes  de  l'Amérique  centrale.  Héro- 
dote rapporte  encore  que  les  Scythes  rendent  les 
honneurs  de  la  sépulture  à  leurs  rois  dans  un  can- 
ton qu'on  appelle  Gerrhes,  situé  vers  le  lieu  où  le 
Borysthène  cesse  d'être  navigable. 

Arrivé  dans  cette  contrée,  après  de  longues  prépa- 
rations, on  place  le  corps  sur  un  lit  de  verdure  et  de 
feuilles  entassées.  «On  plante  ensuite,  autour  du  corps, 
des  piquets,  et  l'on  pose,  en  travers,  des  pièces  de 
bois  qu'on  couvre  de  branches  de  saule.  On  met,  dans 
l'espace  vide  de  cette  fosse,  une  des  concubines  du 
roi,  qu'on  a  étranglée  auparavant,  son  échanson, 
son  cuisinier,  son  écuyer,  son  ministre,  un  de  ses  ser- 
viteurs, des  chevaux  ;  en  un  mot,  les  prémices  de 
toutes  les  autres  choses  à  son  usage,  et  des  coupes 
d'or...  Cela  fait,  les  assistants  remplissent  la  fosse  de 
terre,  et  travaillent  tous  à  l'envi  l'un  de  l'autre,  à 
élever,  sur  le  lieu  de  la  sépulture,  un  tertre  très- 
haut.  »  Voilà,  certes  des  usages  dont  nous  trouvons 
la  trace  chez  les  populations  qui  ont  occupé  une 
grande  partie  du  nord  de  l'Europe  ;  nous  les  trouvons 
également  répandus  depuis  la  vallée  de  l'Ohiojus- 

2 


18  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

qu'au  Mexique  même,  témoin  les  deux  pyramides 
élevées  en  l'honneur  de  Hun-Ahpu  à  Teotihuacan  et 
qui  existent  encore.  «  De  Tamoanchan,  on  allait 
«  offrir1  des  sacrifices  dans  la  ville  de  Teotihuacan. . .  et 
«  c'était  là  qu'on  élisait  ceux  qui  devaient  gouverner 
«  les  autres.  Là  aussi  on  enterrait  les  princes  et  les 
«  seigneurs,  et  sur  leurs  sépultures  ils  commandaient 
«  d'élever  des  monticules  de  terre  qu'on  voit  encore 
«  aujourd'hui  et  qui  paraissent  comme  des  collines 
«  faites  à  la  main...  » 

Prescott 2  reconnaît  que  les  Mexicains  n'étaient  pas 
les  premiers  civilisateurs  de  l'empire  de  Montézuma. 
Les  Toltèques  auraient  été  les  fondateurs  de  cet  em- 
pire avant  le  xe  siècle  de  notre  ère,  et,  avant  les  Tol- 
tèques, les  Olmécas  seraient  les  constructeurs  de  ces 
vastes  édifices  dont  les  ruines  présentent  un  mystère 
difficile  à  pénétrer  aujourd'hui.  Qu'étaient  les  Olmé- 
cas, d'où  venaient-ils  ?  Dans  les  Sagas  islandaises, 
toute  la  contrée  comprenant  le  Texas,  la  péninsule 
floridienne  et  les  bords  du  Mississipi,  la  Géorgie  ac- 
tuelle et  les  Carolines,  est  désignée  sous  le  nom  d'/r- 
land-ik-Mikla,  ou  la  Grande-Irlande,  et  par  celui  de 
Hvitramanaland,  ou  la  Terre  des  Hommes  blancs3. 


1.  Sakagun,  Hist.  de  Nueva  Espana,  lib.  X,  cap.  xxix.  (F.  le 
Livre  sacre',  par  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  p.  cxlv.) 

2.  History  of  the  conquest  of  Mexico,  t.  III,  p.  255. 

3.  Le  Livre  sacré,  par  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  p.  clxv  . 
Beauvois,  Découvertes  des  Scandinaves  en  Amérique,  dans  la  Revue 
orientale  et  américaine,  t.  Il,  p.  116. 


ANT1QULTÉS    AMÉRICAINES;  i  \) 

Au   xe  siècle,  disent  les  Sagas,  une  tempête  y  jeta 
Ari  ' . . .   Les  Espagnols  trouvèrent  sur  les  côtes  des 
Florides  des  nations  énergiques  qui  formaient  des 
Etats  florissants,  et  dont  les  chefs  possédaient  plu- 
sieurs iles  de  l'archipel  des  Antilles.  «  Leurs  villes, 
«  dit  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  étaient  d'or- 
«  dinaire  construites  au  bord  des  lacs  ou  des  fleuves, 
«  et  quelquefois  au  milieu  des  marécages,  » — ce  qui 
porterait  à  penser  que  ces  populations  appartenaient 
à  des  races  mélangées  de  sang  jaune, — «entourées 
«  d'enceintes  fortifiées  avec  de  larges    et  profonds 
«  fossés  :  là  dominait,   au-dessus  des  huttes  de  la 
«  plèbe,  le  tertre  massif  aux  formes  pyramidales,  sur 
«  l'esplanade  duquel  était  érigée  la  demeure  du  chef 
«  gardien  du  sanctuaire..,.   Ces  conquérants  parlent 
«  d'étangs  artificiels,  de  routes,   de  canaux,  »  (tous 
travaux  qui  appartiennent  particulièrement  aux  races 
blanches  mêlées  de  sang  jaune),   «  de  vergers,  de 
«  parcs  clos,   où  les  princes  réunissaient  des  trou- 
ce  peaux  considérables  de  cerfs  privés,  et,  ce  qui  est 
«  plus  surprenant,  de    vaches  domestiques,  dont  le 
«  lait  servait  à  faire  du  fromage  »  (ici  l'influence  de 
la  race  blanche   est  évidente)  ;    «  toutes  choses  qui 
«  annoncent  une  société  bien  éloignée  de  l'état  bal- 
te bare.  »  Cependant,  au  moment  de  la  conquête  des 

1.  Le  Livre  sacré,  par  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  p.  clxy. 
Beauvois,  Découvertes  des  Scandinaves  en  Amérique,  dans  la  Revue 
orientale  et  américaine,  t.  Il,  p,  116. 


' 


20  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

Espagnols,  les  Mexicains  ne  savaient  pas  réduire  les 
animaux  en  domesticité  ;  ils  ne  connaissaient  pas 
l'usage  du  lait,  singularité  que  l'on  signale  chez  cer- 
taines peuplades  jaunes  ;  il  y  avait  donc  eu,  chez  ces 
peuples  du  moins,  un  retour  vers  un  état  relative- 
ment barbare,  par  la  prédominance  d'une  race  infé- 
rieure. 

«  Les  mêmes  récits  des  voyageurs  du  xvie  siècle  ' 
«  décrivent  la  poterie  des  nations  floridiennes  comme 
«  étant  d'une  remarquable  finesse,  d'une  richesse  de 

«  couleurs   et  de  formes  également  admirables 

«  Les  villes  d'Aquera,  d'Ocale,  de  Nandacaho  et  de 
«  Haïs,  situées  dans  les  vallées  voisines  du  Mississipi, 
«  frappèrent  les  Espagnols  par  leur  étendue...  Les 
«  rois  s'y  faisaient  porter  en  litière,  comme  ceux  du 
«  Mexique,  par  les  seigneurs  de  la  cour...  Ce  qui 
«  ajoute  à  la  ressemblance  avec  les  contrées  d'origine 
«  toltèque,  c'est  que  les  hommes  y  faisaient  l'office 
«  de  portefaix  et  de  bêtes  de  somme,  exactement 
«  comme  dans  l'Anahuac...  L'agriculture  y  était  en 
«  honneur,  pratiquée  sur  une  grande  échelle,  et,  sur 
«  les  bords  du  Mississipi,  les  chefs  possédaient  des 
«  flottilles  d'embarcations  dont  quelques-unes  pou- 
ce vaient  contenir  jusqu'à  quatre-vingts  hommes  \  » 
Mais  voici  qui  indique  chez  ces  populations  une  forte 
dose   de  sang  blanc  :  les  femmes,  clans  la  Floride, 

1.  Relation  d'Escalante  Fontancdo,  p.  24. 

2.  Relation  de  Biedma,  p.  104. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  21 

héritaient  quelquefois  de  l'autorité  suprême,  et  dis- 
posaient alors  des  temples  nationaux  et  du  produit  des 
récoltes  publiques.  Des  vierges  étaient  chargées  de 
garder  le  sanctuaire  du  temple  du  Soleil  et  devaient 
y  entretenir  un  feu  perpétuel.  A  la  mort  des  chefs, 
comme  chez  les  Nahuas,  on  égorgeait  un  grand 
nombre  de  serviteurs  et  de  femmes  destinés  à  les 
accompagner  et  à  les  servir  dans  l'autre  monde.  Chez 
les  Natchez,  au  commencement  du  xvme  siècle,  la 
plupart  de  ces  usages  s'étaient  conservés.  Les  voya- 
geurs français  et  anglais  qui  visitèrent  la  côte  des 
États-Unis  et  des  Florides,  ainsi  que  le  pays  des  Nat- 
chez, sont  d'accord  pour  reconnaître  que  les  habitants 
de  ces  contrées  prétendaient  être  venus  occuper  ces 
territoires  depuis  que  l'Amérique  centrale  était  occu- 
pée par  les  blancs,  c'est-à-dire  depuis  le  xvie  siècle. 
Or  ces  dernières  émigrations  ne  savaient  plus  par  qui 
avaient  été  construits  les  monuments  considérables  et 
nombreux  qui  couvrent  encore  la  vallée  du  Mississipi 
et  principalement  la  rive  orientale  du  fleuve,  et  ce- 
pendant ces  monuments  sont  parents  de  ceux  de  l' Yu- 
catan  et  du  Mexique.  Ils  consistent  en  des  tumuli  éle- 
vés, des  plates-formes  carrées,  des  pyramides  revêtues 
originairement  de  pierre  et  de  brique.  Ces  ouvrages, 
attribués  par  les  archéologues  américains  aux  Âlli- 
rjhéwis  (dénomination  qui  n'apprend  rien),  appar- 
tiennent, par  leur  nature,  aux  races  qui  se  sont  ré- 
pandues dans  l'Amérique  centrale  et  qui  ont  élevé  les 


22  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES, 

grands  édifices  que  nous  allons  examiner.  En  effet,  on 
observe  que  ces  monuments  du  nord-ouest  consistent 
en  des  ouvrages  de  terrassement  considérables;  que 
si,  sur  certains  territoires,  ils  ne  présentent  aucun 
travail  de  pierre,  c'est  que  le  sol  était  complètement 
dépourvu  de  ces  matériaux;  que,  d'ailleurs,  ces  Alli- 
gliéwis  savaient  au  besoin  employer  la  pierre,  puis- 
qu'on trouve  des  pierres  sculptées  dans  l'intérieur  de 
leurs  pyramides  ;  que,  clans  le  Missouri,  il  existe  des 
palais  en  pierre  avec  salles,  dont  les  parois  s'élèvent 
en  encorbellement  afin  de  pouvoir  supporter  un  pla- 
fond terminal  étroit,  et  que,  dans  la  Louisiane,  on  voit 
encore  des  constructions  comparables  aux  monuments 
cyclopéens  du  Pérou  ;  que  ces  édifices,  comme  le  dit 
un  auteur  auquel  nous  faisons  des  emprunts  fré- 
quents  *,  dont  l'existence  est  constatée  dans  l'Etat  de 
New-York,  «  s'étendent  à  la  base  occidentale  des 
■<(.  Allighéwis,  tournent  à  l'est  dans  la  Géorgie  et 
«  atteignent  les  bords  de  l'Océan  à  l'extrémité  la  plus 
«  méridionale  de  la  Floride  ;  que,  dans  l'ouest,  on  les 
«  trouve  en  grand  nombre  au  bord  de  toutes  les  eaux 
a  occidentales,  jusqu'aux  sources  mêmes  du  Mississipi, 
ce  éparpillés  le  long  du  Missouri  et  de  ses  affluents, 
«  et  de  là  continuent  jusqu'au  golfe  du  Mexique, 
«  s'étendant  même  au  delà  de  la  Rivière-Rouge,  au 
«  nord-ouest  du  Texas,  Or  la  distance  qu'il  y  a  de  la 

1.  Le   Livre    sacré,    par    M.    l'abbé    Brasseur    de    Bourbourg, 

p.   OT.XXIT, 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  23 

«  grande  pyramide  de  la  Rivière-Rouge  aux  premiers 
«  teocalli  de  la  Nouvelle-Espagne,  dit  M.  Braken- 
«  ridge  l,  n'est  pas  si  grande  qu'on  ne  puisse  les  con- 
«  sidérer  comme  des  monuments  de  la  même  contrée,  » 
ou  plutôt  appartenant  à  la  même  race  d'hommes. 

La  direction  de  ce  courant  d'émigrations  ayant 
laissé  des  traces  sur  le  sol  part  des  régions  les  plus 
froides  du  nord,  ne  touche  sur  aucun  point  la  côte  de 
l'océan  Pacifique,  et  se  dirige  en  ligne  droite  vers  le 
Mexique  ;  ce  qui  ferait  supposer  que  les  peuplades  qui 
ont  érigé  les  grands  monuments  de  l'Amérique  cen- 
trale ne  sont  point  parties  du  détroit  de  Behring,  mais 
du  Groenland,  et  qu'elles  appartiennent  aux  races 
Scandinaves. 

Aujourd'hui,  le  séjour  ou  le  passage  des  Scandi- 
naves dans  le  Groenland  dès  le  xe  siècle  de  notre  ère, 
et  peut-être  avant  cette  époque,  ne  saurait  être  mis  en 
doute.  Le  docteur  Henri  Rink,  inspecteur  du  Groenland 
méridional,  a  fait  parvenir  à  la  Société  royale  des  anti- 
quaires du  Nord,  en  1859 2,  un  fragment  d'une  pierre 
runique,  trouvée  à  Igalikko,  près  des  ruines  de  Brat- 
tahlid.  En  1824,  le  Groenlandais  Pélinut  avait  trouvé, 
dans  l'Ile  de  Kingiktorsoak,  au  haut  de  la  mer  de 
Baffin,  presque  vis-à-vis  le  détroit  de  Lancaster-et- 
Barrow,  une  pierre  runique  parfaitement  gravée, 
dont  voici  la  traduction  :   «  Erling,  fils  de  Sigvat,  et 

1.  Transact.  Americ.  Phil.  Soc,  v.  I,  p.  158. 

2.  Séance  du  14  mai  1859. 


24  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

«  Biarne,  fils  de  Thord,  et  Endride,  fils  d'Odd,  éri- 
«  gèrent  ces  monceaux  de  pierres  et  déblayèrent  la 
«  place  le  samedi  avant  le  jour  de  Gagndag  (le  25 
«  avril),  en  1 135  *.  » 

Les  traditions  mexicaines  font  descendre  les  con- 
quérants, les  Nahuas,  de  la  Floride,  et  ne  remontent 
pas  plus  haut;  mais,  comme  l'observe  très -bien 
M.  l'abbé  Brasseur,  «  si  la  Floride  avait  été  le  lieu 
«  de  leur  origine  ,  ils  auraient  naturellement  poussé 
«  leurs  établissements  le  long  de  l'Atlantique  ;  mais 
«  on  ne  trouve  de  ce  côté  aucune  trace  de  leur  exis- 
«  tence  :  aussi  est-ce  là  ce  qui  a  conduit  les  écrivains 
«  américains,  indistinctement,  à  penser  que  leurs 
«  migrations  avaient  dû  se  diriger  par  les  grandes 
«  vallées  de  l'ouest  dans  les  contrées  méridionales 
«  jusqu'à  la  Floride.  » 

Il  est  à  considérer  d'ailleurs  que  les  nombreuses 
traces  d'établissements  appartenant  à  une  haute  anti- 
quité et  visibles  encore  dans  les  vallées  du  Mississipi, 
du  Missouri  et  de  l'Ohio,  bien  qu'elles  occupent  de 
larges  surfaces,  n'ont  pas  l'aspect  monumental  des 
ouvrages  observés  dans  le  Mexique,  et  semblent  plutôt 
être  dus  à  des  tribus  ou  peuplades  en  cours  d'émigra- 
tion :  ces  enceintes  ont  un  caractère  transitoire  ;  mais 
dès  que  l'on  entre  dans  le  Mexique,  les  ouvrages  de 
fortifications,  les  enceintes  qui  couronnent  certains 

1.  Voir,  dans  le  compte  rendu  de  cette  même  séance,  un  fac- 
similé  de  cette  inscription 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  25 

plateaux,  paraissent  élevés  au  contraire  par  des  popu- 
lations définitivement  établies  sur  le  sol  et  voulant  s'y 
maintenir.  Dans  l'État  d'Oaxaca,  à  Montalban,  près 
Oaxaca,  sur  les  plateaux  orientaux  qui  bordent  cette 
ville,  on  constate  la  présence  de  grands  travaux  de 
fortification  qui  se  distinguent  de  ceux  de  l'Ohio  et  du 
Missouri,  en  ce  que  les  remparts  sont  faits,  non  plus 
en  terre,  ou  briques  crues,  ou  en  pierrailles,  mais  en 
blocages  composés  de  petit  moellon  brut  et  de  mor- 
tier. Ces  forteresses  sont  plantées  sur  un  parallélo- 
gramme de  500  mètres  de  côté  sur  400  environ.  A  la 
base  des  remparts  s'ouvrent  des  passages  dont  la  fig.  1 


ÛC7 


Fig.  1. 


donne  la  section.  Les  grandes  pierres  qui  forment  la 
fermeture  triangulaire  de  ces  passages  sont  couvertes 
de  sculptures  à  l'intérieur,  représentant  des  person- 


26  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

nages  dont  le  type  s'éloigne  visiblement  des  types  de 
Palenqué.  Les  figures  sont  légèrement  modelées  et 
creusées  dans  la  pierre,  suivant  la  méthode  de  la 
sculpture  égyptienne.  Ces  sortes  de  grandes  redoutes 
sur  plan  barlong  consistent  en  des  plateaux  élevés  de 
plusieurs  mètres  au-dessus  du  sol ,  et  au  milieu  des- 
quels on  trouve  des  amas  de  pierres  taillées,  mêlées 
de  poteries  fines,  de  menus  objets  en  agate  et  en  or. 
Alentour  sont  élevés  des  tumuli.  A  Mitla,  dans  l'État 
d'Oaxaca,  même  disposition  de  forteresses  près  de  la 
ville  antique,  sur  la  montagne. 

11  est  difficile  cependant  de  ne  pas  admettre  une 
analogie  entre  ces  forts  permanents  bâtis  en  blocages 
et  les  ouvrages  en  terre  de  l'Amérique  du  Nord,  dont 
nous  avons  parlé  tout  à  l'heure.  Mais,  sur  le  territoire 
mexicain,  nous  le  répétons,  ces  forteresses  n'ont  plus 
un  caractère  transitoire;  ce  sont  des  établissements 
fixes,  faits  soit  pour  protéger  les  villes  contre  des 
envahissements,  soit,  ce  qui  est  plus  probable,  pour 
maintenir  des  populations  conquises  dans  l'obéissance; 
car  des  constructions  aussi  importantes  que  celles  dont 
M.  Charnay  rapporte  des  photographies,  qui  exigent 
le  concours  de  tant  de  bras,  des  efforts  immenses,  sont 
élevées  par  des  races  inférieures  soumises  à  un  régime 
théocratique  ou  aristocratique. 

Dans  l'histoire  du  monde,  nous  ne  voyons  surgir  ces 
prodigieuses  bâtisses  que  dans  des  conditions  sociales 
identiques.  Dans  l'Inde,  dans  l'Assyrie,  en  Egypte, 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  27 

c'est  toujours  une  race  conquérante  qui  impose  ces 
labeurs  aux  peuples  indigènes  :  les  races  supérieures 
apportent  leurs  goûts  ,  leurs  traditions ,  leur  génie 
particulier  ;  les  populations  donnent  leurs  bras,  leurs 
sueurs,  les  éléments  matériels.  Ce  sont  elles  qui  em- 
ploient ces  procédés  de  construction  si  intéressants  à 
observer  pour  nous  aujourd'hui,  parce  qu'ils  nous 
indiquent  des  origines  à  peu  près  certaines.  Ainsi,  ni 
dans  l'Yucatan  ni  dans  le  Mexique,  nous  ne  voyons 
de  constructions  en  pierres  sèches  ;  partout  le  mortier, 
les  enduits  sont  employés  :  or,  quand  le  mortier 
apparaît  dans  une  construction,  on  peut  assurer  que 
les  hommes  qui  l'ont  faite  ont  du  sang  touranien  ou 
finnois  dans  leurs  veines.  Il  n'est  donné  qu'aux  Aryans 
et  aux  Sémites  purs  de  bâtir  en  pierre  sèche1.  Mais  la 
présence  du  sang  aryan  à  dose  assez  forte  apparaît 
cependant  de  la  manière  la  plus  évidente  dans  les 
constructions  de  l'Yucatan  et  du  Mexique.  S'il  est 
donné  aux  Aryans  sémitisés  ou  aux  Sémites  seuls  d'as- 
sembler les  pierres  sans  mortier,  c'est  aux  Aryans  purs 
que  l'on  doit  attribuer  les  constructions  de  charpen- 
terie,  et  partout  où  nous  voyons  apparaître  une  tra- 

1.  Quand  nous  disons  bâtir,  nous  entendons  construire  au 
moyen  de  blocs  équarris  taillés,  et  posés  jointifs.  Nous  mettons 
les  dolmens,  menhirs,  etc.,  en  dehors  des  constructions  de  pierre. 
Au  contraire,  ces  monuments,  si  improprement  appelés  druidi- 
ques à  notre  sens,  paraissent  appartenir  à  des  races  touranien- 
nes,  finniques,  ou  du  moins  très-profondément  pénétrées  de 
sang  jaune  Mais  ce  n'est  pas  ici  le  lieu  de  développer  cette 
opinion. 


28  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

dition  indiquant  une  combinaison  de  bois  assemblés, 
nous  pouvons  être  assurés  que  l'influence  de  la  race 
aryane  se  fait  sentir.  Tous  les  monuments  les  plus 
anciens  de  l'Inde,  bien  que  taillés  dans  le  roc  ou  bâtis 
en  pierre,  laissent  voir  une  tradition  appartenant  à  la 
construction  de  bois.  Il  en  est  de  même  des  monu- 
ments assyriens ,  des  monuments  égyptiens  et  même 
des  monuments  ioniens. 

Au  Japon ,  les  édifices  sacrés  les  plus  anciens  sont 
faits  de  bois,  placés  sur  des  éminences  ou  plates- 
formes  auxquelles  on  arrive  par  des  degrés.  Si  nous 
consultons  les  auteurs  qui  ont  parlé  de  visu  des  mo- 
numents sacrés  des  Japonais,  nous  serons  frappés  de 
certains  rapports  qui  existent  entre  ces  monuments  et 
ceux  qui  nous  occupent.  Le  P.    Charlevoix  '   décrit 
ainsi  les  temples  japonais  :  «  Ils  sont,  dit-il,  appelés 
<(  Mias,  c'est-à-dire  les  demeures  des  âmes  vivantes, 
a  et  si  l'on  en  croit  un  voyageur,  Kampfer,  le  nombre 
a  en  est,  dans   tout  l'archipel  japonais,  de  27,700; 
«  mais  il  y  a  bien  de  l'apparence  qu'il  y  comprend  les 
«  chapelles  qui  accompagnent  les  temples.  On  ne  sera 
«  peut-être  pas  fâché  d'en  avoir  ici  la  description.  Ils 
«  sont  pour  l'ordinaire  situés  sur  des  éminences;  ils 
«  doivent  du  moins  être  placés  à  distance  des  terres 
«  communes  et  fouillées  par  les  travaux  vulgaires. 
«  Une  belle  promenade,  plantée  d'arbres  et  qui  s'é- 

1.   Histoire  du  Japon,  '''dit.  de  1754,  t.  I,  chap.  x,  p.  171  et  suiv. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  29 

a  loigne  du  grand  chemin,  y  conduit,  et,  à  l'entrée 
«  de  cette  avenue,  il  y  a  une  porte  de  pierre  ou  de 
«  bois,  avec  une  planche  carrée,  d'environ  un  pied  et 
«  demi,  sur  laquelle  est  gravé  ou  écrit  en  caractères 
«  d'or  le  nom  du  dieu  auquel  le  Mia  est  consacré.  Ces 
«  dehors  semblent  annoncer  un  temple  considérable, 
«  mais  on  y  est  presque  toujours  trompé  :  la  plupart 
«  se  sentent  de  l'antique  simplicité  qui  régnait  lors- 
«  qu'on  a  élevé  les  premiers,  sur  le  modèle  desquels 
«  tous  les  autres  sont  construits.  Ce  ne  sont,  le  plus 
«  souvent,  que  de  misérables  édifices  de  bois,  cachés 
«  parmi  les  arbres  et  les  buissons,  et  n'ayant  qu'une 
«  seule  fenêtre  grillée,  au  travers  de  laquelle  on  peut 
«  voir  le  dedans  du  temple.  Ces  intérieurs  sont  tout 
«  à  fait  vides,  ou  ornés  d'un  miroir  de  métal  placé 
«  dans  le  milieu  et  autour  duquel  pendent  des  housses 
«  de  paille  bien  travaillées,  ou  de  papier  blanc  dé- 
«  coupé,  qui  sont  attachées  à  une  longue  corde  en 
«  façon  de  franges;  c'est,  dit-on,  un  symbole  de  la 
«  pureté  et  de  la  sainteté  du  lieu. 

«  Comme  les  avenues  qui  conduisent  à  ces  temples 
k  sont  ordinairement  plantées  de  cyprès,  si  ces  arbres 
«  ont  eu  autrefois,  comme  parmi  les  anciens  Romains, 
«  quelque  chose  de  funèbre,  on  pourrait  dire  que  les 
«  Mias  étaient  à  leur  origine  les  tombeaux  des  Camis, 
«  les  seuls  dieux  que  les  Japonais  ont  adorés  pendant 
«  plusieurs  siècles,  et  que  les  cyprès  ne  sont  devenus 
«  des  arbres  de  bon  augure  que  depuis  que  ces  tom- 


30  ANTIQUITÉS    AxMÉRICAINES. 

beaux  sont  devenus  des  temples  pour  l'apothéose  de 
ceux  dont  ils  renfermaient  les  cendres1.  On  monte 
ordinairement  aux  Mias  par  un  escalier  de  pierre 
qui  conduit  à  une  espèce  d'esplanade,  où  l'on  entre 
par  une  seconde  porte  semblable  à  la  première,  et 
sur  laquelle  il  y  a  souvent  plusieurs  de  ces  temples 
ou  des  chapelles  qui  accompagnent  le  temple  prin- 
cipal   L'édifice  est  soutenu  sur  des  piliers  de  bois 

et  communément  carré;  les  poutres  en  sont  fort 
grosses,  et  il  règne  tout  autour,  en  dehors,   une 

galerie  où  l'on  monte  par  quelques  degrés Le 

lieu  prétendu  saint  est  ordinairement  fermé,  si  ce 
n'est  les  jours  de  fêtes;  la  plupart  des  sanctuaires 
ont  un  pronaos.  Les  portes  et  fenêtres  de  ce  pronaos 
sont  grillées  et  le  pavé  en  est  couvert  de  nattes 
fines.  Le  toit  des  temples  est  couvert  de  tuiles  de 
pierre  ou  de  bois;  il  avance  assez  de  chaque  côté 
pour  couvrir  la  galerie,  et  il  diffère  de  celui  des 
autres  bâtiments  en  ce  qu'il  est  recourbé  avec  plus 
d'art  et  composé  de  plusieurs  couches  de  belles  pou- 
tres dont  l'arrangement  a  quelque  chose  de  fort 
singulier.  A  la  cime  du  toit,  il  y  a  quelquefois  une 

1 .  Nous  retrouvons  ce  culte  des  Camis  chez  les  peuples  aryans, 
ce  sont  les  Çoura,  les  Célestes,  héros  qui,  après  leur  mort,  allaient 
habiter  le  Svarga,  où  ils  étaient  reçus  par  Indra,  le  plus  grand 
des  dieux;  où,  devenus  dieux  eux-mêmes,  ils  formaient  ce  con- 
seil turbulent  qui  menaçait  sans  cesse  le  dieu  suprême  Indra.  La 
mythologie  Scandinave  nous  présente  cette  même  divinisation 
du  héros.  Il  n'est  pas  besoin  de  dire  que,  chez  les  Grecs, 
l'époque  héroïque  n'est  qu'un  développement  de  la  même  idée. 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES;  31 

«  poutre  plus  grosse  que  les  autres  ;  elle  est  posée  de 
«  long  ;  et  à  ses  extrémités,  elle  en  reçoit  deux  autres 
«  qui  se  croisent,  et  souvent  une  troisième  derrière 
«  qui  est  en  travers. 

«  Cette  structure  est  faite  sur  le  modèle  du  premier 
«  temple,  qui  est  à  Ixô,  où  Jasanami,  le  dernier  des 
«  sept  grands  esprits  célestes  et  le  père  de  Tensiô  Dai 
«  Dsin,  a  fait,  dit-on,  quelque  temps  sa  résidence. 
«  Quoique  cette  structure  soit  très-simple,  elle  est  très- 
«  ingénieuse  et  presque  inimitable.  En  effet,  le  poids 
«  et  les  liaisons  de  toutes  ces  poutres  entrelacées  les 
«  unes  dans  les  autres  servent  beaucoup  à  affermir 
«  tout  l'édifice  et  le  rendent  moins  sujet  à  être  ren- 
«  versé  par  les  tremblements  de  terre » 

Si  les  monuments  du  Mexique  que  nous  allons  exa- 
miner ne  sont  pas  construits  en  bois,  il  est  impossible 
de  ne  pas  reconnaître  ,  dans  leur  disposition  générale 
et  dans  certains  de  leurs  membres  architectoniques,  la 
tradition  des  constructions  de  bois.  Si,  à  côté  de  ces 
traditions,  nous  constatons  la  présence  de  types  de 
figures  humaines  appartenant  aux  races  blanches,  il 
faudra  bien  admettre  que  ces  étranges  monuments  ont 
été  élevés  par  des  peuplades  formées  d'un  mélange  de 
races  blanches  venues  du  nord-est  et  de  races  jaunes 
aborigènes  ou  venues  du  nord-ouest,  celles-ci  établies 
sur  le  sol  du  Mexique  avant  l'arrivée  des  premières, 
soumises  et  prêtant  leurs  bras  à  l'édification  de  ces 
vastes  constructions  sous  la  domination  de  leurs  non- 


32  ANTIQUITÉS    A  31  Éfi  ICA  INES. 

veaux  maîtres.  Mais  il  ne  faudrait  pas  s'y  tromper,  il 
y  a  dans  les  monuments  du  Mexique  et  de  l'Yucatan 
photographiés  par  M.  Charnay  deux  époques,  ou  plu- 
tôt deux  écoles  différentes  qui  paraissent  être  l'expres- 
sion d'art  de  deux  populations,  produits  de  mélanges 
de  races  à  doses  inégales.  Il  y  a  certainement  dans  les 
monuments  de  l'Yucatan  une  influence  des  races 
blanches  plus  forte  que  dans  ceux  de  Mitla  et  de  Pa- 
lenqué  ;  c'est  un  fait  que  nous  pensons  pouvoir  éclaircir 
aux  yeux  de  nos  lecteurs.  Encore  aujourd'hui,  les  indi- 
gènes de  l'Yucatan  présentent  des  types  remarqua- 
blement beaux  relativement  à  ceux  des  populations 
étrangement  mêlées  des  plateaux  du  Mexique.  On 
observe  également  des  types  de  races  très-diverses 
dans  les  vastes  contrées  situées  entre  le  golfe  de  la 
Californie  et  le  Nouveau-Mexique  ou  le  Mexique  du 
Nord.  Certaines  tribus  indiennes  se  composent  d'in- 
dividus de  petite  taille,  agiles,  aux  membres  grêles  ; 
d'autres,  comme  les  Osages,  sont  grands,  robustes; 
d'autres  encore,  plus  à  l'est  dans  la  prairie,  sont 
presque  blancs,  les  hommes  sont  barbus,  et  le  colonel 
Emory  '  signale  des  Indiens  rappelant  les  plus  belles 
races  blanches  de  l'Europe.  Or  le  Nouveau-Mexique 
a  été  sillonné  par  ces  migrations  venant  du  nord  et  se 
rendant  vers  les  régions  méridionales,  et  par  celles 
postérieures,   quittant  le  Mexique  proprement  dit, 

1.  Emory,  Notes.  Voy.  les  planches. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  33 

pour  revenir,  à  une  époque  plus  récente,  vers  le 
Mississipi  et  clans  la  Floride.  Ces  diverses  tribus  ne 
sont-elles  pas  des  débris,  restés  en  chemin,  de  ces  co- 
lonnes mobiles? 

«  Les  Néo-Mexicains,  dit  M.  l'abbé  Brasseur  de 
«  Bourbourg1,  paraissent  au  premier  abord  parfai- 
«  tement  étrangers  aux  peuples  dont  ils  sont  entou- 
«  rés  aujourd'hui.  Dernier  reste  d'un  groupe  anté- 
«  rieur,  ils  n'ont  de  rapport  qu'avec  les  races  déjà 
«  éteintes  ou  déplacées.  Leur  industrie,  si  supérieure 
«  à  celle  des  nomades  de  la  plaine2,  conservait,  au 
«  xvie  siècle,  et  même  aujourd'hui  conserve  encore 
a  quelque  ressemblance  avec  celle  des  ïoltèques, 
«  ainsi  que  des  nations  inconnues  dont  les  forteresses 
«  et  les  pyramides  subsistent  dans  la  région  des  lacs 
K  et  sur  les  deux  rives  du  Mississipi.  Mais  la  preuve 
«  la  plus  frappante  de  leur  ancienneté,  c'est  que, 
«  hors  de  la  contrée  qu'ils  habitaient  et  de  quelques 
«  parages  plus  méridionaux  de  la  basse  Californie, 
«  de  la  Sonora  et  de  Chihuahua ,  les  traces  de 
((  leurs  hautes  constructions  et  de  leurs  vastes  sou- 
«  terrains  n'ont  été  retrouvées  nulle  part...   » 

Castaneda,  dans  sa  relation  d'un  voyage  à  Cibola3, 
parlant  du  pays  d'où  ces  Néo-Mexicains  prétendaient 

1.  Le  Livre  sacré,  p.  cxc. 

2.  Ces  restes  des  anciennes  tribus,  qui  ont  une  parenté  di- 
recte avec  les  anciens  possesseurs  du  Mexique,  habitent  les 
montagnes    et   vivent  de  préférence  dans  des  souterrains. 

3.  Part.  II,  chap.  vi. 

3 


34  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

être  sortis,  fournit  de  fortes  présomptions  en  faveur 
d'une  origine  septentrionale  :  «.  D'après  la  route  qu'ils 
«  ont  suivie,  dit-il,  ils  ont  dû  venir  de  l'extrémité 
«  de  l'Inde  orientale  et  d'une  contrée  inconnue,  qui, 
«  d'après  la  configuration  des  côtes,  serait  située 
«  très-avant  dans  l'intérieur  des  terres,  entre  la  Chine 
«  et  la  Norvège.  Il  doit  y  avoir,  en  effet,  une  immense 
«  distance  d'une  mer  à  l'autre,  suivant  la  forme  des 
«  côtes,  comme  l'a  découvert  le  capitaine  Villalobos, 
«  qui  alla  dans  cette  direction  à  la  recherche  de  la 
«  Chine.  Il  en  est  de  même  quand  on  suit  la  côte  de 
«  la  Floride;  elle  se  rapproche  toujours  de  la  Nor- 
«  vége,  jusqu'à  ce  que  l'on  soit  arrivé  au  pays  des 
«  Bacallaos I.  » 

Ouvrons  le  Popol-Vuh2,  le  Livre  sacré.  Nous  trou- 
vons, dans  ce  curieux  récit  héroïque  de  l'histoire  des 
Quiches,  des  rapports  frappants  avec  les  habitudes 
des  races  blanches  des  plateaux  septentrionaux  de 
l'Inde,  qui  ont  successivement  poussé  leurs  conquêtes 
jusqu'à  l'Egypte  et  dans  toute  l'Europe  occidentale. 
Il  s'agit  de  la  création  d'une  race  supérieure3;  Celui 
qui  engendre  et  Celui  qui  donne  l'être,  le  Créateur  et 
le  Formateur  pensent  à  faire  sortir  l'homme  du  néant. 
«  Peu  s'en  fallait  encore,  dit  le  texte,  que  le  soleil, 


1.  Terre-Neuve. 

2.  Ouvrage   original    des   indigènes    de    Guatemala,    traduit  par 
M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg. 

3.  Troisième  partie  du  Livre  sacré,  ch.  i. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  35' 

«  la  lune  et  les  étoiles  se  manifestassent  au-dessus 
«  d'eux,  du  Créateur  et  du  Formateur.  »  C'est-à-dire 
que  l'ordre  des  temps  n'était  pas  encore  fixé.  «  En 
«  Paxil  et  en  Cayala,  ainsi  qu'on  nomme  (ce  lieu)  *, 
«  vinrent  les  épis  de  maïs  jaune  et  les  épis  de  maïs 
«  blanc. — Or,  voici  les  noms  des  barbares  qui  allè- 
«  rent  chercher  l'alimentation  :  le  Renard,  le  Chacal, 
«  la  Perruche  et  le  Corbeau,  quatre  barbares  qui  leur 
«  apprirent  la  nouvelle  des  épis  de  maïs  jaune  et  des 
ce  épis  de  maïs  blanc  qui  venaient  en  Paxil  et  qui 
«  leur  montrèrent  le  chemin  de  Paxil2....  » 

C'est  dans  le  Paxil,  c'est-à-dire  dans  la  partie  orien- 
tale du  Mexique,  que  ces  premiers  humains  supérieurs 
trouvent  leur  nourriture  et  se  fortifient.  «  Il  y  avait 
«  des  aliments  de  toute  sorte ,  aliments  petits  et 
«  grands  ;  plantes  petites  et  grandes,  dont  le  chemin 
«  leur  avait  été  montré  par  les  barbares.  Alors  on 
«  commença  à  moudre  le  maïs  jaune,  le  maïs  blanc, 
«  et  Xmucané  en  composa  neuf  boissons....  Aussitôt 
«  ils  commencèrent  à  parler  de  faire  (le  Créateur  et 
«  le  Formateur),  et  de  former  notre  première  mère 
«  et  notre  premier  père...  »  Les  premiers  hommes 
créés  sont  au  nombre  de  quatre3.  Ces  êtres  supé- 

1.  Lieu  marécageux,  la  région,  pense  le  traducteur,  arrosée  par 
les  affluents  de  l'Uzumacinta  et  du  Tabasco,  entre  la  mer  et  les 
montagnes,  etc. 

2.  Les  barbares,  ce  sont  les  indigènes,  qui,  dans  tous  les  récils 
du  Livre  sacre,  sont  toujours  représentés  sous  la  figure  d'animaux. 

■i.  Le  nombre  quatre  est  sacré  dans  les  mystères  quiches  (ch.  n). 


36  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

rieurs,  non  engendrés  par  la  femme,  apparaissent 
tout  à  coup  ;  leur  intelligence  embrasse  tout,  leur 
sagesse  est  infinie,  leurs  connaissances  sans  limites, 
ils  mesurent  et  voient  ce  qui  est  aux  quatre  angles 
clans  le  ciel  et  sur  la  terre.  L'Edificateur  et  le  Forma- 
teur en  furent  effrayés  :  «  Ce  n'est  pas  bien  ce  que 
«  disent  nos  créatures.  Elles  savent  toutes  choses, 
«  grandes  et  petites...  Elles  seront  autant  de  dieux... 
«  Troublons  un  peu  notre  œuvre,  afin  qu'il  leur 
«  manque  quelque  chose...  Voudraient-ils  par  hasard 
«  s'égaler  à  nous  qui  les  avons  faits,  à  nous  dont  la 
«  sagesse  s'étend  au  loin  et  connaît  tout?...  Alors  un 
«  nuage  leur  fut  soufflé  sur  la  prunelle  des  yeux  par 
«  le  Cœur  du  Ciel,  et  elle  se  voila  comme  la  face  d'un 
«  miroir  qui  se  couvre  de  vapeur...;  ils  ne  virent  plus 
«  que  ce  qui  était  rapproché... — Ainsi  fut  détruite 
«  leur  sagesse  ainsi  que  toute  la  science  des  quatre 
«  hommes,  son  principe  et  son  commencement.  Ainsi 
«  furent  formés  nos  premiers  aïeux  et  pères  par  le 
«  Cœur  du  Ciel,  le  Cœur  de  la  Terre...  —  Alors 
«  existèrent  aussi  leurs  épouses,  et  leurs  femmes  fu- 
«  rent  faites...  —  Ceux-ci  engendrèrent  les  hommes, 
«  les  tribus  petites  et  grandes  l,  et  ceux-ci  furent 
«  notre  souche  à  nous,  la  nation  quichée  :  en  grand 
«  nombre  existèrent  en  même  temps  les  sacrifica- 
«  teurs2;  ils  ne  furent  pas  seulement  quatre,  mais 

L.  Chap.  m. 

2.  Princes  purificateurs  de  la  race  quichée. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  37 

«  quatre  seulement  furent  nos  mères  à  nous,  la  na- 
«  tion  quichée...  »  Suit  le  dénombrement  des  tribus 
de  sang  noble  ou  plutôt  de  la  caste  supérieure,  «  qui 
«  vinrent  ensemble  d'Orient  et  qui  se  propagèrent 
«  dans  les  contrées  où  le  soleil  se  lève.  Ces  tribus  se 
«  multiplient  «  durant  l'obscurité,» dit  le  texte.  Alors 
«  ils  ne  se  servaient  pas  encore  et  ne  soutenaient  point 
«  (les  autels  des  dieux)  ;  seulement  ils  tournaient  leur 
«  visage  vers  le  ciel,  et  ils  ne  savaient  pas  ce  qu'ils 
«  étaient  venus  faire  de  si  loin.  —  Là  vivaient  dans 
«  la  joie  les  hommes  noirs  et  les  hommes  blancs;  doux 
«  était  l'aspect  de  ces  gens,  doux  le  langage  de  ces 
«  peuples,  et  ils  étaient  fort  intelligents.  »  Mais  voici 
ces  tribus  qui  trouvent  mauvais  que  des  barbares 
parcourent  les  montagnes,  ne  possédant  point  de 
maisons;  elles  insultent  ces  peuples  nomades.  — 
«  Ainsi  parlaient  ceux  de  là-bas  qui  voyaient  lever  le 
«  soleil.  Or,  tous  n'avaient  qu'une  seule  langue  :  ils 
«  n'invoquaient  encore  ni  le  bois  ni  la  pierre;  et  ils 
«  ne  se  souvenaient  que  de  la  parole  du  Créateur  et 
«  du  Formateur,  du  Cœur  du  Ciel  et  du  Cœur  de  la 
«  Terre.  —  Et  ils  parlaient  en  méditant  sur  ce  qui 
«  cachait  le  lever  du  jour...  Ils  parlaient,  invoquant 
«  le  retour  de  la  lumière,  et  dans  l'attente  du  lever  du 

«  soleil,  ils  contemplaient  l'étoile  du  matin »  Ces 

premières  tribus  n'adoraient  point  des  idoles  de  pierre 
ou  de  bois,  et  leur  culte  consistait  en  une  attente  du 
lever  du  soleil  :  elles  étaient  déjà  nombreuses  ces 


38  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

tribus  d'Orient  et  on  comptait  parmi  elles  la  nation 
des  Yaquiy  des  sacrificateurs.  Ce  titre  de  Yaqui  était 
donné  primitivement  aux  populations  parlant  la  lan- 
gue nahuatl,  aux  Toltèques. 

Quatre  personnages,  Balam-Quitzé,  Balam-Agab, 
Mahucatah  et  Iqi-Balam,  veulent  partir  pour  aller 
chercher  ce  qui  leur  manque  ;  une  arche  pour  ren- 
fermer leurs  symboles,  le  feu  qui  doit  brûler  devant. 
Une  ville  seule  les  suit.  Ils  arrivent  à  la  ville  des 
Sept-Grottes  ,  Sept-Ravins,  Tulan-Zuiva.  Là,  les 
quatre  personnages  reçoivent  un  dieu  principal  Tohil, 
trois  autres  dieux  et  le  feu.  D'autres  tribus  les  sui- 
vent et  viennent  à  leur  tour  à  Tulan  réclamer  les 
dieux  et  le  feu.  Mais  bientôt  Tohil,  le  dieu,  réclame 
les  sacrifices  humains  pour  accorder  le  feu  ;  une  seule 
tribu  résiste  à  la  demande  du  dieu,  toutes  les  autres 
fournissent  des  victimes,  elles  partent  de  Tulan  et  se 
dirigent  vers  l'ouest.  Leur  voyage  est  pénible,  elles 
séjournent  longtemps  sur  la  montagne  Chi  Pixab 
portant  leurs  dieux  avec  elles.  Les  tribus  se  séparent 
sur  le  conseil  de  Tohil,  elles  vont  dans  le  bois  et 
placent  leurs  divinités  sur  des  pyramides  (mot  à  mot  : 
à  la  cime  d'une  maison  de  feu)  et  fondent  des  villes 
autour.  Enfin  l'aurore  paraît;  le  soleil  se  lève  en  Tohil, 
en  Avilix,  en  Hacavitz  l.   L'auteur  du  Livre  sacré  2 

1.  Les  trois  cimes  de  Mamah,  d' Avilix  et  de  Tohil,  sont  situées 
au  nord-est  de  Santa-Cruz  del  Quiche. 

2.  Chap.  vin. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  39 

fait  alors  une  description  poétique  de  cette  appari- 
tion de  l'astre  du  jour.    Ce  chapitre,  l'un  des  plus 
remarquables,    est  empreint   d'une  certaine   gran- 
deur. Les  animaux  eux-mêmes   sortent  des  ravins, 
des  eaux,  s'élèvent  sur  les  sommets  et  tournent  leurs 
têtes  du  côté  où  s'avance  le  soleil;  les  sacrificateurs 
sont  prosternés;  les  nations  sont  toutes  dans  l'attente. 
Mais  voici  un  passage  d'un  grand  intérêt  :  «  Avant 
«  que  le  soleil  se  manifestât,  fangeuse  et  humide  était 
«  la  surface  de  la  terre,  et  c'était  avant  que  parût  le 
«  soleil;   et  alors  seulement  le   soleil  se  leva  sem- 
«  blable  à  un  homme. — Mais  sa  chaleur  n'avait  point 
«  de  force,  et  il  ne  fit  que  se  montrer  lorsqu'il  se 
«  leva  ;  il  ne  resta  que  comme  (une  image)  dans  un 
«  miroir,  et  ce  n'est  pas  véritablement  le  même  so- 
«  leil  qui  paraît  aujourd'hui,  dit-on  dans  les  histoires. 
«  — Aussitôt  après  cela  (le  lever  du  soleil),  Tohil, 
«  Avilix   et  Hacavitz  se    pétrifièrent,  ainsi   que  les 
«  dieux  du  Lion ,  du   Tigre   et  de   la   Vipère ,  du 
«  Quanti,  du  Blanc  Frotteur  de  Feu;  leurs  bras  se 
«  cramponnèrent  aux  branches  des  arbres,  au  mo- 
«  ment  où  se  montrèrent  le  soleil,  la  lune  et  les  étoi- 
«  les;  de  toutes  parts  devint  pierre...  » 

D'où  sont  venues  ces  traditions  qui  semblent  re- 
monter aux  époques  antérieures  à  l'existence  de 
l'homme?  et  ces  dieux  changés  en  pierre?  Est-ce  une 
figure  indiquant,  par  le  lever  de  l'aurore,  le  commen- 
cement d'une  civilisation  ou  l'arrivée  des  tribus  sous 


40  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

une  latitude  moins  septentrionale,  et,  par  la  pétrifi- 
cation des  divinités,  l'origine  d'un  culte  des  idoles  de 
pierre  substituées  à  l'adoration  d'êtres  invisibles  ?  Il 
ne  faut  pas,  il  est  vrai,  prendre  le  Livre  sacré  pour 
une  œuvre  des  temps  primitifs,  mais  pour  une  com- 
pilation de  documents  de  différentes  époques  rassem- 
blés sans  ordre  et  sans  critique  ;  cependant  ces  docu- 
ments ont  avec  les  monuments  qui  nous  occupent  des 
affinités  si  intimes  que  l'on  ne  saurait  les  négliger. 
Tous  ceux  qui  s'occupent  d'histoire  et  d'archéologie 
savent  combien  les  traditions  sont  respectables  et 
combien  elles  doivent  être  consultées  lorsqu'on  cher- 
che la  vérité  ;  or,  le  Popol-Vuh,  le  Livre  national  ou 
le  Livre  sacré,  traduit  avec  tant  de  soin  et  de  con- 
science par  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  est  sinon 
une  œuvre  originale,  d'une  antiquité  incontestable, 
au  moins  un  recueil  de  traditions  précieuses.  Certains 
passages  de  ce  livre  ont  avec  les  histoires  héroïques 
de  l'Inde  une  singulière  analogie. 

Ainsi  dans  l'origine,  les  Hindous  ne  bâtissaient  pas 
en  l'honneur  de  la  divinité  ;  aux  yeux  des  castes  supé- 
rieures primitives  de  l'Inde,  toute  réalité  extérieure 
est  mauvaise  et  périssable.  Dans  la  plus  haute  expres- 
sion de  la  sagesse,  l'Hindou  se  replie  au  dedans  de 
lui-même  et  reste  abîmé  dans  la  contemplation  de 
l'esprit  qui  réside  dans  les  plus  secrets  replis  du 
cœur.  Le  brahmane  orthodoxe  n'a  pas  besoin,  pour 
prier  ou  sacrifier,  d'un  lieu  spécialement  approprié 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  41 

au  culte.  Le  vrai  temple  de  la  divinité,  c'est  la  forêt 
silencieuse;  le  tabernacle,  c'est  le  cœur  de  l'homme 
où  Dieu  lui-même  est  présent.  Le  sage  reste  absorbé 
en  lui-même.  Mais  le  peuple,  qui  ne  saurait  atteindre 
à  la  hauteur  de  cet  idéalisme,  a  besoin  de  figures  pour 
comprendre;  il  met  à  la  place  de  Brahma  une  série 
de  dieux  créés  qui  sont  les  attributs  divers  du  Dieu 
créateur. 

Nous  trouvons,  dans  les  traditions  grossières  du 
Popol-Vtih,  ces  esprits  supérieurs,  comprenant  tout, 
n'ayant  pas  de  culte  et  vivant  dans  la  contemplation, 
l'attente  de  la  lumière,  le  besoin  d'un  culte  pour  la 
foule,  la  révélation  d'un  Dieu  supérieur  et  de  dieux 
secondaires  qui  ne  sont  que  des  attributs  de  la  puis- 
sance suprême,  les  arches  ou  tabernacles  visibles  de 
ces  divinités.  Les  dieux  sortent  de  la  ville  aux  sept 
grottes,  et  les  arches  qui  les  renferment  ou  les  sym- 
bolisent sont  déposées  au  milieu  des  forêts  solitaires, 
De  même  dans  l'Inde,  les  grottes  sont  les  sanctuaires 
ou  plutôt  les  symboles  de  la  divinité  ;  elles  sont  éclai- 
rées par  des  torches  allumées  au  feu  sacré,  extrait  du 
bois  qui  le  recèle  et  ravi  de  force  par  le  frottement. 
Ces  grottes  sont  un  symbole  du  dieu  obscur,  nu  et 
vide,  dont  les  formes  ne  nous  apparaissent  dans  la 
création,  qui  seule  se  révèle,  qu'à  la  clarté  fugitive  du 
Maya.  Il  est  impossible  de  ne  point  être  frappé  de 
l'analogie  qui  existe  entre  les  idées  brahmaniques  sur 
ladivinitéet  les  passages  du  Popol-  Vuh :  cités  plu  s  haut. 


42  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

Mais  si  nous  consultons  les  traditions  beaucoup  plus 
récentes,  conservées  même  après  l'établissement  du 
christianisme  en  Suède,  nous  trouverons  encore,  entre 
les  coutumes  religieuses  des  populations  de  ces  con- 
trées et  celles  qui  nous  sont  retracées  dans  le  Popol- 
Vuh,  plus  d'un  rapport. 

Adam  de  Brème,  dans  son  Histoire  ecclésia- 
stique, parle  ainsi  des  peuples  Scandinaves  '  :  «  La 
«  nation  des  Suédois  a  un  temple  célèbre,  celui 
«  d'Upsal,  non  loin  de  la  ville  de  Sictona  ou  Birka. 
a  Dans  ce  temple,  qui  est  tout  orné  d'or,  le  peuple 
ce  vénère  les  statues  de  trois  dieux,  dont  le  plus  puis- 
ce  sant,  qui  est  Thor,  occupe  seul,  au  milieu,  le  tri- 
ce  clinium.  A  droite  et  à  gauche  sont  Wodan  et  Fricco. 
ce  Voici  leur  signification  :  Thor,  disent-ils,  règne 
ce  dans  l'air  et  gouverne  les  tonnerres  etles  éclairs  *,  les 
ce  vents  et  les  pluies,  les  temps  et  les  productions  de 
ce  la  terre.  Le  second,  Wodan,  c'est-à-dire  le  fort, 
«  préside  à  la  guerre  et  inspire  le  courage  des 
ce  hommes    contre   les  ennemis.    Le  troisième    est 

1.  Historia  ecclesiastica  Adami  Bremensis.  Libellus  de  situ  Daniœ  et 
reliquarum  qiiee  trans  Daniam  sunt  regionum  naturâ.  Edit.  cura  ac 
labore  Erpoldi  Lindenbruch,  Lugduni  Batavorum.  Leyde,  1595 
(cioioxcv),  p.  143. 

2.  Parmi  les  divinités  primitives  des  Quiches,  on  reconnaît 
également  :  Le  sillonnement  de  l'Eclair,  la  Foudre  qui  frappe, 
Celui  qui  engendre  et  Celui  qui  donne  l'être,  l'Edificateur  et  le 
Formateur.  Plus  tard,  lorsque  les  Quiches  sont  arrivés  à  Tulan, 
c'est  Tohil  (le  bruit,  le  grondement,  l'averse)  qui  est  le  Dieu 
suprême .  C'est  Avilix  et  Hacavitz  qui  sont  les  dieux  secondaires, 
mais  dont  les  attributions  ne  sont  pas  définies. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  43 

Fricco,  qui  accorde  aux  mortels  la  paix  et  les  plai- 
sirs, et  qui  est  représenté  par  un  grand  phalle. 
Quant  à  Wodan,  ils  le  façonnent  tout  armé,  comme 
les  nôtres  ont  coutume  de  représenter  Mars.  Thor, 
lui,  avec  son  sceptre,  semblait  reproduire  Jupiter. 
Ils  honorent  aussi  des  hommes  élevés  au  rang  des 
dieux  et  que,  pour  leurs  grandes  actions,  ils  ont 
gratifiés  de  l'immortalité  ',  comme  est  dit  avoir  fait 
le  roi  Éric  dans  la  vie  de  saint  Ansgar,  c'est-à-dire 
qu'ils  assignent  à  tous  les  dieux  des  prêtres  chargés 
d'offrir  les  sacrifices  du  peuple.  Si  l'on  est  menacé 
de  la  peste  ou  de  la  famine,  on  sacrifie  à  l'idole  de 
Thor;  si  c'est  de  la  guerre,  on  sacrifie  à  Wodan; 
s'il  s'agit  d'un  mariage,  à  Fricco.  Tous  les  neuf  ans, 
on  a  coutume  de  célébrer  une  solennité  où  se  réu- 
nissent toutes  les  provinces  de  la  Suède  :  personne 
n'est  dispensé  de  s'y  rendre.  Les  rois  et  tout  le 
peuple  envoient  leurs  offrandes  à  Upsal,  et,  ce 
qu'il  y  a  de  plus  douloureux  au  monde,  ceux  qui 
ont  embrassé  le  christianisme  se  rachètent  par  ces 
cérémonies.  Le  sacrifice  consiste  à  offrir  neuf  tètes 
d'hommes  ou  d'animaux  mâles  de  toute  espèce, 
parle  sang  desquels  on  a  coutume  de  fléchir  ces 
dieux.  Leurs  corps  sont  suspendus  dans  le  bois  qui 


1.  Comme  les  Quiches  honoraient  les  chefs  des  familles  nobles, 
tels  que  Balam-Quitzé,  Balam-Agab,  Mahucutah  et  Iqi-Balam. 
C'est-à-dire  :  Tigre  au  doux  sourire,  Tigre  de  la  nuit,  Nom  signalé, 
Tigre  de  la  lune. 


44  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

<(  est  voisin  du  temple  l.  Ce  bois  est  tellement  sacré 
«  pour  les  païens,  qu'ils  en  croient  tous  les  arbres 
«  divins,  comme  étant  nourris  du  sang  des  victimes. 
«  Il  y  a  des  chiens  suspendus  avec  des  hommes  :  un 
«  chrétien  m'a  dit  avoir  vu  soixante-dix  corps  d'hom- 
«  mes  ou  d'animaux  mêlés  ensemble  qui  pendaient 
«  aux  arbres.  Du  reste,  il  se  pratique  dans  ces  céré- 
«  monies  une  foule  d'autres  choses  pour  la  plupart 
«  déshonnêtes,  et  que,  pour  cela,  nous  passerons  sous 
«  silence2...  » 

Soit  que  l'on  considère  les  nombreuses  migrations 
qui,  du  nord,  sont  descendues  vers  l'Amérique  cen- 

1.  «  Qu'on  aille  mettre  la  tête  de  Hun-hun-Ahpu!dans  l'arbre 
qui  est  au  milieu  du  chemin,  ajoutèrent  Hun-Camé  et  Vukub- 

«  Camé.  Au  moment  où  on  alla  placer  la  tête  au  milieu  de  l'ar- 

«  bre,  cet  arbre  se    couvrit   aussitôt  de   fruits Grand  dans 

«  leur  pensée  devint  le  caractère  de  cet  arbre,  à  cause  de  ce  qui 

s'était  accompli  si  subitement,  quand  on  avait  mis  la  tête  de 
«  Hun-hun-Ahpu  entre  ses  branches.  Alors  ceux  du  Xibalba  se 

parlèrent  entre  eux  :  Qu'il  n'y  ait  personne  qui  (soit  assez 
«  hardi)  pour  s'asseoir  au  pied  de  l'arbre,  dirent  tous  ceux  de 
«  Xibalba,  s'interdisant  mutuellement  et  se  défendant  (d'en  ap- 
«  procher).  »  Le  Popol-Vuh,  part.  II,  cbap.  n,  trad.  de  M.  l'abbé 
Brasseur  de  Bourbourg. 

2.  On  retrouvait  encore  des  institutions  phalliques  chez  les 
Natchez  au  commencement  du  xvnie  siècle  (Charlevoix).  Les  Tol- 
tèques,  dans  leur  retour  vers  le  nord,  fondèrent  de  grandes  cités 
dans  les  vallées  arrosées  par  le  Rio-Gila.  Au  temps  de  la  con- 
quête, il  existait  encore  sur  les  rivages  du  golfe  de  Californie 
une  monarchie  puissante,  dontla  capitale  (Colhuacan)  était  popu- 
leuse et  florissante.  Les  institutions  phalliques  y  étaient  en  hon- 
neur de  temps  immémorial.  (Hist.  apol.  de  las  Ind.  occid.,  t.  I, 
cap.  lui  et  liv,  manuscrit  cité  par  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bour- 
bourg.— Relation  de  Castaneda,  coll.  Ternaux,  deuxième  partie, 
chap.  i,  p.  150.) 


« 


« 


« 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  45 

traie  comme  étant  venues  par  le  détroit  de  Behring  ou 
par  le  Groenland,  c'est-à-dire  du  nord-ouest  ou  du 
nord-est,  toujours  est-il  qu'il  existe  entre  les  idées 
religieuses,  les  habitudes  et  les  mœurs  de  ces  tribus 
émigrantes  et  celles  des  populations  antiques  descen- 
dues des  plateaux  septentrionaux  de  l'Asie,  des  ra- 
ports  frappants. 

Examinons  donc  les  monuments.  Nous  avons  dit 
précédemment  que  ces  monuments  ne  pouvaient  ap- 
partenir ni  à  une  seule  époque,  ni  à  une  seule  race. 
A  nos  yeux,  les  monuments  de  Palenqué  seraient  les 
plus  anciens  ;  ils  seraient  dus  à  une  race  déjà  mêlée 
cependant  d'aborigènes  ou  d'indigènes  jaunes  et  des 
premières  migrations  blanches,  aux  Olmécas.  Ceux  de 
l'Yucatan  auraient  été  élevés  après  l'invasion  de  la 
puissante  émigration  blanche  des  Quiches  dans  l'em- 
pire de  Xibalba  ;  ceux  de  Mitla,  au  départ  de  cer- 
taines tribus  quichées  de  Tulan  et  à  leur  établisse- 
ment postérieur  à  la  conquête  de  Xibalba.  C'est  ce 
que  nous  tenterons  de  démontrer,  après  avoir  décrit 
les  curieuses  ruines  qui  nous  occupent.  Les  monu- 
ments de  l'Yucatan,  quoique  bâtis,  pensons-nous, 
dans  l'espace  d'un  siècle  à  peine,  présentent  entre  eux 
des  dissemblances  de  style  qui  nous  obligent  à  les 
classer  séparément. 


46  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 


RUINES   D'ISAMAL 


A  la  base  d'une  des  pyramides,  seuls  débris  de 
cette  ville  antique  de  l'Yucatan,  il  existe,  pi.  XXV, 
une  tête  gigantesque  modelée  au  moyen  d'un  ciment 
enveloppant  des  moellons  irréguliers.  C'est  une  sorte 
de  gros  blocage  dont  les  moellons,  posés  avec  art  par 
le  sculpteur  au  milieu  d'un  mortier  très-dur,  ont  formé 
les  joues,  la  bouche,  le  nez,  les  yeux.  Cette  tête  co- 
lossale est  réellement  une  bâtisse  enduite.  Autour, 
des  enroulements  enchevêtrés,  également  modelés  en 
ciment,  forment  un  parement  irrégulier.  Le  carac- 
tère de  la  tête  ne  rappelle  pas  le  type  de  celles  des 
sculptures  de  Palenqué  ;  les  traits  sont  beaux,  la 
bouche  est  bien  faite,  les  yeux  grands  sans  être 
saillants,  le  front,  couvert  d'un  ornement,  ne  semble 
point  fuyant.  Cette  tête  était  peinte  comme  toute 
l'architecture  mexicaine,  et  des  traces  de  la  peinture 
sont  encore  très-visibles  dans  la  bouche.  Ici,  comme 
on  le  voit,  non-seulement  le  mortier  est  employé 
comme  moyen  d'agglutination  des  matériaux,  mais 
il  sert  à  modeler;  c'est  une  pâte  que  le  sculpteur  met 
en  œuvre,  et  cette  pâte,  ce  stuc  a  été  appliqué  par 
des  ouvriers  très-expérimentés,  puisqu'il  a  résisté 
aux  intempéries  pendant  une  longue  suite  de  siècles  ; 
or  un  peuple  primitif,  chez  lequel  les  arts  sont  à  l'état 
d'enfance,  assemble  du  bois,  ou  accumule  des  blocs  de 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  47 

pierre  à  force  de  bras  ;  mais  il  n'arrive  que  bien  tard 
à  mettre  en  œuvre  avec  succès  une  matière  comme 
le  mortier,  qui  demande  non-seulement  des  prépara- 
tions diverses,  mais  une  longue  pratique  et  des  obser- 
vations très-délicates  ;  encore  faut-il  que  ces  construc- 
teurs possèdent  les  aptitudes  naturelles  aux  races  qui, 
sur  la  surface  du  globe,  semblent  spécialement  desti- 
nées à  employer  la  chaux  dans  leurs  constructions. 
Je  le  répète,  ni  les  Egyptiens,  ni  les  Grecs  même, 
n'ont  jamais  employé  la  chaux  et  le  sable  dans  leurs 
bâtisses.  Le  mortier,  la  matière  agglutinante  qui 
réunit  des  pierres  pour  n'en  former  qu'un  roc,  n'ap- 
partient qu'aux  races  touraniennes  ou  à  celles  qui  ont 
reçu  du  sang  jaune  dans  leurs  veines. 

La  pi.  XXIV  présente  un  ensemble  delà  pyramide 
au  bas  de  laquelle  est  modelée  la  tète  précédente. 

La  pi.  XXIII  fait  voir  l'ensemble  de  la  grande  py- 
ramide à  deux  étages  d'Isamal.  La  base  de  la  plate- 
forme inférieure  n'a  pas  moins  de  250m  de  côté  ;  son 
plateau,  200m  environ;  sa  hauteur  totale  est  de  15  à 
20m.  La  pyramide  supérieure  a  20m  environ.  Il  faut 
observer  que  ces  pyramides  élevées  en  pays  plat 
sont  entièrement  en  maçonnerie  pleine.  Dans  la 
pi.  XXIII,  on  distingue  parfaitement  les  escaliers  qui 
permettaient  de  monter  jusqu'à  la  plate-forme  supé- 
rieure, privée  malheureusement  de  l'édifice  qui  la 
couronnait. 


48  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 


RUINES   DE   CHICHEN-ITZA 

A  Chichen-Itza,  nous  voyons  une  de  ces  pyramides 
de  maçonnerie  couronnée  de  son  édifice,  pi.  XXXII, 
auquel  on  donne  aujourd'hui  le  nom  du  château.  Vu 
de  près,  l'un  de  ces  monuments,  appelé  la  Prison, 
pi.  XXXI,  présente  une  construction  assez  mal  faite 
composée  d'un  blocage  revêtu  d'un  parement  en  gros 
moellons  irrégulièrement  taillés  et  posés.  On  obser- 
vera que  les  baies  de  cet  édifice  consistent  en  des 
pieds-droits  verticaux  avec  linteaux  de  pierre  ;  que 
le  couronnement  présente  une  combinaison  de 
méandres  formés  de  petites  pierres  juxtaposées  et 
scellées  au  blocage  au  moyen  du  mortier.  Des  pierres 
plus  fortes  soutiennent  les  angles  ;  mais  cet  édifice 
est  un  des  moins  bien  construits  de  l'Yucatan.  Le 
monument  de  Chichen-Itza,  connu  sous  le  nom  du 
Cirque,  pi.  XXXIV,  nous  montre  un  appareil  plus 
grand  et  dont  une  partie  est  couverte  de  sculptures. 
Sur  une  frise,  comprise  entre  deux  assises  de  rinceaux, 
sont  figurés  des  tigres  se  suivant,  ou  affrontés  deux 
par  deux  et  séparés  par  des  couronnes,  contenant  de 
petits  disques  percés.  Bien  que  les  parements  de  cet 
édifice  soient  mieux  faits  que  ceux  de  la  Prison,  ce- 
pendant on  observera  que  les  joints  des  pierres  ne 
sont  pas  coupés  conformément  à  l'habitude  des  con- 
structeurs d'appareils,  mais  que  les  pierres,  ne  for- 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  49 

mant  pas  liaison,  présentent  plusieurs  joints  les  uns 
au-dessus  des  autres  et  ne  tiennent  que  par  l'adhé- 
rence des  mortiers  qui  les  réunit  au  blocage  intérieur. 
Par  le  fait,  ces  parements  ne  sont  autre  chose  qu'une 
décoration,  un  revêtement  collé  devant  un  massif. 
Toutefois,  rien  dans  cette  construction  n'indique  une 
tradition  déstructure  en  bois.  C'est  un  blocage  revêtu, 
tandis  que  dans  la  plupart  des  autres  monuments  de 
l'Yucatan,  la  structure  de  bois  apparaît  dans  les 
bàtissesde  pierre,  particulièrement  dans  ceuxd'Uxmal, 
que  nous  allons  examiner  tout  à  l'heure. 

On  voit  sur  la  face  du  bâtiment  du  Cirque, 
pi.  XXXIV,  au-dessous  de  l'assise  des  entrelacs  infé- 
rieurs, cinq  trous  circulaires.  Ces  trous,  que  nous 
retrouverons  plus  apparents  encore  dans  d'autres  mo- 
numents du  Mexique,  paraissent  avoir  été  réservés 
pour  recevoir  des  boulins  ou  grosses  perches  de  bois, 
auxquelles  étaient  attachées  des  bannes,  afin  déformer 
autour  de  l'édifice  un  portique  couvert  d'étoffes  ou  de 
nattes.  Mais  une  des  salles  intérieures  du  Cirque  nous 
fournit  un  ample  sujet  d'observations.  Cette  salle, 
pi.  XXXIII,  donne  en  coupe  transversale  la  section 
fig.  2.  Les  parements  (mal  appareillés,  comme  ceux 
de  l'extérieur)  sont  entièrement  revêtus  d'une  série  de 
sculptures  plates,  représentant  des  hommes  armés 
combattant  des  serpents  et  des  tigres.  Si  la  significa- 
tion de  ce  bas-relief  est  obscure,  les  types  des  têtes, 
les  costumes,  les  armes  des  personnages,  donnent  de 

4 


50  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

précieux  renseignements.  On  remarque  tout  d'abord 
que  les  traits  de  la  plupart  de  ces  personnages  ne 


Fig.  2. 

rappellent  nullement  les  profils  des  figures  de  Palen- 
qué,  ou  ceux  que  l'on  prête  aux  races  indigènes  du 
Mexique  si  souvent  reproduits  par  des  terres  cuites 
recueillies  en  grand  nombre  dans  ces  contrées.  Ainsi, 
fig.  3,  nous  donnons  une  copie  fidèle  de  ces  terres 
cuites  que  M.  Charnay  a  bien  voulu  déposer  entre 
nos  mains,  etiig.  3  bis,  une  tête  d'un  indigène,  copiée 
par  une  photographie.  Il  est  clair  que  ces  deux  types 
appartiennent  à  une  même  race  ou  à  un  même  mé- 
lange de  sang.  La  terre  cuite,  qui  est  d'une  époque 
fort  ancienne,  et  le  sujet  nouveau  présentent  les 
mêmes  caractères;  iront   étroit,    naissance  du    nez 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  gj 

mince  et  déprimée,  sourcils  rapprochés,  paupières 
supérieures  recouvrant  fortement  l'angle  externe  de 


3«T 


Fig.  3. 


l'œil,  os  du  nez  saillant,  narines  maigres,  anguleuses, 


3/1 


Fig.  3  bis. 


ouvertes;    pommettes  plutôt    anguleuses    que  sail- 
lantes,  joues  plates,    bouche  large,  abaissée    vers 


52  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

ses  extrémités,  lèvres  grosses  et  coupées  nettement, 
os  maxillaire  se  relevant  sous  la  bouche.  Or,  ce  type 
de  Mexicain,  donné  fig.  3  bis,  est  fréquent,  et  parmi 
nos  photographies,  nous  en  possédons  plusieurs  qui 
conservent  ce  même  caractère  bien  tranché.  Nous  ne 
pouvons  donc  mettre  en  doute  l'exactitude  des  traits 
reproduits  par  cette  terre  cuite,  puisque,  encore  de 
nos  jours,  ce  type  s'est  conservé.  A  côté  de  ces  types, 
nous  donnons,  %.  4,  le  fac-similé  d'une  photogra- 


-ZW 


Fig.  4. 


phie  faite  à  Mexico  :  c'est  un  jeune  sujet  femelle.  Ici 
le  caractère  de  la  race  finnique  est  des  plus  prononcés  ; 
front  bas,  angle  externe  de  l'œil  relevé,  nez  court, 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  5*3 

pommettes  hautes,  bouche  large,  lèvre  supérieure 
épaisse  et  coupée  nettement,  éloignée  du  nez,  menton 
fuyant,  base  du  visage  large  ;  et  ce  sujet  n'est  pas  le 
seul,  nous  en  possédons  un  certain  nombre  qui  pré- 
sentent les  mêmes  caractères  et  qui  tous  appartiennent 
à  la  plus  basse  classe  de  Mexico.  Le  sujet  iîg.  3  bis  se 
rapproche  du  type  des  figures  de  Palenqué,  quoique, 
dans  celles-ci,  les  angles  externes  des  yeux  soient  re- 
levés et  le  menton  fuyant.  Mais  voici,  fig.  5,  une  copie 


Fig.  5. 


faite  à  la  loupe,  aussi  exactement  que  possible,  d'une 
des  têtes  les  mieux  conservées  du  bas-relief  de  Chichen- 


54  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

Itza1.  Le  profil  du  guerrier  représenté  ici  se  rapproche 
sensiblement  des  types  du  nord  de  l'Europe,  et  l'in- 
fluence toujours  si  apparente  du  sang  jaune  ne  s'y  fait 
pas  sentir.  Dans  le  même  bas-relief,  nous  voyons 
cependant  des  personnages  dont  les  traits  paraissent 
beaucoup  moins  purs.  Quelques-uns  ont  un  appendice 
qui  leur  traverse  le  nez,  l'un  d'eux  même  "-  semble 
avoir  devant  les  yeux  une  paire  de  besicles  saillantes 
comme  le  seraient  de  petites  lorgnettes  dites  jumelles. 
En  effet,  dans  la  dissertation  de  M.  l'abbé  Brasseur 
de  Bourbourg,  sur  le  Livre  sacré* ',  nous  lisons  ce 
passage. 

«  Dans  l'inscription  des  divers  calendriers  d'origine 
«  nabuatl,  le  premier  après  Cipactli  (Imox) 4,  c'est 
«  Ehecatl  [Ig,  dans  l'Amérique  centrale),  l'esprit,  le 
«  souffle  qui  anime  tout ,  le  vent  de  la  nuit  ;  Opu  ou 
«  l'invisible,  personnification,  sans  doute,  de  Etira- 
it kan,  l'ouragan,  appelé  aussi  le  Cœur  de  la  Mer,  le 
«  Cœur  du  Ciel,  le  Centre  de  la  Terre,  où  il  souffle  la 
«  tempête.  On  lui  prête,  par  conséquent,  les  mêmes 
«  attributs  qu'à  Tlaloc  (le  Fécondateur  de  la  terre), 
«  représenté  la  foudre  à  la  main  et  commandant  aux 
«  orages;  puis  ceux  de  Xiuhteuctli  (le  Maître  du  feu 
«  ou  de  Vannée),  et  aussi  ceux  de  Tetzatlipoca  {celui 

1.  Troisième  assise,  commençant  par  le  bas,  deuxième  pierre, 
côté  gauche. 

2.  Quatrième  assise,  commençant  par  le  haut,  côté  droit. 

3.  P.  cxxi. 

4.  L'ancien,  l'aïeul. 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES.  55 

«  du  miroir  fumant?),  lançant  la  foudre  et  qui  sou- 
«  vent  paraît  avec  de  grandes  lunettes  devant  les 
«  yeux.  Cependant,  par  l'effet  d'une  transition  assez 
«  ordinaire  dans  cette  théogonie,  Ehecatl,  l'esprit  ou 
«  le  vent,  se  personnifie  dans  Quetzalcohuatl  ;  celui-ci 
«  devient  alors  le  dieu  de  la  pluie  ;  ensuite  il  se  trouve 
«  chargé  de  balayer  les  nuages  devant  Tetzcatlipoca, 
«  qui  devient  le  soleil,  Tonatiuh,  le  resplendissant, 
«  dans  la  langue  nahuatl.  » 

Tous  les  personnages  représentés  sur  le  bas-relief 
intérieur  du  Cirque  sont  richement  vêtus,  coiffés  de 
casques  ornés  de  plumes  et  très-variés  de  forme.  Dans 
la  main  gauche,  ils  portent  un  paquet  de  javelines,  et 
leur  main  droite  tient  une  sorte  de  massue.  Une  garde, 
comme  un  épais  bracelet,  entoure  leur  poignet.  En 
examinant  scrupuleusement  ces  masses  d'armes,  on 
distingue  à  leur  extrémité  comme  une  pierre  ou  un 
morceau  de  métal  engagé  dans  une  enveloppe  volu- 
mineuse composée  de  deux  parties  (voir  la  fig.  6 
grossie  à  la  loupe) .  De  quelle  matière  étaient  ces  en- 
veloppes? C'est  ce  qu'il  est  difficile  de  dire;  leur  bord 
est  strié  comme  pour  indiquer  une  fourrure  ou  une 
masse  de  bois  rayée  sur  les  côtés.  Quelques-unes  de 
ces  armes  sont  munies  d'un  manche;  d'autres  ont  un 
anneau  qui  sert  à  les  tenir  avec  deux  doigts  seule- 
ment. 

Le  Livre  sacré,  dont  l'importance  historique  s'ac- 
croît en  analysant  les  planches  de  M.  Charnay,  nous 


56  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

fournit,  au  sujet  de  ces  masses  d'armes,  un  rensei- 
gnement curieux.  Quatre  tribus  quichées  sont  retran- 


<$ 


Fig.  6. 


chées  sur  le  mont  Hacavitz,  personnifiées  en  Balam- 
Quitzé,  Balam-Agab,  Mahucutah  et  Iqi-Balam.  Les 
populations  de  la  plaine  se  réunissent  pour  les  atta- 
quer; mais  celles-ci,  arrivées  au  pied  de  la  montagne 
avant  la  nuit,  font  halte  et  s'endorment  \  «  Tous  en- 
«  semble  donc  ils  firent  halte  dans  la  route  ;  et,  sans 
«  qu'ils  s'en  aperçussent,  tous  finirent  par  s'endormir; 
«  après  quoi  on  commença  (les  quatre  personnages 
«  quiches)  à  leur  raser  les  sourcils  avec  leurs  barbes; 

1.  Chap.  in,  quatrième  partie. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  S7 

«  on  leur  enleva  le  riche  métal  de  leur  col,  avec  leurs 
«  couronnes  et  leurs  ornements  ;  mais  ce  ne  fut  que 
«  la  poignée  de  leurs  masses  qu'ils  prirent  en  fait  de 
«  métal  précieux  ;  on  le  fit  pour  humilier  leurs  faces 
«  et  pour  les  prendre  au  piège ,  en  signe  de  la  gran- 
«  deur  delà  nation  quichée.  Ensuite,  s'étant réveillés, 
«  ils  cherchèrent  aussitôt  à  prendre  leurs  couronnes, 
«  avec  la  poignée  de  leurs  masses ,  mais  il  n'y  avait 
«  plus  d'argent  ou  d'or  à  la  poignée,  ni  à  leurs  cou- 
ce  ronnes »    Quelques-unes  des  masses  d'armes 

représentées  entre  les  mains  des  personnages  du  bas- 
relief  du  Cirque  deChichen-Itzasont,  en  effet,  garnies 
d'ornements  à  la  poignée. 

Pour  la  facilité  des  lecteurs,  nous  donnons,  fig.  7, 
deux  des  casques  ou  bonnets  chargés  de  plumes  de 
ces  guerriers,  soigneusement  copiés  à  la  loupe  sur  la 
photographie  de  M.  Charnay.  L'un  de  ces  bonnets 
semble  couvert  d'une  fourrure  crépue  comme  sont  les 
bonnets  portés  par  les  Persans  de  nos  jours.  Ces 
coiffures  sont  maintenues  sous  le  menton  au  moyen 
d'une  jugulaire  garnie  d'une  large  oreillère  ronde. 
Les  ornements  qui  sont  attachés  aux  narines  de  quel- 
ques-uns des  personnages  de  ce  bas-relief  étaient 
probablement  en  pierre,  car  on  en  conserve  plusieurs, 
dans  les  collections  de  Mexico,  qui  paraissent  avoir  été 
destinés  à  cet  usage;  ce  sont  des  morceaux  d'obsi- 
dienne finement  taillés.  On  observera  aussi  que  le 
personnage  portant  une  paire  de  lunettes,  armé  éga- 


58 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 


Fïg.  7. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  59 

lement  d'une  massue,  tient  son  paquet  de  javelines 
sous  une  cape.  Tous  les  guerriers  sont  très-vêtus, 
chaussés  de  bottes  longues  et  amples  avec  un  bourrelet 
à  la  hauteur  de  la  cheville.  Le  caractère  de  cette 
sculpture  présente  un  singulier  mélange  de  barbarie 
comme  dessin  et  de  délicatesse  comme  exécution.  Les 
figures  sont  lourdes,  leurs  gestes  sont  gauchement 
exprimés,  et  les  détails  de  la  sculpture  indiquent  un 
art  avancé,  presque  voisin  de  la  décadence.  La  porte 
d'une  autre  salle  du  même  monument  est  terminée,  à 
sa  partie  supérieure,  par  deux  linteaux  d'un  bois 
dur,  rougeâtre,  et  qui  provient  de  l'arbre  nommé  en 
espagnol  zapote  Colorado.  Ces  linteaux,  qui  sont  par- 
faitement conservés ,  grâce  à  l'extrême  sécheresse  de 
l'atmosphère  dans  la  péninsule  de  l'Yucatan,  sont 
couverts  de  gravures.  L'intérieur  est  peint,  et  les 
couleurs  employées  sont  le  rouge,  le  noir,  le  jaune 
et  le  blanc.  Du  reste,  presque  toutes  les  baies  des 
monuments  de  l'Yucatan  sont  ainsi  terminées  par  des 
linteaux  du  même  bois  ;  car  les  constructeurs  de  cette 
contrée,  comme  on  peut  le  reconnaître  facilement, 
n'employaient  pas  de  matériaux  d'un  fort  volume  ;  ils 
se  fiaient  à  la  bonté  de  leurs  mortiers  pour  maintenir 
les  parements  extérieurs  mal  liaisonnés  et  ces  encor- 
bellements qui  composent  les  salles.  Ces  mortiers 
sont  faits  avec  une  chaux  hydraulique  presque  pure, 
et  ont  une  si  complète  adhérence,  soit  dans  les  mas- 
sifs,  soit   même  lorsqu'ils   sont    appliqués   comme 


60  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

enduits,  comme  à  Palenqué,  qu'à  peine  si  le  marteau 
peut  les  entamer.  On  les  employait  avec  profusion, 
car  il  existe  encore  quelques  routes  antiques  dont  la 
chaussée  est  entièrement  revêtue  d'un  ciment  très- 
dur. 

Les  pi.  XXVI,  XXVII,  XXVIII,  XXIX  et  XXX, 
représentent  les  divers  aspects  d'un  des  monuments 
de  Chichen-Itza,  désigné  sous  le  nom  de  Palais  des 
Nonnes.  L'architecture  de  cet  édifice  est  plus  franche 
que  celle  de  la  Prison  et  du  Cirque.  La  façade, 
pi.  XXX,  est  même  d'un  beau  caractère,  et  la  com- 
position de  la  porte  avec  le  bas-relief  qui  la  surmonte 
est  pleine  d'une  grandeur  sauvage ,  d'un  effet  saisis- 
sant. Mieux  traité  que  dans  les  exemples  précédents, 
l'appareil  des  parements  est  plus  régulier,  et  il  pré- 
sente cette  particularité  très-remarquable  qu'il  s'ac- 
corde exactement  avec  la  décoration.  Ainsi,  les 
méandres,  les  têtes  monstrueuses  qui  garnissent  les 
parois  et  les  angles,  sont  composés  au  moyen  de 
pierres  juxtaposées  formant  chacune  un  membre  de 
l'ornement.  Le  menton,  les  moustaches,  les  joues,  le 
nez,  les  prunelles  des  yeux,  les  sourcils  et  le  bandeau 
frontal  sont  autant  de  morceaux  présentant  une  sorte 
de  mosaïque  saillante  et  sculptée. 

Nous  allons  retrouver  cet  ornement  bizarre  répété 
à  satiété  sur  les  parois  des  monuments  de  l'Yucatan. 
Mentionnons,  pi.  XXVII  et  XXIX ,  ces  treillis  de 
pierre  qui  figurent  des  claires-voies  de  bois  sur  un 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  Cl 

des  soubassements  et  sur  une  frisé  du  Palais  des 
Nonnes.  Constatons  aussi  la  présence  de  ces  consoles 
sur  le  linteau  de  la  porte,  pi.  XXX,  qui  semblent 
figurer  des  bouts  de  solives.  Ces  caractères  particu- 
liers et  la  perfection  relative  des  tailles  des  parements 
doivent  faire  supposer  que  ce  Palais  est  d'une  époque 
un  peu  postérieure  à  la  Prison  et  au  Ciique,  ou  du 
moins  qu'il  a  été  élevé  sous  une  influence  nouvelle. 
Mais  poursuivons  l'examen  des  photographies,  nous 
reviendrons  ensuite  sur  les  observations  que  cet  exa- 
men fait  naitre. 


RUINES    D'UXMAL 

En  se  dirigeant  â  l'ouest  de  Chichen  dans  l' Vucatan, 
on  découvre,  non  loin  de  Mérida  et  de  Ticul,  les 
ruines  d'une  ville  importante,  Uxmal.  Voici,  fig.  8, 
un  plan  général  de  ces  ruines.  Au  nord,  en  A,  est  un 
vaste  palais,  dit  Palais  des  Nonnes ,  comprenant  di- 
vers bâtiments  disposés  à  angles  droits  et  contenant 
une  cour  avec  deux  citernes  aa  et  chemin  revêtu  de 
ciment  e.  Le  bâtiment  b  est  précédé  d'une  esplanade 
surélevée  c  avec  logements  au-dessous.  En  B,  vers  le 
sud-est,  est  un  téocalli  elliptique  bâti,  avec  large  esca- 
lier, et  couronné  par  un  temple  connu  aujourd'hui 
sous  le  nom  de  Maison  du  Nain.  Au  sud,  en  C,  est 
le  palais  dit  du  Gouverneur,  et  qui  semble  également 
avoir  été  un  temple.  L'ensemble  de  cette  construction 


•'■'     .        ''-£      -*'   «fi 

"'  •>  .. ■  -•%.  • 


«STESSW 


1Ï 


■  >    &-*   - 

%\  'IIIHJiHi.»»- 


\iv- 


■'w_ 


V?%\  ;    ^    ^ 


-  .mu* 


3-4 


•  rs-/ïrA*><'S7* 


>    I 


fF 


-.1 


> 

->.  .  »  t 

" 

>^ 

\\  *ra 

""■" 

"'■ 

■UH 

UO.ll.i-.  .111 

IjiU- 

IILUnU  *** 

f 

§F        j 

Fig.   8. 


fi£&ARD 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  63 

consiste  en  une  première  pyramide  tronquée,  ou 
première  plate-forme  carrée  de  plus  de  200m  de  côté. 
Une  seconde  plate-forme  s'élève  en  retraite  sur  la 
première  ;  deux  citernes  dd  sont  creusées  sur  le  pla- 
teau. Sur  une  troisième  plate-forme  k  est  construit 
l'édifice  désigné  par  les  gens  du  pays  comme  étant  la 
résidence  du  gouverneur.  Un  autel  est  placé  en  g,  et 
une  pierre  en  h,  dite  Pierre  du  Châtiment.  Vers  la 
corne  nord-ouest  s'élève  un  petit  bâtiment  dit  Maison 
des  Tortues.  A  l'extrémité  sud-ouest  est  une  autre 
pyramide  D,  devant  laquelle  est  bâti  un  édifice  sin- 
gulier, dit  Maison  des  Colombes.  En  E  s'élève  une 
autre  pyramide  couronnée  par  des  débris.  Tout  le  sol 
situé  entre  ces  constructions  gigantesques  est  couvert 
de  ruines. 

Si  l'on  se  place  dans  la  cour  du  Palais  des  Nonnes, 
au  point  0,  regardant  vers  le  sud,  on  découvre  la 
vue  générale  donnée  dans  la  pi.  XLIX.  Sur  le  devant 
apparaît  l'intérieur  du  bâtiment  de  face  du  Palais  des 
No?mesy  avec  sa  grande  entrée  formée  d'assises  en 
encorbellement;  sur  le  second  plan,  à  droite,  la 
Maison  des  Colombes;  au  milieu,  les  deux  pyramides 
du  sud,  devant  lesquelles  se  détache  la  Maison  des 
Tortues;  puis,  sur  la  gauche,  se  découpant  sur  le 
ciel,  le  grand  Palais  du  Gouverneur,  dont  la  longueur 
est  de  100m  environ.  Si,  du  même  point  0,  pi.  XXXVI, 
on  se  tourne  vers  l'est,  on  découvre,  au-dessus  du 
bâtiment    K    de     cette    cour,   la  Maison  du    Nain 


04  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

ou  du   Sorcier,    bâtie  sur    un  tumulus   elliptique. 

Mais  examinons  un  instant  cette  façade  intérieure 
du  bâtiment  K.  Ici,  la  tradition  d'une  structure  de 
bois  par  empilage,  avec  claires-voies  interposées,  est 
évidente.  D'ailleurs,  les  linteaux  de  ces  portes  carrées 
sont  en  bois  sous  la  maçonnerie.  Au-dessus  de  la 
porte  centrale,  on  retrouve  ces  têtes  monstrueuses 
que  nous  avons  déjà  vues  à  Chichcn-Itza.  Entre  les 
deux  assises  en  saillie  qui  simulent  des  sablières  de 
charpente  sur  le  soubassement,  l'architecte  a  même 
placé  comme  une  suite  de  rondins  de  bois  juxtaposés. 
Il  n'est  pas  douteux  ici  que  l'on  a  cherché  à  rappeler 
ces  bâtisses  primitives  de  bois  qui,  chez  les  peuples 
présentant  un  mélange  de  sang  blanc  et  de  sang 
jaune,  ont  consisté  d'abord  en  un  empilage  de  troncs 
d'arbres  disposés  en  encorbellement,  afin  de  réserver 
de  larges  vides  à  leur  base.  Ces  vides  sont  fermés  par 
des  treillis  imitant  des  claires-voies. 

Pour  rendre  parfaitement  compréhensibles  ces 
structures  par  empilages,  encore  en  usage  dans  les 
contrées  où  les  deux  sangs  blanc  et  jaune  sont  mêlés, 
il  est  utile  de  donner  une  figure  de  cette  œuvre  pri- 
mitive de  charpenterie. 

En  effet,  fig.  9,  supposons  des  piles  ou  murs  de 
refend  A;  si  l'on  pose  à  la  tête  des  piles  les  premiers 
patins  B,  sur  lesquels,  à  angle  droit,  on  embrèvera 
les  traverses  C,  puis  les  secondes  pièces  B',  les 
deuxièmes  traverses  C'  en  encorbellement  également 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES.  (35 

embrévées,  et  ainsi  de  suite,  on  obtient,  au  droit  des 
têtes  de  piles  ou  murs  de  refend,  des  parois  verticales, 


VEGMiO 


Fig.  9. 


et,  dans  le  sens  des  ouvertures,  des  parois  inclinées 
arrivant  à  porter  les  filières  D  avec  potelets  interca- 
lés. Si,  d'une  pile  à  l'autre,  on  pose  les  linteaux  E  en 
arrière  du  nu  des  pièces  BB',  et  que  sur  ces  linteaux 
on  établisse  des  treillis,  on  obtiendra  une  construction 
de  bois  primitive,  qui  est  évidemment  le  principe  de 
la  décoration  de  la  façade  de  pierre  du  bâtiment, 
pi.  XXXIX.  Mais  cette  structure  primitive  n'était 
plus  comprise  par  les  artistes  qui  élevèrent  ces  fa- 
çades, car  on  remarquera  que  les  encorbellements  de 
bois  par  empilage  sont  indifféremment  disposés  sur 

5 


136  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

les  pleins  et  les  vides,  ce  qui  est  un  contre-sens  ;  on 
observera  encore,  %.  10  donnant  une  portion  du  plan 


Fie.  10. 


de  ce  bâtiment,  que  les  parois  inclinées  des  salles 
sont  disposées  parallèlement  aux  murs  de  face,  comme 
l'indique  le  rabattement  G,  et  non  perpendiculaire- 
ment à  ces  murs  de  face.  Ainsi  donc  les  traditions  de 
la  structure  de  bois,  bien  que  conservées  dans  leur 
apparence  à  Uxmal,  n'étaient  plus  admises  autrement 
que  comme  une  décoration ,  ce  qui  indique  une 
longue  période  d'art  entre  l'époque  de  leur  origine  et 
celle  de  la  construction  de  ces  édifices. 

Un  détail  de  l'angle  nord-ouest  de  ce  bâtiment, 
pi.  XXXIX,  explique  plus  clairement  encore  cette 
tradition  de  la  construction  de  bois  primitive.  La 
grande  échelle  de  cette  vue  de  détail  permet  de  con- 
stater le  caractère  des  têtes  humaines  qui  semblent 
accrochées  au  milieu  des  empilages  ;  ce  ne  sont  pas 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  67 

là  les  types  des  figures  de  Palenqué,  mais  bien  plutôt 
ceux  des  figures  des  monuments  assyriens.  Sur  la 
frise  supérieure  sont  attachées  des  rosettes  avec  fran- 
ges qui  ont  toute  l'apparence  d'un  objet  en  passe- 
menterie, et  cependant,  à  l'angle  comme  au  centre 
du  bâtiment,  apparaissent  ces  tètes  monstrueuses  qui 
semblent  n'avoir  avec  le  reste  de  cette  façade  aucun 
rapport,  ni  comme  style,  ni  comme  ornementation. 

La  façade  nord  intérieure  du  Palais  des  Nonnes, 
pi.  XXXVI,  présente  encore  un  bien  autre  mélange 
de  style  et  de  traditions.  La  structure  de  bois  est  à 
peine  observée,  on  n'en  trouve  plus  que  çà  et  là 
quelques  vestiges.  Les  grosses  têtes  forment  la  prin- 
cipale décoration  des  dessus  de  portes;  les  treillis 
sont  historiés,  les  encorbellements  empilés  supprimés. 
Ces  amoncellements  verticaux  d'ornements  rappellent 
certaines  décorations  des  monuments  de  l'Inde  sep- 
tentrionale, tels  que  ceux,  par  exemple,  de  la  pagode 
Noire  à  Kanaruc. 

Sous  la  dernière  porte  à  gauche,  pi.  XXXVI,  on 
distingue  parfaitement  l'un  des  linteaux  de  bois  dur 
dont  nous  avons  parlé  et  qui  a  fléchi  sous  la  charge. 
Si  l'on  se  retourne  vers  le  bâtiment  de  l'entrée  et  que 
l'on  regarde  la  façade  intérieure,  pi.  XLII,  on  re- 
trouve là  encore  la  tradition  des  constructions  primi- 
tives en  rondins.  Ce  sont  des  travées  entières  de 
cylindres  de  pierre  juxtaposés  comme  une  palissade 
de  troncs  d'arbre.  Le  treillis  et  les  grosses  têtes  com- 


68  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

plètent  la  décoration.  A  la  porte  principale,  que  l'on 
voit  à  droite,  c'était  bien  le  cas  d'adopter  le  parti 
figuré  des  bois  empilés  en  encorbellement;  cepen- 
dant l'architecte  s'est  contenté  de  deux  parements  de 
pierre  inclinés,  comme  dans  les  constructions  pélas- 
gïques.  Ce  fait  seul  prouverait  que  les  artistes  qui 
ont  construit  ces  édifices  subissaient  l'influence  de 
traditions  très-diverses  et  les  appliquaient  indiffé- 
remment sans  se  rendre  compte  de  leurs  origines  ; 
qu'ils  venaient  donc  après  des  peuples  ayant  laissé 
des  traces  de  toutes  ces  traditions  sur  le  sol  de  l'A- 
mérique centrale. 

Sans  sortir  de  cette  cour  si  riche,  et  regardant  vers 
l'ouest,  on  aperçoit  la  façade,  fort  ruinée  malheu- 
reusement, d'un  bâtiment  qui,  dans  sa  décoration, 
présente  une  particularité  curieuse,  pi.  XL.  On  con- 
naît aujourd'hui  cette  façade  sous  le  nom  du  Serpent, 
et,  en  effet,  un  serpent  immense,  formant  des  entrelacs, 
mais  dont  la  tête  et  la  queue  ont  été  préservées  de  la 
ruine,  fait  avec  les  éternelles  grosses  têtes,  tous  les 
frais  de  la  décoration  de  cette  façade. 

Dans  le  Livre  sacré  de  la  nation  quichée,  les  quatre 
sages  ou  héros  primitifs  des  tribus  sont  Xmucané  et 
jEpiyacoc,  puis  Tepeu  (le  Dominateur)  et  Gucumatz 
(le  Serpent  orné  de  plumes).  Ces  deux  derniers,  dit 
M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  paraissent  com- 
mander; les  deux  premiers  agissent.  L'état  de  ruine 
du  bâtiment  permet  de  voir  en  coupe  deux  des  salles 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  G9 

qu'il  contient  et  dont  les  parois  intérieures  inclinées 
supportaient  un  étroit  plafond  de  pierre. 

La  pi.  XLI  donne  le  détail  de  la  tête  et  de  la 
queue  du  serpent.  Un  ornement,  imité  d'une  sorte 
de  pompon  en  passementerie  terminé  par  une  frange, 
se  voit  au-dessus  de  la  queue  du  reptile.  On  découvre 
également  dans  la  frise  ces  rosettes  frangées  comme 
celles  signalées  dans  le  bâtiment  de  l'est. 

La  pi.  XLIV  présente  une  partie  conservée  des 
entrelacs  formés  par  les  anneaux  du  serpent,  et,  au 
milieu  d'une  grecque,  composée  de  pierres  juxtapo- 
sées, une  figure  humaine  tenant  un  bâton  ou  une 
arme.  Nous  constaterons  encore  ici  que  le  caractère 
de  la  tête  de  ce  personnage  ne  rappelle  point  les 
traits  des  figures  de  Palenqué. 

La  pi.  XL VIII  donne  la  vue  extérieure  du  bâti- 
ment dit  des  Tortues,  posé  sur  l'angle  nord-ouest  de 
la  plate-forme  du  palais  du  Gouverneur.  La  décora- 
tion du  parement  de  cet  édifice  ne  consiste  qu'en 
une  imitation  de  palissade  formée  de  rondins  de  bois. 
Sur  la  frise  supérieure,  des  tortues  saillantes  rom- 
pent seules  les  lignes  horizontales.  Au  fond,  sur  la 
gauche,  on  aperçoit  le  bâtiment  principal  planté  sur 
la  plate-forme  la  plus  élevée.  Des  linteaux  de  bois, 
brisés  aujourd'hui,  et  visibles  dans  l'épreuve  photo- 
graphique, couronnaient  la  porte  de  la  salle  des 
Tortues. 

Les  pi.  XLV  et  XLYI  donnent  la  façade  principale 


70  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

du  palais  dit  du  Gouverneur.  On  remarquera  le  ren- 
foncement terminé  par  une  vaste  construction  en 
encorbellement,  muré  postérieurement  mais  faisant 
apparaître  au  dehors  la  section  ordinaire  des  salles. 

La  pi.  XLVII  montre  l'entrée  du  bâtiment  dit  du 
Gouverneur .  A  travers  ces  grands  méandres  formés 
par  l'appareil  se  montrent,  ici  encore,  la  tradition  des 
constructions  de  bois  par  empilages,  en  encorbelle- 
ment et  le  treillis.  Cette  construction  est  une  des  plus 
soignées  parmi  celles  d'Uxmal;  les  parements  sont 
dressés  avec  art  et  la  décoration  pleine  de  grandeur. 

Le  palais  du  Nain  ou  du  Sorcier  est  représenté 
sur  la  pi.  XXXV.  Ainsi  que  l'indique  le  plan  géné- 
ral, ce  temple  (car  c'est  évidemment  un  temple)  est 
bâti  au  sommet  d'un  téocalli  très-élevé,  à  base  ellip- 
tique, et  entièrement  composé^  d'un  blocage  de  ma- 
çonnerie revêtu  de  gros  moellons  parementés.  Dans 
la  vue  photographique,  la  porte  s'ouvrant  à  la  base 
de  l'édifice  est  opposée  à  l'emmarchement  qui  permet 
de  monter  au  temple.  Cette  porte,  surmontée  de  la 
tête  monstrueuse,  était  donc  destinée  à  faire  voir  au 
peuple  assemblé  les  sacrifices  offerts  à  la  divinité. 
C'était  comme  la  montre  du  temple  dont  l'intérieur 
n'était  ouvert  qu'aux  sacrificateurs.  La  base  de  la 
colline  factice  est  revêtue  d'un  parement  vertical 
avec  une  frise  dans  laquelle  on  retrouve  l'imitation 
des  rondins  de  bois,  surmontés  d'une  sorte  de  balu- 
strade presque  entièrement  détruite. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  71 

La  pi.  XLIII  donne  l'extrémité  d'un  des  bâtiments 
du  palais  des  Nonnes. 

A  ces  vingt-cinq  planches,  si  complètes  d'ailleurs, 
se  borne  la  collection  des  monuments  du  plateau  de 
Yucatan  recueillis  par  M.  Charnay.  Elles  suffisent,  et 
au  delà,  pour  démontrer  aux  moins  clairvoyants  que 
ces  monuments  n'ont  pu  être  élevés  que  par  un  peuple 
chez  lequel  la  civilisation  était  arrivée  à  un  dévelop- 
pement considérable  ;  que  ce  peuple  avait  dû  subir 
des  influences  très-diverses,  parmi  lesquelles  il  est 
difficile  de  ne  point  reconnaître  celles  des  races  blan- 
ches du  nord  de  l'Inde,  soit  que  ces  influences  aient 
été  produites  par  des  émigrations  venues  du  nord  du 
Japon  ou  des  contrées  Scandinaves  :  mais  nous  re- 
viendrons plus  tard  sur  ces  différentes  origines , 
continuons  la  description  des  monuments. 

Aujourd'hui  encore,  la  sierra  qui  borde  le  golfe 
est  occupée  par  une  population  vivant  isolée  au  mi- 
lieu des  bois;  pas  de  villes;  les  habitants  qui,  de 
temps  immémorial,  se  nourrissent  d'un  peu  de  maïs, 
ne  se  livrent  ni  au  commerce  ni  à  l'industrie,  le  point 
saillant  de  leur  caractère  moral  est  l'indépendance; 
ils  ont  les  étrangers  en  aversion,  et  ne  reconnaissent 
d'autre  autorité  que  celle  du  prêtre  local.  La  confi- 
guration du  sol,  couvert  de  montagnes  amoncelées 
confusément,  sans  grandes  vallées,  sans  plateaux, 
ne  se  prête  pas  d'ailleurs  à  l'établissement  des 
villes. 


72  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

Les  habitants  de  l'Etat  de  Chiapas  n'entretiennent 
de  relations  qu'avec  ceux  de  l'Yucatan,  bien  que  ces 
derniers  possèdent  des  villes,  et  aient  comparative- 
ment une  existence  beaucoup  plus  voisine  de  celle 
des  Européens.  Or,  les  traditions  les  plus  anciennes 
laissent  supposer  que  cette  contrée  de  Chiapas  n'a 
jamais  été  qu'un  centre  religieux,  le  noyau  des  tra- 
ditions théocratiques  du  Mexique  et  de  l'Yucatan. 
Lors  de  la  conquête  des  Espagnols,  l'État  de  Chiapas 
était  un  désert  couvert  de  forêts  comme  aujourd'hui, 
si  bien  que  Fernand  Cortès  éprouva  les  plus  grandes 
difficultés  pour  le  traverser,  et  que  sa  petite  armée 
faillit  y  [périr  de  faim  et  de  misère,  à  peu  de  distance 
de  Païen  que. 

RUINES  DE   PALENQUÉ1 

L'établissement  le  plus  important  de  ce  territoire, 
au  point  vue  archéologique  est  Palenqué.  Oubliés  au 
milieu  des  forêts,  les  monuments  de  Palenqué  ont 
échappé  à  la  fureur  de  destruction  des  conquérants 
européens.  Les  édifices,  ni  comme  plan,  ni  comme 
construction,  ni  comme  décoration,  ne  ressemblent  à 
ceux  de  la  péninsule  yucatèque.  L'édifice  principal 
de  Palenqué,  bâti  au  sommet  d'une  plate-forme,  se 
compose  d'une  succession  de  grosses  piles  portant 
une  voûte  en  encorbellement.  Bâties  en  blocages,  ces 
piles  sont  revêtues  de  stucs  très- durs  ornés  de  sculp- 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  73 

tures  autrefois  peintes.  Cependant  les  artistes  qui  ont 
élevé  ces  édifices  savaient  sculpter  la  pierre,  et  le 
bas-relief  dit  de  la  croix,  ainsi  que  plusieurs  autres, 
en  est  la  preuve  certaine.  Ce  bas-relief  de  la  croix  a 
soulevé  plus  d'une  question  que  je  ne  chercherai 
point  à  discuter  ici;  je  me  bornerai  à  l'examiner  au 
point  de  vue  général  de  l'art.  M.  Charnay  en  a  pho- 
tographié la  partie  principale  et  la  seule  qui  soit 
encore  à  Palenqué  *,  pi.  XXI.  Grâce  à  cette  repro- 
duction, dont  on  ne  peut  discuter  l'exactitude,  il  est 
facile  de  voir  que  le  personnage  debout  à  côté  de  la 
croix,  et  qui  semble  faire  une  offrande  au  coq  qui  la 
surmonte,  ne  présente  nullement  les  traits  des  figures 
d'Isamal ,  de  Chichen-Itza  et  d'Uxmal  ;  son  front 
déprimé ,  ses  yeux  saillants ,  son  nez  busqué ,  la 
distance  énorme  qui  sépare  le  menton  des  narines, 
la  compression  de  l'occiput,  établissent  un  caractère 
de  race  étrangère  à  celles  qui  sont  reproduites  dans 
les  sculptures  de  l'Yucatan.  Sous  la  croix  cependant, 


1.  Depuis  que  les  édifices  de  Palenqué  sont  sortis  de  l'oubli, 
s'ils  n'ont  plus  à  craindre  le  vandalisme  des  fanatiques,  ils  su- 
bissent la  destruction  méthodique  des  amateurs.  La  plupart  des 
voyageurs  curieux  en  arrachent  des  fragments  pour  enrichir 
leurs  collections.  Une  des  parties  du  bas-relief  de  la  croix  a  ainsi 
été  enlevée,  l'autre,  descellée  de  sa  place,  est  restée  au  milieu 
des  broussailles,  où  M.  Charnay  a  pu  la  photographier.  Mais  tel 
est  encore  l'état  de  barbarie  de  notre  temps,  qui  cependant  pré- 
tend être  civilisé,  que  pendant  nos  discussions  sur  tel  monu- 
ment dont  l'existence  importe  à  l'histoire  du  monde  entier, 
quelque  obscur  voyageur  enlève  ou  détruit  pour  toujours  l'objet 
de  ces  discussions  :  et  cela  n'a  pas  lieu  qu'à  Palenqué  ! 


74  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

on  retrouve  la  tête  monstrueuse  si  souvent  figurée  à 
Uxmal  et  à  Chichen-Itza.  Le  style  de  la  sculpture 
diffère  de  celui  des  monuments  que  nous  avons  déjà 
examinés;  s'il  indique  un  art  plus  savant,  si  les  pro- 
portions du  corps  humain  sont  observées  avec  plus 
de  soin  et  d'exactitude,  on  s'aperçoit  que  le  faire  est 
mou,  rond,  et  qu'il  accuse  plutôt  une  période  de 
décadence  que  l'âpreté  des  premiers  temps  d'un  art. 
Les  mêmes  observations  peuvent  s'appliquer  aux 
fragments  de  personnages  représentés  sur  les  pi.  XIX 
et  XX,  et  qui  proviennent  également  du  grand  palais 
de  Palenqué .  Nous  prions  nos  lecteurs  de  ne  point 
oublier  ces  observations  sommaires  ;  nous  aurons 
l'occasion  de  les  développer.  Il  semble  préférable 
en  ce  moment,  de  continuer  notre  examen. 

RUINES   DE  IYIITLA 

Nous  traversons  l'État  de  Chiapas,  nous  dirigeant 
vers  l'ouest,  nous  abandonnons  les  montagnes  qui 
ferment  la  presqu'île  yucatèque  et  nous  trouvons  dans 
l'État  d'Oaxaca  une  autre  contrée  montagneuse,  au 
milieu  de  laquelle  sont  construits  les  vastes  monu- 
ments de  Mitla,  non  loin  de  la  ville  d'Oaxaca.  Les 
ruines  de  ces  immenses  édifices  sont  peut-être  les  plus 
imposantes  du  Mexique  ;  elles  font  reconnaître  encore 
l'existence  de  quatre  grands  palais  et  d'un  téocalli  ou 
colline  artificielle,  dont  la  plate-forme  supérieure  est 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  75 

occupée  par  une  chapelle  espagnole  qui  a  remplacé  le 
temple  antique. 

La  pi.  XVII  donne  une  vue  générale  de  ces  ruines 
assises  à  mi-côte,  le  long  de  montagnes  peu  élevées, 
mais  dont  les  lignes  rappellent  celles  des  horizons  de 
la  Grèce.  Le  plus  grand  de  ces  palais  et  le  mieux  con- 
servé, celui  que  l'on  voit  à  gauche  sur  la  photographie, 
présente  en  plan  des  dispositions  générales  analogues 
à  celles  des  palais  d'Uxmal,  fig.  11,  mais  dont  les  dé- 
tails diffèrent  sensiblement  de  ceux-ci. 

Comme  à  Uxmal,  la  cour  est  bornée,  mais  non  fer- 
mée, par  quatre  bâtiments  indépendants  les  uns  des 
autres;  celui  du  fond  consiste  en  une  grande  salle 
avec  une  épine  de  colonnes  au  milieu,  puis  en  une 
annexe  contenant  une  petite  cour  intérieure  entourée 
de  salles  étroites.  De  la  grande  salle  à  colonnes,  on 
ne  communique  à  cette  cour  intérieure  que  par  un 
passage  détourné.  Le  bâtiment  de  droite  ne  renferme 
qu'une  seule  salle,  de  même  avec  une  épine  de  co- 
lonnes ;  celui  antérieur  et  celui  de  gauche  ne  laissent 
plus  voir  qu'un  amas  de  ruines  ;  tout  indique  qu'ils 
étaient  disposés  comme  l'édifice  de  droite. 

La  magnifique  vue  photographique,  pi.  V  et  VI, 
donne  la  façade  du  bâtiment  principal  du  côté  de  la 
cour.  On  distingue  parfaitement  les  trois  portes,  en 
partie  murées  postérieurement  à  la  construction,  qui 
donnent  entrée  dans  la  grande  salle  à  colonnes.  Au 
sommet  des  piles  qui  forment  les  pieds-droits  de  ces 


y}\\     *^ 


.    CÎ4"^i  «rvvu^ 


^%2"^. 


*3m 


c 


^3    S    ES 

»        «        6        a 


^^^^fiP^^-^  «  '.'-~-^» — 


1  '  '  '  I  '  '  '  ' 


50 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES.  77 

portes,  on  remarquera  quatre  trous  ronds,  destinés 
très-vraisemblablement  à  recevoir  quatre  boulins  sup- 
portant une  banne  en  étoffe. 

Les  monuments  de  la  Grèce  et  ceux  de  Rome,  de  la 
meilleure  époque,  égalent  seuls  la  beauté  de  l'appa- 
reil de  ce  grand  édifice.  Les  parements  dressés  avec 
une  régularité  parfaite,  les  joints  bien  coupés,  les  lits 
irréprochables,  les  arêtes  d'une  pureté  sans  égale 
indiquent,  de  la  part  des  constructeurs,  du  savoir  et 
une  longue  expérience.  Dans  ce  monument,  les  lin- 
teaux ne  sont  plus  en  bois,  mais  en  grandes  pierres, 
comme  ceux  des  édifices  de  l'Egypte  et  de  la  Grèce.  Le 
grand  appareil  forme  une  suite  d'encadrements  alter- 
nés, sertissant  un  appareil  très- délié,  composé  de 
petites  pierres  parfaitement  taillées  et  de  la  dimension 
d'une  brique,  formant  par  leur  assemblage  des 
méandres ,  des  treillis  d'un  bon  goût  et  tous  variés 
dans  leurs  combinaisons.  Comme  dans  les  autres 
monuments  que  nous  avons  déjà  examinés ,  ces 
parements  masquent  un  blocage  en  mortier  et  moel- 
lons. 

Les  pi.  VI,  VII  et  VIII  donnent  l'aspect  extérieur 
de  ce  palais,  du  côté  occidental,  avec  l'angle  rentrant 
que  rorme  l'annexe  accolée  à  la  grande  salle. 

Si  nous  franchissons  les  portes  ouvertes  sur  la  façade 
principale,  nous  entrons  clans  la  grande  salle  à  co- 
lonnes, pi.  X.  Les  murs  de  cette  salle  sont  revêtus 
d'un  enduit  fort  dur,  ainsi  que  le  pavé  ;  les  colonnes, 


78  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

taillées  dans  un  calcaire  .poreux,  sont  monolithes  et 
dépourvues  de  chapiteaux;  leurs  fûts,  légèrement 
fuselés,  sont  terminés  à  la  partie  supérieure  par  des 
cônes  tronqués  (voir  la  coupe  A  de  la  fig.  11,  faite  sur 
la  ligne  ba  du  plan) .  Ces  formes  rappellent  certaines 
colonnes  de  réserve  des  hypogées  de  l'Inde.  AMitla, 
les  colonnes,  disposées  en  épine,  étaient  destinées  à 
diminuer  la  portée  des  poutres  soutenant  la  couver- 
ture de  la  salle  ;  car  ici  les  parois  verticales  laissaient 
à  ces  poutres  une  portée  considérable,  eu  égard  à  la 
charge  qu'elles  étaient  destinées  à  soutenir.  La 
fig.  12,  donnant  la  coupe  restaurée  de  la  salle  princi- 
pale, fera  comprendre  l'utilité  des  colonnes. 

Aujourd'hui,  la  construction,  dérasée  au  niveau  A, 
ne  laisse  plus  voir  que  les  portions  des  blocages  qui 
étaient  comprises  entre  les  solives.  Il  y  a  tout  lieu  de 
croire  que  les  colonnes  portaient  deux  chapeaux  en 
bois  (B  dans  la  coupe  transversale  et  B'  dans  la  por- 
tion de  coupe  longitudinale),  lesquels  recevaient  les 
deux  autres  chapeaux  (G  dans  la  coupe  transversale, 
(7  dans  la  coupe  longitudinale),  soulageant  les  portées 
des  deux  filières  (D  dans  la  coupe  transversale,  D'  dans 
la  coupe  longitudinale).  Sur  ces  filières  passaient  les 
solives  E,  engagées,  à  leurs  extrémités,  dans  les  murs, 
et  soulagées  encore  par  les  corbelets  en  bois  F.  Un 
épais  plancher  de  solives  jointives  fermait  le  tout  et 
recevait  un  bétonnage  couvert  d'un  enduit.  La  peti- 
tesse des  matériaux  de  pierre  accumulés  à  l'intérieur 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  79 

ou  à  l'extérieur  du  palais  de  Mitla  ne  peut  faire  sup- 
poser que  ces  colonnes  aient  jamais  supporté  des  lin- 


^-S^S^^isJJOSSSi^jaS^SI'i^S^^rc  \ 


*? 


lo3 


Fig.  12. 


teaux  de  pierre.  D'ailleurs  ce  genre  de  construction  a 
beaucoup  d'analogie  avec  certains  monuments  du  nord 
de  l'Inde  et  du  Japon.  Trois  petites  niches  carrées 
s'ouvrent  dans  le    mur  du  fond,  en  face  des  trois 


80  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

portes,  et  une  porte  étroite  et  basse  donne  entrée 
dans  le  couloir  qui  communique  de  cette  salle  à  la 
cour  intérieure,  dont  la  pi.  XI  nous  présente  une  vue. 
C'est  le  même  système  d'appareil  que  celui  des 
dehors  :  grands  linteaux  au-dessus  de  la  porte  >,  for- 
tement accusés  par  un  large  encadrement. 

Mais  la  partie  la  plus  curieuse  de  cet  édifice  est 
peut-être  la  salle  donnant  sur  cette  cour  et  dont 
M.  Gharnay  a  pu  faire  la  photographie,  pi.  IX.  Cette 
salle  est  entièrement  tapissée  au  moyen  de  cet  appa- 
reil de  petites  pierres  en  forme  de  briques  composant 
des  dessins  de  méandres  très-variés.  Comme  la  grande 
salle,  cette  pièce  était  couverte  par  un  solivage  en  bois 
et  ne  recevait  de  jour  que  par  la  porte.  C'était  là,  il 
faut  en  convenir,  un  singulier  intérieur,  surtout  si 
l'on  se  figure  ces  mosaïques  saillantes,  revêtues  de 
peintures;  mais  les  salles  des  palais  égyptiens  n'étaient 
ni  plus  ouvertes  ni  d'un  aspect  moins  sévère. 

Du  bâtiment  situé  du  côté  oriental  de  la  grande 
cour  du  palais,  il  ne  reste  plus,  pi.  XII,  qu'une  porte 
et  deux  colonnes.  Cette  construction  rappelle  exacte- 
ment celle  du  grand  bâtiment.  Il  faut  dire  que  l'aire 
de  la  grande  cour  est  entièrement  revêtue  d'un  ciment 
très-résistant. 

La  pi.  XIII  donne  la  vue  d'un  des  autres  palais 
ruinés  de  Mitla  et  dont  la  construction  ne  diffère  du 

l.Ces  linteaux  s'étant  brisés,  on  a  ajouté,  à  une  époque  ré- 
cente,  deux  pieds-droits  en  maçonnerie  pour  rétrécir  l'entrée. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  81 

précédent  qu'en  ce  qu'un  vaste  souterrain  est  réservé 
sous  la  salle.  Là  encore,  les  trois  portes  avec  les  trous 
dans  les  pieds-droits,  les  trois  niches  dans  le  mur  du 
fond,  le  grand  et  bel  appareil. 

Les  autres  planches  reproduisent  certains  aspects 
des  palais  plus  ou  moins  ruinés  de  Mitla,  mais  qui 
présentent  tous  les  mêmes  caractères  que  nous  obser- 
vons dans  le  premier  décrit.  Les  deux  colonnes  qui 
sont  posées  devant  une  porte  ouverte  depuis  peu  dans 
le  mur  du  palais,  pi.  III,  proviennent  d'ailleurs  et  ne 
sont  point  là  à  leur  place.  Ces  colonnes  étaient  tou- 
jours posées  en  épine  dans  les  intérieurs  des  grandes 
salles. 

Le  téocalli  de  Mitla,  dépouillé  malheureusement  de 
son  temple  antique,  est  représenté  dans  la  pi.  II.  Son 
large  emmarchement  est  encore  conservé. 

La  photographie  du  célèbre  calendrier  mexicain 
conservé  à  Mexico  ,  pi.  I ,  commence  la  série  des 
planches  qui  composent  la  collection  des  monuments 
recueillis  par  M.  Charnay.  Nous  retrouvons  dans  cette 
sculpture  le  faire  de  celle  de  Palenqué. 

Il  y  a  certainement  une  analogie  de  style  entre 
tous  les  monuments  que  nous  venons  de  décrire ,  et 
cependant  on  ne  peut  les  considérer  comme  apparte- 
nant les  uns  et  les  autres  aux  mômes  écoles  d'art , 
partant  aux  mêmes  races  et  aux  mêmes  traditions. 

Ainsi,  habituellement,  dans  la  péninsule  yucatèque, 
la  tradition  de  la  structure  en  bois  est  visible,  le  goût 


82  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES, 

exagéré  de  l'ornementation  se  fait  sentir,  les  construc- 
tions à  parois  inclinées  pour  les  intérieurs  sont  géné- 
rales, la  sculpture  est  abondante,  et  la  reproduction 
de  la  figure  humaine  très-fréquente;  tandis  qu'à 
Mitla,  pas  de  sculpture,  aucune  ornementation  autre 
que  celle  donnée  par  l'assemblage  de  l'appareil,  les 
parois  intérieures  des  salles  sont  verticales,  les  co- 
lonnes sont  employées,  la  construction  est  parfaite, 
et  le  bois  n'apparaît  dans  ces  bâtisses  que  pour  la  cou- 
verture ,  sans  que  rien  fasse  apercevoir ,  dans  les 
formes  de  la  maçonnerie,  une  imitation  d'une  struc- 
tare  primitive  en  bois.  Si  les  Yucatèques  cherchent  la 
variété  en  élevant  les  divers  bâtiments  d'un  même 
palais,  les  Zapotèques  de  Mitla  semblent  au  contraire 
avoir  adopté  un  type,  une  forme  première  dont  il  leur 
est  interdit  de  s'écarter.  D'ailleurs,  dans  tous  ces 
monuments,  temples  ou  palais,  qu'ils  s'élèvent  sur  le 
sol  mexicain  ou  sur  le  plateau  de  l'Yucatan,  il  est 
impossible  de  ne  pas  reconnaître  l'influence  d'un  art 
hiératique,  rivé  à  certaines  formes  consacrées  par  une 
civilisation  essentiellement  théocratique  ;  or,  les  arts 
hiératiques  ne  se  développent  jamais  que  dans  cer- 
taines conditions  sociales,  comme  les  institutions 
théocratiques  elles-mêmes.  Les  civilisations  fondées 
sur  une  théocratie  n'ont  jamais  pu  s'établir  que  là  où 
se  manifestait  la  présence  d'une  race  supérieure  au 
milieu  d'une  race  inférieure,  et  où  cette  dernière  était 
assez  nombreuse   et    assez   forte  pour   ne  pas   être 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  83 

anéantie.  La  théocratie  n'existe  qu'avec  le  principe 
des  castes ,  et  les  castes  ne  se  sont  instituées  à  l'état 
d'ordre  social  que  dans  les  contrées  où  une  invasion 
aryane  avait  été  assez  puissante  pour  soumettre  par 
la  force  des  populations  finniques,  touraniennes,  ou 
noires,  ou  métisses.  Mais  les  Aryans,  ou  si  l'on  aime 
mieux ,  les  hommes  blancs  sortis  des  vastes  contrées 
septentrionales  de  l'Inde,  n'ont  d'aptitude  pour  les 
arts  plastiques  qu'à  l'état  latent,  dirai-je;  pour  que 
cette  aptitude  arrive  à  se  développer  au  point  de  pro- 
duire, il  faut  qu'il  se  fasse  un  mélange  entre  le  sang 
blanc  et  le  sang  noir  ou  jaune.  Cette  sorte  de  fermen- 
tation nécessaire  à  la  production  des  œuvres  d'art  se 
manifeste  différemment  si  le  mélange  se  fait  à  doses 
inégales ,  et  surtout  s'il  se  fait  entre  l'aryan  et  le  tou- 
ranien,  ou  entre  l'aryan  et  le  mélanien.  Là,  par 
exemple,  où  le  mélange  se  fait  entre  l'aryan  et  le 
noir,  apparaissent  les  constructions  en  grand  appareil 
sans  l'aide  du  ciment  ou  du  mortier,  les  monolithes. 
Là  les  lois  les  plus  simples  de  la  statique  sont  seules 
admises,  comme  dans  l'architecture  égyptienne  ,  et 
même  plus  tard  dans  l'architecture  de  l'Ionie  et  de 
l'Hellade.  Mais  si  l'on  trouve  dans  un  monument  des 
traces  de  mortier,  de  blocages,  de  pierres  agglutinées 
par  une  pâte,  on  peut  être  assuré  que  le  sang  toura- 
nien  ou  finnois  s'est  mêlé  au  sang  aryan.  Alors  la 
population  conquise  laisse,  jusqu'aux  époques  les 
plus  éloignées  de  la  conquête,  la  trace  de  sa  présence, 


84  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

car  c'est  elle  qui  construit,  c'est  elle  qui  taille  la 
pierre  et  qui  la  pose ,  c'est  elle  qui  emploie  les  mé- 
thodes propres  à  sa  race.  Cependant  l'aryan,  pour  qui 
la  structure  de  bois  est  un  souvenir,  une  tradition  des 
premiers  temps  ,  un  signe  de  la  supériorité  de  caste  ; 
l'aryan,  dis-je,  entend  que,  quelle  que  soit  la  méthode 
de  bâtir  admise  par  la  race  asservie,  elle  laisse  sub- 
sister la  trace  de  cette  sculpture  sacrée  de  bois, 
considérée  comme  ayant  servi  de  demeure  aux  héros 
primitifs. 

Aussi,  dans  l'Inde,  en  Asie  Mineure,  en  Egypte 
même,  comme  dans  l'Yucatan,  retrouve-t-on  partout, 
dans  l'architecture  de  pierre,  et  quelle  que  soit  la 
méthode  employée  par  les  constructeurs,  la  tradition 
de  la  structure  de  bois,  comme  étant  celle  qui  rappelle 
l'origine  noble  de  la  race  supérieure  et  conquérante. 
A  cette  règle,  les  twnuli,  pyramides,  téocalli  font 
seuls  exception  ;  mais  c'est  que  ces  amas  de  terre  ou 
de  pierre,  ces  montagnes  factices  que  l'on  rencontre 
dans  la  Sibérie  méridionale,  dans  l'Inde,  en  Asie  Mi- 
neure, en  Egypte,  en  Amérique,  depuis  les  contrées 
septentrionales  jusqu'au  Pérou,  en  Europe,  et  parti- 
culièrement là  où  les  invasions  venues  cle  l'Orient  ont 
pénétré,  sont  partout  des  monuments  funéraires  dans 
l'origine,  élevés  sur  la  dépouille  des  héros,  des  demi- 
dieux,  et  sur  lesquels  plus  tard,  comme  en  Amérique, 
on  bâtit  le  temple. 

L'idée  de  la  divinité  résidant  sur  les  montagnes 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  85 

appartient  particulièrement  à  la  race  aryane,  qui 
place  toujours  ses  monuments  sacrés  sur  des  hauteurs 
naturelles,  et,  à  leur  défaut,  sur  des  hauteurs  factices. 
La  montagne  et  la  forêt  sont  les  conditions  essentielles 
au  culte  des  races  aryanes,  et  c'est,  encore  une  fois,  un 
souvenir  des  origines  divines  que  se  donne  cette  race 
sortie  des  montagnes  et  des  forêts  septentrionales  du 
continent  asiatique.  Quelques  savants  de  notre  temps  ' 
pensent,  non  sans  de  fortes  raisons,  que  la  race  jaune, 
originaire  du  vaste  continent  américain,  se  serait 
répandue  au  nord  de  l'Asie,  chassant  devant  elle, 
vers  le  sud-est  et  l'ouest,  des  races  mélaniennes  qui 
alors  occupaient  ces  immenses  contrées.  Mêlée  à  cette 
race  noire,  elle  aurait  formé  la  grande  famille  malaye 
le  long  des  côtes  orientales  de  l'Asie,  et  se  serait 
étendue  par  la  Sibérie  jusque  vers  l'Europe,  alors 
déserte.  Que  cette  bifurcation  de  la  race  jaune  ait  eu 
lieu  en  effet,  l'histoire  ne  remonte  pas  si  haut  ;  elle  ne 
commence  à  poindre  qu'avec  les  races  civilisatrices, 
et  la  civilisation  ne  pouvait  procéder  de  ce  mélange 
des  deux  races  inférieures.  Plus  de  cinq  mille  ans 
avant  notre  ère,  des  plateaux  septentrionaux  de  l'Inde 
descendent,  au  milieu  de  cet  amas  de  peuplades  gros- 
sières, les  hommes  blancs,  possédant  une  cosmogonie 
savante,  puisque  toutes  les  religions  n'ont  fait  depuis 
qu'en  recueillir  les    débris.    Forts,   se   considérant 

1.  Pricbard,  entre  autres. 


86  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

comme  supérieurs  aux  autres  humains,  entreprenants, 
particulièrement  aptes  à  gouverner,  ils  poussent  de- 
vant eux,  descendant  vers  le  sud-ouest,  ces  flots  de 
noirs  et  de  métis,  à  travers  les  plaines  du  Tourân,  et 
s'établissent  dans  l'Asie  Mineure1.  Depuis  lors,  le 
courant  ne  s'arrête  plus  jusque  vers  les  premiers  siè- 
cles du  christianisme.  Ce  grand  réservoir  de  la  race 
blanche  s'épanche,  à  plusieurs  reprises,  par  le  Tourân 

r 

et  le  Caucase,  sur  l'Asie  Mineure  et  jusqu'en  Egypte, 
dans  la  péninsule  indienne,  en  Perse,  le  long  de  la 
mer  Caspienne,  du  Bosphore,  jusqu'à  la  Grèce  et  sur 
toute  l'Europe  occidentale.  Il  jette  des  dominateurs 
civilisateurs  sur  la  Chine  et  sur  le  Japon.  Seul,  le 
continent  américain  serait-il  resté  en  dehors  de  l'in- 
fluence de  ces  incessantes  émigrations?  Est-il  possible 
d'admettre  cet  isolement ,  lorsque  sur  le  continent 
américain  nous  retrouvons  des  monuments  qui  indi- 
quent la  trace  de  ces  peuplades  indo-septentrionales? 
lorsque  nous  retrouvons  dans  le  Mexique  des  armes 
et  des  ustensiles  qui  rappellent  par  leur  forme  et  leur 
matière  ceux  que  l'on  découvre  en  Asie  Mineure,  tels, 
par  exemple,  que  ces  flèches  en  obsidienne,  ces  vases 
en  terre  revêtus  de  peintures  2,  et  mieux  que  tout 
cela,  sur  les  monuments  existants,   des  figures  qui 

1.  Ewald,  Geschichte  des  volkes  d'Israël.  Lassen,  Indische  Alter- 
thums  Kunde. 

2.  M.  Charnay  a  bien  voulu  nous  remettre  quelques-uns  de 
ces  objets.  Au  Mexique,  les  Toltèques  et  leurs  successeurs  ne 
connaissaient  pas  le  fer:  nous  avons  eu  entre  les  mains  de  beaux 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  87 

conservent  le  type  des  peuplades  blanches  indo-sep- 
tentrionales? lorsque  tous  les  monuments  bâtis,  figurés 
ou  écrits ,  nous  laissent  entrevoir  les  enseignements, 
altérés  il  est  vrai,  d'une  même  cosmogonie?  Il  s'élève 
cependant  contre  l'hypothèse  d'une  émigration  blanche 
indo-septentrionale  en  Amérique,  soit  par  le  détroit 
de  Behring,  soit  par  le  Groenland,  de  graves  objec- 
tions. Nulle  part  on  ne  constate,  dans  l'Amérique 
centrale,  avant  l'arrivée  des  Espagnols,  la  trace  de 
chevaux,  par  exemple.  Or  le  cheval  est  le  compagnon 
inséparable  de  l'Aryan. 

Les  peuples  blancs,  là  où  ils  pénètrent,  combattent 
sur  des  chars,  chez  les  Hindous,  chez  les  Assyriens, 
les  Perses  et  les  Mèdes,  en  Egypte,  en  Grèce,  en 
Italie,  dans  le  nord  de  la  Gaule,  en  Bretagne,  en 
Germanie  et  en  Scandinavie.  Or,  au  Mexique,  le  che- 
val n'est  représenté  nulle  part  sur  les  monuments. 
Les  bas-reliefs  si  curieux  de  Chichen-Itza  nous  mon- 
trent les  guerriers  combattant  à  pied  des  serpents  et 
des  tigres.  Nous  ne  trouvons  sur  ces  monuments  fi- 
gurés, pas  plus  que  dans  les  textes,  la  trace  de  pas- 
teurs. Dans  le  Popol-  Vuh ,  l'animal  domestique 
n'existe  pas,  les  habitudes  des  pasteurs  ne  laissent 
aucune  trace  ;  le  principe  de  la  famille,  si  puissant 
chez  tous  les  peuples  aryans  ou  issus  d'aryans,  le  pa- 

outils  de  cuivre  rosette,  seul  métal  dont  ils  pussent  faire  emploi 
pour  leurs  armes  comme  pour  leurs  ustensiles  et  outils  jour- 
naliers. 


88  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

triarcat  est  confus  ;  toutefois  la  caste  existe,  ainsi  que 
la  noblesse  du  sang1. 

Si,  dans  la  Floride,  les  Espagnols  ont  vu  des  trou- 
peaux de  bestiaux  domestiques,  il  ne  paraît  pas  que 
les  Mexicains  en  aient  jamais  possédés;  or  l'aryan  est 
pasteur.  On  ne  conçoit  guère  même  comment  des 
édifices  aussi  considérables  que  ceux  du  Mexique  ont 
pu  être  construits  sans  le  concours  de  bêtes  de  somme. 
Quant  à  ce  dernier  point ,  n'oublions  pas  que,  dans 
l'empire  de  Montézuma,  des  hommes,  considérés 
comme  appartenant  à  une  race  inférieure,  étaient 
soumis  aux  travaux  imposés  aux  brutes,  et  que  l'idée 
de  la  supériorité  de  caste  est  tellement  évidente  dans 
le  Popol-Vuh,  par  exemple,  que  le  peuple,  c'est-à- 
dire  la  masse  étrangère  aux  tribus  quichées,  n'est 
jamais  désigné  que  sous  des  noms  d'animaux;  ce  sont 
les  fourmis,  les  rats,  les  singes,  les  oiseaux,  les  tor- 
tues, les  abeilles,  etc.  A  chaque  instant,  dans  ce  livre, 
ces  bêtes  sont  chargées,  par  les  nobles  quiches,  de 
messages,  d'entreprises;  c'est  avec  leur  aide  que  les 
Xibalbaïdes  sont  détruits,  et  ce  sont  même  les  animaux 
alliés  qui  sont  chargés  d'assurer  les  suites  de  la  con- 
quête. 

N'y  a-t-il  pas  là  un  signe  évident  de  la  race  blanche 
au  milieu  de  populations  regardées  par  elle  comme 
très-inférieures?  Quant  aux  chevaux,  si  les  tribus 
blanches  qui  ont  envahi  le  Mexique  ne  sont  arrivées 
du  nord,  comme  tout  porte  à  le  croire,  qu'après  une 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  89 

suite  d'étapes  prolongées  peut-être  pendant  plusieurs 
siècles,  et  après  un  ou  plusieurs  voyages  à  travers 
l'Océan,  il  ne  serait  pas  surprenant,  qu'arrivés  sous 
le  20e  degré  de  latitude,  ils  n'eussent  plus  possédé  un 
seul  cheval ,  qu'ils  eussent  perdu  même  le  souvenir 
de  ces  compagnons  de  leurs  expéditions.  D'ailleurs, 
il  paraît  évident  que  ces  émigrations  blanches  étaient, 
relativement  à  ce  qu'elles  furent  en  Asie  et  en  Eu- 
rope, peu  nombreuses.  Leur  disparition  presque  totale 
et  le  peu  de  fixité  de  leurs  établissements  en  Amérique 
en  serait  une  preuve. 

Doit-on  conclure  de  l'état  sauvage  actuel  d'une 
grande  partie  des  populations  de  l'Amérique  que  ces 
peuples  ne  sont  pas  encore  civilisés  ou  qu'ils  nous 
laissent  voir  les  restes  de  civilisations  depuis  long- 
temps étouffées?  Cette  dernière  hypothèse  est  adoptée 
par  Guillaume  de  Humboldt,  et  elle  paraît  très-voisine 
de  la  vérité,  si  l'on  considère  qu'à  l'époque  de  la  con- 
quête des  Espagnols,  Fernand  Cortez  trouva  en  Amé- 
rique des  Etats  policés  là  où  l'on  ne  rencontre  plus 
que  des  populations  misérables,  clair-semées  au  mi- 

r 

lieu  des  déserts,  et  que  ces  Etats  avaient  atteint  déjà 
l'ère  de  leur  décadence. 

Mais  telle  est  la  puissance  de  la  race  blanche  que, 
si  faible  qu'elle  soit  numériquement  pariant,  elle 
laisse  des  traces  indélébiles,  et  que  seule  elle  possède 
ce  privilège  d'inaugurer  les  civilisations.  En  l'état  de 
mélange  où  se  rencontrent  les  grandes  races  humaines 


90  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

sur  la  surface  du  globe  aujourd'hui,  il  est  assez  diffi- 
cile de  distinguer  les  aptitudes  premières  de  chacune 
d'elles  ;  cependant,  là  où  le  noir  est  sans  mélange,  il 
n'existe  pas,  à  proprement  parler,  une  civilisation  ;  il 
n'y  a  ni  progrès  ni  décadence  :  c'est  un  état  normal 
barbare  où  la  force  matérielle  et  la  ruse  gouvernent 
seules  ;  là  où  la  race  touranienne  ou  finnique  est  res- 
tée pure,  si  les  mœurs  sont  moins  grossières,  si  l'on 
trouve  une  apparence  d'autorité  morale,  il  n'y  a  point 
cependant  de  progrès  et  de  variations  sensibles  dans 
l'état  social.  L'industrie,  le  commerce  se  développent 
jusqu'à  un  certain  point  ;  le  bien-être  matériel  et  la 
discipline  peuvent  régner,  mais  jamais  l'amour  du 
beau ,  le  dévouement  raisonné ,  l'attrait  de  la  gloire 
ne  remuent  ces  populations  paisibles,  attachées  à  la 
satisfaction  des  besoins  matériels  de  chaque  jour. 
L'élément  blanc  seul  donne  la  vie  à  ces  masses  inertes 
et  obscures  ;  il  apporte  sa  cosmogonie,  l'observation 
des  temps,  sa  passion  pour  la  renommée,  son  besoin 
incessant  d'activité  ;  il  veut  vivre  dans  l'avenir  et  écrit 
l'histoire.  Les  traditions  ou  souvenirs  écrits  de  ce 
monde  datent  de  l'invasion  de  l'élément  aryan;  or, 
les  Mexicains  avaient  une  histoire,  tous  les  auteurs 
espagnols  l'ont  reconnu,  et  Las  Casas1,  entre  autres, 
le  dit  de  la  manière  la  plus  formelle. 

1.  Hist.  apol.  delas  Ind.  Occid.,  t.  IV,  cap.  ocxxxv,  MS.  Nous 
empruntons  ici  à  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg  la  traduction 
de  ce  passage. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  91 

«  Dans  les  républiques  de  ces  contrées,  dans  les 
«  royaumes  de  la  Nouvelle-Espagne  et  ailleurs,  entre 
«  autres  professions  et  gens  qui  en  avaient  la  charge 
«  étaient  ceux  qui  faisaient  les  fonctions  de  chroni- 
«  queurs  ou  d'historiens.  Ils  avaient  la  connaissance 
«  des  origines  et  de  toutes  les  choses  touchant  à  la 
«  religion,  aux  dieux  et  à  leur  culte,  comme  aussi  des 
«  fondateurs  des  villes  et  des  cités.  Ils  savaient  corn- 
et ment  avaient  commencé  les  rois  et  les  seigneurs, 
«  ainsi  que  leurs  royaumes,  leurs  modes  d'élection  et 
«  de  succession  ;  le  nombre  et  la  qualité  des  princes 
«  qui  avaient  passé  ;  leurs  travaux,  leurs  actions  et 
«  faits  mémorables,  bons  et  mauvais;  s'ils  avaient 
«  gouverné  bien  ou  mal  ;  quels  étaient  les  hommes 
«  vertueux  ou  les  héros  qui  avaient  existé  ;  quelles 
«  guerres  ils  avaient  eu  à  soutenir  et  comment  ils  s'y 
«  étaient  signalés  ;  quelles  avaient  été  leurs  coutumes 
«  antiques  et  les  premières  populations;  les  chan- 
«  gements  heureux  ou  les  désastres  qu'ils  avaient 
«  subis  ;  enfin  tout  ce  qui  appartient  à  l'histoire,  afin 
«  qu'il  y  eût  raison  et  mémoire  des  choses  passées. 

«  Ces  chroniqueurs  tenaient  le  comput  des  jours, 
«  des  mois  et  des  années.  Quoiqu'ils  n'eussent  point 
«  une  écriture  comme  nous,  ils  avaient,  toutefois, 
«  leurs  figures  et  caractères,  à  l'aide  desquels  ils  en- 
ce  tendaient  tout  ce  qu'ils  voulaient,  et  de  cette  ma- 
«  nière  ils  avaient  leurs  grands  livres  composés  avec 
«  un  artifice  si  ingénieux  et  si  habile,  que  nous  pour- 


92  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES; 

«  rions  dire  que  nos  lettres  ne  leur  furent  pas  d'une 
«  bien  grande  utilité...  Il  ne  manquait  jamais  de  ces 
«  chroniqueurs  ;  car,  outre  que  c'était  une  profession 
«  qui  passait  de  père  en  fils  et  fort  considérée  dans 
«  la  république,  toujours  il  arrivait  que  celui  qui  en 
«  était  chargé  instruisait  deux  ou  trois  frères  ou  pâ- 
te rents  de  la  même  famille  en  tout  ce  qui  concernait 
«  ces  histoires  ;  il  les  y  exerçait  continuellement  du- 
ce rant  sa  vie,  et  c'était  à  lui  qu'ils  avaient  recours 
«  lorsqu'il  y  avait  du  doute  sur  quelque  point  de 
((l'histoire.  Mais  ce  n'était  pas  seulement  ces  nou- 
«  veaux  chroniqueurs  qui  lui  demandaient  conseil, 
«  c'étaient  les  rois,  les  princes,  les  prêtres  eux- 
«  mêmes...  » 

Ces  chroniqueurs,  ces  juges,  consultés  par  les 
princes,  avaient  plus  d'un  rapport  avec  les  mages;  ce 
texte  ne  laisse  à  cet  égard  aucun  doute,  et  il  est  diffi- 
cile de  leur  chercher  une  autre  souche  que  celle  d'où 
sortaient  ces  personnages  essentiels  de  la  société  an- 
tique de  l'Asie.  Les  traditions  mexicaines  donnent 
aux  populations  de  ces  contrées  trois  origines.  Elles 
prétendent  que  toutes  vinrent  du  nord  et  de  l'orient; 
les  premières,  les  Chichimèques,  étaient  des  sauvages 
vivant  de  chasse  et  n'ayant  ni  villes  ni  cultures;  les 
secondes,  les  Colhuas,  qui  enseignèrent  à  cultiver  la 
terre  et  donnèrent  les  premières  notions  de  la  vie 
civilisée  ;  les  dernières,  venues  longtemps  après, 
furent  les  Nnhuas,  qui  instituèrent  un  gouvernement, 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  93 

apportèrent  une  religion  et  un  culte.  Les  Colhuas  se- 
raient arrivés,  à  travers  l'Océan,  de  l'orient,  neuf  ou 
dix  siècles  avant  l'ère  chrétienne,  et  leurs  descendants 
seraient  les  fondateurs  de  ces  monuments  merveil- 
leux de  Palenqué  et  de  Mayapan.  Quant  aux  Nahuas, 
descendus  par  le  nord-est,  ils  se  seraient,  après  des 
luttes  acharnées,  emparés  du  Mexique.  Nation  guer- 
rière, important  avec  elle  un  culte  farouche,  mais  in- 
telligente et  superbe,  elle  aurait  imposé  un  joug  théo- 
cratique  aux  habitants  de  ces  contrées.  Ces  immigra- 
tions du  nord -est  paraissent  n'avoir  pas  cessé 
jusqu'au  xu° siècle  de  notre  ère.  Ces  Na h uas  procèdent 
vis-à-vis  les  possesseurs  du  pays  comme  le  faisaient 
les  nations  belliqueuses  du  nord  en  face  du  vieil 
empire  romain.  Ils  demandent  d'abord  un  territoire 
pour  établir  une  colonie  et  pour  vivre  ;  ils  acceptent 
l'état  de  vassaux  et  de  tributaires;  puis,  quand  ils  se 
sentent  assez  forts,  ils  attaquent  la  puissance  suze- 
raine. 

L'Etat  de  Guatemala  et  de  Chiapas,  de  Xibalba  dans 
le  Popol-  Vuh,  était  le  centre  de  la  domination  des 
Quinamés  ou  Colhuas  \  Le  Livre  sacré  représente  le 
roi  de  ces  contrées  et  ses  fils  comme  des  géants  ;  l'un 
se  dit  l'égal  du  soleil  et  de  la  lune,  ses  enfants  roulent 
des  montagnes.  C'est  contre  cette  race  orgueilleuse 

1.  A  l'époque  de  la  conquête,  le  Tlapallan,  qui  avoisinait 
Xibalba,  et  qui  bornait  au  sud  le  golfe  de  Honduras,  contenait 
une  ville  aussi  grande  que  Mexico. 


94  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

que  les  Nahuas  ouvrent  la  lutte,  personnifiés  en  deux 
frères,  Zaki-Nim-Ak  (le  grand  Sanglier  blanc),  et 
Zaki-Nima-Tzyiz  (le  grand-blanc-piqueur  d'épines)  *. 
Les  géants  sont  vaincus  et  écrasés.  Cependant  (tou- 
jours d'après  le  Popol-Vuh)  la  guerre  continue  et  se 
termine  à  l'avantage  des  Nahuas.  L'auteur  du  Livre 
sacré,  après  une  sorte  d'anathème  jeté  aux  gens  de 
Xibalba,  porte  sur  eux  ce  jugement  suprême...  «Mais 
«  leur  éclat  ne  fut  jamais  bien  grand  auparavant  ; 
«  seulement  ils  aimaient  à  faire  la  guerre  aux  hom- 
«  mes  ;  et  véritablement  on  ne  les  nommait  pas  non 
«  plus  des  dieux  anciennement  ;  mais  leur  aspect 
((  inspirait  l'effroi  ;  ils  étaient  méchants  hiboux,  inspi- 
«  rant  le  mal  et  la  discorde. — Ils  étaient  également 
«  de  mauvaise  foi,  en  même  temps  blancs  et  noirs,  hy- 
«  pocrites  et  tyran  niques,  disait-on.  En  outre,  ils  se 
«  peignaient  le  visage  et  s'oignaient  avec  de  la  cou- 
«  leur  a...  » 

Les  traditions  toltèques,  conservées  par  Ixtlilxo- 
chitl3,  présentent  les  princes  nahuas  comme  souve- 
rains de  villes  riches,  puissantes  et  à  peu  près  indé- 
pendantes des  rois  chichimèques.  Leur  cité  princi- 
pale, Tlachiatzin ,  avait  été  fondée  par  des  hommes 

1.  Les  noms  dans  lesquels  l'épithète  de  blanc  se  répète  parais- 
sent assez  indiquer  une  race  comparativement  pure. 

2.  Au  temps  de  la  conquête,  les  derniers  descendants  peut- 
être  de  cette  race  de  Xibalba,  les  Mayas  de  l'Yucatan,  se  pei- 
gnaient encore  le  visage. 

'■i.  Ixtlilxochitl,  Sumaria  Relation. 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  95 

sages  et  d'une  grande  habileté  dans  les  arts,  ce  qui 
avait  fait  donnera  cette  ville  le  surnom  de  Toltecatl, 
qui,  dans  la  langue  nahuatl,  signifie  ouvrier  ou 
artiste  l.  » 

D'après  les  mêmes  traditions  conservées  par  Ixtlixo- 
chitl  et  Veytia  2,  le  soulèvement  des  Toltèques  ou 
Nahuas  et  leurs  victoires  auraient  eu  lieu  à  la  fin  du 
me  siècle  de  notre  ère  3.  Leur  domination  ne  dura  pas 
toutefois  plus  d'un  siècle.  Vaincus  à  leur  tour  par  la 
race  asservie,  ils  auraient  recommencé  une  longue 
série  d'émigrations  vers  l'ouest,  puis  vers  le  nord, 
jusqu'à  la  hauteur  de  la  Californie,  puis  vers  les  con- 
trées du  centre  et  le  Pérou,  laissant  partout  des  traces 

1.  M.  l'abbé  Brasseur  de  Bourbourg,  p.  cxxxiii.  Dans  le  Livre 
sacré,  on  lit  ce  passage  curieux,  qui  indique  la  culture  des  arts 
chez  les  hommes  de  race  nahuatl  ou  toltèque.  La  mère  de  Hun- 
hun-Ahpu  et  de  Vukub-Hunahpu,  victimes  des  princes  deXibalba, 
a  deux  autres  fils,  Hunbatz  et  Hunchoven;  mais  ceux-ci,  rési- 
gnés à  leur  sort,  ne  cherchent  point  à  affranchir  la  nation  du  joug 
de  Xibalba  :  «  A  jouer  de  la  flûte  et  à  chanter  ils  s'occupaient 
«  uniquement;  à  peindre  et  à  sculpter  ils  employaient  tout  le 
«  jour,  et  ils  étaient  la  consolation  de  la  vieille  (chap.  iv,  p.  103). 
Et  plus  loin  :  «  Or,  Hunbatz  et  Hunchoven  étaient  de  très-grands 
«  musiciens  et  chanteurs  ;  ayant  crû  au  milieu  de  grandes  pei- 
«  nés  et  de  grands  travaux  qu'ils  avaient  passés,  tourmentés  de 
«  toute  manière,  ils  étaient  devenus  de  grands  sages;  ils  s'étaient 
«  rendus  également  (habiles  comme)  joueurs  de  flûte,  chanteurs, 
«  peintres  et  sculpteurs;  tout  sortait  parfait  de  leurs  mains  (cba- 
«  pitre  v).  »  Toutefois,  dans  le  Livre  sacré,  devant  les  descen- 
dants miraculeux  de  Hun-hun-Ahpu,  destinés  à  devenir  les  libé- 
rateurs de  la  nation  nahuatl  et  à  conquérir  Xibalba,  ces  deux 
artistes  sont  changés  en  singes,  comme  indignes,  probablement, 
de  concourir  à  l'œuvre  héroïque. 

2.  Hist.  antigua  de  Mexico,  t.  I,  cap  jcii. 
:î.  Au  signe  Ome-Tochtli,  II.  Lapin. 


00  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

de  leur  passage,  fondant  des  villes,  civilisant  des 
pays,  mais  regrettant  toujours  le  lieu  de  leur  domina- 
tion, ainsi  que  le  constate  le  Livre  sacré. 

La  race  nahuatl,  quelques  siècles  avant  l'ère  chré- 
tienne et  jusqu'au  moment  de  la  chute  de  Xibalba, 
aurait  occupé  le  pays  montagneux  situé  dans  les  Etats 
de  Chiapas  et  de  Guatemala.  Le  Tulan  dont  parlent 
les  traditions  guatémaliennes   était   situé   entre  les 
ruines  de  Palenqué  et  la  ville  moderne  de  Comitan  ; 
aussi  les  mythes  qui  personnifient  les  vainqueurs  de 
Xibalba  sont-ils  présentés  comme  descendant  des  de- 
grés pour  combattre  leurs  oppresseurs  ;  mais  les  héros 
quiches  Hun-Ahpu  et   Xbalanqué,  de  race  nahuatl 
pure,  ayant  fait  appel  aux  animaux,  aux  brutes,  pour 
détruire  l'empire  de  Xibalba,  sont  reçus  froidement 
par  leurs  concitoyens,  lorsqu'ils  reviennent  après  la 
victoire,  car  ils  ont  vaincu  avec  l'aide  des  races  infé- 
rieures, des  barbares.  Lamention  de  ces  animaux  que 
les  mythes  quiches  appellent  à  leur  aide  dans  toutes 
les  circonstances  graves,  animaux  gagnés  par   des 
menaces  ou  des  promesses,  indiquerait  assez  que  la 
race  nahuatl  pure  était  peu  nombreuse  et  dominait 
sur  des  vassaux  indigènes  considérés  comme  apparte- 
nant à  une  race  inférieure  ;  les  frères  de  Hun-Ahpu 
et  de  Xbalanqué,  voués  aux  travaux  d'art,  changés 
en  singes  au  moment  de  la  lutte  et  assimilés  ainsi  aux 
brutes,    montrent    que  les    arts  étaient    pratiqués, 
non  par  la  féodalité  nahuatl,  mais  par  ses  vassaux  de 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES.  97 

race  métisse  probablement.  Il  paraîtrait  donc  que  les 
édifices  de.  Palenqué,  déjà  ruinés  et  oubliés  au  mo- 
ment de  la  conquête  des  Espagnols,  appartiendraient 
à  la  race  indigène  au  milieu  de  laquelle  des  tribus 
quichées  de  race  supérieure  seraient  venues  s'établir 
quelques  siècles  avant  notre  ère  ;  mais  que  les  monu- 
ments de  l' Yucatan,  tels  que  ceuxd'Isamal,  de  Chichen- 
Itza  et  d'Uxmal,  auraient  été  élevés,  à  la  suite  de  la 
destruction  de  l'empire  xibalbaïde,  par  les  Nahuas. 

En  effet,  entre  les  monuments  de  Palenqué  et  ceux 
de  l' Yucatan,  il  y  a  des  différences  profondes;  le  sys- 
tème de  construction,  à  Palenqué,  ne  consiste  pas, 
comme  à  Chichen-ltza  ou  à  Uxmal,  en  des  revêtements 
d'appareil  devant  des  massifs  en  blocage,  mais  en  des 
enduits  de  stucs  ornés  et  de  grandes  dalles  recouvrant 
les  blocages.  Le  caractère  de  la  sculpture,  à  Palenqué, 
est  loin  d'avoir  l'énergie  de  celle  que  nous  voyons 
dans  des  édifices  de  l' Yucatan  ;  les  types  des  person- 
nages représentés  diffèrent  plus  encore  ;  ils  accusent 
des  traits  éloignés  de  ceux  de  la  race  aryane  à  Pa- 
lenqué, s'en  rapprochent  sensiblement  à  Chichen-ltza. 
Enfin,  ce  n'est  que  dans  les  monuments  de  l' Yucatan 
qu'apparaissent  ces  traditions  si  sensibles  de  la  struc- 
ture de  bois. 

On  se  souvient  de  l'analyse  très-sommaire  de  l'ori- 
gine des  Quiches  donnée  plus  haut  d'après  le  Livre 
sacré.  C'est  à  Tulan  que  les  Quiches  arrivent  et  qu'ils 
viennent  chercher  l'arche  qui  personnifie  la  divinité. 


98  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

Jusqu'à  leur  arrivée  à  Tulan,  les  Quiches  n'ont  pas  de 
culte  apparent,  ils  adorent  le  soleil,  les  splendeurs 
célestes.  Il  leur  faut  un  signe  pour  le  peuple.  Ces 
émigrants  d'une  race  supérieure,  arrivant  du  nord- 
est,  n'auraient-ils  pas  trouvé  à  Tulan  un  culte  établi 
par  une  race  moins  élevée,  et  ne  l'auraient-ils  pas  en 
partie  adopté,  puisque  c'est  à  dater  de  leur  séjour  à 
Tulan  que  le  dieu  Tohil  exige  les  sacrifices  humains, 
et  que  toutes  les  tribus  toltèques,  sauf  une  seule,  se 
soumettent  à  cette  nouveauté,  entraînées  probable- 
ment par  l'exemple  des  traditions  puissantes,  qui 
existaient  dans  le  pays  avant  leur  arrivée?  Ces  tribus 
qui  viennent  ainsi,  dit  le  Livre  sacré,  s'établir  au  mi- 
lieu d'un  pays  où  vivaient  «  des  hommes  noirs  et  des 
hommes  blancs,  ayant  un  doux  langage,  d'un  aspect 
agréable,  »  et  présentant  tous  les  caractères  d'un  état 
social  avancé,  ces  tribus  qui  se  considèrent  comme 
issues  des  dieux,  ne  nous  montrent-elles  pas  l'intro- 
duction d'une  race  blanche  relativement  peu  nom- 
breuse chez  des  peuples  déjà  très-civilisés,  protégeant 
les  arts,  possédant  un  culte  et  forçant  ainsi  les  nouveaux 
venus  à  se  façonner  aux  mœurs  du  pays?  Mais,  bien  que 
se  considérant  toujours  comme  appartenant  à  une  caste 
supérieure,  les  Quiches  font  alliance  avec  les  peuples 
tributaires  de  Xibalba,  ils  se  mettent  à  leur  tête  et  les 
entraînent  contre  leurs  oppresseurs  vers  le  111e  siècle 
de  notre  ère.  Vainqueurs,  ils  fondent  des  villes  sur 
la  péninsule  yucatèque,  et  bâtissent  les  monuments 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  90 

étranges  que  nous  y  trouvons  encore  aujourd'hui,  se 
servant  naturellement  des  artistes  et  ouvriers  du  pays 
pour  élever  ces  énormes  constructions  ;  ils  leur  impo- 
sent cependant  un  goût  nouveau  ;  eux  aussi,  les  Qui- 
ches, ont  leurs  traditions,  la  structure  de  bois  ';  ils 
aiment  les  étoffes  riches,  les  plumes,  les  bijoux,  et,  en 
moins  d'un  siècle  probablement,  surgissent  ces  monu- 
ments dont  nous  voyons  les  ruines  entourées  de  villes 
considérables.  Sur  un  sol  où  l'on  ne  peut  trouver 
d'eau  pendant  neuf  mois  de  l'année,  ils  font  creuser 


1.  «  Or,  le  calme  était  aussi  aux  cœurs  des  sacrificateurs  qui 
«  habitaient  sur  la  montagne  :  ainsi  donc,  Balam-Quitzé,^  Balam- 
«  Agab,  Mahucutah   et  Iqui-Balam  (les  chefs  des  Quiches  avant 
«  l'établissement  de  ceux-ci  dans  les  Etats  de  Chiapas  et  de  Gua- 
«  témala)  ayant  tenu  un  grand  conseil,  firent  des  fortifications 
«  au  bord  de  leur  ville,  environnant  les  contours  de  leur  ville  de 
«  palissades   et  de  troncs  d'arbres.  »  (Le  Popol- Vuh,  IVe  partie, 
chap.  m.)  «  En  Ismachi  est  donc  le  nom  du  lieu  de  leur  ville, 
«  où  ils  demeurèrent  enfin  et  s'y  établirent  définitivement  :  là 
«  donc  ils  mirent  en  œuvre  leur  puissance,  ayant  commencé  à 
«  bâtir  leurs  maisons  de  pierre   et  de  chaux   sous  la  quatrième 
«  génération  des  rois.  »  (Chap.  vu.)  Dans  l'origine  de  la  race  qui- 
chée,    il    est  parlé  d'une    première  création    d'hommes  de  bois, 
antérieurement  à  un  cataclysme  qui  les  fit  tous  périr.  Les  quatre 
cents  jeunes  gens  qui  apparaissent  parmi  les  premiers  de  l'émi- 
gration  quichée  au  Mexique  sont  présentés  dans  le  Livre  sacré 
(chap.  vu,  Ire  partie)  cheminant,  «  après  avoir  coupé  un  grand 
«  arbre  pour  servir  de  poutre  mère  à  leur  maison.  »  Zipacua,  le 
chef,  le  roi  des  indigènes,  parmi  lesquels  s'établissent  les  quatre 
cents  jeunes  gens  (le   nombre  quatre  ou   quatre  cents  désigne, 
dans  les  traditions  quichées,  un  grand  nombre,  une  nation,  une 
réunion   de   tribus)   charge  lui  seul  l'arbre  sur  ses  épaules  et  le 
porte   devant  la  maison  des  jeunes   gens. —  «  Or  ça,    reprirent 
«  ceux-ci,  nous  vous  reprendrons  encore  une  fois  demain  pour 
«  signaler  un  autre  arbre  pour  pilier  de  notre  maison.  » 


100  ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES. 

d'immenses  citernes  enduites  avec  soin,  ou  profitent 
des  excavations  naturelles  qui  laissent  passer  des  cours 
d'eau  sous  une  épaisse  couche  calcaire. 

Cependant  les  conquérants  de  Xibalba,  les  Quiches 
ou  Toltèques,  ainsi  qu'alors  on  les  désigne,  vivant 
sous  une  sorte  de  régime  féodal,  car  l'esprit  de  la  tribu 
ne  s'éteint  pas,  se  livrent  à  des  querelles  incessantes, 
sont  peu  à  peu  chassés  du  pays,  et  recommencent  une 
longue  série  d'émigrations  jusqu'à  une  époque  voisine 
de  la  conquête  espagnole. 

De  Tulan,  d'après  le  Livre  sacré,  trois  émigrations 
principales  auraient  eu  lieu,  l'une  vers  Mexico ,  les 
deux  autres  vers  Tepeu  et  Oliman  l.  L'empire  de 
Mexico  acquit  une  grande  puissance  en  peu  de  temps 
et  penchait  déjà  vers  la  décadence  au  moment  de 
l'arrivée  de  Fernand  Cortez.  A  Mexico  même,  il  ne 
reste  pas  un  seul  monument  des  Toltèques  ;  mais  ceux 
de  Mitla,  dont  une  partie  est  si  bien  conservée,  nous 
paraissent  appartenir  à  la  civilisation  quichée,  quoi- 
que postérieurs  à  ceux  de  l'Yucatan.  La  perfection  de 
l'appareil,  les  parements  verticaux  des  salles  avec 
leurs  épines  de  colonnes  portant  la  charpente  du 
comble,  l'absence  complète  d'imitation  de  la  construc- 
tion de  bois  dans  la  décoration  extérieure  ou  inté- 
rieure, l'ornementation  obtenue  seulement  par  l'as- 


1.  Tepeu  et  Oliman,  que  le  manuscrit  Cakehiquel  indique  de- 
voir se  trouver  vers  la  zone  qui  sépare  le  Peten  de  l'Yucatan 
(Voir  le  chap.  ix  de  la  IIP  partie  du  Livre  sacré  et  les  notes). 


ANTIQUITÉS   AMÉRICAINES.  101 

semblage  des  pierres  sans  sculpture,  donnent  aux 
édifices  de  Mitla  un  caractère  particulier  qui  les  dis- 
tingue nettement  de  ceux  de  l'Yucatan  et  qui  indi- 
querait aussi  une  date  plus  récente.  Une  seule  tribu, 
partie  de  Tulan,  s'établit  à  Mexico,  c'est  dire  qu'elle 
venait  civiliser  une  contrée  déjà  peuplée,  mais  qu'elle 
se  trouvait  numériquement  peu  importante,  au  milieu 
de  populations  indigènes  qui  déjà  possédaient  des 
arts.  L'influence  des  Toltèques  ne  put  donc  exercer, 
dans  le  Mexique  proprement  dit,  une  action  aussi 
complète  que  dans  l'Yucatan,  où  ils  étaient  relative- 
ment nombreux,  et  l'architecture  devait  participer 
davantage  des  mœurs  et  des  habitudes  appartenant 
aux  indigènes. 

Nous  voyons  que  les  Quiches  avaient  une  aptitude 
particulière  pour  la  sculpture  et  la  peinture  ;  les  frères 
de  Hun-Ahpu  et  de  Xbalanqué  s'adonnent  aux  arts 
du  dessin.  Les  sacrificateurs  réfugiés  sur  le  mont  Ha- 
cavitz  peignent  des  étoffes  \  Quand,  après  la  mort 
des  trois  héros  Balam-Quitzé,  Balam-Agab  et  Mahu- 
cutah,  les  tribus  victorieuses  se  séparent,  elles  fondent 
partout  où  elles  émigrent  des  villes  pleines  de  monu- 
ments ,  de  palais  magnifiques  «  bâtis  de  pierre  et  de 
chaux  2.  »  Mais  ces  édifices,  qui  demandaient  le  con- 
cours de  tant  de  bras,  étaient  nécessairement  construits 
par  les  nations  indigènes  soumises  et  devaient  se  res- 

1.  Le  Livre  sacré,  chap.  u,  IVe  partie. 

2.  Ibid.,  chap.  vu. 


102  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

sentir  des  traditions  et  habitudes  locales,  suivant  que 
les  tribus  conquérantes  et  civilisatrices  formaient  une 
caste  plus  ou  moins  considérable.  Il  y  aurait  donc 
lieu  de  voir  dans  les  édifices  de  Mitla,  éloignés  déjà 
du  centre  de  la  domination  primitive  des  Toltèques, 
un  art  ayant  conservé  plus  que  dans  l'Yucatan  des 
traditions  étrangères  à  cette  domination  et  apparte- 
nant aux  populations  indigènes.  Cette  façon  de  con- 
struire par  compartiments  de  dessins  formés  de  petites 
pierres  imitant  la  structure  en  brique,  ces  terrasses 
en  charpente  établies  sur  des  colonnes  et  des  murs 
verticaux,  et  jusqu'aux  méandres  composés  par  le 
petit  appareil,  rappellent  les  monuments  anciens  de 
la  race  malaye  beaucoup  plus  que  ceux  de  l'Yucatan. 

Remarquons,  d'ailleurs,  qu'aujourd'hui  encore  les 
habitants  de  l'Yucatan  sont  d'une  race  beaucoup  plus 
belle  et  se  rapprochant  plus  du  type  blanc  que  ceux 
des  plateaux  du  Mexique  ,  qui ,  comme  nous  l'avons 
dit  en  commençant,  présentent  un  mélange  assez 
confus  de  races  diverses  où  cependant  le  type  de  la 
race  malaye  semble  dominer. 

Pour  nous  résumer  donc  en  peu  de  mots,  il  y  a 
tout  lieu  de  croire  que  l'Amérique  centrale,  le  Mexique 
et  l'Yucatan  étaient  occupés,  quelques  siècles  avant 
notre  ère,  par  une  race  ou  un  mélange  de  races  par- 
ticipant surtout  des  races  jaunes  ;  que  ces  populations, 
de  mœurs  assez  douces,  arrivées  à  ce  degré  de  civili- 
sation matérielle  à  laquelle  les  jaunes  sont  particuliè- 


ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES.  103 

rement  aptes,  tout  en  pratiquant  cependant  les  sacri- 
fices humains  et  des  épreuves  religieuses  cruelles,  ce 
qui  n'est  pas  incompatible  chez  ces  peuples  avec  une 
organisation  très-parfaite,  avec  le  culte  des  arts  et  les 
habitudes  de  bien-être  ;  que  ces  populations,  disons- 
nous,  virent  s'implanter  au  milieu  d'elles  des  tribus 
d'une  race  blanche  venue  du  nord-est,  possédant  à  un 
degré  beaucoup  plus  élevé  les  aptitudes  civilisatrices; 
que  ces  nouveaux  venus,  guerriers,  braves,  se  seraient 
bientôt  emparés  du  pouvoir,  auraient  institué  un  ré- 
gime théocratique,  et,  avec  cette  prodigieuse  activité 
qui  distingue  les  races  blanches,  auraient  fondé  quan- 
tité de  villes,  soumis  le  pays  à  une  sorte  de  gouver- 
nement féodal  ou  plutôt  de  castes  supérieures,  et  élevé 
ces  immenses  monuments  qui  nous  surprennent  au- 
jourd'hui parleur  grandeur  et  leur  caractère  étrange. 
Nous  rangerions  ainsi  les  édifices  de  Palenqué  dans 
la  série  des  monuments  construits  par  les  indigènes, 
avant  la  soumission  de  Xibalba,  ceux  de  l'Yucatan 
sitôt  après  la  domination  des  Quiches,  de  la  race 
conquérante  et  supérieure,  et  ceux  de  Mitla  parmi  les 
dérivés  de  l'influence  quichée,  postérieurement  à  la 
séparation  des  tribus  réunies  à  Tulan.  Les  monuments 
dont  les  restes  se  voient  encore  dans  l'Amérique  cen- 
trale, que  notre  ami  M.  Daly  a  visités  et  dont  nous 
attendons  une  description,  seraient  dus  au  retour  des 
tribus  quichées  vers  le  nord  et  le  nord-est,  après  la 
chute  de  leur  domination  sur  la  péninsule  yucatèque, 


104  ANTIQUITÉS    AMÉRICAINES. 

affaiblies  qu'elles  étaient  par  leurs  querelles  et  un 
soulèvement  de  l'antique  population  indigène.  Peut- 
être  sommes-nous  arrivés  au  moment  où  une  inter- 
vention européenne  au  Mexique  permettra  de  déchirer 
les  voiles  qui  couvrent  encore  l'histoire  de  cette  belle 
contrée.  M.  Charnay  a  rendu  un  service  signalé  à 
l'étude  de  l'archéologie  en  offrant  au  public  cette 
collection  de  photographies  recueillies  à  travers  mille 
périls  et  aux  dépens  de  sa  fortune  privée.  Nous  ne 
pouvons  que  souhaiter  le  voir  compléter  ces  rensei- 
gnements déjà  si  curieux  pendant  un  second  voyage 
que,  cette  fois,  nous  l'espérons  du  moins,  il  entrepren- 
drait sous  la  protection  de  la  France.  Mais  ces  études 
ne  seront  complètes  que  lorsqu'on  aura  pu  faire,  dans 
l'Amérique  centrale,  dans  celle  du  Nord  et  dans  le 
Pérou,  une  série  de  photographies  entreprises  avec 
méthode,  des  relevés  de  plans  dressés  avec  exactitude 
et  ces  observations  comparatives  à  l'aide  desquelles 
l'archéologie  peut  formuler  des  conclusions  certaines. 
A  nos  yeux,  l'architecture  antique  du  Mexique  se 
rapproche,  sur  bien  des  points,  de  celle  de  l'Inde 
septentrionale  ;  mais  comment  ces  rapports  se  sont-ils 
établis?  Est-ce  par  le  nord-est?  est-ce  par  le  nord- 
ouest?  C'est  une  question  réservée  jusqu'au  moment 
où  la  connaissance  de  ces  monuments  indo-septen- 
trionaux sera  complète. 

Viollet-LetDuc. 


LE   MEXIQUE 

1858-1861 
SOUVENIRS   ET   IMPRESSIONS   DE   VOYAGE 


Un  pays  est  un  livre  que  chaque  voyageur  a  le 
droit  de  commenter  à  sa  manière,  en  s'appuyant 
sur  la  vérité. 


LE   MEXIQUE 


1858-1861 


SOUVENIRS    ET    IMPRESSIONS   DE    VOYAGE 


CHAPITRE  PREMIER 


Départ  de  Paris.— La  Vera-Cruz.— Saint-Jean  d'Ulloa.— Aspect  général  de 
la  ville. — Le  port. — Le  môle. — Excursion  aux  environs. — Le  nord  à  Vera- 
Cruz. — Le  départ.— Médellin.— La  route  de  Mexico. 


Chargé  d'une  mission  par  le  ministre  d'État,  à 
l'effet  d'explorer  les  ruines  américaines,  je  quittai 
Paris  le  7  avril  1857,  me  dirigeant  sur  Liverpool  par 
New-Haven  et  Londres  :  deux  amis  m'accompa- 
gnaient. Le  lendemain ,  nous  étions  à  bord  de 
Y  America,  paquebot  transatlantique  de  la  compagnie 
Cunard,  en  partance  pour  Boston. 

Je  l'avoue  humblement,   quoiqu'ayant  beaucoup 


108  LE    MEXIQUE. 

voyagé,  je  ne  m'embarque  jamais  sans  une  certaine 
appréhension;  je  n'aime  point  l'Océan,  il  me  fait 
peur.  Je  suis  peut-être  moins  poëte  qu'homme  de 
mer,  et,  dès  l'instant  du  départ,  je  ne  rêve  qu'au 
jour  de  l'arrivée.  Voyez  à  quoi  peut  tenir  une  ques- 
tion d'art?  En  mer,  j'ai  le  cœur  sensible,  un  autre 
ne  l'a  point;  il  admire  tout,  rien  n'est  beau  pour 
moi;  je  suis  malade,  il  est  bien  portant. 

Je  ne  dirai  rien  d'un  séjour  de  huit  mois  aux 
Etats-Unis  :  c'est  pourtant  un  beau  voyage  que 
celui  qui  vous  montre  New-York  et  Boston,  le  Saint  - 
Laurent,  ses  chutes  et  ses  rapides,  les  grands  lacs, 
le  Niagara,  les  plaines  de  l'Ouest  et  le  parcours  pro- 
digieux du  Mississipi.  Je  réserve  à  ces  belles  choses 
une  étude  à  part,  et  j'arrive  à  Vera-Cruz,  où  nous 
abordâmes  à  la  fin  de  novembre. 

On  donne  généralement  à  Vera-Cruz  une  physio- 
nomie orientale  ;  quelques  coupoles  assez  basses 
pourraient  seules  rappeler  le  style  des  mosquées, 
mais  il  faudrait  une  bonne  volonté  singulière  pour 
prêter  à  ses  lourds  clochers  l'élégance  des  minarets. 
Quant  à  ces  bouquets  de  verdure  qui  distinguent  et 
réjouissent  les  villes  d'Orient,  on  ne  trouve  à  la  porte 
de  Mexico  que  cinq  à  six  palmiers  rabougris,  seuls 
échantillons  de  l'espèce;  encore  n'existent-ils  plus 
aujourd'hui. 

Vu  de  la  mer,  l'aspect  de  Vera-Cruz  est  des  moins 
flatteurs;  c'est  une  ligne  monotone  de  maisons  basses, 


CHAPITRE    I. LA    VERA-CRUZ.  109 

noircies  par  les  pluies  et  par  les  vents  du  nord.  Les 
bâtiments  de  la  douane,  d'un  style  moderne,  et  la 
porte  monumentale  qui  les  décore  sont,  en  fait  d'ar- 
chitecture, ce  que  la  ville  offre  de  plus  remar- 
quable. 

Les  églises  sont  pauvres,  comparativement  à  la 
richesse  qu'elles  déploient  dans  toute  la  république  ; 
elles  y  sont  mal  suivies,  et  la  population  de  Vera- 
Cruz  ne  brille  point  par  sa  piété.  Essentiellement 
commerçante,  entrepôt  de  toutes  les  marchandises 
qui  montent  à  l'intérieur,  Yera-Cruz  est  peuplée  d'un 
grand  nombre  d'étrangers  ;  les  affaires  lui  font  oublier 
l'Église  ;  comme  partout  au  monde,  l'amour  du  lucre 
éloigne  de  Dieu. 

Assise  sur  les  sables  de  la  mer,  entourée  de  dunes 
arides  et  de  lagunes  croupissantes,  Vera-Cruz  est 
pour  l'étranger  le  séjour  le  plus  malsain  de  la  répu- 
blique. La  fièvre  jaune  y  règne  en  permanence,  et, 
quand  un  centre  d'émigration  lui  fournit  de  nouveaux 
aliments,  elle  devient  alors  épklémique  et  d'une  vio- 
lence extrême. 

En  fait  de  port,  Vera-Cruz  n'a  qu'un  mauvais 
mouillage  où  les  bâtiments  de  commerce  ne  sont 
point  en  sûreté;  l'abri  du  fort  est  leur  seule  défense 
contre  les  vents  du  nord,  et  souvent,  dans  les  tempêtes, 
ils  dérapent  et  sont  jetés  à  la  côte.  Les  gros  bâti- 
ments et  les  navires  de  guerre  vont  mouiller  à  Sacri- 
ficios,  â  quatre  kilomètres  au  sud,  ou  bien  â  l'île 


HO  LE    MEXIQUE. 

Verte,  à  plus  de  deux  lieues  de  distance.  Quand  vient 
le  nord,  rien  ne  peut  donner  une  idée  de  sa  violence; 
il  souffle  par  terribles  rafales,  soulevant  des  tourbil- 
lons de  sable  qui  pénètre  les  habitations  les  mieux 
closes  ;  aussi,  tout  se  ferme  aux  premiers  symptômes  : 
les  barques  rentrent,  on  les  enchaîne,  les  navires 
doublent  leurs  ancres,  le  port  se  vide,  tout  mouve- 
ment est  suspendu,  la  ville  paraît  déserte  et  inhabi- 
tée. Un  froid  subit  envahit  l'atmosphère,  le  Cargador 
s'enveloppe  grelottant  dans  sa  couverture,  le  paletot 
de  laine  remplace  la  jaquette  de  toile,  on  gèle  ;  le 
môle  disparaît  sous  les  vagues  monstrueuses  que  sou- 
lève la  tempête;  les  vaisseaux  se  heurtent  dans  le 
port,  heureux  quand  la  tourmente  ne  les  jette  pas 
à  la  côte.  Néanmoins,  le  vent  du  nord  est  un  bienfait 
pour  la  ville  ;  sa  première  venue  est  le  signe  d'une 
époque  plus  saine  qui  ramène  l'étranger  dans  ses 
murs;  le  vomito  diminue  de  violence,  quelquefois 
disparaît  et  n'offre  que  rarement  des  cas  mortels. 
Vera-Cruz  est,  pour  l'homme  d'affaires,  la  ville  la 
plus  désirable  comme  résidence  ;  la  vie  y  est  plus 
facile  et  sinon  plus  confortable,  à  cause  des  grandes 
chaleurs,  du  moins  plus  grande,  plus  large,  plus 
abondante.  Les  vins  y  sont  aussi  communs  qu'en 
France,  le  golfe  abonde  en  poissons  délicieux  :  toutes 
choses  considérées  comme  luxe  et  que  les  gens  riches 
hésitent  à  s'offrir  dans  l'intérieur  de  la  république. 
Le  marché  abonde  en  fruits  des  tropiques  et  l'Indien 


CHAPITRE    I.  — LA    VERA-CRUZ.  111 

y  apporte  toute  la  famille  des  oiseaux  du  soleil,  depuis 
le  moqueur  et  le  perroquet  jusqu'au  grand  ara  rouge 
de  Tabasco.  Le  caractère  des  habitants  est  plus  liant, 
moins  gourmé,  et  l'on  se  sent  au  milieu  d'eux  plus 
vite  chez  soi. 

Puis,  cette  allée  et  venue  des  navires  européens, 
cet  échange  de  nouvelles  qui  vous  tient  sans  cesse  au 
courant  de  la  politique  du  vieux  monde  et  des  fluc- 
tuations de  la  littérature  dans  la  mère  patrie,  rappro- 
chent Vera-Cruz  de  la  France;  il  semble  qu'on  puisse 
partir  à  toute  heure.  Ajoutez  à  cela  le  golfe  et  ses 
eaux  bleues,  les  bains  de  mer,  ce  môle,  si  modeste 
qu'il  soit,  où  l'on  va  rêver  le  soir  sous  un  magnifique 
dais  d'étoiles,  où,  le  jour,  on  épie  la  marche  incertaine 
d'une  voile  à  l'horizon  :  imaginez  ce  ciel  merveilleux, 
dont  parfois  l'azur  vous  lasse;  animez-le  de  ces 
bandes  criardes  d'oiseaux  de  mer  et  de  ces  petits 
vautours  noirs  qui  le  virgulent  à  des  hauteurs  prodi- 
gieuses; voyez  à  vos  pieds  ces  deux  pélicans  véné- 
rables ,  antiques  habitués  du  port ,  qui  plongent 
silencieusement,  s'élèvent  et  replongent  pour  venir  se 
reposer  pleins  d'une  burlesque  majesté  sur  la  hampe 
du  drapeau  de  la  douane,  et  vous  aurez  la  plage  de 
Vera-Cruz. 

Ce  qui  donne  à  la  ville  une  physionomie  toute 
particulière,  c'est  la  foule  innombrable  de  ces  petits 
vautours  noirs  qui  encombrent  les  rues,  couvrent  les 
maisons  et  les  édifices.  Ils  se  dérangent  à  peine  quand 


112  LE   MEXIQUE. 

vous  passez,  et  lorsque  les  ménagères  viennent  dé- 
poser sur  le  devant  des  portes  les  immondices  de  la 
maison,  ils  se  précipitent  avec  acharnement;  c'est 
une  mêlée  générale,  une  dispute,  des  tiraillements, 
un  véritable  combat,  où  les  chiens  se  mêlent  et  dont 
ils  ne  sortent  point  toujours  vainqueurs.  Les  zopilotes 
sont  chargés  de  l'édilité  de  la  ville;  aussi  chacun  les 
respecte  ;  une  amende  assez  forte  est  même  infligée  à 
qui  les  tue. 

A  la  porte  de  Mexico  se  trouve  une  petite  prome- 
nade, déserte  la  semaine,  et  qui  n'offre  une  certaine 
animation  que  le  dimanche.  Dans  le  faubourg,  qui  le 
suit,  les  matelots  et  les  gens  du  port  viennent  danser 
le  soir,  en  même  temps  qu'offrir  à  quelque  danseuse 
émérite  des  hommages  vivement  disputés.  Le  couteau 
joue  souvent  un  rôle  actif  dans  ces  réunions  de  famille  ; 
la  danse,  menée  par  la  guitare  et  le  chant  monotone 
de  l'instrumentiste,  n'est  qu'un  piétinement  cadencé, 
accompagné  de  mouvements  lascifs  propres  à  exciter 
les  passions  de  la  galerie;  aussi  le  triomphe  de  la 
danseuse  n'est  complet  que  consacré  par  quelque 
sanglante  dispute. 

Si  vous  sortez  de  Vera-Cruz,  la  côte  nord  ne  vous 
offre  qu'une  vaste  plaine  de  sable.  Au  sud,  vous  avez 
le  cimetière,  puis  les  abattoirs  ;  un  peu  plus  loin, 
vous  entrez  dans  les  dunes  et  vous  tombez  au  milieu 
de  marais  couverts  de  garzas,  de  hérons  et  de  canards 
sauvages.  Les  lies  sont  peuplées  d'iguanes  et  de  ser- 


CHAPITRE    I.  —  LA    VERA-CRUZ.  113 

pents  ;  la  perspective  se  continue  couverte  d'affreuses 
broussailles,  et  rien  n'anime  ces  solitudes  mortelles, 
que  les  cris  de  quelques  fauves,  le  passage  d'un  aigle 
pêcheur  ou  le  tournoiement  du  vautour  en  quête 
d'une  proie  facile. 

Certains  romanciers  en  vogue  ont  cependant  choisi 
ces  déserts  sablonneux  comme  siège  d'aventures  im- 
possibles. Ils  peuplent,  à  l'envi,  ces  marais  fangeux 
d'habitations  délicieuses,  de  palais  magiques  où  s'agi- 
tent, au  milieu  des  luxes  réunis  de  la  nature  et  de 
l'art,  d'enivrantes  créatures  et  des  héros  dignes  de 
FArioste.  0  capitaine  Maine-Read,  que  d'affreuses 
bourdes  vous  racontez  à  vos  indulgents  lecteurs  ! 

Pour  trouver  la  végétation  tropicale,  il  faut  fran- 
chir quatre  ou  cinq  lieues  au  moins  de  ces  brous- 
sailles marécageuses;  ou  bien,  remontant  la  rivière  de 
Boca  del  Rio,  vous  arriverez,  par  une  suite  de  char- 
mants paysages,  jusqu'à  Médellin,  village  délicieux 
au  milieu  des  bois,  et  dont  la  fête  patronale  attire  à 
ses  jeux  toute  la  population  de  la  Vera-Cruz  et  des 
environs. 

Deux  diligences  vont  de  Yera-Cruz  à  Mexico  :  l'une 
passant  par  Jalapa,  l'autre  par  Orizaba;  c'est  la  route 
la  plus  courte,  mais  la  plus  ennuyeuse.  Il  reste  au 
touriste  les  chariots.  Les  chariots  partent  ordinai- 
rement par  convois  de  douze,  vingt-quatre  ou  trente- 
six,  et  ce  n'est  pas  une  des  choses  les  moins  pittores- 
ques de  la  route  que  le  spectacle  de  cette  immense 

8 


114  LE    MEXIQUE. 

file  de  voitures  et  les  soins  qu'un  tel  matériel  com- 
porte. Ces  convois  ont  une  organisation  parfaite  :  une 
douzaine  possède  d'habitude  un  majordome,  un  ser- 
gent, puis  un  caporal;  chaque  voiture  a  dans  la 
marche  une  place  spéciale,  un  numéro  qu'elle  doit 
conserver  jusqu'au  jour  de  l'arrivée.  Le  conducteur, 
toujours  à  cheval  sur  la  timonière  de  gauche,  a 
quatorze  mules  qui  sont  les  siennes  et  rien  n'égale 
l'instinct  extraordinaire  qui  lui  permet  de  distinguer 
dans  l'obscurité  et  de  reconnaître,  au  milieu  d'un 
troupeau  de  deux  cents  mules  qui  paraissent  à  peu 
près  de  la  même  couleur,  les  mules  de  son  chariot. 
Je  me  rappelle,  à  ce  sujet,  une  anecdote  qui  prouve 
à  quel  point  un  arriero  possède  cette  faculté  presque 
divinatoire. 

Un  Français  de  mes  amis,   se  rendant  avec   sa 

a  7 

famille  de  Tehuantepec  à  San  Cristobal,  dans  l'Etat 
de  Chiapas ,  voyageait  avec  des  mules  qui  lui 
appartenaient,  une  douzaine  au  moins,  sous  la  conduite 
d'un  arriero,  son  domestique.  La  course  est  longue 
et  c'est  un  grand  voyage  que  quinze  journées  de 
marche  avec  femme  et  enfants. 

Là,  point  de  routes  royales,  mais  d'étroits  sentiers 
coupant  la  plaine  ou  longeant  les  précipices  de  la 
Cordillère.  Le  voyageur  n'a  souvent  pour  auberge 
qu'un  abri  de  chaume  et  pour  ses  mules  d'autres 
ressources  que  les  broussailles  de  la  forêt.  Chaque 
soir,  il  faut  donc  donner  aux  bêtes  la  liberté  d'errer 


CHAPITRE    I.  LA    VEKA-CRUZ.  115 

où  bon  leur  semble,  et  chaque  matin  les  reprendre 
au  lasso,  ce  qui  n'est  pas  toujours  facile  besogne.  On 
comprend  que  cette  manière  de  voyager  ne  soit  pas 
des  plus  expéditives  et  que,  pour  une  famille,  un 
déplacement  lointain  est  chose  considérable. 

Il  arriva  donc  que  l'une  des  mules  s'égara,  disparut 
dans  quelque  abime  ou  fut  volée;  en  tout  cas,  les 
recherches  pour  la  retrouver  furent  vaines  et  l'on  dut 
repartir  sans  elle. 

M.  L...  vivait  depuis  deux  ans  à  Tuxtla,  quand, 
se  trouvant  sur  la  place  de  Chiapas  avec  son  domes- 
tique, ils  entendirent  au  loin  les  hennissements  d'une 
mule. 

—  Aqui  esta  la  mula,  sefiory  s'écria  celui-ci.  Voilà 
votre  mule  monsieur. 

— Quelle  mule?  répondit  le  maître,  car  dès  long- 
temps il  avait  oublié  l'aventure  de  la  bète  perdue. 

— Eh  parbleu  !  reprit  le  domestique,  la  mule  que 
nous  perdîmes,  il  y  a  deux  ans,  lorsque  vous  vîntes 
en  ce  pays. 

— Tu  plaisantes? 

— Oh!  non  pas,  mon  maître,  fit  l'Indien;  je  re- 
connais sa  voix.  C'est  bien  elle,  et  du  reste  vous  allez 
voir. 

Il  disparut  aussitôt  dans  la  direction  des  hennisse- 
ments et  revint,  une  demi-heure  après,  traînant  une 
mule  après  lui. 

— Caramba!  fit  M.  L...,  c'est  bien  elle. 


116  LE    MEXIQUE. 

En  effet,  outre  la  physionomie  et  la  couleur  de  la 
mule  en  question,  celle-ci  avait  bien  encore  les  deux 
lettres  J.  L.,  marque  et  initiales  de  mon  ami. 

Comme  notre  voyage  n'avait  d'autre  but  que  de 
bien  voir,  et  qu'en  diligence  on  ne  voit  rien;  que  de 
plus,  nous  étions  légers  d'argent  et  qu'il  eût  fallu 
près  de  trois  mois  pour  faire  venir  d'Europe  les  fonds 
qui  nous  manquaient,  nous  suivîmes,  le  fusil  sur 
l'épaule,  les  chariots  qui  transportaient  nos  dix-huit 
cents  kilos  de  bagage.  La  première  étape  est  celle 
de  la  Tejeria.  Le  chemin  de  fer  s'en  charge  ;  au  delà, 
vous  trouvez  la  plaine  coupée  de  taillis  et  d'arbustes 
épineux. 

Nous  étions  à  la  fin  de  novembre,  et  les  prairies 
avaient  une  toison  verte  encore  ;  les  bois  étaient 
feuillus;  aussi,  la  campagne  avait  cet  aspect  déli- 
cieux et  jeune  qu'elle  ne  saurait  garder  longtemps 
dans  ce  pays  de  pluies  périodiques,  où  pendant  neuf 
mois  la  terre  est  privée  d'eau.  La  chaleur  était  forte, 
la  marche  pénible,  et  parfois  nous  nous  couchions 
dans  les  hautes  herbes  pour  attendre  que  les  mules 
nous  rejoignissent.  Nous  étions  donc  mollement 
étendus,  la  paupière  à  demie  fermée,  dans  le  doux 
farniente  d'un  homme  qui  repose,  quand  le  galop 
d'un  cheval  se  fit  entendre  :  ne  sachant  comment 
expliquer  une  course  semblable,  nous  crûmes  à  la 
poursuite  de  quelque  malheureux  par  des  coureurs 
de  route,  et  nous  nous  levâmes  aussitôt  pour  le  se- 


CHAPITRE    I.  LA    VERA-CRUZ.  117 

courir.  Le  cavalier  était  à  dix  pas  de  nous;  il  était 
seul,  nul  ne  le  poursuivait;  à  l'aspect  de  trois  hommes 
armés,  surgissant  des  hautes  herbes  à  son  approche, 
d'un  effort  désespéré  il  s'arrêta  court,  la  figure  pleine 
d'épouvante,  fit  volte-face  et  disparut,  nous  laissant 
ébahis;  persuadé  qu'il  était  tombé  sur  trois  auda- 
cieux brigands,  auxquels  il  n'avait  échappé  que  par 
miracle  ;  voilà  comment  les  meilleures  intentions 
sont  dénaturées.  Ainsi  donc,  à  notre  premier  pas  sur 
la  terre  mexicaine,  nous  passâmes  pour  des  voleurs  ! 
Quelle  éclatante  revanche  ces  messieurs  prirent  par 
la  suite,  et  que  de  fois  il  nous  fallut  retourner  nos  po- 
ches sur  la  poussière  des  grands  chemins  ! 

Le  convoi  n'atteignit  Zopilote  qu'à  cinq  heures  du 
soir  :  c'était  un  simple  rancho,  avec  parc  pour  les 
mules  et  une  tienda.  Nous  passâmes  la  nuit  sous  une 
véranda  de  chaume,  exposés  à  la  voracité  des  mous- 
tiques qui  sont,  en  Terre  Chaude,  les  plus  terribles 
tourmenteurs.  A  minuit,  les  chariots  se  mirent  en 
marche.  L'étape  est  longue  de  Zopilote  à  Paso  de 
Ovegas;  l'obscurité  rendait  la  marche  difficile  dans 
des  chemins  démantelés,  coupés  de  profondes  orniè- 
res ;  mais  le  matin  dédommage  et  les  levers  de  soleil 
sont  splendides  :  comme  d'habitude,  nous  primes 
les  devants;  les  bois  devenaient  plus  touffus,  les 
arbres  plus  élevés  et  des  nuées  de  perruches,  aux 
cris  perçants,  s'élevaient  de  toutes  parts  ;  nous  cou- 
rions comme  des  enfants  après  elles,  sans  pouvoir 


118  LE    MEXIQUE. 

les  atteindre;  souvent  nous  quittions  la  route,  nous 
enfonçant  dans  les  bois  à  la  poursuite  d'une  poule 
de  Montézuma,  au  risque  d'en  sortir  dévorés  par  les 
pinolillos  ou  couverts  de  garrapatas;  mais  la  chasse 
était  maigre  et  nous  n'avions  que  des  perroquets 
verts  à  tête  jaune,  des  toucans  au  grand  bec  et  de 
ces  jolies  tourterelles,  grosses  comme  des  moineaux 
et  qui  fourmillent  sur  les  routes. 

A  midi,  nous  étions  à  San  Juan,  où  la  Terre  Chaude 
déploie  toutes  ses  splendeurs  et,  vers  les  quatre  heures, 
nous  arrivâmes  à  Paso  de  Ovegas,  moulus  de  fatigue, 
couverts  de  poussière  et  le  corps  enflé  de  piqûres 
d'insectes.  Aussi,  nous  hâtâmes-nous  d'aller  prendre 
un  bain  dans  la  rivière  qui  traverse  le  village.  Un 
compatriote  nous  offrit  l'hospitalité,  c'est-à-dire  une 
planche  et  un  établi  pour  nous  étendre.  C'était  un 
menuisier,  à  qui  la  fortune  ne  semblait  pas  sourire, 
et  qui  depuis  plusieurs  années  traînait  dans  cette 
pauvre  bourgade  une  vie  de  misère.  On  rencontre, 
sur  tous  les  chemins  du  globe,  de  ces  pauvres  éclop- 
pés  de  la  civilisation,  que  des  espérances  trompeuses 
amènent  dans  les  pays  lointains  et  qui  ne  forment 
qu'un  vœu,  souvent  stérile,  celui  de  revoir  la 
France. 

Celui-ci  s'informait  avec  une  fiévreuse  curiosité 
des  nouvelles  de  son  pays,  des  grandes  victoires  que 
nous  avions  remportées  en  Orient  ;  il  semblait  pour 
lui  que  tout  était  nouveau,  et  des  événements  oubliés 


CHAPITRE    I.  —  LA    VERA-CRUZ.  119 

en  Europe  avaient  à  ses  yeux  la  fraîcheur  d'une 
chose  récente.  Cependant  il  fallait  nous  reposer,  mais 
d'affreuses  démangeaisons  rendaient  la  chose  impos- 
sible; l'un  de  nous  éprouvait  aux  pieds  quelques 
picotements  inquiétants.  —  Auriez-vous  des  niguas, 
nous  dit  notre  hôte. 

Des  niguas  !  Nous  ne  savions  ce  que  cela  voulait 
dire,  mais  nous  l'apprimes  aussitôt  ;  nous  en  avions, 
hélas!  La  nigua  est  un  des  plus  terribles  insectes 
parmi  les  parasites  de  Terre  Chaude  :  c'est  un  petit 
être  imperceptible,  qui  se  loge  sous  les  ongles  des 
doigts  de  pied,  dans  le  pouce  surtout  ;  il  s'y  creuse 
un  nid,  dépose  ses  œufs  sous  la  forme  d'une  boule 
blanche  ;  puis  une  fois  éclos,  ceux-ci  fondent  à  l'entour 
des  colonies  semblables  ;  de  telle  sorte,  qu'un  beau 
jour,  quand  vous  y  pensez  le  moins,  il  vous  tombe 
une  phalange. 

Cet  insecte  est  d'autant  plus  dangereux  qu'il  ne 
trahit  sa  présence  que  par  un  picotement  insigni- 
fiant, auquel  l'étranger  ne  prend  pas  garde  ;  le  travail 
ténébreux  s'accomplit  sans  douleur,  et  les  Indiens 
eux-mêmes  en  sont  souvent  victimes.  Pour  éviter  le 
danger,  il  faut,  au  premier  symptôme,  ouvrir  le 
pouce  à  l'endroit  du  picotement;  l'on  découvre  alors 
une  petite  boule  de  la  grosseur  d'un  pois,  qu'il  faut 
enlever  de  la  plaie,  puis  remplir  l'espace  de  cendres 
de  tabac  :  c'est  du  moins  la  méthode  suivie  sur  place. 
Je  fis   mieux,  je  remplis  les  cavités,  car  j'en  avais 


120  LE    MEXIQUE. 

plusieurs  au  pied  droit,  d'ammoniaque,  afin  d'anéan- 
tir toute  la  génération.  La  térébenthine  les  chasse 
également;  il  est  bon,  dansée  cas,  d'en  imbiber  la 
chaussure  à  l'intérieur. 

De  Paso  de  Ovegas  on  passe  à  la  Rinconada  pour 
tomber  à  Puente  National.  Puente  National  se  trouve 
au  bas  d'une  gorge  pittoresque,  et  de  l'autre  côté 
d'un  torrent,  que  traverse  un  pont  magnifique  recon- 
struit par  Santa- Anna.  Point  fortifié  de  la  route  de 
Vera-Cruz  à  Mexico,  c'est  un  passage  des  plus  faciles 
à  défendre.  Mille  hommes  déterminés  arrêteraient  une 
armée;  mais  le  Mexicain,  qui  se  bat  bien  à  l'abri  des 
murailles,  ne  sait  pas  résister  en  rase  campagne;  l'ar- 
deur lui  manque  et  les  chefs  ne  payent  pas  d'exemple. 
Comment  les  Américains  forcèrent-ils  Puente  National 
défendu   par  une   armée    aussi  nombreuse    que    la 
leur?  On  ne  peut  le  comprendre.  Outre  la  difficulté 
des  lieux,  le  défilé  se  trouve  balayé  par  des  batteries 
d'un  petit  fort  [placé  à  gauche  sur  un  rocher  à  pic, 
qui,    de  tous   côtés,    domine   la  route.   Une  autre 
batterie,   sur  la  droite,  appuyait  les  feux  de  la  pre- 
mière;  le   site  est  d'un  sauvage   grandiose.   Santa- 
Anna  s'y  était  fait  bâtir  une  magnifique  habitation, 
aujourd'hui  abandonnée;  sous  son  administration,  le 
village  était  riche,  et  quoi  qu'on  ait  à  lui  reprocher 
sous  le  rapport  de  la  tyrannie  de  son  gouvernement 
et  de  l'impudeur  de  ses  concussions,  du  moins  les 
routes  étaient  sûres,  le  commerce  florissant  ;  chaque 


CHAPITRE  1.  LA  VERA-CRUZ.         121 

village  répondait  des  vols  ou  des  attentats  commis 
sur  son  territoire  ;  de  telle  sorte  que  les  coureurs  de 
routes  avaient  disparu,  et  que  de  Vera-Cruz  à  Mexico 
on  pouvait  voyager  sans  crainte.  Il  n'en  est  plus  ainsi. 

Le  village  porte  l'empreinte  de  la  misère  ;  la  guerre 
civile  qui  désole  la  république  a  fait  de  ce  lieu 
naturellement  fortifié  un  camp  de  guérillas  :  aussi, 
les  Indiens  s'enfuient-ils  chaque  jour,  et  vous  ne 
rencontrez  aujourd'hui  que  maisons  vides  et  cabanes 
désertes.  Voilà  Plan  del  rio,  situé  comme  Puent e 
National,  moins  gai,  moins  riant,  plus  sauvage  en- 
core :  la  route  alors  tourne  brusquement,  traverse 
des  bois  épais  et  monte  sans  cesse  avant  d'aboutir  à 
Cerro  Gordo,  premier  village  de  la  Terre  Tempérée, 
autre  témoin  de  la  victoire  des  Américains  en  47,  et 
de  la  défaite  de  Santa-Anna;  tout  auprès  se  trouve 
la  barranca  de  Cerro  Gordo. 

Les  barrancas  sont  des  ravins  dus  à  l'action  des 
eaux,  et  qui,  dans  certaines  parties  du  Mexique, 
prennent  des  proportions  gigantesques  ;  celle  de 
Cerro  Gordo,  sans  être  une  des  plus  considérables, 
est  néanmoins  fort  importante. 

En  obliquant  à  droite  de  la  route,  et  pénétrant 
dans  le  monte,  le  voyageur  étonné  voit  tout  à  coup 
le  plateau  se  dérouler  sous  ses  pas  pour  faire  place  à 
un  énorme  ravin  presque  à  pic,  dont  il  distingue  à 
peine  le  fond,  et  dont  le  bord  opposé  se  trouve  à  plus 
d'un  kilomètre.  Le  bruit  d'un  torrent  monte  jusqu'à 


122  LE   MEXIQUE. 

lui,  mais  il  l'aperçoit  à  peine  dans  la  profondeur. 
S'il  veut  descendre,  il  lui  faut  s'ouvrir  un  passage  au 
milieu  des  arbustes  et  des  broussailles  épineuses  ;  le 
sol  s'éboule  et  des  quartiers  de  roc,  une  fois  ébranlés, 
bondissent,  entraînant  avec  eux  toute  une  avalanche 
de  pierres.  Il  y  a  jdes  barrancas  de  plusieurs  mille 
pieds  de  profondeur.  Vous  êtes  dans  la  zone  tempé- 
rée, le  fond  du  précipice  est  terre  chaude  ;  du  haut 
d'un  plateau  où  croissent  tous  les  produits  de  terre 
froide,  vous  voyez  à  vos  pieds  la  verdure  des  ba- 
naniers, des  orangers  chargés  de  fruits,  et  toute  la 
végétation  tropicale.  A  partir  de  Corral  falso,  la 
route,  de  plateau  en  plateau,  et  par  des  pentes 
toujours  plus  rapides  s'élève  jusqu'à  Jalapa,  la  reine 
des  terres  tempérées. 

Mollement  étendue  sur  l'un  des  contre-forts  de  la 
Cordillère,  Jalapa  s'épanouit  au  soleil  dans  un 
climat  délicieux.  Peu  de  villes  au  monde  réunissent 
comme  elle  les  productions  des  trois  zones.  Le  voisi- 
nage des  montagnes  lui  amène,  quelle  que  soit  la 
saison,  des  ondées  bienfaisantes  qui  tempèrent  les 
ardeurs  de  l'atmosphère  et  lui  donnent  cette  robe 
d'éternelle  verdure.  Le  café,  cependant,  n'y  arrive 
pas  à  maturité  complète,  et  l'humidité  permanente 
entraîne  avec  elle  des  fièvres  dangereuses.  L'étran- 
ger doit  s'y  préserver  de  la  fraîcheur  des  nuits. 

Après  avoir  gravi  la  dernière  pente  qui  dérobe  la 
ville  à  ses   yeux,  le  voyageur  l'aperçoit  tout  à  coup 


CHAPITRE  I.  LA  VERA-CRUZ.         123 

à  ses  pieds  à  demi  cachée  sous  des  flots  de  verdure. 
Le  coup  d'œil  est  charmant  et  grandiose,  c'est  un  nid 
de  colombes  dans  les  branches  d'un  laurier-rose  ;  au 
loin,  l'horizon  est  fermé  par  les  lignes  sévères  de  la 
sierra  que  dominent  sur  la  gauche  le  pic  neigeux  de 
YOrizaba  et  les  cimes  plus  rapprochées  du  coffre  de 
Perote.  Les  pentes  lointaines,  bleuies  par  la  distance, 
passent,  en  se  rapprochant,  au  vert  sombre  sous  les 
sapins  qui  les  couvrent,  pour  arriver  au  vert  tendre 
des  chênes  d'Europe.  Dans  le  fond  des  vallées, 
quelques  fermes  aux  murs  blanchis  animent  le  paysage 
un  peu  désert;  quant  au  chemin  qui  vous  ^conduit  à 
la  ville,  c'est  un  fouillis  de  roses  grimpantes,  de 
caféiers  aux  baies  rouges  et  de  dahlias  arborescents  ; 
d'énormes  daturas  agitent  à  la  brise  leurs  grandes 
fleurs  blanches  au  parfum  pénétrant  et  des  bosquets 
de*  bananiers  abritent  à  l'ombre  de  leurs  feuilles  gi- 
gantesques les  régimes  de  leurs  fruits  succulents.  Les 
maisons  placées  en  amphithéâtre  sont  blanches  et 
propres,  ornées  de  ces  balcons  espagnols  en  fer  ou 
en  bois,  qui  leur  donnent  un  air  de  défiance  jalouse. 
Les  cours  intérieures  sont  entourées  de  portiques, 
garnies  d'habitude  d'une  fontaine  et  plantées  d'oran- 
gers et  de  grenadiers  fleuris.  Partout  vous  entendez 
le  bourdonnement  de  l' oiseau-mouche  ;  des  cages 
pleines  de  moqueurs  et  de  sensontlis  se  suspendent 
aux  voûtes,  pendant  qu'un  perroquet,  vieux  favori  de 
la  maison,  traîne  au  hasard  sa  marche  bancale,  en 


124  LE    MEXIQUE. 

poussant  quelques  éclats  de  son  parler  ventriloque. 

Les  femmes  de  Jalapa  ont  une  réputation  de 
beauté  méritée,  et  se  distinguent  par  une  grâce  toute 
créole.  Les  forêts  qui  entourent  la  ville  sont  peuplées 
d'oiseaux  rares,  la  chasse  y  est  abondante  et  l'amateur 
peut  y  réunir  de  magnifiques  collections.  On  s'éloigne 
à  regret  de  cette  ville  charmante  pour  s'enfoncer 
dans  les  gorges  de  la  Cordillère  ;  le  paysage  change 
graduellement  et  s'assombrit  ;  les  vallées  se  rétrécis- 
sent, des  pentes  abruptes  s'élèvent  de  toutes  parts  et 
semblent  barrer  la  route  ;  vous  êtes  alors  en  pleine 
sierra;  ainsi  vous  arrivez  au  village  de  Pajarito. 
Mais  ce  qui  surprend  le  plus,  c'est  le  changement 
subit  qui  s'opère  dans  les  populations. 

A  partir  de  Jalapa,  il  faut  renoncer  à  la  gracieuse 
et  légère  cabane  de  roseau  pour  le  jacal  délabré, 
d'aspect  sombre  ;  il  faut  dire  adieu  à  ces  beaux  types 
d'Indiennes  et  de  métis  que  vous  avez  si  souvent 
admirés  ;  vous  laissez  derrière  vous  les  teintes  claires, 
la  superbe  beauté  des  chairs,  et  vous  ne  retrouverez 
plus  ces  femmes  en  chemisettes  brodées,  laissant  voir 
leurs  bras,  deviner  leur  sein  robuste,  étalant  sur  des 
épaules  pleines  les  longues  nattes  de  leurs  cheveux 
noirs  ;  plus  de  grâces,  plus  de  rires,  plus  de  beaux 
enfants  nus,  se  roulant  à  l'entour  des  mères  souriantes  ; 
vous  n'avez  plus  devant  les  yeux  que  des  femelles 
hideuses,  aux  crins  hérissés,  aux  seins  pendants, 
recouvertes  de  lambeaux  d'étoffes  de  couleur  sombre. 


CHAPITRE  I.  —  LA  VERA-CRUZ.         123 

Des  hommes,  les  mâles,  au  buste  nu,  marchant  en 
silence,  courbés  sous  le  poids  d'un  fardeau,  tout 
cela,  noir,  misérable  et  sale  à  faire  peur.  C'est  l'Indien 
de  la  montagne,  vieil  esclave  affranchi,  sans  le  savoir, 
des  tyrannies  de  l'Espagne.  Du  reste,  les  types  se 
croisent,  se  modifient,  changent  d'un  village  à  l'autre, 
et,  nulle  part  au  monde,  il  ne  serait  possible  de 
trouver  dans  un  diamètre  aussi  restreint  une  telle 
diversité  de  races. 

Mais  la  route  poursuit,  contournant  les  escarpements 
de  la  montagne,  et  vous  arrivez  à  San  Miguel  del 
Soldado;  là  s'éteignent  les  dernières  traces  de  la  végé- 
tation tempérée;  un  pas  de  plus,  vous  êtes  en  Terre 
Froide.  Avant  d'atteindre  la  Hoya,  jetez  un  regard 
derrière  vous;  le  coup  d'oeil  est  admirable.  De  cette 
hauteur,  de  3,000  mètres  environ,  vous  voyez  se 
dérouler  tout  le  panorama  du  versant  du  golfe.  Au 
premier  plan,  les  maisons  de  San  Miguel;  autour  de 
vous,  sur  les  plateaux  d'alentour,  quelques  villages 
perchés  comme  des  nids  d'aigles,  avec  leurs  clochers 
étincelant  au  soleil  ;  plus  loin,  l'œil  suit,  sous  les 
vapeurs  transparentes  comme  au  travers  d'un  voile,  le 
cours  sinueux  des  torrents  ;  plus  bas,  les  divers  pla- 
teaux étages  se  fondent  par  la  distance  en  une  vaste 
plaine  d'où  surgissent  çà  et  là  les  sommets  des  der- 
niers contre-forts  ou  que  sillonnent  en  lignes  foncées 
les  profondeurs  des  barrancas;  quelques  éclaircies  de 
champs  cultivés  varient  les  couleurs,  et  tout  à  l'hori- 


126  LE   MEXIQUE. 

zon  qui  va  s'éteindre  dans  le  ciel,  des  miroitements 
lointains  laissent  deviner  la  mer. 

Après  avoir  traversé  la  Hoya,  village  pauvre  et 
froid,  placé  comme  étape  pour  les  convois  qui  vont  et 
reviennent  de  Mexico,  le  voyageur  s'enfonce  dans  des 
gorges  pittoresques  et  sauvages,  qu'il  serait  difficile 
d'enlever  à  une  poignée  d'hommes  résolus  ;  la  route 
s'ouvre  alors  sur  des  champs  de  lave  refroidie,  s'en- 
fonce sous  les  sapins  et  débouche,  par  une  descente 
rapide,  sur  le  versant  de  l'Anahuac,  en  passant  par 
las  Bigas  et  Cruz  B lança.  En  cet  endroit,  le  chemin 
se  bifurque  ;  à  gauche,  il  mène  à  la  ville  de  Perote;  la 
droite  conduit  à  Céruleum. 

En  temps  de  guerre,  les  partis  qui  veulent  éviter  le 
fort  de  Perote,  dont  les  feux  défendent  l'entrée  de  la 
ville,  prennent  cette  dernière  direction.  La  forteresse, 
bâtie  par  des  ingénieurs  américains,  est  une  des  plus 
importantes  et  la  mieux  construite  du  Mexique.  Lors 
de  la  guerre  de  1847,  les  Américains  ne  s'en  empa- 
rèrent qu'avec  difficulté.  La  ville  de  Perote  est  triste 
et  déserte  ;  les  nuits  y  sont  froides  et  glaciales,  surtout 
en  arrivant  de  Jalapa  ;  le  contraste  est  brusque,  vio- 
lent, inattendu  ;  vous  passez  de  la  puissante  végétation 
de  la  zone  tempérée  et  des  grandes  forêts  pleines  de 
bruits  et  de  chansons,  à  la  plus  désolante  aridité  ;  on 
se  croirait  transporté  dans  les  steppes  arides  de  la 
Russie* 

Il  était  tard  quand ,  après  avoir  traversé  la  ville , 


CHAPITRE    I.    —  LA    VERA-CRUZ.  127 

nous  arrivâmes  au  mezon  de  San  Antonio,  vaste  en- 
clos pour  les  mules ,  premier  abri  des  caravanes  qui 
s'engagent  dans  le  désert. 

Nous  étions  harassés  de  fatigue,  et,  roulés  dans  nos 
couvertures,  nous  nous  étendîmes  autour  des  feux  de 
bivouac  allumés  dans  l'intérieur  de  la  cour.  A  trois 
heures,  tout  se  préparait  pour  le  départ.  Il  régnait 
une  animation  extraordinaire;  dans  la  demi- obscurité 
de  la  nuit,  à  la  flamme  vacillante  des  feux  mourants, 
on  voyait  des  multitudes  d'hommes  s'agiter  et  courir, 
tandis  que  des  mules  rétives  fuyaient  en  tous  sens  les 
atteintes  du  lasso.  Cependant  le  jour  commençait  à 
poindre,  et  la  cime  neigeuse  de  l'Orizaba  se  teignait 
rapidement  d'une  nuance  pourpre  qui  du  sommet 
s'étendit  bientôt  à  la  base.  Ces  levers  de  soleil  sont 
splendides. 

L'intérieur  du  mezon  offrit  alors  un  curieux  tableau  : 
des  milliers  de  mules,  rangées  par  troupes  ou  atajos, 
attendaient,  frissonnantes  et  les  yeux  bandés,  que  les 
ballots  de  marchandises,  symétriquement  rangés 
devant  les  énormes  bâts  qui  les  soutiennent,  fussent 
hissés  sur  leur  dos. C'étaient  alors  des  luttes  d'hommes 
et  de  bêtes,  une  mêlée,  une  foule  incroyable,  où  les 
appels  de  l'un  à  l'autre,  les  cris,  les  jurons,  les  hen- 
nissements composaient  un  concert  de  clameurs  im- 
possibles. 

Les  mules  une  fois  chargées,  la  jument  conductrice, 
la  clochette  au  cou,  prenait  les  devants,  et  chacune  la 


128  LE    MEXIQUE. 

suivait,  ployant  sous  la  charge,  gémissant,  lançant 
ruades  et  pétarades.  Le  défilé  dura  deux  heures. 

Le  désert  de  Perote  s'étend  sur  un  diamètre  de 
vingt-cinq  lieues  au  moins.  Il  n'a  d'autre  végétation 
que  des  nopals  rabougris  :  de  nombreuses  trombes  de 
poussière  le  sillonnent  ;  le  sol  est  semé  de  scories 
volcaniques  et  de  ponces,  coupé  de  marais  couverts 
de  canards  et  de  nuées  de  bécassines  ;  on  y  remarque 
de  fréquents  effets  de  mirage.  Pour  les  voyageurs, 
comme  pour  les  convois,  deux  pauvres  villages  se 
trouvent  échelonnés  dans  la  plaine  ;  gites  souvent 
assaillis  par  les  voleurs,  Tepeahualco  et  Ojo  de  Agita. 
Quelques  kilomètres  au  delà,  la  contrée  monte  et 
perd  cet  aspect  marécageux  ;  les  efflorescences  salines 
ennemies  de  toute  végétation  disparaissent,  et  les 
sables  se  fertilisent  jusqu'à  présenter  aux  regards  des 
champs  d'orge  rabougri,  de  maïs  nains  et  de  gigan- 
tesques agaves.  La  culture  de  cette  dernière  plante 
devient  l'une  des  principales  industries  du  J>ays,  et 
la  petite  ville  de  Nopahica  n'offre,  en  fait  de  planta- 
tion et  de  culture,  que  de  vastes  champs  d'aloès. 

Au  sortir  de  Nopahica,  les  convois  n'avancent  plus 
qu'avec  défiance;  des  hommes  à  cheval  éclairent 
leur  marche  et  vont  sonder  à  l'avant  les  plis  du 
terrain  :  le  front  du  majordome  se  rembrunit;  nous 
approchons  du  Pinal  et  de  la  barranca  Del  Aguila. 
Vingt  années  de  vol,  de  pillage  et  d'assassinat  ont 
fait,  des  environs  du  Pinal,  l'un  des  endroits  le  plus 


CHAPITRE    1.  —   LA    VERA-CRUZ.  129 

redouté  de  la  république.  Le  terrain,  brisé,  hérissé 
de  monticules,  coupé  de  ravins,  est  essentiellement 
propice  aux  attaques  à  main  armée  ;  la  route  se  perd 
dans  ce  dédale,  et  le  voleur,  surpris  la  main  dans  le 
sac  ou  le  poignard  sur  la  gorge  de  sa  victime,  a  dix 
chances  pour  une  d'échapper. 

Le  paysage  a  toute  la  physionomie  de  sa  triste 
réputation  :  à  droite,  les  sommets  dénudés  de  la  Ma- 
lincha  étalent  sur  leurs  flancs  arides  quelques  fermes 
clair-semées  ;  à  gauche  et  devant  vous,  la  plaine 
déserte  s'étend  à  perte  de  vue,  sans  autre  végétation 
que  de  grands  magueyes,  dont  les  profils  sévères 
rompent  seuls  la  monotonie  désespérante.  La  route, 
toujours  ensablée,  semble  retenir  dans  le  sol  mobile 
le  pied  du  voyageur  pressé  de  fuir  ces  lieux  sombres  ; 
de  distance  en  distance,  des  monticules  de  pierre  sur- 
montés de  croix  attristent  l'âme  par  les  réminiscences 
de  leurs  tableaux  de  mort  et  demandent  à  l'étranger 
tantôt  un  souvenir  de  commisération  pour  la  victime 
et  tantôt  une  prière  de  pardon  pour  l'assassin. 

La  rencontre  d'un  corps  de  troupes  nous  permit  de 
franchir  le  défilé  sans  crainte,  et  nous  atteignîmes 
Amozoc  sans  accident. 

Quatre  lieues  au  delà,  nous  traversons  la  Puebla  de 
los  Angeles,  la  seconde  ville  de  la  république,  la  plus 
propre  et  la  mieux  bâtie  ;  son  nom  de  ville  des  anges 
indique  assez  la  tendance  de  ses  mœurs  et  de  son 
esprit.  Centre  d'action  du  parti  clérical,  les  corpora- 

u 


180  LE    MEXIQUE . 

tions  religieuses  et  le  clergé  possèdent  ou  possédaient 
les  trois  quarts  au  moins  des  propriétés  mobilières. 

Du  haut  de  la  colline  de  Guadalupe  qui  la  domine, 
la  ville  étale,  orgueilleuse,  le  panorama  de  ses 
quatre-vingts  églises  et  de  ses  innombrables  clochers. 
La  cathédrale,,  immense  édifice  d'un  style  noble  et 
sévère,  le  dispute  en  magnificence  à  celle  de  Mexico  ; 
la  place  est  plus  belle,  mieux  ornée,  et,  du  milieu  des 
arbres  qui  l'ombragent,  l'œil  peut  se  perdre  sur  les 
pics  lointains  du  Popocatepetl  et  de  YIxtaccihuatl. 
De  magnifiques  maisons  aux  corniches  énormes,  pla- 
quées de  faïences  aux  milles  couleurs  reproduisant 
soit  des  mosaïques,  soit  des  figures  humaines,  témoi- 
gnent de  la  richesse  des  habitants.  Les  deux  forts  de 
Loretto  et  de  Guadalupe  défendent  et  maîtrisent 
Puebla. 

En  se  dirigeant  vers  Mexico,  les  alentours  de  la  ville 
sont  peuplés  de  fabriques  de  rebozos,  étoffe  de  coton, 
produit  essentiellement  mexicain.  Le  rebozo  est  une 
espèce  d'écharpe  étroite  et  longue,  dans  laquelle  les 
femmes  se  drapent  avec  une  certaine  élégance.  Puebla 
fournit  cet  article  à  la  république  et  l'exporte  jusque 
dans  l'Amérique  du  Sud. 

Mais  nous  passons  Rio  Prieto,  Puente  Quebrado, 
de  sinistre  mémoire,  et,  laissant  sur  la  gauche  la 
pyramide  de  Cholula,  nous  arrivons  à  San  Martin. 
En  se  rapprochant  des  montagnes,  la  plaine  prend  un 
aspect  des  plus  riants  ;  de  nombreux  villages  dispersés 


CHAPITRE    I.  LA    VERA-CRUZ.  1 31 

çà  et  là   donnent  l'idée   d'une   grande  population. 

Artificiellement  arrosée  par  les  cours  d'eau  de  la 
Cordillère,  cultivée  comme  un  jardin,  la  terre  n'offre 
partout  que  l'image  d'une  admirable  fécondité.  Le 
maïs,  le  froment,  le  frijol  et  la  fève  s'y  succèdent 
tour  à  tour.  Les  gracieuses  ondulations  des  blés,  le 
bruissement  de  la  brise  dans  les  hauts  maïs  rappellent 
les  cultures  de  France  :  moins  déboisée,  la  plaine  de 
Puebla  offrirait  le  plus  délicieux  aspect. 

Avant  d'arriver  à  Mexico,  il  nous  reste  à  gravir 
toute  la  haute  chaîne  de  Rio  Frio. 

D'habitude,  la  route  est  gardée;  de  nombreuses 
escortes  glissent  ou  bivouaquent  dans  les  bois,  car  une 
fois  le  voyageur  engagé  dans  les  gorges,  les  hauts  sa- 
pins sont  remplis  de  terribles  mystères,  et  souvent  à 
la  plainte  du  vent  dans  le  feuillage  sombre  se  mêlent 
les  gémissements  de  victimes  inconnues.  Dans  la 
partie  la  plus  élevée  de  la  sierra,  quelques  Indiens  se 
sont  groupés  en  village;  presque  tous  occupés  à 
l'abatage  du  bois  dans  la  forêt,  ils  ne  cultivent  que 
des  champs  d'avoine  et  de  seigle,  qui  mûrissent  péni- 
blement par  cette  latitude  élevée. 

Un  maître  d'hôtel  français  tient  table  ouverte  pour 
tous  les  voyageurs  que  la  fatigue  et  la  faim  rendent 
ses  tributaires.  Le  malheureux  n'y  fait  point  fortune, 
et  le  plus  clair  de  ses  bénéfices  passe  en  impositions 
forcées,  en  dons  involontaires  sollicités  par  les  sourires 
menaçants  des  chefs  de  bandes. 


II 


MEXICO 


La  vallée  de  Mexico. — La  ville. — Le  Mexicain. — Aspect  général. — Le  saint 
Sacrement — Le  tremblement  de  terre. — La  vie  à  Mexico.— Les  coutumes. 
—  Le  paseo. — L'alameda. — Les  toros. — Le  théâtre. — Les  chaînes. 


En  quittant  Rio  Frio,  passage  culminant  de  la 
chaîne  qui  sépare  Puebla  de  Mexico,  le  voyageur  ne 
voit  pas  sans  appréhension  la  diligence  s'engager  au 
triple  galop  dans  la  terrible  descente  qui  le  mène  au 
grand  plateau  de  FAnahuac.  Au  milieu  de  cahots 
effroyables,  lancés  de  l'arrière  à  l'avant  et  de  l'avant 
à  l'arrière,  les  malheureux  passagers  ne  franchissent 
ce  dangereux  défilé,  endroit  chéri  des  salteadores, 
que  grâce  à  des  prodiges  d'équilibre,  à  la  protection 
toute  spéciale  de  la  Providence,  et  du  reste  brisés, 
moulus,  prêts  à  rendre  l'âme. 

Mais  la  première  éclaircie  dans  les  noirs  sapins 
de  la  route  dédommage  amplement  le  touriste  des 
souffrances  passées  :  la  diligence,  abandonnant  la 


434-  LE    MEXIQUE. 

forêt,  se  trouve  tout  à  coup  au  milieu  de  landes 
arides,  parsemées  de  pommiers  sauvages  et  de 
quelques  champs  cultivés. 

De  là,  l'œil  embrasse  toute  la  vallée,  et  c'est,  je 
vous  assure,  un  magnifique  spectacle. 

A  gauche,  sur  le  second  plan,  par-dessus  les  sapins 
de  la  montagne,  Y Ixtaccihuatl  (la  Femme  de  neige) 
vous  éblouit  de  l'éclat  de  sa  réverbération;  le  pic 
est  à  quatre  lieues  au  moins,  et  pourtant  il  semble- 
rait, grâce  à  la  pureté  de  l'atmosphère,  qu'on  le 
puisse  toucher  de  la  main. 

Plus  loin,  sur  la  même  ligne,  le  Popocatepetl,  la 
plus  haute  cime  du  Mexique  et  le  volcan  le  plus  élé- 
gant du  globe,  élève  à  près  de  dix-huit  mille  pieds 
sa  tête  orgueilleuse.  Aux  pieds  de  ces  deux  rois  de 
la  Cordillère  s'étend  la  magnifique  plaine  d'Ameca- 
meca,  semée  de  moissons  toujours  vertes;  çà  et  là 
surgissent,  rompant  la  monotonie  des  lignes,  ces 
pitons  extraordinaires,  produits  volcaniques  à  la  tête 
couronnée  de  sapins,  isolés  dans  la  plaine  de  Mexico 
et  sans  rapport  avec  la  Cordillère. 

Voilà  le  Sacro  Monte  d'Ameca,  les  monticules 
de  Tlamanalco,  village  abandonné,  mais  riche  en 
ruines. 

Plus  bas,  vous  voyez  Chalco  se  mirant  au  soleil 
dans  les  eaux  de  sa  lagune;  à  vos  pieds,  Cordova, 
Buena  Vista;  —  Ayotla  que  la  politique  a  rendu 
célèbre  ;  —  au  loin,  le  Pehon,  la  grande  chaussée 


CHAPITRE    II.  —    MEXICO.  135 

qui  sépare  la  lagune  d'Ayotla  du  lac  de  Texcoco  ; 
puis  enfin  la  reine  des  colonies  espagnoles,  Mexico, 
dont  les  murailles  blanchissent  au  soleil,  et  dont  les 
dômes  étincellent. 

Au-dessus,  le  regard  se  perd  sur  les  coteaux  où 
s'épanouissent  San  Agustin,  San  Angel  et  Tacubaya  ; 
un  peu  sur  la  gauche,  le  voile  de  Nuestra  Senora  de 
Guadalupe  se  détache  sur  le  fond  noir  de  la  montagne, 
et,  traversant  le  lac,  l'ombre  de  la  grande  Texcoco 
vous  arrache  un  dernier  coup  d'ceil. 

Ce  n'est  partout  que  villages,  villas,  lagunes;  un 
panorama  splendide,  un  miroitement  incroyable,  une 
richesse  de  lignes  inouïe  ;  sur  le  tout,  un  soleil  éclatant 
jette  à  profusion  des  teintes  à  désespérer  un  peintre; 
en  un  mot,  c'est  une  débauche  de  couleurs  qui  éblouit 
l'œil  et  ravit  l'âme;  ajoutez  à  cela  qu'on  arrive. 

Mais  hélas  !  vous  descendez,  et  l'illusion  tombe  ; 
vous  approchez,  les  couleurs  s'effacent  et  le  mirage 
s'évanouit. 

Au  lieu  de  la  plaine  fertile,  des  palmiers  verts 
qu'on  attend,  des  lacs  délicieux  chargés  de  chinam- 
pas  fleuris  (îles  flottantes),  le  voyageur  harassé  ne 
traverse  que  plaines  brûlées  et  stériles;  le  paysage 
devient  morne  et  triste  ;  à  chaque  pas  en  avant,  la 
féerie  disparaît.  Le  village  est  ruiné,  le  palmier  n'est 
qu'un  nain  rabougri,  le  lac  un  marais  fangeux  aux 
exhalaisons  fétides,  couvert  de  nuages  de  mouches 
empoisonnées. 


136  LE    MEXIQUE* 

L'entrée  de  Mexico  n'est  que  celle  d'un  bouge,  et 
rien  ne  fait  encore  présager  la  grande  ville  ;  les  rues 
sont  sales,  les  maisons  basses,  le  peuple  déguenillé  ; 
mais  bientôt  la  diligence  débouche  sur  la  place 
d'Armes,  bordée  d'un  côté  par  le  palais,  de  l'autre 
par  la  cathédrale.  Vous  devinez  alors  une  capitale; 
vous  passez  rapidement,  et  l'ancien  palais  de  l'em- 
pereur Iturbide  vous  prête,  sous  ses  lambris  autrefois 
dorés,  l'hospitalité  banale  de  l'hôtel. 

Mexico  perd  tous  les  jours  quelque  chose  de  sa 
physionomie  étrangère  :  les  colonies  allemande,  an- 
glaise et  française  ont  européanisé  la  cité;  l'on  ne 
trouve  plus  guère  de  couleur  locale  que  dans  les 
barrios  (faubourgs). 

Qu'on  me  pardonne  ici  une  digression  : 

Les  géographes  prêtent  à  Mexico  deux  cent  mille 
habitants  :  c'est  beaucoup  trop  ;  nous  croyons  être 
plus  près  de  la  vérité  en  ne  lui  en  donnant  que  cent 
cinquante  mille.  Nous  avons,  du  reste,  en  fait  de  géo- 
graphie, de  graves  erreurs  à  nous  reprocher,  et  nous 
manquons  totalement  de  géographie  commerciale. 

En  admettant  les  deux  cent  mille  habitants  de 
Mexico,  ne  serait-il  pas  utile  de  dire  comment  se 
compose  cette  population  ?  Ne  serait-il  pas  nécessaire 
d'avertir  l'émigrant  ou  l'homme  d'affaires,  que  sur 
ce  chiffre  de  deux  cent  mille,  qui  constitue  en  Europe 
une  grande  ville  pour  ce  qui  regarde  la  consomma- 
tion, vous  n'avez  pas  à  Mexico  plus  de  vingt-cinq  à 


CHAPITRE    II.  MEXICO.  137 

trente  mille  individus  qui  consomment?  Le  surplus 
se  compose  de  leperos,  mendiants,  portefaix,  voleurs, 
et  autres  sans  profession  aucune,  sans  moyens  d'exis- 
tence et  vivant  au  jour  le  jour.  Cette  classe,  loin  de 
rien  apporter  à  la  circulation,  tend  à  l'arrêter  chaque 
jour,  et  ne  vit  qu'aux  dépens  de  la  communauté. 

Combien  de  gens ,  en  Europe ,  croient  n'avoir 
affaire,  au  Mexique,  qu'à  des  sauvages  à  l'état  de 
nature,  et  s'imaginent  encore  voir  un  peuple  vivant 
sous  des  palmiers,  la  tète  et  la  ceinture  ornées  de 
plumes  !  Les  mauvaises  gravures  font  plus  de  mal 
qu'on  ne  pense  ;  elles  parlent  plus  vivement  à  l'esprit 
du  peuple  que  des  livres  qu'il  ne  lit  guère,  et  perpé- 
tuent dans  la  population  des  erreurs  déplorables.  On 
cite,  à  Mexico,  l'histoire  d'un  malheureux  qui  vint  à 
Yera-Cruz  avec  une  pacotille  de  verroteries,  de  miroirs 
et  de  petits  couteaux  :  naturellement  il  fut  ruiné. 

Mais  reprenons  notre  récit. 

Le  Mexicain  est  une  figure  complexe,  difficile  à 
peindre  :  hautain,  fier,  insolent  dans  la  bonne  for- 
tune, il  est  plat  et  servile  dans  la  mauvaise  ;  cepen- 
dant il  est  de  relations  faciles,  surtout  si  vous  lui 
imposez.  Sa  politesse  exagérée  ressemble  trop  à  la 
politesse  obséquieuse  des  gens  faux  ;  il  est  bon,  ce- 
pendant, et  d'une  obligeance  rare  ;  mais,  homme 
d'instinct  avant  tout,  il  s'engage  volontiers  par  des 
promesses  métaphoriques  que  le  vent  emporte,  et 
dont  il  ne  se  souvient  jamais. 


138  LE    MEXIQUE. 

Il  a  conservé  de  l'Espagnol  cette  naïve  locution 
qu'il  vous  débite  sans  cesse  :  Es  tambien  de  Vd  Senor, 
«  cela  est  à  vous,  monsieur  ;  »  ou  bien  :  â  la  disposi- 
tion de  Vd,  «à  votre  disposition.  » — «La belle  montre! 
dites-vous  en  admirant  un  bijou  remarquable. — Elle 
est  à  vous,  répond-il  immédiatement. — Le  beau  che- 
cheval! — A  votre  disposition.  » 

Ils  appliquent  à  tout  cette  malheureuse  formule  ; 
mais  honni  soit  qui  les  prendrait  au  mot. 

Me  trouvant  au  bal,  dans  la  ville  d'Oaxaca,  j'admi- 
rais une  jeune  fille  délicieusement  jolie  :  «  Ah  !  la 
belle  enfant!  m'écriai-je;  quelle  est  donc  cette  char- 
mante personne  ? — C'est  ma  sœur,  répondit  mon  voi- 
sin, muy  â  la  disposition  de  Vd.  »  Je  rougis  et  je  me 
tus. 

Sans  souci  du  lendemain,  le  Mexicain  dépense 
l'argent  qui  lui  vient  du  jeu  avec  la  même  facilité 
que  celui  de  son  travail  ;  il  semble  qu'à  ses  yeux  l'un 
n'ait  pas  plus  de  valeur  que  l'autre,  preuve  évidente 
de  démoralisation  !  Habitué ,  en  matière  de  gouver- 
nement, aux  changements  à  vue,  le  fait  accompli 
lui  devient  loi  ;  témoin  jaloux  des  fortunes  scanda- 
leuses de  quelques  traitants ,  faussaire  éhonté  des 
monnaies  publiques,  la  politique  le  perd,  la  paresse 
le  corrompt,  le  jeu  le  déprave.  N'ayant  reçu  qu'une 
éducation  toute  superficielle  (je  ne  parle  pas  des 
jeunes  gens  élevés  en  France),  gardant  de  l'Espagnol 
une  fierté  malheureuse,  il  méprise  généralement  le 


CHAPITRE    TI.    —    MEXICO.  139 

commerce  pour  crever  de  misère  dans  quelque  admi- 
nistration. Il  est  volontiers  soldat ,  et  l'affaire  est 
bonne  quand  on  le  paye,  ce  qui  est  très-rare  par  le 
temps  qui  court  ;  j'ai  vu  de  malheureux  colonels  me 
demander  2  fr.  50  c.  pour  dîner. 

Mais,  en  toute  extrémité,  il  reste  à  l'employé, 
comme  au  soldat,  une  ressource  :  le pronunciamento . 

Nous  avons  tous  une  idée  du  pronunciamento. 

Je  perds  ma  place ,  et  naturellement  le  gouverne- 
ment ne  me  convient  plus  :  je  me  prononce  ; 

Je  suis  mis  en  demi-solde  :  je  me  prononce. 

Colonel  mécontent,  général  à  la  retraite,  ministre 
dégommé,  président  en  expectative  :  je  me  prononce, 
je  me  prononce,  je  me  prononce  ; 

J'émets  un  plan,  je  groupe  autour  de  moi  quelques 
mécontents  désœuvrés ,  je  réunis  quelques  dégue- 
nillés, je  forme  noyau  :  j'arrête  une  diligence,  j'im- 
pose un  malheureux  village,  jedépouille  une  hacienda: 
je  suis  prononcé; 

J'agis  pour  le  plus  grand  bien  de  la  république. 
Qu'avez-vous  à  dire  ? 

Je  fais  boule,  la  paresse  grossit  mes  rangs,  le  hasard 
me  protège,  je  me  bats  bien,  la  fortune  arrive,  et  je 
me  trouve,  un  peu  surpris  je  l'avoue,  sur  le  siège  de 
la  présidence. 

Hier  j'étais  valet  dans  un  consulat,  je  suis  général 
aujourd'hui;  je  faisais  il  y  a  cinq  ans  le  saut  de 
carpe  dans  un  cirque,   je    commande  la  place    de 


140  LE    MEXIQUE. 

Mexico;  il  y  a  deux  ans,  j'étais  simple  lieutenant,  me 
voilà  substitut-président  ;  je  n'ai  rien,  les  ressources 
manquent,  mes  troupes  désertent  ;  j'enfonce  les  caisses 
du  consulat  d'Angleterre.  Que  voulez-vous  de  mieux? 

C'est  ce  qu'on  voit  tous  les  jours. 

Mais  le  portrait  du  Mexicain  a  été  tracé  par  notre 
honorable  ami  le  docteur  Jourdanet,  dans  son  remar- 
quable ouvrage  les  Altitudes  de  l'Amérique  tropi- 
cale, comparées  au  niveau  des  mers\  Qu'on  nous 
permette  de  le  citer  : 

«  Le  Mexicain  est  de  taille  moyenne  ;  sa  physiono- 
mie porte  l'empreinte  de  la  douceur  et  de  la  timidité  ; 
il  a  le  pied  mignon,  la  main  parfaite.  Son  oeil  est 
noir,  le  dessin  en  est  dur,  et  cependant,  sous  les  longs 
cils  qui  le  voilent,  et  par  l'habitude  de  l'affabilité, 
l'expression  en  est  d'une  douceur  extrême  ;  la  bouche 
est  un  peu  grande  et  le  trait  en  est  mal  défini  ;  mais, 
sous  ces  lèvres  toujours  prêtes  à  vous  accueillir  d'un 
sourire,  les  dents  sont  blanches  et  bien  rangées.  Le 
nez  est  presque  toujours  droit,  quelquefois  un  peu 
aplati,  rarement  aquilin.  Les  cheveux  sont  noirs, 
souvent  plats,  et  couvrent  trop  amplement  un  front 
qu'on  regrette  de  voir  si  déprimé.  Ce  n'est  pas  là  un 
modèle  académique,  et  pourtant,  quand  la  suave 
expression  féminine  vous  présente  cette  forme  amé- 
ricaine que  l'école   traiterait  peut-être  d'incorrecte, 

1.  Baillière  et  fils,  1861. 


CHAPITRE    II.  MEXICO.  141 

vous  imposez  silence  aux  exigences  du  dessin  et  vos 
sympathies  approuvent  le  nouveau  modèle. 

«  Le  Mexicain  des  hauteurs  a  l'aspect  calme  d'un 
homme  maître  de  lui  ;  il  a  la  démarche  aisée,  les  ma- 
nières polies,  l'œil  attentif  à  vous  plaire.  Il  pourra 
vous  haïr,  mais  il  ne  saurait  vous  manquer  d'égards 
en  vous  parlant.  Quoi  que  vous  ayez  fait  contre  lui, 
quoi  qu'il  médite  contre  vous,  son  habitude  de  l'ur- 
banité vous  assure  toujours  une  politesse  exquise  en 
dehors  du  cercle  de  ses  ressentiments. 

«  Beaucoup  de  gens  appellent  cela  de  la  fausseté 
de  caractère  ;  je  les  laisse  dire  et  je  ne  m'en  plais  pas 
moins  à  vivre  parmi  des  hommes  qui,  par  la  douceur 
de  leur  sourire,  l'aménité  de  leurs  manières  et  leur 
obstination  à  me  plaire,  m'entourent  de  tous  les 
dehors  de  l'amitié  et  de  la  plus  cordiale  bienveil- 
lance. 

«  Le  Mexicain  aime  à  jouir,  mais  il  jouit  sans  calcul  ; 
il  prépare  sa  ruine  sans  inquiétude  et  se  soumet  avec 
calme  au  malheur.  Ce  désir  du  bien-être  et  cette  indif- 
férence dans  la  souffrance  sont  deux  nuances  du 
caractère  mexicain  bien  dignes  de  remarque  ;  ces 
hommes  craignent  la  mort,  mais  ils  se  résignent  fa- 
cilement quand  elle  approche  :  mélange  étrange 
de  stoïcisme  et  de  timidité. 

«  Dans  la  basse  classe,  le  mépris  de  la  mort  est  de 
bon  ton,  et,  comme  les  gladiateurs  romains,  ils  aiment 
à  poser  en    mourant.   C'est  pour  cela    qu'ils    fon 


142  LE    MEXIQUE. 

échange  de  coups  de  poignard,  comme  nous  donne- 
rions des  chiquenaudes.  Et  puis,  à  l'hôpital,  ils  vous 
disent  avec  calme,  au  milieu  de  leurs  mortelles  souf- 
frances :  «  Bien  touché  !  »  rendant  hommage  avant 
d'expirer  à  l'adresse  de  leurs  adversaires.  » 

Dans  le  fond,  cet  élégant  portrait  n'est  pas  aussi 
doux  qu'il  en  a  l'air. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  peut,  en  voyant  l'état  des 
choses  au  Mexique,  s'empêcher  de  jeter  un  coup  d'œil 
sur  la  république  américaine  sa  voisine,  dont  le  gou- 
vernement,au  dire  d'un  écrivain  célèbre  (M.  deTocque- 
ville),  n'est  qu'une  heureuse  anarchie,  et  qui,  néan- 
moins, marche  à  pas  de  géant  dans  les  voies  les  plus 
avancées  du  progrès  matériel,  soutenu  par  cette  seule 
force  moralisatrice,  le  travail. 

Le  Mexique  est  mieux  doué  ;  il  a  tous  les  climats, 
toutes  les  productions,  toutes  les  richesses  :  il  dépérit; 
je  n'accuse  point  son  organisation,  je  n'accuse  que 
l'homme  :  il  aie  travail  en  horreur. 

Ce  qui  surprend  dans  toutes  les  villes  mexicaines, 
c'est  le  nombre  prodigieux  des  églises,  signe  incontes- 
table de  la  toute-puissance  du  clergé.  Ce  ne  sont  par- 
tout que  moines  gris,  noirs,  blancs  et  bleus,  couvents 
de  femmes,  établissements  religieux,  chapelles  mira- 
culeuses. A  toute  heure  du  jour,  on  voit  s'ouvrir  les 
portes  du  sagrario;  un  prêtre  en  sort  tenant  à  la  main 
le  saint  viatique  :  une  voiture  dorée,  attelée  de  deux 
mules  pies  l'attend  au  dehors,  il  y  monte  ;  une  espèce 


CHAPITRE    II. MEXICO.  143 

de  lepero  le  précède  portant  sur  sa  tête  une  petite 
table,  à  la  main  une  cloche  qu'il  agite  à  chaque 
instant;  aussitôt  le  poste  du  palais  court  aux  armes, 
les  tambours  battent  aux  champs,  la  circulation 
s'arrête,  les  âmes  pieuses  s'agenouillent,  l'étranger  se 
découvre;  le  nouvel  arrivé  s'étonne,  interroge,  hésite, 
jusqu'à  ce  qu'une  voix  du  peuple  vienne  le  rappeler 
au  respect  de  la  coutume.  Ce  ne  serait  point  sans  dan- 
ger pour  sa  personne  qu'il  se  hasarderait  à  la  braver. 

Quelquefois  ce  n'est  pas  seulement  une  voiture  sim- 
plement dorée,  la  voiture  de  tous  les  jours,  et  qui  ne 
porte  qu'aux  prolétaires  les  derniers  secours  de  la 
religion.  Le  riche,  comme  partout,  demande  à  l'Eglise 
le  luxe  de  ses  pompes;  vivant  ou  mort,  il  réclame 
également  l'hommage,  ou  tout  au  moins  l'étonnement 
de  la  multitude. 

Alors  le  prêtre,  en  habits  sacerdotaux,  flanqué  de 
deux  diacres,  monte  en  un  superbe  carrosse  de  gala 
rappelant  les  équipages  de  Louis  XIV  ;  une  foule  bi- 
garrée l'accompagne,  divisée  en  deux  longues  files. 
Chaque  individu  portant  un  cierge  allumé  psalmodi 
d'une  voix  traînarde  des  prières,  des  psaumes  ou 
l'office  des  agonisants. 

Le  prix  de  semblables  cérémonies  monte  quelque- 
fois à  des  sommes  énormes  ;  tout  le  monde  y  perd, 

r 

sauf  l'Eglise. 

Le  Mexicain  conserve  encore  une  coutume  char- 
mante, tout  imprégnée  du  parfum  des  vieux  âges.  A 


144  LE    MEXIQUE. 

six  heures  sonne  la  Oracion,  Y  Angélus  ;  tous  les  ha- 
bitants s'arrêtent,  se  découvrent  et  se  souhaitent  mu- 
tuellement la  buena  noche.  Dans  l'intérieur  de  chaque 
maison,  la  môme  scène  se  répète,  et  dans  les  champs 
aussi,  les  nombreux  serviteurs  de  l'hacienda  viennent 
humblement  baiser  la  main  de  leur  maître. 

A  Mexico,  les  maisons  sont  à  terrasse  et  admirable- 
ment construites  ;  les  murs  sont  épais  et  généralement 
surmontés  d'une  large  corniche.  Les  encoignures  sont 
ornées  de  niches  enjolivées  d'arabesques  et  meublées 
d'une  statue  de  saint  ou  de  la  Vierge.  Le  toit,  chargé 
d'une  épaisse  et  lourde  couche  de  terre  glaise,  prête  à 
la  bâtisse  un  appui  contre  les  tremblements  de  terre  si 
fréquents  sur  les  hauteurs.  On  en  compte  en  moyenne 
deux  par  année. 

Je  fus  témoin,  pendant  mon  séjour,  d'un  de  ces 
effroyables  phénomènes.  Le  tremblement  de  terre  du 
12  au  15  juillet  1858  fut  l'un  des  plus  terribles  qu'on 
ait  jamais  ressentis.  Les  Mexicains  en  garderont  le 
souvenir. 

Un  bruit  souterrain  l'annonce,  bruit  sourd,  gron- 
dant, indescriptible  ;  l'oscillation  commence,  lente 
d'abord,  puis  bientôt  longue,  précipitée,  terrible; 
l'épouvante  vous  prend  à  la  gorge  et  vous  assistez, 
sans  le  bien  analyser,  à  un  cataclysme  épouvantable  ; 
il  semble  qu'un  vertige  affreux  fasse  danser  à  vos 
yeux  les  édifices,  se  briser  les  arbres  et  s'écrouler  les 
maisons.  Dans  la  rue,  le  peuple  à  genoux  se  tord  dans 


CHAPITRE    II. MEXICO.  145 

les  convulsions  de  la  peur,  l'air  se  remplit  de  cla- 
meurs lugubres,  de  cris  désespérés,  de  prières  et  de 
formules  pieuses  arrachées  par  l'épouvante  ;  une  mi- 
nute (un  siècle  !)  passe,  et  vous  vous  étonnez  de  vivre, 
de  voir  les  palais  debout  et  les  temples  résister  à  l'ef- 
froyable ébranlement  de  ces  ouragans  souterrains  ! 

Cette  année-là  néanmoins,  le  dommage  fut  grand, 
et  l'on  estimait  à  plus  de  dix  millions  les  désastres  de 
la  journée. 

Nous  avons  dit  qu'à  Mexico,  le  centre  de  la  ville 
était  européen,  presque  français.  Dans  les  rues  Pla- 
teros,  San  Francisco,  de  la  Professa,  del  Espiritvi 
Santo,  etc.,  on  entend  aussi  souvent  le  français  que 
l'espagnol  ;  presque  tous  les  gens  bien  élevés  parlent 
notre  langue. 

Dans  ces  quartiers,  le  paletot  et  la  redingote  do- 
minent, le  chapeau  noir  est  bien  porté;  les  jeunes 
gens  y  sont  mis  à  la  dernière  mode.  Chaque  mois  le 
packet  anglais  les  éclaire  à  ce  sujet;  aussi  les  tailleurs 
font-ils  fortune. 

Le  Mexicain  d'un  accès  si  facile  dans  la  rue,  point 
trop  poseur,  est  liant,  mais  jusqu'à  la  porte  de  sa 
maison.  Il  laisse  difficilement  l'étranger  pénétrer  dans 
l'intérieur  de  sa  famille.  La  table,  qui  chez  nous  est 
l'instrument  sociable  par  excellence,  la  salle  à  man- 
ger, le  lieu  où  se  déclarent  le  plus  volontiers  les  vives 
sympathies,  où,  les  coudes  appuyés,  se  prolongent 
les  longues  causeries,   n'existent  pas  pour  le  Mexi- 

10 


I4(>  LE    MEXIQUE. 

cain.  La  table  semble  cbose  honteuse   qu'il  cache  au 
besoin.  Il  s'y  asseoit  solitaire. 

La  femme,  demi-nue  jusqu'à  une  heure  avancée, 
laisse  flotter  sur  ses  épaules  une  chevelure  générale- 
ment abondante,  mais  grossière,  qu'elle  lave  tous  les 
jours.  Dans  bien  des  maisons,  la  Mexicaine,  même 
riche,  s'accroupit  plus  volontiers  sur  son  petate  (pail- 
lasson), devant  quelque  fricot  pimenté,  un  plat  de 
frigoles  (haricots)  et  la  tortille  à  la  main,  qu'elle  ne 
s'asseoit  à  une  table  élégamment  servie.  Le  matin,  la 
Mexicaine  est  chrysalide  ;  le  soir,  c'est  un  papillon  ; 
elle  en  a  les  ailes  légères,  les  riches  couleurs  et  la 
grâce.  Alors  la  créature  que  vous  avez  regardée  sans 
la  voir,  dans  le  désordre  de  son  intérieur,  est  le  soir 
une  femme  élégante  dont  vous  admirez  les  fraîches 
toilettes  et  le  luxe  éblouissant. 

L'heure  du  paseo  approche,  et  comment  vivre  sans 
paseo  ?  Qu'il  pleuve,  qu'il  vente  ou  qu'il  tonne,  elle 
part,  son  carrosse  l'attend  ;  elle  court  étaler  ses  grâces, 
sourire  à  son  amant,  saluer  de  la  main  l'amie  qui 
passe,  écraser  une  rivale. 

Comme  elle,  le  Mexicain  n'est  plus  le  soir  l'homme 
du  matin  ;  vous  avez  rencontré  sur  le  trottoir  un  dandy 
du  boulevard  de  Gand,  vous  le  retrouvez  à  cheval  ; 
cavalier  remarquable,  il  monte  une  bête  de  prix,  cou- 
verte d'une  selle  de  luxe. 

Pour  lui,  ses  jambes  sont  emprisonnées  dans  des 
calzoncras  dont  chaque  bouton  d'argent  est  un  petit 


CHAPITRE    II. MEXICO.  147 

chef-d'œuvre,  et  lorsque  le  temps  n'est  pas  sûr,  des 
chaparreras  de  peau  de  tigre  lui  descendent  du  genou 
au  cou-de-pied.  Une  veste  bien  coupée  fait  valoir 
sa  taille  gracieuse  que  ceint  un  filet  de  soie 
rouge.  Le  vaste  sombrero  aux  ailes  galonnées,  à  la 
toquille  d'or,  a  remplacé  l'ignoble  chapeau  noir. 
Quand  il  pleut,  le  zarape  aux  mille  couleurs  est  né- 
gligemment jeté  sur  ses  épaules,  et  quand  il  fait 
beau,  fixé  sur  l'arrière  de  la  selle. 

Puis  il  va,  faisant  caracoler  sa  monture,  alternant 
du  pas  au  galop,  distribuant  des  poignées  de  main  à 
droite,  un  salut  à  gauche,  et  jetant,  comme  le  tam- 
bour-major de  la  fable,  un  regard  satisfaite  quelque 
fenêtre  privilégiée. 

Deux  heures  environ,  il  va,  vient,  passe  et  re- 
passe, repart,  s'arrête  et  voit  défiler  devant  lui  les 
équipages  de  la  cité.  Mais  sept  heures  sonnent,  la 
nuit  tombe,  les  visiteurs  deviennent  rares;  alors, 
abandonnant  à  regret  son  exercice  favori,  il  rentre, 
et  la  journée  du  lendemain  sera  celle  de  la  veille. 

L'hiver,  le  théâtre,  dont  tout  Mexicain  à  son  aise 
est  l'abonné,  lui  dépense  trois  soirées  par  semaines  : 
quant  à  la  Mexicaine,  elle  y  vient  toujours  élégante 
et  parée  comme  les  ladies  de  Hay-Market  ou  de 
Drury-Lane.  Chaque  représentation  exige  une  toi- 
lette nouvelle,  et  elle  se  soumet  à  l'exigence,  vous  le 
pensez,  avec  bonheur. 

L'été,  c'est  le  cirque,  les  combats  de   taureaux, 


448  LE    MEXIQUE. 

combats  anodins,  où  la  victime,  toujours  la  même, 
vient  régulièrement  s'enferrer  sur  la  lame  de 
Yespada. 

Le  jeu  des  taureaux  n'a  véritablement  d'attrait  que 
la  première  fois  qu'on  y  assiste.  L'œil  s'amuse  de 
cette  mise  en  scène  brillante,  des  costumes  élégants 
et  légers  des  bander  il  levas,  de  leurs  voiles  multico- 
lores, de  la  tenue  matamoresque  des  picadores  et  des 
chamarrures  de  Yespada. 

L'entrée  du  taureau  vous  émeut  ;  il  semble  que  rien 
ne  doive  résister  à  l'élan  de  la  bête  furieuse,  et  le 
picador  imprudent  qui  l'oserait  affronter  serait  cul- 
buté sans  merci  ;  mais  tourmenté  parles  banderilleras, 
aveuglé  par  leurs  voiles  trompeurs,  il  épuise  en  vain 
sarage  contre  d'insaisissables  ennemis;  le  picador  n'ar- 
rive que  lorsque,  écumant,  essoufflé,  à  demi  vaincu, 
il  ne  se  précipite  plus  qu'en  un  choc  souvent  impuis- 
sant sur  la  rosse  qu'on  lui  sacrifie  d'avance.  Souvent 
aussi  le  directeur  du  cirque  ne  lance  sur  l'arène  que 
des  taureaux  en  bas  âge,  roquets  de  taureaux  dont  le 
peuple  hue  l'entrée  (fuera  la  vacca  !  à  la  porte  la 
vache!),  et  qu'on  remplace  quelquefois  pour  le  sa- 
tisfaire. 

L'Alameda  est  un  joli  parc  situé  au  centre  de 
Mexico  ;  de  beaux  ombrages,  des  Heurs  malgré  l'in- 
curie des  gardiens,  de  l'eau  vive,  une  fontaine,  en 
font  un  lieu  de  promenade  assez  agréable ,  mais 
presque  uniquement   à  l'usage  des  enfants    et  des 


CHAPITRE    II.  —MEXICO.  149 

gens  paisibles.  Là,  l'homme  studieux  arrive  avec  son 
livre,  la  china  (grisette)  y  donne  ses  rendez-vous, 
quelques  dames  aussi  parfois.  Le  Français  y  domine. 
Ceci  me  rappelle  que  je  ne  dois  pas  oublier  mes 
compatriotes. 

La  société  française  à  Mexico  est  composée  de  gens 
énergiques  qui,  partis  de  bas,  sont  arrivés  à  la  fortune 
grâce  à  un  travail  obstiné  et  à  des  facultés  incontes- 
tables. Presque  tous  libéraux,  ils  infusent  au  Mexique 
des  principes  qui  ne  sont  point  du  goût  des  conser- 
vateurs :  aussi  ont-ils  les  vives  sympathies  des  uns  et 
la  haine  envenimée  des  autres.  La  colonie  française  a 

5 

grandement  souffert  sous  la  présidence  de  Miramon, 
dont  les  emprunts  forcés  se  renouvelaient  chaque  jour. 
Comme  partout  à  l'étranger,  les  Français  de  Mexico 
se  dénigrent  entre  eux,  les  femmes  s'y  jalousent  avec 
fureur,  et  la  colonie  n'y  est  guère  qu'un  immense 
foyer  de  cancans. 

La  promenade  des  «  Chaînes  »  qui  s'étend  au  pied 
de  la  cathédrale  n'est  fréquentée  que  le  soir  ;  la  société 
s'y  rend  au  clair  de  lune,  si  brillante  en  ces  climats; 
les  toilettes  y  sont  belles,  le  châle  porté  sur  la  tête  y 
abrite  les  belles  senoras  contre  la  fraîcheur  de  la  nuit. 
Les  accroche-cœurs  y  font  quelques  captifs,  et  le  ca~ 
ballero  quelques  conquêtes. 


III 


COUTUMES 


Le   peuple   à  Mexico. — Les  Indiens. — Las  pulquerias — Les  enterrements 
d'enfants. — Le   clergé.— Les  voleurs    de  grands    chemins. — Utilité   d'un 

rabat Mexico  et  ses  monuments. — La  banlieue.— Les  ruines  de  Tlalma- 

nalco. 


Le  peuple  de  Mexico  est  composé  de  métis  de  toutes 
les  teintes,  et  de  quelques  Indiens  fournissant  au  com- 
merce les  domestiques  mâles  ou  femelles,  les  carga- 
dores  et  les  porteurs  d'eau.  Dans  les  faubourgs,  c'est 
une  fourmilière  de  femmes  et  d'enfants  en  guenilles, 
d'ignobles  bouges  d'où  s'échappent  des  odeurs  méphi- 
tiques. Tous  ces  êtres,  rongés  de  vermine,  les  cheveux 
épars,  ne  présentent  que  l'aspect  d'une  population 
étiolée  par  le  mauvais  air,  la  mauvaise  nourriture  et 
la  débauche.  Souvent,  sur  la  porte  des  masures,  une 
femme  accroupie  tient  entre  ses  genoux  la  tête  d'un 
enfant;  elle  semble  s'efforcer,  mais  en  vain,  d'arrêter 
la  fécondité  de  la  population  parasite  qui  le  dévore  ; 
quelquefois  c'est  un  heureux  soldat  qui  jouit  de  ce 


152  LE   MEXIQUE. 

doux  privilège.  En  vérité,  cela  rappelle  les  singes  du 
Jardin  des  Plantes. 

Les  barrios  ou  faubourgs  sont  des  quartiers  qu'un 
étranger,  la  nuit  venue,  ne  peut  parcourir  sans  dan- 
ger. Les  habitants  nous  portent  une  haine  féroce, 
en  grande  partie  inspirée,  il  faut  bien  le  dire,  par  les 
prédications  du  clergé. 

A  leurs  yeux,  nous  ne  sommes  que  des  hereges, 
hérétiques  sans  foi  ni  loi  :  notre  présence  n'est  pour 
la  république  qu'un  sujet  de  troubles,  de  discordes  et 
de  malheurs  mérités  :  nous  modifions  leurs  habitudes, 
nous  rions  de  leurs  cérémonies  religieuses,  nous  ba- 
fouons leurs  ministres  ;  c'en  est  assez,  malgré  la  faus- 
seté d'une  accusation  si  absolue  et  si  générale,  pour 
attirer  sur  nous  les  poignards. 

Le  jour,  les  pulquerias  ou  débits  de  pu/que,  liqueur 
tirée  du  maguey,  espèce  de  boisson  épaisse,  blanchâtre 
et  fort  vineuse,  ne  cessent  de  verser  au  métis  comme  à 
l'indien  une  ivresse  abrutissante.  Vous  les  voyez  alors 
se  trainer,  l'œil  mort,  la  bouche  bavante,  murmurant 
des  paroles  incompréhensibles;  d'autres  se  précipitent 
sous  l'impulsion  d'une  folie  furieuse,  etd'autres,  roulés 
dans  la  fange,  offrent  au  passant  le  plus  déplorable  des 
spectacles. 

Cette  population  des  faubourgs  est  en  même  temps 
le  réservoir  où  vient  puiser  chaque  parti  pour  s'en 
faire  de  vaillants  soldais.  C'est  la  chair  à  pâté  de  l'ar- 
mée, et  telle  est  la  soumission  ou  l'abrutissement  de 


CHAPITRE    111, COUTUMES.  1§3 

ces  malheureux,  que  deux  recruteurs  cernant  une 
pulqueria,  ou  pénétrant  dans  une  de  ces  cours  popu- 
leuses, ramènent  avec  la  plus  grande  facilité  tout  un 
troupeau  de  ces  pauvres  créatures.  On  les  conduit  au 
palais,  et  là,  mettant  entre  les  mains  de  chacun  un 
sabre  ébréché  et  quelque  carabine  impossible,  le  mal- 
heureux est  fait  soldat  parla  grâce  du  commandant  de 
place  et  pour  le  plus  grand  malheur  de  la  république. 
Chaque  nouvel  engagement  de  l'armée  demandant  des 
contingents  nouveaux,  la  leva,  la  levée  recommence. 

La  campagne  ouverte,  la  femme  suit  l'homme  et 
le  nourrit  en  campagne  ;  aussi  rien  de  plus  original 
qu'une  armée  mexicaine  :  les  femmes,  les  enfants,  les 
chiens  la  font  ressembler  à  une  émigration  ;  c'est  l'ar- 
mée de  Xerxès  en  guenilles.  Il  est  facile  de  comprendre 
qu'au  premier  tournant  de  la  route,  au  premier  bois 
qui  peut  déguiser  sa  fuite,  le  soldat  improvisé  reprend 
le  chemin  de  son  faubourg  ou  de  son  jacal;  il  lui  ar- 
rive ainsi  d'un  moment  à  l'autre  de  servir  coup  sur 
coup  les  deux  partis  contraires. 

Quelquefois  il  vend  son  équipage,  fusil,  sabre  et 
giberne,  le  tout  pour  une  piastre  ;  le  gouvernement  le 
rachète  pour  dix  ou  quinze.  C'est  un  commerce  assez 
heureusement  pratiqué,  et  dont  le  bénéfice  pour  la 
république  est  des  plus  clairs.  Malgré  la  beauté  de 
son  climat,  l'inaltérable  sérénité  de  son  ciel  et  l'état 
de  fainéantise  dans  lequel  il  semble  croupir  avec  dé- 
lices, le  lepero  de  Mexico  considère  la  vie  comme  une 


K)4  \M    MEXIQUE* 

terrible  épreuve,  puisqu'il  se  réjouit  Je  la  mort  des 
siens.  Il  rappelle  alors  ces  tribus  desThraces  qui  je- 
taient des  cris  de  désespoir  à  la  naissance  de  leurs 
enfants,  et  chantaient  à  leur  mort  des  actions  de  grâce. 
A  Mexico,  la  basse  classe  semble  avoir  hérité  de  cette 
barbarie. 

Un  enfant  meurt,  on  le  couche  dans  une  bière  ou- 
verte, puis  on  l'ensevelit  sous  les  fleurs;  sa  pauvre 
petite  figure  livide  est  seule  visible  au  milieu  des 
héliotropes,  des  jasmins  et  des  roses.  Un  parent,  quel- 
quefois le  père  lui-même,  charge  le  cadavre  sur  sa 
tête;  puis  il  part  suivi  des  siens  qui  causent  gaiement 
et  se  promettent  une  belle  journée.  L'on  arrive  à 
quelque  logis  où  la  fête  funèbre  doit  avoir  lieu  ;  les 
libations  commencent,  les  jeux  s'organisent,  la  partie 
s'échauffe,  les  danses  enivrent;  l'orgie  est  si  douce, 
qu'on  oublie  parfois  le  petit  mort  sur  une  table,  ou 
qu'on  trouve  au  matin  le  cadavre  profané  loin  de  sa 
bière,  au  milieu  des  débris  de  toutes  sortes.  Pauvres 
mères  !  Combien  doivent  hurler  de  désespoir,  écrasées 
par  la  tyrannie  des  coutumes! 

Gabriel  Ferry,  dans  ses  études  sur  le  Mexique,  nous 
a  conté  ces  enterrements  scandaleux,  en  même  temps 
qu'il  nous  laissait  de  magnifiques  types  de  moines  qui 
disparaissent  chaque  jour.  On  ne  saurait  faire  rien  de 
mieux  ni  de  plus  exact. 

Les  moines  et  les  padres  forment,  avec  les  ieperos, 
une  alliance  indissoluble.  Ils  se  traitent  de  père  à  fils, 


CHAPJTUE    lll.  t^t COUTUMES.  1 -K) 

et  ces  derniers  habitent  presque  tous  des  maisons  ap- 
pelées de  veeirvdad  et  qui  appartiennent  aux  corpo- 
rations religieuses  ou  au  clergé.  L'un  est  toujours  le 
débiteur  de  l'autre  ;  mais  celui  qui  reçoit  le  plus  n'est 
pas  celui  qu'on  pense  :  aussi  le  padre  peut-il  impu- 
nément traverser  des  routes  infestées  de  voleurs;  on 
le  dépouille  rarement,  et  quelques  esprits  torts  se 
hasardent  seuls  à  lui  demander  la  bourse  ou  la  vie. 
On  appelle  ordinairement  les  voleurs  du  nom  familier 
de  compères,  compadres. 

En  revenant  de  ïehuacan  de  las  Granadas,  nous 
fûmes  arrêtés  contre  toute  vraisemblance  aux  portes 
de  la  ville  même  par  un  monsieur  fort  bien  vêtu,  ac- 
compagné de  son  domestique.  C'était,  je  crois,  un 
colonel  de  la  brigade  Cobos  qui,  sachant  qu'il  y  avait 
deux  étrangers  dans  la  diligence,  crut  à  une  bonne 
aubaine.  Cet  aimable  officier  nous  demanda  cinquante 
piastres  d'une  voix  terrible.  Je  fis  la  quête,  et  nous  ne 
pûmes,  malgré  toute  notre  bonne  volonté,  en  réunir 
plus  de  dix  à  onze. 

Je  les  lui  offris  le  plus  gracieusement  du  monde, 
fort  désolé  de  ne  pouvoir  mieux  faire,  et  sur  son  refus 
de  les  prendre,  alléguant  que  nous  voulions  le  trom- 
per, je  les  remis  tranquillement  dans  ma  poche.  Il 
visita  la  diligence,  et  voyant  qu'en  somme  il  se  pour- 
rait bien  que  nous  n'eussions  pas  davantage,  il  se 
décida,  maugréant  et  jurant,  à  les  accepter. 

Ce  vol   insolite  était  une  véritable  surprise  :  on 


156  LE    MEXIQUE. 

n'avait  jamais  arrêté  la  diligence  en  cet  endroit,  les 
compadres  ayant  marqué  la  route  par  étapes  comme 
une  chose  réglée  d'avance. 

De  Tehuacan  à  Puebla,  il  fallut  se  résigner  trois 
fois  à  l'aimable  invitation  de  retourner  ses  poches. 

Nous  avions  parmi  nos  compagnons  de  route  un 
homme  grand  et  sec,  porteur  d'une  figure  entièrement 
rasée,  auquel  il  ne  manquait  que  la  tonsure  pour  lais- 
ser deviner  un  curé  de  village.  Le  lecteur  doit  être 
averti  que  les  prêtres  au  Mexique,  surtout  à  la  cam- 
pagne, portent  rarement  le  costume  ecclésiastique. 
Un  simple  rabat  nommé  cuello,  garni  de  perles  ou 
simplement  bordé  d'un  liséré  blanc,  suffit  pour  dis- 
tinguer un  membre  du  clergé. 

A  peine  remis  de  notre  mésaventure,  mon  voisin, 
c'était  l'homme  en  question,  se  tourna  vers  moi,  et 
tirant  de  sa  poche  un  rabat  assez  sale,  me  dit  en  me 
le  montrant  :  «  A?nîgo,  voici  mon  arme,  et  vous  verrez 
qu'elle  en  vaut  bien  une  autre.  »  Il  m'expliqua  son 
stratagème,  mit  son  rabat  et  attendit. 

Je  m'inquiétais  peu  des  voleurs  pour  mon  compte. 
Je  n'avais  rien  à  perdre.  En  sortant  de  Tecamachalco, 
deux  ou  trois  milles  au  delà,  nous  vîmes  un  petit 
berger  dans  un  champ,  qui  de  loin  nous  faisait  signe, 
en  nous  désignant  le  lit  encaissé  d'une  rivière  à  sec. 
En  effet,  deux  compères  à  cheval,  la  figure  voilée  par 
des  mouchoirs  à  carreaux,  enjoignirent  au  postillon 
d'arrêter,  et  aux  voyageurs  de  descendre.  Le  respect 


CHAPITRE    III. COUTUMES.  157 

de  l'autorité  me  paraît  être,  en  principe,  une  vertu  ; 
aussi  nous  hâtâmes-nous  d'obéir.  Mais  en  voyant  nos 
poches  vides,  ces  gentilshommes  de  grande  route  je- 
tèrent des  cris  de  paon  ;  jamais  l'indignation  vertueuse 
d'un  galant  homme,  arrêté  dans  la  plus  louable  entre- 
prise, n'égala  celle  de  ces  délicieux  détrousseurs. 

«  On  nous  avait  déjà  volés  !  »  C'était  indigne,  cela 
ne  s'était  jamais  fait  ;  ils  n'en  voulaient  rien  croire,  et 
le  conducteur  lui-même  fut  obligé  de  donner  sa  pa- 
role d'honneur  que  le  fait,  tout  extraordinaire  qu'il 
fût,  était  exact.  Il  fallut  se  rejeter  sur  les  bagages, 
chose  assurément  fort  désagréable  :  le  volume  est 
gros,  la  valeur  problématique,  la  vente  difficile,  enfin  ! 

En  ce  moment  l'un  d'eux  aperçut  le  cuello,  le  rabat 
de  notre  ami  :  sa  figure  rébarbative  s'adoucit  aussitôt 
d'un  sourire.  Je  vois  encore  la  scène.  L'autre  voleur 
était  fourré  sous  la  bâche  de  la  voiture,  se  faisant  ou- 
vrir et  visitant  en  toute  sécurité  les  coffres  qu'elle 
abritait. 

«.(  Ah!  padrecito  (petit  père),  s'écria  celui  d'en  bas, 
avez- vous  aussi  des  bagages?  »  Et  comme  son  acolyte 
demandait,  en  montrant  une  mallette  :  «  A  qui  cela? 
—La  mienne,  répondit  l'homme  au  rabat. — La  vôtre, 
petit  père?  répond  le  voleur.  Hé  !  là-haut!  laisse  cette 
malle,  mon  ami  :  c'est  celle  du  padrecito.  » 

Puis  se  retournant  vers  le  padre  de  circonstance  : 

«  Ah!  padrecito,  lui  dit-il,  nous  ne  sommes  point 
des  voleurs;  vous  n'en  croyez  rien,  n'est-ce  pas?  Mais 


138  LE    MEXIQUE. 

les  temps  sont  si  durs!  Nous  avons  des  enfants  à 
nourrir.  Cher  père,  donnez-moi  votre  bénédiction, 
nous  sommes  d'honnêtes  gens,  je  vous  le  jure.  » 

L'homme  au  rabat  s'empressa  de  lui  octroyer  une 
faveur  si  humblement  demandée  et  qui  lui  coûtait  si 
peu.  La  diligence  repartit.  «  Le  tour  est  joué,  »  me  dit 
mon  vis-à-vis.  Pour  moi,  je  ne  pus  qu'éclater  de 
rire. 

Ce  respect  du  peuple  et  de  la  classe  moyenne  pour 
les  padres  est  si  tenace  que,  quoi  que  beaucoup  de 
ces  derniers  fassent  pour  l'éloigner  d'eux,  par  leur 
conduite  et  la  publicité  d'une  vie  scandaleuse,  ils  ne 
peuvent  y  parvenir.  Chacun  sait  aussi  bien  que  moi 
que  le  clergé  mexicain  n'offre  pas  le  modèle  de  toutes 
les  vertus. 

Malgré  tout ,  rien  ne  peut  dessiller  des  yeux  si 
aveuglément  prévenus.  Aussi  quand,  par  suite  d'une 
révolution  quelconque,  les  moines  sont  en  masse 
expulsés  d'une  ville,  la  route  de  l'exil  est  semée  de 
femmes  à  genoux  qui  viennent  accompagner  de  leurs 
larmes  le  départ  de  leurs  chers  confesseurs.  Elles  s'em- 
pressent à  baiser  la  tunique  du  martyret  remplissent  à 
l'envi  la  main  du  cordelier  de  pièces  de  monnaie,  ou 
à,  défaut,  de  bijoux  de  toute  valeur. 

Quand  ils  reviennent,  c'est  un  triomphe. 

Mais  laissons  l'étude  des  hommes,  et  consacrons 
quelques  lignes  aux  monuments  de  Mexico  et  de  ses 
environs. 


CHAPITRE    III. COUTUMES.  \  59 

Le  premier,  le  plus  important,  sans  contredit,  est 
la  cathédrale. 

La  cathédrale  forme  le  côté  nord  de  la  place  d'Ar- 
mes, dont  le  palais  forme  l'est,  la  Députation  le  sud, 
et  le  Portai  de  las  Damas  l'ouest.  Commencée  sous 
le  règne  de  Philippe  II,  en  1573,  elle  ne  fut  vérita- 
blement terminée  qu'en  1791,  au  prix  de  2,440,900 
piastres,  soit  12,330,000  fr. 

Vu  de  la  place,  l'édifice  se  présente  sous  l'aspect 
majestueux  des  églises  de  la  seconde  moitié  du  sei- 
zième siècle.  La  façade  est  remarquable  par  le  con- 
traste frappant  de  la  simplicité  qui  la  distingue  des 
autres  édifices  religieux  de  la  ville.  Elle  a  trois  portes 
placées  entre  des  colonnes  doriques;  ces  portes  com- 
muniquent avec  la  grande  nef  et  les  deux  nefs  laté- 
rales. 

Au-dessus  de  la  porte  principale,  deux  étages 
superposés  et  ornés  de  colonnes  doriques  et  corin- 
thiennes supportent  un  petitclocher  de  forme  élégante, 
couronné  de  trois  statues,  représentant  les  vertus 
théologales.  De  chaque  côté  s'élèvent  les  tours,  d'un 
style  sévère,  terminées  en  coupole,  et  dont  la  hauteur 
est  de  78  mètres. 

L'intérieur  est  tout  or.  Un  chœur  immense 
remplittoute  la  grande  nef  et  se  relie,  par  une  galerie 
de  composition  précieuse,  au  maitre-autel,imité,m'a- 
t-on  dit,  de  celui  de  Saint-Pierre  de  Rome. 

Les  deux  nefs  latérales  sont  destinées  aux  fidèles, 


160  LE    MEXIQUE. 

et  l'on  n'y  voit  ni  chaises  ni  bancs  d'aucune  sorte.  Les 
Mexicaines,  qui  s'empressent  à  l'office  divin,  s'age- 
nouillent ou  s'asseyent  sur  les  dalles  humides,  la  fer- 
veur leur  défendant  probablement  une  position  moins 
humiliée  qu'exigerait  pourtant  leur  santé  délicate. 
Les  hommes  ont  le  loisir  de  se  tenir  debout  ;  ils  sont 
rares,  du  reste,  à  l'intérieur  de  l'église  ;  ils  s'arrêtent 
plutôt  à  la  porte,  où  ils  attendent  en  causant  l'arrivée 
des  dames  et  la  fin  du  service,  se  trouvant  récompen- 
sés au  delà  de  leur  patience  par  une  œillade  discrète 
ou  par  un  gracieux  salut. 

Parmi  les  objets  d'art  que  renferme  la  cathédrale, 
il  faut  rappeler  une  petite  toile  de  Murillo,  connue 
sous  le  nom  de  Vierge  de  Bele?i,  et  qui  n'est  pas  une 
des  meilleures  du  grand  peintre.  L'église  la  considère 
comme  son  joyau  le  plus  précieux.  La  toile  est  en 
assez  mauvais  état  et  le  tableau  demanderait  un  ren- 
toilement  immédiat. 

Il  faut  citer  encore  une  Assomption  de  la  Vierge 
en  or  massif,  du  poids  de  1,116  onces. 

La  lampe  en  argent  massif  suspendue  devant  le 
sanctuaire  a  coûté  350,000  francs. 

Le  tabernacle,  également  en  argent  massif,  est 
estimé  800,000  francs. 

Citons  encore  des  monceaux  de  diamants,  d'éme- 
raudes,  de  rubis,  d'améthystes,  de  perles  et  de  saphirs, 
une  quantité  prodigieuse  de  vases  sacrés  en  or  et  en 
argent,  pour  une  somme  inimaginable. 


CHAPITRE    III.  —  COUTUMES.  161 

La  cathédrale  renferme  le  tombeau  d'Iturbide,  le 
plus  terrible  ennemi  de  l'indépendance,  son  soutien 
plus  tard. 

Contre  le  mur  de  la  tour  gauche  et  regardant 
l'ouest,  se  trouve  le  fameux  calendrier  aztèque,  décou- 
vert le  17  décembre  1790,  tandis  qu'on  travaillait  à  la 
nouvelle  esplanade  de  l'Impedradillo.  Il  fut  enchâssé 
dans  les  murs  de  la  cathédrale  par  ordre  du  vice-roi, 
qui  en  fit  prendre  soin  comme  du  monument  le  plus 
précieux  de  l'antiquité  indienne.  Nous  pourrions 
donner  ici  un  résumé  de  l'œuvre  de  Gama  en  ce  qui 
concerne  le  calendrier;  mais,  faute  de  place,  nous 
sommes  forcé  de  nous  abstenir,  nous  réservant  de 
publier  plus  tard  des  documents  aussi  intéressants. 
En  tout  cas,  voici  le  titre  de  l'ouvrage  où  chacun 
pourra  puiser  d'amples  renseignements  : 

Description  historique  et  chronologique  de  deux 
pierres  indiennes  trouvées  à  Mexico  en  1790,  par  D. 
Antonio  de  Léon  y  Gama.  —  Mexico,  1832. 

Le  sayrario  est  une  immense  chapelle  formant  dé- 
pendance delà  cathédrale.  Là  se  font  les  mariages, 
les  enterrements  et  les  baptêmes,  et  le  saint  Sacre- 
ment y  reste  sans  cesse  exposé  à  la  vénération  des 
fidèles. 

Il  est  impossible  de  ne  point  s'arrêter  devant  la 
porte  du  sagrario,  et  quoique  l'ensemble  soit  d'assez 
mauvais  goût,  on  ne  saurait  s'empêcher  d'admirer  le 
luxe  inouï  de  ses  sculptures  et  de  son  ornementation. 

n 


1()2  LE    MEXIQUE. 

Nous  avons  parlé  de  la  coutume  religieuse  qui 
impose  encore  aujourd'hui  à  chaque  piéton  de  s'age- 
nouiller dans  la  rue,  ou  tout  au  moins  de  s'arrêter  et 
de  se  découvrir  au  passage  du  saint  Sacrement;  nous 
trouvons  dans  certaines  chroniques  de  l'époque  qu'il 
fallait  jadis  se  joindre  à  la  procession  et  accompagner 
le  saint  viatique  jusqu'à  la  demeure  du  malade,  si 
bien  que  la  foule,  grossissant  à  chaque  pas,  finissait 
par  constituer  une  masse  énorme.  Le  vice-roi  lui- 
même  n'en  était  pas  exempt,  et  plusieurs  fois  il  se  vit 
obligé  de  prendre  la  tête  de  la  colonne. 

En  sortant  de  Mexico  par  la  porte  de  Belen,  et  sui- 
vant l'aqueduc  qui  se  dirige  du  côté  de  Tacubaya,  on 
arrive  au  château  de  Chapultepec. 

Véritable  oasis  dans  la  vallée,  Chapultepec  s'élève 
sur  un  monticule  volcanique  d'environ  deux  cents 
pieds;  il  est  entouré  d'eaux  vives  et  couvert  d'une  végé- 
tation splendide,  le  voyageur  peut  y  admirer  à  son 
gré  une  vue  panoramique  des  plus  délicieuses.  On  y 
remarque  de  magnifiques  sabinos,  espèces  de  cyprès 
dont  quelques-uns  atteignent  soixante-quinze  et  qua- 
tre vingts  pieds  de  circonférence,  et  dont  la  vieillesse 
vigoureuse  brave  les  ravages  des  siècles. 

Chapultepec  est  un  des  plus  anciens  souvenirs  du 
Mexique.  Au  vme  siècle,  suivant  de  vieilles  chro- 
niques, la  colline  était  déjà  le  siège  d'une  colonie 
d'habitants  industrieux  et  remarquables  par  leur 
civilisation. 


CHAPITRE    III.— COUTUMES.  lli'i 

Pendant  une  longue  période,  les  peuples  nomades 
venant  du  Nord,  se  pressent,  se  succèdent  et  se  mêlent 
sur  ce  terrain  si  souvent  disputé,  jusqu'à  ce  que 
l'avant-garde  des  hordes  mexicaines  accueillies  par 
Jolotl,  roi  des  Chichimèques,  obtint  la  permission  de 
s'établir  à  Chapultepec. 

Depuis  la  fondation  définitive  de  Mexico,  Chapul- 
tepec s'est  converti  en  un  lieu  de  pèlerinage.  Plus 
tard,  la  dévotion  populaire  se  refroidissant,  les  rois 
aztèques  en  firent  un  musée  historique,  et  ses  rocs 
furent  destinés  à  transmettre  à  la  postérité  la  physio- 
nomie des  grands  souverains  du  Mexique. 

Axayacatl,  suivant  Tezozomoc,  fit  placer  sa  Statue 
sur  un  rocher  de  la  colline,  et  le  P.  Acosta  prétend 
avoir  vu  de  beaux  portraits  en  bas-relief,  de  Monté- 
zuma  II  et  de  ses  fils,  sur  pierre  vive. 

Au  temps  de  Montézuma  II,  Chapultepec  devint  ré- 
sidence impériale. 

Le  château  moderne  élevé  par  les  soins  du  vice-roi 
Mathias  de  Galvez,  s'est  transformé,  en  1841,  en  école 
militaire,  et  dernièrement  Miramon,  après  l'avoir  res- 
tauré, en  avait  fait  sa  résidence. 

Mais  revenons  à  Mexico. 

Sur  la  place  de  la  Douane,  place  toujours  encom- 
brée d'attelages  de  mules  et  de  chariots  vides,  se 
trouve  le  couvent  de  Santo  Domingo,  bien  déchu  de 
son  ancienne  splendeur.  Il  sert,  en  temps  de  guerre 
civile,  de  forteresse  aux  prononcés  qui,  du  haut  des 


164  LE    MEXIQUE. 

clochers,  fusillent  à  leur  aise  leurs  ennemis  logés 
sur  les  azoteas  des  maisons,  ou  sur  les  tours  des  cou- 
vents voisins.  A  défaut,  Ton  choisit  pour  point  de 
mire  le  piéton  hasardeux  que  la  nécessité  chasse  de 
son  logis,  l'étranger  surtout  quand  on  le  reconnaît 
au  loin. 

Aussi  le  cloitre  de  Santo  Domingo  ne  présente  plus 
que  l'aspect  de  la  désolation.  Les  tableaux  qui 
ornaient  les  galeries  sont  à  moitié  crevés,  et  les  mu- 
railles sont  noires  de  la  fumée  des  camps.  Les  beaux 
jours  de  Santo  Domingo  remontent  à  l'inquisition, 
dont  il  fut  le  siège.  Les  annales  font  remonter  à 
l'an  1640  les  fêtes  qui  célébrèrent  le  premier  auto- 
da-fé  de  Mexico.  Quarante-huit  personnes  succom- 
bèrent à  l'inauguration  du  terrible  tribunal  dont  les 
décrets  s'exécutèrent  jusqu'au  commencement  du 
siècle. 

Autre  chose  est  le  couvent  de  San  Francisco.  Placé 
entre  la  rue  du  même  nom ,  celle  San  Juan  de 
Letran  et  Zuletta,  il  couvrait  une  superficie  de  près 
de  soixante  mille  mètres  carrés.  Coupé  de  cloîtres 
magnifiques,  de  cours  et  de  jardins,  c'était,  à  notre 
avis,  le  plus  considérable  et  le  plus  riche  de  Mexico. 

Deux  églises,  dont  les  intérieurs  sont  couverts  de 
gigantesques  autels  de  bois  sculpté  et  doré,  trois 
chapelles  délicieuses,  des  cloîtres  couverts  de  ta- 
bleaux, en  faisaient  un  monument  des  plus  remar- 
quables; mais   la  politique  a  renversé  le  couvent, 


CHAPITRE    III. —  COUTUMES.  16o 

percé  des  rues  au  travers  des  cloîtres  et  vendu  les 
jardins.  Les  garnisons  qui  occupèrent  l'édifice  aux 
jours  de  lutte  ont,  comme  à  Santo  Domingo,  laissé  les 
tristes  marques  de  leur  passage;  le  couvent  est  clans 
un  état  déplorable. 

La  façade  qui  regarde  la  rue  de  San  Francisco 
présente  un  portail  magnifique. 

Cette  porte  est  un  composé  bizarre  de  pilastres  re- 
naissance, couverts  de  figures  en  bas-relief,  surmon- 
tés de  chapiteaux  composites,  et  séparés  par  de 
niches  ornées  de  statues.  Le  tout  est  d'une  richesse 
d'ornementation  extraordinaire,  d'un  goût  peut-être 
douteux,  mais  d'un  remarquable  fini  de  détail,  et 
l'on  admire  d'autant  plus  ces  sculptures  que,  au  dire 
de  la  chronique,  elles  ne  sont  point  dues  au  ciseau 
de  l'artiste,  mais  au  pic  grossier  du  tailleur  de  pierre. 

Aujourd'hui,  m'a-t-on  dit,  la  porte  de  San  Fran- 
cisco n'existe  plus;  le  couvent  est  démoli,  les  maté- 
riaux dispersés,  le  terrain  vendu. 

On  regrette  que  le  gouvernement  libéral,  dans  sa 
hâte  de  détruire  les  couvents,  n'ait  point  su  conser- 
ver ce  magnifique  échantillon  de  l'art  mexicain. 

Le  couvent  de  la  Mercie  n'est  qu'une  immense 
bâtisse  dont  rien,  ni  l'église,  ni  la  façade,  ne  peut 
attirer  l'attention  du  passant;  mais  son  cloitre  est  le 
plus  admirable  de  Mexico. 

De  blanches  colonnes  aux  arceaux  dentelés  forment 
d'immenses  galeries  encerclant  une  cour  dallée,  dont 


100  W    MKXjyUE. 

une  fontaine  bien  modeste  orne  le  centre.  Ces  co- 
lonnes légères  et  les  dentelures  finement  découpées 
rappellent  le  style  grenadin  qu'on  voit  se  développer 
avec  tant  de  splendeur  dans  la  cour  de  l'Alhambra. 

Placé  au  centre  d'un  faubourg  des  plus  populeux, 
le  cloître,  par  sa  solitude  et  son  silence,  forme  un 
contraste  frappant  avec  le  tumulte  et  l'agitation  du 
dehors.  Rien  ne  peut  se  comparer  à  la  tristesse  qui 
règne  dans  ses  murs.  De  temps  à  autre  un  aguador 
vient  remplir  à  la  fontaine  ses  cantaros  et  ses  cho- 
chocoles  (urnes  et  pots  qui  lui  servent  à  transporter 
l'eau).  Quelquefois  la  tunique  blanche  d'un  religieux 
vient  animer  une  seconde  le  désert  des  galeries,  pour 
disparaître  aussitôt  dans  l'ombre  des  vastes  corridors, 
peuplés  de  cellules  désertes  pour  la  plupart. 

Aux  murailles  des  galeries  sont  suspendus  de  nom- 
breux cadres  avec  personnages  grandeur  nature , 
représentant  des  scènes  religieuses,  les  martyrs  de 
l'ordre,  et  les  saints  qui  l'ont  rendu  célèbre.  Toutes 
ces  physionomies  muettes,  dans  l'extase  de  la  prière 
ou  de  la  douleur,  n'offrent  aux  yeux  que  poses  vio- 
lentes et  tableaux  d'horreur.  Ce  ne  sont  que  disloca- 
tions, bûchers,  supplices  de  tous  genres.. 

Parmi  ces  personnages,  les  uns  lèvent  au  ciel  leur 
tète  coupée  dont  le  sang  les  inonde,  d'autres  vous 
tendent  à  Tenvi  leurs  moignons  sanglants  ou  leurs 
membres  calcinés,  lîn  dégoût  invincible  envahit  tout 
votre  être  ;  vous  vous  reportez  à  ces  temps  de  sainte 


CBAPITUE    111. COUTUMES.  IbT 

fureur  où  l'on  béatifiait  la  souffrance,  où  Ton  avait 
soif  de  supplice  et  vous  bénissez  le  ciel  de  vous  avoir 
fait  naître  dans  un  siècle  moins  barbare,  où  Dieu  se 
contente  d'hommages  plus  faciles  et  de  moins  horri- 
bles sacrifices. 

La  Mercie  possède  encore  une  belle  bibliothèque 
où  l'amateur  pourrait  découvrir  des  trésors;  et  le 
chœur  de  l'église,  composé  d'une  centaine  de  sièges 
en  chêne  sculpté,  est  un  des  plus  beaux  que  je  con- 
naisse. 

Le  Salto  del  Agua  est  la  seule  fontaine  monumen- 
tale que  possède  Mexico.  Placé  en  dehors  des  grandes 
voies  de  circulation  et  dans  le  centre  d'un  faubourg, 
il  termine  l'aqueduc  qui,  partant  de  Chapultepec, 
amène  à  Mexico  les  eaux  de  ses  sources.  C'est  une 
construction  oblongue,  ornée  d'une  façade  fort  mé- 
diocre. Au  centre,  un  aigle,  aux  ailes  déployées, 
soutient  un  écu  meublé  des  armes  de  la  ville.  De 
chaque  côté,  des  colonnes  torses  avec  chapiteaux 
corinthiens  supportent  deux  figures  symboliques  de 
l'Amérique  et  de  l'Europe,  qu'accompagnent  huit 
vases  à  moitié  brisés.  Suivant  les  historiens  de  Ja 
conquête  et  les  anciens  auteurs  mexicains,  le  Salto 
del  Agua  et  l'aqueduc  qu'il  termine  avaient  rem- 
placé l'ancien  aqueduc  de  Moniézuma,  bâti  par 
Netzahualcoyotl,  roi  de  Texcoco,  sous  le  règne  de 
Izcoatl,  c'est-à-dire  de  1427  à  1440.  Nous  lisons 
aussi  dans  Clavijero,  que  deux  aqueducs  amenaient 


168  LE    MEXIQUE. 

l'eau  de  Chapultepec  à  la  capitale.  La  bâtisse  était 
un  mélange  de  pierre  et  de  mortier,  la  hauteur  des 
aqueducs  de  cinq  pieds,  la  largeur  de  deux  pas.  Ces 
aqueducs  occupaient  une  chaussée  qui  leur  était 
exclusivement  réservée,  et  amenaient  l'eau  jusqu'à  la 
ville  et  de  là  dans  les  palais  impériaux. 

Quoique  l'aqueduc  fût  double,  l'eau  n'était  fournie 
que  par  un  seul  à  la  fois,  facilitant  ainsi  la  réparation 
de  l'autre,  afin  que  l'eau  arrivât  toujours  pure.  Il  faut 
avouer  que  les  Mexicains  d'autrefois  avaient  plus  de 
prudence  et  plus  de  soin  de  leurs  monuments  que 
ceux  de  nos  jours,  qui  laissent  tomber  les  leurs  en 
ruine. 

En  parcourant  les  environs  de  Mexico,  on  trouve 
à  Popotlan,"  à  deux  lieues  environ  de  la  ville,  l'un 
des  plus  poétiques  souvenirs  de  la  conquête.  Ce  fut 
à  l'ombre  du  vieil  ahuahuete  (cyprès)  que  Cortez 
vint  reposer  ses  membres  endoloris  et  pleurer  son 
effroyable  défaite  du  1er  juillet.  L'arbre  fut  appelé 
depuis  :  Arbre  de  la  nuit  triste. 

Rappelons  rapidement  les  causes  qui  amenèrent  ce 
déplorable  événement. 

Montézuma  était  prisonnier  des  Espagnols,  et  la 
noblesse  mexicaine,  voulant  encore  fêter  son  roi  dans 
les  fers,  offrit  au  monarque  malheureux  un  bal,  dans 
le  palais  même  qui  lui  servait  de  prison.  Alvarado 
commandait  en  l'absence  de  Cortez,  mais  il  ne  voulut 
permettre  la  réunion  qu'à  la  condition  expresse  que 


CHAPITRE    III. COUTUMES.  169 

les  Mexicains  s'y  rendraient  sans  armes.  Le  palais  se 
remplit,  à  l'heure  fixée,  des  nobles  mexicains  vêtus  de 
leurs  plus  riches  parures  et  couverts  de  leurs  joyaux  les 
plus  précieux.  C'était  un  océan  de  plumes  aux  vives 
couleurs,  une  richesse  incroyable  de  plaques  d'or,  un 
amas  prodigieux  de  perles,  de  diamants  et  de  pierres 
précieuses.  A  l'aspect  de  tant  de  richesse,  les  Espa- 
gnols furent  éblouis,  leur  convoitise  s'éveilla  ter- 
rible, leurs  regards  s'allumèrent,  la  soif  de  l'or  les 
enivra,  et  l'assurance  de  l'impunité  leur  fit  com- 
mettre la  plus  infâme  des  trahisons.  D'un  commun 
accord,  ils  se  précipitèrent  comme  des  tigres  sur  la 
noblesse  sans  défense,  et  se  gorgèrent  à  l'envi  de 
carnage  et  d'or. 

La  nation  frémit  à  la  nouvelle  de  cet  attentat  sans 
nom,  mais  le  respect  inspiré  par  le  roi  prisonnier  la 
maintint  encore.  Cortez,  du  reste,  était  absent,  et  l'on 
comptait  sur  sa  justice  et  le  châtiment  des  coupables. 

Cependant,  il  arrivait  vainqueur  de  Narvaez  et  son 
entrée  fut  triomphale.  Aveuglé  par  le  succès,  Cortez 
se  borna  à  quelques  réprimandes,  espérant  que  le 
temps  apaiserait  l'indignation  populaire. 

Mais  le  désespoir  et  la  colère  des  Mexicains  arri- 
vèrent à  leur  paroxysme,  et  la  mort  de  Montézuma 
ne  permit  plus  l'espérance  d'aucun  arrangement.  Ce 
fut  alors  une  guerre  à  mort,  sans  trêve  ni  merci.  Les 
arquebuses  et  les  coulevrines  furent  impuissantes 
contre  ce  flot  toujours  renouvelé  d'assaillants  déses- 


170  \M    MEXJQUJS, 

pérés.  Les  Espagnols  indécis,  troublés,  durent  songer 
à  la  retraite.  Cortez  lui-même  perdit  en  cette  circon- 
stance la  présence  d'esprit  qui  ne  l'avait  jamais  aban- 
donné. Devant  l'énormité  du  péril,  son  courage 
chancela;  il  voulut  fuir  et  crut  déguiser  sa  retraite  à 
la  faveur  d'une  nuit  pluvieuse. 

La  troupe  espagnole,  suivie  des  Tlascaltecas  ses 
alliés,  abandonna  donc  cette  ville,  témoin  de  tant  de 
triomphes.  Chaque  soldat  chargé  d'or  suivait  pénible- 
ment la  route  obscure  ;  nul  danger  apparent  n'arrêtait 
sa  marche,  la  ville  était  silencieuse.  Quelques  heures 
encore  tout  était  sauvé.  Mais  au  moment  de  franchir 
les  ponts  de  la  rue  de  Tlacopan,  des  milliers  de  guer- 
riers surgirent  de  tous  côtés.  Ce  fut  une  mêlée  horrible, 
un  mélange  épouvantable  de  cris  de  douleur  et  de 
hurlements  de  rage,  un  combat  sans  nom,  où  l'élite 
de  la  troupe  espagnole  périt  sans  gloire  dans  les  eaux- 
bourbeuses  des  fossés  et  sous  la  hache  impitoyable  des 
Mexicains.  Cortez,  Ordaz,  Alvarado,  Olid  et  Sandoval 
échappent  avec  peine,  suivis  d'une  poignée  des  leurs. 
Ils  fuient  et  s'éloignent  désespérés,  n'osant  rappeler 
cette  nuit  sanglante. 

Ils  arrivèrent  ainsi  jusqu'à  Popotlan  où  Cortez, 
pleurant,  dit-on,  vint  s'étendre  sous  le  vieux  cyprès. 

«  0  Cortez  !  s'écrie  un  de  nos  compatriotes,  Alva- 
rado et  vous  tous,  valeureux  comme  Thésée,  mais 
insatiables  comme  Cacus,  vous  ne  méritez  pas  des 
statues  de    marbre,  mais  d'argile  !    Loin   d'être  les 


CHAPITflg    III. COUTUMES.  17  \ 

apôtres  de  la  civilisation,  votre,  valeur  n'a  servi 
qu'à  l'abrutissement  du  peuple  dont  vous  deviez 
améliorer  le  sort  en  l'initiant  aux  mystères  d'une 
destinée  supérieure. 

«  Que  reste-t-il  de  vos  actions  héroïques?  Un 
peuple  déchu  de  son  ancienne  splendeur,  d'un 
christianisme  douteux,  et  s'enfonçant  chaque  jour 
dans  une  abjecte  barbarie  :  quelques  pages  glorieu- 
ses, mais  impures  ;  une  rue  du  nom  d'Alvarado,  un 
vieil  arbre  décrépit  et  solitaire,  devant  bientôt  mêler 
ses  cendres  à  celles  des  malheureux  dont  il  rappelle 
le  souvenir  funèbre.  » 

C'est  encore  à  notre  savant  ami,  M.  Jules  Laverrière, 
que  le  voyageur  de  la  vallée  de  Mexico  doit  la  décou- 
verte des  ruines  de  Tlalmanalco  et  quelques  rensei- 
gnements sur  leur  origine.  Du  reste,  nul  mieux  que 
lui  ne  connaît  le  plateau,  et  personne  n'est  plus  ca- 
pable de  le  mieux  dépeindre.  A  une  lieue  et  demie 
de  Chalco,  le  touriste  se  dirigeant  vers  les  volcans, 
monte  une  petite  côte,  passe  devant  la  magnifique 
filature  de  Miraflores,  et  se  trouve,  à  quelques  milles 
au  delà,  devant  le  village  à  de::ii  ruiné  de  Tlalma- 
nalco. Au  milieu  du  cimetière,  près  de  l'église  mo- 
derne, s'élèvent  les  superbes  arceaux  dont  la  création 
remonte  aux  premiers  temps  de  la  conquête.  Ces 
ruines,  selon  M.  Laverrière,  sont  les  restes  d'un  cou- 
vent de  franciscains,  dont  les  travaux  restèrent  in- 
achevés. 


172  LE    MEXIQUE. 

L'architecture  de  ces  arceaux  est  vraiment  extra- 
ordinaire, et  la  forme  des  colonnes,  les  chapiteaux  et 
les  sculptures  tiennent  du  mauresque,  du  gothique  et 
de  la  renaissance.  La  création  est  toute  espagnole  et 
reporte  l'imagination  de  la  cathédrale  de  Burgos  à 
l'Alhambra.  L'ornementation  porte  un  cachet  mexi- 
cain, riche,  capricieux,  fantastique  et  mi-symbolique. 

Mais  si  le  dessin  est  espagnol,  l'exécution  est  toute 
mexicaine,  et  l'ensemble  de  l'œuvre  a  l'empreinte  des 
deux  civilisations.  Les  ruines  de  Tlalmanalco  sont 
uniques  dans  leur  genre  au  Mexique,  et  l'on  ne  re- 
trouve nulle  part  rien  qui  leur  puisse  être  comparé. 

Il  reste  au  voyageur,  pour  bien  connaître  la  vallée, 
à  faire  une  excursion  à  San  Agustin,  à  Tacubaya  et 
à  Nuestra  Sehora  de  Guadalupe.  San  Agustin  est  un 
assez  joli  village  à  quatre  lieues  au  sud  de  Mexico. 
Toute  sa  célébrité  lui  vient  du  jeu  qui,  à  la  fête  pa- 
tronale, attire  les  Mexicains  et  les  étrangers  qui 
viennent  y  tenter  la  fortune.  Il  faut  avoir,  au  moins 
une  fois  dans  sa  vie,  assisté  à  cette  réunion  extraordi- 
naire, où  la  dignité  la  plus  exquise  préside  aux  arrêts 
de  l'aveugle  déesse. 

Dans  une  salle  immense  s'étend  un  vaste  tapis 
vert,  disparaissant  sous  des  amas  d'or.  On  y  joue  au 
monte )  espèce  de  lansquenet.  Le  banquier  n'a  qu'une 
chance  raisonnable,  et  les  probabilités  sont  bien  par- 
tagées, à  l'opposé  des  jeux  de  Hombourg,  qui  sont 
une  véritable  duperie. 


CHAPITRE    III. — COUTUMES.  173 

L'enjeu  est  considérable;  rien  ne  vient  contrarier 
la  chance  du  joueur,  la  ponte  étant  illimitée. 

Vous  pouvez  en  principe,  si  vous  en  avez  les 
moyens,  ponter  le  total  de  la  banque  sur  table,  c'est- 
à-dire  de  quatre  à  cinq  cent  mille  francs.  Cela  s'ap- 
pelle tapar  el  monte.  Il  faut  ajouter  que  ce  cas  est  rare, 
mais  un  bonheur  quelque  peu  suivi  peut  amener  ce 
résultat. 

Entrons,  la  salle  est  pleine  ;  l'or  seul  est  admis. 
Les  cartes  s'étalent  et  s'appellent.  Perdants  ou  ga- 
gnants reçoivent  ou  repontent  sans  qu'un  geste  mal- 
heureux ou  qu'une  parole  déplacée  vienne  interrompre 
la  partie  qui  se  continue.  Au  milieu  de  cette  assemblée 
où  se  déroulent  à  chaque  instant  les  péripéties  de  la 
plus  terrible  des  passions  humaines,  on  entendrait 
voler  une  mouche,  le  silence  est  absolu.  Combien, 
cependant,  s'éloignent  désespérés  ! 

On  parle  d'un  padre  riche,  qui  quelquefois  arrive 
suivi  d'un  domestique  porteur  d'une  talegue  d'or 
(quatre-vingt-cinq  mille  francs).  Il  s'arrête,  regarde 
un  instant  les  coups,  combine,  observe,  calcule  et  se 
décidant  pour  une  carte  qui  lui  plait,  dépose  comme 
enjeu  la  somme  entière. 

Le  croupier  appelle,  il  écoute  sans  émotion  appa- 
rente, gagne  ou  perd  avec  le  même  calme,  allume 
tranquillement  une  cigarette  et  se  retire. 

Les  fêtes  de  Tacubaya  n'ont  point  la  même  célé- 
brité; on  y  joue  comme  partout  au  Mexique,  mais  la 


174  LE    MEXIQUE 

merveille  de  Tacubaya,  c'est  la  propriété  de  don  Ma- 
nuel Escandon,  résidence  délicieuse,  entourée  d'eau, 
coupée  de  lacs  et  de  cascades,  et  contenant  toutes  les 
flores  du  globe.  Un  horticulteur  émérite  en  dirige 
l'entretien  ,  et  nous  rendons  hommage  à  l'urbanité 
charmante  du  propriétaire  de  la  villa  et  de  son  neveu 
don  Pepe  Amor,  qui  en  font  les  honneurs  avec  tant 
de  grâce. 

Guadalupe  est  un  village  à  deux  lieues  au  nord  de 
Mexico.  Un  chemin  de  fer  vous  y  mène  en  quelques 
minutes. 

Guadalupe  est  le  grand  pèlerinage  du  Mexique,  et 
l'église  se  trouve  sur  le  Tepeyac  même  où  Tonant- 
zin,  la  mère  des  dieux  mexicains,  respirait  les  va- 
peurs du  copal,  aux  lieux  où  fumait  le  sang  des  vic- 
times humaines.  La  Vierge  y  possède  une  chapelle 
privilégiée  où  les  miracles  se  succèdent  sans  relâche. 
Placée  au  sommet  d'une  pointe  de  rocher  relié  à  la 
chaîne  principale  et  qui  fait  promontoire  dans  la 
plaine ,  la  chapelle  regarde  Mexico  et  permet  au 
voyageur  de  parcourir  de  l'œil  tout  le  panorama  de 
la  vallée. 

Au  pied  du  rocher,  une  fontaine  merveilleuse,  cou- 
verte d'un  dôme  magnifique,  prodigue  moyennant 
redevance,  à  tous  les  infirmes  du  globe,  les  vertus 
curatives  de  ses  eaux  sacrées. 

Chaque  jour,  l'Indien  crédule  y  vient  renouveler 
sa  provision  épuisée,  réciter  ses  humbles  prières  aux 


CHAPITRE    III. — COUTUMES.  175 

pieds  de  la  Vierge,  et  s'en  retourne  satisfait  d'avoir 
un  instant  contemplé  la  divine  image.  Les  jours  de 
fête,  c'est  une  masse  énorme  de  population  accourue 
de  tous  les  points  du  Mexique;  tous  les  costumes  y 
sont  réunis,  tous  les  types  s'y  confondent  :  ce  ne  sont 
partout  que  cris  de  joie  et  bruit  de  cloches.  Les  mar- 
chands de  toute  espèce  étalent  aux  yeux  des  prome- 
neurs des  fruits  de  tous  les  climats  ;  l'Indienne  y 
fabrique  des  tortilles  et  de  grandes  galettes  à  la 
graisse  rance,  dont  l'odeur  vous  prend  à  la  gorge.  Le 
pulque  coule  à  plein  bord.  Vous  vous  retirez  fatigué 
de  ces  bruits,  la  tête  embarrassée  par  ces  parfums 
de  rôtisseur,  couvert  de  poussière,  et  vous  rentrez 
avec  une  vague  réminiscence  de  la  foire  aux  jambons 
de  Paris. 


IV 


ANECDOTES    ET     RÉFLEXIONS 


Il  peut  sembler  curieux,  par  le  temps  qui  court,  de 
tracer  quelques  esquisses  mexicaines  et  de  conter  des 
anecdotes  qui  mettent  le  lecteur  au  fait  de  coutumes 
qu'il  ne  connaît  guère. 

Mon  dessein,  en  écrivant  ces  lignes,  n'est  point  de 
faire  de  la  politique  pas  plus  actuelle  que  rétrospec- 
tive ;  car,  malgré  tout  mon  désir  d'être  juste  dans  mes 
appréciations,  il  se  pourrait  que,  malgré  moi,  mes 
sympathies  se  déclarassent  pour  tel  ou  tel,  chose  bien 
égale  au  lecteur  assurément. 

Non,  je  parlerai  de  l'un  et  de  l'autre,  taisant  quel- 
quefois les  noms,  et  tout  aussi  indépendant  envers  le 
parti  de  l'Eglise,  que  je  respecte,  qu'envers  le  parti 
libéral,  qu'on  blâme  aujourd'hui.  Des  deux  côtés,  les 

12 


178  LE   MEXIQUE. 

hommes  se  valent;  ils  sont  Mexicains.  Quant  aux 
principes,  c'est  une  affaire  d'appréciation. 

Je  ne  dirai  que  ce  que  j'ai  vu ,  et  cela  suffira,  j  e  pense  ; 
car,  au  Mexique,  le  possible  n'est  guère  vraisemblable, 
et  les  on  dit  pourraient  m'attirer  des  contradictions. 

Je  laisse  dormir  le  passé.  Il  m'est  dur  néanmoins 
de  ne  pouvoir  faire  preuve  d'érudition  sur  la  conquête, 
les  vice-rois,  l'indépendance;  sur  l'empereur  Itur- 
bide,  qu'on  fusilla  comme  un  chien  ,  et  Santa-Anna, 
qui  jouit  tranquillement  de  ses  rentes. 

J'arrive  à  Gomonfort,  qui,  chacun  le  sait,  se  retira 
tranquillement  à  Yera-Cruz,  il  y  a  quelque  cinq  ans, 
chassé  par  Zuloaga  son  ami,  Osollo,  un  charmant  gar- 
çon, et  le  jeune  Miramon,  qui  voyage  aujourd'hui 
pour  son  plaisir.  A  cette  époque,  j'arrivais  précisé- 
ment à  Mexico,  et  j'avais  à  peine  eu  le  temps  de  me 
choisir  un  gîte,  lorsque  j'aperçus  quelques  leperos 
amoncelant  des  pavés  dans  la  rue. 

Il  y  avait  là-dedans  une  intention  de  barricade  qui 
m'intrigua,  et,  m'informant  aussitôt,  j'appris  avec 
étonnement  que  nous  étions  en  révolution.  Je  ne  m'en 
doutais  vraiment  pas. 

En  effet,  la  citadelle  s'était  prononcée;  elle  avait 
pour  elle  le  couvent  de  Santo  Domingo  et  celui  de 
San  Agustin;  quelques  guérillas,  en  outre,  arrivaient 
à  toute  vapeur. 

Gomonfort  tenait  le  palais,  la  cathédrale  et  San 
Francisco. 


CHAPITRE    IV. — ANECDOTES.  17<> 

J'ai  dit,  au  précédent  chapitre ,  ce  qu'est  un  pro- 
nunciamento; c'est  une  charge  de  mauvais  goût,  qui, 
malheureusement,  au  Mexique  se  renouvelle  trop  sou- 
vent. Ces  messieurs  s'amusent,  et  c'est  affaire  entre 
eux;  mais  les  étrangers  en  souffrent  et  leurs  intérêts 
sont  cruellement  compromis. 

Bref,  chacun  fit  ses  barricades,  face  à  face,  à  courte 
distance  les  uns  des  autres,  sans  plus  se  déranger  que 
s'il  se  fût  agi  du  barrage  d'un  ruisseau  ou  du  dépa- 
vage d'une  rue  :  s'arrêtant,  prenant  haleine,  soulevant 
un  pavé,  se  lançant  une  injure ,  quelque  chose  d'é- 
norme, par  exemple,  et  que  je  ne  saurais  redire,  car 
leurs  jurements  sont  fort  orduriers.  Quant  au  fusil, 
pendant  deux  jours  il  n'en  fut  pas  question,  et  l'on 
n'entendit  siffler  des  balles  que  lorsque  les  barricades 
terminées,  chacun  se  trouvait  parfaitement  à  l'abri. 

Comme  on  le  voit,  cela  peut  s'appeler  faire  la  guerre 
en  amateur. 

Pour  les  principes  nouveaux  proclamés  par  Zuloaga 
et  C%  je  me  dispenserai  d'en  parler;  je  n'ai  jamais 
rien  pu  comprendre  à  tous  les  plans  (car  cela  s'appelle 
un  plan)  de  ces  messieurs. 

Je  les  ai  vus  monter  au  pouvoir,  en  descendre,  y 
remonter  encore,  moins  légers,  je  vous  prie  de  le 
croire,  à  la  descente  qu'à  la  montée  :  c'est  là  certai- 
nement le  seul  et  véritable  plan,  s'enrichir;  et  il  est 
bon,  soyez-en  sûr,  car  on  ne  recommencerait  pas 
aussi  souvent. 


180  LE    MEXIQUE. 

En  somme,  et  avec  de  la  bonne  volonté,  je  me  suis 
aperçu  d'une  chose  :  c'est  que  le  clergé  et  Farinée 
voulaient  conserver  le  privilège  d'être  jugés  par  leurs 
pairs  (cela  s'appelle  les  fueros) ,  et  qu'une  partie 
intelligente  et  éclairée  de  la  nation  n'entendait  pas 
de  cette  oreille. 

C'est  peut-être  mauvaise  volonté  de  sa  part,  entê- 
tement ou  mauvaise  entente  de  ses  intérêts.  Je  me 
rappelle  cependant  qu'en  France,  autrefois,  on  avait 
réclamé  contre  cette  manière  de  faire.  De  plus,  le 
clergé  veut  conserver  ses  biens;  il  possède  comme  les 
deux  tiers  du  Mexique.  On  les  lui  a  donnés,  n'est-il 
pas  juste  qu'il  les  garde? 

Voilà  toute  la  guerre;  et  depuis  tantôt  quarante 
ans,  l'un  tire  à  hue  et  l'autre  à  dia  :  «  Je  les  garde- 
rai... tu  ne  les  garderas  pas.  » 

Il  y  avait  donc  des  barricades  ;  une  entre  autres  au 
pied  de  ma  maison  :  j'étais  aux  premières  loges.  San 
Agustin  tirait  sur  nous;  quand  je  dis  nous,  c'est  une 
figure,  et  c'est  de  la  barricade  que  je  veux  parler. 
Chacun  faisait  son  devoir  et  tirait,  en  détournant  la 
tète ,  sur  des  ennemis  absents,  car  on  ne  pouvait  dis- 
tinguer personne  et  je  n'apercevais  pas  le  plus  petit 
plumet  à  l'horizon. 

Néanmoins,  je  fus  obligé  de  me  retirer  de  ma  loge 
d'avant- scène  :  une  balle ,  puis  deux  frappèrent  la 
console  de  la  fenêtre,  une  autre  entra  dans  l'apparte- 
ment. Je  compris  que  c'était  bien  à  moi  que  s'adres- 


CHAPITRE    IV.  -    ANECDOTES.  181 

sait  cette  plaisanterie.  Je  me  retirai.  C'est  là,  du 
reste,  le  côté  plaisant  de  cette  sorte  de  guerre  ;  on  se 
tue  rarement  entre  soi ,  mais  le  passant  ou  l'étranger 
risque  fort  d'attraper  une  balle  égarée. 

Ce  fut  alors  que,  pour  la  première  fois,  j'aperçus  le 
président  Comonfort;  il  inspectait  les  barricades, 
payant  de  sa  personne  et  encourageant  les  siens. 
Malgré  tout,  l'enthousiasme  baissait  visiblement,  car 
la  paye  devenait  rare ,  et  la  victoire  est  au  dernier 
écu. 

Comonfort  est  un  gros  bonhomme  tirant  à  l'obésité, 
un  peu  mou,  m'a-t-on  dit,  mais  plein  de  cœur  et  trop 
clément.  Ceux  qui  le  chassèrent  furent  tous  ses  obligés. 

Les  partis  étaient  en  présence  depuis  huit  jours  : 
cela  devenait  gênant  et  menaçait  de  se  prolonger 
encore  :  toutefois  on  prenait  son  temps  et  l'on  se 
reposait  mutuellement  de  tant  de  fatigues.  Chaque 
jour,  de  huit  à  onze  heures  du  matin ,  on  avait  va- 
cance. C'était  alors  des  visites  de  l'un  à  l'autre,  une 
poignée  de  main  par-ci,  une  injure  par-là,  et  cepen- 
dant, les  cuisinières  allaient  aux  provisions,  de  ma- 
nière que  personne  ne  souffrait  de  la  faim,  ce  qui  ne 
manquait  pas  de  charité  des  deux  parts. 

De  plus,  chaque  parti  s'adressait  des  cartels  et  des 
défis;  l'un  d'eux,  je  ne  sais  plus  lequel,  proposa  donc 
à  l'autre  une  bataille  en  rase  campagne.  Ne  vous 
semble-t-il  pas  voir  deux  champions  prudents  se  toiser 
avec  fureur  et  s'écriant  :  «  Sortons,  monsieur,  sor- 


182  U£    MEXIQUE. 

tons,  »  et  ne  sortant  jamais.  Cela  me  fit  cet  elfet-là, 
car  ni  l'un  ni  Fautre  ne  voulut  sortir,  se  trouvant  bien 
où  il  était;  jusqu'à  ce  que,  je  l'ai  dit  plus  haut,  les  par- 
tisans de  Comonfort,  n'ayant  plus  le  sou,  passèrent  à 
l'ennemi  qui  en  avait. 

Comonfort  se  retira  donc  sans  être  inquiété.  Ces 
messieurs  entrèrent  au  palais;  il  y  avait  foule;  les 
cloches  sonnaient  à  toute  volée,  et  ce  fut  vraiment  un 
beau  jour  pour  nous,  qui,  depuis  trois  semaines,  ne 
pouvions  sortir  du  logis.  On  s'embrassait  sur  la  place 
du  Palais;  c'étaient  des  cris  de  triomphe  et  des  hourras, 
et  viva  Miramon,  et  viva  Zuloaga  !  puis  les  courbettes 
de  ces  jours,  les  dévouements  et  les  protestations, 
toute  la  comédie  du  succès.  Comme  il  y  avait  beaucoup 
de  moines  sur  la  place  et  que  les  grands  chapeaux  à 
la  Basile  s'agitaient  avec  enthousiasme,  je  compris 
que  le  clergé  devait  avoir  gagné  quelque  chose,  et  je 
m'en  réjouis  fort. 

Ce  n'était  partout  que  proclamation  sur  proclama- 
tion. J'avais  lu  les  autres  et  je  lus  celles-là;  c'est 
toujours,  on  le  sait,  la  même  histoire  :  anarchistes, 
voleurs,  incendiaires,  etc.;  ce  sont  douceurs  que 
chaque  parti  s'adresse,  et  vraiment  entre  les  deux  le 
cœur  balance,  car  tous  deux  volent  impunément. 

Les  rues  de  Mexico,  pendant  ces  jours  de  fête, 
offraient  un  spectacle  vraiment  singulier;  la  foule  se 
composait  surtout  de  leperos ,  tous  plus  ou  moins 
chargés  de  pièces  de  coton  ou  d'indienne  gagnées 


CHAPITRÉ    IV.  —  ANECDOTES.  183 

dans  leur  zèle  à  rétablir  la  circulation  ;  il  faut  ajouter 
que  quelques  barricades  étaient  faites  avec  des  ballots 
d'étoffes  et  que  ces  dépouilles  étaient  étrangères  et 
ne  coûtaient  rien  à  la  nation. 

Il  y  avait,  parsemant  la  foule,  un  grand  nombre  de 
moines  et  de  padres.  Chacun  d'eux  jouit  d'une  phy- 
sionomie toute  particulière,  et  j'en  veux  dire  quelque 
chose. 

Le  père  de  la  Mercie  est  sombre  d'habitude;  il  porte 
en  lui  quelque  chose  de  la  désolation  de  son  couvent 
et  s'occupe  de  science.  On  le  voit  rarement  faire  l'œil 
aux  passantes. 

L'augustin  a  quelque  chose  de  dégagé  dans  sa 
marche  et  de  guerrier  dans  son  attitude;  cela  n'a 
point  droit  de  surprendre  ;  il  a  vu  tant  de  pronuncia- 
me?itos,  ses  cloîtres  ont  si  souvent  servi  de  casernes  et 
ses  clochers  de  forteresses,  que  le  soldat  a  déteint  sur 
lui. 

Le  dominicain  regrette  l'inquisition;  mais,  quant 
au  franciscain  ,  c'est  la  perle  des  moines,  il  est  tout  à 
l'amour.  Bien  des  fois  je  l'ai  vu  poursuivant  les  belles 
filles  dans  les  rues;  indifférent  à  l'âge,  au  type,  à  la 
naissance,  il  a  pour  toutes  des  sourires  aussi  bien  que 
des  bénédictions. 

Quelques  daines  cependant  n'acceptent  pas  comme 
pain  bénit  des  propositions  au  moins  déplacées,  et  je 
puis  parler  d'une  charmante  Française  qui  n'échappa 
qu'avec  peine  aux  obsessions  de  l'un  d'eux.  L'enragé, 


184  LE   MEXIQUE. 

car  il  faut  être  enragé  vraiment,  ne  se  rebutait  point 
devant  l'indignation  de  notre  compatriote;  il  conti- 
nuait à  lui  sourire  malgré  ses  gestes  d'horreur,  et, 
croyant  mieux  faire  ou  se  rappelant  peut-être  le  «  vous 
m  en  direz  tant  »  d'une  femme  célèbre,  il  tira  de  sa 
poche  une  poignée  d'onces  ;  nouvelle  galanterie  qui 
força  la  dame  en  question  à  se  réfugier  chez  moi. 
Pour  lui,  inébranlable  dans  sa  persévérance  et  sa- 
chant du  ciel  que  frappant  on  vous  ouvre,  il  se  planta 
devant  la  porte  et  attendit. 

— Tenez,  le  voilà,  me  disait  cette  pauvre  femme, 
me  montrant  son  persécuteur;  le  voilà,  le  monstre, 
s'écriait-elle  avec  indignation. 

Pour  lui,  touchant  effet  de  la  charité  chrétienne,  il 
lui  rendait  baiser  pour  injure. 

Mais  il  ne  suffit  pas  de  chanter  victoire,  et  rien 
n'est  fait,  s'il  reste  quelque  chose  à  faire  ;  on  connait 
la  phrase,  elle  a  beaucoup  servi,  et  Miramon,  qui 
s'efforçait  de  copier  l'immortel  général  de  l'armée 
d'Italie,  en  bourra  plus  tard  ses  proclamations.  Yoilà 
comme  on  abuse  des  plus  belles  choses. 

Une  fois  donc  le  pouvoir  organisé ,  c'est-à-dire 
Zuloaga  nommé  président,  les  factieux  de  la  veille 
poursuivirent  les  rebelles  du  lendemain  ;  ces  change- 
ments sont  de  tous  les  siècles,  de  tous  les  pays  et  ne 
blessent  personne.  Osollo  fut  donc  nommé  général  en 
chef  de  l'expédition;  il  partit.  C'était  un  charmant 
garçon  qui  donnait    à  tous  de  grandes  espérances; 


CHAPITRE    IV. — ■ANECDOTES.  185 

une  victoire  le  rendit  célèbre,  mais  il  ne  fit  que  passer, 
on  l'oublia.  Étrange  chose  que  la  renommée  !  il  avait 
l'âme  généreuse ,  l'éducation  française,  les  idées  libé- 
rales; quelques  paroles  imprudentes  le  trahirent,  une 
colique  l'emporta  en  quelques  jours.  Miramon  lui 
succéda.  Vous  avez  peut-être  entendu  prononcer  ce 
nom-là  ;  nous  en  dirons  quelque  chose  tout  à  l'heure, 
j'ai  hâte  d'arriver  à  Zuloaga. 

Je  ne  puis  parler  qu'avec  respect  d'un  aussi  haut 
personnage,  un  président  n'est  pas  un  homme  ordi- 
naire, et  celui-ci  moins  que  tout  autre.  M.  Zuloaga  l'ut 
croupier  de  jeu  dans  un  établissement  de  monte,  puis 
général;  ici,  j'ai  quelque  doute  :  fut-il  premièrement 
général  et  croupier  par  la  suite;  le  cas  est  incertain, 
je  crois  qu'il  cumulait.  Arrivée  la  présidence,  il  y 
réussit  peu,  et  son  passage  aux  affaires  n'a  de  saillant 
que  deux  aventures  que  l'on  croira  difficilement,  et 
qui  sont  parfaitement  vraies. 

On  célébrait  la  fête  de  l'indépendance  et  Zuloaga 
présidait  à  l'Alameda  une  assemblée  de  députés  et  de 
fonctionnaires  publics;  on  parlait  des  jours  immortels, 
des  héros  de  l'indépendance,  Hidalgo,  Morelos, 
Iturbide,  beaux  discours  et  vaines  paroles;  quand  un 
inconnu  s'avança  tenant  à  la  main  un  jeu  de  cartes 
sale,  et  le  jeta  à  la  figure  du  président  :  la  cérémonie 
se  trouva,  on  le  comprend,  interrompue.  Chacun 
s'empressa  autour  du  premier  fonctionnaire  de  l'Etat  ; 
mais  lui,  en  homme  qui  sait  vivre  et  qui  connaît  les 


186  LE    MEXIoUE. 

cartes,  et  qui  sait  tout  ce  qu'on  peut  attendre  de  leurs 
bizarres  caprices,  s'essuya  la  figure  avec  le  calme 
d'une  grande  âme,  et  la  séance  continua.  Quant  à 
l'audacieux,  il  avait  disparu. 

Plus  tard,  lorsque  Miramon  lui  fut  adjoint  comme 
substitut-président,  Zuloaga  le  suivit  en  campagne, 
et  fut  escamoté  six  mois.  Escamoté?  dira-t-on,  c'est 
par  trop  fort,  un  président  escamoté,  cela  ne  s'est 
jamais  vu;  en  vérité,  je  réclame  pour  le  Mexique, 
cela  s'est  vu,  cela  s'est  fait,  et  le  plus  extraordinaire 
de  la  chose,  c'est  qu'on  n'y  fit  pas  attention.  Quinze 
jours  après  la  disparition  de  la  victime,  deux  offi- 
ciers rapportèrent  à  sa  femme  en  deuil,  l'un  son 
épée,  l'autre  ses  pistolets,  tout  comme  dans  Marlbo- 
rough,  mais  là  s'arrête  la  comparaison.  On  le  crut 
mort.  Six  mois  plus  tard,  Zuloaga  reparut  et  le  pays 
fut  assez  ingrat  pour  ne  point  célébrer  ce  grand  jour! 
On  ne  s'en  occupa  même  pas.  Soyez  donc  président 
pour  si  peu  !  Miramon,  qui  lui  succéda,  est  un  garçon 
de  trente-deux  à  trente-quatre  ans,  brave,  cela  n'est 
pas  douteux,  mais,  m'a- 1- on  dit,  de  peu  de  moyens. 
Poussé  par  une  femme  ambitieuse,  de  beaucoup 
d'esprit,  dit-on,  et  bas-bleu  par-dessus  le  marché,  il 
a  fait  son  chemin  et  rapidement,  car  en  dix-huit  mois 
il  devint,  de  capitaine,  président. 

Je  ne  connais  madame  qu'indirectement,  mais  je 
puis  donner  sur  son  compte  une  anecdote  qui  pein- 
dra mieux  que  toute  chose  au   monde  les  étranges 


CHAPITRE    IV.  —  ANECDOTES.  187 

mœurs  de  ce  pays.  Je  tiens  la  chose  de  première  main 
de  madame X...  elle-même. 

Madame  X...  tient  à  la  porte  de  Mexico  un  char- 
mant petit  cabaret,  avec  ombrage  et  jeu  de  boule. 
On  dîne  parfaitement  chez  elle;  de  plus,  elle  est  polie  et 
avenante,  ce  qui  ne  gâte  rien.  Elle  eut  pour commadre, 
commère,  madame  Miramon,  alors  qu'elle  n'était  que 
mademoiselle  Concha  de  Lombardo,  ne  songeant 
point  assurément  qu'un  jour  elle  se  verrait  assise  sur 
le  fauteuil  présidentiel  du  Mexique.  0  coup  du  sort! 
vanité  des  vanités  !  je  pourrais  à  ce  sujet  me  livrer  à 
de  longues  considérations  philosophiques,  je  suis  bon 
prince,  et  je  passe;  la  loi  de  succession  au  fauteuil 
est  rapide  au  Mexique.  Miramon  n'est  plus  président, 
et  madame  n'est  plus  présidente. 

Ce  fut  à  son  passage  au  pouvoir  que  se  rap- 
porte mon  histoire  :  en  bonne  princesse  qu'elle  était, 
en  charmante  femme  qu'elle  est  toujours,  madame 
Miramon  venait  visiter  sa  bonne  amie,  sa  commère, 
madame  X... 

Celle-ci,  honorée,  comme  vous  le  pensez  bien, 
d'une  condescendance  aussi  grande,  abandonnait  à  la 
hâte  casseroles  et  poêle  à  frire,  pour  entamer  avec  la 
présidente  de  longues  causeries,  où  la  politique  n'é- 
tait point  étrangère  : 

— Tu  devrais  bien,  disait  madame  X...  (vous  voyez 
l'intimité!)  tu  devrais  bien  dire  à  ton  mari  qu'il  fasse 
telle  ou  telle  chose,  cela  nous  irait,  et  si  cela  continue 


188  LE    MEXIQUE. 

il  perdra  nos  sympathies.  Les  impositions  forcées 
nous  étouffent,  tâche  donc  d'arranger  cela. 

— Et  dis-moi,  ajoutait  madame  X..,  que  feras-tu 
quand  ton  mari  ne  sera  plus  président?  car  il  faudra 
bien  un  jour  faire  place  à  quelque  autre. 

— Ah!  répondait  ingénument  la  présidente,  j'irais 
à  Paris  et  à  Londres  voir  l'impératrice  et  la  reine. 

Et  la  conversation  roulait  intéressante  de  la  cuisine 
à  la  politique,  pour  revenir  aux  chiffons. 

M.  Gavarni  pourrait  introduire  l'anecdote  dans  son 
Histoire  de  politique?'. 

La  biographie  de  Miramon  ne  manque  pas  égale- 
ment de  traits  d'un  haut  comique;  alors  que  substitut- 
président,  et  de  fait,  chef  de  la  république,  il  se 
livrait  à  l'exercice  de  la  savate  ou  de  la  boxe  avec 
des  ouvriers  français  qui  chantaient  la  Marseillaise 
dans  un  cabaret  aux  portes  de  Mexico,  la  chose  est 
vraie.  Voyez- vous  d'ici  le  président  rentrant  au  palais 
avec  l'œil  au  beurre  noir  !  Plus  tard,  on  ne  l'a  pas 
oublié,  quelque  temps  avant  sa  chute,  Miramon 
forçait  en  plein  jour  le  coffre-fort  du  consulat  d'An- 
gleterre pour  enlever  trois  millions  ;  j'étais  présent,  il 
y  avait  foule  et  murmures  et  indignation,  mais  ce  fut 
tout,  et  l'Angleterre  ne  fit  que  protester,  et  Miramon 
se  promène  sans  doute  sur  nos  boulevards  !  Yoilà  qui 
est  profondément  triste. 

Ce  que  je  viens  de  raconter  des  Mexicains  et  les 
anecdotes  qui  vont  suivre  n'ont  point  pour  but  de 


CHAPITRE    IV. — ANECDOTES.  189 

faire  mépriser  un  peuple  dont  j'ai  reçu  de  vives 
marques  de  sympathie  :  loin  de  moi  l'idée  de  déverser 
le  ridicule  sur  des  natures  bonnes  au  fond,  mais 
déplorablement  perverties. 

Le  Mexicain  a;  pour  toutes  ses  faiblesses,  au  besoin 
pour  tous  ses  crimes,  une  excuse  :  le  manque  d'éduca- 
tion, le  défaut  absolu  d'organisation  sociale.  Mais,  en 
nous  reportant  au  moyen  âge,  au  temps  de  nos  guerres 
religieuses,  et  même  au  règne  de  Louis  XV,  nous 
trouverions  chez  nous  plus  de  misères  et  de  violences 
de  toutes  sortes.  C'est  l'histoire  des  deux  chiens  de 
Lycurgue. 

Au  Mexique,  on  ne  peut  s'étonner  que  d'une 
chose,  c'est  que,  dans  l'état  où  se  trouve  la  répu- 
blique, il  n'y  ait  pas  plus  de  vols  et  plus  d'assas- 
sinats. Enlevez  à  Pans  sa  garde  de  police,  à  la 
France  sa  gendarmerie,  et  vous  m'en  direz  des  nou- 
velles ! 

Quoi  qu'on  dise,  notre  nature  est  plus  violente  que 
celle  des  peuples  qui  habitent  les  pays  chauds.  Au 
Mexique,  point  de  suicide  par  amour,  jamais  il  ne 
m'en  fut  cité  d'exemple  ;  l'homme  d'affaires  résiste  en 
stoïque  au  désespoir  que  peut  amener  une  faillite,  et 
le  suicide  du  négociant  est  plus  rare  encore  que  celui 
de  l'amoureux.  Le  duel,  qui  vous  présente  la  mort 
comme  un  Anglais  son  ami,  avec  la  froide  poli- 
tesse d'un  homme  bien  élevé,  ne  lui  sourit  guère. 
La  rixe,  voilà  son  élément  ;  le  couteau  marche,  l'un 


190  LE    MEXIOUE. 

d'eux  succombe,  il  meurt,  c'est  fort  bien  :  il  n'a  pas 
eu  le  temps  d'y  songer. 

Serait-ce  que  le  sentiment  de  l'honneur  est  moins 
développé  chez  eux?  S'ils  tiennent  davantage  à  la  vie, 
c'est  peut-être  que  la  leur  est  plus  douce  que  la  nôtre  ; 
c'est  peut-être  encore  une  affaire  d'éducation.  Les 
Romains  s'injuriaient  comme  des  crocheteurs  et  ne  se 
battaient  pas. 

Ce  que  l'on  raconte  des  guerres  incessantes  des  Mexi- 
cains, de  leur  sang-froid  dans  la  vengeance,  de  leur 
cruauté  dans  les  exécutions  sommaires,  ne  peut  qu'a- 
mener l'erreur  sur  le  jugement  que  mérite  la  nation. 

Les  passions  et  les  haines  enfantées  par  les  discordes 
civiles  couvrent  des  instincts  meilleurs.  Le  châtiment 
le  plus  légitime  reçoit  rarement  son  exécution,  s'il 
n'est  promptement  appliqué.  On  en  est  chaque  jour 
témoin  parmi  ces  revirements  soudains  de  la  politique 
locale.  Faites  qu'à  travers  les  cris  de  mort  au  traître, 
l'homme  engagé  dans  la  tourmente  échappe  un  mo- 
ment aux  premiers  élans  du  triomphe,  sa  vie  est 
assurée. 

Cela  prouve,  en  somme ,  que  le  Mexicain  manque 
d'énergie.  Il  aime  trop  la  paix,  c'est  pour  cela  qu'il  a 
toujours  la  guerre.  Une  vingtaine  d'hommes  turbu- 
lents bouleversent  l'empire  :  la  loi  de  Lynch  et  quel- 
ques exécutions  rapides  réduiraient  tous  ces  coureurs 
de  route,  et  ces  loups  féroces  se  changeraient  en 
moutons  paisibles. 


CHAPITRE   IV. — ANECDOTES.  191 

Cette  étrange  apathie  à  laisser  faire  et  à  souffrir, 
leur  avait  attiré  d'un  journaliste  français  l'apostrophe 
suivante  qui  ne  manque  pas  d'éloquence  et  qu'ils  ne 
lui  pardonnèrent  jamais. 

«Ce  n'était  pas  de  Yatole,  leur  disait-il,  qui  coulait 
dans  les  veines  de  la  Convention.  »  Uatole  est  une  so- 
lution fade  et  liquide  de  farine  de  maïs  et  d'eau. 

Quelle  que  soit  donc  la  férocité  que  nous  ayons  vue 
régner  dans  les  trois  dernières  années  de  lutte,  ne 
faisons  point  retomber  sur  les  instincts  nationaux  les 
scènes  désolantes  dont  le  Mexique  a  été  le  théâtre  : 
ce  serait  plus  injuste  encore  que  d'inscrire  au  compte 
de  la  moralité  des  gens  de  bien  et  donner  pour  type 
du  caractère  social  en  France  les  monstrueuses  hor- 
reurs de  nos  mauvais  jours. 

Le  voleur,  au  Mexique,  ne  peut  être  considéré  sous 
le  même  point  de  vue  que  chez  nous  :  ce  n'est  pas  un 
scélérat,  c'est  un  homme  comme  tout  le  monde...  au 
Mexique.  «  Certes,  me  disait  un  ami,  je  n'ai  nul  goût 
à  m'approprier  sans  façon  le  bien  d'autrui;  mais  j'ai 
souvent  envié  le  sort  du  voleur  :  il  est  le  roi  de  la 
situation  ;  pour  peu  qu'il  mette  d'entrain  et  d'adresse 
aux  exploits  de  son  art,  il  est  partout  vanté,  comblé 
d'éloges,  et  les  salons  comme  les  ruelles  mal  famées 
applaudissent  à  ses  ingénieux  hauts  faits.  » 

Le  Mexicain  aime  à  conter  les  aventures  où  il  a 
figuré  comme  victime  ;  il  ne  s'en  plaint  pas  ;  les  grands 
événements  l'intéressent ,  les  petits  accidents  l'amu- 


192  LE   MEXIQUE. 

sent.  J'ai  vu,  dans  les  rues  de  Mexico,  des  gens  bien 
élevés  se  montrer  du  doigt,  en  étouffant  de  rire,  un 
apprenti  filou  qui  escamotait,  à  vingt  pas  de  leur 
cercle,  le  mouchoir  d'un  passant,  auquel  ils  allaient 
ensuite  en  se  moquant,  demander  des  nouvelles  de  sa 
poche  déserte. 

Les  voleurs  de  mérite  sont  bien  connus  :  on  les 
rencontre  parfois  dans  la  rue  ;  on  les  salue  affectueu- 
sement, plusieurs  même  s'empressent  à  leur  serrer  la 
main.  Dans  les  circonstances  graves,  les  juges  trou- 
vent difficilement  des  témoignages  pour  condamner 
un  coupable  :  personne  n'a  jamais  rien  vu  ;  on  craint 
de  se  faire  une  querelle  avec  l'accusé  devenu  libre  ou 
avec  ses  amis;  on  se  laisse  voler,  dans  la  crainte  de  se 
faire  un  mauvais  parti. 

Au  Mexique,  le  jeu  est  dans  les  mœurs,  comme  le 
vol.  Les  maisons  de  monte  sont  tenues  par  les  gens 
les  plus  honorables,  qui  parlent  volontiers  de  leurs 
occupations  incessantes  et  qui  tonnent  contre  l'oisi- 
veté, mère  de  tous  les  vices.  Dans  les  grandes  fêtes 
du  tripot,  à  San  Agustin  par  exemple,  on  rencontre 
des  familles  au  complet,  grands  parents  et  petits-en- 
fants, qui  s'encouragent  mutuellement  à  tenter  les 
hasards  du  sort  et  qui  trouveront  toujours  une  bourse 
ouverte  pour  les  aider  à  conjurer  les  malheurs  de  la 
fortune. 

En  1854,  un  sacristain  de  San  Francisco,  bien 
connu   pour  sa   dévotion,  eut   l'idée  suivante  :  il 


CHAPITRE    IV. ANECDOTES.  193 

feignit  avoir  gagné  le  lot  de  vingt  mille  piastres 
(cent  mille  francs)  à  la  loterie  de  la  Havane.  Le  bruit 
s'en  répandit  et  chacun  de  féliciter  l'heureux  sacris- 
tain. Lui,  cependant,  voulut  rendre  grâce  au  ciel 
d'une  faveur  si  grande;  il  organisa  donc  une  cérémo- 
nie religieuse  d'une  pompe  exceptionnelle  :  le  haut 
clergé  serait  présent  et  l'évêque  (moyennant  salaire) 
devait  y  faire  un  sermon  sur  la  bienveillance  du  Sei- 
gneur s'étendant  à  la  réussite  des  gens  pieux  ;  c'était 
de  circonstance. 

La  grande  société  de  la  ville  était  invitée;  mais 
pour  une  fête  aussi  prônée,  le  mobilier  des  églises  ne 
devait  point  suffire,  et  le  sacristain  s'en  fut  quêter, 
clans  toutes  les  maisons  riches,  les  objets  de  luxe  ser- 
vant au  culte  particulier  de  chacun.  On  s'empressa  de 
lui  fournir  chandeliers  d'or  et  d'argent  massif,  pa- 
rures de  la  Vierge  et  de  l'Enfant  Jésus,  broderies 
précieuses,  perles  et  diamants  :  il  y  en  eut  pour  une 
somme  considérable. 

Tout  se  passa  bien;  le  sermon  de  monseigneur  fut 
des  plus  éloquents,  la  cérémonie  splendide. 

Le  soir,  pour  couronner  la  fête,  le  sacristain  fûté 
disparaissait  avec  toutes  les  richesses  d'emprunt  qu'on 
ne  put  jamais  retrouver.  Le  tour  passa  pour  bien 
joué,  l'on  ne  fit  qu'en  rire.  Voilà  de  la  tolé- 
rance. 

Un  prêtre  me  racontait  qu'il  existe,  à  San  Hypolito 
(l'hôpital  des  fous  à  Mexico),  une  image  de  la  Vierge, 

13 


194  LE   MEXIQUE. 

d'un  caractère  particulier  :  elle  est  fort  laide  et  pres- 
que noire,  se  rapprochant  du  type  indien.  Les  filles 
publiques  de  la  ville  l'ont  en  grande  vénération  et 
viennent  chaque  jour  la  supplier  de  leur  accorder 
pour  la  nuit  une  ample  moisson  d'amants.  Lorsque 
le  hasard  a  favorisé  le  commerce  de  ces  malheu- 
reuses et  qu'elles  se  trouvent  satisfaites  du  produit 
de  leurs  charmes,  elles  s'empressent  auprès  de  la 
Vierge  pour  la  remercier  de  ses  faveurs,  et  lui  of- 
frent en  reconnaissance,  une  partie  de  leur  gain, 
la  priant  de  leur  continuer  sa  toute-puissante  protec- 
tion. 

Voilù,  certes,  vis-à-vis  de  l'Immaculée-Conception, 
un  singulier  genre  de  piété. 

Pendant  mon  séjour  à  Mexico,  un  Mexicain  ou  un 
Espagnol  se  prit  de  querelle  avec  un  Français.  La 
scène  se  passait  au  café,  devant  de  nombreux  témoins. 
Il  y  eut  voies  de  fait,  une  rencontre  fut  décidée.  On 
prit  rendez-vous,  pour  le  lendemain  cinq  heures,  à 
l'Alameda.  Notre  compatriote  attendait  son  adversaire 
en  retard  et  désespérait  déjà  de  le  voir  arriver.  Au 
moment  de  partir,  celui-ci  parut  à  cheval,  suivi  d'un 
domestique  :  il  mit  pied  à  terre  et  s'approcha;  un 
ample  manteau  le  couvrait  en  entier,  de  manière  à 
cacher  ses  mouvements.  Il  aborda  le  Français  en  sou- 
riant, et  quand  il  fut  à  deux  pas  du  malheureux  qui 
s'attendait  à  des  excuses,  il  le  renversa  d'un  coup  de 
pistolet  qu'il  avait  sous  son  manteau  :  le  misérable 


CIIAPITKK    IV. — ANECDOTES.  105 

n'avait  pas  même  osé  montrer  son  arme.,  L'homme  à 
terre,  l'assassin  remonta  tranquillement  à  cheval  et 
disparut.  Yoilà  du  courage. 

Au  temps  de  nos  démêlés  avec  le  Mexique,  lors  de 
l'occupation  de  Vera-Cruz  par  l'amiral  Baudin  et  de 
la  prise  de  San  Juan  de  Ulloa  par  le  prince  de  Join- 
ville,  Mexico  se  trouvait  dans  une  agitation  extraor- 
dinaire. 

Il  y  avait  des  élans  de  patriotisme  et  des  bravades 
insolentes  à  l'adresse  de  nos  malheureux  compatriotes. 
Un  jour,  au  café  de  la  Gran  Sociedad,  trois  officiers, 
parlant  de  l'armée  française  d'occupation,  s'étaient 
échauffés  outre  mesure,  et  les  motions  les  plus  bi- 
zarres se  succédaient  sans  relâche. 

— Moi,  disait  l'un,  que  Santa-Anna  me  donne  un 
régiment,  et  je  me  charge  de  mettre  tous  ces  gavachos 
(terme  de  mépris)  à  la  raison.  —  Moi,  disait  l'autre, 
j'irai  les  lasser  jusque  sur  leurs  vaisseaux.  —  Par  la 
sambleu  !  s'écria  le  troisième,  vous  n'êtes  que  deux 
bravaches;  je  voudrais,  moi,  les  tenir  là,  leur  enfoncer 
mon  épée  dans  le  cœur  et  me  la  passer  fumante  sur 
les  lèvres  ! 

— Toi,  lui  dit  un  Français  bien  connu  pour  ses 
aventures  extraordinaires  et  mort  depuis  peu,  toi,  mon 
bonhomme,  tu  passerais  avec  délices  sur  tes  lèvres 
une  épée  teinte  de  sang  français  ?  Tiens,  voilà  ce  que 
tu  te  passeras.  Et,  joignant  le  geste  à  la  parole, 
il  lui  cira  deux  fois  la  moustache  avec  son   doigt. 


196  LE    MEXIQUE. 

Le  Mexicain,  stupéfait,  garda  l'outrage.  Voilà  de 
la  forfanterie. 

A  propos  d'officiers ,  il  est  avéré  qu'au  Mexique, 
pour  une  armée  de  trente  ou  quarante  mille  soldats, 
le  nombre  des  généraux  suffirait  aux  cadres  de 
deux  millions  d'hommes;  quant  à  l'état -major, 
colonels,  lieutenants  colonels,  etc.,  le  chiffre  paraî- 
trait improbable.  La  fortune  de  tous  ces  parvenus 
est  du  reste  singulière  ;  pour  quelques  chefs  sortis 
de  l'école  militaire  de  Chapultepec,  la  statistique, 
s'il  y  avait  lieu, fournirait  une  quantité  prodigieuse 
d'officiers  supérieurs  sortis  des  classes  les  plus  in- 
fimes, dont  quelques-uns  ne  savent  pas  écrire,  et 
dont  la  majeure  partie  ne  doit  ses  épaulettes  à  grains 
d'épinard  qu'à  des  exploits  peu  chevaleresques,  ac- 
complis sur  les  grandes  routes  de  la  république  :  de 
ce  nombre,  il  faut  citer  C...,  ancien  épicier d'Orizaba, 
dont  la  renommée  au  Mexique  est  des  plus  impopu- 
laires, et  dont  les  exactions  sont  devenues  prover- 
biales. Il  paya,  dit-on,  500,000  fr.  à  M...  le  droit 
d'expédition  contre  la  ville  libérale  d'Oaxaca  qu'il 
abandonna  ruinée  après  trois  mois  d'occupation. 
Marquez,  dont  on  vante  les  talents  militaires  et  dont 
la  cruauté  au-dessus  de  tout  éloge  reçut  une  écla- 
tante consécration  dans  les  massacres  de  Tacubaya. 

L'un  voiturier,  l'autre  chapelier,  un  autre,  ancien 
laquais  à  l'ambassade  de  Guatemala,  conquit  en  une 
année  son  titre  de  général,  et  gouvernait  en  dictateur 


CHAPITRE    IV. ANECDOTES.  197 

la  vallée  de  Mexico.  Le  plus  remarquable  de  tous, 
paillasse  émérite  dans  un  cirque  de  province,  se  trou- 
vait, cinq  ans  plus  tard,  gouverneur  de  la  capitale, 
sous  la  présidence  de  M...  Jamais  la  fortune  incon- 
stante ne  distribua  plus  au  hasard  distinction  plus 
imméritée. 

Tous  ces  hommes  à  demi-solde,  ou  sans  autre  paye 
que  de  rares  gratifications,  ne  reculent  devant  aucune 
violence  pour  assurer  une  existence  précaire  (en  cam- 
pagne du  moins)  :  dénués  de  principes,  sans  autre 
éducation  que  celle  donnée  par  le  frottement  des 
villes,  privés  de  sens  moral  qu'on  perdrait  à  moins, 
leurs  expéditions  dans  les  provinces  rappellent  les 
razzias  des  Bédouins  ouïes  rafles  des  boucaniers  de  la 
Tortue.  Généreux  comme  des  voleurs,  dirait  Beau- 
marchais, ils  satisfont  largement  aux  caprices  des 
leurs  ;  les  coffres  vides,  ils  demandent  au  crédit  les 
satisfactions  d'une  prodigalité  sans  pudeur,  quitte  à 
nier  leurs  dettes  avec  une  assurance  impassible,  trop 
souvent  justifiée  par  la  complaisance  d'un  juge  ami  ou 
de  témoins  sans  vergogne.  L'audace  néanmoins 
réussit  quelquefois  à  les  confondre,  et  l'intimidation 
sait  arracher  de  leurs  mains  ce  que  la  sentence  d'un 
jugement  ne  saurait  obtenir. 

Je  peux  donner  à  l'appui  l'anecdote  suivante  : 
Mr  M...  avait  depuis  longtemps,  auprès  du  général 
Valencia,  une  facture  en  souffrance;  démarches,  visi- 
tes, citations,  tout  était  vain  :  Son  Excellence  invisible 


198  LE    MEXIQUE. 

se  refusait  à  tout  accommodement  comme  à  tout  à 
compte;  son  palais  cependant  retentissait  de  cliquetis 
joyeux  et  de  bruits  de  fête  ;  bals  et  diners  s'y  succé- 
daient sans  relâche;  mais  SonExcellence  ne  payait  pas. 
Mr  M...,  à  bout  de  patience, pénètre  un  soir  sans  invi- 
tation dans  la  salle  de  bal,  armé  de  sa  terrible  facture. 
Il  y  avait  foule  :  on  jouait,  on  dansait,  et  le  général 
faisait  avec  grandeur  les  honneurs  de  sa  maison;  en 
apercevant  Mr  M...,  sa  figure  perdit  de  sa  sérénité, 
mais  trop  bien  appris  pour  laisser  rien  voir  de  la  sur- 
prise que  lui  causait  l'intempestive  apparition  de  son 
créancier,  ou  plutôt  craignant  un  éclat,  il  s'empressa 
près  de  son  nouvel  hôte. 

—  Eh  !  mon  fils,  quel  honneur  !  voilà  qui  est  bien, 
et  je  ne  m'attendais  pas  à  pareille  fortune.  Puis  appe- 
lant un  domestique  : 

—  Holà  !  Pablo,  s'écria-t-il,  du  Champagne  par  ici. 

—  Général,  répond  Mr  M. . . ,  je  ne  suis  point  ici  pour 
danser,  mais  pour  exiger  le  montant  de  ma  facture  ; 
voilà  vingt  fois  qu'au  palais  et  chez  vous  on  me  refuse 
votre  porte  :  vous  avez  été  jusqu'à  ce  jour  insolvable 
et  introuvable  à  la  fois,  il  me  faut  mon  argent. 

L'Excellence  pâlit  affreusement,  et  le  menaça  tout 
bas  de  le  faire  jeter  par  la  fenêtre  ;  mais  le  créancier 
élevant  la  voix,  il  le  pria  poliment  de  passer  dans  son 
cabinet,  et  fermant  la  porte  à  clef  : 

—  A  nous  deux,  lui  dit-il,  d'une  voix  terrible,  et, 
mêlant  à  ses  menaces  d'alfreux  blasphèmes,  il  saisit 


CHAPITRE    IV. ANECDOTES.  199 

une  canne  :  on  eût  dit  que  le  dernier  jour  de  Mr  M... 
était  arrivé.  Mais,  sans  se  déconcerter  le  moins  du 
monde,  le  créancier  s'approcha  d'un  air  résolu,  et 
saisissant  Son  Excellence  au  collet  : 

—  Mettez  bas  cette  canne ,  lui  dit-il ,  et  surtout 
payez,  ou,  parla  corbleu  !  je  vous  étrangle  comme  un 
poulet.  L'Exellence  lâcha  le  bâton,  et  du  ton  le  plus 
nature]  et  le  plus  amical  : 

— Allons  !  mauvaise  tête,  lui  dit-il,  pas  de  scandale, 
voilà  ton  argent  ;  et,  fouillant  dans  un  tiroir,  il  paya 
le  tout  en  or  au  créancier  presque  épouvanté  de  son 
succès. 

Depuis  lors,  ils  furent  toujours  amis,  et  le  général, 
ou  payait  comptant,  ou  faisait  des  dupes  ailleurs. 

La  composition  des  cours  de  justice  est  aussi  remar- 
quable que  celle  de  l'armée,  et  je  ne  sais  si  l'épi- 
thète  de  vénale  est  suffisante  pour  caractériser  les 
manœuvres  de  certains  juges. 

L'anecdote  suivante  en  peut  donner  une  idée;  je 
fus  témoin  de  la  chose  et  je  puis  parler  de  visu  :  Un 
de  mes  amis  se  trouvait  en  procès  avec  un  avocat  de  la 
plus  déplorable  réputation  ;  il  s'agissait  d'une  somme 
réclamée  par  ce  dernier,  et  qu'à  tort  ou  raison,  il  pré- 
tendait ne  pas  devoir  ;  les  antécédents  de  mon  ami 
plaidaient  en  sa  faveur  :  c'était  la  première  fois  qu'il 
se  trouvait  en  discussion  pour  affaire  de  ce  genre,  et 
l'avocat  bien  connu  pour  ses  chantages  avérés,  comme 
pour  une  conduite  des  plus  compromettantes;  une  sim- 


200  LE   MEXIQUE. 

pie  information  devait  éclairer  la  religion  du  tribunal. 

Le  jour  de  la  citation,  et  en  présence  du  juge,  X. 
déclara  sous  serment  ne  pas  devoir,  expliquant  l'ori- 
gine du  débat,  et  se  proposant  de  citer  trois  témoins 
à  l'appui  de  son  dire.  L'adversaire  affirmait  et  jurait 
de  même  ;  mais  il  ne  pouvait  offrir  que  son  affirmation 
personnelle.  L'affaire  fut  renvoyée  à  huitaine.  X.  s'en 
fut  tranquille  :  les  témoins  étaient  connus,  honorables, 
et  la  cause  lui  paraissait  gagnée.  Pendant  l'intervalle, 
il  reçut  la  visite  du  juge  en  personne,  qui,  tout  en 
causant  art,  commerce  et  théâtre,  sut  adroitement 
amener  l'objet  du  procès. 

— Ami,  disait-il,nous  connaissons  votre  adversaire  : 
il  est  coutumier  du  fait,  et  vos  témoins  sont  inutiles. 

Il  s'étendit  alors  en  épithètes  vigoureuses  sur  la 
conduite  de  l'avocat,  et  partit  en  accablant  X.  de 
louanges  métaphoriques. 

— Adieu, lui  dit-il  en  se  retirant, envoyezsimplement 
votre  homme  d'affaire  pour  entendre  le  prononcé  du 
jugement. 

Huit  jours  après,  mon  trop  confiant  ami  était  con- 
damné à  payer  la  somme  en  question,  plus  les 
frais,  etc.  Toute  réflexion  serait  ici  superflue  :  les 
deux  fripons  avaient  partagé. 

En  vivant  au  milieu  de  cette  population  mexicaine, 
si  passionnée  pour  les  fêtes  et  le  jeu,  si  attachée  à  ses 
vieilles  superstitions  et  à  ses  vieilles  coutumes,  si  fa- 
talement ignorante  et  prétentieuse,  si  voluptueuse- 


CHAPITRE    IV.  —  ANECDOTES.  201 

ment  ennemie  d'un  travail  et  d'un  joug  quelconque, 
sans  administration,  sans  police,  sans  mœurs  et  sans 
lois,  il  vous  passe  d'étranges  idées  sur  le  sort  réservé 
à  cette  immense  république. 

Quarante  années  de  luttes,  de  guerres  civiles  et  de 
dévastations  effroyables,  n'ont  pu  tarir  la  source  de 
ses  richesses.  Quelques  mois  d'arrêt  lui  donnent  une 
nouvelle  vigueur,  et  tout  semble  revivre  au  moment 
que  tout  doit  succomber. 

C'est  une  belle  proie  pour  qui  saura  la  prendre. 
Mais  nous  ne  sommes  plus  au  siècle  des  conquêtes, 
l'on  jette  en  vain  sur  le  vieux  monde  un  regard  inter- 
rogateur; le  Mexicain  lui-même  ne  saurait  à  quelle 
puissance  s'adresser  pour  fonder,  dans  sa  patrie  dé- 
vastée, un  ordre  régulier  et  des  institutions  qui  lui 
manquent. 

Il  abhorre  l'Espagnol  dont  les  tyrannies  lui  sont 
toujours  présentes;  il  aime  le  Français  et  respecte 
l'Anglais;  quant  à  l'Américain,  il  en  éprouve  une 
terreur  indéfinissable  :  il  semble  qu'il  devine  en  lui 
le  futur  envahisseur  de  sa  patrie,  le  dominateur  de  sa 
race. 

Tout  faisait  présager  ce  résultat,  et  quoique  le 
nombre  des  Américains  soit  fort  réduit  dans  ses  pro- 
vinces, le  Mexique  néanmoins,  encerclé  dans  les  vastes 
bras  de  l'Union,  en  subissait  l'irrésistible  ascendant. 

Au  nord,  la  Californie,  dans  son  incroyable  prospé- 
rité, menaçait  déjà    ses  frontières  et  convoitait  la 


2(12  LE   MEXIQUE. 

Sonora;  au  nord-est  et  à  l'est  le  Nouveau-Mexique  et 
le  Texas  cédés  par  Santa-Anna,  avaient  jeté  jusqu'au 
centre  l'influence  de  la  civilisation  yankee,  et  Mina- 
titlan  au  sud  n'était  plus  qu'une  colonie  américaine. 

Il  était  réservé  à  la  France  de  secouer  le  Mexique 
de  son  engourdissement.  Mais  il  a  fallu  des  circon- 
stances extraordinaires  :  le  cataclysme  d'un  grand 
peuple  et  le  génie  d'un  grand  prince,  pour  l'arracher 
à  la  pente  fatale  qui  l'entraînait  à  l'Amérique. 

La  scission  des  États-Unis  rejette  pour  un  long- 
temps le  Mexique  sous  l'influence  européenne,  et  l'ex- 
pédition actuelle  assure  à  la  France  une  prépondérance 
sans  conteste  sur  cette  contrée  la  plus  riche  du  globe. 

A  son  origine,  l'expédition  alliée,  dirigée  dans  le 
simple  but  d'une  réclamation  de  créance,  s'engageait 
dans  une  entreprise  impraticable,  et  ne  pouvait  que 
se  heurter  contre  l'impuissance  d'un  débiteur  insol- 
vable. Le  Mexique,  dans  l'état  où  l'a  réduit  la  guerre 
civile,  privé  de  ressources  et  malgré  la  meilleure  vo- 
lonté du  monde,  n'aurait  pu  rembourser  la  moindre 
échéance,  et  la  saisie  de  ses  douanes  ne  pouvait  que 
le  précipiter  dans  de  nouveaux  désordres.  Mais  il 
semble  que  la  Providence  ouvre  à  ce  pays  une  per- 
spective nouvelle. 

Aujourd'hui  le  Mexique  lui-môme  ne  peut  qu'ap- 
plaudir au  succès  et  au  développement  de  l'expédi- 
tion française.  Libérale,  la  France  ne  peut  que  lui 
imposer  un  régime  libéral,  et  les  clameurs  des  partis 


CHAPITRE    IV. — ANECDOTES.  203 

n'en  imposeront  point  à  la  clairvoyance  de  l'em- 
pereur. 

L'Amérique  seule  protestera;  mais,  abattue  déjà 
par  l'effroyable  guerre  qui  la  dévore,  réduite  à  l'im- 
puissance par  la  reconnaissance  probable  du  Sud, 
elle  ne  pourra  qu'assister  d'un  œil  jaloux  à  la  renais- 
sance du  magnifique  empire  qui  lui  écbappe. 

Maîtresse  des  grandes  villes  de  la  république , 
Vera-Cruz,Puebla,  Mexico,  Queretaro,  etc.,  la  France 
verra  le  Mexique,  reconstitué  par  ses  soins  et  son  in- 
fluence, enrichi  de  voies  ferrées,  décuplant  en  quel- 
ques mois  ses  immenses  richesses ,  assurer  à  nos 
manufactures  l'écoulement  de  leurs  produits,  verser 
entre  nos  mains  les  trésors  métalliques  dont  il  regorge, 
et  s'élancer  dans  l'avenir  vers  une  prospérité  qu'il 
n'eût  jamais  rêvée.  Comme  compensation,  n'est-il 
point  permis  de  penser  que  l'isthme  de  Tehuantepec 
doit  nous  revenir  un  jour?  Ne  serait-ce  pas  une 
admirable  possession  que  celle  qui  mettrait  en  nos 
mains  la  grande  voie  de  transit  du  golfe  au  Paci- 
fique? Magnifique  pendant  à  la  vaste  entreprise  de 
l'isthme  de  Suez. 


V 


TEHUACAN 


Départ  pour  Mitla. — Etat  des  routes. — Tehuacan. — Aventures  de  Pedro.— 
La  Tenta  salada.— Fâcheuse  rencontre. — Teotitlan  del  valle. — La  fonda. — 
Une  nuit  dans  les  bois. — Tetomabaca. — Le  jaguar  et  le  torrent.— Quiotepec. 
— Le  huero  Lopez  et  sa  troupe. — Les  Talages. — Cuicatlan. — Don  Domin- 
gillo.— Le  cheval  volé.— La  vallée  d'Oaxaca. 


Quelques  mois  de  séjour  à  Mexico  m'avaient  donné 
de  la  langue  espagnole  une  habitude  suffisante  pour 
me  permettre  d'affronter  sans  crainte  les  embarras 
d'une  expédition  lointaine.  La  saison  des  pluies  tirait 
à  sa  fin  ;  je  partis  aux  derniers  jours  de  septembre. 
J'emportais  avec  moi  tout  mon  bagage  artistique ,  et 
les  escortes  qui  surveillent  la  route  jusqu'à  Puebla  me 
garantissaient  un  voyage  tranquille.  Pour  ce  qui 
regarde  l'embranchement  de  Tehuacan,  il  n'en  est 
pas  de  même  :  la  contrée  ,  peuplée  de  voleurs,  n'est 
point  gardée;  des  attentats  quotidiens  arrêtent  toute 
circulation.  Je  suivis  donc  les  conseils  d'amis  pru- 
dents, et  je  laissai  aux  mains  des  muletiers  qui  font  le 
voyage  par  les  montagnes  le  gros  de  mon  bagage , 


200  LE    MEXIQUE. 

c'est-à-dire  trois  caisses,  ne  me  réservant  que  l'indis- 
pensable pour  un  séjour  de  quelques  semaines  ;  le 
tout,  m'assurait-on  ,  devant  me  parvenir  à  Oaxaca 
quelque  vingt  jours  après  mon  arrivée.  J'avais  en 
outre  dans  cette  dernière  ville,  des  instruments  et 
divers  produits  qui,  en  cas  de  besoin,  devaient  me 
permettre  de  mener  à  bonne  fin  les  travaux  que  je 
me  proposais  d'y  faire. 

J'avais  avec  moi  mes  boîtes  à  glaces  et  divers  ob- 
jets; en  tout,  la  charge  d'une  mule.  Un  Mexicain  de 
mes  amis  m'accompagnait.  J'avais  à  Tehuacan  deux 
chevaux  qui  m'attendaient  ;  j'étais  donc  sûr  d'arriver 
sans  encombre.  C'est  ce  que  nous  allons  voir. 

Par  un  hasard  singulier,  la  diligence  de  Puebla  à 
Tehuacan  ne  fut  point  arrêtée.  On  expliquait  ce  phé- 
nomène parla  fin  tragique  de  deux  voleurs  imprudents 
qui,  la  veille,  avaient  eu  la  maladresse  de  s'adresser 
à  une  forte  troupe  tfarrieros.  Ceux-ci  s'étaient  dé- 
fendus, à  la  profonde  surprise  des  compadres,  qu'ils 
laissèrent  sur  place. 

Ma  première  ^visite,  en  arrivant  à  Tehuacan,  fut  pour 
nos  montures  ;  deux  mois  de  repos  devaient  leur  avoir 
procuré  un  embonpoint  respectable  et  prêté  de  nou- 
velles forces  pour  un  voyage  de  longue  durée;  mais 
j'éprouvai  en  les  retrouvant  une  amère  désillusion. 
Il  n'avait  fallu  rien  moins  qu'un  jeûne  de  quarante 
jours  pour  amener  les  pauvres  bêtes  à  l'état  de  mai- 
greur, de  dessiccation  où  elles  étaient  réduites.  Je 


CHAPITRE    V. —  TEHUACAN.  207 

craignis  un  instant  qu'elles  ne  pussent  nous  porter. 

Je  fis  au  brigand  qui  les  avait  en  garde  les  plus 
violents  reproches  sur  son  indigne  conduite;  mais 
lui  me  tendit,  en  protestant  de  ses  bons  traitements, 
une  note  d'apothicaire  qu'il  fallut  payer. 

Puis,  comme  la  ville  n'avait  rien  de  bien  intéres- 
sant à  m'offrir,  je  louai  une  mule,  j'arrêtai  un  domes- 
tique pour  nous  accompagner,  et  je  disposai  tout  pour 
le  départ. 

Il  deviendrait  banal  de  parler  de  guerre  civile  : 
c'est  l'état  normal  de  la  république.  Donc,  le  général 
commandant  la  place  de  Tehuacan,  concevant  quelque 
doute  sur  la  moralité  de  mon  compagnon  de  voyage, 
et  le  prenant  pour  un  factieux  allant  rejoindre  les 
révoltés  d'Oaxaca ,  se  mit  en  tête  de  nous  retenir.  De 
plus,  le  pauvre  Pedrito  (c'était  le  nom  de  mon  ami) 
fut  arrêté  et  mis  au  secret.  La  chose  s'était  faite  en 
mon  absence,  et  je  me  hâtai  d'aller  trouver  le  géné- 
ral. Pedrito  n'était  pas  à  coup  sûr  un  homme  dange- 
reux ;  je  le  connaissais  de  longue  main  ;  c'était  un 
bavard  comme  on  en  trouve  tant,  parlant  de  tout  au 
hasard,  mêlant  la  politique  aux  légèretés  de  langage 
d'un  gamin  et  aux  bouffonneries  d'un  clown.  J'expli- 
quai au  commandant  de  place  le  caractère  de  mon 
compagnon  ;  je  l'assurai  qu'il  y  avait  quiproquo  et 
qu'il  confondait  le  Pedrito  qu'il  tenait  entre  ses  mains 
avec  un  autre  Pedrito  compromis  dans  certaines  in- 
trigues à  Mexico.  L'Excellence  ne  crut  point  à  mes 


208  LE    MEXIQUE. 

allégations,  et,  devant  la  persistance  et  la  vivacité 
de  mes  observations,  menaçait  de  m'arrêter  moi- 
même. 

L'affaire  de  Pedro  s'envenimait,  des  dénonciations 
et  des  inimitiés  particulières  indisposaient  le  général; 
on  parlait  de  le  renvoyer  à  Mexico. 

Quant  à  Pedro,  qui  se  prenait  au  sérieux,  comme 
tous  les  gens  de  son  esprit,  et  qui  ayant  approché 
quelques  hommes  du  gouvernement,  jouait  volontiers 
à  la  mouche  du  coche,  il  adressait  à  son  geôlier  les 
supplications  les  plus  tendres  et  les  plus  basses,  si 
elles  n'eussent  été  bouffonnes;  puis,  me  prenant  à 
part  : 

■ —  Ami,  me  disait-il  d'un  air  tragique  et  les  yeux 
en  larmes,  tu  porteras  à  mon  père  la  nouvelle  de  ma 
mort,  car  ces  brigands  méditent  de  m'assassiner  :  deux 
d'entr'eux  seront  apostés  sur  la  route,  et  je  serai  fu- 
sillé dans  l'ombre,  martyr  de  mes  saintes  convictions. 

En  fait  de  convictions,  Pedro  n'en  avait  aucune  ; 
mais  qui  n'aime  à  se  poser  en  martyr  à  [l'occasion  ! 
Quand  je  vis  que  la  détention  se  prolongeait,  et  que 
Pedrito  maigrissait  à  vue  d'œil,  j'écrivis  à  Puebla 
avec  ordre  de  télégraphier  à  Mexico,  afin  d'obtenir  un 
mot  de  recommandation  du  commandant  de  place, 
pour  son  confrère  de  Tehuacan  II  fallut  trois  jours 
pour  la  réponse;  il  était  temps  :  l'esprit  craintif  de 
Pedro  commençait  à  se  détraquer.  Nous  partîmes 
enfin  après  huit  jours  de  retard. 


CHAPITRE    V. — TEHUACAN.  209 

Tehuacan  se  trouve  en  Terre  Tempérée,  et  le  chemin 
d'Oaxaca  suit  en  pente  douce  jusqu'en  Terre  Chaude.' 
La  première  journée  se  passa  sans  encombre;  les 
chevaux,  quoique  rappelant  la  célèbre  monture  du 
héros  de  la  Manche,  se  soutenaient  encore,  grâce  à 
leur  jeunesse  et  aux  huit  joins  d'abondance  dont  ils 
avaient  joui  lors  de  la  détention  de  Pedro.  Le  soir, 
nous  couchions  à  San  Sébastian,  à  huit  lieues  de 
Tehuacan . 

Nous  étions  en  Terre  Chaude,  et  des  champs  de 
cannes  se  rencontraient  çà  et  là  sur  le  passage  des  ' 
ruisseaux;  les  habitations  changeaient  aussi  d'aspect; 
à  côté  des  maisons  toujours  massives  des  Espagnols, 
on  retrouvait  le  jacal  de  roseaux  de  l'Indien,  rem- 
plaçant la  hutte  en  terre  des  hauts  plateaux,  et  c'est 
une  chose  étrange  assurément  de  rencontrer  en  Terre 
Chaude  les  races  indiennes  d'une  teinte  jaune  clair, 
comparées  à  la  teinte  foncée  des  Indiens  du  nord; 
c'est,  du  reste,  toujours  la  même  attitude  soumise,  la 
même  application  au  travail  des  champs  ;  le  niveau . 
de  l'oppression  a  passé  sur  toutes  ces  races  en  leur 
donnant  un  caractère  commun.  Ce  n'est  que  dans  les 
âpres  hauteurs  de  la  sierra  que  l'homme  reprend  un 
aspect  plus  noble,  et  semble  avoir  respiré  dans  l'air  de 
ses  montagnes  inaccessibles  le  souffle  vivifiant  de  la 
liberté. 

A  Venta  Salada,  nous  donnâmes  aux  mules  quel- 
ques instants  de  repos.  La  plaine  coupée  de  ravins 

14 


210  LE    MEXIQUE. 

qui  s'étendait  devant  nous  jouissait  d'un  assez  mau- 
vais renom;  quelques  déserteurs  battaient  Ja  cam- 
pagne. N'étant  point  armés ,  nous  avions  tout  à 
redouter  d'une  rencontre  avec  eux;  nous  cheminions 
cependant,  sondant  de  l'œil  les  plis  du  terrain,  et  rien 
de  suspect  jusqu'alors  n'était  venu  confirmer  nos 
craintes,  lorsqu'au  détour  d'un  sentier  nous  nous 
trouvâmes  nez  à  nez  avec  un  malheureux  en  chemise, 
assis  à  poil  sur  un  vieux  cheval  écorché. 

Il  pleurait  à  chaudes  larmes  et  ses  deux  poignets 
portaient  l'empreinte  sanglante  d'une  corde. 

— Eh!  l'ami,  d'où  venez-vous,  lui  dis-je,  et  qui 
vous  réduisit  à  cet  affreux  état? 

— Ah  !  monsieur,  répondit-il  en  sanglotant,  n'allez 
pas  plus  loin  ;  tenez,  vous  voyez  d'ici  le  lit  desséché 
de  cette  rivière,  ils  étaient  là  trois  pandours;  je  reve- 
nais de  San  Antonio  ;  ils  m'ont  tout  pris,  mon  zarape, 
mon  cheval,  mon  argent,  mes  belles  calzoneras  à 
boutons  d'acier,  tout;  et  voyez  mes  bras  :  ils  m'ont 
pendu  par  les  poignets,  et  pour  mon  alezan  doré,  ils 
m'ont  donné  cette  vieille  rosse  que  vous  voyez.  Jésus  ! 
monsieur,  retournez. 

Pedrito  se  grattait  la  tète ,  et  mon  domestique  me 
regardait  d'un  air  piteux;  je  ne  me  sentais  point  à 
l'aise,  je  l'avoue,  Nous  tînmes  conseil.  La  majorité  se 
prononçait  pour  une  retraite  immédiate  ;  mais  le 
lendemain  offrait  les  mêmes  inconvénients,  moins  de 
chance  peut-être;  il  fallait  ou  passer  ou  renoncer  au 


CHAPITRE    V.  —  TEHUACAN.  21  i 

voyage.  Eussé-je  eu  tingH  troupes  de  voleurs  à  mes 
trousses,  je  voulais  passer.  En  cas  de  besoin,  nous 
aurions  pu  fuir;  mais,  outre  le  désagrément  de  la 
chose,  la  mule  chargée  eût  toujours  été  capturée  ; 
aussi ,  pensant  avec  raison  que  ces  messieurs  avaient 
dû  détaler  pour  partager  leur  butin  et  que  le  malheu- 
reux dépouillé  serait  par  le  fait  notre  sauvegarde,  je 
fis  signe  au  domestique  d'avancer,  et  nous  nous  mîmes 
en  route. 

—  Vaya  se  Vd  con  Dios,  me  cria  l'homme  en  che- 
mise; que  Dieu  vous  garde  !  et  il  disparut. 

Le  ravin  était  désert;  pas  le  moindre  voleur  à  l'ho- 
rizon. Nous  arrivâmes  à  Teotitlan  sans  encombre 
autre  que  quelques  fausses  alertes  que  nos  esprits 
impressionnés  par  l'accident  du  matin  étaient  tout 
disposés  à  accueillir. 

Teotitlan  est  une  petite  ville  perchée  sur  un  mame- 
lon escarpé,  d'une  défense  facile  et  que  les  partis  se 
disputent  sans  cesse.  Il  y  avait  garnison,  et  le  fortin, 
au  midi  de  la  place  ,  sur  l'éminence  qui  la  domine, 
montrait  fièrement  deux  pièces  de  petit  calibre. 

Les  maisons,  cachées  sous  la  feuillée  des  grands 
zapotes,  des  pacaniers  et  des  grenadiers  couverts  de 
fruits,  respiraient  le  bien-être  et  le  mystère.  J'allai 
frapper  à  la  porte  d'une  tienda  de  belle  apparence, 
où  je  demandai  le  vivre  et  le  couvert  pour  nos  che- 
vaux et  pour  nous. 

Le  domestique  s'empressa  de  décharger  nos  bètes 


212  LE  MEXIQUE. 

et  de  leur  verser  une  abondante  pro vende.  Pour 
nous,  couchés  à  l'ombre  et  réconfortés  par  une  coupe 
de  mezcal,  nous  attendions  dans  une  douce  impatience 
que  le  repas  fût  servi. 

Nous  devions  partir  à  trois  heures  du  matin  pour 
atteindre,  avant  la  grande  chaleur,  Totamabaca,  but 
de  l'étape,  en  passant  par  San  Martin  et  los  Cuises. 

L'arrivée  de  deux  étrangers  dans  un  village  offre 
toujours  un  nouvel  aliment  à  la  naïve  curiosité  des 
habitants  ;  aussi  la  porte  de  la  tienda  était-elle  en- 
combrée. Je  remarquai  un  individu  de  mauvaise  mine 
qui  semblait  s'attacher  au  domestique  avec  une  per- 
sistance inquiétante  ;  nous  étions  assurément  l'objet 
de  la  conversation,  et  je  craignais  quelque  confidence 
indiscrète.  Le  drôle  n'y  avait  pas  manqué.  Je  l'appe- 
lai, lui  demandant  ce  qu'il  avait  à  faire  avec  l'homme 
en  question,  il  me  répondit  ingénument  qu'on  l'avait 
interrogé  sur  notre  voyage,  qui  nous  étions,  d'où 
nous  venions,  où  nous  allions,  et  qu'il  avait  répondu 
de  façon  à  satisfaire  l'inquisition  en  personne.  Je  le 
réprimandai  pour  sa  sottise,  et  je  compris  qu'il  nous 
fallait  changer  notre  itinéraire  et  l'heure  du  départ. 

Je  lui  demandai  s'il  connaissait  bien  le  pays,  et, 
sur  sa  réponse  affirmative,  la  lune  étant  dans  son 
plein,  nous  partîmes  à  minuit,  prenant  par  le  monte 
(le  bois). 

Pancho  connaissait  si  bien  son  affaire,  qu'une  demi- 
heure  après  nous  étions  égarés  à  ne  pas  nous  retrou- 


CHAPITRE    V. TEHUACAN.  213 

ver.  Nous  errions,  depuis  deux  heures,  au  milieu  des 
ronces,  des  plantes  grasses  aux  pointes  d'acier  et 
d'épais  taillis,  sans  pouvoir  trouver  un  sentier  conve- 
nable ;  il  fallut  descendre  de  cheval  pour  soulager 
nos  bêtes.  Tantôt  le  hurlement  d'un  chien  nous  gui- 
dait à  gauche,  et  tantôt  le  cri  d'un  coq  nous  attirait  à 
droite  ;  nous  finîmes  cependant  par  apercevoir,  à  la 
lueur  incertaine  de  la  lune,  les  murailles  blanchis- 
santes d'une  habitation. 

Après  un  quart  d'heure  de  cris  d'appel  éveillant 
les  aboiements  des  chiens,  au  milieu  d'un  vacarme  à 
réveiller  un  mort,  un  Indien  de  mauvaise  humeur 
vint  nous  demander  la  cause  d'un  tel  bruit.  Je  lui 
exposai  mon  cas ,  mais  il  fallut  parlementer  long- 
temps pour  le  décider  à  nous  ouvrir  en  gromme- 
lant. Il  se  radoucit  néanmoins  à  la  vue  d'une  pièce 
blanche,  et  voulut  bien,  moyennant  quatre  réaux,  et 
s'éclairant  d'une  torche,  nous  remettre  dans  le  bon 
chemin. 

Au  petit  jour,  nous  étions  loin  déjà,  hors  de  toute 
atteinte  ;  seulement  nos  chevaux  s'étaient  blessés  dans 
le  bois  et  tous  deux  boitaient  affreusement.  Je  dus 
faire  la  moitié  de  la  route  à  pied,  chose  dure  en  tout 
pays,  mais  déplorable  par  un  soleil  de  plus  de  cin- 
quante degrés. 

Pedro,  en  vrai  Mexicain  qu'il  était,  resta  plus  long- 
temps sur  sa  bète  ;  mais  comme  elle  menaçait  chute  à 
chaque  pas,  il  lui  fallut  aussi  descendre.  Il  faisait  une 


21  \  LK   MEXIQUE. 

triste  ligure  vraiment,  et  nous  arrivâmes  en  piteux 
état  au  village  de  ïetomabaca. 

Les  chevaux  demandaient  un  repos  forcé.  Un  Indien 
du  village,  expert  dans  l'art  de  guérir,  vint  examiner 
les  malades;  j'en  fus  quitte  pour  lui  payer  sa  visite; 
le  lendemain  les  chevaux  n'allaient  guère  mieux,  et 
comme  il  n'y  en  avait  point  à  vendre  dans  le  village, 
au  grand  désespoir  de  Pedro,  nous  nous  mimes  en 
route. 

Quatre  lieues  seulement  nous  séparaient  de  Quio- 
tepec;  mais  au  delà,  cinq  journées  encore  pour  at- 
teindre Oaxaca. 

La  perspective  était  des  plus  désolantes.  Six  jour- 
nées de  marche  !  pas  un  pouce  d'ombre  dans  le  sen- 
tier, le  paysage  est  d'une  sécheresse  extrême,  et  le 
monte  n'offre  en  fait  de  végétation  que  de  pauvres 
mezquitesau  maigre  feuillage;  les  chevaux  boitaient 
de  plus  belle.  Pedro  poussait  des  soupirs  déchirants, 
nous  étions  tous  deux  rouges  comme  des  homards  et 
inondés  de  sueur  ;  nous  remontions  cependant  pour 
passer  les  rivières,  et  ce  fut  ainsi,  clopin  clopant, 
tantôt  portés,  tantôt  portant,  que  nous  débouchâmes 
sur  la  rivière  de  Quiotepec,  torrent  impétueux  et  pro- 
fond qu'on  traverse  en  pirogue  et  dont  un  Indien  a  le 
monopole.  Il  était  tard,  six  heures  au  moins,  et  déjà 
nous  entendions  le  bruit  sourd  de  la  rivière,  quand 
un  jaguar  énorme  bondit  derrière  nous,  dans  le  che- 
min creux  où  nous  étions  engagés.  La  mule,  quoique 


CHAPITRE   V. — TEHUACaN.  215 

chargée,  lit  un  bond  prodigieux,  et  les  chevaux  ou- 
blieux de  leurs  blessures  s'élancèrent  en  avant.  Le 
jaguar  cependant  nous  adressa  le  sourire  félin  qu'imite 
si  bien  le  chat  faisant  le  gros  dos  au  chien  qui  le 
guette,  puis  passa  tranquillement,  franchit  le  talus, 
et  disparut.  J'avais  éprouvé  à  son  aspect  une  émotion 
bien  sentie,  c'était  ma  première  rencontre  de  ce 
genre,  et  faite  dans  une  circonstance  désagréable  ; 
j'en  vis  et  en  entendis  d'autres  par  la  suite,  et  je 
m'aguerris  avec  le  temps.  Mes  deux  suivants,  non 
plus  rassurés  que  moi,  allumèrent  un  feu  sur  le  bord 
de  la  rivière,  caria  nuit  se  faisait  sombre  et  le  jaguar 
est  alors  mauvais  coucheur.  L'Indien  du  bateau  n'était 
pas  à  son  poste,  et  comme  le  village  se  trouve  à  une 
certaine  distance,  nous  nous  égosillâmes  en  vain  à 
l'appeler  un  quart  d'heure  durant.  Une  nuit  à  la  belle 
étoile,  sans  souper,  ne  nous  offrait  qu'une  perspec- 
tive des  moins  attrayantes.  Je  me  déshabillai  donc,  j'at- 
tachai mes  vêtements  sur  ma  tête  et  enfourchant  mon 
malheureux  cheval,  je  risquai  le  passage,  parfaitement 
assuré,  grâce  à  mon  talent  de  nageur,  d'atteindre 
l'autre  bord,  si  ma  monture  se  laissait  emporter. 

Il  n'en  fut  rien  heureusement;  j'arrivai  au  village, 
et  le  passeur  s'en  vint  immédiatement  chercher  mes 
compagnons  d'infortune. 

Une  surprise  nous  attendait  âQuiotepec.  J'avançais 
au  hasard  dans  une  obscurité  profonde,  lorsqu'un 
énergique  Quien  vive?  Qui  vive?  m'arrêta   court  : 


216  LE    MEXIQUE. 

«  Ami,  »  répondis- je,  et  j'avançai.  Deux  hommes 
armés  gardaient  le  sentier;  ils  me  demandèrent  d'où 
je  venais,  où  j'allais,  et  l'un  d'eux  me  conduisit  au 
quartier  général,  c'est-à-dire  dans  une  bicoque, 
où  le  chef  d'une  troupe  en  guenilles  siégeait  au 
milieu  de  son  état-major.  J'ignorais  à  qui  j'avais 
affaire. 

Le  chef  en  question  me  demanda  de  nouveau  qui 
j'étais,  où  j'allais,  et  mes  papiers.  Je  lui  tendis  une 
lettre  du  ministre  de  France  constatant  ma  qualité 
d'envoyé  du  gouvernement  en  mission  artistique  : 
mon  interlocuteur  prit  la  lettre  à  l'envers,  eut  l'air 
d'y  jeter  un  coup  d'œil  d'autorité,  puis  passa  la  mis- 
sive à  moins  ignare  que  lui.  J'ajoutai  que  j'avais 
un  compagnon,  plus  un  domestique,  et  que  l'Indien 
passeur  était  allé  les  chercher.  «  C'est  bien,  dit-il, 
asseyez-vous,  nous  verrons  vos  compagnons.  »  Il  y 
avait  bien,  tant  dehors  que  dedans,  une  troupe  de 
cent  cinquante  hommes  d'une  mine  des  moins  rassu- 
rantes. 

Sur  ces  entrefaites,[arriva  Pedro,  suivi  du  bagage. 

— Eh!  Pedrito,  comment  vas-tu?  s'écria  l'un  des 
assistants,  et  là-dessus,  coup  de  théâtre,  reconnais- 
sance, tableau  !  Il  y  eut  des  abrazos  et  des  serrements 
de  main  :  je  fus  présenté,  ce  qui  me  permit  d'appren- 
dre que  je  ne  me  trouvais  rien  moins  qu'en  présence 
du  Huero  Lopez  ;  liuero  veut  dire  blond,  et  comme 
Lopez  avait  les  cheveux  et  la  barbe  de  cette  couleur, 


CHAPITRE    V.  —  TEHUACAN.  217 

on  lui  avait  donné  le  surnom  de  Euero.  C'était  un 
homme  de  trente-six  à  quarante  ans,  jeune  encore,  et 
dont  la  physionomie  n'avait  rien  de  féroce  ;  il  avait 
cependant,  dans  un  rayon  des  plus  étendus,  une  ter- 
rible réputation.  Le  Euero  Lopez  était  un  chef  de  vo- 
leurs émérite,  autour  duquel  cinq  ou  six  ans  de  bri- 
gandages impunis  avaient  groupé  la  fleur  des  sacri- 
pants de  la  province  ;  la  troupe  variait  de  cent  à  deux 
cents  hommes,  et  comme  elle  commençait  à  devenir 
respectable,  le  chef,  depuis  peu  rentré  en  grâce  au- 
près du  gouvernement  libéral,  avait  fait  sa  paix  avec 
le  monde.  Il  n'était  plus  corvéable  de  la  potence; 
loin  de  là,  le  gouvernement  constitutionnel  lui  avait 
octroyé  le  grade  de  commandant.  La  carrière  des 
honneurs  lui  était  ouverte,  il  n'avait  plus  qu'à  pour- 
suivre. 

Le  Euero  Lopez  avait  dirigé  sa  première  expédi- 
tion contre  Teotitlan  que  nous  avions  quitté  la 
veille,  et  dont  il  s'était  emparé  après  un  assaut  des 
plus  opiniâtres. 

Aussi,  la  soirée  se  passa-t-elle  à  raconter  les  hauts 
faits  de  ses  officiers,  la  mort  du  général  un  tel, 
dont  voici  le  vainqueur,  me  disait-il,  en  me  montrant 
un  de  ses  acolytes.  On  avait  fait  tant  de  butin,  fusillé 
tant  de  réactionnaires;  l'un  était  mort  bravement, 
l'autre  s'était  fait  tirer  l'oreille  ;  tous  détails  fort  in- 
téressants et  qui  soulevaient  le  cœur. 

Cependant  il  s'inquiétait  de  notre  voyage,  s'éton- 


218  LE    MEXIQUE! 

liant  que  nous  tussions  arrivés  jusqu'à  lui  sans  acci- 
dent; puis,  en  bon  prince,  et  avec  une  galanterie 
merveilleuse,  il  s'informa  si  nous  avions  faim,  et,  sur 
l'affirmative  de  nos  estomacs  aux  abois,  il  commanda 
deux  tasses  de  chocolat  qu'on  apporta  chaud  et  mous- 
seux à  faire  plaisir,  nous  promettant  pour  le  lende- 
main quelque  chose  de  plus  substantiel. 

Voyant  mon  hôte  en  si  belle  humeur,  je  lui  contai 
la  mésaventure  de  nos  bêtes  et  le  priai  de  vouloir  bien 
me  changer  mes  deux  chevaux  invalides  contre  deux 
autres  en  meilleur  état,  me  proposant  de  payer  la 
différence.  Il  y  acquiesça  de  tout  cœur,  et  remit  au 
lendemain  la  négociation  de  l'affaire.  Il  n'y  a  vrai- 
ment plus  vertueux  qu'un  coquin  parvenu. 

Malgré  tout  le  charme  d'une  réception  si  flatteuse, 
je  crus  prudent  d'éviter  à  ses  hommes  des  tentatives 
inhospitalières  à  l'endroit  de  mes  bagages  ;  aussi,  le 
tout  fut-il  empilé  dans  la  cabane  même  où  sommeillait 
le  chef.  De  notre  côté,  nous  dûmes  songer  à  trouver 
un  gite. 

Le  temps  était  couvert,  la  nuit  orageuse,  la  chaleur 
asphyxiante  ;  impossible  de  songer  à  dormir  sous  un 
abri  quelconque  ;  j'étendis  donc  mon  manteau  de 
gutta-percha  dans  la  cour,  sur  la  terre  nue,  je  pris  ma 
selle  pour  oreiller  et  je  m'endormis. 

Toute  la  nuit,  cependant,  je  fus  agité,  tourmenté 
par  des  démangeaisons  effroyables,  et  de  gauche  et  de 
droite,  Pancho  mon  domestique,  et  Pedro  mon  ami, 


CHAPITRE    V. TEHUACAN.  219 

s'agitaient  comme  moi.  Quel  réveil,  hélas!  Tous  trois 
avions  à  la  figure  des  marques  rouges  et  sanglantes 
de  deux  centimètres  de  largeur;  les  bras  et  les  jambes 
en  portaient  également,  et  c'était  une  fureur  de  pico- 
tements à  n'y  pas  tenir. 

Le  taiaje,  tel  est  le  nom  du  charmant  inconnu 
qui  nous  avait  martyrisés,  est  une  espèce  de  petit  ver 
qui,  la  nuit,  s'attaque  à  tout  être  étendu  sur  la  terre; 
aussi  les  habitants  de  Quiotepec  couchent -ils  sur 
des  planches  élevées  de  quelques  pouces  au-dessus 
du  sol. 

Au  petit  jour,  un  trompette  avait  sonné  la  dia?ie,et 
chaque  soldat,  avec  l'aplomb  des  troupes  régulières, 
s'était  aligné  pour  passer  une  inspection  ;  sitôt  qu'elle 
fut  terminée,  je  rappelai  au  commandant  sa  promesse 
de  la  veille,  et  l'on  s'occupa  de  me  choisir  deux  che- 
vaux ;  les  miens  étaient  véritablement  jeunes  et  vigou- 
reux, quelques  jours  de  repos  les  remettraient  infail- 
liblement, et  ce  n'était  pas  en  somme  une  mauvaise 
affaire  que  je  proposais  là. 

Guidé  par  un  lieutenant  du  Huero,  je  fixai  mon 
choix  sur  un  alezan  bas  sur  jambes  mais  trapu,  de 
huit  à  dix  ans  d'âge,  et  sur  un  gris  pommelé  plus 
jeune,  grande  et  jolie  bète,  gracieuse  sous  le  harnais, 
et  d'une  prestance  remarquable.  Je  montai  les  deux, 
et  fis  avec  chacun  un  temps  de  galop;  ils  me  parurent 
doux,  dociles,  et  je  me  confondis  en  remerciments. 
Ne  voulant  pas,  de  mon  côté,  être  en  reste  jde  gêné- 


220  LE    MEXIQUE. 

rosité  avec  mes  hôtes,  je  donnai  cinq  piastres  d'é- 
trenne  au  garçon  qui  me  les  sella.  A  dix  heures, 
après  un  déjeuner  copieux,  j'allai  prendre  congé  du 
futur  général  et  je  partis. 

Ah!  la  belle  chose  qu'un  bon  cheval,  pour  courir 
le  monde  à  travers  les  sentiers  d'un  pays  inconnu  ! 
Joyeux  et  fiers  nous  avancions,  nous  faisant  un  jeu  des 
plus  âpres  montées,  et  nous  livrant  dans  les  plaines 
à  des  fantasias  échevelées. 

Ah!  la  belle  chose  qu'un  bon  cheval!  Ah!  la 
poétique  chose  !  alors  que  dans  une  course  rapide,  le 
souffle  du  zéphyr  vous  fouette  la  figure  comme  un  vent 
de  tempête!  le  doux  être  qu'un  coursier  soumis, 
esclave  de  son  frein,  calme  à  la  voix  du  maitre  ou  se 
précipitant  comme  l'aquilon  ! 

Ainsi  nous  chantions,  Pedro  et  moi,  célébrant  les 
vertus  de  nos  compagnons  nouveaux  et  bénissant  la 
main  qui  nous  les  donna. 

La  journée  fut  belle  assurément,  et  la  pauvre  mule 
fut  seule  à  la  trouver  longue.  A  midi,  nous  étions  à 
Cuicatlan,  délicieux  village  caché  sous  la  verdure 
aux  pieds  de  montagnes  à  pic.  Le  soir,  à  six  heures, 
nous  entrions  au  galop  dans  la  rue  de  Don  Domin- 
gillo  ;  mais,  ô  terreur  !  d'affreux  murmures  nous  pour- 
suivent; en  peu  d'instants  les  cris  augmentent,  le 
village  entier,  l'alcade  en  tète,  est  à  nos  trousses  ; 
au  voleur  !  arrêtez,  au  voleur  !  Je  regardais  Pedro, 
Pedro  me  regardait,   nous  cherchions  vainement  à 


CHAPITRE    V. TEHUACAN.  221 

qui  pouvaient   s'adresser  ces  cris  et  ces  clameurs, 

Nous  étions  seuls  dans  la  carrière, 
Aveuglant  de  flots  de  poussière 
Nos  acharnés  persécuteurs. 

En  vérité,   l'illusion  n'était  plus  permise,  il  fallut 
s'arrêter. 

Ce  cheval  m'appartient,  dit  un  Indien  désignant 
l'alezan;  il  me  fut  volé  la  semaine  dernière,  et 
je  le  réclame;  tout  le  village  m'est  témoin.  Pedro  se 
trouvait  démonté.  Je  protestai  de  toutes  mes  forces 
alléguant  l'échange  que  j'avais  fait  le  matin  même, 
et  le  retour  que  j'avais  donné.  Nous  parvînmes,  mais 
au  pas  ,  jusqu'à  la  fonda,  où  deux  Espagnols  et 
leurs  femmes  étaient  arrivés  avant  nous  ;  je  les  pris 
pour  juges  de  l'affaire.  Le  Huero  Lopez  était  une 
autorité  reconnue,  je  croyais  avoir  fait  un  échange 
honnête,  et  je  protestai  de  nouveau  de  la  pureté  de 
mes  intentions.  Ce  cheval  esta  moi,  répétait  l'Indien, 
je  veux  mon  cheval;  cette  raison  valait  mieux  que 
toutes  les  miennes  ;  en  fin  de  compte,  il  me  fallut 
parlementer. 

«  Venez  avec  moi,  dis-je  au  féroce  propriétaire, 
n'est-il  pas  juste  que  j'achève  ma  route,  et  forcerez- 
vous  ce  pauvre  homme  à  faire  vingt-cinq  lieues  à 
pied.  Pedro  m'appuyait,  on  le  comprend  sans  peine  : 
Venez  avec  moi  jusqu'à  la  ville,  vous  ramènerez 
votre  cheval,  et  je  payerai  vos  peines .  » 


222  LE    MEXIQUE. 

L'alcade  trouva  la  proposition  acceptable,  et  le 
marché  fut  conclu.  Je  compris  alors  la  générosité  du 
bon  Lopez  ;  le  commandant  avait  troqué  deux  che- 
vaux volés  et  qu'on  pouvait  lui  réclamer  à  chaque 
instant,  pour  deux  chevaux  légalement  acquis  et  que 
personne  ne  pouvait  revendiquer  comme  siens;  il  a 
dû  bien  rire  de  ma  simplicité.  Le  tour  était  bon  néan- 
moins, je  ne  pouvais  qu'en  rire  moi-même  ;  Pedro 
criait  :  Vertu,  tu  n'es  qu'un  nom  ! 

De  Don  Domingillo,  deux  routes  conduisent  à  la 
vallée  d'Oaxaca  ;  la  première,  grande  et  belle,  ache- 
vée sous  l'administration  de  Juarez,  alors  qu'il  était 
gouverneur  de  la  province,  contourne  les  hauts 
sommets  de  la  Cordillère  pour  aboutir  à  la  naissance 
de  la  première  des  trois  vallées  qui  composent  le 
Marquesado;  l'autre  est  un  simple  sentier  suivant  le 
rio  de  las  Vueltas,  petite  rivière  aux  mille  détours 
courant  enchaînée  dans  des  montagnes  à  pic  ;  impra- 
ticable pendant  la  saison  des  pluies,  ce  sentier  n'est 
suivi  qu'en  temps  de  sécheresse  :  la  rivière  étant  alors 
guéable  dans  tout  son  parcours,  le  voyageur  y  gagne 
une  journée  de  marche.  Nous  suivîmes  ce  dernier. 

Notre  petite  troupe  formait  une  caravane  de  dix 
personnes  en  y  comprenant  les  domestiques  et  l'In- 
dien du  cheval.  C'est  avec  bonheur  qu'on  s'enfonce 
dans  ces  gorges  profondes  où  les  eaux  du  torrent 
entretiennent  une  fraîcheur  délicieuse  et  une  éternelle 
verdure;   le   sentier  se  perd  à  chaque  instant  sous 


CHAPITRE    V.  —  TEHUACAN.  223 

l'ombre  des  grands  arbres,  traverse  la  rivière,  se 
perd  de  nouveau,  puis  la  traverse  encore  :  soixante 
et  dix  fois,  dans  un  parcours  de  deux  lieues  nous  tra- 
versâmes le  torrent.  Le  sentier  s'élève  alors,  la  vallée 
s'élargit,  quelques  haciendas  de  cannes,  çà  et  là  de 
pauvres  villages,  puis  la  montagne  aux  escarpements 
rapides  où  souvent  le  cavalier  est  forcé  de  mettre 
pied  à  terre  pour  soulager  sa  monture  :  le  matin,  nous 
étions  en  Terre  Chaude  et  le  soir  nous  parcourions  les 
forêts  de  chênes  et  de  sapins  des  hauts  sommets.  A 
sept  heures,  nous  arrivions  à  Etla,  dans  la  plaine, 
et  le  lendemain  nous  étions  àOaxaca. 


VI 


Oaxaca.— La  ville.— Les  mœurs.— Le  bal.— Le  clergé.— L'histoire 
de  don  Raphaël.— Les  passions  politiques. 


Oaxaca,  comme  toutes  les  villes  de  la  Nouvelle- 
Espagne,  est  divisée  en  carrés  parfaits,  presque  tou- 
jours orientés,  à  savoir  chaque  façade  regardant  un 
des  points  cardinaux.  Quoique  ayant  moins  souffert  de 
la  guerre  civile  que  les  villes  du  nord,  par  suite  de 
son  éloignement  des  centres  révolutionnaires  et  de 
la  difficulté  des  chemins  qui  la  relient  aux  provinces 
voisines,  Oaxaca  n'en  est  pas  moins  déchue  de  son 
ancienne  prospérité.  Il  m'était  réservé  de  voir  ache- 
ver sa  ruine. 

Admirablement  située  au  point  d'intersection  de 
trois  vallées  fertiles  prodiguant  à  l'envi  les  produits 
des  deux  mondes,  elle  offre,  en  fait  de  monuments, 
une  charmante  église  avec  portail  renaissance  mélangé 

]5 


226  LE   MEXIQUE. 

de  mauresque  d'une  richesse  extrême,  mais  que  dé- 
parent deux  clochers  bâtards  ;  la  cathédrale,  construc- 
tion massive  qui  n'a  rien  pour  attirer  le  regard,  et  le 
couvent  de  Santo  Domingo ,  colossal  établissement 
avec  cloîtres  magnifiques  et  des  escaliers  d'un  gran- 
diose qui  ne  le  cède  en  rien  au  plus  monumental  de 
nos  escaliers  royaux. 

La  place,  attenant  à  une  promenade  ombreuse,  est 
de  belle  dimension,  flanquée  d'un  côté  parle  palais, 
édifice  de  construction  moderne  ;  elle  est  bordée  des 
trois  autres  par  des  portâtes,  galeries  couvertes,  à 
piliers  ou  à  colonnes.  Le  marché,  où  se  pressent  des 
Indiens  de  toutes   nuances ,  est  d'une  richesse  in- 


i 


croyable  en  légumes  et  en  fruits  de  toutes  sortes  ;  les 
poires,  les  pèches,  les  raisins  y  sont  amoncelés  auprès 
d'énormes  cherimoias,  d'ananas  et  de  bananes  :  aussi 
la  vie  est-elle  facile,  et  l'on  ne  rencontre  dans  la  ville, 
en  fait  de  mendiants,  que  quelques  estropiés  et  des 
aveugles.  La  grande  sécheresse  de  l'atmosphère  et  la 
lumière  éblouissante  du  plateau  y  causent  de  nom- 
breuses affections  ophthalmiques;  je  fus  obligé  moi- 
même  de  renoncer  à  toute  lecture  devant  les  accidents 
inquiétants  auxquels  ma  vue  devenait  sujette. 

Presque  toutes  les  maisons  d'Oaxaca  n'ont  qu'un 
rez-de-chaussée  ;  il  ne  faut  point  leur  demander  d'ar- 
chitecture, les  rues  n'offrent  aux  regards  de  l'étranger 
que  de  simples  murs  percés  de  fenêtres  avec  grilles, 
sans  sculpture  et  sans  ornementation  aucune.  L'édi- 


CHAPITRE    VI. — OAXACA.  227 

lité  de  la  ville  exige  que  toutes  les  maisons  sc'ent 
peintes  en  couleurs  foncées  ou  peu  photogéniques  ; 
hors  le  blanc,  vous  y  trouverez  toutes  les  couleurs  de 
la  palette.  Si  l'extérieur  des  habitations  est  ingrat  et 
nu,  l'intérieur  est  presque  toujours  charmant;  un 
vaste  sagaan,  porte  cochère,  vous  introduit  dans  une 
cour  carrée,  entourée  pour  l'ordinaire  d'un  portique 
assez  gracieux,  et  plantée  de  grenadiers,  d'orangers  et 
d'une  espèce  de  cédrats  à  fruits  ronds  nommés  to- 
ronjo,  et  dont  la  tige  atteint  des  proportions  énormes. 
Des  parterres  de  fleurs  s'épanouissent  à  l'ombre  des 
arbustes,  et  des  roses  grimpantes  s'allongent  autour 
des  colonnes. 

Tout  cela  est  propre,  bien  tenu,  plein  de  fraîcheur, 
de  gazouillement  d'oiseaux  et  de  senteurs  enivrantes. 

La  vie,  on  le  comprend,  se  passe  toute  au  dehors, 
dans  ces  pays  du  soleil. 

La  galerie  sert  à  la  fois  de  salle  à  manger  et  de 
salon. 

Ces  petits  jardins,  qui  sont  la  joie  de  la  vie  inté- 
rieure, sont  d'un  entretien  difficile  et  coûteux  ;  chaque 
fleur  exige,  comme  première  condition  d'existence, 
un  pot  isolé  au  moyen  d'une  sébile  en  terre  pleine 
d'eau,  de  manière  à  former  une  ile.  Les  arbustes  sont 
également  entourés  d'un  anneau  concave  en  ciment, 
qui  les  isole. 

Cette  précaution  est  prise  contre  les  arriéras,  espèce 
de  fourmis  à  corselet  épineux  nommées  charretières, 


228  LE    MEXIQUE. 

qui  atteignent  une  grosseur  remarquable,  et  dont  la 
rage  de  destruction  est  sans  égale.  Ces  fourmis  sont 
une  plaie  pour  les  maisons.  Comme  les  voleurs  et 
autres  gents  malfaisantes,  elles  ne  travaillent  guère 
que  la  nuit,  ce  qui  leur  assure  ordinairement  l'im- 
punité. Leur  établissement  principal  est  toujours 
à  une  distance  considérable  du  théâtre  de  leurs 
dégâts;  aussi  est-il  impossible  de  les  détruire,  et 
la  longueur  de  leurs  galeries  les  met  hors  d'atteinte 
de  toute  espèce  de  châtiment.  Leur  nombre  est  si 
extraordinaire  et  leur  organisation  si  merveilleuse, 
qu'il  leur  arrive  de  dépouiller,  en  une  nuit,  de  ses 
bourgeons,  de  ses  fleurs  et  de  ses  feuilles,  un  oranger 
de  grande  dimension;  les  unes  montent  et  découpent 
les  feuilles  par  grandeur  voulue,  tandis  que  d'autres 
attendent  au  pied  de  l'arbre  la  besogne  des  décou- 
peuses;  et  tel  est  l'instinct  de  ces  petits  animaux, 
qu'ils  savent  attendre  que  l'arbre  soit  raisonnablement 
chargé  de  feuilles,  de  manière  que  la  moisson  en  vaille 
la  peine.  Je  les  ai  vues  surveiller  un  rosier  que  j'affec- 
tionnais, et  ne  le  dépouiller  qu'au  moment  où  les 
boutons  allaient  s'épanouir. 

Les  tremblements  de  terre  sont  annuels  à  Oaxaca,  et 
les  murs  de  ces  maisons  si  basses  ont  la  plupart  jusqu'à 
deux  mètres  d'épaisseur.  Ces  tremblements,  sur  un 
sol  rocailleux,  n'agissent  point  par  oscillation  comme 
dans  la  plaine  mobile  de  Mexico,  mais  par  trépidation, 
mouvement  plus  dangereux  s'il  est  possible,  et  qui, 


CHAPITRE    VI. OAXACA.  229 

par  des  ébranlements  successifs,  détruit  en  un  clin 
d'oeil  les  édifices  les  plus  solides.  A  Oaxaca  comme  à 
Mexico,  je  fus  témoin  d'un  de  ces  terribles  phéno- 
mènes ;  il  fut  violent,  mais  de  courte  durée;  assez 
long-  cependant  pour  épouvanter  l'âme  la  plus  résolue 
et  me  donner  le  temps  de  me  précipiter  dans  la  cour. 
L'instinct  de  la  conservation  bannit  toute  conve- 
nance et  toute  pudeur  :  je  trouvai  le  personnel  de  la 
maison,  hommes  et  femmes, 

Dans  le  simple  appareil 


d'aucunes  enveloppées  dans  un  drap  et  d'autres  par- 
faitement nues;  tout  ce  monde  éclatant  en  prières 
ferventes,  je  vous  assure,  et  en  supplications  pas- 
sionnées. 

Dieu  n'a  besoin  que  d'une  petite  secousse  pour 
constater  le  nombre  de  ses  fidèles. 

Le  danger  passé,  une  vieille  domestique  de  la 
famille  expliquait  tranquillemeut  à  son  fils  une  for- 
mule au  moyen  de  laquelle  on  pouvait  prévenir  tout 
désastre. 

Le  palais  et  la  cathédrale  en  furent  tous  deux  pour 
une  corniche  dont  la  chute  ne  blessa  personne,  et  des 
crevasses  qu'on  s'empressa  de  combler. 

Au  sud-ouest  de  la  ville  se  trouve  le  mont  Alban, 
qui  se  relie  à  la  chaîne  de  la  Misteca;  au  nord-ouest 
la  sierra  Madré  envoie  jusqu'aux  maisons  du  faubourg 


#ïiO  LE    JIEXIULK. 

le  prolongement  de  ses  derniers  contre-forts.  Le  San 
Felipe,  point  culminant  de  la  sierra,  borne  l'horizon 
de  la  ville  au  nord,  et  lui  prodigue  en  tout  temps  des 
eaux  fraîches  et  limpides.  Ainsi  placée,  Oaxaca  ne 
doit  rien  envier  aux  plus  belles  villes  de  la  répu- 
blique. 

Tout  fédéral  que  soit  le  Mexique,  le  lien  qui  unit 
chacune  de  ses  parties  est  des  plus  faibles,  et  l'on  peut 
dire  qu'il  n'y  a  d'autre  nationalité  que  la  nationalité 
de  province.  L'habitant  de  Puebla  est  un  Poblano, 
celui  de  Chiapas  un  Chiapaneco,  nul  ne  vous  dira 
qu'il  est  Mexicain.  Cet  esprit  de  clocher  se  retrouve 
partout,  mais  nulle  part  il  n'éclate  avec  autant  de 
violence  que  dans  la  jolie  ville  d'Oaxaca. 

Rien  n'est  bon,  n'est  beau,  n'est  bien,  n'est  admi- 
rable en  dehors  de  ce  petit  État,  et  quoique  tirant 
toute  chose  du  dehors,  pour  ce  qui  regarde  la  mode, 
l'industrie  et  les  arts,  il  semble  que  ce  soit  un  tribut 
que  l'univers  lui  paye  et  dont  il  ne  doive  aucune  re- 
connaissance. 

Quelques  habitants  poussent  cette  faiblesse  jusqu'au 
ridicule  le  plus  insensé;  il  n'est  pas  jusqu'à  leurs 
femmes  qu'ils  ne  dotent  des  avantages  les  plus  sin- 
guliers et  des  vertus  les  plus  extraordinaires.  Mon 
séjourne  m'a  rien  appris  à  cet  égard,  et  je  laisse  à 
d'autres  plus  heureux  le  soin  de  les  découvrir. 

Il  laut  attribuer  cet  amour-propre  excessif  à  la 
concentration  d'une  existence  toute  locale,  que  des 


CHAPITRE    VI.  —  OAXACA.  2'M 

relations  plus  suivies  avec  le  monde  viendront  Sans 
aucun  doute  modifier  un  jour. 

Le  besoin  de  société,  l'esprit  de  réunion  sont  tort 
développés  à  Oaxaca.  L'on  arrive  promptement  à 
l'intimité  avec  des  gens  qui  se  livrent  avec  abandon, 
et  le  même  jour  vous  donne  presque  autant  d'amis  que 
de  connaissances;  je  n'affirmerai  point  pour  cela  qu'il 
l'aille  compter  sur  eux  dans  une  circonstance  difficile  : 
le  dévouement  est  une  fleur  rare  par  toute  la  terre  ; 
mais  ils  s'empresseront  pour  une  démarche,  vous 
combleront  d'avances,  de  lettres  de  recommandation, 
vous  couvriront  de  leur  influence,  s'il  y  a  lieu,  dé- 
ployant une  affabilité  constante  et  une  bienveillance 
infatigable. 

La  causerie  est  vive  et  animée,  l'esprit  agressif  et 
mordant  des  petites  villes  y  déroule  avec  complaisance 
les  mille  et  un  riens  d'une  chronique  passablement 
scandaleuse,  qu'entretient  une  morale  relâchée.  La 
politique,  dans  laquelle  les  femmes  jouent  un  rôle 
considérable,  jette  en  pâture  à  la  conversation  des 
petits  cercles  un  aliment  toujours  nouveau. 

Cette  tendance  est  naturelle  dans  un  pays  où  la 
bureaucratie  absorbe  toutes  les  ambitions  :  être  Ou 
n'être  pas  employé,  c'est  pour  eux  une  question  de 
vie  ou  de  mort;  aussi  les  partis  y  sont-ils  toujours  sur 
la  brèche  pour  attaquer  ou  pour  défendre  :  quoi  de 
plus  simple  que  la  guerre  civile  dans  de  telles  condi- 
tions? 


232  LE    MEXIQUE. 

Il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  parmi  ces  jeunes 
ambitieux  des  talents  remarquables,  une  instruction 
solide,  fruit  d'un  travail  obstiné,  et  le  don  de  deux  ou 
trois  langues  qu'ils  parlent  avec  facilité. 

Comment  expliquer  qu'une  fois  au  pouvoir,  ces 
brillantes  qualités  disparaissent  pour  faire  place  à 
une  nullité  désespérante  ?  C'est  qu'ils  trouvent  à  leur 
tour,  chez  les  autres,  cette  opposition  systématique 
qu'ils  pratiquaient  eux-mêmes  avec  une  si  déplorable 
obstination  ;  c'est  que  tout  est  paralysé  chez  eux,  et 
que  leurs  facultés  suffisent  à  peine  à  défendre  contre 
leurs  agresseurs  les  positions  qu'ils  viennent  si  péni- 
blement d'acquérir.  Les  beaux  projets  de  réforme 
sont  oubliés,  le  service  public  abandonné,  la  désor- 
ganisation se  précipite,  la  gangrène  arrive  à  sa  der- 
nière période,  l'Etat  se  meurt  :  voilà  le  Mexique. 
Réactionnaires  et  libéraux  se  reprochent  mutuelle- 
ment, dans  ce  langage  qu'on  connaît,  leurs  fautes 
réciproques  ;  tous  deux  sont  également  coupables  et 
travaillent  avec  une  émulation  impie  à  l'anéantisse- 
ment complet  de  leur  beau  pays. 

Le  président  Juarez  est  une  des  illustrations  de 
l'Etat  d'Oaxaca  :  de  sang  indien  pur,  il  est  fils  de  ses 
œuvres  et  doit  tout  à  lui-même.  On  le  voit  passer  du 
barreau  d'une  ville  de  province  au  gouvernement  de 
l'État,  arriver  à  la  présidence  de  la  cour  suprême  et 
s'asseoir,  honnêle  homme,  sur  le  fauteuil  présidentiel. 
Son  administration  ,    comme  gouverneur  de   l'État 


CHAPITRE    VI. — OAXACA.  233 

d'Oaxaca,  a  laissé  derrière  lui  un  parfum  de  probité 
qu'on  respire  rarement  au  Mexique,  et  les  améliora- 
tions qu'il  s'efforça  de  répandre  dans  le  service  public 
donnent  une  preuve  de  son  dévouement  au  bien-être 
de  ses  concitoyens.  L'organisation  des  villages  indiens 
de  la  sierra  qui  font  partie  de  la  province,  et  dont  il 
est  originaire,  lui  fait  le  plus  grand  honneur  :  on  est 
surpris  d'y  trouver  des  écoles  obligatoires,  d'où  sor- 
tent des  Indiens  sachant  lire,   écrire  et  compter;  on 
en  croit  à  peine  ses  oreilles,  alors  que  les  sons  de 
l'orgue  des  temples  ou  les  fanfares  des  instruments 
de  cuivre  vous  rappellent  les  goûts  de  votre  patrie 
lointaine  au  milieu  du  sauvage  aspect  de  la  mon- 
tagne. 

Je  ne  sais  si  le  Mexique  placera  Juarezau  nombre 
de  ses  grands  hommes;  mais  c'est  à  coup  sûr  une 
personnalité  remarquable.  Au  milieu  de  la  pénurie 
de  talents  qui  l'entoure,  il  a  pour  lui  cette  probité  si 
méritante  en  son  pays,  une  constance  glorieuse  à  ne 
point  désespérer  de  sa  cause ,  une  obstination  molle  , 
mais  infatigable  à  lasser  la  fortune,  une  douceur 
de  caractère  que  travestissent  ceux  qui  l'ont  peu 
connu.  Plusieurs  m'en  ont  dit  du  bien;  chaque  fois 
que  je  le  vis,  il  me  rendit  service. 

Parmi  les  personnalités  remarquables  d'Oaxaca,  il 
faut  rappeler  une  pauvre  vieille,  dernière  descen- 
dante de  Montezuma.  Le  gouvernement,  m'a-t-on  dit, 
lui  faisait  autrefois  une  pension  suffisante  pour  assu- 


234  LE    MEXIQUE. 

rer  une  existence  honorable  à  cette  princesse  déchue, 
et  les  Indiens,  une  fois  l'an,  venaient  rendre  hommage 
à  l'arrière-petite-tille  du  grand  roi. 

La  senora  Silva,  sur  un  trône,  entourée  du  prestige 
inoltensif  de  sa  haute  naissance,  recevait  des  Indiens 
prosternés  la  muette  expression  d'un  religieux  res- 
pect. Mais  la  pension  se  réduisit  insensiblement  sui- 
vant les  fluctuations  des  finances;  aujourd'hui,  le 
dernier  rejeton  d'une  race  impériale  s'éteint  dans  la 
solitude  et  la  misère. 

J'ai  dit  que  les  mœurs  étaient  relâchées  :  l'intimité 
des  familles  entre  elles  prête  à  la  familiarité  des 
jeunes  gens  des  proportions  dangereuses. 

Les  amourettes  naissent  comme  des  fleurs  sous  ce 
ciel  merveilleux.  Si  les  fenêtres  ont  des  grilles,  les 
maisons  sont  basses,  et  le  diable  est  leste.  L'amour, 
au  Mexique,  a  conservé  de  sa  tournure  espagnole  :  il 
lance  des  madrigaux,  fait  jouer  la  sérénade,  improvise 
sur  la  guitare,  et  ne  craint  pas  d'employer  la  gazette 
pour  envoyer  un  sonnet  à  sa  belle.  Il  s'accroche  en- 
core, mais  rarement,  à  l'échelle  de  soie. 

Le  mariage  consacre  pour  l'ordinaire  ces  unions 
anticipées;  mais  lorsqu'un  inconstant  porte  à  d'autres 
idoles  l'encens  d'un  cœur  volage  et  que  la  délaissée 
ne  peut  dissimuler  le  fruit  de  sa  faute,  le  monde  n'im- 
pose à  la  pécheresse  qu'une  réprobation  indulgente. 
«  Hubo  unà  desgracia,  dit-on  :  elle  eut  une  mésa- 
venture. »  Quelques  mois  d'éloignement  arrangent 


CHAPITRE    VI.  —  OAXACA.  2⣠

les  choses  ;  de   temps  à  autre  cependant  la  comédie 
tourne  au  drame,  drame  atroce,  vengeance  de  canni- 
bale. Telle  est  l'histoire  du  senor  Eusebio.  J'ai  connu 
les  personnages,  j'ai  assisté  au  dénoûment,  j'essayera 
de  vous  la  dire. 

Don  Eusebio  peut  avoir  de  quarante-cinq  à  cin- 
quante ans;  il  parait  jeune  encore  ;  ses  épaules  larges 
et  trapues ,  sa  marche  facile  et  légère  malgré  l'em- 
bonpoint qui  commence  à  l'envahir,  lui  donnent 
l'apparence  d'une  force  peu  commune  ;  sa  tète  est 
grosse  sur  un  cou  charnu;  les  lèvres  sont  épaisses,  la 
bouche  est  grande  ;  tout  le  bas  de  la  figure  dénote  des 
instincts  où  la  violence  le  dispute  à  la  sensualité;  ses 
yeux  sont  jaunes  tirant  sur  le  vert  et  pleins  d'une 
expression  jalouse  et  méchante. 

Il  jouit  d'une  réputation  douteuse,  et  son  passé 
renferme  des  mystères . 

Sa  maison,  placée  au  nord  de  la  cathédrale,  n'a  rien 
qui  la  distingue  des  demeures  voisines  :  elle  se  trouve 
parallèle  à  un  couvent  de  femmes  qui  fait  le  coin  du 
carré  suivant,  et  s'ouvre  de  ce  côté  par  deux  fenêtres 
à  grillage  en  bois. 

Don  Eusebio  n'a  pas  d'amis,  et  sa  maison  fut  pour 
ainsi  dire  déserte  jusqu'au  jour  où  ses  filles  devinrent 
de  grandes  personnes.  Il  en  a  trois.  Héléna,  la  pre- 
mière, ressemble  à  don  Eusebio  et  paraît  en  avoir 
tous  les  instincts.  C'est  une  grande  et  superbe  tîlle 
chez  qui  la  vie  déborde  ;    elle  a  toutes  les  beautés 


236  LE   MEXIQUE. 

provocatrices  :  la  hanche  saillante,  des  bras  robustes 
et  ronds,  des  épaules  grasses,  une  gorge  audaeieuse, 
des  lèvres  rouges  et  ce  teint  pâle  et  mat  des  natures 
passionnées;  ses  yeux  noirs  avaient  une  fixité  embar- 
rassante. A  l'époque  dont  nous  parlons,  la  chronique 
s'était  déjà  maintes  fois  occupée  d'elle;  mais  elle 
n'avait  point  eu  de  desgracias. 

Une  cour  nombreuse  se  disputait  ses  sourires,  et 
quelques  robes  noires  se  mêlaient  à  la  foule.  Le  père 
autorisait,  cherchant  un  gendre.  Oaxaca  respirait  dans 
un  entr'acte  de  guerre  civile  ,  et  les  réunions  se  suc- 
cédaient sans  relâche.  Sur  ces  entrefaites,  un  jeune 
homme  de  Mexico  vint  passer  quelque  temps  dans  le 
Marquesado,  vivant  chez  son  père,  voisin  de  don  Eu- 
sebio,  et  dont  la  maison  occupait,  à  cinquante  mètres 
plus  bas,  le  milieu  du  carré  de  face. 

La  famille  de  don  Rafaël  se  composait  de  dona 
Marianita,  sa  femme,  de  Louisito,  un  fils  tard  venu, 
le  Benjamin,  et  du  nouvel  arrivant. 

Henrique  rapportait  de  la  capitale  une  tournure 
dégagée,  cet  air  de  suffisance  qui  plait  aux  femmes 
et  des  prétentions  de  blasé  que  les  sots  affichent  vo- 
lontiers; une  moustache  longue  et  pointue  lui  donnait 
un  petit  genre  matamore  qui  ne  messeyait  point  ;  il 
avait  l'œil  d'un  bleu  tendre,  et  sa  chevelure  blonde, 
naturellement  bouclée,  était  fort  belle. 

En  somme,  on  le  disait  beau  cavalier,  il  le  croyait 
plus  que  tout  autre  ;  mais,  à  mes  yeux  ;  il  perdait  la 


CHAPITRE    VI.— OAXACA.  237 

moitié  de  ses  avantages  par  un  rire  bète  qu'il  lançait 
éternellement  et  à  tout  propos,  ce  qui  chez  bien  des 
gens  lui  avait  fait  une  renommée  de  bel  esprit. 

On  lui  prêtait  mille  aventures  ;  c'était  pour  Héléna 
une  conquête  à  faire.  La  famille  d'Henrique  possédait 
quelque  bien  ;  c'était  pour  don  Eusebio  le  mari  de- 
mandé. 

Du  reste,  la  chose  allait  de  soi.  Henrique  renoua 
sans  difficulté  des  relations  d'enfance,  et,  malgré  les 
avertissements  de  son  père  qui  n'estima  jamais  don 
Eusebio,  il  fut  en  quelques  jours  du  nombre  des  in- 
times. 

A  première  vue,  il  fut  ébloui.  On  ne  pouvait  rêver 
plus  belle  maîtresse.  Pour  Héléna,  jeune  et  coquette, 
elle  éprouva  quelque  satisfaction  de  l'effet  produit  et 
ne  demanda  pas  mieux  que  de  plaire. 

Il  fut  bientôt  évident  qu'Henrique  était  le  préféré. 
Aussi  le  cercle  des  adorateurs  diminua  chaque  jour  ; 
quelques-uns  seulement  cherchèrent  à  disputer  au 
Mexicain  une  conquête  si  belle;  mais  ils  n'eurent  plus 
qu'à  se  retirer  devant  la  persistance  de  ses  succès. 

D'autres  tournèrent  bride  et  déposèrent  aux  pieds 
de  la  sœur  des  hommages  dont  l'aînée  ne  voulait 
plus. 

Rien  de  moins  platonique  que  cette  passion  facile; 
mais  la  jeunesse  verse  sur  toutes  choses  un  tel  torrent 
de  fleurs,  qu'on  se  méprend  volontiers  sur  des  liaisons 
qu'on  croit  éternelles  et  qui  ne  sont  que  d'un  jour. 


238  LE   MEXIQUE. 

Henrique  me  raconta  souvent  les  premiers  bonheurs 
de  son  amour  naissant.  Il  me  parlait  de  ses  prome- 
nades solitaires  dans  la  vallée,  de  ses  rencontres 
fortuites  à  San  Felipe,  de  ces  charmants  dîners  à 
Santa  Maria  del  Tule  sous  les  ombrages  du  vieux 
Sabino  ;  mais  l'amour-propre  chez  lui  l'emportait  sur 
l'amour,  et  son  œil  brillait  plus  encore  en  me  disant 
ses  triomphes,  le  dépit  de  ses  rivaux  repoussés,  et 
l'éclatante  satisfaction  que  lui  valaient  les  préférences 
d'une  aussi  belle  personne. 

Don  Rafaël  fermait  les  yeux  et  voyait  tout. 

Cependant  le  tête-à-tête  est  difficile  dans  une  maison 
ouverte  à  tout  venant,  où  se  croisent  et  s'ébattent  une 
foule  de  domestiques  et  d'enfants  ;  il  fallait  un  dé- 
noûment  ;  mais  Henrique  ne  pensait  point  au  mariage. 
Il  y  eut  alors  d'humbles  demandes,  des  supplications 
et  des  résistances  :  toute  cette  habile  et  naïve  comé- 
die de  l'amour  à  laquelle  nous  croyons  si  facilement 
et  dont,  en  somme,  les  femmes  sont  presque  toujours 
victimes.  Henrique,  désespéré,  parlait  de  départ;  à 
cette  époque,  il  était  vraiment  épris.  Héléna  céda. 

Par  une  nuit  obscure,  Henrique  escaladait  la  grille 
de  bois  d'une  fenêtre,  s'accrochait  à  la  corniche  et 
bondissait  sur  Yazotea  (toit  plat).  Héléna,  tremblante, 
l'attendait  sous  un  bosquet  de  jasmins.  Bon  Eusebio 
avait  tout  vu. 

Un  mois  de  sérénades ,  d'entrevues  mystérieuses, 
de  rendez-vous  dangereux  pleins  de  poignantes  émo- 


CHAl'ITRE    VI. — OAXU.A.  239 

tions,  prolongea  le  délire  de  cette  première  nuit  d'a- 
mour. 

Les  observations  de  don  Rafaël  n'arrêtèrent  point 
l'heureux  Henrique 

On  jasait  cependant,  et  les  rivaux  éconduits  surent 
lui  dire,  à  mots  couverts,  qu'il  n'était  pas  le  seul 
heureux,  et  qu'en  tout  cas  il  n'avait  pas  été  le  pre- 
mier. 

Henrique  refusa  d'y  croire,  et  sa  position  compro- 
mettante, peut-être  son  courage,  ne  lui  permirent  pas 
d'imposer  silence  à  ces  bruits  insultants;  mais  son 
amour  baissa;  il  ne  se  montra  plus  aussi  souvent  dans 
la  maison  de  don  Eusebio  :  les  nuits  le  surprirent  plus 
rarement  sous  ce  bosquet  parfumé  témoin  de  ses  pre- 
miers soupirs,  et  l'escalade  de  Vazotea  lui  sembla 
d'une  prodigieuse  difficulté. 

La  fière  jeune  fille  lui  demanda  compte  de  son 
insultante  froideur;  Henrique  se  défendit  faiblement, 
protesta,  balbutia  et  voulut  se  retirer.  Tl  y  eut  alors 
une  scène  de  violence  qui  l'épouvanta  ;  mais  voyant 
qu'elle  allait  perdre  son  amant,  Héléna  devint  tout  à 
coup  tendre,  pressante,  suppliante;  elle  le  prit  comme 
un  enfant  dans  ses  bras,  le  couvrit  de  baisers  et  de 
caresses  passionnées. 

— Que  deviendrai-je  sans  toi,  lui  disait-elle;  je 
t'aime  et  n'adore  que  toi;  je  suis  seule  au  monde;  tu 
l'as  vu,  je  n'ai  plus  d'amis  :  tous  se  sont  éloignés. 
Ton  amour,  mon  Henrique,  c'est  ma  seule  joie  sur 


240  LE    MEXIQUE. 

terre,  c'est  mon  avenir,  ma  vie,  mon  seul  bonheur. 
Ne  m'abandonne  pas!  Et  puis,  ajouta-t-elle  en  le 
voyant  se  fondre  devant  ces  témoignages  passionnés, 
je  n'osais  te  le  dire,  Henrique,  je  suis  mère,  Que  de- 
venir si  tu  t'en  vas?  Mon  père,  oh  !  mon  père  me  tue- 
rait. 

Cette  confession  terrifia  le  pauvre  amant.  Il  revint 
néanmoins,  mais  sombre,  craintif,  désillusionné,  ne 
sachant  plus  comment  rompre  des  liens  de  fer. 

Don  Eusebio  jugea  prudent  d'intervenir.  Il  surprit 
Henrique  chez  Héléna,  obtint  une  confession  com- 
plète, et  ne  permit  au  malheureux  de  s'éloigner  que 
sous  serment  d'épouser  sa  fille. 

Il  fallut  tout  dire  à  don  Rafaël.  Devant  de  pareils 
faits,  toute  observation  était  inutile,  et  la  conférence 
se  termina  par  un  refus  énergique  de  jamais  consentir 
à  ce  mariage. 

Henrique  n'aimait  plus  ;  la  nuit  venue ,  à  l'heure 
où  si  souvent  il  s'agenouillait  près  d'elle,  il  sella  son 
cheval  et  partit. 

Le  lendemain,  don  Eusebio  aux  aguets,  fut  étonné 
de  ne  point  le  voir;  il  s'informa,  connut  le  départ, 
rentra.  Il  était  calme,  quiconque  l'eût  rencontré 
n'eût  point  deviné  ce  qui  se  passait  en  lui;  il  croisa 
plusieurs  personnes  auxquelles  il  répondit,  en  sou- 
riant, aux  compliments  banals,  insultes  déguisées  que 
chacun  lui  adressait,  car  tout  se  savait  déjà. 

Une  fois  chez  lui,  l'orage  fit  explosion;  il  brisait, 


CHAPITRE    VI. OAXACA.  241 

en  les  touchant,  les  meubles  qui  tombaient  sous  sa 
main,  ses  yeux  étaient  sanglants,  il  épouvanta  les 
siens,  on  n'osa  lui  rien  dire.  Héléna  pleurait  en 
silence. 

Cependant  ,  il  reprit  quelque  pouvoir  sur  lui- 
même,  et  voilant  sa  fureur,  il  sella  son  cheval  et 
sortit  la  cigarette  à  la  bouche  comme  en  un  jour  de 
paseo. 

Henrique  n'avait  que  deux  chemins  à  prendre,  la 
route  de  la  sierra  par  Yera  Cruz,  c'est-à-dire  faire 
un  détour  de  plus  de  cent  lieues,  et  le  chemin  de 
Tehuacan  le  plus  facile  et  le  plus  rapide.  Le  doute 
n'était  pas  possible,  une  fois  hors  de  la  ville,  don 
Eusebio  mit  son  cheval  au  galop  et  fit  presque  huit 
lieues  d'une  traite  ;  il  sut  qu'Henrique  était  arrivé  le 
matin  et  s'était  reposé  trois  heures.  C'était  une  demi- 
journée  d'avance.  —  Fils  de  chien,  je  t'atteindrai, 
murmurait-il.  Il  rafraîchit  les  naseaux  de  son  cheval, 
et  prit  parle  rio  de  las  Vueltas. 

Henrique,  croyant  le  sentier  coupé  par  le  torrent, 
avait  pris  la  route  presque  carrossable  de  la  mon- 
tagne; du  reste,  ignorant  la  poursuite,  il  prenait  son 
temps  ;  le  cheval  de  don  Eusebio,  vigoureux  et  fort, 
dévorait  l'espace. 

Henrique  arriva,  vers  les  quatre  heures  du  soir,  à 
Don  Domingillo,  et  fut  se  loger  à  tout  hasard  à  l'en- 
trée du  village  chez  un  Indien  qu'il  connaissait,  fit 
renfermer  son  cheval  et  ne  sortit  qu'à  la  nuit  tom- 

16 


24  LE    MEXIolK. 

bante,    sans    s'éloigner    cependant    et   fumant    un 


cigare. 


11  lui  sembla  tout  à  coup  entendre  le  galop  préci- 
pité d'un  cheval  ;  un  frisson  terrible  le  saisit,  il  reçut, 
me  racontait-il,  comme  un  coup  d'épée  en  pleine 
poitrine,  et,  se  dissimulant  derrière  une  cloison,  il  vit 
déboucher  du  sentier  de  las  Vueltas  don  Eusebio 
lui-même,  couvert  de  poussière,  son  cheval  haletant 
et  rendu.  Il  passa  près  de  lui  et  mit  pied  à  terre  à  deux 
cents  mètres  environ  à  la  seule  fonda  du  village. 

Henrique  rentra  dans  la  cabane  de  l'Indien  auquel 
il  conta  partie  de  son  histoire,  lui  donna  dix  piastres 
pour  se  taire,  et  fut  s'ensevelir  au  milieu  des  épis  de 
maïs  dans  une  espèce  de  grenier  suspendu  sur  quatre 
pieux.  Le  mors  de  son  cheval,  sa  selle  et  son  zarape, 
lui  furent  jetés  d'en  bas.  Il  attendit. 

Don  Eusebio  apprit,  en  blasphémant,  qu'Henrique 
n'avait  point  paru  ;  il  voulut  cependant  s'en  assurer, 
visiter  la  fonda  du  haut  en  bas,  et  s'en  fut  errer  comme 
un  chacal  dans  le  village  :  aucune  trace,  rien  qui  pût 
le  guider  ;  Il  remonta  et  se  dirigea  du  coté  de  la  ca- 
bane en  question .  Au  débouché  de  la  route,  Henrique  le 
vit  venir  et  se  crut  perdu.  Don  Eusebio  entra,  donna 
le  signalement  du  cheval  et  de  l'individu,  déposa  une 
piastre  dans  la  main  de  l'Indien,  et  lui  fit  détailler 
toutes  personnes  qui  avaient  dû  passer  devant  lui. 

—  C'est  un  ami  que  je  désire  rejoindre,  disait  don 
Eusebio,  et  nous  devions  nous  trouver  en  ce  village; 


CHAPITRE    VI.    —  OAXACA.  243 

je  suis  en  vérité  bien  étonné  de  ne  le  point  voir.  Il 
examinait  avec  soin  l'intérieur  de  la  cabane,  saisit 
avec  violence  un  mors  suspendu  dans  l'obscurité^ 
l'examina,  et  ne  le  reconnut  point. 

—N'as-tu  point  de  cheval,  l'ami?  demanda-t-il 
encore. 

— Si,  monsieur,  une  vieille  jument  couchée  làrhas 
dans  le  patio,  si  vous  voulez  de  la  lumière;  nous 
Tirons  voir. 

— C'est  inutile,  répondit  don  Eusebio,  que  dérou- 
tait l'assurance  de  l'Indien.  Il  s'approcha  néanmoins, 
jeta  un  coup  d'oeil  c|ans  la  cour,  et  comme  l'animal 
était  couché,  que  la  nuit  était  assez  sombre,  il  ne  le 
reconnut  pas  non  plus  ;  Henrique,  la  mort  dans 
l'âme,  suivait  du  haut  de  son  observatoire  suspendu 
tous  les  mouvements  de  son  ennemi,. 

— Maudit  !  s'écria  don  Eusebio,  en  partant.  Il  a  dû 
suivre  jusqu'à  Cuicatlan,  ajouta-t-il  tout  bas,  à  de- 
main. Cuicatlan  n'était  qu'à  deux  lieues.  Henrique 
fut  sauvé,  mais  ne  dormit  pas  de  la  nuit. 

Vers  les  trois  heures,  il  entendit  le  trot  d'un  cheval 
s'éloignant  dans  la  direction  de  Tehuacan,  c'était 
don  Eusebio  continuant  sa  poursuite.  Henrique  atten- 
dit une  heure  environ,  et  suivit  le  même  chemin  ; 
mais,  à  deux  kilomètres  tlu  village,  il  laissa  sur  la 
droite  la  rivière  que  venait  de  traverser  don  eusebio, 
prit  à  gauche,  et  s'enfonça  clans  laMisteca.  Deux  jours 
après,  don  Eusebio  rentrait  à  Oaxaca,  et  reprenait 


244  LE    MEXIQUE. 

ses  occupations.  L'enfant  ne  vint  jamais  au  monde. 

Don  Rafaël  néanmoins  sentait  la  vengeance  pla- 
ner au-dessus  de  sa  tète,  divers  guet-apens  dont  il  se 
tira  par  bonheur,  laissaient  deviner  la  main  de  son 
ennemi  :  le  temps,  pensait-il  apaiserait  l'affaire.  Il 
n'en  fut  rien. 

Deux  ans  après,  les  événements  que  nous  venons 
de  raconter,  C...  prit  la  ville;  ses  troupes  occupaient 
le  palais,  la  cathédrale  et  le  couvent  qui  se  trouvait 
sur  l'alignement  des  deux  maisons  ennemies;  de 
temps  à  autre,  les  partis  tiraillaient  entre  eux.  Don 
Rafaël,  portes  et  fenêtres  closes,  ne  permettait  à 
aucun  des  siens  le  moindre  coup  d'œil  au  dehors,  sa 
tendresse  de  père  lui  faisait  craindre  un  malheur. 
Pour  don  Eusebio,  toujours  à  l'affût  comme  un  tigre 
guettant  sa  proie,  il  quittait  rarement  sa  fenêtre  ob- 
servatrice. Un  jour,  sur  le  midi,  comme  de  la  matinée 
on  n'avait  entendu  le  son  d'un  coup  de  fusil,  dona 
Marianita  ouvrit  la  fenêtre.  Louisito  s'y  précipita  pour 
regarder,  elle-même  ne  put  se  défendre  d'un  moment 
de  curiosité.  Pour  Dieu!  s'écria  le  père,  retirez-vous. 
Au  même  instant  une  explosion  isolée  se  fit  en- 
tendre, et  l'enfant,  une  balle  au  front,  tombait  dans 
les  bras  de  sa  mère. 

— Jésus!   fit-elle.   Ah!  Jésus!  mon  fils!  mon  fils  ! 
Ah!  Dieu!  elle  s'affaissa,  on  la  crut  morte  aussi. 

Elle  tenait  l'enfant  dans  ses  bras;  tous  deux  cou- 
verts de  sang  formaient  un  épouvantable  tableau  ; 


CHAPITRE    VI. — OAXACA.  245 

don  Rafaël,  muet,  hagard,  épouvanté,  se   précipita 
sur  eux  :  il  était  bien  mort,  le  doux  enfant. 

Don  Rafaël  traîne  depuis  ce  jour  une  vie  à  demi- 
éteinte,  quant  à  doua  Marianita,  elle  est  folle. 

Le  clergé  encourage  par  son  exemple  cette  dissolu- 
tion de  mœurs  qui  se  retrouve  un  peu  partout  dans  le 
Mexique  ;  mais  il  est  difficile  de  trouver  une  province 
où  il  affiche  avec  plus  de  naïveté  le  relâchement  de 
ses  mœurs. 

La  première  fois  qu'il  me  fut  donné  d'observer 
cette  étrange  manière  de  vivre,  c'était  au  bal  où  l'on 
me  présenta  à  mademoiselle  X...,  fille  du  curé  X..., 
qui  lui-même,  en  habit  de  ville,  se  trouvait  présent. 

Je  sus  depuis  que  grand  nombre  de  ces  messieurs 
avaient  famille,  que  plusieurs  d'entre,  eux  menaient 
grand  train,  donnant  bals  et  banquets,  qu'un  autre, 
exception  il  est  vrai,  entretenait  trois  sœurs  à  la  fois, 
desquelles  il  avait  des  filles,  dont  chacune  était  dotée 
sur  les  privilèges  de  telle  ou  telle  église  dont  il  était 
curé. 

Plus  tard,  me  trouvant  dans  une  maison  de  jeu 
d'assez  bas  étage,  j'y  rencontrai  deux  prêtres  en  sou- 
tane, et  l'un,  tutoyant  ponteurs  et  croupiers,  jurant 
comme  un  damné,  tenait  sur  ses  genoux  une  fille 
publique  avec  laquelle  il  s'était  associé  ;  il  y  avait 
là  cinquante  personnes  peut-être,  et  de  tout  ce  monde 
j'étais  le  seul  que  la  chose  étonnât. 

Quand,  chez  un  peuple,  le  sens  moral  est  à  ce  point 


211)  Lfe  MExfôuÉ: 


perverti,  que  de  pareils  exemples  ne  soulèvent  que  les 
plaintes  discrètes  des  honnêtes  gens  et  que  toute  in- 
dignation est  morte,  il  faut  se  voiler  la  lace  et  déses- 
pérer du  salut  de  ce  peuple. 


VTI 


Long  séjour. —  Phénomènes  photographiques. —  Les  trois  vallées.  —  Santa 
Lucia. — Santa  Maria  del  Tule. — Le  Sahino. —  Mitla. —  Les  ruines.— Le 
village.— Les  pitajas.  —  Clichés  perdus.— Prise  de  la  ville— Mont  Alban- 
— Le  vieux  couvent.— Deuxième  expédition. — Siège  de  la  ville.—  Départ 
pour  Vera  Cruz- 


J'attendais  mes  bagages  depuis  deux  mois,  ils  n'ar- 
rivaient pas  ;  je  craignis  que  l'état  des  routes  ne  per- 
mît pas  à  l'expéditeur  de  me  les  envoyer,  il  fallut 
donc  me  mettre  à  l'œuvre  avec  les  ressources  que 
m'offrait  la  ville.  Je  fabriquai  du  nitrate  et  du  fulmi- 
coton,  j'avais  des  glaces  et  l'un  de  mes  instruments; 
je  trouvai  de  l'éther  et  de  l'alcool.  Pour  développer 
l'image  il  me  fallut  employer  le  sulfate  de  fer  qu'on 
trouve  partout. 

Mes  premiers  essais  ne  furent  pas  heureux,  les  cli- 
chés des  monuments  de  la  ville  étaient  mauvais. 
Ouelques  jours  après  j'en  fis  d'autres  meilleurs, 
presque  satisfaisants.  Je  préparai  donc  mon  expédi- 
tion de  Mitla,  car  je  devais  retourner  au  Yucatan,  te- 


248  LE    MEXIQUE. 

monter  à  Palenqué,  traverser  la.  sierra  et  l'aire  le 
tour  de  la  province  de  Chiapas,  en  passant  par 
Tehuantepec  pour  revenir  à  Oaxaca.  J'aurais  voulu 
l'aire  ce  long  voyage  avant  la  saison  des  pluies  s'il 
était  possible,  et  le  temps  pressait. 

Mais  quand  je  voulus  partir,  je  m'aperçus  que  mes 
produits  ne  marchaient  plus. 

Pendant  huit  jours,  je  fis  les  essais  les  plus  variés, 
je  me  servis  de  bains  vieux  et  nouveaux,  j'avais  une 
douzaine  de  collodions  différents,  j'employai  tous 
les  développants  et  tous  les  fixateurs;  peine  inutile. 
Le  collodion  arriva  même  jusqu'à  perdre  toute  sensi- 
bilité. Avec  une  exposition  de  cinq  minutes  au  soleil, 
et  un  instrument  double,  je  n'obtenais  qu'une  tache 
blanche  à  l'endroit  du  col. 

Désespérant  de  réussir  je  mélangeai  tous  les  col- 
lodions et  j'attendis. 

Quelques  jours  après,  je  voulus  tenter  un  nouvel 
essai,  je  fis  un  cliché  le  matin  à  sept  heures,  il  était 
bon  :  à  sept  heures  et  demie,  insensibilité.  Le  len- 
demain, j'en  fis  deux,  sans  pouvoir  en  réussir  un  troi- 
sième; le  surlendemain  trois  et,  par  progression, 
chaque  jour  en  faisant  un  de  plus,  mais  pas  davan- 
tage. Tout  à  coup  le  collodion  ne  m'apportait  que  des 
positifs  sur  verre;  un  autre  jour  des  négatifs,  et  cela 
sans  qu'il  me  fût  possible  de  faire  l'un  ou  l'autre  à 
mon  choix.  J'ai  vainement  cherché  la  clef  de  phéno- 
mènes   aussi  curieux  et  je  laisse  aux  photographes 


CHAPITRE    VII.  —  Mil  LA.  249 

érudits  le  soin  d'en  trouver  les  causes.  Ma  position 
était  des  plus  embarrassantes,  je  craignis  un  moment 
de  ne  pouvoir  réussir.  J'aurai  donc  t'ait,  me  disais-je, 
trois  mille  lieues  dans  le  but  de  rapporter  en  Europe 
l'image  de  ces  ruines  merveilleuses,  si  peu  connues, 
si  intéressantes,  pour  me  trouver  devant  elles  impuis- 
sant à  les  reproduire  ! 

J'éprouvai  pendant  ces  jours  de  sombres  décourage- 
ments et  de  terribles  défaillances  ;  j'étais  sans  nouvelles 
de  mes  bagages,  et  l'état  de  la  province  allait  empi- 
rant chaque  jour.  Je  tus  sur  le  point  de  faiblir  et  d'a- 
bandonner la  partie.  Je  parvins  cependant  à  remonter 
ce  moral  affaibli,  et,  quoi  qu'il  dût  m'en  coûter,  je 
voulus  achever  mon  œuvre.  Attendre  !  Que  la  patience 
est  une  belle  chose  pour  qui  sait  la  pratiquer  ! 

Les  vallées  m'offraient  une  longue  série  de  courses 
et  d'observations;  j'avais  mon  cheval,  et  chaque  jour, 
seul  le  plus  souvent,  je  parcourais  l'une  ou  l'autre, 
indifférent  aux  aventures  périlleuses  de  ces  excursions 
solitaires. 

La  vallée  de  l'ouest,  la  première  en  venant  de 
Mexico,  n'offre  au  voyageur  que  des  terres  cultivées, 
des  villages  et  des  haciendas,  quelques  élévations 
douteuses  où  la  science  n'a  rien  à  prendre,  et  le  tou- 
riste rien  à  copier  :  c'est  la  moins  riche  de  ces  trois 
vallées  et  la  moins  intéressante.  Dans  la  seconde  se 
trouve  un  vaste  couvent,  commencé  par  Cortez,  ina- 
chevé aujourd'hui    et  fondé  sur  l'emplacement   d'un 


li-JO  1.1  :     MKXioliK. 

temple  indien  dont  quelques  murailles  à'atlobes 
briques  en  terre  cuite  au  soleil")  subsistent  encore.  Ii 
semble  que  les  constructeurs  de  l'édifice  moderne  se 
soient  servis  de  ces  murailles  pour  remplacer  les  écha- 
faudages dans  leur  construction.  Ces  murailles  de 
terre  sont  cil  effet  au  milieu  de  la  nef  et  soutiennent 
encore  diverses  parties  d'un  clocher  moderne.  Uadobe 
a  pris  la  consistance  de  la  pierre,  les  murs  paraissent 
devoir  résister  à  l'action  du  temps  aussi  bien  que 
l'édifice  espagnol,  et,  dans  la  suite  des  siècles,  ne  for- 
mant qu'une  seule  et  môme  ruine,  le  voyageur  étonné 
de  cette  création  étrange  confondra  l'œuvre  de  marbre 
des  vainqueurs  et  l'humble  monument  des  vaincus. 

Ces  ruines  confondues  n'offrent-elles  pas  à  1  esprit 
de  l'observateur  une  image  saisissante  de  cette  civi- 
lisation espagnole  du  nouveau  monde,  qui  n'a  laissé 
derrière  elle  que  souvenirs  perdus,  solitude  et  déso- 
lation ?  Ce  mur  de  terre,  humble  mais  solide  encore, 
soutenant  cet  édifice  incomplet,  n'est-ce  point  l'image 
vivante  de  cette  race  indienne,  humble  aussi,  soumise 
et  opprimée,  gémissant  depuis  trois  siècles  sous  le 
poids  accablant  d'une  civilisation  menteuse,  ruiné 
aujourd'hui  d'un  monument  inachevé  ? 

La  route  qui  conduit  à  ce  vieux  temple  domine  la 
vallée;  couverte  de  tumuli  vierges  jusqu'à  ce  jour 
de  toute  profanation,  elle  offre  à  l'antiquaire  des  té- 
moignages précieux  delà  civilisation  indienne. 

Ces  éminences,   selon  toute  probabilité,   sont  dés 


CHAP1THK    VII.—  UITLA.  2§  I 

tombeaux  d'où  l'on  pourrait  exhumer  de  riches  tré- 
sors scientifiques.  Je  m'efforçai,  mais  vainement,  de 
l'aire  des  fouilles  :  les  Indiens  se  sont  l'ait  une  religion 
de  ne  point  laisser  toucher  à  ces  vieux  souvenirs  de 
leurs  ancêtres.  Il  m'eût  fallu  l'appui  du  gouvernement 
que  l'agitation  des  esprits  et  la  menace  d'un  siège 
m'empêchèrent  d'obtenir. 

A  l'ouest  d'Oaxaca,  touchant  la  ville,  se  trouve  le 
mont  Alban,  montagne  aux  pentes  rapides  comme 
toutes  celles  de  la  Cordillère,  et  surmontée  d'un  pla- 
teau d'une  demi-lieue  carrée  au  moins. 

Ce  plateau,  qui  semble  travaillé  de  main  d'homme, 
n'offre  plus  aujourd'hui  qu'une  arène  bouleversée,  des 
masses  imposantes  de  mortier  de  pierres,  percées  de 
souterrains  étroits,  des  forts,  des  esplanades,  des  con- 
tre-forts et  de  gigantesques  pierres  sculptées.  Les 
souterrains  sont  formés  par  des  dalles  de  grandes  di- 
mensions à  murailles  parallèles,  et  dont  la  voûte  est 
remplacée  par  deux  immenses  pierres  s'appuyant 
l'une  sur  l'autre.  Ces  pierres  sont  revêtues  de  scul- 
ptures offrant  des  têtes  de  profil  qui  rappellent  un 
type  étranger,  le  passage  lui-même  est  étroit,  ne  per- 
mettant qu'à  une  seule  personne  de  s'avancer  à 
la  fois. 

Les  plus  grandes  masses  se  trouvent  au  sud  du  pla- 
teau. Elles  affectent  en  général  la  forme  carrée  et  se 
composent  d'une  pyramide  tronquée  à  talus  fort  ra- 
pide,  d'une  hauteur  de   vingt-cinq  pieds  environ; 


252  LE    MEXIQUE. 

d'une  enceinte  qu'on  peut  suivre  encore,  et  d'énormes 
monceaux  de  maçonneries  ruinées,  autrefois  demeu- 
res,  palais,  temples  ou  forteresses  de  ces  nations  dis» 
parues. 

Le  tout  est  semé  de  débris  de  poteries  d'une  finesse 
extrême  et  d'un  vernis  rouge  et  brillant.  Un  Italien 
de  Mexico  fit,  il  y  a  quelques  années,  pratiquer  des 
ouvertures  dans  ces  monceaux  de  pierres  ;  il  en  retira 
des  colliers  d'agate,  des  obsidiennes  travaillées,  et 
divers  bijoux  d'or  d'un  fini  merveilleux. 

Quel  musée  n'enrichiraient  pas  des  fouilles  faites 
avec  soin! 

Le  mont  Alban  est,  à  notre  avis,  l'un  des  restes  les 
plus  précieux  et  bien  certainement  le  plus  ancien  des 
civilisations  américaines.  Nulle  part  nous  n'avons 
retrouvé  ces  profils  étranges  d'une  originalité  si  frap- 
pante, que  vous  leur  cherchez  en  vain  quelque  chose 
d'analogue,  dans  les  souvenirs  du  vieux  monde. 

Ces  ruines  n'ont  rien  de  commun  avec  les  ruines 
de  la  vallée,  non  plus  qu'avec  celles  de  Mitla;  les 
matériaux  ne  sont  point  les  mêmes  et  l'architecture 
est  différente.  Ici  vous  ne  trouvez  que  Yadobe,  de  la 
terre  ;  à  Mitla,  un  mélange  de  terre  battue  et  de  gros 
cailloux  plaqués  de  briquettes  de  différentes  gran- 
deurs ;  dans  les  forts  qui  défendaient  les  palais,  Vadobe 
encore  :  au  mont  Alban,  vous  n'avez  que  des  construc- 
tions en  pierre,  reliées  par  le  ciment  et  le  mortier  de 
chaux. 


CHAPITRE    VII.  —  MITLA.  253 

Les  murs  des  temples  étaient  perpendiculaires  aux 
plafonds,  se  coupant  à  angle  droit;  Mitla  présente  la 
même  architecture. 

Au  mont  Alban,au  contraire,  vous  retrouvez  la  con- 
struction dite  de  Boveda,  c'est-à-dire  deux  murs  per- 
pendiculaires jusqu'à  hauteur  d'appui,  et  s'inclinant 
l'un  vers  l'autre  jusqu'à  ne  plus  former  qu'un  écarte- 
ment  de  vingt-cinq  centimètres,  fermé  par  une  dalle. 
11  semble,  en  vérité,  que  les  fondateurs  de  ces  ruines, 
chassés  autrefois  par  des  émigrations  du  nord,  aient 
poursuivi  leur  retraite  vers  le  sud,  traversé  la  sierra 
de  Chiapas,  et,  se  divisant  en  deux  branches,  l'une 
suivant  jusqu'à  Guatemala,  l'autre  aboutissant  aux 
plaines  du  golfe,  fondé  les  palais  de  Palenqué  et  plus 
tard  les  monuments  du  Yucatan,  qui  ont  avec  les  ruines 
du  mont  Alban  plus  d'un  point  de  ressemblance. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  supposition,  nous  croyons 
pouvoir  affirmer  que  le  Marquesado  offre  aux  voya- 
geurs le  plus  vaste  et  le  plus  riche  sujet  d'étude. 

Partout  des  tumuli,  des  temples,  des  palais,  des 
ruines,  un  amoncellement  étrange  de  terres  réunies, 
des  masses  ruinées  de  maçonneries,  en  un  mot,  des 
traces  irrécusables  d'envahissements  successifs  et  de 
luttes  effroyables  ! 

Le  Marquesado,  avec  ses  vallées  fertiles,  devait  offrir 
aux  émigrations  des  peuples  un  séjour  facile  dans  leur 
marche  vers  le  sud;  il  semble  avoir  été,  dans  cet  uni- 
vers, le  grand  chemin  de  l'homme,  où  chaque  race,  à 


2S4  LE    MEXKjl  ].. 

son  tour,  laissa  tomber  quelqu'un  de  ses  souvenirs1. 

Je  dus  suspendre  mes  promenades  dans  la  cam- 
pagne :  l'armée  libérale  envoyée  contre  Cobos,  alors 
à  Teotitlan ,  s'était  dispersée  sans  combat  ;  Oaxaca 
pouvait  encore  se  défendre  avec  douze  cents  hommes 
formant  la  garnison  de  la  ville  ;  le  gouvernement  avait 
de  l'argent  et  des  munitions,  il  jugea  plus  prudent  de 
décamper  dans  la  nuit,  laissant  la  ville  sans  autorité, 
sans  police  et  sans  protection  contre  les  faubourgs. 

On  craignait  un  pillage,  et  tous  les  intéressés,  c'est- 
à-dire  les  commerçants  et  les  gens  riches,  organisèrent 
un  comité  de  vigilance.  Chacun  dut  prendre  les  armes 
pour  veiller  à  la  sûreté  publique.  Qn  expédia  sur-le- 
champ  au  chef  de  l'armée  réactionnaire  un  exprès  pour 
hâter  l'arrivée  de  ses  troupes^  et  chacun,  en  attendant, 
monta  sa  garde  et  fit  patrouille.  J'offris  mon  bras 
comme  chacun,  et  du  reste  tout  se  passa  bien  ou  à  peu 
près,  la  première  nuit  l'ut  seule  orageuse;  il  y  eut 
quelques  fusillades,  deux  ou  trois  arrestations,  plus 
un  assassinat. 

Le  malheureux  était  un  préfet  des  environs,  qui  re- 
venait chargé  de  la  capitation  de  son  village,  et  qui 
ne  savait  rien  des  événements  de  la  ville.  Hélas  !  il 
en  fut  la  première  victime.  A  l'entrée  d'un  fau- 
bourg, il  reçut  un  coup  de  feu  qui  le  renversa  de  son 
cheval;  laissé  pour  mort, on  le  dépouilla  des  l.oOO  fr. 

1.  Le  P.  Antonio  de  Remesal  raconte  qu'on  retrouvait  dans  la 
vallée  les  traces  de  dix  langages  différent*. 


CHAPITRE    VII. — M1TLA.  2')'\ 

qu'il  portait,  de  son  zarape,  de  son  cheval  et  de  son 
chapeau. 

Ranimé  par  la  fraîcheur  de  la  nuit,  il  eut  le  cou- 
rage de  faire  plus  d'un  kilomètre.  Je  le  rencontrai 
titubant  comme  un  homme  ivre  ;  ses  gémissements 
m'attirèrent  près  de  lui,  et  je  n'arrivai  que  pour  le. 
voir  s'affaisser  évanoui.  J'appelai,  on  vint,  et  nous  le 
transportâmes  dans  la  boutique  d'un  épicier,  où  on 
l'étendit  mourant  sur  quelques  sacs  vides.  La  balle 
avait  dû  traverser  le  poumon  ;  le  médecin  appelé  ne 
le  regarda  même  pas  :  il  n'avait  que  peu  de  temps  à 
vivre. 

Une  femme  arriva,  sa  maîtresse,  me  dit-on.  Un 
prêtre  était  là,  qui  lui  jeta  à  la  hâte  une  absolu- 
tion de  circonstance;  puis  il  se  passa  une  comédie 
qu'on  pourrait  appeler  la  comédie  de  la  mort  ou  du 
testament. 

La  femme  se  penchait  à  l'oreille  du  blessé  qui  ne 
l'entendait  plus  : 

«  A  qui  donnes-tu  la  maison?  »  Puis,  plaçant  à  son 
tour  son  oreille  sur  la  bouche  du  mourant,  elle  pre- 
nait à  témoin  le  prêtre  et  les  personnes  présentes, 
que  telle  maison  lui  était  donnée.  Le  prêtre  approu- 
vait, un  complaisant  rédigeait. 

«  A  qui  telle  valeur? — Au  clergé,  »  fit-elle  sur  un 
signe  du  confesseur. 

«  A  qui  telle  propriété?  »  Et  le  testament,  terminé 
de  cette  manière,  on  fit  circuler  le  papier  pour  que 


256  LE    MEXIQUE. 

chacun  signât.  Quelques  personnes  s'abstinrent  et  je 
fus  du  nombre.  Le  testament  fut-il  reconnu  valable? 
Je  l'ignore.  Le  lendemain,  les  troupes  réactionnaires 
firent  en  triomphe,  au  son  des  cloches  et  des  fanfares, 
leur  entrée  dans  la  ville.  Je  pouvais  donc  continuer 
mes  excursions. 

A  l'entrée  de  la  troisième  vallée  au  sortir  d'Oaxaca, 
se  trouve  le  village  de  Santa  Lucia,  célèbre  par  ses 
combats  de  coqs.  Deux  lieues  plus  loin,  sous  des  bos- 
quets de  goyaviers,  de  cherimoias  et  de  grenadiers, 
se  cache  le  joli  village  de  Santa  Maria  del  Tule.  Le 
vieux  arbre  appelé  Sabinoy  qui  ombrage  la  cour  d'une 
petite  chapelle,  est  connu  dans  toute  la  république; 
de  loin,  le  dôme  de  verdure  qui  couronne  son  énorme 
tronc  ferait  croire  à  l'existence  d'un  petit  bois.  De 
près,  il  frappe  de  stupeur  et  d'admiration  par  son 
prodigieux  développement1. 

Le  tronc,  dans  son  plus  grand  diamètre,  mesure 
quarante  pieds;  sur  une  autre  face,  il  peut  en  avoir 
trente.  A  vingt  pieds  au-dessus  du  sol,  il  conserve  les 
mêmes  dimensions.  A  cette  hauteur,  il  se  bifurque  et 
ses  branches  vigoureuses,  semblables  à  des  chênes 
centenaires,  portent  à  cent  pieds  de  là  l'ombre  de 
leurs  rameaux  protecteurs.  Jl  n'est  pas  aussi  haut  que 
le  comporterait  l'énormité  de  son  diamètre,  et  je  ne 
suppose  point  qu'il  dépasse  cent  cinquante  pieds. 

1.  Voyez   l'épreuve    parfaitement   réussie    de   l'album.    Plan- 
che XXVIII. 


CHAPITRE    VII. MITLA.  257 

Outre  la  taille  du  géant,  ce  qui  surprend  le  visi- 
teur, c'est  Tétonnante  vigueur  qui  le  distingue  ;  il  est 
plein,  et  les  incisions  faites  dans  l'écorce  ne  résistent 
pas  au  delà  d'une  année.  Que  de  chiffres  entrelacés, 
que  de  serments  prirent  le  vieil  arbre  à  témoin  d'éter- 
nelles amours!  Mais,  image  du  temps  qu'il  personni- 
fie, son  écorce  mobile  les  raye  à  jamais  de  sa  surface, 
comme  le  temps  du  cœur  qui  les  dicta. 

Les  Indiens  veillent  cependant  à  ce  qu'aucune  main 
profane  ne  s'attaque  au  vieux  monument;  comme 
pour  tout  ce  qui  tient  à  leur  passé,  ils  entourent  le 
sabino  d'une  superstitieuse  vénération  ;  nul  ne  le  vi- 
site que  sous  leur  surveillance  ;  ils  balayent  et  nettoient 
chaque  jour  le  pied  de  l'arbre,  et  ne  souffriraient  pas 
qu'on  en  brisât  le  moindre  branchage.  L'Indien  a  la 
religion  du  souvenir,  et  peut-être,  dans  les  nuits 
d'orage,  entend-il  gémir  la  voix  des  ancêtres  dans  les 
rameaux  centenaires  du  vieux  sabino. 

Quelques  voyageurs  expliquent  ce  phénomène  de 
végétation  par  la  réunion  de  trois  troncs  divers.  Nous 
l'avons  examiné  avec  soin,  et  nous  n'avons  pu  y  dé- 
couvrir qu'une  seule  souche,  à  laquelle  sa  vigueur 
ménage  encore  des  siècles  d'existence.  Nous  avons 
entendu  des  horticulteurs  et  des  savants  affirmer  que 
l'arbre  de  Santa  Maria  del  Tule  devait  avoir  au  moins 
de  deux  mille  cinq  cents  à  trois  mille  ans.  Or,  ce  serait 
une  preuve  de  plus  de  l'antiquité  de  la  civilisation  dans 
la  vallée,  car  le  sabino  est  un  arbre  cultivé,  on  ne  le 

17 


258  LE    MEXIQUE. 

trouve  que  près  des  ruines,  comme  aujourd'hui  dans 
les  lieux  de  plaisance  des  rois  aztèques,  à  Chapul- 
tepec,  Culloacan,  Texcoco,  etc.  Trois  mille  ans  !  nous 
remontons  à  la  période  égyptienne;  il  y  avait  donc 
dans  cette  vallée  des  hommes,  une  civilisation,  des 
palais.  Quels  horizons  pour  les  esprits  chercheurs,  et 
quelles  conséquences  peut  en  tirer  la  philosophie  ! 

En  poursuivant  à  l'est,  la  vallée  se  resserre  ;  vous 
traversez  Tlacolula,  vous  longez  les  collines  aux  pieds 
desquelles  des  carrières  àciel  ouvert  présentent  encore 
des  blocs  à  moitié  taillés  par  les  anciens  constructeurs 
de  Mitla. 

En  obliquant  à  droite,  vous  arrivez  jusqu'à  San- 
Dionysio,  dernier  village  de  la  plaine  qui  s'arrête 
brusquement,  pour  déboucher  sur  Totalapa. 

La  vallée  de  Tlacolula,  comme  celle  qui  se  dirige 
au  sud,  est  le  centre  d'une  riche  culture;  nous  voulons 
parler  de  la  cochenille.  Depuis  trois  siècles,  l'Indien 
retire  de  ce  produit  des  sommes  immenses  ;  il  cultive 
en  outre  le  maïs,  la  canne  à  sucre,  le  blé  qui  vient 
parfaitement;  il  exploite  des  mines  d'or  et  d'argent 
que  lui  seul  connaît  ;  rien  ne  lui  manque  pour  s'assurer 
une  vie  heureuse,  abondante  et  facile.  Grand  nombre 
d'entre  eux  pourraient,  au  besoin,  se  permettre  un 
certain  luxe  :  il  n'en  est  rien. 

Comme  tout  peuple  ignorant,  l'Indien  est  imbu  de 
superstitions,  mais  je  n'ai  trouvé  que  dans  le  Marque- 
sado,  l'avarice  passée  à  l'état  de  vice  national.  Dans 


CHAPITRE    Vil. —  MITLA.  2SÏ) 

toutes  les  parties  du  monde,  l'homme  cache  le  numé- 
raire, mais  il  en  jouit  et  sait  s'en  servir  au  besoin. 
L'Indien  ne  jouit  jamais;  il  produit  et  ne  consomme 
pas.  Quelle  que  soit  sa  fortune,  ses  richesses  enfouies, 
la  somme  de  ses  productions,  il  vit  de  la  même  ma- 
nière; sa  cabane  ne  se  distingue  point  de  celle  du 
pauvre,  il  a  pour  éternel  vêtement  l'ample  pantalon 
de  cotonnade  grossière  et  le  gros  zarape  de  laine  ;  pour 
nourriture,  la  tortille  et  le  frijol  aiguisé  de  chile 
(poivre  rouge). 

L'Indien  voyage  avec  ses  vivres,  sa  bourse  meublée 
de  quelques  réàùx  pour  la  ropita  de  mezcat,  car  il 
adore  l'alcool  ;  mais  voilà  tout.  Jamais  un  Indienne 
pourra  vous  rendre  sur  une  piastre,  il  faut  le  payer  en 
monnaie;  il  ne  pourrait  changer. 

Je  vis  un  jour  un  Indien  demander  quatre  réaux 
à  un  commerçant  auquel  il  avait  vendu,  la  veille, 
pour  (,500  fr.  de  cochenille  dont  il  avait  reçu  l'ar- 


gent. 


— Que  diable  as-tu  fait  de  ton  argent?  lui  demandait 
l'acheteur. 

—  Ah!  sehor  esta  colocado,  il  est  placé,  répondit-il. 
Cela  voulait  dire  qu'il  était  enterré;  mais  où?  chacun 
l'ignore,  sa  femme  la  première,  ses  enfants  ne  le  savent 
pas  davantage.  Quand  il  meurt,  son  secret  s'éteint 
avec  lui.  Riche,  il  ne  lègue  aux  siens  que  la  misère, 
avec  la  même  inutile  passion  d'acquérir.  Si  par  hasard 
il  découvre  un  trésor  inconnu,  il  respecte  le  secret  du 


260  LE    MEXIQUE. 

propriétaire  quel  qu'il  soit,  et,  loin  d'y  toucher,  le 
recouvre  religieusement. 

J'ai  rencontré  un  manœuvre  souvent  sans  ouvrage, 
qui  m'affirmait  avoir  découvert  deux  cachettes  renfer- 
mant des  sommes  importantes  auxquelles  il  s'était 
gardé  de  rien  enlever.  «  Indique-les  moi,  lui  dis-je,  et 
je  te  payerai  cher.  »  Sans  s'attacher  à  la  naïveté  de  ma 
demande,  il  me  répondit  qu'il  ne  le  pouvait  pas;  et 
comme  je  m'efforçais  d'apprendre  l'origine  d'une  su- 
perstition aussi  bizarre  :  «  Cela  ne  se  doit  pas,  »  dit-il. 

On  a  calculé  que  les  vallées  doivent  renfermer,  en 
numéraire  enfoui,  quelque  chose  comme  quinze  cents 
millions  ! 

Quelle  effroyable  perte  pour  la  société,  qu'une  telle 
somme  enlevée  à  la  circulation  ! 

Je  n'ai  connu  qu'une  exception  à  cette  règle.  C'était 
à  Mitla,  près  des  ruines;  une  vieille  Indienne  d'une 
fortune  immense,  mais  suspecte  (car  on  l'attribuait  à 
la  découverte  de  plusieurs  trésors),  s'était  fait  bâtir 
une  maison  magnifique,  avec  cour  plantée  d'arbres 
d'agrément  et  de  fleurs  rares.  Elle  avait  toute  une 
basse-cour  d'oiseaux  étrangers,  des  paons,  des  hoccos, 
des  oies  de  Barbarie,  des  cygnes,  etc.  ;  ses  apparte- 
ments étaient  pleins  de  meubles  modernes  en  acajou; 
mais  je  m'aperçus  qu'elle  n'avait  rien  à  faire  avec  ce 
luxe,  et  que  son  gendre,  un  métis  ambitieux,  porte- 
rait, devant  les  dieux  indiens,  la  peine  d'avoir  dérogé 
a  une  habitude  aussi  invétérée. 


CHAPITRE    Vil. — MITLA.  261 

Pour  elle,  son  petit  palais  n'était  qu'une  espèce  de 
musée,  au  milieu  duquel  elle  restait  parfaitement 
étrangère;  jamais  un  lit  d'acajou  n'avait  abrité  son 
sommeil;  elle  couchait  à  terre,  sur  un  paillasson;  son 
costume  était  celui  des  siens,  une  pièce  de  laine  atta- 
chée autour  de  la  taille,  et  toute  sa  vie  se  passait  dans 
une  petite  tienda  occupant  le  coin  de  sa  maison,  où 
elle  débitait  à  ses  compatriotes  le  maïs,  le  mezcal  et 
le  coton. 

Mitla,  où  une  charrette  à  bœufs  avait  transporté  mon 
matériel,  se  trouve  dans  la  partie  la  plus  inculte  et  la 
plus  ingrate  de  la  vallée.  Adossé  aux  montagnes,  il  y 
règne  sans  cesse  un  vent  violent  qui  dessèche  tout;  la 
végétation  y  est  presque  nulle  et  ne  présente  guère 
que  des  plantes  grasses  appelées  pitayales,  qui  servent 
aux  clôtures  et  dont  le  fruit  est  délicieux;  il  atteint 
la  grosseur  d'un  œuf  de  cygne,  la  pulpe  est  jaune- 
rouge,  piquetée  de  points  noirs,  et  d'une  saveur  com- 
parable à  celle  de  la  fraise.  C'est  un  rafraîchissant  fort 
à  la  mode  dans  les  chaleurs,  et  les  habitants  en  tirent 
un  assez  joli  revenu  sur  les  marchés  d'Oaxaca. 

Les  ruines  de  Mitla  *  qui  occupaient,  au  temps  de 
la  conquête,  un  immense  emplacement,  ne  présentent 
plus  aujourd'hui  que  l'ensemble  de  six  palais  et  trois 
pyramides  ruinées. 

La  place  du  village  contient  une  bâtisse  en  carré 

1.  Voir  l'album,  Cités  et  ruines  américaines,  pi.  I  à  XVII. 


2('V2  LE    MEXIQUE. 

long'  dont  les  revêtements  de  pierre  n'offrent  aucune 
sculpture;  d'une  longueur  de  trente  mètres  sur  une 
largeur  de  quatre  environ ,  elle  n'a  qu'une  seule 
ouverture,  sur  l'un  des  petits  côtés.  La  destination 
funéraire  des  palais  de  Mitla  pourrait  aussi  lui  être 
appliquée,  en  admettant,  vu  sa  simplicité,  que  cette 
sépulture  était  réservée  à  quelques  personnages  de 
second  ordre. 

La  maison  du  curé  est  le  premier  édifice  au  nord, 
sur  la  déclivité  de  la  colline.  C'est  un  enchevêtrement 
de  cours  et  de  bâtisses,  avec  parements  ornés  de  mo- 
saïques en  relief,  du  dessin  le  plus  pur.  Sous  les 
saillies  des  encadrements,  on  retrouve  des  traces  de 
peintures  toutes  primitives  où  la  ligne  droite  n'est 
pas  même  respectée  :  ce  sont  de  grossières  figures 
d'idoles  et  des  lignes  formant  des  méandres  dont  la 
signification  nous  échappe. 

Ces  peintures  se  reproduisent  avec  la  même  imper- 
fection, dans  tout  palais  où  un  abri  quelconque  sut  les 
préserver  des  atteintes  du  temps. 

L'incorrection  de  ces  dessins  accolés  à  des  palais 
d'une  architecture  si  correcte,  ornés  de  panneaux  de 
mosaïque  d'un  si  merveilleux  travail,  jette  l'esprit 
dans  d'étranges  pensers  :  ne  pourrait-on  trouver  l'ex- 
plication de  ce  phénomène  dans  l'occupation  de  ces 
palais  par  une  race  moins  avancée  que  celle  des  pre- 
miers fondateurs?  C'est  une  simple  hypothèse  que 
j'émets. 


CHAPITRE    VII. MITLA.  2W 

J'ai  donné  à  cette  première  ruine  l'appellation  de 
maison  du  curé,  car  le  vénérable  prêtre  qui  l'occupe 
depuis  un  demi-siècle  sut  profiter  des  murs  inébran- 
lables de  l'édifice  ancien,  pour  se  ménager  une  retraite 
vaste  et  confortable,  recouverte  aujourd'hui  d'un  toit 
moderne. 

L'église  du  village,  attenant  à  cette  construction, 
est  tout  entière  composée  des  matériaux  du  vieux 
palais. 

Au-dessous,  à  gauche,  se  trouve  la  pyramide  tron- 
quée d'origine  indienne,  surmontée  d'une  chapelle 
moderne.  La  pyramide  est  en  adobes  avec  escalier 
de  pierre.  Les  Espagnols  eurent  soin  de  faire  dispa- 
raître jusqu'au  moindre  vestige  de  l'ancien  temple 
qui  devait  la  surmonter.  Le  grand  palais,  dont  l'en- 
semble est  encore  entier  et  dont  la  toiture  seule  est 
absente,  se  compose  d'une  immense  bâtisse  en  forme 
de  tau,  dont  la  façade  principale  regardant  le  sud 
est  la  plus  belle,  la  plus  considérable  et  la  mieux  con- 
servée des  divers  monuments  de  Mitla.  Elle  a  quarante 
mètres  de  face  et  enveloppe  une  pièce  de  même  éten- 
due, dont  six  colonnes  monolithes  d'environ  quatorze 
pieds  soutenaient  la  couverture.  Trois  portes  larges 
et  basses  donnaient  accès  dans  la  pièce,  dont  le  sol 
était  couvert  d'une  épaisse  couche  de  ciment. 

Sur  la  droite,  un  couloir  obscur  communique  avec 
une  cour  intérieure  également  cimentée,  dont  les 
murs,  comme  la  façade  principale,  sont  couverts  de 


264  LE    MEXIQUE. 

panneaux  de  mosaïque  et  de  dessins  avec  encadrements 
de  pierre.  La  cour  est  carrée  et  donne  jour  à  quatre 
pièces  étroites  et  longues,  couvertes  du  haut  en  bas  de 
mosaïques  en  reliefs  dont  les  dessins  en  bandes  se 
superposent  en  variant  jusqu'à  la  toiture. 

Les  linteaux  des  portes  sont  d'énormes  blocs  qui 
atteignent  cinq  et  six  mètres. 

Le  second  palais  a  été  un  des  plus  maltraités  de 
Mitla,  parmi  ceux  qui  existent  encore.  La  porte  seule 
est  debout  avec  son  linteau  sculpté,  et  deux  colonnes 
à  l'intérieur  témoignent  de  la  même  ordonnance  ob- 
servée dans  la  grande  pièce  déjà  décrite. 

Le  quatrième  palais  se  distingue  dans  sa  façade 
orientale  par  des  panneaux  beaucoup  plus  allongés. 
Quatre  palais,  les  plus  importants  peut-être,  se  trou- 
vent au  sud-ouest  de  ceux  que  reproduisent  nos 
photographies  ;  ils  sont  à  moitié  rasés  et  enterrés,  car 
les  murailles  ne  s'élèvent  plus  qu'à  trois  ou  quatre 
pieds  au-dessus  du  sol  :  les  énormes  assises,  les  blocs 
immenses  qui  les  distinguent,  leur  prêtent  une  impor- 
tance plus  considérable  que  celle  des  palais  debout 
aujourd'hui.  Les  Indiens  se  sont  emparés  de  ces 
ruines,  ont  fixé  leurs  demeures  au  milieu  des  cours, 
et  les  murailles  leur  servent  de  clôture. 

Les  matériaux  employés,  nous  l'avons  dit,  sont  la 
terre  battue,  mêlée  de  gros  cailloux  et  revêtue  de 
pierres.  Des  souterrains  s'étendent  au-dessous  des 
ruines  :  une  fois  déjà  ils  ont  été  ouverts,  mais  l'atti- 


CHAPITRE    VII. MITLA.  265 

tnde  hostile  des  Indiens  les  lit  refermer  avant  qu'on 
ait  pu  les  parcourir  et  en  retirer  les  trésors  qu'ils 
renferment.  Je  voulus  vainement  poursuivre  la  même 
entreprise;  il  m'eût  fallu  l'appui  d'une  cinquaniaine 
d'hommes  au  moins  pour  protéger  mes  travaux,  et  je 
ne  pus  l'obtenir  d'un  gouvernement  désorganisé  qui 
ne  pouvait  se  soutenir  lui-même. 

On  n'arrivera  jamais  à  la  connaissance  parfaite  de 
ces  monuments,  tant  que  dureront  au  Mexique  ces 
bouleversements  perpétuels  ;  la  vie  des  voyageurs  est 
sans  cesse  à  la  merci  du  premier  pandour  venu, 
comme  à  la  discrétion  des  populations  indiennes  ;  il 
lui  arrive  tous  les  jours,  comme  cela  m'arriva,  de  se 
voir  enlever  le  fruit  de  six  mois  de  travail,  d'une 
dépense  énorme  et  de  fatigues  sans  nombre  :  j'eus  des 
clichés  brisés  et  presque  toutes  mes  notes  enlevées. 

Du  reste,  les  ruines  vont  se  détériorant  chaque 
jour  :  les  Indiens  hâtent  cet  anéantissement  déjà  trop 
rapide,  et,  poussés  par  une  superstition  des  plus  bi- 
zarres, ils  accourent  par  bandes  des  plus  lointains 
villages  et  s'emparent  de  ces  petites  pierres  taillées  en 
brique  qui  composent  les  mosaïques ,  persuadés 
qu'entre  leurs  mains,  elles  se  changeront  en  or.  L'ad- 
ministration locale  devrait  bien  mettre  un  terme  à  ce 
vandalisme  stupide  ;  il  suffirait  pour  cela  d'un  ordre 
à  l'alcade  du  village,  et  d'un  gardien  qu'on  relèverait 
chaque  jour. 
Les  caprices  du  collodion  avaient  bien  voulu  me  per- 


2li()  LE    .MEXUJI  11. 

mettre  de  réussi?  les  reproductions  des  ruines  ;  j'en 
avais  une  vingtaine  que  je  fistransporter  à  dos  d'hom- 
me, et  que  je  m'empressai  de  vernir  à  mon  retour  à 
Oaxaca.  Comme  je  n'avais  pas  de  vernis  Sœhné,  j'en 
fis  un  à  l'ambre  et  au  chloroforme,  qui  ne  me  réussit 
point  ;  je  résolus  alors  de  les  protéger  provisoirement 
avec  une  couche  d'albumine,  recette  donnée  par 
Yan  Monckhoven,  dans  son  Traité  de  photogra- 
phie. 

Les  clichés  vernis,  je  les  mis  sécher  au  soleil,  et 
m'occupai  déjà  du  jour  de  mon  départ  :  il  devait 
en  être  autrement. 

J'allai  dans  la  ville  rendre  quelques  visites,  nie 
proposant  au  retour  de  déposer  religieusement  mes 
clichés  dans  leurs  boites  à  rainures. 

Ah  !  monsieur  Monckhoven  qu'avez- vous  fait  ! 
Je  rentrai  ;  de  loin  les  glaces  me  parurent  d'une  trans- 
parence extraordinaire ,  je  m'approchai  :  quelle  fut 
ma  stupéfaction  de  voir  que  tout  avait  disparu,  la  con- 
traction de  l'albumine  avait  tout  enlevé. 

Certes,  c'était  un  grand  malheur;  mes  produits  et 
mes  ressources  épuisés  me  faisaient  désespérer  de 
réussir;  ajoutez  à  cela  que  les  troupes  libérales,  chas- 
sées trois  mois  auparavant,  venaient  à  leur  tour 
assiéger  les  réactionnaires.  La  ville  allait  être  fermée  ; 
il  y  avait  plus  de  cinq  mois  que  j'attendais,  et  pas  de 
nouvelles  de  mes  bagages  ! 

La  position  était  désastreuse  ;  j'appelai  à  mon  aide 


CHAPITRE    Vil. MITLA.  2i\  i 

tout  mon  courage,  et  je  me  rendis  une  seconde  ibis  à 
Mitla. 

Je  ne  pus  trouver  que  mon  vieux  charretier  pour 
m'accompagner  :  les  chemins  étaient  coupés  par  des 
bandes  armées,  et  chacun  restait  chez  soi. 

J'étais  seul,  complètement  seul;  mais  j'y  mis  une 
telle  persistance  et  une  telle  énergie  qu'en  cinq  jours, 
ne  dormant  pas  et  passant  la  nuit  à  préparer  mes 
glaces  et  mes  produits,  j'achevai  de  nouveau  mon 
ouvrage  ;  il  était  temps  :  mes  forces  étaient  à  bout,  et 
j'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  regagner  la  ville. 
Les  troupes  ennemies  couronnaient  déjà  les  hauteurs; 
les  rues  étaient  coupées  de  barricades,  le  feu  com- 
mençait. Le  danger  n'existait  à  vrai  dire  pour  per- 
sonne, et  l'ennemi  nous  offrait  plutôt  le  spectacle  d'un 
feu  d'artifice  que  celui  d'un  bombardement  ;  nuit  et 
jour,  une  batterie  de  deux  pièces  de  douze  et  deux 
mortiers,  placée  sur  la  colline,  lançait  boulets  et  bom- 
bes sur  le  couvent  de  Santo  Domingo,  où  s'étaient 
renfermées  les  troupes  de  Cobos;  mais  les  bombes 
éclataient  presque  toujours  à  quelques  centaines  de 
pieds  au-dessus  de  l'édifice,  de  manière  que  les  habi- 
tants, du  haut  des  terrasses  de  leurs  maisons,  pou- 
vaient juger  en  toute  sécurité  de  la  valeur  des  coups, 
et  suivre  de  l'œil  les  éclats  des  bombes. 

Lorsque,  de  l'un  ou  de  l'autre  camp,  un  boulet 
atteignait  approximativement  le  but,  alors  c'étaient 
des  hourras,  des  hurlements  de  sauvages,  et  l'habile 


268  LE    MEXIQUE. 

tireur  était  mis  à  l'ordre  du  jour.  Cependant  la  vue  de 
cette  guerre  inoffensive  n'avait  que  peu  d'attrait  à  mes 
yeux,  et  j'attendais  avec  impatience  qu'elle  se  termi- 
nât; mais  huit  jours  se  passèrent,  puis  quinze,  et  la 
discussion  n'avait  pas  fait  un  pas  :  chaque  parti  con- 
servait prudemment  sa  position,  l'un  sans  faire  de 
sortie,  l'autre  sans  tenter  d'assaut.  Il  fallait  en  finir. 
J'allai  faire  mes  visites  d'adieu,  et  serrer  la  main  des 
personnes  qui  voulurent  bien  me  montrer  quelque 
amitié  pendant  mon  long  séjour.  Je  dois  à  la  recon- 
naissance de  rappeler  avec  quelle  grâce  je  fus  reçu 
chez  M.  Lançon,  négociant  français,  avec  quelle  ama- 
bilité madame  Lançon  sut  me  faire  l'honneur  de  sa 
délicieuse  retraite,  mettant  à  ma  disposition  les  res- 
sources d'une  bibliothèque  choisie,  à  laquelle  je  dus 
d'échapper  à  l'ennui  de  bien  des  jours.  Il  est  si  rare 
d'unir,  comme  madame  Lançon,  tant  de  vertus  privées 
à  une  aussi  solide  instruction,  que  le  souvenir  de  sa 
bienveillante  hospitalité  est  inséparable  chez  moi  de 
l'admiration  que  j'éprouve  pour  ses  mérites. Puissent 
ces  quelques  lignes  lui  porter  un  jour  le  témoignage 
de  ma  sincère  gratitude! 

Mes  préparatifs  de  départ  terminés,  j'eus  toutes  les 
peines  du  monde  à  trouver  des  mules  et  un  domes- 
tique qui  consentît  à  me  suivre  ;  il  fallait  en  outre, 
qu'il  connût  la  sierra,  et  qu'il  entendît  le  métier  d'«r- 
riero,  ce  qui  n'est  pas  facile.  Une  mule  mal  chargée 
s'écorche  et  se  tue  en  quelques  jours  de  marche,  sur- 


CHAPITRE    VII. MITLA,  269 

tout  dans  les  montagnes  où  descentes  et  montées 
impriment  aux  ballots  un  mouvement  de  va-et-vient 
des  plus  pénibles  pour  l'animal.  Je  payai  deux  mules 
et  un  mulet  avec  leurs  appareils,  espèces  d'énormes 
bâts,  150  piastres  (750  fr.)  et  c'étaient  d'assez  pauvres 
animaux. 

Quant  à  José,  je  dus  lui  promettre  le  double  de  la 
paye  ordinaire,  20  fr.  par  jour.  Pour  moi,  j'avais 
comme  monture  le  cheval  gris,  objet  de  mon  échange 
avec  le  Huero  Lopez  et  que  personne  ne  m'avait  heu- 
reusement réclamé. 


VIII 


Le  rancho  dans  le  bois. — Ouajimoloïa. — L'escorte. — La  sierra. — Yxtlan. — 
Macuiltanguis.  — Les  Indiens  et  leurs  villages. — L'alcade  officiant. — Le 
topil  et  le  vieillard.— Osoc,  le  fabricant  d'orgues. — La  descente  de  Cuasi- 
mulco  — Yetla.  — Tustepec. —  Tlacotalpam. — Alvarado. — Vera  Cruz.  —  Le 
siège. 


Quoique  porteur  de  passes  des  deux  partis,  je  n'étais 
pas  sans  appréhension  du  côté  de  mes  vues. Mes  baga- 
ges et  l'argent  qui  me  restait  m'importaient  peu  :  mais 
pour  quelques  voleurs  bien  élevés,  on  en  rencontre 
une  foule,  de  manières  détestables,  faisant  main-basse 
sur  tout  objet  d'une  valeur  quelconque,  et  brisant  ce 
qu'ils  jugent  inutile  d'emporter.  J'étais  bien  résolu  à 
défendre  mon  trésor  au  prix  de  ma  vie  ;  mais  j'étais 
seul,  et  le  résultat  d'un  engagement  contre  plusieurs, 
était  au  moins  douteux.  José  se  serait  éclipsé  sans 
remords,  je  le  savais  bien  ;  aussi  ne  comptais-je  pas 
sur  lui. 

J'avais  pris  le  chemin  de  la  montagne,  et  j'allais 
faire  un  détour  de  plus  de  cent  lieues  pour  éviter  les 


272  LE    MEXIQUE. 

compadres  qui  occupaient  la  route  de  Mexico  :  il  eût 
été  pénible  assurément  de  tomber  ainsi  de  Charybde 
en  Scylla,  rien  de  plus  probable  cependant.  La  pre- 
mière partie  de  la  journée  se  passa  bien,  ou  à  peu 
près  :  solitude  complète,  de  loin  quelques  échos  af- 
faiblis du  canon  de  la  ville,  la  joie  d'un  succès  relatif 
aux  difficultés  de  l'exécution,  le  départ  considéré 
comme  une  délivrance,  ne  me  jetaient  dans  l'esprit 
que  des  idées  riantes. 

Outre  José,  j'avais,  pour  compagnon  de  route,  un 
ami  dont  les  gentillesses  charmaient  mon  isolement. 
L'ami  en  question  était  un  magnifique  ara  rouge  ad- 
mirablement apprivoisé.  Je  l'avais  apporté  de  Chiapas 
lors  d'un  premier  voyage,  et  depuis  lors  il  ne  m'avait 
plus  quitté.  Fait  aux  expéditions  lointaines,  il  avait 
une  telle  habitude  des  voyages,  qu'il  se  tenait  libre  et 
à  son  aise  sur  la  charge  d'une  mule,  se  promenant 
jacassant  tout  le  jour,  et  s'accrochant  du  bec  dans  les 
moments  difficiles  ;  quelquefois,  il  demandait  à  venir 
auprès  de  moi  ;  je  le  mettais  alors  sur  le  pommeau 
de  ma  selle,  mais  il  préférait  mon  épaule,  et  me  con- 
tait alors  une  foule  de  jolies  choses  en  me  mordillant 
l'oreille.  Il  avait  ses  ailes  entières  ;  il  pouvait  partir  et 
s'envoler,  et  n'avait  pour  le  retenir  près  de  moi 
qu'une  longue  habitude  aidée  d'une  grande  et  véri- 
table affection. 

Quant  à  José,  je  m'aperçus  [bientôt  que  j'avais  à 
faire  au  plus  affreux  hâbleur  qui  fut  jamais;  il  ne 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  273 

connaissait  pas  plus  le  pays,  qu'il  ne  savait  charger 
une  mule,  et  je  dus  faire  avec  lui  mon  apprentissage 
à1  arriéra. 

A  chaque  instant,  il  fallait  mettre  pied  à  terre,  res- 
serrer telle  charge,  en  redresser  une  autre,  et  parfois 
tout  refaire  ;  les  récriminations  eussent  été  vaines  en 
pareil  cas  :  je  pris  mon  mal  en  patience,  mais  nous 
n'avancions  guère. 

De  plus,  messire  José  n'avait  point  eu  la  valeur  en 
partage  ;  il  tremblait  à  chaque  rencontre,  et  je  le 
voyais  toujours  sur  le  point  de  lâcher  pied.  Gomme 
je  m'extasiais  devant  cette  timidité  féroce,  il  se  re- 
dressa comme  un  capitan  et  prétendit  me  prouver 
qu'il  était  l'homme  le  plus  courageux  du  monde  ;  à 
cet  effet,  il  m'expliqua  que,  s'il  tremblait  parfois, 
c'était  de  crainte  d'être  pris  comme  déserteur  et  réin- 
corporé, qu'il  avait  quitté  son  corps  à  la  vérité,  mais 
en  vue  de  venir  en  aide  à  sa  mère  veuve  et  dont  il  était 
l'unique  soutien.  Je  devais  assurément  l'approuver, 
disait-il;  il  ajoutait  que,  pour  preuve  de  sa  valeur, 
il  m'allait  montrer  ses  blessures.  Là-dessus,  José  se 
mit  en  devoir  d'ouvrir  sa  chemise  et  de  quitter  son 
pantalon.  Je  le  suppliai  de  n'en  rien  faire,  et  lui  or- 
donnai au  besoin  de  s'en  tenir  là  de  ses  démonstrations 
à  l'appui,  l'assurant  que  je  le  croyais  sur  parole. 

—  Uncobarde!  un  poltron,  moi!  ajouta-t-il;  j'ai 
deux  coups  de  lance  dans  le  dos.  J'éclatai  de  rire  à 
cette  preuve  sans  réplique  :  ce  qui  m'attira  de  mon 

18 


274  LE    MEXIQUE. 

fidèle  suivant  une  mauvaise  humeur  qui  ne  tint  pas 
devant  un  verre  de  mezcal. 

Cependant  nous  étions  arrivés  au  pied  de  la  sierra, 
et  les  mules  n'avançaient  plus  qu'avec  peine  dans  un 
sentier  rapide.  11  est,  du  reste,  dans  la  coutume  de  ne 
jamais  forcer  une  mule  le  premier  jour  de  marche  ;  il 
faut  qu'elle  se  fasse  petit  à  petit  et  qu'elle  se  brise  à 
la  fatigue. 

En  vertu  de  ce  principe,  nous  nous  arrêtâmes,  sur 
le  midi,  dans  un  petit  rancko  caché  dans  un  ravin  de 
la  sierra.  Le  propriétaire  était  un  montagnard  de 
bonne  mine,  qui  m'engagea  fortement  à  ne  pas  pour- 
suivre ;  le  bois  était  plein  de  déserteurs,  auxquels  il 
me  serait  difficile  d'échapper. 

— Reposez-vous,  me  dit-il,  voilà  ma  cabane;  en 
attendant,  comme  nous  avons  un  poste  dans  le  haut 
du  goulet,  je  vais  aller,  si  cela  vous  convient,  cher- 
cher deux  hommes  auxquels  je  me  joindrai  pour  vous 
servir  d'escorte  ;  nous  partirons  au  milieu  de  la  nuit, 
et  vous  arriverez  de  bonne  heure  à  Uajimoloia. 

Je  consentis  de  grand  cœur  à  cet  arrangement,  qui 
me  donnait  une  sécurité  si  précieuse  ;  une  fois  dans 
la  sierra,  je  n'avais  plus  rien  à  redouter  ;  on  n'y  avait 
jamais  connu  de  voleurs. 

Mon  homme  partit  donc,  et  nous  déchargeâmes  les 
mules.  Le  jacal  était  tellement  petit  que  nous  ne 
pûmes  nous  y  loger.  Ce  n'était,  au  dire  de  sa  femme, 
qu'une  habitation  provisoire,  qu'une  maison  de  cam- 


CHAPITBE    VIII. LA    MONTAGNE.  275 

pagne,  où  tous  deux  venaient  surveiller  la  récolte 
d'un  magnifique  verger  de  pêchers. 

L'Indienne  nous  prépara  quelques  morceaux  de 
tasajo  (lanières  de  viande  sèche)  et  un  plat  de  fïigoles; 
j'avais  apporté  du  pain.  Quant  au  repos,  il  me  fut  im- 
possible d'en  goûter  ;  une  fois  entré  sous  l'abri  de 
cette  affreuse  cabane,  je  fus  envahi  par  une  nuée 
d'insectes  de  toutes  sortes,  pinolillos,  puces,  scor- 
pions, etc.;  il  en  pleuvait,  et  j'eus  beau  m'étendre  au 
dehors,  il  me  fut  impossible  de  m'en  délivrer. 

Vers  minuit,  l'Indien,  de  retour  avec  ses  deux- 
amis,  me  réveilla;  les  mules  furent  chargées  et  nous 
nous  mîmes  en  route.  La  nuit  était  sans  lune,  l'obscu- 
rité profonde  et  la  pente  tellement  rapide  que  j'étais 
à  moitié  couché  sur  mon  cheval;  de  temps  en  temps 
il  fallait  arrêter  et  donner  aux  mules  un  instant  de 
repos  ;  leur  respiration  était  bruyante,  saccadée,  hale- 
tante :  je  craignais  à  tout  moment  de  les  voir  rouler 
dans  les  gouffres  qu'on  devinait  à  droite  et  à  gauche. 
Pour  moi,  je  descendis  de  cheval  et  préférai  laisser 
ma  bête  libre  suivre  sans  fardeau  les  mules  qui  nous 
précédaient.  Cependant  le  froid  augmentait  en  raison 
de  notre  ascension,  jusqu'à  devenir  incommode.  Les 
bois  retentissaient  des  sifflements  mystérieux  de  quel- 
ques maraudeurs,  et,  de  loin  en  loin,  on  voyait  briller 
les  feux  d'un  campement  de  charbonniers. 

Le  jour  commençait  à  poindre  quand  un  :  Qui  vive  ! 
nous  arrêta  :  c'était  le  poste  libéral  d'où  deux  de  mes 


276  LE   MEXIQUE. 

guides  étaient  descendus  me  chercher;  on  vint  nous 
reconnaître,  et  quelques  minutes  après  je  me  chauffais 
voluptueusement  au  feu  du  bivouac. 

Ils  étaient  là  une  cinquantaine  d'hommes  gardant 
un  défilé  et  ne  permettant  à  personne  l'entrée  de  la 
sierra.  Cinq  d'entre  eux  se  détachèrent,  donc  pour  me 
remettre  ,  à  Uajimoloia,  entre  les  mains  du  comman- 
dant des  divers  postes  échelonnés  dans  ces  hauteurs. 
Le  soleil  était  au-dessus  de  l'horizon  et  le  froid  avait 
disparu.  Nous  parcourions  de  magnifiques  forêts  de 
sapins,  nous  engageant  parfois  au  milieu  de  chaos  de 
roches  écroulées  rappelant  les  gorges  d' Apremont  ; 
les  sites  étaient  beaux,  grandioses,  sauvages,  et  dans 
des  éclaircies  de  verdure,  à  quelques  mille  pieds  au- 
dessous,  l'œil  se  perdait  dans  les  profondeurs  de  la 
vallée. 

Le  rancho  de  Uajimoloia,  où  nous  arrivâmes  à  dix 
heures,  est  un  établissement  d'Indiens  charbonniers, 
composé  d'une  ferme  et  de  trois  ou  quatre  cabanes; 
la  culture  de  la  pomme  de  terre ,  qui  atteint  à  peine 
la  grosseur  d'un  œuf,  et  l'élevage  d'un  troupeau  de 
vaches  sont  les  seules  occupations  des  habitants. 

Le  commandant,  jeune  officier  de  vingt-cinq  ans 
au  plus,  me  parut  ne  pas  goûter  les  charmes  de  sa 
solitude  ;  il  demandait  un  changement  à  grands  cris. 
Puis,  s'étant  informé  des  nouvelles  du  siège,  ayant 
constaté  ma  qualité  d'étranger,  il  me  donna  le  laisser- 
passer  nécessaire,  et  je  lui  souhaitai  meilleure  fortune. 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  277 

La  descente  est  à  pic,  et  ce  ne  fut  que  par  mille 
détours  et  presque  toujours  à  pied  que  j'arrivai,  le 
soir  fort  tard,  au  premier  village  de  la  sierra.  J'étais 
rompu  de  fatigue ,  et  je  m'étendis  avec  délices  sur  les 
bancs  du  cabildo  (maison  destinée  aux  voyageurs), 
laissant  à  José  le  soin  de  procurer  à  nos  malheureuses 
bêtes  le  fourrage  et  le  maïs  dont  elles  avaient  si  grand 
besoin.  Pour  moi,  je  m'endormis  sans  manger,  le 
sommeil  avait  tué  la  faim.  Aussi  fîmes-nous  la  grasse 
matinée.  Il  était  tard  quand  nous  nous  dirigeâmes 
vers  Ixtlan,  la  capitale  de  la  montagne. 

L'ara,  enchanté  d'avoir  abandonné  les  hauteurs 
glacées  du  rancho  pour  un  climat  plus  doux,  jacassait 
comme  une  pie  ;  mais  les  mules  faisaient  piteuse  li- 
gure. 

Comme  je  l'avais  prévu ,  toutes  trois  étaient  écor- 
chées;  le  macho  (le  mulet j  surtout  avait  l'échiné 
dans  un  état  déplorable,  et  les  choses  ne  pouvaient 
qu'empirer  jusqu'au  jour  de  l'arrivée. 

De  mes  trois  animaux,  ce  mulet  m'avait  paru  le  plus 
intelligent;  aussi  l'avais-je  chargé  du  fardeau  le  plus 
précieux,  mes  caisses  de  clichés.  Les  mules  ses  com- 
pagnes, plus  jeunes  et  mieux  découplées,  allaient  un 
peu  à  la  légère,  et  plusieurs  fois  je  les  vis  glisser  et 
ne  devoir  qu'à  un  rare  bonheur  de  ne  point  rouler  au 
fond  des  précipices  ;  mais  le  mulet  avait  un  grand 
défaut,  et  la  prudence  qui  le  faisait  n'avancer  que 
parfaitement  sûr  de  son  point  d'appui  donnait  à  sa 


"21 H  LB    MEXIQUE. 

façon  de  faite  toute  l'apparence  d'une  paresse  invété- 
rée; aussi  me  tenais-je  volontiers  derrière  lui  pour 
exciter  son  amour-propre  au  moyen  de  quelques 
coups  de  pied  bien  appliqués;  depuis  longtemps, 
j'avais  renoncé  à  la  cravache  dont  il  se  souciait 
comme  d'une  figue. 

En  vérité,  le  mérite  a  toujours  quelque  faiblesse 
qui  lui  fait  contre-poids  ;  on  a  les  défauts  de  ses  qua- 
lités. Outre  sa  paresse,  mon  animal  avait  la  mauvaise 
habitude  de  se  plaindre  sans  cesse,  ce  qui  lui  avait 
valu  de  José,  son  chef  de  file,  le  surnom  Aepujador 
(soupireur).  En  effet,  il  poussait  à  tout  moment  des 
soupirs  épouvantables,  des  soupirs  à  émouvoir  les 
rochers  de  la  route  ;  ah  !  quels  soupirs  !  et  notez  que 
sa  charge  ne  pesait  pas  soixante  kilos  :  c'était  paresse 
toute  pure. 

Me  voulant  assurer  si  sa  charge  était  mal  assise  et 
le  gênait,  malgré  sa  légèreté  relative,  nous  le  déchar- 
geâmes, ce.  qui  parut  lui  causer  un  sensible  plaisir, 
et  pendant  que  José  resserrait  son  bat,  il  se  mit  à 
geindre  de  plus  belle,  quoique  n'ayant  aucun  fardeau. 
C'était  décidément  une  manie;  qui  n'a  les  siennes? 
On  le  rechargea  et  nous  partîmes  ;  mais  le  pujador 
avait  un  vice,  un  vice,  hélas  !  dont  je  fis  la  doulou- 
reuse expérience  :  il  était  sournois  et  rancunier. 

Comme  j'étais  achevai,  les  encouragements  que  je 
lui  prodiguais  touchaient  à  l'endroit  sensible,  et  j'a- 
vais la  bonhomie  de  croire  à  l'impunité.  11  m'observait 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  279 

néanmoins  de  temps  à  autre,  étudiant  la  position  et 
mitonnant  sa  vengeance.  Il  finit  sans  doute  par  trou- 
ver l'instant  favorable  :  au  moment  où  je  m'y  atten- 
dais le  moins,  et  comme  je  me  préparais  à  lui  admi- 
nistrer une  nouvelle  correction,  il  fit  brusquement  un 
bond  de  côté  et  me  lança  fort  adroitement  une  ruade 
qui  m'atteignit  au  gras  de  la  jambe. 

Cet  animal  est  fort  méchant, 
Quand  on  l'attaque  il  se  défend. 

Je  n'avais  rien  à  dire,  et  je  laissai  à  José  le  soin  de 
ménager  un  animal  aussi  susceptible. 

Le  chemin  qui  conduit  à  Ixtlan  côtoie  des  établis- 
sements miniers  d'or  et  d'argent,  où  de  grosses 
meules  de  pierre,  mises  en  mouvement  par  des  mules, 
broyaient  le  minerai.  Les  habitations  des  propriétaires 
sont  magnifiques  et  les  cabanes  indiennes  ,  dissé- 
minées alentour,  respirent  une  aisance  et  un  bien- 
être  rares  dans  la  république.  C'est  que  la  sierra 
jouit,  à  l'abri  de  ses  rochers  impraticables,  d'une 
tranquillité  qu'on  ne  trouve  nulle  part.  Nous  étions 
encore  dans  les  bas-fonds,  et  la  vue  très-bornée,  ne 
nous  permettait  pas  d'admirer  les  panoramas  splen- 
dides  qui  se  déroulent  devant  l'habitant  des  hauteurs  ; 
ce  ne  fut  qu'en  approchant  d'Jxtlan  que  je  pus  juger 
de  la  grandeur  du  paysage  et  de  la  profondeur  des 
horizons. 


280  LE    MEXIQUE. 

Je  trouvai  réunis,  dans  le  chef-lieu  de  Ja  sierra,  les 
membres  de  l'ancien  gouvernement  d'Oaxaca  ;  il  y 
avait  affluence  de  troupes,  et  des  convois  d'Indiens  et 
de  mules,  porteurs  de  vivres  et  de  munitions,  se 
hâtaient  dans  la  direction  de  la  vallée.  On  ne  doutait 
pas  de  la  prise  de  la  ville  en  quelques  jours;  mais  je 
sus  plus  tard  que  le  siège  avait  duré  quatre  mois,  ce 
qui  est  un  long'  temps  pour  une  place  sans  murailles 
et  sans  défense.  Il  est  vrai  d'ajouter  que  les  assiégés 
étaient  plus  nombreux  que  les  assiégeants,  ce  qui 
arrive  parfois  au  Mexique. 

A  Jxtlan,  je  pris  un  guide  pour  nous  conduire  à 
Macuiltanguis,  car  décidément  José  m'aurait  égaré 
dans  ce  labyrinthe  de  sentiers  qui  croisent  en  tous 
sens  la  montagne. 

Plus  nous  avancions  et  plus  la  nature  déployait  de 
beautés.  C'était ,  à  chaque  pas,  des  sites  enchanteurs 
et  variés  ;  une  culture  des  plus  riches  étalait  sous  nos 
pas  un  tapis  de  verdure  où  les  teintes  les  plus  diverses 
se  succédaient  tour  à  tour.  C'était  l'orge,  le  maïs,  le 
froment,  des  prairies  artificielles,  des  bouquets  de 
bois  et,  çà  et  là,  les  cabanes  indiennes  entourées  d'o- 
rangers, de  limons  doux  et  de  grenadiers  en  fleurs. 
Cette  nature  est  joie  et  fête  ;  la  sierra  possède  toutes 
les  beautés  :  la  grandeur  dans  les  lignes,  le  sauvage 
dans  ses  roches  escarpées,  la  naïveté  dans  ses  villages, 
le  vierge  dans  ses  hauteurs,  et,  par-dessus  tout,  son 
ciel  d'un  bleu  si  pur  et  cette  atmosphère  transparente 


CHAP1TKE    VIII. LA    MONTAGNE.  281 

qui  enveloppe  toutes  choses  du  voile  magique  de  ses 
colorations. 

Parfois,  le  son  d'une  cloche  d'église  montait  des 
profondeurs  jusqu'à  nous  comme  une  fumée  d'encens 
et  répandait  une  rosée  de  prière  au  milieu  de  ces 
splendeurs. 

Un  torrent  grondait  à  nos  pieds,  perdu  dans  l'invi- 
sible, et  le  village  qui  nous  regardait  d'en  face  sem- 
blait à  portée  de  la  voix  :  il  fallait  trois  heures  pour 
l'atteindre. 

Quelle  journée  pleine  et  rapide  je  passai,  et  com- 
bien ces  douze  heures  de  marche  me  parurent  courtes  ! 

Il  était  six  heures  quand  j'atteignis  Macuiltanguis, 
perché  comme  un  nid  d'aigle  sur  un  plateau  escarpé. 
Je  me  fis  enseigner  le  cabildo,  maison  commune  des- 
tinée aux  voyageurs.  Chaque  village  doit  en  avoir 
une.  Mon  arrivée  avait  été  signalée  à  l'alcade ,  qui 
m'envoya  l'un  de  ses  topi/s. 

L'alcade,  dans  les  villages  indiens,  est  toujours 
assisté  de  deux  topi/s,  qui  ont  ordre  de  se  mettre  à  la 
disposition  des  voyageurs  pour  fournir,  moyennant 
un  prix  fixé,  du  maïs  et  du  fourrage  aux  chevaux  et 
la  nourriture  que  peut  offrir  le  village. 

Le  topil  en  question  me  fournit  immédiatement  ce 
dont  mes  bêtes  avaient  besoin,  et,  pour  ce  qui  me  re- 
gardait, une  métis,  voisine  de  la  casa  real,  me  servit 
en  quelques  minutes  le  repas  le  plus  confortable  que 
pût  désirer  un  estomac  affamé.  J'eus  du  pain  blanc 


2H2  LU    MEXIQUE. 

comme  la  neige,  un  mole  de  huajalote  admirablement 
réussi  (dinde  en  ragoût  avec  purée  de  poivre  long), 
un  plat  de  frigoles,  du  fromage  et  des  fruits.  J'avais 
pour  boisson  du  pulqiœ  mousseux  et  une  demi-bou- 
teille à\ifjuardiente. 

Je  soupai,  ma  foi,  délicieusement,  et  ne  craignis 
pas  un  verre  de  trop  ;  le  topil,  du  reste,  me  faisait  les 
honneurs  de  chez  lui  avec  un  empressement  qu'éga- 
lait seule  ma  générosité  à  lui  verser  rasade  sur  rasade; 
aussi  se  leva-t-il  légèrement  ému ,  mais  enchanté 
d'avoir  fait  ma  connaissance.  Il  me  parlait  de  son 
village  avec  enthousiasme  et  voulut  me  donner  des 
preuves  de  sa  haute  instruction.  Il  lisait  parfaitement 
et  possédait  quelques  idées  géographiques  ;  mais  il 
pataugea  horriblement  dans  l'histoire  et  se  perdit 
tout  à  fait  en  abordant  la  politique.  Sur  ces  entre- 
faites ,  quelques  curieux  des  deux  sexes  s'étaient 
assemblés  dans  la  cour  du  cabildo.  Un  mendiant 
aveugle  vint  les  rejoindre,  portant  en  bandoulière 
une  guitare  invalide. 

C'était  le  ménétrier  du  village,  et  sa  vieille  figure 
ridée,  où  se  jouaient  encore  quelques  sourires,  rappe- 
lait l'aveugle  de  Bagnolet.  Il  répétait,  comme  lui,  les 
refrains  de  sa  jeunesse;  il  mettait  dans  ses  chants 
toute  la  poésie  des  regrets,  et  savait  arracher  de  cette 
guitare  fêlée  des  sons  touchants.  Peut-être  étais-je  le 
jouet  de  mes  illusions,  peut-être  aussi  le  souvenir  des 
merveilles  que  j'avais  parcourues,  disposait  mon  âme 


CHAPITRE    Vlil. LA    MONTAGNE.  283 

aux  admirations  faciles,  et  sans  cloute  j'eusse  trouvé 
ravissants  les  cris  les  plus  discordants. 

Néanmoins,  tout  s'agitait  autour  de  moi,  le  vieillard 
avait  abandonné  les  chants  mélancoliques  du  passé, 
pour  entonner  des  chansons  modernes,  et  l'entraîne- 
ment de  la  danse  avait  saisi  tout  le  monde.  Garçons  et 
tilles,  à  l'envi,  frappaient  en  cadence  la  mesure  du 
zapatero,  mon  topil  faisait  mille  extravagances,  et  se 
trémoussait  comme  un  démon. 

Je  m'étonnai  bien  un  peu  qu'un  homme  aussi  grave, 
qu'une  lumière  de  la  science,  se  compromit  à  ce  point, 
et  j'étais  disposé  aie  rappeler  au  respect  de  sa  dignité, 
quand  je  réfléchis  qu'un  rien  m'eût  entraîné  dans  le 
même  abîme.  Je  me  contentai  d'applaudir  et  de  faire 
circuler  à  profusion  les  rafraîchissements  les  plus 
propres  à  entretenir  l'enthousiasme  ;  il  fallut  se 
quitter  cependant,  et  le  vieux  barde  se  retira  satisfait, 
comme  tout  le  monde.  Le  lendemain,  le  spectacle  se 
déployait  à  mes  yeux,  grandiose  comme  celui  de  la 
veille,  sans  jamais  lasser  mon  admiration.  Le  soir, 
j'arrivai  aux  pieds  d'une  montagne  dont  les  plateaux, 
disposés  en  amphithéâtre  et  séparés  par  des  pentes  à 
pic,  figuraient  un  escalier  de  titans  ;  trois  villages  se 
trouvaient  échelonnés  sur  ces  hauteurs;  je  m'arrêtai 
au  dernier,  c'était  le  village  d'Ozoc.  Les  mules  étaient 
dans  un  état  déplorable  et  rendues  de  fatigue,  le 
repos  d'un  jour  leur  était  nécessaire. 

Je  pris  gîte  dans  la  maisonnette  d'un  charpentier 


284  LE    MEXIQUE. 

instrumentiste,  dont  la  renommée,  comme  fabricant 
d'orgues,  était  universelle  dans  la  sierra. 

J'allais  m'engager  au  delà  dans  des  sentiers  plus 
difficiles  encore,  car  une  fois  sur  le  versant  du  golfe, 
les  pentes,  aussi  rapides  que  celles  que  j'avais  par- 
courues, étaient  glissantes  et  dangereuses.  Je  voulais 
m'adjoindre  un  ou  deux  Indiens  pour  leur  confier 
mes  clichés,  n'osant  même  plus  m'en  rapporter  au 
pujodor.  Je  passai  donc  le  jour  tout  entier  dans  le 
village.  C'était  un  dimanche,  et  de  bonne  heure,  j'en- 
tendis le  son  des  cloches  ;  il  y  avait  affluence  aux 
portes  de  l'église  placée  à  vingt  mètres  au-dessous  de 
mon  logis  ;  je  voulus  assister  à  la  cérémonie  reli- 
gieuse. Je  fus  surpris,  en  entrant  dans  le  temple,  de 
n'y  point  apercevoir  le  prêtre  :  sans  doute,  il  allait 
venir;  du  reste,  la  tenue  des  Indiens  était  édifiante, 
et  rien  ne  faisait  prévoir  le  dénoûment  burlesque  de 
la  cérémonie.  L'officiant  n'arrivait  pas,  quand,  à  ma 
grande  surprise,  je  vis  un  Indien  revêtu  du  surplis, 
entonner  près  de  l'autel  des  chants  religieux  pendant 
que  d'autres  se  livraient  à  divers  exercices  dont  je  ne 
pouvais  saisir  la  signification. 

Ce  doit  être  le  sacristain,  pensai-je,  et  ses  acolytes  ; 
mais  point. 

Comme  toutes  les  églises,  celle  du  village  possédait 
un  choix  varié  de  saints,  placés  dans  des  niches  et 
sur  des  estrades.  Les  officiants  saisirent  deux  de  ces 
statues,  les  placèrent  sur  des  brancards,  et  commen- 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  285 

cèrent  en  dedans,  puis  au  dehors,  une  série  de  proces- 
sions accompagnées  de  chants,  le  tout  d'un  air  grave 
et  dans  un  recueillement  parfait  ;  je  n'avais  pas  aperçu 
le  padre;  désespérant  de  le  voir  arriver,  je  laissai  la 
procession  et  remontai  à  la  cabane  de  mon  hôte.  Ma 
première  question  fut  pour  m'informer  de  l'absence 
du  curé  et  de  cette  étrange  manière  de  célébrer  le 
service  divin  ;  il  me  répondit  que  le  padre  s'était  retiré 
devant  des  démonstrations  malveillantes,  et  que,  dans 
bien  des  villages  de  la  sierra,  les  curés  avaient  aban- 
donné leurs  églises  pour  les  mêmes  motifs.  Je  trou- 
vai la  chose  fort  mal  et  lui  exprimai  la  réprobation 
que  m'inspirait  une  impiété  si  grande. 

— Baste  !  me  répondit-il,  nous  nous  passons  fort  bien 
depad?^,  tantôt  l'alcade,  tantôt  un  autre,  se  charge  de 
dire  la  messe.  (L'impie  appelait  cela  dire  la  messe!) 
Et  vous  avez  vu  que  tout  se  passe  parfaitement.  D'ail- 
leurs, ajouta- t-il,  le  padre  nous  coûtait,  bon  an  mal 
an,  quelque  chose  comme.4, 000  piastres,  (20,000  fr.) 
Son  absence  nous  est  donc  une  grande  économie. 

Le  décret  de  Juarez  établissant  le  mariage  civil 
avait,  je  crois,  amené  ce  bouleversement  dans  la 
montagne. 

— Je  suis  le  seul  à  perdre  dans  cette  affaire,  reprit 
mon  hôte,  mon  commerce  ne  marche  plus  aussi  bien, 
et  les  villages  sans  curé  regardent  à  la  dépense  d'un 
orgue  ;  mais,  comme  ils  sont  fous  de  musique,  il  est 
probable  que  les  commandes  reviendront.  Je  remar- 


286  LE    MEXIOUE. 

quai  que  l'exil  du  jjadre  n'enlevait  rien  aux  senti- 
ments religieux  des  Indiens  ;  ils  observent  sans  infrac- 
tion le  repos  dominical,  nul  ne  travaillait  aux  champs, 
et  le  jour  entier  se  passa  pour  eux  en  cérémonies  dans 
l'église.  L'Indien  est  l'être  le  plus  essentiellement 
théocratique  de  la  création,  et  nul  ne  s'incline  avec 
plus  de  respect  devant  le  nom  du  Seigneur  ;  du  sor- 
cier des  peaux  rouges  au  grand  lama,  du  bonze  au 
pape  ,  quiconque  lui  parle  au  nom  delà  divinité,  lui 
impose  ses  lois. 

Gomment  expliquer  chez  ces  montagnards  de  la 
sierra  ce  besoin  d'idées  et  de  cérémonies  religieuses 
alliées  à  cette  indifférence  du  prêtre? 

Je  ne  me  trouvais  certes  pas  au  milieu  d'un  peuple 
de  philosophes  :  qui  donc  leur  apprit  que  la  religion 
est  indépendante  des  fautes  de  ses  ministres,  que  l'i- 
dée de  Dieu  est  éternellement  belle,  jeune  et  pure 
quel  que  soit  celui  qui  la  répand? 

Il  me  semble  avoir  remarqué  que  partout  où  le 
cultivateur  est  riche,  où  le  paysan  possède,  le  iîdèle  a 
moins  de  ferveur.  Le  propriétaire  travaille  le  di- 
manche, le  manœuvre  s'y  refuse  et  se  rend  à  l'église  ; 
l'un  a  la  rage  d'augmenter  son  avoir,  l'autre  désespère 
de  jamais  acquérir.  En  cela  s'explique  parfaitement 
l'indifférence  de  l'Indien  de  ces  montagnes  pour  le 
prêtre,  chacun  est  propriétaire  d'un  lopin  du  sol,  il 
n'aime  point  à  donner,  il  lui  semble  doux  de  pouvoir 
se  marier  sans  frais  devant  l'alcade,  au  lieu  de  payer 


CHAPITRE    VIII. LA    .MONTAGNE.  287 

au  padre  125  fr.  pour  une  bénédiction  nuptiale.  L'In- 
dien de  l'Anahuac,  serf  presque  toujours,  ne  possé- 
dant rien  que  ses  deux  bras,  se  réfugie  tout  entier 
dans  l'idée  religieuse  et  personnifie  son  Dieu  dans  le 
padre  qui  le  dirige  ;  il  lui  donnera  tout  au  besoin,  il 
a  si  peu  de  chose,  et  l'aumône  du  vieux  martyr  n'est 
pas  un  des  moindres  revenus  du  clergé  dans  cette 
partie  de  la  république  :  mais  tout  cela  ne  résout  pas 
la  question,  et  je  ne  puis  me  rendre  compte  de  cette 
étrange  anomalie. 

La  chose  la  plus  remarquable  à  noter,  c'est  que  les 
Indiens  de  la  sierra  paraissent  former  une  masse  ho- 
mogène, présentant  les  mêmes  types,  ayant  les 
mêmes  aptitudes,  formant  un  corps  de  nation,  à  ren- 
contre de  la  diversité  des  races  qui  les  entourent. 

Grands  et  bien  faits  ,  d'une  teinte  jaune  clair, 
doués  d'une  intelligence  remarquable  et  d'une  in- 
struction peu  commune,  ils  se  trouvent  sans  con- 
teste placés  en  première  ligne  parmi  les  nations  abo- 
rigènes du  Mexique,  et  l'historien  qui  cherche  les 
origines  de  la  civilisation  éteinte  que  représentent 
les  palais  de  Mitla,  pourrait  trouver  au  milieu  d'eux 
quelque  tradition  perdue  ou  quelque  précieux  docu- 
ment. Pour  moi,  je  ne  quittai  pas  sans  regret  ces 
montagnes  enchantées;  les  huit  jours  que  j'ai  passés 
au  milieu  de  ces  populations  hospitalières  resteront 
comme  l'un  de  mes  plus  charmants  souvenirs. 

Les  sommets  de  la  montagne  de  Cuasimulco  sont 


288  LE    MEXIQUE. 

presque  toujours  glacés;  une  couche  de  neige  couvrait 
la  terre  quand  nous  y  arrivâmes,  ma  troupe  et  moi. 
Nous  formions  caravane  ;  plusieurs  Indiens,  chargés 
de  fardeaux  divers,  se  rendaient  dans  la  plaine.  A 
partir  de  ce  point  élevé,  le  coup  d'œil  change  brus- 
quement, c'est  le  déserta  la  porte  de  la  civilisation, 
les  champs  cultivés  ont  disparu,  et  la  forêt  vierge 
étend,  à  perte  de  vue,  le  manteau  de  son  épaisse 
végétation. 

Aux  sapins  des  sommets  se  mêlent  déjà  des  chênes 
rabougris  ;  quelque  cent  mètres  plus  bas,  vous  trou- 
vez les  arbres  de  la  Terre  Chaude,  vous  entrez  pour  de 
longues  heures  dans  la  demi-obscurité  d'un  om- 
brage que  ne  perce  jamais  un  rayon  de  soleil,  l'humi- 
dité vous  pénètre,  les  orchidées  se  mêlent  aux  lianes, 
et  les  fourrés  deviennent  impénétrables. 

La  descente  qui  conduit  aux  plaines  du  golfe  est  si 
rapide  et  si  glissante,  qu'il  a  fallu  de  distance  en 
distance  étayer  la  terre  du  sentier,  au  moyen  de  pièces 
de  bois  transversales,  de  manière  à  simuler  un  im- 
mense escalier;  la  même  inclinaison  se  continue  près 
de  huit  lieues,  avec  quelques  alternatives  de  montées 
et  de  descentes,  avant  d'arriver  à  la  plaine.  Pas  une 
habitation  dans  tout  le  trajet;  des  torrents  qu'il  faut 
traverser  avec  prudence,  et  de  temps  à  autre  des 
éclaircies  où  le  soleil  et  l'ombre,  se  jouant  au  milieu 
de  cette  végétation  splendide,  produisent  les  plus  ma- 
gnifiques décors. 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  289 

Cuasimulco  est  un  misérable  rancho,    peuplé  de 
Sambos,  métis  de  nègres  et  d'Indiens. 

Il  est  impossible  de  trouver  un  contraste  plus  frap- 
pant que  celui  qui  existe  entre  les  industrieux  habi- 
tants de  la  sierra  et  la  race  dégénérée  au  milieu  de 
laquelle  je  me  trouvais.  Placée  dans  des  conditions 
merveilleuses  pour  tout  produire,  possédant  une  terre 
fertile  au  delà  de  toute  expression,  et  qui  n'offre, 
comme  difficulté  de  culture  que  la  rapidité  des  pentes, 
elle  croupit  dans  une  épouvantable  misère,  fruit  d'une 
paresse  sans  excuse. 

Ces  malheureux  ne  produisent  que  le  maïs  néces- 
saire à  leur  consommation,  et  quand  la  récolte 
manque,  il  leur  faut  aller  mendier  au  loin  ;  mais  ils 
ont  soin  d'entretenir  un  vaste  champ  de  cannes  dont  ils 
distillent  de  l'eau-de-vie  ;  aussi  s'enivrent-ils  perpé- 
tuellement. J'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  me 
procurer  un  peu  de  maïs  pour  le  cheval  et  les  mules. 
Je  dus  faire  venir  l'alcade  auquel  je  fis  une  rude  se- 
monce sur  son  indifférence  à  l'égard  d'un  étranger, 
et  le  menaçai  de  me  plaindre  aux  autorités  de 
Tustepec.  Il  finit  par  m'envoyer  quelques  mesures  de 
grains,  et,  comme  fourrage,  deux  paquets  de  jeunes 
cannes  à  sucre  dont  les  bêtes  se  dégoûtèrent  aussitôt. 

Le  cabildo  était  à  l'unisson  de  l'entourage;  c'était 
un  toit  de  chaume  ouvert  à  tous  les  vents,  où  je 
m'installai  de  mauvaise  humeur,  car  j'avais  fait  la 
route  à  pied,  et  cette  journée  de  douze  lieues,   dont 

19 


290  LE    MEXIOUE. 

plus  de  huit  par  une  descente  de  40  degrés,  m'avait 
mis  les  jambes  dans  un  état  pitoyable.  Mais  la  jour- 
née suivante  fut  plus  terrible  encore;  c'était  une  suite 
de  petites  montées  où  l'on  n'avançait  que  pour  reculer 
d'autant;  il  fallait  littéralement  marcher  à  quatre 
pattes.  Je  vis  combien  j'avais  eu  raison  de  m'aider 
d'un  Indien  pour  le  transport  de  mes  clichés;  les 
mules  trébuchaient  et  s'acculaient  à  chaque  instant. 
Le  pujador  lui-même  vit  échouer  tous  les  efforts  de 
sa  prudence;  enfin,  l'une  des  mules  manqua  des 
deux  pieds  de  droite  et  disparut.  Je  poussai  un  cri 
d'effroi  ;  on  entendait  dans  le  fond  du  ravin  mugir 
les  eaux  d'un  torrent,  je  la  crus  perdue.  Les  Indiens 
qui  m'accompagnaient  déposèrent  aussitôt  leurs  far- 
deaux et,  s'aida nt  du  machete,  ils  s'ouvrirent  un  pas- 
sage dans  le  taillis  où  la  mule  s'était  engouffrée.  Je  les 
suivis,  et  à  cinquante  pas  au-dessous  du  sentier  nous 
trouvâmes  l'animal  étendu  sur  le  côté  ;  un  arbuste 
assez  fort  le  soutenait  parle  milieu  du  ventre  et  l'avait 
empêché  d'aller  plus  loin. 

La  pauvre  bête  avait  eu  plus  de  peur  que  de  mal, 
elle  en  fut  quitte  pour  quelques  écorchures  sans  gra- 
vité, à  la  tête  et  à  l'une  des  jambes  de  derrière.  On  eut 
toutes  les  peines  du  monde  à  la  mettre  sur  pied, 
l'ayant  préalablement  déchargée  :  mais  ce  fut^bien 
autre  chose  pour  la  tirer  de  là  et  atteindre  la  hauteur. 
Nous  perdîmes  plus  de  deux  heures  par  cet  accident, 
heureux  de  ne  pas  l'avoir  payé  plus  cher. 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  291 

On  comprendra  sans  peine  que  j'allais  à  pied,  et 
que  je  laissais  à  mon  cheval  le  soin  de  sa  conserva- 
tion personnelle.  Ce  fut  avec  un  vrai  bonheur  que  je 
vis  s'éteindre  la  dernière  colline,  et  que  je  pus  fouler 
en  toute  sécurité  le  sol  de  la  plaine. 

A  Yetla,  même  incurie,  même  misère  qu'à  Guasi- 
mulco,  et  la  nature  n'est  qu'un  jardin!  Gomme  à  partir 
de  ce  dernier  point,  la  route  se  continuait  facile  jus- 
qu'à Tustepec,  je  payai  l'Indien  qui  m'avait  accom- 
pagné ;  il  me  remercia,  regagna  ses  montagnes  et  je 
poursuivis  seul  mon  voyage. 

José  avait  repris  la  direction  de  ses  mules  et  tout 
alla  bien  d'abord;  nous  entrions  dans  la  région  des 
cours  d'eau,  quelques-uns  larges  et  profonds  dont  il 
faut  connaître  les  gués.  Pendant  l'hiver,  alors  que  les 
pluies  ont  gonflé  les  torrents,  les  Indiens  établissent 
d'un  bord  à  l'autre  un  pont  de  lianes  qui  s'accroche 
aux  arbres  des  deux  rives.  Ces  passerelles  vacillantes 
sont  de  vrais  chefs-d'œuvre  ;  il  est  difficile  en  les  voyant 
de  comprendre  comment  le  seul  poids  du  tablier  et 
des  accessoires  n'entraîne  pas  la  chute  de  l'ouvrage. 

Elevées  de  cinq  à  six  mètres  au-dessus  de  la  rivière, 
d'un  développement  considérable,  elles  supportent 
néanmoins  de  lourds  fardeau*,  et  pendant  trois  mois 
l'on  n'a  pas  d'autre  moyen  de  passage.  Je  n'eus  pas  à 
en  faire  l'épreuve.  Légué  qu'on  m'avait  indiqué  n'a- 
vait rien  qui  le  distinguât  clairement,  et  j'étais  fort 
embarrassé  :  je  croyais  me  rappeler  qu'il  devait  être 


292  LE    MEXIQUE. 

quelques  mètres  au-dessus  du  pont  et,  après  maintes 
hésitations,  consultant  José  dont  la  mémoire  n'était 
pas  plus  lidèle  que  la  mienne,  je  dirigeai  les  mules 
au-dessus  de  la  passerelle  :  à  mon  grand  désespoir, 
je  les  vis  s'enfoncer  aussitôt,  plus  que  le  comportait 
un  gué;  je  lançai  mon  cheval  au  galop  pour  les  rame- 
ner, mais  je  ne  pus  les  empêcher  de  poursuivre;  je 
crus  mes  clichés  perdus,  car  les  boites  avaient  aux 
trois  quarts  disparu  dans  l'eau.  L'ara,  se  voyant  au 
milieu  des  flots,  poussait  des  cris  déchirants  ;  je  suivais 
désolé,  ne  quittant  pas  mes  clichés  de  l'œil,  indiffé- 
rent à  toute  autre  chose  qu'au  danger  qu'ils  couraient 
devant  moi,  sans  que  j'y  pusse  rien. 

Ce  fut  une  véritable  agonie;  chaque  soubresaut  de 
la  mule  perdant  pied,  nageant  et  marchant  tour  à 
tour, me  jetait  dans  de  nouvelles  angoisses;  ce  fut  long 
comme  un  siècle,  et  la  largeur  de  la  rivière  me  parut 
infinie.  Je  ne  respirai  que  lorsque  je  les  vis  à  l'autre 
bord,  où  j'arrivai  en  même  temps  qu'elles. 

Je  m'empressai  de  décharger  le  tout  et  d'ouvrir  les 
boites.  Elles  étaient  remplies  d'eau  que  je  versai  dou- 
cement, de  peur  que  la  couche  de  collodion  humidifiée 
ne  se  soulevât  de  la  glace;  il  n'y  eut  heureusement 
que  peu  de  mal,  les  bords  seuls  s'étaient  décollés  ;  le 
séjour  dans  l'eau,  si  long  pour  moi,  n'avait  été  que 
relativement  court,  et  trois  d'entre  eux  seulement 
avaient  souffert.  Je  les  retirai  tous  des  boîtes  mouil- 
lées, et  je  les  étendis  immédiatement  au  soleil  :  quand 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  293 

ils  furent  secs  nous  repartîmes.  Dorénavant,  je  n'avais 
plus  les  mêmes  risques  à  courir;  les  cours  d'eau,  beau- 
coup plus  considérables,  exigeaient  un  bac  pour  les 
voyageurs  et  les  marchandises  ;  d'ailleurs  nous  appro- 
chions de  lieux  plus  civilisés  où  je  pouvais  me  pro- 
curer assistance  au  besoin.  Les  deux  journées  qui  me 
restaient  à  faire  furent  une  véritable  promenade  ;  de 
jolis  villages  cachés  sous  la  feuillée,  s'étageaient  sur 
la  route  ;  quelques  Espagnols  et  des  Français  étaient 
venus  planter  leur  tente  dans  ces  lieux  charmants,  et 
j'eus  l'extrême  bonheur  de  pouvoir  converser  dans 
ma  langue,  ce  qui,  depuis  longtemps,  ne  m'était 
arrivé. 

Les  métis  offraient  à  l'œil  ce  costume  gracieux  des 
femmes  de  la  côte,  costume  transparent  qui  ne  voile 
qu'à  demi  leur  buste  élancé,  aux  chairs  de  bronze.  Les 
bois  étaient  parsemés  de  gigantesques  sapotes  mamey, 
dont  les  fruits  énormes  se  balançaient  au-dessus  de 
ma  tète;  la  chaleur  était  forte,  mais  le  sentier  longea 
pendant  longtemps  les  bords  d'une  rivière  dont  les 
eaux  limpides  permettaient  de  suivre  dans  leurs  ébats 
des  poissons  de  toute  espèce.  Parfois,  des  volées  de 
perruches  et  des  perroquets  à  tête  jaune  s'envolaient 
à  notre  approche,  et  des  couples  de  grands  aras  verts 
faisaient  retentir  les  bois  de  leurs  cris  perçants.  Mon 
vieil  ami  redressait  la  tête  à  ce  langage  connu,  parfois 
il  répondait  comme  à  un  appel,  et  l'inquiétude  qui 
l'agitait  me  fit  craindre  qu'il  ne  m'abandonnât.  Je  le 


2 il 4  LE    MKXIOUE. 

pris  sur  moi,  et  ses  caresses  me  prouvèrent  victorieu- 
sement qu'il  n'en  avait  pas  la  moindre  idée. 

Tustepec  est  -un  grand  village  placé  sur  la  rive 
gauche  du  Papaloapam.  Les  Indiens  de  la  montagne 
viennent  s'y  approvisionner  de  toute  chose,  comme  y 
entreposer  certains  produits  de  la  vallée  d'Qaxaca. 

A  Tustepec,  je  rencontrai  deux  compatriotes  que  les 
vicissitudes  du  sort  avaient  conduits  dans  ce  coin 
reculé  du  globe.  L'un,  vieux  Basque  à  la  figure  éner- 
gique et  d'une  vieillesse  vigoureuse ,  cultivait  lui- 
même,  aidé  de  domestiques,  des  plantations  de  tabac 
et  de  coton;  il  voulut  bien  m'offrir  l'hospitalité.  Fort 
considéré  dans  le  village,  il  avait  amassé  à  la  sueur  de 
son  front  une  fortune  indépendante,  et  comme  il  n'a- 
vait point  eu  d'enfants  de  la  compagne  qu'il  s'était 
donnée.,  il  avait  adopté  une  jeune  et  belle  fille  que  les 
galants  commençaient  à  courtiser.  L'autre,  mort  de- 
puis, homme  du  monde,  autrefois  riche  spéculateur 
de  coton,  avait  eu  sa  fortune  compromise  dans  des 
achats  malheureux  ;  il  avait  pris  pour  femme  une  fille 
de  couleur,  sa  maîtresse, et,  tout  à  l'encontre  du  vieux 
Basque,  lui  faisait  un  enfant  chaque  année. 

Quoique  profondément  désillusionné  des  choses  de 
ce  monde,  et  connaissant  par  expérience  le  néant  des 
richesses,  il  ne  désespérait  point  de  rétablir  sa  fortune 
et  me  faisait  part  du  résultat  espéré  de  telle  plantation  ; 
il  s'appliquait  surtout  à  la  culture  du  tabac.  Ancien 
disciple  du  Caveau,  il  possédait  Collé,  Panard  et  Béran- 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  295 

ger,  dont  nous  chantions  ensemble  quelques  refrains 
en  dégustant  des  vins  de  France,  bonheur  que  je  n'a- 
vais point  goûté  depuis  six  mois.  Il  faut  avoir  été  privé 
pendant  ce  long  temps  de  toute  communication  avec 
la  dive  bouteille,  pour  apprécier  à  sa  valeur  la  jouis- 
sance que  procure  le  choc  d'un  verre  ami. 

Comme  je  devais  m'arrèter  à  ïustepec  pour  m'em- 
barquer  sur  le  Papaloapam,  je  vendis  chevaux  et 
mulets,  et  payai  à  José  le  compte  de  ses  journées.  Le 
pauvre  garçon  me  quitta  les  larmes  aux  yeux  et  ne  de- 
mandait pas  mieux  que  de  me  suivre  au  bout  du  monde. 
Il  oubliait  sa  mère,  dont  il  était  le  seul  soutien;  je  le 
lui  rappelai,  il  me  donna  Yabrazo  mexicain  et  partit. 

Durant  mon  séjour,  M.  B.  me  conduisait  dans  les 
diverses  plantations  du  village  ;  il  m'expliquait  la 
culture  des  produits,  le  rendement  de  chacun  d'eux, 
passant  en  revue  la  canne  à  sucre,  le  tabac,  le  coton, 
le  maïs,  la  vanille,  etc.  Il  se  plaisait  à  me  dire  la  fécon- 
dité de  la  terre. 

Le  millième  n'est  pas  cultivé,  la  carrière  est  ouverte 
à  tous  ;  il  suffit,  pour  devenir  propriétaire,  de  se  faire 
naturaliser  citoyen  de  la  commune ,  et  vous  avez  le 
droit  de  choisir,  dans  le  territoire  du  village,  telle 
position  qui  vous  convient  le  mieux;  vous  n'avez 
d'autre  obligation  que  d'abattre  les  bois  et  d'enclore 
le  champ.  Il  m'expliquait  avec  quelle  facilité  l'émi- 
grant  pourrait  se  créer  l'aisance  et  le  bien-être  qu'il 
atteint  avec  tant  de  peine  aux  Etats-Unis.  Le  coton  est 


29(3  LE   MEXIQUE. 

de  première  qualité,  le  tabac  classé  parmi  les  meil- 
leurs crus,  les  forêts  regorgent  de  vanille.  Mais  la 
grande  culture  est  interdite,  les  bras  manquent,  il  faut 
pour  ainsi  dire  cultiver  soi-même,  carie  naturel  qu'on 
emploie  vous  abandonne  après  quelques  jours  de  tra- 
vail, jusqu'à  ce  que,  son  salaire  épuisé,  la  faim  le 
ramène  à  vos  champs. 

Trois  jours  s'étaient  écoulés,  la  canoa  m'attendait; 
c'était  un  énorme  tronc  d'acajou  creusé,  mesurant 
quarante  pieds  de  longueur  sur  six  de  large;  l'équi- 
page se  composait  de  quatre  hommes.  Deux  bateaux 
pareillement  montés  nous  accompagnaient. 

De  Tustepec,  on  met  habituellement  quatre  jours 
pour  atteindre  Alvarado,  à  l'embouchure  du  fleuve. 
Quatre  jours  de  navigation  dans  une  pareille  embar- 
cation, par  un  soleil  d'enfer,  peuvent  passer  pour  des 
plus  pénibles.  Ajoutez-y  des  moustiques  affamés  et 
des  nuées  de  mouches  imperceptibles  plus  terribles 
encore,  et  vous  aurez  une  idée  des  charmes  du  voyage. 
Les  bords  du  fleuve  sont  plats  et  presque  déserts; 
en  approchant  de  la  côte,  vous  traversez  Casamaloa- 
pam ,  Tlacotalpam ,  un  peu  plus  bas  deux  colonies 
américaines,  et  vous  arrivez  à  Alvarado. 

Un  mouvement  étrange  animait  le  petit  port,  deux 
vapeurs  chargeaient  du  bois,  des  armes,  des  canons 
et  des  hommes.  Je  demandai  la  cause  de  ce  déména- 
gement, et  l'on  me  répondit  que  Miramon,  ayant  mis 
le  siège  devant  Vera  Gruz,  viendrait  probablement 


CHAPITRE    VIII. LA    MONTAGNE.  297 

s'emparer  d'Alvarado  ;  on  voulait  donc  qu'il  n'y  trou- 
vât rien  en  fait  de  munitions  de  guerre  et  d'engins 
utiles  dans  un  siège. 

Trois  goélettes  déjà  chargées  attendaient  que  les 
vapeurs  les  remorquassent.  Je  m'embarquai  sur  l'une 
d'elles,  et  le  soir  nous  étions  à  Vera  Cruz. 

Il  y  avait  sept  mois  que  j'étais  sans  nouvelle  de 
Mexico  et  je  me  réjouissais  d'en  apprendre  quelque 
chose  ;  mais  je  jouais  de  malheur,  la  ville  était  entou- 
rée, le  siège  commencé,  et  des  batteries  à  huit  cents 
mètres  de  la  place  montraient  déjà  la  gueule  de  leurs 
canons.  C'était  la  seconde  fois  que  je  me  trouvais  à 
pareille  fête. 

A  peine  débarqué,  je  rencontrai  un  ami  qui  me  prit 
pour  un  revenant.  Je  passais  pour  mort  depuis  trois 
mois  ;  on  me  disait  assassiné  dans  les  environs  de 
Mitla  et  le  récit  du  combat  que  j'avais  soutenu,  les 
détails  horribles  du  meurtre  étaient  parvenus  je  ne 
sais  comment  à  Mexico.  Un  artiste  de  l'endroit  en 
avait  fait  un  dessin  fort  exact  et  s'apprêtait  à  l'envoyer 
à  X Illustration.  Je  lui  écrivis  immédiatement  de  sus- 
pendre l'envoi,  ou  du  moins  de  modifier  le  tableau. 

J'étais  donc  de  nouveau  prisonnier  pour  un  temps 
indéfini  ;  car  on  ne  savait  combien  pourrait  durer  le 
siège,  et  Miramon  avait  juré  de  prendre  et  d'anéantir 
la  ville.  Les  moyens  de  destruction  du  général  n'étaient 
pas,  heureusement,  à  la  hauteur  de  sa  colère  ;  il  fit  ce 
qu'il  put,  c'est-à-dire  beaucoup  de  mal  inutilement, 


29N  LE    MEXIQUE. 

mais  ne  tint    ni   l'un  ni   l'autre    de   ses   serments. 

Je  reçus  à  mon  arrivée  la  plus  bienveillante  hospi- 
talité dans  la  maison  d'un  négociant  dont  ie  nom, 
connu  dans  toute  la  république,  est  synonyme  de  gran- 
deur d'âme,  de  dévouement  et  de  générosité,  je  veux 
parler  de  M.  Joseph  Lelon,  homme  d'esprit,  riche 
d'instruction,  jeune  d'idées.  Je  lui  adresse  de  loin,  en 
même  temps  que  ce  tribut  d'éloges  mérités,  mes  re- 
merciements pour  les  bontés  qu'il  me  prodigua.  Sa 
maison,  du  reste,  est  la  plus  avenante  deVera  Gruz; 
toute  une  pléiade  de  jeunes  et  vaillants  commis  la 
remplissent  du  bruit  de  leur  gaieté  gauloise,  et  je  prie 
mes  bons  camarades  Alfred  et  Léonce  Labadi  de  me 
considérer  comme  leur  débiteur,  pour  les  moments 
agréables  que  je  passai  près  d'eux. 

Mais  les  événements  se  précipitaient,  les  habitants 
avaient  envoyé  leurs  femmes  et  leurs  enfants  sur  les 
vaisseaux  marchands  à  l'ancre  dans  la  rade  ;  les  fa- 
milles pauvres  avaient  émigré  dans  le  fort  de  San 
Juan  d'Ulloa,  de  sorte  que  la  moitié  de  la  ville  était 
déserte.  Ceux  qui  restaient  fabriquaient  à  la  hâte  des 
covachas,  espèces  de  retraites  couvertes  de  poutres 
énormes  et  doublées  d'une  épaisse  couche  de  peaux 
de  chèvres,  de  manière  à  former  des  abris  à  l'épreuve 
de  la  bombe. 

La  ville,  admirablement  fortifiée,  n'avait  rien  à 
craindre  de  l'ennemi.  Cent  cinquante  canons  de  fort 
calibre  répondaient  aux  quelques  pièces  de  Miramon, 


CHAPITRE    V1U. LA    MONTAGNE.  299 

et  quoique  le  tir  ne  fût  ni  juste  ni  bien  nourri,  les 
artilleurs  de  Vera  Cruz  démontèrent  en  quelques  jours 
les  batteries  des  assiégeants;  cependant  une  couple  de 
mortiers  de  quatorze  faisaient  un  ravage  effroyable  ; 
ils  tiraient  jour  et  nuit,  et  lancèrent  plus  de  cinq  cents 
bombes  ;  deux  tombèrent  sur  la  maison  que  j'habitais, 
une  troisième  vint,  qui  coupa  mon  lit  en  deux;  inutile 
de  dire  que  je  n'étais  point  couché  ;  mais  ce  qui  peut 
paraître  incroyable,  c'est  qu'un  éclat  de  la  même 
bombe,  du  poids  de  cinquante  livres,  enleva  la  queue 
de  mon  ara,  perché  sur  une  échelle  dans  la  cour.  En 
personne  bien  élevée,  l'oiseau  se  trouva  mal,  mais  en 
fut  quitte  pour  un  évanouissement  et  quelques  gouttes 
de  sang  qui  prouvaient  combien  le  projectile  l'avait 
rasé  de  près. 

Au  milieu  de  ce  remue-ménage,  je  voulus  prendre 
quelques  vues  photographiques  et  j'allai  me  placer  à 
cet  effet  sur  l'un  des  belvédères  de  la  ville  ;  mais  on 
ne  me  laissa  pas  poursuivre  mes  opérations  :  l'autorité 
s'émut  de  cet  appareil  braqué  dans  la  direction  de 
l'ennemi  et  me  prit  pour  un  conspirateur  faisant  des 
signaux;  les  deux  instruments  me  furent  enlevés  et 
transportés  au  quartier  général,  et  j'eus  toutes  les 
peines  du  monde  à  les  avoir. 

Je  n'avais  du  reste  que  des  remerciements  à  l'adresse 
de  la  police,  car  le  pavillon  fut  emporté  peu  après  par 
un  boulet,  et  le  pied  de  ma  chambre  brisé  du  même 
coup.  Il  est  évident  que  j'eusse  pris  là  ma  dernière 


300  LE    MEXIQUE. 

vue.  Le  bombardement  durait  depuis  trois  semaines 
et  les  munitions  de  l'ennemi  étaient  épuisées  ;  mais  il 
attendait  deux  vaisseaux  espagnols  chargés  d'articles 
de  guerre ,  et  l'on  ne  pouvait  prévoir  où  se  seraient 
arrêtées  les  choses,  si  un  vapeur  américain  ne  se  fût 
emparé  de  ces  deux  barques.  Miramon,  déçu  dans  son 
espoir  de  détruire  la  ville,  se  retira  la  rage  dans  le  cœur, 
poursuccomber  six  mois  après.  On  connaît  son  histoire. 
J'eus,  pendant  mon  séjour,  l'honneur  de  voir  pour 
la  première  fois  le  président  Juarez,  qui  m'accueillit 
avec  bienveillance  et  se  hâta  de  me  faire  donner  des 
lettres  de  recommandation  pour  le  gouverneur  actuel 
duYucatan,  où  je  comptais  me  rendre  à  la  fin  du  mois. 
Nous  étions  au  20  avril  ;  et  le  vapeur  espagnol  qui 
fait  le  service  arrivait  le  28  pour  partir  le  30.  Je  n'a- 
vais pas  trop  de  ces  huit  jours  pour  préparer  mon 
expédition.  Il  s'agissait  de  trouver  des  produits  chi- 
miques, des  glaces  et  de  l'argent,  hélas  !  que  je  ne 
pouvais  faire  venir  à  temps  de  Mexico.  Par  un  hasard 
tout  providentiel,  mon  ami  Alfred  Labadi  avait  nou- 
vellement reçu  de  France  une  caisse  contenant  des 
alcools  rectifiés,  de  l'éther  à  62°  et  des  iodures,  toutes 
choses  que  je  n'aurais  pu  trouver  sur  place  ;  il  me 
fallut  renoncer  aux  glaces  et  me  contenter  de  simples 
verres  assez  mauvais  dont  quelques-uns  se  brisèrent 
par  la  suite,  me  causant  une  perte  irréparable.  Quant 
à  l'argent,  M.  Lelon  m'ouvrit  généreusement  sa  caisse. 
Tout  étant  prêt,  je  partis. 


IX 


LE    YUCATAN 


Départ  de  Vera  Cruz — Le  vapeur  Mexico . — Sisal. — Les  Indiens  prisonniers. 
— Merida.— La  semaine  sainte  à  Merida.— Types  et  coutumes.— Première 
expédition  à  Izamal. — L'antique  voie  indienne. 


Le  30  avril,  je  m'embarquai  sur  le  Mexico,  vaisseau 
sale,  lent,  lourd,  dont  le  service  est  détestable.  Le 
3J  mai,  nous  étions  en  vue  des  terres  yucatèques  et  de 
Sisal,  notre  port  de  débarquement.  Le  Yucatan  est  le 
pays  des  ruines  le  plus  riche  sans  contredit  en  mo- 
numents américains,  il  en  est  couvert  du  nord  au  sud, 
et  nous  y  trouverons  les  plus  vastes,  les  plus  impor- 
tants et  les  plus  merveilleux  ouvrages  de  ces  civilisa- 
tions originales. 

Placé  à  l'extrémité  sud  de  la  confédération  mexi- 
caine, le  Yucatan1  en  fait  nominalement  partie;  car  je 

1.  Le  pays  de  Yucatan,  abordé  pour  la  première  fois  par  Cor- 
dova  en  1517,  puis  exploré  par  Griyalva,  ne  tarda  pas  à  être 
conquis  par  don  Francisco  de  Montejo,  qui  rassembla  à  ses  frais 


302  LE    MEXIQUE. 

n'ai  jamais  bien  compris  quelle  espèce  de  lien  l'atta- 
chait à  la  république;  indépendant  par  le  fait,  il 
appartient  aujourd'hui  à  l'opinion  avancée,  dite  libé- 
rale, représentée  à  Mexico  par  le  président  Juarez,  le 
premier  Indien  pur  sang  qui  arriva  jamais  au  pou- 
voir ;  demain,  au  moment  où  j'écris,  peut-être  s'est-il 
rallié  au  parti  réactionnaire!  Les  révolutions  sont 
permanentes  en  ce  curieux  pays,  et  les  changements 
à  vue  n'y  surprennent  personne. 

Le  Yucatan  n'a  guère  qu'une  seule  voie  de  commu- 
nication avec  le  monde.  Le  vapeur  Mexico  dessert  le 
petit  port  de  Sisal,  venant  et  retournant  de  la  Havane 
à  Vera  Cruz.  Ce  trajet  a  lieu  une  fois  par  mois,  quand 
le  vapeur  n'a  point  à  réparer  ses  avaries  ou  à  nettoyer 
sa  coque,  ce  qui  lui  arrive  de  temps  à  autre.  Le  com- 
merce, presque  nul  du  reste,  n'emploie  que  quelques 
goélettes  de  petit  tonnage  et  des  bâtiments  côtïers 
d'un  mince  format.  Sisal  et  Campêche,  Campêche 
surtout,  se  trouvent  le  centre  du  commerce  yucatèque. 
Placé  au  sud-ouest  de  Cuba,  entre  le  vingt-deuxième 
et  le  dix-septième  degré  de  latitude  nord,  le  quatre- 
vingt-huitième    et  le  quatre-vingt-quatorzième  de 


une  petite  armée  de  1,500  hommes,  dès  1527,  pour  soumettre  ce 
vaste  territoire.  La  civilisation  maya  qui  régnait  au  Yucatan 
était  fort  différente  de  celle  des  Aztèques  vaincus  par  Cortez. 
C'était  sans  doute  à  cette  civilisation,  mais  dans  un  âge  que  la 
science  ne  saurait  indiquer,  que  Ton  devait  plusieurs  des  ma- 
gnifiques monuments  qui  excitent  aujourd'hui  si  vivement  notre 
curiosité. 


CHAPITRE    IX. LE    YUCATAN.  303 

longitude  ouest,  le  Yucatan  n'est  qu'un  immense 
banc  calcaire,  de  quelques  pieds  à  peine  élevé  au- 
dessus  du  niveau  de  la  mer,  et  dont  les  côtes  n'offrent 
ni  port  ni  abri;  aussi  les  vaisseaux  d'un  fort  tonnage 
sont-ils  forcés  de  stationner  au  loin,  à  trois  milles  à  peu 
près,  ce  qui  rend  le  débarquement  fort  pénible  en  toute 
saison,  fort  périlleux  par  la  brise,  et  tout  à  fait  im- 
possible lorsque  le  vent  du  nord  souffle  dans  ces  pa- 
rages. 

Placé  sous  la  zone  torride,  doué  d'une  tempéra- 
ture des  plus  brûlantes,  le  Yucatan,  sauf  les  parties 
avoisinant  Tabasco  et  Belize  ,  jouit  d'un  climat 
relativement  sain,  et  cela,  grâce  à  la  sécheresse  de 
l'atmosphère.  Les  côtes  y  sont,  comme  toutes  celles 
du  golfe,  tributaires  du  vomito;  il  y  règne  en  été, 
mais  doux  et  rarement  mortel  :  l'épidémie  réser- 
vant ses  fureurs  pour  les  centres  d'émigration.  Le 
Yucatan,  qui  n'offre  pas  un  cours  d'eau,  on  peut 
même  dire  pas  une  goutte  d'eau,  n'a  qu'un  im- 
mense bois  taillis ,  semé  sur  sa  plaine  monotone  ; 
aussi  le  paysage  n'existe- t-il  pas,  vous  avez  tou- 
jours cette  même  ligne  d'horizon,  droite,  continue, 
désolante.  Mais,  terre  de  prédilection  pour  le  voya- 
geur, le  Yucatan  est  riche  en  souvenirs  :  monu- 
ments prodigieux  ,  femmes  ravissantes  ,  costumes 
pittoresques,  il  a  tout  pour  impressionner  ;  il  parle 
au  cœur  ,  à  l'âme  ,  à  l'imagination,  à  l'esprit ,  et 
quiconque    le    peut    quitter    avec    indifférence    ne 


304  LE    MEXIQUE. 

fut  jamais  un  artiste  et  ne  sera  jamais  un  savant. 

Je  surveillai  le  débarquement  de  mes  bagages  avec 
une  sollicitude  toute  paternelle  ;  les  marins  mettaient 
du  reste  à  leur  besogne  une  brutalité  pleine  de  dan- 
gers pour  mes  instruments  et  mes  flacons  de  produits 
chimiques,  et  ce  fut  avec  plaisir  que  nous  quittâmes 
les  flancs  du  vapeur.  Il  s'agissait  de  toucher  la  terre  ; 
trois  heures  de  bordées  nous  permirent  d'atteindre  le 
petit  môle  en  bois  qui  fait  de  Sisal  un  port  de  mer  : 
ce  ne  fut  pas  sans  une  certaine  joie,  tout  séjour  en 
mer,  de  quelque  durée  qu'il  soit,  m'étant  particuliè- 
rement désagréable. 

L'arrivée  du  vapeur  avait  jeté  quelque  animation 
sur  la  plage,  et  deux  ou  trois  dames  attendaient  à 
l'abri  d'un  hangar  le  passage  des  voyageurs.  Nous 
fûmes  soumis  à  l'inspection  de  ces  senoras,  qui  n'ont 
probablement  de  tout  le  mois  d'autre  distraction  que 
celle-là.  Je  me  fis  indiquer  la  fonda.  Quand  je  me  fus 
assuré  du  bon  état  de  toutes  choses,  je  pus  me  livrer 
sans  remords  à  une  réfection  des  plus  copieuses, 
n'ayant,  pendant  ces  trois  jours  de  traversée,  rien  pu 
prendre  sur  ce  déplorable  vapeur. 

Sisal  est  un  bourg  de  douze  cents  âmes  environ, 
défendu  par  un  fortin  en  ruines  où  veillent  quelques 
vieilles  pièces  de  canon  rouillées  et  silencieuses.  La 
rade  est  parsemée  de  coques  brisées  ou  enterrées  dans 
le  sable,  tristes  témoins  des  violences  du  nord.  Les 
maisons,  abritées  par  des  cocotiers,  meublées  de  ha- 


CHAPITRE    IX.  — LE    YUCATAN.  305 

macs ,  offrent  le  confort  des  climats  chauds  :  de  l'om- 
bre et  des  courants  d'air. 

Groupés  dans  la  cour  de  la  fonda]  quelques  Indiens 
attirèrent  mon  attention.  Ils  étaient  pour  la  plupart 
presque  nus;  les  femmes  portaient  un  simple  jupon, 
les  petits  ne  portaient  rien  :  tous  étaient  maigres, 
mais  bien  bâtis  ;  ils  avaient  un  air  de  fierté  sauvage 
que  je  n'avais  point  remarqué  parmi  les  individus  de 
l'espèce  que  j'avais  rencontrés  dans  le  village.  On  me 
dit  que  c'étaient  des  Indiens  bravos  faits  prisonniers 
dans  une  dernière  expédition  et  qu'on  les  expédiait  à 
la  Havane.  Là,  ils  sont  vendus  à  des  planteurs  2,500  à 
3,000  fr.,  et  leur  doivent,  pendant  dix  ans,  leurs  ser- 
vices, soit  à  la  ville,  soit  à  la  campagne,  comme  les 
Chinois  ou  les  coolies  :  après  quoi  ils  sont  libres.  Mais 
on  a  toujours  soin  de  prolonger  cette  espèce  d'escla- 
vage, et  ils  restent  à  Cuba  ou  meurent  à  la  peine.  De 
toutes  manières,  le  Yucatan  s'en  débarrasse  ;  ils  n'y 
reviennent  jamais. 

A  quatre  heures  du  soir,  la  diligence  nous  empor- 
tait vers  Mérida  au  galop  de  ses  cinq  mules.  Une 
plaine  couverte  d'efflorescences  salines  s'étendait  au- 
tour de  nous,  la  couche  épaisse  et  continue  était  blanc 
de  neige,  et  sans  la  chaleur  torride  qui  nous  accablait, 
on  se  serait  cru  volontiers  sur  quelque  lande  antarc- 
tique. Le  mois  de  mai  est  un  vilain  mois  pour  visiter 
le  Yucatan  ;  la  terre  est  sans  verdure,  le  taillis  sans 
feuillage  ;  tout  est  sec  et  laid  ;  les  pluies  de  juillet  lui 

20 


:{(H)  LE    MEXIQUE. 

donnent  à  coup  sûr  un  air  de  fête  que  je  n'ai  point  vu 
et  que  je  ne  peux  décrire.  Pour  le  moment,  le  taillis 
s'étendait  au  loin,  monotone,  couleur  de  cendre;  quel- 
ques arbres  à  vert  feuillage  faisaient  tache  sur  ce 
triste  tableau  ;  les  ronces  et  les  lianes  pendaient  des- 
séchées d'un  arbre  à  l'autre,  et  l'on  voyait  le  rocher 
calcaire  percer  le  sol  à  chaque  pas,  comme  le  squelette 
d'un  cadavre  momifié. 

Au  travers  du  bois,  passaient  des  bestiaux  exténués 
cherchant  vainement  un  brin  de  verdure  dans  les 
ronces  du  taillis.  Plus  loin,  le  cadavre  de  l'un  d'eux, 
entouré  de  zopilotes  dévorants  (espèce  de  vautours), 
témoignait  de  l'inflexible  stérilité  du  sol  jusqu'à  la 
saison  des  pluies.  Ainsi,  sous  un  ciel  de  feu,  au  milieu 
d'une  nature  désolée,  aveuglé  de  poussière,  on  arrive 
au  premier  relai. 

Mais  le  soleil  baisse,  l'ombre  s'étend,  le  crépuscule 
commence,  quelques  souffles  de  la  mer  parviennent 
jusqu'à  vous,  le  corps  accablé  se  réveille,  le  paysage 
prend  une  teinte  mystérieuse,  l'âme  s'abandonne  à 
des  rêveries  bizarres  que  vient  compléter  l'apparition 
de  blancs  fantômes.  C'est  l'Indienne  yucatèque,  au 
fustan,  jupon  lâche  ou  empesé,  orné  de  broderies 
bleues,  jaunes  ou  rouges,  couverte  du  uipile,  tunique 
très-ample,  qui  laisse  les  bras  et  les  épaules  nus,  et 
tombe  sans  ceinture  jusqu'à  mi-jambe  et  de  l'écharpe, 
blanche  aussi,  voilant  la  tête,  s'enroulant  autour  des 
bras  ou  flottant  au   gré  du  vent.  Plus  la  nuit  s'a- 


CHAPITRE    1\.—  LE    YUCATAN.  307 

vance,  et  plus  le  chemin  s'anime  ;  de  lourdes  voitures 
font  entendre  au  loin  le  grincement  de  leurs  essieux 
criards,  les  mules  se  saluent  de  hennissements  pro- 
longés ,  puis  des  groupes  d'Indiens  paraissent  ;  une 
courroie  d'écorce  enveloppe  leurs  fardeaux,  appuyés 
sur  l'épaule,  mais  portés  par  la  tète;  ils  vont  tristes, 
rapides  et  sans  bruit  :  trois  siècles  d'oppression  pèsent 
sur  leur  âme  éteinte.  A  votre  approche,  ces  silencieux 
passants  s'inclinent  ou  se  rangent  respectueusement 
sur  le  bord  du  chemin. 

Je  fus  naturellement  amené  à  établir  un  parallèle 
entre  cet  homme  sombre  et  le  nègre.  J'avais  vécu 
avec  les  Indiens  de  plusieuis  contrées  et  les  esclaves 
de  l'Amérique.  Deux  mots  pourront  peindre  ces  deux 
martyrs  de  la  conquête. 

L'Indien,  en  quelque  part  du  Mexique  qu'on  le 
prenne,  libre  ou  opprimé,  est  triste,  silencieux,  fatal: 
il  semble  porter  le  deuil  d'une  race  détruite  et  de  sa 
grandeur  déchue  ;  c'est  un  peuple  qui  meurt. 

Le  nègre,  au  milieu  des  chaînes  de  l'esclavage,  rit 
et  danse  encore  ;  il  a  l'insouciance  de  l'enfant,  l'-ingé- 
nuité  d'un  peuple  qui  naît. 

La  danse  de  l'Indien  a  tout  le  cachet  de  son  carac- 
tère :  il  glisse  en  mesure,  piétine  à  peine,  sa  figure 
reste  impassible,  et  le  chant  d'amour  qui  l'accom- 
pagne ne  semble  qu'une  longue  complainte. 

Le  nègre,  au  contraire,  s'élance  en  bonds  désor- 
donnés ,   en  postures  lascives ,    sa   cadence    est   une 


308  LE    MEXIQUE. 

tempête    et   son    chant    un    violent   éclat    de    rire. 
Au  deuxième  relai,  nous  nous  arrêtâmes;  il  était 
huit  heures,  et  le  Yucatèque  ne  peut  vivre  sans  pren- 
dre le  chocolat  trois  lois  par  jour  au  moins  ;  chacun 
prit  donc  une  tasse,  suivi  du  classique  verre  d'eau. 
La  besogne  achevée,  je  me  hâtai  de  courir  dans  la  rue 
du  village,  où,  malgré  la  nuit,  j'espérais  saisir  quel- 
que trait  original  de  la  physionomie  du  pays.  Je  n'y 
trouvai  rien  de  particulier  ,  que  cet  air  de  mélanco- 
lique tristesse  répandue  sur  les  maisons  délabrées, 
sur  les  animaux  et  sur  les  gens.  La  rue,  presque  dé- 
serte, était  silencieuse  ;  on  n'entendait  pas  un  cri,  et 
les  enfants  eux-mêmes  semblaient  porter  le  joug  de 
cette  mélancolie  profonde.  Aucun  symptôme  de  curio- 
sité ne  les  attirait  à  moi  ;  ils  me  regardaient  passer, 
craintifs  ou  indifférents,   sans  intérêt   comme   sans 
passion.  Une  seule  personne  s'approcha  de  moi ,  vrai 
fantôme  sous  son  vêtement  blanc  :  c'était  une  pauvre 
mendiante  affligée   d'une  affreuse  lèpre  ;  son  corps 
décharné,  sa  figure  hideuse  me  firent  une  impression 
pénible.  Je  me  hâtai  de  lui  jeter  un  réal  et  je  re- 
gagnai la  diligence;  on  repartait.  Nous  arrivâmes  à 
Mérida  !  vers  dix  heures  du  soir.   A  notre  premier 
voyage,  Mérida  possédait  une  fonda  (hôtel),  chose 

l.  Mérida  fut  fondé  sur  les  ruines  de  l'antique  cité  indienne 
qu'on  désignait  sous  le  nom  de  Tihoo  :  on  la  construisit 
en  1541,  par  les  ordres  du  petit-fils  de  Francisco  de  Montejo. 
Elle  réclamait  des  privilèges  comme  capitale  du  Yucatan  dès 
l'année  1543.  (Lopez  Cogollude,  Historia  de  Yucatan.) 


CHAPITRE    IX. LE    YUCATAN.  309 

rare  dans  ces  parages;  à  ma  seconde  expédition,  la 
fonda  n'existait  plus,  et  le  voyageur  n'avait  de  res- 
source que  dans  l'hospitalité  payante  d'une  maison 
particulière.  Je  m'étais,  à  mon  premier  séjour  chez 
doria  Rafaela,  lié  d'amitié  avec  l'excellent  docteur 
D.  Macario  Morandini,  Italien,  spirituel  polyglotte, 
grand  voyageur,  ayant  plusieurs  fois  t'ait  le  tour  du 
monde,  et  par  conséquent  l'un  des  plus  intéressants 
conteurs  que  j'aie  rencontrés.  J'appris,  à  la  descente 
de  voiture,  que  M.  Morandini  exerçait  encore  à  Mé- 
rida,  et  que,  la  fonda  n'existant  plus,  il  vivait  dans 
la  maison  du  serior  D.  Joaquim  Trugillo.  Je  m'em- 
pressai de  me  faire  conduire  chez  cet  excellent  homme, 
que  j'avais  aussi  connu  l'année  précédente.  D.  Joa- 
quim m'accueillit  avec  plaisir  et  mit  à  ma  disposition 
une  fort  belle  chambre  munie  de  son  hamac.  C'est, 
en  fait  de  mobilier,  tout  ce  qu'il  est  nécessaire  d'avoir. 
Quant  à  D.  Macario ,  il  fut  étonné  de  me  revoir,  ce 
bon  docteur  !  et  n'en  pouvait  croire  ses  yeux.  Il  m'a- 
vait quitté  l'année  précédente;  j'allais  alors  à  Pa- 
lenqué,  Mitla,  Mexico;  je  devais  de  là  retourner  en 
France,  et  certes,  je  ne  pensais  pas  moi-même  revoir 
jamais  le  Yucalan  ;  et  puis  ces  liaisons  loin  du  pays 
sont  pleines  d'un  charme  tout  particulier,  quelles  que 
soient  leur  date  et  leur  durée.  C'est  en  ami  qu'on  se 
quitte,  et  c'est  avec  bonheur  qu'on  se  revoit.  Aussi, 
quand  le  docteur,  après  avoir  mis  ses  lunettes,  car  il 
est  fort  myope,  m'eût  reconnu,  ce  fut  une  série  d'ac- 


310  LE    MEXIQUE. 

clamations  et  un  déluge  de  questions  auxquelles  je  ne 
pus  répondre.  Je  lui  expliquai  simplement  la  cause 
forcée  de  mon  retour,  comment  les  voleurs  m'avaient 
dépouillé  et  brisé  mes  clichés,  et  comme  quoi  j'étais 
forcé  de  recommencer  mes  travaux.  Il  s'était  passé 
bien  des  événements  depuis  mon  voyage  :  le  gouver- 
neur de  l'Etat,  Erigojen,  avait  quitté  le  fauteuil  de  la 
présidence  pour  la  paille  du  cabanon  ;  D.  Agustin 
Acereto  l'avait  remplacé.  Guerre  civile  sur  guerre 
civile  ;  les  Indiens  avaient  anéanti  une  forte  expédi- 
tion organisée  contre  eux,  et  tout  faisait  craindre  une 
attaque  de  leur  part.  Voilà  le  sommaire  des  nouvelles 
que  me  donna  le  docteur.  Je  me  retirai  vivement 
contrarié  :  cette  victoire  des  Indiens  bravos  rendait 
mes  expéditions  fort  dangereuses ,  principalement 
celle  qui  devait  me  mener  à  Chichen-ltza,  enclavé 
dans  leur  territoire.  Néanmoins  je  m'endormis  bien- 
tôt, grâce  au  balancement  de  mon  hamac,  et  ne  me 
réveillai  que  fort  tard  avec  un  affreux  torticolis.  C'est 
l'effet  ordinaire  du  hamac  pour  quiconque  ne  s'est 
point  familiarisé  avec  son  usage;  or  depuis  longtemps 
j'avais  rompu  avec  cette  coutume,  il  me  fallait  un 
nouvel  apprentissage.  Je  me  hâtai  de  sortir  pour  pro- 
fiter des  quelques  instants  de  fraîcheur  de  la  matinée. 
J'allai  visiter  cette  ville  charmante  ,  son  marché  si 
animé,  admirer  ces  métis  au  galbe  de  vierge,  aux 
formes  accusées,  aux  chairs  de  bronze  dans  leur  at- 
trayant costume. 


CHAPITRE    JX. — LE    YUCATAN.  311 

Voyez-les  portant,  gracieuses,  le  corps  cambré, 
leurs  paniers  de  fleurs  et  de  fruits,  avec  leur  main 
levée  au-dessus  de  l'épaule;  souriantes  et  faciles, 
elles  céderont  avec  la  même  grâce  et  les  fleurs  de 
leur  corbeille,  et  les  roses  de  leur  sourire. 

Mérida ,  autrefois  capitale  de  tout  le  Yucatan, 
partage  aujourd'hui  la  suprématie  avec  Gampèche 
qui,  depuis  1847  ou  1848,  forme  un  Etat  séparé.  Ce 
fut  en  1847  qu'éclata  cette  effroyable  révolte  des 
Indiens  qui  a  ruiné  le  Yucatan  et  qui  menace 
chaque  jour  de  le  rayer  du  nombre  des  États  policés. 

Voici  en  quelles  circonstances  : 

Lors  des  démêlés  de  Campêche  et  de  Mérida,  cette 
dernière  résolut  de  soumettre  la  ville  rebelle,  et, 
comme  les  troupes  manquaient,  on  eut  la  malheureuse 
idée  d'armer  les  Indiens  et  de  les  emmener  comme 
auxiliaires  dans  l'expédition  projetée. 

Campêche,  défendue  par  une  bonne  enceinte  et  par 
une  garnison  courageuse,  ne  put  être  prise.  On  brûla 
quelques  faubourgs  et  l'armée  dut  se  retirer;  mais 
les  Indiens,  poussés  par  quelques  métis,  brûlant  du 
reste  de  s'affranchir  d'un  joug  effroyable,  ne  voulurent 
point  rendre  leurs  armes  et  commencèrent  cette 
guerre  de  dévastation,  qui  s'est  continuée  sans  inter- 
ruption jusqu'à  ce  jour.  Après  avoir  brûlé  leurs  vil- 
lages, ils  s'enfuirent  en  masse  au  fond  des  bois  où  ils 
se  bâtirent  une  capitale,  Chan  Santa  Cruz.  Delà  par- 
tent incessamment  des  expéditions  meurtrières.    Ils 


312       •  LE    MEXIQUE. 

détruisirent  ainsi  ou  ruinèrent  à  moitié  Izamal, 
Valladolid,  Sakalun,  Tikul,  Tekax,  une  foule  de  vil- 
lages et  di  haciendas.  Pour  eux,  c'est  une  guerre  d'ex- 
termination où  il  n'est  point  fait  de  quartier  :  femmes, 
enfants,  vieillards,  leur  haine  s'attache  à  tous  les 
blancs,  leur  furie  vengeresse  ne  connaît  point  de  pitié. 

On  raconte  qu'à  Tekax  ils  tuèrent  à  puro  machete, 
au  sabre  seulement,  deux  mille  cinq  cents  personnes 
en  trois  jours.  Les  supplices  les  plus  barbares 
accompagnent  ces  exécutions;  les  femmes,  mises 
nues  et  violées,  servent  de  jouet  aux  jeunes  gens  qui 
suivent  ces  expéditions;  les  mutilations  les  plus  épou- 
vantables achèvent  leur  supplice.  Certains  prison- 
niers sont  en  outre  réservés  pour  les  fêtes  nationales 
de  Ghan  Santa  Cruz.  Là,  un  anneau  passé  dans  le  nez, 
on  leur  fait  jouer  le  rôle  de  taureau  dans  un  cirque; 
poursuivis  par  les  pierres,  les  flèches  et  les  lances,  ils 
rendent  le  dernier  soupir  au  milieu  d'un  supplice  sans 
nom  :  on  ne  les  abandonne  que  lorsque  le  corps,  ne 
formant  qu'une  plaie,  tombe  de  douleur  et  d'épuise- 
ment. Malgré  toute  l'horreur  de  ces  vengeances,  on  ne 
peut  s'empêcher  de  voir  en  ces  exécutions  quelque 
chose  de  providentiel;  on  regrette  pourtant  qu'un 
peuple  innocent  paye  la  dette  de  sang  que  lui  laissa 
l'Espagne,  seule  responsable  devant  Dieu  de  tant 
d'infamies  commises  dans  le  nouveau  monde. 

Quant  aux  Yucatèques,  leurs  représailles  sont  mar- 
quées au  coin  de  la  douceur  et  de  l'humanité.  Ils  se 


CHAPITRE    IX. —  LE    YUCATAN.  313 

bornent  à  circonscrire  autant  que  possible  la  marche 
envahissante  des  Indiens  et  à  transporter  leurs  prison- 
niers à  la  Havane,  où,  comme  nous  l'avons  dit,  ils 
remplissent  le  rôle  de  coolies  chinois.  Quoi  qu'il  fasse, 
le  gouvernement  est  impuissant  à  contenir  les  révoltés. 
Ceux-ci,  pleins  d'une  soif  inextinguible  de  vengeance, 
fanatisés  par  leurs  bonzes,  car  ils  ont  renoncé  à  la 
religion  menteuse  qui  les  opprimait,  se  jettent  sur  les 
blancs  comme  des  bêtes  féroces,  sans  crainte,  indiffé- 
rents à  la  mort  ;  chaque  meurtre  leur  ouvre  au  ciel  de 
leurs  aïeux  une  existence  divine,  ou  sur  la  terre  une 
transformation  brillante.  Ils  possèdent  aujourd'hui 
les  meilleures  terres  de  la  péninsule,  et  ce  malheureux 
pays  ne  traîne  plus  qu'une  existence  morne  et  déco- 
lorée. Le  Yucatan  est  à  l'agonie  et  le  corps  politique 
semble  prêt  à  rendre  le  dernier  souffle  ;  rongé  par 
trois  plaies  sanglantes,  trois  guerres  civiles  à  la  fois  : 
guerre  de  Mérida  à  Campêche,  guerre  des  partis  à 
l'intérieur  de  l'État  même,  guerre  indienne,  on  s'é- 
tonne de  le  voir  respirer  encore. 

Eh  bien  !  quoi  qu'il  en  soit  de  cette  indifférence  im- 
pie, de  cette  rage  parricide  des  blancs,  on  se  prend 
de  sympathie  étrange  pour  ce  malheureux  peuple. 
Bon,  beau,  intelligent,  c'est  le  plus  remarquable  de 
la  république  mexicaine,  celui  qui  a  fourni  le  plus 
d'hommes  capables  comme  politiques,  poètes  et  his- 
toriens. Obligeants  au  suprême  degré,  hospitaliers 
comme  on  ne  l'est  plus,  je  conserverai  toujours  une 


314  LE   MEXIQUE. 

grande  admiration  pour  leurs  vertus  privées,  en  même 
temps  qu'une  affection  sincère  et  une  reconnaissance 
profonde. 

Parmi  les  églises  de  Mérida,  la  cathédrale  est  la 
plus  remarquable.  C'est  un  assez  grand  édifice  de 
style  jésuite  ;  le  portail  fort  simple  est  flanqué  de  deux 
statues,  œuvre  d'un  artiste  du  cru,  et  qui  passent  pour 
fort  belles  aux  yeux  des  habitants !.  Les  maisons  n'ont 
qu'un  étage,  la  plupart  qu'un  rez-de-chaussée;  les 
toits  sont  plats,  les  cours  à  colonnades  et  plantées  de 
palmiers  sont  fort  gracieuses,  et  les  vastes  corridors 
sont  tendus  de  hamacs  pour  la  sieste. 

La  grande  place  faisant  face  à  la  cathédrale  est 
plantée  de  ceiôas,  ornée  de  fleurs  et  entourée  de  mai- 
sons à  portiques;  elle  est  charmante,  mais  on  n'y 
vient  guère  que  le  soir  :  le  jour,  la  chaleur  est  trop 
intense,  et  chacun  reste  enfermé  chez  soi.  Le  théâtre, 
petite  salle  enfumée,  s'ouvre  de  temps  à  autre  à  quel- 
que troupe  espagnole,  et  la  principale  distraction 
consiste  en  promenade  en  calezas*,  où  les  jeunes  filles 
étalent  la  fraîcheur  de  leurs  toilettes  et  distribuent 
les  éclairs  de  leurs  yeux  noirs. 

Le  marché  abonde  en  fruits  du  tropique  :  ce  sont 
les  ciruelas,  espèce  de  prunes;  les  ananas  et  les  ba- 
nanes de  plusieurs  espèces;  la  cherimoia,  le  roi  des 


1.  La  cathédrale    de  Mérida  fut  achevée  en  1598,  la  ville  avait 
été  érigée  en  cité  épiscopale  dès  1561. 
•2.  Espèce  de  volante,  voiture  havanaise. 


CHAPITRE    IX. -LE    YOCATAN.  31  O 

fruits  tropicaux  ;  Vdguanavana,  variété  du  précédent, 
mais  d'un  développement  énorme  et  qui  ne  sert 
qu'aux  dulces  (confitures)  ;  Yauacate,  fruit  à  beurre; 
les  dattes  et  le  coco,  l'orange,  la  pastèque,  le  melon, 
îe  mangOj  la  papaya,  toute  la  famille  des  sapote, 
c/iico,prieto,  blanco,  mamey,  de  Santo  Domingo,  pe- 
tit, rouge,  blanc,  etc.;  les  patates,  le  camote,  etc. 

L'exportation  fait  peu  de  chose  ;  le  principal  revenu 
des  haciendas  consiste  dans  la  vente  du  jenequen,  fil 
tiré  d'une  espèce  d'agave,  plante  textile  dont  on  fait 
d'excellents  cordages  et  avec  laquelle  les  naturels 
confectionnent  leurs  hamacs.  Le  Yucatan  produit  la 
canne  dans  les  lieux  humides ,  le  tabac,  le  maïs  et  le 
frijol,  haricot  qui  compose,  comme  dans  toute  la 
république,  la  nourriture  exclusive  des  Indiens. 

Mérida  contient  près  de  vingt-cinq  mille  habitants, 
et  je  me  suis  laissé  dire  qu'il  y  avait  plus  de  vingt 
mille  femmes  pour  environ  quatre  mille  mâles.  Les 
naissances  sont  en  moyenne  de  cinq  pour  un,  et  les 
guerres  civiles,  les  Indiens,  l'exil,  établissent  cette  dif- 
férence énorme  entre  les  deux  sexes.  Aussi  les  maris 
y  sont-ils  rares,  et  les  jeunes  filles  hères  d'en  trouver. 
Les  célibataires  y  courent,  m'a-t-on  dit,  bien  des 
dangers.  Lecteurs,  j'en  suis  revenu  sain  et  sauf. 

J'arrivai  à  Mérida  le  mercredi  de  la  semaine  sainte 
de  l'année  1860,  et  je  voulus,  avant  d'entreprendre 
mon  voyage  dans  l'intérieur,  voiries  cérémonies  reli- 
gieuses dont  on  m'avait  beaucoup  parlé.  On  travaillait 


31 H  LE    MEXIQUE. 

avec  ardeur  dans  l'église  à  tout  disposer  pour  ces 
augustes  fêtes;  de  tous  côtés,  on  édifiait  les  chapelles 
ardentes  ;  c'était  un  luxe  de  verroteries  de  toutes  cou- 
leurs, une  dépense  inouïe  de  fleurs.  Le  jeudi,  les 
processions  commencent,  pour  continuer  jusqu'au 
samedi.  Les  colonies  espagnoles,  comme  la  métropole, 
sont  folles  d'images  et  de  statues  de  saints.  Chaque 
église  se  montre  fière  de  telle  ou  telle  statue,  représen- 
tant saint  Joseph,  ou  la  Vierge,  ou  saint  Antoine  ;  et 
Mexico,  de  ce  côté,  peut  en  revendre  à  toutes  les  par- 
ties du  monde.  Le  culte  des  images  a  toujours  été  le 
bien  venu  chez  les  Indiens  qui  ont  besoin,  dans  la 
simplicité  de  leur  nature,  de  matérialiser  l'objet  de 
leur  adoration;  aussi  ne  voit-on  pas  une  église  indienne 
dans  les  districts  les  plus  rapprochés,  qui  ne  soit 
munie  d'un  petit  musée  de  saints.  Je  ne  fus  pas  aussi 
surpris  que  je  pensais  l'être,  à  la  vue  de  toutes  ces 
cérémonies  religieuses  que  j'avais  admirées  à  Mexico  ; 
et  n'était  le  luxe  déployé  par  les  senoras  qui  se  pa- 
rent, en  ces  jours  de  deuil,  de  leurs  plus  brillants 
atours,  et  les  délicieux  costumes  des  métis  qui  se  por- 
tent en  foule  à  ces  cérémonies,  je  n'eusse  pris  aucun 
intérêt  à  la  chose. 

Tantôt  la  foule  promenait  le  Christ  entre  quatre 
soldats  romains ,  suivi  de  la  Vierge  aux  Sept-Dou- 
leurs,  et  plus  loin  de  sainte  Elisabeth  munie  d'un 
mouchoir  trempé  de  larmes;  le  lendemain,  une  Cène 
copiée  de  Léonard  de  Vinci,  un  Crucifiement  d'après 


CHAdITRE    IX. — LE   YUCATAN.  317 

Rubens,  ou  la  sainte  Trinité  avec  tous  ses  attributs. 
Chaque  sujet  était  revêtu  de  costumes  précieux,  et  la 
Vierge  étalait  des  parures  de  perles  et  de  diamants 
d'un  grand  prix.  Une  musique  des  plus  primitives 
précédait  chaque  procession,  et,  dans  les  églises,  des 
orgues  de  Barbarie  déployaient,  en  l'absence  de  tout 
autre  orchestre,  le  luxe  de  leur  répertoire.  Je  me 
rappelle  avoir  entendu  le  vendredi  saint,  dans  une 
chapelle  taisant  face  à  la  cathédrale,  l'un  de  ces 
instruments  vraiment  barbare,  entonner  la  Monaco 
pour  déplorer  la  mort  du  Sauveur.  Le  soir,  la  ville 
de  nouveau  sillonnée  par  les  processions,  offrait  à 
l'œil  une  illumination  des  plus  splendides.  Chaque 
maison,  tendue  de  tapis  aux  riches  couleurs  et  de  ri- 
deaux de  mousseline  brodée,  jetait  la  lumière  de  mil- 
liers de  cierges  sur  le  passage  des  saintes  reliques, 
et  la  foule  immense,  dont  chaque  individu  portait  un 
luminaire,  la  masse  bigarrée,  les  senoras  aux  riches 
costumes  et  les  vêtements  gracieux  des  métis,  for- 
maient un  tableau  extraordinaire  et  présentaient  un 
aspect  des  plus  féeriques. 

Les  fêtes  terminées,  il  me  fallait  penser  à  mes  expé- 
ditions; j'étais  arrivé  muni  de  lettres  du  président 
Juarez.  Il  avait  mis  à  me  recommander  au  gouver- 
neur du  Yucatan  une  bienveillance  empressée  :  je  lui 
adresse  de  loin  mes  remerciements  bien  sincères.  J'ai 
pareillement  des  actions  de  grâces  à  rendre  à  M.  Ma- 
nuel Donde,  qui  me  donna  des  lettres  pour  le  juge  de 


318  LE    MEXIQUE. 

Citax,  et  des  recommandations  à  Tikul,  pour  l'homme 
d'affaires  de  don  Felipe  Péon  et  de  don  Simon  Péon, 
propriétaire  d'Uxmal,  et  qui,  plus  tard,  mit  géné- 
reusement à  ma  disposition  toute  une  escouade  de  ses 
Indiens.  Partout  enfin  je  n'ai  trouvé  que  bon  accueil, 
des  mains  tendues  pour  serrer  les  miennes  et  des  sou- 
rires de  bienvenue. 

Le  lundi  de  Pâques,  je  traitai  avec  un  entrepre- 
neur de  voitures  qui  devait  me  fournir  une  caleza  de 
voyage  à  trois  mules  ;  la  caleza  est  une  espèce  de 
volante  avec  arrière-train  pour  les  bagages.  Il  fut 
convenu  que  nous  partirions  le  mardi  matin,  de  deux 
heures  et  demie  à  trois  heures  ;  car,  autant  que  pos- 
sible, on  a  soin  de  voyager  la  nuit,  pour  éviter  aux 
mules  les  terribles  chaleurs  du  jour.  Je  dormais  pro- 
fondément, quand  le  domestique  vint  frapper  à  ma 
porte  ;  il  s'empara  aussitôt  de  mon  bagage  qui  fut 
attaché  à  l'arrière-train.,  ainsi  que  la  chambre  noire 
et  les  produits  chimiques;  j'avais  près  de  moi,  et  le 
plus  souvent  sur  mes  genoux,  les  deux  boîtes  à  glaces 
afin  que  les  violents  cahots  de  la  route  ne  les  bri- 
sassent point.  Je  me  rendais  à  Izamal,  ce  qui  n'est 
qu'une  simple  excursion  de  seize  lieues,  avec  route 
carrossable  ;  je  n'avais  point  à  m'éloigner  des  endroits 
habités. 

Partis  le  matin,  nous  arrivâmes  le  soir  vers  les 
trois  heures,  et  je  m'empressai  de  rendre  ma  visite 
au  gouverneur,  don    Agustin    Acereto,    auquel  je 


CHAPITRE    IX. —  LE    YUCATAN.  319 

remis  la  lettre  de  Juarez.  Don  Agustin  mit  à  ma 
disposition  ce  qui  m'était  nécessaire  ,  me  promet- 
tant, pour  ma  prochaine  expédition  à  Chichen-ltza, 
une  escorte  suffisante  pour  éviter  un  coup  de  main. 

lzamal,  à  en  juger  par  l'importance  de  ses  ruines, 
dut  être  autrefois  un  grand  centre  dépopulation1. 
Les  alentours  sont  parsemés  de  pyramides  artificielles, 
et  deux,  entre  autres,  sont  les  plus  considérables  de  la 
péninsule.  Placées  face  à  face,  au  centre  de  la  petite 
ville  moderne,  à  un  kilomètre  l'une  de  l'autre,  elles 
étaient  composées  d'une  première  pyramide  de  deux 
cent  cinquante  mètres  de  côté  sur  quinze  de  hauteur, 
servant  de  base  à  une  seconde  beaucoup  plus  petite 
et  adossée  au  coté  nord  delà  première.  Sur  cette  se- 
conde pyramide,  se  trouvait  le  temple  d'où  le  prêtre 
ou  le  chef  pouvait  facilement  haranguer  la  multi- 
tude assemblée  à  ses  pieds  sur  les  vastes  plateaux  de 
la  première  pyramide.  Les  Espagnols  détruisirent  le 
cône  tronqué  de  l'une  et  construisirent  sur  le  plateau 
un  immense  cloitre  ainsi  que  l'église  paroissiale 
d'Jzamal.  La  base  d'une  autre  élévation  artificielle, 
enclavée  dans  les  cours  d'une  maison  particulière, 
contenait  encore  des  restes  de  figures  gigantesques, 
dont  l'une  fut  donnée  par  Stephens  et  Catherwood 


1.  Selon  un  historien  moderne,  les  ruines  d'Izamal  appartien- 
draient à  la  même  période  que  celle  de  Mayapam  et  Palenqué  ; 
c'est-à-dire  qu'elles  remonteraient  à  la  plus  haute  antiquité.  La 
tradition  en  fait  un  lieu  de  sépulture  au  prophète  Zamma. 


320  LE    MEXIQUE. 

dans  leur  album  lithographique  ;  et  c'est  ici  le  cas  de 
rappeler  de  quelle  manière  on  entend  l'histoire.  Ces 
messieurs  placent  les  figures  ci-dessus  dans  un  désert; 
au  pied  de  la  pyramide,  se  trouve  un  tigre  en  fureur, 
tandis  que  des  Indiens  sauvages  l'ajustent  avec  leurs 
flèches.  A  force  de  vouloir  faire  de  la  couleur  locale, 
on  fausse  l'histoire  et  on  déroute  la  science.  Ces  fi- 
gures se  trouvent  au  milien  même  de  la  petite  ville 
d'Izamal.  Combien  d'erreurs  on  relève  chaque  jour 
en  voyage,  dans  les  relations  des  littérateurs  (voire 
les  plus  illustres,  à  commencer  par  Chateaubriand)! 
Que  d'idées  fausses  répandues  dans  le  peuple  par  les 
enthousiastes  qui  s'extasient  devant  un  brin  d'herbe, 
éclairé  par  un  autre  soleil  et  quelque  peu  différent 
de  ceux  que  nous  foulons  aux  pieds;  que  de  sottes 
déclamations  sur  les  forêts  vierges,  le  soleil  africain, 
le  ciel  mexicain,  sur  la  majesté  de  telle  nature  ra- 
bougrie !  et  quelle  rage  éprouve-t-on  de  vouloir  tout 
changer? 

On  me  fit  remarquer  une  figure  du  même  style, 
mais  plus  gigantesque,  nouvellement  découverte.  Ce 
fut  en  enlevant  les  pierres  éboulées  depuis  des  siècles 
et  qui  encombraient  le  pied  de  la  pyramide,  qu'on 
aperçut  tout  à  coup  une  tête  de  douze  pieds  de  hau- 
teur, entourée  d'ornements  bizarres,  d'un  genre 
cyclopéen.  Ce  sont  de  vastes  entailles,  espèces  de  mo- 
delages en  ciment,  dont  il  est  difficile  de  donner  une 
idée  ;  la  tête  elle-même  est  modelée  de  la  même  ma- 


CHAPITRE    IX. MÉRIDA.  321 

nière  ;  ainsi,  par  exemple ,  deux  énormes  cailloux 
forment  la  prunelle  des  yeux,  et  au  moyen  du  ciment, 
ils  modelaient  la  paupière;  ils  obtenaient  les  ailes  du 
nez  et  les  lèvres  par  le  même  procédé,  et  nous  retrou- 
vâmes plus  tard  quelque  chose  de  semblable  dans  les 
bas-reliefs  de  Palenqirè,  qui  sont  (je  parle  de  ceux 
qui  ornent  les  piliers  du  palais),  comme  à  Izamal,  de 
simples  modelages  en  ciment.  Izamal,  du  reste,  nous 
semble  la  première  étape  de  la  civilisation  au  Yuca- 
tan  et  pourrait  bien  être  contemporaine  de  Palenqué, 
dont  les  ruines  portent  un  si  grand  cachet  d'antiquité. 
L'une  des  choses  qui  excita  le  plus  mon  admiration 
fut  une  route,  dont  il  n'est,  autant  que  je  sache,  fait 
mention  nulle  part  et  que  l'on  me  fît  remarquer,  se 
dirigeant  d'Izamal  surMérida.  Elle  longe,  un  mille  ou 
deux  durant,  la  route  moderne,  et  en  la  suivant  dans 
les  bois,  en  soulevant  la  couche  de  débris  et  d'humus 
qui  la  cache,  on  découvre  une  voie  magnifique  de  sept 
à  huit  mètres  de  largeur,  dont  les  assises  sont  en 
pierres  énormes  surmontées  d'un  mortier  de  pierre 
parfaitement  conservé,  lequel  est  couvert  d'une 
couche  de  ciment  de  deux  pouces  d'épaisseur.  Cette 
route  se  trouve  partout  à  un  mètre  et  demi  environ 
au-dessus  du  sol,  de  façon  que,  pendant  les  grandes 
pluies,  le  voyageur  était  toujours  à  l'abri  de  l'inon- 
dation. La  couche  de  ciment  semble  posée  d'hier.  Il 
n'y  a  pas  lieu  de  s'en  étonner,  quand  on  songe  que 
les  véhicules  à  roues  ne  devaient  pas  exister  chez  ces 

21 


322  LE    MEXIHIE. 

peuples  manquant  d'animaux  de  trait  ;  tout  se  faisant 
à  dos  d'hommes,  une  route  aussi  solidement  établie 
devait  difficilement  se  détériorer.  Ce  qui  surprend, 
c'est  l'épaisse  couche  d'humus  qui  recouvre  cette  voie 
ancienne.  Dans  une  contrée  aussi  sèche,  où  la  végé- 
tation est  si  rachitique,  on  se  demande  quelle  série  de 
siècles  il  a  fallu,  pour  produire  quarante  centimètres 
environ  de  détritus.  En  somme,  je  ne  rapportai  d'Iza- 
mal  que  trois  clichés,  regrettant  que  mes  moyens  ne 
me  permissent  pas  de  faire  des  fouilles  qui,  certaine- 
ment, eussent  été  productives. 


X 


CH ICHEN- ITZA 


Seconde  expédition.— Citaz.— Piste.  —  Le  christ  de  Piste.—  Chichen-Itza. 
—  Les  ruines.  —  Le  musicien  indien.  —  Le  retour.  —  Le  médecin  malgré 
lui. 


Izamal  n'avait  été  qu'une  excursion  ;  ce  fut  ma 
sortie  d'essai,  et  j'éprouvai  à  combien  de  vicissitudes 
les  collodions  seraient  sujets  par  la  suite.  La  chaleur 
au  Yucatan  est  toujours  fort  élevée,  le  thermomètre 
variant  dans  cette  saison,  nous  sommes  en  avril,  de 
trente-six  à  quarante  degrés  ;  quarante-deux  fut  le 
maximum;  il  s'y  maintint  pendant  deux  jours.  Nous 
dirons  pourquoi.  La  culture  au  Yucatan,  comme  dans 
Tabasco  et  les  montagnes  de  Chiapas  se  pratique  de 
la  manière  suivante.  Travailler  la  milpa  veut  dire 
préparer  la  terre  à  recevoir  le  grain;  on  a  fait  aussi 
le  verbe  milpear,  récolter,  de  là,  milpa,  la  moisson. 
Chaque  propriétaire,  hacendado,  désigne  dans  ses 
terres  chaque  partie  de  bois  devant  être  abattue  pour 


324  LE   MEXIQUE. 

faire  place  à  la  semaille  du  maïs.  Toute  la  presqu'île 
est  couverte  de  bois.  Les  Indiens  se  rendent  donc  au 
lieu  indiqué,  coupent,  abattent  bois  et  taillis,  puis 
laissent  sécher  sur  place.  Ceci  se  passe  généralement 
au  mois  de  septembre  ou  octobre  ;  six  mois  de  soleil 
calcinent  ces  branchages  ;  au  mois  d'avril  qui  précède 
les  pluies,  on  dispose  les  bois  de  manière  que,  le  feu 
une  fois  allumé,  l'incendie  se  propage  facilement  à 
toute  la  masse  abattue.  Dans  le  même  mois,  vers  le 
midi,  se  lève  régulièrement  un  vent  impétueux  qui 
pousse  les  flammes  en  tourbillons  et  facilite  l'incen- 
die, guemason.  Si  tout  brûle  bien,  c'est  une  chance 
de  bonne  récolte,  les  cendres  fument  la  ferre,  sinon 
l'on  perd  une  masse  de  terrain  préparé  qui,  restant 
embarrassé  par  les  cadavres  des  arbres,  ne  donne  plus 
qu'une  maigre  récolte.  Une  fois  ceci  fait  et  les  pre- 
mières pluies  tombées,  l'on  pique  le  maïs  et  l'on 
attend. 

Chaque  chose  au  monde,  chaque  coutume  est  la 
résultante  des  divers  milieux  où  l'on  s'agite.  Cette 
manière  de  cultiver  est  toute  indienne.  Ainsi,  outre 
la  difficulté  de  labourer  une  terre  dont  l'arête  calcaire 
écorche  de  toutes  parts  la  couche  végétale,  le  défaut 
d'animaux  domestiques  et  d'instruments  de  fer  avait 
forcé  les  Indiens  a  chercher  une  méthode  plus  expé- 
ditive  de  préparer  le  sol  à  la  culture.  Ce  vent  régu- 
lier, qui  s'élève  chaque  jour  à  la  même  heure,  leur 
donna  probablement  l'idée  de  brûler  afin  de  débar- 


CHAPITRE    X. CHICHEN-iTZA.  325 

rasser  la  terre  ;  n'ayant  pas  de  bestiaux,  et  par  consé- 
quent pas  d'engrais,  la  cendre  put  le  remplacer,  et 
comme  dans  une  contrée  où  la  chaleur  est  intense  les 
bois  étaient  de  peu  de  valeur,  on  n'eut  aucun  sacrifice 
à  faire  pour  suivre  ce  qui  s'offrait  si  naturellement  à 
l'esprit.  Je  reviens  au  thermomètre.  Tout  le  monde 
sait  que,  d'après  un  principe  physique,  la  chaleur  se 
concentre  et  s'accumule  sans  cesse  dans  une  serre  et 
que,  par  la  superposition  de  plusieurs  vitrages,  on 
peut  arriver  à  l'ébullition;  or,  la  fjue?nason}  au  Yuca- 
tan,  opère  en  grand  le  même  phénomène.  Quand, 
dans  toute  la  péninsule  à  la  fois,  on  brûle  la  milpa. 
l'atmosphère  se  couvre  d'épais  nuages  de  fumée  ;  on 
ne  voit  plus  le  soleil  qu'au  travers  d'un  brouillard  qui 
rappelle  le  verre  noirci  dont  on  se  sert  pour  observer 
les  éclipses  ;  si  le  vent  tombe,  la  fumée  reste  suspendue 
et  forme  serre.  Le  calorique  se  concentre,  s'amasse, 
et  le  thermomètre  monte  quelquefois  au  delà  de  qua- 
rante-deux degrés. 

La  chaleur  devient  alors  intolérable. 

Mon  premier  soin  en  rentrant  à  Mérida  fut  de  pré- 
parer mon  expédition  pour  Ghichen-Itza.  Je  nettoyai 
donc  mes  glaces  afin  de  les  retrouver  toutes  prêtes  en 
arrivant,  m'évitant  ainsi  dans  les  ruines  une  besogne 
difficile  et  désagréable.  Je  remplis  un  litre  de  collo- 
dion  normal  prêt  à  être  sensibilisé,  et  comme  j'avais 
remarqué,  lors  de  ma  première  expérience,  |que  sur 
des  plaques  de  trente-six  centimètres  sur  quarante- 


326  LE    MEXIQUE. 

cinq,  le  collodion  était  sec  dans  le  haut  avant  d'arriver 
au  bas  du  verre,  je  le  composai  de  cent  dix  parties  d'al- 
cool contre  quatre-vingt-dix  d'éther  et  un  pour  cent 
d'iodure  ;  encore  étais-je  obligé  de  le  verser  en  toute 
hâte  et  de  précipiter  immédiatement  la  glace  dans  le 
bain . 

Le  collodion  ainsi  composé  est  fort  léger,  très-déli- 
cat, et  j'éprouve  aujourd'hui  combien  il  adhère  peu  à 
la  glace;  mais  c'était  la  seule  manière  de  réussir  pour 
d'aussi  grandes  dimensions,  et  je  fus  obligé  d'em- 
ployer la  même  recette  dans  toutes  mes  expéditions 
successives.  Tout  étant  prêt,  je  fixai  le  jour  du  départ. 
Cette  fois,  je  l'avoue,  je  ne  partais  pas  sans  émotion  : 
les  ruines  étaient  loin,  j'allais  seul,  ces  légendes  d'In- 
diens barbares,  les  actes  de  férocité  commis  par  eux, 
leur  dernière  victoire  qui  grandissait  encore  la  terreur 
de  leur  nom,  tout  cela  me  troublait  et  m'impression- 
nait vivement.  Suivant  la  coutume,  la  caleza  fut  à  ma 
porte  à  deux  heures,  et,  le  tout  emballé  le  mieux  pos- 
sible, les  mules  m'entraînèrent  avec  rapidité  sur  la 
route  d'Izamal.  La  matinée  était  fraîche  et  délicieuse, 
la  nuit  sombre  et  le  bois  plein  de  mystère.  Quelques 
lucioles  jetaient  au  vent  leurs  dernières  étincelles;  de 
temps  à  autre,  de  lourdes  charrettes  s'arrêtaient  au 
bruit  de  la  caleza  lancée  au  galop  et  aux  cris  de  mon 
domestique,  se  rangeaient  sur  le  bord  de  la  route,  afin 
d'éviter  tout  accident.  Plus  tard,  une  bande  orangée 
laissait  deviner  le  jour,  et  comme  le  premier  rayon  de 


CHAPITRE    X.-    CHH.HEN-1TZA.  'Ml 

soleil  dorait  la  cime  des  arbres,  le  bois  retentit  des 
cris  perçants  des  chacJialacas ,  du  babillage  infernal 
des  perruches  et  des  sifflements  aigus  du  geai  bleu; 
quelques  lapins  fuyaient  sous  les  épines  et  des  volées 
de  cailles  croisaient  la  route.  Tout  ce  gracieux  petit 
monde  saluait  le  jour  et  lui  souhaitait  la  bienvenue. 
La  chachalaca,  dont  j'ignore  le  nom  savant  et  dont 
l'appellation  indienne  n'est  qu'une  heureuse  onoma- 
topée, est  une  espèce  de  gallinacée  à  chair  dure  et 
coriace.  J'en  tuai  deux,  mais  elles  étaient  immangea- 
bles ;  peut-être  n'étaient-elles  plus  de  la  première 
jeunesse.  J'eus  cependant  occasion  d'essayer  d'en 
manger  d'autres  par  la  suite  et  toujours  avec  le  même 
insuccès. 

A  quelques  lieues  de  Méridu,  je  vis  passer  une 
once;  mais  j'eus  à  peine  le  temps  de  mettre  en  joue, 
elle  avait  disparu  ;  le  domestique,  pas  plus  que  les 
mules,  n'avaient  paru  effrayés.  Mais  le  bruit  cesse 
comme  il  a  commencé;  ce  charmant  tapage  s'en- 
vole avec  la  fraîcheur;  le  soleil  se  montre,  tout  se 
tait.  A  dix  heures,  un  silence  absolu  règne  dans  le 
monte  (le  bois).  Après  un  repos  de  quelques  heures 
donné  aux  mules,  nous  reprenions  la  route  d'Izamal  ; 
il  était  cinq  heures  quand  nous  y  arrivâmes. 

Le  correspondant  de  la  poste  fut  assez  aimable 
pour  m'offrir  l'hospitalité,  et  le  matin,  de  bonne 
heure,  je  me  rendis  chez  D.  Agustin  Acereto,  afin 
de  lui  demander  les  lettres  qu'il  m'avait  promises.  Il 


328  LE    MEXIQUE, 

me  les  fit  donner,  me  recommandant  de  me  hâter  le 
plus  possible  et  de  rester  à  Chichen-Itza  le  moins 
longtemps  que  je  pourrais ,  les  circonstances  ne  lui 
permettant  de  répondre  de  rien.  Je  lui  fis  mes 
adieux  et  je  partis.  Mais  au  moment  de  monter  en 
caleza,je  m'aperçus  avec  épouvante  que  le  devant  de 
ma  chambre  noire  était  entièrement  défoncé  ;  je 
m'empressai  de  délier  les  bagages  afin  de  mieux 
constater  le  désastre;  il  me  parut  irréparable,  et  je 
m'abandonnai  à  un  dépit  bien  naturel  en  pensant 
qu'il  me  faudrait  retourner  à  Mérida  pour  faire  répa- 
rer ma  caisse.  Mon  hôte,  heureusement,  vint  adoucir 
mes  regrets,  en  m'assurant  qu'un  de  ses  amis,  menui- 
sier à  Izamal,  se  ferait  fort  de  réparer  le  précieux 
objet.  La  glace  dépolie,  fort  heureusement,  n'était 
point  cassée,  et  je  n'ai  jamais  compris  comment  elle 
a  pu  résister  pendant  tous  mes  voyages. 

Je  lis  immédiatement  porter  la  chambre  noire  chez 
l'individu  en  question,  qui  me  la  promit  pour  le  soir 
même.  Il  tint  parole.  La  caisse  était  tant  bien  que  mal 
réparée;  en  somme,  elle  pouvait  servir.  Je  me  réser- 
vais de  la  faire  mettre  complètement  à  neuf  à  mon 
retour  à  Mérida. 

Ce  ne  fut,  après  tout,  qu'une  journée  de  perdue.  Je 
la  passai  visitant  la  petite  ville,  les  pyramides  qu'elle 
renferme,  causant  avec  les  habitants,  cherchant  des 
légendes  et  des  traditions.  Ce  fut  peine  perdue  ;  je  les 
trouvai  d'une  ignorance  crasse,  et,  malgré  toute  ma 


CHAPITRE    X. CHICHEN-ITZA.  329 

bonne  volonté,  je  n'en  pus  rien  tirer  ;  absorbés  dans 
leur  admiration  de  clocher,  chacun  me  demandait, 
avec  un  air  de  satisfaction  profonde,  quel  était  le  pays 
qui,  dans  mes  longues  pérégrinations,  m'avait  séduit 
le  plus  et  quelle  ville  la  plus  charmante?  J'étais  obligé 
de  convenir  qu'Izamal  était  certainement  le  lieu  le 
plus  privilégié  que  j'eusse  visité  sous  le  soleil  :  et  ces 
bonnes  gens  de  sourire  doucement,  sûrs  qu'ils  étaient 
de  ma  réponse.  Ce  sentiment  d'admiration,  cet  amour 
pour  la  patrie  se  retrouve  partout,  mais  plus  violent 
à  mesure  que  l'on  descend  la  chaîne  civilisée.  J'ai 
rencontré  de  ces  malheureux  me  demandant  si  l'on 
savait  manger  du  pain  dans  mon  pays,  si  l'on  y  bu- 
vait de  Yanizado,  espèce  d'alcool,  et  autres  naïvetés 
de  ce  genre. 

lzamal  fut  la  dernière  ville  brûlée  par  les  Indiens 
sur  la  route  de  Valladolid  du  côté  de  Mérida  ;  mais 
les  habitants  ont,  depuis  quatorze  ans,  réparé  leurs 
maisons  en  ruine  et  dissimulé  leurs  pertes.  Au  delà 
d'Izamal,  tout  fut  dévasté;  aussi  la  campagne  prend- 
elle,  à  mesure  qu'on  s'éloigne,  des  teintes  plus 
mélancoliques  et  des  airs  de  triste  solitude;  les 
rencontres  sur  les  routes  deviennent  rares,  et  l'on 
n'aperçoit  plus  que  de  loin  en  loin  la  tête  de  quelques 
palmiers  dénonçant  l'existence  d'un  ranc/io  isolé  ou 
d'une  chétive  hacienda.  Quant  aux  villages,  ils  appa- 
raissent noirs,  brûlés,  en  ruine  ;  on  dirait  que  la  vie 
s'est  retirée  de  ces  lieux  désolés;  les  rues  sont  désertes, 


330  LE    MEXIQUE. 

nul  être  vivant  ne  les  anime,  le  grognement  de  quel- 
ques pourceaux  étiques  est  le  seul  bruit  qui  se  tasse 
entendre,  et  les  vautours,  silencieusement  posés  sur 
le  chaume  des  toits,  semblent  veiller  un  cadavre. 

La  nuit  l'ut  déplorable.  Je  m'endormis  plein  d'idées 
sombres  et  n'eus  point  de  songes  couleur  de  rose;  je 
pensais  à  ma  patrie  si  lointaine,  à  ma  mère,  si  triste 
autrefois  à  mon  départ,  à  toute  cette  famille  que  j'a- 
vais laissée  unie  et  heureuse,  pour  courir  seul  les  sen- 
tiers du  grand  univers  ;  quelques  regrets  me  faisaient 
penser  au  retour,  et  j'eus  de  la  peine  à  secouer  ce 
premier  accès  de  faiblesse. 

Le  lendemain,  nous  arrivâmes  à  Gitaz,  petite  bour- 
gade où  devaient  s'arrêter  les  mules  ;  les  ruines  se 
trouvent  à  six  lieues  de  là,  dans  le  bois,  et  l'on  y  ar- 
rive, à  cheval,  par  de  petits  sentiers  d'Indiens. 

J'avais  laissé,  au  village  précédent,  un  ordre  du 
gouverneur,  afin  qu'on  envoyât  quelques  soldats  pour 
m'accompagner.  Je  donnai  au  juge  de  Citaz  une  lettre 
semblable  qui  lui  recommandait  de  me  donner  autant 
d'hommes  qu'il  serait  nécessaire.  Cet  honorable  ma- 
gistrat se  mit  à  ma  disposition  et  me  fit  d'abord  con- 
duire à  la  petite  cabane,  casa  real,  maison  royale, 
servant  d'abri  aux  voyageurs.  On  y  suspendit  mon 
hamac  et  je  m'y  étendis  avec  délices,  brisé  que  j'étais 
par  trois  journées  de  cahots  sur  une  route  de  rochers. 

La  cabane  était  voisine  du  corps  de  garde,  et  je  pus 
me  faire  une  idée  de  la  vie  étrange  que  mènent  ces 


CHAPITRE    X. CHICifEN-lTZÀ.  3-U 

populations  déshéritées.  Tous  les  hommes  valides,  y 
compris  les  métis  seulement,  sont  appelés  aux  armes 
et  à  la  défense  de  la  communauté  menacée.  Les  In- 
diens, esclaves  pour  ainsi  dire,  sont  exclus  de  cette 
mesure.  Ces  malheureux,  restés  sous  le  joug,  n'ont 
tiré  d'autre  profit  de  leur  fidélité  qu'une  misère  plus 
profonde  et  une  menace  de  mort  suspendue  sur  leur- 
tête  ;  leurs  frères  révoltés  leur  ont  voué  une  haine 
plus  implacable  qu'aux  blancs  eux-mêmes;  on  les  ap- 
pelle Indiens  hidalgos. 

La  moitié  de  la  population  veille  donc  l'arme  au 
bras,  pendant  que  l'autre  moitié  travaille  ou  dort  ; 
des  sentinelles,  relevées  d'heure  en  heure,  font  une 
garde  perpétuelle,  et,  au  moindre  signe  suspect,  une 
bombe,  placée  sur  la  voûte  de  l'église,  éclate,  aver- 
tissant le  village  voisin  du  danger  que  court  telle  ou 
telle  localité.  Des  courriers  sont,  en  outre,  expédiés 
de  toutes  parts,  afin  de  précipiter  les  secours. 

Gitaz  avait  une  physionomie  plus  sombre  encore 
que  tout  ce  que  j'avais  vu.  Les  maisons  étaient  brû- 
lées, elles  anciens  habitants,  chassés  par  les  Indiens, 
étaient  revenus  bâtir  un  misérable  abri  dans  l'inté- 
rieur même  de  la  ruine,  préférant  cet  imminent 
danger  de  mort  à  la  douleur  d'abandonner  leur  foyer 
dévasté.  Vers  le  soir,  j'eus  la  visite  du  juge,  du  curé, 
du  commandant.  Je  priai  ces  messieurs  de  vouloir 
bien  me  procurer  les  chevaux  nécessaires  à  ma  per- 
sonne et  des  Indiens  pour  transporter  mes  bagages  ; 


332  LE    MEXIQUE. 

on  mit  à  me  satisfaire  une  obligeance  charmante  ; 
l'alcade  fut  mandé,  le  juge  lui  traduisit  ma  demande  ; 
je  lui  donnai  l'argent  nécessaire,  car  on  paye  toujours 
d'avance,  et  il  promit  que  le  lendemain,  à  la  première 
heure,  les  Indiens  seraient  à  ma  porte. 

Le  capitaine  voulut  m'accompagner  à  Ghichen  :  il 
me  recommanda  un  sergent  qui  parlait  très-bien 
l'espagnol  et  qui  devait  me  servir  d'interprète  pour 
les  ordres  que  j'aurais  à  donner  aux  Indiens,  ceux-ci 
ne  parlant  que  le  maya.  J'engageai  donc  le  sergent. 

Le  curé  de  la  Cruz  Montforte  voulut  aussi  venir  avec 
nous  ;  son  grand  âge  faisait  de  cette  excursion  un 
voyage  très-fatigant  ;  mais  sa  curiosité,  au  sujet  de  ces 
ruines  qu'il  n'avait  jamais  vues,  était  trop  éveillée 
pour  qu'il  y  renonçât.  Il  avait  un  cheval  fort  doux, 
disait-il,  et  douze  lieues  n'étaient  pas  une  affaire. 
Mon  arrivée  l'intriguait  au  plus  haut  point.  Ce  brave 
homme  ne  pouvait  comprendre  qu'un  simple  motif 
d'art  ou  de  science  m'eût  poussé  à  quitter  ma  patrie, 
à  traverser  l'Océan ,  el  mar  (cette  idée  le  faisait  fré- 
mir), pour  venir  simplement  dessiner  des  ruines  que 
les  habitants  du  pays  ne  connaissaient  même  pas. 

— Il  y  a  quelque  chose  là-dessous,  me  disait  le 
padre;  il  est  probable  que  votre  nation  habitait  au- 
trefois ces  palais,  et  l'on  vous  envoie  pour  les  visiter, 
étudier  les  lieux  et  voir  s'il  serait  possible  de  les- ré- 
parer, afin  qu'un  jour  elle  pût  revenir  les  occuper. 
Le  padre  n'en  pouvait  mais,  et  son  système  de  proba- 


CHAPITRE    X. CHICHEN-ITZA.  333 

bilité  n'avait  certainement  pas  le  sens  commun.  Les 
Espagnols  ont ,  autant  que  possible,  entretenu  cette 
abjecte  ignorance,  n'appelant  l'attention  de  ces  pau- 
vres colonies  que  sur  la  métropole,  et  leur  faisant 
croire  qu'il  n'y  avait  que  l'Espagne  au  monde. 

Vers  les  huit  heures,  ces  messieurs  eurent  la  bonté 
de  me  faire  servir  à  souper  :  quelques  tortillas,  des 
frijoles  et  un  petit  poulet  en  composaient  le  menu  ; 
le  tout  fut  couronné  d'une  tasse  de  chocolat  que  mes 
hôtes  voulurent  bien  partager  avec  moi.  Après  une 
causerie  de  quelques  heures  et  des  plus  étranges,  je 
vous  assure,  nous  nous  séparâmes. 

— Nous  ne  savons  jamais  en  nous  couchant  si  nous 
reverrons  la  lumière,  me  dit  le  juge  en  me  quittant.  Cet 
aimable  bonsoir  était  fait  pour  rassurer  mes  esprits. 

Néanmoins  je  dormis  d'un  profond  sommeil  et  me 
réveillai  au  moment  du  départ,  rempli  de  courage  et 
sous  le  coup  d'une  émotion  toute  nouvelle.  J'allais 
entrer  sur  le  territoire  ennemi  ;  j'allais  voir  enfin  ces 
ruines  magnifiques  dont  j'avais  lu  de  si  merveilleuses 
relations;  il  n'y  avait  plus  aucun  danger  à  mes  yeux, 
ou  plutôt  il  ne  faisait  qu'ajouter  un  nouveau  charme 
à  cette  expédition  moitié  artistique  et  moitié  mili- 
taire. Ma  troupe  se  composait  pour  le  moment  de 
vingt-cinq  soldats  et  Indiens,  et  devait  se  grossir  à 
Piste.  C'était  une  faible  escorte;  cependant  je  jetais 
des  yeux  satisfaits  sur  cette  troupe  bariolée,  je  me 
voyais  à  la  tête  d'une  expédition  originale  et  je  pen- 


334  LE    MEXIQUE. 

sais  avec  quelque  fierté,  je  l'avoue,  qu'on  avait  rare- 
ment lait  de  la  photographie  dans  ces  conditions. 

A  partir  d'Izamal,  en  se  dirigeant  sur  Gitaz  et 
Valladolid1,  le  pays,  de  complètement  plat  qu'il 
était,  commence  à  légèrement  onduler.  Ces  ondula- 
tions se  dirigent  du  nord  au  sud,  rappelant  les  vagues 
de  la  mer,  elles  vont  croissant  en  hauteur  quand  on 
s'approche  de  Valladolid,  jusqu'à  atteindre  une  hau- 
teur moyenne  de  quinze  à  vingt  pieds.  A  partir  de 
Citaz,  se  dirigeant  sur  Piste,  c'est-à-dire  au  sud-ouest, 
le  sol  devient  brisé,  cassant,  hérissé  de  petits  monti- 
cules ;  aussi,  quand  nous  partîmes  au  petit  jour,  per- 
chés sur  des  selles  détraquées,  le  cheval  retenu  par 
un  simple  bridon,  je  fus  quelque  temps  à  prendre 
mon  assiette,  craignant  à  tout  moment  de  voir  ma 
monture  se  couronner  sur  les  roches  du  sentier. 

Les  jambes  pendantes,  la  figure  battue  par  les 
branches  des  arbres,  quelquefois  enlacé  par  les  lianes 
il  fallait  une  attention  soutenue  pour  garder  son  équi- 
libre; il  y  avait  loin  de  là  aux  belles  cavalcades  du 
paseo  de  Mexico. 

Le  cheval,  cependant,  accoutumé  aux  difficultés  de 
la  route,  trébuchait  sans  tomber,  et  nous  arrivâmes 
sans  encombre  à  un  rancho,  distant  de  trois  lieues  de 
Citaz,  où  nous  entrâmes  nous  reposer.  Le  soleil  était 
haut,  la  chaleur  suffocante,  la  route  monotone,  et 

1.  Vainqueur  des  Kudules,  le  neveu  de  l'adelantado  Montejo 
fonda  Valladolid  en  1543,  sur  le  territoire  des  Cbnnachaa. 


CHAPITRE    X.  —  CHICHEN-1TZA.  335 

cette  trisiesse  qui  chargeait  l'atmosphère  semblait 
croître  à  mesure  que  nous  nous  éloignions  des  centres 
habités. 

Ce  rancho,  ou  petite  habitation,  était  le  seul  reste 
d'un  village  autrefois  florissant,  maintenant  désert. 
Autour  de  nous,  l'on  n'apercevait  que  des  ruines  noir- 
cies par  le  feu,  et  l'ancienne  église  effondrée  ne  lais- 
sait voir  que  son  clocher  délabré  et  ses  murailles  déjà 
couvertes  d'une  végétation  parasite. 

L'habitant  de  cette  cabane  isolée  écrasait,  au 
moyen  d'un  trapiche,  moulin  primitif,  manœuvré 
par  une  mule,  des  cannes  à  sucre,  dont  le  suc  mis 
en  énormes  pains  faisait  toute  sa  fortune;  trois  ou 
quatre  femmes  métisses  composaient  le  personnel  de 
l'habitation.  Le  propriétaire  nous  offrit  immédiate- 
ment une  jicara  deposole.  L&jicara  est  une  tasse  faite 
avec  l'écorce  d'un  fruit,  et  le  posole  une  pâte  de  maïs 
cru,  délayée  dans  de  l'eau. C'est  une  boisson  assez  in- 
sipide, mais  rafraîchissante  ;  j'en  consommai  d'énor- 
mes quantités  par  la  suite  :  elle  possède  le  double 
avantage  de  nourrir  et  de  désaltérer. 

Après  une  halte  d'une  demi-heure,  le  vénérable 
curé  se  sentant  mieux,  nous  reprimes  le  sentier;  deux- 
heures  après  nous  arrivions  à  Piste,  village  frontière 
à  une  lieue  des  ruines  qu'on  distinguait  dans  l'éloi- 
gnement.  Nous  avions  une  soif  ardente  et  une  faim  ca- 
nine, et,  malgré  l'envoi  d'un  Indien  qui  devait  mettre 
le  village  en  réquisition,  nous  ne  trouvâmes  rien  de 


336  LE    MEXIQUE. 

disposé  pour  nous  recevoir.  Je  m'en  étonnai  peu,  du 
reste,  en  voyant  la  misère  du  pauvre  pueblo,  composé 
de  quelques  huttes  indiennes  et  portant  comme  aux 
alentours  la  trace  indélébile  du  passage  des  Indiens 
révoltés. 

Pendant  que  le  sergent,  institué  le  majordome  de 
l'expédition,  s'empressait  de  réparer  la  négligence  de 
notre  émissaire,  je  montai  sur  la  voûte  de  l'église, 
encore  debout,  afin  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  les 
alentours  et  prendre  vue  des  ruines  qu'on  apercevait 
au  loin.  De  là,  je  distinguai  fort  bien  ce  que  je  sus 
plus  tard  s'appeler  le  Château,  le  palais  des  Nonnes  ; 
sur  la  gauche,  le  Caracol,  escargot,  dont  je  donnerai 
la  définition,  et  la  Prison,  dont  nous  donnons  le  dessin. 
J'examinai  l'église,  entièrement  composée  de  pierres 
enlevées  aux  temples  et  aux  palais  dont  j'allais  étudier 
les  ruines.  Il  y  avait  là  de  fort  jolies  choses  :  de 
petits  bas-reliefs  représentant  des  guerriers  dans 
toutes  les  positions,  la  tête  ornée  de  plumes  et 
de  coiffures  bizarres,  le  nez  percé  d'une  pierre 
ou  d'un  morceau  de  bois.  On  remarquait  aussi 
beaucoup  de  fragments  de  cette  ornementation  for- 
mée de  pierres  dentelées,  distribuées  en  carrés,  avec 
une  rosace  au  milieu,  genre  affectionné  par  les  artistes 
indiens  et  que  l'on  retrouve  dans  tout  le  Yucatan. 

J'entrai  aussi  dans  l'église,  un  sentiment  pieux 
m'entraînait  vers  le  pauvre  sanctuaire  ;  j'avais  besoin 
de  prier  le  Seigneur  qu'il  me  donnât  la  force  et  qu'il 


CHAPITRE    X. CHICHEN-ITZA.  «337 

me  permît  de  secouer  cette  effroyable  tristesse  qui 
m'avait  assailli  à  l'aspect  de  ces  lieux  désolés.  J'avais 
aussi  à  remercier  la  Providence  de  la  protection 
toute  spéciale  qui,  depuis  deux  ans  de  voyage,  m'avait 
garanti  contre  les  maladies  dangereuses  et  contre  les 
accidents  si  fréquents  dans  ces  contrées  à  demi  sau- 
vages . 

J'entrai,  mon  vénérable  compagnon  m'avait  pré- 
cédé; cette  église  était  de  sa  juridiction  et  c'était  la 
première  fois  qu'il  venait  à  Piste  ;  il  voulut  néanmoins 
m'en  faire  les  honneurs.  L'église  était  nue,  les  plâtras 
des  murailles  tombaient  par  larges  plaques  et  quel- 
ques bancs  vermoulus  attestaient  l'abandon  du  saint 
lieu.  Le  chœur,  comme  dans  toutes  les  églises  du 
Mexique,  était  composé  de  colonnes  torses,  droites  et 
cannelées,  superposées,  avec  chapiteaux  composites 
s'élevant  jusqu'à  la  voûte;  mais  les  dorures  étaient 
ternies  par  le  temps  ou  noircies  par  la  fumée. 
L'autel  se  dressait  sans  nappe  dans  une  désolante 
nudité,  et  la  porte  du  tabernacle  gisait  au  loin  dans 
la  poussière.  Deux  candélabres  en  bois,  dénués  de 
cierges,  et  puis  au  pied  des  premières  marches  de 
l'autel  un  Christ  courbé  sous  sa  croix,  complétaient 
ce  tableau  de  désolation.  Le  jour  venait  de  gauche 
par  la  porte  ouverte  et  l'église  était  pleine  de  tristesse 
sombre  qui  ajoutait  à  l'effet.  Jamais  émotion  plus 
poignante  ne  s'empara  de  moi  à  la  vue  de  ce  Dieu 
misérable.  Je  me  jetai  à  genoux  et  les  larmes  me  vin- 

22 


o38  LE    MEXIQUE. 

rent  aux  yeux.  Une  tunique  ignoble,  jadis  bleue, 
incolore  et  en  lambeaux,  couvrait  à  peine  ses  membres 
décharnés  ;  ses  cheveux  souillés  de  boue,  s'échap- 
paient en  mèches  collées  de  sa  couronne  d'épines  ;  le 
sang'  ruisselait  en  gouttes  noirâtres  sur  sa  divine  fi- 
gure, et  tous  les  crachats  de  l'humanité  semblaient 
avoir  séché  sur  sa  face  endolorie.  C'était  bien  le  Dieu 
des  Indiens,  de  ces  pauvres  opprimés;  l'expression 
de  souffrance  et  de  misère  était  atroce.  Oh  !  c'était 
bien  là  le  crucifié  à  l'agonie,  la  personnification  de 
toutes  les  douleurs  ,  et  celui-là  était  un  grand  artiste 
qui  sculpta  le  Christ  de  Piste  ! 

Les  Indiens  avaient-ils  respecté  leur  ancien  Dieu, 
ou  s'étaient-ils  enfuis  épouvantés  devant  cette  im- 
mense infortune? 

Comme  nous  sortions,  on  vint  nous  avertir  que  le 
dîner  nous  attendait  ;  il  était  servi  dans  la  sacristie, 
et  se  composait  de  tortil/r/s',  de  haricots  et  d'œufs  ; 
j'avais  quelques  bouteilles  de  stnventum ,  liqueur 
exclusivement  yucatèque,  miel  distillé  avec  de  l'anis, 
qui  nous  servit  de  dessert.  —  Des  petits  garçons  nous 
apportèrent  d'énormes  ciruelas. 

Je  me  mis  immédiatement  à  l'ouvrage,  préparant 
des  produits  pour  le  lendemain,  examinant  la  cham- 
bre noire,  les  développants  et  les  fixateurs.  La  nuit 
vint  ensuite;  elle  fut  ravissante  ;  nous  dormîmes  la 
porte  ouverte,  doucement  bercés  dans  nos  hamacs. 

A  cinq  heures,  j'étais  sur  pied;  les  Indiens,  char- 


CHAPITRE    X. — CHK.HEN-ITZA.  339 

gés,  n'attendaient  plus  que  l'ordre  de  partir.  Une 
douzaine  d'entre  eux,  armés  de  haches,  nous  suivaient 
aussi  pour  couper  les  bois  et  dégager  les  monuments; 
quelques  soldats  de  station  au  village  se  joignirent  à 
notre  petite  troupe,  qui  s'ébranla  tout  entière,  formant 
un  total  de  quarante-cinq  personnes. 

Le  guide  nous  conduisit  directement  au  palais  des 
Nonnes,  le  plus  considérable  des  monuments  de  Chi- 
chen-ltza  *,  dont  notre  ouvrage  reproduit  la  façade 
principale.  On  fut  obligé  d'ouvrir  un  passage  au 
machete.  Ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  nous  arri- 
vâmes, déchirés  par  les  ronces  et  le  corps  couvert  de 
qarrapatas,  espèce  de  gros  pou  de  bois  qui  s'enfonce 
dans  les  chairs  comme  ses  confrères,  et  dont  on  a 
toutes  les  peines  du  monde  à  se  débarrasser.  Je  m'in- 
stallai dans  l'une  des  pièces  parfaitement  conservées 
du  palais;  on  posa  des  sentinelles  au  loin,  afin  de 
prévenir  toute  surprise,  et  les  Indiens  se  mirent  au 
travail.  Une  fois  mon  cabinet  noir  organisé,  je  fis  un 
cliché  d'essai  ;  tous  ces  braves  gens  étaient  émerveil- 
lés de  la  nature  de  l'instrument  et  du  phénomène  de 
la  chambre  noire.  Le  point  obtenu,  ils  voulurent  tous 


1.  Cette  ville,  qui  obtient  aujourd'hui  une  si  grande  célébrité 
au  point  de  vue  archéologique,  faisait  partie  de  l'antique  empire 
de  Mayapan,  détruit  vers  l'année  1420  de  notre  ère.  Chichen-Itza 
était  parvenue  à  conserver  son  indépendance  jusqu'à  la  fin  du 
xvne  siècle.  Elle  tomba  entre  les  mains  des  Espagnols,  le 
13  mars  1697;  pendant  plusieurs  heures,  ces  temples  furent  li- 
vrés au  pillage.  (Voy.  .Tuarros,  t.  II.  p.  14'j'1. 


340  LE    MEXIQUE. 

admirer  sur  la  glace  dépolie  la  reproduction  renver- 
sée de  l'image,  et  semblèrent  frappés  de  stupeur  ;  le 
vieux  curé  surtout  ne  pouvait  s'en  rassasier. 

Je  laissai  les  Indiens  à  leur  besogne,  et,  guidé  par 
le  sergent,  accompagné  de  quelques  soldats,  j'allai 
visiter  le  Cirque,  que  les  naturels  appellent  Iglesia 
(l'église);  les  habitants  avaient  pris  pour  un  temple 
inachevé  ce  qui  n'était  qu'un  gymnase.  Le  doute  à 
cet  égard  n'est  plus  permis,  et  l'accord  des  voyageurs 
à  lui  donner  cette  destination  en  a  fait  une  certitude. 
Les  emblèmes  qu'on  y  rencontre  à  chaque  pas  disent 
assez  que  les  jeunes  hommes  de  cette  nation  disparue 
venaient  y  lutter  de  vigueur,  d'adresse  et  d'agilité  : 
on  y  voit  l'aigle,  le  serpent,  le  tigre,  le  renard,  le 
hibou  ;  c'est  dire  le  courage,  la  force,  la  prudence,  la 
sagesse,  etc.  ;  il  ne  reste  de  ce  monument  que  le  bas- 
relief  des  tigres,  représentant  des  tigres  deux  à  deux, 
séparés  par  un  ornement  de  forme  ronde  meublé  de 
petits  cercles  à  l'intérieur.  Le  monument  se  compo- 
sait autrefois  de  deux  pyramides  perpendiculaires  et 
parallèles,  d'un  développement  de  cent  dix  mètres 
environ,  avec  plate-forme  disposée  pour  les  specta- 
teurs. Aux  extrémités,  deux  petits  écliiîces  semblables, 
sur  une  esplanade  de  six  mètres  de  hauteur,  devaient 
servir  aux  juges,  ou  d'habitation  aux  gardiens  du 
gymnase.  Sur  la  pyramide  de  droite  (regardant  le 
nord),  se  trouvaient  deux  chambres  dont  la  première 
est  détruite  ;  elle  devait  avoir  un  portique  soutenu  par 


CHAPITRE    X.— CH1CHEN-ITZA.  341 

deux  énormes  colonnes  dont  les  piédestaux  existent 
encore. 

La  seconde,  entière  aujourd'hui,  est  couverte  de 
peintures.  Ce  sont  des  guerriers  et  des  prêtres,  quel- 
ques-uns avec  barbe  noire  et  drapés  dans  de  vastes 
tuniques,  la  tète  ornée  de  coiffures  diverses.  Les  cou- 
leurs employées  sont  le  noir,  le  jaune,  le  rouge  et  le 
blanc.  Ces  deux  salles  forment  l'intérieur  du  bas-relief 
des  tigres,  Dans  le  bas  et  en  dehors  du  monument,  se 
trouve  la  salle  ruinée  dont  nous  donnons  les  bas-reliefs, 
qui  sont  certainement  ce  qu'il  y  a  de  plus  curieux  à 
Chichen-Ttza.  Toutes  les  figures  en  bas-relief,  sculp- 
tées sur  les  murailles  de  cette  salle,  ont  conservé  le 
type  de  la  race  indienne  existante.  Le  crâne  est  large, 
aplati  à  la  partie  supérieure,  sans  pour  cela  que  le 
front  soit  bombé;  il  forme  avec  le  nez  aquilin  une 
ligne  presque  droite  ;  l'Indien  Yucatèque  est  un  beau 
type.  La  forme  osseuse  du  crâne,  chez  lui,  s'éloigne 
donc  du  tout  au  tout  de  celle  des  fondateurs  de  Palen- 
qué,  dont  le  front  fuyant  et  la  tête  terminée  en  pointe 
se  retrouve  encore  chez  les  Indiens  de  la  montagne  : 
il  faut  ajouter  que  le  croisement  de  l'Indien  et  du  blanc 
donne  au  Yucatan  une  race  de  métis  admirable  qui  ne 
ressemble  en  rien  aux  croisements  des  autres  races 
indiennes;  de  plus,  le  caractère  indien  se  conserve, 
quelque  éloignée  que  soit  la  filiation  et  quelque  blanc 
que  soit  le  produit,  de  telle  sorte  que  l'observateur 
peut  reconnaître  à  première  vue  un  métis  yucatèque 


342  LE    MEXIQUE] 

d'autres  métis.  Ce  fait  est  au  moins  étrange,  et  diffé- 
rencie essentiellement  la  race  yucatèque  des  autres 
races  indiennes  du  Mexique. 

N'oublions  pas  que  la  pyramide  de  droite  possède  à 
l'intérieur,  et  enchâssé  dans  le  mur,  le  fameux  anneau 
qui  servait  au  jeu  de  paume,  etqu'a  reproduit  M.  l'abbé 
Brasseur  sur  la  couverture  du  remarquable  ouvrage 
le  Popol  Vnh,  qu'il  a  récemment  publié. 

Le  palais  des  Nonnes  est  bien  le  monument  le  plus 
important  de  Chichen-Itza.  Considérable  dans  son 
ensemble,  sa  façade  n'a  qu'une  médiocre  étendue; 
mais,  travaillée  comme  un  coffret  chinois,  c'est  le 
bijou  de  Cbichen  pour  la  richesse  des  sculptures.  La 
porte,  surmontée  de  l'inscription  du  palais,  possède  en 
outre  une  ornementation  de  clochetons  de  pierre  qui 
rappellent,  comme  ceux  des  coins  de  plusieurs  édifices, 
la  manière  chinoise  ou  japonaise.  Au-dessus,  se  trouve 
un  magnifique  médaillon  représentant  un  chef  la  tète 
ceinte  d'un  diadème  de  plumes;  quant  à  la  vaste  frise 
qui  entoure  le  palais,  elle  est  composée  d'une  foule  de 
têtes  énormes  représentant  des  idoles,  dont  le  nez  est 
lui-même  enrichi  d'une  figure  parfaitement  dessinée. 
Ces  têtes  sont  séparées  par  des  panneaux  de  mosaïque 
en  croix,  assez  communs  dans  le  Yucatan. 

L'intérieur  de  l'édifice  se  compose  de  cinq  pièces  de 
grandeur  égale  dont  la  forme,  commune  à  Palenqué, 
ne  varie  jamais  ;  on  dit  en  espagnol  de  boveda,  qui 
n'exprime  aucunement  cette  architecture  toute  parti- 


CHAPITRE    X. — GH1CHEN-ITZA.  H43 

culière:  boveda  veut  dire  voûte,  et  ces  intérieurs  n'y 
ressemblent  nullement;  ce  sont  deux  murs  parallèles 
jusqu'à  une  hauteur  de  trois  mètres,  obliquant  alors 
l'un  vers  l'autre,  et  terminés  par  une  dalle  de  trente 
centimètres. 

Les  linteaux  des  portes  sont  en  pierre.  Chichen 
n'offre  que  quelques  rares  échantillons  de  linteaux  de 
bois,  qu'on  trouve  partout  à  Uxmal.  Le  corps  principal 
du  palais  des  Nonnes,  flanqué  de  deux  ailes  placées  à 
distances  inégales,  s'appuie  à  une  pyramide  perpen- 
diculaire, sur  la  plate-forme  de  laquelle  se  trouve  un 
édifice  très-soigné,  percé  de  petites  pièces  avec  deux 
niches  faisant  face  à  la  porte  et  traversé  par  un  cou- 
loir qui,  s'ouvrant  à  l'orient,  va  donner  sur  l'extrémité 
occidentale  du  palais.  Ce  second  édifice  est  lui-même 
surmonté  d'un  autre  plus  petit,  le  total  formant  un 
palais  de  trois  étages.  On  arrive  à  la  première  plate- 
forme par  un  escalier  gigantesque  fort  rapide,  com- 
posé de  quarante  à  quarante-cinq  marches.  Il  y  avait 
là,  quand  j'y  montai,  tout  un  monde  d'oiseaux,  de 
serpents  et  d'iguanes,  des  cailles  entre  autres  dont 
l'une  fut  prise  à  la  main,  de  beaux  oiseaux  verts  et 
bleus,  au  cri  plaintif,  s'harmoniant  parfaitement  à  la 
solitude  des'ruines.  Les  iguanes  couraient,  sautant  de 
branches  en  branches,  et  je  ne  pus  en  attraper  aucune. 

Le  développement  du  palais  et  de  la  pyramide  est 
d'environ  soixante-quinze  mètres.  La  pyramide  avait 
été  fouillée  par  Stephens,  je  suppose,  mais  il  n'avait 


344  LE    MEXIQUE. 

trouvé  qu'une  masse  de  mortier  de  pierre,  qu'il  re- 
nonça à  percer  d'outre  en  outre,  laissant  béante  une 
énorme  excavation  qui  montre  suffisamment  l'excel- 
lence des  matériaux  et  la  solidité  de  l'ouvrage.  Le  bâ- 
timent appelé  la  Carcel  (la  Prison)  par  les  indigènes, 
on  n'a  jamais  su  pourquoi,  est  un  édifice  parfaitement 
conservé.  Placé  sur  une  pyramide  peu  élevée  (de  deux 
mètres  environ),  il  se  compose  d'un  seul  corps  de  logis, 
avec  trois  portes  au  couchant,  éclairant  une  galerie 
de  la  longueur  du  palais.  Cette  galerie  est  percée  de 
trois  salles  qui  ne  prennent  jour  que  par  des  portes 
intérieures  correspondant  aux  portes  du  dehors;  nous 
n'avons  jamais  remarqué,  dans  les  ruines  du  Yucatan, 
pas  plus  que  dans  celles  de  Mitla  et  de  Palenqué,  un 
seul  édifice  à  fenêtre.  D'autres  ruines  s'oifrent  encore 
de  tous  côtés  à  la  vue  du  voyageur.  Ce  sont  le  Caracol 
ou  l'Escargot,  bâti  en  manière  de  mur  à  limaçon;  le 
Château,  que  surmonte  une  pyramide  de  cent  pieds  au 
moins,  puis  un  énorme  bâtiment  près  des  Nonnes, 
mais  totalement  dénué  de  sculptures;  des  amoncel- 
lements de  pierres  taillées  indiquent  encore  la  place 
d'autres  édifices,  le  sol  au  loin  en  est  couvert.  Quant 
à  Y  hacienda  de  Chichen-Itza,  ses  bâtiments  et  ses  cha- 
pelles, perdus  dans  le  bois,  attendent  que  les  Indiens 
étant  soumis,  le  maître  revienne  leur  donner  le  mou- 
vement et  la  vie  qui  les  ont  abandonnés. 

Le  propriétaire  actuel  vit  à  Mérida;  il  me  proposa 
la  cession  de  sa  propriété  et  des  ruines  pour  la  somme 


CHAPITRE    X. CHICHEN-ITZA.  345 

de  deux  mille  piastres.  C'était  peu  ;  mais,  hélas  !  j'étais 
trop  pauvre  pour  l'acheter;  elles  sont  trop  loin  pour 
tirer  parti  de  tant  de  choses  précieuses;  abandonnées 
au  ravage  des  temps,  exposées  à  la  barbarie  de  cer- 
tains voyageurs,  ces  magnifiques  ruines  vont  se  dé- 
gradant chaque  jour  ;  quelques  siècles  encore  et  pas 
une  pierre  ne  se  dressera  pour  rappeler  aux  hommes 
l'existence  de  ces  civilisations  éteintes.  Le  Cenote  de 
Chichen-ltza  n'est  qu'une  vaste  citerne  naturelle  à 
ciel  ouvert.  Il  n'a  rien  de  remarquable. 

Formés  par  l'affaissement  de  la  couche  calcaire, 
les  cenotes  qui  parsèment  le  Yucatan  et  lui  fournissent 
de  l'eau  en  chaque  saison  affectent  toutes  les  formes, 
depuis  l'immense  rotonde  où  l'on  pénètre  par  le  trou 
de  la  voûte  jusqu'à  la  citerne  à  ciel  ouvert.  Quelques- 
uns,  ornés  de  cristallisations,  offrent  un  coup  d'œil 
grandiose,  et  celui  de  Bolonchen,  donné  par  Stephens, 
est  un  des  plus  remarquables.  Plus  tard,  nous  en 
avons  rencontré  d'autres  dans  la  direction  d'Uxmal  ; 
nous  en  parlerons  en  temps  et  lieu. 

Quant  au  degré  de  civilisation  de  Chichen,  nous 
avons  cru  pouvoir  le  considérer  comme  plus  avancé 
qu'à  Izamal,  où  les  pyramides  et  les  figures  énormes 
dénotent  plus  d'antiquité  avec  moins  de  perfection 
dans  les  détails;  à  Chichen,  la  masse  des  ruines  forme 
ville;  les  édifices,  les  temples  et  les  monuments  qui, 
par  leur  simplicité,  rappelleraient  des  habitations 
particulières,  les  places  publiques  même,  font  songer 


346  LE    MEXIQUE. 

à  un  état  civil  plus  avancé,  et  de  la  théocratie  pure, 
on  pourrait  passer  à  une  théocratie  militaire. 

Huit  jours  s'étaient  écoulés,  et  chaque  matin  on 
m'engageait  à  me  hâter  :  il  tardait  à  ces  messieurs  de 
revoir  leurs  pénates  et  les  ruines  étaient  muettes  pour 
eux.  Depuis  longtemps  déjà  le  vieux  curé  avait  repris 
la  route  de  Citaz,  bien  fatigué  de  son  excursion  ;  je 
ne  le  revis  plus,  et  je  sus  par  la  suite  qu'il  était  mort 
des  suites  de  sa  visite  à  Chichen.  Pauvre  curé  !  pour 
moi,  le  temps  passait  rapide;  j'étais  pourtant  accablé 
de  fatigue,  le  visage  brûlé,  les  bras  couverts  de  coups 
de  soleil;  je  ne  puis  me  rendre  compte  de  l'insensibi- 
lité de  ma  machine  à  l'endroit  de  ce  climat  dévorant. 
Chaque  soir,  je  m'étendais  avec  délices  sur  mon  ha- 
mac suspendu  aux  arbres  des  ruines;  on  allumait  un 
feu  pour  éloigner  les  tigres  et  l'on  soupait.  Quelque- 
fois les  Indiens  entonnaient  un  chant  monotone,  mé- 
lopée plaintive  qui  précipitait  le  sommeil.  Je  me 
laissais  vivre,  sans  regard  vers  le  passé,  sans  souci  de 
l'avenir. 

J'avais  distingué,  parmi  les  travailleurs  indiens,  un 
jeune  homme  à  figure  fine  et  intelligente  :  c'était  l'ar- 
tiste de  la  bande  ;  un  soir,  il  me  voulut  donner  un 
échantillon  de  son  talent. 

Il  coupa  une  branche  d'arbre  mince  et  flexible  dont 
il  enleva  l'écorce,  s'en  fut  dans  le  bois  chercher  une 
racine  d'une  espèce  particulière,  fort  longue,  fort  dé- 
liée, et  s'en  servit  comme  d'une  corde  à  boyau  pour 


CHAPITRE    X. — CHRiHEN-lTZA.  ){47 

tendre  la  branche  en  forme  d'arc.  Du  pouce  de  la 
main  gauche,  il  maintenait  contre  le  fil  un  morceau 
de  bois  sec  qui  figurait  le  chevalet,  et  dans  sa  main 
droite  il  tenait  un  autre  morceau  de  bois  dont  il  se 
servait  comme  d'archet.  Puis,  approchant  sa  bouche 
d'une  extrémité  de  ce  violon  primitif,  l'ouvrant  ou  la 
fermant  tour  à  tour,  il  tira  de  ce  naïf  instrumeut  des 
sons  d'une  douceur  infinie;  il  passait  de  quelques  airs 
espagnols  qu'il  avait  retenus  aux  mélodies  indiennes, 
pleines  de  tristesse  et  de  mélancolie,  se  rappelant  et 
improvisant  tour  à  tour.  J'éprouvais  à  le  suivre  un 
charme  étrange,  et  le  plaisir  qu'il  me  voyait  prendre 
à  l'écouter  redoublait  l'élan  de  sa  verve  poétique.  Il 
joua  longtemps;  je  le  récompensai  au  delà  de  ses 
espérances. 

Le  neuvième  jour,  j'avais  terminé  mon  travail  et  je 
précipitai  le  départ.  Arrivé  à  Citaz  il  fallut  mon- 
trer aux  autorités  du  petit  village  les  vues  dont  le 
padre  leur  avait  conté  des  merveilles.  Je  m'exécutai 
aussitôt  ;  mais  ce  fut  pour  eux  une  désillusion  pro- 
fonde, et  comme  une  raillerie  ;  ces  clichés  négatifs  ne 
parlaient  point  à  leurs  yeux  ignorant  les  mystères  de 
la  photographie;  ils  me  remercièrent  néanmoins,  mais 
bien  convaincus  de  la  nullité  artistique  des  trésors  que 
j'emportais. 

L'une  des  idées  fixes,  chez  la  plupart  des  métis, 
c'est  de  prendre  tout  étranger  pour  un  médecin.  Je 
portais  toujours  avec  moi  une  petite  boite  de  drogues 


348  LE    MEXIQUE. 

et  un  Manuel  Raspail.  A  Chichen-Itza,  j'avais  eu 
occasion  de  soulager  le  vieux  curé  d'une  courbature 
par  des  frictions  prolongées  de  pommade  camphrée. 
C'en  fut  assez  pour  établir  à  leurs  yeux  ma  réputation 
de  docteur.  A  Gitaz,  il  me  fallut  donc  écouter  les  do- 
léances de  quelques  individus,  mais  sans  prévoir  jus- 
qu'où mon  ministère  improvisé  pouvait  me  conduire. 
Vers  le  soir,  une  autre  visite  m'arriva.  C'était  un 
jeune  homme,  marié  depuis  trois  ans  à  peine,  et  dont 
la  femme,  jeune  et  jolie,  disait-il,  ne  lai  donnait  point 
d'enfants.  Je  lui  avouai  bien  sincèrement  tous  mes 
regrets  de  la  stérilité  de  sa  compagne,  l'assurant  que 
je  n'y  pouvais  rien,  et  qu'il  devait,  dans  un  cas  sem- 
blable, s'adresser  à  quelque  médecin  de  Mérida.  La 
confession  de  mon  ignorance  ne  fut  à  ses  yeux  qu'une 
modestie  extrême,  et,  malgré  tous  mes  efforts  pour 
l'arrêter,  il  entra  dans  des  détails  intimes  qui  ne  lais- 
sèrent pas  que  d'émouvoir  mon  imagination.  Bref, 
il  finit  par  m'engager  à  visiter  sa  femme,  désirant 
que  je  l'examinasse  avec  soin.  La  chose  prenait  une 
tournure  assez  piquante  ;  le  mari  avait  dit  que  la 
malade  était  jolie,  circonstance  atténuante,  je  ne  me 
défendais  plus  que  faiblement;  ses  insistances  redou- 
blèrent. Je  pensai,  malgré  moi,  au  médecin  malgré 
lui,  et  je  ne  pus  m'empêcher  de  sourire  du  rappro- 
chement, désirant  du  reste  que  la  ressemblance  s'ar- 
rêtât là,  sans  pousser  jusqu'au  bâton. 

J'aurais  eu  mauvaise  grâce  à  ne  point  me  rendre, 


CHAPITRE    X. — CHICHEN-ITZA.  349 

je  le  suivis.  La  maison  était  petite,  mais  propre.  11 
renvoya  une  vieille  servante,  ferma  la  porte,  et  me 
pria  d'entrer  dans  l'exercice  de  mes  fonctions.  La 
malade  paraissait  une  jeune  fille  encore,  elle  était 
vraiment  jolie,  et  la  pâleur  répandue  sur  sa  jeune 
physionomie,  l'espèce  de  crainte  respectueuse  que  je 
lui  inspirais,  lui  prêtaient  un  air  des  plus  intéressants. 

Sans  être  docteur,  les  confidences  du  mari  m'a- 
vaient indiqué  la  nature  de  la  maladie,  et  certes, 
mon  ignorance  me  rendait  impuissant  à  la  guérir.  Je 
tâchai  néanmoins  de  faire  bonne  contenance ,  car 
j'étais  plus  ému  qu'il  ne  convient  à  un  membre  de  la 
Faculté,  surtout  lorsqu'il  s'agit  de  palper  le  sein  de 
la  malade.  Je  rougis  prodigieusement,  lorsqu'il  me 
fallut  examiner  le  siège  même  de  la  maladie.  Mais,  en 
voyant  les  deux  époux  de  si  bonne  foi,  je  faillis  prendre 
mon  rôle  au  sérieux,  et  me  rappelant  à  propos  l'ar- 
ticle Raspail  sur  le  traitement  de  ce  genre  d'affec- 
tions, j'ordonnai  bravement  l'aloès,  le  safran  et  les 
bougies  camphrées,  dont  j'expliquai  l'usage.  Je  sortis 
chargé  des  bénédictions  du  jeune  couple,  auquel  je 
prédis  la  postérité  d'Abraham,  me  jurant  tout  bas  de 
ne  plus  accepter  semblable  tâche  à  l'avenir,  certain, 
en  tout  cas,  que  je  n'avais  ordonné  que  choses  excel- 
lentes ou  inoffensives. 

Trois  jours  après,  j'étais  à  Mérida. 


XI 


U  X  M  A  L 

Retour  àMérida. — Départ  pour  T'.xmal. — Uaialke — Sakalun.— La  familleB. 
— Tikul.  — L'hacienda  de  San  José. —  Uxmal. —  Les  ruines. —  Le  retour. 
— L'orage. — Les  Indiennes  de  San  José. 

Il  faut  avoir  éprouvé  les  fatigues  de  quinze  jours 
d'expédition  et  de  rudes  travaux  dans  ces  climats  brû- 
lants, pour  comprendre  les  charmes  du  repos.  Je  me 
donnai  quelques  jours  de  congé  ;  ils  passèrent  comme 
un  rêve. 

La  maison  de  don  Joaquim  est  un  palais  coupé  de 
galeries  à  colonnes  et  de  cours  plantées  de  palmiers  : 
un  vaste  réservoir  d'eau  renouvelée  tous  les  deux 
jours  m'offrait  chaque  matin  le  plaisir  d'un  bain 
fortifiant  ;  je  m'y  livrais  comme  en  pleine  rivière  à 
l'exercice  de  la  natation  ;  puis  venait  le  déjeuner,  que 
nous  prenions  de  compagnie  avec  mon  ami  J.  Laclos, 
qu'un  heureux  hasard  avait  amené  à  Mérida  le  soir 
de  mon  arrivée.  C'étaient  alors  des  causeries  char- 


352  LE    MEXIQUE. 

mantes  sur  la  patrie  lointaine,  où  se  mêlaient  les  his- 
toriens de  nos  jours  et  les  noms  aimés  de  nos  littéra- 
teurs modernes;  c'étaient  de  longues  discussions  au 
sujet  des  ruines  que  j'avais  visitées  et  que  j'allais 
revoir  ;  puis  venaient  les  excursions  dans  le  passé,  les 
rêveries  de  l'avenir  :  confidences  mutuelles,  souvenirs 
évoqués,  que  vous  avez  de  charmes  !  Quand  la  chaleur 
montait,  nous  livrant  au  doux  bercement  du  hamac, 
l'esprit  tranquille,  le  corps  moite,  l'âme  engourdie, 
une  heure  de  sieste,  fille  des  climats  chauds,  achevait 
cette  matinée  si  bien  remplie. 

Je  m'étais,  en  outre,  lié  d'amitié  avec  ma  respectable 

voisine,  la  senora  G Une  sympathie  subite  nous 

avait  rapprochés.  Il  semblait  qu'elle  m'eût  rencontré 
dans  une  de  ces  vagues  existences  qu'on  croit  avoir 
vécues  ;  ses  traits  me  rappelaient  de  chers  souvenirs. 

Malade  depuis  longtemps,  elle  en  était  arrivée  au 
dernier  période  d'une  maladie  de  poitrine.  Aban- 
donnée des  docteurs,  elle  attendait,  avec  le  calme 
d'une  conscience  pure,  que  Dieu  fixât  le  jour  de  son 
rappel.  Agée  de  trente  à  trente-cinq  ans,  ornée  d'une 
instruction  peu  commune,  douée  d'une  âme  tendre  et 
mystique,  ses  entretiens  étaient  pour  moi  pleins  de 
charmes.  Une  religion  bien  entendue  versait  sur  cette 
nature  éprouvée  par  tant  de  souffrances  le  trésor  de 
ses  consolations  les  plus  douces.  Je  me  trouvais  heu- 
reux et  fier  de  l'amitié  que  m'avait  vouée  cette  pauvre 
femme. 


CHAPITftE    XI.  — UXMAL.  353 

Que  d'heures  passées  en  épanchements  intimes,  en 
confidences,  en  causeries  sérieuses,  où  je  m'efforçai 
de  ranimer  dans  son  cœur  l'amour  des  choses  de  ce 
monde  et  l'espoir  d'un  rétablissement  prochain  !  Ses 
yeux  voyaient  clair  dans  l'avenir  ;  elle  se  sentait  par- 
tir, triste  mais  résignée.  Quand  je  la  quittai,  notre 
amitié  de  quinze  jours  était  vieille  de  longues  années, 
et  mes  yeux  se  mouillèrent  de  larmes  quand  je  lui  fis 
mes  derniers  adieux. 

Je  ne  devais  point  oublier  que  la  saison  s'avançait  ; 
aussi  Antonio  vint-il  m'arracher  un  matin  aux  délices 
de  ma  paresse.  J'avais  perdu  l'habitude  de  me  lever 
aussi  tôt,  et  j'eus  toutes  les  peines  du  monde  à  m'ar- 
racher du  hamac.  La  voiture  attendait,  il  fallait 
partir.  Il  faisait  une  nuit  assez  noire  ;  mon  petit  con- 
ducteur prit  à  droite  ;  puis,  une  fois  au  dehors  de  la 
ville,  malgré  l'obscurité,  malgré  les  affreux  cahots 
d'une  route  rocailleuse,  il  mit  ses  mules  au  galop. 
J'eus  beau  lui  crier  de  ralentir,  qu'il  allait  tout  briser, 
le  gamin  faisait  la  sourde  oreille,  et  nous  galopions  de 
plus  belle.  Tout  à  coup  le  ressort  de  cuir  de  gauche 
se  brisa;  je  fis  une  effroyable  pirouette,  et  n'eus  que 
le  temps  de  me  saisir  du  tablier,  ce  qui  amortit  ma 
chute.  Antonio  se  trouvait  tranquillement  assis  sur 
son  brancard  et  semblait  ne  s'être  aperçu  de  rien  ;  il 
s'arrêta  cependant  au  bruit  de  mes  imprécations, 
qu'appuyèrent  immédiatement  deux  soufflets  parfaite- 
ment sentis,  destinés  à  réprimer  l'élan  de  mon  drôle. 

23 


'M]i.  LE   MEXlol'E. 

Le  jour  naissait  à  peine;  nous  nous  trouvions  alors 
à  quatre  lieues  de  Merida.  Que  devenir?  Impossible  de 
songer  au  retour,  la  caleza  ne  pouvait  aller  plus  loin. 

— A  deux  pas,  me  dit  Antonio,  se  trouve  une  habi- 
tation ;  veuillez  garder  les  mules  et  la  voiture,  je  vais 
chercher  des  cordes  et  du  inonde. 

Il  disparut.  J'allumai  un  cigare  et  me  promenai  en 
l'attendant. 

Cinq  minutes  à  peine  s'étaient  écoulées  depuis  le 
départ  de  mon  domestique,  quand  j'entendis  dans  le 
bois,  sur  la  droite,  un  tumulte  effroyable,  et  je  vis 
déboucher,  au  triple  galop,  six  Indiens  dans  un  cos- 
tume étrange.  Ils  avaient  l'air  si  féroces,  je  m'expli- 
quai si  peu  leur  présence  à  cette  heure,  la  rapidité  de 
leur  course,  leur  direction, — ils  arrivaient  sur  moi, — 
que,  rapide  comme  l'éclair,  je  me  précipitai  sur  mon 
fusil  que  j'armai  :  je  crus  mon  dernier  jour  arrivé, 
persuadé  que  j'avais  affaire  à  l'avant-garde  d'une 
troupe  d'Indiens  bravos. 

Quoique  décidé  à  vendre  chèrement  ma  vie,  j'é- 
prouvai, je  l'avoue,  une  surprise  qui  me  parut  être  de 
la  pire  espèce.  A  moitié  caché  derrière  la  boite  de  la 
caleza,  le  doigt  sur  la  gâchette  du  fusil,  j'étais  dans 
une  fiévreuse  attente  de  ce  qui  allait  arriver.  Les  In- 
diens n'avaient  d'autre  arme  qu'un  machete,  ce  qui 
me  donna  quelque  espoir;  mais  ils  passèrent  devant 
moi  comme  un  tourbillon,  sans  s'inquiéter  de  ma  pré- 
sence, et  je  les  perdis  bientôt  de  vue. 


CHAPITRE    XL. UXMAL.  3$S 

Antonio,  qui  arrivait  avec  deux  hommes,  me  dit 
que  c'étaient  tout  bonnement  des  vaqueros  indiens 
préposés  à  la  garde  et  à  la  recherche  du  bétail  dans 
les  bois. 

Ils  portent  alors  des  costumes  de  peau  qui  les  enve- 
loppent de  la  tête  aux  pieds  ;  les  mains  sont  cachées 
par  le  prolongement  des  manches,  et  les  pieds  dans 
d'immenses  étriers  en  bois  recouverts  de  cuir  ;  les 
jambes  sont,  en  outre,  garanties  par  la  selle  elle- 
même,  faite  d'un  cuir  de  bœuf  qui,  se  repliant  de 
chaque  côté,  forme  une  espèce  de  botte.  Ce  costume, 
qui  ne  laisse  apercevoir  que  la  moitié  d'une  face 
bronzée,  donne  aux  vaqueros  l'aspect  le  plus  sauvage 
et  leur  permet  de  courir  sans  crainte  au  plus  épais 
des  fourrés. 

Cependant,  avec  l'aide  de  ses  deux  Indiens,  Antonio 
réparait  notre  accident  avec  assez  d'intelligence;  il 
remplaça  la  courroie  par  une  corde  sept  ou  huit  fois 
doublée  et  me  garantit  la  solidité  de  la  voiture  jus- 
qu'à notre  arrivée  à  Tikul.  Nous  poursuivîmes  donc, 
et,  vers  les  dix  heures,  nous  arrivions  à  Uaialke,  où 
je  rencontrai  don  Felipe  Peon,  pour  lequel  j'avais 
des  lettres  de  recommandation  ;  il  m'en  donna  lui- 
même  une  autre  pour  sa  maison  de  Tikul  et  pour  le 
majordome  de  Y  hacienda  de  San  José  qui  lui  appar- 
tient. 

La  famille  Peon,  la  plus  riche  de  l'Yucatan,  pos- 
sède la  plupart  des  haciendas  de  Merida  à  Uxmal, 


356  LE   MEXIQUE. 

c'est-à-dire  un  espace  de  vingt -cinq  lieues;  cette 
dernière,  où  se  trouvent  les  magnifiques  ruines  du 
même  nom,  est  la  propriété  de  don  Simon. 

Uaialke  est  bien,  comme  le  disait  avec  orgueil  le 
majordome,  la  plus  belle  finka  de  l'Yucatan.  On  y 
arrive  par  une  porte  monumentale  qui  s'ouvre  sur 
une  vaste  cour,  plantée  d'arbres  verts  ;  sur  la  gauche, 
s'étend  une  plantation  de  jenequen  (agave  dont  le  fil 
est  d'un  revenu  considérable);  à  droite, se  trouve  un 
jardin  ombragé  de  palmiers  et  de  manguiers,  où 
l'œil  se  repose  sur  les  touffes  vertes  des  bananiers  et 
des  goyaviers  chargés  de  fruits. 

La  maison,  élevée  sur  un  plateau  de  quinze  pieds 
au  moins,  est  abordable  de  tous  côtés  au  moyen  d'un 
escalier  continu  qui  borde  la  terrasse  ;  une  planta- 
tion de  sapote  de  Santo  Domingo,  à  fruits  énormes 
à  pulpe  jaune,  alternée  de  rosiers  en  fleurs,  prête 
son  ombrage  à  la  galerie. 

Sur  le  devant  se  trouve  un  manège  à  dépouiller 
l'agave,  et,  dans  des  cours  intérieures,  s'ébattent 
quelques  daims  privés. 

Sur  le  derrière,  s'étendent  deux  vastes  clôtures 
destinées  au  bétail,  et  d'immenses  réservoirs  toujours 
pleins  d'eau  les  bordent  dans  toute  leur  longueur.  Deux 
puits,  à  chaîne  garnie  de  seaux  décorce,  fournissent 
jour  et  nuit  à  l'alimentation  des  réservoirs  et  à  l'ar- 
rosage du  jardin. 

Le  bétail  abandonné  dans  les  bois,  où   six  mois 


CHAPITRE    XI. UXMAL.  357 

de  l'année  il  ne  trouve  qu'une  maigre  nourriture, 
vient  s'abreuver  chaque  jour  aux  réservoirs  de  Y  ha- 
cienda. Comme  nulle  autre  part  il  ne  trouve  une 
goutte  d'eau,  la  soif  répond  au  propriétaire  du  retour 
de  ses  troupeaux.  Il  peut  tout  au  plus  s'égarer  quel- 
que tète  dans  une  habitation  voisine,  et,  comme  chaque 
animal  porte  le  chiffre  de  son  maître,  il  n'y  en  a 
jamais  de  perdus. 

Dix-huit  cents  bêtes  à  cornes  donnent  à  Uaialke 
un  revenu  considérable,  et  plus  de  douze  cents  In- 
diens, sujets  de  Y  hacienda,  travaillaient  aux  champs 
du  maître  ;  aujourd'hui,  le  nombre  en  est  fort  réduit  : 
le  choléra  de  1854  enleva  en  peu  de  jours  plus  de 
sept  cents  de  ces  malheureux. 

Deux  heures  de  repos  avaient  donné  aux  mules  une 
nouvelle  vigueur;  il  s'agissait  d'atteindre  Sakalun 
avant  la  nuit. 

En  approchant  de  ce  dernier  point,  je  retrouvai, 
comme  dans  la  direction  de  Valladolid,  les  traces  de 
la  révolte  indienne  :  quelques  murs  noircis  et  des 
cabanes  abandonnées  formaient  la  ligne  frontière  de 
leurs  derniers  exploits.  Sakalun  fut  deux  fois  ra- 
vagé; aussi  le  village  a-t-il  un  air  de  tristesse  mor- 
telle. 

Mon  équipage  s'arrêta  sur  la  place  :  Antonio  ne 
savait  à  qui  s'adresser  pour  réclamer  une  nuit  d'hos- 
pitalité. J'allai  donc  frapper  aux  portes,  mais  nul  ne 
pouvait  me  recevoir,  et  l'on  m'indiqua,  de  l'autre 


ll.'iN  LE   MEXIOUE. 

côté  de  l'église,  la  maison  d'une  pauvre  veuve  qui, 
d'habitude,  hébergeait  les  étrangers  de  passage.  Je 
m'y  rendis;  elle  me  pria  d'entrer  dans  sa  maisonnette, 
m'assurant  qu'elle  ferait  son  possible  pour  me  procu- 
rer le  nécessaire.  Elle  s'excusa  d'une  manière  char- 
mante de  ne  pouvoir  m'accueillir  d'une  façon  plus 
grande,  et  le  regard  de  reproche  qu'elle  semblait 
adresser  au  ciel  me  fit  comprendre  que  la  fortune 
contraire  avait  dû  bouleverser  une  existence  que  des 
manières  distinguées,  jointes  à  une  figure  noble, 
annonçaient  avoir  été  brillante.  Antonio  s'en  alla 
dans  le  bois  couper  du  ramon  (feuillage  pour  les 
mules);  de  mon  côté,  j'allai  visiter  le  cenote,  l'un 
des  plus  beaux  du  Yucatan. 

Il  est  au  milieu  de  la  place  ;  l'ouverture  eu  est 
presque  circulaire,  sur  un  diamètre  de  quinze  pieds 
environ.  Un  escalier  gigantesque  de  rondins  de  bois 
unis  par  des  lianes  permet  d'arriver  à  la  nappe  d'eau 
qui  garnit  la  surface  du  fond. 

Vous  vous  trouvez  alors  dans  une  vaste  rotonde, 
d'une  élévation  de  près  de  vingt  mètres,  d'où  pendent 
d'énormes  stalactites  ;  des  masses  de  stalagmites  cor- 
respondent aux  cristallisations  supérieures,  et  quel- 
quefois les  deux  réunies  semblent  former  à  la  voûte 
d'immenses  colonnes  de  support.  L'aspect  est  gran- 
diose, et  l'ensemble  donne  l'idée  d'un  gothique  sau- 


vage. 


Au  crépuscule,  une  longue  file  d'Indiennes,  vêtues 


CHAPITRE    XI. IX.MAL.  339 

de  blanc,  s'en  vont,  l'urne  antique  sur  la  hanche, 
puiser  l'eau  du  ménag-e  ;  à  les  voir  suintement  dispa- 
raître, on  dirait  une  suite  de  fantômes  s1  engloutissant 
dans  les  entrailles  delà  terre. 

Le  diner  tout  servi  m'attendait  au  logis  de  la  veuve  ; 
la  petite  table  garnie  d'une  serviette  blanche,  quel- 
ques assiettes  d'une  propreté  exquise,  m'eussent  rendu 
indulgent  pour  le  plus  détestable  repas  ;  mais  tout 
était  bon,  bien  apprêté,  délicieux. 

Deux  jeunes  filles,  celles  de  l'hôtesse,  me  servaient 
à  table  :  belles  toutes  deux,  la  plus  jeune  attirait  le 
regard  par  ses  merveilleuses  perfections  :  elle  avait 
treize  ans  ;  blanche  comme  l'albâtre,  son  buste,  qui  se 
dessinait  sous  la  transparence  du  tiipile  indien,  pré- 
sentait les  lignes  admirables  de  la  statuaire  antique; 
ses  grands  yeux  noirs,  voilés  de  longs  cils,  avaient  la 
douce  expression  d'une  résignation  touchante  ;  le  nez, 
droit,  aux  ailes  mobiles,  disait  la  facilité  de  ses  impres- 
sions, et  sa  bouche  de  corail  s'ouvrait  sur  une  rangée 
de  perles.  Ses  cheveux,  une  rivière  de  jais,  relevés  à 
la  chinoise,  formaient  sur  sa  nuque  blanche  deux 
touffes  luisantes  reliées  par  une  faveur  jaune  et  per- 
cées d'une  flèche  d'argent. 

Cette  coiffure  élégante  et  bizarre  s'harmoniait  au 
costume  indien  de  la  jeune  fille.  L'air  d'innocence  et 
de  candeur  qui  rayonnait  de  toute  sa  personne  en 
faisait  un  idéal  que  le  rêve  le  plus  divin  ne  pouvait 
dépasser. 


360  LE    MEXIQUE. 

De  même  qu'une  ileur  ignorée  donne  ses  par- 
fums au  premier  qui  les  respire,  de  même  la  belle 
enfant  semblait  heureuse  de  mes  admirations,  et  son 
visage  se  voilait  de  pudeur  souriante,  sous  le  feu  de 
mes  regards  passionnés.  La  mère  me  dit  son  histoire  ; 
elle  était  courte  :  de  terribles  événements,  une  longue 
misère  ;  d'origine  espagnole,  elle  me  conta  Y  hacienda 
pillée  et  incendiée,  son  mari  assassiné,  son  désespoir, 
sa  fuite,  l'exil,  puis  son  retour  en  ces  lieux  désolés; 
elle  me  dit  cette  vie  sombre  et  solitaire,  et  l'avenir 
plus  sombre  encore.  Des  pleurs  coulaient  sur  sa  face 
ridée  ;  ses  filles  mêlaient  leur  douleur  à  la  sienne, 
et  de  grosses  larmes  bondissaient  sur  leurs  jeunes 
visages  comme  des  gouttes  de  pluie  sur  les  pétales 
d'un  lis. 

Je  n'oublierai  jamais  cette  désolation.  Ah  !  que 
n'étais-je  riche,  libre,  puissant  !  Et  qui  sait,  pen- 
sais-je?  Que  m'importent  les  ruines,  le  monde,  l'ave- 
nir ?  Où  donc  est  le  bonheur  ?  Heureux  qui  le  ren- 
contre et  sait  le  reconnaître  !  Je  ne  pus  taire  la  part 
que  je  prenais  aux  infortunes  de  mon  hôtesse,  la  joie 
que  j'aurais  à  les  soulager,  le  désir...;  mais  j'en  dis 
trop  peut-être,  un  silence  d'acquiescement,  un  sourire 
d'ange  reconnaissant,  ce  vif  besoin  d'espoir  chez  des 
malheureux,  m'avertirent  de  ne  point  ajouter  les 
tristesses  de  la  désillusion  aux  navrantes  tristesses  du 
passé  ;  je  me  tus. 

Il  était  l'heure  de    se  séparer;  j'allai  m'étendre, 


CHAPITRE    XI. UXMAL.  Mtil 

songeur,  dans  le  hamac  qui  m'attendait.  La  nuit  porte 
conseil  ;  je  résolus  de  hâter  mon  départ,  pour  échap- 
per à  cette  fascination  qui  m'avait  engourdi  la  veille. 

Je  la  revis  cependant,  et  plus  belle,  et  plus  sédui- 
sante encore  ;  deux  longues  nattes  étalaient  jusqu'à 
terre  les  trésors  de  sa  chevelure  d'ébène,  et  sa  tunique 
de  gaze  légère,  brodée  de  jaune,  voilait  à  peine  les 
merveilleuses  beautés  de  son  corps  ;  ses  yeux,  pleins 
de  timides  promesses,  prenaient  mon  cœur  :  mon 
esprit  irrésolu  flottait  comme  celui  d'un  homme  ivre. 
Il  fallait  m' arracher  à  ces  enchantements.  J'appelai 
Antonio  ;  une  demi-heure  après,  les  mules  attelées 
m'attendaient  à  la  porte.  Je  leurs  dis  adieu. 

—  Quand  reviendrez-vous,  dit-elle  ? 

Je  ne  la  revis  jamais.  La  première  des  sagesses 
n'est-elle  pas  d'éviter  le  danger? 

Au  retour,  j'allai  prendre  à  Mouna  la  route  de 
Campêche. 

Il  fallut,  à  Tikul,  nous  arrêter  de  nouveau  pour  ré- 
parer la  caleza,  que  menaçait  un  second  accident  ; 
de  là,  nous  arrivâmes  le  soir  même  à  San  José  où  je 
passai  la  nuit.  Les  mules  et  la  caleza  devaient  attendre 
mon  retour,  car  il  n'y  avait  point  d'autre  route  condui- 
sant à  Uxmal  qu'un  sentier  traversant  les  bois.  Uxmal 
est  à  cinq  lieues;  le  majordome  me  loua  des  chevaux 
et  des  Indiens  porteurs  pour  mes  bagages.  Le  sentier 
gravit  les  collines  qui,  du  nord-est  au  sud-ouest,  tra- 
versent le  Yucatan  pour  aboutir  à  Campêche  et  re- 


362  LE   MEXIQUE. 

tomber  dans  la  plaine  où  se  trouve  Uxmal.  Toujours 
enfoui  dans  l'épaisseur  des  taillis,  le  voyageur  n'a- 
perçoit Yharienda  qu'en  arrivant  sur  la  petite  place 
qui  la  précède.  Rarement  habité  par  le  maître, 
Uxmal  n'est  qu'un  centre  agricole  où  sont  groupés 
les  quelques  serviteurs  de  l'habitation.  Les  ruines  se 
trouvent  à  2  kilomètres  au  sud  :  des  monticules  tou- 
chent même  à  Y  hacienda,  d'où  l'on  aperçoit  dans  le 
lointain  le  palais  du  Gouverneur  et  le  sommet  de  la 
maison  du  Nain. 

Je  fis  immédiatement  porter  mes  instruments  et 
mes  bagages  aux  ruines,  et,  le  lendemain,  je  m'in- 
stallai dans  une  salle  de  la  partie  sud  du  palais  des 
Nonnes.  Au  moyen  de  paillassons  et  de  couvertures, 
je  fis  une  chambre  noire  parfaitement  obscure,  et,  sur 
une  table  que  me  fournit  l' hacienda ,  j'installai  mes 
bains  et  mes  produits.  Deux  Indiens  avaient  pour 
unique  occupation  la  charge  de  m' aller  quérir  de 
l'eau,  ce  qu'ils  faisaient  au  moyen  de  jarres.  Quatre 
autres  devaient  m'aider  dans  mes  opérations,  tenir 
un  dais  de  drap  blanc  au-dessus  de  l'instrument^  pour 
que  l'intérieur  de  la  chambre  ne  s'échauffât  pas  trop  ; 
ils  avaient  à  m'ouvrir  la  porte  de  mon  cabinet  noir,  à 
la  fermer  hermétiquement  aussitôt  rentré.  Quarante 
autres  Indiens  furent  occupés  trois  jours  à  couper  les 
bois,  pour  dégager  les  monuments  entourés  de  taillis 
et  souvent  couverts  de  plantes  grimpantes.  Antonio 
formait  ma  réserve  et  ne  me  quittait  pas  :  il  tenait  la 


CHAPITRE    XI.  —  UXMAL.  303 

lumière,  pendant  que,  au-dessus  de  ma  tête,  durani 
le  travail  du  développement  des  clichés,  les  quatre 
premiers  Indiens  tenaient  également  un  drap  pour 
empêcher  les  gravats  des  voûtes  de  tomber  sur  la 
couche  de  collodion. 

Voici  la  disposition  et  l'orientation  des  ruines. 

Je  ne  parlerai  que  des  principales  ;  car,  sur  un  dia- 
mètre d'une  lieue,  le  sol  est  couvert  de  débris,  dont 
quelques-uns  recouvrent  des  intérieurs  fort  bien  con- 
servés. 

La  première  au  nord1  est  le  palais  des  Nonnes. 
Au  sud-est,  à  cent  mètres  de  distance,  la  pyramide 
surmontée  de  l'édifice  connu  sous  le  nom  de  maison 
du  Nain;  sur  la  même  ligne,  mais  à  l'ouest,  à  cinq 
cents  mètres  environ,  la  Carcel; 

Au  sud,  le  palais  du  Gouverneur  avec  la  maison 
des  Tortues ,  sa  dépendance  ; 

A  l'ouest,  sur  la  même  ligne,  la  maison  des  Co- 
lombes ; 

Au  sud  de  ces  édifices,  et  fort  rapprochées  l'une  de 
l'autre,  deux  immenses  pyramides  autrefois  surmon- 
tées de  temples,  dont  il  ne  reste  presque  plus  rien 
aujourd'hui. 

Tout  l'espace  qui  sépare  les  palais  que  nous  venons 
d'énumérer  est  couvert  de  ruines  de  moindre  impor- 
tance et  de  débris  de  toute  sorte. 


1.    Voir  le  plan  dans  le    texte    de  M.   Viollei-le-Duc ,  et    iet. 
vues  de  XXV  à  XLIX. 


364  LE    MEXIQUE. 

Le  palais  des  Nonnes  se  compose  de  quatre  corps  de 
logis  disposés  en  carré  formant  une  cour  de  quatre- 
vingts  mètres  de  côté. 

La  façade  nord,  qui  commande  l'édifice  et  semble 
avoir  été  la  demeure  principale  du  maître  du  palais, 
est  élevée  sur  une  plate-forme  de  douze  à  quinze  pieds, 
dans  laquelle  se  trouvaient  disposés  des  logis  bas  et 
de  petite  dimension ,  probablement  à  l'usage  des  ser- 
viteurs. On  arrive  à  la  plate-forme  par  un  escalier  de 
face  correspondant  à  l'entrée  du  palais,  percée  dans 
la  partie  sud.  Une  petite  voie  cimentée,  bordée  de 
dalles,  menait  de  l'une  à  l'autre.  Cette  façade,  fort 
délabrée  aujourd'hui,  présente  un  développement  de 
cent  sept  mètres,  et  déborde  les  bâtiments  des  deux 
ailes  ;  elle  est  percée  de  quatorze  couvertures  corres- 
pondant au  même  nombre  de  salles  doubles  d'égales 
dimensions,  ne  recevant  le  jour  que  par  la  porte  com- 
mune. 

Les  linteaux  des  portes  sont  en  bois,  comme  partout 
à  Uxmal,  et  soutiennent  l'encadrement  saillant  d'une 
vaste  frise  où  l'art  indien  semble  avoir  épuisé  toutes 
ses  ressources. 

Chaque  porte ,  de  deux  en  deux ,  est  surmontée 
d'une  niche  merveilleusement  ouvragée  que  devaient 
occuper  des  statues  diverses.  Quant  à  la  frise  elle- 
même,  c'est  un  ensemble  extraordinaire  de  pavillons, 
où  de  curieuses  figures  d'idoles  superposées  ressortent 
comme  par  hasard  de  l'arrangement  des  pierres  et 


CHAPITRE    XI. UXMAL.  365 

rappellent  les  têtes  énormes  sculptées  sur  les  palais 
de  Chichen-Itza.  Des  méandres  de  pierres  finement 
travaillées  leur  servent  de  cadre  et  donnent  une  va- 
gue idée  de  caractères  hiéroglyphiques  :  puis  viennent 
une  succession  de  grecques  de  grande  dimension, 
alternées,  aux  angles,  de  carrés  et  de  petites  rosaces 
d'un  fini  admirable.  Le  caprice  de  l'architecte  avait 
jeté  çà  et  là,  comme  des  démentis  à  la  parfaite  régu- 
larité du  dessin,  des  statues  dans  les  positions  les  plus 
diverses.  La  plupart  ont  disparu,  et  les  têtes  ont  été 
enlevées  à  celles  qui  restent  encore. 

Les  intérieurs,  de  dimensions  variées  suivant  la 
grandeur  des  édifices,  sont  les  mêmes  qu'àChichen; 
deux  murailles  parallèles,  puis  obliquant,  pour  se 
relier  par  une  dalle.  Cette  définition  peut  s'appliquer 
à  toutes  les  ruines. 

Les  salles  étaient  enduites  d'une  couche  de  plâtre 
fin  qui  existe  encore.  Elles  sont  percées  à  chaque  ex- 
trémité de  quatre  ou  huit  trous  se  faisant  face  deux 
à  deux,  destinés  à  soutenir  des  rondins  de  bois  de 
sapote  rouge,  auxquels  les  habitants  de  ces  palais  sus- 
pendaient leurs  hamacs. 

Le  hamac  est  donc  d'invention  américaine.  Ne 
serait-il  pas  à  propos  de  chercher  si  cette  coutume 
était  en  usage  chez  les  premiers  peuples  de  l'ancien 
monde?  Il  n'est  rien  à  négliger  dans  une  étude  de  ce 
genre,  et  l'affirmation  d'un  fait  d'aussi  peu  d'impor- 
tance apparente  pourrait  éclairer  bien  des  obscurités. 


300  LE    MEXIQUE, 

Aux  petites  causes,  les  grands  effets.  C'est  en  tout  cas 
le  seul  héritage  qu'ait  légué  la  race  disparue  à  la 
race  conquérante.  Le  hamac  est  d'un  usage  général 
dans  toute  la  péninsule  yucatèque.  Les  ouvertures  ne 
laissent  apercevoir  aucun  vestige  qui  puisse  faire  sup- 
poser l'emploi  des  portes;  les  montants  de  pierre, 
parfaitement  intacts,  n'offrent  aucune  trace  de  mor- 
taises ou  de  trous  quelconques  qu'auraient  occupés 
des  gonds  de  cuivre  ou  de  bois  :  mais  si  Von  observe 
l'intérieur,  on  remarque  de  chaque  côté  de  l'ouver- 
ture, à  égale  distance  du  sol  et  du  linteau  de  la 
porte,  plantés  dans  la  muraille  de  chaque  côté  des 
supports,  quatre  crochets  en  pierre. 

Il  est  alors  très-facile  de  se  figurer  la  manière  em- 
ployée par  les  anciens  habitants  pour  clore  leurs  de- 
meures. Il  s'agissait  tout  simplement  d'un  plateau  de 
bois  appliqué  de  l'intérieur  contre  l'ouverture,  et 
maintenu  par  deux  barres  transversales  et  parallèles, 
s'emboîtant  dans  les  crochets  de  pierre. 

L'aile  droite  de  la  façade  égyptienne  n'a  que 
soixante-quatre  mètres  de  développement  et  cinq 
ouvertures,  mais  les  salles  sont  beaucoup  plus  vastes 
et  plus  élevées  que  dans  la  façade  que  nous  venons 
de  décrire. 

La  décoration  se  compose  d'une  espèce  de  trophée 
en  forme  d'éventail,  qui  part  du  bas  de  la  frise  en 
s'élargissant  jusqu'au  sommet  du  bâtiment.  Ce  tro- 
phée est  un  ensemble  de  barres  parallèles  terminées 


CHAPITRE   XI.  —  UXMAL.  367 

par  des  tètes  de  monstre.  Au  milieu  de  la  partie 
supérieure,  et  touchant  à  la  corniche,  se  trouve  une 
énorme  tête  humaine,  encadrée  à  l'égyptienne,  avec 
une  corne  de  chaque  côté.  Ces  trophées  sont  séparés 
par  des  treillis  de  pierre  qui  donnent  à  l'édifice  une 
grande  richesse  d'effet.  Les  coins  ont  toujours  cette 
ornementation  bizarre,  composée  de  grandes  figures 
d'idoles  superposées,  avec  un  nez  disproportionné, 
tordu  et  relevé,  qui  fait  songer  à  la  manière  chinoise. 
L'aile  gauche  [casa  de  la  Culebrd),  façade  du  Serpent, 
presque  entièrement  ruinée,  devait  être  la  plus  belle. 
Son  nom  lui  vient  d'un  immense  serpent  à  sonnettes 
courant  sur  toute  la  façade,  dont  le  corps,  se  roulant 
en  entrelacs,  va  servir  de  cadre  à  des  panneaux 
divers. 

Jl  n'existe  plus  qu'un  seul  de  ces  panneaux  :  c'est 
une  grecque,  que  surmontent  six  croisillons,  avec 
rosace  à  l'intérieur;  une  statue  d'Indien  s'avance  en 
relief  de  la  façade,  il  tient  à  la  main  un  sceptre  ;  on 
remarque  au-dessus  de  sa  tête  un  ornement  figurant 
une  couronne.  La  tète  et  la  queue  du  serpent  se 
rejoignent  à  l'autre  extrémité,  et  l'on  reconnaît  par- 
faitement l'appendice  caudal  qui  distingue  le  serpent 
à  sonnettes. 

La  partie  écroulée  laisse  voir  l'intérieur  de  deux 
salles,  où  l'on  distingue  encore  les  trous  destinés  aux 
hamacs  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

Les  petites  niches  en  forme  de  ruche  qui  ornent 


368  LE    MEXIQUE. 

les  dessus  de  porte  de  la  quatrième  façade  lui  ont 
fait  donner  le  nom  de  façade  des  Abeilles.  C'est  un 
ensemble  de  colonnettes  nouées  dans  le  milieu  trois 
par  trois,  séparées  par  des  parties  de  pierres  plates 
et  les  treillis  qu'on  rencontre  si  souvent;  ce  bâti- 
ment est  d'une  simplicité  relative,  comparé  à  la 
richesse  des  trois  autres.  Gomme  la  cour,  il  est  en 
contre-bas,  et  la  grande  entrée  du  palais  le  partage 
en  deux. 

La  cour  contient  deux  citernes  cimentées,  destinées 
à  recueillir  les  eaux  pluviales. 

On  ne  peut  s'empêcher  d'admirer  la  richesse  d'i- 
magination qui  sut  grouper  dans  le  même  palais  une 
telle  profusion  d'ornements  et  les  distribuer  sur  des 
façades  toutes  différentes,  malgré  quelques  points  de 
ressemblance. 

La  maison  du  Nain,  dont  Stéphens  raconte  la 
légende,  est  un  temple  placé  sur  une  pyramide  ar- 
tificielle de  soixante -quinze  à  quatre-vingts  pieds 
d'élévation.  Placé  à  cent  mètres  environ  du  palais  des 
Nonnes,  il  se  compose  d'un  corps  d'habitation  avec 
deux  salles  intérieures,  et  d'une  espèce  de  petite  cha- 
pelle en  contre-bas  tournée  à  l'ouest;  ce  petit  mor- 
ceau est  fouillé  comme  un  bijou;  une  inscription 
paraît  avoir  été  gravée,  formant  ceinture  au-dessus 
de  la  porte.  Les  caractères,  brisés  pour  la  plupart, 
disparaîtront  bientôt  avec  le  bâtiment,  aujourd'hui 
dans  un  état  déplorable  de  dégradation. 


CHAPITRE    XI. — UXMAL.  369 

La  légende  de  Stéphens  a  un  cachet  tout  indien  ; 
elle  peut  intéresser  le  lecteur.  La  voici  : 

LÉGENDE    DE    LA    MAISON   DU    NAIN 

Il  y  avait  une  fois  une  vieille  femme,  vivant  soli- 
taire dans  son  jacal,  sur  le  lieu  même  où  s'élève  la 
pyramide  et  le  petit  palais.  Cette  pauvre  vieille  se 
désolait  de  n'avoir  point  d'enfants. 

Dans  sa  douleur,  elle  prit  un  jour  un  œuf,  l'entoura 
de  chiffons  et  le  mit  avec  soin  dans  un  coin  de  sa 
cabane.  Chaque  jour,  elle  l'examinait  avec  anxiété; 
mais  l'œuf  conservait  sa  forme  première.  Un  matin 
cependant,  elle  trouva  la  coquille  brisée  et,  dans  les 
langes  de  coton,  une  charmante  petite  créature  lui 
tendait  les  bras. 

La  vieille  femme,  ravie,  l'appela  son  fils,  lui  cher- 
cha une  belle  nourrice  et  en  prit  tant  de  soin,  qu'au 
bout  d'une  année,  l'enfant  marchait  et  parlait  aussi 
bien  qu'un  homme  ;  mais  il  cessa  de  grandir. 

Plus  enchantée,  plus  ravie  que  jamais,  la  bonne 
vieille  s'écria  qu'il  serait  un  grand  chef,  un  grand 
roi. 

Un  jour,  elle  lui  dit  d'aller  droit  au  palais  du  gou- 
verneur et  de  le  défier  à  tous  les  exercices  de  force. 
Le  nain  la  supplia  de  ne  point  l'engager  dans  une 
telle  entreprise,  mais  la  vieille  exigea  qu'il  partît.  Il 
lui  fallut  donc  obéir.  La  garde  du  palais  l'introduisit 

24 


.'{70  LE    MEXKJUK. 

près  du  monarque,  auquel  il  jeta  son  déii.  Ce  dernier 
sourit  et  le  pria  de  soulever  seulement  une  pierre  de 
trois arrobas  (75  livres).  Le  pauvre  enfant  s'en  revint 
en  pleurant  vers  sa  mère  qui  le  renvoya,  disant  :  Si  le 
roi  soulève  la  pierre,  tu  la  soulèveras  aussi. 

Le  roi  la  leva  donc,  et  le  nain  la  leva  pareillement. 
On  voulut  alors  éprouver  sa  force  d'autres  manières, 
mais  tout  ce  qu'avait  l'ait  le  roi,  le  nain  l'exécutait 
avec  la  même  facilité. 

Indigné  d'être  vaincu  par  un  si  petit  être,  le  roi  lui 
dit  alors  que  s'il  ne  bâtissait,  en  une  nuit,  un  palais 
plus  élevé  que  tous  ceux  de  la  ville,  il  mourrait. 

L'enfant,  épouvanté,  retourna  sanglottant  vers  la 
vieille  qui  lui  dit  de  ne  point  désespérer,  et,  le  matin, 
ils  se  réveillèrent  tous  deux  dans  le  charmant  palais 
qui  existe  encore  aujourd'hui. 

Le  roi  vit  avec  étonnement  ce  palais  magique  ;  il 
manda  le  nain  et  lui  ordonna  de  réunir  deux  faisceaux 
de  cogoiol,  espèce  de  bois  très-dur,  avec  lequel,  lui, 
le  roi,  frapperait  le  nain  sur  la  tête,  son  petit  ennemi 
devant  le  frapper  à  son  tour. 

Celui-ci  courut  encore  chez  sa  mère,  pleurant  et 
se  désolant;  mais  la  vieille  releva  son  courage,  et  lui 
ayant  placé  sur  la  tête  une  petite  tortille  de  froment, 
elle  le  renvoya  près  du  roi. 

L'épreuve  fut  faite  en  présence  des  personnages  les 
plus  considérables  de  l'État,  et  le  roi  brisa  son  fais- 
ceau tout  entier  sur  la  tête  du  nain  sans  lui  faire  le 


CHAPITBE    XI. UXMAL.  37t 

moindre  mal  :  ce  que  voyant,  il  voulut  sauver  sa  tète 
de  Tépreuve  qui  l'attendait;  mais,  comme  il  avait 
donné  sa  parole  devant  toute  sa  cour,  il  ne  put  s'y 
soustraire.  Le  nain  frappa  donc  et,  dès  le  second 
coup,  fit  voler  en  éclats  le  crâne  du  roi  ;  aussitôt  tous 
les  spectateurs  chantèrent  victoire  et  acclamèrent  le 
vainqueur  comme  leur  souverain. 

La  vieille  femme  disparut  alors;  mais  dans  le 
village  indien  de  Mani,  à  dix-sept  lieues  de  là,  se 
trouve  un  puits  profond  qui  mène  à  d'immenses 
souterrains  s'étendant  jusqu'à  Merida. 

Dans  ce  souterrain,  sur  le  bord  d'une  rivière  et 
sous  l'ombre  d'un  grand  arbre,  une  vieille  femme  est 
assise,  un  serpent  à  son  côté.  Elle  vend  de  l'eau  par 
petite  quantité,  mais  n'accepte  point  d'argent  pour 
sa  peine  ;  il  lui  faut  des  créatures  humaines,  d'inno- 
cents bébés  que  le  serpent  dévore.  Cette  vieille 
iemme,  c'est  la  mère  du  nain. 

La  Prison,  à  l'ouest,  dans  le  bois,  semble  être  une 
copie  du  même  édifice  à  Chichen-Itza  ;  même  dispo- 
sition intérieure,  même  architecture  au  dehors,  avec 
plus  de  simplicité. 

La  casa  de  las  Palomas  (palais  des  Colombes)  ne 
présente  plus  aujourd'hui  qu'une  muraille  dentelée 
de  pignons  assez  élevés,  percés  d'une  multitude  de 
petites  ouvertures,  qui  donnent  à  chacun  la  physio- 
nomie d'un  colombier. 


372  LE    MEXIQUE. 

Cette  muraille,  espèce  d'ornementation  bizarre, 
est  élevée  en  surplomb  d'un  monument  à  quatre 
corps  de  logis  plus  considérable  encore,  comme  éten- 
due, que  le  palais  des  Nonnes  ;  malheureusement, 
les  quatre  façades  sont  entièrement  ruinées  et  ne 
présentent  plus  que  des  débris  où  toute  trace  d'orne- 
mentation a  disparu. 

Le  palais  du  Gouverneur  est  la  pièce  capitale  des 
ruines  d'Uxmal  ;  de  proportions  plus  harmonieuses, 
plus  sobre  d'ornements  avec  plus  d'ampleur,  du  haut 
de  ses  trois  étages  de  pyramides,  il  se  dresse  comme 
un  roi,  dans  un  isolement  plein  de  majestueuse  gran- 
deur. 

Le  corps  du  palais  mesure  plus  de  cent  mètres; 
il  est  élevé  sur  trois  pyramides  successives  ;  la  pre- 
mière de  ces  pyramides  a  deux  cent  vingt  mètres  et 
sert,  pour  ainsi  dire,  de  marchepied  à  la  seconde; 
la  seconde,  de  deux  cents  mètres  environ  sur  quinze 
pieds  d'élévation,  forme  une  immense  esplanade 
pavée  autrefois,  avec  deux  citernes,  comme  dans  la 
cour  des  Nonnes. 

Un  autel,  au  centre,  soutenait  un  tigre  à  deux 
têtes,  dont  les  corps  reliés  au  ventre  figurent  une 
double  chimère.  Un  peu  plus  à  l'avant  se  dressait 
une  espèce  de  colonne  dite  pierre  du  châtiment,  où 
les  coupables  devaient  recevoir  la  punition  de  leurs 
fautes. 

La  troisième  pyramide,  qui  sert  de  plate-forme  au 


<  HAPITRE    XI. — UXMAL.  373 

palais,  n'a  guère  que  dix  pieds  d'élévation;  un  large 
escalier  aboutit  à  l'entrée  principale  du  monument. 

Quant  à  l'édifice,  l'ornementation  se  compose  d'une 
guirlande  en  forme  de  trapèzes  réguliers ,  de  ces 
énormes  têtes  déjà  décrites,  courant  du  haut  en  bas 
de  la  façade  et  servant  de  ligne  enveloppante  à  des 
grecques  d'un  relief  très-saillant,  reliées  entre  elles 
par  une  ligne  de  petites  pierres  en  carré  diversement 
sculptées  ;  le  tout  sur  un  fond  plat  de  treillis  de  pierre. 
Le  dessus  des  ouvertures  était  enrichi  de  pièces  impor- 
tantes, que  divers  voyageurs  ont  eu  le  soin  d'enlever. 
Quatre  niches,  placées  régulièrement,  contenaient 
des  statues,  absentes  aujourd'hui. 

La  frise  se  termine  par  un  cordon  rentrant  sur  la 
saillie  de  l'encadrement,  et  figure,  par  une  ligne 
courbe  s'enroulant  sur  une  ligne  droite,  un  ouvrage 
de  passementerie  moderne. 

Deux  passages  à  angle  rentrant  s'ouvraient  autre- 
fois de  chaque  côté  du  palais  ;  les  constructeurs  eux- 
mêmes  durent  les  condamner  pour  les  remplacer  par 
deux  chambres  de  moindres  dimensions  que  les  autres. 
Le  palais  contient  vingt  et  une  salles,  ne  recevant  de 
jour  que  par  l'ouverture  des  portes  ;  mais  les  pièces 
du  milieu  se  distinguent  par  leurs  dimensions  colos- 
sales ;  elles  mesurent  vingt  mètres  de  longueur  sur  une 
hauteur  approximative  de  vingt- cinq  pieds. 

Au-dessus  de  la  porte  principale  se  trouve  l'inscrip- 
tion du  palais  ;  les  caractères  sont  parfaitement  visi- 


374  LE    MEXIQUE. 

bles,  et  donneraient,  si  l'on  en  possédait  la  clef,  le 
nom  du  prince  ou  du  dieu  en  l'honneur  de  qui  le 
monument  fut  élevé.  Au-dessous  de  l'inscription,  un 
buste ,  dont  la  tète  manque  et  dont  les  bras  sont 
cassés,  semble  un  buste  de  femme.  Le  piédestal  est 
orné  de  trois  têtes  à  rebours,  bien  ciselées,  et  d'un 
type  presque  grec.  En  somme,  les  ruines  d'Uxmal 
nous  paraissent  être  la  dernière  expression  de  la  civi- 
lisation américaine  ;  nulle  part  un  tel  assemblage  de 
ruines,  maisons  particulières,  temples  et  palais  ;  la 
masse  agglomérée  des  débris  indique  une  ville  et  fait 
supposer  une  société  où  l'homme,  affranchi  des  en- 
traves d'une  théocratie  barbare,  et  peut-être  même 
du  lien  honteux  des  castes ,  se  trouvait  appelé  à 
l'exercice  de  certains  droits.  Le  Yucatan,  à  l'époque 
de  la  conquête,  était  industrieux  et  commerçant,  et 
c'est  le  propre  de  l'industrie  d'étendre  jusqu'aux 
humbles  les  bienfaits  d'une  égalité  relative. 

A  Uxmal,  j'éprouvai  dans  mes  opérations,  des 
diflîcultés  sans  nombre  :  une  chaleur  terrible,  la  dé- 
composition des  produits  chimiques,  ainsi  que  des 
accidents  de  toutes  sortes  faillirent  compromettre  le 
succès  de  mon  expédition.  Ajoutez  à  cela  des  nuits 
ban»  sommeil,  et  vous  aurez  une  idée  de  ma  posi- 
tion. 

J'ai  dit  que  je  m'étais  installé  dans  le  palais  des 
Nonnes,  et  que  j'avais  fait  ma  chambre  à  coucher  de 
l'un  des  intérieurs  de  l'aile  sud.  Ma   première  nuit 


CHAPITRE    XI. ÛXMAL.  375 

lut  charmante;  j'avais  enlevé  les  draperies  qui  mas- 
quaient la  porte,  et  les  balancements  du  hamac  ren- 
daient la  chaleur  supportable. 

Je  dormais  seul  dans  le  palais  ;  les  Indiens  se  refu- 
sèrent constamment  à  passer  la  nuit  dans  les  ruines; 
l'idée  seule  leur  inspirait  une  frayeur  mortelle.  An- 
tonio m'avait  supplié  d'aller  chaque  soir  coucher  à 
Y  hacienda;  c'eût  été  perdre  trop  de  temps,  et  comme 
je  vis  bien  où  tendait  cette  manœuvre,  je  le  laissai 
libre  d'aller  où  il  lui  plairait,  pourvu  toutefois  qu'au 
petit  jour  il  se  trouvât,  lui  et  les  Indiens,  à  ma  dispo- 
sition. Us  y  manquèrent  rarement,  et  le  majordome 
eut  la  bonté  de  veiller  à  ce  qu'ils  fussent  ponctuels. 
L'un  d'eux  n'étant  arrivé  qu'à  huit  heures  reçut,  à  ce 
qu'il  paraît,  et  sans  que  j'y  fusse  pour  rien,  une  bas- 
tonnade des  mieux  appliquées.  Depuis  ce  jour,  il  fut 
exact.  J'étais  donc  seul,  et  grâce  à  mes  travaux,  à 
peine  étendu  sur  mon  hamac,  je  dormais  comme  un 
bienheureux. 

Le  troisième  jour,  je  perdis  à  jamais  ce  doux  repos  ; 
il  y  avait  eu,  vers  les  quatre  heures,  un  orage  épou- 
vantable, accompagné  d'une  pluie  torrentielle  ;  la 
promenade  du  soir  m'avait  été  interdite,  et  je  me 
bornai  à  prendre  quelques  notes,  assis  à  la  porte  de 
mon  logis.  La  nuit  vint,  je  me  roulai  sur  mon  ha- 
mac, où  je  ne  tardai  pas  à  m'endormir  du  sommeil 
du  juste.  Mais,  hélas  !  juste,  je  ne  l'étais  point,  car 
je  m'éveillai  soudain  en  proie  à  d'atroces  douleurs. 


37(j  LE    MEXIQUE. 

Un  bruit,  d'ailes  remplissait  la  chambre,  et,  portant 
les  mains  au  hasard,  je  sentis  une  multitude  d'insectes 
froids  et  plats  de  la  taille  d'un  grand  cafard.  Hor- 
reur !  une  multitude  d'entre  eux  passèrent  sur  ma 
figure  ;  je  me  précipitai  pour  allumer  une  bougie, 
et  mes  yeux  furent  frappés  du  spectacle  le  plus  déso- 
lant qui  se  pût  voir. 

Dans  mon  hamac,  plus  de  deux  cents  de  ces  af- 
freuses bètes  restaient  comme  prises  au  filet  ;  trente, 
au  moins,  de  ces  animaux,  que  je  me  hâtai  de  secouer, 
restaient  encore  sur  moi  ;  j'avais  à  la  figure,  aux 
mains,  sur  le  corps,  des  enflures  qui  me  causaient  une 
douleur  insupportable. 

Une  grande  quantité,  parmi  ceux  du  hamac,  étaient 
gras,  rebondis  et  gonflés  du  sang  qu'ils  m'avaient 
tiré  ;  les  murailles  étaient  couvertes  de  compagnons 
de  même  espèce,  qui  paraissaient  attendre  que  leurs 
amis,  rassasiés,  leur  cédassent  la  place.  Comment  me 
défaire  de  tant  d'ennemis? 

Je  m'armai  d'une  petite  planche  et  je  commençai 
le  massacre.  C'était  une  besogne  atroce  et  dégoû- 
tante à  soulever  le  cœur;  le  combat  dura  deux  heu- 
res, sans  pitié,  sans  merci  :  j'écrasai  tout.  Quand 
je  vis  la  place  nettoyée,  qu'il  n'y  eut  plus  que  des 
cadavres,  je  fermai  hermétiquement  la  porte  et  tâchai 
de  me  rendormir,  deux  heures  après  il  fallait  recom- 
mencer. Ces  insectes  étaient  des  piques  ou  punaises 
volantes.  Le   lendemain,  je  changeai  mon  domicile. 


CHAPITRE    XI.  —  DXMAL.  377 

mes  ennemis  m'y  poursuivirent  encore,  el  ma  vie  ne 
fut  plus  qu'un  enfer. 

Pendant  huit  jours,  j'endurai  ce  supplice,  qui  fut 
bien  un  des  plus  atroces  de  ma  vie  de  voyage.  Quinze 
jours  après,  je  portais  encore  les  marques  des  piqûres 
de  mes  adversaires. 

Je  me  trouvais  moins  de  vigueur  pour  mon  travail, 
travail  où  j'usais  mes  forces  par  une  épouvantable 
transpiration.  Le  lecteur  s'en  rendra  compte,  quand 
je  lui  dirai  que  je  consommais  quelque  chose  comme 
douze  litres  de  liquide,  vin  et  eau  mélangée  d'alcool, 
et  que  le  tout  s'évaporait,  ce  qui  constituait  un  poids 
de  plus  de  vingt-cinq  livres. 

Chaque  reproduction  me  coûtait  jusqu'à  deux  ou 
trois  essais;  d'autres,  parfaitement  réussies,  se  trou- 
vaient perdues  par  des  accidents  inattendus  et  souvent 
par  l'indiscrète  curiosité  des  Indiens,  qui,  malgré 
mes  défenses  expresses,  ne  pouvaient  retirer  leurs 
doigts  des  clichés  terminés  que  je  mettais  sécher  au 
dehors.  Ace  sujet,  il  m' arriva  l'aventure  suivante  qui 
faillit  compromettre  ma  réussite  dans  la  reproduction 
du  plus  beau  de  ces  palais,  la  maison  du  Gouverneur. 
Je  l'avais  réservé  pour  le  dernier,  afin  de  pouvoir  lui 
donner  tous  mes  soins.  Comme  le  palais  s'élève  sur 
une  pyramide,  il  m'avait  fallu  construire  sur  l'espla- 
nade qui  le  précède  un  cube  en  pierre  sèche  de 
douze  pieds  de  hauteur,  afin  d'établir  mon  instrument 
au  niveau  de  l'édifice.  Mon  cabinet  noir,  installé  dans 


378  LE    MEXIQUE i 

la  grande  salle  du  milieu,  c'est-à-dire  à  quatre-vingts 
mètres  du  lieu  d'exposition,  m'avait  forcé  d'ajouter 
un  drap  mouillé  à  tous  mes  engins  ;  j'en  enveloppais 
le  châssis ,  afin  que ,  pendant  le  temps  prolongé  de 
l'exposition  et  des  allées  et  venues,  la  couche  de  collo- 
dion  ne  séchât  point. 

Je  courais  pour  abréger  autant  que  possible. 
Comme  le  palais  est  fort  grand,  je  résolus  de  le  faire 
en  deux  parties,  afin  de  donner  plus  de  détails,  et 
d'arriver  à  un  effet  d'ensemble  plus  saisissant.  J'avais 
mis  de  côté  pour  cette  reproduction  un  flacon  de 
collodion  parfaitement  reposé,  sur  lequel  je  comptais, 
et  deux  glaces,  les  seules  que  j'eusse  trouvées  ;  je  n'a- 
vais plus  d'autres  produits,  et  pas  d'autres  glaces ,  il 
fallait  donc  réussir,  et  réussir  coup  sur  coup  sous 
peine  de  voir  la  lumière  changer  et  l'éclairage  n'être 
plus  le  môme  pour  les  deux  parties  du  monument. 

Je  commençai  donc;  et  le  premier  cliché  vint  par- 
faitement :  pas  une  tache,  clair,  transparent,  chaque 
détail  dans  ses  valeurs,  irréprochable  en  un  mot. 

Pour  le  second,  un  rayon  de  soleil  s'était  glissé 
dans  le  châssis,  la  glace  se  trouvait  coupée  par  une 
ligne  noire  qui  rendait  le  cliché  impossible.  Je  me 
hâtai  de  nettoyer  la  glace,  mon  collodion  s'épuisait, 
et  je  n'en  avais  pas  d'autre,  je  le  versai  donc  avec 
tout  le  soin  possible,  et  connaissant  l'accident  qui 
m'avait  fait  manquer  l'autre,  il  m'était  facile  de  l'évi- 
ter pour  celui-là.  Tout  alla  bien,  le  cliché  réussit;  il 


CHAPITRE   XI. UXMAL.  M70 

était  de  même  teinte,  de  môme  force,  et  je  me  glori- 
fiais déjà  de  mon  triomphe  dans  une  affaire  aussi 
délicate. 

Je  déposai  celui  que  je  venais  d'achever  pour 
examiner  le  premier  et  mieux  juger  de  la  perfection 
de  mon  œuvre.  Je  l'avais  à  la  main,  et,  le  regardant 
par  transparence,  je  voulus  effacer  avec  le  doigt 
quelques  voiles  de  produits  que  j'apercevais  derrière 
la  glace.  0  désespoir!  quelqu'un  avait  changé  la 
position  du  verre,  et  ma  main  entière  se  grava  sur  la 
couche  impressionnée.  Je  compris  que  tout  était 
manqué,  et  jetant  un  regard  terrible  autour  de  moi, 
au  milieu  d'affreuses  imprécations,  je  demandai  le 
nom  du  coupable  ;  il  n'avait  garde  de  se  nommer.  Je 
bondissais  comme  un  tigre  sous  l'excitation  de  ma 
colère,  et  mes  Indiens  semblaient  pétrifiés.  Que  faire? 
J'avais  laissé  dans  le  palais  des  Nonnes  plusieurs  fla- 
cons contenant  des  résidus  de  collodion  sensibilisés  ;  je 
promis  une  piastre  au  premier  qui  me  les  rapporterait. 

Les  pauvres  gens  se  précipitèrent  alors  comme  des 
flèches,  se  livrant  au  milieu  des  bois  coupés  à  un 
steeple- chose  des  plus  échevelés,  auquel  mon  cour- 
roux de  photographe  ne  put  tenir;  je  me  hâtai  ce- 
pendant de  nettoyer  ma  glace  à  nouveau  ;  je  n'avais 
pas  terminé  qu'ils  arrivèrent.  Mais,  sur  quatre  cou- 
reurs, il  y  avait  trois  gagnants,  chacun  me  présentant 
un  flacon.  Je  n'avais  pas  prévu  le  résultat  ;  calcul  ou 
hasard,  je  m'exécutai  de  bonne  grâce.  Il  n'était  point 


380  LE    MEXIQUE. 

encore  trop  tard,  et  si  le  dernier  cliché  passablement 
réussi  ne  valait  pas  les  autres,  on  pouvait  au  moins 
s'en  contenter. 

Uxmal  possède  aussi  l'un  de  ces  vastes  étangs  arti- 
ficiels creusés  dans  les  bas-fonds,  pour  réunir  l'eau 
des  pluies,  et  qui  sont  appelés  à  compenser  le  manque 
d'eau  dans  la  péninsule.  Ces  cenotes  sont  d'immenses 
ouvrages  de  maçonnerie  et  de  ciment,  qui  se  retrou- 
vent toujours  auprès  des  ruines  et  des  anciens  centres 
de  population. 

Il  était  temps  pour  moi  de  quitter  ces  lieux  de 
damnation;  mon  corps  n'était  qu'une  plaie,  j'étais 
dans  un  état  de  maigreur  impossible  et  tanné  comme 
un  vieil  Indien.  Quelques  accès  de  fièvre  s'ajoutèrent 
à  mes  malaises,  aussi  je  me  reposai  délicieusement  le 
soir  à  Y  hacienda,  où  le  majordome  m'avait  fait  pré- 
parer un  repas  de  laitage  et  de  fruits. 

Cette  contrée  a  toujours  été  pleine  pour  moi  d'une 
ineffable  mélancolie;  je  laissai  de  côté  la  fête  du  vil- 
lage où  quelques  Indiens  s'ébattaient  pauvrement 
sous  l'incitation  de  ïanisado,  et  je  passai  ma  journée, 
couché  à  l'ombre  des  palmiers  qui  abritent  la  noria, 
fumant  les  cigarettes  parfumées  de  la  Havane,  en- 
foncé et  perdu  dans  ce  bien-être  du  repos  qui  suit 
toute  fébrile  agitation. 

Le  soir,  la  venue  des  jeunes  fdles  à  la  fontaine 
déroulait  à  mes  yeux  des  scènes  de  mœurs  toutes  pri- 
mitives et  pleines  d'une  poésie  antique  ;  suivant  leur 


CHAPITRE  XI. HXMAL.  381 

manière  de  porter  l'urne  sur  la  tète,  sur  l'épaule  ou 
sur  la  hanche,  comme  aussi  d'après  leurs  draperies, 
leur  démarche  et  leur  grâce  ;  tantôt  c'était  Rébecca 
dans  le  désert,  des  femmes  grecques  à  la  fontaine,  ou 
la  fille  d'Alcinoùs  dans  son  île  des  Phéaciens.  Pour 
elles,  timides  comme  de  jeunes  sauvages,  embarras- 
sées par  la  présence  de  l'étranger,  elles  masquaient 
en  souriant  leur  visage  par  un  mouvement  de  pudeur 
tout  indienne.  Ce  mouvement,  que  je  n'ai  retrouvé 
qu'au  Yucatan  et  dans  les  montagnes,  consiste  à  se 
voiler  la  bouche  seulement  au  moyen  d'une  partie 
du  uipile. 

Nous  étions  décidément  entrés  dans  la  saison  des 
pluies;  chaque  jour,  c'était  une  averse  et  l'orage  qui 
la  précède  ;  je  fis  donc  partir  les  bagages  de  fort  bonne 
heure,  afin  de  les  retrouver  secs  à  San  José,  de  façon 
que  je  pusse  changer  de  vêtements  s'il  m'arrivait  d'être 
surpris  par  l'orage.  Cela  ne  manqua  pas.  Une  heure 
à  peine  après  mon  départ  d'Uxmal,  je  fus  inondé 
par  des  masses  d'eau  qui  entravaient  la  marche  de 
mon  cheval,  m'aveuglaient  moi-même  et  me  cou- 
paient la  respiration  ;  quoique  mouillé  comme  un  rat, 
je  m'en  inquiétais  peu,  sachant  mes  malles  à  l'abri  et 
me  proposant  de  me  changer  à  mon  arrivée;  mais 
point,  .l'atteignis  mes  bagages  à  une  demi-lieue  de 
Y  hacienda  :  ils  étaient,  on  le  pense,  dans  un  état  dé- 
plorable. Les  conducteurs  avaient  trouvé  plus  simple 
de  vider  une  coupe  avec  les  danseurs  d'Uxmal  et  ne 


382  VE    MKXIOUE. 

s'étaient  mis  eu  route  que  Tort  ^ard,  alors  que  je  fes 
croyais  arrivés.  Je  les  dépassai  donc,  nie  hâtant  vers 
San  José. 

Le  majordome,  auquel  j'exposai  ma  pitoyable 
situation,  n'avait  rien  à  m' offrir  en  remplacement  de 
mes  effets  mouillés,  qu'une  chemise  de  rechange 
dont  je  dus  me  contenter.  Ce  majordome  était  bien 
l'homme  le  plus  microscopique  du  monde,  et  sa 
chemise,  proh  pudor  !  ne  me  venait  qu'aux  hanches. 
Je  n'osai,  en  cet  état,  m'exposer  à  l'admiration  des 
habitants,  et  je  me  promenai  en  grommelant  dans 
l'intérieur  de  Yhacienda.  Un  grand  gaillard,  surpris 
comme  moi  par  l'orage,  et  comme  moi  vêtu  de  l'uni- 
que défroque  du  pauvre  majordome,  n'y  mit  point 
tant  de  façon,  il  se  promenait  le  cigare  à  la  bouche 
dans  les  galeries  de  l'habitation.  C'était  un  Espagnol, 
au  teint  bronzé  mais  bien  tourné  de  corps,  et  d'une 
blancheur  remarquable.  Aussi  les  Indiennes,  très- 
friandes  de  chair  blanche,  s'extasiaient-elles  devant  ce 
nouvel  Adonis;  il  y  prit  peu  garde  d'abord,  aspirant 
avec  une  indifférence  de  blasé  l'encens  de  leur  naïve 
admiration.  Mais  son  triomphe  devint  tellement 
éclatant  qu'il  en  fut  embarrassé,  le  spectacle  était  des 
plus  comiques  et  je  riais  à  me  tordre. 

—  Ve    Vd  estas  p ,   me  dit-il  faisant  retraite, 

voyez- vous  ces,  coquines...;  ne  faudrait- il  pas  leur 
faire  à  chacune  un  enfant? 


XII 


L1  UZUMACINTA 


«'ampèche.— La  ville.— L'hôtel.— La  eanoa.— La  traversée.— Carmen.— Don 
Francisco  Anizan.— LTzumaeintajusqu'à  Palissada.— Le  C'ajuco.— Quatre 
jours  sur  le  fleuve.— Le  rancho.— San  Pedro  et  la  chasse  aux  crocodiles. 
Les  marais. — L'iguane. — Las  Playas. 


Le  fidèle  Antonio  fut  encore  mon  guide  jusqu'à 
Campèche,  où  ses  mules  me  conduisirent  en  trois 
longues  journées.  La  physionomie  de  Campèche  dif- 
fère en  toutes  choses  de  celle  de  Merida  :  l'entrée  tor- 
tueuse des  faubourgs,  les  fossés  avec  pont-levis  et  les 
murailles  lui  donnent  un  air  de  ville  de  guerre  dont 
elle  est  glorieuse,  et  ses  combats  avec  Merida,  ses 
victoires  et  le  siège  qu'elle  soutint  à  cette  époque, 
se  mêlent  souvent  à  la  conversation  de  ses  habitants. 
Les  rues  ne  sont  pas  tirées  au  cordeau,  comme  toutes 
celles  de  la  république  ;  ses  maisons,  inégales  et  plus 
élevées  que  celles  des  villes  mexicaines,  lui  donnent 
un  air  moins  oriental.  Les  monuments  y  sont  rares 
et  sa  cathédrale  est  des  plus  modestes. 


384  LE    MEXIQUE. 

Les  riches  commerçants  possèdent,  en  dehors  des 
murs,  des  habitations  de  plaisance  où  la  llore  des 
tropiques  étale  toutes  ses  magnificences,  et  dont  l'en- 
semble forme  à  la  ville  une  enceinte  de  verdure. 

Vue  de  la  mer,  assise  sur  le  rivage  en  pente  douce, 
appuyée  sur  les  promontoires  de  deux  collines,  avec 
son  bois  de  palmiers  placé  sur  la.  gauche  comme  une 
aigrette  mobile  sur  la  tète  d'une  jolie  femme,  Cam- 
pèche  offre  un  coup  d'œil  d'une  coquetterie  ravis- 
sante. Le  port  est  mauvais,  ou  plutôt,  il  n'y  a  point 
de  port.  De  même  qu'à  Sisal,  les  navires  doivent 
stationner  au  loin,  de  crainte  des  bas-fonds  et  des 
vents  du  nord.  Quoique  bien  déchue  de  sa  grandeur 
commerciale,  Campêche  est  encore  la  ville  la  plus 
riche  de  la  Péninsule,  et  la  plupart  des  maisons  de  l'île 
de  Carmen  ne  sont  que  les  comptoirs  de  ses  habitants. 

Tout  le  monde  sait  que  les  bois  de  teinture,  con- 
nus sous  le  nom  de  bois  de  Campêche,  viennent  de 
l'Etat  de  Tabasco  et  de  la  partie  marécageuse  de 
l'Etat  du  Yucatan;  File  de  Carmen,  devenue  district 
libre  aujourd'hui,  en  a  pour  ainsi  dire  le  monopole  ; 
aussi  la  ville  de  Campêche  décline -t- elle  chaque 
jour. 

J'avais  une  lettre  de  Juarez  pour  le  gouverneur,  don 
Pablo  Garcia.  Je  trouvai,  dans  le  chef  du  petit  Etat, 
un  homme  bien  élevé,  parlant  plusieurs  langues,  le 
français  entre  autres,  nvec  beaucoup  de  facilité,  et 
qui  me  reçut  avec  une  exquise  politesse;  il  se  mit 


CHAPITRE   XII. UZUMACINTA.  385 

avec  empressement  à  ma  disposition  et,  s'étant  in- 
formé du  but  de  mon  voyage,  il  me  donna  pour  l'un 
de  nos  compatriotes  à  Carmen,  don  Francisco  Anizan, 
une  chaude  lettre  de  recommandation. 

Don  Pablo  est  un  mulâtre  foncé  de  couleur,  d'une 
physionomie  sympathique,  fort  jeune  encore,  et  qui 
ne  doit  qu'à  ses  talents  le  poste  élevé  qu'il  occupe. 
Il  lui  a  fallu  vaincre,  pour  y  arriver,  l'espèce  de  répro- 
bation qui  s'attache  un  peu  partout  aux  gens  de  sa 
race,  ce  qui  lui  prête  nécessairement  un  mérite  de 
plus. 

Campèche  étale  le  luxe  de  deux  hôtels  qui  se  par- 
tagent, en  mourant  de  faim,  la  clientèle  de  ses  rares 
voyageurs.  Celui  qui  m'hébergea  était  assez  bien 
tenu;  sa  table,  abondamment  servie,  donnait  une 
haute  idée  de  la  fortune  de  son  propriétaire,  et  l'on 
se  demandait  comment  le  modeste  écot  de  trois  ou 
quatre  voyageurs  pouvait  suffire  à  l'entretien  de  la 
maison. 

L'hôte  voulut  bien  m'en  instruire  à  mes  dépens. 
Un  soir,  revenant  du  môle,  où  j'avais  été  prendre  l'air 
frais  de  la  mer,  j'entendis  le  tintement  de  l'or  dans 
une  chambre  voisine  ;  la  porte  était  entre-bâillée, 
j'entrai.  Une  réunion  de  douze  à  quinze  personnes 
était  attablée  autour  d'un  tapis  vert  et  notre  homme 
tenait  la  banque.  Il  me  fit  aussitôt  un  geste  des  plus 
galants,  m'indiquant  une  chaise  vide  et  me  de- 
mandant si  je  ne  ponterais  point  quelques  piastres. 

25 


380  LE   MEXIQUE. 

J'avoue  mon  faible  pour  cette  ironie  du  sort  qui  vous 
prodigue  en  si  peu  d'instants  les  émotions  les  plus 
diverses.  On  jouait  le  monte. 

Que  de  fautes  on  pourrait  rejeter  sur  le  respect 
humain  !  Je  crus  ma  dignité  engagée  à  ponter;  il  me 
sembla  que  les  personnes  présentes  auraient  une 
faible  idée  de  moi  si  je  regardais  à  la  perte  d'une 
once  ou  deux,  et  puis  j'étais  assis.  Je  pontai  donc  et 
je  gagnai  d'abord,  ce  qui  est  assez  l'habitude  ;  puis, 
comme  toujours,  ayant  perdu,  je  me  piquai,  de  telle 
sorte  que,  la  séance  levée,  je  constatai  un  déficit  de 
cinq  onces  (quatre  cents  francs).  J'attendais  volon- 
tiers que  l'hôte  me  demandât  pardon  de  la  liberté 
grande,  et  je  trouvai  l'hôtel  un  peu  cher  pour  mes 
moyens. 

Notre  hôte  était  mélomane  enragé;  mais,  comme  il 
n'avait  reçu  du  ciel  aucun  talent  d'exécution,  quel  que 
fût  du  reste  l'instrument,  il  avait  mandé  de  la  Ha- 
vane une  serinette  de  grand  format,  dont  il  croyait 
réjouir  ses  habitués.  Les  mêmes  airs  se  succédaient 
sans  relâche,  et  notre  homme  avait  soin  de  remonter 
sa  machine  avant  même  que  le  dernier  morceau  ne 
fût  achevé.  Jamais  instrument  ne  fut  plus  occupé, 
mais  jamais  non  plus  musique  plus  agaçante;  c'était 
â  faire  ses  malles  et  déloger. 

J'avais  beau  lui  dire  que,  toujours  du  plaisir,  ce 
n'était  pas  du  plaisir;  il  faisait  la  sourde  oreille  et 
n'écoutait  que  sa  musique. 


CHAPITRE   XII. EZUMACINTA.  387 

Je  me  débarrassai  de  ce  cauchemar  en  me  confi- 
nant dans  mon  appartement  où,  du  reste,  me  clouait 
une  indisposition  sérieuse.  Je  crus  avoir  la  fièvre 
jaune  ;  je  la  désirais  depuis  longtemps,  et  je  la  vis 
venir  avec  plaisir;  je  savais  qu'une  fois  passée,  c'était 
un  sauf-conduit  pour  l'avenir  au  milieu  de  ses  inva- 
sions périodiques,  et  j'avais  besoin  de  ce  passe-port 
dans  mes  voyages. 

J'éprouvai,  à  ce  sujet,  une  désillusion  complète; 
car,  deux  jours  après,  j'étais  parfaitement  remis  et 
sur  le  point  de  partir  pour  Carmen,  à  bord  d'une 
canoa  prête  à  s'éloigner  du  môle. 

Les  canoas  sont  de  petites  embarcations  ,  d'une 
facture  toute  primitive  et  d'une  solidité  plus  que  dou- 
teuse, qui  font  le  service  de  Campèche  à  Carmen  en 
deux,  trois  ou  cinq  jours,  suivant  la  mer  et  la  brise. 
Toujours  en  vue  du  rivage,  on  jette  l'ancre  la  nuit  et 
le  jour,  on  jette  l'ancre  au  moindre  vent.  On  com- 
prend qu'une  courte  traversée  soit  longue  avec  de 
telles  précautions;  mais  le  Mexicain  n'a  rien  de  la 
fougue  du  Yankee  ;  il  prend  son  temps,  va  piano  et 
s'en  trouve  bien.  Nous  étions  une  foule  dans  la  canoa. 
Elle  était  chargée  de  plâtre  à  couler;  on  nous  avait 
entassés  dans  un  espace  vide  sur  le  milieu  du  bateau  ; 
quelques  autres  s'étaient  campés  sur  la  cargaison  ;  il 
n'y  avait  point  de  bordage  pour  se  retenir,  pas  plus 
que  de  pont  pour  se  garantir  de  la  mer.  Il  vint  à 
pleuvoir;  on  nous  jeta  simplement  une  toile  gou- 


388  LE   MEXIQUE. 

dronnée  sur  la  tète,  ce  qui  nous  exposait  à  une 
asphyxie  générale,  à  laquelle  nous  n'échappâmes 
que  par  miracle.  Le  prix  du  transport  n'est  pas  fort 
élevé  ;  aussi  la  nourriture  y  est-elle  moins  qu'abon- 
dante, et  mauvaise;  j'avais  heureusement  des  pro- 
visions. C'est  en  cet  équipage  que,  après  avoir  dou- 
blé Champoton  et  V  Aguada,  nous  atteignîmes  Carmen 
après  quatre  jours  de  la  traversée  la  plus  accidentée 
du  monde;  il  y  manquait  un  naufrage,  mais  nous 
eûmes  la  famine;  aussi  je  saluai  le  port  d'un  œil 
reconnaissant. 

Carmen  est  une  île  boisée,  humide,  plate,  élevée 
de  quelques  pieds  à  peine  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer.  Le  commerce  des  bois  donne  à  son  port  une  cer- 
taine animation  ;  il  renfermait  alors  un  grand  nombre 
de  canoas  et  des  trois-mâts  barques  en  charge  pour 
l'Europe  ;  nous  n'abordâmes  qu'avec  une  peine  infinie 
après  trois  heures  des  manœuvres  les  plus  gauches. 

Je  me  rendis  immédiatement  à  la  maison  de  don 
Francisco  pour  lequel  j'avais  une  lettre  de  recom- 
mandation. M.  Anizan  est,  en  même  temps  que  négo- 
ciant, consul  de  France  à  Carmen,  et  c'est  bien 
l'homme  le  plus  hospitalier  que  je  connaisse  ;  non- 
seulement  il  voulut  que  je  logeasse  chez  lui,  mais 
s'occupa  de  mon  départ,  traita  pour  moi  du  transport 
de  mes  effets,  me  ménagea  des  amis  et  des  protecteurs 
sur  le  littoral  de  l'Uzumacinta,  dételle  sorte  que,  sans 
souci  aucun,   sans  démarche,   je  me  trouvai  prêt  à 


CHAPITRL    XII. UZUMAC1NTA.  389 

remonter  le  fleuve.  L'excellent  homme  m'avait  en 
outre  bourré  de  provisions. 

Le  voyageur,  en  de  telles  circonstances,  incapable 
de  rendre  le  bien  qu'il  a  reçu,  ne  peut  que  former 
des  vœux  pour  la  prospérité  des  hommes  dévoués  qui 
lui  tendirent  une  main  secourable. 

La  nouvelle  embarcation,  sur  laquelle  je  me  diri- 
geai vers  Palissada,  remontait  à  vide  pour  en  redes- 
cendre chargée  de  bois. 

C'était  une  canoa  dans  le  genre  de  celle  de  Campê- 
che,  mais  beaucoup  plus  grande  et  d'un  tonnage  de 
cinquante  tonneaux.  Elle  avait  des  voiles  pour  tra- 
verser la  baie;  mais,  une  fois  engagée  dans  le  laby- 
rinthe des  îles  à  l'embouchure  du  fleuve  et  dans  les  si- 
nuosités de  la  rivière,  il  lui  fallut  remonter  le  courant 
à  pur  a  palanca,  au  croc  et  à  la  gaffe  ;  on  se  figure 
aisément  quel  temps  il  faut  à  quatre  hommes  d'équi- 
page pour  remorquer,  durant  un  trajet  de  vingt-cinq 
ou  trente  lieues,  avec  d'aussi  faibles  moyens,  une  em- 
barcation d'un  tel  volume.  Ce  n'est  pas  un  des  moin- 
dres désagréments  des  voyages  que  ces  transports 
longs  et  pénibles  où  l'impatience  qui  vous  tourmente 
gâte  les  plus  belles  choses. 

Celui-ci  fut  pour  moi  des  plus  désagréables;  outre 
le  mauvais  temps, — il  plut  pendant  deux  jours, — les 
moustiques,  qui  se  rencontrent  par  nuées  dans  ces 
parages,  nous  martyrisaient  sans  pitié.  Je  descendis 
dans  le  pont  de  la  canoa,  mais  l'odeur  atroce  et  la  cha- 


31)0  LE    MEXIQUE. 

leur  suffocante  me  forcèrent  à  remonter,  et  je  préférai 
la  pluie  aux  exhalaisons  méphitiques  de  l'intérieur. 

Quant  aux  moustiques,  j'avais  bien  une  mousti- 
quaire pour  la  nuit,  mais  les  forbans  trouvaient  tou- 
jours quelque  endroit  par  où  se  glisser,  de  sorte  que, 
en  dépit  de  mes  précautions,  j'étais  assassiné  de  plus 
belle. 

Cependant  le  paysage  ne  manque  pas  de  certaines 
beautés  :  les  rives  du  fleuve  s'élevaient  à  mesure  que 
nous  avancions,  et  la  végétation  plus  vigoureuse 
débordait  en  verts  arceaux.  De  temps  à  autre,  un 
souffle  d'air,  gonflant  la  voile  toujours  déployée,  nous 
faisait  franchir  une  légère  distance  à  la  grande  joie 
de  l'équipage  ;  çà  et  là  quelques  oiseaux  d'eau  pre- 
naient leur  essor  à  notre  approche  pour  se  reposer 
et  repartir  encore,  et  du  haut  des  berges,  de  lourds 
caïmans  faisant  la  sieste  roulaient  avec  bruit  dans  le 
fleuve. 

Les  matinées  étaient  fraîches,  et  je  me  rappelle 
avoir  vu  passer,  flottant  engourdis,  trois  jeunes  cro- 
codiles égarés  qui  s'en  allaient  à  la  dérive.  Je  résolus 
de  m'emparer  de  l'un  d'eux,  ce  qui  fut  la  chose  la 
plus  facile;  je  passai  l'une  des  rames  à  plat  sous  son 
ventre,  il  y  resta  comme  un  objet  inerte.  Je  le  mis 
sur  le  pont  où  il  ne  tarda  pas  à  reprendre  ses  esprits. 
Il  avait  de  douze  à  quatorze  pouces  de  long,  et  se 
démenait  comme  un  beau  diable  quand  on  le  prenait 
à  la  main.  Il  fallait  du  reste  user  de  précaution;  car, 


CHAPITRE    XII. UZUMACIXTA.  391 

malgré  sa  tendre  jeunesse,  il  ouvrait  une  petite 
gueule  parfaitement  armée,  et  se  montrait  méchant 
comme  une  gale.  J'en  voulais  faire  un  compagnon  de 
route,  un  ami  s'il  était  possible,  et  je  le  gardai  deux 
jours,  mais  il  ne  répondait  à  mes  avances  que  par  des 
bâillements  menaçants,  et  mes  bienfaits  ne  furent 

■>  7 

payés  que  de  la  plus  noire  ingratitude.  Désespérant 
d'en  rien  faire,  je  le  rejetai  dans  le  fleuve  où  je  l'en- 
voyai rejoindre  ses  chers  parents.  Mais  voilà  Palis- 
sada,  avec  sa  magnifique  bordure  de  pahnas  reaies 
(palmiers  royaux)  d'une  hauteur  énorme. 

Palissada  n'est  qu'une  succursale  de  Carmen  ;  l'un 
est  le  lieu  de  production,  et  l'autre  l'entrepôt. 

Chaque  maison  de  Carmen  a  donc  un  double  comp- 
toir à  Palissada,  où  sont  groupés  une  foule  d'Indiens 
coupeurs  de  bois.  Les  chefs  de  maison  entretiennent, 
en  outre,  des  relations  avec  les  villages  indiens  de 
l'intérieur,  dont  les  habitants  engagent,  moyennant 
avance,  leur  travail  de  l'année. 

Le  Yucatan  et  l'état  de  Tabasco  sont  les  seules  pro- 
vinces, au  Mexique,  où  l'Indien  soit  pour  ainsi  dire 
esclave.  Au  Yucatan,  il  est  fort  mal  traité  dans  les 
haciendas,  et  bien  des  chefs  d'habitation,  pressés-  d'ar- 
gent, les  vendent  en  cachette  à  des  exportateurs  de  la 
Havane.  A  Tabasco,  ils  ont  bon  air,  sont  bien  vêtus 
et  vivent  dans  l'abondance  ;  leur  paye  est  forte,  du 
reste,  et  voici  comment  les  marchands  de  bois  les  re- 
tiennent à  leur  service  : 


392  LE   MEXIQUE. 

Il  est  admis  que  l'Indien  des  terres  chaudes  n'aime 
point  le  travail;  quand  il  s'y  livre,  c'est  par  besoin, 
pour  retomber  après  dans  son  inertie  naturelle.  Cette 
apathie  est  l'unique  raison  de  l'état  inculte  des  ter- 
rains si  fertiles  du  niveau  de  la  mer.  Or,  l'État  de 
Tabasco,  devant  sa  richesse  à  l'exploitation  de  ses 
bois  de  teinture,  a  porté  remède  à  cette  paresse  invé- 
térée par  un  article  de  sa  législation,  qui  déclare  que 
tout  Indien  endetté  ne  peut  abandonner  le  service  de 
son  maître  avant  de  s'être  intégralement  libéré. 

Il  s'agissait  donc  d'endetter  l'Indien,  chose  facile 
pour  tous  les  hommes  et  par  toute  la  terre.  Outre  une 
première  avance  d'argent  qui  met  d'abord  le  servi- 
teur sous  la  dépendance  du  maître,  chaque  négociant 
possède  une  boutique  où  l'Indien  imprévoyant  trouve 
à  crédit  tout  ce  qui  peut  flatter  sa  prodigalité.  On 
accroît  la  dette,  on  la  maintient,  suivant  le  besoin  du 
moment  et  voilà  le  serviteur  esclave  à  perpétuité.  S'il 
change  de  maître,  c'est  que  le  second  rembourse  au 
premier  les  avances  qu'il  a  faites.  Il  y  a,  en  outre,  une 
exploitation  des  plus  habiles.  Quoique  grassement 
payé  pour  un  travail,  il  faut  le  dire,  fort  pénible,  la 
somme  que  débourse  le  maître,  se  trouve  fort  réduite, 
par  l'obligation  imposée  au  serviteur  de  se  fournir  de 
tous  objets  au  magasin  de  la  maison.  Des  sommes 
considérables  se  trouvent  ainsi  engagées  sur  la  tête 
des  travailleurs,  et  quand  un  négociant  possède  à  son 
service  deux  ou  trois  cents  Indiens,  il  n'est  pas  éton- 


CHAPITRE    XII. UZUMACINTA.  393 

nant  qu'il  ait  déboursé  comme  avance  3  ou  400,000  fr. 
Le  premier  venu  ne  pourrait  donc  exploiter  les  bois 
de  teinture,  et,  pour  former  un  établissement  agricole, 
il  faudrait,  on  le  voit,  des  sommes  importantes. 

Un  habitant  me  loua  deux  hommes  et  un  cajuco, 
tronc  d'arbre  creusé  ;  on  y  installa  mes  bagages  et 
des  provisions,  un  paillasson  pour  abri,  on  calcula  les 
journées  d'aller  et  retour  et  la  location  du  cajuco;  le 
tout  monta  à  la  somme  de  150  fr.  que  je  payai.  Mon 
équipage  était  des  plus  minces  et  mon  canot  fort 
étroit  :  assis  ou  couché,  je  n'avais  pas  à  choisir  ;  ma 
seule  distraction  consistait  à  tirer  des  crocodiles  na- 
geant à  fleur  d'eau,  les  singes  qui  se  hasardaient  sur 
la  rive  et  d'énormes  iguanes  aux  brillantes  couleurs. 

Le  paysage,  toujours  le  même,  était  d'une  mono- 
tonie désespérante  ;  la  solitude  n'était  troublée  que 
par  la  rencontre  de  rares  canots  descendant  le  fleuve, 
et  la  chaleur  suffocante  me  jetait  l'âme  dans  une 
somnolence  triste  que  je  ne^secouais  qu'avec  peine. 
Dans  le  haut  du  fleuve  cependant,  à  mesure  qu'on 
s'éloigne  des  habitations,  cette  solitude  n'est  plus  la 
même  :  les  forêts,  dans  toute  l'exubérance  de  leur 
sève,  lancent  vers  le  ciel  des  jets  plus  vigoureux  où 
toute  la  gamme  des  verdures  déroule  l'harmonie  de 
ses  couleurs.  Le  silence  est  plein  de  voix  mysté- 
rieuses ;  il  semble  que  la  nature  fuit  l'approche  des 
hommes  pour  parler  son  divin  langage. 

Cependant  nous  arrivons  à  un  embranchement  du 


394  LE  MEXIQUE. 

fleuve  ;  des  marches  taillées  dans  la  terre  de  la  rive 
indiquent  un  rancho,  et  j'y  monte  pour  acheter  des 
fruits  ;  mais  tout  est  désert,  les  piliers  de  bois  sup- 
portent encore  un  toit  de  chaume  ruiné,  le  lieu  me 
plait  pour  une  halte,  et  comme  les  nuits  sont  belles, 
et  que  la  lune  est  dans  son  plein,  je  voyagerai  la 
nuit.  Les  Indiens  y  consentent,  et  nous  nous  instal- 
lons. Tout  annonçait  la  présence  récente  des  habi- 
tants; un  champ  défriché  s'étendait  au  loin,  des 
bosquets  de  manguiers  chargés  de  fruits  ombra- 
geaient la  maisonnette,  et  divers  enclos  avaient  dû 
renfermer  les  animaux  domestiques.  Tout  auprès,  une 
plantation  de  cacaoyers  témoignait  de  l'industrie  de 
l'aneien  maitre.  Le  caca/mal,  déjà  vieux,  contenait 
un  nombre  immense  de  pieds  en  plein  rapport,  d'où 
pendait  une  multitude  de  coques  aux  gousses  parfu- 
mées ;  la  solitude  était  complète  ;  qu'était  devenu  le 
propriétaire  de  cet  ermitage  abandonné? 

Je  m'enfonçai  dans  le  bois,  le  fusil  d'une  main,  le 
machete  de  l'autre,  pour  m'ouvrir  un  passage  au 
milieu  des  broussailles  et  des  lianes,  quand  tout  à 
coup  je  me  trouvai  en  présence  d'une  troupe  de  singes 
de  grande  espèce,  logés  dans  les  hauteurs  d'un  arbre. 
Je  m'arrêtai;  de  leur  côté,  ils  m'examinaient  avec 
attention  ;  nulle  hostilité  de  part  et  d'autre  :  ils  ne 
cherchaient  pas  à  fuir,  et  d'abord  je  n'avais  aucune 
intention  de  les  attaquer.  J'étais  cependant  fort  intri- 
gué, j'aurais  désiré  me  procurer   l'un   d'eux,  et  ne 


CHAPITRE    XII.  —  UZUMACINTA.  395 

savais  comment  faire  ;  je  pensai  qu'un  blessé  me 
resterait  comme  prisonnier,  et  je  tirai.  Mon  fusil  con- 
tenait des  chevrotines,  huit  chaque  coup  :  l'individu 
auquel  j'adressai  mon  premier  tir,  était  élevé  et  bien 
en  vue,  j'avais  dû  le  toucher,  mais  il  ne  bougea  pas, 
un  second  coup  ne  fit  d'autre  effet  que  lui  occasion- 
ner un  léger  soubresaut,  sans  lui  faire  abandonner 
la  place,  les  autres  commençaient  à  me  regarder  avec 
terreur,  et  se  mouvaient  lentement  dans  le  feuillage. 
Je  rechargeai,  et  je  vis  au  troisième  coup  de  feu  les 
bras  de  la  pauvre  bête  s'ouvrir,  pour  laisser  tomber 
deux  petits  singes  qu'elle  tenait  embrassés;  je  devinai 
la  cause  de  son  insensibilité  apparente,  elle  avait  été 
protégée  par  le  corps  de  ses  enfants;  l'un  tomba; 
l'autre,  quoique  mort,  resta  suspendu  par  l'extrémité 
de  sa  queue.  Pendant  ce  temps,  les  membres  de  la 
compagnie  s'étaient  éclipsés,  et  la  mère  affaissée,  ago- 
nisante, sur  une  grande  branche,  ne  quittait  point 
des  yeux  les  cadavres  de  ses  chers  petits.  J'eus  un 
véritable  remords  de  ma  vilaine  action  :  la  douleur 
de  la  mère  était  tout  humaine,  et  je  me  hâtai  d'abré- 
ger ses  souffrances  :  elle  tomba.  J'allai  ramasser  mes 
victimes;  les  jeunes  singes  étaient  criblés,  mais  la 
peau  de  la  mère  était  en  assez  bon  état  ;  je  priai  les 
Indiens  de  l'écorcher  pour  en  conserver  la  fourrure 
épaisse  et  belle.  Les  chasseurs  l'emploient  par  mor- 
ceaux pour  préserver  la  batterie  du  fusil  de  l'humidité 
des  bois. 


396  LE   MEXIQUE. 

Les  trois  malheureux  étaient  de  la  tribu  des  singes 
hurleurs  qui,  la  nuit,  font  retentir  les  forêts  de  leurs 
cris  épouvantables.  Cependant  la  nuit  approchait,  les 
Indiens  détachèrent  des  poteaux  de  la  cabane  le 
hamac  dans  lequel  j'avais  reposé,  transportèrent  à 
l'embarcation  les  divers  objets  qu'ils  en  avaient  dé- 
barqués, et  la  pirogue  chargée,  nous  nous  mimes  en 
route.  Mes  conducteurs  changèrent  alors  de  direction; 
au  lieu  de  remonter  le  fleuve  comme  devant,  ils  se 
laissèrent  aller  au  courant  du  bras  que  nous  avions 
atteint  ;  celui-ci  se  dirigeait  à  l'ouest  dans  la  direction 
de  Tabasco.  La  nuit  vint,  et  roulé  dans  mon  zarape, 
je  m'endormis  bientôt. 

Quand  je  me  réveillai,  il  pouvait  être  onze  heures  ; 
la  lune,  alors  au  milieu  de  sa  course,  se  reflétait  à 
l'avant  de  la  barque,  dans  les  eaux  calmes  de  la  ri- 
vière, et  semblait  nous  guider  comme  une  lueur 
amie.  Accroupi  à  la  poupe,  l'un  des  Indiens,  silen- 
cieux comme  un  fantôme,  dirigeait  la  marche. 

Le  fleuve  était  large,  et  dans  la  pénombre  où 
bleuissaient  les  rives,  l'œil  saisissait  la  silhouette 
gracieuse  des  palmiers  sauvages.  Oh  !  la  puissante 
chose  que  le  silence  ! 

Au  milieu  de  cette  contrée  déserte,  entouré  de 
cette  forêt  vierge  s' étendant  au  loin,  sur  les  eaux 
calmes  de  la  rivière  et  comme  une  barque  chargée 
d'ombres,  le  cajuco  glissait  sans  bruit. 

Le  ciel  étincelait,  et  la  lumière  diaphane  de  la  lune 


CHAPITRE    XII.  —  UZUMACINTA.  397 

enveloppait  toute  chose  de  son  voile  magique.  Pas 
un  souffle  dans  le  feuillage,  pas  une  ride  sur  l'onde. 

Au  milieu  de  tous  ces  silences,  muet  d'admiration, 
j'avançais,  comprenant  pour  la  première  fois  la  poésie 
de  ces  admirables  solitudes. 

Non,  rien  ne  saurait  rendre  les  splendeurs  de  ces 
nuits  étoilées  !  Tout,  dans  cette  nature  silencieuse, 
était  aspiration,  mystère,  religieuse  éloquence,  et, 
dans  ce  recueillement  universel,  le  cœur  unissait  sa 
prière  à  la  prière  des  choses.  Si  parfois  les  cris  écla- 
tants des  singes  hurleurs,  si  le  rugissement  du  ja- 
guar |ou  le  chant  lugubre  d'un  oiseau  de  nuit  venait 
troubler  cet  hymne  du  sommeil,  il  semblait  qu'une 
puissance  inconnue  étouffât  ces  voix,  et  que  la  nature 
entière  s'inclinât  de  nouveau  dans  un  silence  plus  ma- 
jestueux encore. 

Ne  suffit-il  pas  d'un  moment  pareil  pour  rendre  à 
l'âme  qui  doute  la  foi  qu'elle  a  perdue?...  Abimé 
dans  la  contemplation  de  ces  beautés,  écrasé  par  leur 
grandeur,  je  m'enivrais  aux  sources  de  cette  poésie 
éternellement  jeune  et  divine,  et  ne  me  laissai  aller 
au  sommeil  que  lorsque  les  premières  clartés  de  l'au- 
rore vinrent  dorer  la  cime  des  bois.  L'un  des  Indiens 
cependant  m'appelait  depuis  longtemps  : 

— Senor,  disait-il,  seîior,  levez-vous,  nous  sommes 
arrivés. 

— Arrivés!  m'écriai-je  en  me  dressant,  arrivés, 
où  cela? 


398  LE    MEXIQUE. 

— A  San  Pedro,  répondit-il,  et  si  vous  voulez  vous 
reposer  à  l'ombre  et  déjeuner,  je  vais  vous  conduire 
à  la  maison  de  don  Juan,  à  qui  s'adresse  une  des 
lettres  que  vous  avez. 

— C'est  bien,  lui  dis-je.  Je  [vis,  en  jetant  les  yeux 
autour  de  nous,  que  le  paysage  était  changé  :  le 
cajuco  avait  abandonné  le  cours  du  fleuve  pour  re- 
monter un  petit  affluent.  La  rivière  où  nous  étions 
alors  n'avait  pas  plus  de  vingt-cinq  à  trente  mètres 
de  large,  les  bords  étaient  privés  d'arbres,  mais  cou- 
verts de  plantes  aquatiques.  Sur  la  petite  lande  de 
droite  paissaient  quelques  bestiaux,  et,  dans  le  fond, 
appuyées  au  bois,  s'étalaient  les  cabanes  à  toit  de 
chaume  d'un  village  indien.  Mon  guide  me  conduisit 
à  la  plus  grande  de  ces  habitations  et  me  présenta  le 
propriétaire,  don  Juan,  à  qui  je  remis  la  lettre  de 
don  Francisco.  Mon  nouvel  hôte  me  donna  une  poi- 
gnée de  main  amicale,  et,  m'indiquant  un  hamac, 
m'invita  à  m'y  reposer  ;  puis  il  me  pria  de  l'excuser 
une  minute,  m'assurant  qu'il  serait  bientôt  tout  à 
moi. 

L'intérieur  de  la  case,  à  jour  comme  toutes  celles 
de  ces  parages,  annonçait  une  certaine  aisance  :  la 
cabane,  divisée  en  quatre  compartiments,  contenait 
une  tienda  d'approvisionnement  pour  les  Indiens, 
des  chambres  pour  les  femmes,  et  la  pièce  commune, 
salle  à  manger,  où  Ton  m'avait  installé.  La  cour, 
entourée  d'une  haute  clôture,  renfermait  toute  une 


CHAPITRE   XII. UZUMACINTA.  399 

ménagerie  de  bipèdes,  où  poules,  canards,  dindons 
énormes,  gloussaient  et  piaulaient  à  l'envi  ;  quant  à 
messieurs  du  grouin,  ils  semblaient  jouir  des  privi- 
lèges les  plus  étendus,  entrant  et  sortant  tour  à  tour, 
traversant  les  pièces,  s'y  reposant  au  besoin,  et  me 
venant  flairer  avec  une  audacieuse  familiarité.  La 
cuisine  seule  leur  était  interdite,  et  quand,  timide- 
ment et  en  tapinois,  comme  une  bête  en  faute,  ils 
parvenaient  à  s'y  introduire,  un  cutch,  cutch,  plu- 
sieurs fois  répété,  les  mettait  en  fuite  à  l'instant. 

Don  Juan  devait  être  chasseur,  car  deux  fusils,  une 
poire  à  poudre  et  de  grands  machetes  pendaient  à 
l'une  des  cloisons  ;  j'en  étais  là  de  mon  inventaire 
quand  il  reparut. 

— Vous  devez  être  bien  fatigué,  me  dit-il,  car  trois 
jours  de  cajuco],  par  une  telle  chaleur,  sont  une  ter- 
rible affaire  ? 

—Je  le  suis  si  peu,  répondis-je,  que  si  vous  avez 
quelque  chose  de  nouveau  et  de  curieux  à  me  mon- 
trer au  village,  je  suis  prêt  à  vous  suivre. 

— C'est  parfait,  répondit-il;  mais  déjeunons  d'a- 
bord, et  plus  tard  je  pense  pouvoir  vous  intéresser 
quelque  peu. 

Sur  ces  entrefaites,  la  ménagère,  grosse  femme  re- 
bondie, avait  couvert  une  petite  table  fort  basse  d'une 
serviette  grise  à  frange,  sur  laquelle  un  ragoût  de 
poulet  de  fort  bonne  mine,  flanqué  d'un  plat  de  ha- 
ricots noirs,   nous  attendait  tout  fumant.  Une  pile 


400  LE    MEXIQUE. 

de  tortilles  blanches  et  minces  remplaçait  le  pain. 
L'usage  de  la  fourchette  est  inconnu  :  l'Indien  prend 
un  morceau  de  tortille,  qu'il  arrondit  en  cuiller,  pour 
porter  à  sa  bouche  les  aliments  quels  qu'ils  soient  ; 
les  doigts  et  le  couteau  viennent  au  besoin  en  aide 
à  cet  instrument  tout  primitif;  on  se  lave  les  mains 
en  sortant  de  table.  N'ayant  point  eu  de  vivres  frais 
depuis  trois  jours,  je  dévorais,  à  la  grande  satis- 
faction de  mon  hôte,  auquel  mon  appétit  faisait 
honneur. 

— Avez-vous  jamais  mangé  du  caïman  ?  reprit  don 
Juan. 

— Ma  foi  non,  répondis-je,  et  je  m'en  soucie  peu; 
cela  doit  être  dur  et  coriace  ? 

— Pas  tant  que  vous  le  pensez,  n'est-ce  pas  Hya- 
cinto?  fit-il  au  domestique  qui  nous  servait.  Celui-ci 
répondit  par  un  signe  d'assentiment.  Il  faut  que  vous 
sachiez,  poursuivit  don  Juan,  que  les  Indiens  de  ce 
village  ne  vivent  guère  que  de  la  chair  du  caïman  ; 
cette  nourriture  est  saine,  vous  le  verrez,  car  tous  mes 
compatriotes  sont  robustes  et,  sauf  les  accès  de  fièvre 
qui  de  temps  à  autre  nous  accompagnent  jusqu'à  la 
tombe,  ils  sont  les  mieux  portants  du  monde.  De 
plus,  cela  ne  coûte  rien,  car,  vous  avez  dû  le  remar- 
quer, les  caïmans  grouillent  dans  nos  rivières,  et 
pêche  qui  veut.  Mais  venez,  ajouta-t-il  en  se  levant, 
je  veux  vous  montrer  quelques  belles  pièces  de  cet 
étrange  gibier. 


CHAPITRE   XII. UZUMACINTA.  401 

Je  le  suivis;  dans  le  premier  jacal  où  je  pénétrai 
à  la  suite  de  mon  hôte,  deux  crocodiles  vivants,  les 
pattes  amarrées,  le  ventre  en  l'air  et  la  queue  cou- 
pée, attendaient  dans  une  triste  résignation  que  leur 
dernier  jour  fût  arrivé. 

— On  leur  coupe  la  queue  par  précaution,  comme 
vous  voyez,  me  dit  don  Juan,  car  ils  feraient  des  sot- 
tises et  pourraient  casser  une  jambe  du  moindre  coup. 

Je  m'approchai  des  deux  monstres,  dont  l'un  avec 
sa  queue  devait  avoir  mesuré  quinze  pieds  au  moins  ; 
l'autre  était  un  novice.  Ils  ouvrirent  tous  deux  leur 
gueule  formidable ,  mais  impuissante ,  frissonnant 
d'une  rage  stérile.  Les  deux  ovipares  exhalaient  une 
forte  odeur,  tenant  un  peu  du  musc,  mais  infiniment 
désagréable. 

Nous  en  trouvâmes  encore  dans  d'autres  cabanes, 
tous  dans  le  même  état  et  destinés  au  même  usage. 

— On  les  prend  de  deux  manières,  me  dit  don 
Juan  :  avec  un  fort  crochet  garni  d'un  appât,  et  il 
me  montrait  la  trace  du  fer  qui  avait  percé  la  mâ- 
choire inférieure,  ou  bien  à  la  main . — Oh  !  oh  !  pensais- 
je,  don  Juan  me  prend  pour  un  autre,  mais  je  ne  la 
goberai  point  ;  et  comme  il  me  vit  sourire  : 

— Vous  paraissez  en  douter,  seuor? 

— Non,  repris-je,  oh!  non,  vous  me  l'assurez. 
Néanmoins,  je  serais  enchanté  de  le  voir,  et  voici 
même  une  piastre  à  l'adresse  du  héros  qui  me  don- 
nerait ce  curieux  spectacle. 

26 


102  LE    MEXIQUE. 

— La  piastre  était  inutile,  poursuivit  mon  homme, 
cependant  cela  ne  gâte  rien.  Et  comme  nous  croisions 
dans  le   village,  nous  rapprochant  de  sa  cabane  : 

— Holà!  hé!  Cyrilo...  Gyrilo  ! 

Au  troisième  appel  de  don  Juan,  un  grand  gaillard, 
noir,  maigre  et  nerveux  comme  un  tigre,  l'aborda, 
son  chapeau  à  la  main. 

— Qu'y  a-t-il  pour  votre  service,  don  Juan? 

— Yoilà  monsieur  qui  voudrait  bien  te  voir  ame- 
ner un  lagarto,  il  a  l'air  de  douter  de  tes  moyens. 

— Oh!  ce  n'est  pas  une  affaire,  reprit  tranquille- 
ment l'Indien,  et  pour  vous  faire  plaisir,  don  Juan... 

— C'est  une  piastre  pour  toi,  mon  garçon;  ainsi 
donc,  tâche  de  te  distinguer. 

Cyrilo  demanda  cinq  minutes  pour  se  préparer,  et 
nous  promit  de  nous  rejoindre  au  bord  d'un  bajou, 
petite  rivière  étroite  et  lente,  dans  le  bois,  de  l'autre 
côté  du  village;  pour  nous,  nous  devions  prendre 
une  pirogue  et  nous  faire  conduire  jusque-là. 

Quand  nous  arrivâmes,  notre  homme  était  sur  la 
berge  nous  attendant  ;  il  était  nu  et  tenait  à  la  main 
un  fort  poignard,  dont  la  lame,  longue  de  huit 
pouces,  semblait  un  énorme  clou,  carré  à  la  base.  Il 
avait  déjà  jeté  sur  les  alentours  un  coup  d'œil  de 
connaisseur.  À  vingt  pas,  il  nous  fit  signe  d'arrêter 
et,  nous  précédant  avec  précaution,  il  nous  indiquait 
un  point  de  la  rive  encombré  de  touffes  de  hautes 
herbes;  il  n'en  était  plus  qu'à  dix  pas  environ,  quand 


CHAPITRE    XII. UZUMACLVTA.  403 

deux  caïmans  à  courte  queue  plongèrent  dans  le 
fleuve  comme  deux  mastodontes. 

En  moins  de  temps  qu'il  ne  faut  pour  l'écrire, 
Gyrilo  sejprécipita  le  poignard  entre  les  dents,  plon- 
gea et  ne  reparut  pas.  Nous  nous  dirigeâmes  à  toute 
vitesse  vers  le  lieu  du  combat  ;  la  situation  me  sem- 
blait palpitante,  je  fouillais  la  rivière  de  l'œil,  un 
remous  indiquait  seul  la  place  où  l'Indien  avait  dis- 
paru ;  quelques  secondes,  longues  comme  un  siècle, 
passèrent,  l'eau  s'agita  de  nouveau  comme  refoulée 
par  la  puissance  d'une  hélice,  et  la  queue  du  monstre 
frappa  la  surface  d'un  coup  terrible  ;  puis  le  corps 
parut  dans  une  rapide  évolution  ;  Gyrilo,  souillé  de 
fange,  adhérait  au  ventre  du  caïman.  Ils  disparurent 
encore,  laissant  une  longue  traînée  de  sang. — Bravo, 
Gyrilo!  fit  don  Juan  ;  pour  moi,  je  ne  respirais  plus, 
le  sang  glacé  par  la  terreur,  témoin  muet  de  cette 
effroyable  lutte,  je  regrettais  de  l'avoir  provoquée. 

Cependant,  la  rivière  s'agitait  sous  les'  efforts  des 
deux  lutteurs  et  l'eau  remontait  à  la  surface  en  tour- 
billons limoneux;  quelques  secondes  passèrent  encore 
et  Gyrilo  reparut,  mais  seul,  couvert  de  fange,  à 
demi-suffoqué. 

Un  cri  de  joie  s'échappa  de  ma  gorge  comme  un 
cri  de  délivrance;  Gyrilo  nageait  à  nous  et  je  lui 
tendis  la  main  pour  l'aider,  mais  il  sauta  lui-même 
dans  la  barque,  où  il  fut  un  instant  sans  parler. 

— Este  c...  me  corto  el  dedo  :  Ge  j....  f m'a 


404  LE    MEXIQUE. 

coupé  le  doigt,  fit-il  en  nous  montrant  la  première 
phalange  de  son  index  mutilé. 

Au  moment  où  Cyrilo  avait  enlacé  le  monstre 
corps  à  corps,  son  doigt  s'était  trouvé  engagé  dans 
la  gueule  de  l'animal. 

—  Pero  me  lo  pago  :  Mais  il  me  l'a  payé,  ajouta- 
t-il,  et  nous  l'allons  bien  voir  tout  à  l'heure.  Au  reste, 
s'il  ne  remonte  pas,  comme  il  est  probable  qu'il  s'est 
enfoncé  dans  la  vase,  je  vais  aller  le  chercher. 

Don  Juan  me  fit  signe  de  l'œil,  je  m'inclinai  ;  cet 
Indien  me  parut  grand  comme  César. 

Pour  lui,  il  se  débarrassait  de  la  fange  dont  il  était 
couvert  et  se  préparait  véritablement  à  replonger  ; 
je  l'arrêtai  ;  et  tenez,  le  voilà  !  fit  don  Juan  désignant 
une  surface  blanchâtre  flottant  de  l'autre  côté  du 
bajou.  C'était  bien  le  caïman,  le  ventre  en  l'air  et  la 
poitrine  ouverte  de  quatre  coups  de  poignard. 

Nous  le  remorquâmes  jusqu'au  village  :  il  mesurait 
quatorze  pieds  trois  pouces;  j'offris  à  Cyrilo  deux 
piastres  au  lieu  d'une,  et  je  payai  vingt  francs  son 
poignard  que  je  conserve  encore. 

— Veuillez  remarquer,  me  dit  mon  hôte,  que  nos 
Indiens  sont  les  seuls  pour  exécuter  le  tour  de  force 
que  vous  venez  de  voir  ;  c'est  pour  ainsi  dire  un  don 
particulier,  car  vous  iriez  par  tous  les  villages  des 
alentours  sans  trouver  un  pêcheur  de  lagartos  à  la 
main.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  singulier  dans  cette  affaire, 
c'est  que  le  caïman  lui-même  ne  s'y  laisse  pas  pren- 


CHAPITRE   XU.  —  UZUMACINTA.  405 

dre  ;  l'instinct  le  fait  fuir  devant  l'Indien  de  San  Pedro, 
tandis  qu'il  se  jetterait  sur  tout  autre  pour  le  dévorer. 

— Si  vous  vouliez  nous  rester  une  huitaine,  me  dit 
don  Juan,  je  pourrais  vous  montrer  une  chasse  au  ja- 
guar qui  ne  manque  pas  d'intérêt. 

— Cela  est  bien  tentant,  ami  don  Juan,  lui  répon- 
dis-je  ;  mais  j'ai  deux  hommes  qui  m'attendent  et  une 
longue  traite  à  fournir;  vous-me  conterez  vos  chasses, 
si  vous  le  voulez  bien. 

— Soit,  mais  demain  matin  nous  irons  pêcher  des 
tortues.  Nos  Tndiens  en  font  un  petit  commerce  et  vont 
en  vendre  dans  les  villages,  jusqu'au  pied  des  mon- 
tagnes, à  las  Play  as  et  à  Palenqué.  Pêcher  la  tortue 
se  dit  clavar  la  tortuga,  parce  qu'en  effet  on  les 
chasse  au  moyen  d'un  fer  pointu  emmanché  d'un 
bâton. 

Le  jour  suivant,  de  fort  bonne  heure,  j'accompagnai 
don  Juan  dans  son  cajuco;  tous  deux  nous  étions  ar- 
més de  l'engin  susdit.  L'esquif,  guidé  par  un  jeune 
Indien,  nous  permettait  de  sonder  çà  et  là  le  fond 
de  la  rivière;  il  faut,  pour  réussir,  une  certaine  ha- 
bitude, et  don  Juan  avait  déjà  harponné  deux  tortues 
que  je  n'avais  encore  senti  l'écaillé  d'une  seule;  ce- 
pendant je  finis  par  en  amener  une,  et  je  jugeai  au 
poids  ma  prise  de  peu  d'importance.  C'était,  en  effet, 
une  jeune  tortue  de  six  pouces  de  diamètre,  dont  la 
cuisinière  n'aurait  point  voulu  ;  je  me  dégoûtai  faci- 
lement d'un  exercice  où  je  n'excellais  guère,  et  le 


406  CI    MEXIQUE. 

soleil  montant,  nous  rentrâmes  au  village  avec  cinq 
magnifiques  bêtes,  dont  la  plus  grande  n'avait  pas 
moins  de  douze  à  quatorze  pouces  de  diamètre.  Don 
Juan  nous  en  fit  apprêter  une  :  la  chair  en  est  grais- 
seuse, fade,  et  nécessite  un  fort  assaisonnement. 

Quant  à  la  chasse  au  tigre,  à  laquelle  je  ne  pouvais 
assister,  don  Juan  me  raconta  ce  que  chacun  me  con- 
firma plus  tard,  que  c'était  la  chasse  du  monde  la 
plus  innocente  et  la  moins  dangereuse,  malgré  la 
férocité  -de  la  bête. 

— Voilà  mes  chiens,  dit-il,  en  me  désignant  les 
roquets  assis  autour  de  nous  et  demandant  humble- 
ment quelques  os  à  ronger. 

— Mais  ce  ne  sont  point  des  chiens  de  chasse? 

— Cela  ne  fait  rien,  reprit  don  Juan  ;  ils  ont  assez 
de  talent  pour  trouver  une  piste  et  la  suivre,  le  reste 
me  regarde.  Pendant  le  jour,  le  tigre  est  timide  ;  il 
se  blottit  sous  quelque  roche  ou  se  tient  perché  sur 
les  branches  d'un  gros  arbre  :  il  dort  ;  la  nuit  seule- 
ment il  est  terrible.  Voilà  mon  favori  ;  c'est  le  pre- 
mier de  mes  pointeurs,  dit-il  en  jetant  une  moitié  de 
tortille  à  l'un  des  petits  mendiants,  bête  un  peu 
maigre,  grise  de  couleur  et  d'un  poil  rare,  dont  rien 
n'annonçait  les  remarquables  facultés  ;  nous  revenons 
rarement  les  mains  vides  quand  nous  partons  de  com- 
pagnie ;  mais  il  se  fait  vieux  et  je  ne  sais  si  je  pourrai 
jamais  le  remplacer. 

— Mais  au  fait,  don  Juan  !  lui  dis-je  (car  j'aime  peu 


CHAPITRE    XII. UZUMAC.IMA.  407 

les  précautions  oratoires,  et  mon  hôte,  assez  bavard, 
menaçait  de  faire  traîner  le  récit). 

— Voici,  poursuivit-il  en  souriant  :  aussitôt  la  bote 
déterrée,  si,  cachée  dans  les  roches,  il  s'agit  de  l'en 
faire  sortir;  si,  dans  la  forêt,  l'animal  fuit  devant 
l'aboiement,  monte  dans  un  arbre  et  tombe,  pour  ainsi 
dire,  en  arrêt  sur  mon  chien,  qu'il  couve  de  l'œil  en 
lui  adressant,  la  ligure  plissée,  ces  rauques  soupirs 
que  vous  devez  voir  d'ici,  il  ne  s'occupe  en  rien  de 
ma  personne  et  n'a  point  l'air  de  me  voir  ;  aussi  je 
prends  mon  temps,  je  choisis  l'endroit,  je  vise  aussi 
longtemps  qu'il  me  plait;  en  un  mot,  je  l'assassine. 
Vous  voyez  que  cela  n'a  pas  grand  mérite.  Il  se  ren- 
contre des  cas  où  l'immobilité  du  jaguar  est  si  grande, 
et  son  attention  si  complètement  absorbée  parle  chien 
qui  jappe ,  qu'au  moyen  d'une  branche  d'arbre  et 
d'un  lasso  on  l'étrangle,  pendu  ou  non,  comme  le 
plus  inoffensif  des  animaux.  Tenez,  j'ai  là  quelques 
peaux  assez  bien  conservées,  et  si  vous  voulez  en 
accepter  une,   cela  me   fera  plaisir. 

J'acceptai  de  grand  cœur  :  celle  que  je  choisis 
était  de  moyenne  taille,  et  la  balle,  entrée  au  défaut 
de  l'épaule,  était  sortie  de  l'autre  côté.  Je  ne  reverrai 
plus  don  Juan,  et  certes  il  n'entendra  jamais  parler 
de  moi  ;  je  lui  adresse  néanmoins  mille  grâces  pour 
les  deux  journées  que  je  passai  près  de  lui. 

Mon  domestique  et  mes  deux  Indiens  bouillaient 
d'impatience  :  l'un  s'ennuyait,  les  deux  autres  crai- 


408  LE    MEXIQUE. 

gnaient,  au  retour,  une  semonce  de  leurs  maîtres 
pour  tant  de  jours  perdus  ;  je  rentrai  donc  dans  ma 
prison  flottante  ;  nous  espérions  atteindre  las  Play  as 
le  soir  même. 

Plus  nous  avancions  et  plus  les  cours  d'eau  dimi- 
nuaient d'importance  ;  les  embranchements  se  multi- 
pliaient, en  outre,  jusqu'à  former  des  entre -croise- 
ments et  des  méandres  où  devait  hésiter  l'homme  le 
plus  expérimenté  :  aussi  mes  conducteurs  s'égarèrent- 
ils  tout  d'abord,  pour  arriver  au  milieu  d'un  immense 
marais  où  peut-être  jamais  cajuco  n'avait  pénétré. 

Quelle  joie  pour  un  chasseur  !  le  marais  semblait 
n'être,  proportions  gardées,  que  le  vaste  réservoir 
d'un  jardin  d'acclimatation.  Il  y  avait  foule,  mais 
foule  immense,  de  canards  de  toutes  espèces,  oies, 
hérons,  cigognes  et  de  grands  oiseaux  de  la  même 
famille,  nommés  au  Mexique  perros  de  agua,  et  tant 
d'autres  dont  mon  ignorance  m'interdit  la  nomencla- 
ture. C'était  un  babil,  un  bruit,  un  grouillement  in- 
descriptible; ces  oiseaux  étaient  peu  sauvages,  ils 
nous  regardaient  étonnés,  mais  sans  terreur  ;  ils  nous 
laissaient  approcher  à  vingt  pas,  puis  ils  s'en  allaient 
vingt  pas  plus  loin  pour  nous  regarder  encore.  J'en  tuai 
quelques-uns  sans  beaucoup  effaroucher  les  autres,  et, 
du  reste,  je  les  abandonnai,  ne  sachant  qu'en  faire. 

Je  préférais  les  crocodiles  dont  le  nombre  était 
vraiment  prodigieux;  mais,  beaucoup  plus  fins  qu'il 
ne  semble,  ne  montrant  presque  jamais  que  le  bout 


CHAPITRE    XII. UZUMACINTA.  409 

du  nez  et  les  deux  yeux  saillants,  il  fallait  une  grande 
adresse  pour  les  atteindre,  et,  malgré  mes  coups  de 
feu  multipliés,  je  n'en  fusillai  qu'un  seul. 

Mes  Indiens  cherchaient  vainement  une  issue  ;  nous 
finîmes  par  nous  ensabler  :  nouveau  temps  perdu.  Ils 
retournèrent  en  gémissant  et  s'enfoncèrent  dans  une 
espèce  de  canal  entièrement  abrité  sous  l'ombrage, 
mais  presque  comblé  par  les  troncs  d'arbres.  L'eau, 
dormant  sur  un  fond  de  vase,  dégageait  des  vapeurs 
empestées  ;  des  iguanes   seules  animaient  ces   lieux 
désolés  ;  il  y  en  avait  de  magnifiques  et  d'une  lon- 
gueur incroyable;  j'en  blessai    une    de   sept  pieds, 
brillante  de  couleur  et  perlée  comme  un  beau  lézard. 
Elle  avait,  de  la  tête  à  la  queue,  la  dentelle  la  plus 
finement  découpée  qui  se  pût  voir,  et  sa  gorge,  gon- 
flée par  la  colère,  atteignait  un  développement  consi- 
dérable ;  cette  poche  était  surtout  l'objet  de  ma  con- 
voitise ;  j'en  voulais,  je  l'avoue  naïvement,  faire  une 
blague  à  tabac.  L'animal,  arrêté  dans  sa  course  et 
gravement  blessé,  se  défendait   encore,  et  je  dus  lui 
donner    trois  coups    de  poignard  dans  la  tète  pour 
l'achever  ;  mais  la  bourse  en  question  parfaitement 
découpée  et  frottée  de  pommade  camphrée,  ne  put 
se  conserver;  d'abord,  elle  perdit  ses  couleurs,  puis 
les  petites  écailles  tombèrent,   et  la  peau  même  finit 
par  se  couper. 

J'avais  hâte  de  sortir  de  ce  canal  infect  ;  quelques 
embarcations  amarrées  à  la  rive  nous  firent   espérer 


410  LE    MEXIQUE. 

une  cabane  où  mes  guides  pourraient  se  renseigner. 
L'un  d'eux  disparut  un  instant,  et  revint  bientôt  la 
figure  souriante;  nous  approchions;  une  demi-lieue 
au  delà  nous  devions  apercevoir  le  village  de  las 
Ployas.  En  effet,  nous  débouchâmes  presque  immé- 
diatement sur  un  vaste  réservoir  où  le  manque  d'eau 
empêchait  la  pirogue  d'avancer  ;  il  fallut  quitter  nos 
bottes,  retrousser  nos  pantalons  et  pousser  à  la  roue  ; 
mon  domestique,  néanmoins,  n'en  voulut  rien  faire, 
craignant  de  compromettre  sa  chère  santé  :  mais  je 
devais  en  voir  bien  d'autres  avec  lui.  Une  fois  les 
maisons  en  vue,  je  laissai  le  çajuco,  promettant  aux 
Indiens  d'envoyer  du  village  des  porteurs  pour  les 
aider  et  décharger  mes  bagages.  Une  demi-heure 
après,  j'atteignais  las  Playas  et  la  maison  de  don 
Ignacio  où  j'arrivai  exténué,  mourant  de  soif,  et 
dans  l'état  d'un  homme  complètement  ivre.  J'attri- 
buai ce  malaise  à  la  chaleur  suffocante,  aux  exhalai- 
sons méphitiques  du  canal,  et  surtout  à  la  demi-heure 
de  marche  au  milieu  de  la  fange  du  marais. 

La  maîtresse  du  logis  m'apporta  une  jicara  pleine 
d'un  posole  sucré  que  j'avalai  d'un  trait,  une  autre 
encore,  puis  une  autre,  car  je  ne  pouvais  me  désalté- 
rer; j'entrai  alors  dans  une  transpiration  abondante 
et  je  m'endormis  dans  le  hamac.  Deux  heures  après, 
l'indisposition  avait  disparu  ;  mais,  rarement  dans 
mes  voyages,  je  ne  crus  côtoyer  d'aussi  près  quelque 
foudroyante  maladie. 


XIII 


PALENQUÉ 


De  las  Playas  à  Palenqué. — Le  village  de  Santo  Domingo.— Don  Agustin 
Gonzalès.— Les  deux  bas-reliefs. — Les  ruines — Le  palais  et  les  temples. 
—  Travaux  photographiques.  —  Insuccès.  —  Les  nuits,  apparitions. — Les 
lucioles. — Les  tigres.— Retour  à  Santo  Domingo. 


Au  sortir  de  las  Playas,  le  sentier,  fermé  d'abord 
par  une  ligne  de  forêts,  s'ouvre  bientôt  sur  une  per- 
spective de  prairies  entourées  d'arbres  où  la  nature 
épuise  toutes  les  féeries  de  sa  vierge  fécondité.  Des 
bosquets  ombreux,  semés  au  milieu  des  plaines  ver- 
doyantes, paraissent  disposés  pour  le  plaisir  des  yeux, 
tandis  que  la  ceinture  des  grands  arbres  qui  bornent 
l'horizon,  lui  donnent  cet  aspect  apprêté  des  parcs 
anglais  uni  à  la  sauvage  grandeur  des  œuvres  de  la 
création. 

Tantôt  le  cheval  qui  vous  emporte  semble  en  vain- 
queur guider  vos  pas  sous  des  arcs  de  triomphe  où 
des  lianes  gigantesques  pendent  en  festons  splendides, 
et  tantôt,  courbant  la  tête  sous  des  arceaux  étroits, 


412  LE    MEXIQUE. 

vous  glissez  comme  un  chevreuil  égaré  dans  les  mas- 
sifs de  la  forêt. 

Ici,  la  plaine  s'ouvre  de  nouveau,  et  dans  sa  lutte 
avec  le  bois  qui  l'enserre,  victorieuse  ou  vaincue  tour 
à  tour,  elle  se  rétrécit,  s'allonge,  s'agrandit  ou  se 
ferme,  déployant  une  variété  de  contours,  une  richesse 
de  lignes  où  les  molles  ondulations  des  pelouses  fac- 
tices se  mêlent  aux  âpretés  des  solitudes. 

Là,  s'épanouit  la  flore  des  savanes  ;  mais  plus  loin, 
reprenant  ses  droits,  la  forêt  jalouse,  écrase  toute  vé- 
gétation fleurie  sous  le  poids  formidable  de  ses  ombres 
séculaires.  Des  lièvres  effarés  sillonnent  en  tous  sens  les 
hautes  herbes  de  la  prairie,  pendant  que  des  peccaris 
féroces,  indifférents  dans  leur  audace,  poursuivent 
en  longue  file  des  sentiers  déjà  foulés.  De  grands  aras 
mêlent  leurs  cris  perçants  aux  hurlements  des  zara- 
guatos  suspendus  dans  les  dômes,  tandis  que  le  daim 
timide  vous  adresse  de  loin  un  regard  étonné. 

L'esprit  est  frappé  par  le  rêve  biblique  de  l'Éden, 
et  l'œil  cherche  vainement  l'Eve  et  l'Adam  de  ce 
jardin  des  merveilles  :  nul  être  humain  n'y  planta  sa 
tente;  sept  lieues  durant  ces  perspectives  délicieuses 
se  succèdent,  sept  lieues  de  ces  magnifiques  solitudes 
que  bornent  de  trois  côtés  les  horizons  bleus  de  la 
Cordillère. 

C'est  au  milieu  de  ces  enchantements  que  le  voya- 
geur arrive  à  Santo  Domingo  del  Palenqué.  Étendu 
sur  l'affaissement  de  deux  collines,  comme  une  pares- 


CHAPITRE    XIII. — PALENQUÉ.  413 

seuse  Indienne  dans  le  creux  d'un  hamac,  le  village 
s'étiole  dans  son  isolement,  et  n'offre  plus  au  regard 
qu'une  rue  de  gazon  vert  bordée  de  cabanes  désertes; 
l'église,  placée  sur  l'éminence,  n'est  qu'une  masure 
en  ruine  sans  pasteur  pour  la  desservir. 

Le  village  est  néanmoins  une  sous-préfecture,  et  le 
fonctionnaire,  don  Agustin  Gonzalès,  voulut  bien 
nous  offrir  l'hospitalité.  Quatre  ou  cinq  familles  d(. 
race  blanche  habitent  la  bourgade  :  don  Agustin,  don 
Dionysio,  le  receveur  ;  je  ne  fis  qu'entrevoir  les  autres. 
Entre  tous,  je  remarquai  un  jeune  Allemand,  grand 
admirateur  des  ruines,  naturaliste  passionné,  qui, 
peut-être  dégoûté  du  monde,  est  venu  fixer  sa  de- 
meure à  Santo  Domingo.  Marié  depuis  avec  une  fille 
du  pays,  il  y  poursuit  des  recherches  que  sa  santé 
chancelante  rend  de  jour  en  jour  plus  pénibles. 

Longtemps  il  m'entretint  des  ruines  que  j'allais 
visiter,  m'exaltant  leur  grandeur  et  leur  originalité  : 
il  avait  découvert,  disait-il,  cinq  ou  six  temples  nou- 
veaux, espacés  dans  la  montagne  ;  il  comptait  en  dé- 
couvrir d'autres.  Mon  hôte,  don  Agustin,  me  condui- 
sit à  la  maisonnette  faisant  face  à  la  sienne,  dont  le 
propriétaire  possède,  incrustés  dans  le  mur  de  son 
logis,  les  deux  bas-reliefs  si  connus  et  reproduits  par 
tous  les  voyageurs,  représentant  :  l'un,  un  personnage 
debout,  couvert  d'ornements  d'une  grande  richesse, 
les  jambes  chaussées  d'espèces  de  hauts  cothurnes; 
par  derrière,  un  enfant  suspendu  à  sa  ceinture,  semble 


414  LE    MEXIQUE. 

pousser  des  cris  de  désespoir;  l'antre,  un  vieillard  pa- 
raissant souffler  dans  un  instrument  bizarre,  corne  de 
guerre  ou  calumet,  instrument  qu'on  retrouve  dans 
les  bas-reliefs  de  la  chambre  écroulée  du  palais  du 
Cirque  à  Chichen-Itza  ;  il  a  sur  la  tête,  au-dessous  de 
la  coiffure  symbolique,  une  couronne  de  laurier,  et 
ses  reins  sont  couverts  d'une  peau  de  tigre.  Ces  deux 
énormes  pierres  avaient  été  arrachées  de  l'autel  d'un 
temple,  près  du  grand  palais,  et  apportées  à  grands 
frais  jusqu'au  village.  Stephen,  dans  son  ouvrage,  les 
a  fort  exactement  reproduites.  Palenqué  est  encore 
un  lieu  d'exil  où  le  gouvernement  de  Chiapas  envoie 
ses  administrés  turbulents  ;  six  mois  de  séjour,  me 
disait-on,  calment  les  plus  factieux,  un  exil  de  quatre 
ans  équivaut  à  une  sentence  de  mort.  L'ennui,  l'iso- 
lement, les  fièvres  abattent  les  plus  vigoureux. 

A  mon  arrivée,  le  village  avait  ainsi  deux  hôtes 
forcés;  don  Pio,  l'un  des  bannis,  était  un  person- 
nage bien  original.  Jeune  encore,  et  d'une  taille 
infiniment  petite,  il  s'agitait  en  de  violentes  démon- 
strations contre  la  tyrannie  de  ses  persécuteurs.  Il 
chantait  sa  patrie  absente  et  me  faisait  des  beautés 
lointaines  de  San  Cristobal  des  récits  enchanteurs. 
Puis  il  comptait  les  jours,  désespérait  de  nouveau,  et 
parlait  de  sa  mort  prochaine.  C'étaient  les  Tristes 
d'Ovide  dans  son  exil  à  Tomes. 

Il  mêlait  souvent  à  ses  discours  le  nom  de  la  Pan- 
cha,  et  longtemps  je  crus  qu'une  jument  favorite  était 


CHAPITRE    XIII. PALENQUÉ.  413 

sa  compagne  d'exil  ;  il  me  contait  les  difficultés  qu'elle 
avait  eues  à  voyager  par  les  sentiers  rapides  de  la 
Cordillère,  ses  souffrances,  et  le  déplorable  état  où 
elle  était  réduite. 

— Venez  la  voir,  me  dit-il  en  me  guidant  à  la  mai- 
sonnette qu'il  occupait.  Il  m'introduisit  auprès  d'une 
énorme  et  magnifique  personne,  doha  Pancha,  son 
épouse,  de  deux  fois  sa  taille  et  de  six  fois  au  moins 
son  poids. 

Je  frémis  en  pensant  à  la  bévue  que  j'avais  failli 
commettre,  ayant  été  sur  le  point  de  lui  demander  si 
son  précieux  animal  avait  quelque  blessure.  Je  com- 
pris, aux  dimensions  de  cette  aimable  parsonne, 
toutes  les  difficultés  du  passage  de  la  sierra.  La  Pan- 
cha devait  avoir  éreinté  bien  des  Indiens  dans  les 
âpres  sentiers  de  la  Cordillère. 

Depuis  deux  jours,  don  Agustin  avait  envoyé  à  mon 
intention  douze  Indiens  dans  les  ruines  pour  couper 
les  bois  et  dégager  les  palais  ;  l'ouvrage  devait  avan- 
cer, et  je  partis  pour  les  rejoindre.  J'étais  accompagné 
de  mon  domestique  et  d'un  guide  que  l'État  de  Chia- 
pas impose  aujourd'hui  à  chaque  voyageur,  moyen- 
nant une  solde  de  cinq  francs  par  jour.  Celui-ci  devait 
me  servir  à  deux  fins  :  guider  mes  explorations  dans 
les  monuments  et  surveiller  ma  conduite  à  l'égard 
des  palais,  sa  consigne  étant  de  m' empêcher  de 
commettre  toute  dégradation  quelconque  ;  quatre  In- 
diens nous  suivaient  également,  chargés  de  mes  ba- 


416  LE    MEXIQUE. 

gages,  d'une  table,  de  divers  ustensiles  de  cuisine  et 
de  provisions  de  bouche. 

Les  ruines  sont  à  douze  kilomètres  au  moins  du 
village;  c'est  une  course  assez  longue.  Le  bruit  des 
cognées  frappant  sur  les  troncs  d'arbres  m'avertit  que 
nous  approchions  ;  cependant  on  n'apercevait  pas  la 
moindre  trace  des  monuments,  la  forêt  vierge  nous 
enveloppait  dans  l'épaisseur  de  ses  ombres,  et  nous 
n'avancions  qu'avec  difficulté.  J'arrivai  bientôt  dans 
l'éclaircie  que  venait  de  pratiquer  la  hache  des  tra- 
vailleurs, et  je  n'apercevais  toujours  point  le  palais. 

— Ah  çà!  mais  l'ami,  dis-je  au  guide,  où  donc  se 
cache  le  palais  ? 

— Le  voilà,  sehor,  répondit-il,  me  désignant  une 
masse  noirâtre,  couverte  d'une  végétation  aussi  vigou- 
reuse que  celle  du  sol,  et  dont  la  façade  était  à  moitié 
cachée  sous  un  fouillis  de  lianes. 

En  vérité,  l'on  pouvait  passer  à  dix  mètres  et  ne 
point  l'apercevoir. 

Je  compris  aussitôt  les  difficultés  qui  m'attendaient 
dans  la  reproduction  de  ces  monuments  ;  tout  était 
noir,  vermiculé,  ruiné,  perdu;  je  ne  pouvais,  du 
reste,  me  mettre  à  l'œuvre  de  sitôt,  car  le  travail 
des  Indiens  n'allait  point  aussi  vite  que  je  l'avais 
pensé  d'abord,  il  leur  fallait  deux  jours  encore  pour 
me  permettre  de  prendre  une  perspective  de  la  fa- 
çade. Il  fallait,  de  plus,  abattre  au  moins  les  arbres 
les  plus  gênants  qui  couvraient  les  toits  de  l'édifice 


CHAPITRE   XIII.  —  I'ALENQUÉ.  417 

et  débarrasser  la  façade  des  plantes  grimpantes  qui 
en  obstruaient  la  vue. 

On  installa  donc  simplement  mon  bagage  dans 
l'une  des  galeries;  je  laissai  des  ordres  pour  le  déga- 
gement de  certaines  parties,  et  je  m'enfonçai  de  nou- 
veau dans  le  bois,  à  la  recherche  des  temples  envi- 
ronnants. 

Un  Indien  nous  précédait,  ouvrant  un  passage  à 
l'aide  du  machete.  Chacun  de  nous  en  avait  un,  et 
je  portais  de  plus  mon  fusil  sur  l'épaule,  pour  les 
fauves,  s'il  nous  arrivait  d'en  rencontrer. 

Le  premier  temple,  sur  la  droite  du  palais,  à  trois 
cents  mètres  environ,  et  de  l'autre  côté  d'un  petit 
ruisseau,  est  construit  sur  une  pyramide  d'une  grande 
hauteur.  L'ascension  en  est  des  plus  pénibles;  les 
pierres  dont  était  doublée  la  pyramide  s'éboulent  sous 
les  pieds;  les  lianes  entravent  la  marche,  et  les  arbres 
sont  quelquefois  serrés  à  barrer  le  passage.  On  se  rend 
difficilement  compte  de  ces  ouvrages  gigantesques  et 
l'on  se  demande  si  les  constructeurs  ne  profitèrent  pas 
des  éminences  naturelles,  si  communes  en  Amérique, 
les  modifiant  suivant  leur  besoin,  les  élevant  ou  les 
aplatissant,  après  quoi  ils  doublaient  de  pierre  l'ex- 
térieur du  monticule. 

Le  temple  en  question  est  une  bâtisse  oblongue, 
avec  trois  ouvertures  de  face.  Ces  ouvertures,  à  angles 
droits,  et  dont  les  linteaux  de  bois  ont  disparu,  don- 
nent le  jour  à  une  galerie  intérieure  de  huit  à  neuf 

27 


418  I>E    MEXIQUE. 

mètres  de  long',  qui  communique  elle-même  avec  trois 
petites  chambres,  dont  l'une,  celle  du  centre,  ren- 
ferme un  autel. 

Cet  autel,  qui  rappelle  par  sa  forme  l'arche  des  Hé- 
breux, est  une  espèce  de  caisse  couverte,  ornée  d'une 
petite  frise,  avec  encadrement.  Aux  deux  extrémités 
de  cette  frise,  dans  le  haut,  se  déploient  deux  ailes 
rappelant  le  même  genre  d'ornementation  souvent 
employé  sur  les  frontons  des  monuments  égyptiens. 

De  chaque  côté  de  l'ouverture,  des  ornements  en 
stuc,  et  quelquefois  en  pierre,  représentent  divers 
personnages,  et,  tout  au  fond  de  l'autel,  dans  la  demi- 
obscurité,  se  trouve  un  vaste  panneau  composé  de 
trois  immenses  dalles  parfaitement  jointes  et  cou- 
vertes de  sculptures  précieuses. 

Le  temple  dont  nous  parlons  contenait  la  pierre  de 
la  croix  que  nous  ne  reproduisons  qu'en  partie  dans 
notre  ouvrage  des  Cités  et  Ruines  américaines.  Nous 
n'avons  pu  faire  autrement.  Arrachée  de  son  empla- 
cement primitif  par  une  main  fanatique  qui  voyait  en 
elle  la  reproduction  du  signe  chrétien  miraculeuse- 
ment employé  par  les  anciens  habitants  de  ces  palais, 
elle  était  destinée  à  orner  la  maison  d'une  riche 
veuve  du  village  de  Païen  que  ;  mais  l'autorité  s'émut 
de  cette  dévastation  et  s'opposa  au  transport  de  la 
pierre  :  elle  fut  donc  abandonnée  dans  la  forêt  où  je 
la  foulai  sans  la  connaître  et  sans  la  voir,  lorsque 
mon  guide  me  fit  remarquer  ce  précieux  débris. 


CHAPITRE    XIII. — PAU-NOUÉ.  419 

Elle  était  couverte  de  mousses,  et  les  sculptures 
avaient  entièrement  disparu.  Lorsque  plus  tard  je 
voulus  la  reproduire,  il  fallut  la  frotter  avec  des 
brosses,  la  laver  et  la  dresser  contre  un  arbre. 

La  partie  reproduite  dans  notre  grand  ouvrage 
formait  le  centre,  et  représente  une  croix  surmontée 
d'un  oiseau  fantastique,  auquel  un  personnage  de- 
bout, et  d'un  dessin  parfaitement  pur,  offre  en  pré- 
sent un  enfant  étendu  sur  ses  bras;  une  inscription, 
composée  de  cinq  caractères,  se  trouve  à  la  hauteur 
de  la  tête  du  personnage;  quatre  autres  caractères 
du  même  genre  existent  sur  les  bas  côtés  de  la  croix. 
Une  hideuse  figure  d'idole  forme  la  base  de  ce  mo- 
nument. 

Les  deux  autres  dalles,  aujourd'hui  en  place  dans 
l'autel  du  temple,  contiennent  :  celle  de  gauche,  un 
personnage  debout  et  qui  semble  dans  l'attente  du 
sacrifice  qui  s'accomplit  en  sa  présence.  Derrière  le 
bas-relief,  s'étend  une  longue  inscription;  la  dalle 
droite  est  de  même  couverte  de  caractères  qui  doi- 
vent donner  l'explication  de  la  croix  et  l'histoire 
du  temple  ou  de  ses  fondateurs. 

Outre  l'appartement  qui  renferme  l'autel,  le  temple 
en  contient  deux  autres,  à  droite  et  à  gauche  du 
sanctuaire.  La  salle  de  gauche  pénètre  par  un  esca- 
lier dans  un  souterrain  qui  s'étend  précisément  sous 
l'autel  même  que  nous  avons  décrit. 

Il  est  probable  que  le  prêtre,  caché  dans  ce  caveau 


420  LE   MEXIQUE. 

ignoré  des  fidèles,  rendait  à  haute  voix  des  oracles 
que  le  consultant  prenait  pour  la  voix  de  ses  dieux  ; 
tant  il  est  vrai  que,  depuis  la  création,  les  moyens 
sont  toujours  les  mêmes. 

A  quelque  distance  de  ce  premier  édifice,  presque 
sur  la  même  ligne,  nous  trouvons  un  autre  temple, 
de  même  architecture  et  de  même  distribution,  mais 
plus  petit.  Les  trois  dalles  du  fond  de  l'autel  sont  en 
place  et  méritent  une  description  étendue. 

Un  masque  hideux  et  féroce  occupe  la  partie  cen- 
trale du  bas-relief,  les  yeux  injectés  et  sortant  de 
l'orbite,  la  langue  pendante,  l'affreuse  expression  de 
la  physionomie  attachent  à  ce  masque  symbolique 
l'idée  d'un  dieu  destructeur.  Ce  masque  est  porté  par 
deux  sceptres  en  croix  qui  s'appuient  sur  une  estrade 
supportée  par  deux  figures  humaines  accroupies, 
brisées  par  la  douleur  et  d'une  expression  déchirante. 
Les  figures  rappellent  le  vieillard  du  panneau  qui 
se  trouve  dans  une  maison  du  village  de  Palenqué 
et  dont  nous  avons  parlé  plus  haut. 

A  droite  et  à  gauche,  deux  personnages  debout, 
également  supportés  par  deux  figures  prosternées, 
semblent  offrir  à  la  terrible  divinité  que  représente 
le  masque  deux  créatures  humaines,  d'une  expression 
moins  douloureuse  que  comique  ;  des  deux  victimes, 
celle  de  droite  parait  être  une  femme. 

Quant  aux  grands  bas-reliefs  de  l'offrande,  le  type 
est  toujours  semblable,  et  partout  à  Palenqué  il  offre 


CHAPITRE    XIII. PALENQUÉ.  421 

les  mêmes  particularités  :  le  nez  et  le  front  en  ligne 
un  peu  courbe,  la  tête  fuyante,  le  cerveau  comprimé 
et  s'allongeant  en  pointe. 

Comme  dans  les  autres  tablettes,  les  caractères 
compliqués  d'une  inscription  religieuse  garnissent 
les  extrémités. 

Ce  bas-relief  prouve,  à  n'en  pas  douter,  que  les 
sacrifices  humains  étaient  pratiqués  dès  l'époque  la 
plus  reculée.  Ce  n'est  pas  chose  naturelle,  mais  cela 
montre  du  moins  une  filiation  chez  des  peuples 
éloignés  les  uns  des  autres  et  à  des  siècles  de  dis- 
tance. 

On  s'étonne  de  trouver  les  sacrifices  humains  éta- 
blis comme  une  coutume  générale  du  nord  au  sud 
de  l'Amérique  et  se  perpétuant  aux  époques  les  plus 
avancées  de  la  civilisation  chez  ces  peuples. 

Pour  nous,  ce  phénomène  aurait  deux  causes  :  la 
prodigieuse  fécondité  de  ces  races  et  le  manque  d'a- 
nimaux domestiques. 

Les  sacrifices  humains  auraient  de  ce  côté  la  même 
origine  que  l'anthropophagie,  qui  n'existe  que  chez 
les  peuplades  privées  d'animaux,  et  qu'on  observe  à 
l'état  d'exception  chez  les  peuples  pasteurs. 

Le  prêtre,  ne  pouvant  offrir  à  ses  dieux  une  héca- 
tombe de  taureaux,  lui  sacrifiait  une  hécatombe  hu- 
maine ;  le  fait  est  naturel,  tout  aussi  bien  que  l'homme 
mourant  de  faim  qui  dévore  son  semblable. 

Nous  voudrions  voir  étudier  la  question  suivante  : 


Ï22  LE    MEXIQUE; 

L'histoire  d'une  race  contenant  une  lacune  dans 
sa  marche  à  travers  les  diverses  époques  civilisées, 
passant  de  l'état  sauvage  à  l'état  chasseur,  franchis- 
sant, par  défaut  de  moyens,  l'époque  nomade  des 
peuples  pasteurs  pour  arriver  aux  établissements  fixes 
d'une  haute  civilisation  :  ne  pourrait-on  pas  tirer  de 
cette  étude  des  conclusions  favorables  à  l'idée  d'une 
race  autochthone  américaine,  où  se  seraient  fondues 
plus  tard  diverses  immixtions  de  races  étrangères  qui 
ne  purent  en  modifier  les  instincts? 

La  visite  à  ces  temples,  si  courte  que  soit  la  dis- 
tance, nous  avait  occupés  une  partie  de  la  journée; 
je  retournai  donc  au  palais  :  il  s'agissait  de  régler 
notre  manière  de  vivre  et  d'encourager  les  Indiens 
dans  leur  travail. 

Vers  les  quatre  heures ,  ils  abandonnèrent  les 
ruines  pour  regagner  le  village  et  revenir  le  lende- 
main. Ce  fut  en  vain  que  je  les  priai  de  rester,  offrant 
comme  conséquence  une  augmentation  de  paye;  ils 
ne  voulurent  point  y  consentir.  Comme  les  Indiens 
du  Yutacan,  ils  conservent  à  l'égard  des  vieux  pa- 
lais des  idées  superstitieuses  invincibles,  et  pour  rien 
au  monde  ils  ne  consentiraient  à  y  passer  la  nuit. 

Notre  installation  fut  vite  faite  ;  mon  domes- 
tique établit  nos  hamacs  sous  les  galeries.  Trois 
pierres  en  triangle  figurèrent  le  foyer  où  mijotaient 
dans  des  marmites  de  fer  des  ragoûts  inconnus  à 
Brillât-Savarin.  Le  soir,  il  fallait  songer  à  la  provi- 


CHAPITRE    X11I. l'ALENQLÉ.  423 

sion  de  bois  pour  la  nuit;  le  guide  avait,  de  ce  côté, 
de  bonnes  raisons  que  je  partageais  du  reste,  car  je 
n'aimais  point  à  dormir  à  ciel  ouvert  dans  une  obscu- 
rité dangereuse  avec  cet  entourage  de  forêts. 

La  première  nuit  fut  déplorable,  et  bien  que  nous 
n'ayons  été  inquiétés  d'aucune  manière  grave,  il  fut 
impossible  de  dormir.  Des  nuées  de  moustiques  tra- 
versant draps  et  couvertures,  dont  je  m'étais  enve- 
loppé malgré  la  chaleur,  m'empêchèrent  de  fermer 
l'œil.  Il  fallut  le  lendemain  renoncer  au  hamac  et 
et  songer  à  ma  moustiquaire.  J'étendis  par  terre  les 
deux  ou  trois  paillassons  qui  servaient  à  envelopper 
mes  instruments,  et  mon  lit  fut  fait;  la  gaze,  bordant 
le  paillasson,  fermait  toute  issue,  et  mes  ennemis 
m'assiégèrent  en  vain. 

Au  jour,  je  vis  arriver  mes  abatteurs  de  bois  qui 
se  mirent  promptement  en  besogne.  Le  palais  com- 
mençait à  prendre  tournure  ;  j'espérais  commencer 
mon  travail  le  lendemain. 

Ma  seconde  expédition  fut  dirigée  au  sud,  à  cinq 
cents  mètres  au  moins  du  palais.  Le  guide  me  lit 
gravir,  comme  toujours,  une  pyramide  que  surmon- 
tait un  temple,  toujours  le  même,  et  dont  les  dimen- 
sions seules  varient.  Stephens,  dans  sa  relation  qui 
m'a  paru  si  exacte  dans  certains  cas,  prodigue  à  ces 
petits  oratoires  des  embellissements  exagérés,  ou  qui 
ont  disparu  depuis,  car  je  ne  pus  trouver  la  plupart 
d'entre  eux. 


424  LE    MEXIQUE. 

Un  autre  édifice,  tout  auprès  du  grand  palais,  ne 
possède  en  fait  d'ornementation  que  des  dalles  juxta- 
posées, couvertes  de  caractères.  Heureux  qui  pourra 
trouver  la  clef  de  cette  écriture,  muette  aujourd'hui, 
et  qui  nous  dira  quels  furent  ces  peuples  dont  l'ori- 
gine est  le  sujet  des  hypothèses  les  plus  contraires! 
Les  piliers  de  ce  temple  portent  encore  les  empreintes 
des  bas-reliefs  en  stuc  qui  les  couvraient  du  haut 
en  bas. 

Au  nord  du  grand  palais  et  à  une  distance  que  je 
ne  peux  préciser,  sur  une  pyramide  moins  élevée  que 
les  précédentes,  existe  un  autre  monument  d'une 
étendue  plus  considérable  et  dont  Stephens  ne  parle 
pas  dans  sa  relation.  Il  est  presque  entièrement 
ruiné,  et  c'est  seulement  au  moyen  de  moulages  qu'il 
serait  possible  de  recueillir  les  documents  indispen- 
sables à  la  science  pour  qu'elle  pût  étudier  avec  fruit 
les  débris  de  bas-reliefs  et  les  inscriptions  de  cette 
race  anéantie. 

Voici  la  description  du  palais  : 

Orienté  comme  toutes  les  ruines  que  nous  avons  visi- 
tées, la  façade  est  tournée  à  l'est.  L'état  de  ruine  de  la 
pyramide  oblongue  sur  laquelle  se  dressait  l'édifice 
ne  permet  pas  de  lui  assigner  une  hauteur  exacte,  je 
ne  crois  pas  qu'elle  dépasse  quinze  pieds,  et  la  mau- 
vaise photographie  de  notre  album  vient  à  l'appui  de 
cette  supposition.  La  base  de  la  pyramide  pouvait 
avoir  cent  mètres  de  face  sur  soixante-dix  de  côté.  Un 


CHAPITRE    XIII.—  PALENQUÉ.  425 

mur  perpendiculaire,  dans  l'axe  de  la  porte  de  com- 
munication des  galeries  intérieures  et  extérieures, 
séparait  deux  escaliers  qui  permettaient  d'arriver  jus- 
qu'au monument. 

Je  ne  sais  à  quoi  peut  tenir  cette  différence  dans 
les  plans  des  palais  reproduits  jusqu'alors;  Stephens 
donne  une  pyramide  à  marches  continues,  Baradère 
et  Saint-Priest  figurent  sur  la  même  pyramide  un 
simple  escalier  dans  le  milieu.  Une  partie  de  l'édi- 
fice s'est-elle  écroulée  depuis?  C'est  la  seule  supposi- 
tion admissible  pour  expliquer  cette  divergence  dans 
les  dessins  et  représentations  d'un  même  objet. 

Je  ne  peux  avoir  inventé  le  mur  perpendiculaire,  et 
la  photographie  le  reproduit. 

Le  palais  se  compose  de  quatre  galeries  parallèles 
bordées  de  bâtiments  au  sud  et  à  l'ouest.  Les  galeries 
enferment  deux  cours,  la  première  ayant  vingt  mètres 
de  long  sur  dix-sept  de  large  ;  la  seconde,  de  moindre 
dimension,  n'en  a  guère  que  quinze  sur  huit. 

La  galerie  extérieure  devait  entourer  le  palais 
tout  entier,  et  les  restes  de  piliers  existants  le  feraient 
croire;  le  plan  donné  par  Stephens  dans  son  ouvrage 
nous  a  paru  d'une  grande  exactitude,  et  il  lui  a  fallu 
de  longues  recherches  pour  le  reconstruire  aussi 
parfait. 

Aujourd'hui,  la  galerie  extérieure  de  face  n'offre 
plus  que  huit  piliers  debout,  et  l'espace  libre  encore 
est  de  trente-deux  à  trente-cinq  mètres.  La  galerie, 


426  LE    MEXIQUE. 

affaissée  à  son  extrémité  de  gauche,  se  trouve,  par  un 
plan  incliné,  reliée  avec  le  toit  de  l'édifice. 

Chaque  pilier  a  huit  pieds  d'élévation,  et  chacun 
possède  un  bas-relief  de  même  hauteur  avec  un  riche 
encadrement.  Le  sujet  représente  généralement  de 
un  à  trois  personnages  :  l'un  debout,  guerrier,  prêtre 
ou  monarque  dans  l'attitude  du  commandement,  la 
tête  couverte  d'une  parure  de  plumes,  de  lauriers  ou 
d'ornements  bizarres,  les  deux  autres  prosternés  en 
suppliants.  Cinq  de  ces  piliers  ont  le  même  genre  de 
bas-reliefs;  le  sixième,  celui  de  gauche,  ne  porte  que 
des  hiéroglyphes.  Il  est  probable  alors  que  les  deux 
piliers  suivants,  portant  aussi  des  inscriptions,  étaient 
placés  au  milieu  de  l'édifice,  et  qu'un  autre  escalier 
correspondant  à  celui  dont  l'emplacement  est  marqué 
clans  notre  photographie,  donnait  accès  sur  une 
porte  semblable  à  celle  qui  s'ouvre  du  côté  de  la 
première  cour.  L'autre  se  serait  ouverte  au  sud  vers 
les  bâtiments  d'habitation. 

Tous  les  bas-reliefs  sont  dans  le  plus  triste  état  ; 
l'un  n'a  qu'une  tète,  une  jambe,  un  bras,  ou  quel- 
qu'autre  partie  du  corps  ;  il  faut  beaucoup  d'habileté 
pour  les  reconstruire.  Cependant,  avec  les  profils 
marqués  sur  le  plat  du  mur  on  pourrait  y  arriver.  On 
reconnaît  au  décollage  de  certaines  portions  des  bas- 
reliefs  que  les  sujets  ont  été  modelés  sur  le  ciment  déjà 
sec  dont  les  piliers  sont  enduits. 

Ainsi    que    nous   l'avons   fait  observer    pour  les 


CHAPITRE    XIII. PALENQUÉ.  427 

temples,  chaque  dessus  de  porte  était  formé  par  un 
linteau  de  bois  composé  de  deux  pièces  dont  les  em- 
preintes existent  encore  au  sommet  de  chaque  pilier. 
Comme  ceux  du  Yucatan,  le  bâtiment  lui-même  n'était 
composé  que  d'une  frise  s'élevant  du  pilier  à  la  hauteur 
du  monument;  mais  cette  frise  était  plus  étroite  que 
celles  d'Uxmal,  se  rapprochant  de  celles  de  Chichen- 
Itza;  seulement,  au  lieu  d'être  perpendiculaire,  elle 
obliquait  un  peu  sur  elle-même. 

Il  est  difficile,  aujourd'hui,  de  juger  de  l'ornemen- 
tation de  cette  frise,  il  en  reste  fort  peu  de  chose,  ce 
sont  des  espèces  de  méandres,  modelés  dans  le  ciment, 
et  dont  la  manière  ainsi  que  les  matériaux  employés 
rappellent  le  style  des  monuments  d'Izamal. 

L'encadrement  de  pierres  est  beaucoup  plus  déve- 
loppé que  dans  les  monuments  d'Uxmal  et  devait  for- 
mer et  forme  encore  au-dessus  de  chaque  pilier  une 
saillie  énorme. 

L'intérieur  de  la  galerie  porte  à  hauteur  d'homme 
six  écussons  au  milieu  desquels  on  voyait  autrefois 
des  figures  d'homme  et  dont  il  ne  reste  aujourd'hui 
que  des  débris.  Ces  écussons,  placés  à  l'abri,  ont  con- 
servé une  couleur  claire. 

Au-dessus  des  écussons,  des  ouvertures  en  forme 
de  trèfle  sont  creusées  dans  le  mur  de  soutènement 
des  deux  galeries,  mais  sans  le  perforer  entièrement  ; 
elles  n'ont  guère  que  dix-huit  pouces  de  creux.  Les 
trois  feuilles  du  trèfle  n'ont  pas  même  la  forme  com- 


428  LE    MEXIQUE. 

plétement  ronde,  car  les  extrémités  sont  terminées 
par  de  petites  dalles.  Le  dessus  de  la  grande  porte 
affecte  la  même  figure. 

La  façade  et  la  galerie  que  nous  venons  de  décrire 
est  noire  et  couverte  de  mousses  ;  j'essayai  de  la  net- 
toyer et  de  frotter  les  piliers,  afin  de  leur  donner  une 
couleur  plus  photogénique,  mais  sans  y  réussir;  je 
fus,  du  reste,  obligé  de  le  faire  pour  tous  les  objets 
que  je  voulus  reproduire.  Dans  l'origine,  l'édifice 
était  entièrement  peint,  et  l'on  retrouve  encore  des 
traces  de  couleur. 

La  seconde  galerie  répète  la  première,  moins  les 
écussons  ;  les  trèfles  y  sont  également  très-profondé- 
ment creusés. 

Le  sol  de  cette  galerie  devait  s'élever  à  six  ou  sept 
pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  cour,  qui  se  trouve 
aujourd'hui  fort  exhaussée  par  les  détritus  de  toutes 
sortes,  arbres,  pierres,  etc.  On  descendait  dans  cette 
cour  par  un  escalier  parfaitement  conservé  ;  de  droite 
et  de  gauche,  partant  du  sol  pour  atteindre  à  la  hau- 
teur de  la  galerie,  sur  laquelle  elles  s'appuient  en 
pente,  se  trouvent  cinq  dalles  sculptées,  représentant 
divers  personnages  dont  quelques-uns  d'une  expres- 
sion assez  heureuse,  mais  d'un  tout  autre  caractère  que 
les  bas-reliefs  en  pierre  et  en  stuc  déjà  connus. 

La  troisième  galerie  a  ses  soutiens  ornés  de  la 
même  manière  que  celle  déjà  décrite,  et  ne  se  dis- 
tingue que   par  les  soubassements    des    piliers,   en 


CHAPITRE    XIII.  —  PALENQUÉ.  429 

pierres  chargées  d'ornements  et  de  sculptures  bien 
conservées. 

La  seconde  cour  est  sans  ornementation.  Les  bâti- 
ments d'habitation,  placés  au  sud  des  deux  cours  se 
composent  d'un  enchevêtrement  de  galeries  et  d'in- 
térieurs de  diverses  grandeurs,  de  couloirs  et  de  sou- 
terrains  où  l'on  remarque  un  autel  et  des  pierres  de 
sacrifice  ;  il  est  fort  difficile  de  pénétrer  dans  ces  in- 
térieurs :  la  plupart  sont  affaissés  et  les  autres  mena- 
cent ruine. 

Le  même  tigre  à  deux  têtes  qu'on  voit  sur  l'autel, 
au  milieu  de  la  vaste  esplanade  du  palais  à  Uxmal, 
se  retrouve  à  Païen  que,  dans  le  bas-relief  oval  in- 
crusté à  l'intérieur  d'un  appartement  du  palais  ;  il 
supporte  une  femme  ou  une  déesse  à  laquelle  un 
personnage  à  genoux  semble  offrir  un  diadème  orné 
d'une  haute  aigrette  de  plumes.  J'allais  oublier  de 
parler  du  canal  souterrain  qui  coule  aux  pieds  du 
palais;  j'ignore  jusqu'où  il  conduit,  et  je  ne  péné- 
trai pas  au  delà  de  dix  mètres;  d'une  largeur  de 
deux  mètres  sur  une  hauteur  égale,  il  est  couvert 
d'immenses  pierres,  qui  lui  donnent  une  solidité  que 
n'ébranlent  pas  encore  les  dévastations  de  la  forêt. 
L'eau,  qui  coule  dans  ses  profondeurs,  est  toujours 
limpide  et  d'une  fraîcheur  remarquable  dans  ce  climat 
dévorant. 

Une  tour  carrée  de  deux  étages  s'élève  dans  une 
petite  cour,  au  sud  de  la  quatrième  galerie.  Percée  de 


430  LE    MEXIOUE. 

quatre  fenêtres  à  chaque  étage,  elle  domine  l'en- 
semble du  palais.  Cette  tour  offre  un  coup  d'oeil  des 
plus  pittoresques  :  des  arbres  énormes  ont  poussé 
dans  l'intérieur  du  second  étage,  et  semblent  sortir 
d'une  caisse,  comme  les  orangers  dans  nos  serres. 
Les  racines  ayant  percé  les  murailles,  encerclent  la 
tour  comme  les  cerceaux  d'une  immense  cuve,  et 
menacent  de  la  briser  par  l'irrésistible  pression  de 
leur  croissante  vigueur. 

Je  voulus  prendre  une  vue  de  ce  monument  origi- 
nal dans  son  aspect  sauvage,  et  c'était  la  meilleure  de 
mes  reproductions,  mais  elle  fut  perdue  ainsi  que 
beaucoup  d'autres,  et  les  quatre  plus  mauvaises  me 
restèrent  seules. 

Du  reste,  je  l'avoue,  mon  expédition  à  Palenqué 
fut  un  insuccès  déplorable.  11  m'eût  fallu  dix  fois 
les  ressources  dont  je  disposais,  et  j'en  eus  là  moins 
qu'ailleurs;  il  m'eût  fallu  des  glaces  et  du  collo- 
dion,  et  je  n'avais  que  du  papier  ioduré  dont  l'ex- 
position est  d'une  longueur  énorme,  la  réussite  tou- 
jours incertaine,  et  dont  le  développement  demande 
de  l'eau  distillée  que  je  n'avais  pas,  et  des  soins  im- 
possibles dans  le  désert.  J'avais  apprécié  d'avance  les 
difficultés  qui  m'attendaient,  et  chaque  jour  il  en  sur- 
gissait de  nouvelles. 

Ainsi,  les  Indiens  ne  voulurent  point  nettoyer  les 
herbes  qui  couvraient  la  frise  de  la  façade,  pas  plus 
que  couper  les  arbres  qui   s'avançaient,   cachant  la 


CHAPITRE    XIII. PALENQUÉ.  431 

plupart  des  détails.  Ils  craignaient,  disaient-ils,  de 
voir  l'édifice  s'écrouler  sous  leurs  pieds. 

J'avais  établi  mon  cabinet  noir  dans  un  souterrain  ; 
j'y  préparai  mes  feuilles  le  matin.  Mais  l'eau  du  canal 
toute  pure  et  limpide  qu'elle  parût,  amenait  dans  mes 
lavages  des  milliers  de  taches  que  je  ne  pouvais  pré- 
venir. J'exposais  le  jour,  et,  difficulté  nouvelle  !  il  fai- 
sait une  telle  humidité  dans  ces  bois,  que  ma  chambre 
noire,  éprouvée  par  deux  années  de  voyage,  se  resser- 
rait jusqu'à  briser  ses  jointures,  de  façon  qu'il  m'était 
impossible  de  faire  jouer  les  châssis.  Plus  tard,  vers 
le  midi,  la  chaleur  était  tellement  intense,  que  le 
bois  se  contractait  avec  la  même  puissance  et  que  tout 
était  à  jour.  Il  fallait  alors  envelopper  l'instrument 
du  haut  en  bas  avec  des  linges  et  des  vêtements  que 
je  mis  en  lambeaux  pour  cet  usage. 

Le  soir  nous  soupions,  Dieu  sait  comment!  Ma 
principale  nourriture  était  le  pozole,  pâte  de  maïs 
crue  délayée  dans  de  l'eau,  dont  j'avalais. des  quan- 
tités effroyables.  Je  recommande  cependant  au  lec- 
teur une  soupe  d'escargots  de  la  petite  rivière,  d'une 
saveur  toute  particulière,  et  dont  je  me  régalai  plu- 
sieurs fois  pendant  mon  séjour  à  Palenqué. 

La  nuit  venue,  éreinté  par  un  va-et-vient  perpé- 
tuel, il  fallait  commencer  le  développement  des  cli- 
chés, opération  qui  durait  jusqu'à  minuit,  une  heure 
du  matin. 

Mon  domestique  et  le  guide  dormaient  quand  la 


432  LE    MEXIQUE. 

voix  des  tigres  ne  venait  pas  troubler  leur  sommeil. 
Le  guide,  un  métis  du  village,  aurait  voulu  nous 
quitter  depuis  longtemps,  et  plusieurs  fois  la  frayeur 
qu'il  éprouvait  la  nuit  lui  avait  occasionné  des  acci- 
dents terribles.  Le  malheureux  n'osait  faire  un  pas  en 
dehors  des  feux;  j'avais  beau  lui  dire  que  l'animal 
le  plus  féroce  n'eût  point  osé  l'attaquer  dans  une 
situation  pareille,  et  que  certainement,  il  n'oserait 
l'approcher,  il  ne  voulait  rien  entendre  et  restait 
dans  la  zone  des  feux,  c'est-à-dire  beaucoup  trop 
près  de   nous. 

Quelquefois,  je  cédais  à  la  lassitude  et  chargeais 
mon  homme  de  surveiller  les  clichés  dans  leurs  bains  ; 
mais,  me  réveillant  en  sursaut,  je  le  trouvais  plongé 
dans  le  plus  profond  sommeil.  Ce  fut  ainsi  qu'une 
nuit  n'en  pouvant  plus  et  devant  la  présence  de  deux 
jaguars,  révélée  par  leur  paiement  trois  fois  répété, 
je  le  priai  de  veiller  deux  heures  et  de  m'appeler 
pour  le  remplacer.  Mais  à  peine  étais-je  enseveli  sous 
ma  moustiquaire,  qu'entendant  les  ràlements  se  rap- 
procher, je  lui  criai  de  veiller  ;  il  me  répondit  qu'il 
veillait  effectivement,  et  quelques  minutes  après,  les 
bruits  ayant  cessé,  j'allais  m'endormir,  quand  j'en- 
tendis à  dix  pas  de  moi  la  marche  prudente  d'un 
animal;  les  feuilles  sèches  criaient  sous  ses  pattes; 
un  léger  frisson  me  passa  par  le  corps;  ne  faisant 
qu'un  bond  en  dehors  de  ma  moustiquaire,  je  passai 
par-dessus  le  premier  feu,  et  arrachant  mon  fusil  des 


CHAPITRE    XUI. — PÀLENQUÉ.  433 

mains  du  misérable  qui  dormait,  je  me  retournai 
contre  l'animal  ;  mais  je  ne  pus  apercevoir  qu'une 
ombre  incertaine  dans  les  profondeurs  de  la  ga- 
lerie. 

Le  jaguar,  car  c'en  était  un,  remonta  sur  le  toit 
du  palais  et  vint  précisément  se  tapir  au-dessus  de 
nos  têtes.  J'essayai,  mais  en  vain,  de  le  toucher  avec 
mon  revolver  ;  je  n'osai  m'aventurer  à  sa  poursuite 
dans  l'obscurité,  et  je  crus  prudent,  par  la  suite,  de 
coucher  entre  les  deux  feux  que  nous  allumions  chaque 
soir  à  dix  pas  de  distance  l'un  de  l'autre.  J'avoue 
même  que  je  ne  dormis  guère  cette  nuit-là;  le  jaguar 
m'inquiétait,  quoique  n'ayant  rien  à  craindre  de  lui. 
Le  matin,  au  petit  jour,  il  partit  par  le  côté  opposé; 
je  le  vis  bondir  du  toit  sur  la  pente  de  la  pyramide 
et  disparaître. 

Combien  souvent  arrivait-il  aussi  que  l'orage  étei- 
gnait mes  lumières,  dispersait  les  feux,  souillait  mes 
bains  chimiques  de  débris  de  toutes  sortes  :  il  fallait 
recommencer  le  lendemain  pour  échouer  encore. 

Comme  compensation  à  mes  fatigues ,  j'avais , 
après  l'orage  de  chaque  soir,  le  spectacle  des  nuits 
radieuses  ;  la  lune,  se  levant  tard,  glissait  oblique- 
ment ses  rayons  argentés  dans  l'ombre  épaisse  de  la 
forêt;  puis,  pénétrant  dans  l'espèce  de  clairière  envi- 
ronnant le  palais,  elle  jetait  dans  ma  solitude,  par  le 
jeu  des  ombres  et  des  lumières,  tout  un  peuple  de 
fantômes. 


434  LE    MEXIQUE. 

Gracieuses  ou  terribles,  lourdes,  légères  ou  dia- 
phanes, mon  imagination  aidant ,  ces  fantasques 
apparitions  prenaient  à  mes  yeux  le  corps  de  la 
réalité. 

Une  nuit,  nuit  merveilleuse,  j'assistai  à  toute  une 
création  des  plus  sublimes  mystères  de  notre  histoire 
religieuse. 

Je  me  rappelle  encore  une  vaporeuse  assomption, 
telle  qu'en  savait  peindre  Murillo  :  les  nuées  portant 
la  Vierge,  le  croissant,  les  longues  draperies  flot- 
tantes, et  dans  l'ombre  de  vagues  formes  d'anges. 
Puis  tout  disparaissait,  changeait  de  place,  se  trans- 
formait :  une  création  nouvelle  s'élevait  comme  un 
rêve  au  milieu  des  ombres  de  la  création  évanouie. 
Un  moment  vint  où  muet,  atterré,  confondu,  je  vis  se 
formuler,  mais  dans  toute  sa  puissance  et  dans  toute 
son  écrasante  majesté,  la  plus  haute  expression  du 
génie  humain  dans  les  arts  :  le  Dieu  de  Raphaël  séparant 
les  ténèbres  de  la  lumière.  Oh!  c'était  bien  là  le  créateur 
des  mondes,  tel  que  l'imagination  humaine  l'a  pu  con- 
cevoir, avec  cette  tète  majestueuse,  ce  front  divin,  ce 
geste  tout-puissant  et  sa  marche  souveraine  dans  les  es- 
paces. Le  dessin,  la  couleur,  le  lieu,  en  faisaient  non 
plus  un  fantôme,  non  plus  une  apparition,  mais  une 
terrifiante  réalité.  Tremblant,  anéanti,  je  crus  voir 
Dieu  lui-même  venant  réveiller  de  leur  sommeil  sécu- 
laire les  habitants  de  ces  ruines.  J'attendais  que  la 
trompette  formidable  donnât  le  signal,  que  la  terre 


CHAPITRE    XIII. l'ALENQUÉ.  435 

s'ouvrit  et  que  les  ombres  de  ces  guerriers,  de  ces 
prêtres  et  de  ces  souverains  comparussent  devant  le 
Maitre  de  toutes  choses.  Étais- je  le  jouet  d'un  rêve  ? 
Je  m'avançai  doucement,  sans  détourner  les  yeux,  de 
peur  que  la  vision  s'envolât,  puis  ayant  touché  Carlos 
endormi  et  l'ayant  éveillé  :  «  Tiens,  regarde,  lui  dis- 
je;  vois-tu?— Ah!  que  cela  est  beau,  fit-il,  que  cela 
est  grand  !  »  Il  était  frappé  comme  moi  ;  quant  au 
guide,  il  ne  comprit  pas  et  ne  vit  pas  d'abord,  mais 
la  puissante  apparition  s'empara  bientôt  de  lui,  il  se 
mit  à  genoux  et  pria. 

Quand  la  lune  disparaissait  derrière  la  montagne 
comme  un  flambeau  qui  s'éteint,  la  forêt  entière  sem- 
blait illuminée  par  des  milliards  de  lucioles  voltigeant 
en  tous  sens;  alors,  attirées  par  la  lumière  d'une 
branche  enflammée  que  nous  agitions,  elles  accou- 
raient vers  nous  de  tous  les  côtés  à  la  fois,  et  j'en 
remplissais  un  sac  de  gaze  bleue  qui,  pendu  à  la  voûte 
de  la  galerie,  composait  un  lustre  d'un  effet  magique. 

J'attendais  chaque  jour  la  visite  du  jeune  Allemand; 
il  m'avait  promis  de  me  conduire  aux  temples  nou- 
vellement découverts;  mais  il  ne  vint  pas.  Mon  guide 
ne  connaissait  que  les  cinq  édifices  dont  nous  avons 
parlé.  Je  m'aventurai  donc  seul  à  la  recherche  des 
monuments.  J'avais  une  petite  boussole  pour  me 
guider,  et  du  reste  je  n'avais  pas  l'intention  d'aller 
très-loin.  Je  connaissais  la  direction  des  ruines,  elles 
s'étendent  sur  une  ligne   parallèle  aux  lignes  de  la 


430  LE    MEXIQUE. 

sierra;  je  n'avais  qu'à  suivre  :  tant  mieux  si  je  devais 
rencontrer  quelque  chose. 

Je  n'avançai  qu'avec  difficulté,  et  je  pensais  bien 
n'avoir  parcouru  qu'une  faible  distance  après  deux 
heures  de  marche;  j'avais  abattu  un  magnifique  hocco 
à  crête  noire  et  blanche,  que  je  destinais  à  notre 
souper  ;  je  tuai  également  un  serpent  vert  de  plus 
de  deux  mètres  de  longueur,  dont  je  ne  connais  mal- 
heureusement pas  le  nom.  Mais  de  ruines  point.  Je 
commençais  à  me  fatiguer;  pourtant,  comme  il  étaitde 
bonne  heure,  je  résolus  de  marcher  encore,  obliquant 
du  côté  de  la  montagne.  Le  terrain,  coupé  de  montées 
et  de  descentes,  m'indiquait  assez  que  j'étais  au  pied 
môme  de  la  sierra.  Je  finis  par  trouver  un  monticule 
plus  rapide  que  les  autres,  et  quelques  pierres  taillées 
me  firent  espérer  que  j'avais  enfin  retrouvé  l'un  des 
temples  ;  je  gravis  la  pyramide  et  je  me  trouvai 
bientôt  en  présence  d'un  édifice  du  même  genre  que 
les  ruines  environnant  le  palais  ;  la  galerie  de  face, 
avec  deux  ouvertures,  et  les  petits  intérieurs  du  fond, 
l'autel  et  ses  trois  pierres,  tout  était  identique.  J'étais 
satisfait.  Il  s'agissait  de  regagner  le  campement 
et  j'y  mis  plus  de  temps  qu'il  ne  m'en  avait  fallu 
pour  m'en  éloigner.  Je  finis  néanmoins  par  retrouver 
le  petit  ruisseau,  et,  suivant  son  cours,  je  reconnus  la 
pyramide  au  temple  de  la  croix  :  cinq  minutes  plus 
tard,  je  gravissais  l'escalier  du  palais,  où  je  me  cou- 
chai dans  mon  hamac,  rendu  de  fatigue  et  mourant 


CHAPITRE    XIII. PALEXQUÉ.  437 

de  faim.  Le  hocco  fut  vite  apprêté;  nous  le  dévorâmes 
à  belles  dents. 

Les  ruines  de  Palenqué  impriment  à  l'esprit  l'idée 
delà  plus  haute  antiquité;  mais  rien,  dans  ces  monu- 
ments extraordinaires,  ne  peut  lutter  de  grandeur, 
d'élégance,  de  richesse  et  d'harmonie  avec  les  édi- 
fices d'Uxmal.  Il  n'est  pas  improbable  que  les  fon- 
dateurs des  villes  yucatèques  descendissent  des  habi- 
tants de  Palenqué,  ou,  tout  au  moins,  que  leur 
civilisation  ne  procédât  de  cette  civilisation  beaucoup 
plus  ancienne  ;  dans  ce  cas,  Uxmal  en  serait  l'a- 
pogée. 

Quant  à  la  ville  même,  dont  l'existence  est  l'appré- 
ciation d'études  si  diverses,  nous  ne  croyons  pas 
qu'elle  exista  jamais.  Cette  multitude  de  temples, 
semblables  entre  eux  et  fort  éloignés  les  uns  des 
autres,  s' étendant  sur  une  ligne  de  près  de  quatre- 
vingts  lieues,  partant  de  Palenqué,  par  Ocosingo 
jusqu'à  Commitan,  frontière  de  Guatemala,  ne  fait 
supposer  qu'une  môme  civilisation  chez  toutes  les 
peuplades  de  ces  montagnes,  civilisation  religieuse, 
organisation  théocratique  par  excellence.  Le  grand 
palais,  entouré  de  ses  temples,  ne  représente,  à  notre 
avis,  qu'un  centre  religieux  plus  considérable  que 
les  autres.  En  voici  la  raison  :  quand  on  parcourt  la 
montagne  et  qu'on  a  vécu  parmi  les  Indiens,  on  ne 
tarde  pas  à  se  convaincre  que  ces  populations  ont 
conservé  leur  antique  manière  de  vivre,  portant  à 


438  LE    MEXIQUE; 

l'idée  chrétienne  et  aux  prêtres  qui  les  dirigeai  \o 
même  respect  dont  ils  entouraient  leur  ancienne  reli- 
gion. Comme  autrefois,  ils  vivent  séparés,  perdus 
dans  les  solitudes  de  la  forêt,  loin  de  l'église  comme 
jadis  loin  du  temple.  Les  jours  de  fête  et  de  cérémo- 
nie publique,  ils  accourent  au  village,  accomplissent 
leurs  devoirs  religieux,  écoutent  la  voix  du  pasteur 
et  vont  retrouver  l'habitation  passagère  qu'ils  ont 
élevée  dans  les  bois. 

C'est  ainsi  qu'un  village  parait  ne  se  composer  que 
d'une  église  entourée  de  quelques  cabanes,  et  ne  re- 
présente qu'une  fort  modeste  population  ;  mais  si  vous 
vous  informez,  on  vous  répondra  que  cette  bour- 
gade compte  dix  mille  habitants.  Du  reste,  la  ville 
immense  que  l'on  suppose  avoir  existé  à  Palenqué 
ne  se  compose  pas  que  d'un  palais  et  de  quelques 
petits  temples,  mais  d'édifices  de  tous  genres  et  de 
monuments  publics  de  toutes  dimensions.  Voyez  le 
Yucatan  :  à  Chichen-Itza,  sur  une  arène  de  trois  kilo- 
mètres vous  comptez  dix  édifices  et  des  ruines  en 
quantité  ;  à  Uxmal,  dans  un  rayon  plus  étendu,  pyra- 
mides, temples  et  palais  se  succèdent  sans  interrup- 
tion. Des  ruines  même  de  peu  d'importance  feraient 
croire  à  l'existence  d'habitations  particulières  encore 
debout  ;  il  y  avait  agglomération  et  ville  incontesta- 
blement; à  Palenqué,  rien  de  tout  cela. 

Ce  n'est  point  à  dire  que  Palenqué  manque  d'im- 
portance. Ses  ruines  nous  paraissent  être,   pour  la 


CHAPITRE   XIII. — PALENQUÉ.  131» 

science,  les  plus  précieuses,  en  tant  qu'à  notre  avis, 
elles  sont  appelées  à  nous  donner  un  jour  la  clef  des 
civilisations  américaines.  Les  nombreures  inscriptions 
que  renferment  Palenqué  et  les  temples  de  la  mon- 
tagne attendent  le  Champollion  qui  doit  faire  cesser 
le  mutisme  de  leur  table  de  pierre.  L'étude  assidue 
des  langues  mata,  zapotèque,  tolteque  doit  amener 
ce  beau  résultat.  Lin  homme  nous  semble  destiné  à 
jouer  ce  magnifique  rôle  dans  l'avenir  :  M.  l'abbé 
Brasseur  de  Bourbourg ,  qui  possède  ces  trois 
idiomes,  pourra  sans  doute,  dans  son  séjour  pro- 
chain à  Palenqué,  nous  rapporter  ces  paroles  vi- 
vantes. 

Cela  ne  nous  dira  pas  à  quelle  époque  Dieu  jeta 
l'homme  sur  la  terre,  ni  de  quelle  manière  il  le 
forma  ;  la  science,  si  haute  qu'elle  soit,  recule  impuis- 
sante devant  ce  problème.  Mais  ayant  découvert,  par 
les  inscriptions  de  Palenqué,  la  date  probable  de  la 
fondation  de  ces  temples  et  de  l'ère  civilisée  chez  ces 
peuples,  elle  pourrait  remonter  à  une  époque  assez 
reculée  dans  les  siècles,  pour  nous  dire  si  ces  pre- 
miers créateurs  furent  les  descendants  du  vieux 
monde  ou  si  elle  a  le  droit  de  les  déclarer  autoch- 
thones. 

Il  nous  reste  à  formuler  sur  ces  ruines,  un  vœu  que 
bien  d'autres  avant  nous  ont  déjà  fait.  N'appartient- 
il  pas  à  une  nation  comme  la  nôtre,  tête  et  lumière 
du  monde,  de  s'emparer  de  ces  monuments  précieux, 


446  LE    MEXIQUE. 

de  leur  offrir  dans  nos  musées  la  place  que  leur 
importance  réclame?  Cette  absence  de  tout  docu- 
ment sur  les  origines  américaines  forme  une  vaste 
lacune  dans  l'histoire  de  l'humanité  ;  c'est  au  gou- 
vernement à  la  combler,  et,  s'il  recule  devant  les 
frais  immenses  que  comporterait  le  transport  des 
originaux,  n'a-t-il  pas  le  moulage,  si  facile  aujour- 
d'hui avec  le  procédé  de  M.  Lottin  de  Laval,  et 
n'a-t-il  pas  des  hommes  pour  l'exécuter? 

L'Amérique  a  pris  sur  nous  l'avance;  à  l'époque 
du  voyage  de  Stephens,  des  Américains  avaient  déjà 
tenté  cette  lourde  entreprise;  ils  échouèrent  devant 
la  mauvaise  volonté  du  gouvernement  de  Chiapas. 
Aujourd'hui,  que  nos  armes  victorieuses  portent  au 
Mexique  les  idées  civilisatrices  et  le  repos,  aujour- 
d'hui que  l'influence  française  va  soustraire  ce  beau 
pays  à  l'engloutissement  de  la  civilisation  américaine, 
ne  serait-il  point  à  propos  de  mêler  quelques  idées 
d'art  et  de  science  à  la  gloire  de  nos  armes?  Une 
note  du  gouvernement  suffirait  pour  aplanir  toute 
difficulté  et  pour  doter  la  France  de  documents  que 
jalousent  l'Amérique  et  l'Angleterre. 

Mes  opérations  terminées ,  et  comprenant  que , 
malgré  mes  efforts,  je  ne  pourrais  faire  mieux ,  je 
mandai  les  Indiens  pour  enlever  mes  bagages  ; 
ils  partirent.  J'avais  vécu  neuf  jours  dans  les 
ruines. 

Mon  retour  au  village  fut  triste  ;  j'avançais  la  tête 


CHAPITRE    XIII.  —  PALENQUÉ.  441 

basse,  avec  la  contenance  d'un  vaincu,  me  promet- 
tant néanmoins,  si  Dieu  me  prêtait  vie,  de  reve- 
nir un  jour  pour  arracher  à.  ces  ruines  des  images 
plus  fidèles  et  les  moulages  de  ses  précieux  monu- 
ments. 


XIY 


TU  M  BALA 


Départ  pour  San  Cristobal. — DePalenqué  au  rancho. — Absence  des  Indiens. 
— Départ  pour  le  rancho  do  Nopa. — Chemins  affreux.— Désespoir  de  Car- 
los, mon  domestique.— Famine. — Les  singes. — Nopa. — San  Pedro. — Trois 
jours  d'attente- — Le  cabildo. — Attitude  hostile  des  habitants. — Arrivée  des 
Indiens. — Leur  abandon  dans  la  nuit. — De  San  Pedro  à  Tumbala.— Trois 
nuits  dans  la  forêt  vierge. — Les  jaguars.— Arrivée  à  Tumbala. 


Don  Agustin,  à  notre  arrivée  à  Santo  Domingo, 
s'informa  près  de  l'alcade  s'il  n'aurait  point  à.  ma 
disposition  des  Indiens  de  la  montagne  se  dirigeant 
vers  San  Cristobal.  Six  d'entre  eux ,  du  pneblo  de 
Tumbala,  retournaient  précisément,  le  dos  libre,  à 
leur  village  delà  sierra.  Us  devaient  suffire  au  trans- 
port de  mon  matériel  et  je  les  arrêtai.  Il  faut  dire 
que,  clans  toute  la  montagne,  les  Indiens  font  métier 
de  bètes  de  somme,  chevaux  et  mules  étant  fort  rares 
et  ne  pouvant  franchir  les  sentiers  à  pic,  seules  voies 
de  communication  des  villages  entre  eux.  Ceci  s'ap- 
plique spécialement  au  parcours  de  Païen  que  à  Iaja- 
lum;  car,  de  ce  dernier  point  à  San  Cristobal,  la 


444  LE    MEXIQUE. 

route  devient  praticable  et  les  distances  peuvent  se 
franchir  sur  une  mule  ou  à  cheval. 

Mes  préparatifs  terminés,  je  payai,  car  l'on  paye 
d'avance,  coutume  déplorable  qui  amène  toujours,  du 
côté  des  Indiens,  des  difficultés  sans  nombre.  Don 
Agustin  m'avait  donné  l'itinéraire  à  suivre  et  j'avais 
inscrit  sur  mon  carnet  les  noms  des  Indiens,  afin 
que  je  pusse  réclamer  en  cas  d'accident. 

J'avais  en  outre  loué  deux  chevaux  pour  Carlos  et 
moi  ;  ils  devaient  nous  porter  jusqu'à  une  première 
station,  au  pied  de  la  sierra  même.  C'était  une  dis- 
tance de  sept  lieues  épargnées  à  nos  pauvres  jambes 
qu'attendaient  plus  tard  d'étranges  épreuves.  Un  do- 
mestique de  don  Agustin  nous  suivait  pour  ramener 
les  bêtes,  et  comme  je  n'apercevais  pas  les  Indiens,  on 
me  tranquillisa,  me  disant  qu'ils  seraient  bientôt  en 
marche,  et  nous  rejoindraient  à  la  station.  Je  serrai 
donc  la  main  de  don  Agustin,  le  remerciant  de  son 
obligeance.  Don  Pio,  les  larmes  aux  yeux  me  donna 
Yabrazo  :  j'allais  revoir  sa  chère  patrie  dont  trois 
mois  d'exil  le  séparaient  encore;  je  n'aperçus  point  la 
Pancha. 

Nous  arrivâmes  au  rancho  vers  les  dix  heures,  et 
comme  le  guide  voulait  retourner  immédiatement  à 
Palenqué,  j'exigeai  qu'il  restât  jusqu'à  l'arrivée  des 
Indiens  que  je  ne  voyais  point  venir.  La  journée  en- 
tière se  passa  dans  l'attente,  recherches,  appels,  siffle- 
ments aigus  à  l'usage  des  égarés;  tout  fut  inutile,  et 


CHAPITRE    XIV.  —  TBMBALA.  U5 

l'écho  même  ne  répondait  pas.  La  position  devenait 
gênante  :  comptant  sur  l'arrivée  immédiate  des  por- 
teurs, nous  étions  partis  sans  autres  vivres  qu'une 
énorme  boule  de  posole,  nourriture  fade  et  peu  forti- 
fiante pour  des  estomacs  affamés.  Une  rivière  courait 
aux  pieds  du  ranclio,  et  le  guide  s'en  alla  à  la  recher- 
che des  escargots  que  nous  connaissions  déjà.  Il  en 
fit  une  ample  récolte,  ce  fut  là  tout  le  menu  de  notre 
souper. 

La  nuit  venue,  et  les  feux  allumés,  je  m'enveloppai 
dans  mon  zarape,  m'efforçant  de  prendre  mon  mal 
en  patience,  et  persuadé  qu'à  la  première  heure  les 
Indiens  arriveraient.  Il  n'en  fut  rien;  je  n'avais  garde 
de  laisser  partir  le  guide  et  ses  chevaux  ;  il  était  le 
seul  d'ailleurs  avec  lequel  je  pouvais  m'entendre,  les 
Indiens  ne  parlant  pas  l'espagnol,  et  je  saurais  au 
moins,  si  quelque  voyageur  arrivait  de  Palenqué,  ce 
qui  avait  pu  retarder  ainsi  mes  compagnons  de  route. 
Je  pouvais,  au  besoin,  me  servir  des  chevaux  pour  re- 
tourner en  arrière. 

Je  passai  la  matinée  dans  le  bois,  où  je  lis  une 
trouvaille  extraordinaire,  à  mes  yeux  du  moins  : 
c'était  une  tortue  de  huit  à  dix  pouces  de  long,  dont 
l'écaillé  inférieure  était  garnie  à  ses  extrémités  de  deux 
appendices  à  charnière  qui  lui  permettaient  de  s'en- 
fermer hermétiquement  dans  sa  coquille  et  de  braver 
toute  espèce  d'ennemis.  J'éprouvai  plusieurs  fois  la 
force  de  résistance  de  ces  portes  u;iturellesel  je  ne  pusles 


446  LE    MEXIQUE; 

ouvrir.  Je  pensai  d'abord  à  conserver  ce  curieux  ani- 
mal, mais  ventre  affamé  n'a  pas  d'oreilles,  je  le  man- 
geai. A  midi,  le  bruit  d'un  certain  nombre  d'hommes 
traversant  la  rivière  me  fit  dresser  l'oreille  ;  nous 
allions  donc  partir,  je  m'élançai  au-devant  d'eux, 
mais  je  ne  rencontrai  que  deux  Indiens  inconnus 
auxquels  le  guide  adressa  la  parole.  Ils  venaient 
de  Palenqué  ;  j'appris  alors  que  les  porteurs  s'étaient 
enivrés,  puis  battus  et  avaient  occasionné  une  espèce 
d'émeute  dans  le  village.  Il  avait  fallu  les  arrêter  et 
les  enfermer  dans  la  prison,  où  ils  avaient  cuvé  leur 
unizado;  que,  du  reste,  on  devait  les  relâcher  ce  jour 
môme  et  que  nous  les  verrions  bientôt. 

Le  guide,  dont  les  chevaux  depuis  deux  jours  ne 
mangeaient  que  du  feuillage  et  qui  lui-même  ne 
demandait  qu'à  s'en  aller,  échangea  quelques  paroles 
avec  les  Indiens  en  question,  me  dit  que  ces  deux 
hommes,  moyennant  une  légère  rétribution,  consen- 
tiraient à  porter  nos  couvertures  et  le  paquet  que 
j'avais  avec  moi;  qu'ils  nous  serviraient  de  guides 
dans  la  forêt  et  c[ue  nous  devions  atteindre  San  Pedro 
dans  la  journée.  Là,  disait-il,  nous  trouverions  des 
vivres  en  abondance  et  les  porteurs  nous  y  rejoin- 
draient le  soir  même.  Comme  on  n'aime  peu  généra- 
lement à  retourner  sur  ses  pas,  que  le  village  était 
loin  et  San  Pedro  à  une  demi-journée  de  là,  suivant 
le  guide,  j'acceptai  sa  proposition  ;  il  enfourcha  son 
cheval,  prit  l'autre  en  main  et  disparut. 


CHAPITRE    XIV. TUMBALA.  447 

Pour  nous,  munis  d'un  long'  piquet,  le  fusil  en 
bandoulière  et  le  revolver  à  la  ceinture,  nous  nous 
mimes  à  marcher  à  la  suite  des  Indiens.  La  cote, 
d'abord  assez  douce  ,  devint  bientôt  d'un  escarpe- 
ment extraordinaire;  ce  n'était  plus  une  marche, 
mais  une  escalade.  Les  deux  hommes  semblaient 
infatigables,  et  nous  avions  peine  à  les  suivre.  Il  fallut 
bientôt  quitter  veste  et  gilet  dont  ils  se  chargèrent 
encore;  pour  eux,  nus  comme  la  main,  sauf  une 
mince  bande  de  coton  remplaçant  la  feuille  de  vigne, 
ils  continuaient  le  pas  accéléré. 

Je  mis  d'abord  un  certain  amour-propre  à  ne  point 
me  laisser  dépasser,  mais  il  fallut  bientôt  parlemen- 
ter ;  nous  haletions,  et  Carlos  n'en  pouvait  plus.  De 
temps  à  autre,  les  Indiens  faisaient  une  halte  de 
quelques  secondes,  poussaient  deux  ou  trois  soupirs 
en  manière  de  sifflements  prolongés  et  repartaient  de 
plus  belle.  Je  leur  fis  signe  d'aller  moins  vite,  ils  ne 
parurent  y  consentir  qu'à  contre-cœur. 

Enfin,  nous  nous  arrêtâmes  au  bord  d'un  torrent 
où  notre  boule  deposole,  notre  seule  ressource,  fort 
diminuée  déjà,  s'évanouit  tout  entière.  En  fait  de 
vivres,  nos  deux  guides  étaient  aussi  pauvres  que  nous  ; 
il  me  parut  grand  de  partager. 

Nous  montions  sans  cesse,  il  était  cinq  heures,  et 
San  Pedro  ne  paraissait  point.  Estomacs  vides,  jambes 
faibles;  quoique  vigoureux,  je  ne  gravissais  plus 
avec  la  même  facilité  les  rocs  et  les  aspérités  du  sen» 


i48  LE    MEXIQUE. 

tier.  Carlos  se  mit  à  gémir  de  plus  belle,  puis  se  coucha 
et  refusa  d'aller  plus  loin;  je  ne  pouvais  l'abandonner 
ainsi. 

— Voyons,  lui  dis-je,  ne  vois-tu  pas  le  sommet  de 
la  montagne?  nous  arrivons,  courage  !  quelques  mi- 
nutes encore  et  tu  te  reposeras.  Il  se  relevait,  essayait 
de  nouveau,  puis  s'arrêtait  encore.  Un  moment  vint 
où,  les  genoux  ankylosés,  la  tète  perdue,  vraiment 
fou,  il  se  roulait  en  désespéré. 

— Partez,  disait-il,  partez,  laissez-moi,  je  veux 
mourir;  tenez,  brûlez-moi  la  cervelle.  Ah!  maudit 
soit  le  jour  où  je  consentis  à  vous  suivre.  Il  blasphé- 
mait comme  un  damné,  pleurait  comme  un  enfant,  et 
je  ne  pouvais  le  consoler.  C'était  en  somme  une  pauvre 
nature. 

Je  dus  menacer  nos  Indiens,  pour  les  forcer  à  nous 
attendre.  Ah!  s'écriait  Carlos,  si  nous  descendions  au 
moins,  je  pourrais  marcher. 

Une  diversion  vint  heureusement  lui  donner  le  temps 
de  reprendre  ses  esprits.  Les  Indiens,  dans  le  parcours 
de  la  forêt,  saisissaient  tous  les  bruits,  tous  les  sons, 
et  les  moindres  murmures  de  la  solitude  étaient  per- 
ceptibles pour  eux.  Ils  avaient  un  instinct  merveilleux 
pour  apercevoir  des  choses  dont  je  ne  me  doutais  point, 
et  plusieurs  fois  déjà,  ils  m'avaient  montré  des  hoccos 
et  des  dindons  sauvages  qui  se  glissaient  sans  bruit 
dans  les  hautes  branches  des  arbres.  Us  n'auraient  pas 
été  fâchés  de  m'en  voir  abattre  quelques-uns,  car  la 


CHAPITRE    XIV. — TUMBALA.  449 

soirée  s'avançait  et  notre  souper  devenait  plus  que 
problématique;  mais  je  leur  donnai  certainement  une 
pauvre  idée  de  mon  adresse,  car  je  manquai  à  qua- 
rante pas  le  hocco  le  mieux  placé  du  monde;  il  faut 
ajouter  que  mon  fusil  contenait  une  balle  et  trois  che- 
vrotines. 

Comme  les  porteurs  de  Palenqué  avaient  sur  leur 
dos  mes  munitions  de  bouche  et  de  guerre,  il  ne  me 
restait  plus  qu'un  coup  chargé,  mon  pistolet  ne  devant 
m'être  d'aucun  usage  à  des  hauteurs  et  à  des  distances 
semblables.  Au  moment  dont  je  parle,  nous  avions 
entendu  de  grands  cris  sur  la  gauche,  et  les  Indiens, 
par  une  pantomime  expressive,  me  faisaient  entendre 
qu'il  y  aurait  là  pour  nous  quelque  belle  proie.  Nous 
laissâmes  donc  Carlos  à  son  repos,  et,  nous  enfonçant 
dans  le  bois,  nous  nous  trouvâmes,  à  dix  minutes  au 
delà,  en  présence  d'une  colonie  de  singes  hurleurs. 
Il  y  avait  conciliabule  apparemment  :  assis  en  rond 
dans  les  poses  les  plus  singulières,  couchés,  debout  ou 
suspendus,  il  y  en  avait  de  tout  âge  et  de  toutes  con- 
ditions. 

Un  silence  général  accueillit  notre  approche  ;  mais 
pas  la  moindre  velléité  de  fuite  :  des  regards  curieux 
et  quelques  murmures  d'improbation,  ce  fut  tout. 

En  vérité,  c'est  encore  une  réputation  d'esprit  usur- 
pée que  celle  de  ces  messieurs  :  j'eus  tout  le  temps  de 
choisir  ma  victime.  Je  m'adressai  à  un  fort  bel  animal, 
tranquillement  assis  à  cinquante  ou  soixante  pieds  au 

2fl 


450  LE   MEXIQUE. 

dessus  de  ma  tète  et  m'oifrant  la  surface  entière  de 
ses  reins  charnus  ;  et  qu'on  ne  me  fasse  point  ici  re- 
proche d'attaquer  mon  ennemi  par  derrière,  je  n'étais 
pas  très-sûr  de  mon  adresse,  je  songeais  au  souper,  et 
c'était  le  mieux  placé  de  la  bande.  Je  \isai  longtemps, 
la  capsule  humide  rata.  Je  me  hâtai  d'essuyer  la  che- 
minée et  d'y  replacer  une  capsule  de  mon  revolver, 
je  n'en  avais  pas  d'autres  ;  je  visai  de  nouveau  et  l'a- 
nimal tomba  lourdement  :  il  était  mort.  La  balle  avait 
traversé  le  corps  près  du  cœur,  et  l'une  des  chevro- 
tines avait  brisé  la  queue. 

Il  y  eut  alors  une  espèce  de  révolution  dans  le  haut, 
et  je  crus  à  une  prise  d'armes  ;  un  singe  ventru,  de 
grande  taille,  le  chef  de  la  troupe  assurément,  poussa 
deux  grondements  terribles,  s'agita,  descendit  de  vingt 
pieds  au  moins,  remonta,  me  lançant  des  regards  fu- 
rieux. Les  Indiens,  chargés  des  restes  mortels  du 
défunt,  avaient  repris  la  direction  du  sentier  ;  je  m'é- 
lançai sur  leur  trace.  La  troupe  nous  suivit  un  instant, 
passant  d'un  arbre  à  Vautre,  toujours  grondant,  puis 
les  rangs  s'éclaircirent,  et  je  n'en  aperçus  plus  qu'un 
seul  en  arrivant  près  de  Carlos;  l'animal  était  accom- 
pagné de  deux  jeunes  créatures. 

Je  pensai  que  c'était  la  veuve  éplorée  de  ma  vic- 
time. C'était  bien  elle,  en  effet,  la  malheureuse;  elle 
nous  suivait  avec  ses  deux  enfants.  Nous  étions  alors 
sur  un  petit  plateau  qui  débouchait  à  quelques  cen- 
taines de  pas,  sur  le  rancho  de  Nopa,  simple  toit  de 


CHAPITRE  XIV. — TUMBALA.  iol 

chaume  porté  sur  quatre  piquets,  à  l'usage  des  voya- 
geurs attardés.  La  nuit  approchait,  il  fallut  y  rester. 

La  guenon  nous  avait  suivis  jusque-là,  et  s'étant 
arrêtée  sur  l'arbre  le  plus  voisin,  elle  ne  quittait  plus 
des  yeux  le  cadavre  de  son  époux.  Malgré  cette  preuve 
touchante  de  fidélité  conjugale,  je  n'étais  pas  ému; 
je  convoitai  les  jeunes  orphelins  et  je  n'eus,  à  ma 
honte,  que  des  remords  de  crocodile,  le  regret  de  ne 
point  avoir  de  munitions  pour  m'emparer  de  la  mère. 

— Mais  San  Pedro,  dis-je  à  l'Indien,  San  Pedro?  Il 
me  comprit  et  me  fît  signe  à  son  tour  que  San  Pedro 
était  encore  au  diable.  Le  guide  de  Palenqué  m'avait 
fait  un  conte  bleu  et  ne  désirait  qu'une  chose,  se  dé- 
barrasser de  nous.  Enfin,  nous  avions  des  vivres  et 
nous  allions  manger.  Ah  !  quelle  excellente  perspec- 
tive que  celle  de  pouvoir  briser  un  jeûne  de  vingt- 
quatre  heures  après  une  journée  de  marche! 

Je  me  chargeai  des  préparatifs,  laissant  à  un  Indien 
le  soin  d'allumer  le  feu.  Mon  singe  était  d'un  magni- 
fique pelage  d'un  rouge  noir  avec  les  parties  jaune 
orange  :  c'était  un  contraste  par  trop  frappant,  et  je 
songeai  à  part  moi  que,  si  je  m'étais  emparé  de  ses 
enfants  pour  en  faire  des  compagnons  de  route,  il  eût 
fallu  leur  imposer  culotte. 

Le  dépouillement  ne  fut  point  aussi  facile  que  je  le 
pensais  d'abord  ;  il  fallut  se  mettre  à  deux  pour  en 
venir  à  bout.  La  femelle  était  toujours  lu,  témoin  de 
ce  navrant  spectacle.  L'opération  terminée,  je  me  hâtai 


4d2  LE    MEXIQUE. 

de  trancher  la  tête  de  l'animal,  tête  par  trop  humaine 
dans  sa  nudité  sanglante,  et  dont  la  vue,  malgré  mon 
féroce  appétit,  m'eût  enlevé  toute  envie  de  goûter  à 
ce  mets  original. 

Le  feu  étant  allumé,  le  corps  fut  lavé,  coupé  en 
quatre,  le  foie  et  le  cœur  mis  à  part  comme  morceaux 
de  choix,  et  le  tout  suspendu  sur  les  branches  vertes, 
au-dessus  de  la  flamme  pétillante,  rôtissait  avec  ce 
petit  grésillement  plein  de  charmes  que  fait  la  graisse, 
tombant  par  gouttes  sur  les  charbons  ardents. 

Nous  soupâmes  aux  flambeaux,  car  la  nuit  était 
venue;  je  trouvai  le  rôti  de  bon  goût,  mais  le  sel 
manquant,  un  peu  fade  ;  mariné,  le  râble  eût  été  déli- 
cieux. Le  déjeuner  se  composa  des  reliefs  de  la  veille. 
La  descente  commençait,  et  Carlos,  un  peu  remis  de 
ses  chaudes  alarmes,  marchait  d'un  pas  plus  assuré. 

Ce  jour-là,  le  sentier  se  peupla  de  troupes  d'Indiens 
chargés,  se  dirigeant  vers  lasplayas  :  nous  en  croi- 
sions à  tout  instant;  à  chaque  nouveau  passant,  je 
m'informais  de  San  Pedro.  L'un  d'eux  enfin,  parlant 
quelque  peu  l'espagnol,  me  répondit  qu'il  nous  restait 
bien  encore  six  lieues  à  faire.  Nous  marchions  depuis 
trois  heures,  c'était  donc,  avec  la  course  de  la  veille, 
un  total  approximatif  de  seize  lieues  au  moins.  Une 
grande  et  belle  rivière,  que  je  ne  retrouve  point  dans 
la  carte  de  Chiapas,  nous  barrait  la  route  ;  un  Indien 
nous  fit  passer  en  pirogue,  et  deux  heures  plus  tard 
nous  apercevions  les  cabanes  du  village. 


CHAPITRE   XIV.  <—  TUMBALA.  453 

Là  devait  commencer  une  série  d'épreuves  que  la 
protection  toute  spéciale  de  la  Providence  me  permit 
seule  de  franchir  sain  et  sauf.  San  Pedro  est  un  village 
d'Indiens  à  moitié  barbares,  et  vous  n'y  rencontrez 
pas  une  figure  indiquant  le  plus  petit  mélange  de  sang 
espagnol.  Il  se  compose  d'une  centaine  de  cabanes, 
disséminées  sans  ordre  sur  les  petits  monticules  d'une 
plaine  moutonneuse;  l'aspect  en  est  pauvre,  sans 
charme,  et  d'un  sauvage  abâtardi;  l'église  me  fît  croire 
à  la  présence  d'un  curé,  mais  il  n'y  en  avait  point. 

Je  me  dirigeai  vers  le  centre  du  village,  comptant 
prendre  gîte  (en  payant,  naturellement)  dans  la  pre- 
mière case  venue;  mais  je  n'avais  plus  affaire  aux 
Indiens  d'Oaxaca;  dans  le  premier  jacal  où  je  mis  les 
pieds,  au  lieu  de  la  bienvenue  que  j'attendais,  je  ne 
trouvai  que  des  femmes  qui  poussèrent  à  ma  vue  des 
cris  d'effroi  et  s'enfuirent  aussitôt.  J'avais,  il  est  vrai, 
mon  fusil  sur  l'épaule,  une  grande  barbe  ;  mais,  en 
vérité,  je  ne  me  croyais  point  d'apparence  si  redou- 
table. 

Les  cris  de  ces  Indiennes  avaient  attiré,  au  dehors 
des  cases,  toute  la  population  féminine  de  l'endroit; 
elle  m'environnait  avec  une  curiosité  inquiète  et  se 
sauvait  à  mon  approche.  Comme  nous  ne  parlions  pas 
la  même  langue,  il  était  difficile  de  nous  entendre; 
cependant,  à  l'interrogation  répétée  du  mot  gober- 
nador,  gouverneur  (car  l'alcade  s'appelle  gouverneur 
dans  cette  partie  de  la  montagne), l'une  de  ces  femmes, 


454  LE   MEXIQUE. 

plus  courageuse  que  les  autres  m'indiqua  sur  la  droite 
une  cabane  de  grande  apparence,  et  je  m'y  dirigeai, 
suivi  de  Carlos. 

J'entrai  ;  trois  jeunes  filles,  nues  jusqu'à  la  cein- 
ture, écrasaient  le  maïs  sur  des  mêlâtes  (pièces  de 
granit  taillées  en  creux),  tandis  qu'une  vieille  femme, 
aux  seins  pendants,  remuait,  au  moyen  d'une  cuiller 
de  bois,  un  pot  fumant,  dont  les  exhalaisons  grais- 
seuses sinon  délicates,  ne  laissaient  pas  que  de  cha- 
touiller mon  odorat.  Deux  gamins,  de  dix  à  douze 
ans,  en  nature,  complétaient  le  tableau. 

Je  produisis  moins  d'effet  dans  la  demeure  du  chef 
que  dans  les  précédentes  cabanes  ;  cependant  les  jeunes 
filles  suspendirent  leurs  travaux,  et  la  gouvernante, 
sa  cuiller  à  la  main,  fit  mine  de  me  barrer  le  passage, 
m'adressant  dans  son  idiome  une  foule  de  questions 
inutiles.  J'entrai  néanmoins,  et  me  servant  de  cette 
pantomime  à  l'usage  de  tous  les  peuples,  qui  consiste 
à  faire  agir  en  va-et-vient  l'index  devant  la  bouche 
ouverte;  je  lui  fis  comprendre  que  j'avais  faim  et  que 
je  désirais  qu'elle  me  servît,  le  plus  tôt  possible, 
quelque  peu  du  fricot  qui  mijotait  dans  sa  marmite. 

J'appuyai  la  démonstration  de  la  vue  d'une  pièce 
blanche,  l'assurant  par  là  de  la  pureté  de  mes  inten- 
tions. 

Mais  elle  me  répondit  par  un  geste  négatif  des  plus 
formels,  insinuant  qu'elle  n'avait  rien  à  m'offrir  et 
que  j'allasse  voir  ailleurs. 


CHAPITRE    XIV.  —  TUMBALA.  455 

— Diable,  dis-je  à  Carlos,  nous  ne  sommes  point 
précisément  ici  chez  des  montagnards  écossais.  Carlos 
ne  comprit  pas. 

Je  voulus  reprendre  le  fil  de  la  négociation  inter- 
rompue ;  peine  inutile,  la  vieille  ne  voulut  rien  en- 
tendre. 

Comme  je  n'avais  à  espérer  meilleur  accueil  nulle 
part,  et  qu'en  somme  j'étais  dans  la  place,  je  résolus 
de  ne  point  faire  retraite  devant  le  mauvais  vouloir 
de  la  vieille. 

Quant  aux  vivres,  un  coq  blanc  se  pavanait  dans 
la  cour  au  milieu  de  ses  poules,  et  soit  préméditation 
de  ma  part,  soit  mauvaise  chance  de  la  sienne,  il 
tomba  le  premier  sous  ma  main;  je  lui  tordis  immé- 
diatement le  cou.  Toute  la  famille  avait  jeté  des  cris  à 
ameuter  le  village,  je  n'en  avais  pas  moins  continué 
ma  poursuite,  couronnée,  comme  on  le  voit,  d'un 
plein  succès. 

Je  présentai  donc  le  coq  à  la  gouvernante,  la  priant 
de  le  préparer  :  je  lui  remis  deux  réaux  dans  la  main, 
comme  prix  du  bipède,  et  m'allai  coucher  sur  un 
banc.  Carlos  ronflait  déjà. 

Quelques  instants  après,  l'Indienne  m'apportait  le 
coq  parfaitement  plumé,  mais  cru  et  non  vidé  ;  et 
qu'on  n'aille  pas  croire  que  je  charge  les  choses,  je 
raconte  un  fait.  L'aimable  gouvernante  me  prenait 
pour  un  sauvage  ;  la  créature  civilisée,  c'était  elle  ;  je 
représentais  à  ses  yeux  la  barbarie.  Je  lui  pris  donc 


456  LE   MEXIQUE. 

le  poulet  des  mains  le  plus  respectueusement  que  je 
pus,  et  j'allai  l'enfoncer  moi-même  dans  le  liquide 
bouillant  de  son  pot  au  feu. 

Le  coq  était  dévoré  depuis  longtemps  et  je  dormais, 
étendu  sur  mes  couvertures,  quand  on  me  réveilla 
brusquement.  Deux  Indiens  se  trouvaient  devant  moi  ; 
c'étaient  les  premiers  que  j'eusse  aperçus  depuis  mon 
entrée  dans  le  village  ;  ils  vont  à  leur  milpa  dans  la 
journée  et  ne  rentrent  que  le  soir. 

Ils  avaient  des  figures  bostiles  et  me  firent  com- 
prendre qu'il  fallait  absolument  vider  la  place  où  je 
n'avais  aucun  droit;  d'autres  Indiens  s'étaient  joints 
aux  premiers  :  toutes  ces  physionomies  étaient  mena- 
çantes, je  cédai  prudemment.  L'un  d'eux  me  condui- 
sit au  cabildo,  déjà  rempli  d'une  foule  d'Indiens  de 
toutes  les  parties  de  la  sierra,  descendant  à  las  playas 
ou  remontant  à  leurs  villages  ;  mais  des  gens  de  Pa- 
lenqué,  pas  de  nouvelles. 

Il  y  avait  fort  heureusement  parmi  ces  hommes  un 
métis  de  Chilon,  parlant  très-bien  l'espagnol,  auquel 
je  contai  ma  pitoyable  histoire  ;  je  le  priai  donc,  s'il 
connaissait  quelqu'un  dans  le  village,  de  vouloir  bien 
me  recommander  à  lui,  de  façon  que,  si  je  devais  long- 
temps encore  attendre  mes  bagages,  je  pusse  au 
moins  me  procurer  le  nécessaire  sans  avoir  recours  à 
la  violence  et  sans  m'exposer  à  des  accidents  fâcheux. 
11  arrangea  l'affaire  avec  un  bon  vieux  ménage  qui, 
matin  et  soir,  m'envoyait  des  vivres  ;  il  me  promit, 


CHAPITRE   XIV. — TUMBALA.  4a7 

en  outre,  de  hâter  l'arrivée  de  mes  porteurs  s'il  les 
rencontrait  sur  sa  route.  Je  le  remerciai  ;  il  partit. 

La  nuit  que  je  passai  dans  cet  infâme  cabildo  fut 
une  des  plus  terribles  que  puisse  retracer  ma  mémoire. 
Tous  ces  Indiens,  nus  ou  en  chemise,  répandaient 
dans  l'atmosphère  une  odeur  sni  generis  qui  soulevait 
le  cœur  :  sales  comme  des  peignes,  ils  avaient  importé 
de  leur  village  dans  ce  cloaque  des  échantillons  de 
tous  les  parasites  connus,  et  toute  la  vermine  du  globe 
semblait  s'être  donné  rendez-vous  dans  celte  infecte 
maison  commune. 

Je  ne  pouvais  sortir,  il  pleuvait  à  torrent. 

Enveloppé  dans  ma  couverture,  au  milieu  d'une 
poussière  vivante,  je  croyais  littéralement  sentir  mon 
corps  se  mouvoir  et  changer  de  place.  Je  ne  pus  fer- 
mer l'œil. 

Trois  nuits  encore  j'endurai  ce  supplice  et  la  mau- 
vaise volonté  des  habitants;  je  me  rappelle  qu'un 
jour  je  fus  obligé  de  mettre  mon  revolver  en  avant 
pour  me  procurer  un  peu  d'eau  que  me  refusait  un 
Indien. 

Le  troisième  jour,  j'eus  une  immense  joie  ;  mes  In- 
diens arrivèrent,  ils  portaient  la  tète  basse,  comme 
des  coupables,  et  l'un  deux  me  montrait  piteusement 
une  large  coupure  à  la  jambe,  conséquence  de  l'orgie 
et  de  la  lutte  qui  l'avait  suivie.  Ne  pouvant  commu- 
niquer avec  eux  que  par  gestes,  tout  reproche  deve- 
nait impossible;  je  me  trouvais  d'ailleurs  trop  heu- 


458  LE    MEXIQUE. 

reux  de  pouvoir  changer  de  linge  et  dormir  dans  un 
hamac,  au-dessus  de  la  pourriture  où  j'avais  croupi 
trois  jours. 

J'avais  sérieusement  craint  quelque  hostilité  des 
habitants  du  village  ;  j'avais  maintenant  de  la  poudre 
et  du  plomb  sous  la  main,  j'étais  rassuré  :  de  plus, 
nous  partions  à  cinq  heures  du  matin,  tout  était  pour 
le  mieux  dans  le  meilleur  des  mondes. 

Je  dormis  donc  comme  un  loir,  et  quand  je  m'é- 
veillai, il  faisait  grand  jour.  Mon  premier  regard  fut 
pour  mes  Indiens  et  je  ne  les  aperçus  pas.  Mes  bagages 
étaient  bien  là,  symétriquement  rangés,  tels  que  je 
les  avais  vus  la  veille;  seulement  les  lanières  d'écorce 
qui  servent  à  les  fixer  sur  le  dos  des  porteurs  avaient 
disparu. — Mes  hommes  sont  dehors,  pensai-je  ;  ils  ont 
voulu  respecter  mon  sommeil.  Néanmoins  le  soupçon 
me  heurta  comme  un  g],aive  ;  suivi  de  Carlos,  je  me 
précipitai  au  dehors  :  personne  des  nôtres  ;  j'envoyai 
Carlos  s'informer  au  village,  je  ne  pouvais  croire, 
après  tant  de  misères  déjà  subies,  à  la  lâcheté  d'un 
tel  abandon. 

Cependant  la  moitié  des  Indiens  du  cabildo  avait 
déjà  disparu,  d'autres,  se  préparant  au  départ,  ava- 
laient à  la  hâte  quelques  tortilles,  suivies  d'un  coup 
de  pozole,  d'autres  chargeaient  et  se  mettaient  en 
route.  Quand  Carlos  revint,  j'étais  seul  :  il  n'y  avait 
plus  d'illusion  possible,  les  Indiens  s'étaient  dérobés 
pendant  la  nuit. 


CHAPITRE    XIV. — TÙMBALA.  459 

Cela  sentait  la  conspiration  d'une  lieuej  et  mon 
parti  fut  bientôt  pris.  Je  laissai  Carlos  se  désolant,  à  la 
garde  de  mes  bagages,  et  muni  de  mon  fusil  et  du 
revolver  nouvellement  chargés,  j'allai  parcourir  le 
village,  à  la  recherche  de  nouveaux  porteurs. 

Partout  je  n'éprouvai  que  des  refus  ;  l'argent  à  la 
main,  j'offris  jusqu'à  dix  fois  la  valeur  des  services 
que  je  réclamais  ;  je  n'obtins  que  des  regards  de  haine 
ou  des  sourires  de  défi.  Résolu  de  partir  envers  et 
contre  tous,  je  me  rendis  chez  le  vieil  Indien  qui,  seul, 
m'avait  montré  quelques  sympathies,  et  l'emmenant 
au  cabildo,  je  lui  fis  comprendre  qu'il  eût  à  prendre 
soin  de  mes  bagages,  et  sur  l'heure,  lui,  Carlos  et  moi, 
nous  les  transportâmes  dans  son  jacal. 

Cela  fait,  je  mis  de  côté  ce  que  je  pensais  utile  ou 
nécessaire  pour  une  marche  de  trois  jours,  à  savoir  : 
nos  couvertures,  deux  manteaux  de  gutta- percha 
pour  l'orage,  et  devant  servir  de  tente  au  besoin,  une 
boule  de  posole  que  la  vieille  Indienne  m'apporta, 
deux  livres  de  jambon  cru  qui  m'était  resté  de 
mes  provisions  avariées,  des  balles,  de  la  poudre, 
ma  hache  et  divers  ustensiles,  etc.,  le  tout  devant 
former  deux  fardeaux,  l'un  pour  Carlos  et  l'autre 
pour  moi. 

J'avais  pris  la  charge  la  plus  lourde,  cinquante 
livres  environ,  car  je  m'étais  habitué  depuis  trois 
jours  à  n'être  que  le  serviteur  de  mon  domestique,  et 
longtemps  encore  je  devais  continuer  ce  joli  rôle. 


400  LE    MEXIQUE. 

Ces  apprêts  terminés,  je  hissai  le  tout  sur  mes 
épaules,  comme  un  sac  de  soldat,  au  moyen  de  bandes 
d'écorce,  et  dans  cet  attirail  à  la  Piobinson  qui  de- 
vait'ètre  du  plus  haut  comique  s'il  n'avait  été  des 
plus  lamentables,  j'enfilai,  guidé  parle  vieux,  le  sen- 
tier de  Tumbala.  A  la  lisière  de  la  forêt,  l'Indien 
me  montra  le  petit  chemin  s'en  fonçant  dans  le  bois, 
eut  l'air  de  me  souhaiter  un  bon  voyage,  et  nous  laissa 
seuls. 

J'ignore  si  ses  compatriotes  du  village  avaient  des- 
sein de  m'attaquer  en  route,  en  tout  cas  j'étais  bien 
décidé  à  brûler  la  cervelle  au  premier  qui  se  présen- 
terait. J'avais  huit  coups  à  tirer,  ce  qui  constituait  une 
force  respectable. 

Il  s'agissait  d'atteindre  Tumbala.  Je  regardais 
Tumbala  comme  le  terme  de  mes  misères.  J'avais  une 
lettre  pour  le padre  du  lieu;  il  me  savait  en  route  et 
devait  m'atlendre. 

Mes  premiers  pas  dans  cette  nouvelle  carrière  furent 
chancelants,  je  l'avoue;  les  lanières  d'écorce  me  fati- 
guaient étrangement  les  épaules,  et  si  j'avais  eu 
quelques  diJfîcullés  à  gravir  sans  fardeau  les  premières 
pentes  de  la  sierra,  ce  n'était  que  roses  auprès  de  ce 
qui  me  restait  à  faire.  Quant  à  Carlos,  je  n'en  parle 
pa?,  il  geignait  plus  que  mon  mulet  des  montagnes 
d'Oaxaca,  et  s^s  soupirs  lamentables  lui  eussent  à 
plus  juste  titre  mérité  le  surnom  de  pujador,  sou- 
pireur. 


CHAPITRE    XIV.  —  TTJMfcÀLA.  461 

Malgré  l'ombre  épaisse  et  l'humidité  de  la  forêt, 
la  chaleur  me  semblait  suffocante,  et  nous  n'avancions 
qu'avec  des  peines  inouïes. 

Chaque  cinq  minutes  nous  faisions  halte,  je  dé- 
chargeais mon  sac  et  reprenais  haleine. 

Cependant  le  sentier  devenaitde  plus  en  plus  rapide, 
et  le  frottement  du  pantalon  à  l'endroit  du  genou, 
menaçait  de  paralyser  l'articulation  :  je  le  coupai 
donc  à  la  hauteur  des  cuisses  et  j'en  éprouvai  un 
immense  soulagement.  Toute  innovation  en  appelle 
une  autre  :  je  quittai  veste,  pantalon,  chemise,  que  je 
pendis  à  ma  ceinture,  et  je  me  trouvai  tout  à  fait  à 
l'aise.  Carlos  ne  m'imita  point,  il  craignait  de  s'en- 
rhumer. Ah  !  le  charmant  serviteur  que  j'avais  là  ! 

Je  ris  d'abord  comme  un  fou  de  ma  métamorphose, 
et  dans  cet  étrange  appareil,  la  hache  et  le  pistolet  au 
côté,  le  fusil  en  bandoulière,  le  bâton  à  la  main  et  la 
poitrine  à  moitié  couverte  par  une  barbe  de  deux  ans, 
je  devais  être  fait  à  peindre;  la  nuit  de  bon  sommeil 
que  je  venais  de  passer  m'avait  rendu  quelque  vi- 
gueur, et  de  temps  en  temps  nous  trouvions  de  l'eau 
pour  nous  désaltérer. 

Comme  la  position  n'était  point  si  mauvaise,  le 
déjeuner  de  jambon  cru  arrosé  de  posole,  au  bord 
du  torrent,  fut  même  assez  gai,  et  Carlos,  qui  m'avait 
encore  repassé  quelques  bibelots  de  son  paquet,  com- 
mençait à  en  prendre  son  parti.  Vers  les  huit  heures 
nous  nous  arrêtâmes  ;  il  eut  été  dilficile  d'aller  plus 


462  LE    MEXIQUE, 

loin;  nous  étions  parvenus  à  de  grandes  hauteurs,  il 
s'agissait  donc  de  trouver  de  l'eau  et  d'établir  notre 
campement.  J'obliquai  sur  la  droite;  à  cinq  minutes 
au  plus,  je  rencontrai  une  source,  la  place  était  bonne, 
et  j'eus  bientôt  fait  de  nettoyer  les  broussailles  qui 
garnissaient  le  sol  au-dessous  des  grands  arbres. 

Le  bois  mort  ne  manque  pas  et  j'en  fis  une  provision 
à  pouvoir  entretenir  un  feu  de  joie  toute  la  nuit.  A 
l'aide  de  ma  hache,  je  plantai  des  piquets  formant 
palissade  ;  en  quelques  instants,  j'eus  la  carcasse  d'une 
petite  tente,  que  je  recouvris  d'un  manteau  de  gutta; 
l'autre,  étendu  par-dessous,  nous  permettait  de  braver 
l'humidité. 

J'avais  orienté  la  tente  contre  le  vent,  et  garni  les 
côtés  de  feuilles  et  de  branchages  ;  aussi ,  lorsque 
l'orage  de  tous  les  jours  arriva,  le  feu  flambait  c'était 
un  plaisir,  et  nous  pouvions  défier  les  intempéries. 

La  nuit  venue,  nous  devions  faire  alternativement, 
Carlos  et  moi,  une  veillée  de  deux  heures  ;  on  enten- 
dait au  loin  la  voix  des  jaguars,  et  c'est  toujours  un 
voisinage  désagréable. 

La  nuit  se  passa  sans  encombre  ;  je  dormis  peu, 
mais  on  pouvait  s'attendre  à  plus  mal.  A  l'aube  j'en- 
tendis retentir  les  chants  d'un  coq;  il  y  avait  donc  des 
habitations  auprès  de  nous.  Je  ne  cherchai  pas  à  dé- 
couvrir la  cabane,  je  n'avais  d'ailleurs  rien  à  deman- 
der; il  nous  restait  encore  un  peu  de  posole,  et  je 
pouvais  bien,  en  tout  cas,  tuer  un  singe,  une  dinde  sau- 


CHAPITRE   XIV.  —  TUMÊALA.  463 

vage  ou  quelque  autre  gibier.  D'ailleurs,  à  mon  appré- 
ciation, nous  devions  arriver  à  Tumbaïa  sur  les  midi. 
Déplorable  erreur!  nous  n'avions  fait,,  avec  nos  haltes 
perpétuelles,  que  fort  peu  de  chemin.  Midi  vint,  deux 
heures,  et,  nos  provisions  épuisées,  le  bois  désert,  ne 
nous  faisait  plus  espérer  qu'une  nuit  semblable  à  la 
précédente,  moins  le  souper  qui  l'avait  rendue  sup- 
portable. 

A  chaque  pas  en  avant,  nos  haltes  se  répétaient  plus 
longues;  je  sentais  avec  terreur  que  l'énergie  baissait 
et  que  le  courage  allait  m'abandonner  ;  j'eus  une 
défaillance  de  cœur,  elle  ne  dura  point  heureusement. 
Ah!  si  ma  mère  me  rencontrait!  disais-je,  et  me  re- 
portant à  la  patrie  lointaine,  j'ambitionnais  le  sort 
des  plus  infimes  et  des  plus  pauvres;  ils  boivent  au 
moins,  ils  mangent,  ils  causent,  et  les  fatigues  de  leurs 
travaux  s'évanouissent  au  milieu  des  compensations 
de  toutes  sortes  que  prodigue  la  vie  civilisée. 

Il  faut  avoir  souffert  un  long  temps  de  la  privation 
de  ces  choses,  que  dans  le  monde  on  traite  de  satis- 
factions grossières,  pour  comprendre  tout  le  prix  qui 
s'attache  à  leur  jouissance,  et  quelle  gloutonnerie  se 
développe  chez  l'homme  le  plus  maître  de  lui,  à  la 
pensée  d'un  morceau  de  viande  et  d'une  simple  bou- 
teille de  vin. 

Alors,  mon  ambition  n'allait  pas  jusque-là;  un 
morceau  de  pain  m'eût  semblé  pitance  merveilleuse, 
et  je  jurai  bien  de  ne  plus  quitter  la  France,  si  Dieu 


464  LE    MEXIQUE. 

me  permettait  jamais  de  la  revoir.  Vain  serment,  que 
bien  des  voyngeurs  ont  dû  faire  comme  moi,  s'ils  ont 
traversé  les  mêmes  épreuves.  Cependant  la  forêt  était 
d'une  grandeur  merveilleuse,  nous  entrions  dans  la 
zone  des  fougères  arborescentes,  et  je  m'extasiais  de- 
vant les  tiges  élancées  de  ces  magnifiques  arbustes. 
Rien  ne  peut  donner  l'idée  de  leur  gracieuse  élégance, 
et  dans  la  famille  des  palmiers,  on  ne  trouve  rien  à  lui 
comparer  ;  le  cocotier  est  lourd  et  gauche  auprès  de 
la  grande  fougère,  et  la  couronne  de  petites  feuilles 
du  dattier  n'est  plus  qu'un  ornement  écourté  près  de 
son  magnifique  diadème.  Le  tronc  de  l'une  devait 
s'élever  à  quarante  pieds,  ses  feuilles  gigantesques  en 
mesuraient  au  moins  quinze,  et  la  tige  n'avait  pas  six 
pouces  de  diamètre. 

Les  plantes  parasites  s'étalaient  en  couches  épaisses 
sur  l'écorce  des  arbres,  et  la  famille  des  orchidées 
émail  lait  de  ses  fleurs  rouges,  bleues  et  blanches,  la 
verdure  de  ce  parterre  aérien.  D'immenses  colonies 
de  fourmis  arriéras  croisaient  le  sentier  qu'elles  cou- 
vraient sur  une  largeur  de  plusieurs  mètres,  toutes 
chargées  de  découpures  de  feuilles,  qu'elles  portent 
en  l'air  comme  une  voile,  ce  qui  les  faisait  ressem- 
bler à  une  bande  de  verdure  animée.  A  la  vue  de  tant 
de  choses  belles  et  nouvelles  pour  moi,  j'oubliais  la  fa- 
tigue et  la  faim,  qui  reprenaient  bien  vite  leurs  droits. 

Vers  le  soir,  je  fis  la  rencontre  d'un  Indien;  j'en 
avais  croisé  d'autres  dans  la  journée,  me  bornant  à 


CHAPITRE    XIV. — TLMBALA.  465 

leur  demander  Tumbala,  que  tous  m'avaient  indiqué 
dans  la  même  direction.  Celui-ci  portait  sur  son  dos 
une  assez  grosse  boule  de  pâte  de  maïs;  il  consentit 
à  m'en  céder  une  partie  pour  une  pièce  d'argent. 
C'était  une  réserve  pour  la  nuit. 

Je  campai,  comme  la  veille,  dans  un  fourré,  et  tout 
alla  bien  d'abord  ;  mais  l'orage,  d'une  violence  extraor- 
dinaire, se  changea  en  véritable  tempête.  L'eau  en- 
vahit notre  fragile  abri,  et  j'avais  toutes  les  peines  du 
monde  à  tenir  allumé  le  feu  qui  nous  gardait.  Les 
arbres  s'abattaient  autour  de  nous  avec  un  bruit  épou- 
vantable, et  des  gémissements  de  bêtes  fauves  se  mê- 
laient à  la  voix  de  l'orage;  ce  fut  une  nuit  terrible. 
Sur  les  onze  heures,  la  pluie  s'arrêta  ;  mais  le  bois, 
mouillé,   charbonnait  sans  jeter  de  flamme  :  nous 
étions  dans  la  plus  affreuse  obscurité,  je  grelottais  sous 
ma  couverture  trempée  ;  pour  comble,  les  rauques  sou- 
pirs d'un  jaguar  se  rapprochaient  insensiblement,  Je 
priai  Carlos  de  souffler  le  feu  à  son  tour  ;  il  était  tombé 
dans  un  affaiblissement  complet  et  ne  me  répondit 
que  par  un  gémissement  de  désespoir.  Le  tigre  avait 
fini  par  se  rapprocher  et  se  tenait  à  dix  pas  dans  les 
broussailles  qui  nous  entouraient;  ses  cris  gutturaux 
se  répétaient  par  intervalles  de  cinq  minutes  et  m'em- 
pêchaient de  songer  au  repos  ;  le  fusil  à  la  main,  souf- 
flant le  feu  dont  les  lueurs  mouraient,  je  m'efforçais 
de  découvrir  l'endroit  exact  où  se  tenait  mon  ennemi  ; 
ce  fut  en  vain  ;  l'ombre  épaisse,  ces  fourrés  impéné- 


466  LE    MEXIQUE. 

trables  masquaient  sa  présence,  et  je  ne  pus  que  tirer 
au  jugé  les  six  coups  de  mon  revolver,  sans  pour  cela 
lui  faire  abandonner  la  place. 

Il  nous  tint  bloqués  jusqu'à  quatre  heures  du  matin, 
et  j'avais  passé  cette  affreuse  nuit  sans  fermer  l'oeil, 
soufflant  mon  feu,  grelottant  de  froid.  Il  était  temps 
que  ïumbalase  présentât,  et  je  ne  crois  pas  que  j'eusse 
pu  braver  encore  deux  jours  de  privations  et  de  fa- 
tigues semblables}  nous  y  arrivâmes  à  dix  heures. 
J'avais  mis  trois  jours  à  faire  quatorze  lieues. 


XV 


SAN    CRISTOBAL 


Tumbala. — Le  curé. — La  chasse  aux  dindes. — Jajalun. —  Chilon. —  Citala. — 
Le  dominicain  et  son  ami. —  Mœurs  indiennes. —  Ouikatepec. —  Cankuk. 
—  Les  Indiens  porteurs. —  Ténéjapa. —  San  Gristobal.  —  Hospitalité  de 
M.  Bordwin.— Les  mœurs.— Les  églises. — Le  psalterion.— Le  gouverne- 
ment.— Ruines  aux  environs  de  Comitan. 


En  l'absence  du  curé,  à  la  vue  de  nos  visages  ter- 
reux et  de  nos  vêtements  souillés  de  fange,  Ja  gouver- 
nante du  presbytère  refusait  de  nous  recevoir.  Je  lui 
fis  part  de  l'abandon  des  Indiens  et  des  événements 
qui  en  avaient  été  la  suite,  et  lui  présentai  la  lettre  à 
l'adresse  de  son  maître  ;  il  se  trouvait  en  promenade  aux 
environs,  on  l'envoya  chercher  aussitôt.  Du  haut  de 
la  galerie  de  sa  maison,  je  le  vis  venir  :  c'était  un  jeune 
homme  de  trente  ans  au  plus,  en  redingote  noire  et 
en  chapeau  de  feutre  ;  sa  figure  était  avenante  et  sym- 
pathique; je  m'empressai  au-devant  de  lui,  et,  m'ayant 
donné  la  main  : 

— Sombre l  s'écria4-il,  ah  !  mon  ami,  comme  vous 
voilà  fait  ! 


408  LE    MEXIQUE. 

Je  le  mis  au  courant  de  mes  infortunes,  ce  qui  lui 
fit  pousser  des  exclamations  de  pitié. 

— Ah!  les  misérables,  fit-il,  parlant  des  Indiens 
qui  s'étaient  enfuis  ;  avez-vous  leurs  noms?  —  Je  lui 
en  donnai  la  liste. — Justice  pour  tous,  me  dit-il,  cha- 
cun aura  son  affaire  ;  mais  les  drôles  sont  capables  de 
ne  pas  revenir  au  village  avant  deux  mois  d'ici. 

Je  confiai  au  padre  que  je  mourais  de  faim. 

— Venez ,  nous  allons  prendre  un  bol  de  caldo 
(bouillon)  en  attendant  le  diner  qui  ne  peut  tarder. 

J'avalai  le  bol  de  bouillon  d'un  trait,  formant  tout 
bas  le  vœu  que  la  cuisinière  se  hâtât  de  servir. 

Je  n'avais  pas  oublié  mes  bagages,  laissés  au  soin 
du  vieux  de  San  Pedro,  hepadre  fit  venir  le  gouver- 
neur et  lui  demanda  six  hommes  sur  l'heure.  Ils  arri- 
vèrent, le  curé  les  paya,  leur  donnant,  au  sujet  de 
mon  matériel,  les  indications  voulues,  avec  ordre  de 
revenir  immédiatement. 

Mon  hôte  alors  s'informa  de  mes  travaux,  de  mon 
voyage,  et  surtout  des  choses  du  vieux  monde.  Ce- 
pendant la  table  avait  été  dressée,  et  ce  fut  au  milieu 
d'une  causerie  pleine  de  charmes  que  je  me  livrai  aux 
jouissances  d'un  dîner,  à  la  somptuosité  duquel  je 
n'étais  plus  habitué;  le  padre  vivait  bien,  et  je  notai 
entre  autres  une  dinde  sauvage  à  la  chair  noirâtre, 
d'un  fumet  délicieux;  une  bouteille  de  xérès  arrosa  le 
tout,  et  nous  terminâmes  par  quelques  copitas  de  Co- 
miteco  (eau-de-vie  de  Comitan).  Mais  j'étais  si  faible, 


CHAPITRE    XV.  — SAN    CRISTÛBAL.  409 

que  la  liqueur  du  padre,  que  j'aurais  supportée  sans 
fatigue  en  tout  autre  cas,  me  grisa  comme  un  enfant  : 
il  était  deux  heures  environ;  j'allai  m'étendre  sur  une 
peau  de  bœuf  tendue  en  lit  de  camp,  et  je  ne  m'é- 
veillai que  le  lendemain  à  midi. 

Toute  trace  de  fatigue  avait  disparu,  je  me  sentais 
frais  et  dispos,  prêt  à  recommencer.  Le  cher  curé 
m'avait  prêté  l'une  de  ses  culottes,  en  attendant  que 
mes  malles  arrivassent.  Je  pus  donc  l'accompagner 
dans  une  promenade  au  milieu  de  son  village. 

Les  villages  indiens  se  ressemblent  tous,  et  Tum- 
bala  n'a  rien  qui  le  distingue. 

Elevé  sur  l'un  des  points  culminants  de  la  sierra 
Madré,  l'œil  domine,  du  haut  de  ses  rochers,  une 
vaste  étendue  de  forêts.  Les  deux  cents  cabanes  dis- 
séminées sur  le  plateau  ne  donnent  aucune  idée  de 
l'importance  du  village,  dont  la  population  s'élève  de 
dix  à  douze  mille  habitants;  mais,  vivant  pour  la 
plupart  dans  les  bois,  ils  ne  viennent  que  rarement 
au  village.  Souvent,  me  disait  le  padre,  je  suis  trois 
et  quatre  mois  sans  revoir  quelques-uns  de  mes  ad- 
ministrés. 

Cette  existence  sauvage  entretient  chez  ces  hommes 
une  vie  insouciante  et  libre,  affranchie  des  liens  que 
leur  imposent  la  présence  des  blancs. 

Indépendants  de  fait,  ils  ne  reconnaissent  le  gou- 
vernement de  l'Etat  que  par  une  taxe  d'un  réal  par 
tête  et  par  mois,  ce  qui  donne  un  total  de  sept  francs 


470  LE   MEXIQUE. 

cinquante  centimes  par  année.  Aussi  les  revenus  de 
la  province  de  Chiapas  sont-ils  fort  modiques  et  ne 
dépassent  point,  malgré  l'étendue  du  territoire,  la 
somme  de  soixante  mille  piastres,  trois  cent  mille 
francs. 

Les  seules  autorités  du  village  sont  le  gouverneur, 
chargé  de  la  collection  des  taxes  ;  c'est  d'habitude  un 
Indien  de  la  commune,  nommé  par  élection,  et  dont 
le  pouvoir,  tout  fictif,  consiste  à  recevoir  les  ordres 
du  curé  ;  puis  le  curé  :  à  lui  reviennent  tous  les  pou- 
voirs, il  est  prêtre,  roi,  maître  absolu.  Non  pas  qu'il 
en  abuse,  car  son  influence  est  la  seule  efficace  et  peut 
seule  balancer  les  penchants  intraitables  de  ses  sau- 
vages subordonnés.  Tous  ne  s'adressent  à  lui  qu'avec 
le  plus  profond  respect  ;  ses  paroles  sont  des  oracles 
et  ses  arrêts  ont  force  de  loi.  Il  punit  ou  récompense, 
et  le  châtiment  qu'il  applique  est  accepté  sans  mur- 
mure. La  prison  et  la  bastonnade  sont  les  seules  ap- 
plications de  la  loi  pénale  ;  elle  est  simple  et  primi- 
tive, mais  suffit  â  tous  les  délits  ;  le  nombre  des  coups 
varie  de  douze  à  cent  cinquante,  ce  qui  peut  bien 
entraîner  mort  d'homme. 

Une  chose  remarquable  entre  toutes,  c'est  de  voir 
le  système  de  la  réhabilitation  établi  chez  ces  peu- 
plades. Il  ne  peut  entrer  dans  les  idées  de  ces  natures 
primitives  qu'un  homme  puni  soit  un  homme  cou- 
pable. Tout  châtiment  lave  la  faute.  Quoi  de  plus 
logique,  en  effet  ;  le  forfait  commis,  la  loi  purgée,  ia 


CHAPITRE    XV. —  SAN    CRIRTORAL.  471 

société  déclare  l'individu  quitte  envers  elle  comme 
envers  la  loi,  et  le  reçoit  dans  son  sein  sur  le  pied  de 
l'égalité  la  plus  complète  ;  ce  privilège  s'étend  aux 
fautes  les  plus  graves. 

Il  arrive  souvent  qu'un  coupable,  jugeant  sa  faute 
au-dessus  du  châtiment  appliqué,  réclame,  pour  la 
satisfaction  de  sa  conscience,  un  supplément  de  peine, 
chose  toujours  accordée;  d'autres  fois,  il  lui  arrive 
de  demander  tant  en  plus  pour  une  faute  à  venir  ;  cela 
rappelle  quelque  peu  le  temps  de  la  vente  des  indul- 
gences, et  l'histoire  de  ce  voleur  émérite  achetant 
d'un  moine  chargé  d'or  le  pardon  de  ces  fautes  pas- 
sées et  de  ses  forfaits  à  venir,  tuant  le  moine  une 
fois  l'indulgence  accordée,  puis  s'emparant  du  trésor. 

Pendant  mon  séjour  à  Tumbala,  je  vis  une  mère 
demander  justice  contre  son  fils,  qui,  disait-elle,  lui 
avait  manqué  de  respect. 

Le  fils,  grand  gaillard  de  vingt-cinq  ans,  la  suivait 
en  riant  ;  tous  deux  étaient  ivres.  Le  curé  fit  à  la  mère 
quelques  remontrances,  elle  ne  voulut  rien  entendre, 
elle  criait  justice  et  réclamait  douze  coups  de  bâton  ; 
c'était  son  chiffre,  elle  n'en  voulait  pas  démordre.  Le 
grand  garçon  riait  toujours. — Baste,  dit-il  au  curé, 
serior  padre,  donnez-les  moi  ;  ça  ne  les  vaut  pas,  je  le 
sais  bien,  mais  c'est  ma  mère  et  ça  lui  fera  plaisir. 
Il  reçut  les  douze  coups,  faiblement  appliqués  à  la 
vérité,  puis  mère  et  fils  se  jetèrent  dans  les  bras  l'un 
de  l'autre,  et  durent  aller  boire  en  l'honneur  d'une 


472  LE    MEXIQUE. 

si  belle  réconciliation.  Deux  frères,  dans  un  autre 
cas,  préférèrent  douze  coups  de  fouet  au  déplaisir  de 
se  réconcilier. 

L'ivresse  est  de  coutume  au  village;  l'on  ne 
voyait  qu'Indiens  en  goguette  et  Ton  n'entendait 
que  le  bruit  du  tambour  et  des  chansons.  Je  soup- 
çonnai fort  les  habitants  de  ne  quitter  leurs  habita- 
tions des  bois  que  dans  la  louable  intention  de  venir 
se  rafraîchir  au  village ,  qu'ils  abandonnaient,  une 
fois  leurs  finances  épuisées. 

En  fait  d'espèces  cependant,   ils  sont  pauvres  et 
n'exportant  rien,  ne  vendant  rien,  ils  ne  possèdent 
d'autre  numéraire  que  l'argent  gagné  dans  les  trans- 
ports qu'ils  font  pour  les  blancs  des  communes  plus 
rapprochées  de  San  Gristobal.  Il  faut  même  ajouter 
que  la  plus  grande  partie  de  ce  salaire  revient  au 
padre  par  les  mille  et  une  ventouses  de  l'Eglise.  C'est: 
un  mariage,  100  à  125  fr.  ;  un  baptême,  25  fr.  ;  un 
enterrement,  25  fr.;  une  confession,  tant;  une  messe, 
tant;  le  droit  d'étole,  tant,  etc.,  etc.,  de  façon  que  la 
cure  de  Tumbala  rapportait  quelque  chose  comme 
25,000  fr.  par  an.  Le  curé  en  expédie  la  moitié  à 
l'évèque  de  Chiapas  et  garde  l'autre.  Cela  n'empêche 
pas  les  prestations  en  nature  ;  chaque  jour  tant  de 
poules,  tant  de  mesures  de  maïs,  tant  de  mesures  de 
haricots;  au  premier  appel  du  padre,  l'Indien  accourt 
et  répare  la  maison;  vous  les  voyez  alors  groupés 
comme  les  abeilles  d'une  ruche,  travaillant  au  ta  m- 


CHAPITRE    XV.  —  SAN    CRISTOBAL.  M"A 

bour  et,  pour  ainsi  dire,  en  mesure;  ils  soignent  les 
chevaux,  s'envolent  au  loin,  porteurs  d'une  missive, 
et  reviennent  heureux,  leurs  commissions  remplies. 
Si  le  curé  voyage,  une  troupe  nombreuse  s'élance  en 
avant  pour  préparer  la  route,  la  rétablir,  en  aplanir 
les  difficultés  ;  et  si  le  cheval  ne  peut  suivre  son 
maître,  c'est  à  qui  échoiera  l'honneur  de  porter  le 
saint  homme. 

En  vérité,  cela  est  touchant  et  fort  beau,  surtout 
quand  cela  s'adresse  à  des  hommes  de  cœur  comme 
ceux  que  j'eus  le  bonheur  de  rencontrer  dans  ces 
montagnes,  et  le  gouvernement  de  Chiapas  pourrait 
utiliser  plus  grandement  encore  une  si  noble  in- 
fluence. 

En  toute  circonstance,  l'Indien  consultera  le  padre, 
ivresse  à  part,  cas  auquel  celui-ci  ne  peut  rien;  il 
exerce  son  influence  dans  tous  les  détails  de  la  vie  de 
ce  grand  enfant  ;  quelques-uns  semblent  croire  à  sa 
toute-puissance. 

La  seconde  nuit  que  je  passai  dans  le  presbytère, 
il  y  eut  un  orage  assez  violent,  la  foudre  tomba  deux 
fois  au  milieu  du  village  et  consuma  au  ras  du  sol 
la  cabane  d'un  habitant.  Celui-ci,  probablement  en 
partie  fine  dans  une  case  des  alentours,  ignorait  son 
malheur,  et  lorsqu'il  revint,  en  chancelant  au  logis, 
il  chercha  d'abord,  mais  vainement,  sa  cabane,  ne 
pouvant  en  croire  ses  yeux  ;  il  finit  par  en  retrouver 
la  place  et  s'assit,  se  désolant,  au  milieu  des  cendres 


474  LE   MEXIQUE. 

de  la  masure;  puis  une  idée  lui  vint,  le  padrel  11 
arriva  et  se  prosternant  : 

— Ah!  padrecito,  ma  maison  a  disparu,  la  foudre 
l'a  brûlée  ;  ayant  l'air  de  lui  dire  :  faites,  oh  !  padre, 
qu'elle  soit  rebâtie  et  elle  le  sera. 

— Eh  !  mon  pauvre  ami,  répondit  le  curé,  si  tu 
t'étais  moins  enivré,  peut-être  l'aurais-tu  préservée 
de  ruine.  Va,  travaille  et  reconstruis-la  toi-même. 
Ces  incendies  sont  peu  de  chose  ;  avec  l'aide  des 
amis,  deux  ou  trois  jours  suffisent  à  l'érection  d'une 
nouvelle  hutte. 

Le  curé  avait  à  son  service  un  jeune  métis  qui  se 
chargeait  de  fournir  à  la  table  de  son  maître  les  sa- 
voureux gibiers  de  la  montagne  ;  je  le  suivis  un 
matin,  et  notre  chasse  s'ouvrit  au  sortir  du  village. 
Comme  les  pentes  sont  toujours  et  partout  d'une  pro- 
digieuse rapidité,  nous  passâmes  en  peu  d'instants  de 
la  froide  atmosphère  du  petit  plateau  à  la  brûlante 
température  des  vallées  :  quand  je  dis  vallée,  c'est 
une  simple  épithète  pour  désigner  le  fond  des  gorges. 
On  ne  peut  appeler  ce  chaos  de  pics  et  de  précipices, 
de  descentes  et  de  montées  perpétuelles  chaîne  de 
montagne,  et  les  vallées  n'existent  que  près  des  grands 
cours  d'eau. 

Nous  étions  en  pleine  forêt  et  souvent  nous  nous 
trouvions  en  présence  de  ces  habitations  isolées  où 
l'Indien  vit  en  vrai  sauvage,  en  compagnie  de  sa 
femme,  de  ses  poules  et  de  ses  chiens.  Plusieurs  fois 


CHAPITRE    XV. — SAN    CRISTOBAL.  475 

déjà,  nous  avions  rencontré  des  compagnies  de  dindes 
et  nous  en  avions  deux  sur  nos  épaules;  nous  ne 
vîmes  point  de  hoccos,  ils  habitent  plus  bas  et  plus 
près  de  la  Terre  Chaude  ;  mais  il  y  avait  une  si  grande 
quantité  de  dindes  et  si  familières,  que  mon  fusil 
rata  six  fois  sur  l'une  d'elles  sans  qu'elle  partît  pour 
cela,  me  donnant  le  loisir  de  déboucher  mes  chemi- 
nées, de  replacer  d'autres  capsules  et  de  l'abattre  au 
septième  coup.  Le  zaraguato,  le  singe  hurleur,  ne 
vient  pas  non  plus  jusqu'à  ces  hauteurs;  il  est  rem- 
placé par  un  confrère  de  même  taille,  à  queue  pre- 
nante, mais  beaucoup  plus  léger  et  d'une  défiance 
extraordinaire.  On  l'appelle  tacha  :  ceux-ci,  d'habi- 
tude, vont  par  couple  et  chaque  fois  que  j'en  aperçus, 
ils  étaient  deux.  Ce  jour-là,  nous  en  rencontrâmes 
une  paire;  il  fallut,  pour  ainsi  dire,  les  tirer  au  vol. 
J'abattis  la  femelle;  quant  au  mâle,  loin  d'imiter  la 
touchante  sollicitude  de  celle  qui,  si  longtemps,  avait 
suivi  le  corps  de  son  époux,  il  abandonna  sa  femme 
entre  nos  mains  et  disparut  comme  une  flèche.  Ceci 
me  fit  faire  d'étranges  réflexions  à  l'égard  des  hom- 
mes. Mais  nous  étions  plus  que  chargés,  nous  avions 
cinq  dindes;  mon  compagnon  en  avait  tué  trois  pour 
sa  part  et  moi  deux,  mais  la  tucha  que  j'avais  abattue 
rétablissait  l'égalité.  J'eusse  passé  une  charmante 
journée  sans  l'ascension  nouvelle  qu'il  fallait  recom- 
mencer pour  atteindre  le  village. 

Je  trouvai  mes  bagages  arrivés,  aucun  ne  manquait 


47G  LE    MEXIQUE. 

à  l'appel,  et  comme  rien  ne  me  retenait  plus  à  Tum- 
bala,  je  pris,  le  lendemain,  congé  du  brave  curé,  bien 
muni  de  vivres  et  chargé  de  lettres  d'introduction 
pour  les padres  de  la  route.  Je  me  dirigeai  sur  Jaja- 
lun.  La  course  se  faisait  à  pied,  mais  au  delà,  je 
devais  trouver  des  chevaux. 

Une  descente  de  quatre  lieues  nous  conduisit  au 
bord  d'un  torrent  large,  profond  et  rapide;  le padrc 
m'avait  averti  qu'une  fois  la  saison  des  pluies  avan- 
cée, on  ne  pouvait  plus  le  franchir  :  c'était  donc 
une  perspective  de  trois  mois  d'isolement  dans  la 
montagne;  mais  il  n'en  fut  rien  heureusement,  il 
commençait  à  peine  à  déborder. 

Un  Indien,  muni  d'une  perche,  nous  passa  ballot 
par  ballot,  homme  par  homme,  sur  trois  petites  pièces 
de  bois  brut,  formant  radeau  ;  il  fallait  s'accroupir 
sur  ce  fragile  esquif,  sous  peine  de  le  voir  chavirer, 
et  l'on  n'arrivait  à  l'autre  bord  qu'avec  une  déviation 
de  cent  mètres  au  moins. 

Jajalun  est  un  village  appartenant  au  versant  du 
Pacifique;  il  doit  occuper  le  milieu  de  la  chaîne  des 
Cordillères;  aussi,  quoique  beaucoup  moins  élevé 
que  Tumbala,  les  collines  sont  meublées  de  sapins  et 
de  conifères.  Les  productions  ne  varient  point,  c'est 
toujours  le  maïs,  le  frijol,  et  l'on  ne  rencontre  la  canne 
et  le  tabac  qu'en  arrivant  à  Ouikatepec.  On  y  parle 
l'espagnol,  et  plusieurs  familles  de  métis  y  possèdent 
des  maisons  à  murailles  de  terre,  blanchies  à  la  chaux. 


CHAPITRE    XV.-    SAN    CRISTOBAL.  471 

Les  mœurs  y  sont  autres  que  dans  les  villages  que 
nous  avions  laissés  derrière  nous,  et  rappellent  la  vie 
des  plateaux  du  haut  Mexique.  Les  tapirs  sont  com- 
muns dans  les  forêts  et  sur  le  bord  des  torrents;  les 
Indiens  les  nomment  ante  burros. 

Le  curé  nous  reçut,  le  sourire  aux  lèvres,  la  coupe 
à  la  main,  et  se  montra,  comme  celui  de  Tumbala, 
plein  d'obligeance  et  de  généreuse  amitié.  Le  préfet 
voulut  voir  nos  papiers,  formalité  que  nécessitait  l'état 
agité  des  populations,  où  des  Espagnols  s'étaient  glis- 
sés, soufflant  la  révolte.  Il  fallut  encore  se  résigner  à 
faire  l'étape  suivante  à  pied,  impossible  de  se  pro- 
curer des  chevaux  ;  mais,  à  Chilon,  je  devais  assuré- 
ment en  trouver. 

Le  chemin,  du  reste,  était  plan  et  facile,  comparé 
à  celui  que  nous  avions  parcouru  ;  la  route  fut  donc 
des  plus  gaies,  et  Carlos  se  permit  une  romance  espa- 
gnole en  signe  de  joie  :  le  courage  lui  revenait,  alors 
qu'il  n'en  fallait  plus. 

Nous  arrivâmes  de  Chilon  à  Gitala,  sur  le  dos  de 
deux  braves  bêtes  qui  nous  déposèrent,  frais  et  dispos, 
à  la  cure  d'un  dominicain  chargé  de  l'administration 
de  l'église. 

Mon  nouvel  hôte  séduisait  de'prime  abord,  pur 
des  manières  d'une  douceur  et  d'une  distinction  re- 
marquables ;  sa  causerie  indiquait  de  l'instruction  et 
beaucoup  de  lecture.  Il  n'était  point  ignorant  des 
choses  de  l'Europe  et,  s'il  n'était  pas  très  au  courant 


47  N  LE   MEXIQUE, 

de  la  politique  actuelle,  il  connaissait  du  moins  l'his- 
toire ;  mais  le  caractère  qu'il  avait  étudié,  l'homme 
qu'il  admirait  par-dessus  tout,  était  le  premier  empe- 
reur. Il  s'étendait  avec  complaisance  sur  les  hauts  faits 
de  ce  héros,  et  ne  connaissait  rien  d'admirable  comme 
cette  épopée  du  xixe  siècle. 

Il  avait  porté,  dans  l'appréciation  des  réformes  re- 
ligieuses, un  esprit  d'investigation  qui  peut-être  lui 
eût  valu  de  son  évêque  un  léger  soupçon  d'hérésie. 
En  somme,  il  était  au-dessus  des  siens  de  toute  la 
hauteur  de  l'homme  instruit  qui  domine  l'ignorance. 
Plusieurs  fois  il  m'interrogea  sur  les  grandes  qualités 
du  nouveau  souverain  qui  nous  gouverne,  et  je  l'édi- 
fiai de  mon  mieux.  Je  passai  près  de  cet  homme  d'élite 
une  journée  délicieuse,  cherchant  en  vain  comment 
je  pourrais  lui  prouver  ma  reconnaissance.  D'une  na- 
ture impressionnable,  tendre  et  communicative ,  il 
souffrait  cruellement  de  l'espèce  d'exil  où  sa  santé 
dépérissait,  où  se  consumaient  dans  l'isolement  les 
plus  beaux  jours  de  sa  jeunesse  :  je  pensai  combien 
il  fallait  de  mérite,  d'abnégation  et  de  dévouement  à 
tous  ces  jeunes  prêtres,  pour  sacrifier  ainsi  leur  vie 
à  la  tâche  ingrate  qu'ils  s'efforçaient  de  remplir. 

Auprès  du  curé  de  Citala  j'entrai  plus  avant  dans 
les  mœurs  indiennes,  et  je  pus  me  convaincre  de  l'in- 
fluence qu'avait  la  religion  sur  des  esprits  barbares,  à 
peine  dégrossis.  Le  dominicain  était  au  confessionnal, 
et,  me  trouvant  dans  l'église,  je  le  vis  avec  surprise 


CHAPITRE   XV.  —  SAN    CRISTOBAL.  47'J 

confesser  deux  personnes  à  la  fois  ;  chacun  des  péni- 
tents parlait  assez  haut  pour  que  je  l'entendisse,  seu- 
lement je  ne  comprenais  point  ;  mais  quiconque  d'entre 
eux  se  fût  trouvé  là,  ils  n'auraient  en  rien  modifié  leur 
voix.  —  Il  m'arrive  assez  souvent,  me  disait  le  prêtre 
au  sortir  de  son  tribunal,  il  m'arrive  assez  souvent  de 
confesser  le  mari  et  la  femme,  et  comme  mes  admi- 
nistrés sont,  ainsi  que  toutes  personnes  au  monde, 
tributaires  de  l'inconstance  humaine,  femmes  et  maris 
avouent  leurs  fautes,  où  amants  et  maîtresses  jouent 
un  grand  rôle.  Les  deux  coupables  se  lancent  bien 
quelques  regards  furibonds,  au  travers  de  mon  gril- 
lage de  bois;  mais  absolvant  l'un  et  l'autre  sur  leur 
promesse  de  mieux  faire,  sans  leur  épargner  une  péni- 
tence toujours  exactement  remplie,  les  deux  époux, 
réconciliés  avant  d'avoir  vu  la  paix  du  ménage  trou- 
blée, regagnent  ensemble  leur  cabane.  La  confession 
s'est  faite  devant  Dieu,  Dieu  a  pardonné.,  tout  est 
bien  :  mais  si  l'Indien  surprenait  sa  femme  ou  qu'il  fût 
instruit  de  sa  faute  d'une  autre  manière,  il  la  tuerait. 

C'est  encore  une  conséquence  du  système  de  la 
réhabilitation.  Ne  partez  pas  encore,  me  disait  le  do~ 
minicain,  je  vais  procéder  demain  au  mariage  en 
masse  de  plus  de  vingt  jeunes  couples  ;  cela  m'évite, 
ainsi  qu'à  eux,  une  perte  de  temps,  et  puis  au  lieu  de 
vingt  orgies,  nous  n'en  avons  qu'une  :  c'est  de  la 
moralité. 

Je  m'aperçus  que  les  Indiens  de  Citala  regardaient 


180  LE   MEXIQUE. 

leur  pasteur  avec  plus  de  respect  que  les  Indiens  des 
précédents  villages;  ils  reconnaissaient  en  quelque 
sorte  sa  valeur,  et  c'était,  en  tout  cas,  un  témoignage 
de  reconnaissance  pour  les  soins  qu'il  prenait  d'eux; 
chaque  soir  ils  venaient  en  longue  file,  les  jeunes  filles 
en  tète,  baiser  ses  mains  et  lui  demander  sa  bénédic- 
tion ;  les  étrangers  présents  doivent  accorder  la  même 
laveur  et  je  m'empressai  de  le  faire.  J'avais  donc  passé 
en  revue  tout  le  personnel  de  Citala,  et  je  n'avais  point 
été  séduit  par  les  beautés  de  l'endroit;  \epadre,  qui 
m'observait,  me  dit  alors  :  «  Avouez  qu'il  est  facile 
de  résister  à  la  tentation.  »  Je  m'inclinai;  mais  sans 
doute  mon  hôte  faisait  exception  à  la  règle,  car  la 
gouvernante,  est  bien  de  la  plus  haute  antiquité. 

La  route  se  poursuit  montueuse  et  difficile  jusqu'à 
Cankuk.  Un  ami  du  dominicain,  en  visite  à  la  cure, 
me  voulut  prêter  ses  deux  chevaux,  de  sorte  que  nous 
fîmes  la  traversée  sans  fatigue.  A  Cankuk,  plus  de 
chevaux  ;  mais  le  padre  du  lieu,  toujours  aimable  et 
charmant,  mit  à  ma  disposition  quatre  Indiens  qui, 
meublés  d'une  chaise,  devaient  nous  porter  à  Te- 
nejapa,  c'est-à-dire  fournir  une  carrière  de  neuf  lieues 
moyennant,  je  crois,  6  réaux  par  homme  :  l'Indien 
libre  relayait  son  camarade  fatigué.  C'est  un  moyen 
de  locomotion  fort  usité  dans  la  montagne  et  qui  n'a 
rien  de  bien  attrayant;  on  éprouve,  à  monter  sur  cette 
bète  humaine  un  sentiment  désagréable,  où  se  mêle 
un  profond  dégoût  pour  l'humiliation  qu'on  impose 


CHAPITRE    XV.  —  SAN    CRISTOBAL.  i81 

à  l'être  de  même  nature  que  vous  et  qui  vous  porte, 
ainsi  qu'un  âne,  sur  son  bât. 

Mais  le  malheureux  a  si  peu  conscience  de  sa  dé- 
gradation, qu'on  s'y  fait  d'abord,  et  d'ailleurs  vous 
vous  trouvez  bientôt  absorbé  dans  les  soins  de  votre 
conservation  personnelle,  car  il  va,  vient,  repart  et 
s'arrête  sans  plus  s'inquiéter  de  son  ballot  vivant  que 
s'il  portait  une  charge  de  sucre  ou  quelque  baril 
d'eau-de-vie.  Plusieurs  fois  même  je  trouvai  prudent 
de  soulager  ma  monture,  et  je  fis  à  pied  toute  la  sca- 
breuse descente  de  Tenejapa  ;  il  était  nuit  quand  nous 
y  arrivâmes. 

Six  lieues  seulement  nous  séparaient  de  San  Gris- 
tobal. 

Du  haut  des  sommets  qui  dominent  la  vallée,  le 
voyageur  saisit  mainte  fois  des  aperçus  de  la  grande 
ville,  au  milieu  de  sa  plaine  cultivée,  mais  nue  et  dé- 
pouillée d'ombrages.  L'ancienne  capitale  de  l'Etat  de 
Chiapas  s'étend  sur  un  plateau  resserré,  d'une  hauteur 
de  2,300  mètres  environ  au-dessus  du  ni  veau  de  la  mer. 
Le  climat  est  moins  agréable  que  celui  de  Mexico, 
plus  froid  et  beaucoup  plus  humide,  car  il  y  pleut 
souvent.  La  ville,  qui  ne  compte  guère  aujourd'hui 
que  douze  mille  habitants,  forme  un  vaste  quadrila- 
tère d'où  surgissent  les  clochers  modestes  de  quatre 
églises  qui,  sauf  Santo  Domingo,  d'un  cachet  original, 
ne  rappellent  plus  le  luxe  des  temples  au  Mexique. 
L'ensemble  de  la  vallée  est  joli,  mais  n'a  rien  de  la 

31 


482  LE    MEXIQUE. 

grandeur  de  celle  de  Mexico,  et  les  maisons  de  la  ville, 
presque  toutes  semblables  entre  elles,  n'ont  qu'un 
rez-de-chaussée  fort  bas;  vous  n'y  trouvez  ni  sculp- 
ture, ni  ornementation  quelconque  ;  c'est  un  grand 
village  d'une  apparence  pauvre,  et  pauvre,  en  effet, 
aujourd'hui.  San  Cristobal,  depuis  l'avènement  de  la 
république,  n'a  fait  que  perdre  en  importance  et  en 
richesse. 

On  m'avait  parlé  d'un  compatriote,  issu  de  famille 
américaine,  don  Carlos  Bordwin  ;  comme  l'hôtel  est 
inconnu  dans  une  contrée  où  le  voyageur  étranger 
n'est  qu'une  exception,  j'allai  frapper  à  sa  porte.  Il 
me  reçut  avec  bienveillance,  mettant  à  ma  disposition 
son  logis,  sa  table  et  sa  connaissance  du  pays,  qu'il 
habite  depuis  plus  de  vingt  ans.  Ce  n'est  pas  un  des 
moindres  étonnements  de  l'étranger,  dans  ces  contrées 
lointaines,  que  cette  générosité  d'accueil  toute  de 
bienveillance,  à  laquelle  il  n'a  d'autre  droit  que  son 
ignorance  des  lieux  et  la  sympathie  que  l'isolement 
inspire.  Je  trouvai,  dans  l'homme  affable  qui  m'ou- 
vrit sa  maison,  plus  que  l'hospitalité;  j'y  goûtai  les 
charmes  de  la  famille  et  les  douceurs  d'une  intimité 
si  précieuse  à  qui,  depuis  longtemps,  en  est  sevré. 

Premier  médecin  de  l'État  de  Chiapas,  don  Carlos 
doit  à  sa  longue  expérience  la  haute  réputation  dont 
il  jouit  ;  homme  de  savoir  et  d'intelligence,  nul  ne 
connaît  mieux  que  lui  les  ressources  de  la  contrée  qu'il 
habite,  et  sachant  mettre  à  profit  ses  connaissances 


CHAPITRE    XV.  —  SAN    CÎUSTOBAL.  483 

acquises,  de  premier  docteur  de  San  Gristobaî  il  en 
devint  aussi  le  premier  négociant. 

Il  avait  visité  les  ruines  de  Palenqué  et  n'ignorait  rien 
des  merveilleux  monuments  qui  peuplent  les  déserts 
de  Chiapas.  Il  me  racontait,  m'engageant  à  les  visiter, 
que  près  d'Ococingo  et  de  Comitan,  se  trouvaient  une 
foule  d'édifices  anciens,  et  des  pyramides  artificielles 
d'une  hauteur  prodigieuse. 

Je  répète,  d'après  lui,  que  ces  pyramides  peuvent 
atteindre  jusqu'à  huit  cents  pieds  d'élévation  ;  qu'elles 
avaient  été  affectées  à  la  sépulture  des  chefs  et  des 
grands,  et  qu'elles  ne  sont  que  d'immenses  ossuaires. 
Chacune  de  ces  pyramides  est  percée  d'une  multitude 
de  puits  profonds,  hermétiquement  fermés  par  des 
dalles  cimentées;  dans  chacun  de  ces  puits  se  trouve 
un  squelette  ayant  entre  ses  jambes  des  urnes  de 
terre  cuite,  rouge  et  d'une  finesse  extrême.  Ces  pote- 
ries, ornées  de  figures  et  de  dessins  de  couleur  noire, 
rappellent  la  forme  des  vases  étrusques. 

Que  de  découvertes  à  faire  et  que  de  précieux 
documents  apparaîtront  un  jour!  Un  voyage  à  ces 
ruines  était  des  plus  attrayants,  mais  les  ressources 
commençaient  à  manquer,  il  me  devenait  impossible 
de  faire  traite  sur  Mexico,  seule  ville  où  je  pusse 
me  procurer  de  l'argent;  les  lettres  n'arrivaient  pas 
ou  mettaient  jusqu'à  deux  ou  trois  mois  pour  at- 
teindre leur  destination  ;  je  fus  même  obligé  de  ven- 
dre divers  objets,  dont  le  prix  devait  me  permettre , 


484  LE  MEXIQUE. 

je  l'espérais  du  moins,  d'atteindre  Oaxaca  sans  en- 
combre. Je  renonçai  donc  à  l'excursion  de  Comitan; 
mon  absence  de  Mexico  durait  depuis  neuf  mois  et 
j'avais  hâte  de  m'y  rendre. 

Le  marché  de  San  Cristobal  est  un  des  seuls  au 
Mexique,  offrant  encore  cette  particularité,  qui  con- 
siste à  faire  circuler  les  grains  de  cacao  comme  me- 
nue monnaie  ;  cela  tient  à  l'absence  de  billon  dans 
l'Etat.  Je  me  suis  souvent  demandé  ce  que  devenaient 
ces  grains  de  cacao,  après  avoir  passé  dans  des  mil- 
liers de  mains  indiennes,  presque  toujours  d'une 
saleté  repoussante?  Les  livre-t-on  de  nouveau  à  la 
consommation?  Et  quels  sont  les  malheureux  con- 
damnés à  cette  affreuse  boisson  ?  Ne  serait-il  pas  ori- 
ginal de  penser  que  nous  le  consommons  nous-mêmes, 
et  qu'ayant  suffisamment  roulés,  on  nous  les  expédie 
en  masse?  Ce  marché  n'est  pas  très-animé  et  les 
fruits,  parmi  lesquels  on  distingue  quelques  échan- 
tillons de  nos  produits  d'Europe,  sont  petits  et  man- 
quent de  saveur.  Les  étroites  boutiques  qui  bordent 
la  place  lui  donnent  un  faux  air  du  Temple  et  de 
ses  environs.  La  cathédrale,  qui  se  présente  en  profil, 
est  pauvre  et  de  mauvais  goût. 

Le  clergé  de  Chiapas,  si  riche  autrefois,  s'est  vu, 
dans  ces  derniers  temps,  dépouillé  de  ses  maisons 
et  de  ses  propriétés  rurales,  c'est  dire  que  le  gou- 
vernement est  libéral.  Les  couvents  ont  subi  la 
même  mesure  et  peuvent  à  peine  nourrir  quelques 


CHAPITRE    XV.  —SAN    ÇRISTOBAL.  48.?> 

moines,    derniers  habitants  de  leurs  cloîtres  déserts. 

Un  seul  conserve  encore  l'apparence  d'une  certaine 
grandeur,  c'est  celui  de  Santo  Domingo.  Le  portail 
de  son  église  est  chargé  d'ornements;  l'intérieur  en 
est  riche  et  semble  imiter,  dans  ses  dispositions,  l'in- 
térieur de  la  cathédrale  de  Mexico. 

Lorsque  j'entrai  pour  la  visiter,  c'était  à  l'heure 
des  prières;  un  prêtre  officiait  à  l'autel,  quelques 
personnes  suivaient  la  messe  et  la  galerie  de  l'orgue 
qui,  de  temps  à  autre,  accompagnait  les  chants, 
contenait  des  jeunes  gens  et  des  moines.  Je  me  bornai 
à  parcourir  la  nef  gauche  de  l'église,  m'arrètant  à 
visiter  les  chapelles  et  marchant  avec  la  précaution 
d'un  homme  qui  ne  veut  troubler  personne.  Les 
fidèles  cependant  me  suivaient  de  l'œil  avec  inquié- 
tude. L'élévation  vint  et  je  m'approchai  d'une  co- 
lonne où  je  me  recueillis  religieusement,  sans  pour 
cela  m'agenouiller.  Il  y  eut  alors  une  certaine  agita- 
tion dans  l'église,  des  regards  scandalisés  et  des  chu- 
chotements que  je  ne  m'appliquai  point  d'abord.  En 
même  temps,  deux  diacres  se  détachèrent  du  maitre- 
autel  se  dirigeant  vers  moi  ;  je  continuai  néanmoins 
ma  visite  et  j'étais  arrêté  dans  une  chapelle  de  la 
Vierge,  lorsque  je  fus  rejoint  par  les  deux  acolytes. 
Ils  s'agenouillèrent  près  de  moi,  récitèrent  dévote- 
ment une  oraison,  puis  se  levant  tout  à  coup,  l'un 
d'eux,  m'apostropha  d'une  manière  furieuse. 

—  N'ètes-vous  point  catholique,  me  dit-il,  que 


486  LE    MEXIQUE. 

vous  insultez  ainsi  à  la  majesté  du  temple  et  de  ses  mi- 
nistres? 

Je  lui  répondis  que  je  n'avais  l'intention  d'in- 
sulter personne;  que,  dans  tous  les  pays  du  monde, 
on  avait  l'habitude  de  visiter  les  églises,  même  pen- 
dant les  offices,  et  que  j'avais  cru  pouvoir  user  à  San 
Cristobal  du  même  privilège  ;  que  puisque,  sans  le 
vouloir,  j'avais  scandalisé  les  fidèles,  je  leur  en  fai- 
sais mes  humbles  excuses. 

La  douceur  et  la  modération  de  ma  réponse  ne  fit 
qu'accroître  l'insolence  et  la  rage  de  mes  deux  sémi- 
naristes. 

— Sortez,  monsieur,  sortez,  me  dit  l'un  d'eux,  vous 
n'êtes  pas  catholique. 

— Je  sortirai  quand  il  me  plaira,  dis-je  à  cet  éner- 
gumène,  et  quant  à  n'être  pas  catholique,  vous  avez 
raison,  je  suis  protestant. 

— Protestant!  Oh!  Jésus!  s'écria  l'un  ;  ave  Maria 
purissima  !  répondit  l'autre  ;  protestant  !  Us  n'en  pou- 
vaient croire  leurs  yeux  et  n'avaient  sans  doute  jamais 
rencontré  d'hérétiques. — Protestant!  répétaient-ils  en 
chœur.  Je  les  laissai  cà  leur  étonnement  et  je  sortis  de 
l'église. 

Cette  anecdote  me  rappelle  que,  dans  mon  enfance, 
au  sortir  du  séminaire,  à  l'âge  de  douze  ans,  je  vou- 
lais brûler  tous  les  protestants  et  tous  les  hérétiques 
de  France  qui,  m'apprenait-on  chaque  jour,  n'ado- 
raient pas  la  sainte  Vierge. 


CHAPITRE    XV. SAN    CRISTOBAL.  487 

Ces  deux  jeunes  gens,  fraîchement  émoulus,  avaient 
fait  du  zèle;  un  vieillard  eût  été  plus  indulgent. 

La  société  n'est  pas  des  plus  brillantes  à  San  Cris- 
tobal,  et  les  distractions  y  sont  rares;  le  soir,  on  se 
réunit  autour  d'une  estrade,  les  femmes  assises  sur 
des  tapis,  les  jambes  croisées  à  la  turque,  d'autres 
accroupies  sur  des  chaises,  et  les  cartes  en  main, 
la  soirée  s'écoule  au  milieu  des  péripéties  d'un  jeu 
fort  innocent  et  de  commérages  sans  fin.  J'excep- 
terai toutefois  la  famille  de  mon  hôte,  où  des  cause- 
ries sérieuses  se  mêlaient  aux  bavardages  de  la  petite 
ville.  L'une  des  filles  de  don  Carlos,  assez  bonne 
musicienne,  avait  un  psalterion  duquel  elle  tirait 
toute  l'harmonie  qu'il  pouvait  donner. 

C'est  un  instrument  à  cordes  de  cuivre,  de  forme 
triangulaire,  qui  se  tient  sur  les  genoux  et  dont  les 
cordes,  trois  par  trois,  rendent  un  son  grinçant 
qu'on  ne  supporte  qu'à  distance;  de  près,  il  finit  par 
agacer  les  nerfs  au  suprême  degré. 

De  création  ancienne,  le  psalterion  remonte  aux 
premières  époques  musicales,  et  San  Cristobal  est 
peut-être  une  des  dernières  villes  où  l'usage  s'en  con- 
serve encore  ;  cela  tient  à  l'isolement  de  la  ville,  aux 
difficultés  des  communications  qui  ne  permettent  pas 
aux  pianos,  même  du  plus  petit  format,  d'arriver 
jusque-là. 

w 

L'une  des  curiosités  de  l'Etat  de  Chiapas  est 
un  village  indien  d'une  population  de  vingt  mille 


488  LE    MEXIQUE. 

âmes,  dispersée  sur  un  vaste  territoire,  tout  auprès 
de  San  Cristobal.  C'est  le  village  de  Chamula,  dont 
tous  les  habitants  exerçant  l'état  de  menuisier, 
fournissent  la  province  de  tables,  bancs,  chaises  et 
canapés  d'une  forme  simple,  mais  enjolivés  de  sculp- 
tures naïves  rappelant  les  ouvrages  suisses.  Tous  ces 
objets  sont  livrés  au  commerce  à  des  prix  d'un  bon 
marché  fabuleux,  et  dont  il  est  difficile  de  se  rendre 
compte  ;  je  me  rappelle  encore  des  chaises  à  soixante 
centimes  et  de  vastes  canapés  à  deux  francs  cinquante, 
tout  cela  rendu  quelquefois  à  des  distances  considé- 
rables. 

Le  gouvernement,  comme  tous  ceux  de  la  répu- 
blique, se  trouvait  en  désarroi;  des  bandes  réaction- 
naires occupaient  les  environs  de  Comitan  et  tenaient 
la  frontière  de  Guatemala.  Aussi,  quand  je  voulus 
partir  et  que  je  me  rendis  au  palais,  je  ne  pus  trouver 
ni  préfet,  ni  sous-préfet,  ni  même  un  simple  employé; 
du  reste,  la  démarche  était  une  simple  précaution  et 
personne  à  l'avenir,  ne  s'informa  du  but  de  mon 
voyage.  Il  me  fallait  un  mois  de  marche,  sans  comp- 
ter les  arrêts  nécessaires  dans  une  aussi  longue  route, 
avant  d'arriver  à  Mexico. 

Ce  fut  avec  cette  aimable  perspective  que  je  me 
dirigeai  sur  Tuxtla. 


XYI 


TEHUANTEPEC 


La  ville  et  la  vallée  de  Chiapas. — Les  troupeaux  dans  les  bois.  — La  rivière. 
Tuxtla. — Don  Julio  Lickens. — La  fête  du  Corpus  (Fête-Dieu). — Organisa- 
tion nouvelle. — De  Tuxtla  à  Tehuantepec. — La  compagnie  américaine. — 
Les  patricios — La  poursuite. — Les  plantes  grasses. — Totalapa. — Oaxara. 
Histoire  de  voleurs. — Mexico. 


De  San  Cristobal  à  la  ville  de  Chiapas,  le  sentier 
se  déroule  en  une  longue  descente,  au  milieu  d'un 
pays  hérissé,  tordu,  brisé  par  des  torrents,  des  bar- 
rancas  et  des  précipices  ;  sauvage  et  désert,  couvert 
de  sapins,  il  rappelle  les  solitudes  septentrionales. 
Après  avoir  traversé  le  village  salin  d'Ystapa,  où 
le  curé  me  demanda  si  la  France  était  un  port  de  mer 
comme  Vera  Cruz,  nous  remontâmes  un  instant  en- 
core pour  venir  déboucher  sur  la  grande  vallée  de 
Chiapas. 

Un  immense  cours  d'eau  en  occupe  le  centre  et  se 
détache  comme  un  ruban  d'argent  sur  le  vert  sombre 
des  forêts  ;  la  vue,  bornée  de  face  par  les  collines  de 
Tuxtla,  se  perd  à  droite  et  à  gauche  dans  les  profon- 


490  I.E    MEXIQUE. 

deurs  de  l'horizon  ;  la  ville  se  distingue  à  peine  dans 
le  lointain,  étendue  sur  les  bords  du  fleuve. 

Une  fois  engagés  dans  la  descente  et  perdus  sous 
l'ombre  des  grands  arbres,  nous  entendîmes  des 
mugissements  et  des  grondements  terribles  mêlés  au 
bruit  d'une  avalanche  ;  il  semblait  que  la  forêt  se 
brisât  sous  les  efforls  d'une  tempête  invisible  ;  tout 
a  coup,  nous  nous  trouvâmes  environnés  par  un 
millier  de  bœufs  sauvages  que  conduisaient  à  grand 
renfort  de  fouets,  de  cris  et  de  blasphèmes  une  dou- 
zaine de  cavaliers  à  l'air  féroce ,  et  vêtus  de  ces 
étranges  costumes  de  cuir  dont  j'ai  parlé  plus  haut. 

Je  craignis  un  instant  d'être  entraîné  dans  ce  tour- 
billon, et  je  ne  pouvais  me  rendre  compte  du  passage 
de  ces  animaux  au  milieu  des  aspérités  de  cette  na- 
ture. Le  sentier,  le  bois,  tout  était  plein  ;  ils  bondis- 
saient, tombaient,  se  relevaient  et  franchissaient  tous 
les  obstacles  ;  quant  à  leurs  farouches  conducteurs,  il 
était  vraiment  beau  de  les  voir  se  précipiter  à  la  suite 
des  troupeaux  indociles,  et  l'on  ne  savait  lequel  ad- 
mirer le  plus,  du  cheval  ou  du  cavalier. 

Le  guide  me  mit  au  courant  de  cette  émigration. 
Comme  les  pâturages  de  l'Etat  de  Chiapas  ne  se 
trouvent  que  dans  les  prairies  de  la  Terre  Chaude, 
presque  toutes  les  haciendas  ne  s'occupent  que  de 
l'élevage  des  bestiaux  ;  il  en  est  qui  possèdent  jusqu'à 
trente  mille  têtes.  Les  marchands  des  montagnes  et 
de  Tabasco  même  viennent  en  acheter  sur  place  pour 


chapitre  xvi. — tehuantepec.  491 

les  conduire  à  des  dislances  considérables,  au  milieu 
de  dangers  de  tous  genres.  Ils  traversent  la  Cordil- 
lère dans  sa  plus  grande  largeur  ;  mais  il  faut  dire 
aussi  qu'ils  n'arrivent  le  plus  souvent  qu'avec  le  quart 
des  animaux,  les  autres  périssent  en  route  de  misère 
ou  de  fatigue. 

En  approchant  de  la  ville  de  Chiapas,  l'air  reten- 
tissait du  bruit  des  cloches,  et  les  codes,  l'usées  vo- 
lantes, jetaient  à  la  face  du  soleil  leurs  étincelles 
invisibles.  Je  n'avais  point  encore  rencontré  de  vil- 
lage qu'on  n'y  célébrât,  ce  jour  même ,  une  fête 
quelconque.  Intrigué  par  ces  réjouissances  perpétuel- 
les, je  m'informai  près  d'un  habitant  du  nom  du  saint 
qu'on  fêtait  ainsi. — C'est  la  fête  du  Père  Eternel,  me 
répondit-il  naïvement.  Je  jetai  les  yeux  sur  mon 
almanach,  car  je  pensais  d'abord  que  c'était  la  Fête- 
Dieu  que  mon  homme  voulait  dire;  mais  point,  elle 
n'arrivait  que  dans  dix  jours.  C'est  cela,  me  dis-je, 
après  avoir  épuisé  le  calendrier,  et  ne  sachant  à  qui 
s'en  prendre,  ils  fêtent  Dieu  le  Père. 

Avant  trouvé  des  mules  à  notre  arrivée,  nous  ne 
fîmes  que  passer;  du  reste,  la  ville  de  Chiapas  n'offre 
au  voyageur  que  sa  belle  rivière,  d'un  cours  rapide 
et  qui,  deux  kilomètres  en  aval,  ayant  brisé  l'obstacle 
que  lui  opposait  la  montagne,  se  précipite  comme 
un  torrent  entre  des  berges  perpendiculaires  de  plus 
de  mille  pieds,  pour  reprendre  un  cours  paisible  sur 
le  versant  du  golfe. 


492  LE   MEXIQUE. 

Tuxtla,  qui  se  trouve  à  sept  lieues  de  Chiapas,  est 
aujourd'hui  la  capitale  politique  de  l'Etat;  je  dus, 
en  y  arrivant,  modifier  mon  itinéraire  et  ma  façon 
de  voyager.  Il  me  fut  impossible  d'y  trouver  des 
mules,  pas  plus  que  des  domestiques  pour  m'accom- 
pagner  jusqu'à  Tehuacan,  et  j'avais  déjà  bien  assez 
du  malheureux  que  je  traînais  avec  moi. 

Je  devais  donc  compter  sur  un  séjour  assez  long. 
Je  louai,  à  cet  effet,  un  petit  appartement  où  j'étais 
à  peine  installé  que  je  reçus  la  visite  d'un  gros 
homme,  à  figure  riante  qui,  m'apostrophant  avec 
une  brusque  cordialité,  me  demanda  dans  le  français 
le  plus  pur,  pourquoi  je  n'avais  pas  été  frapper  à  sa 
porte.  — J'ignorais  que  j'eusse  un  compatriote  à 
Tuxtla,  répondis-je,  et  du  reste,  on  finit  par  être 
pris  d'une  certaine  pudeur  à  s'imposer  ainsi,  comme 
l'hôte,  de  personnes  qui  ne  vous  connaissent  point; 
mais  don  Julio,  mon  visiteur,  ne  voulut  rien  entendre, 
il  fallut  le  suivre. 

Don  Julio  était  Parisien  pur  sang,  jeune  encore, 
grand  causeur  et  d'un  cœur,  d'une  bonté  sans  égale. 
11  me  le  fit  bien  voir.  Depuis  dix  ans,  il  habitait  le 
Mexique  :  Tehuantepec  d'abord,  puis  Tuxtla.  S'étant 
vu  ruiné  dans  une  affaire  de  contrebande,  il  avait 
embrassé  l'état  de  docteur  qui  lui  réussissait  admira- 
blement; j'ajouterai  qu'il  y  mettait  une  sorte  de 
passion  et  qu'il  étudiait  tous  les  jours.  Rien  ne  l'é- 
tonnait  du  reste,  il  avait  coupé  des  cuisses  avec  un 


CHAPITRE   XVI. —  TEHUANTEPEC.  493 

rare  bonheur,  et  les  opérations  chirurgicales  les  plus 
délicates  ne  le  faisaient  point  reculer.  C'est  ainsi 
<|u'il  lui  arriva  de  pratiquer  l'opération  du  strabisme, 
et  dans  un  cas  exceptionnel.  Un  docteur  étranger 
parcourait  le  pays,  se  donnant,  comme  spécialité,  le 
traitement  des  yeux  et  le  redressement  de  la  vue; 
mais  soit  charlatanisme,  soit  mauvaise  fortune,  il 
creva  les  yeux  du  premier  patient  qui  lui  tomba  dans 
les  mains;  le  malheureux  fut  aveugle  pour  le  restant 
de  ses  jours.  Don  Julio,  piqué  d'une  noble  émulation, 
s'empara  d'une  seconde  victime,  opéra  le  premier 
œil,  mais  creva  l'autre,  c'était  de  toute  façon  un  pro- 
grès, et  c'est  ici  le  cas  d'ajouter  que,  dans  le  pays 
des  aveugles,  les  borgnes  sont  rois. 

Ce  demi-succès  l'avait  encouragé;  la  clientèle  s'é- 
tait faite  et,  de  plus  de  vingt  lieues  à  la  ronde,  don 
Julio  était  le  seul  docteur  possible  ;  cela  me  rappelle 
un  médecin  de  Palissada,  auquel  une  Indienne  avait 
confié  sa  mâchoire. 

Il  s'agissait  d'extirper  une  molaire  des  plus  te- 
naces, et  le  docteur  se  servait  encore  d'une  antique 
et  formidable  clef  qu'il  avait  eu  la  plus  grande  dif- 
ficulté à  introduire  dans  la  bouche  de  la  malade. 
J'étais  présent.  La  dent  saisie,  le  malheureux  s'ef- 
forçait en  vain  de  l'amener  à  lui;  il  ébranlait, 
tirait,  faisait  levier;  la  dent  tenait  bon,  l'Indienne 
se  tordait  comme  un  ver;  il  tira  si  bien,  que  la 
dent  finit  par  céder. — Enfin,  la  voilà,  dit-il.  —  Mais 


494  LE   MEXIQUE. 

je  ne  la  vois  pas,  lui  dis-je,  l'auriez-vous  manquée? 
— Attendez,  reprit-il,  elle  ne  tient  plus  que  par  la 
gencive.  Et  s'étant  armé  d'une  immense  paire  de 
ciseaux,  il  se  mit  à  tailler  dans  la  bouche  de  l'In- 
dienne aux  abois,  puis  lui  présentant  sa  dent,  entou- 
rée d'une  demi-livre  de  chair  sanglante  : — La  voilà; 
mais,  ajouta-t-il,  elle  tenait  diablement;  c'est  deux 
francs  cinquante.  Ceci  ne  s'adresse  en  rien  à  mon  ami 
don  Julio. 

Cependant,  j'avais  rencontré  un  muletier  se  diri- 
geant vers  Oaxaca;  ses  mules,  me  disait-il,  étaient 
prêtes  et  je  devais  l'accompagner;  mais  chaque  jour, 
c'était  un  empêchement  nouveau.  Je  résolus  donc  de 
lui  laisser  mes  bagages  et  de  prendre  les  devants.  Il 
s'agissait  d'acheter  deux  chevaux  pour  mon  domes- 
tique et  pour  moi,  deux  selles  et  les  divers  accessoi- 
res; les  fonds  baissaient  ;  je  me  défis,  en  faveur  de 
mon  hôte  qui  accepta  pour  m'obliger,  de  mes  fusils, 
de  mon  revolver ,  et  de  deux  livres  de  nitrate  qui 
me  restaient  encore.  Don  Julio  me  procura  lui-même 
deux  jolies  bêtes,  jeunes  et  saines.  Je  n'avais  plus 
qu'à  lui  faire  mes  adieux,  mais  l'excellent  homme  me 
retenait  encore.  Ce  fut  pendant  mon  séjour  à  Tuxtla, 
que  se  passèrent  les  fêtes  du  Corpus  (Fête-Dieu);  c'est 
pour  les  Indiens  la  fête  préférée,  un  prétexte  d'orgie 
sans  rivale,  où  les  cérémonies  religieuses  se  mêlent  et 
se  confondent  aux  saturnales  des  jours  gras. 

Ils  s'y  préparent  de  longue  main,  et  vont  quêter  à 


CHAPITRE    XVI.  —  TEHUANTEPEC.  195 

'avance  de  vieux  vêtements  européens,  des  chapeaux 
noirs  et  des  casquettes  modernes,  et,  s'affublant  de 
ces  oripeaux  auxquels  ils  joignent  des  dépouilles  de 
bêtes  fauves  et  d'oiseaux,  queues  de  coyotes,  plumes 
d'aras,  etc.,  ils  entourent  ou  précèdent  le  saint-sacre- 
ment, se  livrant  à  des  hurlements  de  sauvages  et  à 
des  danses  de  Caraïbes.  Et  que  nul  ne  vienne  assis- 
ter en  profane  à  ce  spectacle  au  moins  étonnant,  un 
sourire  pourrait  blesser  leur  susceptibilité  jalouse  et 
coûter  cher  à  son  auteur.  Il  me  souvient  encore  qu'un 
Espagnol  étranger,  se  balançant  dans  son  hamac, 
dans  l'intérieur  de  sa  maison,  dont  la  porte  donnait 
sur  la  place,  l'ut  sur  le  point  d'être  lapidé.  Il  fallut 
qu'il  se  renfermât  chez  lui,  sous  peine  d'encourir  le 
ressentiment  de  ces  énergumènes. 

Le  jour  de  la  séparation  avait  sonné  ;  mon  nouvel 
ami,  car  don  Julio  fut  un  véritable  ami,  nous  accom- 
pagna plus  de  trois  lieues  sur  la  route  de  Tehuan- 
tepee,  et  là,  le  cœur  gros,  nous  nous  séparâmes  ;  son 
souvenir  me  sera  toujours  présent. 

J'entreprenais  de  parcourir  sans  guide  une  dis- 
tance de  plus  de  trois  cents  lieues.  J'arrivai  le  soir 
à  Ocosocautla,  ma  première  étape,  le  cœur  chargé 
de  la  mélancolie  que  donne  l'isolement. 

Le  champ  de  lave  qui  entoure  ce  dernier  village 
une  fois  franchi,  l'on  retombe  dans  les  grandes  plaines 
eoupéesde  rivières,  où  bois  etprairies  se  succèdent  tour 
à  tour*  Voilà  Santa  Lucia,  la  plus  belle  hacienda  de  la 


496  LE    MEXIQUE. 

contrée.  L'habitation,  entourée  de  cabanes  indiennes 
comme  un  maître  de  ses  vassaux,  est  grande  et  bien 
bâtie;  une  immense  galerie  en  borde  le  contour 5  là, 
travaillent  les  nombreux  employés  de  la  ferme;  au- 
près, se  trouvent  le  moulin  pour  la  canne,  l'aire  pour 
les  blés  et  le  magasin  du  maïs,  Les  alentours  regor- 
gent de  gibier,  oiseaux,  daims  et  bêtes  fauves  qu'on 
peut  chasser  à  courre,  tant  la  plaine  est  admirablement 
disposée.  Les  bois  sont  grands  et  magnifiques,  peu-  * 
plés  d'aras  rouges  et  bleus,  et  la  rivière,  dans  ses 
nombreux  détours,  jette  sur  cette  terre  privilégiée  le 
manteau  d'une  éternelle  verdure. 

Le  soir,  après  Yoracion,  et  lorsque  les  serviteurs 
sont  venus,  en  lui  souhaitant  une  nuit  heureuse, 
prendre  pour  le  lendemain  les  ordres  du  maître,  les 
Indiens,  réunis  dans  la  vaste  cour,  se  reposent  de 
leurs  travaux  par  des  chants  bizarres;  la  mesure  sacca- 
dée, pressée,  haletante,  rappelle  le  galop  du  coursier 
à  la  poursuite  du  bétail  dans  les  bois,  les  éclats  de 
voix  et  les  mugissements.  Le  chanteur  s'accompagne 
sur  la  marùnba,  espèce  de  piano  composé  de  touches 
de  bois  sonore  de  différentes  grandeurs;  des  tuyaux 
du  même  bois  répondent  aux  touches  pour  donner 
aux  sons  plus  de  force  ;  quelques-uns  possèdent  quatre 
octaves. 

Deux  Indiens,  munis  de  petites  baguettes  armées  de 
boules  de  gutta,  arrachent  de  cet  instrument  de  pri- 
mitives harmonies;  leurs  airs,   peu  nombreux,  res- 


CHAPITRE    XVI.  —  TEHJUANTEPEC  497 

semblent  aux  chants  des  oiseaux  qui  sont  toujours  les 
mêmes  et  qui  n'en  sont  pas  moins  variés  et  charmants  ; 
comme  eux  aussi,  les  sons  de  la  marimba, faibles  quand 
on  les  écoute  de  près,  s'entendent  à  des  distances  consi- 
dérables, plus  harmonieux,  plus  doux  et  plus  poétiques. 
Mais  nous  passons  successivement  et  par  journée, 
Llano  Grande,  Casa  Blanca,  San  Pedro  et  la  Gineta. 
La  Gineta  est  une  montagne  des  plus  élevées  de  la 
sierra,  jqiii  semble  jetée,  comme  un  immense  promon- 
toire jusqu'au  bord  du  Pacifique,   dans  la  plaine  de 
ïehuantepec.  Couverte  de  bois  du  côté  du  golfe,  elle 
n'a  sur  le  Pacifique  d'autre  végétation  qu'un  immense 
tapis  de  gazon  vert.  L'ascension  est  longue  et  diffi- 
cile; mais  une  fois  parvenu  au  sommet,  si  vous  aban- 
donnez le  sentier  pour  gravir  certaine  éminence  sur 
la  droite,  vous  avez  alors  l'un  des  spectacles  les  plus 
imposants  qu'on  puisse  imaginer.   En  vous  tournant 
au  nord,  la  Cordillère,  qui  s'abaisse  graduellement 
depuis  les  hauts  plateaux  de  Chiapas,  laisse  planer  le 
regard  sur  toute  la  largeur  de  sa  chaîne  boisée  et  de 
ses  vallées  sombres  ;  au  delà,  l'œil  saisit  encore  les 
vagues  ondulations  de  la  plaine,  pour  se  perdre  plus 
au  loin  dans  le  scintillement  des  eaux  du  golfe.  Au 
sud,  la  Gineta  déploie  sous  vos  pieds  toute  la  splen- 
deur de  son  tapis  d'émeraude  ;  plus  bas,  la  plaine  de 
ïehuantepec  étend  la  perspective  de  ses  riantes  prai- 
ries; comme  horizon,  vous  avez  l'immense  nappe  de 
l'océan  Pacifique. 


498  LE    MEXIQUE. 

En  hiver,  le  passage  de  la  Gineta  est  des  plus  dan- 
gereux ;  il  y  règne  des  vents  épouvantables,  auxquels 
hommes  et  mulets  ne  sauraient  résister  :  de  graves 
accidents  signalent  cette  époque,  et  les  précipices  ne 
rendent  jamais  compte  des  victimes  que  leur  a  jetées 
l'orage. 

La  plaine  de  ïelmantepec  n'offre  au  regard  qu'un 
vaste  taillis  au  milieu  duquel  s'ébattent  une  multitude 
de  lièvres  énormes,  hauts  sur  pattes  et  à  ventre  blanc. 
On  les  chasse  peu,  aussi  sont-ils  d'une  effronterie  sin- 
gulière ;  on  les  tue  au  bâton,  et  quand  on  les  tire  c'est 
toujours  à  balle.  Vous  avancez,  les  coutumes  chan- 
gent, le  village  a  remplacé  V hacienda,  et  l'on  retrouve 
alors,  à  peu  de  chose  près,  l'organisation  du  haut 
Mexique;  toutes  ces  populations  vivent  indolentes  et 
peut-être  heureuses  dans  leur  apathique  repos.  Le 
même  champ,  de  même  étendue,  se  cultive  chaque 
année  de  la  même  manière  ;  vienne  la  sécheresse  ou 
l'inondation,  l'Indien  se  passera  de  maïs  au  besoin,  ou 
périra  de  disette  plutôt  que  de  travailler  ;  mais  la  le- 
çon qu'il  vient  de  recevoir  ne  lui  fera  pas  défricher 
un  mètre  de  plus  qu'il  n'a  coutume  de  le  faire  :  il  naît 
avec  cet  instinct,  il  meurt  dans  la  même  imprévoyance. 

Chaque  village  est  ordinairement  près  de  ruisseaux 
où  l'eau  ne  manque  jamais,  et  où  les  habitantes  in- 
diennes et  blanches  viennent,  à  toute  heure  du  jour, 
faire  de  longues  ablutions.  Souvent  il  m'arrivait  d'en 
trouver  sur  les  bords  de  la  rivière,  dans  le  plus  simple 


CHAPITRE    XVI.  — 1EHUANTEPEC.  499 

costume;  mais  la  vue  d'un  étranger  ne  les  eiiïayait point; 
elles  tournaient  simplement  le  dos  en  me  regardant, 
moins  surprises  et  peut-être  moins  gênées  que  moi. 

C'est  ainsi  qu'après  avoir  traversé  Zanatepec,  Nil- 
tepec,  Yztaltepec,  l'on  arrive  à  Tehuantepec.  En  par- 
tant d'Yztaltepec ,  je  m'étais  égaré  dans  les  bois  ; 
c'était  la  seconde  fois  que  cela  m'arrivait,  et  je  faillis 
payer  cher  mon  imprudence.  Je  savais  qu'au  nord 
je  devais  trouver  la  nouvelle  route  américaine;  mais 
j'avais  beau  m'orienter,  les  broussailles  me  barraient 
le  passage  et  m'obligeaient  à  des  détours,  ou,  de 
nouveau  perdu,  je  ne  retrouvais  des  clairières  que 
pour  me  reperdre  encore.  Mes  chevaux  étaient  rendus 
et  dévorés  par  des  milliers  de  taons  énormes;  de  mon 
côté,  tout  en  ne  craignant  d'autre  désagrément  qu'une 
nuit  à  la  belle  étoile,  je  n'étais  pas  sans  inquié- 
tude; les  tigres  y  sont  très-nombreux,  si  nombreux 
même,  que  chaque  hacienda  possède  deux  tigreros 
qui  passent  leur  vie  à  chasser  cet  animal,  dont  les 
ravages  dans  les  troupeaux  deviennent  de  véritables 
calamités.  Je  n'avais  plus  avec  moi  ni  hache  pour 
établir  une  tente,  ni  fusil  pour  me  défendre  :  la  posi- 
tion n'avait  donc  rien  de  bien  attrayant.  Je  laissai 
reposer  mes  pauvres  bêtes  et,  leur  enlevant  le  mors, 
je  les  fis  paître  une  heure  environ.  Je  repris  alors  ma 
course  et  longtemps  encore  j'errai  au  hasard,  lorsque 
j'eus  le  bonheur  de  rencontrer  un  petit  ruisseau  ;  je 
reconnus  des  traces  d'hommes  sur  le  sable  de?  bords 


500  LE    MEXIQUE. 

et  je  m'empressai  de  les  suivre  :  j'étais  retrouvé,  car 
une  demi-heure  après  je  rencontrais  la  route  améri- 
caine. Elle  était  dans  un  état  pitoyable,  les  chevaux 
enfonçaient  dans  les  terres  détrempées,  et  nous  n'a- 
vancions qu'avec  une  lenteur  désespérante.  Il  était 
nuit  quand  j'atteignis  Tehuantepec. 

Il  y  avait  alors  une  foule  d'hôtels  dont  la  fondation 
remontait  à  la  création  de  la  compagnie  américaine; 
je  me  rendis  chez  un  compatriote  dont  la  maison,  par- 
faitement montée,  offrait  tout  le  conifort  désirable. 
Mes  chevaux  avaient  besoin  de  quelques  jours  de  re- 
pos, et  je  comptais  en  vendre  un  pour  me  débarrasser 
de  Carlos  qui,  passant  par  Minatitlan,  pouvait  de  là 
regagner  la  Lagune,  son  pays.  Je  n'en  avais  aucun 
besoin,  et  j'étais  fatigué  de  le  servir. 

Tehuantepec  est  une  ville  de  quinze  mille  âmes,  en 
y  comprenant  les  immenses  faubourgs  indiens  qui  pos- 
sèdent, en  fait  de  femmes,  une  des  plus  belles  races 
de  la  république.  Il  fait  beau  les  voir  campées  comme 
des  viragos,  la  tête  haute,  la  poitrine  en  avant, 
marchant  fières  et  défiant  les  regards;  très-sédui- 
santes, malgré  leur  tournure  virile,  elles  joignent 
à  des  figures  pleines  de  caractère,  une  fermeté  de 
chair  et  des  contours  admirables.  Leur  costume, 
gracieux  et  provocant  à  la  fois ,  prête  au  charme 
de  ces  créatures.  Il  se  compose  de  jupes  de  couleur, 
bordées  de  dentelles,  ne  descendant  pas  à  la  che- 
ville et  laissant  deviner  une  jambe  fine  et  d'un  beau 


CHAPITRE    XVI. TEHUANTEPEC.  501 

modelé.  Une  petite  veste,  large  comme  la  main,  per- 
met d'entrevoir  les  chairs  bronzées  d'une  taille  très- 
fine,  elle  laisse  les  bras  nus  et  cache  à  peine  les  con- 
tours d'une  gorge  toujours  heureuse  :  je  ne  parle  que 
des  jeunes  femmes.  Quant  aux  vieilles,  ce  costume  est 
des  plus  déplorables;  car  souvent  il  arrive  que  leurs 
seins  délabrés,  descendant  plus  bas  que  la  veste, 
étalent  aux  regards  le  dégoûtant  spectacle  de  ces 
charmes  flétris.  La  tète  est  couverte  par  un  léger 
uipile  brodé  d'or  et  d'argent;  le  pied  se  cambre  nu 
dans  un  escarpin  largement  découvert,  ce  qui  lui  fait 
toujours  gagner  en  petitesse.  Plusieurs  de  ces  costu- 
mes atteignent  des  prix  fabuleux,  et  j'entendis  par- 
ler de  500  piastres  (2,000  à  2,500  fr.). 

Avant  l'établissement  de  la  compagnie  américaine, 
Tehuantepec  dormait  du  sommeil  de  toutes  les  villes 
éloignées,  et  le  pauvre  commerce  des  environs,  maïs, 
indigo,  etc.,  suffisait  à  peine  à  l'occupation  de  deux 
hommes  intelligents,  Français  tous  deux,  et  dont 
M.  Alexandre  de  Gives,  à  Juchitan,  est  le  plus  riche 
et  le  plus  influent.  Lors  du  commencement  des  tra- 
vaux, la  ville  sembla  se  réveiller  un  moment  au  con- 
tact de  l'agitation  yankee;  mais  la  désastreuse  issue 
de  cette  compagnie,  qui  ne  fit  que  passer  et  disparaî- 
tre, laissa  Tehuantepec  ruiné,  ainsi  que  les  habitants 
de  la  campagne,  qui  attendent  encore  le  salaire  de 
leurs  travaux,  le  prix  du  louage  de  leurs  bestiaux  et 
des  instruments  de  travail  qu'ils  ont  fournis. 


502  LE    MEXIQUE. 

Les  travaux  avaient  marché  avec  la  rapidité  qui 
distingue  le  Yankee,  mais  tout  avait  été  sacrifié  à 
l'amour-propre  de  tracer  la  route,  et  la  précipitation 
des  ingénieurs  les  avait  empêchés  de  rien  prévoir  des 
causes  de  destruction  qui  menaçaient  leur  voie.  Ils 
n'avaient  pensé  ni  à  la  végétation  qui  l'envahirait,  ni 
aux  ornières  d'une  terre  détrempée,  ni  aux  inonda- 
tions qui  la  couvriraient,  ni  aux  ruisseaux  qui  la  ravi- 
neraient; ils  n'avaient  même  pas  songé  à  jeter  çà  et 
là  quelques  ponts  pour  l'écoulement  des  eaux  :  aussi 
la  route  fut-elle  immédiatement  ruinée,  et  à  la  pre- 
mière disette  des  fonds  qu'on  avait  gaspillés,  il  y  eut 
un  sauve-qui-peut  général  ;  le  pays  se  vida  comme 
par  enchantement,  de  Tehuantepec  à  Xuchil.  Ceux-là 
seuls  restèrent,  que  le  manque  d'espèces  avait  cloués 
surplace  et  que  la  misère  retenait  à  Tehuantepec.  La 
ville  était  pleine  de  ces  malheureux  qui,  pâles  et 
hâves,  promenaient  par  la  ville  leurs  faméliques  per- 
sonnes, ne  devant  qu'à  la  charité  le  soutien  d'une 
misérahle  existence. 

On  trouve  déjà  dans  la  plaine  de  Tehuantepec 
quelques  échantillons  de  cette  race  toute  particulière 
au  Mexique,  appelée  pinto,  qui  appartient  principa- 
lement à  l'état  de  Guerrero.  Le  pinto  est  un  Indien 
dont  le  corps,  tigré  de  taches  hlanches  sur  fond  jaune, 
présente  à  l'œil  un  triste  spectacle  ;  ces  taches,  de 
toutes  dimensions,  envahissent  quelquefois  la  moitié 
de  la  figure,  laissant  au  visage,  d'un  côté  sa  couleur 


CHAPITRE   XVI.  —  TEHUANTEPEC.  503 

naturelle,  et  couvrant  l'autre  d'une  teinte  mate,  blanc 
sale  et  d'un  aspect  maladif.  D'autres  fois,  elles  s'épar- 
pillent en  points  menus,  de  manière  à  figurer  nos 
taches  de  rousseur,  mais  avec  un  contraste  beaucoup 
plus  frappant  ;  le  corps  est  généralement  atteint  de  la 
même  infirmité,  et  le  sujet  affligé  de  cette  maladie 
inspire,  à  première  vue,  la  même  répulsion  qu'un 
lépreux.  Nous  croyons  devoir  attribuer  ce  phéno- 
mène au  croisement  du  sang  chez  les  habitants  des 
terres  chaudes  qui  bordent  le  Pacifique.  Les  indi- 
vidus de  race  pure,  Indiens  ou  blancs,  sont  rarement 
pintas. 

Je  savais  qu'en  partant  de  Tehuantepec  je  devais 
être  arrêté  dans  la  montagne,  et  sans  aucun  doute 
dévalisé. 

Les  défenseurs  du  parti  réactionnaire,  vaincus  à 
Tehuantepec,  s'étaient  réfugiés  dans  la  sierra,  qu'ils 
occupaient  au  nombre  de  deux  cents  environ,  et 
comme  centre  d'action,  ils  habitaient  le  village  de 
Tékicistlan,  à  quinze  lieues  au  delà.  On  les  appelle 
patricios. 

J'avais  pris  mon  parti  d'être  volé  ;  je  vendis 
donc  l'un  de  mes  chevaux,  et,  dans  le  plus  mince 
équipage,  ayant  à  peine  la  somme  suffisante  pour 
atteindre  Oaxaca,  je  me  mis  en  route. 

Le  bonheur  voulut  qu'à  deux  lieues  dans  le  bois  je 
rejoignis  un  corps  de  cent  cinquante  hommes,  qui, 
sous  les  ordres  du  gouverneur  de  Tehuantepec,  don 


504  LE   MEXIQUE. 

Rodriguez,  marchait  à  la  poursuite  des  brigands, 
dont  les  hauts  faits  devenaient  par  trop  intolérables. 
Toute  communication  était  interrompue,  les  convois 
de  mules  ne  pouvaient  passer  que  moyennant  un  fort 
tribut,  et  quant  aux  voyageurs  isolés,  des  disparitions 
fréquentes  indiquaient  assez  quel  avait  dû  être  leur 
sort. 

Je  me  mis  donc  joyeusement  à  la  suite  de  l'expé- 
dition ;  je  priai  le  chef  de  me  faire  remettre  un  fusil 
afin  de  pouvoir  charger  avec  la  troupe  s'il  y  avait 
lieu.  Cette  perspective  donnait  une  couleur  pitto- 
resque à  mon  voyage,  et  je  n'aurais  pas  été  fâché  de 
me  venger  un  peu  des  compadres  pour  les  mille  et 
une  vexations  qu'ils  m'avaient  fait  subir. 

Une  partie  de  la  troupe  occupait  le  sentier,  pen- 
dant que  des  pelotons  couraient  de  gauche  à  droite 
sur  les  flancs  du  corps  d'armée.  La  marche  n'était 
point  facile  au  milieu  des  bois,  il  faut  toute  l'in- 
telligence des  chevaux  et  leur  habitude  de  la  mon- 
tagne pour  expliquer  la  possibilité  d'une  course  dans 
ces  conditions.  Je  faisais  partie  du  piquet  de  droite  et 
la  première  moitié  du  jour  se  passa  bien.  En  appro- 
chant de  Tékicistlan,  un  coup  de  sifflet  retentit  en 
avant  de  nous,  et  fut  immédiatement  suivi  de  cris 
d'angoisses  et  d'appels  au  secours. 

Nous  nous  précipitâmes  au  galop  dans  la  direc- 
tion, et  peu  après  la  fusillade  s'engageait  entre  une 
demi-douzaine   de  voleurs  et  les  soldats  que  j'ac- 


CHAPITRE    XVI.  —  TEHUANTEPEC.  505 

compagnais.  Le  combat  fut  court,  ou  plutôt  il  n'y 
eu  point  combat,  car  leurs  armes  déchargées,  les 
compadrés  prirent  la  fuite,  nous  laissant  un  des  leurs, 
blessé  à  la  cuisse. 

Quant  aux  cris  d'appel,  ils  avaient  été  poussés  par 
un  malheureux  qu'ils  venaient  de  dépouiller,  et  dont 
les  malles  éventrées  gisaient  éparses  dans  le  monte;  du 
reste,  les  fuyards  n'avaient  point  lâché  leur  prise  et 
dans  leur  fuite  précipitée,  chacun  avait  enlevé  sa 
part.  Le  Sauvons  la  caisse  !  se  retrouve  partout.  Quel- 
ques hommes  s'élancèrent  à  la  poursuite  des  fugitifs; 
le  prisonnier  fut  hissé  sur  un  cheval,  afin  que  le  chef 
décidât  de  son  sort,  et  l'on  s'occupa  du  volé.  Celui-ci 
s'arrachait  les  cheveux  de  désespoir;  on  lui  avait 
enlevé,  disait-il,  tant  en  espèces  qu'en  bijoux  et  objets 
de  valeur,  pour  une  somme  de  vingt  mille  francs.  Il 
n'avait  plus  que  son  cheval  et  ses  deux  mules  qui, 
seules,  devaient  se  réjouir,  ne  devant  plus  avoir  de 
fardeaux  à  porter. 

Nos  hommes  revinrent  bientôt,  ils  n'avaient  pu 
atteindre  les  brigands,  et  nous  nous  hâtâmes  dans  la 
direction  du  commandant,  que  cette  fusillade  avait 
dû  inquiéter. 

Il  nous  attendait  effectivement,  et  lorsqu'on  l'eut 
mis  au  fait  de  l'histoire,  il  ordonna  tranquillement 
qu'on  fusillât  le  blessé,  dont  le  corps,  pendu  près  du 
sentier,  devait  servir  d'exemple. 

Puis  comme   ses  camarades    pouvaient  porter    la 


.'illli  I.E    MEXIOl'E. 

nouvelle  de  l'arrivée  des  troupes  dans  le  village,  on 
précipita  la  marche  afin  de  les  prévenir.  Tékicistlan 
fut  abordé  au  pas  de  course,  par  trois  côtés  à  la  fois, 
pour  couper  toute  retraite  ;  mais  les  oiseaux  s'étaient 
envolés,  et  l'on  ne  put  mettre  la  main  que  sur  trois 
individus  suspects,  dont  la  culpabilité  ne  fut  pas  suffi- 
samment établie  pour  provoquer  une  arrestation. 

In  grand  nombre,  j'en  eus  la  conviction  plus  tard, 
furent  cachés  par  les  habitants,  car  dans  la  maison 
où  je  pris  mon  gite,  j'entendis  pendant  la  nuit  des 
chuchotements  et  des  allées  et  venues  mystérieuses, 
qui  lui  donnaient  toute  la  tournure  d'un  repaire. 

Le  lendemain,  je  poursuivis  ma  route  en  compagnie 
de  la  victime  de  la  veille  ;  le  pauvre  volé  était  sim- 
plement un  général,  autrefois  le  bras  droit  de  Santa- 
;Vnna  ;  je  sus  que  son  zèle  à  remplir  les  ordres  cruels 
de  son  chef  lui  avait  valu  le  surnom  de  bourreau  du 
dictateur. 

Mon  nouveau  compagnon  de  voyage,  en  me  racon- 
tant son  histoire,  se  garda  bien  de  me  donner  ces 
détails  ;  mais  par  un  hasard  singulier,  il  se  trouva 
que  nous  étions  en  pays  de  connaissance.  P...  C..., 
Espagnol  et  partisan  de  don  Carlos,  s'était  autrefois 
réfugié  en  France  et  s'était  marié  dans  le  départe- 
ment même  que  j'habite;  je  connaissais  aussi  ses 
deux  fils  à  Mexico.  Il  me  pria  de  les  voir  si  j'y  arrivais 
avant  lui.  Absent  depuis  quatre  ans,  il  revenait  de 
Nicaragua,  où  il  avait  été  guerroyer  au  service  de  je 


CHAPITRE    XVI. —  TEHUANTEPEC.  ")07 

ne  sais  quelle  cause,  et  n'avait  eu,  depuis  ce  temps, 
aucune  nouvelle  de  sa  famille.  Je  savais  que  sa  pauvre 
femme  était  morte  de  misère,  et  je  n'eus  pas  le  cou- 
rage de  lui  apprendre  ce  triste  événement.  Du  reste, 
il  n'atteignit  jamais  Mexico,  et  j'appris  plus  tard  que, 
arrêté  à  Oaxaca,  on  l'avait  envoyé  pourrir  à  Vera- 
Crnz,  dans  un  cul  de  basse-fosse.  Voilà  les  péripéties 
du  sort. 

Comme  il  se  plaignait  de  sa  triste  destinée,  je  lui 
demandai  pourquoi  il  tenait  à  servir  un  pays  qui 
récompensait  si  mal  les  dévouements. — Ah!  me  ré- 
pondit-il, six  mois  de  commandement  dans  une 
province,  et  la  fortune  est  faite.  Voilà  tout  le  Mexi- 
que. J'abandonnai  M.  P...  G...  à  las  Vacas  pour  con- 
tinuer seul  ma  route. 

Le  lendemain  je  gagnai  San  Bartolo,  le  surlende- 
main San  Juan,  puis  Totolapa.  A  partir  de  San  Juan, 
la  végétation  n'est  plus  la  même,  et  la  montagne 
dénudée  ne  produit  plus  que  des  cactus  géants  de 
toutes  formes. 

11  y  en  a  de  triangulaires  et  d'autres  qui  comptent 
jusqu'à  vingt-quatre  côtes.  Ceux-ci  s'élancent  d'un 
seul  jet,  comme  des  mâts  de  navire,  jusqu'à  une 
hauteur  de  quarante  pieds  ;  les  octogones,  moins  éle- 
vés mais  plus  puissants,  se  bifurquent,  à  trois  mètres 
du  sol,  en  une  multitude  de  pousses,  au  nombre  de 
deux  et  trois  cents,  de  plus  de  vingt  pieds  d'élévation; 
le  tout  de  forme  ronde  et  embrassant  un  diamètre  de 


;;iJH  LE    MEXIQUE. 

trente  pieds  au  moins.  J'ai  mesuré  le  tronc  de  l'un 
de  ces  magnifiques  végétaux,  il  avait  plus  de  six  pieds 
de  diamètre.  On  désigne  toute  cette  famille  au  Mexi- 
que sous  le  nom  générique  iïorganos. 

Le  sol  était,  en  outre,  parsemé  d'oursins  énormes, 
dont  quelques-uns  en  fleurs,  et  de  tètes  de  vieillard, 
espèce  de  cactus  à  pousse  isolée,  terminée  par  une 
chevelure  blanche.  La  marche  est  pleine  de  périls 
au  milieu  de  cette  végétation  épineuse,  dont  les 
pointes  ont  la  dureté  de  l'acier  ;  souvent  le  petit 
sentier  n'offrait  que  juste  la  place  pour  passer  entre 
ces  colonnades  d'un  nouveau  genre  que  bordent  pres- 
que toujours  des  pentes  à  pic  et  des  précipices  ef- 
frayants. 

Deux  journées  encore  me  séparaient  d'Oaxaca  ;  je 
laissai  San  Dionyzio  sur  la  gauche  et  j'allai  revoir 
une  dernière  fois  les  ruines  de  Mitla. 

Huit  jours  après,  j'atteignais  Tehuacan  où  devaient 
finir  mes  fatigues.  J'y  arrivai  dans  un  accoutrement 
difficile  à  dépeindre  ;  six  mois  de  route  continue  m'a- 
vaient bronzé  comme  un  Indien,  mon  costume  tom- 
bait en  lambeaux,  et  je  me  rappelle  que,  deux  jours 
auparavant,  j'avais  été  obligé  de  relier  les  semelles 
de  mes  bottes  au  moyen  de  ficelles;  il  était  donc  temps 
d'arriver. 

Je  vendis  mon  cheval,  je  renouvelai  certaine 
partie  de  ma  garde-robe  et,  le  lendemain,  je  montai 
plein  de  joie  dans  la  diligence  de  Mexico.  J'étais  une 


CHAPITRE    XVI.—   TEHUANTEPEC.  o09 

pauvre  proie  pour  les  voleurs  et  n'avais  conservé  de 
précieux  qu'une  montre  à  répétition.  J'avais  t'ait  en 
sorte  que  ces  messieurs  ne  pussent  la  découvrir.  La 
montre  pendait  dans  le  dos  et  le  cordon  qui  la  sup- 
portait passait  par-dessus  le  cou  en  se  repliant  sous 
l'épaule,  de  telle  sorte  que  la  chemise  même  étant 
ouverte,  on  n'en  découvrait  pas  le  moindre  vestige. 
Je  comptais  bien  la  rapporter  à  Mexico,  mais  je  comp- 
tais sans  la  fortune.  Deux  t'ois  déjà  l'on  nous  avait 
arrêtés;  j'en  avais  été  quitte  pour  les  quelques  pias- 
tres qui  me  restaient;  à  Puebla,  je  n'étais  point  en 
peine  de  trouver  des  tonds. 

En  approchant  d'Amozok,  nous  tombâmes  dans 
une  troisième  embuscade.  Je  ne  m'effrayai  pas  davan- 
tage cette  fois  ;  néanmoins,  à  chaque  nouvelle  alerte, 
mes  mouvements  étaient  gênés,  je  craignais  qu'un 
changement  violent  ou  une  secousse  ne  brisât  le  cor- 
don qui,  du  reste,  me  blessait  prodigieusement.  Les 
deux  voleurs  furent  plus  persévérants  dans  leurs  re- 
cherches que  leurs  précédents  accolytes,  et  c'était 
chose  naturelle,  il  ne  restait  plus  à  voler  que  des  vête- 
tements  de  rebut. 

Ils  nous  palpèrent  donc  longuement  et  minutieuse- 
ment, j'eus  le  bonheur  qu'ils  ne  sentissent  point  la 
montre  et  je  me  réjouissais  déjà  de  mon  heureuse 
chance.  Nous  étions  huit;  l'un  des  voleurs,  le  fusil  à 
la  main,  surveillait  nos  mouvements  pendant  que  sou 
ami  fouillait  chacun.  Je  l'ai  dit,  mon  tour  était  [tassé 


8Î0  LE    MEXIQUE. 

quand,  mettant,  je  ne  sais  pourquoi,  mes  deux  mains 
dans  mes  poches,  il  s'opéra  sur  le  cordon  une  traction 
violente  ;  je  sentis  la  montre  se  dresser  sur  mes  reins 
et  tout  à  coup,  à  la  stupeur  de  chacun  et  à  ma  très- 
grande  contusion,  l'affreux  bijou  se  mit  à  sonner  trois 
heures  et  quart. 

Au  premier  tintement,  je  tus  pris  d'un  accès  de 
toux  prodigieux;  j'espérais  ainsi  donner  le  change, 
mais  je  ne  pouvais  couvrir  entièrement  le  bruit  ar- 
gentin de  la  sonnerie  ;  je  regardais  derrière  moi 
moi  comme  un  écolier  pris  en  faute.  La  situation  ne 
manquait  pas  de  piquant  ;  chacun  me  regardait  moitié 
riant,  moitié  sérieux. 

— Tiens,  tiens,  lit  le  voleur  d'un  ton  narquois,  nous 
avons  donc  une  montre?  Et  comme  je  continuais  mon 
rôle  d'étonné  : 

— .4  ver  cl  reloy  :  Voyons  cette  montre,  fit-il  bru- 
talement. 

Je  ne  pouvais  résister,  il  m'eût  mis  à  nu  comme 
un  ver,  et  l'autre  camarade  me  tenait  en  joue.  Je 
m'exécutai. 

— Rendez  grâce  à  Dieu,  me  dit  l'eifronté,  rendez 
grâce  â  Dieu  d'être  tombé  sur  des  caballeros  comme 
nous,  car  de  tout  autre,  cela  ne  se  fut  point  passé  de 
même;  et  comme  je  lui  remettais  la  montre. — Allez, 
dit-il,  et  ne  péchez  plus. 

Une  métisse  avait  été  plus  heureuse;  elle  avait  sur 
ses  genoux  une  charmante  tille  de  quatre  ans  :  chaque 


CHAPITRE   XVI. —  TEHUANTEPEC.  oll 

fois,  elle  avait  caché  ses  boucles  d'oreille  dans  la 
bouche  de  son  enfant,  en  lui  recommandant  bien  de 
ne  point  parler,  et  la  chère  petite  avait  parfaitement 
joué  son  rôle.  La  route  de  Puebla  à  Mexico  était 
gardée,  j'arrivai  donc  sans  nouvel  accident. 


XVII 


LE    POPOCATEPETL 


Ascension  du  Popocatepetl. — Le  village  d'Amécaméca.— La  famille  Perez. — 
Tomacoco.  —  Le  rancho  de  Tlamacas. —  Excursions  aux  environs. —  Le 
cimetière  indien.— Le  volcan. — Retour  à  Amécaméca. — Départ  pour  Vera 
Cruz.— Rencontre  de  deux  partis. — Encore  les  voleurs. — Dolorès  Molina. 
— Son  enlèvement. — Vera  Cruz. — Retour  en  Europe. 


Je  ne  pouvais  quitter  le  Mexique  sans  tenter  l'as- 
cension du  Popocatepetl,  le  volcan  le  plus  élevé  de 
l'Amérique  du  Nord.  Il  y  avait  là  de  belles  vues  à 
prendre,  et  tout  au  moins,  comme  souvenir,  je  tenais 
à  reproduire  l'intérieur  du  cratère,  le  pic  et  ses  envi- 
rons; il  me  paraissait,  en  outre,  flatteur  pour  mon 
amour -propre  de  voyageur,  d'aller  faire  de  la  photo- 
graphie à  17,852  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la 
mer,  et  je  serais  désolé  de  n'être  point  le  seul.  Je 
préparai  donc  mon  petit  bagage  artistique,  composé 
d'une  chambre  stéréoscopique  et  de  divers  produits. 
J'avais  avec  moi  un  jeune  homme  nommé  Louis,  qui, 
à  Mexico,  m'avait  aidé  dans  mes  travaux  photogra- 
phiques ;  notre  départ  fut  fixé  à  la  lin  de  septembre. 

33 


514  LE    MEXIQUE. 

Il  existe  un  service  de  diligences  qui  transportent 
les  voyageurs  jusqu'au  pied  du  volcan. 

La  diligence  traverse  Ayotla,  laisse  à  droite  la  route 
de  Vera  Cruz  et  s'enfonce  dans  la  plaine,  passe  devant 
la  filature  de  Miraflores,  s'arrête  un  instant  à  Tlal- 
manalco  pour  déboucher  sur  Amécaméca.  Amécaméca 
est  un  grand  village  au  pied  du  volcan,  et  sa  posi- 
tion dans  la  plaine  est  une  des  plus  belles  de  la  vallée. 
Je  m'étais  lié  d'amitié,  dans  ce  dernier  village,  avec 
don  Gyrilo  Perez,  négociant,  et  son  frère  don  Pablo, 
juez  conciliador,  juge  de  paix  d'Améca. 

Ce  dernier  s'occupait  avec  passion  de  photographie, 
et  nous  avait  accompagnés  dans  diverses  excursions; 
aussi,  ces  deux  aimables  caballeros  firent-ils  leur 
possible  pour  nous  faciliter  l'ascension  du  pic.  Il 
fallut  néanmoins  retarder  le  départ  ;  huit  jours  de 
pluie  nous  clouèrent  au  village,  et  le  volcan  ne  se 
montrait  que  par  intervalles  rares  :  dans  ces  condi- 
tions, le  voyage  eût  été  manqué.  Le  temps  enfin  se 
remit  au  beau  et  nous  partîmes.  Nous  allâmes  d'abord 
coucher  à  ¥  hacienda  de  Tomacoco,  belle  habitation 
appartenant  à  la  famille  Perez  et  située  au  milieu 
d'un  paysage  admirable.  Nos  guides  et  les  domes- 
tiques devaient  nous  y  rejoindre. 

Le  lendemain,  de  fort  bonne  heure,  nous  étions  en 
route;  ma  troupe  se  composait  des  deux  guides,  de 
quatre  Indiens,  de  don  Louis  et  moi.  Le  sentier  s'en- 
fonce dans  les  bois  de  sapins  pour  devenir  bientôt 


CHAPITRE    XVII. * — LE    P0P0CATEPETL.  Mb' 

abrupt  et  glissant.  Chaque  pas  en  avant  donne  au 
panorama  de  la  vallée  une  plus  grande  extension,  et 
dans  les  éclaircies  du  bois,  l'œil  se  repose  ravi  sur  les 
sites  les  plus  enchanteurs  ;  la  forêt  se  développe 
grande  et  majestueuse,  nous  croisons  à  chaque  instant 
des  arbres  d'un  diamètre  énorme  et  d'une  hauteur 
gigantesque.  Mais  le  froid  nous  saisit,  il  nous  faut 
mettre  pied  à  terre  pour  soulager  nos  montures, 
dont  le  souffle  bruyant  annonce  la  fatigue  et  l'oppres- 
sion. 

Nous  atteignons  alors  un  premier  plateau  que  croise 
le  sentier  de  Puebla.  Cette  route  est  la  même  que 
suivit  Cortez  dans  sa  marche  de  Cholula  sur  Mexico, 
et  nous  croyons  intéresser  le  lecteur  en  lui  donnant  la 
belle  page  que  l'historien  Prescott  a  consacrée  à  cet 
épisode  de  la  vie  du  conquérant.  La  voici  : 

«  Les  Espagnols  défilèrent  entre  deux  des  plus 
hautes  montagnes  de  l'Amérique  septentrionale , 
Popocatepetl,  «  la  montagne  qui  fume,  »  et  Iztac- 
cihuatl,  ou  «  la  femme  blanche,  »  nom  suggéré  sans 
doute  par  l'éclatant  manteau  de  neige  qui  s'étend  sur 
sa  large  surface  accidentée.  Une  superstition  puérile 
des  Indiens  avait  déifié  ces  montagnes  célèbres,  et 
Iztaccihuatl  était,  à  leurs  yeux,  l'épouse  de  son  voisin 
plus  formidable.  Une  tradition  d'un  ordre  plus  élevé 
représentait  le  volcan  du  nord  comme  le  séjour  des 
méchants  chefs,  qui,  par  les  tortures  qu'ils  éprou- 
vaient dans  leur  prison  de  feu,  occasionnaient  ces 


516  LE    MEXIQUE. 

effroyables  mugissements  et  ces  convulsions  ter- 
ribles qui  accompagnaient  chaque  éruption.  C'était 
la  fable  classique  de  l'antiquité.  Ces  légendes  super- 
stitieuses avaient  environné  cette  montagne  d'une 
mystérieuse  horreur,  qui  empêchait  les  naturels  d'en 
tenter  l'ascension;  c'était,  il  est  vrai,  à  ne  considérer 
que  les  obstacles  naturels,  une  entreprise  qui  pré- 
sentait d'immenses  difficultés. 

«  Le  grand  volcan,  c'est  ainsi  qu'on  appelait  le 
Popocatepetl,  s'élevait  à  la  hauteur  prodigieuse  de 
17,852  pieds  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  c'est-à- 
dire  à  plus  de  2,000  pieds  au-dessus  du  «  monarque 
des  montagnes,  »  la  plus  haute  sommité  de  l'Europe. 
Ce  mont  a  rarement,  pendant  le  siècle  actuel,  donné 
signe  de  son  origine  volcanique,  et  la  «  montagne  qui 
fume  »  a  presque  perdu  son  titre  à  cette  appellation. 
Mais  à  l'époque  de  la  conquête,  il  était  souvent  en 
activité,  et  il  déploya  surtout  ses  fureurs  dans  le 
temps  que  les  Espagnols  étaient  à  Tlascala,  ce  qui  fut 
considéré  comme  un  sinistre  présage  pour  les  peuples 
de  l'Ànahuac.  Sa  cime,  façonnée  en  cône  régulier  par 
les  dépôts  des  éruptions  successives,  affectait  la  forme 
ordinaire  des  montagnes  volcaniques,  lorsqu'elle  n'est 
point  altérée  par  l'affaissement  intérieur  du  cratère. 
S'élevant  dans  la  région  des  nuages,  avec  son  enve- 
loppe de  neiges  éternelles,  on  l'apercevait  au  loin  de 
tous  les  points  des  vastes  plaines  de  Mexico  et  de 
Puebla;  c'était  le  premier  objet  que  saluât  le  soleil 


CHAPITRE    XVII. LE    P0POCATEPETL.  517 

du  matin,  le  dernier  sur  lequel  s'arrêtaient  les  rayons 
du  couchant.  Cette  cime  se  couronnait  alors  d'une 
glorieuse  auréole,  dont  l'éclat  contrastait  d'une  ma- 
nière frappante  avec  l'affreux  chaos  de  laves  et  de 
scories  immédiatement  au-dessous,  et  l'épais  et 
sombre  rideau  de  pins  funéraires  qui  entouraient  sa 
base. 

«  Le  mystère  même  et  les  terreurs  qui  planaient 
sur  le  Popocatepetl  inspirèrent  à  quelques  cavaliers 
espagnols,  bien  dignes  de  rivaliser  avec  les  héros  de 
roman  de  leur  pays,  le  désir  de  tenter  l'ascension  de 
cette  montagne,  tentative  dont  la  mort  devait  être, 
au  dire  des  naturels,  le  résultat  inévitable.  Cortez  les 
encouragea  dans  ce  dessein,  voulant  montrer  aux 
Indiens  que  rien  n'était  au-dessus  de  l'audace  indomp- 
table de  ses  compagnons.  En  conséquence,  Diego 
Ortaz,  un  de  ses  capitaines,  accompagné  de  neuf 
Espagnols  et  de  plusieurs  Tlascalans  enhardis  par 
leur  exemple,  entreprit  l'ascension,  qui  présenta  plus 
de  difficultés  qu'on  ne  l'avait  supposé. 

«  La  région  inférieure  de  la  montagne  était  cou- 
verte par  une  épaisse  forêt  qui  semblait  souvent  im- 
pénétrable. Cette  futaie  s'éclaircit  cependant  à  mesure 
que  l'on  avançait,  dégénérant  peu  à  peu  en  une  végé- 
tation rabougrie  et  de  plus  en  plus  rare,  qui  disparut 
entièrement  lorsqu'on  fut  parvenu  à  une  élévation 
d'un  peu  plus  de  treize  mille  pieds.  Les  Indiens,  qui 
avaient  tenu  bon  jusque-là,  effrayés  par  les  bruits 


SI 8  LE   MEXIQUE. 

souterrains  du  volcan  alors  en  travail,  abandonnèrent 
tout  à  coup  leurs  compagnons.  La  route  escarpée 
que  ceux-ci  avaient  maintenant  à  gravir  n'offrait 
qu'une  noire  surface  de  sable  volcanique  vitrifié  et  de 
lave,  dont  les  fragments  brisés,  affectant  mille  formes 
fantastiques,  opposaient  de  continuels  obstacles  à  leur 
progrès.  Un  énorme  rocher,  le  pico  del  Fraile  (le  pic 
du  Moine),  qui  avait  cent  cinquante  pieds  de  hauteur 
perpendiculaire,  et  qu'on  voyait  distinctement  du 
pied  de  la  montagne,  les  obligea  à  faire  un  grand 
détour.  Ils  arrivèrent  bientôt  aux  limites  des  neiges 
perpétuelles,  où  l'on  avait  peine  à  prendre  pied  sur 
la  glace  perfide,  où  un  faux  pas  pouvait  précipiter 
nos  audacieux  voyageurs  dans  les  abîmes  béants  au- 
tour d'eux.  Pour  surcroît  d'embarras,  la  respiration 
devint  si  pénible  dans  ces  régions  aériennes,  que 
chaque  effort  était  accompagné  de  douleurs  aiguës 
dans  la  tête  et  dans  les  membres.  Ils  continuèrent 
néanmoins  d'avancer  jusqu'aux  approches  du  cratère, 
où  d'épais  tourbillons  de  fumée,  une  pluie  de  cendres 
brûlantes  et  d'étincelles,  vomis  du  sein  enflammé  du 
volcan,  et  chassés  sur  la  croupe  de  la  montagne,  fail- 
lirent les  suffoquer  en  même  temps  qu'ils  les  aveu- 
glaient. C'était  plus  que  leurs  corps,  tout  endurcis 
qu'ils  étaient,  ne  pouvaient  supporter,  et  ils  se  virent 
à  regret  forcés  d'abandonner  leur  périlleuse  entre- 
prise, au  moment  où  ils  touchaient  au  but.  Ils  rappor- 
tèrent, comme  trophées  de  leur  expédition,  quelques 


CHAPITRE    XVII. LE    POPOCATEPETL.  5î9 

gros  glaçons,  produits  assez  curieux  dans  ces  régions 
tropicales,  et  leur  succès,  sans  avoir  été  complet,  n'en 
suffit  pas  moins  pour  frapper  les  naturels  de  stupeur, 
en  leur  faisant  voir  que  les  obstacles  les  plus  formi- 
dables, les  périls  les  plus  mystérieux,  n'étaient  qu'un 
jeu  pour  les  Espagnols.  Ce  trait,  d'ailleurs,  peint  bien 
l'esprit  aventureux  des  cavaliers  de  cette  époque,  qui, 
non  contents  des  dangers  qui  s'offraient  naturellement 
à  eux,  semblaient  les  rechercher  pour  le  plaisir  de  les 
affronter.  Une  relation  de  l'ascension  du  Popocate- 
petl  fut  transmise  à  l'empereur  Charles-Quint,  et  la 
famille  d'Ortaz  fut  autorisée  à  porter,  en  mémoire  de 
cet  exploit,  une  montagne  enflammée  dans  ses 
armes . 

«  Au  détour  d'un  angle  de  la  sierra,  les  Espagnols 
découvrirent  une  perspective  qui  leur  eut  bientôt  fait 
oublier  leurs  fatigues  de  la  veille.  C'était  la  vallée  de 
Mexico  ou  de  Tenochtitlan,  comme  l'appellent  plus 
communément  les  naturels;  mélange  pittoresque 
d'eaux,  de  bois,  de  plaines  cultivées,  de  cités  étince- 
lantes,  de  collines  couvertes  d'ombrages,  qui  se  dé- 
roulaient à  leurs  yeux  comme  un  riche  et  brillant 
panorama.  Les  objets  éloignés  eux-mêmes  ont,  dans 
l'atmosphère  raréfiée  de  ces  hautes  régions ,  une 
fraîcheur  de  teintes  et  une  netteté  de  contours  qui 
semblent  anéantir  la  distance.  A  leurs  pieds  s'éten- 
daient au  loin  de  nobles  forêts  de  chênes,  de  sycomo- 
res et  de  cèdres,  puis  au  delà,  des  champs  dorés  de 


520  LE    MEXIQUE. 

maïs  et  de  hauts  aloès,  entremêlés  de  vergers  et  de 
jardins  en  fleurs  ;  car  les  fleurs,  dont  on  faisait  une  si 
grande  consommation  dans  les  fêtes  religieuses , 
étaient  encore  plus  abondantes  dans  cette  vallée  po- 
puleuse que  dans  les  autres  parties  de  l'Anahuac.  Au 
centre  de  cet  immense  bassin,  on  voyait  les  lacs,  qui 
occupaient  à  cette  époque  une  portion  beaucoup  plus 
considérable  de  sa  surface  ;  leurs  bords  étaient  parse- 
més de  nombreuses  villes  et  de  hameaux;  enfin,  au 
milieu  du  panorama,  la  belle  cité  de  Mexico,  avec  ses 
blanches  tours  et  ses  temples  pyramidaux,  la  «  Venise 
des  Aztèques,  »  reposant,  comme  sa  rivale,  au  sein 
des  eaux.  Au-dessus  de  tous  ses  monuments,  se  dres- 
sait le  mont  royal  de  Chapeltepec,  résidence  des  mo- 
narques mexicains,  couronné  de  ces  mêmes  massifs  de 
gigantesques  cyprès,  qui  projettent  encore  aujour- 
d'hui leurs  larges  ombres  sur  la  plaine.  Dans  le 
lointain,  au  delà  des  eaux  bleues  du  lac,  on  aperce- 
vait, comme  un  point  brillant,  Tezcuco,  la  seconde 
capitale  de  l'empire;  et  plus  loin  encore,  la  sombre 
ceinture  de  porphyre  qui  servait  de  cadre  au  riche 
tableau  de  la  vallée. 

«  Telle  était  la  vue  magnifique  qui  frappa  les  yeux 
des  conquérants.  Et  aujourd'hui  même  encore,  que 
ces  lieux  ont  subi  de  si  tristes  changements,  aujour- 
d'hui que  ces  forêts  majestueuses  ont  été  abattues,  et 
que  la  terre,  sans  abri  contre  les  ardeurs  d'un  soleil 
tropical,  est,  en  beaucoup  d'endroits,  frappée  de  stéri- 


CHAPITRE    XVII. LE    POPOCATEPETL.  521 

litéj  aujourd'hui  que  les  eaux  se  sont  retirées,  lais- 
sant autour  d'elles  une  large  plage  aride  et  blanchie 
par  les  incrustations  salines,  tandis  que  les  villes  et 
les  hameaux  qui  animaient  autrefois  leurs  bords  sont 
tombés  en  ruine  ;  aujourd'hui  que  la  désolation  a  mis 
son  sceau  sur  ce  riant  paysage,  le  voyageur  ne  peut 
les  contempler  sans  un  sentiment  d'admiration  et  de 
ravissement1.  » 

Les  temps  ont  changé,  le  lecteur  en  jugera  par  la 
suite  de  ce  chapitre;  et  cette  ascension,  qualifiée 
d'exploit  par  le  conquérant,  et  qui  valut  à  son  auteur 
un  nouveau  symbole  dans  son  blason,  ne  nous  sem- 
bla, en  dehors  de  quelques  fatigues,  qu'une  simple 
partie  de  plaisir.  Mais  poursuivons. 

Nous  laissons  le  sentier  sur  la  gauche,  pour  nous 
enfoncer  à  droite  entre  les  monts  Hielosochitl  et 
Penacho.  Les  arbres  ont  perdu  de  leur  vigueur  et  la 
forêt  est  clair-semée;  la  pente,  assez  douce,  permet 
aux  chevaux  d'avancer  d'un  pas  plus  rapide,  et  vingt 
minutes  au  delà  nous  atteignons  la  cime  du  Tlamacas, 
au  pied  duquel  se  trouve  le  rancho  du  même  nom. 
Le  rancho  de  Tlamacas  ne  contient  que  trois  misé- 
rables cabanes,  dont  l'une  sert  d'abri  aux  Indiens 
employés  à  l'extraction  du  soufre  dans  le  volcan , 
l'autre  d'habitation  au  maître  du  rancho,  et  la  plus 


I.  W.  Presoott,    Histoire    de   la    eonquête    du   Mexique,    liv.   III 
chap.  vu. 


."22  LE    MEXIQUE. 

grande  est  l'usine  où  s'élabore  le  soufre  brut,  pour 
en  sortir  en  masses  carrées  ou  rondes  de  50  kilog. 

Le  rancho  de  Tlamacas  se  trouve  à  près  de  quatre 
mille  mètres  au-dessus  du  niveau  de  la  mer;  aussi,  la 
nuit,  le  froid  fut-il  terrible;  mon  thermomètre  mar- 
quait 10°  au-dessous  de  zéro.  Il  fallut  se  retirer  dans 
la  hutte  des  fourneaux  alors  en  pleine  activité  ;  mais 
les  vapeurs  suffocantes  du  soufre  nous  en  chassèrent 
bientôt;  nous  y  avions  été  pris  de  quintes  de  toux 
qui  durèrent  longtemps,  et  je  ne  pouvais  me  rendre 
compte  de  l'insensibilité  des  malheureux  Indiens 
chargés  de  la  fabrication.  Cette  première  nuit  fut 
désolante,  et  je  me  réveillai  gelé,  engourdi,  presque 
insensible. 

La  journée  ne  s'annonçait  pas  brillante;  dès 
la  première  heure,  le  sommet  du  volcan  s'était 
couvert  d'épais  nuages,  il  fallut  retarder  l'ascen- 
sion. 

Notre  temps  fut  employé  en  excursions  aux  envi- 
rons, notamment  sur  le  sommet  d'une  montagne  qui 
fait  face  au  rancJio  de  Tlamacas,  d'où  la  vue  s'étend 
sur  les  deux  vallées  de  Puebla  et  de  Mexico.  De  ce 
point  élevé,  le  touriste  est  assez  rapproché  de  l'Iztac- 
cihuatl,  qui  se  présente  en  raccourci,  et  je  pus  en 
prendre  une  image  assez  bien  réussie. 

La  chose  qui  m'étonna  le  plus  dans  ces  hauteurs 
fut  de  voir  passer  à  mes  pieds,  dans  les  bois  de  sapins 
qui  couvrent  la  montagne,  trois  ou  quatre  couples 


CHAPITRE   XVII. — LF    POPOCATEPETL .  .*>23 

d'aras  verts;  je  n'osais  en  croire  mes  yeux,  des  aras 
au  pied  des  neiges,  la  chose  me  semblait  impossible; 
mais  leur  plumage  émeraude  et  leurs  cris,  familiers  à 
mon  oreille,  ne  me  laissèrent  aucun  doute  à  cet  égard. 
Ils  devaient  arriver  de  Terre  Chaude  à  la  recherche 
des  pommes  de  pin  ;  car  je  les  vis  se  perdre  dans  les 
bois  pour  n'en  sortir  que  longtemps  après  et  s'éloi- 
gner dans  la  direction  de  l'État  de  Guerrero. 

Le  même  jour,  le  guide  nous  conduisit  à  la  base 
même  du  volcan,  près  du  pic  du  Moine  qui  se  trouve 
en  surplomb  de  la  barranca  de  Mispayantla. 

La  montée,  dans  ce  sable  mouvant  mélangé  de 
cendres,  est  des  plus  pénibles,  et  la  respiration  nous 
manquait  à  chaque  instant  :  arrivé  sur  la  hauteur,  je 
fis  dresser  la  tente,  mais  un  vent  terrible  faillit  l'em- 
porter; il  fallut  que  les  peones  s'accrochassent  aux 
extrémités  pour  la  retenir;  ce  fut  au  milieu  de  ces 
difficultés  que  je  pris  divers  clichés  du  pic  du  Moine, 
du  chaos  de  roches  volcaniques  qui  l'entoure  et  des 
profondeurs  de  la  barranca. 

— Sous  vos  pieds,  me  dit  le  guide,  se  trouvait  jadis 
un  cimetière,  et  dernièremenl  encore  l'on  découvrit 
à  cette  même  place  toute  une  série  de  vases  aztèques. 
Cette  communication  alluma  notre  curiosité;  armés 
tous  deux,  don  Louis  et  moi,  d'un  simple  bâton,  nous 
nous  mimes  à  fouiller  les  terres  assez  friables  de  l'en- 
droit, et  nous  rencontrâmes  effectivement  des  débris 
d'ossements  humains  et  des  morceaux  de  poteries  an- 


524  LE    MEXIQUE. 

ciennes.  Cette  demi-réussite  ne  fit  qu'enflammer  notre 
ardeur;  don  Louis  creusait  avec  son  bâton  et,  muni 
d'un  poignard,  je  dégageais  avec  précaution  les  pote- 
ries, car  à  moitié  pourries  par  un  long  séjour  dans  la 
terre,  elles  étaient  d'une  fragilité  extraordinaire,  et  ne 
reprenaient  leur  dureté  qu'en  séchant  au  soleil.  Nous 
exhumâmes  ainsi  une  douzaine  de  pots  de  formes  di- 
verses, d'une  terre  rouge,  mais  presque  tous  sem- 
blables pour  la  décoration  :  elle  consistait  en  une 
grossière  imitation  de  la  figure  humaine,  obtenue  au 
moyen  de  petites  bandes  d'argile  collées  sur  la  surface 
du  vase.  L'un  d'eux  cependant  offrait  une  certaine 
élégance  de  forme,  et  la  pièce  la  plus  remarquable 
était  une  lampe  de  style  étrusque,  avec  diverses  pein- 
tures noires  sur  le  fond  rouge  de  la  terre  cuite. 

ïl  est  assez  probable  que  cette  sépulture  date  des 
premiers  temps  de  la  conquête,  alors  que  les  Indiens, 
traqués  comme  des  bêtes  fauves,  se  réfugiaient  dans 
les  bois  et  dans  les  hauteurs  inaccessibles  de  la  sierra. 
On  connaît  leur  religion  pour  les  tombeaux,  ils  pou- 
vaient espérer  que,  dans  ces  hauteurs  vierges  alors 
de  pas  humains,  les  dépouilles  mortelles  des  leurs  se- 
raient à  l'abri  des  profanations  espagnoles. 

La  journée  suivante  se  passa  de  même  dans  une 
fiévreuse  attente  du  grand  jour;  le  pic  se  voilait  sans 
cesse  à  nos  yeux  comme  pour  nous  défendre  son  ap- 
proche; tous  les  bas-fonds  cependant  jouissaient  d'un 
temps  magnifique  et  d'un  soleil  splendide;  nous  dis- 


CHAPITRE    XVII. LE    P0P0CATEPETJ..  o2o 

tinguions  les  moindres  accidents  de  la  plaine,  et  le 
soir  on  voyait  s'allumer  les  réverbères  de  Puebla.  Les 
nuits  étaient  glaciales  et  nos  forces  s'épuisaient  de  plus 
en  plus;  nos  guides  mexicains,  en  nous  parlant  des 
difficultés  de  l'ascension,  jugeant  mal  de  nos  forces 
et  de  notre  ardeur,  semblaient  nous  prendre  en  com- 
misération, exprimant  à  haute  voix  des  doutes  assez 
blessants  pour  notre  amour-propre  de  voyageurs. 
J'imposai  silence  à  cette  faconde  toute  mexicaine,  bien 
résolu  de  donner  à  l'injurieuse  prophétie  le  démenti 
le  plus  formel. 

La  soirée  du  troisième  jour  annonçait  une  matinée 
favorable,  et  nous  travaillâmes  à  nos  préparatifs. 
Outre  les  deux  guides  et  les  quatre  Indiens  qui  nous 
avaient  accompagnés,  je  louai  du  maître  du  ràncho 
trois  autres  Indiens  pour  soulager  les  nôtres,  en  divi- 
sant les  fardeaux. 

Je  fis  remplir  douze  bouteilles  d'eau,  car  nous  n'en 
devions  pas  trouver  dans  le  volcan,  je  me  munis  de 
deux  bouteilles  àemezcalpour  nous  donner  des  forces 
au  besoin,  et  les  pieds  emmaillottés  de  pièces  d'une 
grosse  étoffe  de  laine,  nous  attendîmes  le  lendemain 
avec  impatience. 

A  trois  heures  du  matin,  nous  montions  à  cheval, 
Louis  et  moi;  nos  hommes  nous  précédaient  à  pied, 
guidant  nos  montures  dans  le  sentier  du  bois;  peu 
après,  nous  atteignions  l'extrême  limite  de  la  végéta- 
tion, et  nos  montures  n'avançaient  plus  qu'avec  des 


826  LE   MEXIQUE: 

difficultés  inouïes  dans  l'arène  mouvante  des  sables. 
L'aube  blanchissait  à  peine  quand  nous  traversâmes 
la  barranca  de  Huiloac,  espèce  de  ravin  profond, 
creusé  au  temps  des  pluies  par  l'écoulement  des  eaux 
de  la  montagne,  mais  alors  parfaitement  à  sec.  La 
Croix  et  ses  rochers  se  dessinaient  devant  nous  à  la 
limite  des  neiges,  il  semblait  que  nous  en  fussions  à 
courte  distance,  et  nous  ne  l'atteignimes  qu'après  une 
heure  d'une  marche  haletante  et  de  poses  répétées. 
Il  était  cinq  heures  et  demie. 

En  cet  endroit,  nous  descendîmes  de  cheval,  un 
Indien  devait  ramener  nos  bêtes  à  Tlamacas.  La  be- 
sogne la  plus  difficile  restait  à  faire  ;  engourdies  par 
le  froid,  nos  jambes  avaient  peine  à  nous  porter,  il 
fallut  les  délier  par  un  exercice  préparatoire.  Le 
disque  du  soleil  sortait  comme  un  nimbe  des  pro- 
fondeurs de  l'horizon,  et  ne  jetait  encore  qu'une 
lueur  d'un  rose  pâle  sur  le  manteau  neigeux  du 
volcan.  Le  site  est  sauvage,  grandiose,  terrible,  et 
rien  n'en  saurait  donner  l'idée. 

La  caravane  se  mit  en  marche  ;  nous  étions  munis 
de  lunettes  bleues  pour  prévenir  les  accidents  ophthal- 
miques  si  fréquents  dans  ces  ascensions,  au  milieu  de 
cette  foudroyante  lumière  que  multiplie  la  réverbé- 
ration des  glaces;  les  Indiens  du  rancho  en  portaient 
également.  Leguide  s' était,  en  outre,  muni  d'une  quan- 
tité à'ucosochitl,  herbe  d'une  vertu  singulière,  qui 
consiste  à  faciliter  la  respiration  dans  ces  hauteurs* 


CHAPITRE  XVII. — LE  POPOCATEPETL.      0.27 

On  en  remplit  alors  la  calotte  de  son  chapeau,  et  lors- 
que l'oppression  devient  trop  forte,  on  aspire  l'arôme 
qu'elle  répand  ,  arôme  d'autant  plus  violent  que 
l'herbe  est  plus  sèche. 

Je  remerciai  le  guide  de  son  herbe  préservatrice,  en 
lui  disant  que  je  saurais  m'en  passer.  Il  sourit  d'un 
air  de  doute  et  prit  les  devants  :  je  le  suivais,  puis 
venait  don  Louis  et  le  reste  de  la  troupe.  Chacun 
m'avait  fait  un  monde  de  cette  ascension,  et  je  m'at- 
tendais à  des  difficultés  inouïes  ;  j'avoue  que  tout 
d'abord  je  me  sentis  mal  à  l'aise  :  on  m'avait  prédit 
une  affreuse  suiïocalion,  je  n'éprouvais  en  somme  que 
de  l'appréhension,  laquelle  se  dissipa  bientôt,  en 
voyant  que  nous  avancions  assez  rapidement  et  sans 
accident  d'aucune  sorte.  Le  jeu  de  mes  poumons  était 
admirable ,  et  je  n'éprouvais  d'autre  phénomène 
qu'une  grande  sécheresse  dans  la  gorge,  accompa- 
gnée d'une  soif  inextinguible  ;  le  remède  était  à  côté 
du  mal  ;  à  chaque  instant,  je  me  baissais  et,  ramas- 
sant des  poignées  de  neige,  je  la  buvais  à  longs  traits. 
Cependant,  nous  nous  arrêtions  de  temps  à  autre;  le 
guide  se  retournait  souvent,  le  rire  aux  lèvres, 
croyant  nous  avoir  laissés  loin  derrière  lui  ;  mais 
Louis  et  moi  ne  perdions  pas  une  semelle,  et  n'eût 
été  l'ignorance  où  nous  étions  de  la  route  à  suivre, 
nous  l'eussions  pu  dépasser;  un  seul  Indien  nous  sui- 
vait, les  autres  étaient  à  quelques  centaines  de  pieds 
au-dessous. 


528  LE   MEXIQUE. 

Il  était  huit  heures  et  quart  quand  nous  arrivâmes 
à  l'orifice  du  cratère.  Le  guide  s'arrêta  :  c'était  l'en- 
trée qui  menait  à  l'intérieur  du  volcan;  il  devait  y 
attendre  les  hommes  pour  préparer  la  tente  de  ma- 
nière que  je  pusse  immédiatement  commencer  mes 
opérations.  Louis  et  moi,  nous  continuâmes  sur  la 
droite  pour  atteindre  la  plus  haute  cime  de  la  mon- 
tagne. 

Nos  jambes  tremblaient  alors  comme  celles  d'un 
homme  ivre,  une  légère  oppression  s'était  emparée 
de  nous,  mais  elle  disparut  après  quelques  instants  de 
repos;  nous  avions  la  neige  pour  nous  désaltérer,  et 
nous  en  mélangeâmes  dans  une  coupe  avec  une  égale 
quantité  de  mezcal.  Il  fallut  néanmoins  nous  asseoir, 
la  pente  était  à  pic  et  l'océanesque  panorama  qui  se 
développait  aux  quatre  points  cardinaux  nous  avait 
jeté  dans  une  terrifiante  admiration.  Comment  oser 
décrire  ce  que  j'ai  vu? 

Je  veux  le  tenter,  cependant,  et  j'en  parlerai  autant 
que  l'infiniment  petit  peut  parler  des  choses  infinies, 
car  n'est-ce  pas  l'infini  que  cet  horizon  de  80  lieues, 
triplant  l'étendue  de  l'horizon  marin  avec  la  même 
grandeur  de  lignes,  mais  plus  riche,  de  ses  déserts,  de 
ses  champs  cultivés,  de  ses  forêts,  de  ses  mille  plans 
étages,  où  le  prisme  éclatant  de  la  lumière  verse  en 
prodigue  ses  plus  étincelantes  couleurs. 

Arrivé  au  point  culminant  de  la  lèvre  supérieure 
du  cratère,  le  voyageur  se  trouve  entre  deux  abîmes, 


CHAPITRE    XVII.  —  LE    POPOCATEPETL.  -j20 

et  le  vertige,  qui  tout  d'abord  s'empare  de  lui,  semble 
plutôt  un  éblouissement  des  splendeurs  que  son  re- 
gard embrasse,  que  l'effet  des  gouffres  béants  qu'il 
ose  braver. 

Il  a  derrière  lui  le  cratère  immense,  ses  jets  de  va- 
peurs sulfureuses  et  ses  grondements  souterrains;  à 
ses  pieds,  un  chaos  de  roches  mutilées,  scories  gigan- 
tesques se  soulevant  de  leur  couche  de  neige  et  de 
cendre,  rappellent,  dans  le  convulsif  et  le  tourmenté 
de  leurs  attitudes,  les  damnés  de  Dante  cherchant  à 
s'arracher  de  leur  cercle  de  glace  ;  à  droite,  le  pic  du 
Moine  lève  sa  tête  altière,  et  tout  au  bas,  l'œil  se  perd 
dans  les  précipices  vertigineux  de  la  barranca  de 
Mispayantla. 

Aux  heures  matinales,  l'aurore  se  lève  à  peine 
pour  les  profondeurs  de  la  vallée;  seule,  une  large 
ceinture  de  forêts  s'étale  verdoyante  sur  les  gradins 
de  la  sierra,  baignant  ses  pieds  dans  les  blanches 
vapeurs  que  soulèvent  les  premiers  rayons  du  jour. 

Les  plaines  alors,  semblables  à  d'immenses  lacs, 
n'offrent  à  l'œil  que  l'aspect  d'énormes  vagues  de 
nuages,  d'où  surgissent,  au  milieu  de  celte  mer 
aérienne,  les  noirs  sommets  des  pitons  de  la  vallée. 
Mais  le  soleil  monte,  et  vous  assistez  ébloui  aux 
magiques  transformations  de  cette  nature  enchante- 
resse :  les  vapeurs  se  groupent  et  s'élèvent,  des 
éclaircies  se  forment,  et  comme  au  travers  d'un  ciel 
moutonneux  on  aperçoit   par   moment  les  étoiles, 

34 


530  LE    MEXIQUE. 

l'œil  saisit,  dans  les  méandres  des  nuées  qui  s'agitent, 
quelque  blanche  maison,  une  partie  de  village,  la 
rive  d'un  lac,  un  bouquet  de  verdure,  ou  le  scintille- 
ment des  clochers  lointains. 

Puis  comme  un  voile  qu'on  déchire,  et  dont  les 
lambeaux  sont  emportés  par  les  vents,  les  nuages  dis- 
paraissent, et  la  vallée  tout  entière  développe  aux 
regards  ses  merveilleuses  beautés. 

Des  hauteurs  de  glace  où  vous  trônez,  un  prodi- 
gieux royaume  s'offre  à  vous  :  grâce  à  la  transparence 
de  cette  atmosphère  lumineuse,  tout  se  rapproche  et 
se  dessine,  la  distance  est  anéantie,  et  l'œil  distingue, 
à  vingt  lieues  au  delà,  les  plus  légers  détails  de  cet 
admirable  tableau.  Voilà  le  bourg  d'Ameca  et  le 
sacro  monté  qui  le  garde,  et  la  plaine  fleurie  qui 
l'entoure;  à  gauche,  la  vallée  d'Ozumba;  à  droite, 
les  monts  de  Tlalmanalco,  Miraflores  et  ses  clochers 
mauresques;  plus  loin,  Chalco  se  mire  au  soleil  dans 
les  eaux  de  ses  lagunes;  ici,  c'est  le  Pehon,  le  lac  de 
Tezcuco ,  sur  les  bords  duquel  se  traîne  languissante, 
à  l'ombre  des  sabinos  centenaires,  l'héritière  de  la 
grande  ville  aztèque  ;  puis  les  murailles  étincelantes 
de  Mexico,  les  mille  clochers  qui  les  dominent,  et  les 
ravissantes  villas  qui  l'accompagnent  :  toutes,  malgré 
les  vingt  lieues  qui  vous  séparent  d'elles,  se  distin- 
guent encore  dans  l'éloignement;  voilà  San  Agustin 
la  joueuse,  Tacubaya  la  blonde,  Ghapultepec  d'impé- 
riale mémoire,   et   Guadelupe   la  Sainte.    C'est   un 


CHAPITRE   XVII.  —  LE    POPOCATEPETL.  531 

ensemble  extraordinaire  de  déserts,  de  lacs,  de  villes 
et  de  villages,  de  plaines  verdoyantes,  de  monts  vol- 
caniques et  de  sommets  boisés.  Comme  ceinture  à,  ce 
magnifique  tableau,  la  Cordillère  étend  au  loin  les 
lignes  sombres  de  ses  monts  de  porphyre. 

Mais  la  plaine  de  Puebla  nous  appelle,  offrant  les 
mêmes  perspectives  avec  plus  de  lointain  encore  dans 
l'horizon  ;  à  douze  lieues,  la  ville  semble  à  vos  pieds, 
et  le  regard,  en  suivant  la  vallée  de  Tehuacan , 
pénètre  jusqu'en  Terre  Chaude,  pour  saisir  la  sil- 
houette des  cactus  gigantesques  et  des  palmiers  sau- 
vages. 

Cinq  volcans,  cinq  pics  neigeux,  la  Nevada  de 
Toluca,  l'Iztaccihuatl ,  la  Malincha ,  FOrizaba,  le 
Popocatepetl,  ce  dernier,  maître  et  roi  de  ces  géants 
domptés,  s'élèvent  au-dessus  des  plateaux  de  l'Ana- 
huac  ;  chaque  soir,  le  soleil  les  dore  de  ses  feux,  alors 
que  dès  longtemps  il  abandonna  les  plaines;  on  dirait 
de  cinq  lustres  immenses  que  la  main  du  Tout-Puissant 
espaça  dans  ces  hauteurs,  pour  illuminer  le  plus  mer- 
veilleux panorama  du  globe. 

En  descendant ,  nous  trouvâmes  la  tente  établie  à 
cent  pieds  environ,  dans  un  premier  repli  du  cratère, 
sur  la  petite  esplanade  du  Malacdte  (c'est  un  cylindre 
de  bois,  autour  duquel  s'enroule  le  câble  qui  permet 
de  descendre  dans  le  fond  du  cratère  et  d'en  remonter 
les  matières  soufrées  qu'on  exploite  à  Tlamacas).  Une 
heure  à  peine  nous  suffit  pour  prendre  les  vues  du 


532  LE    MEXIQUE. 

côté  droit  du  cratère,  du  tond  même  du  volcan  et 
de  FEspinago  del  diablo,  le  côté  gauche;  les  bains 
d'argent  se  voilaient  bien  d'une  légère  couche  de  sul- 
fure ,  mais  les  vues  réussirent  cependant ,  et  deux 
surtout  furent  très-belles. 

Nous  voulûmes  descendre  dans  le  cratère.  Amarrés 
à  l'extrémté  du  câble,  le  cylindre  se  déroula  lente- 
ment, nous  isolant  dans  l'abîme  ;  nous  avions  à  la 
main  un  bâton  pour  nous  éloigner  des  anfractuosités 
de  la  roche;  des  pierres  tombaient  de  temps  à  autre, 
nous  menaçant  d'une  lapidation  d'un  nouveau  genre. 
La  descente  paraît  longue;  car  le  cœur  volontiers  se 
trouverait  pris  de  défaillance  dans  le  parcours  de 
cette  prodigieuse  descente;  elle  me  sembla  de  plus  de 
trois  cents  pieds;  on  arrive  alors  au  cône  tronqué 
formé  par  la  chute  continue  des  sables  et  des  pierres 
du  sommet;  ce  cône  s'élance  du  fond  du  cratère, 
pour  atteindre  lui-même  à  une  hauteur  d'au  moins 
deux  cents  pieds,  avec  une  pente  de  45°  :  on  roule 
plutôt  qu'on  arrive  jusqu'au  fond  du  cratère,  toute  sa 
surface  est  couverte  de  neige,  sauf  aux  abords  des  res- 
piraderos  (il  y  en  a  deux,  le  plus  important  est  à  gau- 
che); on  ne  peut  en  approcher  qu'à  dix  mètres,  encore 
la  chaleur  est-elle  intense  et  les  émanations  suffo- 
cantes. Ces  deux  jets  de  vapeur,  qui,  du  haut  du  cra- 
tère apparaissent  comme  de  minces  filets  blancs  et 
dont  on  distingue  à  peine  le  bruit,  sont,  de  près,  deux 
énormes  ouvertures  lançant  avec  un  bruit  de  tonnerre 


CHAPITRE    XV11.  — LE   POI'OCATEPETL.  533 

une  épaisse  colonne  de  vapeur  sulfureuse.  Une  source 
vient  déverser  ses  eaux  dans  une  petite  mare  ver- 
dâtre,  au  milieu  du  cratère.  Cette  même  source,  me 
disait  depuis  don  Cyrilo  Perez,  alimente  à  douze  et  à 
quatorze  lieues,  Tune  à  Puebla,  et  l'autre  à  Cuerna- 
vucca,  deux  sources  thermales.  Une  multitude  de 
fumeroles  s'échappe  en  sifflant  des  murailles  du  cra- 
tère, et  le  soufre  qu'on  exploite  se  trouve,  mélangé  à 
la  terre,  déposé  en  fleurs  aux  environs  des  respiraderosy 
ou  bien  en  morceaux  d'un  jaune  clair  et  d'une  cassure 
brillante;  j'en  ai  rapporté  quelques  beaux  échantillons. 
Mais  malgré  les  prodigieuses  quantités  qui  gisent  au 
fond  du  volcan,  le  soufre  d'Europe  se  vend  encore  à 
Mexico  meilleur  marché  que  celui  du  Popocatepetl, 
ce  qui  peut  donner  une  idée  de  l'exploitation  de  ce 
produit  dans  la  pauvre  usine  de  Tlamacas. 

Il  était  trois  heures  quand,  après  avoir  gravi 
le  cône  de  débris,  nous  regagnâmes  l'orifice  du 
volcan. 

La  déclivité  du  pic  est  si  rapide  que  les  Indiens 
préposés  à  l'extraction  du  soufre  se  contentent  d'impri- 
mer aux  charges  de  terre  soufrée  tirées  du  volcan  un 
léger  élan,  de  façon  qu'elles  arrivent  seules  jusqu'à  la 
limite  des  neiges.  Cela  s'appelle  la  corrida;  lorsque  la 
neige  n'est  point  trop  durcie  par  la  gelée,  les  hom- 
mes se  mettent  à  cheval  sur  les  ballots  et  descendent 
avec  eux  ;  mais  quand  la  surface  est  glacée,  la  corrida 
menaçant  d'être  trop  rapide,  ils  descendent  A  pied  de 


Ij34  LE    MEXIQUE. 

peur  des  accidents.  Cela  me  donna  l'idée  d'opérer 
nia  descente  de  la  même  manière. 

Je  m'assis  donc  simplement  sur  mon  chapeau  de 
feutre  plié  en  quatre,  et,  sur  ce  léger  traîneau,  je  me 
laissai  couler  sur  la  pente,  au  grand  étonnement  de 
nos  guides,  qui  n'osèrent  point  s'engager  dans  pa- 
reille entreprise.  Don  Louis  me  suivait;  nous  attei- 
gnîmes en  peu  d'instants  une  vitesse  prodigieuse  ; 
nous  allions  comme  un  tourbillon  sur  les  flancs  de  la 
montagne  ;  le  bâton  qui  devait  guider  notre  marche 
n'entravait  en  rien  la  rapidité  de  la  chute  ;  nous  pas- 
sions comme  des  aérolithes,  c'était  un  délire. 

Jamais  montagne  russe  ne  donna  l'idée  d'une  course 
semblable  ;  impossible  de  nous  arrêter  :  aveuglés 
par  une  poussière  de  neige ,  enivrés  de  sensations 
étranges,  inconscients  du  danger,  nous  arrivâmes 
aux  cendres  qui  bordent  les  neiges,  et  roulant  plus 
de  vingt  fois  sur  nous-mêmes,  nous  nous  relevâmes 
émus,  mais  intacts.  Nous  avions  parcouru  près  de 
deux  kilomètres  en  sept  minutes.  Cela  seul  valait 
l'ascension.  Je  ne  prétendrais  pas  que  nos  postérieurs 
ne  fussent  point  endommagés;  mais  c'était  la  moindre 
des  choses  en  échange  d'une  jouissance  si  grande,  et 
j'aurais  certainement,  au  même  prix,  recommencé 
avec  plaisir. 

Le  lendemain  nous  arrivions  à  Amécaméca,  où  don 
Pablo  Perez,  tout  surpris  de  notre  réussite,  admirait 
en  s'exclamant  la  beauté  de  nos  vues. 


CHAPITRE    XVII. LE   POPOCATEPETL.  l)3-i 

Quinze  jours  après  je  reprenais  la  diligence  de 
Vera-Cruz  ;  je  revenais  en  Europe.  Au  sortir  d'Ayotla, 
nous  nous  trouvâmes  pris  entre  deux  partis,  dont  les 
avant-gardes  tiraillaient  à  cent  mètres  l'une  de  l'autre. 
Il  fallut  s'arrêter,  et  nous  entendions  siffler  les  balles; 
cela  me  mit  à  même  de  juger  du  tir  mexicain.  Pen- 
dant une  heure  au  moins  que  dura  l'escarmouche,  je 
ne  vis  pas  tomber  un  seul  homme. 

L'engagement  ayant  cessé,  je  m'informai  ;  il  n'y 
avait  pas  eu  un  seul  blessé.  Nous  passâmes,  et  tom- 
bant dans  l'arrière-garde  de  l'autre  troupe,  je  m'in- 
formai également  du  résultat  de  la  bataille. — Baste! 
ce  sont  des  maladroits,  me  répondit  un  sous-lieute- 
nant, nous  n'avons  pas  eu  un  homme  de  touché. 
C'était  charmant. 

Ce  qui  le  fut  moins,  c'est  qu'une  fois  engagés  dans 
les  bois  de  Rio  Frio,  une  demi-heure  à  peine  après 
avoir  quitté  le  petit  corps  d'armée,  nous  fûmes  arrêtés 
par  deux  bandits  les  plus  déguenillés  que  j'aie  jamais 
vus;  aussi  furent-ils  sans  pitié.  Comme  d'habitude,  il 
fallut  mettre  pied  à  terre.  Ces  brigands  étaient  des 
créatures  chétives  qu'on  eût  anéanties  d'un  coup  de 
poing,  et  telle  est  la  résignation  des  voyageurs,  ou  la 
crainte  qu'on  a  des  camarades  cachés  dans  le  bois,  que 
personne  ne  manifesta  la  moindre  idée  de  résistance. 
Pour  cette  fois,  je  fus  bien  et  dûment  dépouillé  ;  j'avais 
deux  caisses,  une  malle  bien  garnie,  quelque  argent, 
je  comptais  sur  le  hasard  pour  passer,  je  tombai  mal  : 


536  LE    MEXIQUE. 

ils  m'enlevèrent  tout.  L'an  d'eux  ouvrit  d'abord  ma 
malle,  faisant  mine  de  choisir  parmi  les  effets. 

— En  somme,  dit-il,  je  prends  tout.  Et  il  passa 
l'objet  à  son  acolyte  ;  mes  papiers,  mes  notes,  quel- 
ques précieuses  curiosités,  furent  perdus;  je  les  ré- 
clamai vainement.  J'avais  sur  les  épaules  un  paletot 
neuf  que  j'espérais  conserver. 

—Tiens,  dit  l'un  d'eux  en  s'en  allant,  passez-moi 
donc  cette  pelure,  elle  est  fort  belle. 

Je  la  lui  passai,  ce  qui  me  permit  d'arriver  à  Puebla 
en  manche  de  chemise. 

Ce  ne  fut  point  ma  dernière  aventure.  En  sor- 
tant de  Puebla,  nous  avions  une  nouvelle  compagne 
de  voyage  :  c'était  une  jeune  fille  de  seize  ans,  nom- 
mée Dolorès  Molina;  elle  était  fort  belle,  et  d'une 
beauté  dangereuse  pour  braver,  par  ces  temps  de 
troubles,  les  hasards  des  grands  chemins.  Elle  allait 
à  Gordova  rejoindre  sa  mère  qui  l'attendait,  et  se 
faisait  une  fête  de  l'embrasser,  l'ayant  quittée  depuis 
longtemps. 

La  diligence  eut  le  bonheur  d'arriver  à  Tehuacan 
sans  accident,  et  les  voyageurs  qui  couvaient  de  l'œil 
la  belle  enfant  n'avaient  trouvé  rien  de  mieux  à  faire 
que  de  l'épouvanter  par  des  alarmes  continuelles.  Au 
moindre  arrêt  de  la  voiture,  elle  pâlissait  et  se  récriait, 
à  la  grande  joie  de  ces  messieurs.  L'un  d'eux,  enfin, 
plus  galant  que  les  autres,  et  pensant  faire  preuve 
d'esprit,  lui  dit  : 


CHAPITRE    XVI  f. LE    l'OPOCATEPETL.  537 

— Senorita,  c'est  chose  bien  imprudente  â  vous  de 
voyager  dans  les  temps  où  nous  sommes,  et  si  j'étais 
coureur  de  route,  ce  n'est  point  à  la  bourse  de  ces 
messieurs  que  je  m'adresserais;  j'ambitionnerais  de 
plus  doux  trésors,  et  je  vous  emporterais  si  loin  qu'on 
ne  vous  verrait  plus. 

Cette  délicate  plaisanterie  fit  monter  le  rouge  à  la 
figure  de  la  jeune  fille  et  des  larmes  à  ses  yeux.  On 
imposa  silence  au  malencontreux  galant  ;  mais  à  par- 
tir de  ce  moment,  Dolores,  sous  le  coup  de  doulou- 
reux pressentiments,  se  trouvait  prise  à  la  moindre 
alerte  de  tremblements  convulsifs  et  d'une  épouvante 
que  rien  ne  pouvait  calmer.  J'étais  silencieux  témoin 
de  ce  prologue  et  je  flairais  dans  l'air  une  vague 
odeur  de  drame.  Cependant  nous  arrivâmes  à  Tehua- 
can  sans  que  rien  justifiât  les  alarmes  de  Dolorès.  Nous 
devions  repartir  le  lendemain  pour  Cordova,  et  cette 
partie  de  la  route  n'offre  d'habitude  aucun  danger. 

Mais  la  fatalité  voulut  que  la  diligence  d'Orizaba 
n'arrivât  point;  il  fallut  donc  séjourner  à  Tehuacan, 
et  nous  y  restâmes  trois  jours,  attendant  vainement 
la  diligence.  Je  conseillai  à  la  jeune  fille  de  se  mon- 
trer le  moins  possible,  afin  de  ne  point  attirer  les  re- 
gards ;  aussi  ne  sortit-elle  pas  de  l'intérieur  de  la 
fonda,  vivant  dans  l'intimité  des  femmes  de  la 
maison. 

La  diligence  arriva  cependant,  et  le  quatrième  jour, 
à  deux  heures  et  demie  du  matin,  nous  partions  pour 


538  LE    MEXIQUE. 

Orizaba.  Nous  n'étions  que  cinq  voyageurs  :  une  vieille 
femme  et  ses  deux  enfants,  Dolorès  et  moi  ;  nos  com- 
pagnons de  Puebla  avaient  suivi  d'autres  routes.  Nous 
roulions  depuis  deux  heures  dans  le  monte  sauvage 
qui  se  trouve  aux  environs  de  la  ville  ;  il  faisait  un 
clair  de  lune  splendide,  et  les  palmiers  nains  et  les 
grands  orr/anos  qui  bordaient  la  route,  les  plantes 
épineuses  où  disparaissaient  les  coyotes,  prêtaient  au 
paysage  la  poétique  physionomie  du  grand  désert. 
Tout  à  coup  un  bruit  de  sabots  frappant  le  sol  se  fit 
entendre  à  l'avant;  Dolorès,  frémissante,  se  jeta  dans 
mes  bras  ;  une  troupe  de  cavaliers  arrivait  sur  nous 
au  triple  galop,  soulevant  des  flots  de  poussière.  La 
diligence  s'arrêta. 

— Pied  à  terre,  fit  l'un  d'eux;  et  comme  je  descen- 
dais seul  : 

— N'y  a-t-il  qu'un  homme  dans  ta  voiture?  dit-il  au 
cocher. 

— Qu'un  seul,  répondit  celui-ci  :  le  tableau  rappe- 
lait une  scène  de  Fra  Diavolo  ou  de  Marco  Spado, 
mais  avec  un  cadre  plus  grandiose.  Je  me  trouvais  en 
présence  de  sept  cavaliers  montés  sur  des  chevaux 
admirables;  ils  avaient  des  costumes  de  grand  prix, 
de  belles  armes,  des  chappareras  de  peaux  de  tigres, 
et  leurs  grands  chapeaux  mexicains  étaient  galonnés 
d'or  avec  des  toquilles  énormes.  Je  n'avais  jamais  vu, 
ma  foi,  de  voleurs  aussi  bien  habillés.  «  Passez  devant, 
me  dit  l'un  d'eux  avec  une  grâce  parfaite,  il  ne  vous 


CHAPITRE   XYII. — LE    POPOCATEPETL.  539 

sera  fait  aucun  mal.  »  Bronzé  par  une  vie  d'aventure, 
j'assistai  indifférent  à  la  scène  qui  suivit;  j'y  éprouvais 
même  une  certaine  jouissance,  c'était  le  complément 
de  ma  vie  de  voyage.  Cependant,  lorsque  j'entendis 
les  cris  déchirants  que  poussa  la  jeune  fille,  je  ne  pus 
m'empêcher  de  voler  à  son  aide;  elle  se  jeta  sur  moi, 
enlaçant  mon  cou  de  ses  beaux  bras  blancs  et  pleu- 
rant, suppliant,  invoquant  sa  mère. 

— Ah  !  sauvez-moi,  disait-elle,  sauvez-moi  !  Pauvre 

enfant,  la  sauver!  de  toute  mon  âme mais  que 

faire?  Sept  hommes  armés,  seul,  et  pas  un  couteau. 
Ces  messieurs  néanmoins  n'usèrent  ni  de  brutalité,  ni 
de  menaces. 

— Allons,  ma  chère  enfant,  disait  le  chef,  séchez 
vos  larmes,  somos  caballeros,  nous  sommes  des  gens 
bien  élevés  et  vous  n'aurez  aucun  mauvais  traitement  à 
subir.  Venez,  le  temps  presse,  partons;  et  comme  la 
jeune  fille  se  débattait  en  désespérée,  deux  des  hommes 
l'enlevèrent  de  force  et  la  posèrent  en  croupe  sur  la 
monture  de  l'un  d'eux.  Va?nos,  commanda  le  chef. 
Ils  disparurent  dans  le  ?no?ite,  où  bientôt  les  cris  de  la 
pauvre  Dolorès  se  perdirent  dans  le  lointain.  Au  pre- 
mier village  où  nous  arrivâmes,  il  y  avait  un  relai. 

— Ne  ferez- vous  point  une  déposition?  fis- je  au 
cocher. 

— A  quoi  bon,  dit-il?  on  la  rendra  bien  toujours  â 
sa  mère. 

Nous  passâmes.   Peu  après  nous  descendions  les 


o40  LE    MEXIQUE. 

cumbres  d'Aculcingo,  et  sur  les  trois  heures  de  l'après- 
midi,  nous  arrivions  à  l'hôtel  des  Diligences,  à  Ori- 
zaba.  La  mère  de  Dolorès  était  là,  attendant  sa  fille  : 
il  fallut  lui  conter  l'enlèvement;  je  ne  dirai  point 
sa  douleur.  J'ignore  si  jamais  son  enfant  lui  fut 
rendue. 

Un  jour  encore  et  j'allais  atteindre  Vera  Cruz,  re- 
voir la  mer  et  m'embarquer  pour  l'Europe  :  je  n'osais 
croire  à  tant  de  bonheur,  et  cet  Océan  que  j'ai  tou- 
jours tant  redouté  n'avait  plus  pour  moi  que  des 
sourires.  Le  28  décembre  1859,  je  faisais  mes  adieux 
aux  plages  mexicaines;  j'allais  traverser  de  nouveau 
les  Etats-Unis,  alors  en  voie  d'insurrection.  Après 
quatre  années  d'absence,  le  2  février  1861,  je  foulais 
la  terre  d'Europe. 


FIN 


TABLE  DES  MATIERES 


pRETACE I 

ANTIQUITES  AMÉRICAINES 1 

Ruines  d'Isamal 4G 

Ruines  de  Chichen-Itza 48 

Ruines  d'Uxmal (51 

Ruines  de  Palenqué 72 

Ruines  de  Mitla 74 

LE  MEXIQUE  (1858-1861) 105 

I.  Départ  de  Paris. — La   Vera  Cruz. — Saint-Jean    d'Ulloa.— 
Aspect  général  de  la  ville. — Le  port. — Le  môle. — Excur- 
sion aux  environs. — Le  nord  à  Vera  Cruz. — Le  départ.— 
Medellin. — La  route  de  Mexico 107 

IL  Mexico. — La  vallée  de  Mexico. — La  ville. — Le  Mexicain. 
— Aspect  général. — Le  saint-sacrement. — Le  tremblement 
de  terre.  — La  vie  à  Mexico. — Les  coutumes. — Le  paseo. — 
L'alameda.  — Les  toros. — Le  théâtre. — Les  chaînes 14i 

III.  Coutumes.— Le  peuple  à  Mexico. — Les  Indiens. — Las 
pulquerias. — Les  enterrements  d'enfants. — Le  clergé. — 
Les  voleurs  de  grands  chemins. — Utilité  d'un  rabat. — 
Mexico  et  ses  monuments.  —  La  banlieue. — Les  ruines  de 
Tlalmanalco 151 

L  V.  Anecdotes  et  réflexions 177 


*)42  TABLE    DES    MATIÈRES. 

V.  Tehuacan. — Départ  pour  Mitla.  —Etat  des  routes. — Tehua- 
can. — Aventures  de  Pedro. — La  venta  Salada. — Fâcheuse 
rencontre. — Teotitlandel  valle. — La  fonda. — Une  nuit  dans 
les  bois. — Tetomabaca.  —  Le  jaguar  et  le  torrent. — Quio- 
tepec. — Le  Huero  Lopez  et  sa  troupe. — Les  Talages. — 
Cuicatlan. — Don  Domingillo. — Le  cheval  volé. — La  vallée 
d'Oaxaca 205 

VI.  Oaxaca. — La  ville.— Les  mœurs.— Le  bal. — Lé  clergé. — 
L'histoire  de  don  Raphaël. — Les  passions  politiques 225 

VII.  Long  séjour.  —  Phénomènes  photographiques. —  Les 
trois  vallées. — Santa  Maria  del  Tule. — Le  sabino. — Mitla. 
— Les  ruines. — Le  village. — Les  pitajas. — Clichés  perdus. 
— Prise  de  la  ville. — Mont  Alban. — Le  vieux  couvent. — 
Deuxième  expédition.— Siège  de  la  ville. — Départ  pour 
Vera  Cruz 247 

VIII.  Le  rancho  dans  le  bois. — Ouajimoloïa. — L'escorte. — 
La  sierra.— Yxtlan. — Macuiltanguis. — Les  Indiens  et  leurs 
villages. —  L'alcade  officiant.  — Le  topil  et  le  vieillard. — 
Osoc,  le  fabricant  dJorgues.—  La  descente  de  Cuasimulco. 
—  Yetla.  —  Tustepec.  — Tlacotalpan.  —  Avarado.  —  Vera 
Cruz. — Le  siège 27 1 

IX.  Le  Yucatan.  — Départ  de  Vera  Cruz. — Le  vapeur  Mexico. 
— Sisal. — Les  Indiens  prisonniers. — Merida. — La  semaine 
sainte  à  Merida. — Types  et  coutumes. — Première  expédi- 
tion à  Izamal. — L'antique  voie  indienne 201 

X.  Chichen-Itza. — Seconde  expédition. — Citaz. — Piste. — 
Le  christ  de  Piste. — Chichen-Itza. — Les  ruines. — Le  mu- 
sicien indien.— Le  retour. — Le  médecin  malgré  lui 323 

XI.  Uxmal. — Retour  à  Merida.  —  Départ  pour  Uxmal. — 
Uaialke. — Sakalun. — La  famille  B. — Tikul.— L'hacienda 
de  San  José. — Uxmal. — Les  ruines. — Le  retour. — L'orage. 

— Les  Indiennes  de  San  José 351 

XII.  L'Uzumacinta. — Campôche.— La  ville.— L'hôtel. — La 
canoa. — La  traversée. — Carmen. — Don  Francisco  Anizan. 
L'Uzumacinta  jusqu'à  Palissada.  —  Le  Cajuco. —  Quatre 
jours  sur  le  fleuve. — Le  rancho. — San  Pedro  et  la  chasse 

aux  crocodiles. — Les  marais.  — L'iguane. — Las  Playas....     383 

XIII.  De  las  Playas  à  Palenqué. — Le  village  de  Santo  Do- 
mingo.— Don  Agustin  Gonzalès.  —  Les  deux  bas-reliefs. — 


TABLE    DES    MATIÈRES.  o4-'J 

Les  ruines. — Le  palais  et  les  temples. — Travaux  photo- 
graphiques.— Insuccès. — Les  nuits,  apparitions.  —  Les  lu- 
cioles.— Les  tigres. — Retour  à  Santo  Domingo 411 

XIV.  Tumbala. — Départ  pour  San  Cristohal. — De  Palenqué 
aurancho. — Absence  des  Indiens. — Départ  pour  le  ran- 
cho  de  Nopa. — Chemins  affreux. — Désespoir  de  Carlos. 
— Famine. — Les  singes.— Nopa. — San  Pedro. —  Trois  jours 
d'attente.  —  Le  cabildo. — Attitude  hostile  des  habitants. 
— Arrivée  des  Indiens. — Leur  abandon  dans  la  nuit. — De 
San  Pedro  à  Tumbala. — Trois  nuits  dans  la  forêt  vierge. — 

Les  jaguars. — Arrivée  à  Tumbala 443 

XV.  San  Cristobal. — Tumbala.  —  Le  curé. — La  chasse  aux 
dindes. — Jajalun. —  Chilon.  —  Citala.  —  Le  dominicain  et 
son  ami. — Mœurs  indiennes. — Ouikatepec. — Cankuk. — 
Les  Indiens  porteurs. — Ténéjapa. — San  Cristobal. — Hospi- 
talité de  M.  Bordwin. — Les  mœurs. — Les  églises. — Le 
psalterion. — Le  gouvernement. — Ruines  aux  environs  de 
Comitan 407 

XVI.  Tehtjantepec—  La  ville  etla  vallée  de  Chiapas. — Les 
troupeaux  dans  les  bois. — La  rivière. — Tuxtla. — Don  Julio 
Lichens. — La  fête  du  Corpus  (Fête-Dieu).  —  Organisation 
nouvelle. — De  Tuxtla  à  Tehuantepec. — La  compagnie 
américaine. —  Les  patricios. — La  poursuite. — Les  plantes 
grasses.  —  Totalapa. — Oaxaca.  —  Histoire  de  voleurs. — 
Mexico .' 489 

XVII.  Le  Popocatepetl. — Ascension  du  Popocatepetl. — La 
ville  d'Amécaména. — La  famille  Perez. — Tomacoco. — Le 
rancho  de  Tlamacas. — Excursions  aux  environs. — Le  ci- 
metière indien. — Le  volcan. — Retour  k  Amécaméca. — 
Départ  pour  Vera  Cruz. — Rencontre  de  deux  partis. — 
Encore  les  voleurs. — Dolorès  Molina.— Son  enlèvement. 

— Vera  Cruz. — Retour  en  Europe 513 


FIN    DE   LA    TABLE, 


sfer 


â^M^ 


* 


w 


S 


%il 


^ 


feiP 


M 


t  *  ' 


$ 


>v 


>■  •.  ^ 


Iglp^P-  r 


■:■): 


M 


>>,■/• 


;*V 


*    f 


m/& 


tt»  ara**.  « 


Wft^î 


;'ÏI 


'■•'"*•■   -   ^.-V"T" 


//;  ■■'    a" 


.**»»■-*.