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CLÉMENT «ALEXANDRIE
ÉTUDE SUR LES RAPPORTS
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CHRISTIANISME ET DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE
AU II- SIÈCLE
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Eugène DE FAYE
MAITRE OE CONFÉRENCES A L'ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTE* ÉTUDES
DEUXIEME EDITION
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, VIe
1006
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BIBLIOTHÈQUE
DE L ECOLE
DES HAUTES ÉTUDES
SCIENCES RELIGIEUSES
T(»\ie XII
CLÉMENT D'ALEXANDRIE
OUVRAGES DU MÊME AUTEUR
/ tdc sur les idées religieuses et morales il Eschyle, L884.
apocalypses juives, L892 Paris, Fischbacher , 226 pages.
De vera inclolc Pauli apostoli epistolarum ad Thessalonicenccs, L892
Paris, Fischbacher . 29 pages.
Introduction à l'étude du Gnosticisme au n" et au 1 1 1 ' siècle Paris,
I. Leroux , L903, l'.'i pag< s.
Droits de traduction réservés.
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CLÉMENT D'ALEXANDRIE
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CHRISTIANISME KT DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE
AU IIe SIECLE
PAR
Eugène DE FAYE
.MAITRE DE CONFERENCES A L ECOLE PRATIQUE DES HAUTES ETUDES
DEUXIEME EDITION
PARIS
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, RUE BONAPARTE, VIe
1906
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PREFACE
DE LA SECONDE ÉDITION
Cette réimpression de notre ouvrage sur Clé-
ment s'est augmentée dune étude sur le plan des
Stromates que l'on trouvera dans l'appendice.
L'hypothèse que nous proposons pour expliquer
la composition de cet écrit a soulevé des critiques
très naturelles. Nous avons pensé qu'il y avait lieu
de reprendre la question et de la discuter à fond.
Peut-être avons-nous réussi à démontrer que cette
hypothèse est nécessaire non seulement à l'intel-
ligence des Stromates, mais à celle de la pensée et
de la foi de Clément. Pour le reste, nous avons
allégé notre texte de certaines répétitions et nous
Lavons retouché un peu partout. Nous espérons
que de cette manière ce travail méritera d'inté-
resser d'autres lecteurs aussi bien que les spécia-
listes des études patristiques.
Septembre 1900.
-»*
PRÉFACE
-rT*
Z --MOu. ■
i&)VX>M£u-
Clément d'Alexandrie appartient à un temps qui n'est
pas sans analogie avec le nôtre. L'histoire morale et reli-
gieuse du 11e siècle rappelle par plus d'un trait celle des
vingt-cinq dernières années du xixe siècle.
C'était une époque où la raison humaine n'avait plus en
elle-même et dans son pouvoir de découvrir la vérité cette
confiance robuste qui caractérisait l'âge classique de la
philosophie grecque. Les efforts qu'elle avait faits pour
déchiffrer l'énigme de l'univers l'avaient épuisée. Elle
avait perdu, avec la foi en elle-même, son allégresse ^iwvvu^^-U^ ''^If-
première. On se défiait alors de la métaphysique et de la
dialectique, comme on se défie maintenant de la science
et de ses méthodes.
En même temps, des aspirations d'un caractère mys-
tique, que les âges classiques n'avaient guère connues,
se faisaient sentir avec une intensité extraordinaire. Elles
dej^ient^aboutir chez^les uns au^néc^-platonisme, tandis :UWM
que chez la masse elles produisirent pendant tout le
11e siècle une recrudescence très marquée de superstition.
Jamais le goût des mystères et des cultes exotiques ne
fut plus prononcé. Voilà encore un trait qui n'est pas sans
analogie avec certaines tendances qui entraînent actuel-
lement les âmes.
Ce qui rend le siècle de Clément d'Alexandrie si inté-
ressant, c'est qu'il est, comme le nôtre, une époque de
i
- CLÉMENT D' ALEXANDRIE
*- transition où fermentenl les germes féconds de l'avenir.
C'esl une heure indécise et trouble où se préparent les
croyances el les institutions des siècles suivants.
Clément lui-même et son œuvre ne sauraient nous
«- laisser indifférents. 11 a été essentiellement un homme de
transition. Avant lui, le christianisme a encore quelque
chose de primitif; à bien des égards la foi nouvelle
n'avail pas dépassé l'état embryonnaire. Après lui c'est
une religion constituée. Il se fait, vers la fin du 11e siècle,
une prodigieuse transformation au sein de l'Eglise.
Clément en fut l'un des plus puissants ouvriers. Il est le
véritable créateur de la théologie ecclésiastique. Quel
chemin parcouru par la pensée chrétienne depuis les
Pères apostoliques jusqu'à Origène! C'est Clément qui est
l'auteur responsable de cette étonnante évolution. C'est
pour cela qu'il occupe dans l'histoire des idées chrétiennes
une place de premier ordre.
Malheureusement l'étude de (dément d'Alexandrie est
extrêmement ardue. Ses écrits sont d'une lecture pénible,
souvent fastidieuse . Des longueurs et des digressions
interminables obscurcissent sa pensée. Ajoute/, que son
style est <'n général lourd et diffus. Ce qui complique
encore l'étude des livres de Clément, c'esl que le texte
même en est très incertain. Aucune des éditions que nous
en possédons n'est satisfaisante . Ce qui achève enfin de
pendre notre auteur d'un accès difficile, c'est l'incertitude
qui règne sur le plan même des Stromates, sou ouvrage le
plus important. I >n se demande encore quelle a été sa
pensée maîtresse en l'écrivant et quelle était l'économie
générale que devail avoir ce li\ v<- .
Malgré ces difficultés, l'étude de notre auteurs impose.
->i <ln reste le sentiment qui se fail de plus en plus jour
parmi ceux <pii font de la patristique l'objel de leurs re<-
■
PREFACE
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cherches. "Dans les dernières années, eelte étude a été
entreprise en Allemagne et en Angleterre par déjeunes
érudits de mérite. Plusieurs des travaux qu'ils ont publiés
sçn-t j^emarquables. Ce qui est plus significatif encore,
c'est qu'une grande édition critique des œuvres de
Clément se prépare sous les auspices de l'Académie de
Berlin l.
Le livre que nous présentons au public n'a aucunement
la prétention d'être une étude complète de Clément
d'Alexandrie. Le moment, d'ailleurs, n'est __pas__encore
venu de faire cette étude. Notre travail n'est qu'une simple
introduction à l'étude de Clément. Notre seul but a été
d'éclaircir dans la mesure du possible, quelques-unes des
difficultés qui sont inhérentes au sujet. Il nous suffirait
d'avoir orienté le lecteur dans la bonne direction.
La première difficulté que nous ayons essayé de dissiper
est celle qu'offre la composition littéraire des Stromates. \^"^F^juujs<Mà
Tant que l'on ne sera pas au clair sur le plan que l'auteur
a voulu donner à son livre et sur les raisons qui l'ont déter-
miné à choisir un titre si déconcertant, on ignorera sa vraie
pensée et même on risquera de se tromper entièrement sur
le caractère du christianisme qu'il enseigne. Avant toute
étude des doctrines de Clément, il faut que le problème lit-
téraire que soulève le plus important de ses écrits reçoive
une solution. Notre première partie est consacrée à la
chercher.
Il importe également à l'intelligence de notre auteur que
l'on se rende bien compte de la position exacte que lui fai-
saient ses opinions parmi les chrétiens de son temps. Il y
a là une question historique qui est loin d'avoir été suf-
bitAMfi. i'Juulçu
j^mJJô^a^ XÀ^Wvïf
t\£-
1. Le premier volume de cette édition vient de paraître. Il contient le 5* -wu^Jb^-
Protreptricus et le Pédagogue, 1905.
. I i MENT D' M K\ WIUUK
Rsamment élucidée, niais donl l'importance n'échappera à
personne. C'esl le sujet <!<• noire deuxième partie.
Parmi les questions d'ordre préliminaire, dont l'étude
s'impose aux futurs historiens de Clémenl et de sou temps
e--l celle que traite notre troisième et dernière' partie.
r.V<t une question plutôt dogmatique. Il s'agit de savoir
dans <|iiell<' mesure notre auteur a subi l'inllueiH e de la
philosophie grecque. Des trois questions que nous étu-
dions dans ce livre, c'est la plus importante. C'est à elle
que doivent aboutir les deux autres. Ces! en elle que se
rencontre loiil l'intérêl qu'offre pour nous l'étude de
Clémenl d'Alexandrie. En chercher la solution, c'est déjà
sonder le problème des origines de la théologie
chrétienne.
Notre travail n'a d'autre ambition <|ue d'apporter un peu
do lumière sur ers trois points. Nous n'avons voulu que
déblayer le terrain el faciliter la tâche à ceux qui entre-
prendront l'étude vraiment historique de la morale et de
la théologie de nol re auteur.
CLÉMENT D'ALEXANDRIE
INTRODUCTION
CHAPITRE PREMIER
L'Église chrétienne à la fin du IIe siècle.
Clément d'Alexandrie n'apparaît en pleine lumière que
pendant une courte période. Arrivé, semble-t-il, dans la
ville des Ptolémées vers l'an 180, il la quitte, chassé par ^ ^-|aKû*(<u
la persécution, en 2Ô2~ô~u203. Apres celle^dateTon le perd k^***-"^
de vue. A peine ï'aperçoit-t-on deux ou trois fois avant sa
mort. Ainsi sa carrière embrasse à peine vingt-cinq ans.
Quelle était alors la physionomie générale du christia-
nisme ? quelle figure faisait-il dans le monde ? quels étaient
ses progrès? quelles questions agitait-on dans l'Eglise? Il
nous faut être au clair sur tous ces points, si nous voulons
avoir de Clément et de son œuvre une intelligence vrai-
ment historique.
Marc-Aurèle meurt en mars 180 ; son fils Commode lui
succède et règne pendant près de treize ans. Ce fut un
temps de répit pour les chrétiens. Ce n'est pas que, per-
sonnellement, l'empereur fût bien disposé pour le chris- H"w0«U'VJU4 Owufo^
CLEMKNT 1) ALEXANDRIE
..
."v^
tianisme, mais il y avait des chrétiens dans son entourage;
il v en avait jusque sur les marches du trône. La favorite
de Commode, la belle Marcia, paraît avoir été chrétienne,
ou du moins inclinait vers le christianisme. Les plus
anciens témoins s'accordent à attribuer à sou influence la
tolérance dont jouit l'Église pendant ce règne l. La paix fut
générale_, mais non absolue. Il y eut même pendant ce
règne des exécutions de chrétiens. A Garthage, en juillet
ISO, il en péril six - . A Rome, un chrétien du nom d'Apol-
lonius eut la tête tranchée3. Cependant, à tout prendre, ce
fut une de ces périodes d'accalmie dont le souvenir s'est
conservé dans l'Eglise.
Après des luttes sanglantes, Septime Sévère succède à
Commode. S'il faut en croire Tertullien, il se serait montré
tout d'abord bienveillant pour les chrétiens4. En effet, ce
n'est qu'en 202 qu'il ordonne la persécution. Cependant ne
doit-on pas supposer que si l'empereur n'a pas sévi plus
tôt, c'est simplement parce que d'autres soins l'absor-
baient, et qu'en réalité il était mal disposé dès le début
contre l'Eglise, lorsqu'on constate que la persécution avait
recommencé plusieurs années avant 202? Si à Cartilage,
les saintes Perpétue et Félicité ne subissent le martyre
1. Dion Cassius, LXXII, 4; Hippolyte, Philosophumena sive Refutatio
omnium hœresium, IX. 12; [renée, IV, 30; Eusèbe, //. /:.'., Y, 21 ; Y. 16,
§ 18 h 19, extraits d'un écrit en trois livres dont Eusèbe ne connaît pas
l'auteur, t;.ç, dit-il ; il mentionne une période de 13 ans pendant laquelle
b ré tien s furent en paix: il s'agit du règne de Commode. Voir
A. Barnack, Chronologie, p. 364.
2. Âcta proconsularia martyrum Scilitanorum ; texte latin édité par
J.-A. Robinson. Texts and Studies, 1, 2, 1891.
3. F.-C. Conybeare, The Apology and Acts of Apollonius and olher
Monuments ofearlj Christianity, Londoa, 1894, p. 29-48, traduction de
ecension arménienne des actes d'Apollonius; traduction du texte grec
iivé dans Kletter, Der Procès» und Die Acta S. Apollonii, 1897.
i Ad Scapulam, r. iv.
l'église chrétienne a. la FIN DU IIe SIÈCLE
qu*eh mars 203 \ d'autre part, Tertullien a déjà écrit son
Apologie." Celle-ci date, ainsi que les deux livres Ad
Nationes, de 1(J7. Peut-être môme son exhortation Ad Mar-
tyres est-elle antérieure à cesécrits. Or tous ecs documents
■^ptjJfsent la persécution ; il y a des confesseurs en prison,
le nom de chrétien est suspect, toute l'Eglise est menacée^ g1^ y^w u^M^â
et si Ton en croit YApologetieus, la situation est très
sombre. Coneluons que l'édit de 202 n'a fait que eonsacrer
les violences là où elles se déchaînaient comme en Afrique
et les a suscitées là où la paix s'était maintenue comme à
Alexandrie. Telle était la condition extérieure de l'Eglise
au temps de Clément. ^.^.
Quelle en est l'histoire intérieure pendant la même
période? Rien de plus complexe que le monde chrétien à
latin du 11e siècle^En vain y chercherait-on l'unité. La
diversité des doctrines, la variété des formes ecclésias-
tiques, voilà ce qui frappe. On aurait sûrement tort de se
figurer qu'il existait alors un type unique de christianisme ;
tous les faits contredisent une pareille supposition.
Pour en voir se dégager la vraie physionomie, il faut
tenir le plus grand compte des régions diverses où se pro-
page et s'enracine la nouvelle religion. 11 y a une corres-
pondance étroite entre chaque région et la forme particu-
lière qu'y revêt le christianisme. Autre est le caractère des
Églises d'Asie-Mineure etautre celui des Eglises d'Afrique.
Plus tard, l'uniformité tendra à s'introduire; les types
divers se fondront en un seul qui sera à peu près univer-
sel. A l'heure où nous sommes, les influences locales se
font encore sentir; l'Église porte l'empreinte de la province.
C'est là un fait delà pIusTTaute importance que l'histoire
\KJfkn -IMj^ .ÙXÏ^M.
lXtM^MUA,i'
1. J.-A. Robinson, The passion of S. Perpétua, newly eclited from the
mss., in Texts and Studies, I, 2, 1891.
8
CLEMENT M ALEXANDRIE
ecclésiastique traditionnelle a toujours laisse dans l'ombre.
Pour elle, le christianisme du 11e siècle comme celui de
l'âge apostolique a partout la même figure.
On peut distinguer à la (in du n' siècle trois principaux
~V J~-
- — -
foyers et par conséquent trois variétés de christianisme
dont chacun a son caractère propre! Le foyer le plus
ardent alors, c'est sans contredit l' Asie-Mineure; le plus
considérable, c'est Rome qui embrasse déjà la Gaule et
l'Afrique, sans parler des Eglises connue celle de Gorinthe
dont elle a su faire des dépendances; le plus actif dans le
domaine des idées, c'est Alexandrie, dont dès l'origine la
Palestine subit l'attraction. Quelle est la physionomie de
chacun de ces grands groupes d'Eglises chrétiennes?
quelles sont les questions qui les ont agités? quels sont
les hommes qui les oui illustrés ?
Pendant tout le n' siècle, rAsie-Mineure reste le foyer le
plus important du christianisme. Dans aucune autre région,
il ne s'est propagé avecrhrmème rapidité '. C'était un sol
qui semblait singulièrement propice à la nouvelle religion.
Aussi dès la fin de l'âge apostolique, les Eglises d'Asie-
Mineure sont-elles au premier plan. C'est da ns leur sein
que naissenl el se développent tous les mouvements
d'idées dont le christianisme de ce temps fui si pro-
digue. (!'est là qu'il traversa les crises qui marquèrent
la période de sa première croissance. Pour tout dire, c'est
en \>ie-M ineure que se déroule pendant toul le siècle la
véritable histoire chrétienne el que se concentre tout
l'intérêt du drame capital qui se jouait alors 2. Ce que l'on
1. Se rappeler les plaintes de Pline le Jeune sur I abandon des temples
etdes sacriGces dans ^.> province, Epis t., 96
2. L'évêque Lightfool affirme qu'à partir de 70 el pendant le siècle sui-
vant I Asie-Mineure i si lecentre spirituel du christianisme ». [Ignatius
and Pofycarp I. p. 124.) Voir les belles études de M. Ramsay, The
l'église chrétienne a la fin DU IIe SIÈCLE 9
y remarque aux environs de 180, c'est tout d'abord que
-^nulle part ailleurs l'épiscopat n'est plus influent ni plus "Zl'-v.
brillant. C'est de très bonne heure qu'en Asie-Mineure £ a. •■ , -u_ ^u
t'évèque devient prépondérant '. À Rome, il ne se dis- A^uùov^
—trffgue pas encore des autres directeurs ou anciens de ^^jjfo^jM^
l'Église, tandis que dans les communautés d'Asie-Mineure,
il absorbe déjà tous les pouvoirs. Au lieu d'être le simple
« surveillant », chargé d'exécuter les décisions du corps i ^^u/msj^-
des anciens, il enseigne, il exhorte : il gouverne. C'est pour
lui qu'a été écrite la première épître à Timothée. Un peu
plus tard, les lettres d'Ignace tracent le rôle qu'on voulait
lui assigner dans la communauté. En Asie-Mineure, il
apparaît, dès le commencement du siècle, comme le rem-
part de l'Eglise. Il le fut en effet. C'est lui qui plaide la
cause chrétienne devant l'Empire, c'est lui qui défend Vic-
tor i e u selnënTl a communauté contre les assauts d'hérésies
qui variaient sans cesse et sans cesse se renouvelaient.
Ce qui assura à l'épiscopat la prépondérance dans ces
Eglises, ce fut la distinction des évèques. Ils représen-
tèrent avec fidélité le christianisme authentique, ils mirent
à son service et dans sa défense autant d'intelligence que
de zèle et d'énergie.
Justement vers l'an 180 achevaient de s'éteindre deux fVU*\ - «
des plus remarquables de ces évêques d'Asie-Mineure : \£MA«a Wsm>Mj<A
Méliton de Sardes (et Apollinaire_de_Hiérapolis 2. Sous le
règne rle'Commode vécut aussi Théophile d'Antioche.
Cette ville et toute la Cœlésvrie se rattachaient étroite-
ment à TAsie-Mineure dès l'origine et ont eu la même
church in the Roman Empire before A, D. 170, 1895, notamment la
2e partie.
1. J. Réville, Les origines de l'épiscopat, 189i,p. 509.
2. Pour Apollinaire voir Eus., //. E., IV, 27; V, 19. Pour Méliton,
Eus., //. E., IV, 13 et 26.
10
CLKMKNT 1) ALEXANDRIE
-
— -
*u
histoire pendant tout le 11e siècle. Théophile écrivit un
grand nombre d'ouvrages '. C'est à ce même règne qu'il
faut rapporter ces nombreux fragments d'écrits anti-mon-
tanistes qu'Eusèbe nons a conserves dans le ve livre de
son Histoire. Ils témoignent d'un mouvement d'idées très
intense dans celle région. Les noms qui appartiennent
sûrement à notre période sont ceux de Polyerate d'Ephèse,
de Sérapion d'Antioche, de Rhodoh, d'Apollonius.
Dans les Eglises d'Asie-Mineure l'effervescence des
idées Fui toujours très grande. Pendant les vingt der-
nières années du nc siècle, elles lurent le théâtre de vio-
lentes discussions. Vers 180, lemontanisme bat son plein;
il l'ait déjà sentir son influence au dehors, à Lyon, bientôt
à Rome et à Cartilage. Y avait-il encore des survivants de
la première heure -? La prophétesse Maximille était-elle
encore en vie? Cela est douteux. Quoi qu'il en soit, les
inspirés de Pépuze ont partout en Asie-Mineure des adhé-
rents et bientôt des martyrs. Les évoques déployèrent la
plus grande énergie pour enrayer le mouvement. Ils
interrogeaient les voyants, discutaient avec eux, parfois ils
s'efforçaieni de les exorciser ; ils multipliaient les écrits de
controverse; ils se dépensaient en exhortations au peuple
pour le préserver de l'adversaire. Le montanisme, comme
M. Renan l'a très justemenj fait observer, correspondait
• •h une large mesure au génie des populations de l'Asie-
\linriin\ hès l'origine, les chrétiens de ces contrées se
Diontrenl avides de spéculations mystiques, d'ascétisme,
d'extases. De tout temps les illusions y avaient abondé.
Quelles durent être la valeur el l'autorité des évoques qui
!. Eu»., //. /.. IV, 24, Harnack, Geschichte der altchristlichen
Litleratur bit Eusebius i. II. p. 196 502.
1. Harnack, Chronologie, t, l.,p. 320-381.
l'église chrétienne a la FIN DU II" SIÈCLE 11
surent contenir une population chrétienne si portée au
>*mysticisme extravagant ! Bien que finalement repoussé,
le, montanisme avait de trop profondes racines dans cette
'"population pour qu'au moins son esprit ne lui survécût.
Vflssi peut-on dire que cet esprit est un des traits dis-
tinctifs du christianisme d'Asie-Mineure; les chrétiens de
ce pays eurent toujours quelque chose de plus exalté et de
plus mystique que partout ailleurs.
La controverse quarto-décimane est encore une preuve^ UHvvw&MiL
que dans ces provinces le christianisme n'avait pas tout à 3***&w~dùùv>
fait le même caractère qu'ailleurs. Elle appartient aux der-
nières années du siècle. En Asie, on célébrait la Pâque le
14 de nisan, comme les Juifs, quel que fût le jour de la
semaine qui coïncidât avec cette date ' . Ailleurs, on célé-
brait la fête le dimanche qui suivait le 14 de nisan. Nous
n'avons pas à raconter ici cette controverse, pas plus que
nous n'avons fait l'histoire du montanisme. On sait qu'elle
fut très vive. Elle mit en mouvement toutes les Églises
d'Orient et d'Occident. Cette querelle en apparence insi-
gnifiante, puisqu'il ne s'agissait que de formes, faillit oi**£>uJJu. -i/icU
tourner au tragique, grâce à l'intervention de Victor,
évèque de Rome, qui voulut excommunier les Eglises
d'Asie 2. Au fond, ne s'agissait-il que d'une question de
formes? N'était-ce pas en réalité la lutte entre le particu-
larisme des EglisesjTÀsie-Mineure et la tendance univer-
saliste que représentait Rome? N'était-ce pas pour con-
server leur individualité religieuse que les Eglises de la
plus ancienne province chrétienne se refusaient à changer
leur coutume ? Cette controverse aurait-elle jamais surgi
si le christianisme de l'Asie-Mineure n'avait pas eu son
1. Eusèbe, H. E., V, ch. 23, 24 et 25.
2. Eusèbe, H. E., V, 24, 9.
12
CLEMENT 1» ALEXANDRIE
v^/v^VW
-
..•Xr
caractère propre et régional, s'il n'avait pas eu conscience
de ce fait, et s'il ne lui avait pas répugné d'y renoncer?
Tout autre était le caractère de l'Eglise de Rome. Dès
l'avènemenl du fils de Marc-Aurèle, cette Eglise, prolitant
de l'accalmie donl ce règne l'ut le signal, prit un grand
essor. Elle s'accrut rapidement; elle vit venir à elle des
familles patriciennes; elle eut la richesse et le prestige.
Elle devint la métropole religieuse de l'Occident. Les
Eglises de la Gaule et de l'Afrique entrent en relations
plus étroites avec elle, suivent son impulsion et com-
mencent à revêtir le même caractère. Sans doute, les
Églises de Lyon e1 de Vienne sont d'origine asiatique el
rappellent; par plus d'un trait le christianisme des pro-
vinces dont elles sont issues. Mais elles deviennent de
jour en jour [dus romaines. Irénée est en rapports cons-
tante avec Rome. Il intervient dans toutes les affaires
importantes; il écril contre les hérésies de Blastus, de
Florinus; il s'efforce de rétablir la paix entre Victor et les
Eglises d'Asie. Bref, il partage toutes les préoccupations
des conducteurs de l'Eglise de Rome; il s'accorde avec
eux sur la façon de défendre le christianisme menacé par
le gnosticisme : c esl un homme d'ordre el d'autorité,
comme on l'étail à Rome.
Les Eglises d'Afrique dépendent plus étroitement encore
de Home que leurs sœurs de Gaule. Il est certain que c'est
de l'Italie que le christianisme a pénétré en Afrique '• Les
communications entre Rome el Garthage étaient inces-
santes. Tertullien D'a-t-il pas été mêlé à l'a lia ire de lYaxeas
et ii toute la controverse christologique qui sévit vers 200
dans la i apitale ' Lui-même n'est-il pas un vrai Romain,
l Mûnter, Primordia Ecclesiae Africanae, 1827.
i ' ■ i nu /'/ </ ; eam, chap l'
, l'église chrétienne a LA. FIN DU IIe SIÈCLE 13
**etn'a-t-il pas contribué plus que qui que ce soit à donner
au christianisme d'Occident son caractère propre?
90 Enfin, Rome étendait son influence même en Orient. ,;
L^Église de Gorinthe a reçu à plusieurs reprises les con- ^jw^T
seils et les directions de l'Eglise de la capitale, au point
d'en devenir presque une dépendance. Et combien
d'autres Églises subventionnées par Rome gravitaient dans
son orbite ' !
Toute cette chrétienté dont l'Eglise de la métropole \k^mMwà
était le centre est marquée de l'empreinte du génie de
Rome. Ce qui distingue cette grande Eglise, c'est le besoin
de l'ordre, l'instinct de l'autorité, la préoccupation du oWu^iuu&H
gouvernementr Cela seTaîfsentir en toutes choses. N'est-
ce pas à Rome que surgit le premier Symbole 2 ? N'est-ce
pas Tertullien qui, le premier, formule une règle de foi 3?
Enfin n'a-t-on pas lieu de croire que c'est dans l'Église de
la capitale qu'a paru vers la fin du siècle, pour la première
fois, un canon du Nouveau-Testament ? Que ce soit l'Église
de Rome qui, la première, prenne ces mesures d'ordre en
ce qui regarde la foi, n'est-ce pas l'indice de ce qu'elle
sera?
Remarquons encore comment on s'y prend à Rome pour
se prémunir contre l'hérésie. C'est justement au temps où
nous sommes que se lit 1 organisation de la défense. C est
bien en effet, avant tout, de défense qu'on est préoccupé J
dans l'Église de la capitale. Tandis qu'ailleurs on discute
1. E pitre de Clément. Romain. Eusèbe, H. E., IV, 23, 10, mentionne
une lettre de Denys, évèque de Corinthe, à Soter, évoque de Rome. Il
en détache un passage dont la phrase suivante : Depuis l'origine, c'est
votre habitude d'assister tous les frères de diverses manières, et d'en-
voyer des subsides à un grand nombre d'Églises partout.
2. Krûger, Geschichte der altchristlichen Litteratur, p. 37 avec la
littérature du sujet.
3. De Praescriptione Haereticorum, ch. xm.
\\ CLÉMENT D 'ALEXANDRIE
avec les hérétiques, on veut les convaincre, à Home on ne
se contente pasde réfuter l'hérésie, de lui infliger de belles
défaites sur le terrain de la discussion, on prend des
mesures pour que ses coups soient absolument inoffensifs,
et même qu'ils ne parviennent pas jusqu'aux fidèles. On
veut qu'ils soient hors de l'atteinte de l'adversaire. On
s'arrange pour qu'il n'y ait pas môme de contact entre les
simples croyants et les hérésiarques. Entourer la Cité de
Dieu de murailles infranchissables, c'est la manière la plus
pratique et la plus efficace de préserver l'héritage du Sei-
gneur; c'étail bien ainsi qu'on entendait repousser l'hé-
résie à Rome. Compare/ en effet la polémique d'un Clé-
ment d'Alexandrie à celle d'un Irénée ou d'un Tertullien.
Chinent se horne exclusivement à réfuter l'hérésie ; en
véritable Crée, il se lie à la parole, à la dialectique. Irénée
et Tertullien ne se contentent pas d'amonceler contre les
gnostiques de copieux arguments, mais, en hommes
d'Eglise et de gouvernement qu'ils sont, ils prêchent aux
lideles le devoir de se tenir eux-mêmes entièrement éloi-
gnas des docteurs de l'erreur; Irénée leur prouve que,
seule-, les Eglises dont les évèques ont reçu, par trans-
mission régulière et ininterrompue, le dépôt de la foi
apostolique, sont en possession de la Vérité. Veut-on con-
naître la Vérité, on sait où la trouver. Il n'est aucunement
nécessaire do discuter avec les hérétiques, ni de prendre
connaissance de leurs opinions. Tertullien reprend la
même tactique, et avec un talent admirable, dans son De
Praescriptione Haereticoriim, s'applique à inspirer au
simple chrétien une prévention telle qu'il refusera de prêter
l'oreille aux docteurs d'hérésie»
Voilà une attitude qui marque le véritable caractère de
- L'Église de Rome. Les grandes initiatives dans le domaine
des idées ne \iendroiii pas de celle Eglise. Conserver,
i
L EGLISE CHRETIENNE A LA FIN DU IIe SIÈCLE 15
>
organiser, gouverner, c'est là son génie, et, vers la fin du
-IT siècle, ce génie s'affirme avec force. Jusqu'alors, les
évoques de Homo avaient été moins distingués que ceux
d\A.sie. C'est ce qui explique en partie peut-être que,
quoique très fortement organisée depuis longtemps,
l'Eglise de Rome n'eut l'épiscopat monarchique qu'après
l' Asie-Mineure. Vers la fin du règne de Commode apparaît
un homme qui fut le premier des grands évèques de Rome.
C'est Victor. En lui s'incarne le génie déjà hautain du chris- toofe.v"'
tianisme romain. Son attitude dans la querelle pascale le
montre bien. D'où vient que l'on mettait tant de passion
dans une discussion dont l'objetsemble assez insignifiant?
C'est que l'on sentait de part et d'autre que si l'on avait la
même foi et que si l'on faisait partie du même faisceau,
cependant on était chrétien de façon différente. D'un côté,
c'est l'ardent christianisme de Phrygïe et de Galatie, de
l'autre, c'est le christianisme plus tempéré et essentielle-
ment pratique d'Italie. Ils se sont sentis différents l'un de
l'autre. Xe les confondons pas.
Mais le centre de gravité du christianisme va se déplacer. >*- ;u>lcv w
Pendant un siècle environ, il ne sera ni en Asie-Mineure,
ni à Rome, il sera à Alexandrie et dans les contrées qui
suivront l'impulsion du mouvement d'idées suscité par
Clément et Origène. Les origines de l'Église d'Alexandrie
se dérobent dans les ténèbres les plus profondes. Ce n'est
qu'à la fin du 11e siècle qu'elle entre dans l'histoire. La
première trace certaine que nous ayons de l'existence
d'une Eglise chrétienne en Egypte se trouve dans une
lettre des évèques de Palestine écrite pendant la contro-
verse quarto-décimane et conservée par Eusèbe l. On voit
aussi planer dans une sorte de pénombre, vers l'an 180,
1. Eusèbe, H. E., V, 25.
L6 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Ii figure énigmatique de Pantène. Avant lui. il y avait ces
«anciens », presbyteri, dont Clément rapporte certaines
traditions '.
lin voilà assez pour savoir qu'il y avait une Eglise impor-
tant'1 ii Alexandrie en 180, mais pas assez pour en déter-
miner l'âge. La lettre que nous venons de mentionner est
curieuse et instructive. Nous en détachons les lignes sui-
vantes : « Nous vous faisons savoir qu'à Alexandrie on
célèbre la fête de Pâques le même jour que nous. Car il y
a échange de lettres en lie eux et nous, afin de célébrer le
saint jour ensemble.» Ainsi vers la fin du 11e siècle des
relations suivies se sont établies en Ire les Églises d'Egypte
el [es Eglises de Palestine. Ces rapports fraternels ne ces-
seront pas de se multiplier et de se resserrer. Au temps
d ( higéne, les Eglises de ces deux pays peuvent être con-
sidérées comme formant un même groupe. C'est en Pales-
tine qu'Origène se retire lorsque la jalousie de l'évêque
Démétrius le force de quitter Alexandrie. C'est là qu'il
trouve un accueil qui lui permet de continuer son ensei-
gnement. La Palestine devient ainsi la fille d'Alexandrie
et c'est de ce double foyer que les idées de Clément et
d'Origène se répandront et consommeront lapins pro-
fonde des révolutions. ( )n ne peut donc séparer ces deux
Eglises, elles feront partie désormais el pendant longtemps
d'- ce qu'on pourrait appeler le même diocèse. Ainsi
Alexandrie et la Palestine constituent le troisième grand
foyer do christianisme au temps où nous sommes.
Quel en est le caractère ? Il serait malaisé de le dire par
la raison que le caractère de ces Eglises commence à se
préciser justement dans le9 dernières années i\u siècle.
1 Voir la liste dès p de Clément où il est question «les àp/aîot
ii dans Harnack, Geschichte der altchr. Litter., l. I, p. 291.292.
'
l'église chrétienne a la FIN DU IIe SIÈCLE 17
Tandis que ia physionomie des Eglises d'Asie est fixée
depuis longtemps, que Rome s'affirme avec éclat, l'Eglise
d'Alexandrie ne se distingue pas encore par des traits bien
niTtr*qués. C'est précisément à partir de Commode qu'elle
va revêtir sa phvsionomie définitive. C'est l'école catéché-
l—'-i
tique, c'est le grand mouvement d'idées dont Clément et AA/- v
Origène vont être les initiateurs, qui feront la fortune de vu
cette Eglise et lui imprimeront son caractère historique.
Si l'on ne peut se faire une idée nette de l'Eglise d'Ale-
xandrie vers 180, il y a cependant certains iaits qui
font déjà pressentir ce qu'elle sera dans un prochain •Uw^cwHaa/*'-
avenir.
Alexandrie a été dès l'origine l'une des villes les plus lit- * ^Cx-Uau
térairesquj_aient jamais existé. Pendant des siècles, c'est
dans son sein que se concentre la vie intellectuelle du
monde. C'est d'elle qu'émane ce remarquable effort de
haute culture qui multiplia les écoles dans toutes les villes
du monde hellénistique et qui aboutit, sous l'Empire, à la
création d'un nombre incalculable de chaires de rhéteurs
et de philosophes. Le musée, les bibliothèques, la présence
d'une foule de savants, de littérateurs, de chefs d'école,
créaient un milieu où l'érudition et la philosophie jouis-
saient d'un prestige incomparable. Dans ces conditions, ;L ^vC *U- j<^wZ<m
quoi de plus naturel que le christianisme revêtit à Alexan- ^^^ ^ éu^jJ^V' -imx
drie un aspect moins populaire, et que les préoccupations _ . nj 4— J?
d'ordre intellectuel s'y soient fait jour de bonne heure ?La
supposition est permise, Mais nous avons des faits qui la
confirment. Si nous en croyons Eusèbe, il y avait certaine- U^. "%^jJÂ
ment à Alexandrie vers l'an 180 des fidèles qui avaient de^
la culture . « Pantène, dit-il, un homme remarquable par
« sa culture, dirigeait les études des fidèles... et nous
« savons par tradition que cette école était formée de gens
« qui avaient des aptitudes pour la science et qui étaient
2
18 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
« capables de se livrera L'étude des choses divines'. » Mais
Eusèbe u'exagère-t-il pas? Y avait-il déjà vers 180 des
chrétiens (jiii aspiraient à une foi moins naïve et plus
relevée ? Des besoins d'ordre intellectuel se faisaient-ils
déjà sentir dans l'Eglise d'Alexandrie ? Il le faut bien,
puisque Pantène a eu l'idée de convoquer le publie à une
élude plus savante de l'Ecriture. Le simple l'ail que l'Ecole
catéchétique existe, prouve que parmi les chrétiens de la
capitale égyptienne se Taisaient jour des aspirations incon-
nues ailleurs. Naturellement, ces aspirations n'ont fait que
s'accentuer avec les années. Au temps de Clément, pen-
dant les dix dernières années du siècle, le nombre des
(Indiens cultivés s'est certainement beaucoup accru.
C'esl pour eux que Clément écrit les Stromates. Sans ce
public spécial ce livre n'aurait eu aucune raison d'être.
Plus nous avançons et plus se multiplient les faits qui
trahissent des préoccupations d'ordre philosophique chez
un très grandnombre de chrétiens à Alexandrie. Qu'on se
souvienne des premières années d'Origène. Eusèbe nous
apprend qu'un certain hérétique du nom de Paul donnait
des conférences chez la dame qui protégeai! le jeune lils
de Léonide el que menu; des catholiques assistaient à ces
réunions '. Comment Origène gagne-t-il sa vie et celle de
sa famille après la mortde son père ? en donnant des leçons
de grammaire ou de littérature ;. N'est-il pas naturel de
supposer que ses élevés furenl <\c± chrétiens ? Quand il est
appelé ;i diriger l'Ecole catéchétique, des gens cultivés,
des philosophes, un llérat las viennent l'entendre ' ! Ainsi il
îi esl pas douteux qu'à Alexandrie des besoins d'ordre
i. //. /... v. 10,
2. //. /:.. V I, 2, 14.
3. Ibidem, 2, \~>.
'.. //. /... VI ::. 2,
l'église chrétienne a la FIN DU IIe SIÈCLE 19
*<t
intellectuel se soient fait sentir de bonne heure parmi les
chrétiens de cette ville. Ces aspirations Curent assez fortes,
p.Mu qu'un Pantène, un Clément, un Origène se don-
nassent pour tâche de les satisfaire. D'autre part, on doit
se garder de toute exagération : qu'on ne se représente pas
■ m 1- l'Ai i • * *•- ' J JiiUWWi'i^^*
1 bglise d Alexandrie comme tout entière préoccupée de
concilier le christianisme et la culture grecque. Ce ne fut wU^"
l'affaire en somme que d'une minorité, très importante sans
doute, mais qu'on aurait tort de confondre avec la masse \
des fidèles de cette Église. Ceux-ci, comme partout ailleurs, LUA/^
étaient au contraire hostiles à la culture et à la philosophie
grecques. Nous verrons, en étudiant Clément, que son
livre suppose chez la majorité du public chrétien des dis-
positions qui n'étaient rien moins que favorables à la ten-
tative d'acclimater la philosophie au sein du christianisme.
A ce premier trait qui caractérise de plus en plus le -UM/Cvl<
christianisme alexandrin, ajoutez-en un autre, non moins '^,-uh, UU-^uH
important. A Alexandrie, même au temps de Clément, on
ne possédait pas encore de formulaire de la foi apostolique.
A Rome, il en existait un dont on faisait usage aux bap-
têmes et dans les exorcismes. Aucune trace d'un pareil
symbole à Alexandrie. On en appelait sans cesse à la tra-
dition ecclésiastique; on savait bien ce qu'il fallait enten-
dre par là, mais on ne cite jamais des formules stéréo-
typées ou des articles de foi 2. Il ne paraît pas davantage
que l'on eût déjà à Alexandrie un canon des livres du ^x-^^^- v
Nouveau-Testament fermé et définitif. On possédait ;L-WvX^
« l'Evangile » et « l'Apôtre, » c'est-à-dire les quatre évan-
giles et les épîtres de saint Paul. C'était le noyau du futur
2. A. Harnack, Lehrbuch der Dogmengeschichte, t. I. p. 267, (pre-
mière édition). M. Zahn ne partage pas l'opinion de M. Harnack. Voyez
sa Geschichte des Neutestamentlichen Kanons, t. II, p. 1007.
20
CLEMENT I) ALEXANDRIE
.
xm> *u
canon alexandrin; niais les frontières de ce canon res-
taient ouvertes, et des écrits y trouvaient place qui plus
tard devaient être rejetés du recueil définitif. Enfin l'or-
ganisation de l'Eglise d'Alexandrie était certainement
encore rudimentaire. Elle devait ressembler à celle de
Carthage dont Tertullien a fait la description. L'épiscopat
monarchique n'existait pas encore. Démétrius paraît avoir
été lé premier (jui l'ait constitué à Alexandrie. Jusqu'il
lui. les véritables autorités dans les communautés avaient
élé ces anciens, àr/7.\o*. irpeff^UTepot, dépositaires de la tra-
dition, chaîne vivante qui se rattachait aux Apôtres, dont
Clément aime à rappeler les opinions ou les sentences.
Voilà un état de choses qui montre bien que cette grande
Eglise se cherchait encore; elle étail en voie de forma-
tion, elle était encore à l'état de niasse molle, facile à
pétrir. Ainsi rien d'arrêté ni dans ses usages ecclésias-
tiques, ni dans ses doctrines ; d'autre part, chez un grand
nombre, une vive préoccupation des choses de la pensée
et un vague besoin d'un christianisme moins simple et de
forme plus philosophique, tel semble avoir été le carac-
tère de TÉglise d'Alexandrie vers 180. En quelques
années un grand changement doit se produire. L'Ecole
catéchétique va faire son apparition. C'est elle qui donnera
son caractère définitif à cette grande Eglise.
Tel est l'aspect général de l'Église chrétienne au temps
de Clément. Rien n'a plus contribué à fausser l'histoire
des origines du christianisme que l'idée de l'unité de
l'Eglise primitive. C'était une fiction. Elle commença à se
dissiper le jour où Christian Baur lit voir au sein de
l'Eglise apostolique deux courants opposés, le judéo-
christianisme et le panlinisme. Depuis Baur, ces vues ont
subi mainte correction; le principe en demeure. Sans
doute, il \ a de grands traits communs à tous les chrétiens
l'église chrétienne a la FIN DU II" SIÈCLE 21
du premier âge; le fond des croyances est le môme en
^alestinej3t en 'Asie-Mineure ; mais il y a des différences
marquées et profondes entre les divers groupes. En réalité,
t^Eglise chrétienne dans sa première période présente de
nombreuses variétés de christianisme. Voyez la Pales-
tine. N'avons-nous pas d'abord les débris du pur judéo- ^^
christianisme si parfaitement représenté par Jacques,
frère du Seigneur? N'y a-t-il pas ensuite le christianisme
plus galiléen de la région de Pella dont la Didaché peut-
être nous donne l'image fidèle? N'y a-t-il pas enfin plus au
Nord des communautés qui se rattachent déjà à celle de
l'Asie-Mineure par les tendances et l'esprit? Et ces der-
nières n'ont-elles pas un caractère tout autre que les com-
munautés primitives ? Cette richesse de la flore chré-
tienne ne pouvait durer; c'était le premier jet d'une
incomparable sève. A la variété des types du christianisme
primitif devait succéder plus d'uniformité. La tendance
devait être à l'unité. A la fin du 11e siècle, cette évolution
est déjà avancée. Nous venons de le voir, il n'y a plus ^.t^vovi l£
alors que trois types principaux de_çhristianisme qui siih-
sistent. Chacun d'eux en a absorbé plusieurs autres. 9 (, '
Encore cinquante ans et 1 unification du inonde chrétien
sera presque achevée. L'Asie-Mineure aura perdu, avec 1
l'extinction du montanisme, ce qui constituait son origi-
nalité. L'hégémonie d'Alexandrie et de l'école de Clément
et d'Origène sera souveraine en Orient. En face de ce
christianisme ne demeurera que celui de Rome et de
l'Occident. Là s'arrêtera l'évolution. L'histoire ultérieure
montrera que l'unité absolue est une chimère et qu'il y
aura toujours au sein de l'Eglise un certain nombre de
types irréductibles de christianisme qui se feront de
mutuels emprunts, mais dont aucun ne se laissera plus
absorber par les autres.
CHAPITRE II.
Biographie de Clément d'Alexandrie. — Sa conversion
au Christianisme.
On ignore et le lieu et l'année de la naissance de Clé-
nient. Les uns disaient qu'il était originaire d'Alexandrie,
d'autres en faisaient un Athénien '. Ce sont ces derniers
qui ont probablement raison 2. Comme il vivait encore aux
environs de 211, c'est vers le milieu du IIe siècle qu'il a dû
naître \
Clément n'est pas né chrétien comme Origène. Il est
sorti du paganisme;. Eusèbe l'affirme \ On peut le conclure
aussi de certaines paroles de Clément lui-même1. En outre,
il a une connaissance si précise et si complète de la reli-
gion populaire et du paganisme courant qu'il est difficile
de supposer qu'il n'en soit pas issu 6.
La seule chose certaine que nous sachions de sa jeu-
nesse, c'est qu'il a beaucoup voyagé. Il nous le dit lui-
même 7. Il a visité la Grande-Grèce en Italie, l'Orient, la
1. Epiphane, Ifaer., 32,6 ; KXr{(XT]ç te ov ^aa! t'.vî; 'AXeÇavSpÉx, ï-i^o<.
8è 'AOr/zaîov.
2. Voyez la discussion très complète de ce point dans : Th. Zahn,
3e partie de ses Forschungen zur Geschichte des .V. /'. Kanons, intitulée
Supplementum Clementinum, p. 156-176.
'■'>. Alexandre de Jérusalem recommande Clément dans nue lettre à
L'Eglise d'Antioche, écrite vis 211. Mus., //. E., VI, 11, cf. VI, 8, 7.
\. Demonstratio evangelica, II, 2, 64.
5. Pédagogue, I, c. 1, I, -x; naXcctag k7co(jiv<Î[1£voi BdÇas veàÇofiev. Cf. ibi-
dem, II, 62 (éditiob Dindorf, 1869).
6. Voirie Protrepticus, notamment ch. u.
7. I, Stromates, 1 1 .
■-vy.
BIOGRAPHIE DE CLÉMENT 1) ALEXANDRIE 23
Palestine et enfin l'Egypte. Clément s'exprime de manière
abaisser entendre qu'il est parti de la Grèce et qu'il s'est
finalement fixé en Egypte. Ceci est favorable à la tradition
qui lui attribue une origine athénienne.
Btms quel but notre auteur a-t-il entrepris un si grand z:o>^kCujj<m- <-—
voyage ? Comme Plotin, un demi-siècle plus tard, il est vcKa 4.
parti en quête de science divine et humaine. 11 était avide
de savoir. Il avait une instruction littéraire et philoso-
sophique peu commune. Il connaissait bien ses auteurs ^^va-'xv^vv
classiques et il a dû pratiquer de bonne heure et très long-
temps Platon qu'ilrTa jamais cesse d'admirer. Il apparte-
nait certainement à l'élite de la jeunesse de son temps, et
plus tard il fut sans contredit un des hommes les plus
instruits d'un siècle qui faisait le plus grand cas de l'éru-
dition. Il est vrai qu'une partie de sa science est de seconde
main, qu'il manquait totalement de discernement critique
et qu'il acceptait de bonne foi les renseignements les plus
suspects. On a fort entamé sa réputation d'érudit '. 11 n'en
reste pas moins qu'en ce qui regarde la philosophie -, ^^^
grecque et la littérature de son pays, il les possède autant
qu'homme de son temps et qu'il est incontestablement le \
plus instruit des écrivains chrétiens des premiers siècles,
sans en excepter Origène lui-même.
C'est au cours de ce long voyage qu'il paraît s'être con-
verti au christianisme. Il devait même être déjà en partie -(^^^Mt^M^.-
gagné lorsqu'il s'embarquait à Athènes pour l'Italie. Aussi
est-ce à des maîtres chrétiens qu'il s'attache de préférence
partout où il en rencontre.
Peut-on savoir comment s'est faite la conversion de Clé-
ment au christianisme? Il n'en a fait nulle part la confes-
sion, mais les raisons qui l'ont décidé à abandonner non
1. Voir notre aperçu bibliographique à la fin de ce volume.
24
i ! ! MKNT D ALEXANDRIE
seulement le paganisme niais aussi la philosophie et qui
l'ont jeté dans la nouvelle religion se laissent saisir sans
peine dans ses écrits, Elles rappellent très vivement celles
qui firent de Juslin Martyr un chrétien. Celui-ci s'est trouvé
à peu près dans les mêmes conditions que Clément, Tous
deux appartiennent à l'élite cultivée de leur époque ; ils ont
fréquenté les écoles; l'un et l'autre sont épris de Platon;
ils sont hommes de leur temps; ils en ont les aspirations
et l'esprit. < )r, Justin Martyr a raconté sa conversion dans
les premières pages de son Dialogue avec Tryphon. C'est
un document capital puisqu'il nous permet de voir comment
se faisait dans des âmes de cette trempe le passage du paga-
nisme au christianisme. On y voit les raisons cpii décident
' un élève des philosophes au 11e siècle à devenir chrétien.
Nous considérons donc ce document comme caracté-
risant toute une catégorie de néophytes au temps dont il
s'agit et c'est à ce titre (pie nous en donnons ici l'analyse.
Il nous révélera un peu de l'âme de Clément.
Justin se promène dans le xyste ; il a le manteau du phi-
losophe ; un juif l'aborde, Justin s'étonne qu'un (ils d'Israël
cherche des lumières auprès d'un philosophe. « Comment»,
dit-il, « la philosophie te serait-elle aussi utile que la Loi
et les prophètes? » Tryphon de s'écrier: Mais l'affaire de
la philosophie n'est-ce pas d'examiner et de rechercher ce
qui se rapporte à Dieu, scïTy.^'.v rapi tou Qeïou ? Là-dessus,
Justin, après avoir reconnu (pu1 ('(Hait bien là l'objet de la
philosophie, montre que les philosophes ont perdu de vue
ce but suprême et n'ont pas trouvé la solution des pro-
blèmes que soulève l'idée de Dieu. La philosophie a
manqué a sa mission. Il raconte ses propres expériences,
11 s'est adresse successivement à un stoïcien, à un péripa-
téticien, ;i un pythagoricien. Aucun ne l'a satisfait. Aucun
ne lui a procuré celte science des choses divines qui était
**
BIOGRAPHIE DE CLÉMENT D'ALEXANDRIE 25
le /plus cher de ses vœux. A la fin, il rencontre un platoni-
cien. Oétait le philosophe qu'il cherchait. Le platonisme
l]enivre, les idées incorporelles le transportent d'enthou-
siasme; elles lui semblent donner des ailes à sa pensée;
Jl se sent sur d'être bientôt un sage accompli ; encore un
peu et il contemplera Dieu: tTàtc.Çov au?wca xaTÔ-j/sa-flat, tov
ôeôv. Plein de ces belles espérances, il cherche la solitude
pour y méditer. Il croit avoirtrouvé un lieu solitaire à peu
de distance de la mer. Un vieillard se présente à lui. La
conversation s'engage. On en vient tout de suite à parler
de la philosophie. « Tu crois donc, » dit l'étranger, « que
la philosophie procure le bonheur?» Là-dessus, dans un J^***--
dialogue serré, Justin, par la bouche du vieillard, refait la -j-vX-o-^*^ «*^
critique de la philosophie. Elle a failli à toutes ses pro-
messes. Elle prétend révéler Dieu ; elle n'y parvient pas.
Elle affirme l'immortalité de l'âme, et elle est hors d'état de
la prouver.
« Les philosophes », s'écrie le mystérieux étranger, « ne
savent rien de tout cela; ils sont incapables même de dire
ce que c'est que l'âme. » Voilà le bilan de la sagesse
grecque! Vaincu par cette démonstration, Justin s'écrie :
« Quel maître nousrestera-t-il maintenant et d'oùviendra
le secours, puisque les philosophes eux-mêmes ne pos-
sèdent pas la vérité? » « Il y a des maîtres véritables, » dit
à son tour le vieillard ; « ils sont plus anciens que les sages
grecs, vrais amis de Dieu, dont la parole est inspirée, car
elle révèle l'avenir. Ce sontles prophètes hébreux. Ils con-
duisent au Christ. «Justin est saisi d'un désir ardent de
connaître les prophètes et les amis du Christ. C'est auprès
d'eux qu'il a trouvé enfin la vraie philosophie.
Contempler Dieu, xaQopâuQat tov Gsôv, voilà le tourment w
de ce noble cœur! Ce que Justin demande à la philosophie, -^^*^y<MM
c'est qu'elle lui révèle le Dieu inconnu. Tout autre objet lui ^^Wk^-U
1 <&^Um^Sowj>.
26 clément d'Alexandrie
csi indifférent. Le pythagoricien lui parle de géométrie et
d'astronomie, sciences indispensables à qui veut être initié
au pythagorisme. Mais que sont ces connaissances au prix
de la connaissance de Dieu ? Faut-il qu'il attende pour
avoircelle-ci qu'il possède celles-là? Quelle perte de temps!
el il renonce à se faire auditeur du pythagoricien. Tout ce
qui préoccupait les anciens philosophes, la nature, la méta-
physique, la connaissance en soi lui paraît secondaire. Au
fond, l'aspiration qui le remplit est bien plus religieuse que"
philosophique. S'il se détourne des sages grecs, c'est parce
que cette aspiration ne reçoil pas de satisfaction à leur
école. C'est ainsi que s'explique chez Justin Martyr cette
désaffection à l'égard d<> la philosophie qui précède et qui
prépare sa conversion au christianisme.
— \ Clément a fait les mêmes expériences. Nous aurons
maintes fois l'occasion de montrer la force de ses aspira-
tions religieuses. Contempler Dieu, vivre en communion
"^ avec lui, en recevoir des révélations toujours plus lumi-
neuses, voilà son désir le plus ardent. C'est ce désir qui
l'a finalement poussé au christianisme. Sans doute, il
admire Platon, il <%sl imprégné des conceptions philoso-
phiques du IIe siècle, mais sur un point capital la philo-
sophie le laisse froid et sceptique. Aucune école ne lui a
révélé Dieu. Voilà le grief qu'il nourrit contre la sagesse
grecque <-t qu'il relève parfois avec amertume.
Clémenl a suivi jusqu'au bout les mêmes voies (pie Jus-
lin. Qu'est-ce qui inspire à l'auteur du Dialogue avec Try-
phon un si grand désir de connaître « les prophètes el les
.•unis du Chrisl « '.' C'esl la conviction qu'ils ont le pouvoir
de lui révéler Dieu. Ce qui les accrédite auprès de lui, c'esl
que leurs prophéties se s<>ni accomplies. C'esl à ce signe
(piil reconnaît qu'ils onl été inspirés par Dieu Lui-même.
(dénient s'esl laissé convaincre pour les mêmes raisons.
BIOGRAPHIE DE CLEMENT d' ALEXANDRIE 27
Pour aller au Christ, il a suivi la même route, poussé par
le« mêm«s instincts et stimulé parle même tourment,
"t^'estlà un point capital. Clément comme Justin, n'a pas
embrasse le christianisme pour des raisons d ordre pro-
prement moral . 11 n y a aucune analogie entre la conver-
sTon de ces deux nommes et celle de saint Augustin. Ce ' '
n est pas la conscience douloureuse de leurimpuissance a
triompher d'eux-mêmes et du péché qui les prosterne
devant le Christ. Sans doute ils ont de fortes aspirations
morales. En effet, qu'est-ce qui éloigne Clément du paga-
nisme populaire ? C'est l'immoralité de sa mythologie et
de son culte. Ajoutons que ces aspirations toutes morales,
déjà fortes avant sa conversion, s'accentuèrent sans cesse
dans la suite. Le christianisme les a profondément déve-
loppées. La morale et la religion, la foi et la sainteté
devinrent inséparables pour lui. Il n'en est pas moins vrai
que ce n'est pas l'aspiration morale, mais l'aspiration reli- ^saa^^-^u^vHxv
gieuse qui a conduit cet homme au christianisme. Comme t cu^^M/^*m^HS>
Justin, ce qu'il demande tout d'abord au Christ, ce n'est --^v^ml.
pas une grâce divine propre à faire de lui un saint, c'est
une vision plus claire de Dieu, c'est une révélation que la
philosophie n'avait pu lui donner, c'est surtout la faculté ^^a,r^w^uvo\
d'entrer en communion avec ce Dieu. Les textes nous xaa£^*Lci\a»-
l'ont montré, voilà ce qui a certainement poussé Justin à
lire les prophètes et à se faire chrétien. L'analogie très
marquée du christianisme de l'auteur du Dialogue et de
celui de l'auteur des Stromates, sans parler de tous les
autres indices que nous avons mentionnés, nous autorise
à conclure que Clément s'est converti au christianisme dans
les mêmes conditions et pour les mêmes raisons.
Ce qui explique les grands chrétiens, c'est la crise déci-
sive qui en a fait des chrétiens. Il y a un lien étroit entre
le paulinisme_etjes expériences faites par Paul de Tarse
28 CLÉMENT d'aLEXANDRIE
sur le chemin de Damas. Vous n'expliquerez la théologie
de saint Augustin comme celle de Luther que par le drame
qui se passe dans leurs âmes à l'heure où se décide leur
vocation de grands chrétiens. 11 n'en a pas été autrement
de Clément d'Alexandrie. Sa conception particulière du
christianisme trouve son explication psychologique et
historique dans les expériences qu'il a faites au moment
de son passage au christianisme. Voilà pourquoi il était
essentiel de tenter de les reconstituer, atout le moins d'en
faire entrevoir le caractère particulier,
taà* ~ Quels furent les hommes qui l'initièrent à la foi chré-
tienne ? Il nous en parle dans un passage des Stromales qui
mérite d'être reproduit. 11 déclare qu'il n'a d'autre but en
écrivant que de perpétuer l'enseignement des hommes
bienheureux qu'il a eu le privilège d'entendre. « De ceux-
là, » dit-il, « l'un était en Grèce, c'est l'Ionien, un autre
« en Grande-Grèce. Celui-là était originaire de la Cœlé-
(( syrie; l'autre venait d'Egypte. Il y en avait d'autres en
« Orient dont l'un était natif de la Syrie; un autre habitait
»< la Palestine; il avait été d'abord juif. II en est un der-
« nier, — celui-là surpassait les autres en puissance, —
« que je finis par découvrir en Egypte où il se cachait; je
« m'arrêtai alors auprès de lui. Celui-ci je l'appellerai
((l'abeille «le Sicile : des fleurs qu'il a cueillies chez les
<( prophètes et les apôtres, il a composé ce pur suc de vraie
« science qu'il inoculait dans l'âme de ses auditeurs. Ces
a maîtres ont gardé fidèlement la tradition de la doctrine
« excellente qu'ils ont successivement reçue, comme un
« héritage transmis de père en fils depuis Pierre et Jacques,
« Jean et Paul, les saints apôtres. Grâce à Dieu leur lignée
« est parvenue jusqu'à nous pour déposer en nous la
« semence <!<• nos ancêtres, les apôtres '. »
2. I, Strom.x \\.
BIOGRAPHIE DE CLEMENT d'aLEX VXDRIE 29
'""Depuis Eusèbe on s'accorde en général à reconnaître • cuaI^vu^
Panfène clans le maître dont Clément fait un si chaleureux
éloge/dans ce passage l. Qui sont les quatre autres? On
ne l" sait. Dans un assez grand nombre de passages soit
des St romates, soit des II y pot y poses, soit des Éclogues
prophétiques, notre auteur fait mention d'hommes qui l'ont
précédé et qu'il appelle les « anciens ». Le terme dont il
se sert pour les désigner ne doit pas nous tromper. Il ne
les appelle pas « anciens » à cause des fonctions ecclé-
siastiques dont ils auraient été revêtus. C'est en qualité
de maîtres vénérés et de dépositaires delà tradition chré-
tienne qu'il les mentionne. ÏÏ cite leurs opinions sur tel
pôiiiTcuF doctrine ou leurs interprétations de certains pas-
sages de l'Ancien-Testament. Parmi eux, il nomme expres-
sément Panténe. Les « anciens » sont donc ses maîtres et
il n'y a pas de raison pour ne pas les identifier avec les
maîtres dont il parle dans le passage que nous avons cité.
Peut-être y en avait-il d'autres encore. A coup sur Pan-
téne et les quatre autres figuraient parmi les « anciens2 ».
Les « anciens », dit-il, « n'ont rien écrit », il en donne
1. Eus.,//. E., V. 11,2.
2. Dans II, Strom., 67, 68, il mentionne deux interprétations de Ps., I,
1. Il les tient de deux hommes qu'il a entendus; dans Ecloga prophet., 56,
une opinion de Pantène est citée ; dans Ecloga, 50, celle d'un Tzps-^-JTr,; ;
dans Ecloga, 11, il s'agit de oî ^pcaSûiepot dont l'opinion sur la souffrance
physique est relevée; dans Ecloga, 27, il est dit : oùx k'-fpatfov os oî -pssojTi-
poi. Clément parait avoir souvent cité la tradition orale des -fEsSjTSpcK
dans ses Hypotyposes ; voir Eus., H. E.f\l} 14, 4 : w; ô [xaxapioç ïXeyî
jtpeo6ÔTspoç, et § 5 ; voir encore Adumbrat, in /., Joh., i, 1 : quod ergo dicit
« ah initio » hoc modo presbyter e.rponebat. etc. Eusèbe rapporte que Clé-
ment dit dans son traité surla Pàque que ses amis ont insisté auprès de lui
pour qu il consignât par écrit aj etuys r.apà. twv àp/auov jc6eo6oTlpcof àx7)XOÙ>$
rcapaSdaetç ; H.E.,\I) 13, 9. Voyez l'énumération complète des passages
où mention est faite des -psaoy-spoi dans À. Harnack, Geschichte der
altchristlichen Litteratur bis Eusebius, t. I, p. 292.
30 CLÉMENl D ALEXANDRIE
toutes sortes de raisons. C'est justement parce qu'ils n'ont
k ~ pas écrit que Clément se sent le devoir de prendre la
r~ plume. Il voudrait fixer leur enseignement avant qu'il
s'effaçât de sa mémoire.
Ces « anciens » dont se réclame Clément avec tant de
modestie devaient être les chrétiens les plus distingués de
leur temps. Leur connaissance de la tradition chrétienne
connue leur piété les désignaient à l'attention et faisaient
d'eux les représentants respectés du christianisme. A ceux
qui venaient les consulter, ils racontaient une foule de
traits de l'histoire évangélique ou apostolique qui se sont,
en grande partie, perdus; ils interprétaient les passages
difficiles de l'Écriture et sur des points importants de doc-
trine ou de conduite donnaient un avis qui faisaient
règle '. L'épître de Barnabas peut nous donner une idée
assez juste de cet enseignement exclusivement oral qui
laissa un si touchant souvenir dans la mémoire de Clément.
On comprend l'importance du fait que celui qui devait
écrire les Stromates ait été disciple des hommes qui pas-
saient pour des autorités chrétiennes et qui étaient des
^ représentants reconnus de la tradition. C'est donc dans
ITJm *» le pur terroir chrétien que le christianisme de Clément
'-""-'-- plonge ses racines: Il eu avait pleinement conscience. Il
W^ aime à rappeler que ces hommes rares dont il se réclame
ont reçu, de génération en génération, l'enseignement des
apôtres eux-mêmes. C'est par eux que la vraie semence
chrétienne et apostolique est parvenue jusqu'à lui 2.
Telles sont les origines du christianisme de notre doc-
teur ei jamais, à aucun moment, il n^a cru leur être devenu
infidèle. Il est resté convaincu que, dans ses écrits, il n'a
1. Eus., //. /•:.. I, 12, 2 : II. I. 3, etc.
2. 1 Strom 11.
BIOGRAPHIE DE CLEMENT D'ALEXANDRIE 31
foÂt que reproduire les enseignements de ses maîtres1.
Sans doute, il y a une forte part d'illusion dans cette con-
viction. Elle contient cependant un grand fonds de vérité.
-4£afâutrement on ne s'expliquerait pas chez Clément cette
absolue inconscience d'une différence entre sa doctrine et
celle de ses prédécesseurs. Aussi convient-il de tenir
compte de ce sentiment si net qu'il avait de ne pas avoir
dévié de la tradition des « anciens », lorsqu'il s'agit
de se prononcer sur le caractère du christianisme de
Clément.
On ne sait pas grand'chose de la vie même de notre &**i/
auteur. Il n'est guère probable qu'il soit venu à Alexandrie
et qu'il y ait connu Pantène avant l'an 180. Il est douteux
en effet que celui-ci ait commencé à enseigner avant cette
date 2. Après avoir été son élève pendant quelques années,
Clément parait être devenu l'auxiliaire de Pantène au
Didasealée. C'est ce qui résulte du fait que d'une part
notre catéchète quitte Alexandrie en 202 ou 203 et que,
d'autre part, son enseignement ayant laissé des traces très
profondes, a dû embrasser une période assez étendue. On 0&m~ imMJ&*m*m
peut donc supposer qu'il commença d'enseigner au Didas-
ealée vers 190.
Pantène devait être encore en vie à la fin du siècle. En <W<a^ rJ,
effet Origène a été son élève et, en 200, il ne parait pas
avoir eu plus de quinze ans 3. D'autre part, le maître de
Clément n'a pas dû vivre au delà de cette date, car son
élève en parle quelques années plus tard comme d'un
1 Ibidem ; cf. Ecloga prophet., 27.
2. Eus.,iï". E., V, 10.
3. Eus., H. E. VI, 14, 9; cf. VI, 19, 13. C'est M. Zahnqui a établi défi-
nitivement, croyons-nous, qu'Origène, comme Alexandre, a été élève de
Pantène. Pour l'âge d'Origène en 200, Eus., H. E., VI, 2, 12, et VI, 36, 1,
donneraient 15 ans ; VII, 1, donnerait 17 ou 18 ans.
[2 CLÉMENT D1 ALEXANDRIE
ancêtre spirituel l. On doit donc supposer «pu*, jusqu'à la
tin du siècle. Clément a partagé avec Pantène l'enseigne-
ment catéchétique, comme plus tard, Origène et Héraclas
devaient le diriger ensemble 2. Pendant cette période,
notre auteur eut comme élève cet Alexandre qui fut plus
tard son ami et jusqu'à un certain point son protec-
teur 3.
En 202 ou 203, Clément quitte Alexandrie. La_persécu-
tion y sévissait avec violence. Eusèbe nous apprend, ëh
effet, que, pendant quelque temps, l'Ecole fut abandonnée
jusqu'à ce qu'Origène en assumât la direction. Glémentne
revint plus à Alexandrie. C'est ce que l'on doit conclure de
tout ce qu'Eusèbe nous raconte de l'histoire du Didascalée
après 203 \ On ne sait, plus au juste ce que devient Clé-
ment. Tout ce que l'on en apprend, c'est (pie, vers l'an 211,
il est en rapport avec son ancien élève Alexandre B. Celui-
ci le recommande, dans une lettre, à l'Église d'Antioche ;
il dit que son vénéré maître a rendu des services impor-
tants à l'église dont lui, Alexandre, est l'évèque. Puistoute
trace du grand catéchète disparaît. Nous savons seule-
ment qu'en 210 il doit être mort6. En effet, nous possé-
1. Eclogd prophet., 56 : ô IlavTaivoç $è JjfM&v è'Xêyêv
2. Eus., //. /... VI, 15.
.'{. Alexandre plus âgé qu'Origène n'a probablement pas été auditeur
de Pantène et de Clément en même temps que son correspondant,
Origène.
'i. Eus.,//. /.'., VI, ch. 2 à 4; Jérôme ne mérite aucune confiance pasplus
ici qu ailleurs. Voir Harnack, op. cit., p. 294. Une comparaison sérieuse
des passages parallèles de l'Histoire ecclésiastique el du De Viris inlus-
tribus snllii pour montrer avec évideifce que Jérôme ne sait rien de plus
(l" Eusèbe el que pour le reste il ne fait appel qu'à sa fantaisie ou à la
Mile.
5. Voir la lettre d'Alexandre,, //. /.'.. VI, 11, 6, et pour la date compa-
rez VI, 8, :.
G.//. /■;., VI, 14, 8; cf. VI, 19, 16.
BIOGRAPHIE DE CLEMENT D'ALEXANDRIE 33
i
dons encore quelques lignes de la main d'Alexandre, qui
' datent de cette époque et dans cette lettre, l'ancien élève
(le Clément parle do lui on termes qui ne permettent pas de
supposer qu'il fût encore en vie.
CHAPITRE III
L'École Catéchétique d'Alexandrie.
oj^jj.y^y. Les origines de l'Ecole catéchétique, comme ('(«lies de
l'Eglise d'Alexandrie, sont enveloppées d'obscurité.
Eusèbenoùs apprend qu'au début du règne de Commode,
un homme d'une haute culture, nommé Pantène, « dirigeait
les études des fidèles» de cette Église, et il ajoute qu'il y
avait déjà anciennement à Alexandrie une « Ecole des
Saintes-Ecritures ' ». Il a soin de nous avertir qu'il n'a
d'autre autorité pour ce qu'il affirme que la tradition (itapsi-
X'/î<pa{ji£v) . Voilà tout ce que l'histoire nous a conservé des
origines d'une institution qui devait exercer une influence
si profonde sur l'évolution de la pensée chrétienne ' ! Nous
ne savons ni dans quelles conditions elle est née, ni ce
qu'elle a été dans sa première période.
Elle ne commence à sortir des ténèbres qu'avec ce Pan-
tène, dont Eusèbe nous a esquissé un portrait qui semble
appartenir plutôt à la légende qu'à l'histoire. On aurait
bien tort de faire fonds sur ce qu'il nous en dit. Ce serait
se montrer bien plus confiant qu'Eusèbe lui-même. Celui-ci
préfère laisser à la tradition la responsabilité de ce qu'il
1. H. K., V, 10 : èÇ àpyaiou Kôouç O'.oai/.aÀEio'j tôv Upwv Xoyov nap' aùxoî;
-jji-.Z-.û)-.0^.
2. Veut-on avoir un bon exemple des inexactitudes de sainl Jérôme en
matière 'I histoire ? Que l'on compare !<• récii d'Kusrbe au passage cor-
respondanl du De Viris inlustribtis, '.U\. Jérôme copie Eusèbe, el ce <|u il
ajoute i i ■ ii contradiction avec les données l<s plus sûres de son garant,
Qoelli source ■! erreurs que ces mots : (Pantsenus)... docuit sub Severo
principe et Antonino, cognomento Caracalla !
L KCOLE CATECIIET1QUE D ALEXANDRIE
35
**
«aconte*touchantPantène. Xul doute, cependant, qu'il n'ait
existé. Clément a pour lui la plus grande vénération. Il
vaudrai l perpétuer son enseignement. Il le cite comme
interprète des Ecritures. En somme, il ne reste de Pan-
tene qu un nom très respecte ».
.Vous ne savons même pas ce qu'a été l'École catéché-
tfque sous la direction de Clément. Tout au plus, pouvons-
nous conjecturer d'après ses écrits ce qu'a pu être l'ensei-
gnement qu'il y a donné. Fort heureusement l'histoire
de l'Ecole vers 202 s'éclaire d'une vive lumière. Nous
avons pour cette période, qui est celle des débuts d'Ori-
gène dans l'enseignement catéchétique, des textes qui
paraissent très sûrs 2.
Dès que la persécution éclate à Alexandrie, l'Ecole est
abandonnée. Personne n'y enseigne plus; Clément a dû
fuir. Pendant quelque temps, le Didascalée n'existe plus.
C'est Origène qui le relève de ses cendres. Observons la
manière dont il s'y prend. Il n'a certainement pas dû
innover à ce moment-là. Il n'a pu songer qu'à restaurer
l'ancien édifice. En voyant donc Origène reconstituer
l'Ecole, nous aurons une idée de la manière dont elle a
été fondée.
C'est, semble-t-il, sans en avoir eu le dessein, qu'Origène
a été amené à reprendre la succession de ses maîtres. Quel-
ques païens viennent à lui pour être instruits dans la
parole de Dieu (-ooTr(£7av aO-rw Tt.vèç àirô tûv IQvwv àxouo-ô^e-
voi tov Xôyov tq'j 9soû). Origène fait donc tout d'abord œuvre
de propagande. Ses premiers disciples sont des gens qu'il
flWtQ<L,l<MMÀ4Xi
jACC'-Uv^, .
"(MAÀ CiUiUA^
1. D'après Philippe de Side, l'apologiste Athénagore aurait été le
maître de Clément et de Pantène, donc leur prédécesseur à l'Ecole. De
l'avis de tous les critiques, cette affirmation ne peut être acceptée.
2. Textes, //. E., V, 10, VI, 3 ; 6 ; 18, 3 et 4.
3<>
CLEMENT D ALEXANDRIE
convertit an christianisme. Plusieurs sont arrêtés, con-
duits au supplice. Il les exhorte, les accompagne jusqu au
dernier moment. Son enseignement consistait alors exclu-
sivement à expliquer les Ecritures. (Test si vrai, qu'il
estime que l'étude des Saints-Livres ne comporte plus
celle de la littérature profane; il vend les manuscrits
d'auteurs classiques qu'il possède. A ce moment-là, des
chrétiens se joignent à ses premiers élèves. Son enseigne-
ment prend bientôt une telle importance et rend de tels
services aux fidèles et à l'Église que l'évêque Démétrius
l'investit en quelque sorte odiciellement de la direction
de l'École qu'il vient de ressusciter. Pendant plusieurs
années, Origène est sous la dépendance de l'évêque.
L'Ecole catéchétique est une institution reconnue et
patronnée par l'Église d'Alexandrie. Lorsque le jeune
maître s'absente trop longtemps, Démétrius le rappelle et
lui ordonne de reprendre ses fonctions. Pendant cette
première période, il semble s'être borné à l'élude des
Écritures qu'il complète par une sorte de pédagogie ou
éducation chrétienne"! Lui-même donne l'exemple du rigo-
rfsme./PIus tard, Te programme de l'École s'élargit. Ori-
gène sent le besoin de se préoccuper du mouvement
d'idéesqui se produit dans les écoles des philosophes. Il
s'adonne à l'étude de la philosophie, il engage ses élèves
à s'y appliquera leur tour, il déclare que la connaissance
des lettres et de la philosophie des Grecs est nécessaire
au chrétien. Il en est tellement convaincu qu'il se charge
de donner, à l'Ecole même, une instruction complète. On
y l'ail ses :-v.j/."/.'.7., on y étudie les grands philosophes. Ce
sontlà les études qui sont considérées Tcomme l'indispen-
sable préparation à un christianisme complel que l'on
nomme couramment à l'Ecole la philosophie divine. A cette
date, c'est-à-dire dans les dernières années de son séjour
l'école catéchétique d'alexandrie 37
i
à» Alexandrie, Origène a fait du Didascalée chrétien une
école capable de se mesurer, non sans succès, avec les
écoles rivales des philosophes. Aussi, y voit-on affluer les
-..*-
K.
auditeurs les plus divers, chrétiens et païens, gnostiques
ri philosophes. Tel semble avoir été le développement que
l'Ecole catéchétique a reçu sous la direction de l'élève de
Clément.
En fait, il a simplement rendu au Didascalée la physio-
nomie que lui avait déjà imprimée son illustre maître. La ^îVVvW^^ w
seule différence est que la restauration s'est faite sur une i|.
plus vaste échelle et avec plus d'éclat. C'est ce que des
faits très significatifs nous autorisent à penser.
Il est probable que l'Église d'Alexandrie n'a pas eu plus
de part à la fondation de l'École catéchétique qu'elle n'en
a eu à sa reconstitution par Origène. L'École est née en j>
quelque sorte spontanément. Un docteur chrétien a com"^u^/J^r
mencé par réunir des gens, païens pour la plupart, qui
désiraient apprendre à connaître la nouvelle religion.
Qu'on se souvienne que vers le milieu du 11e siècle la pro-
pagande du christianisme n'avait rien d'officiel. Des évan-
gélistes, qui n'avaient d'autre mandat qu'une vocation
intérieure, .pénétraient partout '. Tenait école de religion
qui s'y sentait appelé. Pourquoi les choses ne se seraient-
elles pas passées à Alexandrie comme partout ailleurs?
Quelle raison avons-nous de supposer que l'Église de cette
ville ait ouvert un beau jour une école chrétienne d'un
genre nouveau et qu'elle ait solennellement installé un
maître de la jeunesse ? Pas un texte n'autorise pareille sup-
position. Elle est même écartée par une expression de
Clément, qui implique le contraire. Il raconte qu'après
avoir voyagé en divers lieux et entendu différents maîtres,
1. Didaché ; Eus. //., E. III, 37.
38 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
il découvrit le plus grand de tous « caché en Egypte l. » Eh
S quoi! Pantène était-il donc si obscur qu'il ait été presque
inconnu, même à Alexandrie? Clément ignorait-il l'exis-
tence du Didascalée? Que signifie son langage, si ce n'esl
(pie Pantène enseignait alors sous sa propre responsabi-
lité, qu'il n'avait autour de lui que quelques élèves, que
L'Eglise d'Alexandrie ne se préoccupait pas de lui et que
l'École catéchétique n'était pas à cette époque une institu-
tion? Un docteur obscur la l'oncle, comme vingl ans plus
tard un jeune élève la relèvera, sans avoir été ni secondé,
ni dirigé par personne.
•^ Les leçons des catéchètes d'Alexandrie ont été certaine-
jjj^teJ. Xxu < ment sui\ ies de bonne heure par des personnes étrangères
au christianisme. L'idée se répandit dans le public qu'on
pouvait s'initier à la nouvelle religion au Didascalée.
Auraient-ils pense a s'adresser au jeune Origène, les païens
dont parle Eusèbe, s'ils n'avaient cru que l'élève de Clé-
ment allait continuer les traditions de l'Ecole '.' On y faisait
"" - v- donc de la propagande avant lui, et ce fut probablement
-v^-uv t-dansce but (pie Pantène commença d'enseigner. Cette pro-
pagande s'adressait à des païens cultivés. Du moins celle
-'^ "- '■ ' — que lit Clément était-elle destinée à ce public. Son Protrep-
ticus suppose des lecteurs instruits. La conquête de la
>uiUbjeunesse M"' formait la clientèle des philosophes l'ut l'une
des principales préoccupations de Clément, peut -être aussi
de Pantène. C'est aux philosophes que Clément dédie les
deux derniers livres des Stromates.
.Mais, il y a «les faits qui le prouvent, on ne se bornait
pas à l'Ecole catéchétique, au temps de Pantène el de Clé-
ment, à convertir des païens; elle a été de bonne heure
fréquentée par déjeunes chrétiens. < Irigène et, avant lui,
I. [, Strom., Il Lv AWtccio Grjpiaaç '/.l'/.r/i ',-.■/ .
L'ÉCOLE CATECHETIQUE d'âLEXANDRIE 39
.•son ami Alexandre ont été élèves de Pantène et de Clément. -*td j-<^aakU 'à
C'est avec ces jeunes gens, sans doute, que ces maîtres se awU*Wi^amaU
livraient à l'étude des Saintes-Ecritures. Ce fut l'une des
k*s importantes occupations de Clément. Il a non seule-
ment semé ses écrits, le Pédagogue, les Stromates, d'inter-
prétations allégoriques de l'Ecriture, mais il a écrit un
commentaire à peu près complet de la Bible. Il y a peut-
être condensé la substance de cette partie de son ensei-
gnement. En même temps que Clément étudiait l'Écriture, wvV uw^.^
avec ses élèves les plus avancés, il réfutait, quand il en ^u^ti/cuM-
avait l'occasion, les opinions gnostiques. Celles-ci occu- '
pentTdaris les Stromates une place qui correspond, sans
doute, à l'importance qu'il accordait au gnosticisme dans
son enseignement.
Avons-nous épuisé le cycle des études que l'on faisait
au Didascalée sous la direction de Clément ? Ses écrits ne
nous permettent pas de le penser. Dès l'origine, l'ensei-
gnement des premiers catéchètes d'Alexandrie s'était
adressé à une élite cultivée ; aussi la culture etlaphiloso- i^uAM^ <
. r
phie grecques ont-elles toujours eu à l'Ecole catéchétique i-Co-U/V^ jL^^/ju
une place d'honneur. Clément les déclarait indispen-
sables ; il voulait les utiliser dans un but pédagogique ; à
l'aide de la philosophie, il comptait arriver à une forme
supérieure de christianisme.
Mais à l'École catéchétique, on ne se contentait pas d'ap- j^u^U/ly^ç-
prendre; nous l'avons rappelé, Origène était un maître
d'ascétisme aussi bien qu'un interprète de l'Ecriture. En
cela encore, il ne faisait que continuer la tradition de Clé-
ment. Le Pédagogue nous montrera à quel point on était
préoccupé de vertu chrétienne au Didascalée. Ainsi dès <£ -f^-
l'origine une forte discipline morale s'ajoutait à l'ensei-
gnement chrétien.
Ces traits suffisent pour que nous ayons une idée approxi-
usyfo. j-
40 CLÉMENT d'aLEXANDRIE
mative de ce que fut l'Ecole catéchétique. Ses commence-
ments paraissent avoir été très humbles. Quelques
hommes qui comprenaient les conditions spéciales de la
propagande a Alexandrie la créèrent. Elle l'ut une œuvre
d'initiative individuelle. Elle se développa rapidement
sous la direction de Clément et finit par devenir une
institution où l'on s'initiait à uneibrme de christianisme
plus haute tant au point de vue moral qu'au point
de vue de la pensée. Origène fut fidèle aux traditions de
ses devanciers. Comme chef du Didascalée, son mérite
esl de l'avoir restauré avec une ampleur et un éclat incom-
parables.
Quels furent les rapports de l'Ecole avec l'Eglise aux
premiers temps ? On l'ignore. Tout ce que l'on sait, c'est
.vvW que Clément était ancien de l'Église d'Alexandrie. Nous
croyons avoir montre que, seiOTrtoTTte^Tôbabiîîtey l'ensei-
gnement catéchétique se donna tout d'abord librement,
sans que l'Eglise s'en mêlât. On s'aperçut bientôt que
l'Ecole donnait du prestige à l'Eglise et rendait des ser-
vices. Démétrius fut, semble-t-il, le premier évêque
d'Alexandrie qui le comprit. C'est lui qui encouragea
I Irigène à prendre la succession de Clément. On était alors
au temps où partout l'épiscopat achevait de se constituer
ci «h- devenir monarchique. Démétrius a prouvé par tous
ses actes qu'il en voulait la prépondérance à Alexandrie.
C'est peut-être pour cela, qu'il profita des circonstances
pour étendre sou patronage sur L'institution que le jeune
Origène relevait. Depuis ce jour jusqu'à celui où le grand
catéchète dul quitter Alexandrie, Démétrius ne cessa plus
d'exercer une surveillance directe sur l'Ecole. C'est ce qui
explique qu'on ait cru que le Didascalée fut dès l'origine
mu' véritable institution ecclésiastique.
L'obscurité qui plane sur le berceau de l'Ecole calèche-
t L'ÉCOLE CA.TÉCHÉTIQUE D ALEXANDRIE 41
J3que ne se dissipera jamais entièrement. Dans toute ten-
tative pour en expliquer les origines, il y aura toujours
imo part de conjecture. L'essentiel est de ne pas s'écarter
■!••-. textes et de réduire l'hypothèse à n'être qu'une inter- ^o^jc-J^m -Cu^
prétation aussi rigoureuse que possible des documents tu Lum^.
que l'on possède. Telle a été notre préoccupation exclu-
sive.
CHAPITRE IV
Les Écrits de Clément.
Clément a ete un écrivain abondant; il a ete exegete,
polémiste, apojogète, théologien. Nous sommes loin de
posséder tous ses écrits. Les plus importants subsistent et
ce <|iii reste des autres suffît pour nous donner une idée
de l'activité littéraire de notre auteur.
Les Stromates dont (dément a achevé sept livres ne sont
pas le seul ouvrage de longue haleine qu'il ait entrepris.il
en a écrit un autre qui comptail huit livres. 11 l'avait inti-
tulé : Hypotyposes ou Esquisses '.
C'était un commentaire succinct de l'Ancien et du .\<>u-
1. M. Th. Zahn, dans la :!" partie de ses Forschungen ztir Geschichte
V. /'. Kanons, a rassemblé les moindres fragments qui existent encore
des écrits perdus de Clément; il a répandu mu- chacun de ces écrits
toute la Lumière qu'il i si possible de faire en l'état actuel des documents.
M. Preuschen, dan-- son article sur Clément, dans la Geschichte der alt-
christlichen Litteratur bis Eusebius de A. Harnack, a enregistré les
résultats de la patiente critique de Zahn. M. von Arnica a modifié quel-
ques-uns des résultats de Zahn dans un discours d'inauguration : de
Octavo libro Clemenlis Alexandrini. Enfin .M. Krùgerdans son manuel de
1 ancienne littérature chr< tienne de- trois premiers siècles 1 1 895) a adopté
les conclusions de Zahn, avec les amendements proposés par von Arnim.
On le voit, le- matériaux indispensables a nue appréciation de l'activité
littéraire de notre auteur sonl prêts : il n'y a qu'à les utiliser. Le beau
travail critique de M. Zahn lait autorité. H n'y a guère que la chronolo-
gie <]ii il propose pour les éci ils de | lémenl qui soit contestable et con-
testée. Huant à nOUS, lions estimons, rumine nous le montrerons plus loin,
que M. von An im a raison de considérer les Stromates comme le dernier
puvrage de Clément et par conséquent les Hypotyposes et le Quis dives
salvetur comme pins anciens.
^M^mUmM
LES ÉCRITS DE CLEMENT 43
^eau-Testament. Eusèbe, qui a eu l'ouvrage entre les
mains, remarque que les livres contestés, tels quel'épître
de.Jude, celle de Barnabas, l'apocalypse de Pierre, n'en
"'"Etaient pas exclus '.
Photiusqui a aussi lu les Hypotyposes confirme les ren-
seignements d'Eusèbe et, pour certains détails, les précise.
Clément, d'après lui, n'aurait pas fait un commentaire suivi
de l'Écriture ; il se serait contenté d'expliquer les passages
qui lui paraissaient difficiles 2. De l'Ancien-Testament il
n'aurait commenté que la Genèse, l'Exode, les Psaumes et
l'Ecclésiastique 3.
Divers fragments des quatre avant-derniers livres nous
ont été conservés. Ce sont de brèves explications de tels^M^vb uma44u.
ou tels passages. Un fragment plus long a survécu dans une
version latine4. C'est le commentaire de la première épître
de Pierre, jiejielle de^Jude, delà première et de la deuxième
de Jean. M. Zahn a montré que ce doit être un fragment
des Hypotyposes. En effet, il répond parfaitement par son
caractère et par sa méthode à ce qu'Eusèbe etPhotius nous
disent de cet ouvrage.
Une des particularités de cet écrit était qu'il contenait
de curieuses traditions sur les hommes et les choses de
l'âge apostolique. Clément avait entendu dire qu'il y avait
parmi les soixante-dix disciples un Céphas, homonyme de
l'apôtre-, et que c'est de lui qu'il s'agit dans le fameux pas-
1. Eus., ff. E., VI, 14, 1 : 'Ev oï -7.'; 'Y7tOT07tc«5os<ît, ..., -x-yr{z ttj; IvSiocOtjxou
ypaçijç Èn'.TïT;j.r,;j.iva; iteKo'nyzai Snj-pfasig, clc.
2. Photius, Bibl., c. 109... ai fxiv oùv cYjïotutïûj<isiç o,.aÀaa6àvoj'Jt ~iy.
pTjrwv Tivïôv T7jç te rraÀx'.à; v.i). via; ypoKpîjç
8. Ibid. : h oï 0À0; axoTtoç waave! IpfiTjv.sîai Tuyv avouai -.?]; rsvéasioç, Tr,ç
'EçoSou, Tôiv Wa.\p.G>v, ~.oj 8eîoa ITa-jXovi rcôv ÈtciotoXûv xaï :wv xaOoXtxûv, xaî
toO' 'ExxXîjaiaortxou (leçon adoptée par Zahn, opus citât., noie 1, p. 66).
4. Zahn l'a publié [Forschungen, 1. III, p. 13'i sq.), d'après le plus
ancien mss. M. Preuschen donne les variantes d'un codex Berol...
*^><»vttwv/^
44 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
sage des Galates où saint Paul déclare avoir repris ouver-
tement Céphas. Clément avait recueilli d'intéressantes
traditions sur la mort de Jacques, frère de Jésus. Il savait
aussi, paraît-il, que Jésus avait donné un enseignement
secret aux trois apôtres qui avaient été avec lui sur le mont
de la Transfiguration! Geux-ei auraient communiqué plus
tard cet enseignement aux autres apôtres. Il n'est pas sans
importance que Clément s'en rapporte si souvent à la tra-
dition des u anciens ». Son christianisme dérive de la
source même qui alimentait la piété de la majorité des
chrétiens de son temps.
**" Et, cependant, que ce christianisme était encore éloigné
A/M'— de celui qui devait prévaloir quelques siècles plus tard !
Le bon Photius est scandalisé par la lecture des Hypoty-
poses. Clément interrompait son commentaire non seule-
ment pour rapporter quelque tradition, mais aussi pour
exposer parfois ses doctrines. Photius les trouve blas-
phématoires. Il se demande si quelque faussaire n'a pas
./. -UaKAKjl. introduit ces impiétés dans le livre du docteur d'Alexan-
drie. Il devait, en effet, s'y trouver des choses surpre-
nantes. Clément ne rapporte-t-il pas, toujours d'après
une tradition, (pie Jean, ayant touché le corps du
Seigneur, sa main ne rencontra aucune résistance : la
UXvv^u Jmajt. cnair i,',.|;iii qu'apparente '. C'était du docétisme pur.
M. Zahn s'efforce de montrer qîTil ne"~pouvaîf rien y avoir
dans !<■> Hypotyposes de plus fort que ce qui se lit dans
les Stromates, et qu'il ne faudrait pas supposer que dans
son commentaire Clément se soit montré plus hardi
qu'ailleurs. Peut-être M. Zahna-t-il raison. Il n'en est .pas
1. Fragment de La version latine : Fertur ergo in traditionibus quo-
m,i m Johannes ipsum corpus, quod vrai extrinsecus, tangens manum
suant in profunda misisse et duritiam carnis nullo modo reluctatam
esse, sed locum manui praebuisse discipuli.
LES ÉCRITS DE CLEMENT 45
imoins* remarquable que Photius dit lui-même que les
Stromates soulèvent moins d'objections '. Il faut dire que
-lions n'avons pas, dans ce livre, un système de dogma-
•i\\\e. Ah! si Clément avait pu, comme il en avait le
dessein, exposer, dans un ouvrage spécial, ses doctrines
et son système, qui oserait affirmer qu'il n'aurait pas été
en scandale à Photius et à bien d'autres?
Il ne faut pas trop regretter la perte des Hypotyposes de
Clément. L'interprétation des Ecritures n'y perd rien.
L'exégèse de notre auteur est entièrement dominée par tuUv-Ù^ *'
Fallégorie. Il ne se soucie pas de découvrir le vrai sens GU/Je,.
du texte sacré; celui-ci n'est pour lui qu'un voile qui
cache dans ses plis un sens mystérieux auquel, bien
entendu, les auteurs sacrés n'ont jamais songé 2. Nous
dirons, dans la suite, l'immense service que la méthode
allégorique a rendu à la pensée chrétienne; mais en ce
qui regarde l'intelligence des Écritures, elle n'a fait que
la retarder. Pour savoir ce qu'a été l'exégèse de Clément,
nous n'avons pas besoin des Hypotyposes. Il y en a, en
abondance, dans les écrits que nous possédons. Notre
auteur n'émet jamais une idée sans nous montrer aussitôt
qu'elle se trouve dans rEcritjjre^On pourrait tirer des
Stromates un véritable commentaire allégorique de la
Bible. C'est ce qui fait que cet écrit parait interminable.
Tout au plus, la perte des Hypotyposes peut-elle paraître
sensible à cause des anciennes traditions que contenait
cet ouvrage. Peut-être s'y trouvait-il quelques-uns de ces
1. Pliut., Bibl., c. 111 : ... 5tuT7] oï r, rûv ffrpiofia-céiov pt6Xoç Ivi<r/ou
oùy &yuÔ; ô'.aXa'j.ÇâvE1., où [livre» y2 warcep aî &7COTU7toSa£iç àÀÀà ■/.%'•. Jcpoç rcoXXa
tojv l/EÏ v.ay.ây Etai.
2. Quis dites salvetur, % 5, Clément dit dans ce passage qu'il ne faut
pas entendre les paroles de Jésus aapxîvtoç, mais qu'il faut tov iv cotoT;
46 clément d'Alexandrie
traits topiques qui font pénétrer dans l'àme même dune
époque !
Clément n'a pas seulement écrit pour l'élite du public
y . chrétien. Il y a plusieurs de ses traités qui ont bien l'air
d'avoir été de véritables sermons. Il n'y aurait rien
d'étonnant à cela. Origène a été, dans la dernière période
de sa vie, un prédicateur populaire. Certains faits nous
autorisent à penser que Clément l'a été aussi, du moins
- dans certaines occasions. Il était ancien de l'Église
il Alexandrie, et, a ce titre, il a du présider plus d une
fois le culte '. En outre, son élève et ami, Alexandre,
qui devint évêque de Jérusalem, lui rend ce beau témoi-
gnage, dans un fragment de lettre que nous possédons
encore, qu'il s'est rendu fort utile dans l'Eglise dont
Alexandre était évêque au moment où il écrivait. Quels
services Clément aurait-il pu pendre à celte Eglise s'il
n'y avait prêché el exhorté?
Une des homélies de Clément nous a été conservée, el
nous avons 1rs titres de trois autres. Du jeûne, delà médi-
sance, de la patience, du salut des riches, ce sont là des
„ sujets de sermons '2. L'homélie qui est intitulée : Quis
dives salvetur, nous permet de juger du talent de prédi-
cation de Clément. C'est déjà un véritable sermon. C'esl
tout ensemble un discours qui traite d'un sujet et une
homélie qui explique une péricope de l'Evangile. Le pré-
dicateur a voulu examiner, à propos du passage, Marc,
1. Tertullien, Apologeticus, 39; praesident probati quique seniores.
Eus., II. 11.. VI, M ; KXrJp.6vros toO [xaxapîou jïpea6uTépou oç /.%': Èvô<x8e -%-
... IrceffTjfpiÇé ~.:. xai v'r'i"- '■','' ~'IJ xupîou ixxXjjaîav.
2. I us . //. / .. VI, 13, '■> : ïaz\ 8è autû... tîç ô awÇdjxevoç rcXoûato;...
xal sept V7)<mtas xat nspl xaxaXaXias za;. ô rcpoTpejtxixôï e?{ &7C0-
/ npô{ t'.j- .:... Voir A. Barnack, Geschickte
der Altchr. Litteratur, t. I, p, 299, 302.
LES ÉCRITS DE CLEMENT 47
x, 17 à 31, à quejles conditions les riches peuvent obtenir
Te salut. Il y a un exorde clans lequel il flétrit ceux qui
foiït métier de les flatter. Il rappelle le mot de Jésus qu'il
est j>lus facile à un chameau de passer par le trou d'une ~
aiguille qu'à un riche d'entrer dans le royaume de Dieu.
Cette parole est propre à jeter les riches dans le déses-
poir. Il s'agit donc de bien l'entendre. Voilà le sujet
présenté. Vient ensuite la première partie du discours.
Elle consiste dans l'explication de la péricope de Marc. Il
faut chercher le vrai sens des paroles du Christ. Jésus
n'exige pas qu'on se dépouille de ses biens si l'on est
riche, mais que l'on extirpe de son âme les passions qui
rendent funeste l'usage des richesses. Voilà l'idée mai-
tresse du discours, fort ingénieusement tirée du texte.
La conclusion de cette première partie est que Ton peut
parfaitement être sauvé tout en étant riche, mais que la
difficulté est plus grande pour ceux qui ont de la fortune
que pour les autres. (Puis commence la deuxième partie
du discours. Le prédicateur définit les conditions
auxquelles même les riches peuvent être sauvés. C'est
l'occasion d'une éloquente peinture de ce qu'est le véri-
table chrétien. Le trait distinctif de son caractère est la
fraternité. « Tel chrétien intercède pour toi auprès de
« Dieu; un autre te console lorsque tu es malade; un
« autre verse des larmes pour toi, en intercédant en la
« faveur auprès du Seigneur de l'univers; un autre t'ins-
« truit dans les choses qui sont utiles au salut; un autre
« te reprend avec franchise ; un autre te conseille avec
« bonté; tous t'aiment avec sincérité, sans fraude, sans
« crainte, sans hypocrisie, sans flatterie, sans feinte. Oh!
« le doux service de gens qui aiment, etc. » (§ 35). Ainsi le
riche peut s'appuyer sur ses frères qui l'aideront à porter
le fardeau de ses richesses. Pratiquant lui-même la ira-
Sm^x,
5t8 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
ternité e1 en même temps enveloppé par elle, il sera un
vrai chrétien, et il ne mésùsera pas de ses biens. Enfin,
pour se défendre plus sûrement contre les dangers de la
richesse, qu'il s'attache un homme de Dieu, dont la mission
consistera à l'avertir, à prier pour lui, à être pour lui
comme un ange de Dieu.
La péroraison de ce beau discours est célèbre. C'est
l'histoire de ce jeune homme que l'apôtre Jean avait confié
à un évêque, qui s'évade pour devenir bandit et que le
jXiL SKiAP1*'- saint apôtre poursuit jusqu'à ce qu'il l'ait ramené à
l'Eglise. Eusèbe a détaché cette belle légende pour l'in-
tercaler dans son Histoire ecclésiastique. On la retrouve
• gaiement dans beaucoup de manuscrits.
Admirablement composé, d'une belle ordonnance, ce
discours renferme quelques-unes des idées préférées de
Clément, exprimées avec une simplicité remarquable. Les
passages d'exhortation abondent. A chaque instant, le
prédicateur interpelle son auditeur, le presse, s'insinue
dans son cœur et sa conscience. Dans ces endroits,
Clément rappelle d'une manière frappante Epictète inter-
rompant un développement pour prendre son auditeur
corps à corps et l'obliger à rendre témoignage à la vérité.
C'est le même ton pénétrant et plein d'onction.
Clément n'est pas resté étranger aux controverses
qui, de son temps, agitaient l'Église. Eusèbe ainsi
- u T '-^ ^ que Photius mentionnent un traité qu'il aurait écrit
II:-.', toû H'y-y-y. '. Il en reste encore quelques très mai-
gres débris -. Méliton de Sardes avait déjà composé
un écrit sur ce sujet, cl c'est ce qui a donné l'idée
à Clément d'intervenir dans la controverse quartodé-
1. Eus., //. /'.. VI. 13,3. Photius, Bibliotk.,c. III
2. Voyez Th. Zalm. Forschungen, t. III, p. 34 Bqq.
LES ÉCRITS DE CLEMENT 49
^imane* qui divisait l'Église à la fin du n* siècle *.
Dès qu'il eut annoncé son intention, ses amis le priè-
rent de mentionner dans son traité les opinions des
hsétiens éminents de la génération précédente qu'il
avait connus 2. On savait que Clément avait pieusement
recueilli les sentences et les traditions des « anciens ».
Nous ne pouvons savoir ce qu'a été le Hepl toC nàaya,
mais que Clément ait écrit ce traité et que par là il soit
intervenu dans une des controverses intestines de l'Eglise
de son temps, n'est-ce pas une indication qu'iLaJité^peut-
être plus homme d'Église qu'on ne le suppose ?/L'écrivain i
qui a~donné au christianisme de son temps une forme ^cl41£J -CviivO'U
philosophique qui semble l'éloigner de la masse des j^^^m^^
fidèles est en pleine lumière; Ile simple chrétien qui s'est
préoccupé des questions d'ordre purement intérieur, qui ^^^J cuUiv^
a été plus d'une fois prédicateur populaire et qui a su
demeurer en communion étroite avec l'Église, est plus
effacé. Il n'en a pas moins existé. C'est encore ce que le
fait suivant nous autorise à croire^ L'Église avait à se
défendre contre le judaïsme et les tendances qui en déri-
vaient. La controverse avec les Juifs était vive. Justin
Martyr lui a consacré son Dialogue avec Tryphon. Les
exégètes juifs contestaient aux chrétiens l'interprétation
qu'ils donnaient des passages messianiques de l'Ancien-
Testament. Il fallait répondre; autrement le puissant
argument que l'on tirait de la prophétie hébraïque en
faveur du christianisme risquait d'être ruiné. Ainsi s'ex-
plique la vivacité de la controverse. En homme qui em-
brasse avec chaleur les intérêts de l'Église, Clément,
comme Justin, a aussi composé un traité contre les Juifs
1. Eus., H. E., IV, 26, 4.
2. Eus., H. E., VI, 13, 9 : |y.6taa8f|vaiô[j.oXoyeî rpo; tûv boupcov, etc.
4
jj*fiJL,v^ \>\)X&A
50 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
-'v - ou du moins contre des chrétiens <jiu paraissaient plus
^jjq attachés au judaïsme1 qu'au christianisme '.
Nous nous sommes efforcé, dans ce chapitre, de mettre
en lumière certains côtes de notre écrivain qui sont moins
apparents à cause de la perte de tous les ouvrages que
nous avons mentionnés, à l'exception du Quis clives salve-
tur. Il faut se garder de ne voir en Clément que l'auteur
des troi> écrits que nous possédons. Nous aurions une
idée fort incomplète de son activité littéraire. Celle-ci
s'est exercise dans tous les domaines. Clément a été pré-
dicateur et polémiste en même temps qu'apologète et
théologien. Ses écrits embrassent à peu près les mêmes
matières que ceux d'Origène. En toutes choses, le disciple
n'a fait que reprendre l'œuvre du maître sur une plus
vaste échelle et avec plus de génie. Comme il a été le
véritable fondateur de l'Ecole catéchétique, Clément a été
également un initiateur dans le domaine théologique.
11 a eu moins d'éclat que son successeur, mais il a eu
peut-être plus d'originalité.
1. Kus., //. /.., 13, 3 : Kavwv Èx/.).T]ariaiT'./'.o; îj r.z'j; -o:j; îojôa^ovTaç ;
Zahn, op. cit.. t. III. 35-37.
Nous n avons mentionné «buis ]<• texte que les écrits dont l'authenticité
est inton lestée. Il y a encore le Qept rtpovoiaç. La première mention qui en
soil faite ae remonte pas au delà du vne siècle. Eusèbe ne l'a pas dans
-..ii catalogue -lis écrits île Clément. Maxime le Confesseur en donne un
Fragment. Voyez Harnack, Geschichie der Altchrist. Litterat., t. I, p. 302.
PREMIÈRE PARTIE
~.V
CHAPITRE PREMIER
Le grand Ouvrage de Clément.
A la fin du n' siècle, l'Eglise chrétienne n'est plus une
secte obscure. On a pu voir dans le premier chapitre de
notre introduction les immenses progrès qu'elle avait
alors accomplis. C'est l'heure où le christianisme s'impose
à l'attention du monde. L'importance qu'il vient d'acqué-
rir et qui s'accroît chaque jour lui crée de nouveaux
devoirs et le met en présence de questions pressantes
qu'il faut résoudre. Plusieurs sont vitales. L'une de celles
dont la solution intéresse l'avenir même de la nouvelle (Xw^&W.eWilvH*
religion est de savoir quelle sera l'attitude qu'elle pren- xwtLwu^
dra à l'égard de la philosophie grecque. C'est sur ce j^ ■ A
point que nous nous proposons d'interroger Clément
d'Alexandrie. Les Stromates nous donneront sa réponse.
Cet écrit est peut-être le plus important de toute la lit- ffkç^v^i.y
térature chrétienne des 11e et nie siècles et il n'y en a pas
de plus obscur. On se demande encore quel en est exacte-
ment le sujet, quel était le but que Fauteur se proposait, ^«vWA£u?4, ■Mïh
si ce livre a un plan ou s'il n'en a pas, si Clément l'a
jamais terminé, si c'est son dernier ouvrage ou s'il a été
suivi d'autres écrits. Dans ces conditions, n'est-il pas
nécessaire de commencer par présenter les Stromates au
lecteur, de lui en faire l'analyse, d'essayer de répandre
«
52
CLEMENT I) ALEXANDRIE
^"Wow^i
M\fiÀ
JXMMJ.
—
sur cel écrit le plus de lumière possible? Comment pour-
rait-on utiliser avec fruit le livre de Clément si l'on n'était
pas à peu près au clair sur les diverses questions que
soulèvent sa composition et son caractère?
Les Stromates font partie d'un vaste ouvrage que Clé-
ment n'a jamais pu achever, mais dont il nous a laissé le
plan. Ce plan se trouve exposé dans un passage dont nous
donnons ici la traduction : « De ces trois choses qui se
« rapportent à l'homme, les mœurs, les actions, les pas-
ce sions, le Protrepticus a reçu en partage les mœurs l »
« C'est lui qui conduit à la piété; comme la quille d'un
« navire, il constitue le fondement de l'édifice de la foi;
« grâce à lui nous abjurons avec joie nos anciennes opi-
« nions; nous rajeunissons en vue du salut; nous nous
« écrions avec le prophète : Comme Dieu est bon pour
« Israël, pour ceux qui ont le cœur droit! Les actions
« tombent sous la surveillance de la Parole qui donne les
«préceptes, tandis que la Parole qui exhorte se charge de
« guérir les passions. C'est toujours la même Parole (ou
« Logos) dans des rôles différents. Elle arrache d'abord
« l'homme aux habitudes de ce monde qui ont grandi avec
« lui, puis elle le conduit à l'unique salut qui découle
« de la foi en Dieu.
« Ainsi, le céleste guide, la Parole, s'appelle Protrcp-
« tiens ou Convertisseur lorsqu'elle invite les hommes au
« salut... Mais lorsqu'elle est dans son rôle de médecin
« et de précepteur, rôle qui fait suite au premier, elle
« exhorte à l'obéissance celui qu'elle a converti, lui pro-
(( mettant la guérison de ses passions. Qu'elle reçoive
<« donc, conformément à son rôle, le nom de Pédagogue.
»
1. Protrepticus ou exhortation aux païens, c'esl le titre de ta première
partie.
t LE GRAND OUVRAGE DE CLEMENT 53
à Or, fe Pédagogue s'occupe de l'action et non de la
« science. Son but n'est pas d'instruire l'âme, mais de la
« rendre meilleure; il veut être le maître non d'une vie
•!.« savoir, mais d'une vie de vertu. »
« Ainsi donc cette même Parole (outre ses deux pre-
« miers rôles) est aussi didactique. Mais ce ne sera pas
« maintenant, dans cet ouvrage. La Parole didactique (6
a 8t8a<rxaXtxéç), c'est celle qui donne des clartés et des révé-
« lations dans le domaine des doctrines (èvTotç8oY{jiaTixoIç)...
« Ainsi de l'action du Pédagogue (IvOévSe) résulte la gué-
a rison des passions; le Pédagogue affermit les âmes
« comme un médecin ses malades, il les traite par des
« exhortations bienveillantes et les prépare à recevoir la
« connaissance complète delà vérité... En effet, nul, étant
« encore malade, ne pourrait apprendre quoi que ce soit
« des doctrines avant d'avoir recouvré sa parfaite santé...
« L'âme malade a besoin du Pédagogue, afin qu'il guérisse
« les passions, ensuite du Docteur (8i8à<xxaXoç), lequel, par
« ses soins, la rendra apte à connaître, capable de con-
« tenir en elle-même la révélation de la Parole. Ainsi la
« Parole (Logos) voulant achever, étape par étape, notre
« salut, suit une méthode excellente; elle convertit d'abord
« (itpoTpéiwdv àvuOsv), puis elle discipline (eratTa TcaiSaytoY"7)»
« et finalement elle instruit («ci 7câ<nv IxSiSàa-xtùv) '. »
Voilà l'esquisse d'un plan qui, certes, ne manque pas
de grandeur. L'ouvrage que Clément se propose d'écrire
aura trois parties^ La première s'adressera aux^ païens.
L'auteur y fera œuvre de propagande. Son but sera de
détacher ses lecteurs du paganisme et de les amener au
christianisme. 11 faut d'abord qu'il les dégage de cet
ensemble de coutumes et de croyances qui constituent la
1. Paedagogus, I, c. i.
54 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
vie païenne. Pour désigner celle-ci sous ses différents
aspects, Clément se sert d'un ternie 1res compréhensif. Ce
sont les ïjOyi, les mœurs, les usages, la vie du siècle. Il
l'appelle aussi 7j «ruvrpocpoç xal xoo-(jlixy| awr|9eia, la vie du siècle
à la(|uelle on a été habitué dès sou enfance. La vie du siècle
implique des croyances qui sont également à répudier,
■zr; ïcaAaiàç à«o ;jlvj[j.£vo'. oôça^. En même temps qu'on se
détourne du paganisme, on se tournera vers le christia-
■ _«_ — nisme. Le but de Clément est non seulement d'affranchir
son lecteur païen, mais de lui communiquer la foi. Ce sera
le fondement d'un édifice de vie chrétienne qui s'élèvera
dans la suite. En un mot, le résultat que Clément veut
obtenir par sa première partie, c'est de mettre son lecteur
en état d'être baptisé l. Il s'agit d'abord de le convertir.
Voilà pourquoi il intitulera cette première partie : le
Convertisseur, Protrepticus .
Dans sa deuxième partie, Clément prendra son lecteur
au point où il l'aura laissé à la lin de la première. Ce lec-
teur est censé s'être converti au christianisme. Il a reçu le
baptême. Le strict nécessaire est fait, mais Clément ne veut
pas que Ton s'en tienne là. A ses yeux, son néophyte est
encore un malade. Il a renoncé au paganisme, mais il a
L'âme pleine de passions impures dont, seule, une persé-
vérante discipline aura raison. A cette âme malade, il faut
maintenant appliquer des remèdes appropriés. En d'autres
termes, il faut l'initier à la vraie vie chrétienne. Celle-ci est
entièrement contraire à la vie du siècle. Il faut que le
néophyte en apprenne les saintes lois, qu'il en pratique
les préceptes. Tracer les règles de la vie chrétienne, dis-
1. Voyez Protrepticus, 94 (édition Dindorf). Ce passage montre claire-
ment que ce que Clément voulait obtenir de ses lecteurs par s<m Protrep-
ticus, c'était le baptême : l~: tô XootdÔv, ir.l tÎjv atoTTjpîav, inl tôv »«dtw-
(iôv JïapaxaXtl [à flaTifp).
LE GRAND OUVRAGE DE CLEMENT 55
^çipliner le lecteur, l'affranchir des vices et des passions
incompatibles avec le christianisme, voilà ce que Clément v\ ttf-c . <„_
se propose de tenter dans sa seconde partie. Ce sera un
!'\""de morale ou de discipline chrétienne. Ce sera un
enseignement tout pratique. La théorie, la doctrine, la
science, la philosophie en seront bannies. Voilà pourquoi
Clément intitulera cette deuxième partie de son grand
ouvrage, Paedagogus, l'Educateur l.
Mais Clément a l'ambition d'achever l'œuvre qu'il a - - «^i-i'itw
commencée et de la couronner. Son lecteur est devenu
chrétien authentique. Sa vie témoigne de la sincérité de
sa conversion. La discipline chrétienne l'a guéri de ses
passions. Il est intérieurement purifié. Le voilà donc en
état de recevoir les plus hautes révélations que contient
le christianisme. Il y a tout un ensemble de doctrines qui ^u^-*^aK
constituent ces révélations. C'est une sorte de science ou J^^uLu^\i.
de gnose divine. L'heure est venue de la communiquer à
célïx~deslecteurs qui ont suivi Clément jusque-là, c'est-à-
dire, qui ont non seulement Iule Pédagogue, mais qui en
ont fait l'application à eux-mêmes. L'enseignement doc-
trinal, tel sera l'objet de la troisième et dernière partie. *&* ~~^" *
Elle sera essentiellement didactique. Voilà pourquoi Clé-
ment l'intitulera 6 owàs-xalo;, Magister, le Docteur 2.
Notre auteur est le plus modeste des hommes. Il aspire
à s'effacer. Il nous assure que les Stromates, par exemple,
ne sont que des mémoires; il a voulu v consigner les nobles
l.Cf. VII, Strom., 27.
2. Paedag., I, 3 : i:.-.z ok zetî SiSaoxâXoo ; Paedag., III, 87 : ô r.x'Z-x-fiMyjz
fjiAÎv àor,v oisîXsxxat à'/ piç av àyâyr, -so; rôv StSâaxaXov -z.; oï IÇïjpJaeiç
aù-ûv (ypaçûv) hznpimav -w Si8aaxâX<o ; Paedag.. III, 97 : àXX' oux èu.ov
ip7)(Ttv <j -xioaywvô; o'.oii/.îv/ ï-: Taira, SiSaaxâXou oï repôç ov J)[iîv [JaBia-
téov, y.al or; wpa J'J-ïî àxpoaaOat tou O'.oaiy.à/.oj. De ces tcxles il ressort
clairement, nous semble-l-il, que Clément avait lintention de donnera sa
troisième partie le titre de O'jâsxaXo^
56 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
enseignements qu'il a reçus de ses maîtres. Aussi n'est-ce
pas en son nom propre qu'il parlera ; ce sera bien plutôt le
Verbe de Dieu, le Logos éternel qui se fera entendre. Clé-
vM» meut ne sera cpie son organe. Comme les prophètes, notre
catéchète ue veul être qu'une Voix1. C'est donc le Logos
qui invile les païens à se convertir dans la première partie,
qui l'ait l'éducation chrétienne des néophytes dans la
seconde, et qui révèle les plus hautes doctrines à une
élite de fidèles dans la dernière 2.
On remarquera sans doute que Clément n'expose ce
vaste plan qu'au début de son Pédagogue. Le Protrepticus
est déjà écrit. L'idée de son grand ouvrage ne lui serait-
elle venue qu'au moment d'achever le traité qui devait en
être la première partie? C'est possible. Nous le verrons,
Clément se jette volontiers dans un sujet avant d'avoir
tracé un plan ; il ne le l'ait que lorsqu'il se sent débordé
par la matière et en péril de tomber dans la confusion.
Aurait-il, cependant, donné à son Exhortation aux païens
ce titre de Protrepticus, et ce traité aurait-il si bien répondu
à ce que devait être la première partie de l'ouvrage dont
Clément trace le plan au commencement du Pédagogue,
s'il n'avait pas déjà conçu ce plan et formé le projet
d'écrire cet ouvrage ?
D'où est venu à notre auteur le dessein que nous venons
d'exposer? Peut-on expliquer la genèse de son œuvre?
Elle semble en premier lieu lui avoir été suggérée par la
forme même qu'il donnait à son enseignement. Eusèbe
nous apprend qu'Origène fut obligé de se décharger d'une
1. VF. Strom., li)K : roli 8e Kpo<ft\tat; Spyava Beîas '(v/ou.hrt; (lire
ysvo|xivouç) ytovfjç.
2. Paedag.y I, 3 : h -xt.x piXàvOptojîoj Àoyo; npoxpéntav SvuiOsv, KnsiTa
LE GRAND OUVRAGE DE CLEMENT 57
>
partie ée sa tache sur Héraclas 2. Il se réserva les élèves ou
auditeurs plus avancés. A bien des égards, Origène n'a
£»it que restaurer l'École que Pantène et Clément avaient
créfte. Il est probable que, de très bonne heure, on divisa
les auditeurs en plusieurs catégories. Ce qui donne lieu
loi
de le croire, c'est que Clément et Pantène ont enseigné VV/C °
ensemble pendant dix ans environ. Les textes, d'ailleurs, v{zwVj'/j^xm^
l'ont supposer que les élèves du Didascalée devaient être di)^ajjJfJU
assez mêlés. Il y avait des païens côte à cote avec de
jeunes chrétiens ; on y voyait aussi des gnostiques comme
cet Ainbroise qu'Origène ramena plus tard à l'Eglise. Les
uns commençaient à devenir chrétiens, tandis que les
autres s'élançaient au sommet de la nouvelle religion.
Une partie de l'enseignement de Clément s'adressait à
des païens. Le Protrepticus résume cet enseignement et X^ .\vv%^ut
nous le fait connaître. Au Didascalée, comme dans les u /i^vu- '-cw
écoles platoniciennes ou stoïciennes, on s'exerçait à vivre
selon certaines règles. On s'y préoccupait autant de la
conduite que de la connaissance: Le Pédagogue nous a
conservé la substance de l'enseignement moral de Clé-
ment et nous donne une idée de la discipline chrétienne
qu'il prêchait aux néophytes. Enfin, le AiBàcrxaAoç, si nous
l'avions, nous aurait donné une sorte de système des doc-
trines qu'il exposait à un petit nombre d'auditeurs. Tel
est le lien que nous constatons entre l'ouvrage que rêvait
Clément et son enseignement. En somme, l'œuvre qu'il
projetait et qu'il a en partie achevée nous apparaît comme
le testament de son catéchuménat.
Une idée domine toute la pensée de notre auteur. C'est
l'idée essentiellement grecque que la vertu s'apprend. vw^u^T.
1. H. E., VI, 15; Tû [iâv ('HpaxXa) tï)V ~vôtt,v :wv t.-.-.: TîOi^stoujiivuv
.">£ CLÉMENT d' ALEXANDRIE
Depuis Socrate, elle règne en souveraine clans la philoso-
phie. Platon en l'ail l'application sur la plus vaste échelle
dans sa République. A partir de ce célèbre dialogue, il est
acquis que l'excellence morale s'acquiert par l'exercice ;
c'est essentiellement affaire d'éducation; on arrive pro-
gressivement et par une discipline spéciale à la Sagesse
H à la Vérité. Clément a hérité de cette idée ; il en est
pénétré jusqu'aux moelles ; il en a fait le principe de tout
wJ.vvv-uA«i son système d'éducation morale et chrétienne. Elle nous
parait expliquer la conception de son grand ouvrage et la
division de celle œuvre en trois parties. Ces divisions ne
correspondent-elles pas en effet aux phases principales
de la vie chrétienne, telle qu'elle se développait au
11e siècle? Il faut s'élever d'abord du monde jusqu'au
christianisme. Ce sera l'œuvre du Protrepticus. On se
forme ensuite à la vie chrétienne. Ce sera la tâche du
Pédagogue. On parvient enfin à la contemplation de Dieu.
Ce sera le triomphe du Didaseale. Voilà le lecteur de
Clément conduit en trois grandes étapes des bas-fonds
du paganisme jusqu'au sommet du christianisme!
Avons-nous signalé toutes les causes qui expliquent le
plan et la forme générale que Clément a voulu donner à
son grand ouvrage'.' Nous ne le pensons pas. Il en reste
r,vv^i une dernière qui n'est pas la moins importante. C'est
l'idée (Y initiation. Les mystères jouent un rôle important
au 11e siècle '. Les~~plïïs graves philosophes s'en préoc-
cupent aussi bien que les gens du peuple. Les mystères
incarnaient alors les plus fortes aspirations religieuses.
Clément en était comme enveloppé, et l'initiation, avec
ses particularités si frappantes, se présentait sans cesse
1. Anrich, Dos antike Mysterienwesen in seinem Einfluss auf das
Christenthum. Gôttingen, 1894; G, Wobbermin, même sujet, Berlin. 1896-
LE GRAND OUVRAGE DE CLÉMENT 59
£son esprit. Ce- qui le prouve, ce sont les innombrables
allusions aux mystères qui sont parsemées dans les Stro-
întites ', (Test encore l'attention qu'il leur accorde dans
Laj&rtie de son Protrepticus où il l'ait le procès aux
superstitions païennes. Aussi est-ce le plus naturellement
du monde que Clément a greffé l'idée d'initiation sur
l'idée d'éducation, et que, lorsqu'il a divisé l'ouvrage qu'il
projetait en trois grandes parties, il a songé non seule-
ment à Platon, mais aussi aux mystagogues. Il voulait,
par une savante initiation, introduire son lecteur dans le
sanctuaire et, de degré en degré, l'élever aux suprêmes
mystères chrétiens 2.
Ainsi s'explique, croyons-nous, la genèse de l'œuvre
dont Clément a tracé le plan dans la première page du
Pédagogue. Ce plan frappe par sa^belle ordonnance et sa
symétrie. Ce fait ne doit pas, cependant, nous faire illu-
sion au point d'y voir une preuve du talent littéraire de
l'auteur. Quoiqu'il ait écrit quelques très belles pages,
Clément n'a rien du littérateur. La recherche littéraire ne tliMAjmM m- *Ui
lui inspire que du dédain 3. Jamais auteur n'a été moins ^^^^.L.
soucieux de son style et ne s'est moins préoccupé de pré-
senter ses idées avec ordre et avec agrément. Il ne faut
pas se le figurer, réfléchissant sur le plan qu'il donnera à
l'œuvre qu'il projette, en ajustant d'avance les parties,
procédant d'après une rigoureuse méthode de composi-
tion. Si le plan qu'il annonce promet une œuvre bien
organique qui doive se dérouler en larges masses succes-
1. VI. Strom., 127, 129; VI, Strom., 78, 102; V, Strom., 71; VII, Strom.,
27, 57, etc.
2. IV, Strom. , 3 : xà aizpà ?cpo twv [j.£yâXwv [xyrjOÉVTe; u.uaTT)p(wv.
3. I, Strom., 12; VII. Strom., 111; II, Strom., 3 : 5;î S' olaat tÔv àXï]-
Ô£Îa; X7)ôdp.£vov où* I? Iz'.oojÀy;; x.aî çoovt'Oo; -.rt-t çpaaiv TJvOïlva'., Ketpxaôat oi
ôvoMiâÇav w; ouvatat o jîovXcTa'..
CLÉMENT D'ALEXANDRIE
sives, cela tienl aux causes (|iic nous avons indiquées.
La préoccupation d'une belle contexture littéraire n'y est
pour rien. Ce plan lui a été exclusivement imposé par la
forme de son enseignement catéchétique et par la concep-
tion toute pédagogique de la tâche qu'il s'est donnée.
»
CHAPITRE II
Le Protrepticus.
Si Clément n'a pas achevé le monument dont il a esquissé
le plan grandiose, du moins en subsiste-t-il des parties
considérables. Il en est auxquelles l'auteur a pu mettre la
dernière main; d'autres ne nous sont parvenues qu'à l'état
d'ébauches. Les premières ont une grâce naturelle qui fait
songer, par moments, aux belles œuvres de l'antiquité
classique. A en juger par ces fragments, l'ouvrage eût été
peut-être un chef-d'œuvre si l'auteur avait pu le mener à
bonne fin et lui donner sa forme définitive.
Passons en revue ce qui reste de l'imposante construc-
tion que l'ouvrier a dû abandonner.
Nous possédons le Protrepticus en entier et manifeste-
ment achevé. L'exorde est d'une grande beauté. Clément
commence par rappeler ces légendes grecques qui racon-
taient que des aèdes ensorcelaient les bêtes par leurs
chants et les entraînaient à leur suite. L'une des plus gra-
cieuses est celle d'Eunome, le Locrien. Un jour devant le
peuple assemblé à Delphes, il célébrait, en s'accompa-
gnant de. la harpe, le serpent Python. Une corde se casse.
Un grillon s'élance sur l'instrument, et son cri remplace
les sons que ne pouvait plus donner la harpe. Vous croyez
à ces mythes, s'écrie Clément, et vous ne voulez pas ajou-
ter foi à la Vérité ! Le Cithéron et les autres montagnes
sacrées de la Grèce ont épuisé leurs révélations ; il faut
aller à Sion. Quant à ces fameux poètes de la légende,
r.2
CLEMENT D ALEXANDRIE
V vV
.
.
Orphée, Amphion et les autres, ce sont eux qui ont appris
aux Grecs l'idolâtrie et qui les ont séduits par leurs chants.
Il faut maintenant prêter l'oreille à un autre chant. C'est
celui du Verbe de Dieu. Seul, il dompte les passions
furieuses; il est irrésistible. Le Verbe, c'est la pensée de
Dieu, (jui existait avant le monde et qui a créé toutes
choses. Le Verbe est apparu, dans ces derniers temps, en
l;i personne de Jésus. C'est vers lui qu'il faut se réfugier.
Quel est le dessein du Logos de Dieu ?« Quel doit être l'effet
«de son chant nouveau? C'est d'ouvrir les yeux des
« aveugles, de rendre l'ouïe aux sourds, de conduire les
> boiteux et les égarés dans les voies de la justice, de
« révéler Dieu aux hommes sans intelligence, de mettre
« un terme à la corruption, de vaincre la mort, de réeon-
(( cilier les fils désobéissants avec le Père. »
Nous voilà avertis que c'est moins Clément qui parle
que le Verbe ou la Raison divine. Ne croyons pas que ce
soit là un artifice oratoire. Clément croit être l'organe de
la Vérité qu'il a reçue des « anciens » et qu'il trouve dans
les Ecritures. Il n'a aucunement la prétention d'émettre
des idées personnelles.
Le traité se développe, après l'exorde, sur un plan
simple et bien conçu. L'auteur consacre d'abord quatre
chapitres à faire la critique du paganisme.
Chose remarquable, il s'en prend d'abord aux oracles
et aux mystères. C'était entrer dans le vif des préoccu-
pations religieuses de I époque. Le fait même que notre
auteur commence sa réfutation du paganisme populaire
en s'attaquanl aux oracles et aux mystères est singulière-
ment significatif . Cela prouve que ces institutions jouis-
saient alors d une autorité bien supérieure à celle de la
mythologie el des cultes officiels. Clément savait fort bien
que c'étail à elles que le paganisme devait ce qui lui
LE PROTREPTICUS 63
i
restait de force et de prestige. C'est du reste ce que les
dernières recherches ont mis en pleine lumière \
>*Puis, c'est le tour des dieux; toutes les divinités alors \MmA-
en bonneur, depuis celles de l'ancienne mythologie
jusqu'à celles de l'Egypte, sont passées en revue. Clément
relève naturellement l'immoralité de tous ces person-
nages célestes. Il refait une critique qui avait exercé les
meilleurs esprits depuis Euripide et Aristophane. Il y a
même lieu de croire que, pour toute cette partie de son
traité, il s'est contenté de copier ses auteurs 2.
Pour Clément, comme pour tous les apologètes chré-
1. Voyez les ouvrages mentionnés à la page 58; à consulter égale-
ment : J. Réville, La Religion sous les Sévères, Paris, 1886; E. Maass,
Orpheus, Untersuchungen zur griechischen, romischen, allchristlichen
Jenseits-Dichtung und Religion, Mùnehen, 1895.
2. Voir notre aperçu bibliograpliique. On s'est mis à étudier très
minutieusement, depuis quelques années, les sources de l'érudition en
apparence prodigieuse de Clément. On est arrivé à constater qu'elle est
généralement de seconde main, puisée dans des manuels et des compila-
tions. D'ailleurs, on peut en dire autant de la plupart des érudits de cette
époque. Clément ne fait que suivre les habitudes littéraires de son temps.
En 1879, M. Diels, dans son savant ouvrage intitulé Doxograpki graeci,
montre l'analogie frappante qu'il y a entre Protrept., 64-66, et certains'
passages du De Natura deorum de Cicéron. De cette étude, il conclut
que Clément a utilisé deux sources, dont l'une serait peut-être une tra-
duction du De Natura, voir p. 129-132. Ailleurs, p. 244, il montre que
la liste des philosophes, I, Strom., 62, provient d'un manuel quelconque.
M. Maass (De Biographis graecis Quaestiones, 1880) s'efforce d'établir
que Clément, comme Diogène de Laërce, a utilisé, dans I, Strom . , 61, 62,
et ailleurs, une omnigena historia de Favorinus. M. Wilamowitz a com-
battu cette opinion. M. Hiller, dans un article paru dans le Hermès de
1886 (p. 126-133), relève de frappantes analogies entre les Parallela
minora dits de Plutarque et trois passages de Clément {Protrept., 42, 43
et 44; I, Strom., 132-135), et conclut que Clément a utilisé un livre conte-
nant des renseignements sur les rites anciens. Enfin M. Kremmer, dans
une remarquable thèse latine intitulée De Catalogis Heurematum. 1890,
montre que Clément a fait usage, I, Strom., 74-76, de plusieurs catalogues
d'inventeurs et d'inventions.
G4
CLEMENT D ALEXANDRIE
„
■
-.
<
. rv
tiens, les dieux sont des hommes divinisés. Ne voit-on
pas partout leurs tombeaux ? Des princes n'ont-ils pas
profité de la crédulité populaire pour se faire adorer?
.Va-t-on pas vu un bellâtre, le trop laineux Antinous,
r
recevoir des hommages divins? C'est Evémère de Mes-
sine qui le premier donna cette explication de l'ori-
gine des dieux. Les chrétiens s/en emparèrent avide-
ment.
Après les dieux, viennent le culte, les sacrifices, les
image si Ce qui! y a de remarquable dans cette partie de
sa critique, c'est que Clément relève, avec bonheur, le
rôle que Tari a joué dans le développement du paganisme.
C'est là une vue profonde autant que juste.
Du paganisme populaire, Clément passe aux philo-
sophes et aux poêles. Il ne lui est pas difficile de montrer
que parmi les maîtres règne la plus grande diversité de
conceptions touchant Dieu. La plupart ne sachant s'élever
plus haut, divinisent les éléments. On croit lire la critique
de l'épicurien Velléius dans le premier livre du De
Natura deorum de Cicéron '. Le philosophe conclut
exactement dans les mêmes termes que le chrétien. Il
y a, cependant, d'après Clément, des lueurs de vérité
elie/ les philosophes. Platon, notamment, s'en est appro-
ché bien près. Il n'avait qu'un pas à l'aire pour l'atteindre.
Cela prouve qu'il v a chez l'homme une étincelle divine.
Clément a exprimé cette belle pensée avec bonheur:
« Il a été distillé dans tous les hommes un certain effluve
■ divin, oMxoppoîa -:; f)i'.y.r\ ». « Il y avail innée chez l'homme
» une ancienne affinité avec le ciel. Elle a été obscurcie
c par l'ignorance ; parfois elle jaillit soudain des ténèbres
d resplendit, comme en témoignent les poètes ».
1 . Voir la note à la page précédente,
LE PROTREPTICUS 65
**
« L'homme estime plante céleste », s'écrie plus d'une fois
notre auteur '.
j^'
Ainsi ni le paganisme, ni la philosophie ne savent rien
le" certain sur Dieu. Où donc le trouve-t-on? Chez les pro- -'A^i
phètes hébreux. « Il est temps de nous adresser aux
écrits des prophètes Sans ornement, sans aucune
beauté extérieure de langage, sans faconde, sans rien qui
flatte, ils relèvent l'homme qu'étreint l'iniquité ».
Remarquez la méthode apologétique de notre auteur. Il
commence par affranchir son lecteur des superstitions
populaires ; il ne lui permet même pas de trouver le repos
auprès des philosophes ; il lui prouve que la philosophie
connaît les aspirations qui sont le tourment des âmes reli-
gieuses, mais qu'elle ne sait les satisfaire. Cette satisfac-
tion, on la trouve pleine et entière dans les Ecritures. Là
se dévoile le vrai Dieu.
Si nous ne nous trompons, l'explication que nous avons
donnée de la conversion de Clément au christianisme
reçoit ici sa confirmation. La marche des idées et des sen-
timents, toute l'évolution intérieure que nous avons sup-
posée chez Clément, est précisément celle par laquelle il
voudrait faire passer son lecteur païen. N'en doit-on pas- o-U - «.-U^U -Co
conclure que c'est à son expérience personnelle qu'il a <>^uau^ -iU/CW
emprunté sa méthode de propagande ?/ Clément a com-
mencé par le dégoût du paganisme populaire. Les philo-
sophes ont amplement suffi pour faire naître chez lui cette
lassitude et cette répulsion. La philosophie est alors
devenue sa religion. Mais comme Justin, il s'est aperçu
que, si la philosophie ne méconnaît pas les aspirations de
l'âme religieuse, si même elle les excite, il n'est pas en
son pouvoir de les apaiser et de procurer la paix inté-
1. § 68, §25, §§ 25 et 100.
06
CI.KMENT 1) ALEXANDRIE
(wUc vtcM"*^ ■"'
rieure. C'est alors que la lecture des prophètes a été
connue une illumination pour lui. Le voilà sur le seuil du
christianisme. Le pas qui restait à faire était peu de chose.
C'est ainsi que se convertissaient les Justin, les Clément,
les hommes cultivés qui venaient alors grossir les rangs
des chrétiens, et le Protrepticus nous paraît donner très
nettement raison à cette explication.
Le reste de notre traité consiste en de chaleureuses
exhortations. C'est la péroraison du discours. Elle peut
paraître un peu longue. Clément le sent et s'en excuse :
« Trêve aux paroles», dit-il, en terminant, «car je me suis
(( trop étendu ; c'est par amour des hommes que j'ai pro-
« digue ce que j'ai reçu de Dieu, les appelant |au salut, ce
« qui est le plus grand des biens ».
On ne résume pas des exhortations dont l'effet consiste
dans leur abondance même. Notre auteur excelle dans ce
genre d'éloquence. Il est intarissable lorsqu'il s'agit de
presser son lecteur. Notons, cependant, quelques-unes des
considérations qu'il développe. C'est un grand péché de
dédaigner l'appel de Dieu. Le Père aime les hommes. Il
ne faut pas mépriser sa bonté. Il faut craindre de le lasser.
Il y a des gens qui s'attachent au paganisme comme les
plantes marines se cramponnent aux récifs. — L'objection
que les païens faisaient constamment à ceux qui voulaient
les convertir au christianisme, c'était que l'on ne doit pas
abandonner les anciennes coutumes. Clément y répondait
avec esprit. N'avons-nous pas eu, tout d'abord, comme
seule nourriture, le lait de nos nourrices? C'était une habi-
tude celle-là; cependant, nous nous en sommes affranchis.
Eh <|u<>i, on ne veul pas abandonner les dieux! Regardez-
les. Voyez leurs ministres. Yètus d'habits sordides et
déchirés, les cheveux crasseux, le visage labouré parles
ongles, souvent émasculés, quelle triste idée donnent-ils
LE PROTREPTICUS 67
"du culte des idoles! On dirait un deuil! Pourquoi ne pas
s'et-réfugier auprès de Celui qui est miséricordieux? Dieu
enveloppe l'homme de sollicitude comme l'oiseau son
-v-pt*lït tombé du nid. L'enfant devenu homme abandonne
ses jouets. Le jouet, c'est le paganisme. Quelle raison
sérieuse peut-on avoir pour rester attaché à l'idolâtrie ?
Qu'on se souvienne donc que les dieux sont des mortels
divinisés ! Voyez, d'ailleurs, les merveilleux progrès du
christianisme, n'est-ce pas la preuve qu'il est l'effet d'un
pouvoir divin? Ah! que l'on envisage les bienfaits qui
découlent de l'avènement du Christ ! C'est l'affranchisse-
ment et c'est l'illumination de l'âme. Il est notre docteur,
Il remplace la Grèce, Athènes même. Il est le Logos, la
Parole, la Raison de Dieu faite chair. « Si le soleil n'exis-
« tait pas, la nuit serait partout en dépit des autres astres.
« De même si nous ne connaissions pas le Logos et s'il ne
« nous illuminait, nous ne le céderions en rien aux pou-
« lets qu'on engraisse dans l'obscurité et qu'on destine à
« la broche. Recevons la lumière pour recevoir Dieu.
« Recevons lalïïmière èTsôyons lelTdTscïples du Seigneur.
« Il a fait cette promesse au Père : Je publierai ton nom
« parmi mes frères, je te célébrerai dans l'assemblée. Oui,
« célèbre ton Père. O Verbe, fais-moi connaître Dieu ! Tes
« révélations procurent le salut ; tes chants m'instrui-
« ront, car jusqu'à maintenant je me suis égaré à la
« recherche de Dieu. Et, Seigneur, puisque tu m'illumines,
« que grâce à toi, je trouve Dieu et que je reçois de ta
« part le Père, je deviens ton co-héritier, puisque tu n'as,
« pas eu honte de ton frère. Rejetons donc, rejetons, dis-
« je, l'ignorance qui fait oublier la vérité. Écartons les
« ténèbres qui, comme une brume opaque, nous empêchent
« de voir, et contemplons Celui qui est véritablement
« Dieu. Faisons d'abord monter jusqu'à lui ce chant :
68 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
« Salut, lumière, car la lumière a resplendi du ciel sur
« nous qui étions enfouis dans l'obscurité et emprisonnés
« dans l'ombre de la mort; lumière plus pure que le soleil,
« plus douce que la vie d'ici-bas ! Cette lumière est la vie
<( éternelle, tout ce qui en participe vit. La nuit craint la
« lumière; elle descend épouvantée et fait place au jour du
« Seigneur!
« Recevons les préceptes qui font vivre ; obéissons à
«Dieu qui nous exhorte; apprenons à le connaître, afin
« qu'il nous soit propice, et quoiqu'il n'en ait pas besoin,
« rendons-lui un salaire qu'il agrée, je veux dire, de bonnes
« dispositions. Que notre piété soit en quelque sorte le prix
« de notre habitation ici-bas En retour d'un peu de foi,
« il te donne cette vaste terre à cultiver, de l'eau à boire,
« l'océan pour y naviguer, l'air pour respirer, le feu pour
« te servir, l'univers pour y demeurer. Enfin il t'accorde
« démigrer d'ici-bas au ciel. »
Clément a reproché au paganisme ses mystères. Il y
^ yjù revient dans les dernières pages, et c'est pour leur opposer
j^éw* 'c vrai mystère, celui du Logos rédempteur. « Viens, toi
<( qui es frappé de la divine folie, cesse de t'appuyer sur le
« thyrse, de ceindre ton front de lierre, jette le bandeau
« et la peau de daim ; reviens à tes sens, je te révélerai le
« Verbe et les mystères du Verbe. Je te les expliquerai par
« l'analogie des tiens. Il est une montagne aimée de Dieu;
« elle ne figure pas dans les tragédies comme le Cithéron,
« mais elle est réservée aux représentations de la Vérité ;
« montagne où l'on est sobre, montagne ombragée par de
« saintes forêts ! Les Bacchantes qui sont sur elle ne sont
« pas les sœurs frénétiques de Sérnélé que frappa la foudre
« et qui sonl initiées au mystère par un repas de chair
«impure; ce sont les filles de Dieu, les brebis; elles
« célèbrent les snints mystères du Logos et forment un
LE PROTREPTICl ^ 69
.** chœur vertueux. Ce sont les justes. Leur chant est un
« hymne au roi de l'univers. Les vierges touchent leurs
cf harpes, les anges entonnent ses louanges, les prophètes
parlent, les sons de la musique se répercutent. Les élus
« s'élancent et poursuivent le thiase ; ils se hâtent, car ils
« désirent recevoir le Père1. »
Les historiens de la pensée de Clément n'exploitent
guère des passages comme ceux-là. Ils semblent les par-
courir avec le sentiment que ce n'est pas le penseur qu'ils
lisent, que ce n'est que le prédicateur. On peut passer rapi-
dement. Et, cependant, a-t-on raison ? Vous voulez savoir
avec précision quelle part le christianisme d'un côté, la
philosophie de l'autre ont eue dans les doctrines et les
idées de Clément. Est-il plus chrétien que philosophe, Je- ï/L ^couO
ou plus philosophe que chrétien, voilà la question que ^u^aa^o>um
l'on se pose, et l'on ne tiendrait pas compte de ces pas- ^MiMJUK <
sages où, comme dans toute cette péroraison du Protrep- w^ V<- . <- •
ticus , notre auteur exprime ses sentiments les plus
intimes et épanche son âme de chrétien ! Où donc saisira-
t-on dans une plus grande pureté l'accent de sa foi ?
Que doit-on conclure de ces derniers chapitres du Pro-
trepticusl Évidemment que Clément est d'abord chrétien.
Ce qui frappe, c'est l'extraordinaire chaleur avec laquelle
notre catéchète presse ses lecteurs de répudier le paga-
nisme. La condition de chrétien lui paraît infiniment supé-
rieure à tout autre. Elle lui inspire un enthousiasme sans
bornes. Il se sent enfin intérieurement à l'aise, depuis
qu'il a embrassé la foi nouvelle. Le reste du monde lui
paraît en proie à l'agitation et aux ténèbres. Il lui semble
qu'il est sorti de la nuit et qu'il est entré dans la lumière.
Il parle le langage d'un homme qui a trouvé les suprêmes
l. §§ 113. Hi, 115, 119.
,1) CLÉMENT D'ALEXANDRIE
satisfactions et, dans sa joie, il voudrait faire partager à
tous les hommes les sentiments qui le remplissent. « Je
m'étais égaré à la recherche de Dieu », dit-il. Il l'a enfin
v^ov^-. trouvé. L'allégresse, voilà la note qui domine dans le Pro-
trepticus tout entier, et c'est la surabondance et la force de
ce sentiment qui expliquent la longueur et aussi les
accents parfois lyriques de la péroraison. Concluons que,
pour le fond des choses et dans ses sentiments les plus
intimes, Clément est chrétien autant que qui que ce soit de
cette époque .
Remarquons encore que, dans les éloquentes exhorta-
tions qui forment la conclusion du Protrepticus, Clément
jsM£,ç\M* assigne au Logos revêtu de chair la place prépondérante,
('/est à sa personne qu'il fait remonter ses hommages les
plus émus. N'est-ce pas là encore un trait qu'il ne faudra
pas négliger? C'est pour l'avoir oublié que d'excellents
critiques nous représentent notre auteur comme étant, au
fond, plus platonicien ou stoïcien que chrétien. Montrez-
nous, tant que vous voudrez, l'influence de la philosophie
r^ans la forme de sa pensée comme dans les formules de
son langage, mais reconnaissez que le fond des sentiments
et l'inspiration intime ne sont aucunement d'un philo-
sophe grec.
Relevons un dernier trait. Dans l'espèce d'hymne qu'ex-
hale Clément, dans la péroraison de son traité, en l'hon-
neur du Christ et du christianisme, perce un sentiment
qui n'est pas purement chrétien. Le christianisme a été
pour lui une illuininalion-dc la pensée, en même temps
qu'une satisfaction de la conscience religieuse. Le Logos
est un révélateur; il fait connaître Dieu ; il est la lumière.
Cette Lumière n'est pas précisément celle du prologue du
quatrième Évangile, c'est la Lumière que rêvait le génie
grec. C'est par là que Clément trahil ses origines. Eût-il
i LE PROTREPTICUS 71
.*é»té un fils d'Israël, élevé à l'école des prophètes ou même
à oelle des rabbins, ce qu'il aurait demandé au christia-
nisme, c'eût été avant tout le pardon des péchés. La crise
■tfoirerieure aurait été exclusivement morale. Mais Clément
est Grec. Les hommes de sa race n'ont jamais eu ce sen-ù^u<W<' vUV
timent d'infirmité morale et cette conscience de la faute -^ua^Vo^—'^
inexpiée, qui sont les caractéristiques de l'âme hébraïque. ^^ jJLuÀ
Leur aspiration religieuse se résolvait moins en un besoin
de réconciliation avec Dieu qu'en un besoin de le con-
templer et de vivre en lui. Sans doute, ces deux sentiments
sont voisins et s'appellent l'un l'autre, mais, tandis que le
premier est prépondérant chez l'apôtre Paul, l'autre i
domine chez Clément.
On le voit, si ces belles pages nous révèlent chez notre
auteur un chrétien singulièrement fervent, elles nous
découvrent en même temps, chez ce chrétien, un homme
vraiment marqué à l'empreinte du génie de son peuple
et de sa race.
'cuulu
CHAPITRE III
Le Pédagogue.
Le Protrepticus devait convertir les lecteurs païens au
christianisme; le Pédagogue doit faire leur éducation chré-
— ^ ta— tienne. C'est de direction morale que Clément s'occupe
jlOm^ajoCuM^. dans l;i deuxième partie de son grand ouvrage. Il s'agit de
façonner les néophytes à une vie entièrement nouvelle.
C'est donc à des chrétiens que s'adresse le Pédagogue.
Il s'ensuit que ce traité a un tout autre caractère que le
Protrepticus. Tandis que, dans l'Exhortation aux païens,
le discours se distingue par sa simplicité et par sa clarté,
^r*-^*- - et qu'il s'avance sans s'interrompre jusqu'à la fin, les lon-
gueurs el les digressions abondent dans le Pédagogue.
C'est déjà le style et la manière des Stromales. Le lecteur
moderne doit s'armer de patience ! C'est que Clément,
écrivant pour des chrétiens, ne se borne plus à traiter son
sujet, mais il en surcharge la matière d'une foule de
choses que ses coreligionnaires seuls pouvaient com-
prendre Il lui est loisible maintenant de faire un libre
usage des Ecritures; il ne s'en fait pas faute, et, à tout
instant, il appuie ses idées de passages qu'il commente à
perte de vue. Tandis que, dans le Protrepticus^ il ne cite
guère que des textes sacrés topiques, tels qu'un païen les
comprendrait, ici il fait suivre les passages qu'il men-
tionne d'allégories interminables. En outre, comme il
parle à des néophytes chrétiens, il convient qu'il les
défende contre l'hérésie. Aussi la polémique contre le
gnosticisine occupe-t-elle une place considérable dans le
v„>.
t LE PÉDAGOGUE 73
pédagogue. Telles sont quelques-unes des raisons qui-^^u-c£>
font que ce traité a une allure beaucoup plus embarrassée t*. juxi^mM^aa
<Jue le précédent et un caractère général qui l'en distingue
■lasrs une notable mesure. çj,
Le Pédagogue se compose de trois livres. Dans le pre- ^
mier, il s'agit du Pédagogue, c'est-à-dire du Logos envi-
sagé comme l'éducateur des âmes. Dans les deux autres
livres, Clément s'attaque à quelques-uns des vices les plus
criants de son siècle, aux excès de table, à l'immoralité,
au luxe, aux folies de la mode, au faux idéal de beauté qui
régnait au sein de la société païenne.
On aurait tort de voir dans le Pédagogue un traité ou
système de morale chrétienne. A cet égard, il serait fort
incomplet, très inférieur par exemple au traité des Devoirs
de Cicéron. Clément ne s'est pas proposé de faire la
théorie de la morale chrétienne, mais, comme il le donne
clairement à entendre, d'éduquer les néophytes que le
Protrepticus serait parvenu à tirer du paganisme '. Ce
sont des âmes encore malades, et il faut que la méditation
du traité qui leur est destiné les guérisse. Comme notre ^^c*^iUHt,4
catéchète rêve pour elles des progrès encore plus mar- ^^Uj^jfe/jj^ \
qués, il faut pour qu'elles y soient aptes qu'une sainte
discipline les dépouille complètement de ces vices et de
ces passions, qui sont nés du paganisme et qui en sont les
tares. Dès lors, à quoi servirait d'exposer à ces néophytes
un système de morale? Ce ne serait pas faire œuvre
d'éducateur chrétien. Le Pédagogue ne mériterait pas son
titre. L unique préoccupation de Clément est donc de
donner à ses lecteurs une méthode d'éducation chrétienne wUx£ïUcku,u
dont les effets soient certains. Cette méthode consiste à
les placer sous la direction du Verbe de Dieu, du Logos
1. VI, Strom., § 1.
-—
l'\ clément d'Alexandrie
qui représenté Dieu aux hommes. Ce divin Pédagogue les
façonnera lui-même, et, puisqu'il est la raison même de
l5ieu et qu'il en est la parfaite expression, on peut être
assuré que sa discipline aura des effels qu'aucun ensei-
gnement humain n'aurait eus. Voilà pourquoi, sur les
trois livres que Clément écrit sur l'éducation chrétienne,
\sM^ a>j~ il en consacre un entier à la personne du Pédagogue, et
ce livre est le plus long, le plus original et le plus impor-
tant des trois. Cela devait être, puisque le Pédagogue est
tout ensemble le principe de la morale chrétienne et
l'éducateur qui applique cette morale '. Faut-il s'étonner
ensuite que, lorsque notre auteur en vient, dans les deux
livres suivants, aux préceptes et au détail de sa morale, il
soit si incomplet et si peu systématique ? Que lui reste-
t-il donc à faire, une fois qu'il a largement exposé le prin-
cipe de sa morale et donné la vraie méthode de la dis-
cipline que les néophytes devront s'appliquer à eux-
mêmes, sinon de choisir des exemples frappants qui ser-
viront à caractériser la vie chrétienne? En effet, après
avoir lu les deux derniers livres du Pédagogue, on n'aura
pas à coup sur un code complet de préceptes, mais on ne
se trompera plus sur ce que doit être la véritable vie chré-
lienne. On l'aura vue en action et si vivement dépeinte
qu'on ne pourra plus la confondre avec la vie païenne.
Ainsi conçue, la deuxième partie du grand ouvrage de
Clément répond exactement à l'idée qu'il en donne lui-
même et que nous avons exposée, d'après les textes, dans
un chapitre précédent. L'ordonnance en paraît aussi bien
imaginée que celle du Protrepticus. Le traité s'explique
lui-même parfaitement. .N'étaient les longueurs, les inter-
minables allégories et les digressions polémiques, cette
l. I, Paedag., 'J : *a\ 5J] vépov C-o).2;j.Çixvovt£î tôv Aoy°v-
LE PÉDAGOGUE 75
■pSrtie ne le céderait aucunement, au point de vue littéraire,
à la*première.
Dans son Protrepticus, Clément avait commencé par
l>i esenter au lecteur le Logos en sa qualité de révélateur de
la Vérité et de convertisseur. Dans le Pédagogue, il pro- „ vc "i^
cède de la même manière. Il caractérise d'abord le Logos
en sa qualité d'éducateur des âmes. Mais commëTce rôle ^° -^-
est plus complexe que le premier, et qu'il règne sur la &cai ^àp
manière dont s'exerce la divine pédagogie du Logos de
grandes divergences de vues, au lieu d'un simple cha-
pitre nous avons tout un livre. D'ailleurs, nous l'avons
dît, l'essentiel pour Clément est de faire accepter aux
néophytes la direction du Pédagogue divin, et c'est à
obtenir ce résultat qu'il s'emploie tout entier.
Le Pédagogue, c'est le Logos ou la Raison de Dieu
détachée de lui-même et devenue une personnalité indé- >x«K£-Cv
pendante. Tout d'abord, le Logos préexiste à toutes choses. v
C'est la première phase de son existence. Ensuite, il revêt
une chair, il devient Jésus-Christ. Avons-nous alors, dans
ce premier livre, une théorie formelle de la personne du
Christ, une christologie pour employer le terme d'école,
un exposé doctrinal? Nullement. Sans doute, on peut tirer
de ce livre une théorie christologique; on l'a fait cent fois;
nous le ferons à notre tour. Mais il ne faut pas oublier que
l'auteur n'a pas voulu nous donner ici une théorie quel-
conque ; toute la partie didactique ou doctrinale de son
ouvrage, il la réserve expressément. Ici domine le point
de vue pratique. Il s'agit de dépeindre l'action éducatrice-^^"
du Christ, de nous en montrer les principes et de nous ^H^1^.
persuader de nous livrer à cette action. En fait, il s'agit ici ^ ^mm-
beaucoup plus de rédemption conçue au point de vue de
notre auteur que de christologie. C'est ce qu'on semble
parfois méconnaître. D'ailleurs, n'y a-t-il pas parmi les
71' CLÉMENT D ALEXANDRIE
historiens de Clément, une tendance marquée à ne voir
en lui qu'un théologien et un dogmaticien ? Sans doute, il
Test beaucoup plus que ses prédécesseurs, mais, encore
une fois, il ne l'est pas et ne veut pas l'être dans le Péda-
gogue.
Entrons maintenant dans le détail. Il suffira d'exposer la
suite des idées que Clément développe dans ce premier
livre pour se convaincre de leur caractère pratique. Il
commence par nous dire pourquoi il est nécessaire que
nous soyons diriges par le divin Pédagogue. C est que
nous sommes pécheurs. « Le Logos revêt les ionctions de
« Pédagogue dans le but de mettre des bornes au péché. »
Nous sommes des malades, il veut être notre médecin.
« Notre Pédagogue, j'entends le Logos, s'applique à guérir
« les mauvaises passions de notre âme par ses exhorta-
« tions. » « Le Logos du Père est le seul médecin qui
« sache porter remède aux infirmités de l'homme. »
« L'excellent Pédagogue, c'est-à-dire la Sagesse, le Verbe
« duPère, le Créateurde l'hommeprend soin de sa créature,
« et lui, qui est le tout-suffisant médecin de l'humanité, le
« Sauveur, guérit son corps et son âme '. »
. ^^. Le Pédagogue aime les hommes. Il aime l'homme pour
lui-même. C'est le guide qu'il nous faut, à nous qui errons
dans de profondes ténèbres. Le Pédagogue ne fait point
de distinction; homme ou femme il nous aime également.
Ainsi nous sommes dans des relations d'enfants avec le
Logos. Faut-il le prouver par l'Ecriture? Là-dessus, Clé-
ment passe longuement en revue une foule de passages qui
contiennent le terme d'enfant. Nous sommes bien des
enfants, des mtlZia., des véniel d'après les Livres-Saints.
A cet endroit, Clément s'arrête pour rompre une lance
1. I, Paedag., 5 et 6, passim.
LE PÉDAGOGUE 77
• »
-avec le gnosticisme. Cela fait une longue digression '. Elle -
était inévitable. Carjustementles gnostiques s'appuyaient ^.ou^vCC'-CUa-u^
sur les mêmes passages pour soutenir qu'il y a deux classes
ii es différentes de chrétiens. Il y a la masse des fidèles. Ce
sont les enfants, les ignorants, les petits, les vrçittoi.. Et il
y a une élite qui l'est par droit de naissance. Ce sont des
natures supérieures. Tous les systèmes gnostiques comme X^yj^u-^ti
toutes les philosophies depuis Platon étaient foncièrement 4 ïvvtfJ&*<c<JZc
aristocratiques. Il est très remarquable que Clément
éprouve le besoin de protester. C'est une preuve que le
sentiment chrétien l'emportait chez lui. Résumons les
affirmations que notre auteur a délayées dans tout un long-
chapitre. Il n'y a pas de privilégiés parmi les chrétiens^ -y"U>^'^w ^
parce que chacun reçoit l'essentiel dès le baptême. -it£<>tu^ ^ J^l
« Lorsque nous avons été régénérés (par le baptême), nous
« avons reçu ce qui est parfait, car nous avons été illumi-
« nés, c'est-à-dire, nous avons connu Dieu. » En effet
« lorsque nous avons reçu le baptême, nous avons rejeté
« les péchés comme un voile d'obscurité, et l'œil de notre
« esprit par lequel seul nous percevons le divin, s'est
« trouvé libre, dégagé et inondé de lumière ». « Sans
« doute, le néophyte n'a pas reçu le don parfait, je l'ac-
« corde, mais il est dans la lumière. » Ainsi la perfection
se trouve déjà virtuellement dans la simple foi de celui qui
reçoit le baptême. Voilà le trait commun à tous les chré-
tiens. « Il n'y a donc pas de gnostiques et de psychiques,
« mais tous, lorsqu'ils se sont dépouillés des passions
« charnelles, sont égaux devant le Seigneur et spirituels
« ou pneumatiques 2. » Clément appuie ces idées sur
1. Ch. vi, §§ 25-52. Discussion déjà ouverte dans lech. v. Voyez § 16 :
f) tiaïv k'SoÇsv.
2. I, Paedag.} 25; 28; 31 : oùx àpa ot jjlIv Yvco<rciy.oî, oî Sa ^u^ixoî
Nous rendons le lecteur attentif au sens qu'a évidemment le mot fv<»<3-
jjw*
CLEMENT D ALEXANDRIE
.v^
quelques passages de la Ireépîtrede Paul aux Corinthiens,
au'il commente avec une intarissable abondance.
'vWaUxA^ Cette page que nous venons de résumer contient des
affirmations qui sont à retenir. Nous verrons que Clé-
ment lui-même n'échappe pas aux tendances qu'il combat
ici. Il fait à l'aristocratie spirituelle une large part dans
son système. Il a aussi son « gnostique », son chrétien
d'élite. Ne l'accusons pas aussitôt d'inconséquence. Clé-
ment a combattu trop vivement et trop souvent les préten-
tions des Valentin et des Marcion pour qu'il n'y eut pas
une grande dilférence entre son gnostique et le leur. Nous
l'entrevoyons ici. Ily a chez tout néophyte l'étoffe d'un
parfait chrétien. Le gnostique est virtuellement ou en
germe dans le plus simple croyant. L'un et l'autre plongent
leurs racines dans le même sol, ont môme nature et même
complexion. Il n'y a qu'une différence de degré. Le soin
que Clément met ici, dans ce long chapitre, à combattre le
gnosticisme et à faire large et belle la part des néophytes,
prouve à quel point il était éloigné de vouloir se séparer
de la masse des fidèles.
Tixdç dans ce passage. Il n'est pas employé dans le sens spécial que nous
lui donnons. Clément ne s'en sert pas pour désigner les hérétiques
gnostiques, mais les chrétiens qui sont en possession de la gnose ou
cesse divine et qui, par là, se distinguent de la masse des fidèles.
Quant aux disciples de Basilide, de Valentin et de Marcion, il les appelle l
pseudo-gnostif/ues. Quand il leurapplique l'épithùte de YVbxrrixot, c'est
toujours accompagné de ce qualificatif. II réserve le tonne de yvonjtixoç au
parfait chrétien. D'ailleurs de son temps, il n'y avait pas de confusion
pot ible. Dans 11. Strom., 117, se trouve un passage très topique à cet
i .1. ( Lui' ni y parle pré< isément d'un hérétique gnostique, et il dit de
lui : ïaaaxt yàp 8t] ocùxôv /.a;. yvuxjtixôv sivat. 11 avait !■> prétention de s'appe-
ler gnostiqui ! Notre auteur ne lui en reconnaît pas le droit. Dans II,
Simm..'}-, nous .i\'>ns un autre passage non moins significatif : rtaBintp
oùvi ; /-/■ '/, ofrjaiç 5ta6é6X7)xcv, oCxtoç xalx^v yvfitaiv i\ yeuSrjî
yvàia'.; r: , xaXou [i I ",
LE PÉDAGOGUE 79
Y Au chapitre vu, l'auteur revient à son sujet. Il faut pré- TlX
ciser. Ce Pédagogue divin, c'est Jésus. « Notre saint Péda- j
« gogue est un dieu, Jésus; il est le Verbe conducteur de i . .
*rTnumanité entière (que dis-je !), le Dieu bienveillant se
« fait lui-même Pédagogue \ » Aucun des plus célèbres
éducateurs n'égale le nôtre. On ne saurait prétendre qu'il
est de date récente sous prétexte qu'il est Jésus. Il préexis-
tait aux hommes ; il a de tout temps fait œuvre d'éducateur
d^ l'humanité; il remplit l'Ancien-Testament; c'est l'ange
qui lutte avec Jacob; c'est la voix qui parle par la bouche
des prophètes.
Quel est le caractère de l'éducation que nous donne le
Logos, c'est le dernier point et le plus délicat que traite
Clément. Laissons-le nous définir lui-même la divine
« pédagogie » du Logos : « L'éducation selon Dieu con- -*AA/'
« siste à se laisser diriger par la Vérité jusqu'à pouvoir
« contempler Dieu et à recevoir l'empreinte durable d'une j
« vie sainte. ». Connaissance de Dieu et moralité, voila le
but qu'elle poursuit. La phrase suivante caractérise avec
bonheur l'éducation divine. « Comme le général dirige
« les mouvements de son corps de troupes en vue de la
« sûreté de ses soldats, comme le pilote conduit le vais-
« seau avec le ferme propos de sauver les passagers, de
« même, c'est par sollicitude pour nous, que le Pédagogue
<( nous dresse à la vie qui sauve... Or, le pilote ne cède
« pas toujours aux vents, mais parfois fait résolument
« face aux bourrasques; de la même manière le Pédagogue
« n'a pas toujours des ménagements pour les usages qui
« prédominent, comme les vents, dans le monde, il ne
« leur confie pas l'enfant de peur qu'il ne fasse naufrage
« dans une vie bestiale et impure, comme le vaisseau va se
1. I, Paedag., 55.
<C#^'
. -m»-
r
80 CLÉMENT d'aLEXANDRIE
« briser sur les récifs. Ne se laissant porter que par le
« souille de l'esprit de Vérité, il saisit avec vigueur le
<( gouvernail de l'enfant, je veux dire, rouie, jusqu'à ce
a qu'il lui fasse jeter l'ancre, sain et sauf, dans le havre
« des cieux ! ».
Ce passage est significatif. Il nous montre clairement
comment notre auteur concevait ce qu'il appelle la péda-
gogie divine. L'inspiration première et toujours dominante
en est la bonté. Le Pédagogue, comme Dieu lui-même,
aime l'homme et veut son bien. C'est ce que Clément
nous a répété sous toutes les formes. Mais la bonté du
divin Pédagogue est clairvoyante, intelligente, sage. Elle
voit la fin à laquelle il faut tendre et pour atteindre le but
qui est le salut de l'homme, elle n'hésite pas à employer
des moyens qui semblent contraires à elle-même et jurer
avec sa nature. Le Pédagogue, c'est le médecin qui
\jJJUJMWÙ' n'hésite pas à user du fer et du feu, à trancher et à cauté-
riser, quand il le faut, pour sauver son malade. C'est
encore le bon général qui subordonne tous ses mouve-
ments à la sûreté de ses hommes. C'est enfin le vaillant
pilote qui, pour atteindre le port, lutte contre vents et
marées. Ainsi la sévérité elle-même est un élément de la
bonté de notre Pédagogue.
En outre, et ce trait complète le premier, ce qui carac-
térise l'éducation que nous recevons de notre Pédagogue
qui est le Christ, c'est qu'elle remonte aux origines du
monde. Elle existe, elle s'exerce dès le premier jour. En
■'Jmm effet, avant de se revêtir de chair, d'être Jésus, le Logos
- préexistait. Sa principale fonction a été de veifler au
développement moral de l'humanité. Toutes ses autres
1. F, Pacdag., 5» : Le gouvernail de l'enfant, ce sont les « oreilles ».
Noua a\ on s i raduit ouïe.
, LE PÉDAGOGUE 81
litîuctions ont été" subordonnées à celle-là. S'il a créé le
monde, c'était en vue de riiomnie et de son éducation '.
LtT.sçule différence qu'il y a entre la « pédagogie » du
.ku.^Ms préexistant et celle du Logos devenu homme, .&,kgnjm lJi~^
c'est qu'elle a moins de sévérité maintenant et plus de ^^/-çjclli' -W-
tendiesse. La crainte jouait un rôle plus important dans la v>17
direction de l'ancien peuple de Dieu, l'amour se substitue {
,, . , ni iiu'+-9 I'XuJ^QumM
a la crainte dans celle du nouveau peuple, des chrétiens -.
Telle est l'idée que Clément se fait de cette éducation
morale et religieuse qui constitue pour lui le christia-
nisme. Il ne Fa pas exposée explicitement comme nous
venons de le faire. Nous l'avons dégagée de la longue ^\}<mX^j-\J \aAi
polémique qui remplit les derniers chapitres du livre. Ce ,
sont encore les gnostiques qui en font les frais, et parmi ^
eux, tout particulièrement Marcion et son école. Quoique
Clément ne nomme pas ceux-ci, il n'est pas douteux que
ce ne soit eux qu'il vise. Leur point de vue se distinguait
nettement du sien. L'idée dominante de Marcion est que
le Dieu de l'Ancien-Testament n'est pas le Dieu du Nou-
veau. Celui qui a créé le monde n'est pas le Père de
Jésus-Christ. Voilà donc l'idée de Dieu disloquée. Du
même coup, l'action ou le gouvernement de Dieu se dis-
loque de la même manière. Marcion se voit obligé de par-
tager les principaux attributs de Dieu entre les deux
divinités qu'il suppose. Au Dieu de l'Ancien-Testament
appartiendra la sévérité ou, comme l'appelle Marcion, la
justice, au. Père de Jésus-Christ reviendra la bonté 3.
Voilà la justice et l'amour, la sévérité et la bienveil-
lance dissociés. Plus d'unité ni dans la notion de Dieu ni
1. I, Paedag., 6, à la fin.
2. I, Paedag . , 59.
3. Voir tout le premier livre du Contra Marcionem de Tertullien.
6
vtoM/Utt-w.
82 clément d'Alexandrie
dans la morale. C'est ce que Clément ne peut supporter et
ce qu'il combat avec énergie. Aussi est-ce pour bien
marquer ce qui le sépare des Marcionites, qu'il insiste sur
l'unité de la « Pédagogie » divine. Elle n'admet pas de
wvvw solution de continuité. C'est le même Logos, image et
ressemblance du même Dieu, qui est le Péda^oo-ue de
l'humanité sous l'ancienne comme sous la nouvelle
alliance.
Est-il nécessaire d'exposer en détail l'argumentation de
Clément? On en devine le développement. Ce sont des
raisonnements qui rappellent par la forme les syllogismes
des stoïciens l. Puis viennent à l'appui, des séries de pas-
sages de l'Ecriture accompagnés de commentaires allégo-
riques des plus ingénieux 2. Ce qu'il faut relever, c'est que
ces pages, parfois fastidieuses à force de longueur, sont
traversées d'un souffle d'ardente piété chrétienne. Qu'on
en juge par ce passage. L'Ecriture, dit Clément, appelle
le Pédagogue un Berger. Cette image frappe son imagi-
nation et le touche : « Nous qui sommes des enfants, pais-
- v. Mfr. (< nous comme des brebis. Oui, Maître, remplis-moi de ta
« pâture qui est la justice. Oui, Pédagogue, conduis-nous
« à ton saint Mont, à ton Eglise, à celle qui est exaltée
« qui s'élève au-dessus des nuées, qui atteint les eieux.
Je serai leur Pasteur », dit-il, « et comme le vêtement
« serre le corps, je serai proche d'eux ». Sa volonté est de
« sauver ma chair, en l'enveloppant du manteau de l'ini-
« mortalité; il a répandu son onction sur ma peau. Ils
« m'appelleront », dit-il, « et je m'écrierai : Me voici ».
" Maître, tu as accord*' l'exaucement plus pioinptenienl
« que je ne m'y attendais. El dans leur passage, ils ne
I . Voir Le < li. vin.
_'. ( !h. ix-xi.
LE PÉDAGOGUE 8.1
glisseront pas », dit le Seigneur. Non, nous qui sommes
« eji passage pour l'incorruptibilité, nous ne tomberons
«pas dans la corruption, car lui-même nous soutiendra.
.^wft'l'a déclaré et c'est sa volonté ' ».
Le premier livre du Pédagogue, écrit avec tant de
chaleur et une émotion qui en excuse les longueurs,
prouve à lui seul l'importance que Clément attribuait h la vvvUa^vuux^
personne du Christ. Il n'en faisait pas seulement le centre ^^w'^kw^tvU-iA
de sa pensée théologique; il en faisait dériver toute sai^^^^
piété et toute sa morale. Son christianisme agissait comme
une sorte de lumière intérieure qui rayonnait dans tous
les sens. Clément est véritablement un de ceux qui ont
adoré en esprit et en vérité !
Xous avons dans les deux derniers livres l'enseigne- ^wtvA
ment moral du divin Pédagogue. Pour ne pas en mécon- -"^L^UXù/^uu^U.
naître entièrement le caractère, il ne faut pas oublier que } \ryLCJi\
Clément a écrit ces deux livres, comme du reste le
premier, dans un but exclusivement pratique. L'unique
objet qu'il se propose est de purifier les néophytes des
derniers vestiges de mœurs païennes qu'ils conservaient
encore à leur insu. C'est pour cela qu'il passe successive-
ment en revue les principaux vices qui déshonoraient la
société contemporaine, qu'il les flétrit et qu'il exhorte ses
lecteurs à s'en défaire entièrement. L'un des traits distinc- K^aA-uHuV^ «^
tifs de ces deux livres est que les prohibitions abondent, ^^Jtl-ufc
tandis que les prescriptions positives y sont rares. C'est
encore l'une des conséquences de la méthode qu'a suivie
Clément. Du moment qu'il se proposait uniquement de
purger les âmes du vieux levain des mœurs païennes, il
devait forcément défendre plutôt que prescrire.
Il suffit de parcourir nos deux livres pour s'apercevoir
1. I, Paedag., 84.
84 clément d'Alexandrie
- V\ J„\xnt-^r qu'ils n'ont pasété éGrits pour des pauvres. Il n'y avait que
des riches qui pussent se permettre les vices que flagelle
notre auteur. ( )n pourrait tirer de ces pages un tableau
presque complet de la société élégante d'Alexandrie. Le
— \ gourmet, le fat, le voluptueux défilent en des silhouettes
fort ressemblantes et finement dessinées. Voici du reste
un aperçu sommaire Au contenu de ces deux livres. La
table et les moines conviviales onl une place d'honneur dans
le premier livre. ( )n sait combien sociable était la vie dans
les cités grecques; aussi banquets et festins abondaient-
ils. La table devenait l'occasion des contrastes les plus
piquants. On y entendait les entretiens les plus profonds
comme on y assistait aux spectacles les moins édifiants,
(/est là que se dévoilaient les défauts comme toutes les
grâces de l'espril <-t du tempérament grecs. Aussi ( dément
en fait-il le sujet de deux longs chapitres. Il dénonce avec
vigueur les excès qui déshonoraient les banquets des
riches, l'ivresse, la gourmandise, les raffinements de toute
espèce, la profusion qu'on y faisait de parfums et de (leurs;
il critique le ton des conversations, l'attitude qu'on y tolé-
rait; aucune inconvenance de gestes ou de paroles ne lui
échappe. En même temps, il discute dans quelle mesure
il est permis à des chrétiens de rire, de plaisanter, d'élever
la voix, etc. De la table il passe à l'ameublement. Il
nous l'ail un tableau très exacl Au luxe qui régnait alors.
Il y a, par exemple, une description curieuse d'une
chambre à coucher. Le lit est minutieusement détaillé. Il
• '^t en ivoire, les pieds sont délicatement sculptés, le bois
est, par endroits, incrusté d'or. I<- matelas, les couvertures
ni en somptueuses étoffes. Clémenl ne craint pas les
détails les plus intimes. Le sommeil, la vie conjugale fonl
I objel de ses avertissements les plus pressants.
Le troisième livre traite surtoul de la coquetterie. Clé-
4 LE PÉDAGOGUE 85
$ent définit d'abord la vraie beauté et l'oppose au faux idéal N—
que cultivaient ses contemporains. Les portraits abondent. Vi^vfttWy
Iky a celui de la grande coquette auquel fait pendant relui
m.
Les raflinements que les dandys de ce temps apportaient
îx leur toilette, la dépravation que marquaient leurs goûts
efféminés, rien n'est épargné, tout est exposé. Notre mora-
liste nous ouvre ensuite l'intérieur de fastueuses demeures.
On y voit la maîtresse de la maison occupée de galanterie
et la valetaille livrée à tous les vices. Enfin on nous conduit
aux bains et Clément profite de cette visite pour donner les rW*fOiwj^ ■
meilleurs conseils d'hygiène et de morale.
La lecture des deux livres dont nous venons de donner
un aperçu ne laisse pas d'étonner. Le Clément qu'ils
révèlent est si différent de celui qui a écrit le Protrepti-
cus, les Stromates, le premier livre du Pédagogue ! Qui se
serait douté que notre subtil exégète, notre ingénieux
penseur cachât un moraliste si fin et si pénétrant! Qui lui
aurait suppose un si remarquable talent d'observation!
Décidément, il semble moins porté à la pensée abstraite
qu'on ne le suppose en général! Mais il faut en rabattre de
ces éloges. Le fait est que Clément n'est pas entièrement
original dans cette partie de son traité. Il est tributaire,
dans une large mesure, d'un ou de plusieurs auteurs incon-
nus. Il leur a notamment emprunté une bonne partie de ^AWi,w"
ses peintures de mœurs. Assurément Clément n'a pas cru /U.^^x'-UU •
mal faire en utilisant ainsi de bons livres. Comme tous
les écrivains de son temps, il est très érudit; il a beaucoup
lu; il possède notamment des manuels fort commodes
qui embrassent les matières dont il a besoin. Il les consi-
dère comme un bien public et s'en sert sans scrupule. Il
y a même des auteurs qu'il traite comme sa propriété per-
sonnelle. N'a-t-il pas mis Philon largement à contribution ?
$6
CLEMENT I) ALEXANDRIE
j
Les deux tiers de ses allégories proviennent de l'exégète
juif. Ce sont les mœurs littéraires du temps!
Ce qu'il faut dire, c'est que Clément n'a plagié ses auteurs
que dans la mesure où les passages qu'il leur empruntait
s'accordaient avec les principes de sa morale chrétienne.
Il prend leurs pièces de monnaie, mais il les marque à
l'eiïigie du christianisme. Ainsi quels que soient les
emprunts que Clément a faits dans son Pédagogue, il n'en
reste pas moins que ce traité nous donne une idée fort
exacte de renseignement moral du grand catéchète
d'Alexandrie *.
1. M. P. Wendland a montré, dans une thèse remarquable (Quaestiones
Musonianae, Berlin, 18861, qu'il y a do larges emprunts littéraires dans
Paedag., II et III. On verra, dans notre .tjtcrrii bibliographique, ce qui,
ii nuire sens, doit être retenu de la thèse si ingénieuse et si documentée
de cet auteur.
*#
CHAPITRE IV
Le Maître
Ou la troisième partie de V ouvrage de Clément.
Dans un passage de son Pédagogue, Clément déclare
devoir s'abstenir d'entrer dans des interprétations allégo-
riques, et la raison qu'il donne est que ces matières doivent
être réservées à deschrétiensplus avancés. «Une m'appar-
« tient pas, dit \e Pédagogue, d'enseigner ces choses. Nous
« avons besoin d'un maître (SiSàtJxaXoç) qui nous explique
« les Saints-Livres. C'est à lui qu'il faut que nous allions.
« Oui, il est temps que le Pédagogue se retire et que vous .
« prêtiez 1 oreille au maître (otoaa-xaÀoç) '. » Rien de plus I
clair. Après le Pédagogue, nous allons avoir un traité de
doctrine. Dans cette partie, pas plus que dans les deux pré-
cederïtélT, Clément n'écrira en son propre nom. Ce sera
encore le Logos qui s'adressera au lecteur, m'instruira en
tant que Docteur. Voilà pourquoi cette troisième partie v 2UJpU&/C£xia
sera intitulée : 6 StSào-xa^oç 2.
Ce que nous venons de citer implique que les Stromates
ne sont pas la troisième partie du grand ouvrage de notre
auteur. En effet, l'analyse que nous donnerons de cet écrit
au chapitre suivant montrera que son contenu ne répond U>^ '
aucunement au signalement que Clément nous a donné de ^Hêua^
sa troisième partie, soit au début du Pédagogue, soit par-
1 Paedag.. III, 97: II. 87.
2. Voir les textes déjà cités, p. 55, note 2. Ajoutez II, Paedag., 76 :
àXX' IÇéôifjv yàp toO' 7:a'.oay'oyi/.oj tojïou to tnSaaxaXixôv eioo; izapeusaytuv.
88 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
toul ailleurs. Remarquez en outre que si nous avions dans
les Stromates cette troisième partie, ce titre de Stromates
au rail de quoi nous surprendre. Ce n'est pas celui que nous
attendions. Le titre qu'annonce l'auteur et qui répond si
^mj^oUua/. bien à ce que devra être la troisième partie, n'est-ce pas
celui qui figure dans le passage qu'on vient de lire? Mais ce
qui nous parait prouver péremptoirement notre thèse,
i
c'estque notre auteur annonce sa troisième partie <f un bout
a l'autre des Stromates,
Dans le premier chapitre du iv(' livre de ce traité, Clé-
nieiil trace les grandes lignes des parties de son ouvrage
qui lui restenl à faire. Dans le premier paragraphe, il
expose le plan qu'il compte suivre et qu'il suivra en effet
jusqu'à la fin du vne Stromate. Dans le paragraphe suivant,
il esquisse, semble-t-il, le contenu des Stromates qu'il
aura encore en perspective, lorsqu'il aura épuisé le pro-
gramme qu'il vient de tracer '. Enfin, dans le troisième
paragraphe, il caractérise de nouveau et avec plus de pré-
cision la partie doctrinale de son grand ouvrage. Voici, du
reste, comment Clémenl lui-même s'exprime dans ce der-
nier paragraphe :« Lorsque toul notre dessein aura été
« achevé dans ces mémoires [Stromates), si l'Espril le veul
« bien, — en quoi nous nous prêtons à une nécessité
« pressante, car il y a des choses qu'il esl grandement néces-
« saire d'exposer avanl la Vérité même [le Didascalos), —
« alors nous aborderons l'explication ou la philosophie
« véritable des choses J. Nous aurons été ainsi initiés aux
1 . Ce h esl que lorsque aous i raiterons du plan des Stromates que nous
pourrons justifier cette interprétation du $ 2.
2. Nous lisons -v coiiioiç au lieu de U oTç. Sfelbnsque la phrase incidente
-',)'/ r\ yàp, etc., défini) exactement le contenu des Stromates el la place de
cel écrit dans l'œuvre totale. Enfin, le terme puaioXoYta ne doil pas être
traduil par science de la nature, c'esl un terme compréhensil qui, dansla
dernière phrase, embrassée) la xoau.oXoyîa el la 8
LE MAITRE 89
i
<? petitsmmy stères avant de l'être aux grands, en sorte que
« rien ne s'opposera plus à la célébration de l'office vrai-
(Wfnent divin, puisqu'on aura commencé par nous inculquer
i graver en nous les choses qui devaient être mention-
ce nées et enseignées au préalable. Or, l'explication géné-
« raie des choses qui relèvent de la sagesse chrétienne qui
«nous a été transmise, laquelle ne s'écarte pas de la règle
« de la vérité, — je devrais l'appeler plutôt une contem-
« plation, — débute par une cosmogonie et de là s'élève
«jusqu'à la théologie. »
Il y a beaucoup d'obscurité dans le passage qu'on vient de
lire, mais au moins établit-il clairement deux points essen-
tiels, c'est, d'abord, que les Stromates ne sont pas, dans la
pensée de Clément, Te couronnement de son grand ouvrage,
prtrsquil annonce un écrit qui leur fera suite ' ; c'est en
outre que cette dernière partie aura un caractère essen-
tiellement doctrinal. Ce sera une véritable philosophie
chrétienne. Elle sera faite sur le modèle des systèmes
des philosophes grecs. Elle embrassera ce qu'embrassent
ordinairement ces systèmes depuis la théorie de l'univers
matériel jusqu'aux spéculations sur Dieu. Or, n'est-ce pas
là justement le caractère que Clément assignait à sa troi-
sième partie dans cette esquisse de son grand ouvrage que
nous a donnée \e Pédagogue? N'avons-nous pas, dans le pas-
sage du IVe livre des Stromates, précisé et plus nettement
formulé le troisième article de son programme primitif?
1. Th. Zahn, Forschungen, t. III, p. 110, 111. M. Zahn pense aussi que
§ 3 et même § 2 se rapportent : au f and ère nachderen(Strom.) Vollendung
auszuarbeitende Abhandlungen, et que ce sera dans ces écrits que Clé-
ment exposera sa doctrine. Notre interprétation est presque identique à
celle de M. Zahn si ce n'est que ces écrits dogmatiques, dont il voit ici
l'annonce, devaient, d après nous, constituer la 3e partie de l'ouvrage de
Clément, le A'.oxr/.aÀo;.
90 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Ainsi Clémenl en était encore, au moment de commen-
cer son IVe Stromate, à promettre la troisième partie de
son grand ouvrage, et, en outre, il lui fallait encore dis-
poser d'une foule de choses préliminaires qu'il jugeait
indispensables. Aussi n'est-il pas surprenant qu'il ne soit
guère plus avancé au VIIe Stromate. « Notre tâche, en ce
- ~ ^Na*" «moment, dit-il, est de peindre 1^ vraie vie gnostique; ce
« n'est pas de donner un enseignement théorique et doc -
va<_ V (( trinal, lequel nous exposerons plus tard au temps voulu ;
yjf « nous respecterons ainsi la suite et Tordre des matières '. »
Les allusions et les renvois à la partie doctrinale de son
** 1 1 î . i î c, , v «■ m • J
i-rand ouvrage abondent dans les Slromalcs. Lsl-il rien de
s avance,
jjkuiu vinxu^u ui;wiiviv.iiiuuii>j ivo i_'i/i///«(fiv.>. uoi".
plus clair que ceci : « Lorsque notre écrit sera plu
« nous reproduirons les ligures du prophète2? » Ou bien
encore : «Lesquelles choses, nous exposerons à l'endroit
« approprié lorsque le discours sera plus avancé '. » Remar-
quez que c'est toujours de points de doctrine qu'il s'agit.
Clément remet constamment la tractation doctrinale à une
partie ultérieure de son ouvrage \
I. VII, Strom., 59. Voyez aussi VII, Strom. ,8$ : ôcixetvov os o'';j.ai &7cep8ê'-
^Oa'. 70*.-; reovstv lôéXouai /.i.\ jrpoaêxjroveîv Ta w!y;n:a/.a:' ÈxXoy7]V Ttûv yoaïtov
ij:i-pl<J/avTaç.
~1. VI. Strom., 131: TipoïotSoï); ttjs ypaçTji;
:;. V, Strom., »iS : a 87] xaî jîpoïdvTOç tou Xdyou za-:à tôv oîxstov xaipôv
Siaaaf7(ao[i.Ev.
'p . \' > > s 1 ■/ Les passages suivants dod moins clairs : on remarquera : 1° < j u ils
renvoient non pas à des écrits que Clémenl se proposait de composer
api ■ - ti s Stromates, mais à des parties ultérieures qui doivenl figurer dans
la même \y>~r>'. c'est-à-dire dans le même ouvrage ; 2° que ce qu'il s'agit
de remettre, c esl généralement la tractation de l <1 1< • ou telle doctrine : VI,
Strom., 'i l-:>j'm: : VI, Strom. , 1<>8 : pcirà --j.\j-% $7)Xco07J3£Tai ; VII,
Strom., I ; xerrà tous btixotîpouc tohoj; Corepov : VII, Strom., 'il : IV, Strom.,
85 IV. strom., K'.i : xaî rcepl toiîtiov tto/.J; ô Àôyo; Sffov èv uarréph) sxonelv
ànoxsiofiTat : lV,5/rom., 91 : V. Strom., 71 : xx-ra tôv oîxeîov IsiBei^OiJoetai
tokov ; II, Strom., 37 : <•>; 8ei)(8ïî«Tat Cotepovj V H, Strom., lus : tïjt;. uiv
LE MAITRE 91
>
m. , :
(
• Ily a "plus. Clément avait non seulement dans l'esprit
l'idée générale de la troisième partie de son grand ouvrage,
nuaïs il savait avec précision quelles seraient les matières
qu'ij y traiterait et quels en seraient même les principaux
™ ' ., , . il fG-w^wflu*- OU
En effet, il annonce, dans un certain nombre de passages
des Stromates, qu il traitera ailleurs de doctrines qu il
nomme expressément. Il étudiera successivement la pro- ^Am'^UX-
phétie, l'âme, les principes, l'origine du monde, la résur-
rection. On suppose, en général, que se sont là les sujets
d'autant de traités que notre auteur compte écrire dès qu'il
aura achevé les Stromates. Est-ce vraisemblable ? Com-
prend-on Clément concevant le projet décrire encore une
dizaine de livres pendant qu'il était absorbé par les Stro-
mates? Quelle fécondité! quels vastes espoirs! Si chacun
des traités qu'il projetait devait prendre les dimensions
des Stromates ', la vie la plus longue n'y aurait pas suffi!
A-t-on jamais vu un auteur qui, au milieu d'un ouvrage,
rêve d'en écrire dix autres et qui en a déjà une conception
si claire qu'il peut en formuler les titres ! Il faut avouer que ,
l'hypothèse reçue ne peut se soutenir. Mais a-t-elle jamais'
ojv v.i: il; ûcrepov. Xous ne prétendons pas que Clément n'ait pas fait de
théorie ni exposé de doctrines dans les Stroma les. Au contraire, cet écrit
en est plein. Mais il est certain que son intention était de réserver les
doctrines à plus tard. Les passages que nous venons d'énumérer en font
foi et prouvent que l'intention était très réelle et très arrêtée. Ajoutez à
ces textes : II, Stro/n., 134; IV Strom., I(î2 : ô yàs jrepl Ixsivcov Xo'yo; u.î~x
ttjv iv x.£Pa' rtpaytJi-aTSiav ÊtysTai.
1. C'est encore le sentiment de M. Preuschen. Voir son article surClé-
ment, dans la Geschichte der Altchristlichen Litteratur bis Eusebius de
A. Harnack. Voyez la liste qu'il donne, p. 308 : von einer Anzahl von
s, hriften, sagt Clemens in den erhaltenen Werken, dass er sie schreiben
wolle. Sa liste est incomplète. Il ajoute, cependant, p. 309, qu'il se pour-
rail que, dans quelques cas, l'allusion visât de futurs passages du même
ouvrage.
92 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
été sérieusemenl examinée? On peut en douter. Le fait est
que, dans presque tous les cas dont il est question, le
texte indique assez clairement qu'il ne s'agit nullement
d'oeuvres nouvelles, niais de chapitres qui devront figurer
dans le AiBào-xaAoç '.
nue l'on veuille bien peser avec soin les différents pas-
sages soil du Pédagogue, soit des Stromates dont nous
avons donné la traduction dans notre texte, que Ton par-
coureaussi, avec quelque attention, ceux que nous avons
cités dans les notes, et nous croyons que l'on reconnaîtra
la justesse de l'hypothèse que nous avons émise dans ce
chapitre. Tout le monde accorde que La troisième partie du
1. Clémenl annonce son intention de traiter de la pniplu'tie, lise*. I\pozrr
-i:.i;, I, Strom., 158 : [Asti -raira Xe^OifaêTcci, etc.; IV, Strom., 2 : txi-.x rîjv
im§pou,7)v Tîjç OeoXoYiaç :a r.iy. jipoçr)Teias Ainsi, après le chapitre de La
OeoXoyîa, viendra celui de la îtpoçr,xeîa. Voyez encore IV, Strom., 93; V,
Strom., 88; il n'y a que dans cedernier passage que l'on puisse voir I an-
nonce d'un traité Qepl [ïpo<p7)TSÎag, les autres ne comportent pas ce sens,
et IV. strom.. 2, es) péremptoire.
Clément annonce un Qepî MV/f,:. Voyez V, Strom., 88: III, Strom., 13;
II. Strom., 113: àXXà jrpôç ~<5 S^fia touto •5iaXs£'Ju.e0a uarepov Ô7ST)VÎxa -est
^u'/îjs 8iaXa(ji6âvo(Jisv . Est-ce clair?
Clémenl annonce encore un IleptrEvéaews, III, Strom., 95, notez OaTepov.
Dans VI, Strom.. 168, il traitera <lc la y^vesiç quand il en sera à son cha-
pitre sur :a Epuaixcc.
Voici un llepi "A ;; (X( ■■■/. VI, Strom.. 32. note/ les mois npoVoûaT); tt;;
Ypaç^ç.
Puis mi [IspîEù/^jç, [V, Strom., 171, notez rcpoïdvxoç tou X<fyou.
Il v aura un Qepi "Apywv, V, Strom., 140; VI, strom.. 4. notez iftidvcsç.
[1 annonce, dans le Pédagogue, un Qepi 'Avacrnxaecoç, Paedag., 1,47,
ci II. 104. Dans ces deux passagi s, Clémenl ne s exprime |>as de manière
à ce que I on sache si c'esl un traité qu'il annonc i si c'est simplement
un des chapitres qu'il compte faire figurer dans son Didascale ». Cepi n-
dant, comme dans tous les autre passa gels où Be trouvent de pareilles
annonces, il ne - agit que des chapitres de La troisième partie, il est l 'i- >-
bable < | > i il i ii est de même dans ces deùs endroits du Pédagogue. Notre
auteur comptait bien traiter de la résurrection dans son Ai8âoxaXo(, mais
il ae Bongeail pas icrer an écrit Bpécial à ce sujet.
LE MAITRE 93
grand ouvrage que projetait Clément devait consister en
-*rtn exposé de doctrines. Le De Principiis d'Origène est pro- J"*- ■■**■'■
bablement Fouvrage <|iii donne l'idée la plus exacte deU&tJw. ijU/^ÀC^
celui (jue notre auteur espérait écrire un jour. On suppose ^àj^iaU-
rïimunément (jue nous avons dans les Stromates celte
partie doctrinale. Mais, on vient de le voir, cette hypothèse
se heurte au fait que notre auteur parle de cette partie
comme si elle n'était encore qu'à l'état de projet, non seu-
lement au début du IVe Stromate, mais aussi dans les Slro-
mates suivants. N'est-il pas plus simple de supposer que
les Stromates sont une sorte de hors-d'œuvre que l'auteur "^ v^^uW <
n'avait pas d'abord prévu lorsqu'il traçait le plan de son a^vc-iw1^- c{ ;v<^v
ouvrage? Cette hypothèse ne rend-elle pas plus facilement, j^j^j/j<£ -w-
compte des faits que nous venons de relever, ne cadre-t-
elle pas beaucoup mieux avec les textes que nous avons
cités ?Nous verrons dans la suite qu'en outre elle s'accom-
mode fort bien du véritable caractère des Stromates eux-
mêmes, qu'elle en explique le plan si particulier, et que,
grâce à elle, plusieurs des obscurités qui s'attachent à cet
ouvrage se dissipent. S'il en est vraiment ainsi, ne sont-ce
pas là des raisons suffisantes pour la recommander à l'at-
tention de ceux qui se livrent à l'étude si ardue des écrits
de Clément ' ?
Nous supposons donc (pie Clément n'a pas réussi à
mener à bonne fin l'ouvrage aux proportions grandioses
qu'il avait conçu et que le temps ou les forces lui ont
manqué pour écrire ce qui eût été la première dogmatique
chrétienne. C'est à son élève Origène que cette tâche
devait être réservée. Mais au moins Clément a-t-il laissé
quelques fragments de son Didascalos? En reste-t-il
qlièlqlîes vestiges? Peut-être subsiste-t-il encore quelques-
1. Nous essayons de démontrer cette hypothèse au chapitre vi.
94 CLEMENT D ALEXANDRIE
uns des matériaux qui devaient servir à cet écrit? Qui
sait si. en fouillant le sol, on n'y trouverait pas encore
quelques débris du majestueux fronton que le puissant
ouvrier avait rêvé de poser sur L'édifice qu'il avait élevé
avec tant de patience et de labeur?
Il reste de Clément trois groupes de fragments qui ont
l'ait le tourment des critiques. Il y a d'abord un long
fragment qui porte, dans le manuscrit que nous possédons,
le titre de VIIIe livre des Stromates. Nous avons ensuite
des paragraphes détachés intitulés : Choix prophétiques . Il
existe en lin une autre série de courts paragraphes, égale-
ment indépendants les uns des autres, surmontés de
l'en-tête énigmatique d'Extraits de Théodote. Les uns ont
supposé que les Eclogae propheticae et les Excerpta Théo-
doti faisaient partie des Hypotyposes. M. Zahn estime que
ces fragments on1 été tirés du VIIIe Stromate que Clément
aurait achevé, et qu'il Tant les réunir au fragment que
nous en possédons '.
Ni l'une ni l'autre de ces hypothèses n'ont pu satis-
faire M. von Arnim. Dans un travail fort remarquable,
ce savant émet l'hypothèse (pie les Excerpta Theodoti, les
Eclogae propheticae, et le fragment dit du VIIIe livre sont
I. M. Th. Zahn n mis en pleine lumière l'étroite parenté qui existe
entre le fragmenl «lit «lu VIIIe Stromate, les Eclogae el les Excerpta.
Nous croyons que, sur ce point, sa démonstration est décisive. Ces) sur
elle que nous Faisons reposer I hypothèse que nous formulons dans notre
texte. Ajoutons, pour compléter ce que nous disons ci-dessus de l'hypo-
thèse d.- .M. Zahn, qu il suppose qu'un scribe possédant le Ylll,: Stro-
mate en entier, en a tiré le fragmenl qui nous a été conservé, <i qu'il y a
ajouté les Eclogae. Dans !Y, Stroin,, 1. Clément promet, comme com-
plément des Stromates, "ExOeaiç tfflv y^a^cov. Celle-ci a dû ûgurer
dans lr- vin Stromate, et le Bcribe en aurait tiré nos Eclogae.. Des Ex-
cerpta Theodoti auraient ét< ment extraits de la même manière du
\lll Stromate. On avouera que cette hypothèse esi un peu compliquée.
LE MAITRE 95
i
des extraits que Clément aurait faits d'ouvrages gnos-
tiques ou d'écrits de philosophes. Il les aurait accompagnés
d£. brèves remarques qu'il aurait en quelque sorte ajoutées
en Barge. Ces extraits devaient servir aux travaux ulté-
rieurs de Clément. M. von Arnim n'ose pas affirmer que
ces matériaux étaient exclusivement destinés au VIIIe Stro-
mate '. Quel que soit le jugement que la critique porte
sur l'ingénieuse hypothèse du savant philologue, il n'en
reste pas moins qu'elle fait sérieusement avancer la ques-
tion. L'analyse que M. von Arnim a faite du VIIIe Stro- ^<v^u^wt-
mate paraît mettre hors de doute le fait que Ton a dans -^mMjx'. -^ J\,ï
ce fragment tout simplement des extraits d'écrits stoïciens wU^MdXsMk
..... i -
et péripatéticiens. Extraits de livres gnostiques dans les :\>jMmjJ( 1 COL
Excerpta Theocloti et extraits de livres de philosophes dans Mjjj^Xi, ^j^ ^
le fragment du VIIIe Stromate, est-ce beaucoup s 'aven- ^j//yiu
turer que de supposer que ce sont là les matériaux encore
informes de cette troisième partie, toute consacrée aux
discussions philosophiques et dogmatiques, que Clément
n'a pu achever ? 2
J. J. von Arnim, De octavo Clementis Stromateorum libro, Roslok,
1894. Un autre savant, M. Ruben, avait déjà émis l'hypothèse que les
Excerpta Theodoti étaient des extraits de livres gnostiques accompagnés
de notes de la main de Clément. M. von Arnim a élargi l'hypothèse en
l'appliquant aux Eclogae et au fragment du VHP livre.
2. Ce qui autorise l'auteur à isoler ainsi de nos Stromates le fragment
du VIII0, c'est que ce fragment n'a pas toujours fait partie du corps des
Stromates. Photius a vu des manuscrits où il ne figurait pas et d'autres
où le Quis dives le remplaçait. Voir Zahn ou Harnack.
(WLUTlTiK V.
Les Stromates.
S'il est vrai que les Stromates ne sont pas celte troi-
sième partie qui devait couronner le grand ouvrage de
Clément et nous livrer sa philosophie chrétienne, qu'est-
ce quecet écrit plus volumineux que le Protrepticus et que
le Pédagogue? Quelle est sa place dans l'œuvre totale?
Dans quels rapports se trouve-t-il avec les deux pre-
mières parties.'
Avant d'essayer de répondre à cette question qui n'esl
pas seulemenl d'ordre littéraire, niais qui importe à l'in-
telligence de la pensée de notre auteur, inlerrogeons les
Stromates eux-mêmes. L'analyse nous en fera connaître le
véritable caractère.
Le titre que Clément a donne à cel écrit demande une
explication '. Ce fîïfè h'esl pas de son invention. Il devail
même être assez banal, l'n passage 1res curieux d'Aulu-
Gelle, cel é ru dit contemporain de Clément, qous donne à
cel égard des renseignements 1res complets. Cel auteur
dit, dans la préface de ses Nuits attiques, qu'en inti-
tulant ainsi son ouvrage, il n'imitait pas certains écrivains
de son temps qui affectaient des titres fantaisistes, dont
loi i heureusement il donne une liste. On y remarque le
titre même de l'ouvrage de Clémenl ~ . < >n le trouve encore
1. Le litre complet du livre de Clémenl esl : Ka-rà ttjv i'/.r/)ri ptXoaoçîav
■;■/■ !--.■/."</ 'j--,-r,-ti •).%-.' ■■/ STptojjwttetç, I. Strom., 182. Slromate signifie tapis,
2. Sunt riiam t/ni '/ j//',j: insmp^ri mit, surit item '/ni STptOjXateîî.
LES STROMATES 97
ailleurs '. Du reste, Clément lui-même donne à entendre
qt*'«il y a d'autres auteurs qui ont adopté ee titre de Stro-
matea 2. La liste d'Aulu-Gelle est fort curieuse s. Ce qu'il
y a'cTintércssant, c'est que plusieurs des titres qui y figu-
Bg&i-efnt été mentionnés par Clément lui-même \ D'autres
figurent aussi dans la préface que Pline l'Ancien a mise
en tète de son Histoire naturelle, comme on peut le voir
dans le passage que nous citons en note. Il faut conclure
1. Eus., Praep . Es'ang., I, vu, 22 : àrzo tû>v IIXouTap^ou ?-:pwu,aTétov
èx6r[<jou.ai.
2. VII, Stroiu., 111 : oJV oûv ~f,t Tâ?î03ç oj'tî -f]: çpâîîojç 370/ ârovTai oî
'37v"j;j.27eI:.
3. Aulu-Gelle, préface, § 3 — § 11; édition de M. Hertz, 2 vol.,
A.-Gellii Noctium atticarum libri XX. Berlin, 1883. Nous transcrivons ici
le passage entier : « Sed quoniam longinquis per hiemem noctibus in
agro, sicuti diximus, terras Atticae commenlationes hasce ludere ac facere
exorsi sumus, idcirco eas inscripsimus Noctium esse Atticarum, nihil
imitati fcstivitates inscriptionum, quas plerique alii utriusque linguae
scriplores in id genus libris fecerunt. Nam quia variam et miscellam et
quasi confusaneam doctrinam conquisiverant eo titulos quoque ad eam
sententiam exquisitissimos indiderunt. Namque alii Mus arum inscrip-
serunt, alii silvarum, ille rcércXov, hic A.u.aX0daç xlpaç, alius xipaç, alius
XTjpta, partim Xî'.uwvaç, quidam lectionis suas, alius antiquarum lectionui»
atque alius àvOrjpûv et item alius EupTjfiaTwv. Sunl etiam qui Xuyvouç inscrip-
serunt, sunt item qui arproixaTET:, sunt adeo qui -avoÉxTa; xai 'EXixôiva et
-pooÀr[;a.aTa et Èf/EipiSia et -apa?'.çioa;. Est qui memoriales titulum fecerit,
est qui -payuaT'.xa et -âpipya et ô'.oaix.aÀ'.xa, est item qui historiae natu-
ralis, est -av-rooanr,; i-jTopta;, est prasterea qui pratum, est itidem qui
TcafxapKov, est qui -rJ-»ov scripsit, sunt item multi qui couiectanea, neque
item non sunt qui indices libris suis fecerint aut epistularam moralium
aut epistolicarum quaestionum aut confusarum et quœdam alia inscripta
minus lepida multasque prorsum concinnilates redolentia ».
i. VI, Strom., § 2 Et xai Xeiu-ûvaç tweç xai IXixwvaç xai X7)pia xai
-£-/.oj: suvaYtoyàç ç'./.o;j.a6£Î; rcoueîXco; È:av6'.'jâuEvo'. auvEYpatlavxo
Voyez aussi un curieux passage de la préface de Pline 1 Ancien : « Ins-
criptionis apud Grœcos mira félicitas. Krjpîôv inscripsere, quod volebant
intelligi favum. Alii xlpaç iu.aX6etaç ut vel lactis gallinacei sperare possis
in volumine haustum. Jam Musae, Ravo*EXTat, lyysipîSiov, XEip.oSv, rcivaxîSiov
inscriptiones, etc. ».
7
98
< I l MENT I) ALEXANDRIE
^ Im
-a
■
-
île ces témoignages qu'il existait tout un genre de lit—
r térature dont ces titres bizarres étaient comme la marque
distinctive. Ce genre était un des fruits de l'érudition du
• temps. Cette littérature se composait de compilations, de
choix de lectures, de dissertations bourrées de citations,
de manuels et de collections de toute espèce. On compa-
rait ces recueils à des jardins ou à des parterres. Clément
les a beaucoup pratiqués et, dans la savante Alexandrie,
ce genre littéraire avait toujours été en honneur. Les
bibliothèques notamment en avaient favorisé l'éclosion .
Mais cette littérature, qui semblait ne devoir être qu'un
passe-temps d'érudits et de littérateurs, était susceptible
de rendre de sérieux services. Clément nous apprend que
les auteurs qui, pour une raison quelconque, voulaient
envelopper leurs idées de voiles, les cacher à la masse et
ne les livrer qu'à un petit nombre, adoptaient volontiers
ce genre de composition littéraire './En effet, il offrait
toutes les facilités qu'on pouvait désirer. On donnait à son
livre un titre qui ne pouvait être compromettant, puisqu'il
n'apprenait rien sur le sujet qu'on y traitait, ni sur les vues
qu'on y soutenait. Ajoutons que l'une des règles du genre
était de ne s'astreindre à aucun plan. On laissait sa plume
courir au gré de sa fantaisie; on mêlait tous les sujets; on
revenait sur les mêmes points aussi souvent qu'on le vou-
lait. C'était, comme le dit Aulu-Gelle, une varia et miscella
ci quasi confusanea doctrina. Il était entendu qu'on n'avait
à se préoccuper ni de Tordre des matières, ni même du
style. Dès lors, rien n'étail plus facile que de dissimuler,
dans un livre ainsi composé, les idées les plus hardies.
C'est précisément pour cette raison que Clément s'est
décidé à écrire ses Stromates dans le style du genre lillé-
I. IV, Strorti., ch. u en entier; VI, Stront., 2; VII, Strom., 110.
LES STROMATES 99
i
raire qirAulu-Geile nous a l'ait connaître. Il déclare lui-
même et à plusieurs reprises qu'il ne veut pas être com-
ptis'par le premier lecteur venu; il désire qu'on se donne .t/W^AM^^'^1
la pAnè de chercher sa vraie pensée. Il y aura toujours M^idiZ^ Umm^
au moins un lecteur qui le comprendra, et cela lui suffit l. Uu^jvÀjjjU-
Le genre littéraire dont il a fait choix se prêtait admi-
rablement à ce dessein. On verra plus loin les raisons
qu'il avait de ne pas livrer sa pensée sans voiles. Elles
étaient des plus graves.
Essayons maintenant de donner une idée aussi exacte
que possible des Stromates. La tâche n'est pas facile.
Etant donné le genre littéraire qu'il avait adopté, l'auteur
pouvait se permettre toutes les libertés, et il en a large-
ment usé ! Tandis que le Protrepticus et le Pédagogue se
distinguent par une belle ordonnance, les Stromates pré-
sentent un tel désordre qu'on a pu longtemps affirmer «^ oLWlLU-
qu'il n'y a aucun plan dans ce livre et que, comme semble
l'indiquer le titre, c'est un volume de mélanges. Les Stro-
mates passent encore maintenant pour des Miscellanées.
On verra par l'analyse qu'il y a beaucoup d'exagération Hhfr. (
dans cette opinion. Il y a un plan ou plus exactement un f ^
enchaînement des matières dans les Stromates.
Nous réservons, pour le moment, l'étude de la préface des
Stromates, qui est contenue dans le premier chapitre de
I. Voyez IV, Strom., le ch. n. « Les Stromates, dit-il, suggèrent la
route qu il faut suivre, mais vous laissent y marcher. C'est une terre où
ont été jetées les semences les plus variées; il faut choisir et recueillir le
bon grain. »
Dans I, Strom., 13, il se réclame du xôptoç pour ne révéler qu à un
petit nombre les 6eta [xuaxrjpia.
Dans IV, Strom . , 4, il s'écrie : supr^i yàp xov awrfaovxa k'va f] ypaçrf.
Voy. aussi VI, Strom., 2, où il dit en quoi so_n livre sera utile, tù> xï e?$
Yvwt-.v |jttT7)Se{a>, eï moç Ttspixûyoi xolaos, Txpôç xo Tjp.<pÉpov xat wcpéXijxov [xsxà
îôpwxo; f] Çr[xrj7ts y^iexai.
^JJ^MMJU
100
CLEMENT I) ALEXANDRIE
^ -vHx^wuX.r ce! écrit. Les deux premiers livres sont entièrement con-
'- '■'-. ■„ -w ^ sacrés à une question qui était alors vitale pourlechris-
m^aSM tianisme : un chrétien a-t-il le droit d'utiliser les trésors
U. delà culture grecque et notamment de la philosophie?
uU^t Clément l'affirme et développe, dans la première moitié
w de son premier livre, tous les arguments que Ton pouvait
faire valoir en laveur de la thèse libérale. Son opinion est
>^ très arrêtée. C'est un devoir au moins pour certains chré-
tiens, d'acquérir une instruction complète: il veut que
ceux-ci parcourent le cycle entier des études qui se fai-
saient alors. De ces études, on doit passer à celle de la
philosophie. Nous verrons plus loin que ce large pro-
gramme comportait certaines limitations et que Clément
ne conseillait pas l'étude de tous les philosophes sans dis-
^ tinction. Un des arguments les plus puissants dont notre
•- \iMo-oJT .auteur se sert pour défendre son point de vue est que les
-•sA/WXmA'
philosophes de la Grèce ont emprunté leurs meilleures
pensées à l'Ancien-Testament. Ils sont tributaires de
Moïse et des prophètes. Plus ils leur doivent et plus ils
se sont approchés de la Vérité. Platon est le plus grand
et le meilleur des philosophes parce que nul ne s'est
autant inspiré des oracles hébreux. Dès lors, en étudiant
la philosophie et en la mettant à contribution, que fait un
chrétien sinon reprendre un bien qui lui appartient? N'est-
ce pas son droit et que lui reprochera-t-on si, d'autre
part, il est avéré qu'il y a avantage et utilité à étudier les
philosophes? Clément, on le sait, n'a pas inventé lui-
même cet argument. Il Ta emprunté à son maître Philon.
Mais nul plus que lui ne l'a exploité. Il y revient à maintes
reprises '. Chaque fois qu'il s'apprête à faire des rappro-
chements entre le christianisme et la philosophie et qu'il
I. I. Sirom.,xxi-xxix; 11, Strom., kvhi; V. Strom.,xir ; VI, Strom. ,n.
,* LES STROMATES 101
risÇue de paraître faire à celle-ci de trop larges conces-
sion», il évoque la thèse de Philon et accable son lecteur
par nombre de citations qui prouvent que les philosophes
r>rrtîulérobé » leurs doctrines aux Livres-Saints. C'est par
rêxpostrdë cet argument qu'il remplit la seconde moitié
de son premier livre et qu'il le termine.
Voilà donc le chrétien qui aspire à s'élever sur les som- ^ JX%\Jij^z>XL
mets, libre d'étudier la philosophie. A l'aide de cet instru-
ment, Clément compte procurer à son lecteur une science
divine ou gnose que le simple chrétien ignore. Aussitôt
se dresse devant notre auteur une question qui lui barre
. ■ 'Vf
la route. Qu'est-ce que cette gnose? Quels sont ses titres? -v^uA w. ^t
Qu'a-t-elle de plus que la simple foi? Est-ce un privilège ^^^4^°
que l'on veut attribuer à un petit nombre? Voilà les ques-
tions que traite Clément dans son deuxième Stromate. Il
n'y a pas, dans tous ses écrits, de pages plus profondes,
ni plus originales. Veut-on avoir la vraie pensée de notre
catéchète, c'est là qu'il faut la chercher. S'agit-il de savoir
lequel remportait chez lui du philosophe grec ou du chré-
tien, ou, plus exactement, dans quel rapport ces deux
hommes vivaient en lui, s'entr'aidaient et s'harmonisaient
ensemble bien loin de se contrarier ou de se neutraliser,
ce sont ces pages qu'il faut méditer.
La question préalable est maintenant entièrement réso-
lue. Il n'est pas défendu à un chrétien d'étudier la philoso-
phie. Bîën~~àti~contraire, conçoit-il la noble ambition de
s'élever à un christianisme supérieur, de réaliser, pour
autant qu'il le pourra, celui des apôtres, de mener ici-bas
une vie angélique et d'être lui-même une sorte de dieu, il
est indispensable qu'il s'applique à la philosophie. Voilà la
cOTHThrsion-qui s'impose au lecteur, quoique Clément,
pour des raisons que nous ne rechercherons pas en ce
moment, ne la formule pas en termes précis. Que lui
102
CLEMENT D ALEXANDRIE
3\>
"V
v^
reste-t-il à faire maintenant? N'est-ce pas de nous montrer
ce que doit être ce candidat au christianisme parfait, ce
gnostique comme il l'appelle, pour lequel il vient de plai-
der? N'est-ce pas de nous dire quelles doivent être ses
vertus, de nous le dépeindre et, comme il le dira lui-même,
de modeler devant nous sa statue?
C'est vers la fin de son deuxième livre que notre auteur
k//ru
[Jq\lsm&-
-entreprend de caractériser son gnostique au point de vue
moral. Il rencontre la question du mariage et des rapports
des sexes. Il se laisse si bien entraîner que cette seule
'"question absorbe tout un livre, le troisième. Clément le
sent et s'alarme. Il comprend qu'il faut qu'il se mette
en garde contre sou propre entraînement, et qu'il impose
des bornes à sa verve. Décidément la liberté que lui laisse
le genre littéraire qu'il a choisi pour cette partie de son
grand ouvrage, a des inconvénients. Aussi avant d'aller
plus loin, se décide-t-il à tracer un itinéraire à sa pensée.
C'est le plan qu'il expose dans le premier chapitre du
IVe Stromate.
Il y a deux paris à faire dans ce chapitre. Nous l'avons
déjà dit, des trois paragraphes qui le composent, le der-
nier se rapporte à la partie dogmatique qui devait cou-
ronner l'édifice tout entier. Des deux autres, le premier
se rapporte à la partie du programme qui a pu s'exécuter,
et c'est ce paragraphe, par conséquent, qui expose le plan
cpie nous allons voir se dérouler dans les quatre derniers
jl, ^^ Stromates. Nous en donnons ici la traduction :
« La suite exige, me semble-t-il, que je traite et du
« martyre el de l'homme parfait. Ce que nous affirmerons
« ii ce propos, nous obligera par un enchaînement natu-
(( rel, de démontrer <-n même temps que la vraie vie philo-
« sophique (la vie chrétienne) s'impose aussi bien à
« l'esclave qu'à l'homme libre el quel (pie soit son sexe.
LES STROMATES 103
« Pjlhs lorsque j'aurai complété ce qui me reste à diretou-
« chant la foi et la recherche de la science divine, j'expo-
« serai la partie symbolique, en sorte qu'après avoir
« ;v|i;-vr rapidement le chapitré de la morale, je donnerai
« un exposé sommaire des avantages que les Grecs ont
« retirés de la philosophie barbare (l'Ancien Testament).
< Après avoir esquissé tout cela, je donnerai une explica-
« tion abrégée des Écritures, faite dans le but de réfuter
« et les Grecs et les Juifs. Nous y ajouterons tout ce que
« l'abondance des matières nous a empêché d'embrasser
« clans les précédents Stromates. Notre intention, comme
« nous l'avons annoncé dans la préface, était de tout
« achever en un seul volume. »
Clément a suivi ce plan de point en point jusqu'à la fin
du Ve livre '. Il s'explique d'abord sur le martyre, con-
damnant et ceux deV^nostîc{ues~ljûT faisaient dtTTapos-
tasie un droit et même un devoir, et ceux des chrétiens
qui recherchaient les supplices. S'autorisant du sens éty-
mologique du terme de martyre, il soutient que les occa-
sions d'être uàoTjç, témoin, abondent dans la vie chré-
tienne. Puis, élargissant le champ de ses réflexions, il
esquisse le portrait du chrétien parfait. C'est la peinture Vu.^iM^-kt;<x
du caracTer^m^raTdeson gnostique, c'est-à-dire du chré-
tien qui est apte à posséder la science divine et à contem-
pler Dieu. Nous avons ici, dans la seconde moitié du
IVe Stromate, un chapitre capital de la morale de notre ' v.Vvvvi^ ^fu-,
auteur. On veut en général, que ce soit dans le Pédagogue, j Vi JL
notamment dans les livres II et III, que se trouve l'éthique
1. C'est l'opinion de M. Zahn, ourvage cité, p. 113-114.
Du martyre, IV, Strom., 8-110; du -D,f.o; et de l'aptitude de tous à
«philosopher », IV, Strom., 111-172; des Ta IÇîjç rcspt -:.a-io>: xai jtept tou
ÇttcsÎv, Y. Strom., 1-26; du ayu.6oÀ'./.ov ïîoo;, V, Strom., 27-88; que les
Grecs ont dérobé leurs doctrines aux Hébreux, V, Strom., 89-141.
10'» CLÉMENT D'ALEXANDRIE
de Clément. En réalité ces livres ne nous en donnent
qu'un chapitre. C'est le chapitre des cléments. En effet,
le Pédagogue, ne s'adressant qu'aux néophytes que vient
de convertir le Protreptîcus, ne peut leur prêcher qu'une
morale tout élémentaire. Dès lors, comment cette
morale serait-elle complète ? Nous ne l'aurons tout entière
que dans les Stromates. En effet,, ce n'est plus aux sim-
pies hdeles que s adresse cet ouvrage. C est a un petit
nombre. C'est à une élite. Les lecteurs des Stromates
devront être des chrétiens qui ont subi avec succès la dis-
cipline du Pédagogue', ils se sont déjà exercés à la vie
chrétienne ; ils sont candidats au christianisme gnostique.
C'est à eux que Clément compte un jour communiquer
ses plus hautes doctrines. Voilà les hommes pour lesquels
a été écrit le chapitre de morale qui remplit le derniertiers
environ du IVe Stromate. La discipline du Pédagogue ne
peut plus leur suffire.
On n'en a jamais fini avec les précautions qu'il faut
prendre pour ne pas se tromper sur la pensée et les inten-
tions de notre auteur. Il est, comme Epictète, avec lequel
il a tant d'analogies, foncièrement pédagogue, et il n'écrit
*Mu£ (.^Âi-rien qui n'ait une portée pédagogique. Son constant effort a
.. . été de façonner les âmes. Aussi lorsque nous appelons celle
partie des Stromates un chapitre de morale, nous avertis-
sons le lecteur qu'il n'y trouvera pas plus de tractation
systématique de la morale que dans le Pédagogue. « Il
s'agit, dil Clément, des exercices préparatoires de la disci-
pline gnostique. » < m nous l'ait ici la peinture de ce que
doit être la vie morale du chrétien qui aspire à mériter le
titre de gnostique '. C'esl entîbre une exhortation. Ce sonl
I. IV Strom., 132 : taûta yvtoaxixfjs T.T/.r'^i'^: -yrrr^x-z^-x-.-).. C'esl le
'/<', ;■ ■ de I V. Strom., I, el VI, 1 .
LES STROMATES
105
.d«s conseils qui s'adressent spécialement à ceux qui rêvent
de s'élever au sommet du christianisme. C'est encore une
discipline préparatoire qu'ils doivent subir pour être tout
Je .fort aptes à participer aux dernières initiations et à être
admis aux « Grands Mystères ».
La plus grande partie du Ve Stromate consiste en ce que ; r t^uw -
notre auteur appelle les « Symboles». Il voit partout, clans
les religions populaires, dans 1 Ancien- lestament, chez <__
les philosophes, des figures qui cachent de hautes vérités.
C'est dans ces curieux chapitres qu'il faut chercher le
secrelTet la justification de la méthode que Clément
applique à l'Écriture. On voit ici ce qu'il voulait faire de
râîfégorie. Nulle part ailleurs, il ne trahit avec plus de
sincérité ses origines intellectuelles. Le disciple de Philon
i
se livre dans ces pages.
Les deux derniers Stromates déconcertent à première ^:^vw^^'^!*'''/^l'a•
vue. Ils n'étaient pas prévus au programme. Clément ne
les avait pas annoncés dans le plan qu'il s'était tracé au
début du IVe livre. En effet, il déclare au commencement
du VIe Stromate que, dans les deux livres suivants, il va
démontrer lur>Tphîlosophes que son gnostique ou parfait
cTiretieiTëst seul vraiment pieux. Dans toute la partie pré-
cédente des Stromates, Clément ne voulait d'autres lec-
teurs que quelques chrétiens de choix. Il s'adresse main-
tenant à des païens. On s'attendait à le voir clore son livre
pour aborder enfin la partie doctrinale et voici qu'il ouvre
un nouveau sillon ' !
1. VI," Strom.j 1 : ô oï or, ï/.-o; ôfiou /.al a ioooao: (rcp(0[UlTeÙç
jtptfsun SsîÇcov -.oit çiXoao'cpoiç, etc.
VII, Strom.j 1 : Ivapysarspois 8' oluai — poç toJ: iptXoaoçouç ^pîjaOeH ~ç,o-
-r'/.i: -.o\; Xâyotç.
VII, Strom., 54 : tout! yàp r,v rcpoxstp.£VOV 1-toâfa1. toî; çiXoadçotç.
Ainsi c'est bien aux philosophes qu'il s adresse d'un bout à 1 autre de ces
deux livres.
106 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
El cependant, ce n'est pas la première ibis que notre
catéchète manifeste l'intention de prêcher les philosophes.
Au début du IIe livre, il ébauche une sorte de plan encore
très vague et très informe. Chose curieuse, à ce moment-
là. c'était surtout aux Grecs et en particulier aux philo-
sophes qu'il voulait s'adresser l. On pourrait croire,
d'après ce qu'il dit dans cet endroit, que son livre sera
une défense du christianisme et une réfutation de la phi-
losophie. Il déclare, d'ailleurs, qu'il songe moins à con-
fondre h's philosophes qu'à les convertir. Mais dès le cha-
pitre suivant, il se voil contraint de discuter les rapports
de la foi et de la gnose. On perd de vue les philosophes
qu'il s'agissait d'amener à la vérité. Cependant Clément ne
les oublie pas. Il rappelle son intention première dans le
plan du IV Stromate. Lorsqu'enfin il est quitte de toute
celte partie du programme qui devait en précéder la réali-
sation, il reprend son idée et se décide à lui donner toute
l'ampleur qu'elle comporte. De là les livres VI et VII.
Ces deux livres sont-ils donc un hors-d'œuvre? N'ont-
ils d'autre rapport avec le reste des Stromates cpie celui
que nous venons d'indiquer? N'ajoutent-ils rien d'essen-
tiel aux idées que Clémenl a développées dans les livres
précédents? N'en croyons rien. Notre auteur n'est pas
aussi dépourvu de logique qu'on se plaît à le dire. Il y a
un enchaînement d'idées entre ces deux livres et ceux
qui les précèdent. Clément lui-même L'a assez clairement
indiqué \ .Nous l'avons vu, dans les autres livres, il a
1. II. s/mm., 2. II réfutera les attaques des Grecs, et, par la même
occasion, il tâchera de gagner les Juifs, — ouy^piouivouç i f(;j.àç) ypaçatç.
Ces! ce qu'il rappelle IV, Strom., 1 : f, -y',; toù« "EXXijvaj zii r, -y); toùç
'IouSaiouç tcBv fpaçûv È'xOeatç. Dans le reste du passage de II. Strom., 2,
«m voil qu il B'agil d< 9 philosophi i tûv piXoooftov.
2. VI, Strom., § I. En effet il indique nettement la différence entre cette
peinture du gnostique qui se trouve dans La dernière partie du l\'J Stro-
LES STROMATES
107
I^nguenîent dépaint le caractère moral de son gnostique.
C'est ce qu'il rappelle au début du VIe Stromate. Mais il
y»«fun côté du caractère gnostique qu'il n'a guère touché.
Tout au plus l'a-t-il effleuré ici et là. C'est le côté pro-
prement religieux. Quelle est la nature de sa pieté .
Quelles sont ses relations avec Dieu ? En quoi consistent
sa dévotion et son culte? Voilà précisément le sujet
qu'aborde maintenant notre auteur. Il ne le présente pas
directement comme la suite de ce qui précède. Il nous
fera cette peinture avec l'idée de l'opposer aux peintures
analogues du Sage des philosophes. En fait, c'est bien
l'ensemble d'idées qui devait être exposé à ce moment-là,
mais jeté dans une forme qui dissimule le lien logique
qui le rattache à ce qui précède.
Malheureusement Clément n'a pas suivi son dessein
avec assez de rigueur. C'est ainsi qu'une bonne partie du
VIe Stromate est remplie de répétitions fatigantes. En b^wMwMA
outre, au lieu de dessiner nettement le portrait de son Vî^tflu
gnostique, il le fait indirectement, à l'aide des textes tirés
des Ecritures. Le procédé lui est familier. Il aime à expo-
ser ses idées dans une série de passages dont le rap-
port les uns avec les autres est fort difficile à saisir. Rien
ne contribue davantage à obscurcir sa pensée. C'est ainsi
qu'il arrive à la fin du VIe livre sans être beaucoup plus
avancé. Fort heureusement, il s'avise alors que les Grecs
auront de la peine à le suivre l. Il faut qu'il laisse de côté
mate et celle qu'il va maintenant nous faire. La première, c'est le
jjdixôç Xoyoç qui est achevé : UTptojiaTeùç Siaypâ^aç m; êvt uâ/.'.aTa tôv ïjdixôv
Àd-fOY iv toutoiç (livres précédents) rcspaioûjxevov x.a:. nasa-jT^iaç o'aT'.ç av e?ï]
y.%-3. tov pîov ô ifVcoffTixdç La seconde, c'est la peinture de la (hoisosia
du gnostique. Voyez la suite, § 1.
1. Voyez la note 1 de la page 105 et VII, Strom.x 1 : Vva ;j.r, SiaxoTCTcoasv
-Ji tj'/î/Ï: toS Àovq-j a'j'J.-aoa/.a'j.oâvov:;; rà: -sacâ;.
108 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
les textes sacrés. De là le VIIe Stromate qui est la partie la
plus intéressante et la plus facile à lire de l'ouvrage entier.
Des Stromates, nous ne possédons que les sept livres
(pie nous venons d'analyser. Mais Clément n'avait pas
encore terminé cet écrit dont il n'avait pas prévu les
— """ dimensions. Il nous annonce d'autres Stromates et nous
indique les niatierës~qûT~eTi feront le sujet. C'est ainsi
que son livre manque de conclusion. Nous verrons qu'il
y a lieu de croire que la plume lui est tombée de la main.
La mort a terrassé le vaillant ouvrier avant qu'il ait
achevé son grand labeur !
CHAPITRE VI
Du véritable caractère des Stromates.
Nous nous sommes demandé au début du chapitre pré-
cédent quelle est en définitive la place qui appartient aux
Stromates dans le grand ouvrage de Clément. Avant d'es-
sayer de répondre à cette question, il nous fallait analyser
le traité lui-même. Nous pouvons maintenant aborder
l'examen du problème littéraire qu'il soulève.
On se souvient que le projet rtteTïotrè auteur était d'ex-
poser ses principales doctrines dans une troisième et der-
nière partie qu'il aurait, selon toute vraisemblance, inti-
tulée le Maître ou le Docteur. Ce devait être le couron-
nement de son ouvrage et de son enseignement.
Mais au moment d'aborder cette partie de son livre, Clé-
ment se voit arrêté par des difficultés qu'il ne semble pas
avoir prévues, lorsqu'il traçait le plan de son grand ouvrage
au début du Pédagogue.
Pour formuler ses doctrines chrétiennes^il nejiouvait
se passer de la philosophie grecque et de ses méthodes.
Ce point mérite que nouslïous y arrêtions un instant.
Les philosophes grecs possédaient un puissant instru- 3wMMJU/CU*^^.
ment de pensée. C'était la dialectique. Socrate, Platon, MïcUXmjl.
Aristote, Chrysippe en avaient fait une méthode savante '
à l'usage de tous ceux qui voulaient philosopher. Par l'ap-
plication de la dialectique, les chefs d'école arrivaient à
formuler, en des termes très précis, leurs vues sur les
différents sujets qui faisaient alors l'objet de la philosophie.
L10 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Une l'ois fixés, ces termes ne variaient guère. C'est ainsi
que les principales idées de chaque école se cristallisaient
pour ainsi dire eu formules à peu près immuables qui
constituaient comme la marque de fabrique du système.
On les appelait des Soy^axa. Clément y fait constamment
allusion l. Ces formules étaient d'un usage très commode
dans les discussions ou dans l'enseignement. Ce sont elles
qui nous permettent encore maintenant de reconnaître,
dans la confusion d'idées qui régnait au IIP siècle et dans
L'universel éclectisme, la provenance des diverses idées
^ qu'on rencontre chez les auteurs \
Clément, ne l'oublions pas, est Grec, élevé à l'école des
philosophes. C est donc pour lui un besoin impérieux
d'exprimer ses vues sur Dieu, sur le Verbe, sur l'Univers,
sur les principes de la morale, en formules stéréotypées
absolument semblables à celles des écoles. Il ne saurait
se contenter de la simple foi des fidèles. Il faut que son
christianisme s'achève en une philosophie qu'il puisse
opposer à celle des Grecs. II lui faut des Séy^aToç qu'il
puisse proclamer en face de ceux des chefs d'école.
Comment soutiendrait-il la diseussion~àvè~c les philo-
sophes grecs s'il ne parlait leur langage et s'il n'avait pas
des formules arrêtées à jeter dans la discussion?
Mais ces formules, ces Boy^axa, où les prendra-t-il ? où
trouvera-t-il la méthode à l'aide de laquelle il les forgera.'
Rien de pareil n'existait encore chez les chrétiens. Y a-
1. 1. S/mm., \\\ : loi : -.x ttûv fiXoaoçwv <v>y;j.a7a; II. Strom., I : ~.x
xupuÔTaTd ttûv 8oY[Aattov, suil une (-numération d'exemples ; II, Strom., 19;
v. Strom. '.i : o;. Stwïxoi 8oy(MtTÎÇoooiv ; VI, Strom., 55 ; VI, Strom., 110,
123 VII, Strom., '.17; VIII. Simm.. 16 : &rffW[ il-': v.x:x/.r'l':i -:; XoyiXïJ,
le dogme esl une certaine notion conçue par la raison.
2. Voir uotre article sur les Stromates dans la Revue des religions,
!iu\ embre -décembre 1 897.
DU VÉRITABLE CARACTÈRE DES STROMATES 111
t.— il* des dogmes, c'est-à-dire des formules stéréotypées à
là façon des Sôv^a-ra de la philosophie, dans le Nouveau-
Testament? Des affirmations religieuses s'exprimant en
cfés formes diverses et variables, soit ; mais des Bovjjloto,
.«i^Ky en a pas. D'ailleurs, cette façon de formuler la
pensée est absolument étrangère au génie hébraïque et
biblique. On ne saurait trop le répéter, ce sont manières
de penser et de parler essentiellement grecques. Une
seule de ces formules suppose derrière elle la longue éla-
boration de la méthode dialectique. Elle est la résultante
d'une lente éducation de l'esprit. On ne trouve en Israël
rien d'analogue à la culture intellectuelle que l'on recevait
clans les écoles grecques. Les prophètes sont-ils des dia-
lecticiens ? Même les procédés de raisonnement en usage
cTans les écoles de rabbins, d'ailleurs si lourds et si
gauches, ne peuvent se comparer à cet art merveilleux "^ IM/ifl, <<iUM^
qu'est la dialectique grecque. ^-^WctjuL
Ainsi Clément se voit forcément rejeté sur la phi-
losophie.
A un autre point de vue encore, Clément se voyait con-
traint d'y recourir. Les Grecs ont toujours rêvé de perfec- - w ^-^
tion morale. Il ne leur a jamais suffi d'être des virtuoses /'^^jm^/Ucow
de~~ dîâlecTique ; en artistes qu'ils étaient, ils ont aimé
la beauté de l'âme. Tout philosophe, en même temps qu'il
se piquait de raisonner avec subtilité, avait l'ambition,
selon l'expression consacrée, d'être xaÀoç xàY<x9oç. De là,
. . chez les maîtres de la pensée, le souci de l'éducation
ujj-r morale. Avec le temps cette haute préoccupation s'accen-
tue^ Au ne siècle, elle absorbe les philosophes. La
morale est devenue un art raffiné, une discipline (a<rx7j<Ttç)
qui avait ses règles et qui enveloppait toute la vie. Clé-
ment était trop imbu de l'esprit de la philosophie pour
ne pas partager ce goût. Il lui était impossible de ne pas
112
CLEMENT B À LE X A N D III E
concevoir la morale à la manière de ses maîtres. D'ail-
leurs, pouvait-il se eontenter de la vertu moyenne des
— ' simples fidèles? Un vrai philosophe ne s'efforeait-il pas
sans cesse d'avoir des vertus rares qui le missent au-
dessus du vulgaire? Le philosophe chrétien aurait-il moins
d'ambition? En fait, Clément fut toujours hanté par ridée
(l'une vertu chrétienne qui serait l'apanage d'un petit
nombre. Son idéal est essentiellement aristocratique.
Tant il est vrai que le pli qu'il avait reçu de son éduca-
tion philosophique persista jusqu'au bout! C'était donc
pour lui un besoin impérieux de façonner l'éducation mo-
rale qu'il voulait donner à ses élèves sur le modèle de
celle des écoles. Il lui fallait une discipline qui fût une
véritable science pédagogique. Elle serait conçue dans
un esprit tout autre que celui des philosophes, mais elle
ne serait ni moins savante ni moins complexe.
Voilà donc Clément, dans le domaine de la morale
JUJ^JAfi > comme dans celui de la pensée, astreint à empruntera
la philosophie son art et ses méthodes. Car, pas plus dans
l'un que dans l'autre de ces domaines, le judaïsme ou le
christianisme, l'Ancien ou le Nouveau-Testament ne pou-
vaient lui donner ce qu'il cherchait. L'hébraïsme, en
effet, si supérieur à l'hellénisme dès qu'il s'agissait des
élévations de la piété ou des revendications de la jus-
tice, lui était bien inférieur dès qu'il s'agissait de cette
œuvre d'art qu'est l'éducation progressive d'un caractère.
L'idée même d'une éducation faite d'après des règles et
de savants procédés lui était totalement étrangère. Elle
l'était également au christianisme primitif. Car il ne fau-
drait pas confondre Ce" qnë të Nouveau-Testament appelle
la sanctification avec cette éducation tout humaine et toute
rationnelle que Platon et les stoïciens avaient élaborée.
N'est-ce pas un fait significatif que, jusqu'à Clément et
. /JL>
DU VÉRITABLE CARACTERE DES STROMATES 113
i
Te^'tullierï. le christianisme ne compte pas à proprement
parler de moralistes ? C'est un art essentiellement grec, ^
quelles Romains seuls surent reprendre et perfectionner,
aae_jfflui qui consiste dans la science des préceptes, qui
les coordonne en un corps dominé par un principe, qui
les illustre par des observations fines ou profondes, et
qui de tout cela fait une morale. Ce que les Juifs avaient
de plus analogue, c'était leur sagesse gnomique. Mais
ce qui manquait à celle-ci, c'était justement l'art de trans-
former des observations détachées en une discipline ou
science pédagogique. C'est pour toutes ces raisons que
les premiers moralistes chrétiens dignes de ce nom, je
veux dire Clément et Tertullien, quoique leurs préceptes r
s'inspirent d'un esprit qui n'est pas celui de la philo-
sophie, doivent cependant à celle-ci l'idée même d'une
morale, et l'art de la faire.
Ainsi c'est à la nécessité même des choses qu'obéit notre
auteur lorsqu'il utilise la philosophie grecque. Il pouvait à
la rigueur s'en passer tant qu'il ne s'agissait que du Pro-
trepticus ou du Pédagogue. Ces deux traités ne s'adressaient
pas à ses élèves les plus avancés. Encore, même dans ces
deux écrits, il ne s'était pas abstenu d'en faire usage. Il y a
plus d'une page dans le Protrepticus et dans le Pédagogue,
que seul pouvait comprendre un lecteur au courant des
termes et des idées de l'école. Mais s'il pouvait ignorer la
philosophie dans les deux premières parties de son ouvrage,
Clément ne le pouvait plus dès qu'il s'agissait d'aborder la
troisième et dernière. Youlait-il élaborer des doctrines
chrétiennes et rendre son élève capable de recevoir l'es-
pèce de révélation qu'il lui réservait, en d'autres termes,
avait-il l'ambition de formuler une théologie qui s'achè-
verait en une contemplation mystique de Dieu et, par
conséquent, s'efforcerait-il d'élever son gnostique à une
I I '» CLÉMENT D ALEXANDRIE
sainteté qui le rendît apte à cette contemplation, il lui
fallait appeler la philosophie à son aide. C'était inévitable.
Forger tout un ensemble de doctrines ou dogmes chré-
tiens à l'aide des méthodes de la philosophie grecque, voilà
ce que personne n'avait encore tenté de faire avant Clé-
ment. Sans doute les apologètes, Justin Martyr, Athéna-
gore, Tatien, avaient fait quelques rapprochements entre
le christianisme et la philosophie ; ils avaient même mêlé
à leurs conceptions chrétiennes plus d'une idée empruntée
au platonisme et au stoïcisme. Personne n'avait encore
rêvé une alliance aussi étroite.
La difficulté était de réconcilier le public chrétien avec
l'idée d'une pareille tentative. Nous verrons, dans notre
deuxième partie, combien grandes étaient les répugnances
de la majorité des fidèles. Inutile d'entreprendre un tel
effort jusqu'à ce qu'on l'eût légitimé à leurs yeux. On
risquerait autrement de s'aliéner la masse chrétienne et
d'être traité purement et simplement de gnostique. Voilà
pourquoi, après avoir écrit son Pédagogue et au moment
où, selon son premier dessein, il aurait fallu aborder la
partie doctrinale de son ouvrage, Clément sent la néces-
sité d'ouvrir une sorte de parenthèse, je veux dire d'écrire
un traité qui exposerait l'utilité de l'étude de la philoso-
phie et qui servirait ainsi d'introduction à la troisième
partie. L'examen attentif que nous ferons du plaidoyer de
notre auteur en faveur de la philosophie nous convaincra
que c'esl bien à ces considérations que nous devons les
Stromates.
Il nous suffira pour le moment de remarquer qu'en eflfel
les deux premiers Stromates sont entièrement consacrés a
la question des rapports de la philosophie grecque et du
christianisme. N'est-ce pas la preuve que Clément sentait
profondément la nécessité de discuter el de trancher cette
DU VÉRITABLE CARACTERE DES STROMATES 115
qWestion avant d'aller plus loin? C'est donc dans cet ordre
de considérations et pas ailleurs qu'il faut chercher les rai-
sons .gui l'ont décidé à écrire les Stromates et de cette
"rmïflîère, à intercaler entre sa deuxième et sa troisième
partie un traité dont il ne semble pas avoir eu l'idée lors-
qu'il ébauchait le plan grandiose de son ouvrage.
Il y a certains faits très significatifs, qui, si nous ne nous
trompons pas, concordent avec l'explication que nous
venons de donner des origines des Stromates et qui la
justifient. Clément déclare expressément qu'il comptait
d'abord qu'un seul livre lui suffirait pour épuiser le sujet
qu'il voulait traiter dans les Stromates1. Voilà un aveu à
retenir. Il prouve qu'à l'origine notre auteur n'avait aucu-
nement l'intention d'écrire le gros ouvrage qui est devenu
les Stromates. Il s'agissait dans sa pensée première d'un
simple traité qui justifierait son dessein de faire usage de
la philosophie et qui se placerait sans inconvénient entre
le Pédagogue et le « Maître ». Il pensait sans doute que
cela suffirait pour déblayer le terrain et lui permettre
d'aborder les « grands mystères » .
La question que Clément comptait vider en un seul Stro-
mate était de la plus haute importance. Elle était surtout
extrêmement délicate. Il le savait mieux que personne. On
verra avec quelles hésitations et quelles appréhensions il
l'a abordée. Ne serait-ce pas précisément pour cela qu'il a
choisi ce titre de Stromates, et qu'il a adopté un genre
1. IV, Strom.,§ 1: v.%\ i-apa8o9r((î£Tai) osa Iv toiç npô tojto'j iTpwua-
teuat x.xTa tt,v ~oZ Tcpopipiou eîo6oXt)v Iv Ivt icpoâè'u.ouç TîAaaJastv u-oiav^-
m:; -eo'.ÀioeTv oùz IÇsyÉvsTO. Voyez notre traduction, p. 103. Nous
adoptons l'interprétation de M. Zahn. On ne trouve pas, il est vrai,
indiquée dans l'introduction des Stromates (npocuu.to'j), l'intention que
Clément rappelle ici, ruais il ne faut pas oublier que les premiers feuil-
lets des Stromates manquent.
L16 CLÉMENT D ALEXANDRIE
DtMi* littéraire qui lui permettait de jeter un voile sur sa pensée,
pénétrable ainsi seulement à quelques lecteurs choisis ?
_ v<,.xTxl 1/hJjjjJf Ces précautions cadrent bien avec le caractère que nous
attribuons auxStromates. En outre., ce titre ne convenait-
il pas à merveille à un traité qui ne devait être dans l'in-
tention primitive de son auteur qu'une sorte de parenthèse
entre les parties principales de l'ouvrage entier, une
simple introduction à la dernière ? Du moment qu'il s'a-
gissait d'un écrit qui devait être un hors-d'œuvre dansl'ou-
vrage total, (dément pouvait bien adopter un genre litté-
raire si différent de celui du Protrepticus ou an Pédagogue
et faire choix d'un titre qui tout ensemble jurait avec ceux
qu'il avait donnés aux deux premières parties, et n'avait
aucun rapport avec le sujet de la troisième partie, telle
qu'il la projetait. Rien déplus naturel. Pourquoi ne pas le
faire, puisqu'il avait de graves raisons pour s'y résoudre?
Mais quel sens ce titre aurait-il eu appliqué à une partie de
l'ouvrage que l'auteur avait déjà désignée de son titre
naturel 6 SiSàraocAoç, et quelle raison notre catéchète aurait-
il pu avoir d'exposer des doctrines qu'il croyait parfaite-
ment chrétiennes en les enveloppant des voiles que
recherchaient les auteurs de Stromates? Voilà ce qu'on n'ex-
plique pas. Mais alors, demandera-t-on, pourquoi (dénient
a-t-i] donné tant d'ampleur à un traité qui ne devait être
qu un hors-d'œuvre ou uneintroductionà la dernière partiei
Efforçons-nous de bien nousmettreàla place de Clément
et d entrer pleinement dans ses préoccupations. Arrivé au
milieu de son deuxième Stromate, après avoir amplemenl
démontré l'utilité et mmue la nécessité de la culture
ecque el de l'étude de la philosophie, il mirait pu,
semble-t-il, mettre !<■ point final à un traité qui n'avail p;i^
été prévu au programme. Mais ne serait-ce pas mal con-
naîtra notre catéchète que <\>- le supposer satisfail el
Dl VÉRITABLE CARACTÈRE DES STROMATES 117
r
disposé t\ passer des préliminaires au sujet lui-même, des
Stromates au «Maître»? N'oublions pas qu'il est foncière-
ment pédagogue. Partout dans ses ouvrages, il laisse voir
qu'il songe beaucoup moins à Caire un livre qu'à faire aete
TlVrhicateur. Son principal souei n'est pas d'instruire,
mais de discipliner. Dans ces conditions, ne devait-il pas
avoir le sentiment que bien qu'il eût conquis pour son
lecteur le droit d'étudier la philosophie, il était encore
loin d'avoir achevé son œuvre préalable? Pour recevoir la
gnose chrétienne et pouvoir contempler Dieu, son élève
avait besoin d'une autre préparation plus nécessaire
encore que l'étude de la philosophie : la préparation
morale. Celle-ci avait-elle été suffisante? Qu'avait-elle été
jusque-là ? Tout ce que Clément avait pu donner à son
lecteur, c'était le Pédagogue. Mais la discipline morale du
Pédagogue ne pouvait former qu'un chrétien ordinaire;
on v apprenait simplement à vivre en fidèle ; mais pour
devenir gnostique ou chrétien parlait, ne fallait-il pas une
discipline plus raffinée et une éducation particulière ?
Telle nous semble avoir été la préoccupation de Clément.
C'est à elle qu'il obéit lorsqu'il se met à exposer sa
morale à l'usage du vrai gnostique. Sans doute, il n'avoue
pas clairement cette préoccupation, mais ne dit-il pas
expressément des Stromates que sa vraie pensée y est
cachée et ne se découvre qu'à ceux qui la cherchent ? Que
signifie cela, sinon qu'il la laisse deviner ? Il ne la livre
pas. Il exige lui-même qu'on l'interprète. Nous l'avons
essayé en nous plaçant à son point de vue, c'est-à-dire au
milieu des préoccupations qui, sûrement, l'ont assiégé.
Voilà comment nous nous expliquons l'étendue que
Clément donne à ses Stromates*.
i . Nous nous sommes contenté, dans notre analyse des Stromates ,
de mettre en relief la marche générale de la pensée ; elle se dégage assez
118 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Quoi qu'il en soit, ce qui est hors de doute, c'est que
^_ cel écrit ne louche qu'à des questions d'ordre prélimi-
" nairr. Ces questions sont, comme l'analyse la montré,
d'abord lia justification de l'étude de la philosophie, en-
suite le portrait du gnostique. Tout, dans cel intermina-
ble ouvrage, se ramène à ces deux questions. Se faisant
suite l'une à l'autre, elles sont comme l'épine dorsale
qui maintient tant bien que mal ce grand corps mou et
sans consistance. Elles font l'unité des Stromates pour
autant qu'il y a de l'unité dans cet ouvrage. Or, ces
questions sont de celles qui s'imposaient à (dément dès
qu'il songeait à composer un traité didactique et doctri-
nal. Elles lui barraient le passage. Il fallait les discuter.
Au fond, elles étaient d'une importance telle qu'il n'est
pas surprenant que Clément n'en soit jamais sorti.
Il est impossible de lire attentivement les Stromates
sans avoir l'impression (pie l'auteur n'a pas eu le loisir
de revoir ce livre. Il est certain qu'il ne l'a jamais
achevé. Quand on affirme que le Huitième livre a existe,
facilement d'un ouvrage qui semble au premier abord la confusion même.
Quand on entre dans le détail, on aperçoil par quelles démarches insen-
sibles l'auteur s'est laissé glisser dans des sujets connexes du sien, mais
que son progrj • ne comportait pas. Ainsi suit qu'on envisage l'en-
semble de L'ouvrage, soit qu'on entre dans le détail, on arrive à la con-
viction que c'est une erreur d§ VOJr dans les StrOIlKltr* de -impies
mélanges ou tniscellanées. C'est un livre, mais mal conçu, écrit presque
^à l'aventure el sans plan dressé au préalable. — Voyez, par exemple,
comment Clément s'est laissé aller à écrire tout un Stromate sur le
mariagt . Il exposait ses idées sur l'£nt6uu.îa el la 5)8ovtî, à propos du
gnostique ; là-dessus, il s'aperçoit qu'il y a un rapport étroit entre la
JjSovtj et le yifioç. Donc il faut qu'il traite du yâ;j.o;. l'n chapitre n'y
suffit pas. Peu a peu, voilà tout un Stroma te et Lui-même d'avouer <|u il
ses) laissé entraîner ! Compare/ II. s/mm., L37, et 111. Strom., 110.
Voyez aussi comment il en est venu à traiter des symboles, V. Strom.,
26, à la fin, el II, Strom. } 1.
DU VÉRITABLE CARACTÈRE DES STROMATES 119
on ne fait qu'émettre une pure hypothèse. De toute façon
1«« Stromates présentent le caractère d'une ébauche. Vous
avez, telle page admirablement écrite à coté de telle fi
autre où la négligence éclate à chaque ligne, tel chapitre
-dSeà-fcî pensée se déroule avec clarté, tel autre où, à la fin,
l'auteur semble contredire ce qu'il avait dit au début,
laissant ainsi son lecteur absolument perplexe sur ce
qu'il a voulu dire. On dirait, en un mot, que nous n'a-
vons dans les Stromates que le premier jet d'une œuvre
puissante ; c'est écrit de verve, sans souci des répétitions,
des digressions, des longues parenthèses. 11 y a des
jours où l'écrivain languit et d'autres où l'inspiration
l'emporte. Serait-ce là sa manière habituelle? Quelle
raison aurait-on de le supposer? Est-ce dans ce style et
avec ce désordre qu'il a écrit le Protrepticus ou le Péda-
gogue? Ces traités ne se distinguent-ils pas au contraire
par l'ordonnance des matières et l'élégance du style ? Il
n'y a qu'à les lire pour sentir que l'écrivain y a mis la
dernière main.
Sans doute, les sujets délicats que Clément traite dans
les Stromates ne comportaient pas un livre aussi bien
composé ; ils entraînaient, par leur nature même, une trac-
tation plus décousue. Mais à quoi attribuer la différence
si frappante qu'il y a entre l'allure et le style des Stroma-
tes et ce qu'on observe dans le Protrepticus et le Pédago-
gue? N'est-il pas naturel de supposer que Clément n'a
pas pu retoucher son dernier ouvrage et qu'il a dû le
laisser à l'état d'ébauche?
Voilà l'impression, croyons-nous, que laissera à tout
lecteur attentif la lecture des Stromates. Or, il se trouve
que les faits la confirment. On a jusqu'à ces derniers temps
supposé que Clément a écrit d'autres ouvrages après les
Stromates. Cette supposition était permise, puisqu'il
120 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
était entendu que ce livre avait été à peu près achevé,
el que 1rs Stromates étaient précisément Ja partie doctri-
nale < 1 1 1 î devait faire suite au Pédagogue. Les deux hypo-
thèses se complétaient e1 s'appelaient l'une l'autre. Mais
la première semble fort sujette à caution. Un critique
cpie nous avons déjà nommé, M. von Arnim, a montre,
<pie les raisons que l'on donne pour supposer que CÏe-
ment a encore écrit d'autres livres après les Stromates
ne sont pal fondées. Nous estimons qu'il a établi que ce
fut le dernier effort littéraire de Clément et que celui-ci
n'a pas pu achever son livre. Il est probable que c'est la
mort qui a interrompu le laborieux écrivain l.
1. Von Arnim, op. cit., p. VA. On peut alléguer deux arguments à
l'appui «le l'hypothèse qui veut que les Stromates n'aient pas été le
dernier écrit de Clément. 1 " On lit dans le Quis dives, § 20, la phrase
suivante : ot.io èv xrj àp^ûv /.ai (Uo/oyia; èÇTjYrfaet [xuaTrfpiov tou awcrjpos
j-iy/i: [/.aOeïv. On conclut de ce passage 'que Clément a écrit un Ilepl
àp/wv. On suppose que cet ouvrage est annoncé, promis dans les Stro-
mates iIY, Stromî, 2; Y. Strom., 140, et VI, Strom., i). Donc les Stro-
mates ont précédé et le IIspî àp^cSv et le Quis dives.
Il esl incontestable que Clément a eu l'intention d'écrire Qspl àp-
yiuv. D'après nous, il s'agit des parties projetées du grand ouvrage.
D'après l'hypothèse reçue, il s'agirait d'un traité indépendant que Clé-
ment comptait donner plus tard. Quoi qu'il en soit, il ne reste aucune
trace de ce traité. Que devait-il être . Comme à son ordinaire, Clément
est très vague dans ce qui! en dit. Son ITept àpy&v D'est pas même
ébauché dans sa pensée. Dès lors, quelle garantie avons-nous que ce suit
de ce Ilepi àp^tSv, d'un traité déjà écrit et autrefois annoncé dans les
Stromates, qu'il s'agit dans le Quis dives .' Enfin, à regarder de près
cette phrase (pue l'on cite, est-ce bien d un écril qu'il s'agit ? L'allusion
a \n\ traité est-elle bien claire ? Le sens de cette phrase ne serait-il pas
tout simplement celui-ci : « Je ne développe pas tel point, parce que ce n'esl
pas mon affaire en ce moment ; cela appartient au domaine «les principes
el de la théologie M. von Arnim a le mérite d'avoir le premier, rendu
la critique attentive à ces considérations, et il paraît avoir ébranlé l'opi-
nion courante, car M. Krùger, dans son Manuel de I histoire de la litté-
rature chréti une aux trois premiers siècles (1895), déclare (p. 106) que
l'existence d'un Qcplàpyffiv n'est pas prouvée par Quis dives, § 26.
DU VÉRITABLE CARACTÈRE DES STROMATES 121
i
2°. M. Z^ihn soutient en outre que les Stromates ont dû être écrits avaiq
\*m Hypotyposes. Verrait-on, dans celte xat' £-'.to;j.t(v tûv ypatpâSv Exôeai;
jcpô? toJ; "EXXrjvaç xaï rcpôç tooç 'lo'joaîo'j; de IN', Strom., § L, la promesse
do&Ifrpolrj>oses? C'est bien téméraire. Que devait être cette sxfkaiç dans
la pensée de Clément ? Non pas un simple commentaire exégétique, puis-
■^qXtHfdtvait s'y mêler de la polémique. Peut-être les parties exégétiques
dirigées contre les Juifs dans le Dialogue contre Tryphon de Justin
Martyr peuvent-elles nous donner une idée de ce qu'aurait été celte
ëx0e<Jiç si dénient l'avait écrite? Mais quel rapport voit-on entre celte
ëxOediç promise dans les Stromates et les Hypotyposes, surtout telles
que Photius les représente ?A coup sûr, il n'y était question de polé-
mique ni contre les Juifs ni contre les Grecs. — Mais, dit-on, si Clément
avait déjà publié ses I/rpotyposes, il les aurait citées, tout au moins
mentionnées dans les Stromates. Les occasions ne manquaient pas de
renvoyer à cet ouvrage d'exégèse. — Ce silence suffit-il pour prouver
que les Hypotyposes n'existaient pas encore lorsque Clément écrivait ses
Stromates ? A peine est-ce une présomption, loin d'être une preuve.
D'ailleurs, est-il sûr que Clément ne se soit pas cité lui-même dans les
Stromates, et qu'il n'y ait jias inséré plus d'un passage des Hyjtotyposes?
Que de fois il utilise Philon sans même le nommer! C'est un vrai pillage
et si l'on s'en tient au texte de Clément, on ne s'en douterait pas. Son-
geons enfin qu'il n'a mentionné dans les Stromates qu'une seule fois,
d'une part, le Protrepticus , et de l'autre le Pédagogue. Dans ces condi-
tions, il ne semble pas qu'on doive insister sur le silence des Stromates,
touchant les Hypotyposes.
Ainsi il n'y a pas de raison vraiment décisive qui nous oblige à croire
que Clément ait rien écrit après les Stromates, et d'autre part nous
avons une foule d'excellentes raisons pour penser que nous n'avons de ce
livre qu'une ébauche que Clément n'a pas même pu achever. Encore
moins, comme le conclut justement M. von Arnim, est-il jamais arrivé ad
saepius promissam mysticae theologiae enarrationem.
CHAPITRE VII
La Physionomie intellectuelle de Clément,
Nous nous sommes efforcé d'expliquer l'œuvre de Clé-
menl en nous plaçanl à son poinl de vue el en entrant
dans sa pensée. Les raisons profondes qui l'ont obligé d'in-
tercaler les Stromates dans le cadre de son grand ouvrage,
de leur donner la forme littéraire dont il les a revêtus,
et de leur attribuer un titre qui surprend au premier
abord, nous sont aussitôl apparues en pleine lumière. La
nature même des questions qui font l'objet de cet écrit
nous a éclaire sur tous ces points. Ainsi c'est des entrail-
les même de l'ouvrage de notre auteur que nous avons es-
sayé de faire jaillir la solution du problème littéraire que
soulève ce qui subsiste de son œuvre.
Avons-nous été au fond des choses et notre explication
est-elle complète ? Nous croyons qu'elle ne le sérail pas,
si ii < >us ne cherchions ce qu'on pourrait en appeler les
racines «buis la constitution intellectuelle de Clément.
En dernière analyse, ce qui explique le mieux les Stro-
mates, c'esl la forme même de l'intelligence du grand
penseur d'Alexandrie. La physionomie de son œuvre
n'est que le reflel de la physionomie de son esprit. L'é-
difice^ avec la beauté de certaines de ses parties et les
étranges gaucheries des autres, est l'image fidèle du
génie de l'architecte qui l'a conçu cl qui en a ébauché la
construction.
Nous venons de le rappeler, les Stromates ne sont
LA PHYSIONOMIE INTELLECTUELLE DE CLEMENT 123
qu'une puissante ébauche. Or, c'est dans l'ébauche bien
plfis que dans l'ôuivre nchcvée, que se trahit l'artiste et
se^ révèle l'originalité de son talent. Clément a l'esprit <^j^ f&JuriUJk
foncièrement synthétique ; il embrasse les idées dans leur
-e^srTmble et comme en un bloc; il en aperçoit du premier
coup et d'un seul regard tous les aspects. Cest la moins
simpliste des intelligences. D'autre part, Clément est
entièrement dépourvu de toute faculté d'analyse. Jamais
il ne décompose une idée ou un fait ; il semble incapable
de ramener quoi que ce soit aux éléments constituants,
de distinguer nettement ces éléments les uns des autres,
de les considérer à part et dans leur simplicité. Son ima-
gination n'évoque jamais que des objets complexes, mul-
tiples, surchargés d'accessoires.
C'est de cette manière qu'il a conçu son grand ouvrage.
Ne vous figurez pas qu'il ne sache pas lui-même ce qu'il
veut et qu'il n'aperçoive pas clairement le but qu'il a en
vue. Sa conception vous paraît vague et nébuleuse. C'est
qu'elle ploie sous l^j^îà^^esncl^e^quelle contient. Clé-
merrtmJest pas un penseur "nuageux ; ses idées sont très
précises et ses doctrines ont des contours parfaitement
arrêtés. Mais encore une fois, il les voit toutes ensemble
et d'un seul coup. Cela lui suffit. Son esprit ne réclame
rien de plus. Aussi l'idée ne lui vient pas, avant d'écrire,
d'analyser sa penseèT^ërF ordonner toutes les parties,
d'en disposer avec soin leséléments, en un mot de dresser
un plan mûri et logique. Voilà, croyons-nous, l'explication
de cette absence de classification, de ce défaut d'ordon-
nance, de cette incohérence qui caractérisent les Stro-
mates. Ce qui manque à cet ouvrage, ce n'est pas la
logique de la pensée ; c'est le talent d'en disposer en bon
ordre les développements. Ce n'est pas tant le penseur
qui est en faute que l'artiste.
L24 CLÉMENT D 'ALEXANDRIE
L'observation que nous venons de faire peut se vérifier à
chaque page du livre de Clément. Qu'il s'agisse d'exposer
|e> raisons que l'on peul faire valoir en laveur de l'étude
de la philosophie, que notre auteur développe ses idées
sur les rapports de la foi et de la gnose, ou encore qu'il
nous donne son sentiment sur le martyre, ou enfin qu'il
lasse le portrait de son gnostique, vous le verrez toujours
jeter d'emblée et à la fois toutes' ses vues sur le sujet.
(".'est un Qeuve large êî profond qui se décharge d'un seul
Ilot dans l'Océan. Puis, une fois qu'il vous a ainsi révélé
-a pensée dans toute son ampleur, il y revient ; il en fail
le tour; ii en relève, au gré de l'association de ses idées,
des caprices de son imagination ou des suggestions de
son exégèse, les différents aspects; il les illustre; il les
formule de cenl manières différentes. Enfin il annonce
qu'il \ ;i clore. Ko voilà à la lin d'un livre. Vous croyez que
vous allez passer ;i un autre sujet. Mais comment dans
une exposition faite avec celle fougue cl ce désordre,
ii ;i ura il -il |>;is oublié tel ira il de sa pensée qu'il n'omettrait
qu'à regret? De lit cette habitude presque constante de
reprendre, pendant deux ou trois chapitres au débul de
chaque nouveau Stromate, le sujet qu'il vient de quitter.
Telle est, pensons-nous, la physionomie particulière de
celte haute intelligence. Clémenl avait l'Aine sereine, mais
l'imagination impétueuse d ardente. Quand il entre en
ni;iiiere sur un sujet quelconque, il l'ait l'effet d'un torrent
de lave <|ui jaillil du volcan !
Voilàune nature d'esprit tout à fail particulière! Veut-on
savoir ce qui a, plus que l ou le chose, contribué à la l'Or-
ly sl. mer? C'est, estimons-nous, l'usage et l'abus de l'allégorie.
Elle ;i donné ;i cette intelligence un pli ineffaçable.
Cela se comprend sans peine. Qu'est-ce en effet, que
l'allégorie? C'est la méthode ou le procède qui consiste à
*
LA PHYSIONOMIE INTELLECTUELLE DE CLEMENT 125
découvrir des rapports de ressemblance entre un texte et
des idées qui lui sont entièrement étrangères, et à si bien
les rapprocher, que le texte apparaît comme le véhicule de
Fdées et le voile dont elles s'enveloppent. L'allégorie
est l'art, par excellence, des analogies. Quand onpratique
constamment ce procédé, l'esprit finit nécessairement par
se donner certaines habitudes. Les idées s'associent
beaucoup moins par voie de raisonnement que par suite
de rapports imaginaires. Ce qui les relie les unes aux
autres et les évoque, ce sont des analogies subtiles, à
peine discernables sinon à un œil exercé et presque tou-
jours superficielles ou fausses.
Songeons que Clément a constamment appliqué la mé-
thocltTallégorique. Dès lors~est-il surprenant qu'il ait si
peu de goût pour les plans rigoureux et bien enchaînés,
qu'il ait pris l'habitude bientôt invétérée de masser
ensemble ses idées, et d'en former en quelque sorte des
conceptions globales, et qu'il se soit si facilement laissé
entraîner dans les alentours du sujet, en un mot, qu'il ait
eu tous ces défauts littéraires qui rendent si pénible la
lecture des Stromates ?
On sait maintenant comment nous nous expliquons ce
curieux ouvrage. Alorsmème qu'on n'accepterait pas notre
explication, du moins, osons-nous l'espérer, avons-nous
montré la voie dans laquelle il faut la chercher. C'est non
seulement en tenant compte des idées de Clément, mais
aussi en. se bien représentant la forme de son esprit,
qu'on verra se débrouiller lécheveau des Stromates.
Faisons maintenant voir quel a été le rôle de ce livre dans
l'histoire du christianisme au IIe siècle. Ce sera le sujet
de la deuxième partie.
DEUXIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER
La Question.
Marquer l'attitude que devait prendre le christianisme
en facecfe la philosophie grecque, et régler les droits réci-
proques de Tune et de l'autre de cesdeux puissances spiri-
tuelles qui se disputaient alors l'empire des âmes d'élite,
voilà au fond le véritable sujet des Stromates. C'est cette
question qui oblige Clément d'écrire ce traité ; c'est elle
qui en remplit les deux premiers livres ; on la retrouve de
nouveau exposée, discutée au VIe livre; en réalité elle est
partout dans les Stromates ; toutes les autres questions
que l'auteur traite dans ce livre se rattachent à celle-là,
en dérivent et en sont comme des corollaires.
Faut-il s'en étonner ? Certes, l'intérêt n'était pas ^,^^vo^joUÂÂy<J
médiocre de savoir comment se comporterait la religion
nouvelle à l'égard de la culture gréco-romaine, et notam- " ^^Mm™-.
ment à l'égard de la philosophie qui était comme la fleur
erTémanation suprême de l'antiquité. Mais il y a plus ;
c'est la question capitale de l'époque. Pour l'Eglise, elle
est vitale. Son avenir dépend de la solution qu'on lui
donnera. Le christianisme se renfermera-t-il en lui-même
ou traitera-t-il avec les grandes forces spirituelles qui
régissaient le monde, laquelle de ces deux alternatives
<-\AAJL-
128 clément d'Alexandrie
ouvrira à la foi nouvelle une ère de conquêtes et à l'huma-
nité une ère de rénovation morale et religieuse, tel était
le problème. Au temps de Clément, ce problème exigeait
une solution immédiate. Quand notre catéchète se pro-
posait de formuler des dogmes chrétiens, il anticipait sur
I avenir. La fixation des doctrines n'était pas encore à
l'ordre du jour. En eut-il eu le temps, il est douteux qu'il
eût pu réaliser son projet. Chaque époque a des questions
qui lui sont propres, et malgré qu'ils en aient, ces ques-
tions enferment et retiennent les bons esprits.
Retraçons rapidement la suite des circonstances qui ont
l'ait (pie celle grande question s'est posée avec ce caractère
d'urgence vers la fin du IIe siècle.
, j^i Les premiers rapports du christianisme avec la philo-
sophie remontent presque à ses origines. Ily a eu contact
dès l'âge apostolique. Ce premier rapprochement ne se lit
pas directement, mais par intermédiaire. Ce fut par le
iudéo-hellénisme, dont Philon était le meilleur représen-
tant, que la toi nouvelle noua quelques relations avec la
philosophie grecque. Il y a des traces certaines de philo-
nismedanslc Nouveau Testament. L'épître aux Hébreux
il le IV Evangile ôlfl reçu l'empreinte des conceptions
el d>-> méthodes du grand exégète d'Alexandrie. Le pauli-
nisme lui-même trahil l'influence d'un courant d'idées qui
était général el qui pénétrait partout. Le christianisme
manifeste alors une remarquable aptitude à s'assimiler
tout ce qu'il y avait de vivant et de durable autour de lui.
hé-, la lin du Ier siècle survient un changement complet.
pendant près de cinquante ans, le christianisme vivra et
se développera comme si la culture, grecque et la philo-
sophie n'existàieni pas. Il n'y aura même plus trace deces
premiers rapports que l'on constate dans l'âge aposto-
lique. Les communications avec ce monde, dont l'hilon
LÀ QUESTION 129
^vait ouvert les-portes à ses compatriotes et plus tard aux
premiers chrétiens, vont être longtemps suspendues.
^En effet, quel est le caractère général de la littérature ._
jgc]jl£ tienne de Fan 90 à l'an 150 environ? C'est d'être essen- J^Xfe\MAÉ-»t^
tiellement pratique. Elle consiste principalement en lettres ^ l^^jjfjrij^jtu
comme celles de Clément Romain, de Barnabas, de Poly-
carpe, d'Ignace d'Antioche, en apocalypses comme celle
de Pierre ou le Pasteur cVHermas, en recueils des paroles
de Jésus ou en Evangiles, en courts manuels comme la
Didaché des douze Apôtres ou en sermons comme la
IIe Épitre aux Corinthiens dite de Clément Romain. Tous
ces écrits sont exclusivement populaires. Il n'y est ques-
tion que d'édification. Aucun n'a été composé pour un
public cultivé par un écrivain cultivé. Aussi toute cette
littérature est-elle complètement en dehors de toute
influence de la philosophie. Les doctrines qui s'y trouvent,
comme la forme que revêtent ces doctrines, sont absolu-
ment simples. Elles ne trahissent même plus l'influence .
du philonisme. Celle-ci a complètement disparu, ou
plutôt elle se maintient sur un dernier point. On fait
encore de l'exégèse allégorique, mais avec quelle gau-
cherie ! Qu'on se souvienne de Fépître dite de Barnabas.
D'où vient un changement si notable? C'est une des «oaU^^Uji.'
conséquences des tragiques événements de l'an 70. Après ^^^i-. {
la^îestruction de Jérusalem, il se produit partout, au sein ^Ku^cuua^
du judaïsme un mouvement de concentration. Le judaïsme
se replie sur lui-même et, en quelque sorte, se contracte
violemment. Le talmudisme va naître; les jours du ~\^ry<Wu-
judaïsme libéral à la façon de Philon sont comptés. A
partir de ce moment, sa décroissance est constante.
Le christianisme ne tarde pasA^subir^ le contre-coup de
la ^ecadencêdu judéo-hellénisme. Celui-ci avait été le
premier champ qui s'était ouvert aux missions de saint
9
130
CLEMENT D ALEXANDRIE
Paul. C'est dans ce milieu que l'apôtre avait conquis
tant d'adeptes déjà en partie affranchis du judaïsme étroit,
familiarisés avec la version des Septante et parfois préoc-
cupés de curieuses spéculations qui sentaient leur philo-
nisme. C'est à cette catégorie de lecteurs, Juifs d'origine
ou ( iri'cs affiliés au judaïsme, qu'il adresse ses épîtres aux
Romains ou aux Colossîëïis. 11 est clair que ces lettres ne
sont pas destinées à un public tout à l'ail illettré. Quand
l'apôtre écrit à des Eglises où manque l'élément cultivé,
c'est dans un tout autre style. Il sullil de rappeler les
épîtres aux Thessaloniciens ou l'épître aux Philippiens. Ce
sont ces néophytes, issus du judaïsme extra-palestinien,
qui vont maintenant faire défaut au christianisme. Il se
recrutera de moins en moins dans leur milieu. La consé-
quence en a été que le niveau de la culture a certaine-
ment fléchi sensiblement au sein des communautés chré-
tiennes. La preuve en est la littérature qu'elles produisent.
Plus rien qui rappelle les épîtres aux Hébreux, aux
, Romains^ aux Colossiens. Il est notoire que si le nom de
saint Paul gagnait alors en prestige, on comprenait de
moins en moins sa pensée. Il semblait, à ce moment,
qu'après un instant de contact, le christianisme et le génie
du monde antique, représenté parla philosophie, allaient
demeurer fatalement étrangers l'un à l'autre.
Mais déjà pendant cette période, se préparait un avenir
que rien ne présageait plus. .Nous voyons, avant même l'an
LoU, i\c± hommes cultivés, dont quelques-uns sont sortis
des écoles de philosophes, entrer dans les rangs des chré-
tiens. Le christianisme s'agrège successivement Aristide,
Miltiade, Justin, Méliton et d'autres encore. Le gnosti-
cisme qui fait alors son apparition «-st une preuve de
I attention qu'éveillail la nouvelle religion même chez les
philosophes. Quel que fût l'enthousiasme avec lequel ces
LA QUESTION
131
•hommes embrassaient la foi chrétienne, ils ne pouvaient
se dépouiller entièrement des conceptions et des formes
de pensée qu'une longue fréquentation de la philosophie
. leur avait inculquées. Il aurait fallu changer de constitu-
t ion mentale. A tout le moins pour qu'un tel dépouille-
ment d'anciennes habitudes intellectuelles put se faire
dans une certaine mesure, aurait-il fallu que ces hommes
eussent conscience d'une opposition radicale entre leurs
nouvelles convictions et les doctrines correspondantes
de la philosophie. A supposer que cette opposition existât,
en eurent-ils le sentiment? Aucunement. Il faudra des
circonstances particulières pour le faire naître. Ce qu'on
peut affirmer, c'est que chez les premiers élèves des phi-
losophes qui se firent chrétiens, il n'y en a aucune trace.
Justin Martyr est le meilleur représentant de cette nou-
velle classe de néophytes. Or, que pensait-il de la philo-
sophie ? le plus grand bien. Il était fort éloigné de la
rejeter. Dans sa première apologie, il justifie les croyances àj^^'JaM-/
chrétiennes en soutenant qu'elles ont leurs analogues
dans la philosophie. Il estime que c'est les recommander
que de montrer qu'elles s'accordent pour l'essentiel avec
les doctrines des maîtres de la pensée antique ! Est-ce
faire à la philosophie la part assez belle? Comme si cela
ne suffisait pas, il déclare que Dieu a donné la philosophie
aux Grecs au même titre qu'il a octroyé la loi de Moïse à
Israël. C'était mettre l'une et l'autre sur le même niveau.
Enfin il dit de Socrate, de Platon, de Pythagore, d'Heraclite
qu'ils sont, comme Moïse et les prophètes, des chrétiens
avant rheurëTNaturellement rTcroit que le christianisme
complète et dépasse la philosophie. C'est bien pour cela
qu'il a quitté l'École pour l'Eglise. Mais il ne voit pas d'op-
position absolue entre la foi nouvelle et la pensée la plus
élevée de la Grèce. Ainsi aux temps où le christianisme
132 clément d'Alexandrie
ignorait la philosophie succède une période toute diffé-
rente. Ces deux grandes puissances spirituelles semblent
maintenant aller au-devant l'une de l'autre*, on dirait
<|iiVlles se cherchaient depuis longtemps. Résultat dû à
l'inconsciente candeur des hommes excellents qui, les
premiers, passèrent de la philosophie au christianisme.
Cette période de cordiales relations dura un certain
temps. Athénagore, qui écrit plus de vingt ans après
Justin Martyr, en est exactement àù même point. Il rap-
proche aussi sans aucune arrière-pensée les doctrines
chrétiennes des doctrines de la philosophie. 11 lui paraît
de la dernière inconséquence que l'on persécute les chré-
tiens, et qu'on ne moleste pas les philosophes. Ce qui
explique en partie son attitude comme celle de Justin,
c'est que par philosophie ils n'entendaient pas la philoso-
phie en général, mais une philosophie épurée, éclecti-
que. Platon et les stoïciens sont leurs maîtres, à l'exclu-
sion d'Epicure et des sceptiques.
Cependant, même pendant cette période qui fut en
leux.1" (ln(''(lm> sorte le temps des fiançailles du christianisme
et de la philosophie, des notes discordantes se font <-n-
tendre. Tâtîen, qui eut Justin pour maître, nourrit des
sentiments très différents a l'égard des philosophes. Il a
d'ailleurs, en vrai Syrien qu'il est, la haine de la civili-
sation grecque. Il maudit les philosophes et, par une
curieuse inconséquence, il est incapable de concevoir cer-
taines idées ou de les formuler sans emprunter aux philo-
sophes les catégories de leur pensée! < )u peut en dire
i , i ti il r \ , t • i •
autant de I mophile dAntiocne. Lui aussi est anime
d'une sorte de jalousie insthictive_à l'égard des philoso-
phes. Platon lui-même ne trouve pus grâce a ses yeux.
Il ce vaut pas .mieux qu'Epicure ! " Les philosophes,
dit-il, sont inspirés par les démons ! ■<
^
LA QUESTION 133
i
• Ainsi presque dès le premier jour se manifestent deux ^l^wA^u^
tendances contraires: Dune part, chez un certain nombre
jl'èsprits ouverts, instruits comme Justin ou Athénagore,
on;ne constate aucune méfiance à l'égard de la philoso-
plue. Au contraire, ils ont pour elle une tendresse toute
filiale. Chez d'autres, moins instruits, tels que l'évêque
d'Antioehe, il n'y a aucune intelligence de la pensé»1
grecqïîë,- aucun goût pour elle, mais plutôt une instinc-
tive antipathie. Mais, à mesure que le siècle avance,
les sentiments que la philosophie inspire aux chrétiens
continuent à se modifier. A partir de 180 environ, elle
devient décidément moins populaire au sein de l'Église.
Ce ne sont plus les protestations isolées de quelques -r«£aM/fcv c4y '
hommes bizarres ou ignorants qui se font entendre. Ce /, \r
sont des voix puissantes qui dénoncent la philosophie,
c'est le sentiment populaire chrétien qui se déclare ^H^iu^-i^^
contre elle. [^jM^jx^.^t
Qu'est-ce qui soulève ainsi l'instinct chrétien contre
la philosophie, ? Qu'est-ce qui compromet l'alliance qui
se faisait sous de_si_Jieureux aiispiceslxte-la foi nouvelle %&jjAl>
et de ce que la Grèce avait de meilleur ?
C'est le gnosticisme. Né dans la première moitié du X^j^w&aM^
IIe siècle, il ne fait réellement sentir son influence au
sein de l'Eglise qu'à partir de 150. Vers 180, il est devenu
un formidable péril. Pas un évèque perspicace et in-
telligent qui ne l'aperçoive et qui ne le combatte par la , ^,
parole et par la plume. La littérature anti-gnostique,
dont seuls les monuments les plus considérables sub-
sistent, a été très riche. Or, on commença, précisément1
vers le temps dont il s'agit, à s'apercevoir qu'il y avait
un rapport étroit entre la _rjhilQ_Sjophie_eLr hérésie. La ^v^c»
plupart des chefs gnostiques étaient des lettrés et des ^v^w*^^,^
philosophes. Ils écrivaient de gros ouvrages très érudits.
134 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
^Ju. -h. Basilitle composait un commentaire exégétique de l'Evan-
gile en 'l'\ livres! Son lils Isidore parait avoir été très
versé dans la philosophie grecque. Valentin avait une
grande réputation d'éloquence et de culture, lléra-
cléon, Hardesane, Marc ion étaient tous des hommes
instruits et distingués. Impossible d'en douter, c'était
leur science, c'était la philosophie qui 1rs avait égarés!
(le fut bientôt une opinion généralement admise parmi
les fidèles. Chose curieuse, on n'arriva à cette conclu-
sion qu'assez tardivement. On est surpris de constater
qu au temps de Justin Martyr, personne ne songe à
rendre la philosophie responsable de l'hérésie. Justin
parle des gnostiques dans deux endroits différents '.
Mais ni dans ces passages, ni ailleurs, il n'insinue que
le gnosticisme tire son origine de la philosophie et
qu'il en est le fruit, l'as un mol qui indique que
pareille idée soit venue à qui que ce soit. Quant à lui,
il explique l'origine de l'hérésie d'une manière fort
simple. Ce sont les démons qui l'ont suscitée 2.
v ^>«ah,vi\>-' Tertullien est le premier qui accuse sans détour la phi-
losophie d'avoir engendré l'hérésie 3. Aussi de quelle
UMvC<C &» . r , * —
haine n'est-il pas animé contre la sagesse des Grecs ! Il
n'a que des injures et de grossières invectives pour les
plus grands des philosophes. Or, Tertullien semble bien
avoir exprimé le sentiment général qui régnait au sein de
l'Eglise. Clément, lui-même, nous apprendra que vers la
fin du IT siècle, la philosophie et même toute culture
étaient devenues suspectes à la majorité des fidèles. On
en avait peur. Le gnosticisme avait l'ait remonter à la
1. I, Apol., 56-58; Dialogue, 35.
2. Kai MapxuDva r:poe6âXXovro oi pauXot Saîuove;.
.';. Tertullien, De Praescript., 7: haereses ;i philosophîa subornantur;
Apologeticus, 17 Adv. Marciànem, lil>. [, cap mm.
LA QUESTION 135
philosophie le discrédit qui l'accablait lui même. Jamais
4es spéculations* des Valentin et des Marcion n'avaient
inspiré autant d'effroi. Le gnosticisme apparaissait alors
dangereux au plus haut point. Pendant longtemps on
-;iit combattu, mais sans encore le redouter sérieuse-
ment. Ce temps n'était plus. Lorsqu'on lit Clément, Ter- f
tullien, Irénée, on dirait que le gnosticisme date de leur
temps; on esl tenté d'oublier qu'il compte déjà une cin-
quantaine d'années d'existence. Ce qui explique peut-
être «e fait surprenant que les doctrines gnostiques aient
mis si longtemps à jeter l'alarme au sein de l'Eglise, e'est
qu'au temps où elles Taisaient leur première apparition,
il y avait encore peu de gens, parmi les fidèles, qui fus-
sent capables de comprendre et de goûter la métaphy- -jlu A, tf ou iU. <•>
sique de Basilide ou de Valentin ; mais à mesure que i . i1-
l'Eglise s'incorpore un plus grand nombre de néophytes
instruits, le péril s'aggrave, un nombre croissant de per-
sonnes se laisse séduire par ces brillantes théories. Voilà
"comment il se l'ait que le péril gnostique atteignait, vers
190, son plus haut période et qu'il inspirait alors une
terreur qui n'existait pas encore au temps de Justin.
On comprend dans ces conditions que la philosophie
d'où semblait dériver le gnosticisme soit devenue^
l'objet des plus fortes préventions.
D'autre part, le nombre des chrétiens qui ne pouvaient se
contenter des croyances qui avaient paru suffisantes jusque-
là, et qui voulaient que leur christianisme conservât un
caractère philosophique, augmentait sans cesse ^en même ^vi_A^-(0.u/' -^
temps, il fallait développer la propagande chrétienne parmi
la jeunesse cultivée. Il y avait là des besoins qu'il fallait^
satisfaire. Ainsi tandis que la philosophie semblait condam- ■vMUfck^
née sans retour au sein de l'Église, des nécessités impé-
rieuses ne permettaient pas qu'on la répudiât entièrement.
136 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
^ Telle était, dans ses grands traits, la situation intérieure
du christianisme lorsque Clément entreprit dans ses Stro-
•" mates la solution du délicat problème des rapports de la
foi chrétienne et de la philosophie grecque. Lui-même
d'ailleurs va nous fournir les indications historiques sur
lesquelles nous fondons notre manière devoir.
**
CHAPITRE II.
Les Simpliciores !.
Il y a beaucoup de polémique dans les Stromates. Ce
sont les gnostiques qui en font généralement les frais.
Clément ne perd jamais une occasion de croiser le fer
avec les hérétiques. Mais ils ne sont pas les seuls qu'il.
combatte. En plus d'une page de son livre, notamment
dans le premier Stromate, on le voit aux prises avec desf
adversaires qui ne sont sûrement pas des gnostiques. Cela
ressort avec évidence de la manière dont Clément les
traite.
En effet, tandis qu'il se mesure directement et à visage
découvert avec les Basilide, les Yalentin, les Marcion,
qu'il les nomme et qu'il cite leurs ouvrages, il ne désigne
ordinairement les autres qu'en termes vagues. '. Il n'en _
nomme aucun. 11 ne mentionne pas d ouvrages qu ils
aient composes. Ce sont des anonymes taisant apparem-
ment partie du public appelé à juger le livre de Clément.
Remarquons, en outre, que notre catéchète a pour cette
catégorie de contradicteurs, des ménagements qu'il n'a
pas pour les gnostiques. Il les traite avec indulgence ; il
cherche moins à les réfuter^qïïlffeFTnmvaincre ; il voudrait
manifestement dissiper ce qu'il considère comme des pré-
ventions. Il espère gagner leurs bonnes grâces ; il est rare
1. C'est le terme qui sert à désigner les simples fidèles dans la tra-
duction de Rufin du IIcv. ào/wv d'Origène.
2. I, Strom., 80; 81 ; 94. Un simple çaaî ou t!v£; ou Ivkm les désigne.
•-
138 CLÉMENT D 'ALEXANDRIE
qu'il s'abandonne à un mouvement d'humeur contre eux,
ou qu'il laisse échapper à leur adresse quelque trait
d'ironie méritée '. Evidemment ils ne sont pas des adver-
saires, niais ils ne sont pas non plus tout à fait des amis.
Clément se plaint parfois qu'ils sont prompts à la critique.8
On en jugera du reste par les passages suivants : « Le
« vulgaire a peur de la philosophie grecque, comme les
« enfants ont peur d'un épouvantail. ! » « Certaines gens
« qui se croient gens d'esprit estiment que l'on ne doit se
« mêler ni de philosophie ni de dialectique, ni même
« s'appliquera l'étude de l'Univers ''. » « 11 va des per-
« sonnes, dit encore Clément, qui l'ont celte objection : A
« quoi sert de savoir les causes qui expliquent le mouve-
« ment i]u soleil ou des autres astres ou d'avoir étudié la
« géométrie, la dialectique ou les autres sciences ? Ces
« choses ne sont d'aucune utilité quand il s'agit de définir
« les devoirs. La philosophie grecque n'esl qu'un produit
« de l'intelligence humaine; elle n'enseigne pas la
« Vérité '■'. » « Je n'ignore pas, s'écrie-t-il ailleurs, ce que
« ressassent certaines gens ignorants qui s'effrayent du
« moindre bruit, à savoir que l'on doit s'en tenir aux
« choses essentielles, à celles qui se rapportent à la foi, et
« que l'on doil négliger celles qui viennent du dehors et
« qui sont superflues fi. » Dans tous ces passages, les
H4^ allusions se rapportent évidemment à des chrétiens.
Jamais des gnosliques n'auraient manifesté pareilles répu-
I. VI, sirnm ., X'.). Exemple très rare d'ironie ;'i l'adresse des simples
fidèl
2 [ls SOIll p •/.:;/./. :,';j ',v:: ; I. Stiom., 19 ; 99.
::. VI. Strom., 80.
i. I, Strom., V.;.
5. VI, Strom, 93.
6 I. Strom, 18
LES SIMPLICIORES 139
gnances à l'égard de la philosophie. Dans plusieurs
^endroits enfin, Clément donne à entendre que ces chré-
tiens sont la majorité. Ils sont o'. îioXàoî1, Il lui arrive
même dans un passage de l'affirmer expressément2.
Ainsi les contradicteurs de Clément sont des fidèles;
ils sont la majorité; ce sont des simples qui se méfient de
la sagesse des Grecs: ils trouvent fort inutile tout ce --, ,À
savoir dont on faisait étalage clans les écoles, superflues
,, , • , . .. • r . ^WiCL^Ktci-vu
jusqua des connaissances comme la géométrie, 1 astro-
nomie, la dialectique. La foi toute seule leur paraît ample-
ment suffisante. Tout le reste n'a aucune importance3.
Partout dans les Stromates, Clément se montre très
préoccupé de l'opinion de ces chrétiens. Il est très éloigné
de les considérer comme une quantité négligeable. Tout
en regardant leur foi comme d'un ordre inférieur, il est
visible qu'il ne voudrait pour rien au monde s'en séparer.
Il y a un endroit du Ier Stromate où ce sentiment se fait
plus particulièrement jour. C'est dans les premières pages.
Le premier chapitre, dont le commencement manque, est
une véritable préface. Clément y justifie son entreprise ; il , ,
s'explique sur son dessein; il s'efforce d'écarter les malen-
tendus que pourrait faire naître son ouvrage. Nulle part,
il n'a dévoilé avec plus de clarté les craintes que lui-même
excitait parmi les chrétiens et les difficultés qu'il avait à
surmonter pour leur faire accepter un ouvrage comme le
sien. C'est ce que l'on va voir par l'analyse de ce chapitre. M^^b*. ■;
Clément commence par revendiquer le droit d'écrire ! Il
1. VI, Strom., 80, 89; VII, g 1 : y.av Irspotcé tiffi tûv -o/.Xwv xaxaçaîvïjxat
Ta 03' ïjaûv XsYOusva
2. VI, Strom. f 89. Passage ironique sur la crainte que la culture
grecque inspire à la majorité des fidèles. Il les désigne ainsi : à/./.'
al -À-TiTot xtôv 70 ovou.a ÈjïiYpaçoaévwv. Voyez la note de Potier.
i!. I, Strom. f i3 : ulovt)v oi y.oc;. A'.Xtjv tjjv r.li-v/ à~ai~o3<y.v.
140 CLÉMENT d'aLEXANDRIE
parait qu'on s'étonnait de le voir composer un livre ! « Faut-
« il ne pas écrire du tout ou y a-t-il des gens à qui l'on
« doive réserver ce droit ? Dans le premier cas, a quoi
« servent les lettres? Dans l'autre alternative, est-ce aux
« gens sérieux ou à ceux qui ne le sont pas qu'il convient
« d'accorder le droit d'écrire? Il serait absurde de con-
« damner les gens sérieux pour avoir écrit, tandis qu'on
« admettrait que ceux qui ne le sont pas composassent
« des ouvrages. Faut-il, par exemple, permettre à Théo-
(< pompe, à Timée, auteurs de fables impics, à Epicure,
« initiateur de l'athéisme, a Hipponax, à Archiloque
« d'écrire leurs honteux ouvrages et défendra-t-on à celui
« qui proclame la vérité de laissera la postérité des écrits
« qui lui feront du bien?
Comment lire ces lignes sans surprise ? Il y a donc des
chrétiens, et c'est la majorité, qui se scandalisent de ce
que Clément écrit des livres ! Est-ce donc la première
fois qu'un chrétien se fait auteur ?N'existe-t-il pas à l'heure
où notre auteur trace ces lianes, une littérature dire-
ct
tienne déjà riche? Lui-même n'en est pas à son premier
ouvrage. Que sigmiïënT ces susceptiïïîîiteir qu'il traite
avec le plus grand sérieux et qu'un long chapitre ne lui
parait pas de trop pour calmer? Cette méfiance qu'excite
chez la plupart des chrétiens l'art même d'écrire, n'est-ce
pas chose nouvelle? Du moins s'est-elle jamais exprimée
avec celte vivacité? Nous croyons qu'il faut en chercher
l'explication dans la réaction que le gnosticisme a sou-
''.-- levée parmi les chrétiens restés fidèles à l'Église. On a
U-U -~ '^ vu, dans notre chapitre précédent, que c'est précisément
^ dans les vingt-cinq dernières années du n° siècle que le
gnosticisme apparaît comme un péril de la dernière
gravit.-. C'est a ce i lent-là que l'Église entière en
devient nettement consciente. Elle s'effraye. La philoso-
*¥
LES SIMPLICIORES 141
•pliie, les lettres, voilà la cause de tout le mal. Le mieux
est de ne pas écrire du tout. Manier une plume, c'est
jJeVenir suspect. Clément en a probablement fait l'ex-
périence. On lui a donné à entendre qu'il ferait bien de-^wv^j^vh^f £
1 1 noncer à son métier d'écrivain. Les critiques sont -c^ukC ^ *- -^
devenues assez vives pour qu'avant de publier les Stro-
mates il ait senti la nécessité de se justifier et de reven-
diquer son droit.
Mais il ne suflit pas à Clément de repousser d'aussi
étranges prétentions par deux ou trois considérations pé-
remptoires, dictées par le simple bon sens. Il voudrait dis-
siper la prévention qui a inspiré les objections contre
lesquelles il se défend. Il le tente en se servant d'un argu-
ment tout ensemble habile et profond. Cet argument con-
siste à montrer que l'écrivain chrétien remplit une fonc- - <*t u*awOvvVu.-i
tion identique à celle de l'évangéliste chrétien. La seule a/^^vM^Ucw
différence est que l'un parle et que l'autre écrit. Comme ^ ^'vWwjfe' '
personne ne songeait à fermer la bouche aux orateurs
chrétiens sous prétexte qu'ils risquaient d'égarer leurs
auditeurs, il n'y avait aucune raison pour interdire le
livre, puisque celui-ci remplissait la même fonction que
la parole. S'il y avait danger, il n'était pas moindre, que
l'on écrivît ou que l'on s'exprimât de vive voix. Dans ces
conditions, déclare Clément, le seul remède est que celui
qui proclame la vérité soit digne de sa mission. Il sème
et il plante. Ce qui importe, c'est qu'il féconde les âmes.
« Si donc, dit Clément, tous deux annoncent la parole
« l'un par des livres et l'autre de vive voix, comment ne
« pas les admettre tous deux, puisqu'ils ont rendu eili-
« cace la foi par l'amour? »
Clément a une idée très haute de sa mission. Il se con-
sidère comme le « cultivateur de Dieu » Aussi n'entend-
il pas abandonner à n'importe qui le droit d'écrire. Avant
142
CLEMENT 1» ALEXANDRIE
cC'wWoavw r"
de prendre une plume, comme avant d'ouvrir la bouche
pour parler, on doit s'interroger soi-même. A quels
mobiles obéit-on? Est-on digne de parler, ou digne de
laisser après soi des livres? On ne doit assumer l'une
ou l'autre fonction, celle d'écrivain comme celle d'ora-
teur qu'à de certaines conditions. Mais écoutons Clément
lui-même : « Il suit (pie ceux qui se chargent du bien
« d'autrui doivent se demander s'ils se jettent dans l'en-
« seignement en orgueilleux et en ambitieux, jaloux de-
ce tels ou t<ds, si c'est par gloriole qu'ils communiquent
« la parole, s'ils recherchent comme unique récompense
« le salut de leurs auditeurs et si l'amour du lucre ne les
« pousse pas à capter leurs bonnes grâces. » N'était-ce
pas là un langage bien propre à rassurer ses lecteurs?
Mais voici une considération qui achèvera sans doute
de lui concilier la confiance des fidèles. Qu'on ne se
figure pas que Clément veuille composer un livre et faire
œuvre d'écrivain. Loin de lui de telles prétentions. Ce
qu'il va présenter au public, ce sont de simples Mémoires.
Clément avance en âge; il craint que ses souvenirs ne
s'affaiblissent etqu'il ne perde tant d'excellents enseigne-
ments qu'il a autrefois recueillis. Aussi, ce qu'il va
écrire, ce n'est pas son enseignement personnel, ce sont
l«s instructions qu'il a reçues de ses maîtres vénérés, de
ceux qu'il aime à appeler « les anciens ». Et ceux-ci ne
tiennent-ils pas leur enseignemenl des apôtres eux-mêmes
qui ont été instruits par le Seigneur? Tant d'humilité
désarme '■ Et puis, le moyen de s'alarmer d'un enseigne-
menl qui dérive «les apôtres ou de suspecter le livre qui
contienl cet enseignemenl ? On le voit, le but évident de
toute cette préface e>l de t ranquill iser le lecteur. Mais
pourquoi Clément s'y appliquerait-il avec tant de soin, si
l'alarme n'avait pas été 1res vive parmi les simpliciores et
*¥
LES SIMPLIC10RES 143
«i l'on*n'en était pas venu, à ce moment-là, à toutes les
exagérations de la peur ?
^bernière précaution et peut-être la plus importante de
. toiites ! Ce livre n'est pas destiné à tout le monde. Il exitre
du lecteur certaines dispositions. Surtout il ne doit pas
être lu avec « cette curiosité que l'on apporte à visiter des^l-U/.Ac^co'f
monuments. » Ainsi donc, « il faut que tous deux -;vl,'^tvcu^v"^
« s'éprouvent soi-même, l'un pour savoir s'il est digne ' [^
« de parler ou d'écrire, l'autre s'il est digne soit d'écou-
« ter, soit de lire ».
Les quelques pages que nous venons d'analyser cons-
tituent un document de la plus haute importance. Il n'y
en a point peut-être qui jette plus de lumière sur la_situa- ^-^^jââZY <0~4
tion intérieure de l'Eglise à la fin du 11e siècle. Un tel Axw «uÀ/1£hX£u^
document ne laisse subsister aucun doute sur les senti-c^-tUu x'tcc-C1
ments de la majorité des chrétiens. Ils sont très hostiles à la T*rû> -
haute culture de l'époque. La masse des chrétiens ne veut -
rien savoir en dehors de la simple foi. Elle voit d'un très
mauvais œil ceux qui s'occupent de philosophie. Plus ac-
commodante sur le chapitre des mœurs, si Ton en croit . . *6tucGu«*i
Tertullien, elle est intraitable sur celui des lettres et de la '*^^U>«£ C,
philosophie. Voilà l'esprit qui régnait alors parmi les~
fidèles, même à Alexandrie. S'il en avait été autrement,
pourquoi Clément se serait-il efforcé de calmer les sus-
ceptibilités de ses lecteurs? Aussi combien l'on a tort de
s'imaginer que, dans cette ville de lettrés, de professeurs,
de bibliothèques, à l'ombre du Musée, les chrétiens aient
été mieux disposés pour la philosophie qu'ailleurs, et que
l'Eglise d'Alexandrie ait constitué un milieu d'où devait
en quelque sorte fatalement et par la nécessité des cir-
constances éclore l'École catéchétique ! La préface de
Clément prouve que la situation était très différente et
fait entrevoir que les fondateurs de l'École ont ren-
I i4 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
contré plus de difficultés qu'on ne le suppose ordinai-
rement.
Outre qu'elle ne permet pas de douter de l'existence
de ceux que Ton peut appeler les partisans du christia-
nisme simple, cette préface établit encore un autre fait
très important: c'est que les préventions des simples
lidéles s'étaient notablement accentuées vers le temps
où écrivait Clément. Comprendrait-on autrement les pré-
cautions qu'il prend pour rassurer ses lecteurs? Son lan-
gage ne trahit-il pas l'homme qui va au-devant de cri-
tiques qu'il prévoit à coup sur? Et quelles critiques!
Encore un peu et on lui refuserait le droit d'écrire! Quel
^ ^ devait être l'état d'esprit des chrétiens d'Alexandrie! On
y était évidemment alarmé au delà de toute mesure. Les
craintes avaient dû s'exagérer depuis quelque temps.
Aussi comme l'on comprend que Clément ait été amené
à écrire les Stromates avant le « Didascale » !En présence
des préventions qui s'aggravaient tous les jours, il lui était
impossible de livrer au public, sans explication et sans
préambule, la partie de son grand ouvrage qui, dans sa
pensée, devait exposer tout un système de dogmes
conçus et formulés selon les méthodes de la philoso-
phie. Il aurait soulevé une réprobation générale; il
aurait perdu toute autorité sur ses coreligionnaires; il
aurait été traité de gnostique, tout en combattant le gnos-
ticisme. Voilà pourquoi il lui fallait écrire un traité qui
préparerait l'ouvrage doctrinal el lui aplanirait les voies.
II y a plus. Tenons compte de la situation (pie nous
révèle la préface de Clément, et nous verrons se con-
firmer l'explication que nous avons déjà donnée de la
forme littéraire des Stromates. Il s'agissait de gagner l'opi-
nion chrétienne. Tâche bien délicate ! Clément a eu
l'heureuse idée de choisir pour son livre un genre litté-
LES SIMPLICIORES 145
4?aire qui lui laissait une liberté particulièrement favo-
rable à son dessein. Dans ses Stromates. il lui était
parfaitement loisible de présenter ses vues au moment
• il.de la manière qui lui convenaient.
Cette recrudescence d'étroitesse même à Alexandrie
que la préface des Stromates éclaire d'un jour si vif s'ex-
plique, avons-nous dit, par la réaction provoquée par le
o-nosticisrne. Ce n'est pas là de notre part une simple u- .,
conjecture. Nous avons un document qui nous parait
mettre ce fait hors de doute. C'est le De Praescriptione
haereticorum de Tertullien1. lAwrt^'+t&tœ,
Le but de cet écrit est de préserver les fidèles de tout
contact avec l'hérésie. Tertullien veut qu'on écarte celle-
ci purement et simplement par une sorte de fin de non
recevoir. On ne doit même pas discuter avec l'hérétique.
Il y a des raisons supérieures qui sont des raisons de
droit pour décliner tout débat. Il veut qu'on leur applique ^'Vvv-ctu^cv
la praescriptio ou l'exclusion juridique. Ce sera le plus
sur moyen de soustraire les fidèles à l'influence perni-
cieuse de l'hérésie. Aussi commence-t-il par les mettre
en garde contre tout sentiment d'admiration. Admirer un
gnostique, c'est se rapprocher de lui, c'est déjà se livrer
à son influence. Tertullien excelle à semer dans les âmes
simples les germes d'une défiance que ni l'éloquence, ni
le prestige des plus grands hérétiques ne parviendront à
désarmer. C'est surtout à la philosophie qu'il s'en prend. ^cMcl'u^MÀ^^
C'est d'elle qu'est venu tout le mal. Les gnostiques sont -sAAmjw*
tous disciples des philosophes. Que les fidèles fuient
FEcole! Cela ne suffît pas encore à Tertullien. Sa haine
est perspicace. Il voudrait couper le mal à la racine. La
vraie source de tout égarement, c'est l'esprit de curiosité.
t. Nous avons déjà mentionné ce célèbre traité, p. 14.
to
0-^
146 CLÉMENT d'àLEXANDRIE
Aussi déploie-t-il toutes les ressources de son talent pour
en préserver les fidèles. Il s'applique à leur faire croire
qu'il n'y a pas de plus grand péché cpie cette sorte de
curiosité. Quand on a la foi, il n'est plus besoin de
tcotc^vvw chercher, on a trouvé. Un chrétien qui cherche encore
prouve justement qu'il n'a pas la loi. Voilà un principe
meurtrier de toute théologie et de toute pensée. Ce que
Tertullien veut inculquer aux lideles, c'est qu'ils doivent
rester dans les limites de la simple foi et considérer
toute réflexion qui les porterait au delà comme crimi-
nelle. La règle de foi, voilà la borne qu'on ne doit pas
dépasser. Admettre qu'on en discute les articles, c'est
déjà la franchir '.
Il suffit de rapprocher la préface des Stromates et le
De Praescriptione haereticorum pour voir ces deux docu-
ments s'éclairer réciproquement. Tertullien complète ici
Clément d'Alexandrie. En effet, ce qui se voit clairement
dans son traité, e'est que c'est bien la peur du gnoslicisine
oui a donné naissance aux préventions que nous révèle
chez le public chrétien la préface de Clément. Cela est
évident, en ce qui louche Tertullien lui-même. C'est
l'hérésie qui lui inspire ses violentes invectives contre
la philosophie. L 'accablerait-il de ses injures, s'il ne
Croyail |>;is qu'elle est la source de l'hérésie? Il ne trouve
pas de moyen plus sûr d'enrayer les progrès du gnosti-
cisme que de fermer les âmes à toute culture et à l'exer-
cice même de la pensée. Quand les fidèles auront perdu
l'habitude d'admirer l<i talent, quand ils ne connaîtront
I . Ce qu'oc vu al de lire n'es! nullement une analyse «lu traité de Tertul
lit o. Noua ii avons fail que tirer <!<■ la première partie il».' oc train'' quel
traits Baillants qui en caractérisent l'esprit el la méthode. Tout le
reste* il con< u de la même manière.
LES SIMPLICIORES 147
*»plus cette curiosité qui excite la pensée, quand ils s'inter-
djront toute incursion au delà des bornes étroites de leurs
"croyances, Tertullien sera rassuré ; il aura réussi à cal-
* Jj&ritrer les esprits contre toutes les influences du dehors ;
le gnosticisme ne sera plus à craindre. C'est donc bien
certainement par suite des appréhensions que lui faisait v
éprouver le gnosticisme que lertuihen prêche le devoir
d'une sorte d'obscurantisme. L'exemple du fougueux
Carthaginois est topique. Il nous révèle la cause et
nous donne l'explication des singulières préventions
que Clément tache de dissiper dans sa préface et qui
allaient jusqu'à lui faire un crime de composer un
ouvrage !
Mais le De Praescîjjj^iwJicœjyitiœiiLmL^^
t-il pas encore raison sur un autre point ? Nous estimons
que le péril gnostique apparaissait beaucoup plus mena-
çant vers la fin que vers le milieu du ne siècle. Nous
avions pensé devoir le conclure du fait que c'est à ce
moment-là que les plus fortes réfutations du gnosticisme
ont vu le jour. Qu'avait-on produit avant Irénée, Clément,
Tertullien, qui put se comparer à leurs ouvrages? Le
traité de Tertullien ne doit-il pas nous fortifier dans
cette conclusion? Fallait-il que le péril fût formidable J ^vO^ctai
pour que l'auteur du Contra Marcionem jugeât nécessaire ^ShjJi^ w
d'avoir recours aux sortes de précautions qu'il recom- ' -r rUJJCukC
mande dans le De Praescriptionel Tertullien estimait donc 1
que l'Eglise n'avait jamais été plus menacée. Eh quoi! il
ne lui suffit pas de croTser le fer avec l'hérésie et de dé-
ployer dans cette lutte des ressources de talent et d'élo-
quence extraordinaires, il faut encore qu'il élève tout
autour des fidèles de véritables retranchements et qu'il
appelle à son secours l'intolérance érigée en principe !
A quelles extrémités se trouvait-on réduit ! Certes, le
I 'iS CLÉMENT D'ALEXANDRIE
■v - gnosticisme n'était pas sur son déclin à l'heure où il
-'.v^vu.vvw tmcait ses adversaires à employer contre lui une pareille
^^ tactique. Jamais il n'avait été plus puissant. Aussi jamais
jj^j'j^m.- 'a réaction dont il était la eause naturelle ne s'était-elle
hjiMjjrt, emportée à de telles exagérations.
Le christianisme s'est recruté depuis l'origine parmi
les illettrés. Tout dans les croyances, comme dans l'orga-
msation des communautés apostoliques, trahit la sim-
plicité des esprits. Ce caractère naïf et populaire persiste
longtemps. Même lorsque au n' siècle des hommes plus
cultivei se font chrétiens, la masse des fidèles ne change
guère. Il n'y a pas de différence notable entre les petites
communautés messianiques du Ier siècle et les Eglises du
"Temps de Clément. Papias et 1 renée témoignent de la
persistance des idées eschatologiques pendant tout le rte
siècle] Qu'on se représente maintenant l'effet que devaient
^produire sur ces âmes simples mais fortes, la métaphy-
sique de Basilide ou de Valentin, les « antithèses »
subtiles de Marcion, leurs spéculations bizarres sur le
Christ, les contradictions de leur morale — tels gnos-
tiques prêchanl l'ascétisme à outrance, tels autres le
relâchement, — et surtout cette orgueilleuse prétention
""d'être, eux les gnosli<|iies, (Tune origine supérieure et
de s'appeler les spirituels, tandis qu'on traitait le com-
mun des fidèles d'inférieurs et de psychiques ! Non seule-
ment tout celaétail forl au-dessus de la portée des fidèles,
mais il y avait, dans ces spéculations et ces rêves qu'on
présentait comme la sagesse même et le christianisme
par excellence, tanl d'affirmations blessantes pour le sens
chrétien le moins exercé qu'il n'est pas surprenant que
la majorité des fidèles ail violemment repoussé le gnos-
ticisme et tout ce qui le rappelait. Il étail inévitable qu'on
en vint dans les Eglises à e retrancher dans la simple foi,
LES SIMPLICIORES 149
r
.à regarder avec suspicion les lettres, l'éloquence, la phi-
losophie, et que Ton se soit dit que le plus sage était de
nfe plus écrire de livres, mais de se contenter de la pré-
dication. La préface des Stromates tout ensemble s'éclaire
'par les faits généraux de l'histoire du christianisme à
la fin du ne siècle et, à son tour, projette sur eux une
vive lumière.
Ce qui nous étonne à bon droit, c'est qu'un homme
comme Tertullien se soit fait le porte-parole de l'opinion
chrétienne affolée. N'est-il pas piquant de voir un fin
lettré et un styliste consommé comme l'auteur du De Pallio
émettre, comme il le fait dans le De Praescriptione, des c?Wx£>vCwXla^Z
principes dont la conséquence serait, s'ils étaient ap-
pliqués, la proscription des lettres comme de toute cul-
ture ? Conçoit-on une attitude plus contradictoire et plus
paradoxale ! C'est précisément pour cela qu'elle devait
plaire à Tertullien !
CHAPITRE III
Les c< Simpliciores » et Clément.
Clément ne peut se passer de la philosophie et de ses
méthodes. Que va-t-il faire en présence des préventions
dont elle est l'objet parmi les chrétiens? Comment s'y
prendra-t-il pour les dissiper? Que répondra-t-il aux ob-
jections que lui faisaient les partisans du christianisme
simple ? C'est aux textes que nous allons maintenant
demander la réponse à toutes ces questions.
Remarquons que c'est moins d'une controverse entre
Clément et les détracteurs de la philosophie qu'il s'agit
que d'une explication qu'il donne. Notre auteur n'avait.
< ^jf pas affaire à des opinions qui se fussent nettement for-
mulées, mais à des affirmations plus ou moins précises
qui circulaient dans le public. Toute sa préoccupation
était de modifier un état d'esprit général qui était domi-
nant, même à Alexandrie.
'w Qu'alléguait-on, tout d'abord, pour décrier la culture
grecque ? On faisait remarquer par exemple que ni les
prophètes ni les apôtres ne l'avaient possédée. Ces disci-
plinés fameuses, la géométrie, la dialectique, que les phi-
losophes déclaraient indispensables, étaient inconnues
aux hommes de Dieu ! Pourquoi les chrétiens ne s'en pas-
seraient-ils pas ? A cela Clément répond que les pro-
phètes el les apôtres possédaient l'intelligence des choses
qu'ils révélaient; il n'y avait pas de mystère pour eux;
il leur suffisait de la simple foi pour saisir ce que l'esprit
LES « SIMPLICIORES » ET CLEMENT 151
r
signifiait. Il n'en est plus de même maintenant. La
"vérité est cachée dans la lettre des Écritures, et elle ne
petit plus en être tirée qu'à l'aide des connaissances qui
s'ejaseignent clans les écoles *.
"Toutes les objections revenaient à celle-ci : le chrétien
n'a que faire de la physique ou de la dialectique; la foi,
la simple foi est ce qu'il lui faut. Les belles inventions ^^^^^-i^
des Grecs sont du superflu. Tertullien lui-même ne dit -^A^^ct^ -^ju.
pas autre chose: Xobis, s'écrie-il, curiositate opus non est
post Christum Jesuin nec inquisitione post evangelium.
Clément a réfuté en plus d'un endroit cet argument
simpliste. Xous nous contenterons d'analyser le passage ^W*(o(^1^u
où il y a répondu avec le plus d'ampleur -. Il y a des
personnes, dit-il, qui voudraient en quelque sorte isoler
la foi sous prétexte qu'elle se suffit à elle-même 3 Elles
sont semblables à des gens qui s'attendraient à récolter
du raisin sur une vigne qui n'aurait reçu aucun soin,
aucune culture. L'image de la vigne lui rappelle le cha-
pitre xv de l'évangile de saint Jean. La vigne, c'est la
figure allégorique du Seigneur. C'est de lui que nous
devons recueillir le fruit. Comme il faut tailler, bêcher,
attacher la vigne pour qu'elle donne du raisin, il faut
déployer des efforts semblables pour tirer du Christ tout iSx^JJwu^ ^
le bien qu'il nous destine. Donc la culture est nécessaire ^ù^M.rj^MSU m&.
pour faire fructifier le christianisme. Un médecin comme yjjj^^jjJJjX>M
un cultivateur, un athlète comme un marin ont tous besoin •J^m^Xol/a/0^u^
d'exercice pour exceller dans leur profession. Comment
1. I, Strom., 45 : ô vojç yî toO' 7tpo<p7)Tixou xaî to3 SiSaaxaXtxou nveûjj.aroç...
xàç Èvté/vojç à-atTiî ~zq; aa^vï'.av S'.oaay.a/.iar.
2.1, Strom ., 43,44.
3. "Eviot Se [lovrjv /.a! iJuXjjv tijv rcttfxiv ànatTOJ'j'.v. Pour le sens exact
de i^iXôç, comparez Eus., H. E., VI , 17, où le <{/'.Xô; -/piaio; est le Christ
dépouillé de métaphysique. Cf. H. E., III, 27.
L52
CLEMENT 1» \l.!.\ \NIUUk
-
le chrétien échapperait-il à La même loi ? Ne sera-ce pas
en s'enrichissanl de loul ce qu'il ya de bon à recueillir
chez les Grecs comme chez les Barbares, qu'il deviendra
capable de chercher la vérité? C'est ainsi qu'il acquerra
Faptitude à distingue] le vrai du faux, l'artificiel du réel, la
sophistique de la philosophie, la rhétorique de la dialec-
tique. Comment parviendra-t-on à concevoir la puissance
de Dieu si l'on ne s'exerce au maniement des idées? Enfin
n'est-il pas infiniment utile de connaître l'art de dis-
tinguer dans l'Écriture les termes synonymes et d'en peser
le sens ? N'avons-nous pas dans L'histoire du Seigneur lui-
même un exemple de L'avantage de la dialectique ? Ne
confond il pas, dans la Tentation, le Diable lui-même par
; l'art d<s doubles sens, et on prétend encore que le Diable
est L'inventeur de la dialectique !
Il csl douteux que Clément ait réussi à convaincre ses
critiques. Pour cela, il aurait fallu que, de pari et d'autre,
on fût placé au même point de vue, c'est-à-dire que l'on
conçut le christianisme de la même façon. Clément le
faisail consister dans la contemplation de Dieu et dans la
possession d'une gnose divine. Ce christianisme ne se
laissait atteindre qu'après de laborieux efforts. Dans ces
conditions la discipline de la culture grecque devenait in-
dispensable. Pour la plupart des fidèles, Le christianisme
étail chose plus simple. Ici-bas Le pardon des péchés et
ailleurs l'immortalité en constituaient l'essentiel. La
nécessite d'une culture spéciale de l'intelligence ne Leur
apparaissait pas avec évidence. Ainsi Le principe même
sur Lequel Clémenl taisait reposer toute son argumen-
tation étail justement ce qu'il aurâiï fallu d'abord établir.
Il était sur de convaincre tous ceux qui partageaient se ■
pirations et qui rêvaient d'un christianisme plus élevé
ou plus philosophique que celui de la masse, mais il ne
U> «^UX»\/KjU S
LES (( SIMPLICIORES » ET CLÉMENT 153
t
/pouvait avoir de prise sur les simples fidèles, à supposer
(iu 'ils l'eussent compris.
•* Clément n'a-t-il donc que de radmiration pour la cul-
. \\\re grecque ?Loin de là. Nul n'en connaît mieux les lacu- vUwi^df
nés et les vices. Il les signale, quand il le faut, avec beau- tM^^u*^ '-<
coup de force. Il sait mieux que personne que 1/enseigne- ^vâmamut^
ment des écoles développe la passion de la discussion pour
elle-même. II fait prompte justice des disputeurs qui se
complaisent dans des querelles de mots. Il y a plus d'une
page dans les Stromates où ce vice radical de la culture et
de l'esprit grecs est flétri avec une mordante ironie, une
vérité d'observation et une richesse de langage qui rap-
pellent Aristophane lui-même. '
Si les « simpliciores » voyaient d'un mauvais œil les
études et l'éducation grecques, quelle devait être leur
antipathie pour la philosophie ! On sait l'empire que celle-
"cTexeivait alors. Elle pénétrait partout. L'éducation, les ^^-<A^u?-
mœurs, les lois, la littérature, le théâtre portaient l'em-
preinte de l'esprit philosophique. Ainsi il est vrai de dire
qu'au temps de notre auteur la philosophie représentait le
génie même de l'hellénisme eTllè~1a~Hv^îsation, comme
Pavaient fait autrefois l'art et la poésie. Elle devait donc
être antipathique au plus haut point à ces chrétiens qui
voulaient s'enfermer dans la seule foi chrétienne. Il va
sans dire que les objections qu'on faisait à ceux qui,
comme Clément, se permettaient d'étudier la philosophie,
se réduisaient à peu de chose et n'avaient aucune valeur.
Écoutons Clément lui-même les exposer et les réfuter _ jL^bi $LlÀ
tout ensemble. « Je n'ignore pas, dit-il, ce que ressassent ; . \r„ l__
« en leur ignorance certaines gens timorés, à savoir qu'il
« faut s'en tenir aux choses qui sont le plus nécessaires
1. I, Strom., ch. m; V, Strom., ch. i; I, Strom., 40.
I.V.
■ I I MKN I 1» \LKX\NTMUK
M~ -<-
.naA
~
-v;-^
« et qui se rapportent à la foi. Pour celles qui sont en
« dehors et en plus de la foi, il faut les laisser de côté ;
« elles nous fatiguent sans utilité et nous occupent à des
choses qui ne contribuent aucunement à la lin que nous
ce poursuivons. Il y a même des gens qui estiment que la
<< philosophie s'est introduite au sein de la vie humaine
« pour le dam des hommes, grâce à quelque méchant
« démon qui l'a inventée l. »
Ainsi on ne veut pas de la philosophie sous prétexte
qu'elle ne sert pas au salut. Clément n'est pas à court
dune réponse: « Voici, dit-il, ce que j'ai à dire à ceux qui
« seraient disposés à blâmer un livre qui reproduira,
quand cela sera nécessaire, les opinions des Grecs.
«/D'abord à supposer que la philosophie soit inutile, puis-
« qu'il est utile d'en établir l'inutilité, l'étude de la philo-
« sophie sert à quelque chose. Puis il n'est même pas
« possible de condamner les Grecs si l'on n'emploie pour
« discuter leurs opinions que des termes ordinaires et si
« l'on n'en In1 pas dans l'étude détaillée de leurs vues
■ jusqu'au point de les bien connaître. Une réfutation
« qui repose sur une connaissance réelle de l'objet de la
(( discussion inspire confiance. Bien connaître ce que l'on
« condamne esl le moyen le plus sur de démontrer ce que
« l'on veut prouver. Il y a une foule de choses qui, tout
« en n'ayant pas d'utilité directe pour le but qu'il pour-
suit, servent cependant à orner et à rehausser l'artiste.
« A tout le moins, l'érudition chez l'homme qui expose
les doctrines les plus importantes ne peut que eontri-
- buer ;i lui gagner l'assentimenl de ses auditeurs. Faisant
naître chez ceux que l'on instruit de l'admiration, elle
« les dispose bien pour la vérité 2. »
I F, Strom., 18. Passage déjà cité on partie, ]>. 138.
2. I, Strom., 19.
LES « SIMPLICIORES » ET CLÉMENT 155
r
•>■¥
Clément justifiait encore l'étude de la philosophie en fai-
sant remarquer qu'elle ne pouvait être nuisible, si l'on s'en
servait comme d'une gymnastique intellectuelle. La ^-^ *twwa
.Vérité, disait-il, « paraît d'autant plus agréable et doucevu\vtû;uu. JÂ/MU
« que sa recherche a coûté plus de peine ' ».
Dans ces discussions sur l'utilité de la philosophie, on
faisait naturellement, de part et d'autre, un usage abon-
dant de TEcriture. Les adversaires de la philosophie op-
posaient à Clément des textes comme celui-ci : « Je dis
ceci, s'écrie saint Paul dans son épitre aux Colossiens,
afin que personne ne vous égare par des discours sé-
duisants. . . Prenez garde que personne ne s'empare de
vous, comme d'une proie, par la philosophie et des
discours trompeurs qui reposent sur une tradition
humaine, sur ce qu'il y a d'élémentaire dans le monde et
non sur Christ. » On imagine aisément tout le parti qu'on
pouvait tirer de ce texte contre les partisans de la philo- -ajîW^>a£^vvX
sophie. Chaque mot semblait porter. Aussi Clément 1^^ xv^4<yj^.
s'en est-il beaucoup préoccupé et lui a-t-il appliqué son -Jrx_4v
exégèse la plus subtile. Habituellement, il s'en tirait
en soutenant que la philosophie dont il s'agissait dans ce
passage n'était pas la philosophie en général ; c'était la
philosophie d'Épicure et des athées 2. Ou exploitait aussi,
avec une grande apparence de raison, le passage de la
Ire épître aux Corinthiens où saint Paul oppose la sagesse
de Dieu à la sagesse des hommes. « Dieu, dit-il, a con-
fondu la sagesse du siècle. » Clément avait recours à
une distinction qui n'est pas dans le texte. La sagesse du
1. I, Strom., 21.
2. I, Strom., 50-52; ailleurs lorsque Clément n'est pas préoccupé de
combattre les simpliciores, il interprète le même passage comme tout le
monde, VI, Strom., 62; 117.
L56 Cl. KM i.n I liM EX VNDRIE
^ ^Jwu/4. ' siècle, d'après lui, c'est la sagesse des faux sages ; cen'esl
pas celle des philosophes, mais celle des sophistes '.
Les détracteurs de la philosophie citaient avec des airs
de triomphe une parole de Jésus qui se lil dans Péyangile
de saint Jean : - Ceux qui sonl venus avant moi étaient
des brigands <M des voleurs ». Les voleurs étaient les phi-
losophes. Clément le reconnaît, niais aussitôt il retourne
ce texte contre ses adversaires. C'est vrai, les philosophes
sont des voleurs. En effet, ils ont dérobé des parcelles dé
la vérité, comme Prométhée le feu du ciel. Donc, par
tout un côté, leur philosophie nous appartient \
Croirait-on qu'il y avait des gens qui découvraient
jusque dans les Proverbes un texte qui condamnait la
philosophie ? « Ne t'approche pas de la femme impure, »
dil le sage hébreu. Clément se contentait de répondre
qu'on faisait violence au texte :.
Quand, de son cote, il alléguait des passages de l'Ecri-
ture qui semblaient favorables à ceux qui préconisaient la
philosophie, il était intarissable 4. L'un des textes qu'il
jj 'T \£. citait le plus volontiers, c'était cette parole de Jésus:
Quaerite et invenietis. Il y trouvail un encouragement à
poursuivre la Vérité et à ne pas demeurer dans les M miles
d<- la simple foi. « L'Ecriture, dit-il, nous exhorte expres-
sémenl à examiner el à chercher alin que nous trouvions.
La porte de la Vérité s <>u\ rira '. » Le Quaerite et invenietis
a j<»ué un rôle important dans les controverses du IIe
I. I, Strom., (li. wiii ni entier, el V, Strom., 8.
_'. I . Stt om. 'li. w h.
:;. I, Strom., 29.
'i. Pour des exemples, voyez VI, Strom., 63, 64. Clémenl cite Psaume
i iv, l>o : .iiifs, \. 34 Ps., wiN.:: i\, 17 : Rom., xi, I", dans VI,
Strom., 1 1 7.
5. [, Strom., .~>l ; [.V, s/mm., .". V, Strom., Il, el enfin le I'1 para»
aphe loul entier du fragment dit du VIIIe livr<
, LES « SIMPLICIORES )) ET CLEMENT 157
siècle. Les gnostiques s'en emparaient pour justifier leurs
spéculations les plus aventureuses* C'était une arme
"redoutable ou plutôt un rempart presque invincible der-
-ic lequel pouvaient se dissimuler et se couvrir tous
ceux qui détendaient, à un degré quelconque, les droits dg, TlM&siïd '<--
de la pensée et de la philosophie. Tertullien l'a bien senti. xwVvu^c^
Aussi a-t-il consacré quelques-uns des chapitres les plus
brillants de son De Praescriptione haereticorum à arracher
ce texte à ses adversaires.
Clément ne peut se contenter de citer des textes isolés :
il lui faut tirer des Ecritures quelque belle allégorie qui
mette en pleine lumière ce qui d après lui en est le sens
divin. Parmi celles qu'il a imaginées, citons la suivante.
Notre auteur remprunte à l'histoire d'Abraham qu'il allé-
gorise de cette façon. Abraham représente le fidèle. Sa
compagne, c'est la Sagesse, c'est-à-dire la science ou la
gnose divine. Pendant un temps, Sarah est stérile. Que
signifie ce trait ? C'est qu'il y a une période pendant
laquelle la Sagesse n'existe pas encore pour le fidèle. Il
n'est pas en état de s'unir à elle. Que fait la Sagesse? Elle
se fait remplacer auprès du croyant par une autre sagesse.
C'est la philosophie, sagesse d'ordre terrestre. Elle est
représentéepari^invPÉgyptienne. Bientôt Sarah devient
jalouse de la servante. Abraham lui dit : « Elle est entre tes
mains, traite-la selon ton bon plaisir. » Cela veut dire que
le croyant ne s'attarde pas dans l'étude de la philosophie. Il
se borne à en tirer ce qu'il y a d'utile. A ses yeux, elle n'est
que la servante de la Sagesse divine. Ainsi l'histoire du
patriarche montre qu'on ne doit pas négliger la philosophie.
L'Ecriture en autorise et même en recommande l'étude '.
1. I, Strom., 30 à 32. Clément emprunte cotte allégorie à Philon.
Voyez le commentaire de Potter.
L58 clément d'alexandiiîe
Mais 110 poursuivons pas. Cette allégorie, par les idées
qu'elle exprime, anticipe déjà sur ce qui fera l'objet du
chapitre suivant.
(Mie devons-nous maintenant conclure des textes que
nous avons passés en revue? C'est que Clément et les
Is. wW-r « simpliciores » ne s'entendaient pas. La différence de
point de vue était telle qu'il y avait ample matière à une
opposition radicale de part et d'autre. Mais notre catéchète
est profondément chrétien; il ne veut pas se séparer de
la masse des fidèles, et voilà pourquoi, au lieu d'accuser
les divergences, il les atténue, il les estompe. Il est moins
préoccupé de combattre les simpliciores que de les gagner
ou du moins de les rassurer. S'il avait eu en face de lui un
Tertullien, il est probable qu'au lieu des allusions, pleines
de ménagements, aux préjugés qui régnaient parmi les
chrétiens contre la philosophie et de l'extrême modération
avec laquelle il les réfute, nous aurions eu une contro-
verse très vive; Clément y aurait sans doute perdu son
renom d'apologète chrétien. Mais il n'y avaitpas de Tertul-
lien a Alexandrie, et c'est ce qui fait que nous n'avons pas
une discussion sérieuse entre Clément et les simpliciores.
Les partisans du christianisme simple n'avaient que des
préventions à lui opposer. On a pu se convaincre que,
dans toutes les objections qu'ils élevaient contre l'étude
do la philosophie, la réflexion n'avait qu'une faible part,
lis obéissaient bien plulol à une méfiance naturelle et
instinctive. Il faut se représenter les simpliciores comme
des chrétiens aussi étrangers à la culture et à l'esprit
grecs que les pécheurs de Galilée. M. Harnack adonné,
dans ~"n Histoire des dogmes i un exposé forl exacl de leur
christianisme '. La l)i<l<t<-h<; ou le Pasteur d'Hermas en
1 . Voir (nui le :;• chapitre 'In Ie' livre.
LES « SIMPLICIORES » ET CLEMENT 159
r
Sont r expression fidèle. Or, quelle intelligence un homme,
dont ces documents expriment les idées et les croyances,
pouvait-il avoir de la culture grecque ? A quelles aspira-
viiorré aurait-elle répondu? Quel attrait pouvait-elle exercer
sur lui ? Qu'y a-t-il, par exemple, de commun entre un
Clément Romain et un littérateur de son temps ? Ils appar-
tiennent à deux inondes différents. Un « simplicior » ne
pouvait avoir ni goût, ni admiration pour ces poètes que
notre auteur connaissait si bien et qu'il aimait tant à citer.
Qu'était-ce alors lorsqu'il s'agissait de philosophie ? Com-
ment de tels chrétiens pouvaient-ils en comprendre l'utilité,
reconnaître qu'elle avait rendu des services dans le passé,
qu'elle pouvait encore peut-être devenir l'auxiliaire de la
foi nouvelle ? Rien ne les avait préparés à accepter de telles
vues ni à entrer dans de telles idées. Aussi les préventions
que rencontrait Clément et qui s'affirmèrent peut-être à
l'occasion de ses premiers écrits ou de son enseignement
étaient fort naturelles. Elles traduisaient l'espèce de^M^olù^CaJJ/^^
malaise et de méfiance qu'excite parfois chez 1 nomme ^^^^^^^J,
inculte le prestige de la parole et de la science. Les chré- / „ „
tiens sentaient chez ces frères venus des écoles et qui \
défendaient la foi commune avec des armes nouvelles et
éblouissantes un je ne sais quoi d'étranger qui les inquié-
tait.
Nous l'avons déjà dit, ce qui donnait à ces préventions
une acuité particulière, c'était la peur qu'inspiraient les
excès du gnosticisme. Clément sait qu'il en aurait facile-
ment raison s'il n'y avait que des préventions à combattre.
Aussi tout son effort consiste, en quelque sorte, à désar-
mer la philosophie de ses terreurs. Toute sa théorie du
rôle qu'elle a eu dans le passé, comme de celui qu'elle doit
avoir dans le présent, est conçue dans ce but. Dans tout
ce qu'il dit des rapports de la sagesse grecque et du chris-
160 CLÉMENT d'âLEXANDRIE
tianisme, perce L'arrière-pensée de convaincre les fidèles
r il- --i > ce i a- -i>
que 1 alliance qu il propose n ollre aucun danger. \ oila
pourquoi il supplique sans cesse a éloigner le spectre du
-~ gnosticisme.
Telle nous semble avoir été la situation à Alexandrie
pendant que Clément écrivait son premier Stromate. On
ne comprendrait pas notre auteur si l'on ne tenait compte
ni des gnosliques, ni de la philosophie grecque. Ce sont
deux facteurs qui, de manière différente, ont concouru à
former et à déterminer sa pensée. Mais ce ne sont pas
les seuls éléments dont il faille se préoccuper. On ne com-
prendrajamais, croyons-nous, les deux premiers Stromates
ni le sixième, si l'on ne se représente exactement l'état
d'esprit qui régnait alors au sein de la majorité des chic-
tiens, si l'on ne se fait pas une idée juste de la nature
des objections que soulevait l'entreprise de Clément,
cl enfin si l'on ignore que notre auteur qui ne ménage
jamais les gnostiques. est plein cTégards pour les fidèles
et qu'il est bien décidé à ne pas s'en séparer. Voilà ce
qu'il Faut toujours apercevoir à l'arrière-plan des Stro-
mates. Dès qu'on se place à ce point de vue, ce livre parfois
si obscur et si aride s'éclaire d'une vive lumière et semble
s'animer. Ce a'esl plus je ae suis quel ossuaire où sont
entassées les idées mortes du pusse. C'est un sanctuaire
OÙ siège l'une «les grandes pensées qui oui façonné les
siècles. Le-, Stromates deviennent en quelque sorte un
personnage historique.
*¥
CHAPITRE IV
Ce que Clément entendait par Philosophie.
Précisons encore une fois les termes du problème qui
se posait devant l'Église chrétienne à la fin du IIe siècle. Il
s'agissait de savoir si elle s'approprierait, dans une mesure
quelconque, la culture et la philosophie grecques. A ^o^v.'-w v • -w>\Xo
l'heure où elle devenait rapidement Tune des grandes
forces morales de l'époque et où elle attirait dans son sein ^Mi^cM^M^
un nombre croissant d'hommes d'élite, il fallait qu'elle
mît en quelque sorte la question à l'étude.
Le problème, dont la solution engageait l'avenir même
du christianisme, était loin d'être simple. C'était peut-être
le plus difficile etTe^niîs^elicat"quTpùt se dresser devant
une société religieuse encore naissante. Pour que la solu-
tion fût heureuse et que l'Eglise chrétienne y trouvât des
garanties d'avenir, deux conditions étaient également tu^^wwo^^JÏ
nécessaires. Il fallaitfloïit d'abord, se garder d'un exclu-
sivisme qui aurait eu pour effet d'isoler le christianisme.
En conséquence, on devait s'approprier ce qu'il y avait x ^v^Ho^HoV'
d'excellent et de durable dans la culture et dans le génie j^^^jMM^^^
de l'ancienne civilisation. Tout n'était pas à rejeter. La Lj^
raison humaine n'avait pas fait une œuvre entièrement
stérile. Il fallait le reconnaître et savoir tirer profit des
trésors intellectuels de l'antiquité ; on enlèverait ainsi à
l'ancien monde sa meilleure part. M. G. Boissier a
montré, dans son beau livre sur la Fin du Paganisme, que,
en dépit de leurs scrupules, les chrétiens ont été obligés
ll>J CLÉMENT D'ALEXANDRIE
d'adopter le système d'instruction en vigueur et de se
mettre à l'école des littérateurs grées et latins. Telle était
la force des choses qu'un Tertullien qui écrit son fameux
De Idololatria où il condamne, sans atténuation aucune,
tout ce qui n'est pas strictement chrétien, sacrifie lui-
même aux muses de l'antiquité en écrivant ce modèle de
raffinement littéraire qui s'appelle le De Pallio. Il l'eût
voulu qu'il n'eût pas réussi à se défaire de la rhétorique !
Il n'en fut pas autrement dans le domaine des idées. Il
était temps que le christianisme parlât un langage digne
de rivaliser avec celui des écrivains et des philosophes.
L'heure était venue de jeter la lave brûlante de la foi
nouvelle dans les moules de la pensée antique. Enfin,
raison dernière et non la moins importante, si le chris-
tianisme ne voulait pas de la culture et de la philosophie
grecques, qu'avait-il à leur substituer? Ni l'hébraïsme bibli-
que, ni le judaïsme n'avaient rien qui pût se comparer à la
pédagogie ou à la philosophie des Grecs. Sur ce terrain,
l'infériorité d'Israël était éclatante, Or, ces belles disci-
plines que la Grèceavait créées, l'humanité ne pouvait plus
s'en passer. Des hommes comme Clément le sentaient.
Ils voyaient parfaitemenl que le premier devoir de l'Eglise
était de recueillir le plus noble héritage de l'ancien monde.
.u^- • " D'autre part, il n'était pas moins nécessaire que le chris-
\JJUml- tianisme ne perdît pas son originalité par suite de celte
| alliance partielle qu'il allait contracter avec la civilisation
gréco-romaine. Il ne devait pas se laisser purement et
simplement absorber. Or, ce péril existait. Dans le gnos-
ticisme, le christianisme en effel s'engloutissait tantôt
dans des spéculations métaphysiques et tantôt dans des reli-
gions ou des superstitions venues d'Orient. La foi non-
velle devait conserver son caractère propre, sa vraie phy-
sionomie, sou esprit et sa force, précisément à l'heure où
CE QUE CLÉMENT ENTENDAIT PAR PHILOSOPHIE 163
e$e se rapprochait du monde qu'elle voulait conquérir, et
où elle consentait à lui demander des auxiliaires.
( )n le voit, le problème était vraiment très délicat. L'ave- ^koHivu^ plilCcc
ur^tiême du christianisme y était engagé. On pouvait
compromettre cet avenir aussi bien par excès d'étroitesse
que par excès de largeur.
Quelle solution du redoutable problème Clément a-t-il ^jJc^>v^>w>a^
proposée ? A quelles conditions voulait-il que le christia-
nisme s'alliât à la philosophie ? C'est ce que nous allons
maintenant lui demander.
Le premier point à éclaircir est de savoir quelle est ridée
précise que notre auteur se fait de la philosophie. Entend- 4*auJ(c,^uW^ ûâ
il par philosophie l'ensemble des systèmes philosopha- ^U-ca-^w^o^J^^
ques de la Grèce, ou bien fait-il parmi ceux-ci un triage?
Y en a-t-il auxquels il refuse ce titre ?
Notre auteur est très précis sur ce point. Il est fort
éloigné d'entendre par philosophie grecque ce que nous
appelons ainsi. Il y a des systèmes qu'il rejette absolument yLtyfoJfa, ctW
et des philosophes auxquels il refuse ce titre. « Je ne ïs^&kmj^JwJAs*
reconnais pas et je n'accepte pas comme telle toute la phi- JjL .
losophie l. » En d'autres endroits, il soutient que l'Ecriture -
elle-même nous exhorte à distinguer parmi les philoso-
phes et à faire un choix parmi les systèmes 2.
Comme Epictète ou Plutarque, Clément ne peut souffrir ^MJL'W//Jfcfa)M
Épicure et son école. Il les exclut de son catalogue de '^^^O** -l: -ùi
philosophes. Dans un passage oii il énumère les opinions jinî-P,
des anciens, il s'écrie : « Epicure est le seul que je pas-
serai bien volontiers sous silence 3. » C'est lui qui a inventé
1. I, Strom., 92 : où |x$)v â-Àô>: Jtaaav tptXoooipiav à-oôY/o'asSa.
2. I, Strom.. 177; passage où il cilc I, Thess., v, 21 ; à noter : yîveoôs
oï 8o'xi[i.ot TpaîreÇîTai.
3. Protrept., 66 : 'Eîtototfpou ij.îv yàp fiovou x.a- Ixwv IxXrjaotjiou.
16 1 CLEMENT D'ALEXANDRIE
l'athéisme l. Les épicuriens sont les bâtards de la philoso-
phie 2. C'est à eux que songeait saint Paul lorsqu'il aver-
tissait les Colossiens de ne pas se laisser séduire par la
philosophie 3.
D'où vient que Clément éprouve une aversion si pro-
fonde pour l'école d'Epicure? C'est"- parce qu'elle nie la
U Providence et érige la volupté en souverain bien '.
— T • 11
l,- La raison que notre auteur donne de son sentiment est
digne d attention, car elle lormule le critère qu il applique
aux philosophes et à leurs systèmes. Il les juge d'après
leur tliéologie. Amoindrissent-ils l'idée de Dieu ou iden-
tifient-ils la divinité avec quelque principe indigne d'elle,
cela sullit à Clément pour les condamner. Lin excellent
exemple nous est fourni par le jugement qu'il porte sur le
stoïcisme. Remarquez qu'il est redevable à ce système de
ma^Uxm/ «^/ ses principales idées morales et qu'il semble avoir beau-
*_ j-oup pratiqué les écrivains de cette école. Malgré cela,
quelle froideur dans son admiration pour le Portique !
Que dis-je ! dans certains endroits, il le condamne en
propres termes. Les « stoïciens, dit-il, disent que Dieu,
étant corporel, pénètre et se répand jusque dans la plus
vile matière * ».
Quels sont, d'autre part, les philosophes qu'il préfère
et dont il parle avec éloge ? Ce sont principalement Pytha-
1. Ibidem ; I, Strom., I : 'EicixotSpb) à8e<kir)Toç xaictp/ovri ; V, Strom., 116.
2. VI, Strom., 67.
3. I, Strom., 50.
i. Ibidem trjv : (aiXoaofîav) ImxoiSpEtov — â QauXo; o'ia6otXXci>v npo'voiav àvai-
pouaav /.%'. f]8ovT)v ixSeiaÇouaav /.ai v. or\ -.:; iXÀr, -a oror/eta ÈxT£Tt[i.7]xev ;j.r( ini-
■j-r'tTi-7r tljv R0lT]TiX7]V aÎTiav TOJTO'.ç. \J-rfii êçjWï«Êa8ï] TOV SîjjiiOupYdv.VI, Strom.,
67. Cf. I, \/ /•««».. 52.
5.1, Strom., 51 : ol StcoïXoI 3ôVj.a ovtx TOV 060V 8l« TTJ{ KTt[X0T<£'C7]; 5Xï]î
jtsçoiTTjxivai Xéyouaiv, où xaXûç. Cf. Protrep., 66, où ii parle du stoïcisme
presque dans les mêmes termes el ajoute: o\ xaTaio/tfvoustv àïs^vfiis ttjv
vtXoaoaîav.
CE QUE CLÉMENT ENTENDAIT PAR PHILOSOPHIE 165
gçjre et Elaton. Il a pour l*un et pour l'autre une vénéra- AtJaHsÀv^ &,$&
tftfn profonde. Naturellement le Pythagore qu'il connaît dçdjl&kùj^-
n'est pas celui de l'histoire, mais celui de la légende. On
sait que c'est à une époque où les doctrines de Pythagore
T?T'iê"s traditions des confréries de ses disciples s'étaient
presque complètement perdues, qu'on ressuscita le pytha- -t ^'^a^.^
gorisme. Toute une littérature pseudépigraphe, éclose à ^$\jjuj^>~
Alexandrie dans le siècle qui précède l'ère chrétienne,
met à la mode une sorte de néopythagorisme. Pythagore
lui-même devient le saint de la secte. C'est le type idéal
du parfait philosophe. C'est à cette figure légendaire, que
Clément croyait très historique, qu'allait sa vénération.
(Platon lui inspire eucore plus de respect. Il ne lui adresse ûwu«- <m-C\*
jamais de critique. « Platon, dit-il, est l'ami de la Vérité ; -u£M*/ ArtttMW
« il est inspiré par Dieu lui-même » '. On le voit, Clément Hi4{aX^
n'est inféodé à aucune école ; il n'a pas la superstition de
la philosophie; il se réserve une entière liberté d'appré-
ciation ; il se croit le droit d'avoir des préférences et de
les afficher. D'ailleurs, il a pris soin de marquer lui-même
très nettement son attitude vis-à-vis des philosophes et des
écoles. « Je n'entends par philosophie ni la stoïcienne, ni ^oj^èkiJJjJ^-
« la platonicienne, ni celle d'Épicure, ni celle d'Aristote; (JUdiÂoLJu^/^M
« j'appelle philosophie l'ensemble des doctrines qui ensei- jlAjX, .
« gnent la justice et la piété, dont chaque école fournit sa
« part. 2 »
Ainsi Clément est un indépendant; c'est un véritable
éclectique; le mot se trouve dans le passage qu'on vient **<&uhjss&
de lire. Il est éclectique comme tous les philosophes de
1. I, Strom., 42 : h Ç'.ÀaÀrjOr,; IIXaTtov oiov 0EO«popou(isvoç
2. I, Strom., 37 : ... à/.À" o-ra stp7)Tat -as' Ix.âiTr, :wv Kiplaecov roûxtov zaÀùk
SixaioauvTjv [xi-'x s-jtîooO; i-'.i-r^r^ IxStSaoxovxa, tojto tju-scv to ixXexTixôv
çiXoToç.'av cpT)(xi. Voyez encore I, Strom., 92; surtout VI, Strom., 55 : sïr)
8' av çiÀoToç:a, etc.
166 CLÉMENT d'aLEXANIMUE
son temps et de la même manière. On sait que, dès le Ier
siècle avant l'ère chrétienne, il se fait une remarquable
fusion parmi les doctrines des diverses écoles. Chaque
s} stème se désagrège en quelque sorte ; la dissolution est
générale; chacun choisit, parmi ces disjecta membra, les
matériaux dont il a besoin pour construire l'édifice de ses
.' w. s rêves. Sénèque citait de préférence les sentences d'Epi-
cure! On a vu, en général, dans ce fait curieux, un symp-
tôme de déclin. C'est la décomposition, disait-on. On se
trompait. Cette dissolution des systèmes a été admirable-
ment fécondé '. Elle" "s'est faite, non pas simplement parce
qu'on ne comprenait plus les anciennes doctrines, et qu'on
ne saisissait plus l'ensemble et la logique interne de cha-
que système, mais surtout parce que de fortes préoccupa-
tions d'un ordre nouveau se faisaient jour et exigeaient,
pour s'exprimer, qu'on empruntât aux diverses écoles les
formules dont on avait besoin et qu'aucun système ne
pouvait fournir à lui seul, ("est donc sous l'empire de^ces
aspirations nouvelles que se faisait l'éclectisme des philo-
sophes de ce temps, ("est aux mêmes tendances qu'obéit
Clément . Sun éclectisme rellète les aspirations de sa pen-
sée. Son critère, c'est la mesure de satisfaction qu'il relire
de chaque école, à la fois au point de vue moral et au
point de vue religieux.
Clément n'aime ni les alliées ni les sceptiques. Il n'aime
pas davantage les sophistes. Il a une vive aversion pour
MtfMA a.- HmaU l'arj (,,|i r,,nsisle a jongler avec les idées, à soutenir à la
Xi, .->j. . lois le pour et le contre. Il blâme avec force ce jeu bril-
lant des paradoxes, ces ipierelles de mots, cette forfante-
rie de dialectique qui passionnaient les Grecs a un si haut
point. En cela, il est de l'école de Platon. Les traditions
de l'auteur ^\y\ Gorgias s'unissaient chez lui au sérieux
d.-s convictions chrétiennes dans la même haine de tout«-
CE QUE CLÉMENT ENTENDAIT PAR PHILOSOPHIE 167
sophistique. Voici le portrait qu'il l'ait des beaux parleurs
*e*t sophistes de son temps : « Ce sont gens qui se trom-
«p-ent eux-mêmes et qui dupent ceux qui les prennent
« au sérieux. Grand est leur nombre. Les uns, esclaves
ffes plaisirs, incrédules de propos délibéré, raillent la
« Vérité qui est, cependant, digne de tous les respects;
«ils s'en gaussent parce qu'elle vient des Barbares!. -; yLw-lc
« D'autres, enflés de leur propre importance, s'efforcent
d'affaiblir et de discréditer les mots eux-mêmes en sou-
« levant à leur sujet des discussions querelleuses. Vrais
« chasseurs de paroles; ardents à de petits artifices et,
« comme le dit Démocrite, disputeurs et tordeurs de
« mots !. . .Misérables sophistes, bavards et hâbleurs, ils
« usent toute une vie à imaginer des distinctions verbales
« ou des combinaisons et des associations particulières de
« paroles ; ils ont plus de faconde que des tourterelles.
« Passant leur temps, — ce qui est indigne d'un homme à
« mon avis, — à chatouiller les oreilles de ceux qui aiment
« ce plaisir, vrais torrents de paroles absurdes et minces
« filets de raison, ils ressemblent aux vieilles chaussures,
« ils sont malades, troués, percés partout; il n'y a d'intact
« que la langue ' . »
Ainsi la philosophie ne doit jamais dégénérer en que-
relle de mots. Les dialecticiens ne doivent pas en faire
leur proie. D'une manière générale, on ne doit pas mettre
les autres disciplines sur le même niveau que la philoso- f^^Âj^nM^
phie. Fidèle en cela à Platon, Clément veut qu'elle soit, ^^
pour ses adeptes, la science souveraine ; elle doit être la
"maîtresse)); la géométrie, la musique, l'astronomie, la W^vVaAââaé/ .
!. T. Strom., .5J21 et 22. Voyez aussi VI, Strom., 151, où il dit sans
aucune restriction que la philosophie grecque ne s'occupe que de mots :
-x n:r^ï:i Zi -a:' ïjjiîv iari totç {iapSâpotç.
108 clément d'Alexandrie
dialectique ne doivent être que les humbles servantes de
la philosophie; elles préparent l'esprit à la comprendre. 11
est honteux pour un philosophe de s'absorber dans l'étude
de l'une de ces disciplines et de ne pas s'élever jusqu'à la
vraie philosophie '.
Les textes que nous avons cités ou analysés nous per-
mettent maintenant de caractériser l'attitude de Clément à
l'égard de la philosophie. Les réserves qu'il formule cons-
tituent une véritable critique. L'admiration et la sympathie
^ qu'il éprouve pour la sagesse des ( iiecs ne l'empêchent
Aj^ft/X J^-^*-" pas de la jïïgël\ Quand on rassemble tout ce qu'il en a dit
-
r J/y^ en tant d'endroits de ses écrits, on s'étonne de la liberté
de ses appréciations. Veut-on en mesurer toute la portée?
Que l'on compare Justin Martyr à notre auteur. Justin
admire naïvemenl la philosophie grecque. Sans doute,
il hisse percer, dans le recïl de sa conversion au christia-
nisme, un sentiment assez net de l'insuffisance de la phi-
L losopliie. ("est ce sentiment qui l'a poussé vers la loi nou-
velle. Mais c'est plutôt un instinct qu'une conviction
réfléchie. Sans doute encore, il est loin d'admirer la phi-
losophie en bloc; il a ses préférences marquées. Mais ici
aussi on dirait qu'il n'a pas nettement conscience de ses
préférences; ii ne semble pas se rendre compte qu'elles
constituent une critique de la philosophie; il ne voit p;is
que, s'il ét;n'l conséquent, il devrail exprimer son admira-
tion même des plus grands philosophes avec une plus
grande réserve. Au fond. Justin el Clément ont le même
sentiment sur ta philosophie ; toute la différence qu'il y a
entre eux est que notre catéchète a parfaitement cons-
cience de ce qui lui plaît comme de ce qui lui déplaît dans
I. I. Strom . 93; I. Strom.} 29 : ^8tj yip -:/î; to"; çîXtpois t«ûv 0spojtai-
viocov 8eA£a<jO^VT£ç wXiyciip7)aav trjs 8eo7ïoîvJ)î zù.ovjy.*;.
CE QUE CLÉMENT ENTENDAIT PAR PHILOSOPHIE 169
^la sagesse des Grecs, et qu'il sait le dire avec la plus
*¥grande netteté ' .
► Nous l'avons déjà entrevu, le jugement que notre auteur
porte sur la philosophie n'est pas simplement motivé par
liés raisons de goût personnel; il dérive d'un principe
supérieur et d'une conception arrêtée de la philosophie.
Clément critique avec vivacité le goût des philosophes
grecs pour ce qu'il appelle des querelles de mots. La pein-
ture si vivante et si spirituelle qu'il a faite de ce travers
fait tout de suite penser à ces sophistes que Socrate et
Platon se plaisaient à confondre. Les hâbleurs qui s'affu-
blaient du manteau de philosophe ne manquaient pas du
temps dëXlément . Il y en^v^iTpr^lu^mentun bïelTplus
grand nombre à Alexandrie que dans l'Athènes de Périclès.
Mais est-ce uniquement à ces « bavards », plus rhéteurs
que philosophes, que songeait Clément? Le portrait qu'il
en a tracé devait peut-être dans sa pensée, s'appliquer à
d'autres aussi bien qu'aux sophistes de son temps. Qui sait
si Clément ne traitait pas de querelles de mots ces dis-
cussions passionnées sur le problème de la connaissance
qui remplissaient les leçons d'un Antiochus et l'enseigne-
ment d'un Carnéade ? Ce qui est certain, c'est qu'il y a
toute une partie de la philosophie grecque, et non la
moins forte et la moins considérable, qui semble n'avoir
aucun intérêt pour notre auteur et ne pas même exister.
Cette partie, c'est la logique qui embrassait tout ce qui se
fa^ïpôrfè~ ârlà connaissance, c'est aussi jusqu'à un certain
pôTnTlâlnétaphvsiqiM'. et c'est enfin la physique en tant
qu'explication rationnelle du monde : en un mot, c'est
1. Voir noire étude sur Justin Martyr el le Tintée de Platon dans les
Etudes de Critique et d Histoire, pmbliées par ia Section des sciences
religieuses de l'Ecole des Hautes-Etudes, 2e série, 1896.
170
CLEMENT D'ALEXANDIUE
atonie la partie théorique (i scientifique de l'ancienne phi-
^jj^losophîe '. Ce qui, dans celle philosophie, ne s'adressait
qu'à l'intelligence ou à l'esprit spéculatif n'intéressait pas
Clément. Sur ce chapitre, il no goûtait plus les anciens
^ • - maîtres et ne les comprenait plus. La seule chose qui
l'attire sérieusement chez les philosophes, c'est leur
morale cl leur théologie. Voilà ce qui ressort avec évi-
dence des textes (pic l'on a eus sous les veux. Clément
estime les philosophes d'après la valeur de leurs préceptes
de conduite et de leurs idées sur Dieu. En effet, pourquoi
_ a-t-il une admiration si vive pour Pythagore et pour Platon?
C'est parce que personne n'a mieux parlé de Dieu. Pour-
quoi est il si sévère pour le stoïcisme ? C'est parce (pu? les
stoïciens ont matérialise Dieu. El pourquoi, d'autre part,
en fait-il le plus grand cas Ml le dit expressément, c'est
parce (pie leur morale était digne des plus grands (doges.
dtiflj$&
J2, MM-^ ^
\MM
Pourquoi enfin est-il éclectique? N'est-ce pas pour con-
server sa liberté et pouvoir choisir, dans les doctrines et
dans chaque école, ce qui pouvait servira la morale et à la
religion ? Voilà donc le point de vue auquel (dément se
place toujours pour juger la philosophie. C'est ce qu'il
importe de ne pas oublier lorsqu'il s'agit de déterminer
la mesure d'influence que la philosophie a eue sur sa
pensée.
\oi re auteur n'est pas le seul qui, de son temps, conçoive
la philosophie de cette manière. Sénèque la réduit à la
morale. Epictète, par l'insistance qu'il met à défendre la
doctrine de la Providence, en l'ait presque une religion.
Plutarque et plus tard Philostrate font du philosophe un
ami des dieux et une sorte de prêtre. Depuis deux siècles
la philosophie étail emportée par les puissantes aspirations
morales et religieuses qui travaillaient de plus en plus les
âmes et qui éclataient sous tanl de formes diverses. Le
CE QUE CLÉMENT ENTENDAIT PAR PHILOSOPHIE 171
•mèmercourant. entraîne Clément, comme il avait entraîné
Justin avant lui.
*J Notre auteur emploie, dans un sens très particulier, les
v termes de philosophe (cpi^ôa-oœoç), philosophie (<piXo<ro<pta),
philosopher (<pi^.o<70<peIv). Il en modifie la signification, con-
formément à l'idée générale qu'il se faisait de la philo- iou,-4v^ ?lw
Sophie. Clément entend constamment par philosophie
la « science des choses divines ' ». D un autre coté, la l '—
philosophie est synonyme de vie vertueuse, et les philo-
sophes sont les gens qui pratiquent la vertu. Les vrais
philosophes ont le cœur pur 2. Leur philosophie est essen-
tiellement pratique 3. Ainsi c'est l'idée théologique d'une
part et la pratique de la vertu d'autre part qui déter-
minent le sens de ces ternies.
Voilà comment il se fait que le vrai philosophe, c'est le
« gnostique » ou parfait chrétien. « Nous (les chrétiens)
« appelons philosophes ceux qui aspirent à la sagesse de
« celui qui est le Créateur de toutes choses et le Maître
(le Logos), « je veux dire, à la connaissance du Fils de
Dieu S). Dans une foule de passages, le verbe philosopher
(«piAoo-ocpeîv) équivaut purement et simplement à être chré- -^^tc-u^Uw^
tien. Voici comment Clément reproduit le mot bien connu v^^'^wè-v^-
de Jésus : un chameau passerait plus facilement par le
trou d'une aiguille qu'un riche ne philosopherait 5. Le
1. II, Strom., 46 et 47.
2. VI, Strom., 108.
3. \ I. ' Strom. , 54 ; aos'av ieyvix7jv tîjv ipjceipiav jraoévouaav tmv tthci tov Sîov.
t. VI, Strom., 55. Dans un passage (VI, Strom., 160), il distingue lui-
même très nettement sa notion de la philosophie de la notion courante.
Ce qu'il appelle philosophie, ce n'est pas toute la philosophie c'est ce
qui, dans la philosophie, atteint la vérité, -ô y.ol-x çiXoooatav imtzux.xiy.6v
(act.l :fr; 7.'/:it')î\%z.
5. II, Strom., 22 : Oocttgv xau.7]Xov oix Tpujï7JuaTOS jkXovr]; 0'.=À3 J7î:jâai 7j
JïXoÙdlOV OtX030CD£ÎV
172
CLEMENT I» ALEXANDRIE
terme de philosophie (œiXococpeîv) est constamment employé
comme synonyme de religion. « Notre philosophie », c'est
le christianisme. La « philosophie selon les Hébreux »,
c'est la religion de l'Ancien Testament '. De là, cette affir-
mation qui parait si étrange au premier abord, que tous,
hommes et femmes, doivent être philosophes. » Celui qui
pratique la vie chrétienne peut être philosophe, alors
même qu'il serait illettré, fùt-il Gréé ou barbare, esclave,
vieillard, enfant ou femme 2 ».
On le voit. Clément emploie ces termes dans un sens
qui n'est plus celui qu'ils avaient dans la langue classique.
Platon et Aristote auraient été déconcertés à la lecture
des textes que nous venons de citer. Ce sont les mots
dont ils se servaient, mais revêtus d'une signification
toute nouvelle. Voilà une preuve pour ainsi dire maté-
rielle, fournie par le langage même de notre auteur, qu'en
effet il n'avait plus de la philosophie la conception clas-
sique.
Remarquons que dans ces conditions, le problème de
l'association du christianisme et de la philosophie grecque
se simplifiait singulièrement. 11 ne s'agit plus d'allier la
foi nouvelle avec cette philosophie prise dans sa masse,
telle que l'histoire l'avait faite. Il s'agit d'associer au
christianisme [a philosophie religieuse et morale de la
Grèce; encore entend-on par cette philosophie déjà res-
treinte ce qu'elle avait de plus pur et de plus élevé. C'est
une grande simplification du problème, soit; mais cette
simplification n'est-elle pas arbitraire? Elle l'aurait été si
Clémenl en avait été personnellement responsable. Il ne
1. VI, Strom, t 108 oi ejXdaoœoi tou 8eo8 I. Strom., 64 : t, y.i-x 'E6pa(ou{
çiXoaoçto; VII, Strom., '.'H.
2. I\ . Strom., 58 ; IV. Strom., 67 : piXoaofifaei S -i oîxéttjî fj -t yjvr,' : IV,
Strom., 62 ptXoaof7)Téov «->•/ -.*.; yuvatÇîv ÈfiçEptûç toïî àvocaa!.
CE QUE CLÉMENT ENTENDAIT PAR PHILOSOPHIE 173
* l'est nullement. Tout le monde entendait alors la philoso-
phie à peu près dans le même sens. Au 11e siècle, celle-ci
-s'absorbe dans la théologie et la morale. Clément, on ne ^
gérait trop y insister, n'innovait aucunement, ni dans foW^^*-
l'idée qu'il avait de la philosophie, ni dans l'emploi qu'il
faisait des termes qui la désignaient. Son langage n'avait
rien qui pût étonner ses lecteurs. Aussi est-ce sans arrière-
pensée qu'il s'exprime comme il le fait. C'est ainsi que,
grâce à la transformation que l'idée même de la philoso-
phie avait subie, le problème de l'alliance du christia-
nisme et de la philosophie cessait d'être insoluble. Ne
nous étonnons pas que Clément en ait cherché la solution
avec tant d'ardeur. Il avait raison. L'heure était venue
d'associer ce que le génie de la Grèce avait produit de
meilleur et ce que la Judée léguait au monde, avant de
s'ensevelir à jamais dans le talinudisme. Ce n'était pas
une chimère que poursuivait le grand catéchète.
CNAIMTKE V
De la Philosophie grecque dans le passé.
Son rôle et ses origines
La philosophie grecque constitue l'un des plus puis-
sants efforts de la raison humaine qui se soient jamais
produits. Qu'elle a été admirable dans sa période clas-
sique! Quel vasic chamjTeïïe embrasse ! Le problème de
la connaissance, les lois de la pensée, la constitution de
l'homme, l'explication de L'univers, tous ces grands sujets,
les Platon, les Aristote et plusieurs de leurs successeurs
les ont en <|ueh|iie sorte créés et, par leurs pénétrantes
analyses, les ont élucidés, éclaircis et livrés déjà déblayés
aux méditations des siècles suivants./ Mais la philosophie
grecque est-elle moins admirable dans sa seconde grandi'
période, lorsqu'elle s'applique à la morale el à la religion
considérée en soi ? Nous venons de le voir, c'est cette
partie de l'œuvre gigantesque du génie des penseurs
grecs que Clémenl comprend le mieux et qui excite son
enthousiasme. Devenu chrétien, il lui était impossible de
répudier entièrement des maîtres dont tant d'aspirations
et de vues lui paraissaient tendre déjà vers la foi qu'il
avait embrassée.
Clémenl avail l'espril philosophique. Il ne lui sullisait
pas d'admettre simplement le droit à l'existence de la phi-
losophie el de conserver pour elle une bienveillance \m
peu protectrice. Il sentait le besoin de s'expliquer la rai-
**
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSÉ 175
*on d'être de gette philosophie. Quel avait été son rôle
dans le passé? quelle fonction avait-elle remplie dans l'an-
tiquité avant l'avènement du christianisme? quelle en était
l'origine? voilà les questions qu'il s'est posées.
Saint Paul s'explique, avec une profondeur philoso-
phique bien remarquable, le rôle et la mission de la Loi
mosaïque avant l'avènement de la religion qui devait la
dépasser. Ecrivant aux Galates, il leur dit que la Loi a été
un « pédagogue pour les conduire à Christ. » Qu'est-ce à
dire! C'est que la Loi a eu la mission de préparer les
âmes à recevoir l'Evangile. Elle a été, au point de vue
moral et spirituel, le maître qui achemine les hommes
jusqu'au seuil de l'ère nouvelle. Clément s'empare de
cette grande pensée, et, par une vue hardie et profonde
à la fois, il l'applique à la philosophie grecque. Le rôle
qu'elle a joué dans le passé est identique à celui que
l'apôtre assignait à la Loi. Chez les Grecs, elle a été le
pédagogue qui avait pour mission de conduire les âmes -pW^ry
au christianisme. Elle leur a donné la préparation morale ^x^'w 5u»
qui leur était indispensable pour recevoir la foi nouvelle. w<!UmM QUv cJa)
Clément est le premier qui ait formulé de telles vues sur ^U^^
le rôle de la philosophie dans l'antiquité. De quelle lar-
geur et de quelle élévation de pensée ne témoignent-elles
pas chez le catéchète d'Alexandrie !
Veut-on l'entendre lui-même exprimer ces idées? « La
« philosophie, dit-il, conduisait les Grecs au Christ,
« comme la Loi conduisait les Hébreux l. » « La philo-
ce sophie a été donnée comme éducatrice en vue de la per-
ce fection chrétienne 2. » « Comme la prédication de l'Évan-
« gile vient, en ce moment, à son heure, la Loi et les pro-
1. I, Strom., 28.
2. VI, Strom., 153.
-Hwvw "fyvwv^v
176 clément d'Alexandrie
« phètes onl été donnés aux Barbares au moment oppor-
« tun. tandis que 1rs Grecs onl reçu la philosophie qui
« devait les préparera entendre l'Evangile '. » «La Loi aux
« Juifs, la philosophie aux Grecs jusqu'à l'avènement du
« Christ \ »
Clément revient sans cesse sur cette grande idée, et ce
qui montre à quel point elle était bien le i'ruil de ses
réflexions, c'est qu'il la pousse beaucoup plus loin qu'on
ne s'y attendrait. Il aime à répéter que les grands philoso-
phes, ainsi que les meilleurs des Crées ont été à leur
peuple ce que les prophètes ont été aux Hébreux : « Dieu
« a suscite parmi les Crées des philosophes à eux, parlant
« leur langue; ces prophètes, c'étaient les plus excellents
• . . . " « des Grecs ?' . » La philosophie lui semble si bien avoir
rempli chez les Grecs un rôle analogue à celui de la Loi
j - ^- mosaïque, qu'il n'hésite pas à les appeler l'une et l'autre,
des « Testaments ». Ce sont deux BiaQ-rçxai. « La philoso-
« phie a été donnée aux Grecs comme une sorte de testa-
« ment à leur usage, lequel devait leur servir de degré
« pour s'élever à la philosophie selon Christ*. »
Clément pousse le parallèle jusqu'à dire que, comme la
Loi avait été donnée aux Hébreux pour leur apprendre la
justice, la philosophie n'avait pas eu d'autre but. « La phi-
« losophie était nécessaire ;mx Crées, avant l'avènement
« du Seigneur, en vue de la justice, » c'est-à-dire pour la
[•
1. VI, Strom., 14.
2. VI. Strom . 159 : sîxdxus ojv 'IooBafoiç [xcv v6\loç, "EXXïjat Se çiXoaoçîa
; rcapouaîaç.
Voyez encor< VI, Strom., \2; VII, strom., II : -r,\: ptèv èvroXà;, toi; Zl
- icptav rcapaavaiv.
3. VI. Strom., '._'.
i, VI, Strom., / 8ux8rjx7)v oîxetav otùrotç; VI. Strom., i2 : «v.aço-
- Juifs el Grecs) 8ta0ifxai( ; VI, Strom., 106.
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSE 177
leur faire connaître \ A la rigueur, la philosophie suffît
"pour rendre juste a. Il y a eu des justes qui n'ont pas connu
l^Loi. Clément les appelle des « justes selon la philoso- icx^^WW^
« phie 3 ». Enfin il soutient, dans un long chapitre du ^^^ouAé/CU^
VÏ° livre, que ces justes ont été évangélisés dans l'Hadès
même, sinon par Jésus-Christ, du moins par ses apôtres 4.
N'aurait-il pas été injuste de les laisser périr?
Notre auteur fait, cependant, une différence entre la Loi
et la philosophie à Favairïagejie la première. « Aux justes
a selon la Loi manquait la foi...; aux justes selon la phi-
« losophie ce qui faisait défaut, c'était non seulement de
« ne pas avoir la foi au Seigneur, mais encore de ne pas ^vufcu^W
« avoir répudié l'idolâtrie 3. » Ainsi, il ne les mettait pas^t^/v^-^^
tout à fait sur le même niveau. Néanjmojns^e^ô_l_e que ■<#= ^ACt&iUtA
Clément assigne à la philosophie grecque ne laisse pas
cTètre beau et bienfaisant. C'est elle, dit-il ailleurs, qui a
proclamé parmi les Grecs la doctrine de la Providence et
celle des peines et des récompenses 6. C'est ainsi qu'elle
a entretenu quelques lueurs de vérité et préparé les âmes,
comme la fait la Loi.
Notre auteur ne pense pas que le rôle qu'il prête à la
philosophie ait été dévolu exclusivement aux philosophes
de profession; il y a eu des poètes et des hommesjl'Etat
qui ont mérité lëTîffë~d^philosoj^eir Clément a une si
vive adnïïration pour la poésie grecque, notamment pour
1. I, Strom., 28 : eîç Sixoiooiîvtjv "EXXtjciv àvayxa'ia cpiXoaoçia ; VI, Strom., 64.
2. I, Strom., 99 : xaixoi -/.ai xaQ" laoTTjv îOixatou r.o~i xai r\ <pàoao;p'a Toùç
"EXXïjVaç.
3. II, Strom,, 43; 100; VI, Strom., 44: oi /.z~x tpiXoaoçtav Bixatoi.
4. VI, Strom., ch. vi ; notamment § 45.
5. VI, Strom.. 44.
6. VI, Strom., 123 : f, youv ç'.Xosocpîa jtpovoiav xaTayYeXXojaa xai toù [mv
eCSaîaovo; jlîoj Tr,v àaoïorjv, toj ô' au xaxoôaiaovo; trjv xo'Xaaiv iEepiX7]7CTixffig
OêoXoYéî.
12
L78
CLEMENT I) ALEXANDRIE
la tragédie, qu'il lui eûl été difficile de ne pas l'associer,
dans une certaine mesure, à la philosophie. De la législa-
tion grecque il avait une idée si élevée, que dans un
endroit des Slromates, il semble l'égaler à la Loi de Moïse '.
Du moment que Clément attribuait à la philosophie
grecque une mission si importante et si bienfaisante, il
devait être amené a se demander quelle en était l'origine.
Cette origine, il ne pouvait la concevoir cpie d'une seule
manière. Si tel avait été le rôle de la philosophie autre-
lois, il était évident que sa mission avait été providen-
tielle. Tout le monde allirmait l'origine divine de la Loi
des Hébreux; du moment que la philosophie avait rempli
une mission analogue, (die aussi devait dériver de Dieu.
C'est ce que notre catéchète atlirme sans hésiter! « 11 appa-
« rail donc que la culture grecque et en même temps
« la philosophie sont venues de la part de Dieu aux
« hommes... » « C'est Dieu qui a fait don de la philosophie
« aux Grecs 2. » L'Ecriture le déclare 3. « La philosophie,
« dit-il encore, a été donnée par la Providence *. »
Userait facile de multiplier les citations. Si Clément fa-
tigue bien souvent par d'interminables répétitions, au
moins ollïent-elles l'avantage de fournir une ample docu-
mentation pour chacune de ses idées. ( >r il n'y en a guère
qu'il reproduise plus souvent et presque toujours dans les
mêmes termes que celle que nous avons illustrée par les
quelques passages qu'on vient de lire.
1. Voyez les chapitres xxv et xxvi du lir livre.
2. I. Strom., :!7 : 8lo9ev r>.s<.v aç àv9pùSrtouç ; I, Strom., 28; VI, Simm.,
\'l: 'li'j:... b /.t.: Tr,ç 'EXXïjVlXTJç piXoaOfiaç &0T7)p cols "EXXTjatV
:{. \ I, Strom . . 62 : :x: ypaçàî E&ptaxto r$)v trûveatv Oeo-:;j-tov avai XîyoÛTx: ;
\ I Strom.. 67.
i, \ I, Strom,, 153 : xaî ttjv «piXoio^av '/ -it: 8e(a{ Kpovofaç SeSdaOat ;
I, Strom., 94.
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSE 179
dénient aime à établir ses doctrines par le témoignage
*ïles Écritures. Il trouve, par une ingénieuse allégorie, dans
la ^multiplication des pains, la preuve que la philosophie a
été. un don de Dieu aussi bien (pie la Loi. Les pains d'orge
•^-représentent la Loi. Les poissons sont la figure de la phi- ^[HC^u^
losophie. Comment cela? parce que, comme les poissons
habitent Fonde, la philosophie est née et s'est développée
dans cet océan qui est le monde païen ' !
Mais Clément en appelle aussi à la rajson. Son explica- *^*vw\aua//
tion de l'origine de la philosophie lui paraît reposer sur ^vx^k^v^-
un principe que personne ne conteste. Tout le monde, en
effet, accorde que Dieu est Fauteur de tout ce qui est
excellent. La philosophie est une des bonnes choses qui
existent ici-bas. Elle vient donc de Dieu. Notre auteur,
selon son habitude, a reproduit ce raisonnement sous les
formes les plus variées. « Tu ne te tromperas pas en faisant >/*/W'^^
« remonter à la Providence les choses bonnes, qu'ellesyJv»><AU^
« soient grecques ou qu'elles soient chrétiennes. » «Ce ne ■^3J^JuÇ'iÀ/{-w*
« peut être une erreur d'affirmer, comme principe général, ,V^l, j^jj^,
« que toutes les choses nécessaires et utiles à l'existence
« viennent de Dieu, et qu'en particulier la philosophie a
« été donnée aux Grecs comme une sorte de testament à
« leur usage 2. . . »
Notre auteur a développé cette idée avec une certaine
ampleur dans un long passage, dont nous donnerons
maintenant une analyse sommaire 3. Prétendre que Dieu
n'a pas fait don de la philosophie aux Grecs, c'est mécon-
naître la Providence, c'est en avoir une mesquine idée,
c'est ignorer la nature et l'étendue de son action. De Dieu
1. VI,Strom., 94.
2. I, Strom., 28. Nous donnons à la page 182 la traduction en entier
de ce passage que nous citons si souvent. Cf. VI. Strom., 67,
3. VI, Strom., 156-161; notamment 156, 157, 158.
180 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
viennent toutes les choses vraiment bonnes. Il est incon-
testable que la philosophie a été un bienfait pour les Grecs.
Il semble donc* qu'on doive conclure que la philosophie
dérive de Dieu. On ne peut échapper à celle conclusion
qn'en mutilant l'idée de Providence. En effet, il faut alors
qu'on limite la Providence à une action toute générale, et
qu'on nie qu'elle puisse être la cause des choses particu-
lières et individuelles. S'il en était ainsi, si le particulier
lui échappait, alors on pourrait affirmer que cette chose
excellente q n'est la philosophie a surgi sans que Dieu y
soit pour quelque chose, et même qu'elle a eu une origine
satanique. Mais commenl admettre cette mutilation de
l'idée de Providence ? « Dieu sait tout ; rien ne lui échappe.
« Il n'est pas, comme l'un de nous, mêlé aux spectateurs
« qui ne voient que ce qui se passe devant eux; il plane au-
« dessus du théâtre; son regard plonge dans toutes les
« directions et embrasse tout ce qui s'y peut voir ».
Mais comment Dieu exerce-t-il sa providence? Est-ce
toujours par lui-même et directement? L'activité humaine
jjM^X/Xj^ reste-t-elle sans emploi ? Loin de là. Dieu s'en sert préci-
sément pour atteindre ses fins. Les exemples abondent. La
santé, la vigueur, la richesse, ce sont des biens que nous
procurent le médecin, le professeur de gymnastique, le
commerce. Mais nous ne les aurions pas sans la Providence
de Dieu, lue part revient donc à celle-ci et une part à
l'activité humaine. L'intervention de la Providence est
partout sensible Il y a des avantages qui échoient à tons
les hoi es en commun, mais il n'y a que les bons qui en
profitenl réellement. Les pensées des hommes vertueux
sont l'eflfel <!'■ l'inspiration de Dieu. Ainsi se croisent et
s'assistenl mutuellement l'action de l'homme et l'interven-
tion di' la Providence .
Appliquons ces idées au sujel en discussion. Le berger
•^MW,
•O^wV^Ju
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSÉ 181
fiait choix de ses, meilleurs moutons et les met à la tète du
troupeau. De même, lorsque Dieu veut faire du bien aux ^
l > tll ' . f— ". -, , • -f î^^u^w^Xi^.
lipmmes, — telle est toujours sa volonté, — il choisit ceux
(j ni sont le plus capables d'être utiles aux autres et s'en •<^^^XJ-,^JJ"
'sert à cet effet. C'est ainsi qu'il a suscité les philosophes, c^t^UM/CUAH^
il savait ce qui convenait aux Grecs, et c'est pour leur ^vu/-
bien qu'il leur a donné la philosophie.
Ce beau passage, que nous avons essayé d'interpréter
en même temps que nous l'analysions, est caractéristique
de Clément. On a remarqué la conception si élevée de la
Providence qui^y-trorrr^r^îîl" offre une analogie frap-
■*- J or
pantelïvec la conception correspondante d'Épictète. C'est "lu^vOvu^' ^^
donc sur cette large base que notre auteur fonde son expli-
cation de l'origine de la philosophie. Il nous force ou
d'admettre qu'elle est un don de Dieu ou de mutiler l'idée
de Providence '.
Notre but n'est pas d'exposer la doctrine de notre caté-
chète jusque dans ses derniers détails. Il fait, cependant,
une distinction qui est trop importante pour que nous n'en
fassions pas mention. Se servant de termes courants dans
la langue philosophique de son temps, Clément aime à dire
que la philosophie ne vient pas de Dieu y.a~b. -po-^yoûjjievov.
mais xa-rà s-a/oXo'j^ua. Ce sont des locutions familières
à Plutarque, Sextus Empiricus et Epictète. La première
signifie « primitivement », « préalablement», « en prin-
cipe », ou, plus exactement encore, « essentiellement »,
« en soi » ; l'autre terme veut dire « par suite » ou « en con-
séquence ». Xotre auteur estime donc que la philosophie
ne vient pas, par voie directe, de Dieu, mais par voie indi-
recte. Il recule ainsi la causalité divine au deuxième dep-ré.
1. Le culte des astres est aussi un don de Dieu aux païens, VI, Sirom.,
110.
~
182 clément d'Alexandrie
Voilà une distinction dont on saisira toul de suite l'im-
^portance, lorsqu'on verra qu'elle permet à Clément d'éta-
blir une différence très nette entre la philosophie et l'An-
cien Testament. Il a semblé plus d'une fois qu'il les met-
tait absolument sur le même niveau. Ne leur attribue-t-il
pas une même origine? On pouvait se demander si l'Ancien
Testament ne perdail pas son caractère propre dans la
théorie de notre théologien. Grâce à la distinction qu'il
vient de faire, il n'a pas de peine a éviter eette erreur1.
",Mm.- L'Ancien e1 le Nouveau Testament viennent directement
~ ^iA/s ÀakL*. de Dieu, la philosophie est moins rapprochée ctë la source :
., «Ile en esl éloignée, en quelque sorte, d'un degré. Ajou-
i to*ns, cependant, que ce n'esl pas sans hésitation que Clé-
ment formule ainsi l'infériorité delà philosophie. Dans un
passage où justement il vient de faire «elle ingénieuse
distinction, il laisse échapper cette phrase incidente:
« Peut-être fut-elle aussi (la philosophie donnée directe-
ce nient aux Grecs au temps où le Seigneur n'avait pas
« encore appelé ceux-ci 2. » Au fond du cœur, il ne distin-
guait guère entre l'Ancien Testament et la philosophie.
C'est dû moins ce que l'on a quelque droit de supposer,
lorsqu'on le voit citer indifféremment tantôt les philo-
sophes et tantôt les prophètes.
Clémenl a résumé les idées que nous venons d'exposer
dans un passage que nous avons plusieurs fois cité et que
nous niellons ma in le lia ni sons les yeux du lecteur. « Avant
« l'avènemenl du Seigneur, dit-il, la philosophie1 était
nécessaire aux Grecs pour leur inculquer la justice,
« maintenant elle esl utile au développement de la piété,
I. I, Strom., 28 : xïtioj -•■>> xaX&v ô 8eôs àÀÀa rfflv |iiv /.arà rcpoïJYOVfi
'■'-: TTJî T£ BiaOrjXT); t/,: TtaXaiâ; xal T7J{ via:, T'ov 8ij /.%-.' SrcaxoXo JOr, ;j.a <'■>; ttjc
oaotptaj ; I, Strom. , 37
! i Strom.) 28,
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSE 183
-
«« étant*; pour cejix qui arrivent à la foi par le raisonnement
« (les chrétiens qui ne s'en tiennent pas à la simple foi),
yrune sorte de discipline préparatoire et préliminaire.
J ir, dit l'Ecriture, « ton pied ne bronchera pas », si tu
« fais remonter à la Providence les choses excellentes,
« soit les grecques, soit les nôtres. Car Dieu est cause de
« toutes les choses bonnes, des unes en première ligne et
« directement, telles que l'Ancien et le Nouveau Testa-
« ment, des autres, par voie de conséquence, indirecte-
« ment, telles que la philosophie. Peut-être même a-t-elle
« aussi été donnée aux Grecs directement au temps où le
« Seigneur n'avait pas encore appelé les Grecs. Car elle
« aussi servait à la race grecque de pédagogue pour la
« conduire à Christ, comme la Loi servait de pédagogue
« aux Hébreux. Ainsi donc la philosophie, en frayant les
« voies, prépare celui que Christ rend ensuite parfait ' ».
Quel chemin la pensée chrétienne a parcouru depuis
Justin Martyr! On trouve chez celui-ci le germe de pres-
que toutes les idées de Clément. Mais elles sont encore si
vagues étr si indécises qu'à coup sur elles n'auraient jamais
eu la fortune qui leur était réservée. Notre catéchète se
répète sans cesse; c'est sans doute pour cela qu'il a été le
pédagogue de toute une génération et que ses idées sont
devenues le fondement même et le point de départ de la
doctrine ecclésiastique.
Clément ne se contente pas d'affirmer que la philosophie
est un don de Dieu. Il prétend préciser cette proposition
toute générale. Dieu s'est servi de certains intermédiaires
pour faire parvenir aux Grecs la Vérité ou du moins des
lueurs de la Vérité. Il nous a dit que c'est indirectement
qu'elle leur a été communiquée.
1. I, Strom., 28.
184
CLEMENT D ALEXANDRIE
A»
^
À-
Quelles sont les voies particulières dont la Providence a
fait usage pour éclairer les philosophes dans une certaine
mesure '
La plus importante a été L'Ancien Testament l. Les Grecs
auraient exploité et. en quelque sorte, mis au pillage les
oracles juifs. Voilà comment s'expliquerait cette large infil-
tration de vérité que chacun constate dans la philosophie
grecque.
Notre catéchète fait le plus grand état de cette explica-
tion. Non seulement, il l'expose avec ampleur, mais il y
revient à trois ou quatre reprises 2.
Voyons brièvement comment il établit une thèse qui
semble si étrange. Il s'efforce d'abord de la démontrer au
point de vue de l'histoire. Lesphilosophes grecs dépendent
de la sagesse hébraïque, parce que celle-ci est bien plus
ancienne que la philosophie. Moïse est antérieur au plus
ancien des philosophes et des poètes de la Grèce. Clément
L'établit à l'aide de tables chronologiques que lui fournis-
sentTës~ auteurs~gre< s eux-mêmes ! Or, Moïse n'est pas
seulement l'ancêtre de la philosophie par l'ancienneté des
jours, il Test encore par sa sagesse. Il a excellé dans tout
ce <|iii fait un grand homme et un grand sage. Il n'y a pas un
élémenl de la philosophie qui ne se trouve dans ses livres.
< . t'st donc de lui que dérive toute la sagesse grecque.
D'ailleurs, les Grecs ne reconnaissent-ils pas eux-mêmes
qu'ils sont les élèves des Egyptiens et des Barbares ? Pla-
ton n'en fait-il pas l'aveu dans son Timée? N'est-ce pas
aux Barbares que les Grecs doivent l'invention de tous
leursarts? Enfin, leurs philosophes ne sont-ils pas, pour
1 . I, Sirom.f fli. xx.
2. Voyez I, Strom., ch. xv-xxix : II. Simm., ch. xvrn ; V. Strom.,
ch. xiv; VI, Strom., ch. ii-vt. Voir notre analyse des Stromates, p. 99.
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSÉ 185
k plupart, d'origine barbare? A cette preuve historique,
Clément en ajoutait une autre tirée de la comparaison des
paroles de l'Écriture et d'une foule de passages plus ou
^nioçns analogues des poètes et des sages de la Grèce, '^j^^^^jjjj,
Voyez, disait-il, en citant telle ou telle sentence de poète ^ .
ou de philosophe, cette parole n'a-t-elle pas été manifeste-
ment empruntée à tel passage du saint Livre ? Pour un
esprit gâté par l'abus de l'allégorie, l'analogie paraissait de
la dernière évidence et la thèse irréfragable !
On n'ignore pas que Clément n'est pas l'auteur respon-
sable de cette singulière explication de l'origine de la
philosophie grecque. Il l'avait puisée dans la littérature
judéo-hellénistique qui florissait à Alexandrie depuis plus
de trois siècles. Les Juifs, voulant démontrer la supério-
rité de la sagesse hébraïque, avaient imaginé d'accuser les
Grecs de plagiat. C'était dans la version des Septante que
les philosophes auraient puisé à l'envi '. Tout autres
étaient les raisons que notre catéehète avait d'adopter la
même thèse. Elle lui servait admirablement à se justifier à
lui-même l'usage qu'il voulait faire de la philosophie
grecque.
S'il était vrai que les philosophes avaient emprunté leurs . ,
plus belles doctrines a Moïse et aux prophètes, n avait-il
pas le droit de leur reprendre un bien qui ne leur appar- <^3v-uWi Xv^
tenait pas? Quel inconvénient pouvait-il y avoir à étudier /^nJ^uL,
des idées qu'on savait dériver de l'Ecriture elle-même? Si
donc Clément, comme plus tard saint Jérôme et saint
Augustin, s'est demandé avec inquiétude s'il ne devait pas
rompre tout commerce avec les premiers maîtres de sa
1. Schiirer, Geschichte des jiidischen Volkes im Zeitalter Jesu Christi,
IIe partie, p. 762. Textes d'Aristobule, de Philon ; Clément d'Alexandrie,
I, Strom., 150; Eus., Praep. evang., XIII, 12, 1 ; IX, 6, 6-8; Josèphe,
Contra Apionem, II, 12; Philon, etc.
186 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
pensée, il n'a pas larde à se tranquilliser en songeant à ce
que la philosophie devait aux Saints-Livres"! Puis, quelle
arme pour se défendre contre les timorés n'avait-il pas
dans cette thèse? S'il montrait l'utilité de l'étude de la
philosophie et que l'on en convînt, mais qu'on lui objectât
que la philosophie était du siècle, appartenait au paga-
nisme, dérivait du Diable, et, par conséquent, qu'un
chrétien ne devait pas s'y appliquer, il n'avait qu'à répon-
dre que la philosophie grecque était, dans une large
mesure, fille des Écritures. Que pouvait-on lui opposer,
d autant plus que ses savantes démonstrations étaient bien
faites pour en imposer à ses contradicteurs? On comprend,
dès lors, qu'il ail attaché une grande importance à celte
thèse qu'il avait lui-même empruntée aux judéo-alexan-
drins; qu'il ait apporté un soin particulier à l'exposer, à
l'établir, à la démontrer à force d'érudition; qu'il s'y soit
repris à plusieurs fois, craignant de ne pas l'avoir suffisam-
ment mise en lumière. Au fond, cette thèse était la pierre
angulaire de tout son système. Il avait besoin de cette sorte
d'appui matériel pour élever l'édifice hardi et hasardeux
qu'il projetait. Sans ce fondement massif, aurait-il osé
construire? Sans ces pesantes démonstrations, aurait-il eu
le courage d'exploiter la philosophie, de la mettre au ser-
vice du christianisme, de sanctionner l'alliance de celui-ci
avec celle-là, d'affirmer que la sagesse grecque provient,
du moins indirectement, de Dieu lui-même, qu'elle a
rempli une mission analogue à celle delà Loi, bref, qu'un
chrétien qui ambitionne de devenir parfait ne saurait se
dispenser de l'étudier? La démonstration que Clément a
donnée de sa thèse nous semble bien faible, malgré son
ampleur et l'étalage d'érudition qui l'accompagne; cette
lourde cuirasse ne cache guère qu'un fantôme. Qu'im-
porte < binent en était satisfait ; elle suffisait a ses élèves
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSE 187
£t à ses" lecteurs-; quelque boiteuse que fût sa thèse, elle a
servi à mettre la conscience de notre catéchète à l'aise, et
eile lui a permis d'accomplir l'œuvre nécessaire de l'al-
jjjjffipi de la philosophie et du christianisme.
Clément avait, cependant, un scrupule qu'il n'a pas
voulu taire. Au bout du compte, la philosophie était pla-
giaire. L'Écriture ne le proclamait-elle pas elle-même?
Jésus n'avait-il pas dit, en faisant allusion aux philosophes : / ^
« Tous ceux qui sontvenus avant moi, ont été des voleurs <oa
c
et des brigands? » Dieu a-t-il pu sanctionner ce vol? S'en-L^u^cu;cuA«/ ,
serait-il fait complice en investissant ensuite la philoso-
phie d'une mission providentielle? Clément s'est donné
beaucoup de peine pour écarter cette objection? Il s'at-
tache à montrer que Dieu n'a pas été complice et qu'il ne
l'était pas nécessairement en tolérant ce vol dont tant de
bien devait sortir ' .
Ailleurs notre auteur explique la part de vérité qui se
trouve chez les philosophes par les confidences que les
« anges » du vie chapitre de la G eriese^au raient faites aux
fe m m e slftmtTT est dît qu'ils s'éprirent 2. Une autre expli-
cation qu'il donne est que c'est par l'effet d'un heureux
hasard que la sagesse grecque s'est rencontrée avec la
sagesse divine 3. Il ne craint pas, en plusieurs endroits,
d'insinuer que les philosophes ont, dans certains cas,
deviné ou trouvé la vérité par eux-mêmes et par le seul
effort de leur pensée \
Clément nous réserve une dernière explication des
vérités qui se trouvent dans la philosophie. Dans un pas-
1. I, Strom., 81 à 87.
2. Y, Strom., 10; VII, 6 : ô oiSoy; xotç "EXXrj'jiv fj]v çiXoaoçîav Sià xàiv
3. V, Strom., 10,1, Strom., 94.
4. I, Strom., 87 : xà 8È (Sdyixaxa) xaî IÇeupdvxsç. VI, Strom., 55,
188 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
sage curieux et remarquable, il émel L'idée qu'il y a par-
tout répandue, notamment au sein de l'humanité, une
intelligence universelle (<j>p6v/i<nç). Cette sorte de raison,
-— '^-immanente dans les choses, revêt les formes les plus
„ n^i s— diverses. A chacun de ses avatars successifs, elle reçoit
jjjjjjJlL une nouvelle appellation. Tantôt, elle s'applique aux
causes premières et alors elle se nomme intuition, vôyjo-iç.
Tantôt, elle s'efforce de démontrer dialectiquement les
intuitions de la vÔ7)<nç ; (die s'appelle alors la yvôm^ou Pèicw-
r/;j.ré. Elle s'appelle moriç lorsque, demeurant dans la
sphère de la piété, elle se contente de croire au Verbe et
de maintenir la pratique des œuvres qu'il prescrit. Ail-
leurs, (die se manifeste sous la forme de l'intelligence qui
produit les arts et métiers ; on la nomme alors -riyvr,, etc. \
Ainsi les sages de la Grèce auraient participé à la raison
jXUo^ divine répandue dans les choses dans une mesure sufïi-
MMÀ&A santé pour atteindre une partie de la vérité. Justin Martyr
AbJu- avait déjà dit quelque chose de semblable. Il concevait le
Verbe divin comme pénétrant partout et suscitant tout ce
qu'il y a d'excellent sur la terre. Nos deux philosophes
chrétiens ont emprunté cette idée aux stoïciens. Ceux-ci
enseignaient que la divinité pénétrait et s'infiltrait en toute
- chose. Sûrement (dénient s'est emparé de cette idée
avec un sentiment de satisfaction. Nous avons vu qu'il
avait de la peine à admettre que la philosophie ne vint de
Dieu que par voie d'intermédiaires. C'est sans doute le
même sentiment qui le pousse à accueillir l'idée qu'elle
émanait de la raison divine éparse dans l'Univers et cons-
tamment active dans les âmes.
Telles sont les voies diverses par lesquelles la vérité est
1. VI i Strom.j 154, 155. Voyez aussi I, Strom., 26 : K^ouat ;j.év tt oîxetov
çj': ■ ' '-te.
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSÉ 189
parvenue jusqu'aux philosophes. Clément nous laisse choi-
' sir. Il faut avouer qu'il aurait eu quelque peine à concilier
tpjites ces explications dont la plupart ne sont pas origi-
nales. A-t-il lui-même remarqué qu'elles sont contradic- .
l< >ïres? C'est douteux. Au fond, dans toute cette question
de l'origine de la philosophie, l'essentiel pour lui était
qu'on accordât qu'elle dérivait de Dieu. C'est de lui qu'elle
avait reçu l'étincelle d'où elle avait jailli '. Voilà ce que
Clément ne cesse de répéter. Expliquez comme vous vou-
drez les voies et moyens dont Dieu a fait usage pour don-
ner aux Grecs une portion de la Vérité ; tout ce que je
demande, semble-t-il dire, c'est qu'on reconnaisse que,
par tout un côté, la philosophie est vraie, qu'elle dérive
donc de Dieu et qu'elle n'a surgi que par suite d'une dis-
pensation providentielle.
C'est si bien sa véritable pensée que lui, qui accueille si
volontiers des explications aussi diverses que celles que
nous venons de mentionner, a constamment repoussé celle
qui était généralement reçue par les chrétiens. Parmi les ^/j^vJ^mj^jm.
fidèles il était entendu que le D^bhe^ajtXin vente ur de la ^ w^Ccù jL j&iïk
philosophie et qu'elle était un habile déguisement de /«AJrt^y^-Uuj
l'errëïïrTpropre à tromper les âmes. Voilà une explication a^^Î^
c|uë~CIement n a jamais admise, et c'est avec indignation |
qu'il repousse l'idée de l'origine satanique de la philoso-
phie 2.
Ainsi, en théorie du moins, notre auteur met la philo-
sophie grecque bien au-dessous du christianisme. Ce n'est
même qu'avec beaucoup d'hésitation qu'il la place sur le
même niveau que la Loi et l'Ancien Testament. Elle n'a
1. Protvept., 74 : il yàp IvaJ-pj.aTa -riva toj Àoyou xou Geïoj Xa6ovxî;
'EÀÀr(vsç. elc. V, Strom.j 29 : la philosophie, c'est la mèche qu'on allume
en dérobant au soleil une étincelle; VI, Strom., 149, 157.
2. I, Strom., 44, 80, 81 ; VI, Strom., 159.
J'JO clément d'Alexandrie
été qu'un degré pour s'élever jusqu'au christianisme '.
Elle devait préparer les Grecs à recevoir la religion nou-
\ elle.
Rien donc n'est plus faux que de voir en Clément un
i^ enthousiaste aveugle de la philosophie grecque qui a
^^^ "^ > , r • -i • r*
voulu, coûte que coule, 1 associer au christianisme. Les
textes nous ont montre qu il reste 1res indépendant vis-a-
vis de la sagesse des Hellènes. Non seulement il critiquait
les philosophes avec une entière liberté, les taxant de
vanité, mais même à l'égard de celte philosophie théolo-
gique et morale à Laquelle il daignait accorder le titre de
philosophie, il faisait les plus fortes réserves 2. Il lui refu-
sait la connaissance de l absolu; il estimait qu'elle n'em-
brasse que le relatif. « Cette philosophie toute relative est
« quelque chose de purement élémentaire, tandis que la
« science vraiment parfaite le christianisme', dépassant
« l'Univers visible, atteint le monde des Idées et même
« s'élève aux choses plus spirituelles encore 3. » La pliilo-
*w^ sophie ne connaît qu'en partie ((xeptxvj), car tout ce qu'elle
est parvenue à proclamer avec clarté, c'est la doctrine de la
Providence et celle des peines et des récompenses après la
mort. Elle ne sait rien de plus précis. Elle est notamment
fort défectueuse dans tout ce qu'elle dil du Fils de Dieu '*.
Rappelons un passage souvent cité qui mel bien en
lumière le véritable point de vue de notre auteur :
1. Clément emploie le mol &7cô'6a0pov pour marquer la vraie place de la
philosophie, VI . Strom. . 67.
2. VI, Strom., 56; il les accuse de piXautio.
:;. VI, Strom., <J8 : <v.o xal ffroi^êiioTixTJ rîj èaTiv f, [ispixî] xOtt] piXoaofîa.
'i. \ I. Strom., 12:; : \ yoCv ptXoaoçfa ta. -y): ixptëeuxv xoù -z l-l uAyt-j;
--■- Voyez auB8J VI, S/mm., 1GG : [i<Jv7] roîvuvf] nap' r,;j.;.v 6eoS(8aXTô'$
ï-j-.: zofla -if' rçs 7: nv.-jat ~r,vai -. , fptijvtai oaat y; Tr,ç àÀr/)='.ac
170/ x's>/-.%:.
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE DANS LE PASSE 191
% Quoique la vérité soit une, — c'est Terreur qui est mul-
• cf tiple et diverse, — les sectes de la philosophie, la barbare
« aiissi bien que la grecque, imitant L'exemple des Bac-
ce chantes qui mirent en pièces les membres de Penthée, se
" 't"v~antent de posséder dans la part de vérité qui leur est
« échue, la vérité tout entière. Mais je le pense, tout sera
« bientôt inondé des clartés de la lumière qui se lève. »
CHAPITRE VI
Du Rôle de la Philosophie dans le présent.
Il fallait une grande hauteur de vues pour apprécier le
rôle de la philosophie dans le passé comme Ta fait Clément.
Mais il ne lui suffisait pas d'être un historien impartial : il
lui fallait être au clair sur l'utilité présente de la sagesse
^ grecque^ Les chrétiens avaient-ils des raisons pratiques
pour se livrer à l'étude de la philosophie? Pouvait-elle leur
rendre de réels services? Avait-elle encore une mission à
remplir dans le monde nouveau que créait le christia-
nisme ?
Clément en est fermement convaincu. Il l'affirme et le
„ wWlvW
A-^
répétera satiété. « Comme le cycle des études prépara-
toires, dit-il, rend propre à étudier la philosophie, de
même la philosophie à son tour aide à acquérir la suprême
sagesse l. »
Une des idées fondamentales de notre auteur est qu'il
y a parmi les chrétiens une élite qui a le droit et le devoir
d'aspirer à une forme de christianisme qui soit supérieure
à cell»' du simple fidèle. Cette supériorité doit se mani-
., lester a In luis au point de vue intellectuel et au point de
vue moral. Le christianisme « srnostique » doit consister
en une connaissance el une moralité qui Le distinguent du
jP*Ju>- christianisme vulgaire. Or, el c'est là toute la thèse de
1. I, Strom., 30; I, Strom., 28.
là Wtvi} l
DU ROLE DE LA PHILOSOPHIE DANS LE PRESENT 193
n^tre aufeur, poirr atteindre ce but, la culture et la philo-
sophie sont indispensables.
"En effet, remarquons d'abord que les études, que l'on
JWi^wi habituellement avant de songer à se mêler de phi-
losophie et que les Grecs appelaient xà syxJ/.A'.a, consti-
tuent une discipline pour l'esprit. Chaque branche de ces
études contribue pour sa part à l'éducation de l'intelli-
gence et la prépare à recevoir la Vérité. Musique, arith-
métique, géométrie, astronomie, dialectique, aident toutes
à former le chrétien qui aspire au christianisme supé-
rieur l.
Ainsi Clément ne veut pas que l'Église répudie la cul-
ture grecque. Il la croit nécessaire, tout au moins, à un
petit nombre de chrétiens. Il a un sentiment très vif de la
supériorité pédagogique de cette culture. Il avait beau
soutenir que les Barbares avaient inventé les arts et que
les Grecs étaient leurs élèves, se livrer parfois à l'adresse
de la civilisation grecque à des vivacités qui rappellent les
déclamations de Tatien et de Tertullien, sa haute intel-
ligence le ramenait bientôt à l'équité et à la réalité. Il
reconnaissait alors qu'il n'y avait que la Grèce qui sût cul-
tiver l'esprit, le discipliner et le rendre apte à la réflexion.
On l'a vu, l'opinion de Clément scandalisait les fidèles,
mais elle était clairvoyante et même prophétique. Malgré
ses répugnances, l'Église devait adopter le cycle des
études grecques.
Lorsque. Clément réclamait le droit d'étudier la philo-
sophie, il ne faisait que tirer la conséquence très logique
de ses vues sur la culture grecque. En effet, la philo-
sophie incarnait et portait à sa plus haute puissance le j^^ioMAJJr^
x-
H
v^XwV^^CV
1. VI. Strom., 80 : rcap' Ix&rcou ;j.aOr,';j.aTo: to r.z.ùzzow/ -ft otXrjOeîa Àaa~
Sxvwv ; voir le paragraphe tout entier.
13
194 CLÉMENT D* ALEXANDRIE
génie de l'éducation hellénique. Elle devenait clone néees-
saire aux chrétiens absolument au munie litre que les
études préparatoires. « Connue le cultivateur ai-rose
« d'abord la terre, nous aussi nous répandons les eaux
« de la philosophie grecque sur cette terre cpii est l'âme
« des croyants, afin qu'elle puisse d'abord recevoir la
« semence spirituelle qu'on y jette et ensuite la faire pous-
« ser sans peine '. »
Ce qui constituait en quelque sorte l'âme de la philo-
sophie, c'était la dialectique. C'est par elle qu'on s'initiait
a la méthode de la pensée grecque. C'est elle qui faisait
la vertu et la supériorité de la philosophie. Clément le
sentait parfaitement. Aussi en faisait-il h1 plus grand eas.
Au fond, ce qu'il puisait dans la philosophie, c'était
moins les opinions et les doctrines que l'art de raisonner.
Mu'on en juge par le passage suivant : « La vraie dialec-
« tique, par opposition à celle des sophistes, étudie les
« choses, en estime les propriétés et les vertus, s'élève
« ensuite graduellement jusqu'à discuter de la souveraine
« substance de toutes choses; elle pousse la hardiesse
« jusqu'à tendre vers le Dieu de l'Univers, promettant non
« la connaissance de ce qui tombe sous l'expérience hu-
<( maine, mais la science des choses divines et célestes,
« etc. ". »
Voilà un langage qui porte l'empreinte de Platon. Celui
«I ni a tracé ces lignes se sôïïvTenl des éblouissantes cons-
tructions dialectiques du Phédon et de la République. La
dialectique lui apparaît comme une sorte d'échelle iner-
veilleuse qui escalade les cieux. Déjà si puissante entre
les mains de Platon, n'avait-ellé pas été encore perfec-
1. I. Strom., 17. ■
2 F, Strom., 177 tout cnti>r
DU ROLE DE LA PHILOSOPHIE DANS LE PRESENT 195
^pnnée'par Aris-tote et Chrysippe? (Quelle arme formi-
dable n'élait-clle pas devenue lorsqu'un Antiochus ou un
(kméade la maniait ! Aussi quand il songe à la dialectique,
J'iitf impressions contraires dominenl Clément. D'une
part,""_eTIè~7ûT apparaît comme le seul levier capable deJ^^juM t^t^w^C:
porter l'âme sur les hauteurs où siège Dieu et, d'autre , ' Lr
•i • h il ii r , i fa*j>uk£&Mtfw*
part, il voit en elle 1 instrument le plus perhde de men-
songes et de sophismes. Ce qui demeure gravé dans son
esprit, c'est le sentiment de la puissance de la dialec-
tique et, par conséquent, de sa nécessité.
Clément éprouvait en lace de la philosophie à peu près
ce que chacun de nous ressent en face de la science. Sans
doute celle-ci est trop différente de celle-là pour que les
situations soient les mêmes. Il y a cependant analogie.
Celui qui a une fois bien compris la force et la portée de y
cette méthode scientifique, laquelle n'a cessé de se perfec-
tionner depuis Descartes, en demeure frappé. La dialec-
tique inspirait à Clément le même sentiment. Trop clair-
voyant pour s'en tenir à une admiration aveugle, il n'en
restait pas moins ébloui. /
Quels services attendait-il de la dialectique? Elle apprend ÎCMAM/Ud ?l^-U<.
toTTni'abord, dit-il— à discerner~Le vrai du faux. « La phi- ^twjjMti^M^-
losophie grecque ne rend pas la Vérité plus puissante,
mais elle paralyse les efforts de la sophistique '. » — « La
philosophie, » entendons la dialectique, « c'est la ser-
pette qui permet de démêler les branches enchevêtrées,
11 * a i w • i -- w^
de couper les sarments gourmands, de détruire les
ronces ». Ainsi elle protège la pensée du chrétien contre
les pièges" de lalausse sagesse. Elle est comme la haie
quTprlTslîrTè~1^rvfgTie. « La dialectique, c'est le mur grâce
1. I, Strom . , 100; 33 : toi; -t aJ ôt' kr.x-r^ unorpé^ouaiv fjjj.lv ur.or.;.--:v.v
L96 CLÉMENT D 'ALEXANDRIE
auquel la vérité nVsi pas foulée aux pieds par les
sophistes '. »
Un autre service de même nature que rend la dialec-
tique, e'esl d'apprendre à distinguer avec précision les
choses et les idées; on s'exerce ainsi au maniement des
■^ ■-'>'-■ v , ■
707,7a, on s'élève dans le monde intelligible \ « Le gnos-
« tique, dit-il, ou le chrétien parlait fera usage de la
« dialectique. Il s'appliquera, avec elle, à distinguer les
a espèces des genres; il la suivra dans l'effort de dépouiller
« les choses jusqu'à ce qu'elle parvienne aux essences
« simples et premières s. »
La dialectique aiguise l'esprit et le rend plus pénétrant.
'^-(^UHMi Affiné par elle, il s'élève à l'intelligence des symboles con-
tenus dans les Ecritures; l'allégorie n'a plus de secrets
pour lui 4.
Voici un passage qui résume bien le point de vue de
Clément : « Une démonstration l'aile selon les règles de la
« logique implante, dans rame de celui qui sait la suivre,
« une créance précise, de sorte qu'il ne saurait imagi-
« ner que ce qui est démontré lût autrement et, en outre,
« elle ne nous laisse pas tomber dans les pièges des so-
« phistes. Elle purifie l'âme des choses sensibles et l'ex-
« cite jusqu'à ce qu'elle parvienne à percevoir la \ érité. ;' »
Les textes que Ton vient de parcourir l'ont voir assez
1. I, Strom., L00; VI, Strom., S! : oiov Ov.-v.oç yâp h~: SiccXextixij <'•>; ;j.r)
KaTaTtaTsîaOat r.y): rûv ffocpiTcûv t))v àXrjOeiav; I, Strotn., ch. x.
2. I, Strotn., 177 : auTT] yàp tû ovxi r\ Si<xXextix7] ypdvjjats ï-j-: ~iy. -x
VOTjxà, BiaipetiXT] sxâotou tfiiv ovxwv 7;j.;/.t''>; t: xai EÎXixpivûg, toO &7toxei{iivou
'- XTIXTJ
:î. VF, Strom., 80, traduction lifatfe d ukfë phrase donl le texte parait
incertain. Voyez le chapitre \ tout entier du VI1 Stromate.
'i. \'l. Strom., <S2 : J) SiootoXt] 8s rfiiv ovofiâircov rûv te TcpaYjiiTtov xav -aîç
ypa^ai: 3jT;êç [lifOl -r'.'>: IvrixTEi "a:.ç ijiir/aîç.
5. I., Strom.. 33.
DU RÔLE DE LA PHILOSOPHIE DANS LE PRESENT 197
clairement que ce que Clément demande avant tout à la
philosophie, c'est sa méthode. Il lui envie sa puissante rt *^^u' *■
dialectique. Il comprend qu'elle constitue une incompa- ^A, JtjsjLcfoU.
rabte discipline de l'esprit. Il ne voudrait pas que le chris-
tfanisme n en eut pas le bénéfice. « bi, cl une part, s écrie- —
« t-il, nous déclarons qu'il est possible d'être croyant,
« alors même qu'on lût illettré, d'autre part, nous recon-
« naissons qu'il est impossible, sans science, de com-
« prendre tout le contenu de la loi '. »
Partout il fait assez bon marché des enseignements de
la philosophie; tout ce qu'il lui accorde, c'est de posséder
quelques parcelles de la Vérité. Mais ce qu'il ne peut lui
déhTer, ce qui excite sa plus vive admiration, ce sont ses
règles de pensée, sa force de raisonnement, et enfin ce
génie de la spéculation qui n'appartenait qu'à elle. Pré-
parer l'esprit à accueillir la Vérité, le rendre apte à la
saisir et à la contempler, voilà le service que la philoso- J^vV, -^ •côc-0
phie peut rendre, et voilà la principale raison pour la- ^^w,vw Kk t4 ^
quelle on doit la cultiver. Comme il ne cesse de le répé- j ^^h.Mi.j^.
ter, la philosophie est l'auxiliaire de la Sagesse divine 2.
Telle est sa fonction. Il ne faut pas l'oublier. Il faut se
garder de lui donner la première place dans ses préoccu-
pations et dans ses études. La philosophie, une fois son
œuvre d'éducation achevée, ne doit plus être pour le
gnostique véritable qu'une sorte de délassement 3.
1. I, Strom., 35.
2. I, Strom., 97 : oûtoi /.%: f( çiXoaoçîa rcpôç xa-caXi)<|/tv t% akrfieiaç, 'Cr'-r^'.i
Oj-j?. aA7)0Etaç, ij'/'/.t.[j/jX'/i-%:, oôx t.'.-:.% oùoa za-xÀr/icw;, sùv o: roîç aX/.o-.ç
3. VI, Strom., 62 tout entier. Voyez aussi VI, Strom., 102 : « Notre
« gnostique est sans cesse occupé des choses principales; s il a le temps
« et le loisir, il s'applique à la philosophie grecque de préférence à toute
« autre récréation; il en prend, comme on prend du dessert, juste ce
« qu'il faut.
198 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Nous avons L'habitude de distinguer très nettement le
domaine fhfëllëetiïel du domaine moral, les idées de la
volonté. Clément, pas pi us que les philosophes de son
temps, ne traçait une ligne de démarcation aussi rigou-
reuse. A ses yeux, les méthodes de la philosophie ne ser-
venl pas seulement à discipliner l'esprit, elles contribuent
aussi à purifier l'âme, à uous affranchir de nos vices et à
nous inculquer la vertu.
Le point de vue île noire auteur est celui de son temps.
Depuis deux siècles environTTâ philosophie tournait déci-
Xlto dément à la direction. Épictète et Sénèque sont de véri-
tables directeurs de consT-Telu^eTTcT^ncorë, dans le do-
maine moral, Clément avait le sentiment très juste de la
supériorité pédagogique de la philosophie grecque. Aussi
n'hésite-t-il pas à le proclamer, quoique moins souvent
jl4cuuw et avec moms d'insistance. Il est néanmoins certain qu'il
jjjj^. estime que la philosophie peut se rendre utile au chré-
tien, aussi bien dans le domaine inoral que dans le do-
marne intellectuel '.
j^ In dernier service qu'il attend de la philosophie grecque
est _ qu'elleserve (Tins! ru ment de propagande. Il compre-
nait que, pour gagner les hommes cultivés, ÎT fallait leur
parler leur langage et leur exposer les doctrines chré-
K*" tiennes sous une forme qui leur lût familière. « Il faut,
-'vv^Urf. r « dit-il, présenter à ceux qui sont avides de sagesse les
qJjCMIçKmÀu- " choses qui leur sont propres langage, idées), afin qu'ils
"parviennent, par le moyen des choses qui leur appar-
« tiennent, à la foi en la Vérité 2. » A l'appui de cette
1. VII, Strom., 20 <pi\oaofia <:': f] 'EXAîjvixJ] oTov repoxaOaCpee -îy
■'?'/',>■ Notez l'emploi du terme Rpoxa8a(peiv.
2. \ . Strom., IK : Slô v.r: COÎç Tf(v ao^iav afroSai TTJV -a;,' OCVTOtç ÔpEXTéov Ta
OÎxeîa >'■>: j , :.-,--.l ','.'% Tôjv î8lft)V il: rtfoTlV à/.r.Osia; ii/.'j->„; àçixOlVTO.
DU RÔLE DE LA PHILOSOPHIE DANS LE PRESENT 199
idée si juste, il cite la parole de l'apôtre Paul : « Je me
fais tout à tous, afin d'en gagner quelques-uns. »
JCe rapide aperçu suffira pour nous convaincre que Clé-
ieiit n'entendait nullement se borner à louer le grand
passe" de la philosophie. 11 luTassigne une fonction pré-
sëntë"nettement définie. Son rôle de pédagogue n'est pas
encore achevé. Elle doit continuer à le remplir auprès
des chrétiens. Sans doute, elle est déchue de son haut
rang. Elle n'est plus comme autrefois, la reine sans ^
rivale. « La Vérité grecque, » c'est-à-dire la part de vérité
qui se trouve dans la philosophie, « malgré la similarité mM,<*~ UM
« des noms, diffère profondément de la Vérité chrétienne. Mmu? ^wu^w'u/U
'< Elle lui est inférieure, quant à la grandeur de la connais-
« sance, la force démonstrative, la vertu divine et choses
« semblables ' ». Sa tâche est cependant encore considé-
rable. Ce n'est pas imjrnédiocre honneur pour elle d'être
l'institutrice de la nouvelle religion.
Voilà comment Clément conçoit l'alliance de la philo-
sophie et du christianisme. Sa principale préoccupation a
été de conserver, au profit du jeune christianisme, ce que
la philosophie avait de meilleur. Les philosophes auraient
pu se plaindre qu'il subordonnait entièrement la sagesse
grecque à la Sagesse chrétienne. Il le savait et il ne s'en
cachait pas. S'il ne l'avait pas fait, aurait-il encore été chré-
tien? En somme, cette solution qu'il proposait du grand '
problème qui se posait alors devant la conscience chré-
tienne n'était-elle pas la plus satisfaisante? De cette solu-
tion, nous ne connaissons encore que la théorie; il nous
reste à rechercher si, en fait, notre auteur a respecté les
limites qu'il trace lui-même? N'a-t-il emprunté à la philo-
sophie que ses méthodes et sa pédagogie? X'a-t-elle pas
1. I, Strom., 98.
200 clément d'Alexandrie
exercé sur l'ensemble de ses idées une influence plus
profonde que l'on ne supposerait d'après sa théorie? C'est
ce que nous étudierons dans notre troisième partie. Mais
auparavant il nous faut aller jusqu'au fond de sa pensée
et lui demander comment il s'explique les rapports de la
foi et de la connaissance. C'est le nœud même du pro-
blème des rapports du christianisme et de la philosophie.
CHAPITRE VII
La Foi et la Gnose,
Dans les discussions assez confuses qui remplissent une
notable partie des Stromates était impliquée une question
infiniment grave; le christianisme se confondra-t-il avec
la foi des simples ou bien admettra-t-on qûll revête une
fcTTTne^s^ïpériëure ? Question qui ne pouvait guère man-
' quer de seTproduire vers la fin du 11e siècle. Il était iné-
vitable à ce moment-là que certains chrétiens se sentis-
sent à l'étroit dans les limites de la foi populaire. j\e
voyaient-ils pas la philosophie contemporaine prêcher une
morale et exposer uneJ;heorogîe3qiii faisaient une cer-
tainefigure ? N'était-ce pas le temps où le gnosticisme
promettait un christianisme digne de rivaliser avec la
sagesse grecque elle-même? En face et de l'hérésie et de
la philosophie, la foi chrétienne devait paraître un peu
humble. Renoncer à lui donner une forme plus philoso-
phique et plus imposante, n'était-ce pas abdiquer? Une
telle médiocrité d'ambition devait paraître le signe d'une
véritable médiocrité de foi et d'enthousiasme chrétiens.
Voilà ce que Clément voulait faire comprendre à
l'Eglise. Qu'avait-il établi dans la longue discussion que
nous venons de résumer dans les chapitres précédents?
Des choses très fortes : que, par certains côtés, le chris-
tianisme et la philosophie grecque étaient plus rap-
prochés qu'on ne le supposait, que la philosophie avait
202 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
joué dans le passé un rôle capital et véritablement provi-
dentiel, qu'il y avait d'excellentes raisons pour que,
parmi les chrétiens, on l'étudiât, et surtout enfin, qu'elle
était indispensable à ceux qui voulaient faire produire à la
vigne son plus beau fruit, c'est-à-dire atteindre à la
Vérité tout entière.
Il ne suffisait pas à Clément d'avoir élevé la discussion
à cette hauteur et d'avoir conquis pour la philosophie
grecque le droit à l'existence, il lui fallait s'expliquer
jusqu'au bout. Car du moment qu'on lui accorde le chris-
tianisme supérieur, la gnose chrétienne, il faut, de toute
"- *^*^ nécessité, qu'il marqrie les rapports réciproques qu'il
entend établir entre h' christianisme supérieur cl celui de
tout le monde, entre la gnose et la foi.
Comment Clément aurait-il pu se soustraire à cette
explication ? Alors même qu'il n'eût pas vu que la logique
l'y obligeait, l'émotion qu'il soulevait parmi les chrétiens
lui faisait un devoir de s'expliquer. Quand on voyait phi-
losophes et gnostiques à l'envi se donner pour une espèce
supérieure au reste des hommes, quand les disciples de
l.asilide et de Valentin prétendaient que leur gnose cons-
tituait un privilège qu'ils tenaient de leur propre nature,
ne devait-on pas se demander où Clémenl voulait en venir
lorsqu'il parlait a son tour d'une gnose chrétienne ? Notre
théologien pouvait-il se dérober? Le voulait-il, lui, qui
trahit un désir si vif de ne pas se séparer de la masse
chrétienne ?
C'est ainsi que Clémenl a élé amené, autant par les
circonstances que par la logique, a réfléchir sur les rap-
ports de la foi et de la gnose et à compléter ainsi sa
théorie des rapports du christianisme et de la philosophie.
On nous reprochera peut-être de mettre dans les idées
de notre auteur un enchaînement plus rigoureux qu'elles
LA FOI ET LA GNOSE
203
ii'en oitt en réalité. Assurément la tentation est forte d'in-
troduire un peu d'ordre dans le chaos des pensées de
Qlément. Il faut s'en défendre soigneusement. Néanmoins
quei que soit le désordre de son exposition, notre caté-
iTiète est loin d'être dépourvu de logique. Il a parfaite-
ment vu qu'après avoir justifié l'usage qu'il voulait faire de
la philosophie, il lui fallait aller au fond des choses et dis-
cuter les rapports de la foi et de la gnose. Aussi, après
avôîr~efabli la première de ces deux thèses dans son
premier Stromate, il aborde la seconde dans le deuxième. ^7uUug^v^
Naturellement, il y reviendra plus loin, comme aussi il xoX^ VL V-4V-
refera la démonstration de sa première thèse '. Il n'en
reste pas moins qu'il se montre ici fidèle à la logique de
ses idées et que son deuxième Stromate fait suite au
premier.
L'une des difficultés qu'offre l'étude de notre auteur
provient de l'absence de précision dans les principaux
termes qu'il emploie. Ils sont si élastiques que tantôt ils
embrassent tout un groupe de notions connexes, tantôt
ils n'en désignent qu'une seule. La langue théologique de
Clément est encore à l'état fluide, en voie de formation.
Ainsi que signifient exactement ces termes de foi et de
gnose qui reviennent sans cesse dans les textes que nous
allons étudier? Nombreuses sont les définitions que notre
auteur en a données. Mais de toutes ces définitions il serait
singulièrement malaisé de tirer une notion qui ne soit pas
contradictoire. Les unes sont formulées en termes philo-
sophiques empruntés soit à Platon soit aux stoïciens, les
autres en langage biblique. Nous nous bornerons à
indiquer le sens que Clément donne en général à ces
1. Il traite des rapports de la -iiT'.ç et de la yvwTiç notamment dans les
chapitres n à vi ; ix à xn du ne livre, et dans les chap. i à m du ve livre.
2l)ri < l ÉMENT d'aLKXANIUUE
termes de ïïwtiç el devvwo-tç, nous réservant de relever au
fur el à mesure les significations plus spéciales qu'ils
revêtent dans certains passages.
\s*~ Notre théologien entand^généralement par -briç la foi
„ _ des simples chrétiens. Pour plus de précision, il l'appelle
assez souvent \ xoivv) moriç, la foi commune- La yvàm;
embrasse les doctrines chrétiennes qui ne peuvent être
saisies que par une suite de raisonnements. Elle signi-
uj \&ÀAy<- fierait une sorte de théologie spéculative si celle-ci n'était
dans la pensée de Clément plutôt à l'état de projet que
réalisée en un corps concrel de doctrines.
Quels sont, d'après Clément, les rapports qui existent
entre la foi et la gnose ? Quel est le principe qui détermine
ou définit ces rapports? Ce principe est très clair et très
Vv
vViA^I •
a
précis. La foi, d'après Clément, c'est le fondement; la
gnose n'est que le couronnement. La foi est à la base de
toute forme transcendante de christianisme. Il n'y a rien
d'antérieur à la foi. rien de plus primitif ou de plus
essentiel. Elle conditionne toute manifestation de chris-
tianisme dans quelque domaine que ce soit, domaine des
idées ou domaine des actions. Elle est donc la pierre
angulaire, (dénient lui donne la place d'honneur.
Sur ce poi n I capital, il n'a jamais varié. C'était chez lui
un principe arrêté. 11 y revient si souvent et avec tant
«I insistance qu'on voit bien qu'il y tenait absolument. En
fait, c'est !<• principe fondamental de toute sa théologie,
c'esl le trait distinctif de son christianisme, celui qui cons-
titue l'originalité de l'idée qu'il se l'ail des rapports de la
religion chrétienne el de la philosophie. C'est là, dans la
façon dont il conçoil les rapports de la foi ei de la
gnose, qu'il faut chercher le dernier mot de sa pensée el
la ciel de sa position théologique entre les gnostiques et
le impliciores».
LA FOI ET LA GNOSE 20ô
• Il y «, dans le Pédagogue, un chapitre curieux qui met
en pleine évidence la portée que Clément attribuait à la
£oï. C'est le sixième 1. L'Ecriture appelle les croyants des
enfants. Les gnostiques en concluaient que 1rs simples
ctèles sont des mineurs. Au-dessus d'eux sont les élus,
ceux qui possèdent la gnose. Ceux-ci sont les parfaits. Le
simple fidèle est psychique, le gnostique est pneumatique.
Il y a parmi les chrétiens comme deux races! Rien ne -w
pouvait être plus contraire au vrai christianisme qu une
telle prétention. Clément la combat avec une vigueur qui -^v^-^^Aa, tf/uc
prouve qu'il avait pleine conscience de l'incompatibilité du
principe gnostique avec le principe chrétien.
La simple foi n'exclut pas la perfection. Au contraire.
« Dès que nous sommes régénérés par le baptême, nous
« recevons le parfait, objet de nos efforts. Dans le bap-
« terne, nous recevons la connaissance de Dieu. Or, celui
« qui connaît Dieu ne peut être imparfait, il ne peut lui
« manquer rien d'essentiel. Car qu'est-ce qui peut man-
« quer à qui connaît Dieu ? D'ailleurs, Dieu qui est parfait, jta, huïjvc&fa
« n'accorde que des choses parfaites. Ainsi croire simple- . i.
« ment et être régénéré, c'est avoir la perfection et la vie.
« On est dans la lumière. Le baptême a pour effet de dis-
« siper les péchés qui nous plongent dans les ténèbres et
« de rendre à notre œil spirituel la faculté de voir Dieu. »
Naturellement, ^ajoute Clément, cette perfection n'est
encore que virtuelle! « Elle ne sera effectivement réelle
<( qu'à la résurrection des croyants. Nous croyons donc que
« nous sommes parfaits autant que cela est possible en ce
« monde 2. Donc, conclut Clément, il n'est pas vrai que les
1. Voir notre analyse du Pédagogue à la page 77. Xous complétons
ici et nous commentons ce que nous n'avons fait qu'indiquer dans
l'analyse.
2. Paedag., I, 25-28.
'
206 CLÉMENT d'aLEXANLHUE
« uns soient des gnostiques et les autres des psychiques en
« Jésus-Christ, c'est-à-dire dans le même Verbe, mais
« Ions, en se dépouillant des désirs charnels, sont égaux
« et pneumatiques aux yeux du Soigneur '. Ce qui consti-
« tue la perfection, c'est de renoncer aux péchés et de
« croire en Celui qui est seul parfait ". »
Traduisons la pensée de notre auteur. Tout est en germe
dans la foi du simple néophyte. Elle contient virtuelle-
ment les formes les plus élevées du christianisme. Elle
est en puissance la gnose la plus haute. Voilà pourquoi
o*n peut dire d*eîîë qu'elle est parfaite et (pie celui qui la
possède est parfait aussi bien que legnostique. D'où vient
que la simple foi possède une telle valeur? De ce qu'elle
accompagne la rénovation morale qui s'accomplit dans le
baptême. Dépouillé de ses péchés, le néophyte appartient
à une race d'hommes entièrement nouvelle. Ce qui lui
donne cette prérogative sur les autres hommes, ce n'est
pas la supériorité de sa gnose, c'est sa régénération par
les eaux du baptême. Il n'est pas encore tout ce qu'il sera ;
il n'est pas parfait comme le Christ; il n'est qu'un simple
fTdèle, mais il est sur la voie de la perfection. Ainsi (dé-
nient se sépare et des gnostiques et des « simpliciores » :
des premiers, en soutenant que la simple foi contient vir-
tuellement la gnose la plus transcendante, des « simpli-
ciores », en laissant entendre que la simple foi n'est pas
ii n terme, mais un commencement.
Du passage que nous venons d'analyser et de commen-
ter, il ressort que la gnose, bien loin d'être radicalement
différente de la foi, n'en est, en quelque sorte, (pie l'épa-
1. Ibidem, 28, 29, 31.
2. Paedag., I, 52 : TeXcûoaiv BijXovdtt Xiycjv (ô inéaxokoi) -J> àr.omi/f)x'.
ia"; &|iapTtai$ xat = '; nîativ rofl [Kfvou tîXjîoj àvaysYJvv^iOai èxXaf)o|AÉvo'jj twv
xat&ciofcv âjiacT'.''.>/.
LA FOI ET LA GNOSE 207
•ÊouisscmenL. fc'n gnostique, d'après Clément, ne peut j&CLmjWju <w'&
être qu'un simple croyant arrivé à maturité. C'est un chré- jj^^^umm*»*
tien qui a tiré de sa loi toutes les virtualités qu'elle conte- <
.&}£&. C'est l'idée (jiic noire auteur exprime sous les formes
les plus variées et que l'on retrouvera dans tous les
textes que l'on va lire. Voici un passage entre beaucoup
d'autres, où il marque très nettement le rapport qu'il
conçoit entre la foi et la gnose : « La gnose pour le dire
« d'un seul mot, est une sorte de maturité de l'homme, en
« tant qu'homme. Elle s'opère, grâce à la connaissance des
« choses divines. En outre, dans les mœurs, la vie, les
c discours, elle est conséquente à elle-même et demeure
« en harmonie avec le Verbe divin (c'est la perfection,
« tant au point de vue de la connaissance de Dieu que de
« la vertu chrétienne). Par elle, la foi s'achève et devient
c parfaite, étant donné que le fidèle ne peut devenir par-
« fait que de cette manière. La foi est donc une sorte de
« bien intérieur et immanent (èvSiàOsToç opposé à ■jcpoœoptxôç,
« ineffable à exprimé, virtuel à réel). Sans s'être appli-
« quée à chercher Dieu, elle confesse qu'il est Dieu et le
« loue en tant qu'existant. Il faut, en conséquence, partir
« de cette foi et, croissant dans la grâce de Dieu, acquérir
« dans toute la mesure possible, sa connaissance !. »
Tels sont d'une manière générale, les rapports de la foi
et de la gnose. L'idée que notre auteur s'en fait se sou-
tient avec une grande rigueur dans le détail. On peut clas-
ser ses affirmations sous les trois chefs suivants :
1° La foi est la condition même de toute connaissance de
Dieu. Quelque transcendante qu'elle soit, celle-ci repose
sur la simple foi. Nous choisissons deux passages topiques
où Clément a développé cette proposition. Le premier se
1. VII, Strom., 55.
208 clément d'Alexandrie
trouve dans le II' Stromate '. Il vient d'exposer son plan.
Il traitera de l'utilité des études dites encycliques (§§ I «'I 2).
( >u\>n ne s'imagine pas pour cela qu'il va << helléniser ». Il
in- vise pas, comme tant de philosophes, à faire de belles
phrases: il voudrait que ses méditations profitassent réel-
lement à ses lecteurs. 11 cherche les choses et non les
mots. Il ne faut pas craindre la peine. On doit poursuivre
la vérité partout où elle se cache, même dans les discours
des Grecs § ■! . D'ailleurs, « la loi est le chemin ». Là-
dessus, il s'efforce de montrer que la « philosophie bar-
bare o contient implicitement toute science, celle de l'uni-
vers visible, comme celle du monde intelligible. Elle
conduit a Dieu. Moïse en est un exemple frappant. II n'a
pas eu besoin de la sagesse humaine pour pénétrer dans
le mystère do ni Dieu s'enveloppe. — Qu'est-cecjue « cette
philosophie barbare »?C'est tout simplement le christia-
nisme, la foi des lidcles. Elle est le critère de la connais-
sance de l)ieu § 7). Elle ntTs'égare pas dans des sophismes.
Elle est donc indispensable, si Ton veut être propre aux
spéculations extraordinaires, à la contemplation de Dieu2.
Ainsi l'idée qui se fail jour dans tout ce passage, à travers
l'obscurité de l'exposition, c'esl que l'on ne peut parvenir,
sans la simple foi, à la gnose divine, à la connaissance
supérieure de 1 >ieu.
Dans le même passage, il appelle la tzItziç une Oeoo-eêetaç
?r-/.-j-7.<)i-'.;. Ce dernier mol est un terme stoïcien. Il
signifie l'accord de l'esprit avec les perceptions. C'est cet
, niinieiii intérieur que nous donnons à ce qui parait
évident. La -':-;-.'.: exprime donc m.lre assentiment person-
1. Il, S/rom.,§§ :!-M, aotammenl ch. n.
2. M. Strom., 8 : -<•>: yàp tojt">v p'-*'' y.'",'-','™' toi' av •{/•-!//,
0'.a;j.x/">;j.Évr,: ïvcov ~.rt: reepi TJ]V [xaOrjaiV à-'.TT'aç.
LA FOI ET LA GNOSE
209
nel à raclée de Dieu. C'est elle qui nous porte à L'adorer.
*KIle est un acte de piété. Pour tout dire, elle est le con-
sentement de notre être à ce que suggère la piété, à l'idée
tfe Dieu. Elle est donc une truYxaTàôeo-iç 9so<reêewcç.
"Ha même idée se trouve exposée avec plus d'ampleur
encore dans le Ier chapitre du livre V. ("dénient dislingue
d'abord 1res nettement entre la foi et la gnose^ CFôTre que
le Fils est le FîTsyquTTest venu, qu'il est apparu sous une
certaine l'orme, pour une certaine cause, el qu'il a souffert,
c"est là l'objet de la foi. Dépasser ces faits, demander ce
qifest le Fils, essayer de comprendre sa nature, c'est ce ^JL^oU^U^h.
que se propose la gnose. La foi accepte les faits, la gnose
raisonne sur les faits '. La gnose procède donc de la foi et
lui fait suite. Elles sont inséparables. « La gnose ne va
pas sans la foi, ni la foi sans la gnose. » Le lien qui les
unit est si étroit qu'il peut se comparer à celui qui unit le
Père au Fils.
Dans ces conditions, la simple foi, y, xoivt) mamç, est le
fondement, y.yJly.-tz GsfAsXio? ûitéxeiTou, ("dément est, si pos-
sible, plus explicite encore dans la suite de ce remarquable
passage. Allégorisant la parabole du grain de moutarde^il
dit que ce grain représente la foi. Celle-ci en a le mordant,
elle stimule l'âme à s'élever aux plus hautes Idées. Comme
le grain de la parabole devient un grand arbre, elle aussi
se développe et s'épanouit « jusqu'à ce que reposent sur
elle les paroles touchant les régions célestes ». Qu'on ne
dise donc pas qu'il y a la foi du maître et la foi du dis-
ciple, la foi du simple chrétien et la foi du gnostique. C'est
la même foi chez l'un et chez l'autre à des degrés diffé-
1. "\ II, Strom., 57 ; f, ;j.:v oùv ;t£<m$ sûvto|aos î — 'v, i'o; il-;lv, tfiiv /.rzi-zi-
ypyrwv yvwaiç, f, yvcSct; o; àîccîSsiÇtç ràiv B-.à T.':i-.i''i; rcapsiXïjtj.iJLevtDV îayjià xaî
[iiôaio: o'.à t?,ç aopiazîjç SioaT/'.aÀia; Èrtotxo8ojiOU[xév7) tîj ~'<mi il; zo i'j.i-ir.-''>'oy
'/.7.1 'j.-.-' i-'.-jTr'ar: y.aTaXr.îTTixÔv rrïoïrri'j.-ouaa. • '
14
210
CLEMENT I) ALEXANDRIE
^ J^JU <v.
-AjjfawLr
*
rents d'épanouissement. Même la foi des apôtres n'est pas
d'autre nature que la foT commune. Klle est simplement
«excellemment édifiée ».
Telle est la foi en sa véritable portée. De celte concep-
tion notre auteur lin- une conséquence de la plus haute
importance. Si la foi est le premier degré d'où l'âme
s'élance pour arriver jusqu'à la contemplation de Dieu, si
elle doit être considérée comme le germe fécond de la
gnose chrétienne, alors jamais la foi ne peut être un obs-
tacle à la recherche, à la Zr-r^'.;. Il ne saurait y avoir
entrave de sa pari à la poursuite d'une connaissance supé-
r'ieure des choses divines. La carrière est ouverte à la
pensée chrétienne. Quel coup de maître de trouver dans
la foi populaire elle-même les litres qui légitimaient les
plus hardies spéculations de son noble esprit! Sans le
savoir, Clément réfutait Tertullien el émoussait la pointe
de l'arme la plus redoutable de ce grand adversaire de
toute gnose quelconque! Tertullien veut faire de la foi
populaire précisément une barrière à opposer, non seu-
lement à Fhérésie, niais même à la curiosité d'esprit la
plus naturelle et la plus légitime. Quand on croit, dit-il,
on ne cherche plus. Quand on croit, dit Clément, c'est
alors qu'on esl <-n état de chercher 2. Ainsi se marque
l'opposition irréductible qu'il y avait entre ces deux
esprits, entre le christianisme de l'un et le christianisme
de l'autre.
D'autre part, Clément se garde bien de laisser à la spé-
culation une liberté sans limites. L'esprit de recherche
et d'investigation ne doit s'exercer qu'à de certaines con-
ditions. Tout d'abord, notre eatécjlète \<'iil qu'il y ait ccr-
■s ,
!. \. Strom., Il : ttjv nî<mv roivuv oux iyX' **< [kîvïjv &XXà aùv Çr-r'^n
6eîv Rpoçaiveiv pajxev.
LA. FOI ET LA GNOSE 211
taines choses qui ne soient pas mises en question. « Il y a Um/^Wvh«Wpu<
^*des recherches, comme^cfîTAristote, qu'on doit blâmer, M^a^uk^
«^élle-ci, par exemple, s'il convient d'honorer ses parents.
« II y en a d'autres qui méritent un châtiment, ainsi lors-
qu'on demande des preuves de l'existence de la Provi-
« dence. Puisque la Providence s'exerce, c'est une impiété ^>cfcuu^ùuw^»
■ de penser que la prophétie ne s'accomplit pas selon les ^ojC^i^/J/Uicu^
>< voies de la Providence. Il faut en dire autant de l'éco- auUWîWxio^
« nornie du salut. Peut-être même ne doit-on pas tenter de
« démontrer de telles choses ' ». En outre, Clément ne
veut pas que la recherche de la vérité dégénère en dis-
pute. Que de l'ois il signale le péril des querelles de mots! J W>*- a&U/vo^
« C'est chose salutaire de faire de Dieu l'objet de sa
recherche, pourvu qu'on s'efforce de trouver la vérité et
qu'on évite les disputes 2. » Voilà des précautions qui ont
été inspirées à notre auteur par la crainte des excès de la ^i/v^^^
spéculation. Elles marquent l'éloignement qu'il éprouvait ^WA^-
pourTe- gnosticisme. Il concluait en disant : « Dieu peut
sauver par la simple foi, sans démonstrations et argu-
ments 3 ». Ainsi, on possède dans la simple foi l'essentiel,
et si Ton aspire à ce qui la dépasse, à la gnose divine, à la
contemplation de Dieu, encore faut-il partir de la simple \
foi. Elle est donc le fondement et de la religion et de la
théologie chrétiennes.
2° La Foi est le fondement et la condition de la vie du
gnostique ou parfait chrétien. Clément est fort éloigné
d'être, comme on l'a prétendu, un pur intellectualiste. Il
est autant préoccupé de morale que de spéculation, de vie
chrétienne que de contemplation philo sopnTqiie. Il ne lui
1. Y, Strom., 6, passage sur les propositions qui ne peuvent faire
l'objet d'un Tr^ua.
2. Ibidem, 12.
3. V, Strom., 9.
'M/Ù
212 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
sullil pas de montrer que les spéculations les plus har-
dies de son gnosticisme chrétien plongenl leurs racines
dans la foi commune des fidèles, il faut qu'il prouve encore
cUv qu'au point de vue moral, la sainteté que s'efforce de pra-
., limier son chrétien parfait dérive de la foi populaire et
H en esi (lue la Heur.
G- est 1 idée qui remplit une notable partie du IIe Stro~
yÀ/ Jjlo^aaméWAé/' mate. Innombrables sont les formes sous lesquelles notre
auteur la présente. Il y a une échelle des vertus chré-
. T— î . . . r-
tienncs. Au premier échelon se trouve la feu ; vient ensuite
la repentance qui suppose la foi ; à un degré supérieur
brille l'espérance qui jaillit aussi de la foi '. Délie, pro-
viennent aussi la crainte salutaire, la tempérance, la
patience, enfin l'amour el la gnose. « La foi apparaît
« connue la première inclination qui nous porte au salut.
« Après elle la crainte, l'espérance, la repentance qui,
« accompagnées de tempérance et de patience, en se déve-
« loppant nous conduisent à l'amour et à la gnose ~ ». Ne
demandons pas a Clément une absolue précision dans les
idées : il ne sYxplrque pas clairement sur les rapports des
vertus chrétiennes les unes avec les autres; il n'établit
pas entre elles de progression vraimenl organique, encore
moins montre-t-il clairement le lien qui les unit à la foi;
il serait facile de relever des contradictions dans ce qu'il
en a dit. Il faut s'en tenir à l'ensemble de ses idées. Nous
Taxons dit, il \oil les choses en bloc et nul n'a jamais été
moins capaBre d'analyser les notions qu'enfantait son
fécond esprit. S'il n'est pas parvenu a exposer clairement
I. Voir notamment II, Strom., 23 . 30 ;l, 15, 18. Nolez «I < ^ phras<
corn celles ci : nîatew; oùv xai rt 'j.i-y.v>'.y. r.aT(5f Qmjj.cc... j}8t] 8s r, V/-.'.; ïx
-. -'.'■'■ Tjyii~T)i izlaziç é'8pao|xa àyx-r,:.
~2. II. Strom., 31. Voir aussi II, Strom. ,9 : nton? ;upîaz6TOi :jy/\ ~p«Ç
OeuiXioc :■/'- -'-. lexle corrigé.
vU
LA FOI ET LA GNOSE 213
sîi f'acoif de concevoir L'enchaînement des vertus ehré-
tiennes, il est sûr qu'il les enchaîne ', et il est non moins j ..,i-
•■11 «• • , . • i i r • t , î foufy &*&&*'
certain qu il les lail toutes dériver de la loi. « toutes les
uerjfts chrétiennes sonl filles de la foi. La foi précède 2 ». ÇtyuMA^
Ailleurs, il dit que les vertus sonl comme les éléments,
TTO'.ys7.-/. de la gnose : la foi est encore plus élémentaire
quelles; c'est l'élément par excellence ; elle ésl aussi
nécessaire au chrétien parlait que l'air respirable L'est
aux habitants de la terre. Il n'est pas plus possible qu'il y
ait de vraie gnose sans foi, qu'il ne Test qu'il y ait de la
vie sans Les quatre éléments. La foi est donc le fondement
de la vérité 3. La foi est chose divine. « Elle est une sorte
de puissance de Dieu '' ». Clément semble la concevoir
vaguement comme un germe divin d'où jaillit la forme
supérieure de christianisme qu'il a conçue. Elle se déploie
dans une double direction, aboutissant dans le domaine de
la pensée aux clartés de la contemplation de Dieu et dans
le domaine de l'action et du sentiment aux formes les plus
hautes de la sainteté et de l'amour. Aussi s'écrie-t-il avec
énergie : le gnostique chrétien est planté en la foi.
Ailleurs, il résume sa pensée dans~cëïïë~phrasê significa-
tive : « la foi et la connaissance de la vérité tcwtiç et yvw-
<tu) préparent l'âme qui se décide pour elles, à demeurer
conséquente à elle-même et stable ». Ainsi la foi et la
gnose concourent à produire le même effet sur l'âme.
t. II, Strom., iô : <'■>-. [ièv oùv àv~axoXou8ou<iiv àÀÀ^Àai; ai àpsxaï -.': "/pJ]
/.;-;-:'.•/. i-'.o£o:'ya£vo'j r/ji, u>; jtitrcts ;j. = v im [iSTavoia IXîttÇexaij £jÀxoi'.a Se ïr.\
-:z-.v. xal.î] Iv toÛTOtç Irçt[iovTJ -.\ /.%: k<jxi)<jiç i';j.a [i.a07,aei aujurepaiouxa'. :-U iyâ-
T.'i;i. 7\ 0£ -ft '■■•ii-'i'jV. TsXsiOOTŒt.
2. II, Strom., 55.
3. II, Strom. , .'il : itoyeitov yoiv tijç -yvtoasios tô5v Kpo£ipY){ilvwv ipsTfiiv utoi-
yEiwSccrcs'pav Etvai au[i6è'67]xs rfjV iciariv...
». II. Strom., i8 : î] îî«ms oJva;j.i; t.: toj 8sou. . . 53, jîwjtis 8è î-J/ô? s'ç
aàiT7)OÎav . . . ,
214 clément d'Alexandrie
Clément esl allé encore plus loin. Il va jusqu'à affirmer
^^ - que la foi est le fondement de la connaissance en général,
-/vvu..v \ w- Nous trouvons cette affirmation dans un passage qui
mérite d'être cité en entier '.
« Il y a quatre voies par lesquelles la vérité nous arrive,
« les sens (at<rQrj<rtç), l'intelligence (voyç), la science (eitt-
« ot^uti) et ropinion (ùtoAtj«|/'.ç). Dans l'ordre naturel, l'in-
« telligence a le premier rang; pour nous et par rapport à
<( nous, c'est la sensation. Du concours de la sensation et
« de l'intelligence naît la science ou la connaissance
« véritable. Le trait commun à l'intelligence et à la sen-
« sation, c'est l'évidence. Mais la sensation est un degré
« pour arriver à la science. La foi, pénétrant par les sens,
« dépasse l'opinion pour arriver aux choses non fictives
« et ne s'arrête que dans le sein de la vérité. » Puis il
montre que le raisonnement ue peut atteindre le principe
des choses; en dépit de leur dialectique, les Grecs u Ont
pas connu Dieu. « C'est donc par la foi seule que l'on
parvient au principe même de l'Univers. »
C'est une véritable théorie de la connaissance que Clé-
ment expose dans ce passage. Passablement informe et
^incohérente du reste. Comme toutes les conceptions phi-
losophiques de notre auteur, elle est composée de pièces
■jw»^- ' ~- de rapport fournies par toutes les écoles. Bille doit, ses
principaux éléments notamment au platonisme et au
stoïcisme. Ce qui paraît toul à fait particulier à Clément,
c'est l'idée de mettre la -■--:; à l'origine de la connaissance.
Les stoïciens avaienl bien dit quelque chose d'analogue.
Clémenl lui-même en l'ait la remarque. Ils parlaient d'une
-:o/ /, •>'.;, c'est-à-dire d'une sorte d'intuition qui précède
toute opération de l'esprit, du moins tout raisonnement.
1. II. Strom., 13.
**
LA FOI ET LA GNOSE 215
• Cette-intuition, confirmée ensuite par le raisonnement,
devient une v.v-yj;r{-l<.;. Notre auteur a vu une analogie très
claire entre son idée de la foi et de la gnose et cette notion
«les stoïciens. La foi, en effet, grâce à la démonstration
que Ton fait de son objet, devient de la science ou de la
gnose \ Donc, en dernière analyse, elle est une -pôAr,!'.;.
11 le dit en propres termes 2. Elle est donc non seulement
à la base de toute connaissance de Dieu, mais de la con-
naissance en général. Voilà comment Clément est arrivé à
formuler une idée fort curieuse et qui était plus profonde
et plus vraie qu'il ne le croyait. Il ignorait qu'il entre-
voyait qu'à l'origine de la pensée elle-même, comme de
la volonté, il y a un acte de foi inconscient !
L'analogie que notre auteur croyait apercevoir entre
riivfûTtîôlï (Tes- stoïciens et la~ loi rTetait qu'apparente.
Qulrnporte ! ce quTest clair, c'est qu'il a voulu montrer
qu'on ne saurait se passer de la foi, et qu'elle est à l'origine '
de la gnose la plus ambitieuse. Aussi, s'écrie-t-il, « la foi
est plus importante que la connaissance ; elle en est le
critère 3 ». La foi et la gnose se conditionnent récipro-
quement : Ti'.TTf, xotvuv f, yvôa-tç, yvwo-Tr, oï r, itioriç !
On le voit, dans tout ce que Clément dit de la foi, ce
qu'il y a de moins clair, c'est ce qu'il entend au juste par
la foi. L'ulée^iiijl^en fait ne supporterait pas l'examen.
Elle se révélerait comme contradictoire. C'est une notion
essentiellement complexe, se composant d'éléments ou
d'idées qui ont une vague ressemblance. N'oublions pas
1. II, Strom., 48 : JïiTtT) OÈ fj yvûa1.; rçxis Sv à'r, È7Ct<JTï)fJ.OViX7] mcoSeiÇiç xûv
xa-rà i'/.rfif] çiXoaoçîav -7.paui8op.Evwv.
2. II, Strom., 8 : jwaxiç 8s r,v &ia6aXXouci xêvtj'v xa;. pàp6apov vojuÇovtss
"EÀÀt,veç jrpôXïjtjiiç Ixotfaio's loti.
3. II, Strom., 15 ; xupuikspov oùv zf^ l-'-n-rl'ir^ f) jcî<m$ xai egtiv aù-cf;?
XptT7]plOV.
216 < I l Ml,\ I D'ALEXANDRIE
(|iir Clément voit les choses dans leur totalité; il en
aperçoit toutes les faces à la fois. Il en résulte tics con-
ceptions très fécondes niais peu précises. Elles sont
comme le chaos, riches de virtualités, mais enveloppées
d'obscurité.
Retenons oV l'exposé que l'on Nient de lire, ce t'ait
capital, c'esl que (dénient donne à la simple foi la place
jjM*^ . HUM.wiuvfj-'-honneur. L'efforï même qu'il l'ait pour montrer qu'elle
est la Eâse de toute gnose prouve à quel point il tenait à
Caire reposer sur elle tout son christianisme. A aucun
prix il ne veut se séparer de ses frères.
L'idée que Clément se fait de la foi achève d'éclairer
la solution qu'il proposait du problème capital des rap-
ports du christianisme et de la philosophie. Il est clair
qu'il voudrait, d'une part, conserver de la philosophie ce
qui est essentiel et durable el que, d'autre part, il n'entend
pas diminuer le christianisme. Telle est en théorie sa
pensée. Nous allons voir maintenant si en fait et dans la
pratique, il a maintenu l'équilibre qu'il établissait en
principe entre le christianisme et là~ ""philosophie. Qui
sait, si, à son insu, il n'a pas l'ail à celle-ci une place plus
large qu'il ne lui accordait en théorie!
TROISIÈME PARTIE
CHAPITRE PREMIER.
Les Sources.
Deux influences très diverses concourent à former la
théologie de notre auteur : (Tune part, le christianisme, I-wc^/vUamiX; C
d'autre part la jyhilosophie. Etudier dans quelle mesure ^ uL^fr^O
l'un et L'autre élément ont déterminé sa pensée et désraffer
de cette étude le caractère et la nature précise de chacune
de ces deux grandes influences, voilà ce que nous nous
proposons de tenter dans cette troisième partie.
On peut juger jusqu'il un certain point des influences
qu'un auteur a subies par les citations qu'il fait '. Elles XjJfÀiJi^M
abondent chez (dément, et elles sont aussi variées qu'abon- ^/^^J^^b
dantes. Elles se ramènent cependant à deux sources prin-
cipales. L'une est la littérature grecque, l'autre la lit- ^ -u^^cCUl'w
térature biblique. Notre auteur puise à peu près également^ jjjfaXri)u)J\î' t
dans l'une et dans l'autre. Les textes bibliques se croi- "
sent avec les citations d'auteurs grecs de la façon la
plus étrange. Au premier abord, on a beaucoup de peine
I En ce qui regarde l'authenticité des citations de poètes grecs qui se
trouvent dans les écrits de Clément, voir A. Scheck, De fontibus dé-
mentis Alexandrini, 1889. p. 44 sqq., et la bibliographie qu'il donne.
Pour une appréciation de ce travail, voir notre aperçu bibliographique.
218
CLEMENT I) ALEXANDRIE
±4U i~
• L
/j+jJuwZb-
à se rendre compte de la différence que l'ail Clément des
uns et des autres. Il dit quelque part que la philosophie a
été le testament des Grecs. A en juger par la manière
dont il pratique les philosophes d'une part et les prophètes
de l'autre, il semble bien qu'en fait la littérature grecque
et la littérature biblique ont été pour lui deux testaments
d'égale valeur.
A celte première constatation il convient d'en ajouter
une autre. Clément cite couramment une foule de poètes,
de dramaturges, d'auteurs comiques. A y regarder de
près, ces citations consistent surtout en des sentences et
des maximes. Ce qu'il aime chez un écrivain, ce n'est pas
l'artiste, c'est le penseur. De tous les poètes celui qu'il
semble préférer, c'est Euripide, le plus philosophe de
tous. C'est lit une indication. Ce qui intéresse (dément
dans la littérature grecque, c'est ce qu'elle a de philoso-
phique. Tout le reste le laisse parfaitement froid. Il lui
arrive de réciter des \ ers d'Homère ou de Sophocle. Nous
,\ ne nous souvenons pas qu'il ait jamais laissé ('(happer un
mol qui trahisse de l'admiration purement littéraire.
( )n est encore loin d'être d'accord sur les iniluenees
philosophiques qu'a subies clément. Les uns en font un
-^^ platonicien, les autres un stoïcien. D'autres soutiennent
\Om que l'hilon a été son maître de philosophie aussi bien que
d'exégèse, el que tout ce qu'ilsait de la pensée grecque,
il le tient du savant Juif d'Alexandrie. Il serait facile de
montrer que toutes ces appréciations, tout en contenant
une pari de vérité, sonl trop absolues. Clément doit cer-
tainement beaucoup au~pîàlolHKTTmr+H'ùs il y a dans sa
théologie une foule d'idées qui sont entièrement étran-
gères à Platon. Nous verrons aussi que si notre auteur est
tributaire, dans une large mesure, du philonisme, il s'en
paie sur des points essentiels. La vérité est qu'il es1
aKJjjJ**,
LES SOURCES 210
•
• éclectique. II. le dit lui-même dans un passage que nous
avons déjà cité '. En cela, il est de son temps. Quel est
^lors le philosophe, à l'exception de quelques stoïciens, qui
^ nô se soit montré hospitalier à toutes les écoles et dont la
pensée ne relève de trois ou quatre maîtres à la fois?
Analyse/ n'importe quelle idée de Clément et vous y trou- ' ^«Cwvà^vvv
verez les éléments les plus divers. Ses conceptions sont
essentiellement mixtes.
^"Cependant,~on discerne parfaitement dans cette espèce
de syncrétisme qui constitue la théologie de notre auteur *»
un certain nombre d'influences qui prédominent sur toutes i **^
les autres. Ce sont le platonisme, le stoïcisme et Phi Ion. \¥j$fo)MJ$Uw<~
Voilà les écoles qui ont directement influé sur la pensée ,A
de Clément. Nous croyons que les preuves existent qu'il
en a pratiqué les livres. Ces écrits, il est loin de s'en être
assimilé tout le contenu, mais il y a des points de sa doc-
trine qui supposent qu'il les a étudiés; il en a compris et
retenu ce qui convenait à sa pensée. Quant aux autres phi-
losophes qu'il cite, il est douteux qu'il les ait lus; il les
coirnâTTgénéralement de seconde main ; ce qui est certain,
c'est qu'ils n'ont contribué à former sa théologie ou sa
morale que dans une mesure insignifiante 2.
Quoique Platon et même Aristote aient marqué sa
pensée de leur empreinte, ne nous imaginons pas que
Clément en ait une intelligence exacte et complète. Il les
comprend dans la mesure où on les comprenait de son ^J larjx^JK^
temps; son platonisme, comme son stoïcisme, est celui (^
qui circulait dans, tes écoles ; leurs auteurs auraient sans
doute trouvé leur propre doctrine bien défigurée. En
J. I, Strom.. 37.
2. La morale de Clément contient quelques éléments aristotéliques mais
on peut contester qu'il ait lu Aristote.
kMj^^M^
220 ( I ÉMENT d'aLEXANDRI]
outre, ce n'esl aucun de ers systèmes dans sa totalité que
l'on trouve chez (Jtément, il nVn reproduit qîrë ctës parties
saillantes. De larges infiltrations dans certains groupes de
ses conceptions, voilà ce «pie Ton constate. Enfin ces infil-
trations ne se sonl pas faites partoul dans la même
mesure. Sur tel point, dans l'ensemble d<v sa pensée, telle
influence est plus forte que sur tel autre point. Ainsi dans
sa conception de Dieu, dans la théologie proprement dite,
Ctémenl esl principalemenl tributaire de Platon; dans sa
christologie, comme dans sou exégèse, il esl disciple de
Philon ; dans sa morale^ c'est en première Ligne des
stoïciens el un peu d'Aristote qu'il s'inspire. \<>i là les
L points «ni se concentre en quelque sorte chacune de ces
influences el ou elle se fait sentir avec le plus d'intensité.
Il ne faiit pas en conclure qu'elle se limite a ce seul point,
au contraire, ou la retrouve dans presque toutes les autres
conceptions de notre auteur, mais moins forte. Tandis
qu'elle colore les premières, elle ne fait que teinter les
autres. Vinsi on discerne partout chez Clément du plato-
nisme, du siouis I notamment du philonisme, mais la
proportion en \ arie sans cesse.
I es explications sufliront, pensons-nous, pour donner
i une idée précise de la nature des conceptions de noire
^ *'■ autour. Celles-ci sont essentiellement hétérogènes. Vous
n'\ voyez pas seulement deux grands courants d'idées,
I un venu do la philosophie, l'autre du christianisme, s'y
croiser cl • \ confondre. (le sérail encore trop simple.
Examinez I élément philosophique de ces conceptions cl
il vous apparaîtra comme essentiellement composite.
Votre analyse \ fera voir sans peine, a coté d'une em-
preinte principale, plusieurs autres sensibles encore,
quoique moins profondes. Si Platon ou Zenon a été l'archi-
tecte en quelque sorte de telle conception, de tel groupe
LES SOURCES 221
(Tidéfcs, il y a eu d'autres artisans qui ont collaboré à la
*¥ même œuvre.
d-t
^wUaaX^ .
'/ Mais nous n'avons encore examiné qu'un seul côté des C' ^cJ£J^
conceptions de Clément. Pendant qu'il puise d'une main
tfans la philosophie, il puise de l'autre dans la littérature
biblique. Tels deux cours d'eau qui se rencontrent, ils
coulent sans se mélanger dans le même lit. On les dis
tingfue à la couleur de leurs eaux.
"Vovons d'abord ce que notre au leur pense de l'Ancien
Testament et l'usage qu'il en fait. Les Ecritures sont divi-
nement inspirées. C'est le Logos de Dieu lui-même qui
parle par la bouche des prophètes. Les Ecritures, étant
inspirées, n'ont pas besoin d'être accréditées par une
démonstration quelconque '. Elles contiennent en elles-
mêmes la garantie de leur vérité.
On ne saurait être plus explicite. De tels principes
impliquent que les Écritures sont la source de toute
vérité. Aussi Clément veut-il que toute proposition soit \^ffju^ Ojj CW>
prouvée par leur témoignage. S'il accorde aux doctrines jjj^jjr^
dv* philosophes quelque autorité, c'est parce qu'il croit
qu'ils les ont puisée- dans les Livres Sainis.
Voilà notre théologien, semble-t-il, lié au texte des
Écritures. Il le serait en eP.êt s'il ne pratiquait la méthode ^j^.jvmjW
allégorique 2. On connaît ce procédé ingénieux qui cousis- yJlXllsfyyvCiï
tait à faire dire à un texte une foule de choses auxquelles
son auteur n'avait jamais songé. L'allégorie repose sur
l'analogie poussée jusqu'à ses dernières limites. On décou-
vrait dans une phrase, dans un mot, quelque chose qui
rappelait l'idée qu'on avail dans l'esprit. Quand le sens
1. Vif, Strom., 9."). Le chap. xvi loul entier du Vil" Strom. est à con-
sulter.
2. Nous complétons ici ce que nous avons déjà <lil de l'allégorie à la
page 38.
222 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
littéral du texte s'opposait décidément au rapprochemenl
qu'on voulait faire, on ['écartait simplement. Le texte
prenait alors un sens symbolique. On le métamorphosait
en imago de l'idée qu'on voulait lui l'aire exprimer. C'est
ainsi que Clément, à l'imitation de Philon, transfigure ce
que la Genèse raconte de la vie conjugale du patriarche
Abraham '. L'histoire s'évapore en typologie. Ailleurs,
encore d'après Philon, il voit dans les somptueux vête-
ments du souverain sacrificateur un symbole qui signifie
les quatre éléments! Le chandelier d'or pré ligure le Christ
« éclairant ceux qui croiront en lui 2 ». On se demande,
en lisant ces allégories, si railleur croit encore à la réalité
historique du tabernacle.
Ton! l'Ancien 'l'cstamenl se transforme en symboles
de~s ventes qûTne devaient être révélées qu'à l'avènement
du Christ \ Le sens littéral ne semble pas exister pour
^ . ytwML' Clément. Il ne s'en préoccupe jamais. En lisant Moïse et
jjU'.'^'jj .H's prophètes, il est constamment à l'affût d'allégories qui
contiennent sous leurs voiles les idées qui lui sont chères.
Grâce h ce procédé, il retrouve dans l'Ancien Testamenl
toute sa théologie. Il n'est pas étonnant, dans ces condi-
tions, qu'il en appelle avec tant de confiance à cette
autorité !
L'exégèse de Clément est ce qu'il y a de moins origi-
l ■ '-._^^ *■» nul dans son grand ouvrage. En cette matière, il est élève
sJw&aa" d<- Philon. Principes et méthodes, il lui a tout emprunté.
Il a énormément cité l'Ancien Testament, et on peut dire
qu'il y a dans son livre autant d'allégories que de cita-
I . Voir ;'i la page 1 57.
'_'. Voir tout le chapitre \i du Ve Stromate avec les notes « 1 < • Potter; II,
Strom., 20, <•!<■.
3. \. Sliuii... 90 : '>j'>ir.''> -;a,- ■).-■./.-. /.xljt.-.u \ rtùv lZpO<fi\tiKS>V ^ /]/'■>':■.: [iotf-
LES SOURCES 223
tiôns. Il n'y en a guère qu'il n'ait prises à sou maître. On
."«'étonne de constater à quel point il est redevable au
grpnd exégète juif. La surprise est d'autant plus grande
qu'il ne dit pas toujours qu'il copie Philon. Quel exemple VfC^wCDw -^
Jti*itructif des mœurs littéraires de l'époque! Décidément
les droits d'auteur étaient alors chose absolument incon-
nue. Les ouvrages de Philon ne lui appartenaient plus; ils
étaient devenus bien publie.
Clément, il faut le dire^avait une sorte dejroûtjnjié^ ^
pourjjdlégorie. A cet égard, rien n'est plus curieux que
son Ve Stromate. Ce livre a été écrit presque tout entier vWUMj!
pour justifier l'allégorie. L'idée maîtresse en est que les ^jh
plus hautes vérités n'ont jamais été exprimées que dans - — ■
des symboles, et que, par leur nature même, elles ne pou-
vaient l'être autrement. Que l'on consulte les Egyptiens
ou les sages de la Grèce, aïïssi bien que Moïse el les pro-
phètes, tous ont fait usage du symbole. Voyez les pré-
ceptes de Pythagore. Pris dans un sens littéral, ils sont
insignifiants ; interprétez-les selon les règles de l'allégorie
et vous les verrez livrer en quelque sorte passage à de
sublimes vérités. Ce sont des voiles qu'il faut savoir sou-
lever. Ainsi les sages de toute la terre ont enveloppé la
vérité de mystères. Cela était nécessaire. Elle eut été'
trop éblouissante pour le commun des hommes. D'ailleurs,
convenait-il qu'elle se révélât sans qu'il en coûtât quelque
peine pour la découvrir? Clément va plus loin, et à la fin
de ce livre il en arrive à émettre l'idée qu'il y a des choses
qu'il est impossible de connaître et même d'apercevoir,
sinon à travers des symboles. Peut-on connaître Dieu?
N'est-il pas inaccessible à l'homme ? Sa substance n'est-
elle pas insaisissable? Y a-t-il un seul nom dont on le
nomme qui puisse véritablement s'appliquera lui, l'expri-
mer dans son être ineffable? Xous ne le connaissons que
224 CLÉMENT d'aLEXANDRIE
par les effets de sa puissance II ne nous esl sensible
qu'autant qu il exerce son action. C'est dans ses actes
qu'on l'aperçoit. Des lors, commenl pourrait-on en parler
sinon en images, en symboles? Ainsi, au fond, l'allégorie
repose sur une conception particulière des choses. Elle
procède d'un point de vue philosophique. Il y a du plato-
nisme dans la préférence que Clément marque pour cette
.méthode d'interprétation.
.— -v L'allégorie n'était pas sans péril. On pouvait aller très
loin avec un procédé qui permettait d'attribuer aux auteurs
sacrés i\r> idées qu'ils n'avaient jamais eues. Clément le
savait. Les gnostiques qu'il connaissait si bien lui avaient
ouvert tes veux. Il voyait quelles témérités d'idées ils pré-
tendaient justifier par l'interprétation allégorique i\<-s
Ecritures. Que faire pour parer a ce danger? Renoncera
l'allégorie? Mais on ne connaissait pas alors d'autre
méthode d'exégèse. Tertullien proposail un moyen som-
maire. Il veut, dans -on De Proescriptione, qu'on refuse
tout simplement aux hérétiques le droit d'interpréter les
Ecritures! Ne sera valable que l'interprétation admise par
l'Eglise. I ii jour, on poussera I idée de Tertullien jusque-
là. Combien notre Clément est éloigné de cette intolé-
rance! Il connaît aussi bien que l'Africain le péril de l'in-
terprétation gnostique, cl il le signale avec beaucoup plus
de clairvoyance. Mais commenl propose-! il de le conju-
rer? C'est en donnant a lexégètê chrétien un critère qui
lui permet le de distinguer les bonnes des mauvaises inter-
prétations, celles qui sont nuisibles de celles qui édifient.
• '-^ '- •■- Pour se préserver de l'erreur, il lui suffira de demeurer
fidèle ;i la tradition </>■ l'Eglise. Gardons-nous de prendre
ces mots dans I'- sens qu'ils auront un jour, qu'ils ont
encore. La suite du discours montre clairement que Clé-
ment entend siihplement par là ja foi chrétienne deuil La
LES SOURCES 225
Avivanfe transmission se faisait depuis plusieurs généra-
tions. « L'origine de notre enseignement, c'est le Sei-
gneur, » dit-il. « Ensuite parles prophètes, par l'Evangile,
. p. H' les bienheureux apôtres, il demeure notre pédagogue.»
Ce qu'il discerne dans l'Ecriture, c'est donc la voix du
Seigneur. Voilà, dit-il, « la vraie démonstration » de la
vérité des Livres Saints \ Qu'est-ce à dire si ce n'est que
Clément se fie au sens chrétien pour écarter les interpré- ~t-w-^w^UA
tations vraiment périlleuses pour la foi? Plus on aura > ty\Mjwfô/U -
l'âme chrétienne et moins on donnera dans les extrava-
gances gnostiques. Ainsi tandis que Tertullien ne sait pro-
téger les chrétiens qu'en leur interdisant de discuter
même un texte avec les hérétiques et en privant ceux-ci
de tout droit d'interpréter l'Écriture, Clément arme le
fidèle en quelque sorte intérieurement; il se fie à sa foi
pour le préserver, et il lui laisse sa liberté.
Les allégories de Philon, de Clément, d'Origène nous
font sourîreT~elles ne nous paraissent- guèrè~~plus raison-
nables que celles des stoïciens dontCicéron nous a donné
quelques échantillons si curieux dans son De Natura
Deorum. Et cependant, il faut le reconnaître, cette méthode
se justifie par les services qu'elle a rendus. Qu'aurait fait
Clément sans l'allégorie? Il lui aurait été tout simplement
impossible de se faire accepter des fidèles. On accordera jUmmjjJ/
(pie ses idées principales, conception de Dieu, christolo- ^pjj ^jjX/i^-
gie, idéal de sainteté, refondues et remaniées par ses
successeurs, ont singulièrement fécondé la pensée chré-
tienne. Effacez la théologie de Clément, et la foi des
simpliciores restant à l'état embryonnaire, ne revêtant
jamais des formules propres à en faire le Credo d'un
monde nouveau, finissait par se stériliser. A aucun
1. VII, Strom., eh. xvi, §§ 94, 95 et tout le chapitre.
15
226
CLEMENT H ALEXANDRIE
Ï4MXUx
T^y-
moment de l'histoire elle ne sérail devenue universelle.
L'avenir aurait été compromis si le grand catéchète ;i\;iil
été repoussé |>ar l'Eglise. Orj oë l'aurait-il pas été imman-
quablement s'il avait présenté ses idées telles quelles?
On ne les aurait pas comprises. On les aurait méconnues
au point de les confondre avec celles des gnostiques, les
plus grands adversaires de Clément. Pour comprendre
notre auteur, ne fallait-il pas posséder une culture qui
n'était pas commune parmi les fidèles? Même présentées
avec toutes les précautions que lui suggérait sa grande
expérience de pédagogue chrétien, nous l'avons vu, Clé-
ment ne les a pas acclimatées dans l'Eglise sans soulever
de graves objections. C'est parce qu'il se rendait parfaite-
ment compte de cette situation que notre auteur s'est
enveloppé de tant <!<■ mystères. 11 savait qu'une lumière
trop crue ne ferait qu'éblouir sans éclairer. La méthode
allégorique, si largement appliquée par lui, pouvait seule
lui permettre de ménager les transitions et de prévenir de
fâcheux malentendus. Cette méthode offrait encore un
;:utre avantage. Elle permettait à Clément de fonder sa
théologie sur l'Ecriture. C'était lui donner une sanction
capitale. S'il n'avait pas eu l'allégorie à sa disposition, il
aurait été obligé de présenter au public ses idées théolo-
giques sous sa seule responsabilité. Cela eût alors ample-
ment suffi pour éloigner de lui l'opinion chrétienne.
Tels sont les services qu'a rendus l'allégorie. Elle a
été un instrument de progrés~verîtable. Elle a servi à
l'épanouissement du christianisme dans le domaine de la
pensée. Tel est le fait historique. Sans doute, elle ne se
justifie pas à notre point de vue. L'allégorie repose tout
entière sur des fictions. C'esl un leurre de l'imagination.
Jamais un penseur chrétien ne pourrait actuellement se
servir d'une méthode dont il saurait qu'elle a ce caractère.
LES SOURCES 227
«Mais de grâce, "reportons-nous au temps de Clément. Ni
lui, ni personne ne se doutait de ce qu'était réellement la
nTéthode eu usage. On l'appliquait avec une bonne foi
[a^olue. Tout défectueux que nous paraisse l'instrument
qu'ont manié ces ouvriers du royaume de Dieu, il n'en
reste pas moins qu'il a puissamment aidé au développe-
ment et à l'affranchissement de la pensée chrétienne. Ce
n'est pas la première fois que de magnifiques résultats
ont été obtenus par des moyens mesquins que le temps
devait condamner.
Ce qu'il faut nettement reconnaître, c'est que l'allégorie j> «
est fatale à l'intelligence de l'Ancien Testament. Ni Clé- ^
mémt,- ni Orîgène après lui n'ont la moindre idée de & ^ •*■**{ ■*£?
ce qu'a été l'antique hébraïsme. Il n'est pas possible ta< ^
de méconnaître davantage le génie véritable des pro-
phètes. L'apôtre Paul allégorisait aussi les antiques récits
bibliques, et cependant il est un vrai fds de l'Ancien
Testament. C'est qu'il est sorti des entrailles d'Israël ; la
religion des prophètës~pàlpîtë— "dans son âme ; il est de
leur race et la théologie des rabbins n'a pas réussi à
étouffer en lui le vrai génie de ses pères. Mais Clément,
Origène, les chrétiens du 11e siècle sont d'une autre race;
ils ont d'autres instincts; leur génie est enfant de la .<, r
Grèce. De toutes façons, il leur aurait été bien difficile
-i i r v ° wu * î • 'JJ*aa4aM^ "C wA
de comprendre f ame hébraïque et de vivre en commu-
nion avec l'antiquité biblique. A bien plus forte raison, ^\jC(^vcu&M£'-
devaient-ils en perdre toute intelligence lorsqu'ils l'étu-
diaient à travers le mirage de l'allégorie. Tant que cette
méthode d'interprétation a été en honneur dans l'Eglise,
on a continué à méconnaître le véritable caractère de la
Bible hébraïque. Pendant des siècles, l'antique Israël a
été, grâce à l'allégorie, entièrement ignoré. Ce n'est
qu'au xvie siècle que l'on commence à exhumer l'Ancien
228
CLEMENT 1» A.LEXA.NDRIE
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UHMJL '
*wV
V
Testament. L'exégèse d'un Calvin marque un progrès très
considérable dans là bonne direction. Néanmoins, pour
retrouver le véritable hébraïsme, il a fallu attendre l'avè-
nement de la critique historique. Cela est tellemenl vrai
• que, pour les personnes encore habituées aux idées tra-
ditionnelles, la lecture de l'histoire d'Israël, telle qu'elle
s'écrit maintenant, est une révélation.
L'historien a le droit de se demander si, après tout, il
n'a pas été heureux que la lumière ne se soit pas faite plus
tôt sur l'Ancien Testament. Marcion est peut-être le seul
chrétien qui ait entrevu la religion de l'antique Israël. Il
a compris que le Jéliovah des Hébreux n'était pas le Père
céleste du Nouveau Testament. Or, quel singulier usage
il a fait de cette demi-clarté ! A quelles bizarres spécula-
tions ne l'a-t-elle pas conduit ! Une intelligence vraiment
historique de l'Ancien Testament en aurait eu pour résul-
tat la répudiation. C'eût été pour le christianisme une
perte irréparable.
"Clément cite naturellement le Nouveau Testament
autânFque l'Ancien. Le traite-t-il de la même manière.' Il
lui arrive, comme il fallait s'y attendre, de l'allégoriser.
On trouvera dans le vi" chapitre du Ier livre du Pédagogue
un remarquable exemple d'exégèse allégorique appliquée
a /, Corinthiens, m, 2. D'ailleurs L'eût-il voulu, uotre
auteur m 'an rai [ pas pu s'em pêcher d'appliquer sa méthode
même au Nouveau Testament. N'a-l-il pas allégorisé jus-
qu'à Platon.' Il semble être devenu incapable de lire <i
de comprendre un texte ancien dans son sens propre. Il
faut reconnaître, cependant, qu'en ce <|tii regarde le Nou-
veau Testament il a été relativement sobre. C'est qu'il en
avait une intelligence beaucoup plus complète que de
l'Ancien. Partout, dans la conception de Dieu, du Christ,
«le l'idéal moral, nous constaterons de profondes infiltra-
.
'
h
LES SOURCES 229
tjpns dit plus pur christianisme. Le suc et la moelle du
Nouveau Testament ont passé dans son âme. Aussi la
ténTâTîôlTétait-elle moin drë~ÏÏë_1aîrê' r violence au texte pour
y introduire des pensées étrangères. Les paroles des
iisres chrétiens répondaient trop bien cà sa foi pour qu'il
«prouvât le besoin de les allégoriser.
Ce qui, en effet, devait empêcher Clément de mécon-
naître trop grossièrement le vrai sens des livres aposto-
liques, c'est qu'il se rattachait au premier âge par une tra-
dition vivante. On se souvient du passage de sa préface
où il déclareTavec une modestie exagérée, qu'il ne fera y
que reproduire dans ses Stromates un enseignement que
les « anciens » lui ont transmis de père en fils depuis les ^;
apôtres '. Cette affirmation n'est peut-être pas littérale- -ft cCcU •
ment exacteTÊlle contient, cependant, une grande part de
vélrtêTTa- T^oàooT-.ç èxx^vjcnaaTuoi était encore tout impré-
gnée de cÏÏrîsïianisme primitif. Clément y a puisé ce tact
encore très sur qui FS préservé des grands écarts qui
égarèrent les gnostiques et qui le maintint, en dépit des
entraînements de Pallégorie, dans les limites d'une inter-
prétation relativement saine du Nouveau Testament.
Telles sont les grandes influences qui ont pesé sur Clé-
ment. Nous avons montré, en termes généraux, de quelle
manière et dans quelle mesure chacune s'est exercée sur
sa pensée. Il s'agit maintenant d'entrer dans le détail et,
par l'analyse précise de ses principales idées, de justifier
les vues d'ensemble que nous venons d'exposer.
1. I, Strom., 11, Voir notre analyse de la préface des Stromates,
2e partie, ch. n.
CHAPITRE II
L'Idée de Dieu.
L'objet de notre étude n'est pas de l'aire un exposé com-
plet de la théologie de Clément. La seule question que
nous ayons maintenant à examiner est de savoir si, en lait,
notre auteur n'a pas accordé à la philosophie une part plus
O^ù*. grande que ne le faisait prévoir sa théorie. Pour être lixé
sur ee point, il n'est pas nécessaire de passer en revue
toutes ses idées; il suffit do choisir les plus importantes et
de les soumettre à une analyse rigoureuse. On verra alors
ce qu'elles contiennent en réalité de christianisme d'une
part et d'autre part de philosophie grecque. On se rendra
compte en même temps de la nature de l'influence qu'a
exercée sur la pensée de Clément chacun de ces deux élé-
ments. Il sera aisé enfin de dégager de cette étude le
caractère général de la théologie de notre auteur.
' est par l'idée de Dieu que nous commencerons l'ana-
lyse de la pensée «le dénient. C'est là que l'influence du
J&uco, >— ' platonisme sur notre auteur esl !<• plus fortement accusée.
,-O0i>v^ Notre catéchète, on s'en souvient, a la plus vive admi-
ration pour Platon. Jamais il ne lui adresse la moindre
critique. Il a beaucoup pratiqué ses ouvrages; il les a lus
el relus avec un évidenl enthousiasme ; à chaque instant,
il lui revienl des passages de son auteur préféré, li-
ions les philosophes, i 'esl («lui qu'il cite le plus sou-
vent. Il ne connaît pas saint Paul mieux qu'il ne connaît
l'idée de dieu 231
• Platon*. Son langage est plein de vocables tout platoni-""
*"ciens. Il y a dans les Stromates tel passage qu'on croirait
Jjfé des Dialogues, n'était la grâce qui l'ait défaut. Aussi
ifest-i] pas surprenant qu'on ait fait de Clément un plato-
nicien. Car ce n'est pas seulement la terminologie plato-
nicienne qu'on retrouve chez lui, ce sont aussi plusieurs
des idées les plus caractéristiques du grand philosophe.
C'est de celui-ci que vient un certain intellectualisme qui
distingue la pensée religieuse de notre auteur. C'est la
merveilleuse dialectique des Dialogues qui a évidemment
inspiré à Clément cette confiance un peu naïve qu'il
avait dans la démonstration rationnelle. C'est l'auteur de
la République qui lui a inculqué l'idée de l'éducation
morale. N'est-ce pas enfin de Platon qu'il tient certain pré-
jugé contre le corps et la matière qu'on sent percer chez
lui ? On le voit, Clément a le platonisme dans les veines.
Au 11e siècle, c'est moins le dialecticien que le théolo-
gien que Ton admire et que l'on étudie en Platon. Tout
ce qu'il affirme touchant Dieu, la Providence, l'immortalité
de l'âme, les peines et les récompenses de l'autre vie,
prend un relief extraordinaire ; c'est la partie de son ensei-
gnement que l'on s'approprie. Le 11e siècle est un siècle
d'aspirations morales et religieuses. Partout, dans les _,n i
classes populaires comme parmi les philosophes, elles
se font sentir. Il y avait précisément dans le platonisme
tout un côté, négligé, à peine compris par les siècles pré-
cédents, qui répondait aux préoccupations de ce temps
et qui devait assurer à Platon un regain de prestige. Dans
ce domaine, c'est-à-dire dans tout ce qui touche à la théo-
logie, son influence n'a cessé de grandir. Tous l'ont subie,
depuis les héritiers officiels de sa pensée, tels que Plu-
tarque ou Albinus, jusqu'aux néo-pythagoriciens et à Phi-
Ion d'Alexandrie.
'Ï.Y2 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
De quelle Caeon le platonisme marque-t-il de son
j^ <à*' empreinte la théologie des philosophes du temps de Clé-
ment? C'est principalement en introduisant la conception
de la transcendance dans l'idée de Dieu. Platon crée le
monde des Idées; des abstractions deviennent plus réelles
que l'univers concret et visible. La plus haute de ces Idées,
celle du Bien s'identifie avec Dieu. Cette Idée suprême
qui se confond avec Dieu, est le soleil qui éclaire tout le
reste et vers lequel tendent les autres Idées aussi bien
que l'intelligence de l'homme '. Désormais la conception
de Dieu sera inséparable des Idées platoniciennes et par-
ticipera à leurs caractères essentiels. En effet, du moment
que Dieu s'identifie avec l'Idée du Bien ou, si l'on veut,
s'en rapproche tellement qu'il est difficile de les distin-
guer, Dieu revêtira forcément ce qui constitue le caractère
le plus saillant de cette Idée, comme de toutes les Idées
platoniciennes, je veux dire Y abstraction. Par son réalisme
appliqué aux Idées, Platon a donné en quelque sorte l'être
à l'abstraction. C'est toujours l'abstraction, l'idée géné-
rale dépouillée de tout ce qui fait l'objel concret et pal-
pable, mais c'est l'abstraction considérée comme la réalité
par excellence. Voilà un premier trait qui s'attachera
désormais a l'idée que se feront de Dieu, d'abord les phi-
losophes, ensuite les théologiens. Sans doute Philon lui-
même s'exprime en maint endroit, comme si son Dieu
étail une personne, et il semble lui attribuer ionles les
qualités d'une personne véritable. Il n'y a aucune raison
de supposer qu'en parlant ainsi il s'accommode prudem-
nieiit aux conceptions populaires. Il est sincère el incon-
séquent. Quoi qu'il en soit, le Dieu qu'il proclame et dont
I. De Republica, VI, §§ 508, 509. Voyez notammenl Republ., VII. 517 1).
V>>ii la discussion de Zeller sur l'identité de Dieu e1 de I Idée du Bien
bhez Platon, Philosophie der Griechen, 2* partie, I" vol., p. 591-602.
/
l'idée de dieu 233
Au
•la notion se transmettra aux siècles suivants sera toujours, v""
comme les Idées, un Dieu abstrait et transcendant.
^ "L'ne autre conséquence qui découle de l'identification ic^'f.
de- l'Idée du Bien et de Dieu, c'est que celui-ci devient
"impuissant à se communiquer. On sait que la grosse lacune
du système de Platon est d'expliquer le passage du monde
des Idées au monde visible \ Il a beau dire que les Idées
sont les causes des phénomènes, que les choses visibles
participent à l'existence dans la mesure où elles parti-
cipent aux Idées, on ne voit pas comment celles-ci peuvent
agir sur le monde visible, comment par exemple l'Idée du
Bien est la cause de l'existence du soleil et de l'univers
concret. Les stoïciens, avec leur matérialisme, expli- ^^vla^-i^y^
quaient bien plus facilement la transmission de la force ^Va-UXO'U/u^m/
divine à la matière et au monde visible. Au fond, les Idées
platoniciennes, quoiqu'elles soient les modèles et les
archétypes des choses, n'ont pas la vertu de se communi-
quer à celles-ci, ni de sortir de leur sublime abstraction.
Identifiez maintenant Dieu avec les Idées, avec la plus
haute de toutes, et, du coup, vous creuserez un abîme
entre lui et le monde visible. Il est impuissant à agir sur
les phénomènes matériels ; en fait, il est incommuni-
cable.
Abstraction d'une part, impossibilité de se communi-
quer de l'autre, voilà ce qui constitue la transcendance
du Dieu de Platon. Elle donne à l'idée que s'en fait le
grand philosophe une empreinte indélébile autant
qu'originale.
Le stoïcisme a réagi contre la transcendance platoni-
1. Voir Fouillée, la Philosophie de Platon, tome III, p. 58-76, où l'au-
teur s'efforce de défendre Platon contre la critique que nous rappelons et
que déjà Aristote lui adressait.
234 clément dVlexandrie
cienne. Il faisait disparaître Dieu dans le sein de la nature.
Néanmoins il n'a pas réussi à triompher du platonisme
sur ce terrain. En effet, presque tous les philosophes du
iic siècle enseignent une notion de Dieu essentiellement
platonicienne. Il n'y a guère que les stoïciens eux-mêmes
qui fassent exception. Ce n'est pas assez dire ; non seule-
ment on adopte le Dieu de Platon, mais on en exagère
encore la conception. La transcendance de Dieu devient
quelque chose d'inconcevable. Les néo-pythagoriciens
disaient que Dieu est la Cause de la Cause; qifil est élevé
au-dessus de toute pensée ; qu'il n'est pas l'Intelligence,
mais qu'il est au-dessus de l'Intelligence '. Plutarque était
plus modéré, mais son Dieu est aussi absolument transcen-
dant. Philon pousse la conception platonicienne jusqu'à ses
dernières limites. Son Dieu est supérieur à la vertu, à la
science, au bien; la monade elle-même lui est inférieure z.
Ces quelques indications suffisent pour marquer l'in-
fluence du platonisme dans le domaine de la théologie.
La transcendance de l'idée pure correspondait aux aspi-
rations les plus profondes de la pensée grecque. Clément
•^j^M/ (ll'i est si Crée, Clément qui est un admirateur enthou-
siaste de Platon, Clément qui possède à fond les ouvrages
du grand philosophe, commenl aurait-il échappé au pres-
tige de I une des conceptions les plus saisissantes de
l'auteur des Dialogues? Cela ne se concevrait pas.
Les textes de Clément qui trahissent dans l'idée de
Dieu l'inspiration platonicienne abondent. 11 suffira d'en
choisir quelques-uns des (dus frappants.
1. Zeller, ouvrage cité, 3e partie, lp vol., |>. 117: voir les textes cités
par 1 auteur.
2. Philon, De Mundi Opificio, ch. n c : ô rtûv oXwv voôç lotiv EÎXtxpivé-
(rratoç, xpettitov -.-. r] àpexr] x.ai xpEtxxcov r] Imaxfyn /.ai xpeixxcov îj Jiiîxo
xàyaOov, etc.
L IDEE DE DTEU
235
**
« Arriver jusqu'au Maître du Tout, dit-il, est une entre-
« prise ardue et pénible ; l'objet qu'on poursuit échappe
^toujours et s'éloigne hors de notre portée » l. Faut-il
s'pn étonner puisque « Dieu est au-dessus de l'espace et
.ix^^M
« du temps et de toute propriété inhérente aux choses qui
« deviennent »? 2 II est « la cause transcendante, le Père
« de l'univers, ce qu'il y a de plus ancien et de plus bienfai-
« sant 3 ». Ce n'est pas assez de dire « qu'il est au-dessus
« du monde entier , il est au delà et au-dessus du monde
« intelligible lui-même 4 ».
Voilà l'abstraction platonicienne; elle est même poussée
au delà du point où Platon l'avait limitée ; c'est l'abstrac-
tion outrée de Philon et des néo-pythagoriciens. Clément
est sur la même pente et finit par quintessencier la divi- h^^^^iuj-,
nité de la même manière.
D'ailleurs, il était persuadé que c'est par l'abstraction
que l'on se rapproche d'une conception vraie de Dieu.
Voulez-vous saisir Dieu pour autant que cela est possible,
éliminez successivement toute propriété connue; élevez-
vous d'idée générale en idée générale, vous arriverez à
celle qui sera la plus abstraite qui se puisse imaginer; elle
sera entièrement dépouillée de tout élément concret
quelconque. Vous aurez alors l'idée de Dieu. L'abstrac- *
tion est donc une méthode. Clément a exposé cette idée nam£
dans un passage très curieux dont nous détachons ce
qu'il y a de plus saillant. « Par l'analyse, nous arrivons
« jusqu'à l'intelligence première, en partant des êtres qui
« lui sont subordonnés et en dégageant les corps de leurs
1. II, Stj'om., 5.
2. II, Strom., 6.
3. VII, Slrom., 2 : tq ir.iy.av7. kitiov.
4. V, Strom., 38 : ô Kiipioç &7cspocvto xou xosaou ^avxoç, u.ccXXov Bè
ir.ïy.v.vy. -ou votitou...
236
CLEMENT H ALEXANDRIE
« propriétés naturelles. Ainsi, nous en retranehons les
trois dimensions : profondeur, largeur et longueur. Ce
<( qui reste après cela, c'est un point ou, pour ainsi parler,
une monade occupant une certaine place. Supprimez
cette place elle-même, vous ave/ la monade intelligible.
« Si donc, écartant des corps les propriétés qui leur sont
« inhérentes el des choses incorporelles les propriétés
« qui les distinguent, nous nous précipitons dans lesgran-
« deurs du Christ, et qu'à force de sainteté nous nous
« élevions ensuite jusqu'à son immensité, nous parvien-
« drons en quelque sorte a l'intelligence du Tout-Puissant,
« moins toutefois pour le comprendre dans ce qu'il est
« que dans ce qu'il n'est pas. Mais (pie ces expressions
« des Livres-Saints : figure, mouvement, état, trône, lieu,
« main droite, main gauche, soient littéralement appli-
« ealdes au Père de toutes choses, il ne faut pas même le
penser... La cause première n'est pas enfermée clans
(( un lieu ; elle est au-dessus des lieux, au-dessus du
<( temps, au-dessus du langage et de la pensée » \ Des
lois, il est clair que l'on ne peut prouver Dieu par voie de
démonstration rationnelle; il ne pourra même pas être
un objet de science. Nous ne pouvons pas saisir un tel
Dieu. Si nous ne pouvons le connaître, encore moins
pouvons-nous l'exprimer; il n'y a pas de langage qui
puisse le définir; les noms dont nous le nommons sont
nécessairement impropres el inadéquats. En dernière
analyse, Dieu nous échappe complètement; les hommes
en ont bien une vague intuition, rien déplus, et la con-
naissance que nous en avons ne peut être qu'un effet de
sa grâce. Autant d'affirmations qui découlent de la con-
l V. Slrom., 71; traduction de M. .1. Denis, De la Philosophie
d'Origène, p. 71. Voyez aussi Protrept., 56 Dieu esl L'âx7JpaT0; ouata.
l'idée de dieu 237
*¥ ception de Dieu adoptée par Clément. En effet, il clil lui-
-même : « Dieu ne peut être démontré ' ». Il se rend par- -Uc^wCtJcvh,
*" faite ment coin pic des raisons qui font que nous ne pouvons
•ni connaître, ni exprimer un tel Dieu. « En vérité, rai-
« sonner au sujet de Dieu est ce qu'il y a de plus difficile.
« Les principes des choses ne se laissent pas saisir sans
« peine, à plus forte raison la cause première, laquelle est
« pour toutes les autres choses la cause de leur procluc-
« tion et de leur durée. Car comment exprimerait-on ce
« qui n'est ni genre, ni espèce, ni idée, ni corpuscule, ni
« nombre, ni accident, ni ce à quoi s'attache l'accident?
« On ne peut, avec justesse, le nommer Tout, car le Tout
« implique la grandeur et il est le Père du Tout. On ne
« peut davantage parler de ses parties, car l'Un est indi-
« visible et par conséquent infini, non en tant qu'il serait
« conçu comme inexplicable, mais en tant qu'il est sans
« dimensions et n'a point de limites. Aussi, n'a-t-il point Ic&u.,
« de fiffure et ne peut-il être nommé. Que si nous l'an-
« pelons l'Un, le Bien, l'Intelligence, l'Etre en soi, ou
« encore Père, Dieu, Créateur, Seigneur, aucune de ces
« expressions ne lui convient, à vrai dire. Nous ne faisons
« usage de ces beaux noms que par impuissance de
« trouver le nom véritable, afin que la pensée, ayant où
« se prendre, ne s'égare pas ailleurs. Aucun de ces termes
« pris séparément, n'exprime Dieu; réunis, ils indiquent
« sa toute-puissance. On désigne les choses ou par leurs
« qualités, ou par les rapports qu'elles ont les unes avec
« les autres. C'est ce qu'on ne saurait faire pour Dieu.
« Nous ne pouvons davantage le saisir par une connais-
« sance démonstrative; car celle-ci s'appuie sur des prin-
ce cipes antérieurs et mieux connus. Or, rien n'est anté-
1. IV, Strom, , 156.
238 CLÉMENT d'aLEXANDRIE
« rieur à L'Être incréé. 11 reste donc qu'on ne peut avoir
« une idée de l'Inconnu que par l'effet d'une grâce divine
« et par le seul LogOS '. » Ailleurs, il s'écrie : « Aulanl
« l'homme est inférieur à Dieu par la puissance, aulanl
«sa parole est incapable d'exprimer Dieu: elle ne peut
« que discourir au sujet de Dieu 2 ». « Ce qu'est Dieu,
« cela ne peut s'exprimer en paroles : les prophètes ne
<( nous en ont dit que ce que des êtres embarrassés par
« la chair peuvent en saisir ! ».
En vrai platonicien, Clément est très occupé d'éliminé!'
tout anthropomorphisme de sa conception de Dieu. Ouxouv
avopwrtoetôyiç o aeoç . Dieu est avsvo£7)ç. 11 est sans besoins
aucuns. Il est y.-yJïr];. Il n'est sujet à aucune de nos pas-
sions, ni au désir, ni à la colère, ni à la crainte '. Il n'a
même pas besoin d'exercer sur lui-même une contrainte
îy'r-M^cU quelconque. Il n'est pas syxpocrrçç, puisqu'il n'a aucun mou-
vement passionnel à comprimer 6. Clément écarte avec un
soin jaloux tout ce qui ressemblerait a un contact entre
Dieu et les hommes. De là d'éloquentes protestations,
tantôt contre la religion populaire, tantôt contre le pan-
théisme stoïcien '. Dieu n'a pas besoin des sens. C'est par
la pensée seule qu'il përçoïî toute-, choses II n'est pas
nécessaire que la voix de L'homme parvienne jusqu'à lui.
Les pensées des saints non seulement percent L'atmos-
phère qui nous enveloppe, mais traversent l'univers entier
I. V, Strom., 81, S2 : traduction en partie d'après M. .1. Denis, ouvr.
cité, p 70.
2 VI, Strom. , 166 xav p.T] 6eôv à/.Ài jiepî OeoQ Ai*'*,.
'■'>. II. Strom. ,72.
',. \ Il Strom., 37.
5. I\. Strom.) I -"> 1 . 8sô;SÈ im'ir,: àOjao: re xal àv6jui8ô(iT)Tos .
6. Il Strom., 81 : àvev8eèç ;jhv yàp tô 8etov /.a;. à-aOi; oOsv oui *•::;
Kuptwç, etc.
7. VII, Strom., lu; ibidem, '.il.
l'idée de dieu 239
•pour parvenir jusqu'à Dieu. Sa lumière^ du reste, descend
jusque dans l'abîme de toute àme '. Que fait alors Clé-
anent des anthropomorphismes de l'Ancien Testament?
i -ont, dit-il, des images ou plutôt des allégories 2. On
doit se garder de les prendre au pied de la lettre. Ce
serait avoir des pensées indignes de Dieu.
Ces quelques textes suffisent. Il est clair que, par tout^^j^^^J^y^,,
un coté, sa conception de Dieu relève du platonisme, tel , , jAcJt
qu'on le professait de son temps 3. Il est clair aussi que j jj-^jbL^u
toute cette métaphysique est fort étrangère au christia-
nisme apostolique. Il n'y en a pas trace dans la conception Q
du Dieu du Nouveau Testament. Encore moins faut-il y
voir une influence quelconque de la notion du Dieu de
l'Ancien Testament. Le simple fait que Clément se débar-
rasse, sans forme de procès, des anthropomorphismes de
la Bible, prouve combien peu il a compris la religion
d'Israël. D'ailleurs, on Ta vu, l'Ancien Testament est com-
plètement étranger à la formation de sa pensée. Comment
aurait-il pu en être autrement, du moment que notre
auteur allégorisait le vieux livre comme il le faisait? La
conclusion s'impose, toute cette métaphysique relève
exclusivement du platonisme du 11e siècle.
Mais la transcendance n'épuise pas l'idée que notre
auteur se faisait de Dieu. Celle-ci avait, en même temps, j
un caractère profondément moral. m^o*ùZm, cl
Ce caractère, on est tenté, au premier abord, de l'attri- utiiaMt
buer exclusivement à l'influence du christianisme. On se aa^£^=àm£V0X
tromperait. La philosophie grecque est loin d'avoir exclu
de sa notion de Dieu j/éjément moral. Il y a autre chose
1. VII, Strom., 37.
2. VI, Strom., 78.
3. Ecloga prophetica, 21 donne une définition toute philosophique et
platonicienne de Dieu.
240 clément d'Alexandrie
que de la métaphysique dans le Dieu <le Platon; celui d'un
Plutarque est fort éloigné d'être uniquement une intelli-
gence ; Épictète oublie toute métaphysique d'école quand
il célèbre les bienfaits de la Providence ; les dieux dont
l'Apollonius de Philostrate est le fervent adorateur
relèvent vraiment de la religion et n'ont presque plus rien
à voir avec la philosophie. C'est donc une lâche très déli-
cate de séparer, dans le caractère moral (pie Clément
attribue à son Dieu, ce qui dérive de la philosophie et ce
qui esi sûrement d'origine chrétienne.
Toutes les qualités morales que notre auteur assigne à
Dieu, se ramènent à la boni»'. 11 ne se lasse pas de la célé-
brer. Proclamer la honte de Dieu u'avail rien d'original.
Pour avoir cette idée, Clément n'avait pas même besoin
d'être chrétien. C'est celle de tous les philosophes grecs
dont on peut dire qu'ils ont été en même temps religieux.
On sait avec quelle insistance Platon proclame la bonté
du Père de l'univers. L'idée dé celle bonté domine tout
le côté moral de sa conception de Dieu. C'est parce qu'il
est absolument hou que Platon défend notamment dans le
Timée, qu'on rende Dieu responsable de quoi que ce soit
de mauvais. C'est pour la même raison que, dans la Répu-
blique, il s'élève avec tant de force contre les impiétés de
la mythologie '. Qui ne se souvient de celle page mémo-
rable ou Epictète, le plus religieux peut-être des philo-
sophe, avec Marc-Aurèle, s'écrie qu'il n'existe que pour
^ chanter l'hymne à la bonté de Dieu.' «Que puis-je faire
d'autre, moi, vieillard boiteux, sinon de célébrer Dieu? Si
j'étais hirondelle, je ferais l'œuvre d'une hirondelle; si
j'étais cygne, je ferais mon métrer de cygne. Or, je suis
I. hoir,- 29 d; 37 a. Républ., Il, 379 1>. Voyez L'exposé de Zeller,
2e partie, vol. I, p. 785-790.
v. .
l'idée de dieu 241
un être- cloué de raison et de parole. Je dois donc chanter
a Dieu. Voilà ma tâche. Je m'y applique, je n'abandonnerai
pjj^ce poste, tant qu'il nie sera donné d'y rester, elje vous
invite à chanter le même hvmne '! ».
r"Ce n'est donc pas parce qu'il appelle Dieu bon qu'il
faut conclure que Clément s'inspire du christianisme.
Mais là où il est vraiment chrétien, c'est dans la manière %i^ i\j^i.
de concevoir la boulé souveraine. Ce n'est pas dans la
forme de l'idée, c'est dans son contenu intime que se trahit
le christianisme de notre théologien.
Par exemple, Clément redit le mot célèbre de Platon
que Dieu n'est pas cause du mal 2. Ce qui l'inquiète dans
sa fameuse théorie du plagiat dont les philosophes grecs
se seraient rendus coupables, c'est que l'on puisse accuser
Dieu de l'avoir voulu; il aurait voulu un tel vol, pour qu'il
en sortit un grand bien! Atout prix il faut que Clément
sauve l'honneur de Dieu. Ailleurs encore, à l'exemple de
Platon, il ne veut pas qu'on dise que Dieu se venge. « Car
se venger, c'est rendre le mal 3. » Notre auteur pousse très
loin ce principe. Il affirme que Dieu n'a pas voulu le sup-
plice du Fils, il l'a permis ; il ne veut pas les persécutions,
il les souffre; Dieu n'empêche pas le mal, on ne doit rien
dire de plus. « C'est le seul moyen de sauvegarder et la
Providence de Dieu et sa bonté *. »
Dans ces exemples, Clément ne dépasse pas encore le
platonisme. Tantôt il reproduit exactement quelques-unes
des affirmations de Platon touchant Dieu, tantôt il en
pousse un peu plus loin les conséquences. Il n'y a rien
1. Epicteîi Dissertationes , I, 10e chapitre.
2. I, Strom., 84; VII, Strom., 12; ibidem, 22.
3. VII, Strom., 102.
4. IV, Strom., 86 : ojt- yàc ô xâptog OeXiffiaxt E7ra0ev to-j rarpô? oi'6' o! Biwxo-
[xevoi PooXtJosi toj OîO'j S'.rôy.ovTa1.
242
CLEMENT D ALEXANDRIE.
-»>/-
^^yTv'v^
encore dans les textes qu'on vient de lire qui marque
nettemenl une autre influence que cellede la philosophie.
Tout au plus peut-on dire (|ue la plus grande vigueur
que revêtent, dans le langage de Clément, les affirma-
tions platoniciennes, indique une inspiration étrangère à
Platon : c'est déjà le souille chrétien.
Voici maintenant des textes qui tranchent absolument
sur ceux que nous venons de passer en revue. Dans un
passage remarquable à plus d'un titre, Clément allirme
que si Dieu est bon, c'est qu'il le veut. Il dit expressé-
ment que la bonté ^u Père n'est pas simplement l'effet ou
la conséquence de sa nature. Dieu n'est pas bon à la façon
du léu qui chauffe parce qu'il est le feu '. La boulé chez
lui est vraiment consciente. Voilà un trait qui n'a pas été
inspiré par la philosophie. Platon dépeint, dans la Répu-
blique, l'action de la houle de Dieu justement comme
une sorte de rayonnement. Comme le soleil communique
sa chaleur aux êtres, la Douté souveraine resplendit et
s'épanche par une sorte d'écoulement naturel. On sait
que l'activité, la volonté figurent à peine dans le système
platonicien. Il y a don.- ici mie conception qui dérive
d'une source étrangère à Platon. L'idée que la bonté de
Dieu esl un effel de sa pure volonté, ësï une idée spéci-
liquemcnl chrétienne. Ainsi l'idée générale de la bonté de
Dieu se trouve profondément modifiée ; au lieu d'être une
voile d'élément naturel, elle devient l'attribut d'une per-
sonne. N'est-ce pas là une traie évidente de l'idée du
Dieu personnel des chrétiens ?
I. VII, Strom. \~ ■■; «xwv à-yoôôç ov -y'-.ut xo 7cup Oepjjiav-
. './ .; . ■ '■,■■■ v Vie., jiETaSoais v.'j~'->. \ I. Strom., 104 : intl *a;. ô
Oeôç oi xri, 'zj-.r, [iivet fiaxâptoc xat açOapTOî thkûv Se
: à;aOa, 'jiÙ: JiVTWS za;. JCaTTjp v i v -■ x.a;. y.vo;j.ivo: Iv OlSiaXEÎTCTOlf
iÛr.0Û7.lÇ
l'idée de dieu 243
Vn ■attribut qui est inséparable du Dieu des chrétiens,
c'est la sainteté. Sans doute, Platon et quelques autres -aa^oIv^'^U. ^
philosophes repoussaient loin du Dieu qu'ils concevaient
Fermai, la xaxia. Mais dans les croyances populaires chré-
' tiennes, cette idée avait un bien plus puissant relief. Sur
ce point encore, Clément est en pleine harmonie avec le
sentiment général de ses coreligionnaires. En voici un
exemple singulièrement instructif. C'était Tune des idées
de prédilection de la philosophie religieuse de l'antiquité
que les hommes sont fils de Dieu et unis à lui par des
liens de véritable parenté. Epictète est un de ceux qui
ont exprimé cette noble pensée avec le plus d'éloquence.
« Si César, dit-il, t'adoptait, ton orgueil serait insuppor-
table. N'éprouveras-tu pas un sentiment d'exaltation de
savoir que tu es fils de Zeus ' ? » « Par la raison, tu n'es pas
inférieur aux dieux 2. » Clément est fort éloigné de ces
sentiments. « Dieu, s'écrie-t-il, n'a aucune relation natu-
« relie, c'est-à-dire de parenté avec nous. » Remarquez la
raison qu'il en donne : « Je ne sais comment un homme
« qui connaît Dieu supporterait une telle proposition, lors-
« qu'il considérerait notre vie et songerait aux iniquités
« dans lesquelles nous sommes plongés. Si nous étions
« une partie de Dieu, alors Dieu serait pécheur en cette
« partie. Quelle impiété de dire cela! La vérité est que
« Dieu, étant riche en miséricorde, par bonté prend soin
« de nous, quoique nous ne soyons pas les parties dont
« il serait le tout, ni ses enfants par nature \ »
Veut-on étudier dans un autre exemple l'action et la
réaction l'un sur l'autre des deux facteurs de la pensée de
1. Dissevtationes, I, 3, 3 : tout le chapitre vin.
2. Ibidem, I, 12, 26.
3. II, Strom.. ~.\,
244
CLEMENT Et ALEXANDRIE
5W
Clément? La doctrine de la Providence nous l'offrira. Les
philosophes grecs qui on1 le plus nettement affirmé la
Providence des dieux ou de Dieu, sont : Sociale, Platon,
les stoïciens, notamment Epictète . Les trois philosophes
que nous venons de nommer affirment avec une égale
chaleur que la divinité ou les dieux prennent soin des
hommes '. Les raisons qu'ils en donnent sont identiques.
La nature, l'organisation physique de l'homme, tout
témoigne de la bienveillance des dieux envers l'homme;
tout a été disposé, ordonné en vue de lui; il n'y a qu'à
ouvrir les yeux pour se convaincre que si l'on ne voit pas
Les dieux, cependant, à en juger par leurs œuvres, ils
existent et démontrent leur existence par leur bonté. Epic-
tète est tellement sensible à la bienveillance de Dieu par-
tout épandue dans l'univers qu'il s'en veut de ne pas être
assez reconnaissant. La gratitude, c'est, dit-il, le sentiment
qui devrait remplir les hommes à l'égard de Dieu. Quand
il eu parle, il est profondément touchant. On a fait remar-
quer a\ ee raison que cette belle conception de la Provi-
dence est, chez, les trois philosophes dont il s'agit, essen-
tiellement l'expression d'un sentiment religieux. En effet,
leur philosophie n'impliquait pas nécessairement cette
doctrine Celle de Platon semblait devoir l'exclure. La
preuve en esl qu'Aristote, qui esl bien l'esprit le plus
rationaliste qui ail existé, esl entièrement étranger aux
idées d<- Providence 2.
Quels sonl maintenant les développements que Clément
donne, smis l'influence du christianisme, à la doctrine
1. Memorab. <1« Xénophon, livre \<\ ch. h : livre IV. ch. m : Platon,
Lois, livre X. S'.i'.i : Phaedon, $ 62, Epictète, Dissertationes, I. 16.
2. /.< Il' p, Philos, der Griechen, vol. III, p. T.ss : Der socratisch-plato-
nischi Begriff der yorsehung, als einer nul das Einzelne bezogenen
gÔttlichen Thatigkeil findel \» i ihm (Arislote) keine Stelle.
J
l'idée de diki 245
»lde ses maîtres? Comme on doit s'y attendre, il ne se
cçntente pas d'affirmer d'une manière générale la bien-
veillance de Dieu à l'égard des hommes, il lui faut une j
. - Efc'ovidence qui s'exerce dans le détail <'l m particulier. u-
Elle se préoccupe de l'individu. Socrate, s'il faut en croire ,A^"^^'/*£V
Xénophon, allait presque jusque-là/Tl voyait dans \Gs4AM/fcPJM'
réponses des oracles, notamment dans les avertissements
qu'il recevait de son démon familier, la preuve que
les dieux se préoccupent des intérêts particuliers des
hommes \ Mais avec combien plus de netteté et d'éner-
gie Clément n'affirme-t-il pas la Providence particulière
de Dieu 2! A ses yeux, un philosophe, qui nie la Provi-
dence telle qu'il l'entend, est jugé. On ne discute pas avec
lui : on le punit 3. Notre catéchète n'ignore pas qu'il
conçoit la Providence avec plus de précision que les phi-
losophes et que cette plus grande clarté, il la doit au
christianisme. Ce qui prouve la Providence d'après lui, r^ y\^X\M
c'est l'accomplissement des prophéties et c'est l'économie ^j^j^i&^ï
de la Rédemption. C'est donc dans la foi chrétienne qu'il i
faut chercher la consécration définitive de la grande doc-
trine proclamée par quelques philosophes.
Mais ce qui achève de mettre en lumière le caractère
chrétien de l'idée que Clément se fait de la Providence,
c'est qu'il lui attribue un rôle pédagogique. Platon avait lUrU'-kt-C
été jusqulTclire qjHTT^TeLTfait servir même le malheur au^-^-jy^^x^
bien de l'homme juste \ Clément n'a eu garde d'oublier
cette parole déjà chrétienne de sentiment 3. Mais il va
bien plus loin. La Providence de Dieu, d'après lui, n'a
1. Xénophon, Memorab., I, i, 15.
2. I, Strom., 52.
3. V, Strom., G.
4. Apologie, c. 18.
5. I, Strom., 86.
246 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
d'autre but que le perfectionnement du croyant. Dieu se
sert tour à tour du châtiment et de la grâce pour redres-
ser l'homme et le sauver '. Voilà le fond de son idée de
la Providence ; comme il en avait lui-même conscience,
elle absorbe tout ensemble et déborde la conception de
Platon et de la philosophie grecque. Ici apparaît nettement
l'influence du christianisme.
Ce que nous venons de dire nous amène à relever le
trait le plus distinctement chrétien qui caractérise l'idée
de Dieu de notre auteur. C'est l'affirmation que Dieu veut
""v- uO'le salut des hommes. Toute la péroraison du P roi repliais
lvWvvwvw en esl dominée. « Notre Père, plein de tendresse, le Père
véritable, ne cesse de nous exhorter, de nous avertir, de
nous discipliner, car il ne cesse de nous sauver». «L'effort
constant de Dieu esl de sauver le troupeau humain :î ».
C'est tout le xe chapitre de ce traité qu'il faudrait citer.
Jamais Clément n'est plus éloquent que lorsqu'il presse
les païens de s'abandonner à la miséricorde de Dieu. Sans
se lasser, il. le leur dépeint comme un Père tout préoc-
cupe de leur salut. Sauver l'humanité, c'est la suprême
pensée de Dieu .
Ces exemples suffisent. Un Dieu qui est bon parce qu'il
J le veut, doni la sainteté est telle qu'il ne peut pas y avoir
de parenté naturelle entre lui el les hommes pécheurs,/un
- ■■■■■'" , ■ • , A 1 ' 1
Dieu qui prend soin de chacun el se sert même du mal
pour faire l'éducation morale de l'homme, doni enfin la
suprême préoccupation esl le salut de L'humanité, ce n'est
plus le Dieu de Socrate, de Platon, d'Epictète, c'est le
Dieu des chrétiens.
Unsi l'analyse des textes montre qu'il v a comme deux
1 . Protrepticus, 94, 95.
2. rbid., 116.
■
wwfi^A»
K.v-vU .vuC^^KVui
l'idée de dieu 247
faces dans la conception de Dieu de notre auteur. Elle est
d'un côté, marquée à l'effigie de Platon, de l'autre elle est
chrétienne. Son originalité consiste à être tout ensemble
^métaphysique et religieuse. Désormais, le Dieu de la théo- b wsM
logie chrétienne gardera ce double caractère. D'une part, J^jjjj^ -Ctcu^
il semblera se perdre dans l'abstraction impersonnelle; jo^^^inj
d'autre part, il demeurera une personne vivante. A la
notion froide et vide de la philosophie, le christianisme
communique la vie intense qui débordait de sa conception
du Père céleste; à celle-ci la philosophie donne une rigi-
dité de formule qui lui était jusqu'alors étrangère.
Le reste de métaphysique grecque, qui demeure attaché
à la notion traditionnelle i\y\ Dieu des chrétiens, peut
paraître embarrassant. N'oublions pas que Clément n'au-
rait pu concevoir Dieu autrement. Pour se représenter la
divinité à la façon des apôtres, il lui aurait fallu se défaire
des catégories mentales qu'avait imprimées à son esprit Jj^'±hWML{
une longue éducation. Concevoir Dieu en dehors de toute
transcendance, le dépouiller de toute métaphysique plato-
nicienne, ne voir en lui qu'une personne, un Père céleste,
c'est ce que Clément ne pouvait faire. D'autre part, remar-
quons qu'au point de vue de la propagation du christia-
nisme parmi les esprits cultivés de ce temps, il était indis-
pensable de présenter Dieu sous cet aspect. Des habitudes - e
d'esprit invétérées exigeaient que le Dieu des chrétiens • '
s'enveloppât d'abstraction. Qu'on relise le début du VIIe
Stromale, on verra à quels besoins répondait la concep- "0^ îu/OUâ
tion de Clément et combien impérieuse était la nécessité -pJjJM^m. \l\suU
de prêcher au public des écoles un Dieu qui conciliât en <Xuaa-uM, *U^ tf
quelque sorte dans son sein à la fois les inspirations de \^ ^, Jijyj^jUMM^
piété chrétienne et les plus hautes idées que les sages 04*<ujjMÙ *4jjs/ •
grecs s'étaient faites de la divinité. ^mm^A ^U^,quWvU^
CHAPITRE III
La Christologie de Clément.
Le titre de ce chapitre ne doit pas tromper le lecteur.
Qu'il ne s'attende pas à un exposé systématique de la
christologie de notre caléchète. Nous nous bornerons à
ramener sa conception christologique à ses éléments
constitutifs et à élucider l'origine de ces éléments.
L'étude des textes révèle d'emblée, dans l'idée que
notre auteur se fait du Christ, un double aspeet. C'est le
même dualisme que dans son idée de Dieu. Sa elnistolo-
gie se distingue d'un côté par un caractère tout métaphy-
sique et de l'autre, par un caractère profondément réaliste.
vvaoEIIi' esl à la fois concrète et transcendante. En d'autres
termes, elle porte dans une mesure presque égale et l'em-
preinte de la philosophie grecque et celle de la piété chré-
tienne. Commençons par l'élude du premier caractère.
kju. . mavOu, L'idée du Logos est une de celles qui ont eu la fortune
la plus brillante. Philon d'Alexandrie en est le père. C'est
lui qui l'a imaginée et c est lui qui l'a vulgarisée. Rappe-
lons brièvement par quelles voies le savant exégète juif
esl arrivé à celte conception de génie. Il y avail une
lacune dans l'admirable système de Platon. En plaçant
Dieu au sommet du monde des Idées, en l'identifiant avec
la plus liante de celles-ci, avec l'Idée du bien, le philo-
sophe athénien reléguail Dieu si loin du monde; des phé-
nomènes qu'il devenait difficile d'expliquer l'action qu'il
pouvait avoir sur le monde matériel. En outre, les Idées ou
i -^sences immuables et seules réelles étaient de nature si
*¥
LA CHRISTOLOGIK DE CLEMENT 249
* différente des- choses visibles qu'elles semblaient devoir
demeurer sans rapport avec celles-ci. II y avait entre
""le monde intelligible et le monde matériel un abîme qui
^^^jjifraissait infranchissable, si l'on s'en tenait au point de
vue de Platon. Le philosophe semble l'avoir senti. Il a tenté ~-s*av
lui-même de combler cette lacune et, dans le Timée, il a -1£w.^w.a
imaginé ce qu'il appelle l'âme du monde. Celle-ci, parti- n j, i.
eipant à la ibis du monde des Idées et du monde matériel,
constitue le trait d'union que l'on cherche vainement dans
son système l. Cette belle conception suffisait pour voiler
le coté faible du platonisme ; elle ne répondait encore que
très imparfaitement au besoin, tant spéculatif que reli-
gieux, qui exige qu'il y ait des communications ouvertes
entre Dieu et le monde.
Le stoïcisme transporte Dieu au sein du monde visible. 1/~mj^m^
Dieu est le feu primordial qui pénètre partout et qui con-
stitue l'âme du monde. Voilà Dieu et le monde en contact
intime. C'était une solution du problème, mais insuffi- ^J**&W±''
santé, puisqu'elle sacrifiait l'idée de Dieu. Elle marquait
pour tout esprit imbu de platonisme une défaillance phi-
losophique. C'est ainsi qu'après ces grands systèmes, la
question des intermédiaires à trouver entre Dieu et le
monde subsistait tout entière. Cette question fut une des
grandes préoccupations de la philosophie postérieure.
Celle du 11e siècle notamment en rechercha obstinément
la solution. Parmi celles qui furent proposées, l'une des
plus intéressantes fut cette théorie des démons que l'on
rencontre chez Plutarque et chez plusieurs autres philo-
sophes. Les démons sont, d'après le philosophe de Ché-
ronée, des êtres qui participent à la fois de la nature des
l.Voir le livre classique de M. Heinze, Die Lehre vom Logos in der grie-
chischen Philosophie, 1872, à la page 67.
250 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
divinités immuables, trop élevées pour entrer en contact
avec les hommes el l<v inonde, et de l'être changeant <'i
i'vw. périssable. Ils sont intermédiaires entre le monde céleste
et incorruptible et le monde terrestre et corruptible. Ce
^ caractère leur permet d'e\ereer sur l'homme et sur le
ij- monde une action qui semblait incompatible avec la
majesté des dieux attitrés. Ce sont eux qui inspirent les
oracles, qui surveillent le culte qu'on offre aux dieux, qui
punissent l'iniquité, qui récompensent les hommes ver-
tueux. En un mot, ils sont les ministres des dieux et rem-
plissent ici-bas toutes les fonctions de Dieu. Grâce à eux,
l'alunie qui séparait les deux mondes est franchi. Cette
curieuse conception a une grande importance dans l'en-
semble des idées de Plutarque. Elle répondait et aux exi-
gences de sa pensée philosophique el a ses aspirations si
profondément religieuses '.
L'âme du monde, l'immanence de Dieu dans l'univers,
les dénions intermédiaires entre les dieux et les hommes,
toutes ces conceptions attestent d'invincibles besoins de
la pensée < I de raine. Au point de vue spéculatif, il fallait
mettre le divin en contact avec l'univers; au point de
vue religieux, il fallait rapprocher Dieu «h1 l'homme.
Pendant la première période, c'est-à-dire pendant les
deux ou trois siècles qui suivirent la mort de Platon, on
ne se préoccupa que de la satisfaction à donner à l'esprit
spéculatif. On ne songeait qu'à s'expliquer la formation
de l'univers el son économie. Plus tard, notamment au
h siècle de l'ère chrétienne, les aspirations religieuses
I. Ilil'I. Élude sur les démons daitS lu IxCièrature et h' religion des
Grecs, 1880, p. 286 cl suivantes. Grcard, !>•■ lu Morale de Plutarque,
p. 335. Zcller, ouvr. cité, 3e partie, vol. Il, p. I 76 sqq. Voir aussi notre
étude sur le même sujel publiée dans !<• rapporl annuel de l.i section des
sciences relig. 1906.
LA CHRISTOLOGIE DE CLEMENT 251
£p réveillent et -réclament la satisfaction qui leur est due. a?oUu*k- ;
Delà, des tentatives comme celle de Plutarque. Mais sa ^Um^vw
rôneeption des démons n'est qu'une ébauche. C'est à .^^uxaàV jum
■ Phj-fon que revient l'honneur d'avoir couru une notion q_*Mc4 waMtt*
qui devait satisfaire à toutes les données du problème. II
le fit en mettant à contribution à la fois le platonisme et -
le stoïcisme. D'une part, il maintient la transcendance de
Dieu, il l'exagère môme; en même temps, il sépare de
Dieu les Idées éternelles, tout en les faisant dériver de V./^w^'^w
lui. Le divin est en elles, mais Dieu n'est plus identifié vV^^u^Uva-
avec elles. D'autre part, il adopte la conception stoïcienne
d'après laquelle des forces divines sont répandues dans
les choses comme une semence, les pénètrent et sont le
principe de leur être et de leur développement. Dans le
système stoïcien, Dieu se confondait avec ces forces
immanentes dans les choses ; Dieu finissait par se con-
fondre avec l'univers lui-même. Philon s'approprie celle
conception des forces divines répandues dans les choses.
Illes identifie avec les Idées platoniciennes. Voilà celles-
ci complétées par un caractère nouveau. Elles demeurent
par essence transcendantes, comme elles l'avaient été
dans le système de Platon, mais, en même temps, elles
sont des forces ou, comme les appelaient les stoïciens,
des « raisons séminales ». Comme Philon a eu soin de
les détacher de Dieu tout en les faisant émaner de lui, u ,
rien n empêche qu elles se répandent dans 1 univers,
comme le voulait la conception si féconde des stoïciens.
Philon compléta sa théorie en formulant l'unité des Idées
séminales ou forces divines; elles se rassemblent toutes
en une Idée ou force principale. C'est le Logos. Voilà
l'intermédiaire tant cherché. Le Logos n'est pas identique
à Dieu, mais il est plein de Dieu. Il peut donc, sans déro-
gërTcréer, organiser, l'aire vivre l'univers et en être le
252 clément d'Alexandrie
principe vivant, En se répandant dans les choses, il ne
mêle pas le Dieu de Platon à la matière, cl cependant il
apporte à la matière fê principe divin sans lequel elle ne
s'expliquerait pas.
Ainsi Philon, par une véritable trouvaille de eénie,
concilie toul ensemble le platonisme et le stoïcisme, con-
serve ce (|ui constituait la vérité essentielle de chaque
système, formule une conception qui combinait les avan-
tages de l'un et de l'autre.
Une telle conception était admirablement faite pour
donner satislaction aux spéculatifs. Elle permettait d'être
platonicien, tout en expliquant la formation du Cosmos
mieux que le Timée n'avait su le faire. Mais déjà au temps
ou Philon écrivait, on se préoccupait de moins en moins
de spéculation. Lui-même est l'un des derniers philo-
sophes qui aient conçu et médité les problèmes simple-
ment au point de vue de la pensée. La morale cl bientôt
la religion commençaient à absorber les esprits et toute
la philosophie s'orientait dans le môme sens. Il se trouva
alors que la conception du Logos répondait admirable-
ment aux exigences de la philosophie religieuse. Philon
n'étant pas Grec a'exerça pas sur la philosophie des deux
premiers siècles l'influence qu'il aurait probablement eue
sans cette circonstance. Des théories comme celle de
Plutarque sur les démons intermédiaires prouvent bien
que, die/ les philosophes (\w temps, les idées de l'exégète
juif auraienl pTévalu, puisqu'elles auraient répondu a des
besoins qu'ils éprouvaient, (le fut chez les chrétiens (pie
.wVvU^ Philon eut le plus de succès. Depuis l'auteur de l'épilie
aux llelireiix jusqu'à Clément, tout écrivain chrétien qui
nés! pas exclusivement populaire porte 1 empreinte plus
ou moins profonde du philonisme.
L'originalité de Philon est double. A lui revient la véri-
s
LA CHRISTOLOGIE DE CLEMENT 253
table paternité el de l'idée du Logos et de l'interprétation
-ifîlégorique. Il a eu tant pour l'une que pour l'autre des
précurseurs, mais c'est lui qui a donné à la conception
du .Logos comme à la méthode allégorique leur forme
■■MeTinitive, leur éclat et leur consécration. Dans tout le
reste, cosmologie, idée de Dieu, morale, il n'a rien qui
n'appartienne qu'à lui, qu'on ne retrouve chez les plato-
niciens, néopythagoriciens ou stoïciens de son temps ou
du siècle suivant, et que ceux-ci n'aient exprimé, soit en
ternies à peu près identiques, soit même avec plus de force.
La restriction que nous venons de formuler est impor-
tante, car elle permet de savoir sur quels points précis
Clément est dépendant de Philon.
Ce que notre catéchète a reçu directement de Philon,
c'est d'abord la méthode exégétique, et ensuite l'idée ^'W^uu^, .vUm
du Logos.^A ce^Joûble point de vue, ClémenFTTTPëst^ --C^uUU c4^ c
absolument tributaire. M. Siegfried, dans son livre
devenu classique sur Philon d'Alexandrie, en a donné
des preuves abondantes 1. Xous avons fait remarquer,
dans un chapitre précédent, combien grande est la dette
de notre théologien en ce qui concerne l'allégorie. Il y a
tel chapitre des Stromates où les allégories de Philon se
suivent presque mot à mot sans interruption 2. Nous allons
le voir, Clément est redevable à Philon, presque dans la
même mesure, de toute la métaphysique que contient sa
christologie.
Ce n'est pas seulement à ce double point de vue que
l'on remarque des concordances frappantes d'idées et de
langage entre Philon et Clément. Il y en a beaucoup d'au-
i. C. Siegfried, Philo %:on Alexandria als Auslcger des Allen Testa-
ments. Ierui, 1875, p. 353 à 351.
2. Notamment II. Strom , chapitre xvin. Voir les annotations de Potier.
254
( LEMENT D ALEXANDRIE
très. M. Siegfried les a noires avec un soin minutieux.
Les idées de Dieu, la cosmologie, l'anthropologie, la
inoralë offrent entre les deux ailleurs de nombreuses ana-
logies] Ce que l'on ne remarque peut-être pas assez, c'est
qu'en dehors dos deux points que nous avons spécifiés,
l'influence que Philon exerce sur noire auteur n'a rien de
spécial et d'exclusif. Elle ne fait <|iie renforcer ou grossir
celle (jue loule la philosophie contemporaine a eue sur
Clément. Dans certains domaines, elle est même tout à
l'ait à l'arrière-plan. Ainsi, comme nous l'avons vu, dans
la théologie proprement dite, c'est Platon qui a été le
maître par excellence de noire câTéchèteTi La preuve en
est qu'alors que, dans la conception philonienne de
Dieu, il y a en même temps que du platonisme un apport
d'idées stoïciennes, il n'y a dans l'idée que Clément se
l'ail de Dieu aucune trace de stoïcisme '. De même dans
la morale, nous le verrons, ce n'est pas de Philon qu'il
dépend, c'est, par tout le côté non chrétien de celte
\x>yVM~. ^ morale, principalement du stoïcisme qu'il est tributaire.
Maintenant (pie nous avons délimité l'influence que le
philonisme a directement et par lui-même vxvvccc sur
Clément, interrogeons tout d'abord noire auteur sur sa
conception du Logos. 11 suflira de la comparer avec celle
de son maître Philon pour voir a quel point elle est
peu originale.
Le Logos de Philon esl la conception la plus complexe
qui se puisse imaginer -. Elle se compose des éléments
les plus hétérogènes. Le platonisme et le stoïcisme ont
fourni I apport principal ; mais d'une pari l'Ancien Testa-
'
l -i' . hii'il, ouvrage cité, p. 205. Voir le De Opificio mundi, ch. m.
-. Siegfried, ouvrage cité, \>. 22 1 -!_'•_!'.>. Zeller, Geschichte derPhilos. </<■!■
Griech., '■< partie, II« vol., p. " : T < > à 381; Heinze, ouvr. cité, p. 204 et
Buivand
LA CHRISTOLOGIE DE CLÉMENT 255
■
ment, d'autre part la théologie juive qui se développait
"ÏÏIors ont également contribué à former l'idée que Philon i^/~
s'est faite du Logos. Tous ces différents éléments se
mêlent et se fusionnent dans la même conception. Gelle-
I T\\ semble-t-il, n'aura aucune consistance, elle paraîtra
toujours sur le point de se disloquer. L'unité organique
lui fera défaut. 11 n'en est rien. La notion du Logos de
Philon a une remarquable solidité. Ce qui en relie toutes
les parties, c'est un principe. Ce principe, c'est ridée
même qui a donné naissance à la conception du Logos et
à toutes les conceptions analogues qui surgissent avant
et après Philon un peu partout. Le Logos, c'est l'intermé- w wcjjM &■'
diaire indispensable entre Dieu et le înjjncTerQue Philon ^^;wu4w
lappelle l'Idée des Idées, la force des forces, l'ambassa- % Al jj^mxsj*Àiu
deur de Dieu, l'interprète, l'archange, le souverain sacri-
ficateur, quel que soit le terme dont il le désigne, le carac-
tère qu'il met en lumière dans le Logos est toujours celui
d'intermédiaire. Ainsi, c'est ce caractère, inséparable du
Logos, qui en détermine constamment la notion, qui en
constitue le principe essentiel et qui en fait l'unité.
A première vue, l'analogie entre le Logos de Philon et j^i/jj^u
le Logos de Clément est complète. Le Logos de ce der-
nier n'est pas moins complexe que celui de son maître.
On y remarque la même diversité et la même richesse
d'éléments constitutifs. Les facteurs qui composent le
Logos de Clément sont même plus nombreux. On y trouve
tous ceux qui forment le Logos de Philon dont dérive
celui de Clément, mais en outre il s'enrichit de tout ce
que le christianisme lui apporte. L'analogie entre les deux
conceptions semble complète. En fait, elle ne l'est pas.
Elle ne peut pas l'être parce qu'elles n'ont pas la même
origine. Elles ne tirent pas leur raison d'être du même
principe. Le principe qui a donné naissance au Logos de
256 CLÉMENT D 'ALEXANDRIE
Philon est d'ordre essentiellement cosmologique. A <|iioi
devait servir avant tout le Logos, dans la pensée du phi-
losophe juif? A expliquer la formation et le gouverne-
ment de l'Univers. Philon avait le sentiment que le plato-
ua» nisme qu'il mettait à la hase de sa philosophie ne lui
fournissait pas de moyens adéquats pour rendre compte
de la création de l'univers ni de son existence. (Test pour
les avoir, qu'il imagine son Logos. Telle est la préoccu-
pation (|iii l'a mis sur la voie de cette conception si
féconde et qui se trahit dans l'élaboration de ectle notion.
Ce sont la soucis de philosophe et de métaphysicien.
Or. ces sortes de préoccupations sont parfaitement
v^^woU/ étrangères à Clément. Connue la plupart des philosophes
^j^yi^Sj^ parmi ses contemporains, il se soucie bien plus de morale
vW ('t de religion que de métaphysique el de cosmologie. Ce
qu'il réclame par dessus tout, c'est une conception qui
explique comment Dieu entre et demeure en communica-
tion avec les hommes. Ce qu'il demande à la philosophie,
c'est la formule des rapports entre l'humanité et Dieu.
Le Logos, qui est l'intermédiaire par excellence, lui
'j^.^MjMMr paraît précisément répondre a cette préoccupation. C'est
£a/j^K donc essentiellement en tant qu'intermédiaire entre Dieu
d les hommes que Clément conçoit son Logos. Le prin-
cipe qui détermine sa conception, qui la constitue el qui
en relie les parties, n'est plus métaphysique; il est reli-
gieux, il est chrétien.
De cette différence fondamentale entre le Logos de
Philon el le Logos de Clément, découle une conséquence
de la plus haute importance. Tandis que la notion philo-
tiienne du Logos esl parfaitement clair*1 et précise, digne
d'un philosophe et d'un métaphysicien, celle de Clément
est loin d'avoir le même caractère. Toute la métaphysique
(!«■ sa conception du Logos esl vague, indécise, comparée
^a^lAV i
LA CHRISTOLOGIE DE CLEMENT 257
à celle «de Philoja.. Il la doil du reste à celui-ci, mais loin
"cTe l'avoir transposée telle quelle dans son système
d'idées, il n'en a pris que les traits qui lui convenaient
et, au fond, qui lui semblaient propres à mettre en relief
-lê^caractère qu'il voulait donner au Logos. Son Logos,
c'est le Logos de Philon, mais, si l'on peut ainsi s'expri-
mer, à l'état fragmentaire. Nous ne prétendons pas natu-
rellement que Clément ait sciemment altéré le Logos de
Philon dans le sens qui vient d'être indiqué. L'altération
s'est faite en quelque sorte d'elle-même sous l'empire de
préoccupations que Philon n'avait pas connues. Ce qui u,v^v >0wx
prouve, croyons-nous, la justesse de ces observations, -*•' tf)
c'est qu'alors que l'aspect religieux et chrétien du Logos J:^J^j^..
de Clément se laisse caractériser sans peine parce que
la plus grande cohésion règne dans toute cette partie
de son idée du Logos, l'aspect métaphysique et propre-
ment philonien de cette même idée se refuse à une tracta-
tion systématique. Vouloir, à force de subtiliser sur des
textes isolés, tirer de la christologie de notre auteur une
notion cohérente, logique, philosophique du Logos, c'est
à notre sens faire entièrement fausse route. Mais il est
temps d'entrer dans le détail et de comparer à l'aide des
textes le Logos de Philon et le Logos de Clément.
Comme les Idées ou forces divines dont il est le « lieu », vO^a^ srfM*
le Logos de Philon a un double aspect. Les textes nous ^ÇuXÀLW'M&k
le représentent tantôt comme l'une de ces abstractions
dont Platon peuplait le monde intelligible, tantôt comme
immanent dans les choses et répandu par tout l'univers.
Dans le premier cas, le Logos est l'Idée suprême, l'arché-
type par excellence; dans le deuxième, il est la force
essentielle qui fait mouvoir et vivre les choses. Ainsi se
trahit sa double descendance. Le platonisme et le stoï-
cisme en sont également les ancêtres.
17
2.")8 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Le même dualisme se remarque dans le Logos de Clé-
ment D'une part, notre théologien assimile expressément
son Logos à l'Idée platonicienne '. Il préexiste à toutes
xjjjjjJuyXûv* choses 2. Il plane au-dessus du monde. 11 se trouve même
au-delà du monde intelligible3. Impossible de le reléguer
plus loin dans la transcendanee. Le Logos appartient au
même domaine que l'Idée du bien, que Dieu lui-même.
C'est une entité toute métaphysique à la façon de Platon.
D'autre part, Clément ne se sert pas moins souvent de
formules stoïciennes pour désigner ou définir son Logos.
11 lui arrive assez fréquemment de l'appeler la <■ Force de
Dieu '* ». Ce n'est pas seulement la formule, c'est aussi
l'idée stoïcienne qu'adopte notre auteur. Dans un passage
très curieux, il nous montre dans le Logos la force ini-
tiale don dérive tout mouvement, il est la icpuTOupyôç
-/.•.v/teciK Biivajuç. C'est la force du Père, Suvajuç -a-rv./.V,.
Puis Clément nous la fait voir, celte force divine qui est
celle de Dieu même, descendant l'échelle des êtres tant
célestes que terrestres, et parvenant jusqu'au degré le
plus infime, pe^pi toû [HxpoxàTOU . Ailleurs, il nous repré-
sente le Logos comme s'étendant en quelque sorte du
centre de l'univers jusqu'aux extrémités \ C'esl ridée
1. V. Strom., 16 : r, oï Uiila ivvor,;j.a toC 0600, orcep oi [3ap6apoi Xoyov êîpïj-
xaai tou 8eoû* ; VII, Strom.. "j : il est SXos vouç.
2. Protrept., 7 :... cou èv àp/.fl ovtoç xai repodvros Xdyou.
3. V, strom., 38 .' ô y.jy.'/; taepctvto rou xdffjxou rcavrôç, [iâXXov oi ÈrcéxEtva
TOU VOTJTOÛ.
'i. VI, Strom.. 17; V, Strom.. (J : Buvajjuç t£ au 7CaYXpaT7]C xaî tcp OVTi
8eîa I. Strom., 100.
5. VII, Strom. 8 i I 9. Ce qui prouve tti'-n que I idée stoïcienne est au
fond de cette description de I extension de ta Bôvajxtç rcaxpucrj, c'est la com-
paraison de 9 ''< oùv uuYXivEÎTai xat u.ixpOT<XT7] si8r{pou p.oîpa ttû tt,; rlpa-
/'/•l'v; XtOou ."iiii.nii i -/-:j;j7T'. terme essentiellement Btoïcien dans ce sens),
o'.à r.' fflv ;""./•.•<* -XTS /ou-évo) BaxTuXîtov
6. Protrept.j 5 : xai '</, «5 i-;n to ixTJpaiov (celui du Logos)... ano :wv
*¥
LA CHUISTOLOGIE DE CLEMENT 259
¥mème de Dieil immanent dans le monde. Comme Philon
et à l'imitation de Philon, Clément substitue le Logos à
'Dieu: c'est le Logos, ce n'est plus Dieu, comme le voulait
!• stoïcisme, qui est répandu dans l'univers. Aussi très
logiquement il représente son Logos comme présent par-
tout à la t'ois. En vertu de sa nature d'essence platoni-
cienne et en même temps de sa faculté toute stoïcienne
de se répandre partout et de s'insinuer en toutes choses,
il pénètre jusqu'au fond de nos âmes et y découvre les_
pensées secrètes l. Enfin, et c'est un trait bien stoïcien,
Clément nous représente le Logos, force de Dieu, comme
le centre vers lequel convergent toutes les forces divines
éparses; c'est lui qui en constitue l'unité 2.
Ainsi en soi le Logos de Clément ne diffère pas de
celui de Philon. Sur un autre point encore, nos deux
auteurs se rapprochent. C'est dans la manière dont ils
conçoivent le rôle cosmologique du Logos. Philon a
développé dans son traité De Opificio Mundi une théorie
de la formation du monde qui attribue au Logos la fonc-
tion principale. Philon affirme l'existence d'un monde
idéal qui est tout ensemble le modèle et la cause du
monde visible. Les Idées éternelles qui constituent le
monde idéal sont à la fois les archétypes des choses visi-
bles et les forces actives qui les créent. Ce sont elles qui
établissent l'ordre au milieu des éléments, organisent
l'univers et y entretiennent la vie. Le Logos, qui est la
•i.-.Z'-t'i ï~l -.3. r.ï-.x-x /.%'. %-<i :wv axptov ï~\ ta \j.îix <v.xTa6cV. Ce dernier terme
rappelle le tovo; des stoïciens, la tension de la force divine, du feu pri-
mordial, à travers les choses.
1. VII, Strom., 5. Tout le passage : a-j-rr, f, •ii.vr.'j-ri Buvajietç Èpeuvwv.
2. IV, Strom.., 156 : rtaaai oi ai 8vvau,eiç toù -v£j;j.aTo; auXXr|68i]V \i.h Iv t'.
jtpayu,a y£VO[i£Vai tjvteXoù'siv lie xo suro tov tnôv, y.~7.yï[).Z7.-.o; Zï li-.: -r,; r.iy.
axai-:/,; aj-ro :uv Savau-îtov ivvoîa;, etc. Il est un /.'jako^ ^a^oiv taiv ojvâaeojv.
aXv
260 clément d'Alexandrie
plus haute des Idées et <|iii les résume toutes, possède
aussi ce double caractère. Il est le modèle ou archétype
des choses et en même temps l'organe créateur de Dieu.
Tel est, dans ses grandes lignes, le rôle cosmologique
du Logos de l'hilon.
De cette conception il ne reste que <\(>* fragments dans
Awvvw l*'1 conception correspondante de Clément. Comme celui
de Philon, le Logos de notre auteur est l'organe créateur
de Dieu : 6 pîev HzKz Xôrip -y. TOxvxa S^paôupyet! Clément l'ap-
pelle Fréquemment le créateur '. C'est lui qui a organisé
l'univers; il a introduit Tordre et riiaL'monie dans le
chaos des éléments: il a assigné à la mer ses bornes, il
a donné à la terre sa solidité 2. C'est lui qui gouverne
l'univers. 11 en est en quelque sorte le pilote 8. Les anges
et les dieux lui sont soumis 4. Il est en particulier le
créateur de l'homme ;;. Il est l'archétype de l'homme.
Celui-ci est son image c. Il prend soin et du corps et de
lame ' .
On le voit, dans ses traits essentiels, le Logos de Clé-
ment reproduit celui de Philon. Il ne manque à la concep-
tion de notre auteur que la rigueur systématique de celle
de son maître.
On se demande si le Logos, dans la pensée de Philon,
est un simple attribut de Dieu ou une personne indépen-
dante de Dieu. Les avis sont très partagés. Les textes ne
I. VI, Strom., 136; V. Strom., 16; Protrept., 7.
1. Protrept., -V
3. VII, Strom., ô : îji»îou pôois hxvtï o'.at xTi-.-y.'. v.%\ -o rtàv ocpiara otaxîÇei,
i . Ibidem : roûteo icâaa &7toTé-axTat STpaxîa ày^éXtov te xai 6eûv.
."• Paedag., I, 6 : '<> 87)|xioûpYTÎoas co* 5tv6pc*wrov ; Protrept., ~> .
6. Protrept., 5 :. . ô xûpio; tôv ïvOptoitov ÈÇeipyàaaTO /.aT' ï'/.'Jva tt] /
îïjtoj. Protrept., ' . Xô^os ô /.a:. ta Çijv èv àp"/.j) ;J = T* ~'>~J tXàaai rcapaa/œv,
7. Paedag., I, 5,
*¥
LA CHRISTOLOGIE DE CLEMENT 261
• tranchent pas. la question, car il y en a autant pour l'une
que pour l'autre thèse. M. Zeller pense qu'on doit ad-
mettre que Philon lui-même n'a pas senti la contradiction
(pie renfermait sa notion du Logos. En aurait-il eu cons-
cience qu'encore il eût été forcé de la laisser subsister.
N'avait-il pas conçu son Logos précisément pour expli-
quer la formation du monde matériel sans y mêler direc-
tement Dieu lui-même, trop élevé pour entrer en contact
avec la matière périssable ? Si le Logos n'était qu'un attri-
but de Dieu, dès qu'il créerait le monde et l'organiserait,
ce serait Dieu lui-même qui agirait. Si, d'un autre coté, le
Logos était absolument indépendant de Dieu, une per-
sonnalité ayant sa raison d'être en elle-même, voilà de
nouveau Dieu entièrement séparé du monde. Le Logos
devait avoir le caractère indécis et contradictoire que lui
a donné Philon.
Ces considérations s'appliquent encore mieux à Clé-
ment. Lui qui se plaçait presque exclusivement au point
de vue religieux devait avoir un sentiment encore plus vif
que Philon de la nécessité de maintenir les communica-
tions ouvertes avec Dieu, sans cependant compromettre
son essence en la mêlant au monde et à l'humanité,
comme l'avaient fait les stoïciens.
Tandis qu'il demeure incertain si jamais le Logos de
Philon revêt une personnalité, Clément ne nous laisse pas
dans les mêmes doutes. A un moment précis, son Logos -"^^
devient Jésus-Christ '. Il est alors une personne. Mais
qu'était-il dans sa préexistence ? Etait-il, pendant cette
première phase de son existence, une personne véritable?
Sur ce point Clément n'est pas plus précis que Philon.
Il ne parait même pas s'être posé la question. C'est
1. Protrept., 5, 7 : ojto; youv ô Xdyoç, 6 Xpioro'ç, et passim.
K
202 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
encore un trail de ressemblance qu'il a avec son maître.
il v a toute une série de textes qui fonl du Logos préexis-
tant une personne. Il est o^rz/j^oç, y.zy.tztù; ', o-wnip. Il
esl le (JéÀYj|xa, la volonté de Dieu -. Autant dire qu'il est
une personne véritable. La volonté, c'est le signe même
de la personnalité. Les fonctions que remplit le Logos
supposent une personne. D'autre part, il y a toute une
autre série de textes qui réduisent le Logos à un attribut
de Dieu et presque à une émanation de l'être divin \
Il est en effet une oûvaijuç, une svépyeia de Dieu Ml est l'in-
telligence du Père; il est tout entier lumière et cette
lumière i isl celle du Père '.
Ainsi. ;i son tour, Clément émet sur le Logos des aflir-
mations contradictoires. Il est aussi indécis (pie son
maître. Mais la cause de son indécision n'est pas la même.
Philon laisse son Logos flotter sur les confins delà per-
sonnalité pour des raisons tirées de la cosmologie. S'il
4- précisait, toute son explication de l'univers croulerait.
Clémenl en l'ail autant, mais pour des raisons qui inté-
ressent beaucoup moins la cosmologie que la religion,
l'univers que l'homme. Ce que Clémenl attend avant tout
de son Dieu, c'est le salut. Mais comment Dieu sauverait-
il lui-même, directement H «le ses propres mains, 1rs
hommes égarés dans les ténèbres? Clément pouvait-il
l'admettre? Ses préjugés de platonicien le lui permet-
taient-ils? Il faut donc qu'un autre se charge du salut des
liruiiinrs. Ce sitii le Logos. Mais comment le Logos aceom-
I . VII, Strom., '.i : lr.': rôv ;j.£yav àp^iepéa.
1 . Prolrept., 120 : tv^to 5 /oyo; roO Deou fipa^îiov xvptou, Bûvaatç rûv SXtov,
70 'li'/.r^tz xoû Jiaxpeiç. V, Strom., S. ;'i l;i lin.
:;. Il .vite cependant d'appliquer .m Logos le terme stoïcien d'àjteip^oia.
i. VII, Strom. , 7 l< Logo Ëartv <î>s eÎTïetv -r-y./.r, -■.; Ivrlypsia.
' VU Strom 5.
*¥
iVMAMjj^J
LA CHRISTOLOGIE DE CLEMENT 263
plira^t-il une telle œuvre s'il n'a ni volonté ni personna-
lité ? Pour être un véritable jwt^o, il faut qu'il soit une
personne. D'autre part, si vous le séparez trop nettement
de Dieu, ce ne sera plus Dieu qui sauvera les hommes,
même indirectement. Conçoit-on le salut de l'humanité en
dehors de Dieu ? Il faut, de toute nécessité, que le Logos
soit dans la relation la plus intime avec Dieu; il faut qu'il
en fasse partie; il faut qu'il en soit non seulement un attri-
but, mais l'expression même. Il doit être o).o; voûç, 6'Ào; sw;
TOXTpûov. C'est ce que Clément sent très vivement. Aussi
n'épargne-t-il pas les termes qui marquent l'union étroite - CuaHW
de Dieu et du Logos. « La nature du Fils, dit-il, est la plus iiL
proche de Celui ciui est seul tout-puissant ! ». « Le Fils
• ♦ v • * < i 1 i -a r, 2 Tl ^
unique est 1 empreinte même de la gloire du Père . » Il
l'appelle Xéyoç Beôç. Ce mot de Gcôç n'a pas un sens absolu
dans la langue de Clément. Il signifie un être divin, un
être dont l'origine est en Dieu, mais qui n'est pas néces-
sairement identifié avec Dieu 3. Quand Clément dit du
Christ qu'il est Bîo; te xal avGpwrcoç, cela ne signifie nulle-
ment qu'il est tout ensemble Dieu et homme. Cela veut
dire qu'étant un être de même nature que Dieu, il est
devenu un homme \ Il est « Osa; ev àvOpomou 7yr1y.7-'. s ».
Ainsi le Logos, même lorsqu'il est devenu le Christ, oscille
1. VII, Strom., 5 : f( -jtoij cp'ja;; 7j :û [ao'vw rcav-oxpaxopi npode^sarccTT).
2. VII, Strom., 16 : Traxpôç SoÇtjç xapaxx'TJp.
3. Il est certain que Clément entend le mot Osdç dans un sens très large.
Dans VII, Strom., 5, il dit : tojt<;) j-OTcTa/.Ta'. TtpaTÏx àfféXtov xaï Qîwv.
Ailleurs, il dit que la. destinée de l'homme est de devenir un 9edç, Pro-
trept., 8 : tvo xat aj... jiâOr,; jutj jïoxs apa avOpconog y^V7lTai ûeoç. Pvolrept.,
114, il est dit du Logos qu'il est Seojioiwv xôv ôtv8pa)7COV. Le chrétien parfait
est déjà un Bsoç, IV, Strom., 149 : xotfxoj Suvaxov xû xpôjïw Tr'v yv'JST'./'.'Jv
fjorj yevéaOat ôso'v, etc.
4. Protrept., 7.
5. Paedag., I, '*.
^Mju
264 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
entre le divin et l'humain. En somme, c'est vers le divin
qu'il incline '.
Le point essentiel à retenir est que, si d'une part tous
les éléments métaphysiques qui font partie de la christo-
logie de notre auteur dérivent de Philon, d'autre part,
même dans ce domaine, Clément obéit à une inspiration
~.. ^ qui n'est plus celle de son maître. La métaphysique dont
il revêt sa notion du Christ est orientée dans un sens reli-
gieux; elle <-si déjà chrétienne. En effet, son Logos est,
même avant de devenir homme, un uwT^p. Voilà un titre
que Philon n'avait pas songé à donner au sien 2. Nous
touchons à ce qu'il y a de plus chrétien dans la pensée de
notre auteur. Quoique par tout un côté, celui que nous
venons d'exposer, sa christologie dérive, par l'intermé-
diaire de l'hilon, de la philosophie grecque, c'est précisé-
ment dans cette conception que se concentre, pour ainsi
dire, l'essence de son christianisme. En effet, l'idée qui la
domine tout entière, c'est que le Christ-Logos est le
Rédempteur. C'est a lui que Clément rattache toutes les
délivrances qu'il rêve. Jamais il n'esl plus éloquent que
lorsqu'il proclame cette conviction toute chrétienne. Elle
le remplit i\'un enthousiasme el d'une allégresse que
i. Ihir/m» : ô uiv &7C(SXuto{ '-': rô TtavreXèç iv8po>7tîvtov rrxOcïJv.
2 M. P. Ziegert, l'un des derniers interprètes de la christologie de
Clément [Zwei Abhandlungen ûber /'. Flavius Clemens Alexandrinus,
Heidelberg, 1894 . prétend que Clé nt doit, au moins en partie, sa
lV" conception «lu Logos au Nouveau Testament. Il laisse entendre que c'est
ude cette source que lui esl venue l'idée que !<■ Logos est le créateur, qu il
est mu force ou iv >yeia, qu'il doit gouverner le monde el qu'il est le
9IXT)p.ade Dieu. Voyez p. 103, 104 et la conclusion de l'auteur à la Gn
de la page 104. Que ridee.de la préexistence se trouve dans le Nouveau
1 estament plutôt, il est vrai, à 1 état d'ébauohe que '!<■ doctrine arrêt e,
""us ne le nions pas. mais qu i lie ait fourni à Clément les éléments de
4; sa conception, nous ne le voyons pas.
LA CHRISTOLOGIK DE CLEMENT 2G5
n'épuisant pas les formes de langage les plus lyriques.
-*C'est, on s'en souvient, dans le premier chapitre du Pro- u
tf&pticus et dans la péroraison de ce traité, que notre caté- - ^ ^ "
chète a donné libre carrière à des sentiments qui étaient UV^uu^vx^m/,
■'•mine la moelle de son christianisme et, finalement, de
toute sa pensée. Ces pages sont un hymne triomphant au
Christ ■7u)~rlz. On pourrait les appeler une sorte de pro-
fession de foi l.
Le Logos, d'après Clément, n'est pas seulement o-wx^p
lorsqu'il devient homme en devenant Jésus-Christ ; il l'a été
dès l'origine des choses. Son caractère principal est d'aimer
les hommes, il a toujours été cpiAàvGpurax; 2. Clément le voit
partout dans le passé travaillant à la Rédemption de l'hu-
... .
manité. C'est lui qui parle à Moïse dans le buisson ardent ; '^ x^a~a/>aM^
c'est lui qui tire le peuple d'Israël d'Egypte; c'est lui qui
exhorte ce peuple par les prophètes 3. Il n'a pas dédaigné
les autres nations. C'est lui qui donne aux Grecs leur
sagesse \ Il est la lumière du monde 5. C'est enfin lui qui
fait entendre aux Grecs un hymne plus beau et plus salu-
taire que les chants de leurs plus grands poètes. A la fin
du Protrepticus , c'est le Logos lui-même qui prend la
parole et qui adresse aux hommes un appel vibrant. Cette
page met en évidence les sentiments les plus intimes de
Clément. Si sa christologie est largement redevable à Phi-
Ion, et dans son ensemble et dans maints détails, il n'en
reste pas inoins qu'elle est, par son inspiration, foncière-
ment chrétienne.
1 . Voir notre analyse do Protrepticus.
2. Prôtrept., ii : piXdcvôpwjîov tô op-yavov tou 0sou.
o. fbid., 8 : o; xalvuv /.t.': ■/.--: JtpoÛTpsTtsv i'.; <Tu)T7)p(av ; cf. Paedag., I, 6,
et tout le chapitre ni.
4. VII, Strom., 6 : ooxôç Èjt'.v ô O'.ooj; ■/.%: toî; "EXXtjgi 7r,v ^'.Ào^o^piav oià
Tôjv •j~oo = £7ri;'')V àyyÉÀ'jjv.
5. Prôtrept., 114, 115, 119.
266 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
_ II faut préciser. Ce n'est pas seulement l'idée chré-
tienne qu'on retrouve dans la christologie de notre auteur,
c'est le christianisme de son temps. C'est ee que nous
allons illustrer par quelques exemples, sans essayer
d'épuiser la matière.
Tous 1rs auteurs chrétiens du n° siècle insistent sur la
connaissance. « Nous te rendons grâce, » est-il dit dans la
Didaché, « pour la connaissance... que tu nous as procu-
rée par Jésus. » Il s'agit de la connaissance de Dieu par
opposition à l'erreur païenne '. Notre auteur réclame la
même connaissance. La première tâche du Logos, soit
dans le passé, soit dans le présent, a été de la communi-
quer aux hommes. C'est une pensée qui revient sans
cesse dans les passages du Protrepticus où il dépeint les
délivrances qu'opère le Christ-Logos. Il aime a appeler
le Logos la lumière 2. « Explique-moi Dieu ton Père, »
syécrie-l-il. (Tje vous donne, dit le Logos lui-même, la
connaissance de Dieu 3. » Dans le Protrepticus, le Christ
est sans cesse designé par le terme de Bioào-xaAo; '. La
connaissance dont il s'agit ici ne doit pas être confondue
avec cette gnose ou connaissance supérieure qui n'appar-
tient qu'au parlait chrétien. De cette gnose, pas plus que
du gnostique des Stromates, il n'est question dans le />/•<>-
1. Didaché, 9 el to : sùy«pt<TToiïu.£v &Jtèp -■/,; Çiorjs /.ai yvaSaeioç rt: lyvoS-
p'.oaç fc;j.îv §tà 'l7)aou toO reaiSrf? aou. Barnabae epistula, chap. 1 :... ;.vx [j-î-'x
tt; -—;-.-.'■>: U{icôv te).etav i/r-.i xat Tr,v yvCtcsiV. I, démentis romani ad
Corinth. epist., 36 .. 8ià toutou r/lO.-r^iv ô 8e<kcô't7]ç ttjç i8avctTou yvfôa:'');
îjw.àç yeôdaaOai, etc. Voyez Eiarnack, Dogmengeschichte,j>. 117 (lr6 édition .
2. Protrept., I 13, I 16, etc.
:: Ibid., Il'u; VII, Strom., ."> 0X05 ç'V>; TtaTpûov.
i. Protrept. f 7 : È-'.çav:;: w; v.oâazaÀo.-. Est-il nécessaire de faire obser-
ver que BtSâaxaXo; n .1 aucunemenl le sens qu'a ce terme dans le No.uve iu
Testament? Il s'agit iii du Logos qui révèle. Lorsqu'il paraît bous La
foriin- <l un bomme, sa révélation devient accessible à tous,
LA CHRISTOLOG1E DE CLÉMENT 267
U:épticu£ . Il ne s'agit que Je cette connaissance de Dieu
Y[ue tout le christianisme du 11e siècle regardait comme le
premier des bienfaits que procure le Christ. Sur ce point
Clément s'accorde entièrement avec les chrétiens de son
-V-Ynps.
Notre auteur a peint avec les couleurs les plus vives,
dans son Protrepticus, l'état de décomposition morale où
se trouvait alors le paganisme. L'une de ses grandes idées
est que le Christ-Logos délivre les hommes de cette
lamentable condition. Pour devenir chrétien, il faut être
arraché à tout un passé que Clément qualifie de « perdi-
tion ' ». C'est exactement le point de vue des écrivains
chrétiens du 11e siècle. D'après eux, c'est au moment du
baptême que la délivrance complète s'opère. C'est alors
qu'on obtient le pardon des péchés antérieurement com-
mis, &pe<nç àu.apTt<ov. On est à ce moment-là comme tout
illuminé. Voilà pourquoi on appelait le baptême (p&mo-jxôç.
On est, en même temps, entièrement purifié. Aussi appelle-
t-on le baptême un XouTpôv 2. Il se fait, au moment du bap-
tême, une sorte de renouvellement de l'être tout entier,
txvavévv7i<nç. On est à même de recommencer sa propre vie;
le passé n'existe plus; toute solidarité avec la vie païenne
que l'on a menée jusque-là est effacée. Désormais rien
n'empêche qu'on ne vive en chrétien. C'est affaire de
volonté. Il semble même, tant on poussait loin cette
manière de voir, que la grâce divine fût censée s'épuiser
1. Protrept., 6, 117.
2. Paedag., I, 26 : xaXsîxai oï t.oWt/m; -J, k'pyov touto (le baptême /xy.z\).y.
y.i: ç(.')T'.a;j.a v.x: TÉXetov r.a\ XouTptfv ' Xouxpôv uiv St' oj tx: ku.a.oxîac xîtoppu-
JtTOfieOa, /apiajxa Zi w Ta ï-\ to"; a(J.apx7Îji.ocaiv t» l-:-'vi.\y. i'/i'.-y.:, epcjSTiajAa
oe St où to (xyiov ixslvo ço>; to fftoTTJpiov ÈJCOTCTEuexat Remarquons que Clé-
ment rapporte ici l'opinion chrétienne. Voir Harnack, Dogme figes chichte,
\" vol., p. 150.
268 clément d'Alexandrie
au moment du baptême; ce n'est plus qu'à ce moment-là
qu'elle se déploie; après le baptême, on n'en a plus
besoin; pour demeurer chrétien, il suffit de le vouloir.
Voilà pourquoi on se demandait alors anxieusement si
celui qui a reçu le pardon de ses péchés au baptême peut
être encore l'objet de la grâce divine, s'il vient dans la
suite à commettre des péchés, et plusieurs le niaient '.
Toutes ces idées, courantes alors parmi les chrétiens, se
retrouvent chez Clément et prouvent que l'accord entre
'•" lui et le christianisme populaire était réel. En effet, un
ju&UaM--A/3- point sur lequel il insiste, c'est que, en principe, le par-
don des péchés s'applique à ceux que l'on a commis avant
de devenir chrétien. On ne devrait avoir à se repentir
qu'une fois. Si la seconde repentance est admise, c'est par
un effet de la bonté de Dieu el cette repentance n'est
efficace que pour les péchés involontaires commis par
ignorance J. Notre auteur exprime sur le baptême exacte-
ment les idées qui régnaient alors dans l'Église. Ce sont
les six ou sept premiers paragraphes du Pédagogue,
chap. vi. qu'il faudrait citer en entier ;.
I . On le roit, le (3irTia|ia devient de bonne heure un véritable rite d'ini-
lialion. Il acquierl nue importance qu'il n'avait pas dans l'âge aposto-
lique. Il esl certain que la notion n'en esl plus la même. Elle s'esl i li-
fiée -'Mis l'influence d'idées venues des mystères grecs. Voyez l'élude
remarquable de <i. Wobbermin, Religions geschichtliche Studien zut
Frage der Beeinflussung des Urchristentums durch i/as antike Mysterien-
wesen, Berlin, 1896, notammenl son chapitre sur les termes (r^payi?, çio-ria-
. Clémenl offre toul particulièrement les textes décisifs en faveur de
la thèse de l'auteur. Voyez entre autres, Protrept., 1 20. el notez appa-
rat.
_'. II. siiiiin.. i h. Mit. Notez 08 : ce <|iii rend précain la seconde
repentance, c'esl que l'on esl 'u/.ï-.: Xouo'u.evo; eiç xçeaiv gc|xapTicov. Voyez
aussi IV, ili. wi\. Notez -oj; ■j.î-'x tov Aourpôv toïç i[i.apTï{u.aat rcepi-
/Tï:
:{. Oi y).--.-'. r>-, ,',- .... ÈXeûGepov xa;. ivtjxndSiatov xcti çwtêivÔv o[X[xac tou jtveii-
LA CHRISTOLOGIE DE CLEMENT 269
•C'est »n des traits les plus caractéristiques du christia-
nisme du IIe siècle, qu'il semble attribuer l'âcpea-iç à^apxCcov
mpms au Christ, à sa mort sur la croix, qu'à la vertu du
baptême. Cela devait être. Du moment que le baptême
devient un véritable rite d'initiation, qu'on l'assimile de
plus en plus aux cérémonies qui donnaient accès aux
mystères, que par conséquent l'idée de purification s'y
attache de plus en plus, la mort du Christ devait paraître
d'autant moins nécessaire à l'a<pe<n<- àpapTÛûv. Le lien entre
cette mort et le pardon des péchés, si fortement accen-
tué par tout le Nouveau Testament, devait se relâcher.
st ce qui est arrivé '.
Même phénomène chez Clément. D'un coté, le bap- ^vïUaaUu*
tème est transformé en une sorte de rite d'initiation: '^^jwjyjjf-
l'y.-st-\; y.'xy.z-iw est mise en rapport étroit avec ce rite et,
de l'autre, la mort du Christ recule à l'arrière-plan, et
notamment l'idée d'un rapport de cause et d'effet entre
cette mort et le pardon des péchés tend à s'effacer et à
disparaître. Les passages où Clément mentionne la mort
sanglante du Christ sont rares, et même, dans ces pas-
sages, l'idée que le pardon des péchés en dépend est à
peine indiquée -. De Clément, comme de tout le christia-
•j.a-:o; "aryooev '■> 8ï] ulovw zà 8eïov £7C07UT£Ûoix.£V 29 : àçieuivwv xtûv 7îXïiu.u.e-
Xï)uaT(DV iv:. Tïaïamw z'xp'j.i/.'') Xoyixco, ^anT^p.:: r.x-/-.x fiev oùv xtcoàouo-
ueOa Ta x'j.xz.rr'^j.T.-.T. •j.':% / iy.z z5:tj tou pamajAaxo;, etc.
1. Harnack, ouvrage cite. l«vol., p. 143, la note très importante avec
les textes cités.
2. Paedag'., I. 2.3 : xoùç ocipiaxi xupîou h. cpOopaç XeXuxpco[iivouç. Paedag..
I. 42 : vsoXaîav r,v aùxàç iojrapYavwaev ô xûpioç xiuaT'. njxtco. Paedag., I.
43 : aùxô? youv ô Xoyoç xô kuxou ûîtèp f,;j.wv izï/ii/ otffia it6Çtov xïjv àvOpto-
7cdx7]Ta. Paedag., II, 19 : xô x!;j.a 3WXo3 tïwx7]pia xipvaxai. IV, Strom., 107 :
ou to aT;j.a uîcèp f,;j.wv r^-.x-zhr. Voyez encore Z)e Divite, 23; Eclog., 20 : III,
Strom.. 44, à la fin. Dans tous ces passages, notre Clément semble,
comme Clément Romain, employer des formules dont lidée même lui est
devenue à peu près étrangère.
2/0 CLÉMENT D' ALEXANDRIE
uisme du IIe siècle, il faut dire qu'en ce qui concerne la
portée attribuée à la morl du Christ, on esl à cent lieues
toul ensemble de saint Paul et de saint Augustin.
Dans la Didaché des XII apôtres se trouve une prière
eucharistique dans laquelle on rendait grâce « pour la
connaissance, la foi et Y immortalité » que Dieu procure
par Jésus, Ainsi les doux grands bienfaits dont les chré-
tiens du 11' siècle se sentent redevables au Christ sont la
connaissance [yvGxTiq,) et l'immortalité (àQavaoia; syno-
nymes, aœQapcrîa et Ç<ot) alumoç). Or, ce sont précisément
les bienfaits (pie célèbre Clément, notamment dans le
Protrepticus. Le Logos, dit-il, doit mettre un terme à la
corruption, vaincre la mort. Le Logos est apparu afin de
dous procurer to àel Çr,v. « 11 transforme la corruption en
incorruptibilité. » Il est le Xôyoç àspOapinaç '. Dans ie dis
cours que Clément mel dans la bouche du Logos, il lui
fait promettre avec insistance l'immortalité. Les traits
essentiels du christianisme de son temps se retrouvent
ainsi chez notre auteur 2.
Quoiqu'il conçoive l'œuvre du Christ à un point de vue
essentiellement chrétien, cependant même ici la philoso-
phie grecque projette son ombre sur la pensée de Clé-
I. Protrept., G, 114, 117. 120.
'_'. Nous avons <lh que, pour Clément comme pour les chrétiens du
ic siècle, la grâce <!<• Dieu s'épuisait tout entière dans le baptême. Elle
semble sans emploi dans le resie de la vie chrétienne. D'une manière
générale, cela est vrai, il y a une tendance marquée à en venir- à celle
conception. Cependant Clément Lui-même n'a pas été toujours i'hum;-
queut ; !<• sentiment chrétien el paulinien se faisait jour parfois. Ainsi
Y, Simm., 7 . '.;• ',': rr)V yvùSu.ï]V 'j";"', XExt^dîat jcpôç ttjv 8rjpav toù xaXoù
. puxXiara -.',: <>i:.7.; / v//.V.U7 ydcptTOÇ. Dans V, S/roni.. H'A, on lil :
JïXÎ]V ■•j //.:■ .... T.-.lyij-.y.:. . . /, Y'->/r',. Dans lit, S/111111.. 57, <>n il
parle du devoir de L'tyxpixTEia, il «lil : Xa6eTv Se aXXwçoùx ïati 7r,v EYxpâTeiav
:7 JT/, > t, / >.■-.■ coS 9eo5.
LA CHHISTOLOGIE DE CLEMENT 271
nuyit. Polir lui, eette œuvre est synonyme d'éducation "^ u**~vçjaj)i
morale '. Aussi appelle-t-il le Logos un pédagogue. Con-
cevoir ainsi ïë Christ et s. m oeuvre, c'est se placer à un
nviu1- <k> vue étranger au christianisme du IIe siècle. Sans ('Utû^UM
doute, on abondait alors en exhortations morales; on
insistait sur la sanctification; il y avait latente dans toute
cette parénétique la présupposition que le chrétien doit
se développer et s'améliorer. Mais de là à se représenter
le Christ faisant progressivement l'éducation des chré-
tiens, leur apprenant successivement les vertus chré-
tiennes, les dressant par un art savant à un certain genre
de vie, il y avait loin. C'était là un point de vue d'impor-
tation étrangère. Nous l'avons déjà dit, l'idée même de
l'éducation est essentiellement grecque.
Concluons. Ce qu'il y a de spécifiquement chrétien dans -^^vvw^'^uaX^U/
l'idée que Clément se fait du Christ, c'est d'abord de lui amjmj ^d^MJ^iM- Mi)
avoir assigné la place d'honneur dans son enseignement>4>U^<^vU^^,6'
et dans sa conception générale. Dans le système de Philon,
Titrée du Logos est capitale. Dans la théologie de Clément,
la ehristologie est la chose essentielle", elle est le centre ;
c'est d'elle que cette théologie reçoit son caractère. Le
Christ occupe dans la pensée de Clément, la même place
que dans sa piété., 'Mais est-ce tout? Non assurément,
puisque, comme nous avons essayé de le montrer, on
retrouve dans la ehristologie de notre auteur, le christia-
nisme populaire de son temps. Voilà le fondement sur
lequel elle repose.
On a remarqué sans doute que c'est moins sur la per-
sonne du Christ que sur son œuvre que se constate l'ac-
1. Paedag., I, 6 : &mv ouv o r.xioa^Myji f, jjlcôv lôyo: oià zapatvéaswv 6spa-
jceu-ixoç -ûv -iz-x pûoiv T7Jç <J»«X.^« JtaOûv. Voyez encore la fin du paragraphe,
etpassim partout.
272 CLÉMENT D 'ALEXANDRIE
cord entre notre1 théologien el les simples fidèles. Cela
étail naturel. En effet, tandis que, dans l'Eglise du ir siè-
cle, "M avail sur l'œuvre di\ Christ des idées en somme
arrêtées, <>n étaiï loin cTêtre également au clair sur sa
personne', sa nature, ses rapports avec Dieu. Sur ce point,
les opinions étaient très vagues et même contradic-
toires '. G'étail là en quelque sorte un domaine inexploré
et inoccupé par la réflexion chrétienne. Essentiellement
pratique, elle s'en tenait à ce que le Christ avait accompli
plutôt qu'elle ne se préoccupait de ce qu'il avait pu être
dans son essence intime. C'est par cette fissure, si l'on
peut ainsi s'exprimer, que s'est faite la première infiltra-
tion de la pensée grecque. Clément plus spéculatif que le
grand nombre, éprouva un besoin impérieux de combler
ce qui lui semblait une lacune. C'est ainsi qu'il en vint à
élaborer une conception de la personne d\\ Christ compo-
see de traits empruntes a 1 idée pnilonienne du Logos. Le
<-/w^am- VIA~ résultai inévitable devait être de donner au Christ un
caractère d'abstraction qui lui enlevait ou tendait à lui
enlever sa réalité. C'est ce qui à fait accuser (dément de
docétisme. Quoi qu'on en ail dit, le reproche était l'onde.
'(\AM/v^ JJ^-^'ui. A tout le moins pouvait-on dire que Clément tendait au
docétisme. Ainsi il y a des textes (jui allirinenl très nette-
ment «pie Jésus n'a pas soufferl -'. On en cite d'autres qui
1. Harnack, Dogmengeschichte, ["vol., p. 128-140.
2. Paedag., I. 23 : ivéat7) yàp ".età ttjv xrjBeîav o 1/,-jo'J: u.rt jtaOwv ; \ I.
Strom., 71 : à)./.' è-;. p : / roû ïu>T7Jpoç, to afflu-a ànaiTeiv »'»; a(ï>;j.a tàç àvotY-
xa(a( £»7îep7)o(as ': Sia[ioVT)V) "]féXu>s *v = Vr, aùxôç 8È âna;a-Ào>; à-aOr,; ijv.
h ms ce passage, Clémcnl répudie le docétisme, et cependant formule une
doctrine qui frise celle qu'il repousse. Voyez aussi Paedag., t, 5 : K7ca6r){
t7]v ij»uyTJv à/./.' ô ;jiv àjïoXutoç ■' : tô jtavxeXèç àvOpaMtîviov rcaOo&v. Adum.'
brationes m I .luit., I : fertur ergo in traditionibus quoniam Johannes
ipsum corpus quod eral exlrinsccus tangens, manu m suam in profunda
misisse e( duritiam carnis aullo modo reluctatam esse sed Locum manui
Uv^
LA CHKISTOLOGIE DE CLEMENT 273
disent tout juste le contraire. C'est ce qui prouve précisé-
ment qu'il y avait dans la christologïe de notre auteur
ime tendance au docétisme qui de temps à autre se faisait
iou# Comment en aurait-il été autrement ? L'effet de la
métaphysique platonicienne n'est-il pas d'enlever aux
choses de leur réalité positive et d'en faire des abstrac-
tions ? Du jour où Clément introduit la transcendance
platonicienne dans la conception christologique, le Christ
perd de son caractère humain et historique. Il le perd
précisément dans la mesure où il revêt un caractère méta-
physique.
praebuisse discipuli. M. Ziegerl s'efforce de disculper Clément de toute
tendance au docétisme. Mais dune pari, il ne parvient pas à se débarras-
ser des textes décisifs qu'on lui oppose, d autre part, s'il a raison de pen-
ser que dans IV, Strom., 87, VI, Strom., 70. Quis dives, 37, Clément
affirme que Jésus a réellement souffert, il aurait dû simplement en con-
clure que Clément n'a pas été conséquent et que sa conception flottait
incertaine entre le docétisme et la conception courante. On remarquera,
d'ailleurs, que M. Ziegert n'est pas toujours un interprète bien sûr. Son
interprétation de Paedag., I, 74, et de IV, Strom., 43, à la page 153 est
positivement erronée. Ce qui gale le travail si érudit et si minutieux de
cet auteur, c'est le parti pris de sauver l'orthodoxie de Clément. Ainsi il
ne veut pas admettre qu'il y ait trace de stoïcisme dans sa notion du
Logos. Qu'elle dérive de Platon, de Philon, fort bien; mais quelle soit
entachée de matérialisme stoïcien, c est inadmissible ! Quant à nous, en
ce qui touche le docétisme de Clément, nous souscrivons entièrement à
l'opinion de M. Zahn : « Zu einein massvollen Dokelismus hat sich Cle-
mens auch sonst bekannt... und das trotz aller Polemik gegen die eigen-
lliche 8ôx7)aiç. « Voyez son Supplementum Clementinum, t. III de ses For-
schungen, p. 97 el p. 144, <>ù l'auteur explique le fameux passage de Pho-
lius sur l'hérésie des Hypotyposes.
ts
-
CHAPITRE IV.
Le Gnostique.
L'étude que nous venons de faire des deux principales
doctrines de notre auteur nous a permis de constater com-
ment s'est fait dans sa pensée le mariage de la philosophie
/ grecque et du christianisme. Sa morale nous en ofl'rira un
dernier exemple. Ce serait ujio entreprise qui nous con-
duirait trop loin et qui nous ferait perdre de vue le but
particulier que nous nous sommes proposé, que d'exposer
ici l'éthique de ("dénient dans toute son ampleur '. Il nous
suffira d'en détacher ce qu'il y a de plus saillant. C'est le
Ua<v^»w**- Y4M*,. pôrtraitclû gnostique véritable ou du parfait chrétien.
Ht->U ^JLrfAMifaM Nousne pouvons nous dispenser de faire précéder notre
étude du gnostique de quelques observations générales
sur la morale de noire catéchète. Quelle est parmi les
influences philosophiques qu'a subies Clément celle qui
se l'ait principalement sentir dans ce domaine ? C'est, sans
iijj.^'', ^v^-v^.^'ontii'dil. le stoïcisme . Il n'y a rien là qui doive nous
surprendre. Car si Clément montre une véritable aversion
pour la physique stoïcienne, il n'a que des éloges pour
la morale du Portique. Il ne Tant pas oublier en outre qu'au
II' siècle, cette morale Taisait 1res grande figure, <•! même
1. On trouvera une «unie très complète de la morale de Clément dans
Die l.ilnl. des Clem, von Alex., de M. Wmter, 188-.
LE GN0STIQ1 1 i/o
•<iue tolile autre* paraissait paie et terne à côté d'elle. Quoi ^
de plus naturel que l'austérité chrétienne l'ait préférée à •w^jjjua»*- <*-»'■
J^Tmorale de n'importe quelle autre école? -V^wW-^wu^u
L'étude de l'éthique de notre auteur offre des difficultés
considérables. La première chose à tenter serait de classer
les idées morales de Clément, comme il Ta fait lui-même,
biérTcpTir ail néglige d'indiquer clairement la classifica-
tion qu'il a adoptée. Or, en général, on part de la suppo- *■
silion qu'il n'y a, dans ses écrits, qu'un système unique de
morale l. C est la une cause de conlusion presque inex- ■. j^ujj
tricable. Car la morale que Ton extrait indistinctement h
des textes fourmille de contradictions flagrantes. On s'en
étonne; peut-être s'ell'orce-t-on de les expliquer. Eùt-on
commencé par soumettre les écrits de notre auteur à une
minutieuse analyse critique, on eût sûrement remarqué
qu'il expose, selon les endroits de son ouvrage, des
morales qui ne sont pas identiques, car elles ne s'appliquent ^ *
pas aux mêmes catégories de chrétiens. -^"Uwv.
Le Pédagogue, on s'en souvient, s'adresse à des néo- J^J^M^J
phytes. Il s'agit de dresser ces âmes encore inconsciem- 4,^t4Wa^
ment païennes à la vraie vie chrétienne. Ce qu'il y a donc
dans ce traité, c'est une morale a l'usage des simplesfidèles.
A l'examen, on ne tarde pas à constater qu'elle diffère sen- ;ma^-aa&*M^
siblement de la morale dont notre catéchète fait une obli-
gation aux chrétiens plus avancés. Non seulement elle est
moins rigoriste, quoiqu'elle le soit dans une large mesure,
mais le principe n'en est pas le même. Le principe ou le
ressort de cette morale intentionnellement populaire, c'est
la crainte. Celui de la morale gnostique est exclusivement
I. M. Winler a le lort, à notre avis, de ne pas faire cette distinction,
tl cela nuit beaucoup à la clarté de sa belle exposition. Xous développons
ii i ce que nous n'avons pu qu'indiquer à la page 104.
276
CLEMENT 1> \l l.\ \.M)H1K
l'amour1. Voilà donc un premier triage qu'il importe de
(aire parmi les idées morales de notre auteur. Distin-
guons avec soin ce qui s'adresse au coin niun des lit le les de
ce qui ne s'applique qu'à une élite.
Etudiée en elle-même, la morale que Clément inculque
aux néophytes dans le Pédagogue frappe par son évidente
parenté ;i\ ec relie que professait l'Eglise au w siècle. < m
trouverai! aisément, dans les Pères apostoliques, l'ana-
logue (\o> préceptes du Pédagogue. Pour le fond des choses,
en morale comme en dogmatique, Clément est un chrétien
de son temps. Cela esl très sensible dans la deuxième
partie de son grand ouvrage. Tout au plus constate-t-on
ici et là des traces de stoïcisme. Nous en avons déjà fait la
remarque ".
(.c n'esl plus de morale populaire qu'il s'agit dans les
Stromates, c'est de morale à l'usage des chrétiens plus
avancés ;. Mais ici encore il y a lieu de l'aire une distinc-
tion qui s'impose dès que Ton tienl compte des résultats
de l'analyse littéraire. ( )n se souvient que l'étude des textes
nous a montre que les Stromates, loin d'être la troisième
partie de l'ouvrage conçu par Clément, en sont bien plu-
tôt une introduction dontl'auteur avail reconnu la néces-
site au moment même d'aborder la partie dogmatique de
son livre. C'est donc un traité essentiellement préparatoire.
1. Clémenl marque lui-même dans plusieurs passages la différence de
principes que nous relevons ici, II. Strom., 125 roôtouç navra; ô na-.a
,: -.':: XoigtÔv - .T'"*-'.- Voyez uotammenl Paedag., I,
chap. \ m. ix. \.
2, C'est ce que M, Wendland paraît avoir établi, ouvr. cité,
:;. Le III Stromate, qui traite <ln mariage, qous semble faire excep-
tion. On l'a vu, c'est un hors-d'eeuvre Clément l'avoue lui-mê Il s est
laissé entraîner et, dans ce Stromate, perd de vue le but spécial de son
traité. II y parle ppur tout le monde. C'est, croyons-nous, ce qu'un
<■ x 1 1 1 n ■ 1 1 détaillé établit •>ii Bans peine.
ȴ
T.K GNOSTIQUE 277
JjCela \Vul dire» que, conformément aux préoccupations
lou les pédagogiques de Clément, les Stromates devaient
•préparer le petit oombre de chrétiens, <|ui aspiraient à
i er au-dessus de la moyenne, à devenir des gnostiques
véritables . Ce qui prouve que lelle était bien l'intention
originelle de l'auteur, c'est qu'il y reste fidèle jusqu'à la
fin de son Y Stromate. Dès lors, qu'avons-nous dans toute
celle pailie des Stromates? Non pas une morale telle que
la pratiquerait un véritable gnostique, s'il s'en trouvait,
mais simplement une discipline à l'usage des chrétiens wUUQuiA CCU.
qu'on pourrait appeler des candidats au gnosticisme véri- Xkl^aj^ou^joA.
table. Nous n'avons pas ici précisément l'image de la vie
du parlait chrétien, mais plutôt un ensemble d'exhorta-
tions, de préceptes et de principes qui sont destinés à pro-
duire cette vie d'ordre supérieur '.
Dans les deux derniers Stromates, le dessein de Clé-
mènT n'est plus le même. L'analyse littéraire nous a mon-
tré tout ensemble de quelle manière ces deux livres se
rattachent aux précédents et rentrent dans le plan général
de l'ouvrage, et comment il est arrivé qu'ils ont une phy-
sionomie à part. Au l'ait, ils sont presque hors cadre et
anticipent sur la troisième partie de l'ouvrage total. Clé-
ment, voulant opposer son sage chrétien au sage de la
philosophie, en vient à tracer de son gnostique un por-
trait qui aurait été mieux à sa place dans la partie de son WM/âçC^jU^ '
ouvrage où il devait exposer son gnosticisme, c'est-à-dire, vj^Afajdj^ju
son système de philosophie religieuse et de morale idéale.
Ainsi donc ce que nous avons dans ces deux livres, ce
n'est plus précisément une discipline qui doit façonner
1. Clément en a si bien le sentiment qu'il appelle cette partie des
Stromates : Taita YVto(mx7)ç àcnaîascoç jtpoyop.vaau.ocTa. IV, 132. On ne saurait
mieux en définir le contenu.
278 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
le chrétien qui aspire à la perfection, c'est plutôt la vie
gnostique elle-même dans tonte son ampleur '. Les pré-
. ^ .*mÉM« ceptes de cette partie ont un caractère plutôt idéal qu'im-
pératif. C'esl là une distinction donl il faut tenir compte
i omme de la première. Sans doute, elle est moins impor-
tante. Se propose-t-on d'étudier les principesde la morale
gnostique de Clément, on peut utiliser aussi bien les
textes du IV' Stromate que ceux du VIP livre, puisque la
morale tout idéale, dont ce dernier Stromate nous donne
l'image, n'est que la résultante et comme l'épanouisse-
ment de la discipline inculquée dans les livres précé-
dents. Il n'en reste pas moins qu'on ne saurait loucher à
un point quelconque de la morale gnostique de notre
catéchète, sans avoir bien présente à l'esprit la distinc-
tion entre la discipline et l'idéal gnostiques. Sinon maint
texte paraîtra obscur ël les conlïïsîôns seront inévitables.
Que le lecteur ne s'imagine pas que ces observations
soient superflues. C'esl pour n'en avoir pas tenu compte
que maint savanl critique a l'ait fausse roule 2. Tout cons-
pira d'ailleurs à rendre ardue l'étude des idées de notre
auteur. Sou vocabulaire philosophique, composé de hu-
mes empruntés ;i tous les systèmes, n'est pas plus précis
(pu- ses conceptions. Rien n'est donc plus facile que de
1. La triple distinction que nous taisons, mur. île populaire, /discipline
ostique, morale idéale, esl parfaitement indiquer par Clément lui-
i< . IV, Strom., ."j:; : ô [ièv ouv repûxos ,^aO;j.ô: tt,: <jou7)ptas leçon pro-
posée par Potter) r, 'it-.-x -.<,■>•, j StBaoxaXîa SeÛTepos o: rt ï"/.-\: Si' J)v
[i£$a notez l'expression aspirer, tendre vers; < :'es1 la discipline
gnostique t'ViV PeXtÎU-wv, -ù.i\',\ 8È rt àyànr,, >'■<: Tïpoaij '.OV lati, YvtoffTtxfiiS
y,r, naiBeûouaa. Cf. VII, Strom., '<~ ■ /.-/■ y-: Boxeî r.yo-rt -:; Eivai ai-.y.W/.r,
-■■-.■■,:■>,; f] l; È6vù>v '-U niaT'.v. Seuxépa 81 /, :/. «ïiatews :■.: yvûaiv, 'r, 8e :■.: Dtya-
jrrjv KEpaiouçiivi). Cf. encore VI, Strom., 105.
2. Voir notre aperçu bibliographique qui se trouve en appendice à
notre \ olume,
*¥
'
LE GNOSTIQUE 279
%e tronlper entièrement sur sa véritable pensée. A chaque
instant, on est tenté de se lancer sur de fausses pistes.
La circonspection s'impose.
v }} a été plus d'une ibis question, dans ce travail, de la
distinction que fait Clément entre le commun des chré-
tiens i'l 1 dite de ceux qu il appelle les gnostiques véri-
tables '. C'est un dualisme qui domine toute sa morale. ^ "^^^
Il importe tout d'abord de le préciser et de rechercher
d'où l'idée en est venue à notre catéchète. Grande est la
supériorité du gnostique sur les autres fidèles. Il possède,
comme l'indique le qualificatif qui le désigne, une con-
naissance qui n'appartient qu'à lui. Il lui est donné de
contempler Dieu directement. Lui seul sait interpréter a-^^u-o^i
les Ecritures. La crainte salutaire de Dieu, nécessaire à ^wAlM^ti
la plupart des chrétiens, lui est inconnue. Il a des vertus v^jjj^! -Ct^Aw
plus rares. Pour tout dire, il dépasse tous les autres au
point de vue moral et intellectuel 2.
Voilà une distinction dont Clément n'a certainement
puisé l'idée ni dans le christianisme apostolique, ni dans
le christianisme de son temps. On la retrouve chez les
gnostiques de l'époque, bien que sous une autre forme.
Mais ce n'est pas à ceux-ci que notre auteur l'a emprun-
tée. Lui-même a nettement conscience de la différence
profonde qu'il y a entre son gnostique et l'idéal corres-
pondant des hérétiques qu'il combattait. La vérité est que
Clément, aussi bien que les gnostiques, est redevable de
cette conception à la philosophie grecque.
1. o xoivôç îtiorôçet ô ovt"); yvoiarixôç.
2. YI, Slrom.} 60; passage où l'auteur distingue entre la tsXîÎwtiç to-j
xotvou jîkttou et celle tou yvwaTixou; VI, 92 : le gnostique connaît l'avenir,
etc., VI, 97 : il connaît le péché autrement que les autres fidèles ; VI,
Stront., 116; VII, Strom., 46 : où la distinction est nettement faite entre
le simple fidèleetle gnostique, etc. ; VI, Strom., 70 : connaissance supé-
rieure du gnostique.
280
i i i MENT H Ml \ \M>niF
lô^COA^
Wt
u^v^U'
A un homme élevé à l'école des philosophes, celle dis-
tinction devait paraître la chose la plus naturelle <\\\
monde. Depuis Platon, sans parler de ses devanciers, la
philosophie était devenue tout aristocratique. Dans sa
République^ le grand philosophe avait élevé le sage de ses
rêves à cent coudées au-dessus des autres hommes. Il en
avait fait un être à part qu'il avait comblé de toutes les
supériorités. Jamais plus la vision de cet idéal ne se per-
dit. Elle se transmit à toutes les écoles de philosophes. A
leur tour, les stoïciens s'en emparèrent et lui imprimèrent
un sceau ineffaçable. Eë'portrait du sage, tel qu'un Sé-
nèque, un Marc-Aurèle, un Epictète l'ont tracé, avait un
tel relief, qu'après l'avoir connu, on ne pouvait plus l'ou-
blier. Dès lors, comment Clément, imbu comme il l'était
de philosophie, n'aurait-il pas eu l'idée d'un sage chrétien.'
Cette idée de\ ail s'imposer à lui, ne fût-ce que pour oppo-
ser au sage des philosophes celui des chrétiens. 11 devait
lui paraître tout naturel que le christianisme eût le sien.
Bien loin de s'apercevoir que la distinction qu'implique
cette idée d'un sage à la façon des philosophes n'avail
aucun fondement dans l'Ecriture, il tirait de celle-ci, grâce
à sa méthode allégorique, une foule de traits dont il se
servait pour composer la physionomie de son gnostique
ou sage chrétien.
Cette distinction que l'on prétendail établir entre chré-
tiens étail -i contraire a l'esprit de la religion nouvelle,
qu'elle ne pouvait être faite qu'avec de minutieuses pré-
cautions. Les sectes gnostiques n'y mettaient aucun ména-
gement, filles faisaient du gnosl ieisnie un privilège de
nature. Ceux qui possédaient la gnose étaienl des hommes
spirituels, les mitres n'étaient que des enfants, des psy-
chiques. Cette prétention, Clémenl lui-même ne pouvait
la supporter. Il perd raremenl l'occasion de s'élever
*¥
I l GNOSTIQl E 2<Ql
fcontre l'idée que la gnose est une prérogative naturelle '.
On ne naît pas gnostique, on le devient. Ce qui fait le
groostique. ce n'est pas une supériorité native, c'est la dis- tK&wwu/- owa*
tint' et [éducation 2. La carrière est ouverte à tous; il ^^^^^^mj
n'en reste pas moins que les meilleurs coureurs consti-
tuent une élite, et que Clément introduit dans le christia-
nisme un dualisme qui devait avoir une fortune incompa- ^^uMaaa^u
rable. ^"%/wja/J/'
l
Mais en adoptant l'idée du gnostique chrétien, n'obéis-
sait-il qu'à une sorte de préjugé naturel à un élève des
philosophes? Xous ne le pensons pas. Rappelons-nous ce
qu'était le christianisme populaire de son siècle, tant au
point de vue des doctrines qu'à celui de la morale. L'im-
pression qu'en donnent les documents est celle d'une
religion encore à peine développée. Les chrétiens ne sont
encore que des enfants, des VTpctoi en vérité! Les Pères
apostoliques ont-ils seulement compris le paulinisme 3?
L'heure était venue de creuser plus profond et de tirer de „• ir-
l'Evangile de nouvelles richesses. Un Clément, unOrigène ,
en ont éprouve le besoin impérieux. Leur pieté même
exigeait un christianisme plus ample et plus profond que U\MJA(MAA^-
celui de leur temps. Ainsi, même en empruntant aux phi-
losophes l'idée du gnostique, Clément obéit au fond à
une inspiration toute chrétienne.
Caractérisons maintenant, d'après les textes, le gnos- J
, L — - — ■ yw&im>\jju
tique de notre auteur.
Quel estant d'abord le but que se propose le gnos- i^JMÀX
tique, ou pour parler un langage philosophique que Clé-
1. II. Strom., chap.m: IV. Strom., 58.
2. I, Strom., '.\\ : où yàp zj--.:. [j.J)r[-i: oï oi xaXoî y.àyïOo'. yv/ovra'.
3. C'est ce qu'a démontré A. Ritschl clans son livre sur Die Entste-
huna der altkatholischen Kirche. 1857.
282
CLEMENT 1) ALEXANDRIE
ment lui-même emploie parfois ', quel es! le souverain
Bien que poursuil !<> gnostique? G'esl de devenir sem-
blable à Dieu. Ainsi s'exprime notre théologien quand il
formule su notion du souverain Bien dans ses ternies les
plus généraux. Dès qu'il précise, il devient obscur. Pour
définir la lin que doit se proposer son sage, il se sert des
formules les plus variées, empruntées tantôt a la philo-
sophie. tantôt aux mystères, tantôt à l'Ecriture. Ce qu'il
y a de plus embarrassant, c'est que eette diversité dans
les termes correspond a uneégale diversité dans la façoii
même de concevoir sa doctrine. En elle se rencontrent
des idées de provenance aussi variée que les formules qui
l'expriment.
Essayons do démêler l'écheveau que Clément semble
avoir enchevêtré a plaisir. Le gnostique se propose de
devenir semblable a Dieu. Cela s'appelle la eÇojxoioxnç tç>
BecjS. C'est une formule platonicienne. Clément lui-même
rappelle le passage du Théétète où elle se trouve 2. Il
affirme que Platon a emprunté sa doctrine à l'Ecriture.
Lui-même, s'inspiranl de Philon, prétend la retrouver en
propres termes dans un passage delà Genèse3.
('.(• qui ost plus étrange, c'est que Clément n'a pas vu
1 . 1 1. Strom., chap. xxi.
2. II, Strom., 100, 133, 136; VI, 104 : èvta30a t\ IÇofioîioffi? r, -y,t tov
Go>T7)pa Oeôv xvaxûîîTst tw YVwarixtS il: oœov àv0ptonîv7) 8e|xitov pôaei yivouivu)
.', . Le passage en question se trouve Gen., i, 26 : xoù Einev o ôeos : koit)-
iv xat' Etxo'va xat xa8' ôaoîwaiv. Clément distingue le /.ar*
Etxova du xa0' ôjj.oE(oatv. Voyez II. Simm.. 131. Voir P. Ziegert, ouvrage
cité, p. 19 el 79. Relire toul le chap. \\n du 11° Stromate, où Clément
rapproche la doctrine platonicienne de pa bibliques où il prétend
l.i retrouver. La phrase suivante trahil nellemenl I origine philosophique
de la conception '!<• uotre auteur : 'i-.i ~y>i tôv opGôv Xdyov u>s oiov te IÇo-
:i>.o: êaxi. L'ôpOc i 3l m. m. stoïcien!
LE GNOSTIQUE 283
^u'il v a" une grande différence entre la ^yÂtù-y:; platoni-
cienne el la ojjloîwo-k; chrétienne. Il aurait dû remarquer,
tmil d'abord, que dans le Nouveau Testament, notamment
uê les épitres de saint Paul, il ne s'agit pas de devenir
semblable à Dieu lui-même, mais au Christ '. Ce qui lui a .
encore échappé, c'est que, dans le fond, les deux notions
qu'il assimile l'une à l'autre sont d'ordre différent. La .
ouotoxxiç de Platon est d'ordre intellectuel; la 6uo(w<n<; pau- "MàaJ>}
linienne est d'ordre moral. Il y a plus qu'une nuance, il y <► 0/*'0|'W<ri
a disparité.
Voilà ce que Clément n'a pas soupçonné. A cet égard,
rien de plus instructif ni de plus probant que les chapitres
xxi et xxn du IIe Stromate. Notre auteur y énumère toute
une série de philosophes qui ont émis sur le souverain
Bien des vues qu'il considère comme identiques à la
notion qu'il croit être chrétienne, et il déclare en conclu-
sion que c'est dans l'Ecriture que les philosophes ont
puisé les opinions qu'il vient d'exposer -.
On a peine à concevoir si peu de clairvoyance chez un
esprit de cette valeur. Ce qui l'explique, dans une cer-
taine mesure, c'est, comme nous l'avons précédemment
montré, l'abus de l'allégorie.
Il y a autre chose encore. Si notre auteur accueille sans
méfiance la conception platonicienne de la oixoimo-iç au
point de l'identifier avec une conception chrétienne plus
ou moins analogue, c'est qu'en tant que Grec et élève des
philosophes, il avait un faible pour elle. Des instincts
héréditaires se trahissent à son insu dans la façon toute
platonicienne qu'il a de concevoir la ouo-ltos-u.
1. II, Corintk., m, 18; Galat., iv, 19 ; Philip., m, 10, 21; Coloss., m,
lu et suivants. Ephés., iv. 13.
2. II, Strom., 136 : h roiitcov itextes de l'Écriture) o-3v %': nr,-;a;. râiv my.
-O.ojç SoYfiaxtaavTtov a; îrposipïfxausv SXiSÇouaiv.
284 (I l'.UKVl h" m |,\ WHKIE
h '-L ^ v.v Un trait fondamental de respritgrec a été de traiter les
dieux avec familiarité. Depuis l'origine, la religion hellé-
nique ne trace aucune ligne de démarcation bien nette
entre le divin el l'humain. A cet égard La piété grecque
est aux antipodes de la piété hébraïque. Homère aimait a
dire de ses héros qu'ils étaienl pareils aux dieux, 8soeîxe-
Xoi. Ce trait essentiellement national se retrouve chez les
philosophes. Platon ne fait-il pas semblables à Dieu ceux
qui se monliriit capables d'atteindre par la contemplation
aux Idées éternelles Y Toute sa philosophie n'a-t.-elle pas
pour but de faire entrer une élite de sages dans le chœur
des dieux ' .' Les stoïciens n'insistaient-ils pas sur la
parenté de l'homme et des dieux'.' L'une des idées de
prédilection d'Épictète est que l'homme est (ils de Zeus L>.
Philostrate dépeinl Apollonius deTyane,le parfait philoso-
phe pythagoricien, comme un dieu voyageant sur la terre.
N'y a-t-il pas quelque vestige do ce préjugé de race
persistant encore chez noire théologien? Remarquez, en
jwOjjv*~ Uk effet, qu'il ne se contente pas d'appeler son sage l'ami de
}'*ij^,<oj*^*Siïrfï Di,'"1 de l'égaler aux anges, il l'introduit dans l'héritage
des dieux :l ! Il en fait un dieu. Le gnostique « s'applique
à devenir un dieu ». Il est « un dieu en chair ' » !
In homme de race hébraïque aurait-il jamais employé
ce langage ? Dire du parfail chrétien, du gnostique, qu'il
esl un dieu en chair el en os, ne pouvait être le fait que
d un tils de la Grèce, étrangère cette épouvante, sacrée
1. Phaedon, 111, C ; Républ., 612, E, sq., etc
2. Epicteti Dissertationes , I. 3, 2; [,'9, 6 el touf le chapitre, t, 12, 26,
27; I. 13, 3 el i.
:;. IV. Strom., 52 ptXô? Ôeou; \ I. Strom., 76; VII, 57, hiT:ù,o;: \ 11,84.
i. \ I. Strom. , 114 : /.r-.x trjv auYxX7)povoaîav twv xupttov xaî 9efî>v; VII, 82;
II, 125, du Psaume i.xxxn, 6 et 7 ; VI,
I 13, le çnostiqui ' '''■'>: ; VII, 101. Iv aapxl rceptnoXfiiv 8ecJç; VII, 95.
LE GNOSTIQUE 285
G^uï saisissait les tils d'Israël Lorsqu'ils se savaient en la î ^"^ M
présence de Jahvé ! I *»*' #*&{"*
Devenir semblable à Dieu, telle doit être la fin d'une
vraie vie gnostique et, dans sa manière de l'entendre,
"(TTement se montre plus platonicien que chrétien. Dès
lors, quelle part reste-t-il au christianisme dans la con-
ception même de cet idéal? En est-il totalement absent?
Notre catéchète se fait-il absolument illusion lorsqu'il
croit voir dans la z;o;j.oùotu; tw 8eû un principe autant
chrétien que platonicien.' Pas entièrement, car dans sa
notion il y a du christianisme très ËûTthentique. La preuve
en est qu'il déclare que c'est au Chiïst-Logos qu'il faut
ressembler tout autant qu'à Dieu i. Comme cela lui arrive a,
si souvent, il ne s'aperçoit pas qu'il se met en contradic- J^/^"'
tion avec lui-même. Mais cette contradiction même prouve * WJM~ vCQUM
à quel point les deux notions s'étaient associées dans «i-C^AV
sa pensée. Remarquez ensuite qu'alors que Platon,
quand il prescrit à son philosophe de devenir semblable h
Dieu, n'a d'autre ressource que de compter sur la bonne
volonté et l'énergie de son disciple, Clément, en véri-
table chrétien qu'il est, déclare que c'est grâce au Christ
que son gnostique parviendra au but sublime qui lui est
assigné 2. Ceci n'est pas une sorte de concession que fait
1. VII, Strom., 16 : oûxoç ô z8> ovxi (jLovoysvïjç ivaTïoaçppayiÇofi.svoç :w
Yvtooxixtji ttjv xeXsiav ÔEtopîav /.%- eîxova xrjv lauxou <oç eîvat xpîxrjv ï]'8t] X7jv ôstav
Eixova xt)V ocï] oJvaa'.ç içoao'.ojoivr,/ r.y'jç là Ssûxspov al'xiov VII, Strom. ,
13 : il dit du gnostique IÇojx.otou{j.evov ;': 8uvajj.iv xc3 xupîto Paedag., I,
'i : xouxto (Xdyio) JïEipaxéov IÇop-otouv xfjv yjyr[v. Paedag., III, 1 : [i.opçf,v
ïvsi xtjv xou Xdyou. Voyez l'exhortation que Clément met dans la bouche
du Logos. Protrept., J 20 : iva [xot xaî ofioiot yévTjoOs.
2. II, Strom., 134 : xaî = :: Tr.v-rïÀiiav uioôeaiav o-.à xou uioo à-oy.axâaTa'ji:
VI, Strom., 70 : c'est par le Fils de Dieu que le gnostique parvient à la
connaissance supérieure ; VII, Strom. , 13 : le gnostique converse avec
Dieu <v.i xo'j aîyàÀoj àp^iepétoç.
286 CLÉMENT d'àLEXANDRIE
notre philosophe à la piété chrétienne. Ne supposons pas
que ce soil simplement le platonicien qui se souvient
qu'il est chrétien. En fait il s'agit, aux yeux de Clément,
• lu nerf même de toute sa conception. Le Logos n'est-il
pas le divin pédagogue ? G'esl lui qui dresse le néophyte
à la vie chrétienne el c'est encore lui, devenu le StSào-xaXoç
divin, qui conduit le candidat au véritable gnosticisme
-wwcl rl:1!"' en étape jusqu'à la complète ressemblance avec
Dieu. Ainsi le gnostique n'est pas abandonné à lui-même.
Voua le trait qui complète la conception de notre auteur
et qui la marque de l'empreinte chrétienne. Ainsi s'ex-
pliquent l'enthousiasme avec lequel il exhorte son lecteur
à s'élever jusqu'à Dieu eten même temps l'assurance qu'il
possède de réaliser son idéal. Il y a dans son langage,
lorsqu'il montre son gnostique devenu participant de la
nature de Dieu el parla un Qeéç, une allégresse qui nous
avertit que, s'il conçoit son idéal en platonicien, l'inspira-
tion qui vivifie sa conception est toute chrétienne. Jus-
<|>" ":'i une certaine profondeur, la pënseë de Clément esl
celle d'un philosophe de son temps : allez plus au fond et
vous arrivez au christianisme le plus authentique. C'est
l'alluvion qui nourril une plante à l'aspect étranger.
^v* .>vwt^ Voyons maintenant plus exactement en quoi consiste,
w'^^'vvvUJ-» d'après uotre auteur, cette ressemblance avec Dieu qui est
wK^. le but que doit poursuivre son parfail chrétien, ('/est
d abord dans la possession d'une connaissance supérieure
ou. gnose. Le titre même qU*îl donne à son chrétien idéal
iiidupieclairenieni que c'esl la connaissance qui esl le Irait
dominanl el distinctif du gnostique. Qu'est-ce que cette
yvwo-iç dont la possession cpnfère un.' telle supériorité et
crée, parmi les chrétiens, une véritable aristocratie spiri-
uelle?
Comme toutes les conceptions de Clément, celle-ci est
LE GNOSTIQUE
287
*¥
Tort coflaplexe. Il emploie ce ternie dans trois ou quatre
sens très différents. Nous ne relèverons que les plus impor-
fcants '. Dans la plupart des passages, vvw<nç est synonyme
^dis&vrrn uri\ . C'est une connaissance, fruit d'une opération
de l'intelligence. L'objet en est ty. vovjTà, le monde des
Idées. Ailleurs Clément définit la gnose, la connaissance
de ce qui est réellement, twv ovtuv 2. Voilà des définitions
U^vvi cCe,u.
«c^CVCvifc
J. IV, Strom. } 97 : Clément lui-même, distinguo dans ce passage entre
la yvws;; des simples fidèles et f, yvwj-'.; proprement dite. Dans VI, Strom., 3 :
il dit que f( yvûctiç est O'ttïJ. Il y a celle qui est commune à tous les
hommes, à un certain degré aussi aux; créatures privées de raison, et il y
a rt IÇaipÉTtoç ôvou.aÇojjLÉvr) yvœai;. Dans un grand nombre de passages, la
gnose c'est la démonstration rationnelle de la foi, de ce qu'elle affirme ;
c'est la foi raisonnée : la simple isicmç devient grâce à elle ÈTti.<JX7]U,oviX7J ; II,
Strom., 49; VI, Strom., 165; VII, Strom., 57 : r\ yvûais oï à-o'o£'.çtç twv otà
ni^TEwç -ac3'.Àr;;j.Évwv.
2. VI, Strom., 3 : La yvwsiçfait les Xoyixaî yvwiEiç, lesquelles atteignent
aux vot)tûc par l'effort de l'âme seule, sans le secours du corps, al toc; vo7]-
xoî; -/.axa i^iXtjv Tr,v tt,; ^uyjjç ivÉpyaav eîXixpivtoç ÈTîiôaXXouaai. IV, Strom.,
136 : ce qui constitue la yvwaiç, c'est le voeîv, c est l'activité de la pensée.
Ceci est capital pour l'intelligence de la conception de Clément : to uÈv yàp
voeîv ix auva<JX7J<rscoç £;; to à.E;. voeîv Ixxeîvsxcci, to Bsàet voeîv ouaîaxou yivaSaxov-
to; yevou.£V7] Ainsi la gnose relève, en premier lieu, de l'intelligence.
Voyez VI, Strom., les chap. x et xi. Au § 80, Clément montre que chaque
discipline doit, contribuer à la yvw^'.;. Notez les définitions suivantes, VI,
Strom., 162 : f] yàp x<3 ovxi £7Uicrx7Îu.7] xaxaXïitJ/iç iaxi Ç=6aïa S'.à Xo'ywv àXr(-
06jv xat jjeosîwv l~l xtjv xîjç oùxîaç yvâiaiv àvâyojsa ; II, Strom., 76 : yvàiais oÈ
in'.iT/;;j.r( toj ovtoç aùxou ; VI, Strom., 69, yvtô'jiç Se orjxd toûto Oe'a x!; è^ti
tt,ç ^J/r,; twv ovxwv V, Strom., 78. De Moïse, qui est pour Clément le
type biblique du gnoslique véritable, il dit : 6 rcâvaoœoç Mtouarjç £•!; xô ô'po;
àviùv o'.a xt)v iyiav Sswpîav Ètt!. X7)V xopucpf,v twv vot)Xwv Ces textes éta-
blissenl que la yvwat; est la connaissance des vor,Tx ; ètci<ix7)U.t) signifie exclu-
sivement celle connaissance ; 0Ea>pia, c'est l'acte de s'approprier la yvwii:,
et c'est encore l'état où Ion se trouve quand ou possède la yvwgiç et qu'on
en jouit. On est alors en état de contemplation devant les vorjxâ. Voyez II,
Strom,. \7, passage où la yvwai; est appelée 6ewpia o.îyîiTr,, f, xw ovxt Irrta-
Tr|;xr(, rj ào.ETa-TwTo; Xoyu> yivouivï] ; VI. Strom., 61 : x.aî or] xat e! ecrci xiXoç
toj toço'j f, 0sa>pta VII, Strom., 102 : XcXo; yàp otu.ai xo'j yvwsxixo'j xd yè
ivxaOOa 5iïxov, i:;' cbv (Jtiv rl Oîwpta fj Èr;iaTrljj.ovtXTJ
288 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
que Platon n'aurait pas désavouées. Ainsi, la gnose de
Clémeni n'esl pas autre chose que cette connaissance
supérieure que Platon attribuait à son sage el <j 1 1 i étail la
récompense de persévérants efforts. La connaissance pla-
tonicienne avait un objet précis. C'étaient les Idées éter-
nelles, seules réelles. Son l-elles aussi l'objet «le la gnose
de Clément? Apparemment, puisqu'il dit (|iic la yviônç est
la connaissance des ;r/r-y.. Mais c'esl là un véritable
trompe-l'œil. Les Idée-, platoniciennes sont absolument
absentes des Slrômates ; il u'v en a pas irace dans la pen-
sée de notre auteur. Ses voTjxà nesont qu'une formule qui
ne répond à rien de réel dans ses idées. Ainsi la yvwtnç de
Clément est au fond sans objet. L'explication esl simple.
Platon a séduit son imagination ; l'idée qu'il y a unescience
mystérieuse, transcendante, qui se confond vaguement
avec Dieu lui-même le transporte d'admiration ; elle répond
si bien aux aspirations de sou âme d'idéaliste qu'il l'em-
brasse avec enthousiasme, qu'il la transporte dans Vidée
qu'il se l'ait du sage chrétien, qu'il l'assigne à celui-ci
connue le but sublime de tous ses efforts et qu'il l'ail de la
possession de (('111' science transcendante l'apanage el la
m irque distinctive de son gnostique. Comme il n'analyse
jamais les idées qui s'emparent de son imagination de
poète, il ne s'aperçoit pas qu'il adopte une conception de
Platon l<»ul en éliminant ce qui en est le couronnement,
la raison d'être et l'objet même, j'entends les lde<s éter-
nelles. Voilà donc le lecteur des Stromates, s'il est plus
exigeanl que I auteur, réduit ;i se demander constamment,
qu'est-ce donc que cette sublime gnose, en quoi consiste
< ette connaissance si haute qu'elle égale le gnostique a un
dieu ?
Ce qui prouve que Clémeni obéit ici plutôt à L'enthou-
siasme qu'à la réflexion, c'est qu'il exalte la gnose au delà
^ *u&u*
LE GNOSTÎQUE 28!»
4e toute mesurer « La connaissance véritablement parfaite
« se rapporte à ce qui est au delà du Cosmos, aux choses
«"perçues par la seule intelligence et même à des choses uf < y
* encore plus spirituelles que celles-ci. \otre Docteur
« révèle a ceux qui eu sont dignes les choses saintes par w
a excellence et eelles qui par leur élévation sont encore
« plus saintes qu'elles! » Ceci n'est plus de la pensée,
c'est de [a poésie mystique ' !
Il se trouve cependant que Clément a tenté, dans deux
ou trois passages, de définir l'objet de sa gnose, ou plus
exactement, de lui assigner un objet -. Ainsi, la^ gnose . cvu^ci
consiste d'abord dans la connaissance des choses divines. „ , , , I « , ■
_ — - — — ; , „w j^om4 û^w
Parfois Clément dit tout simplement que c'est Dieu qu'il
s'agit de connaître 3. Dans d'autres endroits, il aime mieux
exprimer la même chose en formules platoniciennes. « La
gnose consiste à rechercher ce qu'est la cause première et
ce qu'est ce par quoi sont toutes choses '. » On se sou-
vient que si le Dieu auquel s'adressaient les hommages
de sa piété était bien le Dieu des chrétiens, la divinité
que concevait la pensée de Clément était le Dieu ultra-
transcendant des platoniciens de son temps. Or, comment
un tel Dieu aurait-il pu faire l'objet d'une connaissance
1. VI, Strom,, 68: voici le passage en entier : 8iô /.%': a-cor/ sudtixtJ -i;
èdTiv r\ jjieptxT] a£k7] çiXo<30oia (la grecque), xî)s xsXeîaç ovtwç È7ri<jTrJ[Jujç iraxsivoc
jcôajAOU r.iy. Ta voT)xà xaî £xi to'jt'.ov Ta jtvsofJLaT.txcoTépa àvaoTpsçojxévr)? « a ôoOaX-
ij.'j; oux Ë'.Sâv xaî oùç oux rfxouaev ouSe ;n! xapSîav àvÉ6T] àv0ooj-'.iv » jrpiv }j 8ia-
<jaç7Jaat ïôv Tcept toûtwv XÔyov f(;j.Tv tov BtSàoxaXov ay.a àyicov xaî è'-ci toiStwv xair'
è^avâ6a(Jiv Ta rficorepa àTîoxaXùtf'avTa (leçon de Lowlh) xoîç YVTfjctcoç x.aî u.tj
voôwç Tr,: xupiaxfjç oîoOeaîaç xXrjpovojJLOiç.
2. VII, N.Vow., 17; VI, Strom., 78. 79; III, Sfrôm., 44.
o. II, Strom., 4 7 : l'Écriture nous rappelle qu il faut w; oTov tî yivcucxsiv
ïr.:/ i:yi\'/ tov 8eov, ïjxtç av el'r) Oscopta u.eyî<jt7].
4. VII, Strom., 17. Voyez VI, Strom., 78 : où yàp [/.o'vov to repûrov al'tiov
xaî to :j- xutoO •;£y=vrl;j.£vov xi'tiov xarsfXrjçsv àXXà xaî r.iy. xyaôwv xa;. rcspî
xax&v Tcspt t: ysvédE'jjç v.nâa/,; iXrJGsiav E/et
19
290 C] i MENT 1»\].K\ w DRIE
quelconque? Clémenl ne déclarait-il |>as lui-même que ce
Dion échappe à la pensée? En tanl que simple chrétien,
notre théologien aspirail à saisir Dieu: sa présence * - tait
sensible à son cœur; mais précisément à cause de l'idée
qu'il s'en faisait, jamais ce Dieu ne pouvait être un objet
de connaissance.
to . Mais la gnose de Clémenl embrasse antre chose encore
une la connaissance de la cause première ; l'homme, sa
, 11,1 • d- , . i
nature, sa morale, la vertu, le souverain Bien, tout cela en
tut,
vv*/.**,
constitue encore l'objet. Remarquons que ce sont là choses
humaines et terrestres. Or, Clémenl nous a déclaré que
l'objet de la gnose ce sont rà voTjTà! Que disons-nous'.' Ce
que saisit le gnostique dépasse même les voTjTa ! « Il
atteint à des choses saintes par excellence et plus spiri-
tuelles que les choses spirituelles! » Sont-ce là les choses
qu'il vient d'énumérer ? L'univers et son origine, égale-
ment objets de la gnose, d'après notre auteur, appar-
tiennent-ils aussi aux choses ultra-spirituelles ' ?
On le voit, dès que l'on essaye de préciser les notions
de Clément, on ne sort du vague que pour tomber dans la
contradiction. Nous ne saurions trop le dire, notre caté-
chète n'a pas soumis ses idées fondamentales à un examen
approfondi, elles ne résistent pus à l'analyse; essayez de
les saisir, elles vous échappenl connue des ombres
fuyantes. Et cependant, tout imprécises et même contra-
dictoires qu'elles soient, ces idées ont une vie intense.
Celte -"/(Ôt'.ç. qui ne résiste pas à l'analyse, incarne une
des aspirations les plus fecondëlTdu jeune christianisme ;
elle signifié que 'dément el quelques autres entrevoient
une Forme de là foi chrétienne capable de satisfaire leur
pensée cultivée el raffinée par la philosophie. Guidé par
1. ]ll, Strom.y ii -x « iv yivéat ...
LE GNOSTIQUE 291
•cette >fague idée d'une gnose vraiment chrétienne, Ori-
gène jettera les fondements de la dogmatique qui sera
£e*lie de l'Église. Notion nuageuse, comme celles que
rêvent les poêles, elle aura une fécondité qui lui eût été
refusée si elle avait été plus logique et plus précise.
Mais la gnose de Clément est de nature non moins Jy*^Mjd4L> <À> ' J
morale qu'intellectuelle. En effet, remarquons d'abord ^ -AjIk
qu'elle ne s'acquiert qu'au prix d'une longue préparation
qui consiste en une sévère discipline personnelle l. Il y a
plus, dans maint passage, Clément en parle comme d'une
véritable vertu 2. C'est la vertu par excellence. Qui la pos- 3mx>^~v<A/^
sède est, par eela même, élevé au-dessus des défaillances
et des péchés de l'humanité. La gnose purifie le cœur 3.
Voila une façon de concevoir la gnose qui n'est plus
purement platonicienne. C est maintenant le stoïcisme
qui fait sentir son influence. D'après cette école, l'essence
même de la vertu, c'est la raison '*. Ce qui confère au sage
sa supériorité, c'est la connaissance qu'il a de l'ordre uni-
versel. Sa raison, qui demeure en harmonie avec la raison
1. II, Strom., 45 : Un à;j.a'Jr,';, même s'il fait le bien, ne peut être philo-
sophe ; Y ï-'.i-r'^j.^ unie à la discipline morale peul seule rendre semblable
à Dieu; II, 31 : les vertus qui conduisent à la yvos'.ç; VI, Strom., 99 : on
ne peut être gnostique sans travailler à sa propre perfection morale.
2. III, Strom., 44, passage où le caractère moral de la yvwT-.ç est for- '
tement accentué ; VII, 55 : les deux côtés sont bien mis en lumière au
début du paragraphe.
3. IV, Strom . . 39 : r\ yvûffiç -ou JiyejjLOvtxou r% 'ij/r,; xoéOapatç èorri xai ivép-
~fi:x i<mv àyxOrj : VI, Strom., 99 : r\ ï;:: f, yvwcTtxï] f,5ovàç àôÀao£ï:; rcapevo-
u.lv7] ; VII, Strom., 19 : 0 oi S'.' aoxïjv ttjv yvâiaiv xaOapÔç rïj v.xyÀv. , shXoç
oûxoç toô 8sou.
4. Ravaisson, Essai sur la métaphysique d'Aristote, t. II, p. 179. etc.
Zeller, Die Philosophie der Griechen, dritter Theil, erste Abtheilung,
p. 206, etc. Textes de Diogène de Laërte, VII, 88, 92, 93 : elvai o" â-poîas
Ta: z.a/cia; tov ~': âpsxaî ÈTCiaT^o-ai. Toute leur morale est intellectualiste,
voyez les §§111 à 1 13 de Diogène sur la définition des — aOrj.
292
CLEMENT 1> ALEXANDRIE
(|iii esl immanente dan- le monde, esi son titre de royauté.
C'est par elle qu'il est apparenté aux dieux. Épictète, l'es-
il;i\ c ne se Lasse pas de répéter « que la raison esl ce que
nous avons en commun avec les dieux ' ». Ainsi dans la
morale stoïcienne, la raison est au premier plan. G'esl le
principe d'où dépend et découle tout le reste. Dans la
morale de Clément, la gnose a exactement la même impor-
tance. Elle esl le pivot de toute l'éthique de notre auteur.
De quelque côté qu'il l'envisage, il ne lui trouve rien de
supérieur. Elle doit être recherchée pour elle-même 2.
(m connaît le passage si souvent cité, ou Clément déclare
qu'en supposant que son sage eût le choix entre la gnose
et son salut el que ces deux choses pussenl être un instant
séparées, le sage se déciderait pour la gnose :i. El quels
biens ue procurera pas la gnose à celui qui l'aura con-
quise? Toul le VIIe livre des Stromates esl plein des
peintures enthousiastes que l'ait l'auteur de la félicité éter-
nelle de sou gnostique '.
On avouera que la gnose de Clémenl est une concep-
tion tout à l'ail étrangère au christianisme^ Il a beau l'ex-
primer parfois en langage biblique cl, grâce à L'allégorie,
la retrouver dan- l'Ancien comme dans le Nouveau Tes-
tament ou elle n'a que faire, il ne saurait nous donner le
change . Sa gnose, dont le premier ancêtre est Platon, esl
.■n dernière analyse de provenance stoïcienne
Jusqu ici nous ne so tes guère sortis de l'idéal. Deve-
I . Disserlationes, I . '■>, '.'<.
_'. VI, W/ mu.. 99 : «Xeid-aTOV r->. àfaOov r, \ x&ttjv -u-n. rlzi-r]...
:;. I\ . s/m,///., 136.
1. Voir 1 1 ■ > i > m 1 1 1 1 • - ! 1 1 VI i, Strom., 55.
L. morale de uotre aut< ur, les termes stoïciens abondent. En
voici qui Iqui - exemples pris au hasard : lîpttdç n çeuxidç; ôpjiï] el xq>opu.rf;
LE GNOSTIQUE 293
• nir semblable, à Dieu on posséder la gnose sont des pro-
positions à peu près équivalentes dans le langage de notre
^-auteur. Ce qui fait son gnostique semblable à Dieu, l'égal
t <lys anges, vin dieu lui-même, c'est précisément la gnose.
La fin. le -i'/.o;. s'appelle aussi bien yvâmç que èÇoixoioxnç tw
0:w. L'une comme l'autre relèvent de la métaphysique et,
comme dans ce domaine Platon est le maître entre tous de
Clément, il n'est pas surprenant que nous ayons d'abord
constaté dans l'une et l'autre conception l'influence de
l'auteur des Dialogues. Mais déjà la gnose nous transporte
dans la morale proprement dite, et ici c'est le stoïcisme
qui domine. Dans ce domaine il n'aura d'autre rival que le
christianisme.
Quels sont maintenant les traits saillants qui composent ' ?^mx>^vUa^
la physionomie morale du gnostique? Ce sont Xh.-ihivj. et 2U^G0uu#Cu?vtf
ràyà-T, . Le premier de ces termes est stoïcien et marque .f-ct tf^ix Jf
ce que le sage de Clément doit à la morale du Portique ;
l'autre est chrétien et nous avertit que ce sage relève
autant du christianisme que de la philosophie.
Clément a très nettement exposé ce qu'il entend par
Yapathie, notamment dans un passage étendu des Stro-
mates dont nous donnons ici une analyse sommaire i.
Le gnostique, dit-il, n'est susceptible que des sensations t ce "'aHLct
(tox9-/i) qui sont nécessaires à l'existence physique, telles
que la faim, la soif. Jésus échappait même à celles-là. S'il
mangeait, ce n'était pas par besoin; c'était pour bien
prouver qu'il avait un corps réel et prévenir ainsi l'erreur
des docètes. Les apôtres sont parvenus à un état analogue,
du moins au point de vue moral. Apres la résurrection, ils
ne connaissent plus ni colère, ni crainte, ni désir, ni même
les sentiments que nous appelons bons, tels que le cou-
1. VI. Strom., 71-76.
294 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
rage, l'ardeur, la joie. Tels sont les vrais gnostiques. Ils
se dépouillent complètement des affections de l'âme,
bonnes on mauvaises. VapâtKie, c'est la suppression de
toute la partie sentimentale de notre nature. En effet,
Clément démontre avec abondance que son gnostique n'a
besoin ni de vaillance, ni d'allégresse, ni d'ardeur, ni
même d'amitié dans le sens ordinaire de ce terme. Pour-
quoi le courage lui serait-il nécessaire, à lui qui ne se sent
jamais en danger'.' Pourquoi serait-il jaloux, lui qui pos-
sède tout ce qu'il faut pour devenir semblable à Dieu? Il
n'est donc sujet à aucun désir, il n'a besoin de rien, puis-
qu'il possède <( celui qu'il aime ». Et qu'on ne dise pas que
le courage ou la colère soient nécessaires au gnostique,
sous prétexte que sans eux il ne dominerait pas les cir-
constances et ne supporterait pas les épreuves; qu'on ne
soutienne pas que sans désir (èwiOujua, opeÇiç le chrétien
n'aspirerait mêmepasà réaliser son idéal, el que par consé-
quent on ne peut pas dire qu'il soit sans affection et sans
passion à--/fj/-,;). Ce serait prouver qu'on ne se rend pas
compte de ce qu'est le gnostique. 11 est déjà en possession
des biens auxquels on veut qu'il aspire encore. Dès^lors,
il n'a plus rien à désirer. Le désir, quel qu'il soit, s'éteint
chez lui faute d'aliment. « 11 faut donc soustraire entière-
ment notre gnostique à toute affection quelconque de
l'âme. » Sa vertu ne consiste pas à modérer les passions
'j.i-y/j-y.hi'.y.i. mais à les extirper; y.-y.hi'.y.y 8è xapitoûrat Ttav-
TeWjç ttJç l-'h-j'v.y.z r/./.o-y, . Il n'a pas besoin même de tem-
pérance (o-<o(ppoo-ûvTri). Si cette \erlu lui était nécessaire,
cela prouverai qu'il n'est pas entièrement pur; l'élément
passionnel existerait encore chez, lui : il seraii iy.r.yJi}^ et
lion y.-y.')ft:.
Nulle part, ( ilémenl n'a exposé d'une manière plus com-
plète su conception de Vapathie. Mais partout ailleurs, elle
LE GNOSTIQUE 295
*» est la même. Jamais il n'a varié dans l'idée qu'il s'est faite
de ce trait caractéristique de son gnostique l.
•"" Ce qu'il importe de bien noter, c'est que d'après notre
jrjpÉiteur, il ne s'agit pas seulement de déraciner les pas-
sions mauvaises, mais de supprimer tous les désirs quels
qu'ils soient, h'apathie résulte de l'extirpation radicale de
toute la partie affective, sentimentale et passionnelle de la " v-w^^
nature humaine. Son sage en arrive, par l'exercice, à ne
plus être troublé par quoi que ce soit. C'est Yataraxie
absolue. Clément lui-même l'appelle ainsi 2.
Le lecteur a reconnu, dans la notion que nous venons
d'exposer, une des idées caractéristiques du stoïcisme.
L'apathie de Clément est absolument identique à Xapaihie "^W^uOLvwl.
des stoïciens. Est-il nécessaire d'insister 3 ? Veut-on se
1. Les passages suivants pris un peu partout dans les Stromates suffi-
ront pour montrer et ce que Clément entend par 1 xnàOs'.a et l'importance
qu'il y attachait. Elle esl à la place d'honneur parmi ses idées morales :
II, Strom., 103; 108; 125 : « A qui le Seigneur dit-il : Vous êtes des
dieux, et tous 111s du Très-Haut ? ïoÏç Jtaparcouuivoiç w: olov ~i nàv ta àvGpûS-
juvov. » IV, Sirom,, 27 : la discipline du Seigneur j-.x^ii xt\\ <J»u^_tjv tou
n>-')--i.y.-.o; ; 40 : le gnostique doit être dans une condition d'inaltérable i-.i-
8eia : 55 tout en étant dans le corps, les vrais gnostiques jouissent de
ôbraOeiav y-»'/^,; xat àtapaÇîav ; 73 : le fruit de la BtàOsaiç gnostique est que
nâvtwv T'ov -aO'"iv a or, <j\x ttjç (Kojia-ix^ç È7ïi8uu.tas Iysvvîto à-ox.o~r,v rcoierrai;
138, 148 : voici ce que le gnostique demande à Dieu : ioir; 8' eivat 9éXu
fva aoi ouvéYYÎÇsiv SuvïjOô. VII, Strom., 13 : ce qui constitue la IÇou.oto)(Tis tw
6ew. c'est \ ■t.-y.'ïv.T. : 14 : 20; 64 et 70 : il veut que son yiaoç soit entière-
ment i-yji-z'lr]; ; il assume les charges de la famille, afin de s'exercer à
ne se laisser émouvoir ni par le plaisir, ni par la douleur, àv7jSovtoç ts /al ,
T.).jr.r-'->; !f]fU{iva<jccu.evos : 84 ; 80 ; notons un passage significatif dans VII,
79. où le gnostique prie : oGïco$ Çijaai <'■>; aa&py.oç, et VII, 86, où il est dit
que le gnostique doit être jJSï] aaapy.o?. Cf. IV. Strom., 152.
2. IV, Strom . , 55.
3. Zeller, Philosophie der Griechen, IIIe partie 1 vol., p. 232-235 ; à
noter les textes cités ou indiqués dans les notes. Voyez les textes de Dio-
gène Laërce, §§ 110 à 116. Une analyse plus minutieuse relèverait natu-
rellement des différences appréciables entre la conception de Clément et
2'. (6 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
rendre compte de tout ce qu'il y a <lc stoïcien dans les
idées morales de notre catéchètePH suffira de comparer
!<■ pass ige des Stromatés que nous venons d'analj ser a\ ec
w certaines pag lu De Ira de Sénèque. On sera frappé de
va~".v. |a COncordance des thèses que soutiennent le philosophe
romain el le théologien chrétien. Ce que conteste Sénèque,
par exemple, c'esl précisément "l'utilité de cette chaleur
qui constitue le courage. Il lui faut, comme à Clément,
une vertu dépouillée «le tout caractère sentimental el pas-
sionnel.
Un Irait qui est étroitemenl lié au précédenj c'esl L'atti-
tude que Clément pr< en face des événements,
heureux <>n malheureux, <l«' la vie. Considéré sous cel
i >.'■(• t. le gnostique esl un philosophe stoïcien très authen-
tique. Qu'on en juge par le p e suivant donl nous nous
bornerons à faire l'analyse1. Après avoir rappelé comment
"ii devient gnostique véritable, notre auteur qous montre
•mmenl se comporte son en face des événements.
C'était une de - questions donl se préoccupait la
.v-"^-. v^ v -'■ morale antique. Péripatéticiens, épicuriens, stoïciens
^ ryr ienl leur n une attitude déterminée el caracté-
ristique. Quelle - elle du gnostique, c'esl ce que Clé-
ment ne peut pa er de dire. Nous reproduisons la
peinture qu'il en fait dans !<• désordre même où l'a I
celle toul i> l.iii la même notion 'In -x'i<>:
lni-i I oïcien i le riôo;, c'est que celui-ci
' ion ,, U loi universelle.
1 • I 111 à 113. Le -y.')',;
■ m péché el I -j.t. i.'): :r
A<- toul turbation
pé< hei II y a donc une
| q ue 1 'à~
"■.
I . VII,
de 297
auteur. I. _ ient inébran-
lable, : ' :-.—.:: - . .
5
-*"T!" natui ; Dieu s'en sert pour faire Le
lion des âmes
gogiqi
'on lui fait. Jamais il :ui
que i ar toujoui » il s !ui qui lui a
t du mal. la fait par ignorance: il a donc pitié de lui.
il pi ir lui. — Il « qui
. r - - ? lui
étant étran _ s à s il y a un
domaine qui lui appartient en propi
- . - - .--.:-.■-. x. — D'ail
ment /onne . -.-i. /.a/?. - ,
/.? ■. . le toucheraient- . lui qui • d'un id-
divin, luiqui attach' - - _
qui sont la beauté mêm-
-à-dire sur igure- patriarche-
prophète-, d' sur
lie di S . urquoi il m ême '.
en _ du monde. L apôtre Piei
n'éprouvait que de la joie en voyant son - au
- ipplice ! — L ronde de la sérénité du gnostique
en face de tout ce qui épouvante les hommes, de la mort,
de la pair de la maladie, de l'impopularité, c '•--
qu'il ap iccidei g leur j uleur. Il ne
nper par les apparences. Par conséquent, il
n- uvant :nplit de terreur les auti
hommes, pas plus qu'il ne se laisse dominer par les pas-
sait qu'il n'y a que le mal. - u'on do:
craindr iements et les accidents de la vie
•nt ni bons ni mauvais en eux-rnè: il ne I
298 CLÉMENT d'aLEXANDIUE
appréhende pas. Encore une lois, il n'y ;i que le mal moral,
c'est-à-dire ce qui lui est étranger, que craigne le parfail
chrétien. En dehors de cela, il n'y a aucune cause d'inquié-
tude. Au fond, la lâcheté nVsi que le résultai do l'igno-
rance. Ainsi die/, un tel homme, toul dépend de lui-même
e1 toul est subordonné à la lin qu'il poursuit, tout^ -7.777.
î'.ç lauxov av7)pT/)Ta(, -oô; xrjv toù TiAO'jç xt^tiv. Rien ne
l'ébranlé, il résiste aussi bien a la haine dos foules, aux
reproches de ses frères qui ne lo compre uil pas qu'aux
périls qu'il prévoit et qu'il regarde en face! Enfin allez au
fond de son âme el vous trouverez que le mobile qui le
l'ail agir, i- esl I amour, toûtwv ouv -js-'w. y, y.~"M-y~rl xai xupuo-
~i/.-fl ~7.7Y,: î-'.y-r/j.f,: ayàir/) '.
Qui ne reconnaîl ici l'empreinte stoïcienne? Elle os!
même très fortemenl marquée dans ce passage. Relisez
quelques pages de Sénèque ou d'Epictète ci nous serez
frappé de l'analogie dos idées et même de la concordance
des termes- Ce qui détermine toute l'attitude du gnostique
de ( ilémenl en face des événements, c'est la connaissance
qu'il possède Ar ce qui lui appartient en propre et i\c ce
qui lui échappe, des biens qui sont sa propriété e1 de ceux,
faussement ainsi nommés d'ailleurs, qui se dérobenl a son
contrôle, de ce qui lui esl oweîov el de ce qui lui esl àXXé-
to'.ov. Il sait donc ce qu'il ne faul pas craindre. Car il
I. Voyez encore Loul le § 7s du même livre, el unie/ les expressions,
-■/./-.<■>, xû)v ivtxùGa xaxajjieYaXoopovtôv [i.6vcjv tûv îSfaw [JiejJLvrj (jlsvoç,
7-/01 - /Tv. .'i-/ -ii-.-j. y.'/.'/ ,oxpi« '^-y/j'j.vi',:; VII. Slrom., L8, passage remar-
quable -m- l'àvSpeîa 'lu gnostique . VII. Strom., 75 : -y.'r.t, -<], fîîuj t(j>8e t&ç
y/ /',-■■•■, ',-',-! vi àvâyxrjç tvy vi~. xt [JLOtpqt * 77 : il doil vivre dans la cité
comme s il n y élail pas el mépriser toul ce qu on y admire; 7'.», il ;i le
dédain des choses qui contribuent à la formation et à l'alimentation du corps
i ; -">■!_■/-■/ 1 ,- ■', ,/ i : ■/.■i-\\y:i''"-j.-.-J.' \ 82 : y.Ww.y -Tizv. ta IpVTtoSwv xaTOC-
' '"'•'"' ~-,,;''-' ■■''■'.'- ~,."t/;j.y; tov oopavov, etc.
LE GNOSTIQUE
299
*¥
*
fi' appréhende (|iie le mal, et ce n'est pas dans les événe-
ments qui sont en dehors de lui que se trouve le mal; donc
il ne les craint pas. Voilà ce qui explique sa sérénité au .
milieu des épreuves qui épouvantent les autres hommes :
ceux-ci tremblentà la perspective delà pauvreté ou de la i&^ 4&M&L»*
maladie. Cela est naturel, puisqu'ils ignorent que ce sont
là choses indifférentes au point de vue moral et qui par
conséquent ne relèvent pas de nous.
Ne dirait-on pas en vérité, un fragment des entretiens
d'Épictète ' ? Celui-ci distingue constamment les choses qui
dépendent de nous de celles qui ne nous regardent pas.
Ce qui est à nous, c'est notre volonté, nos inclinations, ce
ne sont pas les choses du dehors. On devrait rendre grâces
aux dieux de ne nous demander compte que de ce qui
dépend de nous. Voilà pourquoi Épictète se rit des tyrans. 4\ '
Ils ne peuvent frapper que ce que le philosophe ne consi-
dère même pas comme sien, c'est-à-dire son corps, mais
ils ne sauraient atteindre la volonté de leur victime. C'est
cette connaissance de ce qui dépend de lui-même et lui
appartient en propre qui constitue la supériorité du sage.
On le voit, l'analogie entre la conception de Clément et
celle d'Epictète est très frappante. Assurément il ne fau-
drait pas analyser trop minutieusement celle de notre
auteur, on constaterait bien vite qu'elle est loin d'avoir la
précision de celle du philosophe grec. Il n'en reste pas
moins que la parenté est évidente.
Mais pour stoïcienne qu'elle soit au fond, l'idée que notre
théologien se fait de l'attitude du gnostique en face des
1. Dissertationes. Dans le Ier livre, tout le chap. ier ; I, 4,18; i, 9,32, 3i ;
i, 11, 37; i, 12, 17; 17, 20, toute la fin du chapitre; le chap. xix, etc., etc.
Sénèque, De Constantin sapientis, chap. v : le sage habebat enim
secum vera bona in quae non est manus in/ectio, chap. vi, vm, ix, x.
Voyez les lettres à Lucilius ; à comparer la 8e ou la 13e.
300
( LEMENT 1» A.LEXA.NDRIE
circonstances ne laisse pus d'être légèrement teintée de
platonisme. Ainsi une des raisons qui font quele gnostique
demeure insensible aux événements et môme qu'il méprise
-- ,vk'
les bonnes choses de ce monde, c'esl qu'il a les regards
fixés sur les images de la vraie beauté. Voilà une idée
platonicienne par excellence. Clément a beau lui donner
une couleur plus chrétienne, en identifiant ces images
parfaitement belles avec les patriarches, les prophètes, le
Christ, il n'en reste pas moins que l'idée lui a été inspirée
par Platon . Nous venons de nommer le christianisme ; la
trace en estsensible dans la page que nous avons analysée.
Ne dit-il pas quec'est l'amour, l'àyâ-y, qui donne à l'athlète
chrétien son courage intrépide'.' Mais hâtons-nous de le
dire, ces traits qui rappellent soit Platon, soit l'Evangile,
ne son! qu'à la surface. L'idée est foncièrement stoïcienne.
En lace de l'i 11 fort u ne, de lamaladie.de la mort, Clément
pose son gnostique en une atttitude que n'auraient désa-
vouée ni Sénèque, ni Épictète.
Dans la physionomie du gnostique nous n'avons trouvé
jusqu'ici que des traits presque exclusivement dérivés de
la philosophie Platon et surtout les stoïciens auraient le
droit de le revendiquer, lia fallu chercher attentivement
pour découvrir dans le sage de Clémenl quelque chose
qui rappelai le christianisme. Serait-ce a cela que se bor-
n. unit l'influence chrétienne ? Loin de là . Par tout un autre
côté le gnostique esl marqué distinctement de l'empreinte
chrétienne '.
I. Nous aurions pu relever dans La notion même il'' l'cbrà8eia d'autres
vestiges <l influence chrétienne. Ain-i «lans un assez grand uombn >\^
. il .lii que te gnostique doil être sans péché, àvocu.ip'UTjTOç. C'est
une façon déparier toute chrétienne pour signifier exactement la même
chose que Yv.-yMv.-j.. Voici du reste quelques-uns <\r± plus topiques de
ces ] II. Strotri., 26: ■;,>■,-■: os \ npii-nr} àvafrxpxïjata ; IV,
LE GNOSTIQUË 301
• C'est par l'àyâit») que le gnostique de Glémeiil redevient
vraiment chrétien. L'amour occupe dans la morale de notre i^çt-t* M
auteur la même place que le Christ-Logos dans sa théolo- L
gie. é'est-à-dire qu'il est au centre et que le sentiment le ^Q/-uU/^r.
'plus chrétien de tou^ est la suprême inspiration de cette
morale. L'a--/—/-, partage ainsi avec la yvcÔT'.ç la place d'hon-
neur clans la pensée et dans les aspirations de Clément.
L'un et l'autre ternie expriment tour à tour son idéal. On
ne sait parfois si c'est' la vvcJi><7t.ç ou si c'est l'avait») qui est la
lin dernière que doive poursuivre le gnostique. Clément
Strom., 75 : yvoctixot àvocjjLdipT7)Toî vs etvai ôoeîXouir'.v ; VII, Strom., \ô:
A II, / * : oùSiiuoxe J-o-.--r"jv iu,aoxru,acriv : A II, 80 : àvaixàpT:r.TO<; u.ïw uivsc.
Voir aussi Ecloga, 20. Cependant la perfection gnostique ne peut se
comparer à celle de Dieu, VII, Strom.. 88. Mentionnons, à titre de curio-
sité, l'opinion de M. Ziegert, qui soutient que Clément attribuait à son
gnostique une supériorité dénature (Voy. ouvr. cité, p. 124), elle aurait
été telle que le gnostique n'a pas besoin de Rédemption. Il se sauve tout
seul! Mais n'est-ce pas là précisément l'opinion que Clément reproche
à Basilide, etc., et qu'il combat avec la dernière énergie? M. Ziegert n'a-
l-il donc pas lu Paedag., I, cbap. vi. vu et suiv..' Que t'ait-il des passages
comme IV, Strom., 58; 89, 90, etc.; Y, Strom.. 3, etc.PEt sur quels pas-
- fait-il reposer son étrange interprétation de la pensée de Clément?
Sur les fragments, c'est-à-dire sur des passages tirés des Excerpta
Theodoti ou des Eclogae propheticae . Voilà une source singulièrement
sujette à caution. Notez que M. Ziegert applique ce système partout, et
i es! ainsi qu'il arrive à tirer de Clément une psychologie et une chrislo-
logie dont personne ne se doutait avant lui. Or, MM. Ruben et von Arnim
ont donné les raisons les plus graves de supposer que ces fragments ne
sont en grande partie que des extraits d auteurs gnostiques et autres que
Clément comptait utiliser plus tard. Nous avouons que rien ne nous a
davantage confirmé dans l'opinion favorable que nous avions conçue au
sujet des thèses de ces deux critiques que le procédé de M. Ziegert. Quand
nous avons vu celui-ci tirer de ces fragments une psychologie, une chris-
tologie, une morale beaucoup plus apparentées au gnosticisme qu'aux idées
de Clément, telles qu'on peut les connaître par les Stromates, nous en
avons conclu que M. von Arnim a raison de voir dans ces fragments prin-
cipalement des extraits d'ouvrages consultés par Clément et nullement
l'expression de sa pensée.
302 CLÉMENT H \l l.\ \\m;li.
semble hésiter, el selon les endroits, c'esl tantôl la
gnose el c'esl tantôt l'amour qui remporte. Cette fluc-
tuation (|iii fait <pie, Sans son langage <lu moins, il
oseille entre la yvû<J!.<; et l'y.-"/-/, n'esl-elle pas l'image
même de son esprit? Le christianisme et la philoso-
phie se disputent l'empire de sa pensée, alors même
que son cœur est entièrement acquis à la religion qu'il a
embrassée \
L/à-'à-r ne constitue pas seulement l'idéal du gnostique
•^ presque au même titre (pie la yvûaiç, c'est avant tout un
mobile d'action. C'est le ressort essentiel de l'âme vrai-
ment gnostique. 11 ne doit pas suffire au sage chrétien, dit
Clément, d'éviter de faire le mal, il doit faire le bien, etee
bien il ne doit le faire ni par crainte, ni par espoir de
récompense, mais uniquement par amour2. Le bien a une
beauté qui doit l'aire qu'on le choisisse pour lui-même '.
Dans toutes les classifications de v«rtus (pie donne notre
auteur, il place l'àyà-y, au sommet. C'est la vertu qui
embrasse el féconde toutes les autres'.
1. VI. Strom., 121: TeXeiomxT) àyaitT) ; VII, Strom., 57, irpwTï) u.eta-
'/,)./, £:; Tctaxiv , SeuxÉpa 8s eîç yvâxTcv, r, 8s eîç àyémr^ 7cepaioo-
•j.ï/rl ; VII. Strom., 68 : jcupiwcâTT) rArt^ i-'.7T/;j.r(; àydcTtï). Quand I &yémr\
se porte vers Dieu el mis le monde métaphysique dont Clémenl enveloppe
Dieu, elle rappelle très nettemenl I. >ur platonicien. Il ne faut pas
méconnaître <•<■ trait, quoique partoul ailleurs, il s agisse de I amourexclu-
siv< iiMiii chrétien; voir IV. Strom., 145 : ày-y.-ï, tou ovto; IpauTOÛ îâ/.ôijlê-
voç. Cl \ H. M/"»'., 10
. I\ . Strom., loo : jxovt) o /, ot y.-/?-/,'/ euirona tj oi auxo to xaAov
:;. Passage cité dans la cote précédente. IV. Strom., 146: le gnostique
choisi! t;< '</-'•.; xaXôv /■/■ xIoetov èÇ eauxoy /.-/' -.-j.j-.i, KvaTtï)t(5v. Voy. toul
I.- pa jsage I V, Strom., I 1 1 - 1 I 7.
i. IV. Strom., 53 : an plus lias degré esl le o<56o;, plus haut vous ave/.
1 £ > — •' - . <-i i nlin an somme) Irb,. Voy. la classification donnée dans
\ II. Strom., '•' citée •■ la noie I de la même page.
LE GNOSTIQUE 303
«
t l.':r-y.^/,. <|ui e-sl la vertu gnostique par excellence, est
bien l'amour chrétien. Quelques traits isolés qui font songer — ^*^ ^<âmm*
à-Platon ne doivent pas faire perdre de vue ce fait essentiel. W\iMXM-^
JVftffleurs, il sullil de rappeler quelques textes. C'est par
amour que le gnostique se raidit contre la souffrance et
supporte la mauvaise fortune. C'esl l'amour qui est le nerf
de son courage, de son àvSpeta '. C'est par amour qu'il con-
sent au supplice et au martyre 2. Clément nous révèle
encore plus clairement le caractère de cet amour en pro-
clamant que son gnostique souffre pour l'Eglise et pour ^
ses frères. Cet héritage de souffrance endurée au profit
d'autrui, le sage chrétien l'a reçu des apôtres. Il les rem-
place dans cette austère fonction 3. Voyez jusqu'où va son
abnégation. Lorsqu'il est tenté, ce n'est pas à cause de
lui-même ; le gnostique est au-dessus de la tentation ; c'est " J rUd~
à cause des frères et pour leur servir d'exemple '* . Ce qui
• — ~ ~, 7: T~ ~~i 7~~ i" 1 ^Utotv-f^vHM^
préserve le gnostique dans la fournaise., que 1 épreuve le
frappe ou que la tentation l'assaille, c'est encore, c'est
toujours ràyà-mr) \
C'est parce que l'amour est l'âme même du gnostique
qu'il se consacre à instruire les ignorants et à travailler à
1. \ II. Strom., 66, 67 : a<ooêov ouv v.y.\ àoîâ v.v.\ iteitoiQoxa i~\ stûotov fi
àyairT] âXet'oooaa v.y.\ yujJLvâffaffa JcaxarasoâÇe! xov î'Siov yJf/.r-r'^ ; VII, Strom.,
18.
2. I\ , Strom., 14 : à-zx— r, 'A rcpoç xôv xupiov àff|Ji.evéaxaxa toùoî toù fîîou
riforoXuôïîasxai, etc. Voy. aussi §13.
3. I\ . Strom. , 75 : ôv (xuptov) (jUfjLO'jfzevot oî otatôffxoXoi d><; av :w ovxi
Yvwattxo! jtat xéXeioi utîso twv ÈxxXtjîiÎwv à; sir/jÊjav etoxOov. VII, Strom. ,74,
même idée. VII, Strom., 80: ouxoç ô yvoktxixoç xàfzèvxwv àSeXcpwv
«{lapTT/fxaxa ;jt.îc'ja-f)7.'. eûyôfievoç VII, Strom.. 77 : ô yvuktxbcoç x/.v
à~07To). :/.y,v aTtouaîav àvTavairXTjooT.
4. \ II, Strom.. 7'i : ô yvtoaxixcx; ouxoç TceipàÇexat J- oùSevôç 7tXr,v el luj
jT'.T^j'i/r, 0 8eôç xal toûto oià rfjv xwv tovÔvxujv wcpéXstocv.
5. I\ , Strom., 113 : y, àyàrï, xji.aoxdcveiv oôx Iqj.
304 clément d'Alexandrie
leur salut. La seule récompense qu'il convoite, c'esl de
sain er un grand nombre d'âmes '.
Enfin ce qui achève de donner à l'àyàm) du gnostique
son caractère évangélique, c'est qu'elle a pour effet l'oubli
I t I 1 11 M' l> il .
des torts, le pardon des offenses, I abnégation qui se
dévoue alors même que le bienfait est au détriment du
bienfaiteur -.
Ce ne sonl là que les traits essentiels de l'àyàiT/j clé-
mentine. Ce que l'analyse sommaire qu'on vient de lire ne
peul pendre, c'est ^intensité du sentiment qu'exprime ce
mol sous l,i plume de noire auteur. Il faudrait citer des
pages entières. Le VII' Stromateen particulier abonde en
^^u, passages où vibre l'amour chrétien le plus pur. La gnose
PJiuMi 1 ■'• ('u' n0CCL1Pe lK,s II1,MI1S de place dans la pensée de ( Ilément,
est une sèche âFstraction à côté de ràyà-r,. Celle-ci, c'est
l'inspiration, c'est le souille qui soulève toul le reste. C'est
ri-'à-y, qui fait du gnostique une figure vivante. Pour qui
connaît ce qu'était l'àyàir/] chrétienne de ces temps, l'erreur
n'est pas possible. Celle de Clémenl rend le son vrai et
authentique. Sans doute, une analyse minutieuse relève-
rait, jusque dans l'expression du sentiment le plus chré-
tien qu'ait connu notre au le ur, des vestiges de sentiments
analogues inspirés par les philosophes, mais en définitive,
I. I. Simm.. 9; I Y, Strom., i6 : le gnostique àvxs^exai dtvSpwv à-;
/.y.T77/..( ;; VII, Strom., 13 : tijùç bia'iovuaç xùxoû xo<t|jls1 ; \ II. Strom., 3,
il cnlicr; \ II. Strom., 77. --}. opr] pieOicrcàç TtôvuX^crtov xat xàç ty^ ipuyfjç
kÙtôjv y. '<<>[).■// i-j.- :j.-'/'j-jj '/.'•>> ; IV. Strom., 139: eîxôxioç ouv v, vvcôat^
kOtt, y.-yj-.y. /.%' ->, j- j-'/'/'/j/tï; 8i8âorxei ts /.y.' Ttatoeuei ty,v 7tâ<rav xxiffiv toû
7tavTOXoàtoc Tiaâv.
' ' ' .
l'. \ II. Strom., 69 : il ne saurai I i oii de qui que ce soil : \ II,
Strom.) 78, xàv v. ïùirottav -â')/, tiôûaxoXov, où 8u<jyepaîve( brî toûxti),
«tpotra cXXovtt, trîav : si : oùSÉTTOTe Ttôv ::. çkj.
BivTo j». ; 84, etc. , le gnostique est àuvïjffixaxoç.
LE GNOSTIQI E 305
ceja se réduirait à peu de chose. Qu'on lise tel passage où
CÎfement nous représente son gnostique plein de déférence
pour" son frère, l'assistant clans sa peine, subvenant à ses
besoins, se montrant bienfaisant avec discernement et avec
"justice, bon même pour ceux qui le persécutent et l'ac-
cablent de leur haine, sans tenir compte de la malignité qui
pourrait l'accuser de flatter son ennemi par crainte, et l'on
n'hésitera pas à y reconnaître l'inspiration chrétienne \
Le portrait que nous retraçons du sage de Clément
serait incomplet si nous omettions de définir sâpiété. Clé- j*jml/ Od^i/J^i
ment entend celle-ci dans un sens très large. A vrai dire,
la piété du gnostique embrasse toutes les vertus du per-
sonnage. Sa science, ses facultés de contemplation, son
« apathie », son amour, ce sont autant d'éléments de sa
piété. C'est parce qu'il se distingue par tous ces traits qu'il
mérite d'être appelé le plus pieux des hommes. On accuse
les chrétiens d'impiété? regardez le gnostique, scrutez-le
dans tous les sens et vous devrez convenir qu'il n'y a pas
d'homme sur terre qui vénère et honore Dieu comme lui.
Telle est la thèse que Clément défend dans le VIIe Stro-
mate.
Mais à côté de ce sens tout général qu'il lui attribue,
notre théologien envisage la piété de son gnostique dans
un sens plus restreint et plus usuel. Elle est alors syno-
nyme de culte. Ce qui constitue le culte du chrétien et o^dju-
i lui du gnostique en particulier, c'est la prière. Clément
a écrit sur ce sujet l'un des plus beaux chapitres de son
livre. C'est le septième du dernier Stromate. Nous
n'essayerons pas d'en donner ici une analyse rigoureuse. kc<
Clément met si peu d'ordre dans l'exposition de sa pensée
qu'il faut y renoncer. Nous nous contenterons d'indiquer
1. VII, Strom., 69.
20
30' 1 CLÉMENT D\LEXANDRIE
les principales idées sans trop nous préoccuper de leur
ordre de succession.
Le culte du gnostique ne se borne pas à des actes accom-
plis à de certains moments, dans des lieux déterminés et
dans des occasions solennelles. C'est de celle façon que la
plupart des hommes entendent el pratiquent leur culte.
' w lAtCelui de notre sage n'est pas intermittent , il est continuel ;
\^jj^jjj^ à tout instant de son existence, le sage rend hommage à
son Dieu. La raison en est qu'il se considère comme étant
sans cesse en la présence de Dieu. Quelle que soit son
occupation, qu'il se trouve aux champs ou sur la mer, il se
sent sous les yeux de Dieu; celui qu'il adore est partout
et toujours présent. Ainsi notre gnostique est le prêtre par
j excellence de Dieu, lepeùç ô'tnoç toO QeoU.
,.vW,-'.v /VW*/^^? Toute sa conduite témoigne de ses convictions. Il évite
le théâtre ; il ne peut souffrirni ce qui s'y débite, ni ce <|ui
s'y fait. Il s'interdit avec soin les voluptés que recherche ni
les hommes, spectacles qui flattent les regards, parfums
qui excitent l'odorat, mets raffinés, vins rares qui sédui-
sent le palais. Se sentant sous le regard de Dieu, sachanl
qu'il lit dans son cœur, il évite tout ce qui pourrait
l'offenser.
Dans ces conditions, nul ri'esl mieux qualifié que le
gnostique pour prier Dieu. Seul, il le connaîl vraiment,
ei seul, il cultive des vertus dignes d'une telle science.
Aussi sa prière est-elle •• une conversation avec Dieu ». 11
lui arrive de s'entretenir avec son Dieu alors même que
ses lèvres restenl muettes.
Ainsi, tout son désir est de « converser » avec Dieu;
]'esscnce intelligible, vtwfWi vj^y., l'attire -ans cesse; il
voudrait, dédaignanl les liens de la chair, (-lever son âme
comme sur des ailes pour parvenir jusqu'aux choses \ rai-
meiil saintes. Son altitude dans la prière, ses gestes, ses
LE GNOSTIQUE 307
Mouvements, tont en lui, à ce moment-là, symbolise cette
haute aspiration.
>»Dès lors, la prière du gnostique reçoit toujours son
axfljfeement : tcxv 8 av xÎtvîotji 6 yv&xrrwcôç Xapêàvei. Cela ne le
dispense pas de prier. Ne doit-il pas rendre à Dieu des. %/L<jAMMkfr*<
aetions de grâce ? Ne doit-il pas lui demander le salut <faOMJb/.
du plus grand nombre possible de ses frères?
Pourquoi le gnostique obtient-il toujours l'exaucement
de ses requêtes? C'est parce que ses demandes concor-
dent entièrement avec les desseins, les intentions, les
volontés de la Providence. Que demande-t-il? Seulement
les choses de rame. Quant au reste, il se contente de ce
qui lui échoit. Il ne demande jamais même les choses
nécessaires à son existence : oùokv z-'.Z-r-z7. twv xaxà (Jiov s'.ç
t/,v avaYxatav yp^cnv oùS' otiouv. Car il sait que Dieu est abso-
lument bon. Il ne peut rien lui donner qui lui soit nui-
sible. Ce qui lui advient lui est salutaire; il n'a donc
aucune réserve à faire en ce qui regarde son sort : àj/iXei
t:7.t'.v zjoLzzy-il-y.: xolç <ru|x6ouvou:uv. Il est véritablement indé-
pendant; il imite Dieu en s'affranchissant de tout besoin.
Encore une fois, la seule chose qu'il désire, c'est d'être
apte à la contemplation et de conserver intacte cette apti-
tude.
Il sait que cette aptitude est inséparable de la vertu.
Aussi sa prière constante est-elle d'être préservé de
toute chute. Tout son effort est de transformer sa vertu
en une habitude immuable. Il compte absolument sur f^ '^^ÇiCoUd^M
l'assistance de Dieu. En effet, tout concourt à le rendre ^^ .^OC^JtW^^
parfait et à lui assurer le salut. Si donc il veut converser
avec Dieu et lui faire une oraison véritable, la condition
essentielle est qu'il ait l'âme pure. Pour tout dire, toute
sa vie est une sainte solennité. Les sacrifices qu'il
offre ce sont ses prières, ses hymnes, ses lectures des
308
CLEMENT I) ALEXANDRIE
J^M^'^ -^dwiU,' -
(/<^JJU
Livres-Saints, ses psaumes. 11 esl ainsi constamment en
oraison '.
Voilà une admirable conception de la prière : mais
combien différente de la prière telle (pie les ehrétiens du
[Ie sièele l'entendaient! Que Ion compare les prières que
nous lisons dans les Actes des Apôtres, dans la Didaché,
dans la /" épitre de Clément Romain aux Corinthiens à celle
dont notre auteur trace ici l'idéal. Il esl de toute évidence
(pie eelle-ei est moins une oraison chrétienne qu'une
élévation toute philosophique. Elle rappelle d'une manière
frappante les idées et le langage d'Epictète lorsqu'il
parlait de Dieu ou qu'il s'adressait à lui.
En effet cette page esl fortement marquée au sceau de
la philosophie grecque. On y discerne sans peine la double
influence qu'elle a eue sur la théologie et la morale de
Clément. N'est-ce pas le platonisme qui suggère à notre
théologien l'idée de ce qui doit faire l'objet de la prière?
.V est-ce pas vers la vot)T/) où<na (pie tendront toutes les
aspirations du gnostique ? Que demande-t-il par dessus
toutes choses.' N'est-ce pas de demeurer dans l'état de
contemplation? N'aura-t-il pas l'œil lixé sur un monde
suprasensible que Clément ne définit pas plus ici qu'ail-
leurs, mais dont la vision vient directemenl de railleur des
Dialogues? Ne sont-ce pas la ces biens de l'âme que
demande le gnostique, qui lui paraissent si éminents qu'il
n'en veut pas d'autres, et tels que pour les atteindre il
voudrait se délivrer des liens i\u corps? C'est là un lan-
gage tout platonicien. Sans doute, il s'y mêle un certain
mysticisme chrétien, mais reconnaissons-le, la note pré-
dominant'- esl bien platonicienne.
I. Autres passages sur la prière el les prescriptions qui y sont rela-
tives : /'tir,/,,-.. II. 77, 96; II. stnmi., L45; VII Strom., 'i9; Paedag.,
III, 7*i : VII, Strom., si. etc.
LE GNOSTIQUE
309
*¥
Mjii.
L* L'empreinte stoïcienne est peut-être encore plus mar-
quée clans cette page. Ce qui fait que les manifestations
delà piété du gnostique sont indépendantes des lieux et ^.^^^^
deg^emps, c'est qu'elles sont ininterrompues. Le gnos-
tique est en quelque sorte toujours en oraison. C'est le
privilège de sa piété. Et ce qui le maintient en cet état,
c'est la pensée que Dieu est toujours présent ; il l'a sans
cesse devant lui; il pense, il agit, comme s'il était toujours
sous son regard. Sans doute, il y a là une idée qu'on retrou-
verait sans peine chez les auteurs du Nouveau Testament
ou chez les Pères apostoliques. Mais que l'on examine de
près le langage de Clément, la façon dont il présente cette
belle pensée et aussitôt on songera à une idée chère aux
stoïciens. Sénèque écrivait ces lignes dans une lettre à
Lucilius : Aliquis vir bonus nobis eligendus est, ac semper
mile oculos habendus, ut sic tamquam illo spectante viva-
mus et omnia tamquam illo vidente faciamus. Comparez
le langage de Clément; l'analogie est frappante ' . Le sen-
timent qui dicte cette page à notre auteur est inspiré par
le christianisme le plus authentique; mais l'idée qui en est
comme le corps, et le langage qui en est l'expression arti-
culée, relèvent sûrement du stoïcisme. Presque toujours
Clément sent en chrétien, mais il semble que le plus sou-
vent il soit incapable de concevoir une idée en dehors des
catégories mentales que lui a faites la philosophie.
Que dire encore de cette idée que le chrétien ne
demande que les biens de Pâme, s'en remettant exclusive-
ment à la Providence pour tout le reste, même pour ce qui
1. "VII, Strom.y 35 : et Se ï, itocpoocrta xtvoç àvSpoç àyaSoû Sià tt(v èvtpo-
7i7jv y.y.\ tï)V a'.oco ~pô; xo xpelxxov àel tryTqfJia'ciÇei tov IvcuYvàvovxa, tîw; cj
jtôtXXov ô aofjntaptûv ii\ otà tîjç yvtitaefûç -/.ai -covi (3(o'j xaî xvjç vj/ aptaxi'aç
àStaXenrcux; ta) Oîtô oùx eÔXovwc otv sauxoù ~%'S ï/.wzot. scpeîvccov tir e'.ç
rÂ't-.y., etc.
310
CLEMENT D ALEXANDRIE
es! nécessaire à l'existence? Il n'y a qu'un stoïcien et
notamment un disciple d'Epictète qui puisse limiter ainsi
la prière . Le principe fondamental de la morale de l'es-
clave philosophe est qu'il faut distinguer avec soin les
choses qui dépendent de nous, xà ècp' tijxïv des choses dont
nous n'avons pas et ne pouvons avoir le contrôle, toc ;jlt, ècp1
T 'J ' V
Les premières, ce sont nos vertus, nos pensées, notre
volonté, ce qui est au dedans de nous. Les autres, ce sont
les biens extérieurs, la santé, la fortune, la beauté du
corps, etc. Posséder celles-là et les garder, c'est avoir
l'essentiel, c'est être vraiment dans l'opulence. Les autres,
ne dépendant pas de nous, Dieu nous les accorde ou nous
les refuse selon son bon plaisir. Nous n'avons pas à nous
en préoccuper ' .
Quand on envisage les choses ainsi, n'est-il pas très
logique de conclure que l'on ne doit demander à Dieu que
les biens de la première catégorie, -y. icepl ^uyrjv et que,
pour le reste, on doit s'en remettre à lui .' Pourquoi les lui
demanderait-on, puisqu'ils ne comptent pas? D'ailleurs, ce
qui doit nous rassurer, c'est que Dieu ne saurait nous
octroyer quoi que ce soit qui puisse nous être réellement
nuisible. Epictète ne parle pas autrement 2. .Nous avons
donc ici une notion d'origine stoïcienne. Ne doit-on pas
aller plus loin et ajouter que non seulement l'idée parti-
culière dont il s'agil dérive du Portique, mais que le sen-
timent même qui inspire à Clément l'idée que l'on doit
exclure de l'oraison véritable toute demande louchant les
L. Ceci a déjà été indiqué en partie à la page 297. Textes : Epicteti Dis-
sertationes, livre I, ch, i', notamment ch. m, 24. Autres passages, f, 4,
18; 9, 32, 34 : II. 37; 12, 17, 20 sq.
•2. Voyez L'hymne célèbre à la Providence, I. 16, 15 .'< -I h dans une
foule de pa - âges .
LE GNOSTIQUE 311
biens extérieurs .provient de la môme source? Trouverait-
"on, dans toute la littérature chrétienne antérieure à Clé-
ment, quelque chose d'analogue? Nous ne le pensons pas.
Ilfcst un dernier trait caractéristique de l'idée qu'il se
fait de la prière que notre auteur semble avoir également
emprunté au stoïcisme. Il veut que la prière de son gnos-
tique soit entièrement indépendante des formes rituelles. ^
Il n'admet celles-ci que comme des symboles qui figurent
à l'œil les aspirations de celui qui est en oraison. La vraie -^rt^U/ti^Ac^ >■
prière, c'est cette conversation intérieure avec Dieu que
le gnostique n'interrompt jamais. Admirable pensée sans
doute, mais dont l'effet pratique serait de rendre superflue
la prière telle que l'entendaient les chrétiens du 11e siècle.
On en viendrait aisément à la faire exclusivement consis-
ter dans la pureté des sentiments et dans une vie vertueuse.
Clément le sent si bien qu'il déclare expressément que
son gnostique ne doit pas se dispenser de la prière arti- <^^Uo\A/Ui^ «^
culée. Cette façon de spiritualiser la prière et avec elle ■yj&jjJUJîs ■
toute espèce de culte provient-elle du christianisme, j'en-
tends de celui qui était contemporain de Clément, ou du
stoïcisme et de la philosophie grecque ? Il serait téméraire
de trancher la question dans un sens absolu. Une part
revient sans doute à l'une et à l'autre influence, mais assu- 1
rément le stoïcisme a le droit de revendiquer la plus
importante. On connaît le mot du stoïcien que Cicéron
fait parler dans son De Natur'a Deorum : Cul lus autem
deorum est optimus idemque castissimus atque sanctissi-
mus plenissimusque pietatis ut eos semper pura, intégra,
incovrupta et mente et voce veneremur1. Il est incontestable
J. Cicéron, N. D., II, 28. Comparez ce que dit Clément. VII. Strom., 49:
A'.ô /.y.', -j./ yj:i~.ryi t/jV (JajvTjV ïyi:i vo-rj v.y.\ àjitavxov EÎXtxp'.vtîx; tov Trpoao-
iiiXoùv-ra ~S'j hn]j, LtâXiara fiÈvàyaôèv -.-./ ïwçlauxov !!jstpY!X3[iïvov, Et os [lt\
Voyez aussi Epiet. Manuel. 31 : -.} : t.zS. tooç OeoÙç îucrsësîac; tff6t bxi tq
312 < I ÉMENT D Al l \ S.NDRIE
que notre théologien se rencontre ici avec Le philosophe
de ( licérôn.
Telle est dans ses grands traits L'image du sage de Clé-
ment. De celle physionomie nous n'avons tracé que les
principales lignes. D'autres traits moins importants nous
auraient fourni la matière d'observations analogues à celles
que l'on vient de lire1. En somme, la figure du gnostique
offre un mélange inégal dé christianisme^ de platonisme
ej de stoïcisme . L'opération <|ui consiste à séparer les
éléments qui la composent est extrêmement délicate.
Chaque élément a l'ail sentir son influence d'une manière
» différente. Ce qu'ilya de plus apparent, c'est le stoïcisme.
Mais, on 1 a vu, rien ne sérail plus lallacieux que cl en
i^M ùMMsJMwf conclure que le gnostique de ( dément esl une copie à peine
déguisée du sage que rêvaient Sénèque, Marc-Aurèle ou
Epictète.
Il ne nous reste maintenant <pià nous demander si
Clémenl propose son gnostique comme un idéal propre,
à nous stimuler, mais après tout irréalisable du moins
ici-bas, ou s'il entend que son sage soil un modèle, que
l'on imite avec l'espoir, sinon la certitude de réussir'.' On
ne trouve pas dans noire auteur <!<> réponse catégorique à
celle question. Certes, il entend que son gnostique soil
un modèle que l'on s'applique à traduire dans la réalité
y-upturaxTOv èxeïvô îtciv, ôp6à; ÊnroÀT^etç rapt aùxwv s^etv xat ffetmov i::
toùto /.■j.-.'j-.-.'j.fïrj.:, to nelGeffôai aûtou; Clémenl s écrie : ô 8s È-;-/(oxô);
tov 8eov Sdioç ■*.%: eùasêï^VII, i7. Voyez aussi dans Diogène L..VII, §124,
paragraphe où il esl question de La prière du sage stoïcien; Sénèque,
Epitre 95 : Deum colit qui novit-, etc.
I . Voir le sprment du gnostique, VII, Strom., chap. vin; les cas où il
lui esl permis de mentir touf com i sage de Platon, chap. in; ce
(|ik Clé al <li.t «les aptitudes <lu gnostique au gouvernement 'les
hommes, etc.
LE GNOSTIQUE 313
Rivante. Mais pressez-le, el il admettra qu'ici-bas L'absolue
réalisation de son idéal n'est guère possible, qu'on
«atteindra à la perfection suprême que dans l'autre vie,
vouyil n'y a eu à vrai dire que Jésus-Christ qui ait été de \iS,,
tout point parlai! '. Quoi qu'il en soit, il parle sans cesse
de son gnostique comme d'un être en chair et en os. Quand
il dépeint sa vie, il ne croit pas tracer un idéal irréalisable. -uW^iu, kù
D'ailleurs, il connaît des hommes qui ont été de véritables
gnostiques. Moïse, Job et les apôtres ont tous mérité ce
titre et nous sont proposés en exemple.
Ici encore Clément se montre fidèle aux traditions de la
philosophie grecque et en particulier à celles du Portique.
Sénèque et Epictète auraient-ils admis un seul instant que
leur idéal n'était qu'une utopie et leur sage qu'un simple
produit de leur imagination? Sénèque en particulier ne
prêche-t-il pas aux consciences qu'il dirige que la vie qu'il
dépeint n'est pas au-dessus des forces humaines? Ne
s'indigne-t-il pas quand on insiste sur ce qu'il y a de chi-
mérique dans le portrait du sage qu'il trace avec tant d'art?
Ne soyons donc pas surpris que Clément entende que
nous prenions très au sérieux ce gnostique ou parfait chré-
tien dont l'image résume toutes les aspirations de son noble
cœur et de sa piété enthousiaste.
1. IV, Sliom., 75: 87; 130 : roxvxa 8s ôjjiou xéXeioç oùx 0T81 v. -.::
àv6pu)ita>v ■.-.: xvôpwjroç &v iîXtjV fxôvov ô 8t ïj[i.âç avOpwjtov iv8uarâ(i.evoç ;
133; YI, Strom., 71 : 105.
*¥
CONCLUSION
Deux Formes de Christianisme.
Clément, tout en plaçant le christianisme bien au-des-
sus de la philosophie, n'en a pas moins subi le prestige
de la sagesse de ses premiers maîtres. Jamais il ne l'a
reniée. Bien au contraire, il a cru qu'elle pourrait être
utile au christianisme et même qu'elle lui était indispen-
sable. Il voyait avec raison dans l'étude de la philosophie
une discipline nécessaire aux chrétiens qui avaient l'am-
bition "de déliasser le niveau de la masse des fidèles. u
C'est à cela, en définitive, qu'il voulait borner son rôle."
i\e declarait-il pas crue le chrétien une lois devenu gnos-
i i u-i i • i •_ a ML&J^&^Z
tique peut se passer de la philosophie et ne doit même <
s'en occuper que par manière de délassement? C'est de
très bonne foi qu'il croyait ainsi subordonner la sagesse
grecque à la sagesse divine. Cela prouve qu'il sentait
profondément que le christianisme était le véritable foyer
de sa vie morale et religieuse.
L'enquête partielle que nous avons faite et qui s'est
portée sur trois des principales conceptions de notre
auteur, nous a montré qu'en fait la philosophie a exercé
sur Clément une influence plus profonde que ne le
feraient supposer ses propres déclarations. Idée de Dieu
et christologie trahissent, à l'examen, une proportion
considérable d'éléments d'origine grecque. Il est évident
16
CLEMENT H ALEXANDRIE
v
que la philosophie n'a pas seulement dressé el discipliné
l;i pensée de notre théologien, elle lui a fourni ses caté-
gories mentales, el elle a laissé dans son esprit des con-
eeptions indéracinables. En somme, il semble que le
christianisme et la philosophie se partagent à peu près
égalemenl l'empire de sa pensée.
Mais ayons soin de distinguer la nature d'influence que
l'un el l'autre facteur exercent respectivement sur Clé-
ment. On observe aussi chez les philosophes un mélange
analogue d'idées. Pour former une de leurs doctrines,
ils puisent dans toutes les philosophies. Seulement les
éléments qu'ils amalgament ainsi pour former une doc-
trine ont tous, malgré la diversité de leur origine, le
même caractère e1 sont de même nature. Ce sont des
éléments d'ordre intellectuel ou rationnel. Lorsque la
philosophie et le christianisme se combinent dans la pen-
sée de Clément pour former l'une de ses conceptions, il
en va tout autrement. La philosophie grecque e] le chris-
tianisme apostolique ne sont pas choses de même nature.
Chez l'une domine le caractère rationnel, chez l'autre le
caractère mystique. L'analyse des idées théologiques el
christologiques de noire auteur a vérifié celle observa-
tion. Ce qu'il v a dans ces conceptions de purement
rationnel, intellectuel, métaphysique, relève de la philo-
phie ; ce qu'il y a de mystique el de religieux, c'est-à-
dire ce qui esl exclusivement du domaine de la conscience
el du sentiment, dérive directement de ce christianisme
que notre catéchète avait en commun avei les chrétiens
• le son temps .
l>;uis ces conditions, on comprend que Clément ail
attribué à la philosophie, dan- l'élaboration de son chris-
tianisme gnostique, un rôle qui ne correspond pas toul à
fail ;i la réalité; cl qu'il ;iil cru ce rôle moins important
**
CONCLUSION 317
qu'il ne l'est en fait. La philosophie avait procuré à son
intelligence des jouissances dont il n'a jamais perdu le
souvenir. Elle s'adressait moins à sa conscience et a son
(•dur. Le christianisme a fait l'inverse ; il a su faire vibrer
tes cordes tes plus profondes dé son âme et donner satis-
faction à des aspirations que (dément partageait avec tout
son siècle, mais qui étaient restées inassouvies jusqu'au
jour où il devint chrétien. Est-il surprenant dès lors qu'il
ail proclamé la supériorité du christianisme et que, lors-
qu'il les compare, il ne veut voir dans la philosophie que
l'auxiliaire de sa foi chrétienne ?
Quand nous qualifions l'influence de la philosophie sur
Clément de rationnelle et celle du christianisme de mys-
tique, cette distinction ne doit être considérée comme
exacte que dans un sens relatif. Elle est vraie d'une
manière générale. Il serait, cependant, contraire à la
vérité de prétendre que notre auteur n'a pas subi l'ascen-
dant de la philosophie grecque même dans ses sentiments
intimes. L'étude de son « gnostique » a dû nous con-
vaincre du contraire. Il n'en reste pas moins que c'est au
christianisme qu'appartient essentiellement la part d'in-
fluence d'ordre sentimental qu'a reçue Clément.
Cette influence consiste, en définitive, en une inspira-
tion et en une orientation . C'est grâce à elle que Clément
a une idée de Dieu moins abstraite et moins froide que
celle d'un Platon ou même d'un Epictète. Le souflle d'ar-
dente piété, qui se fait jsentir toutes les fois que notre
théologien parle de Dieu, est d'un chrétien. En outre,
iTëst-ee pas à sa foi chrétienne qu'il doit la fermeté de
son monothéisme? Qu'est-ce donc qui l'a préservé du
dualisme gnostique, de l'idée par exemple qu'il y a un
Dieu bon, le Père de Jésus-Christ, et un Dieu juste qui
est le créateur du monde ? C'est manifestement son chris-
/Jaà-
318 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
tianisme. A son insu, il a reçu do celui-ci, en ce qui
regarde la conception de Dieu, la norme de sa pensée.
Au fond du christianisme gnostique de Clément se
trouve le christianisme de son temps. C'est le fondement.
L'architecte qui bâtit sur ce fondement l'édifice du chris-
tianisme supérieur, c'est la philosophie. Pour accomplir
son œuvre, l'architecte emprunte à Platon, à Zenon ou à
tel autre une bonne partie des matériaux donl il a besoin.
Mais en dernière analyse, ce qui donne à l'édifice sa forme
nécessaire, les lignes générales du bâtiment et en quelque
sorte le type et le caractère qui le distinguent, c'est le
fondement, c'est le christianisme. Vous avez ainsi un édi-
fice qui, au premier aspect, semble tout entier l'œuvre de
la philosophie, mais qui, dans la réalité, doit sa figure
particulière et son plan au christianisme.
Le christianisme de Clément est donc V esprit qui l'ins-
pire, qui le guide et qui, le plus souvent, le détermine
«huis le choix qu'il l'ait des cléments mêmes qu'il emprunte
à la philosophie. Ce christianisme exerce ainsi une action
qu'on pourrait appeler interne et organique. C'est avant
tout la sève qui jaillit du sol nourricier et qui alimente le
tronc et les rameaux de l'arbre. Vous remarquez que cer-
tains rameaux ont l'air plus desséchés (pie les autres;
c'est que la sève n'est pas encore arrivée jusqu'à eux.
Dans certaines de ses idées, même les plus importantes,
Glémenl semble plus grec el plus philosophe qu'il ne
convient à un chrétien. N'en soyez pas surpris; son chris-
tianisme ne s'est pas encore emparé de ces idées et n'a
pas eu le temps de les marquer à son effigie.
Veut-on bien se rendre compte du caractère essentiel
du christianisme de notre théologien '.'Il n'y a qu'à le com-
parer à Tertullien, -on illustre contemporain.
' est dans le De Praescriptione haereticorum, que nous
CONCLUSION
319
«•
.avons .plusieurs ibis mentionné, que se dévoile tout ^"WuuXi'
• (fi
""entière la vraie pensée du Carthaginois. On se souvient ~J<XjjJjjÛjj^
que le but de ce célèbre traité est de mettre en garde les
fidèles contre la contagion de l'hérésie gnostique. Pour
^•atteindre ce but, Tertullien s'attache à créer chez eux un
préjuge tel contre l'hérésie qu'ils ne voudront même pas
discuter avec elle, et qu'ils la repousseront par une sorte
de question préalable. Qu'il leur suffise de s'en tenir à la
règle de foi qu'il formule à leur usage. Il n'est nullement w .j^^<0-C
nécessaire d'en savoir davantage. Fides in régula posita > -
est. Habet legem et salutem de observatione legis Adver-
sus regulam nihil scire omnia scire est. De sa règle de foi
elle-même, il dit : haec régula a Christo, ut probabitur,
instituta nullas habet apud nos quaestiones nisi quas hae-
reses inferunt et quae haereticos faeiunt.
Ainsi le fidèle se trouve maintenant en possession d'une
règle précise qui lui permettra de classer, sans hésitation,
toutes les opinions qui se présenteront à lui et de mesurer
exactement le plus ou moins de christianisme qu'elles
contiennent. Voilà donc la foi chrétienne, avec tout ce
qu'elle contient de virtualités, liée à une nonne extérieure
et condamnée à se coucher dans ce lit de Procuste!
Quel en sera le résultat? C'est que vous aurez un chris-
tianisme essentiellement statutaire. Il apparaîtra comme
une loi. Il en aura pratiquement tous les caractères. Ter-
tullien lui-même ne nous en donne-t-il pas l'exemple ?
Qu'il s'agisse de doctrine ou de morale, le christianisme
qu'il prêche est toujours une loi. Un code à la main, il
vous prescrit ce que vous devez croire ou ce que vous
devez pratiquer.
Un tel christianisme aura toujours quelque chose d'in-
quiet et de méfiant. Bien loin de concevoir la foi chré-
tienne comme un ferment destiné à faire lever toute la
320 clément d'Alexandrie
pâte humaine, Tertullien y voit une sorte d'arche sainte
qu'il s'agil de prémunir contre toul contact avec le siècle.
Son christianisme est un soldai hardi- de fer qui se défend,
avec une âpre énergie, contre un adversaire sans cesse
renaissant. Il n'esi rien moins qu'un apôtre.
Combien différenl est le christianisme de notre Clé-
ment ! Celui-ci a un»1 belle confiance et une noble sérénité
(|ui témoignent de sa force. Il se senl en possession d'une
vertu divine qui lui garantil la victoire. Il ne craint per-
sonne. Il ose se mesurer et avec la philosophie, ol avec le
siècle, parce qu'il se seul capable de les dominer, c'est-à-
dire d'en prendre ce qui convient à son génie el d'en reje-
ter le reste. Libre el cependant fidèle à son principe, voilà
son caractère. En effet, Clémenl n'est-il pas toul ensemble
l'un des chrétiens les plus con\ aincns de son temps et
l'esprit le plus curieux et le plus indépendant que l'Eglise
ait peut-être jamais compté dans son sein ?
L.i loi de Clément agit à la façon d'un ferment. Elle finit
par saturer toul ce qui entre en contacl avec elle. La pen-
sée de notre catéchète est en quelque sorte le théâtre où,
pour la première fois, se rencontrenl face a face un chris-
tianisme h une philosophie également authentiques.
\us<ii(ii commence un long travail d'assimilation de la
philosophie par le christianisme. Celui-ci s'approprie
celle-là en lui faisant subir une sorte d'épuration ou de
transfiguration. Au moment ou Clémenl pose la plume, ce
travail est déjà forl avancé; cependant dans l'ensemble
des conceptions du grand catéchète, subsistent nombre
de notions d'origine grecque et philosophique qui, mani-
festement, n'onl pas été effleurées par l'esprit chrétien.
Origène succède ;i Clément. Il reprend la mê œuvre
au point ou -.Mil maître l'avait laissée inachevée. Son chris-
tianisme ;i lui aussi est essentiellement un ferment et agit
CONCLUSION 321
sçlon ui\e loi organique ; mais il ne tarde pas à dépasser
-le* point de croissance auquel était arrivé celui de Clé-
ment. Ouvrez le De Principiis et vous constaterez sur tous
les points que l'inspiration chrétienne modifie les notions
"•^Tffbsophiques et métaphysiques que s'approprieOrigène,
dans une mesure beaucoup plus marquée. Il n'y a jamais
eu rien de plus absurde que le jugement qui excommunia,
Origène. Le concile qui le rendit fit preuve d'une insigne
ignorance. En fait, Origène est déjà beaucoup moins phi-
losophe grec que Clément et beaucoup plus théologien
chrétien.
Le christianisme de Clément et d'Origène, après avoir
ieté un magnifique éclat, devait être renié par l'Eglise. 4 <
nu • i ■♦ i ■(■■ t t ir *r • t «»^
Celle-ci devait leur prelerer lertulhen et Cypnen. Leur a , l.
christianisme essentiellement juridique avait d'incotites- ^^^^ k
tables avantages pratiques que l'autre n'avait pas ; il était (£ >WtMUoi/WÔû J
facile à inculquer aux multitudes, d'un usage commode
dans toutes les polémiques, et particulièrement approprié
à devenir un instrument de gouvernement ; c'est ce qui a
fait sans doute sa fortune.
L'Eglise se contenta de prendre à Clément et à Origène
la métaphysique ou l'appareil philosophique dont elle
avait besoin pour revêtir ses croyances de formules doc-
trinales. Mais quant à la méthode et à l'esprit de ces deux
grands chrétiens, elle eut soin de les écarter et de les
condamner dans la personne d'Origène.
Mieux placés que les hommes du ive et du ve siècle pour
savoir exactement ce qu'était le christianisme primitif,
nous avons le devoir de renverser la sentence de l'Éa-lise,
et de déclarer que le christianisme que l'on enseignait à
Alexandrie était bien plus véritable que le christianisme
que l'on promulguait à Carthage et à Rome.
21
»»
APPENDICES
I
APERÇU BIBLIOGRAPHIQUE
Nous ne donnons pas à ce chapitre supplémentaire le titre de
Bibliographie. Ce terme s'appliquerait mal à un simple aperçu de la
littérature du sujet et ne répondrait pas exactement au but que nous
nous proposons. En effet, nous ne promettons pas au lecteur une
liste absolument complète des ouvrages et des travaux dont Clé-
ment d'Alexandrie a été l'objet. Notre dessein est simplement de le
renseigner aussi exactement que possible sur 1 état actuel des études
qui ont trait à notre auteur. Faire le relevé de ceux des résultats de
ces études que l'on peut considérer comme définitivement acquis,
mettre en lumière les erreurs des méthodes qu'on leur a trop long-
temps appliquées, montrer la plus gi^ande rigueur et le caractère
plus scientifique de celles qu'on y apporte depuis quelques années,
enfin indiquer ce qui reste à faire et dans quelles directions il con-
vient de pousser les investigations, tel a été notre but, et ainsi se
justifie le titre que nous avons donné à ce travail. C'est un simple
aperçu bibliographique destiné à orienter les recherches.
324 CLÉMENT DALEXANDRIE
Les Manuscrits ' .
11 esl impossible déjuger de la valeur des éditions de notre
auteur qui ont été publiées jusqu'à ce jour ci surtout d'apprécier les
travaux récents donl le texte de se- écrits a été l'objet, sans avoir
quelque idéedes manuscrits deClémenl que nous possédons actuel-
lement.
Nous avons dix-sep1 manuscrits pour le Protrepticus et le Paeda-
gogus ; pour les Stromates, nous n'en avons (pie deux, et le Quis
dives salvetur ne se trouve aussi en entier que dans deux manuscrits,
Des dix-sepl manuscrits du Protrepticus el du Paedagogus, il y en
a trois qui ont une réelle importance, les quatorze autres sont d'un
rang inférieur.
Le plus ancien manuscril qui contienne ces deux traités csi le
célèbre Codex d'Arethas, évêque de Gésarée en Cappadoce. C'est le
ii° 451 des m>s. grecs de la Bibliothèque Nationale, désigné d'ordi-
naire par la lettre P. Il a été copié par le scribe Baanes pour Are-
» lias en l'an 914. Outre nos deux traités, il en contienl d'autres,
tc]^ que l'apologie d'Athénagore, etc. On trouvera la description de
ce manuscril soil dans le Corpus Apologetarum christianorum saeculi
secundi de Otto, t. II. |>. vu, ou dans l'édition deDindorf, t. I, pré-
face, |>.v <i suivantes. MM. Harnack el von Gebhardl on1 innsirrr
de substantielles études an Coder d'Arethas dans les Texte und
Untersuchungen, t. I, p. 24 el suiv., cl I. III, |>. 162 et suiv.
Nous avons ensuite un manuscril de Modène, le Mutinensis III.
I). 7 . désigné par la lettre M. On sail maintenant que ce manuscrit
esl une très bonne copie du Parisinus (P), faite soil a la lin du
\' siècle, soil an commencement du siècle suivant. Il contienl les
dix premiers chapitres du 1er Paedagogus qui manquent actuelle-
ment dans P. Il a donc é|é copié à une époque OÙ le Codex d'Are-
thas n avaii pas encore été mutilé.
I. Ce paragraphe peul paraître superflu depuis que M. Stâhlin a publié
li l,r vol. de son édition de Clément. Il I esl | r «'eux qui possèdent cet
ouvrage. Nous pensons que le lecteur français nous saura gré de l'avoir
i onservé.
APPENDICES 325
»
* Le troisième manuscrit de quelque importance que nous possé-
dons est un florentin du xr siècle. Il 3e trouve dans la Bibliothèque
JLaurentienne PL V, Cod. 24 . La lettre F sert à le désigner. Il se
distingue par deux lacunes de quelques pages, dont la première se
ouve dans le 1er livre du Paedagogus et la deuxième dans le second.
On a mi> longtemps à être complètement fixé sur la provenance de
ce manuscril et sur ses rapports avec les deux autres. A l'heure
actuelle, il paraît acquis que F dérive de notre P, mais indirecte-
ment, en d'autres termes, c'est une copie d'une copie du Parisinus.
Cette circonstance enlève à F beaucoup de sa valeur.
Les quatorze autres manuscrits de nos deux traités que nous
possédons sont des copies de ces trois manuscrits. Aujourd'hui, on
-! lixé sur l'exacte provenance de tous sans exception.il y en a
huit qui sont des copies de F, faites au xve et au xvie siècle. On les
reconnaît au fait qu'ils ont les deux lacunes caractéristiques de F.
Deux manuscrits dérivent deP. Ils sont du xve siècle. L'un se trouve
à Gènes et l'autre à Oxford New Collège . Celui-ci est une copie du
premier. On désigne celui d'Oxford par la lettre X. 11 a joui d'un
grand prestige, maintenant disparu. Deux manuscrits italiens du
xvie siècle, ne contenant que le Protrepticus, dérivent aussi de notre
l'arisinus. Enfin de F, mais corrigé d'après M, vient un manuscrit
romain du xve siècle Ottob. 94) et peut-être un manuscrit que pos-
sède la Bibliothèque Nationale et qui est du xvie siècle (Paris, suppl.
gr., 2.5'. .
Les Stromates n'existent que dans deux manuscrits. Le premier
est un Medicaso-Laurentianus PI. V, c. 3 , désigné par la lettre L.
Il est du xie siècle. Paris en possède une copie qui est du xvie siècle
(Paris, suppl. gr., 250 . Il sera question ci-dessous des deux manus-
crits du Quis dives.
Les Éditions.
La première est de Petrus Victorius (Florence, 1550). On n'est
pas encore absolument fixé sur les manuscrits qu'il a employés pour
son édition. Dans l'épitre dédicatoire qu'il adresse à Marcel Corvin,
320 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
cardinal do Sainte-Croix, il mentionne un manuscrit contenant le Pro-
trepticus et le Paedagogus, que lui avait prêté Rodolphus Pins, car-
dinal de Carpi. Jusqu'en 1890, on ignorait la provenance de ce manus-
crit. On l'appelait le Codex Carpensis. Il est maintenant hors de
doute que ce manuscrit n'est autre que notre Mutinensis. M. O.Stiih-
lin l'affirmait en L895 et M. Barnard, qui a travaillé de concert avec
lui, en a donné la preuve complète dans la préface de l'édition du
Quis dives qu'il vient de faire paraître '. On a aussi des raisons de
croire que Victorius a égalemenl utilise le manuscrit de Florence
I 2. Cène sont pas les seuls, mais les autres, quels qu'ils soient,
sont de date récente. Le point important est que le premier éditeur
de Clément n a pas connu le plus ancien manuscrit, notre Parisinus.
En 1592, F. Sylburg publia une nouvelle édition des œuvres de
Clément. Sylburg était un érudit sagaceet consciencieux. Pour éta-
blir son texte, il a utilisé, outre l'édition de P. Victorius, un Codex
Palatinus qui est de 1549. C'est une simple copie du Florentin. Un
des compatriotes de Sylburg, Hôschel, conservateur de la Biblio-
thèque d Augsbourg, lui communiqua de nombreuses variantes qu'il
avait tirées d'un manuscrit contenant d'importants extraits des écrits
de Clément. Ou a cru jusqu'à tout récemment que ce manuscrit
n'existait plus. M. Preuschen l'affirme encore 3. M. Stâhlin l'a
retrouvé. C'est un Monacensis (479) du xv« siècle 4. Il n'a pas la
valeur qu'on lui attribuait. On le voit, Sylburg ne disposait pas de
manuscrits supérieurs à ceux de Victorius. Son mérite comme édi-
teur est d'avoir corrigé le texte par une foule de conjectures heu-
reuses, de l'avoir éclairci par d'excellentes annotations, et surtout
il avoir composé un « Indea rerum et \erboru/>i » qui ligure encore
dans lédition de Dindorf.
L'édition de Sylburg a été réimprimée en L616, 1629, 1641 et
1688.
'• Pour les détails su.' 1rs travaux rie ces deux érudits, voir ci-dessous.
2. O.Stahlin, fieitrage zur Kenntnis der> ffandschriften des Clem. Alex.,
Xun mberg, 1895, page 6.
:;. Harnack, Geschichte der altchristlichen Litteratur bis Eusebius
t. I, p. 299.
't. Beitràge, p. 13.
APPENDICES 327
«
En 1715, J . Polter, évoque anglican d'Oxford, publie une nou-
velle édition de Clément en deux volumes. C'est la meilleure que
gpùs possédions. Le savant évêque a eu à sa disposition trois
manuscrits que n'avaient pas connus Victorius et Sylburg. C'étaient
•ffabord deux copies du manuscrit de Florence, datant du xvie siè-
cle : Bodl. 39 et Mus. Brit. Boy. 16 D. XVII.
Le troisième codex dont Potter a fait usage a plus de célébrité
que les deux autres. C'est YOxon. coll. novi 139, désigné par la
lettre N. M. Barnard en a donné une description complète dans la
préface de son édition du Quis dives salvetur. Jusqu'à M. Stahlin on
n'était pas fixé sur la véritable valeur de ce manuscrit. On sait
maintenant que c'est un manuscrit du xve siècle et qu'il a été copié
sur une copie récente du Par/sinus. On a retrouvé cette copie dont
N est une reproduction. C'est un manuscrit de Gênes datant du
xv° siècle (miss. urb. 28). On peut suivre dans les brochures de
M. Stahlin les intéressantes péripéties qui ont peu à peu permis à
ce critique de dissiper l'obscurité dont était enveloppé ce manus-
crit l. Pour les Stromates, Potter a eu communication des variantes
du manuscrit de Paris, lequel, on s'en souvient, n'est qu'une copie
du Laurentianus. Ce qui fait la valeur de l'édition de Potter, ce sont
les savantes annotations qui l'accompagnent. Migne et Dindorf les
ont reproduites.
L'édition de Potter a été réimprimée en 1757 et en 1780.
De 1831 à 1834, R.-S. Klotz publia, à Leipzig, une édition de
Clément. C'est peut-être la plus défectueuse de toutes. Qu'on en
juge par ce simple fait. Klotz fait le plus grand cas de N. Or, il ne
l'a pas collationné lui-même. II s'est contenté de s'en rapporter à
Potter. Il semble ignorer P, que l'on connaissait depuis 1712 envi-
ron. Le P. Nicolas Le Nourry, des Bénédictins de la Congrégation
de Saint-Maur, l'avait mentionné à cette épocpie. M. Stahlin dit de
l'édition de Klotz : « paene inutilis est. »
La dernière édition de Clément qui ait paru est celle de Dindorf
(en 4 vol., Oxford, 1869). Elle a causé une déception générale. M. P.
1. Beitràge, p. 11
328 clément d'Alexandrie
de Lagarde se signala parla sévérité de ses critiques '. M. Stâhlin
a justifié ces critiques dan- sa brochure intitulée : Observationes cri-
ticae in Cl . Alex.
11 nous suffira de mentionner un seul l'ail pour que le lecteur soit
fixé sur la valeur de cette édition. Lorsque M. Stâhlin commença
ses remarquables études sur les manuscrits de Clément, il ne con-
naissait les trois principaux que par la description que Dindorf en a
donnée dans sa préface. Or. ils'est trouvé que lorsqu'il put, quelques
années plus tard, étudier les manuscrits sur place, il se vit obligé de
modifier plusieurs de ses premières conclusions. La liste des
variantes que Dindorf donne du Mutinensis es! pleine d'inexactitudes.
Il en est de même de sa liste des leçons de F. Ce lut une cause
d'erreurs pour M. Stâhlin. Ainsi, plus on a poussé les recherches
destinées à établir le texte de Clément, et plus l'autorité critique de
Dindorf - esl trouvée atteinte. Si l'on veut se rendre compte de tout
ce ipi il y a à faire pour que nous ayons une édition vraiment cri-
tique de Clément, il su dira de comparer à celle de Dindorf l'édition
du Quis dives (pie .M. M. Barnard vient de faire paraître (Cam-
bridge, J 897) . On constatera avec étonnement (pie Dindorf, comme
ses prédé< es^eurs, s'est contenté de reproduire le texte de Cheis-
ler qui découvrit le Quis dives en 1623, et qu'il n'a pas pris la peine
de collationner a nouveau le Code.,- Vaticanus d'où Gheisler avait
tin'' son texte '
*
Le Texte de Clément.
On vient de voir que, depuis quelques années, le texte des écrits
de notre auteuraété l'objet d'études très sérieuses . Ce sont ces
travaux qu'il s'agil maintenant de faire connaître. Déjà en L866
Cobei faisail paraître des annotations que Dindorf a publiées dans
sa préface p. \i.i\ . En L868, en 1.S72 et en 1877, A. Nauck donnait
ses Kritische Bemerkungen, dans le bulletin de l'Académie impériale
de Saint-Pétersbourg t. XII, p. 526-528; t. XVII, p. 267-270;
1. Dans le Gôttingische gélehrte Anzeiger, i. XXI, 801-82'» : J870.
APPENDICES 329
• t. XXH,p. 1 00) v Mentionnons aussi U. de Wilamowitz-Mœllendorff,
programme de Greifswald, Commentariolus grammaticus (t. II, 1880).
* Mais celui qui a eu le mérite de tirerau clair toutes les questions
*****
relatives au texte de Clément, c'est M. Otto Stâhlin. En 1890, il
--*- '-publiait ses Observationes criticae in Clementem Alexandrinum. C'est
une première étude, déjà très remarquable par la sûreté de la
méthode, des manuscrits de (dénient et des autres sources du texte
de notre auteur, telles que les fragments qui se trouvent dans les
Catenae, dans les Sacra Parallela et ailleurs . En 1805, M. Stahlin
donne ses Beitrage zur Kenntnis der Handschriften des Clemens
Alexandrinus, Nuremberg, 1895. Dans l'intervalle de 1890 à 1895,
M. Stâhlin avait pu étudier lui-même sur place tous les manuscrits
italiens de Clément, et son ami M. Barnard, de Cambridge, avait
collationné pour lui les manuscrits de Paris et d'Angleterre. Ainsi
documenté de la manière la plus complète, M. Stahlin est arrivé à
des résultats que l'on doit considérer comme définitifs. Nous les
avons exposés dans la partie de cet aperçu consacrée aux manuscrits
de Clément. M. Stahlin n'a pas seulement étudié à fond les manus-
crits des œuvres de notre auteur qui ont été conservées, il a soumis
à un examen minutieux les manuscrits italiens ou italiens d'origine
qui contiennent des fragments ou des extraits des écrits de Clément.
Il y en a quatre qui ont une importance réelle pour le texte des
Stromates (Xeap., II, AAj Ottob, 94; Ottob, 98 ; Monac, 479\ M. Stah-
lin a établi que les fragments des Stromates qui se trouvent dans ces
quatre manuscrits dérivent tous d'un archétype identique, mais il ne
veut pas encore se prononcer sur les rapports de cet archétype et
du Laurentianus. M. Stahlin étudie également dans ses Beitrage les
manuscrits contenant des extraits du Protrepticus et du Paedagogus,
Ces extraits proviennent-ils de la même source cpie ceux des Stro-
mates? M. Stahlin suspend son jugement.
En 1897, M. P. M. Barnard publiait dans les Texts and Studies
de A. Robinson(t. V, fasc. II, 1897) une nouvelle édition du Quis
dires. Dans son introduction, M. Barnard résume les résultats des
recherches auxquelles M. Stahlin et lui-même avaient soumis les
manuscrits de Clément. L'accord de ces deux critiques sur tous les
points essentiels donne une grande autorité à ces résultats. Pour le
330 CLÉMENT D'ALEXA.NDRIE
Quis dioes, M. Barnard se sert d'un naanuscril de l'Escurial dont le
Vaticanus qu'avail utilisé Gheisler n'est qu'une copie. Nous avons
enfin une édition critique de ce petil traité, en attendanl celle de*
œuvres de Clémenl dom M. Stâhlin a été chargé.
En dernier lieu, cet éminenl critique vien! de publier un travail
qui est non moins importanl que le- précédents, Untersuchungen ùber
die Scholien :// Clemens Alexandrinus, Nuremberg, 1897. 11 se trouve
i otammenl dan- le Parisinusel dans le Mutinensis, un grand nombre
de scolies. On les a publiées successivement depuis Hervet, le pre-
mier traducteur de Clément, jusqu'à Dindorf, mais sans aucune cri-
tique ei avec une négligence inouïe. .M. Stuhlin les étudie avec soin;
i! y en a qui ont été copiées par le scribe Baanes dans le Parisinns
ei qui se trouvaient dans quelque manuscrh datanl peut-être du vi"
eu du vir siècle, d'autres sonl duesàla plume del'évêque Arethas,
d'autres sonl Au xie siècle, les dernières proviennent du xve siècle.
'■'lie étudea permisà M. Stâhlin d'établir d'une manière définitive
quelques-unes «les conclusions auxquelles il étail arrivé antérieure-
ment. Ainsi il est maintenant acquis que le Mutinensis, texte et sco-
lies, esl une copie irés fidèle du Parisinus. Il n'est plus douteux
que F n est qu une copie d'une copie de P. La critique paraît
considérer les conclusions de M. Stiihlin comme définitives l.
*
La Critique littéraire des Écrits de Clément
(,n peni dire, -an- exagération aucune, qu'il y a vingl ans tout
«■lait à faire dans ce domaine . On ne connaissait pas l'œuvre litié-
i.iire de Clément. On n'en savait que ce que nous en apprend Kusèlte.
( )n Ignorait au juste el le nombre de ses écrits et la nature de ceux
qui ont été perdus. On n'avait même pas une idée bien nette du
véritable caractère de ceux qui nous uni été conservés. La consé-
quence en étail qu'on ne se rendait pas exactement compte de l'im
I. Voir \I. i1. Kœtschau dans la Theologische Literaturzeitung du
19 mars 1898
APPENDICES 331
•portante historique de Clément el de l'influence qu'ont exercée ses
idées.
^ ''Celui qui donna la première impulsion vraimenl féconde aux
études dont Clément a été l'objet depuis 15 ou 20 ans, c'esl M. F.
-"rfT\erbeck. Ce critique distingué publia en 1882 un article intitulé :
Ucber die Anfânge der patristischen Literatur dans la Historische '/.eit-
schrift de von Sybel, vol. XLVIII, p. 417 et suiv. . M. Overbeck y
étudiait la littérature des deux premiers siècles, non en théologien,
mais en historien de la littérature. La transformation profonde qui
se fait au ne siècle dans la forme même de celte littérature l'avait
frappé, et il cherchait à l'expliquer. Cet article fut très remarqué.
Il fut en quelque sorte le manifeste de la nouvelle école critique qui
débutait alors avec éclat dans le domainede lapatristique. Ce travail
de M; Overbeck abonde en vues aussi justes qu'originales; il mérite
encore d'être lu. En ce qui regarde Clément, les pages qu'il lui a
consacrées sont pleines de pressentiments. On y trouve en germe
plusieurs des vues qui ont triomphé depuis : ainsi p. 450 sur le but
que Clément se proposait, p. 459 sur le fait que le titre des Stro-
mates ne répond en aucune façon à l'ouvrage qu'on attendait. Il y a
encore des erreurs qui subsistent, ainsi p. 401 que les Stromates
n'ont pas de plan, etc. Ce que M. Overbeck a bien mis en lumière,
c'est l'importance historique de Clément. Il voit parfaitement que le
grand catéchète ouvre une nouvelle période dans l'histoire de la
pensée chrétienne.
En 1884, paraissait un ouvrage capital. M. Th. Zahn consacrait le
3e volume de. ses Forschungen zur Geschichte des Neutestamentlichen
Kanons und der altchristlicken Literatur à une magistrale étude de-
documents de Clément. Il l'a intitulée : Supplementum Clementi-
num. Nous l'avons dit, tout était à faire dans le domaine de la cri-
tique littéraire des écrits de Clément. Il n'y a qu'à lire les premières
pages de la préface de M. Zahn pour être édifié sur ce point.
M. Zahn ne voulait, à l'origine, étudier que le fragment des Hypo-
typoses que nous possédons. Il s'aperçut qu'il ne pouvait faire cette
étude avec fruit sans embrasser dans ses recherches les autres frag-
ments des écrits de Clément qui ont été conservés dans différents
recueils. De là son livre. Il commence donc par une étude très corn-
332 clément d'Alexandrie
plète des fragments de Clémenl que l'on trouve dans les Càtenae,
les Florilegia, les Sacra Parallela dits de Jean Damascène, etc. i'nis
il note toutes les citations d'écrits de Clémenl qui se trouvenl chez
les auteurs postérieurs. On comprend l'importance de ce double
travail. M. Zahn mettait en œuvre deux sources nouvelles du texte de
notre catéchète. A ce double point de vue, son travail est presque
définitif. Il n y a eu qu'à compléter. Vienl ensuite une élude très
importante sur le fragmenl en latin des Hypotyposes, publié pour la
première fois par Marguerin de la Digne dans la Sacra Bibliotheca
sanctorum Patrum, Paris, 1575. Croirait-on que tous les éditeurs
ont réimprimé ce fragmenl sans avoir examinée nouveau le manus-
crit d'où provenail le fragmenl CodexLaud. w siècle)?Que dis-je?
sans même avoir consulté l'édition princeps de de la BignePCe
fragmenl se trouve aussi dans un Berol. Phill. 45 dont M. Preuschen
donne les variantes dans la Geschichte de Harnack p. 306 . Enfin
.M. Zahn complétait ce beau travail par deux études du plus haul
intérêl sur la vie de Clémenl ei sur le VIIIe Stromate.
C es1 dan- ce dernier chapitre que se trouvenl les vues les plus
sujettes à caution. M. Zahn estime que le fragmenl dit VHP Stro-
mate, les Excerpta Theodoti el les Eclogae propheticae sont des
extraits du VIIIe Stromate que Clémenl aurait achevé, (.'es extraits
auraient été faits pins lard, (ies vues n'onl pas été favorablement
accueillies.
En I.S!>2. M. P. Ruben ('•niellait, dans une thèse laline {démentis
alexandrini Excerpta ex Theodoto, Lipsiae, \W1 . l'idée <|ne les
/ cerpta sonl des extraits d'écrits gnostiques que Clémenl aurait
faits lui-même en vue d'un ouvrage dogmatique. Ce devaient être
des matériaux pour ce depi àp^ûv •/.-/• OeoXoYÉa; que Clémenl men-
tionne dans le !" chapitre du IVe Stromate.
M. J . von Arnim, comme nous l'avons déjà dit dans noire pre-
mière partie, i seulemenl se rallie à l'idée de M. Ruben, mais il
I applique .\u\ deux autres groupes d'extraits dits du VIIIe Stromate
D octavo Clem. Stromateorum libro, Rostock, 1894). Les Eclogae
i aussi des extraits d'écrits gnostiques accompagnés de notes
marginales, et le fragmenl dil <\\\ \ III Stromate consiste en extraits
de philosophes contemporains, un sceptique, un péripatéticien, un
APPENDIC1 - 333
stoïcien. Ce sont des matériaux que Clément avait préparés, soit
.** pour les Stromates qu'il n'a |>u achever cl après M. von Arnim, soil
npur un ouvrage dogmatique que projetail notre catéchète.
**. Avons-nous besoin de dire que notre explication de la composi-
jte^ Jflfn des Stromates se rattache aux vues des critiques que nous venons
de nommer, et en somme, ne fait que tirer la conclusion qui est
déjà en germe dans les savants travaux de M . Zahn ?
Les Sources de Clément.
L'érudition de notre auteur a longtemps passe pour prodigieuse.
L'antiquité classique comme la littérature contemporaine, les écrits
chrétiens aussi bien que les Livres-Saints paraissent lui être égale-
ment familiers. La liste des auteurs qu'il nomme ou qu'il cite est
d'une étendue invraisemblable.
Depuis quelques années, on s'efforce de ramener cette érudition,
en apparence si vaste, à ses véritables proportions et de l'apprécier
à sa valeur exacte. L'évêque Potier avait déjà marqué ce que Clé-
ment doit à Pbilon et à quelques autres auteurs. V. Rose d'abord,
dans son Aristoteles pseudepigraphus (Leipzig, 1863 , J. Bernavs
ensuite [Symbola philologorum Bonnens. in lion. Ritsclilelii, coll. I,
1864, réimprimé dans les Gesammelte Abhandlungen, vol. I, Berlin,
1885), font le compte des emprunts que notre catéchète a laits à
Aristote. Mais c'est surtout dan- les dernières années que l'on a
réussi à ramener l'érudition de Clément à ses sources véritables.
Il semble maintenant acquis que Clément faisait usage de manuels
ou compilations où il trouvait toutes faites ces listes d'auteurs ou
ces séries de citations cpii encombrent ses Stromates. Ces sortes de
manuels abondaient à Alexandrie. Il y en avait sur les sujets les
plus variés. Comme la notion de la propriété littéraire n'existait
guère à celte époque, c'est sans malice que l'excellent Clément uti-
lise les trésors de l'érudition d'aulrui. En somme, il parait bien
qu'une bonne partie de la science du catéchète chrétien est de
seconde main. Il ne faut pas, cependant, exagérer. A côté de Vindi-
334 clément d'Alexandrie
gesta moles qu'il tire de ses manuels, Clémenl possédail sûrement
une très vaste lecture. Voilà ce que l'on peut conclure des travaux
que nous allons mentionner. 11 n'est pa- possible d'aller aussi loin
que les auteurs eux-mêmes. Presque tous se laissent séduire par
les hypothèses ingénieuses qu'ils imaginent ; ils les poussent jus-
qu à leurs dernières conséquences ; le sens de la mesure leur fait
défaut .
M. Diels est un des premiers ^ émettre l'idée que Clément a
lait usage de manuels ou compilations. Il signale [Doxôgraphi
graeci, Berlin, 1879) les concordances assez frappantes qu'il y a
entre la liste des philosophes qui se trouvent dans le Protrepticus
(i'i à 66 el celle qui ligure dans le discours du Velléius de Gicéron
dans le De Natura Deorum (Ier livre, ch. 10 à 12). Peut-être les deux
auteurs ont-ils utilise le même manuel. M. Diels, semble-t-il, va
trop loin lorsqu'il parle d'une traduction du f)r Natura que Clément
aurait eue entre les mains. Dans I, Strom, 62 et suiv., M. Diels
découvre encore un catalogue de noms qui paraissent avoir été
tirés d'un manuel. D'autres critiques mil repris cette hypothèse
qui semble justifiée.
M. Maas [De biographis graecis Quaestiones selectae, dans Philo-
log. Untersuchungen de Kiessling et Wilamowitz-McellendorfF,
3e fasc, Berlin 1880 , donne libre ('arrière à son ingéniosité de
savanl el de critique. Il noie quatre ou cinq passages des Stro-
mates où Clémenl aurail copié un auteur de compilations érudites.
Cet auteur sérail Favorinus. A l'exemple de Diogène Laërce, Clé-
menl aurail exploité son Omnigena Historia, M. Wilamowitz-
Mœllendorff a combattu celle thèse, mais elle paraîl avoir été
accueillie plutôl avec ia\ eur.
M. Miller Zur Quellenkritik des Clem. Alex., dans le Hernies,
i. XXI, p. L26 à L33, 1886 pense aussi que Clémenl a usé, sans
beaucoup de scrupules, de manuels el de compilations. Il en voit
la preuve dans Protrept., '\1, e1 dans I. Strom., L32-135 : en coni-
paranl ces listes -i certains passages des Parallela minora dits de
Plutarque, il arrive à cette conclusion : ci (démens liai fur die bei-
den Stùcke ein Buch benutzt welches Notizensammlungen ûber
A.ntiquitaten enthieh
APÊEXDICES 335
Ce§ travaux donnent l'impression que Clément n'est qu'un pla-
"" giaire. Il est nécessaire de la corriger en tenant compte d'autres
faits que ceux que relèvent les critiques que nous venons de
in-
nommer.
---' C'est ce que M. Scheck n'a pas fait. Il a cru de bonne foi que
notre catéchète n'a vécu que du bien d'autrui. A l'entendre, Clé-
ment n'aurait aucune originalité. Il s'efforce d'établir (De fontibus
Clem. Alex., 1889) que toute l'érudition de Clément a sa source
dans la littérature judéo-alexandrine et qu'elle n'a aucune
valeur.
Il y a dans différents passages du Ier Stromate (74-76, 78-80; des
listes ou catalogues d'inventions avec les noms légendaires de ceux
qui les auraient découvertes. Deux jeunes critiques, MM. M. Krem-
mer (De Catalogis keurematum, Leipzig, 1890) et A. Wendling (De
peplo aristotelico Quaestiones 'selectae , Strasbourg, 1891), ont recher-
ché l'origine de ces catalogues. Ils les ont comparés aux catalogues
semblables qui se trouvent dans Pline l'Ancien, Tatien, Grégoire
de Nazianze, etc. Il est bien difficile de ne pas leur accorder que
nous avons dans ces passages de Clément des pages copiées dans
des écrits spéciaux.
M. A. Schlatter a étudié la chronologie du chapitre xxi du Ier Stro-
mate en se plaçant au même point de vue que les critiques que nous
avons nommés. Il a émis 1 idée (Zur Topographie und Geschichte
Palàstinas, 1893), que Clément a fait usage, dans ce chapitre, d'une
chronologie chrétienne qui daterait de la 10e année d'Antonin le
Pieux et qui aurait eu pour auteur un certain Judas mentionné par
Eusèbe (H. E., VI, 7). Il a repris cette hypothèse dans un curieux
article très suggestif, publié dans les Texte und Untersuchungen
(t. XII; Der Chronograph ans dem zehnten J a lire Antonins, 1894).
L'hypothèse est très ingénieuse, mais décidément trop hardie.
Mentionnons pro memoria, Hozakowski, De Chronographia Clem.
Alex., Monasterii Guestf, 1890.
Nous avons réservé deux études qui sont peut-être ce que l'on a
publié de plus intéressant sur les sources de l'érudition de Clément
et sur les origines de sa pensée. L'une est de M. C. Merk (Clem.
Alex., in seiner Abliàngigkeit von der griecli. Philosophie, Leipzig,
336 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
187'.1 , l'autre de M. P. Wendland, Quaestiones musonianae, rlissrr-
tatio, Berlin, 1886.
La thèse deM. Merk esl queGlémenl es1 resté foncièremenl stoï-
cien ; il n'est chrétien qu'à la surface : le fond de ses idées sur Dieu,
le Logos, la morale n'a pas changé. Pour établir cette thèse, l'au-
teur use d'un procédé forl simple. Il tire des écriis de Clément
tous les passages qui sentenl le stoïcisme : il les groupe, les classe,
les commente el en tire finalement toute une philosophie stoïcienne
1res cohérente et de la bonne marque. M. Merk n'a oublié qu'une
chose, c'esl qu'avec son procédé on prouverait, avec autanl de faci-
lité, que Clémenl esl au fond un platonicien impénitenl égare dans
l'Eglise et, du même coup, on ne se méprendrai pas moins sur le
véritable caractère de notre catéchète.
M. P. Wendland esl bien de l'avis <le M. Merk, auquel il ne
ménage pas les éloges, mais il a eu la sagesse de limiter ses obser-
vations à un poinl particulier. Il soutient que dans le> IIe el IIIe
livres du Pédagogue, Clémenl a mis à contribution un écrit stoïcien,
qu'il en a transcrit textuellement plusieurs chapitres à telles ensei-
gne.-- que rien n'est plu- aisé que d extraire du Pédagogue cel écrit,
de s'en faire une idée et même d'en déterminer l'âge et l'auteur,
enfin que cel auteur étail Musonius, le maître d'Epictète, el que
l'écrit en question aurait été un recueil des Xôyoi de Musonius. Sto-
bée en a conservé «les extraits dont plusieurs concordent jusque
dans les termes avec bon m mi lire de passages du Pédagogue, el Epic-
tète <>u du moins Arrien, le rédacteur de ses leçons, en parait avoir
utilisé quelques pages.
li sérail difficile de donner entièrement gain de cause à M. Wend-
land. Un point cependanl parait acquis, c'esl que Clément, dans
son Pédagogue, a largement mis à contribution la morale stoïcienne.
Non- pensons même qu'il y a lieu d'accorder à M. Wendland que
nohe catéchète a fail usage pour son livre d un écrit stoïcien dans
le genre de celui que ce critique attribue à Musonius. Quoi <|u il en
soit, le travail de M. Wendland est certainement ce qui a été écrit
de plus remarquable sur Clément, dans ces dernières années.
APPENDICES 337
La Doctrine de Clément.
"^ La |)lup;irt des ouvrages ou mémoires qui traitenl de la doctrine
<r iiy notre catéchète ou d'un poini particulier de sa théologie tombenl
sous le coup de la même critique. Leur commun défaut es1 de man-
quer de base. En d'autres termes, leurs auteurs ont négligé d étu-
dier le problème littéraire que soulèveni les écrits de Clément,
avant d'aborder l'examen de ses doctrines. Commenl veut-on bien
saisir la pensée de Glémenl si l'on ne s'esl pas fait une idée arrêtée
sur le plan des Stromates et sur la place qui revient à ce traité dans
l'ensemble du grand ouvrage du théologien d'Alexandrie? C'est
or» o
l'analyse littéraire qui apprend que le chapitre de morale qu'est le
Pédagogue ne, s'adresse pas à la même catégorie de chrétiens que le
chapitre de cette murale qui se trouve dans les Stromates. Comment
veut-on avoir une idée claire de l'éthique de Clément si l'on néglige
celte distinction? C'est cependant ce qu'ont fait tous ceux qui ont
étudié sa morale. Dan-- ces conditions, il nous suffira de mentionner
les ouvrages qui traitent de la doctrine de notre catéchète, sans
autrement nous y arrêter.
Signalons, dans certains ouvrages d'un caractère général, les
jugements d'ensemble les plus intéressants qu'on ail portés sur
Clément et son œuvre. Ou trouvera dans II. Rjtter [Geschichte der
Philosophie, t. A' quelques pages remarquables où l'idéal chrétien
du grand catéchète d'Alexandrie est retracé de main de maître;
M. Ed. de Pressensé 'Histoire des trois premiers siècles de I Eglise
chrétienne, IIe série, t. II, 208 à 281; IIIe série, t. Ier, 202-833)
apprécie Clément en quelques pages vigoureuses, en se plaçant au
point de vue du moraliste el du théologien chrétien plutôt qu'à
celui de l'historien. On peut en dire autant du doginalicien Dorner
l Die Lehre der Person Ghristi). M. A. Harnack envisage le catéchète
d'Alexandrie au point de vue de l'histoire et marque admirablement
-.i place dans l'évolution des idées chrétiennes ( Dogmengeschichte ,
t. I, p. 501). Signalons les articles de Jakobi dans la Reàlencyclo-
pi'nlie de Herzog el Plill, et de Wescott, dans leDictionary ofChris-
tian Biography de Smith etWace. On trouvera un exposé de la
théologie de Clément, soit dans E. Redepenning (Origenes, 2 vol.,
n
338 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Bonn, 1841 , soit dans Ch. Bigg (Tlie Christian Platonists of Ale-
xandrin, Oxford, L886).
Parmi les ouvrages plus spéciaux signalons :
Hébert Duperron, Essai sur la polémique et la philosophie de Clé-
ment d'Alexandrie, Paris, 1855.
Cognai, Clément d'Alexandrie, su doctrine et sa polémique, Paris,
L858.
Freppel, Clément d'Alexandrie, Paris, 1866.
J.-ll . Miillcr, Idées dogmatiques de Clém. d'Aléa ., Strasbourg, 1861 ,
A. F. Dâhne De piicret Clem. Alex., Leipzig, 1831.
11. J. Reinkens, De fide et gnosei Clem. Mer.. Breslau, 1850.
De Clémente presbytero Alex., Breslau, 1S.M .
II. Reuter, Clem. Alex., theologiae moralis capita selecta, Bres-
lau, 185.5.
II. Lâmmer, Clem. Alex. de X6yi|> doctrina, Leipzig. 1855.
Schûrmann, Die Hellenische Bildung u. ihr Verhâltniss zur Christl.
iitir/i der Darstellung des Clem. von Alex., Munster, 1859.
W. Ililten, Clem. Alex, quid de sacri Novi Test, sibi persuasion
habuerit, l<S(>7.
II. Preische, De y/tûtti Clem. Alex., dissert., Icna, 1871.
F. .1. Winter, Die Ethik des Clem. von Alex., Leipzig, 1882.
P. Ziegert, Zwei Abhandlungen ûber Clem. Alex., Heidelberg,
1894.
II. Kuiiei , Clem. Mer. und das N.-T., (lie-en. 1897.
Traductions.
('.. Hervet, traduction Latine, parue àFlorence en 1551 et souvent
réimprimée.
|).- Genoude, dans s< - Pères de I Église, i. IV el i. Y, Paris, J.S.>!).
Hoppenmûller e1 Wimmer, traduction du Quis dives, Protrepticus
t i Paedagogus dans la Bibl. der Kirchl. Vater, L875.
Traduction anglaise dans The ante-nicene Christian Library.
vol. IV et Y; édition américaine de Goxe, Buffalo, 1884-1886.
*w
APPENDICES 339
Dernières éditions.
V . Hort, Clément of Alexandria,Miscellanies, Book VII. Texte, tra-
Ifuction el notes, ouvrage posthume revu et publié par J. Mayor,
1902.
O. Stiililin, Clcmens Alexandrinus, Erster Band. Protrepticus und
Paedagogus (édition de l'Académie royale de Prusse), 190."».
II
DU PLAN DES STROMATES
Parmi les points qui ont attiré son attention dans noire étude, la
critique compétente a notamnienl relevé le plan de composition que
nous attribuons à Clément. Si M. P.Wendland le déclare acceptable,
d'autres SOulèvenl des objections '. Parmi ces derniers, une place
à part revient à M. Heusi -• Il a !ail de nuire livre un examen si
consciencieux el si impartial que nous lui devons une explication.
Nous pouvons d'autanl moins passer sous silence ses observations
qu'elles n'onl pas laissé de faire impression3. Nous estimons qu il
sérail regrettable que --es vues parvinssent à prévaloir, car elles ne
pourraient avoir d'autre effel que de ramener sur Clémenl el "-nu
œuvre la confusion et l'obscurité que nous avons essayé de dissiper.
Nous ne suivrons pas M. Heusi dan- le t'étail; m m s nous borne-
rons à discuter ce qu il y a d'essentiel dans -es vues.
M. Heusi s'efforce d'écarter noire thèse par une question de fait.
Clémenl aurait écrit le- trois et même les quatre premiers Stro-
mates avanl -on Pédagogue. Que deviendrait alors le plan de com-
position que non- lui attribuons . Dans ce vaste plan, les Stromates
oui leur place après le Pédagogue. On ne comprendrait pas que
Clémenl en eut conçu l'idée avant d'avoir achevé les deux pre-
I. Dans la Theologische Littcraturzeitung, année IS'.IK, n° 25, et dans
Jahrbùchet fur dàé classiscKe Alîeflum, Geschichte u. deutscke Lit-
teratur u . fin Pàdagogik, 1902, Y. |>. 1-19.
1. Heusi, C. Die Stromateis <l<-s Clem. tlex. in ihrem Verhâltniss -uni
Protrepticos u. Pàdagogos dans la Zeitschrifî fur Wissenschaflliche Théo-
logie, 1902, |>. 165.
3. A. Harnack, Chronologie der altchr. Litter, 2" vol. p, '.t.
APPENDICES 341
• mi ères parties de son grand ouvrage. C'esl nous opposer, si je puis
ainsi dire, la question préalable l.
" M.Heusi, reprenant une observation de M . P.Wendland, soutient
qu'il y a dans le Pédagogue trois allusions très claires au IIIe Stro-
i.*»~"înate ou plus exacteiueul à toute cette partie des Stroiuales qui de
la tiu du II*- jusque fort avant ('ans le IVe traite de la tempérance -.
De fait les allusions contenues dans ces passages s'appliquent fort
bien au 1 1 Ie Stromatë. Mais elles pourraient s'appliquer tout aussi
liien à nu autre écrit ou fragment d'écrit de ('dément. On pensait
jusqu'à présent que notre auteur faisait allusion à un rap;. b[0'x~v.zï
qu'il avait déjà donné. M. Zahn croyait même avoir retrouvé un
fragment de cet écrit. Clément peut fort bien avoir écrit sur ce
sujet à plusieurs reprises et traité du 7x1x0; dans plus d'un écrit.
C'est ce qu'il lait justement dans ce xe chapitre du IIe Pédagogue.
Avec un auteur qui se répète sans cesse, il est bien risqué d'affir-
mer que telle allusion ne s'applique qu'à tel écrit ou à telle partie
d'écrit.
Mais même s'il était certain que les passages dont il s'agit font
allusion au IIIe Stromatë, on ne serait pas encore autorisé à con-
clure que les premiers Stroinales ont été composés avant le Péda-
gogue. Ici encore on oublie décompter avec une possibilité, je
devrais dire, avec une probabilité. De l'avis de tout le monde, le
III' Stromatë est un hors d'oeuvre. M. Heusi lui-même déclare que
c'est un traité indépendant du reste 3. Dès lors est-il invraisemblable
qu'en efi'et Clément ait composé un traité r,to\ b^/.o'jr.zl'x^ ou Xôy0? yatj.'.-
y.ôc, qu'il ait écrit ce traité avant d'entreprendre son grand ouvrage
1. Je néglige la première objection que M. II. fait à ma thèse. Il con-
teste, mon exégèse des passades de Clément où je vois de claires allusions
au planque j'attribue à mon auteur. Il est assez inutile de discuter l'exégèse
de ces passages parce que si l'on admet mon point de vue, ils sont fort
clairs ; le sens que je leur donne paraît le plus naturel et le plus plausible.
Si on les lit à travers le point de vue de mon critique, évidemment on
n'y trouvera pas l'allusion que j'y vois.
2. II, Paedag. 9'i; 52, III, Paedag. 41.
If. P. '186 : In ungleich hôherem Grade als die ubrigen Bûcher bildet
das III Biicli ein selbststândiges Ganzes,
342 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
el que lorsqu'il traitait dans les Stromatesde la morale, de l'^8txoç
X'>;o; «'«>iiiiiic^ il l'appelle, il ait trouvé commode d'y insérer, à titre
de IIIe Stromate, ce traité de la tempérance?
De cette manière s'expliquerait le fait que la tradition mentionne
un traité à part icspt ifY.pat.'zslau;, que Clément lui-même ait pu le citer
comme tel dans son Pédagogue, et que cependant ce traité soit à
identifier finalement avec le IIIe Stromate. Je ne pense pas que l'on
puisse contester que les choses aient pu se passer comme je le sup-
pose. Dès lors les conclusions que M. Ileusi tire des passages du
Pédagogue n'ont que la valeur d'une hypothèse.
Si d'autre part, on a les raisons les plus sérieuses de croire que
le plan de composition que nous attribuons à Clément es1 bien celui
qu'il a conçu et qu'il a en grande partie réalisé, il ne peut suffire
d'une hypothèse pour «pie notre thèse soit déclarée d'emblée inad-
missible *.
L'essentiel de la critique de M. Ileusi se ramène à un point. Il
veut absolument que les Stromates soient un écrit dogmatique. C'est
le « Didascale » que Clément se proposait de donner comme con-
clusion à son grand ouvrage. Telle a été l'opinion courante jusqu'à
présent. Au fond M. II. défend la tradition contre une hypothèse
qui n'en tient aucun compte.
Qu'on me permette de remettre sous les yeux du lecteur les prin-
cipaux textes sur lesquels je fonde mon explication de la composi-
tion du grand ouvrage de Clémeni .
Nous ,i\.nis d'abord le premier chapitre du Pédagogue (livre Ier).
I. M. Ileusi m'accuse de ne pas apprécier à sa juste valeur le talent lit-
téraire de Clément. Je crois, cependant, lui avoir rendu pleine justice.
Qu'on veuille bien se reporter à l'analyse que j'ai faite «lu Protrepticus.
Mais si sincère que suit mon admiration pour les belles pages de Clément,
cela ne doit pas m'empêcher d'être sensible à ses défauts d'écrivain. Il
es) icii. du que les Stromates sont un ouvrage indigeste cl mal composé,
Il contient dis pages admirables, mais trop souvent, elles sout uoyées
dans '!'• longues digressions pédantesques cl verbeuses. Mon critique,
avec un'1 lionne loi qui I honore, rappelle nu jugement «le Lessing sur les
Str aies encore moins indulgent que le mien. Je pense que ce grand
écrivain se connaissait en matière de goût littéraire.
APPPENDICES 343
• Avant d'aborder la matière de cet écrit, Clémenl tienl à marquer
avec insistance le lien qui le rattache el à celui qu'il vienl d'ache-
* ver, le Protrepticus, el à un autre écril <iu'il annonce, mais dont il
donne clairement à entendre qu'il n'est pas encore composé. Il
Jfcw^commence donc par caractériser le Protrepticus el en même temps
le Pédagogue. Il faudrait relever les termes mêmes dont Clément
se sert ici pour faire constater la précision avec laquelle il définit
et le Protrepticus qu'il vient d'achever el le Pédagogue qu'il va
entreprendre. Assurément il ne le fait pas sans déployer cette sub-
tilité de distinctions verbales qu'il tient de l'école, mais au moins
dit-il très clairement quel est le but de l'un et de l'autre traité. Le
Protrepticus doit arracher les âmes aux habitudes et coutumes reli-
gieuses du paganisme. II doit poser le fondement, v.yr-'ï àXî)8eia<;;
à-j-'oo vsw \LVfxko\i 8eoù ôsf/iXioq ô Tcpo-upeittixoç s'Àr/Ev tx rjOr, otôxoù (àv8pu>-
wj), 8eoaepsîa<; v.t.^(^z\j.wi; ô yoûv oûpavtoç t-/£;jiojv, ô Xô^oç, ômjvtxa [xev
si; fftdrrçpîav itapexaXse TtpoTpsitxocoç ovojxa aûxw 7,v... 11 reste maintenant
(vuvt os...) à former, discipliner, corriger, guérir les âmes qui ont
été attirées au christianisme. C'est la tache du Pédagogue. Ainsi les
deux premières fonctions du Logos sont exclusivement pratiques.
Clément le répète plusieurs fois : « Le but du Pédagogue est de
rendre l'âme meilleure, non de l'instruire, d'être le maître d'une vie
de tempérance, non de science. »
Enfin, dans le dernier paragraphe de ce chapitre, Clément nous
apprend que le Logos a une troisième fonction à remplir. C'est
d'être SiSacncaXtxôi;, didactique. .Mais, ajoute-t-il avec une grande
force, avant d'aborder la science, il faut être entièrement guéri, c'est-
à-dire purgé de tout levain de vie païenne. Alors : (erra) seulement
on aura « besoin du maître ». Ainsi le Logos fait franchir à l'âme
trois étapes, -zo-.zï-un avwôsv, l'irerua -a;oa-/w;.'-<~<jv, ï-\ -à-iv sx8i8âaxa>y.
Se peut-il rien de plus clair.' N'est-il pas évident que Clément se
propose de composer un ouvrage qui aura trois parties? Ce sera
une vaste trilogie dont le Logos sera le poète. La première partie
est achevée. C'est le Protrepticus. 11 commence la seconde, c'est le
Pédagogue La troisième partie n'esl qu'à l'état de projet. Ce sera
un ouvrage didactique. 11 s'intitulera le Didascale ou Maître.
Toute la question est de savoir si les Stromàtes sont cette troi-
344 CLÉMENT n" \1 i \ V.NDRIE
sièrae partie. On m'ac'cordera bien que j'ai démontré i\uc cei écril ne
répond ni par son Litre ni par son contenu à ce que Clémenl nous
pr il ici. Il laui un véritable parti pris pour reconnaître le
Didascale ou Maître dans les Strornates.
Mais que les textes répondent à ma place.
Au débul du IV' Stromate, Clément, craignanl sans doute que
son lecteur ne perde patience, le renseigne -m4 ses intentions. 11
trace le programme <|n'il se propos,e de suivre. Dans un premier
paragraphe, il énumère avec la plus grande précision les matières
qu'il \ a traiter el qu'il a en effel traitées jusqu'à la lin du \ II" Stro-
mate. Il semble s'être imaginé qu'il épuiserail ces matières en un
seul volume '. Puis au paragraphe suivant, il esquisse l'étude qu'H
devail faire ensuite pour être complet. Enfin dans le troisième
paragraphe, il annonce, qu'une fois débarrassé des sujets qu'il a
énumérés, il pourra initier son lecteur à ces doctrines, à ce haut
enseignemenl chrétien qu'il a tant de fois fail miroitera ses yeux.
Le lecteur sera enfin dûmenl préparé, moralemenl en étal de rece-
voir cet enseignement.
Il ne peut y avoir de doute sur le sens <\r ce dernier paragraphe.
Clémenl dil que ■ lorsque son dessein aura été pleinemenl achevé
dans les Strornates . c'est-à-dire lorsque les Strornates auront
épuisé les matières qu'il vienl de mentionner, alors, x<5xe, il abordera
tyv-';i o/-'. YvtoTctxr,v ç j77; / v; :'/■/ . Il explique lui-même ce qu'il entend
p r cette çoTtoXoyîa. C'est une science — on remarquera «pi il la
considère comme nue contemplation mystique l-<>--i>.'j. — qui
embrasse à la lois [a cosmogonie e1 la théologie. C'esl un système
complet. C'est le haut enseignement chrétien. Ce sonl xà \Lzyxka
\).j--.r\y.-j.. Tout ce qui a précédé, doue les Strornates, n'a été qu'une
préparati i celte science vraiment gnostique : TïoXXf, y*P \ '"''
r\',i -y.-hy.: ôosiXoi/ivcov zr.c y/ r Ui'.y; avàvxri — - TCOoSiaxex'JTïcou.Évwv xû>v
I. Prévenons i' i une confusion. La phrase jwtxà xt(v xoy tïoooiuÎoj ei<j3o-
'/ i , 5v Iv 7tpo0c(j.£vou(; reiv j-ojxvKf(u.!»pt-s'applique aux Strornates en
entier. Clémenl rappelle qu'il avait <lii dans sa pn face qu'il pensait qu un
imalo suffirait. C'esl la phrase suivante qui nous parait indiquer que
I autour pense achever le programme du Ier jj en un volume : i— ■ xo'ixoi;
APPENDICES
345
«
-:v.-T09YOï',a: v.%\ iraoa8o6f,vat Seôvxuv. Cette suprême science, il la
réserve pour l'avenir. Le livre qui la contiendra n'esl pas encore
é£rit, àXXà yàp T'^ 'A'' YsYP*4'STat V' ''-^-" Ve '-''^V
Qu'-est-ce que cette science supérieure qu'on nous promet? Quel
-'\ l'ouvrage qui répond à ce signalemenl ? Ce ne peut être que ce
Didascale ou Maître que Clémenl annonçait au débul du Pédagogue.
Or lorsque noire auteur trace ce vaste plan au commencement de
son IVe Stromate, cel écrit est encore à l'état de projet. D'après les
propres déclarations de Clément, il ne pourra l'aborder que lors-
qu'il aura épuisé toutes les matières énumérées dans les deux
premiers paragraphes.
Au début du VIe Stromate, notre auteur rappelle son programme
et annonce qu'il va en poursuivre racheveinenl.il déclare une fois
de plus qu'il remet à plus lard la tractation dogmatique !". Enfin
nous ne le trouvons pas plus avancé au VIIe Stromate. Le Didascale
est toujours à venir. « Mon propos, dit-il, en ce moment est de
« dépeindre la vie du gnostique et non d'exposer le système des
« doctrines ; je le ferai plus tard au moment convenable ; je respec-
« terai ainsi la suite des sujets 2 ». Enfin au moment de clore son
VIIe Stromate, il dit qu'ayant achevé cette partie, la description de la
vie gnostique, il va remplir sa promesse : to-j-ttov i\\û\ TCpoSnqvufffxé-
V(1)V. . . fl£XÎO)(JL£V ï~\ T7JV JtÔt/Ej'.V.
Voilà les textes essentiels sur lesquels nous fondons notre expli-
cation de la composition du grand ouvrage de Clément. Nous ne
parvenons pas à voir qu'ils soient susceptibles d'une autre inter-
prétation. II nous semble qu'il en ressort clairement que lorsque
Clément achevait son dernier Stromate, il avait encore à écrire le
Didascale. Les Stromates ne sont donc pas l'ouvrage dogmatique
qu'il avait annoncé et promis 3.
1. VI, Strom., II, i : -caô-ca (-à uj—vv.x pàv &Tiepxt6sjxat Staaao^ffsiy,
ômjvt'xa y.-' ta ïtep? apywv toTç "EXXt(ct'.v EipTjfjiÉva sirîovueç v-eÀt''/'0;-1-''' ~~',~r'~-
-/àz lazaBm xr.c Qecooîaç liciosî^ouiev */.a! -à uj"/ v.x.
2. M. Mavor dans l'édition du VIIe Strom. de Ilorl (1902) qu'il a publiée
interprète ce passage comme nous. Voir la note ad locum.
3. C'est l'étude de ces textes qui m'a suggéré mon hypothèse et c'est
ensuite à la lumière de celle hypothèse que j'ai cru comprendre que les
346 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
Mais si les Stromates ne -~ < > m i pas le traité dogmatique uni devait
couronner son grand ouvrage, s'ils ne soni qu'un écril préparatoire
que Clémenl n'a jugé nécessaire qu'au moment d'écrire le Didas-
cale, pourquoi ce livre a-t-il de telles dimensions? Pourquoi Clé-
ment ne parvient-il jamais à s'en détacher? Plus il approche «lu
moment où il devrait enfin nous donner son Didascale cl plus il
semble hésiter.
Je crois qu'il n'esl pas difficile d'en donner les raisons. Il est
certain que Clément n'avait aucunement l'intention de grossir à ce
point ses Stromates . Il croyait d'abord qu'il lui suffirait d'un seul
Stromate '. Personne n'esl plus étonné que lui, de voir les Stro-
mates succéder aux Stromates. Ajoute/, que notre auteur n'a pas
mis la dernière main à son ouvrage. Il savait composer un livre, il
l'a prouvé. Mais il s'est vu débordé. S'il en avait eu le temps, ii
aurait peut-être dégrossi et allégé son ébauche..
(les raisons ne sont pas sans valeur, mais j'en aperçois de plus
profondes. J'ose dire qu'il est hors de doute que Clémenl est avant
tout moraliste et pédagogue. La morale et les discussions qu'elle
soulève occupent les deux tiers île son ouvrage. (Test ce que
M. Heusi semble entièrement méconnaître. Clémenl est par voca-
tion un éducateur d'âmes. La conception mêmede son grand ouvrage
est d'un homme uniquement préoccupé île former, discipliner, édu-
quer les caractères. Il n'est pas dogmaticien. Quand on l'esl par
tempérament, on fait comme Origène qui donne son De principiis
avant quarante ans ; on n'attend pas, comme Clément, d'être à la lin
de sa carrière, Encore n'a-t-il jamais pu se décider à faire œuvre de
dogmaticien, c'est-à-dire, à formuler et systématiser sa théologie .
nombreux passages dans lesquels Clément renvoie son lecteur apparcm-
mi ni à un traité qu'il se propose d'écrire, nous renvoient en réalité aux
chapitres du Didascale qu il espère écrire un jour. Ce ne sont pas ces
passages qui constituent pour moi, comme le pense M. Heusi, un argu-
ment en faveur de ma thèse. L'explication que j'en donne n'esl qu une
simple conséqiiencc de ma thèse. J'aurais préféré qu'il eût discuté à tond
Irv textes essentiels,
I. I S', sirimi I, I : ï-/ i-A TtpoBeuévouç xeAeu&vetv oTiouv^uiaTi.
APPENDICES
347
• Personne ne sejitait plus; que lui la nécessité de couronner son
œuvre par une gnose, mais il n'a pu s'y résoudre faute tic pouvoir.
* Et cette gnose quelle idée s'en fait-il? Pour lui comme pour
tous les hommes élevés en ce siècle à l'école de Platon, comme
•w&w^four Origène et Plotin, la gnose est je ne sais quelle entité trans-
cendante qui plane bien haut dans le monde invisible. lia pour elle
les sentiments d'un mystique. Il n'imagine pas que la simple raison
puisse l'embrasser ou même l'atteindre. Il y faut la contemplation,
FÈTtOTrceîa. Voilà pourquoi il exige de son gnostique une si longue
préparation. Pour être en état de contempler la vérité, il faut subir
une laborieuse initiation. Gomment un disciple qui vient à peine
d'être purgé du vieux levain de paganisme par les soins du Péda-
gogue serait-il déjà en état d'être admis aux suprêmes mystères ? Les
conseils, les exhortations, les directions des Stromates sont indis-
pensables. Clément, à vrai dire, ne semble pas très sûr de lui-même.
Au moment d'étreindre la Vérité, il a l'air de reculer. Assurément
s'il avait eu le génie perçant et hardi d'Origène, il n'aurait pas tant
hésité ; il ne se serait pas si longtemps attardé à la porte du sanc-
tuaire. Au fond s'il n'a pas écrit le « Didascale », c'est que l'audace
lui a manqué; si les Stromates se sont ajoutés aux Stromates, c'est
que cela lui permettait d'ajourner une échéance redoutable.
D'où vient qu'en général on prenne les Stromates pour un
ouvrage dogmatique et qu'on y voie le traité annoncé et promis par
Clément dans son Pédagogue;1 C'est que les Stromates donnent
l'impression d'être l'œuvre d'un intellectualiste. Les discussions
subtiles y abondent, les distinctions verbales foisonnent. On se
ligure que l'on a affaire à un scolastique, à un dogmaticien, à un
logicien. C'est là, nous le répétons, une idée erronée. Sans doute
il se trouve dans cet écrit une foule de pages qui seraient mieux à
leur place dans un traité comme le De principiis d'Origène. On ne
doit pas pour cela méconnaître le vrai caractère de Clément. Il est
dans les Stromates comme partout ailleurs avant tout éducateur et
moraliste. D'ailleurs lui-mèrne n'ignore pas qu'il y a dans les Stro-
mates des fragments d'enseignement plus dogmatique. Il s'en excuse
en disant que dans ces endroits, il s'exprime de manière à n'être
compris que d'un petit nombre d'initiés. Pour les autres ses demi-
348 CLÉMENT d' ALEXANDRIE
révélations ne sonl que des énigmes bonnes toul au plus à les
excitera en chercher le sens '. Ce mol à lui seul prouve que (llè-
iiiciii prévoil que d'autres que des - gnostiques » le liront. Si les
Stromates étaient le Didascale, il seserait exprimé plus clairement
mais il aurait réservé cel ouvrage aux chrétiens 1rs plus avancés.
Songe- t-on aux conséquences de l'erreur qui fail quel'on iden-
tifie le Didascale avec 1rs Stromates?
()n esi forcément amené à effacer la triple distinction que Clé-
menl fail parmi 1rs chrétiens. D'après lui, il y ;> le simple croyant,
puis celui qui aspire à la lois à plus de perfection morale et à plus
de gnose; il y a enfin le gnostique. (Te si le parlait chrétien . Il y en
a eu ici-bas, d'après Clément, quelques rares exemplaires. Tels les
apôtres. Le vrai gnostique esl déjà un dieu. Soutenez que les Stro-
mates ne devaient pas rire suivis d'un Didascale, qu'il ne devait pas
y avoir un traité à l'usage <\c> chrétiens arrivés au suprême degré,
vous prétendrez néccssairemenl que Clément n'a jamais distingué
que deux classes de chrétiens, (l'est ceque fait M. Heusi. Je crois
avoir signalé dans ma i roi siè me partie assez, de passages de Clémenl
pour établir qu'il a réellement fait la triple distinction que je sup-
pose. Inutile d'y revenir. Mais que Ton veuille bien observer qu'en
méconnaissant la triple distinction que fail Clément, on le rejette
pour ainsi dire, de plusieurs siècles eu arrière. On le fait contem-
porain des philosophes platoniciens ou stoïciens qui se bornaient à
classer les hommes en deux grandes catégories. D'une part le sage
et de I autre le commun des mortels. Au h" siècle, I idéalisme ascé-
tique cl religieux s'empare de plus en plus des âmes. Le sage
il autrefois, même le sage <lu Portique parai! trop raisonnable, trop
tempéré. < Mi lui voudrail des vertus transcendantes, (Mi en arrive
ainsi à distinguer parmi les sages eux-mêmes une élite de premier
choix. I'\ ihagorc en est pour toul le monde le modèle achevé. Mais
même dan- le présent on a vu en chair el en os le sage sublime,
I espèce de « surhomme que rêvenl ces âmes plus mystiques que
philosophes. C'esl Apollonius de Tvane. Philostrate en fera le héros
de son roman. Ces aspirations cl ces idées, vous les retrouverez plus
1. \ II. Strom., YYIII, I 10.
APPENDICES 349
nettes encore chez Origène et chez Plotin. Voilà où va le courant
dti siècle. Que Ton nie, en dépit des textes, que Glémenl ail fail des
distinctions qui rappellenl celle-ci, on le son forcément de son
--*• t^'mps. 11 n'en a plus les tendances et l'esprit; il retarde; il aurait
dû vivre avant Philon ouïes néopythagoriciens d'Alexandrie. 11 n'est
plus le contemporain d'Epictète, de Plutarque, d'Albinus, de Nume-
nius, de Philostrate. En l'arrachant à son temps, vous renoncez à
l'explique]"; nous ne le voyons plus dans sa vraie perspective his-
torique.
Le point de vue que nous critiquons comporte une autre consé-
quence qui n'est guère moins fâcheuse que la première.
Comme (dénient parle sans cesse de la nécessité de préparer
ceux qui aspirent à devenir des gnostiques, il faut bien qu'à défaut
des Stromates, on soutienne que c'est le Pédagogue qui est destiné
à donner cette préparation. Ce traité n'aurait pas pour but de
dégrossir des néophytes qui viennent de s'affilier au christianisme;
il s'adresserait à des fidèles qui aspirent à un christianisme supé-
rieur. C'est ainsi que le comprend M. Heu-i. Je ne rappellerai pas
tant de textes déjà indiqués qui ne s'accordent pas avec le point de
vue de mon critique. Il est un fait qui me parait trancher la ques-
tion. Il n'est pas concevable que les deux derniers livres du Péda-
gogue aient été écrits pour d'autres que pour des néophytes de la
première heure. M. Wendland a prouvé que pour sa peinture de
la vie païenne Clément a largement emprunté à Musonius, aux
moralistes grecs. Ces satires si réalistes s'appliquent parfaitement
à des gens qui viennent d'abandonner le paganisme mais qui en
sont encore tout imprégnés. Quand on se convertissait alors au
christianisme, on passait par plusieurs phases. La conversion ne
s'opérait pas d'un seul coup. On se sentait attiré vers les chrétiens,
le plus souvent, par la sympathie et l'admiration qu'inspiraient les
confesseurs. On lisait l'Ancien Testament ; on se persuadait que
toute l'histoire du Christ y était prédite jusque dans les moindres
détails ; on se convainquait de la divinité de la nouvelle religion;
on demandait alors le baptême. Celui-ci consommait la rupture
avec le milieu, la famille, le passé. On se trouvait encadré dans une
société a part où les mœurs étaient très austères. On y faisait son
350 CLÉMENT D'ALEXANDRIE
éducation et bientôl on se trouvait façonné à l'image de son nouveau
milieu. Telles ont été les conversions de Justin, de Clément, de
Tertullien et de beaucoup d'autres. Ne voit-on pas combien la pré-
dication du Pédagogue de Glémenl était appropriée à des gens qui
devenaient chrétiens de cette manière ? Le Protrepticus les arrachait
au paganisme, à la superstition des vieilles habitudes, comme dit si
exactement Glémenl lui-même. Puis il les livrait au Pédagogue qui
les dégrossissait, les dépouillait de ce <(u'ils avaient encore de paga-
nisme, en taisait de vrais chrétiens. Voilà les gens auxquels
s'adresse le Pédagogue de Clément. Quel sens cela aurait-il eu de
tenir pareil langage, celui des deux derniers livres, à des gens
depuis longtemps chrétiens el qui même aspiraient à un christia-
nisme transcendant?
En conclusion, ce <pii me parait recommander l'hypothèse que j'ai
émise, c'est qu'elle replace Clément ei son œuvré dans son cadre
historique. Il reprend ligure de personnage vivant; on comprend
qu'il ait (•\c\-i-r une puissante action sur l'élite chrétienne de son
temps. Les Stromates redeviennent un facteur historique de pre-
mier ordre. Avec le poini de vue que défend M. Heusi, on ne com-
prend plus ce que vient faire Glémenl à la fin du IIe siècle. 11 peul
être intéressant pour ceux qui cataloguent les dogmes, qui aiment à
les classer méthodiquement, qui les embaument volontiers dans un
manuel, mais sa figure énigmatique, perdue dans le brouillard, ne
parviendra guère à passionner les historiens.
*»
TABLE DES MATIÈKES
Pages .
Préface ^~ *
Introduction
Chapitre premier. — L Église chrétienne à la fin du IIe siècle. . . 5
— II. — Biographie de Clément. — Sa conversion 22
— III. — L'École catéchétique d'Alexandrie 34
— IV. — Les écrits de Clément '-
Première Partie. — La Question littéraire
Chapitre premier. — Le grand ouvrage de Clément 51
— II. — Le Protrepticus 61
— III. — Le Pédagogue 72
— IV. — Le Maître 87
— V . — Les Stromates 96
— VI. — Du véritable caractère des Stromates 109
— VII. — La physionomie intellectuelle de Clément 122
Deuxième Partie. — La Question historique
Chapitre premier. — La question 127
— II. — Les simpliciores 137
— III. — Les simpliciores et Clément 150
— IV. — Ce que Clément entendait par philosophie 161
— V. — De la philosophie grecque dans le passé 174
— VI. — Du rôle de la philosophie dans le présent 192
— VII. — La Foi et la Gnose 201
352 TABLE I>K MATIÈRES
Troisième Partie — La Question dogmatique
( Ihapitre premier. — Les sources 217
II. — L'idée de Dieu 230
III. — La christologie de Clément. 2'i<S
• — IV. — Le gnostique. . , 27 ï
Conclusion. — Deux formes de christianisme .'S 15
Appendices. — Aperçu bibliographique 323
— Du plan des Slromatos 340
il PUY-BN-VELAY. IUP. PEYHILLER, ROUCHOR Bt OAMON.
•
ERNEST LEROUX, ÉDITEUR
28, lii e Bonaparte, Paius
ESSAI SUR LE GNOSTICISME EGYPTIEN
Par E. AMELINEAU
Un volume in-'i 25 fr
HISTOIRE DE LA DIVINATION DANS L'ANTIQUITÉ
Par A. BOUCHÉ-LECLERCQ, de l'Institut.
i volumes in -8 , ',u fr
L'ASTROLOGIE GRECQUE
Par A. BOUCHÉ-LECLERCQ, de ITnstitut.
h forl volume in-8, de 680 pages, avec î7 figures 20 fr
INTRODUCTION A L'ÉTUDE DU GNOSTICISME
AU IIe ET AU IIIe SIÈCLE
Par Eug. de FAYE
l'n volume in-8 » fr
LA MAGIE ASSYRIENNE]
/ tude suivie de textes magiques, transcrits, traduits <-t commentés
Par C. FOSSEY
l'n volume in -h 16 fP,
CULTES, MYTHES ET RELIGIONS
Par Salomon REINACH, de l'Institut.
_' volumes in-K, illustrée 15 fr
•
--■*
Faye, Eugène de
Clément d • Alexandrie
PLEASE DO NOT REMOVE
CARDS OR SLIPS FROM THIS POCKET
UNIVERSITY OF TORONTO LIBRARY
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