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Full text of "Clément d'Alexandrie; étude sur les rapports du christianisme et de la philosophie grècque au 2. siècle"

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CLÉMENT  «ALEXANDRIE 


ÉTUDE  SUR  LES  RAPPORTS 


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CHRISTIANISME  ET  DE  LA  PHILOSOPHIE  GRECQUE 

AU    II-  SIÈCLE 


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Eugène   DE    FAYE 

MAITRE    OE  CONFÉRENCES   A  L'ÉCOLE  PRATIQUE    DES  HAUTE*   ÉTUDES 


DEUXIEME    EDITION 


PARIS 
ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    VIe 

1006 


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BIBLIOTHÈQUE 


DE    L  ECOLE 


DES   HAUTES  ÉTUDES 


SCIENCES    RELIGIEUSES 


T(»\ie   XII 


CLÉMENT  D'ALEXANDRIE 


OUVRAGES    DU    MÊME     AUTEUR 


/    tdc  sur  les  idées  religieuses  et  morales  il  Eschyle,  L884. 

apocalypses  juives,  L892    Paris,  Fischbacher  ,  226  pages. 
De   vera  inclolc  Pauli  apostoli  epistolarum  ad  Thessalonicenccs,  L892 

Paris,  Fischbacher  .  29  pages. 
Introduction   à   l'étude  du   Gnosticisme  au  n"  et  au  1 1 1 '    siècle    Paris, 

I.    Leroux  ,   L903,  l'.'i  pag<  s. 


Droits  de  traduction  réservés. 


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CLÉMENT  D'ALEXANDRIE 


•TJDE   SUR    LES  RAPPORTS 


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CHRISTIANISME  KT  DE  LA  PHILOSOPHIE  GRECQUE 


AU    IIe  SIECLE 


PAR 


Eugène   DE    FAYE 


.MAITRE    DE  CONFERENCES   A   L ECOLE   PRATIQUE    DES   HAUTES   ETUDES 


DEUXIEME    EDITION 


PARIS 
ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 

28,    RUE    BONAPARTE,    VIe 


1906 


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PREFACE 

DE  LA  SECONDE  ÉDITION 


Cette  réimpression  de  notre  ouvrage  sur  Clé- 
ment s'est  augmentée  dune  étude  sur  le  plan  des 
Stromates  que  l'on  trouvera  dans  l'appendice. 
L'hypothèse  que  nous  proposons  pour  expliquer 
la  composition  de  cet  écrit  a  soulevé  des  critiques 
très  naturelles.  Nous  avons  pensé  qu'il  y  avait  lieu 
de  reprendre  la  question  et  de  la  discuter  à  fond. 
Peut-être  avons-nous  réussi  à  démontrer  que  cette 
hypothèse  est  nécessaire  non  seulement  à  l'intel- 
ligence des  Stromates,  mais  à  celle  de  la  pensée  et 
de  la  foi  de  Clément.  Pour  le  reste,  nous  avons 
allégé  notre  texte  de  certaines  répétitions  et  nous 
Lavons  retouché  un  peu  partout.  Nous  espérons 
que  de  cette  manière  ce  travail  méritera  d'inté- 
resser d'autres  lecteurs  aussi  bien  que  les  spécia- 
listes des  études  patristiques. 

Septembre  1900. 


-»* 


PRÉFACE 


-rT* 


Z  --MOu.  ■ 


i&)VX>M£u- 


Clément  d'Alexandrie  appartient  à  un  temps  qui  n'est 
pas  sans  analogie  avec  le  nôtre.  L'histoire  morale  et  reli- 
gieuse du  11e  siècle  rappelle  par  plus  d'un  trait  celle  des 
vingt-cinq  dernières  années  du  xixe  siècle. 

C'était  une  époque  où  la  raison  humaine  n'avait  plus  en 
elle-même  et  dans  son  pouvoir  de  découvrir  la  vérité  cette 
confiance  robuste  qui  caractérisait  l'âge  classique  de  la 
philosophie  grecque.  Les  efforts  qu'elle  avait  faits  pour 
déchiffrer  l'énigme  de  l'univers  l'avaient  épuisée.  Elle 
avait  perdu,  avec  la  foi  en  elle-même,  son  allégresse  ^iwvvu^^-U^  ''^If- 
première.  On  se  défiait  alors  de  la  métaphysique  et  de  la 
dialectique,  comme  on  se  défie  maintenant  de  la  science 
et  de  ses  méthodes. 


En  même  temps,  des  aspirations  d'un  caractère  mys- 
tique, que  les  âges  classiques  n'avaient  guère  connues, 
se  faisaient  sentir  avec  une  intensité  extraordinaire.  Elles 
dej^ient^aboutir  chez^les  uns  au^néc^-platonisme,  tandis  :UWM 
que  chez  la  masse  elles  produisirent  pendant  tout  le 
11e  siècle  une  recrudescence  très  marquée  de  superstition. 
Jamais  le  goût  des  mystères  et  des  cultes  exotiques  ne 
fut  plus  prononcé.  Voilà  encore  un  trait  qui  n'est  pas  sans 
analogie  avec  certaines  tendances  qui  entraînent  actuel- 
lement les  âmes. 

Ce  qui  rend  le  siècle  de  Clément  d'Alexandrie  si  inté- 
ressant,  c'est  qu'il  est,  comme  le  nôtre,  une  époque  de 

i 


-  CLÉMENT    D' ALEXANDRIE 

*-  transition  où  fermentenl  les  germes  féconds  de  l'avenir. 

C'esl  une  heure   indécise  et  trouble  où   se  préparent  les 
croyances  el  les  institutions  des  siècles  suivants. 

Clément  lui-même  et  son  œuvre  ne  sauraient  nous 
«-  laisser  indifférents.  11  a  été  essentiellement  un  homme  de 
transition.  Avant  lui,  le  christianisme  a  encore  quelque 
chose  de  primitif;  à  bien  des  égards  la  foi  nouvelle 
n'avail  pas  dépassé  l'état  embryonnaire.  Après  lui  c'est 
une  religion  constituée.  Il  se  fait,  vers  la  fin  du  11e  siècle, 
une  prodigieuse  transformation  au  sein  de  l'Eglise. 
Clément  en  fut  l'un  des  plus  puissants  ouvriers.  Il  est  le 
véritable  créateur  de  la  théologie  ecclésiastique.  Quel 
chemin  parcouru  par  la  pensée  chrétienne  depuis  les 
Pères  apostoliques  jusqu'à  Origène!  C'est  Clément  qui  est 
l'auteur  responsable  de  cette  étonnante  évolution.  C'est 
pour  cela  qu'il  occupe  dans  l'histoire  des  idées  chrétiennes 
une  place  de  premier  ordre. 

Malheureusement  l'étude  de  (dément  d'Alexandrie  est 
extrêmement  ardue.  Ses  écrits  sont  d'une  lecture  pénible, 
souvent  fastidieuse .  Des  longueurs  et  des  digressions 
interminables  obscurcissent  sa  pensée.  Ajoute/,  que  son 
style  est  <'n  général  lourd  et  diffus.  Ce  qui  complique 
encore  l'étude  des  livres  de  Clément,  c'esl  que  le  texte 
même  en  est  très  incertain.  Aucune  des  éditions  que  nous 
en  possédons  n'est  satisfaisante .  Ce  qui  achève  enfin  de 
pendre  notre  auteur  d'un  accès  difficile,  c'est  l'incertitude 
qui  règne  sur  le  plan  même  des  Stromates,  sou  ouvrage  le 
plus  important.  I  >n  se  demande  encore  quelle  a  été  sa 
pensée  maîtresse  en  l'écrivant  et  quelle  était  l'économie 
générale  que  devail  avoir  ce  li\  v<- . 

Malgré  ces  difficultés,  l'étude  de  notre  auteurs  impose. 

->i  <ln  reste  le  sentiment  qui  se  fail  de  plus  en  plus  jour 

parmi  ceux  <pii  font  de  la   patristique  l'objel  de  leurs  re<- 


■ 


PREFACE 


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cherches.  "Dans  les  dernières  années,  eelte  étude  a  été 
entreprise  en  Allemagne  et  en  Angleterre  par  déjeunes 
érudits  de  mérite.  Plusieurs  des  travaux  qu'ils  ont  publiés 
sçn-t  j^emarquables.  Ce  qui  est  plus  significatif  encore, 
c'est  qu'une  grande  édition  critique  des  œuvres  de 
Clément  se  prépare  sous  les  auspices  de  l'Académie  de 
Berlin  l. 

Le  livre  que  nous  présentons  au  public  n'a  aucunement 
la  prétention  d'être  une  étude  complète  de  Clément 
d'Alexandrie.  Le  moment,  d'ailleurs,  n'est __pas__encore 
venu  de  faire  cette  étude.  Notre  travail  n'est  qu'une  simple 
introduction  à  l'étude  de  Clément.  Notre  seul  but  a  été 
d'éclaircir  dans  la  mesure  du  possible,  quelques-unes  des 
difficultés  qui  sont  inhérentes  au  sujet.  Il  nous  suffirait 
d'avoir  orienté  le  lecteur  dans  la  bonne  direction. 

La  première  difficulté  que  nous  ayons  essayé  de  dissiper 
est  celle  qu'offre  la  composition  littéraire  des  Stromates.  \^"^F^juujs<Mà 
Tant  que  l'on  ne  sera  pas  au  clair  sur  le  plan  que  l'auteur 
a  voulu  donner  à  son  livre  et  sur  les  raisons  qui  l'ont  déter- 
miné à  choisir  un  titre  si  déconcertant,  on  ignorera  sa  vraie 
pensée  et  même  on  risquera  de  se  tromper  entièrement  sur 
le  caractère  du  christianisme  qu'il  enseigne.  Avant  toute 
étude  des  doctrines  de  Clément,  il  faut  que  le  problème  lit- 
téraire que  soulève  le  plus  important  de  ses  écrits  reçoive 
une  solution.  Notre  première  partie  est  consacrée  à  la 
chercher. 

Il  importe  également  à  l'intelligence  de  notre  auteur  que 
l'on  se  rende  bien  compte  de  la  position  exacte  que  lui  fai- 
saient ses  opinions  parmi  les  chrétiens  de  son  temps.  Il  y 
a  là  une  question  historique  qui  est  loin  d'avoir  été  suf- 


bitAMfi.  i'Juulçu 


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1.  Le  premier  volume  de  cette  édition  vient  de  paraître.   Il    contient  le      5* -wu^Jb^- 
Protreptricus  et  le  Pédagogue,  1905. 


.  I  i  MENT    D'  M  K\  WIUUK 


Rsamment  élucidée,  niais donl  l'importance  n'échappera  à 
personne.  C'esl  le  sujet  <!<•  noire  deuxième  partie. 

Parmi  les  questions  d'ordre  préliminaire,  dont  l'étude 
s'impose  aux  futurs  historiens  de  Clémenl  et  de  sou  temps 
e--l  celle  que  traite  notre  troisième  et  dernière'  partie. 
r.V<t  une  question  plutôt  dogmatique.  Il  s'agit  de  savoir 

dans  <|iiell<'  mesure  notre  auteur  a  subi  l'inllueiH  e  de  la 
philosophie  grecque.  Des  trois  questions  que  nous  étu- 
dions dans  ce  livre,  c'est  la  plus  importante.  C'est  à  elle 
que  doivent  aboutir  les  deux  autres.  Ces!  en  elle  que  se 
rencontre  loiil  l'intérêl  qu'offre  pour  nous  l'étude  de 
Clémenl  d'Alexandrie.  En  chercher  la  solution,  c'est  déjà 
sonder  le  problème  des  origines  de  la  théologie 
chrétienne. 

Notre  travail  n'a  d'autre  ambition  <|ue  d'apporter  un  peu 
do  lumière  sur  ers  trois  points.  Nous  n'avons  voulu  que 
déblayer  le  terrain  el  faciliter  la  tâche  à  ceux  qui  entre- 
prendront l'étude  vraiment  historique  de  la  morale  et  de 
la  théologie  de  nol re  auteur. 


CLÉMENT  D'ALEXANDRIE 


INTRODUCTION 


CHAPITRE   PREMIER 
L'Église  chrétienne  à  la  fin  du  IIe  siècle. 

Clément  d'Alexandrie  n'apparaît  en  pleine  lumière  que 
pendant  une  courte  période.  Arrivé,    semble-t-il,  dans    la 
ville  des  Ptolémées  vers  l'an  180,  il  la  quitte,  chassé  par  ^     ^-|aKû*(<u 
la  persécution,  en  2Ô2~ô~u203.  Apres  celle^dateTon  le  perd  k^***-"^ 
de  vue.  A  peine  ï'aperçoit-t-on  deux  ou  trois  fois  avant  sa 
mort.  Ainsi  sa  carrière  embrasse  à  peine   vingt-cinq  ans. 

Quelle  était  alors  la  physionomie  générale  du  christia- 
nisme ?  quelle  figure  faisait-il  dans  le  monde  ?  quels  étaient 
ses  progrès?  quelles  questions  agitait-on  dans  l'Eglise? Il 
nous  faut  être  au  clair  sur  tous  ces  points,  si  nous  voulons 
avoir  de  Clément  et  de  son  œuvre  une  intelligence  vrai- 
ment historique. 

Marc-Aurèle  meurt  en  mars  180  ;  son  fils  Commode  lui 


succède  et  règne  pendant  près  de  treize  ans.  Ce  fut  un 
temps  de  répit  pour  les  chrétiens.  Ce  n'est  pas  que,  per- 
sonnellement, l'empereur  fût  bien  disposé  pour  le  chris-  H"w0«U'VJU4  Owufo^ 


CLEMKNT    1)  ALEXANDRIE 


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tianisme,  mais  il  y  avait  des  chrétiens  dans  son  entourage; 
il  v  en  avait  jusque  sur  les  marches  du  trône.  La  favorite 
de  Commode,  la  belle Marcia,  paraît  avoir  été  chrétienne, 
ou  du  moins  inclinait  vers  le  christianisme.  Les  plus 
anciens  témoins  s'accordent  à  attribuer  à  sou  influence  la 
tolérance  dont  jouit  l'Église  pendant  ce  règne  l.  La  paix  fut 
générale_,  mais  non  absolue.  Il  y  eut  même  pendant  ce 
règne  des  exécutions  de  chrétiens.  A  Garthage,  en  juillet 
ISO,  il  en  péril  six  - .  A  Rome,  un  chrétien  du  nom  d'Apol- 
lonius eut  la  tête  tranchée3.  Cependant,  à  tout  prendre,  ce 
fut  une  de  ces  périodes  d'accalmie  dont  le  souvenir  s'est 
conservé  dans  l'Eglise. 

Après  des  luttes  sanglantes,  Septime  Sévère  succède  à 
Commode.  S'il  faut  en  croire  Tertullien,  il  se  serait  montré 
tout  d'abord  bienveillant  pour  les  chrétiens4.  En  effet,  ce 
n'est  qu'en  202  qu'il  ordonne  la  persécution.  Cependant  ne 
doit-on  pas  supposer  que  si  l'empereur  n'a  pas  sévi  plus 
tôt,  c'est  simplement  parce  que  d'autres  soins  l'absor- 
baient, et  qu'en  réalité  il  était  mal  disposé  dès  le  début 
contre  l'Eglise,  lorsqu'on  constate  que  la  persécution  avait 
recommencé  plusieurs  années  avant  202?  Si  à  Cartilage, 
les  saintes  Perpétue   et  Félicité  ne   subissent    le  martyre 


1.  Dion  Cassius,  LXXII,  4;  Hippolyte,  Philosophumena  sive  Refutatio 
omnium  hœresium,  IX.  12;  [renée,  IV,  30;  Eusèbe,  //.  /:.'.,  Y,  21  ;  Y.  16, 
§  18  h  19,  extraits  d'un  écrit  en  trois  livres  dont  Eusèbe  ne  connaît  pas 
l'auteur,  t;.ç,  dit-il  ;  il  mentionne  une  période  de  13  ans  pendant  laquelle 

b  ré  tien  s    furent  en  paix:    il    s'agit    du    règne    de    Commode.    Voir 
A.    Barnack,  Chronologie,  p.  364. 

2.  Âcta  proconsularia  martyrum  Scilitanorum ;  texte  latin  édité  par 
J.-A.  Robinson.  Texts  and  Studies,  1,  2,  1891. 

3.  F.-C.  Conybeare,  The  Apology  and  Acts  of  Apollonius  and  olher 
Monuments  ofearlj   Christianity,  Londoa,    1894,   p.  29-48,   traduction  de 

ecension  arménienne  des  actes  d'Apollonius;  traduction  du  texte  grec 

iivé  dans  Kletter,  Der Procès»  und  Die  Acta  S.  Apollonii,  1897. 
i    Ad  Scapulam,  r.  iv. 


l'église  chrétienne   a.  la   FIN    DU   IIe   SIÈCLE 


qu*eh  mars  203  \  d'autre  part,  Tertullien  a  déjà  écrit  son 
Apologie."  Celle-ci  date,  ainsi  que  les  deux  livres  Ad 
Nationes,  de  1(J7.  Peut-être  môme  son  exhortation  Ad  Mar- 
tyres est-elle  antérieure  à  cesécrits.  Or  tous  ecs  documents 
■^ptjJfsent  la  persécution  ;  il  y  a  des  confesseurs  en  prison, 
le  nom  de  chrétien  est  suspect,  toute  l'Eglise  est  menacée^  g1^ y^w u^M^â 
et  si  Ton  en  croit  YApologetieus,  la  situation  est  très 
sombre.  Coneluons  que  l'édit  de  202  n'a  fait  que  eonsacrer 
les  violences  là  où  elles  se  déchaînaient  comme  en  Afrique 
et  les  a  suscitées  là  où  la  paix  s'était  maintenue  comme  à 
Alexandrie.  Telle  était  la  condition  extérieure  de  l'Eglise 
au  temps  de  Clément.  ^.^. 

Quelle  en  est  l'histoire  intérieure  pendant  la  même 
période?  Rien  de  plus  complexe  que  le  monde  chrétien  à 
latin  du  11e  siècle^En  vain  y  chercherait-on  l'unité.  La 
diversité  des  doctrines,  la  variété  des  formes  ecclésias- 
tiques, voilà  ce  qui  frappe.  On  aurait  sûrement  tort  de  se 
figurer  qu'il  existait  alors  un  type  unique  de  christianisme  ; 
tous  les  faits  contredisent  une  pareille  supposition. 

Pour  en  voir  se  dégager  la  vraie  physionomie,  il  faut 
tenir  le  plus  grand  compte  des  régions  diverses  où  se  pro- 
page et  s'enracine  la  nouvelle  religion.  11  y  a  une  corres- 
pondance étroite  entre  chaque  région  et  la  forme  particu- 
lière qu'y  revêt  le  christianisme.  Autre  est  le  caractère  des 
Églises  d'Asie-Mineure  etautre  celui  des  Eglises  d'Afrique. 
Plus  tard,  l'uniformité  tendra  à  s'introduire;  les  types 
divers  se  fondront  en  un  seul  qui  sera  à  peu  près  univer- 
sel. A  l'heure  où  nous  sommes,  les  influences  locales  se 
font  encore  sentir;  l'Église  porte  l'empreinte  de  la  province. 
C'est  là  un  fait  delà  pIusTTaute  importance   que  l'histoire 


\KJfkn  -IMj^  .ÙXÏ^M. 


lXtM^MUA,i' 


1.  J.-A.  Robinson,  The  passion  of  S.  Perpétua,  newly  eclited  from  the 
mss.,  in    Texts  and  Studies,    I,  2,  1891. 


8 


CLEMENT    M  ALEXANDRIE 


ecclésiastique  traditionnelle  a  toujours  laisse  dans  l'ombre. 
Pour  elle,  le  christianisme  du  11e  siècle  comme  celui  de 
l'âge  apostolique  a  partout  la  même  figure. 

On  peut  distinguer  à  la  (in  du  n'  siècle  trois  principaux 


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- — - 


foyers  et  par  conséquent  trois  variétés  de  christianisme 
dont  chacun  a  son  caractère  propre!  Le  foyer  le  plus 
ardent  alors,  c'est  sans  contredit  l' Asie-Mineure;  le  plus 
considérable,  c'est  Rome  qui  embrasse  déjà  la  Gaule  et 
l'Afrique,  sans  parler  des  Eglises  connue  celle  de  Gorinthe 
dont  elle  a  su  faire  des  dépendances;  le  plus  actif  dans  le 
domaine  des  idées,  c'est  Alexandrie,  dont  dès  l'origine  la 
Palestine  subit  l'attraction.  Quelle  est  la  physionomie  de 
chacun  de  ces  grands  groupes  d'Eglises  chrétiennes? 
quelles  sont  les  questions  qui  les  ont  agités?  quels  sont 
les  hommes  qui  les  oui    illustrés  ? 

Pendant  tout  le  n'  siècle,  rAsie-Mineure  reste  le  foyer  le 
plus  important  du  christianisme.  Dans  aucune  autre  région, 
il  ne  s'est  propagé  avecrhrmème  rapidité  '.  C'était  un  sol 
qui  semblait  singulièrement  propice  à  la  nouvelle  religion. 
Aussi  dès  la  fin  de  l'âge  apostolique,  les  Eglises  d'Asie- 
Mineure  sont-elles  au  premier  plan.  C'est  da ns  leur  sein 
que  naissenl  el  se  développent  tous  les  mouvements 
d'idées  dont  le  christianisme  de  ce  temps  fui  si  pro- 
digue. (!'est  là  qu'il  traversa  les  crises  qui  marquèrent 
la  période  de  sa  première  croissance.  Pour  tout  dire,  c'est 
en  \>ie-M ineure  que  se  déroule  pendant  toul  le  siècle  la 
véritable  histoire  chrétienne  el  que  se  concentre  tout 
l'intérêt  du  drame  capital  qui  se  jouait  alors  2.  Ce  que  l'on 


1.  Se  rappeler  les  plaintes  de  Pline  le  Jeune  sur  I  abandon  des  temples 
etdes  sacriGces  dans  ^.>  province,  Epis  t.,  96 

2.  L'évêque  Lightfool  affirme  qu'à  partir  de  70  el  pendant  le  siècle  sui- 
vant I  Asie-Mineure  i  si  lecentre  spirituel  du  christianisme  ».  [Ignatius 
and   Pofycarp    I.    p.  124.)  Voir    les   belles    études  de   M.  Ramsay,    The 


l'église  chrétienne   a  la  fin   DU   IIe  SIÈCLE  9 

y  remarque  aux  environs  de   180,  c'est  tout  d'abord  que 
-^nulle  part  ailleurs  l'épiscopat  n'est    plus  influent  ni  plus        "Zl'-v. 
brillant.  C'est  de  très   bonne  heure    qu'en  Asie-Mineure  £  a.  •■  ,  -u_  ^u 
t'évèque  devient   prépondérant  '.  À  Rome,    il  ne  se  dis-  A^uùov^ 
—trffgue   pas  encore  des  autres  directeurs   ou  anciens   de  ^^jjfo^jM^ 
l'Église,  tandis  que  dans  les  communautés  d'Asie-Mineure, 
il  absorbe  déjà  tous  les  pouvoirs.  Au  lieu  d'être  le  simple 
«  surveillant  »,  chargé  d'exécuter  les   décisions  du  corps    i  ^^u/msj^- 
des  anciens,  il  enseigne,  il  exhorte  :  il  gouverne.  C'est  pour 
lui  qu'a  été  écrite  la  première  épître  à  Timothée.  Un  peu 
plus  tard,  les  lettres  d'Ignace  tracent  le  rôle  qu'on  voulait 
lui   assigner  dans   la    communauté.    En  Asie-Mineure,  il 
apparaît,  dès  le  commencement  du  siècle,  comme  le  rem- 
part de  l'Eglise.  Il  le  fut  en  effet.  C'est  lui    qui  plaide  la 
cause  chrétienne  devant  l'Empire,  c'est  lui  qui  défend  Vic- 
tor i  e  u  selnënTl a  communauté  contre  les  assauts  d'hérésies 
qui  variaient  sans  cesse  et  sans  cesse    se  renouvelaient. 
Ce  qui   assura  à  l'épiscopat    la  prépondérance    dans  ces 
Eglises,  ce  fut  la   distinction   des    évèques.  Ils  représen- 
tèrent avec  fidélité  le  christianisme  authentique,  ils  mirent 
à  son  service  et  dans  sa  défense  autant  d'intelligence  que 
de  zèle  et  d'énergie. 

Justement  vers  l'an  180  achevaient  de  s'éteindre  deux  fVU*\        -     « 
des  plus  remarquables  de  ces   évêques  d'Asie-Mineure  :  \£MA«a Wsm>Mj<A 
Méliton  de  Sardes  (et  Apollinaire_de_Hiérapolis  2.  Sous  le 
règne   rle'Commode  vécut   aussi  Théophile    d'Antioche. 
Cette  ville  et  toute  la  Cœlésvrie   se  rattachaient  étroite- 
ment    à  TAsie-Mineure   dès  l'origine  et  ont  eu  la  même 

church  in  the  Roman   Empire    before  A,    D.   170,    1895,    notamment    la 
2e  partie. 

1.  J.  Réville,  Les  origines  de  l'épiscopat,  189i,p.  509. 

2.  Pour   Apollinaire  voir  Eus.,    //.  E.,   IV,    27;  V,    19.   Pour  Méliton, 
Eus.,  //.  E.,  IV,  13  et  26. 


10 


CLKMKNT    1)  ALEXANDRIE 


- 


—      - 


*u 


histoire  pendant  tout  le  11e  siècle.  Théophile  écrivit  un 
grand  nombre  d'ouvrages  '.  C'est  à  ce  même  règne  qu'il 
faut  rapporter  ces  nombreux  fragments  d'écrits  anti-mon- 
tanistes  qu'Eusèbe  nons  a  conserves  dans  le  ve  livre  de 
son  Histoire.  Ils  témoignent  d'un  mouvement  d'idées  très 
intense  dans  celle  région.  Les  noms  qui  appartiennent 
sûrement  à  notre  période  sont  ceux  de  Polyerate  d'Ephèse, 
de  Sérapion  d'Antioche,  de  Rhodoh,  d'Apollonius. 

Dans  les  Eglises  d'Asie-Mineure  l'effervescence  des 
idées  Fui  toujours  très  grande.  Pendant  les  vingt  der- 
nières années  du  nc  siècle,  elles  lurent  le  théâtre  de  vio- 
lentes discussions.  Vers  180,  lemontanisme  bat  son  plein; 
il  l'ait  déjà  sentir  son  influence  au  dehors,  à  Lyon,  bientôt 
à  Rome  et  à  Cartilage.  Y  avait-il  encore  des  survivants  de 
la  première  heure  -?  La  prophétesse  Maximille  était-elle 
encore  en  vie?  Cela  est  douteux.  Quoi  qu'il  en  soit,  les 
inspirés  de  Pépuze  ont  partout  en  Asie-Mineure  des  adhé- 
rents et  bientôt  des  martyrs.  Les  évoques  déployèrent  la 
plus  grande  énergie  pour  enrayer  le  mouvement.  Ils 
interrogeaient  les  voyants,  discutaient  avec  eux,  parfois  ils 
s'efforçaieni  de  les  exorciser  ;  ils  multipliaient  les  écrits  de 
controverse;  ils  se  dépensaient  en  exhortations  au  peuple 
pour  le  préserver  de  l'adversaire.  Le  montanisme,  comme 
M.  Renan  l'a  très  justemenj  fait  observer,  correspondait 
•  •h  une  large  mesure  au  génie  des  populations  de  l'Asie- 
\linriin\  hès  l'origine,  les  chrétiens  de  ces  contrées  se 
Diontrenl  avides  de  spéculations  mystiques,  d'ascétisme, 
d'extases.  De  tout  temps  les  illusions  y  avaient  abondé. 
Quelles  durent  être  la  valeur  el  l'autorité  des  évoques  qui 


!.    Eu».,    //.     /..    IV,    24,   Harnack,    Geschichte   der   altchristlichen 
Litleratur  bit  Eusebius    i.  II.  p.  196  502. 
1.  Harnack,  Chronologie,  t,  l.,p.  320-381. 


l'église  chrétienne   a  la  FIN   DU   II"   SIÈCLE  11 

surent  contenir  une   population  chrétienne  si   portée    au 

>*mysticisme  extravagant  !  Bien    que  finalement    repoussé, 

le,  montanisme  avait  de  trop  profondes  racines  dans  cette 

'"population  pour  qu'au  moins  son  esprit  ne  lui  survécût. 

Vflssi  peut-on   dire  que  cet  esprit  est  un   des  traits  dis- 

tinctifs  du  christianisme  d'Asie-Mineure;  les  chrétiens  de 

ce  pays  eurent  toujours  quelque  chose  de  plus  exalté  et  de 

plus  mystique  que  partout  ailleurs. 

La  controverse  quarto-décimane  est  encore  une  preuve^  UHvvw&MiL 
que  dans  ces  provinces  le  christianisme  n'avait  pas  tout  à  3***&w~dùùv> 
fait  le  même  caractère  qu'ailleurs.  Elle  appartient  aux  der- 
nières années  du  siècle.  En  Asie,  on  célébrait  la  Pâque  le 
14  de  nisan,  comme  les  Juifs,  quel  que  fût  le  jour  de  la 
semaine  qui  coïncidât  avec  cette  date  ' .  Ailleurs,  on  célé- 
brait la  fête  le  dimanche  qui  suivait  le  14  de  nisan.  Nous 
n'avons  pas  à  raconter  ici  cette  controverse,  pas  plus  que 
nous  n'avons  fait  l'histoire  du  montanisme.  On  sait  qu'elle 
fut  très  vive.  Elle  mit  en  mouvement  toutes  les  Églises 
d'Orient  et  d'Occident.  Cette  querelle  en  apparence  insi- 
gnifiante, puisqu'il  ne  s'agissait  que  de  formes,  faillit  oi**£>uJJu.  -i/icU 
tourner  au  tragique,  grâce  à  l'intervention  de  Victor, 
évèque  de  Rome,  qui  voulut  excommunier  les  Eglises 
d'Asie  2.  Au  fond,  ne  s'agissait-il  que  d'une  question  de 
formes?  N'était-ce  pas  en  réalité  la  lutte  entre  le  particu- 
larisme des  EglisesjTÀsie-Mineure  et  la  tendance  univer- 
saliste  que  représentait  Rome?  N'était-ce  pas  pour  con- 
server leur  individualité  religieuse  que  les  Eglises  de  la 
plus  ancienne  province  chrétienne  se  refusaient  à  changer 
leur  coutume  ?  Cette  controverse  aurait-elle  jamais  surgi 
si  le  christianisme  de  l'Asie-Mineure  n'avait  pas  eu  son 

1.  Eusèbe,  H.  E.,  V,  ch.  23,  24  et  25. 

2.  Eusèbe,  H.  E.,  V,  24,  9. 


12 


CLEMENT    1»  ALEXANDRIE 


v^/v^VW 


- 


..•Xr 


caractère  propre  et  régional,  s'il  n'avait  pas  eu  conscience 
de  ce  fait,  et  s'il  ne  lui  avait  pas  répugné  d'y  renoncer? 

Tout  autre  était  le  caractère  de  l'Eglise  de  Rome.  Dès 
l'avènemenl  du  fils  de  Marc-Aurèle,  cette  Eglise,  prolitant 
de  l'accalmie  donl  ce  règne  l'ut  le  signal,  prit  un  grand 
essor.  Elle  s'accrut  rapidement;  elle  vit  venir  à  elle  des 
familles  patriciennes;  elle  eut  la  richesse  et  le  prestige. 
Elle  devint  la  métropole  religieuse  de  l'Occident.  Les 
Eglises  de  la  Gaule  et  de  l'Afrique  entrent  en  relations 
plus  étroites  avec  elle,  suivent  son  impulsion  et  com- 
mencent à  revêtir  le  même  caractère.  Sans  doute,  les 
Églises  de  Lyon  e1  de  Vienne  sont  d'origine  asiatique  el 
rappellent;  par  plus  d'un  trait  le  christianisme  des  pro- 
vinces dont  elles  sont  issues.  Mais  elles  deviennent  de 
jour  en  jour  [dus  romaines.  Irénée  est  en  rapports  cons- 
tante avec  Rome.  Il  intervient  dans  toutes  les  affaires 
importantes;  il  écril  contre  les  hérésies  de  Blastus,  de 
Florinus;  il  s'efforce  de  rétablir  la  paix  entre  Victor  et  les 
Eglises  d'Asie.  Bref,  il  partage  toutes  les  préoccupations 
des  conducteurs  de  l'Eglise  de  Rome;  il  s'accorde  avec 
eux  sur  la  façon  de  défendre  le  christianisme  menacé  par 
le  gnosticisme  :  c  esl  un  homme  d'ordre  el  d'autorité, 
comme  on  l'étail  à  Rome. 

Les  Eglises  d'Afrique  dépendent  plus  étroitement  encore 
de  Home  que  leurs  sœurs  de  Gaule.  Il  est  certain  que  c'est 
de  l'Italie  que  le  christianisme  a  pénétré  en  Afrique  '•  Les 
communications  entre  Rome  el  Garthage  étaient  inces- 
santes. Tertullien  D'a-t-il  pas  été  mêlé  à  l'a  lia  ire  de  lYaxeas 
et  ii  toute  la  controverse  christologique  qui  sévit  vers  200 
dans  la  i  apitale     '  Lui-même  n'est-il  pas  un  vrai  Romain, 


l     Mûnter,  Primordia  Ecclesiae  Africanae,  1827. 

i  '  ■  i  nu  /'/ </  ; eam,  chap  l' 


,  l'église   chrétienne  a  LA.  FIN   DU   IIe  SIÈCLE  13 

**etn'a-t-il  pas  contribué  plus  que  qui  que  ce  soit  à  donner 
au  christianisme  d'Occident  son  caractère  propre? 
90   Enfin,  Rome  étendait  son  influence  même   en   Orient.     ,; 
L^Église  de  Gorinthe  a  reçu  à  plusieurs  reprises  les  con-  ^jw^T 
seils  et  les  directions  de  l'Eglise  de  la  capitale,   au   point 
d'en     devenir    presque     une    dépendance.     Et  combien 
d'autres  Églises  subventionnées  par  Rome  gravitaient  dans 
son  orbite  '  ! 

Toute  cette  chrétienté  dont  l'Eglise  de  la  métropole  \k^mMwà 
était  le  centre  est  marquée  de  l'empreinte  du  génie  de 
Rome.  Ce  qui  distingue  cette  grande  Eglise,  c'est  le  besoin 
de  l'ordre,  l'instinct  de  l'autorité,  la  préoccupation  du  oWu^iuu&H 
gouvernementr  Cela  seTaîfsentir  en  toutes  choses.  N'est- 
ce  pas  à  Rome  que  surgit  le  premier  Symbole  2  ?  N'est-ce 
pas  Tertullien  qui,  le  premier,  formule  une  règle  de  foi 3? 
Enfin  n'a-t-on  pas  lieu  de  croire  que  c'est  dans  l'Église  de 
la  capitale  qu'a  paru  vers  la  fin  du  siècle,  pour  la  première 
fois,  un  canon  du  Nouveau-Testament  ?  Que  ce  soit  l'Église 
de  Rome  qui,  la  première,  prenne  ces  mesures  d'ordre  en 
ce  qui  regarde  la  foi,  n'est-ce  pas  l'indice  de  ce  qu'elle 
sera? 

Remarquons  encore  comment  on  s'y  prend  à  Rome  pour 
se  prémunir  contre  l'hérésie.  C'est  justement  au  temps  où 
nous  sommes  que  se  lit  1  organisation  de  la  défense.  C  est 
bien  en  effet,  avant  tout,  de  défense  qu'on  est  préoccupé  J 
dans  l'Église  de  la  capitale.  Tandis  qu'ailleurs  on  discute 

1.  E pitre  de  Clément.  Romain.  Eusèbe,  H.  E.,  IV,  23,  10,  mentionne 
une  lettre  de  Denys,  évèque  de  Corinthe,  à  Soter,  évoque  de  Rome.  Il 
en  détache  un  passage  dont  la  phrase  suivante  :  Depuis  l'origine,  c'est 
votre  habitude  d'assister  tous  les  frères  de  diverses  manières,  et  d'en- 
voyer  des  subsides  à  un  grand  nombre  d'Églises  partout. 

2.  Krûger,  Geschichte  der  altchristlichen  Litteratur,  p.  37  avec  la 
littérature  du  sujet. 

3.  De  Praescriptione  Haereticorum,  ch.  xm. 


\\  CLÉMENT    D 'ALEXANDRIE 

avec  les  hérétiques,  on  veut  les  convaincre,  à  Home  on  ne 
se  contente  pasde  réfuter  l'hérésie,  de  lui  infliger  de  belles 
défaites  sur  le  terrain  de  la  discussion,  on  prend  des 
mesures  pour  que  ses  coups  soient  absolument  inoffensifs, 
et  même  qu'ils  ne  parviennent  pas  jusqu'aux  fidèles.  On 
veut  qu'ils  soient  hors  de  l'atteinte  de  l'adversaire.  On 
s'arrange  pour  qu'il  n'y  ait  pas  môme  de  contact  entre  les 
simples  croyants  et  les  hérésiarques.  Entourer  la  Cité  de 
Dieu  de  murailles  infranchissables,  c'est  la  manière  la  plus 
pratique  et  la  plus  efficace  de  préserver  l'héritage  du  Sei- 
gneur; c'étail  bien  ainsi  qu'on  entendait  repousser  l'hé- 
résie à  Rome.  Compare/ en  effet  la  polémique  d'un  Clé- 
ment d'Alexandrie  à  celle  d'un  Irénée  ou  d'un  Tertullien. 
Chinent  se  horne  exclusivement  à  réfuter  l'hérésie  ;  en 
véritable  Crée,  il  se  lie  à  la  parole,  à  la  dialectique.  Irénée 
et  Tertullien  ne  se  contentent  pas  d'amonceler  contre  les 
gnostiques  de  copieux  arguments,  mais,  en  hommes 
d'Eglise  et  de  gouvernement  qu'ils  sont,  ils  prêchent  aux 
lideles  le  devoir  de  se  tenir  eux-mêmes  entièrement  éloi- 
gnas des  docteurs  de  l'erreur;  Irénée  leur  prouve  que, 
seule-,  les  Eglises  dont  les  évèques  ont  reçu,  par  trans- 
mission régulière  et  ininterrompue,  le  dépôt  de  la  foi 
apostolique,  sont  en  possession  de  la  Vérité.  Veut-on  con- 
naître la  Vérité,  on  sait  où  la  trouver.  Il  n'est  aucunement 
nécessaire  do  discuter  avec  les  hérétiques,  ni  de  prendre 
connaissance  de  leurs  opinions.  Tertullien  reprend  la 
même  tactique,  et  avec  un  talent  admirable,  dans  son  De 
Praescriptione  Haereticoriim,  s'applique  à  inspirer  au 
simple  chrétien  une  prévention  telle  qu'il  refusera  de  prêter 
l'oreille  aux  docteurs  d'hérésie» 

Voilà  une  attitude  qui  marque  le  véritable  caractère  de 
-    L'Église  de  Rome.  Les  grandes  initiatives  dans  le  domaine 
des  idées  ne    \iendroiii    pas  de  celle    Eglise.  Conserver, 
i 


L  EGLISE    CHRETIENNE    A    LA    FIN    DU    IIe    SIÈCLE  15 

> 

organiser,  gouverner,  c'est  là  son  génie,  et,  vers  la  fin  du 
-IT  siècle,  ce  génie  s'affirme  avec  force.  Jusqu'alors,  les 
évoques  de  Homo  avaient  été  moins  distingués  que  ceux 
d\A.sie.  C'est  ce  qui  explique  en  partie  peut-être  que, 
quoique  très  fortement  organisée  depuis  longtemps, 
l'Eglise  de  Rome  n'eut  l'épiscopat  monarchique  qu'après 
l' Asie-Mineure.  Vers  la  fin  du  règne  de  Commode  apparaît 
un  homme  qui  fut  le  premier  des  grands  évèques  de  Rome. 
C'est  Victor.  En  lui  s'incarne  le  génie  déjà  hautain  du  chris-  toofe.v"' 
tianisme  romain.  Son  attitude  dans  la  querelle  pascale  le 
montre  bien.  D'où  vient  que  l'on  mettait  tant  de  passion 
dans  une  discussion  dont  l'objetsemble  assez  insignifiant? 
C'est  que  l'on  sentait  de  part  et  d'autre  que  si  l'on  avait  la 
même  foi  et  que  si  l'on  faisait  partie  du  même  faisceau, 
cependant  on  était  chrétien  de  façon  différente.  D'un  côté, 
c'est  l'ardent  christianisme  de  Phrygïe  et  de  Galatie,  de 
l'autre,  c'est  le  christianisme  plus  tempéré  et  essentielle- 
ment pratique  d'Italie.  Ils  se  sont  sentis  différents  l'un  de 
l'autre.  Xe  les  confondons  pas. 

Mais  le  centre  de  gravité  du  christianisme  va  se  déplacer.  >*-  ;u>lcv  w 
Pendant  un  siècle  environ,  il  ne  sera  ni  en  Asie-Mineure, 
ni  à  Rome,  il  sera  à  Alexandrie  et  dans  les  contrées  qui 
suivront  l'impulsion  du  mouvement  d'idées  suscité  par 
Clément  et  Origène.  Les  origines  de  l'Église  d'Alexandrie 
se  dérobent  dans  les  ténèbres  les  plus  profondes.  Ce  n'est 
qu'à  la  fin  du  11e  siècle  qu'elle  entre  dans  l'histoire.  La 
première  trace  certaine  que  nous  ayons  de  l'existence 
d'une  Eglise  chrétienne  en  Egypte  se  trouve  dans  une 
lettre  des  évèques  de  Palestine  écrite  pendant  la  contro- 
verse quarto-décimane  et  conservée  par  Eusèbe  l.  On  voit 
aussi  planer  dans  une  sorte  de   pénombre,  vers  l'an  180, 

1.  Eusèbe,  H.  E.,  V,  25. 


L6  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Ii  figure  énigmatique  de  Pantène.  Avant  lui.  il  y  avait  ces 
«anciens  »,  presbyteri,  dont  Clément  rapporte  certaines 
traditions  '. 

lin  voilà  assez  pour  savoir  qu'il  y  avait  une  Eglise  impor- 
tant'1 ii  Alexandrie  en  180,  mais  pas  assez  pour  en  déter- 
miner l'âge.  La  lettre  que  nous  venons  de  mentionner  est 
curieuse  et  instructive.  Nous  en  détachons  les  lignes  sui- 
vantes :  «  Nous  vous  faisons  savoir  qu'à  Alexandrie  on 
célèbre  la  fête  de  Pâques  le  même  jour  que  nous.  Car  il  y 
a  échange  de  lettres  en  lie  eux  et  nous,  afin  de  célébrer  le 
saint  jour  ensemble.»  Ainsi  vers  la  fin  du  11e  siècle  des 
relations  suivies  se  sont  établies  en  Ire  les  Églises  d'Egypte 
el  [es  Eglises  de  Palestine.  Ces  rapports  fraternels  ne  ces- 
seront pas  de  se  multiplier  et  de  se  resserrer.  Au  temps 
d  (  higéne,  les  Eglises  de  ces  deux  pays  peuvent  être  con- 
sidérées comme  formant  un  même  groupe.  C'est  en  Pales- 
tine qu'Origène  se  retire  lorsque  la  jalousie  de  l'évêque 
Démétrius  le  force  de  quitter  Alexandrie.  C'est  là  qu'il 
trouve  un  accueil  qui  lui  permet  de  continuer  son  ensei- 
gnement. La  Palestine  devient  ainsi  la  fille  d'Alexandrie 
et  c'est  de  ce  double  foyer  que  les  idées  de  Clément  et 
d'Origène  se  répandront  et  consommeront  lapins  pro- 
fonde des  révolutions.  (  )n  ne  peut  donc  séparer  ces  deux 
Eglises,  elles  feront  partie  désormais  el  pendant  longtemps 
d'-  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  même  diocèse.  Ainsi 
Alexandrie  et  la  Palestine  constituent  le  troisième  grand 
foyer  do  christianisme  au  temps  où  nous  sommes. 

Quel  en  est  le  caractère  ?  Il  serait  malaisé  de  le  dire  par 
la  raison  que  le  caractère  de  ces  Eglises  commence  à  se 
préciser  justement  dans  le9  dernières  années  i\u   siècle. 


1     Voir  la  liste  dès  p  de  Clément  où  il  est  question  «les  àp/aîot 

ii  dans  Harnack,  Geschichte  der  altchr.  Litter.,  l.  I,  p.  291.292. 


' 


l'église  chrétienne   a  la  FIN   DU   IIe   SIÈCLE  17 

Tandis  que  ia  physionomie  des  Eglises  d'Asie  est  fixée 
depuis  longtemps,  que  Rome  s'affirme  avec  éclat,  l'Eglise 
d'Alexandrie  ne  se  distingue  pas  encore  par  des  traits  bien 
niTtr*qués.  C'est  précisément  à  partir  de  Commode  qu'elle 

va  revêtir  sa  phvsionomie  définitive.  C'est  l'école  catéché- 

l—'-i 

tique,  c'est  le  grand  mouvement  d'idées  dont  Clément  et  AA/- v 
Origène  vont  être  les  initiateurs,  qui  feront  la  fortune  de  vu 
cette  Eglise  et  lui  imprimeront  son  caractère  historique. 

Si  l'on  ne  peut  se  faire  une  idée  nette  de  l'Eglise  d'Ale- 
xandrie    vers    180,  il   y    a   cependant    certains   iaits    qui 
font  déjà   pressentir   ce    qu'elle    sera    dans   un    prochain  •Uw^cwHaa/*'- 
avenir. 

Alexandrie  a  été  dès  l'origine  l'une  des  villes  les  plus  lit-  *      ^Cx-Uau 
térairesquj_aient  jamais  existé.  Pendant  des  siècles,  c'est 
dans  son  sein  que  se   concentre  la    vie  intellectuelle    du 
monde.  C'est  d'elle   qu'émane  ce   remarquable   effort  de 
haute  culture  qui  multiplia  les  écoles  dans  toutes  les  villes 
du  monde  hellénistique  et  qui  aboutit,  sous  l'Empire,  à  la 
création  d'un  nombre  incalculable  de  chaires  de  rhéteurs 
et  de  philosophes.  Le  musée,  les  bibliothèques,  la  présence 
d'une  foule   de  savants,  de  littérateurs,  de  chefs  d'école, 
créaient  un  milieu  où  l'érudition  et   la  philosophie  jouis- 
saient d'un    prestige  incomparable.  Dans  ces  conditions,  ;L  ^vC  *U-  j<^wZ<m 
quoi  de  plus  naturel  que  le  christianisme  revêtit  à  Alexan-  ^^^  ^ éu^jJ^V' -imx 
drie  un  aspect  moins  populaire,  et  que  les  préoccupations     _  .  nj    4— J? 
d'ordre  intellectuel  s'y  soient  fait  jour  de  bonne  heure  ?La 
supposition  est  permise,  Mais  nous  avons  des  faits   qui  la 
confirment.  Si  nous  en  croyons  Eusèbe,  il  y  avait  certaine-      U^.  "%^jJÂ 
ment  à  Alexandrie  vers  l'an  180  des  fidèles  qui  avaient  de^ 
la  culture  .  «  Pantène,  dit-il,  un  homme  remarquable  par 
«  sa  culture,  dirigeait  les  études    des    fidèles...   et  nous 
«  savons  par  tradition  que  cette  école  était  formée  de  gens 
«  qui  avaient  des  aptitudes  pour  la  science    et  qui  étaient 

2 


18  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

«  capables  de  se  livrera  L'étude  des  choses  divines'.  »  Mais 
Eusèbe  u'exagère-t-il  pas?   Y  avait-il   déjà  vers    180  des 
chrétiens   (jiii    aspiraient   à    une    foi   moins  naïve   et  plus 
relevée  ?  Des  besoins  d'ordre  intellectuel  se    faisaient-ils 
déjà    sentir  dans  l'Eglise   d'Alexandrie  ?  Il   le  faut   bien, 
puisque  Pantène  a  eu  l'idée  de  convoquer  le  publie  à  une 
élude  plus  savante  de  l'Ecriture.  Le  simple  l'ail  que  l'Ecole 
catéchétique  existe,  prouve  que  parmi  les  chrétiens  de  la 
capitale  égyptienne  se  Taisaient  jour  des  aspirations  incon- 
nues ailleurs.  Naturellement,  ces  aspirations  n'ont  fait  que 
s'accentuer  avec  les  années.  Au  temps   de  Clément,    pen- 
dant les  dix  dernières  années   du    siècle,  le  nombre  des 
(Indiens    cultivés    s'est    certainement    beaucoup    accru. 
C'esl  pour  eux  que  Clément  écrit  les  Stromates.  Sans  ce 
public  spécial  ce  livre    n'aurait  eu  aucune   raison  d'être. 
Plus  nous  avançons  et  plus    se    multiplient   les  faits    qui 
trahissent  des  préoccupations  d'ordre  philosophique  chez 
un  très  grandnombre  de  chrétiens  à  Alexandrie.  Qu'on  se 
souvienne  des  premières  années  d'Origène.  Eusèbe  nous 
apprend  qu'un  certain  hérétique  du  nom  de  Paul   donnait 
des  conférences  chez  la  dame  qui  protégeai!  le  jeune   lils 
de  Léonide  el  que  menu;  des  catholiques  assistaient  à  ces 
réunions  '.  Comment  Origène  gagne-t-il  sa  vie  et  celle  de 
sa  famille  après  la  mortde  son  père  ?  en  donnant  des  leçons 
de  grammaire  ou  de  littérature  ;.  N'est-il  pas  naturel  de 
supposer  que  ses  élevés  furenl  <\c±  chrétiens  ?  Quand  il  est 
appelé  ;i  diriger   l'Ecole  catéchétique,  des  gens  cultivés, 
des  philosophes,  un  llérat  las  viennent  l'entendre  '  !  Ainsi  il 
îi  esl    pas  douteux  qu'à  Alexandrie    des    besoins   d'ordre 

i.  //.  /...    v.  10, 

2.  //.  /:..  V  I,  2,  14. 

3.  Ibidem,  2,  \~>. 
'..  //.  /...  VI    ::.  2, 


l'église  chrétienne   a  la  FIN   DU  IIe  SIÈCLE  19 


*<t 


intellectuel  se  soient  fait  sentir  de  bonne  heure  parmi  les 
chrétiens  de  cette  ville.  Ces  aspirations  Curent  assez  fortes, 
p.Mu  qu'un  Pantène,  un  Clément,  un  Origène  se  don- 
nassent pour  tâche  de  les  satisfaire.  D'autre  part,  on  doit 
se  garder  de  toute  exagération  :  qu'on  ne  se  représente  pas 

■  m     1-  l'Ai  i    •  *  *•-  '  J        JiiUWWi'i^^* 

1  bglise  d  Alexandrie  comme  tout  entière  préoccupée  de 
concilier  le  christianisme  et  la  culture  grecque.  Ce  ne  fut  wU^" 

l'affaire  en  somme  que  d'une  minorité,  très  importante  sans 
doute,  mais  qu'on  aurait  tort  de  confondre  avec  la  masse  \ 
des  fidèles  de  cette  Église.  Ceux-ci,  comme  partout  ailleurs,  LUA/^ 
étaient  au  contraire  hostiles  à  la  culture  et  à  la  philosophie 
grecques.  Nous  verrons,  en  étudiant  Clément,  que  son 
livre  suppose  chez  la  majorité  du  public  chrétien  des  dis- 
positions qui  n'étaient  rien  moins  que  favorables  à  la  ten- 
tative d'acclimater  la  philosophie  au  sein  du  christianisme. 

A   ce   premier  trait  qui  caractérise  de   plus  en  plus  le  -UM/Cvl< 

christianisme  alexandrin,  ajoutez-en  un  autre,  non  moins     '^,-uh,  UU-^uH 
important.  A  Alexandrie,  même  au  temps  de  Clément,  on 
ne  possédait  pas  encore  de  formulaire  de  la  foi  apostolique. 
A  Rome,  il  en  existait  un  dont  on  faisait  usage  aux  bap- 
têmes et   dans   les  exorcismes.   Aucune  trace  d'un  pareil 
symbole  à  Alexandrie.  On  en  appelait  sans  cesse  à  la  tra- 
dition ecclésiastique;  on  savait  bien  ce  qu'il  fallait  enten- 
dre par  là,  mais  on  ne  cite  jamais  des  formules   stéréo- 
typées ou  des  articles  de  foi  2.  Il  ne  paraît  pas  davantage 
que  l'on  eût  déjà  à   Alexandrie   un  canon   des   livres   du  ^x-^^^-  v 
Nouveau-Testament     fermé    et     définitif.     On    possédait  ;L-WvX^ 
«  l'Evangile  »  et  «  l'Apôtre,  »  c'est-à-dire  les  quatre  évan- 
giles et  les  épîtres  de  saint  Paul.  C'était  le  noyau  du  futur 


2.  A.  Harnack,  Lehrbuch  der  Dogmengeschichte,  t.  I.  p.  267,  (pre- 
mière édition).  M.  Zahn  ne  partage  pas  l'opinion  de  M.  Harnack.  Voyez 
sa  Geschichte  des  Neutestamentlichen  Kanons,  t.  II,  p.  1007. 


20 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


. 


xm>  *u 


canon  alexandrin;  niais  les  frontières  de  ce  canon  res- 
taient  ouvertes,  et  des  écrits  y  trouvaient  place  qui  plus 
tard  devaient  être  rejetés  du  recueil  définitif.  Enfin  l'or- 
ganisation de  l'Eglise  d'Alexandrie  était  certainement 
encore  rudimentaire.  Elle  devait  ressembler  à  celle  de 
Carthage  dont  Tertullien  a  fait  la  description.  L'épiscopat 
monarchique  n'existait  pas  encore.  Démétrius  paraît  avoir 
été  lé  premier  (jui  l'ait  constitué  à  Alexandrie.  Jusqu'il 
lui.  les  véritables  autorités  dans  les  communautés  avaient 
élé  ces  anciens,  àr/7.\o*.  irpeff^UTepot,  dépositaires  de  la  tra- 
dition, chaîne  vivante  qui  se  rattachait  aux  Apôtres,  dont 
Clément  aime  à  rappeler  les  opinions   ou    les  sentences. 

Voilà  un  état  de  choses  qui  montre  bien  que  cette  grande 
Eglise  se  cherchait  encore;  elle  étail  en  voie  de  forma- 
tion, elle  était  encore  à  l'état  de  niasse  molle,  facile  à 
pétrir.  Ainsi  rien  d'arrêté  ni  dans  ses  usages  ecclésias- 
tiques, ni  dans  ses  doctrines  ;  d'autre  part,  chez  un  grand 
nombre,  une  vive  préoccupation  des  choses  de  la  pensée 
et  un  vague  besoin  d'un  christianisme  moins  simple  et  de 
forme  plus  philosophique,  tel  semble  avoir  été  le  carac- 
tère de  TÉglise  d'Alexandrie  vers  180.  En  quelques 
années  un  grand  changement  doit  se  produire.  L'Ecole 
catéchétique  va  faire  son  apparition.  C'est  elle  qui  donnera 
son  caractère  définitif  à  cette  grande  Eglise. 

Tel  est  l'aspect  général  de  l'Église  chrétienne  au  temps 
de  Clément.  Rien  n'a  plus  contribué  à  fausser  l'histoire 
des  origines  du  christianisme  que  l'idée  de  l'unité  de 
l'Eglise  primitive.  C'était  une  fiction.  Elle  commença  à  se 
dissiper  le  jour  où  Christian  Baur  lit  voir  au  sein  de 
l'Eglise  apostolique  deux  courants  opposés,  le  judéo- 
christianisme  et  le  panlinisme.  Depuis  Baur,  ces  vues  ont 
subi  mainte  correction;  le  principe  en  demeure.  Sans 
doute,  il  \  a  de  grands  traits  communs  à  tous  les  chrétiens 


l'église   chrétienne   a  la  FIN   DU   II"  SIÈCLE  21 

du  premier  âge;  le  fond  des  croyances  est  le  môme  en 
^alestinej3t  en 'Asie-Mineure  ;  mais  il  y  a  des  différences 
marquées  et  profondes  entre  les  divers  groupes.  En  réalité, 
t^Eglise  chrétienne  dans  sa  première  période  présente  de 
nombreuses  variétés  de  christianisme.  Voyez  la  Pales- 
tine. N'avons-nous  pas  d'abord  les  débris  du  pur  judéo-  ^^ 
christianisme  si  parfaitement  représenté  par  Jacques, 
frère  du  Seigneur?  N'y  a-t-il  pas  ensuite  le  christianisme 
plus  galiléen  de  la  région  de  Pella  dont  la  Didaché  peut- 
être  nous  donne  l'image  fidèle?  N'y  a-t-il  pas  enfin  plus  au 
Nord  des  communautés  qui  se  rattachent  déjà  à  celle  de 
l'Asie-Mineure  par  les  tendances  et  l'esprit?  Et  ces  der- 
nières n'ont-elles  pas  un  caractère  tout  autre  que  les  com- 
munautés primitives  ?  Cette  richesse  de  la  flore  chré- 
tienne ne  pouvait  durer;  c'était  le  premier  jet  d'une 
incomparable  sève.  A  la  variété  des  types  du  christianisme 
primitif  devait  succéder  plus  d'uniformité.  La  tendance 
devait  être  à  l'unité.  A  la  fin  du  11e  siècle,  cette  évolution 
est  déjà  avancée.  Nous  venons  de  le  voir,  il  n'y  a  plus  ^.t^vovi  l£ 
alors  que  trois  types  principaux  de_çhristianisme  qui  siih- 
sistent.    Chacun    d'eux   en   a    absorbé   plusieurs    autres.  9  (,    ' 

Encore  cinquante  ans  et  1  unification  du  inonde  chrétien 
sera  presque  achevée.  L'Asie-Mineure  aura  perdu,  avec  1 
l'extinction  du  montanisme,  ce  qui  constituait  son  origi- 
nalité. L'hégémonie  d'Alexandrie  et  de  l'école  de  Clément 
et  d'Origène  sera  souveraine  en  Orient.  En  face  de  ce 
christianisme  ne  demeurera  que  celui  de  Rome  et  de 
l'Occident.  Là  s'arrêtera  l'évolution.  L'histoire  ultérieure 
montrera  que  l'unité  absolue  est  une  chimère  et  qu'il  y 
aura  toujours  au  sein  de  l'Eglise  un  certain  nombre  de 
types  irréductibles  de  christianisme  qui  se  feront  de 
mutuels  emprunts,  mais  dont  aucun  ne  se  laissera  plus 
absorber  par  les  autres. 


CHAPITRE   II. 

Biographie  de  Clément  d'Alexandrie.  — Sa  conversion 

au  Christianisme. 

On  ignore  et  le  lieu  et  l'année  de  la  naissance  de  Clé- 
nient.  Les  uns  disaient  qu'il  était  originaire  d'Alexandrie, 
d'autres  en  faisaient  un  Athénien  '.  Ce  sont  ces  derniers 
qui  ont  probablement  raison  2.  Comme  il  vivait  encore  aux 
environs  de  211,  c'est  vers  le  milieu  du  IIe  siècle  qu'il  a  dû 
naître  \ 

Clément  n'est  pas  né  chrétien  comme  Origène.  Il  est 
sorti  du  paganisme;.  Eusèbe  l'affirme  \  On  peut  le  conclure 
aussi  de  certaines  paroles  de  Clément  lui-même1.  En  outre, 
il  a  une  connaissance  si  précise  et  si  complète  de  la  reli- 
gion populaire  et  du  paganisme  courant  qu'il  est  difficile 
de  supposer  qu'il  n'en  soit  pas  issu  6. 

La  seule  chose  certaine  que  nous  sachions  de  sa  jeu- 
nesse, c'est  qu'il  a  beaucoup  voyagé.  Il  nous  le  dit  lui- 
même  7.  Il  a  visité  la  Grande-Grèce  en  Italie,  l'Orient,  la 

1.  Epiphane,  Ifaer.,  32,6  ;  KXr{(XT]ç  te  ov  ^aa!  t'.vî;  'AXeÇavSpÉx,  ï-i^o<. 
8è    'AOr/zaîov. 

2.  Voyez  la  discussion  très  complète  de  ce  point  dans  :  Th.  Zahn, 
3e  partie  de  ses  Forschungen  zur  Geschichte  des  .V.  /'.  Kanons,  intitulée 
Supplementum  Clementinum,  p.  156-176. 

'■'>.  Alexandre  de    Jérusalem    recommande    Clément    dans    nue  lettre    à 
L'Eglise  d'Antioche,  écrite  vis  211.  Mus.,  //.  E.,  VI,  11,  cf.  VI,  8,  7. 
\.  Demonstratio  evangelica,  II,  2,  64. 

5.  Pédagogue,  I,  c.  1,  I,  -x;  naXcctag  k7co(jiv<Î[1£voi  BdÇas  veàÇofiev.  Cf.  ibi- 
dem, II,  62  (éditiob  Dindorf,  1869). 

6.  Voirie  Protrepticus,  notamment  ch.  u. 

7.  I,   Stromates,   1 1 . 


■-vy. 


BIOGRAPHIE    DE    CLÉMENT    1)  ALEXANDRIE  23 

Palestine  et  enfin  l'Egypte.  Clément  s'exprime  de  manière 
abaisser  entendre  qu'il  est  parti  de  la  Grèce  et  qu'il  s'est 
finalement  fixé  en  Egypte.  Ceci  est  favorable  à  la  tradition 
qui  lui  attribue  une  origine  athénienne. 

Btms  quel  but  notre  auteur  a-t-il  entrepris  un  si  grand     z:o>^kCujj<m-  <-— 
voyage  ?  Comme  Plotin,  un    demi-siècle  plus   tard,    il  est     vcKa  4. 
parti  en  quête  de  science  divine  et  humaine.  11  était  avide 
de  savoir.   Il  avait  une   instruction  littéraire   et  philoso- 
sophique  peu  commune.   Il  connaissait  bien  ses  auteurs       ^^va-'xv^vv 
classiques  et  il  a  dû  pratiquer  de  bonne  heure  et  très  long- 
temps Platon  qu'ilrTa jamais  cesse  d'admirer.    Il  apparte- 
nait certainement  à  l'élite  de  la  jeunesse  de  son  temps,  et 
plus  tard  il  fut   sans   contredit  un    des  hommes  les  plus 
instruits  d'un  siècle  qui  faisait  le  plus  grand  cas  de  l'éru- 
dition. Il  est  vrai  qu'une  partie  de  sa  science  est  de  seconde 
main,  qu'il  manquait  totalement  de  discernement  critique 
et  qu'il  acceptait  de  bonne  foi  les  renseignements  les  plus 
suspects.  On  a  fort  entamé  sa  réputation  d'érudit  '.  11  n'en 
reste  pas     moins  qu'en  ce   qui   regarde    la    philosophie  -,  ^^^ 

grecque  et  la  littérature  de  son  pays,  il  les  possède  autant 
qu'homme  de  son  temps  et  qu'il  est  incontestablement  le  \ 
plus  instruit  des  écrivains  chrétiens  des  premiers  siècles, 
sans  en  excepter  Origène  lui-même. 

C'est  au  cours  de  ce  long  voyage  qu'il  paraît  s'être  con- 
verti au  christianisme.   Il  devait  même  être  déjà  en  partie    -(^^^Mt^M^.- 
gagné  lorsqu'il  s'embarquait  à  Athènes  pour  l'Italie.  Aussi 
est-ce  à  des  maîtres  chrétiens  qu'il  s'attache  de  préférence 
partout  où  il  en  rencontre. 

Peut-on  savoir  comment  s'est  faite  la  conversion  de  Clé- 
ment au  christianisme?  Il  n'en  a  fait  nulle  part  la  confes- 
sion, mais  les  raisons  qui  l'ont  décidé    à  abandonner  non 

1.  Voir  notre  aperçu  bibliographique  à  la  fin  de  ce  volume. 


24 


i  !  !  MKNT    D  ALEXANDRIE 


seulement  le  paganisme  niais  aussi  la  philosophie  et  qui 
l'ont  jeté  dans  la  nouvelle  religion  se  laissent  saisir  sans 
peine  dans  ses  écrits,  Elles  rappellent  très  vivement  celles 
qui  firent  de  Juslin  Martyr  un  chrétien.  Celui-ci  s'est  trouvé 
à  peu  près  dans  les  mêmes  conditions  que  Clément,  Tous 
deux  appartiennent  à  l'élite  cultivée  de  leur  époque  ;  ils  ont 
fréquenté  les  écoles;  l'un  et  l'autre  sont  épris  de  Platon; 
ils  sont  hommes  de  leur  temps;  ils  en  ont  les  aspirations 
et  l'esprit.  <  )r,  Justin  Martyr  a  raconté  sa  conversion  dans 
les  premières  pages  de  son  Dialogue  avec  Tryphon.  C'est 
un  document  capital  puisqu'il  nous  permet  de  voir  comment 
se  faisait  dans  des  âmes  de  cette  trempe  le  passage  du  paga- 
nisme au  christianisme.  On  y  voit  les  raisons  cpii  décident 
'  un  élève  des  philosophes  au  11e  siècle  à  devenir  chrétien. 

Nous  considérons  donc  ce  document  comme  caracté- 
risant toute  une  catégorie  de  néophytes  au  temps  dont  il 
s'agit  et  c'est  à  ce  titre  (pie  nous  en  donnons  ici  l'analyse. 
Il  nous  révélera  un  peu  de  l'âme  de  Clément. 

Justin  se  promène  dans  le  xyste  ;  il  a  le  manteau  du  phi- 
losophe ;  un  juif  l'aborde,  Justin  s'étonne  qu'un  (ils  d'Israël 
cherche  des  lumières  auprès  d'un  philosophe.  «  Comment», 
dit-il,  «  la  philosophie  te  serait-elle  aussi  utile  que  la  Loi 
et  les  prophètes?  »  Tryphon  de  s'écrier:  Mais  l'affaire  de 
la  philosophie  n'est-ce  pas  d'examiner  et  de  rechercher  ce 
qui  se  rapporte  à  Dieu,  scïTy.^'.v  rapi  tou  Qeïou  ?  Là-dessus, 
Justin,  après  avoir  reconnu  (pu1  ('(Hait  bien  là  l'objet  de  la 
philosophie,  montre  que  les  philosophes  ont  perdu  de  vue 
ce  but  suprême  et  n'ont  pas  trouvé  la  solution  des  pro- 
blèmes que  soulève  l'idée  de  Dieu.  La  philosophie  a 
manqué  a  sa  mission.  Il  raconte  ses  propres  expériences, 
11  s'est  adresse  successivement  à  un  stoïcien,  à  un  péripa- 
téticien,  ;i  un  pythagoricien.  Aucun  ne  l'a  satisfait.  Aucun 
ne  lui  a  procuré  celte  science  des  choses  divines  qui  était 


** 


BIOGRAPHIE    DE    CLÉMENT    D'ALEXANDRIE  25 

le  /plus  cher  de  ses  vœux.  A  la  fin,  il  rencontre  un  platoni- 
cien. Oétait  le  philosophe  qu'il  cherchait.  Le  platonisme 
l]enivre,  les  idées  incorporelles  le  transportent  d'enthou- 
siasme; elles  lui  semblent  donner  des  ailes  à  sa  pensée; 
Jl  se  sent  sur  d'être  bientôt  un  sage  accompli  ;  encore  un 
peu  et  il  contemplera  Dieu:  tTàtc.Çov  au?wca  xaTÔ-j/sa-flat,  tov 
ôeôv.  Plein  de  ces  belles  espérances,  il  cherche  la  solitude 
pour  y  méditer.  Il  croit  avoirtrouvé  un  lieu  solitaire  à  peu 
de  distance  de  la  mer.  Un  vieillard  se  présente  à  lui.  La 
conversation  s'engage.  On  en  vient  tout  de  suite  à  parler 
de  la  philosophie.  «  Tu  crois  donc,  »  dit  l'étranger,  «  que 
la  philosophie  procure  le  bonheur?»  Là-dessus,  dans  un  J^***-- 
dialogue  serré,  Justin,  par  la  bouche  du  vieillard,  refait  la  -j-vX-o-^*^  «*^ 
critique  de  la  philosophie.  Elle  a  failli  à  toutes  ses  pro- 
messes. Elle  prétend  révéler  Dieu  ;  elle  n'y  parvient  pas. 
Elle  affirme  l'immortalité  de  l'âme,  et  elle  est  hors  d'état  de 
la  prouver. 

«  Les  philosophes  »,  s'écrie  le  mystérieux  étranger,  «  ne 
savent  rien  de  tout  cela;  ils  sont  incapables  même  de  dire 
ce  que  c'est  que  l'âme.  »  Voilà  le  bilan  de  la  sagesse 
grecque!  Vaincu  par  cette  démonstration,  Justin  s'écrie  : 
«  Quel  maître  nousrestera-t-il  maintenant  et  d'oùviendra 
le  secours,  puisque  les  philosophes  eux-mêmes  ne  pos- 
sèdent pas  la  vérité?  »  «  Il  y  a  des  maîtres  véritables,  »  dit 
à  son  tour  le  vieillard  ;  «  ils  sont  plus  anciens  que  les  sages 
grecs,  vrais  amis  de  Dieu,  dont  la  parole  est  inspirée,  car 
elle  révèle  l'avenir.  Ce  sontles  prophètes  hébreux.  Ils  con- 
duisent au  Christ.  «Justin  est  saisi  d'un  désir  ardent  de 
connaître  les  prophètes  et  les  amis  du  Christ.  C'est  auprès 
d'eux  qu'il  a  trouvé  enfin  la  vraie  philosophie. 

Contempler  Dieu,  xaQopâuQat  tov  Gsôv,  voilà  le  tourment    w 
de  ce  noble  cœur!  Ce  que  Justin  demande  à  la  philosophie,      -^^*^y<MM 
c'est  qu'elle  lui  révèle  le  Dieu  inconnu.  Tout  autre  objet  lui    ^^Wk^-U 

1  <&^Um^Sowj>. 


26  clément  d'Alexandrie 

csi  indifférent.  Le  pythagoricien  lui  parle  de  géométrie  et 
d'astronomie,  sciences  indispensables  à  qui  veut  être  initié 
au  pythagorisme.  Mais  que  sont  ces  connaissances  au  prix 
de  la  connaissance  de  Dieu  ?  Faut-il  qu'il  attende  pour 
avoircelle-ci  qu'il  possède  celles-là?  Quelle  perte  de  temps! 
el  il  renonce  à  se  faire  auditeur  du  pythagoricien.  Tout  ce 
qui  préoccupait  les  anciens  philosophes,  la  nature,  la  méta- 
physique, la  connaissance  en  soi  lui  paraît  secondaire.  Au 
fond,  l'aspiration  qui  le  remplit  est  bien  plus  religieuse  que" 
philosophique.  S'il  se  détourne  des  sages  grecs,  c'est  parce 
que  cette  aspiration  ne  reçoil  pas  de  satisfaction  à  leur 
école.  C'est  ainsi  que  s'explique  chez  Justin  Martyr  cette 
désaffection  à  l'égard  d<>  la  philosophie  qui  précède  et  qui 
prépare  sa  conversion  au  christianisme. 
—  \     Clément   a   fait  les  mêmes  expériences.    Nous   aurons 

maintes  fois  l'occasion  de  montrer  la  force  de  ses  aspira- 
tions religieuses.  Contempler  Dieu,  vivre  en  communion 
"^  avec  lui,  en  recevoir  des  révélations  toujours  plus  lumi- 
neuses,  voilà  son  désir  le  plus  ardent.  C'est  ce  désir  qui 
l'a  finalement  poussé  au  christianisme.  Sans  doute,  il 
admire  Platon,  il  <%sl  imprégné  des  conceptions  philoso- 
phiques du  IIe  siècle,  mais  sur  un  point  capital  la  philo- 
sophie le  laisse  froid  et  sceptique.  Aucune  école  ne  lui  a 
révélé  Dieu.  Voilà  le  grief  qu'il  nourrit  contre  la  sagesse 
grecque  <-t  qu'il  relève  parfois  avec  amertume. 

Clémenl  a  suivi  jusqu'au  bout  les  mêmes  voies  (pie  Jus- 
lin.  Qu'est-ce  qui  inspire  à  l'auteur  du  Dialogue  avec  Try- 
phon  un  si  grand  désir  de  connaître  «  les  prophètes  el  les 
.•unis  du  Chrisl  «  '.'  C'esl  la  conviction  qu'ils  ont  le  pouvoir 
de  lui  révéler  Dieu.  Ce  qui  les  accrédite  auprès  de  lui,  c'esl 
que  leurs  prophéties  se  s<>ni  accomplies.  C'esl  à  ce  signe 
(piil  reconnaît  qu'ils  onl  été  inspirés  par  Dieu  Lui-même. 
(dénient  s'esl  laissé  convaincre  pour  les  mêmes  raisons. 


BIOGRAPHIE    DE    CLEMENT    d' ALEXANDRIE  27 

Pour  aller  au  Christ,  il  a  suivi  la  même  route,  poussé  par 
le«  mêm«s  instincts  et  stimulé  parle  même  tourment, 
"t^'estlà  un  point  capital.  Clément  comme  Justin,  n'a  pas 
embrasse  le  christianisme  pour   des  raisons  d  ordre  pro- 
prement  moral .  11  n  y  a  aucune  analogie  entre    la  conver- 

sTon  de  ces  deux  nommes   et  celle  de  saint  Augustin.  Ce '    ' 

n  est  pas  la  conscience  douloureuse  de  leurimpuissance  a 
triompher   d'eux-mêmes    et    du  péché  qui  les  prosterne 
devant  le  Christ.  Sans  doute  ils  ont  de  fortes   aspirations 
morales.  En  effet,  qu'est-ce  qui  éloigne  Clément  du  paga- 
nisme populaire  ?  C'est  l'immoralité  de  sa   mythologie    et 
de  son  culte.  Ajoutons  que  ces  aspirations  toutes  morales, 
déjà  fortes  avant  sa  conversion,  s'accentuèrent  sans  cesse 
dans  la  suite.  Le  christianisme  les  a  profondément  déve- 
loppées.   La  morale  et    la    religion,  la   foi   et  la   sainteté 
devinrent  inséparables  pour  lui.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai 
que  ce  n'est  pas  l'aspiration  morale,  mais  l'aspiration  reli-  ^saa^^-^u^vHxv 
gieuse  qui  a  conduit  cet  homme  au  christianisme.  Comme  t  cu^^M/^*m^HS> 
Justin,  ce  qu'il  demande  tout  d'abord  au   Christ,  ce  n'est  --^v^ml. 
pas  une  grâce  divine  propre  à  faire  de  lui  un    saint,   c'est 
une  vision  plus  claire  de  Dieu,  c'est  une  révélation  que  la 
philosophie   n'avait  pu  lui  donner,  c'est  surtout  la  faculté  ^^a,r^w^uvo\ 
d'entrer   en   communion  avec  ce  Dieu.   Les  textes   nous     xaa£^*Lci\a»- 
l'ont  montré,  voilà  ce  qui  a  certainement  poussé  Justin   à 
lire  les  prophètes  et  à  se   faire    chrétien.  L'analogie  très 
marquée  du  christianisme  de   l'auteur  du  Dialogue  et  de 
celui  de  l'auteur   des   Stromates,  sans  parler  de  tous  les 
autres  indices  que  nous  avons  mentionnés,  nous  autorise 
à  conclure  que  Clément  s'est  converti  au  christianisme  dans 
les  mêmes  conditions  et  pour  les  mêmes  raisons. 

Ce  qui  explique  les  grands  chrétiens,  c'est  la  crise  déci- 
sive qui  en  a  fait  des  chrétiens.  Il  y  a  un  lien  étroit  entre 
le  paulinisme_etjes  expériences  faites  par  Paul    de  Tarse 


28  CLÉMENT    d'aLEXANDRIE 

sur  le  chemin  de  Damas.  Vous  n'expliquerez  la  théologie 
de  saint  Augustin  comme  celle  de  Luther  que  par  le  drame 
qui  se  passe  dans  leurs  âmes  à  l'heure  où  se  décide  leur 
vocation  de  grands  chrétiens.  11  n'en  a  pas  été  autrement 
de  Clément  d'Alexandrie.  Sa  conception  particulière  du 
christianisme  trouve  son  explication  psychologique  et 
historique  dans  les  expériences  qu'il  a  faites  au  moment 
de  son  passage  au  christianisme.  Voilà  pourquoi  il  était 
essentiel  de  tenter  de  les  reconstituer,  atout  le  moins  d'en 
faire  entrevoir  le  caractère  particulier, 
taà*  ~  Quels  furent  les  hommes  qui  l'initièrent  à  la  foi  chré- 
tienne ?  Il  nous  en  parle  dans  un  passage  des  Stromales  qui 
mérite  d'être  reproduit.  11  déclare  qu'il  n'a  d'autre  but  en 
écrivant  que  de  perpétuer  l'enseignement  des  hommes 
bienheureux  qu'il  a  eu  le  privilège  d'entendre.  «  De  ceux- 
là,  »  dit-il,  «  l'un  était  en  Grèce,  c'est  l'Ionien,  un  autre 
«  en  Grande-Grèce.  Celui-là  était  originaire  de  la  Cœlé- 
((  syrie;  l'autre  venait  d'Egypte.  Il  y  en  avait  d'autres  en 
«  Orient  dont  l'un  était  natif  de  la  Syrie;  un  autre  habitait 
»<  la  Palestine;  il  avait  été  d'abord  juif.  II  en  est  un  der- 
«  nier, —  celui-là  surpassait  les  autres  en  puissance, — 
«  que  je  finis  par  découvrir  en  Egypte  où  il  se  cachait;  je 
«  m'arrêtai  alors  auprès  de  lui.  Celui-ci  je  l'appellerai 
((l'abeille  «le  Sicile  :  des  fleurs  qu'il  a  cueillies  chez  les 
<(  prophètes  et  les  apôtres,  il  a  composé  ce  pur  suc  de  vraie 
«  science  qu'il  inoculait  dans  l'âme  de  ses  auditeurs.  Ces 
a  maîtres  ont  gardé  fidèlement  la  tradition  de  la  doctrine 
«  excellente  qu'ils  ont  successivement  reçue,  comme  un 
«  héritage  transmis  de  père  en  fils  depuis  Pierre  et  Jacques, 
«  Jean  et  Paul,  les  saints  apôtres.  Grâce  à  Dieu  leur  lignée 
«  est  parvenue  jusqu'à  nous  pour  déposer  en  nous  la 
«  semence  <!<•  nos  ancêtres,  les  apôtres  '.  » 

2.  I,  Strom.x  \\. 


BIOGRAPHIE    DE    CLEMENT    d'aLEX  VXDRIE  29 


'""Depuis  Eusèbe  on  s'accorde  en  général  à  reconnaître  •  cuaI^vu^ 
Panfène  clans  le  maître  dont  Clément  fait  un  si  chaleureux 
éloge/dans  ce  passage  l.  Qui  sont  les  quatre  autres?  On 
ne  l"  sait.  Dans  un  assez  grand  nombre  de  passages  soit 
des  St  romates,  soit  des  II y  pot  y  poses,  soit  des  Éclogues 
prophétiques,  notre  auteur  fait  mention  d'hommes  qui  l'ont 
précédé  et  qu'il  appelle  les  «  anciens  ».  Le  terme  dont  il 
se  sert  pour  les  désigner  ne  doit  pas  nous  tromper.  Il  ne 
les  appelle  pas  «  anciens  »  à  cause  des  fonctions  ecclé- 
siastiques dont  ils  auraient  été  revêtus.  C'est  en  qualité 
de  maîtres  vénérés  et  de  dépositaires  delà  tradition  chré- 
tienne qu'il  les  mentionne.  ÏÏ  cite  leurs  opinions  sur  tel 
pôiiiTcuF  doctrine  ou  leurs  interprétations  de  certains  pas- 
sages de  l'Ancien-Testament.  Parmi  eux,  il  nomme  expres- 
sément Panténe.  Les  «  anciens  »  sont  donc  ses  maîtres  et 
il  n'y  a  pas  de  raison  pour  ne  pas  les  identifier  avec  les 
maîtres  dont  il  parle  dans  le  passage  que  nous  avons  cité. 
Peut-être  y  en  avait-il  d'autres  encore.  A  coup  sur  Pan- 
téne et  les  quatre  autres  figuraient  parmi  les  «  anciens2  ». 
Les  «  anciens  »,  dit-il,   «  n'ont  rien  écrit  »,  il   en    donne 


1.  Eus.,//.  E.,  V.  11,2. 

2.  Dans  II,  Strom.,  67,  68,  il  mentionne  deux  interprétations  de  Ps.,  I, 
1.  Il  les  tient  de  deux  hommes  qu'il  a  entendus;  dans  Ecloga  prophet.,  56, 
une  opinion  de  Pantène  est  citée  ;  dans  Ecloga,  50,  celle  d'un  Tzps-^-JTr,;  ; 
dans  Ecloga,  11,  il  s'agit  de  oî  ^pcaSûiepot  dont  l'opinion  sur  la  souffrance 
physique  est  relevée;  dans  Ecloga,  27,  il  est  dit  :  oùx  k'-fpatfov  os  oî  -pssojTi- 
poi.  Clément  parait  avoir  souvent  cité  la  tradition  orale  des  -fEsSjTSpcK 
dans  ses  Hypotyposes  ;  voir  Eus.,  H.  E.f\l}  14,  4  :  w;  ô  [xaxapioç  ïXeyî 
jtpeo6ÔTspoç,  et  §  5  ;  voir  encore  Adumbrat,  in  /.,  Joh.,  i,  1  :  quod  ergo  dicit 
«  ah  initio  »  hoc  modo  presbyter  e.rponebat.  etc.  Eusèbe  rapporte  que  Clé- 
ment dit  dans  son  traité  surla  Pàque  que  ses  amis  ont  insisté  auprès  de  lui 
pour  qu  il  consignât  par  écrit  aj  etuys  r.apà.  twv  àp/auov  jc6eo6oTlpcof  àx7)XOÙ>$ 
rcapaSdaetç ;  H.E.,\I)  13,  9.  Voyez  l'énumération  complète  des  passages 
où  mention  est  faite  des  -psaoy-spoi  dans  À.  Harnack,  Geschichte  der 
altchristlichen  Litteratur  bis  Eusebius,  t.  I,  p.  292. 


30  CLÉMENl     D  ALEXANDRIE 

toutes  sortes  de  raisons.  C'est  justement  parce  qu'ils  n'ont 
k  ~  pas  écrit  que  Clément  se  sent  le  devoir  de  prendre  la 
r~  plume.    Il  voudrait   fixer  leur  enseignement  avant   qu'il 

s'effaçât  de  sa  mémoire. 

Ces  «  anciens  »  dont  se  réclame  Clément  avec  tant  de 
modestie  devaient  être  les  chrétiens  les  plus  distingués  de 
leur  temps.  Leur  connaissance  de  la  tradition  chrétienne 
connue  leur  piété  les  désignaient  à  l'attention  et  faisaient 
d'eux  les  représentants  respectés  du  christianisme.  A  ceux 
qui  venaient  les  consulter,  ils  racontaient  une  foule  de 
traits  de  l'histoire  évangélique  ou  apostolique  qui  se  sont, 
en  grande  partie,  perdus;  ils  interprétaient  les  passages 
difficiles  de  l'Écriture  et  sur  des  points  importants  de  doc- 
trine ou  de  conduite  donnaient  un  avis  qui  faisaient 
règle  '.  L'épître  de  Barnabas  peut  nous  donner  une  idée 
assez  juste  de  cet  enseignement  exclusivement  oral  qui 
laissa  un  si  touchant  souvenir  dans  la  mémoire  de  Clément. 

On  comprend  l'importance  du  fait  que  celui  qui  devait 
écrire  les  Stromates  ait  été  disciple  des  hommes  qui  pas- 
saient pour  des  autorités  chrétiennes  et  qui  étaient  des 
^  représentants  reconnus  de  la  tradition.  C'est  donc  dans 
ITJm  *»  le  pur  terroir  chrétien  que  le  christianisme  de  Clément 
'-""-'--  plonge  ses  racines:  Il  eu  avait  pleinement  conscience.  Il 
W^  aime  à  rappeler  que  ces  hommes  rares  dont  il  se  réclame 

ont  reçu,  de  génération  en  génération,  l'enseignement  des 
apôtres  eux-mêmes.  C'est  par  eux  que  la  vraie  semence 
chrétienne  et  apostolique  est  parvenue  jusqu'à  lui  2. 

Telles  sont  les  origines  du  christianisme  de  notre  doc- 
teur  ei  jamais,  à  aucun  moment,  il  n^a  cru  leur  être  devenu 
infidèle.  Il  est  resté  convaincu  que,  dans  ses  écrits,  il  n'a 


1.  Eus.,  //.  /•:..  I,  12,  2  :  II.  I.  3,  etc. 

2.  1     Strom     11. 


BIOGRAPHIE    DE    CLEMENT    D'ALEXANDRIE  31 

foÂt  que  reproduire  les  enseignements  de  ses  maîtres1. 
Sans  doute,  il  y  a  une  forte  part  d'illusion  dans  cette  con- 
viction. Elle  contient  cependant  un  grand  fonds  de  vérité. 
-4£afâutrement  on  ne  s'expliquerait  pas  chez  Clément  cette 
absolue  inconscience  d'une  différence  entre  sa  doctrine  et 
celle  de  ses  prédécesseurs.  Aussi  convient-il  de  tenir 
compte  de  ce  sentiment  si  net  qu'il  avait  de  ne  pas  avoir 
dévié  de  la  tradition  des  «  anciens  »,  lorsqu'il  s'agit 
de  se  prononcer  sur  le  caractère  du  christianisme  de 
Clément. 

On  ne  sait  pas  grand'chose  de  la  vie  même  de  notre  &**i/ 
auteur.  Il  n'est  guère  probable  qu'il  soit  venu  à  Alexandrie 
et  qu'il  y  ait  connu  Pantène  avant  l'an  180.  Il  est  douteux 
en  effet  que  celui-ci  ait  commencé  à  enseigner  avant  cette 
date  2.  Après  avoir  été  son  élève  pendant  quelques  années, 
Clément  parait  être  devenu  l'auxiliaire  de  Pantène  au 
Didasealée.  C'est  ce  qui  résulte  du  fait  que  d'une  part 
notre  catéchète  quitte  Alexandrie  en  202  ou  203  et  que, 
d'autre  part,  son  enseignement  ayant  laissé  des  traces  très 
profondes,  a  dû  embrasser  une  période  assez  étendue.  On  0&m~ imMJ&*m*m 
peut  donc  supposer  qu'il  commença  d'enseigner  au  Didas- 
ealée vers  190. 

Pantène  devait  être  encore  en  vie  à  la  fin  du  siècle.  En      <W<a^  rJ, 
effet  Origène  a  été  son  élève  et,   en  200,  il   ne  parait    pas 
avoir  eu  plus  de  quinze  ans  3.  D'autre  part,    le    maître  de 
Clément  n'a  pas    dû  vivre  au   delà   de  cette  date,  car  son 
élève  en  parle    quelques   années  plus  tard   comme  d'un 

1    Ibidem  ;  cf.  Ecloga  prophet.,  27. 

2.  Eus.,iï".  E.,  V,  10. 

3.  Eus.,  H.  E.  VI,  14,  9;  cf.  VI,  19,  13.  C'est  M.  Zahnqui  a  établi  défi- 
nitivement, croyons-nous,  qu'Origène,  comme  Alexandre,  a  été  élève  de 
Pantène.  Pour  l'âge  d'Origène  en  200,  Eus.,  H.  E.,  VI,  2,  12,  et  VI,  36,  1, 
donneraient  15  ans  ;  VII,  1,  donnerait  17  ou  18  ans. 


[2  CLÉMENT    D1  ALEXANDRIE 

ancêtre  spirituel  l.  On  doit  donc  supposer  «pu*,  jusqu'à  la 
tin  du  siècle.  Clément  a  partagé  avec  Pantène  l'enseigne- 
ment catéchétique,  comme  plus  tard,  Origène  et  Héraclas 
devaient  le  diriger  ensemble  2.  Pendant  cette  période, 
notre  auteur  eut  comme  élève  cet  Alexandre  qui  fut  plus 
tard  son  ami  et  jusqu'à  un  certain  point  son  protec- 
teur 3. 

En  202  ou  203,  Clément  quitte  Alexandrie.  La_persécu- 
tion  y  sévissait  avec  violence.  Eusèbe  nous  apprend,  ëh 
effet,  que,  pendant  quelque  temps,  l'Ecole  fut  abandonnée 
jusqu'à  ce  qu'Origène  en  assumât  la  direction.  Glémentne 
revint  plus  à  Alexandrie.  C'est  ce  que  l'on  doit  conclure  de 
tout  ce  qu'Eusèbe  nous  raconte  de  l'histoire  du  Didascalée 
après  203  \  On  ne  sait,  plus  au  juste  ce  que  devient  Clé- 
ment. Tout  ce  que  l'on  en  apprend,  c'est  (pie,  vers  l'an  211, 
il  est  en  rapport  avec  son  ancien  élève  Alexandre  B.  Celui- 
ci  le  recommande,  dans  une  lettre,  à  l'Église  d'Antioche  ; 
il  dit  que  son  vénéré  maître  a  rendu  des  services  impor- 
tants à  l'église  dont  lui,  Alexandre,  est  l'évèque.  Puistoute 
trace  du  grand  catéchète  disparaît.  Nous  savons  seule- 
ment qu'en  210  il  doit  être  mort6.  En  effet,  nous  possé- 

1.  Eclogd  prophet.,  56  :  ô  IlavTaivoç  $è  JjfM&v  è'Xêyêv 

2.  Eus.,  //.    /...  VI,  15. 
.'{.  Alexandre  plus  âgé  qu'Origène  n'a    probablement   pas  été  auditeur 

de    Pantène    et   de    Clément    en     même    temps    que    son     correspondant, 
Origène. 

'i.  Eus.,//.  /.'.,  VI,  ch.  2  à  4;  Jérôme  ne  mérite  aucune  confiance  pasplus 
ici  qu  ailleurs.  Voir  Harnack,  op.  cit.,  p.  294.  Une  comparaison  sérieuse 
des  passages  parallèles  de  l'Histoire  ecclésiastique  el  du  De  Viris  inlus- 
tribus  snllii  pour  montrer  avec  évideifce  que  Jérôme  ne  sait  rien  de  plus 
(l"  Eusèbe  el  que  pour  le  reste  il  ne  fait  appel  qu'à  sa  fantaisie  ou  à  la 
Mile. 

5.  Voir  la  lettre  d'Alexandre,,  //.  /.'..  VI,  11,  6,  et  pour  la  date  compa- 
rez VI,  8,  :. 
G.//.  /■;.,  VI,  14,  8;  cf.  VI,    19,  16. 


BIOGRAPHIE    DE    CLEMENT    D'ALEXANDRIE  33 


i 


dons  encore  quelques  lignes  de  la  main  d'Alexandre,    qui 
'  datent  de  cette  époque  et  dans  cette  lettre,  l'ancien   élève 
(le  Clément  parle  do  lui  on  termes  qui  ne  permettent  pas  de 
supposer  qu'il  fût  encore  en  vie. 


CHAPITRE  III 

L'École  Catéchétique  d'Alexandrie. 

oj^jj.y^y.  Les  origines  de  l'Ecole  catéchétique,  comme   ('(«lies  de 

l'Eglise  d'Alexandrie,  sont  enveloppées  d'obscurité. 
Eusèbenoùs  apprend  qu'au  début  du  règne  de  Commode, 
un  homme  d'une  haute  culture,  nommé  Pantène,  «  dirigeait 
les  études  des  fidèles»  de  cette  Église,  et  il  ajoute  qu'il  y 
avait  déjà  anciennement  à  Alexandrie  une  «  Ecole  des 
Saintes-Ecritures  '  ».  Il  a  soin  de  nous  avertir  qu'il  n'a 
d'autre  autorité  pour  ce  qu'il  affirme  que  la  tradition  (itapsi- 
X'/î<pa{ji£v) .  Voilà  tout  ce  que  l'histoire  nous  a  conservé  des 
origines  d'une  institution  qui  devait  exercer  une  influence 
si  profonde  sur  l'évolution  de  la  pensée  chrétienne  '  !  Nous 
ne  savons  ni  dans  quelles  conditions  elle  est  née,  ni  ce 
qu'elle  a  été  dans  sa  première  période. 

Elle  ne  commence  à  sortir  des  ténèbres  qu'avec  ce  Pan- 
tène,  dont  Eusèbe  nous  a  esquissé  un  portrait  qui  semble 
appartenir  plutôt  à  la  légende  qu'à  l'histoire.  On  aurait 
bien  tort  de  faire  fonds  sur  ce  qu'il  nous  en  dit.  Ce  serait 
se  montrer  bien  plus  confiant  qu'Eusèbe  lui-même.  Celui-ci 
préfère  laisser  à  la  tradition  la  responsabilité  de  ce   qu'il 

1.  H.  K.,  V,  10  :  èÇ  àpyaiou    Kôouç  O'.oai/.aÀEio'j   tôv  Upwv  Xoyov  nap'  aùxoî; 

-jji-.Z-.û)-.0^. 

2.  Veut-on  avoir  un  bon  exemple  des  inexactitudes  de  sainl  Jérôme  en 
matière  'I  histoire  ?  Que  l'on  compare  !<•  récii  d'Kusrbe  au  passage  cor- 
respondanl  du  De  Viris  inlustribtis,  '.U\.  Jérôme  copie  Eusèbe,  el  ce  <|u  il 
ajoute  i  i  ■  ii  contradiction  avec  les  données  l<s  plus  sûres  de  son  garant, 
Qoelli  source  ■!  erreurs  que  ces  mots  :  (Pantsenus)...  docuit  sub  Severo 
principe  et  Antonino,  cognomento  Caracalla  ! 


L  KCOLE    CATECIIET1QUE    D  ALEXANDRIE 


35 


** 


«aconte*touchantPantène.  Xul  doute,  cependant,  qu'il  n'ait 
existé.  Clément  a  pour  lui  la  plus  grande  vénération.  Il 
vaudrai l  perpétuer  son  enseignement.  Il  le  cite  comme 
interprète  des  Ecritures.  En  somme,  il  ne  reste  de  Pan- 
tene  qu  un  nom  très  respecte  ». 

.Vous  ne  savons  même  pas  ce  qu'a  été  l'École  catéché- 
tfque  sous  la  direction  de  Clément.  Tout  au  plus,  pouvons- 
nous  conjecturer  d'après  ses  écrits  ce  qu'a  pu  être  l'ensei- 
gnement qu'il  y  a  donné.  Fort  heureusement  l'histoire 
de  l'Ecole  vers  202  s'éclaire  d'une  vive  lumière.  Nous 
avons  pour  cette  période,  qui  est  celle  des  débuts  d'Ori- 
gène  dans  l'enseignement  catéchétique,  des  textes  qui 
paraissent  très  sûrs  2. 

Dès  que  la  persécution  éclate  à  Alexandrie,  l'Ecole  est 
abandonnée.  Personne  n'y  enseigne  plus;  Clément  a  dû 
fuir.  Pendant  quelque  temps,  le  Didascalée  n'existe  plus. 
C'est  Origène  qui  le  relève  de  ses  cendres.  Observons  la 
manière  dont  il  s'y  prend.  Il  n'a  certainement  pas  dû 
innover  à  ce  moment-là.  Il  n'a  pu  songer  qu'à  restaurer 
l'ancien  édifice.  En  voyant  donc  Origène  reconstituer 
l'Ecole,  nous  aurons  une  idée  de  la  manière  dont  elle  a 
été  fondée. 

C'est,  semble-t-il,  sans  en  avoir  eu  le  dessein,  qu'Origène 
a  été  amené  à  reprendre  la  succession  de  ses  maîtres.  Quel- 
ques païens  viennent  à  lui  pour  être  instruits  dans  la 
parole  de  Dieu  (-ooTr(£7av  aO-rw  Tt.vèç  àirô  tûv  IQvwv  àxouo-ô^e- 
voi  tov  Xôyov  tq'j  9soû).  Origène  fait  donc  tout  d'abord  œuvre 
de  propagande.  Ses  premiers  disciples  sont  des  gens  qu'il 


flWtQ<L,l<MMÀ4Xi 


jACC'-Uv^, . 


"(MAÀ  CiUiUA^ 


1.  D'après  Philippe  de  Side,  l'apologiste  Athénagore  aurait  été  le 
maître  de  Clément  et  de  Pantène,  donc  leur  prédécesseur  à  l'Ecole.  De 
l'avis  de  tous  les  critiques,  cette  affirmation  ne  peut  être  acceptée. 

2.  Textes,  //.  E.,  V,  10,  VI,  3  ;  6  ;  18,  3  et  4. 


3<> 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


convertit    an   christianisme.  Plusieurs  sont  arrêtés,   con- 
duits au  supplice.  Il  les  exhorte,  les  accompagne  jusqu  au 
dernier  moment.  Son  enseignement  consistait  alors  exclu- 
sivement à    expliquer   les    Ecritures.    (Test    si  vrai,  qu'il 
estime  que  l'étude   des   Saints-Livres  ne   comporte  plus 
celle  de   la   littérature  profane;    il    vend  les  manuscrits 
d'auteurs  classiques  qu'il   possède.  A   ce  moment-là,  des 
chrétiens  se  joignent  à  ses  premiers  élèves.  Son  enseigne- 
ment prend  bientôt    une   telle  importance  et  rend  de  tels 
services  aux  fidèles  et  à  l'Église  que  l'évêque  Démétrius 
l'investit  en   quelque  sorte  odiciellement  de  la  direction 
de  l'École  qu'il    vient   de  ressusciter.   Pendant  plusieurs 
années,    Origène    est    sous  la    dépendance  de    l'évêque. 
L'Ecole    catéchétique    est    une    institution    reconnue    et 
patronnée    par  l'Église   d'Alexandrie.  Lorsque   le    jeune 
maître  s'absente  trop  longtemps,  Démétrius  le  rappelle  et 
lui    ordonne  de  reprendre  ses  fonctions.    Pendant    cette 
première  période,  il   semble  s'être  borné   à    l'élude  des 
Écritures  qu'il  complète  par  une   sorte    de  pédagogie  ou 
éducation  chrétienne"!  Lui-même  donne  l'exemple  du  rigo- 
rfsme./PIus  tard,  Te  programme  de  l'École  s'élargit.   Ori- 
gène   sent  le   besoin    de    se    préoccuper    du    mouvement 
d'idéesqui  se  produit  dans  les  écoles  des    philosophes.   Il 
s'adonne  à  l'étude  de  la  philosophie,  il  engage  ses  élèves 
à  s'y  appliquera  leur  tour,  il  déclare  que  la  connaissance 
des  lettres  et  de    la  philosophie  des  Grecs  est  nécessaire 
au  chrétien.   Il  en  est  tellement  convaincu  qu'il  se  charge 
de  donner,  à   l'Ecole  même,  une  instruction  complète.  On 
y  l'ail  ses  :-v.j/."/.'.7.,  on  y  étudie  les  grands   philosophes.  Ce 
sontlà  les  études  qui  sont  considérées Tcomme  l'indispen- 
sable préparation    à  un  christianisme    complel  que    l'on 
nomme  couramment  à  l'Ecole  la  philosophie  divine.  A  cette 
date,  c'est-à-dire  dans  les  dernières  années  de  son  séjour 


l'école  catéchétique  d'alexandrie  37 

i 

à»  Alexandrie,  Origène  a  fait  du  Didascalée  chrétien  une 
école  capable  de  se  mesurer,  non  sans  succès,  avec  les 
écoles  rivales  des  philosophes.  Aussi,  y  voit-on  affluer  les 


-..*- 


K. 


auditeurs  les  plus  divers,  chrétiens  et  païens,  gnostiques 
ri  philosophes.  Tel  semble  avoir  été  le  développement  que 
l'Ecole  catéchétique  a  reçu  sous  la  direction  de  l'élève  de 
Clément. 

En  fait,  il  a  simplement  rendu  au  Didascalée  la  physio- 
nomie que  lui  avait  déjà  imprimée  son  illustre  maître.  La  ^îVVvW^^  w 
seule  différence  est  que  la  restauration  s'est  faite  sur  une   i|. 
plus  vaste   échelle  et  avec    plus  d'éclat.  C'est  ce  que  des 
faits  très  significatifs  nous  autorisent  à  penser. 

Il  est  probable  que  l'Église  d'Alexandrie  n'a  pas  eu  plus 
de  part  à  la  fondation  de  l'École  catéchétique  qu'elle  n'en 
a  eu  à  sa  reconstitution  par  Origène.  L'École  est  née  en  j> 
quelque  sorte  spontanément.  Un  docteur  chrétien  a  com"^u^/J^r 
mencé  par  réunir  des  gens,  païens  pour  la  plupart,  qui 
désiraient  apprendre  à  connaître  la  nouvelle  religion. 
Qu'on  se  souvienne  que  vers  le  milieu  du  11e  siècle  la  pro- 
pagande du  christianisme  n'avait  rien  d'officiel.  Des  évan- 
gélistes,  qui  n'avaient  d'autre  mandat  qu'une  vocation 
intérieure,  .pénétraient  partout  '.  Tenait  école  de  religion 
qui  s'y  sentait  appelé.  Pourquoi  les  choses  ne  se  seraient- 
elles  pas  passées  à  Alexandrie  comme  partout  ailleurs? 
Quelle  raison  avons-nous  de  supposer  que  l'Église  de  cette 
ville  ait  ouvert  un  beau  jour  une  école  chrétienne  d'un 
genre  nouveau  et  qu'elle  ait  solennellement  installé  un 
maître  de  la  jeunesse  ?  Pas  un  texte  n'autorise  pareille  sup- 
position. Elle  est  même  écartée  par  une  expression  de 
Clément,  qui  implique  le  contraire.  Il  raconte  qu'après 
avoir  voyagé  en  divers  lieux  et  entendu  différents  maîtres, 

1.  Didaché  ;  Eus.  //.,  E.    III,    37. 


38  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

il  découvrit  le  plus  grand  de  tous  «  caché  en  Egypte  l.  »  Eh 
S  quoi!  Pantène  était-il  donc  si  obscur  qu'il  ait  été  presque 
inconnu,  même  à  Alexandrie?  Clément  ignorait-il  l'exis- 
tence du  Didascalée?  Que  signifie  son  langage,  si  ce  n'esl 
(pie  Pantène  enseignait  alors  sous  sa  propre  responsabi- 
lité, qu'il  n'avait  autour  de  lui  que  quelques  élèves,  que 
L'Eglise  d'Alexandrie  ne  se  préoccupait  pas  de  lui  et  que 
l'École  catéchétique  n'était  pas  à  cette  époque  une  institu- 
tion? Un  docteur  obscur  la  l'oncle,  comme  vingl  ans  plus 
tard  un  jeune  élève  la  relèvera,  sans  avoir  été  ni  secondé, 
ni  dirigé  par  personne. 
•^  Les  leçons  des  catéchètes  d'Alexandrie  ont  été  certaine- 

jjj^teJ.  Xxu  <  ment  sui\  ies  de  bonne  heure  par  des  personnes  étrangères 
au  christianisme.  L'idée  se  répandit  dans  le  public  qu'on 
pouvait  s'initier  à  la  nouvelle  religion  au  Didascalée. 
Auraient-ils  pense  a  s'adresser  au  jeune  Origène,  les  païens 
dont  parle  Eusèbe,  s'ils  n'avaient  cru  que  l'élève  de  Clé- 
ment allait  continuer  les  traditions  de  l'Ecole  '.'  On  y  faisait 
""     -  v-       donc  de  la  propagande  avant  lui,  et  ce  fut  probablement 

-v^-uv  t-dansce  but  (pie  Pantène  commença  d'enseigner.  Cette  pro- 

pagande  s'adressait  à  des  païens  cultivés.  Du  moins  celle 

-'^  "-  '■  '  —  que  lit  Clément  était-elle  destinée  à  ce  public.  Son  Protrep- 
ticus  suppose  des  lecteurs  instruits.  La  conquête  de  la 
>uiUbjeunesse  M"'  formait  la  clientèle  des  philosophes  l'ut  l'une 
des  principales  préoccupations  de  Clément,  peut -être  aussi 
de  Pantène.  C'est  aux  philosophes  que  Clément  dédie  les 
deux  derniers  livres  des  Stromates. 

.Mais,  il  y  a  «les  faits  qui  le  prouvent,  on  ne  se  bornait 
pas  à  l'Ecole  catéchétique,  au  temps  de  Pantène  el  de  Clé- 
ment,  à  convertir  des  païens;  elle  a  été  de  bonne  heure 
fréquentée  par  déjeunes  chrétiens.  <  Irigène  et,  avant  lui, 

I.   [,  Strom.,   Il      Lv  AWtccio  Grjpiaaç  '/.l'/.r/i ',-.■/ . 


L'ÉCOLE    CATECHETIQUE    d'âLEXANDRIE  39 

.•son  ami  Alexandre  ont  été  élèves  de  Pantène  et  de  Clément.    -*td  j-<^aakU  'à 
C'est  avec  ces  jeunes  gens,  sans  doute,  que  ces  maîtres  se  awU*Wi^amaU 
livraient  à  l'étude  des  Saintes-Ecritures.  Ce  fut  l'une  des 
k*s  importantes  occupations  de  Clément.  Il  a  non  seule- 
ment semé  ses  écrits,  le  Pédagogue,  les  Stromates,  d'inter- 
prétations allégoriques   de  l'Ecriture,  mais  il  a  écrit  un 
commentaire  à  peu  près  complet  de  la  Bible.  Il  y  a  peut- 
être   condensé  la  substance  de  cette  partie  de  son  ensei- 
gnement. En  même  temps  que  Clément  étudiait  l'Écriture,  wvV      uw^.^ 
avec  ses  élèves  les  plus  avancés,  il  réfutait,  quand  il  en   ^u^ti/cuM- 
avait  l'occasion,  les  opinions  gnostiques.  Celles-ci  occu-     ' 
pentTdaris  les   Stromates  une  place  qui  correspond,  sans 
doute,  à  l'importance  qu'il  accordait  au  gnosticisme  dans 
son  enseignement. 

Avons-nous  épuisé  le  cycle  des  études  que  l'on  faisait 
au  Didascalée  sous  la  direction  de  Clément  ?  Ses  écrits  ne 
nous  permettent  pas  de  le  penser.  Dès  l'origine,  l'ensei- 
gnement   des    premiers  catéchètes    d'Alexandrie     s'était 

adressé  à  une  élite  cultivée  ;  aussi  la  culture  etlaphiloso-     i^uAM^  < 

.  r 

phie  grecques  ont-elles  toujours  eu  à  l'Ecole  catéchétique  i-Co-U/V^  jL^^/ju 

une  place  d'honneur.  Clément  les  déclarait  indispen- 
sables ;  il  voulait  les  utiliser  dans  un  but  pédagogique  ;  à 
l'aide  de  la  philosophie,  il  comptait  arriver  à  une  forme 
supérieure   de  christianisme. 

Mais  à  l'École  catéchétique,  on  ne  se  contentait  pas  d'ap-  j^u^U/ly^ç- 
prendre;  nous  l'avons  rappelé,  Origène  était  un  maître 
d'ascétisme  aussi  bien  qu'un  interprète  de  l'Ecriture.  En 
cela  encore,  il  ne  faisait  que  continuer  la  tradition  de  Clé- 
ment. Le  Pédagogue  nous  montrera  à  quel  point  on  était 
préoccupé  de  vertu  chrétienne  au  Didascalée.  Ainsi  dès  <£  -f^- 
l'origine  une  forte  discipline  morale  s'ajoutait  à  l'ensei- 
gnement chrétien. 

Ces  traits  suffisent  pour  que  nous  ayons  une  idée  approxi- 


usyfo.    j- 


40  CLÉMENT    d'aLEXANDRIE 

mative  de  ce  que  fut  l'Ecole  catéchétique.  Ses  commence- 
ments paraissent  avoir  été  très  humbles.  Quelques 
hommes  qui  comprenaient  les  conditions  spéciales  de  la 
propagande  a  Alexandrie  la  créèrent.  Elle  l'ut  une  œuvre 
d'initiative  individuelle.  Elle  se  développa  rapidement 
sous  la  direction  de  Clément  et  finit  par  devenir  une 
institution  où  l'on  s'initiait  à  uneibrme  de  christianisme 
plus  haute  tant  au  point  de  vue  moral  qu'au  point 
de  vue  de  la  pensée.  Origène  fut  fidèle  aux  traditions  de 
ses  devanciers.  Comme  chef  du  Didascalée,  son  mérite 
esl  de  l'avoir  restauré  avec  une  ampleur  et  un  éclat  incom- 
parables. 

Quels  furent  les  rapports  de  l'Ecole  avec  l'Eglise  aux 
premiers  temps  ?  On  l'ignore.  Tout  ce  que  l'on  sait,  c'est 
.vvW  que  Clément  était  ancien  de  l'Église   d'Alexandrie.  Nous 

croyons  avoir  montre  que,  seiOTrtoTTte^Tôbabiîîtey  l'ensei- 
gnement  catéchétique  se  donna  tout  d'abord  librement, 
sans  que  l'Eglise  s'en  mêlât.  On  s'aperçut  bientôt  que 
l'Ecole  donnait  du  prestige  à  l'Eglise  et  rendait  des  ser- 
vices. Démétrius  fut,  semble-t-il,  le  premier  évêque 
d'Alexandrie  qui  le  comprit.  C'est  lui  qui  encouragea 
I  Irigène  à  prendre  la  succession  de  Clément.  On  était  alors 
au  temps  où  partout  l'épiscopat  achevait  de  se  constituer 
ci  «h-  devenir  monarchique.  Démétrius  a  prouvé  par  tous 
ses  actes  qu'il  en  voulait  la  prépondérance  à  Alexandrie. 
C'est  peut-être  pour  cela,  qu'il  profita  des  circonstances 
pour  étendre  sou  patronage  sur  L'institution  que  le  jeune 
Origène  relevait.  Depuis  ce  jour  jusqu'à  celui  où  le  grand 
catéchète  dul  quitter  Alexandrie,  Démétrius  ne  cessa  plus 
d'exercer  une  surveillance  directe  sur  l'Ecole.  C'est  ce  qui 
explique  qu'on  ait  cru  que  le  Didascalée  fut  dès  l'origine 
mu'   véritable    institution  ecclésiastique. 

L'obscurité  qui  plane  sur  le  berceau  de  l'Ecole  calèche- 


t  L'ÉCOLE    CA.TÉCHÉTIQUE    D  ALEXANDRIE  41 

J3que  ne  se  dissipera  jamais  entièrement.  Dans  toute  ten- 
tative pour  en  expliquer  les   origines,  il  y  aura  toujours 
imo  part  de  conjecture.  L'essentiel  est  de  ne  pas  s'écarter 
■!••-.  textes  et  de  réduire  l'hypothèse  à  n'être  qu'une  inter-  ^o^jc-J^m  -Cu^ 
prétation  aussi  rigoureuse  que  possible    des  documents    tu  Lum^. 
que  l'on  possède.  Telle  a  été  notre  préoccupation  exclu- 


sive. 


CHAPITRE  IV 


Les  Écrits  de  Clément. 


Clément  a  ete  un  écrivain  abondant;  il  a  ete  exegete, 
polémiste,  apojogète,  théologien.  Nous  sommes  loin  de 
posséder  tous  ses  écrits.  Les  plus  importants  subsistent  et 
ce  <|iii  reste  des  autres  suffît  pour  nous  donner  une  idée 
de  l'activité  littéraire  de  notre  auteur. 

Les  Stromates  dont  (dément  a  achevé  sept  livres  ne  sont 
pas  le  seul  ouvrage  de  longue  haleine  qu'il  ait  entrepris.il 
en  a  écrit  un  autre  qui  comptail  huit  livres.  11  l'avait  inti- 
tulé :  Hypotyposes  ou  Esquisses  '. 

C'était  un  commentaire  succinct  de  l'Ancien  et  du  .\<>u- 


1.  M.  Th.  Zahn,  dans  la  :!"  partie  de  ses  Forschungen  ztir  Geschichte 
V.  /'.  Kanons,  a  rassemblé  les  moindres  fragments  qui  existent  encore 
des  écrits  perdus  de  Clément;  il  a  répandu  mu-  chacun  de  ces  écrits 
toute  la  Lumière  qu'il  i  si  possible  de  faire  en  l'état  actuel  des  documents. 
M.  Preuschen,  dan--  son  article  sur  Clément,  dans  la  Geschichte  der  alt- 
christlichen  Litteratur  bis  Eusebius  de  A.  Harnack,  a  enregistré  les 
résultats  de  la  patiente  critique  de  Zahn.  M.  von  Arnica  a  modifié  quel- 
ques-uns des  résultats  de  Zahn  dans  un  discours  d'inauguration  :  de 
Octavo  libro  Clemenlis  Alexandrini.  Enfin  .M.  Krùgerdans  son  manuel  de 
1  ancienne  littérature  chr<  tienne  de-  trois  premiers  siècles  1 1 895)  a  adopté 
les  conclusions  de  Zahn,  avec  les  amendements  proposés  par  von  Arnim. 
On  le  voit,  le-  matériaux  indispensables  a  nue  appréciation  de  l'activité 
littéraire  de  notre  auteur  sonl  prêts  :  il  n'y  a  qu'à  les  utiliser.  Le  beau 
travail  critique  de  M.  Zahn  lait  autorité.  H  n'y  a  guère  que  la  chronolo- 
gie <]ii  il  propose  pour  les  éci  ils  de  |  lémenl  qui  soit  contestable  et  con- 
testée. Huant  à   nOUS,  lions  estimons,  rumine  nous  le  montrerons  plus  loin, 

que  M.  von  An  im  a  raison  de  considérer  les  Stromates  comme  le  dernier 
puvrage  de  Clément  et  par  conséquent  les  Hypotyposes  et  le  Quis  dives 
salvetur  comme  pins    anciens. 


^M^mUmM 


LES    ÉCRITS    DE    CLEMENT  43 

^eau-Testament.    Eusèbe,    qui  a  eu    l'ouvrage   entre  les 
mains,  remarque  que  les  livres  contestés,  tels  quel'épître 
de.Jude,  celle  de  Barnabas,  l'apocalypse  de   Pierre,   n'en 
"'"Etaient  pas  exclus  '. 

Photiusqui  a  aussi  lu  les  Hypotyposes  confirme  les  ren- 
seignements d'Eusèbe  et,  pour  certains  détails,  les  précise. 
Clément,  d'après  lui,  n'aurait  pas  fait  un  commentaire  suivi 
de  l'Écriture  ;  il  se  serait  contenté  d'expliquer  les  passages 
qui  lui  paraissaient  difficiles  2.  De  l'Ancien-Testament  il 
n'aurait  commenté  que  la  Genèse,  l'Exode,  les  Psaumes  et 
l'Ecclésiastique  3. 

Divers  fragments  des  quatre  avant-derniers  livres  nous 
ont  été  conservés.  Ce  sont  de  brèves  explications  de  tels^M^vb  uma44u. 
ou  tels  passages.  Un  fragment  plus  long  a  survécu  dans  une 
version  latine4.  C'est  le  commentaire  de  la  première  épître 
de  Pierre, jiejielle  de^Jude,  delà  première  et  de  la  deuxième 
de  Jean.  M.  Zahn  a  montré  que  ce  doit  être  un  fragment 
des  Hypotyposes.  En  effet,  il  répond  parfaitement  par  son 
caractère  et  par  sa  méthode  à  ce  qu'Eusèbe  etPhotius  nous 


disent  de  cet  ouvrage. 

Une  des  particularités  de  cet  écrit  était  qu'il  contenait 
de  curieuses  traditions  sur  les  hommes  et  les  choses  de 
l'âge  apostolique.  Clément  avait  entendu  dire  qu'il  y  avait 
parmi  les  soixante-dix  disciples  un  Céphas,  homonyme  de 
l'apôtre-,  et  que  c'est  de  lui  qu'il  s'agit  dans  le  fameux  pas- 

1.  Eus.,  ff.  E.,  VI,  14,  1  :  'Ev  oï  -7.';  'Y7tOT07tc«5os<ît, ...,  -x-yr{z  ttj;  IvSiocOtjxou 
ypaçijç  Èn'.TïT;j.r,;j.iva;  iteKo'nyzai  Snj-pfasig,  clc. 

2.  Photius,  Bibl.,  c.  109...  ai  fxiv  oùv  cYjïotutïûj<isiç  o,.aÀaa6àvoj'Jt  ~iy. 
pTjrwv  Tivïôv  T7jç  te  rraÀx'.à;  v.i).  via;  ypoKpîjç 

8.  Ibid.  :  h  oï  0À0;  axoTtoç  waave!  IpfiTjv.sîai  Tuyv  avouai  -.?];  rsvéasioç,  Tr,ç 
'EçoSou,  Tôiv  Wa.\p.G>v,  ~.oj  8eîoa  ITa-jXovi  rcôv  ÈtciotoXûv  xaï  :wv  xaOoXtxûv,  xaî 
toO'  'ExxXîjaiaortxou  (leçon  adoptée  par  Zahn,  opus  citât.,  noie   1,  p.  66). 

4.  Zahn  l'a  publié  [Forschungen,  1.  III,  p.  13'i  sq.),  d'après  le  plus 
ancien  mss.  M.  Preuschen donne  les  variantes  d'un  codex  Berol... 


*^><»vttwv/^ 


44  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

sage  des  Galates  où  saint  Paul  déclare  avoir  repris  ouver- 
tement  Céphas.  Clément  avait  recueilli  d'intéressantes 
traditions  sur  la  mort  de  Jacques,  frère  de  Jésus.  Il  savait 
aussi,  paraît-il,  que  Jésus  avait  donné  un  enseignement 
secret  aux  trois  apôtres  qui  avaient  été  avec  lui  sur  le  mont 
de  la  Transfiguration!  Geux-ei  auraient  communiqué  plus 
tard  cet  enseignement  aux  autres  apôtres.  Il  n'est  pas  sans 
importance  que  Clément  s'en  rapporte  si  souvent  à  la  tra- 
dition des  u  anciens  ».  Son  christianisme  dérive  de  la 
source  même  qui  alimentait  la  piété  de  la  majorité  des 
chrétiens  de  son  temps. 
**"  Et,  cependant,  que  ce  christianisme  était  encore  éloigné 

A/M'—  de  celui  qui  devait  prévaloir  quelques  siècles  plus  tard  ! 

Le  bon  Photius  est  scandalisé  par  la  lecture   des  Hypoty- 
poses.  Clément  interrompait  son  commentaire  non  seule- 
ment pour  rapporter    quelque   tradition,    mais  aussi  pour 
exposer  parfois   ses   doctrines.  Photius   les   trouve   blas- 
phématoires.  Il    se  demande   si  quelque  faussaire  n'a  pas 
./. -UaKAKjl.    introduit  ces  impiétés  dans  le  livre  du  docteur  d'Alexan- 
drie.   Il    devait,    en   effet,  s'y  trouver  des  choses  surpre- 
nantes.   Clément    ne    rapporte-t-il    pas,  toujours   d'après 
une    tradition,     (pie    Jean,     ayant     touché     le    corps    du 
Seigneur,    sa    main    ne  rencontra  aucune    résistance  :    la 
UXvv^u  Jmajt.  cnair   i,',.|;iii  qu'apparente    '.    C'était  du  docétisme   pur. 
M.  Zahn  s'efforce  de  montrer  qîTil  ne"~pouvaîf  rien  y  avoir 
dans  !<■>  Hypotyposes  de  plus  fort  que  ce  qui  se  lit   dans 
les  Stromates,  et   qu'il  ne  faudrait  pas  supposer  que  dans 
son    commentaire    Clément    se    soit    montré    plus    hardi 
qu'ailleurs.  Peut-être  M.  Zahna-t-il  raison.  Il  n'en  est  .pas 

1.  Fragment  de  La  version  latine  :  Fertur  ergo  in  traditionibus  quo- 
m,i m  Johannes  ipsum  corpus,  quod  vrai  extrinsecus,  tangens  manum 
suant  in  profunda  misisse  et  duritiam  carnis  nullo  modo  reluctatam 
esse,  sed  locum  manui  praebuisse  discipuli. 


LES    ÉCRITS    DE    CLEMENT  45 

imoins*  remarquable  que  Photius  dit  lui-même  que  les 
Stromates  soulèvent  moins  d'objections  '.  Il  faut  dire  que 
-lions  n'avons  pas,  dans  ce  livre,  un  système  de  dogma- 
•i\\\e.  Ah!  si  Clément  avait  pu,  comme  il  en  avait  le 
dessein,  exposer,  dans  un  ouvrage  spécial,  ses  doctrines 
et  son  système,  qui  oserait  affirmer  qu'il  n'aurait  pas  été 
en  scandale  à  Photius  et  à  bien  d'autres? 

Il  ne  faut  pas  trop  regretter  la  perte  des  Hypotyposes  de 
Clément.  L'interprétation  des  Ecritures  n'y  perd  rien. 
L'exégèse  de  notre  auteur  est  entièrement  dominée  par  tuUv-Ù^  *' 
Fallégorie.  Il  ne  se  soucie  pas  de  découvrir  le  vrai  sens  GU/Je,. 
du  texte  sacré;  celui-ci  n'est  pour  lui  qu'un  voile  qui 
cache  dans  ses  plis  un  sens  mystérieux  auquel,  bien 
entendu,  les  auteurs  sacrés  n'ont  jamais  songé  2.  Nous 
dirons,  dans  la  suite,  l'immense  service  que  la  méthode 
allégorique  a  rendu  à  la  pensée  chrétienne;  mais  en  ce 
qui  regarde  l'intelligence  des  Écritures,  elle  n'a  fait  que 
la  retarder.  Pour  savoir  ce  qu'a  été  l'exégèse  de  Clément, 
nous  n'avons  pas  besoin  des  Hypotyposes.  Il  y  en  a,  en 
abondance,  dans  les  écrits  que  nous  possédons.  Notre 
auteur  n'émet  jamais  une  idée  sans  nous  montrer  aussitôt 
qu'elle  se  trouve  dans  rEcritjjre^On  pourrait  tirer  des 
Stromates  un  véritable  commentaire  allégorique  de  la 
Bible.  C'est  ce  qui  fait  que  cet  écrit  parait  interminable. 
Tout  au  plus,  la  perte  des  Hypotyposes  peut-elle  paraître 
sensible  à  cause  des  anciennes  traditions  que  contenait 
cet  ouvrage.  Peut-être  s'y  trouvait-il  quelques-uns  de  ces 

1.  Pliut.,  Bibl.,  c.  111  :  ...  5tuT7]  oï  r,  rûv  ffrpiofia-céiov  pt6Xoç  Ivi<r/ou 
oùy  &yuÔ;  ô'.aXa'j.ÇâvE1.,  où  [livre»  y2  warcep  aî  &7COTU7toSa£iç  àÀÀà  ■/.%'•.  Jcpoç  rcoXXa 
tojv  l/EÏ  v.ay.ây  Etai. 

2.  Quis  dites  salvetur,  %  5,  Clément  dit  dans  ce  passage  qu'il  ne  faut 
pas  entendre  les  paroles   de    Jésus  aapxîvtoç,    mais   qu'il  faut    tov  iv  cotoT; 


46  clément  d'Alexandrie 

traits  topiques  qui  font  pénétrer  dans  l'àme  même  dune 
époque  ! 

Clément  n'a  pas  seulement  écrit  pour  l'élite  du  public 
y  .    chrétien.   Il  y  a  plusieurs  de  ses  traités  qui  ont  bien  l'air 

d'avoir  été  de  véritables  sermons.  Il  n'y  aurait  rien 
d'étonnant  à  cela.  Origène  a  été,  dans  la  dernière  période 
de  sa  vie,  un  prédicateur  populaire.  Certains  faits  nous 
autorisent  à  penser  que  Clément  l'a  été  aussi,  du  moins 
-  dans  certaines  occasions.  Il  était  ancien  de  l'Église 
il  Alexandrie,  et,  a  ce  titre,  il  a  du  présider  plus  d  une 
fois  le  culte  '.  En  outre,  son  élève  et  ami,  Alexandre, 
qui  devint  évêque  de  Jérusalem,  lui  rend  ce  beau  témoi- 
gnage, dans  un  fragment  de  lettre  que  nous  possédons 
encore,  qu'il  s'est  rendu  fort  utile  dans  l'Eglise  dont 
Alexandre  était  évêque  au  moment  où  il  écrivait.  Quels 
services  Clément  aurait-il  pu  pendre  à  celte  Eglise  s'il 
n'y  avait  prêché  el  exhorté? 

Une  des  homélies  de  Clément  nous  a  été  conservée,  el 
nous  avons  1rs  titres  de  trois  autres.  Du  jeûne,  delà  médi- 
sance, de  la  patience,  du  salut  des  riches,  ce  sont  là  des 
„  sujets  de  sermons  '2.  L'homélie  qui  est  intitulée  :  Quis 
dives  salvetur,  nous  permet  de  juger  du  talent  de  prédi- 
cation de  Clément.  C'est  déjà  un  véritable  sermon.  C'esl 
tout  ensemble  un  discours  qui  traite  d'un  sujet  et  une 
homélie  qui  explique  une  péricope  de  l'Evangile.  Le  pré- 
dicateur a  voulu  examiner,    à  propos   du  passage,   Marc, 

1.  Tertullien,  Apologeticus,  39;  praesident  probati   quique  seniores. 
Eus.,   II.  11..  VI,    M    ;    KXrJp.6vros  toO  [xaxapîou  jïpea6uTépou  oç  /.%':  Èvô<x8e  -%- 

...  IrceffTjfpiÇé  ~.:.  xai  v'r'i"-  '■',''  ~'IJ  xupîou  ixxXjjaîav. 

2.  I  us  .  //.  /  ..  VI,    13,  '■>  :  ïaz\    8è    autû...  tîç    ô    awÇdjxevoç    rcXoûato;... 
xal  sept   V7)<mtas   xat    nspl   xaxaXaXias   za;.  ô    rcpoTpejtxixôï  e?{  &7C0- 

/    npô{  t'.j-  .:...    Voir   A.    Barnack,    Geschickte 

der  Altchr.  Litteratur,  t.  I,  p,  299,  302. 


LES    ÉCRITS    DE    CLEMENT  47 

x,  17  à  31,  à  quejles  conditions  les  riches  peuvent  obtenir 
Te  salut.  Il  y  a  un  exorde  clans  lequel  il  flétrit  ceux  qui 
foiït  métier  de  les  flatter.  Il  rappelle  le  mot  de  Jésus  qu'il 
est  j>lus  facile  à  un  chameau  de  passer  par  le  trou  d'une  ~ 
aiguille  qu'à  un  riche  d'entrer  dans  le  royaume  de  Dieu. 
Cette  parole  est  propre  à  jeter  les  riches  dans  le  déses- 
poir. Il  s'agit  donc  de  bien  l'entendre.  Voilà  le  sujet 
présenté.  Vient  ensuite  la  première  partie  du  discours. 
Elle  consiste  dans  l'explication  de  la  péricope  de  Marc.  Il 
faut  chercher  le  vrai  sens  des  paroles  du  Christ.  Jésus 
n'exige  pas  qu'on  se  dépouille  de  ses  biens  si  l'on  est 
riche,  mais  que  l'on  extirpe  de  son  âme  les  passions  qui 
rendent  funeste  l'usage  des  richesses.  Voilà  l'idée  mai- 
tresse  du  discours,  fort  ingénieusement  tirée  du  texte. 
La  conclusion  de  cette  première  partie  est  que  Ton  peut 
parfaitement  être  sauvé  tout  en  étant  riche,  mais  que  la 
difficulté  est  plus  grande  pour  ceux  qui  ont  de  la  fortune 
que  pour  les  autres.  (Puis  commence  la  deuxième  partie 
du  discours.  Le  prédicateur  définit  les  conditions 
auxquelles  même  les  riches  peuvent  être  sauvés.  C'est 
l'occasion  d'une  éloquente  peinture  de  ce  qu'est  le  véri- 
table chrétien.  Le  trait  distinctif  de  son  caractère  est  la 
fraternité.  «  Tel  chrétien  intercède  pour  toi  auprès  de 
«  Dieu;  un  autre  te  console  lorsque  tu  es  malade;  un 
«  autre  verse  des  larmes  pour  toi,  en  intercédant  en  la 
«  faveur  auprès  du  Seigneur  de  l'univers;  un  autre  t'ins- 
«  truit  dans  les  choses  qui  sont  utiles  au  salut;  un  autre 
«  te  reprend  avec  franchise  ;  un  autre  te  conseille  avec 
«  bonté;  tous  t'aiment  avec  sincérité,  sans  fraude,  sans 
«  crainte,  sans  hypocrisie,  sans  flatterie,  sans  feinte.  Oh! 
«  le  doux  service  de  gens  qui  aiment,  etc.  »  (§  35).  Ainsi  le 
riche  peut  s'appuyer  sur  ses  frères  qui  l'aideront  à  porter 
le  fardeau  de  ses  richesses.  Pratiquant  lui-même  la  ira- 


Sm^x, 


5t8  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

ternité  e1  en  même  temps  enveloppé  par  elle,  il  sera  un 
vrai  chrétien,  et  il  ne  mésùsera  pas  de  ses  biens.  Enfin, 
pour  se  défendre  plus  sûrement  contre  les  dangers  de  la 
richesse,  qu'il  s'attache  un  homme  de  Dieu,  dont  la  mission 
consistera  à  l'avertir,  à  prier  pour  lui,  à  être  pour  lui 
comme  un  ange  de  Dieu. 

La  péroraison  de  ce  beau  discours  est  célèbre.  C'est 
l'histoire  de  ce  jeune  homme  que  l'apôtre  Jean  avait  confié 
à  un  évêque,  qui  s'évade  pour  devenir  bandit  et  que  le 
jXiL  SKiAP1*'-  saint  apôtre  poursuit  jusqu'à  ce  qu'il  l'ait  ramené  à 
l'Eglise.  Eusèbe  a  détaché  cette  belle  légende  pour  l'in- 
tercaler dans  son  Histoire  ecclésiastique.  On  la  retrouve 
•  gaiement  dans  beaucoup  de  manuscrits. 

Admirablement  composé,  d'une  belle  ordonnance,  ce 
discours  renferme  quelques-unes  des  idées  préférées  de 
Clément,  exprimées  avec  une  simplicité  remarquable.  Les 
passages  d'exhortation  abondent.  A  chaque  instant,  le 
prédicateur  interpelle  son  auditeur,  le  presse,  s'insinue 
dans  son  cœur  et  sa  conscience.  Dans  ces  endroits, 
Clément  rappelle  d'une  manière  frappante  Epictète  inter- 
rompant un  développement  pour  prendre  son  auditeur 
corps  à  corps  et  l'obliger  à  rendre  témoignage  à  la  vérité. 
C'est  le  même  ton  pénétrant  et  plein  d'onction. 

Clément  n'est  pas  resté  étranger  aux  controverses 
qui,  de  son  temps,  agitaient  l'Église.  Eusèbe  ainsi 
-  u  T '-^  ^  que    Photius    mentionnent   un    traité    qu'il    aurait    écrit 

II:-.',  toû  H'y-y-y.  '.  Il  en  reste  encore  quelques  très  mai- 
gres  débris  -.  Méliton  de  Sardes  avait  déjà  composé 
un  écrit  sur  ce  sujet,  cl  c'est  ce  qui  a  donné  l'idée 
à    Clément    d'intervenir   dans    la    controverse  quartodé- 


1.  Eus.,  //.  /'..  VI.  13,3.  Photius,  Bibliotk.,c.  III 

2.  Voyez  Th.  Zalm.  Forschungen,  t.  III,  p.  34  Bqq. 


LES    ÉCRITS    DE    CLEMENT  49 

^imane*  qui    divisait    l'Église    à    la    fin    du    n*    siècle   *. 
Dès    qu'il   eut  annoncé  son  intention,  ses  amis   le    priè- 
rent de    mentionner    dans    son    traité   les    opinions    des 
hsétiens   éminents    de    la    génération    précédente    qu'il 
avait  connus  2.  On  savait  que  Clément  avait  pieusement 
recueilli  les  sentences  et  les  traditions  des  «  anciens  ». 
Nous  ne    pouvons  savoir  ce  qu'a  été   le  Hepl  toC    nàaya, 
mais  que  Clément  ait  écrit  ce  traité  et  que  par  là  il  soit 
intervenu  dans  une  des  controverses  intestines  de  l'Eglise 
de  son  temps,  n'est-ce  pas  une  indication  qu'iLaJité^peut- 
être  plus  homme  d'Église  qu'on  ne  le  suppose  ?/L'écrivain  i 
qui  a~donné  au   christianisme  de  son  temps  une   forme    ^cl41£J  -CviivO'U 
philosophique    qui   semble   l'éloigner   de    la    masse    des    j^^^m^^ 
fidèles  est  en  pleine  lumière; Ile  simple  chrétien  qui  s'est 
préoccupé  des  questions  d'ordre  purement  intérieur,  qui  ^^^J  cuUiv^ 
a  été  plus  d'une   fois  prédicateur  populaire  et  qui   a  su 
demeurer  en  communion  étroite  avec  l'Église,  est  plus 
effacé.  Il  n'en  a  pas  moins  existé.  C'est  encore  ce  que  le 
fait   suivant  nous  autorise  à  croire^  L'Église   avait  à  se 
défendre  contre  le  judaïsme  et  les  tendances  qui  en  déri- 
vaient.   La   controverse  avec  les  Juifs   était  vive.   Justin 
Martyr  lui   a  consacré  son   Dialogue  avec  Tryphon.  Les 
exégètes  juifs   contestaient  aux  chrétiens  l'interprétation 
qu'ils  donnaient  des  passages  messianiques  de  l'Ancien- 
Testament.    Il   fallait    répondre;   autrement  le    puissant 
argument  que   l'on  tirait  de   la  prophétie   hébraïque   en 
faveur  du    christianisme  risquait  d'être   ruiné.  Ainsi  s'ex- 
plique la  vivacité  de  la  controverse.  En  homme  qui  em- 
brasse  avec    chaleur  les    intérêts  de  l'Église,    Clément, 
comme  Justin,  a  aussi  composé  un  traité  contre  les  Juifs 


1.  Eus.,  H.  E.,  IV,  26,  4. 

2.  Eus.,  H.  E.,  VI,  13,  9  :  |y.6taa8f|vaiô[j.oXoyeî  rpo;  tûv  boupcov,  etc. 

4 


jj*fiJL,v^  \>\)X&A 


50  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

-'v  -    ou  du   moins  contre  des  chrétiens   <jiu  paraissaient  plus 

^jjq  attachés  au  judaïsme1  qu'au  christianisme  '. 

Nous  nous  sommes  efforcé,  dans  ce  chapitre,  de  mettre 
en  lumière  certains  côtes  de  notre  écrivain  qui  sont  moins 
apparents  à  cause  de  la  perte  de  tous  les  ouvrages  que 
nous  avons  mentionnés,  à  l'exception  du  Quis  clives  salve- 
tur.  Il  faut  se  garder  de  ne  voir  en  Clément  que  l'auteur 
des  troi>  écrits  que  nous  possédons.  Nous  aurions  une 
idée  fort  incomplète  de  son  activité  littéraire.  Celle-ci 
s'est  exercise  dans  tous  les  domaines.  Clément  a  été  pré- 
dicateur et  polémiste  en  même  temps  qu'apologète  et 
théologien.  Ses  écrits  embrassent  à  peu  près  les  mêmes 
matières  que  ceux  d'Origène.  En  toutes  choses,  le  disciple 
n'a  fait  que  reprendre  l'œuvre  du  maître  sur  une  plus 
vaste  échelle  et  avec  plus  de  génie.  Comme  il  a  été  le 
véritable  fondateur  de  l'Ecole  catéchétique,  Clément  a  été 
également  un  initiateur  dans  le  domaine  théologique. 
11  a  eu  moins  d'éclat  que  son  successeur,  mais  il  a  eu 
peut-être  plus  d'originalité. 

1.  Kus.,  //.  /..,  13,  3  :  Kavwv  Èx/.).T]ariaiT'./'.o;  îj  r.z'j;  -o:j;  îojôa^ovTaç  ; 
Zahn,  op.  cit..  t.  III.  35-37. 

Nous  n  avons  mentionné  «buis  ]<•  texte  que  les  écrits  dont  l'authenticité 
est  inton  lestée.  Il  y  a  encore  le  Qept  rtpovoiaç.  La  première  mention  qui  en 
soil  faite  ae  remonte  pas  au  delà  du  vne  siècle.  Eusèbe  ne  l'a  pas  dans 
-..ii  catalogue  -lis  écrits  île  Clément.  Maxime  le  Confesseur  en  donne  un 
Fragment.  Voyez  Harnack,  Geschichie  der  Altchrist.  Litterat.,  t.  I,  p.  302. 


PREMIÈRE    PARTIE 


~.V 


CHAPITRE  PREMIER 

Le  grand  Ouvrage  de  Clément. 

A  la  fin  du  n' siècle,  l'Eglise  chrétienne  n'est  plus  une 
secte  obscure.  On  a  pu  voir  dans  le  premier  chapitre  de 
notre    introduction   les   immenses    progrès    qu'elle  avait 
alors  accomplis.  C'est  l'heure  où  le  christianisme  s'impose 
à  l'attention  du  monde.  L'importance  qu'il  vient  d'acqué- 
rir et  qui    s'accroît    chaque  jour   lui   crée   de  nouveaux 
devoirs  et  le   met  en  présence   de  questions  pressantes 
qu'il  faut  résoudre.  Plusieurs  sont  vitales.  L'une  de  celles 
dont  la  solution  intéresse  l'avenir  même  de  la  nouvelle (Xw^&W.eWilvH* 
religion  est  de  savoir  quelle  sera  l'attitude  qu'elle  pren-  xwtLwu^ 
dra  à  l'égard    de  la   philosophie   grecque.    C'est   sur  ce  j^ ■  A 
point   que    nous    nous  proposons  d'interroger    Clément 
d'Alexandrie.  Les  Stromates  nous  donneront  sa  réponse. 

Cet  écrit  est  peut-être  le  plus  important  de  toute  la  lit-  ffkç^v^i.y 

térature  chrétienne  des  11e  et  nie  siècles  et  il  n'y  en  a  pas 
de  plus  obscur.  On  se  demande  encore  quel  en  est  exacte- 
ment le  sujet,  quel  était  le  but  que  Fauteur  se  proposait,  ^«vWA£u?4,  ■Mïh 
si  ce  livre  a  un  plan  ou  s'il  n'en  a  pas,  si  Clément  l'a 
jamais  terminé,  si  c'est  son  dernier  ouvrage  ou  s'il  a  été 
suivi  d'autres  écrits.  Dans  ces  conditions,  n'est-il  pas 
nécessaire  de  commencer  par  présenter  les  Stromates  au 
lecteur,   de  lui  en  faire  l'analyse,  d'essayer  de  répandre 


« 


52 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


^"Wow^i 


M\fiÀ 


JXMMJ. 


— 


sur  cel  écrit  le  plus  de  lumière  possible?  Comment  pour- 
rait-on utiliser  avec  fruit  le  livre  de  Clément  si  l'on  n'était 
pas  à  peu  près  au  clair  sur  les  diverses  questions  que 
soulèvent  sa  composition  et  son  caractère? 

Les  Stromates  font  partie  d'un  vaste  ouvrage  que  Clé- 
ment n'a  jamais  pu  achever,  mais  dont  il  nous  a  laissé  le 
plan.  Ce  plan  se  trouve  exposé  dans  un  passage  dont  nous 
donnons  ici  la  traduction  :  «  De  ces  trois  choses  qui  se 
«  rapportent  à  l'homme,  les  mœurs,  les  actions,  les  pas- 
ce  sions,  le  Protrepticus  a  reçu  en  partage  les  mœurs  l  » 
«  C'est  lui  qui  conduit  à  la  piété;  comme  la  quille  d'un 
«  navire,  il  constitue  le  fondement  de  l'édifice  de  la  foi; 
«  grâce  à  lui  nous  abjurons  avec  joie  nos  anciennes  opi- 
«  nions;  nous  rajeunissons  en  vue  du  salut;  nous  nous 
«  écrions  avec  le  prophète  :  Comme  Dieu  est  bon  pour 
«  Israël,  pour  ceux  qui  ont  le  cœur  droit!  Les  actions 
«  tombent  sous  la  surveillance  de  la  Parole  qui  donne  les 
«préceptes,  tandis  que  la  Parole  qui  exhorte  se  charge  de 
«  guérir  les  passions.  C'est  toujours  la  même  Parole  (ou 
«  Logos)  dans  des  rôles  différents.  Elle  arrache  d'abord 
«  l'homme  aux  habitudes  de  ce  monde  qui  ont  grandi  avec 
«  lui,  puis  elle  le  conduit  à  l'unique  salut  qui  découle 
«  de  la  foi  en  Dieu. 

«  Ainsi,  le  céleste  guide,  la  Parole,  s'appelle  Protrcp- 
«  tiens  ou  Convertisseur  lorsqu'elle  invite  les  hommes  au 
«  salut...  Mais  lorsqu'elle  est  dans  son  rôle  de  médecin 
«  et  de  précepteur,  rôle  qui  fait  suite  au  premier,  elle 
«  exhorte  à  l'obéissance  celui  qu'elle  a  converti,  lui  pro- 
((  mettant  la  guérison  de  ses  passions.  Qu'elle  reçoive 
<«  donc,  conformément  à  son  rôle,  le  nom  de  Pédagogue. 


» 


1.  Protrepticus  ou  exhortation  aux  païens,  c'esl  le  titre  de  ta  première 

partie. 


t  LE    GRAND    OUVRAGE    DE    CLEMENT  53 

à  Or,  fe  Pédagogue  s'occupe  de  l'action  et  non  de  la 
«  science.  Son  but  n'est  pas  d'instruire  l'âme,  mais  de  la 
«  rendre  meilleure;  il  veut  être  le  maître  non  d'une  vie 
•!.«  savoir,  mais  d'une  vie  de  vertu.  » 
«  Ainsi  donc  cette  même  Parole  (outre  ses  deux  pre- 
«  miers  rôles)  est  aussi  didactique.  Mais  ce  ne  sera  pas 
«  maintenant,  dans  cet  ouvrage.  La  Parole  didactique  (6 
a  8t8a<rxaXtxéç),  c'est  celle  qui  donne  des  clartés  et  des  révé- 
«  lations  dans  le  domaine  des  doctrines  (èvTotç8oY{jiaTixoIç)... 
«  Ainsi  de  l'action  du  Pédagogue  (IvOévSe)  résulte  la  gué- 
a  rison  des  passions;  le  Pédagogue  affermit  les  âmes 
«  comme  un  médecin  ses  malades,  il  les  traite  par  des 
«  exhortations  bienveillantes  et  les  prépare  à  recevoir  la 
«  connaissance  complète  delà  vérité...  En  effet,  nul,  étant 
«  encore  malade,  ne  pourrait  apprendre  quoi  que  ce  soit 
«  des  doctrines  avant  d'avoir  recouvré  sa  parfaite  santé... 
«  L'âme  malade  a  besoin  du  Pédagogue,  afin  qu'il  guérisse 
«  les  passions,  ensuite  du  Docteur  (8i8à<xxaXoç),  lequel,  par 
«  ses  soins,  la  rendra  apte  à  connaître,  capable  de  con- 
«  tenir  en  elle-même  la  révélation  de  la  Parole.  Ainsi  la 
«  Parole  (Logos)  voulant  achever,  étape  par  étape,  notre 
«  salut,  suit  une  méthode  excellente;  elle  convertit  d'abord 
«  (itpoTpéiwdv  àvuOsv),  puis  elle  discipline  (eratTa  TcaiSaytoY"7)» 
«  et  finalement  elle  instruit  («ci  7câ<nv  IxSiSàa-xtùv)  '.  » 

Voilà  l'esquisse  d'un  plan  qui,  certes,  ne  manque  pas 
de  grandeur.  L'ouvrage  que  Clément  se  propose  d'écrire 
aura  trois  parties^  La  première  s'adressera  aux^  païens. 
L'auteur  y  fera  œuvre  de  propagande.  Son  but  sera  de 
détacher  ses  lecteurs  du  paganisme  et  de  les  amener  au 
christianisme.  11  faut  d'abord  qu'il  les  dégage  de  cet 
ensemble  de  coutumes  et  de  croyances  qui  constituent  la 

1.  Paedagogus,  I,    c.  i. 


54  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

vie  païenne.  Pour  désigner  celle-ci  sous  ses  différents 
aspects,  Clément  se  sert  d'un  ternie  1res  compréhensif.  Ce 
sont  les  ïjOyi,  les  mœurs,  les  usages,  la  vie  du  siècle.  Il 
l'appelle  aussi  7j  «ruvrpocpoç  xal  xoo-(jlixy|  awr|9eia,  la  vie  du  siècle 
à  la(|uelle  on  a  été  habitué  dès  sou  enfance.  La  vie  du  siècle 
implique  des  croyances  qui  sont  également  à  répudier, 
■zr;  ïcaAaiàç  à«o ;jlvj[j.£vo'.  oôça^.  En  même  temps  qu'on  se 
détourne  du  paganisme,  on  se  tournera  vers  le  christia- 
■  _«_ —  nisme.  Le  but  de  Clément  est  non  seulement  d'affranchir 
son  lecteur  païen,  mais  de  lui  communiquer  la  foi.  Ce  sera 
le  fondement  d'un  édifice  de  vie  chrétienne  qui  s'élèvera 
dans  la  suite.  En  un  mot,  le  résultat  que  Clément  veut 
obtenir  par  sa  première  partie,  c'est  de  mettre  son  lecteur 
en  état  d'être  baptisé  l.  Il  s'agit  d'abord  de  le  convertir. 
Voilà  pourquoi  il  intitulera  cette  première  partie  :  le 
Convertisseur,  Protrepticus . 

Dans  sa  deuxième  partie,  Clément  prendra  son  lecteur 
au  point  où  il  l'aura  laissé  à  la  lin  de  la  première.  Ce  lec- 
teur est  censé  s'être  converti  au  christianisme.  Il  a  reçu  le 
baptême.  Le  strict  nécessaire  est  fait,  mais  Clément  ne  veut 
pas  que  Ton  s'en  tienne  là.  A  ses  yeux,  son  néophyte  est 
encore  un  malade.  Il  a  renoncé  au  paganisme,  mais  il  a 
L'âme  pleine  de  passions  impures  dont,  seule,  une  persé- 
vérante discipline  aura  raison.  A  cette  âme  malade,  il  faut 
maintenant  appliquer  des  remèdes  appropriés.  En  d'autres 
termes,  il  faut  l'initier  à  la  vraie  vie  chrétienne.  Celle-ci  est 
entièrement  contraire  à  la  vie  du  siècle.  Il  faut  que  le 
néophyte  en  apprenne  les  saintes  lois,  qu'il  en  pratique 
les  préceptes.  Tracer  les  règles  de  la  vie  chrétienne,  dis- 

1.  Voyez  Protrepticus,  94  (édition  Dindorf).  Ce  passage  montre  claire- 
ment que  ce  que  Clément  voulait  obtenir  de  ses  lecteurs  par  s<m  Protrep- 
ticus, c'était  le  baptême  :  l~:  tô  XootdÔv,  ir.l  tÎjv  atoTTjpîav,  inl  tôv  »«dtw- 
(iôv  JïapaxaXtl  [à  flaTifp). 


LE    GRAND    OUVRAGE    DE    CLEMENT  55 

^çipliner  le  lecteur,  l'affranchir  des  vices  et  des  passions 
incompatibles  avec  le  christianisme,  voilà  ce  que  Clément  v\  ttf-c  .  <„_ 
se  propose  de  tenter  dans  sa  seconde  partie.  Ce  sera  un 
!'\""de  morale  ou  de  discipline  chrétienne.  Ce  sera  un 
enseignement  tout  pratique.  La  théorie,  la  doctrine,  la 
science,  la  philosophie  en  seront  bannies.  Voilà  pourquoi 
Clément  intitulera  cette  deuxième  partie  de  son  grand 
ouvrage,  Paedagogus,  l'Educateur  l. 

Mais   Clément   a    l'ambition    d'achever  l'œuvre   qu'il  a      -  -  «^i-i'itw 
commencée  et  de  la   couronner.   Son    lecteur  est  devenu 
chrétien  authentique.  Sa  vie  témoigne  de  la  sincérité  de 
sa  conversion.  La   discipline  chrétienne  l'a  guéri   de  ses 
passions.  Il  est  intérieurement  purifié.  Le  voilà  donc   en 
état  de  recevoir  les  plus  hautes  révélations  que  contient 
le  christianisme.  Il  y  a  tout  un  ensemble  de  doctrines  qui    ^u^-*^aK 
constituent  ces  révélations.  C'est  une  sorte  de  science  ou    J^^uLu^\i. 
de  gnose  divine.  L'heure  est  venue  de  la  communiquer  à 
célïx~deslecteurs  qui  ont  suivi  Clément  jusque-là,  c'est-à- 
dire,  qui  ont  non  seulement  Iule  Pédagogue,  mais  qui  en 
ont  fait  l'application  à   eux-mêmes.  L'enseignement  doc- 
trinal,  tel  sera  l'objet  de  la  troisième  et  dernière  partie.    *&*  ~~^"  * 
Elle  sera  essentiellement  didactique.  Voilà  pourquoi  Clé- 
ment l'intitulera  6  owàs-xalo;,  Magister,  le   Docteur  2. 

Notre  auteur  est  le  plus  modeste  des  hommes.  Il  aspire 
à  s'effacer.  Il  nous  assure  que  les  Stromates,  par  exemple, 
ne  sont  que  des  mémoires;  il  a  voulu  v  consigner  les  nobles 

l.Cf.   VII,  Strom.,  27. 

2.  Paedag.,  I,  3  :  i:.-.z  ok  zetî  SiSaoxâXoo  ;  Paedag.,  III,  87  :  ô  r.x'Z-x-fiMyjz 

fjiAÎv  àor,v  oisîXsxxat  à'/  piç  av  àyâyr, -so;  rôv   StSâaxaXov -z.;    oï    IÇïjpJaeiç 

aù-ûv  (ypaçûv)  hznpimav  -w  Si8aaxâX<o  ;  Paedag..    III,  97  :     àXX'  oux    èu.ov 

ip7)(Ttv  <j  -xioaywvô;    o'.oii/.îv/   ï-:  Taira,  SiSaaxâXou  oï repôç  ov  J)[iîv  [JaBia- 

téov,  y.al  or;  wpa J'J-ïî  àxpoaaOat  tou  O'.oaiy.à/.oj.  De  ces  tcxles    il  ressort 

clairement,  nous  semble-l-il,  que  Clément  avait  lintention  de  donnera  sa 
troisième  partie  le  titre  de   O'jâsxaXo^ 


56  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

enseignements  qu'il  a  reçus  de  ses  maîtres.  Aussi  n'est-ce 
pas  en  son  nom  propre  qu'il  parlera  ;  ce  sera  bien  plutôt  le 
Verbe  de  Dieu,  le  Logos  éternel  qui  se  fera  entendre.  Clé- 
vM»  meut  ne  sera  cpie  son  organe.  Comme  les  prophètes,  notre 
catéchète  ue  veul  être  qu'une  Voix1.  C'est  donc  le  Logos 
qui  invile  les  païens  à  se  convertir  dans  la  première  partie, 
qui  l'ait  l'éducation  chrétienne  des  néophytes  dans  la 
seconde,  et  qui  révèle  les  plus  hautes  doctrines  à  une 
élite  de  fidèles  dans  la  dernière  2. 

On  remarquera  sans  doute  que  Clément  n'expose  ce 
vaste  plan  qu'au  début  de  son  Pédagogue.  Le  Protrepticus 
est  déjà  écrit.  L'idée  de  son  grand  ouvrage  ne  lui  serait- 
elle  venue  qu'au  moment  d'achever  le  traité  qui  devait  en 
être  la  première  partie?  C'est  possible.  Nous  le  verrons, 
Clément  se  jette  volontiers  dans  un  sujet  avant  d'avoir 
tracé  un  plan  ;  il  ne  le  l'ait  que  lorsqu'il  se  sent  débordé 
par  la  matière  et  en  péril  de  tomber  dans  la  confusion. 
Aurait-il,  cependant,  donné  à  son  Exhortation  aux  païens 
ce  titre  de  Protrepticus,  et  ce  traité  aurait-il  si  bien  répondu 
à  ce  que  devait  être  la  première  partie  de  l'ouvrage  dont 
Clément  trace  le  plan  au  commencement  du  Pédagogue, 
s'il  n'avait  pas  déjà  conçu  ce  plan  et  formé  le  projet 
d'écrire  cet  ouvrage  ? 

D'où  est  venu  à  notre  auteur  le  dessein  que  nous  venons 
d'exposer?  Peut-on  expliquer  la  genèse  de  son  œuvre? 
Elle  semble  en  premier  lieu  lui  avoir  été  suggérée  par  la 
forme  même  qu'il  donnait  à  son  enseignement.  Eusèbe 
nous  apprend  qu'Origène  fut  obligé  de  se  décharger  d'une 


1.  VF.  Strom.,   li)K  :    roli  8e Kpo<ft\tat; Spyava  Beîas  '(v/ou.hrt;    (lire 

ysvo|xivouç)  ytovfjç. 

2.  Paedag.y  I,  3  :    h    -xt.x  piXàvOptojîoj  Àoyo;     npoxpéntav    SvuiOsv,  KnsiTa 


LE  GRAND  OUVRAGE  DE  CLEMENT  57 

> 

partie  ée  sa  tache  sur  Héraclas  2.  Il  se  réserva  les  élèves  ou 
auditeurs  plus  avancés.  A  bien  des  égards,  Origène  n'a 
£»it  que  restaurer  l'École  que  Pantène  et  Clément  avaient 
créfte.  Il  est  probable  que,  de  très  bonne  heure,  on  divisa 
les  auditeurs  en  plusieurs  catégories.  Ce  qui  donne  lieu 

loi 

de  le  croire,  c'est  que  Clément  et  Pantène  ont  enseigné  VV/C  ° 
ensemble  pendant  dix  ans  environ.  Les  textes,  d'ailleurs,  v{zwVj'/j^xm^ 
l'ont  supposer  que  les  élèves  du  Didascalée  devaient  être  di)^ajjJfJU 
assez   mêlés.    Il  y  avait  des   païens  côte  à   cote   avec  de 
jeunes  chrétiens  ;  on  y  voyait  aussi  des  gnostiques  comme 
cet  Ainbroise  qu'Origène  ramena  plus  tard  à  l'Eglise.  Les 
uns  commençaient  à  devenir  chrétiens,    tandis  que  les 
autres  s'élançaient  au  sommet  de  la  nouvelle  religion. 

Une  partie  de  l'enseignement  de  Clément  s'adressait  à 
des  païens.  Le  Protrepticus  résume  cet  enseignement  et  X^  .\vv%^ut 
nous  le  fait  connaître.  Au  Didascalée,  comme  dans  les  u  /i^vu-  '-cw 
écoles  platoniciennes  ou  stoïciennes,  on  s'exerçait  à  vivre 
selon  certaines  règles.  On  s'y  préoccupait  autant  de  la 
conduite  que  de  la  connaissance:  Le  Pédagogue  nous  a 
conservé  la  substance  de  l'enseignement  moral  de  Clé- 
ment et  nous  donne  une  idée  de  la  discipline  chrétienne 
qu'il  prêchait  aux  néophytes.  Enfin,  le  AiBàcrxaAoç,  si  nous 
l'avions,  nous  aurait  donné  une  sorte  de  système  des  doc- 
trines qu'il  exposait  à  un  petit  nombre  d'auditeurs.  Tel 
est  le  lien  que  nous  constatons  entre  l'ouvrage  que  rêvait 
Clément  et  son  enseignement.  En  somme,  l'œuvre  qu'il 
projetait  et  qu'il  a  en  partie  achevée  nous  apparaît  comme 
le  testament  de  son  catéchuménat. 

Une  idée  domine  toute  la  pensée  de  notre  auteur.  C'est 
l'idée  essentiellement  grecque   que   la    vertu  s'apprend.      vw^u^T. 

1.  H.  E.,  VI,   15;  Tû  [iâv    ('HpaxXa)   tï)V  ~vôtt,v  :wv  t.-.-.:    TîOi^stoujiivuv 


.">£  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

Depuis  Socrate,  elle  règne  en  souveraine  clans  la  philoso- 
phie. Platon  en  l'ail  l'application  sur  la  plus  vaste  échelle 
dans  sa  République.  A  partir  de  ce  célèbre  dialogue,  il  est 
acquis  que  l'excellence  morale  s'acquiert  par  l'exercice  ; 
c'est  essentiellement  affaire  d'éducation;  on  arrive  pro- 
gressivement et  par  une  discipline  spéciale  à  la  Sagesse 
H  à  la  Vérité.  Clément  a  hérité  de  cette  idée  ;  il  en  est 
pénétré  jusqu'aux  moelles  ;  il  en  a  fait  le  principe  de  tout 
wJ.vvv-uA«i son  système  d'éducation  morale  et  chrétienne.  Elle  nous 
parait  expliquer  la  conception  de  son  grand  ouvrage  et  la 
division  de  celle  œuvre  en  trois  parties.  Ces  divisions  ne 
correspondent-elles  pas  en  effet  aux  phases  principales 
de  la  vie  chrétienne,  telle  qu'elle  se  développait  au 
11e  siècle?  Il  faut  s'élever  d'abord  du  monde  jusqu'au 
christianisme.  Ce  sera  l'œuvre  du  Protrepticus.  On  se 
forme  ensuite  à  la  vie  chrétienne.  Ce  sera  la  tâche  du 
Pédagogue.  On  parvient  enfin  à  la  contemplation  de  Dieu. 
Ce  sera  le  triomphe  du  Didaseale.  Voilà  le  lecteur  de 
Clément  conduit  en  trois  grandes  étapes  des  bas-fonds 
du  paganisme  jusqu'au  sommet  du  christianisme! 

Avons-nous  signalé  toutes  les  causes  qui  expliquent  le 
plan  et  la  forme  générale  que  Clément  a  voulu  donner  à 
son  grand  ouvrage'.'  Nous  ne  le  pensons  pas.  Il  en  reste 
r,vv^i  une  dernière  qui  n'est  pas  la  moins  importante.  C'est 
l'idée  (Y initiation.  Les  mystères  jouent  un  rôle  important 
au  11e  siècle  '.  Les~~plïïs  graves  philosophes  s'en  préoc- 
cupent aussi  bien  que  les  gens  du  peuple.  Les  mystères 
incarnaient  alors  les  plus  fortes  aspirations  religieuses. 
Clément  en  était  comme  enveloppé,  et  l'initiation,  avec 
ses  particularités  si  frappantes,  se  présentait  sans  cesse 

1.  Anrich,    Dos   antike  Mysterienwesen   in   seinem   Einfluss  auf  das 
Christenthum.  Gôttingen,  1894;  G,  Wobbermin,  même  sujet,  Berlin.  1896- 


LE  GRAND  OUVRAGE  DE  CLÉMENT  59 

£son  esprit.  Ce- qui  le  prouve,  ce  sont  les  innombrables 
allusions  aux  mystères  qui  sont  parsemées  dans  les  Stro- 
întites  ',  (Test  encore  l'attention  qu'il  leur  accorde  dans 
Laj&rtie  de  son  Protrepticus  où  il  l'ait  le  procès  aux 
superstitions  païennes.  Aussi  est-ce  le  plus  naturellement 
du  monde  que  Clément  a  greffé  l'idée  d'initiation  sur 
l'idée  d'éducation,  et  que,  lorsqu'il  a  divisé  l'ouvrage  qu'il 
projetait  en  trois  grandes  parties,  il  a  songé  non  seule- 
ment à  Platon,  mais  aussi  aux  mystagogues.  Il  voulait, 
par  une  savante  initiation,  introduire  son  lecteur  dans  le 
sanctuaire  et,  de  degré  en  degré,  l'élever  aux  suprêmes 
mystères  chrétiens  2. 

Ainsi  s'explique,  croyons-nous,  la  genèse  de  l'œuvre 
dont  Clément  a  tracé  le  plan  dans  la  première  page  du 
Pédagogue.  Ce  plan  frappe  par  sa^belle  ordonnance  et  sa 
symétrie.  Ce  fait  ne  doit  pas,  cependant,  nous  faire  illu- 
sion au  point  d'y  voir  une  preuve  du  talent  littéraire  de 
l'auteur.  Quoiqu'il  ait  écrit  quelques  très  belles  pages, 
Clément  n'a  rien  du  littérateur.  La  recherche  littéraire  ne  tliMAjmM  m-  *Ui 
lui  inspire  que  du  dédain  3.  Jamais  auteur  n'a  été  moins  ^^^^.L. 
soucieux  de  son  style  et  ne  s'est  moins  préoccupé  de  pré- 
senter  ses  idées  avec  ordre  et  avec  agrément.  Il  ne  faut 
pas  se  le  figurer,  réfléchissant  sur  le  plan  qu'il  donnera  à 
l'œuvre  qu'il  projette,  en  ajustant  d'avance  les  parties, 
procédant  d'après  une  rigoureuse  méthode  de  composi- 
tion. Si  le  plan  qu'il  annonce  promet  une  œuvre  bien 
organique  qui  doive  se  dérouler  en  larges  masses  succes- 


1.  VI.  Strom.,  127,  129;  VI,  Strom.,  78,  102;  V,  Strom.,  71;  VII,  Strom., 

27,  57,  etc. 

2.  IV,  Strom. ,  3  :  xà  aizpà  ?cpo  twv  [j.£yâXwv  [xyrjOÉVTe;  u.uaTT)p(wv. 

3.  I,  Strom.,  12;  VII.  Strom.,  111;  II,  Strom.,  3  :  5;î  S'  olaat  tÔv  àXï]- 
Ô£Îa;  X7)ôdp.£vov  où*  I?  Iz'.oojÀy;;  x.aî  çoovt'Oo;  -.rt-t  çpaaiv  TJvOïlva'.,  Ketpxaôat  oi 
ôvoMiâÇav  w;  ouvatat  o  jîovXcTa'.. 


CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

sives,  cela  tienl  aux  causes  (|iic  nous  avons  indiquées. 
La  préoccupation  d'une  belle  contexture  littéraire  n'y  est 
pour  rien.  Ce  plan  lui  a  été  exclusivement  imposé  par  la 
forme  de  son  enseignement  catéchétique  et  par  la  concep- 
tion toute  pédagogique  de  la  tâche  qu'il  s'est  donnée. 


» 


CHAPITRE  II 


Le  Protrepticus. 


Si  Clément  n'a  pas  achevé  le  monument  dont  il  a  esquissé 
le  plan  grandiose,  du  moins  en  subsiste-t-il  des  parties 
considérables.  Il  en  est  auxquelles  l'auteur  a  pu  mettre  la 
dernière  main;  d'autres  ne  nous  sont  parvenues  qu'à  l'état 
d'ébauches.  Les  premières  ont  une  grâce  naturelle  qui  fait 
songer,  par  moments,  aux  belles  œuvres  de  l'antiquité 
classique.  A  en  juger  par  ces  fragments,  l'ouvrage  eût  été 
peut-être  un  chef-d'œuvre  si  l'auteur  avait  pu  le  mener  à 
bonne  fin  et  lui  donner  sa  forme  définitive. 

Passons  en  revue  ce  qui  reste  de  l'imposante  construc- 
tion que  l'ouvrier  a  dû  abandonner. 

Nous  possédons  le  Protrepticus  en  entier  et  manifeste- 
ment achevé.  L'exorde  est  d'une  grande  beauté.  Clément 
commence  par  rappeler  ces  légendes  grecques  qui  racon- 
taient que  des  aèdes  ensorcelaient  les  bêtes  par  leurs 
chants  et  les  entraînaient  à  leur  suite.  L'une  des  plus  gra- 
cieuses est  celle  d'Eunome,  le  Locrien.  Un  jour  devant  le 
peuple  assemblé  à  Delphes,  il  célébrait,  en  s'accompa- 
gnant  de.  la  harpe,  le  serpent  Python.  Une  corde  se  casse. 
Un  grillon  s'élance  sur  l'instrument,  et  son  cri  remplace 
les  sons  que  ne  pouvait  plus  donner  la  harpe.  Vous  croyez 
à  ces  mythes,  s'écrie  Clément,  et  vous  ne  voulez  pas  ajou- 
ter foi  à  la  Vérité  !  Le  Cithéron  et  les  autres  montagnes 
sacrées  de  la  Grèce  ont  épuisé  leurs  révélations  ;  il  faut 
aller   à  Sion.  Quant  à  ces  fameux  poètes  de  la  légende, 


r.2 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


V  vV 


. 


. 


Orphée,  Amphion  et  les  autres,  ce  sont  eux  qui  ont  appris 
aux  Grecs  l'idolâtrie  et  qui  les  ont  séduits  par  leurs  chants. 
Il  faut  maintenant  prêter  l'oreille  à  un  autre  chant.  C'est 
celui  du  Verbe  de  Dieu.  Seul,  il  dompte  les  passions 
furieuses;  il  est  irrésistible.  Le  Verbe,  c'est  la  pensée  de 
Dieu,  (jui  existait  avant  le  monde  et  qui  a  créé  toutes 
choses.  Le  Verbe  est  apparu,  dans  ces  derniers  temps,  en 
l;i  personne  de  Jésus.  C'est  vers  lui  qu'il  faut  se  réfugier. 
Quel  est  le  dessein  du  Logos  de  Dieu  ?«  Quel  doit  être  l'effet 
«de  son  chant  nouveau?  C'est  d'ouvrir  les  yeux  des 
«  aveugles,  de  rendre  l'ouïe  aux  sourds,  de  conduire  les 
>  boiteux  et  les  égarés  dans  les  voies  de  la  justice,  de 
«  révéler  Dieu  aux  hommes  sans  intelligence,  de  mettre 
«  un  terme  à  la  corruption,  de  vaincre  la  mort,  de  réeon- 
((  cilier  les  fils  désobéissants  avec  le  Père.  » 

Nous  voilà  avertis  que  c'est  moins  Clément  qui  parle 
que  le  Verbe  ou  la  Raison  divine.  Ne  croyons  pas  que  ce 
soit  là  un  artifice  oratoire.  Clément  croit  être  l'organe  de 
la  Vérité  qu'il  a  reçue  des  «  anciens  »  et  qu'il  trouve  dans 
les  Ecritures.  Il  n'a  aucunement  la  prétention  d'émettre 
des  idées  personnelles. 

Le  traité  se  développe,  après  l'exorde,  sur  un  plan 
simple  et  bien  conçu.  L'auteur  consacre  d'abord  quatre 
chapitres  à  faire  la  critique  du  paganisme. 

Chose  remarquable,  il  s'en  prend  d'abord  aux  oracles 
et  aux  mystères.  C'était  entrer  dans  le  vif  des  préoccu- 
pations religieuses  de  I  époque.  Le  fait  même  que  notre 
auteur  commence  sa  réfutation  du  paganisme  populaire 
en  s'attaquanl  aux  oracles  et  aux  mystères  est  singulière- 
ment significatif .  Cela  prouve  que  ces  institutions  jouis- 
saient alors  d  une  autorité  bien  supérieure  à  celle  de  la 
mythologie  el  des  cultes  officiels.  Clément  savait  fort  bien 
que   c'étail    à  elles    que   le  paganisme   devait   ce   qui  lui 


LE    PROTREPTICUS  63 

i 

restait  de  force  et  de  prestige.  C'est  du  reste  ce  que  les 
dernières  recherches  ont  mis  en  pleine  lumière  \ 

>*Puis,  c'est  le  tour  des  dieux;  toutes  les  divinités  alors  \MmA- 

en  bonneur,  depuis  celles  de  l'ancienne  mythologie 
jusqu'à  celles  de  l'Egypte,  sont  passées  en  revue.  Clément 
relève  naturellement  l'immoralité  de  tous  ces  person- 
nages célestes.  Il  refait  une  critique  qui  avait  exercé  les 
meilleurs  esprits  depuis  Euripide  et  Aristophane.  Il  y  a 
même  lieu  de  croire  que,  pour  toute  cette  partie  de  son 
traité,  il  s'est  contenté  de  copier  ses  auteurs  2. 

Pour  Clément,    comme  pour  tous  les  apologètes  chré- 

1.  Voyez  les  ouvrages  mentionnés  à  la  page  58;  à  consulter  égale- 
ment :  J.  Réville,  La  Religion  sous  les  Sévères,  Paris,  1886;  E.  Maass, 
Orpheus,  Untersuchungen  zur  griechischen,  romischen,  allchristlichen 
Jenseits-Dichtung  und  Religion,  Mùnehen,  1895. 

2.  Voir  notre  aperçu  bibliograpliique.  On  s'est  mis  à  étudier  très 
minutieusement,  depuis  quelques  années,  les  sources  de  l'érudition  en 
apparence  prodigieuse  de  Clément.  On  est  arrivé  à  constater  qu'elle  est 
généralement  de  seconde  main,  puisée  dans  des  manuels  et  des  compila- 
tions. D'ailleurs,  on  peut  en  dire  autant  de  la  plupart  des  érudits  de  cette 
époque.  Clément  ne  fait  que  suivre  les  habitudes  littéraires  de  son  temps. 
En  1879,  M.  Diels,  dans  son  savant  ouvrage  intitulé  Doxograpki  graeci, 
montre  l'analogie  frappante  qu'il  y  a  entre  Protrept.,  64-66,  et  certains' 
passages  du  De  Natura  deorum  de  Cicéron.  De  cette  étude,  il  conclut 
que  Clément  a  utilisé  deux  sources,  dont  l'une  serait  peut-être  une  tra- 
duction du  De  Natura,  voir  p.  129-132.  Ailleurs,  p.  244,  il  montre  que 
la  liste  des  philosophes,  I,  Strom.,  62,  provient  d'un  manuel  quelconque. 
M.  Maass  (De  Biographis  graecis  Quaestiones,  1880)  s'efforce  d'établir 
que  Clément,  comme  Diogène  de  Laërce,  a  utilisé,  dans  I,  Strom . ,  61,  62, 
et  ailleurs,  une  omnigena  historia  de  Favorinus.  M.  Wilamowitz  a  com- 
battu cette  opinion.  M.  Hiller,  dans  un  article  paru  dans  le  Hermès  de 
1886  (p.  126-133),  relève  de  frappantes  analogies  entre  les  Parallela 
minora  dits  de  Plutarque  et  trois  passages  de  Clément  {Protrept.,  42,  43 
et  44;  I,  Strom.,  132-135),  et  conclut  que  Clément  a  utilisé  un  livre  conte- 
nant des  renseignements  sur  les  rites  anciens.  Enfin  M.  Kremmer,  dans 
une  remarquable  thèse  latine  intitulée  De  Catalogis  Heurematum.  1890, 
montre  que  Clément  a  fait  usage,  I,  Strom.,  74-76,  de  plusieurs  catalogues 
d'inventeurs  et  d'inventions. 


G4 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


„ 


■ 


-. 


< 


.    rv 


tiens,  les  dieux  sont  des  hommes  divinisés.  Ne  voit-on 
pas  partout  leurs  tombeaux  ?  Des  princes  n'ont-ils  pas 
profité  de  la  crédulité  populaire  pour  se  faire  adorer? 
.Va-t-on   pas   vu    un  bellâtre,  le    trop  laineux   Antinous, 

r 

recevoir  des  hommages  divins?  C'est  Evémère  de  Mes- 
sine qui  le  premier  donna  cette  explication  de  l'ori- 
gine des  dieux.  Les  chrétiens  s/en  emparèrent  avide- 
ment. 

Après  les  dieux,  viennent  le  culte,  les  sacrifices,  les 
image  si  Ce  qui!  y  a  de  remarquable  dans  cette  partie  de 
sa  critique,  c'est  que  Clément  relève,  avec  bonheur,  le 
rôle  que  Tari  a  joué  dans  le  développement  du  paganisme. 
C'est  là  une  vue  profonde  autant  que  juste. 

Du  paganisme  populaire,  Clément  passe  aux  philo- 
sophes et  aux  poêles.  Il  ne  lui  est  pas  difficile  de  montrer 
que  parmi  les  maîtres  règne  la  plus  grande  diversité  de 
conceptions  touchant  Dieu.  La  plupart  ne  sachant  s'élever 
plus  haut,  divinisent  les  éléments.  On  croit  lire  la  critique 
de  l'épicurien  Velléius  dans  le  premier  livre  du  De 
Natura  deorum  de  Cicéron  '.  Le  philosophe  conclut 
exactement  dans  les  mêmes  termes  que  le  chrétien.  Il 
y  a,  cependant,  d'après  Clément,  des  lueurs  de  vérité 
elie/  les  philosophes.  Platon,  notamment,  s'en  est  appro- 
ché  bien  près.  Il  n'avait  qu'un  pas  à  l'aire  pour  l'atteindre. 
Cela  prouve  qu'il  v  a  chez  l'homme  une  étincelle  divine. 
Clément  a  exprimé  cette  belle  pensée  avec  bonheur: 
«  Il  a  été  distillé  dans  tous  les  hommes  un  certain  effluve 
■  divin,  oMxoppoîa  -:;  f)i'.y.r\  ».  «  Il  y  avail  innée  chez  l'homme 
»  une  ancienne  affinité  avec  le  ciel.  Elle  a  été  obscurcie 
c  par  l'ignorance  ;  parfois  elle  jaillit  soudain  des  ténèbres 

d    resplendit,    comme    en    témoignent    les   poètes    ». 


1  .  Voir  la  note  à  la  page  précédente, 


LE    PROTREPTICUS  65 


** 


«  L'homme  estime  plante  céleste  »,  s'écrie  plus  d'une  fois 
notre  auteur  '. 


j^' 


Ainsi  ni  le  paganisme,  ni  la  philosophie  ne  savent  rien 
le" certain  sur  Dieu.  Où  donc  le  trouve-t-on?  Chez  les  pro-  -'A^i 
phètes   hébreux.    «   Il    est  temps  de  nous  adresser   aux 

écrits    des    prophètes Sans    ornement,    sans  aucune 

beauté  extérieure  de  langage,  sans  faconde,  sans  rien  qui 
flatte,  ils  relèvent  l'homme  qu'étreint  l'iniquité  ». 

Remarquez  la  méthode  apologétique  de  notre  auteur.  Il 
commence  par  affranchir  son  lecteur  des  superstitions 
populaires  ;  il  ne  lui  permet  même  pas  de  trouver  le  repos 
auprès  des  philosophes  ;  il  lui  prouve  que  la  philosophie 
connaît  les  aspirations  qui  sont  le  tourment  des  âmes  reli- 
gieuses, mais  qu'elle  ne  sait  les  satisfaire.  Cette  satisfac- 
tion,  on  la  trouve  pleine  et  entière  dans  les  Ecritures.  Là 
se  dévoile  le  vrai  Dieu. 

Si  nous  ne  nous  trompons,  l'explication  que  nous  avons 
donnée  de  la  conversion  de  Clément  au  christianisme 
reçoit  ici  sa  confirmation.  La  marche  des  idées  et  des  sen- 
timents, toute  l'évolution  intérieure  que  nous  avons  sup- 
posée chez  Clément,  est  précisément  celle  par  laquelle  il 
voudrait  faire  passer  son  lecteur  païen.  N'en  doit-on  pas-  o-U  -  «.-U^U  -Co 
conclure  que  c'est  à  son  expérience  personnelle  qu'il  a  <>^uau^ -iU/CW 
emprunté  sa  méthode  de  propagande  ?/ Clément  a  com- 
mencé par  le  dégoût  du  paganisme  populaire.  Les  philo- 
sophes ont  amplement  suffi  pour  faire  naître  chez  lui  cette 
lassitude  et  cette  répulsion.  La  philosophie  est  alors 
devenue  sa  religion.  Mais  comme  Justin,  il  s'est  aperçu 
que,  si  la  philosophie  ne  méconnaît  pas  les  aspirations  de 
l'âme  religieuse,  si  même  elle  les  excite,  il  n'est  pas  en 
son  pouvoir  de   les  apaiser  et  de  procurer  la  paix  inté- 

1.  §  68,  §25,  §§  25  et  100. 


06 


CI.KMENT    1)  ALEXANDRIE 


(wUc  vtcM"*^   ■"' 


rieure.  C'est  alors  que  la  lecture  des  prophètes  a  été 
connue  une  illumination  pour  lui.  Le  voilà  sur  le  seuil  du 
christianisme.  Le  pas  qui  restait  à  faire  était  peu  de  chose. 
C'est  ainsi  que  se  convertissaient  les  Justin,  les  Clément, 
les  hommes  cultivés  qui  venaient  alors  grossir  les  rangs 
des  chrétiens,  et  le  Protrepticus  nous  paraît  donner  très 
nettement  raison  à  cette  explication. 

Le  reste  de  notre  traité  consiste  en  de  chaleureuses 
exhortations.  C'est  la  péroraison  du  discours.  Elle  peut 
paraître  un  peu  longue.  Clément  le  sent  et  s'en  excuse  : 
«  Trêve  aux  paroles»,  dit-il,  en  terminant,  «car  je  me  suis 
((  trop  étendu  ;  c'est  par  amour  des  hommes  que  j'ai  pro- 
«  digue  ce  que  j'ai  reçu  de  Dieu,  les  appelant  |au  salut,  ce 
«  qui  est  le  plus  grand  des  biens  ». 

On  ne  résume  pas  des  exhortations  dont  l'effet  consiste 
dans  leur  abondance  même.  Notre  auteur  excelle  dans  ce 
genre  d'éloquence.  Il  est  intarissable  lorsqu'il  s'agit  de 
presser  son  lecteur.  Notons,  cependant,  quelques-unes  des 
considérations  qu'il  développe.  C'est  un  grand  péché  de 
dédaigner  l'appel  de  Dieu.  Le  Père  aime  les  hommes.  Il 
ne  faut  pas  mépriser  sa  bonté.  Il  faut  craindre  de  le  lasser. 
Il  y  a  des  gens  qui  s'attachent  au  paganisme  comme  les 
plantes  marines  se  cramponnent  aux  récifs.  —  L'objection 
que  les  païens  faisaient  constamment  à  ceux  qui  voulaient 
les  convertir  au  christianisme,  c'était  que  l'on  ne  doit  pas 
abandonner  les  anciennes  coutumes.  Clément  y  répondait 
avec  esprit.  N'avons-nous  pas  eu,  tout  d'abord,  comme 
seule  nourriture,  le  lait  de  nos  nourrices?  C'était  une  habi- 
tude celle-là;  cependant,  nous  nous  en  sommes  affranchis. 
Eh  <|u<>i,  on  ne  veul  pas  abandonner  les  dieux!  Regardez- 
les.  Voyez  leurs  ministres.  Yètus  d'habits  sordides  et 
déchirés,  les  cheveux  crasseux,  le  visage  labouré  parles 
ongles,  souvent  émasculés,  quelle  triste  idée  donnent-ils 


LE    PROTREPTICUS  67 

"du  culte  des  idoles!  On  dirait  un  deuil!  Pourquoi  ne  pas 
s'et-réfugier  auprès  de  Celui  qui  est  miséricordieux?  Dieu 
enveloppe    l'homme   de  sollicitude    comme   l'oiseau  son 
-v-pt*lït  tombé  du  nid.  L'enfant  devenu  homme  abandonne 
ses  jouets.  Le  jouet,    c'est  le  paganisme.    Quelle  raison 
sérieuse  peut-on  avoir  pour  rester  attaché  à   l'idolâtrie  ? 
Qu'on  se  souvienne  donc  que  les  dieux  sont  des  mortels 
divinisés  !  Voyez,  d'ailleurs,   les  merveilleux  progrès    du 
christianisme,  n'est-ce  pas  la  preuve  qu'il  est  l'effet  d'un 
pouvoir   divin?  Ah!    que  l'on  envisage   les  bienfaits   qui 
découlent  de  l'avènement  du  Christ  !   C'est  l'affranchisse- 
ment et  c'est  l'illumination  de  l'âme.  Il  est  notre  docteur, 
Il  remplace  la  Grèce,  Athènes  même.  Il  est  le   Logos,  la 
Parole,  la  Raison  de  Dieu  faite  chair.  «  Si  le  soleil  n'exis- 
«  tait  pas,  la  nuit  serait  partout  en  dépit  des  autres  astres. 
«  De  même  si  nous  ne  connaissions  pas  le  Logos  et  s'il  ne 
«  nous  illuminait,  nous  ne  le  céderions  en  rien  aux  pou- 
«  lets  qu'on  engraisse  dans  l'obscurité  et  qu'on  destine  à 
«  la  broche.   Recevons   la   lumière   pour  recevoir  Dieu. 
«  Recevons  lalïïmière  èTsôyons  lelTdTscïples  du  Seigneur. 
«  Il  a  fait  cette  promesse  au  Père  :  Je  publierai  ton  nom 
«  parmi  mes  frères,  je  te  célébrerai  dans  l'assemblée.  Oui, 
«  célèbre  ton  Père.  O  Verbe,  fais-moi  connaître  Dieu  !  Tes 
«  révélations  procurent  le  salut  ;    tes  chants    m'instrui- 
«  ront,    car   jusqu'à   maintenant  je   me   suis   égaré    à  la 
«  recherche  de  Dieu.  Et,  Seigneur,  puisque  tu  m'illumines, 
«  que  grâce  à  toi,  je  trouve  Dieu   et  que  je  reçois  de  ta 
«  part  le  Père,  je  deviens  ton  co-héritier,  puisque  tu  n'as, 
«  pas  eu  honte  de  ton  frère.  Rejetons  donc,  rejetons,  dis- 
«  je,  l'ignorance  qui  fait   oublier  la  vérité.   Écartons  les 
«  ténèbres  qui,  comme  une  brume  opaque,  nous  empêchent 
«  de   voir,    et  contemplons   Celui  qui    est  véritablement 
«   Dieu.   Faisons   d'abord   monter  jusqu'à    lui  ce   chant  : 


68  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

«  Salut,  lumière,  car  la  lumière  a  resplendi  du  ciel  sur 
«  nous  qui  étions  enfouis  dans  l'obscurité  et  emprisonnés 
«  dans  l'ombre  de  la  mort;  lumière  plus  pure  que  le  soleil, 
«  plus  douce  que  la  vie  d'ici-bas  !  Cette  lumière  est  la  vie 
<(  éternelle,  tout  ce  qui  en  participe  vit.  La  nuit  craint  la 
«  lumière;  elle  descend  épouvantée  et  fait  place  au  jour  du 
«  Seigneur! 

«  Recevons  les  préceptes  qui  font  vivre  ;  obéissons  à 
«Dieu  qui  nous  exhorte;  apprenons  à  le  connaître,  afin 
«  qu'il  nous  soit  propice,  et  quoiqu'il  n'en  ait  pas  besoin, 
«  rendons-lui  un  salaire  qu'il  agrée,  je  veux  dire,  de  bonnes 
«  dispositions.  Que  notre  piété  soit  en  quelque  sorte  le  prix 

«  de  notre  habitation  ici-bas En  retour  d'un  peu  de  foi, 

«  il  te  donne  cette  vaste  terre  à  cultiver,  de  l'eau  à  boire, 
«  l'océan  pour  y  naviguer,  l'air  pour  respirer,  le  feu  pour 
«  te  servir,  l'univers  pour  y  demeurer.  Enfin  il  t'accorde 
«  démigrer  d'ici-bas  au  ciel.  » 

Clément  a  reproché  au  paganisme  ses  mystères.  Il  y 
^  yjù       revient  dans  les  dernières  pages,  et  c'est  pour  leur  opposer 

j^éw*  'c  vrai  mystère,  celui  du  Logos  rédempteur.  «  Viens,  toi 
<(  qui  es  frappé  de  la  divine  folie,  cesse  de  t'appuyer  sur  le 
«  thyrse,  de  ceindre  ton  front  de  lierre,  jette  le  bandeau 
«  et  la  peau  de  daim  ;  reviens  à  tes  sens,  je  te  révélerai  le 
«  Verbe  et  les  mystères  du  Verbe.  Je  te  les  expliquerai  par 
«  l'analogie  des  tiens.  Il  est  une  montagne  aimée  de  Dieu; 
«  elle  ne  figure  pas  dans  les  tragédies  comme  le  Cithéron, 
«  mais  elle  est  réservée  aux  représentations  de  la  Vérité  ; 
«  montagne  où  l'on  est  sobre,  montagne  ombragée  par  de 
«  saintes  forêts  !  Les  Bacchantes  qui  sont  sur  elle  ne  sont 
«  pas  les  sœurs  frénétiques  de  Sérnélé  que  frappa  la  foudre 
«  et  qui  sonl  initiées  au  mystère  par  un  repas  de  chair 
«impure;  ce  sont  les  filles  de  Dieu,  les  brebis;  elles 
«  célèbrent  les  snints  mystères  du   Logos    et  forment  un 


LE    PROTREPTICl  ^  69 

.**  chœur  vertueux.  Ce  sont  les  justes.  Leur  chant  est  un 
«  hymne  au  roi  de  l'univers.  Les  vierges  touchent  leurs 
cf  harpes,  les  anges  entonnent  ses  louanges,  les  prophètes 

parlent,  les  sons  de  la  musique  se  répercutent.  Les  élus 
«  s'élancent  et  poursuivent  le  thiase  ;  ils  se  hâtent,  car  ils 
«  désirent  recevoir  le  Père1.  » 

Les   historiens   de  la  pensée  de  Clément   n'exploitent 
guère  des  passages  comme  ceux-là.  Ils  semblent  les  par- 
courir avec  le  sentiment  que  ce  n'est  pas  le  penseur  qu'ils 
lisent,  que  ce  n'est  que  le  prédicateur.  On  peut  passer  rapi- 
dement. Et,  cependant,  a-t-on  raison  ?  Vous  voulez  savoir 
avec  précision  quelle  part  le  christianisme  d'un  côté,  la 
philosophie  de  l'autre  ont  eue   dans  les  doctrines  et  les 
idées  de  Clément.  Est-il  plus  chrétien    que    philosophe,    Je-  ï/L  ^couO 
ou  plus  philosophe  que  chrétien,  voilà  la    question  que  ^u^aa^o>um 
l'on  se  pose,  et  l'on  ne  tiendrait  pas  compte  de  ces  pas-   ^MiMJUK  < 
sages  où,  comme  dans  toute  cette  péroraison  du  Protrep-     w^  V<-  .  <-  • 
ticus ,   notre    auteur    exprime   ses    sentiments     les    plus 
intimes  et  épanche  son  âme  de  chrétien  !  Où  donc  saisira- 
t-on  dans  une  plus  grande  pureté  l'accent  de  sa  foi  ? 

Que  doit-on  conclure  de  ces  derniers  chapitres  du  Pro- 
trepticusl  Évidemment  que  Clément  est  d'abord  chrétien. 
Ce  qui  frappe,  c'est  l'extraordinaire  chaleur  avec  laquelle 
notre  catéchète  presse  ses  lecteurs  de  répudier  le  paga- 
nisme. La  condition  de  chrétien  lui  paraît  infiniment  supé- 
rieure à  tout  autre.  Elle  lui  inspire  un  enthousiasme  sans 
bornes.  Il  se  sent  enfin  intérieurement  à  l'aise,  depuis 
qu'il  a  embrassé  la  foi  nouvelle.  Le  reste  du  monde  lui 
paraît  en  proie  à  l'agitation  et  aux  ténèbres.  Il  lui  semble 
qu'il  est  sorti  de  la  nuit  et  qu'il  est  entré  dans  la  lumière. 
Il  parle  le  langage  d'un  homme  qui  a  trouvé  les  suprêmes 

l.  §§  113.  Hi,  115,  119. 


,1)  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

satisfactions  et,  dans  sa  joie,  il  voudrait   faire    partager  à 
tous  les  hommes  les  sentiments  qui  le  remplissent.  «   Je 
m'étais  égaré  à  la  recherche  de  Dieu  »,  dit-il.  Il  l'a    enfin 
v^ov^-.  trouvé.  L'allégresse,  voilà  la  note  qui  domine  dans  le  Pro- 

trepticus  tout  entier,  et  c'est  la  surabondance  et  la  force  de 
ce  sentiment  qui  expliquent  la  longueur  et  aussi  les 
accents  parfois  lyriques  de  la  péroraison.  Concluons  que, 
pour  le  fond  des  choses  et  dans  ses  sentiments  les  plus 
intimes,  Clément  est  chrétien  autant  que  qui  que  ce  soit  de 
cette  époque . 

Remarquons  encore  que,  dans  les  éloquentes  exhorta- 
tions qui  forment  la  conclusion  du  Protrepticus,  Clément 
jsM£,ç\M*  assigne  au  Logos  revêtu  de  chair  la  place  prépondérante, 
('/est  à  sa  personne  qu'il  fait  remonter  ses  hommages  les 
plus  émus.  N'est-ce  pas  là  encore  un  trait  qu'il  ne  faudra 
pas  négliger?  C'est  pour  l'avoir  oublié  que  d'excellents 
critiques  nous  représentent  notre  auteur  comme  étant,  au 
fond,  plus  platonicien  ou  stoïcien  que  chrétien.  Montrez- 
nous,  tant  que  vous  voudrez,  l'influence  de  la  philosophie 
r^ans  la  forme  de  sa  pensée  comme  dans  les  formules  de 
son  langage,  mais  reconnaissez  que  le  fond  des  sentiments 
et  l'inspiration  intime  ne  sont  aucunement  d'un  philo- 
sophe grec. 

Relevons  un  dernier  trait.  Dans  l'espèce  d'hymne  qu'ex- 
hale Clément,  dans  la  péroraison  de  son  traité,  en  l'hon- 
neur du  Christ  et  du  christianisme,  perce  un  sentiment 
qui  n'est  pas  purement  chrétien.  Le  christianisme  a  été 
pour  lui  une  illuininalion-dc  la  pensée,  en  même  temps 
qu'une  satisfaction  de  la  conscience  religieuse.  Le  Logos 
est  un  révélateur;  il  fait  connaître  Dieu  ;  il  est  la  lumière. 
Cette  Lumière  n'est  pas  précisément  celle  du  prologue  du 
quatrième  Évangile,  c'est  la  Lumière  que  rêvait  le  génie 
grec.  C'est  par  là  que  Clément  trahil  ses  origines.  Eût-il 


i  LE    PROTREPTICUS  71 

.*é»té  un  fils  d'Israël,  élevé  à  l'école  des  prophètes  ou  même 
à  oelle  des  rabbins,  ce  qu'il  aurait  demandé  au  christia- 
nisme, c'eût  été  avant  tout  le  pardon  des  péchés.  La  crise 

■tfoirerieure  aurait  été  exclusivement  morale.  Mais  Clément 
est  Grec.  Les  hommes  de  sa  race  n'ont  jamais  eu  ce  sen-ù^u<W<'  vUV 
timent  d'infirmité  morale  et  cette  conscience  de  la  faute -^ua^Vo^—'^ 
inexpiée,  qui  sont  les  caractéristiques  de  l'âme  hébraïque.  ^^  jJLuÀ 
Leur  aspiration  religieuse  se  résolvait  moins  en  un  besoin 
de  réconciliation  avec  Dieu  qu'en   un  besoin  de  le  con- 
templer et  de  vivre  en  lui.  Sans  doute,  ces  deux  sentiments 
sont  voisins  et  s'appellent  l'un  l'autre,  mais,  tandis  que  le 


premier    est    prépondérant    chez    l'apôtre    Paul,   l'autre  i 
domine  chez  Clément. 

On  le  voit,  si  ces  belles  pages  nous  révèlent  chez  notre 
auteur  un  chrétien  singulièrement  fervent,  elles  nous 
découvrent  en  même  temps,  chez  ce  chrétien,  un  homme 
vraiment  marqué  à  l'empreinte  du  génie  de  son  peuple 
et  de  sa  race. 


'cuulu 


CHAPITRE  III 


Le  Pédagogue. 

Le  Protrepticus  devait  convertir  les  lecteurs  païens  au 
christianisme;  le  Pédagogue  doit  faire  leur  éducation  chré- 
— ^  ta—  tienne.  C'est  de  direction  morale  que  Clément  s'occupe 

jlOm^ajoCuM^.  dans  l;i  deuxième  partie  de  son  grand  ouvrage.  Il  s'agit  de 
façonner  les  néophytes  à  une  vie  entièrement  nouvelle. 
C'est  donc  à  des  chrétiens  que  s'adresse  le  Pédagogue. 
Il  s'ensuit  que  ce  traité  a  un  tout  autre  caractère  que  le 
Protrepticus.  Tandis  que,  dans  l'Exhortation  aux  païens, 
le  discours  se  distingue  par  sa  simplicité  et  par  sa  clarté, 
^r*-^*-  -  et  qu'il  s'avance  sans  s'interrompre  jusqu'à  la  fin,  les  lon- 
gueurs el  les  digressions  abondent  dans  le  Pédagogue. 
C'est  déjà  le  style  et  la  manière  des  Stromales.  Le  lecteur 
moderne  doit  s'armer  de  patience  !  C'est  que  Clément, 
écrivant  pour  des  chrétiens,  ne  se  borne  plus  à  traiter  son 
sujet,  mais  il  en  surcharge  la  matière  d'une  foule  de 
choses  que  ses  coreligionnaires  seuls  pouvaient  com- 
prendre Il  lui  est  loisible  maintenant  de  faire  un  libre 
usage  des  Ecritures;  il  ne  s'en  fait  pas  faute,  et,  à  tout 
instant,  il  appuie  ses  idées  de  passages  qu'il  commente  à 
perte  de  vue.  Tandis  que,  dans  le  Protrepticus^  il  ne  cite 
guère  que  des  textes  sacrés  topiques,  tels  qu'un  païen  les 
comprendrait,  ici  il  fait  suivre  les  passages  qu'il  men- 
tionne d'allégories  interminables.  En  outre,  comme  il 
parle  à  des  néophytes  chrétiens,  il  convient  qu'il  les 
défende  contre  l'hérésie.  Aussi  la  polémique  contre  le 
gnosticisine  occupe-t-elle  une  place  considérable  dans  le 


v„>. 


t  LE    PÉDAGOGUE  73 

pédagogue.   Telles  sont  quelques-unes    des   raisons   qui-^^u-c£> 
font  que  ce  traité  a  une  allure  beaucoup  plus  embarrassée  t*.  juxi^mM^aa 
<Jue  le  précédent  et  un  caractère  général  qui  l'en  distingue 
■lasrs  une  notable  mesure.  çj, 

Le  Pédagogue  se  compose  de  trois  livres.  Dans  le  pre-  ^ 

mier,  il  s'agit  du  Pédagogue,  c'est-à-dire  du  Logos  envi- 
sagé comme  l'éducateur  des  âmes.  Dans  les  deux  autres 
livres,  Clément  s'attaque  à  quelques-uns  des  vices  les  plus 
criants  de  son  siècle,  aux  excès  de  table,  à  l'immoralité, 
au  luxe,  aux  folies  de  la  mode,  au  faux  idéal  de  beauté  qui 
régnait  au  sein  de  la  société  païenne. 

On  aurait  tort  de  voir  dans  le  Pédagogue  un  traité  ou 
système  de  morale  chrétienne.  A  cet  égard,  il  serait  fort 
incomplet,  très  inférieur  par  exemple  au  traité  des  Devoirs 
de  Cicéron.  Clément  ne  s'est  pas  proposé  de  faire  la 
théorie  de  la  morale  chrétienne,  mais,  comme  il  le  donne 
clairement  à  entendre,  d'éduquer  les  néophytes  que  le 
Protrepticus  serait  parvenu  à  tirer  du  paganisme  '.  Ce 
sont  des  âmes  encore  malades,  et  il  faut  que  la  méditation 
du  traité  qui  leur  est  destiné  les  guérisse.  Comme  notre  ^^c*^iUHt,4 
catéchète  rêve  pour  elles  des  progrès  encore  plus  mar-  ^^Uj^jfe/jj^  \ 
qués,  il  faut  pour  qu'elles  y  soient  aptes  qu'une  sainte 
discipline  les  dépouille  complètement  de  ces  vices  et  de 
ces  passions,  qui  sont  nés  du  paganisme  et  qui  en  sont  les 
tares.  Dès  lors,  à  quoi  servirait  d'exposer  à  ces  néophytes 
un  système  de  morale?  Ce  ne  serait  pas  faire  œuvre 
d'éducateur  chrétien.  Le  Pédagogue  ne  mériterait  pas  son 
titre.  L  unique  préoccupation  de  Clément  est  donc  de 
donner  à  ses  lecteurs  une  méthode  d'éducation  chrétienne  wUx£ïUcku,u 
dont  les  effets  soient  certains.  Cette  méthode  consiste  à 
les  placer  sous  la  direction  du  Verbe  de  Dieu,  du  Logos 

1.  VI,  Strom.,  §  1. 


-— 


l'\  clément  d'Alexandrie 

qui  représenté  Dieu  aux  hommes.  Ce  divin  Pédagogue  les 
façonnera  lui-même,  et,  puisqu'il  est  la  raison  même  de 
l5ieu  et  qu'il  en  est  la  parfaite  expression,  on  peut  être 
assuré  que  sa  discipline  aura  des  effels  qu'aucun  ensei- 
gnement humain  n'aurait  eus.  Voilà  pourquoi,  sur  les 
trois  livres  que  Clément  écrit  sur  l'éducation  chrétienne, 
\sM^  a>j~  il  en  consacre  un  entier  à  la  personne  du  Pédagogue,  et 

ce  livre  est  le  plus  long,  le  plus  original  et  le  plus  impor- 
tant des  trois.  Cela  devait  être,  puisque  le  Pédagogue  est 
tout  ensemble  le  principe  de  la  morale  chrétienne  et 
l'éducateur  qui  applique  cette  morale  '.  Faut-il  s'étonner 
ensuite  que,  lorsque  notre  auteur  en  vient,  dans  les  deux 
livres  suivants,  aux  préceptes  et  au  détail  de  sa  morale,  il 
soit  si  incomplet  et  si  peu  systématique  ?  Que  lui  reste- 
t-il  donc  à  faire,  une  fois  qu'il  a  largement  exposé  le  prin- 
cipe de  sa  morale  et  donné  la  vraie  méthode  de  la  dis- 
cipline que  les  néophytes  devront  s'appliquer  à  eux- 
mêmes,  sinon  de  choisir  des  exemples  frappants  qui  ser- 
viront à  caractériser  la  vie  chrétienne?  En  effet,  après 
avoir  lu  les  deux  derniers  livres  du  Pédagogue,  on  n'aura 
pas  à  coup  sur  un  code  complet  de  préceptes,  mais  on  ne 
se  trompera  plus  sur  ce  que  doit  être  la  véritable  vie  chré- 
lienne.  On  l'aura  vue  en  action  et  si  vivement  dépeinte 
qu'on  ne  pourra  plus  la  confondre  avec  la  vie  païenne. 
Ainsi  conçue,  la  deuxième  partie  du  grand  ouvrage  de 
Clément  répond  exactement  à  l'idée  qu'il  en  donne  lui- 
même  et  que  nous  avons  exposée,  d'après  les  textes,  dans 
un  chapitre  précédent.  L'ordonnance  en  paraît  aussi  bien 
imaginée  que  celle  du  Protrepticus.  Le  traité  s'explique 
lui-même  parfaitement.  .N'étaient  les  longueurs,  les  inter- 
minables allégories   et  les  digressions  polémiques,  cette 

l.  I,  Paedag.,  'J  :  *a\  5J]  vépov  C-o).2;j.Çixvovt£î  tôv  Aoy°v- 


LE    PÉDAGOGUE  75 

■pSrtie  ne  le  céderait  aucunement,  au  point  de  vue  littéraire, 
à  la*première. 

Dans  son   Protrepticus,  Clément   avait    commencé  par 
l>i  esenter  au  lecteur  le  Logos  en  sa  qualité  de  révélateur  de 
la  Vérité  et  de  convertisseur.   Dans  le  Pédagogue,  il  pro-   „  vc  "i^ 
cède  de  la  même  manière.  Il  caractérise  d'abord  le  Logos 
en   sa  qualité  d'éducateur  des  âmes.  Mais  commëTce  rôle    ^°  -^- 

est  plus  complexe  que  le  premier,  et  qu'il  règne  sur  la    &cai  ^àp 

manière  dont  s'exerce  la  divine  pédagogie  du  Logos  de 
grandes  divergences  de  vues,  au  lieu  d'un  simple  cha- 
pitre nous  avons  tout  un  livre.  D'ailleurs,  nous  l'avons 
dît,  l'essentiel  pour  Clément  est  de  faire  accepter  aux 
néophytes  la  direction  du  Pédagogue  divin,  et  c'est  à 
obtenir  ce  résultat  qu'il  s'emploie  tout  entier. 

Le  Pédagogue,  c'est  le  Logos  ou  la  Raison  de  Dieu 
détachée  de  lui-même  et  devenue  une  personnalité  indé-  >x«K£-Cv 
pendante.  Tout  d'abord,  le  Logos  préexiste  à  toutes  choses.  v 
C'est  la  première  phase  de  son  existence.  Ensuite,  il  revêt 
une  chair,  il  devient  Jésus-Christ.  Avons-nous  alors,  dans 
ce  premier  livre,  une  théorie  formelle  de  la  personne  du 
Christ,  une  christologie  pour  employer  le  terme  d'école, 
un  exposé  doctrinal?  Nullement.  Sans  doute,  on  peut  tirer 
de  ce  livre  une  théorie  christologique;  on  l'a  fait  cent  fois; 
nous  le  ferons  à  notre  tour.  Mais  il  ne  faut  pas  oublier  que 
l'auteur  n'a  pas  voulu  nous  donner  ici  une  théorie  quel- 
conque ;  toute  la  partie  didactique  ou  doctrinale  de  son 
ouvrage,  il  la  réserve  expressément.  Ici  domine  le  point 
de  vue  pratique.  Il  s'agit  de  dépeindre  l'action  éducatrice-^^" 
du  Christ,  de  nous  en  montrer  les  principes  et  de  nous  ^H^1^. 
persuader  de  nous  livrer  à  cette  action.  En  fait,  il  s'agit  ici  ^  ^mm- 
beaucoup  plus  de  rédemption  conçue  au  point  de  vue  de 
notre  auteur  que  de  christologie.  C'est  ce  qu'on  semble 
parfois   méconnaître.  D'ailleurs,  n'y  a-t-il    pas  parmi  les 


71'  CLÉMENT    D  ALEXANDRIE 

historiens  de  Clément,  une  tendance  marquée  à  ne  voir 
en  lui  qu'un  théologien  et  un  dogmaticien  ?  Sans  doute,  il 
Test  beaucoup  plus  que  ses  prédécesseurs,  mais,  encore 
une  fois,  il  ne  l'est  pas  et  ne  veut  pas  l'être  dans  le  Péda- 
gogue. 

Entrons  maintenant  dans  le  détail.  Il  suffira  d'exposer  la 
suite  des  idées  que  Clément  développe  dans  ce  premier 
livre  pour  se  convaincre  de  leur  caractère  pratique.  Il 
commence  par  nous  dire  pourquoi  il  est  nécessaire  que 
nous  soyons  diriges  par  le  divin  Pédagogue.  C  est  que 
nous  sommes  pécheurs.  «  Le  Logos  revêt  les  ionctions  de 
«  Pédagogue  dans  le  but  de  mettre  des  bornes  au  péché.  » 
Nous  sommes  des  malades,  il  veut  être  notre  médecin. 
«  Notre  Pédagogue,  j'entends  le  Logos,  s'applique  à  guérir 
«  les  mauvaises  passions  de  notre  âme  par  ses  exhorta- 
«  tions.  »  «  Le  Logos  du  Père  est  le  seul  médecin  qui 
«  sache  porter  remède  aux  infirmités  de  l'homme.  » 
«  L'excellent  Pédagogue,  c'est-à-dire  la  Sagesse,  le  Verbe 
«  duPère,  le  Créateurde  l'hommeprend  soin  de  sa  créature, 
«  et  lui,  qui  est  le  tout-suffisant  médecin  de  l'humanité,  le 
«  Sauveur,  guérit  son  corps  et  son  âme  '.  » 

.  ^^.         Le  Pédagogue  aime  les  hommes.  Il  aime  l'homme  pour 

lui-même.  C'est  le  guide  qu'il  nous  faut,  à  nous  qui  errons 
dans  de  profondes  ténèbres.  Le  Pédagogue  ne  fait  point 
de  distinction;  homme  ou  femme  il  nous  aime  également. 
Ainsi  nous  sommes  dans  des  relations  d'enfants  avec  le 
Logos.  Faut-il  le  prouver  par  l'Ecriture?  Là-dessus,  Clé- 
ment passe  longuement  en  revue  une  foule  de  passages  qui 
contiennent  le  terme  d'enfant.  Nous  sommes  bien  des 
enfants,  des  mtlZia.,  des  véniel  d'après  les  Livres-Saints. 

A  cet  endroit,  Clément  s'arrête  pour  rompre  une  lance 

1.  I,  Paedag.,  5  et  6,  passim. 


LE    PÉDAGOGUE  77 

•  » 

-avec  le  gnosticisme.  Cela  fait  une  longue  digression  '.  Elle  - 
était  inévitable.  Carjustementles  gnostiques  s'appuyaient ^.ou^vCC'-CUa-u^ 
sur  les  mêmes  passages  pour  soutenir  qu'il  y  a  deux  classes 
ii  es  différentes  de  chrétiens.  Il  y  a  la  masse  des  fidèles.  Ce 
sont  les  enfants,  les  ignorants,  les  petits,  les  vrçittoi..  Et  il 
y  a  une  élite  qui  l'est  par  droit  de  naissance.  Ce  sont  des 
natures  supérieures.  Tous  les  systèmes  gnostiques  comme    X^yj^u-^ti 
toutes  les  philosophies  depuis  Platon  étaient  foncièrement    4  ïvvtfJ&*<c<JZc 
aristocratiques.    Il    est  très    remarquable     que    Clément 
éprouve  le  besoin  de  protester.  C'est  une  preuve   que   le 
sentiment    chrétien    l'emportait  chez  lui.    Résumons   les 
affirmations  que  notre  auteur  a  délayées  dans  tout  un  long- 
chapitre.  Il  n'y  a  pas  de  privilégiés  parmi  les   chrétiens^  -y"U>^'^w  ^ 
parce    que    chacun    reçoit  l'essentiel    dès    le  baptême.  -it£<>tu^  ^  J^l 
«  Lorsque  nous  avons  été  régénérés  (par  le  baptême),  nous 
«  avons  reçu  ce  qui  est  parfait,  car  nous  avons  été  illumi- 
«  nés,  c'est-à-dire,  nous    avons    connu   Dieu.   »  En  effet 
«  lorsque  nous  avons  reçu  le  baptême,  nous  avons  rejeté 
«  les  péchés  comme  un  voile  d'obscurité,  et  l'œil  de  notre 
«  esprit   par    lequel   seul   nous  percevons    le  divin,  s'est 
«  trouvé   libre,    dégagé    et  inondé  de   lumière  ».   «  Sans 
«  doute,  le  néophyte   n'a  pas  reçu  le  don  parfait,  je  l'ac- 
«  corde,  mais  il  est  dans  la  lumière.  »  Ainsi  la  perfection 
se  trouve  déjà  virtuellement  dans  la  simple  foi  de  celui  qui 
reçoit  le  baptême.  Voilà  le  trait  commun  à  tous  les  chré- 
tiens. «  Il  n'y  a  donc  pas  de  gnostiques  et  de  psychiques, 
«  mais  tous,   lorsqu'ils  se  sont    dépouillés   des   passions 
«  charnelles,  sont  égaux  devant  le  Seigneur  et  spirituels 
«  ou  pneumatiques   2.    »    Clément  appuie    ces  idées   sur 

1.  Ch.  vi,  §§  25-52.  Discussion  déjà  ouverte  dans  lech.  v.  Voyez  §  16  : 
f)  tiaïv  k'SoÇsv. 

2.  I,  Paedag.}  25;  28;  31   :  oùx  àpa    ot    jjlIv   Yvco<rciy.oî,    oî   Sa   ^u^ixoî 

Nous  rendons  le  lecteur  attentif  au  sens  qu'a    évidemment   le  mot  fv<»<3- 


jjw* 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


.v^ 


quelques  passages  de  la  Ireépîtrede  Paul  aux  Corinthiens, 
au'il  commente  avec  une  intarissable  abondance. 
'vWaUxA^  Cette  page  que  nous  venons  de  résumer  contient  des 
affirmations  qui  sont  à  retenir.  Nous  verrons  que  Clé- 
ment lui-même  n'échappe  pas  aux  tendances  qu'il  combat 
ici.  Il  fait  à  l'aristocratie  spirituelle  une  large  part  dans 
son  système.  Il  a  aussi  son  «  gnostique  »,  son  chrétien 
d'élite.  Ne  l'accusons  pas  aussitôt  d'inconséquence.  Clé- 
ment  a  combattu  trop  vivement  et  trop  souvent  les  préten- 
tions des  Valentin  et  des  Marcion  pour  qu'il  n'y  eut  pas 
une  grande  dilférence  entre  son  gnostique  et  le  leur.  Nous 
l'entrevoyons  ici.  Ily  a  chez  tout  néophyte  l'étoffe  d'un 
parfait  chrétien.  Le  gnostique  est  virtuellement  ou  en 
germe  dans  le  plus  simple  croyant.  L'un  et  l'autre  plongent 
leurs  racines  dans  le  même  sol,  ont  môme  nature  et  même 
complexion.  Il  n'y  a  qu'une  différence  de  degré.  Le  soin 
que  Clément  met  ici,  dans  ce  long  chapitre,  à  combattre  le 
gnosticisme  et  à  faire  large  et  belle  la  part  des  néophytes, 
prouve  à  quel  point  il  était  éloigné  de  vouloir  se  séparer 
de  la  masse  des  fidèles. 


Tixdç  dans  ce  passage.  Il  n'est  pas  employé  dans  le  sens  spécial  que  nous 
lui  donnons.  Clément  ne  s'en  sert  pas  pour  désigner  les  hérétiques 
gnostiques,  mais  les  chrétiens  qui  sont  en  possession  de  la  gnose  ou 
cesse  divine  et  qui,  par  là,  se  distinguent  de  la  masse  des  fidèles. 
Quant  aux  disciples  de  Basilide,  de  Valentin  et  de  Marcion,  il  les  appelle    l 

pseudo-gnostif/ues.  Quand  il  leurapplique  l'épithùte  de  YVbxrrixot,  c'est 
toujours  accompagné  de  ce  qualificatif.  II  réserve  le  tonne  de  yvonjtixoç  au 
parfait  chrétien.  D'ailleurs  de  son  temps,  il  n'y  avait  pas  de  confusion 
pot  ible.  Dans  11.  Strom.,  117,  se  trouve  un  passage  très  topique  à  cet 
i  .1.  (  Lui'  ni  y  parle  pré<  isément  d'un  hérétique  gnostique,  et  il  dit  de 
lui  :  ïaaaxt  yàp  8t]  ocùxôv  /.a;.  yvuxjtixôv  sivat.  11  avait  !■>  prétention  de  s'appe- 
ler gnostiqui  !  Notre  auteur  ne  lui  en  reconnaît  pas  le  droit.  Dans  II, 
Simm..'}-,  nous  .i\'>ns  un  autre  passage  non  moins  significatif  :  rtaBintp 
oùvi  ; /-/■  '/,  ofrjaiç  5ta6é6X7)xcv,  oCxtoç  xalx^v yvfitaiv  i\  yeuSrjî 
yvàia'.;    r:  ,  xaXou [i  I  ", 


LE    PÉDAGOGUE  79 

Y  Au  chapitre  vu,  l'auteur  revient  à  son  sujet.  Il  faut  pré-  TlX 

ciser.  Ce  Pédagogue  divin,  c'est  Jésus.  «  Notre  saint  Péda-  j 
«  gogue  est  un  dieu,  Jésus;  il  est  le  Verbe  conducteur  de  i  .  . 
*rTnumanité  entière  (que  dis-je  !),  le  Dieu  bienveillant  se 
«  fait  lui-même  Pédagogue  \  »  Aucun  des  plus  célèbres 
éducateurs  n'égale  le  nôtre.  On  ne  saurait  prétendre  qu'il 
est  de  date  récente  sous  prétexte  qu'il  est  Jésus.  Il  préexis- 
tait aux  hommes  ;  il  a  de  tout  temps  fait  œuvre  d'éducateur 
d^  l'humanité;  il  remplit  l'Ancien-Testament;  c'est  l'ange 
qui  lutte  avec  Jacob;  c'est  la  voix  qui  parle  par  la  bouche 
des  prophètes. 

Quel  est  le  caractère  de  l'éducation  que  nous  donne  le 
Logos,  c'est  le  dernier  point  et  le  plus  délicat  que  traite 
Clément.  Laissons-le  nous  définir  lui-même  la  divine 
«  pédagogie  »  du  Logos  :  «  L'éducation  selon  Dieu  con-  -*AA/' 
«  siste  à  se  laisser  diriger  par  la  Vérité  jusqu'à  pouvoir 
«  contempler  Dieu  et  à  recevoir  l'empreinte  durable  d'une  j 
«  vie  sainte.  ».  Connaissance  de  Dieu  et  moralité,  voila  le 
but  qu'elle  poursuit.  La  phrase  suivante   caractérise  avec 


bonheur  l'éducation  divine.  «  Comme  le  général  dirige 
«  les  mouvements  de  son  corps  de  troupes  en  vue  de  la 
«  sûreté  de  ses  soldats,  comme  le  pilote  conduit  le  vais- 
«  seau  avec  le  ferme  propos  de  sauver  les  passagers,  de 
«  même,  c'est  par  sollicitude  pour  nous,  que  le  Pédagogue 
<(  nous  dresse  à  la  vie  qui  sauve...  Or,  le  pilote  ne  cède 
«  pas  toujours  aux  vents,  mais  parfois  fait  résolument 
«  face  aux  bourrasques;  de  la  même  manière  le  Pédagogue 
«  n'a  pas  toujours  des  ménagements  pour  les  usages  qui 
«  prédominent,  comme  les  vents,  dans  le  monde,  il  ne 
«  leur  confie  pas  l'enfant  de  peur  qu'il  ne  fasse  naufrage 
«  dans  une  vie  bestiale  et  impure,  comme  le  vaisseau  va  se 

1.  I,  Paedag.,  55. 


<C#^' 


.  -m»- 


r 


80  CLÉMENT    d'aLEXANDRIE 

«  briser  sur  les  récifs.  Ne  se  laissant  porter  que  par  le 
«  souille  de  l'esprit  de  Vérité,  il  saisit  avec  vigueur  le 
<(  gouvernail  de  l'enfant,  je  veux  dire,  rouie,  jusqu'à  ce 
a  qu'il  lui  fasse  jeter  l'ancre,  sain  et  sauf,  dans  le  havre 
«  des  cieux  !  ». 

Ce  passage  est  significatif.  Il  nous  montre  clairement 
comment  notre  auteur  concevait  ce  qu'il  appelle  la  péda- 
gogie divine.  L'inspiration  première  et  toujours  dominante 
en  est  la  bonté.  Le  Pédagogue,  comme  Dieu  lui-même, 
aime  l'homme  et  veut  son  bien.  C'est  ce  que  Clément 
nous  a  répété  sous  toutes  les  formes.  Mais  la  bonté  du 
divin  Pédagogue  est  clairvoyante,  intelligente,  sage.  Elle 
voit  la  fin  à  laquelle  il  faut  tendre  et  pour  atteindre  le  but 
qui  est  le  salut  de  l'homme,  elle  n'hésite  pas  à  employer 
des  moyens  qui  semblent  contraires  à  elle-même  et  jurer 
avec  sa  nature.  Le  Pédagogue,  c'est  le  médecin  qui 
\jJJUJMWÙ'  n'hésite  pas  à  user  du  fer  et  du  feu,  à  trancher  et  à  cauté- 
riser, quand  il  le  faut,  pour  sauver  son  malade.  C'est 
encore  le  bon  général  qui  subordonne  tous  ses  mouve- 
ments à  la  sûreté  de  ses  hommes.  C'est  enfin  le  vaillant 
pilote  qui,  pour  atteindre  le  port,  lutte  contre  vents  et 
marées.  Ainsi  la  sévérité  elle-même  est  un  élément  de  la 
bonté  de  notre  Pédagogue. 

En  outre,  et  ce  trait  complète  le  premier,  ce  qui  carac- 
térise l'éducation  que  nous  recevons  de  notre  Pédagogue 
qui  est  le  Christ,  c'est  qu'elle  remonte  aux  origines  du 
monde.  Elle  existe,  elle  s'exerce  dès  le  premier  jour.  En 
■'Jmm  effet,  avant  de  se  revêtir  de  chair,  d'être  Jésus,  le  Logos 
-  préexistait.  Sa  principale  fonction  a  été  de  veifler  au 
développement   moral   de   l'humanité.  Toutes  ses   autres 


1.  F,  Pacdag.,  5»  :  Le  gouvernail   de  l'enfant,  ce  sont  les  «  oreilles  ». 
Noua  a\  on  s  i  raduit  ouïe. 


,  LE    PÉDAGOGUE  81 

litîuctions  ont  été" subordonnées  à  celle-là.  S'il   a  créé  le 
monde,  c'était  en  vue  de  riiomnie  et  de  son  éducation  '. 
LtT.sçule  différence  qu'il  y  a  entre  la   «   pédagogie  »   du 
.ku.^Ms    préexistant    et    celle    du   Logos   devenu  homme,  .&,kgnjm  lJi~^ 
c'est  qu'elle   a  moins  de    sévérité  maintenant  et  plus  de  ^^/-çjclli' -W- 
tendiesse.  La  crainte  jouait  un  rôle  plus  important  dans  la  v>17 

direction  de  l'ancien  peuple  de  Dieu,  l'amour  se  substitue   { 

,,  .         ,  ni  iiu'+-9    I'XuJ^QumM 

a  la  crainte  dans  celle  du  nouveau  peuple,  des  chrétiens  -. 

Telle  est  l'idée  que  Clément  se  fait  de  cette  éducation 
morale   et  religieuse  qui  constitue   pour  lui  le   christia- 
nisme. Il  ne  Fa  pas  exposée  explicitement  comme  nous 
venons  de  le   faire.    Nous  l'avons  dégagée   de  la  longue        ^\}<mX^j-\J    \aAi 
polémique  qui  remplit  les  derniers  chapitres  du  livre.  Ce  , 

sont  encore  les  gnostiques  qui  en  font  les  frais,  et  parmi  ^ 
eux,  tout  particulièrement  Marcion  et  son  école.  Quoique 
Clément  ne  nomme  pas  ceux-ci,  il  n'est  pas  douteux  que 
ce  ne  soit  eux  qu'il  vise.  Leur  point  de  vue  se  distinguait 
nettement  du  sien.  L'idée  dominante  de  Marcion  est  que 
le  Dieu  de  l'Ancien-Testament  n'est  pas  le  Dieu  du  Nou- 
veau. Celui  qui  a  créé  le  monde  n'est  pas  le  Père  de 
Jésus-Christ.  Voilà  donc  l'idée  de  Dieu  disloquée.  Du 
même  coup,  l'action  ou  le  gouvernement  de  Dieu  se  dis- 
loque de  la  même  manière.  Marcion  se  voit  obligé  de  par- 
tager les  principaux  attributs  de  Dieu  entre  les  deux 
divinités  qu'il  suppose.  Au  Dieu  de  l'Ancien-Testament 
appartiendra  la  sévérité  ou,  comme  l'appelle  Marcion,  la 
justice,  au.  Père  de  Jésus-Christ  reviendra  la  bonté  3. 
Voilà  la  justice  et  l'amour,  la  sévérité  et  la  bienveil- 
lance dissociés.   Plus  d'unité  ni  dans  la  notion  de  Dieu  ni 


1.  I,  Paedag.,  6,  à  la  fin. 

2.  I,  Paedag . ,  59. 

3.  Voir  tout  le  premier  livre  du  Contra  Marcionem  de  Tertullien. 

6 


vtoM/Utt-w. 


82  clément  d'Alexandrie 

dans  la  morale.  C'est  ce  que  Clément  ne  peut  supporter  et 
ce  qu'il  combat  avec  énergie.  Aussi  est-ce  pour  bien 
marquer  ce  qui  le  sépare  des  Marcionites,  qu'il  insiste  sur 
l'unité  de  la  «  Pédagogie  »  divine.  Elle  n'admet  pas  de 
wvvw  solution  de  continuité.  C'est  le  même  Logos,  image  et 
ressemblance  du  même  Dieu,  qui  est  le  Péda^oo-ue  de 
l'humanité  sous  l'ancienne  comme  sous  la  nouvelle 
alliance. 

Est-il  nécessaire  d'exposer  en  détail  l'argumentation  de 
Clément?  On  en  devine  le  développement.  Ce  sont  des 
raisonnements  qui  rappellent  par  la  forme  les  syllogismes 
des  stoïciens  l.  Puis  viennent  à  l'appui,  des  séries  de  pas- 
sages de  l'Ecriture  accompagnés  de  commentaires  allégo- 
riques des  plus  ingénieux  2.  Ce  qu'il  faut  relever,  c'est  que 
ces  pages,  parfois  fastidieuses  à  force  de  longueur,  sont 
traversées  d'un  souffle  d'ardente  piété  chrétienne.  Qu'on 
en  juge  par  ce  passage.  L'Ecriture,  dit  Clément,  appelle 
le  Pédagogue  un  Berger.  Cette  image  frappe  son  imagi- 
nation et  le  touche  :  «  Nous  qui  sommes  des  enfants,  pais- 
-  v.  Mfr.  (<  nous  comme  des  brebis.  Oui,  Maître,  remplis-moi  de  ta 

«  pâture  qui  est  la  justice.  Oui,  Pédagogue,  conduis-nous 
«  à  ton  saint  Mont,  à  ton  Eglise,  à  celle  qui  est  exaltée 
«  qui  s'élève  au-dessus  des  nuées,  qui  atteint  les  eieux. 
Je  serai  leur  Pasteur  »,  dit-il,  «  et  comme  le  vêtement 
«  serre  le  corps,  je  serai  proche  d'eux  ».  Sa  volonté  est  de 
«  sauver  ma  chair,  en  l'enveloppant  du  manteau  de  l'ini- 
«  mortalité;  il  a  répandu  son  onction  sur  ma  peau.  Ils 
«  m'appelleront  »,  dit-il,  «  et  je  m'écrierai  :  Me  voici  ». 
"  Maître,  tu  as  accord*'  l'exaucement  plus  pioinptenienl 
«  que  je  ne  m'y  attendais.       El  dans   leur  passage,  ils  ne 


I .  Voir  Le  <  li.  vin. 

_'.  (  !h.  ix-xi. 


LE    PÉDAGOGUE  8.1 


glisseront  pas  »,  dit  le  Seigneur.  Non,  nous  qui  sommes 
«  eji  passage  pour  l'incorruptibilité,  nous  ne   tomberons 
«pas  dans  la  corruption,  car  lui-même  nous  soutiendra. 
.^wft'l'a  déclaré  et  c'est  sa  volonté  '  ». 

Le   premier   livre    du    Pédagogue,   écrit  avec  tant    de 
chaleur   et  une    émotion  qui    en    excuse   les  longueurs, 
prouve  à  lui  seul  l'importance  que  Clément  attribuait  h  la    vvvUa^vuux^ 
personne  du  Christ.  Il  n'en  faisait  pas  seulement  le  centre  ^^w'^kw^tvU-iA 
de   sa   pensée  théologique;  il  en  faisait  dériver  toute  sai^^^^ 
piété  et  toute  sa  morale.  Son  christianisme  agissait  comme 
une  sorte  de  lumière  intérieure  qui  rayonnait  dans  tous 
les  sens.  Clément  est  véritablement  un  de  ceux  qui  ont 
adoré  en  esprit  et  en  vérité  ! 

Xous  avons  dans   les  deux  derniers  livres  l'enseigne-  ^wtvA 
ment  moral  du  divin  Pédagogue.  Pour  ne  pas  en  mécon-  -"^L^UXù/^uu^U. 
naître  entièrement  le  caractère,  il  ne  faut  pas  oublier  que    }  \ryLCJi\ 
Clément    a   écrit   ces    deux    livres,    comme    du   reste  le 
premier,  dans  un  but  exclusivement  pratique.    L'unique 
objet  qu'il  se  propose   est  de  purifier  les  néophytes  des 
derniers  vestiges  de  mœurs  païennes  qu'ils  conservaient 
encore  à  leur  insu.  C'est  pour  cela  qu'il  passe  successive- 
ment en  revue  les  principaux  vices  qui  déshonoraient  la 
société  contemporaine,  qu'il  les  flétrit  et  qu'il  exhorte  ses 
lecteurs  à  s'en  défaire  entièrement.  L'un  des  traits  distinc-  K^aA-uHuV^  «^ 
tifs  de  ces  deux  livres  est  que  les  prohibitions  abondent,  ^^Jtl-ufc 
tandis  que  les  prescriptions  positives  y  sont  rares.  C'est 
encore  l'une  des  conséquences  de  la  méthode  qu'a  suivie 
Clément.   Du  moment  qu'il  se  proposait   uniquement  de 
purger  les  âmes  du  vieux  levain  des  mœurs  païennes,  il 
devait  forcément  défendre  plutôt  que  prescrire. 

Il  suffit  de  parcourir  nos  deux  livres  pour  s'apercevoir 

1.  I,  Paedag.,  84. 


84  clément  d'Alexandrie 

-    V\  J„\xnt-^r  qu'ils  n'ont  pasété  éGrits  pour  des  pauvres.  Il  n'y  avait  que 
des  riches  qui   pussent  se  permettre  les  vices  que  flagelle 
notre  auteur.  (  )n   pourrait  tirer    de  ces  pages   un  tableau 
presque  complet  de  la  société  élégante  d'Alexandrie.    Le 
—        \  gourmet,  le  fat,  le  voluptueux  défilent  en  des  silhouettes 

fort  ressemblantes  et  finement  dessinées.  Voici  du  reste 
un  aperçu  sommaire  Au  contenu  de  ces  deux  livres.  La 
table  et  les  moines  conviviales  onl  une  place  d'honneur  dans 
le  premier  livre.  (  )n  sait  combien  sociable  était  la  vie  dans 
les  cités  grecques;  aussi  banquets  et  festins  abondaient- 
ils.  La  table  devenait  l'occasion  des  contrastes  les  plus 
piquants.  On  y  entendait  les  entretiens  les  plus  profonds 
comme  on  y  assistait  aux  spectacles  les  moins  édifiants, 
(/est  là  que  se  dévoilaient  les  défauts  comme  toutes  les 
grâces  de  l'espril  <-t  du  tempérament  grecs.  Aussi  (  dément 
en  fait-il  le  sujet  de  deux  longs  chapitres.  Il  dénonce  avec 
vigueur  les  excès  qui  déshonoraient  les  banquets  des 
riches,  l'ivresse,  la  gourmandise,  les  raffinements  de  toute 
espèce,  la  profusion  qu'on  y  faisait  de  parfums  et  de  (leurs; 
il  critique  le  ton  des  conversations,  l'attitude  qu'on  y  tolé- 
rait; aucune  inconvenance  de  gestes  ou  de  paroles  ne  lui 
échappe.  En  même  temps,  il  discute  dans  quelle  mesure 
il  est  permis  à  des  chrétiens  de  rire,  de  plaisanter,  d'élever 
la  voix,  etc.  De  la  table  il  passe  à  l'ameublement.  Il 
nous  l'ail  un  tableau  très  exacl  Au  luxe  qui  régnait  alors. 
Il  y  a,  par  exemple,  une  description  curieuse  d'une 
chambre  à  coucher.  Le  lit  est  minutieusement  détaillé.  Il 
•  '^t  en  ivoire,  les  pieds  sont  délicatement  sculptés,  le  bois 
est,  par  endroits,  incrusté  d'or.  I<-  matelas,  les  couvertures 

ni  en  somptueuses  étoffes.  Clémenl  ne  craint  pas  les 
détails  les  plus  intimes.  Le  sommeil,  la  vie  conjugale  fonl 
I  objel  de  ses  avertissements  les  plus  pressants. 

Le  troisième  livre  traite  surtoul  de  la  coquetterie.  Clé- 


4  LE    PÉDAGOGUE  85 

$ent  définit  d'abord  la  vraie  beauté  et  l'oppose  au  faux  idéal  N— 

que  cultivaient  ses  contemporains.  Les  portraits  abondent.  Vi^vfttWy 
Iky  a  celui  de  la  grande  coquette  auquel  fait  pendant  relui 


m. 

Les  raflinements  que  les  dandys  de  ce  temps  apportaient 
îx  leur  toilette,  la  dépravation  que  marquaient  leurs  goûts 
efféminés,  rien  n'est  épargné,  tout  est  exposé.  Notre  mora- 
liste nous  ouvre  ensuite  l'intérieur  de  fastueuses  demeures. 
On  y  voit  la  maîtresse  de  la  maison  occupée  de  galanterie 
et  la  valetaille  livrée  à  tous  les  vices.  Enfin  on  nous  conduit 
aux  bains  et  Clément  profite  de  cette  visite  pour  donner  les  rW*fOiwj^  ■ 
meilleurs  conseils  d'hygiène  et  de  morale. 

La  lecture  des  deux  livres  dont  nous  venons  de  donner 
un  aperçu  ne  laisse  pas  d'étonner.  Le  Clément  qu'ils 
révèlent  est  si  différent  de  celui  qui  a  écrit  le  Protrepti- 
cus,  les  Stromates,  le  premier  livre  du  Pédagogue  !  Qui  se 
serait  douté  que  notre  subtil  exégète,  notre  ingénieux 
penseur  cachât  un  moraliste  si  fin  et  si  pénétrant!  Qui  lui 
aurait  suppose  un  si  remarquable  talent  d'observation! 
Décidément,  il  semble  moins  porté  à  la  pensée  abstraite 
qu'on  ne  le  suppose  en  général!  Mais  il  faut  en  rabattre  de 
ces  éloges.  Le  fait  est  que  Clément  n'est  pas  entièrement 
original  dans  cette  partie  de  son  traité.  Il  est  tributaire, 
dans  une  large  mesure,  d'un  ou  de  plusieurs  auteurs  incon- 
nus. Il  leur  a  notamment  emprunté  une  bonne  partie  de  ^AWi,w" 
ses  peintures  de  mœurs.  Assurément  Clément  n'a  pas  cru  /U.^^x'-UU  • 
mal  faire  en  utilisant  ainsi  de  bons  livres.  Comme  tous 
les  écrivains  de  son  temps,  il  est  très  érudit;  il  a  beaucoup 
lu;  il  possède  notamment  des  manuels  fort  commodes 
qui  embrassent  les  matières  dont  il  a  besoin.  Il  les  consi- 
dère comme  un  bien  public  et  s'en  sert  sans  scrupule.  Il 
y  a  même  des  auteurs  qu'il  traite  comme  sa  propriété  per- 
sonnelle. N'a-t-il  pas  mis  Philon  largement  à  contribution  ? 


$6 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


j 


Les  deux  tiers  de  ses  allégories  proviennent  de  l'exégète 
juif.   Ce  sont  les  mœurs  littéraires  du  temps! 

Ce  qu'il  faut  dire,  c'est  que  Clément  n'a  plagié  ses  auteurs 
que  dans  la  mesure  où  les  passages  qu'il  leur  empruntait 
s'accordaient  avec  les  principes  de  sa  morale  chrétienne. 
Il  prend  leurs  pièces  de  monnaie,  mais  il  les  marque  à 
l'eiïigie  du  christianisme.  Ainsi  quels  que  soient  les 
emprunts  que  Clément  a  faits  dans  son  Pédagogue,  il  n'en 
reste  pas  moins  que  ce  traité  nous  donne  une  idée  fort 
exacte  de  renseignement  moral  du  grand  catéchète 
d'Alexandrie  *. 


1.  M.  P.  Wendland  a  montré,  dans  une  thèse  remarquable  (Quaestiones 
Musonianae,  Berlin,  18861,  qu'il  y  a  do  larges  emprunts  littéraires  dans 
Paedag.,  II  et  III.  On  verra,  dans  notre  .tjtcrrii  bibliographique,  ce  qui, 
ii  nuire  sens,  doit  être  retenu  de  la  thèse  si  ingénieuse  et  si  documentée 
de  cet  auteur. 


*# 


CHAPITRE   IV 

Le    Maître 

Ou  la  troisième  partie  de  V ouvrage  de  Clément. 

Dans  un  passage  de  son  Pédagogue,  Clément  déclare 
devoir  s'abstenir  d'entrer  dans  des  interprétations  allégo- 
riques, et  la  raison  qu'il  donne  est  que  ces  matières  doivent 
être  réservées  à  deschrétiensplus  avancés.  «Une  m'appar- 
«  tient  pas,  dit  \e  Pédagogue,  d'enseigner  ces  choses.  Nous 
«  avons  besoin  d'un  maître  (SiSàtJxaXoç)  qui  nous  explique 
«  les  Saints-Livres.  C'est  à  lui  qu'il  faut  que  nous  allions. 
«  Oui,  il  est  temps  que  le  Pédagogue  se  retire  et  que  vous  . 
«  prêtiez  1  oreille  au  maître  (otoaa-xaÀoç)  '.   »  Rien  de    plus  I 

clair.  Après  le  Pédagogue,  nous  allons  avoir  un  traité  de 
doctrine.  Dans  cette  partie,  pas  plus  que  dans  les  deux  pré- 
cederïtélT,  Clément  n'écrira  en  son  propre  nom.  Ce  sera 
encore  le  Logos  qui  s'adressera  au  lecteur,  m'instruira  en 
tant  que  Docteur.  Voilà  pourquoi  cette  troisième  partie  v  2UJpU&/C£xia 
sera  intitulée  :  6  StSào-xa^oç  2. 

Ce  que  nous  venons  de  citer  implique  que  les  Stromates 
ne  sont  pas  la  troisième  partie  du  grand  ouvrage  de  notre 
auteur.  En  effet,  l'analyse  que  nous  donnerons  de  cet  écrit 
au  chapitre  suivant  montrera  que  son  contenu  ne  répond  U>^  ' 
aucunement  au  signalement  que  Clément  nous  a  donné  de  ^Hêua^ 
sa  troisième  partie,  soit  au  début  du  Pédagogue,  soit  par- 

1    Paedag..   III,  97:  II.  87. 

2.  Voir  les  textes  déjà  cités,  p.   55,  note  2.   Ajoutez  II,    Paedag.,    76  : 
àXX'  IÇéôifjv  yàp  toO'  7:a'.oay'oyi/.oj  tojïou  to  tnSaaxaXixôv  eioo;  izapeusaytuv. 


88  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

toul  ailleurs.  Remarquez  en  outre  que  si  nous  avions  dans 
les  Stromates  cette  troisième  partie,  ce  titre  de  Stromates 
au  rail  de  quoi  nous  surprendre.  Ce  n'est  pas  celui  que  nous 
attendions.  Le  titre  qu'annonce  l'auteur  et  qui  répond  si 
^mj^oUua/.  bien  à  ce  que  devra  être  la  troisième  partie,  n'est-ce  pas 
celui  qui  figure  dans  le  passage  qu'on  vient  de  lire?  Mais  ce 
qui  nous    parait    prouver    péremptoirement  notre    thèse, 

i 

c'estque  notre  auteur  annonce  sa  troisième  partie  <f un  bout 
a  l'autre  des  Stromates, 

Dans  le  premier  chapitre  du  iv(' livre  de  ce  traité,  Clé- 
nieiil  trace  les  grandes  lignes  des  parties  de  son  ouvrage 
qui  lui  restenl  à  faire.  Dans  le  premier  paragraphe,  il 
expose  le  plan  qu'il  compte  suivre  et  qu'il  suivra  en  effet 
jusqu'à  la  fin  du  vne  Stromate.  Dans  le  paragraphe  suivant, 
il  esquisse,  semble-t-il,  le  contenu  des  Stromates  qu'il 
aura  encore  en  perspective,  lorsqu'il  aura  épuisé  le  pro- 
gramme qu'il  vient  de  tracer  '.  Enfin,  dans  le  troisième 
paragraphe,  il  caractérise  de  nouveau  et  avec  plus  de  pré- 
cision la  partie  doctrinale  de  son  grand  ouvrage.  Voici,  du 
reste,  comment  Clémenl  lui-même  s'exprime  dans  ce  der- 
nier paragraphe  :«  Lorsque  toul  notre  dessein  aura  été 
«  achevé  dans  ces  mémoires  [Stromates),  si  l'Espril  le  veul 
«  bien,  —  en  quoi  nous  nous  prêtons  à  une  nécessité 
«  pressante,  car  il  y  a  des  choses  qu'il  esl  grandement  néces- 
«  saire d'exposer  avanl  la  Vérité  même  [le  Didascalos),  — 
«  alors  nous  aborderons  l'explication  ou  la  philosophie 
«  véritable  des  choses  J.  Nous  aurons  été  ainsi  initiés  aux 

1 .  Ce  h  esl  que  lorsque  aous  i  raiterons  du  plan  des  Stromates  que  nous 
pourrons  justifier  cette  interprétation  du  $  2. 

2.  Nous  lisons  -v  coiiioiç  au  lieu  de  U  oTç.  Sfelbnsque  la  phrase  incidente 
-',)'/  r\  yàp,  etc.,  défini)  exactement  le  contenu  des  Stromates  el  la  place  de 
cel  écrit  dans  l'œuvre  totale.  Enfin,  le  terme  puaioXoYta  ne  doil  pas  être 
traduil  par  science  de  la  nature,  c'esl  un  terme  compréhensil  qui,  dansla 
dernière  phrase,  embrassée)  la  xoau.oXoyîa el  la  8 


LE    MAITRE  89 

i 

<?  petitsmmy stères  avant  de  l'être  aux  grands,  en  sorte  que 
«  rien  ne  s'opposera  plus  à  la  célébration  de  l'office  vrai- 
(Wfnent  divin,  puisqu'on  aura  commencé  par  nous  inculquer 

i  graver  en  nous  les  choses  qui  devaient  être  mention- 
ce  nées  et  enseignées  au  préalable.  Or,  l'explication  géné- 
«  raie  des  choses  qui  relèvent  de  la  sagesse  chrétienne  qui 
«nous  a  été  transmise,  laquelle  ne  s'écarte  pas  de  la  règle 
«  de  la  vérité,  — je  devrais  l'appeler  plutôt  une  contem- 
«  plation,  —  débute  par  une  cosmogonie  et  de  là  s'élève 
«jusqu'à  la  théologie.   » 

Il  y  a  beaucoup  d'obscurité  dans  le  passage  qu'on  vient  de 
lire,  mais  au  moins  établit-il  clairement  deux  points  essen- 
tiels, c'est,  d'abord,  que  les  Stromates  ne  sont  pas,  dans  la 
pensée  de  Clément, Te  couronnement  de  son  grand  ouvrage, 
prtrsquil  annonce  un  écrit  qui  leur  fera  suite  '  ;  c'est  en 
outre  que  cette  dernière  partie  aura  un  caractère  essen- 
tiellement doctrinal.  Ce  sera  une  véritable  philosophie 
chrétienne.  Elle  sera  faite  sur  le  modèle  des  systèmes 
des  philosophes  grecs.  Elle  embrassera  ce  qu'embrassent 
ordinairement  ces  systèmes  depuis  la  théorie  de  l'univers 
matériel  jusqu'aux  spéculations  sur  Dieu.  Or,  n'est-ce  pas 
là  justement  le  caractère  que  Clément  assignait  à  sa  troi- 
sième partie  dans  cette  esquisse  de  son  grand  ouvrage  que 
nous  a  donnée  \e  Pédagogue?  N'avons-nous  pas,  dans  le  pas- 
sage du  IVe  livre  des  Stromates,  précisé  et  plus  nettement 
formulé  le  troisième  article  de  son  programme  primitif? 


1.  Th.  Zahn,  Forschungen,  t.  III,  p.  110,  111.  M.  Zahn  pense  aussi  que 
§  3  et  même  §  2  se  rapportent  :  au  f  and  ère  nachderen(Strom.)  Vollendung 
auszuarbeitende  Abhandlungen,  et  que  ce  sera  dans  ces  écrits  que  Clé- 
ment exposera  sa  doctrine.  Notre  interprétation  est  presque  identique  à 
celle  de  M.  Zahn  si  ce  n'est  que  ces  écrits  dogmatiques,  dont  il  voit  ici 
l'annonce,  devaient,  d  après  nous,  constituer  la  3e  partie  de  l'ouvrage  de 
Clément,  le  A'.oxr/.aÀo;. 


90  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Ainsi  Clémenl  en  était  encore,  au  moment  de  commen- 
cer son  IVe  Stromate,  à  promettre  la  troisième  partie    de 
son  grand  ouvrage,  et,  en  outre,   il  lui  fallait  encore   dis- 
poser   d'une  foule  de  choses   préliminaires  qu'il   jugeait 
indispensables.  Aussi  n'est-il  pas  surprenant  qu'il    ne  soit 
guère  plus  avancé  au  VIIe  Stromate.  «  Notre  tâche,  en  ce 
-  ~  ^Na*"         «moment,  dit-il,  est  de  peindre  1^  vraie  vie  gnostique;  ce 
«  n'est  pas  de  donner  un  enseignement  théorique  et  doc - 
va<_  V    ((  trinal,  lequel  nous  exposerons  plus  tard  au  temps  voulu  ; 
yjf    «  nous  respecterons  ainsi  la  suite  et  Tordre  des  matières  '.  » 


Les  allusions  et  les  renvois  à  la  partie  doctrinale  de  son 

**  1  1  î       .   i  î         c,  ,        v   «■  m     •        J 

i-rand  ouvrage  abondent  dans  les  Slromalcs.  Lsl-il  rien  de 


s  avance, 


jjkuiu    vinxu^u      ui;wiiviv.iiiuuii>j    ivo     i_'i/i///«(fiv.>.     uoi". 

plus  clair  que  ceci  :  «  Lorsque  notre  écrit  sera  plu 
«  nous  reproduirons  les  ligures  du  prophète2?  »  Ou  bien 
encore  :  «Lesquelles  choses,  nous  exposerons  à  l'endroit 
«  approprié  lorsque  le  discours  sera  plus  avancé  '.  »  Remar- 
quez que  c'est  toujours  de  points  de  doctrine  qu'il  s'agit. 
Clément  remet  constamment  la  tractation  doctrinale  à  une 
partie  ultérieure  de  son  ouvrage  \ 


I.  VII,  Strom.,  59.  Voyez  aussi  VII,  Strom. ,8$  :  ôcixetvov  os  o'';j.ai  &7cep8ê'- 

^Oa'. 70*.-;  reovstv  lôéXouai  /.i.\  jrpoaêxjroveîv  Ta  w!y;n:a/.a:'  ÈxXoy7]V  Ttûv  yoaïtov 

ij:i-pl<J/avTaç. 

~1.  VI.  Strom.,   131:  TipoïotSoï);  ttjs    ypaçTji; 

:;.  V,  Strom.,  »iS  :  a  87]  xaî  jîpoïdvTOç  tou  Xdyou  za-:à  tôv  oîxstov  xaipôv 
Siaaaf7(ao[i.Ev. 

'p .  \'  >  >  s  1  ■/  Les  passages  suivants  dod  moins  clairs  :  on  remarquera  :  1°  <  j  u  ils 
renvoient  non  pas  à  des  écrits  que  Clémenl  se  proposait  de  composer 
api  ■  -  ti  s  Stromates,  mais  à  des  parties  ultérieures  qui  doivenl  figurer  dans 
la  même  \y>~r>'.  c'est-à-dire  dans  le  même  ouvrage  ;  2°  que  ce  qu'il  s'agit 
de  remettre,  c  esl  généralement  la  tractation  de  l  <1 1< •  ou  telle  doctrine  :  VI, 
Strom.,  'i  l-:>j'm:  :  VI,  Strom. ,  1<>8  :  pcirà  --j.\j-%  $7)Xco07J3£Tai  ;  VII, 
Strom.,  I  ;  xerrà  tous  btixotîpouc  tohoj;  Corepov  :  VII,  Strom.,  'il  :  IV,  Strom., 
85     IV.  strom.,  K'.i   :  xaî  rcepl  toiîtiov    tto/.J;  ô    Àôyo;    Sffov  èv  uarréph)   sxonelv 

ànoxsiofiTat :  lV,5/rom.,  91  :  V.  Strom.,  71  :  xx-ra  tôv  oîxeîov  IsiBei^OiJoetai 

tokov  ;  II,  Strom.,  37  :  <•>;  8ei)(8ïî«Tat  Cotepovj  V  H,  Strom.,  lus  :    tïjt;.  uiv 


LE    MAITRE  91 


> 


m.     ,  : 

( 


•  Ily  a  "plus.  Clément  avait  non  seulement  dans  l'esprit 
l'idée  générale  de  la  troisième  partie  de  son  grand  ouvrage, 
nuaïs  il  savait  avec  précision  quelles  seraient  les  matières 
qu'ij  y  traiterait  et  quels  en  seraient  même  les  principaux 

™  '    .,  ,  .  il  fG-w^wflu*-  OU 

En  effet,  il  annonce,  dans  un  certain  nombre  de  passages 

des  Stromates,  qu  il  traitera  ailleurs  de  doctrines  qu  il 
nomme  expressément.  Il  étudiera  successivement  la  pro-  ^Am'^UX- 
phétie,  l'âme,  les  principes,  l'origine  du  monde,  la  résur- 
rection. On  suppose,  en  général,  que  se  sont  là  les  sujets 
d'autant  de  traités  que  notre  auteur  compte  écrire  dès  qu'il 
aura  achevé  les  Stromates.  Est-ce  vraisemblable  ?  Com- 
prend-on Clément  concevant  le  projet  décrire  encore  une 
dizaine  de  livres  pendant  qu'il  était  absorbé  par  les  Stro- 
mates? Quelle  fécondité!  quels  vastes  espoirs!  Si  chacun 
des  traités  qu'il  projetait  devait  prendre  les  dimensions 
des  Stromates  ',  la  vie  la  plus  longue  n'y  aurait  pas  suffi! 
A-t-on  jamais  vu  un  auteur  qui,  au  milieu  d'un  ouvrage, 
rêve  d'en  écrire  dix  autres  et  qui  en  a  déjà  une  conception 
si  claire  qu'il  peut  en  formuler  les  titres  !  Il  faut  avouer  que  , 
l'hypothèse  reçue  ne  peut  se  soutenir.  Mais  a-t-elle  jamais' 

ojv  v.i:  il;  ûcrepov.  Xous  ne  prétendons  pas  que  Clément  n'ait  pas  fait  de 
théorie  ni  exposé  de  doctrines  dans  les  Stroma les.  Au  contraire,  cet  écrit 
en  est  plein.  Mais  il  est  certain  que  son  intention  était  de  réserver  les 
doctrines  à  plus  tard.  Les  passages  que  nous  venons  d'énumérer  en  font 
foi  et  prouvent  que  l'intention  était  très  réelle  et  très  arrêtée.  Ajoutez  à 
ces  textes  :  II,  Stro/n.,  134;  IV  Strom.,  I(î2  :  ô  yàs  jrepl  Ixsivcov  Xo'yo;  u.î~x 
ttjv  iv  x.£Pa'  rtpaytJi-aTSiav   ÊtysTai. 

1.  C'est  encore  le  sentiment  de  M.  Preuschen.  Voir  son  article  surClé- 
ment,  dans  la  Geschichte  der  Altchristlichen  Litteratur  bis  Eusebius  de 
A.  Harnack.  Voyez  la  liste  qu'il  donne,  p.  308  :  von  einer  Anzahl  von 
s,  hriften,  sagt  Clemens  in  den  erhaltenen  Werken,  dass  er  sie  schreiben 
wolle.  Sa  liste  est  incomplète.  Il  ajoute,  cependant,  p.  309,  qu'il  se  pour- 
rail  que,  dans  quelques  cas,  l'allusion  visât  de  futurs  passages  du  même 
ouvrage. 


92  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

été  sérieusemenl  examinée?  On  peut  en  douter.  Le  fait  est 

que,  dans  presque  tous  les  cas  dont  il  est  question,  le 
texte  indique  assez  clairement  qu'il  ne  s'agit  nullement 
d'oeuvres  nouvelles,  niais  de  chapitres  qui  devront  figurer 
dans  le  AiBào-xaAoç  '. 

nue  l'on  veuille  bien  peser  avec  soin  les  différents  pas- 
sages soil  du  Pédagogue,  soit  des  Stromates  dont  nous 
avons  donné  la  traduction  dans  notre  texte,  que  Ton  par- 
coureaussi,  avec  quelque  attention,  ceux  que  nous  avons 
cités  dans  les  notes,  et  nous  croyons  que  l'on  reconnaîtra 
la  justesse  de  l'hypothèse  que  nous  avons  émise  dans  ce 
chapitre.  Tout  le  monde  accorde  que  La  troisième  partie  du 

1.  Clémenl  annonce  son  intention  de  traiter  de  la  pniplu'tie,  lise*.  I\pozrr 
-i:.i;,  I,  Strom.,   158  :  [Asti  -raira  Xe^OifaêTcci,  etc.;  IV,  Strom.,  2  :  txi-.x  rîjv 

im§pou,7)v  Tîjç OeoXoYiaç  :a  r.iy.  jipoçr)Teias Ainsi,  après  le  chapitre  de  La 

OeoXoyîa,  viendra  celui  de  la  îtpoçr,xeîa.  Voyez  encore  IV,  Strom.,  93;  V, 
Strom.,  88;  il  n'y  a  que  dans  cedernier  passage  que  l'on  puisse  voir  I  an- 
nonce d'un  traité  Qepl  [ïpo<p7)TSÎag,  les  autres  ne  comportent  pas  ce  sens, 
et   IV.  strom..  2, es)  péremptoire. 

Clément  annonce  un  Qepî  MV/f,:.  Voyez V,  Strom.,  88:  III,  Strom.,  13; 
II.  Strom.,  113:  àXXà  jrpôç  ~<5  S^fia  touto  •5iaXs£'Ju.e0a  uarepov  Ô7ST)VÎxa  -est 
^u'/îjs  8iaXa(ji6âvo(Jisv .     Est-ce    clair? 

Clémenl  annonce  encore  un  IleptrEvéaews,  III,  Strom.,  95,  notez  OaTepov. 
Dans  VI,  Strom..  168,  il  traitera  <lc  la  y^vesiç  quand  il  en  sera  à  son  cha- 
pitre sur  :a  Epuaixcc. 

Voici  un  llepi  "A  ;; (X(  ■■■/.  VI,  Strom..  32.  note/  les  mois  npoVoûaT);  tt;; 
Ypaç^ç. 

Puis  mi   [IspîEù/^jç,  [V,  Strom.,  171,  notez  rcpoïdvxoç  tou  X<fyou. 

Il  v  aura  un  Qepi    "Apywv,  V,  Strom.,   140;  VI,  strom..  4.  notez  iftidvcsç. 

[1  annonce,  dans  le  Pédagogue,  un  Qepi  'Avacrnxaecoç,  Paedag.,  1,47, 
ci   II.   104.  Dans  ces  deux  passagi  s,  Clémenl  ne  s  exprime  |>as  de  manière 

à  ce  que  I  on  sache  si  c'esl  un  traité  qu'il  annonc i  si  c'est  simplement 

un  des  chapitres  qu'il  compte  faire  figurer  dans  son  Didascale  ».  Cepi  n- 
dant,  comme  dans  tous  les  autre  passa  gels  où  Be  trouvent  de  pareilles 
annonces,  il  ne  -  agit  que  des  chapitres  de  La  troisième  partie,  il  est  l 'i- >- 
bable  < | > i  il  i  ii  est  de  même  dans  ces  deùs  endroits  du  Pédagogue.  Notre 
auteur  comptait  bien  traiter  de  la  résurrection  dans  son  Ai8âoxaXo(,  mais 
il  ae  Bongeail  pas  icrer  an  écrit   Bpécial  à  ce  sujet. 


LE    MAITRE  93 

grand  ouvrage  que  projetait  Clément  devait  consister  en 
-*rtn  exposé  de  doctrines.  Le  De  Principiis  d'Origène  est  pro-  J"*-    ■■**■'■ 
bablement  Fouvrage  <|iii   donne  l'idée  la    plus  exacte  deU&tJw.  ijU/^ÀC^ 
celui  (jue  notre  auteur  espérait  écrire  un  jour.  On  suppose  ^àj^iaU- 

rïimunément  (jue  nous  avons  dans  les  Stromates  celte 
partie  doctrinale.  Mais,  on  vient  de  le  voir,  cette  hypothèse 
se  heurte  au  fait  que  notre  auteur  parle  de  cette  partie 
comme  si  elle  n'était  encore  qu'à  l'état  de  projet,  non  seu- 
lement au  début  du  IVe  Stromate,  mais  aussi  dans  les  Slro- 
mates  suivants.  N'est-il  pas  plus  simple  de  supposer  que 
les  Stromates  sont  une  sorte  de  hors-d'œuvre  que  l'auteur  "^  v^^uW  < 
n'avait  pas  d'abord  prévu  lorsqu'il  traçait  le  plan  de  son  a^vc-iw1^- c{  ;v<^v 
ouvrage?  Cette  hypothèse  ne  rend-elle  pas  plus  facilement,  j^j^j/j<£  -w- 
compte  des  faits  que  nous  venons  de  relever,  ne  cadre-t- 
elle pas  beaucoup  mieux  avec  les  textes  que  nous  avons 
cités  ?Nous  verrons  dans  la  suite  qu'en  outre  elle  s'accom- 
mode fort  bien  du  véritable  caractère  des  Stromates  eux- 
mêmes,  qu'elle  en  explique  le  plan  si  particulier,  et  que, 
grâce  à  elle,  plusieurs  des  obscurités  qui  s'attachent  à  cet 
ouvrage  se  dissipent.  S'il  en  est  vraiment  ainsi,  ne  sont-ce 
pas  là  des  raisons  suffisantes  pour  la  recommander  à  l'at- 
tention de  ceux  qui  se  livrent  à  l'étude  si  ardue  des  écrits 
de  Clément  '  ? 

Nous  supposons  donc  (pie  Clément  n'a  pas  réussi  à 
mener  à  bonne  fin  l'ouvrage  aux  proportions  grandioses 
qu'il  avait  conçu  et  que  le  temps  ou  les  forces  lui  ont 
manqué  pour  écrire  ce  qui  eût  été  la  première  dogmatique 
chrétienne.  C'est  à  son  élève  Origène  que  cette  tâche 
devait  être  réservée.  Mais  au  moins  Clément  a-t-il  laissé 
quelques  fragments  de  son  Didascalos?  En  reste-t-il 
qlièlqlîes  vestiges?  Peut-être  subsiste-t-il  encore  quelques- 

1.  Nous  essayons  de  démontrer  cette  hypothèse  au  chapitre  vi. 


94  CLEMENT    D  ALEXANDRIE 

uns  des  matériaux  qui  devaient  servir  à  cet  écrit?  Qui 
sait  si.  en  fouillant  le  sol,  on  n'y  trouverait  pas  encore 
quelques  débris  du  majestueux  fronton  que  le  puissant 
ouvrier  avait  rêvé  de  poser  sur  L'édifice  qu'il  avait  élevé 
avec  tant  de  patience  et  de  labeur? 

Il  reste  de  Clément  trois  groupes  de  fragments  qui  ont 
l'ait  le  tourment  des  critiques.  Il  y  a  d'abord  un  long 
fragment  qui  porte,  dans  le  manuscrit  que  nous  possédons, 
le  titre  de  VIIIe  livre  des  Stromates.  Nous  avons  ensuite 
des  paragraphes  détachés  intitulés  :  Choix  prophétiques .  Il 
existe  en  lin  une  autre  série  de  courts  paragraphes,  égale- 
ment indépendants  les  uns  des  autres,  surmontés  de 
l'en-tête  énigmatique  d'Extraits  de  Théodote.  Les  uns  ont 
supposé  que  les  Eclogae  propheticae  et  les  Excerpta  Théo- 
doti faisaient  partie  des  Hypotyposes.  M.  Zahn  estime  que 
ces  fragments  on1  été  tirés  du  VIIIe  Stromate  que  Clément 
aurait  achevé,  et  qu'il  Tant  les  réunir  au  fragment  que 
nous  en  possédons  '. 

Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  hypothèses  n'ont  pu  satis- 
faire M.  von  Arnim.  Dans  un  travail  fort  remarquable, 
ce  savant  émet  l'hypothèse  (pie  les  Excerpta  Theodoti,  les 
Eclogae  propheticae,  et  le  fragment  dit  du  VIIIe  livre  sont 


I.  M.  Th.  Zahn  n  mis  en  pleine  lumière  l'étroite  parenté  qui  existe 
entre  le  fragmenl  «lit  «lu  VIIIe  Stromate,  les  Eclogae  el  les  Excerpta. 
Nous  croyons  que,  sur  ce  point,  sa  démonstration  est  décisive.  Ces)  sur 
elle  que  nous  Faisons  reposer  I  hypothèse  que  nous  formulons  dans  notre 
texte.  Ajoutons,  pour  compléter  ce  que  nous  disons  ci-dessus  de  l'hypo- 
thèse d.-  .M.  Zahn,  qu  il  suppose  qu'un  scribe  possédant  le  Ylll,:  Stro- 
mate en  entier,  en  a  tiré  le  fragmenl  qui  nous  a  été  conservé,  <i  qu'il  y  a 
ajouté  les  Eclogae.  Dans  !Y,  Stroin,,  1.  Clément  promet,  comme  com- 
plément   des  Stromates,  "ExOeaiç    tfflv   y^a^cov.   Celle-ci  a  dû  ûgurer 

dans  lr-  vin  Stromate,  et  le  Bcribe  en  aurait  tiré  nos  Eclogae..  Des  Ex- 
cerpta Theodoti  auraient  ét<  ment  extraits  de  la  même  manière  du 
\lll    Stromate.  On  avouera  que  cette  hypothèse  esi  un  peu  compliquée. 


LE    MAITRE  95 

i 

des  extraits  que  Clément  aurait  faits  d'ouvrages  gnos- 
tiques ou  d'écrits  de  philosophes.  Il  les  aurait  accompagnés 
d£.  brèves  remarques  qu'il  aurait  en  quelque  sorte  ajoutées 
en  Barge.  Ces  extraits  devaient  servir  aux  travaux  ulté- 
rieurs  de  Clément.  M.  von  Arnim  n'ose  pas  affirmer  que 
ces  matériaux  étaient  exclusivement  destinés  au  VIIIe  Stro- 
mate  '.  Quel  que  soit  le  jugement  que  la  critique  porte 
sur  l'ingénieuse  hypothèse  du  savant  philologue,  il  n'en 
reste  pas  moins  qu'elle  fait  sérieusement  avancer  la  ques- 
tion. L'analyse  que  M.  von  Arnim  a  faite  du  VIIIe  Stro-  ^<v^u^wt- 
mate  paraît  mettre  hors  de  doute  le  fait  que  Ton  a  dans  -^mMjx'.  -^  J\,ï 

ce  fragment  tout  simplement  des  extraits  d'écrits  stoïciens  wU^MdXsMk 

.....  i  - 

et  péripatéticiens.   Extraits  de  livres  gnostiques  dans  les  :\>jMmjJ(  1  COL 

Excerpta  Theocloti  et  extraits  de  livres  de  philosophes  dans  Mjjj^Xi,  ^j^  ^ 

le  fragment  du  VIIIe  Stromate,    est-ce   beaucoup  s 'aven-  ^j//yiu 

turer  que  de  supposer  que  ce  sont  là  les  matériaux  encore 

informes   de  cette  troisième  partie,  toute  consacrée  aux 

discussions  philosophiques  et  dogmatiques,  que  Clément 

n'a  pu  achever  ?  2 

J.  J.  von  Arnim,  De  octavo  Clementis  Stromateorum  libro,  Roslok, 
1894.  Un  autre  savant,  M.  Ruben,  avait  déjà  émis  l'hypothèse  que  les 
Excerpta  Theodoti  étaient  des  extraits  de  livres  gnostiques  accompagnés 
de  notes  de  la  main  de  Clément.  M.  von  Arnim  a  élargi  l'hypothèse  en 
l'appliquant  aux  Eclogae  et  au  fragment  du  VHP  livre. 

2.  Ce  qui  autorise  l'auteur  à  isoler  ainsi  de  nos  Stromates  le  fragment 
du  VIII0,  c'est  que  ce  fragment  n'a  pas  toujours  fait  partie  du  corps  des 
Stromates.  Photius  a  vu  des  manuscrits  où  il  ne  figurait  pas  et  d'autres 
où  le  Quis  dives  le  remplaçait.  Voir  Zahn  ou  Harnack. 


(WLUTlTiK    V. 


Les   Stromates. 

S'il  est  vrai  que  les  Stromates  ne  sont  pas  celte  troi- 
sième  partie  qui  devait  couronner  le  grand  ouvrage  de 
Clément  et  nous  livrer  sa  philosophie  chrétienne,  qu'est- 
ce  quecet  écrit  plus  volumineux  que  le  Protrepticus  et  que 
le  Pédagogue?  Quelle  est  sa  place  dans  l'œuvre  totale? 
Dans  quels  rapports  se  trouve-t-il  avec  les  deux  pre- 
mières parties.' 

Avant  d'essayer  de  répondre  à  cette  question  qui  n'esl 
pas  seulemenl  d'ordre  littéraire,  niais  qui  importe  à  l'in- 
telligence de  la  pensée  de  notre  auteur,  inlerrogeons  les 
Stromates  eux-mêmes.  L'analyse  nous  en  fera  connaître  le 
véritable  caractère. 

Le  titre  que  Clément  a  donne  à  cel  écrit  demande  une 
explication  '.  Ce  fîïfè  h'esl  pas  de  son  invention.  Il  devail 
même  être  assez  banal,  l'n  passage  1res  curieux  d'Aulu- 
Gelle,  cel  é  ru  dit  contemporain  de  Clément,  qous  donne  à 
cel  égard  des  renseignements  1res  complets.  Cel  auteur 
dit,  dans  la  préface  de  ses  Nuits  attiques,  qu'en  inti- 
tulant ainsi  son  ouvrage,  il  n'imitait  pas  certains  écrivains 
de  son  temps  qui  affectaient  des  titres  fantaisistes,  dont 
loi  i  heureusement  il  donne  une  liste.  On  y  remarque  le 
titre  même  de  l'ouvrage  de  Clémenl  ~ .  <  >n  le  trouve  encore 


1.  Le  litre  complet  du  livre  de  Clémenl  esl  :  Ka-rà    ttjv  i'/.r/)ri  ptXoaoçîav 
■;■/■  !--.■/."</  'j--,-r,-ti •).%-.' ■■/  STptojjwttetç,  I.    Strom.,   182.  Slromate  signifie  tapis, 

2.  Sunt  riiam  t/ni  '/  j//',j:  insmp^ri  mit,  surit  item  '/ni  STptOjXateîî. 


LES    STROMATES  97 

ailleurs  '.  Du  reste,  Clément  lui-même  donne  à  entendre 
qt*'«il  y  a  d'autres  auteurs  qui  ont  adopté  ee  titre  de  Stro- 
matea  2.  La  liste  d'Aulu-Gelle  est  fort  curieuse  s.  Ce  qu'il 
y  a'cTintércssant,  c'est  que  plusieurs  des  titres  qui  y  figu- 
Bg&i-efnt  été  mentionnés  par  Clément  lui-même  \  D'autres 
figurent  aussi  dans  la  préface  que  Pline  l'Ancien  a  mise 
en  tète  de  son  Histoire  naturelle,  comme  on  peut  le  voir 
dans  le  passage  que  nous  citons  en  note.  Il  faut  conclure 

1.  Eus.,  Praep .  Es'ang.,  I,  vu,  22  :  àrzo  tû>v  IIXouTap^ou  ?-:pwu,aTétov 
èx6r[<jou.ai. 

2.  VII,  Stroiu.,  111  :  oJV  oûv  ~f,t  Tâ?î03ç  oj'tî  -f]:  çpâîîojç  370/ ârovTai  oî 
'37v"j;j.27eI:. 

3.  Aulu-Gelle,  préface,  §  3  —  §  11;  édition  de  M.  Hertz,  2  vol., 
A.-Gellii  Noctium  atticarum  libri  XX.  Berlin,  1883.  Nous  transcrivons  ici 
le  passage  entier  :  «  Sed  quoniam  longinquis  per  hiemem  noctibus  in 
agro,  sicuti  diximus,  terras  Atticae  commenlationes  hasce  ludere  ac  facere 
exorsi  sumus,  idcirco  eas  inscripsimus  Noctium  esse  Atticarum,  nihil 
imitati  fcstivitates  inscriptionum,  quas  plerique  alii  utriusque  linguae 
scriplores  in  id  genus  libris  fecerunt.  Nam  quia  variam  et  miscellam  et 
quasi  confusaneam  doctrinam  conquisiverant  eo  titulos  quoque  ad  eam 
sententiam  exquisitissimos  indiderunt.  Namque  alii  Mus  arum  inscrip- 
serunt,  alii  silvarum,  ille  rcércXov,  hic  A.u.aX0daç  xlpaç,  alius  xipaç,  alius 
XTjpta,  partim  Xî'.uwvaç,  quidam  lectionis  suas,  alius  antiquarum  lectionui» 
atque  alius  àvOrjpûv  et  item  alius  EupTjfiaTwv.  Sunl  etiam  qui  Xuyvouç  inscrip- 
serunt,  sunt  item  qui  arproixaTET:,  sunt  adeo  qui  -avoÉxTa;  xai  'EXixôiva  et 
-pooÀr[;a.aTa  et  Èf/EipiSia  et  -apa?'.çioa;.  Est  qui  memoriales  titulum  fecerit, 
est  qui  -payuaT'.xa  et  -âpipya  et  ô'.oaix.aÀ'.xa,  est  item  qui  historiae  natu- 
ralis,  est  -av-rooanr,;  i-jTopta;,  est  prasterea  qui  pratum,  est  itidem  qui 
TcafxapKov,  est  qui  -rJ-»ov  scripsit,  sunt  item  multi  qui  couiectanea,  neque 
item  non  sunt  qui  indices  libris  suis  fecerint  aut  epistularam  moralium 
aut  epistolicarum  quaestionum  aut  confusarum  et  quœdam  alia  inscripta 
minus  lepida  multasque  prorsum  concinnilates  redolentia  ». 

i.   VI,    Strom.,  §    2 Et  xai  Xeiu-ûvaç  tweç   xai    IXixwvaç    xai    X7)pia  xai 

-£-/.oj:    suvaYtoyàç    ç'./.o;j.a6£Î;    rcoueîXco;    È:av6'.'jâuEvo'.     auvEYpatlavxo 

Voyez  aussi  un  curieux  passage  de  la  préface  de  Pline  1  Ancien  :  «  Ins- 
criptionis  apud  Grœcos  mira  félicitas.  Krjpîôv  inscripsere,  quod  volebant 
intelligi  favum.  Alii  xlpaç  iu.aX6etaç  ut  vel  lactis  gallinacei  sperare  possis 
in  volumine  haustum.  Jam  Musae,  Ravo*EXTat,  lyysipîSiov,  XEip.oSv,  rcivaxîSiov 
inscriptiones,  etc.  ». 

7 


98 


<   I  l   MENT    I)  ALEXANDRIE 


^  Im 


-a 


■ 


- 


île  ces  témoignages  qu'il  existait  tout  un  genre  de  lit— 
r  térature  dont  ces  titres  bizarres  étaient  comme  la  marque 
distinctive.  Ce  genre  était  un  des  fruits  de  l'érudition  du 
•  temps.  Cette  littérature  se  composait  de  compilations,  de 
choix  de  lectures,  de  dissertations  bourrées  de  citations, 
de  manuels  et  de  collections  de  toute  espèce.  On  compa- 
rait ces  recueils  à  des  jardins  ou  à  des  parterres.  Clément 
les  a  beaucoup  pratiqués  et,  dans  la  savante  Alexandrie, 
ce  genre  littéraire  avait  toujours  été  en  honneur.  Les 
bibliothèques  notamment  en  avaient  favorisé  l'éclosion . 

Mais  cette  littérature,  qui  semblait  ne  devoir  être  qu'un 
passe-temps  d'érudits  et  de  littérateurs,  était  susceptible 
de  rendre  de  sérieux  services.  Clément  nous  apprend  que 
les  auteurs  qui,  pour  une  raison  quelconque,  voulaient 
envelopper  leurs  idées  de  voiles,  les  cacher  à  la  masse  et 
ne  les  livrer  qu'à  un  petit  nombre,  adoptaient  volontiers 
ce  genre  de  composition  littéraire  './En  effet,  il  offrait 
toutes  les  facilités  qu'on  pouvait  désirer.  On  donnait  à  son 
livre  un  titre  qui  ne  pouvait  être  compromettant,  puisqu'il 
n'apprenait  rien  sur  le  sujet  qu'on  y  traitait,  ni  sur  les  vues 
qu'on  y  soutenait.  Ajoutons  que  l'une  des  règles  du  genre 
était  de  ne  s'astreindre  à  aucun  plan.  On  laissait  sa  plume 
courir  au  gré  de  sa  fantaisie;  on  mêlait  tous  les  sujets;  on 
revenait  sur  les  mêmes  points  aussi  souvent  qu'on  le  vou- 
lait. C'était,  comme  le  dit  Aulu-Gelle,  une  varia  et  miscella 
ci  quasi  confusanea  doctrina.  Il  était  entendu  qu'on  n'avait 
à  se  préoccuper  ni  de  Tordre  des  matières,  ni  même  du 
style.  Dès  lors,  rien  n'étail  plus  facile  que  de  dissimuler, 
dans  un  livre  ainsi  composé,  les  idées  les  plus  hardies. 

C'est  précisément  pour  cette  raison  que  Clément  s'est 
décidé  à  écrire  ses  Stromates  dans  le  style  du  genre  lillé- 


I.  IV,  Strorti.,  ch.  u  en  entier;  VI,  Stront.,  2;  VII,  Strom.,  110. 


LES    STROMATES  99 

i 

raire  qirAulu-Geile  nous  a  l'ait  connaître.   Il  déclare  lui- 
même  et  à  plusieurs  reprises  qu'il  ne  veut  pas  être  com- 
ptis'par  le  premier  lecteur  venu;  il  désire  qu'on  se  donne  .t/W^AM^^'^1 
la  pAnè  de  chercher   sa  vraie  pensée.  Il  y  aura  toujours  M^idiZ^  Umm^ 
au  moins  un  lecteur  qui  le  comprendra,  et  cela  lui  suffit  l.  Uu^jvÀjjjU- 
Le  genre  littéraire  dont  il  a  fait  choix  se   prêtait  admi- 
rablement à   ce  dessein.  On  verra  plus  loin  les  raisons 
qu'il  avait  de  ne  pas  livrer  sa  pensée  sans  voiles.  Elles 
étaient  des  plus  graves. 

Essayons  maintenant  de  donner  une  idée  aussi  exacte 
que  possible  des  Stromates.  La  tâche  n'est  pas  facile. 
Etant  donné  le  genre  littéraire  qu'il  avait  adopté,  l'auteur 
pouvait  se  permettre  toutes  les  libertés,  et  il  en  a  large- 
ment usé  !  Tandis  que  le  Protrepticus  et  le  Pédagogue  se 
distinguent  par  une  belle  ordonnance,  les  Stromates  pré- 
sentent un  tel  désordre  qu'on  a  pu  longtemps  affirmer  «^  oLWlLU- 
qu'il  n'y  a  aucun  plan  dans  ce  livre  et  que,  comme  semble 
l'indiquer  le  titre,  c'est  un  volume  de  mélanges.  Les  Stro- 
mates passent  encore  maintenant  pour  des  Miscellanées. 

On  verra  par  l'analyse  qu'il  y  a  beaucoup  d'exagération     Hhfr.  ( 
dans  cette  opinion.  Il  y  a  un  plan  ou  plus  exactement  un         f   ^ 
enchaînement  des  matières  dans  les  Stromates. 

Nous  réservons,  pour  le  moment,  l'étude  de  la  préface  des 
Stromates,   qui  est  contenue  dans  le  premier  chapitre  de 

I.  Voyez  IV,  Strom.,  le  ch.  n.  «  Les  Stromates,  dit-il,  suggèrent  la 
route  qu  il  faut  suivre,  mais  vous  laissent  y  marcher.  C'est  une  terre  où 
ont  été  jetées  les  semences  les  plus  variées;  il  faut  choisir  et  recueillir  le 
bon  grain.  » 

Dans  I,  Strom.,  13,  il  se  réclame  du  xôptoç  pour  ne  révéler  qu  à  un 
petit  nombre  les  6eta  [xuaxrjpia. 

Dans  IV,  Strom . ,  4,  il  s'écrie  :  supr^i  yàp  xov  awrfaovxa  k'va  f]  ypaçrf. 

Voy.  aussi  VI,  Strom.,  2,  où  il  dit  en  quoi  so_n livre  sera  utile,  tù>  xï  e?$ 
Yvwt-.v  |jttT7)Se{a>,  eï  moç  Ttspixûyoi  xolaos,  Txpôç  xo  Tjp.<pÉpov  xat  wcpéXijxov  [xsxà 
îôpwxo;  f]  Çr[xrj7ts  y^iexai. 


^JJ^MMJU 


100 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


^  -vHx^wuX.r       ce!  écrit.  Les  deux  premiers  livres  sont  entièrement  con- 
'-  '■'-.   ■„  -w  ^  sacrés  à  une  question  qui   était  alors  vitale  pourlechris- 

m^aSM         tianisme  :  un  chrétien  a-t-il  le  droit  d'utiliser  les  trésors 
U.    delà  culture   grecque  et  notamment  de  la  philosophie? 
uU^t     Clément  l'affirme  et  développe,  dans  la  première  moitié 
w     de  son  premier  livre,  tous  les  arguments  que  Ton  pouvait 
faire  valoir  en  laveur  de  la  thèse  libérale.  Son  opinion  est 
>^  très  arrêtée.  C'est  un  devoir  au  moins  pour  certains  chré- 

tiens, d'acquérir  une  instruction  complète:  il  veut  que 
ceux-ci  parcourent  le  cycle  entier  des  études  qui  se  fai- 
saient alors.  De  ces  études,  on  doit  passer  à  celle  de  la 
philosophie.  Nous  verrons  plus  loin  que  ce  large  pro- 
gramme comportait  certaines  limitations  et  que  Clément 
ne  conseillait  pas  l'étude  de  tous  les  philosophes  sans  dis- 
^  tinction.  Un  des  arguments  les  plus  puissants  dont  notre 
•-     \iMo-oJT  .auteur  se  sert  pour  défendre  son  point  de  vue  est  que  les 


-•sA/WXmA' 


philosophes  de  la  Grèce  ont  emprunté  leurs  meilleures 
pensées  à  l'Ancien-Testament.  Ils  sont  tributaires  de 
Moïse  et  des  prophètes.  Plus  ils  leur  doivent  et  plus  ils 
se  sont  approchés  de  la  Vérité.  Platon  est  le  plus  grand 
et  le  meilleur  des  philosophes  parce  que  nul  ne  s'est 
autant  inspiré  des  oracles  hébreux.  Dès  lors,  en  étudiant 
la  philosophie  et  en  la  mettant  à  contribution,  que  fait  un 
chrétien  sinon  reprendre  un  bien  qui  lui  appartient? N'est- 
ce  pas  son  droit  et  que  lui  reprochera-t-on  si,  d'autre 
part,  il  est  avéré  qu'il  y  a  avantage  et  utilité  à  étudier  les 
philosophes?  Clément,  on  le  sait,  n'a  pas  inventé  lui- 
même  cet  argument.  Il  Ta  emprunté  à  son  maître  Philon. 
Mais  nul  plus  que  lui  ne  l'a  exploité.  Il  y  revient  à  maintes 
reprises  '.  Chaque  fois  qu'il  s'apprête  à  faire  des  rappro- 
chements entre  le  christianisme  et  la  philosophie  et  qu'il 


I.  I.  Sirom.,xxi-xxix;  11,  Strom.,  kvhi;  V.  Strom.,xir  ;  VI,  Strom. ,n. 


,*  LES    STROMATES  101 

risÇue  de  paraître  faire  à  celle-ci  de  trop  larges  conces- 
sion», il  évoque  la  thèse  de  Philon  et  accable  son  lecteur 
par  nombre  de  citations  qui  prouvent  que  les  philosophes 
r>rrtîulérobé  »  leurs  doctrines  aux  Livres-Saints.  C'est  par 
rêxpostrdë  cet  argument  qu'il  remplit  la  seconde  moitié 
de  son  premier  livre  et  qu'il  le  termine. 

Voilà  donc  le  chrétien  qui  aspire  à  s'élever  sur  les  som-      ^  JX%\Jij^z>XL 
mets,  libre  d'étudier  la  philosophie.  A  l'aide  de  cet  instru- 
ment, Clément  compte  procurer  à  son  lecteur  une  science 
divine  ou  gnose  que  le  simple  chrétien  ignore.  Aussitôt 
se  dresse  devant  notre  auteur  une  question  qui  lui  barre 

.  ■      'Vf 

la  route.  Qu'est-ce  que  cette  gnose?  Quels  sont  ses  titres?  -v^uA  w.  ^t 
Qu'a-t-elle  de  plus  que  la  simple  foi?  Est-ce  un  privilège ^^^4^° 
que  l'on  veut  attribuer  à  un  petit  nombre?  Voilà  les  ques- 
tions que  traite  Clément  dans  son  deuxième  Stromate.  Il 
n'y  a  pas,  dans  tous  ses  écrits,  de  pages  plus  profondes, 
ni  plus  originales.  Veut-on  avoir  la  vraie  pensée  de  notre 
catéchète,  c'est  là  qu'il  faut  la  chercher.  S'agit-il  de  savoir 
lequel  remportait  chez  lui  du  philosophe  grec  ou  du  chré- 
tien, ou,  plus  exactement,  dans  quel  rapport  ces  deux 
hommes  vivaient  en  lui,  s'entr'aidaient  et  s'harmonisaient 
ensemble  bien  loin  de  se  contrarier  ou  de  se  neutraliser, 
ce  sont  ces  pages  qu'il  faut  méditer. 

La  question  préalable  est  maintenant  entièrement  réso- 
lue. Il  n'est  pas  défendu  à  un  chrétien  d'étudier  la  philoso- 
phie. Bîën~~àti~contraire,  conçoit-il  la  noble  ambition  de 
s'élever  à  un  christianisme  supérieur,  de  réaliser,  pour 
autant  qu'il  le  pourra,  celui  des  apôtres,  de  mener  ici-bas 
une  vie  angélique  et  d'être  lui-même  une  sorte  de  dieu,  il 
est  indispensable  qu'il  s'applique  à  la  philosophie.  Voilà  la 
cOTHThrsion-qui  s'impose  au  lecteur,  quoique  Clément, 
pour  des  raisons  que  nous  ne  rechercherons  pas  en  ce 
moment,  ne  la  formule  pas   en  termes    précis.    Que    lui 


102 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


3\> 


"V 


v^ 


reste-t-il  à  faire  maintenant?  N'est-ce  pas  de  nous  montrer 
ce  que  doit  être  ce  candidat  au  christianisme  parfait,  ce 
gnostique  comme  il  l'appelle,  pour  lequel  il  vient  de  plai- 
der? N'est-ce  pas  de  nous  dire  quelles  doivent  être  ses 
vertus,  de  nous  le  dépeindre  et,  comme  il  le  dira  lui-même, 
de  modeler  devant  nous  sa  statue? 

C'est  vers  la  fin  de  son  deuxième  livre  que  notre  auteur 


k//ru 


[Jq\lsm&- 


-entreprend  de  caractériser  son  gnostique  au  point  de  vue 
moral.  Il  rencontre  la  question  du  mariage  et  des  rapports 
des   sexes.   Il  se  laisse  si  bien  entraîner  que  cette  seule 

'"question  absorbe  tout  un  livre,  le  troisième.  Clément  le 
sent  et  s'alarme.  Il  comprend  qu'il  faut  qu'il  se  mette 
en  garde  contre  sou  propre  entraînement,  et  qu'il  impose 
des  bornes  à  sa  verve.  Décidément  la  liberté  que  lui  laisse 
le  genre  littéraire  qu'il  a  choisi  pour  cette  partie  de  son 
grand  ouvrage,  a  des  inconvénients.  Aussi  avant  d'aller 
plus  loin,  se  décide-t-il  à  tracer  un  itinéraire  à  sa  pensée. 
C'est  le  plan  qu'il  expose  dans  le  premier  chapitre  du 
IVe  Stromate. 

Il  y  a  deux  paris  à  faire  dans  ce  chapitre.  Nous  l'avons 
déjà  dit,  des  trois  paragraphes  qui  le  composent,  le  der- 
nier se  rapporte  à  la  partie  dogmatique  qui  devait  cou- 
ronner l'édifice  tout  entier.  Des  deux  autres,  le  premier 
se  rapporte  à  la  partie  du  programme  qui  a  pu  s'exécuter, 
et  c'est  ce  paragraphe,  par  conséquent,  qui  expose  le  plan 
cpie  nous  allons  voir  se  dérouler  dans  les  quatre  derniers 
jl,   ^^     Stromates.  Nous  en  donnons  ici  la  traduction  : 

«  La  suite  exige,  me  semble-t-il,  que  je  traite  et  du 
«  martyre  el  de  l'homme  parfait.  Ce  que  nous  affirmerons 
«  ii  ce  propos,  nous  obligera  par  un  enchaînement  natu- 
((  rel,  de  démontrer  <-n  même  temps  que  la  vraie  vie  philo- 
«  sophique  (la  vie  chrétienne)  s'impose  aussi  bien  à 
«  l'esclave  qu'à  l'homme  libre  el   quel  (pie  soit  son  sexe. 


LES    STROMATES  103 

«  Pjlhs  lorsque  j'aurai  complété  ce  qui  me  reste  à  diretou- 
«  chant  la  foi  et  la  recherche  de  la  science  divine,  j'expo- 
«  serai  la  partie  symbolique,  en  sorte  qu'après  avoir 
«  ;v|i;-vr  rapidement  le  chapitré  de  la  morale,  je  donnerai 
«  un  exposé  sommaire  des  avantages  que  les  Grecs  ont 
«  retirés  de  la  philosophie  barbare  (l'Ancien  Testament). 
<  Après  avoir  esquissé  tout  cela,  je  donnerai  une  explica- 
«  tion  abrégée  des  Écritures,  faite  dans  le  but  de  réfuter 
«  et  les  Grecs  et  les  Juifs.  Nous  y  ajouterons  tout  ce  que 
«  l'abondance  des  matières  nous  a  empêché  d'embrasser 
«  clans  les  précédents  Stromates.  Notre  intention,  comme 
«  nous  l'avons  annoncé  dans  la  préface,  était  de  tout 
«  achever  en  un  seul  volume.  » 

Clément  a  suivi  ce  plan  de  point  en  point  jusqu'à  la  fin 
du  Ve  livre  '.  Il  s'explique  d'abord  sur  le  martyre,  con- 
damnant et  ceux  deV^nostîc{ues~ljûT  faisaient  dtTTapos- 
tasie  un  droit  et  même  un  devoir,  et  ceux  des  chrétiens 
qui  recherchaient  les  supplices.  S'autorisant  du  sens  éty- 
mologique du  terme  de  martyre,  il  soutient  que  les  occa- 
sions  d'être    uàoTjç,  témoin,  abondent  dans  la  vie   chré- 
tienne.   Puis,  élargissant  le   champ  de  ses  réflexions,  il 
esquisse  le  portrait  du  chrétien  parfait.  C'est  la  peinture  Vu.^iM^-kt;<x 
du  caracTer^m^raTdeson  gnostique,  c'est-à-dire  du  chré- 
tien qui  est  apte  à  posséder  la  science  divine  et  à  contem- 
pler Dieu.    Nous  avons  ici,   dans   la   seconde    moitié   du 
IVe  Stromate,  un  chapitre  capital  de  la  morale  de   notre   '  v.Vvvvi^  ^fu-, 
auteur.  On  veut  en  général,  que  ce  soit  dans  le  Pédagogue,   j      Vi  JL 
notamment  dans  les  livres  II  et  III,  que  se  trouve  l'éthique 

1.  C'est  l'opinion  de  M.  Zahn,  ourvage  cité,  p.  113-114. 

Du  martyre,  IV,  Strom.,  8-110;  du  -D,f.o;  et  de  l'aptitude  de  tous  à 
«philosopher  »,  IV,  Strom.,  111-172;  des  Ta  IÇîjç  rcspt  -:.a-io>:  xai  jtept  tou 
ÇttcsÎv,  Y.  Strom.,  1-26;  du  ayu.6oÀ'./.ov  ïîoo;,  V,  Strom.,  27-88;  que  les 
Grecs  ont  dérobé  leurs  doctrines  aux  Hébreux,  V,  Strom.,  89-141. 


10'»  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

de  Clément.  En  réalité  ces  livres  ne  nous  en  donnent 
qu'un  chapitre.  C'est  le  chapitre  des  cléments.  En  effet, 
le  Pédagogue,  ne  s'adressant  qu'aux  néophytes  que  vient 
de  convertir  le  Protreptîcus,  ne  peut  leur  prêcher  qu'une 
morale  tout  élémentaire.  Dès  lors,  comment  cette 
morale  serait-elle  complète  ?  Nous  ne  l'aurons  tout  entière 
que  dans  les  Stromates.  En  effet,,  ce  n'est  plus  aux  sim- 
pies  hdeles  que  s  adresse  cet  ouvrage.  C  est  a  un  petit 
nombre.  C'est  à  une  élite.  Les  lecteurs  des  Stromates 
devront  être  des  chrétiens  qui  ont  subi  avec  succès  la  dis- 
cipline du  Pédagogue',  ils  se  sont  déjà  exercés  à  la  vie 
chrétienne  ;  ils  sont  candidats  au  christianisme  gnostique. 
C'est  à  eux  que  Clément  compte  un  jour  communiquer 
ses  plus  hautes  doctrines.  Voilà  les  hommes  pour  lesquels 
a  été  écrit  le  chapitre  de  morale  qui  remplit  le  derniertiers 
environ  du  IVe  Stromate.  La  discipline  du  Pédagogue  ne 
peut  plus  leur  suffire. 

On  n'en  a  jamais  fini  avec  les  précautions  qu'il  faut 
prendre  pour  ne  pas  se  tromper  sur  la  pensée  et  les  inten- 
tions de  notre  auteur.  Il  est,  comme  Epictète,  avec  lequel 
il  a  tant  d'analogies,  foncièrement  pédagogue,  et  il  n'écrit 
*Mu£  (.^Âi-rien  qui  n'ait  une  portée  pédagogique.  Son  constant  effort  a 
..  .  été  de  façonner  les  âmes.  Aussi  lorsque  nous  appelons  celle 
partie  des  Stromates  un  chapitre  de  morale,  nous  avertis- 
sons le  lecteur  qu'il  n'y  trouvera  pas  plus  de  tractation 
systématique  de  la  morale  que  dans  le  Pédagogue.  «  Il 
s'agit,  dil  Clément,  des  exercices  préparatoires  de  la  disci- 
pline gnostique.  »  <  m  nous  l'ait  ici  la  peinture  de  ce  que 
doit  être  la  vie  morale  du  chrétien  qui  aspire  à  mériter  le 
titre  de  gnostique  '.  C'esl  entîbre  une  exhortation.  Ce  sonl 


I.  IV    Strom.,   132  :  taûta    yvtoaxixfjs    T.T/.r'^i'^:    -yrrr^x-z^-x-.-)..    C'esl    le 
'/<', ;■  ■  de  I  V.  Strom.,   I,  el    VI,  1 . 


LES    STROMATES 


105 


.d«s  conseils  qui  s'adressent  spécialement  à  ceux  qui  rêvent 

de  s'élever  au  sommet  du  christianisme.  C'est  encore  une 

discipline  préparatoire  qu'ils  doivent  subir  pour  être  tout 

Je  .fort  aptes  à  participer  aux  dernières  initiations  et  à  être 

admis  aux  «  Grands  Mystères  ». 

La  plus  grande  partie  du  Ve  Stromate  consiste  en  ce  que  ;  r  t^uw  - 

notre  auteur  appelle  les  «  Symboles».  Il  voit  partout,  clans 

les  religions  populaires,  dans  1  Ancien-  lestament,  chez       <__ 

les  philosophes,  des  figures  qui  cachent  de  hautes  vérités. 

C'est  dans  ces   curieux  chapitres   qu'il  faut    chercher  le 

secrelTet  la   justification    de   la    méthode   que    Clément 

applique  à  l'Écriture.  On  voit  ici  ce  qu'il  voulait  faire  de 

râîfégorie.  Nulle  part  ailleurs,  il  ne  trahit  avec  plus  de 

sincérité  ses  origines  intellectuelles.  Le  disciple  de  Philon 

i 
se  livre  dans  ces  pages. 

Les  deux  derniers  Stromates  déconcertent  à  première  ^:^vw^^'^!*'''/^l'a• 
vue.  Ils  n'étaient  pas  prévus  au  programme.  Clément  ne 
les  avait  pas  annoncés  dans  le  plan  qu'il  s'était  tracé  au 
début  du  IVe  livre.  En  effet,  il  déclare  au  commencement 
du  VIe  Stromate  que,  dans  les  deux  livres  suivants,  il  va 
démontrer  lur>Tphîlosophes  que  son  gnostique  ou  parfait 
cTiretieiTëst  seul  vraiment  pieux.  Dans  toute  la  partie  pré- 
cédente des  Stromates,  Clément  ne  voulait  d'autres  lec- 
teurs que  quelques  chrétiens  de  choix.  Il  s'adresse  main- 
tenant à  des  païens.  On  s'attendait  à  le  voir  clore  son  livre 
pour  aborder  enfin  la  partie  doctrinale  et  voici  qu'il  ouvre 
un  nouveau  sillon  '  ! 

1.   VI,"  Strom.j  1  :    ô   oï    or,   ï/.-o;    ôfiou  /.al  a  ioooao: (rcp(0[UlTeÙç 

jtptfsun  SsîÇcov  -.oit  çiXoao'cpoiç,  etc. 

VII,  Strom.j  1  :  Ivapysarspois  8'  oluai  — poç  toJ:  iptXoaoçouç  ^pîjaOeH  ~ç,o- 
-r'/.i:  -.o\;  Xâyotç. 

VII,  Strom.,  54  : tout!    yàp   r,v    rcpoxstp.£VOV    1-toâfa1.  toî;    çiXoadçotç. 

Ainsi  c'est  bien  aux  philosophes  qu'il  s  adresse  d'un  bout  à  1  autre  de  ces 
deux  livres. 


106  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

El  cependant,  ce  n'est  pas  la  première  ibis  que  notre 
catéchète  manifeste  l'intention  de  prêcher  les  philosophes. 
Au  début  du  IIe  livre,  il  ébauche  une  sorte  de  plan  encore 
très  vague  et  très  informe.  Chose  curieuse,  à  ce  moment- 
là.  c'était  surtout  aux  Grecs  et  en  particulier  aux  philo- 
sophes qu'il  voulait  s'adresser  l.  On  pourrait  croire, 
d'après  ce  qu'il  dit  dans  cet  endroit,  que  son  livre  sera 
une  défense  du  christianisme  et  une  réfutation  de  la  phi- 
losophie. Il  déclare,  d'ailleurs,  qu'il  songe  moins  à  con- 
fondre h's  philosophes  qu'à  les  convertir.  Mais  dès  le  cha- 
pitre suivant,  il  se  voil  contraint  de  discuter  les  rapports 
de  la  foi  et  de  la  gnose.  On  perd  de  vue  les  philosophes 
qu'il  s'agissait  d'amener  à  la  vérité.  Cependant  Clément  ne 
les  oublie  pas.  Il  rappelle  son  intention  première  dans  le 
plan  du  IV  Stromate.  Lorsqu'enfin  il  est  quitte  de  toute 
celte  partie  du  programme  qui  devait  en  précéder  la  réali- 
sation, il  reprend  son  idée  et  se  décide  à  lui  donner  toute 
l'ampleur  qu'elle  comporte.  De  là  les  livres  VI  et  VII. 

Ces  deux  livres  sont-ils  donc  un  hors-d'œuvre?  N'ont- 
ils  d'autre  rapport  avec  le  reste  des  Stromates  cpie  celui 
que  nous  venons  d'indiquer?  N'ajoutent-ils  rien  d'essen- 
tiel aux  idées  que  Clémenl  a  développées  dans  les  livres 
précédents?  N'en  croyons  rien.  Notre  auteur  n'est  pas 
aussi  dépourvu  de  logique  qu'on  se  plaît  à  le  dire.  Il  y  a 
un  enchaînement  d'idées  entre  ces  deux  livres  et  ceux 
qui  les  précèdent.  Clément  lui-même  L'a  assez  clairement 
indiqué  \   .Nous  l'avons   vu,    dans  les  autres    livres,  il   a 

1.  II.  s/mm.,  2.  II  réfutera  les  attaques  des  Grecs,  et,  par  la  même 
occasion,  il  tâchera  de  gagner  les  Juifs,  —  ouy^piouivouç  i f(;j.àç)  ypaçatç. 
Ces!  ce  qu'il   rappelle  IV,  Strom.,  1  :  f,  -y',;  toù«  "EXXijvaj  zii  r,  -y);  toùç 

'IouSaiouç tcBv  fpaçûv  È'xOeatç.  Dans  le  reste  du  passage  de  II.  Strom.,  2, 

«m  voil  qu  il  B'agil  d<  9  philosophi  i       tûv  piXoooftov. 

2.  VI,  Strom.,  §  I.  En  effet  il  indique  nettement  la  différence  entre  cette 
peinture  du  gnostique  qui  se  trouve  dans  La  dernière  partie  du  l\'J  Stro- 


LES    STROMATES 


107 


I^nguenîent  dépaint  le  caractère  moral  de  son  gnostique. 
C'est  ce  qu'il  rappelle  au  début  du  VIe  Stromate.  Mais  il 
y»«fun  côté  du  caractère  gnostique  qu'il  n'a  guère  touché. 
Tout  au  plus  l'a-t-il  effleuré  ici  et  là.  C'est  le  côté  pro- 
prement  religieux.  Quelle  est  la  nature  de  sa  pieté  . 
Quelles  sont  ses  relations  avec  Dieu  ?  En  quoi  consistent 
sa  dévotion  et  son  culte?  Voilà  précisément  le  sujet 
qu'aborde  maintenant  notre  auteur.  Il  ne  le  présente  pas 
directement  comme  la  suite  de  ce  qui  précède.  Il  nous 
fera  cette  peinture  avec  l'idée  de  l'opposer  aux  peintures 
analogues  du  Sage  des  philosophes.  En  fait,  c'est  bien 
l'ensemble  d'idées  qui  devait  être  exposé  à  ce  moment-là, 
mais  jeté  dans  une  forme  qui  dissimule  le  lien  logique 
qui  le  rattache  à  ce  qui  précède. 

Malheureusement  Clément  n'a   pas   suivi  son  dessein 
avec  assez  de  rigueur.  C'est  ainsi  qu'une  bonne  partie  du 
VIe   Stromate   est   remplie  de  répétitions   fatigantes.    En    b^wMwMA 
outre,   au  lieu  de  dessiner  nettement  le   portrait  de  son  Vî^tflu 

gnostique,  il  le  fait  indirectement,  à  l'aide  des  textes  tirés 
des  Ecritures.  Le  procédé  lui  est  familier.  Il  aime  à  expo- 
ser ses  idées  dans  une  série  de  passages  dont  le  rap- 
port les  uns  avec  les  autres  est  fort  difficile  à  saisir.  Rien 
ne  contribue  davantage  à  obscurcir  sa  pensée.  C'est  ainsi 
qu'il  arrive  à  la  fin  du  VIe  livre  sans  être  beaucoup  plus 
avancé.  Fort  heureusement,  il  s'avise  alors  que  les  Grecs 
auront  de  la  peine  à  le  suivre  l.  Il  faut  qu'il  laisse  de  côté 


mate  et  celle  qu'il  va  maintenant  nous  faire.  La  première,  c'est  le 
jjdixôç  Xoyoç  qui  est  achevé  :  UTptojiaTeùç  Siaypâ^aç  m;  êvt  uâ/.'.aTa  tôv  ïjdixôv 
Àd-fOY  iv  toutoiç  (livres   précédents)   rcspaioûjxevov  x.a:.  nasa-jT^iaç  o'aT'.ç  av  e?ï] 

y.%-3.  tov    pîov  ô  ifVcoffTixdç La  seconde,  c'est  la    peinture   de    la  (hoisosia 

du  gnostique.  Voyez  la  suite,  §  1. 

1.  Voyez  la  note  1  de  la  page  105  et  VII,  Strom.x   1  :  Vva  ;j.r,  SiaxoTCTcoasv 
-Ji  tj'/î/Ï:  toS  Àovq-j  a'j'J.-aoa/.a'j.oâvov:;;  rà:  -sacâ;. 


108  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

les  textes  sacrés.  De  là  le  VIIe  Stromate  qui  est  la  partie  la 
plus  intéressante  et  la  plus  facile  à  lire  de  l'ouvrage  entier. 
Des  Stromates,  nous  ne  possédons  que  les  sept  livres 
(pie  nous  venons  d'analyser.  Mais  Clément  n'avait  pas 
encore  terminé  cet  écrit  dont  il  n'avait  pas  prévu  les 
—  """  dimensions.  Il  nous  annonce  d'autres  Stromates  et  nous 
indique  les  niatierës~qûT~eTi  feront  le  sujet.  C'est  ainsi 
que  son  livre  manque  de  conclusion.  Nous  verrons  qu'il 
y  a  lieu  de  croire  que  la  plume  lui  est  tombée  de  la  main. 
La  mort  a  terrassé  le  vaillant  ouvrier  avant  qu'il  ait 
achevé  son  grand  labeur  ! 


CHAPITRE   VI 

Du  véritable  caractère  des  Stromates. 

Nous  nous  sommes  demandé  au  début  du  chapitre  pré- 
cédent quelle  est  en  définitive  la  place  qui  appartient  aux 
Stromates  dans  le  grand  ouvrage  de  Clément.  Avant  d'es- 
sayer de  répondre  à  cette  question,  il  nous  fallait  analyser 
le  traité  lui-même.  Nous  pouvons  maintenant  aborder 
l'examen  du  problème  littéraire  qu'il  soulève. 

On  se  souvient  que  le  projet rtteTïotrè  auteur  était  d'ex- 
poser ses  principales  doctrines  dans  une  troisième  et  der- 
nière partie  qu'il  aurait,  selon  toute  vraisemblance,  inti- 
tulée le  Maître  ou  le  Docteur.  Ce  devait  être  le  couron- 
nement de  son  ouvrage  et  de  son  enseignement. 

Mais  au  moment  d'aborder  cette  partie  de  son  livre,  Clé- 
ment se  voit  arrêté  par  des  difficultés  qu'il  ne  semble  pas 
avoir  prévues,  lorsqu'il  traçait  le  plan  de  son  grand  ouvrage 
au  début  du  Pédagogue. 

Pour  formuler  ses  doctrines  chrétiennes^il  nejiouvait 
se  passer  de  la  philosophie  grecque  et  de  ses  méthodes. 
Ce  point  mérite  que  nouslïous  y  arrêtions  un  instant. 

Les  philosophes  grecs  possédaient  un  puissant  instru-     3wMMJU/CU*^^. 
ment   de  pensée.   C'était  la   dialectique.    Socrate,  Platon,     MïcUXmjl. 
Aristote,  Chrysippe  en  avaient  fait  une  méthode  savante     ' 
à  l'usage  de  tous  ceux  qui  voulaient  philosopher.  Par  l'ap- 
plication de  la  dialectique,    les  chefs  d'école  arrivaient  à 
formuler,  en  des  termes  très   précis,  leurs  vues  sur  les 
différents  sujets  qui  faisaient  alors  l'objet  de  la  philosophie. 


L10  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Une  l'ois  fixés,  ces  termes  ne  variaient  guère.  C'est  ainsi 
que  les  principales  idées  de  chaque  école  se  cristallisaient 
pour  ainsi  dire  eu  formules  à  peu  près  immuables  qui 
constituaient  comme  la  marque  de  fabrique  du  système. 
On  les  appelait  des  Soy^axa.  Clément  y  fait  constamment 
allusion  l.  Ces  formules  étaient  d'un  usage  très  commode 
dans  les  discussions  ou  dans  l'enseignement.  Ce  sont  elles 
qui  nous  permettent  encore  maintenant  de  reconnaître, 
dans  la  confusion  d'idées  qui  régnait  au  IIP  siècle  et  dans 
L'universel  éclectisme,  la  provenance  des  diverses  idées 
^  qu'on  rencontre  chez  les  auteurs  \ 

Clément,  ne  l'oublions  pas,  est  Grec,  élevé  à  l'école  des 
philosophes.  C  est  donc  pour  lui  un  besoin  impérieux 
d'exprimer  ses  vues  sur  Dieu,  sur  le  Verbe,  sur  l'Univers, 
sur  les  principes  de  la  morale,  en  formules  stéréotypées 
absolument  semblables  à  celles  des  écoles.  Il  ne  saurait 
se  contenter  de  la  simple  foi  des  fidèles.  Il  faut  que  son 
christianisme  s'achève  en  une  philosophie  qu'il  puisse 
opposer  à  celle  des  Grecs.  II  lui  faut  des  Séy^aToç  qu'il 
puisse  proclamer  en  face  de  ceux  des  chefs  d'école. 
Comment  soutiendrait-il  la  diseussion~àvè~c  les  philo- 
sophes grecs  s'il  ne  parlait  leur  langage  et  s'il  n'avait  pas 
des  formules  arrêtées  à  jeter  dans  la  discussion? 

Mais  ces  formules,  ces  Boy^axa,  où  les  prendra-t-il ?  où 
trouvera-t-il  la  méthode  à  l'aide  de  laquelle  il  les  forgera.' 
Rien  de  pareil  n'existait  encore  chez  les  chrétiens.  Y  a- 


1.  1.  S/mm.,  \\\  :  loi  :  -.x  ttûv  fiXoaoçwv  <v>y;j.a7a;  II.  Strom.,  I  :  ~.x 
xupuÔTaTd  ttûv  8oY[Aattov,  suil  une  (-numération  d'exemples  ;  II,  Strom.,  19; 
v.  Strom.    '.i   :  o;.    Stwïxoi  8oy(MtTÎÇoooiv ;  VI,   Strom.,  55 ;  VI,  Strom.,   110, 

123      VII,     Strom.,   '.17;    VIII.    Simm..     16   :   &rffW[   il-':    v.x:x/.r'l':i    -:;    XoyiXïJ, 

le  dogme  esl  une  certaine  notion  conçue  par  la   raison. 

2.  Voir  uotre  article  sur  les  Stromates  dans  la  Revue  des  religions, 
!iu\  embre  -décembre   1 897. 


DU    VÉRITABLE    CARACTÈRE    DES    STROMATES  111 

t.— il*  des  dogmes,  c'est-à-dire  des  formules  stéréotypées  à 
là  façon  des  Sôv^a-ra  de  la  philosophie,  dans  le  Nouveau- 
Testament?  Des  affirmations  religieuses  s'exprimant  en 
cfés  formes  diverses  et  variables,  soit  ;  mais  des  Bovjjloto, 
.«i^Ky  en  a  pas.  D'ailleurs,  cette  façon  de  formuler  la 
pensée  est  absolument  étrangère  au  génie  hébraïque  et 
biblique.  On  ne  saurait  trop  le  répéter,  ce  sont  manières 
de  penser  et  de  parler  essentiellement  grecques.  Une 
seule  de  ces  formules  suppose  derrière  elle  la  longue  éla- 
boration de  la  méthode  dialectique.  Elle  est  la  résultante 
d'une  lente  éducation  de  l'esprit.  On  ne  trouve  en  Israël 
rien  d'analogue  à  la  culture  intellectuelle  que  l'on  recevait 
clans  les  écoles  grecques.  Les  prophètes  sont-ils  des  dia- 
lecticiens ?  Même  les  procédés  de  raisonnement  en  usage 
cTans  les  écoles  de  rabbins,  d'ailleurs  si  lourds  et  si 
gauches,  ne  peuvent  se  comparer  à  cet  art  merveilleux  "^  IM/ifl,  <<iUM^ 
qu'est  la  dialectique  grecque.  ^-^WctjuL 

Ainsi    Clément  se   voit  forcément   rejeté    sur  la   phi- 
losophie. 

A  un  autre  point  de  vue  encore,  Clément  se  voyait  con- 
traint d'y  recourir.  Les  Grecs  ont  toujours  rêvé  de  perfec-  -  w  ^-^ 
tion  morale.  Il  ne  leur  a  jamais  suffi  d'être  des  virtuoses  /'^^jm^/Ucow 
de~~ dîâlecTique  ;  en  artistes  qu'ils  étaient,  ils  ont  aimé 
la  beauté  de  l'âme.  Tout  philosophe,  en  même  temps  qu'il 
se  piquait  de  raisonner  avec  subtilité,  avait  l'ambition, 
selon  l'expression  consacrée,  d'être  xaÀoç  xàY<x9oç.  De  là, 
.  .  chez  les  maîtres  de  la  pensée,  le  souci  de  l'éducation 
ujj-r  morale.  Avec  le  temps  cette  haute  préoccupation  s'accen- 

tue^ Au  ne  siècle,  elle  absorbe  les  philosophes.  La 
morale  est  devenue  un  art  raffiné,  une  discipline  (a<rx7j<Ttç) 
qui  avait  ses  règles  et  qui  enveloppait  toute  la  vie.  Clé- 
ment était  trop  imbu  de  l'esprit  de  la  philosophie  pour 
ne  pas  partager  ce  goût.  Il  lui  était  impossible  de  ne  pas 


112 


CLEMENT    B  À  LE  X  A N  D III E 


concevoir  la  morale  à  la  manière  de  ses  maîtres.  D'ail- 
leurs, pouvait-il  se  eontenter  de  la  vertu  moyenne  des 
— '  simples  fidèles?  Un  vrai  philosophe  ne  s'efforeait-il  pas 
sans  cesse  d'avoir  des  vertus  rares  qui  le  missent  au- 
dessus  du  vulgaire?  Le  philosophe  chrétien  aurait-il  moins 
d'ambition?  En  fait,  Clément  fut  toujours  hanté  par  ridée 
(l'une  vertu  chrétienne  qui  serait  l'apanage  d'un  petit 
nombre.  Son  idéal  est  essentiellement  aristocratique. 
Tant  il  est  vrai  que  le  pli  qu'il  avait  reçu  de  son  éduca- 
tion philosophique  persista  jusqu'au  bout!  C'était  donc 
pour  lui  un  besoin  impérieux  de  façonner  l'éducation  mo- 
rale qu'il  voulait  donner  à  ses  élèves  sur  le  modèle  de 
celle  des  écoles.  Il  lui  fallait  une  discipline  qui  fût  une 
véritable  science  pédagogique.  Elle  serait  conçue  dans 
un  esprit  tout  autre  que  celui  des  philosophes,  mais  elle 
ne  serait  ni  moins  savante  ni  moins  complexe. 

Voilà  donc  Clément,  dans  le  domaine  de  la  morale 
JUJ^JAfi  >  comme  dans  celui  de  la  pensée,  astreint  à  empruntera 
la  philosophie  son  art  et  ses  méthodes.  Car,  pas  plus  dans 
l'un  que  dans  l'autre  de  ces  domaines,  le  judaïsme  ou  le 
christianisme,  l'Ancien  ou  le  Nouveau-Testament  ne  pou- 
vaient lui  donner  ce  qu'il  cherchait.  L'hébraïsme,  en 
effet,  si  supérieur  à  l'hellénisme  dès  qu'il  s'agissait  des 
élévations  de  la  piété  ou  des  revendications  de  la  jus- 
tice, lui  était  bien  inférieur  dès  qu'il  s'agissait  de  cette 
œuvre  d'art  qu'est  l'éducation  progressive  d'un  caractère. 
L'idée  même  d'une  éducation  faite  d'après  des  règles  et 
de  savants  procédés  lui  était  totalement  étrangère.  Elle 
l'était  également  au  christianisme  primitif.  Car  il  ne  fau- 
drait pas  confondre  Ce"  qnë  të  Nouveau-Testament  appelle 
la  sanctification  avec  cette  éducation  tout  humaine  et  toute 
rationnelle  que  Platon  et  les  stoïciens  avaient  élaborée. 
N'est-ce  pas   un  fait   significatif  que,  jusqu'à  Clément  et 


.  /JL> 


DU    VÉRITABLE    CARACTERE    DES    STROMATES  113 

i 

Te^'tullierï.  le  christianisme  ne  compte  pas  à  proprement 
parler  de  moralistes  ?  C'est  un  art  essentiellement  grec,  ^ 
quelles  Romains  seuls  surent  reprendre  et  perfectionner, 
aae_jfflui  qui  consiste  dans  la  science  des  préceptes,  qui 
les  coordonne  en  un  corps  dominé  par  un  principe,  qui 
les  illustre  par  des  observations  fines  ou  profondes,  et 
qui  de  tout  cela  fait  une  morale.  Ce  que  les  Juifs  avaient 
de  plus  analogue,  c'était  leur  sagesse  gnomique.  Mais 
ce  qui  manquait  à  celle-ci,  c'était  justement  l'art  de  trans- 
former des  observations  détachées  en  une  discipline  ou 
science  pédagogique.  C'est  pour  toutes  ces  raisons  que 
les  premiers  moralistes  chrétiens  dignes  de  ce  nom,  je 
veux  dire  Clément  et  Tertullien,  quoique  leurs  préceptes  r 
s'inspirent  d'un  esprit  qui  n'est  pas  celui  de  la  philo- 
sophie, doivent  cependant  à  celle-ci  l'idée  même  d'une 
morale,  et  l'art  de  la  faire. 

Ainsi  c'est  à  la  nécessité  même  des  choses  qu'obéit  notre 
auteur  lorsqu'il  utilise  la  philosophie  grecque.  Il  pouvait  à 
la  rigueur  s'en  passer  tant  qu'il  ne  s'agissait  que  du  Pro- 
trepticus  ou  du  Pédagogue.  Ces  deux  traités  ne  s'adressaient 
pas  à  ses  élèves  les  plus  avancés.  Encore,  même  dans  ces 
deux  écrits,  il  ne  s'était  pas  abstenu  d'en  faire  usage.  Il  y  a 
plus  d'une  page  dans  le  Protrepticus  et  dans  le  Pédagogue, 
que  seul  pouvait  comprendre  un  lecteur  au  courant  des 
termes  et  des  idées  de  l'école.  Mais  s'il  pouvait  ignorer  la 
philosophie  dans  les  deux  premières  parties  de  son  ouvrage, 
Clément  ne  le  pouvait  plus  dès  qu'il  s'agissait  d'aborder  la 
troisième  et  dernière.  Youlait-il  élaborer  des  doctrines 
chrétiennes  et  rendre  son  élève  capable  de  recevoir  l'es- 
pèce de  révélation  qu'il  lui  réservait,  en  d'autres  termes, 
avait-il  l'ambition  de  formuler  une  théologie  qui  s'achè- 
verait en  une  contemplation  mystique  de  Dieu  et,  par 
conséquent,  s'efforcerait-il  d'élever  son  gnostique  à  une 


I  I  '»  CLÉMENT    D  ALEXANDRIE 

sainteté  qui  le  rendît  apte  à   cette   contemplation,  il    lui 
fallait  appeler  la  philosophie  à  son  aide.  C'était  inévitable. 

Forger  tout  un  ensemble  de  doctrines  ou  dogmes  chré- 
tiens à  l'aide  des  méthodes  de  la  philosophie  grecque,  voilà 
ce  que  personne  n'avait  encore  tenté  de  faire  avant  Clé- 
ment. Sans  doute  les  apologètes,  Justin  Martyr,  Athéna- 
gore,  Tatien,  avaient  fait  quelques  rapprochements  entre 
le  christianisme  et  la  philosophie  ;  ils  avaient  même  mêlé 
à  leurs  conceptions  chrétiennes  plus  d'une  idée  empruntée 
au  platonisme  et  au  stoïcisme.  Personne  n'avait  encore 
rêvé  une  alliance  aussi  étroite. 

La  difficulté  était  de  réconcilier  le  public  chrétien  avec 
l'idée  d'une  pareille  tentative.  Nous  verrons,  dans  notre 
deuxième  partie,  combien  grandes  étaient  les  répugnances 
de  la  majorité  des  fidèles.  Inutile  d'entreprendre  un  tel 
effort  jusqu'à  ce  qu'on  l'eût  légitimé  à  leurs  yeux.  On 
risquerait  autrement  de  s'aliéner  la  masse  chrétienne  et 
d'être  traité  purement  et  simplement  de  gnostique.  Voilà 
pourquoi,  après  avoir  écrit  son  Pédagogue  et  au  moment 
où,  selon  son  premier  dessein,  il  aurait  fallu  aborder  la 
partie  doctrinale  de  son  ouvrage,  Clément  sent  la  néces- 
sité d'ouvrir  une  sorte  de  parenthèse,  je  veux  dire  d'écrire 
un  traité  qui  exposerait  l'utilité  de  l'étude  de  la  philoso- 
phie et  qui  servirait  ainsi  d'introduction  à  la  troisième 
partie.  L'examen  attentif  que  nous  ferons  du  plaidoyer  de 
notre  auteur  en  faveur  de  la  philosophie  nous  convaincra 
que  c'esl  bien  à  ces  considérations  que  nous  devons  les 
Stromates. 

Il  nous  suffira  pour  le  moment  de  remarquer  qu'en  eflfel 
les  deux  premiers  Stromates  sont  entièrement  consacrés  a 
la  question  des  rapports  de  la  philosophie  grecque  et  du 
christianisme.  N'est-ce  pas  la  preuve  que  Clément  sentait 
profondément  la  nécessité  de  discuter  el  de  trancher  cette 


DU    VÉRITABLE    CARACTERE    DES    STROMATES  115 

qWestion  avant  d'aller  plus  loin? C'est  donc  dans  cet  ordre 
de  considérations  et  pas  ailleurs  qu'il  faut  chercher  les  rai- 
sons  .gui  l'ont  décidé  à  écrire  les  Stromates  et  de  cette 
"rmïflîère,  à  intercaler  entre  sa  deuxième  et  sa  troisième 
partie  un  traité  dont  il  ne  semble  pas  avoir  eu  l'idée  lors- 
qu'il ébauchait  le  plan  grandiose  de  son  ouvrage. 

Il  y  a  certains  faits  très  significatifs,  qui,  si  nous  ne  nous 
trompons  pas,  concordent  avec  l'explication  que  nous 
venons  de  donner  des  origines  des  Stromates  et  qui  la 
justifient.  Clément  déclare  expressément  qu'il  comptait 
d'abord  qu'un  seul  livre  lui  suffirait  pour  épuiser  le  sujet 
qu'il  voulait  traiter  dans  les  Stromates1.  Voilà  un  aveu  à 
retenir.  Il  prouve  qu'à  l'origine  notre  auteur  n'avait  aucu- 
nement l'intention  d'écrire  le  gros  ouvrage  qui  est  devenu 
les  Stromates.  Il  s'agissait  dans  sa  pensée  première  d'un 
simple  traité  qui  justifierait  son  dessein  de  faire  usage  de 
la  philosophie  et  qui  se  placerait  sans  inconvénient  entre 
le  Pédagogue  et  le  «  Maître  ».  Il  pensait  sans  doute  que 
cela  suffirait  pour  déblayer  le  terrain  et  lui  permettre 
d'aborder  les  «  grands  mystères  » . 

La  question  que  Clément  comptait  vider  en  un  seul  Stro- 
mate  était  de  la  plus  haute  importance.  Elle  était  surtout 
extrêmement  délicate.  Il  le  savait  mieux  que  personne.  On 
verra  avec  quelles  hésitations  et  quelles  appréhensions  il 
l'a  abordée.  Ne  serait-ce  pas  précisément  pour  cela  qu'il  a 
choisi  ce  titre  de  Stromates,  et  qu'il   a   adopté  un  genre 


1.  IV,  Strom.,§  1:  v.%\    i-apa8o9r((î£Tai)    osa    Iv  toiç  npô    tojto'j    iTpwua- 
teuat   x.xTa    tt,v    ~oZ    Tcpopipiou  eîo6oXt)v   Iv    Ivt    icpoâè'u.ouç    TîAaaJastv    u-oiav^- 

m:; -eo'.ÀioeTv   oùz  IÇsyÉvsTO.    Voyez    notre     traduction,  p.     103.    Nous 

adoptons  l'interprétation  de  M.  Zahn.  On  ne  trouve  pas,  il  est  vrai, 
indiquée  dans  l'introduction  des  Stromates  (npocuu.to'j),  l'intention  que 
Clément  rappelle  ici,  ruais  il  ne  faut  pas  oublier  que  les  premiers  feuil- 
lets des  Stromates  manquent. 


L16  CLÉMENT    D  ALEXANDRIE 

DtMi*  littéraire  qui  lui  permettait  de  jeter  un  voile  sur  sa  pensée, 

pénétrable  ainsi  seulement  à  quelques  lecteurs  choisis  ? 

_  v<,.xTxl  1/hJjjjJf    Ces  précautions  cadrent  bien  avec  le  caractère   que  nous 
attribuons  auxStromates.  En  outre.,  ce  titre  ne  convenait- 
il  pas  à  merveille  à  un  traité  qui  ne  devait  être  dans  l'in- 
tention primitive  de  son  auteur  qu'une  sorte  de  parenthèse 
entre    les    parties  principales  de    l'ouvrage    entier,    une 
simple  introduction  à  la  dernière  ?  Du   moment  qu'il   s'a- 
gissait d'un  écrit  qui  devait  être  un  hors-d'œuvre  dansl'ou- 
vrage  total,  (dément  pouvait  bien  adopter  un  genre  litté- 
raire si  différent  de  celui  du  Protrepticus  ou  an  Pédagogue 
et  faire  choix  d'un  titre  qui  tout  ensemble  jurait  avec  ceux 
qu'il  avait  donnés  aux  deux  premières  parties,  et  n'avait 
aucun  rapport  avec  le  sujet   de  la  troisième   partie,  telle 
qu'il  la  projetait.  Rien  déplus  naturel.  Pourquoi  ne  pas  le 
faire,  puisqu'il  avait  de  graves  raisons  pour  s'y  résoudre? 
Mais  quel  sens  ce  titre  aurait-il  eu  appliqué  à  une  partie  de 
l'ouvrage  que  l'auteur  avait   déjà    désignée  de   son   titre 
naturel  6  SiSàraocAoç,  et  quelle  raison  notre  catéchète  aurait- 
il  pu  avoir  d'exposer  des  doctrines  qu'il  croyait  parfaite- 
ment   chrétiennes    en   les    enveloppant    des    voiles    que 
recherchaient  les  auteurs  de  Stromates?  Voilà  ce  qu'on  n'ex- 
plique pas.  Mais  alors,  demandera-t-on,  pourquoi  (dénient 
a-t-i]  donné  tant  d'ampleur  à  un  traité  qui  ne  devait  être 
qu  un  hors-d'œuvre  ou  uneintroductionà  la  dernière  partiei 
Efforçons-nous  de  bien  nousmettreàla  place  de  Clément 
et  d  entrer  pleinement  dans  ses  préoccupations.  Arrivé  au 
milieu  de  son  deuxième  Stromate,  après  avoir  amplemenl 
démontré  l'utilité   et   mmue   la    nécessité    de   la    culture 
ecque    el    de    l'étude   de    la   philosophie,  il   mirait    pu, 
semble-t-il,  mettre  !<■  point  final  à  un  traité  qui  n'avail  p;i^ 
été  prévu  au  programme.  Mais  ne  serait-ce  pas  mal  con- 
naîtra   notre   catéchète    que    <\>-    le   supposer   satisfail    el 


Dl     VÉRITABLE    CARACTÈRE    DES    STROMATES  117 

r 

disposé  t\  passer  des  préliminaires  au  sujet  lui-même,  des 
Stromates  au  «Maître»?  N'oublions  pas  qu'il  est  foncière- 
ment pédagogue.  Partout  dans  ses  ouvrages,  il  laisse  voir 
qu'il  songe  beaucoup  moins  à  Caire  un  livre  qu'à  faire  aete 
TlVrhicateur.  Son  principal  souei  n'est  pas  d'instruire, 
mais  de  discipliner.  Dans  ces  conditions,  ne  devait-il  pas 
avoir  le  sentiment  que  bien  qu'il  eût  conquis  pour  son 
lecteur  le  droit  d'étudier  la  philosophie,  il  était  encore 
loin  d'avoir  achevé  son  œuvre  préalable?  Pour  recevoir  la 
gnose  chrétienne  et  pouvoir  contempler  Dieu,  son  élève 
avait  besoin  d'une  autre  préparation  plus  nécessaire 
encore  que  l'étude  de  la  philosophie  :  la  préparation 
morale.  Celle-ci  avait-elle  été  suffisante?  Qu'avait-elle  été 


jusque-là  ?  Tout  ce  que  Clément  avait  pu  donner  à  son 
lecteur,  c'était  le  Pédagogue.  Mais  la  discipline  morale  du 
Pédagogue  ne  pouvait  former  qu'un  chrétien  ordinaire; 
on  v  apprenait  simplement  à  vivre  en  fidèle  ;  mais  pour 
devenir  gnostique  ou  chrétien  parlait,  ne  fallait-il  pas  une 
discipline  plus  raffinée  et  une  éducation  particulière  ? 
Telle  nous  semble  avoir  été  la  préoccupation  de  Clément. 
C'est  à  elle  qu'il  obéit  lorsqu'il  se  met  à  exposer  sa 
morale  à  l'usage  du  vrai  gnostique.  Sans  doute,  il  n'avoue 
pas  clairement  cette  préoccupation,  mais  ne  dit-il  pas 
expressément  des  Stromates  que  sa  vraie  pensée  y  est 
cachée  et  ne  se  découvre  qu'à  ceux  qui  la  cherchent  ?  Que 
signifie  cela,  sinon  qu'il  la  laisse  deviner  ?  Il  ne  la  livre 
pas.  Il  exige  lui-même  qu'on  l'interprète.  Nous  l'avons 
essayé  en  nous  plaçant  à  son  point  de  vue,  c'est-à-dire  au 
milieu  des  préoccupations  qui,  sûrement,  l'ont  assiégé. 

Voilà    comment  nous   nous  expliquons   l'étendue   que 
Clément  donne  à  ses  Stromates*. 

i .    Nous  nous  sommes   contenté,   dans  notre   analyse   des    Stromates , 
de  mettre  en  relief  la  marche  générale  de  la  pensée  ;  elle  se  dégage  assez 


118  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  qui  est  hors  de  doute,  c'est  que 
^_  cel  écrit   ne   louche  qu'à   des  questions  d'ordre  prélimi- 

"  nairr.  Ces  questions  sont,  comme  l'analyse  la  montré, 
d'abord  lia  justification  de  l'étude  de  la  philosophie,  en- 
suite le  portrait  du  gnostique.  Tout,  dans  cel  intermina- 
ble ouvrage,  se  ramène  à  ces  deux  questions.  Se  faisant 
suite  l'une  à  l'autre,  elles  sont  comme  l'épine  dorsale 
qui  maintient  tant  bien  que  mal  ce  grand  corps  mou  et 
sans  consistance.  Elles  font  l'unité  des  Stromates  pour 
autant  qu'il  y  a  de  l'unité  dans  cet  ouvrage.  Or,  ces 
questions  sont  de  celles  qui  s'imposaient  à  (dément  dès 
qu'il  songeait  à  composer  un  traité  didactique  et  doctri- 
nal. Elles  lui  barraient  le  passage.  Il  fallait  les  discuter. 
Au  fond,  elles  étaient  d'une  importance  telle  qu'il  n'est 
pas  surprenant  que  Clément  n'en  soit  jamais  sorti. 

Il  est  impossible  de  lire  attentivement  les  Stromates 
sans  avoir  l'impression  (pie  l'auteur  n'a  pas  eu  le  loisir 
de  revoir  ce  livre.  Il  est  certain  qu'il  ne  l'a  jamais 
achevé.  Quand  on  affirme  que  le  Huitième  livre  a  existe, 


facilement  d'un  ouvrage  qui  semble  au  premier  abord  la  confusion  même. 
Quand  on  entre  dans  le  détail,  on  aperçoil  par  quelles  démarches  insen- 
sibles l'auteur  s'est  laissé  glisser  dans  des  sujets  connexes  du  sien,  mais 

que    son  progrj •  ne  comportait  pas.  Ainsi     suit  qu'on  envisage    l'en- 

semble  de  L'ouvrage,  soit  qu'on  entre  dans  le  détail,  on  arrive  à  la  con- 
viction    que    c'est    une     erreur     d§    VOJr    dans     les      StrOIlKltr*    de     -impies 

mélanges  ou  tniscellanées.  C'est  un  livre,  mais  mal  conçu,  écrit  presque 
^à  l'aventure  el  sans  plan  dressé  au  préalable.  —  Voyez,  par  exemple, 
comment  Clément  s'est  laissé  aller  à  écrire  tout  un  Stromate  sur  le 
mariagt  .  Il  exposait  ses  idées  sur  l'£nt6uu.îa  el  la  5)8ovtî,  à  propos  du 
gnostique  ;  là-dessus,  il  s'aperçoit  qu'il  y  a  un  rapport  étroit  entre  la 
JjSovtj  et  le  yifioç.  Donc  il  faut  qu'il  traite  du  yâ;j.o;.  l'n  chapitre  n'y 
suffit  pas.  Peu  a  peu,  voilà  tout  un  Stroma te  et  Lui-même  d'avouer  <|u  il 
ses)  laissé  entraîner  !  Compare/  II.  s/mm.,  L37,  et  111.  Strom.,  110. 
Voyez  aussi  comment  il  en  est  venu  à  traiter  des  symboles,  V.  Strom., 
26,  à  la  fin,   el  II,   Strom. }  1. 


DU    VÉRITABLE    CARACTÈRE    DES    STROMATES  119 

on  ne  fait  qu'émettre  une  pure  hypothèse.  De  toute  façon 
1««  Stromates  présentent  le  caractère  d'une  ébauche.  Vous 
avez,  telle  page  admirablement  écrite  à  coté  de  telle  fi 
autre  où  la  négligence  éclate  à  chaque  ligne,  tel  chapitre 
-dSeà-fcî  pensée  se  déroule  avec  clarté,  tel  autre  où,  à  la  fin, 
l'auteur  semble  contredire  ce  qu'il  avait  dit  au  début, 
laissant  ainsi  son  lecteur  absolument  perplexe  sur  ce 
qu'il  a  voulu  dire.  On  dirait,  en  un  mot,  que  nous  n'a- 
vons dans  les  Stromates  que  le  premier  jet  d'une  œuvre 
puissante  ;  c'est  écrit  de  verve,  sans  souci  des  répétitions, 
des  digressions,  des  longues  parenthèses.  11  y  a  des 
jours  où  l'écrivain  languit  et  d'autres  où  l'inspiration 
l'emporte.  Serait-ce  là  sa  manière  habituelle?  Quelle 
raison  aurait-on  de  le  supposer?  Est-ce  dans  ce  style  et 
avec  ce  désordre  qu'il  a  écrit  le  Protrepticus  ou  le  Péda- 
gogue? Ces  traités  ne  se  distinguent-ils  pas  au  contraire 
par  l'ordonnance  des  matières  et  l'élégance  du  style  ?  Il 
n'y  a  qu'à  les  lire  pour  sentir  que  l'écrivain  y  a  mis  la 
dernière  main. 

Sans  doute,  les  sujets  délicats  que  Clément  traite  dans 
les  Stromates  ne  comportaient  pas  un  livre  aussi  bien 
composé  ;  ils  entraînaient,  par  leur  nature  même,  une  trac- 
tation plus  décousue.  Mais  à  quoi  attribuer  la  différence 
si  frappante  qu'il  y  a  entre  l'allure  et  le  style  des  Stroma- 
tes et  ce  qu'on  observe  dans  le  Protrepticus  et  le  Pédago- 
gue? N'est-il  pas  naturel  de  supposer  que  Clément  n'a 
pas  pu  retoucher  son  dernier  ouvrage  et  qu'il  a  dû  le 
laisser  à  l'état  d'ébauche? 

Voilà  l'impression,  croyons-nous,  que  laissera  à  tout 
lecteur  attentif  la  lecture  des  Stromates.  Or,  il  se  trouve 
que  les  faits  la  confirment.  On  a  jusqu'à  ces  derniers  temps 
supposé  que  Clément  a  écrit  d'autres  ouvrages  après  les 
Stromates.    Cette    supposition    était    permise,    puisqu'il 


120  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

était  entendu  que  ce  livre  avait  été  à  peu  près  achevé, 
el  que  1rs  Stromates  étaient  précisément  Ja  partie  doctri- 
nale < 1 1 1  î  devait  faire  suite  au  Pédagogue.  Les  deux  hypo- 
thèses se  complétaient  e1  s'appelaient  l'une  l'autre.  Mais 
la  première  semble  fort  sujette  à  caution.  Un  critique 
cpie  nous  avons  déjà  nommé,  M.  von  Arnim,  a  montre, 
<pie  les  raisons  que  l'on  donne  pour  supposer  que  CÏe- 
ment  a  encore  écrit  d'autres  livres  après  les  Stromates 
ne  sont  pal  fondées.  Nous  estimons  qu'il  a  établi  que  ce 
fut  le  dernier  effort  littéraire  de  Clément  et  que  celui-ci 
n'a  pas  pu  achever  son  livre.  Il  est  probable  que  c'est  la 
mort  qui  a  interrompu  le  laborieux  écrivain   l. 

1.  Von  Arnim,  op.  cit.,  p.  VA.  On  peut  alléguer  deux  arguments  à 
l'appui  «le  l'hypothèse  qui  veut  que  les  Stromates  n'aient  pas  été  le 
dernier  écrit  de  Clément.  1  "  On  lit  dans  le  Quis  dives,  §  20,  la  phrase 
suivante  :  ot.io  èv  xrj  àp^ûv  /.ai  (Uo/oyia;  èÇTjYrfaet  [xuaTrfpiov  tou  awcrjpos 
j-iy/i:  [/.aOeïv.  On  conclut  de  ce  passage 'que  Clément  a  écrit  un  Ilepl 
àp/wv.  On  suppose  que  cet  ouvrage  est  annoncé,  promis  dans  les  Stro- 
mates iIY,  Stromî,  2;  Y.  Strom.,  140,  et  VI,  Strom.,  i).  Donc  les  Stro- 
mates  ont  précédé  et  le  IIspî  àp^cSv  et  le  Quis  dives. 

Il  esl  incontestable  que  Clément  a  eu  l'intention  d'écrire  Qspl  àp- 
yiuv.  D'après  nous,  il  s'agit  des  parties  projetées  du  grand  ouvrage. 
D'après  l'hypothèse  reçue,  il  s'agirait  d'un  traité  indépendant  que  Clé- 
ment comptait  donner  plus  tard.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  ne  reste  aucune 
trace  de  ce  traité.  Que  devait-il  être  .  Comme  à  son  ordinaire,  Clément 
est  très  vague  dans  ce  qui!  en  dit.  Son  ITept  àpy&v  D'est  pas  même 
ébauché  dans  sa  pensée.  Dès  lors,  quelle  garantie  avons-nous  que  ce  suit 
de  ce  Ilepi  àp^tSv,  d'un  traité  déjà  écrit  et  autrefois  annoncé  dans  les 
Stromates,  qu'il  s'agit  dans  le  Quis  dives  .'  Enfin,  à  regarder  de  près 
cette  phrase  (pue  l'on  cite,  est-ce  bien  d  un  écril  qu'il  s'agit  ?  L'allusion 
a  \n\  traité  est-elle  bien  claire  ?  Le  sens  de  cette  phrase  ne  serait-il  pas 
tout  simplement  celui-ci  :  «  Je  ne  développe  pas  tel  point,  parce  que  ce  n'esl 
pas  mon  affaire  en  ce  moment  ;  cela  appartient  au  domaine  «les  principes 
el  de  la  théologie  M.  von  Arnim  a  le  mérite  d'avoir  le  premier,  rendu 
la  critique  attentive  à  ces  considérations,  et  il  paraît  avoir  ébranlé  l'opi- 
nion courante,  car  M.  Krùger,  dans  son  Manuel  de  I  histoire  de  la  litté- 
rature  chréti  une  aux  trois  premiers  siècles  (1895),  déclare  (p.  106)  que 
l'existence  d'un  Qcplàpyffiv   n'est  pas  prouvée  par  Quis  dives,  §  26. 


DU    VÉRITABLE    CARACTÈRE    DES    STROMATES  121 

i 

2°.  M.  Z^ihn  soutient  en  outre  que  les  Stromates  ont  dû  être  écrits  avaiq 
\*m  Hypotyposes.  Verrait-on,  dans  celte  xat'  £-'.to;j.t(v  tûv  ypatpâSv  Exôeai; 
jcpô?  toJ;  "EXXrjvaç  xaï  rcpôç  tooç  'lo'joaîo'j;  de  IN',  Strom.,  §  L,  la  promesse 
do&Ifrpolrj>oses?  C'est  bien  téméraire.  Que  devait  être  cette  sxfkaiç  dans 
la  pensée  de  Clément  ?  Non  pas  un  simple  commentaire  exégétique,  puis- 
■^qXtHfdtvait  s'y  mêler  de  la  polémique.  Peut-être  les  parties  exégétiques 
dirigées  contre  les  Juifs  dans  le  Dialogue  contre  Tryphon  de  Justin 
Martyr  peuvent-elles  nous  donner  une  idée  de  ce  qu'aurait  été  celte 
ëx0e<Jiç  si  dénient  l'avait  écrite?  Mais  quel  rapport  voit-on  entre  celte 
ëxOediç  promise  dans  les  Stromates  et  les  Hypotyposes,  surtout  telles 
que  Photius  les  représente  ?A  coup  sûr,  il  n'y  était  question  de  polé- 
mique ni  contre  les  Juifs  ni  contre  les  Grecs.  —  Mais,  dit-on,  si  Clément 
avait  déjà  publié  ses  I/rpotyposes,  il  les  aurait  citées,  tout  au  moins 
mentionnées  dans  les  Stromates.  Les  occasions  ne  manquaient  pas  de 
renvoyer  à  cet  ouvrage  d'exégèse.  —  Ce  silence  suffit-il  pour  prouver 
que  les  Hypotyposes  n'existaient  pas  encore  lorsque  Clément  écrivait  ses 
Stromates  ?  A  peine  est-ce  une  présomption,  loin  d'être  une  preuve. 
D'ailleurs,  est-il  sûr  que  Clément  ne  se  soit  pas  cité  lui-même  dans  les 
Stromates,  et  qu'il  n'y  ait  jias  inséré  plus  d'un  passage  des  Hyjtotyposes? 
Que  de  fois  il  utilise  Philon  sans  même  le  nommer!  C'est  un  vrai  pillage 
et  si  l'on  s'en  tient  au  texte  de  Clément,  on  ne  s'en  douterait  pas.  Son- 
geons enfin  qu'il  n'a  mentionné  dans  les  Stromates  qu'une  seule  fois, 
d'une  part,  le  Protrepticus ,  et  de  l'autre  le  Pédagogue.  Dans  ces  condi- 
tions, il  ne  semble  pas  qu'on  doive  insister  sur  le  silence  des  Stromates, 
touchant  les  Hypotyposes. 

Ainsi  il  n'y  a  pas  de  raison  vraiment  décisive  qui  nous  oblige  à  croire 
que  Clément  ait  rien  écrit  après  les  Stromates,  et  d'autre  part  nous 
avons  une  foule  d'excellentes  raisons  pour  penser  que  nous  n'avons  de  ce 
livre  qu'une  ébauche  que  Clément  n'a  pas  même  pu  achever.  Encore 
moins,  comme  le  conclut  justement  M.  von  Arnim,  est-il  jamais  arrivé  ad 
saepius promissam  mysticae  theologiae  enarrationem. 


CHAPITRE   VII 


La  Physionomie  intellectuelle  de  Clément, 

Nous  nous  sommes  efforcé  d'expliquer  l'œuvre  de  Clé- 
menl  en  nous  plaçanl  à  son  poinl  de  vue  el  en  entrant 
dans  sa  pensée.  Les  raisons  profondes  qui  l'ont  obligé  d'in- 
tercaler les  Stromates  dans  le  cadre  de  son  grand  ouvrage, 
de  leur  donner  la  forme  littéraire  dont  il  les  a  revêtus, 
et  de  leur  attribuer  un  titre  qui  surprend  au  premier 
abord,  nous  sont  aussitôl  apparues  en  pleine  lumière.  La 
nature  même  des  questions  qui  font  l'objet  de  cet  écrit 
nous  a  éclaire  sur  tous  ces  points.  Ainsi  c'est  des  entrail- 
les même  de  l'ouvrage  de  notre  auteur  que  nous  avons  es- 
sayé  de  faire  jaillir  la  solution  du  problème  littéraire  que 
soulève  ce  qui  subsiste  de  son  œuvre. 

Avons-nous  été  au  fond  des  choses  et  notre  explication 
est-elle  complète  ?  Nous  croyons  qu'elle  ne  le  sérail  pas, 
si  ii < >us  ne  cherchions  ce  qu'on  pourrait  en  appeler  les 
racines  «buis  la  constitution  intellectuelle  de  Clément. 
En  dernière  analyse,  ce  qui  explique  le  mieux  les  Stro- 
mates, c'esl  la  forme  même  de  l'intelligence  du  grand 
penseur  d'Alexandrie.  La  physionomie  de  son  œuvre 
n'est  que  le  reflel  de  la  physionomie  de  son  esprit.  L'é- 
difice^ avec  la  beauté  de  certaines  de  ses  parties  et  les 
étranges  gaucheries  des  autres,  est  l'image  fidèle  du 
génie  de  l'architecte  qui  l'a  conçu  cl  qui  en  a  ébauché  la 
construction. 

Nous    venons  de  le    rappeler,   les    Stromates    ne    sont 


LA    PHYSIONOMIE    INTELLECTUELLE    DE    CLEMENT  123 

qu'une  puissante  ébauche.  Or,  c'est  dans  l'ébauche  bien 
plfis  que  dans  l'ôuivre  nchcvée,  que  se  trahit  l'artiste  et 
se^  révèle  l'originalité  de  son  talent.  Clément  a  l'esprit  <^j^ f&JuriUJk 
foncièrement  synthétique  ;  il  embrasse  les  idées  dans  leur 
-e^srTmble  et  comme  en  un  bloc;  il  en  aperçoit  du  premier 
coup  et  d'un  seul  regard  tous  les  aspects.  Cest  la  moins 
simpliste  des  intelligences.  D'autre  part,  Clément  est 
entièrement  dépourvu  de  toute  faculté  d'analyse.  Jamais 
il  ne  décompose  une  idée  ou  un  fait  ;  il  semble  incapable 
de  ramener  quoi  que  ce  soit  aux  éléments  constituants, 
de  distinguer  nettement  ces  éléments  les  uns  des  autres, 
de  les  considérer  à  part  et  dans  leur  simplicité.  Son  ima- 
gination n'évoque  jamais  que  des  objets  complexes,  mul- 
tiples, surchargés  d'accessoires. 

C'est  de  cette  manière  qu'il  a  conçu  son  grand  ouvrage. 
Ne  vous  figurez  pas  qu'il  ne  sache  pas  lui-même  ce  qu'il 
veut  et  qu'il  n'aperçoive  pas  clairement  le  but  qu'il  a  en 
vue.  Sa  conception  vous  paraît  vague  et  nébuleuse.  C'est 
qu'elle  ploie  sous  l^j^îà^^esncl^e^quelle  contient.  Clé- 
merrtmJest  pas  un  penseur  "nuageux  ;  ses  idées  sont  très 
précises  et  ses  doctrines  ont  des  contours  parfaitement 
arrêtés.  Mais  encore  une  fois,  il  les  voit  toutes  ensemble 
et  d'un  seul  coup.  Cela  lui  suffit.  Son  esprit  ne  réclame 
rien  de  plus.  Aussi  l'idée  ne  lui  vient  pas,  avant  d'écrire, 
d'analyser  sa  penseèT^ërF  ordonner  toutes  les  parties, 
d'en  disposer  avec  soin  leséléments,  en  un  mot  de  dresser 
un  plan  mûri  et  logique.  Voilà,  croyons-nous,  l'explication 
de  cette  absence  de  classification,  de  ce  défaut  d'ordon- 
nance, de  cette  incohérence  qui  caractérisent  les  Stro- 
mates.  Ce  qui  manque  à  cet  ouvrage,  ce  n'est  pas  la 
logique  de  la  pensée  ;  c'est  le  talent  d'en  disposer  en  bon 
ordre  les  développements.  Ce  n'est  pas  tant  le  penseur 
qui  est  en  faute  que  l'artiste. 


L24  CLÉMENT    D 'ALEXANDRIE 

L'observation  que  nous  venons  de  faire  peut  se  vérifier  à 
chaque  page  du  livre  de  Clément.  Qu'il  s'agisse  d'exposer 
|e>  raisons  que  l'on  peul  faire  valoir  en  laveur  de  l'étude 
de  la  philosophie,  que  notre  auteur  développe  ses  idées 
sur  les  rapports  de  la  foi  et  de  la  gnose,  ou  encore  qu'il 
nous  donne  son  sentiment  sur  le  martyre,  ou  enfin  qu'il 
lasse  le  portrait  de  son  gnostique,  vous  le  verrez  toujours 
jeter  d'emblée  et  à  la  fois  toutes'  ses  vues  sur  le  sujet. 
(".'est  un  Qeuve  large  êî  profond  qui  se  décharge  d'un  seul 
Ilot  dans  l'Océan.  Puis,  une  fois  qu'il  vous  a  ainsi  révélé 
-a  pensée  dans  toute  son  ampleur,  il  y  revient  ;  il  en  fail 
le  tour;  ii  en  relève,  au  gré  de  l'association  de  ses  idées, 
des  caprices  de  son  imagination  ou  des  suggestions  de 
son  exégèse,  les  différents  aspects;  il  les  illustre;  il  les 
formule  de  cenl  manières  différentes.  Enfin  il  annonce 
qu'il  \  ;i  clore.  Ko  voilà  à  la  lin  d'un  livre.  Vous  croyez  que 
vous  allez  passer  ;i  un  autre  sujet.  Mais  comment  dans 
une  exposition  faite  avec  celle  fougue  cl  ce  désordre, 
ii  ;i  ura  il -il  |>;is  oublié  tel  ira  il  de  sa  pensée  qu'il  n'omettrait 
qu'à  regret?  De  lit  cette  habitude  presque  constante  de 
reprendre,  pendant  deux  ou  trois  chapitres  au  débul  de 
chaque  nouveau  Stromate,  le  sujet  qu'il  vient   de  quitter. 

Telle  est,  pensons-nous,  la  physionomie  particulière  de 
celte  haute  intelligence.  Clémenl  avait  l'Aine  sereine,  mais 
l'imagination  impétueuse  d  ardente.  Quand  il  entre  en 
ni;iiiere  sur  un  sujet  quelconque, il  l'ait  l'effet  d'un  torrent 
de  lave  <|ui  jaillil  du  volcan  ! 

Voilàune  nature  d'esprit  tout  à  fail  particulière!  Veut-on 
savoir  ce  qui  a,  plus  que  l  ou  le  chose,  contribué  à  la  l'Or- 
ly   sl.        mer?  C'est,  estimons-nous,  l'usage  et  l'abus  de  l'allégorie. 
Elle  ;i  donné  ;i  cette  intelligence  un  pli  ineffaçable. 

Cela  se  comprend  sans  peine.  Qu'est-ce  en  effet,  que 
l'allégorie?  C'est  la  méthode  ou  le  procède  qui  consiste  à 


* 


LA    PHYSIONOMIE    INTELLECTUELLE    DE    CLEMENT  125 


découvrir  des  rapports  de  ressemblance  entre  un  texte  et 
des  idées  qui  lui  sont  entièrement  étrangères,  et  à  si  bien 
les  rapprocher,  que  le  texte  apparaît  comme  le  véhicule  de 
Fdées  et  le  voile  dont  elles  s'enveloppent.  L'allégorie 
est  l'art,  par  excellence,  des  analogies.  Quand  onpratique 
constamment  ce  procédé,  l'esprit  finit  nécessairement  par 
se  donner  certaines  habitudes.  Les  idées  s'associent 
beaucoup  moins  par  voie  de  raisonnement  que  par  suite 
de  rapports  imaginaires.  Ce  qui  les  relie  les  unes  aux 
autres  et  les  évoque,  ce  sont  des  analogies  subtiles,  à 
peine  discernables  sinon  à  un  œil  exercé  et  presque  tou- 
jours superficielles  ou  fausses. 

Songeons  que  Clément  a  constamment  appliqué  la  mé- 
thocltTallégorique.  Dès  lors~est-il  surprenant  qu'il  ait  si 
peu  de  goût  pour  les  plans  rigoureux  et  bien  enchaînés, 
qu'il  ait  pris  l'habitude  bientôt  invétérée  de  masser 
ensemble  ses  idées,  et  d'en  former  en  quelque  sorte  des 
conceptions  globales,  et  qu'il  se  soit  si  facilement  laissé 
entraîner  dans  les  alentours  du  sujet,  en  un  mot,  qu'il  ait 
eu  tous  ces  défauts  littéraires  qui  rendent  si  pénible  la 
lecture  des  Stromates  ? 

On  sait  maintenant  comment  nous  nous  expliquons  ce 
curieux  ouvrage.  Alorsmème  qu'on  n'accepterait  pas  notre 
explication,  du  moins,  osons-nous  l'espérer,  avons-nous 
montré  la  voie  dans  laquelle  il  faut  la  chercher.  C'est  non 
seulement  en  tenant  compte  des  idées  de  Clément,  mais 
aussi  en.  se  bien  représentant  la  forme  de  son  esprit, 
qu'on  verra  se  débrouiller  lécheveau  des  Stromates. 
Faisons  maintenant  voir  quel  a  été  le  rôle  de  ce  livre  dans 
l'histoire  du  christianisme  au  IIe  siècle.  Ce  sera  le  sujet 
de  la  deuxième  partie. 


DEUXIÈME    PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER 

La  Question. 

Marquer  l'attitude  que  devait  prendre  le  christianisme 
en  facecfe  la  philosophie  grecque,  et  régler  les  droits  réci- 
proques de  Tune  et  de  l'autre  de  cesdeux  puissances  spiri- 
tuelles qui  se  disputaient  alors  l'empire  des  âmes  d'élite, 
voilà  au  fond  le  véritable  sujet  des  Stromates.  C'est  cette 
question  qui  oblige  Clément  d'écrire  ce  traité  ;  c'est  elle 
qui  en  remplit  les  deux  premiers  livres  ;  on  la  retrouve  de 
nouveau  exposée,  discutée  au  VIe  livre;  en  réalité  elle  est 
partout  dans  les  Stromates  ;  toutes  les  autres  questions 
que  l'auteur  traite  dans  ce  livre  se  rattachent  à  celle-là, 
en  dérivent  et  en  sont  comme  des  corollaires. 

Faut-il  s'en  étonner  ?  Certes,  l'intérêt  n'était  pas  ^,^^vo^joUÂÂy<J 
médiocre  de  savoir  comment  se  comporterait  la  religion 
nouvelle  à  l'égard  de  la  culture  gréco-romaine,  et  notam-  "  ^^Mm™-. 
ment  à  l'égard  de  la  philosophie  qui  était  comme  la  fleur 
erTémanation  suprême  de  l'antiquité.  Mais  il  y  a  plus  ; 
c'est  la  question  capitale  de  l'époque.  Pour  l'Eglise,  elle 
est  vitale.  Son  avenir  dépend  de  la  solution  qu'on  lui 
donnera.  Le  christianisme  se  renfermera-t-il  en  lui-même 
ou  traitera-t-il  avec  les  grandes  forces  spirituelles  qui 
régissaient  le  monde,    laquelle  de  ces  deux  alternatives 


<-\AAJL- 


128  clément  d'Alexandrie 

ouvrira  à  la  foi  nouvelle  une  ère  de  conquêtes  et  à  l'huma- 
nité une  ère  de  rénovation  morale  et  religieuse,  tel  était 
le  problème.  Au  temps  de  Clément,  ce  problème  exigeait 
une  solution  immédiate.  Quand  notre  catéchète  se  pro- 
posait de  formuler  des  dogmes  chrétiens,  il  anticipait  sur 
I  avenir.  La  fixation  des  doctrines  n'était  pas  encore  à 
l'ordre  du  jour.  En  eut-il  eu  le  temps,  il  est  douteux  qu'il 
eût  pu  réaliser  son  projet.  Chaque  époque  a  des  questions 
qui  lui  sont  propres,  et  malgré  qu'ils  en  aient,  ces  ques- 
tions enferment   et  retiennent  les  bons  esprits. 

Retraçons  rapidement  la  suite  des  circonstances  qui  ont 
l'ait  (pie  celle  grande  question  s'est  posée  avec  ce  caractère 
d'urgence  vers  la  fin  du  IIe  siècle. 
,  j^i  Les  premiers  rapports  du  christianisme  avec  la  philo- 

sophie remontent  presque  à  ses  origines.  Ily  a  eu  contact 
dès  l'âge  apostolique.  Ce  premier  rapprochement  ne  se  lit 
pas    directement,   mais   par  intermédiaire.  Ce    fut   par  le 
iudéo-hellénisme,  dont  Philon  était  le  meilleur  représen- 
tant,  que  la  toi  nouvelle  noua   quelques  relations  avec  la 
philosophie  grecque.  Il  y  a  des  traces  certaines  de  philo- 
nismedanslc  Nouveau  Testament.   L'épître  aux  Hébreux 
il  le  IV    Evangile  ôlfl   reçu  l'empreinte  des  conceptions 
el  d>->  méthodes  du  grand  exégète  d'Alexandrie.  Le  pauli- 
nisme  lui-même  trahil  l'influence  d'un  courant  d'idées  qui 
était  général   el  qui   pénétrait   partout.    Le    christianisme 
manifeste    alors   une   remarquable  aptitude  à  s'assimiler 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  vivant  et  de  durable  autour  de  lui. 
hé-,  la  lin  du  Ier  siècle  survient  un  changement  complet. 
pendant  près  de   cinquante  ans,  le  christianisme  vivra  et 
se  développera  comme  si  la  culture,  grecque  et  la  philo- 
sophie n'existàieni  pas.  Il  n'y  aura  même  plus  trace  deces 
premiers   rapports  que  l'on  constate  dans  l'âge  aposto- 
lique.  Les  communications  avec  ce  monde,  dont   l'hilon 


LÀ    QUESTION  129 

^vait  ouvert  les-portes  à  ses  compatriotes  et  plus  tard  aux 
premiers  chrétiens,  vont  être  longtemps  suspendues. 
^En  effet,  quel  est  le  caractère  général  de  la  littérature    ._ 
jgc]jl£ tienne  de  Fan  90  à  l'an  150 environ? C'est  d'être  essen-  J^Xfe\MAÉ-»t^ 
tiellement  pratique.  Elle  consiste  principalement  en  lettres  ^  l^^jjfjrij^jtu 
comme  celles  de  Clément  Romain,  de  Barnabas,  de  Poly- 
carpe,  d'Ignace  d'Antioche,  en  apocalypses  comme  celle 
de  Pierre  ou  le  Pasteur  cVHermas,  en  recueils  des  paroles 
de  Jésus  ou  en  Evangiles,  en   courts  manuels  comme  la 
Didaché  des   douze  Apôtres   ou    en   sermons  comme   la 
IIe  Épitre  aux  Corinthiens  dite  de  Clément  Romain.  Tous 
ces  écrits  sont  exclusivement  populaires.  Il  n'y  est  ques- 
tion que  d'édification.    Aucun  n'a  été  composé  pour  un 
public  cultivé  par  un  écrivain  cultivé.  Aussi  toute   cette 
littérature   est-elle    complètement   en    dehors    de    toute 
influence  de  la  philosophie.  Les  doctrines  qui  s'y  trouvent, 
comme  la  forme  que  revêtent  ces  doctrines,  sont  absolu- 
ment simples.  Elles  ne  trahissent  même  plus  l'influence  . 
du  philonisme.     Celle-ci    a    complètement     disparu,    ou 
plutôt  elle   se  maintient   sur    un  dernier  point.    On    fait 
encore  de   l'exégèse  allégorique,  mais  avec   quelle  gau- 
cherie !  Qu'on  se  souvienne  de  Fépître  dite  de  Barnabas. 

D'où  vient  un  changement  si  notable?  C'est  une  des      «oaU^^Uji.' 
conséquences  des  tragiques  événements  de  l'an  70.  Après  ^^^i-.  { 
la^îestruction  de  Jérusalem,  il  se  produit  partout,  au  sein  ^Ku^cuua^ 
du  judaïsme  un  mouvement  de  concentration.  Le  judaïsme 
se  replie  sur  lui-même  et,  en  quelque  sorte,  se  contracte 
violemment.    Le    talmudisme    va    naître;    les  jours    du  ~\^ry<Wu- 
judaïsme  libéral  à  la  façon  de  Philon   sont  comptés.    A 
partir  de  ce  moment,  sa  décroissance  est  constante. 

Le  christianisme  ne  tarde  pasA^subir^ le  contre-coup  de 
la  ^ecadencêdu  judéo-hellénisme.  Celui-ci  avait  été  le 
premier  champ   qui  s'était  ouvert  aux  missions  de  saint 

9 


130 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


Paul.  C'est  dans  ce  milieu  que  l'apôtre  avait  conquis 
tant  d'adeptes  déjà  en  partie  affranchis  du  judaïsme  étroit, 
familiarisés  avec  la  version  des  Septante  et  parfois  préoc- 
cupés de  curieuses  spéculations  qui  sentaient  leur  philo- 
nisme.  C'est  à  cette  catégorie  de  lecteurs,  Juifs  d'origine 
ou  (  iri'cs  affiliés  au  judaïsme,  qu'il  adresse  ses  épîtres  aux 
Romains  ou  aux  Colossîëïis.  11  est  clair  que  ces  lettres  ne 
sont  pas  destinées  à  un  public  tout  à  l'ail  illettré.  Quand 
l'apôtre  écrit  à  des  Eglises  où  manque  l'élément  cultivé, 
c'est  dans  un  tout  autre  style.  Il  sullil  de  rappeler  les 
épîtres  aux  Thessaloniciens  ou  l'épître  aux  Philippiens.  Ce 
sont  ces  néophytes,  issus  du  judaïsme  extra-palestinien, 
qui  vont  maintenant  faire  défaut  au  christianisme.  Il  se 
recrutera  de  moins  en  moins  dans  leur  milieu.  La  consé- 
quence en  a  été  que  le  niveau  de  la  culture  a  certaine- 
ment fléchi  sensiblement  au  sein  des  communautés  chré- 
tiennes. La  preuve  en  est  la  littérature  qu'elles  produisent. 
Plus  rien  qui  rappelle  les  épîtres  aux  Hébreux,  aux 
,  Romains^  aux  Colossiens.  Il  est  notoire  que  si  le  nom  de 
saint  Paul  gagnait  alors  en  prestige,  on  comprenait  de 
moins  en  moins  sa  pensée.  Il  semblait,  à  ce  moment, 
qu'après  un  instant  de  contact,  le  christianisme  et  le  génie 
du  monde  antique,  représenté  parla  philosophie,  allaient 
demeurer  fatalement  étrangers  l'un  à  l'autre. 

Mais  déjà  pendant  cette  période,  se  préparait  un  avenir 
que  rien  ne  présageait  plus.  .Nous  voyons,  avant  même  l'an 
LoU,  i\c±  hommes  cultivés,  dont  quelques-uns  sont  sortis 
des  écoles  de  philosophes,  entrer  dans  les  rangs  des  chré- 
tiens. Le  christianisme  s'agrège  successivement  Aristide, 
Miltiade,  Justin,  Méliton  et  d'autres  encore.  Le  gnosti- 
cisme  qui  fait  alors  son  apparition  «-st  une  preuve  de 
I  attention  qu'éveillail  la  nouvelle  religion  même  chez  les 
philosophes.  Quel  que  fût  l'enthousiasme  avec  lequel  ces 


LA    QUESTION 


131 


•hommes  embrassaient  la  foi  chrétienne,  ils  ne  pouvaient 
se  dépouiller  entièrement  des  conceptions  et  des  formes 
de  pensée  qu'une  longue  fréquentation  de  la  philosophie 

.  leur  avait  inculquées.  Il  aurait  fallu  changer  de  constitu- 
t ion  mentale.  A  tout  le  moins  pour  qu'un  tel  dépouille- 
ment  d'anciennes  habitudes  intellectuelles  put  se  faire 
dans  une  certaine  mesure,  aurait-il  fallu  que  ces  hommes 
eussent  conscience  d'une  opposition  radicale  entre  leurs 
nouvelles  convictions  et  les  doctrines  correspondantes 
de  la  philosophie.  A  supposer  que  cette  opposition  existât, 
en  eurent-ils  le  sentiment?  Aucunement.  Il  faudra  des 
circonstances  particulières  pour  le  faire  naître.  Ce  qu'on 
peut  affirmer,  c'est  que  chez  les  premiers  élèves  des  phi- 
losophes qui  se  firent  chrétiens,  il  n'y  en  a  aucune  trace. 
Justin  Martyr  est  le  meilleur  représentant  de  cette  nou- 
velle classe  de  néophytes.  Or,  que  pensait-il  de  la  philo- 
sophie ?  le  plus  grand  bien.  Il  était  fort  éloigné  de  la 
rejeter.  Dans  sa  première  apologie,  il  justifie  les  croyances  àj^^'JaM-/ 
chrétiennes  en  soutenant  qu'elles  ont  leurs  analogues 
dans  la  philosophie.  Il  estime  que  c'est  les  recommander 
que  de  montrer  qu'elles  s'accordent  pour  l'essentiel  avec 
les  doctrines  des  maîtres  de  la  pensée  antique  !  Est-ce 
faire  à  la  philosophie  la  part  assez  belle?  Comme  si  cela 
ne  suffisait  pas,  il  déclare  que  Dieu  a  donné  la  philosophie 
aux  Grecs  au  même  titre  qu'il  a  octroyé  la  loi  de  Moïse  à 
Israël.  C'était  mettre  l'une  et  l'autre  sur  le  même  niveau. 
Enfin  il  dit  de  Socrate,  de  Platon,  de  Pythagore,  d'Heraclite 
qu'ils  sont,  comme  Moïse  et  les  prophètes,  des  chrétiens 
avant  rheurëTNaturellement  rTcroit  que  le  christianisme 
complète  et  dépasse  la  philosophie.  C'est  bien  pour  cela 
qu'il  a  quitté  l'École  pour  l'Eglise.  Mais  il  ne  voit  pas  d'op- 
position absolue  entre  la  foi  nouvelle  et  la  pensée  la  plus 
élevée  de  la  Grèce.  Ainsi  aux  temps  où  le  christianisme 


132  clément  d'Alexandrie 

ignorait  la  philosophie  succède  une  période  toute  diffé- 
rente. Ces  deux  grandes  puissances  spirituelles  semblent 
maintenant  aller  au-devant  l'une  de  l'autre*,  on  dirait 
<|iiVlles  se  cherchaient  depuis  longtemps.  Résultat  dû  à 
l'inconsciente  candeur  des  hommes  excellents  qui,  les 
premiers,  passèrent  de  la  philosophie  au  christianisme. 

Cette  période  de  cordiales  relations  dura  un  certain 
temps.  Athénagore,  qui  écrit  plus  de  vingt  ans  après 
Justin  Martyr,  en  est  exactement  àù  même  point.  Il  rap- 
proche  aussi  sans  aucune  arrière-pensée  les  doctrines 
chrétiennes  des  doctrines  de  la  philosophie.  11  lui  paraît 
de  la  dernière  inconséquence  que  l'on  persécute  les  chré- 
tiens, et  qu'on  ne  moleste  pas  les  philosophes.  Ce  qui 
explique  en  partie  son  attitude  comme  celle  de  Justin, 
c'est  que  par  philosophie  ils  n'entendaient  pas  la  philoso- 
phie en  général,  mais  une  philosophie  épurée,  éclecti- 
que. Platon  et  les  stoïciens  sont  leurs  maîtres,  à  l'exclu- 
sion d'Epicure  et  des  sceptiques. 

Cependant,  même  pendant  cette  période  qui  fut  en 
leux.1"  (ln(''(lm>  sorte  le  temps  des  fiançailles  du  christianisme 
et  de  la  philosophie,  des  notes  discordantes  se  font  <-n- 
tendre.  Tâtîen,  qui  eut  Justin  pour  maître,  nourrit  des 
sentiments  très  différents  a  l'égard  des  philosophes.  Il  a 
d'ailleurs,  en  vrai  Syrien  qu'il  est,  la  haine  de  la  civili- 
sation grecque.  Il  maudit  les  philosophes  et,  par  une 
curieuse  inconséquence,  il  est  incapable  de  concevoir  cer- 
taines idées  ou  de  les  formuler  sans  emprunter  aux  philo- 
sophes les  catégories   de   leur  pensée!   <  )u   peut  en  dire 

i       ,      i       ti  il  r  \     ,  t  •  i  • 

autant  de  I  mophile  dAntiocne.  Lui  aussi  est  anime 
d'une  sorte  de  jalousie  insthictive_à  l'égard  des  philoso- 
phes. Platon  lui-même  ne  trouve  pus  grâce  a  ses  yeux. 
Il  ce  vaut  pas  .mieux  qu'Epicure  !  "  Les  philosophes, 
dit-il,  sont  inspirés  par  les  démons  !  ■< 


^ 


LA    QUESTION  133 

i 

•    Ainsi  presque  dès  le  premier  jour  se  manifestent  deux    ^l^wA^u^ 
tendances  contraires:  Dune  part,  chez  un  certain  nombre 
jl'èsprits  ouverts,  instruits  comme  Justin  ou  Athénagore, 
on;ne   constate  aucune  méfiance  à  l'égard  de  la  philoso- 
plue.  Au  contraire,  ils  ont  pour  elle  une  tendresse  toute 
filiale.  Chez  d'autres,  moins  instruits,   tels  que  l'évêque 
d'Antioehe,  il  n'y    a  aucune   intelligence   de    la    pensé»1 
grecqïîë,- aucun  goût  pour  elle,  mais  plutôt  une  instinc- 
tive   antipathie.    Mais,   à   mesure  que  le    siècle   avance, 
les  sentiments  que  la    philosophie  inspire  aux  chrétiens 
continuent  à  se  modifier.   A  partir  de    180  environ,   elle 
devient  décidément  moins  populaire  au  sein  de  l'Église. 
Ce    ne  sont  plus    les   protestations  isolées  de    quelques    -r«£aM/fcv  c4y  ' 
hommes  bizarres  ou  ignorants  qui  se  font  entendre.   Ce        /,         \r 
sont  des  voix   puissantes  qui   dénoncent    la  philosophie, 
c'est  le    sentiment  populaire    chrétien    qui    se    déclare    ^H^iu^-i^^ 
contre  elle.  [^jM^jx^.^t 

Qu'est-ce  qui  soulève  ainsi  l'instinct  chrétien  contre 
la  philosophie,  ?  Qu'est-ce  qui  compromet  l'alliance  qui 
se  faisait  sous  de_si_Jieureux  aiispiceslxte-la  foi  nouvelle  %&jjAl> 

et  de  ce  que  la  Grèce  avait  de  meilleur  ? 

C'est  le  gnosticisme.  Né   dans    la  première   moitié    du    X^j^w&aM^ 
IIe    siècle,  il  ne  fait  réellement  sentir    son  influence  au 
sein  de  l'Eglise  qu'à  partir  de  150.  Vers  180,  il  est  devenu 
un    formidable    péril.    Pas    un   évèque  perspicace  et   in- 
telligent qui  ne  l'aperçoive  et  qui  ne  le  combatte  par  la      ,    ^, 
parole    et   par    la  plume.    La    littérature    anti-gnostique, 
dont   seuls   les   monuments   les  plus  considérables    sub- 
sistent, a  été  très  riche.   Or,  on  commença,  précisément1 
vers  le  temps    dont   il  s'agit,  à  s'apercevoir  qu'il  y  avait 
un    rapport   étroit  entre    la  _rjhilQ_Sjophie_eLr hérésie.   La   ^v^c» 
plupart  des   chefs  gnostiques  étaient  des  lettrés    et   des  ^v^w*^^,^ 
philosophes.  Ils  écrivaient  de  gros  ouvrages  très  érudits. 


134  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

^Ju.  -h.     Basilitle  composait  un  commentaire  exégétique  de  l'Evan- 

gile en  'l'\  livres!  Son  lils  Isidore  parait  avoir  été  très 
versé  dans  la  philosophie  grecque.  Valentin  avait  une 
grande  réputation  d'éloquence  et  de  culture,  lléra- 
cléon,  Hardesane,  Marc  ion  étaient  tous  des  hommes 
instruits  et  distingués.  Impossible  d'en  douter,  c'était 
leur  science,  c'était  la  philosophie  qui  1rs  avait  égarés! 
(le  fut  bientôt  une  opinion  généralement  admise  parmi 
les  fidèles.  Chose  curieuse,  on  n'arriva  à  cette  conclu- 
sion qu'assez  tardivement.  On  est  surpris  de  constater 
qu  au  temps  de  Justin  Martyr,  personne  ne  songe  à 
rendre  la  philosophie  responsable  de  l'hérésie.  Justin 
parle  des  gnostiques  dans  deux  endroits  différents  '. 
Mais  ni  dans  ces  passages,  ni  ailleurs,  il  n'insinue  que 
le  gnosticisme  tire  son  origine  de  la  philosophie  et 
qu'il  en  est  le  fruit,  l'as  un  mol  qui  indique  que 
pareille  idée  soit  venue  à  qui  que  ce  soit.  Quant  à  lui, 
il  explique  l'origine  de  l'hérésie  d'une  manière  fort 
simple.  Ce  sont  les  démons  qui  l'ont  suscitée  2. 
v  ^>«ah,vi\>-'    Tertullien  est  le  premier  qui  accuse  sans  détour  la  phi- 

losophie   d'avoir   engendré    l'hérésie   3.    Aussi    de    quelle 

UMvC<C    &»  .  r     ,  *  —  

haine  n'est-il  pas  animé   contre  la  sagesse  des  Grecs  !  Il 

n'a  que  des   injures  et  de  grossières  invectives  pour  les 

plus  grands  des  philosophes.  Or,  Tertullien  semble  bien 

avoir  exprimé  le  sentiment  général  qui  régnait  au  sein  de 

l'Eglise.  Clément,  lui-même,  nous  apprendra  que  vers  la 

fin  du    IT    siècle,   la  philosophie  et    même   toute  culture 

étaient   devenues  suspectes  à  la  majorité  des  fidèles.  On 

en   avait    peur.   Le   gnosticisme   avait   l'ait  remonter  à   la 

1.  I,  Apol.,  56-58;  Dialogue,  35. 

2.  Kai  MapxuDva r:poe6âXXovro  oi  pauXot  Saîuove;. 

.';.  Tertullien,  De  Praescript.,  7:  haereses  ;i   philosophîa  subornantur; 
Apologeticus,    17    Adv.  Marciànem,  lil>.  [,  cap  mm. 


LA    QUESTION  135 

philosophie  le  discrédit  qui  l'accablait  lui  même.  Jamais 
4es  spéculations*  des  Valentin  et  des  Marcion  n'avaient 
inspiré  autant  d'effroi.  Le  gnosticisme  apparaissait  alors 
dangereux  au  plus  haut  point.  Pendant  longtemps  on 
-;iit  combattu,  mais  sans  encore  le  redouter  sérieuse- 
ment. Ce  temps  n'était  plus.  Lorsqu'on  lit  Clément,  Ter-  f 
tullien,  Irénée,  on  dirait  que  le  gnosticisme  date  de  leur 
temps;  on  esl  tenté  d'oublier  qu'il  compte  déjà  une  cin- 
quantaine d'années  d'existence.  Ce  qui  explique  peut- 
être  «e  fait  surprenant  que  les  doctrines  gnostiques  aient 
mis  si  longtemps  à  jeter  l'alarme  au  sein  de  l'Eglise,  e'est 
qu'au  temps  où  elles  Taisaient  leur  première  apparition, 
il  y  avait  encore  peu  de  gens,  parmi  les  fidèles,  qui  fus- 
sent capables  de  comprendre  et  de  goûter  la  métaphy-  -jlu  A, tf ou iU. <•> 
sique  de  Basilide  ou  de  Valentin  ;  mais  à  mesure  que  i  .  i1- 
l'Eglise  s'incorpore  un  plus  grand  nombre  de  néophytes 
instruits,  le  péril  s'aggrave,  un  nombre  croissant  de  per- 
sonnes se  laisse  séduire  par  ces  brillantes  théories.  Voilà 
"comment  il  se  l'ait  que  le  péril  gnostique  atteignait,  vers 
190,  son  plus  haut  période  et  qu'il  inspirait  alors  une 
terreur  qui  n'existait  pas  encore  au  temps  de  Justin. 
On  comprend  dans  ces  conditions  que  la  philosophie 
d'où  semblait  dériver  le  gnosticisme  soit  devenue^ 
l'objet  des  plus  fortes  préventions. 

D'autre  part,  le  nombre  des  chrétiens  qui  ne  pouvaient  se 
contenter  des  croyances  qui  avaient  paru  suffisantes  jusque- 
là,  et  qui  voulaient    que  leur  christianisme  conservât  un 
caractère  philosophique,  augmentait  sans  cesse  ^en  même  ^vi_A^-(0.u/'  -^ 
temps,  il  fallait  développer  la  propagande  chrétienne  parmi 
la  jeunesse  cultivée.  Il  y  avait  là  des  besoins  qu'il  fallait^ 
satisfaire.  Ainsi  tandis  que  la  philosophie  semblait  condam-  ■vMUfck^ 
née  sans  retour  au  sein  de  l'Église,  des  nécessités  impé- 
rieuses ne  permettaient  pas  qu'on  la  répudiât  entièrement. 


136  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

^         Telle  était,  dans  ses  grands  traits,  la  situation  intérieure 
du  christianisme  lorsque  Clément  entreprit  dans  ses  Stro- 
•"  mates  la  solution  du  délicat  problème  des  rapports  de  la 

foi  chrétienne  et  de  la  philosophie  grecque.  Lui-même 
d'ailleurs  va  nous  fournir  les  indications  historiques  sur 
lesquelles  nous  fondons  notre  manière  devoir. 


** 


CHAPITRE   II. 

Les  Simpliciores  !. 

Il  y  a   beaucoup  de  polémique  dans  les  Stromates.  Ce 
sont  les  gnostiques  qui  en  font  généralement  les  frais. 
Clément  ne    perd  jamais   une  occasion  de  croiser  le  fer 
avec  les  hérétiques.  Mais   ils  ne  sont  pas  les  seuls  qu'il. 
combatte.  En  plus  d'une  page  de  son   livre,  notamment 
dans  le  premier  Stromate,  on  le  voit  aux  prises  avec  desf 
adversaires  qui  ne  sont  sûrement  pas  des  gnostiques.  Cela 
ressort  avec  évidence    de  la  manière   dont  Clément  les 
traite. 

En  effet,  tandis  qu'il  se  mesure  directement  et  à  visage 
découvert  avec  les  Basilide,  les  Yalentin,  les  Marcion, 
qu'il  les  nomme  et  qu'il  cite  leurs  ouvrages,  il  ne  désigne 
ordinairement  les  autres  qu'en  termes  vagues. '.  Il  n'en  _ 
nomme  aucun.  11  ne  mentionne  pas  d  ouvrages  qu  ils 
aient  composes.  Ce  sont  des  anonymes  taisant  apparem- 
ment partie  du  public  appelé  à  juger  le  livre  de  Clément. 
Remarquons,  en  outre,  que  notre  catéchète  a  pour  cette 
catégorie  de  contradicteurs,  des  ménagements  qu'il  n'a 
pas  pour  les  gnostiques.  Il  les  traite  avec  indulgence  ;  il 
cherche  moins  à  les  réfuter^qïïlffeFTnmvaincre  ;  il  voudrait 
manifestement  dissiper  ce  qu'il  considère  comme  des  pré- 
ventions. Il  espère  gagner  leurs  bonnes  grâces  ;  il  est  rare 

1.  C'est  le  terme  qui  sert  à  désigner   les    simples  fidèles  dans    la  tra- 
duction de  Rufin  du  IIcv.  ào/wv  d'Origène. 

2.  I,  Strom.,  80;  81  ;  94.  Un  simple  çaaî  ou  t!v£;  ou  Ivkm  les  désigne. 


•- 


138  CLÉMENT    D 'ALEXANDRIE 

qu'il  s'abandonne  à  un  mouvement  d'humeur  contre  eux, 
ou  qu'il  laisse  échapper  à  leur  adresse  quelque  trait 
d'ironie  méritée  '.  Evidemment  ils  ne  sont  pas  des  adver- 
saires, niais  ils  ne  sont  pas  non  plus  tout  à  fait  des  amis. 
Clément  se  plaint  parfois  qu'ils  sont  prompts  à  la  critique.8 
On  en  jugera  du  reste  par  les  passages  suivants  :  «  Le 
«  vulgaire  a  peur  de  la  philosophie  grecque,  comme  les 
«  enfants  ont  peur  d'un  épouvantail.  !  »  «  Certaines  gens 
«  qui  se  croient  gens  d'esprit  estiment  que  l'on  ne  doit  se 
«  mêler  ni  de  philosophie  ni  de  dialectique,  ni  même 
«  s'appliquera  l'étude  de  l'Univers  ''.  »  «  11  va  des  per- 
«  sonnes,  dit  encore  Clément,  qui  l'ont  celte  objection  :  A 
«  quoi  sert  de  savoir  les  causes  qui  expliquent  le  mouve- 
«  ment  i]u  soleil  ou  des  autres  astres  ou  d'avoir  étudié  la 
«  géométrie,  la  dialectique  ou  les  autres  sciences  ?  Ces 
«  choses  ne  sont  d'aucune  utilité  quand  il  s'agit  de  définir 
«  les  devoirs.  La  philosophie  grecque  n'esl  qu'un  produit 
«  de  l'intelligence  humaine;  elle  n'enseigne  pas  la 
«  Vérité  '■'.  »  «  Je  n'ignore  pas,  s'écrie-t-il  ailleurs,  ce  que 
«  ressassent  certaines  gens  ignorants  qui  s'effrayent  du 
«  moindre  bruit,  à  savoir  que  l'on  doit  s'en  tenir  aux 
«  choses  essentielles,  à  celles  qui  se  rapportent  à  la  foi,  et 
«  que  l'on  doil  négliger  celles  qui  viennent  du  dehors  et 
«  qui  sont  superflues  fi.  »  Dans  tous  ces  passages,  les 
H4^  allusions  se  rapportent  évidemment  à  des  chrétiens. 
Jamais  des  gnosliques  n'auraient  manifesté  pareilles  répu- 


I.  VI,    sirnm .,  X'.).  Exemple  très  rare   d'ironie  ;'i   l'adresse  des  simples 
fidèl 

2     [ls  SOIll   p  •/.:;/./.  :,';j ',v::  ;  I.  Stiom.,   19  ;  99. 

::.  VI.  Strom.,  80. 
i.  I,  Strom.,  V.;. 
5.  VI,  Strom,  93. 
6    I.  Strom,  18 


LES    SIMPLICIORES  139 

gnances    à    l'égard   de    la  philosophie.     Dans    plusieurs 
^endroits  enfin,  Clément  donne  à  entendre  que  ces    chré- 
tiens sont   la  majorité.    Ils  sont  o'.  îioXàoî1,    Il   lui   arrive 
même  dans  un  passage  de  l'affirmer  expressément2. 

Ainsi  les  contradicteurs  de  Clément  sont  des  fidèles; 
ils  sont  la  majorité;  ce  sont  des  simples  qui  se  méfient  de 
la  sagesse  des   Grecs:    ils  trouvent  fort   inutile  tout    ce  --,  ,À 

savoir  dont  on  faisait  étalage  clans  les  écoles,  superflues 

,,     ,  •  ,        .        ..  •       r     .        ^WiCL^Ktci-vu 

jusqua  des  connaissances  comme  la  géométrie,  1  astro- 
nomie, la  dialectique.  La  foi  toute  seule  leur  paraît  ample- 
ment suffisante.    Tout  le    reste  n'a  aucune  importance3. 

Partout  dans  les  Stromates,  Clément  se  montre  très 
préoccupé  de  l'opinion  de  ces  chrétiens.  Il  est  très  éloigné 
de  les  considérer  comme  une  quantité  négligeable.  Tout 
en  regardant  leur  foi  comme  d'un  ordre  inférieur,  il  est 
visible  qu'il  ne  voudrait  pour  rien  au  monde  s'en  séparer. 
Il  y  a  un  endroit  du  Ier  Stromate  où  ce  sentiment  se  fait 
plus  particulièrement  jour.  C'est  dans  les  premières  pages. 
Le  premier  chapitre,  dont  le  commencement  manque,  est 
une  véritable  préface.  Clément  y  justifie  son  entreprise  ;  il  ,  , 
s'explique  sur  son  dessein;  il  s'efforce  d'écarter  les  malen- 
tendus que  pourrait  faire  naître  son  ouvrage.  Nulle  part, 
il  n'a  dévoilé  avec  plus  de  clarté  les  craintes  que  lui-même 
excitait  parmi  les  chrétiens  et  les  difficultés  qu'il  avait  à 
surmonter  pour  leur  faire  accepter  un  ouvrage  comme  le 
sien.  C'est  ce  que  l'on  va  voir  par  l'analyse  de  ce  chapitre.    M^^b*.    ■; 

Clément  commence  par  revendiquer  le  droit  d'écrire  !  Il 

1.  VI,  Strom.,  80,  89;  VII,  g  1  :   y.av  Irspotcé  tiffi  tûv  -o/.Xwv  xaxaçaîvïjxat 
Ta  03'  ïjaûv  XsYOusva 

2.  VI,     Strom. f   89.    Passage   ironique    sur    la    crainte    que   la  culture 

grecque    inspire  à    la  majorité  des  fidèles.  Il   les  désigne  ainsi  :  à/./.' 

al  -À-TiTot  xtôv  70  ovou.a  ÈjïiYpaçoaévwv.  Voyez  la  note  de  Potier. 

i!.   I,  Strom. f  i3  :  ulovt)v  oi  y.oc;.  A'.Xtjv  tjjv  r.li-v/  à~ai~o3<y.v. 


140  CLÉMENT    d'aLEXANDRIE 

parait  qu'on  s'étonnait  de  le  voir  composer  un  livre  !  «  Faut- 

«  il  ne   pas  écrire  du  tout  ou   y  a-t-il  des  gens  à  qui   l'on 

«  doive  réserver  ce   droit  ?  Dans  le   premier  cas,  a  quoi 

«  servent  les  lettres?  Dans  l'autre  alternative,  est-ce  aux 

«  gens  sérieux  ou  à  ceux  qui  ne  le  sont  pas  qu'il  convient 

«  d'accorder  le  droit  d'écrire?  Il  serait  absurde  de  con- 

«  damner  les  gens  sérieux  pour  avoir  écrit,  tandis  qu'on 

«  admettrait  que   ceux  qui  ne  le  sont  pas   composassent 

«  des  ouvrages.  Faut-il,  par   exemple,  permettre  à  Théo- 

(<  pompe,  à  Timée,  auteurs  de  fables  impics,  à  Epicure, 

«  initiateur  de    l'athéisme,    a     Hipponax,    à    Archiloque 

«  d'écrire  leurs  honteux  ouvrages  et  défendra-t-on  à  celui 

«  qui  proclame  la  vérité  de  laissera  la  postérité  des  écrits 

«  qui  lui  feront  du  bien? 

Comment  lire  ces  lignes  sans  surprise  ?  Il  y  a  donc  des 

chrétiens,  et  c'est  la  majorité,  qui  se  scandalisent  de  ce 

que  Clément  écrit  des  livres  !   Est-ce    donc   la  première 

fois  qu'un  chrétien  se  fait  auteur  ?N'existe-t-il  pas  à  l'heure 

où    notre  auteur   trace  ces  lianes,    une    littérature  dire- 
ct 

tienne  déjà  riche?  Lui-même  n'en   est  pas  à  son  premier 

ouvrage.    Que  sigmiïënT  ces    susceptiïïîîiteir  qu'il    traite 

avec  le  plus  grand  sérieux  et  qu'un  long  chapitre  ne   lui 

parait  pas  de  trop  pour  calmer?  Cette  méfiance  qu'excite 

chez  la  plupart  des  chrétiens  l'art  même  d'écrire,  n'est-ce 

pas  chose  nouvelle?  Du  moins  s'est-elle  jamais  exprimée 

avec  celte  vivacité?  Nous  croyons  qu'il  faut  en  chercher 

l'explication  dans  la   réaction    que  le  gnosticisme  a  sou- 

''.--  levée  parmi   les  chrétiens  restés  fidèles  à  l'Église.  On  a 

U-U        -~  '^     vu,  dans  notre  chapitre  précédent,   que  c'est  précisément 

^     dans  les   vingt-cinq  dernières  années  du  n°  siècle  que  le 

gnosticisme    apparaît    comme    un    péril    de    la    dernière 

gravit.-.    C'est   a   ce    i lent-là    que  l'Église  entière  en 

devient  nettement  consciente.  Elle  s'effraye.  La  philoso- 


*¥ 


LES    SIMPLICIORES  141 

•pliie,  les  lettres,  voilà  la  cause  de  tout  le  mal.  Le  mieux 
est  de  ne  pas  écrire  du  tout.  Manier  une  plume,  c'est 
jJeVenir  suspect.  Clément  en  a  probablement  fait  l'ex- 
périence. On  lui  a  donné  à  entendre  qu'il  ferait  bien  de-^wv^j^vh^f  £ 
1 1 noncer  à  son  métier  d'écrivain.  Les  critiques  sont  -c^ukC ^ *- -^ 
devenues  assez  vives  pour  qu'avant  de  publier  les  Stro- 
mates  il  ait  senti  la  nécessité  de  se  justifier  et  de  reven- 
diquer son  droit. 

Mais  il  ne  suflit  pas  à  Clément  de  repousser  d'aussi 
étranges  prétentions  par  deux  ou  trois  considérations  pé- 
remptoires,  dictées  par  le  simple  bon  sens.  Il  voudrait  dis- 
siper la  prévention  qui  a  inspiré  les  objections  contre 
lesquelles  il  se  défend.  Il  le  tente  en  se  servant  d'un  argu- 
ment tout  ensemble  habile  et  profond.  Cet  argument  con- 
siste  à  montrer  que  l'écrivain  chrétien  remplit  une  fonc-  -  <*t  u*awOvvVu.-i 
tion  identique  à  celle  de  l'évangéliste  chrétien.  La  seule  a/^^vM^Ucw 
différence  est  que  l'un  parle  et  que  l'autre  écrit.  Comme  ^ ^'vWwjfe'  ' 
personne  ne  songeait  à  fermer  la  bouche  aux  orateurs 
chrétiens  sous  prétexte  qu'ils  risquaient  d'égarer  leurs 
auditeurs,  il  n'y  avait  aucune  raison  pour  interdire  le 
livre,  puisque  celui-ci  remplissait  la  même  fonction  que 
la  parole.  S'il  y  avait  danger,  il  n'était  pas  moindre,  que 
l'on  écrivît  ou  que  l'on  s'exprimât  de  vive  voix.  Dans  ces 
conditions,  déclare  Clément,  le  seul  remède  est  que  celui 
qui  proclame  la  vérité  soit  digne  de  sa  mission.  Il  sème 
et  il  plante.  Ce  qui  importe,  c'est  qu'il  féconde  les  âmes. 
«  Si  donc,  dit  Clément,  tous  deux  annoncent  la  parole 
«  l'un  par  des  livres  et  l'autre  de  vive  voix,  comment  ne 
«  pas  les  admettre  tous  deux,  puisqu'ils  ont  rendu  eili- 
«  cace  la  foi  par  l'amour?  » 

Clément  a  une  idée  très  haute  de  sa  mission.  Il  se  con- 
sidère comme  le  «  cultivateur  de  Dieu  »  Aussi  n'entend- 
il  pas  abandonner  à  n'importe  qui  le  droit  d'écrire.  Avant 


142 


CLEMENT    1»  ALEXANDRIE 


cC'wWoavw    r" 


de  prendre  une  plume,  comme  avant  d'ouvrir  la  bouche 
pour  parler,  on  doit  s'interroger  soi-même.  A  quels 
mobiles  obéit-on?  Est-on  digne  de  parler,  ou  digne  de 
laisser  après  soi  des  livres?  On  ne  doit  assumer  l'une 
ou  l'autre  fonction,  celle  d'écrivain  comme  celle  d'ora- 
teur  qu'à  de  certaines  conditions.  Mais  écoutons  Clément 
lui-même  :  «  Il  suit  (pie  ceux  qui  se  chargent  du  bien 
«  d'autrui  doivent  se  demander  s'ils  se  jettent  dans  l'en- 
«  seignement  en  orgueilleux  et  en  ambitieux,  jaloux  de- 
ce  tels  ou  t<ds,  si  c'est  par  gloriole  qu'ils  communiquent 
«  la  parole,  s'ils  recherchent  comme  unique  récompense 
«  le  salut  de  leurs  auditeurs  et  si  l'amour  du  lucre  ne  les 
«  pousse  pas  à  capter  leurs  bonnes  grâces.  »  N'était-ce 
pas  là  un  langage  bien  propre  à  rassurer  ses  lecteurs? 

Mais  voici  une  considération  qui  achèvera  sans  doute 
de  lui  concilier  la  confiance  des  fidèles.  Qu'on  ne  se 
figure  pas  que  Clément  veuille  composer  un  livre  et  faire 
œuvre  d'écrivain.  Loin  de  lui  de  telles  prétentions.  Ce 
qu'il  va  présenter  au  public,  ce  sont  de  simples  Mémoires. 
Clément  avance  en  âge;  il  craint  que  ses  souvenirs  ne 
s'affaiblissent  etqu'il  ne  perde  tant  d'excellents  enseigne- 
ments qu'il  a  autrefois  recueillis.  Aussi,  ce  qu'il  va 
écrire,  ce  n'est  pas  son  enseignement  personnel,  ce  sont 
l«s  instructions  qu'il  a  reçues  de  ses  maîtres  vénérés,  de 
ceux  qu'il  aime  à  appeler  «  les  anciens  ».  Et  ceux-ci  ne 
tiennent-ils  pas  leur  enseignemenl  des  apôtres  eux-mêmes 
qui  ont  été  instruits  par  le  Seigneur?  Tant  d'humilité 
désarme  '■  Et  puis,  le  moyen  de  s'alarmer  d'un  enseigne- 
menl qui  dérive  «les  apôtres  ou  de  suspecter  le  livre  qui 
contienl  cet  enseignemenl  ?  On  le  voit,  le  but  évident  de 
toute  cette  préface  e>l  de  t ranquill iser  le  lecteur.  Mais 
pourquoi  Clément  s'y  appliquerait-il  avec  tant  de  soin,  si 
l'alarme  n'avait  pas  été  1res  vive  parmi  les  simpliciores  et 


*¥ 


LES    SIMPLIC10RES  143 

«i  l'on*n'en  était  pas  venu,  à  ce    moment-là,  à   toutes  les 
exagérations  de  la  peur  ? 
^bernière  précaution  et  peut-être  la  plus  importante  de 
.  toiites  !  Ce  livre  n'est  pas  destiné  à  tout  le  monde.  Il  exitre 
du  lecteur  certaines  dispositions.   Surtout  il  ne  doit  pas 
être  lu  avec  «  cette  curiosité  que  l'on  apporte  à  visiter  des^l-U/.Ac^co'f 
monuments.    »    Ainsi    donc,     «    il  faut    que     tous     deux  -;vl,'^tvcu^v"^ 
«  s'éprouvent  soi-même,  l'un   pour  savoir  s'il  est  digne  '  [^ 

«  de  parler  ou  d'écrire,  l'autre  s'il  est  digne  soit  d'écou- 
«  ter,  soit  de  lire  ». 

Les   quelques  pages  que  nous  venons  d'analyser  cons- 
tituent un  document  de  la  plus  haute  importance.  Il  n'y 
en  a  point  peut-être  qui  jette  plus  de  lumière  sur  la_situa-  ^-^^jââZY  <0~4 
tion    intérieure   de  l'Eglise   à   la  fin  du  11e  siècle.  Un  tel  Axw «uÀ/1£hX£u^ 
document  ne  laisse  subsister  aucun   doute  sur  les  senti-c^-tUu  x'tcc-C1 
ments  de  la  majorité  des  chrétiens.  Ils  sont  très  hostiles  à  la  T*rû>    - 
haute  culture  de  l'époque.  La  masse  des  chrétiens  ne  veut  - 
rien  savoir  en  dehors  de  la  simple  foi.  Elle  voit  d'un  très 
mauvais  œil  ceux  qui  s'occupent  de  philosophie.  Plus  ac- 
commodante sur  le  chapitre  des  mœurs,  si  Ton  en  croit      .  .  *6tucGu«*i 
Tertullien,  elle  est  intraitable  sur  celui  des  lettres  et  de  la    '*^^U>«£  C, 
philosophie.    Voilà  l'esprit   qui  régnait  alors    parmi   les~ 
fidèles,  même  à  Alexandrie.  S'il  en  avait  été  autrement, 
pourquoi  Clément  se  serait-il  efforcé  de  calmer  les  sus- 
ceptibilités de  ses  lecteurs?  Aussi  combien  l'on  a  tort  de 
s'imaginer  que,  dans  cette  ville  de  lettrés,  de  professeurs, 
de  bibliothèques,  à  l'ombre  du  Musée,  les  chrétiens  aient 
été  mieux  disposés  pour  la  philosophie  qu'ailleurs,  et  que 
l'Eglise  d'Alexandrie  ait  constitué  un  milieu  d'où  devait 
en  quelque  sorte  fatalement  et  par  la  nécessité  des  cir- 
constances   éclore   l'École  catéchétique  !    La    préface   de 
Clément  prouve  que  la  situation  était  très  différente  et 
fait  entrevoir  que    les   fondateurs   de    l'École    ont    ren- 


I  i4  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

contré  plus  de    difficultés  qu'on   ne  le  suppose   ordinai- 
rement. 
Outre  qu'elle  ne   permet  pas  de  douter  de  l'existence 

de  ceux  que  Ton  peut  appeler  les  partisans  du  christia- 
nisme simple,  cette  préface  établit  encore  un  autre  fait 
très  important:  c'est  que  les  préventions  des  simples 
lidéles  s'étaient  notablement  accentuées  vers  le  temps 
où  écrivait  Clément.  Comprendrait-on  autrement  les  pré- 
cautions qu'il  prend  pour  rassurer  ses  lecteurs?  Son  lan- 
gage ne  trahit-il  pas  l'homme  qui  va  au-devant  de  cri- 
tiques qu'il  prévoit  à  coup  sur?  Et  quelles  critiques! 
Encore  un  peu  et  on  lui  refuserait  le  droit  d'écrire!  Quel 
^  ^  devait  être  l'état  d'esprit  des  chrétiens  d'Alexandrie!  On 

y  était  évidemment  alarmé  au  delà  de  toute  mesure.  Les 
craintes  avaient  dû  s'exagérer  depuis  quelque  temps. 
Aussi  comme  l'on  comprend  que  Clément  ait  été  amené 
à  écrire  les  Stromates  avant  le  «  Didascale  »  !En  présence 
des  préventions  qui  s'aggravaient  tous  les  jours,  il  lui  était 
impossible  de  livrer  au  public,  sans  explication  et  sans 
préambule,  la  partie  de  son  grand  ouvrage  qui,  dans  sa 
pensée,  devait  exposer  tout  un  système  de  dogmes 
conçus  et  formulés  selon  les  méthodes  de  la  philoso- 
phie. Il  aurait  soulevé  une  réprobation  générale;  il 
aurait  perdu  toute  autorité  sur  ses  coreligionnaires;  il 
aurait  été  traité  de  gnostique,  tout  en  combattant  le  gnos- 
ticisme.  Voilà  pourquoi  il  lui  fallait  écrire  un  traité  qui 
préparerait  l'ouvrage  doctrinal  el  lui  aplanirait  les  voies. 

II  y  a  plus.  Tenons  compte  de  la  situation  (pie  nous 
révèle  la  préface  de  Clément,  et  nous  verrons  se  con- 
firmer l'explication  que  nous  avons  déjà  donnée  de  la 
forme  littéraire  des  Stromates.  Il  s'agissait  de  gagner  l'opi- 
nion chrétienne.  Tâche  bien  délicate  !  Clément  a  eu 
l'heureuse  idée  de  choisir  pour  son  livre  un  genre  litté- 


LES    SIMPLICIORES  145 

4?aire  qui  lui  laissait  une  liberté  particulièrement  favo- 
rable à  son  dessein.  Dans  ses  Stromates.  il  lui  était 
parfaitement  loisible   de    présenter  ses  vues  au  moment 

•  il.de  la  manière  qui  lui  convenaient. 

Cette  recrudescence  d'étroitesse  même  à  Alexandrie 
que  la  préface  des  Stromates  éclaire  d'un  jour  si  vif  s'ex- 
plique, avons-nous  dit,  par  la  réaction  provoquée  par  le 
o-nosticisrne.    Ce  n'est  pas  là  de  notre   part  une    simple  u-  ., 

conjecture.  Nous  avons  un  document  qui  nous  parait 
mettre  ce  fait  hors  de  doute.  C'est  le  De  Praescriptione 
haereticorum  de  Tertullien1.  lAwrt^'+t&tœ, 

Le  but  de  cet  écrit  est  de  préserver  les  fidèles  de  tout 
contact  avec  l'hérésie.  Tertullien  veut  qu'on  écarte  celle- 
ci  purement  et  simplement  par  une  sorte  de  fin  de  non 
recevoir.  On  ne  doit  même  pas  discuter  avec  l'hérétique. 
Il  y  a  des  raisons  supérieures  qui  sont  des  raisons  de 
droit  pour  décliner  tout  débat.  Il  veut  qu'on  leur  applique  ^'Vvv-ctu^cv 
la  praescriptio  ou  l'exclusion  juridique.  Ce  sera  le  plus 
sur  moyen  de  soustraire  les  fidèles  à  l'influence  perni- 
cieuse de  l'hérésie.  Aussi  commence-t-il  par  les  mettre 
en  garde  contre  tout  sentiment  d'admiration.  Admirer  un 
gnostique,  c'est  se  rapprocher  de  lui,  c'est  déjà  se  livrer 
à  son  influence.  Tertullien  excelle  à  semer  dans  les  âmes 
simples  les  germes  d'une  défiance  que  ni  l'éloquence,  ni 
le  prestige  des  plus  grands  hérétiques  ne  parviendront  à 
désarmer.  C'est  surtout  à  la  philosophie  qu'il  s'en  prend.  ^cMcl'u^MÀ^^ 
C'est  d'elle  qu'est  venu  tout  le  mal.  Les  gnostiques  sont  -sAAmjw* 
tous  disciples  des  philosophes.  Que  les  fidèles  fuient 
FEcole!  Cela  ne  suffît  pas  encore  à  Tertullien.  Sa  haine 
est  perspicace.  Il  voudrait  couper  le  mal  à  la  racine.  La 
vraie  source  de  tout  égarement,  c'est  l'esprit  de  curiosité. 

t.  Nous  avons  déjà  mentionné  ce  célèbre  traité,  p.  14. 

to 


0-^ 


146  CLÉMENT    d'àLEXANDRIE 

Aussi  déploie-t-il  toutes  les  ressources  de  son  talent  pour 
en  préserver  les  fidèles.  Il  s'applique  à  leur  faire  croire 
qu'il  n'y  a  pas  de  plus  grand  péché  cpie  cette  sorte  de 
curiosité.  Quand  on  a  la  foi,  il  n'est  plus  besoin  de 
tcotc^vvw  chercher,  on  a  trouvé.  Un  chrétien  qui  cherche  encore 
prouve  justement  qu'il  n'a  pas  la  loi.  Voilà  un  principe 
meurtrier  de  toute  théologie  et  de  toute  pensée.  Ce  que 
Tertullien  veut  inculquer  aux  lideles,  c'est  qu'ils  doivent 
rester  dans  les  limites  de  la  simple  foi  et  considérer 
toute  réflexion  qui  les  porterait  au  delà  comme  crimi- 
nelle. La  règle  de  foi,  voilà  la  borne  qu'on  ne  doit  pas 
dépasser.  Admettre  qu'on  en  discute  les  articles,  c'est 
déjà  la  franchir  '. 

Il  suffit  de  rapprocher  la  préface  des  Stromates  et  le 
De  Praescriptione  haereticorum  pour  voir  ces  deux  docu- 
ments s'éclairer  réciproquement.  Tertullien  complète  ici 
Clément  d'Alexandrie.  En  effet,  ce  qui  se  voit  clairement 
dans  son  traité,  e'est  que  c'est  bien  la  peur  du  gnoslicisine 
oui  a  donné  naissance  aux  préventions  que  nous  révèle 
chez  le  public  chrétien  la  préface  de  Clément.  Cela  est 
évident,  en  ce  qui  louche  Tertullien  lui-même.  C'est 
l'hérésie  qui  lui  inspire  ses  violentes  invectives  contre 
la  philosophie.  L 'accablerait-il  de  ses  injures,  s'il  ne 
Croyail  |>;is  qu'elle  est  la  source  de  l'hérésie?  Il  ne  trouve 
pas  de  moyen  plus  sûr  d'enrayer  les  progrès  du  gnosti- 
cisme  que  de  fermer  les  âmes  à  toute  culture  et  à  l'exer- 
cice  même  de  la  pensée.  Quand  les  fidèles  auront  perdu 
l'habitude  d'admirer  l<i   talent,  quand  ils  ne  connaîtront 


I .  Ce  qu'oc  vu  al  de  lire  n'es!  nullement  une  analyse  «lu  traité  de  Tertul 
lit  o.  Noua  ii  avons  fail  que  tirer  <!<■  la  première  partie  il».'  oc  train''  quel 
traits  Baillants  qui  en  caractérisent   l'esprit  el   la    méthode.  Tout  le 
reste*  il   con<  u  de  la  même  manière. 


LES    SIMPLICIORES  147 

*»plus  cette  curiosité  qui  excite  la  pensée,  quand  ils  s'inter- 

djront  toute  incursion  au  delà  des  bornes  étroites  de  leurs 

"croyances,  Tertullien  sera  rassuré  ;  il  aura  réussi  à  cal- 

*  Jj&ritrer  les  esprits  contre  toutes  les  influences  du  dehors  ; 
le  gnosticisme  ne  sera  plus  à  craindre.  C'est  donc  bien 
certainement  par  suite  des  appréhensions  que  lui  faisait  v 
éprouver  le  gnosticisme  que  lertuihen  prêche  le  devoir 
d'une  sorte  d'obscurantisme.  L'exemple  du  fougueux 
Carthaginois  est  topique.  Il  nous  révèle  la  cause  et 
nous  donne  l'explication  des  singulières  préventions 
que  Clément  tache  de  dissiper  dans  sa  préface  et  qui 
allaient  jusqu'à  lui  faire  un  crime  de  composer  un 
ouvrage  ! 

Mais  le  De  Praescîjjj^iwJicœjyitiœiiLmL^^ 
t-il  pas  encore  raison  sur  un  autre  point  ?  Nous  estimons 
que  le  péril  gnostique  apparaissait  beaucoup  plus  mena- 
çant vers  la  fin  que  vers   le  milieu    du    ne   siècle.  Nous 
avions  pensé  devoir   le  conclure   du   fait  que   c'est  à  ce 
moment-là  que  les  plus  fortes  réfutations  du  gnosticisme 
ont  vu  le  jour.  Qu'avait-on  produit  avant  Irénée,  Clément, 
Tertullien,    qui   put   se  comparer   à   leurs   ouvrages?  Le 
traité    de   Tertullien   ne    doit-il   pas   nous    fortifier  dans 
cette   conclusion?    Fallait-il   que   le  péril  fût  formidable   J    ^vO^ctai 
pour  que  l'auteur  du  Contra  Marcionem  jugeât  nécessaire         ^ShjJi^  w 
d'avoir  recours  aux  sortes  de    précautions  qu'il  recom-     '   -r   rUJJCukC 
mande  dans  le  De  Praescriptionel  Tertullien  estimait  donc  1 
que  l'Eglise  n'avait  jamais  été  plus  menacée.  Eh  quoi!  il 
ne  lui  suffit  pas  de  croTser  le  fer  avec  l'hérésie  et  de  dé- 
ployer dans  cette  lutte  des  ressources  de  talent  et  d'élo- 
quence extraordinaires,    il   faut  encore   qu'il  élève  tout 
autour  des  fidèles  de  véritables  retranchements  et   qu'il 
appelle  à   son  secours  l'intolérance  érigée  en  principe  ! 
A   quelles  extrémités    se    trouvait-on    réduit  !    Certes,   le 


I 'iS  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

■v       -  gnosticisme  n'était    pas   sur   son   déclin   à   l'heure   où   il 

-'.v^vu.vvw     tmcait  ses  adversaires  à  employer  contre  lui  une  pareille 
^^       tactique.  Jamais  il  n'avait  été  plus  puissant.  Aussi  jamais 

jj^j'j^m.-   'a  réaction   dont  il  était  la   eause  naturelle  ne  s'était-elle 

hjiMjjrt,      emportée  à  de  telles  exagérations. 

Le  christianisme  s'est  recruté  depuis  l'origine  parmi 
les  illettrés.  Tout  dans  les  croyances,  comme  dans  l'orga- 
msation  des  communautés  apostoliques,  trahit  la  sim- 
plicité des  esprits.  Ce  caractère  naïf  et  populaire  persiste 
longtemps.  Même  lorsque  au  n'  siècle  des  hommes  plus 
cultivei  se  font  chrétiens,  la  masse  des  fidèles  ne  change 
guère.  Il  n'y  a  pas  de  différence  notable  entre  les  petites 
communautés  messianiques  du  Ier  siècle  et  les  Eglises  du 
"Temps  de  Clément.  Papias  et  1  renée  témoignent  de  la 
persistance  des  idées  eschatologiques  pendant  tout  le  rte 
siècle]  Qu'on  se  représente  maintenant  l'effet  que  devaient 
^produire  sur  ces  âmes  simples  mais  fortes,  la  métaphy- 
sique de  Basilide  ou  de  Valentin,  les  «  antithèses  » 
subtiles  de  Marcion,  leurs  spéculations  bizarres  sur  le 
Christ,  les  contradictions  de  leur  morale  —  tels  gnos- 
tiques  prêchanl  l'ascétisme  à  outrance,  tels  autres  le 
relâchement,  —  et  surtout  cette  orgueilleuse  prétention 
""d'être,  eux  les  gnosli<|iies,  (Tune  origine  supérieure  et 
de  s'appeler  les  spirituels,  tandis  qu'on  traitait  le  com- 
mun des  fidèles  d'inférieurs  et  de  psychiques  !  Non  seule- 
ment tout  celaétail  forl  au-dessus  de  la  portée  des  fidèles, 

mais  il    y   avait,  dans  ces  spéculations  et   ces    rêves   qu'on 

présentait  comme  la  sagesse  même  et  le  christianisme 
par  excellence,  tanl  d'affirmations  blessantes  pour  le  sens 
chrétien  le  moins  exercé  qu'il  n'est  pas  surprenant  que 
la  majorité  des  fidèles  ail  violemment  repoussé  le  gnos- 
ticisme et  tout  ce  qui  le  rappelait.  Il  étail  inévitable  qu'on 
en  vint  dans  les  Eglises  à    e  retrancher  dans  la  simple  foi, 


LES    SIMPLICIORES  149 

r 

.à  regarder  avec  suspicion  les  lettres,  l'éloquence,  la  phi- 
losophie, et  que  Ton  se  soit  dit  que  le  plus  sage  était  de 
nfe  plus  écrire  de  livres,  mais  de  se  contenter  de  la  pré- 
dication. La  préface  des  Stromates  tout  ensemble  s'éclaire 
'par  les  faits  généraux  de  l'histoire  du  christianisme  à 
la  fin  du  ne  siècle  et,  à  son  tour,  projette  sur  eux  une 
vive  lumière. 

Ce  qui  nous  étonne  à  bon  droit,  c'est  qu'un  homme 
comme  Tertullien  se  soit  fait  le  porte-parole  de  l'opinion 
chrétienne  affolée.  N'est-il  pas  piquant  de  voir  un  fin 
lettré  et  un  styliste  consommé  comme  l'auteur  du  De  Pallio 
émettre,  comme  il  le  fait  dans  le  De  Praescriptione,  des  c?Wx£>vCwXla^Z 
principes  dont  la  conséquence  serait,  s'ils  étaient  ap- 
pliqués, la  proscription  des  lettres  comme  de  toute  cul- 
ture ?  Conçoit-on  une  attitude  plus  contradictoire  et  plus 
paradoxale  !  C'est  précisément  pour  cela  qu'elle  devait 
plaire  à  Tertullien  ! 


CHAPITRE  III 


Les  c<  Simpliciores  »  et  Clément. 

Clément  ne  peut  se  passer  de  la  philosophie  et  de  ses 
méthodes.  Que  va-t-il  faire  en  présence  des  préventions 
dont  elle  est  l'objet  parmi  les  chrétiens?  Comment  s'y 
prendra-t-il  pour  les  dissiper?  Que  répondra-t-il  aux  ob- 
jections que  lui  faisaient  les  partisans  du  christianisme 
simple  ?  C'est  aux  textes  que  nous  allons  maintenant 
demander  la  réponse  à  toutes  ces  questions. 

Remarquons  que  c'est  moins  d'une  controverse  entre 
Clément  et  les  détracteurs  de  la  philosophie  qu'il  s'agit 
que  d'une  explication  qu'il  donne.  Notre  auteur  n'avait. 
<  ^jf  pas  affaire  à  des  opinions  qui  se  fussent  nettement  for- 
mulées, mais  à  des  affirmations  plus  ou  moins  précises 
qui  circulaient  dans  le  public.  Toute  sa  préoccupation 
était  de  modifier  un  état  d'esprit  général  qui  était  domi- 
nant, même  à  Alexandrie. 
'w  Qu'alléguait-on,  tout  d'abord,  pour  décrier  la  culture 
grecque  ?  On  faisait  remarquer  par  exemple  que  ni  les 
prophètes  ni  les  apôtres  ne  l'avaient  possédée.  Ces  disci- 
plinés fameuses,  la  géométrie,  la  dialectique,  que  les  phi- 
losophes  déclaraient  indispensables,  étaient  inconnues 
aux  hommes  de  Dieu  !  Pourquoi  les  chrétiens  ne  s'en  pas- 
seraient-ils pas  ?  A  cela  Clément  répond  que  les  pro- 
phètes  el  les  apôtres  possédaient  l'intelligence  des  choses 
qu'ils  révélaient;  il  n'y  avait  pas  de  mystère  pour  eux; 
il  leur  suffisait  de  la  simple  foi  pour  saisir  ce  que  l'esprit 


LES    «     SIMPLICIORES    »    ET    CLEMENT  151 

r 

signifiait.     Il    n'en    est    plus    de   même    maintenant.    La 
"vérité  est  cachée  dans  la  lettre  des  Écritures,  et  elle  ne 
petit  plus  en  être  tirée  qu'à  l'aide  des  connaissances  qui 
s'ejaseignent  clans  les  écoles  *. 

"Toutes  les  objections  revenaient  à  celle-ci  :  le  chrétien 
n'a  que  faire  de  la  physique  ou  de  la  dialectique;  la  foi, 
la  simple  foi  est  ce  qu'il  lui  faut.   Les  belles   inventions       ^^^^^-i^ 
des  Grecs   sont  du   superflu.    Tertullien  lui-même  ne  dit  -^A^^ct^  -^ju. 
pas  autre  chose:  Xobis,  s'écrie-il,  curiositate  opus  non  est 
post   Christum    Jesuin    nec  inquisitione  post   evangelium. 
Clément  a   réfuté  en    plus   d'un   endroit   cet  argument 
simpliste.  Xous  nous  contenterons  d'analyser  le  passage       ^W*(o(^1^u 
où   il  y  a   répondu    avec  le   plus   d'ampleur  -.  Il  y  a  des 
personnes,   dit-il,  qui  voudraient  en  quelque  sorte  isoler 
la  foi  sous  prétexte   qu'elle  se   suffit  à  elle-même  3  Elles 
sont  semblables  à  des  gens  qui  s'attendraient  à  récolter 
du  raisin  sur  une  vigne  qui   n'aurait  reçu   aucun  soin, 
aucune  culture.  L'image  de  la  vigne  lui  rappelle  le  cha- 
pitre   xv  de  l'évangile  de  saint  Jean.  La  vigne,   c'est  la 
figure  allégorique   du  Seigneur.    C'est  de    lui  que  nous 
devons  recueillir  le  fruit.  Comme  il  faut  tailler,  bêcher, 
attacher  la  vigne  pour   qu'elle    donne  du   raisin,  il  faut 
déployer  des  efforts  semblables  pour  tirer  du  Christ  tout    iSx^JJwu^  ^ 
le  bien  qu'il  nous  destine.  Donc  la  culture  est  nécessaire  ^ù^M.rj^MSU m&. 
pour  faire  fructifier  le  christianisme.  Un  médecin  comme  yjjj^^jjJJjX>M 
un  cultivateur,  un  athlète  comme  un  marin  ont  tous  besoin  •J^m^Xol/a/0^u^ 
d'exercice  pour  exceller  dans  leur  profession.  Comment 


1.  I,  Strom.,  45  :  ô  vojç  yî  toO'  7tpo<p7)Tixou  xaî  to3  SiSaaxaXtxou  nveûjj.aroç... 
xàç  Èvté/vojç  à-atTiî  ~zq;  aa^vï'.av  S'.oaay.a/.iar. 

2.1,  Strom  .,  43,44. 

3.  "Eviot   Se [lovrjv  /.a!  iJuXjjv  tijv  rcttfxiv  ànatTOJ'j'.v.  Pour  le  sens  exact 

de  i^iXôç,  comparez  Eus.,  H.  E.,  VI  ,  17,  où  le  <{/'.Xô;  -/piaio;  est  le  Christ 
dépouillé  de  métaphysique.  Cf.  H.  E.,  III,  27. 


L52 


CLEMENT     1»    \l.!.\  \NIUUk 


- 


le  chrétien  échapperait-il  à  La  même  loi  ?  Ne  sera-ce  pas 
en  s'enrichissanl  de  loul  ce  qu'il  ya  de  bon  à  recueillir 
chez  les  Grecs  comme  chez  les  Barbares,  qu'il  deviendra 
capable  de  chercher  la  vérité?  C'est  ainsi  qu'il  acquerra 
Faptitude  à  distingue]  le  vrai  du  faux,  l'artificiel  du  réel,  la 
sophistique  de  la  philosophie,  la  rhétorique  de  la  dialec- 
tique. Comment  parviendra-t-on  à  concevoir  la  puissance 
de  Dieu  si  l'on  ne  s'exerce  au  maniement  des  idées?  Enfin 
n'est-il  pas  infiniment  utile  de  connaître  l'art  de  dis- 
tinguer dans  l'Écriture  les  termes  synonymes  et  d'en  peser 
le  sens  ?  N'avons-nous  pas  dans  L'histoire  du  Seigneur  lui- 
même  un  exemple  de  L'avantage  de  la  dialectique  ?  Ne 
confond  il  pas,  dans  la  Tentation,  le  Diable  lui-même  par 
;  l'art  d<s  doubles  sens,  et  on  prétend  encore  que  le  Diable 
est  L'inventeur  de  la  dialectique  ! 

Il  csl  douteux  que  Clément  ait  réussi  à  convaincre  ses 
critiques.  Pour  cela,  il  aurait  fallu  que,  de  pari  et  d'autre, 
on  fût  placé  au  même  point  de  vue,  c'est-à-dire  que  l'on 
conçut  le  christianisme  de  la  même  façon.  Clément  le 
faisail  consister  dans  la  contemplation  de  Dieu  et  dans  la 
possession  d'une  gnose  divine.  Ce  christianisme  ne  se 
laissait  atteindre  qu'après  de  laborieux  efforts.  Dans  ces 
conditions  la  discipline  de  la  culture  grecque  devenait  in- 
dispensable. Pour  la  plupart  des  fidèles,  Le  christianisme 
étail  chose  plus  simple.  Ici-bas  Le  pardon  des  péchés  et 
ailleurs  l'immortalité  en  constituaient  l'essentiel.  La 
nécessite  d'une  culture  spéciale  de  l'intelligence  ne  Leur 
apparaissait  pas  avec  évidence.  Ainsi  Le  principe  même 
sur  Lequel  Clémenl  taisait  reposer  toute  son  argumen- 
tation étail  justement  ce  qu'il  aurâiï  fallu  d'abord  établir. 
Il  était  sur  de  convaincre  tous  ceux  qui  partageaient  se  ■ 

pirations  et  qui  rêvaient  d'un  christianisme  plus  élevé 
ou  plus  philosophique  que  celui  de  la  masse,  mais  il  ne 


U>  «^UX»\/KjU    S 


LES    ((    SIMPLICIORES    »    ET    CLÉMENT  153 

t 

/pouvait  avoir  de  prise  sur  les  simples  fidèles,  à  supposer 
(iu 'ils  l'eussent  compris. 
•*   Clément  n'a-t-il  donc   que  de  radmiration  pour  la  cul- 

.    \\\re  grecque  ?Loin  de  là.  Nul  n'en  connaît  mieux  les  lacu-  vUwi^df 
nés  et  les  vices.  Il  les  signale,  quand  il  le  faut,  avec  beau-  tM^^u*^ '-< 
coup  de  force.  Il  sait  mieux  que  personne  que  1/enseigne-  ^vâmamut^ 
ment  des  écoles  développe  la  passion  de  la  discussion  pour 
elle-même.  II  fait  prompte  justice  des  disputeurs  qui   se 
complaisent  dans  des  querelles  de  mots.  Il  y  a  plus  d'une 
page  dans  les  Stromates  où  ce  vice  radical  de  la  culture  et 
de  l'esprit  grecs  est  flétri  avec  une  mordante  ironie,  une 
vérité  d'observation  et  une  richesse  de   langage  qui  rap- 
pellent Aristophane  lui-même.  ' 

Si  les  «  simpliciores  »  voyaient  d'un  mauvais  œil  les 
études  et  l'éducation  grecques,  quelle  devait  être  leur 
antipathie  pour  la  philosophie  !  On  sait  l'empire  que  celle- 
"cTexeivait  alors.  Elle  pénétrait  partout.  L'éducation,  les  ^^-<A^u?- 
mœurs,  les  lois,  la  littérature,  le  théâtre  portaient  l'em- 
preinte de  l'esprit  philosophique.  Ainsi  il  est  vrai  de  dire 
qu'au  temps  de  notre  auteur  la  philosophie  représentait  le 
génie  même  de  l'hellénisme  eTllè~1a~Hv^îsation,  comme 
Pavaient  fait  autrefois  l'art  et  la  poésie.  Elle  devait  donc 
être  antipathique  au  plus  haut  point  à  ces  chrétiens  qui 
voulaient  s'enfermer  dans  la  seule  foi  chrétienne.  Il  va 
sans  dire  que  les  objections  qu'on  faisait  à  ceux  qui, 
comme  Clément,  se  permettaient  d'étudier  la  philosophie, 
se  réduisaient  à  peu  de  chose  et  n'avaient  aucune  valeur. 
Écoutons  Clément  lui-même  les  exposer  et  les  réfuter  _  jL^bi  $LlÀ 
tout  ensemble.  «  Je  n'ignore  pas,  dit-il,  ce  que  ressassent  ;  .  \r„  l__ 
«  en  leur  ignorance  certaines  gens  timorés,  à  savoir  qu'il 
«  faut  s'en  tenir  aux  choses  qui  sont  le  plus  nécessaires 

1.  I,  Strom.,  ch.  m;  V,  Strom.,  ch.  i;   I,   Strom.,    40. 


I.V. 


■   I   I   MKN  I      1»    \LKX\NTMUK 


M~    -<- 


.naA 


~ 


-v;-^ 


«  et  qui  se  rapportent  à  la  foi.  Pour  celles  qui  sont  en 
«  dehors  et  en  plus  de  la  foi,  il  faut  les  laisser  de  côté  ; 
«  elles  nous  fatiguent  sans  utilité  et  nous  occupent  à  des 
choses  qui  ne  contribuent  aucunement  à  la  lin  que  nous 
ce  poursuivons.  Il  y  a  même  des  gens  qui  estiment  que  la 
<<  philosophie  s'est  introduite  au  sein  de  la  vie  humaine 
«  pour  le  dam  des  hommes,  grâce  à  quelque  méchant 
«  démon  qui  l'a  inventée  l.  » 

Ainsi  on  ne  veut  pas  de  la  philosophie  sous  prétexte 
qu'elle  ne  sert  pas  au  salut.  Clément  n'est  pas  à  court 
dune  réponse:  «  Voici,  dit-il,  ce  que  j'ai  à  dire  à  ceux  qui 
«  seraient  disposés  à  blâmer  un  livre  qui  reproduira, 
quand  cela  sera  nécessaire,  les  opinions  des  Grecs. 
«/D'abord  à  supposer  que  la  philosophie  soit  inutile,  puis- 
«  qu'il  est  utile  d'en  établir  l'inutilité,  l'étude  de  la  philo- 
«  sophie  sert  à  quelque  chose.  Puis  il  n'est  même  pas 
«  possible  de  condamner  les  Grecs  si  l'on  n'emploie  pour 
«  discuter  leurs  opinions  que  des  termes  ordinaires  et  si 
«  l'on  n'en  In1  pas  dans  l'étude  détaillée  de  leurs  vues 
■  jusqu'au  point  de  les  bien  connaître.  Une  réfutation 
«  qui  repose  sur  une  connaissance  réelle  de  l'objet  de  la 
((  discussion  inspire  confiance.  Bien  connaître  ce  que  l'on 
«  condamne  esl  le  moyen  le  plus  sur  de  démontrer  ce  que 
«  l'on  veut  prouver.  Il  y  a  une  foule  de  choses  qui,  tout 
«  en  n'ayant  pas  d'utilité  directe  pour  le  but  qu'il  pour- 
suit, servent  cependant  à  orner  et  à  rehausser  l'artiste. 
«  A  tout  le  moins,  l'érudition  chez  l'homme  qui  expose 
les  doctrines  les  plus  importantes  ne  peut  que  eontri- 
-  buer  ;i  lui  gagner  l'assentimenl  de  ses  auditeurs.  Faisant 
naître  chez  ceux  que  l'on  instruit  de  l'admiration,  elle 
«  les  dispose  bien  pour  la  vérité  2.  » 


I     F,    Strom.,  18.    Passage  déjà  cité  on    partie,  ]>.  138. 
2.  I,  Strom.,  19. 


LES    «    SIMPLICIORES    »    ET    CLÉMENT  155 


r 


•>■¥ 


Clément  justifiait  encore  l'étude  de  la  philosophie  en  fai- 
sant remarquer  qu'elle  ne  pouvait  être  nuisible,  si  l'on  s'en 
servait    comme    d'une     gymnastique     intellectuelle.     La  ^-^ *twwa 
.Vérité,  disait-il,  «  paraît  d'autant  plus  agréable  et  doucevu\vtû;uu.  JÂ/MU 
«  que  sa  recherche  a  coûté  plus  de  peine  '   ». 

Dans  ces  discussions  sur  l'utilité  de  la  philosophie,  on 
faisait  naturellement,  de  part  et  d'autre,  un  usage  abon- 
dant de  TEcriture.  Les  adversaires  de  la  philosophie  op- 
posaient à  Clément  des  textes  comme  celui-ci  :  «  Je  dis 
ceci,  s'écrie  saint  Paul  dans  son  épitre  aux  Colossiens, 
afin  que  personne  ne  vous  égare  par  des  discours  sé- 
duisants. .  .  Prenez  garde  que  personne  ne  s'empare  de 
vous,  comme  d'une  proie,  par  la  philosophie  et  des 
discours  trompeurs  qui  reposent  sur  une  tradition 
humaine,  sur  ce  qu'il  y  a  d'élémentaire  dans  le  monde  et 
non  sur  Christ.  »  On  imagine  aisément  tout  le  parti  qu'on 
pouvait  tirer  de  ce  texte  contre  les  partisans  de  la  philo-  -ajîW^>a£^vvX 
sophie.  Chaque  mot  semblait  porter.  Aussi  Clément  1^^  xv^4<yj^. 
s'en  est-il  beaucoup  préoccupé  et  lui  a-t-il  appliqué  son  -Jrx_4v 

exégèse  la  plus  subtile.  Habituellement,  il  s'en  tirait 
en  soutenant  que  la  philosophie  dont  il  s'agissait  dans  ce 
passage  n'était  pas  la  philosophie  en  général  ;  c'était  la 
philosophie  d'Épicure  et  des  athées  2.  Ou  exploitait  aussi, 
avec  une  grande  apparence  de  raison,  le  passage  de  la 
Ire  épître  aux  Corinthiens  où  saint  Paul  oppose  la  sagesse 
de  Dieu  à  la  sagesse  des  hommes.  «  Dieu,  dit-il,  a  con- 
fondu la  sagesse  du  siècle.  »  Clément  avait  recours  à 
une  distinction  qui  n'est  pas  dans  le  texte.  La  sagesse  du 


1.  I,  Strom.,  21. 

2.  I,  Strom.,  50-52;  ailleurs  lorsque  Clément  n'est  pas  préoccupé  de 
combattre  les  simpliciores,  il  interprète  le  même  passage  comme  tout  le 
monde,  VI,  Strom.,  62;   117. 


L56  Cl. KM  i.n  I     liM  EX  VNDRIE 

^     ^Jwu/4.    '  siècle,  d'après  lui,  c'est  la  sagesse  des  faux  sages  ;  cen'esl 
pas  celle  des  philosophes,  mais  celle  des  sophistes  '. 

Les  détracteurs  de  la  philosophie  citaient  avec  des  airs 
de  triomphe  une  parole  de  Jésus  qui  se  lil  dans  Péyangile 
de  saint  Jean  :  -  Ceux  qui  sonl  venus  avant  moi  étaient 
des  brigands  <M  des  voleurs  ».  Les  voleurs  étaient  les  phi- 
losophes. Clément  le  reconnaît,  niais  aussitôt  il  retourne 
ce  texte  contre  ses  adversaires.  C'est  vrai,  les  philosophes 
sont  des  voleurs.  En  effet,  ils  ont  dérobé  des  parcelles  dé 
la  vérité,  comme  Prométhée  le  feu  du  ciel.  Donc,  par 
tout  un  côté,  leur  philosophie  nous  appartient  \ 

Croirait-on  qu'il  y  avait  des  gens  qui  découvraient 
jusque  dans  les  Proverbes  un  texte  qui  condamnait  la 
philosophie  ?  «  Ne  t'approche  pas  de  la  femme  impure,  » 
dil  le  sage  hébreu.  Clément  se  contentait  de  répondre 
qu'on  faisait  violence  au  texte  :. 

Quand,  de  son  cote,  il  alléguait  des  passages  de  l'Ecri- 
ture qui  semblaient  favorables  à  ceux  qui  préconisaient  la 
philosophie,  il    était    intarissable  4.  L'un  des  textes  qu'il 

jj  'T  \£.  citait  le  plus  volontiers,  c'était  cette  parole  de  Jésus: 
Quaerite  et  invenietis.  Il  y  trouvail  un  encouragement  à 
poursuivre  la  Vérité  et  à  ne  pas  demeurer  dans  les  M  miles 
d<-  la  simple  foi.  «  L'Ecriture,  dit-il,  nous  exhorte  expres- 
sémenl  à  examiner  el  à  chercher  alin  que  nous  trouvions. 
La  porte  de  la  Vérité  s  <>u\  rira  '.  »  Le  Quaerite  et  invenietis 
a   j<»ué   un    rôle  important   dans    les   controverses   du  IIe 

I.  I,  Strom.,  (li.   wiii  ni  entier,  el   V,  Strom.,  8. 
_'.  I .  Stt  om.  'li.  w  h. 
:;.  I,  Strom.,  29. 

'i.  Pour  des  exemples,  voyez VI,  Strom.,  63,  64.    Clémenl  cite  Psaume 
i  iv,  l>o  :  .iiifs,   \.  34     Ps.,  wiN.::     i\,    17  :   Rom.,   xi,    I",  dans   VI, 
Strom.,    1 1  7. 
5.  [,  Strom.,  .~>l  ;   [.V,  s/mm.,   .".     V,  Strom.,  Il,  el  enfin  le   I'1   para» 
aphe  loul  entier  du  fragment  dit  du  VIIIe  livr< 


,  LES    «    SIMPLICIORES    ))    ET    CLEMENT  157 

siècle.  Les  gnostiques  s'en  emparaient  pour  justifier  leurs 
spéculations  les  plus  aventureuses*  C'était  une  arme 
"redoutable  ou  plutôt  un  rempart  presque  invincible  der- 
-ic  lequel  pouvaient  se  dissimuler  et  se  couvrir  tous 
ceux  qui  détendaient,  à  un  degré  quelconque,  les  droits  dg,  TlM&siïd  '<-- 
de  la  pensée  et  de  la  philosophie.  Tertullien  l'a  bien  senti.  xwVvu^c^ 
Aussi  a-t-il  consacré  quelques-uns  des  chapitres  les  plus 
brillants  de  son  De  Praescriptione  haereticorum  à  arracher 
ce  texte  à   ses  adversaires. 

Clément  ne  peut  se  contenter  de  citer  des  textes  isolés  : 
il  lui  faut  tirer  des  Ecritures  quelque  belle  allégorie  qui 
mette  en  pleine  lumière  ce  qui  d  après  lui  en  est  le  sens 
divin.  Parmi  celles  qu'il  a  imaginées,  citons  la  suivante. 
Notre  auteur  remprunte  à  l'histoire  d'Abraham  qu'il  allé- 
gorise  de  cette  façon.  Abraham  représente  le  fidèle.  Sa 
compagne,  c'est  la  Sagesse,  c'est-à-dire  la  science  ou  la 
gnose  divine.  Pendant  un  temps,  Sarah  est  stérile.  Que 
signifie  ce  trait  ?  C'est  qu'il  y  a  une  période  pendant 
laquelle  la  Sagesse  n'existe  pas  encore  pour  le  fidèle.  Il 
n'est  pas  en  état  de  s'unir  à  elle.  Que  fait  la  Sagesse?  Elle 
se  fait  remplacer  auprès  du  croyant  par  une  autre  sagesse. 
C'est  la  philosophie,  sagesse  d'ordre  terrestre.  Elle  est 
représentéepari^invPÉgyptienne.  Bientôt  Sarah  devient 
jalouse  de  la  servante.  Abraham  lui  dit  :  «  Elle  est  entre  tes 
mains,  traite-la  selon  ton  bon  plaisir.  »  Cela  veut  dire  que 
le  croyant  ne  s'attarde  pas  dans  l'étude  de  la  philosophie.  Il 
se  borne  à  en  tirer  ce  qu'il  y  a  d'utile.  A  ses  yeux,  elle  n'est 
que  la  servante  de  la  Sagesse  divine.  Ainsi  l'histoire  du 
patriarche  montre  qu'on  ne  doit  pas  négliger  la  philosophie. 
L'Ecriture  en  autorise  et  même  en  recommande  l'étude  '. 


1.    I,   Strom.,    30   à  32.   Clément  emprunte    cotte    allégorie   à     Philon. 
Voyez  le  commentaire  de  Potter. 


L58  clément  d'alexandiiîe 

Mais  110  poursuivons  pas.  Cette  allégorie,  par  les  idées 
qu'elle  exprime,  anticipe  déjà  sur  ce  qui  fera  l'objet  du 
chapitre  suivant. 

(Mie  devons-nous  maintenant  conclure  des  textes  que 
nous  avons  passés    en  revue?  C'est   que   Clément  et  les 
Is.  wW-r     «  simpliciores   »  ne  s'entendaient  pas.  La  différence   de 

point  de  vue  était  telle  qu'il  y  avait  ample  matière   à  une 
opposition  radicale  de  part  et  d'autre.  Mais  notre  catéchète 
est  profondément  chrétien;  il  ne  veut  pas  se  séparer  de 
la  masse  des  fidèles,  et  voilà  pourquoi,  au  lieu  d'accuser 
les  divergences,  il  les  atténue,  il  les  estompe.  Il  est  moins 
préoccupé  de  combattre  les  simpliciores  que  de  les  gagner 
ou  du  moins  de  les  rassurer.  S'il  avait  eu  en  face  de  lui  un 
Tertullien,  il  est  probable  qu'au  lieu  des  allusions,  pleines 
de  ménagements,    aux   préjugés  qui   régnaient  parmi  les 
chrétiens  contre  la  philosophie  et  de  l'extrême  modération 
avec  laquelle  il  les  réfute,  nous  aurions  eu  une  contro- 
verse très  vive;  Clément  y  aurait   sans   doute  perdu  son 
renom  d'apologète  chrétien.  Mais  il  n'y  avaitpas  de  Tertul- 
lien  a  Alexandrie,  et  c'est  ce  qui  fait  que  nous  n'avons  pas 
une  discussion  sérieuse  entre  Clément  et  les  simpliciores. 
Les  partisans  du  christianisme  simple  n'avaient  que  des 
préventions  à  lui  opposer.  On   a  pu  se  convaincre  que, 
dans  toutes  les  objections  qu'ils  élevaient  contre  l'étude 
do  la  philosophie,  la  réflexion  n'avait  qu'une  faible  part, 
lis  obéissaient    bien   plulol    à    une    méfiance  naturelle   et 
instinctive.  Il  faut  se  représenter  les  simpliciores  comme 
des    chrétiens  aussi   étrangers  à   la  culture  et  à  l'esprit 
grecs  que  les  pécheurs  de  Galilée.  M.  Harnack  adonné, 
dans  ~"n  Histoire  des  dogmes i  un  exposé  forl  exacl  de  leur 
christianisme  '.   La    l)i<l<t<-h<;  ou   le    Pasteur  d'Hermas  en 

1 .  Voir  (nui  le   :;•  chapitre  'In  Ie'  livre. 


LES    «    SIMPLICIORES    »    ET    CLEMENT  159 

r 

Sont  r  expression  fidèle.  Or,  quelle  intelligence  un  homme, 
dont  ces  documents  expriment  les  idées  et  les  croyances, 
pouvait-il  avoir  de  la  culture  grecque  ?  A  quelles  aspira- 
viiorré  aurait-elle  répondu?  Quel  attrait  pouvait-elle  exercer 
sur  lui  ?  Qu'y  a-t-il,  par  exemple,  de  commun  entre  un 
Clément  Romain  et  un  littérateur  de  son  temps  ?  Ils  appar- 
tiennent à  deux  inondes  différents.  Un  «  simplicior  »  ne 
pouvait  avoir  ni  goût,  ni  admiration  pour  ces  poètes  que 
notre  auteur  connaissait  si  bien  et  qu'il  aimait  tant  à  citer. 
Qu'était-ce  alors  lorsqu'il  s'agissait  de  philosophie  ?  Com- 
ment de  tels  chrétiens  pouvaient-ils  en  comprendre  l'utilité, 
reconnaître  qu'elle  avait  rendu  des  services  dans  le  passé, 
qu'elle  pouvait  encore  peut-être  devenir  l'auxiliaire  de  la 
foi  nouvelle  ?  Rien  ne  les  avait  préparés  à  accepter  de  telles 
vues  ni  à  entrer  dans  de  telles  idées.  Aussi  les  préventions 
que  rencontrait  Clément  et  qui  s'affirmèrent  peut-être  à 
l'occasion  de  ses  premiers  écrits  ou  de  son  enseignement 
étaient  fort  naturelles.  Elles  traduisaient  l'espèce  de^M^olù^CaJJ/^^ 
malaise  et  de  méfiance  qu'excite  parfois  chez  1 nomme  ^^^^^^^J, 
inculte  le  prestige  de  la  parole  et  de  la  science.  Les  chré-  /  „   „ 

tiens  sentaient  chez  ces  frères  venus   des   écoles  et   qui  \ 
défendaient  la  foi  commune  avec  des  armes  nouvelles  et 
éblouissantes  un  je  ne  sais  quoi  d'étranger  qui  les  inquié- 
tait. 

Nous  l'avons  déjà  dit,  ce  qui  donnait  à  ces  préventions 
une  acuité  particulière,  c'était  la  peur  qu'inspiraient  les 
excès  du  gnosticisme.  Clément  sait  qu'il  en  aurait  facile- 
ment raison  s'il  n'y  avait  que  des  préventions  à  combattre. 
Aussi  tout  son  effort  consiste,  en  quelque  sorte,  à  désar- 
mer la  philosophie  de  ses  terreurs.  Toute  sa  théorie  du 
rôle  qu'elle  a  eu  dans  le  passé,  comme  de  celui  qu'elle  doit 
avoir  dans  le  présent,  est  conçue  dans  ce  but.  Dans  tout 
ce  qu'il  dit  des  rapports  de  la  sagesse  grecque  et  du  chris- 


160  CLÉMENT    d'âLEXANDRIE 

tianisme,  perce  L'arrière-pensée  de  convaincre  les  fidèles 

r    il-  --i  >    ce  i  a-    -i> 

que   1  alliance    qu  il   propose   n  ollre   aucun  danger.  \  oila 

pourquoi  il  supplique  sans  cesse  a  éloigner  le  spectre  du 
-~  gnosticisme. 

Telle  nous  semble  avoir  été  la  situation  à  Alexandrie 
pendant  que  Clément  écrivait  son  premier  Stromate.  On 
ne  comprendrait  pas  notre  auteur  si  l'on  ne  tenait  compte 
ni  des  gnosliques,  ni  de  la  philosophie  grecque.  Ce  sont 
deux  facteurs  qui,  de  manière  différente,  ont  concouru  à 
former  et  à  déterminer  sa  pensée.  Mais  ce  ne  sont  pas 
les  seuls  éléments  dont  il  faille  se  préoccuper.  On  ne  com- 
prendrajamais,  croyons-nous,  les  deux  premiers  Stromates 
ni  le  sixième,  si  l'on  ne  se  représente  exactement  l'état 
d'esprit  qui  régnait  alors  au  sein  de  la  majorité  des  chic- 
tiens,  si  l'on  ne  se  fait  pas  une  idée  juste  de  la  nature 
des  objections  que  soulevait  l'entreprise  de  Clément, 
cl  enfin  si  l'on  ignore  que  notre  auteur  qui  ne  ménage 
jamais  les  gnostiques.  est  plein  cTégards  pour  les  fidèles 
et  qu'il  est  bien  décidé  à  ne  pas  s'en  séparer.  Voilà  ce 
qu'il  Faut  toujours  apercevoir  à  l'arrière-plan  des  Stro- 
mates. Dès  qu'on  se  place  à  ce  point  de  vue,  ce  livre  parfois 
si  obscur  et  si  aride  s'éclaire  d'une  vive  lumière  et  semble 
s'animer.  Ce  a'esl  plus  je  ae  suis  quel  ossuaire  où  sont 
entassées  les  idées  mortes  du  pusse.  C'est  un  sanctuaire 
OÙ  siège  l'une  «les  grandes  pensées  qui  oui  façonné  les 
siècles.  Le-,  Stromates  deviennent  en  quelque  sorte  un 
personnage  historique. 


*¥ 


CHAPITRE  IV 


Ce    que  Clément   entendait  par  Philosophie. 

Précisons  encore  une  fois  les  termes  du  problème  qui 
se  posait  devant  l'Église  chrétienne  à  la  fin  du  IIe  siècle.  Il 
s'agissait  de  savoir  si  elle  s'approprierait,  dans  une  mesure 
quelconque,  la  culture  et  la  philosophie  grecques.  A  ^o^v.'-w  v  • -w>\Xo 
l'heure  où  elle  devenait  rapidement  Tune  des  grandes 
forces  morales  de  l'époque  et  où  elle  attirait  dans  son  sein  ^Mi^cM^M^ 
un  nombre  croissant  d'hommes  d'élite,  il  fallait  qu'elle 
mît  en  quelque  sorte  la  question  à  l'étude. 

Le  problème,  dont  la  solution  engageait  l'avenir  même 
du  christianisme,  était  loin  d'être  simple.  C'était  peut-être 
le  plus  difficile  etTe^niîs^elicat"quTpùt  se  dresser  devant 
une  société  religieuse  encore  naissante.  Pour  que  la  solu- 
tion fût  heureuse  et  que  l'Eglise  chrétienne  y  trouvât  des 
garanties    d'avenir,    deux    conditions    étaient    également     tu^^wwo^^JÏ 
nécessaires.  Il  fallaitfloïit  d'abord,  se  garder  d'un  exclu- 
sivisme qui  aurait  eu  pour  effet  d'isoler  le  christianisme. 
En   conséquence,  on  devait  s'approprier  ce  qu'il  y  avait  x      ^v^Ho^HoV' 
d'excellent  et  de  durable  dans  la  culture  et  dans  le  génie  j^^^jMM^^^ 
de  l'ancienne  civilisation.  Tout  n'était  pas  à  rejeter.  La  Lj^ 
raison   humaine  n'avait  pas  fait  une   œuvre  entièrement 
stérile.    Il  fallait  le   reconnaître  et  savoir  tirer  profit  des 
trésors   intellectuels  de  l'antiquité  ;  on   enlèverait  ainsi  à 
l'ancien    monde    sa    meilleure     part.    M.    G.    Boissier    a 
montré,  dans  son  beau  livre  sur  la  Fin  du  Paganisme,  que, 
en  dépit  de  leurs  scrupules,  les  chrétiens  ont  été  obligés 


ll>J  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

d'adopter  le  système  d'instruction  en  vigueur  et  de  se 
mettre  à  l'école  des  littérateurs  grées  et  latins.  Telle  était 
la  force  des  choses  qu'un  Tertullien  qui  écrit  son  fameux 
De  Idololatria  où  il  condamne,  sans  atténuation  aucune, 
tout  ce  qui  n'est  pas  strictement  chrétien,  sacrifie  lui- 
même  aux  muses  de  l'antiquité  en  écrivant  ce  modèle  de 
raffinement  littéraire  qui  s'appelle  le  De  Pallio.  Il  l'eût 
voulu  qu'il  n'eût  pas  réussi  à  se  défaire  de  la  rhétorique  ! 
Il  n'en  fut  pas  autrement  dans  le  domaine  des  idées.  Il 
était  temps  que  le  christianisme  parlât  un  langage  digne 
de  rivaliser  avec  celui  des  écrivains  et  des  philosophes. 
L'heure  était  venue  de  jeter  la  lave  brûlante  de  la  foi 
nouvelle  dans  les  moules  de  la  pensée  antique.  Enfin, 
raison  dernière  et  non  la  moins  importante,  si  le  chris- 
tianisme ne  voulait  pas  de  la  culture  et  de  la  philosophie 
grecques,  qu'avait-il  à  leur  substituer?  Ni  l'hébraïsme  bibli- 
que, ni  le  judaïsme  n'avaient  rien  qui  pût  se  comparer  à  la 
pédagogie  ou  à  la  philosophie  des  Grecs.  Sur  ce  terrain, 
l'infériorité  d'Israël  était  éclatante,  Or,  ces  belles  disci- 
plines que  la  Grèceavait  créées,  l'humanité  ne  pouvait  plus 
s'en  passer.  Des  hommes  comme  Clément  le  sentaient. 
Ils  voyaient parfaitemenl  que  le  premier  devoir  de  l'Eglise 
était  de  recueillir  le  plus  noble  héritage  de  l'ancien  monde. 
.u^-         •  "  D'autre  part,  il  n'était  pas  moins  nécessaire  que  le  chris- 

\JJUml- tianisme  ne  perdît  pas  son  originalité  par  suite  de  celte 
|  alliance  partielle  qu'il  allait  contracter  avec  la  civilisation 
gréco-romaine.  Il  ne  devait  pas  se  laisser  purement  et 
simplement  absorber.  Or,  ce  péril  existait.  Dans  le  gnos- 
ticisme,  le  christianisme  en  effel  s'engloutissait  tantôt 
dans  des  spéculations  métaphysiques  et  tantôt  dans  des  reli- 
gions ou  des  superstitions  venues  d'Orient.  La  foi  non- 
velle  devait  conserver  son  caractère  propre,  sa  vraie  phy- 
sionomie, sou  esprit  et  sa  force,  précisément  à  l'heure  où 


CE    QUE    CLÉMENT    ENTENDAIT    PAR    PHILOSOPHIE  163 

e$e  se  rapprochait  du  monde  qu'elle  voulait  conquérir,  et 
où  elle  consentait  à  lui  demander  des  auxiliaires. 

(  )n  le  voit,  le  problème  était  vraiment  très  délicat.  L'ave-    ^koHivu^  plilCcc 
ur^tiême  du  christianisme   y  était   engagé.  On  pouvait 
compromettre  cet  avenir  aussi  bien  par  excès  d'étroitesse 
que  par  excès  de  largeur. 

Quelle  solution  du  redoutable  problème  Clément  a-t-il     ^jJc^>v^>w>a^ 
proposée  ?  A  quelles  conditions  voulait-il  que  le  christia- 
nisme s'alliât  à  la  philosophie  ?  C'est  ce  que  nous  allons 
maintenant  lui  demander. 

Le  premier  point  à  éclaircir  est  de  savoir  quelle  est  ridée 
précise  que  notre  auteur  se  fait  de  la  philosophie.  Entend-  4*auJ(c,^uW^  ûâ 
il   par  philosophie  l'ensemble  des  systèmes   philosopha-  ^U-ca-^w^o^J^^ 
ques  de  la  Grèce,  ou  bien  fait-il  parmi  ceux-ci  un  triage? 
Y  en  a-t-il  auxquels  il   refuse  ce  titre  ? 

Notre    auteur  est  très  précis    sur  ce   point.  Il  est  fort 
éloigné  d'entendre  par  philosophie  grecque  ce  que  nous 
appelons  ainsi.  Il  y  a  des  systèmes  qu'il  rejette  absolument   yLtyfoJfa,  ctW 
et  des    philosophes   auxquels   il  refuse   ce   titre.  «  Je  ne  ïs^&kmj^JwJAs* 
reconnais  pas  et  je  n'accepte  pas  comme  telle  toute  la  phi-  JjL     . 
losophie  l.  »  En  d'autres  endroits,  il  soutient  que  l'Ecriture  - 
elle-même  nous   exhorte  à  distinguer  parmi  les  philoso- 
phes et  à  faire  un  choix  parmi   les  systèmes  2. 

Comme  Epictète  ou  Plutarque,  Clément  ne  peut  souffrir    ^MJL'W//Jfcfa)M 
Épicure  et  son  école.    Il  les  exclut  de  son  catalogue  de  '^^^O**  -l:  -ùi 
philosophes.  Dans  un  passage  oii  il  énumère  les  opinions   jinî-P, 
des  anciens,  il   s'écrie  :  «  Epicure  est  le  seul  que  je  pas- 
serai bien  volontiers  sous  silence  3.  »  C'est  lui  qui  a  inventé 


1.  I,  Strom.,  92  :  où  |x$)v  â-Àô>:  Jtaaav  tptXoooipiav  à-oôY/o'asSa. 

2.  I,  Strom..  177;  passage  où  il   cilc  I,   Thess.,  v,  21  ;   à    noter  :  yîveoôs 
oï  8o'xi[i.ot  TpaîreÇîTai. 

3.  Protrept.,  66  :  'Eîtototfpou  ij.îv  yàp  fiovou  x.a-    Ixwv    IxXrjaotjiou. 


16  1  CLEMENT    D'ALEXANDRIE 

l'athéisme  l.  Les  épicuriens  sont  les  bâtards  de  la  philoso- 
phie 2.  C'est  à  eux  que  songeait  saint  Paul  lorsqu'il  aver- 
tissait les  Colossiens  de  ne  pas  se  laisser  séduire  par  la 
philosophie  3. 

D'où  vient  que  Clément  éprouve  une  aversion  si  pro- 
fonde pour  l'école  d'Epicure?  C'est"- parce  qu'elle  nie  la 
U  Providence  et  érige  la  volupté  en  souverain  bien  '. 

—  T  •  11 

l,-  La  raison  que  notre  auteur  donne  de  son  sentiment  est 
digne  d  attention,  car  elle  lormule  le  critère  qu  il  applique 
aux  philosophes  et  à  leurs  systèmes.  Il  les  juge  d'après 
leur  tliéologie.  Amoindrissent-ils  l'idée  de  Dieu  ou  iden- 
tifient-ils la  divinité  avec  quelque  principe  indigne  d'elle, 
cela  sullit  à  Clément  pour  les  condamner.  Lin  excellent 
exemple  nous  est  fourni  par  le  jugement  qu'il  porte  sur  le 
stoïcisme.  Remarquez  qu'il  est  redevable  à  ce  système  de 
ma^Uxm/  «^/  ses  principales  idées  morales  et  qu'il  semble  avoir  beau- 
*_  j-oup   pratiqué  les  écrivains  de   cette  école.  Malgré  cela, 

quelle  froideur  dans  son  admiration  pour  le  Portique  ! 
Que  dis-je  !  dans  certains  endroits,  il  le  condamne  en 
propres  termes.  Les  «  stoïciens,  dit-il,  disent  que  Dieu, 
étant  corporel,  pénètre  et  se  répand  jusque  dans  la  plus 
vile  matière  *  ». 

Quels  sont,  d'autre    part,  les  philosophes  qu'il   préfère 
et  dont  il  parle  avec  éloge  ?  Ce  sont  principalement  Pytha- 

1.  Ibidem  ;  I,  Strom.,  I  :  'EicixotSpb) à8e<kir)Toç  xaictp/ovri ;  V,  Strom.,  116. 

2.  VI,    Strom.,    67. 

3.  I,     Strom.,   50. 

i.  Ibidem  trjv  :  (aiXoaofîav)  ImxoiSpEtov —  â  QauXo;  o'ia6otXXci>v  npo'voiav  àvai- 
pouaav  /.%'.  f]8ovT)v  ixSeiaÇouaav  /.ai  v.  or\  -.:;  iXÀr,  -a  oror/eta  ÈxT£Tt[i.7]xev  ;j.r(  ini- 
■j-r'tTi-7r  tljv  R0lT]TiX7]V  aÎTiav  TOJTO'.ç.  \J-rfii  êçjWï«Êa8ï]  TOV  SîjjiiOupYdv.VI,  Strom., 
67.  Cf.   I,  \/ /•««»..    52. 

5.1,   Strom.,  51  :  ol  StcoïXoI 3ôVj.a   ovtx  TOV  060V  8l«  TTJ{   KTt[X0T<£'C7];   5Xï]î 

jtsçoiTTjxivai  Xéyouaiv,  où  xaXûç.  Cf.  Protrep.,  66,  où  ii  parle  du  stoïcisme 
presque  dans  les  mêmes  termes  el  ajoute:  o\  xaTaio/tfvoustv  àïs^vfiis  ttjv 
vtXoaoaîav. 


CE    QUE    CLÉMENT    ENTENDAIT    PAR    PHILOSOPHIE  165 

gçjre  et  Elaton.  Il  a   pour  l*un  et  pour  l'autre  une  vénéra-  AtJaHsÀv^  &,$& 
tftfn  profonde.  Naturellement  le  Pythagore  qu'il  connaît  dçdjl&kùj^- 
n'est  pas  celui  de  l'histoire,  mais  celui  de  la  légende.  On 
sait  que  c'est  à  une  époque  où  les  doctrines  de  Pythagore 
T?T'iê"s  traditions  des  confréries  de  ses  disciples  s'étaient 
presque  complètement  perdues,  qu'on  ressuscita  le  pytha-  -t  ^'^a^.^ 
gorisme.  Toute  une  littérature  pseudépigraphe,  éclose  à  ^$\jjuj^>~ 
Alexandrie  dans  le  siècle   qui  précède  l'ère   chrétienne, 
met  à  la  mode  une  sorte  de  néopythagorisme.  Pythagore 
lui-même   devient  le  saint  de  la  secte.  C'est  le  type  idéal 
du  parfait  philosophe.  C'est  à  cette  figure  légendaire,  que 
Clément  croyait  très  historique,   qu'allait  sa  vénération. 
(Platon  lui  inspire  eucore  plus  de  respect.  Il  ne  lui  adresse  ûwu«-  <m-C\* 

jamais  de  critique.  «  Platon,  dit-il,  est  l'ami  de  la  Vérité  ;   -u£M*/ ArtttMW 
«  il  est  inspiré  par  Dieu  lui-même  »  '.  On  le  voit,  Clément  Hi4{aX^ 
n'est  inféodé  à  aucune  école  ;  il  n'a  pas  la  superstition  de 
la  philosophie;  il  se  réserve  une  entière  liberté  d'appré- 
ciation ;  il  se  croit  le  droit  d'avoir  des  préférences  et  de 
les  afficher.  D'ailleurs,  il  a  pris  soin  de  marquer  lui-même 
très  nettement  son  attitude  vis-à-vis  des  philosophes  et  des 
écoles.  «  Je  n'entends  par  philosophie  ni  la  stoïcienne,  ni      ^oj^èkiJJjJ^- 
«  la  platonicienne,  ni  celle  d'Épicure,  ni  celle  d'Aristote;      (JUdiÂoLJu^/^M 
«  j'appelle  philosophie  l'ensemble  des  doctrines  qui  ensei-     jlAjX,  . 
«  gnent  la  justice  et  la  piété,  dont  chaque  école  fournit  sa 
«  part.  2  » 

Ainsi   Clément  est  un  indépendant;  c'est   un  véritable 
éclectique;  le  mot  se  trouve  dans  le  passage  qu'on  vient     **<&uhjss& 
de  lire.    Il  est  éclectique   comme  tous  les  philosophes  de 

1.  I,  Strom.,  42  :  h  Ç'.ÀaÀrjOr,;  IIXaTtov   oiov    0EO«popou(isvoç 

2.  I,  Strom.,  37  :  ...  à/.À"  o-ra  stp7)Tat  -as'  Ix.âiTr,  :wv  Kiplaecov  roûxtov  zaÀùk 
SixaioauvTjv  [xi-'x  s-jtîooO;  i-'.i-r^r^  IxStSaoxovxa,  tojto  tju-scv  to  ixXexTixôv 
çiXoToç.'av  cpT)(xi.  Voyez  encore  I,  Strom.,  92;  surtout  VI,  Strom.,  55  :  sïr) 
8'  av  çiÀoToç:a,  etc. 


166  CLÉMENT    d'aLEXANIMUE 

son  temps  et  de  la  même  manière.  On  sait  que,  dès  le  Ier 
siècle  avant  l'ère  chrétienne,  il  se  fait   une   remarquable 
fusion    parmi  les  doctrines  des  diverses  écoles.    Chaque 
s}  stème  se  désagrège  en  quelque  sorte  ;  la  dissolution  est 
générale;  chacun  choisit,  parmi  ces  disjecta  membra,  les 
matériaux  dont  il  a  besoin  pour  construire  l'édifice  de  ses 
.'  w.  s      rêves.  Sénèque  citait  de  préférence  les  sentences  d'Epi- 
cure!  On  a  vu,  en  général,  dans  ce  fait  curieux,  un  symp- 
tôme de  déclin.    C'est  la  décomposition,  disait-on.  On  se 
trompait.  Cette  dissolution  des  systèmes  a  été  admirable- 
ment fécondé '.  Elle" "s'est  faite,  non  pas  simplement  parce 
qu'on  ne  comprenait  plus  les  anciennes  doctrines,  et  qu'on 
ne  saisissait  plus  l'ensemble  et  la  logique  interne  de  cha- 
que système,  mais  surtout  parce  que  de  fortes  préoccupa- 
tions d'un  ordre  nouveau  se  faisaient  jour  et  exigeaient, 
pour  s'exprimer,  qu'on  empruntât  aux  diverses  écoles  les 
formules   dont  on   avait  besoin   et   qu'aucun  système  ne 
pouvait  fournir  à  lui  seul,  ("est  donc  sous  l'empire  de^ces 
aspirations  nouvelles  que  se  faisait  l'éclectisme  des  philo- 
sophes de  ce  temps,  ("est  aux  mêmes  tendances  qu'obéit 
Clément  .  Sun  éclectisme  rellète  les  aspirations  de  sa  pen- 
sée. Son  critère,  c'est  la  mesure  de  satisfaction  qu'il  relire 
de  chaque  école,  à    la   fois  au  point  de  vue  moral  et  au 
point  de  vue  religieux. 

Clément  n'aime  ni  les  alliées  ni  les  sceptiques.  Il  n'aime 
pas   davantage  les   sophistes.  Il  a  une  vive  aversion  pour 
MtfMA  a.-  HmaU    l'arj  (,,|i  r,,nsisle  a  jongler  avec  les  idées,  à  soutenir  à  la 
Xi,  .->j.     .  lois  le  pour  et  le  contre.  Il  blâme  avec  force  ce  jeu  bril- 

lant des  paradoxes,  ces  ipierelles  de  mots,  cette  forfante- 
rie de  dialectique  qui  passionnaient  les  Grecs  a  un  si  haut 
point.    En   cela,   il  est    de  l'école  de   Platon.    Les   traditions 

de  l'auteur   ^\y\  Gorgias  s'unissaient  chez   lui  au  sérieux 

d.-s  convictions  chrétiennes  dans  la  même  haine  de  tout«- 


CE    QUE    CLÉMENT    ENTENDAIT    PAR    PHILOSOPHIE  167 

sophistique.  Voici  le  portrait  qu'il  l'ait  des  beaux  parleurs 

*e*t  sophistes  de  son  temps  :  «  Ce  sont  gens  qui  se  trom- 

«p-ent    eux-mêmes  et  qui    dupent  ceux  qui  les    prennent 

«  au    sérieux.  Grand  est  leur  nombre.  Les  uns,  esclaves 

ffes   plaisirs,   incrédules  de   propos  délibéré,  raillent  la 
«  Vérité  qui   est,  cependant,   digne  de  tous  les  respects; 
«ils    s'en   gaussent  parce    qu'elle    vient    des    Barbares!.      -;        yLw-lc 
«  D'autres,   enflés  de  leur  propre  importance,  s'efforcent 

d'affaiblir  et  de  discréditer  les  mots  eux-mêmes  en  sou- 
«  levant  à  leur  sujet  des  discussions  querelleuses.  Vrais 
«  chasseurs  de  paroles;  ardents  à  de  petits  artifices  et, 
«  comme  le  dit  Démocrite,  disputeurs  et  tordeurs  de 
«  mots  !.  .  .Misérables  sophistes,  bavards  et  hâbleurs,  ils 
«  usent  toute  une  vie  à  imaginer  des  distinctions  verbales 
«  ou  des  combinaisons  et  des  associations  particulières  de 
«  paroles  ;  ils  ont  plus  de  faconde  que  des  tourterelles. 
«  Passant  leur  temps,  —  ce  qui  est  indigne  d'un  homme  à 
«  mon  avis,  —  à  chatouiller  les  oreilles  de  ceux  qui  aiment 
«  ce  plaisir,  vrais  torrents  de  paroles  absurdes  et  minces 
«  filets  de  raison,  ils  ressemblent  aux  vieilles  chaussures, 
«  ils  sont  malades,  troués,  percés  partout;  il  n'y  a  d'intact 
«  que  la  langue  ' .  » 

Ainsi  la  philosophie  ne    doit  jamais  dégénérer  en  que- 
relle   de  mots.  Les  dialecticiens  ne  doivent  pas  en  faire 
leur  proie.  D'une  manière  générale,  on  ne  doit  pas  mettre 
les  autres  disciplines  sur  le  même  niveau  que  la  philoso-     f^^Âj^nM^ 
phie.  Fidèle  en  cela  à   Platon,  Clément  veut  qu'elle  soit,  ^^ 

pour  ses  adeptes,  la  science   souveraine  ;  elle  doit  être  la 
"maîtresse));   la  géométrie,  la   musique,  l'astronomie,  la    W^vVaAââaé/  . 


!.  T.  Strom.,  .5J21  et  22.  Voyez  aussi  VI,  Strom.,  151,  où  il  dit  sans 
aucune  restriction  que  la  philosophie  grecque  ne  s'occupe  que  de  mots  : 
-x   n:r^ï:i  Zi  -a:'  ïjjiîv  iari  totç  {iapSâpotç. 


108  clément  d'Alexandrie 

dialectique  ne  doivent  être  que  les  humbles  servantes  de 
la  philosophie;  elles  préparent  l'esprit  à  la  comprendre.  11 
est  honteux  pour  un  philosophe  de  s'absorber  dans  l'étude 
de  l'une  de  ces  disciplines  et  de  ne  pas  s'élever  jusqu'à  la 
vraie  philosophie  '. 

Les  textes  que  nous  avons  cités  ou   analysés  nous  per- 
mettent maintenant  de  caractériser  l'attitude  de  Clément  à 
l'égard  de  la  philosophie.  Les  réserves  qu'il  formule  cons- 
tituent une  véritable  critique.  L'admiration  et  la  sympathie 
^  qu'il  éprouve  pour  la   sagesse  des  (  iiecs  ne    l'empêchent 

Aj^ft/X  J^-^*-"  pas  de  la  jïïgël\  Quand  on  rassemble  tout  ce  qu'il  en  a  dit 

- 

r  J/y^     en  tant  d'endroits  de  ses  écrits,  on  s'étonne  de  la  liberté 

de  ses  appréciations.  Veut-on  en  mesurer  toute  la  portée? 
Que  l'on  compare  Justin  Martyr  à  notre  auteur.  Justin 
admire  naïvemenl  la  philosophie  grecque.  Sans  doute, 
il  hisse  percer,  dans  le  recïl  de  sa  conversion  au  christia- 
nisme, un  sentiment  assez  net  de  l'insuffisance  de  la  phi- 
L        losopliie.  ("est  ce  sentiment  qui  l'a  poussé  vers  la  loi  nou- 


velle.  Mais  c'est  plutôt  un  instinct  qu'une  conviction 
réfléchie.  Sans  doute  encore,  il  est  loin  d'admirer  la  phi- 
losophie en  bloc;  il  a  ses  préférences  marquées.  Mais  ici 
aussi  on  dirait  qu'il  n'a  pas  nettement  conscience  de  ses 
préférences;  ii  ne  semble  pas  se  rendre  compte  qu'elles 
constituent  une  critique  de  la  philosophie;  il  ne  voit  p;is 
que,  s'il  ét;n'l  conséquent,  il  devrail  exprimer  son  admira- 
tion même  des  plus  grands  philosophes  avec  une  plus 
grande  réserve.  Au  fond.  Justin  el  Clément  ont  le  même 
sentiment  sur  ta  philosophie  ;  toute  la  différence  qu'il  y  a 
entre  eux  est  que  notre  catéchète  a  parfaitement  cons- 
cience de  ce  qui  lui  plaît  comme  de  ce  qui  lui  déplaît  dans 


I.  I.  Strom   .  93;  I.   Strom.}  29  :  ^8tj  yip  -:/î;  to";  çîXtpois  t«ûv   0spojtai- 
viocov  8eA£a<jO^VT£ç  wXiyciip7)aav  trjs  8eo7ïoîvJ)î  zù.ovjy.*;. 


CE    QUE    CLÉMENT    ENTENDAIT    PAR    PHILOSOPHIE  169 

^la  sagesse   des  Grecs,  et    qu'il    sait   le   dire  avec  la  plus 

*¥grande  netteté  ' . 

►  Nous  l'avons  déjà  entrevu,  le  jugement  que  notre  auteur 
porte  sur  la  philosophie  n'est  pas  simplement  motivé  par 
liés  raisons  de  goût  personnel;  il  dérive  d'un  principe 
supérieur  et  d'une  conception  arrêtée  de  la  philosophie. 
Clément  critique  avec  vivacité  le  goût  des  philosophes 
grecs  pour  ce  qu'il  appelle  des  querelles  de  mots.  La  pein- 
ture si  vivante  et  si  spirituelle  qu'il  a  faite  de  ce  travers 
fait  tout  de  suite  penser  à  ces  sophistes  que  Socrate  et 
Platon  se  plaisaient  à  confondre.  Les  hâbleurs  qui  s'affu- 
blaient du  manteau  de  philosophe  ne  manquaient  pas  du 
temps  dëXlément .  Il  y  en^v^iTpr^lu^mentun  bïelTplus 
grand  nombre  à  Alexandrie  que  dans  l'Athènes  de  Périclès. 
Mais  est-ce  uniquement  à  ces  «  bavards  »,  plus  rhéteurs 
que  philosophes,  que  songeait  Clément?  Le  portrait  qu'il 
en  a  tracé  devait  peut-être  dans  sa  pensée,  s'appliquer  à 
d'autres  aussi  bien  qu'aux  sophistes  de  son  temps.  Qui  sait 
si  Clément  ne  traitait  pas  de  querelles  de  mots  ces  dis- 
cussions passionnées  sur  le  problème  de  la  connaissance 
qui  remplissaient  les  leçons  d'un  Antiochus  et  l'enseigne- 
ment d'un  Carnéade  ?  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il  y  a 
toute  une  partie  de  la  philosophie  grecque,  et  non  la 
moins  forte  et  la  moins  considérable,  qui  semble  n'avoir 
aucun  intérêt  pour  notre  auteur  et  ne  pas  même  exister. 
Cette  partie,  c'est  la  logique  qui  embrassait  tout  ce  qui  se 
fa^ïpôrfè~  ârlà  connaissance,  c'est  aussi  jusqu'à  un  certain 
pôTnTlâlnétaphvsiqiM'.  et  c'est  enfin  la  physique  en  tant 
qu'explication  rationnelle  du   monde  :  en    un   mot,    c'est 


1.  Voir  noire  étude  sur  Justin  Martyr  el  le  Tintée  de  Platon  dans  les 
Etudes  de  Critique  et  d  Histoire,  pmbliées  par  ia  Section  des  sciences 
religieuses  de  l'Ecole  des  Hautes-Etudes,  2e  série,  1896. 


170 


CLEMENT     D'ALEXANDIUE 


atonie  la  partie  théorique  (i  scientifique  de  l'ancienne  phi- 
^jj^losophîe  '.  Ce   qui,  dans    celle   philosophie,  ne   s'adressait 
qu'à  l'intelligence  ou  à  l'esprit  spéculatif  n'intéressait  pas 
Clément.  Sur  ce  chapitre,  il  no  goûtait    plus  les  anciens 
^  •  -  maîtres  et  ne  les  comprenait  plus.    La    seule    chose    qui 

l'attire  sérieusement  chez  les  philosophes,  c'est  leur 
morale  cl  leur  théologie.  Voilà  ce  qui  ressort  avec  évi- 
dence des  textes  (pic  l'on  a  eus  sous  les  veux.  Clément 
estime  les  philosophes  d'après  la  valeur  de  leurs  préceptes 
de  conduite  et  de  leurs  idées  sur  Dieu.  En  effet,  pourquoi 
_  a-t-il  une  admiration  si  vive  pour  Pythagore  et  pour  Platon? 
C'est  parce  que  personne  n'a  mieux  parlé  de  Dieu.  Pour- 
quoi est  il  si  sévère  pour  le  stoïcisme  ?  C'est  parce  (pu?  les 
stoïciens  ont  matérialise  Dieu.  El  pourquoi,  d'autre  part, 
en  fait-il  le  plus  grand  cas  Ml  le  dit  expressément,  c'est 
parce  (pie  leur  morale  était  digne  des  plus  grands  (doges. 


dtiflj$& 


J2,  MM-^  ^ 


\MM 


Pourquoi  enfin  est-il  éclectique?  N'est-ce  pas  pour  con- 
server sa  liberté  et  pouvoir  choisir,  dans  les  doctrines  et 
dans  chaque  école,  ce  qui  pouvait  servira  la  morale  et  à  la 
religion  ?  Voilà  donc  le  point  de  vue  auquel  (dément  se 
place  toujours  pour  juger  la  philosophie.  C'est  ce  qu'il 
importe  de  ne  pas  oublier  lorsqu'il  s'agit  de  déterminer 
la  mesure  d'influence  que  la  philosophie  a  eue  sur  sa 
pensée. 

\oi  re  auteur  n'est  pas  le  seul  qui,  de  son  temps,  conçoive 
la  philosophie  de  cette  manière.  Sénèque  la  réduit  à  la 
morale.  Epictète,  par  l'insistance  qu'il  met  à  défendre  la 
doctrine  de  la  Providence,  en  l'ait  presque  une  religion. 
Plutarque  et  plus  tard  Philostrate  font  du  philosophe  un 

ami  des  dieux  et  une  sorte  de  prêtre.  Depuis  deux  siècles 
la  philosophie  étail  emportée  par  les  puissantes  aspirations 
morales  et  religieuses  qui  travaillaient  de  plus  en  plus  les 
âmes  et  qui  éclataient  sous  tanl  de  formes  diverses.   Le 


CE    QUE    CLÉMENT    ENTENDAIT    PAR    PHILOSOPHIE  171 

•mèmercourant. entraîne  Clément,  comme  il  avait  entraîné 

Justin  avant  lui. 
*J  Notre  auteur  emploie,  dans  un  sens  très  particulier,  les 
v   termes  de   philosophe  (cpi^ôa-oœoç),    philosophie  (<piXo<ro<pta), 
philosopher  (<pi^.o<70<peIv).  Il  en  modifie  la  signification,  con- 
formément à  l'idée  générale  qu'il  se  faisait  de  la  philo-   iou,-4v^  ?lw 
Sophie.   Clément    entend    constamment    par    philosophie 

la  «  science    des  choses  divines  '  ».   D  un    autre    coté,    la  l    '— 

philosophie  est  synonyme  de  vie  vertueuse,  et  les  philo- 
sophes sont  les  gens  qui  pratiquent  la  vertu.  Les  vrais 
philosophes  ont  le  cœur  pur  2.  Leur  philosophie  est  essen- 
tiellement pratique  3.  Ainsi  c'est  l'idée  théologique  d'une 
part  et  la  pratique  de  la  vertu  d'autre  part  qui  déter- 
minent le  sens  de  ces  ternies. 

Voilà  comment  il  se  fait  que  le  vrai  philosophe,  c'est  le 
«  gnostique  »  ou  parfait  chrétien.  «  Nous  (les  chrétiens) 
«  appelons  philosophes  ceux  qui  aspirent  à  la  sagesse  de 
«  celui  qui  est  le  Créateur  de  toutes  choses  et  le  Maître 
(le  Logos),  «  je  veux  dire,  à  la  connaissance  du  Fils  de 
Dieu  S).  Dans  une  foule  de  passages,  le  verbe  philosopher 
(«piAoo-ocpeîv)  équivaut  purement  et  simplement  à  être  chré-  -^^tc-u^Uw^ 
tien.  Voici  comment  Clément  reproduit  le  mot  bien  connu  v^^'^wè-v^- 
de  Jésus  :  un  chameau  passerait  plus  facilement  par  le 
trou    d'une    aiguille   qu'un    riche  ne  philosopherait  5.  Le 

1.  II,  Strom.,  46  et  47. 

2.  VI,  Strom.,   108. 

3.  \  I.  ' Strom. ,  54  ;  aos'av  ieyvix7jv  tîjv  ipjceipiav  jraoévouaav  tmv  tthci  tov  Sîov. 
t.  VI,  Strom.,  55.  Dans  un  passage  (VI,  Strom.,  160),   il  distingue   lui- 

même  très  nettement  sa  notion  de  la  philosophie  de  la  notion  courante. 
Ce  qu'il  appelle  philosophie,  ce  n'est  pas  toute  la  philosophie  c'est  ce 
qui,  dans  la  philosophie,  atteint  la  vérité,  -ô  y.ol-x  çiXoooatav  imtzux.xiy.6v 
(act.l  :fr;  7.'/:it')î\%z. 

5.  II,    Strom.,   22  :    Oocttgv    xau.7]Xov   oix    Tpujï7JuaTOS    jkXovr];  0'.=À3  J7î:jâai  7j 


JïXoÙdlOV    OtX030CD£ÎV 


172 


CLEMENT    I»  ALEXANDRIE 


terme  de  philosophie  (œiXococpeîv)  est  constamment  employé 
comme  synonyme  de  religion.  «  Notre  philosophie  »,  c'est 
le  christianisme.  La  «  philosophie  selon  les  Hébreux  », 
c'est  la  religion  de  l'Ancien  Testament  '.  De  là,  cette  affir- 
mation qui  parait  si  étrange  au  premier  abord,  que  tous, 
hommes  et  femmes,  doivent  être  philosophes.  »  Celui  qui 
pratique  la  vie  chrétienne  peut  être  philosophe,  alors 
même  qu'il  serait  illettré,  fùt-il  Gréé  ou  barbare,  esclave, 
vieillard,  enfant  ou  femme  2  ». 

On  le  voit.  Clément  emploie  ces  termes  dans  un  sens 
qui  n'est  plus  celui  qu'ils  avaient  dans  la  langue  classique. 
Platon  et  Aristote  auraient  été  déconcertés  à  la  lecture 
des  textes  que  nous  venons  de  citer.  Ce  sont  les  mots 
dont  ils  se  servaient,  mais  revêtus  d'une  signification 
toute  nouvelle.  Voilà  une  preuve  pour  ainsi  dire  maté- 
rielle, fournie  par  le  langage  même  de  notre  auteur,  qu'en 
effet  il  n'avait  plus  de  la  philosophie  la  conception  clas- 
sique. 

Remarquons  que  dans  ces  conditions,  le  problème  de 
l'association  du  christianisme  et  de  la  philosophie  grecque 
se  simplifiait  singulièrement.  11  ne  s'agit  plus  d'allier  la 
foi  nouvelle  avec  cette  philosophie  prise  dans  sa  masse, 
telle  que  l'histoire  l'avait  faite.  Il  s'agit  d'associer  au 
christianisme  [a  philosophie  religieuse  et  morale  de  la 
Grèce;  encore  entend-on  par  cette  philosophie  déjà  res- 
treinte ce  qu'elle  avait  de  plus  pur  et  de  plus  élevé.  C'est 
une  grande  simplification  du  problème,  soit;  mais  cette 
simplification  n'est-elle  pas  arbitraire?  Elle  l'aurait  été  si 
Clémenl  en  avait  été  personnellement  responsable.  Il  ne 


1.  VI,  Strom, t  108     oi  ejXdaoœoi  tou  8eo8    I.  Strom.,  64  :  t,  y.i-x  'E6pa(ou{ 
çiXoaoçto;  VII,  Strom.,   '.'H. 

2.  I\  .  Strom.,  58  ;  IV.  Strom.,  67  :  piXoaofifaei  S  -i  oîxéttjî  fj  -t  yjvr,'  :  IV, 
Strom.,  62      ptXoaof7)Téov  «->•/  -.*.;  yuvatÇîv  ÈfiçEptûç  toïî  àvocaa!. 


CE    QUE    CLÉMENT    ENTENDAIT    PAR    PHILOSOPHIE  173 

*  l'est  nullement.  Tout  le  monde  entendait  alors  la  philoso- 
phie  à  peu  près  dans  le  même  sens.  Au  11e  siècle,  celle-ci 

-s'absorbe  dans  la  théologie  et  la  morale.  Clément,  on  ne  ^ 

gérait  trop  y  insister,  n'innovait  aucunement,  ni  dans  foW^^*- 
l'idée  qu'il  avait  de  la  philosophie,  ni  dans  l'emploi  qu'il 
faisait  des  termes  qui  la  désignaient.  Son  langage  n'avait 
rien  qui  pût  étonner  ses  lecteurs.  Aussi  est-ce  sans  arrière- 
pensée  qu'il  s'exprime  comme  il  le  fait.  C'est  ainsi  que, 
grâce  à  la  transformation  que  l'idée  même  de  la  philoso- 
phie avait  subie,  le  problème  de  l'alliance  du  christia- 
nisme et  de  la  philosophie  cessait  d'être  insoluble.  Ne 
nous  étonnons  pas  que  Clément  en  ait  cherché  la  solution 
avec  tant  d'ardeur.  Il  avait  raison.  L'heure  était  venue 
d'associer  ce  que  le  génie  de  la  Grèce  avait  produit  de 
meilleur  et  ce  que  la  Judée  léguait  au  monde,  avant  de 
s'ensevelir  à  jamais  dans  le  talinudisme.  Ce  n'était  pas 
une  chimère  que  poursuivait  le  grand  catéchète. 


CNAIMTKE  V 


De  la  Philosophie  grecque  dans  le  passé. 
Son  rôle  et  ses  origines 

La  philosophie  grecque  constitue  l'un  des  plus  puis- 
sants efforts  de  la  raison  humaine  qui  se  soient  jamais 
produits.  Qu'elle  a  été  admirable  dans  sa  période  clas- 
sique! Quel  vasic  chamjTeïïe  embrasse  !  Le  problème  de 
la  connaissance,  les  lois  de  la  pensée,  la  constitution  de 
l'homme,  l'explication  de  L'univers,  tous  ces  grands  sujets, 
les  Platon,  les  Aristote  et  plusieurs  de  leurs  successeurs 
les  ont  en  <|ueh|iie  sorte  créés  et,  par  leurs  pénétrantes 
analyses,  les  ont  élucidés,  éclaircis  et  livrés  déjà  déblayés 
aux  méditations  des  siècles  suivants./ Mais  la  philosophie 
grecque  est-elle  moins  admirable  dans  sa  seconde  grandi' 
période,  lorsqu'elle  s'applique  à  la  morale  el  à  la  religion 
considérée  en  soi  ?  Nous  venons  de  le  voir,  c'est  cette 
partie  de  l'œuvre  gigantesque  du  génie  des  penseurs 
grecs  que  Clémenl  comprend  le  mieux  et  qui  excite  son 
enthousiasme.  Devenu  chrétien,  il  lui  était  impossible  de 
répudier  entièrement  des  maîtres  dont  tant  d'aspirations 
et  de  vues  lui  paraissaient  tendre  déjà  vers  la  foi  qu'il 
avait  embrassée. 

Clémenl  avail  l'espril  philosophique.  Il  ne  lui  sullisait 
pas  d'admettre  simplement  le  droit  à  l'existence  de  la  phi- 
losophie el  de  conserver  pour  elle  une  bienveillance  \m 
peu  protectrice.  Il  sentait  le  besoin  de  s'expliquer  la  rai- 


** 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSÉ  175 

*on  d'être  de  gette  philosophie.  Quel  avait  été  son  rôle 
dans  le  passé?  quelle  fonction  avait-elle  remplie  dans  l'an- 
tiquité avant  l'avènement  du  christianisme?  quelle  en  était 
l'origine?  voilà  les  questions  qu'il  s'est  posées. 

Saint  Paul  s'explique,  avec  une  profondeur  philoso- 
phique bien  remarquable,  le  rôle  et  la  mission  de  la  Loi 
mosaïque  avant  l'avènement  de  la  religion  qui  devait  la 
dépasser.  Ecrivant  aux  Galates,  il  leur  dit  que  la  Loi  a  été 
un  «  pédagogue  pour  les  conduire  à  Christ.  »  Qu'est-ce  à 
dire!  C'est  que  la  Loi  a  eu  la  mission  de  préparer  les 
âmes  à  recevoir  l'Evangile.  Elle  a  été,  au  point  de  vue 
moral  et  spirituel,  le  maître  qui  achemine  les  hommes 
jusqu'au  seuil  de  l'ère  nouvelle.  Clément  s'empare  de 
cette  grande  pensée,  et,  par  une  vue  hardie  et  profonde 
à  la  fois,  il  l'applique  à  la  philosophie  grecque.  Le  rôle 
qu'elle  a  joué  dans  le  passé  est  identique  à  celui  que 
l'apôtre  assignait  à  la  Loi.  Chez  les  Grecs,  elle  a  été  le 
pédagogue  qui  avait  pour  mission  de  conduire  les  âmes  -pW^ry 

au  christianisme.  Elle  leur  a  donné  la  préparation  morale    ^x^'w  5u» 
qui  leur  était  indispensable  pour  recevoir  la  foi  nouvelle.  w<!UmM QUv  cJa) 
Clément  est  le  premier  qui  ait  formulé  de  telles  vues  sur  ^U^^ 
le  rôle  de  la  philosophie   dans  l'antiquité.  De  quelle  lar- 
geur et  de  quelle  élévation  de  pensée  ne  témoignent-elles 
pas  chez  le  catéchète  d'Alexandrie  ! 

Veut-on  l'entendre  lui-même  exprimer  ces  idées?  «  La 
«  philosophie,  dit-il,  conduisait  les  Grecs  au  Christ, 
«  comme  la  Loi  conduisait  les  Hébreux  l.  »  «  La  philo- 
ce  sophie  a  été  donnée  comme  éducatrice  en  vue  de  la  per- 
ce fection  chrétienne  2.  »  «  Comme  la  prédication  de  l'Évan- 
«  gile  vient,  en  ce  moment,  à  son  heure,  la  Loi  et  les  pro- 

1.  I,  Strom.,  28. 

2.  VI,  Strom.,  153. 


-Hwvw  "fyvwv^v 


176  clément  d'Alexandrie 

«  phètes  onl  été  donnés  aux  Barbares  au  moment  oppor- 
«  tun.  tandis  que  1rs  Grecs  onl  reçu  la  philosophie  qui 
«  devait  les  préparera  entendre  l'Evangile  '.  »  «La  Loi  aux 
«  Juifs,  la  philosophie  aux  Grecs  jusqu'à  l'avènement  du 
«  Christ   \  » 

Clément  revient  sans  cesse  sur  cette  grande  idée,  et  ce 
qui  montre  à  quel  point  elle  était  bien  le  i'ruil  de  ses 
réflexions,  c'est  qu'il  la  pousse  beaucoup  plus  loin  qu'on 
ne  s'y  attendrait.  Il  aime  à  répéter  que  les  grands  philoso- 
phes, ainsi  que  les  meilleurs  des  Crées  ont  été  à  leur 
peuple  ce  que  les  prophètes  ont  été  aux  Hébreux  :  «  Dieu 
«  a  suscite  parmi  les  Crées  des  philosophes  à  eux,  parlant 
«  leur  langue;  ces  prophètes,  c'étaient  les  plus  excellents 
•  .  .  .  "  «  des  Grecs  ?' .  »  La  philosophie  lui  semble  si  bien  avoir 
rempli  chez  les  Grecs  un  rôle  analogue  à  celui  de  la  Loi 
j  -  ^-  mosaïque,  qu'il  n'hésite  pas  à  les  appeler  l'une  et  l'autre, 
des  «  Testaments  ».  Ce  sont  deux  BiaQ-rçxai.  «  La  philoso- 
«  phie  a  été  donnée  aux  Grecs  comme  une  sorte  de  testa- 
«  ment  à  leur  usage,  lequel  devait  leur  servir  de  degré 
«  pour  s'élever  à  la  philosophie  selon  Christ*.  » 

Clément  pousse  le  parallèle  jusqu'à  dire  que,  comme  la 
Loi  avait  été  donnée  aux  Hébreux  pour  leur  apprendre  la 
justice,  la  philosophie  n'avait  pas  eu  d'autre  but.  «  La  phi- 
«  losophie  était  nécessaire  ;mx  Crées,  avant  l'avènement 
«  du  Seigneur,  en  vue  de  la  justice,  »  c'est-à-dire  pour  la 


[• 


1.  VI,   Strom.,   14. 

2.  VI.  Strom  .   159   :   sîxdxus  ojv  'IooBafoiç  [xcv  v6\loç,  "EXXïjat  Se  çiXoaoçîa 

;   rcapouaîaç. 
Voyez  encor<    VI,  Strom.,  \2;  VII,  strom.,  II  :  -r,\:  ptèv  èvroXà;,  toi;  Zl 
-  icptav  rcapaavaiv. 

3.  VI.  Strom.,  '._'. 

i,  VI,  Strom.,  /   8ux8rjx7)v   oîxetav   otùrotç;  VI.    Strom.,  i2  :  «v.aço- 

-    Juifs  el  Grecs)  8ta0ifxai(  ;  VI,  Strom.,  106. 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSE  177 

leur  faire  connaître  \  A  la  rigueur,  la  philosophie  suffît 
"pour  rendre  juste  a.  Il  y  a  eu  des  justes  qui  n'ont  pas  connu 
l^Loi.  Clément  les  appelle  des  «  justes  selon  la  philoso-  icx^^WW^ 
«  phie  3  ».  Enfin  il  soutient,  dans  un  long  chapitre  du  ^^^ouAé/CU^ 
VÏ°  livre,  que  ces  justes  ont  été  évangélisés  dans  l'Hadès 
même,  sinon  par  Jésus-Christ,  du  moins  par  ses  apôtres  4. 
N'aurait-il  pas  été  injuste  de  les  laisser  périr? 

Notre  auteur  fait,  cependant,  une  différence  entre  la  Loi 
et  la  philosophie  à  Favairïagejie  la  première.  «  Aux  justes 
a  selon  la  Loi  manquait  la  foi...;  aux  justes  selon  la  phi- 
«  losophie  ce  qui  faisait  défaut,  c'était  non  seulement  de 
«  ne  pas  avoir  la  foi  au  Seigneur,  mais  encore  de  ne  pas  ^vufcu^W 
«  avoir  répudié  l'idolâtrie  3.  »  Ainsi,  il  ne  les  mettait  pas^t^/v^-^^ 
tout  à  fait  sur  le    même  niveau.  Néanjmojns^e^ô_l_e  que  ■<#=  ^ACt&iUtA 
Clément  assigne  à  la  philosophie  grecque  ne  laisse  pas 
cTètre  beau  et  bienfaisant.   C'est  elle,  dit-il  ailleurs,  qui  a 
proclamé  parmi  les  Grecs  la  doctrine  de  la  Providence  et 
celle  des  peines  et  des  récompenses  6.  C'est  ainsi  qu'elle 
a  entretenu  quelques  lueurs  de  vérité  et  préparé  les  âmes, 
comme  la  fait  la  Loi. 

Notre  auteur  ne  pense  pas  que  le  rôle  qu'il  prête  à  la 
philosophie  ait  été  dévolu  exclusivement  aux  philosophes 
de  profession;  il  y  a  eu  des  poètes  et  des  hommesjl'Etat 
qui  ont  mérité  lëTîffë~d^philosoj^eir  Clément  a  une  si 
vive  adnïïration  pour  la  poésie  grecque,  notamment  pour 

1.  I,  Strom.,  28  :  eîç  Sixoiooiîvtjv  "EXXtjciv  àvayxa'ia  cpiXoaoçia  ;  VI,  Strom.,  64. 

2.  I,  Strom.,  99  :  xaixoi  -/.ai  xaQ"  laoTTjv  îOixatou  r.o~i  xai  r\  <pàoao;p'a  Toùç 
"EXXïjVaç. 

3.  II,  Strom,,  43;  100;  VI,  Strom.,  44:  oi  /.z~x  tpiXoaoçtav  Bixatoi. 

4.  VI,  Strom.,  ch.  vi  ;  notamment  §  45. 

5.  VI,  Strom..  44. 

6.  VI,  Strom.,  123  :  f,  youv  ç'.Xosocpîa  jtpovoiav  xaTayYeXXojaa  xai  toù  [mv 
eCSaîaovo;  jlîoj  Tr,v  àaoïorjv,  toj  ô'  au  xaxoôaiaovo;  trjv  xo'Xaaiv  iEepiX7]7CTixffig 
OêoXoYéî. 

12 


L78 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


la  tragédie,  qu'il  lui  eûl  été  difficile  de  ne  pas  l'associer, 
dans  une  certaine  mesure,  à  la  philosophie.  De  la  législa- 
tion grecque  il  avait  une  idée  si  élevée,  que  dans  un 
endroit  des  Slromates,  il  semble  l'égaler  à  la  Loi  de  Moïse  '. 

Du  moment  que  Clément  attribuait  à  la  philosophie 
grecque  une  mission  si  importante  et  si  bienfaisante,  il 
devait  être  amené  a  se  demander  quelle  en  était  l'origine. 
Cette  origine,  il  ne  pouvait  la  concevoir  cpie  d'une  seule 
manière.  Si  tel  avait  été  le  rôle  de  la  philosophie  autre- 
lois,  il  était  évident  que  sa  mission  avait  été  providen- 
tielle. Tout  le  monde  allirmait  l'origine  divine  de  la  Loi 
des  Hébreux;  du  moment  que  la  philosophie  avait  rempli 
une  mission  analogue,  (die  aussi  devait  dériver  de  Dieu. 
C'est  ce  que  notre  catéchète  atlirme  sans  hésiter!  «  11  appa- 
«  rail  donc  que  la  culture  grecque  et  en  même  temps 
«  la  philosophie  sont  venues  de  la  part  de  Dieu  aux 
«  hommes...  »  «  C'est  Dieu  qui  a  fait  don  de  la  philosophie 
«  aux  Grecs  2.  »  L'Ecriture  le  déclare  3.  «  La  philosophie, 
«  dit-il  encore,  a  été  donnée  par  la  Providence  *.  » 

Userait  facile  de  multiplier  les  citations.  Si  Clément  fa- 
tigue bien  souvent  par  d'interminables  répétitions,  au 
moins  ollïent-elles  l'avantage  de  fournir  une  ample  docu- 
mentation pour  chacune  de  ses  idées.  (  >r  il  n'y  en  a  guère 
qu'il  reproduise  plus  souvent  et  presque  toujours  dans  les 
mêmes  termes  que  celle  que  nous  avons  illustrée  par  les 
quelques  passages  qu'on  vient  de  lire. 


1.  Voyez  les  chapitres  xxv  et  xxvi  du  lir  livre. 

2.  I.  Strom.,  :!7  :  8lo9ev  r>.s<.v  aç  àv9pùSrtouç  ;  I,  Strom.,  28;  VI,  Simm., 
\'l:  'li'j:...  b  /.t.:  Tr,ç    'EXXïjVlXTJç  piXoaOfiaç  &0T7)p   cols  "EXXTjatV 

:{.  \  I,  Strom  . .  62  :  :x:  ypaçàî  E&ptaxto  r$)v  trûveatv  Oeo-:;j-tov  avai  XîyoÛTx:  ; 
\  I     Strom..  67. 

i,  \  I,  Strom,,  153  : xaî  ttjv  «piXoio^av  '/  -it:  8e(a{  Kpovofaç  SeSdaOat ; 

I,  Strom.,  94. 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS   LE    PASSE  179 

dénient  aime  à  établir  ses  doctrines  par  le  témoignage 
*ïles  Écritures.  Il  trouve,  par  une  ingénieuse  allégorie,  dans 
la  ^multiplication  des  pains,  la  preuve  que  la  philosophie  a 
été.  un  don  de  Dieu  aussi  bien  (pie  la  Loi.  Les  pains  d'orge 
•^-représentent  la  Loi.  Les  poissons  sont  la  figure  de  la  phi-  ^[HC^u^ 
losophie.  Comment  cela?  parce  que,  comme  les  poissons 
habitent  Fonde,  la  philosophie  est  née  et  s'est  développée 
dans  cet  océan  qui  est  le  monde  païen  '  ! 

Mais  Clément  en  appelle  aussi  à  la  rajson.  Son  explica-   *^*vw\aua// 
tion  de  l'origine  de  la  philosophie  lui  paraît  reposer  sur  ^vx^k^v^- 
un  principe  que  personne  ne  conteste.  Tout  le  monde,  en 
effet,  accorde    que  Dieu  est  Fauteur  de  tout  ce   qui   est 
excellent.  La  philosophie  est  une  des  bonnes  choses  qui 
existent    ici-bas.  Elle  vient  donc    de  Dieu.   Notre  auteur, 
selon  son  habitude,  a  reproduit  ce  raisonnement  sous  les 
formes  les  plus  variées.  «  Tu  ne  te  tromperas  pas  en  faisant  >/*/W'^^ 
«  remonter  à  la  Providence  les  choses  bonnes,   qu'ellesyJv»><AU^ 
«  soient  grecques  ou  qu'elles  soient  chrétiennes.  »  «Ce  ne  ■^3J^JuÇ'iÀ/{-w* 
«  peut  être  une  erreur  d'affirmer,  comme  principe  général,  ,V^l,   j^jj^, 
«  que  toutes  les  choses  nécessaires  et  utiles  à  l'existence 
«  viennent  de  Dieu,  et  qu'en  particulier  la  philosophie  a 
«  été  donnée  aux  Grecs  comme  une  sorte  de  testament  à 
«  leur  usage  2. . .  » 

Notre  auteur  a  développé  cette  idée  avec  une  certaine 
ampleur  dans  un  long  passage,  dont  nous  donnerons 
maintenant  une  analyse  sommaire  3.  Prétendre  que  Dieu 
n'a  pas  fait  don  de  la  philosophie  aux  Grecs,  c'est  mécon- 
naître la  Providence,  c'est  en  avoir  une  mesquine  idée, 
c'est  ignorer  la  nature  et  l'étendue  de  son  action.  De  Dieu 

1.  VI,Strom.,  94. 

2.  I,  Strom.,  28.  Nous  donnons  à  la  page  182  la  traduction  en  entier 
de  ce  passage  que  nous  citons  si  souvent.  Cf.  VI.  Strom.,  67, 

3.  VI,  Strom.,  156-161;  notamment    156,  157,  158. 


180  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

viennent  toutes  les  choses  vraiment  bonnes.  Il  est  incon- 
testable que  la  philosophie  a  été  un  bienfait  pour  les  Grecs. 
Il  semble  donc*  qu'on  doive  conclure  que  la  philosophie 
dérive  de  Dieu.  On  ne  peut  échapper  à  celle  conclusion 
qn'en  mutilant  l'idée  de  Providence.  En  effet,  il  faut  alors 
qu'on  limite  la  Providence  à  une  action  toute  générale,  et 
qu'on  nie  qu'elle  puisse  être  la  cause  des  choses  particu- 
lières et  individuelles.  S'il  en  était  ainsi,  si  le  particulier 
lui  échappait,  alors  on  pourrait  affirmer  que  cette  chose 
excellente  q n'est  la  philosophie  a  surgi  sans  que  Dieu  y 
soit  pour  quelque  chose,  et  même  qu'elle  a  eu  une  origine 
satanique.  Mais  commenl  admettre  cette  mutilation  de 
l'idée  de  Providence  ?  «  Dieu  sait  tout  ;  rien  ne  lui  échappe. 
«  Il  n'est  pas,  comme  l'un  de  nous,  mêlé  aux  spectateurs 
«  qui  ne  voient  que  ce  qui  se  passe  devant  eux;  il  plane  au- 
«  dessus  du  théâtre;  son  regard  plonge  dans  toutes  les 
«  directions  et  embrasse  tout  ce  qui  s'y  peut  voir  ». 

Mais  comment  Dieu  exerce-t-il  sa  providence?  Est-ce 
toujours  par  lui-même  et  directement?  L'activité  humaine 
jjM^X/Xj^  reste-t-elle  sans  emploi  ?  Loin  de  là.  Dieu  s'en  sert  préci- 
sément pour  atteindre  ses  fins.  Les  exemples  abondent.  La 
santé,  la  vigueur,  la  richesse,  ce  sont  des  biens  que  nous 
procurent  le  médecin,  le  professeur  de  gymnastique,  le 
commerce.  Mais  nous  ne  les  aurions  pas  sans  la  Providence 
de  Dieu,  lue  part  revient  donc  à  celle-ci  et  une  part  à 
l'activité  humaine.  L'intervention  de  la  Providence  est 
partout  sensible  Il  y  a  des  avantages  qui  échoient  à  tons 

les  hoi es  en  commun,  mais  il  n'y  a  que  les  bons  qui  en 

profitenl  réellement.  Les  pensées  des  hommes  vertueux 
sont  l'eflfel  <!'■  l'inspiration  de  Dieu.  Ainsi  se  croisent  et 
s'assistenl  mutuellement  l'action  de  l'homme  et  l'interven- 
tion di'  la  Providence . 

Appliquons  ces  idées  au  sujel  en  discussion.  Le  berger 


•^MW, 


•O^wV^Ju 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSÉ  181 

fiait  choix  de  ses, meilleurs  moutons  et  les  met  à  la  tète  du 

troupeau.  De  même,  lorsque  Dieu  veut  faire  du  bien  aux  ^ 

l    >  tll         '        .  f— ".         -,    ,     •  -f  î^^u^w^Xi^. 

lipmmes,  —  telle  est  toujours  sa  volonté, —  il  choisit  ceux 

(j ni  sont  le  plus  capables  d'être  utiles  aux  autres  et  s'en  •<^^^XJ-,^JJ" 

'sert  à  cet  effet.  C'est  ainsi  qu'il  a  suscité  les  philosophes,  c^t^UM/CUAH^ 

il  savait   ce  qui  convenait  aux  Grecs,  et  c'est  pour  leur  ^vu/- 

bien  qu'il  leur  a  donné  la  philosophie. 

Ce  beau  passage,  que  nous    avons  essayé  d'interpréter 

en  même  temps  que  nous  l'analysions,  est  caractéristique 

de  Clément.  On  a  remarqué  la  conception  si  élevée  de  la 

Providence   qui^y-trorrr^r^îîl"  offre  une  analogie   frap- 

■*-  J  or 

pantelïvec  la  conception  correspondante  d'Épictète.  C'est  "lu^vOvu^'  ^^ 
donc  sur  cette  large  base  que  notre  auteur  fonde  son  expli- 
cation   de   l'origine  de  la    philosophie.    Il  nous  force  ou 
d'admettre  qu'elle  est  un  don  de  Dieu  ou  de  mutiler  l'idée 
de  Providence  '. 

Notre  but  n'est  pas  d'exposer  la  doctrine  de  notre  caté- 
chète  jusque  dans  ses  derniers  détails.  Il  fait,  cependant, 
une  distinction  qui  est  trop  importante  pour  que  nous  n'en 
fassions  pas  mention.  Se  servant  de  termes  courants  dans 
la  langue  philosophique  de  son  temps,  Clément  aime  à  dire 
que  la  philosophie  ne  vient  pas  de  Dieu  y.a~b.  -po-^yoûjjievov. 
mais  xa-rà  s-a/oXo'j^ua.  Ce  sont  des  locutions  familières 
à  Plutarque,  Sextus  Empiricus  et  Epictète.  La  première 
signifie  «  primitivement  »,  «  préalablement»,  «  en  prin- 
cipe »,  ou,  plus  exactement  encore,  «  essentiellement  », 
«  en  soi  »  ;  l'autre  terme  veut  dire  «  par  suite  »  ou  «  en  con- 
séquence ».  Xotre  auteur  estime  donc  que  la  philosophie 
ne  vient  pas,  par  voie  directe,  de  Dieu,  mais  par  voie  indi- 
recte. Il  recule  ainsi  la  causalité  divine  au  deuxième  dep-ré. 


1.  Le  culte  des  astres  est  aussi  un  don  de  Dieu  aux  païens,  VI,  Sirom., 
110. 


~ 


182  clément  d'Alexandrie 

Voilà  une  distinction  dont  on  saisira  toul   de  suite  l'im- 
^portance,  lorsqu'on  verra  qu'elle  permet  à  Clément  d'éta- 
blir une  différence  très  nette  entre  la  philosophie  et  l'An- 
cien Testament.  Il  a  semblé  plus  d'une  fois  qu'il  les  met- 
tait absolument  sur  le  même  niveau.  Ne  leur  attribue-t-il 
pas  une  même  origine?  On  pouvait  se  demander  si  l'Ancien 
Testament    ne   perdail   pas  son  caractère  propre    dans  la 
théorie  de  notre   théologien.  Grâce   à  la  distinction   qu'il 
vient  de  faire,   il  n'a  pas  de  peine  a  éviter  eette  erreur1. 
",Mm.-   L'Ancien  e1  le  Nouveau  Testament  viennent  directement 
~  ^iA/s  ÀakL*.  de  Dieu,  la  philosophie  est  moins  rapprochée  ctë  la  source  : 
.,  «Ile  en  esl  éloignée,  en  quelque  sorte,  d'un  degré.  Ajou- 

i  to*ns,  cependant,  que  ce  n'esl  pas  sans  hésitation  que  Clé- 
ment formule  ainsi  l'infériorité  delà  philosophie.  Dans  un 
passage  où  justement  il  vient  de  faire  «elle  ingénieuse 
distinction,  il  laisse  échapper  cette  phrase  incidente: 
«  Peut-être  fut-elle  aussi  (la  philosophie  donnée  directe- 
ce  nient  aux  Grecs  au  temps  où  le  Seigneur  n'avait  pas 
«  encore  appelé  ceux-ci 2.  »  Au  fond  du  cœur,  il  ne  distin- 
guait  guère  entre  l'Ancien  Testament  et  la  philosophie. 
C'est  dû  moins  ce  que  l'on  a  quelque  droit  de  supposer, 
lorsqu'on  le  voit  citer  indifféremment  tantôt  les  philo- 
sophes et  tantôt  les  prophètes. 

Clémenl  a  résumé  les  idées  que  nous  venons  d'exposer 
dans  un  passage  que  nous  avons  plusieurs  fois  cité  et  que 
nous  niellons  ma  in  le  lia  ni  sons  les  yeux  du  lecteur.  «  Avant 
«  l'avènemenl    du   Seigneur,    dit-il,    la    philosophie1  était 

nécessaire  aux  Grecs  pour  leur  inculquer  la  justice, 
«  maintenant  elle  esl  utile  au  développement  de  la  piété, 

I.  I,  Strom.,  28  :  xïtioj  -•■>>  xaX&v  ô  8eôs  àÀÀa  rfflv  |iiv  /.arà   rcpoïJYOVfi 
'■'-:   TTJî    T£  BiaOrjXT);  t/,:  TtaXaiâ;  xal   T7J{   via:,    T'ov  8ij  /.%-.'  SrcaxoXo JOr, ;j.a  <'■>;  ttjc 
oaotptaj  ;  I,  Strom. ,  37 
!    i     Strom.)  28, 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSE  183 

- 

««  étant*;  pour  cejix  qui  arrivent  à  la  foi  par  le  raisonnement 
«  (les  chrétiens  qui  ne  s'en  tiennent  pas  à  la  simple  foi), 
yrune   sorte    de  discipline    préparatoire  et    préliminaire. 

J  ir,  dit  l'Ecriture,  «  ton  pied  ne  bronchera  pas  »,  si  tu 
«  fais  remonter  à  la  Providence  les  choses  excellentes, 
«  soit  les  grecques,  soit  les  nôtres.  Car  Dieu  est  cause  de 
«  toutes  les  choses  bonnes,  des  unes  en  première  ligne  et 
«  directement,  telles  que  l'Ancien  et  le  Nouveau  Testa- 
«  ment,  des  autres,  par  voie  de  conséquence,  indirecte- 
«  ment,  telles  que  la  philosophie.  Peut-être  même  a-t-elle 
«  aussi  été  donnée  aux  Grecs  directement  au  temps  où  le 
«  Seigneur  n'avait  pas  encore  appelé  les  Grecs.  Car  elle 
«  aussi  servait  à  la  race  grecque  de  pédagogue  pour  la 
«  conduire  à  Christ,  comme  la  Loi  servait  de  pédagogue 
«  aux  Hébreux.  Ainsi  donc  la  philosophie,  en  frayant  les 
«  voies,  prépare  celui  que  Christ  rend  ensuite  parfait  '  ». 

Quel  chemin  la  pensée  chrétienne  a  parcouru  depuis 
Justin  Martyr!  On  trouve  chez  celui-ci  le  germe  de  pres- 
que toutes  les  idées  de  Clément.  Mais  elles  sont  encore  si 
vagues  étr  si  indécises  qu'à  coup  sur  elles  n'auraient  jamais 
eu  la  fortune  qui  leur  était  réservée.  Notre  catéchète  se 
répète  sans  cesse;  c'est  sans  doute  pour  cela  qu'il  a  été  le 
pédagogue  de  toute  une  génération  et  que  ses  idées  sont 
devenues  le  fondement  même  et  le  point  de  départ  de  la 
doctrine  ecclésiastique. 

Clément  ne  se  contente  pas  d'affirmer  que  la  philosophie 
est  un  don  de  Dieu.  Il  prétend  préciser  cette  proposition 
toute  générale.  Dieu  s'est  servi  de  certains  intermédiaires 
pour  faire  parvenir  aux  Grecs  la  Vérité  ou  du  moins  des 
lueurs  de  la  Vérité.  Il  nous  a  dit  que  c'est  indirectement 
qu'elle  leur  a  été  communiquée. 

1.  I,  Strom.,  28. 


184 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


A» 


^ 


À- 


Quelles  sont  les  voies  particulières  dont  la  Providence  a 
fait  usage  pour  éclairer  les  philosophes  dans  une  certaine 
mesure  ' 

La  plus  importante  a  été  L'Ancien  Testament l.  Les  Grecs 
auraient  exploité  et.  en  quelque  sorte,  mis  au  pillage  les 
oracles  juifs.  Voilà  comment  s'expliquerait  cette  large  infil- 
tration de  vérité  que  chacun  constate  dans  la  philosophie 
grecque. 

Notre  catéchète  fait  le  plus  grand  état  de  cette  explica- 
tion. Non  seulement,  il  l'expose  avec  ampleur,  mais  il  y 
revient  à  trois  ou  quatre  reprises  2. 

Voyons  brièvement  comment  il  établit  une  thèse  qui 
semble  si  étrange.  Il  s'efforce  d'abord  de  la  démontrer  au 
point  de  vue  de  l'histoire.  Lesphilosophes  grecs  dépendent 
de  la  sagesse  hébraïque,  parce  que  celle-ci  est  bien  plus 
ancienne  que  la  philosophie.  Moïse  est  antérieur  au  plus 
ancien  des  philosophes  et  des  poètes  de  la  Grèce.  Clément 
L'établit  à  l'aide  de  tables  chronologiques  que  lui  fournis- 
sentTës~  auteurs~gre<  s  eux-mêmes  !  Or,  Moïse  n'est  pas 
seulement  l'ancêtre  de  la  philosophie  par  l'ancienneté  des 
jours,  il  Test  encore  par  sa  sagesse.  Il  a  excellé  dans  tout 
ce  <|iii  fait  un  grand  homme  et  un  grand  sage.  Il  n'y  a  pas  un 
élémenl  de  la  philosophie  qui  ne  se  trouve  dans  ses  livres. 
<  .  t'st  donc  de  lui  que  dérive  toute  la  sagesse  grecque. 
D'ailleurs,  les  Grecs  ne  reconnaissent-ils  pas  eux-mêmes 
qu'ils  sont  les  élèves  des  Egyptiens  et  des  Barbares  ?  Pla- 
ton n'en  fait-il  pas  l'aveu  dans  son  Timée?  N'est-ce  pas 
aux  Barbares  que  les  Grecs  doivent  l'invention  de  tous 
leursarts?  Enfin,  leurs  philosophes  ne  sont-ils  pas,  pour 


1 .  I,  Sirom.f  fli.  xx. 

2.  Voyez    I,    Strom.,   ch.  xv-xxix  :    II.    Simm.,    ch.    xvrn  ;    V.    Strom., 
ch.  xiv;  VI, Strom.,  ch.  ii-vt.  Voir  notre  analyse  des  Stromates,  p.    99. 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSÉ  185 

k  plupart,  d'origine  barbare?  A  cette  preuve  historique, 
Clément  en  ajoutait  une  autre  tirée  de  la  comparaison  des 
paroles  de  l'Écriture  et  d'une  foule  de  passages  plus  ou 
^nioçns  analogues    des   poètes  et  des  sages  de  la  Grèce,    '^j^^^^jjjj, 
Voyez,  disait-il,  en  citant  telle  ou  telle  sentence  de  poète  ^  . 

ou  de  philosophe,  cette  parole  n'a-t-elle  pas  été  manifeste- 
ment empruntée  à  tel  passage  du  saint  Livre  ?  Pour  un 
esprit  gâté  par  l'abus  de  l'allégorie,  l'analogie  paraissait  de 
la  dernière  évidence  et  la  thèse  irréfragable  ! 

On  n'ignore  pas  que  Clément  n'est  pas  l'auteur  respon- 
sable de  cette  singulière  explication  de  l'origine  de  la 
philosophie  grecque.  Il  l'avait  puisée  dans  la  littérature 
judéo-hellénistique  qui  florissait  à  Alexandrie  depuis  plus 
de  trois  siècles.  Les  Juifs,  voulant  démontrer  la  supério- 
rité de  la  sagesse  hébraïque,  avaient  imaginé  d'accuser  les 
Grecs  de  plagiat.  C'était  dans  la  version  des  Septante  que 
les  philosophes  auraient  puisé  à  l'envi  '.  Tout  autres 
étaient  les  raisons  que  notre  catéehète  avait  d'adopter  la 
même  thèse.  Elle  lui  servait  admirablement  à  se  justifier  à 
lui-même  l'usage  qu'il  voulait  faire  de  la  philosophie 
grecque. 

S'il  était  vrai  que  les  philosophes  avaient  emprunté  leurs    .  , 

plus  belles  doctrines  a  Moïse  et  aux  prophètes,  n  avait-il 
pas  le  droit  de  leur  reprendre  un  bien  qui  ne  leur  appar-  <^3v-uWi  Xv^ 
tenait  pas?  Quel  inconvénient  pouvait-il  y  avoir  à  étudier  /^nJ^uL, 
des  idées  qu'on  savait  dériver  de  l'Ecriture  elle-même?  Si 
donc  Clément,  comme  plus  tard  saint  Jérôme  et  saint 
Augustin,  s'est  demandé  avec  inquiétude  s'il  ne  devait  pas 
rompre   tout  commerce  avec  les  premiers  maîtres  de  sa 

1.  Schiirer,  Geschichte  des  jiidischen  Volkes  im  Zeitalter  Jesu  Christi, 
IIe  partie,  p.  762.  Textes  d'Aristobule,  de  Philon  ;  Clément  d'Alexandrie, 
I,  Strom.,  150;  Eus.,  Praep.  evang.,  XIII,  12,  1  ;  IX,  6,  6-8;  Josèphe, 
Contra  Apionem,  II,  12;  Philon,  etc. 


186  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

pensée,  il  n'a  pas  larde  à  se  tranquilliser  en  songeant  à  ce 
que  la  philosophie  devait  aux  Saints-Livres"!  Puis,  quelle 
arme  pour  se  défendre  contre  les  timorés  n'avait-il  pas 
dans  cette  thèse?  S'il  montrait  l'utilité  de  l'étude  de  la 
philosophie  et  que  l'on  en  convînt,  mais  qu'on  lui  objectât 
que  la  philosophie  était  du  siècle,  appartenait  au  paga- 
nisme, dérivait  du  Diable,  et,  par  conséquent,  qu'un 
chrétien  ne  devait  pas  s'y  appliquer,  il  n'avait  qu'à  répon- 
dre  que  la  philosophie  grecque  était,  dans  une  large 
mesure,  fille  des  Écritures.  Que  pouvait-on  lui  opposer, 
d  autant  plus  que  ses  savantes  démonstrations  étaient  bien 
faites  pour  en  imposer  à  ses  contradicteurs?  On  comprend, 
dès  lors,  qu'il  ail  attaché  une  grande  importance  à  celte 
thèse  qu'il  avait  lui-même  empruntée  aux  judéo-alexan- 
drins; qu'il  ait  apporté  un  soin  particulier  à  l'exposer,  à 
l'établir,  à  la  démontrer  à  force  d'érudition;  qu'il  s'y  soit 
repris  à  plusieurs  fois,  craignant  de  ne  pas  l'avoir  suffisam- 
ment mise  en  lumière.  Au  fond,  cette  thèse  était  la  pierre 
angulaire  de  tout  son  système.  Il  avait  besoin  de  cette  sorte 
d'appui  matériel  pour  élever  l'édifice  hardi  et  hasardeux 
qu'il  projetait.  Sans  ce  fondement  massif,  aurait-il  osé 
construire?  Sans  ces  pesantes  démonstrations,  aurait-il  eu 
le  courage  d'exploiter  la  philosophie,  de  la  mettre  au  ser- 
vice du  christianisme,  de  sanctionner  l'alliance  de  celui-ci 
avec  celle-là,  d'affirmer  que  la  sagesse  grecque  provient, 
du  moins  indirectement,  de  Dieu  lui-même,  qu'elle  a 
rempli  une  mission  analogue  à  celle  delà  Loi,  bref,  qu'un 
chrétien  qui  ambitionne  de  devenir  parfait  ne  saurait  se 
dispenser  de  l'étudier?  La  démonstration  que  Clément  a 
donnée  de  sa  thèse  nous  semble  bien  faible,  malgré  son 
ampleur  et  l'étalage  d'érudition  qui  l'accompagne;  cette 
lourde  cuirasse  ne  cache  guère  qu'un  fantôme.  Qu'im- 
porte    <   binent  en  était  satisfait  ;  elle  suffisait  a  ses  élèves 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSE  187 

£t  à  ses"  lecteurs-;  quelque  boiteuse  que  fût  sa  thèse,  elle  a 
servi  à  mettre  la  conscience  de  notre  catéchète  à  l'aise,  et 
eile  lui  a  permis  d'accomplir  l'œuvre  nécessaire  de  l'al- 
jjjjffipi  de  la  philosophie  et  du  christianisme. 

Clément  avait,  cependant,  un  scrupule  qu'il  n'a  pas 
voulu  taire.  Au  bout  du  compte,  la  philosophie  était  pla- 
giaire. L'Écriture  ne  le  proclamait-elle  pas  elle-même? 
Jésus  n'avait-il  pas  dit,  en  faisant  allusion  aux  philosophes  :   /  ^ 

«  Tous  ceux  qui  sontvenus  avant  moi,  ont  été  des  voleurs  <oa 

c 
et  des  brigands?  »  Dieu  a-t-il  pu  sanctionner  ce  vol?  S'en-L^u^cu;cuA«/  , 

serait-il  fait  complice  en  investissant  ensuite  la  philoso- 
phie d'une  mission  providentielle?  Clément  s'est  donné 
beaucoup  de  peine  pour  écarter  cette  objection?  Il  s'at- 
tache à  montrer  que  Dieu  n'a  pas  été  complice  et  qu'il  ne 
l'était  pas  nécessairement  en  tolérant  ce  vol  dont  tant  de 
bien  devait  sortir  ' . 

Ailleurs  notre  auteur  explique  la  part  de  vérité  qui  se 
trouve  chez  les  philosophes  par  les  confidences  que  les 
«  anges  »  du  vie  chapitre  de  la  G eriese^au raient  faites  aux 
fe  m  m  e  slftmtTT  est  dît  qu'ils  s'éprirent 2.  Une  autre  expli- 
cation qu'il  donne  est  que  c'est  par  l'effet  d'un  heureux 
hasard  que  la  sagesse  grecque  s'est  rencontrée  avec  la 
sagesse  divine  3.  Il  ne  craint  pas,  en  plusieurs  endroits, 
d'insinuer  que  les  philosophes  ont,  dans  certains  cas, 
deviné  ou  trouvé  la  vérité  par  eux-mêmes  et  par  le  seul 
effort  de  leur  pensée  \ 

Clément  nous  réserve  une  dernière  explication  des 
vérités  qui  se  trouvent  dans  la  philosophie.  Dans  un  pas- 

1.  I,  Strom.,  81  à  87. 

2.  Y,  Strom.,  10;  VII,  6  :  ô  oiSoy;  xotç  "EXXrj'jiv    fj]v  çiXoaoçîav  Sià  xàiv 

3.  V,  Strom.,  10,1,   Strom.,  94. 

4.  I,  Strom.,  87  :  xà  8È  (Sdyixaxa)  xaî  IÇeupdvxsç.  VI,   Strom.,  55, 


188  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

sage  curieux  et  remarquable,  il  émel  L'idée  qu'il  y  a  par- 
tout   répandue,  notamment  au   sein   de    l'humanité,   une 

intelligence  universelle  (<j>p6v/i<nç).  Cette  sorte  de  raison, 
-—     '^-immanente    dans  les   choses,  revêt    les  formes  les   plus 
„  n^i  s—  diverses.  A  chacun  de  ses  avatars  successifs,  elle  reçoit 

jjjjjjJlL  une  nouvelle  appellation.  Tantôt,  elle  s'applique  aux 
causes  premières  et  alors  elle  se  nomme  intuition,  vôyjo-iç. 
Tantôt,  elle  s'efforce  de  démontrer  dialectiquement  les 
intuitions  de  la  vÔ7)<nç  ;  (die  s'appelle  alors  la  yvôm^ou  Pèicw- 
r/;j.ré.  Elle  s'appelle  moriç  lorsque,  demeurant  dans  la 
sphère  de  la  piété,  elle  se  contente  de  croire  au  Verbe  et 
de  maintenir  la  pratique  des  œuvres  qu'il  prescrit.  Ail- 
leurs, (die  se  manifeste  sous  la  forme  de  l'intelligence  qui 
produit  les  arts  et  métiers  ;  on  la  nomme  alors  -riyvr,,  etc.  \ 
Ainsi  les  sages  de  la  Grèce  auraient  participé  à  la  raison 
jXUo^  divine   répandue  dans  les  choses  dans  une  mesure  sufïi- 

MMÀ&A      santé  pour  atteindre  une  partie  de  la  vérité.  Justin  Martyr 
AbJu-  avait  déjà  dit  quelque  chose  de  semblable.  Il  concevait  le 

Verbe  divin  comme  pénétrant  partout  et  suscitant  tout  ce 
qu'il  y  a  d'excellent  sur  la  terre.  Nos  deux  philosophes 
chrétiens  ont  emprunté  cette  idée  aux  stoïciens.  Ceux-ci 
enseignaient  que  la  divinité  pénétrait  et  s'infiltrait  en  toute 
-  chose.  Sûrement  (dénient  s'est  emparé  de  cette  idée 
avec  un  sentiment  de  satisfaction.  Nous  avons  vu  qu'il 
avait  de  la  peine  à  admettre  que  la  philosophie  ne  vint  de 
Dieu  que  par  voie  d'intermédiaires.  C'est  sans  doute  le 
même  sentiment  qui  le  pousse  à  accueillir  l'idée  qu'elle 
émanait  de  la  raison  divine  éparse  dans  l'Univers  et  cons- 
tamment active  dans  les  âmes. 

Telles  sont  les  voies  diverses  par  lesquelles  la  vérité  est 


1.  VI i  Strom.j  154,  155.  Voyez  aussi  I,  Strom.,  26  :  K^ouat  ;j.év  tt  oîxetov 

çj':  ■  '     '-te. 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSÉ  189 

parvenue  jusqu'aux  philosophes.  Clément  nous  laisse  choi- 
'  sir.  Il  faut  avouer  qu'il  aurait  eu  quelque  peine  à  concilier 
tpjites  ces  explications  dont  la  plupart  ne  sont  pas  origi- 
nales. A-t-il  lui-même  remarqué  qu'elles  sont  contradic-  . 
l< >ïres?  C'est  douteux.  Au  fond,  dans  toute  cette  question 
de  l'origine  de  la  philosophie,  l'essentiel  pour  lui  était 
qu'on  accordât  qu'elle  dérivait  de  Dieu.  C'est  de  lui  qu'elle 
avait  reçu  l'étincelle  d'où  elle  avait  jailli  '.  Voilà  ce  que 
Clément  ne  cesse  de  répéter.  Expliquez  comme  vous  vou- 
drez les  voies  et  moyens  dont  Dieu  a  fait  usage  pour  don- 
ner aux  Grecs  une  portion  de  la  Vérité  ;  tout  ce  que  je 
demande,  semble-t-il  dire,  c'est  qu'on  reconnaisse  que, 
par  tout  un  côté,  la  philosophie  est  vraie,  qu'elle  dérive 
donc  de  Dieu  et  qu'elle  n'a  surgi  que  par  suite  d'une  dis- 
pensation  providentielle. 

C'est  si  bien  sa  véritable  pensée  que  lui,  qui  accueille  si 
volontiers  des  explications   aussi  diverses  que  celles  que 
nous  venons  de  mentionner,  a  constamment  repoussé  celle 
qui  était  généralement  reçue  par  les  chrétiens.  Parmi  les  ^/j^vJ^mj^jm. 
fidèles  il  était  entendu  que  le  D^bhe^ajtXin vente ur  de  la  ^ w^Ccù  jL  j&iïk 
philosophie  et   qu'elle    était  un  habile    déguisement  de  /«AJrt^y^-Uuj 
l'errëïïrTpropre  à  tromper  les  âmes.  Voilà  une  explication  a^^Î^ 
c|uë~CIement  n  a  jamais  admise,  et  c'est  avec  indignation       | 
qu'il  repousse  l'idée  de  l'origine  satanique  de  la  philoso- 
phie 2. 

Ainsi,  en  théorie  du  moins,  notre  auteur  met  la  philo- 
sophie grecque  bien  au-dessous  du  christianisme.  Ce  n'est 
même  qu'avec  beaucoup  d'hésitation  qu'il  la  place  sur  le 
même  niveau  que  la  Loi  et  l'Ancien  Testament.  Elle  n'a 

1.  Protvept.,  74  :  il   yàp IvaJ-pj.aTa    -riva    toj    Àoyou    xou    Geïoj    Xa6ovxî; 

'EÀÀr(vsç.  elc.  V,  Strom.j  29   :  la  philosophie,  c'est  la  mèche  qu'on  allume 
en  dérobant  au  soleil  une  étincelle;  VI,  Strom.,   149,  157. 

2.  I,  Strom.,  44,  80,  81  ;  VI,  Strom.,  159. 


J'JO  clément  d'Alexandrie 

été    qu'un   degré  pour  s'élever  jusqu'au  christianisme  '. 
Elle  devait  préparer  les  Grecs  à  recevoir  la  religion  nou- 
\  elle. 
Rien  donc  n'est  plus  faux  que  de  voir  en  Clément  un 

i^        enthousiaste    aveugle   de   la   philosophie   grecque   qui    a 

^^^         "^    >  ,  r  •      -i    •  r* 

voulu,  coûte  que  coule,  1  associer  au  christianisme.  Les 

textes  nous  ont  montre  qu  il  reste  1res  indépendant  vis-a- 
vis de  la  sagesse  des  Hellènes.  Non  seulement  il  critiquait 
les  philosophes  avec  une  entière  liberté,  les  taxant  de 
vanité,  mais  même  à  l'égard  de  celte  philosophie  théolo- 
gique et  morale  à  Laquelle  il  daignait  accorder  le  titre  de 
philosophie,  il  faisait  les  plus  fortes  réserves  2.  Il  lui  refu- 
sait la  connaissance  de  l  absolu;  il  estimait  qu'elle  n'em- 
brasse que  le  relatif.  «  Cette  philosophie  toute  relative  est 
«  quelque  chose  de  purement  élémentaire,  tandis  que  la 
«  science  vraiment  parfaite  le  christianisme',  dépassant 
«  l'Univers  visible,  atteint  le  monde  des  Idées  et  même 
«  s'élève  aux  choses  plus  spirituelles  encore  3.  »  La  pliilo- 
*w^  sophie  ne  connaît  qu'en  partie  ((xeptxvj),  car  tout  ce  qu'elle 

est  parvenue  à  proclamer  avec  clarté,  c'est  la  doctrine  de  la 
Providence  et  celle  des  peines  et  des  récompenses  après  la 
mort.  Elle  ne  sait  rien  de  plus  précis.  Elle  est  notamment 
fort  défectueuse  dans  tout  ce  qu'elle  dil  du  Fils  de  Dieu  '*. 
Rappelons  un  passage  souvent  cité  qui  mel  bien  en 
lumière    le    véritable   point    de    vue    de    notre   auteur    : 


1.  Clément  emploie  le  mol  &7cô'6a0pov  pour  marquer  la  vraie  place  de  la 
philosophie,  VI .  Strom. .  67. 

2.  VI,  Strom.,  56;  il  les  accuse  de  piXautio. 

:;.  VI,  Strom.,  <J8  :  <v.o  xal  ffroi^êiioTixTJ  rîj  èaTiv  f,  [ispixî]  xOtt]  piXoaofîa. 

'i.   \  I.  Strom.,  12:;  :  \  yoCv  ptXoaoçfa ta.  -y):  ixptëeuxv  xoù  -z  l-l  uAyt-j; 

--■-  Voyez  auB8J  VI,  S/mm.,  1GG  :  [i<Jv7]  roîvuvf]  nap'  r,;j.;.v  6eoS(8aXTô'$ 
ï-j-.:    zofla    -if'    rçs    7:   nv.-jat  ~r,vai    -. ,  fptijvtai  oaat  y;  Tr,ç   àÀr/)='.ac 

170/  x's>/-.%:. 


DE    LA    PHILOSOPHIE    GRECQUE    DANS    LE    PASSE  191 

%  Quoique  la  vérité  soit  une,  —  c'est  Terreur  qui  est  mul- 
•  cf  tiple  et  diverse,  —  les  sectes  de  la  philosophie,  la  barbare 
«  aiissi  bien  que  la  grecque,  imitant  L'exemple  des  Bac- 
ce  chantes  qui  mirent  en  pièces  les  membres  de  Penthée,  se 
"  't"v~antent  de  posséder  dans  la  part  de  vérité  qui  leur  est 
«  échue,  la  vérité  tout  entière.  Mais  je  le  pense,  tout  sera 
«  bientôt  inondé  des  clartés  de  la  lumière  qui  se  lève.  » 


CHAPITRE  VI 


Du  Rôle  de  la  Philosophie  dans  le  présent. 

Il  fallait  une  grande  hauteur  de  vues  pour  apprécier  le 
rôle  de  la  philosophie  dans  le  passé  comme  Ta  fait  Clément. 
Mais  il  ne  lui  suffisait  pas  d'être  un  historien  impartial  :  il 
lui  fallait  être  au  clair  sur  l'utilité  présente  de  la  sagesse 
^  grecque^  Les  chrétiens  avaient-ils  des  raisons  pratiques 
pour  se  livrer  à  l'étude  de  la  philosophie?  Pouvait-elle  leur 
rendre  de  réels  services?  Avait-elle  encore  une  mission  à 
remplir  dans  le  monde  nouveau  que  créait  le  christia- 
nisme ? 

Clément  en  est  fermement  convaincu.  Il  l'affirme  et  le 


„  wWlvW 


A-^ 


répétera  satiété.  «  Comme  le  cycle  des  études  prépara- 
toires, dit-il,  rend  propre  à  étudier  la  philosophie,  de 
même  la  philosophie  à  son  tour  aide  à  acquérir  la  suprême 
sagesse  l.  » 

Une  des  idées  fondamentales  de  notre  auteur  est  qu'il 
y  a  parmi  les  chrétiens  une  élite  qui  a  le  droit  et  le  devoir 
d'aspirer  à  une  forme  de  christianisme  qui  soit  supérieure 
à  cell»'  du    simple  fidèle.  Cette  supériorité  doit  se  mani- 

.,  lester  a   In  luis  au  point  de  vue  intellectuel  et  au  point  de 

vue  moral.  Le  christianisme  «  srnostique  »  doit  consister 
en  une  connaissance  el  une  moralité  qui  Le  distinguent  du 

jP*Ju>-  christianisme    vulgaire.    Or,  el    c'est   là   toute   la   thèse  de 

1.  I,  Strom.,  30;  I,  Strom.,  28. 


là  Wtvi}  l 


DU  ROLE  DE  LA  PHILOSOPHIE  DANS  LE  PRESENT    193 

n^tre  aufeur,  poirr  atteindre  ce  but,  la  culture  et  la  philo- 
sophie sont  indispensables. 

"En  effet,  remarquons  d'abord  que  les  études,  que  l'on 
JWi^wi  habituellement  avant  de  songer  à  se  mêler  de  phi- 
losophie et  que  les  Grecs  appelaient  xà  syxJ/.A'.a,  consti- 
tuent une  discipline  pour  l'esprit.  Chaque  branche  de  ces 
études  contribue  pour  sa  part  à  l'éducation  de  l'intelli- 
gence et  la  prépare  à  recevoir  la  Vérité.  Musique,  arith- 
métique, géométrie,  astronomie,  dialectique,  aident  toutes 
à  former  le  chrétien  qui  aspire  au  christianisme  supé- 
rieur l. 

Ainsi  Clément  ne  veut  pas  que  l'Église  répudie  la  cul- 
ture grecque.  Il  la  croit  nécessaire,  tout  au  moins,  à  un 
petit  nombre  de  chrétiens.  Il  a  un  sentiment  très  vif  de  la 
supériorité  pédagogique  de  cette  culture.  Il  avait  beau 
soutenir  que  les  Barbares  avaient  inventé  les  arts  et  que 
les  Grecs  étaient  leurs  élèves,  se  livrer  parfois  à  l'adresse 
de  la  civilisation  grecque  à  des  vivacités  qui  rappellent  les 
déclamations  de  Tatien  et  de  Tertullien,  sa  haute  intel- 
ligence le  ramenait  bientôt  à  l'équité  et  à  la  réalité.  Il 
reconnaissait  alors  qu'il  n'y  avait  que  la  Grèce  qui  sût  cul- 
tiver l'esprit,  le  discipliner  et  le  rendre  apte  à  la  réflexion. 
On  l'a  vu,  l'opinion  de  Clément  scandalisait  les  fidèles, 
mais  elle  était  clairvoyante  et  même  prophétique.  Malgré 
ses  répugnances,  l'Église  devait  adopter  le  cycle  des 
études  grecques. 

Lorsque. Clément  réclamait  le  droit  d'étudier  la  philo- 
sophie, il  ne  faisait  que  tirer  la  conséquence  très  logique 
de  ses  vues  sur  la  culture  grecque.  En  effet,  la  philo- 
sophie incarnait  et  portait  à  sa  plus  haute  puissance  le   j^^ioMAJJr^ 


x- 


H 


v^XwV^^CV 


1.   VI.   Strom.,  80   :  rcap'  Ix&rcou  ;j.aOr,';j.aTo:  to   r.z.ùzzow/  -ft  otXrjOeîa  Àaa~ 
Sxvwv  ;  voir  le  paragraphe  tout  entier. 

13 


194  CLÉMENT    D* ALEXANDRIE 

génie  de  l'éducation  hellénique.  Elle  devenait  clone  néees- 
saire  aux  chrétiens  absolument  au  munie  litre  que  les 
études  préparatoires.  «  Connue  le  cultivateur  ai-rose 
«  d'abord  la  terre,  nous  aussi  nous  répandons  les  eaux 
«  de  la  philosophie  grecque  sur  cette  terre  cpii  est  l'âme 
«  des  croyants,  afin  qu'elle  puisse  d'abord  recevoir  la 
«  semence  spirituelle  qu'on  y  jette  et  ensuite  la  faire  pous- 
«  ser  sans  peine  '.  » 

Ce  qui  constituait  en  quelque  sorte  l'âme  de  la  philo- 
sophie, c'était  la  dialectique.  C'est  par  elle  qu'on  s'initiait 
a  la  méthode  de  la  pensée  grecque.  C'est  elle  qui  faisait 
la  vertu  et  la  supériorité  de  la  philosophie.  Clément  le 
sentait  parfaitement.  Aussi  en  faisait-il  h1  plus  grand  eas. 
Au  fond,  ce  qu'il  puisait  dans  la  philosophie,  c'était 
moins  les  opinions  et  les  doctrines  que  l'art  de  raisonner. 
Mu'on  en  juge  par  le  passage  suivant  :  «  La  vraie  dialec- 
«  tique,  par  opposition  à  celle  des  sophistes,  étudie  les 
«  choses,  en  estime  les  propriétés  et  les  vertus,  s'élève 
«  ensuite  graduellement  jusqu'à  discuter  de  la  souveraine 
«  substance  de  toutes  choses;  elle  pousse  la  hardiesse 
«  jusqu'à  tendre  vers  le  Dieu  de  l'Univers,  promettant  non 
«  la  connaissance  de  ce  qui  tombe  sous  l'expérience  hu- 
<(  maine,  mais  la  science  des  choses  divines  et  célestes, 
«   etc.  ".  » 

Voilà  un  langage  qui  porte  l'empreinte  de  Platon.  Celui 
«I ni  a  tracé  ces  lignes  se  sôïïvTenl  des  éblouissantes  cons- 
tructions dialectiques  du  Phédon  et  de  la  République.  La 
dialectique  lui  apparaît  comme  une  sorte  d'échelle  iner- 
veilleuse  qui  escalade  les  cieux.  Déjà  si  puissante  entre 
les  mains  de  Platon,   n'avait-ellé  pas  été  encore  perfec- 


1.  I.  Strom.,  17.   ■ 

2    F,   Strom.,  177  tout  cnti>r 


DU  ROLE  DE  LA  PHILOSOPHIE  DANS  LE  PRESENT    195 

^pnnée'par  Aris-tote  et  Chrysippe?  (Quelle  arme  formi- 
dable n'élait-clle  pas  devenue  lorsqu'un  Antiochus  ou  un 
(kméade  la  maniait  !  Aussi  quand  il  songe  à  la  dialectique, 
J'iitf  impressions  contraires  dominenl  Clément.  D'une 
part,""_eTIè~7ûT apparaît  comme   le   seul   levier  capable    deJ^^juM  t^t^w^C: 

porter  l'âme   sur  les  hauteurs  où  siège  Dieu   et,  d'autre  ,  '  Lr 

•i         •  h     il  ii  r  ,       i  fa*j>uk£&Mtfw* 

part,  il  voit  en  elle  1  instrument  le  plus  perhde  de  men- 
songes et  de  sophismes.  Ce  qui  demeure  gravé  dans  son 
esprit,  c'est  le  sentiment  de  la  puissance  de  la  dialec- 
tique et,  par  conséquent,  de  sa  nécessité. 

Clément  éprouvait  en  lace  de  la  philosophie  à  peu  près 
ce  que  chacun  de  nous  ressent  en  face  de  la  science.  Sans 
doute  celle-ci  est  trop  différente  de  celle-là  pour  que  les 
situations  soient  les  mêmes.  Il  y  a  cependant  analogie. 
Celui  qui  a  une  fois  bien  compris  la  force  et  la  portée  de  y 
cette  méthode  scientifique,  laquelle  n'a  cessé  de  se  perfec- 
tionner depuis  Descartes,  en  demeure  frappé.  La  dialec- 
tique inspirait  à  Clément  le  même  sentiment.  Trop  clair- 
voyant pour  s'en  tenir  à  une  admiration  aveugle,  il  n'en 
restait  pas  moins  ébloui.  / 

Quels  services  attendait-il  de  la  dialectique?  Elle  apprend  ÎCMAM/Ud  ?l^-U<. 
toTTni'abord,  dit-il— à  discerner~Le  vrai  du  faux.  «  La  phi-    ^twjjMti^M^- 
losophie  grecque   ne  rend  pas  la  Vérité  plus  puissante, 
mais  elle  paralyse  les  efforts  de  la  sophistique  '.  »  —  «  La 
philosophie,   »    entendons  la  dialectique,   «  c'est   la   ser- 
pette qui  permet  de  démêler  les  branches  enchevêtrées, 

11  *  a         i        w     •        i  --  w^ 

de    couper    les    sarments    gourmands,    de    détruire    les 

ronces  ».  Ainsi  elle  protège  la  pensée  du  chrétien  contre 

les  pièges"  de  lalausse  sagesse.  Elle  est  comme  la  haie 

quTprlTslîrTè~1^rvfgTie.  «  La  dialectique,  c'est  le  mur  grâce 

1.  I,  Strom . ,  100;  33  :   toi;  -t  aJ  ôt'  kr.x-r^  unorpé^ouaiv  fjjj.lv  ur.or.;.--:v.v 


L96  CLÉMENT    D 'ALEXANDRIE 

auquel     la    vérité    nVsi    pas    foulée    aux    pieds    par    les 
sophistes  '.  » 

Un  autre  service  de  même  nature  que  rend  la  dialec- 
tique, e'esl  d'apprendre  à   distinguer  avec  précision  les 

choses  et  les  idées;   on   s'exerce  ainsi  au  maniement  des 

■^  ■-'>'-■ v  ,  ■ 

707,7a,  on  s'élève  dans  le  monde  intelligible  \  «  Le  gnos- 

«  tique,   dit-il,   ou    le    chrétien   parlait   fera    usage    de    la 
«  dialectique.   Il  s'appliquera,  avec  elle,  à  distinguer  les 
a  espèces  des  genres;  il  la  suivra  dans  l'effort  de  dépouiller 
«  les  choses  jusqu'à  ce   qu'elle    parvienne    aux  essences 
«  simples  et  premières  s.  » 
La  dialectique  aiguise  l'esprit  et  le  rend  plus  pénétrant. 
'^-(^UHMi         Affiné  par  elle,  il  s'élève  à  l'intelligence  des  symboles  con- 
tenus dans  les  Ecritures;   l'allégorie  n'a  plus  de  secrets 
pour  lui  4. 

Voici  un  passage  qui  résume  bien  le  point  de  vue  de 
Clément  :  «  Une  démonstration  l'aile  selon  les  règles  de  la 
«  logique  implante,  dans  rame  de  celui  qui  sait  la  suivre, 
«  une  créance  précise,  de  sorte  qu'il  ne  saurait  imagi- 
«  ner  que  ce  qui  est  démontré  lût  autrement  et,  en  outre, 
«  elle  ne  nous  laisse  pas  tomber  dans  les  pièges  des  so- 
«  phistes.  Elle  purifie  l'âme  des  choses  sensibles  et  l'ex- 
«  cite  jusqu'à  ce  qu'elle  parvienne  à  percevoir  la  \  érité.  ;'  » 
Les  textes  que  Ton  vient  de  parcourir  l'ont  voir  assez 

1.  I,  Strom.,  L00;  VI,  Strom.,  S!  :  oiov  Ov.-v.oç  yâp  h~:  SiccXextixij  <'•>;  ;j.r) 
KaTaTtaTsîaOat  r.y):  rûv  ffocpiTcûv  t))v  àXrjOeiav;  I,  Strotn.,  ch.  x. 

2.  I,  Strotn.,  177  :  auTT]  yàp  tû  ovxi  r\  Si<xXextix7]  ypdvjjats  ï-j-:  ~iy.  -x 
VOTjxà,  BiaipetiXT]  sxâotou   tfiiv  ovxwv   7;j.;/.t''>;  t:  xai  EÎXixpivûg,  toO  &7toxei{iivou 

'-     XTIXTJ 

:î.  VF,  Strom.,  80,  traduction  lifatfe  d  ukfë  phrase  donl  le  texte  parait 
incertain.  Voyez  le  chapitre  \  tout  entier  du  VI1   Stromate. 

'i.  \'l.  Strom.,  <S2  :  J)  SiootoXt]  8s  rfiiv  ovofiâircov  rûv  te  TcpaYjiiTtov  xav  -aîç 
ypa^ai:  3jT;êç  [lifOl  -r'.'>:  IvrixTEi  "a:.ç  ijiir/aîç. 

5.  I.,   Strom..  33. 


DU  RÔLE  DE  LA  PHILOSOPHIE  DANS  LE  PRESENT    197 

clairement  que  ce  que  Clément  demande  avant  tout  à  la 

philosophie,  c'est  sa   méthode.   Il   lui   envie  sa  puissante    rt   *^^u'    *■ 

dialectique.  Il  comprend  qu'elle  constitue  une  incompa-  ^A,  JtjsjLcfoU. 

rabte  discipline  de  l'esprit.  Il  ne  voudrait  pas  que  le  chris- 

tfanisme  n  en  eut  pas  le  bénéfice.  «  bi,  cl  une  part,  s  écrie-    — 

«  t-il,   nous   déclarons  qu'il  est  possible  d'être    croyant, 

«  alors  même  qu'on  lût  illettré,  d'autre  part,  nous  recon- 

«  naissons  qu'il    est   impossible,  sans  science,    de   com- 

«  prendre  tout  le  contenu  de  la  loi  '.  » 

Partout  il  fait  assez  bon  marché  des  enseignements  de 
la  philosophie;  tout  ce  qu'il  lui  accorde,  c'est  de  posséder 
quelques  parcelles  de  la  Vérité.  Mais  ce  qu'il  ne  peut  lui 
déhTer,  ce  qui  excite  sa  plus  vive  admiration,  ce  sont  ses 
règles  de  pensée,  sa  force  de   raisonnement,  et  enfin  ce 
génie  de  la  spéculation  qui  n'appartenait  qu'à  elle.  Pré- 
parer l'esprit  à  accueillir  la  Vérité,  le  rendre   apte  à  la 
saisir  et  à  la  contempler,  voilà  le  service  que  la  philoso-  J^vV, -^  •côc-0 
phie  peut  rendre,   et  voilà   la  principale   raison  pour  la-  ^^w,vw  Kk t4  ^ 
quelle  on  doit  la  cultiver.  Comme  il  ne  cesse  de  le  répé-        j     ^^h.Mi.j^. 
ter,  la  philosophie  est  l'auxiliaire  de  la  Sagesse  divine  2. 
Telle  est  sa  fonction.  Il  ne  faut  pas  l'oublier.    Il  faut  se 
garder  de  lui  donner  la  première  place  dans  ses  préoccu- 
pations et  dans  ses  études.  La  philosophie,  une  fois  son 
œuvre  d'éducation   achevée,   ne    doit   plus   être  pour    le 
gnostique  véritable  qu'une  sorte  de  délassement  3. 

1.  I,  Strom.,  35. 

2.  I,  Strom.,  97  :  oûtoi  /.%:  f(  çiXoaoçîa  rcpôç  xa-caXi)<|/tv  t%  akrfieiaç,  'Cr'-r^'.i 
Oj-j?.   aA7)0Etaç,   ij'/'/.t.[j/jX'/i-%:,   oôx  t.'.-:.%  oùoa  za-xÀr/icw;,   sùv  o:   roîç   aX/.o-.ç 


3.  VI,  Strom.,  62  tout  entier.  Voyez  aussi  VI,  Strom.,  102  :  «  Notre 
«  gnostique  est  sans  cesse  occupé  des  choses  principales;  s  il  a  le  temps 
«  et  le  loisir,  il  s'applique  à  la  philosophie  grecque  de  préférence  à  toute 
«  autre  récréation;  il  en  prend,  comme  on  prend  du  dessert,  juste  ce 
«  qu'il  faut. 


198  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Nous  avons  L'habitude  de  distinguer  très  nettement  le 
domaine  fhfëllëetiïel  du  domaine  moral,  les  idées  de  la 
volonté.  Clément,  pas  pi  us  que  les  philosophes  de  son 
temps,  ne  traçait  une  ligne  de  démarcation  aussi  rigou- 
reuse. A  ses  yeux,  les  méthodes  de  la  philosophie  ne  ser- 
venl  pas  seulement  à  discipliner  l'esprit,  elles  contribuent 
aussi  à  purifier  l'âme,  à  uous  affranchir  de  nos  vices  et  à 
nous  inculquer  la  vertu. 

Le  point  de  vue  île  noire  auteur  est  celui  de  son  temps. 
Depuis  deux  siècles  environTTâ  philosophie  tournait  déci- 
Xlto  dément  à  la  direction.  Épictète  et  Sénèque  sont  de  véri- 

tables directeurs  de  consT-Telu^eTTcT^ncorë,  dans  le  do- 
maine moral,  Clément  avait  le  sentiment  très  juste  de  la 
supériorité  pédagogique  de  la  philosophie  grecque.  Aussi 
n'hésite-t-il   pas  à  le   proclamer,  quoique  moins  souvent 
jl4cuuw      et  avec  moms  d'insistance.  Il  est  néanmoins  certain  qu'il 
jjjj^.       estime  que    la  philosophie  peut  se   rendre  utile  au  chré- 
tien, aussi   bien  dans  le  domaine  inoral  que  dans  le  do- 
marne  intellectuel  '. 
j^  In  dernier  service  qu'il  attend  de  la  philosophie  grecque 

est  _  qu'elleserve  (Tins!  ru  ment  de  propagande.  Il  compre- 
nait que,  pour  gagner  les  hommes  cultivés,  ÎT  fallait  leur 
parler  leur  langage  et  leur  exposer   les  doctrines  chré- 
K*"  tiennes  sous  une   forme  qui   leur  lût  familière.  «  Il  faut, 

-'vv^Urf.     r     «  dit-il,  présenter  à  ceux  qui  sont  avides  de  sagesse  les 
qJjCMIçKmÀu-  "  choses  qui  leur  sont  propres    langage,  idées),  afin  qu'ils 
"parviennent,    par  le   moyen   des  choses  qui   leur  appar- 
«  tiennent,  à  la   foi  en  la   Vérité  2.  »  A  l'appui  de  cette 


1.  VII,  Strom.,    20      <pi\oaofia   <:':   f]    'EXAîjvixJ]   oTov    repoxaOaCpee -îy 

■'?'/',>■  Notez  l'emploi  du  terme  Rpoxa8a(peiv. 

2.  \  .    Strom.,    IK  :  Slô  v.r:  COÎç  Tf(v  ao^iav  afroSai  TTJV  -a;,'  OCVTOtç  ÔpEXTéov  Ta 

OÎxeîa  >'■>:    j  ,    :.-,--.l ','.'%  Tôjv  î8lft)V  il:  rtfoTlV   à/.r.Osia;  ii/.'j->„;   àçixOlVTO. 


DU  RÔLE  DE  LA  PHILOSOPHIE  DANS  LE  PRESENT    199 

idée  si  juste,  il  cite  la  parole  de  l'apôtre  Paul  :  «  Je  me 
fais  tout  à  tous,  afin  d'en  gagner  quelques-uns.  » 
JCe  rapide  aperçu  suffira  pour  nous  convaincre  que  Clé- 
ieiit  n'entendait  nullement  se  borner  à  louer  le  grand 


passe"  de  la  philosophie.  11  luTassigne  une  fonction  pré- 
sëntë"nettement  définie.  Son  rôle  de  pédagogue  n'est  pas 
encore  achevé.  Elle  doit  continuer  à  le  remplir  auprès 
des  chrétiens.  Sans  doute,  elle  est  déchue  de  son  haut 
rang.    Elle   n'est  plus    comme   autrefois,   la    reine    sans    ^ 
rivale.  «  La  Vérité  grecque,  »  c'est-à-dire  la  part  de  vérité 
qui  se  trouve  dans  la  philosophie,  «  malgré  la  similarité  mM,<*~  UM 
«  des  noms,  diffère  profondément  de  la  Vérité  chrétienne.  Mmu?  ^wu^w'u/U 
'<  Elle  lui  est  inférieure,  quant  à  la  grandeur  de  la  connais- 
«  sance,  la  force  démonstrative,  la  vertu  divine  et  choses 
«  semblables  '  ».  Sa  tâche  est  cependant  encore  considé- 
rable. Ce  n'est  pas  imjrnédiocre  honneur  pour  elle  d'être 
l'institutrice  de  la  nouvelle  religion. 

Voilà  comment  Clément  conçoit  l'alliance  de  la  philo- 
sophie et  du  christianisme.  Sa  principale  préoccupation  a 
été  de  conserver,  au  profit  du  jeune  christianisme,  ce  que 
la  philosophie  avait  de  meilleur.  Les  philosophes  auraient 
pu  se  plaindre  qu'il  subordonnait  entièrement  la  sagesse 
grecque  à  la  Sagesse  chrétienne.  Il  le  savait  et  il  ne  s'en 
cachait  pas.  S'il  ne  l'avait  pas  fait,  aurait-il  encore  été  chré- 
tien? En  somme,  cette  solution  qu'il  proposait  du  grand  ' 
problème  qui  se  posait  alors  devant  la  conscience  chré- 
tienne n'était-elle  pas  la  plus  satisfaisante?  De  cette  solu- 
tion, nous  ne  connaissons  encore  que  la  théorie;  il  nous 
reste  à  rechercher  si,  en  fait,  notre  auteur  a  respecté  les 
limites  qu'il  trace  lui-même?  N'a-t-il  emprunté  à  la  philo- 
sophie que  ses  méthodes  et  sa  pédagogie?  X'a-t-elle  pas 

1.  I,  Strom.,  98. 


200  clément  d'Alexandrie 

exercé  sur  l'ensemble  de  ses  idées  une  influence  plus 
profonde  que  l'on  ne  supposerait  d'après  sa  théorie? C'est 
ce  que  nous  étudierons  dans  notre  troisième  partie.  Mais 
auparavant  il  nous  faut  aller  jusqu'au  fond  de  sa  pensée 
et  lui  demander  comment  il  s'explique  les  rapports  de  la 
foi  et  de  la  connaissance.  C'est  le  nœud  même  du  pro- 
blème des  rapports  du  christianisme  et  de  la  philosophie. 


CHAPITRE   VII 


La  Foi  et  la  Gnose, 


Dans  les  discussions  assez  confuses  qui  remplissent  une 
notable  partie  des  Stromates  était  impliquée  une  question 
infiniment  grave;  le  christianisme  se  confondra-t-il  avec 
la  foi  des  simples  ou  bien  admettra-t-on  qûll  revête  une 
fcTTTne^s^ïpériëure  ?  Question  qui  ne  pouvait  guère  man- 
'  quer  de  seTproduire  vers  la  fin  du  11e  siècle.  Il  était  iné- 
vitable à  ce  moment-là  que  certains  chrétiens  se  sentis- 
sent à  l'étroit  dans  les  limites  de  la  foi  populaire.  j\e 
voyaient-ils  pas  la  philosophie  contemporaine  prêcher  une 
morale  et  exposer  uneJ;heorogîe3qiii  faisaient  une  cer- 
tainefigure ?  N'était-ce  pas  le  temps  où  le  gnosticisme 
promettait  un  christianisme  digne  de  rivaliser  avec  la 
sagesse  grecque  elle-même?  En  face  et  de  l'hérésie  et  de 
la  philosophie,  la  foi  chrétienne  devait  paraître  un  peu 
humble.  Renoncer  à  lui  donner  une  forme  plus  philoso- 
phique et  plus  imposante,  n'était-ce  pas  abdiquer?  Une 
telle  médiocrité  d'ambition  devait  paraître  le  signe  d'une 
véritable  médiocrité  de  foi  et  d'enthousiasme  chrétiens. 

Voilà  ce  que  Clément  voulait  faire  comprendre  à 
l'Eglise.  Qu'avait-il  établi  dans  la  longue  discussion  que 
nous  venons  de  résumer  dans  les  chapitres  précédents? 
Des  choses  très  fortes  :  que,  par  certains  côtés,  le  chris- 
tianisme et  la  philosophie  grecque  étaient  plus  rap- 
prochés  qu'on  ne  le  supposait,    que  la  philosophie  avait 


202  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

joué  dans  le  passé  un  rôle  capital  et  véritablement  provi- 
dentiel, qu'il  y  avait  d'excellentes  raisons  pour  que, 
parmi  les  chrétiens,  on  l'étudiât,  et  surtout  enfin,  qu'elle 
était  indispensable  à  ceux  qui  voulaient  faire  produire  à  la 
vigne  son  plus  beau  fruit,  c'est-à-dire  atteindre  à  la 
Vérité  tout  entière. 

Il  ne  suffisait  pas  à  Clément  d'avoir  élevé  la  discussion 
à  cette  hauteur  et  d'avoir  conquis  pour  la  philosophie 
grecque  le  droit  à  l'existence,  il  lui  fallait  s'expliquer 
jusqu'au  bout.  Car  du  moment  qu'on  lui  accorde  le  chris- 
tianisme supérieur,  la  gnose  chrétienne,  il  faut,  de  toute 
"-  *^*^  nécessité,  qu'il  marqrie  les  rapports  réciproques  qu'il 
entend  établir  entre  h'  christianisme  supérieur  cl  celui  de 
tout  le  monde,  entre  la  gnose  et  la  foi. 

Comment  Clément  aurait-il  pu  se  soustraire  à  cette 
explication  ?  Alors  même  qu'il  n'eût  pas  vu  que  la  logique 
l'y  obligeait,  l'émotion  qu'il  soulevait  parmi  les  chrétiens 
lui  faisait  un  devoir  de  s'expliquer.  Quand  on  voyait  phi- 
losophes et  gnostiques  à  l'envi  se  donner  pour  une  espèce 
supérieure  au  reste  des  hommes,  quand  les  disciples  de 
l.asilide  et  de  Valentin  prétendaient  que  leur  gnose  cons- 
tituait un  privilège  qu'ils  tenaient  de  leur  propre  nature, 
ne  devait-on  pas  se  demander  où  Clémenl  voulait  en  venir 
lorsqu'il  parlait  a  son  tour  d'une  gnose  chrétienne  ?  Notre 
théologien  pouvait-il  se  dérober?  Le  voulait-il,  lui,  qui 
trahit  un  désir  si  vif  de  ne  pas  se  séparer  de  la  masse 
chrétienne  ? 

C'est  ainsi  que  Clémenl  a  élé  amené,  autant  par  les 
circonstances  que  par  la  logique,  a  réfléchir  sur  les  rap- 
ports de  la  foi  et  de  la  gnose  et  à  compléter  ainsi  sa 
théorie  des  rapports  du  christianisme  et  de  la  philosophie. 

On  nous  reprochera  peut-être  de  mettre  dans  les  idées 
de  notre  auteur  un  enchaînement  plus  rigoureux  qu'elles 


LA    FOI    ET    LA    GNOSE 


203 


ii'en  oitt  en  réalité.  Assurément  la  tentation  est  forte  d'in- 
troduire un  peu  d'ordre  dans  le  chaos  des  pensées  de 
Qlément.  Il  faut  s'en  défendre  soigneusement.  Néanmoins 
quei  que  soit  le  désordre  de  son  exposition,  notre  caté- 
iTiète  est  loin  d'être  dépourvu  de  logique.  Il  a  parfaite- 
ment vu  qu'après  avoir  justifié  l'usage  qu'il  voulait  faire  de 
la  philosophie,  il  lui  fallait  aller  au  fond  des  choses  et  dis- 
cuter les  rapports  de  la  foi  et  de  la  gnose.  Aussi,  après 
avôîr~efabli  la  première  de  ces  deux  thèses  dans  son 
premier  Stromate,  il  aborde  la  seconde  dans  le  deuxième.  ^7uUug^v^ 
Naturellement,  il  y  reviendra  plus  loin,  comme  aussi  il  xoX^  VL  V-4V- 
refera  la  démonstration  de  sa  première  thèse  '.  Il  n'en 
reste  pas  moins  qu'il  se  montre  ici  fidèle  à  la  logique  de 
ses  idées  et  que  son  deuxième  Stromate  fait  suite  au 
premier. 

L'une  des  difficultés  qu'offre  l'étude  de  notre  auteur 
provient  de  l'absence  de  précision  dans  les  principaux 
termes  qu'il  emploie.  Ils  sont  si  élastiques  que  tantôt  ils 
embrassent  tout  un  groupe  de  notions  connexes,  tantôt 
ils  n'en  désignent  qu'une  seule.  La  langue  théologique  de 
Clément  est  encore  à  l'état  fluide,  en  voie  de  formation. 
Ainsi  que  signifient  exactement  ces  termes  de  foi  et  de 
gnose  qui  reviennent  sans  cesse  dans  les  textes  que  nous 
allons  étudier?  Nombreuses  sont  les  définitions  que  notre 
auteur  en  a  données.  Mais  de  toutes  ces  définitions  il  serait 
singulièrement  malaisé  de  tirer  une  notion  qui  ne  soit  pas 
contradictoire.  Les  unes  sont  formulées  en  termes  philo- 
sophiques empruntés  soit  à  Platon  soit  aux  stoïciens,  les 
autres  en  langage  biblique.  Nous  nous  bornerons  à 
indiquer  le  sens  que   Clément  donne    en   général   à  ces 


1.  Il  traite  des  rapports  de  la  -iiT'.ç  et  de  la  yvwTiç  notamment  dans  les 
chapitres  n  à  vi  ;  ix  à  xn  du  ne  livre,  et  dans  les  chap.  i  à  m  du  ve  livre. 


2l)ri  <   l  ÉMENT    d'aLKXANIUUE 

termes  de  ïïwtiç  el  devvwo-tç,  nous  réservant  de  relever  au 
fur   el   à  mesure    les   significations  plus  spéciales   qu'ils 
revêtent  dans  certains  passages. 
\s*~        Notre  théologien  entand^généralement  par  -briç  la  foi 
„       _  des  simples  chrétiens.  Pour  plus  de  précision,  il  l'appelle 

assez  souvent  \  xoivv)  moriç,  la  foi  commune-  La  yvàm; 
embrasse  les  doctrines  chrétiennes  qui  ne  peuvent  être 
saisies  que  par  une  suite  de  raisonnements.  Elle  signi- 
uj  \&ÀAy<-  fierait  une  sorte  de  théologie  spéculative  si  celle-ci  n'était 
dans  la  pensée  de  Clément  plutôt  à  l'état  de  projet  que 
réalisée  en  un  corps  concrel  de  doctrines. 

Quels  sont,  d'après  Clément,  les  rapports  qui  existent 
entre  la  foi  et  la  gnose  ?  Quel  est  le  principe  qui  détermine 
ou  définit  ces  rapports?  Ce  principe  est  très  clair  et  très 


Vv 


vViA^I  • 


a 


précis.  La  foi,  d'après  Clément,  c'est  le  fondement;  la 
gnose  n'est  que  le  couronnement.  La  foi  est  à  la  base  de 
toute  forme  transcendante  de  christianisme.  Il  n'y  a  rien 
d'antérieur  à  la  foi.  rien  de  plus  primitif  ou  de  plus 
essentiel.  Elle  conditionne  toute  manifestation  de  chris- 
tianisme dans  quelque  domaine  que  ce  soit,  domaine  des 
idées  ou  domaine  des  actions.  Elle  est  donc  la  pierre 
angulaire,  (dénient  lui  donne  la  place  d'honneur. 

Sur  ce  poi n I  capital,  il  n'a  jamais  varié.  C'était  chez  lui 
un  principe  arrêté.  11  y  revient  si  souvent  et  avec  tant 
«I  insistance  qu'on  voit  bien  qu'il  y  tenait  absolument.  En 
fait,  c'est  !<•  principe  fondamental  de  toute  sa  théologie, 
c'esl  le  trait  distinctif  de  son  christianisme,  celui  qui  cons- 
titue l'originalité  de  l'idée  qu'il  se  l'ail  des  rapports  de  la 
religion  chrétienne  el  de  la  philosophie.  C'est  là,  dans  la 
façon  dont  il  conçoil  les  rapports  de  la  foi  ei  de  la 
gnose,  qu'il  faut  chercher  le  dernier  mot  de  sa  pensée  el 
la  ciel  de  sa  position  théologique  entre  les  gnostiques  et 
le         impliciores». 


LA    FOI    ET    LA    GNOSE  20ô 

•  Il  y  «,  dans  le  Pédagogue,  un  chapitre  curieux  qui  met 
en  pleine  évidence  la  portée  que  Clément  attribuait  à  la 
£oï.  C'est  le  sixième  1.  L'Ecriture  appelle  les  croyants  des 
enfants.  Les  gnostiques  en  concluaient  que  1rs  simples 
ctèles  sont  des  mineurs.  Au-dessus  d'eux  sont  les  élus, 
ceux  qui  possèdent  la  gnose.  Ceux-ci  sont  les  parfaits.  Le 
simple  fidèle  est  psychique,  le  gnostique  est  pneumatique. 
Il  y  a    parmi  les  chrétiens   comme  deux  races!    Rien  ne  -w 

pouvait  être  plus  contraire  au  vrai  christianisme  qu  une 
telle  prétention.  Clément  la  combat  avec  une  vigueur  qui  -^v^-^^Aa,  tf/uc 
prouve  qu'il  avait  pleine  conscience  de  l'incompatibilité  du 
principe  gnostique  avec  le  principe  chrétien. 

La  simple  foi  n'exclut  pas  la  perfection.  Au  contraire. 
«  Dès  que  nous  sommes  régénérés  par  le  baptême,  nous 
«  recevons  le  parfait,  objet  de  nos  efforts.  Dans  le  bap- 
«  terne,  nous  recevons  la  connaissance  de  Dieu.  Or,  celui 
«  qui  connaît  Dieu  ne  peut  être  imparfait,  il  ne  peut  lui 
«  manquer  rien  d'essentiel.  Car  qu'est-ce  qui  peut  man- 
«  quer  à  qui  connaît  Dieu  ?  D'ailleurs,  Dieu  qui  est  parfait,  jta,  huïjvc&fa 
«  n'accorde  que  des  choses  parfaites.  Ainsi  croire  simple-  .   i. 

«  ment  et  être  régénéré,  c'est  avoir  la  perfection  et  la  vie. 
«  On  est  dans  la  lumière.  Le  baptême  a  pour  effet  de  dis- 
«  siper  les  péchés  qui  nous  plongent  dans  les  ténèbres  et 
«  de  rendre  à  notre  œil  spirituel  la  faculté  de  voir  Dieu.  » 

Naturellement, ^ajoute  Clément,  cette  perfection  n'est 
encore  que  virtuelle!  «  Elle  ne  sera  effectivement  réelle 
<(  qu'à  la  résurrection  des  croyants.  Nous  croyons  donc  que 
«  nous  sommes  parfaits  autant  que  cela  est  possible  en  ce 
«  monde  2.  Donc,  conclut  Clément,  il  n'est  pas  vrai  que  les 

1.  Voir  notre  analyse  du  Pédagogue  à  la  page  77.  Xous  complétons 
ici  et  nous  commentons  ce  que  nous  n'avons  fait  qu'indiquer  dans 
l'analyse. 

2.  Paedag.,  I,  25-28. 


' 


206  CLÉMENT    d'aLEXANLHUE 

«  uns  soient  des  gnostiques  et  les  autres  des  psychiques  en 
«  Jésus-Christ,  c'est-à-dire  dans  le  même  Verbe,  mais 
«  Ions,  en  se  dépouillant  des  désirs  charnels,  sont  égaux 
«  et  pneumatiques  aux  yeux  du  Soigneur  '.  Ce  qui  consti- 
«  tue  la  perfection,  c'est  de  renoncer  aux  péchés  et  de 
«  croire  en  Celui  qui  est  seul  parfait  ".  » 

Traduisons  la  pensée  de  notre  auteur.  Tout  est  en  germe 
dans  la  foi  du  simple  néophyte.  Elle  contient  virtuelle- 
ment les  formes  les  plus  élevées  du  christianisme.  Elle 
est  en  puissance  la  gnose  la  plus  haute.  Voilà  pourquoi 
o*n  peut  dire  d*eîîë  qu'elle  est  parfaite  et  (pie  celui  qui  la 
possède  est  parfait  aussi  bien  que  legnostique.  D'où  vient 
que  la  simple  foi  possède  une  telle  valeur?  De  ce  qu'elle 
accompagne  la  rénovation  morale  qui  s'accomplit  dans  le 
baptême.  Dépouillé  de  ses  péchés,  le  néophyte  appartient 
à  une  race  d'hommes  entièrement  nouvelle.  Ce  qui  lui 
donne  cette  prérogative  sur  les  autres  hommes,  ce  n'est 
pas  la  supériorité  de  sa  gnose,  c'est  sa  régénération  par 
les  eaux  du  baptême.  Il  n'est  pas  encore  tout  ce  qu'il  sera  ; 
il  n'est  pas  parfait  comme  le  Christ;  il  n'est  qu'un  simple 
fTdèle,  mais  il  est  sur  la  voie  de  la  perfection.  Ainsi  (dé- 
nient se  sépare  et  des  gnostiques  et  des  «  simpliciores  »  : 
des  premiers,  en  soutenant  que  la  simple  foi  contient  vir- 
tuellement la  gnose  la  plus  transcendante,  des  «  simpli- 
ciores »,  en  laissant  entendre  que  la  simple  foi  n'est  pas 
ii n  terme,  mais  un  commencement. 

Du  passage  que  nous  venons  d'analyser  et  de  commen- 
ter, il  ressort  que  la  gnose,  bien  loin  d'être  radicalement 
différente  de  la  foi,  n'en  est,  en  quelque  sorte,  (pie  l'épa- 

1.  Ibidem,  28,  29,  31. 

2.  Paedag.,  I,  52  :  TeXcûoaiv  BijXovdtt  Xiycjv  (ô  inéaxokoi)  -J>  àr.omi/f)x'. 
ia";  &|iapTtai$  xat  =  ';  nîativ  rofl  [Kfvou  tîXjîoj  àvaysYJvv^iOai  èxXaf)o|AÉvo'jj  twv 
xat&ciofcv  âjiacT'.''.>/. 


LA    FOI    ET    LA    GNOSE  207 

•ÊouisscmenL.  fc'n  gnostique,  d'après  Clément,  ne  peut  j&CLmjWju  <w'& 
être  qu'un  simple  croyant  arrivé  à  maturité.  C'est  un  chré-  jj^^^umm*»* 
tien  qui  a  tiré  de  sa  loi  toutes  les  virtualités  qu'elle  conte-  < 
.&}£&.  C'est  l'idée  (jiic  noire  auteur  exprime  sous  les  formes 
les  plus  variées  et  que  l'on  retrouvera  dans  tous  les 
textes  que  l'on  va  lire.  Voici  un  passage  entre  beaucoup 
d'autres,  où  il  marque  très  nettement  le  rapport  qu'il 
conçoit  entre  la  foi  et  la  gnose  :  «  La  gnose  pour  le  dire 
«  d'un  seul  mot,  est  une  sorte  de  maturité  de  l'homme,  en 
«  tant  qu'homme.  Elle  s'opère,  grâce  à  la  connaissance  des 
«  choses  divines.  En  outre,  dans  les  mœurs,  la  vie,  les 
c  discours,  elle  est  conséquente  à  elle-même  et  demeure 
«  en  harmonie  avec  le  Verbe  divin  (c'est  la  perfection, 
«  tant  au  point  de  vue  de  la  connaissance  de  Dieu  que  de 
«  la  vertu  chrétienne).  Par  elle,  la  foi  s'achève  et  devient 
c  parfaite,  étant  donné  que  le  fidèle  ne  peut  devenir  par- 
«  fait  que  de  cette  manière.  La  foi  est  donc  une  sorte  de 
«  bien  intérieur  et  immanent  (èvSiàOsToç opposé  à  ■jcpoœoptxôç, 
«  ineffable  à  exprimé,  virtuel  à  réel).  Sans  s'être  appli- 
«  quée  à  chercher  Dieu,  elle  confesse  qu'il  est  Dieu  et  le 
«  loue  en  tant  qu'existant.  Il  faut,  en  conséquence,  partir 
«  de  cette  foi  et,  croissant  dans  la  grâce  de  Dieu,  acquérir 
«  dans  toute  la  mesure  possible,  sa  connaissance  !.  » 

Tels  sont  d'une  manière  générale,  les  rapports  de  la  foi 
et  de  la  gnose.  L'idée  que  notre  auteur  s'en  fait  se  sou- 
tient avec  une  grande  rigueur  dans  le  détail.  On  peut  clas- 
ser ses  affirmations  sous  les  trois  chefs  suivants  : 

1°  La  foi  est  la  condition  même  de  toute  connaissance  de 
Dieu.  Quelque  transcendante  qu'elle  soit,  celle-ci  repose 
sur  la  simple  foi.  Nous  choisissons  deux  passages  topiques 
où  Clément  a  développé  cette  proposition.  Le  premier  se 

1.  VII,  Strom.,  55. 


208  clément  d'Alexandrie 

trouve  dans  le  II'  Stromate  '.  Il  vient  d'exposer  son  plan. 
Il  traitera  de  l'utilité  des  études  dites  encycliques (§§  I  «'I  2). 
(  >u\>n  ne  s'imagine  pas  pour  cela  qu'il  va  <<  helléniser  ».  Il 
in-  vise  pas,  comme  tant  de  philosophes,  à  faire  de  belles 
phrases:  il  voudrait  que  ses  méditations  profitassent  réel- 
lement à  ses  lecteurs.  11    cherche  les  choses  et  non  les 
mots.  Il  ne  faut  pas  craindre  la  peine.  On  doit  poursuivre 
la  vérité  partout  où  elle  se  cache,  même  dans  les  discours 
des  Grecs    §  ■!  .    D'ailleurs,  «  la  loi  est  le  chemin  ».  Là- 
dessus,    il   s'efforce  de  montrer  que  la  «  philosophie  bar- 
bare o  contient  implicitement  toute  science,  celle  de  l'uni- 
vers   visible,    comme    celle    du    monde   intelligible.   Elle 
conduit  a  Dieu.  Moïse  en  est  un  exemple  frappant.  II  n'a 
pas  eu  besoin  de  la   sagesse  humaine  pour  pénétrer  dans 
le  mystère  do  ni  Dieu  s'enveloppe.  —  Qu'est-cecjue  «  cette 
philosophie  barbare  »?C'est  tout  simplement  le  christia- 
nisme, la    foi  des  lidcles.  Elle  est  le  critère  de  la  connais- 
sance de  l)ieu  §  7).  Elle  ntTs'égare  pas  dans  des  sophismes. 
Elle  est  donc    indispensable,  si  Ton  veut   être   propre  aux 
spéculations  extraordinaires,  à  la  contemplation  de  Dieu2. 
Ainsi  l'idée  qui  se  fail  jour  dans  tout  ce  passage,  à  travers 
l'obscurité  de  l'exposition,  c'esl  que  l'on  ne  peut  parvenir, 
sans  la  simple  foi,  à  la  gnose   divine,  à    la  connaissance 
supérieure  de  1  >ieu. 

Dans  le  même  passage,  il  appelle  la  tzItziç  une  Oeoo-eêetaç 
?r-/.-j-7.<)i-'.;.  Ce  dernier  mol  est  un  terme  stoïcien.  Il 
signifie  l'accord  de  l'esprit  avec  les  perceptions.  C'est  cet 

,  niinieiii    intérieur  que   nous  donnons  à  ce  qui  parait 
évident.  La  -':-;-.'.:  exprime  donc  m.lre  assentiment  person- 


1.  Il,  S/rom.,§§  :!-M,  aotammenl  ch.  n. 

2.  M.    Strom.,  8  :  -<•>:  yàp  tojt">v  p'-*''    y.'",'-','™'  toi'    av  •{/•-!//, 
0'.a;j.x/">;j.Évr,:  ïvcov  ~.rt:  reepi  TJ]V  [xaOrjaiV  à-'.TT'aç. 


LA    FOI    ET    LA    GNOSE 


209 


nel  à  raclée  de  Dieu.  C'est  elle  qui  nous  porte  à  L'adorer. 
*KIle  est  un  acte  de  piété.  Pour  tout  dire,  elle  est  le  con- 
sentement de  notre  être  à  ce  que  suggère  la  piété,  à  l'idée 
tfe  Dieu.  Elle  est  donc  une  truYxaTàôeo-iç  9so<reêewcç. 

"Ha  même  idée  se  trouve  exposée  avec  plus  d'ampleur 
encore  dans  le  Ier  chapitre  du  livre  V.  ("dénient  dislingue 
d'abord  1res  nettement  entre  la  foi  et  la  gnose^  CFôTre  que 
le  Fils  est  le  FîTsyquTTest  venu,  qu'il  est  apparu  sous  une 
certaine  l'orme,  pour  une  certaine  cause,  el  qu'il  a  souffert, 
c"est  là  l'objet  de  la  foi.  Dépasser  ces  faits,  demander  ce 
qifest  le  Fils,  essayer  de  comprendre  sa  nature,  c'est  ce  ^JL^oU^U^h. 


que  se  propose  la  gnose.  La  foi  accepte  les  faits,  la  gnose 
raisonne  sur  les  faits  '.  La  gnose  procède  donc  de  la  foi  et 
lui  fait  suite.  Elles  sont  inséparables.  «  La  gnose  ne  va 
pas  sans  la  foi,  ni  la  foi  sans  la  gnose.  »  Le  lien  qui  les 
unit  est  si  étroit  qu'il  peut  se  comparer  à  celui  qui  unit  le 
Père  au  Fils. 

Dans  ces  conditions,  la  simple  foi,  y,  xoivt)  mamç,  est  le 
fondement,  y.yJly.-tz  GsfAsXio?  ûitéxeiTou,  ("dément  est,  si  pos- 
sible, plus  explicite  encore  dans  la  suite  de  ce  remarquable 
passage.  Allégorisant  la  parabole  du  grain  de  moutarde^il 
dit  que  ce  grain  représente  la  foi.  Celle-ci  en  a  le  mordant, 
elle  stimule  l'âme  à  s'élever  aux  plus  hautes  Idées.  Comme 
le  grain  de  la  parabole  devient  un  grand  arbre,  elle  aussi 
se  développe  et  s'épanouit  «  jusqu'à  ce  que  reposent  sur 
elle  les  paroles  touchant  les  régions  célestes  ».  Qu'on  ne 
dise  donc  pas  qu'il  y  a  la  foi  du  maître  et  la  foi  du  dis- 
ciple, la  foi  du  simple  chrétien  et  la  foi  du  gnostique.  C'est 
la  même  foi  chez  l'un  et  chez  l'autre  à  des  degrés  diffé- 

1.  "\  II,  Strom.,  57  ;  f,  ;j.:v  oùv  ;t£<m$  sûvto|aos  î  —  'v,  i'o;  il-;lv,  tfiiv  /.rzi-zi- 
ypyrwv  yvwaiç,  f,  yvcSct;  o;  àîccîSsiÇtç  ràiv  B-.à  T.':i-.i''i;  rcapsiXïjtj.iJLevtDV  îayjià  xaî 
[iiôaio:  o'.à  t?,ç  aopiazîjç  SioaT/'.aÀia;  Èrtotxo8ojiOU[xév7)  tîj  ~'<mi  il;  zo  i'j.i-ir.-''>'oy 
'/.7.1  'j.-.-'  i-'.-jTr'ar:  y.aTaXr.îTTixÔv  rrïoïrri'j.-ouaa.  •  ' 


14 


210 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


^   J^JU  <v. 


-AjjfawLr 


* 


rents  d'épanouissement.  Même  la  foi  des  apôtres  n'est  pas 
d'autre  nature  que  la  foT  commune.  Klle  est  simplement 
«excellemment  édifiée  ». 

Telle  est  la  foi  en  sa  véritable  portée.  De  celte  concep- 
tion  notre  auteur  lin-  une  conséquence  de  la  plus  haute 
importance.  Si  la  foi  est  le  premier  degré  d'où  l'âme 
s'élance  pour  arriver  jusqu'à  la  contemplation  de  Dieu,  si 
elle  doit  être  considérée  comme  le  germe  fécond  de  la 
gnose  chrétienne,  alors  jamais  la  foi  ne  peut  être  un  obs- 
tacle à  la  recherche,  à  la  Zr-r^'.;.  Il  ne  saurait  y  avoir 
entrave  de  sa  pari  à  la  poursuite  d'une  connaissance  supé- 
r'ieure  des  choses  divines.  La  carrière  est  ouverte  à  la 
pensée  chrétienne.  Quel  coup  de  maître  de  trouver  dans 
la  foi  populaire  elle-même  les  litres  qui  légitimaient  les 
plus  hardies  spéculations  de  son  noble  esprit!  Sans  le 
savoir,  Clément  réfutait  Tertullien  el  émoussait  la  pointe 
de  l'arme  la  plus  redoutable  de  ce  grand  adversaire  de 
toute  gnose  quelconque!  Tertullien  veut  faire  de  la  foi 
populaire  précisément  une  barrière  à  opposer,  non  seu- 
lement à  Fhérésie,  niais  même  à  la  curiosité  d'esprit  la 
plus  naturelle  et  la  plus  légitime.  Quand  on  croit,  dit-il, 
on  ne  cherche  plus.  Quand  on  croit,  dit  Clément,  c'est 
alors  qu'on  esl  <-n  état  de  chercher  2.  Ainsi  se  marque 
l'opposition  irréductible  qu'il  y  avait  entre  ces  deux 
esprits,  entre  le  christianisme  de  l'un  et  le  christianisme 
de  l'autre. 

D'autre  part,  Clément  se  garde  bien  de  laisser  à  la  spé- 
culation une  liberté  sans  limites.  L'esprit  de  recherche 
et  d'investigation  ne  doit  s'exercer  qu'à  de  certaines  con- 
ditions. Tout  d'abord,  notre  eatécjlète    \<'iil  qu'il  y  ait  ccr- 


■s    , 


!.  \.    Strom.,  Il   :  ttjv  nî<mv  roivuv  oux  iyX'  **<  [kîvïjv  &XXà   aùv  Çr-r'^n 


6eîv  Rpoçaiveiv  pajxev. 


LA.    FOI    ET    LA    GNOSE  211 

taines  choses  qui  ne  soient  pas  mises  en  question.  «  Il  y  a     Um/^Wvh«Wpu< 
^*des  recherches,  comme^cfîTAristote,  qu'on  doit  blâmer,  M^a^uk^ 
«^élle-ci,  par  exemple,  s'il  convient  d'honorer  ses  parents. 
«  II  y  en  a  d'autres  qui  méritent  un  châtiment,  ainsi  lors- 
qu'on demande  des  preuves  de  l'existence  de  la  Provi- 
«  dence.  Puisque  la  Providence  s'exerce,  c'est  une  impiété   ^>cfcuu^ùuw^» 
■   de  penser  que  la  prophétie  ne  s'accomplit  pas  selon  les    ^ojC^i^/J/Uicu^ 
><  voies  de  la  Providence.  Il  faut  en  dire  autant  de  l'éco-    auUWîWxio^ 
«  nornie  du  salut.  Peut-être  même  ne  doit-on  pas  tenter  de 
«  démontrer  de   telles  choses  '  ».  En   outre,  Clément  ne 
veut  pas  que  la  recherche  de  la  vérité  dégénère  en  dis- 
pute. Que  de  l'ois  il  signale  le  péril  des  querelles  de  mots!     J W>*-  a&U/vo^ 
«  C'est   chose   salutaire    de   faire    de   Dieu   l'objet    de   sa 
recherche,  pourvu  qu'on  s'efforce  de  trouver  la  vérité  et 
qu'on  évite  les  disputes  2.  »  Voilà  des  précautions  qui  ont 
été  inspirées  à  notre  auteur  par  la  crainte  des  excès  de  la  ^i/v^^^ 
spéculation.  Elles  marquent  l'éloignement  qu'il  éprouvait  ^WA^- 
pourTe- gnosticisme.  Il  concluait  en  disant  :  «  Dieu  peut 
sauver  par   la   simple  foi,    sans  démonstrations  et  argu- 
ments 3  ».  Ainsi,  on  possède  dans  la  simple  foi  l'essentiel, 
et  si  Ton  aspire  à  ce  qui  la  dépasse,  à  la  gnose  divine,  à  la 
contemplation  de  Dieu,  encore  faut-il  partir  de  la  simple  \ 
foi.  Elle  est  donc  le  fondement  et  de  la  religion  et  de  la 
théologie  chrétiennes. 

2°  La  Foi  est  le  fondement  et  la  condition  de  la  vie  du 
gnostique  ou  parfait  chrétien.  Clément  est  fort  éloigné 
d'être,  comme  on  l'a  prétendu,  un  pur  intellectualiste.  Il 
est  autant  préoccupé  de  morale  que  de  spéculation,  de  vie 
chrétienne  que  de  contemplation  philo sopnTqiie.  Il  ne  lui 

1.  Y,  Strom.,  6,  passage  sur  les  propositions  qui  ne  peuvent  faire 
l'objet  d'un  Tr^ua. 

2.  Ibidem,  12. 

3.  V,  Strom.,  9. 


'M/Ù 


212  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

sullil   pas  de   montrer  que  les  spéculations  les  plus  har- 
dies de  son  gnosticisme  chrétien  plongenl   leurs  racines 
dans  la  foi  commune  des  fidèles,  il  faut  qu'il  prouve  encore 
cUv       qu'au  point  de  vue  moral,  la  sainteté  que  s'efforce  de  pra- 
.,         limier  son  chrétien  parfait   dérive  de   la    foi  populaire  et 

H  en  esi   (lue    la    Heur. 

G- est  1  idée  qui  remplit  une  notable  partie  du  IIe  Stro~ 

yÀ/ Jjlo^aaméWAé/'  mate.  Innombrables  sont  les  formes  sous  lesquelles  notre 

auteur  la   présente.  Il  y  a  une   échelle  des   vertus   chré- 

.  T— î .      .  . r- 

tienncs.  Au  premier  échelon  se  trouve  la  feu  ;  vient  ensuite 
la  repentance  qui    suppose  la  foi  ;   à  un  degré  supérieur 
brille  l'espérance  qui  jaillit  aussi  de  la  foi  '.  Délie,  pro- 
viennent   aussi    la    crainte    salutaire,    la   tempérance,    la 
patience,    enfin    l'amour  el    la    gnose.   «  La   foi    apparaît 
«  connue  la  première   inclination  qui  nous   porte  au  salut. 
«  Après   elle  la   crainte,    l'espérance,   la  repentance    qui, 
«  accompagnées  de  tempérance  et  de  patience,  en  se  déve- 
«  loppant  nous  conduisent  à  l'amour  et  à  la  gnose  ~  ».  Ne 
demandons  pas  a  Clément  une  absolue  précision  dans  les 
idées  :  il  ne  sYxplrque  pas  clairement  sur  les  rapports  des 
vertus  chrétiennes   les  unes  avec  les  autres;  il   n'établit 
pas  entre  elles  de  progression  vraimenl  organique,  encore 
moins  montre-t-il  clairement  le  lien  qui  les  unit  à  la  foi; 
il  serait  facile  de  relever  des  contradictions  dans  ce  qu'il 
en  a  dit.  Il  faut  s'en  tenir  à  l'ensemble  de  ses  idées.  Nous 
Taxons  dit,  il   \oil  les  choses  en   bloc  et   nul  n'a  jamais  été 
moins    capaBre    d'analyser    les    notions    qu'enfantait   son 
fécond  esprit.  S'il  n'est  pas  parvenu  a  exposer  clairement 

I.  Voir  notamment   II,   Strom.,    23 .   30     ;l,  15,    18.   Nolez  «I <  ^    phras< 

corn celles   ci   :  nîatew;  oùv  xai  rt  'j.i-y.v>'.y.   r.aT(5f  Qmjj.cc...  j}8t]   8s  r,  V/-.'.;  ïx 

-.  -'.'■'■  Tjyii~T)i  izlaziç  é'8pao|xa  àyx-r,:. 

~2.  II.  Strom.,  31.  Voir  aussi  II,  Strom. ,9  :  nton?  ;upîaz6TOi  :jy/\  ~p«Ç 
OeuiXioc  :■/'-  -'-.  lexle  corrigé. 


vU 


LA    FOI    ET    LA    GNOSE  213 

sîi  f'acoif  de  concevoir   L'enchaînement  des    vertus  ehré- 

tiennes,  il  est  sûr  qu'il  les  enchaîne  ',  et  il  est  non  moins    j  ..,i- 

•■11       «•  •     ,  .      •  i     i     r  •        t      ,       î         foufy  &*&&*' 

certain  qu  il  les  lail    toutes  dériver  de  la  loi.  «    toutes  les 

uerjfts  chrétiennes  sonl  filles  de  la  foi.  La  foi  précède  2  ».   ÇtyuMA^ 

Ailleurs,  il  dit  que  les  vertus  sonl  comme  les  éléments, 

TTO'.ys7.-/.  de  la  gnose  :  la  foi  est  encore  plus  élémentaire 
quelles;  c'est  l'élément  par  excellence  ;  elle  ésl  aussi 
nécessaire  au  chrétien  parlait  que  l'air  respirable  L'est 
aux  habitants  de  la  terre.  Il  n'est  pas  plus  possible  qu'il  y 
ait  de  vraie  gnose  sans  foi,  qu'il  ne  Test  qu'il  y  ait  de  la 
vie  sans  Les  quatre  éléments.  La  foi  est  donc  le  fondement 
de  la  vérité  3.  La  foi  est  chose  divine.  «  Elle  est  une  sorte 
de  puissance  de  Dieu  ''  ».  Clément  semble  la  concevoir 
vaguement  comme  un  germe  divin  d'où  jaillit  la  forme 
supérieure  de  christianisme  qu'il  a  conçue.  Elle  se  déploie 
dans  une  double  direction,  aboutissant  dans  le  domaine  de 
la  pensée  aux  clartés  de  la  contemplation  de  Dieu  et  dans 
le  domaine  de  l'action  et  du  sentiment  aux  formes  les  plus 
hautes  de  la  sainteté  et  de  l'amour.  Aussi  s'écrie-t-il  avec 
énergie  :  le  gnostique  chrétien  est  planté  en  la  foi. 
Ailleurs,  il  résume  sa  pensée  dans~cëïïë~phrasê  significa- 
tive :  «  la  foi  et  la  connaissance  de  la  vérité  tcwtiç  et  yvw- 
<tu)  préparent  l'âme  qui  se  décide  pour  elles,  à  demeurer 
conséquente  à  elle-même  et  stable  ».  Ainsi  la  foi  et  la 
gnose  concourent  à  produire  le  même  effet  sur  l'âme. 

t.  II,  Strom.,  iô  :  <'■>-.  [ièv  oùv  àv~axoXou8ou<iiv  àÀÀ^Àai;  ai  àpsxaï  -.':  "/pJ] 
/.;-;-:'.•/.  i-'.o£o:'ya£vo'j  r/ji,  u>;  jtitrcts  ;j.  =  v  im  [iSTavoia  IXîttÇexaij  £jÀxoi'.a  Se  ïr.\ 
-:z-.v.  xal.î]  Iv  toÛTOtç  Irçt[iovTJ  -.\  /.%:  k<jxi)<jiç  i';j.a  [i.a07,aei  aujurepaiouxa'.  :-U  iyâ- 

T.'i;i.    7\    0£   -ft   '■■•ii-'i'jV.   TsXsiOOTŒt. 

2.  II,  Strom.,   55. 

3.  II,  Strom. ,  .'il  :  itoyeitov  yoiv  tijç -yvtoasios  tô5v  Kpo£ipY){ilvwv  ipsTfiiv  utoi- 
yEiwSccrcs'pav  Etvai  au[i6è'67]xs  rfjV  iciariv... 

».  II.  Strom.,  i8  :  î]  îî«ms  oJva;j.i;  t.:  toj  8sou. . .  53,  jîwjtis  8è  î-J/ô?  s'ç 
aàiT7)OÎav  . . .  , 


214  clément  d'Alexandrie 

Clément  esl  allé  encore  plus  loin.  Il  va  jusqu'à  affirmer 
^^    -  que  la  foi  est  le  fondement  de  la  connaissance  en  général, 

-/vvu..v     \        w-   Nous    trouvons    cette   affirmation    dans  un    passage    qui 
mérite  d'être  cité  en  entier  '. 

«  Il  y  a  quatre  voies  par  lesquelles  la  vérité  nous  arrive, 
«  les  sens  (at<rQrj<rtç),  l'intelligence  (voyç),  la  science  (eitt- 
«  ot^uti)  et  ropinion  (ùtoAtj«|/'.ç).  Dans  l'ordre  naturel,  l'in- 
«  telligence  a  le  premier  rang;  pour  nous  et  par  rapport  à 
<(  nous,  c'est  la  sensation.  Du  concours  de  la  sensation  et 
«  de  l'intelligence  naît  la  science  ou  la  connaissance 
«  véritable.  Le  trait  commun  à  l'intelligence  et  à  la  sen- 
«  sation,  c'est  l'évidence.  Mais  la  sensation  est  un  degré 
«  pour  arriver  à  la  science.  La  foi,  pénétrant  par  les  sens, 
«  dépasse  l'opinion  pour  arriver  aux  choses  non  fictives 
«  et  ne  s'arrête  que  dans  le  sein  de  la  vérité.  »  Puis  il 
montre  que  le  raisonnement  ue  peut  atteindre  le  principe 
des  choses;  en  dépit  de  leur  dialectique,  les  Grecs  u Ont 
pas  connu  Dieu.  «  C'est  donc  par  la  foi  seule  que  l'on 
parvient  au  principe  même  de  l'Univers.  » 

C'est  une  véritable  théorie  de  la  connaissance  que  Clé- 
ment expose  dans  ce  passage.  Passablement  informe  et 
^incohérente  du  reste.  Comme  toutes  les  conceptions  phi- 
losophiques de  notre  auteur,  elle  est  composée  de  pièces 
■jw»^-  '  ~-  de  rapport  fournies  par  toutes  les  écoles.  Bille  doit,  ses 
principaux  éléments  notamment  au  platonisme  et  au 
stoïcisme.  Ce  qui  paraît  toul  à  fait  particulier  à  Clément, 
c'est  l'idée  de  mettre  la  -■--:;  à  l'origine  de  la  connaissance. 
Les  stoïciens  avaienl  bien  dit  quelque  chose  d'analogue. 
Clémenl  lui-même  en  l'ait  la  remarque.  Ils  parlaient  d'une 
-:o/ /, •>'.;,  c'est-à-dire  d'une  sorte  d'intuition  qui  précède 
toute  opération   de  l'esprit,  du  moins  tout  raisonnement. 

1.  II.  Strom.,  13. 


** 


LA    FOI    ET    LA    GNOSE  215 

•  Cette-intuition,  confirmée  ensuite  par  le  raisonnement, 
devient  une  v.v-yj;r{-l<.;.  Notre  auteur  a  vu  une  analogie  très 

claire  entre  son  idée  de  la  foi  et  de  la  gnose  et  cette  notion 
«les  stoïciens.  La  foi,  en  effet,  grâce  à  la  démonstration 
que  Ton  fait  de  son  objet,  devient  de  la  science  ou  de  la 
gnose  \  Donc,  en  dernière  analyse,  elle  est  une  -pôAr,!'.;. 
11  le  dit  en  propres  termes  2.  Elle  est  donc  non  seulement 
à  la  base  de  toute  connaissance  de  Dieu,  mais  de  la  con- 
naissance en  général.  Voilà  comment  Clément  est  arrivé  à 
formuler  une  idée  fort  curieuse  et  qui  était  plus  profonde 
et  plus  vraie  qu'il  ne  le  croyait.  Il  ignorait  qu'il  entre- 
voyait qu'à  l'origine  de  la  pensée  elle-même,  comme  de 
la  volonté,  il  y  a  un  acte  de  foi  inconscient  ! 

L'analogie  que  notre  auteur  croyait  apercevoir  entre 
riivfûTtîôlï  (Tes- stoïciens  et  la~  loi  rTetait  qu'apparente. 
Qulrnporte  !  ce  quTest  clair,  c'est  qu'il  a  voulu  montrer 
qu'on  ne  saurait  se  passer  de  la  foi,  et  qu'elle  est  à  l'origine  ' 
de  la  gnose  la  plus  ambitieuse.  Aussi,  s'écrie-t-il,  «  la  foi 
est  plus  importante  que  la  connaissance  ;  elle  en  est  le 
critère  3  ».  La  foi  et  la  gnose  se  conditionnent  récipro- 
quement   :    Ti'.TTf,  xotvuv  f,   yvôa-tç,  yvwo-Tr,    oï  r,  itioriç  ! 

On  le  voit,  dans  tout  ce  que  Clément  dit  de  la  foi,  ce 
qu'il  y  a  de  moins  clair,  c'est  ce  qu'il  entend  au  juste  par 
la  foi.  L'ulée^iiijl^en  fait  ne  supporterait  pas  l'examen. 
Elle  se  révélerait  comme  contradictoire.  C'est  une  notion 
essentiellement  complexe,  se  composant  d'éléments  ou 
d'idées  qui  ont  une  vague  ressemblance.  N'oublions  pas 


1.  II,  Strom.,   48  :  JïiTtT)  OÈ  fj  yvûa1.;    rçxis  Sv  à'r,  È7Ct<JTï)fJ.OViX7]  mcoSeiÇiç  xûv 
xa-rà  i'/.rfif]  çiXoaoçîav  -7.paui8op.Evwv. 

2.  II,    Strom.,  8   :    jwaxiç    8s  r,v  &ia6aXXouci  xêvtj'v  xa;.  pàp6apov   vojuÇovtss 
"EÀÀt,veç  jrpôXïjtjiiç  Ixotfaio's  loti. 

3.  II,  Strom.,  15   ;  xupuikspov  oùv   zf^    l-'-n-rl'ir^   f)   jcî<m$  xai  egtiv  aù-cf;? 

XptT7]plOV. 


216  <  I  l  Ml,\  I     D'ALEXANDRIE 

(|iir  Clément  voit  les  choses  dans  leur  totalité;  il  en 
aperçoit  toutes  les  faces  à  la  fois.  Il  en  résulte  tics  con- 
ceptions très  fécondes  niais  peu  précises.  Elles  sont 
comme  le  chaos,  riches  de  virtualités,  mais  enveloppées 
d'obscurité. 

Retenons  oV  l'exposé  que  l'on  Nient  de  lire,  ce  t'ait 
capital,  c'esl  que  (dénient  donne  à  la  simple  foi  la  place 
jjM*^  . HUM.wiuvfj-'-honneur.  L'efforï  même  qu'il  l'ait  pour  montrer  qu'elle 
est  la  Eâse  de  toute  gnose  prouve  à  quel  point  il  tenait  à 
Caire  reposer  sur  elle  tout  son  christianisme.  A  aucun 
prix  il  ne  veut  se  séparer  de  ses  frères. 

L'idée  que  Clément  se  fait  de  la  foi  achève  d'éclairer 
la  solution  qu'il  proposait  du  problème  capital  des  rap- 
ports du  christianisme  et  de  la  philosophie.  Il  est  clair 
qu'il  voudrait,  d'une  part,  conserver  de  la  philosophie  ce 
qui  est  essentiel  et  durable  el  que,  d'autre  part,  il  n'entend 
pas  diminuer  le  christianisme.  Telle  est  en  théorie  sa 
pensée.  Nous  allons  voir  maintenant  si  en  fait  et  dans  la 
pratique,  il  a  maintenu  l'équilibre  qu'il  établissait  en 
principe  entre  le  christianisme  et  là~ ""philosophie.  Qui 
sait,  si,  à  son  insu,  il  n'a  pas  l'ail  à  celle-ci  une  place  plus 
large  qu'il  ne  lui  accordait  en  théorie! 


TROISIÈME    PARTIE 


CHAPITRE  PREMIER. 


Les  Sources. 


Deux  influences  très  diverses  concourent  à    former  la 

théologie  de  notre  auteur  :  (Tune  part,  le  christianisme,   I-wc^/vUamiX;  C 
d'autre   part  la  jyhilosophie.  Etudier  dans  quelle  mesure  ^        uL^fr^O 
l'un  et  L'autre  élément  ont  déterminé  sa  pensée  et  désraffer 
de  cette  étude  le  caractère  et  la  nature  précise  de  chacune 
de  ces  deux  grandes  influences,  voilà  ce  que  nous  nous 
proposons  de  tenter  dans  cette  troisième  partie. 

On  peut  juger  jusqu'il   un  certain  point    des  influences 
qu'un  auteur  a  subies  par  les  citations    qu'il  fait  '.  Elles  XjJfÀiJi^M 
abondent  chez  (dément,  et  elles  sont  aussi  variées  qu'abon-  ^/^^J^^b 
dantes.  Elles  se  ramènent  cependant  à  deux  sources  prin- 
cipales.   L'une    est  la    littérature    grecque,  l'autre    la    lit-  ^  -u^^cCUl'w 
térature  biblique.  Notre  auteur  puise  à  peu  près  également^  jjjfaXri)u)J\î'  t 
dans  l'une  et  dans  l'autre.    Les  textes    bibliques  se   croi-    " 
sent    avec    les  citations   d'auteurs    grecs    de    la   façon  la 
plus  étrange.  Au  premier  abord,  on  a  beaucoup  de  peine 

I  En  ce  qui  regarde  l'authenticité  des  citations  de  poètes  grecs  qui  se 
trouvent  dans  les  écrits  de  Clément,  voir  A.  Scheck,  De  fontibus  dé- 
mentis Alexandrini,  1889.  p.  44  sqq.,  et  la  bibliographie  qu'il  donne. 
Pour  une  appréciation  de  ce  travail,  voir  notre  aperçu  bibliographique. 


218 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


±4U  i~ 


•  L 


/j+jJuwZb- 


à  se  rendre  compte  de  la  différence  que  l'ail  Clément  des 
uns  et  des  autres.  Il  dit  quelque  part  que  la  philosophie  a 
été  le  testament  des  Grecs.  A  en  juger  par  la  manière 
dont  il  pratique  les  philosophes  d'une  part  et  les  prophètes 
de  l'autre,  il  semble  bien  qu'en  fait  la  littérature  grecque 
et  la  littérature  biblique  ont  été  pour  lui  deux  testaments 
d'égale  valeur. 

A  celte  première  constatation  il  convient  d'en  ajouter 
une  autre.  Clément  cite  couramment  une  foule  de  poètes, 
de  dramaturges,  d'auteurs  comiques.  A  y  regarder  de 
près,  ces  citations  consistent  surtout  en  des  sentences  et 
des  maximes.  Ce  qu'il  aime  chez  un  écrivain,  ce  n'est  pas 
l'artiste,  c'est  le  penseur.  De  tous  les  poètes  celui  qu'il 
semble  préférer,  c'est  Euripide,  le  plus  philosophe  de 
tous.  C'est  lit  une  indication.  Ce  qui  intéresse  (dément 
dans  la  littérature  grecque,  c'est  ce  qu'elle  a  de  philoso- 
phique. Tout  le  reste  le  laisse  parfaitement  froid.  Il  lui 
arrive  de  réciter  des  \  ers  d'Homère  ou  de  Sophocle.  Nous 
,\  ne  nous  souvenons  pas  qu'il  ait  jamais  laissé  ('(happer  un 
mol    qui  trahisse  de  l'admiration  purement  littéraire. 

(  )n  est  encore  loin  d'être  d'accord  sur  les  iniluenees 
philosophiques  qu'a  subies  clément.  Les  uns  en  font  un 
-^^  platonicien,  les  autres   un   stoïcien.  D'autres  soutiennent 

\Om  que  l'hilon  a  été  son  maître  de  philosophie  aussi  bien  que 

d'exégèse,  el  que  tout  ce  qu'ilsait  de  la  pensée  grecque, 
il  le  tient  du  savant  Juif  d'Alexandrie.  Il  serait  facile  de 
montrer  que  toutes  ces  appréciations,  tout  en  contenant 
une  pari  de  vérité,  sonl  trop  absolues.  Clément  doit  cer- 
tainement beaucoup  au~pîàlolHKTTmr+H'ùs  il  y  a  dans  sa 
théologie  une  foule  d'idées  qui  sont  entièrement  étran- 
gères à  Platon.  Nous  verrons  aussi  que  si  notre  auteur  est 
tributaire,  dans  une  large  mesure,  du  philonisme,  il  s'en 

paie  sur  des  points  essentiels.  La  vérité  est  qu'il   es1 


aKJjjJ**, 


LES    SOURCES  210 

• 

•  éclectique.  II. le  dit  lui-même  dans  un  passage  que  nous 
avons  déjà  cité  '.  En  cela,  il  est  de  son  temps.  Quel  est 
^lors  le  philosophe,  à  l'exception  de  quelques  stoïciens,  qui 
^  nô  se  soit  montré  hospitalier  à  toutes  les  écoles  et  dont  la 
pensée  ne  relève  de  trois  ou  quatre  maîtres  à  la  fois? 
Analyse/  n'importe  quelle  idée  de  Clément  et  vous  y  trou-  '  ^«Cwvà^vvv 
verez  les  éléments  les  plus  divers.  Ses  conceptions  sont 
essentiellement  mixtes. 

^"Cependant,~on  discerne  parfaitement  dans  cette  espèce 
de  syncrétisme  qui  constitue  la  théologie  de  notre  auteur         *» 
un  certain  nombre  d'influences  qui  prédominent  sur  toutes  i  **^ 
les  autres.  Ce  sont  le  platonisme,  le  stoïcisme  et  Phi  Ion.  \¥j$fo)MJ$Uw<~ 
Voilà  les  écoles  qui  ont  directement  influé  sur  la  pensée    ,A 
de  Clément.  Nous  croyons  que  les  preuves  existent  qu'il 
en  a  pratiqué  les  livres.  Ces  écrits,  il  est  loin  de  s'en  être 
assimilé  tout  le  contenu,  mais  il  y  a  des  points  de  sa  doc- 
trine qui  supposent  qu'il  les  a  étudiés;  il  en  a  compris  et 
retenu  ce  qui  convenait  à  sa  pensée.  Quant  aux  autres  phi- 
losophes qu'il   cite,  il  est  douteux  qu'il    les  ait  lus;  il  les 
coirnâTTgénéralement  de  seconde  main  ;  ce  qui  est  certain, 
c'est   qu'ils  n'ont  contribué  à  former  sa  théologie   ou  sa 
morale  que  dans  une  mesure  insignifiante  2. 

Quoique  Platon     et  même    Aristote    aient    marqué  sa 
pensée  de  leur  empreinte,  ne   nous   imaginons   pas   que 
Clément  en  ait  une  intelligence  exacte  et  complète.  Il  les 
comprend  dans  la   mesure  où  on  les   comprenait  de  son  ^J  larjx^JK^ 
temps;    son  platonisme,   comme  son  stoïcisme,   est  celui  (^ 

qui  circulait  dans, tes  écoles  ;  leurs  auteurs  auraient  sans 
doute   trouvé    leur   propre   doctrine   bien   défigurée.    En 


J.  I,  Strom..  37. 

2.  La  morale  de  Clément  contient  quelques  éléments  aristotéliques  mais 
on  peut  contester  qu'il  ait  lu  Aristote. 


kMj^^M^ 


220  (  I  ÉMENT    d'aLEXANDRI] 

outre,  ce  n'esl  aucun  de  ers  systèmes  dans  sa  totalité  que 
l'on  trouve  chez  (Jtément,  il  nVn  reproduit  qîrë  ctës  parties 
saillantes.  De  larges  infiltrations  dans  certains  groupes  de 
ses  conceptions,  voilà  ce  «pie  Ton  constate.  Enfin  ces  infil- 
trations ne  se  sonl  pas  faites  partoul  dans  la  même 
mesure.  Sur  tel  point,  dans  l'ensemble  d<v  sa  pensée,  telle 
influence  est  plus  forte  que  sur  tel  autre  point.  Ainsi  dans 
sa  conception  de  Dieu,  dans  la  théologie   proprement  dite, 


Ctémenl  esl  principalemenl  tributaire  de  Platon;  dans  sa 
christologie,  comme  dans  sou  exégèse,  il  esl  disciple  de 
Philon  ;  dans  sa  morale^  c'est  en  première  Ligne  des 
stoïciens  el  un  peu  d'Aristote  qu'il  s'inspire.  \<>i là  les 
L points  «ni  se  concentre  en  quelque  sorte  chacune  de  ces 
influences  el  ou  elle  se  fait  sentir  avec  le  plus  d'intensité. 
Il  ne  faiit  pas  en  conclure  qu'elle  se  limite  a  ce  seul  point, 
au  contraire,  ou  la  retrouve  dans  presque  toutes  les  autres 
conceptions  de  notre  auteur,  mais  moins  forte.  Tandis 
qu'elle  colore  les  premières,  elle  ne  fait  que  teinter  les 
autres.  Vinsi  on  discerne  partout  chez  Clément  du  plato- 
nisme, du  siouis I  notamment  du   philonisme,  mais  la 

proportion   en    \  arie  sans  cesse. 

I  es  explications  sufliront,  pensons-nous,    pour  donner 
i  une  idée  précise   de    la   nature    des  conceptions  de  noire 

^  *'■  autour.  Celles-ci  sont  essentiellement  hétérogènes.  Vous 
n'\  voyez  pas  seulement  deux  grands  courants  d'idées, 
I  un  venu  do  la  philosophie,  l'autre  du  christianisme,  s'y 
croiser  cl  •  \  confondre.  (le  sérail  encore  trop  simple. 
Examinez  I  élément  philosophique  de  ces  conceptions  cl 
il  vous  apparaîtra  comme  essentiellement  composite. 
Votre  analyse  \  fera  voir  sans  peine,  a  coté  d'une  em- 
preinte principale,  plusieurs  autres  sensibles  encore, 
quoique  moins  profondes.  Si  Platon  ou  Zenon  a  été  l'archi- 
tecte en  quelque  sorte  de  telle  conception,  de  tel  groupe 


LES    SOURCES  221 

(Tidéfcs,  il  y  a  eu  d'autres  artisans  qui  ont  collaboré  à  la 


*¥  même  œuvre. 


d-t 


^wUaaX^  . 


'/  Mais  nous  n'avons  encore  examiné  qu'un  seul  côté  des     C' ^cJ£J^ 
conceptions  de  Clément.  Pendant  qu'il  puise  d'une  main 
tfans  la  philosophie,  il  puise  de  l'autre  dans  la  littérature 
biblique.   Tels  deux  cours    d'eau   qui   se   rencontrent,  ils 
coulent  sans   se  mélanger  dans  le  même  lit.  On  les  dis 
tingfue  à  la  couleur  de  leurs  eaux. 

"Vovons  d'abord  ce  que  notre  au  leur  pense  de  l'Ancien 
Testament  et  l'usage  qu'il  en  fait.  Les  Ecritures  sont  divi- 
nement inspirées.  C'est  le  Logos  de  Dieu  lui-même  qui 
parle  par  la  bouche  des  prophètes.  Les  Ecritures,  étant 
inspirées,  n'ont  pas  besoin  d'être  accréditées  par  une 
démonstration  quelconque  '.  Elles  contiennent  en  elles- 
mêmes  la  garantie  de  leur  vérité. 

On  ne   saurait   être    plus   explicite.    De   tels   principes 
impliquent    que   les   Écritures  sont  la   source    de    toute 
vérité.   Aussi  Clément  veut-il   que  toute  proposition   soit   \^ffju^ Ojj CW> 
prouvée  par  leur  témoignage.  S'il  accorde  aux  doctrines    jjj^jjr^ 
dv*  philosophes  quelque  autorité,  c'est  parce  qu'il  croit 
qu'ils  les  ont  puisée-  dans  les  Livres  Sainis. 

Voilà  notre  théologien,  semble-t-il,  lié  au  texte  des 
Écritures.  Il  le  serait  en  eP.êt  s'il  ne  pratiquait  la  méthode  ^j^.jvmjW 
allégorique  2.  On  connaît  ce  procédé  ingénieux  qui  cousis-  yJlXllsfyyvCiï 
tait  à  faire  dire  à  un  texte  une  foule  de  choses  auxquelles 
son  auteur  n'avait  jamais  songé.  L'allégorie  repose  sur 
l'analogie  poussée  jusqu'à  ses  dernières  limites.  On  décou- 
vrait dans  une  phrase,  dans  un  mot,  quelque  chose  qui 
rappelait   l'idée  qu'on  avail    dans  l'esprit.  Quand  le  sens 

1.  Vif,  Strom.,  9.").   Le  chap.  xvi  loul  entier  du   Vil"  Strom.  est   à  con- 
sulter. 

2.  Nous  complétons  ici  ce  que  nous  avons  déjà  <lil  de  l'allégorie  à  la 
page  38. 


222  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

littéral  du  texte  s'opposait  décidément  au  rapprochemenl 
qu'on  voulait  faire,  on  ['écartait  simplement.  Le  texte 
prenait  alors  un  sens  symbolique.  On  le  métamorphosait 
en  imago  de  l'idée  qu'on  voulait  lui  l'aire  exprimer.  C'est 
ainsi  que  Clément,  à  l'imitation  de  Philon,  transfigure  ce 
que  la  Genèse  raconte  de  la  vie  conjugale  du  patriarche 
Abraham  '.  L'histoire  s'évapore  en  typologie.  Ailleurs, 
encore  d'après  Philon,  il  voit  dans  les  somptueux  vête- 
ments du  souverain  sacrificateur  un  symbole  qui  signifie 
les  quatre  éléments!  Le  chandelier  d'or  pré  ligure  le  Christ 
«  éclairant  ceux  qui  croiront  en  lui  2  ».  On  se  demande, 
en  lisant  ces  allégories,  si  railleur  croit  encore  à  la  réalité 
historique  du  tabernacle. 

Ton!  l'Ancien  'l'cstamenl  se  transforme  en  symboles 
de~s  ventes  qûTne  devaient  être  révélées  qu'à  l'avènement 
du  Christ  \  Le  sens  littéral  ne  semble  pas  exister  pour 
^  .  ytwML'  Clément.  Il  ne  s'en  préoccupe  jamais.  En  lisant  Moïse  et 
jjU'.'^'jj  .H's  prophètes,  il  est  constamment  à  l'affût  d'allégories  qui 
contiennent  sous  leurs  voiles  les  idées  qui  lui  sont  chères. 
Grâce  h  ce  procédé,  il  retrouve  dans  l'Ancien  Testamenl 
toute  sa  théologie.  Il  n'est  pas  étonnant,  dans  ces  condi- 
tions, qu'il  en  appelle  avec  tant  de  confiance  à  cette 
autorité  ! 

L'exégèse  de  Clément  est  ce  qu'il  y  a  de  moins  origi- 
l  ■  '-._^^  *■»  nul  dans  son  grand  ouvrage.  En  cette  matière,  il  est  élève 
sJw&aa"  d<-  Philon.  Principes  et  méthodes,  il  lui  a  tout  emprunté. 


Il  a  énormément  cité  l'Ancien  Testament,  et  on  peut  dire 
qu'il  y  a  dans  son   livre  autant  d'allégories  que  de  cita- 

I .  Voir  ;'i  la  page  1 57. 

'_'.  Voir  tout  le  chapitre  \i  du  Ve  Stromate  avec  les  notes  «  1  < •  Potter;  II, 
Strom.,  20,  <•!<■. 

3.    \.    Sliuii...  90  :  '>j'>ir.''>  -;a,-  ■).-■./.-. /.xljt.-.u  \  rtùv  lZpO<fi\tiKS>V  ^ /]/'■>':■.:  [iotf- 


LES    SOURCES  223 

tiôns.  Il  n'y  en  a  guère  qu'il  n'ait  prises  à  sou  maître.  On 
."«'étonne  de  constater  à  quel  point  il  est  redevable  au 
grpnd  exégète  juif.  La  surprise  est  d'autant  plus  grande 
qu'il  ne  dit  pas  toujours  qu'il  copie  Philon.  Quel  exemple  VfC^wCDw  -^ 
Jti*itructif  des  mœurs  littéraires  de  l'époque!  Décidément 
les  droits  d'auteur  étaient  alors  chose  absolument  incon- 
nue. Les  ouvrages  de  Philon  ne  lui  appartenaient  plus;  ils 
étaient  devenus  bien  publie. 

Clément,  il  faut  le  dire^avait  une  sorte  dejroûtjnjié^    ^ 
pourjjdlégorie.  A  cet  égard,  rien  n'est  plus  curieux  que 
son  Ve  Stromate.  Ce  livre  a  été  écrit  presque  tout  entier  vWUMj! 
pour  justifier  l'allégorie.  L'idée  maîtresse  en  est  que  les   ^jh 
plus  hautes  vérités  n'ont  jamais  été  exprimées  que  dans     - —  ■ 

des  symboles,  et  que,  par  leur  nature  même,  elles  ne  pou- 
vaient l'être  autrement.  Que  l'on  consulte  les  Egyptiens 
ou  les  sages  de  la  Grèce,  aïïssi  bien  que  Moïse  el  les  pro- 
phètes, tous  ont  fait  usage  du  symbole.  Voyez  les  pré- 
ceptes de  Pythagore.  Pris  dans  un  sens  littéral,  ils  sont 
insignifiants  ;  interprétez-les  selon  les  règles  de  l'allégorie 
et  vous  les  verrez  livrer  en  quelque  sorte  passage  à  de 
sublimes  vérités.  Ce  sont  des  voiles  qu'il  faut  savoir  sou- 
lever. Ainsi  les  sages  de  toute  la  terre  ont  enveloppé  la 
vérité  de  mystères.  Cela  était  nécessaire.  Elle  eut  été' 
trop  éblouissante  pour  le  commun  des  hommes.  D'ailleurs, 
convenait-il  qu'elle  se  révélât  sans  qu'il  en  coûtât  quelque 
peine  pour  la  découvrir?  Clément  va  plus  loin,  et  à  la  fin 
de  ce  livre  il  en  arrive  à  émettre  l'idée  qu'il  y  a  des  choses 
qu'il  est  impossible  de  connaître  et  même  d'apercevoir, 
sinon  à  travers  des  symboles.  Peut-on  connaître  Dieu? 
N'est-il  pas  inaccessible  à  l'homme  ?  Sa  substance  n'est- 
elle  pas  insaisissable?  Y  a-t-il  un  seul  nom  dont  on  le 
nomme  qui  puisse  véritablement  s'appliquera  lui,  l'expri- 
mer dans  son  être  ineffable?  Xous  ne  le  connaissons  que 


224  CLÉMENT    d'aLEXANDRIE 

par  les  effets  de  sa  puissance  II  ne  nous  esl  sensible 
qu'autant  qu  il  exerce  son  action.  C'est  dans  ses  actes 
qu'on  l'aperçoit.  Des  lors,  commenl  pourrait-on  en  parler 
sinon  en  images,  en  symboles?  Ainsi,  au  fond,  l'allégorie 
repose  sur  une  conception  particulière  des  choses.  Elle 
procède  d'un  point  de  vue  philosophique.  Il  y  a  du  plato- 
nisme dans  la  préférence  que  Clément  marque  pour  cette 
.méthode  d'interprétation. 
.—  -v      L'allégorie  n'était  pas  sans  péril.  On  pouvait  aller  très 

loin  avec  un  procédé  qui  permettait  d'attribuer  aux  auteurs 
sacrés  i\r>  idées  qu'ils  n'avaient  jamais  eues.  Clément  le 
savait.  Les  gnostiques  qu'il  connaissait  si  bien  lui  avaient 
ouvert  tes  veux.  Il  voyait  quelles  témérités  d'idées  ils  pré- 
tendaient  justifier  par  l'interprétation  allégorique  i\<-s 
Ecritures.  Que  faire  pour  parer  a  ce  danger?  Renoncera 
l'allégorie?  Mais  on  ne  connaissait  pas  alors  d'autre 
méthode  d'exégèse.  Tertullien  proposail  un  moyen  som- 
maire. Il  veut,  dans  -on  De  Proescriptione,  qu'on  refuse 
tout  simplement  aux  hérétiques  le  droit  d'interpréter  les 
Ecritures!  Ne  sera  valable  que  l'interprétation  admise  par 
l'Eglise.  I  ii  jour,  on  poussera  I  idée  de  Tertullien  jusque- 
là.  Combien  notre  Clément  est  éloigné  de  cette  intolé- 
rance! Il  connaît  aussi  bien  que  l'Africain  le  péril  de  l'in- 
terprétation gnostique,  cl  il  le  signale  avec  beaucoup  plus 
de  clairvoyance.  Mais  commenl  propose-!  il  de  le  conju- 
rer? C'est  en  donnant  a  lexégètê  chrétien  un  critère  qui 
lui  permet  le  de  distinguer  les  bonnes  des  mauvaises  inter- 
prétations, celles  qui  sont  nuisibles  de  celles  qui  édifient. 
•  '-^ '- •■-  Pour  se  préserver  de  l'erreur,  il  lui  suffira  de  demeurer 
fidèle  ;i  la  tradition  </>■  l'Eglise.  Gardons-nous  de  prendre 
ces  mots  dans  I'-  sens  qu'ils  auront  un  jour,  qu'ils  ont 
encore.  La  suite  du  discours  montre  clairement  que  Clé- 
ment  entend   siihplement   par  là  ja  foi  chrétienne  deuil  La 


LES    SOURCES  225 

Avivanfe   transmission  se  faisait  depuis  plusieurs  généra- 
tions.  «  L'origine  de  notre  enseignement,  c'est  le  Sei- 
gneur, »  dit-il.  «  Ensuite  parles  prophètes,  par  l'Evangile, 

.  p. H'  les  bienheureux  apôtres,  il  demeure  notre  pédagogue.» 
Ce  qu'il  discerne  dans  l'Ecriture,  c'est  donc  la  voix  du 
Seigneur.  Voilà,  dit-il,  «  la  vraie  démonstration  »  de  la 
vérité  des  Livres  Saints  \  Qu'est-ce  à  dire  si  ce  n'est  que 
Clément  se  fie  au  sens  chrétien  pour  écarter  les  interpré-  ~t-w-^w^UA 
tations  vraiment  périlleuses  pour  la  foi?  Plus  on  aura  >  ty\Mjwfô/U - 
l'âme  chrétienne  et  moins  on  donnera  dans  les   extrava- 


gances gnostiques.  Ainsi  tandis  que  Tertullien  ne  sait  pro- 
téger les  chrétiens  qu'en  leur  interdisant  de  discuter 
même  un  texte  avec  les  hérétiques  et  en  privant  ceux-ci 
de  tout  droit  d'interpréter  l'Écriture,  Clément  arme  le 
fidèle  en  quelque  sorte  intérieurement;  il  se  fie  à  sa  foi 
pour  le  préserver,  et  il  lui  laisse  sa  liberté. 

Les  allégories  de  Philon,  de  Clément,  d'Origène  nous 
font  sourîreT~elles  ne  nous  paraissent- guèrè~~plus  raison- 
nables que  celles  des  stoïciens  dontCicéron  nous  a  donné 
quelques  échantillons  si  curieux  dans  son  De  Natura 
Deorum.  Et  cependant,  il  faut  le  reconnaître,  cette  méthode 
se  justifie  par  les  services  qu'elle  a  rendus.  Qu'aurait  fait 
Clément  sans  l'allégorie?  Il  lui  aurait  été  tout  simplement 
impossible  de  se  faire  accepter  des  fidèles.  On  accordera  jUmmjjJ/ 
(pie  ses  idées  principales,  conception  de  Dieu,  christolo-  ^pjj  ^jjX/i^- 
gie,  idéal  de  sainteté,  refondues  et  remaniées  par  ses 
successeurs,  ont  singulièrement  fécondé  la  pensée  chré- 
tienne. Effacez  la  théologie  de  Clément,  et  la  foi  des 
simpliciores  restant  à  l'état  embryonnaire,  ne  revêtant 
jamais  des  formules  propres  à  en  faire  le  Credo  d'un 
monde    nouveau,    finissait    par     se    stériliser.    A   aucun 

1.  VII,  Strom.,  eh.  xvi,  §§  94,  95  et  tout  le  chapitre. 

15 


226 


CLEMENT    H  ALEXANDRIE 


Ï4MXUx 


T^y- 


moment  de  l'histoire  elle   ne  sérail  devenue  universelle. 
L'avenir  aurait  été  compromis  si  le  grand  catéchète  ;i\;iil 
été  repoussé  |>ar  l'Eglise.  Orj  oë  l'aurait-il  pas  été  imman- 
quablement  s'il   avait  présenté  ses   idées   telles   quelles? 
On  ne  les  aurait  pas  comprises.  On  les  aurait  méconnues 
au  point  de  les  confondre  avec  celles  des  gnostiques,  les 
plus   grands  adversaires  de    Clément.    Pour   comprendre 
notre  auteur,   ne    fallait-il    pas  posséder  une  culture  qui 
n'était  pas  commune  parmi  les  fidèles?  Même  présentées 
avec  toutes  les  précautions  que  lui  suggérait  sa  grande 
expérience  de  pédagogue  chrétien,  nous  l'avons  vu,  Clé- 
ment ne  les  a  pas  acclimatées  dans  l'Eglise  sans  soulever 
de  graves  objections.  C'est  parce  qu'il  se  rendait  parfaite- 
ment compte  de    cette    situation    que  notre    auteur   s'est 
enveloppé  de  tant   <!<■   mystères.  11  savait  qu'une  lumière 
trop  crue  ne  ferait  qu'éblouir  sans  éclairer.  La  méthode 
allégorique,  si  largement  appliquée  par  lui,  pouvait  seule 
lui  permettre  de  ménager  les  transitions  et  de  prévenir  de 
fâcheux   malentendus.   Cette   méthode    offrait    encore  un 
;:utre   avantage.   Elle   permettait  à   Clément    de  fonder  sa 
théologie  sur  l'Ecriture.    C'était  lui  donner  une  sanction 
capitale.   S'il  n'avait  pas  eu  l'allégorie  à  sa  disposition,  il 
aurait  été  obligé  de  présenter  au  public  ses  idées  théolo- 
giques sous  sa  seule  responsabilité.  Cela  eût  alors  ample- 
ment suffi  pour  éloigner  de  lui  l'opinion  chrétienne. 

Tels  sont  les  services  qu'a  rendus  l'allégorie.  Elle  a 
été  un  instrument  de  progrés~verîtable.  Elle  a  servi  à 
l'épanouissement  du  christianisme  dans  le  domaine  de  la 
pensée.  Tel  est  le  fait  historique.  Sans  doute,  elle  ne  se 
justifie  pas  à  notre  point  de  vue.  L'allégorie  repose  tout 
entière  sur  des  fictions.  C'esl  un  leurre  de  l'imagination. 
Jamais  un  penseur  chrétien  ne  pourrait  actuellement  se 
servir  d'une  méthode  dont  il  saurait  qu'elle  a  ce  caractère. 


LES    SOURCES  227 

«Mais  de  grâce,  "reportons-nous  au  temps  de  Clément.  Ni 
lui,  ni  personne  ne  se  doutait  de  ce  qu'était  réellement  la 
nTéthode  eu  usage.  On  l'appliquait  avec  une  bonne  foi 
[a^olue.  Tout  défectueux  que  nous  paraisse  l'instrument 
qu'ont  manié  ces  ouvriers  du  royaume  de  Dieu,  il  n'en 
reste  pas  moins  qu'il  a  puissamment  aidé  au  développe- 
ment et  à  l'affranchissement  de  la  pensée  chrétienne.  Ce 
n'est  pas  la  première  fois  que  de  magnifiques  résultats 
ont  été  obtenus  par  des  moyens  mesquins  que  le  temps 
devait  condamner. 

Ce  qu'il  faut  nettement  reconnaître,  c'est  que  l'allégorie  j>    « 
est  fatale  à  l'intelligence  de  l'Ancien  Testament.  Ni  Clé-  ^ 
mémt,- ni    Orîgène    après    lui  n'ont    la   moindre    idée   de & ^ •*■**{ ■*£? 
ce   qu'a   été    l'antique    hébraïsme.    Il   n'est  pas  possible  ta<         ^ 
de    méconnaître  davantage    le   génie  véritable    des   pro- 
phètes. L'apôtre  Paul  allégorisait  aussi  les  antiques  récits 
bibliques,   et  cependant  il    est   un    vrai   fds  de   l'Ancien 
Testament.  C'est  qu'il  est  sorti  des  entrailles  d'Israël  ;  la 
religion  des  prophètës~pàlpîtë— "dans  son  âme  ;  il  est  de 
leur  race    et    la   théologie  des  rabbins  n'a  pas   réussi  à 
étouffer  en  lui  le  vrai  génie  de  ses  pères.  Mais  Clément, 
Origène,  les  chrétiens  du  11e  siècle  sont  d'une  autre  race; 
ils   ont   d'autres  instincts;   leur  génie    est    enfant    de   la  .<,  r 

Grèce.  De  toutes   façons,  il   leur  aurait  été  bien  difficile 

-i i        r v     °    wu  *    î         •  'JJ*aa4aM^  "C  wA 

de  comprendre  f  ame  hébraïque  et  de  vivre  en  commu- 
nion avec  l'antiquité  biblique.  A  bien  plus  forte  raison,  ^\jC(^vcu&M£'- 
devaient-ils  en  perdre  toute  intelligence  lorsqu'ils  l'étu- 
diaient  à  travers  le  mirage  de  l'allégorie.  Tant  que  cette 
méthode  d'interprétation  a  été  en  honneur  dans  l'Eglise, 
on  a  continué  à  méconnaître  le  véritable  caractère  de  la 
Bible  hébraïque.  Pendant  des  siècles,  l'antique  Israël  a 
été,  grâce  à  l'allégorie,  entièrement  ignoré.  Ce  n'est 
qu'au  xvie  siècle  que  l'on   commence  à  exhumer  l'Ancien 


228 


CLEMENT    1»  A.LEXA.NDRIE 


w 


UHMJL  ' 


*wV 


V 


Testament.  L'exégèse  d'un  Calvin  marque  un  progrès  très 
considérable  dans  là  bonne  direction.  Néanmoins,  pour 
retrouver  le  véritable  hébraïsme,  il  a  fallu  attendre  l'avè- 
nement de  la  critique  historique.  Cela  est  tellemenl  vrai 
•  que,  pour  les  personnes  encore  habituées  aux  idées  tra- 
ditionnelles, la  lecture  de  l'histoire  d'Israël,  telle  qu'elle 
s'écrit  maintenant,  est  une  révélation. 

L'historien  a  le  droit  de  se  demander  si,  après  tout,  il 
n'a  pas  été  heureux  que  la  lumière  ne  se  soit  pas  faite  plus 
tôt  sur  l'Ancien  Testament.  Marcion  est  peut-être  le  seul 
chrétien  qui  ait  entrevu  la  religion  de  l'antique  Israël.  Il 
a  compris  que  le  Jéliovah  des  Hébreux  n'était  pas  le  Père 
céleste  du  Nouveau  Testament.  Or,  quel  singulier  usage 
il  a  fait  de  cette  demi-clarté  !  A  quelles  bizarres  spécula- 
tions ne  l'a-t-elle  pas  conduit  !  Une  intelligence  vraiment 
historique  de  l'Ancien  Testament  en  aurait  eu  pour  résul- 
tat la  répudiation.  C'eût  été  pour  le  christianisme  une 
perte  irréparable. 

"Clément  cite  naturellement  le  Nouveau  Testament 
autânFque  l'Ancien.  Le  traite-t-il  de  la  même  manière.'  Il 
lui  arrive,  comme  il  fallait  s'y  attendre,  de  l'allégoriser. 
On  trouvera  dans  le  vi"  chapitre  du  Ier  livre  du  Pédagogue 
un  remarquable  exemple  d'exégèse  allégorique  appliquée 
a  /,  Corinthiens,  m,  2.  D'ailleurs  L'eût-il  voulu,  uotre 
auteur  m  'an  rai  [  pas  pu  s'em  pêcher  d'appliquer  sa  méthode 
même  au  Nouveau  Testament.  N'a-l-il  pas  allégorisé  jus- 
qu'à Platon.'  Il  semble  être  devenu  incapable  de  lire  <i 
de  comprendre  un  texte  ancien  dans  son  sens  propre.  Il 
faut  reconnaître,  cependant,  qu'en  ce  <|tii  regarde  le  Nou- 
veau Testament  il  a  été  relativement  sobre.  C'est  qu'il  en 
avait  une  intelligence  beaucoup  plus  complète  que  de 
l'Ancien.  Partout,  dans  la  conception  de  Dieu,  du  Christ, 
«le  l'idéal  moral,  nous  constaterons  de  profondes  infiltra- 


. 


' 


h 


LES    SOURCES  229 

tjpns  dit  plus  pur  christianisme.  Le  suc  et  la  moelle  du 
Nouveau  Testament  ont  passé  dans  son  âme.  Aussi  la 
ténTâTîôlTétait-elle  moin drë~ÏÏë_1aîrê' r  violence  au  texte  pour 
y  introduire  des  pensées  étrangères.  Les  paroles  des 
iisres  chrétiens  répondaient  trop  bien  cà  sa  foi  pour  qu'il 
«prouvât  le  besoin  de  les  allégoriser. 

Ce  qui,  en  effet,   devait   empêcher  Clément  de  mécon- 
naître trop  grossièrement  le  vrai  sens  des  livres  aposto- 
liques, c'est  qu'il  se  rattachait  au  premier  âge  par  une  tra- 
dition   vivante.  On  se  souvient  du  passage  de  sa  préface 
où  il  déclareTavec  une  modestie  exagérée,  qu'il  ne  fera    y 
que  reproduire  dans  ses  Stromates  un  enseignement  que 
les  «  anciens  »  lui  ont  transmis  de  père  en  fils  depuis  les  ^; 
apôtres   '.   Cette  affirmation  n'est  peut-être  pas  littérale-      -ft  cCcU  • 
ment  exacteTÊlle  contient,  cependant,  une  grande  part  de 
vélrtêTTa- T^oàooT-.ç  èxx^vjcnaaTuoi  était  encore  tout  impré- 
gnée de  cÏÏrîsïianisme  primitif.   Clément  y  a  puisé  ce  tact 
encore  très  sur  qui  FS  préservé  des   grands   écarts   qui 
égarèrent  les  gnostiques  et  qui  le  maintint,  en  dépit  des 
entraînements  de  Pallégorie,  dans  les  limites  d'une  inter- 
prétation relativement  saine  du  Nouveau  Testament. 

Telles  sont  les  grandes  influences  qui  ont  pesé  sur  Clé- 
ment. Nous  avons  montré,  en  termes  généraux,  de  quelle 
manière  et  dans  quelle  mesure  chacune  s'est  exercée  sur 
sa  pensée.  Il  s'agit  maintenant  d'entrer  dans  le  détail  et, 
par  l'analyse  précise  de  ses  principales  idées,  de  justifier 
les  vues  d'ensemble  que  nous  venons  d'exposer. 

1.  I,  Strom.,  11,  Voir  notre  analyse  de  la  préface  des  Stromates, 
2e  partie,  ch.  n. 


CHAPITRE  II 


L'Idée  de  Dieu. 


L'objet  de  notre  étude  n'est  pas  de  l'aire  un  exposé  com- 
plet de  la  théologie  de  Clément.  La  seule  question  que 
nous  ayons  maintenant  à  examiner  est  de  savoir  si,  en  lait, 
notre  auteur  n'a  pas  accordé  à  la  philosophie  une  part  plus 
O^ù*.  grande  que  ne  le  faisait  prévoir  sa  théorie.  Pour  être  lixé 
sur  ee  point,  il  n'est  pas  nécessaire  de  passer  en  revue 
toutes  ses  idées;  il  suffit  do  choisir  les  plus  importantes  et 
de  les  soumettre  à  une  analyse  rigoureuse.  On  verra  alors 
ce  qu'elles  contiennent  en  réalité  de  christianisme  d'une 
part  et  d'autre  part  de  philosophie  grecque.  On  se  rendra 
compte  en  même  temps  de  la  nature  de  l'influence  qu'a 
exercée  sur  la  pensée  de  Clément  chacun  de  ces  deux  élé- 
ments.  Il  sera  aisé  enfin  de  dégager  de  cette  étude  le 
caractère  général  de  la  théologie  de  notre  auteur. 

'    est  par  l'idée  de  Dieu  que  nous  commencerons  l'ana- 
lyse  de   la  pensée  «le  dénient.  C'est  là  que  l'influence  du 

J&uco,    >— '         platonisme  sur  notre  auteur  esl  !<•  plus  fortement  accusée. 

,-O0i>v^  Notre  catéchète,  on  s'en  souvient,  a  la  plus  vive  admi- 

ration pour  Platon.  Jamais  il  ne  lui  adresse  la  moindre 
critique.  Il  a  beaucoup  pratiqué  ses  ouvrages;  il  les  a  lus 
el  relus  avec  un  évidenl  enthousiasme  ;  à  chaque  instant, 
il  lui  revienl  des  passages  de  son  auteur  préféré,  li- 
ions les  philosophes,  i  'esl  («lui  qu'il  cite  le  plus  sou- 
vent.  Il  ne  connaît  pas  saint  Paul  mieux  qu'il  ne  connaît 


l'idée  de  dieu  231 

•  Platon*.  Son  langage  est  plein  de  vocables  tout  platoni-"" 
*"ciens.  Il  y  a  dans  les  Stromates  tel  passage  qu'on  croirait 
Jjfé  des  Dialogues,  n'était  la  grâce  qui  l'ait  défaut.  Aussi 
ifest-i]  pas  surprenant  qu'on  ait  fait  de  Clément  un  plato- 
nicien. Car  ce  n'est  pas  seulement  la  terminologie  plato- 
nicienne qu'on  retrouve  chez  lui,  ce  sont  aussi  plusieurs 
des  idées  les  plus  caractéristiques  du  grand  philosophe. 
C'est  de  celui-ci  que  vient  un  certain  intellectualisme  qui 
distingue  la  pensée  religieuse  de  notre  auteur.  C'est  la 
merveilleuse  dialectique  des  Dialogues  qui  a  évidemment 
inspiré  à  Clément  cette  confiance  un  peu  naïve  qu'il 
avait  dans  la  démonstration  rationnelle.  C'est  l'auteur  de 
la  République  qui  lui  a  inculqué  l'idée  de  l'éducation 
morale.  N'est-ce  pas  enfin  de  Platon  qu'il  tient  certain  pré- 
jugé contre  le  corps  et  la  matière  qu'on  sent  percer  chez 
lui  ?  On  le  voit,  Clément  a  le  platonisme  dans  les  veines. 
Au  11e  siècle,  c'est  moins  le  dialecticien  que  le  théolo- 
gien que  Ton  admire  et  que  l'on  étudie  en  Platon.  Tout 
ce  qu'il  affirme  touchant  Dieu,  la  Providence,  l'immortalité 
de  l'âme,  les  peines  et  les  récompenses  de  l'autre  vie, 
prend  un  relief  extraordinaire  ;  c'est  la  partie  de  son  ensei- 
gnement que  l'on  s'approprie.  Le  11e  siècle  est  un  siècle 
d'aspirations  morales  et  religieuses.  Partout,  dans  les  _,n  i 
classes  populaires  comme  parmi  les  philosophes,  elles 
se  font  sentir.  Il  y  avait  précisément  dans  le  platonisme 
tout  un  côté,  négligé,  à  peine  compris  par  les  siècles  pré- 
cédents, qui  répondait  aux  préoccupations  de  ce  temps 
et  qui  devait  assurer  à  Platon  un  regain  de  prestige.  Dans 
ce  domaine,  c'est-à-dire  dans  tout  ce  qui  touche  à  la  théo- 
logie, son  influence  n'a  cessé  de  grandir.  Tous  l'ont  subie, 
depuis  les  héritiers  officiels  de  sa  pensée,  tels  que  Plu- 
tarque  ou  Albinus,  jusqu'aux  néo-pythagoriciens  et  à  Phi- 
Ion  d'Alexandrie. 


'Ï.Y2  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

De  quelle  Caeon  le  platonisme  marque-t-il  de  son 
j^  <à*'  empreinte  la  théologie  des  philosophes  du  temps  de  Clé- 
ment? C'est  principalement  en  introduisant  la  conception 
de  la  transcendance  dans  l'idée  de  Dieu.  Platon  crée  le 
monde  des  Idées;  des  abstractions  deviennent  plus  réelles 
que  l'univers  concret  et  visible.  La  plus  haute  de  ces  Idées, 
celle  du  Bien  s'identifie  avec  Dieu.  Cette  Idée  suprême 
qui  se  confond  avec  Dieu,  est  le  soleil  qui  éclaire  tout  le 
reste  et  vers  lequel  tendent  les  autres  Idées  aussi  bien 
que  l'intelligence  de  l'homme  '.  Désormais  la  conception 
de  Dieu  sera  inséparable  des  Idées  platoniciennes  et  par- 
ticipera à  leurs  caractères  essentiels.  En  effet,  du  moment 
que  Dieu  s'identifie  avec  l'Idée  du  Bien  ou,  si  l'on  veut, 
s'en  rapproche  tellement  qu'il  est  difficile  de  les  distin- 
guer, Dieu  revêtira  forcément  ce  qui  constitue  le  caractère 
le  plus  saillant  de  cette  Idée,  comme  de  toutes  les  Idées 
platoniciennes,  je  veux  dire  Y  abstraction.  Par  son  réalisme 
appliqué  aux  Idées,  Platon  a  donné  en  quelque  sorte  l'être 
à  l'abstraction.  C'est  toujours  l'abstraction,  l'idée  géné- 
rale dépouillée  de  tout  ce  qui  fait  l'objel  concret  et  pal- 
pable, mais  c'est  l'abstraction  considérée  comme  la  réalité 
par  excellence.  Voilà  un  premier  trait  qui  s'attachera 
désormais  a  l'idée  que  se  feront  de  Dieu,  d'abord  les  phi- 
losophes, ensuite  les  théologiens.  Sans  doute  Philon  lui- 
même  s'exprime  en  maint  endroit,  comme  si  son  Dieu 
étail  une  personne,  et  il  semble  lui  attribuer  ionles  les 
qualités  d'une  personne  véritable.  Il  n'y  a  aucune  raison 
de  supposer  qu'en  parlant  ainsi  il  s'accommode  prudem- 
nieiit  aux  conceptions  populaires.  Il  est  sincère  el  incon- 
séquent. Quoi  qu'il  en  soit,  le  Dieu  qu'il  proclame  et  dont 

I.  De  Republica,  VI,  §§  508,  509.  Voyez  notammenl  Republ.,  VII.  517  1). 
V>>ii  la  discussion  de  Zeller  sur  l'identité  de  Dieu  e1  de  I  Idée  du  Bien 
bhez  Platon,  Philosophie  der  Griechen,  2*  partie,  I"  vol.,  p.  591-602. 


/ 


l'idée  de  dieu  233 

Au 

•la  notion  se  transmettra  aux  siècles  suivants  sera  toujours,  v"" 

comme  les  Idées,  un  Dieu  abstrait  et  transcendant. 
^  "L'ne  autre  conséquence  qui  découle  de  l'identification  ic^'f. 
de-  l'Idée  du  Bien  et  de  Dieu,  c'est  que  celui-ci  devient 
"impuissant  à  se  communiquer.  On  sait  que  la  grosse  lacune 
du  système  de  Platon  est  d'expliquer  le  passage  du  monde 
des  Idées  au  monde  visible  \  Il  a  beau  dire  que  les  Idées 
sont  les  causes  des  phénomènes,  que  les  choses  visibles 
participent  à  l'existence  dans  la  mesure  où  elles  parti- 
cipent aux  Idées,  on  ne  voit  pas  comment  celles-ci  peuvent 
agir  sur  le  monde  visible,  comment  par  exemple  l'Idée  du 
Bien  est  la  cause  de  l'existence  du  soleil  et  de  l'univers 
concret.  Les  stoïciens,  avec  leur  matérialisme,  expli-  ^^vla^-i^y^ 
quaient  bien  plus  facilement  la  transmission  de  la  force  ^Va-UXO'U/u^m/ 
divine  à  la  matière  et  au  monde  visible.  Au  fond,  les  Idées 
platoniciennes,  quoiqu'elles  soient  les  modèles  et  les 
archétypes  des  choses,  n'ont  pas  la  vertu  de  se  communi- 
quer à  celles-ci,  ni  de  sortir  de  leur  sublime  abstraction. 
Identifiez  maintenant  Dieu  avec  les  Idées,  avec  la  plus 
haute  de  toutes,  et,  du  coup,  vous  creuserez  un  abîme 
entre  lui  et  le  monde  visible.  Il  est  impuissant  à  agir  sur 
les  phénomènes  matériels  ;  en  fait,  il  est  incommuni- 
cable. 

Abstraction  d'une  part,  impossibilité  de  se  communi- 
quer de  l'autre,  voilà  ce  qui  constitue  la  transcendance 
du  Dieu  de  Platon.  Elle  donne  à  l'idée  que  s'en  fait  le 
grand  philosophe  une  empreinte  indélébile  autant 
qu'originale. 

Le   stoïcisme  a  réagi  contre    la  transcendance  platoni- 


1.  Voir  Fouillée,  la  Philosophie  de  Platon,  tome  III,  p.  58-76,  où  l'au- 
teur  s'efforce  de  défendre  Platon  contre  la  critique  que  nous  rappelons  et 
que  déjà  Aristote  lui  adressait. 


234  clément  dVlexandrie 

cienne.  Il  faisait  disparaître  Dieu  dans  le  sein  de  la  nature. 
Néanmoins  il  n'a  pas  réussi  à  triompher  du  platonisme 
sur  ce  terrain.  En  effet,  presque  tous  les  philosophes  du 
iic  siècle  enseignent  une  notion  de  Dieu  essentiellement 
platonicienne.  Il  n'y  a  guère  que  les  stoïciens  eux-mêmes 
qui  fassent  exception.  Ce  n'est  pas  assez  dire  ;  non  seule- 
ment on  adopte  le  Dieu  de  Platon,  mais  on  en  exagère 
encore  la  conception.  La  transcendance  de  Dieu  devient 
quelque  chose  d'inconcevable.  Les  néo-pythagoriciens 
disaient  que  Dieu  est  la  Cause  de  la  Cause;  qifil  est  élevé 
au-dessus  de  toute  pensée  ;  qu'il  n'est  pas  l'Intelligence, 
mais  qu'il  est  au-dessus  de  l'Intelligence  '.  Plutarque  était 
plus  modéré,  mais  son  Dieu  est  aussi  absolument  transcen- 
dant. Philon  pousse  la  conception  platonicienne  jusqu'à  ses 
dernières  limites.  Son  Dieu  est  supérieur  à  la  vertu,  à  la 
science,  au  bien;  la  monade  elle-même  lui  est  inférieure  z. 

Ces  quelques  indications  suffisent  pour  marquer  l'in- 
fluence du  platonisme  dans  le  domaine  de  la  théologie. 
La  transcendance  de  l'idée  pure  correspondait  aux  aspi- 
rations les  plus  profondes  de  la  pensée  grecque.  Clément 
•^j^M/  (ll'i  est  si  Crée,  Clément  qui  est  un  admirateur  enthou- 
siaste de  Platon,  Clément  qui  possède  à  fond  les  ouvrages 
du  grand  philosophe,  commenl  aurait-il  échappé  au  pres- 
tige  de  I  une  des  conceptions  les  plus  saisissantes  de 
l'auteur  des  Dialogues?  Cela  ne  se  concevrait  pas. 

Les  textes  de  Clément  qui  trahissent  dans  l'idée  de 
Dieu  l'inspiration  platonicienne  abondent.  11  suffira  d'en 
choisir  quelques-uns  des  (dus  frappants. 

1.  Zeller,  ouvrage  cité,  3e  partie,  lp  vol.,  |>.  117:  voir  les  textes  cités 
par  1  auteur. 

2.  Philon,  De  Mundi  Opificio,  ch.  n  c  :  ô  rtûv  oXwv  voôç  lotiv  EÎXtxpivé- 
(rratoç,  xpettitov  -.-.  r]  àpexr]  x.ai  xpEtxxcov  r]  Imaxfyn  /.ai  xpeixxcov  îj  Jiiîxo 
xàyaOov,  etc. 


L IDEE    DE    DTEU 


235 


** 


«  Arriver  jusqu'au  Maître  du  Tout,  dit-il,  est  une  entre- 
«  prise  ardue  et  pénible  ;  l'objet  qu'on  poursuit  échappe 
^toujours  et  s'éloigne  hors  de  notre  portée  »    l.  Faut-il 
s'pn  étonner   puisque  «  Dieu  est  au-dessus  de  l'espace  et 


.ix^^M 


«  du  temps  et  de  toute  propriété  inhérente  aux  choses  qui 
«  deviennent  »?  2  II  est  «  la  cause  transcendante,  le  Père 
«  de  l'univers,  ce  qu'il  y  a  de  plus  ancien  et  de  plus  bienfai- 
«  sant  3  ».  Ce  n'est  pas  assez  de  dire  «  qu'il  est  au-dessus 
«  du  monde  entier ,  il  est  au  delà  et  au-dessus  du  monde 
«  intelligible  lui-même  4  ». 

Voilà  l'abstraction  platonicienne;  elle  est  même  poussée 
au  delà  du  point  où  Platon  l'avait  limitée  ;  c'est  l'abstrac- 
tion outrée  de  Philon  et  des  néo-pythagoriciens.  Clément 
est   sur  la  même  pente  et  finit  par  quintessencier  la  divi-  h^^^^iuj-, 
nité  de  la  même  manière. 

D'ailleurs,  il  était  persuadé  que  c'est  par  l'abstraction 
que  l'on  se  rapproche  d'une  conception  vraie  de  Dieu. 
Voulez-vous  saisir  Dieu  pour  autant  que  cela  est  possible, 
éliminez  successivement  toute  propriété  connue;  élevez- 
vous  d'idée  générale  en  idée  générale,  vous  arriverez  à 
celle  qui  sera  la  plus  abstraite  qui  se  puisse  imaginer;  elle 
sera  entièrement  dépouillée  de  tout  élément  concret 
quelconque.  Vous  aurez  alors  l'idée  de  Dieu.  L'abstrac-  * 
tion  est  donc  une  méthode.  Clément  a  exposé  cette  idée  nam£ 
dans  un  passage  très  curieux  dont  nous  détachons  ce 
qu'il  y  a  de  plus  saillant.  «  Par  l'analyse,  nous  arrivons 
«  jusqu'à  l'intelligence  première,  en  partant  des  êtres  qui 
«  lui  sont  subordonnés  et  en  dégageant  les  corps  de  leurs 


1.  II,  Stj'om.,  5. 

2.  II,  Strom.,  6. 

3.  VII,  Slrom.,  2  :  tq  ir.iy.av7.  kitiov. 

4.  V,    Strom.,   38    : ô   Kiipioç    &7cspocvto   xou  xosaou  ^avxoç,    u.ccXXov    Bè 

ir.ïy.v.vy.  -ou  votitou... 


236 


CLEMENT    H  ALEXANDRIE 


«  propriétés  naturelles.  Ainsi,  nous  en  retranehons  les 
trois  dimensions  :  profondeur,  largeur  et  longueur.  Ce 
<(  qui  reste  après  cela,  c'est  un  point  ou,  pour  ainsi  parler, 
une  monade  occupant  une  certaine  place.  Supprimez 
cette  place  elle-même,  vous  ave/  la  monade  intelligible. 
«  Si  donc,  écartant  des  corps  les  propriétés  qui  leur  sont 
«  inhérentes  el  des  choses  incorporelles  les  propriétés 
«  qui  les  distinguent,  nous  nous  précipitons  dans  lesgran- 
«  deurs  du  Christ,  et  qu'à  force  de  sainteté  nous  nous 
«  élevions  ensuite  jusqu'à  son  immensité,  nous  parvien- 
«  drons  en  quelque  sorte  a  l'intelligence  du  Tout-Puissant, 
«  moins  toutefois  pour  le  comprendre  dans  ce  qu'il  est 
«  que  dans  ce  qu'il  n'est  pas.  Mais  (pie  ces  expressions 
«  des  Livres-Saints  :  figure,  mouvement,  état,  trône,  lieu, 
«  main  droite,  main  gauche,  soient  littéralement  appli- 
«  ealdes  au  Père  de  toutes  choses,  il  ne  faut  pas  même  le 
penser...  La  cause  première  n'est  pas  enfermée  clans 
((  un  lieu  ;  elle  est  au-dessus  des  lieux,  au-dessus  du 
<(  temps,  au-dessus  du  langage  et  de  la  pensée  »  \  Des 
lois,  il  est  clair  que  l'on  ne  peut  prouver  Dieu  par  voie  de 
démonstration  rationnelle;  il  ne  pourra  même  pas  être 
un  objet  de  science.  Nous  ne  pouvons  pas  saisir  un  tel 
Dieu.  Si  nous  ne  pouvons  le  connaître,  encore  moins 
pouvons-nous  l'exprimer;  il  n'y  a  pas  de  langage  qui 
puisse  le  définir;  les  noms  dont  nous  le  nommons  sont 
nécessairement  impropres  el  inadéquats.  En  dernière 
analyse,  Dieu  nous  échappe  complètement;  les  hommes 
en  ont  bien  une  vague  intuition,  rien  déplus,  et  la  con- 
naissance que  nous  en  avons  ne  peut  être  qu'un  effet  de 
sa  grâce.   Autant  d'affirmations  qui   découlent  de  la  con- 


l      V.    Slrom.,    71;    traduction   de    M.   .1.    Denis,    De    la    Philosophie 
d'Origène,  p.  71.  Voyez  aussi  Protrept.,  56     Dieu  esl  L'âx7JpaT0;  ouata. 


l'idée  de  dieu  237 

*¥  ception  de  Dieu  adoptée  par  Clément.  En  effet,  il  clil  lui- 
-même :  «  Dieu  ne  peut  être  démontré  '  ».  Il  se  rend  par-  -Uc^wCtJcvh, 
*"  faite  ment  coin  pic  des  raisons  qui  font  que  nous  ne  pouvons 
•ni  connaître,  ni  exprimer  un  tel  Dieu.  «  En  vérité,  rai- 
«  sonner  au  sujet  de  Dieu  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  difficile. 
«  Les  principes  des  choses  ne  se  laissent  pas  saisir  sans 
«  peine,  à  plus  forte  raison  la  cause  première,  laquelle  est 
«  pour  toutes  les  autres  choses  la  cause  de  leur  procluc- 
«  tion  et  de  leur  durée.  Car  comment  exprimerait-on  ce 
«  qui  n'est  ni  genre,  ni  espèce,  ni  idée,  ni  corpuscule,  ni 
«  nombre,  ni  accident,  ni  ce  à  quoi  s'attache  l'accident? 
«  On  ne  peut,  avec  justesse,  le  nommer  Tout,  car  le  Tout 
«  implique  la  grandeur  et  il  est  le  Père  du  Tout.  On  ne 
«  peut  davantage  parler  de  ses  parties,  car  l'Un  est  indi- 
«  visible  et  par  conséquent  infini,  non  en  tant  qu'il  serait 
«  conçu  comme  inexplicable,  mais  en  tant  qu'il  est  sans 
«  dimensions  et  n'a  point  de  limites.  Aussi,  n'a-t-il  point  Ic&u., 
«  de  fiffure  et  ne  peut-il  être  nommé.  Que  si  nous  l'an- 
«  pelons  l'Un,  le  Bien,  l'Intelligence,  l'Etre  en  soi,  ou 
«  encore  Père,  Dieu,  Créateur,  Seigneur,  aucune  de  ces 
«  expressions  ne  lui  convient,  à  vrai  dire.  Nous  ne  faisons 
«  usage  de  ces  beaux  noms  que  par  impuissance  de 
«  trouver  le  nom  véritable,  afin  que  la  pensée,  ayant  où 
«  se  prendre,  ne  s'égare  pas  ailleurs.  Aucun  de  ces  termes 
«  pris  séparément,  n'exprime  Dieu;  réunis,  ils  indiquent 
«  sa  toute-puissance.  On  désigne  les  choses  ou  par  leurs 
«  qualités,  ou  par  les  rapports  qu'elles  ont  les  unes  avec 
«  les  autres.  C'est  ce  qu'on  ne  saurait  faire  pour  Dieu. 
«  Nous  ne  pouvons  davantage  le  saisir  par  une  connais- 
«  sance  démonstrative;  car  celle-ci  s'appuie  sur  des  prin- 
ce cipes  antérieurs  et  mieux  connus.  Or,  rien  n'est  anté- 

1.  IV,  Strom, ,  156. 


238  CLÉMENT    d'aLEXANDRIE 

«  rieur  à  L'Être  incréé.  11  reste  donc  qu'on  ne  peut  avoir 
«  une  idée  de  l'Inconnu  que  par  l'effet  d'une  grâce  divine 
«  et  par  le  seul  LogOS  '.  »  Ailleurs,  il  s'écrie  :  «  Aulanl 
«  l'homme  est  inférieur  à  Dieu  par  la  puissance,  aulanl 
«sa  parole  est  incapable  d'exprimer  Dieu:  elle  ne  peut 
«  que  discourir  au  sujet  de  Dieu  2  ».  «  Ce  qu'est  Dieu, 
«  cela  ne  peut  s'exprimer  en  paroles  :  les  prophètes  ne 
<(  nous  en  ont  dit  que  ce  que  des  êtres  embarrassés  par 
«  la  chair  peuvent  en  saisir  !  ». 

En  vrai  platonicien,  Clément  est  très  occupé  d'éliminé!' 
tout  anthropomorphisme  de  sa  conception  de  Dieu.  Ouxouv 
avopwrtoetôyiç  o  aeoç  .  Dieu  est  avsvo£7)ç.  11  est  sans  besoins 
aucuns.  Il  est  y.-yJïr];.  Il  n'est  sujet  à  aucune  de  nos  pas- 
sions, ni  au  désir,  ni  à  la  colère,  ni  à  la  crainte  '.  Il  n'a 
même  pas  besoin  d'exercer  sur  lui-même  une  contrainte 
îy'r-M^cU  quelconque.  Il  n'est  pas  syxpocrrçç,  puisqu'il  n'a  aucun  mou- 

vement passionnel  à  comprimer  6.  Clément  écarte  avec  un 
soin  jaloux  tout  ce  qui  ressemblerait  a  un  contact  entre 
Dieu  et  les  hommes.  De  là  d'éloquentes  protestations, 
tantôt  contre  la  religion  populaire,  tantôt  contre  le  pan- 
théisme stoïcien  '.  Dieu  n'a  pas  besoin  des  sens.  C'est  par 
la  pensée  seule  qu'il  përçoïî  toute-,  choses  II  n'est  pas 
nécessaire  que  la  voix  de  L'homme  parvienne  jusqu'à  lui. 
Les  pensées  des  saints  non  seulement  percent  L'atmos- 
phère qui  nous  enveloppe,  mais  traversent  l'univers  entier 

I.    V,  Strom.,  81,  S2  :   traduction  en  partie  d'après    M.  .1.  Denis,  ouvr. 
cité,   p    70. 

2    VI,  Strom. ,  166    xav  p.T]  6eôv  à/.Ài  jiepî  OeoQ  Ai*'*,. 

'■'>.    II.  Strom.  ,72. 

',.  \  Il    Strom.,  37. 

5.  I\.  Strom.)   I -">  1  .  8sô;SÈ  im'ir,:  àOjao:  re  xal  àv6jui8ô(iT)Tos . 

6.  Il     Strom.,  81  :  àvev8eèç  ;jhv  yàp  tô  8etov  /.a;.  à-aOi;   oOsv  oui  *•::; 
Kuptwç,  etc. 

7.  VII,  Strom.,  lu;  ibidem,  '.il. 


l'idée  de  dieu  239 

•pour  parvenir  jusqu'à  Dieu.  Sa  lumière^  du  reste,  descend 
jusque  dans  l'abîme  de  toute  àme  '.  Que  fait  alors  Clé- 
anent  des  anthropomorphismes  de  l'Ancien  Testament? 
i  -ont,  dit-il,  des  images  ou  plutôt  des  allégories 2.  On 
doit  se  garder  de  les  prendre  au  pied  de  la  lettre.  Ce 
serait  avoir  des  pensées  indignes  de  Dieu. 

Ces  quelques  textes  suffisent.  Il  est  clair  que,  par  tout^^j^^^J^y^,, 
un  coté,  sa  conception  de  Dieu  relève  du  platonisme,  tel  ,  ,     jAcJt 

qu'on  le  professait  de  son  temps  3.  Il  est  clair  aussi  que  j  jj-^jbL^u 
toute  cette  métaphysique  est  fort  étrangère  au  christia- 
nisme apostolique.  Il  n'y  en  a  pas  trace  dans  la  conception  Q 
du  Dieu  du  Nouveau  Testament.  Encore  moins  faut-il  y 
voir  une  influence  quelconque  de  la  notion  du  Dieu  de 
l'Ancien  Testament.  Le  simple  fait  que  Clément  se  débar- 
rasse, sans  forme  de  procès,  des  anthropomorphismes  de 
la  Bible,  prouve  combien  peu  il  a  compris  la  religion 
d'Israël.  D'ailleurs,  on  Ta  vu,  l'Ancien  Testament  est  com- 
plètement  étranger  à  la  formation  de  sa  pensée.  Comment 
aurait-il  pu  en  être  autrement,  du  moment  que  notre 
auteur  allégorisait  le  vieux  livre  comme  il  le  faisait?  La 
conclusion  s'impose,  toute  cette  métaphysique  relève 
exclusivement  du  platonisme  du  11e  siècle. 

Mais  la  transcendance  n'épuise   pas  l'idée   que    notre 
auteur  se  faisait  de  Dieu.  Celle-ci  avait,  en  même  temps,  j 
un  caractère  profondément  moral.  m^o*ùZm,  cl 

Ce  caractère,  on  est  tenté,  au  premier  abord,  de  l'attri-  utiiaMt 
buer  exclusivement  à  l'influence  du  christianisme.  On  se  aa^£^=àm£V0X 
tromperait.  La  philosophie  grecque  est  loin  d'avoir  exclu 
de  sa  notion  de  Dieu  j/éjément  moral.  Il  y  a  autre  chose 

1.  VII,  Strom.,  37. 

2.  VI,  Strom.,  78. 

3.  Ecloga  prophetica,  21   donne  une  définition  toute   philosophique   et 
platonicienne  de  Dieu. 


240  clément  d'Alexandrie 

que  de  la  métaphysique  dans  le  Dieu  <le  Platon;  celui  d'un 
Plutarque  est  fort  éloigné  d'être  uniquement  une  intelli- 
gence ;  Épictète  oublie  toute  métaphysique  d'école  quand 
il  célèbre  les  bienfaits  de  la  Providence  ;  les  dieux  dont 
l'Apollonius  de  Philostrate  est  le  fervent  adorateur 
relèvent  vraiment  de  la  religion  et  n'ont  presque  plus  rien 
à  voir  avec  la  philosophie.  C'est  donc  une  lâche  très  déli- 
cate de  séparer,  dans  le  caractère  moral  (pie  Clément 
attribue  à  son  Dieu,  ce  qui  dérive  de  la  philosophie  et  ce 
qui  esi  sûrement  d'origine  chrétienne. 

Toutes  les  qualités  morales  que  notre  auteur  assigne  à 
Dieu,  se  ramènent  à  la  boni»'.  11  ne  se  lasse  pas  de  la  célé- 
brer. Proclamer  la  honte  de  Dieu  u'avail  rien  d'original. 
Pour  avoir  cette  idée,  Clément  n'avait  pas  même  besoin 
d'être  chrétien.  C'est  celle  de  tous  les  philosophes  grecs 
dont  on  peut  dire  qu'ils  ont  été  en  même  temps  religieux. 
On  sait  avec  quelle  insistance  Platon  proclame  la  bonté 
du  Père  de  l'univers.  L'idée  dé  celle  bonté  domine  tout 
le  côté  moral  de  sa  conception  de  Dieu.  C'est  parce  qu'il 
est  absolument  hou  que  Platon  défend  notamment  dans  le 
Timée,  qu'on  rende  Dieu  responsable  de  quoi  que  ce  soit 
de  mauvais.  C'est  pour  la  même  raison  que,  dans  la  Répu- 
blique, il  s'élève  avec  tant  de  force  contre  les  impiétés  de 

la  mythologie  '.  Qui  ne  se  souvient  de  celle  page  mémo- 
rable ou  Epictète,  le  plus  religieux  peut-être  des  philo- 
sophe, avec  Marc-Aurèle,  s'écrie  qu'il  n'existe  que  pour 
^  chanter  l'hymne  à  la  bonté  de  Dieu.'  «Que  puis-je   faire 

d'autre,  moi,  vieillard  boiteux,  sinon  de  célébrer  Dieu?  Si 
j'étais  hirondelle,  je  ferais  l'œuvre  d'une  hirondelle;  si 
j'étais  cygne,  je  ferais  mon  métrer  de  cygne.  Or,  je  suis 


I.   hoir,-    29  d;   37  a.  Républ.,    Il,   379  1>.   Voyez   L'exposé  de  Zeller, 
2e  partie,  vol.  I,  p.  785-790. 


v.  . 


l'idée  de  dieu  241 

un  être- cloué  de  raison  et  de  parole.  Je  dois  donc  chanter 
a  Dieu.  Voilà  ma  tâche.  Je  m'y  applique,  je  n'abandonnerai 
pjj^ce  poste,  tant  qu'il  nie  sera  donné  d'y  rester,  elje  vous 
invite  à  chanter  le  même  hvmne  '!  ». 

r"Ce  n'est  donc  pas  parce  qu'il  appelle  Dieu  bon  qu'il 
faut  conclure  que  Clément  s'inspire  du  christianisme. 
Mais  là  où  il  est  vraiment  chrétien,  c'est  dans  la  manière  %i^  i\j^i. 

de  concevoir  la  boulé  souveraine.  Ce  n'est  pas  dans  la 
forme  de  l'idée,  c'est  dans  son  contenu  intime  que  se  trahit 
le  christianisme  de  notre  théologien. 

Par  exemple,  Clément  redit  le  mot  célèbre  de  Platon 
que  Dieu  n'est  pas  cause  du  mal  2.  Ce  qui  l'inquiète  dans 
sa  fameuse  théorie  du  plagiat  dont  les  philosophes  grecs 
se  seraient  rendus  coupables,  c'est  que  l'on  puisse  accuser 
Dieu  de  l'avoir  voulu;  il  aurait  voulu  un  tel  vol,  pour  qu'il 
en  sortit  un  grand  bien!  Atout  prix  il  faut  que  Clément 
sauve  l'honneur  de  Dieu.  Ailleurs  encore,  à  l'exemple  de 
Platon,  il  ne  veut  pas  qu'on  dise  que  Dieu  se  venge.  «  Car 
se  venger,  c'est  rendre  le  mal  3.  »  Notre  auteur  pousse  très 
loin  ce  principe.  Il  affirme  que  Dieu  n'a  pas  voulu  le  sup- 
plice du  Fils,  il  l'a  permis  ;  il  ne  veut  pas  les  persécutions, 
il  les  souffre;  Dieu  n'empêche  pas  le  mal,  on  ne  doit  rien 
dire  de  plus.  «  C'est  le  seul  moyen  de  sauvegarder  et  la 
Providence  de  Dieu  et  sa  bonté  *.  » 

Dans  ces  exemples,  Clément  ne  dépasse  pas  encore  le 
platonisme.  Tantôt  il  reproduit  exactement  quelques-unes 
des  affirmations  de  Platon  touchant  Dieu,  tantôt  il  en 
pousse  un  peu  plus  loin  les  conséquences.  Il  n'y  a  rien 

1.  Epicteîi  Dissertationes ,  I,  10e  chapitre. 

2.  I,  Strom.,  84;  VII,  Strom.,  12;  ibidem,  22. 

3.  VII,  Strom.,  102. 

4.  IV,  Strom.,  86  :  ojt-  yàc  ô  xâptog  OeXiffiaxt  E7ra0ev  to-j  rarpô?  oi'6'  o!  Biwxo- 
[xevoi  PooXtJosi  toj  OîO'j  S'.rôy.ovTa1. 


242 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE. 


-»>/- 


^^yTv'v^ 


encore  dans  les  textes  qu'on  vient  de  lire  qui  marque 
nettemenl  une  autre  influence  que  cellede  la  philosophie. 
Tout  au  plus  peut-on  dire  (|ue  la  plus  grande  vigueur 
que  revêtent,  dans  le  langage  de  Clément,  les  affirma- 
tions platoniciennes,  indique  une  inspiration  étrangère  à 
Platon  :  c'est  déjà  le  souille  chrétien. 

Voici  maintenant  des  textes  qui  tranchent  absolument 
sur  ceux  que  nous  venons  de  passer  en  revue.  Dans  un 
passage  remarquable  à  plus  d'un  titre,  Clément  allirme 
que  si  Dieu  est  bon,  c'est  qu'il  le  veut.  Il  dit  expressé- 
ment que  la  bonté  ^u  Père  n'est  pas  simplement  l'effet  ou 
la  conséquence  de  sa  nature.  Dieu  n'est  pas  bon  à  la  façon 
du  léu  qui  chauffe  parce  qu'il  est  le  feu  '.  La  boulé  chez 
lui  est  vraiment  consciente.  Voilà  un  trait  qui  n'a  pas  été 
inspiré  par  la  philosophie.  Platon  dépeint,  dans  la  Répu- 
blique, l'action  de  la  houle  de  Dieu  justement  comme 
une  sorte  de  rayonnement.  Comme  le  soleil  communique 
sa  chaleur  aux  êtres,  la  Douté  souveraine  resplendit  et 
s'épanche  par  une  sorte  d'écoulement  naturel.  On  sait 
que  l'activité,  la  volonté  figurent  à  peine  dans  le  système 
platonicien.  Il  y  a  don.-  ici  mie  conception  qui  dérive 
d'une  source  étrangère  à  Platon.  L'idée  que  la  bonté  de 
Dieu  esl  un  effel  de  sa  pure  volonté,  ësï  une  idée  spéci- 
liquemcnl  chrétienne.  Ainsi  l'idée  générale  de  la  bonté  de 
Dieu  se  trouve  profondément  modifiée  ;  au  lieu  d'être  une 
voile  d'élément  naturel,  elle  devient  l'attribut  d'une  per- 
sonne. N'est-ce  pas  là  une  traie  évidente  de  l'idée  du 
Dieu  personnel  des  chrétiens  ? 


I.  VII,  Strom.    \~  ■■;   «xwv  à-yoôôç  ov  -y'-.ut   xo  7cup  Oepjjiav- 

.  './  .;  .  ■  '■,■■■  v  Vie.,  jiETaSoais  v.'j~'->.  \  I.  Strom.,  104  :  intl  *a;.  ô 
Oeôç  oi  xri,    'zj-.r,   [iivet    fiaxâptoc  xat  açOapTOî thkûv  Se 

:   à;aOa,  'jiÙ:   JiVTWS   za;.    JCaTTjp    v    i  v    -■    x.a;.    y.vo;j.ivo:   Iv    OlSiaXEÎTCTOlf 

iÛr.0Û7.lÇ 


l'idée  de  dieu  243 


Vn ■attribut  qui  est  inséparable  du  Dieu  des  chrétiens, 
c'est  la  sainteté.  Sans  doute,  Platon  et  quelques  autres  -aa^oIv^'^U.  ^ 
philosophes  repoussaient  loin  du  Dieu  qu'ils  concevaient 
Fermai,  la  xaxia.  Mais  dans  les  croyances  populaires  chré- 
'  tiennes,  cette  idée  avait  un  bien  plus  puissant  relief.  Sur 
ce  point  encore,  Clément  est  en  pleine  harmonie  avec  le 
sentiment  général  de  ses  coreligionnaires.  En  voici  un 
exemple  singulièrement  instructif.  C'était  Tune  des  idées 
de  prédilection  de  la  philosophie  religieuse  de  l'antiquité 
que  les  hommes  sont  fils  de  Dieu  et  unis  à  lui  par  des 
liens  de  véritable  parenté.  Epictète  est  un  de  ceux  qui 
ont  exprimé  cette  noble  pensée  avec  le  plus  d'éloquence. 
«  Si  César,  dit-il,  t'adoptait,  ton  orgueil  serait  insuppor- 
table. N'éprouveras-tu  pas  un  sentiment  d'exaltation  de 
savoir  que  tu  es  fils  de  Zeus  '  ?  »  «  Par  la  raison,  tu  n'es  pas 
inférieur  aux  dieux  2.  »  Clément  est  fort  éloigné  de  ces 
sentiments.  «  Dieu,  s'écrie-t-il,  n'a  aucune  relation  natu- 
«  relie,  c'est-à-dire  de  parenté  avec  nous.  »  Remarquez  la 
raison  qu'il  en  donne  :  «  Je  ne  sais  comment  un  homme 
«  qui  connaît  Dieu  supporterait  une  telle  proposition,  lors- 
«  qu'il  considérerait  notre  vie  et  songerait  aux  iniquités 
«  dans  lesquelles  nous  sommes  plongés.  Si  nous  étions 
«  une  partie  de  Dieu,  alors  Dieu  serait  pécheur  en  cette 

«  partie.  Quelle  impiété  de  dire  cela! La  vérité  est  que 

«  Dieu,  étant  riche  en  miséricorde,  par  bonté  prend  soin 
«  de  nous,  quoique  nous  ne  soyons  pas  les  parties  dont 
«  il  serait  le  tout,  ni  ses  enfants  par  nature  \  » 

Veut-on   étudier  dans  un  autre  exemple  l'action  et  la 
réaction  l'un  sur  l'autre  des  deux  facteurs  de  la  pensée  de 


1.  Dissevtationes,  I,  3,  3  :  tout  le  chapitre  vin. 

2.  Ibidem,  I,  12,  26. 

3.  II,  Strom..  ~.\, 


244 


CLEMENT    Et  ALEXANDRIE 


5W 


Clément?  La  doctrine  de  la  Providence  nous  l'offrira.  Les 
philosophes   grecs    qui  on1    le  plus  nettement  affirmé  la 
Providence  des  dieux  ou  de  Dieu,  sont  :  Sociale,  Platon, 
les  stoïciens,  notamment  Epictète .  Les  trois  philosophes 
que  nous  venons  de  nommer  affirment   avec  une  égale 
chaleur  que  la  divinité   ou    les    dieux  prennent    soin  des 
hommes  '.  Les  raisons  qu'ils  en  donnent  sont  identiques. 
La    nature,    l'organisation   physique    de    l'homme,    tout 
témoigne  de  la  bienveillance  des  dieux  envers  l'homme; 
tout  a  été  disposé,  ordonné  en  vue  de  lui;  il   n'y  a  qu'à 
ouvrir  les  yeux  pour  se  convaincre  que  si  l'on  ne  voit  pas 
Les  dieux,  cependant,   à  en  juger  par    leurs  œuvres,    ils 
existent  et  démontrent  leur  existence  par  leur  bonté.  Epic- 
tète est  tellement  sensible  à  la  bienveillance  de  Dieu  par- 
tout épandue  dans  l'univers  qu'il  s'en  veut  de  ne  pas  être 
assez  reconnaissant.  La  gratitude,  c'est,  dit-il,  le  sentiment 
qui  devrait  remplir  les  hommes  à  l'égard  de  Dieu.  Quand 
il  eu  parle,  il  est  profondément  touchant.  On  a  fait  remar- 
quer a\  ee  raison  que  cette  belle  conception  de  la    Provi- 
dence est,  chez,  les  trois  philosophes  dont  il  s'agit,  essen- 
tiellement l'expression  d'un  sentiment  religieux.  En  effet, 
leur   philosophie    n'impliquait    pas   nécessairement  cette 
doctrine     Celle  de  Platon    semblait  devoir  l'exclure.   La 
preuve  en  esl    qu'Aristote,  qui  esl  bien  l'esprit  le  plus 
rationaliste  qui  ail   existé,  esl  entièrement  étranger  aux 
idées  d<-  Providence  2. 

Quels  sonl  maintenant  les  développements  que  Clément 
donne,    smis  l'influence   du  christianisme,   à   la  doctrine 


1.  Memorab.  <1«  Xénophon,  livre  \<\  ch.  h  :  livre  IV.  ch.  m  :  Platon, 
Lois,  livre  X.  S'.i'.i  :  Phaedon,  $  62,  Epictète,  Dissertationes,  I.  16. 

2.  /.<  Il'  p,  Philos,  der  Griechen,  vol.  III,  p.  T.ss  :  Der  socratisch-plato- 
nischi  Begriff  der  yorsehung,  als  einer  nul  das  Einzelne  bezogenen 
gÔttlichen  Thatigkeil   findel  \»  i  ihm  (Arislote)  keine  Stelle. 


J 


l'idée  de  diki  245 

»lde   ses  maîtres?  Comme  on  doit  s'y  attendre,    il    ne   se 
cçntente  pas  d'affirmer  d'une   manière  générale  la  bien- 
veillance de  Dieu  à  l'égard  des   hommes,  il  lui  faut  une  j 
.  -    Efc'ovidence  qui  s'exerce  dans  le  détail  <'l   m   particulier.  u- 

Elle  se  préoccupe  de  l'individu.  Socrate,  s'il  faut  en  croire  ,A^"^^'/*£V 
Xénophon,   allait  presque  jusque-là/Tl   voyait  dans  \Gs4AM/fcPJM' 
réponses  des  oracles,  notamment  dans  les  avertissements 
qu'il    recevait    de    son   démon    familier,     la    preuve  que 
les  dieux  se   préoccupent  des    intérêts   particuliers   des 
hommes  \  Mais  avec  combien  plus  de  netteté  et  d'éner- 
gie Clément  n'affirme-t-il  pas  la    Providence  particulière 
de  Dieu  2!  A  ses  yeux,  un  philosophe,  qui  nie  la  Provi- 
dence telle  qu'il  l'entend,  est  jugé.  On  ne  discute  pas  avec 
lui  :    on   le   punit  3.  Notre  catéchète   n'ignore    pas   qu'il 
conçoit  la  Providence  avec  plus  de  précision  que  les  phi- 
losophes  et  que   cette    plus  grande  clarté,  il   la    doit  au 
christianisme.  Ce  qui  prouve   la   Providence  d'après  lui,    r^  y\^X\M 
c'est  l'accomplissement  des  prophéties  et  c'est  l'économie     ^j^j^i&^ï 
de  la  Rédemption.  C'est  donc  dans  la  foi  chrétienne  qu'il     i 
faut  chercher  la  consécration  définitive  de  la  grande  doc- 
trine proclamée  par  quelques  philosophes. 

Mais  ce  qui  achève  de  mettre  en  lumière  le  caractère 
chrétien  de  l'idée  que  Clément  se  fait  de  la  Providence, 
c'est  qu'il  lui  attribue  un  rôle  pédagogique.  Platon  avait  lUrU'-kt-C 
été  jusqulTclire  qjHTT^TeLTfait  servir  même  le  malheur  au^-^-jy^^x^ 
bien  de  l'homme  juste  \  Clément  n'a  eu  garde  d'oublier 
cette  parole  déjà  chrétienne  de  sentiment  3.  Mais  il  va 
bien  plus  loin.  La   Providence  de  Dieu,    d'après  lui,  n'a 

1.  Xénophon,  Memorab.,  I,   i,  15. 

2.  I,  Strom.,  52. 

3.  V,  Strom.,  G. 

4.  Apologie,  c.  18. 

5.  I,  Strom.,  86. 


246  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

d'autre  but  que  le  perfectionnement  du  croyant.  Dieu  se 
sert  tour  à  tour  du  châtiment  et  de  la  grâce  pour  redres- 
ser l'homme  et  le  sauver  '.  Voilà  le  fond  de  son  idée  de 
la  Providence  ;  comme  il  en  avait  lui-même  conscience, 
elle  absorbe  tout  ensemble  et  déborde  la  conception  de 
Platon  et  de  la  philosophie  grecque.  Ici  apparaît  nettement 
l'influence  du  christianisme. 

Ce  que   nous   venons  de  dire   nous  amène  à  relever  le 
trait  le  plus  distinctement  chrétien  qui  caractérise  l'idée 
de  Dieu  de  notre  auteur.  C'est  l'affirmation  que  Dieu  veut 
""v-   uO'le  salut  des  hommes.  Toute  la  péroraison  du  P  roi  repliais 
lvWvvwvw  en  esl  dominée.  «  Notre  Père,  plein  de  tendresse,  le  Père 

véritable,  ne  cesse  de  nous  exhorter,  de  nous  avertir,  de 
nous  discipliner,  car  il  ne  cesse  de  nous  sauver».  «L'effort 
constant  de  Dieu  esl  de  sauver  le  troupeau  humain  :î  ». 
C'est  tout  le  xe  chapitre  de  ce  traité  qu'il  faudrait  citer. 
Jamais  Clément  n'est  plus  éloquent  que  lorsqu'il  presse 
les  païens  de  s'abandonner  à  la  miséricorde  de  Dieu.  Sans 
se  lasser,  il. le  leur  dépeint  comme  un  Père  tout  préoc- 
cupe de  leur  salut.  Sauver  l'humanité,  c'est  la  suprême 
pensée  de  Dieu . 
Ces  exemples  suffisent.  Un  Dieu  qui  est  bon  parce  qu'il 
J  le  veut,  doni  la  sainteté  est  telle  qu'il  ne  peut   pas  y  avoir 

de  parenté  naturelle  entre  lui  el  les  hommes  pécheurs,/un 

-  ■■■■■'"  ,      ■  •  ,  A  1  '  1 

Dieu  qui  prend  soin  de  chacun  el  se  sert  même  du  mal 
pour  faire  l'éducation  morale  de  l'homme,  doni  enfin  la 
suprême  préoccupation  esl  le  salut  de  L'humanité,  ce  n'est 
plus  le  Dieu  de  Socrate,  de  Platon,  d'Epictète,  c'est  le 
Dieu  des  chrétiens. 

Unsi  l'analyse  des  textes  montre  qu'il  v  a  comme  deux 


1 .  Protrepticus,  94,  95. 

2.  rbid.,  116. 


■ 


wwfi^A» 


K.v-vU  .vuC^^KVui 


l'idée  de  dieu  247 

faces  dans  la  conception  de  Dieu  de  notre  auteur.  Elle  est 
d'un  côté,  marquée  à  l'effigie  de  Platon,  de  l'autre  elle  est 
chrétienne.  Son  originalité  consiste  à  être  tout  ensemble 
^métaphysique  et  religieuse.  Désormais,  le  Dieu  de  la  théo-  b  wsM 

logie  chrétienne  gardera  ce  double  caractère.  D'une  part,  J^jjjj^  -Ctcu^ 
il  semblera  se  perdre  dans  l'abstraction  impersonnelle;  jo^^^inj 
d'autre  part,  il  demeurera  une  personne  vivante.  A  la 
notion  froide  et  vide  de  la  philosophie,  le  christianisme 
communique  la  vie  intense  qui  débordait  de  sa  conception 
du  Père  céleste;  à  celle-ci  la  philosophie  donne  une  rigi- 
dité de  formule  qui  lui  était  jusqu'alors  étrangère. 

Le  reste  de  métaphysique  grecque,  qui  demeure  attaché 
à   la  notion    traditionnelle    i\y\   Dieu    des   chrétiens,    peut 
paraître  embarrassant.  N'oublions  pas  que  Clément  n'au- 
rait pu  concevoir  Dieu  autrement.  Pour  se  représenter  la 
divinité  à  la  façon  des  apôtres,  il  lui  aurait  fallu  se  défaire 
des  catégories  mentales  qu'avait  imprimées  à  son  esprit     Jj^'±hWML{ 
une  longue  éducation.  Concevoir  Dieu  en  dehors  de  toute 
transcendance,  le  dépouiller  de  toute  métaphysique  plato- 
nicienne, ne  voir  en  lui  qu'une  personne,  un  Père  céleste, 
c'est  ce  que  Clément  ne  pouvait  faire.  D'autre  part,  remar- 
quons qu'au  point  de  vue  de  la  propagation  du  christia- 
nisme parmi  les  esprits  cultivés  de  ce  temps,  il  était  indis- 
pensable de  présenter  Dieu  sous  cet  aspect.  Des  habitudes    -  e 
d'esprit  invétérées   exigeaient  que  le  Dieu  des  chrétiens     •    ' 
s'enveloppât  d'abstraction.  Qu'on  relise  le  début  du  VIIe 
Stromale,  on  verra  à  quels  besoins  répondait  la  concep-  "0^  îu/OUâ 
tion  de  Clément  et  combien  impérieuse  était  la  nécessité  -pJjJM^m.  \l\suU 
de  prêcher  au  public  des  écoles  un  Dieu  qui  conciliât  en  <Xuaa-uM,  *U^  tf 
quelque  sorte  dans  son  sein  à  la  fois  les  inspirations  de  \^  ^,  Jijyj^jUMM^ 
piété  chrétienne  et  les  plus  hautes  idées   que  les   sages  04*<ujjMÙ  *4jjs/ • 
grecs  s'étaient  faites  de  la  divinité.  ^mm^A  ^U^,quWvU^ 


CHAPITRE  III 


La  Christologie  de  Clément. 

Le  titre  de  ce  chapitre  ne  doit  pas  tromper  le  lecteur. 
Qu'il  ne  s'attende  pas  à  un  exposé  systématique  de  la 
christologie  de  notre  caléchète.  Nous  nous  bornerons  à 
ramener  sa  conception  christologique  à  ses  éléments 
constitutifs  et  à  élucider  l'origine  de  ces  éléments. 

L'étude  des  textes  révèle  d'emblée,  dans  l'idée  que 
notre  auteur  se  fait  du  Christ,  un  double  aspeet.  C'est  le 
même  dualisme  que  dans  son  idée  de  Dieu.  Sa  elnistolo- 
gie  se  distingue  d'un  côté  par  un  caractère  tout  métaphy- 
sique et  de  l'autre,  par  un  caractère  profondément  réaliste. 
vvaoEIIi'  esl  à  la  fois  concrète  et  transcendante.  En  d'autres 
termes,  elle  porte  dans  une  mesure  presque  égale  et  l'em- 
preinte de  la  philosophie  grecque  et  celle  de  la  piété  chré- 
tienne. Commençons  par  l'élude  du  premier  caractère. 
kju.  .  mavOu,  L'idée  du  Logos  est  une  de  celles  qui  ont  eu  la  fortune 
la  plus  brillante.  Philon  d'Alexandrie  en  est  le  père.  C'est 
lui  qui  l'a  imaginée  et  c  est  lui  qui  l'a  vulgarisée.  Rappe- 
lons brièvement  par  quelles  voies  le  savant  exégète  juif 
esl  arrivé  à  celte  conception  de  génie.  Il  y  avail  une 
lacune  dans  l'admirable  système  de  Platon.  En  plaçant 
Dieu  au  sommet  du  monde  des  Idées,  en  l'identifiant  avec 
la  plus  liante  de  celles-ci,  avec  l'Idée  du  bien,  le  philo- 
sophe athénien  reléguail  Dieu  si  loin  du  monde;  des  phé- 
nomènes qu'il  devenait  difficile  d'expliquer  l'action  qu'il 
pouvait  avoir  sur  le  monde  matériel.  En  outre,  les  Idées  ou 
i  -^sences  immuables  et  seules  réelles  étaient  de  nature  si 


*¥ 


LA    CHRISTOLOGIK    DE    CLEMENT  249 

*  différente  des- choses  visibles  qu'elles  semblaient  devoir 

demeurer   sans    rapport  avec  celles-ci.    II  y    avait  entre 

""le  monde  intelligible  et  le  monde  matériel  un  abîme  qui 

^^^jjifraissait  infranchissable,  si  l'on  s'en  tenait   au  point  de 

vue  de  Platon.  Le  philosophe  semble  l'avoir  senti.  Il  a  tenté  ~-s*av 

lui-même  de  combler  cette  lacune  et,  dans  le  Timée,  il  a  -1£w.^w.a 
imaginé  ce  qu'il  appelle  l'âme  du  monde.  Celle-ci,  parti-  n  j,  i. 
eipant  à  la  ibis  du  monde  des  Idées  et  du  monde  matériel, 
constitue  le  trait  d'union  que  l'on  cherche  vainement  dans 
son  système  l.  Cette  belle  conception  suffisait  pour  voiler 
le  coté  faible  du  platonisme  ;  elle  ne  répondait  encore  que 
très  imparfaitement  au  besoin,  tant  spéculatif  que  reli- 
gieux, qui  exige  qu'il  y  ait  des  communications  ouvertes 
entre  Dieu  et  le  monde. 

Le  stoïcisme  transporte  Dieu  au  sein  du  monde  visible.  1/~mj^m^ 
Dieu  est  le  feu  primordial  qui  pénètre  partout  et  qui  con- 
stitue l'âme  du  monde.  Voilà  Dieu  et  le  monde  en  contact 
intime.  C'était  une  solution  du  problème,  mais  insuffi- ^J**&W±'' 
santé,  puisqu'elle  sacrifiait  l'idée  de  Dieu.  Elle  marquait 
pour  tout  esprit  imbu  de  platonisme  une  défaillance  phi- 
losophique. C'est  ainsi  qu'après  ces  grands  systèmes,  la 
question  des  intermédiaires  à  trouver  entre  Dieu  et  le 
monde  subsistait  tout  entière.  Cette  question  fut  une  des 
grandes  préoccupations  de  la  philosophie  postérieure. 
Celle  du  11e  siècle  notamment  en  rechercha  obstinément 
la  solution.  Parmi  celles  qui  furent  proposées,  l'une  des 
plus  intéressantes  fut  cette  théorie  des  démons  que  l'on 
rencontre  chez  Plutarque  et  chez  plusieurs  autres  philo- 
sophes. Les  démons  sont,  d'après  le  philosophe  de  Ché- 
ronée,  des  êtres  qui  participent  à  la  fois  de  la  nature  des 


l.Voir  le  livre  classique  de  M.  Heinze,  Die  Lehre  vom  Logos  in  der  grie- 
chischen  Philosophie,  1872,  à  la  page  67. 


250  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

divinités  immuables,  trop  élevées  pour  entrer  en  contact 
avec  les  hommes  el  l<v  inonde,  et  de  l'être  changeant  <'i 
i'vw.  périssable.  Ils  sont  intermédiaires  entre  le  monde  céleste 
et  incorruptible  et  le  monde  terrestre  et  corruptible.  Ce 
^  caractère  leur  permet  d'e\ereer  sur  l'homme  et  sur  le 
ij-  monde  une  action  qui  semblait  incompatible  avec  la 
majesté  des  dieux  attitrés.  Ce  sont  eux  qui  inspirent  les 
oracles,  qui  surveillent  le  culte  qu'on  offre  aux  dieux,  qui 
punissent  l'iniquité,  qui  récompensent  les  hommes  ver- 
tueux. En  un  mot,  ils  sont  les  ministres  des  dieux  et  rem- 
plissent ici-bas  toutes  les  fonctions  de  Dieu.  Grâce  à  eux, 
l'alunie  qui  séparait  les  deux  mondes  est  franchi.  Cette 
curieuse  conception  a  une  grande  importance  dans  l'en- 
semble des  idées  de  Plutarque.  Elle  répondait  et  aux  exi- 
gences de  sa  pensée  philosophique  el  a  ses  aspirations  si 
profondément  religieuses  '. 

L'âme  du  monde,  l'immanence  de  Dieu  dans  l'univers, 
les  dénions  intermédiaires  entre  les  dieux  et  les  hommes, 
toutes  ces  conceptions  attestent  d'invincibles  besoins  de 
la  pensée  <  I  de  raine.  Au  point  de  vue  spéculatif,  il  fallait 
mettre  le  divin  en  contact  avec  l'univers;  au  point  de 
vue  religieux,  il  fallait  rapprocher  Dieu  «h1  l'homme. 
Pendant  la  première  période,  c'est-à-dire  pendant  les 
deux  ou  trois  siècles  qui  suivirent  la  mort  de  Platon,  on 
ne  se  préoccupa  que  de  la  satisfaction  à  donner  à  l'esprit 
spéculatif.  On  ne  songeait  qu'à  s'expliquer  la  formation 
de  l'univers  el  son  économie.  Plus  tard,  notamment  au 
h    siècle   de  l'ère   chrétienne,  les  aspirations  religieuses 

I.  Ilil'I.  Élude  sur  les  démons  daitS  lu  IxCièrature  et  h'  religion  des 
Grecs,  1880,  p.  286  cl  suivantes.  Grcard,  !>•■  lu  Morale  de  Plutarque, 
p.  335.  Zcller,  ouvr.  cité,  3e  partie,  vol.  Il,  p.  I  76  sqq.  Voir  aussi  notre 
étude  sur  le  même  sujel  publiée  dans  !<•  rapporl  annuel  de  l.i  section  des 
sciences  relig.   1906. 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLEMENT  251 

£p  réveillent  et -réclament  la  satisfaction  qui  leur  est  due.    a?oUu*k-  ; 
Delà,  des  tentatives  comme  celle  de  Plutarque.  Mais  sa  ^Um^vw 
rôneeption    des   démons    n'est   qu'une   ébauche.  C'est  à  .^^uxaàV  jum 

■  Phj-fon  que  revient    l'honneur  d'avoir   couru    une    notion  q_*Mc4  waMtt* 
qui  devait  satisfaire  à  toutes  les  données  du  problème.  II 
le  fit  en   mettant  à  contribution  à  la  fois  le  platonisme  et  - 

le  stoïcisme.  D'une  part,  il  maintient  la  transcendance  de 
Dieu,  il   l'exagère  môme;  en   même  temps,  il  sépare  de 
Dieu  les  Idées  éternelles,  tout  en  les  faisant   dériver  de  V./^w^'^w 
lui.  Le   divin  est  en  elles,  mais  Dieu  n'est  plus  identifié   vV^^u^Uva- 
avec  elles.  D'autre  part,  il  adopte  la  conception  stoïcienne 
d'après  laquelle  des  forces  divines  sont  répandues   dans 
les  choses  comme  une  semence,  les  pénètrent  et  sont  le 
principe  de  leur  être  et  de  leur  développement.  Dans  le 
système    stoïcien,    Dieu    se   confondait    avec    ces   forces 
immanentes  dans  les   choses  ;  Dieu  finissait  par  se   con- 
fondre avec  l'univers  lui-même.  Philon  s'approprie  celle 
conception  des  forces  divines  répandues  dans  les  choses. 
Illes  identifie  avec  les  Idées  platoniciennes.  Voilà  celles- 
ci  complétées  par  un  caractère  nouveau.  Elles  demeurent 
par    essence    transcendantes,   comme    elles    l'avaient  été 
dans  le  système  de  Platon,  mais,  en  même  temps,   elles 
sont  des  forces  ou,  comme  les  appelaient   les  stoïciens, 
des  «  raisons  séminales  ».  Comme   Philon  a  eu  soin  de 
les  détacher  de    Dieu   tout  en  les  faisant  émaner  de  lui,  u  , 
rien    n  empêche    qu  elles  se     répandent    dans   1  univers, 
comme  le  voulait  la  conception  si  féconde  des  stoïciens. 
Philon  compléta  sa  théorie  en  formulant  l'unité  des  Idées 
séminales  ou  forces  divines;  elles  se  rassemblent  toutes 
en  une  Idée  ou   force    principale.  C'est  le  Logos.  Voilà 
l'intermédiaire  tant  cherché.  Le  Logos  n'est  pas  identique 
à  Dieu,  mais  il  est  plein  de  Dieu.  Il  peut  donc,  sans  déro- 
gërTcréer,  organiser,  l'aire  vivre  l'univers  et  en  être  le 


252  clément  d'Alexandrie 

principe  vivant,  En  se  répandant  dans  les  choses,  il  ne 
mêle  pas  le  Dieu  de  Platon  à  la  matière,  cl  cependant  il 
apporte  à  la  matière  fê  principe  divin  sans  lequel  elle  ne 
s'expliquerait  pas. 

Ainsi  Philon,  par  une  véritable  trouvaille  de  eénie, 
concilie  toul  ensemble  le  platonisme  et  le  stoïcisme,  con- 
serve ce  (|ui  constituait  la  vérité  essentielle  de  chaque 
système,  formule  une  conception  qui  combinait  les  avan- 
tages de  l'un  et  de  l'autre. 

Une  telle  conception  était  admirablement  faite  pour 
donner  satislaction  aux  spéculatifs.  Elle  permettait  d'être 
platonicien,  tout  en  expliquant  la  formation  du  Cosmos 
mieux  que  le  Timée  n'avait  su  le  faire.  Mais  déjà  au  temps 
ou  Philon  écrivait,  on  se  préoccupait  de  moins  en  moins 
de  spéculation.  Lui-même  est  l'un  des  derniers  philo- 
sophes qui  aient  conçu  et  médité  les  problèmes  simple- 
ment au  point  de  vue  de  la  pensée.  La  morale  cl  bientôt 
la  religion  commençaient  à  absorber  les  esprits  et  toute 
la  philosophie  s'orientait  dans  le  môme  sens.  Il  se  trouva 
alors  que  la  conception  du  Logos  répondait  admirable- 
ment aux  exigences  de  la  philosophie  religieuse.  Philon 
n'étant  pas  Grec  a'exerça  pas  sur  la  philosophie  des  deux 
premiers  siècles  l'influence  qu'il  aurait  probablement  eue 
sans  cette  circonstance.  Des  théories  comme  celle  de 
Plutarque  sur  les  démons  intermédiaires  prouvent  bien 
que,  die/  les  philosophes  (\w  temps,  les  idées  de  l'exégète 
juif  auraienl  pTévalu,  puisqu'elles  auraient  répondu  a  des 
besoins  qu'ils  éprouvaient,  (le  fut  chez  les  chrétiens  (pie 
.wVvU^         Philon  eut   le    plus    de   succès.  Depuis  l'auteur  de    l'épilie 

aux  llelireiix  jusqu'à  Clément,  tout  écrivain  chrétien  qui 
nés!  pas  exclusivement  populaire  porte  1  empreinte  plus 
ou  moins  profonde  du  philonisme. 

L'originalité  de  Philon  est  double.  A  lui  revient  la  véri- 


s 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLEMENT  253 

table  paternité  el  de  l'idée  du  Logos  et  de  l'interprétation 
-ifîlégorique.  Il  a  eu  tant  pour  l'une  que  pour  l'autre  des 
précurseurs,  mais  c'est  lui  qui  a  donné  à  la  conception 
du  .Logos  comme  à  la  méthode  allégorique  leur  forme 
■■MeTinitive,  leur  éclat  et  leur  consécration.  Dans  tout  le 
reste,  cosmologie,  idée  de  Dieu,  morale,  il  n'a  rien  qui 
n'appartienne  qu'à  lui,  qu'on  ne  retrouve  chez  les  plato- 
niciens, néopythagoriciens  ou  stoïciens  de  son  temps  ou 
du  siècle  suivant,  et  que  ceux-ci  n'aient  exprimé,  soit  en 
ternies  à  peu  près  identiques,  soit  même  avec  plus  de  force. 

La  restriction  que  nous  venons  de  formuler  est  impor- 
tante, car  elle  permet  de  savoir  sur  quels  points  précis 
Clément  est  dépendant  de  Philon. 

Ce  que  notre  catéchète  a  reçu  directement  de  Philon, 
c'est  d'abord  la  méthode  exégétique,  et  ensuite  l'idée  ^'W^uu^,  .vUm 
du  Logos.^A  ce^Joûble  point  de  vue,  ClémenFTTTPëst^  --C^uUU c4^ c 
absolument  tributaire.  M.  Siegfried,  dans  son  livre 
devenu  classique  sur  Philon  d'Alexandrie,  en  a  donné 
des  preuves  abondantes  1.  Xous  avons  fait  remarquer, 
dans  un  chapitre  précédent,  combien  grande  est  la  dette 
de  notre  théologien  en  ce  qui  concerne  l'allégorie.  Il  y  a 
tel  chapitre  des  Stromates  où  les  allégories  de  Philon  se 
suivent  presque  mot  à  mot  sans  interruption  2.  Nous  allons 
le  voir,  Clément  est  redevable  à  Philon,  presque  dans  la 
même  mesure,  de  toute  la  métaphysique  que  contient  sa 
christologie. 

Ce  n'est  pas  seulement  à  ce  double  point  de  vue  que 
l'on  remarque  des  concordances  frappantes  d'idées  et  de 
langage  entre  Philon  et  Clément.  Il  y  en  a  beaucoup  d'au- 


i.  C.  Siegfried,  Philo  %:on  Alexandria  als  Auslcger   des  Allen  Testa- 
ments. Ierui,  1875,  p.  353  à  351. 

2.  Notamment  II.  Strom  ,  chapitre  xvin.  Voir  les  annotations  de  Potier. 


254 


( LEMENT    D ALEXANDRIE 


très.  M.  Siegfried   les  a  noires  avec  un  soin  minutieux. 
Les    idées    de    Dieu,    la    cosmologie,   l'anthropologie,   la 
inoralë  offrent  entre  les  deux  ailleurs  de  nombreuses  ana- 
logies] Ce  que  l'on  ne  remarque  peut-être  pas  assez,  c'est 
qu'en  dehors   dos   deux   points  que  nous  avons  spécifiés, 
l'influence  que  Philon  exerce  sur  noire  auteur  n'a  rien  de 
spécial  et  d'exclusif.  Elle  ne  fait  <|iie  renforcer  ou  grossir 
celle  (jue   loule  la  philosophie  contemporaine  a   eue  sur 
Clément.   Dans  certains   domaines,  elle   est  même  tout  à 
l'ait  à  l'arrière-plan.  Ainsi,  comme  nous  l'avons  vu,  dans 
la  théologie  proprement  dite,  c'est  Platon   qui    a  été  le 
maître   par  excellence  de  noire  câTéchèteTi  La    preuve  en 
est    qu'alors    que,    dans    la   conception    philonienne    de 
Dieu,  il  y  a  en  même  temps  que  du  platonisme  un  apport 
d'idées   stoïciennes,   il    n'y  a  dans  l'idée  que  Clément  se 
l'ail   de   Dieu  aucune  trace  de  stoïcisme  '.   De  même  dans 
la  morale,  nous  le  verrons,  ce  n'est  pas   de  Philon  qu'il 
dépend,    c'est,    par    tout   le   côté   non    chrétien   de    celte 
\x>yVM~.  ^  morale,  principalement  du  stoïcisme  qu'il  est  tributaire. 

Maintenant  (pie  nous  avons  délimité  l'influence  que  le 
philonisme  a  directement  et  par  lui-même  vxvvccc  sur 
Clément,  interrogeons  tout  d'abord  noire  auteur  sur  sa 
conception  du  Logos.  11  suflira  de  la  comparer  avec  celle 
de  son  maître  Philon  pour  voir  a  quel  point  elle  est 
peu  originale. 

Le  Logos  de  Philon  esl  la  conception  la  plus  complexe 
qui  se  puisse  imaginer  -.  Elle  se  compose  des  éléments 

les    plus    hétérogènes.  Le   platonisme    et   le    stoïcisme  ont 
fourni  I  apport  principal  ;  mais  d'une   pari  l'Ancien  Testa- 


' 


l    -i'  .  hii'il,  ouvrage  cité,  p.  205.  Voir  le  De  Opificio  mundi,  ch.  m. 

-.  Siegfried,  ouvrage  cité,  \>.  22 1  -!_'•_!'.>.  Zeller,  Geschichte  derPhilos.  </<■!■ 
Griech.,  '■<  partie,  II«  vol.,  p.  " : T < >  à  381;  Heinze,  ouvr.  cité,  p.  204  et 
Buivand 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLÉMENT  255 

■ 

ment,  d'autre  part   la  théologie  juive  qui  se  développait 
"ÏÏIors  ont  également  contribué  à  former  l'idée  que  Philon  i^/~ 

s'est  faite  du  Logos.  Tous  ces  différents  éléments  se 
mêlent  et  se  fusionnent  dans  la  même  conception.  Gelle- 
I  T\\ semble-t-il,  n'aura  aucune  consistance,  elle  paraîtra 
toujours  sur  le  point  de  se  disloquer.  L'unité  organique 
lui  fera  défaut.  11  n'en  est  rien.  La  notion  du  Logos  de 
Philon  a  une  remarquable  solidité.  Ce  qui  en  relie  toutes 
les  parties,  c'est  un  principe.  Ce  principe,  c'est  ridée 
même  qui  a  donné  naissance  à  la  conception  du  Logos  et 
à  toutes  les  conceptions  analogues  qui  surgissent  avant 
et  après  Philon  un  peu  partout.  Le  Logos,  c'est  l'intermé-  w  wcjjM  &■' 
diaire  indispensable  entre  Dieu  et  le  înjjncTerQue  Philon  ^^;wu4w 
lappelle  l'Idée  des  Idées,  la  force  des  forces,  l'ambassa-  % Al jj^mxsj*Àiu 
deur  de  Dieu,  l'interprète,  l'archange,  le  souverain  sacri- 
ficateur, quel  que  soit  le  terme  dont  il  le  désigne,  le  carac- 
tère qu'il  met  en  lumière  dans  le  Logos  est  toujours  celui 
d'intermédiaire.  Ainsi,  c'est  ce  caractère,  inséparable  du 
Logos,  qui  en  détermine  constamment  la  notion,  qui  en 
constitue  le  principe  essentiel  et  qui  en  fait  l'unité. 

A  première  vue,  l'analogie  entre  le  Logos  de  Philon  et  j^i/jj^u 
le  Logos  de  Clément  est  complète.  Le  Logos  de  ce  der- 
nier n'est  pas  moins  complexe  que  celui  de  son  maître. 
On  y  remarque  la  même  diversité  et  la  même  richesse 
d'éléments  constitutifs.  Les  facteurs  qui  composent  le 
Logos  de  Clément  sont  même  plus  nombreux.  On  y  trouve 
tous  ceux  qui  forment  le  Logos  de  Philon  dont  dérive 
celui  de  Clément,  mais  en  outre  il  s'enrichit  de  tout  ce 
que  le  christianisme  lui  apporte.  L'analogie  entre  les  deux 
conceptions  semble  complète.  En  fait,  elle  ne  l'est  pas. 
Elle  ne  peut  pas  l'être  parce  qu'elles  n'ont  pas  la  même 
origine.  Elles  ne  tirent  pas  leur  raison  d'être  du  même 
principe.  Le  principe  qui  a  donné  naissance  au  Logos  de 


256  CLÉMENT    D 'ALEXANDRIE 

Philon  est  d'ordre  essentiellement  cosmologique.  A  <|iioi 
devait  servir  avant  tout   le  Logos,  dans  la  pensée  du  phi- 
losophe juif?    A  expliquer  la  formation  et  le  gouverne- 
ment de  l'Univers.  Philon  avait  le  sentiment  que  le  plato- 
ua»         nisme   qu'il  mettait  à    la   hase  de  sa  philosophie   ne  lui 
fournissait  pas  de  moyens  adéquats  pour  rendre  compte 
de  la  création  de  l'univers  ni  de  son  existence.  (Test  pour 
les  avoir,  qu'il  imagine  son  Logos.  Telle  est  la  préoccu- 
pation   (|iii   l'a    mis    sur    la    voie    de    cette    conception    si 
féconde  et  qui  se  trahit  dans  l'élaboration  de  ectle  notion. 
Ce  sont  la  soucis  de  philosophe  et  de  métaphysicien. 
Or.    ces    sortes    de    préoccupations    sont     parfaitement 
v^^woU/    étrangères  à  Clément.  Connue  la  plupart  des  philosophes 
^j^yi^Sj^     parmi  ses  contemporains,  il  se  soucie  bien  plus  de  morale 
vW    ('t  de  religion  que  de  métaphysique  el  de  cosmologie.  Ce 
qu'il  réclame  par  dessus  tout,  c'est    une  conception   qui 
explique  comment  Dieu  entre  et  demeure  en  communica- 
tion avec  les  hommes.  Ce  qu'il  demande  à  la  philosophie, 
c'est  la  formule    des    rapports  entre  l'humanité  et   Dieu. 
Le   Logos,    qui    est    l'intermédiaire   par    excellence,    lui 
'j^.^MjMMr   paraît  précisément  répondre  a  cette  préoccupation.  C'est 
£a/j^K  donc  essentiellement  en  tant  qu'intermédiaire  entre  Dieu 

d  les  hommes  que  Clément  conçoit  son  Logos.  Le  prin- 
cipe qui  détermine  sa  conception,  qui  la  constitue  el  qui 
en  relie  les  parties,  n'est  plus  métaphysique;  il  est  reli- 
gieux, il  est  chrétien. 

De  cette  différence  fondamentale  entre  le  Logos  de 
Philon  el  le  Logos  de  Clément,  découle  une  conséquence 
de  la  plus  haute  importance.  Tandis  que  la  notion  philo- 
tiienne  du  Logos  esl  parfaitement  clair*1  et  précise,  digne 
d'un  philosophe  et  d'un  métaphysicien,  celle  de  Clément 
est  loin  d'avoir  le  même  caractère.  Toute  la  métaphysique 
(!«■  sa  conception  du  Logos  esl  vague,  indécise,  comparée 


^a^lAV  i 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLEMENT  257 

à  celle  «de  Philoja..  Il  la  doil  du  reste  à  celui-ci,  mais  loin 
"cTe  l'avoir  transposée  telle  quelle  dans  son  système 
d'idées,  il  n'en  a  pris  que  les  traits  qui  lui  convenaient 
et,  au  fond,  qui  lui  semblaient  propres  à  mettre  en  relief 
-lê^caractère  qu'il  voulait  donner  au  Logos.  Son  Logos, 
c'est  le  Logos  de  Philon,  mais,  si  l'on  peut  ainsi  s'expri- 
mer, à  l'état  fragmentaire.  Nous  ne  prétendons  pas  natu- 
rellement que  Clément  ait  sciemment  altéré  le  Logos  de 
Philon  dans  le  sens  qui  vient  d'être  indiqué.  L'altération 
s'est  faite  en  quelque  sorte  d'elle-même  sous  l'empire  de 
préoccupations  que  Philon  n'avait  pas  connues.  Ce  qui  u,v^v  >0wx 
prouve,  croyons-nous,  la  justesse  de  ces  observations,  -*•'  tf) 
c'est  qu'alors  que  l'aspect  religieux  et  chrétien  du  Logos  J:^J^j^.. 
de  Clément  se  laisse  caractériser  sans  peine  parce  que 
la  plus  grande  cohésion  règne  dans  toute  cette  partie 
de  son  idée  du  Logos,  l'aspect  métaphysique  et  propre- 
ment philonien  de  cette  même  idée  se  refuse  à  une  tracta- 
tion systématique.  Vouloir,  à  force  de  subtiliser  sur  des 
textes  isolés,  tirer  de  la  christologie  de  notre  auteur  une 
notion  cohérente,  logique,  philosophique  du  Logos,  c'est 
à  notre  sens  faire  entièrement  fausse  route.  Mais  il  est 
temps  d'entrer  dans  le  détail  et  de  comparer  à  l'aide  des 
textes  le  Logos  de  Philon  et  le  Logos  de  Clément. 

Comme  les  Idées  ou  forces  divines  dont  il  est  le  «  lieu  »,  vO^a^  srfM* 
le  Logos  de  Philon  a  un  double  aspect.  Les  textes  nous  ^ÇuXÀLW'M&k 
le  représentent  tantôt  comme  l'une  de  ces  abstractions 
dont  Platon  peuplait  le  monde  intelligible,  tantôt  comme 
immanent  dans  les  choses  et  répandu  par  tout  l'univers. 
Dans  le  premier  cas,  le  Logos  est  l'Idée  suprême,  l'arché- 
type par  excellence;  dans  le  deuxième,  il  est  la  force 
essentielle  qui  fait  mouvoir  et  vivre  les  choses.  Ainsi  se 
trahit  sa  double  descendance.  Le  platonisme  et  le  stoï- 
cisme en  sont  également  les  ancêtres. 

17 


2.")8  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Le  même  dualisme  se  remarque  dans  le  Logos  de  Clé- 
ment D'une  part,  notre  théologien  assimile  expressément 
son  Logos  à  l'Idée  platonicienne  '.  Il  préexiste  à  toutes 
xjjjjjJuyXûv*  choses  2.  Il  plane  au-dessus  du  monde.  11  se  trouve  même 
au-delà  du  monde  intelligible3.  Impossible  de  le  reléguer 
plus  loin  dans  la  transcendanee.  Le  Logos  appartient  au 
même  domaine  que  l'Idée  du  bien,  que  Dieu  lui-même. 
C'est  une  entité  toute  métaphysique  à  la  façon  de  Platon. 
D'autre  part,  Clément  ne  se  sert  pas  moins  souvent  de 
formules  stoïciennes  pour  désigner  ou  définir  son  Logos. 
11  lui  arrive  assez  fréquemment  de  l'appeler  la  <■  Force  de 
Dieu  '*  ».  Ce  n'est  pas  seulement  la  formule,  c'est  aussi 
l'idée  stoïcienne  qu'adopte  notre  auteur.  Dans  un  passage 
très  curieux,  il  nous  montre  dans  le  Logos  la  force  ini- 
tiale don  dérive  tout  mouvement,  il  est  la  icpuTOupyôç 
-/.•.v/teciK  Biivajuç.  C'est  la  force  du  Père,  Suvajuç  -a-rv./.V,. 
Puis  Clément  nous  la  fait  voir,  celte  force  divine  qui  est 
celle  de  Dieu  même,  descendant  l'échelle  des  êtres  tant 
célestes  que  terrestres,  et  parvenant  jusqu'au  degré  le 
plus  infime,  pe^pi  toû  [HxpoxàTOU  .  Ailleurs,  il  nous  repré- 
sente le  Logos  comme  s'étendant  en  quelque  sorte  du 
centre  de   l'univers  jusqu'aux    extrémités  \  C'esl   ridée 

1.  V.  Strom.,  16  :  r,  oï  Uiila  ivvor,;j.a  toC  0600,  orcep  oi  [3ap6apoi  Xoyov  êîpïj- 
xaai  tou  8eoû*  ;  VII,  Strom..  "j  :  il  est  SXos  vouç. 

2.  Protrept.,  7  :...  cou  èv  àp/.fl  ovtoç  xai  repodvros  Xdyou. 

3.  V,  strom.,  38  .'  ô  y.jy.'/;  taepctvto  rou  xdffjxou   rcavrôç,  [iâXXov  oi  ÈrcéxEtva 

TOU  VOTJTOÛ. 

'i.  VI,  Strom..  17;  V,  Strom..  (J  :  Buvajjuç  t£  au  7CaYXpaT7]C  xaî  tcp  OVTi 
8eîa I.  Strom.,  100. 

5.  VII,  Strom.  8  i  I  9.  Ce  qui  prouve  tti'-n  que  I  idée  stoïcienne  est  au 
fond  de  cette  description  de  I  extension  de  ta  Bôvajxtç  rcaxpucrj,  c'est  la  com- 
paraison de  9  ''<  oùv  uuYXivEÎTai  xat  u.ixpOT<XT7]  si8r{pou  p.oîpa  ttû  tt,;  rlpa- 
/'/•l'v;  XtOou   ."iiii.nii  i  -/-:j;j7T'.    terme  essentiellement  Btoïcien  dans  ce  sens), 


o'.à  r.'  fflv    ;""./•.•<*  -XTS  /ou-évo)  BaxTuXîtov 


6.  Protrept.j  5  :  xai  '</,  «5  i-;n  to  ixTJpaiov   (celui  du  Logos)...  ano  :wv 


*¥ 


LA    CHUISTOLOGIE    DE    CLEMENT  259 

¥mème  de   Dieil  immanent  dans  le  monde.  Comme  Philon 
et  à  l'imitation  de  Philon,  Clément  substitue  le  Logos  à 

'Dieu:  c'est  le  Logos,  ce  n'est  plus  Dieu,  comme  le  voulait 
!•  stoïcisme,  qui  est  répandu  dans  l'univers.  Aussi  très 
logiquement  il  représente  son  Logos  comme  présent  par- 
tout à  la  t'ois.  En  vertu  de  sa  nature  d'essence  platoni- 
cienne et  en  même  temps  de  sa  faculté  toute  stoïcienne 
de  se  répandre  partout  et  de  s'insinuer  en  toutes  choses, 
il  pénètre  jusqu'au  fond  de  nos  âmes  et  y  découvre  les_ 
pensées  secrètes  l.  Enfin,  et  c'est  un  trait  bien  stoïcien, 
Clément  nous  représente  le  Logos,  force  de  Dieu,  comme 
le  centre  vers  lequel  convergent  toutes  les  forces  divines 
éparses;  c'est  lui  qui  en  constitue  l'unité  2. 

Ainsi  en  soi  le  Logos  de  Clément  ne  diffère  pas  de 
celui  de  Philon.  Sur  un  autre  point  encore,  nos  deux 
auteurs  se  rapprochent.  C'est  dans  la  manière  dont  ils 
conçoivent  le  rôle  cosmologique  du  Logos.  Philon  a 
développé  dans  son  traité  De  Opificio  Mundi  une  théorie 
de  la  formation  du  monde  qui  attribue  au  Logos  la  fonc- 
tion principale.  Philon  affirme  l'existence  d'un  monde 
idéal  qui  est  tout  ensemble  le  modèle  et  la  cause  du 
monde  visible.  Les  Idées  éternelles  qui  constituent  le 
monde  idéal  sont  à  la  fois  les  archétypes  des  choses  visi- 
bles et  les  forces  actives  qui  les  créent.  Ce  sont  elles  qui 
établissent  l'ordre  au  milieu  des  éléments,  organisent 
l'univers  et  y  entretiennent   la  vie.  Le  Logos,  qui  est  la 


•i.-.Z'-t'i  ï~l  -.3.  r.ï-.x-x  /.%'.  %-<i  :wv  axptov  ï~\  ta  \j.îix  <v.xTa6cV.  Ce  dernier  terme 
rappelle  le  tovo;  des  stoïciens,  la  tension  de  la  force  divine,  du  feu  pri- 
mordial, à  travers  les  choses. 

1.  VII,  Strom.,  5.  Tout  le  passage   :  a-j-rr,  f,  •ii.vr.'j-ri Buvajietç  Èpeuvwv. 

2.  IV,  Strom..,  156  :  rtaaai  oi  ai  8vvau,eiç  toù  -v£j;j.aTo;  auXXr|68i]V  \i.h  Iv  t'. 
jtpayu,a  y£VO[i£Vai  tjvteXoù'siv  lie  xo  suro  tov  tnôv,  y.~7.yï[).Z7.-.o;  Zï  li-.:  -r,;  r.iy. 
axai-:/,;  aj-ro  :uv  Savau-îtov  ivvoîa;,    etc.  Il  est  un  /.'jako^  ^a^oiv  taiv  ojvâaeojv. 


aXv 


260  clément  d'Alexandrie 

plus  haute  des  Idées  et  <|iii  les  résume  toutes,  possède 
aussi  ce  double  caractère.  Il  est  le  modèle  ou  archétype 
des  choses  et  en  même  temps  l'organe  créateur  de  Dieu. 
Tel  est,  dans  ses  grandes  lignes,  le  rôle  cosmologique 
du  Logos  de  l'hilon. 

De  cette  conception  il  ne  reste  que  <\(>*  fragments  dans 
Awvvw  l*'1  conception  correspondante  de  Clément.  Comme  celui 
de  Philon,  le  Logos  de  notre  auteur  est  l'organe  créateur 
de  Dieu  :  6  pîev  HzKz  Xôrip  -y.  TOxvxa  S^paôupyet!  Clément  l'ap- 
pelle Fréquemment  le  créateur  '.  C'est  lui  qui  a  organisé 
l'univers;  il  a  introduit  Tordre  et  riiaL'monie  dans  le 
chaos  des  éléments:  il  a  assigné  à  la  mer  ses  bornes,  il 
a  donné  à  la  terre  sa  solidité  2.  C'est  lui  qui  gouverne 
l'univers.  11  en  est  en  quelque  sorte  le  pilote  8.  Les  anges 
et  les  dieux  lui  sont  soumis  4.  Il  est  en  particulier  le 
créateur  de  l'homme  ;;.  Il  est  l'archétype  de  l'homme. 
Celui-ci  est  son  image  c.  Il  prend  soin  et  du  corps  et  de 
lame  ' . 

On  le  voit,  dans  ses  traits  essentiels,  le  Logos  de  Clé- 
ment reproduit  celui  de  Philon.  Il  ne  manque  à  la  concep- 
tion de  notre  auteur  que  la  rigueur  systématique  de  celle 
de  son  maître. 

On  se  demande  si  le  Logos,  dans  la  pensée  de  Philon, 
est  un  simple  attribut  de  Dieu  ou  une  personne  indépen- 
dante de  Dieu.  Les  avis  sont  très  partagés.  Les  textes  ne 

I.  VI,  Strom.,   136;  V.  Strom.,  16;  Protrept.,  7. 
1.  Protrept.,  -V 

3.  VII,  Strom.,  ô  :  îji»îou  pôois  hxvtï  o'.at xTi-.-y.'.  v.%\  -o  rtàv  ocpiara  otaxîÇei, 
i .  Ibidem  :  roûteo  icâaa  &7toTé-axTat  STpaxîa  ày^éXtov  te  xai  6eûv. 
."•    Paedag.,  I,  6  :  '<>  87)|xioûpYTÎoas  co*  5tv6pc*wrov  ;  Protrept.,  ~> . 

6.  Protrept.,  5  :.  .  ô   xûpio; tôv  ïvOptoitov    ÈÇeipyàaaTO  /.aT'    ï'/.'Jva    tt] / 

îïjtoj.  Protrept.,  '  .  Xô^os  ô  /.a:.   ta  Çijv  èv  àp"/.j)  ;J  =  T*  ~'>~J  tXàaai   rcapaa/œv, 

7.  Paedag.,  I,  5, 


*¥ 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLEMENT  261 

•  tranchent  pas.  la  question,  car  il  y  en  a  autant  pour  l'une 
que  pour  l'autre  thèse.  M.  Zeller  pense  qu'on  doit  ad- 
mettre que  Philon  lui-même  n'a  pas  senti  la  contradiction 
(pie  renfermait  sa  notion  du  Logos.  En  aurait-il  eu  cons- 
cience qu'encore  il  eût  été  forcé  de  la  laisser  subsister. 
N'avait-il  pas  conçu  son  Logos  précisément  pour  expli- 
quer la  formation  du  monde  matériel  sans  y  mêler  direc- 
tement Dieu  lui-même,  trop  élevé  pour  entrer  en  contact 
avec  la  matière  périssable  ?  Si  le  Logos  n'était  qu'un  attri- 
but de  Dieu,  dès  qu'il  créerait  le  monde  et  l'organiserait, 
ce  serait  Dieu  lui-même  qui  agirait.  Si,  d'un  autre  coté,  le 
Logos  était  absolument  indépendant  de  Dieu,  une  per- 
sonnalité ayant  sa  raison  d'être  en  elle-même,  voilà  de 
nouveau  Dieu  entièrement  séparé  du  monde.  Le  Logos 
devait  avoir  le  caractère  indécis  et  contradictoire  que  lui 
a  donné  Philon. 

Ces  considérations  s'appliquent  encore  mieux  à  Clé- 
ment. Lui  qui  se  plaçait  presque  exclusivement  au  point 
de  vue  religieux  devait  avoir  un  sentiment  encore  plus  vif 
que  Philon  de  la  nécessité  de  maintenir  les  communica- 
tions ouvertes  avec  Dieu,  sans  cependant  compromettre 
son  essence  en  la  mêlant  au  monde  et  à  l'humanité, 
comme  l'avaient  fait  les  stoïciens. 

Tandis  qu'il  demeure  incertain  si  jamais  le  Logos  de 
Philon  revêt  une  personnalité,  Clément  ne  nous  laisse  pas 
dans  les  mêmes  doutes.  A  un  moment  précis,  son  Logos  -"^^ 
devient  Jésus-Christ  '.  Il  est  alors  une  personne.  Mais 
qu'était-il  dans  sa  préexistence  ?  Etait-il,  pendant  cette 
première  phase  de  son  existence,  une  personne  véritable? 

Sur  ce  point  Clément  n'est  pas  plus  précis  que  Philon. 
Il  ne    parait  même    pas   s'être    posé    la   question.    C'est 

1.  Protrept.,  5,  7  :  ojto;  youv  ô  Xdyoç,  6  Xpioro'ç,  et  passim. 


K 


202  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

encore  un  trail  de  ressemblance  qu'il  a  avec  son  maître. 
il  v  a  toute  une  série  de  textes  qui  fonl  du  Logos  préexis- 
tant une  personne.  Il  est  o^rz/j^oç,  y.zy.tztù;  ',  o-wnip.  Il 
esl  le  (JéÀYj|xa,  la  volonté  de  Dieu  -.  Autant  dire  qu'il  est 
une  personne  véritable.  La  volonté,  c'est  le  signe  même 
de  la  personnalité.  Les  fonctions  que  remplit  le  Logos 
supposent  une  personne.  D'autre  part,  il  y  a  toute  une 
autre  série  de  textes  qui  réduisent  le  Logos  à  un  attribut 
de  Dieu  et  presque  à  une  émanation  de  l'être  divin  \ 
Il  est  en  effet  une  oûvaijuç,  une  svépyeia  de  Dieu  Ml  est  l'in- 
telligence du  Père;  il  est  tout  entier  lumière  et  cette 
lumière  i isl  celle  du  Père  '. 

Ainsi.  ;i  son  tour,  Clément  émet  sur  le  Logos  des  aflir- 
mations  contradictoires.  Il  est  aussi  indécis  (pie  son 
maître.  Mais  la  cause  de  son  indécision  n'est  pas  la  même. 
Philon  laisse  son  Logos  flotter  sur  les  confins  delà  per- 
sonnalité pour  des  raisons  tirées  de  la  cosmologie.  S'il 
4-  précisait,   toute   son    explication    de   l'univers   croulerait. 

Clémenl  en  l'ail  autant,  mais  pour  des  raisons  qui  inté- 
ressent beaucoup  moins  la  cosmologie  que  la  religion, 
l'univers  que  l'homme.  Ce  que  Clémenl  attend  avant  tout 
de  son  Dieu,  c'est  le  salut.  Mais  comment  Dieu  sauverait- 
il  lui-même,  directement  H  «le  ses  propres  mains,  1rs 
hommes  égarés  dans  les  ténèbres?  Clément  pouvait-il 
l'admettre?  Ses  préjugés  de  platonicien  le  lui  permet- 
taient-ils? Il  faut  donc  qu'un  autre  se  charge  du  salut  des 

liruiiinrs.  Ce  sitii  le  Logos.  Mais  comment  le  Logos  aceom- 

I  .  VII,  Strom.,  '.i  :  lr.':  rôv  ;j.£yav  àp^iepéa. 

1 .  Prolrept.,  120  :  tv^to  5  /oyo;  roO  Deou  fipa^îiov  xvptou,  Bûvaatç  rûv  SXtov, 

70  'li'/.r^tz  xoû  Jiaxpeiç.   V,    Strom.,  S.  ;'i   l;i   lin. 

:;.  Il  .vite  cependant  d'appliquer  .m  Logos  le  terme  stoïcien  d'àjteip^oia. 
i.  VII,  Strom. ,  7      l<    Logo    Ëartv  <î>s  eÎTïetv  -r-y./.r,  -■.;  Ivrlypsia. 
'     VU     Strom     5. 


*¥ 


iVMAMjj^J 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLEMENT  263 

plira^t-il  une  telle  œuvre  s'il  n'a  ni  volonté  ni  personna- 
lité ?  Pour  être  un  véritable  jwt^o,  il  faut  qu'il  soit  une 
personne.  D'autre  part,  si  vous  le  séparez  trop  nettement 
de  Dieu,  ce  ne  sera  plus  Dieu  qui  sauvera  les  hommes, 
même  indirectement.  Conçoit-on  le  salut  de  l'humanité  en 
dehors  de  Dieu  ?  Il  faut,  de  toute  nécessité,  que  le  Logos 
soit  dans  la  relation  la  plus  intime  avec  Dieu;  il  faut  qu'il 
en  fasse  partie;  il  faut  qu'il  en  soit  non  seulement  un  attri- 
but, mais  l'expression  même.  Il  doit  être  o).o;  voûç,  6'Ào;  sw; 
TOXTpûov.  C'est  ce  que  Clément  sent  très  vivement.  Aussi 
n'épargne-t-il  pas  les  termes  qui  marquent  l'union  étroite  -  CuaHW 
de  Dieu  et  du  Logos.  «  La  nature  du  Fils,  dit-il,  est  la  plus        iiL 

proche  de  Celui  ciui  est  seul   tout-puissant  !  ».  «  Le  Fils 

•  ♦  v  •    *  <  i     1        i    -a     r,         2         Tl     ^ 

unique  est  1  empreinte  même  de  la  gloire  du  Père    .   »  Il 

l'appelle  Xéyoç  Beôç.  Ce  mot  de  Gcôç  n'a  pas  un  sens  absolu 
dans  la  langue  de  Clément.  Il  signifie  un  être  divin,  un 
être  dont  l'origine  est  en  Dieu,  mais  qui  n'est  pas  néces- 
sairement identifié  avec  Dieu  3.  Quand  Clément  dit  du 
Christ  qu'il  est  Bîo;  te  xal  avGpwrcoç,  cela  ne  signifie  nulle- 
ment qu'il  est  tout  ensemble  Dieu  et  homme.  Cela  veut 
dire  qu'étant  un  être  de  même  nature  que  Dieu,  il  est 
devenu  un  homme  \  Il  est  «  Osa;  ev  àvOpomou  7yr1y.7-'.  s  ». 
Ainsi  le  Logos,  même  lorsqu'il  est  devenu  le  Christ,  oscille 


1.  VII,  Strom.,  5  :  f(  -jtoij  cp'ja;;  7j  :û  [ao'vw  rcav-oxpaxopi  npode^sarccTT). 

2.  VII,   Strom.,  16  :  Traxpôç  SoÇtjç  xapaxx'TJp. 

3.  Il  est  certain  que  Clément  entend  le  mot  Osdç  dans  un  sens  très  large. 
Dans  VII,  Strom.,  5,  il  dit  :  tojt<;)  j-OTcTa/.Ta'.  TtpaTÏx  àfféXtov  xaï  Qîwv. 
Ailleurs,  il  dit  que  la. destinée  de  l'homme  est  de  devenir  un  9edç,  Pro- 
trept.,  8  :  tvo  xat  aj...  jiâOr,;  jutj  jïoxs  apa  avOpconog  y^V7lTai  ûeoç.  Pvolrept., 
114,  il  est  dit  du  Logos  qu'il  est  Seojioiwv  xôv  ôtv8pa)7COV.  Le  chrétien  parfait 
est  déjà  un  Bsoç,  IV,  Strom.,  149  :  xotfxoj  Suvaxov  xû  xpôjïw  Tr'v  yv'JST'./'.'Jv 
fjorj  yevéaOat  ôso'v,  etc. 

4.  Protrept.,  7. 

5.  Paedag.,  I,  '*. 


^Mju 


264  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

entre  le  divin  et  l'humain.  En  somme,  c'est  vers  le  divin 
qu'il  incline  '. 

Le  point  essentiel  à  retenir  est  que,  si  d'une  part    tous 
les  éléments  métaphysiques  qui  font  partie  de  la  christo- 
logie  de  notre  auteur    dérivent  de   Philon,    d'autre   part, 
même  dans  ce  domaine,  Clément  obéit  à  une  inspiration 
~..  ^  qui  n'est  plus  celle  de  son  maître.  La  métaphysique  dont 

il  revêt  sa  notion  du  Christ  est  orientée  dans  un  sens  reli- 
gieux; elle  <-si  déjà  chrétienne.  En  effet,  son  Logos  est, 
même  avant  de  devenir  homme,  un  uwT^p.  Voilà  un  titre 
que  Philon  n'avait  pas  songé  à  donner  au  sien  2.  Nous 
touchons  à  ce  qu'il  y  a  de  plus  chrétien  dans  la  pensée  de 
notre  auteur.  Quoique  par  tout  un  côté,  celui  que  nous 
venons  d'exposer,  sa  christologie  dérive,  par  l'intermé- 
diaire de  l'hilon,  de  la  philosophie  grecque,  c'est  précisé- 
ment dans  cette  conception  que  se  concentre,  pour  ainsi 
dire,  l'essence  de  son  christianisme.  En  effet,  l'idée  qui  la 
domine  tout  entière,  c'est  que  le  Christ-Logos  est  le 
Rédempteur.  C'est  a  lui  que  Clément  rattache  toutes  les 
délivrances  qu'il  rêve.  Jamais  il  n'esl  plus  éloquent  que 
lorsqu'il  proclame  cette  conviction  toute  chrétienne.  Elle 
le   remplit  i\'un    enthousiasme    el   d'une    allégresse   que 


i.  Ihir/m»  :  ô  uiv  &7C(SXuto{  '-':  rô  TtavreXèç  iv8po>7tîvtov   rrxOcïJv. 
2    M.  P.  Ziegert,  l'un    des  derniers  interprètes  de    la    christologie    de 
Clément   [Zwei   Abhandlungen  ûber    /'.  Flavius    Clemens    Alexandrinus, 

Heidelberg,    1894  .    prétend    que    Clé nt    doit,  au    moins    en  partie,  sa 

lV"  conception  «lu  Logos  au  Nouveau  Testament.  Il  laisse  entendre  que  c'est 
ude  cette  source  que  lui  esl  venue  l'idée  que  !<■  Logos  est  le  créateur,  qu  il 
est  mu  force  ou  iv  >yeia,  qu'il  doit  gouverner  le  monde  el  qu'il  est  le 
9IXT)p.ade  Dieu.  Voyez  p.  103,  104  et  la  conclusion  de  l'auteur  à  la  Gn 
de  la  page  104.  Que  ridee.de  la  préexistence  se  trouve  dans  le  Nouveau 
1  estament  plutôt,  il  est  vrai,  à  1  état  d'ébauohe  que  '!<■  doctrine  arrêt  e, 
""us  ne  le  nions  pas.  mais  qu  i  lie  ait  fourni  à  Clément  les  éléments  de 
4;         sa  conception,  nous  ne  le  voyons  pas. 


LA    CHRISTOLOGIK    DE    CLEMENT  2G5 

n'épuisant  pas  les   formes  de  langage    les  plus   lyriques. 
-*C'est,  on  s'en  souvient,  dans  le  premier  chapitre  du  Pro-     u 
tf&pticus  et  dans  la  péroraison  de  ce  traité,  que  notre  caté-  -    ^    ^  " 
chète  a  donné  libre  carrière  à  des  sentiments  qui  étaient    UV^uu^vx^m/, 

■'•mine  la  moelle  de  son  christianisme  et,  finalement,  de 
toute  sa  pensée.  Ces  pages  sont  un  hymne  triomphant  au 
Christ  ■7u)~rlz.  On  pourrait  les  appeler  une  sorte  de  pro- 
fession de  foi l. 

Le  Logos,  d'après  Clément,  n'est  pas  seulement  o-wx^p 
lorsqu'il  devient  homme  en  devenant  Jésus-Christ  ;  il  l'a  été 
dès  l'origine  des  choses.  Son  caractère  principal  est  d'aimer 
les  hommes,  il  a  toujours  été  cpiAàvGpurax;  2.  Clément  le  voit 

partout  dans  le  passé  travaillant  à  la  Rédemption  de  l'hu- 

...  . 

manité.  C'est  lui  qui  parle  à  Moïse  dans  le  buisson  ardent  ;  '^  x^a~a/>aM^ 

c'est  lui  qui  tire  le  peuple  d'Israël  d'Egypte;  c'est  lui  qui 
exhorte  ce  peuple  par  les  prophètes  3.  Il  n'a  pas  dédaigné 
les  autres  nations.  C'est  lui  qui  donne  aux  Grecs  leur 
sagesse  \  Il  est  la  lumière  du  monde  5.  C'est  enfin  lui  qui 
fait  entendre  aux  Grecs  un  hymne  plus  beau  et  plus  salu- 
taire que  les  chants  de  leurs  plus  grands  poètes.  A  la  fin 
du  Protrepticus ,  c'est  le  Logos  lui-même  qui  prend  la 
parole  et  qui  adresse  aux  hommes  un  appel  vibrant.  Cette 
page  met  en  évidence  les  sentiments  les  plus  intimes  de 
Clément.  Si  sa  christologie  est  largement  redevable  à  Phi- 
Ion,  et  dans  son  ensemble  et  dans  maints  détails,  il  n'en 
reste  pas  inoins  qu'elle  est,  par  son  inspiration,  foncière- 
ment chrétienne. 

1  .   Voir  notre  analyse  do  Protrepticus. 
2.  Prôtrept.,  ii  :  piXdcvôpwjîov  tô  op-yavov  tou  0sou. 

o.  fbid.,  8  :  o;  xalvuv  /.t.':  ■/.--:  JtpoÛTpsTtsv  i'.;  <Tu)T7)p(av  ;    cf.    Paedag.,  I,    6, 
et  tout  le  chapitre  ni. 

4.  VII,   Strom.,  6  :  ooxôç  Èjt'.v  ô  O'.ooj;  ■/.%:  toî;  "EXXtjgi    7r,v    ^'.Ào^o^piav  oià 
Tôjv  •j~oo  =  £7ri;'')V  àyyÉÀ'jjv. 

5.  Prôtrept.,  114,   115,  119. 


266  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

_  II  faut  préciser.  Ce  n'est  pas  seulement  l'idée  chré- 
tienne qu'on  retrouve  dans  la  christologie  de  notre  auteur, 
c'est  le  christianisme  de  son  temps.  C'est  ee  que  nous 
allons  illustrer  par  quelques  exemples,  sans  essayer 
d'épuiser  la  matière. 

Tous  1rs  auteurs  chrétiens  du  n°  siècle  insistent  sur  la 
connaissance.  «  Nous  te  rendons  grâce,  »  est-il  dit  dans  la 
Didaché,  «  pour  la  connaissance...  que  tu  nous  as  procu- 
rée par  Jésus.  »  Il  s'agit  de  la  connaissance  de  Dieu  par 
opposition  à  l'erreur  païenne  '.  Notre  auteur  réclame  la 
même  connaissance.  La  première  tâche  du  Logos,  soit 
dans  le  passé,  soit  dans  le  présent,  a  été  de  la  communi- 
quer aux  hommes.  C'est  une  pensée  qui  revient  sans 
cesse  dans  les  passages  du  Protrepticus  où  il  dépeint  les 
délivrances  qu'opère  le  Christ-Logos.  Il  aime  a  appeler 
le  Logos  la  lumière  2.  «  Explique-moi  Dieu  ton  Père,  » 
syécrie-l-il.  (Tje  vous  donne,  dit  le  Logos  lui-même,  la 
connaissance  de  Dieu  3.  »  Dans  le  Protrepticus,  le  Christ 
est  sans  cesse  designé  par  le  terme  de  Bioào-xaAo;  '.  La 
connaissance  dont  il  s'agit  ici  ne  doit  pas  être  confondue 
avec  cette  gnose  ou  connaissance  supérieure  qui  n'appar- 
tient qu'au  parlait  chrétien.  De  cette  gnose,  pas  plus  que 
du  gnostique  des  Stromates,  il  n'est  question  dans  le  />/•<>- 


1.  Didaché,  9  el   to  :  sùy«pt<TToiïu.£v &Jtèp  -■/,;  Çiorjs  /.ai  yvaSaeioç  rt:  lyvoS- 

p'.oaç  fc;j.îv  §tà  'l7)aou  toO  reaiSrf?  aou.  Barnabae  epistula,  chap.  1  :...  ;.vx  [j-î-'x 
tt;  -—;-.-.'■>:  U{icôv  te).etav  i/r-.i  xat  Tr,v  yvCtcsiV.  I,  démentis  romani  ad 
Corinth.  epist.,  36  ..  8ià  toutou  r/lO.-r^iv  ô  8e<kcô't7]ç  ttjç  i8avctTou  yvfôa:''); 
îjw.àç  yeôdaaOai,  etc.  Voyez  Eiarnack,  Dogmengeschichte,j>.  117  (lr6  édition  . 

2.  Protrept.,  I  13,  I  16,  etc. 

::    Ibid.,   Il'u;  VII,  Strom.,  .">     0X05  ç'V>;  TtaTpûov. 

i.  Protrept. f  7  :  È-'.çav:;:  w;  v.oâazaÀo.-.  Est-il  nécessaire  de  faire  obser- 
ver que  BtSâaxaXo;  n  .1  aucunemenl  le  sens  qu'a  ce  terme  dans  le  No.uve  iu 
Testament?  Il  s'agit  iii  du  Logos  qui  révèle.  Lorsqu'il  paraît  bous  La 
foriin- <l  un   bomme,  sa  révélation  devient  accessible  à  tous, 


LA    CHRISTOLOG1E    DE    CLÉMENT  267 

U:épticu£ .   Il  ne  s'agit  que  Je  cette  connaissance  de  Dieu 

Y[ue  tout  le  christianisme  du  11e  siècle  regardait  comme  le 

premier  des  bienfaits  que   procure  le  Christ.  Sur  ce  point 

Clément  s'accorde  entièrement   avec  les  chrétiens  de  son 

-V-Ynps. 

Notre  auteur  a  peint  avec  les  couleurs  les  plus  vives, 
dans  son  Protrepticus,  l'état  de  décomposition  morale  où 
se  trouvait  alors  le  paganisme.  L'une  de  ses  grandes  idées 
est  que  le  Christ-Logos  délivre  les  hommes  de  cette 
lamentable  condition.  Pour  devenir  chrétien,  il  faut  être 
arraché  à  tout  un  passé  que  Clément  qualifie  de  «  perdi- 
tion '  ».  C'est  exactement  le  point  de  vue  des  écrivains 
chrétiens  du  11e  siècle.  D'après  eux,  c'est  au  moment  du 
baptême  que  la  délivrance  complète  s'opère.  C'est  alors 
qu'on  obtient  le  pardon  des  péchés  antérieurement  com- 
mis, &pe<nç  àu.apTt<ov.  On  est  à  ce  moment-là  comme  tout 
illuminé.  Voilà  pourquoi  on  appelait  le  baptême  (p&mo-jxôç. 
On  est,  en  même  temps,  entièrement  purifié.  Aussi  appelle- 
t-on  le  baptême  un  XouTpôv  2.  Il  se  fait,  au  moment  du  bap- 
tême, une  sorte  de  renouvellement  de  l'être  tout  entier, 
txvavévv7i<nç.  On  est  à  même  de  recommencer  sa  propre  vie; 
le  passé  n'existe  plus;  toute  solidarité  avec  la  vie  païenne 
que  l'on  a  menée  jusque-là  est  effacée.  Désormais  rien 
n'empêche  qu'on  ne  vive  en  chrétien.  C'est  affaire  de 
volonté.  Il  semble  même,  tant  on  poussait  loin  cette 
manière  de  voir,  que  la  grâce  divine  fût  censée  s'épuiser 


1.  Protrept.,  6,  117. 

2.  Paedag.,  I,  26  :  xaXsîxai  oï  t.oWt/m;  -J,  k'pyov  touto  (le  baptême  /xy.z\).y. 
y.i:  ç(.')T'.a;j.a  v.x:  TÉXetov  r.a\  XouTptfv  '  Xouxpôv  uiv  St'  oj  tx:  ku.a.oxîac  xîtoppu- 
JtTOfieOa,  /apiajxa  Zi  w  Ta  ï-\  to";  a(J.apx7Îji.ocaiv  t»  l-:-'vi.\y.  i'/i'.-y.:,  epcjSTiajAa 
oe  St  où  to  (xyiov  ixslvo  ço>;  to  fftoTTJpiov  ÈJCOTCTEuexat Remarquons  que  Clé- 
ment rapporte  ici  l'opinion  chrétienne.  Voir  Harnack,  Dogme  figes  chichte, 
\"  vol.,  p.  150. 


268  clément  d'Alexandrie 

au  moment  du  baptême;  ce  n'est  plus  qu'à  ce  moment-là 
qu'elle  se  déploie;  après  le  baptême,  on  n'en  a  plus 
besoin;  pour  demeurer  chrétien,  il  suffit  de  le  vouloir. 
Voilà  pourquoi  on  se  demandait  alors  anxieusement  si 
celui  qui  a  reçu  le  pardon  de  ses  péchés  au  baptême  peut 
être  encore  l'objet  de  la  grâce  divine,  s'il  vient  dans  la 
suite  à  commettre  des  péchés,  et  plusieurs  le  niaient  '. 
Toutes  ces  idées,  courantes  alors  parmi  les  chrétiens,  se 
retrouvent  chez  Clément  et  prouvent  que  l'accord  entre 
'•"  lui  et  le  christianisme  populaire  était  réel.  En  effet,  un 
ju&UaM--A/3-  point  sur  lequel  il  insiste,  c'est  que,  en  principe,  le  par- 
don des  péchés  s'applique  à  ceux  que  l'on  a  commis  avant 
de  devenir  chrétien.  On  ne  devrait  avoir  à  se  repentir 
qu'une  fois.  Si  la  seconde  repentance  est  admise,  c'est  par 
un  effet  de  la  bonté  de  Dieu  el  cette  repentance  n'est 
efficace  que  pour  les  péchés  involontaires  commis  par 
ignorance  J.  Notre  auteur  exprime  sur  le  baptême  exacte- 
ment les  idées  qui  régnaient  alors  dans  l'Église.  Ce  sont 
les  six  ou  sept  premiers  paragraphes  du  Pédagogue, 
chap.  vi.  qu'il  faudrait  citer  en  entier  ;. 


I .  On  le  roit,  le  (3irTia|ia  devient  de  bonne  heure  un  véritable  rite  d'ini- 
lialion.  Il  acquierl  nue  importance  qu'il  n'avait  pas  dans  l'âge  aposto- 
lique. Il  esl  certain  que  la  notion  n'en  esl  plus  la  même.   Elle  s'esl  i li- 

fiée  -'Mis  l'influence  d'idées  venues  des  mystères  grecs.  Voyez  l'élude 
remarquable  de  <i.  Wobbermin,  Religions geschichtliche  Studien  zut 
Frage  der  Beeinflussung  des  Urchristentums  durch  i/as  antike  Mysterien- 
wesen,  Berlin,  1896,  notammenl  son  chapitre  sur  les  termes  (r^payi?,  çio-ria- 
.  Clémenl  offre  toul  particulièrement  les  textes  décisifs  en  faveur  de 
la  thèse  de  l'auteur.  Voyez  entre  autres,  Protrept.,  1 20.  el  notez  appa- 
rat. 

_'.  II.  siiiiin..  i  h.  Mit.  Notez  08  :  ce  <|iii  rend  précain  la  seconde 
repentance,  c'esl  que  l'on  esl  'u/.ï-.:  Xouo'u.evo;  eiç  xçeaiv  gc|xapTicov.  Voyez 
aussi    IV,    ili.  wi\.    Notez     -oj;    ■j.î-'x   tov    Aourpôv    toïç   i[i.apTï{u.aat  rcepi- 

/Tï: 

:{.  Oi  y).--.-'.  r>-, ,',-  ....  ÈXeûGepov  xa;.  ivtjxndSiatov  xcti  çwtêivÔv  o[X[xac  tou  jtveii- 


LA    CHRISTOLOGIE    DE    CLEMENT  269 

•C'est  »n  des  traits  les  plus  caractéristiques  du  christia- 
nisme du  IIe  siècle,  qu'il  semble  attribuer  l'âcpea-iç  à^apxCcov 
mpms  au  Christ,  à  sa  mort  sur  la  croix,  qu'à  la  vertu  du 
baptême.  Cela   devait  être.    Du  moment  que  le  baptême 

devient  un  véritable  rite  d'initiation,  qu'on  l'assimile  de 
plus  en  plus  aux  cérémonies  qui  donnaient  accès  aux 
mystères,  que  par  conséquent  l'idée  de  purification  s'y 
attache  de  plus  en  plus,  la  mort  du  Christ  devait  paraître 
d'autant  moins  nécessaire  à  l'a<pe<n<-  àpapTÛûv.  Le  lien  entre 
cette  mort  et  le  pardon  des  péchés,  si  fortement  accen- 
tué par  tout  le  Nouveau  Testament,  devait  se  relâcher. 
st  ce  qui  est  arrivé  '. 
Même  phénomène  chez  Clément.  D'un  coté,  le  bap-  ^vïUaaUu* 
tème  est  transformé  en  une  sorte  de  rite  d'initiation:  '^^jwjyjjf- 
l'y.-st-\;  y.'xy.z-iw  est  mise  en  rapport  étroit  avec  ce  rite  et, 
de  l'autre,  la  mort  du  Christ  recule  à  l'arrière-plan,  et 
notamment  l'idée  d'un  rapport  de  cause  et  d'effet  entre 
cette  mort  et  le  pardon  des  péchés  tend  à  s'effacer  et  à 
disparaître.  Les  passages  où  Clément  mentionne  la  mort 
sanglante  du  Christ  sont  rares,  et  même,  dans  ces  pas- 
sages, l'idée  que  le  pardon  des  péchés  en  dépend  est  à 
peine  indiquée  -.  De  Clément,  comme  de  tout  le  christia- 

•j.a-:o;  "aryooev  '■>  8ï]  ulovw  zà  8eïov   £7C07UT£Ûoix.£V 29  :  àçieuivwv  xtûv   7îXïiu.u.e- 

Xï)uaT(DV  iv:.  Tïaïamw  z'xp'j.i/.'')    Xoyixco,    ^anT^p.:: r.x-/-.x  fiev   oùv  xtcoàouo- 

ueOa  Ta  x'j.xz.rr'^j.T.-.T. •j.':%  /  iy.z  z5:tj  tou  pamajAaxo;,  etc. 

1.  Harnack,  ouvrage  cite.  l«vol.,  p.  143,  la  note  très  importante  avec 
les  textes  cités. 

2.  Paedag'.,  I.  2.3  :  xoùç  ocipiaxi  xupîou  h.  cpOopaç  XeXuxpco[iivouç.  Paedag.. 

I.  42  :  vsoXaîav r,v  aùxàç  iojrapYavwaev  ô  xûpioç  xiuaT'.   njxtco.  Paedag.,  I. 

43  :  aùxô?  youv ô  Xoyoç  xô  kuxou  ûîtèp  f,;j.wv  izï/ii/  otffia   it6Çtov  xïjv  àvOpto- 

7cdx7]Ta.  Paedag.,  II,  19  :  xô  x!;j.a  3WXo3  tïwx7]pia  xipvaxai.  IV,  Strom.,  107  : 
ou  to  aT;j.a  uîcèp  f,;j.wv  r^-.x-zhr.  Voyez  encore  Z)e  Divite,  23;  Eclog.,  20  :  III, 
Strom..  44,  à  la  fin.  Dans  tous  ces  passages,  notre  Clément  semble, 
comme  Clément  Romain,  employer  des  formules  dont  lidée  même  lui  est 
devenue  à  peu  près  étrangère. 


2/0  CLÉMENT    D' ALEXANDRIE 

uisme  du  IIe  siècle,  il  faut  dire  qu'en  ce  qui  concerne  la 
portée  attribuée  à  la  morl  du  Christ,  on  esl  à  cent  lieues 
toul  ensemble  de  saint  Paul  et  de  saint  Augustin. 

Dans  la  Didaché  des  XII  apôtres  se  trouve  une  prière 
eucharistique  dans  laquelle  on  rendait  grâce  «  pour  la 
connaissance,  la  foi  et  Y  immortalité  »  que  Dieu  procure 
par  Jésus,  Ainsi  les  doux  grands  bienfaits  dont  les  chré- 
tiens du  11'  siècle  se  sentent  redevables  au  Christ  sont  la 
connaissance  [yvGxTiq,)  et  l'immortalité  (àQavaoia;  syno- 
nymes, aœQapcrîa  et  Ç<ot)  alumoç).  Or,  ce  sont  précisément 
les  bienfaits  (pie  célèbre  Clément,  notamment  dans  le 
Protrepticus.  Le  Logos,  dit-il,  doit  mettre  un  terme  à  la 
corruption,  vaincre  la  mort.  Le  Logos  est  apparu  afin  de 
dous  procurer  to  àel  Çr,v.  «  11  transforme  la  corruption  en 
incorruptibilité.  »  Il  est  le  Xôyoç  àspOapinaç  '.  Dans  ie  dis 
cours  que  Clément  mel  dans  la  bouche  du  Logos,  il  lui 
fait  promettre  avec  insistance  l'immortalité.  Les  traits 
essentiels  du  christianisme  de  son  temps  se  retrouvent 
ainsi  chez  notre  auteur  2. 

Quoiqu'il  conçoive  l'œuvre  du  Christ  à  un  point  de  vue 
essentiellement  chrétien,  cependant  même  ici  la  philoso- 
phie grecque   projette  son  ombre  sur   la   pensée  de  Clé- 


I.  Protrept.,  G,  114,   117.  120. 

'_'.  Nous  avons  <lh  que,  pour  Clément  comme  pour  les  chrétiens  du 
ic  siècle,  la  grâce  <!<•  Dieu  s'épuisait  tout  entière  dans  le  baptême.  Elle 
semble  sans  emploi  dans  le  resie  de  la  vie  chrétienne.  D'une  manière 
générale,  cela  est  vrai,  il  y  a  une  tendance  marquée  à  en  venir-  à  celle 
conception.  Cependant  Clément  Lui-même  n'a  pas  été  toujours  i'hum;- 
queut  ;  !<•  sentiment    chrétien   el    paulinien  se  faisait   jour   parfois.  Ainsi 

Y,  Simm.,  7  .  '.;•  ',':  rr)V  yvùSu.ï]V   'j";"',  XExt^dîat jcpôç  ttjv  8rjpav  toù  xaXoù 

.  puxXiara  -.',:  <>i:.7.;  /  v//.V.U7  ydcptTOÇ.  Dans  V,  S/roni..  H'A,  on  lil  : 
JïXÎ]V   ■•j    //.:■  ....    T.-.lyij-.y.:.  .  .    /,     Y'->/r',.     Dans     lit,    S/111111..    57,    <>n     il 

parle  du  devoir  de  L'tyxpixTEia,  il  «lil  :  Xa6eTv  Se  aXXwçoùx  ïati  7r,v  EYxpâTeiav 
:7  JT/,  >  t,  /  >.■-.■  coS  9eo5. 


LA    CHHISTOLOGIE    DE    CLEMENT  271 

nuyit.  Polir  lui,  eette  œuvre  est  synonyme  d'éducation  "^  u**~vçjaj)i 
morale  '.  Aussi  appelle-t-il  le  Logos  un  pédagogue.  Con- 
cevoir ainsi  ïë  Christ  et  s. m  oeuvre,  c'est  se  placer  à  un 
nviu1-  <k>  vue  étranger  au  christianisme  du  IIe  siècle.  Sans  ('Utû^UM 
doute,  on  abondait  alors  en  exhortations  morales;  on 
insistait  sur  la  sanctification;  il  y  avait  latente  dans  toute 
cette  parénétique  la  présupposition  que  le  chrétien  doit 
se  développer  et  s'améliorer.  Mais  de  là  à  se  représenter 
le  Christ  faisant  progressivement  l'éducation  des  chré- 
tiens, leur  apprenant  successivement  les  vertus  chré- 
tiennes, les  dressant  par  un  art  savant  à  un  certain  genre 
de  vie,  il  y  avait  loin.  C'était  là  un  point  de  vue  d'impor- 
tation étrangère.  Nous  l'avons  déjà  dit,  l'idée  même  de 
l'éducation  est  essentiellement  grecque. 

Concluons.  Ce  qu'il  y  a  de  spécifiquement  chrétien  dans  -^^vvw^'^uaX^U/ 
l'idée   que  Clément  se  fait  du  Christ,  c'est  d'abord  de  lui amjmj ^d^MJ^iM- Mi) 
avoir  assigné  la  place  d'honneur  dans  son  enseignement>4>U^<^vU^^,6' 
et  dans  sa  conception  générale.  Dans  le  système  de  Philon, 
Titrée  du  Logos  est  capitale.  Dans  la  théologie  de  Clément, 
la  ehristologie  est  la  chose  essentielle",  elle  est  le  centre  ; 
c'est  d'elle  que  cette  théologie    reçoit  son  caractère.  Le 
Christ  occupe  dans  la  pensée  de  Clément,  la  même  place 
que  dans  sa   piété., 'Mais   est-ce   tout?  Non    assurément, 
puisque,    comme  nous   avons   essayé    de  le  montrer,  on 
retrouve  dans  la  ehristologie  de  notre  auteur,  le  christia- 
nisme populaire   de  son   temps.  Voilà  le  fondement  sur 
lequel  elle  repose. 

On  a  remarqué  sans  doute  que  c'est  moins  sur  la  per- 
sonne du  Christ  que  sur  son  œuvre  que  se  constate  l'ac- 


1.  Paedag.,  I,  6  :  &mv  ouv  o  r.xioa^Myji  f, jjlcôv  lôyo:  oià  zapatvéaswv  6spa- 
jceu-ixoç -ûv  -iz-x  pûoiv  T7Jç  <J»«X.^«  JtaOûv.  Voyez  encore  la  fin  du  paragraphe, 
etpassim  partout. 


272  CLÉMENT    D 'ALEXANDRIE 

cord  entre  notre1  théologien  el  les  simples  fidèles.  Cela 
étail  naturel.  En  effet,  tandis  que,  dans  l'Eglise  du  ir  siè- 
cle, "M  avail  sur  l'œuvre  di\  Christ  des  idées  en  somme 
arrêtées,  <>n  étaiï  loin  cTêtre  également  au  clair  sur  sa 
personne',  sa  nature,  ses  rapports  avec  Dieu.  Sur  ce  point, 
les  opinions  étaient  très  vagues  et  même  contradic- 
toires '.  G'étail  là  en  quelque  sorte  un  domaine  inexploré 
et  inoccupé  par  la  réflexion  chrétienne.  Essentiellement 
pratique,  elle  s'en  tenait  à  ce  que  le  Christ  avait  accompli 
plutôt  qu'elle  ne  se  préoccupait  de  ce  qu'il  avait  pu  être 
dans  son  essence  intime.  C'est  par  cette  fissure,  si  l'on 
peut  ainsi  s'exprimer,  que  s'est  faite  la  première  infiltra- 
tion de  la  pensée  grecque.  Clément  plus  spéculatif  que  le 
grand  nombre,  éprouva  un  besoin  impérieux  de  combler 
ce  qui  lui  semblait  une  lacune.  C'est  ainsi  qu'il  en  vint  à 
élaborer  une  conception  de  la  personne  d\\  Christ  compo- 
see  de  traits  empruntes  a  1  idée  pnilonienne  du  Logos.  Le 
<-/w^am-  VIA~  résultai  inévitable  devait  être  de  donner  au  Christ  un 
caractère  d'abstraction  qui  lui  enlevait  ou  tendait  à  lui 
enlever  sa  réalité.  C'est  ce  qui  à  fait  accuser  (dément  de 
docétisme.  Quoi  qu'on  en  ail  dit,  le  reproche  était  l'onde. 
'(\AM/v^  JJ^-^'ui.  A  tout   le  moins  pouvait-on   dire  que  Clément    tendait  au 

docétisme.  Ainsi  il  y  a  des  textes  (jui  allirinenl  très  nette- 
ment «pie  Jésus  n'a  pas  soufferl  -'.  On  en  cite  d'autres  qui 

1.  Harnack,  Dogmengeschichte,  ["vol., p.  128-140. 

2.  Paedag.,  I.    23   :  ivéat7)  yàp  ".età  ttjv  xrjBeîav  o   1/,-jo'J:  u.rt   jtaOwv  ;  \  I. 
Strom.,  71   :  à)./.'    è-;.   p  :  /  roû   ïu>T7Jpoç,  to  afflu-a   ànaiTeiv  »'»;  a(ï>;j.a   tàç  àvotY- 

xa(a(  £»7îep7)o(as     ':   Sia[ioVT)V)   "]féXu>s    *v  =  Vr, aùxôç  8È    âna;a-Ào>;  à-aOr,;  ijv. 

h  ms  ce  passage,  Clémcnl  répudie  le  docétisme,  et  cependant  formule  une 
doctrine  qui  frise  celle  qu'il  repousse.  Voyez  aussi  Paedag.,  t,  5  :  K7ca6r){ 

t7]v  ij»uyTJv à/./.'   ô   ;jiv  àjïoXutoç  ■' :   tô  jtavxeXèç  àvOpaMtîviov  rcaOo&v.  Adum.' 

brationes  m  I  .luit.,  I  :  fertur  ergo  in  traditionibus  quoniam  Johannes 
ipsum  corpus  quod  eral  exlrinsccus  tangens,  manu  m  suam  in  profunda 
misisse  e(  duritiam  carnis   aullo  modo  reluctatam  esse  sed   Locum  manui 


Uv^ 


LA    CHKISTOLOGIE    DE    CLEMENT  273 

disent  tout  juste  le  contraire.  C'est  ce  qui  prouve  précisé- 
ment qu'il  y  avait  dans  la  christologïe  de  notre  auteur 
ime  tendance  au  docétisme  qui  de  temps  à  autre  se  faisait 
iou#  Comment  en  aurait-il  été  autrement  ?  L'effet  de  la 
métaphysique  platonicienne  n'est-il  pas  d'enlever  aux 
choses  de  leur  réalité  positive  et  d'en  faire  des  abstrac- 
tions ?  Du  jour  où  Clément  introduit  la  transcendance 
platonicienne  dans  la  conception  christologique,  le  Christ 
perd  de  son  caractère  humain  et  historique.  Il  le  perd 
précisément  dans  la  mesure  où  il  revêt  un  caractère  méta- 
physique. 

praebuisse  discipuli.  M.  Ziegerl  s'efforce  de  disculper  Clément  de  toute 
tendance  au  docétisme.  Mais  dune  pari,  il  ne  parvient  pas  à  se  débarras- 
ser des  textes  décisifs  qu'on  lui  oppose,  d  autre  part,  s'il  a  raison  de  pen- 
ser que  dans  IV,  Strom.,  87,  VI,  Strom.,  70.  Quis  dives,  37,  Clément 
affirme  que  Jésus  a  réellement  souffert,  il  aurait  dû  simplement  en  con- 
clure que  Clément  n'a  pas  été  conséquent  et  que  sa  conception  flottait 
incertaine  entre  le  docétisme  et  la  conception  courante.  On  remarquera, 
d'ailleurs,  que  M.  Ziegert  n'est  pas  toujours  un  interprète  bien  sûr.  Son 
interprétation  de  Paedag.,  I,  74,  et  de  IV,  Strom.,  43,  à  la  page  153  est 
positivement  erronée.  Ce  qui  gale  le  travail  si  érudit  et  si  minutieux  de 
cet  auteur,  c'est  le  parti  pris  de  sauver  l'orthodoxie  de  Clément.  Ainsi  il 
ne  veut  pas  admettre  qu'il  y  ait  trace  de  stoïcisme  dans  sa  notion  du 
Logos.  Qu'elle  dérive  de  Platon,  de  Philon,  fort  bien;  mais  quelle  soit 
entachée  de  matérialisme  stoïcien,  c  est  inadmissible  !  Quant  à  nous,  en 
ce  qui  touche  le  docétisme  de  Clément,  nous  souscrivons  entièrement  à 
l'opinion  de  M.  Zahn  :  «  Zu  einein  massvollen  Dokelismus  hat  sich  Cle- 
mens  auch  sonst  bekannt...  und  das  trotz  aller  Polemik  gegen  die  eigen- 
lliche  8ôx7)aiç.  «  Voyez  son  Supplementum  Clementinum,  t.  III  de  ses  For- 
schungen,  p.  97  el  p.  144,  <>ù  l'auteur  explique  le  fameux  passage  de  Pho- 
lius  sur  l'hérésie  des  Hypotyposes. 


ts 


- 


CHAPITRE    IV. 


Le  Gnostique. 


L'étude  que  nous  venons  de  faire  des  deux  principales 
doctrines  de  notre  auteur  nous  a  permis  de  constater  com- 
ment s'est  fait  dans  sa  pensée  le  mariage  de  la  philosophie 
/  grecque  et  du  christianisme.  Sa  morale  nous  en  ofl'rira  un 
dernier  exemple.  Ce  serait  ujio  entreprise  qui  nous  con- 
duirait trop  loin  et  qui  nous  ferait  perdre  de  vue  le  but 
particulier  que  nous  nous  sommes  proposé,  que  d'exposer 
ici  l'éthique  de  ("dénient  dans  toute  son  ampleur  '.  Il  nous 
suffira  d'en  détacher  ce  qu'il  y  a  de   plus  saillant.  C'est  le 

Ua<v^»w**-  Y4M*,.  pôrtraitclû  gnostique  véritable  ou  du  parfait  chrétien. 

Ht->U ^JLrfAMifaM      Nousne  pouvons  nous  dispenser  de  faire  précéder  notre 

étude  du  gnostique  de  quelques  observations  générales 
sur  la  morale  de  noire  catéchète.  Quelle  est  parmi  les 
influences  philosophiques  qu'a  subies  Clément  celle  qui 
se  l'ait  principalement  sentir  dans  ce  domaine  ?  C'est,  sans 
iijj.^'',  ^v^-v^.^'ontii'dil.  le  stoïcisme .  Il  n'y  a  rien  là  qui  doive  nous 
surprendre.  Car  si  Clément  montre  une  véritable  aversion 
pour  la  physique  stoïcienne,  il  n'a  que  des  éloges  pour 
la  morale  du  Portique.  Il  ne  Tant  pas  oublier  en  outre  qu'au 
II'   siècle,  cette  morale  Taisait   1res  grande  figure,  <•!  même 


1.  On  trouvera  une  «unie  très  complète  de   la  morale  de  Clément  dans 
Die  l.ilnl.  des  Clem,  von  Alex.,  de  M.  Wmter,    188-. 


LE    GN0STIQ1  1  i/o 

•<iue  tolile  autre*  paraissait  paie  et  terne  à  côté  d'elle.   Quoi  ^ 

de  plus  naturel  que  l'austérité  chrétienne  l'ait  préférée  à  •w^jjjua»*-  <*-»'■ 
J^Tmorale  de  n'importe  quelle  autre  école?  -V^wW-^wu^u 

L'étude  de  l'éthique  de  notre  auteur  offre  des  difficultés 
considérables.  La  première  chose  à  tenter  serait  de  classer 
les  idées  morales  de  Clément,  comme  il  Ta  fait  lui-même, 
biérTcpTir  ail  néglige  d'indiquer  clairement  la  classifica- 
tion qu'il  a  adoptée.  Or,  en  général,  on  part  de  la  suppo-   *■ 
silion  qu'il  n'y  a,  dans  ses  écrits,  qu'un  système  unique  de 
morale  l.  C  est  la  une  cause  de  conlusion  presque   inex-         ■.        j^ujj 
tricable.  Car  la  morale   que  Ton   extrait   indistinctement      h 
des  textes  fourmille  de  contradictions   flagrantes.  On  s'en 
étonne;   peut-être  s'ell'orce-t-on  de  les  expliquer.  Eùt-on 
commencé  par  soumettre  les  écrits  de  notre  auteur  à  une 
minutieuse  analyse  critique,  on  eût   sûrement   remarqué 
qu'il  expose,    selon    les    endroits    de    son  ouvrage,  des 
morales  qui  ne  sont  pas  identiques,  car  elles  ne  s'appliquent    ^  * 
pas  aux  mêmes  catégories  de  chrétiens.  -^"Uwv. 

Le  Pédagogue,  on  s'en  souvient,  s'adresse  à    des  néo-     J^J^M^J 
phytes.  Il  s'agit  de  dresser  ces  âmes  encore  inconsciem-  4,^t4Wa^ 
ment  païennes  à  la  vraie  vie  chrétienne.  Ce  qu'il  y  a  donc 
dans  ce  traité,  c'est  une  morale  a  l'usage  des  simplesfidèles. 
A  l'examen,  on  ne  tarde  pas  à  constater  qu'elle  diffère  sen-    ;ma^-aa&*M^ 
siblement  de  la  morale  dont  notre  catéchète  fait  une  obli- 
gation aux  chrétiens  plus  avancés.  Non  seulement  elle  est 
moins  rigoriste,  quoiqu'elle  le  soit  dans  une  large  mesure, 
mais  le  principe  n'en  est  pas  le  même.  Le  principe  ou  le 
ressort  de  cette  morale  intentionnellement  populaire,  c'est 
la  crainte.  Celui  de  la  morale  gnostique  est  exclusivement 


I.  M.  Winler  a  le  lort,  à  notre  avis,  de  ne  pas  faire  cette  distinction, 
tl  cela  nuit  beaucoup  à  la  clarté  de  sa  belle  exposition.  Xous  développons 
ii  i  ce  que  nous  n'avons   pu  qu'indiquer  à  la  page  104. 


276 


CLEMENT    1>   \l  l.\  \.M)H1K 


l'amour1.  Voilà  donc  un  premier  triage  qu'il  importe  de 
(aire  parmi  les  idées  morales  de  notre  auteur.  Distin- 
guons avec  soin  ce  qui  s'adresse  au  coin  niun  des  lit  le  les  de 
ce  qui  ne    s'applique  qu'à   une  élite. 

Etudiée  en  elle-même,  la  morale  que  Clément  inculque 
aux  néophytes  dans  le  Pédagogue  frappe  par  son  évidente 
parenté  ;i\  ec  relie  que  professait  l'Eglise  au  w  siècle.  <  m 
trouverai!  aisément,  dans  les  Pères  apostoliques,  l'ana- 
logue (\o>  préceptes  du  Pédagogue.  Pour  le  fond  des  choses, 
en  morale  comme  en  dogmatique,  Clément  est  un  chrétien 
de  son  temps.  Cela  esl  très  sensible  dans  la  deuxième 
partie  de  son  grand  ouvrage.  Tout  au  plus  constate-t-on 
ici  et  là  des  traces  de  stoïcisme.  Nous  en  avons  déjà  fait  la 
remarque  ". 

(.c  n'esl  plus  de  morale  populaire  qu'il  s'agit  dans  les 
Stromates,  c'est  de  morale  à  l'usage  des  chrétiens  plus 
avancés  ;.  Mais  ici  encore  il  y  a  lieu  de  l'aire  une  distinc- 
tion qui  s'impose  dès  que  Ton  tienl  compte  des  résultats 
de  l'analyse  littéraire.  (  )n  se  souvient  que  l'étude  des  textes 
nous  a  montre  que  les  Stromates,  loin  d'être  la  troisième 
partie  de  l'ouvrage  conçu  par  Clément,  en  sont  bien  plu- 
tôt une  introduction  dontl'auteur  avail  reconnu  la  néces- 
site au  moment  même  d'aborder  la  partie  dogmatique  de 
son  livre.  C'est  donc  un  traité  essentiellement  préparatoire. 


1.  Clémenl    marque  lui-même  dans  plusieurs  passages  la  différence  de 
principes  que  nous  relevons    ici,   II.  Strom.,    125       roôtouç  navra;    ô   na-.a 

,:  -.'::  XoigtÔv    -  .T'"*-'.-  Voyez    uotammenl    Paedag.,    I, 

chap.  \  m.    ix.   \. 

2,  C'est   ce  que  M,   Wendland  paraît  avoir  établi,    ouvr.  cité, 

:;.  Le  III    Stromate,  qui   traite   <ln  mariage,  qous   semble  faire  excep- 
tion. On  l'a  vu,  c'est  un   hors-d'eeuvre    Clément  l'avoue  lui-mê Il  s  est 

laissé  entraîner  et,  dans  ce  Stromate,  perd  de  vue  le  but  spécial  de  son 
traité.  II  y  parle  ppur  tout  le  monde.  C'est,  croyons-nous,  ce  qu'un 
<■  x  1 1 1 n ■  1 1  détaillé  établit  •>ii  Bans  peine. 


ȴ 


T.K    GNOSTIQUE  277 

JjCela  \Vul  dire»  que,  conformément  aux  préoccupations 
lou les  pédagogiques  de  Clément,  les  Stromates  devaient 
•préparer  le  petit  oombre  de  chrétiens,  <|ui  aspiraient  à 
i  er  au-dessus  de  la  moyenne,  à  devenir  des  gnostiques 
véritables .  Ce  qui  prouve  que  lelle  était  bien  l'intention 
originelle  de  l'auteur,  c'est  qu'il  y  reste  fidèle  jusqu'à  la 
fin  de  son  Y  Stromate.  Dès  lors,  qu'avons-nous  dans  toute 
celle  pailie  des  Stromates?  Non  pas  une  morale  telle  que 
la  pratiquerait  un  véritable  gnostique,  s'il  s'en  trouvait, 
mais  simplement  une  discipline  à  l'usage  des  chrétiens  wUUQuiA  CCU. 
qu'on  pourrait  appeler  des  candidats  au  gnosticisme  véri-  Xkl^aj^ou^joA. 
table.  Nous  n'avons  pas  ici  précisément  l'image  de  la  vie 
du  parlait  chrétien,  mais  plutôt  un  ensemble  d'exhorta- 
tions, de  préceptes  et  de  principes  qui  sont  destinés  à  pro- 
duire cette  vie  d'ordre  supérieur  '. 

Dans  les  deux  derniers  Stromates,  le  dessein  de  Clé- 
mènT n'est  plus  le  même.  L'analyse  littéraire  nous  a  mon- 
tré  tout  ensemble  de  quelle  manière  ces  deux  livres  se 
rattachent  aux  précédents  et  rentrent  dans  le  plan  général 
de  l'ouvrage,  et  comment  il  est  arrivé  qu'ils  ont  une  phy- 
sionomie à  part.  Au  l'ait,  ils  sont  presque  hors  cadre  et 
anticipent  sur  la  troisième  partie  de  l'ouvrage  total.  Clé- 
ment, voulant  opposer  son  sage  chrétien  au  sage  de  la 
philosophie,  en  vient  à  tracer  de  son  gnostique  un  por- 
trait qui  aurait  été  mieux  à  sa  place  dans  la  partie  de  son  WM/âçC^jU^  ' 
ouvrage  où  il  devait  exposer  son  gnosticisme,  c'est-à-dire,  vj^Afajdj^ju 
son  système  de  philosophie  religieuse  et  de  morale  idéale. 

Ainsi  donc  ce  que  nous  avons  dans  ces  deux  livres,  ce 
n'est  plus  précisément  une  discipline   qui  doit  façonner 


1.  Clément  en  a  si  bien  le  sentiment  qu'il  appelle  cette  partie  des 
Stromates  :  Taita  YVto(mx7)ç  àcnaîascoç  jtpoyop.vaau.ocTa.  IV,  132.  On  ne  saurait 
mieux  en  définir  le  contenu. 


278  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

le  chrétien  qui  aspire  à  la  perfection,  c'est  plutôt  la  vie 
gnostique  elle-même  dans  tonte  son  ampleur  '.  Les  pré- 
.  ^  .*mÉM«  ceptes  de  cette  partie  ont  un  caractère  plutôt  idéal  qu'im- 
pératif.  C'esl  là  une  distinction  donl  il  faut  tenir  compte 
i  omme  de  la  première.  Sans  doute,  elle  est  moins  impor- 
tante. Se  propose-t-on  d'étudier  les  principesde  la  morale 
gnostique  de  Clément,  on  peut  utiliser  aussi  bien  les 
textes  du  IV'  Stromate  que  ceux  du  VIP  livre,  puisque  la 
morale  tout  idéale,  dont  ce  dernier  Stromate  nous  donne 
l'image,  n'est  que  la  résultante  et  comme  l'épanouisse- 
ment de  la  discipline  inculquée  dans  les  livres  précé- 
dents. Il  n'en  reste  pas  moins  qu'on  ne  saurait  loucher  à 
un  point  quelconque  de  la  morale  gnostique  de  notre 
catéchète,  sans  avoir  bien  présente  à  l'esprit  la  distinc- 
tion entre  la  discipline  et  l'idéal  gnostiques.  Sinon  maint 
texte  paraîtra  obscur  ël  les  conlïïsîôns  seront  inévitables. 
Que  le  lecteur  ne  s'imagine  pas  que  ces  observations 
soient  superflues.  C'esl  pour  n'en  avoir  pas  tenu  compte 
que  maint  savanl  critique  a  l'ait  fausse  roule  2.  Tout  cons- 
pira d'ailleurs  à  rendre  ardue  l'étude  des  idées  de  notre 
auteur.  Sou  vocabulaire  philosophique,  composé  de  hu- 
mes empruntés  ;i  tous  les  systèmes,  n'est  pas  plus  précis 
(pu-  ses  conceptions.  Rien   n'est  donc  plus  facile  que  de 


1.  La  triple  distinction  que  nous   taisons,  mur. île  populaire, /discipline 
ostique,    morale    idéale,  esl    parfaitement    indiquer   par   Clément    lui- 

i<  .   IV,  Strom.,  ."j:;  :  ô  [ièv  ouv    repûxos    ,^aO;j.ô:  tt,:  <jou7)ptas     leçon   pro- 
posée par   Potter)  r,    'it-.-x  -.<,■>•, j    StBaoxaXîa SeÛTepos    o:    rt    ï"/.-\:   Si'  J)v 

[i£$a  notez  l'expression  aspirer,  tendre  vers;  <  :'es1  la  discipline 
gnostique  t'ViV  PeXtÎU-wv,  -ù.i\',\  8È  rt  àyànr,,  >'■<:  Tïpoaij  '.OV  lati,  YvtoffTtxfiiS 
y,r,  naiBeûouaa.  Cf.  VII,  Strom.,  '<~  ■  /.-/■  y-:  Boxeî  r.yo-rt  -:;  Eivai  ai-.y.W/.r, 
-■■-.■■,:■>,;  f]  l;  È6vù>v  '-U  niaT'.v.  Seuxépa  81  /,  :/.  «ïiatews  :■.:  yvûaiv,  'r,  8e  :■.:  Dtya- 
jrrjv  KEpaiouçiivi).  Cf.  encore  VI,  Strom.,  105. 

2.  Voir  notre   aperçu    bibliographique   qui   se    trouve    en   appendice  à 
notre  \  olume, 


*¥ 


' 


LE    GNOSTIQUE  279 

%e  tronlper  entièrement  sur  sa  véritable  pensée.  A  chaque 
instant,  on   est  tenté  de  se  lancer  sur  de  fausses  pistes. 
La  circonspection  s'impose. 
v     }}  a  été  plus  d'une  ibis  question,  dans  ce  travail,  de  la 
distinction   que   fait  Clément  entre  le  commun  des  chré- 
tiens  i'l  1  dite  de  ceux  qu  il  appelle  les  gnostiques  véri- 
tables '.  C'est  un  dualisme  qui  domine  toute  sa  morale.  ^  "^^^ 
Il  importe  tout  d'abord  de  le  préciser  et  de  rechercher 
d'où  l'idée  en  est  venue  à  notre  catéchète.  Grande  est  la 
supériorité  du  gnostique  sur  les  autres  fidèles.  Il  possède, 
comme  l'indique  le  qualificatif  qui  le  désigne,  une  con- 
naissance qui   n'appartient  qu'à  lui.    Il  lui   est  donné  de 
contempler   Dieu  directement.   Lui   seul  sait  interpréter    a-^^u-o^i 
les  Ecritures.  La  crainte  salutaire  de  Dieu,  nécessaire  à  ^wAlM^ti 
la  plupart  des  chrétiens,  lui  est  inconnue.  Il  a  des  vertus    v^jjj^!  -Ct^Aw 
plus  rares.  Pour  tout  dire,  il  dépasse  tous  les  autres  au 
point  de  vue  moral  et  intellectuel  2. 

Voilà  une  distinction  dont  Clément  n'a  certainement 
puisé  l'idée  ni  dans  le  christianisme  apostolique,  ni  dans 
le  christianisme  de  son  temps.  On  la  retrouve  chez  les 
gnostiques  de  l'époque,  bien  que  sous  une  autre  forme. 
Mais  ce  n'est  pas  à  ceux-ci  que  notre  auteur  l'a  emprun- 
tée. Lui-même  a  nettement  conscience  de  la  différence 
profonde  qu'il  y  a  entre  son  gnostique  et  l'idéal  corres- 
pondant des  hérétiques  qu'il  combattait.  La  vérité  est  que 
Clément,  aussi  bien  que  les  gnostiques,  est  redevable  de 
cette  conception  à  la  philosophie  grecque. 

1.  o  xoivôç  îtiorôçet  ô  ovt");  yvoiarixôç. 

2.  YI,  Slrom.}  60;  passage  où  l'auteur  distingue  entre  la  tsXîÎwtiç  to-j 
xotvou  jîkttou  et  celle  tou  yvwaTixou;  VI,  92  :  le  gnostique  connaît  l'avenir, 
etc.,  VI,  97  :  il  connaît  le  péché  autrement  que  les  autres  fidèles  ;  VI, 
Stront.,  116;  VII,  Strom.,  46  :  où  la  distinction  est  nettement  faite  entre 
le  simple  fidèleetle  gnostique,  etc.  ;  VI,  Strom.,  70  :  connaissance  supé- 
rieure du  gnostique. 


280 


i   i   i   MENT     H    Ml   \  \M>niF 


lô^COA^ 


Wt 


u^v^U' 


A  un  homme  élevé  à  l'école  des  philosophes,  celle  dis- 
tinction devait  paraître  la  chose  la  plus  naturelle  <\\\ 
monde.  Depuis  Platon,  sans  parler  de  ses  devanciers,  la 
philosophie  était  devenue  tout  aristocratique.  Dans  sa 
République^  le  grand  philosophe  avait  élevé  le  sage  de  ses 
rêves  à  cent  coudées  au-dessus  des  autres  hommes.  Il  en 
avait  fait  un  être  à  part  qu'il  avait  comblé  de  toutes  les 
supériorités.  Jamais  plus  la  vision  de  cet  idéal  ne  se  per- 
dit. Elle  se  transmit  à  toutes  les  écoles  de  philosophes.  A 
leur  tour,  les  stoïciens  s'en  emparèrent  et  lui  imprimèrent 
un  sceau  ineffaçable.  Eë'portrait  du  sage,  tel  qu'un  Sé- 
nèque,  un  Marc-Aurèle,  un  Epictète  l'ont  tracé,  avait  un 
tel  relief,  qu'après  l'avoir  connu,  on  ne  pouvait  plus  l'ou- 
blier. Dès  lors,  comment  Clément,  imbu  comme  il  l'était 
de  philosophie,  n'aurait-il  pas  eu  l'idée  d'un  sage  chrétien.' 
Cette  idée  de\  ail  s'imposer  à  lui,  ne  fût-ce  que  pour  oppo- 
ser au  sage  des  philosophes  celui  des  chrétiens.  11  devait 
lui  paraître  tout  naturel  que  le  christianisme  eût  le  sien. 
Bien  loin  de  s'apercevoir  que  la  distinction  qu'implique 
cette  idée  d'un  sage  à  la  façon  des  philosophes  n'avail 
aucun  fondement  dans  l'Ecriture,  il  tirait  de  celle-ci,  grâce 
à  sa  méthode  allégorique,  une  foule  de  traits  dont  il  se 
servait  pour  composer  la  physionomie  de  son  gnostique 
ou  sage  chrétien. 

Cette  distinction  que  l'on  prétendail  établir  entre  chré- 
tiens étail  -i  contraire  a  l'esprit  de  la  religion  nouvelle, 
qu'elle  ne  pouvait  être  faite  qu'avec  de  minutieuses  pré- 
cautions. Les  sectes  gnostiques  n'y  mettaient  aucun  ména- 
gement, filles  faisaient  du  gnosl  ieisnie  un  privilège  de 
nature.  Ceux  qui  possédaient  la  gnose  étaienl  des  hommes 
spirituels,  les  mitres  n'étaient  que  des  enfants,  des  psy- 
chiques. Cette  prétention,  Clémenl  lui-même  ne  pouvait 
la    supporter.    Il   perd    raremenl    l'occasion    de    s'élever 


*¥ 


I  l     GNOSTIQl  E  2<Ql 

fcontre  l'idée  que  la  gnose  est  une  prérogative  naturelle  '. 
On  ne  naît  pas  gnostique,  on  le  devient.  Ce  qui  fait  le 
groostique.  ce  n'est  pas  une  supériorité  native,  c'est  la  dis-  tK&wwu/-  owa* 
tint'  et  [éducation  2.  La  carrière  est  ouverte  à  tous;  il  ^^^^^^mj 
n'en  reste  pas  moins  que  les  meilleurs  coureurs  consti- 
tuent une  élite,  et  que  Clément  introduit  dans  le  christia- 
nisme un  dualisme  qui  devait  avoir  une  fortune  incompa-     ^^uMaaa^u 

rable.  ^"%/wja/J/' 

l 

Mais  en  adoptant  l'idée  du  gnostique  chrétien,  n'obéis- 
sait-il qu'à  une  sorte  de  préjugé  naturel  à  un  élève  des 
philosophes?  Xous  ne  le  pensons  pas.  Rappelons-nous  ce 
qu'était  le  christianisme  populaire  de  son  siècle,  tant  au 
point  de  vue  des  doctrines  qu'à  celui  de  la  morale.  L'im- 
pression qu'en  donnent  les  documents  est  celle  d'une 
religion  encore  à  peine  développée.  Les  chrétiens  ne  sont 
encore  que  des  enfants,  des  VTpctoi  en  vérité!  Les  Pères 
apostoliques  ont-ils  seulement  compris  le  paulinisme  3? 
L'heure  était  venue  de  creuser  plus  profond  et  de  tirer  de    „•  ir- 

l'Evangile  de  nouvelles  richesses.  Un  Clément,  unOrigène  , 

en  ont  éprouve  le   besoin   impérieux.  Leur   pieté  même 
exigeait  un  christianisme  plus  ample  et  plus  profond  que    U\MJA(MAA^- 
celui  de  leur  temps.  Ainsi,  même  en  empruntant  aux  phi- 
losophes   l'idée    du  gnostique,   Clément  obéit  au  fond  à 
une  inspiration  toute  chrétienne. 

Caractérisons  maintenant,  d'après  les  textes,   le  gnos-  J 

,  L  — - — ■     yw&im>\jju 

tique  de  notre  auteur. 

Quel  estant   d'abord  le  but   que  se  propose  le  gnos-        i^JMÀX 

tique,  ou  pour  parler  un  langage  philosophique  que  Clé- 


1.  II.  Strom.,  chap.m:  IV.  Strom.,  58. 

2.  I,   Strom.,  '.\\  :  où  yàp  zj--.:.  [j.J)r[-i:  oï  oi  xaXoî  y.àyïOo'.  yv/ovra'. 

3.  C'est  ce  qu'a   démontré  A.  Ritschl  clans  son  livre  sur   Die  Entste- 
huna  der  altkatholischen  Kirche.  1857. 


282 


CLEMENT    1)  ALEXANDRIE 


ment  lui-même  emploie  parfois  ',  quel  es!  le  souverain 
Bien  que  poursuil  !<>  gnostique?  G'esl  de  devenir  sem- 
blable  à  Dieu.  Ainsi  s'exprime  notre  théologien  quand  il 
formule  su  notion  du  souverain  Bien  dans  ses  ternies  les 
plus  généraux.  Dès  qu'il  précise,  il  devient  obscur.  Pour 
définir  la  lin  que  doit  se  proposer  son  sage,  il  se  sert  des 
formules  les  plus  variées,  empruntées  tantôt  a  la  philo- 
sophie.  tantôt  aux  mystères,  tantôt  à  l'Ecriture.  Ce  qu'il 
y  a  de  plus  embarrassant,  c'est  que  eette  diversité  dans 
les  termes  correspond  a  uneégale  diversité  dans  la  façoii 
même  de  concevoir  sa  doctrine.  En  elle  se  rencontrent 
des  idées  de  provenance  aussi  variée  que  les  formules  qui 
l'expriment. 

Essayons  do  démêler  l'écheveau  que  Clément  semble 
avoir  enchevêtré  a  plaisir.  Le  gnostique  se  propose  de 
devenir  semblable  a  Dieu.  Cela  s'appelle  la  eÇojxoioxnç  tç> 
BecjS.  C'est  une  formule  platonicienne.  Clément  lui-même 
rappelle  le  passage  du  Théétète  où  elle  se  trouve  2.  Il 
affirme  que  Platon  a  emprunté  sa  doctrine  à  l'Ecriture. 
Lui-même,  s'inspiranl  de  Philon,  prétend  la  retrouver  en 
propres  termes  dans  un  passage  delà  Genèse3. 

('.(•  qui  ost  plus  étrange,  c'est   que  Clément  n'a   pas  vu 


1 .  1 1.  Strom.,  chap.  xxi. 

2.  II,    Strom.,   100,    133,  136;    VI,  104  :   èvta30a  t\  IÇofioîioffi?  r,  -y,t    tov 
Go>T7)pa  Oeôv  xvaxûîîTst  tw  YVwarixtS  il:  oœov  àv0ptonîv7)    8e|xitov    pôaei  yivouivu) 

.', .  Le  passage  en  question  se  trouve  Gen.,  i,  26   :  xoù  Einev  o  ôeos  :  koit)- 
iv    xat'    Etxo'va   xat   xa8'  ôaoîwaiv.    Clément    distingue   le    /.ar* 
Etxova  du  xa0' ôjj.oE(oatv.  Voyez    II.   Simm..   131.   Voir  P.    Ziegert,  ouvrage 
cité,  p.   19  el  79.  Relire  toul    le    chap.   \\n  du  11°    Stromate,  où   Clément 
rapproche  la  doctrine  platonicienne  de  pa  bibliques  où    il    prétend 

l.i  retrouver.  La  phrase  suivante  trahil  nellemenl  I  origine  philosophique 
de  la  conception  '!<•   uotre  auteur  :  'i-.i  ~y>i  tôv  opGôv  Xdyov  u>s  oiov  te  IÇo- 
:i>.o:  êaxi.  L'ôpOc  i  3l  m.  m.    stoïcien! 


LE    GNOSTIQUE  283 

^u'il  v  a"  une  grande  différence  entre  la  ^yÂtù-y:;  platoni- 
cienne el  la  ojjloîwo-k;  chrétienne.  Il  aurait  dû  remarquer, 
tmil  d'abord,  que  dans  le  Nouveau  Testament,  notamment 

uê  les  épitres  de  saint  Paul,  il  ne  s'agit  pas  de  devenir 
semblable  à  Dieu  lui-même,  mais  au  Christ  '.  Ce  qui  lui  a   . 
encore  échappé,  c'est  que,  dans  le  fond,  les  deux  notions 
qu'il  assimile  l'une  à  l'autre    sont   d'ordre   différent.   La     . 
ouotoxxiç  de  Platon  est  d'ordre  intellectuel;  la  6uo(w<n<;  pau-    "MàaJ>} 
linienne  est  d'ordre  moral.   Il  y  a  plus  qu'une  nuance,  il  y     <►   0/*'0|'W<ri 
a  disparité. 

Voilà  ce  que  Clément  n'a  pas  soupçonné.  A  cet  égard, 
rien  de  plus  instructif  ni  de  plus  probant  que  les  chapitres 
xxi  et  xxn  du  IIe  Stromate.  Notre  auteur  y  énumère  toute 
une  série  de  philosophes  qui  ont  émis  sur  le  souverain 
Bien  des  vues  qu'il  considère  comme  identiques  à  la 
notion  qu'il  croit  être  chrétienne,  et  il  déclare  en  conclu- 
sion que  c'est  dans  l'Ecriture  que  les  philosophes  ont 
puisé  les  opinions  qu'il  vient  d'exposer  -. 

On  a  peine  à  concevoir  si  peu  de  clairvoyance  chez  un 
esprit  de  cette  valeur.  Ce  qui  l'explique,  dans  une  cer- 
taine mesure,  c'est,  comme  nous  l'avons  précédemment 
montré,  l'abus  de  l'allégorie. 

Il  y  a  autre  chose  encore.  Si  notre  auteur  accueille  sans 
méfiance  la  conception  platonicienne  de  la  oixoimo-iç  au 
point  de  l'identifier  avec  une  conception  chrétienne  plus 
ou  moins  analogue,  c'est  qu'en  tant  que  Grec  et  élève  des 
philosophes,  il  avait  un  faible  pour  elle.  Des  instincts 
héréditaires  se  trahissent  à  son  insu  dans  la  façon  toute 
platonicienne  qu'il  a  de  concevoir  la  ouo-ltos-u. 

1.  II,  Corintk.,  m,  18;  Galat.,  iv,  19  ;  Philip.,  m,  10,  21;  Coloss.,  m, 
lu  et  suivants.  Ephés.,  iv.  13. 

2.  II,  Strom.,  136  :  h  roiitcov  itextes  de  l'Écriture)  o-3v  %':  nr,-;a;.  râiv  my. 
-O.ojç  SoYfiaxtaavTtov  a;  îrposipïfxausv  SXiSÇouaiv. 


284  (I   l'.UKVl      h"  m  |,\  WHKIE 

h    '-L      ^       v.v      Un  trait  fondamental  de  respritgrec  a  été  de  traiter  les 
dieux  avec  familiarité.  Depuis  l'origine,  la  religion   hellé- 
nique  ne    trace  aucune  ligne  de  démarcation   bien  nette 
entre   le  divin  el   l'humain.  A  cet  égard  La  piété  grecque 
est  aux  antipodes  de  la  piété  hébraïque.  Homère  aimait  a 
dire  de  ses  héros  qu'ils  étaienl  pareils  aux  dieux,  8soeîxe- 
Xoi.  Ce  trait  essentiellement  national  se  retrouve  chez  les 
philosophes.  Platon  ne  fait-il  pas  semblables  à  Dieu  ceux 
qui  se  monliriit  capables  d'atteindre  par  la  contemplation 
aux  Idées  éternelles  Y  Toute  sa  philosophie  n'a-t.-elle  pas 
pour  but  de  faire  entrer  une  élite  de  sages  dans  le  chœur 
des    dieux    '  .'    Les  stoïciens   n'insistaient-ils    pas   sur   la 
parenté  de    l'homme  et    des   dieux'.'   L'une  des  idées  de 
prédilection  d'Épictète  est  que  l'homme  est  (ils  de  Zeus  L>. 
Philostrate  dépeinl  Apollonius  deTyane,le  parfait  philoso- 
phe pythagoricien,  comme  un  dieu  voyageant  sur  la  terre. 
N'y   a-t-il    pas  quelque   vestige  do  ce  préjugé  de  race 
persistant  encore  chez  noire   théologien?  Remarquez,  en 
jwOjjv*~  Uk      effet,  qu'il  ne  se  contente   pas  d'appeler  son  sage  l'ami  de 
}'*ij^,<oj*^*Siïrfï     Di,'"1  de  l'égaler  aux  anges,  il   l'introduit  dans  l'héritage 
des  dieux  :l  !  Il  en  fait  un  dieu.  Le  gnostique  «  s'applique 
à  devenir  un  dieu  ».  Il  est  «  un  dieu  en  chair  '  »  ! 

In  homme  de  race  hébraïque  aurait-il  jamais  employé 
ce  langage  ?  Dire  du  parfail  chrétien,  du  gnostique,  qu'il 
esl  un  dieu  en  chair  el  en  os,  ne  pouvait  être  le  fait  que 
d  un  tils  de  la  Grèce,  étrangère  cette   épouvante,  sacrée 


1.  Phaedon,  111,  C  ;   Républ.,   612,  E,  sq.,  etc 

2.  Epicteti  Dissertationes ,  I.  3,  2;  [,'9,  6  el  touf  le  chapitre,  t,   12,  26, 
27;  I.  13,  3  el    i. 

:;.  IV.  Strom.,  52     ptXô?  Ôeou;  \  I.  Strom.,  76;  VII,  57,  hiT:ù,o;:  \  11,84. 
i.  \  I.  Strom. ,  114  :  /.r-.x  trjv  auYxX7)povoaîav  twv  xupttov  xaî  9efî>v;  VII,  82; 

II,    125,  du  Psaume  i.xxxn,  6  et  7  ;  VI, 

I  13,  le  çnostiqui  '   '''■'>:  ;  VII,  101.  Iv  aapxl  rceptnoXfiiv  8ecJç;  VII, 95. 


LE    GNOSTIQUE  285 

G^uï  saisissait  les  tils  d'Israël  Lorsqu'ils  se  savaient  en  la î  ^"^  M 
présence  de  Jahvé  !  I  *»*'  #*&{"* 

Devenir  semblable   à  Dieu,  telle  doit  être  la    fin   d'une 
vraie    vie    gnostique  et,  dans    sa  manière  de  l'entendre, 
"(TTement   se    montre   plus  platonicien   que  chrétien.    Dès 
lors,  quelle  part   reste-t-il  au  christianisme  dans  la  con- 
ception  même  de  cet  idéal?  En  est-il  totalement  absent? 
Notre    catéchète    se   fait-il   absolument   illusion   lorsqu'il 
croit    voir  dans  la    z;o;j.oùotu;  tw   8eû    un    principe  autant 
chrétien  que  platonicien.'   Pas    entièrement,  car  dans  sa 
notion  il  y  a  du  christianisme  très  ËûTthentique.  La  preuve 
en  est  qu'il   déclare  que  c'est  au    Chiïst-Logos  qu'il  faut 
ressembler  tout  autant  qu'à  Dieu  i.  Comme  cela  lui  arrive    a, 
si  souvent,  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  se  met  en  contradic-      J^/^"' 
tion  avec  lui-même.  Mais  cette  contradiction  même  prouve     *  WJM~ vCQUM 
à   quel   point  les   deux    notions    s'étaient  associées   dans     «i-C^AV 
sa    pensée.     Remarquez     ensuite     qu'alors    que    Platon, 
quand  il  prescrit  à  son  philosophe  de  devenir  semblable  h 
Dieu,  n'a  d'autre  ressource  que  de  compter  sur  la  bonne 
volonté  et   l'énergie  de   son  disciple,  Clément,    en  véri- 
table chrétien  qu'il  est,  déclare  que  c'est  grâce  au  Christ 
que  son  gnostique  parviendra  au  but  sublime  qui  lui  est 
assigné  2.  Ceci  n'est  pas  une  sorte  de  concession  que  fait 


1.  VII,  Strom.,  16   :  oûxoç  ô  z8>  ovxi   (jLovoysvïjç ivaTïoaçppayiÇofi.svoç   :w 

Yvtooxixtji  ttjv  xeXsiav  ÔEtopîav  /.%-   eîxova  xrjv  lauxou  <oç  eîvat  xpîxrjv  ï]'8t]  X7jv  ôstav 

Eixova  xt)V   ocï]  oJvaa'.ç    içoao'.ojoivr,/  r.y'jç  là  Ssûxspov  al'xiov VII,  Strom. , 

13  :   il  dit  du  gnostique  IÇojx.otou{j.evov  ;':    8uvajj.iv  xc3   xupîto Paedag.,  I, 

'i  :  xouxto  (Xdyio) JïEipaxéov   IÇop-otouv  xfjv   yjyr[v.  Paedag.,  III,  1  :  [i.opçf,v 

ïvsi  xtjv  xou  Xdyou.  Voyez  l'exhortation  que  Clément  met  dans  la  bouche 
du  Logos.   Protrept.,  J  20  :  iva  [xot  xaî  ofioiot  yévTjoOs. 

2.  II,  Strom.,  134  :  xaî  =  ::  Tr.v-rïÀiiav  uioôeaiav  o-.à  xou  uioo  à-oy.axâaTa'ji: 

VI,  Strom.,  70  :  c'est  par  le  Fils  de  Dieu  que  le  gnostique  parvient  à  la 
connaissance  supérieure  ;  VII,  Strom. ,  13  :  le  gnostique  converse  avec 
Dieu  <v.i  xo'j  aîyàÀoj  àp^iepétoç. 


286  CLÉMENT    d'àLEXANDRIE 

notre  philosophe  à  la  piété  chrétienne.  Ne  supposons  pas 
que  ce  soil  simplement  le  platonicien  qui  se  souvient 
qu'il  est  chrétien.  En  fait  il  s'agit,  aux  yeux  de  Clément, 
•  lu  nerf  même  de  toute  sa  conception.  Le  Logos  n'est-il 
pas  le  divin  pédagogue  ?  G'esl  lui  qui  dresse  le  néophyte 
à  la  vie  chrétienne  el  c'est  encore  lui,  devenu  le  StSào-xaXoç 
divin,  qui  conduit  le  candidat  au  véritable  gnosticisme 
-wwcl  rl:1!"'  en  étape  jusqu'à  la  complète  ressemblance  avec 
Dieu.  Ainsi  le  gnostique  n'est  pas  abandonné  à  lui-même. 
Voua  le  trait  qui  complète  la  conception  de  notre  auteur 
et  qui  la  marque  de  l'empreinte  chrétienne.  Ainsi  s'ex- 
pliquent l'enthousiasme  avec  lequel  il  exhorte  son  lecteur 
à  s'élever  jusqu'à  Dieu  eten  même  temps  l'assurance  qu'il 
possède  de  réaliser  son  idéal.  Il  y  a  dans  son  langage, 
lorsqu'il  montre  son  gnostique  devenu  participant  de  la 
nature  de  Dieu  el  parla  un  Qeéç,  une  allégresse  qui  nous 
avertit  que,  s'il  conçoit  son  idéal  en  platonicien,  l'inspira- 
tion qui  vivifie  sa  conception  est  toute  chrétienne.  Jus- 
<|>" ":'i  une  certaine  profondeur,  la  pënseë  de  Clément  esl 
celle  d'un  philosophe  de  son  temps  :  allez  plus  au  fond  et 
vous  arrivez  au  christianisme  le  plus  authentique.  C'est 
l'alluvion  qui  nourril  une  plante  à  l'aspect  étranger. 
^v*  .>vwt^  Voyons  maintenant  plus  exactement  en  quoi  consiste, 
w'^^'vvvUJ-»  d'après  uotre  auteur,  cette  ressemblance  avec  Dieu  qui  est 
wK^.  le   but   que   doit    poursuivre   son   parfail   chrétien,    ('/est 

d  abord  dans  la  possession  d'une  connaissance  supérieure 
ou. gnose. Le  titre  même  qU*îl  donne  à  son  chrétien  idéal 
iiidupieclairenieni  que  c'esl  la  connaissance  qui  esl  le  Irait 
dominanl  el  distinctif  du  gnostique.  Qu'est-ce  que  cette 
yvwo-iç  dont  la  possession  cpnfère  un.'  telle  supériorité  et 
crée,  parmi  les  chrétiens,  une  véritable  aristocratie  spiri- 


uelle? 


Comme  toutes  les  conceptions  de  Clément,  celle-ci  est 


LE    GNOSTIQUE 


287 


*¥ 


Tort  coflaplexe.  Il  emploie  ce  ternie  dans  trois  ou  quatre 
sens  très  différents.  Nous  ne  relèverons  que  les  plus  impor- 
fcants  '.  Dans  la  plupart  des  passages,  vvw<nç  est  synonyme 
^dis&vrrn uri\ .  C'est  une  connaissance,  fruit  d'une  opération 
de  l'intelligence.  L'objet  en  est  ty.  vovjTà,  le  monde  des 
Idées.  Ailleurs  Clément  définit  la  gnose,  la  connaissance 
de  ce  qui  est  réellement,  twv  ovtuv  2.  Voilà  des  définitions 


U^vvi  cCe,u. 


«c^CVCvifc 


J.  IV,  Strom. }  97  :  Clément  lui-même,  distinguo  dans  ce  passage  entre 
la  yvws;;  des  simples  fidèles  et  f,  yvwj-'.;  proprement  dite.  Dans  VI,  Strom., 3  : 
il  dit  que  f(  yvûctiç  est  O'ttïJ.  Il  y  a  celle  qui  est  commune  à  tous  les 
hommes,  à  un  certain  degré  aussi  aux;  créatures  privées  de  raison,  et  il  y 
a  rt  IÇaipÉTtoç  ôvou.aÇojjLÉvr)  yvœai;.  Dans  un  grand  nombre  de  passages,  la 
gnose  c'est  la  démonstration  rationnelle  de  la  foi,  de  ce  qu'elle  affirme  ; 
c'est  la  foi  raisonnée  :  la  simple  isicmç  devient  grâce  à  elle  ÈTti.<JX7]U,oviX7J  ;  II, 
Strom.,  49;  VI,  Strom.,  165;  VII,  Strom.,  57  :  r\  yvûais  oï  à-o'o£'.çtç  twv  otà 
ni^TEwç  -ac3'.Àr;;j.Évwv. 

2.  VI,  Strom.,  3  :  La  yvwsiçfait  les  Xoyixaî  yvwiEiç,  lesquelles  atteignent 
aux  vot)tûc  par  l'effort  de  l'âme  seule,  sans  le  secours  du  corps,  al  toc;  vo7]- 
xoî;  -/.axa  i^iXtjv  Tr,v  tt,;  ^uyjjç  ivÉpyaav  eîXixpivtoç  ÈTîiôaXXouaai.  IV,  Strom., 
136  :  ce  qui  constitue  la  yvwaiç,  c'est  le  voeîv,  c  est  l'activité  de  la  pensée. 
Ceci  est  capital  pour  l'intelligence  de  la  conception  de  Clément  :  to  uÈv  yàp 
voeîv  ix  auva<JX7J<rscoç  £;;  to  à.E;.  voeîv  Ixxeîvsxcci,  to  Bsàet  voeîv  ouaîaxou  yivaSaxov- 

to;   yevou.£V7]  Ainsi  la  gnose  relève,  en  premier  lieu,  de  l'intelligence. 

Voyez  VI,  Strom.,  les  chap.  x  et  xi.  Au  §  80,  Clément  montre  que  chaque 
discipline  doit,  contribuer  à  la  yvw^'.;.  Notez  les  définitions  suivantes,    VI, 

Strom.,  162  :    f]  yàp  x<3  ovxi  £7Uicrx7Îu.7] xaxaXïitJ/iç  iaxi  Ç=6aïa  S'.à  Xo'ywv  àXr(- 

06jv  xat  jjeosîwv  l~l  xtjv  xîjç  oùxîaç yvâiaiv  àvâyojsa  ;  II,  Strom.,  76  :  yvàiais  oÈ 
in'.iT/;;j.r(    toj   ovtoç  aùxou  ;  VI,  Strom.,  69,  yvtô'jiç  Se  orjxd   toûto  Oe'a   x!;    è^ti 

tt,ç  ^J/r,;  twv  ovxwv V,   Strom.,   78.     De  Moïse,    qui  est  pour  Clément  le 

type  biblique  du  gnoslique  véritable,  il  dit  :  6  rcâvaoœoç   Mtouarjç  £•!;  xô  ô'po; 

àviùv  o'.a  xt)v    iyiav  Sswpîav  Ètt!.  X7)V  xopucpf,v  twv    vot)Xwv Ces  textes    éta- 

blissenl  que  la  yvwat;  est  la  connaissance  des  vor,Tx  ;  ètci<ix7)U.t)  signifie  exclu- 
sivement celle  connaissance  ;  0Ea>pia,  c'est  l'acte  de  s'approprier  la  yvwii:, 
et  c'est  encore  l'état  où  Ion  se  trouve  quand  ou  possède  la  yvwgiç  et  qu'on 
en  jouit.  On  est  alors  en  état  de  contemplation  devant  les  vorjxâ.  Voyez  II, 
Strom,.  \7,  passage  où  la  yvwai;  est  appelée  6ewpia  o.îyîiTr,,  f,  xw  ovxt  Irrta- 
Tr|;xr(,  rj  ào.ETa-TwTo;  Xoyu>  yivouivï]  ;  VI.   Strom.,  61   :  x.aî  or]    xat   e!  ecrci    xiXoç 

toj  toço'j  f,  0sa>pta VII,  Strom.,  102  :  XcXo;  yàp  otu.ai  xo'j  yvwsxixo'j    xd  yè 

ivxaOOa  5iïxov,  i:;'  cbv  (Jtiv  rl  Oîwpta  fj  Èr;iaTrljj.ovtXTJ 


288  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

que  Platon  n'aurait  pas  désavouées.  Ainsi,  la  gnose  de 
Clémeni  n'esl  pas  autre  chose  que  cette  connaissance 
supérieure  que  Platon  attribuait  à  son  sage  el  <j  1 1  i  étail  la 
récompense  de  persévérants  efforts.  La  connaissance  pla- 
tonicienne avait  un  objet  précis.  C'étaient  les  Idées  éter- 
nelles, seules  réelles.  Son l-elles  aussi  l'objet  «le  la  gnose 
de  Clément?  Apparemment,  puisqu'il  dit  (|iic  la  yviônç  est 
la  connaissance  des  ;r/r-y..  Mais  c'esl  là  un  véritable 
trompe-l'œil.  Les  Idée-,  platoniciennes  sont  absolument 
absentes  des  Slrômates ;  il  u'v  en  a  pas  irace  dans  la  pen- 
sée de  notre  auteur.  Ses  voTjxà  nesont  qu'une  formule  qui 
ne  répond  à  rien  de  réel  dans  ses  idées.  Ainsi  la  yvwtnç  de 
Clément  est  au  fond  sans  objet.  L'explication  esl  simple. 
Platon  a  séduit  son  imagination  ;  l'idée  qu'il  y  a  unescience 
mystérieuse,  transcendante,  qui  se  confond  vaguement 
avec  Dieu  lui-même  le  transporte  d'admiration  ;  elle  répond 
si  bien  aux  aspirations  de  sou  âme  d'idéaliste  qu'il  l'em- 
brasse avec  enthousiasme,  qu'il  la  transporte  dans  Vidée 
qu'il  se  l'ait  du  sage  chrétien,  qu'il  l'assigne  à  celui-ci 
connue  le  but  sublime  de  tous  ses  efforts  et  qu'il  l'ail  de  la 
possession  de  (('111'  science  transcendante  l'apanage  el  la 
m  irque  distinctive  de  son  gnostique.  Comme  il  n'analyse 
jamais  les  idées  qui  s'emparent  de  son  imagination  de 
poète,  il  ne  s'aperçoit  pas  qu'il  adopte  une  conception  de 
Platon  l<»ul  en  éliminant  ce  qui  en  est  le  couronnement, 
la  raison  d'être  et  l'objet  même,  j'entends  les  lde<s  éter- 
nelles. Voilà  donc  le  lecteur  des  Stromates,  s'il  est  plus 
exigeanl  que  I  auteur,  réduit  ;i  se  demander  constamment, 
qu'est-ce  donc  que  cette  sublime  gnose,  en  quoi  consiste 
<  ette  connaissance  si  haute  qu'elle  égale  le  gnostique  a  un 
dieu  ? 

Ce  qui  prouve  que  Clémeni  obéit  ici  plutôt  à   L'enthou- 
siasme qu'à  la  réflexion,  c'est  qu'il  exalte  la  gnose  au  delà 


^  *u&u* 


LE    GNOSTÎQUE  28!» 

4e  toute  mesurer  «  La  connaissance  véritablement  parfaite 

«  se  rapporte  à  ce  qui  est  au  delà  du  Cosmos,  aux  choses 

«"perçues  par  la  seule  intelligence  et  même  à  des  choses  uf  <     y 

*  encore    plus   spirituelles   que   celles-ci.  \otre    Docteur 

«  révèle  a  ceux  qui  eu  sont  dignes  les  choses  saintes  par     w 

a  excellence  et  eelles  qui  par  leur  élévation  sont  encore 

«  plus  saintes  qu'elles!    »  Ceci  n'est  plus  de   la  pensée, 

c'est  de  [a  poésie  mystique  '  ! 

Il  se  trouve  cependant  que  Clément  a  tenté,  dans  deux 

ou  trois  passages,  de  définir  l'objet  de  sa  gnose,  ou  plus 

exactement,   de   lui  assigner  un  objet   -.   Ainsi,  la^  gnose  .    cvu^ci 

consiste  d'abord  dans  la  connaissance  des  choses  divines.     „ , ,         ,    I  « ,  ■ 

_ — - —  — ; ,  „w  j^om4  û^w 

Parfois  Clément  dit  tout  simplement  que  c'est  Dieu  qu'il 

s'agit  de  connaître  3.  Dans  d'autres  endroits,  il  aime  mieux 
exprimer  la  même  chose  en  formules  platoniciennes.  «  La 
gnose  consiste  à  rechercher  ce  qu'est  la  cause  première  et 
ce  qu'est  ce  par  quoi  sont  toutes  choses  '.  »  On  se  sou- 
vient que  si  le  Dieu  auquel  s'adressaient  les  hommages 
de  sa  piété  était  bien  le  Dieu  des  chrétiens,  la  divinité 
que  concevait  la  pensée  de  Clément  était  le  Dieu  ultra- 
transcendant des  platoniciens  de  son  temps.  Or,  comment 
un  tel  Dieu  aurait-il  pu  faire   l'objet  d'une  connaissance 

1.  VI,  Strom,,  68:  voici  le  passage  en  entier  :  8iô  /.%':  a-cor/ sudtixtJ  -i; 
èdTiv  r\  jjieptxT]  a£k7]  çiXo<30oia  (la  grecque),  xî)s  xsXeîaç  ovtwç  È7ri<jTrJ[Jujç  iraxsivoc 
jcôajAOU  r.iy.  Ta  voT)xà  xaî  £xi  to'jt'.ov  Ta  jtvsofJLaT.txcoTépa  àvaoTpsçojxévr)?  «  a  ôoOaX- 
ij.'j;  oux  Ë'.Sâv  xaî  oùç  oux  rfxouaev  ouSe  ;n!  xapSîav  àvÉ6T]  àv0ooj-'.iv  »  jrpiv  }j  8ia- 
<jaç7Jaat  ïôv  Tcept  toûtwv  XÔyov  f(;j.Tv  tov  BtSàoxaXov  ay.a  àyicov  xaî  è'-ci  toiStwv  xair' 
è^avâ6a(Jiv  Ta  rficorepa  àTîoxaXùtf'avTa  (leçon  de  Lowlh)  xoîç  YVTfjctcoç  x.aî  u.tj 
voôwç  Tr,:  xupiaxfjç   oîoOeaîaç  xXrjpovojJLOiç. 

2.  VII,  N.Vow.,   17;  VI,  Strom.,  78.  79;  III,  Sfrôm.,  44. 
o.  II,  Strom.,  4  7  :  l'Écriture  nous  rappelle  qu  il  faut  w;  oTov   tî  yivcucxsiv 

ïr.:/ i:yi\'/  tov  8eov,  ïjxtç  av  el'r)    Oscopta  u.eyî<jt7]. 

4.  VII,  Strom.,   17.  Voyez  VI,  Strom.,  78  :  où   yàp  [/.o'vov  to  repûrov  al'tiov 

xaî  to  :j-    xutoO  •;£y=vrl;j.£vov  xi'tiov  xarsfXrjçsv àXXà  xaî  r.iy.  xyaôwv  xa;.  rcspî 

xax&v  Tcspt  t:  ysvédE'jjç  v.nâa/,; iXrJGsiav  E/et 

19 


290  C]  i  MENT    1»\].K\  w  DRIE 

quelconque?  Clémenl  ne  déclarait-il  |>as  lui-même  que  ce 
Dion  échappe  à  la  pensée?  En  tanl  que  simple  chrétien, 
notre  théologien  aspirail  à  saisir  Dieu:  sa  présence  *  -  tait 
sensible  à  son  cœur;  mais  précisément  à  cause  de  l'idée 
qu'il  s'en  faisait,  jamais  ce  Dieu  ne  pouvait  être  un  objet 
de  connaissance. 
to  .    Mais  la  gnose  de  Clémenl  embrasse  antre  chose  encore 

une  la  connaissance  de  la   cause  première  ;  l'homme,  sa 

,  11,1  •     d-        ,      .       i 

nature,  sa  morale,  la  vertu,  le  souverain  Bien,  tout  cela  en 


tut, 


vv*/.**, 


constitue  encore  l'objet.  Remarquons  que  ce  sont  là  choses 
humaines  et  terrestres.  Or,  Clémenl  nous  a  déclaré  que 
l'objet  de  la  gnose  ce  sont  rà  voTjTà!  Que  disons-nous'.' Ce 
que  saisit  le  gnostique  dépasse  même  les  voTjTa  !  «  Il 
atteint  à  des  choses  saintes  par  excellence  et  plus  spiri- 
tuelles que  les  choses  spirituelles!  »  Sont-ce  là  les  choses 
qu'il  vient  d'énumérer  ?  L'univers  et  son  origine,  égale- 
ment objets  de  la  gnose,  d'après  notre  auteur,  appar- 
tiennent-ils aussi  aux  choses  ultra-spirituelles  '  ? 

On  le  voit,  dès  que  l'on  essaye  de  préciser  les  notions 
de  Clément,  on  ne  sort  du  vague  que  pour  tomber  dans  la 
contradiction.  Nous  ne  saurions  trop  le  dire,  notre  caté- 
chète  n'a  pas  soumis  ses  idées  fondamentales  à  un  examen 
approfondi,  elles  ne  résistent  pus  à  l'analyse;  essayez  de 
les  saisir,  elles  vous  échappenl  connue  des  ombres 
fuyantes.  Et  cependant,  tout  imprécises  et  même  contra- 
dictoires qu'elles  soient,  ces  idées  ont  une  vie  intense. 
Celte  -"/(Ôt'.ç.  qui  ne  résiste  pas  à  l'analyse,  incarne  une 
des  aspirations  les  plus  fecondëlTdu jeune  christianisme  ; 
elle  signifié  que  'dément  el  quelques  autres  entrevoient 
une  Forme  de  là  foi  chrétienne  capable  de  satisfaire  leur 
pensée  cultivée  el  raffinée   par  la  philosophie.  Guidé  par 

1.  ]ll,  Strom.y  ii      -x  «  iv  yivéat  ... 


LE    GNOSTIQUE  291 

•cette  >fague  idée    d'une  gnose   vraiment  chrétienne,  Ori- 

gène  jettera  les  fondements  de  la    dogmatique  qui  sera 

£e*lie    de   l'Église.    Notion    nuageuse,   comme   celles  que 

rêvent  les  poêles,  elle  aura  une  fécondité  qui  lui  eût  été 

refusée  si  elle  avait  été  plus  logique  et  plus  précise. 

Mais  la   gnose  de  Clément    est   de    nature  non    moins  Jy*^Mjd4L> <À> '  J 
morale   qu'intellectuelle.    En   effet,   remarquons   d'abord  ^  -AjIk 

qu'elle  ne  s'acquiert  qu'au  prix  d'une  longue  préparation 
qui  consiste  en  une  sévère  discipline  personnelle  l.  Il  y  a 
plus,  dans  maint  passage,  Clément  en  parle  comme  d'une 
véritable  vertu  2.  C'est  la  vertu  par  excellence.  Qui  la  pos-  3mx>^~v<A/^ 
sède  est,  par  eela  même,  élevé  au-dessus  des  défaillances 
et  des  péchés  de  l'humanité.  La  gnose  purifie  le  cœur  3. 

Voila  une  façon  de  concevoir  la  gnose  qui  n'est  plus 
purement  platonicienne.  C  est  maintenant  le  stoïcisme 
qui  fait  sentir  son  influence.  D'après  cette  école,  l'essence 
même  de  la  vertu,  c'est  la  raison  '*.  Ce  qui  confère  au  sage 
sa  supériorité,  c'est  la  connaissance  qu'il  a  de  l'ordre  uni- 
versel. Sa  raison,  qui  demeure  en  harmonie  avec  la  raison 


1.  II,  Strom.,  45  :  Un  à;j.a'Jr,';,  même  s'il  fait  le  bien,  ne  peut  être  philo- 
sophe ;  Y ï-'.i-r'^j.^  unie  à  la  discipline  morale  peul  seule  rendre  semblable 
à  Dieu;  II,  31  :  les  vertus  qui  conduisent  à  la  yvos'.ç;  VI,  Strom.,  99  :  on 
ne  peut  être  gnostique  sans  travailler  à  sa  propre  perfection  morale. 

2.  III,  Strom.,  44,  passage  où  le  caractère  moral  de    la  yvwT-.ç  est  for-  ' 
tement    accentué  ;  VII,  55   :  les  deux    côtés    sont  bien  mis  en  lumière  au 
début  du  paragraphe. 

3.  IV,  Strom  . .  39  :  r\  yvûffiç  -ou  JiyejjLOvtxou  r%  'ij/r,;  xoéOapatç  èorri  xai  ivép- 
~fi:x  i<mv  àyxOrj  :  VI,  Strom.,  99  :  r\  ï;::  f,  yvwcTtxï]  f,5ovàç  àôÀao£ï:;  rcapevo- 
u.lv7]  ;  VII,  Strom.,  19  :  0  oi  S'.'  aoxïjv  ttjv  yvâiaiv  xaOapÔç  rïj  v.xyÀv. ,  shXoç 
oûxoç  toô  8sou. 

4.  Ravaisson,  Essai  sur  la  métaphysique  d'Aristote,  t.  II,  p.  179.  etc. 
Zeller,  Die  Philosophie  der  Griechen,  dritter  Theil,  erste  Abtheilung, 
p.  206,  etc.  Textes  de  Diogène  de  Laërte,  VII,  88,  92,  93  :  elvai  o"  â-poîas 
Ta:  z.a/cia;  tov  ~':  âpsxaî  ÈTCiaT^o-ai.  Toute  leur  morale  est  intellectualiste, 
voyez  les  §§111  à  1 13  de  Diogène  sur  la  définition  des  — aOrj. 


292 


CLEMENT    1>   ALEXANDRIE 


(|iii  esl  immanente  dan-  le  monde,  esi  son  titre  de  royauté. 
C'est  par  elle  qu'il  est  apparenté  aux  dieux.  Épictète,  l'es- 
il;i\  c  ne  se  Lasse  pas  de  répéter  «  que  la  raison  esl  ce  que 
nous  avons  en  commun  avec  les  dieux  '  ».  Ainsi  dans  la 
morale  stoïcienne,  la  raison  est  au  premier  plan.  G'esl  le 
principe  d'où  dépend  et  découle  tout  le  reste.  Dans  la 
morale  de  Clément, la  gnose  a  exactement  la  même  impor- 
tance. Elle  esl  le  pivot  de  toute  l'éthique  de  notre  auteur. 
De  quelque  côté  qu'il  l'envisage,  il  ne  lui  trouve  rien  de 
supérieur.  Elle  doit  être  recherchée  pour  elle-même  2. 
(m  connaît  le  passage  si  souvent  cité,  ou  Clément  déclare 
qu'en  supposant  que  son  sage  eût  le  choix  entre  la  gnose 
et  son  salut  el  que  ces  deux  choses  pussenl  être  un  instant 
séparées,  le  sage  se  déciderait  pour  la  gnose  :i.  El  quels 
biens  ue  procurera  pas  la  gnose  à  celui  qui  l'aura  con- 
quise? Toul  le  VIIe  livre  des  Stromates  esl  plein  des 
peintures  enthousiastes  que  l'ait  l'auteur  de  la  félicité  éter- 
nelle de  sou  gnostique  '. 

On  avouera  que  la  gnose  de  Clémenl  est  une  concep- 
tion tout  à  l'ail  étrangère  au  christianisme^  Il  a  beau  l'ex- 
primer parfois  en  langage  biblique  cl,  grâce  à  L'allégorie, 
la  retrouver  dan-  l'Ancien  comme  dans  le  Nouveau  Tes- 
tament ou  elle  n'a  que  faire,  il  ne  saurait  nous  donner  le 
change  .  Sa  gnose,  dont  le  premier  ancêtre  est  Platon,  esl 
.■n  dernière  analyse  de  provenance  stoïcienne 

Jusqu  ici  nous  ne  so tes  guère  sortis  de  l'idéal.  Deve- 


I .  Disserlationes,  I .  '■>,  '.'<. 

_'.  VI,    W/  mu..  99  :   «Xeid-aTOV  r->.  àfaOov  r,  \  x&ttjv  -u-n.  rlzi-r]... 

:;.  I\  .  s/m,///.,  136. 

1.  Voir  1 1  ■  >  i  >  m  1 1 1 1  •  -  !  1 1   VI  i,  Strom.,  55. 

L.  morale  de  uotre   aut<  ur,  les    termes   stoïciens  abondent.  En 
voici  qui  Iqui  -  exemples  pris  au  hasard  :  lîpttdç  n  çeuxidç;  ôpjiï]  el  xq>opu.rf; 


LE    GNOSTIQUE  293 

•  nir  semblable, à  Dieu  on  posséder  la  gnose  sont  des  pro- 
positions  à  peu  près  équivalentes  dans  le  langage  de  notre 
^-auteur.  Ce  qui  fait  son  gnostique  semblable  à  Dieu,  l'égal 
t  <lys  anges,  vin  dieu  lui-même,  c'est  précisément  la  gnose. 
La  fin.  le  -i'/.o;.  s'appelle  aussi  bien  yvâmç  que  èÇoixoioxnç  tw 
0:w.  L'une  comme  l'autre  relèvent  de  la  métaphysique  et, 
comme  dans  ce  domaine  Platon  est  le  maître  entre  tous  de 
Clément,  il  n'est  pas  surprenant  que  nous  ayons  d'abord 
constaté  dans  l'une  et  l'autre  conception  l'influence  de 
l'auteur  des  Dialogues.  Mais  déjà  la  gnose  nous  transporte 
dans  la  morale  proprement  dite,  et  ici  c'est  le  stoïcisme 
qui  domine.  Dans  ce  domaine  il  n'aura  d'autre  rival  que  le 
christianisme. 

Quels  sont  maintenant  les  traits  saillants  qui  composent  '   ?^mx>^vUa^ 
la  physionomie  morale  du  gnostique?  Ce  sont  Xh.-ihivj.  et 2U^G0uu#Cu?vtf 
ràyà-T, .  Le  premier  de  ces  termes  est  stoïcien  et  marque  .f-ct  tf^ix  Jf 
ce  que  le  sage  de  Clément  doit  à  la  morale  du  Portique  ; 
l'autre   est  chrétien  et   nous   avertit   que  ce   sage   relève 
autant  du  christianisme  que  de  la  philosophie. 

Clément  a  très  nettement  exposé  ce  qu'il  entend  par 
Yapathie,  notamment  dans  un  passage  étendu  des  Stro- 
mates  dont  nous  donnons  ici  une  analyse  sommaire  i. 

Le  gnostique,  dit-il,  n'est  susceptible  que  des  sensations  t  ce  "'aHLct 
(tox9-/i)  qui  sont  nécessaires  à  l'existence  physique,  telles 
que  la  faim,  la  soif.  Jésus  échappait  même  à  celles-là.  S'il 
mangeait,  ce  n'était  pas  par  besoin;  c'était  pour  bien 
prouver  qu'il  avait  un  corps  réel  et  prévenir  ainsi  l'erreur 
des  docètes.  Les  apôtres  sont  parvenus  à  un  état  analogue, 
du  moins  au  point  de  vue  moral.  Apres  la  résurrection,  ils 
ne  connaissent  plus  ni  colère,  ni  crainte,  ni  désir,  ni  même 
les  sentiments  que  nous  appelons  bons,  tels  que  le  cou- 

1.  VI.  Strom.,  71-76. 


294  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

rage,  l'ardeur,  la  joie.  Tels  sont  les  vrais  gnostiques.  Ils 
se   dépouillent    complètement    des    affections    de   l'âme, 
bonnes  on  mauvaises.  VapâtKie,  c'est  la  suppression  de 
toute  la  partie  sentimentale    de    notre   nature.  En   effet, 
Clément  démontre  avec  abondance  que  son  gnostique  n'a 
besoin   ni    de  vaillance,   ni    d'allégresse,  ni   d'ardeur,  ni 
même  d'amitié  dans  le  sens  ordinaire  de  ce  terme.  Pour- 
quoi le  courage  lui  serait-il  nécessaire,  à  lui  qui  ne  se  sent 
jamais  en  danger'.'  Pourquoi  serait-il  jaloux,  lui  qui  pos- 
sède tout  ce  qu'il   faut  pour  devenir  semblable  à  Dieu?  Il 
n'est  donc   sujet  à  aucun  désir,  il  n'a  besoin  de  rien,  puis- 
qu'il possède  <(  celui  qu'il  aime  ».  Et  qu'on  ne  dise  pas  que 
le  courage  ou  la  colère  soient   nécessaires  au  gnostique, 
sous  prétexte  que  sans  eux  il  ne  dominerait   pas  les  cir- 
constances et  ne  supporterait   pas  les  épreuves;  qu'on  ne 
soutienne  pas  que  sans   désir  (èwiOujua,  opeÇiç    le  chrétien 
n'aspirerait  mêmepasà  réaliser  son  idéal,  el  que  par  consé- 
quent on  ne  peut  pas  dire  qu'il  soit  sans  affection  et  sans 
passion    à--/fj/-,;).  Ce  serait  prouver  qu'on  ne  se  rend  pas 
compte  de  ce  qu'est  le  gnostique.  11  est  déjà  en  possession 
des  biens  auxquels  on  veut  qu'il  aspire  encore.  Dès^lors, 
il  n'a  plus  rien  à  désirer.  Le  désir,  quel  qu'il  soit,  s'éteint 
chez  lui  faute  d'aliment.  «  11  faut  donc  soustraire  entière- 
ment   notre  gnostique   à   toute    affection    quelconque   de 
l'âme.  »  Sa  vertu   ne  consiste  pas  à  modérer  les  passions 
'j.i-y/j-y.hi'.y.i.  mais  à  les  extirper;  y.-y.hi'.y.y  8è  xapitoûrat  Ttav- 
TeWjç  ttJç  l-'h-j'v.y.z  r/./.o-y, .  Il  n'a  pas  besoin  même  de  tem- 
pérance  (o-<o(ppoo-ûvTri).  Si   cette    \erlu   lui   était   nécessaire, 
cela  prouverai  qu'il  n'est  pas  entièrement  pur;  l'élément 
passionnel  existerait  encore  chez,  lui  :  il  seraii  iy.r.yJi}^  et 

lion  y.-y.')ft:. 

Nulle  part,  (  ilémenl  n'a  exposé  d'une  manière  plus  com- 
plète su  conception  de  Vapathie.  Mais  partout  ailleurs,  elle 


LE    GNOSTIQUE  295 

*»  est  la  même.  Jamais  il  n'a  varié  dans  l'idée  qu'il  s'est  faite 

de  ce  trait  caractéristique  de  son  gnostique  l. 
•""     Ce  qu'il  importe  de  bien  noter,  c'est  que  d'après  notre 

jrjpÉiteur,  il  ne  s'agit  pas  seulement  de  déraciner  les  pas- 
sions mauvaises,  mais  de  supprimer  tous  les  désirs  quels 
qu'ils  soient,  h'apathie  résulte  de  l'extirpation  radicale  de 
toute  la  partie  affective,  sentimentale  et  passionnelle  de  la  "  v-w^^ 
nature  humaine.  Son  sage  en  arrive,  par  l'exercice,  à  ne 
plus  être  troublé  par  quoi  que  ce  soit.  C'est  Yataraxie 
absolue.  Clément  lui-même  l'appelle  ainsi  2. 

Le  lecteur  a  reconnu,  dans  la  notion  que  nous  venons 
d'exposer,  une  des  idées   caractéristiques  du  stoïcisme. 
L'apathie  de  Clément  est  absolument  identique  à  Xapaihie     "^W^uOLvwl. 
des  stoïciens.    Est-il  nécessaire  d'insister  3  ?  Veut-on  se 


1.  Les  passages  suivants  pris  un  peu  partout  dans  les  Stromates  suffi- 
ront pour  montrer  et  ce  que  Clément  entend  par  1  xnàOs'.a  et  l'importance 
qu'il  y  attachait.  Elle  esl  à  la  place  d'honneur  parmi  ses  idées  morales  : 
II,  Strom.,  103;  108;  125  :  «  A  qui  le  Seigneur  dit-il  :  Vous  êtes  des 
dieux,  et  tous  111s  du  Très-Haut  ?  ïoÏç  Jtaparcouuivoiç  w:  olov  ~i  nàv  ta  àvGpûS- 
juvov.  »  IV,  Sirom,,  27  :  la  discipline  du  Seigneur  j-.x^ii  xt\\  <J»u^_tjv  tou 
n>-')--i.y.-.o;  ;  40  :  le  gnostique  doit  être  dans  une  condition  d'inaltérable  i-.i- 
8eia  :  55  tout  en  étant  dans  le  corps,  les  vrais  gnostiques  jouissent  de 
ôbraOeiav  y-»'/^,;  xat  àtapaÇîav  ;  73  :  le  fruit  de  la  BtàOsaiç  gnostique  est  que 
nâvtwv  T'ov  -aO'"iv  a  or,  <j\x  ttjç  (Kojia-ix^ç  È7ïi8uu.tas  Iysvvîto  à-ox.o~r,v  rcoierrai; 
138,  148  :  voici  ce  que  le  gnostique  demande  à  Dieu  :  ioir;  8'  eivat  9éXu 
fva  aoi  ouvéYYÎÇsiv  SuvïjOô.  VII,  Strom.,  13  :  ce  qui  constitue  la  IÇou.oto)(Tis  tw 
6ew.  c'est  \  ■t.-y.'ïv.T.  :  14  :  20;  64  et  70  :  il  veut  que  son  yiaoç  soit  entière- 
ment i-yji-z'lr];  ;  il  assume  les  charges  de  la  famille,  afin  de  s'exercer  à 

ne  se  laisser  émouvoir  ni  par  le  plaisir,  ni  par  la  douleur,  àv7jSovtoç  ts  /al  , 

T.).jr.r-'->;  !f]fU{iva<jccu.evos  :  84  ;  80  ;  notons  un  passage  significatif  dans  VII, 
79.  où  le  gnostique  prie  :  oGïco$  Çijaai  <'■>;  aa&py.oç,  et  VII,  86,  où  il  est  dit 
que  le  gnostique  doit  être  jJSï]  aaapy.o?.  Cf.  IV.  Strom.,   152. 

2.  IV,  Strom  . ,  55. 

3.  Zeller,  Philosophie  der  Griechen,  IIIe  partie  1  vol.,  p.  232-235  ;  à 
noter  les  textes  cités  ou  indiqués  dans  les  notes.  Voyez  les  textes  de  Dio- 
gène  Laërce,  §§  110  à  116.  Une  analyse  plus  minutieuse  relèverait  natu- 
rellement des  différences   appréciables  entre  la  conception  de  Clément  et 


2'.  (6  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

rendre  compte  de  tout  ce  qu'il  y  a  <lc  stoïcien   dans  les 
idées  morales  de  notre  catéchètePH  suffira  de  comparer 
!<■  pass  ige  des  Stromatés  que  nous  venons  d'analj  ser  a\  ec 
w  certaines  pag        lu  De  Ira  de  Sénèque.  On  sera  frappé  de 

va~".v.  |a  COncordance  des  thèses  que  soutiennent  le  philosophe 
romain  el  le  théologien  chrétien.  Ce  que  conteste  Sénèque, 
par  exemple,  c'esl  précisément  "l'utilité  de  cette  chaleur 
qui  constitue  le  courage.  Il  lui  faut,  comme  à  Clément, 
une  vertu  dépouillée  «le  tout  caractère  sentimental  el  pas- 
sionnel. 

Un  Irait  qui  est  étroitemenl  lié  au  précédenj  c'esl  L'atti- 
tude que  Clément  pr<  en  face  des  événements, 
heureux  <>n    malheureux,   <l«'    la  vie.    Considéré  sous  cel 

i >.'■(•  t.  le  gnostique  esl  un  philosophe  stoïcien  très  authen- 
tique. Qu'on  en  juge  par  le  p  e  suivant  donl  nous  nous 
bornerons  à  faire  l'analyse1.  Après  avoir  rappelé  comment 
"ii  devient  gnostique  véritable,  notre  auteur  qous  montre 

•mmenl  se  comporte  son  en  face  des    événements. 

C'était  une  de  -  questions  donl  se    préoccupait    la 

.v-"^-.  v^  v -'■       morale     antique.    Péripatéticiens,    épicuriens,     stoïciens 
^  ryr  ienl  leur  n  une  attitude   déterminée  el  caracté- 

ristique. Quelle  -  elle  du  gnostique,  c'esl  ce  que  Clé- 

ment   ne  peut  pa  er  de  dire.   Nous   reproduisons   la 

peinture  qu'il  en  fait  dans  !<•  désordre  même  où  l'a  I 


celle  toul  i>  l.iii  la  même  notion  'In  -x'i<>: 

lni-i  I  oïcien  i  le  riôo;,  c'est  que  celui-ci 

'  ion  ,,  U  loi  universelle. 

1  •  I  111  à  113.  Le   -y.')',; 

■  m  péché  el  I  -j.t. i.'): :r 
A<-   toul  turbation 

pé<  hei  II  y  a    donc  une 

|  q  ue  1  'à~ 

"■. 
I .  VII, 


de  297 

auteur.  I.    _  ient  inébran- 

lable,  :  ' :-.—.::  -        .  . 

5 

-*"T!"  natui  ;    Dieu  s'en   sert  pour  faire   Le 

lion  des  âmes 
gogiqi 

'on  lui  fait.  Jamais  il  :ui 

que  i  ar  toujoui  »  il  s  !ui  qui  lui  a 

t  du  mal.  la  fait  par  ignorance:  il  a  donc  pitié  de    lui. 
il   pi  ir  lui.  —  Il   «  qui 

. r      -        -   ?  lui 

étant  étran  _  s  à  s  il  y  a  un 

domaine  qui  lui  appartient  en  propi 

- .  -      -  .--.:-.■-.  x.  —  D'ail 

ment  /onne  .  -.-i.   /.a/?.  -  , 

/.?    ■. .    le  toucheraient-  .  lui  qui  •  d'un  id- 

divin,  luiqui  attach'  -    -       _ 

qui  sont   la  beauté  mêm- 

-à-dire  sur  igure-  patriarche- 

prophète-,  d'  sur 

lie  di     S     .  urquoi  il  m  ême   '. 

en  _  du   monde.    L  apôtre    Piei 

n'éprouvait  que  de  la  joie  en  voyant  son  -  au 

-  ipplice  !  —  L  ronde  de  la  sérénité  du  gnostique 

en  face  de  tout  ce  qui  épouvante  les  hommes,  de  la  mort, 
de   la   pair  de    la    maladie,  de   l'impopularité,  c '•-- 

qu'il  ap  iccidei    g       leur  j  uleur.  Il  ne 

nper  par  les  apparences.  Par  conséquent,  il 
n-  uvant  :nplit  de  terreur  les  auti 

hommes,  pas  plus  qu'il  ne  se  laisse  dominer  par  les  pas- 
sait qu'il  n'y  a  que   le  mal.  -  u'on  do: 
craindr                                  iements  et  les  accidents  de  la  vie 
•nt    ni    bons   ni   mauvais    en   eux-rnè:  il    ne  I 


298  CLÉMENT    d'aLEXANDIUE 

appréhende  pas.  Encore  une  lois,  il  n'y  ;i  que  le  mal  moral, 
c'est-à-dire  ce  qui  lui  est  étranger,  que  craigne  le  parfail 
chrétien.  En  dehors  de  cela,  il  n'y  a  aucune  cause  d'inquié- 
tude. Au  fond,  la  lâcheté  nVsi  que  le  résultai  do  l'igno- 
rance. Ainsi  die/,  un  tel  homme,  toul  dépend  de  lui-même 
e1  toul  est  subordonné  à  la  lin  qu'il  poursuit,  tout^  -7.777. 
î'.ç  lauxov  av7)pT/)Ta(,  -oô;  xrjv  toù  TiAO'jç  xt^tiv.  Rien  ne 
l'ébranlé,   il  résiste   aussi  bien  a    la   haine  dos  foules,  aux 

reproches  de  ses  frères  qui  ne  lo  compre uil  pas  qu'aux 

périls  qu'il  prévoit  et  qu'il  regarde  en  face!  Enfin  allez  au 
fond  de  son  âme  el  vous  trouverez  que  le  mobile  qui  le 
l'ail  agir,  i-  esl  I  amour, toûtwv  ouv  -js-'w.  y,  y.~"M-y~rl  xai  xupuo- 
~i/.-fl  ~7.7Y,:  î-'.y-r/j.f,:  ayàir/)  '. 

Qui  ne  reconnaîl  ici  l'empreinte  stoïcienne?  Elle  os! 
même  très  fortemenl  marquée  dans  ce  passage.  Relisez 
quelques  pages  de  Sénèque  ou  d'Epictète  ci  nous  serez 
frappé  de  l'analogie  dos  idées  et  même  de  la  concordance 
des  termes-  Ce  qui  détermine  toute  l'attitude  du  gnostique 
de  (  ilémenl  en  face  des  événements,  c'est  la  connaissance 
qu'il  possède  Ar  ce  qui  lui  appartient  en  propre  et  i\c  ce 
qui  lui  échappe,  des  biens  qui  sont  sa  propriété  e1  de  ceux, 
faussement  ainsi  nommés  d'ailleurs,  qui  se  dérobenl  a  son 
contrôle,  de  ce  qui  lui  esl  oweîov  el  de  ce  qui  lui  esl  àXXé- 
to'.ov.    Il    sait  donc   ce  qu'il    ne    faul    pas     craindre.    Car   il 


I.  Voyez  encore  Loul  le  §  7s  du   même    livre,  el  unie/    les   expressions, 

-■/./-.<■>,   xû)v  ivtxùGa   xaxajjieYaXoopovtôv [i.6vcjv  tûv  îSfaw    [JiejJLvrj (jlsvoç, 

7-/01  -  /Tv.  .'i-/  -ii-.-j.  y.'/.'/  ,oxpi«  '^-y/j'j.vi',:;  VII.  Slrom.,  L8,  passage  remar- 
quable -m-  l'àvSpeîa  'lu  gnostique  .  VII.  Strom.,  75  :  -y.'r.t,  -<],  fîîuj  t(j>8e  t&ç 
y/ /',-■■•■,  ',-',-!  vi  àvâyxrjç  tvy  vi~.  xt  [JLOtpqt  *  77  :  il  doil  vivre  dans  la  cité 
comme  s  il  n  y  élail  pas  el  mépriser  toul  ce  qu  on  y  admire;  7'.»,  il  ;i  le 
dédain  des  choses  qui  contribuent  à  la  formation  et  à  l'alimentation  du  corps 
i  ;  -">■!_■/-■/ 1  ,-  ■',  ,/  i  :  ■/.■i-\\y:i''"-j.-.-J.'  \  82  :  y.Ww.y  -Tizv.  ta  IpVTtoSwv  xaTOC- 
'  '"'•'"' ~-,,;''-'  ■■''■'.'-    ~,."t/;j.y;  tov  oopavov,  etc. 


LE    GNOSTIQUE 


299 


*¥ 


* 


fi' appréhende  (|iie  le  mal,  et  ce  n'est  pas  dans  les  événe- 
ments qui  sont  en  dehors  de  lui  que  se  trouve  le  mal;  donc 
il  ne  les  craint  pas.  Voilà  ce  qui  explique  sa  sérénité  au  . 
milieu  des  épreuves  qui  épouvantent  les  autres  hommes  : 
ceux-ci  tremblentà  la  perspective  delà  pauvreté  ou  de  la  i&^  4&M&L»* 
maladie.  Cela  est  naturel,  puisqu'ils  ignorent  que  ce  sont 
là  choses  indifférentes  au  point  de  vue  moral  et  qui  par 
conséquent  ne  relèvent  pas  de  nous. 

Ne  dirait-on  pas  en  vérité,  un  fragment  des  entretiens 
d'Épictète  '  ?  Celui-ci  distingue  constamment  les  choses  qui 
dépendent  de  nous  de  celles  qui  ne  nous  regardent  pas. 
Ce  qui  est  à  nous,  c'est  notre  volonté,  nos  inclinations,  ce 
ne  sont  pas  les  choses  du  dehors.  On  devrait  rendre  grâces 
aux  dieux  de  ne  nous  demander  compte  que  de  ce  qui 
dépend  de  nous.  Voilà  pourquoi  Épictète  se  rit  des  tyrans.  4\  ' 
Ils  ne  peuvent  frapper  que  ce  que  le  philosophe  ne  consi- 
dère même  pas  comme  sien,  c'est-à-dire  son  corps,  mais 
ils  ne  sauraient  atteindre  la  volonté  de  leur  victime.  C'est 
cette  connaissance  de  ce  qui  dépend  de  lui-même  et  lui 
appartient  en  propre  qui  constitue  la  supériorité  du  sage. 
On  le  voit,  l'analogie  entre  la  conception  de  Clément  et 
celle  d'Epictète  est  très  frappante.  Assurément  il  ne  fau- 
drait pas  analyser  trop  minutieusement  celle  de  notre 
auteur,  on  constaterait  bien  vite  qu'elle  est  loin  d'avoir  la 
précision  de  celle  du  philosophe  grec.  Il  n'en  reste  pas 
moins  que  la  parenté  est  évidente. 

Mais  pour  stoïcienne  qu'elle  soit  au  fond,  l'idée  que  notre 
théologien  se  fait  de  l'attitude  du  gnostique  en  face  des 

1.  Dissertationes.  Dans  le  Ier  livre,  tout  le  chap.  ier  ;  I,  4,18;  i,  9,32,  3i  ; 
i,  11,  37;  i,  12,  17;  17,  20,  toute  la  fin  du  chapitre;  le  chap.  xix,  etc.,  etc. 

Sénèque,  De  Constantin  sapientis,  chap.  v  :  le  sage  habebat  enim 
secum  vera  bona  in  quae  non  est  manus  in/ectio,  chap.  vi,  vm,  ix,  x. 
Voyez  les  lettres  à  Lucilius  ;  à  comparer  la  8e  ou  la  13e. 


300 


(  LEMENT    1»  A.LEXA.NDRIE 


circonstances  ne  laisse  pus  d'être  légèrement  teintée  de 
platonisme.  Ainsi  une  des  raisons  qui  font  quele  gnostique 
demeure  insensible  aux  événements  et  môme  qu'il  méprise 


--     ,vk' 


les  bonnes  choses  de  ce  monde,  c'esl  qu'il  a  les  regards 
fixés  sur  les  images  de  la  vraie  beauté.  Voilà  une  idée 
platonicienne  par  excellence.  Clément  a  beau  lui  donner 
une  couleur  plus  chrétienne,  en  identifiant  ces  images 
parfaitement  belles  avec  les  patriarches,  les  prophètes,  le 
Christ,  il  n'en  reste  pas  moins  que  l'idée  lui  a  été  inspirée 
par  Platon  .  Nous  venons  de  nommer  le  christianisme  ;  la 
trace  en  estsensible  dans  la  page  que  nous  avons  analysée. 
Ne  dit-il  pas  quec'est  l'amour,  l'àyâ-y,  qui  donne  à  l'athlète 
chrétien  son  courage  intrépide'.'  Mais  hâtons-nous  de  le 
dire,  ces  traits  qui  rappellent  soit  Platon,  soit  l'Evangile, 
ne  son!  qu'à  la  surface.  L'idée  est  foncièrement  stoïcienne. 
En  lace  de  l'i  11  fort u ne,  de  lamaladie.de  la  mort,  Clément 
pose  son  gnostique  en  une  atttitude  que  n'auraient  désa- 
vouée ni  Sénèque,  ni  Épictète. 

Dans  la  physionomie  du  gnostique  nous  n'avons  trouvé 
jusqu'ici  que  des  traits  presque  exclusivement  dérivés  de 
la  philosophie  Platon  et  surtout  les  stoïciens  auraient  le 
droit  de  le  revendiquer,  lia  fallu  chercher  attentivement 
pour  découvrir  dans  le  sage  de  Clémenl  quelque  chose 
qui  rappelai  le  christianisme.  Serait-ce  a  cela  que  se  bor- 
n. unit  l'influence  chrétienne  ?  Loin  de  là  .  Par  tout  un  autre 
côté  le  gnostique  esl  marqué  distinctement  de  l'empreinte 
chrétienne  '. 


I.  Nous  aurions  pu  relever  dans  La  notion  même  il''  l'cbrà8eia  d'autres 
vestiges  <l  influence  chrétienne.  Ain-i  «lans  un  assez  grand  uombn  >\^ 
.  il  .lii  que  te  gnostique  doil  être  sans  péché,  àvocu.ip'UTjTOç.  C'est 
une  façon  déparier  toute  chrétienne  pour  signifier  exactement  la  même 
chose  que  Yv.-yMv.-j..  Voici  du  reste  quelques-uns  <\r±  plus  topiques  de 
ces    ]  II.    Strotri.,   26:    ■;,>■,-■:  os     \   npii-nr}  àvafrxpxïjata  ;  IV, 


LE    GNOSTIQUË  301 

•  C'est  par  l'àyâit»)  que  le  gnostique  de  Glémeiil  redevient 
vraiment  chrétien.  L'amour  occupe  dans  la  morale  de  notre  i^çt-t*   M 

auteur  la  même  place  que  le  Christ-Logos  dans  sa  théolo-  L 

gie.  é'est-à-dire  qu'il  est  au  centre  et  que  le  sentiment  le  ^Q/-uU/^r. 
'plus  chrétien  de  tou^  est  la  suprême  inspiration  de  cette 
morale.  L'a--/—/-,  partage  ainsi  avec  la  yvcÔT'.ç  la  place  d'hon- 
neur clans  la  pensée  et  dans  les  aspirations  de  Clément. 
L'un  et  l'autre  ternie  expriment  tour  à  tour  son  idéal.  On 
ne  sait  parfois  si  c'est' la  vvcJi><7t.ç  ou  si  c'est  l'avait»)  qui  est  la 
lin  dernière  que  doive  poursuivre  le  gnostique.  Clément 


Strom.,  75  :  yvoctixot  àvocjjLdipT7)Toî  vs  etvai  ôoeîXouir'.v  ;  VII,  Strom.,  \ô: 
A  II,  /  *  :  oùSiiuoxe  J-o-.--r"jv  iu,aoxru,acriv  :  A  II,  80  :  àvaixàpT:r.TO<;  u.ïw  uivsc. 
Voir  aussi  Ecloga,  20.  Cependant  la  perfection  gnostique  ne  peut  se 
comparer  à  celle  de  Dieu,  VII,  Strom..  88.  Mentionnons,  à  titre  de  curio- 
sité, l'opinion  de  M.  Ziegert,  qui  soutient  que  Clément  attribuait  à  son 
gnostique  une  supériorité  dénature  (Voy.  ouvr.  cité,  p.  124),  elle  aurait 
été  telle  que  le  gnostique  n'a  pas  besoin  de  Rédemption.  Il  se  sauve  tout 
seul!  Mais  n'est-ce  pas  là  précisément  l'opinion  que  Clément  reproche 
à  Basilide,  etc.,  et  qu'il  combat  avec  la  dernière  énergie?  M.  Ziegert  n'a- 
l-il  donc  pas  lu  Paedag.,  I,  cbap.  vi.  vu  et  suiv..'  Que  t'ait-il  des  passages 
comme  IV,  Strom.,  58;  89,  90,  etc.;  Y,  Strom..  3,  etc.PEt  sur  quels  pas- 
-  fait-il  reposer  son  étrange  interprétation  de  la  pensée  de  Clément? 
Sur  les  fragments,  c'est-à-dire  sur  des  passages  tirés  des  Excerpta 
Theodoti  ou  des  Eclogae  propheticae .  Voilà  une  source  singulièrement 
sujette  à  caution.  Notez  que  M.  Ziegert  applique  ce  système  partout,  et 
i  es!  ainsi  qu'il  arrive  à  tirer  de  Clément  une  psychologie  et  une  chrislo- 
logie  dont  personne  ne  se  doutait  avant  lui.  Or,  MM.  Ruben  et  von  Arnim 
ont  donné  les  raisons  les  plus  graves  de  supposer  que  ces  fragments  ne 
sont  en  grande  partie  que  des  extraits  d  auteurs  gnostiques  et  autres  que 
Clément  comptait  utiliser  plus  tard.  Nous  avouons  que  rien  ne  nous  a 
davantage  confirmé  dans  l'opinion  favorable  que  nous  avions  conçue  au 
sujet  des  thèses  de  ces  deux  critiques  que  le  procédé  de  M.  Ziegert.  Quand 
nous  avons  vu  celui-ci  tirer  de  ces  fragments  une  psychologie,  une  chris- 
tologie,  une  morale  beaucoup  plus  apparentées  au  gnosticisme  qu'aux  idées 
de  Clément,  telles  qu'on  peut  les  connaître  par  les  Stromates,  nous  en 
avons  conclu  que  M.  von  Arnim  a  raison  de  voir  dans  ces  fragments  prin- 
cipalement des  extraits  d'ouvrages  consultés  par  Clément  et  nullement 
l'expression  de  sa  pensée. 


302  CLÉMENT    H   \l  l.\  \\m;li. 

semble  hésiter,  el  selon  les  endroits,  c'esl  tantôl  la 
gnose  el  c'esl  tantôt  l'amour  qui  remporte.  Cette  fluc- 
tuation (|iii  fait  <pie,  Sans  son  langage  <lu  moins,  il 
oseille  entre  la  yvû<J!.<;  et  l'y.-"/-/,  n'esl-elle  pas  l'image 
même  de  son  esprit?  Le  christianisme  et  la  philoso- 
phie se  disputent  l'empire  de  sa  pensée,  alors  même 
que  son  cœur  est  entièrement  acquis  à  la  religion  qu'il  a 
embrassée  \ 

L/à-'à-r  ne  constitue  pas  seulement  l'idéal  du  gnostique 
•^  presque  au  même  titre  (pie  la  yvûaiç,  c'est  avant  tout    un 

mobile  d'action.  C'est  le  ressort  essentiel  de  l'âme  vrai- 
ment gnostique.  11  ne  doit  pas  suffire  au  sage  chrétien,  dit 
Clément,  d'éviter  de  faire  le  mal,  il  doit  faire  le  bien,  etee 
bien  il  ne  doit  le  faire  ni  par  crainte,  ni  par  espoir  de 
récompense,  mais  uniquement  par  amour2.  Le  bien  a  une 
beauté  qui  doit  l'aire  qu'on  le  choisisse  pour  lui-même  '. 
Dans  toutes  les  classifications  de  v«rtus  (pie  donne  notre 
auteur,  il  place  l'àyà-y,  au  sommet.  C'est  la  vertu  qui 
embrasse  el  féconde  toutes  les  autres'. 


1.  VI.  Strom.,  121:  TeXeiomxT)    àyaitT)  ;    VII,  Strom.,  57,  irpwTï)     u.eta- 

'/,)./, £:;  Tctaxiv ,  SeuxÉpa  8s eîç  yvâxTcv,  r,  8s  eîç  àyémr^  7cepaioo- 

•j.ï/rl  ;  VII.  Strom.,  68  :  jcupiwcâTT)  rArt^  i-'.7T/;j.r(;  àydcTtï).  Quand  I  &yémr\ 
se  porte  vers  Dieu  el  mis  le  monde  métaphysique  dont  Clémenl  enveloppe 

Dieu,  elle  rappelle  très  nettemenl     I. >ur    platonicien.    Il    ne    faut    pas 

méconnaître  <•<■  trait,  quoique  partoul  ailleurs,  il  s  agisse  de  I  amourexclu- 
siv<  iiMiii  chrétien;  voir  IV.  Strom.,  145  :  ày-y.-ï,  tou  ovto;  IpauTOÛ  îâ/.ôijlê- 
voç.  Cl     \  H.    M/"»'.,   10 

.   I\  .  Strom.,  loo  :  jxovt)   o    /,     ot    y.-/?-/,'/  euirona    tj  oi    auxo    to    xaAov 

:;.  Passage  cité  dans  la  cote  précédente.  IV.  Strom.,  146:  le  gnostique 
choisi!  t;< '</-'•.;  xaXôv  /■/■  xIoetov  èÇ  eauxoy  /.-/'  -.-j.j-.i,  KvaTtï)t(5v.  Voy.  toul 
I.-  pa  jsage  I  V,  Strom.,  I  1 1  - 1  I  7. 

i.  IV.  Strom.,  53  :  an  plus  lias  degré  esl  le  o<56o;,  plus  haut  vous  ave/. 
1  £ >  —  •' - .  <-i  i  nlin  an  somme)  Irb,.  Voy.  la  classification  donnée  dans 
\  II.  Strom.,  '•'    citée  •■  la  noie  I  de  la  même  page. 


LE    GNOSTIQUE  303 


« 


t  l.':r-y.^/,.  <|ui  e-sl  la  vertu  gnostique  par  excellence,  est 
bien  l'amour  chrétien.  Quelques  traits  isolés  qui  font  songer  —  ^*^  ^<âmm* 
à-Platon  ne  doivent  pas  faire  perdre  de  vue  ce  fait  essentiel.  W\iMXM-^ 
JVftffleurs,  il  sullil  de  rappeler  quelques  textes.  C'est  par 
amour  que  le  gnostique  se  raidit  contre    la  souffrance  et 
supporte  la  mauvaise  fortune.  C'esl  l'amour  qui  est  le  nerf 
de  son  courage,  de  son  àvSpeta  '.  C'est  par  amour  qu'il  con- 
sent au   supplice    et    au  martyre  2.    Clément  nous   révèle 
encore  plus  clairement  le  caractère  de  cet  amour  en  pro- 
clamant que  son  gnostique  souffre  pour  l'Eglise  et   pour  ^ 
ses  frères.  Cet  héritage  de  souffrance   endurée    au  profit 
d'autrui,  le  sage  chrétien  l'a  reçu  des  apôtres.  Il  les  rem- 
place dans  cette  austère  fonction  3.  Voyez  jusqu'où  va  son 
abnégation.   Lorsqu'il  est  tenté,  ce   n'est   pas  à  cause  de 
lui-même  ;  le  gnostique  est  au-dessus  de  la  tentation  ;  c'est          "  J     rUd~ 

à  cause  des  frères  et  pour  leur  servir  d'exemple  '* .  Ce  qui 

• — ~        ~, 7: T~   ~~i     7~~  i"  1       ^Utotv-f^vHM^ 

préserve  le  gnostique  dans  la  fournaise.,  que  1  épreuve  le 

frappe   ou    que  la  tentation  l'assaille,  c'est  encore,  c'est 

toujours  ràyà-mr)  \ 

C'est  parce  que  l'amour  est  l'âme   même  du   gnostique 

qu'il  se  consacre  à  instruire  les  ignorants  et  à  travailler  à 


1.  \  II.  Strom.,  66,  67  :  a<ooêov  ouv  v.y.\  àoîâ  v.v.\  iteitoiQoxa  i~\  stûotov  fi 
àyairT]  âXet'oooaa  v.y.\  yujJLvâffaffa  JcaxarasoâÇe!  xov  î'Siov  yJf/.r-r'^  ;  VII,  Strom., 
18. 

2.  I\  ,  Strom.,  14  :  à-zx— r,  'A  rcpoç  xôv  xupiov  àff|Ji.evéaxaxa  toùoî  toù  fîîou 
riforoXuôïîasxai,  etc.  Voy.  aussi  §13. 

3.  I\  .  Strom. ,  75  :  ôv  (xuptov)  (jUfjLO'jfzevot  oî  otatôffxoXoi  d><;  av  :w  ovxi 
Yvwattxo!  jtat  xéXeioi  utîso  twv  ÈxxXtjîiÎwv  à;  sir/jÊjav  etoxOov.  VII,  Strom. ,74, 

même  idée.  VII,   Strom.,  80:  ouxoç    ô  yvoktxixoç xàfzèvxwv  àSeXcpwv 

«{lapTT/fxaxa    ;jt.îc'ja-f)7.'.  eûyôfievoç VII,   Strom..   77  :  ô    yvuktxbcoç  x/.v 

à~07To). :/.y,v  aTtouaîav    àvTavairXTjooT. 

4.  \  II,  Strom..  7'i  :  ô  yvtoaxixcx;  ouxoç  TceipàÇexat  J-  oùSevôç  7tXr,v  el  luj 
jT'.T^j'i/r,  0   8eôç  xal  toûto  oià  rfjv  xwv  tovÔvxujv  wcpéXstocv. 

5.  I\  ,  Strom.,  113  :  y,  àyàrï,  xji.aoxdcveiv  oôx  Iqj. 


304  clément  d'Alexandrie 

leur  salut.  La  seule  récompense  qu'il  convoite,  c'esl  de 
sain  er  un  grand  nombre  d'âmes  '. 

Enfin  ce  qui  achève  de  donner   à  l'àyàm)   du   gnostique 
son  caractère  évangélique,  c'est  qu'elle  a  pour  effet  l'oubli 

I  t  I  1  11  M'  l>       il  . 

des  torts,  le  pardon  des  offenses,  I  abnégation  qui  se 
dévoue  alors  même  que  le  bienfait  est  au  détriment  du 
bienfaiteur  -. 

Ce  ne  sonl  là  que  les  traits  essentiels  de  l'àyàiT/j  clé- 
mentine. Ce  que  l'analyse  sommaire  qu'on  vient  de  lire  ne 
peul  pendre,  c'est  ^intensité  du  sentiment  qu'exprime  ce 
mol  sous  l,i  plume  de  noire  auteur.  Il  faudrait  citer  des 
pages  entières.  Le  VII'  Stromateen  particulier  abonde  en 
^^u,  passages  où  vibre  l'amour  chrétien  le  plus  pur.   La  gnose 

PJiuMi  1  ■'•  ('u'  n0CCL1Pe  lK,s  II1,MI1S  de  place  dans  la  pensée  de  (  Ilément, 
est  une  sèche  âFstraction  à  côté  de  ràyà-r,.  Celle-ci,  c'est 
l'inspiration,  c'est  le  souille  qui  soulève  toul  le  reste.  C'est 
ri-'à-y,  qui  fait  du  gnostique  une  figure  vivante.  Pour  qui 
connaît  ce  qu'était  l'àyàir/]  chrétienne  de  ces  temps,  l'erreur 
n'est  pas  possible.  Celle  de  Clémenl  rend  le  son  vrai  et 
authentique.  Sans  doute,  une  analyse  minutieuse  relève- 
rait, jusque  dans  l'expression  du  sentiment  le  plus  chré- 
tien qu'ait  connu  notre  au  le  ur,  des  vestiges  de  sentiments 
analogues  inspirés  par  les  philosophes,  mais  en  définitive, 


I.    I.  Simm..  9;  I  Y,  Strom.,  i6  :  le  gnostique  àvxs^exai    dtvSpwv  à-; 
/.y.T77/..(  ;;  VII,  Strom.,  13  :  tijùç  bia'iovuaç  xùxoû  xo<t|jls1  ;    \  II.  Strom.,  3, 

il  cnlicr;  \  II.  Strom.,  77.  --}.  opr]  pieOicrcàç  TtôvuX^crtov  xat  xàç  ty^  ipuyfjç 
kÙtôjv  y. '<<>[).■// i-j.-  :j.-'/'j-jj '/.'•>>  ;  IV.  Strom.,  139:  eîxôxioç  ouv  v,  vvcôat^ 
kOtt,  y.-yj-.y.  /.%'  ->,  j-  j-'/'/'/j/tï;  8i8âorxei  ts  /.y.'  Ttatoeuei  ty,v  7tâ<rav  xxiffiv  toû 

7tavTOXoàtoc  Tiaâv. 

'        '  '    . 

l'.  \  II.  Strom.,  69  :  il  ne  saurai I  i  oii  de  qui  que  ce  soil  :    \  II, 

Strom.)   78,  xàv v.   ïùirottav  -â')/,  tiôûaxoXov,  où  8u<jyepaîve(  brî  toûxti), 

«tpotra  cXXovtt,  trîav  :  si  :  oùSÉTTOTe Ttôv  ::.  çkj. 

BivTo  j».  ;  84,  etc. ,  le  gnostique  est  àuvïjffixaxoç. 


LE    GNOSTIQI  E  305 

ceja  se  réduirait  à  peu  de  chose.  Qu'on  lise  tel  passage  où 
CÎfement  nous  représente  son  gnostique  plein  de  déférence 
pour"  son  frère,  l'assistant  clans  sa  peine,  subvenant  à  ses 
besoins,  se  montrant  bienfaisant  avec  discernement  et  avec 
"justice,  bon  même  pour  ceux  qui  le  persécutent  et  l'ac- 
cablent de  leur  haine,  sans  tenir  compte  de  la  malignité  qui 
pourrait  l'accuser  de  flatter  son  ennemi  par  crainte,  et  l'on 
n'hésitera  pas  à  y  reconnaître  l'inspiration  chrétienne  \ 

Le  portrait  que  nous  retraçons  du  sage  de  Clément 
serait  incomplet  si  nous  omettions  de  définir  sâpiété.  Clé-  j*jml/  Od^i/J^i 
ment  entend  celle-ci  dans  un  sens  très  large.  A  vrai  dire, 
la  piété  du  gnostique  embrasse  toutes  les  vertus  du  per- 
sonnage. Sa  science,  ses  facultés  de  contemplation,  son 
«  apathie  »,  son  amour,  ce  sont  autant  d'éléments  de  sa 
piété.  C'est  parce  qu'il  se  distingue  par  tous  ces  traits  qu'il 
mérite  d'être  appelé  le  plus  pieux  des  hommes.  On  accuse 
les  chrétiens  d'impiété?  regardez  le  gnostique,  scrutez-le 
dans  tous  les  sens  et  vous  devrez  convenir  qu'il  n'y  a  pas 
d'homme  sur  terre  qui  vénère  et  honore  Dieu  comme  lui. 
Telle  est  la  thèse  que  Clément  défend  dans  le  VIIe  Stro- 
mate. 

Mais  à  côté  de  ce  sens  tout  général  qu'il  lui  attribue, 
notre  théologien  envisage  la  piété  de  son  gnostique  dans 
un  sens  plus  restreint  et  plus  usuel.  Elle  est  alors  syno- 
nyme de  culte.  Ce  qui  constitue  le  culte  du  chrétien  et  o^dju- 
i  lui  du  gnostique  en  particulier,  c'est  la  prière.  Clément 
a  écrit  sur  ce  sujet  l'un  des  plus  beaux  chapitres  de  son 
livre.  C'est  le  septième  du  dernier  Stromate.  Nous 
n'essayerons  pas  d'en  donner  ici  une  analyse  rigoureuse.  kc< 
Clément  met  si  peu  d'ordre  dans  l'exposition  de  sa  pensée 
qu'il  faut  y  renoncer.  Nous  nous  contenterons  d'indiquer 

1.  VII,  Strom.,  69. 

20 


30' 1  CLÉMENT    D\LEXANDRIE 

les  principales  idées  sans  trop  nous  préoccuper  de  leur 
ordre  de  succession. 

Le  culte  du  gnostique  ne  se  borne  pas  à  des  actes  accom- 
plis à  de  certains  moments,  dans   des  lieux  déterminés  et 
dans  des  occasions  solennelles.  C'est  de  celle  façon  que  la 
plupart  des  hommes  entendent  el   pratiquent  leur  culte. 
'  w  lAtCelui  de  notre  sage  n'est  pas  intermittent ,  il  est  continuel  ; 

\^jj^jjj^  à  tout  instant  de  son  existence,  le  sage  rend  hommage  à 

son  Dieu.  La  raison  en  est  qu'il  se  considère  comme  étant 
sans  cesse  en  la  présence  de  Dieu.  Quelle  que  soit  son 
occupation,  qu'il  se  trouve  aux  champs  ou  sur  la  mer,  il  se 
sent  sous  les  yeux  de  Dieu;  celui  qu'il  adore  est  partout 
et  toujours  présent.  Ainsi  notre  gnostique  est  le  prêtre  par 
j  excellence  de  Dieu,  lepeùç  ô'tnoç  toO  QeoU. 

,.vW,-'.v  /VW*/^^?  Toute  sa  conduite  témoigne  de  ses  convictions.  Il  évite 
le  théâtre  ;  il  ne  peut  souffrirni  ce  qui  s'y  débite,  ni  ce  <|ui 
s'y  fait.  Il  s'interdit  avec  soin  les  voluptés  que  recherche  ni 
les  hommes,  spectacles  qui  flattent  les  regards,  parfums 
qui  excitent  l'odorat,  mets  raffinés,  vins  rares  qui  sédui- 
sent le  palais.  Se  sentant  sous  le  regard  de  Dieu,  sachanl 
qu'il  lit  dans  son  cœur,  il  évite  tout  ce  qui  pourrait 
l'offenser. 

Dans  ces  conditions,  nul  ri'esl  mieux  qualifié  que  le 
gnostique  pour  prier  Dieu.  Seul,  il  le  connaîl  vraiment, 
ei  seul,  il  cultive  des  vertus  dignes  d'une  telle  science. 
Aussi  sa  prière  est-elle  ••  une  conversation  avec  Dieu  ».  11 
lui  arrive  de  s'entretenir  avec  son  Dieu  alors  même  que 
ses  lèvres  restenl  muettes. 

Ainsi,  tout  son  désir  est  de  «  converser  »  avec  Dieu; 
]'esscnce  intelligible,  vtwfWi  vj^y.,  l'attire  -ans  cesse;  il 
voudrait,  dédaignanl  les  liens  de  la  chair,  (-lever  son  âme 
comme  sur  des  ailes  pour  parvenir  jusqu'aux  choses  \  rai- 

meiil    saintes.   Son    altitude  dans    la    prière,  ses    gestes,    ses 


LE    GNOSTIQUE  307 

Mouvements,  tont  en  lui,  à  ce  moment-là,  symbolise  cette 
haute  aspiration. 

>»Dès  lors,  la  prière   du  gnostique    reçoit   toujours   son 
axfljfeement  :  tcxv  8  av  xÎtvîotji  6  yv&xrrwcôç  Xapêàvei.  Cela  ne  le 
dispense  pas  de  prier.  Ne  doit-il  pas  rendre  à  Dieu  des.  %/L<jAMMkfr*< 
aetions  de  grâce  ?  Ne   doit-il  pas  lui   demander  le  salut  <faOMJb/. 
du  plus  grand  nombre  possible  de  ses  frères? 

Pourquoi  le  gnostique  obtient-il  toujours  l'exaucement 
de  ses  requêtes?  C'est  parce  que  ses  demandes  concor- 
dent entièrement  avec  les  desseins,  les  intentions,  les 
volontés  de  la  Providence.  Que  demande-t-il?  Seulement 
les  choses  de  rame.  Quant  au  reste,  il  se  contente  de  ce 
qui  lui  échoit.  Il  ne  demande  jamais  même  les  choses 
nécessaires  à  son  existence  :  oùokv  z-'.Z-r-z7.  twv  xaxà  (Jiov  s'.ç 
t/,v  avaYxatav  yp^cnv  oùS'  otiouv.  Car  il  sait  que  Dieu  est  abso- 
lument bon.  Il  ne  peut  rien  lui  donner  qui  lui  soit  nui- 
sible. Ce  qui  lui  advient  lui  est  salutaire;  il  n'a  donc 
aucune  réserve  à  faire  en  ce  qui  regarde  son  sort  :  àj/iXei 
t:7.t'.v  zjoLzzy-il-y.:  xolç  <ru|x6ouvou:uv.  Il  est  véritablement  indé- 
pendant; il  imite  Dieu  en  s'affranchissant  de  tout  besoin. 
Encore  une  fois,  la  seule  chose  qu'il  désire,  c'est  d'être 
apte  à  la  contemplation  et  de  conserver  intacte  cette  apti- 
tude. 

Il  sait  que  cette  aptitude  est  inséparable  de  la  vertu. 
Aussi  sa  prière  constante  est-elle  d'être  préservé  de 
toute  chute.  Tout  son  effort  est  de  transformer  sa  vertu 
en  une  habitude  immuable.  Il  compte  absolument  sur  f^  '^^ÇiCoUd^M 
l'assistance  de  Dieu.  En  effet,  tout  concourt  à  le  rendre  ^^  .^OC^JtW^^ 
parfait  et  à  lui  assurer  le  salut.  Si  donc  il  veut  converser 
avec  Dieu  et  lui  faire  une  oraison  véritable,  la  condition 
essentielle  est  qu'il  ait  l'âme  pure.  Pour  tout  dire,  toute 
sa  vie  est  une  sainte  solennité.  Les  sacrifices  qu'il 
offre  ce  sont   ses   prières,  ses  hymnes,  ses  lectures  des 


308 


CLEMENT    I)  ALEXANDRIE 


J^M^'^  -^dwiU,'  - 


(/<^JJU 


Livres-Saints,  ses  psaumes.  11  esl  ainsi  constamment  en 
oraison  '. 

Voilà  une  admirable  conception  de  la  prière  :  mais 
combien  différente  de  la  prière  telle  (pie  les  ehrétiens  du 
[Ie  sièele  l'entendaient!  Que  Ion  compare  les  prières  que 
nous  lisons  dans  les  Actes  des  Apôtres,  dans  la  Didaché, 
dans  la  /"  épitre  de  Clément  Romain  aux  Corinthiens  à  celle 
dont  notre  auteur  trace  ici  l'idéal.  Il  esl  de  toute  évidence 
(pie  eelle-ei  est  moins  une  oraison  chrétienne  qu'une 
élévation  toute  philosophique.  Elle  rappelle  d'une  manière 
frappante  les  idées  et  le  langage  d'Epictète  lorsqu'il 
parlait  de  Dieu  ou  qu'il  s'adressait  à  lui. 

En  effet  cette  page  esl  fortement  marquée  au  sceau  de 
la  philosophie  grecque.  On  y  discerne  sans  peine  la  double 
influence  qu'elle  a  eue  sur  la  théologie  et  la  morale  de 
Clément.  N'est-ce  pas  le  platonisme  qui  suggère  à  notre 
théologien  l'idée  de  ce  qui  doit  faire  l'objet  de  la  prière? 
.V est-ce  pas  vers  la  vot)T/)  où<na  (pie  tendront  toutes  les 
aspirations  du  gnostique  ?  Que  demande-t-il  par  dessus 
toutes  choses.'  N'est-ce  pas  de  demeurer  dans  l'état  de 
contemplation?  N'aura-t-il  pas  l'œil  lixé  sur  un  monde 
suprasensible  que  Clément  ne  définit  pas  plus  ici  qu'ail- 
leurs, mais  dont  la  vision  vient  directemenl  de  railleur  des 
Dialogues?  Ne  sont-ce  pas  la  ces  biens  de  l'âme  que 
demande  le  gnostique,  qui  lui  paraissent  si  éminents  qu'il 
n'en  veut  pas  d'autres,  et  tels  que  pour  les  atteindre  il 
voudrait  se  délivrer  des  liens  i\u  corps?  C'est  là  un  lan- 
gage tout  platonicien.  Sans  doute,  il  s'y  mêle  un  certain 
mysticisme  chrétien,  mais  reconnaissons-le,  la  note  pré- 
dominant'- esl  bien  platonicienne. 


I.  Autres  passages  sur  la  prière  el  les  prescriptions  qui  y  sont  rela- 
tives :  /'tir,/,,-..  II.  77,  96;  II.  stnmi.,  L45;  VII  Strom.,  'i9;  Paedag., 
III,  7*i  :  VII,  Strom.,  si.  etc. 


LE    GNOSTIQUE 


309 


*¥ 


Mjii. 


L*  L'empreinte  stoïcienne  est  peut-être  encore  plus  mar- 
quée clans  cette  page.  Ce  qui  fait  que  les  manifestations 
delà  piété  du  gnostique  sont  indépendantes  des  lieux  et  ^.^^^^ 
deg^emps,  c'est  qu'elles  sont  ininterrompues.  Le  gnos- 
tique est  en  quelque  sorte  toujours  en  oraison.  C'est  le 
privilège  de  sa  piété.  Et  ce  qui  le  maintient  en  cet  état, 
c'est  la  pensée  que  Dieu  est  toujours  présent  ;  il  l'a  sans 
cesse  devant  lui;  il  pense,  il  agit,  comme  s'il  était  toujours 
sous  son  regard.  Sans  doute,  il  y  a  là  une  idée  qu'on  retrou- 
verait sans  peine  chez  les  auteurs  du  Nouveau  Testament 
ou  chez  les  Pères  apostoliques.  Mais  que  l'on  examine  de 
près  le  langage  de  Clément,  la  façon  dont  il  présente  cette 
belle  pensée  et  aussitôt  on  songera  à  une  idée  chère  aux 
stoïciens.  Sénèque  écrivait  ces  lignes  dans  une  lettre  à 
Lucilius  :  Aliquis  vir  bonus  nobis  eligendus  est,  ac  semper 
mile  oculos  habendus,  ut  sic  tamquam  illo  spectante  viva- 
mus  et  omnia  tamquam  illo  vidente  faciamus.  Comparez 
le  langage  de  Clément;  l'analogie  est  frappante  ' .  Le  sen- 
timent qui  dicte  cette  page  à  notre  auteur  est  inspiré  par 
le  christianisme  le  plus  authentique;  mais  l'idée  qui  en  est 
comme  le  corps,  et  le  langage  qui  en  est  l'expression  arti- 
culée, relèvent  sûrement  du  stoïcisme.  Presque  toujours 
Clément  sent  en  chrétien,  mais  il  semble  que  le  plus  sou- 
vent il  soit  incapable  de  concevoir  une  idée  en  dehors  des 
catégories  mentales  que  lui  a  faites  la  philosophie. 

Que  dire  encore  de  cette  idée  que  le  chrétien  ne 
demande  que  les  biens  de  Pâme,  s'en  remettant  exclusive- 
ment à  la  Providence  pour  tout  le  reste,  même  pour  ce  qui 

1.  "VII,  Strom.y  35  :  et  Se  ï,  itocpoocrta  xtvoç  àvSpoç  àyaSoû  Sià  tt(v  èvtpo- 
7i7jv  y.y.\  tï)V  a'.oco  ~pô;  xo  xpelxxov  àel  tryTqfJia'ciÇei  tov  IvcuYvàvovxa,  tîw;  cj 
jtôtXXov  ô  aofjntaptûv  ii\  otà  tîjç  yvtitaefûç  -/.ai  -covi  (3(o'j  xaî  xvjç  vj/ aptaxi'aç 
àStaXenrcux;  ta)  Oîtô  oùx  eÔXovwc  otv  sauxoù  ~%'S  ï/.wzot.  scpeîvccov  tir  e'.ç 
rÂ't-.y.,  etc. 


310 


CLEMENT    D  ALEXANDRIE 


es!  nécessaire  à  l'existence?  Il  n'y  a  qu'un  stoïcien  et 
notamment  un  disciple  d'Epictète  qui  puisse  limiter  ainsi 
la  prière .  Le  principe  fondamental  de  la  morale  de  l'es- 
clave philosophe  est  qu'il  faut  distinguer  avec  soin  les 
choses  qui  dépendent  de  nous,  xà  ècp'  tijxïv  des  choses  dont 
nous  n'avons  pas  et  ne  pouvons  avoir  le  contrôle,  toc  ;jlt,  ècp1 


T  'J  '  V 


Les  premières,  ce  sont  nos  vertus,  nos  pensées,  notre 
volonté,  ce  qui  est  au  dedans  de  nous.  Les  autres,  ce  sont 
les  biens  extérieurs,  la  santé,  la  fortune,  la  beauté  du 
corps,  etc.  Posséder  celles-là  et  les  garder,  c'est  avoir 
l'essentiel,  c'est  être  vraiment  dans  l'opulence.  Les  autres, 
ne  dépendant  pas  de  nous,  Dieu  nous  les  accorde  ou  nous 
les  refuse  selon  son  bon  plaisir.  Nous  n'avons  pas  à  nous 
en  préoccuper  ' . 

Quand  on  envisage  les  choses  ainsi,  n'est-il  pas  très 
logique  de  conclure  que  l'on  ne  doit  demander  à  Dieu  que 
les  biens  de  la  première  catégorie,  -y.  icepl  ^uyrjv  et  que, 
pour  le  reste,  on  doit  s'en  remettre  à  lui .' Pourquoi  les  lui 
demanderait-on,  puisqu'ils  ne  comptent  pas?  D'ailleurs,  ce 
qui  doit  nous  rassurer,  c'est  que  Dieu  ne  saurait  nous 
octroyer  quoi  que  ce  soit  qui  puisse  nous  être  réellement 
nuisible.  Epictète  ne  parle  pas  autrement 2.  .Nous  avons 
donc  ici  une  notion  d'origine  stoïcienne.  Ne  doit-on  pas 
aller  plus  loin  et  ajouter  que  non  seulement  l'idée  parti- 
culière dont  il  s'agil  dérive  du  Portique,  mais  que  le  sen- 
timent même  qui  inspire  à  Clément  l'idée  que  l'on  doit 
exclure  de  l'oraison  véritable  toute  demande  louchant  les 


L.  Ceci  a  déjà  été  indiqué  en  partie  à  la  page  297.  Textes  :  Epicteti  Dis- 
sertationes,  livre  I,  ch,  i',  notamment  ch.  m,  24.  Autres  passages,  f,  4, 
18;  9,  32,  34  :   II.  37;  12,  17,  20  sq. 

•2.  Voyez  L'hymne  célèbre  à  la  Providence,  I.  16,  15  .'<  -I  h  dans  une 
foule  de  pa  -  âges . 


LE    GNOSTIQUE  311 

biens  extérieurs  .provient  de  la  môme  source?  Trouverait- 
"on,  dans  toute  la  littérature  chrétienne  antérieure  à  Clé- 
ment, quelque  chose  d'analogue?  Nous  ne  le  pensons  pas. 
Ilfcst  un  dernier  trait  caractéristique  de  l'idée  qu'il  se 
fait  de  la  prière  que  notre  auteur  semble  avoir  également 
emprunté  au  stoïcisme.  Il  veut  que  la  prière  de  son  gnos- 
tique  soit  entièrement  indépendante  des  formes  rituelles.  ^ 

Il  n'admet  celles-ci  que  comme  des  symboles  qui  figurent 
à  l'œil  les  aspirations  de  celui  qui  est  en  oraison.  La  vraie  -^rt^U/ti^Ac^  >■ 
prière,  c'est  cette  conversation   intérieure  avec  Dieu  que 
le  gnostique  n'interrompt  jamais.  Admirable  pensée  sans 
doute,  mais  dont  l'effet  pratique  serait  de  rendre  superflue 
la  prière  telle  que  l'entendaient  les  chrétiens  du  11e  siècle. 
On  en  viendrait  aisément  à  la  faire  exclusivement  consis- 
ter dans  la  pureté  des  sentiments  et  dans  une  vie  vertueuse. 
Clément  le   sent    si  bien  qu'il  déclare  expressément   que 
son  gnostique  ne  doit  pas  se  dispenser  de  la   prière  arti-  <^^Uo\A/Ui^  «^ 
culée.  Cette  façon  de   spiritualiser  la  prière  et  avec   elle     ■yj&jjJUJîs ■ 
toute  espèce  de  culte  provient-elle  du  christianisme,  j'en- 
tends de  celui  qui  était  contemporain  de  Clément,  ou  du 
stoïcisme  et  de  la  philosophie  grecque  ?  Il  serait  téméraire 
de  trancher  la  question    dans  un  sens  absolu.  Une    part 
revient  sans  doute  à  l'une  et  à  l'autre  influence,  mais  assu-    1 
rément  le   stoïcisme  a   le  droit   de    revendiquer   la    plus 
importante.  On  connaît  le  mot    du   stoïcien   que  Cicéron 
fait  parler   dans    son   De  Natur'a  Deorum  :   Cul  lus  autem 
deorum  est  optimus  idemque  castissimus  atque  sanctissi- 
mus  plenissimusque  pietatis  ut  eos  semper  pura,    intégra, 
incovrupta  et  mente  et  voce  veneremur1.  Il  est  incontestable 

J.  Cicéron,  N.  D.,  II,  28.  Comparez  ce  que  dit  Clément.  VII.  Strom.,  49: 
A'.ô  /.y.',  -j./ yj:i~.ryi  t/jV  (JajvTjV    ïyi:i  vo-rj  v.y.\  àjitavxov    EÎXtxp'.vtîx;    tov   Trpoao- 

iiiXoùv-ra  ~S'j  hn]j,  LtâXiara  fiÈvàyaôèv  -.-./  ïwçlauxov  !!jstpY!X3[iïvov,  Et  os  [lt\ 

Voyez  aussi  Epiet.  Manuel.  31   :  -.} :  t.zS.  tooç  OeoÙç    îucrsësîac;   tff6t  bxi  tq 


312  <  I  ÉMENT    D  Al  l  \  S.NDRIE 

que  notre  théologien  se  rencontre  ici  avec  Le   philosophe 
de  (  licérôn. 

Telle  est  dans  ses  grands  traits  L'image  du  sage  de  Clé- 
ment. De  celle  physionomie  nous  n'avons  tracé  que  les 
principales  lignes.  D'autres  traits  moins  importants  nous 
auraient  fourni  la  matière  d'observations  analogues  à  celles 
que  l'on  vient  de  lire1.  En  somme,  la  figure  du  gnostique 
offre  un  mélange  inégal  dé  christianisme^  de  platonisme 
ej  de  stoïcisme .  L'opération  <|ui  consiste  à  séparer  les 
éléments  qui  la  composent  est  extrêmement  délicate. 
Chaque  élément  a  l'ail  sentir  son  influence  d'une  manière 
»  différente.  Ce  qu'ilya  de  plus  apparent,  c'est  le  stoïcisme. 
Mais,  on  1  a  vu,  rien  ne  sérail  plus  lallacieux  que  cl  en 
i^M  ùMMsJMwf       conclure  que  le  gnostique  de  (  dément  esl  une  copie  à  peine 

déguisée  du  sage  que  rêvaient  Sénèque,  Marc-Aurèle  ou 
Epictète. 

Il  ne  nous  reste  maintenant  <pià  nous  demander  si 
Clémenl  propose  son  gnostique  comme  un  idéal  propre, 
à  nous  stimuler,  mais  après  tout  irréalisable  du  moins 
ici-bas,  ou  s'il  entend  que  son  sage  soil  un  modèle,  que 
l'on  imite  avec  l'espoir,  sinon  la  certitude  de  réussir'.'  On 
ne  trouve  pas  dans  noire  auteur  <!<>  réponse  catégorique  à 
celle  question.  Certes,  il  entend  que  son  gnostique  soil 
un  modèle  que  l'on  s'applique   à   traduire  dans    la  réalité 


y-upturaxTOv  èxeïvô  îtciv,   ôp6à;  ÊnroÀT^etç  rapt  aùxwv  s^etv xat  ffetmov  i:: 

toùto  /.■j.-.'j-.-.'j.fïrj.:,  to  nelGeffôai  aûtou; Clémenl  s  écrie  :  ô  8s  È-;-/(oxô); 

tov  8eov  Sdioç  ■*.%:  eùasêï^VII,  i7. Voyez  aussi  dans  Diogène  L..VII,  §124, 
paragraphe  où  il  esl  question  de  La  prière  du  sage  stoïcien;  Sénèque, 
Epitre  95  :  Deum  colit  qui  novit-,  etc. 

I  .  Voir  le  sprment  du  gnostique,  VII,  Strom.,  chap.  vin;  les  cas  où  il 

lui  esl  permis  de  mentir  touf  com i   sage  de    Platon,   chap.    in;    ce 

(|ik    Clé al     <li.t    «les    aptitudes     <lu    gnostique    au    gouvernement    'les 

hommes,  etc. 


LE    GNOSTIQUE  313 

Rivante.  Mais  pressez-le,  el  il  admettra  qu'ici-bas  L'absolue 

réalisation    de     son    idéal    n'est    guère    possible,    qu'on 
«atteindra  à  la  perfection  suprême  que  dans   l'autre  vie, 

vouyil  n'y  a  eu  à  vrai  dire  que  Jésus-Christ  qui  ait  été  de  \iS,, 
tout  point  parlai!  '.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  parle  sans  cesse 
de  son  gnostique  comme  d'un  être  en  chair  et  en  os.  Quand 
il  dépeint  sa  vie,  il  ne  croit  pas  tracer  un  idéal  irréalisable.  -uW^iu,  kù 
D'ailleurs,  il  connaît  des  hommes  qui  ont  été  de  véritables 
gnostiques.  Moïse,  Job  et  les  apôtres  ont  tous  mérité  ce 
titre  et  nous  sont  proposés  en  exemple. 

Ici  encore  Clément  se  montre  fidèle  aux  traditions  de  la 
philosophie  grecque  et  en  particulier  à  celles  du  Portique. 
Sénèque  et  Epictète  auraient-ils  admis  un  seul  instant  que 
leur  idéal  n'était  qu'une  utopie  et  leur  sage  qu'un  simple 
produit  de  leur  imagination?  Sénèque  en  particulier  ne 
prêche-t-il  pas  aux  consciences  qu'il  dirige  que  la  vie  qu'il 
dépeint  n'est  pas  au-dessus  des  forces  humaines?  Ne 
s'indigne-t-il  pas  quand  on  insiste  sur  ce  qu'il  y  a  de  chi- 
mérique dans  le  portrait  du  sage  qu'il  trace  avec  tant  d'art? 

Ne  soyons  donc  pas  surpris  que  Clément  entende  que 
nous  prenions  très  au  sérieux  ce  gnostique  ou  parfait  chré- 
tien dont  l'image  résume  toutes  les  aspirations  de  son  noble 
cœur  et  de  sa  piété  enthousiaste. 


1.  IV,  Sliom.,  75:  87;  130  :  roxvxa  8s  ôjjiou  xéXeioç  oùx  0T81  v.  -.:: 
àv6pu)ita>v  ■.-.:  xvôpwjroç  &v  iîXtjV  fxôvov  ô  8t  ïj[i.âç  avOpwjtov  iv8uarâ(i.evoç ; 
133;  YI,  Strom.,    71  :  105. 


*¥ 


CONCLUSION 


Deux  Formes  de  Christianisme. 

Clément,  tout  en  plaçant  le  christianisme  bien  au-des- 
sus de  la  philosophie,  n'en  a  pas  moins  subi  le  prestige 
de  la  sagesse  de  ses  premiers  maîtres.  Jamais  il  ne  l'a 
reniée.  Bien  au  contraire,  il  a  cru  qu'elle  pourrait  être 
utile  au  christianisme  et  même  qu'elle  lui  était  indispen- 
sable. Il  voyait  avec  raison  dans  l'étude  de  la  philosophie 
une  discipline  nécessaire  aux  chrétiens  qui  avaient  l'am- 
bition "de  déliasser  le  niveau  de  la  masse  des  fidèles.  u 
C'est  à  cela,  en  définitive,   qu'il  voulait  borner  son  rôle." 

i\e  declarait-il  pas  crue  le  chrétien  une  lois  devenu  gnos- 

i     i        u-i  i  •  i    •_       a        ML&J^&^Z 

tique  peut  se  passer  de  la   philosophie   et  ne  doit  même    < 

s'en  occuper  que  par  manière  de  délassement?  C'est  de 

très  bonne  foi  qu'il  croyait  ainsi  subordonner  la  sagesse 

grecque    à   la   sagesse  divine.    Cela   prouve  qu'il   sentait 

profondément  que  le  christianisme  était  le  véritable  foyer 

de  sa  vie  morale  et  religieuse. 

L'enquête  partielle   que  nous  avons   faite    et   qui  s'est 

portée    sur    trois   des   principales   conceptions    de  notre 

auteur,  nous  a  montré  qu'en  fait  la  philosophie  a  exercé 

sur   Clément    une   influence    plus    profonde    que    ne    le 

feraient  supposer  ses  propres  déclarations.  Idée  de  Dieu 

et   christologie   trahissent,    à    l'examen,    une   proportion 

considérable  d'éléments  d'origine  grecque.  Il  est  évident 


16 


CLEMENT    H   ALEXANDRIE 


v 


que  la  philosophie  n'a  pas  seulement  dressé  el  discipliné 
l;i  pensée  de  notre  théologien,  elle  lui  a  fourni  ses  caté- 
gories mentales,  el  elle  a  laissé  dans  son  esprit  des  con- 
eeptions  indéracinables.  En  somme,  il  semble  que  le 
christianisme  et  la  philosophie  se  partagent  à  peu  près 
égalemenl  l'empire  de  sa  pensée. 

Mais  ayons  soin  de  distinguer  la  nature  d'influence  que 
l'un  el  l'autre  facteur  exercent  respectivement  sur  Clé- 
ment. On  observe  aussi  chez  les  philosophes  un  mélange 
analogue  d'idées.  Pour  former  une  de  leurs  doctrines, 
ils  puisent  dans  toutes  les  philosophies.  Seulement  les 
éléments  qu'ils  amalgament  ainsi  pour  former  une  doc- 
trine ont  tous,  malgré  la  diversité  de  leur  origine,  le 
même  caractère  e1  sont  de  même  nature.  Ce  sont  des 
éléments  d'ordre  intellectuel  ou  rationnel.  Lorsque  la 
philosophie  et  le  christianisme  se  combinent  dans  la  pen- 
sée de  Clément  pour  former  l'une  de  ses  conceptions,  il 
en  va  tout  autrement.  La  philosophie  grecque  e]  le  chris- 
tianisme apostolique  ne  sont  pas  choses  de  même  nature. 
Chez  l'une  domine  le  caractère  rationnel,  chez  l'autre  le 
caractère  mystique.  L'analyse  des  idées  théologiques  el 
christologiques  de  noire  auteur  a  vérifié  celle  observa- 
tion. Ce  qu'il  v  a  dans  ces  conceptions  de  purement 
rationnel,  intellectuel,  métaphysique,  relève  de  la  philo- 

phie  ;  ce  qu'il  y  a  de  mystique  el  de  religieux,  c'est-à- 
dire  ce  qui  esl  exclusivement  du  domaine  de  la  conscience 
el  du  sentiment,  dérive  directement  de  ce  christianisme 
que  notre  catéchète  avait  en  commun  avei  les  chrétiens 
•  le  son  temps . 

l>;uis  ces  conditions,  on  comprend  que  Clément  ail 
attribué  à  la  philosophie,  dan-  l'élaboration  de  son  chris- 
tianisme gnostique,  un  rôle  qui  ne  correspond  pas  toul  à 
fail  ;i   la  réalité;  cl   qu'il  ;iil  cru  ce  rôle  moins  important 


** 


CONCLUSION  317 

qu'il  ne  l'est  en  fait.  La  philosophie  avait  procuré  à  son 

intelligence  des  jouissances  dont  il  n'a  jamais  perdu  le 
souvenir.  Elle  s'adressait  moins  à  sa  conscience  et  a  son 
(•dur.  Le  christianisme  a  fait  l'inverse  ;  il  a  su  faire  vibrer 
tes  cordes  tes  plus  profondes  dé  son  âme  et  donner  satis- 
faction à  des  aspirations  que  (dément  partageait  avec  tout 
son  siècle,  mais  qui  étaient  restées  inassouvies  jusqu'au 
jour  où  il  devint  chrétien.  Est-il  surprenant  dès  lors  qu'il 
ail  proclamé  la  supériorité  du  christianisme  et  que,  lors- 
qu'il les  compare,  il  ne  veut  voir  dans  la  philosophie  que 
l'auxiliaire  de  sa  foi  chrétienne  ? 

Quand  nous  qualifions  l'influence  de  la  philosophie  sur 
Clément  de  rationnelle  et  celle  du  christianisme  de  mys- 
tique, cette  distinction  ne  doit  être  considérée  comme 
exacte  que  dans  un  sens  relatif.  Elle  est  vraie  d'une 
manière  générale.  Il  serait,  cependant,  contraire  à  la 
vérité  de  prétendre  que  notre  auteur  n'a  pas  subi  l'ascen- 
dant de  la  philosophie  grecque  même  dans  ses  sentiments 
intimes.  L'étude  de  son  «  gnostique  »  a  dû  nous  con- 
vaincre du  contraire.  Il  n'en  reste  pas  moins  que  c'est  au 
christianisme  qu'appartient  essentiellement  la  part  d'in- 
fluence d'ordre  sentimental  qu'a  reçue  Clément. 

Cette  influence  consiste,  en  définitive,  en  une  inspira- 
tion et  en  une  orientation .  C'est  grâce  à  elle  que  Clément 
a  une  idée  de  Dieu  moins  abstraite  et  moins  froide  que 
celle  d'un  Platon  ou  même  d'un  Epictète.  Le  souflle  d'ar- 
dente piété,  qui  se  fait  jsentir  toutes  les  fois  que  notre 
théologien  parle  de  Dieu,  est  d'un  chrétien.  En  outre, 
iTëst-ee  pas  à  sa  foi  chrétienne  qu'il  doit  la  fermeté  de 
son  monothéisme?  Qu'est-ce  donc  qui  l'a  préservé  du 
dualisme  gnostique,  de  l'idée  par  exemple  qu'il  y  a  un 
Dieu  bon,  le  Père  de  Jésus-Christ,  et  un  Dieu  juste  qui 
est  le  créateur  du  monde  ?  C'est  manifestement  son  chris- 


/Jaà- 


318  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

tianisme.    A    son    insu,    il  a    reçu  do  celui-ci,  en  ce   qui 
regarde  la  conception  de  Dieu,  la  norme  de  sa  pensée. 

Au  fond  du  christianisme  gnostique  de  Clément  se 
trouve  le  christianisme  de  son  temps.  C'est  le  fondement. 
L'architecte  qui  bâtit  sur  ce  fondement  l'édifice  du  chris- 
tianisme supérieur,  c'est  la  philosophie.  Pour  accomplir 
son  œuvre,  l'architecte  emprunte  à  Platon,  à  Zenon  ou  à 
tel  autre  une  bonne  partie  des  matériaux  donl  il  a  besoin. 
Mais  en  dernière  analyse,  ce  qui  donne  à  l'édifice  sa  forme 
nécessaire,  les  lignes  générales  du  bâtiment  et  en  quelque 
sorte  le  type  et  le  caractère  qui  le  distinguent,  c'est  le 
fondement,  c'est  le  christianisme.  Vous  avez  ainsi  un  édi- 
fice qui,  au  premier  aspect,  semble  tout  entier  l'œuvre  de 
la  philosophie,  mais  qui,  dans  la  réalité,  doit  sa  figure 
particulière  et  son  plan  au  christianisme. 

Le  christianisme  de  Clément  est  donc  V esprit  qui  l'ins- 
pire, qui  le  guide  et  qui,  le  plus  souvent,  le  détermine 
«huis  le  choix  qu'il  l'ait  des  cléments  mêmes  qu'il  emprunte 
à  la  philosophie.  Ce  christianisme  exerce  ainsi  une  action 
qu'on  pourrait  appeler  interne  et  organique.  C'est  avant 
tout  la  sève  qui  jaillit  du  sol  nourricier  et  qui  alimente  le 
tronc  et  les  rameaux  de  l'arbre.  Vous  remarquez  que  cer- 
tains rameaux  ont  l'air  plus  desséchés  (pie  les  autres; 
c'est  que  la  sève  n'est  pas  encore  arrivée  jusqu'à  eux. 
Dans  certaines  de  ses  idées,  même  les  plus  importantes, 
Glémenl  semble  plus  grec  el  plus  philosophe  qu'il  ne 
convient  à  un  chrétien.  N'en  soyez  pas  surpris;  son  chris- 
tianisme ne  s'est  pas  encore  emparé  de  ces  idées  et  n'a 
pas  eu  le  temps  de  les  marquer  à  son  effigie. 

Veut-on  bien  se  rendre  compte  du  caractère  essentiel 
du  christianisme  de  notre  théologien  '.'Il  n'y  a  qu'à  le  com- 
parer à  Tertullien,  -on  illustre  contemporain. 

'   est  dans  le  De  Praescriptione  haereticorum,  que  nous 


CONCLUSION 


319 


«• 


.avons  .plusieurs    ibis    mentionné,    que    se    dévoile    tout     ^"WuuXi' 

•  (fi 

""entière  la  vraie  pensée  du  Carthaginois.  On    se  souvient  ~J<XjjJjjÛjj^ 

que  le  but  de  ce  célèbre  traité  est  de  mettre  en  garde  les 

fidèles  contre  la  contagion  de  l'hérésie  gnostique.    Pour 

^•atteindre  ce  but,  Tertullien  s'attache  à  créer  chez  eux  un 

préjuge  tel  contre  l'hérésie  qu'ils  ne  voudront  même  pas 

discuter  avec  elle,  et  qu'ils  la  repousseront  par  une  sorte 

de  question  préalable.  Qu'il  leur  suffise  de  s'en  tenir  à  la 

règle  de  foi  qu'il  formule  à  leur  usage.  Il  n'est  nullement      w  .j^^<0-C 

nécessaire  d'en  savoir  davantage.   Fides  in  régula posita         >  - 

est.  Habet  legem  et  salutem  de  observatione  legis Adver- 

sus  regulam  nihil  scire  omnia  scire  est.  De  sa  règle  de  foi 

elle-même,  il  dit  :  haec  régula  a  Christo,  ut  probabitur, 

instituta  nullas  habet  apud  nos  quaestiones  nisi  quas  hae- 

reses  inferunt  et  quae  haereticos  faeiunt. 

Ainsi  le  fidèle  se  trouve  maintenant  en  possession  d'une 
règle  précise  qui  lui  permettra  de  classer,  sans  hésitation, 
toutes  les  opinions  qui  se  présenteront  à  lui  et  de  mesurer 
exactement  le  plus  ou  moins  de  christianisme  qu'elles 
contiennent.  Voilà  donc  la  foi  chrétienne,  avec  tout  ce 
qu'elle  contient  de  virtualités,  liée  à  une  nonne  extérieure 
et  condamnée  à  se  coucher  dans  ce  lit  de  Procuste! 

Quel  en  sera  le  résultat?  C'est  que  vous  aurez  un  chris- 
tianisme essentiellement  statutaire.  Il  apparaîtra  comme 
une  loi.  Il  en  aura  pratiquement  tous  les  caractères.  Ter- 
tullien lui-même  ne  nous  en  donne-t-il  pas  l'exemple  ? 
Qu'il  s'agisse  de  doctrine  ou  de  morale,  le  christianisme 
qu'il  prêche  est  toujours  une  loi.  Un  code  à  la  main,  il 
vous  prescrit  ce  que  vous  devez  croire  ou  ce  que  vous 
devez  pratiquer. 

Un  tel  christianisme  aura  toujours  quelque  chose  d'in- 
quiet et  de  méfiant.  Bien  loin  de  concevoir  la  foi  chré- 
tienne comme   un  ferment  destiné  à  faire  lever  toute  la 


320  clément  d'Alexandrie 

pâte  humaine,  Tertullien  y  voit  une  sorte  d'arche  sainte 
qu'il  s'agil  de  prémunir  contre  toul  contact  avec  le  siècle. 
Son  christianisme  est  un  soldai  hardi-  de  fer  qui  se  défend, 
avec  une  âpre  énergie,  contre  un  adversaire  sans  cesse 
renaissant.  Il  n'esi  rien  moins  qu'un  apôtre. 

Combien  différenl  est  le  christianisme  de  notre  Clé- 
ment !  Celui-ci  a  un»1  belle  confiance  et  une  noble  sérénité 
(|ui  témoignent  de  sa  force.  Il  se  senl  en  possession  d'une 
vertu  divine  qui  lui  garantil  la  victoire.  Il  ne  craint  per- 
sonne. Il  ose  se  mesurer  et  avec  la  philosophie,  ol  avec  le 
siècle,  parce  qu'il  se  seul  capable  de  les  dominer,  c'est-à- 
dire  d'en  prendre  ce  qui  convient  à  son  génie  el  d'en  reje- 
ter le  reste.  Libre  el  cependant  fidèle  à  son  principe,  voilà 
son  caractère.  En  effet,  Clémenl  n'est-il  pas  toul  ensemble 
l'un  des  chrétiens  les  plus  con\  aincns  de  son  temps  et 
l'esprit  le  plus  curieux  et  le  plus  indépendant  que  l'Eglise 
ait  peut-être  jamais  compté  dans  son  sein  ? 

L.i  loi  de  Clément  agit  à  la  façon  d'un  ferment.  Elle  finit 
par  saturer  toul  ce  qui  entre  en  contacl  avec  elle.  La  pen- 
sée de  notre  catéchète  est  en  quelque  sorte  le  théâtre  où, 
pour  la  première  fois,  se  rencontrenl  face  a  face  un  chris- 
tianisme h  une  philosophie  également  authentiques. 
\us<ii(ii  commence  un  long  travail  d'assimilation  de  la 
philosophie  par  le  christianisme.  Celui-ci  s'approprie 
celle-là  en  lui  faisant  subir  une  sorte  d'épuration  ou  de 
transfiguration.  Au  moment  ou  Clémenl  pose  la  plume,  ce 
travail  est  déjà  forl  avancé;  cependant  dans  l'ensemble 
des  conceptions  du  grand  catéchète,  subsistent  nombre 
de  notions  d'origine  grecque  et  philosophique  qui,  mani- 
festement, n'onl    pas   été  effleurées   par  l'esprit  chrétien. 

Origène  succède  ;i   Clément.   Il  reprend  la  mê œuvre 

au  point  ou  -.Mil  maître  l'avait  laissée  inachevée.  Son  chris- 
tianisme ;i  lui  aussi  est  essentiellement  un  ferment  et  agit 


CONCLUSION  321 

sçlon  ui\e  loi  organique  ;  mais  il  ne  tarde  pas  à  dépasser 
-le*  point  de  croissance  auquel  était  arrivé  celui  de  Clé- 
ment. Ouvrez  le  De  Principiis  et  vous  constaterez  sur  tous 
les  points  que  l'inspiration  chrétienne  modifie  les  notions 
"•^Tffbsophiques  et  métaphysiques  que  s'approprieOrigène, 
dans  une  mesure  beaucoup  plus  marquée.  Il  n'y  a  jamais 
eu  rien  de  plus  absurde  que  le  jugement  qui  excommunia, 
Origène.  Le  concile  qui  le  rendit  fit  preuve  d'une  insigne 
ignorance.  En  fait,  Origène  est  déjà  beaucoup  moins  phi- 
losophe grec  que  Clément  et  beaucoup  plus  théologien 
chrétien. 
Le  christianisme  de  Clément  et  d'Origène,  après  avoir 

ieté  un  magnifique  éclat,  devait  être  renié   par  l'Eglise.     4  < 

nu       •    i       ■♦  i  ■(■■        t    t  ir         *r       •        t  «»^ 

Celle-ci  devait  leur  prelerer  lertulhen  et  Cypnen.  Leur   a    ,    l. 

christianisme  essentiellement  juridique  avait  d'incotites-    ^^^^  k 

tables  avantages  pratiques  que  l'autre  n'avait  pas  ;  il  était  (£  >WtMUoi/WÔû  J 

facile   à  inculquer  aux  multitudes,  d'un  usage   commode 

dans  toutes  les  polémiques,  et  particulièrement  approprié 

à  devenir  un  instrument  de  gouvernement  ;  c'est  ce  qui  a 

fait  sans  doute  sa  fortune. 

L'Eglise  se  contenta  de  prendre  à  Clément  et  à  Origène 
la  métaphysique  ou  l'appareil  philosophique  dont  elle 
avait  besoin  pour  revêtir  ses  croyances  de  formules  doc- 
trinales. Mais  quant  à  la  méthode  et  à  l'esprit  de  ces  deux 
grands  chrétiens,  elle  eut  soin  de  les  écarter  et  de  les 
condamner  dans  la  personne  d'Origène. 

Mieux  placés  que  les  hommes  du  ive  et  du  ve  siècle  pour 
savoir  exactement  ce  qu'était  le  christianisme  primitif, 
nous  avons  le  devoir  de  renverser  la  sentence  de  l'Éa-lise, 
et  de  déclarer  que  le  christianisme  que  l'on  enseignait  à 
Alexandrie  était  bien  plus  véritable  que  le  christianisme 
que  l'on  promulguait  à  Carthage  et  à  Rome. 


21 


»» 


APPENDICES 


I 

APERÇU  BIBLIOGRAPHIQUE 


Nous  ne  donnons  pas  à  ce  chapitre  supplémentaire  le  titre  de 
Bibliographie.  Ce  terme  s'appliquerait  mal  à  un  simple  aperçu  de  la 
littérature  du  sujet  et  ne  répondrait  pas  exactement  au  but  que  nous 
nous  proposons.  En  effet,  nous  ne  promettons  pas  au  lecteur  une 
liste  absolument  complète  des  ouvrages  et  des  travaux  dont  Clé- 
ment d'Alexandrie  a  été  l'objet.  Notre  dessein  est  simplement  de  le 
renseigner  aussi  exactement  que  possible  sur  1  état  actuel  des  études 
qui  ont  trait  à  notre  auteur.  Faire  le  relevé  de  ceux  des  résultats  de 
ces  études  que  l'on  peut  considérer  comme  définitivement  acquis, 
mettre  en  lumière  les  erreurs  des  méthodes  qu'on  leur  a  trop  long- 
temps appliquées,  montrer  la  plus  gi^ande  rigueur  et  le  caractère 
plus  scientifique  de  celles  qu'on  y  apporte  depuis  quelques  années, 
enfin  indiquer  ce  qui  reste  à  faire  et  dans  quelles  directions  il  con- 
vient de  pousser  les  investigations,  tel  a  été  notre  but,  et  ainsi  se 
justifie  le  titre  que  nous  avons  donné  à  ce  travail.  C'est  un  simple 
aperçu  bibliographique  destiné  à  orienter  les  recherches. 


324  CLÉMENT    DALEXANDRIE 

Les  Manuscrits  ' . 

11  esl  impossible  déjuger  de  la  valeur  des  éditions  de  notre 
auteur  qui  ont  été  publiées  jusqu'à  ce  jour  ci  surtout  d'apprécier  les 
travaux  récents  donl  le  texte  de  se-  écrits  a  été  l'objet,  sans  avoir 
quelque  idéedes  manuscrits  deClémenl  que  nous  possédons  actuel- 
lement. 

Nous  avons  dix-sep1  manuscrits  pour  le  Protrepticus  et  le  Paeda- 
gogus ;  pour  les  Stromates,  nous  n'en  avons  (pie  deux,  et  le  Quis 
dives  salvetur  ne  se  trouve  aussi  en  entier  que  dans  deux  manuscrits, 

Des  dix-sepl  manuscrits  du  Protrepticus  el  du  Paedagogus,  il  y  en 
a  trois  qui  ont  une  réelle  importance,  les  quatorze  autres  sont  d'un 
rang  inférieur. 

Le  plus  ancien  manuscril  qui  contienne  ces  deux  traités  csi  le 
célèbre  Codex  d'Arethas,  évêque  de  Gésarée  en  Cappadoce.  C'est  le 
ii°  451  des  m>s.  grecs  de  la  Bibliothèque  Nationale,  désigné  d'ordi- 
naire par  la  lettre  P.  Il  a  été  copié  par  le  scribe  Baanes  pour  Are- 
»  lias  en  l'an  914.  Outre  nos  deux  traités,  il  en  contienl  d'autres, 
tc]^  que  l'apologie  d'Athénagore,  etc.  On  trouvera  la  description  de 
ce  manuscril  soil  dans  le  Corpus  Apologetarum  christianorum  saeculi 
secundi  de  Otto,  t.  II.  |>.  vu,  ou  dans  l'édition  deDindorf,  t.  I,  pré- 
face, |>.v  <i  suivantes.  MM.  Harnack  el  von  Gebhardl  on1  innsirrr 
de  substantielles  études  an  Coder  d'Arethas  dans  les  Texte  und 
Untersuchungen,  t.   I,  p.  24  el  suiv.,  cl  I.  III,  |>.  162  et  suiv. 

Nous  avons  ensuite  un  manuscril  de  Modène,  le  Mutinensis  III. 
I).  7  .  désigné  par  la  lettre  M.  On  sail  maintenant  que  ce  manuscrit 
esl  une  très  bonne  copie  du  Parisinus  (P),  faite  soil  a  la  lin  du 
\'  siècle,  soil  an  commencement  du  siècle  suivant.  Il  contienl  les 
dix  premiers  chapitres  du  1er  Paedagogus  qui  manquent  actuelle- 
ment dans  P.  Il  a  donc  é|é  copié  à  une  époque  OÙ  le  Codex  d'Are- 
thas n  avaii  pas  encore  été  mutilé. 

I.  Ce  paragraphe  peul  paraître  superflu  depuis  que  M.  Stâhlin  a  publié 

li    l,r  vol.  de  son  édition  de  Clément.  Il  I  esl  | r  «'eux  qui  possèdent  cet 

ouvrage.   Nous  pensons  que  le  lecteur  français  nous  saura  gré  de  l'avoir 
i  onservé. 


APPENDICES  325 

» 

*      Le  troisième  manuscrit  de  quelque  importance  que  nous  possé- 
dons est  un  florentin  du  xr  siècle.  Il  3e  trouve  dans  la  Bibliothèque 
JLaurentienne   PL  V,  Cod.  24  .  La  lettre  F  sert  à  le  désigner.  Il  se 

distingue  par  deux  lacunes  de  quelques  pages,  dont  la  première  se 
ouve  dans  le  1er  livre  du Paedagogus  et  la  deuxième  dans  le  second. 
On  a  mi>  longtemps  à  être  complètement  fixé  sur  la  provenance  de 
ce  manuscril  et  sur  ses  rapports  avec  les  deux  autres.  A  l'heure 
actuelle,  il  paraît  acquis  que  F  dérive  de  notre  P,  mais  indirecte- 
ment, en  d'autres  termes,  c'est  une  copie  d'une  copie  du  Parisinus. 
Cette  circonstance  enlève  à  F  beaucoup  de  sa  valeur. 

Les  quatorze  autres  manuscrits  de  nos  deux  traités  que  nous 
possédons  sont  des  copies  de  ces  trois  manuscrits.  Aujourd'hui,  on 
-!  lixé  sur  l'exacte  provenance  de  tous  sans  exception.il  y  en  a 
huit  qui  sont  des  copies  de  F,  faites  au  xve  et  au  xvie  siècle.  On  les 
reconnaît  au  fait  qu'ils  ont  les  deux  lacunes  caractéristiques  de  F. 
Deux  manuscrits  dérivent  deP.  Ils  sont  du  xve  siècle.  L'un  se  trouve 
à  Gènes  et  l'autre  à  Oxford  New  Collège  .  Celui-ci  est  une  copie  du 
premier.  On  désigne  celui  d'Oxford  par  la  lettre  X.  11  a  joui  d'un 
grand  prestige,  maintenant  disparu.  Deux  manuscrits  italiens  du 
xvie  siècle,  ne  contenant  que  le  Protrepticus,  dérivent  aussi  de  notre 
l'arisinus.  Enfin  de  F,  mais  corrigé  d'après  M,  vient  un  manuscrit 
romain  du  xve  siècle  Ottob.  94)  et  peut-être  un  manuscrit  que  pos- 
sède la  Bibliothèque  Nationale  et  qui  est  du  xvie  siècle  (Paris,  suppl. 
gr.,  2.5'.  . 

Les  Stromates  n'existent  que  dans  deux  manuscrits.  Le  premier 
est  un  Medicaso-Laurentianus  PI.  V,  c.  3  ,  désigné  par  la  lettre  L. 
Il  est  du  xie  siècle.  Paris  en  possède  une  copie  qui  est  du  xvie  siècle 
(Paris,  suppl.  gr.,  250  .  Il  sera  question  ci-dessous  des  deux  manus- 
crits du  Quis  dives. 


Les  Éditions. 

La  première  est  de  Petrus  Victorius  (Florence,  1550).  On  n'est 
pas  encore  absolument  fixé  sur  les  manuscrits  qu'il  a  employés  pour 
son  édition.  Dans  l'épitre  dédicatoire  qu'il  adresse  à  Marcel  Corvin, 


320  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

cardinal  do  Sainte-Croix,  il  mentionne  un  manuscrit  contenant  le  Pro- 
trepticus  et  le  Paedagogus,  que  lui  avait  prêté  Rodolphus  Pins,  car- 
dinal de  Carpi.  Jusqu'en  1890,  on  ignorait  la  provenance  de  ce  manus- 
crit. On  l'appelait  le  Codex  Carpensis.  Il  est  maintenant  hors  de 
doute  que  ce  manuscrit  n'est  autre  que  notre  Mutinensis.  M.  O.Stiih- 
lin  l'affirmait  en  L895  et  M.  Barnard,  qui  a  travaillé  de  concert  avec 
lui,  en  a  donné  la  preuve  complète  dans  la  préface  de  l'édition  du 
Quis  dives  qu'il  vient  de  faire  paraître  '.  On  a  aussi  des  raisons  de 
croire  que  Victorius  a  égalemenl  utilise  le  manuscrit  de  Florence 
I  2.  Cène  sont  pas  les  seuls,  mais  les  autres,  quels  qu'ils  soient, 
sont  de  date  récente.  Le  point  important  est  que  le  premier  éditeur 
de  Clément  n  a  pas  connu  le  plus  ancien  manuscrit,  notre  Parisinus. 

En  1592,  F.  Sylburg  publia  une  nouvelle  édition  des  œuvres  de 
Clément.  Sylburg  était  un  érudit  sagaceet  consciencieux.  Pour  éta- 
blir son  texte,  il  a  utilisé,  outre  l'édition  de  P.  Victorius,  un  Codex 
Palatinus  qui  est  de  1549.  C'est  une  simple  copie  du  Florentin.  Un 
des  compatriotes  de  Sylburg,  Hôschel,  conservateur  de  la  Biblio- 
thèque d  Augsbourg,  lui  communiqua  de  nombreuses  variantes  qu'il 
avait  tirées  d'un  manuscrit  contenant  d'importants  extraits  des  écrits 
de  Clément.  Ou  a  cru  jusqu'à  tout  récemment  que  ce  manuscrit 
n'existait  plus.  M.  Preuschen  l'affirme  encore  3.  M.  Stâhlin  l'a 
retrouvé.  C'est  un  Monacensis  (479)  du  xv«  siècle  4.  Il  n'a  pas  la 
valeur  qu'on  lui  attribuait.  On  le  voit,  Sylburg  ne  disposait  pas  de 
manuscrits  supérieurs  à  ceux  de  Victorius.  Son  mérite  comme  édi- 
teur est  d'avoir  corrigé  le  texte  par  une  foule  de  conjectures  heu- 
reuses, de  l'avoir  éclairci  par  d'excellentes  annotations,  et  surtout 
il  avoir  composé  un  «  Indea  rerum  et  \erboru/>i  »  qui  ligure  encore 
dans  lédition  de  Dindorf. 

L'édition  de  Sylburg  a  été  réimprimée  en  L616,  1629,  1641  et 
1688. 

'•  Pour  les  détails  su.'  1rs  travaux  rie  ces  deux  érudits,  voir  ci-dessous. 
2.  O.Stahlin,  fieitrage  zur Kenntnis  der>  ffandschriften  des  Clem.  Alex., 
Xun  mberg,  1895,  page  6. 

:;.    Harnack,    Geschichte    der  altchristlichen    Litteratur  bis   Eusebius 
t.  I,  p.    299. 

't.  Beitràge,  p.  13. 


APPENDICES  327 


« 


En  1715,  J .  Polter,  évoque  anglican  d'Oxford,  publie  une  nou- 
velle édition  de  Clément  en  deux  volumes.  C'est  la  meilleure  que 
gpùs  possédions.  Le  savant  évêque  a  eu  à  sa  disposition  trois 
manuscrits  que  n'avaient  pas  connus  Victorius  et  Sylburg.  C'étaient 
•ffabord  deux  copies  du  manuscrit  de  Florence,  datant  du  xvie  siè- 
cle :  Bodl.  39  et  Mus.  Brit.  Boy.  16  D.  XVII. 

Le  troisième  codex  dont  Potter  a  fait  usage  a  plus  de  célébrité 
que  les  deux  autres.  C'est  YOxon.  coll.  novi  139,  désigné  par  la 
lettre  N.  M.  Barnard  en  a  donné  une  description  complète  dans  la 
préface  de  son  édition  du  Quis  dives  salvetur.  Jusqu'à  M.  Stahlin  on 
n'était  pas  fixé  sur  la  véritable  valeur  de  ce  manuscrit.  On  sait 
maintenant  que  c'est  un  manuscrit  du  xve  siècle  et  qu'il  a  été  copié 
sur  une  copie  récente  du  Par/sinus.  On  a  retrouvé  cette  copie  dont 
N  est  une  reproduction.  C'est  un  manuscrit  de  Gênes  datant  du 
xv°  siècle  (miss.  urb.  28).  On  peut  suivre  dans  les  brochures  de 
M.  Stahlin  les  intéressantes  péripéties  qui  ont  peu  à  peu  permis  à 
ce  critique  de  dissiper  l'obscurité  dont  était  enveloppé  ce  manus- 
crit l.  Pour  les  Stromates,  Potter  a  eu  communication  des  variantes 
du  manuscrit  de  Paris,  lequel,  on  s'en  souvient,  n'est  qu'une  copie 
du  Laurentianus.  Ce  qui  fait  la  valeur  de  l'édition  de  Potter,  ce  sont 
les  savantes  annotations  qui  l'accompagnent.  Migne  et  Dindorf  les 
ont  reproduites. 

L'édition  de  Potter  a  été  réimprimée  en  1757  et  en   1780. 

De  1831  à  1834,  R.-S.  Klotz  publia,  à  Leipzig,  une  édition  de 
Clément.  C'est  peut-être  la  plus  défectueuse  de  toutes.  Qu'on  en 
juge  par  ce  simple  fait.  Klotz  fait  le  plus  grand  cas  de  N.  Or,  il  ne 
l'a  pas  collationné  lui-même.  II  s'est  contenté  de  s'en  rapporter  à 
Potter.  Il  semble  ignorer  P,  que  l'on  connaissait  depuis  1712  envi- 
ron. Le  P.  Nicolas  Le  Nourry,  des  Bénédictins  de  la  Congrégation 
de  Saint-Maur,  l'avait  mentionné  à  cette  épocpie.  M.  Stahlin  dit  de 
l'édition  de  Klotz  :  «  paene   inutilis    est.  » 

La  dernière  édition  de  Clément  qui  ait  paru  est  celle  de  Dindorf 
(en  4  vol.,  Oxford,  1869).  Elle  a  causé  une  déception  générale.  M.  P. 


1.  Beitràge,  p.   11 


328  clément  d'Alexandrie 

de  Lagarde  se  signala  parla  sévérité  de  ses  critiques  '.  M.  Stâhlin 
a  justifié  ces  critiques  dan- sa  brochure  intitulée  :  Observationes  cri- 
ticae  in  Cl .  Alex. 

11  nous  suffira  de  mentionner  un  seul  l'ail  pour  que  le  lecteur  soit 
fixé  sur  la  valeur  de  cette  édition.  Lorsque  M.  Stâhlin  commença 
ses  remarquables  études  sur  les  manuscrits  de  Clément,  il  ne  con- 
naissait les  trois  principaux  que  par  la  description  que  Dindorf  en  a 
donnée  dans  sa  préface.  Or.  ils'est  trouvé  que  lorsqu'il  put,  quelques 
années  plus  tard,  étudier  les  manuscrits  sur  place,  il  se  vit  obligé  de 
modifier  plusieurs  de  ses  premières  conclusions.  La  liste  des 
variantes  que  Dindorf  donne  du  Mutinensis  es!  pleine  d'inexactitudes. 
Il  en  est  de  même  de  sa  liste  des  leçons  de  F.  Ce  lut  une  cause 
d'erreurs  pour  M.  Stâhlin.  Ainsi,  plus  on  a  poussé  les  recherches 
destinées  à  établir  le  texte  de  Clément,  et  plus  l'autorité  critique  de 
Dindorf  -  esl  trouvée  atteinte.  Si  l'on  veut  se  rendre  compte  de  tout 
ce  ipi  il  y  a  à  faire  pour  que  nous  ayons  une  édition  vraiment  cri- 
tique de  Clément,  il  su  dira  de  comparer  à  celle  de  Dindorf  l'édition 
du  Quis  dives  (pie  .M.  M.  Barnard  vient  de  faire  paraître  (Cam- 
bridge, J 897) .  On  constatera  avec  étonnement  (pie  Dindorf,  comme 

ses    prédé<  es^eurs,  s'est  contenté  de    reproduire  le  texte    de  Cheis- 

ler  qui  découvrit  le  Quis  dives  en  1623,  et  qu'il  n'a  pas  pris  la  peine 
de  collationner  a   nouveau  le  Code.,-    Vaticanus  d'où  Gheisler  avait 

tin''  son  texte  ' 


* 


Le  Texte  de  Clément. 

On  vient  de  voir  que,  depuis  quelques  années,  le  texte  des  écrits 
de  notre  auteuraété  l'objet  d'études  très  sérieuses .  Ce  sont  ces 
travaux  qu'il  s'agil  maintenant  de  faire  connaître.  Déjà  en  L866 
Cobei  faisail  paraître  des  annotations  que  Dindorf  a  publiées  dans 
sa  préface  p.  \i.i\  .  En  L868,  en  1.S72  et  en  1877,  A.  Nauck  donnait 
ses  Kritische  Bemerkungen,  dans  le  bulletin  de  l'Académie  impériale 
de  Saint-Pétersbourg    t.  XII,  p.  526-528;  t.    XVII,    p.  267-270; 

1.  Dans  le  Gôttingische  gélehrte  Anzeiger,  i.   XXI,  801-82'»  :  J870. 


APPENDICES  329 

•    t.  XXH,p.  1 00) v Mentionnons  aussi U.  de  Wilamowitz-Mœllendorff, 
programme  de Greifswald,  Commentariolus  grammaticus  (t.  II,  1880). 

*   Mais  celui  qui  a  eu  le  mérite  de  tirerau  clair  toutes  les  questions 

***** 

relatives  au  texte  de  Clément,  c'est  M.  Otto  Stâhlin.  En  1890,  il 
--*-  '-publiait  ses  Observationes  criticae  in  Clementem  Alexandrinum.  C'est 
une  première  étude,  déjà  très  remarquable  par  la  sûreté  de  la 
méthode,  des  manuscrits  de  (dénient  et  des  autres  sources  du  texte 
de  notre  auteur,  telles  que  les  fragments  qui  se  trouvent  dans  les 
Catenae,  dans  les  Sacra  Parallela  et  ailleurs .  En  1805,  M.  Stahlin 
donne  ses  Beitrage  zur  Kenntnis  der  Handschriften  des  Clemens 
Alexandrinus,  Nuremberg,  1895.  Dans  l'intervalle  de  1890  à  1895, 
M.  Stâhlin  avait  pu  étudier  lui-même  sur  place  tous  les  manuscrits 
italiens  de  Clément,  et  son  ami  M.  Barnard,  de  Cambridge,  avait 
collationné  pour  lui  les  manuscrits  de  Paris  et  d'Angleterre.  Ainsi 
documenté  de  la  manière  la  plus  complète,  M.  Stahlin  est  arrivé  à 
des  résultats  que  l'on  doit  considérer  comme  définitifs.  Nous  les 
avons  exposés  dans  la  partie  de  cet  aperçu  consacrée  aux  manuscrits 
de  Clément.  M.  Stahlin  n'a  pas  seulement  étudié  à  fond  les  manus- 
crits des  œuvres  de  notre  auteur  qui  ont  été  conservées,  il  a  soumis 
à  un  examen  minutieux  les  manuscrits  italiens  ou  italiens  d'origine 
qui  contiennent  des  fragments  ou  des  extraits  des  écrits  de  Clément. 
Il  y  en  a  quatre  qui  ont  une  importance  réelle  pour  le  texte  des 
Stromates  (Xeap.,  II,  AAj  Ottob,  94;  Ottob, 98  ;  Monac,  479\  M.  Stah- 
lin a  établi  que  les  fragments  des  Stromates  qui  se  trouvent  dans  ces 
quatre  manuscrits  dérivent  tous  d'un  archétype  identique,  mais  il  ne 
veut  pas  encore  se  prononcer  sur  les  rapports  de  cet  archétype  et 
du  Laurentianus.  M.  Stahlin  étudie  également  dans  ses  Beitrage  les 
manuscrits  contenant  des  extraits  du  Protrepticus  et  du  Paedagogus, 
Ces  extraits  proviennent-ils  de  la  même  source  cpie  ceux  des  Stro- 
mates? M.  Stahlin  suspend  son  jugement. 

En  1897,  M.  P.  M.  Barnard  publiait  dans  les  Texts  and  Studies 
de  A.  Robinson(t.  V,  fasc.  II,  1897)  une  nouvelle  édition  du  Quis 
dires.  Dans  son  introduction,  M.  Barnard  résume  les  résultats  des 
recherches  auxquelles  M.  Stahlin  et  lui-même  avaient  soumis  les 
manuscrits  de  Clément.  L'accord  de  ces  deux  critiques  sur  tous  les 
points  essentiels  donne  une  grande  autorité  à  ces  résultats.  Pour  le 


330  CLÉMENT    D'ALEXA.NDRIE 

Quis  dioes,  M.  Barnard  se  sert  d'un  naanuscril  de  l'Escurial  dont  le 
Vaticanus  qu'avail  utilisé  Gheisler  n'est  qu'une  copie.  Nous  avons 
enfin  une  édition  critique  de  ce  petil  traité,  en  attendanl  celle  de* 
œuvres  de  Clémenl  dom  M.  Stâhlin  a  été  chargé. 

En  dernier  lieu,  cet  éminenl  critique  vien!  de  publier  un  travail 
qui  est  non  moins  importanl  que  le-  précédents,  Untersuchungen  ùber 
die  Scholien  ://  Clemens  Alexandrinus,  Nuremberg,  1897.  11  se  trouve 
i  otammenl  dan-  le  Parisinusel  dans  le  Mutinensis,  un  grand  nombre 
de  scolies.  On  les  a  publiées  successivement  depuis  Hervet,  le  pre- 
mier  traducteur  de  Clément,  jusqu'à  Dindorf,  mais  sans  aucune  cri- 
tique ei  avec  une  négligence  inouïe.  .M.  Stuhlin  les  étudie  avec  soin; 
i!  y  en  a  qui  ont  été  copiées  par  le  scribe  Baanes  dans  le  Parisinns 
ei  qui  se  trouvaient  dans  quelque  manuscrh  datanl  peut-être  du  vi" 
eu  du  vir  siècle,  d'autres  sonl  duesàla  plume  del'évêque  Arethas, 
d'autres  sonl  Au  xie  siècle,  les  dernières  proviennent  du  xve  siècle. 
'■'lie  étudea  permisà  M.  Stâhlin  d'établir  d'une  manière  définitive 
quelques-unes  «les  conclusions  auxquelles  il  étail  arrivé  antérieure- 
ment. Ainsi  il  est  maintenant  acquis  que  le  Mutinensis,  texte  et  sco- 
lies,  esl  une  copie  irés  fidèle  du  Parisinus.  Il  n'est  plus  douteux 
que  F  n  est  qu  une  copie  d'une  copie  de  P.  La  critique  paraît 
considérer  les  conclusions  de  M.  Stiihlin  comme  définitives  l. 


* 


La  Critique  littéraire  des  Écrits  de  Clément 

(,n  peni  dire,  -an-  exagération  aucune,  qu'il  y  a  vingl  ans  tout 
«■lait  à  faire  dans  ce  domaine .  On  ne  connaissait  pas  l'œuvre  litié- 
i.iire  de  Clément.  On  n'en  savait  que  ce  que  nous  en  apprend  Kusèlte. 

(  )n  Ignorait  au  juste  el  le  nombre  de  ses  écrits  et  la  nature  de  ceux 
qui  ont  été  perdus.  On  n'avait  même  pas  une  idée  bien  nette  du 
véritable  caractère  de  ceux  qui  nous  uni  été  conservés.  La  consé- 
quence en  étail  qu'on  ne  se  rendait  pas  exactement  compte  de  l'im 


I.  Voir   \I.    i1.    Kœtschau   dans  la   Theologische   Literaturzeitung   du 
19  mars  1898 


APPENDICES  331 

•portante  historique  de  Clément  el  de  l'influence  qu'ont  exercée  ses 
idées. 

^  ''Celui  qui  donna  la  première  impulsion  vraimenl  féconde  aux 
études  dont  Clément  a  été  l'objet  depuis  15  ou  20  ans,  c'esl  M.  F. 
-"rfT\erbeck.  Ce  critique  distingué  publia  en  1882  un  article  intitulé  : 
Ucber  die  Anfânge der patristischen  Literatur  dans  la  Historische  '/.eit- 
schrift  de  von  Sybel,  vol.  XLVIII,  p.  417  et  suiv.  .  M.  Overbeck  y 
étudiait  la  littérature  des  deux  premiers  siècles,  non  en  théologien, 
mais  en  historien  de  la  littérature.  La  transformation  profonde  qui 
se  fait  au  ne  siècle  dans  la  forme  même  de  celte  littérature  l'avait 
frappé,  et  il  cherchait  à  l'expliquer.  Cet  article  fut  très  remarqué. 
Il  fut  en  quelque  sorte  le  manifeste  de  la  nouvelle  école  critique  qui 
débutait  alors  avec  éclat  dans  le  domainede  lapatristique.  Ce  travail 
de  M;  Overbeck  abonde  en  vues  aussi  justes  qu'originales;  il  mérite 
encore  d'être  lu.  En  ce  qui  regarde  Clément,  les  pages  qu'il  lui  a 
consacrées  sont  pleines  de  pressentiments.  On  y  trouve  en  germe 
plusieurs  des  vues  qui  ont  triomphé  depuis  :  ainsi  p.  450  sur  le  but 
que  Clément  se  proposait,  p.  459  sur  le  fait  que  le  titre  des  Stro- 
mates  ne  répond  en  aucune  façon  à  l'ouvrage  qu'on  attendait.  Il  y  a 
encore  des  erreurs  qui  subsistent,  ainsi  p.  401  que  les  Stromates 
n'ont  pas  de  plan,  etc.  Ce  que  M.  Overbeck  a  bien  mis  en  lumière, 
c'est  l'importance  historique  de  Clément.  Il  voit  parfaitement  que  le 
grand  catéchète  ouvre  une  nouvelle  période  dans  l'histoire  de  la 
pensée  chrétienne. 

En  1884,  paraissait  un  ouvrage  capital.  M.  Th.  Zahn  consacrait  le 
3e  volume  de.  ses  Forschungen  zur  Geschichte  des  Neutestamentlichen 
Kanons  und  der  altchristlicken  Literatur  à  une  magistrale  étude  de- 
documents  de  Clément.  Il  l'a  intitulée  :  Supplementum  Clementi- 
num.  Nous  l'avons  dit,  tout  était  à  faire  dans  le  domaine  de  la  cri- 
tique littéraire  des  écrits  de  Clément.  Il  n'y  a  qu'à  lire  les  premières 
pages  de  la  préface  de  M.  Zahn  pour  être  édifié  sur  ce  point. 
M.  Zahn  ne  voulait,  à  l'origine,  étudier  que  le  fragment  des  Hypo- 
typoses  que  nous  possédons.  Il  s'aperçut  qu'il  ne  pouvait  faire  cette 
étude  avec  fruit  sans  embrasser  dans  ses  recherches  les  autres  frag- 
ments des  écrits  de  Clément  qui  ont  été  conservés  dans  différents 
recueils.  De  là  son  livre.  Il  commence  donc  par  une  étude  très  corn- 


332  clément  d'Alexandrie 

plète  des  fragments  de  Clémenl  que  l'on  trouve  dans  les  Càtenae, 
les  Florilegia,  les  Sacra  Parallela  dits  de  Jean  Damascène,  etc.  i'nis 
il  note  toutes  les  citations  d'écrits  de  Clémenl  qui  se  trouvenl  chez 
les  auteurs  postérieurs.  On  comprend  l'importance  de  ce  double 
travail.  M.  Zahn  mettait  en  œuvre  deux  sources  nouvelles  du  texte  de 
notre  catéchète.  A  ce  double  point  de  vue,  son  travail  est  presque 
définitif.  Il  n  y  a  eu  qu'à  compléter.  Vienl  ensuite  une  élude  très 
importante  sur  le  fragmenl  en  latin  des  Hypotyposes,  publié  pour  la 
première  fois  par  Marguerin  de  la  Digne  dans  la  Sacra  Bibliotheca 
sanctorum  Patrum,  Paris,  1575.  Croirait-on  que  tous  les  éditeurs 
ont  réimprimé  ce  fragmenl  sans  avoir  examinée  nouveau  le  manus- 
crit d'où  provenail  le  fragmenl  CodexLaud.  w  siècle)?Que  dis-je? 
sans  même  avoir  consulté  l'édition  princeps  de  de  la  BignePCe 
fragmenl  se  trouve  aussi  dans  un  Berol.  Phill.  45  dont  M.  Preuschen 
donne  les  variantes  dans  la  Geschichte  de  Harnack  p.  306  .  Enfin 
.M.  Zahn  complétait  ce  beau  travail  par  deux  études  du  plus  haul 
intérêl  sur  la  vie  de  Clémenl  ei  sur  le  VIIIe  Stromate. 

C  es1  dan-  ce  dernier  chapitre  que  se  trouvenl  les  vues  les  plus 
sujettes  à  caution.  M.  Zahn  estime  que  le  fragmenl  dit  VHP  Stro- 
mate, les  Excerpta  Theodoti  el  les  Eclogae  propheticae  sont  des 
extraits  du  VIIIe  Stromate  que  Clémenl  aurait  achevé,  (.'es  extraits 
auraient  été  faits  pins  lard,  (ies  vues  n'onl  pas  été  favorablement 
accueillies. 

En  I.S!>2.  M.  P.  Ruben  ('•niellait,  dans  une  thèse  laline  {démentis 
alexandrini  Excerpta  ex  Theodoto,  Lipsiae,  \W1  .  l'idée  <|ne  les 
/  cerpta  sonl  des  extraits  d'écrits  gnostiques  que  Clémenl  aurait 
faits  lui-même  en  vue  d'un  ouvrage  dogmatique.  Ce  devaient  être 
des  matériaux  pour  ce  depi  àp^ûv  •/.-/•  OeoXoYÉa;  que  Clémenl  men- 
tionne dans  le  !"  chapitre  du  IVe  Stromate. 

M.  J .   von  Arnim,  comme  nous  l'avons  déjà  dit  dans  noire  pre- 

mière  partie,  i seulemenl  se  rallie  à  l'idée  de  M.  Ruben,  mais  il 

I  applique  .\u\  deux  autres  groupes  d'extraits  dits  du  VIIIe  Stromate 

D     octavo   Clem.   Stromateorum  libro,  Rostock,   1894).  Les   Eclogae 

i   aussi  des  extraits   d'écrits  gnostiques    accompagnés  de  notes 

marginales,  et  le  fragmenl  dil  <\\\  \  III    Stromate  consiste  en  extraits 

de  philosophes  contemporains,  un  sceptique,  un  péripatéticien,  un 


APPENDIC1  -  333 

stoïcien.  Ce  sont  des  matériaux  que  Clément   avait  préparés,  soit 
.**  pour  les  Stromates  qu'il  n'a  |>u  achever  cl  après  M.  von  Arnim,  soil 

npur  un  ouvrage  dogmatique  que  projetail  notre  catéchète. 
**.    Avons-nous  besoin  de   dire  que  notre  explication  de  la  composi- 
jte^ Jflfn  des  Stromates  se  rattache  aux  vues  des  critiques  que  nous  venons 

de  nommer,  et   en   somme,  ne   fait   que  tirer  la  conclusion  qui  est 

déjà  en  germe  dans  les  savants  travaux  de  M  .  Zahn  ? 


Les  Sources  de  Clément. 

L'érudition  de  notre  auteur  a  longtemps  passe  pour  prodigieuse. 
L'antiquité  classique  comme  la  littérature  contemporaine,  les  écrits 
chrétiens  aussi  bien  que  les  Livres-Saints  paraissent  lui  être  égale- 
ment familiers.  La  liste  des  auteurs  qu'il  nomme  ou  qu'il  cite  est 
d'une  étendue  invraisemblable. 

Depuis  quelques  années,  on  s'efforce  de  ramener  cette  érudition, 
en  apparence  si  vaste,  à  ses  véritables  proportions  et  de  l'apprécier 
à  sa  valeur  exacte.  L'évêque  Potier  avait  déjà  marqué  ce  que  Clé- 
ment doit  à  Pbilon  et  à  quelques  autres  auteurs.  V.  Rose  d'abord, 
dans  son  Aristoteles  pseudepigraphus  (Leipzig,  1863  ,  J.  Bernavs 
ensuite  [Symbola  philologorum  Bonnens.  in  lion.  Ritsclilelii,  coll.  I, 
1864,  réimprimé  dans  les  Gesammelte  Abhandlungen,  vol.  I,  Berlin, 
1885),  font  le  compte  des  emprunts  que  notre  catéchète  a  laits  à 
Aristote.  Mais  c'est  surtout  dan-  les  dernières  années  que  l'on  a 
réussi  à  ramener  l'érudition  de  Clément  à  ses  sources  véritables. 

Il  semble  maintenant  acquis  que  Clément  faisait  usage  de  manuels 
ou  compilations  où  il  trouvait  toutes  faites  ces  listes  d'auteurs  ou 
ces  séries  de  citations  cpii  encombrent  ses  Stromates.  Ces  sortes  de 
manuels  abondaient  à  Alexandrie.  Il  y  en  avait  sur  les  sujets  les 
plus  variés.  Comme  la  notion  de  la  propriété  littéraire  n'existait 
guère  à  celte  époque,  c'est  sans  malice  que  l'excellent  Clément  uti- 
lise les  trésors  de  l'érudition  d'aulrui.  En  somme,  il  parait  bien 
qu'une  bonne  partie  de  la  science  du  catéchète  chrétien  est  de 
seconde  main.  Il  ne  faut  pas,  cependant,  exagérer.  A  côté  de  Vindi- 


334  clément  d'Alexandrie 

gesta  moles  qu'il  tire  de  ses  manuels,  Clémenl  possédail  sûrement 
une  très  vaste  lecture.  Voilà  ce  que  l'on  peut  conclure  des  travaux 
que  nous  allons  mentionner.  11  n'est  pa-  possible  d'aller  aussi  loin 
que  les  auteurs  eux-mêmes.  Presque  tous  se  laissent  séduire  par 
les  hypothèses  ingénieuses  qu'ils  imaginent  ;  ils  les  poussent  jus- 
qu  à  leurs  dernières  conséquences  ;  le  sens  de  la  mesure  leur  fait 
défaut . 

M.  Diels  est  un  des  premiers  ^  émettre  l'idée  que  Clément  a 
lait  usage  de  manuels  ou  compilations.  Il  signale  [Doxôgraphi 
graeci,  Berlin,  1879)  les  concordances  assez  frappantes  qu'il  y  a 
entre  la  liste  des  philosophes  qui  se  trouvent  dans  le  Protrepticus 
(i'i  à  66  el  celle  qui  ligure  dans  le  discours  du  Velléius  de  Gicéron 
dans  le  De  Natura  Deorum  (Ier  livre,  ch.  10  à  12).  Peut-être  les  deux 
auteurs  ont-ils  utilise  le  même  manuel.  M.  Diels,  semble-t-il,  va 
trop  loin  lorsqu'il  parle  d'une  traduction  du  f)r  Natura  que  Clément 
aurait  eue  entre  les  mains.  Dans  I,  Strom,  62  et  suiv.,  M.  Diels 
découvre  encore  un  catalogue  de  noms  qui  paraissent  avoir  été 
tirés  d'un  manuel.  D'autres  critiques  mil  repris  cette  hypothèse 
qui  semble  justifiée. 

M.  Maas  [De  biographis  graecis  Quaestiones  selectae,  dans  Philo- 
log.  Untersuchungen  de  Kiessling  et  Wilamowitz-McellendorfF, 
3e  fasc,  Berlin  1880  ,  donne  libre  ('arrière  à  son  ingéniosité  de 
savanl  el  de  critique.  Il  noie  quatre  ou  cinq  passages  des  Stro- 
mates  où  Clémenl  aurail  copié  un  auteur  de  compilations  érudites. 
Cet  auteur  sérail  Favorinus.  A  l'exemple  de  Diogène  Laërce,  Clé- 
menl aurail  exploité  son  Omnigena  Historia,  M.  Wilamowitz- 
Mœllendorff  a  combattu  celle  thèse,  mais  elle  paraîl  avoir  été 
accueillie  plutôl  avec  ia\  eur. 

M.  Miller  Zur  Quellenkritik  des  Clem.  Alex.,  dans  le  Hernies, 
i.  XXI,  p.  L26  à  L33,  1886  pense  aussi  que  Clémenl  a  usé,  sans 
beaucoup  de  scrupules,  de  manuels  el  de  compilations.  Il  en  voit 

la  preuve  dans  Protrept.,  '\1,  e1  dans  I.  Strom.,  L32-135  :  en  coni- 
paranl  ces  listes  -i  certains  passages  des  Parallela  minora  dits  de 
Plutarque,  il  arrive  à  cette  conclusion  :  ci  (démens  liai  fur  die  bei- 
den  Stùcke  ein  Buch  benutzt  welches  Notizensammlungen  ûber 
A.ntiquitaten  enthieh 


APÊEXDICES  335 

Ce§  travaux  donnent  l'impression  que  Clément  n'est  qu'un  pla- 

""    giaire.  Il  est  nécessaire   de  la  corriger  en  tenant  compte  d'autres 

faits   que  ceux    que  relèvent    les    critiques    que  nous   venons   de 
in- 
nommer. 

---'  C'est  ce  que  M.  Scheck  n'a  pas  fait.  Il  a  cru  de  bonne  foi  que 
notre  catéchète  n'a  vécu  que  du  bien  d'autrui.  A  l'entendre,  Clé- 
ment n'aurait  aucune  originalité.  Il  s'efforce  d'établir  (De  fontibus 
Clem.  Alex.,  1889)  que  toute  l'érudition  de  Clément  a  sa  source 
dans  la  littérature  judéo-alexandrine  et  qu'elle  n'a  aucune 
valeur. 

Il  y  a  dans  différents  passages  du  Ier  Stromate  (74-76,  78-80;  des 
listes  ou  catalogues  d'inventions  avec  les  noms  légendaires  de  ceux 
qui  les  auraient  découvertes.  Deux  jeunes  critiques,  MM.  M.  Krem- 
mer  (De  Catalogis  keurematum,  Leipzig,  1890)  et  A.  Wendling  (De 
peplo  aristotelico  Quaestiones 'selectae ,  Strasbourg,  1891),  ont  recher- 
ché l'origine  de  ces  catalogues.  Ils  les  ont  comparés  aux  catalogues 
semblables  qui  se  trouvent  dans  Pline  l'Ancien,  Tatien,  Grégoire 
de  Nazianze,  etc.  Il  est  bien  difficile  de  ne  pas  leur  accorder  que 
nous  avons  dans  ces  passages  de  Clément  des  pages  copiées  dans 
des  écrits  spéciaux. 

M.  A.  Schlatter  a  étudié  la  chronologie  du  chapitre  xxi  du  Ier  Stro- 
mate en  se  plaçant  au  même  point  de  vue  que  les  critiques  que  nous 
avons  nommés.  Il  a  émis  1  idée  (Zur  Topographie  und  Geschichte 
Palàstinas,  1893),  que  Clément  a  fait  usage,  dans  ce  chapitre,  d'une 
chronologie  chrétienne  qui  daterait  de  la  10e  année  d'Antonin  le 
Pieux  et  qui  aurait  eu  pour  auteur  un  certain  Judas  mentionné  par 
Eusèbe  (H.  E.,  VI,  7).  Il  a  repris  cette  hypothèse  dans  un  curieux 
article  très  suggestif,  publié  dans  les  Texte  und  Untersuchungen 
(t.  XII;  Der  Chronograph  ans  dem  zehnten  J  a  lire  Antonins,  1894). 
L'hypothèse  est  très  ingénieuse,  mais  décidément  trop  hardie. 

Mentionnons  pro  memoria,  Hozakowski,  De  Chronographia  Clem. 
Alex.,  Monasterii  Guestf,  1890. 

Nous  avons  réservé  deux  études  qui  sont  peut-être  ce  que  l'on  a 
publié  de  plus  intéressant  sur  les  sources  de  l'érudition  de  Clément 
et  sur  les  origines  de  sa  pensée.  L'une  est  de  M.  C.  Merk  (Clem. 
Alex.,  in  seiner  Abliàngigkeit  von  der  griecli.   Philosophie,  Leipzig, 


336  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

187'.1  ,  l'autre  de  M.  P.  Wendland,   Quaestiones  musonianae,  rlissrr- 
tatio,  Berlin,  1886. 

La  thèse  deM.  Merk  esl  queGlémenl  es1  resté  foncièremenl  stoï- 
cien ;  il  n'est  chrétien  qu'à  la  surface  :  le  fond  de  ses  idées  sur  Dieu, 
le  Logos,  la  morale  n'a  pas  changé.  Pour  établir  cette  thèse,  l'au- 
teur use  d'un  procédé  forl  simple.  Il  tire  des  écriis  de  Clément 
tous  les  passages  qui  sentenl  le  stoïcisme  :  il  les  groupe,  les  classe, 
les  commente  el  en  tire  finalement  toute  une  philosophie  stoïcienne 
1res  cohérente  et  de  la  bonne  marque.  M.  Merk  n'a  oublié  qu'une 
chose,  c'esl  qu'avec  son  procédé  on  prouverait,  avec  autanl  de  faci- 
lité, que  Clémenl  esl  au  fond  un  platonicien  impénitenl  égare  dans 
l'Eglise  et,  du  même  coup,  on  ne  se  méprendrai  pas  moins  sur  le 
véritable  caractère  de  notre  catéchète. 

M.  P.  Wendland  esl  bien  de  l'avis  <le  M.  Merk,  auquel  il  ne 
ménage  pas  les  éloges,  mais  il  a  eu  la  sagesse  de  limiter  ses  obser- 
vations à  un  poinl  particulier.  Il  soutient  que  dans  le>  IIe  el  IIIe 
livres  du  Pédagogue,  Clémenl  a  mis  à  contribution  un  écrit  stoïcien, 
qu'il  en  a  transcrit  textuellement  plusieurs  chapitres  à  telles  ensei- 
gne.-- que  rien  n'est  plu-  aisé  que  d  extraire  du  Pédagogue  cel  écrit, 
de  s'en  faire  une  idée  et  même  d'en  déterminer  l'âge  et  l'auteur, 
enfin  que  cel  auteur  étail  Musonius,  le  maître  d'Epictète,  el  que 
l'écrit  en  question  aurait  été  un  recueil  des  Xôyoi  de  Musonius.  Sto- 
bée  en  a  conservé  «les  extraits  dont  plusieurs  concordent  jusque 
dans  les  termes  avec  bon  m  mi  lire  de  passages  du  Pédagogue,  el  Epic- 
tète  <>u  du  moins  Arrien,  le  rédacteur  de  ses  leçons,  en  parait  avoir 
utilisé  quelques  pages. 

li  sérail  difficile  de  donner  entièrement  gain  de  cause  à  M.  Wend- 
land. Un  point  cependanl  parait  acquis,  c'esl  que  Clément,  dans 
son  Pédagogue,  a  largement  mis  à  contribution  la  morale  stoïcienne. 
Non-  pensons  même  qu'il  y  a  lieu  d'accorder  à  M.  Wendland  que 
nohe  catéchète  a  fail  usage  pour  son  livre  d  un  écrit  stoïcien  dans 
le  genre  de  celui  que  ce  critique  attribue  à  Musonius.  Quoi  <|u  il  en 
soit,  le  travail  de  M.  Wendland  est  certainement  ce  qui  a  été  écrit 
de  plus  remarquable  sur  Clément,  dans  ces  dernières  années. 


APPENDICES  337 

La  Doctrine  de  Clément. 

"^  La  |)lup;irt  des  ouvrages  ou  mémoires  qui  traitenl  de  la  doctrine 
<r  iiy  notre  catéchète  ou  d'un  poini  particulier  de  sa  théologie  tombenl 
sous  le  coup  de  la  même  critique.  Leur  commun  défaut  es1  de  man- 
quer de  base.  En  d'autres  termes,  leurs  auteurs  ont  négligé  d  étu- 
dier  le  problème  littéraire  que  soulèveni  les  écrits  de  Clément, 
avant  d'aborder  l'examen  de  ses  doctrines.  Commenl  veut-on  bien 
saisir  la  pensée  de  Glémenl  si  l'on  ne  s'esl  pas  fait  une  idée  arrêtée 
sur  le  plan  des  Stromates  et  sur  la  place  qui  revient  à  ce  traité  dans 
l'ensemble   du   grand   ouvrage    du   théologien  d'Alexandrie?  C'est 

or»  o 

l'analyse  littéraire  qui  apprend  que  le  chapitre  de  morale  qu'est  le 
Pédagogue  ne,  s'adresse  pas  à  la  même  catégorie  de  chrétiens  que  le 
chapitre  de  cette  murale  qui  se  trouve  dans  les  Stromates.  Comment 
veut-on  avoir  une  idée  claire  de  l'éthique  de  Clément  si  l'on  néglige 
celte  distinction?  C'est  cependant  ce  qu'ont  fait  tous  ceux  qui  ont 
étudié  sa  morale.  Dan--  ces  conditions,  il  nous  suffira  de  mentionner 
les  ouvrages  qui  traitent  de  la  doctrine  de  notre  catéchète,  sans 
autrement   nous  y  arrêter. 

Signalons,  dans  certains  ouvrages  d'un  caractère  général,  les 
jugements  d'ensemble  les  plus  intéressants  qu'on  ail  portés  sur 
Clément  et  son  œuvre.  Ou  trouvera  dans  II.  Rjtter  [Geschichte  der 
Philosophie,  t.  A'  quelques  pages  remarquables  où  l'idéal  chrétien 
du  grand  catéchète  d'Alexandrie  est  retracé  de  main  de  maître; 
M.  Ed.  de  Pressensé  'Histoire  des  trois  premiers  siècles  de  I  Eglise 
chrétienne,  IIe  série,  t.  II,  208  à  281;  IIIe  série,  t.  Ier,  202-833) 
apprécie  Clément  en  quelques  pages  vigoureuses,  en  se  plaçant  au 
point  de  vue  du  moraliste  el  du  théologien  chrétien  plutôt  qu'à 
celui  de  l'historien.  On  peut  en  dire  autant  du  doginalicien  Dorner 
l Die  Lehre  der  Person  Ghristi).  M.  A.  Harnack  envisage  le  catéchète 
d'Alexandrie  au  point  de  vue  de  l'histoire  et  marque  admirablement 
-.i  place  dans  l'évolution  des  idées  chrétiennes  ( Dogmengeschichte , 
t.  I,  p.  501).  Signalons  les  articles  de  Jakobi  dans  la  Reàlencyclo- 
pi'nlie  de  Herzog  el  Plill,  et  de  Wescott,  dans  leDictionary  ofChris- 
tian  Biography  de  Smith  etWace.  On  trouvera  un  exposé  de  la 
théologie  de  Clément,  soit   dans   E.  Redepenning  (Origenes,  2  vol., 

n 


338  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Bonn,  1841  ,  soit  dans  Ch.  Bigg  (Tlie  Christian  Platonists  of  Ale- 
xandrin, Oxford,  L886). 

Parmi  les  ouvrages  plus  spéciaux  signalons  : 

Hébert  Duperron,  Essai  sur  la  polémique  et  la  philosophie  de  Clé- 
ment d'Alexandrie,  Paris,  1855. 

Cognai,  Clément  d'Alexandrie,  su  doctrine  et  sa  polémique,  Paris, 

L858. 

Freppel,  Clément  d'Alexandrie,  Paris,  1866. 

J.-ll .  Miillcr,  Idées  dogmatiques  de  Clém.  d'Aléa  .,  Strasbourg,  1861  , 

A.  F.  Dâhne  De  piicret  Clem.  Alex.,  Leipzig,  1831. 

11.  J.  Reinkens,  De  fide et  gnosei  Clem.  Mer..  Breslau,  1850. 
De  Clémente  presbytero  Alex.,  Breslau,  1S.M  . 

II.  Reuter,  Clem.  Alex.,  theologiae  moralis  capita  selecta,  Bres- 
lau, 185.5. 

II.  Lâmmer,  Clem.  Alex. de  X6yi|>  doctrina, Leipzig.  1855. 

Schûrmann,  Die  Hellenische  Bildung  u.  ihr  Verhâltniss  zur  Christl. 
iitir/i  der Darstellung des  Clem.  von  Alex.,  Munster,  1859. 

W.  Ililten,  Clem.  Alex,  quid  de  sacri  Novi  Test,  sibi  persuasion 
habuerit,  l<S(>7. 

II.  Preische,  De  y/tûtti  Clem.  Alex.,  dissert.,  Icna,  1871. 

F.  .1.  Winter,  Die  Ethik  des  Clem.  von  Alex.,  Leipzig,  1882. 

P.  Ziegert,  Zwei  Abhandlungen  ûber  Clem.  Alex.,  Heidelberg, 
1894. 

II.  Kuiiei  ,  Clem.  Mer.  und  das  N.-T.,  (lie-en.  1897. 


Traductions. 

('..  Hervet,  traduction  Latine,  parue  àFlorence  en  1551  et  souvent 
réimprimée. 

|).-  Genoude,  dans  s<  -  Pères  de  I  Église,  i.  IV  el  i.  Y, Paris,  J.S.>!). 

Hoppenmûller  e1  Wimmer,  traduction  du  Quis  dives,  Protrepticus 
t  i  Paedagogus  dans  la  Bibl.  der  Kirchl.  Vater,  L875. 

Traduction    anglaise    dans    The    ante-nicene    Christian    Library. 
vol.  IV  et  Y;  édition  américaine  de  Goxe,  Buffalo,  1884-1886. 


*w 


APPENDICES  339 


Dernières  éditions. 


V .  Hort,  Clément of  Alexandria,Miscellanies,  Book  VII.  Texte,  tra- 
Ifuction  el  notes,  ouvrage  posthume  revu  et  publié  par  J.  Mayor, 
1902. 

O.  Stiililin,  Clcmens  Alexandrinus,  Erster  Band.  Protrepticus  und 
Paedagogus  (édition  de  l'Académie  royale  de  Prusse),  190."». 


II 


DU   PLAN    DES  STROMATES 

Parmi  les  points  qui  ont  attiré  son  attention  dans  noire  étude,  la 
critique  compétente  a  notamnienl  relevé  le  plan  de  composition  que 
nous  attribuons  à  Clément.  Si  M.  P.Wendland  le  déclare  acceptable, 
d'autres  SOulèvenl  des  objections  '.  Parmi  ces  derniers,  une  place 
à  part  revient  à  M.  Heusi  -•  Il  a  !ail  de  nuire  livre  un  examen  si 
consciencieux  el  si  impartial  que  nous  lui  devons  une  explication. 
Nous  pouvons  d'autanl  moins  passer  sous  silence  ses  observations 
qu'elles  n'onl  pas  laissé  de  faire  impression3.  Nous  estimons  qu  il 
sérail  regrettable  que  --es  vues  parvinssent  à  prévaloir,  car  elles  ne 
pourraient  avoir  d'autre  effel  que  de  ramener  sur  Clémenl  el  "-nu 
œuvre  la  confusion  et  l'obscurité  que  nous  avons  essayé  de  dissiper. 

Nous  ne  suivrons  pas  M.  Heusi  dan-  le  t'étail;  m  m  s  nous  borne- 
rons à  discuter  ce  qu  il  y  a  d'essentiel    dans  -es  vues. 

M.  Heusi  s'efforce  d'écarter  noire  thèse  par  une  question  de  fait. 
Clémenl  aurait  écrit  le-  trois  et  même  les  quatre  premiers  Stro- 
mates  avanl  -on  Pédagogue.  Que  deviendrait  alors  le  plan  de  com- 
position que  non-  lui  attribuons  .  Dans  ce  vaste  plan,  les  Stromates 
oui  leur  place  après  le  Pédagogue.  On  ne  comprendrait  pas  que 
Clémenl  en  eut  conçu   l'idée   avant  d'avoir  achevé  les  deux  pre- 


I.  Dans  la  Theologische  Littcraturzeitung,  année  IS'.IK,  n°  25,  et  dans 
Jahrbùchet  fur  dàé  classiscKe  Alîeflum,  Geschichte  u.  deutscke  Lit- 
teratur  u .  fin  Pàdagogik,  1902,  Y.  |>.  1-19. 

1.  Heusi,  C.  Die  Stromateis  <l<-s  Clem.  tlex.  in  ihrem  Verhâltniss  -uni 
Protrepticos  u.  Pàdagogos dans  la  Zeitschrifî  fur  Wissenschaflliche  Théo- 
logie, 1902,  |>.    165. 

3.  A.  Harnack,  Chronologie  der  altchr.  Litter,  2"  vol.  p,  '.t. 


APPENDICES  341 

•     mi  ères  parties  de  son  grand  ouvrage.  C'esl  nous  opposer,  si  je  puis 
ainsi  dire,  la  question  préalable  l. 

"    M.Heusi,  reprenant  une  observation  de  M  .  P.Wendland,  soutient 

qu'il  y  a  dans  le  Pédagogue  trois  allusions  très  claires  au  IIIe  Stro- 

i.*»~"înate  ou  plus  exacteiueul  à  toute  cette  partie   des  Stroiuales   qui   de 

la  tiu  du  II*-  jusque  fort   avant  ('ans  le   IVe  traite  de  la  tempérance  -. 

De  fait  les  allusions  contenues  dans  ces  passages  s'appliquent  fort 
bien  au  1 1  Ie  Stromatë.  Mais  elles  pourraient  s'appliquer  tout  aussi 
liien  à  nu  autre  écrit  ou  fragment  d'écrit  de  ('dément.  On  pensait 
jusqu'à  présent  que  notre  auteur  faisait  allusion  à  un  rap;.  b[0'x~v.zï 
qu'il  avait  déjà  donné.  M.  Zahn  croyait  même  avoir  retrouvé  un 
fragment  de  cet  écrit.  Clément  peut  fort  bien  avoir  écrit  sur  ce 
sujet  à  plusieurs  reprises  et  traité  du  7x1x0;  dans  plus  d'un  écrit. 
C'est  ce  qu'il  lait  justement  dans  ce  xe  chapitre  du  IIe  Pédagogue. 
Avec  un  auteur  qui  se  répète  sans  cesse,  il  est  bien  risqué  d'affir- 
mer que  telle  allusion  ne  s'applique  qu'à  tel  écrit  ou  à  telle  partie 
d'écrit. 

Mais  même  s'il  était  certain  que  les  passages  dont  il  s'agit  font 
allusion  au  IIIe  Stromatë,  on  ne  serait  pas  encore  autorisé  à  con- 
clure que  les  premiers  Stroinales  ont  été  composés  avant  le  Péda- 
gogue. Ici  encore  on  oublie  décompter  avec  une  possibilité,  je 
devrais  dire,  avec  une  probabilité.  De  l'avis  de  tout  le  monde,  le 
III'  Stromatë  est  un  hors  d'oeuvre.  M.  Heusi  lui-même  déclare  que 
c'est  un  traité  indépendant  du  reste  3.  Dès  lors  est-il  invraisemblable 
qu'en  efi'et  Clément  ait  composé  un  traité  r,to\  b^/.o'jr.zl'x^ ou  Xôy0? yatj.'.- 
y.ôc,  qu'il  ait  écrit  ce  traité  avant  d'entreprendre  son  grand  ouvrage 


1.  Je  néglige  la  première  objection  que  M.  II.  fait  à  ma  thèse.  Il  con- 
teste, mon  exégèse  des  passades  de  Clément  où  je  vois  de  claires  allusions 
au  planque  j'attribue  à  mon  auteur.  Il  est  assez  inutile  de  discuter  l'exégèse 
de  ces  passages  parce  que  si  l'on  admet  mon  point  de  vue,  ils  sont  fort 
clairs  ;  le  sens  que  je  leur  donne  paraît  le  plus  naturel  et  le  plus  plausible. 
Si  on  les  lit  à  travers  le  point  de  vue  de  mon  critique,  évidemment  on 
n'y  trouvera  pas  l'allusion  que  j'y  vois. 

2.  II,  Paedag.  9'i;   52,  III,  Paedag.  41. 

If.  P.  '186  :  In  ungleich  hôherem  Grade  als  die  ubrigen  Bûcher  bildet 
das  III  Biicli  ein  selbststândiges  Ganzes, 


342  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

el  que  lorsqu'il  traitait  dans  les  Stromatesde  la  morale,  de  l'^8txoç 
X'>;o;  «'«>iiiiiic^  il  l'appelle,  il  ait  trouvé  commode  d'y  insérer,  à  titre 
de  IIIe  Stromate,  ce  traité  de  la  tempérance? 

De  cette  manière  s'expliquerait  le  fait  que  la  tradition  mentionne 
un  traité  à  part  icspt  ifY.pat.'zslau;,  que  Clément  lui-même  ait  pu  le  citer 
comme  tel  dans  son  Pédagogue,  et  que  cependant  ce  traité  soit  à 
identifier  finalement  avec  le  IIIe  Stromate.  Je  ne  pense  pas  que  l'on 
puisse  contester  que  les  choses  aient  pu  se  passer  comme  je  le  sup- 
pose. Dès  lors  les  conclusions  que  M.  Ileusi  tire  des  passages  du 
Pédagogue  n'ont  que  la  valeur  d'une  hypothèse. 

Si  d'autre  part,  on  a  les  raisons  les  plus  sérieuses  de  croire  que 
le  plan  de  composition  que  nous  attribuons  à  Clément  es1  bien  celui 
qu'il  a  conçu  et  qu'il  a  en  grande  partie  réalisé,  il  ne  peut  suffire 
d'une  hypothèse  pour  «pie  notre  thèse  soit  déclarée  d'emblée  inad- 
missible *. 

L'essentiel  de  la  critique  de  M.  Ileusi  se  ramène  à  un  point.  Il 
veut  absolument  que  les  Stromates  soient  un  écrit  dogmatique.  C'est 
le  «  Didascale  »  que  Clément  se  proposait  de  donner  comme  con- 
clusion à  son  grand  ouvrage.  Telle  a  été  l'opinion  courante  jusqu'à 
présent.  Au  fond  M.  II.  défend  la  tradition  contre  une  hypothèse 
qui  n'en  tient  aucun  compte. 

Qu'on  me  permette  de  remettre  sous  les  yeux  du  lecteur  les  prin- 
cipaux textes  sur  lesquels  je  fonde  mon  explication  de  la  composi- 
tion du  grand  ouvrage  de  Clémeni  . 

Nous  ,i\.nis  d'abord  le  premier  chapitre  du  Pédagogue  (livre  Ier). 


I.  M.  Ileusi  m'accuse  de  ne  pas  apprécier  à  sa  juste  valeur  le  talent  lit- 
téraire de  Clément.  Je  crois,  cependant,  lui  avoir  rendu  pleine  justice. 
Qu'on  veuille  bien  se  reporter  à  l'analyse  que  j'ai  faite  «lu  Protrepticus. 
Mais  si  sincère  que  suit  mon  admiration  pour  les  belles  pages  de  Clément, 
cela  ne  doit  pas  m'empêcher  d'être  sensible  à  ses  défauts  d'écrivain.  Il 
es)  icii. du  que  les  Stromates  sont  un  ouvrage  indigeste  cl  mal  composé, 
Il  contient  dis  pages  admirables,  mais  trop  souvent,  elles  sout  uoyées 
dans  '!'•  longues  digressions  pédantesques  cl  verbeuses.  Mon  critique, 
avec  un'1  lionne  loi  qui  I  honore,  rappelle  nu  jugement  «le  Lessing  sur  les 

Str aies  encore    moins    indulgent  que  le  mien.  Je  pense  que    ce    grand 

écrivain  se  connaissait  en  matière  de  goût  littéraire. 


APPPENDICES  343 

•  Avant  d'aborder  la  matière  de  cet  écrit,  Clémenl  tienl  à  marquer 
avec  insistance  le  lien  qui  le  rattache  el  à  celui  qu'il  vienl  d'ache- 
*  ver,  le  Protrepticus,  el  à  un  autre  écril  <iu'il  annonce,  mais  dont  il 
donne  clairement  à  entendre  qu'il  n'est  pas  encore  composé.  Il 
Jfcw^commence  donc  par  caractériser  le  Protrepticus  el  en  même  temps 
le  Pédagogue.  Il  faudrait  relever  les  termes  mêmes  dont  Clément 
se  sert  ici  pour  faire  constater  la  précision  avec  laquelle  il  définit 
et  le  Protrepticus  qu'il  vient  d'achever  el  le  Pédagogue  qu'il  va 
entreprendre.  Assurément  il  ne  le  fait  pas  sans  déployer  cette  sub- 
tilité de  distinctions  verbales  qu'il  tient  de  l'école,  mais  au  moins 
dit-il  très  clairement  quel  est  le  but  de  l'un  et  de  l'autre  traité.  Le 
Protrepticus  doit  arracher  les  âmes  aux  habitudes  et  coutumes  reli- 
gieuses du  paganisme.  II  doit  poser  le  fondement,  v.yr-'ï  àXî)8eia<;; 
à-j-'oo  vsw  \LVfxko\i  8eoù  ôsf/iXioq  ô  Tcpo-upeittixoç  s'Àr/Ev  tx  rjOr,  otôxoù  (àv8pu>- 
wj),  8eoaepsîa<;  v.t.^(^z\j.wi;  ô  yoûv  oûpavtoç  t-/£;jiojv,  ô  Xô^oç,  ômjvtxa  [xev 
si;  fftdrrçpîav  itapexaXse  TtpoTpsitxocoç  ovojxa  aûxw  7,v...  11  reste  maintenant 
(vuvt  os...)  à  former,  discipliner,  corriger,  guérir  les  âmes  qui  ont 
été  attirées  au  christianisme.  C'est  la  tache  du  Pédagogue.  Ainsi  les 
deux  premières  fonctions  du  Logos  sont  exclusivement  pratiques. 
Clément  le  répète  plusieurs  fois  :  «  Le  but  du  Pédagogue  est  de 
rendre  l'âme  meilleure,  non  de  l'instruire,  d'être  le  maître  d'une  vie 
de  tempérance,  non  de  science.  » 

Enfin,  dans  le  dernier  paragraphe  de  ce  chapitre,  Clément  nous 
apprend  que  le  Logos  a  une  troisième  fonction  à  remplir.  C'est 
d'être  SiSacncaXtxôi;,  didactique.  .Mais,  ajoute-t-il  avec  une  grande 
force,  avant  d'aborder  la  science,  il  faut  être  entièrement  guéri,  c'est- 
à-dire  purgé  de  tout  levain  de  vie  païenne.  Alors  :  (erra)  seulement 
on  aura  «  besoin  du  maître  ».  Ainsi  le  Logos  fait  franchir  à  l'âme 
trois  étapes,  -zo-.zï-un  avwôsv,  l'irerua  -a;oa-/w;.'-<~<jv,  ï-\  -à-iv  sx8i8âaxa>y. 

Se  peut-il  rien  de  plus  clair.'  N'est-il  pas  évident  que  Clément  se 
propose  de  composer  un  ouvrage  qui  aura  trois  parties?  Ce  sera 
une  vaste  trilogie  dont  le  Logos  sera  le  poète.  La  première  partie 
est  achevée.  C'est  le  Protrepticus.  11  commence  la  seconde,  c'est  le 
Pédagogue  La  troisième  partie  n'esl  qu'à  l'état  de  projet.  Ce  sera 
un  ouvrage  didactique.  11  s'intitulera  le  Didascale  ou  Maître. 

Toute  la  question  est  de  savoir  si  les  Stromàtes  sont  cette  troi- 


344  CLÉMENT    n"  \1  i  \  V.NDRIE 

sièrae  partie. On  m'ac'cordera  bien  que  j'ai  démontré  i\uc  cei  écril  ne 
répond  ni  par  son  Litre  ni  par  son  contenu  à  ce  que  Clémenl  nous 
pr il   ici.   Il    laui    un    véritable    parti    pris    pour  reconnaître   le 

Didascale      ou  Maître  dans  les  Strornates. 

Mais  que  les  textes  répondent  à  ma  place. 

Au  débul  du  IV'  Stromate,  Clément,  craignanl  sans  doute  que 
son  lecteur  ne  perde  patience,  le  renseigne  -m4  ses  intentions.  11 
trace  le  programme  <|n'il  se  propos,e  de  suivre.  Dans  un  premier 
paragraphe,  il  énumère  avec  la  plus  grande  précision  les  matières 
qu'il  \  a  traiter  el  qu'il  a  en  effel  traitées  jusqu'à  la  lin  du  \  II"  Stro- 
mate. Il  semble  s'être  imaginé  qu'il  épuiserail  ces  matières  en  un 
seul  volume  '.  Puis  au  paragraphe  suivant,  il  esquisse  l'étude  qu'H 
devail  faire  ensuite  pour  être  complet.  Enfin  dans  le  troisième 
paragraphe,  il  annonce,  qu'une  fois  débarrassé  des  sujets  qu'il  a 
énumérés,  il  pourra  initier  son  lecteur  à  ces  doctrines,  à  ce  haut 
enseignemenl  chrétien  qu'il  a  tant  de  fois  fail  miroitera  ses  yeux. 
Le  lecteur  sera  enfin  dûmenl  préparé,  moralemenl  en  étal  de  rece- 
voir cet  enseignement. 

Il  ne  peut  y  avoir  de  doute  sur  le  sens  <\r  ce  dernier  paragraphe. 
Clémenl  dil  que    ■  lorsque  son  dessein  aura  été   pleinemenl  achevé 

dans  les  Strornates  .  c'est-à-dire  lorsque  les  Strornates  auront 
épuisé  les  matières  qu'il  vienl  de  mentionner, alors,  x<5xe,  il  abordera 
tyv-';i  o/-'.  YvtoTctxr,v  ç j77; / v; :'/■/ .  Il  explique  lui-même  ce  qu'il  entend 
p  r  cette  çoTtoXoyîa.  C'est  une  science  —  on  remarquera  «pi  il  la 
considère  comme  nue  contemplation  mystique  l-<>--i>.'j.  —  qui 
embrasse  à  la  lois  [a  cosmogonie  e1  la  théologie.  C'esl  un  système 
complet.  C'est  le  haut  enseignement  chrétien.  Ce  sonl  xà  \Lzyxka 
\).j--.r\y.-j..  Tout  ce  qui  a  précédé,  doue   les  Strornates,  n'a  été  qu'une 

préparati i  celte  science    vraiment    gnostique   :  TïoXXf,  y*P  \  '"'' 

r\',i   -y.-hy.:    ôosiXoi/ivcov   zr.c  y/  r  Ui'.y;    avàvxri  — -  TCOoSiaxex'JTïcou.Évwv   xû>v 

I.  Prévenons  i' i  une  confusion.  La  phrase  jwtxà  xt(v  xoy  tïoooiuÎoj  ei<j3o- 

'/ i  ,  5v  Iv    7tpo0c(j.£vou(;  reiv  j-ojxvKf(u.!»pt-s'applique   aux  Strornates  en 

entier.  Clémenl  rappelle  qu'il  avait  <lii  dans  sa  pn  face  qu'il  pensait  qu  un 

imalo  suffirait.  C'esl  la  phrase  suivante  qui   nous   parait  indiquer  que 

I  autour  pense  achever  le  programme  du  Ier  jj  en  un  volume  :  i—  ■   xo'ixoi; 


APPENDICES 


345 


« 


-:v.-T09YOï',a:  v.%\  iraoa8o6f,vat  Seôvxuv.  Cette  suprême  science,  il  la 
réserve  pour  l'avenir.  Le  livre  qui  la  contiendra  n'esl  pas  encore 
é£rit,  àXXà  yàp  T'^  'A''  YsYP*4'STat  V'  ''-^-"  Ve  '-''^V 

Qu'-est-ce  que  cette  science  supérieure  qu'on  nous  promet?  Quel 
-'\  l'ouvrage  qui  répond  à  ce  signalemenl  ?  Ce  ne  peut  être  que  ce 
Didascale  ou  Maître  que  Clémenl  annonçait  au  débul  du  Pédagogue. 
Or  lorsque  noire  auteur  trace  ce  vaste  plan  au  commencement  de 
son  IVe  Stromate,  cel  écrit  est  encore  à  l'état  de  projet.  D'après  les 
propres  déclarations  de  Clément,  il  ne  pourra  l'aborder  que  lors- 
qu'il aura  épuisé  toutes  les  matières  énumérées  dans  les  deux 
premiers  paragraphes. 

Au  début  du  VIe  Stromate,  notre  auteur  rappelle  son  programme 
et  annonce  qu'il  va  en  poursuivre  racheveinenl.il  déclare  une  fois 
de  plus  qu'il  remet  à  plus  lard  la  tractation  dogmatique  !".  Enfin 
nous  ne  le  trouvons  pas  plus  avancé  au  VIIe  Stromate.  Le  Didascale 
est  toujours  à  venir.  «  Mon  propos,  dit-il,  en  ce  moment  est  de 
«  dépeindre  la  vie  du  gnostique  et  non  d'exposer  le  système  des 
«  doctrines  ;  je  le  ferai  plus  tard  au  moment  convenable  ;  je  respec- 
«  terai  ainsi  la  suite  des  sujets  2  ».  Enfin  au  moment  de  clore  son 
VIIe  Stromate,  il  dit  qu'ayant  achevé  cette  partie,  la  description  de  la 
vie  gnostique,  il  va  remplir  sa    promesse  :  to-j-ttov  i\\û\  TCpoSnqvufffxé- 

V(1)V.  .   .    fl£XÎO)(JL£V   ï~\   T7JV    JtÔt/Ej'.V. 

Voilà  les  textes  essentiels  sur  lesquels  nous  fondons  notre  expli- 
cation de  la  composition  du  grand  ouvrage  de  Clément.  Nous  ne 
parvenons  pas  à  voir  qu'ils  soient  susceptibles  d'une  autre  inter- 
prétation. II  nous  semble  qu'il  en  ressort  clairement  que  lorsque 
Clément  achevait  son  dernier  Stromate,  il  avait  encore  à  écrire  le 
Didascale.  Les  Stromates  ne  sont  donc  pas  l'ouvrage  dogmatique 
qu'il  avait  annoncé  et   promis   3. 

1.  VI,  Strom., II,  i  :  -caô-ca  (-à  uj—vv.x  pàv  &Tiepxt6sjxat  Staaao^ffsiy, 
ômjvt'xa  y.-'  ta  ïtep?  apywv  toTç  "EXXt(ct'.v  EipTjfjiÉva  sirîovueç  v-eÀt''/'0;-1-'''  ~~',~r'~- 
-/àz  lazaBm  xr.c  Qecooîaç  liciosî^ouiev  */.a!  -à  uj"/ v.x. 

2.  M.  Mavor  dans  l'édition  du  VIIe  Strom.  de  Ilorl  (1902)  qu'il  a  publiée 
interprète  ce  passage  comme  nous.  Voir  la  note   ad  locum. 

3.  C'est  l'étude  de  ces  textes  qui  m'a  suggéré  mon  hypothèse  et  c'est 
ensuite   à  la  lumière  de  celle  hypothèse  que  j'ai   cru   comprendre  que  les 


346  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

Mais  si  les  Stromates  ne  -~ < > m i  pas  le  traité  dogmatique  uni  devait 
couronner  son  grand  ouvrage,  s'ils  ne  soni  qu'un  écril  préparatoire 
que  Clémenl  n'a  jugé  nécessaire  qu'au  moment  d'écrire  le  Didas- 
cale,  pourquoi  ce  livre  a-t-il  de  telles  dimensions?  Pourquoi  Clé- 
ment  ne  parvient-il  jamais  à  s'en  détacher?  Plus  il  approche  «lu 
moment  où  il  devrait  enfin  nous  donner  son  Didascale  cl  plus  il 
semble  hésiter. 

Je  crois  qu'il  n'esl  pas  difficile  d'en  donner  les  raisons.  Il  est 
certain  que  Clément  n'avait  aucunement  l'intention  de  grossir  à  ce 
point  ses  Stromates .  Il  croyait  d'abord  qu'il  lui  suffirait  d'un  seul 
Stromate  '.  Personne  n'esl  plus  étonné  que  lui,  de  voir  les  Stro- 
mates succéder  aux  Stromates.  Ajoute/,  que  notre  auteur  n'a  pas 
mis  la  dernière  main  à  son  ouvrage.  Il  savait  composer  un  livre,  il 
l'a  prouvé.  Mais  il  s'est  vu  débordé.  S'il  en  avait  eu  le  temps,  ii 
aurait  peut-être  dégrossi  et  allégé  son  ébauche.. 

(les  raisons  ne  sont  pas  sans  valeur,  mais  j'en  aperçois  de  plus 
profondes.  J'ose  dire  qu'il  est  hors  de  doute  que  Clémenl  est  avant 
tout  moraliste  et  pédagogue.  La  morale  et  les  discussions  qu'elle 
soulève  occupent  les  deux  tiers  île  son  ouvrage.  (Test  ce  que 
M.  Heusi  semble  entièrement  méconnaître.  Clémenl  est  par  voca- 
tion un  éducateur  d'âmes.  La  conception  mêmede  son  grand  ouvrage 
est  d'un  homme  uniquement  préoccupé  île  former,  discipliner,  édu- 
quer  les  caractères.  Il  n'est  pas  dogmaticien.  Quand  on  l'esl  par 
tempérament,  on  fait  comme  Origène  qui  donne  son  De  principiis 
avant  quarante  ans  ;  on  n'attend  pas,  comme  Clément,  d'être  à  la  lin 
de  sa  carrière,  Encore  n'a-t-il  jamais  pu  se  décider  à  faire  œuvre  de 
dogmaticien,  c'est-à-dire,  à  formuler  et   systématiser  sa  théologie . 


nombreux  passages  dans  lesquels  Clément  renvoie  son  lecteur  apparcm- 
mi  ni  à  un  traité  qu'il  se  propose  d'écrire,  nous  renvoient  en  réalité  aux 
chapitres  du  Didascale  qu  il  espère  écrire  un  jour.  Ce  ne  sont  pas  ces 
passages  qui  constituent  pour  moi,  comme  le  pense  M.  Heusi,  un  argu- 
ment en  faveur  de  ma  thèse.  L'explication  que  j'en  donne  n'esl  qu  une 
simple  conséqiiencc  de  ma  thèse.  J'aurais  préféré  qu'il  eût  discuté  à  tond 
Irv  textes  essentiels, 

I.  I  S',  sirimi     I,  I  :  ï-/ i-A  TtpoBeuévouç  xeAeu&vetv  oTiouv^uiaTi. 


APPENDICES 


347 


•  Personne  ne  sejitait  plus;  que  lui  la  nécessité  de  couronner  son 
œuvre  par  une  gnose,  mais  il  n'a  pu  s'y  résoudre  faute  tic  pouvoir. 
*  Et  cette  gnose  quelle  idée  s'en  fait-il?  Pour  lui  comme  pour 
tous  les  hommes  élevés  en  ce  siècle  à  l'école  de  Platon,  comme 
•w&w^four  Origène  et  Plotin,  la  gnose  est  je  ne  sais  quelle  entité  trans- 
cendante qui  plane  bien  haut  dans  le  monde  invisible.  lia  pour  elle 
les  sentiments  d'un  mystique.  Il  n'imagine  pas  que  la  simple  raison 
puisse  l'embrasser  ou  même  l'atteindre.  Il  y  faut  la  contemplation, 
FÈTtOTrceîa.  Voilà  pourquoi  il  exige  de  son  gnostique  une  si  longue 
préparation.  Pour  être  en  état  de  contempler  la  vérité,  il  faut  subir 
une  laborieuse  initiation.  Gomment  un  disciple  qui  vient  à  peine 
d'être  purgé  du  vieux  levain  de  paganisme  par  les  soins  du  Péda- 
gogue serait-il  déjà  en  état  d'être  admis  aux  suprêmes  mystères  ?  Les 
conseils,  les  exhortations,  les  directions  des  Stromates  sont  indis- 
pensables. Clément,  à  vrai  dire,  ne  semble  pas  très  sûr  de  lui-même. 
Au  moment  d'étreindre  la  Vérité,  il  a  l'air  de  reculer.  Assurément 
s'il  avait  eu  le  génie  perçant  et  hardi  d'Origène,  il  n'aurait  pas  tant 
hésité  ;  il  ne  se  serait  pas  si  longtemps  attardé  à  la  porte  du  sanc- 
tuaire. Au  fond  s'il  n'a  pas  écrit  le  «  Didascale  »,  c'est  que  l'audace 
lui  a  manqué;  si  les  Stromates  se  sont  ajoutés  aux  Stromates,  c'est 
que  cela  lui  permettait  d'ajourner  une  échéance  redoutable. 

D'où  vient  qu'en  général  on  prenne  les  Stromates  pour  un 
ouvrage  dogmatique  et  qu'on  y  voie  le  traité  annoncé  et  promis  par 
Clément  dans  son  Pédagogue;1  C'est  que  les  Stromates  donnent 
l'impression  d'être  l'œuvre  d'un  intellectualiste.  Les  discussions 
subtiles  y  abondent,  les  distinctions  verbales  foisonnent.  On  se 
ligure  que  l'on  a  affaire  à  un  scolastique,  à  un  dogmaticien,  à  un 
logicien.  C'est  là,  nous  le  répétons,  une  idée  erronée.  Sans  doute 
il  se  trouve  dans  cet  écrit  une  foule  de  pages  qui  seraient  mieux  à 
leur  place  dans  un  traité  comme  le  De principiis  d'Origène.  On  ne 
doit  pas  pour  cela  méconnaître  le  vrai  caractère  de  Clément.  Il  est 
dans  les  Stromates  comme  partout  ailleurs  avant  tout  éducateur  et 
moraliste.  D'ailleurs  lui-mèrne  n'ignore  pas  qu'il  y  a  dans  les  Stro- 
mates des  fragments  d'enseignement  plus  dogmatique.  Il  s'en  excuse 
en  disant  que  dans  ces  endroits,  il  s'exprime  de  manière  à  n'être 
compris  que  d'un    petit  nombre  d'initiés.  Pour  les  autres  ses  demi- 


348  CLÉMENT    d' ALEXANDRIE 

révélations  ne  sonl  que  des  énigmes  bonnes  toul  au  plus  à  les 
excitera  en  chercher  le  sens  '.  Ce  mol  à  lui  seul  prouve  que  (llè- 
iiiciii  prévoil  que  d'autres  que  des  -  gnostiques  »  le  liront.  Si  les 
Stromates  étaient  le  Didascale,  il  seserait  exprimé  plus  clairement 
mais  il  aurait  réservé  cel  ouvrage  aux  chrétiens  1rs  plus  avancés. 

Songe- t-on  aux  conséquences  de  l'erreur  qui  fail  quel'on  iden- 
tifie le  Didascale  avec  1rs  Stromates? 

()n  esi  forcément  amené  à  effacer  la  triple  distinction  que  Clé- 
menl  fail  parmi  1rs  chrétiens.  D'après  lui,  il  y  ;>  le  simple  croyant, 
puis  celui  qui  aspire  à  la  lois  à  plus  de  perfection  morale  et  à  plus 
de  gnose;  il  y  a  enfin  le  gnostique.  (Te  si  le  parlait  chrétien .  Il  y  en 
a  eu  ici-bas,  d'après  Clément,  quelques  rares  exemplaires.  Tels  les 
apôtres.  Le  vrai  gnostique  esl  déjà  un  dieu.  Soutenez  que  les  Stro- 
mates ne  devaient  pas  rire  suivis  d'un  Didascale,  qu'il  ne  devait  pas 
y  avoir  un  traité  à  l'usage  <\c>  chrétiens  arrivés  au  suprême  degré, 
vous  prétendrez  néccssairemenl  que  Clément  n'a  jamais  distingué 
que  deux  classes  de  chrétiens,  (l'est  ceque  fait  M.  Heusi.  Je  crois 
avoir  signalé  dans  ma  i  roi siè me  partie  assez,  de  passages  de  Clémenl 
pour  établir  qu'il  a  réellement  fait  la  triple  distinction  que  je  sup- 
pose. Inutile  d'y  revenir.  Mais  que  Ton  veuille  bien  observer  qu'en 
méconnaissant  la  triple  distinction  que  fail  Clément,  on  le  rejette 
pour  ainsi  dire,  de  plusieurs  siècles  eu  arrière.  On  le  fait  contem- 
porain des  philosophes  platoniciens  ou  stoïciens  qui  se  bornaient  à 
classer  les  hommes  en  deux  grandes  catégories.  D'une  part  le  sage 
et  de  I  autre  le  commun  des  mortels.  Au  h"  siècle,  I  idéalisme  ascé- 
tique cl  religieux  s'empare  de  plus  en  plus  des  âmes.  Le  sage 
il  autrefois,  même  le  sage  <lu  Portique  parai!  trop  raisonnable,  trop 
tempéré.  <  Mi  lui  voudrail  des  vertus  transcendantes,  (Mi  en  arrive 
ainsi  à  distinguer  parmi  les  sages  eux-mêmes  une  élite  de  premier 
choix.  I'\  ihagorc  en  est  pour  toul  le  monde  le  modèle  achevé.  Mais 
même  dan-  le  présent  on  a  vu  en  chair  el  en  os  le  sage  sublime, 
I  espèce  de  «  surhomme  que  rêvenl  ces  âmes  plus  mystiques  que 
philosophes.  C'esl  Apollonius  de  Tvane.  Philostrate  en  fera  le  héros 
de  son  roman.  Ces  aspirations  cl  ces  idées,  vous  les  retrouverez  plus 

1.   \  II.  Strom.,  YYIII,    I  10. 


APPENDICES  349 

nettes  encore  chez  Origène  et  chez  Plotin.  Voilà  où  va  le  courant 
dti  siècle.  Que  Ton  nie,  en  dépit  des  textes,  que  Glémenl  ail  fail  des 
distinctions  qui    rappellenl  celle-ci,  on    le  son    forcément    de  son 

--*•  t^'mps.  11  n'en  a  plus  les  tendances  et  l'esprit;  il  retarde;  il  aurait 
dû  vivre  avant  Philon  ouïes  néopythagoriciens  d'Alexandrie.  11  n'est 
plus  le  contemporain  d'Epictète,  de  Plutarque,  d'Albinus,  de  Nume- 
nius,  de  Philostrate.  En  l'arrachant  à  son  temps,  vous  renoncez  à 
l'explique]";  nous  ne  le  voyons  plus  dans  sa  vraie  perspective  his- 
torique. 

Le   point  de  vue  que  nous  critiquons  comporte  une  autre  consé- 
quence   qui  n'est  guère  moins  fâcheuse  que  la  première. 

Comme   (dénient   parle  sans   cesse   de   la   nécessité  de  préparer 
ceux  qui  aspirent  à  devenir  des  gnostiques,  il  faut  bien  qu'à  défaut 
des  Stromates,  on  soutienne  que  c'est  le  Pédagogue  qui  est  destiné 
à   donner  cette    préparation.   Ce  traité   n'aurait    pas   pour   but    de 
dégrossir  des  néophytes  qui  viennent  de  s'affilier  au  christianisme; 
il  s'adresserait  à  des  fidèles  qui  aspirent  à  un  christianisme   supé- 
rieur. C'est  ainsi  que  le  comprend  M.  Heu-i.  Je  ne  rappellerai  pas 
tant  de  textes  déjà  indiqués  qui  ne  s'accordent  pas  avec  le  point  de 
vue  de  mon   critique.  Il  est  un  fait  qui  me  parait  trancher  la  ques- 
tion. Il  n'est  pas  concevable  que  les  deux  derniers  livres  du  Péda- 
gogue aient  été  écrits  pour  d'autres  que  pour  des  néophytes  de  la 
première  heure.  M.  Wendland  a  prouvé  que  pour  sa  peinture  de 
la  vie  païenne    Clément   a   largement   emprunté  à    Musonius,  aux 
moralistes  grecs.  Ces  satires  si  réalistes  s'appliquent  parfaitement 
à  des  gens  qui  viennent   d'abandonner  le   paganisme    mais  qui  en 
sont   encore  tout   imprégnés.   Quand  on  se    convertissait  alors   au 
christianisme,  on  passait   par  plusieurs    phases.  La  conversion  ne 
s'opérait  pas  d'un  seul  coup.  On  se  sentait  attiré  vers  les  chrétiens, 
le  plus  souvent,  par  la  sympathie  et  l'admiration  qu'inspiraient  les 
confesseurs.  On   lisait    l'Ancien   Testament  ;  on    se  persuadait  que 
toute  l'histoire  du  Christ  y  était  prédite  jusque  dans  les  moindres 
détails  ;  on  se  convainquait    de  la  divinité  de  la  nouvelle  religion; 
on   demandait    alors    le    baptême.  Celui-ci    consommait  la  rupture 
avec  le  milieu,  la  famille,  le  passé.  On  se  trouvait  encadré  dans  une 
société  a  part  où  les  mœurs  étaient  très  austères.  On  y  faisait  son 


350  CLÉMENT    D'ALEXANDRIE 

éducation  et  bientôl  on  se  trouvait  façonné  à  l'image  de  son  nouveau 
milieu.  Telles  ont  été  les  conversions  de  Justin,  de  Clément,  de 
Tertullien  et  de  beaucoup  d'autres.  Ne  voit-on  pas  combien  la  pré- 
dication du  Pédagogue  de  Glémenl  était  appropriée  à  des  gens  qui 
devenaient  chrétiens  de  cette  manière  ?  Le  Protrepticus  les  arrachait 
au  paganisme,  à  la  superstition  des  vieilles  habitudes,  comme  dit  si 
exactement  Glémenl  lui-même.  Puis  il  les  livrait  au  Pédagogue  qui 
les  dégrossissait,  les  dépouillait  de  ce  <(u'ils  avaient  encore  de  paga- 
nisme, en  taisait  de  vrais  chrétiens.  Voilà  les  gens  auxquels 
s'adresse  le  Pédagogue  de  Clément.  Quel  sens  cela  aurait-il  eu  de 
tenir  pareil  langage,  celui  des  deux  derniers  livres,  à  des  gens 
depuis  longtemps  chrétiens  el  qui  même  aspiraient  à  un  christia- 
nisme transcendant? 

En  conclusion,  ce  <pii  me  parait  recommander  l'hypothèse  que  j'ai 
émise,  c'est  qu'elle  replace  Clément  ei  son  œuvré  dans  son  cadre 
historique.  Il  reprend  ligure  de  personnage  vivant;  on  comprend 
qu'il  ait  (•\c\-i-r  une  puissante  action  sur  l'élite  chrétienne  de  son 
temps.  Les  Stromates  redeviennent  un  facteur  historique  de  pre- 
mier ordre.  Avec  le  poini  de  vue  que  défend  M.  Heusi,  on  ne  com- 
prend plus  ce  que  vient  faire  Glémenl  à  la  fin  du  IIe  siècle.  11  peul 
être  intéressant  pour  ceux  qui  cataloguent  les  dogmes,  qui  aiment  à 
les  classer  méthodiquement,  qui  les  embaument  volontiers  dans  un 
manuel,  mais  sa  figure  énigmatique,  perdue  dans  le  brouillard,  ne 
parviendra  guère  à  passionner  les  historiens. 


*» 


TABLE  DES  MATIÈKES 


Pages . 

Préface ^~  * 

Introduction 

Chapitre  premier.  —  L  Église  chrétienne  à  la  fin   du    IIe  siècle.  .  .  5 

—  II.  —  Biographie  de  Clément.  —  Sa  conversion 22 

—  III.  —  L'École  catéchétique    d'Alexandrie 34 

—  IV.  —  Les    écrits  de  Clément '- 

Première  Partie.  —  La  Question  littéraire 

Chapitre  premier.  —  Le  grand  ouvrage  de  Clément 51 

—  II.  —  Le  Protrepticus 61 

—  III.  —  Le  Pédagogue 72 

—  IV.  —  Le  Maître 87 

—  V .  —  Les   Stromates 96 

—  VI.  —  Du  véritable    caractère  des  Stromates 109 

—  VII.  —  La  physionomie  intellectuelle  de  Clément 122 

Deuxième  Partie.  —  La  Question  historique 

Chapitre  premier.  —  La  question 127 

—  II.  —  Les  simpliciores 137 

—  III.  —  Les  simpliciores  et    Clément 150 

—  IV.   —  Ce  que  Clément  entendait   par  philosophie 161 

—  V.   —  De  la    philosophie  grecque  dans  le  passé 174 

—  VI.  —  Du  rôle  de  la  philosophie  dans  le  présent 192 

—  VII.  —  La  Foi  et  la  Gnose 201 


352  TABLE    I>K     MATIÈRES 

Troisième  Partie   —  La  Question  dogmatique 

(  Ihapitre  premier.  —  Les  sources 217 

II.  —  L'idée  de  Dieu 230 

III.  —  La  christologie  de  Clément. 2'i<S 

•  —       IV.  —  Le  gnostique. . , 27  ï 

Conclusion.  —  Deux  formes  de  christianisme .'S  15 

Appendices.  —  Aperçu  bibliographique 323 

—              Du  plan  des    Slromatos 340 


il    PUY-BN-VELAY.  IUP.    PEYHILLER,  ROUCHOR  Bt   OAMON. 


• 


ERNEST    LEROUX,    ÉDITEUR 
28,   lii  e  Bonaparte,  Paius 

ESSAI  SUR  LE  GNOSTICISME  EGYPTIEN 

Par  E.  AMELINEAU 
Un  volume   in-'i 25  fr 


HISTOIRE  DE  LA  DIVINATION  DANS  L'ANTIQUITÉ 

Par  A.  BOUCHÉ-LECLERCQ,  de  l'Institut. 
i  volumes  in -8 , ',u  fr 


L'ASTROLOGIE   GRECQUE 

Par  A.  BOUCHÉ-LECLERCQ,  de  ITnstitut. 
h  forl  volume  in-8,  de  680  pages,  avec  î7  figures 20  fr 


INTRODUCTION  A  L'ÉTUDE  DU  GNOSTICISME 

AU  IIe  ET  AU  IIIe  SIÈCLE 
Par    Eug.  de  FAYE 
l'n  volume  in-8 »  fr 


LA  MAGIE  ASSYRIENNE] 

/  tude  suivie  de  textes  magiques,   transcrits,  traduits  <-t  commentés 

Par  C.   FOSSEY 

l'n  volume  in -h 16  fP, 

CULTES,  MYTHES  ET  RELIGIONS 

Par   Salomon   REINACH,  de  l'Institut. 
_'  volumes  in-K,  illustrée 15  fr 


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Faye,    Eugène  de 

Clément  d • Alexandrie 


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