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Full text of "Collection complete des oeuvres de J.J. Rousseau, citoyen de Geneve"

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COLLECTIO  N 

COMPLETE 

DES  CEUVRES 

D  E 

J.  J.  ROUSSEAU. 

TOME  QUATRIEME. 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  witin  funding  from 

University  of  Ottawa 


Iittp://www.archive.org/details/collectioncomple04rous 


COLLECTION 

COMP  LE  TE 

DES  ŒUVRES 

D   E 

J.  J.  ROUSSEAU, 

Citoyen    de   Genève. 
TOME  QUATRIEME. 


Contenant  les  IV  premiers  Livres  à'Emikf 
ou  de  V Education. 


A    GENEVE. 


M.    D  C  C.    L  X  X  X  I  L 


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PRÉFACE  W EMILE. 

V>  E  Recueil  de  réflexions  &  d'obfervations ,  fiins 
ordre ,  &  prefque  flms  fuite ,  fut  commencé  pour  com- 
plaire à  une  bonne  mère  qui  fait  pcnfer.  Je  n'a^ois 
d'abord  projette  qu'un  IMémoire  de  quelques  pages  : 
mon  fujet  m'entraînant  malgré  moi ,  ce  IMémoire  de- 
vint infenfiblement  une  efpece  d'ouvrage,  trop  gros, 
fans  doute  ,  pour  ce  qu'il  contient  ,  mais  trop  petit 
pour  la  matière  qu'il  traite.  J'ai  balancé  long-tems  à  le 
publier  ;  &  fou^^ent  il  m'a  fait  fentir ,  en  y  tra\'aillant , 
qu'il  ne  fuffit  pas  d'avoir  écrit  quelques  brochures  pour 
favoir  compofer  un  livre.  Après  de  viiins  efforts  pour 
mieux  faire ,  je  crois  devoir  le  donner  tel  qu'il  eft: , 
jugeant  qu'il  importe  de  tourner  l'attention  publique  de 
ce  côté -là;  &  que,  quand  mes  idées  feroient  mau- 
Viùfcs  ,  fi  j'en  fiiis  naître  de  bonnes  à  d'autres  ,  je 
n'aurai  pas  tout- à -fait  perdu  mon  tems.  Un  homme, 
qui  de  fa  retraite ,  jette  fes  feuilles  dans  le  Public  , 
fans  preneurs ,  £ins  parti  qui  les  défende ,  fans  favoir 
même  ce  qu'on  en  penfe  ou  ce  qu'on  en  dit,  ne 
doit  pas  craindre  que ,  s'il  fe  trompe ,  on  admette 
fes  erreurs  fans  examen. 

Je  parlerai   peu   de  l'importance  d'une  bonne  édu- 
Emile.     Tome  I.  a 


n 


PREFACE 


cation  ;  je  ne  m'arrêterai  pas  non  plus  à  prouver  que 
celle  qui  eft  en  ufage  eft  mau^^aife  ;  mille  autres  l'ont 
£iit  avant  moi,  &  je  n'aime  point  à  remplir  un  livre 
de  chofes  que  tout  le  monde  fkit  Je  remarquerai  feu- 
lement, que  depuis  des  tems  infinis  il  n'y  a  qu'un 
cri  contre  la  pratique  établie ,  fans  que  performe  s'a- 
vife  d'en  propofer  une  meilleure.  La  Littérature  &  le 
favoir  de  notre  fiecle  tendent  beaucoup  plus  à  détruire 
qu'à  édifier.  On  ccnfure  d'un  ton  de  maître  ;  pour 
propofer ,  il  en  faut  prendre  un  autre ,  auquel  la  hau- 
teur pliilofophique  fe  compLiit  moins.  Malgré  tant 
d'écrits  ,  qui  n'ont ,  dit  -  on  ,  pour  but  que  l'utilité 
publique ,  la  première  de  toutes  les  utilités ,  qui  eft:  l'art 
de  former  des  hommes,  eft:  encore  oubliée.  J\lon  fujet 
étoit  tout  neuf  après  le  livre  de  Locke ,  &  je  crains 
fort  qu'U  ne  le  foit  encore  après  le  mien. 

On  ne  connoît  point  l'enfance  :  fur  les  fiuffes  idées 
qu'on  en  a ,  plus  on  \'a ,  plus  on  s'égare.  Les  plus 
lagcs  s'attachent  à  ce  qu'il  importe  aux  hommes  de 
favoir ,  fms  confidérer  ce  que  les  enfans  font  en  état 
d'apprendre.  Ils  cherchent  toujours  l'homme  dans  l'en- 
fant ,  f ms  penfer  à  ce  qu'il  eft  avant  que  d'ctre 
homme.  Voilà  l'étude  à  laquelle  je  me  fuis  le  plus 
appliqué,   afin   que,  quand  toute   ma    métliode   feroit 


D'    E    M    I    L    E. 


III 


diimérique  &  fuuffe,  on  pût  toujours  profiter  de  mes 
obfervations.  Je  puis  avoir  très -mal  vu  ce  qu'il  faut 
faire,  mais  je  crois  avoir  bien  vu  le  fujet  fur  lequel  on 
doit  opérer.  Commencez  donc  par  mieux  étudier  vos 
élevés;  car  très  -  afîlirément ,  vous  ne  les  connoifiTez 
point.  Or  fi  vous  lifez  ce  li^Te  dans  cette  xue,  je 
ne  le  crois  pas  fans  utilité  pour  i^ous. 

A  l'égard  de  ce   qu'on  appeUera  la  partie  fyftéma- 
tique,   qui  n'eft  autre  chofe  ici  que  la  marche  de  la 
nature,  c'eft-là  ce  qui  déroutera  le  plus  le  Lecteur; 
c'eft   auffi   par -là   qu'on   m'attaquera   fins   doute;    & 
peut-être  n'aura-t-on  pas  tort.    On  croira  moins  lire 
un   Traité   d'éducation,  que  les  rêveries   d'un  vifion- 
naire  fur  l'éducation.    Q_u'y  faire?  Ce  n'eft  pas  fur  les 
idées   d'autrui  que   j'écris  ;   c'eft  fur  les  miennes.    Je 
ne  vois  point  comme  les  autres  hommes  ;  il  y  a  long- 
tems  qu'on  me  l'a  reproché.    J\ïais  dépend -il  de  moi 
de  me  donner  d'autres  yeux,  &  de  m'afFedcr  d'autres 
idées?  Non.    D  dépend  de   moi  de  ne   point  abonder 
dans  mon  fens ,  de  ne  point  croire  être  feul  plus  fige 
que  tout  le  monde  ;  il  dépend  de  moi,  non  de  chan- 
ger de  fentimcnt,  mais  de  me  défier    du  mien  :   voilà 
tout  ce  que  je   puis  fiure,  &  ce  que  je  fais.    Que  fi 
je  prends  quelquefois  le  ton  affirmatif ,  ce  n'eft  point 


IV  PREFACE 

pour  en  impoRrr  au  Lecteur  ;  c'eft  pour  lui  parler  comme 
je  pciife.  Pourquoi  propoferois-je  par  foriiic  de  doute 
ce  dont ,  quant  ù  moi  ,  je  ne  doute  point  ?  Je  dis 
exad;ement  ce  qui  fe  pafTe  dans  mon  cljnit. 

En  expoKuit  avec  liberté  mon  fentiment,  j'entends  (i 
peu  qu'il  falTe  autorité ,  que  yy  joins  toujours  mes 
raifons,  afin  qu'on  les  pefe  &  qu'on  me  juge  :  mais 
quoique  je  ne  veuille  point  m'obftiner  à  défendre  mes 
idées ,  je  ne  me  crois  pas  moins  obligé  de  les  pro- 
pofer  ;  car  les  maximes  fur  Icfquelles  je  fuis  d'un 
avis  contraire  à  celui  des  autres,  ne  font  point  indif- 
férentes. Ce  font  de  celles  dont  la  vérité  ou  la  fauf- 
feté  importe  à  connoître ,  &  qui  font  le  bonheur  ou 
le  malheur   du    genre  -  humain. 

Propofez  ce  qui  ell  faifible ,  ne  ce(re-t-on  de  me 
répéter.  C'cll  comme  ii  l'on  me  difoit  ;  propofez  de 
faire  ce  qu'on  fait  ;  ou  du  moins ,  propofez  (piclquc 
bien  qui  s'allie  avec  le  mal  cxllbmt.  Un  tel  projet, 
llir  certaines  matières ,  cil  beaucoup  plus  chimérique 
que  les  uiicns  :  car  dans  cet  alliage  le  bien  fc  gâte, 
&  le  mal  ne  fe  guérit  pas.  J'aimeroLs  mieux  fuivre 
en  tout  la  pratique  établie  (jue  d'en  prendre  une  bonne 
à  iknii  :  il  y  auroit  moins  do  contravUclion  dans 
l'homme;   il   ne   peut    tejidre   à   la  fois  à  deux  butii 


D'    E    M    I    L    E.  Y 

oppofés.  Pères  &  IMeres,  ce  qui  eft  £ii£ible  eft  ce 
que  vous  voulez  faire.  Dois  -  je  répondre  de  votre 
volonté  ? 

En  toute  efpece  de  projet ,  il  y  a  deux  chofes  à 
confidérer  :  premièrement,  la  bonté  abfoluc  du  projet; 
en  fécond  lieu,  la  facilité  de  l'exécution. 

Au  premier  égard ,  il  fuffit ,  pour  que  le  projet 
foit  adniiflible  &  praticable  en  lui-même  ,  que  ce 
qu'il  a  de  bon  foit  dans  la  nature  de  la  chofe  ;  ici , 
par  exemple,  que  l'éducation  propofée  foit  convenable 
à  l'homme,  &  bien  adaptée  au  cœur  humain. 

La  féconde  confidération  dépend  de  rapports  donnés 
dans  certaines  fituations  :  rapports  accidentels  à  la 
chofe ,  kfqucls ,  par  conféquent ,  ne  font  point  né- 
ceffaires ,  &  peuvent  varier  à  l'infini-  Ainfi  telle  édu- 
cation peut  être  praticable  en  SuifiTe  &  ne  l'être  pas 
en  France  ;  telle  autre  peut  l'être  chez  les  Bourgeois , 
&  telle  autre  paritii  les  Grands.  La  facilité  plus  ou 
moins  grande  de  l'exécution  dépend  de  mille  circonf- 
tances,  qu'il  ell  impolfible  de  déterminer  autrement  que 
dans  une  application  particulière  de  la  méthode  à  tel  ou 
à  tel  pays ,  à  telle  ou  à  telle  condition.  Or  toutes  ces 
applications  particulières  n'étant  pas  elfenticlles  à  mon 
fujet,  n'entrent  point  dans  mon  plan.    D'autres  pour- 


VI  PREFACE     D'  E  M  I  L  E. 

ront  s'en  occuper  ,  s'ils  veulent,  chacun  pour  le 
Pays  ou  l'Etat  qu'il  aura  en  vue.  Il  me  fuffit  que 
par  -  tout  où  naîtront  des  hommes ,  on  puilTe  en 
faire  ce  que  je  propofe  ;  &  qu'ayant  fait  d'eux  ce 
que  je  propofe,  on  ait  fait  ce  qu'il  y  a  de  meilleur 
&  pour  eux-mêmes  &  pour  autnii.  Si  je  ne  rem- 
plis pas  cet  engagement ,  j'ai  tort  fans  doute  ;  mais 
fi  je  le  remplis ,  on  auroit  tort  aufli  d'exiger  de  moi 
davantage  5  car   je   ne   promets  que   cela. 


E  IM  I  L  F, , 


EMILE, 

o  u 
DE  L'ÉDUCATION. 


=«;2!&= 


L  I  F  R  E    Premier. 

=  =         ^mr  ■' 


JL  O  u  T  eft  bien  ,  fortant  des  mains  de  l'Auteur  des 
chofes  :  tout  dégénère  entre  les  mains  de  l'homme.  II 
force  une  terre  à  nouixir  les  produdions  d'une  autre  ,  un 
arbre  à  porter  les  fruits  d'un  autre  :  il  mêle  <Sc  confond 
les  climats,  les  élcmens,  les  faifons  :  il  mutile  fon  chien, 
fon  cheval  ,  fon  efclave  :  il  boulcverfe  tout  ,  il  défigure 
tout  :  il  aime  la  difformité,  les  monflrcs  :  il  ne  veut  rien, 
tel  que  l'a  fait  la  nature ,  pas  même  l'homme  ;  il  le  faut 
drefTer  pour  lui ,  comme  un  cheval  de  manège  ;  il  le  faut 
contourner  à  fa  mode,  comme  un  arbre  de   fon  jardin. 

Sans  cela ,  tout  iroit  plus  mal  encore  ,  &:  notre  efpece 
ne  veut  pas  être  façonnée  h.  demi.  Dans  l'état  où  font 
déformais  les  chofes ,  un  homme  abandonne  dès  fa  naif- 
fiuice  h  lui-même  parmi  les  autres,  feroit  le  plus  défigure 
de  tous.  Les  préjugés ,  l'autorité  ,  la  nécefTité ,  l'exemple , 
toutes  les  inflitutions  fociales  dans  lefquelles  nous  nous 
trouvons  fubmergcs ,  éroufferoient  en  lui  la  nature ,  &  ne 
mettroient  rien  h  la  place.  Elle  y  feroit  comme  wn  arbrif- 
Emile,    Tome  I,  A 


i  EMILE. 

fcau  que  le  hazard  fait  naître  au  milieu  d'un  chemin  ,  6c 
que  les  paflans  font  bientôt  périr ,  en  le  heurtant  de  toutes 
parts  &:  le  pliant  dans  tous  les  fens. 

C'e/i:  à  toi  que  je  m'adrefle,  tendre  &  prévoyante  mère  (i), 
qui  fçus  t'écartcr  de  la  grande  route,  ôc  garantir  rarbrilTcau 
naifTant  du  choc  des  opinions  humaines  !   Cultive ,  arrofe  la 


(  I  )  La  première  éducadon  eft  cel- 
le qui  importe  le  plus  ;  &  cette  pre- 
mière éducation  appartient  incontef- 
tablcment  aux  femmes  :  fi  l'Auteur  de 
la  nature  eût  voulu  qu'elle  appartint 
aux  iiommes,  il  leur  eût  donné  du  lait 
pour  nourrir  les  enfans.  Parlez  donc 
toujours  aux  femmes ,  par  préférence , 
dans  vos  Traités  d'éducation  ;  car , 
outre  qu'elles  font  à  portée  d'y  veiller 
de  plus  prés  que  les  hommes  &  qu'elles 
•y  influent  toujours  da^'antage,  le  fuc- 
cés  les  intéreffe  aufli  beaucoup  plus , 
puifquc  la  plupart  des  veuves  fe  trou- 
vent prefque  à  la  merci  de  leurs  enfans, 
&  qu'alors  ils  leur  font  vivement  fen- 
tir ,  eh  bien  ou  en  mal  ,  l'cftiçt  de  h 
manière  dont  elles  les  ont  élevés.  Les 
loix  ,  toujours  fi  occupées  des  biens 
&  fi  jieu  des  perfonnes ,  parce  qu'elles 
ont  pour  objet  la  paix  &  non  lii  vertu, 
ne  donnent  pas  alTez  d'autorité  aux 
rtieres.  Cependant  leur  état  eft  plus  fur 
que  celui  des  percs  ;  leurs  devoirs  font 
plus  pénibles  ;  leurs  foins  importent 
plus  au  bon  ordre  de  la  famille  ;  gé- 
néralement cites  ont  plus  d'attache- 
ment pour  les   enfans.    Il  y  a  des 


occafions  où  un  fils  qui  manque  de 
refped  à  fon  père  ,  peut ,  en  quelque 
forte  ,  être  excufé  :  mais  fi  ,  dans 
quelque  occafion  que  ce  fiit ,  un  enfant 
étoit  aiïez  dénaturé  pour  en  manquer 
à  fa  mère ,  à  celle  qui  l'a  porté  dans 
fon  fein ,  qui  l'a  nourri  de  fon  lait , 
qui ,  durant  des  années  ,  s'cft  oubliée 
elle-même  pour  ne  s'occuper  que  de 
lui  ,  on  dcvroit  fe  hâter  d'étouffer 
ce  miférable  ,  comme  un  monftrc  in- 
digne de  voir  le  jour.  Les  mères  , 
dit-on  ,  gâtent  leursenfens.  En  cela, 
fans  doute  ,  elles  ont  tort  ;  mais  moins 
de  tort  que  vous ,  peut-être  ,  qui  les 
dépravez.  La  mcrc  veut  que  fon  en- 
fant foit  heureux  ,  qu'il  le  foit  dc3 
à  préfcnt  En  cela  elle  a  raifon  : 
quand  elle  fe  trompe  fur  les  moyens  , 
il  faut  l'éclairer.  L'ambition  ,  l'avarL 
ce ,  la  tyrannie  ,  la  faufic  prévoyance 
des  pères ,  leur  négligence ,  leur  dure 
infenfibilité  ,  font  cent  fois  plus  fu- 
neftes  aux  enfans,  que  ra\-euglc  tcn- 
dreife  des  mères.  Au  rcftc ,  il  faut 
expliquer  le  fcns  que  je  donne  à  ce 
nom  de  mcrc  ,  6:  c'cft  ce  qui  fera 
iM    6i>apr^t. 


L    I    V    R    E     î.  » 

Jeune  plante  avant  qu'elle  meure  ;  fes  fruits  feront  un  Jour 
tes  délices.  Forme  de  bonne  heure  une  enceinte  autour  de 
l'ame  de  ton  enfant  :  un  autre  en  peut  mai-quer  le  circuit; 
mais  toi  feule  y  dois  pofer  la  barrière  (  *  ). 

On  fliçonne  les  plantes  par  la  culture  ,  &  les  hommes 
par  l'éducation.  Si  l'homme  naiiïbit  grand  &  fort,  fa  taille 
6c  fa  force  lui  feroient  inutiles  jufqu'à  ce  qu'il  eût  appris  à 
s'en  fervir  :  elles  lui  feroient  préjudiciables  ,  en  empêchant  les 
autres  de  fonger  à  l'aiïlder  (  2.  )  ;  &  abajidonné  à  lui-même  ,  il 
mourroit  de  mifere  avant  d'avoir  connu  {es  bcfoins.  On  fe 
plaint  de  l'état  de  l'enfance  ;  on  ne  \'oit  pas  que  la  race  hu- 
maine eût  péri  fi  l'homme  n'eût  commencé  piir  être  enfant. 

Nous  naiflbns  foibles ,  nous  avons  befoin  de  forces  :  nous 
nailTons  dépoun'us  de  tout ,  nous  avons  befoin  d'afliltance  : 
nous  nailTons  fiiupides ,  nous  avons  befoin  de  jugement.  Tout 
ce  que  nous  n'avons  pas  à  notre  naiffance  <5c  dont  nous  avons 
befoin  étant  grands,  nous  eit  domié  par  Fcducation. 

Cette  éducation  nous  vient  de  la  nature ,  ou  des  hommes , 
ou  des  cliofes.  Le  développement  interne  de  nos  fiicultts 
&  de  nos  organes  eft  l'éducation  de  la  nature  :  l'ufage  qu'on 
nous  apprend  à  faire  de  ce  développement  eft  l'éducation  des 
hommes  ;  &:  l'acquis  de  notre  propre  expérience  fur  les  objets 
qui  nous  affed^nt,  eft  l'éducation  des  chofes, 

(♦  )  On  m'affurc  que  M.  Formey  a  (2)  Semblable  à  eux  à  l'extérieur , 

cru  que  je  voulois  ici  parler  de  ma  &  privé  de  la  parole  ,  ainfi  que  des 
mère  ,  &  qu'il  l'a  dit  dans  quelque  idées  qu'elle  exprime  ,  il  feroit  hors 
ouvrage.  C'eft  fe  moquer  cruellement  d'état  de  leur  faire  entendre  le  befoin 
de  IVl.    Formey    ou    de    moi.  qu'il  auroit  de  leurs  fecours  ,  &  rien 

en  lui  ne  leur  manifclieroit  ce  befoin, 

A  i 


5t  EMILE. 

Chacun  de  nous  eft  donc  formé  par  trois  forres  de  Maîtres. 
Le  Difciple  dans  lequel  leurs  diverfes  leçons  fe  contrarient 
eft  mal  élevé,  &  ne  fera  jamais  d'accord  avec  lui -même: 
celui  dans  lequel  elles  tombent  toutes  fur  les  mêmes  points, 
&  tendent  aux  mêmes  lins  ,  va  feul  à  fon  but  6c  vit  confc- 
quemment.    Celui-là  feul  eft  bien  élevé. 

Or ,  de  ces  trois  éducations  différentes ,  celle  de  la  nature 
ue  dépend  point  de  nous  ;  celle  des  chofes  n'en  dépend  qu'à 
certains  égards  ;  celle  des  hommes  eft  la  feule  dont  nous 
foyons  vraiment  les  m.aîtres  ;  encore  ne  le  fommes-nous  que 
par  fuppofition  :  car  qui  eft -ce  qui  peut  efpérer  de  diriger 
entièrement  les  difcours  ôc  les  acHons  de  tous  ceux  qui 
environnent  un  enfant? 

Sitôt  donc  que  l'éducation  eft  un  art,  il  eft  prefque  impof- 
fible  qu'elle  réufîîffe  ,  puifque  le  concours  nécelfaire  à  l'on 
fuccès  ne  dépend  de  pcrfonne.  Tour  ce  qu'on  peut  faire  à 
force  de  foins  eft  d'approcher  plus  ou  moins  du  but,  mais 
il  faut  du  bonheur  pour  l'atteindre. 

Quel  eft  ce  but  ?  c'eft  celui  même  de  la  nature  ;  cela 
vient  d'être  prouvé.  Puifque  le  concours  des  trois  éducations 
eft  ncceffaire  à  leur  perfection ,  c'eft  fur  celle  à  laquelle  nous 
ne  pouvons  rien  qu'il  faut  diriger  les  deux  autres.  Mais  peut- 
être  ce  mot  de  nature  a-t-il  un  fcns  trop  vague  :  il  faut 
tûcher  ici  de  le  fixer. 

La  natiye,  nous  dit -on,  n'cft  que  l'iubitutlc  (  *  ).     Que 

(  *  )   M.  Fcirmcy  nous  affiirc  qu'on        danj  ce  vers  auquel  je  me  propofuis 
ne  dit  pas  prctifcment  ccl;i.    Cela  nie        de   refondre, 
paruic  pourt.int  tC'.:s  pictilîment   die        1m  iturt ,  trm-imi  .•>•>/ n,,  ^u  riuiit»4t. 


LIVRET.  J 

fignilie  cela?  N'y  a-t-il  pas  des  habirudes  qu'on  ne  ccn- 
traâe  que  par  force  &  qui  n'ccouffent  jamais  la  nature? 
Telle  eft ,  par  exemple ,  l'habiaide  des  plantes  dont  on  gcne 
la  direâion  verticale.  La  plante  m.ife  en  liberté  gaide  Pin- 
clinailbn  qu'on  l'a  forcée  à  prendre  :  mais  la  fcve  n'a  point 
chiingé  pour  cela  fa  direction  primitive ,  &  li  la  plante  con- 
tinue à  végéter,  fon  prolongement  redevient  vertical.  Il  en 
efè  de  même  des  inclinations  des  hommes.  Tant  qu'on  relie 
dans  le  même  état ,  on  peut  garder  celles  qui  réfultent  de 
l'habitude  6c  qui  nous  font  le  moins  namrelles  ;  mais  fitôt 
que  la  fituation  change ,  Fhabitude  cefTe  &  le  naturel  revient. 
L'éducation  n'eft  certainement  qu'une  habitude.  Or  n'y  a-t-il 
pas  des  gens  qui  oublient  &c  perdent  leur  éducation?  d'autres 
qui  la  gardent  ?  d'où  vient  cette  différence  ?  S'il  faut  borrxcr 
le  nom  de  nature  aux  habitudes  conformes  à  la  nature,  on 
peut  s'épargner  ce  galimathias. 

Nous  naifons  fenfibles  ,  ôc  des  notre  naiiïance  nous 
fommes  affe6lés  de  diverfes  manières  par  les  objets  qui 
nous  environnent.  Sitôt  que  nous  avons  ,  pour  ainfi  dire  , 
la  confcience  de  nos  fenfitions  ,  nous  fomiiies  difpofés  à 
rechercher  ou  à  fuir  les  objets  qui  les  produifent ,  d'abord 
félon  qu'elles  nous  font  agréables  ou  déplaifantes ,  puis  félon 
la  convenance  ou  difcorivenance  que  nous  trouvons  entre 
nous  6i  ces  objets  ,  ôc  enfui  félon  les  jugcmens  que  nous 
en  portons  fur  l'idée  de  bonheur  ou  de    perfeJlion  que  h 

M.  Formey,   qui  ne  veut  pas  enor-       modclTcnient  la  mcfurc  de  fa  cervelle 
i;;ucillir  les  femblablcs  ,  nous  donne       pour  celle  de  l'entcndcnient  humain. 


6=  EMILE. 

raiibn  nous  donne.  Ces  difpofitions  s'étendent  5c  s'aifer- 
rtiiflent  à  mefure  que  nous  devenons  plus  fenûblcs  &  plus 
éclairés  :  mais,  contraintes  par  nos  habitudes ,  elles  s'altèrent 
plus  ou  moins  par  nos  opinions.  Avant  cette  altération , 
elles  font  ce  que  j'appelle  en  nous  la  nature. 

C'efè  donc  à  ces  difpofitions  primitives ,  qu'il  faudroit  tout? 
rapporter  :  &  cela  fc  pourroit ,  fi  nos  trois  éducations  n'é- 
toient  que  différentes  :  mais  que  faire  quand  elles  font 
oppofées  ?  quand  au  lieu  d'élever  un  homme  pour  lui-même 
on  veut  l'élever  pour  les  autres?  Alors  le  concert  eft  im- 
poflible.  Forcé  de  combattre  la  nature  ou  les  inftitutions 
fociales  ,  il  faut  opter  entre  faire  un  homme  ou  un  citoyen; 
car    on  ne  peut  faire  à  la  fois  l'un  &:    l'autre. 

Toute  fociété  partielle ,  quand  elle  e(l:  étroite  &  bien 
unie ,  s'aliène  de  la  grande.  Tout  patriote  clt  dur  aux 
étrangers  :  ils  ne  font  qu'hommes  ,  ils  ne  font  rien  à  fes 
yeux  (  3  ).  Cet  inconvénient  elt  inévitable  ,  mais  il  e(l 
foible.  L'efTentiel  elt  d'être  bon  aux  gens  avec  qui  l'on 
vit.  Au -dehors  le  Spartiate  étoit  ambitieux,  avare,  inique: 
mais  le  défintérefTemcnt ,  l'équité  ,  la  concorde  régnoicnc 
dans  fes  murs  Défiez-vous  de  ces  cofmopolites  qui  vont 
cherclier  au  loin  d;ins  leurs  livres  des  devoirs  qu'ils  dé- 
daignent de  remplir  autour  d'eux.  Tel  Philofophe  ainic  les 
Tartares,  pour    être  difpenfé  d'aimer   (^s    voifms. 

L'iiommc  naturel   clt    tout  pour  lui  ;  il  elt  l'unité  numé- 

(  î  )  Aurti  les  guerres  îles  Rcpubli-  des  Rois  eft  modcrcc ,  ceft  leur  paix 
ques  font-elles  plus  cruelles  que  ct.1-  qui  eft  terrible  :  il  vaut  mieux  çtte  leur 
les  des  Monarchies.  Mais  fi  la  guerre       ennemi  que  leur  fujct. 


L    I    V    R    E     I.  7 

rîque  ,  l'entier  abfolu  ,  qui  n'a  de  rapport  qu'à  lui-même 
ou  à  fon  femblablc.  L'homme  civil  n'cit  qu'une  unité 
fradionnaire  qui  tient  au  dénominateur,  &c  dont  la  valeur 
eft  dans  fon  rapport  avec  l'entier ,  qui  eft  le  corps  focial. 
Les  bonnes  inftitutions  fociales  font  celles  qui  favent  le 
mieux  dénarorer  l'homme  ,  lui  ôter  fon  exiftence  abfolue 
pour  lui  en  donner  une  relative ,  &  tranfporter  le  moi 
dans  l'unité  commune  j  en  forte  que  chaque  particulier  ne 
fe  croye  plus  un ,  mais  partie  de  l'unité ,  &  ne  foit  plus 
fenfiblc  que  dans  le  tout.  Un  Citoyen  de  Rome  n'étoit 
ni  Caïus  ni  Lucius  ;  c'étoit  un  Romain  :  même  il  aimoic 
la  patrie  exclufivement  à  lui.  Rcgulus  fe  prétcndoit  Car- 
thaginois ,  comme  étant  devenu  le  bien  de  fes  maîtres. 
En  fa  qualité  d'étranger  il  refufoit  de  ficger  au  Sénat  de 
Rome  ;  il  falut  qu'un  Carthaginois  le  lui  ordonnât.  Il  s'in- 
dignoit  qu'on  voulût  lui  fauver  la  vie.  Il  vainquit ,  ôc  s'en 
retourna  triomphant  mourii-  dans  les  fuppliccs.  Cela  n'a 
pas  grand  rapport ,  ce  me  femble ,  aux  hommes  que  nous 
connoilTons. 

Le  Lacédémonien  Pédarete  fe  préfente  pour  ctre  admis 
au  confeil  des  ti'ois  cens  ;  il  eft  rejette.  Il  s'en  retourne  tout 
joyeux  de  ce  qu'il  s'eft  trouvé  dans  Sparte  trois  cens  hom- 
mes valans  mieux  que  lui.  Je  fuppofe  cette  démonftratlon 
fincere,  <Sc  il  y  a  lieu  de  croire  qu'elle  Tétoit  :  voilà  le 
citoyen. 

Une  femme  de  Sparte  avoit  cinq  fils  à  l'armée  ,  & 
attendoit  des  nouvelles  de  la  bataille.  Un  Ilote  arrive  ;  elle 
lui  en  demande  en  treniblanc.  Vos  cinq  lils  ont  été  tués. 


f  EMILE, 

Vil  Enclave ,  t'ai-je  demande  cela  ?  Nous  avons  g.ignd  la 
victoire.  La  mère  court  au  Temple  &  rend  grâces  aux 
Dieux.  Voilà  la  cicoj'^enne. 

Celui  qui  dans  l'ordre  civil  veut  conferver  la  primauté 
des  fentimens  de  la  nature ,  né  fait  ce  qu'il  veut.  Tou- 
jours en  contradiction  avec  lui-même ,  toujours  flottant 
entre  fes  penchans  6c  Ces  devoirs ,  il  ne  fera  jamais  ni 
homme  ni  citoyen  ;  il  ne  fera  bon  ni  poiu-  lui  ni  pour 
les  autres.  Ce  fera  un  de  ces  hommes  de  nos  jours  ;  un 
François ,    un    Anglois  ,  un    Bourgeois  ;   ce    ne    fera    rien. 

Poiu-  ccre  quelque  chofe  ,  pour  être  foi-même  &c  tou- 
jours un  ,  il  faut  agir  comme  on  parle  ;  il  faut  être 
toujours  décidé  fur  le  parti  qu'on  doit  prendre  ,  le  prendre 
hautement  &z  le  fuivrc  toujours.  J'attends  qu'on  me  mon- 
tre ce  prodige  pour  favoir  s'il  efl  homme  ou  citoyen, 
ou  comment  il  s'y  prend  pour  être  à  la  fois  Tun  6c 
l'autre. 

De  ces  objets  nécelTairemcnt  oppofcs  ,  viennent  deux 
formes  d'inltitution  contraires  ;  Tune  publique  &  com- 
mune ,   l'autre  particulière  &c  domcftique. 

Voulez-vous  prendre  une  idée  de  l'éducation  publique  ? 
Lifez  la  République  de  Platon.  Ce  n'elt  point  un  ouvrage 
de  politique  ,  comme  le  pcnfcat  ceux  qui  ne  jugent  des 
livres  que  par  leurs  titres.  CV-ft  le  plus  beau  traité  d'é- 
ducation qu'on    ait    jamais    fait. 

Quand  on  veut  renvoyer  au  pays  des  chimères  ,  on 
nomme  Pinftitution  de  Platon.  Si  Lycurgue  n'eût  mis  la 
iicnnc  que  par  écrit ,  je  la  trouverois  bien  plus  ciiiniériquc. 

Platon 


LIVRE     I. 


9 


Platon  n'a   fait  qu'épiirer    le   cœur    de    l'homme  ;   Lycur- 
gue   l'a  dcnanu'é. 

L'inrtitution  publique  n'exifte  plus ,  &  ne  peut  plus  exif- 
ter  ;  parce  qu'où  il  n'y  a  plus  de  patrie  il  ne  peut  plus 
y  avoir  de  citoyens.  Ces  deux  mots ,  patrie  &c  citoyen  , 
doivent  être  effacés  des  langues  modernes.  J'en  fais  bien  la 
raifon ,  mais  je  ne  veux  pas  la  dire  ;  elle  ne  fait  rien  à  mon 
fuj'et. 

Je  n'envifage  pas  comme  une  infîirution  publique  ces  rifl- 
bles  établilTemens  qu'on  appelle  Collèges  (  4  ).  Je  ne  compte 
pas  non  plus  l'éducation  du  monde ,  parce  que  cette  édu- 
cation tendant  à  deux  fins  contraii-es  ,  les  manque  toutes 
deux  :  elle  n'eit  propre  qu'à  faire  des  hommes  doubles, 
paroiflant  toujours  rapporter  tout  aux  autres  ,  Ôc  ne  rap- 
portant jamais  rien  qu'à  eux  fculs.  Or  ces  dcmonftrations 
étant  communes  à  tout  le  monde ,  n'abufent  perfonne.  Ce 
font  autant  de  foins  perdus. 

De  ces  contradictions  nait  celle  que  nous  éprouvons 
{ans  ceffe  en  nous-mêmes.  Entraînés  par  la  nature  &  par 
les  hommes  dans  des  routes  contraires  ,  forcés  de  nous 
paitager  entre  ces  diverfes  impulfions  ,  nous  en  fuivons 
une  compofée  qui  ne  nous  mené  ni  à  l'un  ni  à  l'autre 
but.  Ainfi   combattus    &:  flottans  durant    tout  le  cours    de 

(4.)   Il  y  a   dans  plulîciirs  ccoles?  bli.  J'exhorte  l"un  d'entr'cux  à  publier 

&  fur-tout  dans  l'Univcrlitt;  de  Paris  le  projet  de  reforme   qu'il  a  conçu, 

des  ProfelFeursque  j'aime,  que  j'cftimc  L'on  fera  peut-être  enfin  tente  de  ^ue- 

beaucoup,&  que  je  crois  très-capables  rir  le  mal ,  en  voyant  qu'il  n'cll  pas 

de    bien    inftruire  h   jeunefTe ,    s'ils  fans    remède, 
n'étoient  forcés  de  fuivre  l'ufage  éta- 

Emile.    Tome  I.  B 


ÎO 


E    M    I    L    E. 


notre  vie  ,  nous  la  terminons  fans  avoir  pu  nous  accor- 
der avec  nous  ,  6i  flins  avoir  été  bons  ni  pour  nous  ni 
pour  les  autres. 

Reite  enfin  l'éducation  domeflique  ou  celle  de  la  nature. 
Mais  que  deviendra  pour  les  autres  un  homme  uniquement 
élevé  pour  lui  ?  Si  peut-être  le  double  objet  qu'on  fe 
propofe  pouvoit  fe  réunir  en  un  feul  ,  en  étant  les  con- 
tradictions de  l'homme ,  on  ôteroit  un  grand  obfèacle  à 
fon  bonheur.  Il  faudroit  pour  en  juger  le  voir  tout  formé; 
il  faudroit  avoir  obfervé  fcs  penchans  ,  vu  fes  progrès  , 
fuivi  fa  marche  :  il  faudroit  en  un  mot  connoître  Thomme 
naturel.  Je  crois  qu'on  aura  fait  quelques  pas  dans  ces 
recherches    après  avoir  lu  cet  écrit. 

Pour  former  cet  homme  rare  ,  qu'avons-nous  à  faire  ? 
Beaucoup  ,  fans  doute  ;  c'efl  d'empêcher  que  rien  ne  foit 
fait.  Quand  il  ne  s'agit  que  d'aller  contre  le  vent  ,  on 
louvoie  ;  mais  fi  la  mer  cil  forte  ilk  qu'on  veuille  relter 
en  place  ,  il  faut  jetter  l'ancre.  Prends  garde  ,  jeune 
pilote ,  que  ton  cable  ne  file  ou  que  ton  ancre  ne  laboure , 
&.   que  le  vaifleau  ne  dérive  avant  que   tu  t'en  fois  apperçu. 

Dans  l'ordre  focial  ,  où  toutes  les  places  font  marquées, 
chacun  doit  être  élevé  pour  la  fienne.  Si  un  particulier 
formé  pour  fa  place  en  fort  ,  il  n'e(t  plus  propre  à  rien. 
L'éducation  n'efl  utile  qu'autant  que  la  fortune  s'accorde 
avec  la  vocation  des  parens  ;  en  tout  autre  cas  elle  clt 
nuifible  à  Téleve  ,  ne  fût-ce  que  par  les  préjugés  qu'elle 
lui  a  donnés.  En  Egypte  où  le  fils  étoit  obligé  d'cm- 
bralTer  l'état   de   fon   père ,  l'éducation  du  moins   avoit  un 


LIVRET.  rr 

t)UC  afïïiré  ;  mais  parmi  nous  où  les  rangs  feuls  cîemeurcnc, 
&  où  les  hommes  en  changent  fans  ccfie ,  nul  ne  fait 
fi  en  élevant  fon  lils  poui*  le  fien  il  ne  travaille  pas 
contre  lui. 

Dans  l'ordre  naturel  ,  les  hommes  étant  tous  égaux , 
leur  vocation  commune  eft  l'état  d'homme  ,  &  quiconque 
eft  bien  élevé  pour  celui-là  ne  peut  mal  remplir  ceux  qui 
s'y  rapportent.  Qu'on  dcftine  mon  élevé  à  l'épée ,  à  l'églife, 
au  barreau ,  peu  m'importe.  Avant  la  vocation  des  parens 
la  nature  l'appelle  à  la  vie  humaine.  Vivre  eft  le  métier 
que  je  lui  veux  apprendre.  En  fortant  de  mes  mains  il  ne 
fera,  j'en  conviens,  ni  magiitrat ,  ni  foldat,  ni  prêtre  :  il 
fera  premièrement  homme  ;  tout  ce  qu'un  homme  doit  être  ^ 
il  faura  l'être  au  befoin  tout  aufli  bien  que  qui  que  ce  foitj 
&  la  fortune  aura  beau  le  faire  changer  de  place  ,  il  fera 
toujours  à  la  fîenne.  Occupavi  te  ,  fortuna  ,  atque  ccpi  : 
omnefque  aditus  tuos  interdufi  ,  ut  ad  me  afpirare  non 
pojjes    (  5  ). 

Notre  véritable  étude  eft  celle  de  la  condition  humaine. 
Celui  d'entre  nous  qui  fait  le  mieux  fupporter  les  biens  & 
les  maux  de  cette  vie  eft  à  mon  gré  le  mieux  élevé  :  d'où 
il  fuit  que  la  véritable  éducation  confifte  moins  en  préceptes 
qu'en  exercices.  Nous  commençons  à  nous  inftruire  en 
commençant  à  vivre  ;  notre  éducation  commence  avec  nous; 
notre  premier  précepteur  eft  notre  nourrice.  Aufll  ce  mot 
éducation  avoit-il  chez  les  anciens  un  autre  fens  que  nous 

(  ç  )  Tufciii.  y. 

B    2. 


12.  EMILE. 

ne  lui  donnons  plus  :  il  fignifioit  nourriture.  Educit  obfletrix , 
dit  Varron  ;  educat  nutrix  ,  infiituit  pcedagogus  ,  docet 
magijicr  (  <5  ).  Aiiîfi  l'éducation  ,  l'iiiftirution  ,  l'inftruclion  • 
font  trois  chofes  aufli  différentes  dans  leur  objet  ,  que  la 
gouvernante,  le  précepteur  &  le  maître.  Mais  ces  diitinc- 
tions  font  mal  entendues  ;  &  pour  être  bien  conduit  , 
l'enfant  ne  doit  fuivre  qu'un  feul  guide. 

Il  faut  donc  généralifer  nos  vues  ,  &  confidércr  dans 
notre  élevé  l'homme  abftrait ,  l'homme  expofé  à  tous  les 
accidens  de  la  vie  humaine.  Si  les  hommes  naiflbient  atta- 
chés au  fol  d'un  pays ,  fi  la  même  faifon  duroit  toute 
l'année  ,  fi  chacun  tcnoit  à  fa  fortune  de  manière  h  n'en 
pouvoir  jamais  changer  ,  la  pratique  établie  feroit  bonne  à 
certains  égards  ;  l'enfant  élevé  pour  fon  état ,  n'en  fortanc 
jamais ,  ne  pourroit  être  expofé  aux  inconvéniens  d'un  autre. 
Mais  vu  la  mobilité  des  chofes  humaines  ;  vu  l'efprit  inquiet 
&  remuant  de  ce  fietle  qui  boulcvcrfe  tout  à  chaque  géné- 
ration ,  peut-on  concevoir  une  méthode  plus  infenfcc  que 
d'élever  un  enfant  comme  n'ayant  jamais  à  fortir  de  fa  cham- 
bre, comme  devant  être  fans  c^^c  entouré  de  fes  gens  ? 
Si  le  malheureux  fait  un  feul  pas  fur  la  terre  ,  s'il  dtftend 
d'un  feul  degré  ,  il  eit  perdu.  Ce  n'efi  pas  lui  apprendre 
à  fupporter   la  peine  ;  c'eit  l'exercer  à   la  fentir. 

On  ne  fonge  qu'à  confcrA'er  fon  enfant  ;  ce  n'efi  pas 
affez  :  on  doit  lui  apprcnJie  à  fe  confer\er  étant  homme, 
à  fupporter   les  coups   du   fort ,   à  braver   l'opulence    &  la 

(  6  )  Non.  Marccll. 


L    I    V    R    E     I.  13 

miTcre  ,  h.  vivre  s'il  le  faut  dans  les  glaces  d'Iflande  ou 
fur  le  brûlant  rocher  de  Malte.  Vous  avez  beau  prendre 
des  précautions  pour  qu'il  ne  meure  pas  ;  il  faudra  pourtant 
qu'il  meure  :  ôc  quand  fa  mort  ne  feroit  pas  l'ouvrage  de 
vos  foins ,  encore  feroient-ils  mal  entendus.  Il  s'agit  moins 
de  l'empêcher  de  mourir,  que  de  le  faire  vivre.  Vivre  ce 
n'eft  pas  refpirer  ,  c'elt  agir  ;  c'eit  faire  ufage  de  nos 
organes  ,  de  nos  fens ,  de  nos  facultés  ,  de  toutes  les 
parties  de  nous-mêmes  qui  nous  donnent  le  fentiment  de 
notre  exiftence.  L'homme  qui  a  le  plus  vécu  n'eft  pas  celui 
qui  a  compté  le  plus  d'années  ;  mais  celui  qui  a  le  plus 
fenti  la  vie.  Tel  s'elt  fait  enterrer  à  cent  ans  ,  qui  mourut 
dès  fa  nailFance.  Il  eût  gagné  d'aller  au  tombeau  dans  fa 
jeuneiïe  ,   s'il   eût  vécu  du    moins   jufqu'à  ce  tems  là. 

Toute  notre  fligefTe  confiiie  en  préjugés  ferviles  ;  tous 
nos  ufages  ne  font  qu'afTujettiflement ,  gène  ôc  contrainte. 
L'homme  civil  nait ,  vit  ôc  meurt  dans  l'efclavage  :  à  fj. 
nailfance  on  le  coud  dans  un  maillot  ;  ii  fa  mort  on  le. 
cloue  dans  une  bicre  ;  tant  qu'il  garde  la  ligure  humaine  ,  il 
eft  enchaîné  par  nos  inftitutions. 

On  dit  que  plufîeurs  Sages  -  Femmes  prétendent  ,  en 
pêtriflant  la  tête  des  enfans  nouveaux  -  nés  ,  lui  donner 
une  forme  plus  convenable  :  &  on  le  foufFre  !  Nos  têtes 
feroient  mal  de  la  façon  de  l'Auteur  de  notre  éae  ;  il  nous 
les  fliut  façonnées  au-dehors  par  les  Sages-Femmes  ,  6z 
au-dedans  par  les  Philofophes.  Les  Caraïbes  font  de  la 
moitié  plus  licureux  que  nous. 

"  A  peine  l'enfant  efè  -  il  forti  du   fcin  de  la  mère  ,  &: 


ï4  EMILE. 

„  h  peine  jouit  -  il  de  la  liberté  de  mouvoir  ^<  d'étendre 
„  fcs  membres  ,  qu'on  lui  donne  de  nouveaux  liens.  On 
„  l'emmaillote  ,  on  le  couche  la  tcre  fixée  &c  les  jambes 
„  allongées  ,  les  bras  pendans  à  côté  du  corps  ;  il  efè 
„  entouré  de  linges  &  de  bandages  de  toute  efpece  ,  qui 
„  ne  lui  permettent  pas  de  changer  de  fîtuation.  Heureux 
„  fi  on  ne  l'a  pas  ferré  au  point  de  l'empêcher  de  refpirer, 
„  &  fi  on  a  eu  la  précaution  de  le  coucher  fur  le  côté ,  afin 
„  que  les  eaux  qu'il  doit  rendre  par  la  bouche  puiflent 
„  tomber  d'elles-mêmes  ;  car  il  n'auroit  pas  la  liberté  de 
„  tourner  la  tête  far  le  côté  ,  pour  en  faciliter  l'écoule- 
„  ment  (  7  )  „ . 

L'enfant  nouveau  -  né  a  befoin  d'étendre  ôc  de  mouvoir 
fes  membres  ,  pour  les  tirer  de  rengourdiiRment ,  où  , 
ralTemblés  en  un  peloton  ,  ils  ont  rcftc  fi  long-tems.  On 
les  étend,  il  ei\  vrai,  mais  on  les  empêche  de  fe  mouvoir; 
on  alTujettit  la  tête  même  par  des  téticres  :  il  fcmblc  qu'on 
a  peur  qu'il  n'ait  l'air  d'être  en  vie. 

Ainfi  l'impulfion  des  parties  internes  d'un  corps  qui  tend 
h  l'accrollfcment ,  trouve  un  obfbcle  infurmontable  aux 
mouvemens  qu'elle  lui  demande.  L'enfant  fait  continuellement 
des  efforts  inutiles  qui  épuifent  fes  forces  ou  retardent  leur 
progrès.  Il  étoit  moins  h  l'étroit  ,  moins  gêné  ,  moins 
comprimé  dans  l'amnios  ,  qu'il  n'eft  dans  fcs  langes  :  je  ne 
vois  pas  ce  qu'il  a  gagné  de  naître. 

L'inaiiion  ,   la    contrainte    où    l'on    retient    les   membres 

{":)  Ilift.  NiU  Tom.  IV,  pag.  190.  in.  12. 


LIVRET.  15 

d'un  enfant ,  ne  peuvent  que  gêner  la  circulation  du  fang  , 
des  humeurs  ,  empêcher  l'enfant  de  fe  fortifier  ,  de  croître , 
&  altérer  fa  confHtution.  Dans  les  lieux  oîi  l'on  n'a  point 
ces  précautions  extravagantes ,  les  hommes  font  tous  grands , 
forts  ,  bien  proportionnés  (  8  ).  Les  pays  où  l'on  emmail- 
lote les  enfans  font  ceux  qui  fourmillent  de  bollus  ,  de 
boiteux ,  de  cagneux  ,  de  noués  ,  de  rachitiques  ,  de  gens 
contrefliits  de  toute  efpece.  De  peur  que  les  corps  ne  fe 
déforment  par  des  mouvemens  libres  ,  on  fe  hâte  de  les 
déformer  en  les  mettant  en  prefle.  On  les  rendroit  volon- 
tiers perclus ,   pour  les  empêcher  de  s'eltropier. 

Une  contrainte  fi  cruelle  pourroit-elle  ne  pas  influer  fur 
leur  humeur  ,  ainfi  que  fur  leur  tempérament  ?  Leur  pre- 
mier fentiment  efè  un  fentiment  de  douleur  ôc  de  peine  :  ils 
ne  trouvent  qu'obftacles  à  tous  les  miouvemcns  dont  ils  ont 
befoin  :  plus  malheureux  qu'un  criminel  aux  fers  ,  ils  font  de 
vains  efforts  ,  ils  s'irritent ,  ils  crient.  Leurs  premières  voix , 
dites  -  vous  ,  font  des  pleurs  ?  Je  le  crois  bien  :  vous  les 
contrariez  dès  leur  naiffance  ;  les  premiers  dons  qu'ils 
reçoivent  de  vous  font  des  chaînes  ;  les  premiers  traite- 
meiis  qu'ils  éprouvent  font  des  tom-mens.  N'ayant  rien 
de  libre  que  la  voix  ,  comment  ne  s''en  fcr\'iroicnt-ils  pas 
pour  fe  plaindre  ?  Ils  crient  du  mal  que  vous  leui"  faites  : 
ainfi  garottés  ,  vous  crieriez  plus  fort  qu'eux. 

D'où  vient  cet  ufage  déraifonnable  ?  D'un  ufage  dénaturé. 
Depuis  que  les  mères ,  méprifant  leur  premier  devoir ,  n'ont 

(8)  Voyez  h  note  i^  il*;  te  Kr.  Liv. 


x6  EMILE. 

plus  voulu  nourrir  leurs  enfaiis  ;  il  a  falu  les  confier  à  des 
femmes  mercenaires ,  qui ,  fe  trouvant  ainfi  mères  d'enfans 
étrangers  pour  qui  la  nature  ne  leur  difoit  rien ,  n'ont 
cherché  qu'à  s'épargner  de  la  peine.  Il  eût  falu  veiller  fans 
cefTe  fur  un  enfant  en  liberté  :  mais  quand  il  eft  bien  lié  , 
on  le  jette  dans  un  coin  fans  s'embarrafTer  de  fes  cris. 
Pourvu  qu'il  n'y  ait  pas  des  preuves  de  la  négligence  de 
la  nourrice  ,  pour\-u  que  le  nournlFon  ne  fe  calfe  ni  bras 
ni  jambe  ,  qu'importe  au  furplus  qu'il  périlFe  ,  ou  qu'il 
demeure  infirme  le  refte  de  fes  jours  ?  On  conferve  fes 
membres  aux  dépens  de  fon  corps  ;  & ,  quoi  qu'il  airive ,  la 
nourrice  eft  difculpéc. 

Ces  douces  mercs  ,  qui  débarrafTées  de  leurs  enfans  ,  fe 
livrent  gaîment  aux  amuftmens  de  la  ville  ,  favcnt  -  elles 
cependant  quel  traitement  l'enfant  dans  fon  maillot  reçoit 
au  village  ?  Au  moindre  tracas  qui  furvicnt ,  on  le  fufpend 
à  un  clou  comme  un  paquet  de  hardes  ;  &  tandis  que 
/fans  fe  prefTcr ,  la  nourrice  vaque  h  fes  affaires ,  le  malheu- 
reux refte  ainfi  cnicifié.  Tous  ceux  qu'on  a  trouvés  dans 
cette  fituation  ,  avoient  le  vifage  violet  :  la  poitrine  forte- 
ment comprimée  ne  lailfant  pas  circuler  le  fang  ,  il  rcmon- 
roit  à  la  tête  ;  &  l'on  croyoit  le  patient  fort  tranquille  , 
parce  qu'il  n'avoit  pas  la  force  de  crier.  J'ignore  combien 
d'heures  un  enfant  peut  rcfter  en  cet  état  fans  perdre  la 
vie  ,  mais  je  doute  que  cela  puilfc  aller  fort  loin.  Voilà  , 
je  pcnfc  ,  une  des  plus  grandes  commodités  du  maillot. 

On  prétend  que  les  enfans  en  liberté  pourroicnt  prendre 
de    mauvaifcs    iituaiions  ,   &    fe    donner    des    mouvemcns 

capables 


L    I    V    R    E     I.  17 

capables  de  nuire  à  la  bonne  conformation  de  leurs  mem- 
bres. C'efè  là  un  de  ces  vains  raifonnemens  de  notre 
faufTe  fagefle  ,  &  que  jamais  aucune  expérience  n'a  con- 
firmés. De  cette  multitude  d'cnfans  qui ,  chez  des  peuples 
plus  fenfés  que  nous ,  font  nourris  dans  toute  la  liliCrtc 
de  leui'S  membres  ,  on  n'en  voit  pas  tfn  feul  qui  fe  blelTe 
ni  s'eftropie  :  ils  ne  fauroient  donner  à  leurs  mouvement  la 
force  qui  peut  les  rendre  dangereux ,  &c  quand  ils  prennent 
une  fîtuation  violente  ,  la  douleur  les  avertit  bientôt  d'en 
changer. 

Nous  ne  nous  fommes  pas  encore  avifcs  de  mettre  au 
maillot  les  petits  des  chiens  ,  ni  des  chats  ;  voit  -  on  qu'il 
réfulte  pour  eux  quelque  inconvénient  de  cette  négligence  ? 
Les  enfins  font  plus  lourds  ;  d'accord  :  mais  à  proportion 
ils  font  aufli  plus  foibles.  A  peine  peuvent-ils  fe  mouvoir  ; 
comment  s'eRropieroient  -  ils  ?  Si  on  les  étendoit  fur  le 
dos ,  ils  mouiToient  dans  cette  fituation ,  comme  la  tortue , 
fans   pouvoir  jamais  fe  retourner. 

Non  contentes  d'avoii-  cefîc  d'alaiter  leurs  enfans  ,  les 
femmes  celTent  d'en  vouloir  faire  ;  la  confcqucncc  ciè 
naturelle.  Dès  que  l'état  de  mère  eft  onéreux  ,  on  trouve 
bientôt  le  moyen  de  s'en  délivrer  tout-à-fait  :  on  veut 
faire  un  ouvrage  inutile  ,  afin  de  le  recommencer  toujours  , 
&:  l'on  tourne  au  préjudice  de  l'efpcce  ,  l'attrait  donné 
pour  la  multiplier.  Cet  ufige  ,  ajouté  aux  autres  caufes 
de  dépopulation ,  nous  annonce  le  fort  prochain  de  l'Europe. 
Les  fciences  ,  les  arts ,  la  philofophic  &  les  mœurs  qu'elle 
engendre  ,  ne  tarderont  pas  d'en  faii-e  im  défcit.  Elle  fera 
Emile.    Tome  I.  C 


i8  EMILE. 

peuplée  de  bêres  féroces  ;  elle  n'aura  pas  beaucoup  changé 
d'habicans. 

J'ai  vu  quelquefois  le  petit  manège  des  jeunes  femmes  qui 
feignent  de  vouloir  nourrir  leurs  enfans.  On  fait  fc  faire 
prelFer  de  renoncer  h  cette  faaraiile  :  on  fait  adroitement 
intervenir  les  époux,  les  Médecins ,  fur -tout  les  mères.  Un 
mari  qui  oferoit  confentir  que  fa  femme  nourrît  fon  enfant, 
feroit  un  homme  perdu.  L'on  en  feroit  un  alTaflin  qui  veut 
fe  défaire  d'elle.  Maris  prudens  ,  il  faut  immoler  à  la  paix 
l'amour  paternel;  heureux  qu'on  trouve  à  la  campagne  des 
femmes  plus  continentes  que  les  vôtres  !  Plus  heureux  fi  le 
tems  que  celles-ci  gagnent  n'elt  pas  dcltiné  pour  d'autres 
que  vous  ! 

Le  devoir  des  femmes  n'efl  pas  douteux  :  mais  on  difpute 
fi  ,  dans  le  mépris  qu'elles  en  font ,  il  elè  égal  pour  les  enfans 
d'être  nourris  de  leur  lait  ou  d'un  autre?  Je  tiens  cette  quef' 
tion ,  dont  les  Médecins  font  les  juges ,  pour  décidée  au  fou- 
hait  des  femmes  ;  &  pour  moi ,  je  penferois  bien  aufiî  qu'il 
vaut  mieux  que  l'enfant  fuce  le  lait  d'une  nourrice  en  fanté, 
que  d'une  mère  gâtée ,  s'il  avoit  quelque  nouveau  mal  à  crain- 
dre du  même  fing  dont  il  elï  formé. 

Mais  la  quelHon  doit -clic  s'cnvifager  feulement  par  le  côté 
phyfiquc  ,  &  l'enfant  a-t-il  moins  bcfoin  des  foins  d'une 
mère  que  de  fa  mamelle  ?  D'autres  femmes  ,  des  béres 
mêmes  pourront  lui  donner  le  lait  qu'elle  lui  refuft;  :  la  fol- 
îicitudc  miternclle  ne  fc  fuppléc  point.  Celle  qui  nourrir 
l'enfant  d'une  autre  au  lieu  du  fien  eft  une  mauvaife  merc; 
comment  -Rra-t-elle  uik  bonne  nourrice  ?    Elle  pourra  le 


LIVRE      I. 


w 


devenir,  mais  lentement,  il  faudra  que  Thabirude  change  la 
natui-e  ;  ôc  l'enfant  mal  foignc  aura  le  tcms  de  périr  cent 
fois  ,  avant  que  fa  nouirice  ait  pris  pour  lui  une  tendreiïe 
de  mère. 

De  cet  avantage  même  rcfulte  un  inconvénient,  qui  feul 
devroit  ôter  à  toute  femme  fenlible  le  courage  de  faire  nourrir 
fon  enf;uit  par  une  autre  :  c'eit  celui  de  pai-rager  le  droit  de 
mère  ,  ou  plutôt  de  l'aliéner  ;  de  voii*  fon  enfant  aimer  une 
autre  femme ,  autant  &c  plus  qu'elle  ;  de  fcntir  que  la  ten- 
dreiïe qu'il  confen'^e  pour  fa  propre  mère  eiï  une  grâce ,  6c 
que  celle  qu'il  a  pour  fa  mère  adoptive  efc  un  devoir  :  car 
où  j'ai  trouvé  les  foins  d'une  mère,  ne  dois -je  pas  l'atta- 
chement d'un  fils  ? 

La  manière  dont  on  remédie  à  cet  inconvénient ,  efl  d'inf- 
pirer  aux  enfans  du  mépris  pour  leur  nourrice ,  en  les  traitant 
jen  véritables  fervanres.  Quand  leur  fervice  eft  achevé  ,  on 
retire  l'enfont ,  ou  l'on  congédie  la  nourrice  ;  à  force  de  la 
mal  recevoir,  on  la  rebure  de  venir  voir  fon  nounilfon.  Au 
bout  de  quelques  années,  il  ne  la  voit  plus,  il  ne  la  con- 
noit  plus.  La  mère  qui  croit  fe  fubftituer  à  elle ,  &  réparer 
{Il  négligence  par  fi  cruauté ,  fe  trompe.  Au  lieu  de  faire  un 
tendre  fils  d'un  nourrilfon  dénaturé,  elle  l'exerce  à  l'ingra- 
titude ;  elle  lui  apprend  à  méprifer  un  jour  celle  qui  lui  donna 
la  vie ,  comme  celle  qui  l'a  nourri  de  fon  lait. 

Combien  j'infiUerois  fur  ce  point ,  s'il  étoit  moins  décou- 
rageant de  rebattre  en  vain  des  fujets  utiles  ?  Ceci  tient  ii 
plus  de  chofes  qu'on  ne  pcnfe.  Voulez -vous  rendre  chacun 
à  fes  premiers  devoirs ,  commencez  par  les  mcres  ;  vous  ferez 

C   a 


19 


^m-^-     EMILE. 


étonnes  des  changemens  que  vous  produirez.  Tout  vient  fuc- 
ceflîvement  de  cette  première  dépravation  :  tout  l'ordre  moral 
s'altère  ;  le  naturel  s'éteint  dans  tous  les  cœurs  ;  l'intérieur  des 
maifons  prend  un  air  moins  vivant  ;  le  fpectacle  touchant  d'une 
famille  naiffante  n'attache  plus  les  maris ,  n'impofc  plus  d'é- 
gards aux  étrangers  ;  on  refpede  moins  la  mère  dont  on  ne 
voit  pas  les  enfans  ;  il  n'y  a  point  de  réfitience  dans  les 
familles  ;  l'habitude  ne  renforce  plus  les  liens  du  fong  ;  il 
n'y  a  plus  ni  pères ,  ni  mères ,  ni  enfans  ,  ni  frères  ,  ni  fœurs  ; 
tous  fe  connoilTent  à  peine ,  comment  s'aimeroient-ils  ?  Cha- 
cun ne  fonge  plus  qu'à  foi.  Quand  la  maifon  n'elt  qu'une 
trifte  folitude  ,  il  fnit  bien  aller  s'égayer   ailleurs. 

Mais  que  les  mères  daignent  nourrir  leurs  enfans ,  les 
mœurs  vont  fe  réformer  d'elles  -  mêmes ,  les  fentimens  de 
la  nature  fe  réveiller  dans  tous  les  cœurs  ;  l'Ecat  va  fe  re- 
peupler ;  ce  premier  point ,  ce  point  fcul  va  tout  réunir.  Egar- 
erait de  la  vie  domeltique  elt  le  meilleur  contrepoifon  des 
mauvaifes  mœurs.  Le  tracas  des  enfans  qu'on  croit  importun 
devient  agréable  ;  il  rend  le  père  &:  la  mcre  pluî  nécelTaires , 
plus  chers  l'un  à  l'autre  ,  il  relferre  entre  eux  le  lien  con- 
jugal. Quand  la  famille  eft  vivante  6c  animée  ,  les  foins 
domefliques  font  la  plus  chérc  occupation  de  la  femme  ôc 
le  plus  doux  amufcmcnt  du  mari.  Ainfi  de  ce  fcul  abus 
corrigé  réfulteroit  bientôt  une  reforme  générale  ;  bientôt  la 
nature  auroit  repris  tous  fes  droits.  Qu'une  fois  les  femmes 
redeviennent  mères  ,  bientôt  les  hommes  redeviendront  pea-s 
&  maris. 

Difcoiirs  fuperflus!   l'ciuiui  mOnic  des  plaifu-s  du  monde 


LIVRET.  îx 

ne  ramené  jamais  à  ceux-là.  Les  femmes  ont  ceïïë  d'être 
mères  ;  elle  ne  le  feront  plus  ;  elles  ne  veulent  plus  Tctre. 
Quand  elles  le  voudroient  ,  à  peine  le  pourroient-elles  : 
aujourd'hui  que  l'ufage  contraire  eft  établi  ,  chacune  aurcic 
à  combattre  l'oppofîtion  de  toutes  celles  qui  l'approchent, 
liguées  contre  un  exemple  que  les  unes  n'oiit  pas  donné 
6c  que    les  autres  ne  veulent  pas    fuivre. 

Il  fe  trouve  pourtant  quelquefois  encore  de  jeunes  per- 
fonnes  d'un  bon  naturel ,  qui ,  fur  ce  point  ofmt  braver 
l'empiie  de  la  mode  6c  les  clameurs  de  leur  fexe  ,  rem- 
plilFent  avec  une  vertueufe  intrépidité  ce  devoir  fi  doux  que 
la  nature  leur  impofe.  PuifTe  leur  nombre  augmenter  par 
l'attrait  des  biens  deilinés  à  celles  qui  s'y  livrent  !  Fondé 
fur  àQ5  conféquences  que  donne  le  plus  fimple  raifonne- 
ment,  &  fur  des  obfervations  que  je  n'ai  jamais  vu  dé- 
menties ,  j'ofe  promettre  à  ces  dignes  mères  un  atrache- 
chement  folide  6c  confiant  de  la  part  de  leurs  maris  , 
une  tendreffe  vraiment  filiale  de  la  part  de  leurs  cnfan'^, 
l'citime  &  le  refped:  du  public ,  d'heureufes  couches  fans 
accident  6c  fans  fuite  ,  une  fanté  ferme  de  vigoureufe  , 
enfin  le  plaifir  de  fe  voir  un  jour  imiter  par  leurs  filles , 
&  citer  en  exemple  à  celles  d'autrui. 

Point  de  mère  ,  point  d'enfant.  Entre  eux  les  devoirs 
font  réciproques  ,  <Sc  s'ils  font  mal  remplis  d'un  côté  ils 
feront  négligés  de  l'autre.  L'enfant  doit  aimer  fa  mcre 
avant  de  favoir  qu'il  le  doit.  Si  la  voix  du  fing  n'eft 
fortifiée  par  l'habitude  6c  les  foins  ,  elle  s'éteint  dans  les 
prciîiicres    années  ,   (S:   le   cœur   nic.ut  ,  pour    aina    dire  , 


If  EMILE. 

avant  que  de  naître.  Nous  voilà  dès  les  premiers  pas  hors 
de    la   nauire. 

On  en  fort  encore  par  une  route  oppofce  ,  lorfqu'au 
lieu  de  négliger  les  foins  de  niere  ,  uiic  femme  les  porte 
à  l'excès  ;  lorfqu'elle  fait  de  fon  enfant  fon  idole  ;  qu'elle 
augmente  6c  nourrit  fa  foibleire  pour  l'empêcher  de  la. 
fentir ,  6c  qu'efpcrant  le  foultraire  aux  loix  de  la  nature  ^ 
elle  écarte  de  lui  des  atteintes  pénibles ,  fans  fonger  com- 
bien ,  pour  quelques  incommodités  dont  elle  le  préferve 
\m  moment ,  elle  accumule  au  loin  d'accidens  &  de  périls 
fur  Cd  tête  ,  6c  combien  c'elt  une  précaution  barbare  de 
prolonger  la  foiblelfe  de  l'enfance  fous  les  fatigues  des 
hommes  faits.  Thctis  ,  pour  rendre  fon  fils  invulnérable, 
le  plongea  ,  dit  la  fable ,  diuis  l'eau  du  Styx.  Cette  allé- 
gorie elt  belle  6c  claire.  Les  mères  cruelles  dont  je  parle 
font  autrement  :  à  force  de  plonger  leurs  enftuis  dans  la 
mollclTe  ,  elles  les  préparent  ii  la  fouffrance  ,  elles  ouvrent 
leurs  pores  aux  maux  de  toute  efpece  ,  dont  ils  ne  man- 
queront pas    d'être    la  proie    étant    grands. 

Obfervez  la  nature  ,  6c  fuivcz  la  route  qu'elle  vous  trace. 
Elle  exerce  continuellement  les  enfans  ;  elle  endurcit  leur 
tempérament  par  des  épreuves  de  toute  efpece  ;  elle  leur 
apprend  de  bonne  heure  ce  que  c'e/t  que  peine  &  dou- 
leur. Les  dents  qui  percent  leur  donnent  la  fièvre  ;  des 
coliques  aigucs  leur  donnent  des  convulfions  ;  de  longues 
roux  les  fuffoquent  ;  les  vers  les  tourmentent;  la  pléthore 
corrompt  leur  f.ing  ;,  des  levains  divers  y  fermentent ,  &c 
taufent  des    éruptions    périlleufcs.    l'rtfquc    tout  le  premier 


^  oila  lii  rc'Jr  '!(    la  nr.uii  (.■.iJOurcjiKM  i,i  (-(Mil  iMnc:-:  ^'o^I.'s 


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pourcjiKM  i^ 


/„„/.  l'u.-  ./  T.- 


LIVRE     T.  ij 

âge  eil  maladie  6c  danger  :  la  moitié  des  enfans  qui 
naiflent  périt  avant  la  huitième  année.  Les  épreuves  faites, 
l'enfant  a  gagné  des  forces  ,  &  fîtôt  qu'il  peut  ufer  de  la 
vie  ,  le   principe    en  devient  plus   aiïuré. 

Voilà  la  règle  de  la  nature.  Pourquoi  la  contrariez- 
vous  ?  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  penfant  la  corriger  vous 
détruifez  fon  ouvrage  ,  vous  empêchez  l'cfFet  de  fes  foins  ? 
Faire  au  -  dehors  ce  qu'elle  fait  au  -  dedans  ,  c'eit  ,  félon 
vous  ,  redoubler  le  danger  ;  ôc  au  contraire  c'ef  1:  y  faire 
diverfion  ;  c'eft  l'exténuer.  L'expérience  apprend  qu'il  meure 
encore  plus  d'enfans  élevés  délicatement  que  d'autres. 
Pourvu  qu'on  ne  palTe  pas  la  mefure  de  leurs  forces  ,  on 
rifque  moins  à  les  employer  qu'à  les  ménager.  Exercez- 
les  donc  aux  atteintes  qu'ils  auront  à  fupporrer  un  jour. 
Endurciffez  leurs  corps  aux  intempéries  des  foifons  ,  de» 
climats  ,  des  élémens  ;  à  la  faim  ,  à  la  foif ,  à  la  fatigue  ; 
trempez-les  dans  l'eau  du  Styx.  Avant  que  l'habitude  du 
corps  foit  acquife  ,  on  lui  donne  celle  qu'on  veut  fans 
danger  :  mais  quand  une  fois  il  eft  dans  ù  confifbnce  , 
toute  altération  lui  devient  périllcufc.  Un  enfant  fupporccra 
des  changemens  que  ne  fupporteroit  pas  un  homme  :  les 
fibres  du  premier  ,  molles  ôc  flexibles  ,  prennent  fans 
effort  le  pli  qu'on  leur  donne  ;  celles  de  l'homme  ,  plus 
endurcies  ,  ne  changent  plus  qu'avec  violence  le  pli  qu'elles 
ont  reçu.  On  peut  donc  rendre  un  enfant  robufte  ùx\s 
expofer  fa  vie  &  ù  fanré  ;  &  quand  il  y  auroit  quelque 
rifque  ,  encore  ne  faudroit-il  pas  balancer.  Puifque  ce  Cont 
des  rifques  infépiurabks  de  la  viç  huni;iiQe ,  peut-on  mieux 


M  E    M    I    I.    E. 

faire  que  de  les  rejcLter  fir  le  tems  de  (a  durce  où  ils 
fom  le  moins  dôfavantageux  ? 

Un  enfciiic  devient  plus  précieux  en  avançant  en  âge. 
Au  prix  de  fa  peifoniie  fe  joint  celui  des  foins  qu'il  a 
coûtés  ;  à  la  perte  de  fa  vie  fe  joint  en  lui  le  fentimcnt 
de  la  mort.  C'eft  donc  fur-rout  à  l'avenir  qu'il  faut 
fonger  en  veillant  à  fa  confjrvation  ;  c'eft  contre  les  maux 
de  la  jeunefTo  qu'il  faut  l'armer ,  avant  qu'il  y  foit  pan'cnu  : 
car  fi  le  prix  de  la  vie  augmente  jufqu'à  l'âge  de  la  rendre 
utile  ,  quelle  folie  n'e(t-ce  point  d'épargner  quelques  maux 
à  l'enfance  en  les  multipliant  fur  Tàge  de  raifon  ?  Sont- 
ce  là  les   leçons  du    maître  ? 

Le  fort  de  l'homme  eft  de  fouffrir  dans  tous  les  tems. 
Le  foin  même  de  ûx  confei-vation  eft  attaché  à  la  peine. 
Heureux  de  ne  connoître  dans  fon  enfance  que  les  maux 
phyfiques  !  maux  bien  moins  cruels  ,  bien  moins  doulou- 
reux que  les  autres  ,  &  qui  bien  plus  rarement  qu'eux 
nous  font  renoncer  h  la  vie.  On  ne  fe  tue  point  pour 
les  douleurs  de  la  goutte  ;  il  n'y  a  gucrcs  que  celles  de 
l'ame  qui  produifent  le  défefpoir.  Nous  plaignons  le  fort 
de  l'enfance  ,  &c  c'eft  le  nôtre  qu'il  faudroit  plaindre.  Nos 
plus  grands   maux   nous    viennent  de    nous. 

En  nailTant  ,  un  enfant  cric  ;  ù  première  enfance  fc 
parte  h  pleurer.  Tantôt  on  l'agite ,  on  le  flatte  pour  l'ap- 
paifer;  tantôt  on  le  menace,  on  le  bat  pour  le  fiirc  r.iirc. 
Ou  nous  faifons  ce  qu'il  lui  plait ,  ou  nous  en  exigeons 
ce  qu'il  nous  plait  :  ou  nous  nous  foumettons  à  fcs  fan- 
taif.es  ,    ou    nous    le    foumettons    aux   nôtres  :  point    de 

milJicu , 


L    I    V    R    E     I,  25 

milieu,  il  faut  qu'il  donne  des  ordres,  ou  qu'il  en  reçoive. 
Ainfî  fes  premières  idées  font  celles  d'empire  &c  de  fer- 
virude.  Avant  de  flivoir  parler  ,  il  commande  ;  avant  de 
pouvoir  agir  ,  il  obéit  ;  &  quelquefois  on  le  châtie  avant 
qu'il  puiffe  connoître  Ces  fautes  ou  pUit'k  en  commettre. 
C'efè  ainfî  qu'on  verfe  de  bonne  heure  dans  fon  jeune 
cœur  les  pa/Tions  qu'on  impute  enfuite  à  la  nature  ,  & 
qu'après  avoir  pris  peine  à  le  rendre  méchant ,  on  fe  plaint 
de  le   trouver  tel. 

Un  enfant  paffe  fix  ou  fcpt  ans  de  cette  mmitre  entre 
les  mains  des  femmes  ,  viitime  de  leur  caprice  &  du  fien  : 
&c  après  lui  avoir  fait  apprendre  ceci  &  cela  ;  c'efl:-:\-dire, 
après  avoir  chargé  fa  mémoire  ou  de  mots  qu'il  ne  p-eut 
entendre  ,  ou  de  chofes  qui  ne  lui  font  bonnes  à  rien  ; 
après  avoir  étouITé  le  naturel  par  les  palFioiis  qu'on  a  f.-.lt 
naître  ,  on  remet  cet  être  faflice  entre  les  mains  d'un 
précepteur,  lequel  achevé  de  développer  les  germes  artiii- 
ciels  qu'il  trouve  déjà  tout  formés  ,  &  lui  apprend  tour, 
hors  à  fe  connoître  ,  hors  à  tirer  parti  de  lui-même ,  hors 
k  favoir  vivre  &  fe  rendre  heureux.  Enlln  quand  cec 
enfant  efclave  ôc  tyran  ,  plein  de  fcience  &  dépoun-u  de 
fens  ,  également  débile  de  corps  6c  d'ame ,  e/t  jette  dans 
le  monde  ;  en  y  montrant  fon  ineprie  ,  fon  orgueil  &z 
tous  fes  vices  ,  il  fait  déplorer  la  mifere  &  la  per%-crfitd 
humaines.  On  fc  trompe  ;  c'elt  h  l'homme  de  nos  fan- 
ta  ides  :  celui   de  la   nature  eft  fait  autrement. 

Voulez-vous  donc  qu'il  garde  fa  forme  origbielle  ?  Con- 
fer\ez-la  dès  l'in/tant  qu'il  vient  au  monde.  Sitôt  qu'il 
Emile.    Tome  I.  D 


x6  EMILE. 

nait  ,  emparez  -  vous  de  lui  ,  (Se  ne  le  quittez  plus  qu'il 
ne  foit  homme  :  vous  ne  rcuffirez  jamais  fans  cela.  Comme 
la  véritable  nourrice  elt  h  merc ,  le  véritable  précepteur 
elt  le  père.  Qu'ils  s'accordent  dans  l'ordre  de  leurs  fonc- 
tions ainfi  que  dans  leur  fyltcme  :  que  des  mains  de 
l'un ,  l'enfant  paffe  dans  celles  de  l'autre.  Il  fera  mieux 
élevé  par  un  père  judicieiLX  6c  borné  ,  que  par  le  plus 
habile  maître  du  monde  ;  car  le  zèle  fuppléera  mieux  au 
talent ,  que  le  talent   au   zcle. 

Mais    les   affaires ,   les  fonctions ,    les  devoirs Ah 

les  devoirs  !  fans  doute  le  dernier  eft  celui  de  père  (  9  )  ? 
Ne  nous  étonnons  pas  qu'un  homme  ,  dont  la  femme  a  dé- 
daigné de  nourrir  le  fruit  de  leur  uîiion ,  dédaigne  de  l'é- 
lever. Il  n'y  a  point  de  tableau  plus  charmant  que  celui 
de  la  famille ,  mais  un  fcul  trait  manqué  défigure  tous  les 
autres.  Si  la  mère  a  trop  peu  de  fanté  pour  être  nourrice , 
le  père  aura  trop  d'aflliires  pour  être  précepteur.  Les  enfans , 
éloignés ,  difpcrfés  dans  des  penfions  ,  dans  des  couvens , 
dans  des  collèges,  porteront  ailleurs  l'amour  de  la  maifon 
paternelle ,  ou  pour  mieux  dire  ,  ils  y  rapporteront  Fhabitude 

(  9  )  QuanJ  011  lit  dans   Plutarqiic  mcmc  ,  enfeignoit  lui-même  à  Ces  pe- 

que  Cucon  le  Cenrour,qui  gouverna  tits  fils  à  écrire ,  à  nager  ,  les  clemcns 

Rome  avec  tant  de  gloire,  éleva  lui-  des    Sciences  ,  &  qu'il  les  avoii  fans 

même  Ton  fils  dès  le  berceau  ,  &  avec  ccire  autour  de  lui  ;  on  ne  peut  s'em- 

un   tel   foin  ,  qu'il  quittoit   tout  pour  pécher  de  rire  des  petites  bonnes  gens 

étreprjfent  quand  la  nourrice  ,  c'eft-  de  ce  tems  là,    qui  s'amufoient  à  de 

à-dire  ,   la   mcre  le  remuoit   &  le  la-  patcilles    niaiferies  ;    trop    bornées   , 

voit  ;    quand    on    lit    dans    Suétone  fans  doute  ,  pour  favoir  vaquer  aux 

qu'Augufte  ,  maître  du  monde  ,  qu'il  grandes  affaires  des   grands   hommu 

avoit  conquis   &   qui!    xé|jiiruit  luU  de   nos  jours. 


LIVRE     I. 


î7 


de  n'êrre  attachés  à  rien.  Les  frères  ôc  les  fœurs  fe  con- 
noîrronc  à  peine.  Quand  cous  feront  raffemblcs  en  cérémo- 
nie ,  ils  pourront  être  fort  polis  entre  eux  ;  ils  fe  traiteront 
en  étrangers.  Sitôt  qu'il  n'y  a  plus  d'intimité  entre  les  parcns  , 
fitôt  que  la  fociété  de  la  famille  ne  fait  plus  la  douceur 
de  la  vie ,  il  faut  bien  recourir  aux  mauvaifes  mœurs  pour 
y  fuppléer.  Où  eit  l'homme  affez  ftupide  pour  ne  pas  voir 
h  chaîne  de   tout    cela  ? 

Un  père ,  quand  il  engendre  &c  nourrit  des  cnfons  ne 
fait  en  cela  que  le  tiers  de  fa  tâche.  Il  doit  des  hommes 
à  fon  efpece  ,  il  doit  à  la  fociété  des  hommes  fociables  y 
il  doit  des  citoyens  à  l'Etat.  Tout  homme  qui  peut  payer 
cette  triple  dette  ,  &;  ne  le  fiiit  pas ,  elt  coupable ,  ôc  plus 
coupable  ,  peut  -  être ,  quand  il  la  paye  à  demi.  Celui  qui 
ne  peut  remplir  les  devoirs  de  père  n'a  point  droit  de  le 
devenir.  Il  n'y  a  ni  pauvreté ,  ni  travaux  ,  ni  refpecl  hu- 
main qui  le  difpenfcnt  de  nourrir  fes  enfiins ,  ôc  de  les 
élever  lui  -  même.  LeAeurs ,  vous  pouvez  m'en  croire.  Je 
prédis  à  quiconque  a  des  entrailles  &  néglige  de  fi  faints 
devoirs  ,  qu'il  verfcra  long  -  tems  fur  fa  faute  des  larmes 
ameres,  &  n'en  fera  jamais  confolé. 

Mais  que  fait  cet  homm.e  riche,  ce  père  de  famille  Ci 
aflfairé,  &  forcé  félon  lui  de  lailfcr  fes  enfans  à  l'abandon? 
Il  paye  un  autre  homme  pour  remplir  fes  foins  qui  lui 
font  à  charge.  Ame  vénale  !  crois  -  tu  donner  à  ton  lils 
un  autre  père  avec  de  l'argent  ?  Ne  t'y  trompe  point  ; 
ce  n'eit  pas  même  un  maître  que  tu  lui  donnes  ,  c'clt 
un  valet.    Il  en   formera  bientôt    un   fécond. 

D  i 


i8  EMILE. 

On  raifonne  beaucoup  fur  les  qualités  d'un  bon  gouver- 
neur. La  première  que  j'en  exigcrois ,  6c  celle  -  \h.  feule 
en  fuppofe  beaucoup  d'autres  ,  c'cft  de  n'être  point  un 
homme  à  vendre.  Il  y  a  des  métiers  fl  nobles  qu'on  ne 
peut  les  foire  pour  de  l'argent  fans  fe  montrer  indigne  de 
les  faire  :  tel  elt  celui  de  l'homme  de  guerre  ;  tel  cft  celui 
de  l'infHtuteur.  Qui  donc  élèvera  mon  enfant  ?  Je  te  Tai 
déjà  dit ,  toi  -  même.  Je  ne  le  peux.  Tu  ne  le  peux  ! .  • 
Fais  -  toi  donc  un  ami.    Je  né  vois  point  d'autre  refiburce. 

Un  Gouverneur  !  ô  quelle  ame  fublime  ....  en  vérité  , 
pour  faire  un  homme ,  il  faut  être  ou  père  ou  plus  qu'homme 
foi  -  mêm.e.  Voilh  la  fondion  que  vous  conliez  tranquille- 
ment à  des  mercenaire;. 

Plus  on  y  penfe ,  plus  on  appcrçoit  de  nouvelles  diffi- 
cultés. Il  faudroit  que  le  gouverneur  eût  été  élevé  pour 
fon  élève ,  que  fes  domef  tiques  eulî'ent  été  éle\'cs  pour  leur 
maître  ,  que  tous  ceux  qui  l'approchent  eulTent  reçu  les  im- 
prcfïlons  qu'ils  doi\'ent  lui  communiquer  ;  il  faudroit  d'édu- 
cation en  éducation  remonter  jufqu'on  ne  fait  où.  Com- 
ment fe  peut  -  il  qu'un  enfant  foit  bien  élevé  par  qui  n'a 
pas  été  bien  élevé   lui  -  même. 

Ce  rare  mortel  cft-il  introuvable?  Je  l'ignore.  En  ces 
tems  d'avilifTement  ,  qui  fait  à  quel  point  de  vertu  peut 
atteindre  encore  une  ame  humaine  ?  Mais  fuppofons  ce 
prodige  trouvé.  C'eft  en  confidérant  te  qu'il  doit  faire, 
que  nous  verrons  ce  qu'il  doit  être.  Ce  que  je  crois  voir 
d'avance  cil  qu'un  pcrc  qui  fentiroit  tout  le  prix  d'un  bon 
gouverûcui"  prcndioit  le  parti  de  s'en  palFtr  ;  car  il  mcctroic 


L    I    V    R    E     I.  29 

plus  de  peine  à  l'acquérir  qu'à  le  devenir  lui  -  même.  Veut- 
il  donc  fc  faire  un  ami  ?  Qu'il  élcvc  fon  fils  pour  l'être  ; 
le  voilà  difpenfé  de  le  chercher  ailleurs  ,  &c  la  nature  a  déjà 
fait  la  moitié  de  l'ouvrage. 

Quelqu'un  dont  je  ne  ccnnois  que  le  rang  m'a  foit 
propofer  d'élever  fon  fils.  Il  m'a  fait  beaucoup  d'honneur 
fans  doute  ;  mais  loin  de  fe  plaindre  de  mon  refus  ,  il 
doit  fe  louer  de  ma  difcrécion.  Si  j'avois  accepte  fon 
offre  ôc  que  j'euife  erré  dans  m.a  méthode  ,  c'étoit  une 
éducation  manquée  :  fi  j'avois  réulîî  ,  c'eût  été  bien  pis. 
Son  fils  aui'oit  renié  fon  titre  ;  il  n'eût  plus  voulu  être 
Prince. 

Je  fuis  trop  pénétré  de  la  grandeur  des  devoirs  d'un 
Précepteur  ,  je  fens  trop  mon  incapacité  pour  accepter 
jamais  un  pareil  emploi  de  quelque  parc  qu'il  me  foit  offert; 
Si  l'intérêt  de  l'amitié  même ,  ne  feroit  pour  moi  qu'iui 
nouveau  motif  de  refus.  Je  crois  qu'après  avoir  lu  ce 
livre  ,  peu  de  gens  feront  tentés  de  me  faire  cette  offre , 
ôc  je  prie  ceux  qui  pourroicnt  l'être  de  n'en  plus  prendre 
l'inutile  peine.  J'ai  fait  autrefois  im  fuffifant  effai  de  ce 
métier  pour  être  affm-é  que  je  n'y  fuis  pas  propre  ,  6c 
mon  état  m'en  difpenferoit  quand  mes  talens  m'en  ren- 
droient  capable.  Pai  cru  devoir  cette  déclaration  publique 
à  ceux  qui  paroiffent  ne  pas  m'accorder  aifez  d'eiiime  pour 
xne  croire  fincere   &  fondé  dans  mes   réfblutions. 

Hors  d'état  de  remplir  la  tâche  la  plus  utile  ,  j'oflrai 
du  moins  effaycr  de  la  plus  aifée  ;  à  Texcmple  do  t.Mit 
<i'aurres  je  ne  n;cttraj  point  la  niviiu  à  l'œuvre  ,  mais  à  la 


50  EMILE. 

plume ,  Se  au  lieu  de  taire  ce  qu'il  fluit ,  je  m'cflbrcerai  de 
le  dire. 

Je  fais  que  dans  les  entreprifes  pareilles  à  celle-ci ,  l'au- 
teur ,  toujours  à  fon  aife  dans  des  fyltêmes  qu'il  eft  difpcafé 
de  mettre  en  pratique ,  donne  fans  peine  beaucoup  de  beaux 
préceptes  iinpolfibles  à  fuivre  ,  &  que  faute  de  détails  &c 
d'exemples ,  ce  qu'il  dit  même  de  praticable  relie  fans 
ufage,  qumd  il  n'en  a  pas  montré  l'application. 

J'ai  donc  pris  le  pai-ti  de  me  donner  un  cl-JVe  imaguiaire, 
de  me  fuppofer  Tâge  ,  la  fanté ,  les  connoilfances  &  tous 
les  talens  convenables  pour  travailler  à  fon  éducation  ,  de 
la  conduire  depuis  le  moment  de  Ca  nailFance  jufqu'à  celui 
oij,  devenu  homme  fait,  il  n'aura  plus  bcfoin  d'autre  guide 
que  lui-même.  Cette  méthode  me  paroit  utile  pour  empê- 
cher un  auteur  qui  fe  défie  de  lui  de  s'égarer  dans  des 
viiîons  ;  car  dès  qu'il  s'écarte  de  la  pratique  ordinaire  ,  il 
n'a  qu'h  faii-e  l'épreuve  de  la  fienne  fur  fon  élevé  ;  il 
fentira  bientôt ,  ou  le  lecleur  fenrira  pour  lui  ,  s'il  fuit  le 
progrès  de  l'enfance ,  6c  la  marche  naturelle  au  cœur 
humain. 

Voilà  ce  que  j'ai  tâché  de  faire  dans  toutes  les  diffi- 
cultés qui  fe  font  préfentées.  Pour  ne  pas  groflir  inutile- 
ment le  livre  ,  je  me  fuis  contenté  de  pofer  les  principes 
dont  chacun  devoit  fcntir  la  vérité.  Mais  quant  aux  règles 
qui  pouvoient  avoir  befoin  de  preuves  ,  je  les  ai  toutes 
appliquées  h  mon  Emile  ou  ii  d'autres  exemples  ,  &  j'ai 
fait  voir  dans  des  détails  très -étendus  comment  ce  que 
j'établilFois  pouvoit  être  pratiqué  :  tel  eU  du  moins  le  ploii 


L    I    V    R    E     I.  31 

que  je  me  fuis  propofc  de  fuivre.   C'eft  au  lecteur  à  juger 
fi  j'ai  réulfi. 

Il  eft  arrivé  de-là  que  j'ai  d'abord  peu  parle  d'Emile  , 
parce  que  mes  premières  maximes  d'éducation  ,  bien  que 
contraires  à  celles  qui  font  établies  ,  font  d'une  évidence 
à  laquelle  il  eft  difficile  à  tout  homme  raifonnable  de  refufer 
fon  confentement.  Mais  à  mefui^e  que  j'avance  ,  mon  élevé  , 
autrement  conduit  que  les  vôtres  ,  n'eft  plus  un  enfant 
ordinaire  ;  il  lui  faut  un  régime  exprès  pour  lui.  Alors 
il  paroit  plus  fréquemment  fur  la  fcene  ,  ôc  vers  les  der- 
niers tems  je  ne  le  perds  plus  un  moment  de  vue  jufqu'à 
ce  que  ,  quoi  qu'il  en  dife  ,  il  n'ait  plus  le  moindre  befoin 
de  moi. 

Je  ne  parle  point  ici  des  qualités  d'un  bon  Gouverneur , 
je  les  fuppofe  ,  &  je  me  fuppofe  moi-même  doué  de  toutes 
ces  qualités.  En  lifant  cet  ouvrage ,  on  verra  de  quelle 
libéralité  j'ufe  envers  moi. 

Je  remarquerai  feulement ,  contre  l'opinion  commune  , 
que  le  Gouvernem-  d'un  enfant  doit  être  jeune  ,  &:  même 
aufli  jeune  que  peut  l'être  un  homme  fage.  Je  voudrois 
qu'il  fut  lui  -  même  enfant  s'il  étoit  poffible  ,  qu'il  pût 
devenir  le  compagnon  de  fon  Elevé  ,  &c  s'attirer  fa  con- 
fiance en  partageant  fcs  amufemens.'  Il  n'y  a  pas  afTez  de 
chofes  communes  entre  l'eafance  &  l'âge  mûr  ,  pour  qu'il 
fe  forme  jamais  un  attachement  bien  folidc  à  cette  di'tance. 
Les  enfans  flattent  quelquefois  les  vicillai-ds  ,  mais  ils  ne 
les  aimeiif  jamais. 

On  voudroit  que  le  Gouverneur  eût  déjà  fliit  une  éduca- 


3z  EMILE. 

tion.  C'eil  trop  ;  un  même  homme  n'en  peut  faire  qu'une  ; 
s'il  en  faloic  deux  pour  réull'u-  ,  de  quel  droit  entre- 
prendroit-on  la  première  ? 

Avec  plus  d'expérience  on  fauroit  mieux  faire,  mais  on 
ne  le  pourroit  plas.  Quiconque  a  rempli  cet  état  une  fols 
alTez  bien  pour  en  fentir  toutes  les  peines  ,  ne  tente  point 
de  s'y  rengager  ,  &  s'il  l'a  mal  rempli  la  première  ibis, 
c'ell;  un  mauvais  préjugé  pour  la  féconde. 

Il  eft  fort  différent  ,  j'en  conviens  ,  de  fuivre  un  jeune 
homme  durant  quatre  ans  ,  ou  de  le  conduire  durant  vingt- 
cinq.  Vous  donnez  un  Gouverneur  à  votre  fils  déjà  tout 
formé  ;  moi  je  veux  qu'il  en  ait  \.m  avant  que  de  naître. 
Votre  homme  à  chaque  luftrc  peut  changer  d'élcve  ;  le 
mien  n'en  aura  jamais  qu'un.  Vous  dii'tinguez  le  Précepteur, 
du  Gouverneur  :  autre  folie  !  Diltinguez-vous  le  Difciple, 
de  l'Elevé  ?  Il  n'y  a  qu'une  fcience  i  enfeigner  aux  enfans; 
c'eft  celle  des  devoirs  de  l'homme.  Cette  fcience  e(t  une, 
ôc  ,  quoi  qu'ait  dit  Xenophon  de  l'éducation  des  Pcrd'S , 
clic  ne  fe  partage  pas.  Au  relte  ,  j'appelle  plutôt  Gou- 
verneur que  Précepteur  le  maître  de  cette  fcience  ;  p.'.rce 
qu'il  s'agit  moins  pour  lui  d'inftruire  que  de  con;li.ii-e. 
Il  ne  doit  point  donner  de  préceptes ,  il  doi:  les  fJre 
trouver. 

S'il  faut  choifir  avec  tant  de  foin  le  Gouverneur  ,  il  lui 
«{t  bien  permis  de  choifir  auflî  fon  Elevé ,  fur-tout  quand 
il  s'agit  d'un  modelé  à  propofer.  Ce  choix  ne  peut  tomber 
ni  fur  k-  génie  ni  fur  le  caraflere  de  l'enfant  ,  qu'on  ne 
connoit  qu'à    la    ftn   de   l'ouvrage  ,  &  que   j'adopte    avant 

qu'il 


LIVRET.  ?j 

«Ju'îl  foit  né.  Quand  je  pourrais  choifir ,  je  ne  prendrais 
qu'un  efprit  commun  tel  que  je  fuppofe  mon  Elevé.  On 
n'a  befoin  d'élever  que  les  hommes  vulgaires  ;  leur  éduca- 
tion doit  feule  fervir  d'exemple  à  celle  de  leurs  femblables. 
Les   autres  s'élèvent  malgré  qu'on  en  ait. 

Le  pays  n'eft  pas  indifférent  à  la  culture  'des  hommes  ; 
ils  ne  font  tout  ce  qu'ils  peuvent  être  que  dans  les  climats 
tempérés.  Dans  les  climats  extrêmes  le  défavantage  elt 
vifible.  Un  homme  n'eft  pas  planté  comme  un  arbre  dans 
un  pays  pour  y  demeurer  toujoui-s  ,  &  celui  qui  part  d'un 
des  extrêmes  pour  arriver  à  l'autre  ,  eft  forcé  de  faire  le 
double  du  chemin  que  fait  pour  arriver  au  même  terme 
celui  qui  part  du   terme  moyen. 

Que  l'habitant  d'un  pays  tempéré  parcoure  fuccefTivement 
les  deux  extrêmes  ,  fon  avantage  eft  encore  évident  :  car 
bien  qu'il  foit  autant  modifié  que  celui  qui  va  d'un  extrême 
à  l'autre  ,  il  s'éloigne  pourtant  de  la  moitié  moins  de  fa 
conftimtion  naturelle  Un  François  vit  en  Guinée  &  en 
Laponie  ;  mais  un  Nègre  ne  vivra  pas  de  même  à  Tornea , 
ni  un  Samoyéde  au  Bénin.  Il  paroit  encore  que  l'organi- 
lation  du  cerveau  eft  moins  parfaite  aux  deux  extrêmes. 
Les  Nègres  ni  les  Lapons  n'ont  pas  le  fens  des  Euro- 
péens. Si  je  veux  donc  que  mon  Elevé  puiiTc  être  habitant 
de  la  terre ,  je  le  prendrai  dans  une  zone  tempérée  ;  en 
France  ,   par    exemple  ,  plutôt  qu'ailleurs. 

Dans  le  Nord  les  hommes  confommcnt  beaucoup  fur  un 
fol   ingrat  ;  dans  le    Midi   ils  confomment  peu  fur  un   fol 
fertile.   De-li  nait  une  nouvelle  dificrencc  qui  rend  les  uns 
Emile,    Tome  I.  E 


54  EMILE. 

laborieux  ôc  les  autres  contemplatifs.  La  fociété  nou5  offre 
en  un  même  lieu  l'image  de  ces  différences  entre  les  pau- 
vres ôc  les  riches.  Les  premiers  habitent  le  fol  ingrat ,  ôc 
les  autres  le  pays  fertile. 

Le  pauvre  n'a  pas  befoin  d'éducation  ;  celle  de  fon  état 
eit  forcée ,  il  n'en  fauroit  avoir  d'autre  :  au  contraire  ,  l'édu- 
cation que  le  riche  reçoit  de  fon  état  eft  celle  qui  lui 
convient  le  moins  ,  &  pour  lui-même  &c  pour  la  fociété. 
D'ailleurs  l'éducation  naturelle  doit  rendre  un  homme 
propre  à  toutes  les  conditions  humaines  :  or  il  eft  moins 
raifonnable  d'élever  un  pauvre  pour  être  riche  qu'un  riche 
pour  être  pauvre  ;  car  à  proportion  du  nombre  des  deux 
états ,  il  y  a  plus  de  ruinés  que  de  parvenus.  ChoifilTons 
donc  un  riche  :  nous  ferons  fûrs  au  moins  d'avoir  fait  un 
homme  de  plus  ,  au  lieu  qu'un  pauvre  peut  devenir  homme 
de  lui-même. 

Par  la  même  raifon  ,  je  ne  ferai  pas  fâché  qu'Emile  ait 
de  la  naiflance.  Ce  fera  toujours  une  victime  arraciiée  au 
préjugé. 

Emile  eft  orphelin.  Il  n'importe  qu'il  ait  fon  père  &  Ci 
tnere.  Chargé  de  leurs  devoirs ,  je  fuccede  à  tous  leurs  droits. 
Il  doit  honorer  fes  parens ,  mais  il  ne  doit  obéir  qu'h  moi, 
C'eft  ma  première   ou  plutôt  ma  feule   condition. 

J'y  dois  ajouter  celle-ci,  qui  n'en  efè  qu'une  fuite,  qu'on 
ne  nous  ôtcra  jamais  l'un  à  l'autre  que  de  notre  confente- 
menr.  Cette  claufc  e(t  eircnticllc  ,  &  je  voudrois  même 
que  l'Elcvc  &  le  Gouverneur  fc  rcgardaircnt  tellement  comme 
infcparables  ,   que  le  fort  de  leurs  jours  fut  toujours  entre 


LIVRET.  ,5 

eux  un  objet  commun.  Sitôt  qu'ils  envifagent  dans  l'éloi- 
gnement  leur  réparation ,  fitôt  qu'ils  prévoient  le  moment 
qui  doit  les  rendre  étrangers  l'un  à  l"autre  ,  ils  le  font  déjà: 
chacun  fait  fon  petit  fyftéme  à  part ,  &  tous  deux  ,  occupés 
du  tems  où  ils  ne  feront  plus  enfemble  ,  n'y  reftent  qu'à 
contre  -  cœur.  Le  difciple  ne  regarde  le  maître  que  comme 
l'enfeigne  &c  le  fléau  de  l'enfance  ;  le  maître  ne  regarde  le 
difciple  que  comme  un  lourd  fardeau  dont  il  brûle  d'être  dé- 
chargé :  ils  afpirent  de  concert  au  moment  de  fe  voir  délivrés 
l'un  de  l'autre  ,  ôc  comme  il  n'y  a  jamais  entre  eux  de 
véritable  attachement ,  l'un  doit  avoir  peu  de  vigilance , 
l'autre  peu  de  docilité. 

Mais  quand  ils  fe  regardent  comme  devant  paflcr  leurs 
jours  enfemble  ,  il  leur  importe  de  fe  faire  aimer  l'un  de 
l'autre,  ôc  par  cela  même  ils  fe  deviennent  chers.  L'Elevé 
ne  rougit  point  de  fuivre  dans  fon  enfance  l'ami  qu'il 
doit  avoir  étant  grand  ;  le  Gouverneur  prend  intérêt  à  des 
foins  dont  il  doit  recueillir  le  fruit,  &  tout  le  mérite  qu'il 
donne  à  fon  Elevé  eft  un  fonds  qu'il  place  au  profit  de 
fes  vieux  jours. 

Ce  traité  fait  d'avance  fuppofe  un  accouchement  heureux, 
un  enfant  bien  forme  ,  vigoureux  &  fain.  Un  père  n'a 
point  de  choix  &  ne  doit  point  avoir  de  préférence  dans 
la  famille  que  Dieu  lui  donne  :  tous  fcs  enfans  font  éga- 
lement fes  enfans  ;  il  leur  doit  à  tous  les  mêmes  foins 
&  la  même  tendrcffe.  Qu'ils  foicnt  efiropiés  ou  non,  qu'ils 
foieat  languiflans  ou  robufles ,  chacun  d'eux  eft  un  dépôt 
dont    il  doit  compte    à   la  maiii  dont  il   le   rient  ,   îk    le 

E  1 


'3"/J  .    E    M    I    L    E. 

maiiage  efl  im  contrat  fait  avec  la  nature  auiîî  bien  qu'entre 
les   conjoints. 

Mais  quiconque  s'impofe  un  devoir  que  la  nature  ne 
lui  a  point  impofé  doit  s'affurer  auparavant  des  moyens 
de  le  remplir  ;  autrement  il  fe  rend  comptable  ,  même 
de  ce  qu'il  n'aura  pu  faire.  Celui  qui  fe  charge  d'un 
Elevé  inlirme  6c  valétudinaire  ,  change  fa  fonction  de 
Gouverneur  en  celle  de  Garde-malade  ;  il  perd  h  foigner 
une  vie  inutile  le  tems  qu'il  deftinoit  à  en  augmenter  le 
prix  ;  il  s'expofe  à  voir  une  mère  éplorée  lui  reprocher 
un  jour  la  mort  d'un  fils  qu'il  lui  aura  long-tems  conferX'C. 

Je  ne  me  chargerois  pas  d'un  enfant  maladif  &:  caco- 
chyme ,  dût-il  vivre  quatre-vingts  ans.  Je  ne  yeux  point 
d'un  élevé  toujours  inutile  à  lui-même  &  aux  autres  ,  qui 
s'occupe  uniquement  à  fe  conferver ,  6c  dont  le  corps  nuift 
à  l'éducation  de  l'ame.  Que  ferois-je  en  lui  prodiguant 
vainement  mes  foins  ,  finon  doubler  la  perte  de  la  fociété 
6c  lui  ôter  deux  hommes  pour  un  ?  Qu'un  autre  à  mon 
défaut  fe  charge  de  cet  infirme  ,  j'y  confens  ,  6c  j'ap- 
prouve fa  charité  ;  mais  mon  talent  à  moi  n'clt  pas  celui- 
là  :  je  ne  fais  point  apprendre  h  vivre  à  qui  ne  fonge 
qu'à  s'empêcher  de  mourir. 

Il  faut  que  le  corps  ait  de  la  vigueur  pour  obéir  i 
l'ame  :  un  bon  ferviteur  doit  être  robuflc.  Je  fais  que 
l'intempérance  excite  les  païïions  ;  elle  exténue  aufTi  le 
corps  à  la  longue  ;  les  macérations  ,  les  jeûnes  produifent 
fouvcnt  le  même  effet  par  une  caufe  oppofce.  J*!us  le 
corps  «il  ioible  ,   plus  il  commande  ;  plus  il  cit  fort  >  plu» 


LIVRE!.  î7 

il  obéit.  Toutes  les  pafTions  fenfuelles  logent  dans  des 
corps  efféminés  ;  ils  s'en  irritent  d'autant  plus  qu'ils  peu- 
vent moins  les  fatisfaire. 

Un  corps  débile  affoiblit  l'ame.  De-là  l'empire  de  la 
Médecine  ,  art  plus  pernicieux  aux  hommes  que  tous  les 
maux  qu'il  prétend  guérir.  Je  ne  fuis ,  pom-  moi ,  de  quelle 
maladie  nous  guériffent  les  Médecins ,  mais  je  fais  qu'ils 
nous  en  donnent  de  bien  funeites  ;  la  lâcheté  ,  la  puiilla- 
nimité  ,  la  crédulité  ,  la  terreur  de  la  mort  :  s'ils  gué- 
rilfent  le  corps ,  ils  tuent  le  courage.  Que  nous  importe 
qu'ils  fafTent  marcher  des  cadavres  ?  Ce  font  des  hommes 
qu'il  nous  faut ,  &  l'on  n'en  voit  point  fortir  de  leiu-s  mains. 

La  Médecine  efè  à  la  mode  parmi  nous  ;  elle  doit  l'être. 
C'eft  l'amufement  des  gens  oififs  &  défœuvrés,  qui  ne  fa- 
chant  que  faire  de  leur  tems  le  pafTent  à  fe  conferver.  S'ils 
avoient  eu  le  malheur  de  naître  immortels,  ils  feroicnt  les 
plus  miférables  des  êtres.  Une  vie  qu'ils  n'auroient  jamais  peur 
de  perdre  ne  feroit  pour  eux  d'aucun  prbc.  Il  faut  à  ces 
gens  là  des  Médecins  qui  les  menacent  pour  les  flatter , 
&  qui  leur  donnent  chaque  jour  le  feul  plaillr  dont  ils 
foient  fufceptibles  ;   celui  de  n'être  pas  morts. 

Je  n'ai  nul  deffein  de  m'étendre  ici  fur  la  vanité  de  la 
Médeciiie.  Mon  objet  n'efl  que  de  la  confidérer  par  le 
côté  moral  Je  ne  puis  pourtant  m'empècher  d'obferver 
que  les  hommes  font  fui-  fon  ufage  les  mêmes  fophifmes 
que  fur  la  recherche  de  la  vérité.  Ils  fuppofent  toujours  qu'en 
traitant  un  malade  on  le  guérit,  &  qu'en  cherchant  une  vé- 
rité on  la  trouve  :  ils  ne  voient  pas  qu'il  fuut  balancer  l'avan- 


5$  EMILE. 

rage  d'une  guériron  que  le  Médecin  opère ,  par  la  more  de 
cent  malades  qu'il  a  tués,  ôc  l'utilité  d'une  vérité  découverte, 
par  le  tort  que  font  les  erreurs  qui  paflent  en  même-tems. 
La  Science  qui  inftruit  ôc  la  Médecine  qui  guérit  font  fort 
boruies  ,  fans  doute  ;  mais  la  Science  qui  trompe  &.  la 
Médecine  qui  tue  font  mauvaifes.  Apprenez  -  nous  donc  à 
les  diltinguer.  Voilà  le  nœud  de  la  quefHon  :  û  nous 
favions  ignorer  la  vérité  ,  nous  ne  ferions  jamais  les 
dupes  du  menfonge;  fi  nous  favions  ne  vouloir  pas  guérir 
malgré  la  nature  ,  nous  ne  mourrions  jamais  par  la  main 
du  Médecin.  Ces  deux  abltinences  feroient  fages  ;  on  ga- 
gneroit  évidemment  à  s'y  foumettrc.  Je  ne  difpute  donc 
pas  que  la  Médecine  ne  foit  utile  à  quelques  hommes , 
mais  je  dis   qu'elle  elt  funelte    au   genre    humain. 

On  me  dira ,  comme  on  fait  fans  cefTe ,  que  les  fautes 
font  du  Médecin  ,  mais  que  la  Médecine  en  elle-même 
eft  infaillible.  A  la  bonne  heure  ;  mais  qu'elle  vienne 
donc  fans  le  Médecin  :  car  tant  qu'ils  viendront  enfcmble, 
il  y  aura  cent  fois  plus  à  craindre  des  erreurs  de  l'artifte, 
qu'à    efpérer    du   fecours  de   l'art. 

Cet  art  menfongcr ,  plus  fait  pour  les  maux  de  l'cfprit 
que  pour  ceux  du  coi-ps  ,  n'eft  pas  plus  utile  aux  uns 
qu'aux  autres  :  il  nous  guérit  mnùis  de  nos  maladies  qu'il 
ne  nous  en  imprime  l'effroi.  Il  recule  moins  la  mort  qu'il 
ne  la  fait  fentir  d'avance  i  il  ufe  la  vie  au  lieu  de  la 
prolonger  :  &  quand  il  la  prolongeroit  ,  ce  fcroit  encore 
au  préjudice  de  l'efpece  ;  puifqu'il  nous  /)te  à  la  fociété 
par    les   foins  qu'il    nous    impo.fc  ,    6c  à    nos  devoirs   par 


LIVRE     I. 


3^ 


les  frayeurs  qu'il  nous  donne.  C'cfl:  h  connoiiïance  des 
dangers  qui  nous  les  fait  craindre  :  celui  qui  fe  croiroic 
invulnérable  n'auroit  peur  de  rien.  A  force  d'armer  Achille 
contre  le  péril ,  le  Poëte  lui  ôce  le  mérite  de  la  valeur  : 
tout  autre   à  fa    place  eût   été    un  Achille  au  même  prix. 

Voulez-vous  trouver  des  hommes  d'un  vrai  courage  ? 
Cherchez-les  dans  les  lieux  où  il  n'y  a  point  de  Méde- 
cins ,  où  l'on  ignore  les  confcquences  des  maladies  ,  & 
où  l'on  ne  fonge  gueres  à  la  more.  Naturellement  l'homme 
fait  fouifrir  conftamment  ,  &c  meurt  en  paix.  Ce  font  les 
Médecins  avec  leurs  ordonnances  ,  les  Philofophes  avec 
leurs  préceptes  ,  les  Prêtres  avec  leurs  exhortations  ,  qui 
l'aviliflent  de  cœur,    &    lui  font  défapprendre   à  mourir. 

Qu'on  me  donne  donc  un  élevé  qui  n'ait  pas  befoin 
de  tous  ces  gens  là ,  ou  je  le  refufe.  Je  ne  veux  point 
que  d'autres  gâtent  mon  ouvrage  :  je  veux  l'élever  feul  , 
ou  ne  m'en  pas  mêler.  Le  fage  Locke  ,  qui  avoir  pafTé 
une  partie  de  fa  vie  à  l'étude  de  la  Médecine  ,  recom- 
mande fortement  de  ne  jamais  droguer  les  enfans  ,  ni  par 
précaution  ,  ni  pour  de  légères  incommodités.  J'irai  plus 
loin,  ôc  je  déclare  que  n'appellant  jamais  de  Médecin  pour 
moi ,  je  n'en  appellerai  jamais  pour  mon  Emile ,  à  moins 
que  fa  vie  ne  foit  dans  un  danger  évident  ;  car  alors  il 
ne  peut  pas  lui  faire    pis   que  de    le  tuer. 

Je  fliis  bien  que  le  Médecin  ne  m:u:quera  pas  de  tirer  avan- 
tage de  ce  délai.  Si  l'enfant  meurt,  on  l'aura  appelle  trop  tard; 
s'il  réchappe,  ce  fera  lui  qui  l'aura  fauve.  Soit  :  que  le  Médecin 
triomphe  ;  mais  fur-tout  qu'il  ne  foit  appelle  qu'à  l'excicmicé. 


■4»  E    M    I    L    E. 

Faute  de  favoir  fe  guérir  ,  que  l'enfant  (îiche  être  ma- 
lade ;  cet  art  fupplée  à  l'autre  ,  &.  fouvent  réufTit  beau- 
coup mieux  ;  c'eft  l'art  de  la  nature.  Quand  l'animal 
eft  malade  ,  il  fouffre  en  filence  &  fe  tient  coi  :  or 
on  ne  voit  pas  plus  d'animaux  languiffans  que  d'hommes. 
Combien  l'impatience  ,  la  crainte  ,  l'inquiétude ,  ôc  fur-touc 
les  remèdes  ont  tué  de  gens  que  leur  miiladie  auroit 
épargnes  ,  Ôc  que  le  tems  feul  auroit  guéris  ?  On  me  dira 
que  les  animaux,  vivant  d'une  manière  plus  conforme  à  U 
nature  ,  doivent  erre  fujets  à  moins  de  maux  que  nous. 
Hé  bien  ,  cette  manière  de  vivre  clt  précifément  celle  que  je 
veux  donner  à  mon  élevé  ;  il  en  doit  donc  tirer  le  même 
profit. 

La  feule  partie  utile  de  la  Médecine  elt  l'hygiène. 
Encore  l'hygiène  eft-elle  moins  une  fcience  qu'une  vertu. 
La  tempérance  &c  le  travail  font  les  deux  vrais  Médecins 
de  l'homme  :  le  travail  aiguife  fon  appétit ,  &.  la  tempérance 
l'empêche  d'en  abufer. 

Pour  favoir  quel  régime  eft  le  plus  utile  à  la  vie  &  h 
la  fanté  ,  il  ne  faut  que  favoir  quel  régime  obfcrvcnt  les 
peuples  qui  fe  portent  le  mieux  ,  font  les  plus  robultes , 
&c  vivent  le  plus  long-tcms.  Si  par  les  obferv^ations  géné- 
rales on  ne  trouve  pas  que  l'ufage  de  la  Médecine  donne 
aux  hommes  une  fanté  plus  ferme  ou  une  plus  longue  vie; 
par  cela  même  que  cet  art  ti'eft  pas  utile ,  il  cft  nuiliblc  > 
puifqu'il  emploie  le  tems  ,  les  hommes  &:  les  cliofcs  à 
pure  perte.  Non-feulement  le  tems  qu'on  palFc  h  confcr\'cr 
la    vie    étiuit    perdu   pour  en    ufcr  ,    il   l'en    faut  déduire  ; 

in.ùs 


LIVRE     r. 


4t 


mais  quand  ce  tems  efè  employé  à  nous  tourmenter ,  il 
eft  pis  que  nul ,  il  eft  négatif  ;  ôc  pour  calculer  équita- 
blement ,  il  en  faut  ôter  autant  de  celui  qui  nous  refte. 
Un  homme  qui  vit  dix  ans  fans  Médecins ,  vit  plus  pour 
lui-même  &  pour  autrui ,  que  celui  qui  vit  trente  ans  leur 
vi(5lime.  Ayant  fait  l'une  &c  l'autre  épreuve  ,  je  me  crois 
plus   en  droit  que   perfoiuie  d'en   tirer  la  conclufion. 

Voilà  mes  raifons  pour  ne  vouloir  qu'un  Elevé  robufte 
&c  fain ,  &  mes  principes  pour  le  maintenir  tel.  Je  ne 
m'arrêterai  pas  à  prouver  au  long  l'utilité  des  travaux 
manuels  &  des  exercices  du  corps  pour  renforcer  le 
tempérament  &  la  fanté  ;  c'eft  ce  que  perfonne  ne 
difpute  :  les  exemples  des  plus  longues  vies  fe  tirent 
prefque  tous  d'hommes  qui  ont  fait  le  plus  d'exercice  > 
qui  ont   fupporté  le  plus   de   fatigue  &c   de   travail    (  lo  ). 


(  lo)  En  voici  un  exemple  tiré  des 
papiers  anglois  ,  lequel  je  ne  puis 
m'empêcher  de  rapporter  ,  tant  il 
offre  de  réflexions  à  faire  relatives  à 
mon  fujet. 

"  Un  Particulier  nommé  Patrice 
j,  Oncil,  né  en  1647,  vient  de  fe  rema- 
»  rier  en  1760  pour  h  fepticme  fois. 
»  11  fervit  dans  les  Dragons  la  dix- 
»>  feptieme  année  du  rcgnc  de  Charles 
»  Il ,  &  dans  ditTérens  Corps  jufqu'cn 
,j  1740  qu'il  obtint  fon  congé.  Il  a 
5,  fait  toutes  les  Campagnes  du  Roi 
„  Guillaume&du  DucdeMarlborou^h- 
„  Cet  homme  n'a  jamais  bu  que  de 
j,  la  bierre  ordinaire  ;  il  s'eft  toujours 

Emile.     Tome  I. 


„  nourri  de  végétaux  ,  &  n'a  mangé 
»  de  la  viande  que  dans  quelques 
„  repas  qu'il  donnoit  à  fa  famille. 
5,  Sonufagca  toujours  été  de  fe  lever 
,j  &  de  fe  coucher  avec  le  foleil ,  à 
„  moins  que  fes  devoirs  ne  l'en  aient 
5,  empêché.  Il  eft  à  préfent  dans  fa 
5,  cent  treizième  année  ,  entendant 
„  bien,  fe  portant  bien  &  marchant 
„  fins  canne.  jMalgré  fon  grand  âge , 
„  il  ne  rcfte  pas  un  feul  moment 
„  oifif,  &  tous  les  Dimanches  il  va 
5,  à  fa  Paroiffc  accompagné  de  fee 
„  cnfans  ,  petits-cnfâns  ,  &  arrière 
:>  pctits-cnfans. 


42  E    M    I    L    E. 

Je  n'entrerai  pas ,  non  plus ,  dans  de  longs  détails  fur 
les  foins  que  je  prendrai  pour  ce  feul  objet.  On  verra 
qu'ils  entrent  Ci  ncceffairement  dans  ma  pratique  ,  qu'il  fuffic 
d'en  prendre  l'efprit  pour  n'avoir  pas  btfoin  d'autre  expli- 
cation. 

Avec  la  vie  commencent  les  befoins.  Au  nouveau  -  né 
il  faut  une  nourrice.  Si  la  niere  confent  à  remplir  fon 
devoir ,  h  la  bonne  lieure  ;  on  lui  donnera  fes  directions 
par  écrit  :  car  cet  avantage  a  fon  contre -poids  &c  tient 
le  Gouverneur  un  peu  plus  éloigné  de  fon  Elevé.  Mais  il 
eft  à  croire  que  l'intérêt  de  l'enfant  ,  6c  Teftime  pour 
celui  à  qui  elle  veut  bien  confier  un  dépôt  fî  cher  ,  ren- 
dront la  mcre  attentive  aux  avis  du  m:ûtre  ;  &  tout  ce 
qu'elle  voudra  faire  ,  on  eft  fur  qu'elle  le  fera  mieux 
qu'une  autre.  S'il  nous  faut  une  nourrice  étrangère,  com- 
mençons  par   la  bien  choifir. 

Une  des  miferes  des  gens  riches  eft  d'être  trompés  en 
tout.  S'ils  jugent  mal  des  hommes  ,  faut-il  s'en  étonner  ? 
Ce  font  les  richcfTcs  qui  les  corrompent;  ôc  par  un  jufle 
retour  ,  ils  fenteiit  les  premiers  le  défaut  du  feul  inftru- 
ment  qui  leur  foit  connu.  Tout  eft  mal  fait  chez  eux  , 
excepté  ce  qu'ils  y  font  eux-mêmes ,  6c  ils  n'y  font 
prefque  jamais  rien.  S'agit- il  de  chercher  une  nourrice  , 
on  l'a  fait  choifir  par  l'Accoucheur.  Qu'arrive-t-il  dc-là  ? 
Que  la  meilleure  eft  toujours  celle  qui  Ta  le  mieux  payé. 
Je  n'irai  donc  pps  confuker  un  Accoucheur  pour  celle 
d^Emilc  ;  j'aurai  foin  de  la  choifir  moi  -  même.  Je  ne 
rajfonncrai    peut-être    pas   l^-delFus   fi   difercemcnt   qu'un 


LIVRE     I. 


4î 


Chirurgien  ;    mais  à   coup  fiir  je  ferai   de    meilleure    foi  , 
ôc  mon  zcle  me  trompera  moins  que  fon  avarice. 

Ce  choix  n''e{l:  point  un  fi  grand  myftere  ;  les  règles 
en  font  connues  :  mais  je  ne  fais  fi  l'on  ne  devroit  pas 
faire  un  peu  plus  d'artentron  à  l'âge  du  lait  aufli  bien  qu'à 
fa  qualité.  Le  nouveau  lait  eft  tout-à-fait  fcreux  ;  il  doit 
prefque  être  apéritif  pour  purger  les  reltes  du  meconium 
épaiffi  dans  les  inteltins  de  l'enfant  qui  vient  de  nairre. 
Peu-à-peu  le  lait  prend  de  la  confiftance  &  fournit  une 
nourriture  plus  folide  à  l'enfant  devenu  plus  fort  poui-  la 
digérer.  Ce  n'eft  furemcnc  pas  pour  rien  que  dans  les 
femelles  de  toute  efpece  la  nature  change  la  confiitance 
du  lait   félon  l'âge  du  nourrillon. 

II  faudroit  donc  une  nourrice  nouvellement  accouchée 
h  un  enfant  nouvellement  né.  Ceci  a  fon  embairas  ,  je 
le  fais  :  mais  fitôt  qu'on  fort  de  l'ordre  naturel ,  tout  a 
fes  embarras  pour  bien  fiire.  Le  feul  expédient  commode 
elt  de  faire  mal  ;    c'elt  aufli    celui   qu'on   choifit. 

Il  faudroit  une  nourrice  aufii  faine  de  cœur  que  de 
corps  :  l'intempérie  des  paflîons  peut  comme  celle  des 
humeurs  altérer  fon  lait  ;  de  plus  s'en  tenir  uniquement 
au  phj'^fîque  ,  c'eft  ne  voir  que  la  moitié  de  Tobjet. 
Le  kit  peut  ên-e  bon  ,  &  la  nouirice  mauvaife  ;  un  bon 
caractère  cH  audl  effentiel  qu'un  bon  tempérament.  Si  Ton 
prend  une  femme  vicieufe  ,  je  ne  dis  pas  que  fon  nour- 
rifTon  contractera  fes  vices  ,  mais  je  dis  qu'il  en  pâtira. 
Ne  lui  doit-elle  pas  ,  avec  fon  lait ,  des  foins  qui  deman- 
dent   du    zèle ,   de    la    patience ,    de    la  douceur ,  de   U 

F  z 


44  EMILE. 

propreté  ?  Si  elle  elt  gourmande  ,  inrempérante  ,  elle  aura 
bienrôr  gâté  fon  lait  ;  fi  elle  efi:  négligente  ou  emportée , 
que  va  devenir  à  fa  merci  un  pauvre  malheureux  qui  ne 
peut  ni  fe  défendre  ,  ni  fc  plaindre  ?  Jamais  en  quoi  que 
ce  puilfe  être  les  médians  ne  font  bons  à  rien  de  bon. 
Le  choix  de  la  nourrice  importe  d'autant  plus  ,  que 
fon  nourriflbn  ne  doit  point  avoir  d'autre  gouvernante 
qu'elle  ,  comme  il  ne  doit  point  avoir  d'autre  Précepteur 
que  fon  Gouverneur.  Cet  ufage  étoit  celui  des  Anciens , 
moins  raifonneurs  èc  plus  fages  que  nous.  Après  avoir 
nourri  des  enfans  de  leur  fexe  les  nourrices  ne  les  quit- 
toient  plus.  Voilà  pourquoi  dans  leurs  pièces  de  théâtre 
la  plupart  des  confidentes  font  des  nourrices.  Il  cft  impof- 
fible  qu'un  enfant  qui  pafle  fucceflîvement  par  tant  de 
mains  différentes  foit  jamais  bien  élevé.  A  chaque  chan- 
gement il  fait  de  fecretes  comparaifons  qui  tendent  tou- 
jours h  diminuer  fon  eftime  pour  ceux  qui  le  gouvernent  , 
&  conféquemment  leur  autorité  fur  lui.  S'il  vient  une 
fois  à  penfer  qu'il  y  a  de  grandes  pcrfonnes  qui  n'ont 
pas  plus  de  raifon  que  des  enfans  ,  toute  l'autorité  de 
l'âge  eft  perdue  ,  &  l'éducation  manquéc.  Un  enfant  ne 
doit  connoître  d'autres  fupérieurs  que  fon  pcre  &  fa  mère , 
ou  â  leur  défaut  fa  Nourrice  &c  fon  Gouverneur  :  encore 
efè-ce  déjà  trop  d'un  des  deux  ;  mais  ce  partage  c(l 
inévitable  ,  &  tout  ce  qu'on  peut  faire  pour  y  remédier , 
cft  que  ks  perfonncs  des  deux  fexes  qui  le  gouvernent  , 
foicnt  fi  bien  d'accord  fur  fon  compte  que  les  deux  ne 
foicnt  qu'un  pour  lui. 


LIVRET.  45 

Il  faut  que  la  nourrice  vive  un  peu  plus  commodément, 
qu'elle  prenne  des  alimens  un  peu  plus  fubitantiels ,  mais  non 
qu'elle  change  tout-à-fait  de  manière  de  vivre  ;  car  un  chan- 
gement prompt  &  total ,  même  de  mal  en  mieux ,  eft  tou- 
jours dangereux  pour  la  fanté  ;  &  puifque  fon  régime 
ordinaire  l'a  lailTée  ou  rendue  faine  &  bien  conitituée  , 
à  quoi  bon  lui  en  faire  changer? 

Les  payfannes  mangent  moins  de  viande  &  plus  de  lé- 
gumes que  les  femmes  de  la  ville  ;  ce  régime  végétal  paroit 
plus  favorable  que  contraire  à  elles  &c  à  leurs  enfans. 
Quand  elles  ont  des  nourriiTons  bourgeois  on  leur  donne 
des  pot -au -feux  ,  perfuadé  que  le  potage  &  le  bouillon 
de  viande  leur  font  un  meilleur  chyle  &  fournllfent  plus 
de  lait.  Je  ne  fuis  point  du  tout  de  ce  fenriment  ,  ôc 
j'ai  pour  moi  l'expérience ,  qui  nous  apprend  que  les  enfans 
ainfi  nourris  font  plus  fujets  à  la  colique  &  aux  vers  que 
les  autres. 

Cela  n'eft  gueres  étonnant,  puifque  la  fubftance  animale 
en  putréfadion  fourmille  de  vers  ,  ce  qui  n'iu-rive  pas  de 
même  à  la  fubltance  végétale.  Le  lait ,  bien  qu'élaboré 
dans  le  corps  de  l'animal  ,  eft  une  fubftance  végétale  (  1 1  )  ; 
fon  analyfe  le  démontre  ;  il  tourne  facilement  à  l'acide  , 
&  ,   loin  de   donner   aucun   veftige   d'alcali  volatil ,  comme 


(  1 1  ^  Les  femmes  mangent  du  pour  leur  lait  ;  refte  à  examiner  ce- 
pain,  des  légumes,  du  laitage:  les  lui  des  efpeces  qui  ne  peuvent  ahfo. 
femelles  des  chiens  &  des  chats  en  lument  fe  nourrir  que  de  chair,  s'il, 
mangent  aulFi  ;  les  louves  mêmes  7  en  a  de  telles  ;  de  quoi  je  doute, 
paiffent.    Voilà    des    fucs   végétaux 


6^  EMILE. 

font  les  fubftanccs  animales,  il  donne  comme  les  plantes 
U!i   lel  neutre  elîcntiel. 

Le  lait  des  femelles  herbivores  cfl  plus  doux  &  plus 
filutaire  que  celui  des  carnivores.  Formé  d'uiy  fubltance 
homogène  à  la  ficrme  ,  il  en  confcr\'e  mieux  fa  nature  , 
6c  devient  moins  fujet  à  la  putréfaAion.  Si  l'on  regarde 
à  la  quantité,  chacun  fait  que  les  farineux  font  plus  de 
fang  que  la  viande  ;  ils  doivent  donc  faire  aufli  plus  de 
lait.  Je  ne  puis  croùe  qu'un  enfimt  qu'on  ne  fcvreroit  point 
trop  tôt  ,  ou  qu'on  ne  févreroit  qu'avec  des  nourritures 
végétales ,  6c  dont  la  nourrice  ne  vivroit  aufll  que  de  vé- 
gétaux ,  fût  jamais  fujet  aux  vers. 

Il  fe  peut  que  les  nourritures  végétales  donnent  un  lait 
plus  prompt  à  s'aigrir  ;  mais  je  fuis  fort  éloigné  de  re- 
garder le  lait  aigri  comme  une  nourriture  mal  fiinc  :  des 
peuples  entiers  qui  n'en  ont  point  d'autre  s'en  trouvent 
fort  bien  ,  ôc  tout  cet  appareil  d'abforbans  me  paroit  une 
piu'e  ch:u-latanerie.  Il  y  a  des  tempéramens  auxquels  le  lait 
ne  convient  point ,  &  alors  nul  abforbant  ne  le  leur  rend 
fupportable  ;  les  autres  le  fupportent  fans  abforbans.  On 
craint  le  lait  trié  ou  caillé  ;  c'elt  une  folie  ,  puifqu'on  fait 
que  le  lait  fe  cailie  toujours  dans  Teltomac.  C'cIt  ainfi 
qu'il  devient  un  aliment  allez  folide  pour  nourrir  les  enfans  , 
&  les  petits  des  animaux  :  s'il  ne  fe  cailloit  point ,  il  ne 
fcroit  que  pafler,  il  ne   les  nourriroit  pas   (  *  ).  On  a  beau 

(•)  Bien    que  les  fucs   qui    nous  vivroit  que    de    bouillon    dépcrtroit 

niiurrilTcnt    foient   en    liqueur  ,    ils  très-  promptcnicnt.  11  fe  fouticndroit 

rioivcnt   être  exprimes   d'alimens  fo-  beaucoup  mieux  a>cc  du  lait,  paiwC 

lidcs.    Un  homme  au  travail  qui  ne  qu'il    fc   caille. 


L    I    V    R    E     I.  47 

couper  le  lait  de  mille  manières  ,  ufer  de  mille  abfor- 
baiis ,  quiconque  mange  du  laie  digère  du  fromage  ;  cela 
eft  (ans  exception.  L'eftomac  efè  fi  bien  fait  pour  cailler 
le  lait,  que  c'elt  avec  l'eitomac  de  veau  que  fe  fait  la 
préfure. 

Je  penfe  donc  qu'au  lieu  de  cîianger  la  nourriture 
ordinaire  de§  nourrices  ,  il  fuffit  de  la  leur  donner 
plus  abondante  ,  &  mieux  choille  dans  fon  efpece. 
Ce  n'eit  pas  par  ki  nature  des  alimens  que  le  mai- 
gre échauffe.  C'eft  leur  aflaifonnement  feul  qui  les  rend 
mal  -  fains.  Réformez  les  règles  de  votre  cuifine  ;  n'ayez 
ni  roux  ni  friture  ;  que  le  beurre  y  ni  le  fel  ,  ni  le 
laitage  ne  paffent  point  fur  le  feu  ;  que  vos  légimies 
cuits  à  l'eau  ne  foicnr  afTaifonnés  qu'arrivant  tout  chauds- 
fur  la  table  ;  le  maigre  ,  loin  d'échauffer  la  nourrice  ,  lui 
fournira  du  lait  en  abondance  ôc  de  la  meilleure  qua- 
lité (12).  Se  pourroit-il  que  ,  le  régime  végétal  étant 
recormu  le  meilleur  pour  l'enfant  ,  le  régime  animal  fût 
le  meilleur  pour  la  noiurice  ?  Il  y  a  de  h  contradiclioa 
à  cela. 

C'eft  fur-tout  dans  les  premières  années  de  la  vie  ,  que 
l'air  agit  fur  la  conltitution  des  enfans.  Dans  une  peau 
délicate  &  molle  il  pénètre  par  tous  les  pores  ,  il  affecle 
puiffamment  ces  corps  naiffans  ,  il  Iciu-  lailfe  des  imprelfions 


(12)  Ceux   qui  voudront  difcuter  que  les  Dodeurs  Cocchi ,  &  Bianchi 

plus    au    long  les   avantages    &   les  fon  aJverfuire  ont  faits  fur  ccc  impor» 

inconvcniens    du    régime   pythagori-  tant  fujet. 
«ien  ,  pourront  confulter  les  Traités 


*48  EMILE. 

qui  ne  s'effacent  point.  Je  ne  ferois  donc  pas  d'avis  qu'on 
tirât  une  payfanne  de  fon  village  pour  l'enfermer  en 
ville  dans  une  chambre  ,  oc  faire  nourrir  l'enfant  chez 
foi.  J'aime  mieux  qu'il  aille  refpirer  le  bon  air  de  la 
campagne ,  qu'elle  le  mauvais  air  de  la  ville.  Il  prendra 
l'état  de  fa  nouvelle  mère ,  il  habitera  fa  maifon  rultique , 
&:  fon  gouverneur  l'y  fuivra.  Le  lecteur  fe  fouvien- 
dra  bien  que  ce  gouverneur  n'eft  pas  un  homme  à 
gage  ;  c'eft  l'ami  du  père.  Mais  quand  cet  ami  ne  fe 
trouve  pas  ;  quand  ce  tranfport  n'eft  pas  facile  ;  quand 
rien    de    ce    que   vous   confeillez   n'eft    faifable  ,  que    faire 

à   la    place ,    me    dira  -  t  -  on  ? Je    vous  l'ai   déjà 

dit  ;  ce  que  vous  faites  :  on  n'a  pas  befoin  de  confeil 
pour   cela. 

Les  hommes  ne  font  point  faits  pour  être  entafTés  en 
fourmilières  ,  mais  épars  fur  la  terre  qu'ils  doivent  cultiver. 
Plus  ils  fe  ralTemblent,  plus  ils  fe  corrompent.  Les  infir- 
mités du  ccMps  ,  ainfi  que  les  vices  de  l'amc  ,  font  l'infail- 
lible effet  de  ce  concours  trop  nombreux.  L'homme  eft 
de  tous  les  animaux  celui  qui  peut  le  moins  vivre  en 
troupeaux.  Des  hommes  eiitalfcs  comme  des  moutons  pé- 
riroicnt  tous  en  trt;s-pca  de  tems.  L'halc-inc  de  l'homme 
eft  mortelle  à  fes  femblables  :  cela  n'eft  pas  moins  vrai, 
au    propre  ,  qu'au    figuré. 

Les  villes  font  le  gouffre  de  l'efpece  humaine.  Au  bout 
de  quelques  générations  ,  les  races  périffent  ou  dégé- 
nèrent ;  il  faut  les  renouvcllcr,  &  c'eft  toujours  la  cam- 
pagne qui    fournit  à  ce   renouvellement.  Envoyez  donc  vos 

•  cnfans 


L    I    V    R    E     I.  ,4, 

ènfans  fe  renouveller  ,  pour  aiiifî  dire  ,  eux-mêmes  ,  & 
reprendre  au  milieu  des  champs  ,  la  vigueur  qu'on  perd 
dans  l'air  mal  fain  des  lieux  trop  peuples.  Les  femmes 
groffes  qui  font  à  la  campagne  fe  hâtent  de  revenir 
accoucher  à  la  ville  ;  elles  devroient  faire  tout  le  con- 
traire ;  celles  fui'-tout  qui  veulent  nourrir  leurs  enfans. 
Elles  auroient  moins  à  regretter  qu'elles  ne  penfent  ;  &: 
dans  un  féjour  plus  naturel  à  l'efpece  ,  les  plaifirs  atta- 
chés aux  devoirs  de  la  nature  leur  ôteroient  bientôt  le 
goût  de   ceux    qui    ne    s'y    rapportent    pas. 

D'abord  après  l'accouchement  on  lave  l'enfant  avec  quel- 
que eau  tiède  où  l'on  mêle  ordinairement  du  vin.  Cette 
addition  du  vin  me  paroit  peu  ncceffaire.  Comme  la  nature 
ne  produit  rien  de  fermenté ,  il  n'eft  pas  à  croire  que 
l'ufage  d'une  liqueur  artificielle  importe  à  la  vie  de  {os 
créatures. 

Par  la  même  raifon ,  cette  précaution  de  faire  tiédir 
l'eau  n'eft  pas  non  plus  indifpenfable  ,  ôc  en  effet  des 
multitudes  de  peuples  lavent  les  enfans  nouveaux-nés  dans 
les  rivières  ou  à  la  mer  fans  autre  façon  :  mais  les  nôtres 
amollis  avant  que  de  naître  par  la  mollelTe  des  pères  <Sc 
des  mères ,  apportent  en  venant  au  monde  un  tempéra- 
ment déjà  gâté  ,  qu'il  ne  faut  pas  expofcr  d'abord  à 
toutes  les  épreuves  qui  doivent  le  rétablir.  Ce  n'eft  que 
par  degrés  qu'on  peut  les  ramener  à  leur  vigueur  primitive. 
Commencez  donc  d'abord  par  fuivre  l'ufage ,  &  ne  vous 
en  écartez  que  peu-â-peu.  Lavez  fouvent  les  enians  ;  leur 
mal-propreté  en  montre  le  befoin  ;  quand  on  ne  fait  que 
Emile,    Tome  L  G 


se  EMILE. 

les  cfTuycr ,  on  les  déchire.  Mais  à  meriirc  qu'ils  Cç  refl- 
forcent  ,  diminuez  par  degrés  la  tiédeur  de  l'eau  ,  jufqu'à 
ce  qu'enfin  vous  les  laviez  été  &  hiver  à  l'eau  froide  & 
même  glacée.  Comme  pour  ne  pas  les  expofer,  il  importe 
que  cette  diminution  foit  lente ,  fucccflîve  &  infenfible  , 
on  peut  fe  fervir  du  thermomètre  pour  la  mefurer  exac- 
tement. 

Cet  ufage  du  bain  une  fois  établi  ne  doit  plus  être 
interrompu ,  6c  il  importe  de  le  garder  toute  fa  vie.  Je  le 
confidere  ,  non-feulement  du  côté  de  la  propreté  6c  de  la 
fanté  aduelle  ,  mais  auffi  comme  une  précaution  falutaire 
pour  rendre  plus  flexible  la  texture  des  fibres ,  &  les  faire 
céder  fans  effort  6c  fans  rifque  aux  divers  degrés  de 
chaleur  6c  de  froid.  Pour  cela  je  voudrois  qu'en  gran- 
dilTant  on  s'accoutumât  peu  -  à  -  peu  à  fe  baigner  ,  quel- 
quefois dans  des  eaux  chaudes  h  tous  les  degrés  fup- 
portables  ,  6c  fouvent  dans  des  eaux  froides  ii  tous  les 
degrés  pofTibles.  Ainfî  après  s'être  habitué  à  fupporrer 
les  diverfès  températures  de  l'eau  ,  qui  étant  un  fluide 
plus  denfe  ,  nous  touche  par  plus  de  points  &  nous 
affede  davantage  ,  on  deviendroit  prefque  infenfible  à  celles 
de    l'air. 

Au  moment  que  l'enfant  rcfpire  en  fortant  de  fus  enve- 
loppes ,  ne  fouffrcz  pas  qu'on  lui  en  donne  d'autres  qui 
le  tiennent  plus  à  l'étroit.  Point  de  têticres  ,  point  de 
bandes  ,  point  de  maillot  ;  des  langes  Hottans  &  larges , 
qui  laifTent  tous  fes  membres  en  liberté ,  &  ne  foient ,  ni 
alTez   pcllins  pour   gêner  fes  mouvemeiis  ,  ni  aiTez   cLiud» 


E    I    V    R    JE     I. 


51 


pour  empêcher  qu'il  ne  fente  les  impreffions  de  l'air  (  13  ) 
Placez-le  dans  un  grand  berceau  (  14  )  bien  rembourré,  où 
il  puiffe  fe  mouvoir  à  l'aife  &c  fans  danger.  Quand  il  com- 
mence à  fe  fortifier ,  laiflez-le  ramper  par  la  chambre  ;  laiflez- 
lui  développer,  étendre  fes  petits  membres,  vous  les  verrez 
£e  rejifoncer  de  jour  en  jour.  Comparez-le  avec  un  enfant 
bien  emmailloté  du  même  âge ,  vous  ferez  étonné  de  la 
différence  de  leur  progrès  (15). 

On  doit  s'attendre  à  de  grandes  oppo^tions  de  la  part 
des  nourrices  ,  à  qui  l'enfant  bien  garroté  donne  moins  d« 
peine  que  celui  qu'il  faut  veiller  iaceifumment.  D'ailleurs  fa 
mal-propreté  devient  plus  fenfible  dans  un  habit  ouvert  ;  il 
faut  le  nettoyer  plus  fouvent.  Enfin  ,  la  coutume  eft  un 
argument  qu'on  ne  réfutera  jamais  en  certains  pays  au  gi-é 
du  peuple  de  tous  les  états. 

Ne  raifonnez  point  avec  les  nourrices.  Ordonnez  ,  voyet 

(lî)   On  étouffe   les  enfàns  dans  dns  ut       maillot  fort   large  ;  lorf. 

les  Villes  à  force  de  les  tenir   rcn*  ,>  qu'ils  les  en  tiroient  ils  les  mcttoient 

fermés  &  vêtus.    Ceux  qui  les   gou-  „  en  liberté  dans  un  trou  fait  en  terre 

vernent  en  font  encore  à  favoir  que  5,  &   garni  de  linges ,  dans  lequel  il* 

l'air  froid  loin  de  leur  faire  du  mal  »•  les  defcendoient  jufqu'à    la    moî- 

les  renforce ,   &  que   l'air  chaud  les  „  tié  du    corps  ;   de  cette  fàqon  ils 

affoiblit  ,  leur  donne  la  fièvre  &  les  „  avoient  les  bras  libres ,  &  ils  pou- 

tue.  ,j  voient  mouvoir  leur  tête  &  fléchif 

(14.)  Je  dis  un  berceau  pour  em-  „  leur  corps  à  leur  gré  fans  tombe» 
ployer  un  mot  ufité  ,  faute  d'autre  :  »»  &  uns  fe  blelTcr  :  dès  qu'ils  pou- 
car  d'ailleurs  je  fuis  pcrfuadé  qu'il  „  voient  faire  un  pas ,  on  leur  pro 
n'eft  jamais  nécelTairc  de  bercer  les  „  fentoit  la  mamelle  d'un  peu  loin  , 
enfans  ,  &  que  cet  ufage  leur  cft  „  comnie  un  appas  pour  les  obliger 
fouvent    pernicieux.  „  à  marcher.    Les  petits  Nègres  font 

(11;)    "    Les    anciens     Péruviens  „  quelquefois  dans  une  fituation  biei» 

»  hiffoient  les  brai  libres  aux  enfa;is  »  plus  fatiguante  pour  téter  ;  iU'  en». 


G 


i 


Si  EMILE. 

faire  Se  n'épargnez  rien  poiir  rendre  aifés  dans  la  pratique  les 
foins  que  vous  aurez  prefcrits.  Pourquoi  ne  les  parrageriez- 
vous  pas  ?  Dans  les  nourritures  ordinaires  où  l'on  ne  regarde 
qu'au  phyfique  ,  pourvu  que  l'enfant  vive  &  qu'il  ne  dépcriire 
point ,  le  ref te  n'importe  gueres  :  mais  ici  oij  l'éducation  com- 
mence avec  la  vie ,  en  naiiTant  l'enfant  eft  déjà  difciple ,  non 
d-i  Gouverneur,  mais  de  la  nature.  Le  Gouverneur  ne  fait  qu'é- 
tudier fous  ce  premier  maître  &c  empêcher  que  fes  foins  ne 
foient  contrariés.  Il  veille  le  nourrifTon  ,  il  l'obfer\'e  ,  il  le 
fuit ,  il  épie  avec  vigilance  la  première  lueur  de  fon  foible 
entendement ,  comme  aux  approches  du  premier  quartier 
les  Mufulmans  épient  l'inftant  du  lever  de  la  lune. 

Nous  nailTons  capables  d'apprendre ,  mais  ne  fâchant  rien , 
ne  connoiflant  rien.  L'ame ,  enchaînée  dans  des  organes  im- 
parfaits &c  demi  -  formés ,  n'a  pas  même  ■  le  fentiment  de  fa 
propre  cxiièence.    Les  mouvemens  ,   les  cris  de  l'enfant  qui 

„  brafTent  l'une  des  hanches  de  la  mère  „  de  courrîr  dans  cette  fituation  preC 

j,  avec  leurs  genoux  Se   leurs  pieds ,  „  que  aud'i  vite  que  s'ils  ctoient  fur 

„  &  ils  la  ferrent  fi  bien  qu'ils  peu-  „  leurs  pieds.  Hijt.  AVzt.  T.  IV.  ia- 

j,  vent  s'y   foutenir  fans   le   fecours  »  12  ,  page  192. 

jj  des  bras  de  la  niere  ;  ils  s'attachent  A    ces    exemples    M.    de    Buffon 

u  à  la  mamelle  avec  leurs  mains ,  &  auinit  pu    ajouter  celui   de    l'Angle- 

1,  ils  la  fuccnt    conftamment  fans   fe  terre ,    où    l'extravagante   &    barbare 

„  dcranger  &  fans  touiber ,  malgré  les  pratique  du  maillot  s'abolit  de  jour  en 

JJ  ditfcrens  mouvemens  de  la   nicre  ,  jour.  Voyez  auffi  la  Loubcre,  Voyage 

30  qui  pendant  ce  tems  travaille  à  fon  de    Siam  ,   le  Sieur  le  Beau  ,  Voyage 

JJ  ordinaire.  Ces  enfans  commencent  du  Canada  ,   &c.  Je  remplirois  vingt 

],  à    marcher  des  le    fécond    mois  ,  pages  de  citations  ,  fi  j'avois   bcfoin 

J,  ou  plutôt  à  fc    traîner  fur  les  ge.  de  confirmer  ceci  par  des  faits.  Voyea 

3,  noux  &  fur  lc<;  nnins  ;  cet  exercice  p.    14   de   ce  volume 
a>  Icux  Uonac  fuui  la  fuite  U  facilite 


LIVRET.  çj 

vient  de  naîrre  font  des  effets  purement  méchaniques,  dépour- 
vus de  connoiffance   &  de  volonté. 

Suppofons  qu'un  enfant  eût  à  fa  naiflance  la  ftature  & 
la  force  d'un  homme  fait  ,  qu'il  fortît ,  pour  ainfî  dire ,' 
tout  armé  du  fcin  de  fa  mère  ,  comme  Pallas  fortit  du 
cerveau  de  Jupiter  ;  cet  homme  -  enfant  feroit  un  parfait 
îmbécille  ,  un  automate  ,  une  ftatue  immobile  ôc  prcfque 
infenfîble.  Il  ne  verroit  rien  ,  il  n'entendroit  rien  ,  il  ne 
connoitroit  perfonne  ,  il  ne  fauroit  pas  tourner  les  yeux 
vers  ce  qu'il  auroit  befoin  de  voir.  Non  -  feulement  il 
n'appercevroit  aucun  objet  hors  de  lui ,  il  n'en  rapporteroit 
même  aucun  dans  l'organe  du  fens  qui  le  lui  feroit  apper- 
cevoir  ;  les  couleurs  ne  feroient  point  dans  fes  yeux  ,  les 
Ions  ne  feroient  point  dans  fes  oreilles  ,  les  corps  qu'il 
toucheroit  ne  feroient  point  fur  le  fîen,  il  ne  fauroit  pas 
même  qu'il  en  a  un  :  le  contaét  de  fes  mains  feroit  dans 
fon  cerveau  ;  toutes  fes  fenfations  fe  réuniroient  dans  un 
feul  point  ;  il  n'exifteroit  que  dans  le  commun  fenforium , 
il  n'auroir  qu'une  feule  idée  ,  favoir  celle  du  moi  à  laquelle 
il  rapporteroit  toutes  fes  fenfations  ,  Se  cette  idée  ou  plutôt 
ce  fentiment  feroit  la  feule  chofe  qu'il  auroit  de  plus  qu'un 
lenfant   ordinaire. 

Cet  homme  formé  tout  -  à  -  coup  ne  fauroit  pas  non 
plus  fe  redrelTer  fur  ks  pieds  ,  il  lui  faudroit  beaucoup  de 
tems  pour  apprendre  à  s'y  foutenir  en  équilibre  ;  peut- 
être  n'en  feroit  -  il  pas  même  l't  (fai ,  &  vous  verriez  ce 
grand  corps  fort  &c  robufte  refter  en  place  comme  une 
pierre ,  ou  rtiniper   &c  fe  triiîuer  comme  un  jeuiic   chicxu 


54  EMILE. 

Il  fentiroit  le  mal  -  aife  des  befoins  fans  les  connoître  , 
&  fans  imaginer  aucun  moyen  d'y  pourvoir.  L  n'y  a  nulle 
immédiate  communication  entre  les  mufcles  de  l'cftomac 
&  ceux  des  bras  &:  des  jambes  ,  qui ,  même  entoure  d'a- 
limens  ,  lui  fît  faire  un  pas  pour  en  approcher ,  ou  étendre 
la  main  pour  les  faifir  ;  &  comme  fon  corps  auroit  pris 
fon  accrojflement  ,  que  fes  membres  feroient  tous  déve- 
loppés ,  qu'il  n'auroit  par  conféquent ,  ni  les  inquiétudes 
ni  les  mouvemens  continuels  des  enfans,  il  pourroit  mourir 
de  faim  avant  de  s'être  mû  pour  chercher  fa  fubfiftance. 
Pour  peu  qu'on  ait  réfléchi  fur  l'ordre  &  le  progrès  de 
nos  connoilTances ,  on  ne  peut  nier  que  tel  ne  fût  à  peu 
près  l'état  primitif  d'ignorance  îk  de  ftupidité  naturel  à 
l'homme ,  avant  qu'il  eût  rien  appris  de  Texpérience  ou  de 
fes   femblables. 

On  connoit  donc  ,  ou  l'on  peut  connoître  ,  le  premier 
point  d'où  part  chacun  de  nous  pour  arriver  au  degié  com- 
mun de  l'entendement  ;  mais  qui  elt-ce  qui  connoit  l'autre 
extrémité  ?  Chacun  avance  plus  ou  moins  fek>n  fon  génie  , 
fon  goût ,  fes  befoins ,  fes  talens  ,  fon  zèle  ,  &  les  occa- 
fions  qu'il  a  de  s'y  livrer.  Je  ne  fâche  pas  qu'aucun  Philo-» 
fophe  ait  encore  été  aflez  hardi  pour  dire  ;  voilà  le  terme 
où  l'homme  peut  parvenir  &  qu'it  ne  faiiroit  pafîbr.  Nous 
ignorons  ce  que  notre  nature  nous  permet  d'être;  nul  de 
nous  n'a  mefuré  la  dirtance  qui  peut  fe  trouver  entre  im 
homme  ôc  un  autre  homme.  Quelle  cft  l'ame  balfe  que 
i:€ttç  idée  n'échaufflï  jamais  ,  &  qui  ne  R'  dit  pas  quel 
«iwefois    <tans    fon   orgueil  :  combien   j'en    .tt    dcji    palfé*  î 


L    ï    V   R    E     I.  V5 

combien  j*en  puis  encore    atteindre  !  pourquoi    mon    égal 
iroit-il  plus  loin  que   moi  ? 

Je  le  répète  :  l'éducation  de  l'homme  commence  à  (a 
.n^flance  ;  avant  de  parler ,  avant  que  d'entendre  il  s'inftruit 
«iéjà.  L'expérience  prévient  les  leçons  ;  au  moment  qu'il 
oonnoit  (a  nourrice  il  a  déjà  beaucoup  acquis.  On  feroic 
furpris  des  connoiffances  de  l'homme  le  plus  grofîîer  ,  (i 
l'on  fuivoit  fon  progrès  depuis  le  moment  où  il  eft  né 
jufqu'à  celui  où  il  eft  parvenu.  Si  l'on  partageoit  toute  la 
fcience  humaine  en  deux  parties  ,  l'une  commune  à  tous 
les  hommes  y  l'autre  particulière  aux  favans  ,  celle-ci  feroit 
très-petite  en  comparaifon  de  l'autre  ;  mais  nous  ne  fon-^ 
geons  gueres  aux  acqiiifitions  générales  ,  parce  qu'elles  fe 
font  fans  qu'on  y  penfe  &  même  avant  l'âge  de  raifon  , 
que  d'ailleurs  le  favoir  ne  fe  fait  remarquer  que  par  fcs 
différences  ,  &c  que  ,  comme  dans  les  équations  d'algèbre , 
les  quantités  communes  fe  comptent  pour  rien. 

Les  animaux  mêmes  acquièrent  beaucoup.  Ils  ont  des 
fens ,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  en  faire  ufage  ;  ils  ont  des 
befoins  ,  il  faut  qu'ils  apprennent  à  y  poiuA'oir  :  il  faut  qu'ils 
apprennent  h  manger  ,  à  marcher  ,  à  voler.  Les  quadrupèdes 
qui  fe  tiennent  fur  leurs  pieds  dès  leur  naiUlince  ne  favent 
pas  marcher  poui-  cela  ;  on  voit  à  leurs  premiers  pas  que 
ce  font  des  effais  mal  affurés  :  les  Serins  échappés  de 
leurs  cages  ne  favent  point  voler  ,  parce  qu'ils  n'ont  ja- 
mais volé.  Tout  eft  infèru(^ion  poiu-  les  êtres  animes  &c 
fenfiblcs.   Si  les  plantes   avoient  un   mouvement  progre/Hf, 

il  faudroit  qu'elles  euffenc  des  feus  &  qu'elles  acquilFcnc  des 


î,<î  EMILE. 

connoilTanceS  i    autrement    les    cfpeces  périroient   bientôt. 

Les  premières  fenfations  des  cnfons  font  purement  afFeâi- 
ves  ,  ils  n'apperçoivent  que  le  plailir  &  la  douleur.  Ne  pou- 
vant ni  marcher  ni  faidr,  ils  ont  bcfoin  de  beaucoup  de  tems 
pour  fe  former  peu-i-peu  les  fenfations  reprcfcntatives  qui 
leur  montrent  les  objets  hors  d'eux-mêmes  ;  mais  en  atten- 
dant que  ces  objets  s'étendent ,  s'éloignent ,  pour  ainfi  dire , 
de  leurs  yeux  ,  &c  prennent  pour  eux  des  dimenfîons  &c  des 
figures  ,  le  retour  des  fenfations  affedives  commence  à  les 
foumettre  à  Tempire  de  l'habitude  ;  on  voit  leurs  yeux  fe 
tourner  fans  cefle  vers  la  lumière  ,  ôc  Ci  elle  leur  vient  de 
côté  ,  prendre  infenfiblement  cette  direction  ;  en  forte  qu'on 
doit  avoir  foin  de  leur  oppofer  le  vifage  au  jour ,  de  peur 
qu'ils  ne  deviennent  louches  ou  ne  s'accoutument  à  regarder 
de  travers.  Il  faut  aufîî  qu'ils  s'habituent  de  bonne  heure  aux 
ténèbres  j  autrement  ils  pleurent  &  crient  (itôt  qu'ils  fe  trou- 
vent à  l'obfcurité.  La  nourriture  6c  le  fommeil ,  trop  exade- 
ment  mefurés ,  leur  deviennent  ncceffaires  au  bouc  des  mêmes 
intervalles,  &  bientôt  le  defir  ne  vient  plus  du  befoin  mais 
de  l'habitude  ,  ou  plutôt ,  l'habitude  ajoute  un  nouveau  bc* 
foin  à  celui  de  la  nature  :  voilà  ce  qu'il  faut  prévenir. 

La  feule  habitude  qu'on  doit  laiffer  prendre  à  l'enfant  eft 
de  n'en  contracter  aucune  ;  qu'on  ne  le  porte  pas  plus  fur 
un  bras  que  fur  l'autre  ,  qu'on  ne  Taccoutume  pas  à  pré- 
fentcr  une  main  plutôt  que  Tautrc  ,  à  s'en  fcnir  plus  fou- 
vent ,  à  vouloir  manger,  dormir  ,  agir  aux  mêmes  heures, 
h  ne  pouvoir  rcftcr  fcul  ni  nuit  ni  jour.  Préparez  de  loin  le 
fegne  de  fa  liberté  &  l'ufage  de  fcs  forces ,  en  biffant  à  fon 

con>s 


LIVRET.  57 

corps  l'habitude  naturelle ,.  en  le  mettant  en  état  d'être  tou- 
jours maître  de  lui-même  ,  &;  de  faire  en  toute  cliofe  fa 
volonté  ,  fitôt  qu'il  en  aura  une. 

Dès  que  l'enfant  commence  à  diftinguer  les  objets  ,  il 
importe  de  mettre  du  choix  dans  ceux  qu'on  lui  montre. 
Naturellement  tous  les  nouveaux  objets  intéreflent  l'homme. 
Il  fe  fent  fi  foible  qu'il  craint  tout  ce  qu'il  ne  connoit  pas  : 
l'habitude  de  voir  des  objets  nouveaux  fans  en  être  affecté 
détruit  cette  crainte.  Les  enfans  élevés  dans  des  maifons 
propres  oij  l'on  ne  fouffre  point  d'araignées  ont  peur  des 
araignées ,  &c  cette  peui-  leur  deraeiu-e  fouvent  étant  grands. 
Je  n'ai  jamais  vu  de  payfans  ,  ni  homme ,  ni  femme  ,  ni 
enfant ,  avoir  peur  des  araignées. 

Pourquoi  donc  l'éducation  d'un  enfant  ne  commenceroit- 
cUe  pas  avant  qu'il  pai'le  &  qu'il  entende  ,  puifque  le  feul 
choix  des  objets  qu'on  lui  préfente  elt  propre  à  le  rendre 
timide  ou  couiMgcux  ?  Je  veux  qu'on  l'habitue  à  voir  des 
objets  nouveaux ,  des  animaux  laids  ,  dégoûtons  ,  bizarres  ; 
mais  peu-i-peu ,  de  loin ,  jufqu'à  ce  qu'il  y  foit  accoutume , 
ôc  qu'à  force  de  les  voir  mcuiier  à  d'autres  il  les  manie 
enfin  lui-même.  Si  durant  fon  enfance  il  a  vu  fans  effroi 
des  crapauds  ,  des  ferpens ,  des  écrevillcs ,  il  verra  fans  hor- 
reur, étant  grand,  quelque  animal  que  ce  foit.  Il  n'y  a  plus 
d'objets  affreux  pom-  qui  en   voit  tous  les  jours. 

Tous  les  enfans  ont  peur  des  mafques.  Je  commence  par 

montrer  à  Emile  un  mafque  d'une  figure  agréable.  Enfuite  , 

quelqu'un  s'applique  devant  lui  ce  mafque  fur  le  vif  :ge  ;  je 

lyiQ  mets  à  rire  ,   tout  le  monde  rit ,  6c  Fenfan:  rit  comme 

Emil:.     Touie  I.  H. 


5«  Ê    M    î    L    E. 

les  autres.  Peu-h-peu  je  l'accoumme  à  des  marques  moins 
agréables ,  &  enfin  à  des  figures  hideufes.  Si  j'ai  bien  mé- 
nage ma  gradation  ,  loin  de  s'effrayer  au  dernier  mafque  ,  il 
en  rira  comme  du  premier.  Après  cela  je  ne  crains  plus 
qu'on  l'effraye  avec  des  mafques. 

Quand ,  dans  les  adieux  d'Andromaque  &c  d'Heilor  ,  le 
petit  Aityanax  ,  effrayé  du  panache  qui  flotte  fur  le  cafque 
de  fon  pcre  ,  le  méconnoit ,  fe  jette  en  criant  fiir  le  ftin 
de  fa  nourrice  ,  &c  arrache  à  fa  mère  un  fouris  mclé  de 
larmes  ,  que  faut-il  faire  pour  guérir  cet  effroi  ?  Prccifcmenc 
ce  que  fait  He>flor  ;  pofcr  le  cafque  à  terre  ,  &  puis  careffer 
l'enfiuit.  Dans  un  moment  plus  tranquille  on  ne  s'en  tien- 
droit  pas  \h  :  on  s'approcheroit  du  cafque ,  on  joueroit  avec 
les  plumes,  on  les  feroit  manier  à  l'enfant,  enfin  la  nourrice 
prendroit  le  cafque  6c  le  pofcroit  en  rijnt  fur  Ci  propre  tête; 
fi  toutefois  la  main  d'une  femme  ofoit  toucher  aux  armes 
d'He^or. 

S'agit  -  il  d'exercer  Emile  au  bruit  d'une  arme  à  feu  ? 
Je  brûle  d'abord  une  amorce  dans  un  piftolet.  Cette  flamme 
bruPque  6c  paffagere ,  cette  efpecc  d'éckir  le  réjouit  ;  je 
répète  la  même  chofe  avec  plus  de  poudre  :  peu-.\-pcu 
j'ajoute  au  piitolct  une  petite  charge  fans  bourre  ,  puis  une 
plus  grande  :  enfin,  je  l'accoutume  aux  coups  de  fufil,aux 
boîtes  ,  au\  canons  ,  aux  détoiutions  les  plus  terribles. 

J'ai  remarqué  que  les  enfans  ont  rarement  peur  du  ton- 
nerre ,  h  moins  que  les  éclats  ne  fuient  affreux  &:  ne 
blcffent  réellement  l'organe  de  l'ouie  :  autrement  cette  peur 
ne  leur  vient  que  quand  ils  ont  appris  que  le  tomicrre  blellir 


L    I    V    R    E      I.  5f 

ou  tue  quelquefois.  Quand  la  raifon  commence  à  les  effrayer , 
faites  que  l'habitude  les  raflure.  Avec  une  gradation  lente  & 
ménagée  on  rend  l'homme  &  l'enfant  intrépide  à  tout. 

Dans  le  commencement  de  la  vie  où  la  mémoire  &  l'i- 
magination font  encore  inaélives ,  l'enfant  n'eft  attentif  qu'à 
ce  qui  affeéle  actuellement  fes  fens.  Ses  fenfations  étant  les 
premiers  matériaux  de  fes  connoilfances ,  les  lui  offrir  dans 
un  ordre  convenable,  c'eft  préparer  fa  mémoire  à  les  foui- 
nir  un  jour  dans  le  même  ordre  à  fon  entendement  :  mais 
comme  il  n'eft  attentif  qu'à  fes  fenfations  ,  il  fufht  d'abord 
de  lui  montrer  bien  diftinftement  la  liaifon  de  ces  mêmes 
fenfations  avec  les  objets  qui  les  caufent.  Il  veut  tout  tou- 
cher ,  tout  manier  ;  ne  vous  oppofez  point  à  cette  inquié- 
tude :  elle  lui  fuggere  un  apprentilfage  très-néceffaire.  C'eft 
ainfl  qu'il  apprend  à  fentir  la  chaleur ,  le  froid ,  la  dureté , 
la  mollefle  ,  la  pefanteur  ,  la  légèreté  des  corps  ,  à  juger  de 
leur  grandeur  ,  de  leur  figure  ôc  de  toutes  leurs  qualités 
lènfîbles ,  en  regardant,  palpant  (i(5),  écoutant,  fur-tout 
en  comparant  la  vue  au  toucher ,  en  eftimant  à  l'œil  la 
fenfation  qu'ils  feroient   fous  fes   doigts. 

Ce    n'eft    que   par  le   mouvement  ,    que   nous  apprenons 

qu'il  y  a  des  chofes  qui  ne   font   pas  nous  ;  &c  ce  n'eft  que 

par  notre  propre  mouvement  que    nous  acquérons  l'idée  de 

l'étendue.  C'eft  parce  que  l'enfant  n'a  point  cette  idée,  qu'il 

C  i6  )  L'odorat  e(t  de  tous  les  fcns  aux    mauvaifes    odeurs   ;    ils    ont  à 

celui    qui   fe  développe  le  plus  tard  cet    égard    l'indiffcrence    ou    plutôt 

dans  les  enfans  ;  jufqu'à  l'à^îe  de  deux  rinfenlibilitc    qu'on    remarque    dans 

ou   trois  ans   il   ne   paroit  pas  qu'ils  plulieurs    animaux, 
fuient  fenlibles  ni    aux   bonnes   ni 

H  i 


tfo  EMILE. 

tend  indifféremment  la  main  pour  faiilr  Tobjet  qui  !c  tou- 
che ,  ou  Po'ojec  qui  elt  à  cent  pas  de  lui.  Cet  effort  qu'il 
fait  vous  paroit  un  fîgne  d'empire  ,  un  ordre  qu'il  donne  à 
l'objet  de  s'approcher  ou  à  vous  de  le  lui  apporter;  ôc  point 
du  tout ,  c'efè  feulement  que  les  mêmes  objets  qu'il  voyoic 
d'abord  dans  fon  cer\'cau  ,  puis  fur  fcs  yeux  ,  il  les  voit 
maintenant  au  bout  de  fes  bras ,  &c  n'imagine  d'étendue 
que  celle  oij  il  peut  atteindre.  Ayez  donc  foin  de  le  pro- 
mener fouvent ,  de  le  tranfporter  d'une  place  à  l'autre ,  de 
lui  faire  fentir  le  changement  de  lieu ,  afin  de  lui  apprendre 
à  juger  des  di (lances.  Quand  il  commencera  de  les  con- 
noître  ,  alors,  il  faut  changer  de  méthode ,  &  ne  le  porter 
que  comme  il  vous  plait  &c  non  comn-.c  il  lui  plait  ;  car 
ficôt  qu'il  TYciï  plus  abufé  par  le  fens  ,  fon  effort  change 
de  caufe  :  ce  changement  elt  remarquable  ,  &c  demande 
explication. 

Le  mal-aife  des  Lefoins  s'exprime  pnr  des  fignes ,  quand 
le  fecours  d'autrui  efè  nécefiaire  pour  y  pourvoir.  De  -  là 
les  cris  des  enfans.  Ils  pleurent  beaucoup  :  cela  doit  être. 
Puifque  toutes  leurs  fenfations  font  affectives  ,  quand  elles 
foiit  agréables  ils  en  jouilfent  en  filence  ;  quand  elles  font  péni- 
bles ils  le  difent  dans  leur  langage  6c  demandent  du  foulagc- 
ment.  Or  tant  qu'ils  font  éveillés  ils  ne  peuvent  prefque  refter 
dans  un  état  d'indifférence  ;  ils   dorment  ou  font   affectés. 

Toutes  nos  Langues  font  des  ouvrages  de  Part.  On  a 
long-tems  cherché  s'il  y  avoit  une  Langue  naturelle  & 
commune  i\  tous  les  hommes  :  fans  doute,  il  y  en  a  une  ; 
&  c'elt  celle   que  les  cnfaus  pai-lcnt  avant  do  favoir  parler. 


LIVRET.  6x 

Cette  Langue  n'c(t  pas  articulée ,  mais  elle  cPc  accentuée , 
fonore  ,  intelligible.  L'uûge  A^ts  nôtres  nous  l'a  fait  négli- 
ger au  point  de  l'oublier  tout  -  à  -  fait.  Etudions  les  enfons , 
&:  bientôt  nous  la  rapprendrons  auprès  d'eux.  Les  nourrices 
font  nos  maîtres  dans  cette  Langue  ,  elles  entendent  tout 
ce  que  difent  leurs  nourriiTons  ,  elles  leur  répondent ,  elles 
ont  avec  eux  des  dialogues  tros-bien  faivis ,  <lk  quoiqu'elles 
prononcent  des  mots ,  ces  mors  font  parfaitement  inutiles , 
ce  n'elt  point  le  fens  du  mot  qu'ils  entendent ,  mais  l'accent 
dont   il   elt  accompagné. 

Au  langage  àr~  la  voix  fe  joint  celui  du  geCce  non  moins 
énergique.  Ce  gefte  n'eft  pas .  dans  les  foibles  mains  des 
enfans  ,  il  eft  fur  leurs  vifages.  Il  eft  étonnant  combien 
ces  phyfionomics  mal  formées  ont  déjà  d'expreiïion  :  leurs 
traits  ch;ingent  d'un  in f tant  à  l'autre  avec  une  inconcevable 
rapidité.  Vous  y  voyez  le  fourire ,  le  deflr ,  l'ePi-oi  naître 
&  paiïer  comme  autant  d'éclairs;  à  chaque  fois  vous  croyez 
voir  un  autre  vifagc.  Ils  ont  certainement  les  mufcles  de 
la  face  plus  mobiles  que  nous.  En  revanche  leurs  yeux 
ternes  ne  difent  prefque  rien.  Tel  doit  être  le  genre  de 
leurs  fîgnes  dans  un  âge  où  l'on  n'a  que  des  befoins  cor- 
porels ;  l'expreflion  des  fenfations  eft  dans  les  grimaces  , 
l'exprefTion  des  fentimens  ei'l:  dans  les   regards. 

Comme  le  premier  état  de  l'homme  e(t  la  mifere  &:  la 
foiblefle,  fes  premières  voix  font  la  plainte  «S:  les  pleurs. 
L'enfant  fent  fes  befoins  &  ne  les  peut  facisfaire,  il  implore 
le  fccours  d'autrui  par  Ai^s  cris  ;  s'il  a  faim  ou  foif  ,  il 
pleure  ;   s'il  a  trop  froi  J    ou  trop  chaud ,   il    picore  \  s'il    a 


6i  EMILE. 

befoin  de  mouvement  &  qu'on  le  tienne  en  repos ,  il  pleure  ; 
s'il  veut  dormir  &  qu'on  l'agite  ,  il  pleure.  Moins  fa  ma- 
nière d'être  elè  à  fa  difpofition  ,  plus  il  demande  fréquem- 
ment qu'on  la  change.  Il  n'a  qu'un  langage  ,  parce  qu'il 
n'a ,  pour  ainfi  dire ,  qu'une  forte  de  mal-être  :  dans  l'im- 
pcrfeâion  de  fes  organes  ,  il  ne  diftingue  point  leurs  im- 
preïïîons  diverfes  ;  tous  les  maux  ne  forment  pour  lui 
qu'une  fenfation  de  douleur. 

De  ces  pleurs  qu'on  croiroit  fi  peu  dignes  d'attention  , 
nait  le  premier  rapport  de  l'homme  à  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne :  ici  fe  forge  le  premier  anneau  de  cette  longue  chaîne 
donc  l'ordre  focial  eft  formé. 

Quand  l'enfant  pleure  ,  il  elt  mal  à  fon  aifc  ,  il  a  quel- 
que befoin  qu'il  ne  fauroit  fatisfoire  ;  on  examine ,  on  cher- 
che ce  befoin  ,  on  le  trouve ,  on  y  pouiToit.  Quand  on 
ne  le  trouve  pas  ou  quand  on  n'y  peut  pour\'oir ,  les  pleiu-s 
continuent ,  on  en  efl  importuné  ;  on  fbtte  l'enfant  pour 
le  faire  taire  ,  on  le  berce ,  on  lui  chante  pour  l'endor- 
mir :  s'il  s'opiniâcre ,  on  s'impatiente  ,  on  le  menace  ;  des 
nourrices  brutales  le  frappent  quelquefois.  Voilh  d'étranges 
leçons    pour    fon  entrée  à  la  vie. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  \ai  un  de  ces  incommodes 
pleureurs  ainfi  frappé  par  fi  nourrice.  Il  fe  rut  fur  le 
champ,  je  le  crus  intimidé.  Je  me  difois ,  ce  fera  une 
ame  fei-vilc  dont  on  n'obtiendra  rien  que  par  la  rigueur.  Je 
me  trompois  ;  le  malheureux  fufibquoit  de  colère  ,  il  avoir 
perdu  la  rcfpirarion  ,  je  le  vis  devenir  violer.  Un  moment 
après  vinrent   les  cris   aigus  j  tous  les  figncs  du   rvireuù»- 


LIVRET.  55 

ment ,  de  la  fureur  ,  du  déftfpoir  de  cet  âge  ,  croient 
dans  fes  accens.  Je  craignis  qu'il  n'expirât  dans  cette 
agitation.  Quand  j'aurois  douté  que  le  fcntiment  du  juite 
&c  de  l'injulte  fût  inné  dans  le  cœur  de  l'homme  ,  cet 
exemple  feul  m'auroit  convaincu.  Je  fuis  fur  qu'un  tifon 
ardent  tombé  par  hazard  fur  la  main  de  cet  enfant  ,  lui 
eût  été  moins  fenfible  que  ce  coup  alFez  léger  ,  mais 
donné    dans    l'intention  manifefèe    de    roffeiifer. 

Cette  difpofition  des  enfans  à  l'emportement  ,  au  dépit, 
à  la  colère  ,  demande  des  ménagemens  exceflifs.  Boerhaave 
penfe  que  leurs  maladies  font  pour  la  plap.irt  de  la  clalfe 
des  convulfives  ,  parce  que  la  tête  étant  proportionnelle- 
ment plus  grolfe  6c  le  fyi'ècme  des  nei-fs  plus  étendu  que 
dans  les  adultes  ,  le  genre  nerveux  ef!:  plus  fufceptible  d'ir- 
ritation. Eloignez  d'eux  avec  le  plus  grand  foin  les  domefli- 
ques  qui  les  agacent  ,  les  irritent ,  les  impatientent  i  ils  leur 
font  cent  fois  plus  dangereux  ,  plus  funeftes  que  les  in- 
jures de  l'air  6c  des  faifons.  Tant  que  les  enfans  ne 
trouveront  de  réfiftance  que  dans  les  chofes  6c  jamais 
dans  les  volontés  ,  ils  ne  deviendront  ni  mutins  ni  colères, 
6c  fe  conferveront  mieux  en  fanté.  C'elt  ici  une  des  rai- 
fons  pourquoi  les  enfans  du  peuple  plus  libres  ,  plus  in- 
dépendans  ,  font  généralement  moins  infnmes  ,  moins 
délicats  ,  plus  robullvs  que  ceux  qu'on  prétend  mieux 
élever  en  les  contraiinnt  fans  cefTe  :  mais  il  faut  fonger 
toujours  qu'il  y  a  bien  de  la  différence  entre  leur  obéir 
&  ne  les   pas  contrarier. 

Les   premiers  pleurs   des  enfans   font  des  prières  :  /i  on 


64  EMILE. 

n'y  prend  garde  ,  elles  deviennent  bientôt  des  ordres  ;  ils 
commencent  par  fe  fliire  aflilèer  ,  ils  finirent  par  fe  faire 
fervir.  Ainil  de  leur  propre  foibleire ,  d'où  vient  d'abord  le 
fentiment  de  leur  dépendance  ,  nait  enfuite  l'idée  de  l'em- 
pire &.  de  la  domination  ;  mais  cette  idée  étant  moins  exci- 
tée par  leui-s  befoins  que  par  nos  ferviccs ,  ici  commencent 
à  fe  faire  apperce\'oir  les  effets  moraux  dont  la  caufe  immé- 
diate n'efi:  pas  dans  la  nature  ,  &.  l'on  voit  déjà  pourquoi 
dès  ce  premier  âge ,  il  importe  de  démêler  l'intention  fecrcte 
que  diile  le  gelte  ou  le  cri. 

Quand  l'enfant  tend  la  main  avec  effort  fans  rien  dire,  il 
croit  atteindre  à  l'objet ,  parce  qu'il  n'en  eftime  pas  la  dif- 
tance  ;  il  eit  dans  l'erreur  :  mais  quand  il  fe  plaint  &:  cric 
en  tendant  la  main ,  alors  il  ne  s'abufe  plus  fur  la  diltance , 
il  commande  à  l'objet  de  s'approcher,  ou  à  vous  de  le  lui 
apporter.  Dans  le  premier  cas  portez-le  à  l'objet  lentement 
ôc  ix  petits  pas  :  dans  le  fécond  ,  ne  faites  pas  feulement 
femblant  de  l'entendre  ;  plus  il  criera  ,  moins  vous  devez 
récouter.  Il  importe  de  l'accoutumer  de  bonne  heure  à  ne 
commander,  ni  aux  hommes,  car  il  n'eft  pas  leur  maître, 
ni  aux  chofcs ,  car  elles  ne  l'entendent  point.  Ainiî  quand 
Un  enfant  defire  quelque  chofe  qu'il  voit  ôc  qu'on  veut  lui 
donner,  il  vaut  mieux  porter  l'enfant  à  l'objet  que  d'appor- 
ter l'objet  à  l'cnfiint  :  il  tire  de  cette  pratique  une  conclufioa 
qui  cft  de  fon  agc  ,  tfc  il  n'y  a  point  d'autre  moyen  de  la 
lui  fjggércr. 

L'Abbé  de  Saint  PiciTC  appclloit  les  hommes  de  grands 
cniiuisi  on  pouiToit  appcUer  rcciproquemcn:  les  cnfans  de 

petits 


LIVRET:  tfs 

petits  hommes.  Ces  propoficions  ont  leur  vérité  comme  fen- 
tences  ;  comme  principes  elles  ont  befoin  d'éclaircilîement  : 
mais  quand  Hobbes  appelloit  le  méchant  un  enfant  robufle , 
il  difoit  une  chofe  abfolument  contradiâoire.  Toute  méchan- 
ceté vient  de  foiblefle  ;  l'enfant  n'eft  méchant  que  parce 
qu'il  eft  foible  ;  rendez-le  fort ,  il  fera  bon  :  celui  qui  pour- 
roit  tout  ne  feroit  jamais  de  mal.  De  tous  les  attributs  de 
la  Divinité  toute-puilFante ,  la  bonté  eft  celui  fans  lequel  on 
la  peut  le  moins  concevoir.  Tous  les  peuples  qui  ont  reconnu 
deux  principes  ont  toujours  regardé  le  mauvais  comme  infé- 
rieur au  bon  ,  fans  quoi  ils  auroient  fait  une  fuppofîtion 
abfurde.  Voyez  ci -après  la  profeffion  de  foi  du  Vicaire 
Savoyard. 

La  raifon  feule  nous  apprend  à  connoître  le  bien  &:  le 
mal.  La  confcience  qui  nous  fait  aimer  l'un  Ôc  haïr  l'autre , 
quoiqu'indépendante  de  la  raifon ,  ne  peut  donc  fe  déve- 
lopper fans  elle.  Avant  l'âge  de  raifon  nous  faifons  le  bien 
&:  le  mal  fans  le  connoître  ;  &  il  n'y  a  point  de  morahté 
dans  nos  actions ,  quoiqu'il  y  en  ait  quelquefois  dans  le  fen- 
timent  des  actions  d' autrui  qui  ont  rapport  à  nous.  Un  enfant 
veut  déranger  tout  ce  qu'il  voit ,  il  calFe  ,  il  brife  tout  ce 
qu'il  peut  atteindre  ,  il  empoigne  un  oifeau  comme  il  em- 
poigneroit  une  pierre  ,    &  l'ctoufTe  fans  favoir  ce  qu'il  fait. 

Poiu-quoi  cela  ?  D'abord  la  Philofophie  en  va  rendre  rai- 
fon par  des  vices  namrels  ;  l'orgueil ,  l'efprit  de  domination  , 
l'amour-propre  ,  la  méchanceté  de  l'homme  ;  le  fentimcnt 
de  {a.  foiblelfe  ,  pourra -t- elle  ajouter,  rend  l'enfant  avic" 
de  faire  des  aâcs  de  force  ,  &  de  fe  prouver  à  lui-même 
Emile.    Tome  I.  I 


66  .EMILE. 

fon  propre  pouvoir.  Mais  voyez  ce  vieillard  infirme  ôc  caflë , 
ramené  par  le  cercle  de  la  vie  humaine  à  la  foiblefle  de 
l'enfance  ;  non-feulement  il  refte  immobile  6c  piiiliblc  ,  il 
veut  encore  que  tout  y  rclte  autour  de  lui  ;  le  moindre 
changement  le  trouble  &c  l'inquiète ,  il  voudroit  voir  régner 
un  calme  univerfel.  Comment  la  même  impuiffance  jointe 
aux  mêmes  pallions  produiroit  -  elle  des  effets  fi  différens 
dans  les  deux  âges ,  fi  la  caufe  primitive  n'ctoit  changée  ? 
Et  où  peut  -  on  cliercher  cette  diverfité  de  caufes  ,  fi  ce 
n'elt  dans  l'état  phyfique  des  deux  individus  ?  Le  principe 
ailif  commun  à  tous  deux  fe  développe  dans  l'un  6c  s'éteint 
dans  l'autre  ;  l'un  fe  forme  &  l'autre  fe  détruit ,  l'un  tend 
à  la  vie  6c  l'autre  à  la  mort.  L'activité  défaillante  fe  con- 
centre dans  le  cœur  du  vieillard  ;  dans  celui  de  l'enfant 
elle  ef t  furabondante  6c  sY-tend  au-dehors  ;  il  fc  fent ,  pour 
ainfi  dire ,  afTez  de  vie  pour  animer  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne. Qu'il  falTc  ou  qu'il  défalfe  ,  il  n'importe  ,  il  fuffit 
qu'il  change  l'état  des  chofes,  &  tout  changement  eft  une 
aélion.  Que  s'il  femble  avoir  plus  de  penchant  à  détruire , 
ce  n'eft  point  par  méchanceté  ;  c'elt  que  l'aclion  qui  forme 
eft  toujours  lente  ,  6c  que  celle  qui  détruit  ,  étant  plus 
rapide  ,  convient   mieux  à  fa  vivacité. 

En  même  -  tems  que  l'Auteur  de  la  nature  donne  aux 
enfans  ce  principe  adif ,  il  prend  foin  qu'il  foit  peu  nuifi- 
ble ,  en  leur  laifTant  peu  de  force  pour  s'y  livrer.  Mais 
fitôt  qu'ih  peuvent  confidércr  les  gen.s  qui  les  environnent 
comme  des  in(trumcns  qu'il  dépend  d'eux  de  faire  agir, 
ils  s'en  fervent  pour  fuivrc  leur  penchant  CJc  fiipplécr  à  leur 


L    I    V    R    E      I.  ^7 

propre  foibleffe.  Voilà  comment  ils  deviemient  incommodes , 
tyrans  ,  impérieux  ,  médians  ,  indomptables  ;  progrès  qui 
ne  vient  pas  d'un  efprit  naturel  de  domination ,  mais  qui 
le  leur  donne  ;  car  il  ne  faut  pas  une  longue  expérience 
pour  fentir  combien  il  eft  agréable  d'agir  par  les  mains 
d'autrui ,  &  de  n'avoir  befoin  que  de  remuer  la  langue  pour 
faire  mouvoir  l'univers. 

En  grandiflant  on  acquiert  des  forces,  on  devient  moins 
inquiet,  moins  remuant,  on  fe  renferme  davantage  en  foi« 
même.  L'ame  &  le  corps  fe  mettent ,  pour  ainfi  dire  , 
en  équilibre  ,  &  la  nature  ne  nous  demande  plus  que  le 
mouvement  néceffaire  à  notre  confervation.  Mais  le  defir 
de  commander  ne  s'éteint  pas  avec  le  befoin  qui  l'a  fait 
naître  ;  l'empire  éveille  «Se  flatte  l'amour  -  propre ,  &c  l'ha- 
bitude le  fortifie  :  ainfi  fuccede  la  fantaifie  au  befoin  ; 
ainfi    prennent    leurs    premières    racines    les    préjugés     &c 

l'opinion. 

Le    principe   une   fois   connu  ,   nous    voyons    clairement 

le  point   où  l'on   quitte  la  route  de  la  nature  :  voyons  ce 

qu'il  faut  faire  pour  s'y  maintenir. 

Loin  d'avoir  des  forces  fuperflues  ,   les    enfans  n'en  ont 

pas    même   de  fufîifantes   pour  tout  ce    que   leur  demande 

la  namre  :  il  faut  donc  leur  lailTer  l'ufagc  de  toutes  celles 

qu'elle  leur  donne  &  dont  ils  ne  famoient  abufcr.  Première 

maxime, 
îl  faut  les  aider ,  &  fupplécr  à  ce  qui  leur  manque ,  foit 

en  intelligence  >    foit  en  force ,   dans    tout   ce  qui    eft   du 

befoin  phyfiquc.  Deuxième  maxime. 

I  i. 


6i  EMILE. 

Il  faut  dans  les  fecours  qu'on  leur  donne  fe  borner  uni- 
quement à  l'utile  réel ,  fans  rien  accorder  à  la  fontaifie  ou 
au  defir  fms  raifon  ;  car  la  fantailie  ne  les  tourmentera 
point  quand  on  ne  l'aura  pas  fait  naître,  attendu  qu'elle 
n'eft  pas  de  la  nature.  Troifieme  maxime. 

Il  faut  étudier  avec  foin  leur  langage  &  leurs  fignes,  afin 
que  dans  un  âge  où  ils  ne  favent  point  diffimuler,  on  dis- 
tingue dans  leurs  defirs  ce  qui  vient  immédiatement  de  la 
nature  ,    &  ce    qui  vient  de  l'opinion.   Quatrième  maxime, 

L'efprit  de  ces  règles  eft  d'accorder  aux  enfans  plus  de 
liberté  véritable  6c  moins  d'empire,  de  leur  lailfer  plus  faire 
par  eux-mêmes  &  moins  exiger  d'autrui.  Ainfi  s'accoutu- 
mant  de  bonne  heure  à  borner  leurs  defixs  à  leurs  forces  « 
ils  fentiront  peu  la  privation  de  ce  qui  ne  fera  pas  eu 
leur  pouvoir. 

Voilà  donc  une  raifon  nouvelle  &  très  -  importante  pour 
lailfer  les  corps  6c  les  membres  des  enfans  abfolumenc 
libres  ,  avec  la  feule  précaution  de  les  éloigner  du  danger 
des  chutes  ,  ôc  d'ccarter  de  leurs  mains  tout  ce  qui  peut 
les   bleffer. 

Infailliblement  un  enfant  dont  le  corps  &  les  bras  font 
libres  pleurera  moins  qu'un  en£int  embaiidé  dans  un  maillot; 
Celui  qui  ne  connoit  que  les  befoins  phyfiques  ne  pleure 
que  quand  il  fouffrc ,  &c  c'eft  un  très -grand  avantage  ;  car 
alors  on  fait  à  point  nommé  quand  il  a  befoin  de  fecours, 
6c  Ton  ne  doit  pas  tarder  un  moment  ii  le  lui  donner  s'il 
cfl  pofTiblc.  Mais  Ci  vous  ne  pouvez  le  fouligcr ,  rcltez  tran- 
quille ,  fous  le  tiacccr  pour  l'appaiicri  vos  c»ireircs  ne  guéri- 


L    I    V    R    E     I.  ^ 

ront  pas  fa  colique  :  cependant  il  fe  fouviendra  de  ce  qu'il 
faut  faire  pour  être  flatté  ,  ôc  s'il  fait  une  fois  vous  occuper  de 
lui  à  fa  volonté ,  le  voilà  devenu  votre  maître  ;  tout  ef  t  perdu. 

Moins  contrariés  dans  leurs  mouvemens ,  les  enfans  pleu- 
reront moins  ;  Jmoins  importuné  de  leurs  pleurs ,  on  fe  tour- 
mentera moins  pour  les  faire  taire  ;  menacés  ou  flattés  moins 
fouvent ,  ils  feront  moins  craintifs  ou  moins  opiniâtres ,  ôc 
refteront  mieux  dans  leur  état  naturel.  C'eft  moins  en  laif- 
fant  pleurer  les  enfans  qu'en  s'empreflant  pour  les  appaifer, 
qu'on  leur  fait  gagner  des  defcentes ,  6c  ma  preuve  eft  que 
les  enfans  les  plus  négligés  y  font  bien  moins  fujets  que 
les  autres.  Je  fuis  fort  éloigné  de  vouloir  pour  cela  qu'on 
les  néglige  ;  au  contraire  il  importe  qu'on  les  prévienne , 
&  qu'on  ne  fe  laifle  pas  avertir  de  leurs  befoins  par  leurs 
cris.  Mais  je  ne  veux  pas  non  plus ,  que  les  foins  qu'on 
leui*  rend  foient  mal -entendus.  Pourquoi  fe  fcioicnt-ils  faute 
de  pleurer  dès  qu'ils  voyent  que  leurs  pleurs  font  bons  à 
tant  de  chofes  ?  Infbruits  du  prix  qu'on  met  à  leur  filence ,  ils 
fe  gardent  bien  de  le  prodiguer.  Ils  le  font  à  la  fin  tellement 
valoir  qu'on  ne  peut  plus  le  payer  ,  ôc  c'eft  alors  qu'à  force 
de  pleurer  fans  fuccès,  ils  s'efforcent,  s'épuifent  Ôc  fe  nient. 

Les  longs  pleurs  d'un  enfant  qui  n'eft  ni  lié  ni  malade 
&c  qu'on  ne  laiffe  manquer  de  rien  ne  font  que  des  pleurs 
d'habitude  ôc  d'obftination.  Ils  ne  font  point  l'ouvrage  de 
la  nature ,  mais  de  la  nourrice ,  qui ,  pour  n'en  favoir  en- 
durer l'importunité  la  multiplie ,  fans  fonger  qu'en  faifanc 
taire  l'enfant  aujourd'hui  ou  l'excite  à  pleurer  demain  d.i- 
yantage. 


7«  E    M    I    L    E. 

Le  feul  moyen  de  guérir  ou  prévenir,  cetce  habitude ,  eft 
de  n'y  faire  aucune  actenrijn.  Perfonae  n'aime  à  prendre 
une  peine  inutile ,  pas  mêine  les  eiifaiis.  Ils  font  obflinés 
dans  leurs  tentatives  ;  mais  fi  vous  avez  plus  de  confiance, 
qu'eux  d'opiniâtreté ,  ils  fe  rebutent ,  &  n'y  reviennent  plus, 
C'eft  ainfi  qu'on  leur  épargne  des  pleurs,  &  qu'on  les  ac- 
coutume à  n'eu  verfer  que   quand  la   douleur  les  y  forcé. 

Au  refèe  ,  quand  ils  pleurent  par  faiitaifle  ou  par  obftina- 
tion  ,  un  moyen  fiir  pour  les  empêcher  de  continuer  e(t 
de  les  dillraire  par  quelque  objet  agréable  &c  frappant ,  qui 
leur  fafle  oublier  qu'ils  vouloient  pleurer.  La  plupart  des 
nourrices  excellent  dans  cet  art ,  &  bien  ménagé  il  elt  très- 
utile  ;  mais  il  eft  de  la  dernière  importance  que  l'enfant 
n'apperçoive  pas  l'intention  de  le  diltraire  ,  6c  qu'il  s'amufe 
fans  croire  qu'on  fonge  à  lui  ;  or  voilà  fur  quoi  toutes  les 
nourrices  font  mal -adroites. 

On  fevre  trop  tôt  tous  les  cnfans.  Le  tems  où  l'on  doit 
les  fevrer  eft  indiqué  par  l'éruption  des  dents  ,  &  cette 
éruption  eft  communément  pénible  &c  douloureufe.  Par  un 
inftinct  machinal  l'enfant  porte  alors  fréquemment  à  Ca 
bouche  tout  ce  qu'il  tient,  pour  le  mâcher.  On  penfe  faci- 
liter l'opération  en  lui  donnant  pour  hochet  quelques  corps 
durs ,  comme  Tivoire  ou  la  dent  de  loup.  Je  crois  qu'on 
fc  trompe.  Ces  corps  durs  appliqués  fur  les  gencives  loin 
de  les  ramollir  les  rendent  calleufes  ,  les  cndurciflent ,  pré- 
parent un  déchirement  plus  pénible  &  plus  douloureux. 
Prenons  toujours  l'inftin^t  poiu-  exemple.  On  ne  voit  point 
ks    jeunes    chiens    exercer    leurs    dents   naiirontes   fur    des 


L    I    V    R    E      I.  71 

cailloux ,  fur  du  fer ,  fur  des  os  ,  mais  fur  du  bois ,  du 
cuir ,  des  chiffons  ,  des  matières  molles  qui  cèdent  & 
où  la  dent  s'imprime. 

■  On  ne  fait  plus  être  fmiple  en  rien  ;  pas  même  autour 
des  enfans.  Des  grelots  d'argent ,  d'or ,  du  corail  ,  des 
cryllaux  à  facettes  ,  des  hochets  de  tout  prix  &  de  toute 
efpece.  Que  d'apprêts  inutiles  &c  pernicieux  !  Rien  de  tout 
cela.  Point  de  grelots  ,  point  de  hochets  ;  de  petites 
branches  d'arbre  avec  leurs  fruits  &  leurs  feuilles  ,  une  tére 
de  pavot  dans  laquelle  on  entend  fonner  les  graines  ,  un 
bâton  de  rcglifle  qu'il  peut  fucer  ôc  mâcher ,  l'amuferont 
autant  que  ces  magnifiques  colifichets  ,  ôc  n'auront  pas 
l'inconvénient   de  l'accoutumer   au  luxe  dès    fa  naiflaHce. 

Il  a  été  reconnu  que  la  bouillie  n'elt  pas  une  nourrinire 
fort  faine.  Le  lait  cuit  6c  la  farine  crue  font  beaucoup 
de  faburre  ôc  conviennent  mal  à  notre  eflomac.  Dans  la 
bouillie  la  farine  eft  moins  cuite  que  dans  le  pain ,  &  d« 
plus  elle  n'a  pas  fermenté  ;  la  panade  ,  la  crcme  de  riz 
me  paroifTent  préférables.  Si  l'on  veut  abfolument  faire  de 
la  bouillie ,  il  convient  de  griller  un  peu  la  farine  aupara- 
vant. On  foit  dans  mon  pays ,  de  la  farine  ainfi  torréik'e 
une  foupe  fort  agréable  ôc  fort  faine.  Le  bouillon  de 
viande  &  le  potage  font  encore  un  médiocre  aliment  donc 
il  ne  faut  ufcr  que  le  moins  qu'il  elt  poflible.  Il  importe 
que  les  cnfons  s'accoutument  d'abord  à  mâcher  ;  c'efl:  !e 
vrai  moyen  de  faciliter  l'éruption  des  dents  :  ôc  quand  ils 
commencent  d'a\aler  ,  les  fi;cs  fdivaires  mêles  a\ec  les 
alimens  en  facilitent  la   digeiliou. 


7i  EMILE, 

Je  leur  ferois  donc  mâcher  d'abord  des  fruits  (écs  ,  des 
croûtes.  Je  leur  donnerois  pour  jouer  de  petits  bâtons  de 
pain  dur  ou  de  bifcuit  femblable  au  pain  de  Piémont  qu'on 
appelle  dans  le  pays  d^s  Grijfes.  A  force  de  ramollir  ce 
pain  dans  leur  bouche  ils  en  avaleroient  enfin  quelque  peu, 
leurs  dents  fe  trouveroient  forties,  ôc  ils  fe  trouveroient 
fevrés  prefque  avant  qu'on  s'en  fût  apperçu.  Les  payfans 
ont  pour  l'ordinaue  l'eftcmac  fort  bon  ,  ôc  l'on  ne  les 
fevre  pas   avec  plus    de    façon    que  cela. 

Les  enfans  entendent  parler  dès  leur  nailTance  ;  on  leur 
parle  non  -  feulement  avant  qu'ils  comprennent  ce  qu'on 
leur  dit ,  mais  avant  qu'ils  puifTent  rendre  les  voLv  qu'ils 
entendent.  Leur  organe  encore  engourdi  ne  fe  prête  que 
peu-à-peu  aux  imitations  des  fons  qu'on  leur  difle  ,  &  il 
n'eit  pas  même  afluré  que  ces  fons  fe  portent  d'abord  à 
leur  oreille  aufTi  diltinctement  qu'à  la  nôtre.  Je  ne  défap- 
prouve  pas  que  la  nourrice  amufe  l'enfant  par  des  chants 
&c  par  des  accens  très-gais  ôc  très-variés  ;  mais  je  défap- 
prouve  qu'elle  Tctourdifle  inceiTammcnt  d'une  multitude  de 
paroles  inutiles  auxquelles  il  ne  comprend  rien  que  le  ton 
qu'elle  y  met.  Je  voudrois  que  les  premières  articulations 
qu'on  lui  fait  entendre  fufTent  rares  ,  faciles  ,  difUndes  , 
fouvent  répétées  ,  &.  que  les  mots  qu'elles  expriment  ne 
fe  rapportafTent  qu'à  des  objets  fenfibles  qu'on  pût  d'abord 
montrer  à  l'enfant.  La  malheureufe  facilité  que  nous  avons 
à  nous  payer  de  mots  que  nous  n'entendons  point,  com- 
mence plut(')t  qu'on  ne  pcnfc.  L'I'^colier  écoute  en  clafle 
le  verbiage  de  fon  Régent ,  convme   il   écoutoit  au  maillot 


L    I    V    11    E     I.  75 

le  babil  de  C\  nourrice.  Il  me  femble  que  ce  feroit  l'inf- 
truire  fore  utilement  que  de  l'élever  à  n'y  rien  com- 
prendre. 

Les  réflexions  nailTent  en  foule  quand  on  veut  s'occu- 
per de  la  formation  du  langage  &c  des  premiers  difcours 
des  enfans.  Quoi  qu'on  faiïe ,  ils  apprendront  toujours  à 
parler  de  la  même  manière  ,  6c  toutes  les  fpéculations 
philofophiques   font   ici    de   la    plus   grande    inutilité. 

D'abord  ils  ont ,  pour  ainfî  dire ,  une  grammaire  de  leur 
âge  ,    dont  la  fyntaxe  a  des   règles  plus  générales    que   la 
nôtre  ;  ôc  fi  l'on  y  faifoit  bien  attention ,  l'on  feroit  étonné 
de  l'exaétitude  avec  laquelle  ils  fuivent  certaines  analogies, 
très  -  vicieufes  ,  fi  l'on  veut,   mais    très -régulières  ,  &  qui 
ne   font  choquantes  que  par  Iciu"  dui-eté   ou  piirce  que  l'u- 
fage    ne    les    admet    pas.    Je   viens    d'entendre    un    pauvre 
enfant  bien  grondé  par  fon  père  pour   lui  avoir  dit  ;   mon 
père  ^  irai -je -t -y  ?    Or,  on  voit    que    cet  enfant  fuivoic 
mieux    l'analogie  que  nos   Grammairiens  ;  car  puifqu'on  lui 
difoit  ,  vas-y  ,    pourquoi  n'auroit-il  pas  dit ,  irai-je-t-y  ? 
Remarquez  de  plus  ,   avec  quelle    adrefle  il  évitoit  l'hiatus 
de  irai-je-y  ^   ou,  y  irai-je  ?  Elt-ce  la   faute    du   pauvre 
enfant  fi  nous  avons   mal -à -propos  ôté  de  la  phrafe  cet 
adverbe  déterminant ,  y  ,  parce  que  nous  n'en  favions  que 
faire  ?    C'eft  une  pédanterie   infupportable   &   un    foin  des 
plus  fuperflus  de  s'attacher  à  corriger  dans  les  enfans  toutes 
ces  petites    fautes    contre    l'ufage  ,   dcfquelles   ils  ne  man- 
quent jamais  de  fe   corriger  d'eux-mêmes   avec    le   tems. 
Parlez  toujours  correctement  devant  eux  ,   faites  qu'ils    ne 
Emile.    Tome  I.  K 


74  EMILE. 

fe  plaifent  avec  perfonne  autant  qu'avec  vous  ,  ôc  fcyez 
fùrs  qu'infcnfiblement  leur  langage  s'épurera  fur  le  voue  , 
fans  que  vous  les  ayez  jamais  repris. 

Mais  un  abus  d'une  toute  autre  importance  &  qu'il  ncil 
pas  moins  aifc  de  prévenir ,  cit  qu'on  fc  prelfe  trop  de 
les  faire  parler  ,  comme  Ci  l'on  avoir  peur  qu'ils  n'apprif- 
fent  pas  h.  parler  d'eux-mêmes.  Cet  empreflement  ijidifcret 
produit  un  effet  directement  contraire  à  celui  qu'on  cherche. 
Ils  en  parlent  plus  tard  ,  plus  confufément  :  Textréme  atten- 
tion qu'on  donne  à  tout  ce  qu'ils  difent  les  difpenfe  de 
bien  articuler  ;  ôc  comme  ils  daignent  à  peine  ouvrir  la  bou- 
che ,  plufieurs  d'entre  eux  en  confcr\'ent  toute  leur  vie  un 
vice  de  prononciation  ,  ôc  un  parler  confus  qui  les  rend 
prefque  inintelligibles. 

J'ai  beaucoup  vécu  parmi  les  payfans ,  &  n'en  ouis 
jamais  grafTeyer  aucun  ,  ni  homme  ni  femme  ,  ni  lille  ni 
garçon.  D'où  vient  cela  ?  Les  organes  des  payfans  font-ils 
autrement  confhiiits  que  les  nôtres  ?  Non  ,  mais  ils  font 
autrement  exeicés.  Vis-à-vis  de  ma  fenêtre  elt  un  tertre 
fur  lequel  fe  raffembîent ,  pour  jouer  ,  les  enfans  du  lieu. 
Quoiqu'ils  foient  alfcz  éloignés  de  moi ,  je  difhngue  parfai- 
tement tout  ce  qu'ils  difent  ,  &  j'en  tire  fouvcnt  de  bons 
mémoires  pour  cet  Ecrit.  Tous  les  jours  mon  oreille  me 
trompe  fur  leur  âge  ;  j'entends  des  voix  d'enHins  de  dix 
ans  ,  je  rcgaide ,  je  vois  la  itature  &c  les  traits  d'enfans 
de  trois  à  quatre.  Je  ne  borne  pas  h  moi  feul  cette  expé- 
rience ;  les  Urbains  qui  me  viennent  voir  &  qvie  je  con- 
fulte  li-dtlTus  ,  tombent  tous  d.uis  la  même  erreur. 


LIVRET.  75 

Ce  qui  la  produit  eft  que  jufqu'à  cinq  ou  fix  ans  les 
eiifans  des  vjUes  élevés  dans  la  chambre  &c  fous  l'aîle  d'une 
Gouvernante  ,  n'ont  befoin  que  de  marnioter  pour  fe  faire 
entendre  ;  fitôt  qu'ils  i-emuent  les  le/res  on  prend  peine 
à  les  écouter;  on  leur  difte  des  mots  qu'ils  rendent  mal, 
ôc  à  force  d'y  faire  attention ,  les  mêmes  gens  étant  fans 
celfe  autour  d'eux  ,  devinent  ce  qu'ils  ont  voulu  dire  plutôt 
que  ce  qu'ils  ont  dit. 

A  la  campagne  c'eit  toute  autre  chofe.  Une  paj'fanne 
n'eft  pas  fans  ceffe  autour  de  fon  enfant ,  il  eft  forcé 
d'apprendre  à  dire  très  -  nettement  &  très -haut  ce  qu'il  a 
befoin  de  lui  faire  entendre.  Aux  champs  les  enfans  épars, 
éloignés  du  père ,  de  la  mère  &  des  autres  enfans  ,  s'exer- 
cent à  fe  faire  entendre  à  diltance  ,  ôc  à  mefurer  la  force 
de  la  voix  fur  l'intervalle  qui  les  fépare  de  ceux  dont  ils 
veulent  être  entendus.  VoiL\  comment  on  apprend  vérita- 
blement à  prononcer ,  ôc  non  pas  en  bégayant  quelques 
voyelles  h  l'oreille  d'une  Gouvernante  attentive.  AufTi  quand 
on  interroge  l'enfant  d'un  paylan,  la  honte  peut  l'empêcher 
de  répondre,  mais  ce  qu'il  dit  il  le  dit  nettement;  au  lieu 
qu'il  faut  que  la  lîonnc  ferve  d'interprète  h  Tenfant  de  h 
ville  ,  fuis  quoi  l'on  n'entend  rien  à  ce  qu'il  grommelle 
entre  fes  dents   (17). 

(17)    Ceci  n'eft   pas    fans  cxcep-  fenfc  dcit  voir  que  l'excès  &  le  dé- 

tion  ;  fouvent  les  enfans  qui  fe  font  faut  dérives  du  même  abus  font  éga- 

d'aliord  le  moins  entendre  deviennent  lemcnt  corrigés   par  ma  méthoJe.  Je 

rnfuite  les  plus  étour.lifTans  quand  ils  regarde    ces    deux  maximes    comme 

ont  commencé  d'élever  la  voix.    INlais  inféparables  ;  toujours  affcs  ,-  C-"*  Ja- 

s'il  fliloit  entrer  dans  toutes   ces  mi-  nuiis  trop.    De  la  première  bien  éta- 

nutics  jj  ne  fmirois  pas  ;  tout  Lcdeur  blie  ,  l'autre  s'enfuit  nccellairemcnt. 

K  i 


7(?  EMILE. 

En  granJifTanc ,  les  garçons  devroicnt  fe  corriger  de  ce 
dcfaut  dans  les  collèges  ,  &:  les  filles  dans  les  couvcns  ; 
en  effet,  les  uns  &  les  autres  parlent  en  général  plus  dif- 
tinflcmcnt  que  ceux  qai  ont  été  toujours  élevés  dans  la 
maifon  paternelle.  Mais  ce  qui  les  empêche  d'acquérir  ja- 
mais une  prononciation  aufTi  nette  que  celle  des  paj'fans  , 
c'eft  la  néceflîté  d'apprendre  par  cœur  beaucoup  de  clicrcs, 
&  de  récirer  tout  haut  ce  qu'ils  ont  appris  :  car  en  étu- 
diant ,  ils  s'habituent  à  barbouiller  ,  à  prononcer  négligem- 
ment &.  mal  :  en  récitant  c'elt  pis  encore  ;  ils  rechtithenc 
leurs  mots  avec  effort ,  ils  traînent  &  allongent  leurs  fylla- 
bes  :  il  n'efè  pas  pofllble  que  quand  la  mémoire  vacille  la 
langue  ne  balbutie  aulTi.  Ainfi  fe  contractent  ou  fe  confer- 
vent  les  vices  de  la  prononciation.  On  verra  ci-après  que 
mon  Emile  n'aura  pas  ceux-là  ,  ou  du  moijis  qu'il  ne  les 
aura  pas  contractés  par  les   mêmes  caufes. 

Je  conviens  que  le  peuple  &  les  villageois  tombent  dans 
une  autre  extrémité,  qu'ils  parlent  prefque  toujours  plus  haut 
qu'il  ne  faut ,  qu'en  prononçant  trop  exactement  ils  ont  les 
articulations  fortes  &c  rudes ,  qu'ils  ont  trop  d'accent ,  qu'ils 
choifilTcnt  mal  leurs  termes,  Ôcc. 

Mais  premièrement ,  cette  extrémité  me  paroit  beaucoup 
moins  vicieufe  que  l'autre,  attendu  que  la  première  loi  du 
difcours  étant  de  fe  faire  entendre  ,  la  plus  grande  faute 
qu'on  puifle  fiiire  efl  de  parler  fans  être  entendu.  Se  piquer 
de  n\.voir  point  d'accent  ,  c'eft  fe  piquer  d'(kcr  aux  phra- 
fes  leur  grâce  &c  leur  énergie.  L'accent  e(è  Tame  du  difcours  ; 
il  lui  donne  le  fcnriment  &c  h  vérité.  L'accent  nx-nt  moiiiS 


LIVRET.  77 

que  la  parole;  c'eft  peut-être  pour  cela  que  les  gens  bka 
élevés  le  craignent  tant.  C'eft  de  riiHige  de  tout  dire  fur 
le  même  ton  qu'elt  venu  celui  de  perfiffier  les  gens  fans 
qu'ils  le  fencent.  A  l'accent  profcrit  fuccedent  des  inanieres 
de  prononcer  ridicules ,  affeclées  ,  èc  fujettes  à  la  mode  , 
telles  qu'on  les  remarque  fur-tout  dans  les  jeunes  gens  de 
la  Cour.  Cette  aiFcélation  de  parole  ;&  de  maintien  eft  ce 
qui  rend  généralemt^nt  l'abord  du  François  repoulfant  & 
défagréable  aux  autres  Nations.  Au  lieu  de  mettre  de  l'accent 
dans  fon  parler ,  il  y  met  de  l'air.  Ce  n'cft  pas  le  moyen  de 
prévenir  en  fa  faveur. 

Tous  ces  petits  défauts  de  langage  qu'on  craint  tant  de 
laifTer  contracter  aux  enfans  ne  font  rien  ,  on  les  prévient 
ou  l'on  les  corr-ge  avec  la  plus  grande  facilité  :  mais 
ceux  qu'on  leur  fait  contracter  en  rendant  leur  parler  fourd , 
confus  ,  timide  ,  en  critiquant  inceffamment  leur  ton  ,  en 
épluchant  tous  leurs  mots ,  ne  fe  corrigent  jamais.  Un 
homme  qui  n'apprit  à  parler  que  ilans  les  ruelles  ,  fe 
fera  mal  entendre  h  la  tête  d'un  Bataillon  ,  ôc  n'en  im- 
pofcra  guercs  au  peuple  dans  une  émeute.  Enfeigncz  pre- 
mièrement aux  enfans  à  parler  aux  hommes  ;  ils  fauronc 
bien    parler    aux    femmes   quand    il    faudra. 

Nourris  à  la  campagne  dans  toute  la  rulHcité  champê- 
tre ,  vos  enfans  y  prendront  une  voix  plus  fonore  ,  ils 
nV  contra ifteront  point  le  confus  bégaj'ement  des  enfans 
de  la  Ville  ;  ils  n'y  contracteront  pas  non  plus  les  ex- 
prclHons  ni  le  ton  du  Village ,  ou  du  moins  ils  les  per- 
dront  aifément  ,    lorfque   le   Maître   vivant    avec    eux    dis 


78  EMILE. 

leur  nailîlincc  ,  6c  y  vivant  de  jour  en  jour  plus  exclu- 
fivement ,  préviendra  ou  effacera  par  la  correction  de  fon 
langage  l'imprelEon  du  langage  des  Payfans.  Enûle  parlera 
un  François  tout  auiïi  pur  que  je  peux  le  favoir ,  mais  il 
le  parlera  plus  diftinâement ,  &  l'articulera  beaucoup  mieux 
que    moi. 

L'enfant  qui  veut  parler  ne  doit  écouter  que  les  mots 
qu'il  peut  entendre  ,  ni  dire  que  ceux  qu'il  peut  articuler. 
Les  efforts  qu'il  fait  pour  cela  le  portent  à  redoubler  la 
niéme  fyllabe,  comme  pour  s'exercer  à  la  prononcer  plus 
diitiniEtemcnt.  Quand  il  commence  à  balbutier  ,  ne  vous 
tourmenrez  pas  fi  fort  à  deviner  ce  qu'il  dit.  Prétendre 
être  toujours  écouté  elt  encore  une  forte  d'empire  ,  & 
l'enfant  i\en  doit  exercer  aucun.  Qu'il  vous  fuffife  de  pour- 
voir très  -  attentivement  au  néceffaire  ;  c'elt  à  lui  de  tâcher 
de  vous  faire  entendre  ce  qui  ne  l'clt  pas.  Bien  moins 
encore  faut-il  fe  hâter  d'exiger  qu'il  parle  :  il  faura  bien 
parler  de    lui  -  même  à    mcf.ire    qu'il   en   fent ira  l'utihié. 

On  remarque  ,  il  ei'l  vrai  ,  que  ceu:c  qui  commencent 
à  parler  fort  tard  ne  parlent  jamais  Ci  di(Hnclcmcnt  que 
les  autres  ;  mais  ce  n'eit  pas  par».c  qu'ils  ont  parlé  tard 
que  l'organe  refle  embarralFc ,  c'eft  au  contraire  parce  qu'ils 
font  nés  avec  un  organe  embarrafTé  qi'.'ils  commencent  tard 
à  pai'ler  ;  car  fans  cela  pourquoi  paiicroicnt  -  ils  plus  tard 
que  les  autres  ?  Ont  -  ils  moins  l'occafion  de  parler  ,  «Se 
les  y  cxcire-t-on  moins  ?  Au  contiaire  ,  l'inquiétude  que 
donne  ce  retard  ,  aufli-tôt  qu'on  s'en  a;  perçoit,  fait  qu'on 
fe  tourmente  beaucoup  plus  i   les  faire  balbutier  que  coure 


L    I    V    R    E     I.  7> 

qui  ont  articule  de  meilleure  heure  ;  ùc  ce:  emprefTemc-ii. 
miil- entendu  peut  contribuer  beaucoup  à  rendre  confus 
leur  parler  ,  qu'avec  moins  de  précipitation  ils  auroitac 
eu   le  rems  de  perfectionner   davantage. 

Les  enfans  qu'on  preffe  trop  de  parler  n'ont  le  tems  ni 
d'apprendre  à  bien  prononcer  ni  de  bien  concevoir  ce  qu'eu 
leur  fait  dire.  Au  lieu  que  quand  on  les  lailTe  aller  d'eux- 
mêmes  ,  ils  s'exercent  d'abord  aux  fyllabes  les  plus  faciles 
à  prononcer  ,  Se  y  joignant  peu-h-peu  quelque  fignilicaticn 
qu'on  entend  par  leurs  gelles,  ils  vous  donnent  leurs  mots 
avant  de  recevoir  les  vôtres  ,  cela  fait  qu'ils  ne  reçoivent 
ceux-ci  qu'après  les  avoir  entendus  :  N'étant  point  p  relies 
de  s'en  fervir  ,  ils  commencent  par  bien  obferver  quel  fens 
vous  leur  donnez  ,  &:  quand  ils  s'en  font  alfurés  ils  les 
adoptent. 

Le  plus  grand  mal  de  la  précipitation  avec  laquelle  on 
fait  parler  les  enfans  avant  l'âge,  n'eft  pas  que  les  premiers 
difcours  qu'on  leur  tient  6c  les  premiers  mots  qu'ils  difent , 
n'aient  aucun  fens  pour  eux ,  mais  qu'ils  aient  un  autre  fens 
que  le  nôtre  fans  que  nous  fichions  nous  en  appercevoir, 
en  forte  que  paroilFant  nous  répondre  fort  exactement ,  ils 
nous  parlent  fans  nous  entendre  &  fans  que  nous  les 
entendions.  C'eit  pour  l'ordinaire  à  de  p:u-eillcs  équivoques 
qu'cft  due  la  furprife  où  nous  jettent  quelquefois  leurs  pro- 
pos auxquels  nous  protons  des  idées  qu'ils  n'y  ont  point 
jointes.  Cette  inattention  de  notre  part  au  véritable  fens 
que  les  mots  ont  pour  les  enfans ,  me  paroit  être  la  caufe 
de  leurs    premières   erreurs  ;   &c  ces   errcui's ,    même   après 


8o  E    M    I    L    E. 

qu'ils  en  font  guéris  ,  influent  fur  leur  tour  d'efpric  pour 
le  refte  de  leur  vie.  J'aurai  plus  d'une  occatlon  dans  la 
fuite  d'cclaircir  ceci  par  des  exemples. 

Reflerrez  donc  le  plus  qu'il  e/t  poffible  le  vocabulaire  de 
l'enfant.  C'eit  un  très-grand  inconvénient  qu'il  ait  plus  de 
mots  que  d'idées  ,  qu'il  fâche  dire  plas  de  chofes  qu'il 
n'en  peut  penfer.  Je  crois  qu'une  des  raifons  pourquoi  les 
Payfans  ont  généralement  l'efprit  plus  jufte  que  les  gens  de 
la  Ville ,  efl  que  leur  Dictionnaire  efl:  moins  étendu.  Ils 
ont  peu  d'idées,  mais  ils  les  comparent  très-bien. 

Les  premiers  développemens  de  l'enflmce  fe  font  prefque 
tous  à  la  fois.  L'enfant  apprend  à  parler,  à  manger  ,  à 
marcher ,  à  peu  près  dans  le  même  tems.  C'eit  ici  pro- 
prement la  première  époque  de  fa  vie.  Auparavant  il  n'elt 
rien  de  plus  que  ce  qu'il  étoit  dans  le  fein  de  fa  mcre  , 
il  n'a  nul  fentiment ,  nulle  idée ,  à  peine  a-:-il  des  fenfations  j 
il  ne  fcnt  pas  même  ù  propre  exifiencc. 

Vivit  ,    &  ejî  vitiZ  ncjlius  ipfc  fux    (  i  S  ), 
(  18}  Ovid,  Trift.  I.  i. 


Fin  du  Livre  premier. 


EMILE, 


EMILE, 

o  u 
DE  L'ÉDUCATION. 


s^<^ 


L  I  F  R  E    Second. 


V^  'Est  ici  le  fécond  tern:?e  de  la  vie  ,  &c  celui  auquel 
proprement  finit  l'enfance  ;  car  les  mots  infans  &  puer  ne 
font  pas  fynonymes.  Le  premier  eft  compris  dans  l'autre, 
&  fignifie  gui  ne  peut  parler  ,  d'où  vient  que  dans  Valere 
Maxime  on  trouve  puerutn  infantem.  Mais  je  continue  à 
me  fervii"  de  ce  mot  félon  l'ufage  de  notre  langue  ,  jufqu'à 
i^age.  pour  lequel  elle   a  d'autres   noms. 

Quand  les  enfans  commencent  à  parler  ,  ils  pleurent  moins. 
Ce  progrès  eft  naturel  ;  un  langage  e/t  fubftitué  à  l'autre. 
Sitôt  qu'ils  peuvent  dire  qu'ils  foufirent  avec  des  paroles , 
pourquoi  le  diroient-ils  avec  des  cris  ,  fi  ce  n'clt  quand  la 
douleur  efc  trop  vive  pour  que  la  parole  puifle  l'exprimer? 
S'ils  continuent  alors  à  pleurer,  c'eft  la  faute  des  gens 
qui  font  autour  d'eux.  Dès  qu'une  fois  Emile  aura  dit, 
fai  mal  y  il  faudra  des  douleurs  bien  vives  pour  le  forcer 
de   pleurer. 

Si  l'enfant  eft  délicat ,    fenfible  ,  que  naairellcment  il  fe 
lï-^ette  à  crier  pour  rien ,  en  rendant  fcs  cris  inutiles  »S:  fans 
Emile,    Tome  I,  L 


8z  EMILE. 

effet ,  j'en  caris  bientôt  la  foiirce.  Tant  qu'il  pleure  je  ne 
vais  point  à  lui  ;  j'y  cours  fitôt  qu'il  s'eft  tû.  Bientôt  fa 
manière  de  m'appeller  fera  de  fe  taire  ,  ou  tout  au  plus  de 
jeîter  un  feul  cri.  C'eft  par  l'effet  fenfible  des  lignes  ,  que 
les  enfans  jugent  de  leur  fens  \  il  n'y  a  point  d'autre  con- 
vention pour  eux  :  quelque  mal  qu'un  enfant  fe  fafle ,  il  elt 
très-rare  qu'il  plem-e  quand  il  elt  feul ,  à  moins  qu'il  n'ait 
l'efpoir  d'être  entendu. 

S'il  tombe  ,  s'il  fc  fait  une  boïïe  h  la  tête  ,  s'il  faigne  du 
nez ,  s'il  fe  coupe  les  doigts  ;  au  lieu  de  m'emprclTer  autour 
de  lui  d'un  air  allarmé ,  je  rc  'i  rai  tranquille ,  au  moins  pour 
un  peu  de  tems.  Le  mal  eit  fait,  c'eft  une  nécefîitc  qu'il 
l'endure  ;  tout  mon  emprelTement  ne  ferviroit  qu'à  l'effrayer 
davantage ,  &  augmenter  fa  fenfibilicé.  Au  fond ,  c'eft  moins 
le  coup  que  la  crainte  qui  tourmente ,  quand  on  s'eft  blclfé. 
Je  lui  épargnerai  du  moins  cette  dernière  angoilTe  ;  car  très- 
furcment  il  jugera  de  fon  mal  comme  il  verra  que  j'en  juge  : 
s'il  me  voit  accourir  avec  inquiétude ,  le  confoler,  le  plain- 
dre ,  il  s'cftimcra  perdu  :  s'il  me  voit  garder  mon  fang- 
froid  ,  il  reprendra  bientôt  le  ficn  ,  &  croira  le  mal  guéri, 
quand  il  ne  le  fentira  plus.  C'eft  à  cet  âge  qu'on  prend  les 
premières  leçons  de  courage ,  &  que ,  fouffrant  fans  effioi 
de  légères  douleurs  ,  on  apprend  par  degrés  à  fupportcr  les 
grande.«r. 

Loin  d'être  attentif  h  éviter  qu'Emile  ne  fe  McfTe  ,  je 
ferois  fort  fTiché  qu'il  ne  fe  bleîTàt  jamais  &:  qu'il  grandît 
fans  connoîrre  1j  douleur.  Souffrir  cft  la  première  cliofc  qu'il 
doit  apprendre,  &;  celle  qu'il  aura  le  plus  grand  btfoin  d« 


L    I    V    R    E     I  I.  ?^ 

i'avoîf.  Il  fembîe  que  les  enfans  ne  foient  petits  ôc  foibles 
que  pour  prendre  ces  importantes  leçons  fans  danger.  Si 
l'enfant  tombe  de  fon  haut  il  ne  fe  caflera  pas  la  janibe  ; 
s'il  fe  frappe  avec  un  bâton  il  ne  fe  caflera  pas  le  bras  ;  s'il 
faifit  un  fer  tranchant ,  il  ne  ferrera  gueres  ,  &:  ne  fe  cou- 
pera pas^ien  avant.  Je  ne  fâche  pas  qu'on  ait  jamais  vu 
d'enfant  en  liberté  fe  tuer,  s'eftropier  ni  fe  faire  un  mal 
confidcrable  ,  à  moins  qu'on  ne  l'ait  indifcretement  expofé 
fur  des  lieux  élevés  ,  ou  feul  autour  du  feu ,  ou  qu'on  n'ait 
lailTé  des  inflrumens  dangereux  à  fa  portée.  Que  dire  de 
ces  magafîns  de  machines  ,  qu'on  ralFemble  autour  d'un 
enfant  pour  l'armer  de  toutes  pièces  contre  la  douleur , 
jufqu'à  ce  que  devenu  grand,  il  refte  à  fa  merci,  fans  cou- 
rage ôc  fans  expérience  ,  qu'il  fe  croie  mort  à  la  première 
piquure  ,  6c  s'évanouiffe  en  voyant  la  première  goutte  de 
ibn  liing  ? 

Notre  manie  enfeignante  èc  pédantefque  eft  toujours  d'ap- 
prendre aux  enfans  ce  qu'ils  apprendroient  beaucoup  mieux 
d'eux-mêmes ,  &c  d'oublier  ce  que  nous  aurions  pu  feuls 
leur  enfeigner.  Y  a-t-il  rien  de  plus  fot  que  la  peine  qu'on 
prend  pour  leur  apprendre  à  marcher ,  comme  fi  l'on  en  avoir 
vu  quelqu'un,  qui  par  la  négligence  de  fa  nourrice  ne  fçûc 
pas  marcher  étant  grand  ?  Combien  voit  -  on  de  gens  au 
contraire  marcher  mal  toute  leur  vie  ,  parce  qu'on  leur  a 
mal  appris  à  marcher  ? 

Emile  n'aura  ni  bourlets ,  ni  paniers  roulans ,  ni  charriots , 
ni  lificres  ,  ou  du  moins  dès  qu'il  commencera  de  favoir 
mettre  un  pied  devant  l'autre,  on  ne   le  foutiendra  que  fur. 


1!4  EMILE. 

les  lieux  paves ,  ôc  l'on  ne  fera  qu'y  pafTer  en  hâte  (  i  ).  Au 
lieu  de  le  laiircr  croupir  dans  l'air  ufé  d'une  chambre ,  qu'on 
le  mené  journellement  au  milieu  d'un  prc.  Là  qu'il  coure  , 
qu'il  s'ébatte,  qu'il  tombe  cent  fois  le  jour,  tant  mieux  :  il 
en  apprendra  plutôt  à  fe  relever.  Le  bien-être  de  la  libcr:é 
racheté  beaucoup  de  bleflures.  Mon  Elevé  aura  fervent  des 
contufions  ;  en  revanche  il  fera  toujours  gai  :  fi  les  vôrrcs 
en  ont  moins  ,  ils  font  toujours  contrariés  ,  toujours  en- 
chaînés ,  toujours  trilles.  Je  doute  que  le  profit  foit  de 
leur  côté. 

Un  autre  progrès  rend  aux  enfans  la  plainte  moins  nccef^ 
faire ,  c'eft  celui  de  leurs  forces.  Pouvant  plus  par  eux-mêmes , 
ils  ont  un  befoin  moins  fréquent  de  recourir  à  autrui.  Avec 
leui'  force  fe  développe  la  connoilfance  qui  les  met  en  étac 
de  la  diriger.  C'efl:  à  ce  fécond  degré  que  commence  pro- 
prement la  vie  de  l'individu  :  c'elt  alors  qu'il  prend  la  con- 
fcience  de  lui  -  même.  La  mémoire  étend  le  ft^timent  de 
l'identité  fur  tous  les  momens  de  fon  exiflencc  ;  il  devient 
véritablement  un ,  le  même ,  &  par  conféquent  déj.\  capable 
de  bonheur  ou  de  mifere.  Il  importe  donc  de  commencer  à 
le  confidérer  ici  comme  un  être  moral. 

Quoiqu'on  a/ïîgnc  à  peu  près  le  plus  long  terme  de  la  vie 
humaine  ôc  les  probabilités  qu'on  a  d'approclicr  de  ce  terme  ;\ 
chaque  âge ,  rien  n'ciè  plus  incertain  que  la  durée  de  la  vie 

(  I  )  Il  n'y  a  rien  de  plus  riiliculc  ici  une  de  ces  oUrcrvations  triviale» 

&  de  pluî  nul  atTurc  que  la  dtmar-  ù  force  d'ctrcjuftcs,  &  qui  font  jullc» 

chc  des  gens  qu'on  a  trop  mènes  par  en  plus  d'un  fcns. 
Ifl  lUkrc  ùant  petits  j   ççii  encore 


L    I    V    R    E     II.  îs 

de  chaque  homme  en  particulier  ;  très-peu  pan-ienncnt  à  ce 
plus  long  terme.  Les  plus  grands  rlCques  de  la  vie  font  dans 
fon  commencement  ;  moins  on  a  vécu ,  moins  on  doit  efpc- 
rer  de  vivre.  Des  enfans  qui  nailTent ,  la  moitié  ,  tout  au 
plus ,  parvient  à  l'adolefcence  ,  &  il  eft  probable  que  votre 
Elevé  n'atteindra  pas  l'âge  d'homme. 

Que  faut-il  donc  penfcr  de  cette  éducation  barbare  qui 
facrifie  le  préfenr  à  un  avenir  incertain ,  qui  charge  un  enfant 
de  chaînes  de  toute  efpecc ,  &  commence  par  le  rendre  mifé- 
rable  pour  lui  préparer  au  loin  je  ne  fais  quel  prétendu  bonheur 
dont  il  eft  à  croire  qu'il  ne  jouira  jamais  ?  Quand  je  fuppo- 
ferois  cette  éducation  raifonnable  dans  fon  objet ,  comment 
voir  fans  indignation  de  pauvres  infortunés  fournis  à  un  joug 
infupportaule ,  &c  condamnés  à  des  travaux  continuels  comm.e 
des  galériens ,  uns  être  aiïliré  que  tant  de  foins  leur  feront 
jamais  utiles  ?  L'âge  de  la  gaieté  fe  palTe  au  milieu  des 
pleurs  ,  des  châtimens ,  des  menaces  ,  de  Tefclavagc.  On 
tourmente  le  malheureux  pour  fon  bien  ,  Ôc  Ton  ne  voit  pas 
la  mort  qu'on  appelle ,  &  qui  va  le  faiiîr  au  milieu  de  ce 
trifte  appareil.  Qui  f;iit  combien  d'enfans  périlîent  vidimcs 
de  l'extravagante  fagelTe  d'un  père  ou  d'un  maître  ?  Heureux 
d'échapper  à  fa  cruauté  ,  le  feul  avantage  qu'ils  tirent  des 
maux  qu'il  leur  a  fiiit  fouffrir,  eft  de  mourir  fans  regretter  la 
vie ,  dont  ils  n'ont  connu  que  les  tourmens. 

Hommes  ,  foyez  humains  ,  c'eft  votre  premier  devoir  : 
foyez-le  ,  pour  tous  les  états  ,  pour  tous  les  âges ,  pour  tout 
ce  qui  n'eft  pas  étranger  à  l'homme.  Quelle  fagelfe  y  a-t-il 
pour  vous  hors  de  l'humanité  ?  Aimez  l'enfance  ;  favorifcz 


t^  EMILE. 

fes  jeux ,  fes  plaifirs ,  fon  aimable  inftinv.^.  Qui  de  vouS  n'a 
pas  regretté  quelquefois  cet  âge  où  le  rire  eft  toujours  fur 
les  k'vres ,  6c  où  l'ame  eft  toujours  en  paix  ?  Pourquoi  vou- 
lez-vous ôter  à  ces  petits  innocens  la  jouiflance  d'un  tems  fi 
court  qui  leiu-  échappe ,  &  d'un  bien  fi  précieux  dont  ils  ne 
fauroient  abufer?  Pourquoi  voulez-vous  remplir  d'amertume 
&  de  douleurs  ces  premiers  ans  li  rapides ,  qui  ne  revien- 
dront pas  plus  pour  eux  qu'ils  ne  peuvent  revenu-  pour  vous  ? 
Pères ,  favez-vous  le  moment  où  la  mort  attend  vos  enfans  ? 
Ne  vous  préparez  pas  des  regrets  en  leur  étant  le  peu  d'inf- 
tans  que  la  nature  leur  donne  :  aufli-tôt  qu'ils  peuvent  fentir 
le  plaifir  d'être  ,  faites  qu'ils  en  jouilFcnt  ;  faites  qu'à  quel- 
que heure  que  Dieu  les  appelle  ,  ils  ne  meurent  point  fans 
avoir  goûté  la  vie. 

Que  de  voix  vont  s'élever  contre  moi  !  J'entends  de  loin 
les  clameurs  de  cette  faulfe  fagelfe  qui  nous  jette  incelTam- 
mcnt  hors  de  nous ,  qui  compte  toujoui-s  le  préfent  pour 
rien  ,  &c  pourfuivant  fms  relâche  un  avenir  qui  fuit  à  mcfure 
qu'on  avance,  à  force  de  nous  tranfportcr  où  nous  ne  fom- 
mes  pas ,  nous  tranfporte  où  nous  ne  ferons  jamais. 

C'eft ,  me  répondez-vous  ,  le  tems  de  corriger  les  mau- 
yaifes  inclinations  de  l'homme;  c'eft  dans  Tàge  de  l'enfance  , 
où  les  peines  font  le  moins  fenfibles  ,  qu'il  faut  les  multi- 
plier pour  les  épargner  dans  l'âge  de  raifon.  Mais  qui  vous 
dit  que  tout  cet  arrangement  clt  à  votre  difpofition,  &  que 
toutes  ces  belles  inftrudions  dont  vous  accablez  le  foiblc 
cfprit  d'un  enfant ,  ne  lui  feront  pas  un  jour  plus  pcrni- 
cieufes  qu'utiles  ?  Qui  vous  alfiu-e  que  vous  cp.u-gncz  quel- 


L    ï    V    R    E     ï  I.  îx 

<îue  chofe  par  les  chagrins  que  vous  lui  prodiguez  ?  Pourquoi 
lui  donnez-vous  plus  de  maux  que  fon  état  n'en  comporte  , 
fans  être  fur  que  ces  maux  préfens  font  à  la  décharge  de 
l'avenir  ?  Et  comment  me  prouverez-vous  que  ces  mauvais 
penchans  dont  vous  prétendez  le  guérir ,  ne  lui  viennent  pas 
de  vos  foins  mal-entendus  ,  bien  plus  que  de  la  nature  ? 
Malheureufe  prévoyance  ,  qui  rend  un  être  aduellement  mi- 
férable  ,  fur  l'efpoir  bien  ou  mal  fondé  de  le  rendre  heureux 
un  jour  !  Que  fi  ces  raifonneurs  vulgaires  confondent  la 
licence  avec  la  liberté  ,  ôc  l'enfant  qu'on  rend  heureux  avec 
l'enfant  qu'on  gâte ,  apprenons-leur  à  les  diflinguer. 

Pour  ne  point  courir  après  des  chimères ,  n'oublions  pas 
ce  qui  convient  à  notre  condition.  L'humanité  a  ù\  place 
dans  l'ordre  des  chofes  ;  l'enfance  a  la  fîenne  dans  l'ordre 
de  la  vie  humaine  ;  il  faut  confîdérer  l'iiomme  dans  l'homme, 
&c  l'enfant  dans  l'enfant.  Aflîgner  h  chacun  fa  place  tSc  l'y 
fixer,  ordonner  les  pafîions  humaines  félon  la  conftitution 
de  l'homme  ,  cft  tout  ce  que  nous  pouvons  faire  pour  fon 
bien  -  être.  Le  rcfle  dépend  de  caufes  étrangères  qui  ne 
font  point  en  notre  pouvoir. 

Nous  ne  favons  ce  que  c'eft  que  bonheur  ou  malheur 
abfolu.  Tout  eft  mêlé  dans  cette  vie,  on  n'y  goûte  aucun 
fèntiment  pur  ,  on  n'y  refte  pas  deux  momcns  dans  le 
même  état.  Les  affcclions  de  nos  amcs  ,  aitifi  que  les  mo- 
difications de  nos  corps  ,  font  dans  un  flux  continuel.  Le 
bien  ôc  le  mal  nous  font  communs  à  tous,  mais  en  dif- 
férentes mcfures.  Le  plus  heureux  e(t  celui  qui  foutTie  le 
moins  de  peines  ;  le  plus    miférable    cft   celui   qui  fenc  le 


fi  EMILE. 

moins  de  plaillrs.  Toujours  plus  de  fouffrances  que  de  jouif- 
fances  ;  voili\  la  difFcrence  commune  à  tous.  La  félicité  de 
l'homme  ici  -  bas  n'eft  donc  qu'un  état  négatif,  on  doit  la 
ftiefurer  par  la  moindre  quantité    des   maux  qu'il   foufFre. 

Tout  fentiment  de  peine  eft  inféparable  du  defir  de  s'en 
délivrer  :  toute  idée  de  plaifu-  eft  inféparable  du  defir  d'en 
jouir  :  tout  defir  fuppofe  privation  ,  &c  toutes  les  privations 
qu'on  fent  font  pénibles  ;  c'elt  donc  dans  la  difproportion 
de  nos  defîrs  &  de  nos  facultés  que  confifte  notre  mifere. 
Un  être  fenfible  dont  les  facultés  égaleroient  les  defirs  fe- 
roit  un  être  abfclument  heureux. 

En  quoi  donc  confifte  la  fagelTe  humaine  ou  la  route 
du  vrai  bonheur  ?  Ce  n'elt  pas  précifément  à  diminuer  nos 
defirs  ;  car  s'ils  étoient  au-delFous  de  notre  puiflance  ,  une 
partie  de  nos  facultés  reiteroit  oifive ,  &  nous  ne  jouirions 
pas  de  tout  notre  être.  Ce  n'eft  pas  non  plus  à  étendre 
nos  facultés  ,  car  fi  nos  defirs  s'étendoient  à  la  fois  en 
plus  grand  rapport,  nous  n'en  deviendrions  que  plus  mifé- 
rables  :  mais  c'eft  à  diminuer  l'excès  des  defirs  fur  les  fa- 
cultés ,  &c  i\  mettre  en  égalité  parfaire  la  puifTance  &  la 
volonté.  C'eft  alors  feulement  que  toutes  les  forces  étant 
en  action ,  l'amc  cependant  reftera  paifible  ,  &  que  l'homme 
fe   trouvera   bien  ordonne. 

C'eft  ainfi  que  la  nanire ,  qui  fait  tout  pour  le  mieux , 
l'a  d'abord  inftitué.  Elle  ne  lui  donne  immédiatement  que 
les  defirs  ncccfTaires  à  fa  confervation  ,  &:  les  facultés  fuffi- 
fantes  pour  les  fatisfairc.  Elle  a  mis  toutes  les  autres  comme 
en   réfervc  au    fond  de  fon    amc ,   pour  s'y  développer  au 

bcfoin. 


L    I    V    R    E     I  I.  89 

befoin.  Ce  n'eft  que  dans  cet  crac  primitif  que  l'équilibre 
du  pouvoir  &c  du  delir  fe  rencontre ,  &  que  l'homme  ii'efî: 
pas  malheureux.  Sitôt  que  fes  facultés  virtuelles  fe  mettent 
en  aétion ,  l'imagination ,  la  plus  active  de  toutes ,  s'éveiJIe 
&  les  devance.  C'eft  l'imagination  qui  étend  pour  nous 
la  mefure  des  poffibles  foit  en  bien  foit  en  mal  ,  &:  qui 
par  conféquent  excite  ôc  nourrit  les  defîrs  par  l'efpoir  de 
les  fatisfaire.  Mais  l'objet  qui  paroifToit  d'abord  fous  la  main 
fuit  plus  vite  qu'on  ne  peut  le  pourfuivre  ;  quand  on  croit 
l'atteindre  ,  il  fe  transforme  &  fe  montre  au  loin  devant 
nous.  Ne  voyant  plus  le  pays  déjà  parcouru,  nous. le  comp- 
tons pour  rien  ;  celui  qui  refte  à  parcourir  s'aggrandit , 
s'étend  fans  ceffe  :  ainfî  l'on  s'épuife  fans  arriver  au  terme  ; 
éc  plus  nous  gagnons  fur  la  jouilTance  ,  plus  le  bonheur 
s'éloigne  de   nous. 

Au  contraire  ,  plus  l'homme  cft  refté  près  de  fa  con- 
dition naturelle  ,  plus  la  différence  de  fes  facultés  à  fes 
defirs  elt  petite  ,  &c  moins  par  conféquent  il  eft  éloigné 
d'être  heureux.  Il  n'ei't  jamais  moins  miférable  que  quand 
il  paroit  dépourvu  de  tout  :  car  la  mifere  ne  confifle  pas 
dans  la  privation  des  chofes ,  mais  dans  le  befoin  qui  s'en 
fait  fentir. 

Le  monde  réel  a  fes  bornes  ,  le  monde  imaginaire  eft 
infini  :  ne  pouvant  élargir  l'un ,  retréciffbns  l'autre  ;  car  c'eit 
de  leur  feule  dllTérence  que  naiflcnt  toutes  les  peines  qui 
nous  rendent  vraiment  malheureux.  Otez  la  force  ,  la  fanté , 
le  bon  témoignage  de  foi ,  tous  les  biens  de  cette  vie  font 
dans  l'opinion  ;  ôtez  les  douleurs  du  corps  Ôc  les  remords 
EmiU.    Tome  I.  M 


90  EMILE. 

de  la  confcience  ,  tous  nos  maux  font  imaginaires.  Ce  prin- 
cipe efè  commun  ,  dira-t-on  :  j'en  conviens.  Mais  Fapplica- 
tion  pratique  n'en  elt  pas  commune  ;  &i  c'efè  uniquement 
de   la  pratique  qu'il    s'agit   ici. 

Quand  on  dit  que  l'homme  eft  foible ,  que  veut-on  dire? 
Ce  mot  de  foibleffe  indique  un  rapport  ;  un  rapport  de  l'être 
auquel  on  l'applique.  Celui  dont  la  force  paife  les  befoins  , 
fùt-il  un  infe3;e  ,  un  ver ,  e/t  un  être  fort  :  celui  dont  les 
befoins  palfent  la  force,  fût -il  un  éléphant,  un  lion  ;  fùt- 
il  un  Conquérant ,  un  Héros  ;  fùt-il  un  Dieu  ,  c'eft  un  être 
foible.  L'Ange  rebelle  qui  méconnut  fa  nature  croit  plus  foi- 
ble que  l'heureux  mortel  qui  vit  en  paix  félon  la  fienne. 
L'homme  eft  très  -  fort  quand  il  fe  contente  d'être  ce  qu'il 
elt  :  il  eft  très  -  foible  quand  il  veut  s'élever  au  -  defliis  de 
l'humanité.  N'allez  donc  pas  vous  figurer  qu'en  étendant  vos 
facultés  vous  étendez  vos  forces  ;  vous  les  diminuez  ,  au 
contraire  ,  fî  votre  orgueil  s'étend  plus  qu'elles.  Mefurons  le 
rayon  de  notre  fphere  ,  Se  reltons  au  centre  ,  comme  l'in- 
fecte au  milieu  de  fa  toile  :  nous  nous  fufHrons  toujours  à 
nous  -  mêmes ,  <!?»:  nous  n'aurons  point  à  nous  plaindre  de 
notre  fûiblclfc  ;  car  nous  ne  la  fentirons  jamais. 

Tous  les  animaux  ont  exactement  les  facultés  néceifaires 
pour  fc  confers'er.  L'homme  Icul  en  a  de  fupcrfiues.  N'cft- 
il  pas  bien  étrange  que  ce  fuperflu  foit  l'inftrument  de  Cd 
mifcre  ?  Dans  tout  pays  les  br.is  d'un  homme  valent  plus 
que  fa  fubilf tance.  S'il  éroit  alfcz  fage  pour  compter  ce  fu- 
perflu  pour  rien  ,  il  auroit  toujours  le  nécelïïiire,  parce  qu'il 
û'uuroit  jamais    ri<.u   de   trop.    Les   giands  befoins  ,   difoic 


LIVRE     II. 


91 


Favorin  (  i  )  »  naiircnc  des  grands  biens  ,  &  fouvent  le  meil- 
leur moyen  de  fe  donner  les  chofes  dont  on  manque  eiï  de 
s'ôter  celles  qu'on  a  :  c'efl:  à  force  de  nous  travailler  pour 
augmenter  notre  bonheur  que  nous  le  changeons  en  mifcre. 
Tout  homme  qui  ne  voudroit  que  vivre  ,  vivroit  hcurtu\  ; 
par  conféquent  il  vivroit  bon  ,  car  où  feroic  pour  lui  l'avaii- 
tage  d'être  méchant  ? 

Si  nous  étions  immortels  ,  nous  ferions  des  êtres  trc<;- 
miférables.  Il  eft  dur  de  mourir  ,  fans  doute  ;  mais  iî  cfl: 
doux  d'efpérer  qu'on  ne  vivra  pas  toujours  ,  6c  qu'une 
meilleure  vie  finira  les  peines  de  celle-ci.  Si  l'on  nous  offroit 
l'immortalité  fur  la  terre  ,  qui  eft  -  ce  (  *  )  qui  voudroit 
accepter  ce  trifte  préfent  ?  Quelle  reflburce  ,  quel  efpoir  , 
quelle  confolation  nous  refteroit-il  contre  les  rigueurs  du 
fort  6c  contre  les  injuftices  des  hommes  ?  L'ignorant  qui  ne 
prévoit  rien ,  fent  peu  le  prix  de  la  vie  6c  craint  peu  de  la 
perdre  ;  l'homme  éclairé  voit  des  biens  d'un  plus  grand  prix 
qu'il  préfère  à  celui-U\.  Il  n'y  a  que  le  demi-favoir  &  la 
fauffe  fageffe  qui  prolongeant  nos  vues  jufqu'à  la  mort ,  6c 
pas  au-del^ ,  en  font  pour  nous  le  pire  des  maux.  La  nécef- 
fité  de  mourir  n'elt  à  l'homme  fage  qu'une  raifon  pour 
fupportér  les  peines  de  la  vie.  Si  l'on  n'ctoit  pas  fur  de  la 
perdre  une  fois ,  elle  coûteroit  trop  à  confervcr. 

Nos  maux  moraux  font  tous  dans  l'opinion  ,  hors  un 
feul ,  qui  eft  le  crime ,  &  celui-l;\  dépend  de  nous  :  nos 
maux  phj'fîques  fe  détruifent  ou   nous   détruifent.    Le   tems 

(2^  Noct.    ;\rtic.  L.  IX.  C.    s.  (les  honii-.ics  qui  réflcchifTent ,  &  non 

<  *  )  On  con;.,oit  que  je  parle  ici       pas  de  tous  les  ^lommes. 

M  z 


91  EMILE. 

ou  la  mort  font  nos  remèdes  :  m.iis  nous  foufli-ons  d'autanf 
plus  que  nous  favons  moins  foufTrir ,  &  nous  nous  donnons 
plus  de  tourment  pour  guérir  nos  maladies ,  que  nous  n'en 
aurions  à  les  fupporter.  Vis  félon  la  nature ,  fois  patient ,  & 
chaire  les  Médecins  :  tu  n'éviteras  pas  la  mort ,  mais  m  ne 
la  fentiras  qu'une  fois  ,  tandis  qu'ils  la  portent  chaque  jour 
dans  ton  imagination  troublée  ,  &:  que  leur  art  menfonger , 
au  lieu  de  prolonger  tes  jours  ,  t'en  ôte  la  jouiiïance.  Je 
demanderai  toujours  quel  vrai  bien  cet  art  a  fait  aux  hommes  ? 
Quelques-uns  de  ceux  qu'il  guérit  mourraient ,  il  eft  vrai  ; 
mais  des  millions  qu'il  tue  refleroient  en  vie.  Homme  fenfé  , 
ne  mets  point  à  cette  loterie  où  trop  de  chances  font  contre 
toi.  Soufiic  ,  meurs  ou  guéris  ;  mais  fur-tout  vis  jufqu'à  ta 
dernière  heure. 

Tout  n'elt  que  folie  &  contradiilion  dans  les  inftitutions 
humaines.  Nous  nous  inquiétons  plus  de  notre  vie  ,  à 
mefore  qu'elle  perd  de  fon  prix.  Les  vieillards  la  regrettent 
plus  que  les  jeunes  gens  ;  ils  ne  veulent  pas  perdre  les 
apprêts  qu'ils  ont  fiirs  pour  en  jouir  ;  à  foixanrc  ans  il  eft 
bien  cniel  de  mourir  avant  d'avoir  commencé  de  vivre.  On 
croit  que  l'homme  a  un  vif  amour  pour  fa  confeiTation ,  & 
cela  efè  vrai  ;  mais  on  ne  voit  pas  que  cet  amour  ,  tel  que 
nous  le  fentons ,  eft  en  grande  partie  l'ouvrage  des  hommes. 
Naturellement  l'homme  ne  s'inquiète  pour  fc  coiiferver  qu'au- 
tant qic  les  moyens  en  font  en  fjn  pouvoir  ;  fitôt  que  ces 
movciis  lui  échappent  ,  il  fe  tranquiliife  &c  meurt  fans  Ce 
tourmenter  inutilement.  La  première  loi  de  la  itTignatioa 
nous  vient  de  l.i  nature.  Les  Sauvages,  ainfi  que  les  bctes. 


L    I    V    R    E     I  I.  9t 

fe  débattent  fort  peu  contre  la  mort  ,  ôc  l'endurent  prefque 
fans  fe  plaindre.  Cette  loi  détruite ,  il  s'en  forme  une  autre 
qui  vient  de  la  raifon  ;  mais  peu  favent  l'en  tirer  ,  &  cette 
réiîgnation  factice  n'eft  jamais  aulTi  pleine  6c  entière  que  la 
première. 

La  prévoyance  !  la  prévoyance ,  qui  nous  porte  fans  cefle 
au-delà  de  nous  &c  fouvent  nous  place  où  nous  n'arriverons 
point  ;  voilà  la  véritable  fource  de  toutes  nos  miferes.  Quelle 
manie  à  un  être  auflî  palTager  que  l'homme  de  regarder  tou- 
jours au  loin  dans  un  avenir  qui  vient  fi  rarement  ,  èc  de 
négliger  le  préfent  dont  il  efè  fur  !  manie  d'autant  plus  fu- 
nefte  qu'elle  augmente  inceflamment  avec  l'âge  ,  &c  que  les 
vieillards  ,  toujours  défians  ,  prévoyans  ,  avares  ,  aiment 
mieux  fe  refufer  aujourd'hui  le  nécefTaire ,  que  d'en  manquer 
dans  cent  ans.  Ainfi  nous  tenons  à  tout,  nous  nous  accro- 
chons à  tout  ;  les  tems ,  les  lieux  ,  les  hommes ,  les  chofcs , 
tout  ce  qui  eft ,  tout  ce  qui  fera ,  importe  à  chacun  de  nous  : 
notre  individu  n'elt  plus  que  la  moindre  partie  de  nous- 
mêmes.  Chacun  s'étend ,  pour  ainfi  dire  ,  fur  la  terre  en- 
tière ,  &c  devient  fenfible  fur  toute  cette  grande  furface.  Eft- 
il  étonnant  que  nos  maux  fe  multiplient  dans  tous  les  points 
par  où  l'on  peut  nous  bleiïer  ?  Que  de  Princes  fe  défolenr 
pour  la  perte  d'un  pays  qu'ils  n'ont  jamais  vu  ?  Que  de 
marchands  il  fuffit  de  toucher  aux  Indes  ,  pour  les  faii-e 
crier  à  Paris  ? 

Efi-cc  la  nature  qui  porte  ainQ  les  hommes  fl  loin  d'eux- 
mêmes  ?  Eiè-ce  elle  qui  veut  que  chacun  apprenne  fou 
dellin  des  autres  ,  &  quelquefois  l'apprenne  le  dernier  ;  ca 


94  EMILE. 

forte  que  tel  e/t  mort  heureux  ou  mifcrable  ,  fans  en  avoir 
jamais  rien  fçu  ?  Je  vois  un  homme  frais  ,  gai ,  vigoureux  , 
bien  portant  ;  fa  prcfence  infpire  la  joie  ;  fes  yeux  annoncent 
le  contentement ,  le  bien-être  ;  il  porte  avec  lui  l'image  du 
bonheur.  Vient  une  lettre  de  la  pofte  ;  l'homme  heureux 
la  regarde  ;  elle  eli:  à  fon  adreffe ,  il  l'ouvre  ,  il  la  lit.  A 
l'inftant  fon  air  change  ;  il  pâlit ,  il  tombe  en  défaillance. 
Revenu  à  lui  ,  il  pleure  ,  il  s'agite  ,  il  gémit ,  il  s'arrache 
les  cheveux ,  il  fait  retentir  l'air  de  fes  cris ,  il  femble  atta- 
qué d'affi-eufes  convulfions.  Infenfé ,  quel  mal  t'a  donc  fait 
ce  papier  ?  quel  membre  t'a-t-il  ôré  ?  quel  crime  t'a-t-il  fait 
commettre  ?  enfin  ,  qu'a-t-il  changé  dans  toi-même  pour  te 
mettre  dans  l'état  où  je  te  vois  ? 

Que  la  lettre  fe  tXit  égarée  ,  qu'une  main  charitable  l'eût 
jettée  au  feu  ,  le  fort  de  ce  mortel  heureux  ôc  malheureux 
:\  la  fois  ,  eût  été  ,  ce  me  femble  ,  un  étrange  problême. 
Son  malheur,  direz-vous,  étoit  réel.  Fort  bien  ,  mais  il  ne 
le  fentoit  pas  :  où  étoit-il  donc  ?  Son  bonheur  étoit  imagi- 
naire :  j'entends  ;  la  fanté ,  la  gaieté  ,  le  bien-être ,  le  con- 
tentement d'efprit  ne  font  plus  que  des  vifîons.  Nous  n'exif- 
tons  plus  où  nous  fommes,  nous  n'exiflons  qu'où  nous  ne 
fonimes  pas.  Elt-ce  la  peine  d'avoir  une  fi  grande  peur  de 
l.i  mort ,  pourvu  que  ce  en  quoi  nous  vivons  refte. 

O  homme  !  rciPerre  ton  cxiftence  au-dedans  de  toi  ,  &c 
tu  ne  feras  plus  mifcrable.  Refèe  à  la  place  que  la  nature 
t'aïïîgne  dans  la  choûic  des  êtres,  rien  ne  t'en  pourra  f.iire 
fortir  :  ne  regimbe  point  contre  la  dure  loi  de  la  nécefTité , 
&  n'épuifc  p.is  ,  .\   vouloir   lui  rcfiflcr ,  des    forces   que  le 


L    I    V    R    E     I  I.  59 

Ciel  ne  t'a  point  données  pour  étendre  ou  prolonger  ton 
exiftence ,  mais  feulement  pour  la  conferver  ,  comme  il  lui 
plait ,  ôc  autant  qu'il  lui  plait.  Ta  liberté  ,  ton  pouvoir  ne 
s'étendent  qu'aufîl  loin  que  tes  forces  naturelles ,  <Sc  pas  au- 
delà  ;  tout  le  refte  n'eft  qu'efclavage ,  illufion  ,  prelèige.  La 
domination  même  eft  fervile ,  quand  elle  tient  à  l'opinion  : 
car  tu  dépends  des  préjugés  de  ceux  que  tu  gouvernes  par 
les  préjugés.  Pour  les  conduire  comme  il  te  plaie  ,  il  faut 
te  conduire  comme  il  leur  plait.  Ils  n'ont  qu'à  changei  de 
manière  de  penfcr  ,  il  faudra  bien  par  force  que  tu  changes 
de  manière  d'agir.  Ceux  qui  t'approchent  n'ont  qu'à  favoir 
gouverner  les  opinions  du  peuple  que  tu  crois  gouverner  , 
ou  des  favoris  qui  te  gouvernent ,  ou  celles  de  ta  famille  ,  ou 
les  tiennes  propres  ;  ces  Vifirs ,  ces  Courtifans  ,  ces  Prctres  , 
ces  Soldats ,  ces  Valets  ,  ces  Caillettes ,  &c  jufqu'à  des  cnfans , 
quand  tu  ferois  un  Thémiftocle  en  génie  (  3  )  ,  vont  te 
mener  comme  un  enfant  toi-même  au  milieu  de  tes  légions. 
Tu  as  beau  ftire  ;  jamais  ton  autorité  réelle  n'ira  plus  loin 
que  tes  tacultés  réelles.  Sitôt  qu'il  faut  voir  par  les  yeux  des 
autres ,  il  faut  vouloir  par  leurs  volontés.  Mes  Peuples  font 
mes  fujets  ,  dis-tu  licrement.  Soit  ;  mais  toi ,  qu'es-tu  ?  le 
fujet  de  tes  Minillres  :  &  tes  Miniltres  à  leur  tour  que  font- 
ils  ?  les  fjjets  de  leurs  Commis  ,  de    leurs  Maitrclfes  ,    les 

(  O   Ce  petit  garcnn  que  vous  vo-  quels  petits  condudeurs  on   trouve- 

ye7  l.i  ,  difoit  Themiilûcle  à  fes  amis  ,  roic  fuu\  ent  aux  plus  grands  Empires 

eft  l'aii)itre  de  la  Grèce  ;  car  il  gou-  li  du  Prince  on  defcendoit  par  degrés 

Verne  fa  mère  ,  Pd  mère  me  gouverne  ,  jufqu'à  la   première  main  qui  donne 

je  gouverne   les    Athéniens   ,   &  les  le  branle  en  fecret  ! 
Athéniens  gouvernent  les  Grecs.  Oh  ! 


s,c  EMILE. 

Valets  de  leurs  Valets.  Prenez  tout ,  ufurpez  tout ,  &  puis 
verfez  l'argent  à  pleines  mains,  dreflez  des  batteries  de 
canon ,  élevez  des  gibets  ,  des  roues ,  donnez  des  loix ,  des 
édits ,  multipliez  les  efpions ,  les  foldats ,  les  bourreaux  ,  les 
prifons  ,  les  chaines  ;  pauvres  petits  hommes  ,  de  quoi 
vous  fert  tout  cela  ?  vous  n'en  ferez  ni  mieux  fervis ,  ni 
moins  volés ,  ni  moins  trompés  ,  ni  plus  abfolus.  Vous  direz 
toujours ,  nous  voulons ,  &  vous  ferez  toujours  ce  que  vou- 
dront les  autres. 

Le  feul  qui  fait  fa  volonté  eft  celui  qui  n'a  pas  befoin , 
pour  la  faire  ,  de  mettre  les  bras  d'un  autre  au  bout  des 
fiens  :  d'où  il  fuit ,  que  le  premier  de  tous  les  biens  n'eft 
pas  l'autorité  ,  mais  la  liberté.  L'homme  vraiment  libre  ne 
veut  que  ce  qu'il  peut,  &;  fait  ce  qu'il  lui  plait.  Voilà  ma 
maxime  fondamentale.  Il  ne  s'agit  que  de  l'appliquer  à  l'en- 
fance ,  &:  toutes  les  règles  de  l'éducation  vont  en  découler. 

La  fociété  a  fait  l'homme  plus  foible  ,  non-feulement  en 
lui  ôtant  le  droit  qu'il  avoit  fur  fes  propres  forces  ,  mais 
fur-tout  en  les  lui  rendant  infuffifantcs.  Voilà  pourquoi  fes 
defîrs  fe  multiplient  avec  fa  foiblefle ,  &  voilà  ce  qui  fait 
celle  de  l'enfance  comparée  à  l'âge  d'homme.  Si  l'homme 
elt  un  être  fort ,  &  fi  l'enfant  eft  un  être  foible ,  ce  n'eft  pas 
parce  que  le  premier  a  plus  de  force  abfolue  que  le  fécond , 
mais  c'eft  parce  que  le  premier  peut  naturellement  fc  fuffire  à 
lui-même  &  que  l'autre  ne  le  peut.  L'homme  doit  donc  avoir 
plus  de  volontés  &  l'enfant  plus  de  fantaifies;  mot  par  lequel 
j'entends  cous  les  defirs  qui  ne  font  pas  de  vrais  bcfoins  , 
&  qu'on  ne  peut  contenter  qu'avec  le  fecours  d'autrui. 

J'ai 


L    I    V    R    E     I  I.  97 

J'ai  die  la  raifon  de  cet  état  de  foiblene.  La  nature  y 
pourvoit  par  rattachement  des  pères  &  des  mères  :  mais 
cet  attachement  peut  avoir  fon  excès ,  fon  défaut ,  fcs  abus. 
Des  parcns  qui  vivent  dans  l'état  civil  y  tranfportent  leur 
enfant  avant  l'âge.  En  lui  donnant  plus  de  befoins  qu'il  n'eu 
a ,  ils  ne  fouhigent  pas  fa  foibleiïe ,  ils  l'augmentent.  Ils  l'aug- 
mentent encore  en  exigeant  de  lui  ce  que  la  nature  n'exi- 
geoit  pas  ;  en  foumettant  h  leurs  volontés  le  peu  de  force 
qu'il  a  pour  fcrvir  les  fienncs  ;  en  changeant  de  part  ou 
d'autre  en  efclavagc  ,  la  dépendance  réciproque  où  le  tient 
fa  foiblefle  ,  (Se  où  les  tient  leur  attachement. 

L'homme  fage  foit  refter  à  fa  place  ;  mais  l'enfant  qui  ne 
connoit  pas  la  fienne  ne  fauroit  s'y  maintenir.  Il  a  parmi 
nous  mille  iiTucs  pour  en  forrir  ;  c'eli;  à  ceux  qui  le  goux'er- 
nent  à  l'y  retenir  ,  6c  cette  tâche  n'eft  pas  facile.  Il  ne  doit 
être  ni  bcte  ni  homme  ,  mais  enflmt  ;  il  faut  qu'il  fente  fa 
foiblciTc  &  non  qu'il  en  foufire  ;  il  faut  qu'il  dépende  & 
non  qu'il  obéifTe  ;  il  faut  qu'il  demande  ôc  non  qu'il  com- 
rhande.  Il  n'elt  fournis  aux  autres  qu'à  caufe  de  fes  befoins , 
ôc  parce  qu'ils  voyent  mieux  que  lui  ce  qui  lui  eft  utile  , 
ce  qui  peut  contribuer  ou  nuire  h  fu  confervation.  Nul  n'a 
droit ,  pas  mcnic  le  père  ,  de  commander  à  l'enfant  ce  qui 
ne  lui  eft  bon  à  rien. 

Avant  que  les  préjugés  &c  les  inftitutions  humaines  aient 
altéré  nos  penchans  naturels  ,  le  bonheur  des  enfans  ainfi 
que  des  hommes  confifte  dans  l'ufage  de  leur  liberté  ;  mais 
cette  liberté  dans  les  premiers  eft  bornée  par  leur  foiblclfe. 
Quiconque  fait  ce  qu'il  veut  elt  hciucux  ,  s'il  fe  fufFit  à  lui- 
Emile.    Tome  I,  N 


98  E    M    I    L    E. 

même  ;  c'eft  le  cas  de  l'homme  vivant  dans  l'état  de  nature. 
Quiconque  fait  ce  qu'il  veut  n'cft  pas  heureux  ,  fî  fes  befoins 
palFenc  fes  forces  ;  c'eft  le  cas  de  l'eiifant  dans  le  même  état. 
Les  enfans  ne  jouilfent ,  même  dans  l'état  de  nature  ,  que 
d'une  liberté  imparfaite  ,  femblable  à  celle  dont  jouilfent  les 
hommes  dans  l'état  civil.  Chacun  de  nous  ne  pouvant  plus  fe 
palTer  des  autres  redevient  à  cet  égai-d  foible  âc  miférable. 
Nous  étions  faits  pour  être  hommes  ;  les  loix  &  la  fociété 
nous  ont  replongés  dans  l'enfance.  Les  Riches  ,  les  Grands , 
les  Rois  font  tous  des  enfans  qui ,  voyant  qu'on  s'cmprelTe 
à  foulager  leur  mifere  ,  tirent  de  cela  même  une  vanité 
puérile  ,  &c  font  tout  fiers  des  foins  qu'on  ne  leur  rendroit 
pas  s'ils  étoient  hommes -faits. 

Ces  confidérations  font  importantes  ,  &  fer\'ent  à  réfou- 
dre toutes  les  contradiilions  du  fyfèême  focial.  Il  y  a  deux 
fortes  de  dépendances.  Celle  des  chofes  qui  elt  de  la  nature  ; 
celle  des  hommes  qui  elt  de  la  fociété.  La  dépendance  des 
chofes  n'ayant  aucune  moralité  ,  ne  nuit  point  à  la  liberté  , 
ôi  n'engendre  point  de  vices  :  la  dépendance  des  hommes 
étant  défordonnée  (  4  )  les  engendre  tous  ,  ôc  c'eft  par  elle 
que  le  maître  &  l'efclave  fe  dépravent  mutuellement.  S'il 
y  a  quelque  moyen  de  remédier  à  ce  mal  dans  la  fociété  , 
c'elt  de  fubllituer  la  loi  h  l'homme  ,  ôc  d'armer  les  volontés 
générales  d'une  force  réelle ,  fupérieure  h  l'a£ticn  de  toute 
volonié  particulière.  Si  les  loix  des  nations  pouvoicnt  avoir 
comme  celle  de  la  nature  une  intlexibilité  que  jamais  aucune 

(4)  Dans  mes  principes  du  droit  volontc  particulière  ne  peut  être  or- 
politique  il  cH  dcmontrc  que   nulle       donniic  Jdns  le  r)(l£mc  focij). 


LIVRE     IL 


99 


force  humaine  ne  pût  vaincre  ,  la  dépendance  des  hommes 
redeviendroic  alors  celle  des  chofes  ;  on  rcuniroit  dans  la 
République  tous  les  avantages  de  l'état  naturel  à  ceux  de 
l'état  civil  ;  on  joindroit  à  la  liberté  qui  maintient  l'homme 
exempt  de  vices  ,,  la  moralité  qui  l'élevé  à  la  vertu. 

Maintenez  l'enfant  dans  la  feule  dépendance  des  chofes  j 
vous  aurez  fuivi  l'ordre  de  la  nature  dans  le  progrès  de  fon 
éducation.  N'offrez  jamais  à  fes  volontés  indifcretes  que 
des  obftacles  phyfiques  ou  des  punitions  qui  naiffent  des 
allions  mêmes  ,  &.  qu'il  fe  rappelle  dans  l'occafîon  :  fans 
lui  défendi-e  de  mal  faire  ,  il  fuffit  de  l'en  empêcher.  L'ex- 
périence ou  l'impuiffance  doivent  feules  lui  tenir  lieu  de 
loi.  N'accordez  rien  à  fes  deiîrs  parce  qu'il  le  demande  , 
mais  parce  qu'il  en  a  befoin.  Qu'il  ne  fâche  ce  que  ç'efl 
qu'obéilfance  quand  il  agit ,  ni  ce  que  c'eft  qu'empire  quand 
on  agit  pour  lui.  Qu'il  fente  également  fi  liberté  dans  fes 
avions  &  dans  les  vôtres.  Suppléez  à  la  force  qui  lui  man- 
que ,  autant  précifément  qu'il  en  a  befoin  pour  être  libre  & 
non  pas  impérieux  ;  qu'en  recevant  vos  fer\'ices  avec  une 
forte  d'humiliation  ,  il  afpire  au  moment  où  il  pourra  s'en 
paiïer,  &c  où  il  aura  l'honneur  de  fe  fervir  lui-même. 

La  nature  a ,  pour  fortifier  le  corps  ôc  le  faire  croître , 
des  moyens  qu'on  ne  doit  jamais  contrarier.  Il  ne  faut 
point  contraindre  un  enfant  de  rcfter  quand  il  veut  aller  » 
ni  d'aller  quand  il  veut  refbcr  en  place.  Quand  la  volonté 
des  enfans  n'eft  point  gâtée  par  notre  fuite  ,  ils  ne  veu- 
lent rien  inutilement.  Il  faut  qu'ils  fuitent  ,  qu'ils  courent , 
qu'ils  crient  quand  ils  eu  ont  envie.   Tous  leurs  mouvement 

N  j 


loo  EMILE. 

font  des  befoins  de  leur  conftitucion  qui  clierche  à  fe  for- 
tiiicr  :  mais  on  doit  ft  défier  de  ce  qu'ils  défirent  fans  le 
pouvoir  faire  eux  -  mêmes ,  &  que  d'autres  font  obligés  de 
faire  pour  eux.  Alors  il  faut  diftinguer  avec  foin  le  vrai 
befoin ,  le  befoin  naturel ,  du  befoin  de  fantaifie  qui  com- 
mence à  naître ,  ou  de  celui  qui  ne  vient  que  de  la  fui"a- 
bondfance  de  vie   dont  j'ai  parlé. 

J'ai  déjà  dit  ce  qu'il  faut  faire  quand  un  enfant  pleure 
pour  avoir  ceci  ou  cela.  J'ajouterai  feulement  que  dès  qu'il 
peut  demander  en  parlant  ce  qu'il  deflre ,  &  que  pour  l'ob- 
tenir plus  vite  ou  pour  vaincre  un  refus  il  appuie  de  pleui-s 
fa  demande ,  elle  lui  doit  être  irrévocablement  refufée.  Si 
le  befoin  l'a  fait  parler,  vous  devez  le  favoir  ôc  faire  auiïî- 
tôt  ce  qu'il  demande  :  mais  céder  quelque  chofe  à  fes 
larmes,  c'efl  l'exciter  à  en  verfer  ,  c'elt  lui  apprendre  à 
douter  de  votre  bonne  volonté  ,  &  h  croire  que  l'impor- 
tunité  peut  plas  fur  vous  que  la  bienveillance.  S'il  ne  vous 
croit  pas  bon ,  bientôt  il  fera  méchant  ;  s'il  vous  croit 
foible ,  il  fera  bientôt  opiniâtre  :  il  importe  d'accorder  tou- 
jours au  premier  figie  ce  qu'on  ne  veut  pas  refufer.  Ne 
foyez  point  prodigue  en  refus  ,  mais  ne  les  révoquez 
jamais. 

Gardez-vous  fur-tout  de  donner  ii  l'enfant  de  vaincs  for- 
mules de  politefTe  qui  lui  fervent  au  befoin  de  paroles 
magi(]ucs ,  pour  foumettre  à  fcs  volontés  tout  ce  qui  l'en- 
toure ,  (Se  obtenir  h  l'infbnt  ce  qu'il  lui  plait.  Dans  l'é- 
ducation façonîiicre  des  riches,  on  ne  manque  jamais  de 
les  rendre  poliment  impérieux  ,  en  leur  prefcrivant    les   ter- 


L    I    V    R    E      I  I.  loi 

mes  donc  ils  doivent  fe  fervir  pour  que  perfonne  n'ofe 
leur  réfifter  :  leurs  enfans  n'ont  ni  tons  ni  tours  fupplicUis , 
ils  font  audi  arrogans ,  même  plus ,  qu.ind  ils  prient ,  que 
quand  ils  commandent,  comme  étant  bien  plus  fûrs  d'être 
obéis.  On  voit  d'abord  que  s'il  vous  plait  fignilie  dans  leur 
bouche  il  me  plait  ^  &c  que  ;e  vous  prie  flgnifie  je  vous 
ordonne.  Admirable  politefTe ,  qui  n'aboutit  pour  eux  qu'à 
changer  le  fens  des  mots ,  &  à  ne  pouvoir  jamais  parler 
autrement  qu'avec  empire  !  Quant  à  moi  qui  crains  moins 
qu'Emile  ne  foit  grolTier  qu'arrogant,  j'aime  beaucoup  mieux 
qu'il  dife  en  priant  fuites  cela  ,  qu'en  commandant ,  je  vous 
prie.  Ce  n'eft  pas  le  terme  dont  il  fe  fert  qui  m'impoixe  , 
mais  bien  l'acception  qu'il  y   joint. 

Il  y  a  un  excès  de  rigueur  &  un  oxcbs  d'indulgence  tous 
deux  également  à  éviter.  Si  vous  laifTez  pâtir  les  entans 
vous  expofez  leur  Ç2.i\zc  ,  leur  vie  ,  vous  les  rendez  actuel- 
lement miférables  ;  fi  vous  leur  épargnez  avec  trop  de  foin 
toute  efpece  de  mal-ctre ,  vous  leur  préparez  de  grandes 
mifcres ,  vous  les  rendez  délicats ,  fenfiblcs  ,  vous  les  for- 
iez de  leur  état  d'hommes  dans  lequel  ils  rentreront  un 
jour  malgré  vous.  Pour  ne  les  pas  expofer  à  quelques  maux 
de  la  nature ,  vous  êtes  l'artifan  de  ceux  qu'elle  ne  leur  a 
pas  donnés.  Vous  me  direz  que  je  tombe  dans  le  cas  de 
ces  mauvais  pères ,  auxquels  je  reprochois  de  fucrilier  le 
bonheur  des  enfons ,  à  la  confidération  d'un  tems  éloigné 
qui  peut  ne  jamais  être. 

Non    pas  :  car  la  liberté    que   je  donne    à  mon   Elevé, 
le  dédommage  amplement  Aqs  légères  incommodités  aux- 


101  EMILE. 

quelles  je  le  laifle  expofc.  Je  vois  de  petits  polilTons  jouer 
fur  la  neige ,  violets  ,  tranfis  ,  &c  pouvant  à  peine  remuer 
les  doigts.  Il  ne  tient  qu'à  eux  de  s'aller  chauffer,  ils  n'en 
font  rien  ;  lî  on  les  y  forçoit  ,  ils  fentiroient  cent  fois 
plus  les  rigueurs  de  la  contrainte ,  qu'ils  ne  fentent  celles 
du  froid.  De  quoi  donc  vous  plaignez  -  vous  ?  Rendrai -je 
votre  enfant  nufér^ble  en  ne  l'expofant  qu'aux  incommo- 
dités qu'il  veut  bien  fouflîir  ?  Je  fais  fon  bien  dans  le  mo- 
ment préfent  en  le  laiiïant  libre ,  je  fais  fon  bien  dans 
l'avenir  en  l'armant  contre  les  maux  qu'il  doit  fupporter. 
S'il  avoit  le  choix  d'être  mon  Elevé  ou  le  vôtre ,  penfez- 
vous  qu'il  balançât  un  inftant  ? 

Concevez-vous  quelque  vrai  bonheur  poflible  pour  aucun 
être  hors  de  ù  conltitution  ?  Se  n'eft-ce  pas  fortir  l'homme 
de  fa  conftitution  ,  que  de  vouloir  l'exempter  également  de 
tous  les  maux  de  fon  efpece  ?  Oui ,  je  le  foutiens  ;  pour 
fentir  les  grands  biens,  il  faut  qu'il  connoilTe  les  petits  maux; 
telle  eft  fa  nature.  Si  le  phyfique  va  trop  bien  ,  le  moral  fe 
corrompt.  L'homme  qui  ne  connoîtroit  pas  la  douleur  ,  ne 
connoîtroit  ni  TattendrilTement  de  l'humanité  ni  la  dou- 
ceur de  la  commifération  ;  fon  cœur  ne  feroit  ému  de 
rien ,  il  ne  feroit  pas  fociable ,  il  feroit  un  monltre  parmi  fcs 
fcmblables. 

Savcz-vous  quel  eft  le  plus  (iir  moyen  de  rendre  votre 
«nfant  miférable  ?  C'ef  t  de  l'accoutumer  à  tout  obtenir  ;  car 
fes  defu-s  croifTant  incefTammcnt  par  la  facilité  de  les  fatis- 
fairc  ,  tôt  ou  tard  FimpuilTancc  vous  forcera  malgré  vous 
d'en  venir  au  refus ,  (5c  ce  refus  inaccoutumé  lui  donnera  plus 


L    I    V    R    E     I  I.  103 

de  tourment  que  la  privation  même  de  ce  qu'il  deflre.  D'a- 
bord il  voudra  la  canne  que  vous  tenez  ;  bientôt  il  voudra 
votre  montre  ;  enfuite  il  voudra  l'oifeau  qui  vole  ;  il  voudra 
l'étoile  qu'il  voit  briller  ;  il  voudra  tout  ce  qu'il  verra  ;  à 
moins  d'être  Dieu  comment  le  contenterez  -  vous  ? 

C'eit  une  difpofition  naturelle  à  l'homme  de  regarder 
comme  fîen  tout  ce  qui  efè  en  fon  pouvoir.  En  ce  fens  le 
principe  de  Hobbes  eit  vrai  jufqu'à  certain  point  ;  multipliez 
avec  nos  delirs  les  moyens  de  les  fatisfaire  ,  chacun  fe  fera 
le  maître  de  tout.  L'enfant  donc  qui  n'a  qu'à  vouloir  pour 
obtenir,  fe  croit  le  propriétaire  de  l'Univers;  il  regarde  tous 
les  hommes  commic  fes  efclaves  :  ôc  quand  enfin  Ton  eft 
forcé  de  lui  refufer  quelque  chofe  ;  lui ,  croyant  tout  pofHble 
quand  il  commande  ,  prend  ce  refus  pour  un  aSit  de  rébel- 
lion; toutes  les  raifons  qu'on  lui  donne  dans  un  âge  incapable 
de  raifonnement ,  ne  font  à  fon  gré  que  des  prétextes  ;  il 
voit  par-tout  de  la  mauvaife  volonté  :  le  fenriment  d'une 
injuftice  prétendue  aigrilfant  fon  namrel ,  il  prend  tout  le 
monde  en  haine,  ôc  fans  jamais  favoir  gré  de  la  comploi- 
fance  ,  il  s'indigne  de  toute  oppofîtion. 

Comment  concevrois-je  qu'un  enfant  ainfî  dominé  par  la 
colère ,  &:  dévoré  des  paflions  les  plus  irafcibles ,  puiiTe  jamais 
être  heureux?  Heureux,  lui  !  c'eft  un  Defpote;  c'cft  à  la 
fois  le  plus  vil  des  efclaves  &c  la  plus  miférable  des  créatu- 
res. J'ai  vu  des  enfons  élevés  de  cette  manière  ,  qui  vou- 
loient  qu'on  rcnverfât  la  maifon  d'un  coup  d'cpauic  ;  qu'on 
kui  donnât  le  coq  qu'ils  voyoicnt  fur  un  clocher;  qu'on 
arrêtât  un  Régiment  en  marche  pour  entendre  les  tamboui-s 


I04  EMILE. 

plus  long  -  rems ,  &.  qui  perçoienc  l'air  de  leurs  cris ,  fans 
vouloir  écouter  perfonne ,  aufli-rôc  qu'on  tardoit  à  leur  obéir. 
Tout  s'empreffoit  vainement  à  leur  complaire  ;  leurs  deiirs 
s'irritant  par  la  facilité  d'obtenir ,  ils  s'obitinoient  aux  cliofts 
impofîîbles,  6c  ne  trouvoient  par -tout  que  contradictions, 
qu'obftacles ,  que  peines ,  que  douleurs.  Toujours  grondans  , 
toujours  mutins  ,  toujours  furieux ,  ils  palfoient  les  jours  à 
crier,  à  fe  plaindre  :  étoient-ce  là  des  êtres  bien  fortunés  ? 
La  foibleffe  &c  la  domination  réunies  n'engendrent  que  folie 
&  mifere.  De  deux  enfans  gâtés ,  l'un  bat  la  table ,  &  l'autre 
fait  fouetter  la  mer  ;  ils  auront  bien  à  fouetter  iSc  à  battre 
avant  de  vivre  conte ns. 

Si  ces  idées  d'empire  6c  de  tyrannie  les  rendent  mifcrables 
des  leiu-  enfance,  que  fera -ce  quand  ils  grandiront,  6c 
que  leurs  relations  avec  les  autres  hommes  commenceront 
à  s'étendre  6c  fe  multiplier  ?  Accoutumés  à  voir  tout  fléchir 
devant  eux  ,  quelle  furprife  en  entrant  dans  le  monde  de 
fencir  que  tout  leur  rcfîfte,  6c  de  fe  trouver  écrafés  du  poids 
de  cet  Univers  qu'ils  pcnfoient  mouvoir  à  leur  gré  !  Leurs 
airs  infoîens  ,  leur  puérile  vanité  ne  leur  attirent  que  morti- 
fication ,  dédains ,  railleries  ;  ils  boivent  les  affronts  comme 
l'eau  ;  de  cruelles  épreuves  leur  apprennent  bientôt  qu'ils  ne 
connoiffent  ni  leur  état  ni  leurs  forces  ;  ne  pouvant  tout , 
ils  croient  ne  rien  pouvoir  :  tant  d'obllacles  inaccoutumés 
les  rebutent,  tant  de  mépris  les  avililFcnt;  ils  deviennent 
lâches,  craintifs,  rampans ,  6c  retombent  autant  au-dclfous 
d'eux-mêmes  qu'ils  s'étoient  élevés  au-delTus. 

Revenons  h  la  règle  primitive.  La  nature  a  fait  les  enfans 

pour 


LIVRE     II.  10? 

pour  être  aimés  ôc  fecourus,  mais  les  a- 1- elle  faits  pour 
être  obéis  &  craints?  Leur  a-t-elle  donné'  un  air  im- 
pofant  ,  un  œil  févere  ,  une  voix  rude  ôc  menaçante 
pour  fe  faire  redouter  ?  Je  comprends  que  le  rugiffement 
d'un  lion  épouvante  les  animaux  ,  ôc  qu'ils  tremblent  en 
voyant  fi  terrible  hure  ;  mais  fi  jamais  on  vit  un  fpectacle 
indécent ,  odieux  ,  riflble  ,  c'cf t  un  corps  de  Magiflrats ,  le 
Chef  à  la  tête ,  eu  habit  de  cérémonie  ,  profternés  devant 
un  enfiint  au  maillot ,  qu'ils  haranguent  en  termes  pompeux , 
6c  qui  crie  &  bave  pour  toute  réponfe. 

A  confîdérer  l'enfance  en  elle-même ,  y  a-t-il  au  monde 
un  être  plus  foible  ,  plus  miférable ,  plus  à  la  merci  de  tout 
ce  qui  l'environne,  qui  ait  fi  grand  befoin  de  pitié,  de  foins, 
de  protedion  qu'un  enfuit?  Ne  femblc-t-il  pas  qu'il  ne 
montre  une  figure  fi  douce  Ôc  un  air  fi  touchant  qu'afin  que 
tout  ce  qui  l'approche  s'intérelTe  h.  ù  foiblelTe ,  ôc  s'empreffe 
à  le  fecoiurir  ?  Qu'y  a-t-il  donc  de  plus  choquant ,  de  plus 
contraire  à  l'ordre ,  que  de  voir  un  enfant  impérieux  ôc 
mutin  commander  à  tout  ce  qui  l'entoiu'e ,  ôc  prendre  impu- 
demment le  ton  de  maître  avec  ceux  qui  n'ont  qu'à  l'aban- 
donner pour  le  faire  périr  ? 

D'autre  part ,  qui  ne  voit  que  la  foiblelTe  du  premier  âge 
enchaîne  les  enfans  de  tant  de  manières  ,  qu'il  eft  barbare, 
d'ajouter  à  cet  airiijettiirement  celui  de  nos  caprices,  en  leur 
étant  une  liberté  fi  bornée  ,  de  laquelle  ils  peuvent  fi  peu 
abufcr ,  Ôc  dont  il  cfè  fi  peu  utile  i\  eax  ôc  à  nous  qu'on  les 
prive  ?  S'il  n'y  a  point  d'objet  fi  digne  de  riféc  qu'un  enfant 
iiautain ,  il  n'y  a  point  d'objet  û  digne  de  pitié  qu'un  cnfanc 
Eniik.    Tome  I.  O 


|o<y  EMILE. 

craintif.  Puifqu'avec  l'âge  de  raifon  commence  la  fenirude 
civile ,  pourquoi  la  prévenir  par  la  fenitude  privée  ?  Souffrons 
qu'un  moment  de  la  vie  foit  exempt  de  ce  joug  que  la 
nature  ne  nous  a  pas  impofé  ,  &c  lailFons  à  l'enfance  l'exer- 
cice de  la  liberté  naturelle ,  qui  l'éloigné  ,  au  moins  pour  un 
tems ,  des  vices  que  l'on  contracte  dans  l'efclavage.  Que  ces 
initituteurs  fcveres  ,  que  ces  pcres  aflervis  à  leurs  enfans  , 
viennent  donc  les  mis  &  les  autres  avec  leurs  frivoles  objec- 
tions ,  ôc  qu'avant  de  vanter  leurs  méthodes ,  ils  apprennent 
une  fois  celle  de  la  nature. 

Je  reviens  à  la  pratique.  J'ai  dcj^i  dit  que  votre  enfant  ne 
doit  rien  obtenir  parce  qu'il  le  demande ,  mais  parce  qu'il 
en  a  befoin  (  5  ) ,  ni  rien  faire  par  obéiiïance  ,  mais  feule- 
ment par  néceflitc;  ainfi  les  mots  d'obéir  &c  de  commander 
feront  profcrits  de  fon  Diilionnaire  ,  encore  plus  ceux  de 
devoir  ôc  d'obligation  ;  mais  ceux  de  force ,  de  néceflité  » 
d'impuiifance  &c  de  contrainte  y  doivent  tenir  une  grande 
place.  Avant  l'âge  de  raifon  l'on  ne  fauroit  avoir  aucune  idée 
des  êtres  mioraiLx  ni  des  relations  fociales  ;  il  faut  donc  éviter 
autant  qu'il  fe  peut  d'employer  des  mots  qui  les  expriment , 
de  peur  que  l'enfant  n'attache  d'abord  h  ces  mots  de  faulfes 

(  O  On  doic    fcntir    que  comme  porte  à  le  demander  qu'il  faut  faire 

la  peine  eft  fouvcnt  une  ncccfTifi ,  le  attention.  Accordez-leur   ,   tant  qu'il 

plaifir  efi   qucKiuefiiis  un    befoin.  Il  cft   pofllble  ,    tout  ce  qui    peut  leur 

n'y  a  donc  qu'un  Icul  dclir  des  enfans  faire  un  plailir  rjel  :  rcfufcz-ieur  tou- 

auquel  oa  ne  doive  jamais  complaire;  jours    ce    qu'ils   ne   demandent   que 

Ic'eft  celui  de  fe  faire  obéir.  D'où  il  par  fantaific ,  ou  pour  faite  un  a«î\« 

fuit ,  que  dans  tout  ce  qu'ils  deman-  d'auturili:. 
lient  ,  c'cH  fur-cuut  au  motif  qui  les 


L   I   V    R    E     1 1.  'tôt 

idées  qu'on  ne  faura  point,  ou  qu'on  ne  pourra  plus  dctruire. 
La  première  fauffe  idée  qui  entre  dans  fa  rcte  eft  en  lui 
le  germe  de  l'erreur  &  du  vice  ;  c'eft  à  ce  premier  pas  qu'il 
faut  fur-tout  faire  attention.  Faites  que  tant  qu'il  n'eft  frappé 
que  des  chofes  fenfibles ,  toutes  fes  idées  s'arrêtent  aux  fen- 
fations-,  faites  que  de  toutes  parts  il  n'apperçoive  autour  de 
lui  que  le  monde  phyfique  :  fans  quoi  foyez  fur  qu'il  ne 
vous  écoutera  point  du  tout ,  ou  qu'il  fe  fera  du  monde 
moral ,  dont  vous  lui  parlez  ,  des  notions  fantaltiques  que 
vous  n'effacerez  de  la  vie. 

Raifonner  avec  les  enfans  étoit  la  grande  maxime  de 
Locke  ;  c'eft  la  plus  en  vogue  aujourd'hui  :  fon  fuccès  ne 
me  paroit  pourtant  pas  fort  propre  à  la  mettre  en  crédit  j 
6c  pour  moi  je  ne  vois  rien  de  plus  fot  que  ces  enfans  avec 
qui  l'on  a  tant  raifonné.  De  toutes  les  facultés  de  l'homme , 
h  raifon  ,  qui  n'eit ,  pour  ainfi  dire ,  qu'un  compofé  de 
toutes  les  autres ,  efl  celle  qui  fe  développe  le  plus  diffici- 
lement &c  le  plus  tard  :  &  c'eft  de  celle-là  qu'on  veut  fe 
fervir  pour  développer  les  premières  !  Le  chef-d'ocuvTe  d'une 
bonne  éducation  eft  de  faire  un  homme  raifonnable  :  &  l'on 
prétend  élever  un  enfant  par  la  raifon  !  C'eft  commencer 
par  la  fin,  c'eft  vouloir,  faire  l'inltrument  de  l'ouvrage.  Si 
les  enflins  entendoient  raifon ,  ils  n'auroient  pas  befoin  d'être 
élevés  ;  mais  en  leur  parlant  dès  leur  bas  âge  une  langue 
qu'ils  n'entendent  point ,  on  les  accoutume  à  fe  payer  de 
mots ,  à  contrôler  tout  ce  qu'on  leur  dit ,  à  fe  croire  auflî 
fages  que  leurs  maîtres,  à  devenir  difputeurs  &  mutins;  6c 
tout  ce  qu'on  penfe  obtenir   d'eux   par  des  motifs  raifon-^ 

O  a 


^o*  -    EMILE.' 

mbies ,'  on  ne   l'obtient   jamais    que  par   ceux  de  convoi- 

tife  ou  de  crainte   ou    de  vanité ,  qu'on   eft  toujours  forcé 

d'y  joindre. 

Voici  la  formule  à  laquelle  peuvent  fe  réduire  à  peu  près 

toutes  les  leçons  de  morale  qu'on  fait  ôc  qu'on  peut  faire 

aux  enfans. 

Le  Maure. 

Il  ne  faut  pas  faire  cela. 

VEnfant. 

Et  pourquoi  ne  faut  -  il  pas  faire  cela  ? 

Le  Maure. 
Parce  que  c'cfl:   mal  fait. 

VEnfant, 
Mal  fait  !   Qu'cfb  -  ce  qui  cît  mal  fait  ? 

Le  Maure. 
Ce  qu'on  vous  défend. 

VEnfant. 
Quel  mal  y  a-t-il  i  faire  ce  qu'on  me  défend  ? 

Le  Alaîcre. 
On  vous  punit  pour    avoir  défobéi. 

VEnfant. 
Je  ferai  en  forte  qu'on  n'en  fachc  rien. 


L    I    V    R    E     il.  iof 

Le  Maître, 
On  vous  épiera. 

VEnfant, 
Je  me  cacherai. 

Le  Maître. 
On  vous  queftionnera. 

VEnfant. 
Je   mentirai. 

Le  Maître. 
Il  ne  faut  pas  mentir. 

VEnfant. 
Pourquoi  ne  faut  -  il  pas  mentir  ? 
Le   Maître, 
Parce   que  c'efl  mal  f.iit ,  &:c. 

Voilh  le  cercle  inévitable.  Sortez  -  en  ;  l'enfant  ne  vous 
entend  plus.  Ne  font -ce  pas  L\  des  inllru^tions  fort  utiles? 
Je  ferois  bien  curieux  de  favoir  ce  qu''on  pourroit  mettre  à 
la  place  de  ce  dialogue  ?  Locke  lui-même  y  eût ,  :\  coup 
fiir  ,  été  fort  embarrafTé.  Connoîrre  le  bien  &  le  mal  ,  fen- 
tir  la  raifon  des  devoirs  de  l'iiomme ,  n'clt  pas  l'affaire  d'un 
enfant. 

La  nature  veut  que  les  cnfans    foicnt    enfoiis  avant  que 


iPfi  EMILE. 

d'être  hommes.  Si  nous  voulons  pen'ertir  cet  ordre,  nouS 
produirons  des  fruirs  précoces  qui  n'auront  ni  maturité  ni 
faveur ,  ôc  ne  tarderont  pas  h  fe  corrompre  :  nous  aurons 
de  jeunes  do^ieurs  &c  de  vieux  enfans.  L'enfance  a  des 
manières  de  voir ,  de  penfer ,  de  fentir ,  qui  lui  font  pro- 
pres ;  rien  n'eft  moins  fenfé  que  d'y  vouloir  fub/tituer  les 
nôtres  ;  ôc  j'aimerois  autant  exiger  qu'un  enfant  eût  cinq 
pieds  de  haut ,  que  du  jugement  ,  à  dix  ans.  En  effet , 
à  quoi  lui  fei-viroit  la  raifon  à  cet  âge  ?  Elle  elt  le  frein 
de  la  force  ,  6c  l'enfant  n'a  pas  befoin  de  ce  frein. 

En  eiïayant  de  perfuader  à  vos  Elevés  le  devoir  de  l'o- 
béiiïance ,  vous  joignez  à  cette  prétendue  pcrfuafion  la  force 
&  les  menaces ,  ou ,  qui  pis  eft ,  la  flatterie  &:  les  pro- 
meflcs.  Ainfi  donc  ,  amorcés  par  l'intérêt ,  ou  contraints 
par  la  force  ,  ils  font  femblant  d'être  convaincus  par  la 
raifon.  Ils  voyent  très -bien  que  l'obéilFance  leur  clè  avan- 
tageufc  «Se  la  rébellion  nuifible ,  aulh  -  tôt  que  vous  vous 
apperccvez  de  l'une  ou  de  l'autre.  Mais  comme  vous  n'exi- 
gez rien  d'eux  qui  ne  leur  foit  dcfagréable  ,  &  qu'il  clï 
toujours  pénible  de  faire  les  volontés  d'autrui ,  -  ils  fe  ca- 
chent pour  fiiire  les  leurs  ,  perfuadés  qu'ils  font  bien  fi  l'on 
ignore  leur  défobéilfance ,  mais  prêts  à  convenir  qu'ils  font 
mal  ,  s'ils  font  découverts  ,  de  crainte  d'un  plus  grand 
mal.  La  raifon  du  devoir  n'étant  pas  de  leur  âge ,  il  n'y 
a  homme  au  monde  qui  vînt  i  bout  de  la  leur  rendre  vrai- 
ment fcnfiblc  :  mais  la  crainte  du  châtiment ,  l'efpoir  du 
pardon,  l'importunité  ,  Pembarras  de  répondre,  leur  arra- 
chent tous  les  aveux    qu'on  exige,    6c  Ton  croit    les  avoir 


LIVRE      IL  'ni 

convaincus,  quand    on   ne    les    a  qu'ennuyés  ou  intimides. 

Qu'arrive  - 1  -  il  de  -  là  ?  Premièrement  ,  qu'en  leur  impo- 
fant  un  devoir  qu'ils  ne  Tentent  pas  ,  vous  les  indifpofez  con- 
tre votre  tyrannie ,  &  les  détournez  de  vous  aimer  ;  que  voua 
Jeur  apprenez  à  devenir  difTimulcs  ,  faux  ,  menteurs  ,  pour 
extorquer  des  récompenfes  ou  fe  dérober  aux  charimens  ; 
qu'enfin  ,  les  accoutumant  à  couvrir  toujours  d'un  motif  ap- 
parent un  motif  fecret  ,  vous  leur  donnez  vous-même  le 
moyen  de  vous  abufer  fans  cefle  ,  de  vous  ôter  la  connoif- 
fance  de  leur  vrai  caractère  ,  &  de  payer  vous  &  les  autres 
de  vaines  paroles  dans  l'occafion.  Les  Icix  ,  direz  -  vous  , 
quoiqu'obligatoires  pour  la  confcience  ,  ufent  de  mêm.e  de 
contrainte  avec  les  hommes  faits  :  J'en  conviens.  Mais  que 
font  ces  hommes  ,  finon  des  enfans  gâtés  par  l'éducation  ? 
Voilà  précifément  ce  qu'il  faut  prévenir.  Employez  la  force 
avec  les  enfans  ,  &  la  raifoft  avec  les  hommes  :  tel  eit 
l'ordre  naturel  :  le  fage    n'a  pas  befoin  de  loix. 

Traitez  votre  Elevé  félon  fon  âge.  Mettez  -  le  d'abord  i 
fa  place  ,  &  tenez  l'y  fi  bien  ,  qu'il  ne  tente  plus  d'en  for- 
tir.  Alors ,  avant  de  favoir  ce  que  c'elt  que  fagefTc  ,  il  en 
pratiquera  la  plus  importante  leçon.  Ne  lui  commandez  ja- 
mais rien  ,  quoi  que  ce  foit  au  monde  ,  abfolument  rien. 
Ne  lui  laiflez  pas  même  imaginer  que  vous  prétendiez  avoir 
aucune  autorité  fur  lui.  Qu'il  fâche  feulement  qu'il  cft  foible 
&:  que  vous  êtes  fort  ,  que  par  fon  état  &  le  vôtre  il  clt 
néccirairemcnt  à  votre  merci  ;  qu'il  le  fâche  ,  qu'il  l'appren- 
ne ,  qu'il  le  fente  :  qu'il  fente  de  bonne  heure  fur  ù  réte 
altiere   le  dw  joug  que   la    nature    iinpofe   à  l'homme  ,  le 


xït  EMILE. 

pefant  joug  de  la  ncceflité  ,  fous  lequel  il  faut  que  tout 
être  fini  ployé  :  qu'il  voye  cette  néceflité  dans  les  chofes  , 
jamais  dans  le  caprice  (  6  )  des  hommes  ;  que  le  frein  qui 
le  rerient  foie  la  force  non  l'autorité.  Ce  dont  il  doit  s'abf- 
enir  ,  ne  le  lui  défendez  pas  ,  empêchez  -  le  de  le  faire  , 
fans  explications ,  fans  raifonnemens  :  ce  que  vous  lui  ac- 
cordez ,  accordez  -  le  à  fon  premier  mot ,  fans  follicitations , 
fans  prières  ,  fur  -  tout  fans  condition.  Accordez  avec  plai- 
fu-  ,  ne  refufez  qu'avec  répugnance  ;  mais  que  tous  vos 
refus  foient  in^évocables  ,  qu'aucune  importunité  ne  vous 
ébranle  ,  que  le  non  prononcé  foit  un  mur  d'airain  ,  contre 
lequel  l'enfant  n'aura  pas  épuifé  cinq  ou  Cix  fois  iks  forces  , 
qu'il  ne  tentera  plus  de  le  renvcrfer. 

C'elt  ainfi  que  vous  le  rendrez  patient  ,  égal  ,  réfigné  , 
paifible  ,  même  quand  il  n'aura  pas  ce  qu'il  a  voulu  ;  car 
il  elt  dans  la  nature  de  l'homme  d'endurer  patiemment  la 
néceflité  des  chofes  ,  mais  non  la  mauvaife  volonté  d'autnii. 
Ce  mot  ,  /'/  /z'y  en  a  plus  ,  efè  une  réponfe  contre  laquelle 
jamais  enfant  ne  s'elt  mutiné  ,  i  moins  qu'il  ne  crût  que 
c'étoit  un  menfonge.  Au  rclte  ,  il  n'y  a  point  ici  de  mi- 
lieu ;  il  faut  n'en  rien  exiger  du  tout  ,  ou  le  plier  d'abord 
à  la  plus  parfaire  obéilfance.  La  pire  éducation  c(l:  de  le 
laiffer  flottant  entre  fcs  volontés  6i  les  vôtres  ,  &:  de  dif- 
putcr  fins  cefle  entre  vous  &  lui  h  qui  des  deux  fera  le  maî- 
tre ;  j'aimerois  cent   fois  mieux  qu'il  le  fût  toujours. 

(6)  On  iloic  être  fur  que  l'en-  fentira  pas  la  raifon.  Or,  un  enfant 
hnt  traitera  de  caprice  toute  volonté  ne  fent  la  raifon  de  rien ,  dans  tout 
contraire  à  la  Tienne  ,  &  dont  il  nu       ce  qui  choque  in  fancaifics. 

u 


L    I    V    R    E     I  I.  115 

II  eft  bien  étrange  que  depuis  qu'on  fe  mêle  d'élever  des 
enfans  on  n'ait  imaginé  d'autre  inftrument  pour  les  conduire 
que  l'émulation  ,  la  jaloufie  ,  l'envie  ,  la  vanité  ,  l'avidité  , 
la  vile  crainte  ,  foutes  les  pafllons  les  plus  dangereufes  ,  les 
plus  promptes  à  fermenter  ,  &.  les  plus  propres  à  corrom- 
pre l'ame  ,  même  avant  que  le  corps  foit  formé.  A  cha- 
que in/trudion  précoce  qu'on  veut  faire  entrer  dans  leur  tête  , 
on  plante  un  vice  au  fond  de  leur  cœur  ;  d'infenfis  inftitu- 
teurs  penfent  faire  des  merveilles  en  les  rendant  méchans 
pour  leur  apprendre  ce  que  c'eft  que  bonté  ;  ôc  puis  ils  nous 
difent  gravement  ,  tel  eft  l'homme.  Oui  ,  tel  eft  Fhomme 
que  vous  avez  foit. 

On  a  eiïayé  tous  les  inftrumens  ,  hors  un  :  le  feul  préci- 
fément  qui  peut  réuflir  ;  la  liberté  bien  réglée.  Il  ne  faut 
point  fe  mêler  d'élever  un  enfant  quand  on  ne  fait  pas  le 
conduire  où  l'on  veut  par  les  feules  loix  du  polTible  6c  de 
l'impolTible.  La  fphere  de  l'un  &c  de  l'autre  lui  étant  éga- 
lement inconnue  ,  on  l'étend  ,  on  la  reiferre  autour  de  lui 
comme  on  veut.  On  l'enchaîne  ,  on  le  pouffe  ,  on  le  re- 
tient avec  le  feul  lien  de  la  néceflité  ,  fans  qu'il  en  mur- 
mure :  on  le  i-end  fouple  &c  docile  par  la  feule  force  des 
chofes  ,  fans  qu'aucun  vice  ait  l'occaflon  de  germer  en  lui  : 
car  jamais  les  pallions  ne  s'animent  ,  tant  qu'elles  font  de 
nul  effet. 

Ne  donnez  h.  votre  Elevé  aucune  efpcce  de  leçon  verbale  , 
il  n'en  doit  recevoù-  que  de  l'expérience  ;  ne  lui  ijifligcz  au- 
cune cfpecc  de  châtiment  ,  car  il  ne  fait  ce  que  c'clt  qu'être 
en  faute  ;  ne  lui  faites  jamais  demander  pardon  ,  cai-  il  ne 
Emile.    Tome  I.  P 


JI4  E    M    I    L    E. 

fiîuroit  vous  offenfîr.  Dépounoi  de  route  moralité  dans  fes 
ailions  ,  il  ne  peut  rien  fciire  qui  foit  moralement  mal  ,  &c 
qui  mérite  ni  châtiment  ni  réprimande. 

Je  vois  déjà  le  lecteur  effrayé  juger  de  cet  enfant  par  les 
nôtres  :  il  fe  trompe.  La  gêne  perpétuelle  où  vous  tenez  vos 
Elevés  irrite  leur  vivacité  ;  plus  ils  font  contraints  fous  vos 
yeux  ,  plus  ils  font  turbulcns  au  moment  qu'ils  s'échappent  ; 
il  faut  bien  qu'ils  fe  dédommagent  ,  quand  ils  peuvent  ,  de 
la  dure  contrainte  où  vous  les  tenez.  Deux  écoliers  de  la 
\'îlle  feront  plus  de  dégât  dans  un  pays  que  la  jcunefTe  de 
tout  un  village.  Enfermez  un  petit  Alonfieur  &  un  petit 
payfan  dans  une  chambre  ;  le  premier  aura  tout  renverfé  , 
tout  brifc  ,  avant  que  le  fécond  foit  forti  de  fa  place. 
Pourquoi  cela  ?  fi  ce  n'eft  que  l'un  fe  hâte  d'abufer 
d'un  moment  de  licence  ,  tandis  que  l'autre  ,  toujours 
fur  de  fa  liberté  ,  ne  fe  prefTe  jamais  d'en  ufer.  Et  cepen- 
dant les  ciifans  des  villageois  fouvent  flattés  ou  contrariés 
font  encore  bien  loin  de  l'état  où  je  veux  qu'on  les  tienne. 

Pofons  pour  maxime  inconteftable  que  les  premiers  mou- 
vemens  de  la  nature  font  toujours  droits  :  il  n'y  a  point  de 
pcr\'erfité  originelle  dans  le  cœur  humain.  Il  ne  s'y  trouve 
pas  un  feul  vice  dont  on  ne  puilfe  dire  comment  (Se  par  où 
il  y  eft  entré.  La  feule  paffion  naturelle  à  l'homme  ,  eft 
l'amour  de  foi -même  ,  ou  l'amour  -  propre  pris  dans  un 
fens  étendu.  Cet  amour  -  propre  en  foi  ou  relativement  à 
nous  c(t  bon  &  utile  ,  &  comme  il  n'a  point  de  rapport 
néccfliiire  h  autrui  ,  il  eft  h  cet  égard  nanirellemcnt  indif- 
férent ;   il  ne   devient  bon  ou  mauvais  que  par  l'application 


L    I    V    R    E     I  I.  as 

qu'on  en  fait  ôc  les  relacions  qu'on  lui  donne.  Jufqu'à  ce  que 
le  guide  de  l'amour  -  propre  ,  qui  efè  la  raifon  ,  puiffe  naî- 
tre ,  il  importe  donc  qu'un  enfant  ne  falfe  rien  parce  qu'il 
elè  vu  ou  entendu ,  rien  en  un  mot  par  rapport  aux  autres , 
mais  feulement  ce  que  la  nature  lui  demande  ,  6c  alors  il 
ne  fera  rien    que  de  bien. 

Je  n'entends  pas  qu'il  ne  fera  jamais  de  dcgât ,  qu'il  ne 
fe  bleflera  point ,  qu'il  ne  brifera  pas  peut-être  un  meuble 
de  prix  s'il  le  trouve  à  fa  portée.  Il  pourroit  faire  beaucoup 
de  mal  fans  mal  faire,  parce  que  la  mauvaife  action  dépend 
de  l'intention  de  nuire ,  6c  qu'il  n'aui'a  jamais  cette  inten- 
tion. S'il  l'avoit  une  feule  fois  tout  feroit  déjà  perdu  ;  il 
feroit  méchant  prefque  fans  reffburce. 

Telle  chofe  eft  mal  aux  yeux  de  l'avarice  ,  qui  ne  l'eft 
pas  aux  yeux  de  la  raifon.  En  laifTant  ks  enfans  en  pleine 
liberté  d'exercer  leur  étourderie  ,  il  convient  d'écarter  d'eux 
tout  ce  qui  pourroit  la  rendre  coûteufe  ,  &  de  ne  lailfer  à 
leur  portée  rien  de  fragile  6c  de  précieux.  Que  leur  appar- 
tement foit  garni  de  meubles  grolFiers  6c  folides  :  point  de 
miroirs ,  point  de  porcelaines ,  point  d'objets  de  luxe.  Quant 
à'  mon  Emile  que  j'élève  à  la  campagne  ,  fa  chambre  n'aura 
rien  qui  la  difliague  de  celle  d'un  payfan.  A  quoi  bon  la 
parer  avec  tant  de  foin ,  puifqu'il  y  doit  relier  fi  peu  ?  Mais 
je  me  trompe  ;  il  la  parera  lui-même ,  6c  nous  verrons  bien- 
tôt de  quoi. 

Que  fi  malgré  vos  précautions  l'enfant  vient  à  faire  quel- 
que défordre ,  à  calfer  quelque  pièce  utile ,  ne  le  punilfez 
point  de  votre  négligence  ,  ne  le  grondez  point  ;  qu'il  n'cn- 

P  i 


115  E    M    I    L    E. 

tende  pas  un  feul  mot  de  reproche,  ne  lui  lallFez  pas  même 
entrevoir  qu'il' vous  ait  donné  du  chagrin,  agilTez  exaîlemcnt 
comme  fi  le  meuble  fe  £ùt  cafTé  de  lui-mcnie  ;  enfin  croyez 
avoir  beaucoup  fait  fi  vous  pouvez  ne  rien  dire. 

Oferai-je  expofer  ici  la  plus  grande  ,  la  plus  importante  , 
la  plus  utile  règle  de  toute  l'éducation  ?  ce  n'eft  pas  de 
gagner  du  tems ,  c'cft  d'en  perdre.  Leâeurs  vulgaires ,  par- 
donnez-moi mes  paradoxes  ;  il  en  faut  faire  quand  on  réflé- 
chit ;  6c  quoi  que  vous  puifTiez  dire  ,  j'aime  mieux  être 
homme  à  paradoxes  qu'homme  à  préjugés.  Le  plus  dange- 
reux inter\'alle  de  la  vie  humaine  ,  eft  celui  de  la  naifFance 
à  l'âge  de  douze  ans.  C'eft  le  tems  où  germent  les  erreurs 
&  les  vices ,  fans  qu'on  ait  encore  aucun  inftrument  pour 
les  détruire  ;  &c  quand  l'infèrimient  vient ,  les  racines  font 
fi  profondes  ,  qu'il  n'e/1:  plus  tems  de  les  arracher.  Si  les 
enfans  fautoient  tout  d'un  coup  de  la  mamelle  à  l'âge  de 
raifon ,  l'éducation  qu'on  leur  donne  pourroit  leur  conve- 
nir ;  mais  félon  le  progrès  naturel  ,  il  leur  en  faut  une 
route  contraire.  Il  faudroit  qu'ils  ne  fàlTent  rien  de  leur  amc 
jufqu'à  ce  qu'elle  eût  toutes  fes  facultés;  car  il  eft  impofTîble 
qu'elle  appcrçoive  le  flambeau  que  vous  lui  préft^ntez  tandis 
qu'elle  eft  aveugle ,  «ïc  qu'elle  fiive  dans  rimn-.cnfc  plaine 
des  idées  une  route  que  la  raifon  trace  encore  fi  légèrement 
pour  les  meilleurs  yeux. 

La  première  éducation  doit  donc  être  purement  négative. 
Elle  confiflc  ,  non  point  à  cnfcigner  la  vertu  ni  la  vérité  ; 
mais  à  garantir  le  cœur  du  vice  &  rcfpric  de  Terreur.  Si 
vous  pouviez  ne  rien  faire  (!k  ne  rien  lailfer  faire  :  fi   vous 


LIVRE      II. 


117 


pouviez  amener  votre  Elevé  fain  ôc  robufèe  à  Tâge  de  douze 
ans  ,  fans  qu'il  fçût  difèinguer  fa  main  droite  de  fa  main 
gauche ,  dès  vos  premières  leçons ,  les  yeux  de  fon  entende- 
ment s'ouvriroicnt  h  la  raifon  ;  (ans  préjuge  ,  f.ins  habitude  ,  il 
n'auroit  rien  en  lui  qui  pût  contrarier  l'efiet  de  vos  foins. 
Bientôt  il  deviendroit  entre  vos  mains  le  plus  fage  des 
hommes ,  &  en  commençant  par  ne  rien  faire ,  vous  auriez 
fait  un  prodige   d'éducation. 

Prenez  le  contre -pied  de  l'ufage ,  &  vous  ferez  prcfque 
toujours  bien.  Comme  on  ne  veut  pas  faii'c  d'un  enfant 
un  enfiuit ,  mais  un  Dofleur ,  les  pères  &c  les  maîtres  n'ont 
jamais  aflez-tôt  tancé  ,  corrigé ,  réprimandé  ,  flatté ,  menacé , 
promis  ,  inftruit ,  parlé  raifon.  Faites  mieux ,  foyez  raifon- 
nable ,  ôc  ne  raifonnez  point  avec  votre  Elevé,  fur -tout 
pour  lui  faire  approuver  ce  qui  lui  déplait;  car  amener  ainfi 
toujours  la  raifon  dans  les  chofes  dédigréables  ,  ce  n'eft 
que  la  lui  rendre  ennuyeufe ,  &  la  décréditer  de  bonne  heure 
dans  un  cfprit  qui  n'eft  pas  encore  en  état  de  l'entendre. 
Exercez  fon  corps  ,  fes  organes  ,  fes  fens  ,  fes  forces ,  mais 
tenez  fon  ame  oifive'auni  long-tems  qu'il  fe  pourra.  Redou- 
tez tous  les  fcntimens  antérieurs  au  jugement  qui  les  apprécie. 
Retenez ,  arrêtez  les  imprefîions  étrangères  :  «Se  pour  empê- 
cher le  mal  de  naître  ,  ne  vous  preifez  point  de  fliire  le 
bien  ;  car  il  n'eft  jamais  tel ,  que  quand  la  raifon  l'éclairé. 
Regardez  tous  les  délais  comme  des  avantages  ;  c'eft  gagner 
beaucoup  que  d'avancer  vers  le  terme  lans  rien  perdre  ;  lail- 
fez  meurir  l'enfance  dans  les  enfan.s.  Enfin  quelque  leçon 
leur    devient  -  elle    nécelîaii'c  ?    gardez  -  vous   de   la    donner 


ni?  E    M    I    L    E. 

aujourd'hui  ,    Ci   vous   pouvez   différer   jufqu'à   demain   fans 
danger. 

Une  autre  confidération  qui  confirme  l'utilité  de  cette 
méthode  ,  eft  celle  du  génie  particulier  de  l'enfant  ,  qu'il 
faut  bien  connoitre  pour  favoir  quel  régime  moral  lui  con- 
vient. Chaque  efprit  a  fa  forme  propre ,  félon  laquelle  il  a 
befoin  d'être  gouverné  ;  ôc  il  importe  au  fuccès  des  foins 
qu'on  prend ,  qu'il  foit  gouverné  par  cette  forme  &  non 
par  une  autre.  Homme  prudent ,  épiez  long-tems  la  nature , 
obfervez  bien  votre  Elevé  avant  de  lui  dire  le  premier  mot; 
laiflez  d'abord  le  germe  de  fon  caractère  en  pleine  liberté 
de  fe  montrer  ,  ne  le  contraignez  en  quoi  que  ce  puifle 
être ,  afin  de  le  mieux  voir  tout  entier.  Penfez-vous  que  ce 
tems  de  liberté  foit  perdu  pour  lui  ?  tout  au  contraire  ,  il 
fera  le  mieux  employé  ;  car  c'eil  ainfi  que  vous  apprendiez 
à  ne  pas  perdre  un  feul  moment  dans  un  tems  plus  pré- 
cieux :  au  lieu  que  fi  vous  commencez  d'agir  avant  de  favoir 
ce  qu'il  faut  faire ,  vous  agirez  au  hazard  ;  fujet  à  vous  trom- 
per ,  il  faudra  revenii-  fur  vos  pas  ;  vous  ferez  plus  éloigné 
du  but  que  fi  vous  eulTicz  été  moins  preffé  de  l'atteindre.  Ne 
faites  donc  pas  comme  l'avare  qui  perd  beaucoup  pour  ne 
vouloir  rien  perdre.  Sacrifiez  dans  le  premier  Age  un  tems 
que  vous  regagnerez  avec  ufure  dans  un  âge  plus  avancé. 
Le  fage  Médecin  ne  donne  pas  étourdimcnt  des  ordonnan- 
ces à  la  première  me,  mais  il  étudie  premièrement  le  tem- 
pérament du  malade  avant  de  lui  rien  prcfcrire  :  il  com- 
mence tard  h  le  traiter,  mais  il  le  guérit;  tandis  que  le  Médc- 
tiii  trop  preffé  le  tue. 


L    I    V    R    E     I  I.  fi, 

Mais  où  placerons-nous  cet  enfant  pour  l'élever  comme 
un  être  infcnfible,  comme  un  automare?  Le  tiendrons-nous 
clans  le  globe  de  la  Lune,  dans  une  Ifle  défcrte  ?  L'ccar- 
terons-nous  de  tous  les  humains?  N'aura- 1- il  pas  conti- 
nuellement ,  dans  le  monde ,  le  fpeclacle  ôc  l'exemple  des 
pnfHons  d'autmi?  Ne  verra-t-il  jamais  d'autres  enfans  de  fon 
âge  ?  Ne  verra-r-il  pas  fes  parcns ,  fes  voifîns ,  ù.  nourrice  , 
fa  gouvernante  ,  fon  laquais ,  fon  gouverneur  même  ,  qui 
après  tout  ne  fera  pas  un  Ange  ? 

Cette  objeélion  eft  forte  &  folidc.  Mais  vous  ai -je  dit 
que  ce  fût  une  cntrcprife  aifce  qu'une  éducation  naturelle  ? 
O  hommes  ,  eit-ce  ma  faute  fi  vous  avez  rendu  diftkile  tout 
ce  qui  cft  bien  ?  Je  fens  ces  difficultés ,  j'en  conviens  :  peut- 
ctre  font-elles  infarmontables.  Mais  toujours  clt-il  fur  qu'en 
s'appliquant  à  les  prévenir  ,  on  les  prévient  jufqu'à  certain 
point.  Je  montre  le  but  qu'il  faut  qu'on  fe  propofe  :  je  ne  dis 
pas  qu'on  y  puifle  arnver  ;  mais  je  dis  que  celui  qui  en 
approchera  davantage  aura  le  mieux  réufli. 

Souvenez-vous  qu'avant  d'ofer  entreprendre  de  former  un 
homme ,  il  faut  s'être  fait  homme  foi-même  ;  il  faut  trou- 
ver en  foi  l'exemple  qu'il  fe  doit  propofer.  Tandis  que 
Tcnfant  eft  encore  fans  connoiiïance  ,  on  a  le  tems  de  pré- 
parer tout  ce  qui  l'approche ,  à  ne  frapper  fes  premiers  re- 
gards que  des  objets  qu'il  lui  convient  de  voir.  Rendez-vous 
refpeâ:able  à  tout  le  monde  ;  commencez  par  vous  faire 
aimer,  afin  que  cliacun  cherche  à  vous  complaire.  Vous  ne 
ferez  point  maître  de  Fenfant ,  fi  vous  ne  Fêtes  de  tout  ce 
qui  l'entoure  ,   ôc  cette  aucoriré  ne  fera  jamais  fuffifante ,  fi 


ïio  EMILE. 

elle  n'cft  fondée  far  l'e/èime  de  la  vertu.  Il  ne  s'agit  point 
d'cpuifer  fi  bourfe  &  de  vcrfer  l'argent  à  pleines  mains;  je 
n'ai  jamais  vu  que  l'argent  fît  aimer  perfonne.  Il  ne  faut 
point  être  avare  &  dur  ,  ni  plaindre  la  mifere  qu'on  peut 
foulager  ;  mais  vous  aurez  beau  ouvrir  vos  coffres  ,  fi  vous 
n'ouvrez  auflî  votre  cœur,  celui  des  autres  vous  reftera  tou- 
jours fermé.  C'efl:  votre  tems ,  ce  font  vos  foins ,  vos  affec- 
tions ,  c'eft  vous-même  qu'il  faut  donner  ;  car  quoi  que 
vous  puifTiez  faire  ,  on  fent  toujours  que  votre  argent  n'eft 
point  vous.  Il  y  a  des  témoignages  d'intérêt  &  de  bienveil- 
lance qui  font  plus  d'effet ,  Ôc  font  réellement  plus  utiles  que 
tous  les  dons  :  combien  de  malheureux ,  de  malades  ont  plus 
befoin  de  confolations  que  d'aumônes  î  combien  d'opprimés 
à  qui  la  protection  fert  plus  que  l'argent  !  Raccommodez 
les  gens  qui  fe  brouillent ,  prévenez  les  procès  ,  portez  les 
enfms  au  devoir ,  les  pères  à  l'indulgence ,  favorifez  d'heu- 
reux mariages ,  empêchez  les  vexations ,  employez ,  prodi- 
guez le  crédit  des  parens  de  votre  Elevé  en  faveur  du 
foiblc  à  qui  on  refufe  juftice  ,  ôc  eue  le  puilfant  accable. 
Déclarez-vous  hautement  le  protecteur  des  malheureux.  Soyez 
jufle,  humain  ,  bienfaifant.  Ne  faites  pas  feulement  l'aumône  , 
faites  la  charité  ;  les  œuvres  de  miféricorde  foulagent  plus 
de  maux  que  l'argent  :  aimez  les  autres ,  &  ils  vous  aime- 
ront ;  fervez-les  ,  &  ils  vous  fcn  iront  ;  foyez  leiu-  frère ,  & 
ils  feront  vos  enfans. 

C'cll:  encore  ici  une  des  raifons  pourquoi  je  veux  élever 
Emile  ;^  la  campagne  ,  loin  de  la  canaille  des  valets  ,  les 
derniers  des  hommes  après  leurs  maîtres  ;  loin   des    noires 

mœurs 


L    I    V    R    E      I  I.  m 

mœurs  des  villes  que  le  vernis  dont  on  les  couvre  rend  fé- 
duifantes  &  contagieufes  pour  les  enfans  ;  au  lieu  que  les 
vices  dts  payfans  ,  fans  apprêt  &c  dans  toute  leur  grofUere- 
té  ,  font  plus  propres  à  rebuter  qu'à  féduii-c  ,  quand  on  n'a 
nul  intérêt  à  les  imiter. 

Au  village  un  Gouverneur  fera  beaucoup  plus  maître  des 
objets  qu'il  voudra  préfenter  à  l'enfant  ;  fi  réputation  ,  fes 
difcours  ,  fon  exemple  ,  auront  une  autorité  qu'ils  ne  fau- 
roient  avoir  à  la  ville  :  étant  utile  à  tout  le  monde  ,  chacun 
s'empreffera  de  l'obliger  ,  d'être  eftimé  de  lui  ,  de  fe  mon- 
trer au  difciple  tel  que  le  maître  voudroit  qu'on  fût  en  effet  ; 
&:  (i  l'on  ne  fe  corrige  pas  du  vice  ,  on  s'abitiendra  du  fcan- 
dale  ;  c'eft  tout  ce  dont  nous  avons  befoin  pour  notre  objet. 

CelTez  de  vous  en  prendre  aux  autres  de  vos  propres  fau- 
tes :  le  mal  que  les  enfans  voyent  les  corrompt  moins  que 
celui  que  vous  leur  apprenez.  Toujours  fermoneurs  ,  toujours 
moralifèes  ,  toujours  pédans  ,  pour  une  idée  que  vous"  leur 
donnez  la  croyant  bonne  ,  vous  leur  en  donnez  à  la  fois 
vingt  autres  qui  ne  valent  rien  ;  plein  de  ce  qui  fe  pafle  dans 
votre  tête ,  vous  ne  voyez  pas  l'effet  que  vous  produifez  dans 
la  leur.  Parmi  ce  long  flux  de  paroles  dont  vous  les  excédez 
inceiTamment  ,  penfez  -  vous  qu'il  n'y  en  ait  pas  une  qu'ils 
faififlent  à  faux  ?  Penfez  -  vous  qu'ils  ne  commentent  pas  à 
leur  manière  vos  explications  diffufes  ,  ik  qu'ils  n'y  trou- 
vent pas  de  quoi  fe  faire  un  fyfLcmc  ;\  leur  portée  qu'ils  fau- 
ront  vous  oppofer  dans  l'occafion  ? 

Ecoutez  un  petit  bon -homme  qu'on  vient  d'endodriner  ; 
laiffez  -  le  jafer  ,  quefUonner  ,  extravaguer  à  fon  aife  ,  <5i. 
Emik,    Tome  I.  Q 


iii  EMILE. 

vous  allez  ctre  fiirpris  du  tour  étrange  qu'ont  pris  vos  raifon- 
nemens  dans  fon  efprit  :  il  confond  tout ,  il  renverfc  tout ,  il 
vous  impatiente  ,  il  vous  défoie  quelquefois  par  des  objec- 
tions imprévues.  Il  vous  réduit  à  vous  taire  ,  ou  à  le  faire 
taire  :  ôc  que  peut-il  pcnfer  de  ce  filence  de  la  part  d'un 
homme  qui  aimé  tant  à  parler  ?  Si  jamais  il  remporte  cet 
avantage  ,  ôc  qu'il  s'en  apperçoive  ,  adieu  l'éducation  ;  tout 
eft  fini  dès  ce  moment ,  il  ne  cherche  plus  à  s'inltruii-e  ,  il 
cherche  à  vous  réfuter. 

Maîtres  zélés ,  foyez  fimples  ,  difcrets  y  retenus  ;  ne  vous 
hâtez  jamais  d'agir  que  pour  empêcher  d'agir  les  autres  ;  je 
le  répéterai  fans  celFe  ,  renvoyez  ,  s'il  fe  peut ,  une  bonne  iuf- 
truftion ,  de  peur  d'en  donner  une  mauvaife.  Sur  cette  rcrrc 
dont  la  nature  eût  fait  le  premier  paradis  de  l'homme  ,  crai- 
gnez d'exercer  l'emploi  du  tentateur  en  voulant  donner  à 
l'innocence  la  connoilFance  du  bien  ôc  du  mal  :  ne  pouvant 
empêcher  que  l'enfant  ne  s'inftraife  au-dehors  par  des  exem- 
ples, bornez  toute  votre  vigilance  ;\  imprimer  ces  exemples 
dans  fon  efprit  fous  l'image   qui  lui  convient. 

Les  paflîons  impétueufes  produifent  un  grand  effet  fur  l'en- 
fant qui  en  eft  témoin  ,  parce  qu'elles  ont  des  lignes  trcs- 
fenfibles  qui  le  frappent  ôc  le  forcent  d'y  fiiirc  attention.  La 
colère  fur-tout  eft  fi  bruyante  dans  fes  emportemens  ,  qu'il 
eft  impofl^ble  de  ne  pas  s'en  appcrcevoir  étant  à  portée.  Il  ne 
faut  pas  demander  f\  c'eft  là  pour  un  pédagogue  l'occafion 
d'entamer  un  beau  difcours.  Eh  !  point  de  beaux  difcours  : 
rien  du  tout ,  p.is  un  f^-ul  mo:.  Lailfez  venir  Tenfanr  :  étonné 
du  fpectatle  ,  il  ne  manquera  pas  de  vous  quellionncr.   La 


LIVRE     IL  IÎ3 

féponfe  eft  fimple  ;  elle  fe  tire  des  objets  mêmes  qui  frappent 
fes  fens.  Il  voit  un  vifage  enflammé  ,  des  yeux  étincelans  > 
un  gefte  menaçant ,  il  entend  des  cris  ;  tous  fignes  que  le 
corps  n'eft  pas  dans  fon  affiette.  Dites-lui  pofcment  ,  fans 
affeclation ,  fins  myftere  ;  ce  pauvre  homme  eft  malade  ,  il 
eft  dans  un  accès  de  fièvre.  Vous  pouvez  de-là  tirer  occa- 
fion  de  lui  donner  ,  mais  en  peu  de  mots  ,  une  idée  des 
maladies  &c  de  leurs  effets  :  car  cela  aufîl  eft  de  la  nature  , 
&  c'eft  im  des  liens  de  la  néceffité  auxquels  il  fe  doit  fentir 
affujetti. 

Se  peut-il  que  fur  cette  idée  ,  qui  n'eft  pas  fauiTe  ,  il  ne 
contracte  pas  de  bonne  heure  une  certaine  répugnance  à  fe 
livrer  aux  excès  des  pallions  ,  qu'il  regardera  comme  des 
maladies  ;  ôc  croyez -vous  qu'une  pareille  notion  donnée  à 
propos  ne  produira  pas  un  effet  aufïi  falutaire  que  le  plus 
ennuyeux  fermon  de  morale  ?  Mais  voyez  dans  l'avenir  les 
conféquences  de  cette  notion  !  vous  voilà  autorifé  ,  fi  jamais 
vous  y  êtes  contraint  ,  à  traiter  un  enfant  mutin  comme  un 
enfant  malade  ;  h  l'enfermer  dans  fa  chambre  ,  dans  fon  lie 
s'il  le  fliut  ;  à  le  tenir  au  régime  ,  à  l'effrayer  lui  -  même  de 
fes  vices  nailTans  ,  à  les  lui  rendre  odieux  ôc  redoutables  , 
fans  que  jamais  il  puifle  regarder  comme  un  châtiment  la 
févérité  dont  vous  ferez  peut-être  forcé  d'ufer  pour  l'en  gué- 
rir. Que  s'il  vous  arrive  à  vous  -  même  ,  dans  quelque  mo- 
ment de  vivacité,  de  fortir  du  fang- froid  &c  de  la  modéra- 
tion dont  vous  devez  faire  votre  énide  ,  ne  cherchez  point  à 
lui  déguifer  votre  faute  :  mais  dites-lui  franchement  avec  un 
tendre  reproche  :  mon  ami  «  vous  m'avez  fait  mal. 


114  EMILE. 

Au  rcfte ,  il  importe  que  routes  les  naïvetés  qiie  peut  pro-' 
duire  daiis  un  enfant  la  fimplicitc  des  idées  dont  il  e(t  nourri , 
ne  foient  jamais  relevées  en  fa  préfence  ,  ni  citées  de  ma- 
nière qu'il  puiiTe  l'apprendre.  Un  éclat  de  rire  indifcret  peut 
gâter  le  travail  de  fix  mois  ,  &  faire  un  tort  irrépai-able  pour 
toute  la  vie.  Je  ne  puis  afTez  redire  que  pour  être  le  maître 
de  l'enfant ,  il  faut  être  fon  propre  maître.  Je  me  repréfente 
mon  petit  Emile  ,  au  fort  d'une  rixe  entre  deux  voifmes  , 
s'avançant  vers  la  plus  flirieufe  ,  6c  lui  difant  d'un  ton  de 
commifération  :  Ma  bonne  ,  vous  êtes  malade  ^  p en  fuis  bien 
fâché.  A  coup  fur  cette  faillie  ne  reftera  pas  fans  effet  fur  les 
fpeftateurs  ni  peut  -  être  for  les  aulrices.  Sans  rire  ,  fans  le 
gronder  ^  faiis  le  louer  ,  je  l'emmené  de  gré  ou  de  force 
avant  qu'il  puilFe  appercevoir  cet  effet  ,  ou  du  moins  avant 
qu'il  y  penfe  ,  &  je  me  hâte  de  le  diitraire  fur  d'autres  objets 
qui  le  lui  faffent   bien  vite  oublier. 

Mon  deffein  n'ell:  point  d'entrer  dans  tous  les  détails ,  m.us 
feulement  d'expofer  les  maximes  générales ,  &  de  donner  des 
exemples  dans  les  occaiîons  difficiles.  Je  tiens  pour  impofTr 
ble  qu'au  fcin  de  la  fociété  ,  l'on  puiffe  amener  un  enfant  à 
l'âge  de  douze  ans  ,  fans  lui  donner  quelque  idée  des  rap- 
ports d'homme  à  homme  ,  &  de  la  moralité  des  aidions 
humaines.  Il  (i\^t  qu'on  s'applique  â  lui  rendre  ces  notions 
néceffaires  le  plus  tard  qu'il  fc  pourra  ,  &c  que  quand  elles 
deviendront  inévitables  on  les  borne  â  l'utilité  préfente ,  feu- 
lement pour  qu'il  ne  fe  croie  pas  1?  maître  de  tout ,  &  qu'il 
ne  faffe  pas  du  mal  \  autnii  fans  fcrupule  &:  fans  le  favoir. 
Il  y  a  des  caroilcres  doux  &  tranquilles  qu'on  peut  mener 


L    I    V    R    E      I  I.  IZ5 

loin  fans  danger  dans  leur  première  innocence  ;  mais  il  7 
a  aufli  des  naturels  violens  dont  la  férocité  fe  développe  de 
bonne  heure  ,  &  qu'il  faut  fe  hâter  de  faire  hommes  pour 
n'être  pas  oblige  de  les  enchaîner. 

Nos  premiers  devoirs  font  envers  nous  ;  nos  fentimens  pri- 
mitifs fe  concentrent  en  nous-mêmes  ;  tous  nos  mouvemens 
naturels  fe  rapportent  d'abord  à  notre  confci-vation  &i  à  notre 
bien  -  être.  Ainfi  le  premier  fcntiment  de  la  juf  tice  ne  nous 
vient  pas  de  celle  que  nous  devons  ,  mais  de  celle  qui  nous 
eft  due  ,  &  c'eit  encore  un  des  contre-fens  des  éducations 
communes  ,  que  parlant  d'abord  aux  enfans  de  leurs  devoirs  » 
jamais  de  leurs  droits  ,  on  commence  par  leur  dire  le  con- 
traire de  ce  qvi'il  fout  ,  ce  qu'ils  ne  fmroient  entendre  ,  6c 
ce  qui  ne  peut  les  intéi-effer. 

Si  j'avois  donc  à  conduire  un  de  ceux  que  je  viens  de  fup- 
pofer  ,  je  me  dirois  ;  un  enfant  ne  s'attaque  pas  aux  perfon- 
nes  (  7  ) ,  mais  aux  chofes  ;  &  bientôt  il  apprend  par  l'ex- 
périence à  refpeder  quiconque  le  paffe  en  âge  &  en  force  , 
mais  les  chofes  ne  fe  défendent  pas  elles-mêmes.  La  pre- 
mière idée  qu'il  faut  lui  donner  efè  donc  moins  celle  de  la 


(7)   On    ne   doit   jamaîs    foufFrir  revenir.    J'ai  vu  d'irrrpruJentes  Gou» 

qu'un    enfant  fe  joue    aux    grandes  vernantes  animer   la   mutinerie   d'un 

pcrfonnes  comme  avec  fes  inférieurs ,  enfant,  l'exciter  à  battre  ,  s'en  laifler 

ni   même    comme    avec    fes    égaux.  battre  elles  mêmes   ,  &  rire   de   fes 

S'il  ofoit  frapper  férieufement    quel-  foibles    coups   ,    fans    fonger    qu'ils 

qu'un  ,  fût-ce  fon  Laquais  ,   fiit-cc  le  étoient  autant  de  meurtres  dans  l'in- 

Bourreau   ,    faites    qu'on    lui    rende  tention   du  petit  furieux  ,  &  que  ce- 

toujours   fes    coups    avec   ufure  ,    &  lui   qui    veut    battre    étant    jeune    , 

de   manière  à  lui  ûtex   l'envie    d'y  voudia  tuci   étant   grande 


ntf  EMILE. 

liberté  ,  que  de  la  propriété  ;  &  pour  qu'il  puifTe  avoir  cette 
idée  ,  il  faut  qu'il  ait  quelque  chofe  en  propre.  Lui  citer  Ces 
hardes  ,  fes  meubles  ,  Ces  jouets  ,  c'eft  ne  lui  rien  dire ,  puis- 
que bien  qu'il  difpofe  de  ces  chofes  ,  il  ne  fait  ni  pourquoi 
ni  comment  il  les  a.  Lui  dire  qu'il  les  a  parce  qu'on  les  lui 
a  données  ,  c'eit  ne  faire  gueres  mieux  ,  car  pour  donner  il 
faut  avoir  :  voilà  donc  une  propriété  antérieure  h  la  fienne  , 
6c  c'eft  le  principe  de  la  propriété  qu'on  lui  veut  expliquer  ; 
fans  compter  que  le  don  eft  une  convention  ,  &  que  l'enfant 
ne  peut  favoir  encore  ce  que  c'eft  que  convention  (  8  ). 
Lecteurs  ,  remarquez  ,  je  vous  prie  ,  dans  cet  exemple  ôc 
dans  cent  mille  autres  ,  comment ,  fourrant  dans  la  tête  des 
enfans  des  mots  qui  n'ont  aucun  fcns  à  leur  portée  ,  on  croit 
pourtant  les  avoir  fort  bien  inftruits. 

Il  s'agit  donc  de  remonter  à  l'origine  de  la  propriété  ;  car 
c'eft  de  -  là  que  la  première  idée  en  doit  naître.  L'enfant  , 
vivant  à  la  campagne  ,  aura  pris  quelque  notion  des  travaux 
champêtres  ;  il  ne  faut  pour  cela  que  des  yeux  ,  du  loifir  , 
&  il  aura  l'un  ôc  l'autre.  Il  elt  de  tout  âge  ,  fur -tout  du 
fien  ,  de  vouloir  créer  ,  imiter  ,  produire  ,  donner  des  figncs 
de  puilfance  ôc  d'adivité.  Il  n'aura  pas  vu  deux  fois  labourer 
un  jardin  ,  femer ,  lever  ,  croître  des  légumes  ,  qu'il  voudra 
jardiner  h  fon  tour. 

Par  les  principes  ci -devant  établis  ,  je  ne  m'oppofe  point 

(s)    Voilà    pourquoi    la    plupart  leur  arrive  plus   quand    ils  ont  bien 

des   enfans    yeulcnt  ravoir  ce    qu'ils  conqu  ce  que  c'eft   que  ilon  :  feule- 

ont  Jonnc ,  &  pleurent  quand  on  ne  ment  ils  font  alors  plus  circonfpccli 

le    leur  veut  pas    rendre.    Cela    ne  à  donner. 


LIVRE        II.  127 

à  fon  envie  ;  au  contraire  je  la  favorife  ,  je  partage  fon  goût , 
je  travaille  avec  lui  ,  non  pour  fon  plaiiîr  ,  mais  pour  le 
mien  ;  du  moins  il  le  croit  ainfi  :  je  deviens  fon  garçon  jar- 
dinier ;  en  attendant  qu'il  ait  des  bras  je  laboure  pour  lui  la 
terre  ;  il  en  prend  poiïefTion  en  y  plantant  une  fève  ,  6c 
furement  cette  poiïlflion  eft  plus  facrce  &c  plus  refpedable 
que  celle  que  prenoit  Nunès  Balbao  de  l'Amérique  méridio- 
nale au  nom  du  Roi  d'Efpagne  ,  en  plantant  fon  étendard  fur 
les  côtes  de  la  mer  du  Sud. 

On  vient  tous  les  jours  arrofer  les  fèves  ,  on  les  voit  lever 
dans  des  tranfports  de  joie.  J'augmente  cette  joie  en  lui  di- 
faut ,  cela  vous  appartient  ;  ëc  lui  expliquant  alors  ce  terme 
d'appartenir  ,  je  lui  fus  fentir  qu'il  a  mis  là  fon  tems  ,  fon 
travail  ,  fa  peine  ,  fa  perfonne  enfin  ;  qu'il  y  a  dans  cette 
terre  quelque  chofe  de  lui  -  même  qu'il  peut  reclamer  contre 
qui  que  ce  foit  ,  comme  il  pourroit  retirer  fon  bras  de  la 
main  d'un  autre  homme  qui  voudroit  le  retenir  malgré  lui. 

Un  beau  jour  il  arrive  emprefle  &  l'arrofoir  à  la  main.  O 
fpeflacle  !  6  douleur  !  toutes  ks  fèves  font  arrachées ,  tout 
le  terrein  eft  boulcverfc  ,  la  place  même  ne  fe  rcconnoit  plus. 
Ah  !  qu'eft  devenu  mon  travail ,  mon  ouvrage ,  le  doux  fruit 
de  mes  foins  &  de  mes  fueurs  ?  Qui  m'a  ravi  mon  bien  ? 
qui  m'a  pris  mes  fèves  ?  Ce  jeune  cœur  fe  fouleve  ;  le 
premier  fentiment  de  l'injufHce  y  vient  vcrfer  fa  trifte 
amertume.  Les  larmes  coulent  en  ruilfeaux  :  l'enfant 
défolé  remplit  l'air  de  gcmiffemens  Ôc  de  cris.  On  prend 
part  à  ù  peine  ,  à  fon  indignation  ;  on  cherche  ,  on 
s'informe  ,    on  t^iit  des  perciuiilcious.    Enfin  ,  l'on  dccou- 


128  EMILE. 

vre  que  le  jardinier  a  fait  le  coup  :  on  le  fait  venir. 
Mais  nous  voici  biea  loin  de  compte.  Le  jai'dinier  appre- 
nant de  quoi  l'on  fe  plaint  ,  commence  à  fe  plaindre  plus 
haut  que  nous.  Quoi ,  Meflleurs  I  c'efè  vous  qui  m'avez  ainfi 
gâté  mon  ouvrage  ?  J'avois  femé  là  des  melons  de  Malte 
dont  la  graine  m'avoit  été  donnée  comme  un  tréfor ,  &  dcf- 
quels  j'efpérois  vous  régaler  quand  ils  feroient  mûrs  :  mais 
voili  que  pour  y  planter  vos  miférables  fèves ,  vous  m'avez 
détruit  mes  melons  déjà  tout  levés ,  &  que  je  ne  remplacerai 
jamais.  Vous  m'avez  fait  un  tort  iiréparable ,  &  vous  vous  êtes 
privés  vous  -  mêmes  du  plaiiîr  de  manger  des  melons  exquis. 

Jean  -  Jaques. 

■)■>  Ex'cufez  -  nous  ,  mon  pauvre  Robert.  Vous  aviez  mis 
i>  là  votre  travail  ,  votre  peine.  Je  vois  bien  que  nous 
j»  avons  eu  tort  de  gâter  votre  ouvrage  ;  mais  nous  vous 
i>  ferons  venir  d'autre  graine  de  Malte  ,  &  nous  ne  tra- 
»»  vaillerons  plus  la  terre  avant  de  favoir  fi  quelqu'un  n'y 
»j  a  point  mis   la  main  avant   nous. 

Robert. 

«  Oh  bien  ,  Mciïîeurs  !  vous  pouvez  donc  vous  rcpofcr  ; 
»>  car  il  n'y  a  plus  gucres  de  terre  en  friche.  Moi  ,  je 
»  travaille  celle  que  mon  perc  a  bonifiée  ;  chacun  en  fait 
I»  autant  de  fon  côté  ,  &:  toutes  les  terres  que  vous  voyez 
ti  font  occupées   depuis  long  -  tcms. 

Emile. 


Pa.,  yS 


r.m  J/I 


LIVRE     IL  \,^ 

Emile. 

»  Monfîeur  Robert ,   il  y  a  donc   fouvent  de   la   graine 
»  de  melon  perdue  ? 

Robert. 

»  Pardonnez  -  moi ,  mon  jeune   cadet  ;   car   il  ne  nous 

»  vient  pas  fouvent  de  petits  Meiïleurs   auffi   étourdis  que 

«  vous.  Perfonne  ne  touche  au  jardin  de  fon  voifin  ;  chacmi 

j>  refpecle   le    travail  d^s   autres  ,   afin  que  le  fien  foit  en 

ij  fureté. 

Emile. 

a  Mais    moi ,  je  n'ai  point   de    jardin, 

Robert. 

«  Que  m'importe  ?  fi  vous  gâtez  le  mien  ,  je  ne  \ous 
»  y  laiiïerai  plus  promener  ;  car ,  voyez-vous ,  je  ne  veux 
»  pas  perdre   ma  peine. 

Jean  -  Jaques. 

5)  Ne  pourroit-on  pas  propofer  un  arrangement  au  bon 
»5  Robert  ?  Qu'il  nous  accorde  ,  à  mon  petit  ami  &  à 
»  moi  ,  un  coin  de  fon  jardin  pour  le  cultiver ,  à  condi- 
«  tion   qu'il  aura  la  moitié  du  produit. 

Robert. 

i>  Je  vous  l'accorde  fans  condition.  Mais  fouvenez-vous 
»»  que  j'irai  labourer  vos  fôvcs  ,  ii  vous  touchez  à  mes 
Il  melons. 

Emile.    Tome  L  R 


j^^cs  E    î^ï    I    L    E. 

Dans  cet  eiïlii  de  la  manière  d'inculquer  aux  enfans  lés 
notions  primitives  ,  on  voie  comment  l'idée  de  la  propriété 
remonte  naturellement  au  droit  de  premier  occupant  par  le 
travail.  Cela  efè  clair  ,  net ,  fmiple ,  ôc  toujours  à  la  portée 
de  l'enfant.  De  là  jufqu'au  droit  de  propriété  &  aux  échan- 
ges il  n'y  a  plus  qu'un  pas ,  après  lequel  il  faut  s'arrêter  tout 
court. 

On  voit  encore  qu'une  explication  que  je  renferme  ici  dans 
deux  pages  d'écriture  fera  peut-être  Tafiaire  d'un  an  pour  la 
pratique  :  car  dans  la  carrière  des  idées  morales  on  ne  peut 
avancer  trop  lentement  ,  ni  trop  bien  s'affermir  à  chaque 
pas.  Jeunes  maîtres ,  penfez  ,  je  vous  prie ,  à  cet  exemple  ,  &c 
fouvenez-vous  qu'en  toute  chofe  vos  leçons  doivent  être  plus 
en  adions  qu'en  difcours  ;  car  les  enfans  oublient  aifément 
ce  qu'ils  ont  dit  &  ce  qu'on  leur  a  dit,  mais  non  pas  ce 
qu'ils  ont  fut  ik  ce  qu'on  leur  a  fait. 

De  pareilles  inftruibions  fe  doivent  donner ,  comme  je  l'ai 
dit ,  plutôt  ou  plus  tard ,  félon  que  le  naturel  paifible  ou 
turbulent  de  l'EIcve  en  accélère  ou  retarde  le  befoiii  ;  leur 
ufage  clt  d'une  évidence  qui  faute  aux  yeux  :  mais  pour  ne 
rien  omettre  d'important  dons  les  chofes  diiîiciles ,  donnons 
encore  un  exemple. 

Votre  enfant  difcole  gâte  tout  ce  qu'il  touche  :  ne  vous 
fâchez  point  ;  mettez  hors  de  fa  portée  ce  qu'il  peut  gâter. 
11  brife  les  meubles  dont  il  fe  fert  :  ne  vous  hâtez  point  de 
lui  en  donner  d'autres  ;  lailFcz  -  lui  fentir  le  préjudice  de  la 
privation.  II  cilFe  les  fenêtres  de  fa  chambre  :  laiffcz  le  vent 
fouiller  fur  lui  nuit  &:  jour  fans  vous  foucier  des  riiumes  j 


t  I  V   R   E    I!;  m 

car  il  vaut  mieux  qu'il  foit  enrhumé  que  fou.  Ne  vous  plai- 
gnez jamais  des  incommodités  qu'il  vous  caufe,  mais  faites 
qu'il  les  fente  le  premier.  A  la  fin  vous  faites  raccommoder 
les  vitres ,  toujours  fins  rien  dire  :  il  les  calTe  encore  ;  chan- 
gez alors  de  méthode  ;  dites-lui  fcchement ,  mais  fans  co- 
lère ;  les  fenêtres  font  à  moi ,  elles  ont  été  mifes  là  par  mes 
foins,  je  veux  les  garantir,  puis  vous  l'enfermerez  à  l'obfcu- 
rite  dans  un  lieu  fans  fenêtre.  A  ce  procédé  fi  nouveau  il 
commence  par  crier ,  tempêter  ;  perfonne  ne  l'écoute.  Bien- 
tôt il  fe  lafTe  &c  change  de  ton.  Il  fe  plaint,  il  gémit  :  un 
domeftique  fe  préfente,  le  mutin  le  prie  de  le  délivrer.  Sans 
chercher  de  prétextes  pour  n'en  rien  faire  ,  le  domefliquc 
répond  :  faî  aujji  des  vitres  à  conferver,  &c  s'en  va.  Enfm 
après  que  l'enfant  aura  demeuré  là  plufieurs  heures  ,  allez 
long-tems  pour  s'y  ennuyer  &.  s'en  fouvenir ,  quelqu'un  lui 
fuggerera  de  vous  propofer  un  accord  au  moyen  duquel  vous 
lui  rendriez  la  liberté ,  &  il  ne  caiferoit  plus  des  vitres  :  il 
ne  demandera  pas  mieux.  Il  vous  fera  prier  de  le  venir  voir , 
vous  viendrez;  il  vous  fera  fa  propofition,  ôc  vous  l'accepterez 
à  l'inftant  en  lui  difant  :  c'eft  très  -  bien  penfé  ,  nous  y 
gagnerons  tous  deux  ;  que  n'avez-vous  eu  plutôt  cenc  bonne 
idée  ?  Et  puis ,  fans  lui  demander  ni  protcllation  ni  conf.r- 
mation  de  fa  promcflc  ,  vous  l'embrafferez  avec  joie  6c  l'em- 
mènerez fur-le-champ  dans  fa  chambre ,  regardant  cet  accord 
comme  facré  &  inviolable  autant  que  fi  le  ferment  y  avoit 
pafTé.  Quelle  idée  penfez-vous  qu'il  prendra ,  fur  ce  procédé , 
de  la  foi  des  engagemens  ik  de  leur  utilité  ?  Je  fuis  tron:pc 
s'il  y  a  fur  la  terre  un  feul  enfant,  non  déjà  gâté,  à  l'crreuve 


ly,  EMILE. 

de  cette  conduite,  &  qui  s'avife  après  cela  de  calîer  une 
fenêtre  à  deîTein  (  9  ).  Suivez  la  chaîne  de  tout  cela.  Le 
petit  méchant  ne  fongeoit  gueres,  en  faifant  un  trou  pour 
planter  Cd  fève ,  qu'il  fe  creufoit  uii  cachot  où  (à  fcience  ne 
tarderoit  pas  à  le  faire  enfermer. 

Nouç  voilà  dans  le  monde  moral;  voilà  la  porte  ouverte 
au  vice.  Avec  les  conventions  &  les  devoirs  nailfent  la  trom- 
perie 6c  le  menfonge.  Dès  qu'on  peut  faire  ce  qu'on  ne 
doit  pas  ,  on  veut  cacher  ce  qu'on  n'a  pas  dû  faire.  Dès 
qu'un  intérêt  fait  promettre  ,  un  intérêt  plus  grand  peut 
faire  violer  la  promclTe  ;  il  ne  s'agit  plus  que  de  la  violer 
impunément.  La  reflburce  eft  naturelle  ;  on  fe  cache  &  l'on 
ment.  N'ayant  pu  prévenir  le  vice ,  nous  voici  déjà  dans  le 
cas  de  le  punir  :  voilà  les  mifcres  de  la  vie  humaine  ,  qui 
commencent  avec  fes  erreurs. 

J'en  ai  dit  affez  pour   faii-e  entendre   qu'il   ne  faut  jamais 


(  9  )  Au  refte  ,  quand  ce  devoir 
de  tenir  fes  engagemcns  ne  fjroit 
pas  affermi  dans  i'efprit  de  l'enfant 
par  le  poids  de  fon  utilité ,  bicatot 
le  feiuiment  intérieur  commeni,ant 
à  poindre  ,  le  lui  imporeroit  comme 
une  loi  de  la  confcience  ;  comme 
un  principe  inné  qui  n'attend  pour 
fe  développer ,  que  les  connoiffunces 
auxquelles  il  s'applique.  Ce  premier 
trait  n'ifl  point  marque  par  la  main 
des  hommes ,  mais  gravé  dans  nos 
coeurs  par  l'Auteur  de  toute  juftice. 
Oter.  la  Loi  primitive  des  conven- 
tions &  l'wbligaiion  qu'elle   iinpofe  ; 


tout  ed  illufoire  ,  &  vain  dans  la 
fociété  humaine  :  qui  ne  tient  que 
par  fon  profit  à  fa  promefTe  ,  n'eft 
fjueres  plus  lie  que  s'il  n'fi'it  rien 
promis  ;  ou  tout  au  plus  il  en  fera 
du  pouvoir  de  la  violer  comme  de 
la  bifque  des  Joueurs ,  qui  ne  tar- 
dent  à  s'en  prévaloir ,  que  pour  at- 
tendre le  moment  de  s'en  prcTaloir 
avec  plus  d'avantage.  Ce  principe  eft 
de  la  dernière  importance  &  mérite 
d'être  ipprofondi  ;  car  c'eft  ici  que 
l'homme  commence  i  fe  mettre  en 
cunttadicUon  avec   lui  -  même. 


L    I    V    R    E     IL  133 

infliger  aux  enfans  le  châtiment  comme  châtiment,  mais 
qu'il  doit  toujours  leui*  arriver  comme  une  fuite  naturelle  de 
leur  mauvaiPî  adion.  Ainfi  vous  ne  déclamerez  point  contre 
le  menfonge ,  vous  ne  les  punirez  point  précifément  pour 
avoir  menti  ;  mais  vous  ferez  que  tous  les  mauvais  effets 
du  menfonge ,  comme  de  n'être  point  cru  quand  on  dit  la 
vérité ,  d'être  accufé  du  mal  qu'on  n'a  point  fait ,  quoiqu'on 
s'en  défende,  fe  raffemblent  fur  leur  tête  quand  ils  ont 
menti.  Mais  expliquons  ce  que  c'eii:  que  mentir  pour  les 
enfans. 

Il  y  a  deux  fortes  de  menfonges;  celui  de  fait  qui  regarde 
le  paffé ,  celui  de  droit  qui  regarde  l'avenir.  Le  premier  a 
lieu  quand  on  nie  d'avoir  fait  ce  qu'on  a  fait ,  ou  quand 
on  affirme  avoir  fait  ce  qu'on  n'a  pas  fait,  &  en  général 
quand  on  parle  fciemment  contre  la  vérité  des  chofes.  L'au- 
tre a  lieu  quand  on  promet  ce  qu'on  n'a  pas  deffein  de  tenir , 
&  en  général  quand  on  montre  une  intention  contraire  à 
celle  qu'on  a.  Ces  deux  nienfongcs  peuvent  quelquefois  fe 
ralfembler  dans  le  même  (lo);  mais  je  les  conlidere  ici  par 
ce  qu'ils  ont  de  différent. 

Celui  qui  fent  le  befoin  qu'il  a  du  fecoui's  des  autres ,  6c 
qui  ne  ceffe  d'éprouver  leiu-  bienveillance,  n'a  nul  intérêt  de 
les  tromper  ;  au  contraire ,  il  a  un  intérêt  fcnfîble  qu'ils 
voient  les  chofes  comme  elles  font ,  de  peur  qu'ils  ne  fe 
trompent  à  fon  préjudice.  Il  cit  donc  clair  que  le  menfonge 

(lo)    Comme   lorfqu'accufc  d'une       II   ment  alors   dans   le    fait   &  dans 
mauvaife    adion  ,    le    coupable    s'en       le  droit, 
défend  en  fe  difant  honnête  homme- 


t3l  EMILE. 

de  fait  n'eu:  pa§  naturel  aux  enfans  ;  mais  c'eft  la  loi  de 
l'obciiïance  qui  produit  la  ncceflîté  de  mentir ,  parce  que 
l'obcifTancc  étant  pénible ,  on  s'en  difpcnfe  en  fecret  le  plus 
qu'on  peut,  &.  que  l'intérêt  prcfent  d'éviter  le  châtiment  ou 
le  reproche ,  l'emporte  fur  l'intérêt  éloigné  d'expofer  la 
vérité.  Dans  l'éducation  naturelle  &c  libre  ,  poiu-quoi  donc 
votre  enfant  vous  mcntiroit-il  ?  Qu'a- 1- il  h  vous  cacher? 
Vous  ne  le  reprenez  point ,  vous  ne  le  punilTez  de  rien ,  vous 
n'exigez  rien  de  lui.  Pourquoi  ne  vous  diroit  -  il  pas  tout 
ce  qu'il  a  fiiit ,  aufTi  naïvement  qu'à  fon  petit  camarade  ? 
Il  ne  peut  voir  à  cet  aveu  plus  de  danger  d'un  côté  que  de 
l'autre. 

Le  menfonge  de  droit  eft  moins  naturel  encore,  puifque 
les  promelTcs  de  faire  ou  de  s'abitenir  font  des  aAes  con- 
ventionnels ,  qui  fortent  de  l'état  de  narore  &i  dérogent  h  la 
liberté.  Il  y  a  plus  ;  tous  les  engagemens  des  enfans  font 
nuls  par  eux -mêmes,  attendu  que  leur  voie  bornée  ne  pou- 
vant s'étendre  au  -  delà  du  préfent ,  en  s'cngagcant  ils  ne 
favent  ce  qu'ils  font.  A  peine  l'enfant  peut-il  mentir  quand 
il  s'engage  ;  car  ne  fongcant  qu'à  fc  tirer  d'affaire  dans  le 
moment  préfent,  tout  moyen  qui  n'a  pas  un  effet  préfent 
lui  devient  égal  ;  en  promettant  pour  un  tcms  futur  il  ne 
promet  rien  ,  ôc  fon  imagination  encore  endormie  ne  fait 
point  étendre  fon  être  fur  deux  tems  différcns.  S'il  pouvoir 
éviter  le  fouet ,  ou  obtenir  un  cornet  de  dragées  en  promet- 
tant de  fc  jetter  demain  par  la  fcnêrrc ,  il  le  promertroit  à 
rinfbnr.  Voilà  pourquoi  les  loix  n'ont  awcun  égard  aux 
cngigemcn5  des  enfans  j  £<.  quand  les  pères  &  ks  maîtres  plus 


L    I    V    R    E     II.  155 

féveres  exigent  qu'ils  les  rempliflcnt  ,  c'eft  feulement  dvr.s 
ce  que  l'enfant  devroit  faire  ,  quand  même  il  ne  l'auroit  pas 
promis. 

L'enfant  ne  fâchant  ce  qu'il  fait  quand  il  s'engage  ,  ne 
peut  donc  mentir  en  s'engageant.  Il  n'en  elt  pas  de  même 
quand  il  manque  à  fa  promeiïe ,  ce  qui  eft  encore  une  efpece 
de  menfonge  rétroactif;  car  il  fe  fouvient  très -bien  d'avoir 
fait  cette  proraefle  ;  mais  ce  qu'il  ne  voit  pas ,  c'eft  l'impor- 
tance de  la  tenir.  Hors  d'état  de  lire  dans  l'avenir ,  il  ne 
peut  prévoir  les  conféquences  des  chofes  ,  &  quand  il 
viole  fes  engagemens  ,  il  ne  fait  rien  contre  la  raifon  de 
fon  âge. 

Il  fuit  de  -  là  que  les  menfonges  des  enfans  font  tous  l'ou- 
vrage des  maîtres  ,  &  que  vouloir  leur  apprendre  à  dire  la 
vérité ,  n'eft  autre  chofe  que  leur  apprendre  à  mentir.  Dans 
l'empreflement  qu'on  a  de  les  régler ,  de  les  gouverner  ,  de 
les  initruirc,  on  ne  fe  trouve  jamais  allez  d'inftrumcns  pour 
en  venir  à  bout.  On  veut  fe  donner  de  nouvelles  prifes  dans 
leur  efprit  par  des  maximes  fans  fondement,  par  des  pré- 
ceptes fans  raifon  ,  &  l'on  aime  mieux  qu'ils  fâchent  leurs 
leçons  &c  qu'ils  mentent,  que  s'ils  dcmieuroient  ignorans  &: 
vrais. 

Pour  nous  qui  ne  donnons  à  nos  Elevés  que  des  leçons 
de  pratique  ,  èc  qui  aimons  mieux  qu'ils  foicnt  bons  que 
ilivans,  nous  n'exigeons  point  d'eux  la  vérité,  de  peur  qu'ils 
ne  la  déguifent,  &  nous  ne  leur  faifons  rien  promettre  qu'ils 
foient  tentés  de  ne  pas  tenir.  S'il  s'elt  fait  en  mon  abfence 
quelque  mal ,  dont  j'ignore  l'auteur ,  je  me  garderai  d'accufer 


îjô  EMILE. 

Emile ,  &:  de  lui  dire  :  ejî-ce  vous  (  1 1  )  ?  Car  en  cela  que 
ferois-je  autre  chofe  finon  lui  apprendre  à  le  nier?  Que  fi 
fon  naturel  difficile  me  force  à  faire  avec  lui  quelque  con- 
vention ,  je  prendrai  fi  bien  mes  mefures  que  la  propofîtion 
en  vienne  toujours  de  lui ,  jamais  de  moi  ;  que  quand  il 
s'eft  engagé  il  ait  toujours  un  intérêt  préfent  &  fenfible  à 
remplir  fon  engagement  ;  &  que  fi  jamais  il  y  manque ,  ce 
menfonge  attire  fur  lui  des  maux  qu'il  voye  fortir  de  l'ordre 
même  des  chofes ,  &  non  pas  de  la  vengeance  de  fon  Gou- 
verneur. Mais  loin  d'avoir  befoin  de  recourii"  .\  de  fi  cruels 
expédiens  ,  je  fuis  prefque  fur  qu'Emile  apprendra  fort  tard 
ce  que  c'eft  que  mentir ,  &c  qu'en  l'apprenant  il  fera  fort 
étonné ,  ne  pouvant  concevoir  à  quoi  peut  être  bon  le  men- 
fonge. Il  eft  très -clair  que  plus  je  rends  fon  bien-être 
indépendant ,  foit  des  volontés ,  foit  des  jugemens  des 
autres  ,  plus  je  coupe  en  lui  tout  intérêt  de  mentir. 

Quand  on  n'eft  point  prcfTé  d'inftruiic  ,  on  n'eft  point 
preiré  d'exiger ,  &  l'on  prend  fon  tems  pour  ne  rien  exiger 
qu'à  propos.  Alors  l'enfant  fe  forme  ,  en  ce  qu'il  ne  fe 
gâte  point.  Mais  quand  un  étourdi  de  Précepteur,  ne  fâchant 
comment  s'y  prendre ,  lui  fait  h.  chaque  inltant  promctn-e 
ceci  ou  cela  ,  fans  difhinclion ,  fans  choix  ,  fans  mefure  , 
l'enfant  ennuyé  ,    furciKU-gé    de    toutes  ces  promefles ,    les 

(il)   Rien    n'cft    plus    indifcrct  manquer  de  rindifpofcr  contre  vous, 

qu'une    pareille   queftion  ,    fur -tout  S'il  ne  le  croit  pas,  il  fe  dira,  pour- 

quand   l'enfant  cft    coupable  :    alors  quoi    diicouvrirois-je    ma  fiute  ?    & 

•'il   croit   que  vous  favcz  ce  qu'il  a  voilà  la  première  tentation   du   mcn- 

ftit  ,  il    verra   que   vous  lui   tendez  fonije   devenue  Icffet    de  votre   im- 

un  piw-ge  ,   tx.  cette  opinion  ne   peut  prudente  qucllion. 

néglige  , 


L    I    V    R    E      I  I.  137 

néglige ,  le?  oublie  ,  les  dédaigne  enfin  ;  &;  les  regardant 
comme  autant  de  vaines  fonniiles ,  fc  fait  un  jeu  de  les  faire 
&:  de  les  violer.  Voulez-vous  donc  qu'il  foit  fidèle  à  tenir  fa 
parole  ?  foyez  difcret  à  l'exiger. 

Le  détail  dans  lequel  je  viens  d'entrer  fur  le  menfonge  , 
peut  à  bien  des  égards  s'appliquer  à  tous  les  autres  devoirs  , 
qu'on  ne  prefcrit  aux  enfans  qu'en  les  leur  rendant  norf- 
feulement  haïiTables  ,  mais  impraticables.  Pour  paroître  leur 
prêcher  la  vertu  ,  on  leur  fait  aimer  tous  les  vices  :  on  les 
leur  donne  en  leur  défendant  de  les  avoir.  Veut  -  on  les 
rendre  pieux  ?  on  les  mené  s'ennuyer  à  l'Eglife  ;  en  leur  fai- 
fant  inceffamment  marmoter  des  prières  ,  on  les  force  d'af- 
pirer  au  bonheur  de  ne  plus  prier  Dieu.  Pour  leur  infpirer 
la  charité  ,  on  leur  fliit  donner  l'aumône ,  comme  (i  l'on  dé- 
daignoit  .de  la  donner  foi  -  même.  Eh!  ce  n'eft  pas  l'enfant 
qui  doit  donner  ,  c'ell  le  maître  :  quelque  attachement  qu'il 
ait  pour  fon  Elevé ,  il  doit  lui  difputer  cet  honneur  ,  il  doit 
lui  faire  juger  qu'à  fon  âge  on  n'en  elï  point  encore  digi^.e. 
L'aumône  eft  une  a^lion  d'homme  qui  connoit  la  valeur  de 
ce  qu'il  donne  ,  &c  le  bcfoin  que  fon  femblable  en  a.  L'en- 
fant qui  ne  connoit  rien  de  cela  ,  ne  peut  avoir  aucun  mérite 
à  doJiner  ,  il  donne  fans  charité  ,  fans  bienfliifùice  ;  il  eft 
prcfque  honteux  de  donner  /quand  fondé  fiu-  fon  exemple  (S: 
le  vôtre  ,  ii  croit  qu'il  n'y  a  que  les  enfans  qui  donnent  ,  6c 
qu'on  ne  fait  plus  l'aumône  étant  grand. 

Remarquez  qu'on  ne  foit  jamais  donner  par  l'enfant  que 
des  chofes  donc  il  ignore  la  valeur  ;  des  pièces  de  métal 
qu'il  a  dans  fa  poche  ,  ôc  qui  ne  lui  fervent  <]is'h  cela.  Un 
EmiL.    Tome  I,  S 


138  EMILE. 

eiifanc  do.nneroic  plutôc  cent  louis  qu'un  gâteau.  Mais  enga- 
gez ce  prodigue  difèributeur  à  donner  les  chofcs  qui  lui  fonc 
chères  ,  des  jouets ,  des  bonbons  ,  fon  goûté  ,  &  nous  fau- 
tons bientôt  fi  vous  Tavez  rendu  vraiment  libéral. 

On  trouve  encore  un  expédient  à  cela  ;  c'eft  de  rendre  bien 
vite  à  l'enfant  ce  qa'il  a  donné  ,  de  forte  qu'il  s'accoutume 
à  donner  tout  ce  qu'il  fait  bien  qui  lui  va  revenir.  Je  n'ai  gue- 
rcs  vu  dans  les  enfans  que  ces  deux  efpeces  de  générolité  ; 
donner  ce  qui  ne  leur  e(t  bon  à  rien  ,  ou  donner  ce  qu'ils 
font  fùrs  qu'on  va  leur  rendre.  Faites  en  forte  ,  dit  Locke  , 
qu'ils  fjient  convaincus  par  expérience  que  le  plus  libéral  elt 
toujours  le  mieux  partagé.  C'clt  là  rendre  un  enfant  libéral 
en  apparence  ,  Ôc  avare  en  eiTet.  Il  ajoute  que  les  enfans  con- 
tracteront ainfi  l'habitude  de  la  libéralité  ;  oui  ,  d'une  Yihé- 
ralité  ufariere  ,  qui  donne  un  œuf  pour  avoir  un  bœuf.  Mais 
quand  il  s'agira  de  doiiner  tout  de  bon  ,  adieu  l'habitude  ; 
lorfqu'on  ceflcra  de  leur  rendre ,  ils  cefleront  bientôt  de  don- 
ner. Il  faut  regarder  i  l'habitude  de  Tame  plutôt  qu'à  celle 
des  mains.  Toutes  les  autres  vertus  qu'on  apprend  aux  enfans 
refTemblent  à  celle-là  ,  6c  c'elt  à  leur  précîier  ces  folides  ver- 
tus qu'on  ufe  leurs  jeunes  ans  dans  la  trillelFe.  Ne  voilà-t-il 
pas  une  favante  éducation  ! 

M.tîtrcs  ,  lailfez  les  fimagrées  ,  foyez  vertueux  &z  bons  ; 
que  vos  exemples  fe  gravent  dans  la  mémoire  de  vos  Elevés,  en 
attendant  qu'ils  puiffent  entrer  d  ms  leurs  cœurs.  Au  lieu  de 
me  hâ:cr  d'exiger  du  mien  des  ailes  de  charité  ,  j'aime  mieux 
les  faire  en  ù  prcfcnce  ,  Ck  lui  ôtcr  même  le  moyen  dem'imi- 
tcr  eu  cela  ,  comme  un  honneur  qai  n'cfl  pas  de  fon  âge  j 


LIVRE     I  L  139 

car  il  importe  qu'il  ne  s'accoutume  pas  à  regarder  les  devoirs 
des  hommes  feulement  comme  des  devoirs  d'enfans.  Que  fi 
me  voyant  afiîfter  les  pauvres  ,  il  me  queltionne  là-defTus  ,  6c 
qu'il  foit  tems  de  lui  répondre  (  1 1  )  ,  je  lui  dirai  :  "  Mon 
5j  ami  ,  c'eft  que  quand  les  pauvres  ont  bien  voulu  qu'il  y 
»  eût  des  riches ,  les  riches  ont  promis  de  nourrir  tous  ceux 
sj  qui  n'auroient  de  quoi  vivre  ni  par  leur  bien  ni  par  leur 
j>  travail.  Vous  avez  donc  aufli  promis  cela  ?  "  reprend ra-t- 
il.  »  Sans  doute  :  Je  ne  fuis  maître  du  bien  qui  pafTe  par 
jj  mes  mains  qu'avec  la  condition  qui  ell  attachée  à  fa 
I»  propriété. 

Après  avoir  entendu  ce  difcours  ,  (  &  l'on  a  vu  comment 
on  peut  mettre  un  enfant  en  état  de  l'entendi-e  )  un  autre 
qu'Emile  feroit  tenté  de  m'imiter  &  de  fe  conduire  en  homme 
riche  ;  en  pareil  cas  ,  j'empécherois  au  moins  que  ce  ne  fût 
avec  ostentation  ;  j'aimerois  mieux  qu'il  me  dérobât  mon 
droit  &  fe  cachât  pour  donner.  C'elt  une  fraude  de  fon  âge, 
ëc  la  feule  que  je  lui  pardonnerois. 

Je  fus  que  toutes  ces  vertus  par  imitation  font  des  vertus 
de  finge  ,  &c  que  nulle  bonne  adion  n'elt  moralement  bonne 
que  quand  on  la  fait  comme  telle ,  &:  non  parce  que  d'autres 
la  font.  Mais  dans  un  âge  ,  où  le  caur  ne  fent  rien  encore  , 
il  faut  bien  faire  imiter  aux  enfms  les  a>îles  dont  on  veut 
leur  donner  l'habitude  ,  en  attendant  qu'ils  les  puiflcnt  faire 

(12")    On  doit  concevoir  que  je  volontés,  &  me  mettre  dans  la  plus 

ne  réfous  pas  fes  queftions  quand  il  dangereufe   dépendance   où  un   Gou« 

lui  plait ,   mais  quand    il    me  plait  ;  veineur  puiiïe   ctrc  de  fon  Elevé, 
autrement  ce  feroit  m'alTervir  à    fcs 


140  EMILE. 

par  difccrneirent  &:  par  amour  du  bien.  L'homme  efl  imira- 
teiir  y  ranimai  même  l'clè  ;  le  goût  de  l'imitacion  eft  de  la 
nature  bien  ordonnée  ,  mais  il  dégénère  en  vice  dans  la  fo- 
cictc.  Le  finge  imite  l'homme  qu'il  craint ,  &  n'imite  pas 
les  animaux  qu'il  mcprife  ;  il  juge  bon  ce  que  fait  un  être 
meilleur  que  lui.  Parmi  nous  ,  au  contraire ,  nos  Arlequins  de 
toute  erpece  imitent  le  beau  pour  le  dégrader  ,  poiu-  îc  ren- 
dre ridicule  ;  ils  cherchent  dans  le  fentinient  de  leur  bairelFe 
à  s'égaler  ce  qui  vaut  mieux  qu'eux  ,  ou  s'ils  s'efforcent  d'imi- 
ter ce  qu'ils  admirent  ,  on  voit  dans  le  choix  des  objets  le 
faux  goût  des  imirateurs  ;  ils  veulent  bien  plus  en  impofer 
aux  autres  ou  faire  applaudir  leur  talent ,  que  fe  rendre  meil- 
leurs ou  plas  fages.  Le  fondement  de  l'imitation  parmi  nous , 
vient  du  defir  de  fc  tranfporter  toujours  hors  de  foi.  Si  je 
réulFis  dans  mon  enrrcprife  ,  Emile  n''aura  farcmcnt  pas  ce 
dcfir.  Il  faut  donc  nous  palFer  du  bien  apparent  qu'il  peut 
j)roduire. 

ApprofondilTez  toutes  les  règles  de  votre  éducation ,  vous 
les  trouverez  ainfi  toutes  ;\  contre-fcns  ,  fur-tout  on  ce  qui 
concerne  les  vertus  &  les  mœurs.  La  feule  leçon  de  morale 
qui  convienne  à  l'enfance  Se  la  plus  importante  .\  tout  âge  ,  elï 
de  ne  jamais  faire  de  mal  à  pcr  Tonne.  Le  précepte  nicme  de 
faire  du  bien  ,  s'il  n'cll;  fubordonné  h  ceIui-L\  ,  eft  dange- 
reux ,  faux ,  contradiâoire.  Qui  e/l-ce  qui  ne  fait  pas  du  bien  ? 
tout  le  monde  en  fait  ,  le  méchant  comme  les  autres  ;  il 
fait  un  heureux  aux  dépens  de  cent  miférables  ,  &:  dc-l.*!  vien- 
nent toutes  nos  calamités.  Les  plus  fublimcs  vertus  font  né- 
gatives :  elles  font  auiH  les  plus  difficiles  ,  p.irce  qu'elles  font 


LIVRE     IL 


141 


uns  oflentatlon  ,  &  au-dcfflis  même  de  ce  plaifîr  (î  doux  au 
cœur  de  l'homme  ,  d'en  renvoyer  un  autre  content  de  nous. 
O  quel  bien  fait  ncceiïairement  h  fes  femblables  celui  d'en- 
tre eux  ,  s'il  en  clt  un  ,  qui  ne  leur  fait  jamais  de  mal  !  De 
quelle  intrépidité  d'ame  ,  de  quelle  vigueur  de  caradere  il  a 
befoin  pour  cela  !  Ce  n'eft  pas  en  raifonnant  fur  cette  maxime  , 
c'e/t  en  tâchant  de  la  pratiquer  ,  qu'on  fent  com.bien  il  elt 
grand  ôc  pénible  d'y  réufTîr  (  13  ). 

Voilà  quelques  foibles  idées  des  précautions  avec  lefquelles 
je  voudrois  qu'on  donnât  aux  enfans  les  inllrucbions  qu'on 
ne  peut  quelquefois  leur  refufer  fans  les  expofer  à  nuire  à  eux- 
mêmes  &  aux  autres  ,  &  far  -  tout  à  contrarier  de  mauvaifes 
habiaides  dont  on  auroit  peine  enfuite  à  les  corriger  :  mais 
foyons  fùrs  que  cette  néceflité  fe  préfentera  rarement  pour  les 
enfans  élevés  comme  ils  doivent  l'être  ;  parce  qu'il  eft  impollî- 
ble  qu'ils  deviennent  indociles ,  méchans  ,  menteurs  ,  avides  , 
quand  on  n^aura  pas  femé  dans  leurs  cœurs  les  vices  qui  les  ren- 
dent tels.  Ainfi  ce  que  j'ai  dit  fur  ce  point  fert  plus  aux  excep- 


(15)  Le  précepte  de  ne  jamais 
nuire  à  autrui  emporte  celui  de  te- 
nir à  la  fciciété  humaine  le  moins 
qu'il  dt  poirible  ;  car  dans  l'état  fo- 
cial  -le  bien  de  l'un  fait  néceflaire- 
ment  le  mal  de  lautre.  Ce  rapport  eft 
dans  l'efTence  de  la  chofe  &  rien 
ne  fauroic  le  changer  ;  qu'on  cher- 
che fur  ce  principe  lequel  eft  le 
meilleur  de  l'hoTime'  focial  ou  du 
folitaire.  Un  Auteur  illuftre  dit  qu'il 
n'y  a   que  le  méchant  qui  foit  feul  ; 


moi  je  dis  qu'il  n'y  a  que  le  bon 
qui  foit  fcuI  ;  fi  cette  propofitioa 
eft  moins  fententieufe  ,  elle  eft  plus 
vraie  &  mieux  raiibnnce  que  la 
précédente.  Si  le  méchant  étoit  feul 
quel  mal  feroitil  ?  C'eft  dans  la 
fociété  qu'il  drefTe  fes  machines 
pour  nuire  aux  autres.  Si  l'on  veut 
rétorquer  cet  argument  pour  Phom- 
me  de  bien  ,  je  réponds  par  larti- 
ticlc    auquel  apparticrit    cette   nL'te. 


f4i  EMILE. 

tions  qu'aux  règles  ;  mais  ces  exceptions  font  plus  fréquentes 
à  mefure  que  les  cnfans  ont  plus  d'occailons  de  fortir  de  leur 
état ,  &  de  contrarier  les  vices  des  hommes.  Il  faut  ncceirai- 
rement  à  ceux  qu'on  élevé  au  milieu  du  monde  des  inftrudions 
plus  précoces  qu'à  ceux  qu'on  élevé  dans  la  retraite.  Cette 
éducation  folitaire  feroit  donc  préférable ,  quand  elle  ne  feroic 
que  donner  à  l'enfance  le  tems  de  meurir. 

Il  eft  un  autre  genre  d'exceptions  contraires  pour  ceux 
qu'un  heureux  naturel  élevé  au  -  defllis  de  leur  âge.  Comme 
il  y  a  des  hommes  qui  ne  fortcnt  Jamais  de  l'enfance  ,  il  y 
en  a  d'autres  qui ,  pour  ainfi  dire  ,  n'y  paffent  point ,  &  font 
hommes  prefque  en  nailfant.  Le  mal  elt  que  cette  dernière 
exception  eft  très-rare  ,  très-difficile  h  connoître  ,  &  que  cha- 
que mère ,  imaginant  qu'un  enfimt  peut  être  un  prodige  ,  ne 
doute  point  que  le  fien  n'en  foit  un.  Elles  font  plus  ,  elles 
prennent  pour  des  indices  extraordinaires  ,  ceux  mêmes  qui 
marquent  l'ordre  accoutumé  :  la  vivacité  ,  les  faillies ,  l'ctour- 
dcrie  ,  la  piquante  naiVcré  ;  tous  fignes  caraclérifèiqucs  de 
l'âge  ,  &  qui  montrent  le  mieux  qu'un  enfmt  n'cfl  qu'un  en- 
fant. E/t-il  étonnant  que  celui  qu'on  fait  beaucoup  parler  6c  i 
qui  l'on  permet  de  tout  dire  ,  qui  n'eft  gêné  par  aucun  égard  , 
par  aucune  bicnféance  ,  faffe  par  hazard  quelque  heurcufe  ren- 
contre ?  Il  le  feroit  bien  plus  qu'il  n'en  fît  jamais,  comme  il  le 
feroit  qu'avec  mille  menfongcs  un  Aflrologue  ne  prédît  jamais 
aucune  vérité.  Ils  mentiront  tant  ,  difoit  Henri  IV ,  qu'à  la  fin 
ils  diront  vrai.  Quiconque  veut  trouver  quelques  bons  mots  , 
n'a  qu'à  dire  beaucoup  de  fotrifcs.  Dieu  garde  de  mal  les  gens 
à  la  mode  qui  n'ont  pas  d'autre  mérite  pour  être  fêtés. 


L    I    V    R    E     I  I.  143 

Les  penfées  les  plus  brillantes  peuvent  tomber  dans  le  cer- 
veau des  enfans  ,  ou  pluiôt  les  meilleurs  mots  dans  leur  bou- 
che ,  comme  les  diamans  du  plus  grand  prix  fous  leurs  mains , 
fans  que  poui-  cela  ni  les  penfées  ,  ni  les  diamans  leur  appar- 
tiennent ;  il  n'y  a  point  de  véritable  propriété  pour  cet  âge 
en  aucun  genre.  Les  chofes  que  dit  un  enfant  ne  font  pas 
pour  lui  ce  qu'elles  font  pour  nous  ,  il  n'y  joint  pas  les  mêmes 
idées.  Ces  idées  ,  fi  tant  eft  qu'il  en  ait ,  n'ont  dans  fa  tête 
ni  fuite  ni  liaifon  ;  rien  de  fixe ,  rien  d'alFuré  dans  tout  ce  qu'il 
penfe.  Examinez  votre  prétendu  prodige.  En  de  certains  mo- 
mens  vous  lui  trouverez  un  reffbrt  d'une  extrême  adivité  , 
une  clarté  d'efprit  à  percer  les  nues.  Le  plus  fouvent  ce  me  me 
efprit  vous  paroit  lâche  ,  moîte  ,  &  comme  environné  d'un 
épais  brouillard.  Tantôt  il  vous  devance  &  tantôt  il  relie 
immobile.  Un  inftant  vous  diriez  ,  c'eft  un  génie  ,  &  l'inftanc 
d'après  ,  c'eft  un  fot  :  vous  vous  tromperiez  toujours  ;  c'effc 
un  enfant.  C'eft  un  aiglon  qui  fend  l'air  un  inftant,  &  re- 
tombe l'inftant  après  dans  fon  aire. 

Traitez-le  donc  félon  fon  âge  malgré  les  apparences  ,  & 
craignez  d'épuifer  fes  forces  pour  les  avoir  voulu  trop  exer- 
cer. Si  ce  jeune  cerveau  s'échauffe  ,  fî  vous  voyez  qu'il  com- 
mence à  bouillonner ,  laiiTez-le  d'abord  fermenter  en  liberté  , 
mais  ne  l'excitez  jamais  ,  de  peur  que  tout  ne  s'exhale  ;  & 
quand  les  premiers  efprits  fe  feront  évaporés ,  retenez  ,  com- 
primez les  autres ,  jufliu'à  ce  qu'avec  les  années  tout  fe  tourne 
en  chaleur  &  en  véritable  force.  Autrement  vous  perdrez 
votre  tems  &  vos  foins  ;  vous  détruirez  votre  propre  ouvrage  , 
&.  après  vous  être  indifcretemcnc  enivrés  de  toutes  ces  va* 


144  EMILE. 

peurs    inflammables  ,   il  ne  vous    rcflcra   qu'un  marc  fans 
vigueur. 

Des  enfans  étourdis  viennent  les  hommes  vulgaires  ;  je  ne 
fâche  point  d'obfervation  plus  générale  &c  plus  certaine  que 
celîe-lh.  Rien  n'e/t  plus  difficile  que  de  diîtinguer  dans 
l'enfance  la  Itupidiré  réelle  ,  de  cette  apparente  &c  rrompeufe 
ftupidité  qui  elt  l'annonce  des  âmes  fortes.  Il  paroit  d'abord 
étrange  que  les  deux  extrêmes  ayent  des  fignes  fi  femblables., 
ôc  cela  doit  pourtant  être  ;  car  dans  un  âge  où  l'homme  n'a 
encore  nulles  véritables  idées  ,  toute  la  différence  qui  fe  trouve 
entre  celui  qui  a  du  génie  ôc  celui  qui  n'en  a  pas  ,  e(t-  que  le 
dernier  n'admet  que  de  faulfes  iJcos  ,  &c  que  le  premier  n'en 
trouvant  que  de  telles  n'en  admet  aucune  ;  il  relFcmble  donc 
au  ftupide  en  ce  que  l'un  n'eft  capable  de  rien  ,  ôc  que  rien 
ne  convient  à  l'autre.  Le  fcul  figne  qui  peut  les  diflingucr  dé- 
pend du  hazard  qui  peut  offrir  au  dernier  quelque  idée  à  fa 
portée  ,  au  lieu  que  le  premier  eft  toujours  le  même  piir- 
tv>ut.  Le  jeune  Caton  ,  durant  fon  enfance ,  fcmbloit  un  im- 
bécille  dans  la  maifon.  Il  étoit  taciturne  ôc  opiniâtre  :  voili 
tout  le  jugement  qu'on  portoit  de  lui.  Ce  ne  fut  que  dans 
l'anti-chambre  de  Sylla  que  fon  oncle  apprit  h  le  connoître. 
S'il  ne  fiit  point  entré  dans  cette  anti-chambre  ,  peut-être 
eût-il  palFé  pour  une  brute  juîqu'à  l'âge  de  raifori  :  fi  Céfar 
n'eût  point  vécu  ,  peut-être  eût-on  toujours  traité  de  vifion- 
naire  ce  même  Caton  ,  qui  pénétra  fon  funclie  génie  &.  prévit 
tous  fes  projets  de  fi  loin.  ()  que  ceipt  qui  jugent  fi  pix-cipt* 
t^mmenc  les  enfans  font  fiijets  à  fe  tromper  !  Ils  font  fou- 
vcnr  plus  ciJaiis  qu'eux.  J'ui  vu  dans  un  âge  alfcz  avoiicc  uo 

homme 


L    I  J/    R    E      1  I.  145 

homme  qui  m'honoroit  de  foa  amitié ,  pafler  dans  fa  famiîl'; 
&  chez  ks  amis ,  pour  un  efprit  borné  ;  cette  excellente  tête 
fe  meurilFoit  en  filence.  Tout-à-coup  il  s'eit  montré  philo- 
fophe,  &c  je  ne  doute  pas  que  la  poflérité  ne  lui  marque  une 
place  honorable  &:  diftinguée  parmi  les  meilleurs  raifonneurs 
ôc  les  plus  profonds  métaphyficicns  de  fon  fiecle. 

Refpectez  l'enfance  ,   &  ne  vous  prefTez  point  de  la  juger  , 
foit  en  bien,  foit  en  mal.  Lailfez  les  exceptions  s'indiquer,  fe 
prouver ,  fe  confirmer  long-tems  avant  d'adopter  pour  elles 
des   méthodes  particulières.    LailTez  long-tems  agir  la  nature 
avant  de  vous  mêler  d'agir  à  fa  place  ,  de  peur  de  contrarier 
fes  opérations.  Vous  connoifFez ,  dites-vous  ,  le  prix  du  tems , 
&.  n'en  voulez   point  perdre.  Vous   ne  voyez  pas  que  c'elh 
bien  plus  le  perdre  d'en  mal  ufer  que  de  n'en  rien  faire  ;  6c 
qu'un  enfant  mal  instruit,  elè  plus  loin  de  la  fageffe  ,  que 
celui  qu'on  n'a  point  inflruit  du  tout.  Vous  êtes  allarmé  de 
le  voir  confumer  fes  premières  années  à  ne  rien  faire  !  Com- 
ment !  n'eft-ce  rien  que  d'ctre  heureux  ?  N'ef  t-ce  rien   que 
de  fauter  ,  jouer ,  courir  toute  la  journée  ?    De  fa  vie  il  ne 
fera  li  occupé.   Platon,  dans   fa    République   qu'on  croit  fi 
auftere  ,  n'élevé   les   enfans    qu'en  fêtes ,  jeux  ,    chanfons  , 
paffe-tems  ;  on  diroit  qu'il  a  tout  fait  quand  il  leur  a  bien 
appris  à  fe  réjouir  ;  &  Seneque  parlant  de  l'ancienne  Jeunelfe 
Romaine  ,  elle  étoit,  dit-il,  toujours  debout,  on  ne  lui  en- 
feignoit  rien  qu'elle  dût  apprendre  aflifc.  En  valoit-elle  moins 
parvenue  à  l'âge  viril  ?  Effrayez-vous  donc  peu  de  cette  oifi- 
veté  prétendue.  Que  diriez-vous  d'un  homme  qui  pour  mettre 
toute    la  vie  à   profit    ne   voudroit   jamais   dormir  ?    \^ous 
Eniik.     Tome  I.  T 


J46  E    M    I    L'  E. 

diriez  ;  cet  homme  eft  infenfc  ;  il  ne  jouit  pas  du  tems ,  il  (h 
l'ôce  ;  pour  fuir  le  fommeil  il  court  à  la  mort.  Songez  donc 
que  c'eil  ici  la  même  chofe ,  &  que  l'enfance  elt  le  fommeil 
de  la  raifon. 

L'apparente  facilité  d'apprendre  eft  caufe  de  la  perte  des 
enfans.  On  ne  voit  pas  que  cette  facilité  même  e(è  la  preuve 
qu'ils  n'apprennent  rien.  Leur  cerveau  lifle  Ôc  poli  ,  rend 
comme  un  miroir  les  objets  qu'on  lui  préfente;  mais  rien  ne 
rcite ,  rien  ne  pénètre.  L'enfant  retient  les  mots ,  les  idées  fe 
réflcchiflent ;  ceux  qui  l'écoutent  les  entendent,  lui  feu]  ne  les 
entend  point. 

Quoique  la  mémoire  &  le  raifonnement  foient  deux  facultés 
eflentiellement  différentes  ;  cependant  l'une  ne  fe  développe 
véritablement  qu'avec  l'autre.  Avant  l'âge  de  raifon  l'enfant 
ne  reçoit  pas  des  idées ,  mais  des  images  ;  &  il  y  a  cette 
différence  entre  les  unes  &c  les  autres ,  que  les  images  ne 
font  que  des  peintures  abfolues  des  objets  fcnfibles ,  &i  que 
les  idées  font  des  notions  des  objets  ,  déterminées  par  des 
rapports.  Une  image  peut  être  feule  dans  Tefprit  qui  fe  la 
repréfente  ;  mais  toute  idée  en  fuppofe  d'autres.  Quand  on 
imagine  ,  on  ne  fait  que  voir  ;  quand  on  conçoit ,  on  com- 
pare. Nos  fenfations  font  purement  paflivcs  ,  au  lieu  que 
toutes  nos  perceptions  ou  idées  naiffent  d'un  principe  adif 
qui  juge.   Cela  fera  démontre  ci-après. 

Je  dis  donc  que  les  enfans  n'étant  pas  capables  de  juge- 
ment n'ont  point  de  véritable  mémoire.  Ils  retiennent  des 
fons ,  des  figures ,  des  fenfations ,  rarement  des  idées ,  plus 
rarcmcot  leurs  liaifons.    Eu    m'objeȔtant   qu'ils   apprcimcnt 


t   I   V    R   E     IL  147 

quelques  élémens  de  Géométrie  ,  on  croit  bien  prouver 
contre  moi ,  Se  tout  au  contraire ,  c'eft  pour  moi  qu'on 
prouve  :  on  montre  que  loin  de  favoir  raifonner  d'eux-mêmes, 
ils  ne  favent  pas  même  retenir  les  raifonnemens  d'autrui  ; 
car  faivez  ces  petits  Géomètres  dans  leur  méthode ,  vous 
voyez  auflî-tôt  qu'ils  n'ont  retenu  que  l'exaAe  impreflion  de 
la  figure  &  les  termes  de  la  démonftration.  A  la  moindre 
objection  nouvelle ,  ils  n'y  font  plus  ;  renverfez  la  figure  ^ 
ils  n'y  font  plus.  Tout  leur  fivoir  eft  dans  la  fenfation  , 
rien  n'a  paffé  jufqu'à  l'entendement.  Leur  mémoire  elle- 
même  n'elt  gueres  plus  parfaite  que  leurs  autres  facultés  ; 
puifqu'il  faut  prefque  toujours  qu'ils  rapprennent  étant  grands 
les  chofes  dont  ils  ont  appris  les  mots  dans  l'enfance. 

Je  fuis  cependant  bien  éloigné  de  penfcr  que  les  enfanj 
n'aient  aucune  efpece  de  raifonnement  (  14).  Au  contraire, 
je  vois  qu'ils  raifonncnt  très-bien  dans  tout  ce  qu'ils  con- 
noiffent,  &  qui  fe  rapporte  à  leur  intérêt  préfent  &  fenfible. 
Mais  c'eft  fur  leurs  connoilîlinces  que  l'on  fe  trompe  ,  en 
leur  prêtant  celles  qu'ils  n'ont  pas  ,  ôc  les  faifant  raifonner 
fur  ce  qu'ils  ne  fauroient  comprendre.  On  fe  trompe  encore 


(14)  J'ai   fait  cent  fois  réflexion  tous    les      termes   ,   <Sr    de  fubflituer 

en  écrivant,  qu'il  eft  impcffiblc  dans  fans   ceffe    la    définition    à    la    place 

un    long   ouvrage  ,   de   donner   tou-  du    défini    eft    belle  ,    mais  iniprati. 

jours    les    mêmes    fens   aux    mêmes  cable  ;    car    comment  éviter  le    cer- 

mots.    Il    n'y    a    point     de    langue  de  ?   Les  définitions  pourroient  ê're 

a(Tez  riche    pour  fournir   autant    de  bonnes    fi    l'on    n'eniployoit   pas  des 

termes  ,    de    tours    &    de   phrafes  ,  mots   pour    les  faire.    Alalgré  cela  , 

que  nos  idées  peuvent  avoir  de  mo-  je  fuis  perfuadé  qu'on  peut  être  clair, 

(Udcations.   Ifi    méthode    de    définir  mêuie    dans    la    pauvreté    de    noue 


14»  EMILE. 

en  voulant  les  rendre  artcnrifs  à  des  confidci-ations  qui  ne 
les  touchent  en  aucune  manière ,  comme  celle  de  leur  inté- 
rêt à  venir,  de  leur  bonheur  étant  hommes,  de  l'eltime  qu'on 
aura  pour  eux  quand  ils  feront  grands  ;  difcoiu-s  qui ,  tenus 
à  des  éo-es  dcpour\ais  de  toute  prévoyance,  ne  fignificnt  abfo- 
lument  rien  pour  eux.  Or,  toutes  les  études  forcées  cfe  ces 
pauvres  infortunés  tendent  à  ces  objets  entièrement  étrangers 
h  leurs  efprits.  Qu'on  juge  de  l'attention  qu'ils  y  peuvent 
donner  ! 

Les  Pédagogues  qui  nous  étalent  en  grand  appareil  les 
inftruélions  qu'ils  donnent  à  leiu-s  difciples  ,  font  payés  pour 
tenir  un  autre  langage  :  cependant  on  voit,  par  Iciu-  propre 
conduite  ,  qu'ils  penfent  exaftement  comme  moi  ;  car  que 
leur  apprennent-ils  enrin?  Des  mots,  encore  des  mots,  6c 
toujours  des  mots.  Parmi  les  diverfes  Sciences  qu'ils  le 
vantent  de  leur  enfcigner ,  ils  fe  gardent  bien  de  choifir  celles 
qui  leur  feroient  véritablement  utiles ,  parce  que  ce  feroienc 
des  fciences  de  chofes ,  &:  qu'ils  n'y  réuiîiroicnt  pas  ;  mai^ 
celles  qu'on  pjroit  favoir  quand  on  en  fait  les  termes  :  le 
Blafon  ,  la  Géographie ,  la  Chronologie ,  les  Laiigues  ,   &:c. 

tanjjue  ;    non  pas    en  donnant  tou-  de  définition.  Tantôt  je  dis  que  les 

jours  les  mcmcs  acceptions  aux  mê-  enfans    font   incapables   de  raifonne- 

mes  mots  ,  mais  en  faifant  en  forte  ,  nient    &  tantl^t  je  les   fais  raifonncr 

autant  de   fois    qu'on   emploie    cha-  avec  affcz  de  fineffe  ;   je  ne  crois  pas 

que  mot  ,  que  l'acception  qu'on  lui  en  cela  me  contredire  dans  mes  itlces  j. 

donne    foit    fuftifarrunent    détermincc  mais    je  ne  puis    difconvenir  que  je- 

par    les    idées    qui   s'y   rapportent  .  ne   me  contredifc  (uuv«at  dans-  me» 

&   que    chaque   période  où  ce    mot  exprcn'ioiis. 
le  trouvt  lui  fcrve  ,  pour  iiin&  gliie  , 


L    I    V    R    E     I  I.  149 

Toutes  études  fi  loin  de  l'homme  ,  &  fur-tout  de  l'enfant , 
que  c'eft  une  mei-veille  fi  rien  de  tout  cela  lui  peut  être  utile 
une  feule  fois  en  fa  vie. 

On  fera  furpris  que  je  compte  l'éaide  des  Langues  au  nom- 
bre des  inutilités  de  l'éducation  ;  mais  on  fe  fouviendra  que 
je  ne  parle  ici  que  des  études  du  premier  âge ,  &  quoi  qu'on 
puifle  dire  ,  je  ne  crois  pas  que  jufqu'à  l'âge  de  douze  ou 
quinze  ans  nul  enfant,  les  prodiges  à  part,  ait  jamais  vrai- 
ment appris  deux  Langues. 

Je  conviens  que  fi  l'étude  des  Langues  n'étoit  que  celle 
des  mots,  c'eft-à-dire ,  des  figures  ou  des  fons  qui  les 
expriment ,  cette  étude  pourroit  convenir  aux  enfans  ;  mais 
les  Langues  en  changeant  les  figncs  modifient  aulli  les  idées 
qu'ils  repréfenrent.  Les  têtes  fe  forment  fur  les  langages ,  les 
penfées  prennent  la  teinte  des  idiomes.  La  raifon  feule  efl 
commune  ;  l'efprit  en  chaque  Langue  a  fa  forme  particulière  : 
différence  qui  pourroit  bien  être  en  partie  la  caufe  ou  l'effet 
des  carafteres  nationaux  ;  &  ce  qui  paroit  confirmer  cette 
conjecture ,  efl  que  chez  routes  les  nations  du  monde  la 
lL,angue  fuit  les  viciflitudes  des  mœurs  ,  ôc  fe  confer\'e  ou 
s'altère  comme   elles. 

De  ces  formes  diverfes  l'uftge  en  donne  une  â  Tenfant  , 
ôc  c'eft  la  feule  qu'il  garde  jufqu'à  l'âge  de  raifon.  Pour  en 
avoir  dpux  ,  il  faudroit  qu'il  fçiit  comparer  des  idées  ;  & 
comment  les  compareroit-il  ,  quand  il  eft  h  peine  en  état 
de  les  concevoir  ?  Chaque  chofe  peut  avoir  pour  lui  mille 
figncs  dlffcrens  ;  mais  chaque  idée  ne  peut  avoir  qu'une 
forme ,   il  ne  peut  donc  apprendre  â  parler  qu'une  Langue. 


,$•  EMILE. 

Il  en  apprend  cependant  plufieurs ,  me  dit-on  :  je  le  nie.  Ta? 
vu  de  ces  petits  prodiges  qui  croyoient  parler  cinq  ou  fix 
Langues.  Je  les  ai  entendus  fuccefllvemenc  parler  allemand , 
en  termes  latins,  en  termes  François,  en  termes  italiens;  ils 
fe  fervoicnt  à  la  vérité  de  cinq  ou  fix  didionnaires  ;  mais 
ils  ne  parloient  toujours  qu'allemand.  En  un  mot,  donnez 
aux  enfans  tant  de  fynonymes  qu'il  vous  plaira  ;  vous  chan- 
gerez les  mots ,  non  la  Langue  i  ils  n'en  fauront  jamais 
qu'une. 

C'eft  pour  cacher  en  ceci  leui-  inaptitude  qu'on  les  exerce 
par  préférence  fur  les  Langues  mortes  ,  dont  il  n'y  a  plus 
de  juges  qu'on  ne  puilîe  recufer.  L'ufage  familier  de  ces 
Langues  étant  perdu  depuis  long-tems,  on  fc  contente  d'i- 
miter ce  qu'on  en  trouve  écrit  dans  les  livres  ;  &c  l'on  appelle 
cela  les  parler.  Si  tel  elt  le  grec  ôc  le  latin  des  maîtres  ,  qu'on 
juge  de  celui  des  enfans  !  A  peine  ont-ils  appris  par  cœur 
leur  rudiment ,  auquel  ils  n'entendent  abfolument  rien ,  qu'oa 
Jeur  apprend  d'abord  à  rendre  un  difcours  françois  en  mots 
latins  ;  puis ,  quand  ils  font  plus  avances ,  h  coudre  en  profe 
des  plirafes  de  Ciceron ,  &  en  vers  des  centons  de  Virgile. 
Alors  ils  croyent  parler  latin  ;  qui  eft-cc  qui  viendra  les 
contredire  ? 

En  quelqu'étudc  que  ce  puilTc  être  ,  fans  l'idée  des  chofcs 
rcprcfcntccs  les  fignes  reprcfentans  ne  font  rien.  On  borne 
pourtant  toujoiu-s  l'enfant  à  ces  fignes  ,  fans  jamais  pouvoir 
lui  faire  comprendre  aucune  des  chofes  qu'ils  rcprcfcntent. 
En  pcnfant  lui  apprendre  la  defcription  de  la  terre  ,  on  ne 
(ui  apprend  qu'à  toniioîac  des  cartes  ;  ou  lui  apprend  dsf 


LIVRE      IL  tjr 

noms  de  villes  ,  de  pays  ,  de  rivières  ,  qu'il  ne  conçoit  pas 
exilter  ailleurs  que  fur  le  papier  où  l'on  les  lui  montre.  Je 
me  fouviens  d'avoir  vu  quelque  part  une  géographie  qui  com- 
mençoit  ainfi.  QiCeft-ce,  que  le  monde  ?  CeJÎ  un  globe  de  car- 
ton.  Telle  eft  précifément  la  géographie  des  enfans.  Je  pofe 
en  fait  qu'après  deux  ans  de  fphere  &  de  coûnographie  ,  il 
n'y  a  pas  un  feul  enfant  de  dix  ans  ,  qui  ,  fur  les  règles 
qu'on  lui  a  données  ,  fçût  fe  conduire  de  Paris  à  Saint-Denis  : 
Je  pofe  en  fait  qu'il  n'y  en  a  pas  un  ,  qui ,  fur  un  plan  du 
jardin  de  fon  père  ,  fût  en  état  d'en  fuivre  les  détours  fans 
s'égarer.  Voilà  ces  doâeurs  qui  favent  à  point  nommé  où 
font  Pékin  ,  Ifpahan  ,  le  Mexique ,  &  tous  les  pays  de  la 
terre. 

J'entends  dire  qu'il  convient  d'occuper  les  enfans  à  des 
études  où  il  ne  faille  que  des  yeux  ;  cela  pourroit  être  s'il  y 
avoir  quelque  étude  où  il  ne  falût  que  des  yeux  ;  mais  je  n'en 
connois  point  de  telle. 

Par  une  erreur  encore  plus  ridicule  ,  on  leur  fait  étudier 
l'Hiftoire  :  on  s'imagine  que  l'Hiltoire  elt  à  leur  portée  parce 
qu'elle  n'eft  qu'un  recueil  de  faits  ;  mais  qu'entend-on  par 
ce  mot  de  faits  ?  Croit-on  que  les  rapports  qui  déterminent 
les  faits  hiftoriques ,  foient  fi  faciles  à  faifir  ,  que  les  idées  s'en 
forment  fans  peine  dans  l'efprit  des  enfans  ?  Croit-on  que  la 
véritable  connoiflance  des  événemens  foit  fép:irable  de  celle 
de  leurs  caufes  ,  de  celle  de  leurs  effets  ,  &  que  Thiitorique 
tienne  (i  peu  au  moral  qu'on  puilTe  connoîrre  l'un  fans  l'autre  ? 
Si  vous  ne  voyez  dans  les  atflions  âts  hommes  que  les  mou- 
vemens  extérieurs  &c  purement  phyfiqucs  ,  qu'apprenez-vous 


ï5i  EMILE. 

dans  THiftoire  ?  abfolument  rien  ;  &  cetre  étude  dénuée  de 
tout  intérêt  ne  vous  donne  pas  plus  de  plaifu:  que  d'mftruâion. 
Si  vous  voulez  apprécier  ces  adions  par  leurs  rapports  mo- 
raux,  elFayez  de  faire  entendre  ces  rapports  à  vos  Elevés  ,  6c 
vous  verrez  alors  fi  l'Hiftoire  eft  de  leur  âge. 

Lecteurs,  fouvenez-vous  toujours  que  celui  qui  vous  parle, 
n'elt  ni  un  favant  ni  un  Philofophe;  mais  un  homme  fimple, 
ami  de  la  vérité ,  fans  parti ,  fans  fyltême  ;  un  folitaire ,  qui 
vivant  peu  avec  les  hommes  ,  a  moins  d'occafions  de  s'im- 
boire  de  leurs  préjugés  ,  Se  plus  de  tems  pour  rélléchir  fur 
ce  qui  le  frappe  quand  il  commerce  avec  eux.  Mes  raifonne- 
nieiis  font  moins  fondés  fur  des  principes  que  fur  des  faits:  ; 
6:  je  crois  ne  pouvoir  mieux  vous  mettre  à  portée  d'en  juger, 
que  de  vous  rapporter  fouvent  quelque  exemple  des  obferva' 
cions  qui  me  les  fuggerent. 

J'étois  allé  palîer  quelques  jours  à  la  campagne  chez  une 
bonne  merc  de  famille  qui  prenoit  grand  foin  de  fes  enfans 
&c  de  leur  éducation.  Un  matin  que  j'étois  préfcnt  aux  leçons 
de  l'aîné  ,  fon  Gouverneur,  qui  Tavoit  trcs-bien  inftruit  de 
l'Hiltoire  ancienne ,  reprenant  celle  d'Alexandre ,  tomba  fur 
le  trait  connu  du  Médecin  Philippe  qu'on  a  mis  en  tableau  , 
6c  qui  furement  en  valoit  bien  la  peine.  Le  Gouverneur  , 
homme  de  mcrite  ,  lit  fur  l'intrépidité  d'Alexandre  plufieurs 
réflexions  qui  ne  me  plurent  point  ,  mais  que  j'évitai  de 
combattre  ,  pour  ne  pas  le  décréditer  dans  l'efprit  de  fon 
Elevé.  A  table  ,  on  ne  manqua  pas ,  f»lon  la  mcchode  fran- 
çoife,  de  faire  beaucoup  babiller  le  petit  bon -homme.  La 
vivacité  naturelle  à  fon  âge ,  &  l'attente  d'un  applaudilfement 

fiir. 


L    I    V    R    E      IL  153 

fur,  lui  firent  débiter  mille  fottifes  ,  tout -à- travers  Icf- 
quelles  partoient  de  tems  en  tems  quelques  mots  heureux 
qui  faifoient  oublier  le  refte.  Enfin  vint  l'hiftoire  du  Médecin 
Philippe  :  il  la  raconta  fort  nettement  &  avec  beaucoup  de 
grâce.  Après  l'ordinaire  tribut  d'éloges  qu'exigeoit  la  mère 
&  qu'attendoit  le  fils  ,  on  raifonna  fiir  ce  qu'il  avoit  dit. 
Le  plus  grand  nombre  blâma  la  témérité  d'Alexandre  ;  quel- 
ques-uns, à  l'exemple  du  Gouverneur,  admiroient  fa  fermeté, 
fbn  courage  :  ce  qai  me  fit  comprendre  qu'aucun  de  ceux 
qui  étoient  prcfens  ne  voyoit  en  quoi  confiftoit  la  véritable 
beauté  de  ce  trait.  Pour  moi,  leur  dis-je ,  il  me  paroit  que 
s'il  y  a  le  moindre  courage ,  la  moindre  fermeté  dans  l'ac- 
tion d'Alexandre,  elle  n'eit  qu'une  extravagance.  Alors  tout 
le  monde  fe  réunit,  6c  convint  que  c'étoit  une  extravagance. 
J'allois  répondre  &c  m'échauffer ,  quand  une  femme  qui  étoit 
à  côté  de  moi,  ôc  qui  n'avoit  pas  ouvert  la  bouche,  fe  pen- 
cha vers  mon  oreille ,  &  me  dit  tout  bas  :  tai  -  toi ,  Jean- 
Jaques  ;  ils  ne  t'entendront  pas.  Je  h  regardai ,  je  fus  frappé , 
ôc  je  me  tus. 

Après  le  dîné ,  foupçonnant  fur  pluGeurs  indices  que  m.on 
jeune  Docteur  n'avoit  rien  compris  du  tout  à  l'hiitoire  qu'il 
avoit  fi  bien  racontée ,  je  le  pris  par  la  main ,  je  fis  avec 
lui  un  tour  de  parc ,  ôc  l'ayant  quelèionné  tout  à  mon  aife , 
je  trouvai  qu'il  admiroit  plus  que  perfonne  le  courage  fi  vanté 
d'Alexandre  :  nuis  fivez-vous  où  il  voyoit  ce  courage  ?  uni- 
quement dans  celui  d'avaler  d'un  fcul  trait  un  breuvage  de 
mauvais  goût,  fans  hcfiter,  fans  marquer  la  moindre  répu- 
gnance. Le  pauvre  enfant ,  à  qui  Ton  avoic  fait  prendre  md» 
Emile.    Tome  L  V 


154  EMILE. 

decine  il  n'y  avoir  pas  quinze  jours,  6c  qui  ne  l'avoit  pri<e 
qu'avec  une  peine  iniinie  ,  en  avoir  encore  le  déboire  à  la  bou- 
che. La  mort,  l'empoifonnement  ne  paffoient  dans  fon  efprit 
que  pour  des  fenfations  dcfagrcables  ,  d:  il  ne  concevoir  pas  , 
pour  lui  ,  d'autre  poifon  que  du  fénc.  Cepeiidant  il  faut 
avouer  que  la  fermeté  du  Héros  avoir  fait  une  grande  im- 
preflion  fur  fon  jeune  cœur,  &c  qu'à  la  première  médecine 
qu'il  faudroit  avaler,  il  avoir  bien  réfolu  d'être  un  ^^lexandre. 
Sans  entrer  dans  des  éclairciflemens  qui  paflbient  évidem- 
ment fa  portée ,  je  le  confirmai  dans-ces  difpofitions  louables , 
ôc  je  m'en  retournai  riant  en  moi-même  de  la  haute  fagelTe 
des  Pères  &c  des  Maîtres,  qui  penfent  apprendre  l'Hiltoire  aux 
cnfans. 

Il  efl  aifé  de  mettre  dans  leurs  bouches  les  mots  de  Rois , 
d'Empires  ,  de  Guerres ,  de  Conquêtes  ,  de  Révolutions ,  de 
Loix  ;  mais  quand  il  fera  quel tion  d'attacher  à  ces  mots  des 
idées  nettes ,  il  y  aura  loin  de  l'entretien  du  Jardinier  Robert 
h.  toutes  ces  explications. 

Quelques  ledcurs  mécontens  du  tai-toi  Jean  *■  Jaques  ^ 
demaïKleront ,  je  le  prévois ,  ce  que  je  trouve  enfin  de  C\ 
beau  dans  Tasftion  d'Alexandre  ?  Infortunés  !  s'il  faut  vous 
le  dire  ,  comment  le  comprcndrez-vous  ?  c'cil:  quWlexandre 
croyoit  à  la  vertu  ;  c'eft  qu'il  y  croyoit  fur  Çà  tête  ,  fur  fa 
propre  vie;  c'ell  que  fa  [grande  ame  étoit  faite  pow  y  croire. 
O  que  cette  médecine  avalée  étoit  une  belle  profcfTion  de 
foi  !  Non  jamais  mortel  n'en  fit  une  fi  fublimc  :  s'il  elè  quel- 
que moderne  i\lexandrc  ,  qu'on  me  le  montre  à  de  pareils 
traits. 


LIVRE     IL  ISS 

S'il  n'y  a  point  de  fcience  de  mots,  il  n'y  a  point  d'écude 
propre  aux  enfans.  S'ils  n'ont  pas  de  vraies  idées ,  ils  n'ont 
point  de  véritable  mémoire  ;  car  je  n'appelle  pas  ainfi  celle 
qui  ne  rerient  que  des  fenfations.  Que  fert  d'infcrire  dans 
leur  tcte  un  catalogue  de  lignes  qui  ne  repréfentent  rien 
pour  eux  ?  En  apprenant  les  chofes  n'apprendront-ils  pas  le$ 
fignes  ?  Pourquoi  leur  donner  la  peine  inutile  de  les  apprenr 
dre  deux  fois  ?  ôc  cependant  quels  dangereux  préjugés  ne 
commencc-t-on  pas  à  leur  infpirer  ,  en  leur  faifant  prendre 
pour  de  la  fcience  des  mots  qui  n'ont  aucun  fens  pour  eux, 
C'ef l  du  premier  mot  dont  l'enfant  fe  paye ,  c'eit  de  h  pre- 
mière chofe  qu'il  apprend  fur  la  parole  d' autrui ,  fans  en  voir 
l'utilité  lui-même ,  que  fon  jugement  eft  perdu  :  il  aura  long- 
tems  à  briller  aux  yeux  "  des  fots ,  avant  qu'il  répare  une  telle 
perte  (15). 

Non ,  fi  la  nature  donne  au  cerveau  d'un  enfant  cette 
fouplefle  qui  le  rend  propre  à  recevoir  toutes  fortes  d'imprel- 


(  lO  La  plupart  des  Savans  le  font  peu  près  la  fcience  à  la  mode  les  ficcle* 
à  la  manière  des  enfans.  La  vafte  cru-  derniers  ;  celle  de  notre  Ijecle  eft  au- 
dition rcfulte  moins  d'une  multitude  tre  chofe.  On  n'étudie  plus  ,  on  n'ob- 
d'idées  que  d'une  multitude  d'ima-  ferve  plus ,  on  rêve  ,  &  l'on  nous  don- 
-ges.  Les  dates  ,  les  noms  propres  ,  ne  gravement  pour  delà  Phiiofopliie  les 
les  lieux,  tous  les  objets  ifolcs  ou  rêves  de  quelques  mnuv.;ifes  nuits.  On 
dénués  d'idiies  fe  retiennent  unique-  me  dira  que  je  rcvc  aulU  ;  j'en  con- 
ment  par  la  mémoire  des  fignes  ,  &  viens  :  mais  ,  ce  que  les  autres  n'ont 
rarement  fe  rappclie-t-on  quelqu'une  garde  de  faire  ,  je  donne  mes  rêves 
de  .ces  chofes  fans  voir  en  même-tems  pour  des  rêves ,  laiffant  chercher  au 
le  icSh  ou  le  vcrfo  de  la  page  où  on  lecteur  s'ils  ont  quelque  chofe  d'utile 
l'a  lue ,  ou  la  figure  fous  laquelle  on  aux  gens  éveillés, 
la  vit  la  première  fois.  Telle  étoit  4 

V  1 


is6  EMILE. 

fions,  ce  n'efb  pas  pour  qu'on  y  grave  des  mots  de  Rois  , 
des  dates ,  des  termes  de  blazon  ,  de  fpherc  ,  de  géographie , 
&  tous  ces  mots  Hins  aucun  fens  pour  fon  âge ,  &c  fans 
aucune  utilité  pour  quelque  âge  que  ce  foit ,  dont  on  acca- 
ble fa  triite  &  ftérile  enfance  ;  mais  c'eft  pour  que  toutes 
les  idées  qu'il  peut  concevoir  <5c  qui  lui  font  utiles  ,  toutes 
celles  qui  fe  rapportent  à  fon  bonheur ,  &  doivent  l'éclairer 
un  jour  fur  fes  devoirs  ,  s'y  tracent  de  bonne  heure  en 
caraderes  ineffaçables ,  &  lui  fcr\"cnt  à  fe  conduiie  pendant 
fa  vie  d'une  manière  convenable  à  fon  être  6c  à  fes  facultés. 
Sans  étudier  dans  les  livres  ,  l'efpece  de  mémoire  que 
peut  avoir  un  enfant  ne  relie  pas  pour  cela  oifive  ;  tout  ce 
qu'il  voit ,  tout  ce  qu'il  entend  le  frappe  &  il  s'en  fouvienr; 
il  tient  regiftre  en  lui-même  des  atilions ,  des  difcours  des 
hommes ,  &:  tout  ce  qui  l'environne  eft  le  livre  dans  lequel  , 
fans  y  fongcr,  il  enrichit  continuellement  fa  mémoire,  en 
-attendant  que  fon  jugement  puilFc  en  profiter.  C'ell:  dans  le 
choix  de  ces  objets  ,  c'efl:  dans  le  foin  de  lui  prcfcnter  fans 
cclfe  ceux  qu'il  peut  connoîcre  <Sc  de  lui  cacher  ceux  qu'il  doit 
Ignorer ,  que  confifk  le  véritable  art  de  cultiver  en  lui  cette 
première  faculté;  &  c'eft  par-l;\  qu'il  faut  fâcher  de  lui  former 
un  magafin  de  connoilfances  qui  fervent  à  fon  éducation  durant 
fa  jcunclR' ,  &  h  fa  conduite  dans  tous  les  tcms.  Cette  mé- 
thode,  il  cft  vrji,  ne  forme  point  de  petits  prodiges,  &  ne 
fait  pas  briller  les  Gouvernantes  &c  les  Précepteurs;  mais  elle 
forme  des  hommes  judicieux,  robuftcs,  fains  de  corps  &  d'en- 
tendement, qui  fans  s'être  fait  admirer  étant  jeunes,  fefont 
honorer  étant  grands. 


L    I    V    R    E      I  I.  157 

Emile  n'apprendra  jamais  rien  par  cœur ,  pas  même  des 
fables ,  pas  même  celles  de  La  Fontaine ,  toutes  naïves , 
routes  charmantes  qu'elles  font  ;  car  les  mots  des  fables  ne 
font  pas  plus  les  fables,  que  les  mots  de  l'Hilloire  ne  font 
l'iiiltoire.  Comment  peut -on  s'aveugler  alTez  pour  appcller 
les  fables  Li  morale  des  enfans  ?  fans  fonger  que  l'apologuç 
en  les  amufint  les  abufe ,  que  féduits  par  le  menfonge  ils 
lailfent  échapper  la  vérité,  &  que  ce  qu'on  fait  pour  leur  ren- 
dre l'inftruction  agréable  les  empêche  d'en  profiter.  Les  fables 
peuvent  indniire  les  hommes ,  mais  il  faut  dire  la  vérité  nue 
aux  enfans;  fîtô:  qu'on  la  couvre  d'un  voile,  ils  ne  fe  donnent 
plus  la  peine  de  le  lever. 

On  fait  apprendre  les  fables  de  La  Fontaine  à  tous  les  en- 
flins ,  &  il  n'y  en  a  pas  un  feul  qui  les  entende.  Quand  ils  les 
entcndroient,  ce  fcroit  encore  pis;  car  la  morale  en  efl:  telle- 
ment mêlée  &z  Cl  difproportionnce  à  leur  âge  ,  qu'elle  les 
porteroit  plus  au  vice  qu'à  la  vertu.  Ce  font  encore  1;\ , 
direz-vous ,  des  paradoxes  ;  foit  :  mais  voyons  fi  ce  font  des 
vérités. 

Je  dis  qu'un  "enfint  n'entend  point  les  fables  qu'on  lui  fait 
apprendre  ;  parce  que  quelque  effort  qu'on  f  ilfe  pour  les  ren- 
dre fimples  ,  l'inllrudion  qu'on  en  veut  tirer  force  d'y  faire 
entrer  des  idées  qu'il  ne  peut  faifir  ,  ëc  que  le  toiu-  même  de 
la  poéfie  en  les  lui  rendant  plus  faciles  à  retenir,  les  lui  rend 
plus  difficiles  à  concevoir  ;  en  forte  qu'on  acheté  l'agrément 
aux  dépens  de  la  clarté.  Sans  citer  cette  multitude  de  fables 
qui  n'ont  rien  d'intelligible  ni  d'utile  pour  les  enfans,  &  qu'on 
leur  fait  indifcreccment  apprendre  avec  les  autres  p;ircc  qu'elles 


rjS  E    xM    I    L    E. 

s'y  trouvent  mciées ,  bornons-nous  à  celles  que  l'Auteur  fem- 
ble  avoir  faites  fpécialement  pour  eux. 

Je  ne  connois  dans  tout  le  Recueil  de  La  Fontaine ,  que 
cinq  ou  fbc  fables  où  brille  éminemment  la  naïveté  puérile  : 
de  ces  cinq  ou  fix ,  je  prends  po;ir  exemple  la  première  de 
toutes  (  *  ) ,  parce  que  c'eit  celle  dont  la  morale  efè  le  plus 
de  tout  âge  ,  celle  que  les  enfans  faiiiflent  le  mieux  ,  celle 
qu'ils  apprennent  avec  le  plus  de  plaiilr ,  enfin  celle  que  poiu: 
cela  même  l'Auteur  a  mile  par  préférence  à  la  tête  de  fon 
livre.  En  lui  fuppofant  réellement  l'objet  d'être  entendu  des 
enfans ,  de  leur  plaire  ôc  de  les  inf ixuire ,  cette  fable  eft  alTu- 
rément  fon  chef-d'œuvre  :  qu'on  me  permette  donc  de  la  fuivre 
&  de  l'examiner  en  peu  de  mots. 

LE  CORBEAU  ET  LE  RENARD, 

Fable. 

Miiitre    Corbeau ,  fur  un   arbre  perche , 

Maître  !  que  fignifie  ce  mot  en  lui  -  même  ?  que  fignifie- 
t  -  il  au  devant  d'un  nom  propre  ?  quel  fens  a  - 1  -  il  dans 
cette   occaTion  ? 

Qu'elè  -  ce  qu'un  Corbeau  ? 

Qu'cit  -  ce  qu'w/z  arbr:  perché  ?  l'on  ne  dit  pas  ;  fur  un 
arbre  perché  :  l'on  dit,  perché  fur  un  arbre.  Par  conféqucnt 
il  faut  parler  àcs  inverfions  de  la  Poéiic  \  il  faut  dire  ce 
que  c'clt  que  Profe  &  que  Vers. 

(")  Ccfl  la  féconde  &  non  la  pronicrc ,  comme  l'a  Ucs-bicn  remarqua 
M.  FornKy. 


L    I    V    R    E     I  I.  159 

Tenait  dans  fon   hcc  un  fromage. 

Quel  fromage  ?  étoit-ce  un  fromage  de  SuilTe ,  de  Brie  , 
ou  de  Hollande  ?  Si  l'enfant  n'a  point  vu  de  Corbeaux , 
que  gagnez  -  vous  à  lui  en  parler  ?  s'il  en  a  vu ,  comment 
concevra-t-il  qu'ils  tiennent  un  fromage  à  leur  bec  ?  Faifcns 
toujoui-s  des  images  d'après  nature. 

Maître  Renard ,  par  Codeur  alléché  ^ 

Encore  un  maître  !  mais  pour  celui-ci  c'elt  à  bon  titre  : 
il  eft  maître  pafTé  dms  les  tours  de  fon  m.étier.  Il  faut  dire 
ce  que  c'eft  qu'un  Renai'd,  &  diftinguer  fon  vrai  naturel, 
du  caraâere  de  convention  qu'il  a  dans    les  fables. 

Alléché.  Ce  mot  n'eft  pas  ufîté.  Il  le  flmt  expliquer  :  il 
faut  dire-  qu'on  ne  s'en  fert  plus  qu'en  Vers.  L'enfant  de- 
mandera pourquoi  l'on  parle  autrement  en  Vers  qu'en  Profe. 
Que  lui  repondrez  -  vous  ? 

Alléché  par  Vodcur  d'un  fromage  !  Ce  fromage  tenu  par 
un  Corbeau  perché  fur  un  arbre  ,  devoir  avoir  beaucoup 
d'odeur  pour  être  fenti  par  le  Renard  dans  un  taillis  ou 
dans  fon  terrier!  Efb-ce  ainfî  que  vous  exercez  votre  Elevé 
à  cet  efprit  de  critique  judicieufe  ,  qui  ne  s'en  laifTe  impo- 
fer  qu'à  bonnes  enfeigncs  ,  &  fait  difcerner  la  vérité  du 
menfonge ,  diuis  les  narrations  d'autrui  ? 

Lui  tint  à  peu  pris  ce  langage  : 

Ce  langage  !  les  Renards  parlent  donc  ?  ils  parlent  donc 
la  même  Langue    que    les   Corbeaux  ?    Sage   Précepteur  , 


i69  EMILE. 

prends  garde  h  toi  :  pefe  bien  ta  rcponfe  avant  de  la  faire. 
Elle  ixTiporce  plus  que  tu  n'as  penfc. 

Eh  !  bon  Jour ,  Monfieur  U  Corbeau,  l 

Monfieur  !  titre  que  l'enfant  voie  toorncr  en  dcrifion , 
même  avant  qu'il  fachc  que  c'eft  un  titre  d'honneur.  Ceux 
qui  difent  Monfieur  du  Corbeau  auront  bien  d'autres  affai- 
res avant  que  d'avoir  expliqué  ce  du. 

Que  vous  êtes  charmant  !  que  vous  me  fcmbU^  beau  ! 

Cheville ,  redondance  inutile.  L'enfant ,  voyant  répeter  la 
même  chofe  en  d'autres  termes ,  apprend  à  parler  lâche- 
ment. Si  vous  dites  que  cette  redondance  e't  un  art  de 
l'Auteur  ,  &  entre  dans  le  deflein  du  Renard  ,  qui  veut 
paroître  multiplier  les  éloges  avec  les  paroles  ;  cette  excufc 
fera  bonne   pour  moi ,    mais  non  pas  pour   mon  Elevé. 

SKir.s  mentir ,  Jî  votre  ramage 

Sans  mentir  !  on  ment  donc  quelquefois  ?  Où  en  fera 
l'enfint ,  fi  vous  lui  apprenez  que  le  Renard  ne  dit ,  fans 
mentir ,  que  parce  qu'il  ment  ? 

Répondolt  à  votre  pluniage. 

Répondait  !  Que  fignifie  ce  mot  ?  Apprenez  à  l'cnfint  i 
comparer  des  qualités  aulTi  différentes  que  la  voix  &i  le  plu- 
mage ;   vous  verrez  comme  il  vous  entendra. 

Vous 


L    I    V    R    E      I  T.  r6i 

Fous  ferle:!^  le  Plicnlx  des  hôtes  dt  us  bois'. 

Le  Phénix  !  Qu'elt-ce  qu'un  Phénix  ?  Nous  voici  tout-à- 
coup  jettes  dans  la  menteufe  antiquité  ;  prefque  dans  la 
mythologie. 

Les  hôtes  de  ces  bois  l  Quel  difcours  figuré  !  Le  flatteur 
ennoblit  fon  langage  &  lui  donne  plus  de  dignité  pour  le 
i-endre  plus  féduifant.  Un  enfant  entendra-t-il  cette  iinelfe  ? 
fait-il  feulement  ,  peut-il  fivoir  ,  ce  que  c'eit  qu'un  itile 
noble  &:  un  fèile  bas  ? 

A  ces  mots ,  le  Corbeau  ne  fe  fent  pas  de  joie. 

Il  faut  avoir  éprouvé  déjh  des  pafllons  bien  vives  pout 
fentir  cette  expreflion  proverbiale. 

Et  pour  montrer  fa  belle  voix  / 

N'oubliez  pas  que  pour  entendre  ce  vers  &c  toute  la  fa- 
ble ,  l'enfant  doit  favoir  ce  que  c'eit  que  la  belle  voix  dur 
corbeau. 

Il  ouvre  un  large  bec ,  laljfe  tomber  fa  proie. 

Ce  vers  efi  admirable  ;  l'harmonie  feule  en  fait  image.' 
Je  vois  un  grand  vilain  bec  ouvert  ;  j'entens  tomber  le  fro- 
mage à  travers  les  branches  :  mais  ces  fortes  de  beautés 
font  perdues  pour  les  enfans. 

Le  Renard  s\n  faljit  ,  &  dit  ;   mon  bon  Monjîeur , 

Voili  donc  déjà   la   bonté   transformée  en  bétife  :  alTu- 
rcment  on  ne  perd  pas  de  tems  pour  initruirc  les  eiif.ms. 
Emile.    Tome  I.  X 


toi  E    xM    I    L    E. 

^pprene^  que  coût  flatteur 
Maxime  générale  ;  nous   n'y  fommes   plus. 
Vît  aux  dépens  de  celui  qui  Cècoute, 
Jamais  enfant  de  dix  ans  n'entendit   ce    vers  li. 
Cette  leçon  vaut  bien  un  fromage  ,  flins   doute. 

Ceci  s'entend  ,  &  la  penfce  eft  très-bonne.  Cependant 
il  y  aura  encore  bien  peu  d'enfans  qui  fâchent  comparer 
une  leçon  à  un  fromage  ,  &  qui  ne  préférairent  le  fro- 
mage à  la  leçon.  Il  faut  donc  leur  faire  entendre  que  ce 
propos  n'elt  qu'une  raillerie.  Que  de  finelFc  pour  des  enfansl 

Le    Corbeau ,    honteux   &  confus  , 

Autre  pléonafme  ;  mais  celui  -  ci  eft  inexculable. 

Jura,  mais  un  peu  tard,  quon   ne  Cy  prendrait  plus, 

Jura  !  Quel  e/t  le  fot  de  Maître  qui  ofc  expliquer  à 
l'enfant  ce  que  c'e(t  qu'un    ferment  ? 

Voilà  bien  des  détails  ;  bien  moins  cependant  qu'il  n'en 
faudroit  pour  analyfer  toutes  les  idées  de  cette  fable  ,  & 
les  réduire  aux  idées  fimples  <5c  élémentaires  dont  chacune 
d'elles  eft  compofée.  Mais  qui  eft  -  ce  qui  croit  avoir 
befoin  de  certc  aiialyfc  pour  fe  faire  entendre  à  la  jcunclTe  ? 
Nul  de  nous  n'cft  airex  philofophe  pour  favoir  fc  mettre  h. 
la  place  d'un  enfant.    Paifons  maintenant  à  la    morale. 


L    î    V    R    E      T  I.  ,^î 

Je  demande  fi  c'eft  à  des  enfans  de  fix  ans  qu'il  faut 
apprendre  qu'il  y  a  des  hommes  qui  flattent  ik  mentent 
pour  leur  profit?  On  pourroit  tout  au  plus  leur  apprendre 
qu'il  y  a  des  railleurs  qui  perfiflent  les  petits  garçons  ,  & 
fe  moquent  en  fecret  de  leur  fotte  vanité  :  mais  le  fromage 
gâte  tout  ;  on  leur  apprend  moins  à  ne  pas  le  lailFer  tom- 
ber de  leur  bec ,  qu'à  le  faire  tomber  du  bec  d'un  autre. 
C'eit  ici  mon  fécond  paradoxe ,  &  ce  n'eft  pas  le  moins 
important. 

Suivez  les  enfans  apprenant  leurs  fables ,  &c  vous  verrez 
que  quand  ils  font  en  état  d'en  faire  l'application ,  ils  en 
font  prefque  toujours  une  contraire  h.  l'intention  de  l'Au- 
teur ,  ôc  qu'au  lieu  de  s'obferver  fur  le  défaut  dont  on  les 
veut  guérir  ou  préferver,  ils  penchent  à  aimer  le  vice  avec 
lequel  on  tire  parti  des  défauts  des  autres.  Dans  la  fable 
précédente ,  les  enfans  fe  moquent  du  corbeau  ,  mais  ils 
s'afFe^lionnent  tous  au  renard.  Dans  la  fable  qui  fuit  ;  vous 
croyez  leur  donner  la  cigale  pour  exemple  ,  &.  point  du 
tout,  c'eft  la  fourmi  qu'ils  choifiront.  On  n'aime  point  à 
s'humilier  ;  ils  prendront  toujoui'S  le  beau  rôle  ;  c^eli  le 
choix  de  l'amour  -  propre ,  c'efl:  un  choix  très-namrel.  Or, 
quelle  horrible  leçon  pour  l'enfance  !  Le  plus  odieux  de 
tous  les  monltres  feroit  un  enfant  avare  &c  dur ,  qui  fuiroit 
ce  qu'on  lui  demande  &  ce  qu'il  refufe.  La  fourmi  fait  plus 
encore  ,  elle  lui  apprend  h  railler  dans  fcs  refus. 

Dans  toutes  les  fables  oii  le  lion  cfl:  un  des  perfonnagcs, 
comme  c'efl  d'ordinaire  le  plus  brillant ,  l'enfiint  ne  manque 
point  de  fe  faire  lion  ;  ôc  quand  il  préfide  à  quelque  partage , 

X    2 


461  EMILE. 

bien  inftniit  par  fon  modèle ,  il  a  grand  Toin  de  s'emparer 
de  tout.  Mais  quand  le  moucheron  cerralTe  le  lion  ,  c'eft 
une  autre  affaire  ;  alors  l'enfant  n'eft  plus  lion  ,  il  eft  mou- 
cheron. Il  apprend  à  ruer  un  jour  à  coup  d'aiguillon  ceux 
qu'il  n'oferoit  attaquer  de   pied   ferme. 

Daiis  la  fable  du  loup  maigre  &c  du  chien  gras  ,  au  lieu 
d'une  leçon  de  modération  qu'on  prétend  lui  donner  ,  il  en 
prend  une  de  licence.  Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  beau- 
coup pleurer  une  petite  fille  qu'on  avoit  dcfolce  avec  cette 
fable  ,  tout  en  lui  prêchant  toujours  la  docilité.  On  eue 
peine  à  Hivoir  la  caufe  de  fes  pleurs  ,  on  la  fçut  enfin.  La 
pauvre  enfant  s'ennuyoit  d'être  à  la  chaîne;  elle  fe  fentoic 
le  cou  pelé  ;  elle  pleuroit  de  n'être  pas  loup. 

Ainli  donc  la  morale  de  la  première  fable  citée  eft  pour 
l'enfant  une  leçon  de  la  plus  balTe  flatterie  ;  celle  de  la  fé- 
conde une  leçon  d'inhumanité  ;  celle  de  la  troifieme  une 
leçon  d'injuftice  ;  celle  de  la  quatrième  une  leçon  de  fatyre; 
celle  de  la  cinquième  une  leçon  d'indépendance.  Cette  der- 
nière leçon  ,  pour  être  fuperflue  à  mon  Elevé ,  n'en  eft  pas 
plus  convenable  aux  vôtres.  Quand  vous  leur  doruiez  des 
préceptes  qui  fe  contredifent  ,  quel  fruit  efpércz-vous  de 
vos  foins  ?  Mais  peut  -  être ,  h  cela  près  ,  toute  cette  morale 
qui  me  fcrt  d'objection  contre  les  fables  ,  fournit  -  elle 
autant  de  raifons  de  les  confcrvcr.  Il  faut  une  morale 
en  paroles  &c  une  en  actions  dans  la  fociété  ,  &c  ces 
deux  morales  ne  fe  rclfcmblcnt  point.  La  première  eft 
d:uis  le  Catéchifme  ,  oi'i  on  la  laiire  ;  l'autre  eft  dans 
ks  fables  de  La  Fontaixic    pour    les  cuions  ,  &  dans   fcs 


L    I    V    R    E     I  I.  x^s 

contes    pour   les    mères.     Le    mcme  Auteur   fuffit  à   tout. 

Compofons ,  Moiilieur  de  La  Fontaine.  Je  promets ,  quant 
à  moi ,  de  vous  lire  avec  choix ,  de  vous  aimer ,  de  m'inf- 
rruire  dans  vos  fables  ;  car  j'efpere  ne  pas  me  tromper  fur 
leur  objet.  Mais  pour  mon  Elevé ,  permettez  que  je  ne 
lui  en  laiffe  pas  étudier  une  feule  ,  jufqu'à  ce  que  vous 
m'ayez  prouvé  qu'il  efè  bon  pour  lui  d'apprendre  des  chofcs 
dont  il  ne  comprendra  pas  le  quart  ;  que  dans  celles  qu'il 
pourra  comprendre  il  ne  prendra  jamais  le  change,  6c  qu'au 
lieu  de  fe  corriger  fur  la  dupe ,  il  ne  fe  formera  pas  fur 
le  fripon. 

En  ôtant  ainfi  tous  les  devoirs  des  enfans ,  j'ôte  les  inf- 
trumens  de  leur  plus  grande  mifere,  favoir  les  livres.  La 
ledure  eft  le  fléau  de  l'enfance  ,  &c  prefque  la  feule  occu- 
pation qu'on  lui  fiit  donner.  A  peine  à  douze  ans  Emile 
faura-t-il  ce  que  c'elt  qu'un  livre.  Mais  il  faut  bien  ,  au 
moins ,  dira-t-on ,  qu'il  fâche  lire.  J'en  conviens  :  il  faut 
qu'il  fâche  lire  quand  la  ledure  lui  eft  utile  i  jufqu'alors 
elle   n'eft  bonne   qu'à  l'ennuyer. 

Si  l'on  ne  doit  rien  exiger  des  enfans  par  obéiiïance  ,  il 
s'enfuit  qu'ils  ne  peuvent  rien  apprendre  dont  ils  ne  fentent 
l'avantage  actuel  &c  préfent,  foit  d'agrément  foit  d'utilité  ; 
autrement  quel  motif  les  porteroit  à  l'apprendre  ?  L'art  de 
parler  aux  abfcns  &c  de  les  entendre  ,  l'art  de  leur  commu- 
niquer au  loin  fins  médiateur  nos  fentimens ,  nos  volontés , 
nos  defirs,  efl  un  art  dont  l'utilité  peut  être  rendue  fenfible 
à  tous  les  âges.  Par  quel  prodige  cet  art  fi  utile  &  fi  agréa- 
ble elt-il  devenu  un  tourment  pour  l'enfance  ?  parce  qu'où 


x6ô  E    M    I    L    E. 

k  contraint  de  s'y  appliquer  malgré  elle  ,  &  qu'on  le  met 
à  des  ufages  auxquels  elle  ne  comprend  rien.  Un  enfant  n'eft 
pas  fort  curieux  de  perfectionner  l'inftrument  avec  lequel  on 
le  tourmente  ;  mais  faites  que  cet  inftrument  ferve  à  fes  plai- 
firs ,  &  bientôt  il  s'y  appliquera  malgré  vous. 

On  fe  fait  une  grande  affaire  de  chercher  les  meilleures 
méthodes  d'apprendi-e  \  lire  ;  on  invente  des  bureaux  ,  des 
cartes  ;  on  fait  de  la  chambre  d'un  enfant  un  attclier  d'Im- 
primerie ;  Locke  veut  qu'il  apprenne  à  lire  avec  des  dez. 
Ne  voilh-t-il  pas  une  invention  bien  trouvée  ?  Quelle  pitié  I 
Un  moyen  plus  fur  que  tous  ceux-lii,  &:  celui  qu'on  oublie 
toujours ,  eft  le  defir  d'apprendre.  Donnez  à  l'enfant  ce  defir , 
puis  laiffez-là  vos  bureaux  &c  vos  dez  ;  toute  méthode  lui  fera 
bonne. 

L'intérêt  prcfent  ;  voili  le  grand  mobile ,  le  feul  qui  mené 
furement  &c  loin.  Emile  reçoit  quelquefois  de  fon  père  ,  de 
fa  mère ,  de  fes  parens ,  de  fes  amis ,  des  billets  d'invitation 
pour  un  dîné ,  pour  une  promenade  ,  pour  une  patrie  fur 
Tcau,  pour  voir  quelque  fcte  publique.  Ces  billets  font  courts, 
clairs,  nets  ,  bien  écrits.  Il  faut  trouver  quelqu'un  qui  les  lui 
life  ;  ce  quelqu'un ,  ou  ne  fe  trouve  p:is  toujours  à  point 
nommé  ,  ou  rend  à  l'enfant  le  peu  de  complaifance  que  l'en- 
fant eut  pour  lui  la  veille.  Ainfi  l'occafion ,  le  moment  fe  palTe. 
On  lui  lit  enfin  le  billet,  mais  il  n'cft  plus  tems.  Ah  !  (i 
l'on  eût  fçu  lire  foi-méme  !  On  en  reçoit  d'autres  ;  ils  font 
fi  courts  !  le  fujet  en  eft  fi  intérclTant  !  on  voudroit  effayer 
de  les  déchiffrer  ,  on  trouve  tantôt  de  l'aide  &  tantôt  des 
refus.  On  s'évertue  \  on  déchiflre  enfin  la  moitié  d'un  billet  ; 


LIVRE      ri.  i6j 

il  s'agit  d'aller  demain  manger  de  la  crème on   ne 

fait    où    ni    avec    qui combien    on    fuit    d'efforts 

pour  lire  le  relte  !  je  ne  crois  pas  qu'Emile  ait  bcfojn  du 
bureau.  Parlerai  -  je  à  prcfent  de  l'écriture  ?  Non  ,  j'ai 
honte  de  m'amufer  à  ces  niaiferies  dans  un  traité  de  l'é- 
ducation. 

J'ajouterai  ce  feul  mot  qui  fait  une  importante  maxime  ; 
c'eft  que  d'ordinaire  on  obtient  très  - furement  &  très -vite 
ce  qu'on  n'eft  point  preffé  d'obtenir.  Je  fuis  prefque  fur 
qu'Emile  faura  parfaitement  lire  &  écrire  avant  l'âge  de  dix 
ans  ,  précifément  parce  qu'il  m'importe  fort  peu  qu'il  le 
fâche  avant  quinze  ;  mais  j'aimerois  mieux  qu'il  ne  fçût 
jamais  lire  que  d'acheter  cette  fcience  au  prix  de  tout  ce 
qui  peut  la  rendre  utile  :  de  quoi  lui  fervira  la  leilure  quand 
on  l'en  aura  rebuté  pour  jamais  ?  Id  in  primis  cavert  opor- 
ubit ,  ne  fludia  ,  qui  amart  nondum  poterit ,  od^irit  ,  (j 
amaritudiriem  femel perceptam  etiam  ultra  rudes  annos  rej'or- 
midet  (  16  ). 

Plus  j'infilte  fur  ma  méthode  inaftive  ,  plus  je  fens  les 
objeâions  fe  renforcer.  Si  votre  Elevé  n'apprend  rien  de 
vous,  il  apprendra  des  autres.  Si  vous  ne  prévenez  l'erreur 
p.u-  la  vérité  ,  il  apprendra  des  mcnfonges  ;  les  préjugés  que 
vous  craignez  de  lui  donner ,  il  les  recevra  de  tout  ce  qui 
l'environne  ;  ils  entreront  par  tous  fcs  fens  ;  ou  ils  corrom- 
pront fa  raifon ,  même  avant  qu'elle  foit  formée  ,  ou  fon 
efprit  engourdi  par  une  longue  iiiad:ion  s'abforbera  dans  la 

(16)  Ofiimil.  L.  I.  c.  I. 


i6%  EMILE. 

matière.  L'inhablrude  de  penfcr  dans  l'enfance  en  ôtc  la 
faculté  durant  le  rcfle  de  la  vie. 

Il  me  femble  que  je  pourrois  aifément  répondre  cl  cela  ;  mais 
pourquoi  toujours  des  réponfes?  Si  ma  méthode  répond  d'elle- 
même  aux  objeilions,  elle  elt  bonne  ;  fl  elle  n'y  répond  pas, 
elle  ne  vaut  rien  :  je  pourfuis. 

Si  fur  le  plan  que  j'ai  commencé  de  tracer,  vous  fuivez 
des  règles  directement  contraires  à  celles  qui  font  établies  , 
fl  au  lieu  de  porter  au  loin  l'efprit  de  votre  Elevé ,  fî  au  lieu 
de  l'égarer  fans  celTe  en  d'autres  lieux ,  en  d'autres  climats  , 
en  d'autres  fiecles ,  aux  extrémités  de  la  terre  &  jufques  dans 
les  Cieux ,  vous  vous  appliquez  à  le  tenir  toujours  en  lui- 
même  Se  attentif  à  ce  qui  le  touche  immédiatement  ;  alors 
vous  le  trouverez  capable  de  perception  ,  de  mémoire  ,  & 
même  de  raifonnement  ;  c'ell  l'ordre  de  la  nature.  A  mefure 
que  l'être  fenfitif  devient  aftif,  il  acquiert  un  difcernemenc 
proportionnel  à  ks  forces;  &  ce  n'eft  qu'avec  la  force  fura- 
bondantc  à  celle  dont  il  a  bcfoin  pour  fc  conferxer  ,  que  fe 
développe  en  lui  la  faculté  fpéculative  propre  à  employer  cec 
excès  de  force  à  d'autres  ufiges.  \''ouk'Z-vous  donc  cultiver 
l'intelligence  de  votre  Elevé  ,  cultivez  les  forces  qu'elle  doit 
gouverner.  Exercez  continuellement  fon  corps  ,  rendez  -  le 
robufle  &  fain  pour  le  rendre  fage  ik  raifonnable  ;  qu'il  tra- 
vaille ,  qu'il  agilTe ,  qu'il  coure  ,  qu'il  crie ,  qu'il  foit  toujours 
en  mouvement;  qu'il  foit  homme  par  la  vigueur,  &  bientôt 
il  le  fera  par  la  raifon. 

Vous  l'abrutiriez ,  il  cft  vrai ,  par  cette  méthode  ,  fi  vous 
alliez  toujours  le  dirigeant ,  toujours  lui  difant ,  va  ,  viens , 

rcflc , 


L    rV    R    E      I  I.  169 

tefte ,  fais  ceci ,  ne  fois  pas  cela.  Si  votre  tcte  conduit  tou- 
jours fes  bras  ,  la  fienne  lui  devient  inutile.  Mais  fouvenez-vous 
de  nos  conventions  ;  fi  vous  n'êtes  qu'un  pédant ,  ce  n'eit  pas 
la  peine  de  me  lire. 

C'eft  une  erreur  bien  pitoyable  d'imaginer  que  l'exer- 
cice du  corps  nuife  aux  opérations  de  l'efprit  ;  comme 
£i  ces  deux  adions  ne  dévoient  pas  marcher  de  concert ,  èc 
que  l'une  ne  dût  pas  toujours  diriger  l'autre  ! 

Il  y  a  deux  fortes  d'hommes  dont  les  corps  font  dans  un 
exercice  continuel ,  ôc  qui  furement  fongcnt  auffi  peu  les  uns 
que  les  autres  à  cultiver  leur  ame  ,  favoir ,  les  payfans  6c  les 
Sauvages.  Les  premiers  font  ruftres ,  grofliers ,  mal-adroits  ; 
les  autres  ,  connus  par  leur  grand  fens ,  le  font  encore  par 
la  fubtilité  de  leur  efprit  :  généralement  il  n'y  a  rien  de  plus 
lourd  qu'un  Payfan ,  ni  rien  de  plus  fin  qu'un  Sauvage. 
D'où  vient  cette  différence  ?  c'efl  que  le  premier  faifant  tou- 
jours ce  qu'on  lui  commande ,  ou  ce  qu'il  a  vu  faire  à  fon 
père  ,  ou  ce  qu'il  a  fait  lui  -  même  dès  fa  jeunefTe  ,  ne  va 
jamais  que  par  routine  ;  ôc  dans  fa  vie  prefque  automate  , 
occupé  fans  cefle  des  mêmes  travaux ,  l'habitude  ôc  l'obéiffance 
lui  tiennent  lieu  de  raifon. 

Pour  le  Sauvage,  c'eft  autre  chofe  ;  n'étant  attaché  k 
aucun  lieu  ,  n'ayant  point  de  tâche  prcfcrite ,  n'obéiffant  à 
perfonne,  fans  autre  loi  que  fa  volonté,  il  cft  forcé  de  rai- 
fonner  à  chaque  action  de  fa  vie  ;  il  ne  foit  pas  un  mouve- 
ment ,  pas  un  pas ,  fans  en  avoir  d'avance  envifagé  les  fuites. 
Ainfî  ,plus  fon  corps  s'exerce ,  plus  fon  efprit  s'éclaire  ;  fa  force 
ôc  fa  raifon  croilfent  h  la  fois ,  &  s'étendent  l'une  par  l'autre, 
Emile.    Tome  L  Y 


<7o  EMILE. 

Savant  Précepteur,  voyons  lequel  de  nos  deux  Elevés 
reiïcmble  au  Sauvage,  &c  lequel  rellcmble  au  Paj'flin?  Soumis 
en  tout  i\  une  autorité  toujours  cnfcignante ,  le  vôtre  ne  fait 
rien  que  fur  parole  ;  il  n'ofe  manger  quand  il  a  faim ,  ni  rire 
quand  il  eft  gai ,  ni  pleurer  quand  il  efl  trifte ,  ni  préfenter 
une  main  pour  l'autre ,  ni  remuer  le  pied  que  comme  on  le 
lui  prefcrit,  bientôt  il  n'ofera  rcfpirer  que  fur  vos  règles.  A 
quoi  voulez-vous  qu'il  penfe  ,  quand  vous  pcnfez  h  tout  pour 
lui  ?  Alfuré  de  votre  prévoyance ,  qu'a-t-il  befoin  d'en  avoL-  ? 
Voyant  que  vous  vous  chargez  de  fa  confer\'ation  ,  de  fon 
bien  -  être  ,  il  fe  fent  délivré  de  ce  foin  ;  fon  jugement  fe 
rcpofe  fur  le  vôtre  ;  tout  ce  que  vous  ne  lui  dcf^indcz  pas ,  il 
le  fait  fans  réflexion,  fâchant  bien  qu'il  le  fait  fans  rifque. 
Qu'a-t-il  befoin  d'apprendre  à  prévoir  la  pluie  ?  Il  fait  que 
vous  regardez  au  Ciel  pour  lui.  Qu'a-t-il  befoin  de  régler  (a 
promenade  ?  Il  ne  craint  pas  que  vous  lui  laifîlez  pafTer 
l'heure  du  dîné.  Tant  que  vous  ne  lui  défendez  pas  de  man- 
ger ,  il  mange  ;  quand  vous  le  lui  défendez  ,  il  ne  mange 
plus  ;  il  n'écoute  plus  les  avis  de  fon  eftomac  ,  mais  les 
vôti-es.  Vous  avez  beau  ramollir  fon  corps  dans  l'inadion , 
vous  n'en  rendez  pas  fon  entendement  plus  flexible.  Tout 
au  contraire ,  vous  achevez  de  décréditer  la  raifon  dans  fon 
cfprit ,  en  lui  faifint  ufer  le  peu  qu'il  en  a  fur  les  chofes  qui 
lui  paroificnt  le  plus  inutiles.  Ne  voyant  jamais  ^  quoi  elle 
t(t  bonne  ,  il  juge  enfin  qu'elle  n'eft  bonne  à  rien.  Le  pis 
qui  pourra  lui  arriver  de  mal  raifunncr  fera  d'être  repris ,  ôc 
il  l'eft  li  fouvcnt  qu'il  n'y  fonge  gucres  ;  un  danorcr  li  com- 
mun ne  l'effraye  plus. 


LIVRE      IL 


ï7» 


Vous  lui  trouvez  pourtant  de  l'efprit ,  &  il  en  a  pour 
babiller  avec  les  femmes  ,  fur  le  ton  dont  j'ai  déjà  parlé  ; 
mais  qu'il  foit  dans  le  cas  d'avoir  à  payer  de  fa  perfonne, 
à  prendre  un  parti  dans  quelque  occafion  difficile ,  vous  le 
verrez  cent  fois  plus  Itupide  &c  plus  béte  que  le  fils  du 
plus  gros  manant. 

Pour  mon  Elevé ,  ou  plutôt  celui  de  la  nature ,  exerce 
de  bonne  heure  à  fe  fuffire  à  lui-même ,  autant  qu'il  eft 
poiïîble  ,  il  ne  s'accoutume  point  à  recourir  fans  celTe  aux 
autres  ,  encore  moins  à  leur  étaler  fon  grand  favoir.  En 
revanche  il  juge ,  il  prévoit ,  il  raifonne  en  tout  ce  qui  fe 
rapporte  immédiatement  à  lui.  Il  ne  jafe  pas  ,  il  agit  ;  il 
ne  fait  pas  un  mot  de  ce  qui  fe  fait  dans  le  monde  ,  mais 
il  fait  fort  bien  f.iire  ce  qui  lui  convient.  Comme  il  elt 
fans  cefle  en  mouvement,  il  eft  forcé  d'obferver  beaucoup 
de  chofes  ,  de  connoître  beaucoup  d'effets  ;  il  acquiert  de 
bonne  heure  une  grande  expérience  ,  il  prend  fes  leçons  de 
la  nature  &.  non  pas  des  hommes  ;  il  s'inftruit  d'autant 
mieux  qu'il  ne  voit  nulle  part  l'intention  de  l'initruire.  Ainfi 
fon  corps  &  fon  efprit  s'exercent  à  la  fois.  AgilTant  toujours 
d'après  fa  penfée ,  &;  non  d'après  celle  d'un  autre  ,  il  unie 
continuellement  deux  opérations  ;  plus  il  fe  rend  fort  6c 
robufte ,  plus  il  devient  fenfé  ôc  judicieux.  C'eft  le  moyen 
d'avoir  un  jour  ce  qu'on  croit  incompatible ,  &  ce  que  pref- 
que  tous  les  grands  hommes  ont  réuni  :  la  force  du  corps 
&:  celle  de  l'ame  ;  la  raifon  d'un  fage  &  la  vigueur  d'un 
athlète. 

Jeune  Inftituteur ,  je  vous  prêche  un  art  difficile  ;  c'elt  de 

Y  z 


ijr  EMILE. 

gouverner  fans  préceptes  ,  &  de  tout  faire  en  ne  faifant  rien^ 
Cet  art,  j'en  conviens,  n'efl  pas  de  votre  âge  ;  il  n'eft  pas 
propre  à  faire  briller  d'abord  vos  talens  ,  ni  à  vous  faire 
valoir  auprès, des  pères;  mais  c'eft  le  feul  propre  à  réuflîr. 
Vous  ne  parviendrez  jamais  à  faire  des  fages ,  (i  vo'os  ne 
faites  d'abord  des  poliirons  :  c'étoit  l'éducation  des  Spar- 
tiates ;  au  lieu  de  les  coller  fur  des  livres ,  on  commençoit 
par  leur  apprendre  à  voler  leur  diné.  Les  Spartiates  étoient- 
ils  pour  cela  groflîers  étant  grands  ?  Qui  ne  connoit  la. 
force  &  le  fel  de  leurs  reparties  ?  Toujours  faits  pour  vain- 
cre,  ils  écrafoient  leurs  ennemis  en  toute  efpece  de  guerre,. 
&  les  babillards  Athéniens  craignoient  autant  leurs  mots  que 
leurs  coups. 

Dans  les  éducations  les  plus  foignées ,  le  Maître  com- 
mande (Se  croit  gouverner;  c'eft  en  effet  l'enfant  qui  gou- 
verne. Il  fe  fert  de  ce  que  vous  exigez  de  lui  pour  obtenir 
de  vous  ce  qu'il  lui  plait ,  <5c  il  fait  toujours  vous  faire  payer 
une  heure  d'alFiduité  par  huit  jours  de  complaifance.  A 
chaque  infèant  il  faut  paAifer  avec  lui.  Ces  traités  ,  que 
vous  propofez  à  votre  mode  ,  &  qu'il  exécute  à  la  Jlcnne  , 
tournent  toujours  au  profit  de  fes  fantaifies  ;  fur-tout  quand 
on  a  la  m.il-adreffc  de  mettre  en  condition  pour  fon  profit 
ce  qu'il  e(l  bien  fur  d'obtenir  ,  foit  qu'il  rcmpUire  ou  non 
la  condition  qu'on  lui  impofe  en  échange.  L'enfant  y  pour 
Tordinaire  ,  lit  beaucoup  mieux  dans  l'efprit  du  Maître ,  que 
le  ALiître  dans  le  cœur  de  l'enfant ,  «Se  cela  doit  être  ;  car 
toute  la  fagacité  qu'eût  employé  l'enfant  livré  à  lui-même 
à  pourvoir  a  la  confcrvatiou  de   lli  pcifoniic  ,,  il  l'emploie  à. 


L    I    V    R    E     I  I.  173 

fâuver  Ca  liberté  naturelle  des  chaînes  de  fon  tyran.  Au  lieu 
que  celui-ci,  n'ayant  nul  intérêt  fi  prefTant  à  pénétrer  l'au- 
tre ,  trouve  quelquefois  mieux  fon  compte  à  lui  laiiïer  fa 
parefle  ou  fa  vanité. 

Prenez  une  route  oppofee  avec  votre  Elevé  ;  qu'il  croie 
toujours  être  le  maître,  &  que  ce  foit  toujours  vous  qui  le 
Ibyez.  Il  n'y  a  point  d\i;Tajettiirement  fi  parfait  que  celui  qui 
garde  l'apparence  de  la  liberté  ;  on  captive  ainfi  la  volonté 
même.  Le  pauvre  enfant  qui  ne  fait  rien,  qui  ne  peut  rien, 
qui  ne  connoit  rien ,  n'ef  t-il  pas  à  votre  merci  ?  Ne  difpofez- 
vous  pas  ,  par  rapport  à  lui  ,  de  tout  ce  qui  l'environne  ? 
N'êtes -vous  pas  le  maître  de  l'affeâer  comme  il  vous 
plait  ?  Ses  travaux  ,  fes  jeux  ,  fes  plaifirs  ,  {es  peines ,  tout 
n'eft-il  pas  dans  vos  mains  fans  qu'il  le  fâche  ?  Sans 
doute  ,  il  ne  doit  faire  que  ce  qu'il  veut  ;  mais  il  ne 
doit  vouloir  que  ce  que  vous  voulez  qu'il  falfe  ;  il  ne  doit 
pas  faire  un  pas  que  vous  ne  l'ayez  préxoi  ,  il  ne  doit 
pas  ouvrir  la  bouche  que  vous  ne  fâchiez  ce  qu'il  va  dire. 

C'eft  alors  qu'il  pourra  fe  livrer  aux  exercices  du  corps  , 
que  lui  demande  fon  âge,  fans  abrutir  fon  efprit;  c'elt  alors 
qu'au  lieu  d'aiguifer  fa  rufe  à  éluder  un  incommode  empire  , 
vous  le  verrez  s'occuper  uniquement  à  tirer  de  tout  ce  qui 
l'environne  le  parti  le  plus  avaiuageux  pour  fon  bien-être 
atftuel;  c'eft  alors  que  vous  ferez  étonné  de  la  fubtilité  de 
fes  inventions  ,  pour  s'approprier  tous  les  objets  auxquels  il 
peut  atteindre  ,  6c  pour  jouir  vraiment  des  chofes  ,  fans  le 
fecours  de  l'opinion. 

En  le  lailîimt  ainfi  m;utre  de   fes  volontés ,  vous  ne  fo- 


174  EMILE. 

mériterez  point  fes  caprices.  En  ne  faifant  jamais  que  ce 
qui  lui  convient  ,  il  ne  fera  bientôt  que  ce  qu'il  doit 
faire  ;  ôc  bien  que  fon  corps  foit  dans  un  mouvement 
continuel  ,  tant  qu'il  s'agira  de  fon  intérêt  préfent  &  fen- 
fîble  ,  vous  verrez  toute  la  raifon  dont  il  eft  capable  fe 
développer  beaucoup  mieux  ,  èc  d'une  manière  beaucoup 
plus  appropriée  à  lui ,  que  dans  des  études  de  pure  fpé- 
culation. 

Ainfi ,  ne  vous  voyant  point  attentif  à  contrarier ,  ne  fe 
déliant  point  de  vous  ,  n'ayant  rien  à  vous  cacher ,  il  ne 
vous  trompera  point ,  il  ne  vous  mentira  point ,  il  fe  mon- 
trera tel  qu'il  ciï  fans  crainte  ;  vous  pourrez  l'étudier  tout 
à  votre  aife,  &  difpofer  tout  autour  de  lui  les  leçons  que 
vous  voulez  lui  donner  ,  fans  qu'il  penfe  jamais  en  recevoir 
aucune. 

Il  n'épiera  point,  non  plus,  vos  mœurs  avec  une  curieufe 
jaloulie,  &C  ne  fe  fera  point  un  plaiiîr  fecret  de  vous  prendre 
en  faute.  Cet  inconvénient  que  nous  prévenons  eft  très-grand. 
IJn  des  premiers  foins  des  enfans  eii ,  comme  je  l'ai  dit , 
de  découvrir  le  foible  de  ceux  qui  les  gouvernent.  Ce  pen- 
chant porte  à  la  méchanceté ,  mais  il  n'en  vient  pas  :  il  vient 
du  befoin  d'éluder  une  autorité  qui  les  importune.  Surchargés 
du  joug  qu'on  leur  impofe  ,  ils  cherchent  à  le  fccoucr,  & 
les  défauts  qu'ils  trouvent  dans  les  maîtres,  leur  fournilfent 
de  bons  moyens  pour  cela.  Cependant  l'habitude  fe  prend 
d'obferver  les  gcrvs  par  leurs  défauts ,  &  de  fe  plaire  à  leur 
en  trouver.  Il  cft  clair  que  voil^  encore  une  fourcc  de  vices 
bouchée  dans  le  cœur  d'Emile  ;  n'ayant  nul  intérêt  à  me  trou- 


L    I    V    R    E     I  I.  175 

ver  des  défauts ,  il  ne  m'en  cherchera  pas ,  6c  fera  peu  tenté 
d'en  chercher  à  d'autres. 

Toutes  ces  pratiques  femblent  difficiles  parce  qu'on  ne  s^tn 
avife  pas ,  mais  dans  le  fond  elles  ne  doivent  point  l'être.  On 
elt  en  droit  de  vous  fuppofer  les  lumières  nécelTaires  pour 
exercer  le  métier  que  vous  avez  choifî;  on  doit  préfumer  que 
vous  connoifTez  la  marche  naturelle  du  cœur  humain  ,  que 
vous  favez  étudier  l'homme  &  l'individu  ,  que  vous  favez 
d'avance  à  quoi  fe  pliera  la  volonté  de  votre  Elevé  ,  à 
l'occafîon  de  tous  les  objets  intci-eflans  pour  fon  âge  que 
vous  ferez  pafler  fous  {gs  yeux.  Or,  avoir  les  inlèrumens 
.&  bien  favoir  leur  ufage  ,  n'eit  -  ce  pas  être  maître  de 
ropération  ? 

Vous  objectez  les  caprices  de  l'enfant  :  &  vous  avez  tort. 
Le  caprice  des  enfans  n'eIt  jamais  l'ouvrage  de  la  nature  , 
mais  d'une  mauvaife  difcipline  :  c'elè  qu'ils  ont  obéi  ou  com- 
mandé ;  &c  j'ai  dit  cent  fois  qu'il  ne  faloit  ni  l'un  ni  l'autre. 
Votre  Elevé  n'aura  donc  de  caprices  que  ceux  que  vous  lui 
aurez  donnes  ;  il  eft  julte  que  vous  portiez  la  peine  de 
vos  fautes.  Mais  ,  direz-vous  ,  comment  y  remédier  ?  Cela 
fe  peut  encore,  avec  une  meilleure  conduite  ôc  beaucoup  de 
patience. 

Je  m'étois  chargé ,  durant  quelques  femaines ,  d'un  enfanc 
accoutumé  non-feulement  à  faire  (es  volontés  ,  mais  encore 
h  les  faire  faire  ^  tout  le  monde  ,  par  conféquent  plein  de 
fantaifie?.'  Dès  le  premier  jour  ,  pour  metne  à  Teifai  ma 
complaifance ,  il  voulut  fe  lever  à  minuit.  Au  plus  fort  de 
mon  fommeil  il  faute  à  bas  de  fon  lit ,  prend  fa  robe-ce- 


,7<î  EMILE. 

chambre  ,  &:  m'appelle.  Je  me  levé  ,  j'allume  la  chandelle  ; 
il  n'en  vouloir  pas  davantage  :  au  bout  d'un  quart  d'heure 
le  fommeil  le  gagne ,  &  il  fe  recouche  content  de  fon 
épreuve.  Deux  jours  après  ,  il  la  réitère  avec  le  même  fuc- 
cès,  6c  de  ma  part  Hins  le  moindre  figne  d'impatience. 
Comme  il  m'embralToit  en  fe  recouchant ,  je  lui  dis  tris- 
pofcment  :  mon  petit  ami ,  cela  va  fort  bien  ,  mais  n'y 
revenez  plus.  Ce  mot  excita  fa  curiofîté ,  6c  dès  le  lende- 
main ,  voulant  voir  un  peu  comment  j'ofcrois  lui  défobéir  , 
il  ne  manqua  pas  de  fe  relever  i  la  même  heure ,  &  de 
TTi'appeller.  Je  lui  demandai  ce  qu'il  vouloir  ?  Il  me  dit  qu'il 
ne  pouvoit  dormir.  Tant-pis  ,  repris-je ,  &  je  me  tins  coL 
Il  me  pria  d'allumer  la  chandelle  :  pourquoi  fain  ?  6c  je 
me  tins  coi.  Ce  ton  laconique  commençoit  à  l'embarrairer. 
Il  s'en  fut  à  tâtons  chercher  le  fufil ,  qu'il  fit  fcmblant  de 
t>attre ,  &  je  ne  pouvois  m'empccher  de  rire  en  l'entendant 
fe  donner  des  coups  for  les  doigts.  Enfin,  bien  convaincu 
qu'il  n'en  viendroit  pas  h  bout,  il  m'apporta  le  briquet  à 
mon  lit  :  je  lui  dis  que  je  n'en  avois  que  faire ,  6c  me  tour- 
nai de  l'autre  côte.  Alors  il  fe  mit  à  courir  étourdimenr  par 
\à  chambre,  criant,  chantant,  faifant  beaucoup  de  bruit,  fe 
donnant  à  la  table  &  aux  cliaifes  des  coups  ,  qu'il  avoic 
grand  foin  de  modérer ,  6c  dont  il  ne  laiilbit  pas  de  crier 
bien  fort,  efpérant  me  caufer  de  l'inquiétude.  Tout  cela  ne 
prcnoit  point,  6c  je  vis  que  comptant  fur  de  belles  exhortations 
ou  fjr  de  la  colère ,  il  ne  s'étoit  nullement  arrangé  pour  ce 
fang-froid. 
Cependant ,  réfolu  de  vaincre  nu  patience  Ji  force  d'opi- 

uiàtrtté  , 


LIVRE     II. 


m 


niâtrecé ,  il  continua  fon  tintamarre  avec  un  tel  Tuccès  qu'à 
la  fin  je  m'échauffai ,  &  preflentant  que  j'allois  tout  gâter  par 
un  emportement  hors  de  propos  ,  je  pris  mon  parti  d'une 
autre  manière.  Je  me  levai  fans  rien  dire ,  j'allai  au  fufil  que 
je  ne  trouvai  point  ;  je  le  lui  demande  ,  il  me  le  donne  , 
pétillant  de  joie  d'avoir  enfin  triomphé  de  moi.  Je  bats  le 
fufil  ,  j'allume  la  chandelle  ,  je  prends  par  la  main  mon  petit 
bon-homme ,  je  le  mené  tranquillement  dans  un  cabinet  voilin 
dont  les  volets  étoient  bien  fermés,  &  où  il  n'y  avoit  rien 
à  caiTer  ;  je  l'y  lailfe  fans  lumière  ,  puis  fermant  fur  lui  la 
porte  à  la  clef,  je  recourne  me  coucher  fans  lui  avoir  dit 
un  feul  mot.  Il  ne  faut  pas  demander  11  d'abord  il  y  eut 
du  vacarme  ;  je  m'y  étois  attendu ,  je  ne  m'en  émus  point. 
Enfin  le  bruit  s'appaife  ;  j'ccoure  ,  je  l'entends  s'arranger  , 
je  me  tranquillife.  Le  lendemain  j'entre  au  jour  dans  le  cabi- 
net ,  je  trouve  mon  petit  mutin  couché  fur  un  lit  de  repos  , 
&  dormant  d'un  profond  fommeil ,  dont ,  après  tant  de  fati- 
gue ,  il  devoit  avoir  grand  befoin. 

L'affaire  ne  finit  pas  là.  La  mère  apprit  que  l'enfant  avoit 
paffé  les  deux  tiers  de  la  nuit  hors  de  fon  lit.  Aufii-tôt  tout 
fut  perdu ,  c'étoit  un  enfant  autant  que  mort.  Voyant  l'occa- 
fion  bomie  pour  fe  venger  ,  il  fit  le  malade  ,  fans  prévoir 
qu'il  n'y  gagneroit  rien.  Le  Médecin  fut  appelle.  Malheureu- 
fement  pour  la  mère  ,  ce  Médecin  étoit  un  plaifant ,  qui  , 
pour  s'amufer  de  fes  frayeurs ,  s'appliquoit  à- les  augmenter. 
Cependant  il  me  dit  à  l'oreille  :  laiifez  -  moi  faire  ;  je  vous 
promets  que  l'enfant  fera  guéri  pour  quelque  tems  de  la  fan- 
tailie  d'être  malade  :  en  effet  la  diète  &:  la  chambre  furent 
Emik.    Tome  I.  Z 


I7S  •     E    M    I    L    È. 

prefcrites ,  Ce  il  fut  recommandé  à  l'Apothicaire.  Je  /ôu- 
pirois  de  voir  cette  pauvre  mère  ainfi  la  dupe  de  tout  ce  qui 
l'environnoir ,  excepté  moi  feul ,  qu'elle  prit  en  haine ,  préci* 
fémcnt  parce  que  je  ne  la  trompois  F>as. 

Après  des  reproches  aiïez  durs  ,  elle  me  dit  que  fon  fils 
ttoif  délicat,  qu'il  étoit  l'unique  héritier  de  Cd  famille,  qu'il 
faloit  le  conferver  h  quelque  prix  que  ce  fût  ,  &  qu'elle  ne 
vouîoit  pas  qu'il  fût  contrarié.  En  cela  j'étois  bien  d'accord 
avec  elle  ;  mais  elle  entcndoit  par  le  contrarier  ne  lui  pas 
obéir  en  tour.  Je  vis  qu'il  faloit  prendre  a\^c  la  mère  le 
même  ton  qu'avec  l'enfant.  Madame,  lui  dis -je  aflèz  froi- 
dement, je  ne  fais  point  comment  on  élevé  un  héritier, 
&,  qui  plus  eft,  je  ne  veux  pas  l'apprendre  ;  vous  pouvez 
vous  arranger  là-delRis.  On  avoit  befbin  de  moi  pour  quel- 
que tems  encore  :  le  pcre  appaifi  tout ,  la  mère  écrivit  au 
Précepteur  de  hâter  fon  retour  ;  &  Tenfant ,  voyant  qu'il 
ne  gagnoit  rien  à  troubler  mon  fommeil  ni  h  être  malade  , 
prit  entin  le  parti  de  dormir  lui  -  mcnic  «Se  de  fc  bica 
porter. 

On  ne  fauroit  imaginer  h  combien  de  pareils  caprices  le 
petit  tyran  avoit  alTen'i  fon  malheureux  Gouverneur  ;  car 
l'éducation  fe  faifoit  fous  les  yeux  de  la  mère  qui  ne  fouf- 
froit  pas  que  l'héritier  fût  défobéi  en  rien.  A  quelque  heure 
qu'il  voulût  fortir ,  il  faloit  être  prêt  pour  le  mener ,  ou 
plutôt  pour  le  fuivre  ,  &c  il  avoit  toujours  grand  foin  de 
choifir  le  moment  oii  il  voyoit  fon  Gouverneur  le  plus  oc- 
cupé. Il  voulut  ufer  fur  moi  du  même  empire  ,  &  fc  ven- 
ger ,   le  jour ,   du    repos  qu'il    étoit  forcé    de    me   lailfer   la 


L    I    V    R    E     ï  I.  119 

ûuir.  Je  me  prêtai  de  bon  cœur  à  tout,  &.  je  commençai 
par  bien  confiater  à  fes  propres  yeux  le  plaifîr  que  j'avois 
à  lui  complaire.  Après  cela ,  quand  il  fut  queftion  de  le 
guérir  de  fa  flintaifie ,  je  m'y  pris  autrement. 

Il  falut  d'abord  le  mettre  dans  fon  tort ,  &  cela  ne  fut 
pas  difficile.  Sachant  que  les  enfans  ne  fongent  jamais  qu'au 
préfent ,  je  pris  fur  lui  le  facile  avantage  de  la  prévoyance  : 
j'eus  foin  de  lui  procurer  au  logis  un  amufement  que  je  fa- 
vois  être  extrêmement  de  fon  goût  ;  &  dans  le  moment 
où  je  l'en  vis  le  plus  engoué ,  j'allai  lui  propofer  un  tour 
de  promenade  ,  il  me  renvoya  bien  loin  :  j'infiitai ,  il  ne 
m'écouta  pas  ;  il  falut  me  rendre ,  6c  il  nota  précieufemenc 
en  lui-même   ce  figne  d'affujettifferaent. 

Le  lendemain  ce  fut  mon  toui".  Il  s'ennuya  ,  j'y  avois 
pourvu  :  moi ,  au  contraire  ,  je  paroilfois  profondément  oc- 
cupé. Il  n'en  faloic  pas  tant  pour  le  déterminer.  Il  ne 
manqua  pas  de  venir  m'arracher  à  mon  travail  poiu-  le 
mener  promener  au  plus  vite.  Je  reftifai ,  il  s'obftina  ;  non , 
lui  dis-je ,  en  faifant  votre  volonté  vous  m'avez  appris  à 
faire  la  mienne  ;  je  ne  veux  pas  fortir.  Hé  bien  ,  reprit  -  il 
vivement ,  je  fortirai  tout  f;ul.  Comme  vous  voudrez  ;  «Se 
je   reprends  mon  travail. 

Il  s'habille  ,  un  peu  inquiet  de  voir  que  je  le  laiiïbis 
faire ,  &  que  je  ne  l'imitois  pus.  Prêt  à  fortir  il  vient  me 
faluer ,  je  le  falue  :  il  tâche  de  m'all.u-mer  par  le  récit 
des  courfes  qu'il  va  fiire  ;  à  Tentendre  ,  on  eût  cru  qu'il 
alloit  au  bout  du  monde.  Sans  m'émouvoir ,  je  lui  fouhaite 
un  bon  voyage.   Son  embarras  redouble,    Cepcnd.mt  il  fait 

Z  1 


iSo  EMILE. 

bonne  contenance  ,  ôc  prêt  à  forcir ,  il  dit  à  fon  laquais 
de  le  fuivre.  Le  laquais  ,  déjà  prévenu  ,  répond  qu'il  n'a 
pas  le  tems,  &  qu'occupé  par  mes  ordres  il  doit  m'obéir 
plutôt  qu'à  lui.  Pour  le  coup ,  l'enfant  n'y  eft;  plus.  Com- 
ment concevoir  qu'on  le  lailfe  fortir  feul ,  lui  qui  fe  croit 
l'être  important  à  tous  les  autres ,  ôc  penfe  que  le  Ciel  6c 
la  terre  font  intéreflës  à  fa  confer\'ation  ?  Cependant  il 
commence  à  fentir  fa  foiblelTe  ;  il  comprend  qu'il  fe  va 
trouver  féal  au  milieu  de  gens  qui  ne  le  connoilfent  pas  ; 
il  voit  d'avance  les  rifques  qu'il  va  courir  :  l'obfHnation 
feule  le  foutient  encore  ;  il  defcend  l'efcalier  lentement  6c 
fort  interdit.  Il  entre  enfin  dans  la  rue ,  fe  confolant  un 
peu  du  mal  qui  lui  peut  arriver,  par  l'cfpoir  qu'on  m'en 
rendra   refponfable. 

C'ctoit  là  que  je  l'attendois.  Tout  ctoit  préparé  d'a- 
vance; &  comme  il  s'agilfoit  d'une  efpece  de  fccne  publi- 
que ,  je  m'étois  muni  du  confentemcnt  du  pcre.  A  peine 
avoit-il  fait  quelques  pas  qu'il  entend  à  droite  &  à  gauche 
différens  propos  fur  fon  compte.  Voifin ,  le  joli  Monfieurl 
où  va-t-il  ainQ  tout  feul  ?  Il  va  fe  perdre  :  je  veux  le 
prier  d'entrer  chez  nous.  Voiline  ,  gardez -vous  en  bien. 
Ne  voyez  -  vous  pas  que  c'ciè  un  petit  libertin  qu'on  a 
chalfé  de  la  maifon  de  fon  pcre  ,  parce  qu'il  ne  vouloir 
rien  valoir  ?  Il  ne  faut  pas  retirer  les  libertins  ;  laiffez  -  le 
aller  où  il  voudra.  Hé  bien  donc!  que  Dieu  le  conduife; 
)e  fcrois  ftchce  qu'il  lui  airivât  malheur.  Un  peu  plus  loin 
il  rencontre  des  polidons  à  peu  près  de  fon  âge ,  qui  l'a- 
gacent 6c  fe  mo.iaeac  de  lui.  Plus  il  avance,  plus  il  trouve 


L    I    V    R    E     I  I.  i8i 

d'embarras.  Seul  ôc  fans  protciflion,  il  fe  voit  le  jouet  de 
tout  le  monde,  (Se  il  éprouve  avec  beaucoup  de  furprife 
que  fon  nœud  d'épaule  oc  fon  parement  d'or  ne  le  font 
pas  plus  refpecler. 

Cependant  un  de  mes  amis  qu'il  ne  connoifToit  point, 
ôc  que  j'avois  charge  de  veiller  fur  lui  ,  le  fuivoit  pas  à 
pas  fans  qu'il  y  prit  garde ,  &;  l'accofta  quand  il  en  fut 
tems.  Ce  rôle ,  qui  relTembloit  à  celui  de  Sbrigani  dans 
Pourceaugnac ,  demandoit  un  homme  d'efprit,  &  fut  parfai- 
tement rempli.  Sans  rendre  l'enfant  timide  &c  craijitif  en  le 
frappant  d'un  trop  grand  effroi ,  il  lui  fit  fi  bien  fenrir  l'im- 
prudence de  fon  équipée ,  qu'au  bout  d'une  demi  -  heure  il 
me  le  ramena  fouple ,  confus ,  &  n'ofant  lever  les  yeux. 

Pour  achever  le  défaftre  de  fon  expédition ,  précifémcnt 
au  moment  qu'il  rentroit ,  fon  père  defcendoit  pour  fortir 
éc  le  rencontra  fur  l'efcalier.  Il  falut  dire  d'où  il  vcnoit  , 
&  pourquoi  je  n'étois  pas  avec  lui  (17)?  Le  pauvre  enfant 
eût  voulu  être  cent  pieds  fous  terre.  Sans  s'amufer  à  lui 
faire  une  longue  réprimande  ,  le  pcre  lui  dit  plus  féchement 
que  je  ne  rti'y  ferois  attendu  ,  quand  vous  voudrez  fortir 
feul ,  vous  en  êtes  le  maître  ;  mais  comme  je  ne  veux  point 
d'un  bandit  dans  ma  maifon,  quand  cela  vous  arrivera  ayez 
foin  de  n'y  plus  rentrer. 

Pour  moi  ,  je  le  reçus  fans  reproche  &  fans  raillerie  y 
mais  avec  un  peu  de  gravité  ;  ik  de  peur  qu'il  ne  foupçonnàt 

(  17  "1  En  cas  pareil  on  peut  fans  roit  la  diiguifer  ,  &  que  s'il  ofoit 
tifque  exiger  d'un  enfant  la  vciitc  ,  dire  un  mcnfonge  ,  il  en  fcroit  à 
car  il  fait  bien   alors  qu'il   ne   fau-       l'inftant  convaincu. 


lU  EMILE. 

que  tout  ce  qui  s'ctoit  paiTé  n'ctoit  qu'un  jeu,  je  ne  voulus 
point  le  mener  promener  le  même  joui".  Le  lendemain  je  vis 
avec  grand  plailîr  qu'il  palToit  avec  moi  d'un  air  de  triomphe 
devant  les  mêmes  gens  qui  s'étoient  moques  de-  lui  la  veille 
pour  l'avoir  rencontré  tout  feul.  On  conçoit  bien  qu'il  ne  me 
menaça  plus  de  fortir  fans  moi. 

C'elè  piu-  ces  moyens  &  d'autres  femblables  ,  que  , 
durant  le  peu  de  tems  que  je  fus  avec  lui  ,  je  vins  à  bout 
de  lui  faire  faire  tout  ce  que  je  voulois  fius  lui  rien  pref- 
crire  ,  fans  lui  rien  défendre  ,  fans  fermons  ,  fins  exhor- 
tations ,  fans  l'ennuyer  de  leçons  inutiles.  Auffi  ,  tant  que 
je  parlois  il  ctoit  content ,  mais  mon  filence  le  tcnoit  en 
crainte  ;  il  ccmprcnoit  que  quelque  chofe  n'alloit  pas  bien , 
&  toujours  la  leçon  lui  venoit  de  la  cliofc  même  ;  mais 
revenons. 

Non  -  feulement  ces  exercices  continuels  ainfi  lailTés  à  la 
feule  direclion  de  la  nature  Cn  fortifiant  le  corps  n'abrutiifcnt 
point  l'cfprit ,  mais  au  contraire  ils  forment  en  nous  la  feule 
efpcce  de  raifon  dont  le  premier  âge  foit  fufteptiblc  ,  Se  la 
plus  nécelfaire  à  quelque  âge  que  ce  foit.  Ils  nous  apprennent 
à  bien  connoître  Tufage  de  nos  forces  ,  les  rapports  de  nos 
corps  aux  corps  envirotm.uis ,  l'ufage  des  inftrumcns  naturels 
qui  font  à  notre  portée,  &:  qui  conviennent  à  nos  organes. 
Y  a-t-il  quelque  ftupidité  pareille  à  celle  d'un  enfant  élevé 
toujours  dvins  la  chambre  «Se  fous  les  yeux  de  fa  mère  , 
lequel  ignorant  ce  que  c'eft  que  poids  &c  que  réfiflance  veut 
arracher  un  grand  arbre,  ou  foulcvcr  un  rocher?  La  pre- 
mière fois  que  je    fortis  de    Genève,   je   voulois   fuivrc   un 


L    I    V    R    E     I  I.  1S3 

cheval  au  galop ,  je  jetcois  des  pierres  conrre  la  montagne 
de  Saleve ,  qui  ctoic  à  deux  lieues  de  moi  ;  jouet  de  tous  les 
enfans  du  village  ,  j'étois  un  véritable  idiot  pour  eux.  A  dix- 
Iiuit  ans  on  apprend  en  Philofophie  ce  que  c'eft  qu'un  levier  ; 
il  n'y  a  point  de  petit  Payfan  à  douze  qui  ne  ùche  fe  fcrvir 
d'un  levier  mieux  que  le  premier  Méchanicien  de  l'Académie. 
Les  leçons  que  les  écoliers  prennent  entre  eux  dans  h  cour 
du  Collège  leur  font  cent  fois  plus  utiles  que  tout  ce  qu'on 
leur  dii-a  jamais  dans  la  ClafTe. 

Voyez  un  chat  encrer  pour  h  première  fois  dans  une 
cliambre  ;  il  viiîte  ,  il  regarde ,  il  flaire ,  il  ne  refte  pas  un 
moment  en  repos ,  il  ne  fe  fie  h  rien  qu'après  avoir  tout 
examiné,  tout  connu.  Ainfi  ùnt  un  enfant  commençant  h 
marcher,  &  entrant,  pour  ainfl  dire,  d-ns  l'efpace  du  monde. 
Toute  la  différence  ell,  qu'à  la  vue  commune  à  l'enfant  & 
au  chat,  le  premier  joint,  pour  obfcrver ,  les  mains  que  lui 
donna  la  nature ,  éc  l'autre  l'odorat  fubtil  dont  elle  l'a  doué. 
Cette  difpofîtion  bien  ou  mil  cultivée  elt  ce  qui  rend 
les  enfans  adroits  ou  loui^ds ,  pefcUis  ou  difpos ,  étourdis  ou 
prudens. 

Les  premiers  mouvemens  naturels  de  l'homme  étant  donc 
de  fe  mefurer  avec  tout  ce  qui  l'environne,  &  d'éprouver 
dans  chaque  objet  qu'il  apperçoit  toutes  les  qualités  fenfibles 
qui  peuvent  fe  rapporter  à  lui  ,  ù  première  étude  e/t  une 
forte  de  Piîyfîque  expérimentale  relative  à  fi  propre  confer- 
vation ,  ôc  dont  on  le  détourne  p.u-  dos  études  fpéculatives 
avant  qu'il  ait  reconnu  ù  place  ici -bas.  Tandis  que  fcs 
organes  délicats  ôc  flexibles  peuvent  s'ajuflcr  aux  corps    fur 


i84  E    M    I    L    E. 

lefquels  ils  doivent  agir  ,  tandis  que  Tes  lens  encore  purs 
font  exempts  d'illufions ,  c'ell  le  tems  d'exercer  les  uns  6c 
les  autres  aux  fon>51;ions  qui  leur  font  propres,  c'efè  le  tems 
d'apprendre  à  connoître  les  rapports  fenlibles  que  les  chofes 
ont  avec  nous.  Comme  tout  ce  qui  entre  dans  l'entende- 
ment humain  y  vient  par  les  fens ,  la  première  raifon  de 
l'homme  eft  une  raifon  fenfitive  ;  c'elt  elle  qui  fert  de  bafe 
à  la  raifon  intelleduelle  :  nos  premiers  maîtres  de  Philofo- 
phie  font  nos  pieds  ,  nos  mains ,  nos  yeux,  SubiHtuer  des 
livres  k  tout  cela ,  ce  n'eil  pas  nous  apprendre  à  raifonner , 
c'elt  nous  apprendre  à  nous  ferx'ir  de  la  raifon  d'autrui  ; 
c'elt  nous  apprendre  à  beaucoup  croire ,  &  à  ne  jamais  rien 
favoir. 

Pour  exercer  un  art ,  il  faut  commencer  par  s'en  procurer 
les  inltrumens  ;  &c  pour  pouvoir  employer  utilement  ces 
inllrumens  ,  il  faut  les  faire  alfez  folides  pour  rcTilter  Ji  leur 
ufage.  Pour  apprendre  à  p enfer,  il  faut  donc  exercer  nos 
membres  ,  nos  fens  ,  nos  organes  ,  qui  font  les  inftnimens 
de  notre  intelligence  ;  &.  pour  tirer  tout  le  parti  pofTible  de 
ces  inltrumens  ,  il  faut  que  le  corps ,  qui  les  fournit ,  foie 
robufte  &  fain.  Ainfi  ,  loin  que  la  véritable  raifon  de 
l'homme  fe  forme  indépendamment  du  corps,  c'e(t  la  bonne 
conftitution  du  corps  qui  rend  les  opérations  de  l'efprit  faciles 
&:  fùrcs. 

En  montrant  h  quoi  Ton  doit  employer  la  longue  oifivetc 
de  l'enfance ,  j'entre  dans  un  détail  qui  paroîtra  ridicule. 
Plaifojites  leçons  ,  me  dira-t-on ,  qui ,  retombant  fous  votre 
critique ,  fe  bornent  à  enfeigncr  ce  que  nul  n'a  befoin  d'ai^- 

prcndre  î 


L    ï     V     R     E       I  I.  r1Î5 

prendre  !  Pourquoi  confumer  le  tems  à  des  initruâions  qui 
vieiinent  toujours  d'elles-mêmes  ,  &:  ne  coûtent  ni  peines  ni 
foins  ?  Quel  enfant  de  douze  ans  ne  fait  pas  tout  ce  que  vous 
roulez  apprendre  au  vôtre ,  5c  de  plus ,  ce  que  fes  maîtres  lui 
ont  appris? 

Meflîeurs ,  vous  vous  trompez  ;  j'enfeigne  à  mon  Elevé  un 
art  trbs-long ,  très-pénible ,  &c  que  n'ont  aiïurcment  pas  les 
vôtres  ;  c'cft  celui  d'être  ignorant  ;  car  la  fcience  de  quicon- 
que ne  croit  favoir  que  ce  qu'il  fait ,  fe  réduit  à  bien  peu  de 
chofe.  Vous  donnez  la  fcience,  à  la  bonne  heure;  moi  je 
m'occupe  de  l'inftrument  propre  à  l'acquérir.  On  dit  qu'un 
jour  les  Vénitiens  montrant  en  grande  pompe  leiu-  tréfor  de 
Saint  Marc  à  un  Ambalîlideur  d'Efpagne,  celui-ci  pour  tout 
compliment ,  ayant  regarde  fous  les  tables  ,  leur  dit  :  Qui 
non  c'è  la  radice.  Je  ne  vois  jamais  un  Précepteur  étaler 
le  favoir  de  fon  difcipic ,  fans  être  tenté  de  lui  en  dire 
autant. 

Tous  ceux  qui  ont  réfléchi  far  la  manière  de  vivre  Aq^ 
Anciens,  attribuent  aux  exercices  de  la  gymnaftique  cette 
vigueur  de  corps  &  d'ame  qui  les  diftingue  le  plus  fenfiblc- 
mcnt  des  Modernes.  La  manière  dont  Montaigne  appuyé  ce 
fentiment ,  montre  qu'il  en  étoit  fortement  pénétré  ;  il  y  re- 
vient fans  cefTe  &  de  mille  façons.  En  parlant  de  l'éducation 
d'un  enfant;  poui*  lui  roidir  l'a  me  ,  il  faut,  dit-il,  lui  durcir 
Jes  mufcles  ;  en  l'accoutumant  au  travail ,  on  l'accoutume  à 
la  do aleur  ;  il  le  faut  rompre  à  l'âpreté  dQ5  exercices ,  pour  le 
drefler  à  l'âpreté  de  la  diflocation ,  de  la  colique  &  de  tous  les 
maux.  Le  fage  Locke ,  le  bon  Rollin ,  le  favant  Flciuri ,  le 
Emik.    Tome.  L  A  a 


rS^ 


EMILE. 


pédant  de  Croufaz  ,  fi  différens  entre  eux  dafl5  fout  le  refle, 
s'accordent  tous  en  ce  feul  point  d'exercer  beaucoup  les  corps 
des  enfans.  C'eft  le  plus  judicieux  de  leurs  préceptes  ;  c'elt 
celui  qui  efl  &  fera  toujours  le  plus  négligé.  J'ai  déji  fuffi- 
famment  parlé  de  fon  importance  ;  de  comme  on  ne  peut  \h~ 
deiïlis  donner  de  meilleures  raifons  ni  des  règles  plus  fenfées 
que  celles  qu'on  trouve  dans  le  livre  de  Locke  ,  je  me  con- 
tenterai d'y  renvoyer  ,  après  avoij-  pris  la  liberté  d'ajouter 
quelques  obfei-vations  aux  fiennes. 

Les  membres  d'un  corps  qui  croît,  doivent  être  tous  au 
large  dans  leur  vêtement  ;  rien  ne  doit  gêner  leur  mouvement 
ni  leur  accroiirement  ;  rien  de  trop  ju/te ,  rien  qui  colle  au 
corps ,  point  de  ligature.  L'habillement  François ,  gênant  6c 
mil-fain  pour  les  hommes ,  eft  pernicieux  far-tout  aux  enfans. 
Les  humeurs ,  ftagiiantes  ,  arrêrécs  dans  leiu-  circulation  , 
croupiiïent  dans  un  repos  qu'augmente  la  vie  inailive  &  fé- 
dentaire ,  fe  corrompent  &  caufent  le  fcorbut ,  maladie  tous 
les  jours  plus  commune  parmi  nous ,  &  prefque  ignorée  des 
Anciens  ,  que  leur  manière  de  fe  vêtir  &  de  vivre  en 
prélervoit.  L'habillement  de  Houlfard  ,  loin  de  remédier  à 
cet  inconvénient  ,  l'augmente  ,  ôc  pour  fauvcr  aux  enfans 
quelques  ligatures  ,  les  prelfe  par  tout  le  corps.  Ce  qu'il  y 
a  de  mieux  à  faire ,  eft  de  les  lailfcr  en  jacquette  aufli  long- 
tems  qu'il  c(t  poffiblc  ,  puis  de  leur  donner  un  vêtement 
fort  large  ,  &  de  ne  fe  point  piquer  de  marquer  leur  taille  , 
ce  qui  ne  fort  qu';\  la  déformer.  Leurs  défauts  du  corps  &  de 
l'efprit  viennent  prcfquc  tous  de  la  même  caufe  ;  on  les  veut 
faire  homii;cs  avant  le  tcnis. 


L    I    V    R    E     II.  1S7 

Il  y  a  des  couleurs  gaies  &  des  couleurs  trilles  ;  les  pre- 
mières font  plus  du  goût  des  enfans;  elles  leur  iiéent  mieux 
auffi  ,  &c  je  ne  vois  pas  pourquoi  l'on  ne  confulteroic  pas 
en  ceci  des  convenances  fi  naturelles  ;  mais  du  moment 
qu'ils  préfèrent  une  étoffe  parce  qu'elle  eft  riche ,  leurs  cœurs 
font  déjà  livrés  au  luxe ,  à  toutes  les  fantaifîes  de  l'opi- 
nion ,  &  ce  goût  ne  leur  eit  furement  pas  venu  d'eux-mêmes. 
On  ne  fauroit  dire  combien  le  choix  des  vêtemens  &  les 
motifs  de  ce  choix  influent  fur  l'éducation.  Non-feulement 
d'aveugles  mères  promettent  à  leurs  enfans  des  parures  pour 
récompenfe  ;  on  voit  même  d'infenfés  Gouverneurs  menacer 
leurs  Elevés  d'un  liabit  plus  groflier  &c  plus  fimple ,  comme 
d'un  châtiment.  Si  vous  n'étudiez  mieux  ,  fi  vous  ne  con- 
fervez  mieux  vos  hardes  ,  on  vous  habillera  comme  ce  périt 
payfan.  C'eft  comme  s'ils  leur  difoient  :  Sachez  que  l'homme 
n'elè  rien  que  par  fes  habits  ,  que  votre  prix  elt  tout  dans  les 
vôtres.  Faut-il  s'étonner  que  de  fi  fages  leçons  profitent  à  la 
jeunefTe ,  qu'elle  n'eilime  que  la  parure  ôc  qu'elle  ne  juge  du 
mérite  que  fur  le  feul  extérieur  ? 

Si  j'avois  à  remettre  la  tête  d'un  enfant  ainfi  gâté ,  j'aurois 
foin  que  fes  habits  les  plus  riches  fuffent  les  plus  incommo- 
des ;  qu'il  y  fût  toujours  gêné  ,  toujours  contraint ,  toujours 
aflujetti  de  mille  manières  ;  je  ferois  fuir  la  liberté ,  la  gaieté 
devant  fa  magnificence  :  s'il  vouloit  fe  mêler  aux  jeux  d'au- 
tres enflms  plus  fimplement  mis,  tout  celîcroit,  tout  difpa- 
roîtroit  à  l'inftant.  Enfin  ,  je  l'cnnuycrois ,  je  le  raflalîerois 
tellement  de  fon  falle,  je  le  rendrois  tellement  Pefclave  de 
fon  habit  doré ,  que  j'en  ferois  le  fléau  de  fa  vie  ,  &  qu'il 

A  a  i 
/ 


i88  EMILE. 

verroit  avec  moins  d'effroi  le  plus  noir  cachot  que  les  ap- 
prêts de  fa  parure.  Tant  qu'on  n'a  pas  a(rer\'i  l'enfant  à 
nos  préjugés ,  être  à  fon  aife  ôc  libre  eft  toujours  fon  pre- 
mier defir  ;  le  vêtement  le  plus  fmiple ,  le  plus  commode  , 
celui  qui  l'affujettit  le  moins,  eft  toujours  le  plus  précieux 
pour  lui. 

Il  y  a  une  habitude  du  corps  convenable  aux  exercices  i 
&z  une  autre  plus  convenable  à  l'inadion.  Celle-ci ,  laiiïanc 
aux  humeurs  un  cours  égal  6c  uniforme,  doit  garantir  le  corps 
des  altérations  de  l'air  ;  l'autre  le  faifant  palfer  fans  celTe  de 
l'agitation  au  repos ,  &  de  la  chaleu-  au  froid ,  doit  l'accou- 
tumer aux  mêmes  akérations.  Il  fuit  de-là  que  les  gens  cafi- 
nicrs  6c  fëdentaires  doivent  s'habiller  chaudement  en  tout 
tcms  ,  afin  de  fe  conferv^er  le  corps  dans  une  température 
uniforme  ,  la  même  à  peu  près  dans  toutes  les  faifons  &  à 
toutes  les  heures  du  jour.  Ceux,  au  contraire,  qui  vont  de 
viennent ,  au  vent ,  au  foleil ,  à  la  pluie ,  qui  agilfent  beau- 
coup ,  6c  paffent  la  plupart  de  leur  tems  Jul>  Jio  ,  doivent 
être  toujours  vêtus  légèrement,  afin  de  s'habituer  à  toutes 
les  vici/Etudcs  de  l'air ,  &  h  tous  les  degrés  de  température  , 
fans  en  être  incommodes.  Je  confcillcrois  aux  uns  &  aux 
autres  de  ne  point  changer  d'habits  félon  les  fiifons,  6c  ce 
fera  la  pratique  confiante  de  mon  Emile,  en  quoi  je  n'en- 
tends pas  qu'il  porte  Tété  fcs  habits  d'hiver ,  tomme  Ic$ 
gens  fédentaires ,  mais  qu'il  porte  l'hiver  fes  habits  d'été  , 
comme  les  gens  laborieux.  Ce  dernier  ufàge  a  été  celui  du 
Chevalier  Newton  pendant  toute  ù  vie ,  Cfc  il  a  vécu  quatre- 
vingts  ans. 


L  I  V  R  E    1 1.  i^ 

Peu  ou  point  de  coëffure  en  route  faifon.  Les  anciens 
Egyptiens  avoient  toujours  la  tête  nue  ;  les  Perfes  la  cou- 
vroient  de  grofles  tiares ,  &c  la  couvrent  encore  de  gros  tur- 
bans ,  dont ,  félon  Chardin ,  l'air  du  pays  leur  rend  l'ufage 
nécclTaire.  J'ai  remarqué  dans  un  autre  endroit  (  i^  )  la 
diftinâion  que  fit  Hérodote  fur  un  champ  de  bataille  entre 
les  crânes  des  Perfes  &c  ceux  des  Egyptiens.  Comme  donc 
il  importe  que  les  os  de  la  tête  deviennent  plus  durs,  plus 
compares  ,  moins  fragiles  &  moins  poreux  pour  mieux  armer 
le  cerveau  non  -  feulement  contre  les  bleflures ,  m.ais  contre 
les  rhumes,  les  fluxions,  &  toutes  les  impreflîons  de  l'air, 
accoutumez  vos  enfans  à  demeurer  été  &  hiver  ,  jour  6c 
nuit ,  toujours  tête  nue.  Que  fi  pour  la  propreté  &:  pour  tenir 
leurs  cheveux  en  ordre  ,  vous  leur  voulez  donner  une  cocffure 
durant  la  nuit ,  que  ce  foit  un  bonnet  mince  à  claire  voie , 
ôc  fcmblable  au  rezeau  dans  lequel  les  Bafques  envelop- 
pent leurs  cheveux.  Je  fais  bien  que  la  plupart  des  mères, 
plus  frappées  de  l'obfcrvation  de  Chardin  que  de  mes 
raifons,  croiront  trouver  par-tout  l'air  de  Perfe;  mais  moi 
je  n'ai  pas  choifi  mon  Elevé  Européen  pour  en  faire  un 
Afîatique. 

En  général,  on  habille  trop  les  enfans  &c  fur-tout  du- 
rant le  premier  âge.  Il  faudroit  plutôt  les  endurcir  au  froid 
^u'au  chaud  ;  le  grand  froid  ne  les  incommode  jamais 
quand  on    les   y    lailfe   expofés   de  bonne  heure  :   mais  le 


(i8)  Lettre  à  M.  d'Alembert    lur    les    Spectacles.    Page    109,    pf^-'^icr» 

édition. 


t()9  EMILE. 

tiflli  de  leur  peau  ,  trop  tendre  &  trop  lâche  encore ,  lailTant 
un  trop  libre  paflage  à  la  tranfpiration  ,  les  livre  par  l'ex- 
txême  chaleur  à  un  épuifement  inévitable.  Auflï  remarque- 
c-on  qu'il  en  meurt  plus  dans  le  mois  d'Août  que  dans 
aucun  autre  mois.  D'ailleurs  ,  il  paroit  conftant  ,  par  la 
comparaifon  des  Peuples  du  Nord  ôc  de  ceux  du  Midi , 
qu'on  fe  rend  plus  robu(te  en  fupportant  l'excès  du  froid 
que  l'excès  de  la  chaleur;  mais  à  mefure  que  l'enfant  gran- 
dit ,  èc  que  fes  fibres  fe  fortifient  y  accoutumez  -  le  peu-à- 
peu  à  braver  les  rayons  du  foleil  ;  en  allant  par  degrés 
vous  l'endurciriez  fans  danger  aux  ardeurs  de  la  Zone 
torride. 

Locke ,  au  milieu  des  préceptes  mâles  &c  fenfés  qu'il 
nous  donne ,  retombe  dans  des  contradictions  qu'on  n'at- 
tendroit  pas  d'un  raifonneur  aufll  exacl.  Ce  même  homme 
qui  veut  que  les  enfans  fe  baignent  l'été  dans  l'eau  glacée, 
ne  veut  pas  ,  quand  ils  font  échauffés  ,  qu'ils  boivent  frais 
ni  qu'ils  fe  couchent  par  terre  dans  des  endroits  humides 
(  19  ).  Mais  puifqu'il  veut  que  les  fouliers  des  enfans  pren- 
nent l'eau  dans  tous  les  tems ,  la  prendront-ils  moins  quand 
l'enfant  aura  chaud ,  &  ne  peut-on  pas  lui  faire  du  corps  par 
rapport  aux  pieds  les  mêmes  induilions  qu'il  fait  des  pieds 
par  rapport  aux  mains,  &  du  corps  par  rapport  au  v i fa gc  ? 
Si  vous  voulez  ,  lui  dirois-je  ,  que  l'homme  foit  tout  vifagc , 

(19")  Comme  fi  les   petits  Payfans  miJitc  de  la  terre  eiU  fait   du    mal 

choilifTDicnt  la  terre  bien  fechc  pour  à  pas   un  d'eux  ?    A  écouter  là-dct 

l'y    afTcotr  ou  pour  s'y   coucher  ,  &  fus    les    Mcdc.ins  ,   on   croiroit    les 

qu'on  dit  jamiis  oui  dire  que  l'hu-  Sauvages  tout  perclus  de  rhumaiifiiie*. 


LIVRE     IL 


irt 


pourquoi  me  blâmez  -  vous  de  vouloir  qu'il  foit  tout  pieds  ? 

Pour  empêcher  les  enfans  de  boire  quand  ils  ont  chaud, 
il  prefcrit  de  les  accoutumer  à  manger  préalablement  mi 
morceau  de  pain  avant  que  de  boire.  Cela  elt  bien  étrange, 
que  quand  l'enfant  a  foif,  il  faille  lui  donner  à  manger; 
j'aimerois  mieux  ,  quand  il  a  faim  ,  lui  donner  à  boire. 
Jamais  on  ne  me  perfuadera  qu£  nos  premiers  appétits  foient 
fi  déréglés ,  qu'on  ne  puiiTe  les  fatisfaire  fans  nous  expofcr 
à  périr.  Si  cela  étoit ,  le  genre  humain  fe  fut  cent  fois 
détruit  av;mt  qu'on  eût  appris  ce  qu'il  faut  faire  pour  le 
confcrver. 

Toutes  les  fois  qu'Emile  aura  foif,  je  veux  qu'on  lui 
donne  à  boire.  Je  veux  qu'on  lui  donne  de  l'eau  pure  & 
fans  aucune  préparation ,  pas  même  de  la  faire  dégourdir  , 
fût-il  tout  en  nage  ,  îk  fût-on  dans  le  cœur  de  l'hiver.  Le 
feul  foin  que  je  recommande  ,  eft  de  diitingucr  la  qualité 
des  eaux.  Si  c'eft  de  l'eau  de  rivière  ,  donnez-la  lui  fur-le- 
champ  telle  qu'elle  fort  de  la  rivière.  Si  c'e/t  de  l'eau  de 
fource  ,  il  la  taut  lailfer  quelque  tems  à  l'air  avant  qu'il  la 
boive.  Dans  les  faifons  chaudes  ,  les  rivières  font  chaudes  ; 
il  n'en  eft  pas  de  même  des  fourccs  ,  qui  n'ont  pas  reçu 
le  contaâ:  de  l'air.  Il  faut  attendre  qu'elles  foient  à  la  tem- 
pérature de  l'athmofphere.  L'hiver ,  au  contraire ,  l'eau  de 
fource  eft  h  cet  égard  moins  dangereufe  que  l'eau  de  rivière. 
Mais  il  n'efè  ni  naturel  ni  fréquent  qu'on  fe  mette  l'hiver 
en  fueur ,  fur  -  tout  en  plein  air.  Car  l'air  froid  ,  frappant 
incelTamment  fur  la  peau  ,  répercute  en  dedans  la  fueur ,  6c 
empêche  les    pores   de  s'ouvrir  allez   pour  lui   donner    un 


192  EMILE. 

palTagc  libre.  Or ,  je  ne  prétends  pas  qu'Emile  s'exerce  l'hiver 
au  coin  d'un  bon  feu,  mais  dehors  en  pleine  campagne  au 
milieu  des  glaces.  Tant  qu'il  ne  s'échauffera  qu'à  faire  & 
lancer  des  balles  de  neige,  laiffons-le  boire  quand  il  aura 
foif ,  qu'il  continue  de  s'exercer  après  avoir  bu  ,  &  n'en 
craignons  aucun  accident.  Que  iî  par  quelqu'autre  exercice 
il  fe  met  en  fueur,  Ôc  qu'il  ait  foif;  qu'il  boive  froid,  même 
en  ce  tems  là.  Faites  feulement  en  forte  de  le  mener  au 
loin  6c  à  petits  pas  chercher  fon  eau.  Par  le  froid  qu'on 
fuppofe,  il  fera  fuffifamment  rafraîchi  en  arrivant ,  pour  la 
boire  (ans  aucun  danger.  Sur  -  tout  prenez  ces  précautions 
fans  qu'il  s'en  apperçoive.  J'aimerois  mieux  qu'il  fut  quel- 
quefois malade  que  fans  ceffe  attentif  à  fa  fanté. 

Il  faut  un  long  fommeil  aux  enfans  ,  paixe  qu'ils  font 
un  extrême  exercice.  L'un  fcrt  de  corrcilif  à  l'autre  ;  aufîl 
voit-on  qu'ils  ont  befoin  de  tous  deux.  Le  tems  du  repos 
eli;  celui  de  la  nuit,  il  efè  marqué  par  la  nature.  C'eft  une 
obfer\'ation  confiante  que  le  fommeil  eft  plus  tranquille  &c 
plus  doux  tandis  que  le  foleil  eft  fous  l'horizon  ;  ôc  que 
l'air  échauffé  de  fcs  rayons  ne  maintient  pas  nos  fens  dans 
un  fi  grand  calme.  Ainfi  l'habitude  la  plus  falutairc  cil  cer- 
tainement de  fe  lever  &c  de  fe  coucher  avec  le  foleil.  J^'où 
il  fuit  que  dans  nos  climats  l'homme  &  tous  les  animaux 
ont  en  général  befoin  de  dormir  plus  long  -  tems  l'hiver 
que  l'été.  Mais  la  vie  civile  n'cft  pas  affcz  fimplc,  alfez 
naturelle ,  alTcz  exempte  de  révolutions ,  d'accidcns  ,  pour 
qu'on  doive  accoutumer  Thomme  à  cette  uniformité ,  au 
point  de  la  lui  rendre  nécefliiirc.    Sans  doute  il  faut  s'affu- 

jctcir 


L    I    V    R    E     I  I.  I5J 

jectir  aux  règles  ;  mais  la  première  elè  de  pouvoir  les  cii- 
freiiidi^e  fans  rifque  ,  quand  la  nécelficé  le  veur.  N'allez  donc 
pas  amollir  indifcre  terne  ne  votre  Elevé  dans  la  continuité 
d'un  paifible  fommeil,qui  ne  foit  jamais  interrompu.  Livrez- 
le  d'abord  uns  gêne  à  la  loi  de  la  nature  ,  mais  n'oubliez 
pas  que  parmi  nous  il  doit  être  au  -  deffus  de  cette  loi  ; 
qu'il  doit  pouvoir  fe  coucher  tard  ,  fe  lever  matin ,  être 
éveillé  brufquement ,  palFer  les  nuits  debout ,  fans  en  être 
incommodé.  En  s'y  prenant  alfez  tôt,  en  allant  toujours 
doucement  &  par  degrés ,  on  forme  le  tempérament  aux 
mêmes  chofes  qui  le  détruifent,  quand  on  l'y  foumet  déjà 
tout   formé. 

Il  importe  de  s'accoutumer  d'abord  à  être  mal  couché  ; 
c'efè  le  moyen  de  ne  plus  trouver  de  mauvais  lit.  En  géné- 
ral ,  la  vie  dure ,  une  fois  tournée  en  habitude  ,  multiplie 
les  fenfations  agréables  :  la  vie  molle  en  prépare  une  infi- 
nité de  déplaifantes.  Les  gens  élevés  trop  délicatement  ne 
trouvent  plus  le  fommeil  que  fur  le  duvet  ;  les  gens  ac- 
coutumés à  dormir  fur  des  planches  le  trouvent  par-tout  : 
il  n'y  a  point  de  lit  dur  pour  qui  s'endort  en  fe  cou- 
chant. 

Un  lit  mollet ,  où  l'on  s'enfevelit  dans  la  plume  ou  dans 
l'édredon ,  fond  &  diflbud  le  corps  ,  poiu-  ainfi  dire.  Les 
reins  enveloppés  trop  chaudement  s'échauffent.  De-là  réfal- 
tent  fouvent  la  pierre  ou  d'autres  incommodités ,  &  infailli- 
blement une  complexion  délicate  qui  les  nourrit  toutes. 

Le  meilleur  lit  eft  celui  qui  procure  un  meilleur  fommeil. 
Voilà  celui  que  nous  nous  préparons  Emile  &  moi  pendant 
Emik.    Tome  I.  B  b 


594  E    M    I    L    E. 

h.  journée.  Nous  n'avons  pas  befoin  qu'on  nous  amené  des 
efclaves  de  Perfe  pour  faire  nos  lits  ;  en  labourant  la  terre 
nous  remuons  nos  matelas. 

Je  fais  par  expérience  que  quand  un  enfant  eft  en  (anté 
Ton  eft  maitre  de  le  faire  dormir  &  veiller  prefqu'à  volonté. 
Quand  l'enfant  eft  couché  ,  &.  que  de  fon  babil  il  ermuie  {à 
Bonne,  elle  lui  dit,  dorme\;  c'elt  comme  Ç\  elle  lui  difoit, 
port:i\-vous  bien  ,  quand  il  elt  malade.  Le  vrai  moyen  de 
le  faire  dormir  eft  de  l'ennuyer  lui-même.  Parlez  tant,  qu'il 
foit  forcé  de  fe  taire ,  &  bientôt  il  dormira  :  les  fermons  font 
toujours  bons  à  quelque  chofc  ;  autant  vaut  k  prêcher  que  le 
bercer  :  mais  fi  vous  employez  le  foii*  ce  narcotique ,  gardez- 
vous  de  l'employer  le  jour. 

J'éveillerai  quelquefois  Emile,  moins  de  peur  qu'il  ne 
prenne  l'habitude  de  dormir  trop  long-tems,  que  pour  l'ac- 
coutumer à  tout ,  même  à  être  éveillé  brufquement.  Au  fur- 
plus  j'aurois  bien  peu  de  talent  poiu-  mon  emploi ,  fi  je  ne  fa- 
vois  pas  le  forcera  s'éveiller  de  lui-même,  à:  à  fe  lever, 
pour  ainfi  dire ,  à  ma  volonté ,  fans  que  je  lui  dife  un  feul 
mot. 

S'il  ne  dort  pas  aiïez  ,  je  lui  laifTe  entrevoir  pour  le  lende- 
main une  matinée  ennuycufe ,  (Se  lui-même  regardera  comme 
autant  de  gagné  tout  ce  qu'il  pourra  lailicr  au  Ibmmeil  :  s'il 
dort  trop ,  je  lui  montre  à  fon  réveil  un  amufemcnt  de  fou 
goût.  V'eux-je  qu'il  s'éveille  à  point  nommé ,  je  lui  dis  ;  de- 
main h  Çw  heures  on  part  pour  la  pêche,  on  fe  va  promener 
à  un  tel  endroit,  voulez -vous  en  être?  il  confent ,  il  me 
prie  de   réveiller  ;   je   promets ,   ou  je   ne   promeis   point  « 


L    I    V    R    E     1 1.  195 

félon  le  befoin  :  s'il  s'éveille  trop  tard ,  il  me  trouve  parri. 
Il  y  aura  du  malheur  fi  bientôt  il  n'apprend  à  s'éveiller  de  lui- 
même. 

Au  relie ,  s'il  arrivoit ,  ce  qui  efl:  rare  ,  que  quelqu'enfjnt 
indolent  eût  du  penchant  à  croupir  dans  la  pai-cfFe ,  il  ne  faut 
point  le  livrer  à  ce  penchant,  dans  lequel  il  s'cngourdiroic 
rout-à-fait ,  mais  lui  adminiftrcr  quelque  flimulant  qui  l'é- 
veille. On  conçoit  bien  qu'il  n'eft  pas  que/lion  de  le  faire 
agir  par  force ,  mais  de  l'émouvoir  par  quelque  appétit  qui  l'y 
porte ,  &  cet  appétit,  pris  avec  choix  dans  l'ordre  de  la  nature , 
nous  mené  à  la  fois  à  deux  fins. 

Je  n'imagine  rien  dont,  avec  un  peu  d'adrefTe,  on  ne  pût 
infpijer  le  goût,  même  la  fureur  aux  enfans  ,  fans  vanité  » 
fans  émulation,  fans  jalonne.  Leur  vivacité,  leur  cfprit  imi- 
tateur fuffifent;  fiU"-tout  leur  gaieté  naturelle,  inlèrument  dont 
la  prife  eft  fùre  ,  &  dont  jamais  précepteur  ne  fçut  s'avifer. 
Dans  tous  les  jeux  où  ils  font  bien  perfuadés  que  ce  n'eft  que 
jeu ,  ils  fouffrent  fans  fe  plaindre  ,  &  même  en  riant ,  ce 
qu'ils  ne  foulTriroient  jamais  autrement ,  fans  verfcr  des  tor- 
rens  de  larmes.  Les  longs  jeûnes ,  les  coups ,  la  brûlure ,  les 
fatigues  de  toute  efpece  font  les  amufemens  des  jeunes  Sau- 
vages ;  preuve  que  la  douleur  même  a  fon  alUùfonnemcnt , 
qui  peut  en  ôter  l'amertume  ;  mais  il  n'appartient  pas  h  tous 
les  maîtres  de  favoir  apprêter  ce  ragoût ,  ni  peut-être  à  tous 
les  difciples  de  le  favourer  fans  grimace.  Me  voilà  de  nouveau , 
fi  je  n'y  prends  garde  ,  égaré  dans  les  exceptions. 

Ce  qui  n'en  foufïre  point  eft  cependant  l'affiijettifTement  de 
l'homme  à  la  douleur,  aux  maux  de  fon  efpece,  aux  accidens, 

Bb  i 


*9<  EMILE. 

aux  périls  de  la  vie ,  enfin  à  la  mort  ;  plus  on  le  familiarifera 
avec  toutes  ces  idées ,  plus  on  le  guérira  de  l'importune  fen- 
fibilité  qui  ajoute  au  mal  l'impatience  de  l'endurer  ;  plus  on 
l'apprivoifera  avec  les  fouiTianccs  qui  peuvent  l'atteindre ,  plus 
on  leur  ô:cra  ,  comme  eût  dit  Montaigne ,  la  pointure  de 
Tctrangeté ,  &  plus  aulîl  l'on  rendra  fon  ame  invulnérable  ôc 
dure  ;  fon  corps  fera  la  cuiralTe  qui  rebouchera  tous  les  traits 
dont  il  pourroit  ctre  atteint  au  vif.  Les  approches  même  de 
la  mort  n'étant  point  la  mort,  à  peine  la  fcntira-t-il  comme 
telle  i  il 'lie  mourra  pas ,  pour  aind  dire  :  il  fera  vivant  ou  mort  ; 
rien  de  plus.  C'cft  de  lui  que  le  mtnic  Montaigne  eût  pu  dire, 
comme  il  a  dit  d'un  Roi  de  Maroc  ,  que  nul  homme  n'a  vécu 
fi  avant  dans  la  mort.  La  confiance  Ôc  la  fermeté  font ,  ain(i 
que  les  autres  vertus ,  des  apprentilfages  de  l'enfance  :  mais  ce 
n'c'è  pas  en  apprenant  leurs  noms  aux  cnfans  qu'on  les  leur 
enfeigne,  c'clt  en  les  leur  faiLn:  goûter  fans  qu'ils  fâchent 
ce  que  c'e/K 

Mais  cl  propos  de  mourir,  comment  nous  conduirons-nous 
avec  notre  Elevé  ,  relativement  au  danger  de  la  petite  vérole  ? 
La  lui  ferons-nous  inoculer  en  bas  âge  ,  ou  fi  nous  attendrons 
qu'il  la  prenne  natuiellemcnt?  Le  premier  parti ,  plus  conforme 
à  notre  pratique ,  garantit  du  péril  l'âge  où  la  vie  e/t  la  plus 
précieufe,  au  rifque  de  celui  où  clic  l'efl  le  moins;  fi  toute- 
fois on  peut  doimcr  le  nom  de  rifque  .\  l'inoculation  bien 
aJminiflrér. 

Mais  le  fccond  c{\  plus  dans  nos  principes  généraux  ,  de 
laiTer  f.;irc  en  tout  la  nature,  dans  les  foins  qu'elle  aime  !^ 
prcaJre  feolc,  Ck  qu'elle  akuidonnc  aufll-tôt  q.ic  l'honmie  veut 


L    I    V    R    E     I  I.  T97 

s'en  mêler.  L'homme  de  ki  nature  efl:  toujours  prépare  :  hif- 
fons-le  inoculer  par  le  maître  ;  il  choifira  mieux  le  moment 
que  nous. 

N'allez  pas  de-là  conclure  que  je  blâme  l'inoculation  :  car 
le  raifonnement  far  lequel  j'en  exempte  mon  Elevé  iroit  tris- 
mal  aux  vôtres.  Votre  éducation  les  prépare  à  ne  point  échap- 
per à  la  petite  vérole  au  moment  qu'ils  en  feront  attaqués  :  (i 
vous  la  lailfez  venir  au  hazard ,  il  clt  probable  qu'ils  en  péri- 
ront. Je  vois  que  dans  les  différens  pays  on  réfiite  d'auraiiC 
plus  à  l'inoculation  qu'elle  y  devient  plus  nét-cïTaire  ,  &:  la 
raifon  de  cela  fe  fcnt  aifément.  A  peine  aufTl  daignerai-je  trai- 
ter cette  queftion  pour  mon  Emile.  Il  fera  inoculé  ,  ou  il  ne 
le  fera  pas,  félon  les  tems,  les  lieux,  les  circom'tances  :  cela 
cft  prefque  indifférent  pour  lui.  Si  on  lui  donne  la  pe:ice 
vérole ,  on  aura  l'avantage  de  prévoir  &  connoître  fon 
mal  d'avance  ;  c'eft  quelque  chofe  :  mais  s'il  la  prend  na- 
turellement ,  nous  l'aurons  préfervé  du  Médecin  ;  c'eft  en- 
core plus. 

Une  éducation  exclafive  ,  qui  tend  feulement  à  diftinguer 
du  peuple  ceux  qui  l'ont  reçue ,  préfère  toujours  les  inftruc- 
tions  les  plus  coûteufes  auK  pLis  communes  ,  &  par  cela 
même  aux  plus  utiles.  Ain(i  les  jeunes  gens  élevés  avec  foin 
apprennent  tous  à  monter  à  cheval ,  parce  qu'il  en  coûte 
beaucoup  pour  cela  ;  mais  prefqu'aucun  d'eux  n'apprend  à 
n  îgcr  ,  parce  qu'il  n'en  coûte  rien ,  &  qu'un  Artifin  peut 
favoir  nager  auffi  bien  que  qui  que  ce  foir.  Cependant ,  fans 
avoir  f.iit  foa  académie ,  un  voyageur  monte  i  clieval  ,  s'y 
tient  ôc  s'en  fert  affez  pour  le  bcfoin  ;  mais  dans  Teau  li  Ton 


ir,«  EMILE. 

ne  nage  on  fe  noyé ,  &.  l'on  ne  nage  point  uns  l'avoir  appris. 
Enfin  ,  l'on  n'eft  pas  obligé  de  monter  à  cheval  fous  peine 
de  h  vie ,  au  lieu  que  nu!  n'eft  fàr  d'éviter  un  danger 
auquel  on  eft  fi  fouvent  expofc.  Emile  fera  dans  l'eau  comme 
fur  la  terre  ;  que  ne  peut  -  il  vivre  dans  tous  les  élémens  ! 
Si  l'on  pouvoit  apprendre  îi  voler  dans  les  airs  ,  j'en  ferois 
un  aigle  ;  j'en  ferois  une  falamandre ,  fi  l'on  pouvoit  s'endmcir 
au  feu. 

On  craint  qu'un  enfant  ne  fe  noyé  en  apprenant  à  nager  ; 
qu'il  fe  noyé  en  apprenant  ou  pour  n'avoir  pas  appris  ,  ce 
fera  toujours  votre  faute.  C'eft  la  feule  vanité  qui  nous  rend 
téméraires;  on  ne  l'eft  point  quand  on  n'eft  vu  de  pcrfonne: 
Emile  ne  le  feroit  pas  quand  il  feroit  vu  de  tout  l'Univers. 
Comme  l'exercice  ne  dépend  pas  du  rifquc  ,  dans  un  canal 
du  parc  de  fon  père  il  apprendroit  à  traverfer  THellefpont  ; 
mais  il  faut  s'apprivoifer  au  rifque  même ,  pour  apprendre  i 
ne  s'en  pas  troubler  ;  c'eft  une  partie  elTentielle  de  l'apprcn- 
tiiLige  dont  je  parlois  tout -à- l'heure.  Au  relie,  attentif  à 
mcfurer  le  danger  h  Ces  forces  ,  &  à  le  partager  toujours 
avec  lui ,  je  n'aurai  gueres  d'imprudence  à  craindre ,  quand 
je  réglerai  le  foin  de  fa  confervation  fur  celui  que  je  dois  à 
la  mienne. 

Un  enfant  eft  moins  grand  qu'un  homme  ;  il  n'a  ni  fa  force 
ni  fa  raifon  ;  mais  il  voit  &  entend  auffi-bien  que  lui ,  ou  à 
rr^s-pcu  près;  il  a  le  goût  audi  fenfible  quoiqu'il  l'ait  moins 
délicat,  &i  diftingue  aufTi-bicn  les  odeurs  quoiqu'il  n'y  mette 
pas  la  môme  fcnfualité.  Les  premières  facultés  qui  fc  forment 
&.  fc  perfectionnent  en  nous  font  les  fens.  Ce  font  donc  les 


LIVRE      FI.  199 

premières   qu'il  foudroie  cultiver  ;  ce    font  les  feules  qu'on 
oublie ,  ou  celles  qu'on  néglige  le  plus. 

Exercer  les  fens  n'efl  pas  feulement  en  faire  ufage ,  c'eft 
apprendre  à  bien  juger  par  eux  ,  c'eft  apprendre ,  pour  ainfi 
dire  ,  à  fentir;  car  nous  ne  favons  ni  toucher  ,  ni  voir  ,  ni 
entendre  que  comme  nous  avons  appris. 

Il  y  a  un  exercice  purement  naturel  ôc  méchanique  ,  qui 
ferc  à  i-endrc  le  corps  robuite ,  fans  donner  aucune  prife  au 
jugement  :  nager ,  courir ,  fauter ,  fouetter  un  fabot ,  lancer 
des  pierres  ;  tout  cela  efè  fort  bien  :  mais  n'avons-nous  que 
des  bras  &  des  jambes  ?  N'avons-nous  pas  aufïi  des  yeux ,  des 
oreilles,  ôc  ces  organes  font-ils  fuperflus  h  l'ulhge  des  pre- 
miers ?  N'exercez  donc  pas  feulement  les  forces  ,  exercez  tous 
les  fens  qui  les  dirigent ,  tirez  de  chacun  d'eux  tout  le  parti 
pofîible ,  puis  vcrifiez  l'imprefTion  de  l'un  par  l'autre.  Mcfurez  , 
comptez  ,  pefez  ,  comparez.  N'employez  la  force  qu'après 
avoir  eltimé  la  réfiflance  :  faites  toujours  en  forte  que  l'efH- 
mation  de  l'effet  précède  l'ufage  des  moyens.  Intéreflcz  l'enfant 
à  ne  jamais  faire  d'efforts  infufîifans  ou  fuperflus.  Si  vous  l'ac- 
coutumez à  prévoir  ainfi  l'effet  de  tous  les  mouvemens  ,  &i 
à  redrelfer  fes  erreurs  par  l'expérience  ,  n'elt-il  pas  clair  que 
plus  il  agira ,  plus  il  deviendra  judicieux  ? 
:  S'agit -il  d'ébranler  une  malfe  ?  S'il  prend  un  levier  trop 
long  il  dépenfera  trop  de  mouvement ,  s'il  le  prend  trop  coure 
il  n'aura  pas  afTez  de  force  :  l'expérience  lui  peut  apprendre  i 
choifir  prccifément  le  bâton  qu'il  lui  faut.  Cette  làgelTe  n'eft 
donc  pas  au-deffus  de  fon  âge.  S'agit-il  de  porter  un  fardeau? 
S'il  veut  le  prendre ,  auffi  pefaiit  qu'il  peut  le  porter ,  Ck  n'eu 


to»  E    M    I    L    E. 

point  efTayer  qu'il  ne  fouleve ,  ne  fera  - 1  -  il  pas  forcé  d'en 
cftimcr  le  poids  à  la  vue  ?  Suie -il  comparer  des  mafTcs  de 
même  matière  &c  de  différentes  groffeurs  ?  Qu'il  choifilFe  entre 
des  mafll's  de  même  groffeur  ôc  de  différentes  matières  ;  il  flm- 
dra  bien  qu'il  s'applique  à  comparer  leurs  poids  fpéciliques.  J'ai 
\ai  un  jeune  homme,  tri.s-bien  élevé,  qui  ne  voulut  croire 
qu'après  l'épreuve  ,  qu'un  feau  plein  de  gros  coupeaux  de 
bois  de  chêne  fût  moins  pefant  que  le  même  fcau  rempli 
d'eau. 

Nous  ne  fommes  pas  également  maîtres  de  l'ufage  de  tous 
nos  fens.  Il  y  en  a  un,  favoir  le  toucher,  dont  Taclion  n'cft 
jamais  fufpendue  durant  la  veille  ;  il  a  été  répandu  fur  la  fur- 
face  entière  de  notre  coips  ,  comme  une  garde  continuelle  , 
poiu-  nous  avertir  de  tout  ce  qui  peut  l'offenfer.  C'clt  aufli 
celui  dont ,  bon  gré  malgré ,  nous  acquérons  le  plutôt  l'expé- 
rience par  cet  exercice  continuel ,  6c  auquel  par  conféquenC 
nous  avons  moins  bcfoin  de  donner  une  culture  particulière. 
Cependant  nous  obfcr\'ons  que  les  aveugles  ont  le  tacl  plus 
fur  &  plus  fin  que  nous  ;  parce  que  ,  n'étant  pas  guidés  par 
la  vue ,  ils  font  forcés  d'apprendre  i  tirer  uniquement  du  pre* 
mier  fens  les  jugemens  que  nous  fournit  l'autre.  Pourquoi  donc 
ne  nous  exerce-t-on  pas  à  marcher  comme  eux  dans  l'obRu- 
rité ,  h  connoitre  les  corps  que  nous  pouvons  atteindre  ,  à 
juger  des  objets  qui  nous  environnent,  h  faire,  en  un  mot , 
de  nuit  &  fins  lumière,  tout  ce  qu'ils  font  de  jour  Ôc  fans 
yeux  ?  Tant  que  le  foleil  luit ,  nous  avons  fur  eux  l'avantage  ; 
dans  les  ténèbres  ils  font  nos  guides  Ji  leur  tour.  Nous  fom- 
mes aveugles  la  moitié  de  la  vie  ;  avec  la  différence  que  les 

vrais 


LIVRE     II. 


iOI 


vrais  aveugles  Tavent  toujours  fe  conduire ,  ôc  que  nous  n'ofons 
faire  im  pas  au  cœur  de  la  nuit.  On  a  de  la  lumière  ,  me 
dira-t-on  :  Eh  quoi  !  toujours  des  machines  !  Qui  vous  répond 
qu'elles  vous  fuivront  par-tout  au  befoin  ?  Pour  moi ,  j'aime 
mieux  qu'Emile  ait  des  yeux  au  bout  de  ks  doigts ,  que  dans 
la  boutique  d'un  Chandelier. 

Etes-vous  enfermé  dans  un  édifice  au  milieu  de  la  nuit , 
frappez  des  mains  ;  vous  appercevrez  au  réfonnement  du  lieu , 
fi  l'efpace  eft  grand  ou  petit ,  fi  vous  êtes  au  milieu  ou  dans 
un  coin.  A  demi-pied  d'un  mur ,  l'air  moins  ambiant  &  plus 
réfléchi  vous  porte  une  autre  fenfation  au  vifage.  Reftez  en 
place  ,  &  tournez-vous  fuccefîivement  de  tous  les  côtés  ;  s'il 
y  a  une  porte  ouverte ,  un  léger  courant  d'air  vous  l'indiquera. 
Etes-vous  dans  un  bateau,  vous  connoîcrez  ,  à  la  manière 
dont  l'air  vous  frappera  le  vifage ,  non-feulement  en  quel  fens 
vous  allez ,  mais  fi  le  fil  de  la  rivière  vous  entraîne  lentement 
ou  vite.  Ces  obfervations  &  mille  autres  femblables,  ne  peu- 
vent bien  fc  faire  que  de  nuit  ;  quelque  attention  que  nous 
voulions  leur  donner  en  plein  jour,  nous  ferons  aidés  ou 
diftraits  par  la  vue ,  elles  nous  échapperont.  Cependant  il  n'y 
a  encore  ici  ni  mains ,  ni  bâton  :  que  de  connoilîlinccs  oculaires 
on  peut  acquérir  par  le  toucher,  même  fans  rien  toucher 
du  tout  ! 

Beaucoup  de  jeux  de  nuit.  Cet  avis  eft  plus  important  qu'il 
ne  fembie.  La  nuit  effraye  naturellement  les  hommes  ,  (Se 
quelquefois  les  animaux  (io).  La  raifon ,  les  connoilfances  , 

(20)  Cet  effroi  devient  très-manitcfte  dans  les  grandes  cclipfes  de  folcil. 
Emile.     Tome  I.  C  c 


zoi  EMILE. 

l'efprit ,  le  courage ,  délivrent  peu  de  gens  de  ce  tribut.  J'ai 
vu  des  raifonneurs ,  des  efprits-forcs ,  des  Philofophes  ,  des 
Militaires  intrépides  en  plein  jour  ,  trembler  la  nuit ,  comme 
des  femmes  ,  au  bruit  d'une  feuille  d'arbre.  On  attribue  cet 
effroi  aux  contes  des  nourrices ,  on  fe  trompe  ;  il  y  a  une 
caufe  naturelle.  Quelle  elè  cette  caufe  ?  La  même  qui  rend 
les  fourds  défians  &  le  peuple  fuperftitieux  ,  l'ignorance  des 
chofes  qui  nous  environnent  ôc  de  ce  qui  fe  palfe  autour  de 
nous  (il).  Accoutumé  d'appercevoir  de  loin  les  objets,   ôc 


(21)  En  voici  encore  une  autre 
caufe  bien  expliquée  par  un  philo- 
fophc  dont  je  cite  fouvent  le  Livre  , 
&  dont  les  grandes  vues  m'inftrui- 
fent  encore  plus   fouvent. 

"  Lorfque  par  des  circonftances 
j,  particulières  nous  ne  pouvons  avoir 
,5  une  idée  jufte  de  la  diltance  , 
j,  &  que  nous  ne  pouvons  juger  des 
»  objets  que  par  la  ^;randeur  de 
J,  l'angle  ,  ou  plutôt  de  l'image  qu'ils 
„  forment  dans  nos  yeux  ,  nous 
y,  nous  trompons  alors  nécefTairement 
J,  fur  la  grandeur  de  ces  objets  ; 
yf  tout  le  monde  a  éprouvé  qu'en  voya- 
«•  géant  la  nuit ,  on  prend  un  buif- 
„  fon  dont  on  cfl  près  pour  un  grand 
„  arbre  dont  on  eft  loin ,  ou  bien  on 
jj  prend  un  grand  arbre  éloigné  jour 
„  un  buinbn  qui  efi  voifin  :  de  même 
y,  fi  on  ne  connoit  pas  les  objets  par 
»  leur  forme,  &  qu'on  ne  puiffe  avoir 
)>  par  ce  moyen  aucune  idée  de 
»  diftance  ,  on  fe  trompera  encore 


^  nécefTairement  ;  une  mouche  quf 
„  pafrera  avec  rapidité  à  quelques 
,j  pouces  de  diftance  de  nos  yeux  > 
„  nous  paroitra  dans  ce  cas  être  un 
J,  oifeau  qui  en  feroit  à  une  très-grande 
,y  diJlance  >  un  cheval  qui  feroit  fans 
„  mouvement  dans  le  milieu  d'une 
„  campagne  &  qui  feroit  dans  une 
„  attitude  femblable  ,  par  exemple , 
„  à  celle  d'un  mouton ,  ne  nous  pa- 
„  roitra  plus  qu'un  gros  mouton  , 
„  tant  que  nous  ne  reconnoitrons 
„  pas  que  c'eft  un  cheval  ;  mais  des 
„  que  nous  l'aurons  reconnu  ,  il 
„  nous  paroitra  dans  l'inftant  gros 
»  comme  un  cheval  »  &  nous  reiH- 
„  fierons  fur -le -champ  notre  prc- 
„  micr  jugement. 

,,  Toutes  les  fois  qu'on  fe  trouve- 
n  ra  dans  la  nu'it  dans  des  lieux 
,-,  inconnus  où  l'on  ne  puurra  juger 
»  de  la  diltance  ,  &  où  l'on  ne 
J,  pourra  reconnoitrc  la  forme  des 
»  chofes  à  caufe  de  t'ohfcuxitc  ,  oa 


LIVRE     IL 


loy 


de  prcvoii-  leurs  imprefîlons  d'avance  ,  comment ,  ne  voyant 
plus  rien  de  ce  qui  m'entoure ,  n'y  fappoferois  -  je  pas  mille 
êtres  ,  mille  mouvemens  qui  peuvent  me  nuire ,  &  dont  il 
m'eft  impofTible  de  me  garantir  ?  J'ai  beau  Hivoir  que  je  fuis 
en  fureté  dans  le  lieu  où  je  me  trouve  ;  je  ne  le  fais  jamais 
auflî-bien  que  fi  je  le  voyois  at1:uellement  :  j'ai  donc  toujours 
un  fujct  de  crainte  que  je  n'avais  pas  en  plein  jour.  Je  fais ,  il 
efè  vrai,  qu'un  corps  étranger  ne  peut  gueres  agir  fur  le 
mien ,  fans  s'annoncer  par  quelque  bruit  ;  aulîî  combien  j'ai 
fans  cefle  l'oreille  alerte  !  Au  moindre  bruit  dont  je  ne  puis 
difcerner  la  caufe,  l'intérêt  de  ma  confervation  me  fait  d'abord 


„  fera  en  danger  de  tomber  à  tout 
»  inftant  dans  l'erreur  au  fujet  des 
j,  jugemens  que  l'on  fera  fur  les 
»  objets  qui  fe  prcfentcront  ;  c'eft 
»  de-là  que  vient  la  frayeur  &  l'efpece 
„  de  crainte  intérieure  que  l'obfcu- 
»>  rite  de  la  nuit  fait  fentir  à  pref- 
»  que  tous  les  hommes  ;  c'eft  fur 
5j  cela  qu'eft  fondée  l'apparence  des 
»  fpedres  &  des  figures  gigantefques 
j,  &  épouvantables  que  tant  de  gens 
j,  difent  avoir  vues  :  on  leur  ré- 
»  pond  communément  que  ces  fi- 
^  gures  étoient  dans  leur  imagina- 
j5  tion  ;  cependant  elles  pouvoient  être 
»  réeUement  dans  leurs  yeux  ,  &  il 
»  eft  très-podîble  qu'ils  aient  en 
„  effet  vu  ce  qu'ils  difent  avoir  vu  : 
J,  car  il  doit  arriver  néceflairement 
»  toutes  les  fois  qu'on  ne  pourra 
»  juger  d'un  objet  que  par  l'angle 
J»  qu'il    forme  dans   l'œil ,    que    cet 


»  objet  inconnu  groiïira  &  grandi- 
»  ra  ,  à  mefure  qu'on  en  fera  plus 
»  voifin  ,  &  que  s'il  a  d'abord  paru 
»  au  Spectateur  qui  ne  peut  con- 
»  noitre  ce  qu'il  voit  ,  ni  juger  , 
»  à  quelle  diftance  il  le  voit  ,  que 
„  s'il  a  paru  ,  dis-je  d'abord  de  la 
>»  hauteur  de  quelques  pieds  lorfqu'il 
„  ctoit  à  la  diftance  de  vingt  ou 
,j  trente  pas ,  il  doit  paroitre  haut 
H  de  plufieurs  toifes  lorfqu'il  n'en 
»  fera  plus  éloigné  que  de  qucl- 
î,  ques  pieds  ,  ce  qui  doit  en  effet 
„  l'étonner  &  l'effrayer  ,  jufqu'à  ce 
»  qu'enfin  il  vienne  à  toucher  l'ob- 
5,  jet  ou  à  le  reconnoitre  ;  car  dans 
5,  l'inftant  même  qu'il  reconnoitra 
„  ce  que  c'eft  ,  cet  objet  qui  lui  pa- 
jj  roiffoit  gigantefquc  ,  diminuera 
,5  tout-à-coup  ,  &  ne  lui  paroiira 
„  plus  avoir  que  fa  grandeur  rccl- 
M  le  i   mais  ti    l'on    Fuit    ou    qu'oa 

Ce    z 


104 


EMILE. 


fuppofer  tout  ce  qui  doit  le  plus  m'engager  h.  me  tenir  fur  mes 
gardes  ,  &  par  conféquent  tout  ce  qui  eft  le  plus  propre  à 
m'effrayer. 

N'entends-je  abfolument  rien  ?  Je  ne  fuis  pas  pour  cela  tran- 
quille ;  car  enfin  fans  bruit  on  peut  encore  me  furprendre.  Il 
faut  que  je  fuppofe  les  chofes  telles  qu'elles  étoient  aupara- 
vant f  telles  qu'elles  doivent  encore  êvre ,  que  je  voye  ce  que 
je  ne  vois  pas.  Ainfi  force  de  mettre  en  jeu  mon  imagination  , 
bientôt  je  n'en  fuis  plus  maître ,  &  ce  que  j'ai  fait  pour  me 
ralfurer  ,  ne  fert  qu'à  m'alarmer  davantage.  Si  j'entends  du 
brait ,  j'entends  des  voleurs  ;  fi  je  n'entends  rien  ,  je  vois 
des  fantômes  :  la  vigilance  que  m'infpirc  le  foin  de  me  con- 
ferver  ne  me  donne  que  fujets  de  crainte.  Tout  ce  qui  doit 
me  ralfurer  n'eft  que  dans  ma  raifon  ,  l'inftinA  plus  fort  me 


„  n'ofe  approcher  ,  il  eft  certain 
y»  qu'oo  n'aura  d'autre  idée  de  cet 
»  objet  que  celle  de  l'image  qu'il 
»  fornioit  dans  l'œil  ,  &  qu'on  au- 
,j  ra  rjellenent  vu  une  figure  gi- 
jj  gintclque  OU'  épouvaiitable  par  la 
jj  graadeur  &  par  la  forme.  Le 
»  préjuge  des  fpedrcs  eft  donc  fon- 
»  do  dans  la  nature  ,  &  ces  ap- 
),  parenccs  ne  dépendent  pas  comme 
„  le  ctoient  les  Philofophcs  ,  uni- 
»  quemenc  de  rimagination. 
„  W}.  Sût.  T.  l^r.  pag.  22.  in-ii. 
J'ai  taché  de  montrer  dans  le  texte 
comment  il  en  dépend  toujours  en 
partie  ,  iS  quant  à  la  caufc  expliquée 
dam  ce  palFage  ,  on  voit  que  l'ha- 
bkuJc.  de.  marcher  lu  nuit ,  doit  nous 


apprendre  à  diftingucr  les  apparences 
que  la  rcfTemblancc  des  formes  & 
la  diverfité  des  diftances  font  pren- 
dre aux  objets  à  nos  yeux  dans 
l'obfcurité  :  car  lorfque  l'air  eft  en- 
core affez  éclairé  pour  nous  laiffer 
appercevoir  les  contours  des  objets  , 
comme  il  y  a  plus  d'air  intcrpofc 
dans  un  plus  grand  cloignemcnt  » 
nous  devons  toujours  voir  ces  con- 
tours moins  marques  quand  l'objet 
eft  plus  loin  de  nous  ,  ce  qui  fuf- 
fit  à  force  d'habitude  pour  nous 
garantir  de  l'erreur  qu'explique  ici 
M.  de  BufFon.  Quelque  explication 
qu'on  préfère  ,  ma  méthode  eft  donc 
touinurs  efficace  ,  &  c'cft  ce  que  l'ex- 
périence conlîrme  parfaitement. 


L    I    V    R    E     I  I.  205 

parle  tout  autrement  qu'elle.  A  quoi  bon  penfer  qu'on  n'a 
rien  à  craindre  ,  puifqu' alors  on  n'a  rien  à  faire  ? 

La  caufe  du  mal  trouvée  indique  le  remède.  En  toute 
chofe  l'habitude  tue  l'imagination ,  il  n'y  a  que  les  objets  nou- 
veaux qui  la  réveillent.  Dans  ceux  que  l'on  voit  tous  les  jours  » 
ce  n'efè  plus  l'imagination  qui  agit ,  c'eft  la  mémoire  ,  ôc 
voilà  la  raifon  de  l'axiome  au  affueds  non  fit  pajjïo  ;  car  ce 
n'eft  qu'au  feu  de  l'imagination  que  les  paffions  s'allument. 
Ne  raifomiez  donc  pas  avec  celui  que  vous  voulez  guérir  de 
l'horreur  des  ténèbres  ;  menez-l'y  fouvent ,  &  foyez  fur  que 
tous  les  argumens  de  la  Philofophie  ne  vaudront  pas  cet  ufage. 
La  tête  ne  tourne  point  aux  couvreurs  fur  les  toits ,  &  l'on  ne 
voit  plus  avoir  peur  dans  Tobfcurité  quiconque  eft  accoutumé 
d'y  être. 

Vo:là  donc  pour  nos  jeux  de  nuit  un  autre  avantage  ajouté 
au  premier  :  mais  pour  que  ces  jeux  réuffiffent,  je  n'y  puis 
trop  recommander  la  gaieté.  Rien  n'eft  fi  trifte  que  les  ténè- 
bres :  n'allez  pas  enfermer  votre  enfant  dans  un  cachot.  Qu'il 
rie  en  entnmt  dans  l'obfcuritc;  que  le  rire  le  reprenne  avant 
qu'il  en  forte  ;  que  ,  tandis  qu'il  y  eft ,  l'idée  des  amufe- 
mens  qu'il  quitte  ,  &  de  ceux  qu'il  va  retrouver ,  le  dé- 
fende des  imaginations  fantaftiques  qui  pourroient  l'y  venir 
chercher. 

Il  elt  un  terme  de  la  vie  au-delà  duquel  on  rétrograde  en 
avançant.  Je  fcns  que  j'ai  palfé  ce  terme.  Je  recommence  , 
pour  ainfi  dire ,  une  autre  carrière.  Le  vuidc  de  l'âge  mûr  , 
qui  s'eft  fût  fentir  à  moi ,  me  retrace  le  doux  tcms  du  premier 
âge.  En  vieillilRuit  je  redeviens   enfmt,  &  je   me   rappelle 


io6  EMILE. 

plus  volontiers  ce  que  j'ai  fait  à  dix  ans  ,  qu'à  trente.  Lec- 
teurs ,  pardonnez-moi  donc  de  cirer  quelquefois  mes  exemples 
de  moi-même  ;  car  pour  bien  faire  ce  livre ,  il  faut  que  je 
le  fafTe  avec  pluiflr. 

J'étois  à  la  campagne  en  penfion,  chez  un  Miniftre  ap- 
pelle M.  Lambercier.  J'avois  pour  camarade  un  couiîn  plus 
riche  que  moi ,  &  qu'on  traitoit  en  héritier ,  tandis  qu'éloi- 
gné de  mon  père  ,  je  n'étois  qu'un  pauvre  orphelin.  Mon 
grand  coufm  Bernard  étoit  fingulierement  poltron ,  fur-touc 
la  nuit.  Je  me  moquai  tant  de  fa  frayeur ,  que  M.  Lamber- 
cier ,  ennuyé  de  mes  vanteries  ,  voulut  mettre  mon  coui-age 
à  l'épreuve.  Un  foir  d'automne,  qu'il  faifoit  très-obfcur  ,  il 
me  donna  la  clef  du  Temple ,  &  me  dit  d'aller  chercher  dans 
la  chaire  la  Bible  qu'on  y  avoit  laifTée.  \\  ajouta  ,  pour  me 
piquer  d'honneur,  quelques  mots  qui  me  mirent  dans  l'im- 
puifTance  de  reculer. 

Je  partis  fans  lumière  ;  fi  j'en  avois  eu ,  ç'auroit  peut-être 
été  pis  encore.  Il  faloit  palFcr  par  le  cimetière  ;  je  le  tra- 
verfai  gaillardement  ;  car  tant  que  je  me  fentois  en  plein 
air  ,  je  n'eus  jamais  de  frayeurs  nocturnes. 

En  ouvrant  la  porte ,  j'entendis  à  la  voûte  un  certain  retcn- 
tJfTemcnt  que  je  crus  refTembler  :\  des  voix ,  &  qui  commença 
d'ébranler  ma  fermeté  romaine.  La  porte  ouverte ,  je  voulus 
entrer  :  mais  h  peine  eus-je  fait  quelques  pas ,  que  je  m'arrêtai. 
En  apperccvant  l'obfcurité  profonde  qui  régnoit  dans  ce  vafle 
lieu,  je  fus  faifi  d'une  terreur  qui  me  fit  drelfcr  les  cheveux  ; 
je  rétrograde  ,  je  fors  ,  je  me  mets  à  fuir  tour  tremblant. 
Je  trouvai  dans  la  cour  un  petit  chien  nommé  Sultan ,  dont 


L    I    V    R    E     I  L  107 

les  carelTes  me  raïïurerent.  Honteux  de  ma  frayeur ,  je  revins 
fur  mes  pas ,  tâchant  pourtant  d'emmener  avec  moi  Sultan , 
qui  ne  voulut  pas  me  fuivre.  Je  franchis  brufquemcnt  la  porte  , 
j'entre  dans  l'Eglife.  A  peine  y  fris-je  rentré ,  que  la  frayeur 
me  reprit ,  mais  fi  fortement ,  que  je  perdis  la  tête  ;  &  quoi- 
que la  chaire  fût  à  droite  ,  &:  que  je  le  fçuffe  très-bien ,  ayant 
tourné  fans  m'en  appercevoir  ,  je  la  cherchai  long  -  tems  à 
gauche ,  je  m'embarralfai  dans  les  bancs  ,  je  ne  favois  plus 
oiî  j'étois  ;  &  ne  pouvant  trouver  ni  la  chaire ,  ni  la  porte  , 
je  tombai  dans  un  bouleverfcment  inexprimable.  Enfin  j'ap- 
pcrçois  la  porte ,  je  viens  à  bout  de  fortir  du  Temple  ,  &: 
je  m'en  éloigne  comme  la  première  fois,  bien  réfolu  de  n'y 
jamais  rentrer  feul  qu'en  plein  jour. 

Je  reviens  jufqu'à  la  maifon.  Prêt  à  entrer ,  je  diftingue 
la  voix  de  M.  Lambercicr  à  de  grands  éclats  de  rire.  Je  les 
prends  pour  moi  d'avance ,  &c  confus  de  m'y  voir  expofé  , 
j'héfîte  à  ouvrir  la  porte.  Dans  cet  intervalle  ,  j'entends 
Mademoifelle  Lambercier  s'inquiéter  de  moi ,  dire  à  la  fer- 
vante  de  prendre  la  lanterne  ,  &:  M.  Lambercicr  fe  difpofcr 
à  me  venir  chercher ,  efcorté  de  mon  intrépide  coufin  ,  auquel 
enfuite  on  n'auroit  pas  manqué  de  fliire  tout  Thonneur  de 
l'expédition.  A  Finftant  toutes  mes  frayeurs  cclfent ,  &  ne 
me  laiffent  que  celle  d'être  furpris  dans  ma  fuite  :  je  cours  , 
je  vole  au  Temple  ,  lans  m'égarer  ,  fans  tâtonner  ,  j'arrive 
à  la  chaire ,  j'y  monte  ,  je  prends  la  Bible ,  je  mVlance 
en  bas  ,  dans  trois  fauts  je  fuis  hors  du  Temple  ,  do/ic 
j'oubliai  même  de  fermer  la  porte  ,  j'entre  d:ms  la  cham- 
bre liors  d'haleine  ,   je   jette  la    Bible  fur   la  table  ,  etfaré , 


toî  EMILE. 

mais  palpitanc  d'aife  d'avoir  prévenu  le  fecours  qui  m'étoit 
de/Hné. 

On  me  demandera  fi  je  donne  ce  trait  pour  un  modèle  à 
fuivre  ,  &c  pour  un  exemple  de  la  gaieté  que  j'exige  dans 
ces  forces  d'exercices  ?  Non  ;  mais  je  le  donne  pour  preuve 
que  rien  n'eft  plus  capable  de  raTurer  quiconque  eli:  effrayé 
des  ombres  de  la  nuit,  que  d'entendre  dans  une  chambre 
voiline  une  compagnie  alTemblce  rire  &c  caufer  tranquillement. 
Je  voudrois  qu'au  lieu  de  s'amufer  ainfi  feiil  avec  fon  Elevé , 
on  raiïemblàc  les  foirs  beaucoup  d'enfans  de  bonne  humeur; 
qu'on  ne  les  envoyât  pas  d'abord  fcparément,  mais  plufieurs 
enfemble,  &c  qu'on  n'en  bazardât  aucun  parfaitement  feul ,  qu'on 
ne  fe  fût  bien  aflurc  d'avance  qu'il  n'en  feroit  pas  trop  effrayé. 

Je  n'imagine  rien  de  fi  plaifant  6c  de  fi  utile  que  de  pareils 
jeux ,  pour  peu  qu'on  voulût  ufer  d'adrefle  â  les  ordonner. 
Je  ferois  dans  une  grande  falle  une  efpece  de  labyrinthe  , 
avec  des  tables  ,  des  fauteuils  ,  des  chaifes ,  des  paravents. 
Dans  les  inextricables  tortuoriccs  de  ce  labyrinthe,  j'arran- 
gerois  au  milieu  de  huit  ou  dix  boîtes  d'attrapes  une  autre 
boîte  prcfque  femblable  ,  bien  garnie  de  bonbons  ;  je  dcfi- 
gnerois  en  termes  clairs ,  mais  fuccin^ls  ,  le  lieu  précis  où  fe 
trouve  la  bonne  boîte  ;  je  donnerois  le  renfcignement  fufl.fanc 
pour  la  diflinguer  à  des  gens  plus  attentifs  &  moins  étourdis 
que  des  enfans  (21);  puis,  aprcs  avoir  fait  tirer  au  fort  les 

(  22  )  Pour  les  exercer  à  l'attcn-  tout  point  de  longueurs  ,  jamais  un 
tion  ne  leur  dites  jamais  que  des  jnot  fuperflu.  J^lais  aulVi  ne  laiflTez 
cViofcs  qu'ils  lient  un  intérêt  fciin-  dans  vos  difcours  ni  obfcuritc  ni 
blc  &  prcfeat  à  bien  entendre  ;  fur-       équivoque. 

petits 


LIVRE     II. 


109 


petits  concurrens  ,  je  les  enverrois  tous  l'un  après  l'autre  , 
jufqu'à  ce  que  la  bonne  boîte  fût  trouvée  ;  ce  que  j'aurois 
foin  de  rendre  difficile,  à  proportion  de  leur  habileté. 

Figurez -vous  un  petit  Hercule  arrivant  une  boîte  à  la 
main,  tout  fier  de  fon  expédition.  La  boîte  fe  met  fur  la 
table  ,  on  l'ouvre  en  cérémonie.  J'entends  d'ici  les  éclats  de 
rire,  les  huées  de  la  bande  joyeufe  ,  quand,  au  lieu  des  con- 
fitures qu'on  attendoit ,  on  trouve  bien  proprement  arrangés 
fur  de  la  mouffe  ou  far  du  coton ,  un  hanneton ,  un  tCccir- 
got,  du  charbon,  du  gland,  un  navet,  ou  quelque  autre 
pareille  denrée.  D'autres  fois,  dans  une  pièce  nouvellement 
blanchie  on  fufpendra ,  près  du  mur  ,  quelque  jouet ,  quel- 
que petit  meuble  qu'il  s'agira  d'aller  chercher ,  fluas  toucher  au 
mur.  A  peine  celui  qui  l'apportera  fera-t-il  rentré ,  que ,  pour 
peu  qu'il  ait  manqué  à  la  condition,  le  bout  de  fon  chapeau 
blanchi ,  le  bout  de  fes  foulicrs ,  la  bafque  de  fon  habit ,  fa 
manche  trahiront  fa  mal-adreife.  En  voilà  bien  aflez  ,  trop 
peut-être ,  pour  faire  entendre  l'efprit  de  ces  fortes  de  jeux. 
S'il  faut  tout  vous  dire ,  ne  me  lifez  point. 

Quels  avantages  un  homme  ainQ  élevé  n'aura  - 1  -  il  pas  la 
nuit  fur  les  autres  hommes  ?  Ses  pieds  accoutumés  à  s'affer- 
mir dans  les  ténèbres,  fes  mains  exercées  à  s'appliquer  aifé- 
ment  à  tous  les  corps  environnans ,  le  conduiront  fans  peine 
dans  la  plus  épaifTe  obfcurité.  Son  imagination  pleine  des 
jeux  noilurnes  de  fa  jcuneffe ,  fe  tournera  difficilement  fur 
des  objets  effrayans.  S'il  croit  entendre  des  éclats  de  rire  , 
au  lieu  de  ceux  des  efprits  follets  ,  ce  feront  ceux  de  fes 
anciens  camarades  :  s'il  fe  peint  une  alfemblée  ,  ce  ne  fera 
Emik.    Tome  I.  D  J 


iio 


EMILE. 


point  pour  lui  le  fabbat ,  mais  la  chambre  de  fon  Gouver* 
neur.  La  nuit  ne  lui  rappcllanc  que  des  idées  gaies,  ne  lui 
fera  jamais  affreufe  ;  au  lieu  de  la  craindre ,  il  l'aimera.  S'agic- 
il  d'une  expédition  militaire ,  il  fera  prêt  à  toute  heure ,  auffi- 
bien  feul  qu'avec  ù  troupe.  Il  entrera  dans  le  camp  de  Saiil, 
il  le  parcourra  fans  s'égarer,  il  ira  jufqu'à  la  tente  du  Roi 
fans  éveiller  perfonne  ,  il  s'en  retournera  fans  être  appcrçu. 
Faut -il  enlever  les  chevaux  de  Rlicfus ,  adreffez-vous  à  lui 
fans  crainte.  Parmi  les  gens  autrement  élevés  ,  vous  trouve- 
rez difficilement  un  Ulyiïe. 

J'ai  vu  des  gens  vouloir ,  par  des  furprifes  ,  accoutumer  les 
enf.ms  h  ne  s'effrayer  de  rien  la  nuit.  Cette  méthode  cft 
très-mauvaifc  ;  elle  produit  un  effet  tout  contraire  à  celui 
qu'on  cherche ,  &;  ne  fert  qu'il  les  rendre  toujours  plus 
craintifs.  Ni  la  raifon  ,  ni  l'habitude  ne  peuvent  raffurcr  fur 
l'idée  d'un  danger  préfent ,  dont  on  ne  peut  connoître  le 
degré ,  ni  l'efpece  ,  ni  fur  la  crainte  des  furprifes  qu'on  a 
fouvent  éprouvées.  Cependant ,  comment  s'afTurcr  de  tenir 
toujours  votre  Elevé  exempt  de  pareils  accidens  ?  Voici  le 
meilleur  avis ,  ce  me  femblc ,  dont  on  puiffc  le  prévenir  là- 
delTus.  Vous  êtes  alors  ,  dirois-je  à  mon  Emile  ,  dans  le  cas 
d'une  ju/le  défenfe  ;  car  l'aggrcTeur  ne  vous  lailfc  pas  juger 
s'il  veut  vous  faire  mal  ou  peur,  &  comme  il  a  pris  fcs  avan- 
tages ,  la  fuite  même  n'eft  pas  un  refuge  pour  vous.  Saififfcz 
donc  hardiment  celui  qui  vous  furprend  de  nuit ,  homme  ou 
bêrc ,  il  n'importe  ;  fcrrcz-lc ,  cmpoignez-le  de  toute  votre 
force;  s'il  fc  débat,  frappez,  ne  marchandez  point  les  coups, 
&i  quoiqu'il  puilfe  dire  ou  faire ,  ne  lâchez  jamais  prife ,  que 


L    I    V    R    E      IL  in 

vous  ne  fâchiez  bien  ce  que  c'efl:  :  l'éclairciflement  vous  ap- 
prendra probablement  qu'il  n'y  avoir  pas  beaucoup  à  craindre , 
&  cette  manière  de  traiter  les  plaifans  doit  naturellement  les 
rebuter  d'y  revenir. 

Quoique  le  toucher  foit  de  tous  nos  fens  celui  dont  nous 
avons  le  plus  continuel  exercice  ,  fes  jugemens  reftent  pour- 
tant ,  comme  je  l'ai  dit ,  imparfaits  &  grofficrs  ,  plus  que 
ceux  d'aucun  autre  ;  parce  que  nous  mêlons  continuellement 
à  fon  ufage  celui  de  la  \aie  ,  ôc  que  l'œil  atteignant  à  l'objet 
plutôt  que  la  main,  l'efprit  juge  prefque  toujours  fans  elle. 
En  revanche ,  les  jugemens  du  ta6t  font  les  plus  fûrs ,  prcci- 
fément,  parce  qu'ils  font  les  plus  bornés  :  car  ne  s'ctendant 
qu'aufTi  loin  que  nos  mains  peuvent  atteindre  ,  ils  rectifient 
l'étourderie  des  autres  fens ,  qui  s'élancent  au  loin  fur  des 
objets  qu'ils  apperçoivcnt  h  peine ,  au  lieu  que  tout  ce  qu'ap- 
perçoit  le  toucher,  il  l'apperçoit  bien,  i^joutez  que,  joignant, 
quajid  il  nous  plait,  la  force  des  mufcles  h  l'aélion  des  nerfs, 
nous  unilTons ,  par  une  fenfation  fimultanée ,  au  jugement  de 
la  température ,  des  grandeurs  ,  des  figures  ,  le  jugement  du 
poids  ôc  de  la  folidité.  Ainfi  le  toucher  étant  de  tous  les  fens 
celui  qui  nous  instruit  le  mieux  de  l'impreflion  que  les  corps 
étrangers  peuvent  faire  fur  le  nôtre  ,  eit  celui  dont  l'ufage 
eft  le  plus  fréquent ,  ôc  nous  donne  le  plus  inmiédiatcmcnc 
la  connoifllmce  nécclTaire  à  notre  confervation. 

Comme  le  toucher  exercé  fupplée  à  la  \aie  ,  pourquoi  ne 
pourroit  -  il  pas  auffi  fuppléer  îi  l'ouie  jufqu'h  certain  point  , 
puifque  les  fons  excitent  dans  les  corps  fonores  des  ébran- 
lemcns  fenfibles  au  tacl?  En  pofanc  uiic  main  far  le  coips 

Dd  1 


îiî  EMILE. 

d'un  violontelle ,  on  peut ,  fans  le  fecours  des  yeux  nî  des 
oreilles  difHnguer  à  la  feule  manière  dont  le  bois  vibre  &c 
frémit ,  fi  le  fon  qu'il  rend  eft  grave  ou  aigu ,  s'il  efè  tiré 
de  la  chanterelle  ou  du  bourdon.  Qu'on  exerce  le  fens  à  ces 
différences  ,  je  ne  doute  pas  qu'avec  le  tems  ,  on  n'y  pût 
devenir  fenfîble  au  point  d'entendre  un  air  entier  par  les  doigts. 
Or  ceci  fuppofé ,  il  eft  clair  qu'on  pourroit  aifément  parler 
aux  fourds  en  mufique  ;  car  les  fons  &  les  tems ,  n'étant  pas 
moins  fufcepribles  de  combinaifons  régulières  que  les  articula- 
tions &  les  voix ,  peuvent  être  pris  de  même  pour  les  élémens 
du  difcours. 

Il  y  a  des  exercices  qui  émoulTent  le  fens  du  toucher ,  &:  le 
rendent  plus  obtus  :  d'autres  au  contraire  Taiguifent  &  le  ren- 
dent plus  délicat  &  plus  fin.  Les  premiers,  joignant  beaucoup 
de  mouvement  &  de  force  à  la  continuelle  impreffion  des  corps 
durs ,  rendent  la  peau  rude ,  calleufe ,  &.  lui  ôtejir  le  fentiment 
naturel  ;  les  féconds  font  ceux  qui  varient  ce  même  fentiment 
par  un  ta6b  léger  &  fréquent,  en  forte  que  l'cfprit  attentif  à 
des  impreflîons  incelTamment  répétées ,  acquiert  la  facilité  de 
juger  toutes  leurs  modifications.  Cette  différence  eft  fenfible 
dans  l'ufage  des  inftrumcns  de  mufique  :  le  toucher  dur  ôc 
meurtrifTant  du  violoncelle ,  de  la  contrebafTe ,  du  violon  même , 
en  rendant  les  doigts  plus  flexibles ,  raccornit  leurs  extrémi- 
tés. Le  toucher  liffc  &  poli  du  clavecin  les  rend  auffi  flexibles 
6c  plus  fenfibles  en  même  tems.  En  ceci  donc  le  clavecin  elt 
h  préférer. 

Il  importe  que  la  peau  s'endurcilfc  aux  imprc/Tions  de 
l'air ,  &  puilTc  braver  fes  altérations  j  car  c'clt  elle  qui  défend 


à 


L    I    V    R    E     IL  ity 

tout  le  refte.  A  cela  près ,  je  ne  voudrois  pas  que  la  maia 
trop  fervilement  appliquée  aux  mêmes  travaux,  vînt  à  s'en- 
durcir ,  ni  que  fa  peau  devenue  prefque  olTeufe  perdît  ce  fcn- 
timent  exquis  ,  qui  donne  à  connoître  quels  font  les  corps 
fur  lefquels  on  la  pafle  ,  &c ,  félon  l'efpece  de  contact  , 
nous  fait  quelquefois ,  dans  l'obfcurité ,  friiTonner  en  diverfes 
manières. 

Pourquoi  faut-il  que  mon  Elevé  foit  forcé  d'avoir  toujours 
fous  fes  pieds  une  peau  de  bœuf  ?  Quel  mal  y  auroit  -  il  que 
la  fienne  propre  pût  au  befoin  lui  fervir  de  femelle  ?  Il  eft 
clair  qu'en  cette  partie,  la  délicatefle  de  la  peau  ne  peut  ja- 
mais être  utile  à  rien  &c  peut  fouvent  beaucoup  nuire.  Eveilles 
à  minuit  au  cœur  de  l'hiver  par  l'ennemi  dans  leur  ville  ,  les 
Genevois  trouvèrent  plutôt  leurs  fufils  que  leurs  fouliers.  Si  nul 
d'eux  n'avoit  fçu  marcher  nuds  pieds ,  qui  fiit  fi  Genève  n'eût 
point  été  prife  ? 

Armons  toujours  l'homme  contre  les  accidens  imprévus. 
Qu'Emile  coure  les  matins  h  pieds  nuds  ,  en  toute  faifon  , 
par  la  chambre,  par  l'efcalier,  par  le  jardin;  loin  de  l'en 
gronder,  je  l'imiterai;  feulement  j'aurai  foin  d'écarter  le  verre. 
Je  parlerai  bientôt  des  travaux  &c  des  jeux  manuels  ;  du  refte  , 
qu'il  apprenne  à  faire  tous  les  pas  qui  favorifent  les  évolutions 
du  corps,  à  prendre  dans  toutes  les  attitudes  une  pofition 
aifée  &  folide;  qu'il  fâche  fauter  en  éloignement,  en  hauteur, 
grimper  fur  un  arbre,  franchir  un  mur;  qu'il  trouve  toujours 
fon  équilibre  ;  que  tous  fcs  mouvemens ,  fes  geltcs  foicnc 
ordonnés  félon  les  loix  de  la  pondération,  long-tems  avant 
que  la  Statique  fe  mêle  de  les  lui  expliquer.  A  la  manière 


114  EMILE. 

dont  fon  pied  pofe  à  terre,  6c  dont  fon  corps  porte  fur  fa 
janibc  ,  il  doit  fcntir  s'il  eit  bien  ou  mal.  Une  aïïiette  alRi- 
rce  a  toujours  de  la  grâce  ,  &c  les  pof  tures  les  plus  fermes  font 
au/fi  les  plus  élégantes.  Si  j'étois  maître  à  danfer,  je  ne  fcrois  pas 
toutes  les  fingcries  de  Marcel  (23),  bonnes  pour  le  pays  où 
il  les  fait  :  mais  au  lieu  d'occuper  éternellement  mon  Elevé 
à  des  gambades ,  je  le  mcnerois  au  pied  d'un  rocher  :  là  , 
je  lui  montrerois  quelle  attitude  il  faut  prendre ,  comment  il 
faut  porter  le  corps  ôc  la  tête  ,  quel  mouvement  il  faut  faire  , 
de  quelle  manière  il  faut  pofer  ,  tantôt  le  pied ,  tantôt  la 
main  ,  pour  fuivre  légèrement  les  fcnticrs  efcarpcs ,  raboteux 
&  rudes  ,  &  s'élancer  de  pointe  en  pointe  ,  tant  en  montant 
qu'en  dcfcendant.  J'en  ferois  l'émule  d'un  chevreuil  ,  plutôt 
qu'un  Danfeur  de  l'Opéra. 

Autant  le  toucher  concentre  fes  opérations  autour  de 
l'homme,  autant  la  vue  étend  les  fiennes  au-delà  de  lui. 
C'eft  là  ce  qui  rend  celles-ci  trompeufes  ;  d'un  coup-d'œil 
un  homme  embralfe  la  moitié  de  fon  horizon.  Dans  cette 
multitude  de  fcnfttions  fimultances  &c  de  jugemens  qu'elles 
excitent ,  commc:it  ne  fe  tromper  fur  aucun  ?  Ainfi  la  vue 
cft  dt'  tous  nos  fens  le  plus  fautif,  précifément  parce  qu'il 

(  2?  )  Ct-lebre  Maître   à  danfer  de  frivole,  on  voit  encore  aujourd'hui  un 

Paris  ,   k-qiicl ,  connoiffint  bien  fon  Artille  Comédien  faire  ainfi  l'impor- 

monde    faifoit   IcNtravagant    par  ru-  tant    &    le   fuu   ,    &   ne   réullir   pu 

fe  ,   &   donnait  à    fon  art    une   im-  moins  bien.    Cette  mcthode  eft  tou- 

ponaice  «ju'on    feignoit    de    trouver  jours  fùre  en  France.  Le  vrai  talent, 

iKlicule  ,    mais  pour  laquelle   on  lui  plus  fmiple  &   moins  cliatlatan ,  n'y 

p'irioit  au    fond    le  plus    grand    réf.  fuit  point  fortune.  La  moJcftic  y  cft 

pei.1.   Dons  un  autic  art ,  non  moins  h  veau  des  fots. 


r.    I    V    R    E     II;  irç 

eft  le  plus  étendu ,  &;  que ,  précédant  de  bien  loin  tous  les 
autres ,  fes  opérations  font  trop  promptes  &c  trop  vafles  , 
pour  pouvoir  être  reétifiées  par  eux.  Il  y  a  plus  ;  les  illudons 
mêmes  de  la  perfpeélive  nous  font  néceffaires  pour  parvenir 
à  connoître  l'étendue ,  &  à  comparer  fes  parties.  Sans  les 
faulTes  apparences ,  nous  ne  verrions  rien  dans  l'éloignement  ; 
fans  les  gradations  de  grandeur  &  de  lumière ,  nous  ne 
pourrions  eftimer  aucune  difèance ,  ou  plutôt  il  n'y  en  auroit 
point  pour  nous.  Si  de  deux  arbres  égaux ,  celui  qui  eft  à  cent 
pas  de  nous ,  nous  paroilToit  aufli  grand  &  aufli  diftinâ:  que 
celui  qui  eft  à  dix ,  nous  les  placerions  à  côté  l'un  de  l'autre. 
Si  nous  appercevions  toutes  les  dimenfions  des  objets  fous 
leur  véritable  mefure  ,  nous  ne  verrions  aucun  efpace ,  ôc  tout 
nous  paroîtroit  fur  notre  œil. 

Le  fens  de  la  vue  n'a ,  pour  juger  la  grandeur  des  objets 
&;  leur  diftance,  qu'une  même  mefure;  favoir  l'ouverture  de 
l'angle  qu'ils  font  dans  notre  œil  ;  6c  comme  cette  ouverture 
eft  un  effet  iimple  d'une  caufe  compofée  ,  le  jugement  qu'il 
excite  en  nous  lailTe  chaque  caufe  particulière  indéterminée  , 
ou  devient  néceflairement  fautif.  Car  comment  diftinguer  à 
la  fimple  vue  fi  l'angle  par  lequel  je  vois  un  objet  plus  petit 
qu'un  autre  ,  eft  tel  parce  que  ce  premier  objet  eft  en  effet 
plus  petit ,  ou  parce  qu'il  eft  plus  éloigné  ? 

Il  faut  donc  fuivre  ici  une  méthode  contraire  h  la  précé- 
dente ;  au  lieu  de  Amplifier  la  fenfation ,  la  doubler ,  h  véri- 
fier toujours  par  une  autre  ;  affujcttir  l'organe  vifuel  à  l'organe 
taflile  ,  &c  réprimer,  pour  ainfi  dire  ,  l'impétuofité  du  premier 
fcns  par  la  marche  pefantc  <Sc  réglée  du  fécond.    Faute  de 


iifi  EMILE. 

nous  afTcnlr  à  cette  pratique  ,  nos  mefures  par  cflimation 
font  trcs-inexades.  Nous  n'avons  nulle  précilîon  dans  le  coup- 
d'œil  pour  juger  les  hauteurs,  les  longueurs  ,  les  profondeurs, 
les  diftances  ;  <k  la  preuve  que  ce  n'eit  pas  tant  la  faute  du 
fcns  que  de  fon  ufage ,  c'elè  que  les  Ingénieurs  ,  les  Arpen- 
teurs ,  les  Architectes ,  les  Maçons ,  les  Peintres  ,  ont  en 
gcnéral  le  coup-d'œil  beaucoup  plus  sûr  que  nous,  &  appré- 
cient les  mefures  de  l'étendue  avec  plus  de  julleiïe  ;  parce  que 
leur  métier  leur  donnant  en  ceci  l'expérience  que  nous 
négligeons  d'acquérir  ,  ils  ôtent  l'équivoque  de  l'angle ,  par 
les  apparences  qui  l'accompagnent  ,  èc  qui  déterminent 
plus  exactement  à  leurs  yeux  ,  le  rapport  des  deux  caufes  de 
cet  angle. 

Tout  ce  qui  donne  du  mouvement  au  corps  fans  le  con- 
traindre ,  cft  toujours  facile  h  obtenir  des  enfans.  Il  y  a  mille 
moyens  de  les  intérefler  à  mefurer  ,  à  connoître  ,  à  eftimer 
les  diftances.  Voili  un  cerifier  fort  haut,  comment  ferons- 
nous  pour  cueillir  des  cerifes  ?  l'échelle  de  la  grange  elt-clle 
bonne  pour  cela?  Voilà  un  ruifTeau  fort  large,  comment  le 
traverferons-nous  ?  une  des  planches  de  la  cour  pofera-r-elle 
fiir  les  deux  bords  ?  Nous  voudrions  de  nos  fenêtres ,  pêcher 
dans  les  folTés  du  Château  ;  combien  de  brafTcs  doit  avoir 
notre  ligne  ?  Je  voudrois  faire  une  cfcarpolettc  entre  ces 
deux  arbres  ,  une  corde  de  deux  toifes  nous  fafFira-t-ellc  ?  On 
me.  dit  que  dans  l'autre  maifon  notre  chambre  aura  vingt-cinq 
pieds  quarrcs  ;  croyez-vous  qu'elle  nous  convienne  ?  ftra-r-clle 
plus  grande  que  celle-ci?  Nous  avons  grand  faim,  voili  deux 
vill.jjcs  ,  au'iuel  des  dca.<  ferons-nous  plutôt  pour  dîner  ?  ôcc. 

U 


-LIVRE     IL 


ii7 


Il  s'agilToit  d'exercer  à  la  courfe  un  enfant  indolent  &c  paref- 
feux  ,  qui  ne  fe  portoit  pas  de  lui-mcme  à  cet  exercice  ni  à 
aucun  autre  ,  quoiqu'on  le  deltinât  à  l'crat  militaire  :  il  s'étoic 
perfuadé  ,  je  ne  fais  comment ,  qu'un  homme  de  fon  rang 
ne  devoit  rien  faire  ni  rien  favoir,  &c  que  fa  noblcffe  dcvoit 
lui  tenir  lieu  de  bras  ,  de  jambes ,  ainfi  que  de  toute  efpece 
de  mérite.  A  faire  d'un  tel  Gentilhomme  un  Achille  au  pied- 
léger ,  l'adrefTe  de  Chiron  même  eût  eu  peine  à  fufîire.  La 
difficulté  étoit  d'autant  plus  grande  que  je  ne  voulois  lui 
prefcrire  abfolument  rien  :  J'avois  banni  de  mes  droits  les 
exhortations  ,  les  promeiïes  ,  les  menaces ,  l'émulation  ,  le 
deflr  de  briller  :  comment  lui  donner  celui  de  courir  fans 
lui  rien  dire  ?  courir  moi-mcmc  eût  été  un  moyen  peu  fur 
&  fujet  à  inconvénient.  D'ailleurs  ,  il  s'agiffoit  encore  de 
tirer  de  cet  exercice  quelque  objet  d'inftruilion  pour  lui  ,  afin 
d'accoutumer  les  opérations  de  la  machine  ôc  celles  du  juge- 
ment à  marcher  toujours  de  concert.  Voici  comment  je  m'y 
pris  :  moi ,  c'eft-à-dire ,  celui   qui  parle  dans  cet  exemple. 

En  m'allant  promener  avec  lui  les  après-midi ,  je  mettois 
quelquefois  dans  ma  poche  deux  gâteaux  d'une  efpece  qu'il 
aimoit  beaucoup  ;  nous  en  mangions  chacun  un  à  la  prome- 
nade (14),  (Scnous  revenions  fort  contcns.  Un  jour  il  s'apper- 

(  24")  Promenade  champêtre  ^^com-  bourg  ,  aux    Tuilleries  ,    fur-tout    au 

me  on   verra  dans  l'inftant.  Les  pro-  Palais  -  royal  ,    que  la  belle  JeunelTc 

menades    pub'iques    des    villes    font  de  Paris  va  prendre  cet  air  imperti. 

pernicieufes    aux  enfans   de   l'un    &  nent  &   fat   qui  la   rend   fi  ridicule, 

de  l'autre  fexe.   C'eft  là  qu'ils  corn-  &    la  fait  huer  &  dctefter  dans  toute 

menccnt  à  fe  rendre  vains  &  à  vou-  l'Europe, 
loir  être  regardes  ;  c'eft    au  Luxem- 

Emile.    Tome  L  Ee        . 


2TÎÎ  EMILE. 

çur  que  j\.vois  trois  gâteaux  ;  il  en  surcit  pu  mcnger  fîx  fans 
s'incommoder  :  il  dépêche  promptement  le  iien  pour  me  de- 
mander le  troiileme.  Non ,  lui  dis-je  ,  je  le  mangerois  fort 
bien  moi-même ,  ou  nous  le  partagerions ,  mais  j'aime  mieux 
le  voir  difputer  à  la  courfc  par  ces  deux  petits  garçons  que 
voilà.  Je  les  appeilai ,  je  leur  montrai  le  gâteau  &  leur  pro- 
pofai  la  condition.  Ils  ne  demandèrent  pas  mieux.  Le  gâteau 
fut  pofi  fur  une  grande  pierre  qui  fervit  de  but.  La  carrière 
fut  marquée  ,  nous  allâmes  nous  affeoir  ;  au  fignal  donne  les 
petits  garçons  partirent  :  le  vidorieux  fe  fai.^it  du  gâteau  ,  &  le 
mangea  fans  miféricorde  aux  yeux  des  fpeclateurs  &  du  vaincu. 
Cet  amufement  valoit  mieux  que  le  gâteau ,  mais  il  ne 
prit  pas  d'abord  &  ne  produifît  rien.  Je  ne  me  rebutai  ni  ne 
me  prcfTai  ;  l'inltinition  des  enfans  elt  un  métier  où  il  faut 
favoir  perdre  du  tems  pour  en  gagner.  Nous  continuâmes 
nos  promenvidcs  ;  fouvcnt  on  prcnoit  trois  gâteaux  ,  quel- 
quefois quatre ,  &  de  tems  à  autre  il  y  en  avoit  un  ,  même 
deux  pour  les  coureurs.  Si  le  prix  n'étoit  pas  grand ,  ceux  qui 
le  difputoient  n'ctoient  pas  ambitieux  ;  celui  qui  le  remportoic 
étoit  loué ,  fêté ,  tout  fe  faifoit  avec  appareil.  Pour  donner 
lieu  aux  révolutions  &c  augmenter  l'intérêt ,  je  marquois  la 
carrière  plus  longue  ,  j'y  fouffrois  plufieurs  concurrens.  A 
peine  étoicntv's  dans  la  lice  que  tous  les  pafTans  s'arrê- 
toient  pour  les  voir  ;  les  acclamations ,  les  cris ,  les  battcmcns 
de  mains  les  animoient;  je  voyois  quelquefois  mon  petit 
bon-homme  trelfaillir,  fe  lever,  s'écrier  qumd  !\m  étoit  prêt 
d'atteindre  ou  de  palîcr  l'autre  :  c'étoicnt  pour  lui  les  Jeux 
Olympiques, 


l'iciuc  (II-   m,\  iMilliMu-    il   l  r\  iMluc  «M    rcinnoiW*  le 


LIVRE      IL  rirj 

Cependant  les  concurrens  ufoienc  quelquefois  de  fupercherie; 
ils  fc  retenoicnt  mutiiellemeut  ou  fe  faifoieut  tomber  ,  ou 
pouflbient  des  cailloux  au  paffigc  l'un  de  Tautre.  Cela  me 
fournit  un  fujet  de  Xz^  fëparer,  ik;  de  les  faire  partii-  de  ùjfîe- 
rens  termes,  quoiqu'égaJemeiit éloignés  du  but;  ou  verra  bien- 
tôt la  raifon  de  cette  prévoyance  ;  car  je  dois  traiter  cette  im- 
portante affaire  dans  un  grand  détail. 

Ennuyé  de  voir  toujours  maiiger  fjus  fes  yeux  des  g-âtcaux 
qui  lui  faifoient  grande  envie ,  Monlieur  le  Chevalier  s'avife 
de  foupçonner  enfin  que  bien  courir  pouvoit  être  bon  à  quelque 
chofe  ,  &  voyant  qu'il  avoit  auffi  deux  jambes  il  commença 
de  s'effayer  en  fecret.  Je  me  gardai  d'en  rien  voir  ;  mais  je  com- 
pris que  mon  fèratagcme  avoit  réufli.  Quand  il  fe  crut  afTez 
fort ,  (  &  je  lus  avant  lui  dans  fa  penfée  )  il  afteéta  de  m'im- 
portuner  pour  avoir  le  gâteau  reftant.  Je  le  refufe  ;  il  s'obf- 
tine ,  ce  d'un  air  dépité  il  me  dit  à  la  fin  :  Hé  bien ,  mettez- 
le  fur  la  pierre,  marquez  le  champ,  &  nous  verrons.  Bon  ! 
lui  dis-je  en  riant ,  e(t-ce  qu'un  Chevalier  fait  courir  ?  Vous 
gagnerez  plus  d'appétit ,  &  non  de  quoi  le  fatisfaire.  Pique 
de  ma  raillerie  ,  il  s'éverme  6c  remporte  le  prix  d'autant  plus 
aifément  que  j'avois  fliit  la  lice  très-courte ,  &:  pris  foin  d'c- 
Ciirter  le  meilleur  coureur.  On  conçoit  comment  ce  premier 
pas  étant  fait ,  il  me  fut  aifé  de  le  tenir  en  haleine.  Bientôt 
il  prit  un  tel  goût  à  cet  exercice ,  que  ,  fans  faveur ,  il  ctoit 
prefque  fur  de  vaincre  mes  polilTons  à  la  courfe ,  quelque 
longue  que  fût  la  carrière. 

Cet  avantage  obtenu  en  produifit  un  autre  auquel  je  n'avois 
pas  fongé.  Quand  il  remportoit  rarement  le  prix ,  il  le  man- 

Ec  i 


izo  EMILE. 

geoit  prcfque  toujours  feul ,  ainfî  que  faifoient  Tes  concurrens; 
m.iis  eii  s'accourumant  à  la  victoire  ,  il  devint  généreux  , 
ôc  partageoic  fouvent  avec  les  vaincus.  Cela  me  fournit  à 
moi-même  une  obfervation  morale,  &  j'appris  par -là  quel 
étoic  le  vrai  principe  de  la  générofité. 

En  continuant  avec  lui  de  marquer  en  diffcrens  lieux  les 
termes  d'où  chacun  devoit  partir  à  la  fois  ,  je  fis,  fans  qu'il 
s'en  apperçû:,  les  diitances  inégales,  de  forte  que  l'un,  ayant 
à  faire  plus  de  chemin  que  l'autre  pour  arriver  au  même  but, 
avoit  un  défivantage  vifible  :  mais  quoique  je  laiflafle  le 
choix  à  mon  dif^iple,  il  ne  favoit  pas  s'en  prévaloir.  Sans 
s'embarrafTer  de  la  diltance ,  il  préféroit  toujours  le  beau 
chemin;  de  forte  qae,  prévoyant  aifément  fon  choix ,  j'étois 
à  peu  près  le  maître  de  lui  faire  perdre  ou  gagner  le  gârcau 
à  ma  volonté,  &c  cette  adrefTe  avoit  aufli  fon  ufage  à  plus 
d'une  fin.  Cependant ,  comme  mon  deiïein  étoit  qu'il  s'ap- 
pcrçût  de  la  différence ,  je  tâchois  de  la  lui  rendre  fenfible  ; 
mais  quoiqu'indolent  dans  le  calme  ,  il  étoit  fi  vif  dans  fes 
jeux  ,  ôc  fe  défioit  fi  peu  de  moi ,  que  j'eus  toutes  les  peines 
du  monde  à  lui  faire  appcrcevoir  que  je  le  trichois.  Enfin  ,  j'en 
vins  à  bout  malgré  fon  ctourderie  ;  il  m'en  fit  des  reproches. 
Je  lui  dis ,  de  quoi  vous  plaignez-vous  ?  Dans  un  don  que 
je  veux  bien  faire ,  ne  fais-je  pas  maître  de  mes  conditions  ? 
Qui  vous  force  il  courir  ?  Vous  ai  -  je  promis  de  faire  les 
lices  égales  ?  N'avez-vous  pas  le  choix  ?  Prenez  la  plus  courte  , 
on  ne  vous  en  empêche  point  :  comment  ne  voyez-vous  pas 
que  c'ell  vous  que  je  tavorife,  &  que  l'inégalité  dont  vous 
murmurez  cil  toute  à  votre   avantage  fi  vous  favez  vous  cq 


L    I    V    R    E     I  I.  221 

prévaloir?  Cela  étoic  clair,  il  le  comprit,  &:  pour  choifir , 
il  falut  y  regarder  de  plus  près.  D'abord  on  voulut  compter 
les  pas  ;  mais  la  mefure  des  pas  d'un  enfant  eft  lente  &c  fau- 
tive; de  plus,  je  m'avifai  de  multiplier  les  courfes  dans  un 
même  jour ,  &  alors  l'amufement  devenant  une  efpece  de 
paflîon ,  l'on  avoit  regret  de  perdre  à  mefurer  les  lices  le 
tems  deftiné  à  les  parcourir.  La  vivacité  de  l'enfance  s'ac- 
commode mal  de  ces  lenteurs;  on  s'exerça  donc  h  mieux  voir, 
à  mieux  eltimer  une  diltance  à  la  vue.  Alors  j'eus  peu  de 
peine  à  étendre  ôc  nourrir  ce  goût.  Enfin  ,  quelques  mois 
d'épreuves  &  d'erreurs  corrigées  ,  lui  formèrent  tellement  le 
compas  vifuel ,  que  quand  je  lui  mettois  par  la  penfée  un  gâ- 
teau fur  quelque  objet  éloigné ,  il  avoit  le  coup-d'œil  prefque 
aufli  fur  que  la  chaîne  d'un  arpenteur. 

Comme  la  vue  elt  de  tous  les  fens  celui  dont  on  peut  le 
moins  féparer  les  jugemens  de  l'efprit ,  il  faut  beaucoup  de 
tems  pour  apprendre  à  voir  ;  il  faut  avoir  long  -  tems  com- 
paré la  vue  au  toucher  pour  accoutumer  le  premier  de  ces 
deux  fens  à  nous  fliire  un  rapport  fidèle  des  figures  &  des 
difèances  :  fans  le  toucher ,  fans  le  mouvement  progrcflif ,  les 
yeux  du  monde  les  plus  perçans  ne  fauroient  nous  donner 
aucune  idée  de  l'étendue.  L'Univers  entier  ne  doit  être  qu'un 
point  pour  une  huître  ;  il  ne  lui  paroîrroit  rien  de  plus  quand 
même  une  ame  humaine  informeroit  cette  huître.  Ce  n'eft 
qu'c\  force  de  marcher,  de  palper,  de  nombrer,  de  mefurer 
les  dimenfîons  qu'on  apprend  à  les  cdimer  :  mais  aufîi  fi 
l'on  mefuroit  toujours  ,  le  fens  fe  repofant  fur  l'inftrument 
n'acquerroic  aucune  jultelFe.  Il  ne  faut  pas  non  plus  que  l'ea- 


2ZÎ  EMILE. 

fjnt  palTe  tout  d'un  coup  de  la  mefure  à  refiimation  ;  il  faut 
d'abord  que,  coatuiuant  à  comparer  par  parties  ce  qu'il  ne 
fauroit  comparer  tout  d'un  coup ,  à  des  aliquotes  précifcs ,  il 
fabltitue  des  aliquotes  par  appréciation  ,  ëc  qu'au  lieu  d'appli- 
quer toujours  avec  la  main  la  mefure ,  il  s'accoutume  à  l'ap- 
pliquer feulement  avec  les  yeux.  Je  voudrois  pourtant  qu'on 
vérifiât  fes  premières  opérations  par  des  mefures  réelles  afm 
qu'il  corrigeât  fes  erreurs ,  &  que  s'il  refte  dans  le  fens  quel» 
que  faulTe  apparence ,  il  apprît  à  la  redilier  par  un  meilk-ur 
jugement.  On  a  des  mefures  naturelles  qui  font  à  peu  près  les 
mêmes  en  tous  lieux; -les  pas  d'un  homme,  l'étendue  de 
fes  bras,  fa  ftaturc.  Quand  l'enfant  eilime  la  hauteur  d'un 
étage ,  fon  Gouverneur  peut  lui  fei-vir  de  toife  ;  s'il  eCiime  la 
hauteur  d'un  clocher ,  qu'il  le  toifc  avec  les  maifons.  S'il  veut 
favoir  les  lieues  de  chemin ,  qu'il  compte  les  heures  de  mar- 
che ;  &  fur-tout  qu'on  ne  fade  rien  de  tout  cela  pour  lui ,  mais 
qu'il  le  fafle  lui-même. 

On  ne  fauroit  apprendre  à  bien  juger  de  l'étendue  &  de  la 
grandeur  des  corps ,  qu'on  n'apprenne  à  connoître  aulTi  leurs 
ligures  &c  même  à  les  imiter  ;  car  au  fond  cette  imitation 
ne  tient  abfoiument  qu'aux  loix  de  la  perfpeJlive,  ôc  l'on  ne 
peut  eftimcr  l'étendue  fur  fes  apparences  ,  qu'on  n'ait  quel- 
que fcntiment  de  ces  loix.  Les  enfans  ,  grands  imitateurs  , 
cflaycnt  tous  de  defliner  ;  je  voudrois  que  le  mien  cultivât  cet 
art,  non  précifément  pour  l'art  même,  mais  pour  fe  rendre  l'œil 
jufle  (Se  la  main  flexibL*  ;  ô:  en  général  il  importe  fort  peu  qu'J 
fâche  tel  ou  tel  exercice  «  pourvu  qu'il  acquière  la  perfpicacité 
du  fens  &c  k  bonne  habitude  du  corps  qu'on  gagne  par  cet 


L    I    V    R    E       I  I.  123 

exercice.  Je  me  garderai  donc  bien  de  lui  donner  un  maîrre 
à  defliner  ,  qui  ne  lui  donncroit  à  imiter  que  des  imitations  , 
&  ne  le  feroit  defliner  que  fur  des  deffins  :  je  veux  qu'il  n'ait 
d'autre  maître  que  la  nature,  ni  d'autre  modèle  que  les 
objets.  Je  veux  qu'il  ait  fous  les  yeux  l'original  même  6c 
non  pas  le  papier  qui  le  reprcfente ,  qu'il  crayonne  une  maifon 
fur  une  maifon,  un  arbre  fur  un  arbre ,  un  homme  fur  un  homm.e , 
aiîn  qu'il  s'accounime  h  bien  obferver  les  corps  &  leurs  appa- 
rences ,  &  non  pas  à  prendre  des  imitations  faufles  èc  con- 
ventionnelles pour  de  véritables  imitations.  Je  le  détournerai 
même  de  rien  tracer  de  mémoire  en  l'abfence  des  objets  , 
jufqu'à  ce  que  ,  par  des  obfervarions  fréquentes ,  leurs  figures 
exa'fles  s'impriment  bien  dans  fon  imagination;  de  peur  que, 
fubftituanr  h  la  vérité  des  chofcs  ,  des  figiires  bizarres  &c 
fantaftiques ,  il  ne  perde  la  connoilFance  des  proportions ,  & 
le  goût  des  beautés  de  la  nature. 

Je  fais  bien  que  de  cette  manière  ,  il  barbouillera  long- 
tems  fans  rien  faire  de  rcconncifTable  ,  qu'il  prendra  tard 
l'élégance  des  contours  6c  le  trait  léger  des  Deifinateurs  , 
peut-être  jamais  le  difcernemenr  des  efrets  pittorcfques  &  le 
bon  goût  du  dciTm  ;  en  revanche  il  contractera  certai- 
nement un  coup  -  d'œil  plus  juf Le  ,  une  main  plus  fùre , 
la  connoifTancc  d^s  vrais  rapports  de  grandeur  6c  de  figure 
qui  font  entre  les  animaux  ,  les  plantes ,  les  coqrs  natu- 
rels ,  6c  une  plus  prompte  expérience  du  jeu  de  la  perf- 
pe^live  ;  voilà  précifément  ce  que  j'ai  voulu  faire,  6c  mon 
intention  n'eft  pas  tant  qu'il  fâche  imiter  les  objets  que 
les  connoître  ;  j'aime  mieux   qu'il    me  montre   iinc   plante 


iZ4  EMILE. 

d'acanthe  ,  6c  qu'il  trace  moins  bi.M  le  feuillage  d'un 
chapiteau. 

Au  re/èe,  dans  cet  exercice,  ainfi  que  dans  tous  les  autres, 
je  ne  prétends  pas  que  mon  Elevé  en  ait  feul  l'aniufemenr. 
Je  veux  le  lui  rendre  plus  agréable  encore  en  le  partageant 
fans  cefle  avec  lui.  Je  ne  veux  point  qu'il  ait  d'au:re  émule 
que  moi,  mais  je  ferai  fon  émule  uns  rclàthc  6:  f.ns  rifque  ; 
cela  mettra  de  l'intérêt  dans  fes  occupations  uns  caufcr  de 
jaloufie  entre  nous.  Je  prendrai  le  crayon  à  fon  exemple,  je 
l'employerai  d'abord  aufîî  mal-adroitement  que  lui.  Je  fcrois 
un  Apelles  que  je  ne  me  trouverai  qu'un  barbouilleur.  Je 
commencerai  par  tracer  un  homme  ,  comme  les  laquais  les 
tracent  contre  les  murs;  une  barre  pour  chaque  bras  ,  une 
barre  pour  chaque  jambe ,  &:  les  doigts  plus  gros  que  le 
bras.  Bien  long-tems  après  nous  nous  appercevrons  l'un  ou 
l'autre  de  cetre  difproporcion  ;  nous  remarquerons  qu'une 
jambe  a  de  l'épaiiTeur ,  que  cette  épailTeur  n'eft  pas  par-tout 
la  même ,  que  le  bras  a  Cd  longueur  déterminée  par  rapport 
au  corps  ,  &:c.  Dans  ce  progrès  je  marcherai  tout  au  plus 
à  côté  de  lui  ,  ou  je  le  devancerai  de  fi  peu  ,  qu'il  lui  fera 
toujours  aifé  de  m'atteindre ,  &c  fouvent  de  me  furpalTer.  Nous 
aurons  des  couleurs ,  des  pinceaux  ;  nous  tâclicrons  d'imiter 
le  coloris  des  objets  &  toute  leur  apparence  aufu  bien  que 
leur  figure.  Nous  enluminerons,  nous  peindrons,  nous  bar- 
bouillerons; mais  dans  tous  nos  barbouillages  nous  ne  cclfc- 
rons  dYpicr  la  nature  ;  nous  ne  ferons  jamais  rien  que  fous 
les  yeux  du  maître. 

Nous  étions  en  peine  d'ornemcns  pour  notre  chambre ,  en 

voiI!i 


L    r   V    R    E     I  I.  m 

▼oilk  de  tout  trouvés.  Je  fais  encadrer  nos  deflîns  ;  je  les  fuis 
couvrir  de  beaux  verres ,  afin  qu'on  n'y  touche  plus ,  ôc  que  , 
les  voyant  refter  dans  l'état  où  nous  les  avons  mis ,  chacun 
ait  intérêt  de  ne  pas  négliger  les  Tiens.  Je  les  arrange  par 
ordre  autour  de  la  chambre,  chaque  deiTin  répété  vingt  , 
trente  fois  ,  èc  montrant  à  chaque  exemplaire  le  progrès  de 
l'auteur ,  depuis  le  moment  où  la  maifon  n'eft  qu'un  quarré 
prefqu'informe ,  jufqu'à  celui  où  fa  façade ,  fon  profil  ,  fes 
proportions ,  fes  ombres ,  font  dans  la  plus  exacte  vérité.  Ces 
gradations  ne  peuvent  manquer  de  nous  offrir  fans  cefle  des 
tableaux  intérelllins  pour  nous  ,  curieux  pour  d'autres ,  &:  d'ex- 
citer toujours  plus  notre  émulation.  Aux  premiers  ,  aux  plus 
grofllers  de  ces  delFins  je  mets  des  cadres  bien  brillans ,  bien 
dorés ,  qui  les  rehauffent  ;  mais  quand  l'imitation  devient  plus 
exa6le ,  &  que  le  deflin  elt  véritablement  bon ,  alors  je  ne  lui 
donne  plus  qu'un  cadre  noir  très-fîmple;  il  n'a  plus  bcfoin 
d'autre  ornement  que  lui-même  ,  &  ce  feroit  dommage  que  la 
bordure  partageât  l'attention  que  mérite  l'objet.  Ainfi ,  cha- 
cun de  nous  afpirc  à  l'honneur  du  cadre  uni  j  6c  quand  l'un 
veut  dédaigner  un  defTin  de  l'autre  ,  il  le  condamne  au  cadre 
doré.  Quelque  jour ,  peut  -  être  ,  ces  cadres  dorés  palFeront 
entre  nous  en  proverbe  ,  Ôc  nous  admirerons  combien  d'hom- 
mes fe  rendent  juftice,  en  fe  faifant  encadrer  ainfi. 

J'ai  dit  que  la  Géométrie  n'étoit  pas  à  la  portée  des  enfans; 
mais  c'eft  notre  faute.  Nous  ne  fentons  pas  que  leur  méthode 
n'eft  point  Li  nôtre  ,  &  que  ce  qui  devient  pour  nous  Tare 
de  raifonncr  ,  ne  doit  être  pour  eux  que  l'art  de  voir.  Au  lieu 
de  leur  donner  notre  méthode  ,  nous  ferions  mieux  de  pren- 
Emilc.    Tome  I.  F  f 


zi6  EMILE. 

dre  la  leur.  Car  notre  manière  d'apprendre  la  Géométrie  eft 
bien  autant  une  affaire  d'imagination  que  de  raifonnement. 
Quand  la  propofition  eft  énoncée  ,  il  faut  en  imaginer  la 
démonftration ,  c'eft-à-dire,  trouver  de  quelle  propofition 
déjà  fçue  celle-là  doit  être  une  conféquence,  &  de  toutes  les 
conféquences  qu'on  peut  tirer  de  cette  même  propofition  , 
choiiir  précifcment  celle  dont  il  s'agit. 

De  cette  manière  le  raifonneur  le  plus  exail,  s'il  n'eft  in- 
ventif, doit  relter  court.  Aufli  qu'arrive -t -il  de-L\  ?  Qu'au 
lieu  de  nous  faire  trouver  les  démonstrations,  on  nous  les 
diie  ;  q  u'aa  lieu  de  nous  apprendre  à  raifonner  ,  le  maître 
raifonne  pour  nous  ,  &  n'exerce  que  notre  mémoire. 

Faites  des  figures  exactes ,  combinez-les ,  pofez-les  l'une 
fur  l'autre ,  examinez  leurs  rapports ,  vous  trouverez  toute  la 
Géométrie  élémentaire  en  marchant  d'obfervation  en  obfer» 
vation  ,  fans  qu'il  foit  queftion  ni  de  définitions  ni  de  pro- 
blèmes, ni  d'aucune  autre  forme  démonftrativc  que  la  fimple 
fupcrpofition.  Pour  moi  je  ne  prérends  point  apprendre  la 
Géométrie  à  Einile  ,  c'eft  lui  qui  me  l'apprendra  ;  je  cher- 
cherai les  rapports  &  il  les  trouvera  ;  car  je  les  chercherai 
de  manière  à  les  lui  faire  trouver.  Par  exemple  ,  au  lieu  de 
me  fervir  d'un  compas  pour  tracer  un  cercle,  je  le  tracerai 
avec  une  pointe  au  bout  d'un  fil  tournant  fur  un  pivot.  Après 
cela  qua.i-1  je  voudrai  comparer  les  rayons  entre  eux  , 
Emile  fe  rnoqucra  de  moi ,  6c  il  me  fera  comprendre  que  le 
m^*mc  fil  toujours  tendu  ne  peut  avoir  tracé  des  diltances 
inégales. 

Si  je  veux  mcforer  uu  angle  de  foixante  degrés,  je  décris 


LIVRE     IL  .!> 

du  fommet  de  cet  angle  ,  non  pas  un  arc  -  ^nais  un  cercle 
entier  ;  car  avec  les  enfans  il  ne  fa'^t  jamais  rien  fous-enren- 
dre.  Je  trouve  que  la  portica  du  cercle ,  comprife  entre  les 
deux  côtés  de  l'angle ,  eft  la  fixieme  partie  du  cercle.  Apres 
cela  je  décris  du  même  fommet  un  autre  plus  grand  cercle , 
&  je  trouve  que  ce  fécond  arc  elt  encore  la  fixieme  partie 
de  fon  cercle ,  je  décris  un  troifieme  cercle  concentrique  fur 
lequel  je  fais  ïa  même  épreuve ,  &c  je  la  continue  fur  de  nou- 
veaux cercles ,  jufqu'à  ce  qu'Emile  ,  choqué  de  ma  llupidiré  , 
m'avertilTe  que  chaque  arc  grand  ou  petit  compris  par  le 
même  angle  fera  toujours  la  fixieme  partie  de  fon  cercle ,  &c. 
Nous  voilà  tout-h-1'hcure  à  l'ufage  du  rapporteur. 

Pour  prouver  que  les  angles  de  fuite  font  égaux  à  deux 
droits,  on  décrit  un  cercle;  moi,  tout  au  contraire,  je  fois 
f.n  forte  qu'Emile  remarque  cela  ;  premièrement  dans  le  cer- 
cle ,  &c  puis  je  lui  dis  ;  fi  l'on  ôtoit  le  cercle  ,  ôc  qu'on 
laiffâc  les  lignes  droites ,  les  angles  auroient  -  ils  changé  de 
grandeur?  &.c. 

On  néglige  la  juflcfTe  des  figures ,  on  la  fuppofe ,  &  l'on 
s'attache  à  la  démon ftration.  Entre  nous ,  au  contraire ,  il 
ne  fera  jamais  queftion  de  démonftration.  Notre  plus  impor- 
tante affaire  fera  de  tirer  des  lignes  bien  droites,  bien  juftes, 
bien  égales  ;  de  faire  un  quarré  bien  parfait ,  de  tracer  un 
cercle  bien  rond.  Pour  vérifier  la  jurtelfe  de  la  figure  ,  nous 
l'examinerons  par  toutes  fes  propriétés  fcnfibles  ,  &.  cela  nous 
donnera  occafion  d'en  découvrir  chaque  jour  de  nouvelles.  Nous 
plierons  par  le  diamètre  les  deux  demi-cercles,  par  la  diago- 
nale les  deux  moitiés  du  quarré  :  nous  comparerons  nos  deux 

Ff  1 


*28  EMILE. 

figures  pouf  Volr  celle  dont  les  bords  conviennent  le  plus 
exactement ,  &  par  coiîfpquent  la  mieux  flûte  ;  nous  difpute- 
rons  li  cette  égalité  de  partage  doit  avoir  toujours  lieu  dans 
les  parallélogrammes  ,  dans  les  trapèzes  ,  îkc.  On  elFayera  quel- 
quefois de  prévoir  le  fucccs  de  l'expérience  avant  de  la  faire , 
on  tâchera  de  trouver  des  raifons ,  Ôcc. 

La  Géométrie  n'eft  pour  mon  Elevé  que  l'art  de  fe  bien 
fervir  de  la  règle  &  du  compas  ;  il  ne  doit  point  la  confon- 
dre avec  le  defîîn  ,  oij  il  n'employera  ni  l'un  ni  l'autre  de 
ces  infèrumens.  La  règle  (Se  le  compas  feront  renfermés  fous 
la  clef,  ôc  l'on  ne  lui  en  accordera  que  rarement  l'ufage  ôc 
pour  peu  de  tems,  alin  qu'il  ne  s'accoutume  pas  i\  barbouiller  ; 
mais  nous  pourrons  quelquefois  porter  nos  tigures  à  la  pro- 
menade ,  &  caufer  de  ce  que  nous  aurons  fait  ou  de  ce  que 
nous  voudrons  faire. 

Je  n'oublierai  jamais  d'avoir  vu  à  Turin  un  jeune  homme , 
à  qui ,  dans  fon  enfance  ,  on  avoit  appris  les  rapports  des 
contours  &  des  furfaces,  en  lui  donnant  chaque  jour  à  choiiîr 
dans  toutes  les  figures  géométriques  des  gauffres  ifopc  ri  mètres. 
Le  petit  gourmand  avoit  épuifc  Tart  dWrchiniede  pour  trou- 
ver dans  laquelle  il  y  avoit  le  plus  ù  manger. 

Quand  un  enfant  joue  au  volant,  il  s'exerce  l'œil  &c  le  bras 
à  la  juftelTe;  quand  il  fouette  un  fibot ,  il  accroît  fa  force  en 
s'en  fervant ,  mais  fans  rien  apprendre.  J'ai  demandé  quel- 
quefois pourquoi  l'on  n'olfroit  pas  aux  enfans  les  mêmes 
jeux  d'adrclTc  qu'ont  les  hommes:  la  paume,  le  mail,  le 
bill.rJ,  Tare,  le  balon ,  les  inlbumens  de  muliquc.  On  m'a 
répondu  que  quelques-uns  de  ces  jeux  ctoient  au-dclfus  de 


L    I    V    R    E     I  r.  12, 

leurs  forces ,  &c  que  leurs  membres  &c  leurs  organes  n'étoienc 
pas  aflez  formés  pour  les  autres.  Je  trouve  ces  raifons  mau- 
vaifes  :  un  enfant  n'a  pas  la  taille  d'un  homme ,  &c  ne  laiffe 
pas  de  porter  un  habit  fait  comme  le  fien.  Je  n'entends  pas 
qu'il  joue  avec  nos  malTes  fur  un  billard  haut  de  trois  pieds  ; 
je  n'entends  pas  qu'il  aille  peloter  dans  nos  tripots  ,  ni  qu'on 
charge  fa  petite  main  d'une  raquette  de  J-'aumicr,  mais  qu'il 
joue  dans  une  falle  dont  on  aura  garanti  les  fenêtres  ;  qu'il 
ne  fe  ferve  que  de  balles  molles  ,  que  fes  premières  raquettes 
foient  de  bois  ,  puis  de  parchemin  ,  ôc  enfin  de  corde  à 
boyau  bandée  à  proportion  de  fon  progrès.  Vous  préférez  le 
volant ,  parce  qu'il  fatigue  moins  6c  qu'il  elt  fans  danger.  Vous 
avez  tort  par  ces  deux  raifons.  Le  volant  elt  un  jeu  de  fem- 
mes ;  mais  il  n'y  en  a  pas  une  que  ne  fît  fuir  une  balle  en  mou- 
vement. Leurs  blanches  peaux  ne  doivent  pas  s'endurcir  aux 
meurtrifTures ,  &  ce  ne  font  pas  des  contufions  qu'attendent 
leurs  vifages.  Mais  nous ,  faits  pour  être  vigoureux ,  croyons- 
nous  le  devenir  fans  peine  ;  &  de  quelle  dcfenfe  ferons-nous 
capables  ,  (î  nous  ne  fo:n  lies  jamais  atraqaés  ?  On  joue  tou- 
jours lâchement  les  jeux  oiî  l'on  peut  être  mal -adroit  fans 
rifque  ;  un  volant  qui  tombe  ne  foit  de  mal  à  perfonne ,  mais 
rien  ne  dégourdit  les  bras  comme  d'avoir  ii  couvrir  la  tête  , 
rien  ne  rend  le  coup-d'ccil  Ci  jiilte  que  d'avoir  à  garantir  les 
yeux.  S'élancer  du  bout  d'une  f dlo  à  Taurre ,  juger  le  bond 
d'une  balle  encore  en  l'air,  la  renvoyer  d\ine  main  forte  ôc 
fûre,  de  tels  jeax  conviennent  moins  à  l'homme  qu'ils  ne 
fervent  à  le  former. 
Les  libres  d'un  cnfaiit,  dit-on,  font  trop  molles;  elles  ont 


lié  EMILE. 

moins  de  refTort ,  mais  elles  en  font  plus  flexibles;  Ton  bras 
c(l:  foible  ,  mais  enfin  c'efl:  un  bras  ;  on  en  doit  faire  ,  pro- 
portion gardée ,  tout  ce  qu'on  fait  d'une  autre  machine  fem- 
bbble.  Les  enfans  n'ont  dans  les  mains  nulle  adrelTe  ;  c'efl 
pour  cela  que  je  veux  qu'on  leur  en  donne  ;  un  hom.nie  auffi 
peu  exercé  qu'eux  n'en  auroit  pas  davantage  ;  nous  ne  pou- 
vons connoître  l'ufage  de  nos  organes  qu'après  les  avoir  em- 
ployés. Il  n'y  a  qu'une  longue  expérience  qui  nous  apprenne 
à  tirer  parti  de  nous  -  mêmes ,  &  cette  expérience  elt  la 
véritable  étude  à  laquelle  on  ne  peut  trop  tôt  nous  ap- 
pliquer. 

Tout  ce  qui  fc  fait  eft  faifable.  Or  rien  n'eft  plus  com- 
mun que  de  voir  des  enfans  adroits  &  découplés ,  avoir  dans 
les  membres  la  même  agilité  que  peut  avoir  un  homme. 
Dans  prefque  toutes  les  Foires  on  en  voit  faire  des  équili- 
bres, marcher  fur  les  mains,  fauter,  danfer  fur  la  corde. 
Durant  combien  d'années  des  troupes  d'enfans  n'ont -elles 
pas  attii-é  par  leurs  ballets  des  Spe*Etateurs  à  la  Comédie 
Italienne?  Qui  cft-ce  qui  n'a  pas  ouï  parler  en  Allema- 
gne &  en  Italie  de  la  Troupe  pantomime  du  célèbre  Nico» 
lini  ?  Quelqu'un  a-t-il  jamais  remarqué  dans  ces  enfans  des 
mouvemens  moins  développés  ,  des  attitudes  moins  gracieu- 
fes ,  une  oreille  moins  jufle ,  une  danfe  moins  légère  que 
dans  les  Danfeurs  tout  formes  ?  Qu'on  ait  d'abord  les  doigts 
épais  ,  courts  ,  peu  mobiles ,  les  mains  potelées  &c  peu  capa- 
bles de  rien  empoigner,  cela  empêche -t- il  que  pluficurs 
enfans  ne  fâchent  écrire  ou  dcfTmcr  h  Tûge  où  d'autres  ne 
favcnt  pas  encore  tenir  le  crayon  ni  la  plume  ?  Tout  Paris 


L    I    V    R    E     I  I.  ijr 

(é  fouvient  encore  de  la  petite  Angloife  qui  faifoit  à  dix 
ans  des  prodiges  fur  le  clavecin  (  *  ).  J'ai  vu  chez  un  Magif- 
trat ,  fon  fils  ,  petit  bon-homme  de  huit  ans  ,  qu'on  mettoit 
fur  la  table  au  deiïcrt  comme  une  ftatue  au  milieu  des  pla- 
teaux ,  jouer  là  d'un  violon  prefque  aufîî  grand  que  lui ,  &. 
furprendre  par  fon  exécution  les  Artifles  mêmes. 

Tous  ces  exemples  6c  cent  mille  autres  prouvent  ,  ce  me 
femble  ,  que  l'inaptitude  qu'on  fuppofe  aux  enfans  pour  nos 
exercices  elt  imaginaire  ,  &  que  ,  fi  on  ne  les  voit  point 
réuflîr  dans  quelques-uns  ,  c'elt  qu'on  ne  les  y  a  jamais 
exercés. 

On  me  dira  que  je  tombe  ici  par  rapport  au  corps  dans 
le  défaut  de  la  culture  prématurée  que  je  blâme  dans  les 
enfans  par  rapport  à  l'efprit.  La  différence  eft  très -grande; 
car  l'un  de  ces  progrès  n'elt  qu'apparent  ,  mais  l'autre  elt 
réel.  J'ai  prouvé  que  l'efprit  qu'ils  paroilfent  avoir  ils  ne 
l'ont  pas  ,  au  lieu  que  tout  ce  qu'ils  paroilfent  faire  ils  le 
font.  D'ailleurs  on  doit  toujours  fonger  que  tout  ceci  n'eft 
ou  ne  doit  être  que  jeu,  diredion  facile  &c  volontaire  des 
mouvemens  que  la  nature  leur  demande  ,  art  de  varier  leurs 
amufemens  pour  les  leur  rendre  plus  agréables  ,  fans  que 
jamais  la  moindre  contrainte  les  tourne  en  travail  :  car  enfin 
de  quoi  s'amuferont- ils,  donc  je  ne  paifle  faire  un  objet  d'inf- 
truflion  pour  eux  ?  &  quand  je  ne  le  pourrois  pas  ,  pourMi 
qu'ils  s'amufent  fins  iiiconvénicn:  6<.  que  le  tems  fe  palFe  , 
leur  progrès  en  toute  chofe  n'imporre  pas  quant  h  préfcnt; 

C  *  )  Un  petit  garqon  de  fept  ans  en  a  fait  depuis  ce  tems  là  de  plus 
ctouaans   encore. 


aji  EMILE. 

au  lieu  que  lorrqu'il  faut  nécelTairemenc  leur  apprendre  ceci 
ou  cela  ,  comme  qu'on  s'y  prenne  ,  il  elt  toujours  impof- 
fible  qu'on  en  vienne  à  bout  fans  contrainte  ,  fans  fâcherie 
ôc  fuis  ennui. 

Ce  que  j'ai  dit  fur  les  deux  fens  dont  l'ufage  eft  le  plus 
continu  &c  le  plus  important  ,  peut  fenir  d'exemple  de  la 
manière  d'exercer  les  autres.  La  vue  Sx.  le  toucher  s'appli- 
quent également  fur  les  corps  en  repos  6c  fur  les  corps  qui 
fe  meuvent  ;  mais  comme  il  n'y  a  que  l'ébranlement  de 
l'air  qui  puifle  émouvoir  le  fens  de  l'ouie  ,  il  n'y  a  qu'un 
corps  en  mouvement  qui  fafle  du  bruit  ou  du  fon  ,  &.  fi 
tout  étoit  en  repos  ,  nous  n'entendrions  jamais  rien.  La 
nuit  donc  où  ,  ne  nojs  mouvant  nous -mêmes  qu'autant 
qu'il  nous  pl.iit ,  nous  n'avons  il  craindre  que  les  corps  qui 
fe  meuvent  ,  il  nous  importe  d'avoir  l'oreille  alerte  ,  de 
pouvoir  juger  par  la  fcnfation  qui  nous  frappe  ,  fi  le  corps 
qui  la  caufe  eli:  grand  ou  petit ,  éloigné  ou  proche  ,  fi  fon 
^braillement  cft  violent  ou  foible.  L'air  ébranlé  efè  fujec 
à  des  répercutions  qui  le  réHcchiffent  ,  qui  produifant  des 
échos  répètent  la  fcnfation  ,  &  font  entendre  le  corps 
bruyant  ou  fonore  en  un  autre  lieu  que  celui  où  il  c(K  Si 
dans  une  plaine  ou  dans  une  vallée  on  met  l'oreille  ;\  terre, 
on  entend  la  voix  des  hommes  &:  le  pas  des  chevaux  de 
beaucoup  plus    loin   qu'en  reliant  debout. 

Comme  nous  avons  comparé  la  \aje  au  toucher  ,  il  cft 
bon  de  la  comparer  de  même  ù  l'ouie  ,  &.  de  favoir  laquelle 
des  deux  imprelTions  partant  à  la  fois  du  même  corps 
arrivera  le  plutôt  à  fon   organe.   Quand  on  voit  le  feu  d'un 

canon 


LIVRE      IL 


^35 


c"anon  on  peut  encore  fe  mettre  h.  l'abri  du  coup  ;  mais 
fitôt  qu'on  entend  le  bruit  ,  il  n'cft  plus  tcms  ,  le  boulet  eft 
là.  On  peut  juger  de  la  diftance  où  fc  fait  le  tonnerre  ,  par 
l'intervalle  de  tems  qui  fe  palTe  de  l'éclair  au  coup.  Paires 
en  forte  que  l'enfant  connoide  toutes  ces  expériences  ;  qu'il 
fafTe  celles  qui  font  à  fa  portée  ,  &c  qu'il  trouve  les  autres 
par  indudion  ;  mais  j'aime  cent  fois  mieux  qu'il  les  igno- 
re ,  que  s'il  faut  que  vous  les  lui  difiez. 

Nous  avons  un  organe  qui  répond  à  l'ouie  ,  favoir  celui  de 
la  voix  ;  nous  n'en  avons  pas  de  môme  qui  réponde  à  la 
vue,  6c  nous  ne  rendons  pas  les  couleurs  comme  les  fons. 
C'eft  un  moyen  de  plus  pour  cultiver  le  premier  fens  ,  en 
exerçant    l'organe  adif  6c  l'organe  paflif  l'un  par  l'autre. 

L'homme  a  trois  fortes  de  voix  ,  favoir  ,  la  voix  par- 
Lmte  ou  articulée,  la  voix  chantante  ou  mélodieufe  ,  &:  la 
voix  paihétique  ou  accentuée  ,  qui  fcrt  de  langage  aux  paf- 
(ions  ,  «Se  qui  anime  le  chant  &  la  parole.  L'enfant  a  ces 
trois  fortes  de  voix  ainfi  que  l'homme  ,  fans  les  favoir  allier 
de  même  :  il  a  comme  nous  le  rire  ,  les  cris ,  les  plaintes , 
l'exclamation ,  les  gémiffemens ,  mais  il  ne  fliit  pas  en 
mêler  les  inflexions  aux  deux  autres  voix.  Une  mufique  par- 
faite eft  celle  qui  réunit  le  mieux  ces  trois  voix.  Les  enfans 
font  incapables  de  cette  mufique  là  ,  6c  leur  chant  n'a  jamais 
d'ame.  De  même  dans  la  voix  parlante  leur  langage  n'a  point 
d'accent  ;  ils  crient ,  mais  ils  n'accentuent  pas  ;  6c  comme 
dans  leur  difcourfi  il  y  a  peu  d'accent ,  il  y  a  peu  d'énergie 
dans  leur  voix.  Notre  Elevé  aura  le  pai^lcr  plus  uni ,  plus  limple 
encore ,  parce  que  fes  paflions  n'étant  pas  éveillées  ne  mêleronc 
Emile,    Tome  I.  G  g 


134 


EMILE. 


point  leur  langage  au  ficn.  N'allez  donc  pas  lui  donner  à  réciter 
des  rôles  de  Tragédie  &  de  Comédie  ,  ni  vouloir  lui  appren- 
dre ,  comme  on  dit ,  à  déclamer.  Il  aura  trop  de  fens  pour 
(livoir  donner  un  ton  à  des  chofes  qu'il  ne  peut  entendre  ,  ôc 
de  l'expreflion  à    des  fentimens  qu'il  n'éprouva  jamais. 

Apprenez  -  lui  à  parler  uniment  ,  clairement  ,  à  bien 
articuler ,  à  prononcer  exactement  6c  fans  afteclation ,  à  con- 
noîrre  èc  h.  fuivre  l'accent  grammatical  &  la  profodic  ,  à 
donner  toujours  alFez  de  voix  pour  être  entendu  ,  mais  à 
n'en  donner  jamais  plus  qu'il  ne  faut  ;  défaut  ordinaire  aux 
cnfaiis  élevés,  dans  les  Collèges  :  en  toute  chofe  rien  de  fu- 
pertlu. 

De  même  dans  le  chant  rendez  fa  voix  julle  ,  égale  ,  flexi- 
ble ,  fonore  ,  fon  oreille  fcnfible  à  la  mcfare  &  à  l'harmo- 
nie ,  mais  rien  de  plus.  La  mufique  iniitative  &  théâtrale 
n'eft  pas  de  fon  âge ,  je  ne  voudrois  pas  même  qu'il  chan- 
tât des  paroles  ;  s'il  en  vouloit  chanter  ,  je  tâcherois  de  lui 
faire  des  chanfons  exprès-  ,  intéreflantes  pour  fon  âge  ,  & 
aufli    fimples  que  fes   idées. 

On  pcnfe  bien  qu'étant  li  peu  prcfTé  de  lui  apprendre  à 
lire  récriture  ,  je  ne  le  ferai  pas  ,  non  plus  ,  de  lui  apprendre 
Ji  lire  la  mufique.  Ecartons  de  fon  cerveau  toute  attention 
trop  pénible  ,  &  ne  nous  hâtons  point  de  fixer  fon  efprit 
fur  des  fignes  de  convention.  Ceci  ,  je  l'avoue  ,  femble 
avoir  ù  difficulté  ;  car  fi  la  connoilfance  des  notes  ne  pa- 
roit  pas  d'abord  plus  néccffaire  pour  favoii*  chanter  que  celle 
des  lettres  pour  f «voir  parler  ,  il  y  a  pourtant  cette  diirértnte  , 
qu'en  parlant  nous  rendons  nos  propre  idées  ,  &  qu'en  chou- 


i 


L    I    V    R    E     I  I.  M? 

tant  nous  ne    rendons  guercs  que  celles  d'autrui.   Or    pour 
les  rendre  ,  il  faut  les  lire. 

Mais  premièrement ,  au  lieu  de  les  lire  on  les  peut  ouir  , 
oc  un  chiint  fe  rend  à  l'oreille  encore  plus  fidèlement  qu'à 
l'œil.  De  plus  ,  pour  bien  favoir  la  mufique  il  ne  fuffit  pas 
de  h  rendre  ,  il  la  faut  compofer ,  &c  l'un  doit  s'apprendre 
avec  l'autre  ,  fins  quoi  l'on  ne  la  fait  jamais  bien.  Exercez 
votre  petit  Muficien  d'abord  à  faire  des  phrafes  bien  régu- 
lières ,  bien  cadencées  ;  enfuite  à  les  lier  entre  elles  par  une 
modulation  très  -  fimple  ;  enfin  à  marquer  leurs  différens 
rapports  par  une  ponftuation  correde  ,  ce  qui  fe  fait  par  le 
bon  choix  des  cadences  &  des  repos.  Sur  -  tout  jamais  de 
chant  bizarre  ,  jamais  de  pathétique  ni  d'exprefTion.  Une 
mélodie  toujours  chantante  6c  fimple ,  toujours  dérivante  des 
cordes  eiïentielles  du  ton  ,  &c  toujours  indiquant  tellement 
la  baffe  qu'il  la  fente  &  l'accompagne  fans  peine  ;  car  pour 
fe  former  la  voix  &  l'oreille  ,  il  ne  doit  jamais  chanter  qu'au 
clavecin. 

Pour  mieux  marquer  les  fons  on  les  articule  en  les  pronon- 
çant, de-L\  l'ufage  de  folfier  avec  certaines  fyllabcs.  Pourdiltin- 
guer  les  degrés  il  faut  donner  des  noms  &c  k  ces  degrés  (!k:  i 
leurs  difFcrcns  termes  fixes  ;  de-là  les  noms  des  intervalles  , 
de  auflî  les  lettres  de  l'alphabet  dont  on  marque  les  touches 
du  clavier  ôc  les  notes  de  la  gamme.  C  &:  A  défignent  des 
fons  fixes  ,  invariables  ,  toujours  rendus  par  les  mêmes 
touches.  Ut  &c  la  font  autre  chofe.  Ut  cîi:  conltammcnt  la 
tonique  d'un  mode  majeur  ,  ou  la  mcdiante  d'un  mode  mi- 
josur,  La  elt  coultommcnc  la  tonique  d'un  mode  mineur  , 

Gg  i 


23(î  EMILE. 

ou  la  fixleme  note  d'un  mode  majeur.  Ainfi  les  lettres  marquent 
les  termes  immuables  des  rapports  de  notre  fyiléme  mufical  , 
&  les  fyllabcs  marquent  les  termes  homologues  des  rapports 
fvmblables  en  divers  tons.  Les  lettres  indiquent  les  touches 
du  clavier  ,  &c  les  fyllabcs  les  degrés  du  mode.  Les  Mufi- 
ciens  François  ont  étrangement  brouillé  ces  diilinclions  ;  ils 
ont  confondu  le  fcns  des  fyllabes  avec  le  fens  des  lettres  , 
ôc  doublant  inutilement  les  figues  des  touches ,  ils  n'en  ont 
point  lailTé  pour  exprimer  les  cordes  des  tons;  en  forte  que  pour 
eux  ut  ScC  font  toujours  la  même  chofe ,  ce  qui  n'cft  pas , 
&c  ne  doit  pas  être  ,  car  alors  de  quoi  ferviroit  C  ?  Auiïi  leur 
manière  de  foliier  eft-cllc  d'une  difficulté  exceffive  fans  être 
d'aucune  utilité  ,  fans  porter  aucune  idée  nette  à  Tefprit , 
puifque  par  cette  méthode  ces  deux  fyllabes  ut  &.  mi ,  par 
exemple ,  peuvent  également  fignifier  une  tierce  majeure  , 
mineure ,  fuperHue ,  ou  diminuée.  Par  quelle  étrange  fatalité 
le  pays  du  monde  où  l'on  écrit  les  plus  beaux  livres  fur  la 
mufique  ,  elt-il  précifément  celui  où  on  l'apprend  le  plus 
difficilement  ? 

Suivons  avec  notre  Elevé  une  pratique  plus  fimple  ôc  plus 
claire  ;  qu'il  n'y  ait  pour  lui  que  deux  modes  dont  les  rapports 
foient  toujours  les  mêmes  &c  toujoiu-s  indiqués  par  les  mêmes 
fyllabes.  Soit  qu'il  chante  ou  qu'il  joue  d'un  indrumcnt , 
qu'il  fâche  établir  fon  mode  fur  chacun  des  douze  tons  qui 
peuvent  lui  fcrvir  de  bafe ,  &c  que  ,  foit  qu'on  module  en  ]) , 
en  C,  en  C,  &c.  la  finale  foit  toujours  ut  ou  la  fclon  le 
mode.  De  cette  manière  il  vous  concevra  toujours  ,  les 
rapports  efTcnticls  du  mode  pour  chanter  ôc  jouer  juilc  feront 


L    I    V    R    E     ri.  237 

toujours  prcfens  à  fon  efpric ,  fon  exécution  fera  plus  nette 
6c  fon  progrès  plus  rapide.  Il  n'y  a  rien  de  plus  bizarre  que 
ce  que  les  François  appellent  folfier  au  naturel  ;  c'eit  éloigner 
les  idées  de  la  chofe  pour  en  fubftituer  d'étrangères  qui  ne 
font  qu'égarer.  Rien  n'elt  plus  naairel  que  de  folfier  par 
tranfpofition ,  lorfque  le  mode  eft  tranfpofé.  Mais  c'en  eft 
trop  fur  la  mufîque  ;  enfeignez-la  comme  vous  voudrez ,  pourvu 
qu'elle  ne  foit  jamais  qu'un  amufement. 

Nous  voilà  bien  avertis  de  l'état  des  corps  étrangers  par 
rapport  au  nôtre  ,  de  leur  poids ,  de  leur  figure ,  de  leur 
couleur,  de  leur  folidité ,  de  leur  grandeur,  de  leur  diftance, 
de  leur  température  ,  de  leur  repos  ,  de  leur  mouvement.  Nous 
fommes  instruits  de  ceux  qu'il  nous  convient  d'approcher  ou 
d'éloigner  de  nous ,  de  la  manière  dont  il  faut  nous  y  pren- 
dre pour  vaincre  leur  réfîilance  ,  ou  pour  leur  en  oppofer 
une  qui  nous  prcferve  d'en  être  ofTcnfcs  ;  mais  ce  n'e/l  pas 
aflez;  notre  propre  corps  s'épuife  fans-cefle,  il  a  bcfoin  d'être 
fans  -celTe  renouvelle.  Quoique  nous  ayons  la  faculté  d'en 
changer  d'autres  en  notre  propre  fubfbnce ,  le  choix  n'clt 
pas  indifférent  :  tout  n'eft  pas  aliment  pour  l'homme  ;  &  des 
fubfèances  qui  peuvent  l'être ,  il  y  en  a  de  plus  ou  de  moiiis 
convenables ,  félon  la  conlHfution  de  fon  cfpcce  ,  félon  le 
climat  qu'il  habite  ,  félon  fon  tempérament  particulier  ,  Se 
félon  la  manière  de  vivre  que  lui  prefcrit  fon  état. 
.  Nous  mourrions  affamés  ou  empoifonnés ,  s'il  fîloit  atten- 
dre ,  pour  choifîr  les  nourritures  qui  nous  conviennent ,  que 
l'expérience  nous  eût  appris  ;\  les  connoître  6:  h.  les  clioiiir  : 
mais  la  fuprcme  Bonté  qui  a  fait ,  du  plailîr  des  êtres  fen- 


'z3Î  EMILE. 

fibles ,  rinftrumenc  de  leur  confen-arion ,  nous  avertir ,  par 
ce  qui  plait  k  notre  palais,  de  ce  qui  convient  à  n^re  cilo- 
mac.  Il  n'y  a  point  naturellement  pour  l'homme  de  Médecin 
plus  (ïir  que  fon  propre  appétit  ;  (Se  à  le  prendre  dans  foa 
état  primitif,  je  ne  doute  point  qu'alors  les  aliniens  qu'il 
trouvoit  les  plus  agréables  ne  lui  fuirent  auffi  les  plus  fains. 
Il  y  a  plus.  L'Auteur  des  chofes  ne  pourvoit  pas  feule- 
ment aux  befoins  qu'il  nous  donne  ,  mais  encore  à  ceux  que 
nous  nous  donnons  nous-mêmes  ;  Ôc  c'eit  pour  mettre  tou- 
jours le  defu-  à  côté  du  befoin  ,  qu'il  tait  que  nos  goûts 
changent  &c  s'altèrent  avec  nos  manières  de  vivre.  Plus  nous 
nous  éloignons  de  l'état  de  nature ,  plus  nous  perdons  de  nos 
goûts  naturels  ;  ou  plutôt  l'habinide  nous  fait  une  féconde  na- 
ture que  nous  fubfèituons  tellement  h.  la  première ,  que  nul 
d'entre  nous  ne  connoit  plus  celle-ci. 

Il  fuit  de-L\,  que  les  goûts  les  plus  naturels  doivent  ctr» 
auiïi  les  plus  lîmples  ;  car  ce  font  ceux  qui  fc  transforment 
le  plus  aifément  ;  au  lieu  qu'en  s'aiguifant ,  en  s'irritant  par 
nos  fantaifies  ,  ils  prennent  une  forme  qui  ne  change  plus. 
L'homme  qui  n'eft  encore  d'aucun  pays  fe  fera  fans  peine 
aux  ufages  de  quelque  pays  que  ce  foit,  mais  l'l\ommc  d'un 
pays  ne  devient  plus  celui  d'un  autre. 

Ceci  me  paroit  vrai  dans  tous  les  fens ,  &c  bien  plus ,  appli- 
qué au  goût  proprement  dit.  Notre  premier  aliment  clt  le 
laie ,  nous  ne  nous  accoummons  que  par  degrés  aux  faveurs 
fortes,  d'abord  elles  nous  répugnent.  Des  fruits,  des  légumes, 
des  herbes  ,  &  enfin  quelques  viandes  grillées ,  fans  alfaifon* 
nenient  &  fans   fel,  lireuc  les  felUns  des  premiers  hom-; 


L    I    V    R    E     I  I.  Ti<) 

mes  (15).  La  première  fois  qu'un  Sauvage  boit  du  vin  ,  il 
fait  la  grimace  &  le  rejette  ,  &.  même  parmi  nous  ,  quicon- 
que a  vécu  jufqu'à  vingt  ans  fans  goûter  de  liqueurs  fermen- 
téts ,  ne  peut  plus  s'y  accoutumer  ;  nous  ferions  tous  abf  te- 
rnes fi  l'on  ne  nous  eût  donné  du  vin  dans  nos  jeunes  ans. 
Enfin  ,  plus  nos  goûts  font  fimples  ,  plus  ils  font  univer- 
fels  j  les  répugnances  les  plus  communes  tombent  fur  des 
mets  compofés.  Vit-on  jamais  perfonne  avoir  en  dégoût  l'eau 
ni  le  pain?  Voilà  la  trace  de  la  nature,  voilà  donc  auiïi  notre 
règle.  Confervons  à  l'enfant  fon  goût  primitif  le  plus  qu'il  cft 
poffible  ;  que  fa  nourriture  foit  commune  &c  fimple  ,  que  fon 
palais  ne  fe  familiarife  qu'à  des  faveurs  peu  relevées  ,  &:  ne 
fe  forme  point  un  goût  exclufif. 

Je  n'examine  pas  ici  fi  cette  manière  de  vivre  eft  plus 
faine  ou  non ,  ce  n'efi:  pas  ainfi  que  je  l'envifage.  Il  me  fuffic 
de  favoir,  pour  la  préférer,  que  c'eft  la  plus  conforme  à  la 
nature ,  6c  celle  qui  peut  le  plus  aifément  fe  plier  à  toute 
autre.  Ceux  qui  difent  qu'il  faut  accoutumer  les  enfans  aux 
alimens  dont  ils  uferont  étant  gi-ands  ,  ne  raifonnent  pas 
bien,  ce  me  femble.  Pourquoi  leur  nourriture  doit-elle  être 
la  même  tandis  que  leur  manière  de  vivre  elt  fi  différente  ? 
Ua  homme  épuifé  de  travail  ,  de  foucis ,  de  peines,  a  befoin 
d'alimcns  fucculcns  qui  lui  portent  de  nouveaux  efprits  au 
cerveau  ;  un  enfant  qui  vient  de  s'ébattre  ,  &i  dont  le  corps 
croît ,  a  befoin  d'une  noiu-riture  abondante  qui  lui  flilfe  beau- 
coup de  chyle.  D'ailleurs  ,  Thomme-fait  a  déjà  fon  état,  fon 

f  2^  ~)  Voyez  l'Arcutlic  ilc  Paufiinius  ;  voyez  aullî  le  morceau  de  Plutarquc 
tranftrit  ci  -  après. 


lAo  EMILE. 

\ 
emploi ,  fou  domicile  ;  mais  qui  efl-ce  qui.  peut  erre  fur  de  ce 
que  la  fortune  rélerve  à  l'enfant  ?  Eii  toute  chofe  ne  lui  don- 
nons point  une  forme  fi  déterminée,  qu'il  lui  en  coûte  trop 
d'en  changer  au  befoin.  Ne  faifons  pas  qu'il  meure  de  faim 
dans  d'autres  pays  s'il  ne  traîne  par-tout  à  fa  fuite  un  cuifî- 
nier  François,  ni  qu'il  dife  un  jour  qu'on  ne  fait  manger 
qu'en  France.  Voilà  ,  par  parenthefe  ,  un  plaifant  éloge  ! 
Pour  moi ,  je  dirois  au  contraire ,  qu'il  n'y  a  que  les  François 
qui  ne  favent  pas  manger ,  puifqu'il  faut  un  art  fi  particulier 
pour  leur  rendre  les  mets  mangeables. 

De  nos  fenfations  diverfes ,  le  goût  donne  celles  qui  géné- 
ralement nous  affe'flent  le  plus.  Aufli  fommcs  -  nous  plus 
intérelTés  à  bien  juger  des  fubfèances  qui  doivent  faire  partie 
de  Ja  nôtre ,  que  de  celles  qui  ne  font  que  l'environner.  Mille 
chofes  font  indifférentes  au  toucher ,  à  l'ouie ,  à  la  vue  ;  mais 
il  n'y  a  prefque  rien  d'indifférent  au  goût.  De  plus ,  l'acti- 
vité de  ce  fens  eft  toute  phyfîque  ôc  matérielle  ,  il  ciï  le  feul 
qui  ne  dit  rien  à  l'imagination ,  du  moins  celui  dans  les  fen- 
fations duquel  clic  entre  le  moins ,  au  lieu  que  l'imitation  & 
l'imagination  mêlent  fouvent  du  moral  à  l'imprcirion  de  tous 
les  autres.  AufH  généralement  les  cœurs  tendres  &:  volup- 
tueux, les  caractères  pafTionnés  &;  vraiment  fenfiblcs,  faciles 
à  émouvoir  par  les  autres  fens ,  font-ils  aiTcz  tiedes  fur  celui- 
ci.  De  cela  môme  qui  femble  mettre  le  goût  au-defTous  d'eux, 
&  rendre  plus  méprifable  le  penchant  qui  nous  y  livre  ,  je 
conclurois  au  contraire ,  que  le  moyen  le  plus  convenable 
pour  gouverner  les  enfans  eft  de  les  mener  par  leur  bouche. 
J^c  mobile  de  la  gouimandifç  eft  fur-tout  préférable  à  celui 


L    I    V    R    E     II.     ^  Z4I 

de  la  vanité,  en  ce  que  la  première  eft  un  appétit  de  la 
nature,  tenant  immédiatement  au  fens,  ôc  que  la  féconde  efl: 
un  ouvrage  de  l'opinion ,  fujet  au  caprice  des  hommes  &  à 
toutes  fortes  d'abus.  La  gourmandife  elt  la  palfion  de  l'en- 
fance ;  cette  paffion  ne  tient  devant  aucune  autre  ;  à  la  moin- 
dre concurrence  elle  difparoit.  Eh  croyez-moi  !  l'enfant  ne 
ceffera  que  trop  tôt  de  fonger  à  ce  qu'il  mange,  ôc  quand  fon 
cœur  fera  trop  occupé ,  fon  palais  ne  l'occupera  gueres.  Quand 
il  fera  grand  ,  mille  fentimens  impétueux  donneront  le  change 
à  la  gourmandife  ,  &.  ne  feront  qu'irriter  la  vanité  ;  car  cette 
dernière  pafTion  feule  fait  fon  profit  des  autres ,  &  à  la  fin 
les  engloutit  toutes.  J'ai  quelquefois  examiné  ces  gens  qui 
donnoient  de  l'importance  aux  bons  morceaux ,  qui  fon- 
geoient  en  s'éveillant  à  ce  qu'ils  mangeroient  dans  la  jour- 
née, &  décrivoient  un  repas  avec  plus  d'exaâitudc  que  n'en 
met  Polybe  à  décrire  un  combat.  J'ai  trouvé  que  tous  ces 
prétendus  hommes  n'étoient  que  des  enfans  de  quarante  ans  » 
fans  vigueur  &  fans  confïïtance ,  fniges  confumere  nati.  La 
gourmandife  eft  le  vice  des  cœurs  qui  n'ont  point  d'étoffe, 
L'ame  d'un  gourmand  eft  toute  dans  fon  palais,  il  n'elt  fait 
que  pour  manger  ;  dans  fa  ftupide  incapacité  il  n'eft  qu'à 
table  i\  fa  place ,  il  ne  fait  juger  que  des  plats  :  lailfons  -  lui 
fans  regret  cet  emploi  :  mieux  lui  vaut  celui-là  qu'un  autre, 
autant  pour  nous  que  pour  lui. 

Craindre  que  la  gourmandife  ne  s'enracine  dans  un  enfant 

capable  de  quelque  chofe ,  eft  une  précaution  de  petit  cfprit. 

Dans   l'enfance  on   ne   fonge   qu'à  ce   qu'on  mange  ;  dans 

l'adolefcence  on  n'y  fonge  plus ,  tout  nous  eft  bon ,  &  l'on 

Emile,    Tome  I.  H  h 


241 


E    M    I    L      E. 


a  bien  d'autres  afF-iireç.  Je  ne  voudrois  pourtant  pas  qu'on 
allât  faire  un  ufage  indifcret  d'un  relTort  fi  bas  ,  ni  érayer  d'un 
bon  morceaLi  l'honneur  de  faire  une  belle  avilion.  Mais  je  ne 
vois  pas  pourquoi,  toute  l'enfance  n'étant  ou  ne  devant  ttre 
qae  jea<  &  folâtres  amafemens ,  des  exercices  purement  cor- 
porels n'auroient  pas  un  prix  matériel  6c  feniible.  Qu'un  périt 
Majorquain ,  voyant  un  panier  fur  le  haut  d'un  arbre,  l'abatte 
à  coups  de  fronde ,  n'eft-il  pas  bien  jufte  qu'il  en  profite  ,  & 
qu'un  bon  déjeuner  répare  la  force  qu'il  ufe  à  le  gagner  (2.6)} 
Qu'un  jeune  Spartiate  i  travers  les  rifques  de  cent  coups  de 
fouet  fe  glifTe  habilement  dans  une  cuifine ,  qu'il  y  vole  un 
renardeau  tout  vivant ,  qu'en  l'emportant  dans  fa  robe  il  en 
foit  égratigné,  mordu  ,  mis  en  fang,  &c  que  pour  n'avoir  pas 
la  honte  d'être  furpris ,  l'enflmt  fe  laiiïe  déchirer  les  entrailles 
fans  fourciller  ,  fans  pouffer  un  feul  cri  ,  n'eft-il  pas  juite  qu'il 
profite  enfin  de  ù  proie  ,  &c  qu'il  la  mange  après  en  avoir 
été  mangé  ?  Jamiis  un  bon  repas  ne  doit  être  une  rccom- 
penfe  ,  mais  pourquoi  ne  feroit-il  pas  l'effet  des  foins  qu'on  a 
pris  pour  fe  le  procurer?  Emile  ne  regarde  point  le  gâteau 
que  j'ai  mis  fur  la  pierre  comme  le  prix  d'avoir  bien  coMru; 
il  fait  fcalemcnt  que  le  feul  moyen  d'avoir  ce  gâteau  elt  dV, 
arriver  plutôt  qu'un  autre. 

Ceci  ne  contrclit  point  les  maximes  que  j'avançois  rout- 
à-l'heure  fur  la  fimplicitc  des  mets  ;  car  pour  flatter  l'appcrit 
des  caf-ins  il  ne  s'agit  pas  d'exciter  leur  fcnfualiré,  mais  feu- 
lement de   la    fatisfairc  ;    &  cela   s'obtiendra   par  les   cliofes 

(2«>  Il  y  a  bic-i  des  ficclcs  que  il  cft  du  tenu  de  la  cclcbritc  de  le  un 
les  Mjjurquïùu  oni  perdu  cet  ufa^e  ;       Frondeurs. 


LIVRE     II. 


M3 


du  îTiOnde  les  plus  communes  ,  fi  Ton  ne  travaille  pas  à 
leur  rafiner  le  goût.  Leur  appétit  continuel  qu'excite  le  be- 
foin  de  croître ,  eft  un  aflaifonncment  fur  qui  leur  tient  lieu 
de  beaucoup  d'autres.  Des  fruits,  du  laitage,  quelque  pièce 
de  four  un  peu  plus  délicate  que  le  pain  ordinaire  ,  fur- tout 
l'art  de  difpenfer  fobrcment  tout  cela ,  voilà  de  quoi  mener 
des  armées  d'enfans  au  bout  du  monde ,  ftns  leur  donner 
du  goût  pour  les  faveurs  vives ,  ni  rifquer  de  leur  blafer  le 
palais. 

Une  des  preuves  que  le  goût  de  la  viande  n'eft  pas  naturel 
à  l'homme  ,  eu  l'indifférence  que  les  enfans  ont  pour  ce 
mets  là,  &;  la  préférence  qu'ils  donnent  tous  à  des  nourri- 
tures végétales  ,  telles  que  le  laitage  ,  la  pâtiflcric ,  les 
fruits ,  &CC.  Il  importe  fur-tout  de  ne  pas  dénaturer  ce  goût 
primitif,  &  de  ne  point  rendre  les  enfans  carnafliers  :  fi 
ce  n'eft  pour  leur  fanté  ,  c'cit  pour  leur  caraficfe  ;  car  de 
quelque  manière  qu'on  explique  l'expérience ,  il  eft  certain 
que  les  grands  mangeurs  de  viande  font  en  général  cruels 
&  féroces  plus  que  les  autres  hommes  ;  cette  obfcrvation  eft 
de  tous  les  lieux  &  de  tous  les  ttms  :  la  barbarie  angloife 
çft  connue  (17);  les  Gaures ,  au  contraire,  font  les  plus 
doux  des  hommes  (2.8).  Tous  les  Sauvages  font  cruels,  6i 

(27)  Je  fais  que  les  Anglois  van-  (28)  Les  Banians  ,  qui  s'abdicn- 

tent  beaucoup   leur    humanité  &    le  ncnc  de  toute  cliair  plus   fcvercn  ent 

bon  naturel    de    leur   Nation  ,  qu'ils  que  les   Gaures  ,    font   rrefque   aulll 

appellent     Good     natured    peoplc  ,■  doux  qu'eux  ;  mais  ccninie  leur  nio- 

mais  ils  ont  beau  crier  cela  tant  qu'ils  raie  eft  moins  pure  &  leur  celte  moins 

peuvent ,  perfonnc  ne  k  rcpcte  apics  raifonnablc  ,ils  ne  font  x'^^  f»  l'onnétcs 

eux.  gens. 

Hh  1 


t44  EMILE. 

le jrs  mœurs  ne  les  portent  point  à  Tétre ,  cette  cruauté  vient 
de  leurs  alimeiis.  Ils  vont  à  la  guerre  comme  à  la  clialfc ,  ôc 
traitent  les  hommes  comme  les  ours.  En  Angleterre  même 
les  Bouchers  ne  font  pas  reçus  en  témoignage  (  *  )  ,  non 
plus  que  les  Chirurgiens  ;  les  grands  fcélérats  s'endurciiïent 
au  meurtre  en  buvant  du  fang.  Homère  fait  des  Cyclopes, 
mangeurs  de  chair ,  des  hommes  affreux ,  &  des  Lotopha- 
ges  un  peuple  fi  aimable  ,  qu'aufTi  -  tôt  qu'on  avoit  eflayé 
de  leur  commerce ,  on  oublioit  jufqu'à  fon  pays  pour  vivre 
avec  eux. 

«  Tu  me  demandes  ,  "  difoit  Plutarque ,  i»  pourquoi 
»>  Pythagore  s'abltenoit  de  manger  de  la  chair  des  bctcs  ; 
»5  mais  moi  je  te  demande ,  au  contraii-e  ,  quel  courage 
»  d'homme  eut  le  premier  qui  approcha  de  fa  bouche  une 
îj  chair  meurtrie ,  qui  brifa  de  fa  dent  les  os  d'une  bcte 
»>  expirante  ,  qui  lit  fcrvir  devant  lui  des  corps  morts  ,  des 
ji  cadavres ,  &  engloutit  dans  fon  cftomac  des  membres  , 
«  qui  le  moment  d'auparavant  béloient ,  mugiffoient ,  mar- 
»  choient  &  voyoient .''  Comment  fa  main  put-elle  enfoncer 
t>  un  fer  dans  le  cœur  d'un  être  fenfible  ?  Comment  fcs  yeux 
«  purent-ils  fupporter  un  meurtre }  Comment  put-il  voir  fai- 
»»  gner,  écorcher ,  démembrer  un  pauvre  animal  fans  dcfenfe? 
j>  Comment  put-il  fupporter  l'afpeA  des  chairs  pantelantes  ? 
»>  Comment  leur  odeur  ne  lui  fit-elle  pas  foule  ver  le  cœur  ? 

(•)  Un  des  tra  liK'leurs   snglois  de  en  tcmoijjnaRe ,    mais    les   premierf 

ce  livre  a   relève  ici    rna  mcprife  &  ne '"ont  point  admis   comme  Jurés  ou 

tous   deux  l'oit    cnrric  -e.    Los   bou-  Pairs  au  iugement  des  crimes  ,  &  le» 

chus    &  les  chijurgicns  font  xc(,us  chiiurgiens  le   font. 


LIVRE     IL 


HS 


i>  Comment  ne  fut-il  pas  dégoûté ,  repouïïc ,  faifi  d'horreur , 
)j  quand  il  vint  à  manier  l'ordure  de  ces  blelîures,  à  nettoyer 
»  le  fang  noir  &  figé  qui  les  couvroit  ? 

»  Les  peaux   ranipoient   fur  la  terre  écorchces  ; 
„  Les   chairs    au   feu   mugiffoient  embrochées  ; 
„  L'homme  ne  put:  les  manger  fans  frémir  , 
„  Et  dans  fon  fein  les  entendit  gémir. 

»  Voilà  ce  qu'il  dut  imaginer  &  Tentir  la  première  fois 
ij  qu'il  furmonta  la  nature  pour  faire  cet  horrible  repas ,  la 
»  première  fois  qu'il  eut  faim  d'une  bête  en  vie  ,  qu'il  voulue 
»  fe  nourrir  d'un  animal  qui  pailfoit  encore  ,  &  qu'il  dit 
»>  comment  il  faloit  égorger ,  dépecer ,  cuire  la  brebis  qui  lui 
j»  léchoit  les  mains.  C'elt  de  ceux  qui  commencèrent  ces 
ï>  cruels  feltins ,  &  non  de  ceux  qui  les  quittent ,  qu'on  a 
Il  lieu  de  s'éconner  :  encore  ces  premiers -là  pourroient  -  ils 
»  juftifier  leur  barbiu-ie  par  des  excufes  qui  manquent  à  la 
>»  nôtre  ,  ôc  dont  le  défaut  nous  rend  cent  fois  plus  barbares 
I»  qu'eux. 

j}  Mortels  bien-aimés  des  Dieux ,  nous  diroient  ces  pre- 
»»  miers  hommes ,  comparez  les  tems  ;  vo'/ez  combien  vous 
M  êtes  heureux  6c  combien  nous  étions  miférables  !  La  terre 
ij  nouvellement  formée  &c  l'air  charge  de  vapeurs  étoient 
M  encore  indociles  à  l'ordre  des  faifons  ;  le  cours  iiiccrtain 
»>  des  rivières  dégradoit  leurs  rives  de  toutes  parts  :  des 
«  étangs,  des  lacs,  de  profonds  marécages  inondoienr  les 
>j  trois  quarts  de  la  furfice  du ,  monde ,  l'autre  quart  éioit 
M  couvert  de  bois  &  de  forets  llciilcs.  La  terre  ne  produi* 


^6  E    M    I    L    E. 

»  foie  nuls  bons  fruits  ;  nous  n'avions  nuls  inftrumens  de 

>  labourage ,  nous  ignorions  l'arc  de  nous  en  fervir ,  &.  le 
}  tems  de  la  moiffon  ne  venoic  jamais  pour  qui  n'avoir 
j  rien  femé.  Ain/i  la  faim  ne  nous  quictoit  point.  L'hiver, 

>  la  mouife  &  l'écorce  des  arbres  étoient  nos  mecs  orJi- 
»  naires.  Quelques  racines  ver:es  de  chiendent  &c  de  bruyère 

>  étoient  pour  nous  un  régal;  6c  quand  les  hommes  avoienc 
j  pu   trouver    des   feines ,   des  noix   ôc    du   gland ,    ils    en 

>  danfoienc  de  joie   aucour  d'un   chêne  ou   d'un   hêcre   au 

>  fon  de  quelque  chanfon  ruftique,  appellanc  la   terre  leur 

>  nourrice  &  leur  mère  ;  c'écoit  là  leur  unique  féce ,  c'écoienc 
}  leurs  uniques  jeux  :  tout  le  refte  de  la  vie  humaine  n'étoit 
j  que  douleur,  peine  &  mifere. 

3>  Enfin ,  quand  la  terre  dépouillée  &  nue  ne  nous  ofTroit 

J  plus  rien  ,  forcés  d'outrager  la  nature  pour  nous  conferver, 

>  nous  mangeâmes   les  compagnons  de  notre  mifere  plutôt 

>  que  de  périr  avec  eux.  Mais  vous ,  hommes  cruels  ,  qui 
J  vous  force  à  vcrfcr  du  fang  ?  Voyez  quelle  affluence  de 
i  biens  vous  environne  !  Combien  de  fruits  vous  produit  la 

>  terre  !  Que  de  richelTes  vous  donnent  les  champs  &  les 
»  vignes  !   Que   d'animaux  vous  offrent  leur  lait  pour  vous* 

>  nourrir ,  &  leur   toifon  pour  vous  habiller  !  Que  leur  de- 

>  m.indez-vous  de  plus,  ôc  quelle  rage  vous  porte  à  com- 

>  mettre  tant  de  meurtres  ,  ralfafiés  de  biens  <Sc  regorgeant 
*  de  vivres  ?  Pourquoi  mentez  -  vous  contre  notre  m«re  en 

>  l'accufant  de  ne  pouvoir  vous  nourrir  ?   Pourquoi  péchez- 

>  vous  conrrc  Cer^s,  inventrice  des  fiintcs  Loix,  &  contre 

>  k  gracieux  Bacchus ,  confolateur  des  hommes ,  conuiie  û 


L    I    V    R    E      I  I.  247 

i  leurs  dons  prodigués  ne   fuffifoient  pas  à  la  confcrvation 

>  du  genre  humain?  Comment  avez-vous  le  cœur  de  mêler 
»  avec  leurs  doux  fruits  des  offemens  fur  vos  tables  ,  &;  de 

>  manger  avec  le  lait  le  fang  dzs  bêtes  qui  vous  le  don- 
j  nent  !  Les  panthères  ôc  les  lions,  que  vous  appeliez  bêtes 

>  féroces  ,  fuivent  leur  inftinft  par  force  ôc  tuent  les  autres 

>  animaux  pour  vivre.  Mais  vous ,  cent  fois  plus  féroces 
9  qu'elles ,  vous  combattez  Tinllincl  fans  nécefllté  pour  vous 
j  livrer  à  vos  cruelles  délices  ;  les  animaux  que  vous  mangez 

>  ne   font  pas  ceux   qui  mangent   les  autres  ;   vous   ne   les 

>  mangez  pas  ces  animaux  carnafliers ,  vous  les  imitez.  Vous 

>  n'avez  faim  que  des  bêtes  innocentes  &  douces  ,  qui  ne 

>  font  de  mal  à  perfonne ,  qui  s'attachent  à  vous ,  qui  vous 
»  fervent ,  &c  que  vous  dévorez  pour  prix  de  leurs  fen  ices. 

>j  O  meurtrier   contre   nature  ,  fi   tu  t'obfHnes  à  foutenir 

>  qu'elle  t'a  fait  pour  dévorer  tes  femblables  ,  des  êtres  de 
»  chair  &  d'os  ,  fenlibles  &c  vivans  comme  toi  ,  étouffe 
j  donc  l'horreur  qu'elle  t'infpire  pour  ces  affieux  repas  ;  tue 

>  les  animaux  toi-même,  je  dis  ,  de  tes  propres  mains  , 
J  (cins  ferremens ,  fans  coutelas  ;  déchire-les  avec  tes  ongles , 
»  comme  font  les  lions  6c  les  ours  ;  mords  ce  bœuf  dk  le 
s  mets  en  pièces,  enfonce  tes  griffes  dans  ù  peau  ;  mange 

>  cet  agneau  tout  vif,  dévore  îés  chairs  toutes  chaudes, 
J  bois  (on  ame  avec  fon  fang.  Tu  frémis  ,  tu  n'ofes  fentir 
»  palpirer  fous  ta  dent  une  chair  vivante  ?  Homme  pitoyable! 

>  tu  commences  par  tuer  l'animal ,  ôc  puis  m  le  manges  , 
J  comme  pour  le  faire  mourir  deux  fois.  Ce  n'eft  pas  affez, 

>  k  chaii"  morte  ce  répugne  encore ,  tes  entrailles  ne  peu- 


148  EMILE. 

»  vent  la  fupporter ,  il  la  faut  transformer  par  le  feu  ,  la 
»  bouillir,  la  rôtir,  l'alTaifonner  de  drogues  qui  la  déguifcnt; 
»>  il  te  faut  des  Chaircuitiers  ,  des  Cuifiniers  ,  des  Rôtif- 
»»  feurs  ,  des  gens  pour  t'ôter  l'horreur  du  meurtre  <Sc  t'ha- 
»  biller  des  corps  morts  ,  afin  que  le  fens  du  goût  trompé 
»  par  ces  dcguifemens  ne  rejette  point  ce  qui  lui  elt  étrange  , 
jj  ôc  fivoure  avec  phiifir  des  cadavres  dont  l'œil  même  eût 
»  peine  à  fouffrir  l'afpect  n. 

Quoique  ce  morceau  foit  étranger  à  mon  fujet,  je  n'ai  pu 
réfilter  à  la  tentation  de  le  tranfcrire,  &c  je  crois  que  peu 
de  Lecteurs  m'en  fauront  mauvais  gré. 

Au  refte,  quelque  forte  de  régime  que  vous  donniez  aux 
cnfans  ,  pourvu  que  vous  ne  les  accoutumiez  qu'à  des  mets 
communs  &c  fimples  ,  laiifez-les  manger ,  courir  &c  jouer  tant 
qu'il  leur  plait ,  &  foyez  fûrs  qu'ils  ne  mangeront  jamais  trop 
ôc  n'auront  point  d'indigcfUons  :  mais  fi  vous  les  aflamez  la 
moitié  du  tems  ,  &  qu'ils  trouvent  le  moyen  d'échapper  Jl 
votre  vigilance ,  ils  fc  dédommageront  de  toute  leur  force ,  ils 
mangeront  jufqu'à  regorger ,  jufqu'à  crever.  Notre  appétit 
n'cfè  démefuré  que  parce  que  nous  voulons  lui  donner  d'au- 
tres règles  que  celles  de  la  nature.  Toujours  réglant,  prcf- 
crivant ,  ajoutant ,  retranchant ,  nous  ae  faifons  rien  que  la 
balance  h  la  main  ;  mais  cette  balance  c(t  h  la  mefure 
de  nos  fantaifies ,  &  non  pas  à  celle  de  notre  cllomac. 
J'en  reviens  h  mes  exemples.  Chez  les  Payfans  ,  la  huche 
Se  le  fruitier  font  toujours  ouverts  ,  &  les  enfans  ,  non 
plus  que  les  hommes,  n'y  favcnt  ce  que  c'eil  qu'indigef- 
tions, 

.S'il 


L    I    V    R    E     I  I.  249 

S'il  arrivoit  pourtant  qu'un  enfant  mangeât  trop ,  ce  que 
je  ne  crois  pas  pofTible  par  ma  méthode ,  avec  des  amufe- 
mens  de  fon  goût ,  il  elt  iî  aifé  de  le  diftraire  ,  qu'on  par- 
viendroit  à  l'épuifer  d'inanition  fans  qu'il  y  fongeât.  Com- 
ment des  moyens  fi  fûrs  Ôc  fi  faciles  échappent -ils  à  tous 
les  Inftiituteurs ?  Hérodote  raconte  que  les  Lydiens,  prefles 
d'une  extrême  difette ,  s'aviferent  d'inventer  les  jeux  <5c  d'autres 
di ver tiffe mens  avec  lefquels  ils  donnoient  le  change  à  leur 
faim ,  &c  paflbient  des  jours  entiers  faiis  fonger  à  manger 
(29).  Vos  favans  Inltiruteurs  ont  peut-être  lu  cent  fois  ce 
pafTage ,  fans  voir  l'application  qu'on  en  peut  faire  aux 
enfans.  Quelqu'un  d'eux  me  dira  peut-être  qu'un  enfant 
ne  quitte  pas  volontiers  fon  dîner  pour  aller  étudier  fa 
leçon.  Maître  ,  vous  avez  raifon  :  je  ne  penfois  pas  à  cet 
amufement  Ih. 

Le  fens  cle  l'odorat  efi:  au  goût  ce  que  celui  de  la  \iie  efl 
au  toucher  :  il  le  prévient ,  il  l'avertit  de  la  manière  dont 
telle  ou  telle  fubftance  doit  l'affeâer ,  &i  difpofe  à  la  recher- 
cher ou  à  la  fuir ,  félon  l'imprcflion  qu'on  en  reçoit  d'avance. 
J'ai  ouï  diie  que  les  Sauvages  avoient  l'odorat  tout  autre- 
ment affeâé  que  le  nôtre,  &  jugeoient  tout  différemment 
des  bonnes  ôc  des  mauvaifes  odeurs.  Pour  moi  ,  je  le  croi- 

(  29  )  Les  anciens   Hiftoriens   font  beaucoup  qu'un  fait  fi'it  vrai  ,  poun'tt 

remplis    de   vues    dont    on    pourroit  qu'on    en    put    tirer   une   inftruc^ion 

faire    ufa,i;e  ,    quand    même    les  faits  utile.  Les  hommes  fenfcs  doivent  rc- 

qui  les  prcfcntent  feroicnt  faux  :  mais  garder  flliftoire  comme   un  tilTu   di: 

nous  ne  favons  tirer  aucun  vrai  parti  fables  dont   la    morale   e(l   très  -  ap« 

de  riliftoire  ;  lu  critique  d'crudicion  piopriee   au  caur  humain, 
abrorbe  tout ,    comme  s'il   importoit 

Emile.     Tome    I,  li 


»5o  EMILE. 

rois  bien.  Les  odeurs  par  elles-mêmes  font  des  fenfationi 
foibles;  elles  ébranlent  plus  l'imagination  que  le  fens  ,  6c 
n'aifeJlent  pas  tant  par  ce  qu'elles  donnent  que  par  ce  qu'elles 
font  attendre.  Cela  fuppofé ,  les  goûts  des  uns  devenus  , 
pai-  leurs  manières  de  vivre ,  fi.  diffcrens  des  goûts  des  autres , 
doivent  leur  faire  porter  des  jugcmens  bien  oppofcs  des 
faveurs  ,  &  par  confcquent  des  odeurs  qui  les  annoncent.  Un 
Tartare  doit  flairer  avec  autant  de  plaifir  un  quartier  puant 
de  cheval  mort ,  qu'un  de  nos  chafTeurs  une  perdrix  à  moitié 
pourrie. 

Nos  fenfations  oifeufcs ,  comme  d'être  embaumé  des  fleurs 
d'un  parterre  ,  doivent  erre  infenfibles  à  des  hommes  qui 
marchent  trop  pour  aimer  à  fe  promener,  &  qui  ne  tra- 
vaillent pas  alTez  pour  fé  faire  une  volupté  du  repos.  Des 
gens  toujours  affamés  ne  fauroient  prendre  un  grand  plailîr  à 
des  parfums  qui  n'annoncent  rien  à  manger. 

L'odorat  eft  le  fens  de  l'imagination.  Donnant  aux  nerfs 
un  ton  plus  fort  ,  il  doit  beaucoup  agiter  le  cerveau  ;  c'eft 
pour  cela  qu'il  ranime  un  moment  le  tempérament  &i  Té- 
puife  à  la  longue.  Il  a  dans  l'amour  des  effets  affcz  connus  : 
k  doux  parfum  d'un  cabinet  de  toilette  n'cfl  pas  un  piège  auffi 
foible  qu'on  penfe  ;  &  je  ne  fais  s'il  faut  féliciter  ou  plaindre 
l'homme  fage  &  peu  fenfible ,  que  l'odeur  des  fleurs  que  fa 
maîtreffe  a  fir  le  fcin  ne  fit  jamais  palpiter. 

L'odorat  ne  doit  pas  erre  fort  adif  dans  le  premier  âge , 
oij  l'imagination  qi!c  peu  de  pafTions  ont  encore  animée  n'cft* 
gucres  fufccptiblc  d'émotion,  &:  où  Ton  n'a  pas  encore  affcz. 
d'cxpéricuce  pour  prévoir  avec  un  fens  ce  que  nous  en  pro- 


r,    I    V    R    E     IL  15/ 

met  mi  autre.  Aufîi  cette  confcquencc  eft-elle  parfaitement 
confirmée  par  robfervation  ;  6c  il  eft  certain  que  ce  fens  eit 
encore  obtus  &c  prefque  hébété  chez  la  plupart  des  enfans. 
Non  que  la  fenfation  ne  foit  en  eux  auffi  fine  &  peut-être 
plus  que  dans  les  hommes  ;  mais  parce  que  ,  n'y  joignant 
-aucune  autre  idée  ,  ils  ne  s'en  affectent  pas  aifément  d'un 
fentiment  de  plaifir  ou  de  peine ,  ôc  qu'ils  n'en  font  ni  flattés 
ni  blefies  comme  nous.  Je  crois  que  fans  fortir  du  même 
fylèéme ,  &c  fans  recourir  à  l'anatomie  comparée  des  deux 
fexes,  on  trouveroit  aifément  la  raifon  pourquoi  les  fem- 
mes en  général  s'affectent  plus  vivement  des  odeurs  que  les 
hommes. 

On  dit  que  les  Sauvages  du  Canada  fe  rendent  dès  leur 
jeuneffe  l'odorat  fi  fubtil ,  que ,  quoiqu'ils  aient  des  chiens , 
ils  ne  daignent  pas  s'en  fervir  à  la  chalTe,  ôc  fe  fervent  de 
chiens  à  eux-mêmes.  Je  conçois  en  effet  que  fi  l'on  élevoit 
les  enfans  à  éventer  leur  dîner,  comme  le  chien  évente  le 
gibier ,  on  parvicndroit  peut-être  à  leur  perfectionner  l'odorat 
au  même  point;  mais  je  ne  vois  pas  au  fond  qu'on  puiffe 
en  eux  tirer  de  ce  fens  un  ufage  fort  utile ,  fi  ce  n'eft  pour 
leur  faire  connoître  fes  rapports  avec  celui  du  goût.  I^a  na- 
ture a  pris  foin  de  nous  forcer  à  nous  mettre  au  fait  de 
ces  rapports.  Elle  a  rendu  l'aition  de  ce  dernier  fens  prefque 
inféparable  de  celle  de  l'autre  en  rendant  leurs  organes  voi- 
lins  y  &  plaçant  dans  la  bouche  une  communication  immé- 
diate entre  les  deux ,  en  forte  que  nous  ne  goûtons  rien  fans 
le  flairer.  Je  voudrois  feulement  qu'on  n'altérât  pas  ces 
rapports  naturels  pour  tromper  un  enfant ,  en  couvrant ,  par 

Il  A 


z5i  EMILE. 

exemple  ,  d'un  aromate  agréable  le  déboire  d'une  médecine  ' 
car  la  difcorde  des  deux  fens  eft  trop  grande  alors  pour 
pouvoir  l'abufer  ;  le  fens  le  plus  aftif  abforbant  l'effet  de 
l'autre  ,  il  n'en  prend  pas  la  médecine  avec  moins  de  dégoût  ; 
ce  dégoût  s'étend  à  toutes  les  fenfations  qui  le  frappent  en 
même  tems  ;  à  la  préfence  de  la  plus  foible  fon  imagination 
lui  rappelle  aufTi  l'autre;  un  parfum  très-fuave  n'eft  plus  pour 
lui  qu'une  odeur  dégoûtante  ,  &  c'eît  ainfi  que  nos  indifcretes 
précautions  augmentent  la  fomme  des  fenfations  déplaifantes 
aux  dépens  des  agréables. 

Il  me  refte  à  parler  dans  les  livres  fuivans  de  la  culture 
d'une  efpece  de  fîxieme  fens  appelle  fens  -  commun ,  moins 
parce  qu'il  eft  commun  à  tous  les  hommes  ,  que  parce  qu'il 
réfulte  de  Tufage  bien  réglé  des  autres  fens  ,  &c  qu'il  nous 
inltruit  de  la  nature  des  chofes  par  le  concours  de  toutes 
leurs  apparences.  Ce  fixieme  fens  n'a  point  p.ir  conféquenc 
d'organe  particulier  ;  il  ne  réfide  que  dans  le  cerveau  ,  &  fes 
fenfations  purement  internes  s'appellent  perceptions  ou  idées. 
C'efl  par  le  nombre  de  ces  idées  que  fe  mefure  l'étendue 
de  nos  connoiffances  ;  c'elt  leur  netteté ,  leur  cUirté  qui  fait 
la  juftclTc  de  l'cfprir  ;  c'eft  l'art  de  les  comparer  entre  elles 
qu'on  appelle  raif>)n  humaine.  Ainfi  ce  que  j'appcUois  railbn 
fenfitivc  ou  puérile,  confifte  à  former  des  idées  fimplcs  par 
le  concours  de  pluficars  fenfations ,  &c  ce  que  j'appelle  raifon 
intellcAuclle  ou  humaine,  confifle  à  former  des  idées  com- 
plexes par  le  concours  de  plufieurs  idées  fimples. 

Suppofant  donc  que  ma  méthode  foit  celle  de  la  nature 
&  que  je  ne  me  fois  pus  trompé  dans  l'application  ,  nous 


L    I    V    R    E      I  I.  153 

avons  amené  notre  Elevé  à  travers  le  pays  des  fcnfations 
jufqu'aux  confins  de  la  raifon  puérile  :  le  premier  pas  que 
nous  allons  faire  au-delh  doit  être  un  pas  d'homme.  Mais 
avant  d'entrer  dans  cette  nouvelle  carrière  ,  jettons  un  mo- 
ment les  yeux  fur  celle  que  nous  venons  de  parcourir.  Cha- 
que âge ,  chaque  état  de  la  vie  a  fa  perfedion  convenable  , 
fa  forte  de  maturité  qui  lui  eft  propre.  Nous  avons  fouvent 
ouï  parler  d'un  homme-fait,  mais  confidérons  un  enfant-fait: 
ce  fpedacle  fera  plus  nouveau  pour  nous ,  &  ne  fera  peut-être 
pas  moins  agréable. 

L'exilèence  des  êtres  finis  efl  fi  pauvre  &c  fî  bornée ,  que 
quand  nous  ne  voyons  que  ce  qui  eft ,  nous  ne  fommes 
jamais  ému?.  Ce  font  les  chimères  qui  ornent  les  objets 
réels,  &  fi  l'imagination  n'ajoute  un  charme  h  ce  qui  nous 
frappe ,  le  ftérile  plaifir  qu'on  y  prend  fe  borne  à  l'organe  , 
ôc  laifie  toujours  le  cœur  froid.  La  terre  parce  des  tréfors  de 
l'automne  étale  une  richcfTc  que  l'œil  admire,  mais  cette 
admiration  n'eft  point  toucliante  ;  elle  vient  plus  de  la  ré- 
flexion que  du  fentiment.  Au  printems  la  campagne  prefquc 
nue  n'eft  encore  couverte  de  rien  ;  les  bois  n'offrent  point 
d'ombre ,  la  verdure  ne  fait  que  de  poindre ,  &  le  cœur  eft 
touché  \  fon  afpecl.  En  voyant  renaître  ainfi  la  nature  on 
fe  fcnt  ranimer  foi -même  ;  l'image  du  plailîr  nous  envi- 
ronne :  Ces  compagnes  de  la  volupté ,  ces  douces  larmes 
toujours  prêtes  à  fe  joindre  à  tout  fentiment  délicieux  ,  font 
déjà  fur  le  bord  de  nos  paupières;  mais  l'afped  des  vendan- 
ges a  beau  être  animé,  vivant ,  agréable  ;  on  le  voit  toujours 
d'un  œil  fcc. 


iS.4  EMILE. 

Pourquoi  cette  diflcrence?  C'cft  qu'au  fpeflacle  du  prin* 
tems  l'imagination  joint  celui  des  {liifons  qui  le  doivent  fuivre  ; 
à  ces  tendres  bourgeons  que  l'œil  apperçoit ,  elle  ajoute  les 
fleurs ,  les  fruits  ,  les  ombrages ,  quelquefois  les  myftcres 
qu'ils  peuvent  couvrir.  Elle  réunit  en  un  point  des  tems  qui 
fc  doivent  fuccéder  ,  &  voit  moins  les  objets  comme  ils 
feront  que  comme  elle  les  defire  ,  parce  qu'il  dépend  d'elle 
de  les  choifir.  En  automne  au  contraire ,  on  n'a  plus  à  voir 
que  ce  qui  eft.  Si  l'on  veut  arriver  au  printems ,  l'hiver  nous 
arrête  ,  &c  l'imagination  glacée  expiie  fur  la  neige  &  fur  les 
firimats. 

Telle  eft  la  fource  du  charme  qu'on  trouve  à  contempler 
une  belle  enfance  ,  préférablement  à  la  perfection  de  l'âge 
mûr.  Quand  eft  -  ce  que  nous  goûtons  un  vrai  plaifir  à  voir 
im  homme  ?  C'eft  quand  la  mémoire  de  fes  avions  nous 
fait  rétrograder  fur  fa  vie  ôc  le  rajeunit ,  poiu-  ainfi  dire  ,  à 
nos  yeux.  Si  nous  fommes  réduits  à  le  confidérer  tel  qu'il 
eft ,  ou  à  le  fuppofer  tel  qu'il  fera  dans  la  vicillclTc ,  l'idée 
de  la  nature  déclinante  efface  tout  notre  plaifir.  Il  n'y  en 
a  point  à  voir  avancer  un  homme  à  grands  pas  vers  fa  tombe , 
&  l'image  de  la  mort  enlaidit  tout. 

Mais  quand  je  me  figure  un  enfant  de  dix  à  douze  ans  > 
vigoureux ,  bien  formé  pour  fon  âge  ,  il  ne  me  fait  pas 
naître  une  idée  qui  ne  foit  agréable  ,  foit  pour  le  préfciit  , 
foit  pour  l'avenir  :  je  le  vois  liouillant ,  vif,  animé ,  fans  fouci 
rongeant  ,  fans  longue  &  pénible  prévoyance  ;  tout  entier  à 
fon  être  actuel ,  Se  jouiffant  d'une  plénitude  de  vie  qui  fcni- 
blc  vouloir  s'étendrc  hors  de  lui.  Je  le  prévois  dans  un  autre 


^L    I    V    R    E      II."  î55 

âge  exerçant  le  fens ,  l'efprit ,  les  forces  qui  fe  développent 
en  lui  de  jour  en  jour ,  &  dont  il  donne  à  chaque  inftant  de 
nouveaux  indices  :  je  le  contemple  enfant ,  &  il  me  plait  ;  je 
l'imagine  homme ,  &  il  me  plait  davantage  ;  fon  fang  ardent 
femble  réchauffer  le  mien  ;  je  crois  vivre  de  fa  vie  ,  &  fa 
vivacité  me  rajeunit. 

L'heure  fonne ,  quel  changement  !  A  l'inftant  fon  œil  fe 
ternit ,  fa  gaieté  s'efface  ,  adieu  la  joie  ,  adieu  les  folâtres 
jeux.  Un  homme  fcvere  &c  fâché  le  prend  par  la  main  ,  lui 
dit  gravement,  allons  Monfieur^  &c  l'emmené.  Dans  la  cham- 
bre où  ils  entrent  j'entrevois  des  livres.  Des  livres  !  quel 
trifte  ameublement  pour  fon  âge  !  le  pauvre  enfant  fe  laifTe 
entraîner  ,  tourne  un  œil  de  regret  fur  tout  ce  qui  l'envi- 
ronne ,  fe  tait ,  &  part  les  yeux  gonflés  de  pleurs  qu'il 
n'ofe  répandre  ,&  le  cœur  gros  defoupirs  qu'il  n'ofe  exhaler. 

O  toi  qui  n'as  rien  de  pareil  à  craindre ,  toi  pour  qui  nul 
tems  de  la  vie  n'elt  un  tems  de  gène  &  d'ennui ,  toi  qui 
vois  venir  le  jour  fans  inquiétude,  la  nuit  fiins  impatience, 
&  ne  comptes  les  heures  ,  que  par  tes  plaifirs ,  viens  mon 
heureux ,  mon  aimable  Elevé ,  nous  confoler  par  ta  préfence 
du  départ  de  cet  infortuné ,  viens  ....  il  arrive  ,  &  je 
fens  à  fon  approche  un  mouvement  de  joie  que  je  lui  vois 
partager.  C'eft  fon  ami  ,  fon  camarade  ,  c'cft  le  compa- 
gnon de  fcs  jeux  qu'il  aborde;  il  eft  bien  fur  en  me  voyant 
qu'il  ne  re/tera  pas  long-tems  fans  amufement  ;  nous  ne  dé- 
pendons jamais  l'un  de  l'autre  ,  mais  nous  nous  accordons 
toujours,  &i  nous  ne  fommcs  avec  pcrfonnc  aufli  bien  qu'ca- 
fenibîe. 


tsC  E    M    I    L    E. 

Sa  figure ,  fon  port ,  (à  contenance  annoncent  l'aflurance  & 
le  contentement  ;  la  fdiité  brille  far  fon  vif  ige  ;  fcs  pas  affer- 
mis lui  donnent  un  air  de  vigueur  ;  fon  teint ,  délicat  encore 
fans  être  fade  ,  n'a  rien  d'une  mollelTe  efféminée ,  l'air  &  le 
foleil  y  ont  déjà  mis  l'empreinre  honorable  de  fon  fexe  ;  fes 
mufcles  encore  arrondis  commencent  à  marquer  quelques 
traits  d'une  phylîonomie  naiffante  ;  fes  yeux  que  le  feu  du  fcn- 
timent  n'anime  point  encore ,  ont  au  moins  toute  leur  féré- 
nité  native  (  30  )  ;  de  longs  chagrins  ne  les  ont  point 
obfcurcis,  des  pleurs  fans  fin  n'ont  point  fillonné  fes  joues. 
Voyez  dans  fes  mouvemens  prompts ,  mais  fûrs ,  la  vivacité 
de  fon  âge  ,  la  fermeté  de  l'indépendance ,  l'expérience  des 
exercices  multipliés.  Il  a  l'air  ouvert  &c  libre ,  mais  non  pas 
infolent  ni  vain;  fon  vifage  qu'on  n'a  pas  collé  fur  des  livres 
ne  tombe  point  fur  fon  eltomac  :  on  n'a  pas  bcfoin  de  lui 
dire ,  levc\  la  tête  ;  la  honte  ni  la  crainte  ne  la  lui  firent 
jamais  baiffer. 

Faifons  -  lui  place  au  milieu  de  l'afTemblée  ;  MclTicurs  , 
examinez-le ,  interrogez-le  en  toute  confiance  ;  ne  craignez 
ni  fes  importunités ,  ni  fon  babil ,  ni  fes  qucfHons  indifcrctes. 
N'ayez  pas  peur  qu'il  s'empare  de  vous ,  qu'il  prétende  vous 
occuper  de  lui  fcul ,  &.  que  vous  ne  puilTiez  plus  vous  en 
défaire. 

N'attendez  pas  ,  non  plus  ,  de  lui  des  propos  agréables  , 
ni  qu'il  vous  dife  ce  que  je  lui  aurai   diilé  ;   n'en  attendez 

f  }o  )    h'.ilia.    .l'emploie    ce  'mot       qois.  Si  j'ai  tort,  peu  importe ,  poufc. 
dans  une  acception  italienne  ,  faute        vu  qu'on   m'entende, 
de  lui  (ruuvcx  ua  rjnunyiQc  en  fiaiv. 

que 


LIVRE     II. 


i57 


que  la  vérité  naïve  &  fimple  ,  fans  ornement,  fans  npprcr, 
fans  vanité.  Il  vous  dira  le  mal  qu'il  a  fait  ou  celui  qu'il 
penfe ,  tout  aufîl  librement  que  le  bien ,  fans  s'embarrafTer  en 
aucune  forte  de  l'effet  que  fera  fur  vous  ce  qu'il  aura  dit  ;  il 
ufera  de  la  parole  dans  toute  la  {implicite  de  fa  première 
înftitution. 

L'on  aime  à  bien  augurer  des  enfans  ,  &c  l'on  a  toujours 
regret  à  ce  flux  d'inepties  qui  vient  prefque  toujours  renverfer 
les  efpérances  qu'on  voudroit  tirer  de  quelque  heureufe  rencon- 
tre, qui  par  hazard  leur  tombe  fur  la  langue.  Si  le  mien  donne 
rarement  de  telles  efpérances  ,  il  ne  donnera  jamais  ce  regret  ; 
car  il  ne  dit  jamais  un  mot  inutile ,  &c  ne  s'épuife  pas  fur  un 
babil  qu'il  fait  qu'on  n'écoute  point.  Ses  idées  font  bornées , 
mais  nettes  ;  s'il  ne  fait  rien  par  cœur ,  il  fait  beaucoup  par 
expérience.  S'il  lit  moins  bien  qu'un  autre  enfant  dans  nos 
livres ,  il  lit  mieux  dans  celui  de  la  nature  ;  fon  efprit  n'eft 
pas  dans  fa  langue ,  mais  dans  fa  tête  ;  il  a  moins  de  mé- 
moire que  de  jugement  ;  il  ne  fait  parler  qu'un  langage ,  mais 
il  entend  ce  qu'il  dit ,  ôc  s'il  ne  dit  pas  fl  bien  que  les  autres 
difent ,  en  revanche  il  fait  mieux  qu'ils  ne  font. 

Il  ne  fait  ce  que  c'cft  que  routine  ,  ufage ,  habitude  ;  ce 
qu'il  fit  hier  n'influe  point  far  ce  qu'il  fait  aujourd'hui  (31): 
il  ne  fuit  jamais  de  forniule  ,  ne  cède  point  à  l'autorité  ni  à 

(îl)  L'attrait  de  Thabitude  vient  devient  plus  facile  à  fuivrc.  AufTi  peut- 

de  la    parelTe   naturelle   à  l'honinie ,  on  remarquer  que  l'empire  de  l'habi- 

&  cette  pareffe  augmente  en  s'y  li-  tude  eft  très-|rand  fur  les   Vieillards 

vrant  :  on  tait  plus  aif>;ment  ce  qu'on  &  fur  Ks  gens  indolens,  très-petit  fur 

a  dgà  fait  ,  la  route  étant  frayée  en  lii  jeunelîe  &   fur  les  gens    vifs.    Ce 

EmiU.    Tome  I,  K  li 


is^  EMILE. 

l'exemple ,  ôc  n'agit  ni  ne  parle  que  comme  il  lui  convient; 
Ainfi  n'attendez  pas  de  lui  des  difcours  dictés  ni  des  manières 
étudiées ,  mais  toujours  l'expreflion  fidèle  de  fes  idées ,  ôc  la 
conduite  qui  naît  de  fes  penchans. 

Vous  lui  trouvez  un  petit  nombre  de  notions  morales  qui 
fe  rapportent  à  fon  état  aAuel ,  aucune  fur  l'état  relatif  des 
hommes  :  &  de  quoi  lui  ferviroient  -  elles ,  puifqu'un  enfant 
n'eft  pas  encore  un  membre  aclîf  de  la  fociété  ?  Parlez-lui 
de  liberté ,  de  propriété ,  de  convention  même  :  il  peut  en 
favoir  jufques-là;  il  fait  pourquoi  ce  qui  eft  à  lui  eft  à  lui, 
&c  pourquoi  ce  qui  n'elt  pas  à  lui  n'eft  pas  à  lui.  PalTé  cela ,  il 
ne  fait  plus  rien.  Parlez-lui  de  devoir,  d'obcifTance  ,  il  ne  fait 
ce  que  vous  voulez  dire;  commandez-lui  quelque  chofe,  il  ne 
vous  entendra  pas  ;  mais  dites  -  lui  ;  fi  vous  me  failiez  tel 
plaifir,  je  vous  le  rendrois  dans  l'occafion  :  h  l'inltant  il 
s'emprelfera  de  vous  complaire  ;  car  il  ne  demande  pas  mieux 
que  d'étendre  fon  domaine  ,  ôc  d'acquérir  fur  vous  des  droits 
qu'il  fait  être  inviolables.  Peut-être  môme  n'eit-il  pas  fâché 
de  tenir  une  place ,  de  faire  nombre  ,  d'être  compté  pour 
quelque  chofe;  mais  s'il  a  ce  dernier  motif,  le  voilà  déjà 
forti  de  la  nature  ,  &  vous  n'avez  pas  bien  bouché  d'avance 
toutes  les  portes  de  la  vanité. 

De  fon  côté,  s'il  a  bcfoin  de  quelque  affiftance  ,  il  la 
demandera  indifféremment  au  premier  qu'il  rencontre,  il  la 

rcuime    neft  bon   qu'aux    âmes    foi-  à  b  ntfccnTité  des  chofcs  ,  S:  la  feule 

blés  ,  &  les    affoiblit   davantai^c    de  habitude    utile  aux    hommes  ,  eft  de 

jour  en  jour.  La  feule  habitude  utile  s'aflervir  fans  peine  àla  raifon.   Toute 

»ux  ciiFaiis  eft  de  s'afTcrvir  fans  peine  autre  habitude  eft  un    vice. 


L    r    V    R    E     I  I.  159 

demmderoit  au  Roi  comme  à  fon  laquais  :  tous  les  hommes 
font  encore  égaux  à  fcs  yeux.  Vous  voyez  à  l'air  dont  il  prie , 
qu'il  fenc  qu'on  ne  lui  doit  rien.  Il  fait  que  ce  qu'il  demande 
eft  une  grâce  ,  il  fait  aufli  que  l'humanité  porte  à  en  accor- 
der. Sqs  exprefîions  font  (impies  &  laconiques.  Sa  voix ,  fon 
regard,  fon  ge/te,  font  d'un  être  également  accoutumé  à  la 
complaifance  &  au  refus.  Ce  n'efi  ni  la  rampante  &  fer\'ile 
foumillion  d'un  efclave  ,  ni  l'impérieux  accent  d'un  maître  ; 
c'eft  une  modefte  confiance  en  fon  femblable  ,  c'eft  la  noble 
&c  touchante  douceur  d'un  être  libre,  mais  fenfible  6c  foible, 
qui  implore  l'affiftance  d'un  être  libre  ,  mais  fort  6c  bienfoi- 
fant.  Si  vous  lui  accordez  ce  qu'il  vous  demande ,  il  ne  vous 
remerciera  pas ,  mais  il  fentira  qu'il  a  contrailc  une  dette.  Si 
vous  le  lui  refufez  ,  il  ne  fe  plaindra  point ,  il  n'infif tera 
point,  il  fait  que  cela  feroit  inutile  :  il  ne  fe  dira  point;  on 
m'a  refufé  :  mais  il  fe  dira  ;  cela  ne  pouvoit  pas  être  ;  6c  , 
comme  je  l'ai  déjà  dit ,  on  ne  fe  mutine  guercs  contre  la  né- 
cefTité  bien  reconnue. 

Laiffez-le  feul  en  liberté,  voyez-le  agir  fans  lui  rien  dire; 
confidérez  ce  qu'il  fera  6c  comment  il  s'y  prendra.  N'ayant 
pas  befoin  de  fe  prouver  qu'il  eft  libre ,  il  ne  fait  jamais  rien 
par  étourderie  6c  feulement  pour  faire  un  a6le  de  pouvoir 
fur  lui-même  ;  ne  fait-il  pas  qu'il  elt  toujours  maître  de  lui  ? 
Il  elt  alerte  ,  léger ,  difpos  ;  fes  mouvemcns  ont  toute  la 
vivacité  de  fon  âge  ,  mais  vous  n'en  voyez  pas  un  qui  n'ait 
une  fin.  Quoi  qu'il  veuille  faire ,  il  n'entreprendra  jamais  rien 
qui  foit  au-delFus  de  fcs  forces ,  car  il  les  a  bien  éprouvées 
&  les  connoit  i  fes  moyens  font   toujours  appropriés  i  fes 

Kk  i 


i66  EMILE. 

defleins ,  &  rarement  il  agira  Hins  être  aflurc  du  Aiccè?.  Il 
aura  l'œil  atrenrif  &  judicieux  ;  il  n'ira  pas  niaifement  inter- 
rogeant les  autres  fur  tout  ce  qu'il  voit ,  mais  il  l'examinera 
lui-même ,  &:  fe  fatiguera  pour  trouver  ce  qu'il  veut  appren- 
dre, avant  de  le  demander.  S'il  tombe  dans  des  embarras 
imprévus  ,  il  fe  troublera  moins  qu'un  autre  ;  s'il  y  a  du 
rifque  il  s'efirayera  moins  aufTi.  Comme  fon  imagination 
relie  encore  inaclive  &  qu'on  n'a  rien  fait  pour  l'animer ,  il 
ne  voit  que  ce  qui  eit ,  n'e/Hme  les  dangers  que  ce  qu'ils 
valent,  &  garde  toujours  fon  fang-froid.  La  néccrTité  s'appé- 
fanrit  trop  fouvent  far  lui  pour  qu'il  regimbe  encore  contre 
elle  ;  il  en  porte  le  joug  dès  (li  naiffance ,  l'y  voilh  bien  ac»> 
coummé  ;  il  eft  toujours  prêt  à  tour. 

Qu'il  s'occupe  ou  qu'il  s'amufe  ,  l'un  &:  l'autre  eft  cgal 
pour  lui ,  fes  jeux  font  Çts  occupations ,  il  n'y  fent  point  de 
différence.  Il  met  à  tout  ce  qu'il  fait  \m  intérêt  qui  fait  rirc 
&  imc  liberté  qui  plait ,  en  montrant  ;\  la  fois  le  tour  de  fon 
efprit  &  la  fpîicre  de  fes  connoiflances.  N'eft-ce  pas  le  fpec- 
tacle  de  cet  âge  ,  un  fpciflaclc  charmant  &  doux  de  voir  un 
joli  enfant,  l'œil  vif  &  gai  ,  l'air  content  Se  fcrein,  la  phy- 
fiouomie  ouverte  &  ri;inte ,  faire  en  fe  jouant  les  chofcs  les 
plus  férieufes  ,  ou  profondément  occupé  des  plus  frivoles 
amufenicns  ? 

Voulez-vous  h  préfent  le  juger  par  comparaifon?  Mclez-le 
avec  d'autres  cnfans,  &  l:ii!rc?.-lc  faire.  Vous  verrez  bientôt 
lequel  e(t  le  plus  vraiment  formé  ,  lequel  approche  le  mieux 
de  la  pcrfetticjn  de  leur  âge.  Parmi  les  cnfans  de  la  ville  » 
nul  n'elt  plus  adroit  que  lui ,  mais  il  clt  plus  fore  qu'aucuu 


L    I    V    R    E     I  I.  \c^ 

autre.  Parmi  de  jeunes  payfans  ,  il  les  égale  en  force  &  les 
paffe  en  adrefTe.  Dans  tout  ce  qui  eft  à  portée  de  l'en- 
fance, il  juge,  il  raifonne,  il  prévoit  mieux  qu'eux  tous.  Ert- 
il  queftion  d'agir ,  de  courir ,  de  fauter ,  d'ébranler  des  corps  , 
d'enlever  d^s  mafles ,  d'eltimer  des  diftances ,  d'inventer  des 
jeux ,  d'emporter  des  prix  ?  on  diroit  que  la  nature  eft  à  fes 
ordres ,  tant  il  fait  aiftment  plier  toute  cliofe  h  fes  volontés. 
Il  eft  fait  pour  guider ,  pour  gouverner  fes  égaux  :  le  talent , 
l'expérience  lui  tiennent  lieu  de  droit  &:  d'autorité.  Don- 
nez -  lui  l'habit  &  le  nom  qu'il  vous  plaira ,  peu  importe  ; 
il  primera  par  -  tout  ,  il  deviendra  par  -  tout  le  chef  des 
autres  ;  ils  fentiront  toujours  fa  fupériorité  fur  eux.  Sans 
vouloir  commander  il  fera  le  maître,  fans  croire  obéir  ils 
obéiront. 

Il  eft  parvenu  à  la  maturité  de  l'enfance ,  il  a  vécu  de  U 
vie  d'un  enfanc ,  il  n'a  point  acheté  fa  perfctition  aux  dépens 
de  fon  bonheur  :  au  contraire  ,  ils  ont  concouru  l'un  à  l'autre. 
En  acquérant  toute  la  raifon  de  fon  âge ,  il  a  été  heureux  & 
libre  autant  que  fa  conftitution  lui  permet  de  l'être.  Si  la 
fatale  faux  vient  moiiïbnner  en  lui  la  fleur  de  nos  efpérances , 
nous  n'aurons  point  h.  pleurer  à  la  fois  fi  vie  &  fa  mort ,  nous 
n'aigrirons  point  nos  douleurs  du  fouvenir  de  celles  que  nous 
lui  aurons  caufées  ;  nous  nous  dirons  ;  au  moins  il  a  joui  de 
fon  enfance  ;  nous  ne  lui  avons  rien  fait  perdre  de  ce  que  la 
nature  lui  avoir  donné. 

Le  grand  inconvénient  de  cette  première  éducation  ,  effc 
qu'elle  n'eft  fenfible  qu'aux  hommes  clair\-oyans ,  6:  que 
dans  un  eufaat  élevé  avec  cauc  de  foin ,  des  yeux   vulgoii-çs 


i6i  EMILE. 

ne  voycnt  qu'un  poliiTon.  Un  Précepteur  fonge  à  fon  intérêt 
plus  qu'à  celui  de  fon  Difciple ,  il  s'arrache  à  prouver  qu'il 
ne  perd  pas  fon  tems  6c  qu'il  gagne  bien  l'argent  qu'on  lui 
donne;  il  le  pourvoit  d'un  acquis  de  facile  étalage  &c  qu'on 
puilTe  montrer  quand  on  veut  ;  il  n'importe  que  ce  qu'il  lui 
apprend  foit  utile ,  pourvu  qu'il  fe  voye  aifémenr.  Il  accumule 
fans  choix,  fans  difcernement ,  cent  fatras  dans  fa  mémoire. 
Quand  il  s'agit  d'examiner  l'enfant  ,  on  lui  fait  déployer  fa 
marchandife  ,  il  l'étalé  ,  on  eft  content ,  puis  il  replie  fon 
ballot  &  s'en  va.  Mon  Elevé  n'eit  pas  fi  riche ,  il  n'a  point 
Be  ballot  à  déployer ,  il  n'a  rien  à  montrer  que  lui  même.  Or 
un  enfant  ,  non  plus  qu'un  homme  ,  ne  fe  voit  pas  en  un 
moment.  Où  font  les  Obfervateurs  qui  fâchent  faifu-  au  pre- 
mier coup-d'œil  les  traits  qui  le  cara^lérifent  ?  Il  en  eil,  mais 
il  en  eft  peu ,  6c  fur  cent  mille  pères ,  il  ne  s'en  trouvera  pas 
un  de  ce  nombre. 

Les  queftions  trop  multipliées  ennuyent  &  rebutent  tout 
le  monde,  à  plus  forte  raifon  les  enfans.  Au  bout  de  quel- 
ques minutes  leur  attention  fe  lalTe ,  ils  n'écoutent  plus  ce 
qu'un  obfHné  qucltionneur  leur  demande,  6c  ne  répondent 
plus  qu'au  hazard.  Cette  manière  de  les  examiner  eft  vaine 
&  pédantefque  ;  fouvent  un  mot  pris  h  la  volée  peint  mieux 
leur  feus  6c  leur  cfprit  que  ne  fcroient  de  longs  difcours  : 
mais  il  fiut  prendre  garde  que  ce  mot  ne  foit  ni  d:Jlé  ni 
fortuit.  Il  faut  avoir  beaucoup  de  jugement  foi-mémc  pour 
apprécier  celui  d'un  enfant. 

J'ai  ouï  raconter  à  feu  Milord  Hyde  ,  qu'un  de  fcs  amis 
revenu  d'Italie  aprls  trois  ans  d'abfcncc  ,   voulut  examiner 


L    I    V    R    E     I  I.  z6i 

les  progrès  de  fon  fils  âgé  de  neuf  à  dix  ans.  Ils  vont  un 
foir  fe  promener,  avec  fon  Gouverneur  ôc  lui  dans  une  plaine 
où  des  Ecoliers  s'amufoieht  à  guider  des  cerfs  -  volans .  Le 
père  en  paflant  dit  à  fon  fils  ,  ou  eft  le  cerf -volant  dont  voilà 
Vombre  ?  fans  héfiter  ,  fans  lever  la  tête ,  l'enflmt  dit ,  fur  le. 
grand  chemin.  Et  en  effet ,  ajoutoit  Milord  ,  le  grand  chemin 
étoit  entre  le  foleil  6c  nous.  Le  père  à  ce  mot  embraife  fon 
fils ,  &  finilfant-là  fon  examen ,  s'en  va  fans  rien  dire.  Le 
lendemain  il  envoya  au  Gouverneur  l'acle  d'une  penfion  via- 
gère outre  fes  appointemens. 

Quel  homme  que  ce  père  là ,  &  quel  fils  lui  étoit  promis  ? 
La  queftion  elt  précifcment  de  l'âge  :  la  réponfe  eit  bien 
fimple  ;  mais  voyez  quelle  netteté  de  judiciaire  enfantine  elle 
fuppofe  !  C'eft  ainfi  que  l'Elevé  d'Ariftote  apprivoifoit  ce  Cour- 
fier  célèbre  qu'aucun  Ecuycr  n'avoit  pu  dompter. 


Fin  du  Livre  di^uxieme. 


E    jM    I    L    E, 


EMILE, 

O  V 

DE  L'ÉDUCATION. 


=s^K:e= 


L  I  f^  R  E    Troisième. 


V^UoiQUE  jufqu'à  l'adolefcence  tout  le  cours  de  la  vie 
foie  un  cems  de  fciblelTe ,  il  eft  un  point  dans  la  durce  de 
ce  premier  âge  où ,  le  progrès  des  forces  ayant  palTé  celui 
des  befoins ,  l'animal  croiffant ,  encore  abfolument  foible  , 
devient  fort  par  relation.  Ses  befoins  n'étant  pas  tous  déve- 
loppés ,  fes  forces  aéluelles  font  plus  que  fuffifantes  pour 
pourvoi!"  à  ceux  qu'il  a.  Comme  homme  il  feroit  très-foible  ; 
comme  enfant  il  eft  très-fort. 

D'oii  vient  la  foibleiTe  de  l'homme  ?  De  l'inégalité  qui  fc 
trouve  entre  fa  force  ôc  fes  defîrs.  Ce  font  nos  paillons  qui 
nous  rendent  foibles ,  parce  qu'il  foudroir  poui-  les  contenter 
plus  de  forces  que  ne  nous  en  donna  la  Nature.  Diminuez 
donc  les  defirs ,  c'eft  comme  Ci  vous  augmentiez  les  forces  ; 
celui  qui  peut  plus  qu'il  ne  dcfire ,  en  a  de  ref te  :  il  elt  cer- 
tainement un  être  très-fort.  Voilà  le  troifîeme  état  de  l'en- 
fance ,  &  celui  dont  j'ai  maintenant  à  parler.  Je  continue  h  l'ap- 
pcUer  enfance  ,  fliute  de  terme  propre  à  l'exprimer;  c:ir  cet  âge 
approche  de  l'adolefcence ,  faus  être  encore  celui  de  la  puberté, 
£miie.    Tome  h  L  1 


i66  EMILE. 

A  douze  ou  treize  ans  les  forces  de  l'enfant  fe  développent 
bien  plus  rapidement  que  fes  befoins.  Le  plus  violent ,  le 
plus  terrible  ne  s'eft  pas  encore  fait  fcntir  à  lui  ;  l'organe 
même  en  refte  dans  l'iniperfeclion ,  &  femble  pour  en  fortir 
attendre  que  fa  volonté  l'y  force.  Peu  fenfible  aux  injures  de 
l'air  &  des  faifons  ,  il  les  brave  fuis  peine  ;  fa  chaleur  naif- 
fimte  lui  tient  lieu  d'habit,  fon  appétit  lui  tient  lieu  d'alFai- 
fonnement;  tout  ce  qui  peut  nourrir  ellbon  h  fon  âge  ;  s'il'a 
fommeil ,  il  s'étend  fur  la  terre  &  dort  ;  il  fe  voit  par-tout 
entouré  de  tout  ce  qui  lui  cft  nccelTaire  ;  aucun  befoin 
imaginaire  ne  le  tourmente  ;  l'opinion  ne  peut  rien  fur  lui  ; 
fes  defirs  ne  vont  pas  plus  loin  que  fcs  bras  :  non-feulement 
il  peut  fe  fuffire  à  lui-même,  il  a  de  la  force  au-deli  de 
ce  qu'il  lui  en  faut;  c'elè  le  feul  tcms  de  fa  vie  oii  il  fera 
dans  ce  cas. 

Je  prelfens  l'objc(3:ion.  L'on  ne  dira  pas  que  l'enfant  a 
plus  de  befoins  que  je  ne  lui  en  donne  ,  mais  on  niera 
qu'il  ait  la  force  que  je  lui  attribue  :  on  ne  fongcra  pas  que 
je  parle  de  mon  Elevé  ,  non  de  ces  poupées  ambulantes  qui 
voyagent  d'une  chambre  h  l'autre ,  qui  labourent  dans  une 
cailfe ,  &  portent  des  fu-dcaux  de  carton.  L'on  me  dira  que 
la  force  virile  ne  fe  manifelte  qu'avec  la  virilité  ,  que  les 
efprits  vitaux  élaborés  dans  les  vaifTeaux  convenables  &  ré- 
pandus dans  tout  le  corps ,  peuvent  feuls  donner  aux  niufcles 
la  confillancc  ,  l'a cH vite ,  le  ton,  le  refTort  d'où  réfulte  une 
véritable  force.  Voilà  la  philofophic  du  cabinet ,  mais  moi 
j'en  appelle  h  l'expérience.  Je  vois  dans  vos  campagnes  de 
grauds  garçons  labourer ,  biner  ,  tenir  la   cliarrue  ,  charger 


L    I    V    R    E     I  I  I.  16-! 

on  tonneau  de  vin,  mener  la  voiture  tout  comme  leur  pcre; 
on  les  prendroit  pour  des  hommes  ,  fi  le  fou  de  leur  voix 
ne  les  trahilloit  pas.  Dans  nos  villes  mêmes  de  jeunes  ouvriers , 
forgerons,  taillandiers,  maréchaux,  font  prefque  aufli  ro- 
buftes  que  les  maîtres ,  Ôc  ne  feroient  gueres  moins  adroits 
fi  on  les  eût  exercés  à  tems.  S'il  y  a  de  la  diflcrence  ,  &  je 
conviens  qu'il  y  en  a ,  elle  eft  beaucoup  moindre ,  je  le  répète , 
que  celle  des  defirs  fougueux  d'un  homme  aux  defirs  bornes 
d'un  enfant.  D'ailleurs  il  n'eft  pas  ici  quefiicn  feulement  de 
forces  phyfiques ,  mais  fur  -  tout  de  la  force  &:  capacité  de 
l'efprit  qui  les  fiipplce  ou  qui  les  dirige. 

Cet  intervalle  où  l'individu  peut  plus  qu'il  ne  dcfu-e,  bien 
qu'il  ne  foit  pas  le  tems  de  fa  plus  grande  force  abfolue  , 
eft ,  comme  je  l'ai  dit ,  celui  de  fa  plus  grande  force  rela- 
tive. Il  eft  le  tems  le  plus  précieux  de  la  vie  ;  tems  qui  ne 
vient  qu'une  feule  fois;  tems  très -court,  &  d'autant  plus 
court ,  comme  on  verra  dans  la  fuite ,  qu'il  lui  importe  plus 
de  le  bien  employer. 

Que  fera  - 1  -  il  donc  de  cet  excédent  de  facultés  &:  de 
forces  qu'il  a  de  trop  à  préfent,  «Se  qui  lui  manquera  dans  un 
autre  âge  ?  Il  tâchera  de  l'employer  à  des  foins  qui  lui  puif- 
fent  profiter  au  bcfoin.  Il  jettera ,  pour  ainfi  dire  ,  dans  l'a- 
venir le  fiipertlu  de  fon  être  a6tucl  :  l'enfant  robuflc  fera 
des  provifions  pour  l'homme  foible  :  m.;is  il  n'établira  fcs 
magafîns  ni  dans  des  cofTrcs  qu'on  peut  lui  voler,  ni  dans 
des  granges  qui  lui  font  étrangères;  pour  s'approprier  vérita- 
blement fon  acquis ,  c'eft  dans  fes  bras ,  d;ms  fa  térc ,  c'cft 
dans  lui  qu'il  le  logera.  Voici  donc  le  tems  des  travaux ,  des 

Ll  » 


z6t  É    M    I    t    îT. 

inftrucliîons ,  des  études;  ôc  remarquez  que  ce  n'eft  pa5  moi 
qui  fais  arbitrairement  ce  choix,  c'eit  la  Nature  elle-même 
qui  l'indique. 

L^intelligence  humaine  a  fes  bornes ,  &c  non-feulement  un 
homme  ne  peut  pas  tout  favoir ,  il  ne  peut  pas  même  (livoir 
en  entier  le  peu  que  Hivent  les  autres'  hommes.  Puifque  la 
contradiftoire  de  chaque  propofition  fauiïè  eft  une  vérité ,  le 
nombre  des  vérités  eft  inépuifable  comme  celui  des  erreurs. 
Il  y  a  donc  un  choix  dans  les  chofcs  qu'on  doit  enfeigner  , 
ainfî  que  dans  le  tems  propre  à  les  apprendre.  Des  connoilTan- 
ces  qui  font  à  notre  portée  ,  les  unes  font  faufles ,  les  autres 
font  inutiles ,  les  autres  fer\'ent  Ji  nourrir  l'orgueil  de  celui  qui 
les  a.  Le  petit  nombre  de  celles  qui  contribuent  réellement 
à  notre  bien-être  eft  feul  digne  des  recherches  d'un  homme 
fage ,  &  par  conféquent  d'un  enfant  qu'on  veut  rendre  tel.  II 
ne  s'agit  point  de  favoii"  ce  qui  eft,  mais  feulement  ce  qui 
eft  utile. 

De  ce  petit  nombre  il  faut  ôter  encore  ici  les  vérités  qui 
demandent  pour  être  comprifcs  un  entendement  déj.\  tout 
formé  ;  celles  qui  fuppofent  la  connoilfance  des  rapports  de 
l'homme,  qu'un  enfant  ne  peut  acquérir;  celles  qui,  bien  que 
vraies  en  elles-mêmes ,  difpofent  une  ame  inexpérimentée  à 
pcnfer  faux  fur  d'autres  fujets. 

Nous  voili  réduits  à  un  bien  petit  cercle  relativement  h 
l'evi'tcnce  des  chofes;  mais  que  ce  cercle  forme  encore  une 
fphere  immcnfe  pour  la  mefure  de  l'efprit  d'un  enfant  !  Téiio» 
bres  de  l'enreiidement  humain  ,  quelle  main  téméraire  ofa  tou- 
cher à  vocrc  voile  ?  (^ae  d'abymes  je  vois  creufer  par  nos  vaines 


LIVREUR  t?^ 

fcîencês  autour  de  ce  jeune  infortune  !  O  toi  qui  vas  le 
conduire  dans  ces  périlleux  fentiers ,  &c  tirer  devant  fes  yeux 
le  rideau  facré  de  la  Natui-e ,  tremble.  Affure  -  toi  bien  pre- 
mièrement de  fa  tête  &  de  la  tienne  ;  crains  qu'elle  ne  tourne 
à  l'un  ou  à  l'autre  ,  &c  peut-être  à  tous  les  deux.  Crains  l'at- 
trait fpécieux  du  menfonge  ,  &:  les  vapeurs  enivrantes  de 
l'orgueil.  Souviens-toi ,  fouviens-toi  fans  cefle  que  l'ignorance 
n'a  jamais  fait  de  mal ,  que  l'erreur  feule  eft  funefèe ,  &  qu'on 
ne  s'égare  point  par  ce  qu'on  ne  fait  pas ,  mais  par  ce  qu'on 
croit  favoir. 

Ses  progrès  dans  la  géométrie  vous  pourroient  fervir  d'é- 
preuve 6c  de  mefure  certaine  pour  le  développement  de  fon 
intelligence;  mais  fîtôt  qu'il  peut  difcerner  ce  qui  eft  utile 
ôc  ce  qui  ne  l'eft  pas ,  il  importe  d'ufcr  de  beaucoup  de 
ménagement  ôc  d'art  pour  l'amener  aux  études  fpéculatives. 
Voulez-vous  ,  par  exemple,  qu'il  cherclie  une  moyenne  pro- 
portionnelle entre  deux  lignes  ?  commencez  par  foire  en  forte 
qu'il  ait  befoin  de  trouver  un  quarré  égal  à  un  rectangle  donné  : 
s'il  s'agifToit  de  deux  moyennes  proportionnelles ,  il  faudroic 
d'abord  lui  rendre  le  problème  de  la  duplication  du  cube  inté- 
refTant,  &cc.  Voyez  comment  nous  approchons  par  degrés 
àes  notions  morales  qui  difHnguent  le  bien  &.  le  mal  1  Jufqu'ici 
nous  n'avons  connu  de  loi  que  celle  de  la  nécefTitc  :  mainte- 
nant nous  avons  égard  à  ce  qui  c(ï  utile  ;  nous  arriverons 
bientôt  h  ce  qui  elt  convenable  &  bon. 

Le  même  inltinol:  anime  les  diverfcs  fliculrés  de  l'homme, 
A  l'aétivité  du  corps  qui  cherche  il  fc  développer  ,  fuccede 
J'adivité  de   l'cfpnc  qui  cherche  à  s'iiiUruire.    D'abord   les 


t7d  EMILE. 

enfant  ne  font  que  remuans  ;  enfuite  ils  font  curieux,  Se  cette 
ciiriolicé  bien  dirigée  eft  le  mobile  de  l'âge  où  nous  voilà 
parvenus.  Diftinguons  toujours  les  penchans  qui  viennent  de 
la  Nature  de  ceux  qui  viennent  de  l'opinion.  Il  eft  une  ardeur 
de  favoir  qui  n'eft  fondée  que  fur  le  de/îr  d'être  elLimé 
favant  ;  il  en  eft  une  autre  qui  naît  d'une  curioficé  naturelle  à 
l'homme,  pour  tout  ce  qui  peut  l'intéreflcr  de  près  ou  de 
loin.  Le  defir  inné  du  bien-être  &c  l'impofîibilité  de  contenter 
pleinement  ce  defir  ,  lui  font  rechercher  fans  celfc  de  nou- 
veaux moyens  d'y  contribuer.  Tel  eft  le  premier  principe  de 
la  curiofité  ;  principe  naturel  au  cœur  humain  ,  mais  dont  le 
développement  ne  fe  fait  qu'en  proportion  de  nos  paffions  & 
de  nos  lumières.  Suppofez  un  Philofophe  relégué  dans  une 
Ifle  déferte  avec  des  inftrumens  6c  des  livres ,  fur  d^  palTer 
feul  le  refle  de  fes  jours;  il  ne  s'embarrafTera  plus  gueres  du 
fyftême  du  monde ,  des  loix  de  l'attradion ,  du  calcul  diffé- 
rentiel :  il  n'ouvrira  peut-être  de  ù  vie  un  feul  livre  ;  mais 
jamais  il  ne  s'abfliendra  de  viiiter  fon  Ille  jufqu'au  dernier 
recoin  ,  quelque  grande  qu'elle  puilfe  être.  Rcjettons  donc 
encore  de  nos  premières  études  les  connoinances  dont  le 
goût  n'eft  point  naturel  à  l'iiomme ,  &  bornons  -  nous  à 
celles  que  l'inftiiiot  nous  porte  ^  chercher. 

L'Ille  du  genre  humain,  c'eit  la  terre;  l'objet  le  plus  frap- 
pant pour  nos  yeux  c'eft  le  foleil.  Sitôt  que  nous  commen- 
çons h  nous  éloigner  de  nous  ,  nos  premières  obfer\arions 
doivent  tomber  fur  l'une  ôc  fur  l'autre.  Auffi  la  philofophie  de 
prefque  tous  les  peuples  Sauvages  roule-t-elle  uniquement  fur 
d'imaginaires  diviûons  de  la  terre ,  Ce  fur  la  divinité  du  fokij. 


L    I    V     HE     III.  ï7, 

Quel  ëcart  !  dira-t-on  peut-ctre.  Tout-à- l'heure  nous 
n'étions  occupés  que  de  ce  qui  nous  touche  ,  de  ce  qui  nous 
entoure  immédiatement  :  tout-à-coup  nous  voilà  parcourant 
le  globe  ,  ôc  fl^utant  aux  extrémités  de  l'Univers  !  Cet  ccarc 
elt  l'effet  du  progrès  de  nos  forces  &c  de  la  pente  de  notre 
efprir.  Dans  l'état  de  foiblelTe  ôc  d'infuffifance  ,  le  foin  de 
nous  conferver  nous  concentre  au  -  dedans  de  nous  ;  dans 
l'état  de  puilîlince  Ôc  de  force  ,  le  defîr  d'étendre  notre  être 
nous  porte  au  -  delà  ,  ôc  nous  fait  élancer  aufTi  loin  qu'il 
nous  eft  pofEble  ;  mais  comme  le  monde  intelleduel  nou? 
eft  encore  inconnu  ,  notre  penfée  ne  va  pas  plus  loin  que 
nos  yeux  ,  ôc  notre  entendement  ne  s'étend  qu'avec  l'efpace 
qu'il  mefurc. 

Transformons  nos  fenfations  en  idées ,  mais  ne  fautons 
pas  tout  d'un  coup  des  objets  fendbles  aux  objets  intelleiluels, 
C'cft  par  les  premiers  que  nous  devons  arriver  aux  autres. 
Dans  les  premières  opérations  de  l'efprit ,  que  les  fens  foienc 
toujours  fcs  guides.  Point  d'autre  livre  que  le  monde ,  point 
d'autre  inftruélion  que  les  faits.  L'enfant  qui  lit  ne  penfc 
pas  ,  il  ne  fait  que  lire  ;  il  ne  s'inftruit  pas  ,  il  apprend 
des  mots. 

Rendez  votre  Elevé  attentif  aux  phénomènes  de  la  Nature, 
bientôt  vous  le  rendrez  curieux  ;  mais  pour  nourrir  fa  curio- 
fité,  ne  vous  prelTez  jamais  de  la  fatisfairc.  Mettez  les  quef^ 
tions  à  ù  portée,  ôc  lailfez-les  lui  réfoudre.  Qu'il  ne  fâche 
rien  parce  que  vous  le  lui  avez  dit ,  mais  parce  qu'il  l'a  com- 
pris lui-même;  qu'il  n'apprenne  pas  la  fcience  ;  qu'il  l'in- 
vente. Si  jamais  vous  fuWtituez  dans  fon  efprit  l'aucorité  à  la 


xii  EMILE. 

raifon ,  il  ne  raifonnera  plus  ;  il  ne  fera  plus  que  le  jouet  de 
l'opinion  des  autres. 

Vous  voulez  apprendre  la  géographie  à  cet  enfant ,  &:  vous 
lui  allez  chercher  des  globes,  des  fpheres,  des  cartes  :  que 
de  machines  !  Pourquoi  toutes  ces  repréfentations  ?  Que  ne 
commencez  -  vous  par  lui  montrer  l'objet  même ,  afin  qu'il 
fâche  au  moins  de  quoi  vous  lui  parlez. 

Une  belle  foirée ,  on  va  fe  promener  dans  un  lieu  favorable , 
où  l'horizon  bien  découvert  lailFe  voir  à  plein  le  foleil  cou- 
chant, &  l'on  obfer\'e  les  objets  qui  rendent  reconnoilTable 
le  lieu  de  fon  coucher.  Le  lendemain ,  pour  refpirer  le  frais  , 
on  retourne  au  même  lieu  avant  que  le  foleil  fe  levé.  On  le 
voit  s'annoncer  de  loin  par  les  traits  de  feu  qu'il  lance  au- 
devant  de  lui.  L'incendie  augmente ,  l'orient  paroit  tout  en 
flammes  :  à  leur  éclat  on  attend  l'aftre  long-tems  avant  qu'il 
fe  montre  :  à  chaque  inltant  on  croit  le  voir  paroître  \  on  le 
voit  enfin.  Un  point  brillant  part  comme  un  éclair  &  remplie 
au/Ti-tôt  tout  l'cfpace  :  le  voile  des  ténèbres  s'efface  &  tombe: 
L'homme  reconnoit  fon  féjoi.u-  &  le  trouve  embelli.  La  ver- 
dure a  pris  durant  la  nuit  une  vigueur  nouvelle  ;  le  jour 
nailFont  qui  l'éclairé ,  les  premiers  rayons  qui  la  dorent ,  la 
montrent  couverte  d'un  brillant  réfeau  de  roféc ,  qui  rcHcchit 
à  l'œil  la  lumière  &:  les  couleurs.  Les  oifcaux  en  chœur  fe 
réunifTent  &  faluent  de  concert  le  Père  de  la  vie  ;  en  ce  mo- 
ment pas  un  feul  ne  fe  tait.  Leur  gazouillement  foible  encore  , 
cft  plus  lent  ôc  pljs  doux  que  dans  le  relie  de  la  journée  , 
il  fe  fent  de  la  langueur  d'un  paifiblc  réveil.  Le  concours  d« 
ious  ces  objets  porte  aux  fcps  une  imprcllion  de  froichcur 

qui 


LIVRE     I  I  L  i7î' 

qui  femble  pénétrer  jufqu'à  l'ame.  Il  y  a  là  un  quart-d'heure 
d'enchantement  auquel  nul  homme  ne  réfifle  :  un  fpecla- 
cle  fi  grand ,  fi  beau  ,  fi  délicieux  n'en  laiiïe  aucun  de 
fang-froid. 

Plein  de  l'enthoufîafme  qu'il  éprouve  ,  le  maître  veut  le 
communiquer  à  l'enfant  :  il  croit  l'émouvoir  ,  en  le  rendant 
attentif  aux  fenfations  dont  il  elt  ému  lui-même.  Pure  bctifc  ! 
C'eft  dans  le  cœur  de  l'homme  qu'eft  la  vie  du  fpeâacle  de 
la  Nature  ;  pour  le  voir  il  faut  le  fcntir.  L'enfant  apperçoit 
les  objets  ;  mais  il  ne  peut  appercevoir  les  rapports  qui  les 
lient ,  il  ne  peut  entendre  la  douce  harmonie  de  leur  concert. 
Il  fluit  une  expérience  qu'il  n'a  point  acquife ,  il  faut  des 
feutimens  qu'il  n'a  point  éprouvés  ,  pour  fentir  l'impreffion 
compofée  qui  réfulte  à  la  fois  de  toutes  ces  fenfations.  S'il 
n'a  long  -  tems  parcouru  des  plaines  arides  ,  fi  des  fables 
ardens  n'ont  brûlé  fes  pieds  ,  fî  la  réverbération  fuflfoquante 
des  rochers  frappes  du  foleil  ne  l'opprelfa  jamais  ,  comment 
goûtera -t- il  l'air  frais  d'une  belle  matinée?  Comment  le 
parfum  des  fleurs  ,  le  chiirme  de  la  verdure ,  l'humide  vapeur 
de  la  rofée ,  le  marcher  mol  &.  doux  fur  la  peloufe ,  enchan- 
teront-ils fes  fens  ?  Comment  le  chant  des  oifeaux  lui  cau- 
fera-t-il  une  émotion  voluptueufe ,  fi  les  accens  de  Tamour 
ôc  du  plaifir  lui  font  encore  inconnus?  Avec  quels  tranfports 
verra-t-il  naître  une  fi  belle  journée  ,  fi  fon  imagination  ne 
lliit  pas  lui  peindre  ceux  dont  on  peut  la  remplir  ?  Enfin 
comment  s'attendrira  - 1  -  il  fur  la  beauté  du  fpeclacle  de  la 
Nature ,  s'il  ignore  quelle  main  prit  foin  de  l'orner  ? 

Ne  tenez  point  iîi  l'enfant  des  difcours  qu'il  ne  peut  cnten- 
Emik.    Tome  L  Mm 


474  EMILE. 

dre.  Point  de  defcriptions ,  point  d'éloquence  ,  point  de 
figures  ,  point  de  poéfie.  II  n'efl  pas  maintenant  queflion 
de  fentiment  ni  de  goût.  Continuez  d'être  clair,  fimple  Ôc 
froid  ;  le  tems  ne  viendra  que  trop  tôt  de  prendre  un  autre 
langage. 

Elevé  dans  l'efprit  de  nos  maximes  ,  accoutumé  à  tirer 
tous  fes  inftrumens  de  lui-même,  &  à  ne  recourir  jamais 
à  autrui  qu'après  avoir  reconnu  fon  infufFifance  ,  à  chaque 
nouvel  objet  qu'il  voit  il  l'examine  long  -  tems  fans  rien 
dire.  Il  e(è  penfif  &:  non  queitionneur.  Contentez-vous  donc 
de  lui  prcfenter  à  propos  les  objets  ;  puis  quand  vous  verrez 
fa  curiofué  fuffinimment  occupée,  faites-lui  quelque  queftion 
laconique  qui  le  mette  fur  la  voie  de  la  réfoudre. 

Dans  cette  occafîon  après  avoir  bien  contemplé  avec  lui  le 
foleil  levant ,  après  lui  avoir  fait  remarquer  du  même  côté 
les  montagnes  &c  les  autres  objets  voifins ,  après  l'avoir  laifFc 
caufer  li-delfus  tout  à  fon  aife  ,  gardez  quelques  momens  le 
filence  comme  un  homme  qui  rêve,  &c  puis  vous  lui  direz  ; 
je  fonge  qu'hier  au  foir  le  foleil  s'eft  couché  là ,  &  qu'il 
sV'il:  levé  là  ce  matin.  Comment  cela  fe  peut-il  faire?  N'ajou- 
tez rien  de  plus  ;  s'il  vous  fait  des  queftions  n'y  répondez 
point;  parlez  d'autre  chofe.  Lailfez-le  à  lui-même  ,  6:  foycz 
fur  qu'il  y  penfcra. 

Pour  qu'un  enfant  s'accoumme  à  être  attentif,  &:  qu'il  foit 
bien  frappé  de  quelque  vérité  fenlible  ,  il  faut  qu'elle  lui 
donne  quelques  jours  d'inquiétude  avant  de  la  découvrir.  S'il 
ne  conçoit  pas  affez  celle-ci  de  cette  manière ,  il  y  a  moyen 
de  la  lui  rendre  plus  fcnûble  encore  ,   &  ce  moyeu  c'eit  de 


LIVRE     III.  i7s 

retourner  la  queftion.  S'il  ne  fait  pas  comment  le  foleil  par- 
vient de  fon  coucher  à  fon  lever,  il  fait  au  moins  comment 
il  parvient  de  fon  lever  à  fon  coucher  ;  fes  yeux  feuls  le  lui 
apprennent.  Eclairciflez  donc  la  première  queftion  par  l'autre  : 
ou  votre  Elevé  eft  abfolument  ftupide ,  ou  l'analogie  eft  trop 
claire  pour  lui  pouvoir  échapper.  Voilà  fa  première  leçon  de 
Cofmographie. 

Comme  nous  procédons  toujours  lentement ,  d'idée  fenfi- 
ble  en  idée  fenfible ,  que  nous  nous  familiarifons  long-tems 
avec  la  même  avant  de  pafler  à  une  autre ,  &  qu'enfin  nous 
ne  forçons  jamais  notre  Elevé  d'être  attentif ,  il  y  a  loin  de 
cette  première  leçon  à  la  connoiflance  du  cours  du  foleil  Ôc 
de  la  figure  de  la  terre  :  mais  comme  tous  les  mouvemens 
apparens  des  corps  céleftes  tiennent  au  même  principe  ,  & 
que  la  première  obfervation  mené  à  toutes  les  autres ,  il  faut 
moins  d'effort ,  quoiqu'il  faille  plus  de  tems ,  pour  arriver 
d'une  révolution  diurne  au  calcul  des  éclipfes ,  que  pour  bien 
comprendre  le  jour  &  la  nuit. 

Puifque  le  foleil  tourne  autour  du  monde  il  décrit  un 
cercle ,  ôc  tout  cercle  doit  avoir  un  centre  ,  nous  favons  déjà 
cela.  Ce  centre  ne  fauroit  fe  voir  ,  car  il  eft  au  cœur  de  la 
terre,  mais  on  peut  fur  la  furface  marquer  deux  points  qui 
lui  correfpondent.  Une  broche  palîlint  par  les  trois  points  ôc 
prolongée  jufqu'au  Ciel  de  part  ôc  d'autre ,  fera  l'axe  du 
monde  &  du  mouvement  journalier  du  foleil.  Un  toton  rond 
tournant  fur  fa  pointe  reprcfente  le  Ciel  tournant  fur  fon  axe, 
les  deux  pointes  du  toton  font  les  deux  pôles;  l'enfant  fera 
fort  aife  d'en  connoître  un  ;  je   le  lui  montre  à  la   queue 

Mm  » 


*7<î  E    M    I    L    E. 

de  la  petire  ourfe.  Voilà  de  l'amufemenr  pour  la  nuir  ; 
peu-à-pcu  l'on  fe  familiarife  avec  les  étoiles ,  &  de-li  naît  le 
premier  goût  de  connoître  les  planètes  ,  &  d'obfer\'er  les 
constellations. 

Nous  avons  vu  lever  le  foleil  à  la  St.  Jean  ;  nous  Talions 
voir  aullî  lever  à  Noël  ou  quelque  autre  beau  jour  d'hi- 
ver :  car  on  fait  que  nous  ne  fommes  pas  parefleux  &  que 
nous  nous  faifons  un  jeu  de  braver  le  froid.  J'ai  foin  de  faire 
cette  féconde  oLfervation  dans  le  même  lieu  où  nous  avons 
fait  la  première ,  &  moyennant  quelque  adrelTe  pour  préparer 
la  remarque ,  l'un  ou  l'autre  ne  manquera  pas  de  s'écrier.  Oh , 
oh  !  voilà  qui  eit  plaifant  !  le  foleil  ne  fe  levé  plus  à  la  même 
place  !  Ici  font  nos  anciens  renfeignemcns  ,  &  à  préfent  il 
s'elt  levé  là  ;  &:c.   Il  y  a  donc  un  orient  d'été  ôc  un  orient 

d'hiver ,  &c Jeune  maître ,  vous  voilà  fur  la  voie.  Ces 

exemples  vous  doivent  fuffire  pour  enfeigncr  trcs-clairement 
la  fphere,  en  prenant  le  monde  pour  le  monde,  &:  le  foleil 
pour  le  foleil. 

En  général  ne  fubftituez  jamais  le  fignc  à  la  chofc,  que 
quand  il  vous  cft  impoiïlble  de  la  montrer.  Car  le  figne 
abforbe  l'attention  de  l'enfant ,  &  lui  fait  oublier  la  chofe 
repréfentée. 

La  fphere  armillaire  me  paroit  une  machine  mal  compofce  , 
6c  exécutée  dans  de  mauvaifes  proportions.  Cette  confufion 
de  cercles  &  les  bizarres  figures  qu'on  y  marque,  lui  don- 
nent un  air  de  grimoire  q\ii  effarouche  fLlprit  des  cnfans. 
La  terre  cft  trop  petite  ,  les  cercles  font  trop  grands  ,  trop 
nombreux;  quelques-uns  comme  les  colures,  font  paifaite- 


LIVRE     III. 


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ment  inutiles  ;  chaque  cercle  eft  plus  large  que  la  terre  ;  l'é- 
paiffeur  du  carton  leur  donne  un  air  de  folidité  qui  les  fait 
prendre  pour  des  mafles  circulaires  réellement  exifbntes ,  èc 
quand  vous  dites  à  l'enfant  que  ces  cercles  font  imaginaii-es , 
il  ne  fait  ce  qu'il  voit,  il  n'entend  plus  rien. 

Nous  ne  favons  jamais  nous  mettre  à  la  place  des  enfans , 
nous  n'entrons  pas  dans  leurs  idées  ,  nous  leur  prêtons  les 
nôtres  y  &  fuivant  toujours  nos  propres  raifonnemens ,  avec 
des  chaînes  de  vérités ,  nous  n'entalfons  qu'extravagances  &c 
qu'erreurs  dans  leur  tête. 

On  difpute  fur  le  choix  de  l'analyfe  ou  de  la  fynthefe  pour 
étudier  les  fciences.  Il  n'eft  pas  toujours  befoin  de  choifir. 
Quelquefois  on  peut  refoudre  &  compofcr  dans  les  mêmes 
recherches  ,  &:  guider  l'enfant  par  la  méthode  enfeignante  , 
lorfqu'il  croit  ne  foire  qu'analyfer.  Alors  en  employant  en 
même  tems  l'une  ôc  l'autre ,  elles  fe  ferviroient  mutuellement 
de  preuves.  Partant  à  la  fois  des  deux  pomts  oppofcs ,  fans 
penfer  faire  la  même  route  ,  il  feroic  tout  furpris  de  fc  ren- 
contrer,  ôc  cette  fui-prife  ne  pourroit  qu'être  fort  agréable. 
Je  voudrois ,  par  exemple ,  prendre  la  géographie  par  fes 
deux  termes ,  &  joindre  à  l'étude  des  révolutions  du  globe  h 
mcfure  de  fes  parties  ,  à  commencer  du  lieu  qu'on  habite. 
Tandis  que  l'enfant  étudie  la  fpherc  &.  fe  rranfporte  ainfi  dans 
les  Cieux ,  ramenez-le  à  la  divifion  de  la  terre  ôc  montrez-lui 
d'abord  fon  propre  féjour. 

Ses  deux  premiers  points  de  géographie  feront  la  ville  où 
il  demeure  &c  la  maifon  de  campagne  de  fon  pcre  ;  enfuite 
hs  lieux  intermédiaires ,  enfuite  les   rivières  du  voifuiage  y 


iy%  EMILE. 

enfin  l'afpeâ  du  foleil  &  la  manière  de  s'oricnrer.  C'efl  ici 
le  point  de  réunion.  Qu'il  fàfk  lui-même  la  carte  de  tout  cela; 
carte  très-fimple  &c  d'abord  formée  de  deux  feuls  objets  aux- 
quels il  ajoute  peu-à-peu  les  autres  ,  à  mefure  qu'il  fait ,  ou 
qu'il  eflime  leur  difbnce  &  leur  pofition.  Vous  voyez  déjà 
quel  avantage  nous  lui  avons  procuré  d'avance ,  en  lui  met- 
tant un  compas  dans  les  yeux. 

Malgré  cela ,  fans  doute ,  il  faudra  le  guider  un  peu ,  mais 
très-peu,  fans  qu'il  y  pai-oilTe.  S'il  fe  trompe,  lailTez-le  faire, 
ne  corrigez  point  fes  erreurs.  Attendez  en  filcnce  qu'il  foit  en 
état  de  les  voir  &c  de  les  corriger  lui-même ,  ou  tout  au  plus 
dans  une  occanon  favorable ,  amenez  quelque  opération  qui 
les  lui  fafTe  fentir.  S'il  ne  fe  trompoit  jamais ,  il  n'apprcndroic 
pas  (i  bien.  Au  refte ,  il  ne  s'agit  pas  qu'il  fâche  exactement 
la  topographie  du  pays ,  mais  le  moyen  de  s'en  inftruire  ; 
peu  importe  qu'il  ait  des  cartes  dans  la  tête ,  pourNOi  qu'il  con- 
çoive bien  ce  qu'elles  repréfentent  &  qu'il  ait  une  idée  nette  de 
l'art  qui  fcrt  à  les  dreiïer.  Voyez  déjà  la  différence  qu'il  y  a 
du  favoir  de  vos  Elevés  à  l'ignorance  du  mien  !  Ils  favcnt  les 
cartes ,  &  lui  les  fait.  Voici  de  nouveaux  orncmens  pour  fa 
chambre. 

Souvenez-vous  toujours  que  l'efprit  de  mon  inflitution  n'efl 
pas  d'enfcigner  à  l'enfant  beaucoup  de  chofes  ,  mais  de  ne 
laiffer  jamais  entrer  dans  fon  ccncau  que  des  idées  ju(tes  6c 
claires.  Quand  il  ne  fauroit  rien  ,  peu  m'importe  ,  pourvu  qu'il 
ne  fe  trompe  pas  ;  &  je  ne  mets  des  vérités  dans  ù  tête 
que  pour  le  g.irantir  des  erreurs  qu'il  apprcndroit  à  leur  place. 
La  raifon,  le  jugement  viennent  lentement ,  les  préjugés  accou» 


J 


LIVRE      III.  Z7J 

rent  en  foule ,  c'elt  d'eux  qu'il  le  faut  préferver.  Mais  fi  vous 
regardez  la  fcience  en  elle-même  vous  entrez  dans  une  mer 
fans  fond ,  fans  rives ,  toute  pleine  d'écueils  ;  vous  ne  vous  en 
tirerez  jamais.  Quand  je  vois  un  homme  épris  de  l'amour  des 
connoiiTances ,  fe  lailTer  fcduire  à  leur  charme ,  &  courir  de 
l'une  à  l'autre  fans  favoir  s'arrêter ,  je  crois  voir  un  enfant 
fur  le  rivage  amaflant  des  coquilles ,  ôc  commençant  par  s'en 
charger  ;  puis ,  tenté  par  celles  qu'il  voit  encore ,  en  rejetter , 
en  reprendre ,  jufqu'à  ce  qu'accablé  de  leiu"  multitude  &  ne 
fâchant  plus  que  choifir,  il  finilfe  par  tout  jetter,  &  retourne 
à  vuide. 

Durant  le  premier  âge  le  tems  étoit  long  ;  nous  ne  cher- 
chions qu'à  le  perdre ,  de  peur  de  le  mal  employer.  Ici  c'eft 
tout  le  contraire ,  &c  nous  n'en  avons  pas  affez  pour  fliire 
tout  ce  qui  feroit  utile.  Songez  que  les  pafîions  approchent, 
&  que  iltôt  qu'elles  frapperont  à  la  porte  ,  votre  Elevé  n'aura 
plus  d'attention  que  pour  elles.  L'âge  paifîble  d'intelligence 
elt  11  court,  il  pafle  ii  rapidement ,  il  a  tant  d'autres  ufiges 
néceffaires ,  que  c'eft  une  folie  de  vouloir  qu'il  fuffife  ;\  rendre 
un  enfmt  fivant.  Il  ne  s'agit  point  de  lui  enfeigncr  les  fciences, 
mais  de  lui  donner  du  goût  pour  les  aimer ,  &  des  méthodes 
pour  les  apprendre  ,  quand  ce  goût  fera  mieux  développé. 
C'ell  là  très  -  certainement  un  principe  fondamental  de  toute 
bonne  éducation. 

Voici  le  tems  aulTi  de  l'accoutumer  peu -à-peu  à  donner 
une  attention  fuivie  au  même  objet;  mais  ce  n'efl:  jamais  la 
contrainte,  c'eft  toujours  le  plailir  ou  le  delîr  qui  doit  pro- 
duire cette  attention  j  il  faut  avoir  grand  foin  qu'elle  ne  l'ac* 


zSo  E    M    I    L    E. 

cable  point  &  n'aille  pas  jufqu'à  Tennui.  Tenez  donc  ttjujour^ 
l'œil  au  guet ,  &  quoi  qu'il  arrive ,  quittez  tout  avant  qu'il  s'en- 
nuie ;  car  il  n'importe  jamais  autant  qu'il  apprenne ,  qu'il  im- 
porte qu'il  ne  fafîe  rien  malgré  lui. 

S'il  vous  queftionne  lui  -  même ,  répondez  autant  qu'il 
faut  pour  nourrir  fa  curiofité ,  non  pour  la  ralTafier  :  fur-touc 
quand  vous  voyez  qu'au  lieu  de  queftionner  pour  s'inftruire  , 
il  fe  met  à  battre  la  campagne  ôc  à  vous  accabler  de  for- 
tes quefHons  ,  arrctez-vous  à  l'inltant ,  fur  qu'alors  il  ne  fe 
foucie  plus  de  la  chofe  ,  mais  feulement  de  vous  alfervir  h 
fes  interrogations.  Il  faut  avoir  moins  d'égard  aux  mots 
qu'il  prononce,  qu'au  motif  qui  le  fait  parler.  Cet  avcrtif- 
fement ,  jufqu'ici  moins  néccflaire  ,  devient  de  la  dernière 
importance   aufîî-tôt  que  l'enfant   commence   à  raifonner. 

Il  y  a  une  chaîne  de  vérités  générales  ,  par  laquelle  toutes 
les  fciences  tiennent  à  àfis  principes  conmiuns  6c  fe  déve- 
loppent fucccifivement.  Cette  chaîne  elè  la  méthode  des 
Philofophes  ;  ce  n'efl  point  de  celle-là  qu'il  s';'g!t  ici.  Il  y 
en  a  une  toute  différente  par  laquelle  chaque  objet  particu- 
lier en  attire  un  autre  ,  ëc  montre  toujours  celui  qui  le  fuit. 
Cet  ordre  qui  nourrit  par  une  curiofité  continuelle  l'atten- 
tion qu'ils  exigent  tous  ,  elt  celui  que  fuivent  la  plupart  des 
hommes  ,  &c  fur-tout  celui  qu'il  faut  aux  enfan?.  En  nous 
orientant  pour  lever  nos  cartes ,  il  a  falu  tracer  des  méri- 
diennes. Deux  points  d'intcrfcdion  entre  les  ombres  égales 
du  matin  6c  du  foir,  donnent  une  méridienne  cxctlknte 
pour  un  aitronome  de  treize  ans.  Mais  ces  méridiennes 
s'effacent  ;  il  faut  du  tcms  pour  les  tracer  \  elles  alFujettiffenc 

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LIVRE     m. 


l8i- 


à-  travailler  toujours  dans  Le  même  lieu;  tant  de  foins, 
tant  de  gêne  l'ennuyeroienc  à  la  fin.  Noos  l'avons  pré\'u  ; 
nous   y  pourvoyons  d'avance. 

Me  voici  de  nouveau  dans  mes  longs  ic  minucieux  dé- 
tails. Leifteurs,  j'entends  vos  murmures  ôc  je  les  brave  :  je 
ne  veux  point  facritier  à  votre  impatience  la  partie  la  plus 
utile  de  ce  livre.  Prenez  votre  parti  fur  mes  longueiurs  ;  car 
pour  moi   j'ai  pris  le  mien    fur  vos  plaintes. 

Depuis  long-tcms  nous  nous  étions  apperçus  mon  Elevé 
6c  moi ,  que  l'ambre  ,  le  verre  ,  la  cire ,  divers  corps  frottés 
attiroient  les  pailles  ,  &c  que  d'autres  ne  les  attiroient  pas. 
Par  hazard  nous  en  trouvons  un  qui  a  une  vertu  plus  fin- 
guliere  encore  :  c'eft  d'attirer  à  quelque  diflance  ,  &  fans 
être  frotté  ,  la  limaille  &c  d'autres  brins  de  fer.  Combien 
de  tems  cette  qualité  nous  amufe  fims  que  nous  puiflîons  y 
rien  voir  de  plus  ?  Enfin  ,  nous  trouvons  qu'elle  fe  com- 
munique au  fer  même  aimanté  dans  un  certain  fens.  Un 
jour  nous  allons  à  la  foire  (  *  )  ;  un  Joueur  de  gobelets 
attire  avec  un  morceau  de  pain  un  canaixi  de  cire  flottant 
fur  un  baffin  d'eau.  Fort  fui-pris  ,  nous  ne  diibns  pourtant 
pas ,  c'efè  uq   Sorcier ,  car   nous    n^   favons  ce   que    c'eit 

f  *  )  Je  n'ai  pu  ni'cmpécher  de  rire  fuppofcr  que  cette  petite  fccne  ctoit 

en  lifant  une  fine  critique  de  M.  de  arrangée  ,   &  que    le   bateleur   ctoit 

Formey  fur  ce  petit  conte.    Ce  joueur  inllruit  du    rôle   qu'il  avoit  à  Faire  ; 

de   gobelets  ,  dit  -  il ,   qui  Je  pique  car  c'eft  en  effet  ce  que  je  n'ai  point 

d émulation  contre  un  enfant  ^  fer-  dit.  Mais  combien  de  fois  ,  en  re- 

mone  gravement  fon  injlituteur  ,  cjl  vanchc  ,    ai-je    dcclarc  que  je  n'ecri- 

vn   individu   du   monde  des  Emiles.  vois  point  pour  les  gens  à  qui  il  fa» 

Le  fpirituel  M.  de    Formey   n'a  pu  loit  tout  dite  ? 

E-mik.    Tome  L  Nn 


aSz  EMILE. 

qu'un  Sorcier.  Sans  cefTe  frappés  d'effets  dont  nous  igno- 
rons les  caiifcs ,  nous  ne  nous  preïïbns  de  juger  de  rien ,  & 
nous  refions  en  repos  dans  notre  ignorance  ,  jufqu'à  ce  que 
nous  trouvions  l'occafion  d'en  fortir. 

De  retour  au  logis  ,'  h  force  de  parler  du  canard  de  la  foire, 
nous  allons  nous  mettre  en  tcte  de  l'imiter  :  nous  prenons 
une  bonne  aiguille  bien  aimantée  ,  nous  l'entourons  de  cire 
blanche ,  que  nous  façonnons  de  notre  mieux  en  forme  de 
canard  ,  de  forte  que  l'aiguille  traverfe  le  corps  &  qu-.'  la 
tête  faiTe  le  bec.  Nous  pofons  fur  l'eau  le  canard ,  nous  ap- 
prochons du  bec  un  anneau  de  clef,  ôc  nous  voyons  avec 
une  joie  facile  à  comprendre  que  notre  canard  fuit  la  clef, 
précifcment  comme  celui  de  la  foire  fuivoit  le  morceau  de 
pain.  Obferx^er  dans  quelle  direâion  le  canard  s'arrête  fur 
l'eau  quand  on  l'y  lailTe  en  repos,  c'eft  ce  que  neu^*pour- 
roris  faire  une  autre  fois.  Quant  à  préfcnt  tout  occupes  de 
notre  objet ,  nous  n'en  voulons  pas  davantage. 

Dès  le  même  foir  nous  retournons  à  la  foire  avec  du  pain 
préparé  dans  nos  poches ,  &  fttôt  que  le  Joueur  de  gobe- 
lets a  fait  fon  tour ,  mon  petit  dodeur ,  qui  fc  confenoit  i 
peine  lui  dit  que  ce  tour  n'eft  pas  difficile  ,  Cic  que  lui-même 
en  fera  bien  autant  :  il  c(l  pris  au  mot.  A  Tin/iant  il  tire 
de  fa  poche  le  pain  où  elt  cache  le  morceau  de  fer  :  en 
approchant  de  la  table  le  cœur  lui  bat  ;  il  préfente  le  pain 
prefquc  en  tremblant  ;  le  canard  vient  &  le  fuit  ;  l'enfant 
s'écrie  &  treffaillit  d'aife.  Aux  battemens  de  mains  ,  aux 
acclamations  de  raiTcmblée  la  tête  lui  tourne  ,  il  e(l  hors  de 
lui.  Le  Bateleur  interdit ,  vient  pourtant   l'cmbraflcr ,  le  fé- 


L    I    V    R    E     I  î  I.  iSj 

liciter  ,  &  le  prie  de  l'honorer  encore  le  lendemain  de  Ci 
prcfence ,  ajoutant  qu'il  aura  foin  d'affembler  plus  de  monde 
encore  pour  applaudir  à  fon  habileté.  Mon  petit  naturalise 
enorgueilli  veut  babiller  ;  mais  fur-le-champ  je  lui  ferme  la 
bouche  &  l'emmené  comblé  d'éloges. 

L'enfant  jufqu'au  lendemain  compte  les  minutes  avec  une  • 
rifible  inquiétude.  Il  invite  tout  ce  qu'il  rencontre  ,  il  vou- 
droit  que  tout  le  genre  humain  fût  témoin  de  fa  gloire  ;  il 
attend  l'heure  avec  peine  ,  il  la  devance  :  on  vole  au  ren- 
dez-vous ;  la  lalle  elt  déjà  pleine.  En  entrant  fon  jeune  cœur 
s'épanouit.  D'autres  jeux  doivent  précéder  ;  le  Joueur  de 
gobelets  fe  furpalTe  ,  &  fait  des  chofes  furprenantes.  L'enfant 
ne  voit  rien  de  tout  cela  :  il  s'agite  ,  il  fue ,  il  rcfpire  à  peine , 
il  pafle  fon  tems  à  manier  dans  fa  poche  fon  morceau  de 
pain  d'une  main  tremblante  d'impatience.  Eniin  fon  tour 
vient  ;  le  maître  l'annonce  au  Public  avec  pompe.  Il  s'ap- 
proche un  peu  honteux  ,  il  tire  fon  pain ....  nouvelle  vi- 
ciflimde  des  chofes  humaines  !  le  canard ,  fi  privé  la  veille , 
cft  devenu  fauvage  aujourd'hui  ;  au  lieu  de  préfentcr  le  bec, 
il  tourne  la  queue  &c  s'enfuit  ;  il  évite  le  pain  &.  h  main 
qui  le  préfente  ,  avec  autant  de  foin  qu'il  les  fuivoit  aupara- 
vant. Après  mille  elfais  inutiles  &  toujours  hués,  l'enfant 
fe  plaint ,  dit  qu'on  le  trompe ,  que  c'elt  un  autre  can::rd 
qu'on  a  fubftitué  au  premier ,  &i  détie  le  Joueur  de  gobelets 
d'attirer  celui-ci. 

Le  Joueur  de  gobelets  fins  répondre  prend  un  morceau 
de  pain  ,  le  préfente  au  canard  :  à  Pinltant  le  canard  fuit  le 
pain  ôc  vient  à  la  niiiin  qui  le  retire  :  l'enfant  prend  le  même 

Nn  i 


z84  EMILE. 

morceau  de  pain ,  mais  loin  de  rcufîlr  mieux  qu'auparavant  i 
il  voit  le  canard  fe  moquer  de  lui  6c  faire  des  pirouettes 
tout  autour  du  baffin  ;  il  s'éloigne  enfin  tout  confus  ëc  n'ofe 
plus  s'expofer  aux  huées. 

Alors  le  Joueur  de  gobelets  prend  le  morceau  de  pain  que 
l'enfant  avoit  apporté  &  s'en  fert  avec  autant  de  fuccès  que 
du  fien  ;  il  en  tire  le  fer  devant  tout  le  monde  ;  autre  ri  fée 
à  nos  dépens  ;  puis  de  ce  pain  ,  ainfi  vuidé  ,  il  attire  le 
canard  comme  auparavant.  Il  fait  la  même  chofe  avec  un 
mitre  morceau  coupé  devant  tout  le  monde  par  une  main 
tierce  ;  il  en  fliit  autant  avec  fou  gant ,  avec  le  bout  de  fon 
doigt.  Enfin  il  s'éloigne  au  milieu  de  la  chambre  ,  &  d'un 
ton  d'cmphafe  propre  à  ces  gens  là  ,  déclarant  que  fon  ca- 
nard n'obéira  pas  moins  à  fa  voix  qu'à  fon  gerte  ,  il  lui  parle 
&  le  canard  obéit  ;  il  lui  dit  d'aller  à  droite  &:  il  va  à 
droite ,  de  revenir  &  il  rcvieiït ,  de  tourner  6c  il  tourne  ;  le 
mouvement  e(t  auffi  prompt  que  Tordre.  Les  applaudilfe- 
mens  redoublés  font  autant  d'aft'ronts  pour  nous  ;  nous  nous 
évadons  fans  être  apperçus  ,  6c  nous  nous  renfermons  dans 
notre  chambre  fans  aller  raconter  nos  fuccès  à  tout  le  monde  , 
comme  nous  l'avrèns  projette. 

Le  lendemain  matin  l'on  frappe  à  norrc  porte ,  j'om're  ; 
c'eft  l'homme  aux  gobelets.  Il  fe  plaint  modeltement  de 
notre  conduite;  que  nous  avoit -il  fait  pour  nous  engager 
h  vouloir  décréditcr  fcs  jeux  &  lui  ôtcr  fon  gagiic-pain? 
Qu'y  a-t-il  donc  de  fi  merveilleux  dans  l'art  d'attirer  un 
canard  de  cire ,  pour  acheter  cet  honneur  aux  dépens  de  la 
fubliltancc  d'un  honnête  honune  ?     Ma   foi  ,  Mclfieurs  ,  Û 


L    I    V    R    E      I  I  I.  i2s 

j'avois  quelque  autre  talent  pour  vivre ,  je  ne  me  glorifierois 
gucres  de  celui  -  ci.  Vous  deviez  croire  qu'un  homme  qui 
a  paire  {j.  vie  à  s'exercer  à  cette  chccive  induftrie  ,  en  fait 
là-dedus  plus  que  vous  qui  ne  vous  en  occupez  que  quel- 
ques momens.  Si  je  ne  vous  ai  pas  d'abord  montré  me? 
coups  de  maître ,  c'efl:  qu'il  ne  faut  pas  fc  prefTer  d'étaler 
étourdiment  ce  qu'on  fait  ;  j'ai  toujours  foin  de  conferver 
mes  meilleurs  tours  pour  l'occafion  ,  &c  après  celui  -  ci 
j'en  ai  d'autres  encore  pour  arrêter  de  jeunes  indifcrets.  Au 
refle ,  Meffieurs  ,  je  viens  de  bon  cœur  vous  apprendre 
ce  fecret  qui  vous  a  tant  embarraiïes ,  vous  priant  de  n'en 
pas  abufer  pour  me  nuire  ,  ôc  d'être  plus  retenus  une  autre 
fois. 

Alors  il  nous  montre  fa  machine  ,  &:  nous  voj'-ons  avec 
la  dernière  furprife  qu'elle  ne  conlîfte  qu'en  im  aimant  fort 
&  bien  armé  ,  qu'im  enfant  cache  fous  la  table  faifoit  mou- 
voir  fans  qu'on  s'en  apperçiit. 

L'homme  replie  fa  machine  ,  &  après  lui  avoir  fait  nos 
remercîmens  &  nos  excufes ,  nous  voulons  lui  faire  un  pré- 
fent  ;  il  le  refufe.  "  Non,  MelTicurs,, je  n'ai  pas  aiïez  à  me 
?>  louer  de  vous  pour  accepter  vos  dons  ;  je  vous  lailfe  obli- 
j>  gés  à  moi  malgré  vous  ;  c'e/t  ma  feule  vengeance,  Appre- 
»  nez  qu'il  y  a  de  la  géncrofité  dans  tous  les  états  ;  je 
j>  fais  payer  mes   tours  &  non  mes  leçons  i>. 

En  fortajit ,  il  m'adrefle  h  moi  nommément  &  tout  haut 
une  réprimande.  Texcufe  volontiers ,  me  dit-il ,  cet  enfant  ; 
il  n'a  péché  que  par  ignorance.  Mais  vous  ,  Monficur  ,  qui 
deviez  connaître  fa  faute ,  pourquoi  la  lui  avoir  lallFé  faire  ? 


lU  EMILE. 

Puirque  vous  vivez  enfemble  ,  comme  le  plus  âgé  vous  lui 
devez  vos  foins  ,  vos  confeils  :  votre  expérience  cit  l'autorité 
qui  doit  le  conduire.  En  fe  reprochant ,  étant  grand  ,  les 
tores  de  fa  jeuneffe  ,  il  vous  reprochera  fans  doute  ceux  dont 
vous  ne  l'aurez  pas  averti  (  *  ). 

Il  part  &  nous  lailPe  tous  deux  très-conflis.  Je  me  blâme 
de  ma  molle  facilité  ,  je  promets  à  Tenfant  de  la  facrifier 
une  autre  fois  à  fon  intérêt,  &  de  l'avertir  de  fes  fautes 
avant  qu'il  en  faffe  ;  car  le  tems  approche  où  nos  rapports 
vont  changer,  ôc  où  la  févérité  du  maître  doit  fuccéder  à 
la  complaifance  du  camarade  :  ce  changement  doit  s'am.ener 
par  degrés  ;  il  faut  tout  prévoir  ,  «Se  tout  prévoir  de  fort  loin. 

Le  lendemain  nous  retournons  à  la  foire  pour  revoir  le 
tour  dont  nous  avons  appris  le  fecret.  Nous  abordons  avec 
un  profond  refpecl  notre  Batclcur-Socrate  ;  à  peine  ofons- 
nous  lever  les  yeux  fur  lui  :  il  nous  comble  d'honnêtetés  , 
&  nous  place  avec  une  diftinclion  qui  nous  humilie  encore. 
Il  fait  fes  tours  comme  à  l'ordinaire  ;  mais  il  s'amufe  & 
fc  complait  long-tems  h  celui  du  canard ,  en  nous  regardant 
fouvent  d'un  air  aflfez  fier.  Nous  favons  tout  &  nous  ne 
foufflons  pas.  Si  mon  Elevé  ofoit  feulement  ouvrir  la  bou- 
che   ce   feroic  un  enfant  à  écrafer. 

(  •  )    Ai-jc    dû    rurpofer   quelque  ment  ce  langage    à  un  bateleur.    Je 

ledcur  aire/,    ftupide,    pour    ne    pas  eroyois  avoir  fait  preuve  ,  au  moini , 

fcntir   dans  cette  réprimande  un  dif-  du    talent    aîTez    médiocre    de     faire 

cours    dicte  mot-à-mot    par  le   Gou-  parler    les  gens  dans   rcfprit  de  leur 

verneur  pour  aller    à  fes   vues   '  A-  état.    Voyez   encore    la    fin   de  l'ali- 

t-on  dû    me    fuppofcr    afTe?.    ftupidc  nca  fuivant.  N'ctoit-cc  pas    tout  dire 

oioi .  mcmc    pour  donnv    naturelle-  pour  tout   autre  que  M.  de  Formef 


LIVREIIL  vZy 

Tout  le  détail  de  cet  exemple  importe  plus  qu'il  ne  fem- 
ble.  Que  de  leçons  dans  une  feule  !  Que  de  fuites  morti- 
fiantes attire  le  premier  mouvement  de  vanité  !  Jeune  maître , 
épiez  ce  premier  mouvement  avec  foin.  Si  vous  favez  en 
faire  forcir  ainfi  l'humiliation  ,  les  difgraces  ,  (  *  )  foyez  fiôr 
qu'il  n'en  reviendra  de  long-tems  un  fécond.  Que  d'ap- 
prêts ,  direz-vous  !  j'en  conviens  ;  &  le  tout  pour  nous  faire 
une  bouflble  qui  nous  tienne  lieu  de  méridienne. 

Ayant  appris  que  l'aimant  agit  à  travers  les  autres  corps , 
nous  n'avons  rien  de  plus  prefTé  que  de  foire  une  machine 
femblable  à  celle  que  nous  avons  vue.  Une  table  évuidée  , 
un  baffin  très-plat  ajufté  fur  cette  table  ,  &  rempli  de  quel- 
ques lignes  d'eau,  un  canard  fait  avec  un  peu  plus  de  foin, 
ôcc.  Souvent  attentifs  autour  du  baflîn  ,  nous  remarquons 
enfin  que  le  canard  en  repos  afFecle  toujours  à  peu  près  la 
même  direélion.  Nous  fuivons  cette  expérience ,  nous  exa- 
minons cette  diredion  ,  nous  trouvons  qu'elle  e(t  du  midi 
au  nord  ;  il  n'en  faut  pas  davantage  ,  notre  bouiïble  eft  trou- 
vée ,  ou  autant  vaut  ;  nous  voilà  dans  la  phyfique. 

Il  y  a  divers  climats  fur  la  terre  ,  &c  diverfes  températures 
à  ces  climats.  Les  faifons  varient  plus  fenfiblcment  à  mefure 
qu'on  approche  du  pôle  ;  tous  les  corps  fe  relferrent  au  froid 
&  fe  dilatent  à  la  chaleur  ;  cet  effet  efè  plus  mefurable  dans 


(*)  Cette  humiliation  ,  ces  difgra-  imprimer  fans  autre  faqon  que  d'en 

ees  ,  font  donc  de   ma  faqon  &   non  ôter  mon  nom  pour  y  mettre  le  lien , 

pas    de    celle    du    bateleur.   Puifque  il  devoit  du  moins  prendre  la  peine , 

M.  Foimey   vouloit  de  mon    vivant  je  ne  dis  pas  de  le  compofcr ,  mais 

l'emparer  de  mon  livre  ,  &  le  taiic  de  le  lire. 


i88  EMILE. 

les  liqueurs  ,  Se  plus  fcnlible  dans  les  liqueurs  fpiri- 
tueufes  :  de  -  là  le  thermomètre.  Le  veut  frappe  le  vifage  ; 
l'air  eft  donc  un  corps  ,  un  fluide  ,  on  le  fent  quoi- 
qu'on n'ait  aucun  moyen  de  le  voir.  Renverfez  un  verre 
dans  l'eau  ,  l'eau  ne  le  remplira  pas ,  à  moins  que  vous  ne 
laiffiez  à  l'air  une  iffae  ;  l'air  eft  donc  capable  de  rcfin:ance  : 
enfoncez  le  verre  davantage  ,  l'eau  gagnera  dans  l'cfpace 
d'air ,  fans  pouvoir  remplir  tout-h-fait  cet  cfpace  ;  l'air  eft 
donc  capable  de  comprefTion  jufqu'à  certain  point.  Un  ballon 
rempli  d'air  comprimé  ,  bondit  mieux  que  rempli  de  toute 
autre  matière  ;  l'air  eft  donc  un  corps  élaf tique.  Etant  étendu 
dans  le  bain  ,  foulevez  horizontalement  le  bras  hors  de  l'eau 
N'ous  le  fentirez  chargé  d'un  poids  terrible  ;  l'air  eft  donc 
un  corps  pefant.  En  mettant  l'air  en  équilibre  avec  d'autres 
fluides  ,  on  peut  mefurer  fon  poids  :  de-là  le  baromètre  , 
le  fyphon  ,  la  canne  à  vent ,  la  machine  pneumatique.  Toutes 
les  loLx  de  la  ftatique  6c  de  l'hydroftatique  fe  trouvent  par 
des  expériences  tout  aullî  grofTieres.  Je  ne  veux  pas  qu'on 
entre  pour  rien  de  tout  cela  dans  un  cabinet  de  phyfîque 
expérimentale.  Tout  cet  appareil  d'inftrumens  &  de  machines 
me  déplait.  L'air  fcientilîque  tue  la  fcience.  Ou  toutes  ces 
machines  effrayent  un  enfant  ,  ou  leurs  figures  partagenc 
&  dérobent  l'attention  qu'il  devroit  h  leurs  effets. 

Je  veux  que  nous  fafTions  nous-mêmes  toutes  nos  machi- 
nes ,  &  je  ne  veux  pas  commencer  p;u-  faire  rinftrumcnc 
avant  Texpérience  ;  mais  je  veux  qu'après  avoir  entrevu  l'ex- 
périence ,  comme  par  hazard  ,  nous  inventions  peu  -  h  - 
peu  l'initrumcnt  qui   doit  h  vériticr,  Taimc  mieux  que  nos 

inlliumexxs 


L    I    V    R    E     I  I  I.  2S, 

inftrumens  ne  foient  point  fi  parfaits  &  fi  jufles  ;  &c  que 
nous  ayons  des  idées  plus  nettes  de  ce  qu'ils  doivent  être , 
&  des  opérations  qui  doivent  en  réfulter.  Pour  ma  pre- 
mière leçon  de  {tatique  ,  au  lieu  d'aller  chercher  des  balan- 
ces ,  je  mets  un  bâton  en  travers  fur  le  dos  d'une  cîiaife  , 
je  mefurc  la  longueur  des  deux  parties  du  bâton  en  équilibre  , 
j'ajoute  de  part  &c  d'autre ,  des  poids  tantôt  égaux ,  tantôt 
inégaux  ;  &;  le  tirant  ou  le  poulTant  autant  qu'il  eft  nécef- 
faire  ,  je  trouve  enfin  que  l'équilibre  réfulte  d'une  propor- 
tion réciproque  entre  la  quantité  des  poids  &  la  longueur 
àes  leviers.  Voilà  déjà  mon  petit  phyucien  capabfe  de 
reiîlifier  des  balances  avant  que  d'en  avoir  vu. 

Sans  contredit ,  on  prend  des  notions  bien  plus  claires  & 
bien  plus  fûres  des  chofes  qu'on  apprend  ainfi  de  foi-méme  » 
que  de  celles  qu'on  tient  des  enfeignemens  d'autrui  ;  & 
outre  qu'on  n'accoutume  point  fa  raifon  à  fe  foumettre  fer- 
vilement  à  l'autorité  ,  l'on  fe  rend  plus  ingénieux  à  trouver 
des  rapports  ,  à  lier  des  idées  ,  à  inventer  des  inftrumens , 
que  quand  ,  adoptant  tout  cela  tel  qu'on  nous  le  donne  , 
nous  laifTons  affailfer  notre  efprit  dans  la  nonchalance , 
comme  le  corps  d'un  homme  ,  qui  ,  toujours  habillé  , 
chauffé ,  fervi  par  fes  gens  ,  èc  traîné  par  fes  chcvaax ,  perd 
à  la  fin  la  force  &c  l'ufage  de  fes  membres.  Boileau  fe  van- 
toit  d'avoir  appris  à  Racine  à  rimer  difficilement  :  parmi 
tant  d'admirables  méthodes  pour  abréger  l'étude  des  fcien- 
ces  ,  nous  aurions  grand  bcfoin  que  quelqu'un  nous  en 
donnât  une  pour  les  apprendre  avec  ctTort. 

L'avantage  le  plus  fenliblc  de  ces  lentes  t?c  laborieufe* 
Emile.    Tome  I.  O  o 


tyo  EMILE. 

recherches ,  eit  de  maintenir  ,  au  milieu  des  études  fpécu- 
Jatives  ,  le  corps  dans  fou  aAivité  ,  les  membres  dans  leur 
fouplefle  ,  &;  de  former  fans  cefle  les  mains  au  travail  6c  aux 
ufages  utiles  à  l'homme.  Tant  d'indrumens  inventes  pour 
nous  guider  dans  nos  expériences  &c  fuppléer  à  la  juilelTc 
des  fens  ,  en  font  négliger  Texercice.  Le  graphometre  dif- 
penfe  d'eftimer  la  grandeur  des  angles  ;  l'œil  qui  raefaroic 
avec  précifion  les  dii tances ,  s'en  fie  à  la  chaîne  qui  les 
mefare  pour  lui  ;  la  romaine  m'exempte  de  juger  à  la  main 
le  poids  que  je  connois  par  elle.  Plus  nos  outils  font  in- 
génieux ,  plus  nos  organes  deviennent  grofliers  &  mal-adroits  : 
à  force  de  ralTembler  des  machines  autour  de  nous ,  nous  n'eu 
trouvons  plus  en  nous-mêmes. 

Mais  quand  nous  mettons  à  fabriquer  ces  machines  l'adrefTe 
qui  nous  en  tenoit  heu ,  quand  nous  employons  à  les  faire  la 
fagacité  qu'il  faloit  pour  nous  en  pafler ,  nous  gagnons  fans 
rien  perdre  ,  nous  ajoutons  l'art  h  la  Nature ,  &  nous  de- 
venons plus  ingénieux  fans  devenir  moins  adroits.  Au  lieu 
de  coller  im  enfant  fur  des  livres ,  fi  je  l'occupe  dans  un  at- 
telier ,  fes  mains  travaillent  au  profit  de  fon  efprir ,  il  de- 
vient philofophe  &  croit  n'être  qu'un  ouvrier.  Enfin  cet  exer- 
cice a  d'autres  uf.igcs  dont  je  parlerai  ci-aprcs,  6:  l'on 
verra  comment  des  jeux  de  la  philofophie  on  pviit  s'c lever 
aux   véritables  fonctions  de  l'homme. 

J'ai  dcj.\  die  que  les  connoillanccs  purement  fpcculativcs 
ne  convenoicnt  guercs  aux  enfans  ,  même  approchans  de 
l'adolcfcencc  ;  m  lis  fins  les  faire  entrer  bien  avant  dans  I.i 
phyfiquc  fyUématiquc  ,  fai:es  pourt.mt  que  toutes  Iciu-s  ex- 


LIVRE      III. 


191 


périeiices  fe  lient  l'une  i\  l'autre  par  quelque  forte  de  déduc- 
tion ;  afin  qu'à  l'aide  de  cette  chaîne  ils  puiflent  les  placer 
par  ordre  dans  leur  efprit,  &  fc  les  rappeller  au  bcfoin  ;  car 
il  eft  bien  difficile  que  des  faits  ,  &  même  des  raifonne- 
mens  ifolés  ,  tiennent  long-tems  dans  la  mémoire  ,  quand  on 
manque  de  prife  pour  les  y  ramener. 

Dans  la  recherche  des  loix  de  la  Nature ,  commencez 
toujours  par  les  phénomènes  les  plus  communs  &  les  plus 
fenfibles  ;  &  accoutumez  votre  Elevé  à  ne  pas  prendre  ces 
phénomènes  pour  des  raifons  ,  mais  pour  des  faits.  Je  prends 
une  pierre  ,  je  feins  de  la  pofer  en  l'air  ;  j'ouvre  la  main , 
la  pierre  tombe.  Je  regarde  Emile  attentif  à  ce  que  je  fais , 
&  je  lui  dis  :  pourquoi  cette  pierre  eft  -  elle  tombée  ? 

Quel  enfant  réitéra  court  h  cette  queftion  ?  Aucun ,  pas 
même  Emile  ,  fi  je  n'ai  pris  grand  foin  de  le  préparer  ;\ 
n'y  favoir  pas  répondre.  Tous  diront  que  la  pierre  tombe 
parce  qu'elle  e(t  pefante  ;  ôc  qu'eft-ce  qui  eft  pefant  ?  c'cft 
ce  qui  tombe.  La  pierre  tombe  donc  parce  qu'elle  tombe  ? 
Ici  mon  petit  philofophe  eft  arrêté  tout  de  bon.  Voilà  fa 
première  leçon  de  phyfique  fyftématique  ,  &  ,  foit  qu'elle 
lui  profite  ou  non  dans  ce  genre ,  ce  fera  toujours  une  leçon 
de  bon  fens. 

A  mefure  que  l'enfant  avance  en  intelligence ,  d'autres 
confidérations  importantes  nous  obligent  à  plus  de  choix 
dans  fes  occupations.  Sitôt  qu'il  par\-icnt  à  fe  connoître 
afTez  lui-même  pour  concevoir  en  quoi  confifte  fon  bicn- 
ctre  ,  fitôt  qu'il  peut  faifir  des  rapports  alTez  étendus  pour 
juger  de  ce  qui  lui  convient  &c  de  ce  qui   ne   lui    convient 

Oo  i 


491  EMILE. 

pas ,  dcs-Iors  il  elt  en  état  de  fentir  toute  la  différence  du 
travail  à  l'amufement ,  &  de  ne  regarder  celui  -  ci  que 
comme  le  dclalFement  de  l'autre.  Alors  des  objets  d'uti- 
lité réelle  peuvent  entrer  dans  fes  études  ,  &  l'engager  à 
y  donner  une  application  plus  confiante  qu'il  n'en  don- 
noic  à  de  fimples  amufemcns.  La  loi  de  la  néceffité  tou- 
jours renaiffante  ,  apprend  de  bonne  heure  à  l'homme  à 
fiiire  ce  qui  ne  lui  plait  pas ,  pour  prévenir  un  mal  qui 
lui  déplairoit  davantage.  Tel  eft  l'ufage  de  la  prévoyance; 
&  de  cette  prévoyance  bien  ou  mal  réglée ,  naît  toute  la  fagef- 
fe  ou  toute  la  mifere  humaine. 

Tout  homme  veut  être  heureux  ;  mais  pour  pan'enir  J 
l'être  ,  il  faudroit  commencer  par  favoir  ce  que  c'eit  que 
bonheur.  Le  bonheur  de  l'homme  naturel  eft  aulTî  fimple  que 
fa  vie  ;  il  confifte  à  ne  pas  fouffrir  :  la  fanté ,  la  liberté  ,  le  néccf- 
faire  le  conftituent.  Le  bonheur  de  l'homme  moral  eft  autre 
chofe  ;  mais  ce  n'eft  pas  de  celui-li  qu'il  eft  ici  queftion. 
Je  ne  faurois  trop  répéter  qu'il  n'y  a  que  des  objets  purement 
pliyfiqucs  qui  puilîent  intérelfcr  les  enfans  ,  fur-tout  ceux 
dont  on  n'a  pas  éveillé  la  vanité ,  &  qu'on  n'a  point  corrompus 
d'avance  par  le  poifon  de  l'opinion. 

Lorfqu'avant  de  fentir  leurs  befoins  ils  les  prcvoycnt ,  leur 
intelligence  eft  déji  fort  avancée ,  ils  commencent  à  con- 
noîtrc  le  prix  du  tcms.  Il  importe  alors  de  les  accoutumer  i 
en  diriger  l'emploi  fur  des  objets  utiles  ,  mais  d'une  utilité 
fcnfible  à  leur  .^gc  &  h  la  portée  de  leurs  lumières.  Tout  ce 
qui  tient  ;\  l'ordre  moral  &  k  l'ufage  de  la  fociété  ne  doit 
point  licôt  leur  être  préfcnté  ,  parce  qu'ils    ne   font   pas    en 


L    I    V    R    E      I  I  L  ^j^3 

état  de  l'entendre.  C'eft  une  ineptie  d'exiger  d'eux  qu'ils 
s'appliquent  à  des  chofcs  qu'on  leur  dit  vaguement,  être 
pour  leur  bien  ,  fans  qu'ils  fathent  quel  efl  ce  bien ,  ôc  dont 
on  les  allure  qu'ils  tireront  du  profit  étant  grands  ,  fans 
qu'ils  prennent  maintenant  aucun  intérêt  à  ce  prétendu  pro- 
fit ,  qu'ils   ne  fauroicnt  comprendre. 

Que  l'enfant  ne  falTe  rien  fur  parole  ;  rien  n'eft  bien 
pour  lui ,  que  ce  qu'il  fent  être  tel.  En  le  jettant  toujours 
en  avant  de  {es  lumières ,  vous  croyez  ufcr  de  prévoyance 
&  vous  en  manquez.  Pour  l'armer  de  quelques  vains 
inlèramens  dont  il  ne  fera  peut-être  jamais  d'ufage  ,  vous 
lui  ôtez  l'inftrument  le  plus  univerfel  de  Thomme  ,  qui  eft 
le  bon  fens  ;  vous  l'accoutumez  à  fe  lailîer  toujours  con- 
duire ,  à  n'être  jamais  qu'une  machine  entre  les  mains  d'au- 
trui.  Vous  voulez  qu'il  foit  docile  étant  petit  ;  c'eft  vou- 
loir qu'il  foit  crédule  ôc  dupe  étant  grand.  Vous  lui  dites 
fans  cefle  ;  tout  ce  que  je  vous  demande  ejî  pour  votre  avan- 
tage ;  mais  vous  iCêtes  pas  en  état  de  le  connoître.  Que  m'im- 
porte à  moi ,  que  vous  fajfie\  ou  non  ce  que  p exige  ?  Ccfl  pour 
vous  feul  que  vous  travaille\.  Avec  tous  ces  beaux  difcours 
que  vous  lui  tenez  maintenant  pour  le  rendre  fage  ,  vous 
prépai-ez  le  fuccès  de  ceux  que  lui  tiendra  quelque  jour  un 
vifionnaire  ,  un  foufîleur,  un  charlatan  ,  un  fourbe  ou  un 
fou  de  toute  efpece  ,  pour  le  prendre  à  fon  piège  ,  ou  pour 
lui  faii-e  adopter  fa  folie. 

Il  importe  qu'un  homme  fâche  bien  des  chofes  dont  un 
enfant  ne  fauroit  comprendre  l'utilité  ;  mais  faut-il ,  &:  fe 
peut-il  qu'un    enfant    apprenne   tout  ce   qu'il   importe  -\   un 


Î94  EMILE. 

homme  de  favoir  ?  Tâchez  d'apprendre  à  l'enfant  tout  ce 
qui  c/è  utile  h  fon  âge  ,  6c  vous  verrez  que  tout  Ton  tems 
fera  plus  que  rempli.  Pourquoi  voulez-vous ,  au  préjudice 
des  études  qui  lui  conviemient  aujourd'hui  ,  l'appliquer  à 
celles  d'un  âge  auquel  il  elt  fi  peu  fur  qu'il  par\'ienije  ? 
Mais,  direz-vous,  fera-t-il  tems  d'apprendre  ce  qu'on  doit 
favoir  quand  le  moment  fera  venu  d'en  faire_ufage  ?  Je  l'i- 
gnore ;  mais  ce  que  je  fois ,  c'efè  qu'il  elt  impoïïible  de 
l'apprendre  plutôt  ;  car  nos  vrais  maîtres  font  l'expérience 
&  le  fentiment ,  &c  jamais  l'homme  ne  fent  bien  ce  qui 
convient  à  l'homme  que  dans  les  nipports  où  il  s'eit  trouvé. 
Un  enfant  fut  qu'il  c(t  fait  pour  devenir  homme  ;  routes 
les  idées  qu'il  peut  avoir  de  l'état  d'homme ,  font  des  occa- 
fions  d'inftruflion  pour  lui  ;  mais  fur  les  idées  de  cet  état 
qui  ne  font  pas  â  fa  portée  ,  il  doit  refèer  dans  une  igno- 
rance abfolue.  Tout  mon  hvre  n'efi:  qu'une  preuve  continuelle 
de  ce  principe   d'éducation. 

Sitôt  que  nous  fommcs  par^emis  à  donner  à  notre  Elève 
une  idée  du  mot  utile  ^  nous  avons  une  gramle  prife  de  plus 
pour  le  gouverner  ;  car  ce  mot  le  frappe  beaucoup  ,  attendu 
qu'il  n'a  pour  lui  qu'un  fens  relatif  à  fon  âge  ,  &  qu'il  en 
voit  clairement  le  rapport  â  fon  bien-érre  actuel.  Vos  enfans 
ne  font  point  frappes  de  ce  mot  ,  parce  que  vous  n'avez 
pas  eu  fijin  de  leur  en  donner  une  idée  qui  foit  à  leyr  per- 
lée ,  &:  que  d'autres  fe  chargeant  toujours  de  potm'oir  â  ce 
qui  leur  eft  utile  ,  ils  n'ont  jamais  bcforn  d'y  foi^Tçer  eux- 
niémcs  &  ne  favcnt  ce  que  c'cft  qu'utilité. 

/f  quoi  cela  tjï-il  bon  ?  Voilà  déformais  le  mot  facré  «  le 


L    I    V    R    E      I  I  I.  295 

mot  déterminant  entre  lui  &c  moi  dans  toutes  les  actions 
de  notre  vie  :  voilà  la  queftion  ,  qui  de  ma  part  fuit  infail- 
liblement toutes  fes  queltions  ,  &  qui  fert  de  frein  à  ces 
multitudes  d'interrogations  fottes  6c  faftidieufes  ,  dont  les 
enfans  fatiguent  fans  relâche  &  fans  fruit  tous  ceux  qui 
les  environnent  ,  plus  pour  exercer  fur  eux  quelque  efpcce 
d'empire  que  poui*  en  tirer  quelque  profit.  Celui  à  qui  , 
pour  fa  plus  importante  leçon  ,  l'on  apprend  à  ne  vouloir 
rien  favoir  que  d'utile ,  interroge  com.me  Socrate  ;  il  ne  fait 
pas  une  queièion  fans  s^^n  rendre  à  lui  -  même  la  raifcn 
qu'il  fait  qu'on  lui  en  va  demander  avant  que  de  la  réfoudre. 

Voyez  quel  puilFant  infèrument  je  vous  mets  entre  les 
mains  pour  agir  fur  votre  Elevé.  Ne  fâchant  les  raifons  de 
rien  ,  le  voilà  prefquc  réduit  au  filence  quand  il  vous  plait  ; 
êc  vous  ,  au  contraire  ,  quel  avantage  vos  connoilfances  & 
votre  expérience  ne  vous  donnent-elles  point  pour  lui  mon- 
trer l'utilité  de  tout  ce  que  vous  lui  propofez  ?  Car  ,  ne  vous 
y  trompez  pas,  lui  faire  cette  queftion,  c'elt  lui  apprendre  à 
vous  la  faire  à  fon  tour,  &  vous  devez  compter  fur  tout 
ce  que  vous  lui  propoferez  dans  la  fuite  ,  qu'à  votre  exem- 
ple il  ne  manquera  p;is  de  dire  ;  à  quoi  cela  eft-il  bon  ? 

C'eit  ici  peut-être  le  piège  le  pKis  difficile  à  éviter  pour 
un  gouverneur.  Si  fur  la  qucflion  de  l'enfant ,  ne  cherchanc 
qu'à  vous  tirer  d'affaire  ,  vous  lui  donnez  une  feule  raifoii 
qu'il  ne  foit  pas  en  état  d'entendre ,  \oyant  que  vous  raifon- 
nez  fur  vos  idées  6c  non  fur  les  fiennes  ,  il  croira  ce  que 
vous  lui  dites  bon  pour  votre  âge  &  non  pour  le  lien  i 
il  ne  fc  fiera  plus  à  vcus,  <5c  tout  eft  perdu  ;  mois  où  cft  k 


ipfi  EMILE. 

maître  qui  veuille  bien  rcfler  court  ,  ôc  convenir  de  fes  torts 
avec  fon  Elevé  ?  Tous  fe  font  une  loi  de  ne  pas  convenir 
même  de  ceux  qu'ils  ont  ,  &c  moi  je  m'en  ferois  une  de 
convenir  même  de  ceux  que  je  n'aurois  pas,  quand  je  ne 
pourrois  mettre  mes  raifons  h  fa  portée  :  ainfi  ma  conduite , 
toujours  nette  dans  fon  efprit ,  ne  lui  fcroit  jamais  fufpecbe  , 
6c  je  me  conferverois  plus  de  crédit  en  me  fuppofant  des 
fautes,  qu'ils  ne  font  en  cachant  les  leurs. 

Premièrement ,  fongez  bien  que  c'eft  rarement  à  vous  de 
lui  propofer  ce  qu'il  doit  apprendre  ;  c'eft  i  lui  de  le  déli- 
rer, de  le  chercher  ,  de  le  trouver  -,  h  vous  de  le  mettre  à 
fa  portée  ,  de  faire  naître  adroitement  ce  dcfir  ,  &  de  lui 
fournir  les  moyens  de  le  fatisfairc.  Il  fuit  de-là  que  vos 
queftions  doivent  être  peu  fréquentes,  mais  bien  choifîes, 
&  que  ,  comme  il  en  aura  beaucoup  plus  Ji  vous  faire 
que  vous  à  lui  ,  vous  ferez  toujours  moins  h  découvert  &c 
plus  fouvent  dans  le  cas  de  lui  dire  ;  en  quoi  ce  que  vous 
me  demande\  efl-il  utiU  à  favoir  ? 

De  plus  ,  comme  il  importe  peu  qu'il  apprenne  ceci  ou 
cela ,  pour\'u  qu'il  conçoive  bien  ce  qu'il  apprend  &  Tufage 
de  ce  qu'il  apprend ,  fitôt  que  vous  n'avez  pas  à  lui  donner 
fur  ce  que  vous  lui  dites  un  éclairciiremcnt  qui  foit  bon 
pour  lui  ,  ne  lui  en  donnez  point  du  tout.  Dites-lui  fans 
fcrupule  :  je  n'ai  pas  de  bonne  réponfe  à  vous  faire  ;  j'avois 
tort ,  lailTons  cela.  Si  votre  inftrui^ion  ctoit  réellement  dé- 
placée ,  il  n'y  a  pas  de  mal  i  l'abandonner  tout-.\-fait  ;  (i 
elle  ne  l'écoit  pas  ,  avec  un  peu  de  foin  vous  trouverez  bien- 
toc  l'occaiion  de  lui  ch  rentlrc  l'utilité  fcnfible. 

Je 


L    I    V    R    E     I  I  I.  ^         Z97 

Je  n'aime  point  les  explications  en  difcours  ;  les  jeunes 
gens  y  font  peu  d'attention  &c  ne  les  retiennent  gueres.  Les 
chofes ,  les  chofes  !  Je  ne  répéterai  jamais  affez  que  nous 
donnons  trop  de  pouvoir  aux  mots  :  avec  notre  éducation 
.babillarde  ,  nous  ne  faifons  que  des  babillards. 

Suppofons  que  ,  tandis  que  j'étudie  avec  mon  Elevé  le 
cours  du  foleil  &  la  manière  de  s'orienter  ,  tout-à-coup  il 
m'interrompe  pour  me  demander  à  quoi  fert  tout  cela.  Quel 
beau  difcours  je  vais  lui  faire  !  De  combien  de  chofes  je 
faifîs  l'occafion  de  l'inftruire  en  répondant  à  fa  queition  , 
fur-tout  fi  nous  avons  des  témoins  de  notre  entretien  (  i  )  ! 
Je  lui  parlerai  de  l'utilité  des  voyages  ,  des  avantages  du 
commerce  ,  des  produdions  particulières  à  chaque  climat  , 
des  mœurs  des  diffcrens  peuples ,  de  l'ufage  du  calendrier  , 
de  la  fupputation  du  retour  des  faifons  pour  l'agriculture  , 
de  l'art  de  la  navigation  ,  de  la  manière  de  fe  conduire  fur 
mer  6c  de  fuivre  exactement  la  route  fans  favoir  où  l'on  eft. 
La  politique ,  l'hiftoire  naturelle  ,  l'aftronomie  ,  la  morale 
même  &c  le  droit  des  gens  ,  entreront  dans  mon  explica- 
tion de  manière  à  donner  à  mon  Elevé  une  grande  idée 
de  toutes  ces  fciences  ,  6c  un  grand  defir  de  les  apprendre. 
Quand  j'aurai  tout  dit ,  j'aurai  fait  l'étalage  d'un  vrai  pédant 
auquel  il  n'aura  pas  compris  une  feule  idée.  Il  auroit  grande 
envie  de  me  demander   comme   auparavant  à  quoi  fert   de 

(  I  )    J'ai    fouvent    remarque    que  grandes  perfonnes  qui  font  prcfentcs. 

4ans    les    doftes  inflrudions     qu'on  Je  fuis  très-fùr  de  ce  que  je  dis  là, 

donne  aux  enfans  ,  on  fonge  moins  car  j'en  ai  fait  l'obfervatlon  fur  inoi- 

à  fe   faire   écouter    d'eux    que    des  même. 

Emile.    Tome  L  P  p 


>9S  EMILE. 

s'orienrer  ;  mais  il  n'ofe  ,  de  peur  que  je  ne  me  fâche.  Il 
trouve  mieux  fon  compte  à  feindre  d'entendre  ce  qu'on  l'a 
force   d'écouter.    Ainii   fe    pratiquent   les  belles  éducations» 

Mais  notre  Emile  plus  ruftiquenient  élevé ,  &  à  qui  nous 
donnons  avec  tant  de  peine  une  conception  dure  ,  n'écou- 
tera rien  de  tout  cela.  Du  premier  mot  qu'il  n'entendra 
pas ,  il  va  s^enfuir ,  il  va  folâtrer  par  la  chambre  &  me 
lailFer  pérorer  tout  feul.  Cherchons  une  folution  plus  grof- 
fiere  ;  mon  appareil  fcientifique  ne  vaut  rien  pour  lui. 

Nous  obfervions  la  pofition  de  la  foret  au  nord  de 
Montmorenci ,  quand  il  m'a  interrompu  par  fon  importune 
que/tion  ,  à  quoi  ftrt  cela  ?  Vous  avez  raifon  ,  lui  dis-je  ,  il 
y  faut  penfer  à  loifir  ,  &:  fi  nous  trouvons  que  ce  travail 
u'clt  bon  à  rien ,  nous  ne  le  reprendrons  plus ,  car  nous  ne 
manquons  pas  d'amufemens  utiles.  On  s'occupe  d'autre 
chofe  ,  &ci\  rC^iï  plus  queftion  de  géographie  du  relte  de 
la  journée. 

Le  lendemain  matin  je  lui  propofe  un  tour  de  promenade 
avant  le  déjeûner  :  il  ne  demande  pas  mieux  ;  pour  courir 
les  cnfans  font  toujours  prêts ,  &:  celui-ci  a  de  bonnes 
jambes.  Nous  montons  dans  la  forêt  ,  nous  parcourons 
les  champeaux  ,  nous  nous  égarons  ,  nous  ne  favons  plus 
où  nous  fommes  ,  &  quand  il  s'agit  de  revenir ,  nous  ne 
pouvons  plus  retrouver  notre  chemin.  Le  tems  fe  pafle  ^ 
la  chaleur  vient  :  nous  avons  fiim  ,  nous  nous  prclTons  ,  nous 
errons  vainement  de  côté  &  d'autre  ,  nous  ne  trouvons  par- 
tout que  des  bois ,  des  carrières  ,  des  plaines ,  nul  renfei- 
gJK'mciit  pour  nous  rcconnoitrc.    Ijien  échauffés ,    bien   rc- 


t    I    V     R    E     I  I  I.  t^y^ 

crus  ,  bien  affames  ,  iious  ne  faifons  avec  nos  ccurfes  que 
nous  égarer  davantage.  Nous  nous  afleyons  enfin  pour 
nous  repofcr,  pour  délibérer.  Emile  ,  que  je  fuppcfe  élevé 
comme  uii  autre  enfant ,  ne  délibère  point ,  il  pleure  ;  il 
ne  fait  pas  que  nous  fommes  \  la  porte  de  Montmorenci , 
&.  qu'un  fimple  taillis  nous  le  cache  ;  mais  ce  taillis  eft 
une  foret  pour  lui ,  un  homme  de  fa  ftature  eft  enterré  dans 
d^s  buifTons. 

Après  quelques  momenS  de  filence  ,  je  lui  dis  d'un  air  in- 
quiet ;  mon  cher  Emile  ,  comment  ferons-nous  poiu-  fortir 
d'ici  ? 

Emile  ,  en  nage ,  &  pleurant  à  chaudes  larmes. 

Je  n'en  fais  rien  :  je  fuis  las  ;  j'ai  faim  ;  j'ai  foif  ;  je  n'en 

puis  plus. 

Jean  -  Jaques. 

Me  croyez-vous  en  meilleur  état  que  vous  ,  &c  penfez-vous 
que  je  me  fiiïe  faute  de  pleurer  fi  je  pouvois  déjeûner  de 
mes  larmes  ?  Il  ne  s'agit  pas  de  pleurer  ,  il  s'agit  de  fe  re- 
connoître.    Voyons   votre  montre  ;  quelle  heure  elt-il  ? 

Emile, 

Il  eft  midi ,  ôc  je  fuis  à  jeun. 

Jean  -  Jaques. 

Cela  eft  vrai  ;  il  eft    midi ,  &  je  fuis  à  jeun. 

Emile, 

Oh  !  que  vous  devez  avoir  faim  ! 

Pp  ï 


.,o^  EMILE. 

Jean  -  Jaques, 

Le  malheur  efl:  que  mon  dîné  ne  viendra  pas  me  cher- 
cher ici.  Il  eft  midi  ?  c'eit  juftement  l'heure  où  nous  ob- 
fervions  hier  ,  de  Moncmorcnci  ,  la  pofition  de  la  forêt  ; 
fi    nous  pouvions  de   même  obfcrver  de  la  forêt  la  pofition 

de  Montmorenci  ?  . . . 

Emile. 

Oui  ;  mais  hier  nous  voyions  la  forêt  ôc  d'ici  nous  ne 
voyons  pas  la  ville. 

Jean  -  Jaques. 

Voilà  le  mal Si  nous  pouvions  nous  pafTer  de  la  voir 

pour  trouver  fa  pofition  .... 

Emile. 
O  mon  bon  ami  ! 

Jean  -  Jaques. 

Ne  difions-nous  pas  que  la  forêt  ctoit... 

Emile. 

Au  nord  de  Montmorenci. 

Jean-Jaques. 

Par  confcquent  Montmorenci  doit  être... 

Emile. 
Au  fud  de  la   forêt. 

Jean  -  Jaques. 

Nous  avons  un  moyen  de  trouver  le  nord  à  midi. 


hun  H6\ 


onroiiR  vite:  li'.iiiroiioTriic  cU  borino  a  qiicUiur  chose 


r  •  r''~'r  r  if-'^ 


L    I    V    R    E     I  I  I.  301 

Emile, 
Oui ,  par  la  direction  de  l'ombre. 

Jean-Jaques. 

Mais  le  fud? 

Emile. 
Comment  faire  ? 

Jean-Jaques. 

Le  fud  elt  l'oppofé  du  nord. 

Emile. 

Cela  efl  vrai  ;  il  n'y  a  qu'à  chercher  l'oppofé  de  l'ombre. 
Oh  !  voilà  le  fud  ,  voilà  le  fud  !  furement  Montniorenci  elt 
de  ce  côté  ;  cherchons  de  ce  côté. 

Jean-Jaques. 

Vous  pouvez  avoir  raifon  ;  prenons  ce  fentier  à  travers 
le  bois. 

Emile  frappant  des  mains ,  &  poujfant  un   cri  de  joie. 

.  Ah  !  je  vois  Montmorenci  !  le  voilà  tout  devant  nous  , 
tout  à  découvert.  Allons  déjeuner ,  allons  dîner  ;  courons 
YÎte,;  l'aftronomie  eft  bonne  à  quelque  chofe. 

Prenez  garde  que  s'il  ne  dit  pas  cette  dernière  phrafe  ,  il 
la  penfera  ;  peu  importe ,  pourvu  que  ce  ne  foit  pas  moi 
qui  la  dife.  Or  foyez  fur  qu'il  n'oubliera  de  fa  vie  la  leçon 
de  cette  journée ,  au  lieu  que  fi  je  n'avois  fait  que  lui  fup- 
pofcr  tout  cela  dans  fa  ch;imbrc ,  mon  difcours  eue  été  oublié 


3ÔÎ  EMILE. 

dès  le  lendemain.  II  faut  parler  tant  qu'on  peur  par  les  ac- 
tions ,  &  ne  dire  que  ce  qu'on  ne  fauroic  faire. 

Le  Lecteur  ne  s'attend  pas  que  je  le  méprife  aflTez  ,  pour 
lui  donner  un  exemple  fur  chaque  efpece  d'étude  :  mais  de 
quoi  qu'il  foit  quellion ,  je  ne  puis  trop  exhorter  le  gou- 
verneur à  bien  mefurer  fa  preuve  fur  la  capacité  de  l'Elevé  ; 
car  encore  une  fois ,  le  mal  n'eft  pas  dans  ce  qu'il  n'en^ 
tend  point,  mais  dans  ce  qu'il  croit    entendre. 

Je  me  fouviens  que  voulant  donner  à  un  enfant  du  goiic 
pour  la  chymie  ,  après  lui  avoir  montré  plufieurs  précipita- 
tions métalliques  ,  je  lui  expliquois  comment  fe  faifoit  l'en- 
cre. Je  lui  difois  que  ù  noirceur  ne  venoit  que  d'un  fer 
très-divifé  ,  détaché  du  vitriol ,  &  précipité  par  une  liqueur 
alcaline.  Au  milieu  de  ma  dofte  explication ,  le  petit  traître 
m'arrêta  tout  court  avec  ma  queltion  que  je  lui  avois  ap- 
prife  :  me  voili   fort  embarralTé. 

Après  avoir  un  peu  rêvé  ,  je  pris  mon  parti.  J'envoyai 
chercher  du  vin  dans  la  cave  du  maître  de  la  maifon  ,  & 
d'autre  vin  à  huit  fols  chez  un  marchand  de  vin.  Je  pris 
dans  un  petit  Hacon  de  la  diirolution  d'alcali  fixe  :  puis 
ayant  devant  moi  dans  deux  verres  de  ces  deux  différens 
vins  (  1  )  ,  je  lui  parlai  ainfi. 

On  faliifie  plufieurs  denrées  pour  les  fiire  paroîtrc  meil- 
leures qu'elles  ne  font.  Ces  falfîfications  trompent  l'œil  6c 
le  goî^t  ;    mais  elles    font  nuifibles  ,    <Sc    rendent    la   chofc 

'  (t)  A  chaque  explication  qu'on  appareil  qui  h  prcccde  fcrt  beau» 
veut  donner    à     l'enfant ,    un    petit       coup   à  le  rciidre  auenii£ 


L    I    V    R   ï:     III.  303 

falfîfiée  pire ,  avec  fa  belle  appai-ence ,  qu'tlle  n'ctcit  au- 
paravant. 

On  falQfie  fur-tout  les  boiiïbns  ôc  fur-tout  les  vins  ,  parce 
que  la  tromperie  clt  plus  difficile  à  connoître ,  &  donne  plus 
de  profit  au  trompeur. 

La  falfîfication  des  vins  verds  ou  aigres  fe  fait  avec  de 
la  litharge  :  la  litharge  cft  une  préparation  de  plomb.  Le 
plomb  uni  aux  acides  fait  un  fel  fort  doux  qui  corrige  au 
goût  la  verdeur  du  vin  ,  mais  qui  elt  un  poifon  pour  ceux 
qui  le  boivent.  Il  importe  donc ,  avant  de  boire  du  vin 
fufpcwl: ,  de  favoir  s'il  eft  lithargirc  ou  s'il  ne  l'elè  pas.  Or 
voici  comment  je  raifonne  pour  découvrir  cehu 

La  liqueur  du  vin  ne  contient  pas  feulement  de  l'cfprit 
inflammable  ,  comme  vous  l'avez  vu  par  l'eau-de-vie  qu'on 
en  tire  ;  elle  contient  encore  de  l'acide  ,  comme  vous  pou- 
vez le  connoître  par  le  vinaigre  6c  le  tartre  qu'on  en  tire 
aufTi. 

L'acide  a  du  rapport  aux  flibftanccs  métalliques  &  s'unir 
avec  elles  par  difTolution  pour  former  un  fcl  compofc , 
tel  par  exemple  que  la  rouille  qui  n'eft  qu'un  fer  dilFouc 
par  l'acide  contenu  dans  l'air  ou  dans  l'eau ,  ôc  tel  aufîi  que 
le  verd-de-gris  qui  n'elt  qu'un  cuivre  dilTout  par  le  vinaigre. 

Mais  c€  même  acide  a  plas  de  rapport  encore  aux  fubf- 
tances  alcalines  qu'aux  fubibnces  métalliques  ,  en  forte  que 
pai-  l'intervention  des  premières ,  dans  les  tels  compofés  dont 
je  viens  de  vous  parler  ,  l'acide  eft  forcé  de  lâcher  le  mé- 
tal auquel  il  cil:  uni ,  pour  s'attacher  i\  l'alcali. 

Alors  la    fubflance  métallique    dégagée  de  Tacidc   qui  h 


304  E    M    I    L    E. 

tenoit    difTourc  ,    fe   précipite   &    rend    la    liqueur    oprquc. 

Si  donc  un  de  ces  deux  vins  eît  lichargiré  ,  fon  acide 
rient  la  litharge  en  diflblution.  Que  j'y  verfe  de  la  liqueur 
alcaline  ,  elle  forcera  l'acide  de  quitter  prife  pour  s'unir  à 
elle  ;  le  plomb  n'étant  plus  tenu  en  diflblution  reparoîtra  , 
troublera  la  liqueur  ôc  fe  précipitera  enfin  dans  le  fond  du 
verre. 

S'il  n'y  a  point  de  plomb  (  3  )  ni  d'aucun  métal  dans  le 
vin  ,  l'alcali  s'unira  paifiblcment  (  4  )  avec  l'acide  ,  le  tout 
rcitcra  dilfout  ,  6c  il  ne   fe  fera  aucune  précipitation. 

Enfuite  je  verfai  de  ma  liqueur  alcaline  fucceflivement 
dans  les  deux  verres  ;  celui  du  vin  de  la  maifon  refta  clair 
6c  diaphane ,  l'autre  en  un  moment  fut  trouble  ,  &  au 
bout  d'une  heui'e  on  vit  cloii-ement  le  plomb  précipité  dans 
le  fond  du  verre. 

Voilà,  repris-je,  le  vin  naturel  ic  pur  dont  on  peut  boire  , 
6c  voici  le  vin  falfitié  qui  empoifonne.  Cela  fe  découvre 
par  les  mêmes  connoiiFanccs  dont  vous  me  demandiez 
l'utilité.  Celui  qui  fait  bien  comment  fe  fait  l'encre  ,  fait 
connokre  aufli   les  vins  frelatés. 

(  \  )     Les    vins    qu'on     venil    en  ge    qu'un     abus    fi    manifcfte    &    ft 

détail    chez    les   Marchands   de    vin  dangereux  Toit  fouffcrt  par   la  police. 

de   Pans  ,  quoiqu'ils   ne   foicnt    pas  Mais    il   cft    vrai  que   les  gens    aifëa 

tous  lithargirés,  font  rarement  exempts  ne   buvant   gucrcs     de    ces    vins    là  ^ 

de  plomb  ;  parce  que   les  comptoirs  fo  u  peu   fu;cts   à  en  être  cmpoifon- 

dc  ces  marchands  font  garnis  de   ce  njs. 

mcul  ,  &   que  le  vin   qui  fe  répand  (4)  L'acide  v  gétal  cft  fort  doux, 

dans    la    mcfurc    en    pafTant    &    fé-  S!     c'étuit     un     acide     minerai      & 

journant   fur    ce     plomb    en    difToiit  q  /il  fut    m  ins   étendu  ,  l'union  ne 

toujours  quoique  partie.    U   eft  étian-  fe   feioit  pai    fans    cffervercmce. 

J'ctoi* 


L    I    V    R  ^     I  I  I.  3^5 

J'étois  fort  content  de  mon  exemple  ,  ôc  cependant  je 
m'apperçus  que  l'enfont  n'en  étoit  point  frappe.  J'eus  befoin 
d'un  peu  de  tems  pour  fcntir  que  je  n'avois  fait  qu'une  fottife. 
Car  fans  parler  de  l'impofTibilité  qu'à  douze  ans  un  enfant 
pût  fuivre  mon  explication ,  l'utilité  de  cette  expérience  n'en- 
troit  pas  dans  fon  efprit,  parce  qu'ayant  goûté  des  deux  vins 
&  les  trouvant  bons  tous  deux ,  il  ne  joignoit  aucune  idée 
à  ce  mot  de  falfification  que  je  penfois  lui  avoir  fi  bien 
expliqué  ;  ces  autres  mots  mai  -fain  ,  poifon  ,  n'avoient 
même  aucun  fens  pour  lui,  il  étoit  là-deffus  dans  le  cas 
de  l'hiftorien  du  Médecin  Philippe;  c'eft  le  cas  de  tous  les 
enfans. 

Les  rapports  des  effets  aux  caufes  dont  nous  n'appercevons 
pas  la  liaifon ,  les  biens  &  les  maux  dont  nous  n'avons  au- 
cune idée ,  les  befoins  que  nous  n'avons  jamais  fentis  font 
nuls  pour  nous  ;  il  eft  impoffible  de  nous  intérelTer  par  eux  à 
rien  faire  qui  s'y  rapporte.  On  voit  à  quinze  ans  le  bonheur 
d'un  homme  fage ,  comme  à  trente  la  gloire  du  paradis.  S\ 
l'on  ne  conçoit  bien  l'un  &  l'autre  ,  on  fera  peu  de  chofe  pour 
les  acquérir,  &  quand  même  o«  les  concevroit,  en  fera  peu 
de  chofe  encore  fi  on  ne  les  defire ,  fi  on  ne  les  fent  con- 
venables à  foi.  Il  eft  aifé  de  convaincre  un  enfant  cie  ce 
qu'on  veut  lui  enfeigner  eft  utile  ;  mais  ce  n'eft  rien  de  le 
convaincre  fi  l'on  ne  fiit  le  perfuader.  En  vain  la  tranquille 
raifon  nous  fait  approuver  ou  blâmer ,  il  n'y  a  que  la  paH^on 
qui  nous  faffe  agir ,  &  comment  fe  pafllonner  pour  des  inté- 
rêts qu'on  n'a  point  encore  ? 

Ne  montrez  jamais  rien  à  l'enfant  qu'il  ne  puiffe  voir.  Tan- 
Emik.    Tome  I.  Qq       • 


•306  EMILE. 

dis  que  l'humanité  lui  eft  prefque  étrangère  ,  ne  pouvant  l'é- 
lever à  l'état  d'homme ,  rabailTez  pour  lui  l'homme  à  l'état 
d'enfant.  En  fongeant  à  ce  qui  lui  peut  être  utile  dans 
un  autre  âge ,  ne  lui  parlez  que  de  ce  dont  il  voit  dès  à  pré- 
fent  l'utilité.  Du  refte  jamais  de  comparaifons  avec  d'autres 
enfans  ,  point  de  rivaux ,  point  de  concurrens ,  même  à  la 
courfe ,  aufll-tôt  qu'il  commence  à  raifonner  :  j'aime  cent 
fois  mieux  qu'il  n'apprenne  point  ce  qu'il  n'apprendroit  que 
par  jaloufie  ou  par  vanité.  Seulement  je  marquerai  tous  les 
ans  les  progrès  qu'il  aura  faits ,  je  les  comparerai  h  ceux  qu'il 
fera  Tannée  fuivante  :  je  lui  dirai  ;  vous  êtes  grandi  de  tant 
de  lignes ,  voilà  le  foflc  que  vous  fautiez ,  le  flirdeau  que 
vous  portiez  ;  voici  la  diftance  où  vous  lanciez  un  caillou  , 
la  carrière  que  vous  parcouriez  d'une  haleine  y  &cc.  voyons 
maintenant  ce  que  vous  ferez.  Je  l'excite  ainfi  fans  le  rendre 
jaloux  de  perfonne  ;  il  voudra  fe  furpafler ,  il  le  doit  ;  je  ne 
vois  nul  inconvénient  qu'il  foit  émule  de  lui-même. 

Je  hais  les  livres;  ils  n'apprennent  qu'i\  parler  de  ce  qu'on 
ne  fait  pas.  On  dit  qu'Hermès  grava  fur  des  colonnes  les  élé- 
nicns  des  fciences ,  pour  mettre  fes  découvertes  à  l'abri  d'un 
déluge.  S'il  les  eût  bien  imprimées  dans  la  tête  des  hommes, 
elles  s'y  feroient  confervées  par  tradition.  Des  cerveaux  bien 
préparés  font  les  monumcns  où  fe  gravent  le  plus  furcmcnt  les 
connoifTances  humaines. 

N'y  auroit  -  il  point  moyen  de  rapprocher  tant  de  leçons 
éparfes  dans  tant  de  livres ,  de  les  réunir  fous  un  objet  com- 
mun qui  pût  être  facile  h  voir  ,  intérefîlmt  h  fuivre ,  6c  qui 
put  fcrvir  de  llimulant ,  même  à  cet  âge  ?  Si  Ton  peut  inven- 


L    I    V    R    E      I  I  I.  307 

ter  une  fituation  où  cous  les  befoins  naturels  de  l'homme  fe 
montrent  d'une  manière  fenfiblc  à  Fefprit  d'un  enfant ,  dk  oii 
les  moyens  de  pourvoir  à  ces  mêmes  befoins  fe  développent 
fucceffivement  avec  la  même  facilite  ,  c'eft  par  la  peinture  vive 
&.  naiVe  de  cet  état  qu'il  faut  donner  le  premier  exercice  à  fon 
imagination. 

Philofophe  ardent ,  je  vois  déjà  s'allum.er  la  vôtre.  Ne 
vous  mettez  pas  en  frais  ;  cette  fituation  eft  rrou\ée  ,  elle 
eft  décrite ,  &  fans  vous  faire  tort ,  beaucoup  mieux  que  vous 
ne  la  décririez  vous-même  ;  du  moins  avec  plus  de  vérité  6c 
de  fimplicité.  Puifqu'il  nous  faut  abfolument  des  livres,  il  en 
exifle  un  qui  foiu-nit ,  à  mon  gré  ,  le  plus  heureux  traité  d'é- 
ducation narwelle.  Ce  livre  fera  le  premier  que  lira  mon  Emile: 
feul  il  compofera  durant  long-rems  toute  fa  bibliothèque ,  6c 
il  y  tiendra  toujours  une  place  diftinguée.  Il  fera  le  texte  au- 
quel tous  nos  entretiens  fur  les  fciences  naturelles  ne  fer\'i- 
ronc  que  de  commentaire.  Il  fcr\'ira  d'épreuve  durant  nos 
progrès  à  l'état  de  notre  jugenient ,  6c  tant  que  notre  goût 
ne  fera  pas  gâté  ,  fa  lecture  nous  plaira  toujours.  Quel  eft 
donc  ce  merveilleux  livre  ?  Efi-ce  Aridotc ,  ell:<e  Tline  ,  cil:- 
ce  Buffon  ?  Non  ;  c'eft  Robinfon  Crufoé. 

Robinfon  Crufoé  dans  fon  Ifle ,  feul ,  dépoun-u  de  l'alTIf- 
tance  de  fcs  femblables  6c  des  inltrumcns  de  tous  les  arts  , 
pourvoyant  cependant  h  ù  fubfiltance ,  à  fi  confer\'ation ,  6c 
fe  procurant  même  une  forte  de  bien  -  être  ;  voilà  un  objet 
intcrclfant  pour  tout  âge ,  6c  qu'on  a  mille  moyens  de  rendre 
agréable  aux  enfans.  Voilà  comment  nous  réalifons  riHccé- 
ferte  qui  me  fcrvoit  d'abord  de  coniparaifon.  Cet  état   n\ft 

Qq  z 


3o8  E    M    I    L    E. 

pas,  j'en  conviens,  celui  de  l'homme  focial  ;  vraifemblable- 
mène  il  ne  doit  pas  être  celui  d'Emile  ;  mais  c'eft  fur  ce 
même  état  qu'il  doit  apprécier  tous  les  autres.  Le  plus  fur 
moyen  de  s'élever  au  -  delîus  des  préjugés  ,  &  d'ordonner 
fes  jugemens  fur  les  vrais  rapports  des  chofes  ,  efè  de  fe 
mettre  à  la  place  d'un  homme  ifolé  ,  &c  de  juger  de  tout 
comme  cet  homme  en  doit  juger  lui-même,  eu  égard  à  fa 
propre  utilité. 

Ce  roman ,  débarrafTé  de  tout  fon  fatras ,  commençant  au 
naufrage  de  Robinfon  près  de  fon  lile ,  &  linilfant  h  l'arrivée 
du  vaiiïeau  qui  vient  l'en  tirer  ,  fera  tout  h.  la  fois  l'amufement 
&:  l'inflruction  d'Emile  durant  l'époque  dont  il  efè  ici  quef- 
tion.  Je  veux  que  la  tête  lui  en  tourne  ,  qu'il  s'occupe  fans 
celFe  de  fon  château ,  de  fes  chèvres  ,  de  fes  plantations  ; 
qu'il  apprenne  en  détail ,  non  dans  des  livres ,  mais  fur  les 
chofes,  tout  ce  qu'il  faut  favoir  en  pareil  cas;  qu'il  pcnfe  être 
Robinfjn  lui-même  ;  qu'il  fc  voye  habille  de  peaux ,  portant 
un  grand  bonnet ,  un  grand  fabre  ,  tout  le  grotefque  équipage 
de  la  figure ,  au  parafol  près  dont  il  n'aura  pas  befoin.  Je 
veux  qu'il  s'inquiète  des  mcfures  ii  prendre  ,  fi  ceci  ou  cela 
venoit  h  lui  manquer,  qu'il  examine  la  conduite  de  fon  héros; 
qu'il  cherche  s'il  n'a  rien  omis,  s'il  n'y  avoit  rien  de  mieux 
à  faire  ;  qu'il  marque  attentivement  (es  fautes  ,  Se  qu*îl 
en  profite  pour  n'y  pas  tomber  lui-même  en  pareil  cas  :  car 
ne  doutez  point  qu'il  ne  projcrrc  d'aller  faire  un  établiircment 
fcmblable  ;  c'e/l:  le  vrai  château  en  Efpagne  de  cet  hcur^ix 
âge ,  où  l'on  ne  connoit  d'autre  bonheur  que  le  néccfTairc  6c 
la  liberté. 


LIVRE     I  IL  309 

Quelle  refTource  que  cette  folie  pour  un  homine  habile  ? 
qui  n'a  fçu  la  faire  naître  qu'afin  de  la  mettre  à  profit.  L'en- 
fant preiïe  de  fe  faire  un  magafin  pour  fon  Ifle  ,  fera  plus 
ardent  pour  apprendre  ,  que  le  maître  pour  enfeigner.  Il 
voudra  favoir  tout  ce  qui  eft  utile ,  &  ne  voudra  favoir  que 
cela  ;  vous  n'aurez  plus  befoin  de  le  guider ,  nous  n'aurez 
qu'à  le  retenir.  Au  refte  ,  dépêchons  nous  de  l'ccablir  dans 
cette  ifle,  tandis  qu'il  y  borne  fa  félicite;  car  le  jour  appro- 
che où  ,  s'il  y  veut  vivre  encore  ,  il  n'y  voudra  plus  vivre 
feul  ;  ôc  où  Vendredi ,  qui  maintenant  ne  le  touche  gueres , 
ne  lui  fuffira  pas  long-tems. 

La  pratique  des  arts  naturels  ,  auxquels  peut  fufEre  un 
feul  homme,  mené  à  la  recherche  des  arts  d'induftrie  ,  & 
qui  ont  befoin  du  concours  de  plufîeurs  mains.  Les  premiers 
peuvent  s'exercer  par  des  folitaires ,  par  des  fauvages  ;  mais 
les  autres  ne  peuvent  naître  que  dans  la  fociété ,  &:  la  ren- 
dent néceffaire.  Tant  qu'on  ne  connoit  que  le  befoin  phyfi- 
que ,  chaque  homme  fe  fuffit  à  lui  -  même  ;  l'introduâion  du 
fuperflu  rend  indifpcnfable  le  partage  &  la  diltribution  du 
travail  ;  car  bien  qu'un  homme  travaillant  feul  ne  gagne  que 
la  fubfiftance  d'un  homme  ,  cent  hommes  travaillant  de 
concert ,  gagneront  de  quoi  en  faire  fubfiftcr  i^xwx  cens.  Sitôt 
donc  qu'une  partie  des  hommes  fe  rcpofc ,  il  fuit  que  le  con- 
cours des  bras  de  ceux  qui  travaillent  fupplée  au  travail  de 
ceux  qui  ne  font  rien. 

Votre  plus  grand  foin  doit  être  d'écarter  de  l'cfprit  de 
votre  Elevé  toutes  les  notions  des  relations  fociales  qui  ne 
font  pas  à  ià  portée  ;  mais  quand  renchalnemcnc  des  con- 


5T0  E    M    I    L    E. 

noifTances  vous  force  à  lui  monrrer  la  muruellc  dépendance 
des  hommes ,  au  lieu  de  la  lui  montrer  par  le  côté  moral , 
tournez  d'abord  toute  fon  attention  vers  l'induftrie  6c  les  arts 
méchaniques ,  qui  les  rendent  utiles  les  uns  aux  autres.  En  le 
promenant  d'attelier  en  attelier  ,  ne  fouffrez  jamais  qu'il 
voye  aucun  travail  fans  mettre  lui  -  même  la  main  à  l'œu- 
vre i  ni  qu'il  en  forte  uns  favoir  parfaitement  la  raifon 
de  tout  ce  qui  s'y  fait  ,  ou  du  moins  de  tout  ce  qu'il  a 
obfervé.  Pour  cela  travaillez  vous  -  même  ,  donnez-lui  par- 
tout l'exemple  ;  pour  le  rendre  maître  ,  foyez  par  -  tout 
apprentif  ;  &  comptez  qu'une  heure  de  travail  lui  apprendra 
plus  de  chofcs  ,  qu'il  n'en  retiendroir  d'un  jour  d'explications. 
Il  y  a  une  eflime  publique  attachée  aux  difTcrens  arts  ,  en 
raifon  invcrfe  de  leur  utilité  réelle.  Cette  eltime  fe  mefure 
directement  fur  leur  inutilité  même  ,  &:  cela  doit  être.  Les 
arts  les  plus  utiles  font  ceux  qui  gagnent  le  moins ,  parce 
que  le  nombre  des  ouvriers  fe  proportionne  au  bcfoin  des 
hommes  ,  &  que  le  travail  nécelTaire  à  tout  le  monde  refte 
forcement  à  un  prix  que  le  pauvre  peut  payer.  Au  con- 
traire ,  ces  importans  qu'on  n'appelle  pas  artifans ,  mais 
artifles ,  travaillant  uniquement  pour  les  oififs  &c  les  ri- 
ches ,  mettent  un  prix  arbitraire  à  leurs  babioles  ;  &  comme 
le  mérite  de  ces  vains  travaux  n'eft  que  dans  l'opinion  , 
leur  prix  même  fait  partie  de  ce  mérite  ,  &.  on  les  cfHme  à 
proportion  de  ce  qu'ils  coûtent.  Le  cas  qu'en  fiir  le  riche  ne 
vient  pas  de  leur  ufage ,  mais  de  ce  que  le  pauvre  ne  les  peut 
payer.  Noh  luiberc  bona  luji  quikus  poputus  inviderii  (  s  )• 

(  î  )  Pccrorv 


LIVRE     III. 


3" 


Que  deviendront  vos  Elevés  ,  fî  vous  leur  laiiïez  adopter  ce 
fot  préjugé  ,  fi  vous  le  favorifez  vous  -  même ,  s'ils  vous 
voyent ,  par  exemple  ,  entrer  avec  plus  d'égards  dajis  la  bou- 
tique d'un  orfèvre  que  dans  celle  d'un  fcrrurier  ?  Quel  juge- 
ment porteront-ils  du  vrai  mérite  des  arts  &  de  la  véritable 
valeur  des  chofes ,  quand  ils  verront  par-tout  le  prix  de  fan- 
taifîe  en  contradiâion  avec  le  prix  tiré  de  l'utilité  réelle  ,  & 
que  plus  la  chofe  coûte ,  moins  elle  vaut  ?  Au  premier  mo- 
ment que  vous  laiflerez  entrer  ces  idées  dans  leur  tcte  , 
abandonnez  le  relte  de  leur  éducation  ;  malgré  vous  ils  feront 
élevés  comme  tout  le  monde  ;  vous  avez  perdu  quatorze  ans 
de  foins. 

Emile  fongeant  h.  meubler  fon  Iflc ,  aura  d'autres  manières 
de  voir.  Robinfon  eût  fait  beaucoup  plus  de  cas  de  la  bouti- 
que d'un  taillandier ,  que  de  tous  les  colifichets  de  Saïde.  Le 
premier  lui  eût  paru  un  homme  très-rcfpeclable ,  <5c  l'autre  un 
petit  charlatan. 

"  Mon  tils  eft  fait  pour  vivre  dans  le  monde  ;  il  ne  vivra 
»  pas  avec  des  fages ,  mais  avec  des  foux  ;  il  faut  donc  qu'il 
1»  connoilfe  leurs  folies ,  puifque  c'eiî  par  elles  qu'ils  veulent 
»j  être  conduits.  La  connoiflance  réelle  des  chofes  peut  être 
»  bonne ,  mais  celle  des  hommes  ôc  de  leurs  jugemens  vaut 
»5  encore  mieux  ;  car  dans  la  focictc  humaine  le  plus  grand 
»»  inftrument  de  l'homme  e(t  l'homme  ,  (îk  le  plus  fage  e(t 
i>  celui  qui  fe  fert  le  mieux  de  cet  initrument.  A  quoi  bon 
»  donner  aux  enfans  l'idée  d'un  ordre  imaginaire  tout  con- 
M  traire  à  celui  qu'ils  trouveront  établi ,  &  fur  lequel  il  faudra 
«  qu'ils  fe  règlent  ?  Donnez  leur  premièrement  des  leçotis 


3ir  EMILE. 

»  pour  erre  fages,  &  puis  vous  leur  en  donnerez  pour  juger 
j>  en  quoi  les  autres  font  foux  »». 

Voilà  les  fpécieufes  maximes  fur  lefquelles  la  faufTe  pru- 
dence des  pères  travaille  à  rendre  leurs  enfans  efclaves  des 
préjugés  dont  ils  les  nourrirent ,  &  jouets  eux-mêmes  de  la 
tourbe  infcnfée  dont  ils  penfent  faire  Tinftrumcnt  de  leiu-s 
paflions.  Pour  parvenir  à  connoître  l'homme ,  que  de  chofes 
il  faut  connoître  avant  lui  !  L'homme  e(è  la  dernière  étude 
du  fage  &  vous  prétendez  en  faire  la  première  d'un  enfant  ! 
Avant  de  l'infiruire  de  nos  fentimens  ,  commencez  par  lui 
apprendre  à  les  apprécier  :  eft-ce  connoître  une  folie  que  de 
la  prendre  poiu-  la  raifon?  Pour  être  fage,  il  faut  difcerner 
ce  qui  ne  l'cft  pas  :  comment  votre  enfant  connoîtra-t-il  les 
hommes ,  s'il  ne  fait  ni  juger  leurs  jugemens  ni  démêler  leurs 
erreurs  ?  C'elt  un  mal  de  favoir ,  ce  qu'ils  penfent  ,  quand 
on  ignore  fi  ce  qu'ils  penfent  cit  vrai  ou  faux.  Apprenez-lui 
donc  premièrement  ce  que  font  les  chofes  en  elles-mêmes  ; 
6c  vous  lui  apprendrez  après  ce  qu'elles  font  à  nos  yeux  : 
c'eft  ainfi  qu'il  faura  comparer  l'opinion  à  la  vérité,  ôc  s'é- 
lever au  -  defTus  du  vulgaire  :  car  on  ne  connoit  point  les 
préjugés  quand  on  les  adopte  ,  &  l'on  ne  mène  point  le 
peuple  quand  on  lui  refTemblc.  Mais  fi  vous  commencez  par 
l'inftriiire  de  l'opinion  publique  avant  de  lui  apprendre  i 
l'apprécier ,  aflurez-vous  que ,  quoi  que  vous  puifTiez  faire  , 
elle  deviendra  la  Tienne  ,  &c  que  vous  ne  la  détruirez  plus. 
Je  conclus  que  pour  rendre  un  jeune  homme  judicieux  , 
il  faut  bien  former  fcs  jugemens ,  au  lieu  de  lui  didcr  les 
nôtres. 

Vous 


L    I    V    R    E      II  I.  iif 

Vous  voyez  que  jufqu'ici  je  n'ai  point  parlé  des  hon^mcs 
à  mon  Elevé ,  il  auroit  eu  trop  de  bon-fens  pour  m'enten- 
dre  ;  fes  relations  avec  fon  efpece  ne  lui  font  pas  encore  aflez 
fên/ibles  pour  qu'il  puifle  juger  des  autres  par  lui.  Il  ne 
connoit  d'être  humain  que  lui  feul ,  &c  même  il  eft  bien 
éloigné  de  fe  connoître  :  mais  s'il  porte  peu  de  jugemens 
fur  fa  perfonne  ,  au  moins  il  n'en  porte  que  de  juftes.  II 
ignore  quelle  eft  la  place  des  autres  ;  mais  il  fcnt  la  Tienne 
&  s'y  tient.  Au  lieu  des  loix  fociales  qu'il  ne  peut  connoî- 
tre ,  nous  l'avons  lié  des  chaînes  de  la  néceflité.  Il  n'eft:  pres- 
que encore  qu'un  être  phyfique  ;  continuons  de  le  traiter 
comme  tel. 

C'eft  par  leur  rapport  fenfible  avec  fon  utilité ,  fa  fureté  ,  fi 
confervation ,  fon  bien-être ,  qu'il  doit  apprécier  tous  les  corps 
de  la  Nature  &  tous  les  travaux  des  hommes.  Ainfi  le  fer 
doit  être  h  Ces  yeux  d'un  beaucoup  plus  grand  prix  que 
l'or ,  6c  le  verre  que  le  diamant.  De  même  il  honore  beau- 
coup plus  un  cordonnier ,  un  maçon ,  qu'un  l'Empereur ,  un 
le  Blanc  &  tous  les  joailliers  de  l'Europe  ;  un  pârifîîer  elè 
fur-tout ,  à  fes  yeux ,  un  homme  très-important ,  &c  il  don- 
neroit  toute  l'Académie  des  Sciences  pour  le  moindre  con- 
fîfeur  de  la  rue  des  Lombards.  Les  orfèvres  ,  les  graveurs , 
les  doreurs  ne  font,  k  fon  avis,  que  des  foincans  qui  s'amu- 
fcnt  :\  des  jeux  parfaitement  inutiles  ;  il  ne  tait  pas  même 
un  grand  cas  de  l'horlogerie.  L'heureux  enfant  jouit  du 
tems  fans  en  être  efclave;  il  en  profite  &:  n'en  connoit  pas 
le  prix.  Le  calme  des  pafTions  qui  rend  pour  lui  fa  fuccef- 
iion  toujours  égale  ,  lui  tient  lieu  d'inllrumcnt  pour  le  me- 
EmiU.    Tome'  I.  R  r 


314  EMILE. 

furer  au  befoin  (6).  En  lui  fuppofant  une  montre ,  aufli-blen 
qu'en  le  faifanc  pleurer ,  je  me  donnois  \m  Emile  \-ulgaire  , 
pour  être  utile  6c  me  faire  entendre  ;  car  quant  au  vérita- 
ble ,  un  enfant  fi  différent  des  autres  ne  ferviroit  d'exem- 
ple à  rien. 

Il  y  a  un  ordre  non  moins  naturel ,  ôc  plus  judicieux 
encore ,  par  lequel  on  confîdere  les  arts  félon  les  rapports  de 
nécelTité  qui  les  lient ,  mettant  au  premier  rang  les  plus  indc- 
pendans ,  &  au  dernier  ceux  qui  dépendent  d'un  plus  grand 
nombre  d'autres.  Cet  ordre  qui  fournit  d'importantes  «confi- 
dérations  fur  celui  de  la  fociété  générale ,  efè  femblable  au  pré- 
cédent ôc  fournis  au  même  renverfcment  dans  rcflime  des 
hommes  ;  en  forte  que  l'emploi  des  matières  pi-emicres  fe 
fait  dans  des  métiers  fans  honneur,  prefque  fans  profit  ,  & 
que  plus  elles  changent  de  mains ,  plus  la  main  d'ccmTe 
augmente  de  prix  de  devient  honorable.  Je  n'examine  pas 
s'il  eft  vrai  que  l'indultrie  foit  plus  grande  &c  mérite  plus  de 
récompenfe  dans  les  arts  minucieux  qui  donnent  la  dernière 
forme  à  ces  matières ,  que  dans  le  premier  travail  qui  les 
convertit  à  l'ufage  des  hommes  ;  mais  je  dis  qu'en  chaque 
chofe  l'art  dont  l'ufage  eft  le  plus  général  &  le  plus  indif- 
pcnfible  ,  efè  inconteflablcmcnt  celui  qui  mérite  le  plus  d'ef^ 
time  ,  <Sc  que  celui  à  qui  moins  d'autres  arcs  font  nccelTai- 
rcs    la   mérite    encore    par  -  delfus    les    plus    fubordonnés  , 

(6)  Le    tcms    perd    pour    nous    fa  meur  &    la    paix     de   l'ame  ;   il    cft 

mcPurc,  quand  nos    parTions  veulent  toujours  à  (on  heure  ,  &  il  U  coiw 

tcgler    fon    cours     à    leur    gré.    I,a  noit  toujours, 
montic    du   f*ge    cft    l'cgalitc  d'hu- 


L    I    V    R    E      I  I  I.  315 

parce  qu'il  eft  |plus  libre  &c  plus  près  de  l'indépendance. 
Voilà  les  véritables  règles  de  l'appréciation  des  arts  &  de 
l'indultrie  ;  tout  le  relte  eft  arbitraire  &  dépend  de  l'opinion. 

Le  premier  &  le  plus  refpe^table  de  tous  les  arts  elt  l'agri- 
culture :  je  mettrois  la  forge  au  fécond  rang  ,  la  charpente 
au  troiiîeme ,  &  ainli  de  fuite.  L'enfant  qui  n'aura  point  été 
féduit  par  les  préjugés  vulgaires  en  jugera  précifément  ainfî. 
Que  de  réflexions  importantes  notre  Emile  ne  tirera-t-il  point 
là-deffijs  de  fon  Robinfon  ?  Que  penfera-t-il  en  voyant  que  les 
arts  ne  fe  perfeâionnent  qu'en  fe  fubdivifant,  en  multipliant 
à  l'infini  les  inftrumens  des  uns  &  des  autres  ?  Il  fe  dira  ;  tous 
ces  gens  \h  font  fottement  ingénieux  :  on  croiroit  qu'ils  ont 
peur  que  leurs  bras  &  leurs  doigts  ne  leur  fervent  à  quelque 
chofe,  tant  ils  inventent  d'inftrumens  pour  s'en  pafTer.  Pour 
exercer  un  feul  art  ils  font  affervis  à  mille  autres ,  il  faut  ujie 
ville  à  chaque  ouvrier.  Pour  mon  camarade  &  moi  nous  met- 
tons notre  génie  dans  notre  adrefle  ;  nous  nous  faifons  des 
outils  que  nous  puifllons  porter  par-tout  avec  nous.  Tous  ces 
gens  fi  fiers  de  leurs  talens  dans  Paris  ne  fauroicnt  rien  dans 
notre  Ifle ,  &  feroicnt  nos  apprentifs  à  leur  tour. 

Lecteur,  ne  vous  arrêtez  pas  à  voir  ici  Texercicc  du  corps 
&  l'adrelfe  des  mains  de  notre  Elevé  ;  mais  conlidcrcz  quelle 
direétion  nous  donnons  à  fes  curiofités  enfantines  ;  conTidcrez 
le  fens,  l'efprit  inventif,  la  prévoyance  ,  confidérez  quelle 
tête  nous  allons  lui  former.  Dans  tout  ce  qu'il  verra  ,  dans 
tout  ce  qu'il  fera ,  il  voudra  tout  connoître ,  il  voudra  favoir 
la  raifon  de  tout:  d'indrumcnt  en  inihiimcni  il  voudra  tou- 
jours remonter  au  premier;  il  n'admettra  rien  par  fuppofition; 

Rr  i 


3i< 


EMILE. 


il  refifei-oic  d'apprendre  ce  qui  demanderoit  une  connoifTance 
antérieure  qu'il  n'auroic  pas  :  s'il  voit  faire  un  reiïbrt,  il  vou- 
dra favoir  comment  l'acier  a  été  tiré  de  la  mine  ;  s'il  voit 
afTembler  les  pièces  d'un  coffre  ,  il  voudra  favoir  comment 
l'arbre  a  été  coupé.  S'il  travaille  lui  -  même  ,  à  chaque  outil 
dont  il  fe  fert ,  il  ne  manquera  pas  de  dire  ;  fi  je  n'avois  pas 
cet  outil ,  comment  m'y  prendrois-je  pour  en  faire  un  fembla- 
ble  ou  pour  m'en  paffer  ? 

Au  relte  une  erreur  difficile  à  éviter  dans  les  occupations 
pour  lefqadles  le  miîcre  fe  pidîonne,  eft  defuppofer  toujours 
le  même  goût  à  l'enfant;  gardez  ,  quand  l'amufement  du  tra- 
vail vous  emporte  ,  que  lui ,  cependant ,  ne  s'ennuye  fans  vous 
l'ofer  témoigner.  L'enfant  doit  être  tout  à  la  chofe  ;  mais 
voiis  devez  être  tout  à  l'enfant,  l'obferver,  l'épier  fans  relâche 
&c  fans  qu'il  y  paroiiTe  ,  preffentir  tous  fcs  fentimens  d'avance , 
&  prévenir  ceux  qu'il  ne  doit  pas  avoir;  l'occuper  enfin  de- 
manière  que  non-feulement  il  fe  fente  utile  à  la  chofe,  mais 
qu'il  s''y  plaife  à  force,  de  bien  comprendre  à  quoi  fcrt  ce 
qu'il  fait. 

La  fociété  des  arts  confifte  en  échanges  d'indufbie ,  celle 
du  commerce  en  échanges  de  chofcs,  celle  des  banques  en 
échanges  de  fignes  6c  d'argent  ;  toutes  ces  idées  fc  tiennent , 
&c  les  notions  élémentaires  font  déjà  prifes;  nous  avons  jette 
les  fondemens  de  tout  cela  dès  le  premier  âge  ,  ii  l'aide  du 
j.trdinier  Robert.  Il  ne  nous  rede  maintenant  qu'i  géncralifer 
ces  mêmes  idées ,  &c  les  étendre  â  plus  d'exemples  pour  lui 
faire  comprendre  le  jeu  du  tralic  pris  en  lui-même  »&  rendu 
fcnllble  par  les  détails  d'ililtoire  naturelle  qui  regardent   les 


LIVRE     III.  317 

produftions  particulières  à  chaque  pays ,  par  les  détails  d'arts 
&  de  fciences  qui  regardent  la  navigation ,  enfin  par  le  plus 
grand  ou  moindre  embarras  du  tranfport  félon  l'éloignement 
des  lieux ,  félon  la  fituation  des  terres ,  des  mers  ,  des 
rivières  ,  ôcc. 

Nulle  fociété  ne  peut  exifter  fans  échange  ,  nul  échange 
fans  mefure  commune  ,  &  nulle  mefure  commune  fans 
égalité.  Ainfi  toute  fociété  a  pour  première  loi  quelque  éga- 
lité conventionnelle  ,  foit  dans  les  hommes  ,  foit  dans  les 
cho  fes. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  hommes,  bien  différente 
de  l'égalité  naturelle,  rend  nécelTiiire  le  droit  pofirif,  c'cft- 
h-dire,  le  gouvernement  &c  les  loix.  Les  connoiffances  poli- 
tiques d'un  enfant  doivent  être  nettes  &.  bornées  :  il  ne  doit 
connoître  du  gouvernement  en  général  que  ce  qui  fe  rapporte 
au  droit  de  propriété  dont  il  a  déjà  quelque  idée. 

L'égalité  conventionnelle  entre  les  chofes,  a  fait  inventer 
la  monnoie  ;  car  la  monnoie  n'eft  qu'un  terme  de  compa- 
raifon  pour  la  valeur  des  chofes  de  différentes  efpeccs ,  &c  en 
ce  fens  la  monnoie  cft  le  vrai  lien  de  la  fociété  ;  mais  tout 
peut  être  monnoie  ;  autrefois  le  bétail  Tétoit ,  àcs  coquilla- 
ges le  font  encore  chez  plufieurs  peuples  ,  le  fer  fut  monnoie 
à  Sparce,  le  cuir  l'a  été  en  Suéde,  Tor  tk  Targcnt  le  font 
parmi  nous. 

Les  métaux ,  comme  plus  fliciles  h  tranfportcr  ,  ont  été 
généralement  choifis  pour  termes  moyens  de  tous  les  échan- 
ges, 6:  Ton  a  converti  ces  métaux  en  monnoie,  pour  tpar- 
gncr  la  mcfore  eu  le  poids  à  chaque  échange  :  car  la  nurquc 


3i8  E    M    I    L    E. 

de  la  monnoie  n'eft  qu'une  atteltarion  que  la  pièce  ainfi  mar« 
quce  elt  d'un  tel  poids ,  ôc  le  Prince  feul  a  droit  de  battre 
monnoie ,  attendu  que  lui  feul  a  droit  d'exiger  que  fon  témoi- 
gnage fafle  autorité  parmi  tout  un  peuple. 

L'ufage  de  cette  invention  ainli  expliquée  fe  dût  fentir  au 
plus  Itupide.  Il  eft  difficile  de  comparer  immédiatement  des 
chofes  de  différentes  natures ,  du  drap ,  par  exemple ,  avec  du 
bled  ;  mais  quand  on  a  trouvé  une  mefure  commune ,  favoir 
la  monnoie ,  il  eft  aifé  au  fabriquant  &  au  laboureur  de  rap- 
porter la  valeur  des  chofes  qu'ils  veulent  échanger  à  cette 
mefure  commune.  Si  telle  quantité  de  drap  vaut  une  telle 
fomme  d'argent,  &c  que  telle  quantité  de  bled  vaille  aufli  la 
même  fomme  d'argent,  il  s'enfuit  que  le  marchand  recevant 
ce  bled  pour  fon  drap  fait  un  échange  équitable.  Ainfi  c'eft 
par  la  monnoie  que  les  biens  d'efpeces  divcrfes  deviennent 
commcnfarables ,  &  peuvent  fe  compaicr. 

N'allez  pas  plus  loin  que  cela ,  6c  n'entrez  point  dans  l'expli- 
cation des  efTcts  moraux  de  cette  infUtution.  En  toute  chofe 
il  imporcc  île  bien  expofer  les  ufagcs  avant  de  montrer  les 
abus.  Si  vous  prétendiez  expliquer  aux  enfans  comment  les 
fignes  font  négliger  les  chofes,  comment  de  la  monnoie  font 
nées  toutes  les  chimères  de  l'opinion  ,  comment  les  pays 
riches  d'argent  doivent  être  pauvres  de  tout ,  vous  traiteriez 
ces  enfans  non  -  feulement  en  philofophes ,  mais  en  hommes 
fages ,  &c  vous  prétendriez  leur  faire  entendre  ce  que  peu  de 
philofophes  mêmes  ont  bien  conçu. 

Sur  quelle  abondance  d'objets  intéreflTants  ne  peut-on  point 
Courncr  ainfi  la  curiofité  d'un  Elève ,  fans  j;unais  quitter  les 


LIVRE     î  I  r. 


3^9 


rapports  réels  &  matériels  qui  font  à  fa  portée  ni  fouffrir  qu'il 
s'éle\T;  dans  fou  efprit  une  feule  idée  qu'il  ne  puifTe  pas  con- 
eevoir?  L*art  du  maître  eft  de  ne  lailTer  jamais  appéfaiitir  fes 
ôbfervations  fur  des  minuties  qui  ne  tiennent  à  rien ,  mais  de 
le  rapprocher  fans  ceffe  des  grandes  relations  qu'il  doit  con- 
Aoître  un  jour  pour  bien  juger  du  bon  &  du  mauvais  ordre 
de  la  fociété  civile.  Il  faut  favoir  aïïbrtir  les  entretiens  dont 
on  l'amufe  au  tour  d'efprit  qu'on  lui  a  donné.  Telle  queftioa 
qui  ne  pourroit  pas  même  effleurer  l'attention  d'un  autre ,  va 
rourmeîiter  Emile  pendant  fix  mois. 

Nous  allons  dîner  dans  une  maifon  opulente  ;  nous  trou- 
tons  les  apprêts  d'un  fedin ,  beaucoup  de  monde ,  beaucoup 
de  laquais,  beaucoup  de  plats  ,   un    fervice  élégant   (k   tin. 
Tout  cet  appareil  de  plaifu-  &c  de  fête  a  quelque  chofc  d'eni- 
vrant, qui  porte  à  la  tête  quand  on  n'y  eft  pas  accoutumé. 
Je  prelîtns  l'eflbt  de  tout  cela  fur  mon  jeune    Elevé.  Tandis 
que  le  repas  fê  prolonge ,  tandis  que  les  fervices  fe  fuccedent  y 
tandis  qu'autour  de  la  table  régnent  mille  propos  bniyans , 
jie  m'approche  de  fon  oreille,  &  je  lui  dis  :  par  combien  de 
lîiains  eftimeriez-vous  bien  qu'ait  pafTé  tout  ce  que  vous  voyez 
fur  cette  table  ,  avant  que  d'y  arriver  ?  Quelle  foule  d'idées 
j'éveille  dans  fon  cer\'eau  par  ce   peu  de  mots  !  A  Tiiiibnc. 
voilà  toutes  les  vapeurs  du   délire  abattues.  Il  rêve ,  il  réflé- 
chit ,  il  calcule  ,  il  s'inquiète.   Tandis  que    les   Philofophes 
égayés  par  le  vin  ,  peut-être  par  leurs  voifincs ,  radotent  ôc 
font  les   enfans ,  le  voilà  lui  philofophant  tout  feul  dans  fon 
coin  ;  il  m'interroge  ,  je  refufe  de  répondre  ,  je  le  renvoie  à 
un  autre  tems  ;  il  s'impatiente  ,  il  oublie   de   manger  «?c  de 


?io 


E    M    I    L    E.    ^. 


boire  ,  il  brûle  d'être  hors  de  table  poiir  m'entretenir  ù  fon 
aife.  Quel  objet  pour  fa  curiofité  !  quel  texte  pour  fon  inf- 
truAion  !  A,vec  un  jugement  fain  que  rien  n'a  pu  corrompre , 
que  penfera-t-il  du  luxe  ,  quand  il  trouvera  que  toutes  les  ré- 
gions du  monde  ont  été  mifes  à  contribution ,  que  vingt  mil- 
lions de  mains ,  peut-être ,  ont  long-tems  travaillé  ,  qu'il  en 
a  coûté  la  vie  ,  peut-être  ,  à  des  milliers  d'hommes  ,  ôc  tout 
cela  pour  lui  préfenter  en  pompe  à  midi  ce  qu'il  va  dépofer 
le  foir  dans  fa  garde-robe  ? 

Epiez  avec  foin  les  conclufions  fecretes   qu'il  tire  en  fon 

cœur   de  toutes  fes  obfervations.  Si  vous  l'avez   moins  bien 

gardé  que  je  ne  le  fuppofe ,  il  peut  être  tenté  de  tourner  fes 

réflexions    dans  im   autre    fens ,   Ôc  de   fe  regarder    comme 

un  perfonnage  important  au  monde ,  en  voyant  tant  de  foins 

concourir  pour  apprêter  fon  dîner.   Si  vous  prelTentez  ce  rai- 

fonnement  ,    vous    pouvez    aifément  le  prévenir  avant   qu'il 

le  fafTe ,  ou  du   moins  en  effacer  aufli-tôt  l'imprefTion.   Ne 

fâchant  encore  s'approprier  les  chofes  que  par  une  jouilfance 

matérielle  ,  il  ne  peut  juger  de  leur   convenance  ou  difcon- 

venance  avec  lui  que  par  des  rapports  fenlibles.  La  compa- 

raifon  d'un   dîner   (impie  &  ruflique  préparé  par    l'exercice  , 

afl'aifonné  par  la  faim  ,  par  la  liberté  ,  pai-  la  joie  ,  avec  fon 

feftin  fi  magnirique  &i  Ci  compalTé ,  fuflîra  pour  lui  faire  fen- 

tir  que  tout  l'appareil   du  feftin  ,  ne  lui  ayant  donne  aucun 

profit  réel ,  &c  fon  cflomac  fortant  tout  auflî  cona^nr  de  la 

table  du  payfan  que  de  celle  du  financier  ,  il  n'y  avoit  rien 

il  l'un  de  plus  qu'à  l'autre  qu'il  pût  appel  1er  véritablement  lien. 

Imaginons  ce  qu'en  pareil  cas  lui  Gouverneur  pourra  lui 

dire. 


t     ï     V     R     E       I  I  I.  3ir 

dire.  Rappellez-vous  bien  ces  deux  repas  ,  &c  décidez  en  vous- 
même  lequel  vous  avez  fait  avec  le  plus  de  plaifir  ;  auquel 
avez-vous  remarque  le  plus  de  joie  ?  auquel  a-t-on  mange  de 
plus  grand  appétit ,  bu  plus  gaiement ,  ri  de  meilleur  cœur  ? 
lequel  a  duré  le  plus  long-rems  fans  ennui  ,  &c  fans  avoir 
befoin  d'être  renouvelle  par  d'autres  fervices  ?  Cependant  voyez 
la  différence  :  ce  pain  bis  que  vous  trouvez  Ti  bon  ,  vient  du. 
bled  recueilli  par  ce  payfan  ;  fon  vin  noir  6c  groflîer  ,  mais 
défaltérant  ôc  fain  ,  eft  du  crû  de  fa  vigne  ;  le  linge  vient  de 
fon  chanvre ,  filé  l'hiver  par  fli  femme  ,  par  Ces  filles ,  par  fa 
fervante  :  nulles  autres  mains  que  celles  de  fa  famille  n'ont 
fait  les  apprêts  de  fa  table  ;  le  moulin  le  plus  proche  ik  le 
marché  voifin  font  les  bornes  de  l'univers  pour  lui.  En  quoi 
donc  avez-vous  réellement  joui  de  tout  ce  qu'ont  fourni  de 
plus  la  terre  éloignée  &.  la  main  des  hommes  fur  Tautre 
table  ?  Si  tout  cela  ne  vous  a  pas  fait  faire  un  meilleur  re- 
pas ,  qu'avez-vous  gagné  h  cette  abondance  ?  Qu'y  avoit  -  il 
là  qui  fût  fait  pour  vous  ?  Si  vous  euïïiez  été  le  maître  de 
la  maifon  ,  pourra-t-il  ajouter  ,  tout  cela  vous  fût  redé  plus 
étranger  encore',  car  le  foin  d'étaler  aux  yeux  des  autres  vo- 
tre jouilTance  eût  achevé  de  vous  l'ôter  :  vous  auriez  eu  la 
peine  ôc  eux  le  plaifir. 

Ce  difcours  peut  être  fort  beau  ,  mais  il  ne  vaut  rien 
pour  Emile  dont  il  paffe  la  portée  ,  ôc  h  qui  Ton  ne  diite 
point  fes  réflexions.  Parlez-lui  donc  plus  fimplemcnt.  Après 
ces  deux  épreuves,  dites -lui  quelque  matin  ;  où  dînerons- 
nous  aujourd'hui  ?  autour  de  cette  montagne  d'argent  qui 
couvre  les  trois  quarts  de  la  table  ,  ôc  de  ces  parterres  de 
Emile.    Tome  I.  S  f 


322  E    M    I    L    E. 

fleurs  de  papier  qu'on  ierc  au  deflert  fur  des  miroirs  ?  parmi 
ces  femmes  en  grand  panier  qui  vous  traitent  en  marion- 
nette ,  &  veulent  que  vous  ayez  dit  ce  que  vous  ne 
favez  pas  ?  ou  bien  dans  ce  village  à  deux  lieues  d'ici ,  chez 
ces  bonnes  gens  qui  nous  reçoivent  fi  joycufcment ,  &  nous 
donnent  de  li  bonne  crcme  ?  Le  choix  d'Emile  n'efè  pas  dou- 
teux :  car  il  n'efl:  ni  babillard  ni  vain  ;  il  ne  peut  fouffrir  la 
gêne  ,  &  tous  nos  ragoûts  iîns  ne  lui  plaifent  point  ;  mais  il 
eft  toujours  prêt  à  courir  en  campagne  ,  &  il  aime  fort  les 
bons  fruits  ,  les  bons  légumes  ,  la  bonne  crème  ,  ôc  les  bonnes 
gens  (7).  Chemin  faifint,  la  réHexion  vient  d'elle -même. 
Je  vois  que  ces  foules  d'hommes  qui  travaillent  à  ces  grands 
repas  perdent  bien  leurs  peines  ,  ou  qu'ils  ne  fongent  gueres 
à  nos  plaifirs. 

Mes  exemples,  bons  peut-être  pour  un  fujet ,  feront  mau- 
vais pour  mille  autres.  Si  Ton  en  prend  l'efprit ,  on  faura  bien 
les  varier  au  bcfoin  ;  le  choix  tient  h  l'étude  du  génie  propre 
à  chicun,  &  cette  étude  tient  aux  occafions  qu'on  leur  oflre 
de  fe  montrer.  On  n'imaginera  pas  que  dans  Tefpace  de  crois 

(  7  >    Le    Roùt  que  je    fuppofe     à  apprendre   à  leur   baifcr  la  main  ,  à 

moi   ■-■levé   pour  \i  cnmpnf»nc  eft  un  leur  dire  des    fadeurs  ,  pas  même  à 

fruit  naturel   de  Ton  cducation.  D'ail-  leur      marquer    prcfcrablemcnt     aux 

leurs   n'ayant    rien  de    cet  air  fat  &  hommes    les    t-Rards    qui    leur    font 

requinque    qui    plait    tant  aux    fem<  dus  :  je  me  fuis  fait  une  inviolable 

mes  ,   il  en  eft  moins  fêté  que  d'au-  loi  de  n'cxi[;cr   rien  de   lui    dont  la 

très   cnFans   :    par    conféquent  il     fe  ratfon  ne     fut   à    fa    portée   ,   &   il 

pliit  moin  s    avec  elles   &     fe    giite  n'y    a  point  de  bonne  raifon   pour  un 

moin»  dans  leur    focicté  dont  il  n  cil  enfant   de  traiter  un   fcxc  autrement 

p.vs    cKorc     en    état    de     fcntir     le  que    l'auue. 
vli.iiiU*.   J»;    mî     fuis    garJc    de    lui 


LIVRE     III.  5IÎ 

ou  quatre  ans  que  nous  avons  à  remplir  ici ,  nous  puifTions 
donner  à  l'enfant  le  plus  heureufement  né  ,  une  idée  de  tous 
les  arts  Se  de  toutes  les  fciences  naturelles ,  fuffifante  pour 
les  apprendre  un  jour  de  lui -même  ;  mais  en  faifanc  ainfl 
pafTer  devant  lui  tous  les  objets  qu'il  lui  importe  de  connoî- 
tre ,  nous  le  mettons  dans  le  cas  de  développer  fon  goût , 
fon  talent ,  de  faire  les  premiers  pas  vers  l'objet  où  le  porte 
fon  génie  ,  ôc  de  nous  indiquer  la  route  qu'il  lui  faut  ouvrir 
pour  féconder  la  Nature. 

Un  autre  avantage  de  cet  enchaînement  de  connoiiïances 
bornées ,  mais  juftes ,  eft  de  les  lui  montrer  par  leurs  liai- 
fons ,  par  leiu-s  rapports  ,  de  les  mettre  toutes  à  leur  place 
dans  fon  efiime ,  &c  de  prévenir  en  lui  les  préjugés  qu'ont  la 
plupart  des  hommes  pour  les  talens  qu'ils  cultivent ,  contre 
ceux  qu'ils  ont  néghgcs.  Celui  qui  voit  bien  l'ordre  du  tout , 
voit  la  place  où  doit  être  chaque  panie  ;  celui  qui  voit  bien 
une  partie  ,  &  qui  la  connoit  à  fond  ,  peut  être  un  favant 
homme  ;  l'autre  ef  t  un  homme  judicieux  ,  ôc  vous  vous  fou- 
venez  que  ce  que  nous  nous  propofons  d'acquérii- ,  cil:  moins 
la  fcience  que  le  jugement. 

Quoi  qu'il  en  foit  ,  ma  méthode  efl:  indépendante  de 
mes  exemples  ;  elle  eft  fondée  fur  la  n.cfurc  des  f^Kultés  de 
l'homme  h  fes  difiérens  âges ,  &:  fur  le  choix  des  occupations 
qui  conviennent  h  fes  facultés.  Je  crois  qu'on  trouverait  aifc- 
nient  une  autre  méthode  avec  laquelle  on  paroîrroir  faire 
mieux  ;  mais  fi  elle  étoit  moins  appropriée  ù  l'cfpece  ,  h  l'âge, 
au  fexe  ,  je  doute  qu'elle  eût  le  même  fuccès. 

En  commençant  cette  fccoiide  période  ,  nous  avons  profité 

Si'  i 


3M  E    M    I    L    E. 

de  la  furabondance  de  nos  forces  fur  nos  befoins  ,  pour  nous 
porter  hors  de  nous  :  nous  nous  fommes  élancés  dans  les 
Cieux  ;  nous  avons  mefuré  la  terre  ;  nous  avons  recueilli  les 
loix  de  la  nature;  en  un  mot,  nous  avons  parcouru  l'Ule 
entière  ;  maintenant  nous  revenons  à  nous  ;  nous  nous  rap- 
prochons infenfîblement  de  notre  habitation.  Trop  heureux, 
en  y  rentrant ,  de  n'en  pas  trouver  encore  en  pofleflîon  l'en- 
nemi qui  noLis  menace ,  ôc  qui  s'apprête  à  s'en  emparer  ! 

Que  nous  refèe-t-il  à  faire  après  avoir  obfervc  tout  ce 
qui  nous  environne  ?  D''en  convertir  à  notre  uf^ge  tout  ce  que 
nous  pouvons  nous  approprier  ,  &  de  tirer  parti  de  notre 
curiofité  pour  l'avantage  de  notre  bien  -  être.  Jufqu'ici  nous 
avons  fait  provifion  d'inftrumens  de  toute  efpece ,  fans  favoir 
defquels  nous  aurions  befoin.  Peut-être  ,  inutiles  ^  nous- 
mêmes  ,  les  nôtres  pourront  -  ils  fervir  à  d'autres  ;  &  peut- 
être,  à  notre  tour,  aurons -nous  befoin  des  leurs.  Ainli  nous 
trouverions  tous  notre  compte  à  ces  échanges  ;  mais  pour 
les  faire  il  faut  connoîrre  nos  befoins  mutuels  ,  il  faut  que 
chacun  fachc  ce  que  d'autres  ont  ii  fon  ufagc ,  &  ce  qu'il 
peut  leur  offrir  en  retour.  Suppofons  dix  hommes ,  dont 
chacun  a  dix  fortes  de  befoins.  Il  faut  que  chacun ,  pour  fon 
nécelTaire ,  s'applique  h  dix  fortes  de  travaux  ;  mais  vu  la  dif- 
férence de  génie  &c  de  talent ,  l'un  réufTira  moins  à  quelqu'un 
de  ces  travaux ,  l'autre  à  un  autre.  Tous  ,  propres  à  diverfes 
chofes  ,  feront  les  mêmes  &:  feront  mal  fcms.  Formons  une 
focictc  de  ces  dix  hommes  ,  &  que  chacun  s'applique  pour 
lui  feul  &  pour  les  neuf  autres  ,  au  genre  d'occupation  qui  lui 
convient  le  mieux  ;   chacun  prolitcra   des   talens  des  autres 


L    I    V    R    E     I  I  I.  32s 

comme  fî  lui  feul  les  avoir  tous  ;  chacun  perfectionnera  le 
fien  par  un  continuel  exercice ,  &:  il  arrivera  que  tous  les  dix , 
parfaitement -bien  pourvus  ,  auront  encore  du  furabondant 
pour  d'autres.  Voilh  le  principe  apparent  de  toutes  nos  inf- 
titutions.  Il  n'eft  pas  de  mon  fujet  d'en  examiner  ici  les  con- 
féquences  ;  c'cit  ce  que  j'ai  feit  dans  un  autre  ctrit  (  *  ). 

Sur  ce  principe  ,  un  homme  qui  voudroit  fe  regarder 
comme  un  être  ifolé  ,  ne  tenant  du  tout  à  rien  &  fe  fuffifant 
à  lui  -  même ,  ne  pourroit  être  que  miférablc.  Il  lui  feroic 
même  impoflible  de  fubfifler  ;  car  trouvant  la  terre  entière 
couverte  du  tien  &c  du  mien ,  &  n'ayant  rien  à  lui  que  fon 
corps,  d'où  tireroit-il  fon  ncceffaire  ?  En  fortant  de  l'état  de 
nature  ,  nous  forçons  nos  femb'ables  d'en  forrir  auflî  ;  nul 
n'y  peut  demeurer  malgré  les  autres ,  &  ce  feroit  réellement 
en  fortir,  que  d'y  vouloir  refier  dans  l'impofllbilité  d'y  vivre. 
Car  la  première  loi  de  la  nature  eft  le  foin  de  fe  conferver. 

Aind  fe  forment  peu-à-peu  dans  l'efprit  d'un  enfant ,  les  idées 
des  relations  focialcs  ,  même  avant  qu'il  puifie  êti-e  réelle- 
ment membre  a^lif  de  la  fociété.  Emile  voit  que  pour  avoir 
des  inlhumens  à  fon  ufage  ,  il  lui  en  faut  encore  à  l'ufage 
des  autres  ,  par  lefquels  il  puiffe  obtenir  en  échange  les  chofes 
qui  lui  font  nécelTaires ,  &  qui  font  en  leur  pouvoir.  Je  l'a- 
mené aifcment  à  fenrir  le  befoin  de  ces  échanges  ,  ôc  ;\  fe 
mettre  en  état  d'en  profiter. 

Monfàgneur  ,    //  faut  que  je  vive  ; 

difoit  un   malheureux    auteur    fatyrique   au   A'Iiniltrc    qui   lui 

(  *  J  Difcours  fur  l'incgalitc, 


315  EMILE. 

reprochoit  l'infamie  de  ce  métier.  Je  n'en  vois  pas  la  nécef- 
jité ,  lui  rcparric  froidement  l'homme  en  place.  Cette  réponfe 
excellente  pour  un  Minifère  ,  eût  été  barbare  &  faufle  en 
toute  autre  bouche.  Il  faut  que  tout  homme  vive.  Cet  argu- 
ment auquel  chacun  donne  plus  ou  moins  de  force  ,  à  pro- 
portion qu'il  a  plus  ou  moins  d'humanité  ,  me  paroit  fans 
réplique  pour  celui  qui  le  fait  ,  relativement  à  lui-même. 
Puifque  de  toutes  les  averfions  que  nous  donne  la  nature  , 
la  plus  forte  elt  celle  de  mourir  ,  il  s'enfuit  que  tout  elt 
permis  par  elle  à  quiconque  n'a  nul  autre  moyen  pofiîble  pour 
vivre.  Les  principes  fur  lefquels  l'homme  vertueux  apprend  à 
méprifer  fa  vie  &:  à  l'immoler  à  fon  devoir ,  font  bien  loin 
de  cette  fimplicité  primitive.  Heureux  les  peuples  chez  lefquels 
on  peut  être  bon  fans  effort  &  jufte  fans  vertu  !  S'il  eft  quel- 
que miférablc  Etat  au  monde  ,  où  chacun  ne  puilîe  pas  vivTe 
fans  mal  faire  ,  &  où  les  citoyens  foient  fripons  pai-  nécef- 
fifé ,  ce  n'eft  pas  le  malfaiteur  qu'il  faut  pendre  ,  c'elt  celui 
qui  le  force  à  le  devenir. 

Sitôt  qu'Emile  faura  ce  que  c'elt  que  la  vie ,  mon  pre- 
mier foin  fera  de  lui  apprendre  à  la  conferver.  Jufqu'ici  je 
n'ai  point  diltingué  les  états  ,  les  rangs  ,  les  fortunes ,  & 
je  ne  les  diilingucrai  gueres  plus  dans  la  fuite  ,  parce  que 
l'homme  elt  le  même  dans  tous  les  états  ;  que  le  riche 
n'a  pas  l'eftomac  plus  grand  que  le  pauvre  ,  &:  ne  digère 
pas  mieux  que  lui  ;  que  le  maître  n'a  pas  les  bras  plus  longs 
ni  plus  forts  que  ceux  de  fon  cfclave  ;  qu'un  Grand  n'cft 
pas  plus  grand  qu'un  homme  du  peuple  \  6c  qu'enfin  les 
befoins  naturels  étant  par-tout  les  mêmes  ,  les  moyens  d'y 


L    I    V    R    E     I  I  I.  317 

pour/oir  doivent  être  par-tout  égaux.  Appropriez  l'éducation 
de  l'homme  à  l'homme  ,  &c  non  pas  à  ce  qui  n'eft  point 
lui.  Ne  voyez-vous  pas  qu'en  travaillant  à  le  former  exclu- 
fivement  pour  un  état ,  vous  le  rendez  inutile  à  tout  autre  ; 
ôc  que  s'il  plait  à  la  fortune  ,  vous  n'aurez  travaillé  qu'à 
le  rendre  malheureux  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus  ridicule  qu'un 
grand  Seigneur  devenu  gueux,  qui  porte  dans  fa  mifere  les 
préjugés  de  fa  naiflance  ?  Qu'y  a-t-il  de  plus  vil  qu'un  ri- 
che appauvri  ,  qui ,  fe  fouvenant  du  mépris  qu'on  doit  h  la 
pauvreté  ,  fe  fent  devenu  le  dernier  des  hommes  ?  L'un  a 
pour  toute  reffource  le  métier  de  fripon  public ,  l'autre  celui 
de  valet  rampant ,  avec  ce  beau  mot  :  il  faut  que  je 
vive. 

Vous  vous  fiez  à  l'ordre  actuel  de  la  fociété ,  fans  fcnger 
que  cet  ordre  eft  fujet  à  des  révolutions  inévitables  ,  & 
qu'il  vous  eft  impolîlble  de  prévoir  ni  de  prévenir  celle  qui 
peut  regarder  vos  enflins.  Le  Grand  devient  petit ,  le  Riche 
devient  pauvre  ,  le  Monarque  devient  fujet ,  les  coups  du  fore 
font-ils  fi  rares  que  vous  puifliez  compter  d'en  ctrc  exempt  ? 
Nous  approchons  de  l'état  de  crife  d:  du  ficcle  des  réx-olu- 
tions  (  8  ).  Qui  peut  vous  répondre  de  ce  que  vous  devien- 
drez alors  ?  Tout  ce  qu'ont  fait  les  hommes  ,  les  Ijommcs 
peuvent  le  détruire  :  il  n'y   a    de  caractères  ineffaçables  que 


(  8  )    Je    tiens    pour    imporfiblc  ,  opinion  des  raifons  plus  particulières 

que  les  grandes  monarchies  de  l'Eu-  que  cette  maxime  ;  mais  il  neft  pas 

xope  aient  encore  long-tems  à  durer  ;  à  propos  de  les  dire ,  &  chacun  ne 

toutes    ont   brille  ,   6t   tout  F.t:u   qui  les   voie  que  trop. 
brille  ell  fur  fun  dcclin.    J"di  de  mou 


3iS  EMILE. 

ceux  qu'imprime  la  nature,  &  la  nature  ne  fait  ni  Princes  ; 
ni  Riches,  ni  grands  Seigneurs.  Que  fera  donc  ,  dans  la 
bafTciTe ,  ce  Satrape  que  vous  n'avez  élevé  que  pour  la  gran- 
deur ?  Que  fera  ,  dans  la  pauvreté  ,  ce  publicain  qui  ne  fait 
vivre  que  d'or  ?  Que  fera  ,  dépouo'u  de  tout ,  ce  fafhieux 
imbécille  qui  ne  fait  point  ufer  de  lui-même  ,  ôc  ne  met  fon 
être  que  dans  ce  qui  eft  étranger  à  lui  ?  Heureux  celui  qui 
fait  quitter  alors  l'état  qui  le  quitte ,  &  refter  homme  en 
dépit  du  fort  !  Qu'on  loue  tant  qu'on  voudra  ce  Roi  vaincu, 
qui  veut  s'enterrer  en  furieux  fous  les  débris  de  fon  trône  ; 
moi  je  le  méprife  ;  je  vois  qu'il  n'exifte  que  par  fa  cou- 
ronne ,  &  qu'il  n'eft  rien  du  tout  s'il  n'eft  Roi  :  mais  celui 
qui  la  perd  &c  s'en  pafTe  ,  e/t  alors  au-deflus  d'elle.  Du  rang 
de  Roi ,  qu'un  lâche ,  un  méchant ,  un  fou  peut  remplir 
comme  un  autre  ,  il  monte  à  l'état  d'homme  que  fi  peu 
d'hommes  favent  remplir.  Alors  il  triomphe  de  la  fortune  , 
il  la  brave ,  il  ne  doit  rien  qu'à  lui  feul  ;  &  quand  il  ne  lui 
refte  à  montrer  que  lui ,  il  n'eft  point  nul  ;  il  eft  quelque 
chofe.  Oui  ,  j'aime  mieux  cent  fois  le  Roi  de  Syracufe  , 
maître  d'école  à  Corinthe  ,  &  le  Roi  de  Macédoine  ,  gref- 
fier à  Rome  ,  qu'un  malheureux  Tarquin  ,  ne  fâchant  que 
devenir  s'il  ne  règne  pas  ;  que  l'Iiériticr  du  poircfTcur  de  trois 
Royaumes  ,  jouet  de  quiconque  ofe  infuiter  à  fa  mifcrc  ,  errant 
de  Cour  en  Cour ,  cherchant  par-tout  des  fecours  ,  &c  trou- 
vant par-tout  des  affronts  ,  faute  de  favoir  faire  autre  thofc 
qu'un  métier  qui  n'eft  plus  en  fon  pouvoir. 

L'homme  &  le  Citoyen  ,  quel  qu'il  foit ,  n'a  d'autre   bien 
ù  mettre  dans  la  fociécc  que  lui-même  ,  tous  fcs  autres  biens 

y 


LIVRE      III. 


3'-9 


y  font  malgré  lui  ;  &c  quand  un  honime  elt  riche ,  ou  il  ne 
jouit  pas  de  fa  richefle ,  ou  le  public  en  jouit  auffi.  Dans  le 
premier  cas  ,  il  vole  aux  autres  ce  dont  il  fe  prive  ;  &c  dans 
le  fécond  ,  il  ne  leur  donne  rien.  Ainfi  la  dette  fociale  lui 
ref  te  toute  entière ,  tant  qu'il  ne  paye  que  de  fon  bien.  Mais 
mon  père  ,  en  le  gagnant ,  a  fervi  la  fociété. . . .  Soit  ;  il  a  payé 
fa  dette  ,  mais  non  pas  la  vôtre.  Vous  devez  plus  aux  autres 
que  fi  vous  fuîïïez  né  fans  bien ,  puifque  vous  êtes  né  favo- 
rifé.  Il  n'eft  point  jufte  que  ce  qu'un  homme  a  fait  pour  la 
fociété  ,  en  décharge  un  autre  de  ce  qu'il  lui  doit  :  car  cha- 
cun fe  devant  tout  entier  ne  peut  payer  que  pour  lui  ,  &c  nul 
père  ne  peut  tranfmetcre  à  fon  fils  le  droit  d'être  inutile  à 
fcs  femblables  :  or  c'eft  pourtant  ce  qu'il  flùt ,  ftlon  vous  , 
en  lui  tranfmcttant  (es  richeiïes ,  qui  font  la  preuve  &  le  prix 
du  travail.  Celui  qui  mange  dans  l'oifiveté  ce  qu'il  n'a  pas 
gagné  lui-même ,  le  vole  ;  ik  un  rentier  que  l'Etat  paye  pour 
ne  rien  faire  ,  ne  diffère  gueres  ,  h  mes  yeux  ,  d'un  brigand 
qui  vit  aux  dépens  des  palfans.  Hors  de  la  fociété ,  l'homme 
ifolé  ne  devant  rien  à  perfonne,  a  droit  de  vivre  comme  il 
lui  plait  :  mais  dans  la  fociété  ,  oi!i  il  vit  néceiTairement  aux 
dépens  des  autres,  il  leur  doit  en  travail  le  prix  de  fon  en- 
tretien ;  cela  elt  fans  exception.  Travailler  elt  donc  un  devoir 
indifpenfable  à  l'homme  focial.  Riche  ou  pauvre ,  puiflant  ou 
foible  ,  tout  citoyen  oifif  eft  un  fripon. 

Or  de  toutes  les  occupations  qui  peuvent  fournir  la  fubfiltance 

à  l'homme ,  celle  qui  le  rapproche  le  plus  de  l'état  de  Nature 

eft  le  travail  des  mains  :  de  toutes  les  conditions ,  la  plus 

indépendante  de  la  fortune  ôc  des  hommes  elt  celle  de  Taiti- 

Emilc.    Tome  I.  1  t 


^lo  EMILE. 

fan.  L'artifan  ne  dépend  que  de  fon  travail  ;  il  eft  aufTî  libre 
que  le  laboureur  eft  efclave  :  car  celui-ci  tient  à  fon  champ 
dont  la  récolte  eft  à  la  difcrétion  d'autrui.  L'ennemi ,  le  prince  , 
un  voifin  puifTant ,  un  procès  lui  peut  enlever  ce  champ  ;  par 
ce  champ  on  peut  le  vexer  en  mille  manières  :  mais  par-tout 
où  l'on  veut  vexer  l'artiHin  ,  fon  bagage  elt  bientôt  fait  ;  il 
emporte  fes  bras  &c  s'en  va.  Toutefois  l'agriculture  elt  le 
premier  métier  de  l'homme  ;  c'eft  le  plus  honnête  ,  le  plus 
utile  ,  &c  par  conféquent  le  plus  noble  qu'il  puifle  exercer.  Je 
ne  dis  pas  à  Emile  ,  apprends  l'agriculture  ;  il  la  fait.  Tous 
les  travaux  ruftiques  lui  font  familiers  ;  c'eit  par  eux  qu'il  a 
commencé  ;  c'eft  à  eux  qu'il  revient  fans  cefTe.  Je  lui  dis 
donc  f  cultive  l'héritage  de  tes  pères  ;  mais  fi  tu  perds  cet 
héritage  ,  ou  fi  tu  n'en  as  point ,  que  faire  ?  Apprends  un 
métier. 

Un  métier  à  mon  fîls  !  mon  fils  artifan  !  Monfîeur  ,  y 
penfez-vous  ?  J'y  penfe  mieux  que  vous  ,  Madame  ,  qui  vou- 
lez le  réduire  à  ne  pouvoir  jamais  être  qu'un  Lord ,  un  Mar- 
quis ,  un  Prince ,  &c  peut-être  un  jour  moins  que  rien  ;  moi , 
je  lui  veux  donner  un  rang  qu'il  ne  pui.Te  perdre  ,  un  rang 
^'i  l'honore  dans  tous  les  tems  ;  je  veux  l'élever  à  l'état 
d'homme,  &c  quoique  vous  puilTîcz  dire  ,  il  aura  moins  d'égaux 
i  ce  tirre  qu'i  fous  ceux  qu'il  tiendra  de  vous. 

La  lettre  tue  &  l'efprit  vivifie.  Il  s'agit  moins  d'apprendre  un 
métier  pour  f  ivoir  un  métier ,  que  pour  vaincre  les  préjugé';  qui 
le  méprifent.  Vous  ne  ferez  jamais  réduit  à  travailler  pour  vivre. 
Eh  !  tant-pis,  tant-pis  pour  vous  !  Mais  n'importe,  ne  travaillez 
point  par  néceflité  ,  cravaillezpar  gloire.  AbailFcz-vous  h.  l'état 


L    I    V    R    E      m.  33r 

d'artiliin  pour  erre  au-dcfTus  du  vôtre.  Pour  vous  foumctrre  la 
fortune  6c  les  chofes ,  commencez  par  vous  en  rendre  indéfen- 
dant. Pour  régner  par  l'opinion ,  commencez  par  régner  fur  elle. 

Souvenez  -  vous  que  ce  n'eft  point  un  talent  que  je  vous 
demande  ;  c'eft  un  métier  ,  un  vrai  métier ,  un  art  purement 
méchanique  ,  où  les  mains  travaillent  plus  que  la  tète  ,  ôc 
qui  ne  mené  point  à  la  fortune  ,  mais  avec  lequel  on  peut 
s'en  pafTer.  Dans  des  maifons  fort  au-defTus  du  danger  de 
manquer  de  pain ,  j'ai  vu  des  pères  pouffer  la  prévoyance 
jufqu'à  joindre  au  foin  d'inftruire  leurs  enfans  celui  de  les 
pourvoir  de  connoiffaiices ,  dont  ,  à  tout  événement ,  ils  puf- 
fent  tirer  parti  pour  vivre.  Ces  pères  prévoyans  croient  beau- 
coup faire  :  ils  ne  font  rien  ;  parce  que  les  reffources  qu'ils 
penfent  ménager  à  leurs  enfans  ,  dépendent  de  cette  même 
fortune  au-deffus  de  laquelle  ils  les  veulent  mettre.  En  forte 
qu'avec  tous  ces  beaux  talens ,  fi  celui  qui  les  a ,  ne  fe  trouve 
dans  des  circonftances  favorables  pour  en  faire  ufage,  il  pé- 
rira de  mifere  comme  s'il  n'en  avoit  aucun. 

Dès  qu'il  eft  queltion  de  manège  ôc  d'intrigues  ,  autant 
vaut  les  employer  à  fe  maintenir  dans  l'abondance  ,  qu'à  re- 
gagner ,  du  fein  de  la  mifere  ,  de  quoi  remonter  à  fon  pre- 
mier état.  Si  vous  cultivez  des  arts  dont  le  fuccès  tient  à 
la  réputation  de  l'artilèe  ;  fi  vous  vous  rendez  propre  à  des 
emplois  qu'on  n'obtient  que  par  la  faveur  ,  que  vous  fcr\ira 
tout  cela  ,  quand  juftement  dégoûté  du  monde  vous  dédai- 
gnerez les  moyens,  fans  Icfqucis  on  n'y  peur  réufTir  ?  \'ous 
avez  étudié  la  politique  &:  les  intérêts  des  Princes  :  voilà 
qui  va  fort  bien  ;  mais  que  fcrcz-vous  de  ces  connoiffonccs  r 

Tt  » 


l-^i  EMILE. 

fi  vous  ne  lavez  parvenir  aux  Miniftres ,  aux  femmes  de  la 
Cour  ,  aux  Chefs  des  bureaux  ,  fi  vous  n'avez  le  fecrec  de 
leur  plaire  ;  (i  tous  ne  trouvent  en  vous  le  fripon  qui  leur 
convient  ?  Vous  êtes  architecte  ou  peintre  :  foit  ;  mais  il  faut 
faire  connoître  votre  talent.  Penfez-vous  aller  de  but  en 
blanc  expofer  un  ouvrage  au  fallon  ?  Oh  !  qu'il  n'en  va  pas 
ainfi  !  Il  faut  être  de  l'Académie  ;  il  y  faut  même  être  pro- 
tégé pour  obtenir  au  coin  d'un  mur  quelque  place  obfcure. 
Quittez-moi  h  règle  6c  le  pinceau ,  prenez  un  fiacre  ,  & 
courez  de  porte  en  porte  :  c'eft  ainfi  qu'on  acquiert  la  célé- 
brité. Or  vous  devez  favoir  que  toutes  ces  illufères  portes  ont 
des  SuifTcs  ou  des  porciers  qui  n'entendent  que  par  gclte  , 
&  dont  les  oreilles  font  dans  leurs  mains.  Voulez-vous  en- 
feigner  ce  que  vous  avez  appris ,  Çc  devenir  Maître  de  géo- 
graphie ,  ou  de  mathématique  ,  ou  de  langue  ,  ou  de  mu- 
fique ,  ou  de  dcfTïn  ?  Pour  cela  même  il  faut  trouver  des 
écoliers ,  par  confcquent  des  preneurs.  Comptez  qu'il  importe 
plus  d'être  charlatan  qu'habile  ,  &  que  fi  vous  ne  favez  de 
métier  que  le  vôtre  ,  jamais  vous  ne  ferez  qu'un   ignorant. 

Voyez  donc  combien  toutes  ces  brillantes  relfourccs  font 
peu  folidcs  ,  &c  combien  d'autres  relfources  vous  font  néccf- 
faircs  pour  tirer  parti  de  celles  -  \h.  Et  puis  ,  que  dcviendrez- 
vous  dans  ce  lâche  abbailfemcnt  ?  Les  revers,  fans  vous  inf- 
truire  ,  vous  aviliffent  ;  jouet  plus  que  jamais  de  l'opinion 
publique,  comment  vous  élevercz-vous  au-dcfTus  des  pré- 
juges ,  arbitres  de  votre  fort  ?  Comment  mépriferez-vous  la 
balfelfe  ôc  les  vices  dont  vous  avez  bcfoin  pour  fubiKtcr  ? 
Vous  ne  dépendiez  que   des   richellcs  ,   &  maintenant  vous 


LIVRE      III.  ^33^- 

'dépendez  des  Riches  ;  vous  n'avez  fait  qu'empirer  votre  eftla- 
vage  ,  &c  le  furtharger  de  votre  mifere.  Vous  voilà  pauvre 
fans  être  libre  ;  c'eft  le  pire  état  où  l'homme  puifTe  tomber. 

Mais  au  lieu  de  recourir  pour  vivre  à  ces  hautes  connoif- 
fances  qui  font  faites  pour  nourrir  l'ame  ôc  non  le  corps  , 
fi  vous  recourez  au  bcfoin  ,  à  vos  mains  6c  à  l'ufage  que 
vous  en  favez  faire  ,  toutes  les  difficultés  difparoiflent ,  tous 
les  manèges  deviennent  inutiles  ;  la  reflburce  eft  toujours 
prête  au  moment  d'en  ufer  ;  la  probité  ,  l'honneur  ne  font 
plus  un  cbftacle  à  la  vie  ;  vous  n'avez  plus  bcfoin  d'être 
lâche  &  menteur  devant  les  Grands ,  fouple  6c  rampant  de- 
vant les  fripons ,  vil  complaifant  de  tout  le  monde ,  empain- 
teur  ou  voleur  ,  ce  qui  eft  à  peu  près  la  même  cJiofc  quand 
on  n'a  rien  :  l'opinion  des  autres  ne  vous  touche  point  ; 
vous  n'avez  à  faire  votre  cour  i\  pcrfonne  ,  point  de  fot  à 
flatter  ,  point  de  fuilfe  h  fléchir  ,  point  de  courtifane  à 
payer  ,  &  ,  qui  pis  eft ,  h  encenfer.  Que  des  coquins  mènent 
les  grandes  affaires;  peu  vous  importe  :  cela  ne  vous  empê- 
chera pas  ,  vous  ,  dans  votre  vie  obfcure  ,  d'être  honnête 
homme  ôc  d'avoir  du  pain.  Vous  entrez  dans  la  première 
boutique  du  métier  que  vous  avez  appris.  Maître ,  j'ai  befoin 
d'ouvrage  ;  compagnon  ,  mettez  -  vous  \h  ,  travaillez.  Avant 
que  l'heure  du  dîner  foit  venue  ,  vous  avez  gagné  votre  dîner: 
il  vous  êtes  diligent  &  fobre  ,  avant  que  huit  jours  fe  palfent, 
vous  aurez  de  quoi  vivre  huit  autres  jours  :  vous  aurez  vécu 
libre  ,  fain ,  vrai ,  laborieux  ,  jufte  :  ce  n'eff  pas  perdre  fon 
tems  que  d'en  gagner  ainfi. 

le  veux  abfolument  qu'Emile  apprenne  un  métier.  Un  métier 


334 


EMILE. 


honnête ,  au  moins  ,  direz  -  vous.  Que  fignifie  ce  mot  ?  Toulî 
métier  utile  au  public  n'elt  -  il  pas  honnête  ?  Je  ne  veux  point 
qu'il  foit  brodeur ,  ni  doreur ,  ni  verniffeur  comme  le  gentil- 
homme de  Locke  ;  je  ne  veux  qu'il  foit  ni  muficien ,  ni 
comédien  ,  ni  faifeur  de  livres  (  *  ).  A  ces  profefTions  près , 
&  celles  qui  leur  rellcmblent  ,  qu'il  prenne  celle  qu'il  voudra  ; 
je  ne  prétends  le  gêner  en  rien.  J'aime  mieux  qu'il  foit  cor- 
donnier que  poëte  ;  j'aime  mieux  qu'il  pave  les  grands  che- 
mins que  de  faire  des  fleurs  de  porcelaine.  Mais,  direz -vous  , 
les  archers  ,  les  efpions  ,  les  bourreaux  font  des  gens  utiles. 
Il  ne  tient  qu'au  Gouvernement  qu'ils  ne  le  foient  point  : 
mais  partons ,  j'avois  tort  ;  il  ne  fuffit  pas  de  choiiîr  un  mé- 
tier utile ,  il  faut  encore  qu'il  n'exige  pas  dez  gens  qui  l'exer- 
cent ,  des  qualités  d'ame  odieufes ,  ôc  incompatibles  avec 
l'Iiumanité.  Ainfi  revenant  au  premier  mot ,  prenons  un  mé- 
tier honnête  :  mais  fouvenons  -  nous  toujours  qu'il  n'y  a  point 
d'honnêteté  fans  l'utilité. 

Un  célèbre  Auteur  de  ce  fiecle  ,  dont  les  livres  font  pleins 
de  grands  projets  &  de  petites  vues  ,  avoit  fait  vœu  ,  comme 
tous  les  prêtres  de  ù  communion  ,  de  n'avoir  point  de 
fcnmie  en  propre  ;  mais  fe  trouvant  plus  fcrupuleux  que  les 
autres  fur  l'adultère  ,  on  dit  qu'il  prit  le  parti  d'avoir  de  jolies 
fervantes  ,  avec  lefquelles  il  rcparoit  de  fon  mieux  l'outrage 
qu'il  avoit  fait  à  fon  efpece  par  ce   téméraire   engagement, 

(  *  )  Vous  l'êtes  bien  ,   vous  >  me  pas  pour  autrui  des  raifons  d'en  avoir 

dira-t-on.    Je  le  fuis  pour  mon  mal-  de    fcmblables.    Je  n'ccris  pas   pouf 

heur ,  je  l'avoue  ;  &   mes  torts  que  cxcufcr  mes  fautes ,  mais    pour  eia» 

ie  pcnfc   avoir  afTcz  expict  ne  font  pécher  mes  ledeurs  de  les  imiter. 


L    I    V    R    E      I  I  I.  53S 

il  regardoit  comme  un  devoir  du  citoyen  d'en  donner  d'au- 
tres à  la  patrie  ,  &c  du  tribut  qu'il  lui  payoit  en  ce  genre  , 
ïl  peupioit  la  clafle  des  artifans.  Sitôt  que  ces  enfans  étoient 
en  âge ,  il  leur  faifoit  apprendre  à  tous  un  métier  de  leur 
goût  ,  n'excluant  que  les  profefîîons  oifeufes  ,  futiles  ou 
fujettes  à  la  mode ,  telles  ,  par  exemple  ,  que  celle  de  perru- 
quier ,  qui  n'eft  jamais  néceflaire  ,  &  qui  peut  devenir  inutile 
d'un  jour  à  l'autre  ,  tant  que  la  Nature  ne  fe  rebutera  pas  de 
nous  donner  des  cheveux. 

Voilà  l'efprit  qui  doit  nous  guider  dans  le  choix  du  métier 
d'Emile  ;  ou  plutôt  ce  n'eft  pas  à  nous  de  faire  ce  clioix  , 
<:'eft  à  lui  ;  car  les  maximes  dont  il  gI{  imbu ,  confcr\'ant  en 
lui  le  mépris  naturel  di^s  chofes  inutiles  ,  jamais  il  ne  voudra 
confumer  fon  tems  en  travaux  de  nulle  valeur ,  ôc  il  ne  con- 
noit  de  valeur  aux  chofes  ,  que  celle  de  leur  utilité  réelle  ; 
il  lui  faut  un  métier  qui  pût  fcrvir  à  Robinfon  dans  fon  Ifle. 

En  faifant  pafler  en  revue  devant  un  enfant  les  produJions 
de  la  Nature  &  de  l'art  ;  en  irritant  fa  ciu-iofité  ,  en  le  fuivant 
oîi  elle  le  porte  ,  on  a  l'avantage  d'étudier  (es  goûts  ,  fcs 
inclinations ,  fes  penchans ,  &  de  voir  briller  la  première  étin- 
celle de  fon  génie  ,  s'il  en  a  quelqu'un  qui  foit  bien  décidé. 
Mais  une  erreur  commune  &  dont  il  faut  vous  préfcr\'cr  , 
c'eft  d'attribuer  à  l'ardeur  du  talent  l'effet  de  Toccafion ,  6c 
de  prendre  pour  une  inclination  marquée  vers  tel  ou  tel  art , 
l'efprit  imitatif  commun  à  l'homme  &:  au  finge ,  ik  qui  porte 
machinalement  l'un  ôc  l'autre  ;\  vouloir  faire  tout  ce  qu'il  voit 
faire,  uns  trop  favoir  à  quoi  cela  cil  bon.  Le  monde  cil 
plein   d'artifans  «S:  fur  -  toi:t  d'artiitcs  ,   qui  n'ont    point   1« 


r,(j  EMILE. 

calent  n.inircl  de  l'ait  qu'ils  exercent ,  ôc  dans  lequel  on  leç 
a  pouîrés  dbs  leur  bas  âge ,  foit  déterminé  par  d'aucres  con- 
venances ,  foit  trompé  par  un  zèle  apparent  qui  les  eût  portés 
de  même  ,  vers  tout  autre  art ,  s'ils  l'avoieht  vu  pratiquer  aufH- 
tôt.  Tel  entend  un  tambour  &c  fe  croit  Général  ;  tel  voit 
bâtir  ôc  veut  être  architecte.  Chacun  elt  tenté  du  métier  qu'il 
voit  faii-e,  quand  il  le  croit  eftimé. 

J'ai  connu  un  laquais  ,  qui  ,  voyant  peindre  &c  dcfllncr  fon 
maître  ,  fe  mit  dans  la  tcte  d'être  peintre  ôc  dcfTinateur.  Dès 
l'inftant  qu'il  eut  formé  cette  réfolution ,  il  prit  le  craj'on , 
qu'il  n'a  plus  quitté  que  pour  prendre  le  pinceau  ,  qu'il  ne 
quittera  de  fa  vie.  Sans  leçons  ôc  fans  règles  il  fe  mit  â  deffi- 
ner  tout  ce  qui  lui  tomboit  fous  la  main.  Il  palfa  trois  ans 
entiers  collé  fur  fes  barbouillages  ,  fans  que  jamais  rien  pût 
l'en  arracher  que  fon  fervice  ,  ôc  fans  jamais  fe  rebuter  du 
peu  de  progrès  que  de  médiocres  difpofltions  lui  laiffoicnt 
faire.  Je  l'ai  vu  durant  fix  mois  d'un  été  très  -  ardent ,  dans 
une  petite  anti- chambre  au  midi  ,  où  l'on  fufFoquoit  au  paf- 
f  igc ,  aifis  ,  ou  plutôt  cloué  tout  le  jour  fur  fa  chaifc ,  devant 
un  globe  ,  defTmer  ce  globe ,  le  rcdclîiner  ,  commencer  ôc 
recommencer  fans  ceffe  avec  une  invincible  obflination  , 
jufqu'à  ce  qu'il  en  eût  rendu  la  ronde -bolfe  allez  bien  pour 
être  content  de  fon  travail.  Enfin  ,  flivorifé  de  fon  maître 
Se  guidé  par  un  artiite  ,  il  elt  parvenu  au  point  de  quitter  la 
livrée  ,  &:  de  vivre  de  fon  pinceau.  Jufqu'à  certain  terme  la 
perfévérance  fupplée  au  talent  ;  il  a  atteint  ce  terme  ,  ôc  ne 
le  palfcra  jamais.  La  confiance  &  l'émulation  de  cet  hon- 
nête garçon  font  louables.  Il  fc  fera  toujours  eUimcr  par  fon 

ajFiduité , 


LIVRE      III. 


Î37 


àfïîduité  ,  par  fa  fidélité ,  par  fcs  mœurs  ;  mais  il  ne  peindra 
jamais  que  des  deffus  de  porte.  Qui  eit-ce  qui  n'eût  pas  été 
trompé  par  fon  zèle  ,  &  ne  l'eût  pas  pris  pour  un  vrai  talent? 
Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  fe  plaire  à  un  travail ,  &  y 
être  propre.  Il  faut  des  obfervations  plus  fines  qu'on  ne  penfe , 
pour  s'affurer  du  vrai  génie  &c  du  vrai  goût  d'un  enfant ,  qui 
montre  bien  plus  fcs  defîrs  que  fes  difpofitions  ,  &  qu'on 
juge  toujours  par  les  premiers  ,  faute  de  favoir  étudier  les 
autres.  Je  voudrois  qu'un  homme  judicieux  nous  donnât  un 
traité  de  l'art  d'obferver  les  enfans.  Cet  art  feroit  très-im- 
portant à  connoître  :  les  pères  &  les  maîtres  n'en  ont  pas 
encore  les  élémens. 

Mais  peut  -  être  donnons  -  nous  ici  trop  d'importance  au 
choix  d'un  métier.  Puifqu'il  ne  s'agit  que  d'un  travail  des 
mains ,  ce  choix  n'eft  rien  pour  Emile  ;  &  fon  apprentiflage 
eft  déjà  plus  d'à  moitié  fait ,  par  les  exercices  dont  nous 
l'avons  occupé  jufqu'à  préfent.  Que  voulez  -  vous  qu'il  faffe  ? 
Il  eft  prêt  à  tout  :  il  fait  déjà  manier  la  bêche  &  la  houe  ; 
il  fait  fe  fervir  du  tour ,  du  marteau  ,  du  rabot ,  de  la  lime  ; 
les  outils  de  tous  les  métiers  lui  font  déjà  familiers.  Il  ne 
s'agit  plus  que  d'acquérir  de  quelqu'un  de  ces  outils  un  ufage 
affez  prompt ,  affez  flicile  poiu*  égaler  en  diligence  les  bons 
ouvriers  qui  s'en  fervent ,  &:  il  a  fur  ce  point  un  grand  avan- 
tage par  deffus  tous  ,  c'eft  d'avoir  le  corps  agile ,  les  mem- 
bres flexibles ,  pour  prendre ,  fans  peine ,  toutes  fortes  d'at- 
titudes ,  &  prolonger  ,  fans  effort ,  toutes  fortes  de  mouve- 
mens.  De  plus  ,  il  a  les  organes  jufles  &c  bien  exercés  ; 
toute  la  méchaniquc  des  arcs  lui  elt  déjà  connue.  Pour  favoir 
Emile.    Tome  I.  Vt 


j3«  EMILE. 

travailler  en  maîrre ,  il  ne  lui  manque  que  de  l'habitude  ,  5d 
l'habitude  ne  fe  gagne  qu'avec  le  tems.  Auquel  des  métiers  y 
dont  le  choix  nous  refle  à  faire ,  donnera-t-il  donc  aflez  de 
tems  pour  s'y  rendre  diligent  ?  Ce  n'elt  plus  que  de  cela, 
qu'il  s'agit. 

Donnez  à  l'homme  un  métier  qui  convienne  à  Ton  fexe  » 
&  au  jeune  homme  un  méfier  qui  convienne  à  fon  âge.  Toute 
profeflion  fédentaire  &  cafaniere  ,  qui  efféminé  6i  ramollit 
le  corps  ,  ne  lui  plait  ni  ne  lui  convient.  Jamais  jeune  garçon 
n'afpira  de  lui  -  même  à  être  tailleur  ;  il  faut  de  l'art  pour 
porter  à  ce  métier  de  femmes  ,  le  fexe  pour  lequel  il  n'ell 
pas  fiit  (  9  ).  L'aiguille  &c  l'cpce  ne  fauroient  être  maniées 
par  les  mêmes  mains.  Si  j'étois  Souverain  ,  je  ne  permet- 
trois  la  couture ,  &c  les  métiers  à  l'aiguille  ,  qu'aux  femmes  y 
6c  aux  boiteux  réduits  h  s'occuper  comme  elles.  En  fuppo- 
Huit  les  eunuques  néceflaires  ,  je  trome  les  Orientaux  bien 
fbus  d'en  faire  exprès.  Que  ne  fe  contentent  -  ils  de  ceux  qu'a 
fait  la  nature  ,  de  ces  foules  d'honmics  lâches  dont  elle  a 
mutilé  le  cœur ,  ils  eu  auroient  de  relte  pour  le  befoin.  Tout 
homme  foible ,  délicat ,  craintif ,  eft  condamné  par  elle  à 
la  vie  fédentaire  ;  il  eH  fait  pour  vi\Te  avec  les  femmes ,  oa 
à  leur  manière.  Qu'il  exerce  quelqu'un  dcsi  métiers  qui  leur 
font  propres  ,  â  la  bonne  hei;re  ;  «Se  s'il  faut  ablblument  de 
vrais  eunuques  ,  qu'on  réduife  à  cet  état  les  hommes  qui 
déshonorent  leur  fexe  en  prenant  des  emplois  qui  ne  lui 
conviemicnt  pas.   Leur  choix  annonce  l'erreur  de  la  Nature  : 

(  9  MI  n'y  nvoit  point  de  tailleurs  hommes  fe  faifnicnt  dans  la  niaifoa 
fitrini    ics    gncicns  :  les    habits  des       par  les  ièmmes. 


L   I   V   R   E     m.  13^ 

corrigez  cette  erreur  de  mariiei-e  ou  d'autre  ,  vous  n'aurez  fait 
C[ue  du  bien. 

J'interdis  à  mon  Elevé  les  métiers  mal-fains ,  mais  non 
pas  les  métiers  pénibles  ,  ni  même  les  métiers  périlleux.  Ils 
exercent  à  la  fois  la  force  ôc  k  courage  ;  ils  fout  propres 
aux  hommes  feuls  ,  les  femmes  n'y  prétendent  point  ;  com* 
ment  n'ont -ils  pas  honte  d'empiéter  fur  ceux  qu'elles  foat  î 

Lu^antur  paiicd  ,  comcdunt  coIUphia  paiice. 
Vos  lanani  trahi  lis ,  calât  hipjue  peraZla  refertit  1 

Vdlera (  lo  )  1 

En  Italie ,  on  ne  voit  point  de  femmes  dans  les  bouti- 
ques ;  &c  l'on  ne  peut  rien  imaginer  de  plus  trifte  que  le  coup- 
d'œil  des  rues  de  ce  pays  là ,  pour  ceux  qui  font  accoutumes 
à  celles  de  France  &c  d'Angleterre.  En  voyant  des  marchands 
de  modes  vendre  aux  Dames  des  rubans ,  des  pompons ,  du 
rézeau  ,  de  la  chenille  ,  je  trouvois  ces  parures  délicates  bien 
ridicules  dans  de  grolTes  mains  ,  faites  pour  fouffler  la  forge 
éc  frapper  fur  l'enclume.  Je  me  difois;  dans  ce  pays  les 
femmes  devroient  ,  par  rcpréfailles  ,  lever  des  boutiques  de 
fourbifleurs  ôc  d'armiu-iers.  Eh  I  que  chacun  falfc  ôc  vende 
les  armes  de  fon  fexe.  Pour  les  connoître  ,  ils  les  fauc 
employer. 

Jeune  homme,  imprime  à  tes  travaux  la  main  de  l'homme. 
Apprends  à  manier  d'un  bras  vigoureux  la  hache  &:  la 
fcie ,  à  équarrir  une  poutre ,  à  monter  fur  un  comble  ,  à 
pofer  le  faîte  ,  à  l'affermir  de  jambes-de-force  ôc  d'entraks  ', 

i  lo)  Juven.  Sat.  IL 

Vv  i 


^46  EMILE. 

puis  crie  à  ta  fœur  de  venir  t'aidcr  à  ton  ouvrage  ,  comm» 
elle  te  difoit  de  travailler  à   fon  point-croifc. 

J'en  dis  trop  pour  mes  agréables  contemporains,  je  le 
fens  ;  mais  je  me  laifTe  quelquefois  entraîner  à  la  force  des 
conféquences.  Si  quelque  homme  que  ce  foit  a  honte  de  tra- 
vailler en  public  ,  armé  d'une  doloire  &  ceint  d'un  tablier  de 
peau  ,  je  ne  vois  plus  en  lui  qu'un  efclave  de  l'opinion ,  prêt 
à  rougir  de  bien  foire ,  fitôt  qu'on  fe  rira  des  honnêtes 
gens.  Toutefois  cédons  au  préjugé  des  pères  tout  ce  qui  ne 
peut  nuire  au  jugement  des  enfans.  Il  n'eft  pas  nécelFaire 
d'exercer  toutes  les  profeflîons  utiles  pour  les  honorer  tou- 
tes ;  il  fuffit  de  n'en  efèimer  aucune  au-de(Tous  de  foi.  Quand 
on  a  le  choix  ,  ôc  que  rien  d'ailleurs  ne  nous  détermine  , 
pourquoi  ne  confulteroit  -  on  pas  l'agrément ,  Tinclination  , 
la  convenance  entre  les  profefTions  de  même  rang  ?  Les  tra- 
vaux des  métaux  font  utiles ,  &c  même  les  plus  utiles  de 
tous.  Cependant ,  à  moins  qu'une  raifon  particulière  ne  m'y 
porte  ,  je  ne  ferai  point  de  votre  fils  un  maréchal  ,  un  fer- 
rurier,  un  forgeron;  je  n'aimerois  pas  à  lui  voir,  dans  fa 
forge  ,  la  figure  d'un  cyclope.  De  même  ,  je  n'en  ferai  pas 
un  maçon  ,  encore  moins  un  cordonnier.  Il  faut  que  les  mé- 
tiers fe  falTent  ;  mais  qui  peut  choifir  ,  doit  avoir  égard  à 
la  propreté  ;  car  il  n'y  a  point  Ih  d'opinion  :  fur  ce  point 
les  fens  nous  décident.  Enfin  je  n'aimerois  pas  ces 
itupides  profeflîons  ,  dont  les  ouvriers ,  fans  induftric  &c 
prcfquc  automates  ,  n'exercent  jamais  leurs  mains  qu'au 
même  travail.  Les  tilTerands ,  les  faifeurs  de  bas  ,  les  fcicurs 
de  pierre  ,  à  quoi  fvrt  d'employer  à  ces  métiers   des  honi^ 


LIVRE     III.  341 

tnes  de  fens  ?    c'eft    une  machine    qui  en  mené  une  autre. 

Tout  bien  confidcré  ,  le  métier  que  j'aimerois  le  mieux 
qui  fût  du  goût  de  mon  Elevé ,  eft  celui  de  menuider.  Il 
eft  propre  ,  il  eft  utile ,  il  peut  s'exercer  dans  la  maifon  ;  il 
tient  fuffifamment  le  corps  en  haleine  ;  il  exige  ,  dans  l'ou- 
vrier de  l'adrefle  &c  de  l'induftrie ,  ôc  dans  la  forme  des 
ouvrages  que  l'utilité  détermine  ,  l'élégance  6c  le  goût  ne 
font  pas  exclus. 

Que  fi  par  hazard  le  génie  de  votre  Elevé  étoit  décidé- 
ment tourné  vers  les  fciences  fpéculatives  ,  alors  je  ne  blâ- 
merois  pas  qu'on  lui  donnât  un  métier  conforme  à  fes  in- 
clinations ;  qu'il  apprît ,  par  exemple  ,  à  faire  des  inftru- 
mens  de  mathématiques  ,  des  lunettes  ,  des  télefcopes ,  ôcc. 

Quand  Emile  apprendra  fon  métier  ,  je  veux  l'apprendre 
avec  lui  ;  car  je  fuis  convaincu  qu'il  n'apprendra  jamais  bien 
que  ce  que  nous  apprendrons  enfemble.  Nous  nous  mettrons 
donc  tous  deux  en  apprentiflage ,  &  nous  ne  prétendrons  point 
être  traités  en  Meiïieurs  ,  mais  en  vrais  apprentifs  ,  qui  ne 
le  font  pas  pour  rire  :  pourquoi  ne  le  ferions-nous  pas  tout 
de  bon  ?  Le  Czar  Pierre  étoit  charpentier  au  chantier ,  ôc 
tambour  dans  fes  propres  troupes  :  penfez-vous  que  ce  Prince 
ne  vous  valût  pas  par  fa  nailfance  ou  par  le  mérite  ?  Vous 
comprenez  que  ce  n'efè  point  à  Emile  que  je  dis  cela;  c'ell 
à  vous  ,  qui  que  vous  puiflîez  être. 

Malhcureufemcnt  nous  ne  pouvons  pafTer  tout  notre  tems 
à  l'établi.  Nous  ne  femmes  pas  feulement  apprentifs  ou- 
vriers ,  nous  fommes  apprentifs  hommes  ;  &  l'apprentiffage 
de  ce  dernier  métier  elt  plus  pétiible  &  plus  long  que  l'autre, 


l4i  EMILE.- 

Comment  ferons  -  nous  donc  ?  Prendrons  -  nous  un  maître 
de  rabot  une  heure  par  jour  comme  on  prend  un  maicre  à 
clan  fer  ?  Non ,  nous  ne  ferions  pas  des  apprentifs  ,  mais  des 
difciples;  &c  notre  ambition  n'eft  pas  tant  d'apprendre  la 
menuiferie  ,  que  de  nous  élever  à  l'état  de  menuifier.  Je  fuis 
donc  d'avis  que  nous  allions  toutes  les  femaines  une  ou 
deux  fois  ,  au  moins ,  paiïer  la  journée  entière  chez  le  mai* 
trc  ,  que  nous  nous  levions  à  fon  heure ,  que  nous  foyons  k 
l'ouvrage  avant  lui ,  que  nous  mangions  à  fa  table  ,  que 
nous  travaillions  fous  fes  ordres  ;  ôc  qu'après  avoir  eu 
l'honneur  de  fouper  avec  fa  famille  ,  nous  retournions  ,  û 
nous  voulons  ,  coucher  dans  nos  lits  durs.  Voilà  com- 
ment on  apprend  plufieurs  métiers  à  la  fois  ,  &i  comment 
c>n  s*exerce  au  travail  des  mains  ,  fans  négliger  l'autre  ap- 
prentifTage. 

Soyons  fimplcs  en  faifint  bien.  N'allons  pas  reproduire 
la  vanité  par  nos  foins  pour  la  comlwttre.  S'enorgueillir 
d'avoir  vaincu  les  préjugés ,  c'eft  s'y  foum.ertre.  On  dit  que 
par  un  ancien  ufage  de  la  Maifon  Ottomane ,  le  Grand-Sei- 
gneur eft  obligé  de  travailler  de  fcs  mains  ,  &  chacun  foie 
que  les  ouvrages  d'une  main  royale  ne  pcment  être  que  des 
chefs-d'œuvre.  Il  difèribuc  donc  magniliqucment  ces  chefs-» 
d'œuvre  aux  (grands  de  la  Porte  ;  &c  TouNTagc  elt  payé 
félon  la  qualité  de  l'ouvrier.  Ce  que  je  vois  de  mal  à  cela 
n'eft  pas  cette  prétendue  vexation  ;  car ,  au  contraire  ,  elle 
d\  \m  bien.  En  forçant  les  Grands  de  partager  ovcc  lui  les 
dépouilles  du  peuple  ,  le  Prince  cii  d'autant  moins  obligé 
de  piller  le  peuple  diredement.  C'cll  un  fouJ-igcmcnt  nécef- 


LIVRE     III.  34J 

faire  au  defpotifme  ,  &:  fans  lequel  cet  horrible  Gouvernement 
ne  fauroic  fubfifter. 

Le  vrai  mal  d'un  pareil  ufage  ,  efè  l'idée  qu'il  donne  à  ce 
pauvre  homme  de  fon  mérite.  Comme  le  Roi  Midas ,  il 
voit  changer  en  or  tout  ce  qu'il  touche  ,  mais  il  n'apperçoit 
pas  quelles  oreilles  cela  fait  pouffer.  Pour  en  confer\'er  de 
courtes  à  notre  Emile  ,  préfervons  Ces  mains  de  ce  riche  ta- 
lent ;  que  ce  qu'il  fait  ne  tire  pas  fon  prix  de  l'ouvrier  > 
mais  de  l'ouvrage.  Ne  fouffrons  jamais  qu'on  juge  du  fîen 
qu'en  le  comparant  à  celui  des  bons  maîtres.  Que  fon  tra- 
vail foit  prifé  par  le  travail  même ,  6c  non  parce  qu'il  eft  de 
lui.  Dites  de  ce  qui  eft  bien  fait ,  voilà  gui  eji  bienfait  ;  mais 
n'ajoutez  point ,  qui  eft-ce  qui  a  fait  cela  ?  S'il  dit  lui-mcme 
d'un  air  lier  &  content  de  lui ,  c'ejl  moi  qui  Pai  fait  ;  ajou- 
tez froidement  ;  vous  ou  un  autre ,  il  n''importe  ;  c'ejl  tou- 
jours un  travail  bien  fait. 

Bonne  mcrc  ,  prcferve-toi  fur-tout  des  menfongcs  qu'on 
te  prépare.  Si  ton  fils  fait  beaucoup  de  chofes  ,  détie-toi  de 
tout  ce  qu'il  fut  :  s'il  a  le  malhcvu*  d'être  élevé  dans  Paris 
&  d'cfre  riche  ,  il  elè  perdu.  Tant  qu'il  s'y  trouvera  d'ha- 
biles artiftes ,  il  aura  tous  leurs  taicns  ;  mais  loin  d'euv  il  n'en 
aura  plus.  A  Paris  le  riche  fait  tout;  il  n'y  a  d'igriora  it  q  .e  le 
pauvre.  Cette  capitale  efl  pleine  d'amateurs  (S:  fur-tout  d'ama- 
trices  qui  font  leurs  ouvrages  comme  M.  Guillaume  inventoit 
fes  couleurs.  Je  connois  à  ceci  trois  exceptions  honorables 
parmi  les  hommes,  il  y  en  peur  avoir  davantage;  mais  je' 
n'en  connois  aucune  parmi  les  fi;mmes ,  &  je  doute  qu'il  y 
en  ait.  Eu  général  on  acquiert  un  nom  dans  les  arcs  comme 


344  "  EMILE. 

dans  la  robe ,  on  devient  artifte  &.  juge  des  artifles  comme 
on  devienc   Docteur   en  droit  ôc  Magiièrat. 

Si  donc  il  étoit  une  fois  établi  qu'il  efè  beau  de  favoir  un 
métier  ,  vos  enfans  le  fauroient  bientôt  fans  l'apprendre  :  ils 
pafleroient  maîtres  comme  les  Confeillers  de  Zurich.  Point 
de  tout  ce  cérémonial  pour  Emile  ;  point  d'apparence  & 
toujours  de  la  réalit'é.  Qu'on  ne  dife  pas  qu'il  fait  ;  mais  qu'il 
apprenne  en  fllence.  Qu'il  falFe  toujours  fon  chef-d'œuvre  , 
ôc  que  jamais  il  ne  palfe  maître  ;  qu'il  ne  fe  montre  pas  ou- 
vrier par  fon  titre  ,  mais  par  fon  travail. 

Si  jufqu'ici  je  me  fuis  fait  entendre  ,  on  doit  concevoir 
comment  avec  l'habitude  de  l'exercice  du  corps  Ôc  du  travail 
des  mains  ,  je  donne  infenfiblement  à  mon  Elevé  le  goût 
de  la  réflexion  &:  de  la  méditation  ,  pour  balancer  en  lui  la 
parelfe  qui  réfulteroit  de  fon  indifférence  pour  les  jugemens 
des  hommes ,  ôc  du  calme  de  {es  pallions.  Il  faut  qu'il  tra- 
vaille en  payfan  ,  ôc  qu'il  penfe  en  philofophe  ,  pour  n'être 
pas  aufll  fainéant  qu'un  fauvage.  Le  grand  fecrct  de  l'éduca- 
tion elt  de  faire  que  les  exercices  du  corps  Ôc  ceux  de  l'ef- 
prit  fervent  toujours  de  délaffement  les  uns  aux  autres. 

Mais  gardons  -  nous  d'anticiper  fur  les  inftruclions  qui  de- 
mandent un  efprit  plus  mûr.  Emile  ne  fera  pas  long-tems 
ouvrier  ,  fans  reffentir  par  lui  -  même  l'inégalité  des  condi- 
tions ,  qu'il  n'avoit  d'abord  qu'apperçue.  Sur  les  maximes 
que  je  lui  donne  &  qui  font  à  ù  portée  il  voudra  m'exami- 
ner  à  mon  tour.  En  recevant  tout  de  moi  fcul  ,  en  fc  voyant 
fi  près  de  l'état  des  pauvres  ,  il  voudra  favoir  pourquoi  j'en 
fuis  û  loin.  Il  me  fera  peut-être  ,  au  dépourvu,  des  qucltions 

fcabrcufcs. 


L    I    V    R    E     I  I  I.  M5 

(cabreufcs.  Vous  êtes  riche ,  vous  me  Vave^  dit  ,  &  j^  le 
vois.  Un  riche  doit  aujfi  fan  travail  à  la  Jbciété  ,  puifqu'il 
tft  homme.  Mais  vous ,  que  faites  -  vous  donc  pour  elle  ? 
Que  diroit  à  cela  un  beau  gouverneur  ?  Je  l'ignore.  Il  fcroic 
peut-être  affez  fot  pour  parler  à  l'enfant  des  foins  qu'il  lui 
rend.  Quant  h  moi ,  l'attelier  me  tire  d'affaire.  Voilà ,  cher 
Emile  ,  une  excellente  queflion.  Je  vous  promets  d'y  répondre 
pour  moi ,  quand  vous  y  je  re\  pour  vous-même  une  réponj'e  dont 
vous  foye\  content.  En  attendant  paurai  foin  de  rendre  à 
vous  &  aux  pauvres  ce  que  pai  de  trop  ,  &  de  faire  une 
table  ou  un  banc  par  femaine  ,  afin  de  ri'être  pas  tout-à- 
fait  inutile  à  tout. 

Nous  voici  revenus  à  nous-mêmes.  Voilà  notre  enfant  prêt 
à  ceffer  de  l'être ,  rentré  dans  fon  individu.  Le  voilà  fcntanc 
plus  que  jamais  la  néceflité  qui  l'attache  aux  chofes.  Après 
avoir  commencé  par  exercer  fon  coips  &c  fcs  fens  ,  nous 
-avons  exercé  fon  efprit  &c  fon  jugement.  Enfin  nous  avons 
réuni  l'ufige  de  fes  membres  ;\  celui  de  Ces  facultés.  Nous 
avons  fait  un  être  agiflant  &c  penfojit  ;  il  ne  nous  relie  plus  , 
pour  achever  l'homme  ,  que  de  faire  un  être  aimant  &i  Ç^n- 
Cble  ,  c'eft-h-dire  de  perfectionner  la  raifon  par  le  fcntimcnr. 
Mais  avant  d'entrer  dans  ce  nouvel  ordre  de  chofes ,  jertons 
les  yeux  fur  celui  d'où  nous  fortons  ,  &  voyons  le  plus  exac- 
tement qu'il  elt  poffible  jufqu'où  nous  fommes  parvenus. 

Notre  Elevé  n'avoit  d'abord  que  des  fenfations  ,  mainte- 
nant il  a  des  idées  ;   il  ne  faifoit  que  fentir  ,    maintenant  il 
juge.  Car  de  la  comparaifon  de  plufieurs  fenfations  fucccflivcs 
ou  fimultances  ,    &  du  jugement  qu'on  en  porte  ,  nait  une 
Emile.    Tome  L  Xx 


34(î  EMILE. 

forte  de  fenfacion  mixte  ou  complexe  ,  que  j'appelle  idée. 
La  manière  de  former  les  idées  eft  ce  qui  donne  un  carac- 
tère à  l'efprit  humain.  L'efprit  qui  ne  forme  fes  idées  que  fur 
des  rapports  réels  ,  cit  un  efprit  folide  ;  celui  qui  fe  contente 
des  rapports  apparens  ,  eft  un  efprit  fiiperficiel  :  celui  qui  voit 
les  rapports  tels  qu'ils  font ,  eft  un  efprit  jufte  ;  celui  qui  les 
apprécie  mal  ,  eft  un  efprit  faux  ;  celui  qui  con trouve  des 
rapports  imaginaires  qui  n'ont  ni  réalité  ni  apparence ,  eft  un 
fou  ;  celui  qui  ne  compare  point ,  eft  un  imbécille.  L'apti- 
tude plus  ou  moins  grande  à  comparer  des  idées  &c  à  trouver 
des  rapports ,  eft  ce  qui  fait  dans  les  hommes  le  plus  ou  le 
moins  d'efprit ,  ôcc. 

Les  idées  fîmples  ne  font  que  des  fenfitions  comparées. 
Il  y  a  des  jugemens  dans  les  (Impies  fcnfations  aufïî  bien  que 
dans  les  fenfations  complexes  que  j'appelle  idées  fîmples.  Dans 
la  fenfation  ,  le  jugement  eft  purement  pafTif,  il  afhrmc  qu'on 
fent  ce  qu'on  fent.  Dans  la  perception  ou  idée  ,  le  jugement 
eft  aftif  ;  il  rapproche  ,  il  compare  ,  il  détermine  des  rap- 
ports que  le  fens  ne  détermine  pas.  Voilà  toute  la  différence, 
mais  elle  eft  grande.  Jamais  la  Nanire  ne  nous  tromp*  ;  c'cfè 
toujours  nous  qui  nous  trompons. 

Je  vois  fervir  à  un  enfant  de  huit  ans  d'un  fromage  glacé. 
Il  porte  la  cuiller  ii  fa  bouche  ,  fans  favoir  ce  que  c'cft ,  & 
faifî  du  froid  ,  s'écrie  :  ^h  !  cela  me  brûle  !  Il  éprouve  une 
fenf  ition  très  -  vive  ;  il  n'en  connoit  point  de  plus  vive  que 
la  chaleur  du  feu,  &  il  croit  fcntir  celle -là.  Cependant  il 
s'abufe  ,  le  faififfemcnt  du  froid  le  blcfTc  ,  mais  il  ne  k-  brûle 
pas  ,  Se  ces  deux  fcnfations  ne  font  paS"  fcmblables ,  puifque 


L    I    V    R    E      I  I  I.  547 

Ceux  qui  ont  éprouve  l'une  &  l'autre  ne  les  confondent  point. 
Ce  n'cft  donc  pas  la  fcnfation  qui  le  trompe ,  mais  le  juge- 
ment qu'il  en  porte. 

Il  en  eit  de  même  de  celui  qui  voit ,  pour  la  première  fois , 
un  miroir  ou  une  machine  d'optique ,  ou  qui  entre  dans  une 
cave  profonde  ,  au  cœur  de  l'hiver  ou  de  l'étc  ,  ou  qui  trempe 
dans  l'eau  tiède  une  main  très -chaude  ou  très -froide,  ou 
qui  fait  rouler  entre  deux  doigts  croifés  une  petite  boule ,  d:c. 
S'il  fe  contente  de  dire  ce  qu'il  apperçoit ,  ce  qu'il  fent ,  fon 
jugement  étant  purement  paflif  ,  il  eft  impo/Tible  qu'il  le 
trompe  ;  mais  quand  il  jugp  de  la  chofc  par  l'apparence  ,  il 
eft  a61:if ,  il  compare  ,  il  établit  par  induction  des  rapports 
qu'il  n'apperçoit  pas  ,  alors  il  fe  trompe  ou  peut  fe  tromper. 
Pour  corriger  ou  prévenir  l'erreur  ,  il  a  befoin  de  l'ex- 
périence. 

Montrez  de  nuit  à  votre  Elevé  des  nuages  palfans  entre 
la  lune  &c  lui ,  il  croira  que  c'eft  la  lune  qui  paffc  en  fciis 
contraire ,  &c  que  les  nuages  font  arrêtés.  Il  le  croira  par  une 
îndu6lion  précipitée  ,  parce  qu'il  voit  ordinairement  les  petits 
objets  fe  mouvoir  préférablement  aux  grands  ,  &:  que  les 
nuages  lui  femblent  plus  grands  que  la  lune  dont  il  ne  peut 
eitimer  l'éloignement.  Lorfque  dans  un  bateau  qui  vogi;c , 
il  regarde  d'un  peu  loin  le  rivage  ,  il  tombe  dans  l'erreur 
contraire  ,  &  croit  voir  courir  la  terre  ,  parce  que  ne  fc  fen- 
tant  point  en  m.ouvement  il  regarde  le  bateau  ,  la  mer  ou 
la  rivière  ,  &  tout  fon  horizon  ,  comme  un  tout  immobile 
dont  le  rivage  qu'il  voit  courir  ne  lui   fcTuble  qu'une  partie. 

La   première    fois  qi;'un  enfant  voit   un   \i\:on   à  moitié 


34»  EMILE. 

plongé  dans  l'eau ,  il  voit  un  bâton  brifé ,  la  fenfation  eft 
vraie  ;  ôc  elle  ne  laiircroit  pas  de  l'ctre  ,  quand  même  nous 
ne  faurions  point  la  raifon  de  cette  apparence.  Si  donc  vous 
lui  demandez  ce  qu'il  voit ,  il  dit  ;  un  bâton  brifé  ,  &  il  die 
vrai  ;  car  il  efl  très  -  fur  qu'il  a  la  fenfation  d'un  bâton  brifé. 
Mais  quand  ,  trompe  par  fon  jugement ,  il  va  plus  loin  ,  &c 
qu'après  avoir  affirmé  qu'il  voit  un  bâton  brifé  ,  il  affirme 
encore  que  ce  qu'il  voit  eft  en  effet  un  bâton  brifé  , 
alors  il  dit  faux  :  pourquoi  cela  ?  Parce  qu'alors  il  devient 
zâ'if  y  &c  qu'il  ne  juge  plus  par  infpeélion  ,  mais  par  induc- 
tifii! ,  en  affirmant  ce  qu'il  ne  fent  pas,  Hivoir,  que  le  juge- 
ment qu'il  reçoit  par  un  fens  feroit  '  'nrtrmé  par  un  autre. 

Puifquc  toutes  nos  erreurs  vienne  de  nos  jugemens  ,  il 
eft  clair  que  fi  nous  n'avions  jamais  befoin  de  juger  ,  nous 
n'aurions  nul  befoin  d'apprendre  ;  nous  ne  ferions  jamais 
dans  le  cas  de  nous  tromper  ;  nous  ferions  plus  lieureiuc  de 
notre  ignorance  que  nous  ne  pouvons  Tétre  de  notre  favoir. 
Qui  eft -ce  qui  nie  que  les  favans  ne  facjient  mille  chofes 
vraies  que  les  ignorans  ne  fauront  jamais  ?  Les  favans  font- 
ils  pour  cela  plus  près  de  la  vérité  ?  Tout  au  contraire  ;  ils 
s'en  éloignent  en  avançant  ;  parce  que  la  vanité  de  jugée 
faifant  encore  plus  de  progrès  que  les  lumières  ,  chaque  vérité 
qu'ils  apprennent  ne  vient  qu'avec  cent  jugemens  faux.  Il  eft 
de  la  dernière  évidence  que  les  Compagnies  favantcs  de  l'Eu- 
rope ne  font  que  des  écoles  publiques  de  mcnfongcs  ;  &, 
très-furemcnt  il  y  a  plus  d'erreurs  dans  l'Acadéniie  des  Scien- 
ces que  dans  tout  un  peuple  tic  I  lurons. 

Puifquc  plus  les  hommes  favcnt ,  plus  ils  fc  trompent  ;  le 


L   I    V    R   E     m.  Î49 

léul  moyen  d'éviter  l'erreur  eft  l'ignorance.  Ne  jugez  poinr, 
vous  ne  vous  abufcrez  jamais.  C'eft  la  leçon  de  la  Nature 
aufli-bien  que  de  la  raifon.  Hors  les  rapports  immédiats  en 
très-petit  nombre  &:  très-fenfibles  que  les  choies  ont  avec 
nous,  nous  n'avons  naturellement  qu'une  profonde  indifiérence 
pour  tout  le  refte.  Un  Sauvage  ne  tourneroit  pas  le  pied  pour 
aller  voir  le  jeu  de  la  plus  belle  machine  ,  &c  tous  les  pro- 
diges de  l'électricité.  Que  m'importe  ?  eft  le  mot  le  plus. 
familier  à  l'ignorant ,  &:  le  plus  convenable  aii  fage. 

Mais  malheureufement  ce  mot  ne  nous  va  plus.  Tout  nous 
importe  depuis  que  nous  fommes  dépendans  de  tout  ;  &: 
notre  curioiîté  s'étend  néceffairement  avec  nos  befoins.  \o\W 
pourquoi  j'en  donne  une  très -grande  au  Philofophe  &.  n'en 
donne  point  au  Sauvage.  Celui  -  ci  n'a  befoin  de  pcrfonne  y 
l'autre  a  befoin  de  tout  le  monde  ^  &  fur -tout  d'admirateurs. 

On  me  dira  que  je  fors  de  la  Nature  ;  je  n'en  crois  rien. 
Elle  choiiit  fes  inilrumens  &  les  règle  ,  non  fur  l'opinion  > 
mais  fur  le  befoin.  Or  les  befoins  changent  félon  la  fifuation.. 
des  hommes.  Il  y  a  bien  de  la  différence  entre  l'homme  na- 
turel vivant  dans  l'état  de  Nature  &  l'homme  natiirel  vivant 
dans  l'état  de  fociété.  Emile  n'elt  pas  un  fauvage  à  reléguer 
dans  les  déferts  ;  c'eft  un  fauvage  ftiit  pour  habiter  les  villes. 
Il  fout  qu'il  fliche  y  trouver  fon  nécelTaire ,  tirer  parti  de  leur» 
habitans ,  &  vivre  ,  finon  comme  eux ,    du  moins  avec  eux. 

Puifqu'au  milieu  de  tant  de  rapports  nouveaux  ,  dont  il  va 
dépendre  ,  il  faudra  malgré  lui  qu'il  juge  ,  apprenons- lui  donc 
à  bien  juger. 

La  meilleure  manière  d\ippr<;ndie  à  bien  juger ,  eft  celle- 


jS»  '^'"""  '       EMILE. 

qui  tend  le  plus  à  fîmplifier  nos  expériences  ,  &:  à  pouvoir 
même  nous  en  paffer  fans  tomber  dans  l'erreur.  D'où  il  fuit 
qu'après  avoir  long-tems  vérifié  les  rapports  des  feas  l'un 
par  l'autre  ,  il  faut  encore  apprendre  à  vérifier  les  rapports 
de  chaque  fens  par  lui-même ,  fans  avoir  befoin  de  recourir  i 
un  autre  fens  ;  alors  chaque  fenfation  deviendra  pour  nous 
une  idée ,  cette  idée  fera  toujours  conforme  à  la  vérité.  Telle 
c(t  la  forte  d'acquis  dont  j'ai  tâché  de  remplir  ce  troifleme 
âge  de  la  vie  humaine. 

Cette  manière  de  procéder  exige  une  patience  &  une  cir- 
confpeAion  dont  peu  de  maîtres  font  capables ,  &  fans  la- 
quelle jamais  le  difciple  n'apprendra  à  juger.  Si ,  par  exemple  , 
lorfque  celui-ci  s'abufe  fur  l'apparence  du  bâton  brifc  ,  pour 
lui  montrer  fon  erreur  vous  vous  prelfez  de  tirer  le  bâton 
hors  de  l'eau ,  vous  le  détromperez  peut  -  être  ;  mais  que  lui 
apprendrcz-vous  ?  Rien  que  ce  qu'il  auroit  bientôt  appris  de 
lui-même.  Oh  que  ce  n'eft  pas  là  ce  qu'il  faut  faire  !  Il  s'agit 
moins  de  lui  apprendre  une  vérité  ,  que  de  lui  montrer  com- 
ment il  faut  s'y  prendre  pour  découvrir  toujours  la  vérité. 
Pour  mieux  l'infèruire ,  il  ne  faut  pas  le  détromper  fitôt.  Pre- 
nons Emile  &  moi  pour  exemple. 

Premièrement ,  h  la  féconde  des  deux  qucfHons  fuppofccs, 
tout  enfant  élevé  à  l'ordinaire  ne  manquera  pas  de  répondre 
affirmativement.  C'eft  furemcnt  ,  dira-t-il ,  un  bâton  brifé.  Je 
doute  fort  qu'Emile  me  falfc  la  même  réponfe.  Ne  voyant 
point  la  n kc ni -^  d'être  {\^xwx.  ni  de  le  paroitrc,  il  n'eft  ja- 
mais prelTé  de  juger  ;  il  ne  juge  que  fur  l'évidence ,  «Se  il  cfl 
bien  éloigné  de  la    trouver  dvUis  ccccc  occafion  ,  lui  qui  fait 


L    r    V    R    E      I  I  I.  3sr 

combien  nos  jugemens  fur  les  apparences  font  fujets  à  l'ilîu- 
fion ,  ne  fût-ce  que  dans  la  perfpeclive. 

D'ailleurs ,  comme  il  fait  par  expcrience  que  mes  qucfèions 
les  plus  frivoles  ont  toujours  quelque  objet  qu'il  n'apperçoit 
pas  d'abord ,  il  n'a  point  pris  l'habitude  d'y  repondre  ctour- 
diment.  Au  contraire ,  il  s'en  dcfic  ,  il  s'y  rend  attentif ,  il 
les  examine  avec  grand  foin  avant  d'y  repondre.  Jamais  il 
ne  me  fait  de  réponfe  qu'il  n'en  foit  content  lui-même  ;  & 
il  eft  difficile  à  contenter.  Enfin  nous  ne  nous  piquons  ni  lui 
ni  moi  de  favoir  la  vérité  des  chofes ,  mais  feulement  de 
ne  pas  donner  dans  l'erreur.  Nous  ferions  bien  plus  confus 
de  nous  payer  d'une  raifon  qui  n'efl  pas  bonne  ,  que  de  n'en 
point  trouver  du  tout.  Je  ne  Jais ,  efè  un  mot  qui  nous  va  fi 
bien  à  tous  deux ,  &  que  nou.i  répétons  fi  fouvcnt ,  qu'il  ne 
coûte  plus  rien  à  l'un  ni  à  l'autre.  Mais  foit  que  cette  étour- 
derie  lui  échappe ,  ou  qu'il  l'évite  par  notre  commode  je  ne 
fais ,  ma  réplique  eft  la  même  ;  voyons ,  examinons. 

Ce  bâton  qui  trempe  à  moitié  dans  l'eau  eft  fixé  dans 
une  fituation  perpendiculaire.  Pour  favoir  s'il  eft  brifc, 
comme  il  le  paroit  »  que  de  chofes  n'avons  -  nous  pas  à 
faire  avant  de  le  tirer  de  l'eau  ,  ou  avant  d'y  porter  la 
main  ? 

i".  D'abord  nous  tournons  tout  autour  du  bacon  ,  &  nous 
voyons  que  la  brifure  tourne  comn.c  nous.  C'eft  donc 
notre  œil  feul  qui  la  change ,  <Sc  les  regards  ne  remuent  pas 
les  corps. 

z".  Nous  regardons  bien  ;\  plomb  fur  le  bout  du  bâton 
<]ui  elt  hors  de  l'eau ,  ;dors  le  Làcon  n'clt  plus  courbe  ,  Je 


55i  EMILE, 

bout  voifîn  de  notre  œil  nous  cache  exaftement  l'autre  bout 
(  *  ).  Notre  œil  a-t-il  redrelTé  le  baron. 

3".  Nous  agitons  la  furface  de  l'eau  ,  nous  voyons  le  ba- 
ron fe  plier  en  plufieurs  pièces ,  fe  mouvoir  en  zigzag  ,  & 
fuivre  les  ondulations  de  l'eau.  Le  mouvement  que  nous 
donnons  à  cette  eau  fuffit-il  pour  brifer,  amollir  &:  fondre 
ainfi  le  bâton? 

4°.  Nous  faifons  écouler  l'eau ,  &  nous  voyons  le  bâtoa 
fe  redreffer  peu-à-peu  h  mefure  que  l'eau  baiiTe.  N'en  voilà- 
t-il  pas  plus  qu'il  ne  faut  pour  éclaircir  le  fait  &  trouver 
la  réfraction?  Il  n'eft  donc  pas  vrai  que  la  vue  nous  trompe, 
puifque  nous  n'avons  befoin  que  d'elle  feule  pour  résilier 
les  erreurs  que  nous  lui  attribuons. 

Suppofons  l'enfant  alfez  fhipide  pour  ne  pas  fentir  le  ré- 
fultat  de  ces  expériences  ;  c'elt  alors  qu'il  faut  appeller  le 
toucher  au  fecours  de  la  vue.  Au  lieu  de  tirer  le  bâton  hors 
de  l'eau ,  laifTez-le  dans  fa  fituation  ;  ôc  que  l'enfant  y  pafTe 
la  main  d'un  bout  à  l'autre  ,  il  ne  fentira  point  d'angle  :  le 
bâton  n'ell:  donc  pas  brifé. 

Vous  me  direz  qu'il  n'y  a  pas  feulement  ici  des  jugemens  ; 
mais  des  raifonnemens  en  forme.  Il  e/l  vrai  ;  mais  ne  voyez- 
vous  pas  que  fitôt  que  l'cfprit  eft  pancnu  jufqu'aux  idées  « 
tout  jugement  efè  un  raifonnemcnt.  La  confcicnce  de  tout» 
fenfation  eft  une  propolition  ,  un  jugement.  Donc  fitôt  que 

(*)  J'ai  depuis  trouve  le  con-  bout  qui  cft  dans  l'eau  que  pat 
traire  par  une  expérience  plus  exa(fle.  l'autre  ;  mais  cela  ne  chanj;e  rien 
La  rJFraction  agit  circulairemcnt ,  &  à  la  force  du  raifonnemcnt  ,  &  la 
ic  bâton   paroit  plus    gros    par    le       cunfojucnce  n'en  cft  pas  moins  jull^ 

l'on 


L    I    V    R    E     r  I  I.  Î53 

l'on  compare  une  fenfacion  à  une  autre  ,  on  raifonne.  L'arc 
de  juger  ëc  l'iu-t  de  raifonncr ,  font  exactement  le  même. 

Emile  ne  ftura  jamais  la  dioptrique ,  ou  je  veux  qu'il  l'ap- 
prenne autour  de  ce  bâton.  Il  n'aura  point  diircquc  d'infec- 
tes ;  il  n'aura  point  compté  les  taches  du  foleil  ;  il  ne  faura 
ce  que  c'clt  qu'un  microfcope  &  un  tclefcope.  Vos  dodes 
Elevés  fe  moqueront  de  fon  ignorance.  Ils  n'auront  pas  tort  ; 
car  avant  de  fe  fervir  de  ces  inihumens ,  j'entends  qu'il  les 
invente ,  ôc  vous  vous  doutez  bien  que  cela  ne  viendra  pas 
fitôt. 

Voilà  l'efprit  de  toute  ma  méthode  dans  cette  partie.  Si 
l'enfant  fait  rouler  une  petite  boule  entre  deux  doigts  croi- 
fés ,  Ôc  qu'il  croye  fentir  deux  boules ,  je  ne  lui  permettrai 
point  d'y  regcU-der  ,•  qu'auparavant  il  ne  foit  convaincu  qu'il 
n'y  en  a  qu'une. 

Ces  éclairciiTemens  faffiront ,  je  penfe  ,  pour  marquer  net- 
tement le  progrès  qu'a  fait  jufqu'ici  Tefprit  de  mon  Elevé  , 
&c  la  route  par  laquelle  il  a  fuivi  ce  progrès.  Aîais  vous 
êtes  effrayes  y  peut  -  être ,  de  la  quantité  des  chofes  que 
j'ai  fait  palTer  devant  lui.  Vous  craignez  que  je  n'acca- 
ble fon  efprit  fous  ces  multitudes  de  connoilfances.  C'eft 
tout  le  contraire  ;  je  lui  apprends  bien  plus  à  les  ignorer  qu'à 
les  favoir.  Je  lui  montre  la  route  de  la  fcience  aifée  ,  à  la 
vérité  ;  mais  longue ,  immenfe ,  lente  à  parcourir.  Je  lui  fais 
faire  les  premiers  pas  pour  qu'il  reconnoiiTc  l'entrée  ;  mais 
je  ne  lui  permets  jamais  d'aller  loin. 

Forcé  d'apprendre  de  lui -même,  il  ufe  de  fa  raifon  «Se 
non  de  celle  d'autrui  ;  car  pour  ne  rien  donner  à  l'opinion ,  il 
Emild.    Tome  I.  Y  y 


3  54  EMILE. 

ne  faut  rien  donner  h.  l'autorité  ,  &  la  plupart  de  nos  erreurs 
nous  viennent  bien  moins  de  nous  que  des  autres.  De  cet 
exercice  continuel  il  doit  réfulter  une  vigueui-  d'efprit ,  fem- 
blable  h  celle  qu'on  donne  au  corps  par  le  travail  6i  par  la 
flitigue.  Un  autre  avantage  ,  eit  qu'on  n'avance  qu'à  propor- 
tion de  fcs  forces.  L'efprit ,  non  plus  que  le  corps ,  ne  porte 
que  ce  qu'il  peut  porter.  Quand  l'entendement  s'approprie 
les  chofes  avant  de  les  dépofer  dans  la  mémoire  ,  ce  qu'il  en 
tire  enfuite  eft  h  lui.  Au  lieu  qu'en  furchargeant  la  mémoire  à 
fon  infçu ,  on  s'expofe  à  n'en  jamais  rien  tirer  qui  lui  foit  propre. 

Emile  a  peu  de  connoilTances  ,  mais  celles  qu'il  a  font 
véritablement  Tiennes  ;  il  ne  fait  rien  h  demi.  Dans  le  petit 
nombre  dn:s  chofes  qu'il  fait ,  &:  qu'il  fait  bien  ,  la  plus  in> 
portante  eft  ,  qu'il  y  en  a  beaucoup  qu'il  ignore  6:  qu'il 
peut  favoir  un  jour  ,  beaucoup  plus  que  d'autres  hommes 
favent  &c  qu'il  ne  faura  de  fa  vie ,  &  une  infuiité  d'autres , 
qu'aucun  homme  ne  faura  jamais.  Il  a  un  efprit  univerfcl  , 
non  par  les  lumières  ,  mais  par  la  faculté  d'en  acquérir  ;  un 
efprit  ouvert,  intelligent,  prêt  h  tout,  ôc,  comme  dit  Mon- 
tagne, finon  inftruit,  du  moins  inltruifable.  Il  me  fufïît  qu'il 
fâche  trouver  Va  quoi  bon  ,  fur  tout  ce  qu'il  fait ,  &  le  pour- 
quoi ,  fur  tout  ce  qu'il  croit.  Encore  une  fois  ,  mon  objet 
n'ed  point  de  lui  donner  la  fcicnce  ,  mais  de  lui  apprendre 
h  l'acquérir  au  bcfoin,  de  la  lui  faire  elHmcr  exadement  ce 
qu'elle  vaut ,  &  de  lui  faire  aimer  la  vériré  par-delTus  tout. 
Avec  cette  méthode  on  avance  peu,  mais  on  ne  fait  jamais 
un  pas  inutile  ,  &  l'on  n'e't  point  forcé  de  rétrograder. 

Emile  n'a  que   des  connoiflanccs  naturelles  &  purement 


L    I    V    R    E      I  I  I.  3;s 

phyfîques.  Il  ne  fait  pas  mcme  le  nom  de  l'Hiftoire ,  ni  ce 
que  c'efè  que  mctaphyfîque  ôc  morale.  Il  connoic  les  rapports 
efTentiels  de  l'homme  aux  chofes  ,  mais  nul  des  rapports 
moraux  de  l'homme  à  l'homme.  Il  fait  peu  gcncralifer  d'idées , 
peu  faire  d'abftraclions.  Il  voit  des  qualités  communes  à 
certains  corps  fans  raifonner  fur  ces  qualités  en  elles-mêmes. 
Il  connoit  l'étendue  abftraite  à  l'aide  des  figures  de  la  géo- 
métrie ,  il  connoit  la  quantité  abftraite  à  l'aide  des  fignes  de 
l'algèbre.  Ces  figures  6c  ces  fignes  font  les  fupports  de  ces 
abftraftions  ,  fur  lesquels  fes  fens  fe  repofent.  Il  ne  cherche 
point  à  connoître  les  chofes  par  leur  nature ,  mais  feulement 
par  les  relations  qui  l'intérefTent.  Il  n'efèime  ce  qui  lui  efl 
étranger  que  par  rapport  à  lui  ;  mais  cette  eftimarion  eft 
exacte  &  fîire.  La  fantaifie  ,  la  convention  n'y  entrent  pour 
rien.  Il  fait  plus  de  cas  de  ce  qui  lui  eft  plus  utile  ,  6:  ne 
fe  départant  jamais  de  cette  manière  d'apprécier ,  il  ne  donne 
rien  à  l'opinion. 

Emile  eft  laborieux  ,  tempérant ,  patient ,  ferme ,  plein  de 
courage.  Son  imagination  nullement  allumée  ne  lui  grofTit 
jamais  les  dangers  ;  il  eft  fenfible  à  peu  de  maux  ,  Ôc  il  fait 
foufFrir  avec  conftance ,  parce  qu'il  n'a  point  appris  à  dif- 
puter  contre  la  deftinée.  A  l'égard  de  la  mort ,  il  ne  fait 
pas  encore  bien  ce  que  c'eft  ;  mais  accoutumé  à  fubir  fans 
réfiftance  la  loi  de  la  nécefTité  ,  quand  il  faudra  mourir ,  il 
mourra  fans  gémir  &  fans  fe  débattre  ;  c'eft  tout  ce  que  la 
Nature  permet  dans  ce  momen?' abhorré  de  tous.  Vivre 
libre  &c  peu  tenir  aux  chofes  humaines  ,  ell  le  meilleur  moyen 
d'apprendre  à  mourir. 

Yy  . 


35^  EMILE. 

En  un  mot ,  Emile  a  de  la  vertu  tout  ce  qui  Ce  rapporte  à 
lui-même  Pour  avoir  auflî  les  vertus  fociales ,  il  lui  man- 
que uniquement  de  connoître  les  relations  qui  les  exigent , 
il  lui  manque  uniquement  des  lumières  que  fon  efprit  elt  tout 
prêt  11  recevoir. 

Il  fe  confidere  fans  égard  aux  autres ,  &  trouve  bon  que 
les  autres  ne  penfent  point  à  lui.  Il  n'exige  rien  de  perfonne , 
6c  ne  croit  rien  devoir  à  perfonne.  Il  eit  feul  dans  la  focicté 
humaine ,  il  ne  compte  que  fur  lui  feul.  Il  a  droit  auflî  plus 
qu'un  autre  de  compter  fur  lui-mcme ,  car  il  elt  tout  ce 
qu'on  peut  être  à  fon  âge.  Il  n'a  point  d'erreurs  ou  n'a  que 
celles  qui  nous  font  inévitables  ;  il  n'a  point  de  vices  ou 
n'a  que  ceux  dont  nul  homme  ne  peut  fe  garantir.  Il  a  le 
corps  fain  ,  les  membres  agiles  ,  l'efprit  jufte  ôc  fans  préju- 
gés ,  le  cœur  libre  6c  fans  palfions.  L'amour  propre  ,  la  pre- 
mière 6c  la  plus  naturelle  de  toutes ,  y  eiè  encore  à  peine 
exalté.  Sans  troubler  le  repos  de  perfonne ,  il  a  vécu  con- 
tent, heureux  6c  libre  autant  que  la  Nature  l'a  permis. 
Trouvez-vous  qu'un  enfant  aiiifi  parvenu  à  fa  quinzième  an- 
née ait  perdu  les  précédentes  ? 

Fin  du  Livre  troifieme. 


EMILE, 

O  17 

DE  L'ÉDUCATION. 


;«.:ï&= 


Livre    Q.u  a  t  r  i  e  m  e. 


\J^  U  E  nous  pafTons  rapidement  fur  cetxe  terre  !  le  premier 
quart  de  la  vie  eft  écoulé  ,  avant  qu'on  en  connoifTc  l'ufagc  ; 
le  dernier  quart  s'écoule  encore  ,  après  qu'on  a  celle  d'en 
jouir.  D'abord  nous  ne  favons  point  vivre  :  bientôt  nous 
ne  le  pouvoirs  plus  ;  & ,  dans  l'intervalle  qui  fépare  ces  deuK 
extrémités  inutiles  ,  les  trois  quarts  du  tcms  qui  nous  refte 
font  confumés  par  le  fommeil  ,  par  le  travail ,  par  la  con- 
trainte ,  par  les  peines  de  toute  efpece.  La  vie  eft  courte , 
moins  par  le  peu  de  tems  qu'elle  dure  ,  que  parce  que  ,  de 
ce  peu  de  tcms ,  nous  n'en  avons  prcfque  point  pour  la  goû- 
ter. L'inftant  de  la  mort  a  beau  être  éloigné  de  celui  de  la 
nailTance  ,  la  vie  eft  toujours  trop  courte  ,  quand  cet  cfpacc 
elt  mal  rempli. 

Nous  naiirons,  pour  ainfi  dire,  en  deux  fois  :  l'une  pour 
exiiicr ,  <!k  l'autre  pour  vivre  ;  l'une  pour  l'efpece  ,  l'autre  pour 
le  fcAe.  Ceux  qui  regardent  la  femme  comme  un  homme 
impi'rfait  ont  tort  ,  fans  doute  ;  nuis  l'analogie  extérieure 
eft  pour  eux.  JufquW  Tàgc  nubile ,  les  cnfans  des  deux  fcxcs 


558  EMILE. 

n'ont  rien  d'apparent  qui  les  diflingue  ;  même  vifage ,  même 
figure  ,  même  teint ,  même  voix  ,  tout  efè  égal  :  les  filles 
font  des  enfans ,  les  garçons  font  des  enfims  ;  le  même  nom 
fuffit  à  des  êtres  fi  femblables.  Les  mâles  en  qui  l'on  em- 
pêche le  développement  ultérieur  du  fexe  gardent  cette  con- 
formité toute  leur  vie;  ils  font  toujours  de  grands  ienfans  : 
&  les  femmes  ne  perdant  point  cette  même  conformité  , 
femblent ,  à  bien  des  égards  ,  ne  jamais  erre  autre  chofe. 
Mais  l'homme  en  général  n'elt  pas  fait  pour  relier  tou- 
jours dans  l'enfance.  Il  en  fort  au  tems  prcfcrit  par  Ja  Nature, 
&  ce  moment  de  crife  ,  bien  qu'alfez  court ,  a  de  longues 
influences. 

Comme  le  mugilTement  de  la  mer  précède  de  loin  la  tem- 
pête ,  cette  orageufe  révolution  s'annonce  par  le  murmure 
des  paflîons  naiffantes  :  une  fermentation  fourde  avertit  de 
l'approche  du  danger.  Un  changement  dans  l'humeur  ,  des 
emportemens  fréquens  ,  une  continuelle  agitation  d'cfprit  , 
rendent  l'enfant  prefquc  indifciplinable.  Il  devient  fourd  à  la 
voix  qui  le  rendoit  docile  :  c'e(t  un  lion  dans  fa  fièvre  ;  il 
mcconnoit  fon  guide  ,  il  ne  veut  plus  être  gomcrné. 

Aux  figncs  moraux  d'une  humeur  qui  s'altère ,  fe  joignent 
des  changemens  fenfiblcs  dans  la  figure.  Sa  phyfionomie 
fe  développe  &  s'empreint  d'un  caractère;  le  coton  rare  & 
doux  qui  croît'au  bas  de  fcs  joues  brunit  &  prend  de  la 
Confifbnce.  Sa  voix  mue  ,  ou  plutôt  il  la  perd  :  il  n'eft  ni 
enfant  ni  homme ,  &  ne  peut  prendre  le  ton  d'aucun  des 
deux.  Ses  yeux ,  ces  organes  de  l'ame  ,  qui  n'ont  rien  dit 
jufqu'ici  ,  trouvent  un  langage  ôc  de  l'cxprcflion  ;  un  feu  naif- 


L    I    V    R    E      I  V.  3S9 

liint  les  anime  ,  leurs  regards  plus  vifs  ont  encore  une  fainre 
innocence  ,  mais  ils  n'ont  plus  leur  première  imbécillité  :  il 
fent  déjà  qu'ils  peuvent  trop  dire ,  il  commence  à  favoir 
les  baiffer  ôc  rougir  ;  il  devient  fcnfible  ,  avant  de  favoir  ce 
qu'il  fent  ;  il  elt  inquiet  fans  raifon  de  Tétre.  Tout  cela  peut 
venir  lentement  ôc  vous  laiffer  du  tems  encore  ;  mais  fi  fa 
vivacité  fe  rend  trop  impatiente  ,  fi  fon  emportement  fe 
change  en  fureur  ,  s'il  s'irrite  &:  s'attendrit  d'un  inliant  à 
l'autre ,  s'il  verfe  des  pleurs  fans  fujet ,  fi  ,  près  des  objets 
qui  commencent  h  devenir  dangereux  pour  lui  ,  fon  pouls 
s'élève  Ôc  fon  œil  s'enflamme  ,  fi  la  main  d'une  femme  fe 
pofant  fur  la  fienne  le  f.iit  frilTonner ,  s'il  fc  trouble  ou  s'in- 
timide auprès  d'elle  ;  UlyfTe ,  ô  fige  Ul/fTe  !  prends  garde  h 
toi  ;  les  outres  que  tu  fermois  avec  tant  de  foin  font  ouver- 
tes; les  vents  font  dcjh  déchaînés;  ne  quitte  plus  un  momiCnc 
le  gouvernail ,  ou  tout  eft  perdu. 

C'elt  ici  la  féconde  naiflance  dont  j'ai  parlé  ;  c'cft  ici  que 
rhomme  naît  véritablement  h  la  vie  ,  &  que  rien  d'humaia 
n'elt  étranger  à  lui.  Jufqu'ici  nos  foins  n'ont  été  que  des 
jeux  d'enfant ,  ils  ne  prennent  qu'à  préfent  une  véritable  im- 
portance. Cette  époque ,  où  finilfent  les  éducations  ordinai- 
res ,  eft  proprement  celle  où  la  nôtre  doit  commencer  :  mais 
pour  bien  expofer  ce  nouveau  plan  ,  reprenons  de  plus  haut 
l'état  des  chofes  qui  s'y  rapportent. 

Nos  pafilons  font  les  principaux  inftmmcns  de  notre  con- 
fcr\'ation  ;  c'eft  donc  une  entrcprife  aulH  vainc  que  ridicule 
de  vouloir  les  détruire  ;  c'elè  contrôler  le  Nature ,  c'eft  ré- 
former l'ouvrage  de  Dieu.  Si  Dieu  difoit  h  l'homme  d'anéantir 


35o  EMILE. 

les  pafTions  qu'il  Îliï  donne  ,  Dieu  voutlroit  &:  ne  voudroit 
pas  ,  il  fe  contrediroic  lui  -  même.  Jamais  il  n'a  donne  cet 
ordre  infenfc ,  rien  de  pareil  n'eft  écrit  dans  le  cœur  humain  ; 
ôc  ce  que  Dieu  veut  qu'un  homme  fafle ,  il  ne  le  lui  fait  pas 
dire  par  un  autre  homme  ,  il  le  lui  dit  lui-même  ,  il  l'écrit 
au  fond  de  fon  cœur. 

Or  je  trouverois  celui  qui  voudroit  empêcher  les  paiT.ons 
de  naître,  prefque  aufh  fou  que  celui  qui  voudroit  les  anéantir; 
ôc  ceux  qui  croiroient  que  tel  a  été  mon  projet  jufqu'ici  , 
m'auroient  furement  fort  mal  entendu. 

Mais  raifonneroit  -  on  bien,  fi,  de  ce  qu'il  eft  dans  la 
nature  de  l'homme  d'avoir  des  paffions  ,  on  alloit  conclure 
que  toutes  les  pafTions  que  nous  fentons  en  nous  ,  &c  que 
nous  voyons  dans  les  autres  ,  font  naturelles  ?  Leur  fourcc 
eft  naturelle ,  il  c/t  vrai  ;  mais  mille  nnlfcaux  étrangers  l'ont 
grolTie  ;  c'elt  un  grand  fleuve  qui  s'accroît  fans  celTe  ,  Ôc  dans 
lequel  on  trouveroit  à  peine  quelques  gouttes  de  ics  premières 
eaux.  Nos  pafTions  naturelles  font  très  -  bornées  ;  elles  font 
les  inflrumcns  de  notre  liberté ,  elles  tendent  à  nous  con- 
fervcr.  Toutes  telles  qui  nous  fubjugucnt  &c  nous  détniifent 
nous  viennent  d'ailleurs  ;  la  Nature  ne  nous  les  donne  pas  , 
nous  nous  les  approprions  ^  fon  préjudice. 

La  fource  de  nos  pafTions  ,  l'origine  &  le  principe  de 
toutes  les  autres  ,  la  feule  qui  naît  avec  l'homme  &.  ne  le 
quitte  jamais  tant  qu'il  vit ,  e(t  l'amour  de  foi  ;  pafTion  pri- 
mitive ,  innce ,  antérieure  à  toute  autre ,  &  dont  toutes  les 
autres  ne  font ,  en  un  fcns  ,  que  des  modifications.  En  ce 
fcns  toutes  ,  fi  l'on  veut ,  font  naturelles.  Mais  la  plupart  de 

ces 


L    I    V    R    E     I  V.  i^i 

des  modifications  ont  des  caiifes  étrangères  ,  fans  lef- 
quelles  elles  n'auroient  jamais  lieu  ;  ôc  ces  mêmes  modi- 
fications ,  loin  de  nous  être  avantageufes  ,  nous  font  nuifî- 
bles  ;  elles  changent  le  premier  objet ,  6c  vont  contre  leur 
principe  :  c'eft  alors  que  l'homme  fe  trouve  hors  de  la  Na- 
ture ,  ôc  fe  met  en  contradiction  avec  foi. 

L'amour  de  foi -même  eft  toujours  bon  &  toujours  con- 
forme à  l'ordre.  Chacun  étant  chargé  fpécialement  de  fa 
propre  confervation ,  le  premier  &  le  plus  important  de  fes 
foins  ,  eft ,  &  doit  être ,  d'y  veiller  fans  ceffe  ,  &  comment 
y  veilleroit  -  il  ainfi ,    s'il  n'y  prenoit  le  plus  grand  intérêt? 

Il  faut  donc  que  nous  nous  aimions  pour  nous  conferver  ; 
il  faut  que  nous  nous  aimions  plus  que  toute  chofe  ;  &c  par 
une  fuite  immédiate  du  même  fentimcnt ,  nous  aimons  ce 
qui  nous  conferve.  Tout  cnflmt  s'attache  à  fa  nourrice  : 
Romulus  devoit  s'attacher  h  la  Louve  qui  l'avoit  allaité. 
D'abord  cet  attachement  eft  purement  machinal.  Ce  qui 
favorife  le  bien-être  d'un  individu  l'attire,  ce  qui  lui  nuit 
le  repoulTe  ;  ce  n'eft  \h  qu'un  inftincl  aveugle.  Ce  qui  trans- 
forme cet  inftinct  en  fentiment ,  l'attachement  en  amour  , 
l'averflon  en  haine ,  c'eft  l'intention  manifeftée  de  nous  nuire 
ou  de  nous  être  utile.  On  ne  fe  pafTionnc  pas  pour  les  êtres 
infenfibles  qui  ne  fuivent  que  l'impullîon  qu'on  leur  donne  ; 
mais  ceux  dont  on  attend  du  bien  ou  du  mal  par  leur  dif- 
IXifition  intérieure  ,  par  leur  volonté,  ceux  que  nous  voyons 
agir  librement  pour  ou  contre ,  nous  infpircnt  des  fentimens 
femblables  i\  ceux  qu'ils  nous  montrent.  Ce  qui  nous  fert  , 
on  le  cherche  ;  mais  ce  qui  nous  veut  fer\"ij" ,  on  Taime  :  ce 
Emile.    Tome  L  Z  i 


^61.  EMILE. 

qui  nous  nuit ,  on  le  fuit  ;  mais  ce  qui  nous  Veut  nuire ,  on 
k  hait. 

Le  premier  fentiraent  d'un  enfant  eit  de  s'aimer  lui-même  ; 
&  le  fécond ,  qui  dérive  du  premier  ,  eft  d'aimer  ceux  qui 
l'approchent  ;  car  dans  l'état  de  foibleffe  oij  il  eft  ,  il  ne 
connoit  perfonne  que  par  l'afliftance  &c  les  foins  qu'il  reçoit 
D'abord  l'attachement  qu'il  a  pour  fa  nourrice  &  fa  gouver- 
nante n'elt  qu'habitude.  Il  les  cherche  parce  qu'il  a  befoin 
d'elles  ,  6c  qu'il  fe  trouve  bien  de  les  avoir  ;  c'elt  plutôt  con- 
uoifTance  que  bienveillance.  Il  lui  faut  beaucoup  de  tems  pour 
comprendre  que  non -feulement  elles  lai  font  utiles,  mais 
qu'elles  veulent  l'être  ;  &  c'elt  alors  qu'il  commence  à 
les  aimer. 

Va  enfant  elt  donc  naturellement  enclin  à  la  bienveillance , 
parce  qu'il  voit  que  tout  ce  qui  l'approche  elt  porté  à  l'aflif- 
ter ,  &  qu'il  prend  de  cette  obfervation  l'habitude  d'un  fi^n- 
riment  favorable  à  fon  efpece  ;  mais  à  mefure  qu'il  étend  fes 
relations  ,  fes  befoins  ,  fes  dépendances  actives  ou  paffives  , 
le  fcntiment  de  fes  rapports  à  autrui  s'éveille ,  &  produit  celui 
des  devoirs  &c  des  préférences.  Alors  l'enfant  devient  impé- 
rieux ,  jaloux  ,  trompeur  ,  vindicatif.  Si  on  le  plie  à  l'obéif- 
fance  ;  ne  voyant  point  l'utilité  de  ce  qu'on  lui  commande , 
il  l'attribue  au  caprice  ,  k  l'intention  de  le  tourmenter  ,  &c 
il  fe  mutine.  Si  on  lui  obéit  h  lui-même  ;  aufii-tôt  que  quel- 
que chofe  lui  réCiiic  ,  il  y  voit  une  rébellion  ,  une  intention 
de  lui  réd.'ter  ,  il  bat  la  chaife  ou  la  table  pour  avoir  dcfobéi. 
L'amour  de  foi ,  qui  ne  regarde  que  nous  ,  eft  content  quand 
nos  vrais  befoins  font  fatisfaits  ;  mais  Tamour-propre  ,  qui  fe 


L   I    V    R    E     I  V.  î5} 

compare  >  n'eft  jamais  content  Se  ne  fauroit  l'être;  parce  que 
ce  fentiment ,  en  nous  préférant  aux  autres ,  exige  aulTi  que 
les  autres  nous  préfèrent  à  eux  ;  ce  qui  eft  impofTible.  Voilà 
comment  les  pafîions  douces  &  afFeâiueufes  nailTent  de  l'amour 
de  foi ,  &c  comment  les  pafîions  haineufcs  &c  irafcibles  nailfent 
de  l'amour-propre.  Ainfi  ce  qui  rend  l'homme  elfenfiellement 
bon ,  eft  d'avoir  peu  de  befoins  &c  de  peu  fe  comparer  aux 
autres  ;  ce  qui  le  rend  effentiellement  méchant ,  elt  d'avoir 
beaucoup  de  befoins  &c  de  tenir  beaucoup  à  l'opinion.  Sur  ce 
principe,  il  eft  aifé  de  voir  comment  on  peut  diriger  au 
bien  ou  au  mal  toutes  les  paffions  des  enfans  &  des  hommes. 
Il  elt  vrai  que  ne  pouvant  vivre  toujours  feuls  ,  ils  vi- 
vront difficilement  toujours  bons  ;  cette  dilîîcuké  même 
augmentera  nccefTairement  avec  leurs  relations  ;  &  c'cft 
en  ceci  ,  fur  -  tout  ,  que  les  dangers  de  la  fociété  nous 
rendent  l'ai-t  6c  les  foins  plus  indifpenfables ,  pour  prévenir 
dans  le  cœui*  humain  la  dépravation  qui  nait  de  fes  nou- 
veaux befoins. 

L'étude  convenable  à  l'homme  eft  celle  de  fcs  rapports. 
Tant  qu'il  ne  fe  connoit  que  par  fon  être  phyfîque  ,  il  doit 
s'énidier  par  fos  rapports  avec  les  chofes  ;  c'eft  l'emploi  de 
fon  enfance  :  quand  il  commence  ^  fcntir  fon  être  moral , 
il  doit  s'étudier  par  fes  rapports  avec  les  hommes  ;  c'eft 
l'emploi  de  fa  vie  entière  ,  à  commencer  au  point  où  nous 
voilà  parvenus. 

Sitôt  que  l'homme  a  bcfoin  d'une  compagne  ,  il  n'eft  plus 
un  être  ifolé  ,  fon  cœur  n'eft  plus  fcul.  Toutes  fcs  rcl.uions 
avec   fon  efpccc  ,  toutes  les  afVcaions   de    fon  nmc  nailTenc 

Zz  1 


,54  EMILE. 

avec  celle-li.  Sa  première  paflion  fait  bientôt  fermenter  leï 
autres. 

Le  penchant  de  l'infHnâ:  eft  indéterminé.  Un  fexe  efl  at- 
tiré vers  l'autre  ,  voilà  le  mouvement  de  la  Nature.  Le  choix  , 
les  préférences,  l'attachement  perfonnel  font  l'ouvrage  des 
lumières  ,  des  préjugés ,  de  l'habitude  :  il  faut  du  tems  & 
des  connoiflances  pour  nous  rendre  capables  d'amour  :  on 
n'aime  qu'après  avoir  jugé  ,  on  ne  préfère  qu'après  avoir 
comparé.  Ces  jugcmens  fe  font  fans  qu'on  s'en  apperçoive , 
niais  ils  n'en  font  pas  moins  réels.  Le  véritable  amour, 
quoi  qu'on  en  dife  ,  fera  toujours  honoré  des  hommes  ;  car  , 
bien  que  fès  emportemcns  nous  égarent ,  bien  qu'il  n'exclue 
pas  du  cœur  qui  le  fent  des  qualités  odieufes  &  même  qu'il 
en  produifc  ,  il  en  fuppofe  pourtant  toujours  d'eftimables  fans 
lefquelles  on  feroit  hors  d'état  de  le  fcntir.  Ce  choix  qu'on 
met  en  oppofition  avec  la  raifon  nous  vient  d'elle  ;  on  a  fait 
l'Amour  aveugle  ,  parce  qu'il  a  de  meilleurs  yeux  que  nous, 
&c  qu'il  voit  des  rapports  que  nous  ne  pouvons  apperccvoir. 
PoLU-  qui  n'auroit  nulle  idée  de  mérite  ni  de  beauté ,  toute 
femme  feroit  également  bonne,  &  la  première  venue  fcroic 
toujours  la  plus  aimable.  Loin  que  l'amour  vienne  de  la 
Nature  ,  il  eft  la  règle  ik  le  frein  de  fes  pcnchans  :  c'eft 
par  lui ,  qu'excepté  Fobjet  aimé  ,  un  fexe  n'eit  plus  rien  pour 
l'autre. 

La  préférence  qu'on  accorde ,  on  veut  l'obtenir  ;  l'amour 
doit  erre  réciproque.  Pour  être  aimé  ,  il  faut  fe  rendre  aima- 
ble ;  pour  être  préféré ,  il  faut  fe  rendre  plus  aimable  qu'un 
autre ,  plus  aimable  qiic  tout  autre ,  au  moiiis  ,  aux  yeux  de 


LIVRE       IV.  3<îj 

l'objet  aîmé.  De-là  les  premiers  regards  fur  fes  femblables  ; 
de -là  les  premières  comparaifons  avec  eux;  de -là  l'cmula- 
tion ,  les  rivalités  ,  la  jaloufie.  Un  cœur  plein  d'un  fentiment 
qui  déborde ,  aime  à  s'épancher  ;  du  befoin  d'une  maîtrefle 
naît  bientôt  celui  d'un  ami  ;  celui  qui  fent  combien  il  eft 
doux  d'être  aimé  ,  voudroit  l'ctre  de  tout  le  monde  ,  ôc  tous 
ne  fauroient  vouloir  de  préférence  ,  qu'il  n'y  ait  beaucoup 
de  mécontens.  Avec  l'amour  &  l'amitié  naifîent  les  dilTen- 
tions ,  l'inimitié  ,  la  haine.  Du  fein  de  tant  de  pafîions  di- 
verfes  je  vois  l'opinion  s'élever  un  trône  inébranlable ,  &  les 
Ihipides  mortels  alTervis  à  fon  empire ,  ne  fonder  leur  pro- 
pre exiltence  que  fur  les  jugemens  d'autrui. 

Etendez  ces  idées  ,  &c  vous  verrez  d'où  vient  à  notre  amour- 
propre  laforme  que  nous  lui  croyons  naturelle;  &c  comment 
l'amour  de  foi ,  ceffant  d'être  un  fentiment  abfolu  ,  devient 
orgueil  dans  les  grandes  âmes  ,  vanité  dans  les  petites  ;  &  , 
dans  toutes  ,  fe  nourrit  fans  ceiïe  aux  dépens  du  prochain. 
L'efpece  de  ces  paflions ,  n'ayant  point  fon  germe  dans  le 
cœur  des  enfans  ,  n'y  peut  naître  d'elle-même  ;  c'eft  nous 
feuls  qui  l'y  portons  ,  &  jamais  elles  n'y  prennent  racine  que 
par  notre  fîiutc  ;  mais  il  n'en  eft  plus  ainfi  du  cœur  du  jeune 
homme  ;  quoi  que  nous  pulfîions  faire  ,  elles  y  naîtront  mal- 
gré  nous.  Il  elt  doix  tems  de  changer  t!e  méthode. 

Commençons  par  quelques  réflexions  importantes  fur  Tctac 
critique  dont  il  s'agit  ici.  Le  paffage  de  Penfante  à  la  puberté 
n'eft  pas  tellement  déterminé  par  la  Nature  qu'il  ne  varie 
dans  les  individus  félon  les  tempéramens ,  &  dans  les  peuples 
felonks  climats»  Tout  le  monde  fait  les  diltiuCtious  obfvrN'ccs 


^66  EMILE. 

fur  ce  point  entre  les  pays  chauds  &  les  pays  froids ,  de  chacufl 
voit  que  les  tempéramens  ardens  font  formés  plutôt  que  les 
autres ,  mais  on  peut  fe  tromper  fur  les  caufes  &c  fouvent  attri- 
buer au  phyfique  ce  qu'il  faut  imputer  au  moral  ;  c'eft  un  des 
abus  les  plus  fréquens  de  la  Philofophie  de  notre  ficelé.  Les 
initruélions  de  la  Nature  font  tardives  &c  lentes  ,  celles  des 
hommes  font  prefque  toujours  prématurées.  Dans  le  premier 
cas  ,  les  fens  éveillent  l'imagination  ;  dans  le  fécond  ,  l'ima- 
gination éveille  les  fens  ;  elle  leur  donne  une  activité  précoce 
qui  ne  peut  manquer  d'énerver,  d'affoiblir  d'abord  les  indi- 
vidus ,  puis  l'efpece  même  à  la  longue.  Une  obfervation  plus 
générale  &  plus  fîîre  que  celle  de  l'effet  des  climats ,  elt  que 
la  puberté  &c  la  puilfance  du  fexe  eft  toujours  plus  hâtive 
chez  les  peuples  inftruits  6c  policé  ,  que  chez  les  peuples 
ignorans  Ôc  barbares  (  ii  ).  Les  enfans  ont  une  fagacitc  fin- 
gulicre  pour  démêler  à  travers  toutes  les  fingerics  de  la  dé- 
cence ,  les  mauvaifes  mœurs  qu'elle  couvre.  Le  langage  épuré 
qu'on  leur  dide  ,  les  leçons  d'honnêteté  qu'on  leur  donne  , 
le  voile  du  myftere  qu'on  afTccle  de  rendre  devant  leurs  yeux , 
font  autant  d'aiguillons  h  leur  curiofité.  A  la  manière  donc 

f  12)  Dans    les    Villes  ,   dit    M.  p.   :?8-  J'admets  robfervation  »  maît 

de  BuiTon  ,   &f  dit2  les  gens  aij'r's  ,  non    l'explication  ,   puifquc   dans  !<• 

les   cnfitns  accoutumés  à    des  iiour.  pays  ou   le  villageois    fc  nourrit  très* 

ritures    abondantes     &?  fucculcntcs  bien    &    mange    beaucoup ,    comme 

vrrivent  plutôt    à  cet    àat  s    à  la  dans  le  Valais,  &  même  en  certains 

campagne   £«'  dans    le  pauvre   peu-  cantons  montueux  de  rit»<ie  cnmme 

pie  ,  les  enfans  font  plus  tardifs  ,  le  Frioul  ,   i'agc  Je  pabcrté  dat.s  les 

paru  qu'ils  font  mal  y   trop  peu  deux  fcxes  ell   cgalement  plus  tardif 

nourris  ,•  //   leur  faut  deux  ou  trois  qu'au     fein    des     Ville»  ,      où    pou* 

Cnn/ei    de  j^lus.    Hitt.   Nat   T.  IV.  ûtikfjife  la  vanitc  ,  Ton  met  Ibnvent 


L    I    V    R    E     I  V.  iCf 

on  s'y  prend ,  il  eft  clair  que  ce  qu'on  feint  de  leur  cacher 
n'efè  que  pour  le  leur  apprendre  ,  &  c'clt ,  de  touces  les 
initrudions  qu'on  leur  donne  ,  celle  qui  leur  profite  le 
mieux. 

Confultez  l'expérience  ,  vous  comprendrez  à  quel  point 
cette  méthode  infenfée  accélère  l'ouvrage  de  la  Nature  & 
ruine  le  tempérament.  C'elt  ici  l'une  des  principales  caufes 
qui  font  dégénérer  les  races  dans  les  Villes.  Les  jeunes  gens, 
épuifés  de  bonne  heure,  reilent  petits,  foiL  les  ,  mal -faits, 
vieilliflent  au  lieu  de  grandir  ;  comme  la  vigne  à  qui  l'on 
fait  porter  du  fruit  au  printems  ,  languit  <!<:  meurt  avant 
l'automne. 

Il  faut  avoir  vécu  chez  des  peuples  grofïïers  &  fimples 
pour  connoître  jufqu'à  quel  âge  ,  une  heurcufe  ignorance  y 
peut  prolonger  l'innocence  àti  enfans.  C'elt  un  fpcdacle  à 
la  fois  touchant  &:  rifible  d'y  voir  les  deux  fexes  ,  livrés  à 
la  fécurité  de  leurs  cœurs ,  prolonger  dans  la  fîeur  de  l'âge 
&  de  la  beauté  les  jeux  naïfs  de  l'enfance ,  &:  montrer  par 
leur  familiarité  même  la  pureté  de  leurs  plaiiirs.  Quand  enfin 
cette  aimable  Jeunefle  vient  à  fe  marier  ,  les  deux  époux  fe 


dans  le  manger  une  extrême  parfi-  aucun  fignc  périodique  de  leur  fexe. 
nionie  ,  &  où  la  plupart  font ,  comme  Difùrcnce  qui  me  paroit  venir  uni- 
dit  le  proverbe ,  Ixa'oii  de  vdoun  y  quement  de  ce  que  dans  la  fim- 
Xientrc  de  Jon.  On  ell  étonné  dans  plicito  de  leurs  mccurs ,  leur  imagi- 
des  montagnes  de  voir  de  grands  nation  plus  long-tems  fainble  & 
garçons  Torts  comme  des  hommes  calme  fait  plus  tard  fermenter  leur 
avoir  encore  la  voix  aiguc  &  le  fang  ,  &  rend  leur  tcmpcramcnt 
menton  fans  barbe  ,   &   de   grandes  moins  précoce. 


filles ,  d'ailleurs  tics-rormées ,  n'avoii 


M 


S6i  EMILE. 

donnant  mutuellement  les  prémices  de  leur  perfonne  ,  en 
font  plus  chers  l'un  à  l'autre  ;  des  multitudes  d'enfans  fains 
éi  jobuftes  deviennent  le  gage  d'une  union  que  rien  n'altère, 
&  le  fruit  de  la  fagelTe  de  leurs  premiers  ans. 

Si  l'âge  où  l'homme  acquiert  la  confcience  de  fon  fexc  , 
diffère  autant  par  l'effet  de  l'éducation  que  par  l'action  de  la 
Nature,  il  fuit  de -là  qu'on  peut  accélérer  6c  retarder  cet 
âge  félon  la  manière  dont  on  élèvera  les  enfans  ;  &:  fi  le 
corps  gagne  ou  perd  de  la  conûftance  à  mefure  qu'on 
retarde  ou  qu'on  accélère  ce  progrès  ,  il  fuie  auffi  que ,  plus 
on  s'applique  à  le  retarder  ,  plus  un  jeune  homme  acquiert 
de  vigueur  &  de  force.  Je  ne  parle  encore  que  des  effets 
purement  phyfiques  ;  on  verra  bientôt  qu'ils  ne  fe  bor- 
nent pas  là. 

De  ces  réflexions  je  tire  la  folution  de  cette  qucftion  d 
fouvent  agitée  ,  s'il  convient  d'éclairer  les  enfans  de  bonne 
heure  fur  les  objets  de  leur  curioiité  ,  ou  s'il  vaut  mieux 
leur  donner  le  change  par  de  modeftes  erreurs  ?  Je  penfe 
qu'il  ne  faut  faire  ni  l'un  ni  l'autre.  Premièrement ,  cette 
curiofitc  ne  leur  vient  point  fans  qu'on  y  ait  donné  lieu.  U 
fliut  donc  faire  en  forte  qu'ils  ne  l'aient  pas.  En  fécond  lieu , 
des  queflions  qu'on  n'cft  pas  forcé  de  ré  foudre  ,  n'cxigenc 
point  qu'on  trompe  celui  qui  les  fait  :  il  vaut  mieux  lui  im- 
pofer  filence  que  de  lui  répondre  en  mentant.  Il  fera  peu 
furpris  de  cette  loi ,  fi  l'on  a  pris  foin  de  l'y  alfervir  dans 
les  chofcs  indifférentes.  Enfin  fi  l'on  prend  le  parti  de  ré- 
pondre ,  que  ce  foit  avec  la  plus  grande  fimplicité  ,  fins 
niyflcrc  ,  fans  embarras  ,  fuis  fauiirc.  11  y  a  beaucoup  moins 

de 


L    I    V    R    E     I  V.  3<59 

àt  danger  à  fatisfaire   la  curiolké  de  l'enfant  qu'à  l'exciter. 

Que  vos  réponfes  foient  toujours  graves  ,  tourtes  ,  décidées, 
Se  fans  jamais  paroîti'e  hcfiter.  Je  n'ai  pas  befoin  d'ajouter 
qu'elles  doivent  être  vraies.  On  ne  peut  apprendre  aux  enfans 
le  danger  de  mentir  aux  hommes ,  fans  fcntir ,  de  la  part 
des  hommes ,  le  danger  plus  grand  de  mentir  aux  enfans. 
Un  feul  menfonge  avéré  du  maître  à  l'Elevé ,  ruiiieroit  à 
jamais  tout  le  fruit  de  l'éducation. 

Une  ignorance  abfolue  fur  certaines  matières ,  eft ,  peut- 
ctre  ,  ce  qui  conviendroit  le  mieux  aux  enfans  :  mais  qu'ils 
apprennent  de  bonne  heure  ce  qu'il  efè  impoflible  de  leur 
cacher  toujours.  Il  faut ,  ou  que  leur  curiofité  ne  s'éveille  en 
auciune  manière  ,  ou  qu'elle  foit  fatisfaite  avant  l'âge  où  elle 
n'eit  plus  fans  danger.  Votre  conduite  avec  votre  Elevé  dé- 
pend beaucoup,  en  ceci,  de  fa  fituation  particulière,  des 
fociétés  qui  l'environnent  ,  des  circonltiuices  où  l'on  prévoie 
qu'il  pourra  fe  trouver  ,  écc.  Il  importe  ici  de  ne  rien  donner 
au  hazard  ,  &c  fi  vous  n'êtes  pas  fur  de  lui  faire  ignorer 
jufqu'à  feize  ans  la  différence  des  fexes  ,  ayez  foin  qu'il 
l'apprenne  avant  dix. 

Je  n'aime  point  qu'on  afFede  avec  les  enfans  un  langage 
trop  épuré ,  ni  qu'on  fliiîc  de  longs  détours ,  dont  ils  s'ap- 
perçoivent ,  pour  éviter  de  donner  aiw  chofes  leur  véritable 
nom.  Les  bonnes  mœurs  ,  en  ces  matières ,  ont  toujours 
beaucoup  de  fimplicité  ;  mais  des  imaginations  fouille l^  par 
le  vice  rendent  l'oreille  délicate ,  &c  forcent  de  rafiiUT  fans 
celTe  fur  les  ex-preiïîons.  Les  termes  grofliers  font  fans  con- 
féquence  ;  ce  font  les  idées  lafcives  qu'il  faut  écarter. 
Emile.    Tome  L  A  a  a 


370  E    M    I    L    E. 

Quoique  la  pudeur  foit  naturelle  h  l'efpece  humaine ,  natu- 
rellement les  enflins  n'en  ont  point.  La  pudeur  ne  naît 
qu'avec  la  connoilFance  du  mal  :  &  comment  les  enflins  qui 
n'ont  ni  ne  doivent  avoir  cette  connoiffance  ,  auroient- 
ils  le  fentiment  qui  en  ell:  l'effet  ?  Leur  donner  des  leçons 
de  pudeur  &:  d'honnêteté  ,  c'efè  leur  apprendre  qu'il  y  a 
des  chofes  honteufes  &  déshonnétes  ,  c'eft  leur  donner  un 
defir  fetret  de  ces  chofes  h.  Tôt  ou  tard  ils  en  viennent  à 
bout ,  ôc  la  première  étincelle  qui  touche  h.  l'imagination  , 
accélère  à  coup  fiir  l'embrafement  des  fens.  Quiconque  rougir 
elt  déjà  coupable  :  la  vraie  innocence  n'a  honte  de  rien. 

Les  enfans  n'ont  pas  les  mêmes  defu-s  que  les  hommes; 
mais  fujets ,  comme  eux  ,  ii  la  mal-propreté  qui  blclfe  les 
fens  ,  ils  peuvent  de  ce  feul  affujettilfement  recevoir  les 
mêmes  leçons  de  bicnféance.  Suivez  l'cfprit  de  la  Nature  , 
qui  ,  plaçant  dans  les  mêmes  lieux  les  organes  des  plaifirs 
fecrcts  ,  &c  ceux  des  befoins  dégoûtans  ,  nous  infpire  les 
mêmes  foins  à  diiférens  âges ,  tantôt  par  une  idée  &  tantôt 
par  une  autre  \  h.  l'homme  par  la  modcllic  ,  à  l'enfant  par  la 
propreté. 

Je  ne  vois  qu'un  bon  moyen  de  conferver  aux  enfans  leur 
innocence  ;  c'efl:  que  tous  ceux  qui  les  entourent  la  refpcc- 
tent  6c  l'aiment.  Sans  cela  ,  route  la  retenue  dont  on  tâche 
d'ufer  avec  eux  fe  dément  tôt  ou  tard  ;  un  fourire  ,  un  clin- 
d'œil ,  un  gcfle  échappé  ,  leur  difent  tout  ce  qu'on  cherche  . 
à  leur  taire  ;  il  leur  fuffit  pour  l'apprendre  ,  de  voir  qu'on 
le  leur  a  voulu  cacher.  La  délicatcffe  de  tours  &  d'cxpref- 
lions  dont  fc  fervent  eiurc  eux  ks  gens  polis  ,    fuppofant 


LIVRE     I_V.  371 

des  lumières  que  les  enfans  ne  doivent  point  avoir ,  efl  tout- 
à-fait  déplacée  avec  eux  ;  mais  quand  on  honore  vraiment 
leur  fimplicité  ,  l'on  apprend  aifément  ,  en  leur  parlant  , 
celle  des  termes  qui  leur  conviennent.  Il  y  a  une  certaine 
naïveté  de  langage  qui  fied  &c  qui  plait  à  l'innocence  :  voilà 
le  vrai  ton  qui  détourne  un  enfant  d'une  dangereufe  curiofité' 
En  lui  parlant  fimplement  de  tout ,  on  ne  lui  laiflè  pas  foup- 
çonner  qu'il  refte  rien  de  plus  à  lui  dire.  En  joignant  aux 
mots  grofïîers  les  idées  déplaifantes  qui  leur  conviennent ,  on 
étouffe  le  premier  feu  de  l'imagination  :  on  ne  lui  défend  pas 
de  prononcer  ces  mots  &c  d'avoir  ces  idées  ;  mais  on  lui 
donne  ,  fans  qu'il  y  fonge  ,  de  la  répugnance  à  les  rappeller  ; 
&.  combien  d'embarras  cette  liberté  naïve  ne  fauve- 1- elle 
point  à  ceux  qui ,  la  tirant  de  leur  propre  cœur  ,  difent  tou- 
jours ce  qu'il  faut  dire  ,  &  le  difent  toujours  comme  ils 
l'ont  fenti  ? 

Comment  fe  font  les  enfans  ?  Queftion  embarralTantc  qui 
vient  aflèz  naturellement  aux  enfans  ,  6c  dont  la  réponfc  in- 
difcrete  ou  prudente  décide  quelquefois  de  leurs  mœurs  &c 
de  leur  flinté  pour  toute  leur  vie.  La  manière  la  plus  courre 
qu'une  mère  imagine  pour  s'en  débarrafler  fans  tromper  fon 
fils ,  eft  de  lui  impofer  filence  :  cela  fcroit  bon ,  fi  on  l'y 
eût  accoutumé  de  longue  main  dans  des  quefUons  indiffé- 
rentes ,  &  qu'il  ne  foupçonnât  pas  du  myftere  à  ce  nouveau 
ton.  Mais  rarement  elle  s'en  tient  là.  Ceft  le  fecret  des  gens 
mariés ,  lui  dira-t-clle  ;  de  petits  garçons  ne  doivent  point 
être  fi  curieux.  Voilà  qui  eft  fort  bien  pour  tirer  d'embarras 
la  mcrc  j  mais  qu'elle  fâche  que ,  pique  de  cet  air  de  mépris  i 

Aaa  », 


372  EMILE. 

le  petit  garçon  n'aura  pas  un  moment  de  repos  qu'il  n'ait 
appris  le  fecret  des  gens  maries  ,  &.  qu'il  ne  tardera  pas  de 
l'apprendre. 

Qu'on  me  permette  de  rapporter  une  réponfe  bien  différente 
que  j'ai  entendu  foire  à  la  même  queftion ,  &c  qui  me  frappa 
d'autant  plus ,  qu'elle  partoit  d'une  femme  auffi  modelie  dans. 
fes  difcours  que  dans  fes  manières ,  mais  qui  favoit  au  befoin 
fouler  aux  pieds  ,  pour  le  bien  de  fon  fils  &c  pour  la  vertu  , 
kl  faufle  crainte  du  blâme  &  les  vains  propos  des  plaifans. 
Il  n'y  avoir  pas  long-tems  que  l'enfant  avoit  jette  par  les 
urines  une  petite  pierre  qui  lui  avoit  déchire  l'urètre  ;  mais 
le  mal  paiïe  étoit  oublié.  Maman ,  dit  le  petit  étourdi  , 
comment  fe  font  les  enfans  ?  Alon  fils  ,  répond  la  mère  fans 
héliter ,  les  femmes  les  pijfent  avec  des  douleurs  qui  leur  coû- 
tent quelquefois  la  vie.  Que  les  foux  rient  ,  que  les  fot» 
foient  fcandalifés  :  mais  que  les  fages  cherchent  fi  jamais  ils 
trouveront  une  réponfe  plus  judicieufe  ,  &  qui  aille  mieux  à 
fes  fins. 

]3'abord  l'idée  d'un  befoin  naturel,  &  connu  de  l'enfant  y 
détourne  celle  d'une  opération  myltérieufe.  Les  idées  accel^ 
foires  de  la  douleur  &  de  la  mort  couvrent  celle  -  V\  d'ua 
voile  de  trillelfc  ,  qui  amortit  Timaginarion  &  réprime  la  cu- 
riofiré  :  tout  porte  l'cfprit  fur  les  fuites  de  l'accouchemenr , 
&  non  pas  fur  fes  caufes.  Les  infirmités  de  la  nature  humaine, 
des  objets  dégoûrans ,  des  images  de  fouffrance  ,  voilà  les 
écKiirciffemens  où  mené  cette  n'ponfe,  fi  la  répugnance  qu'elle 
infpire  permet  5  l'enfant  de  les  demander.  Par  où  l'inquié- 
tude des  dtflrs  aura-t-clle  occ:ilion  de  naître  dans  des  entre- 


L    I    V    R    E     I  V.  î7î 

tiens  ainfî  dirigés  ?  &c  cependant  vous  voyez  que  la  vérité 
n'a  point  été  altérée ,  &c  qu'on  n'a  point  eu  befoin  d'abufer 
fon  Elevé  au  lieu  de  l'inftruire. 

Vos  enfans  lifent  ;  ils  prennent  dans  leurs  leifhires  des 
connoilTances  qu'ils  n'auroient  pas  s'ils  n'avoient  point  lu. 
S'ils  étudient  ,  l'imagination  s'allume  &  s'aiguife  dans  le 
filence  du  cabinet.  S'ils  vivent  dans  le  monde  ,  ils  entendent 
un  jargon  bizarre ,  ils  voyent  des  exemples  dont  ils  font 
frappés  ;  on  leur  a  fi  bien  perfuadé  qu'ils  étoient  hommes , 
que  dans  tout  ce  que  font  les  hommes  en  leur  préfence  , 
ils  cherchent  aufli-tôt  comment  cela  peut  leur  convenir  ;  il 
faut  bien  que  les  allions  d'autrui  leur  fen'ent  de  modèle  , 
quand  les  jugemens  d'autrui  leur  fervent  de  loi.  Des  domcfli- 
ques  qu'on  fait  dépendre  d'eux  ,  par  conféquent  intérefTés  à 
leur  plaire  ,  leur  font  leur  cour  aux  dépens  des  bonnes  m.œurs  ; 
des  gouvernantes  rieufes  leur  tiennent  à  quatre  ans  des  pro- 
pos ,  que  la  plus  effrontée  n'oferoit  leur  tenir  à  quinze. 
Bientôt  elles  oublient  ce  qu'elles  ont  dit  ;  mais  ils  n'oublient 
pas  ce  qu'ils  ont  entendu.  Les  entretiens  polifTons  préparent 
les  mœurs  libertines;  le  laquais  fripon  rend  l'enfint  dcbauché, 
ôc  le  fecrct  de  l'un  fert  de  garant  à  celui  de  l'autre. 

L'enfant  élevé  félon  fon  âge  clt  feul.  Il  ne  connoit  d'artachc- 
mens  que  ceux  de  l'habitude;  il  aime  ù  fœur  comme  fa  mon- 
tre ,  &c  fon  ami  comme  fon  chien.  Il  ne  fe  fcnt  d'aucun  fcxe  , 
d'aucune  efpece  ;  l'homme  ik  la  femme  lui  font  également  étran- 
gers ;  il  ne  rapporte  i\  lui  rien  de  ce  qu'ils  font  ni  de  ce  qu'ils 
difent  ;  il  ne  le  voit  ni  ne  l'entend ,  ou  n'y  fait  nulle  atten- 
tion ,  leurs  difcours  ne  rintérelFcuc  pas  plus  que  leurs  exem- 


574  t     M     I    L     E. 

pies  :  tout  cela  n'eft  point  fait  pour  lui.  Ce  n'eft  pas  une 
erreur  artiricieufe  qu'on  lui  donne  par  cette  méthode  ,  c'elt 
l'ignorance  de  la  Nature.  Le  tems  vient  où  la  même  Nature 
prend  foin  d'éclairer  fon  Elevé  ;  &  c'elè  alors  feulement  qu'elle 
l'a  mis  en  état  de  profiter  fans  rifque  des  leçons  qu'elle  lui 
donne.  Voilà  le  principe  :  le  détail  des  règles  n'efè  pas  de 
mon  fujet  &  les  moyens  que  je  propofe  en  vue  d'autres  ob- 
jets ,  fervent  encore  d'exemple  pour  celui-ci. 

Voulez -vous  mettre  l'ordre  ôc  la  règle  dans  les  pafTions 
nailTantes  ?  étendez  l'efpace  durant  lequel  elles  fe  dévelop- 
pent ,  afin  qu'elles  aient  le  tems  de  s'arranger  à  mefure 
qu'elles  nailTent.  Alors  ce  n'eft  pas  l'homme  qui  les  ordonne, 
c'eft  la  Namre  elle-même  ;  votre  foin  n'elt  que  de  la 
laifTer  arranger  fon  travail.  Si  votre  Elevé  étoit  feul ,  vous 
n'auriez  rien  à  faire  ;  mais  tout  ce  qui  l'environne  ,  enflamme 
fon  imagination.  Le  torrent  des  préjugés  l'entraîne  ;  pour  le 
retenir  il  faut  le  pouffer  en  fens  contraire.  Il  faut  que  le 
fentiment  enchaîne  l'imagination ,  &c  que  la  raifon  fafTe  taire 
l'opinion  des  hommes.  La  fource  de  toutes  les  pafTions  cft 
la  fenfibilité  ;  l'imagination  détermine  leur  pente.  Tout  être 
qui  fent  fes  rapports  ,  doit  être  afre*!ié  quand  ces  rapports 
s'altcrcnt ,  &  qu'il  en  imagine ,  ou  qu'il  en  croit  imaginer 
de  plus  convenables  ;\  fa  nature.  Ce  font  les  erreurs  de  l'ima- 
gination qui  transforment  en  vices  les  pafTions  de  tous  les 
êtres  bornés  ,  même  des  Anges  ,  s'ils  en  ont  :  car  il  fau- 
droit  qu'ils  connulTent  la  nature  de  tous  les  êtres  poui-  favoir 
quels  rapports  conviennent  le  mieux  à  la  leur. 

Voici  donc  le  fommaire  de  toute  la  fagclTc  humaine  darti 


L    I    V    R    E      IV.  575 

Fufage  des  paflions.  i".  Sentir  les  vrais  rapports  de  l'homme 
tant  dans  l'efpece  que  dans  l'individu,  z".  Ordonner  toutes 
ks  afFedions  de  l'am.e  félon  ces  rapports. 

Mais  l'homme  eft-il  maître  d'ordonner  fes  affedions  félon 
tels  ou  tels  rapports  ?  fans  doute  ,  s'il  eft  maître  de  diriger 
fon  imagination  fur  tel  ou  tel  objet ,  ou  de  lui  donner  telle 
ou  telle  habitude.  D'ailleurs  il  s'agit  moins  ici  de  ce  qu'un 
homme  peut  faire  fur  lui  -  même ,  que  de  ce  que  nous  pou- 
vons faire  fur  notre  Elevé  ,  par  le  choix  des  circon fiances 
où  nous  le  plaçons.  Expofer  les  moyens  propres  à  le  main- 
tenir dans  l'ordre  de  la  nature ,  c'eft  dire  afîez  comment  il 
en  peut  fortir. 

Tant  que  fa  fenfîbilité  refte  bornée  à  fon  individu  ,  il  n'y 
a  rien  de  moral  dans  fes  avions  ;  ce  n'eft  que  quand  elle 
commence  à  s'étendre  hors  de  lui ,  qu'il  prend  d'abord  les 
fentimens  ,  enfuite  les  notions  du  bien  &  du  mal  ,  qui  le 
conltituent  véritablement  homme  &c  partie  intégrante  de  fon 
efpcce.  C'efl  donc  à  ce  premier  point  qu'il  faut  d'abord  fixer 
nos  obfervations. 

Elles  font  difficiles  ,  en  ce  que  pour  les  faire ,  il  faut  re- 
jetter  les  exemples  qui  font  fous  nos  yeux  ,  6c  chercher 
ceux  où  les  dcveloppemens  fuccefllfs  fe  font  félon  l'ordre  de 
la  Nature. 

Un  enfant  façonné ,  poli ,  civilifé  ,  qui  n'attend  que  la  puiP. 
fance  de  mettre  en  œuvre  les  inftruclions  prématurées  qu'il 
a  reçues  ,  ne  fe  trompe  jamais  fur  le  moment  où  cette  puil- 
fance  lui  furvient.  Loin  de  l'attendre  ,  il  l'accélère  ;  il  donne 
à  fon  fong  une  fermentation  précoce  ;  il  foie  quel  doit  être 


«7<5  EMILE, 

l'objet  de  fes  defirs  long-tems  même  avant  qu'il  les  éprouve. 
Ce  n'e/è  pas  la  Nature  qui  l'excite  ,  c'eft  lui  qui  la  force  : 
elle  n'a  plus  rien  à  lui  apprendre  en  le  foifant  homme.  Il 
l'ctoit  par  la  penfée  long-tems  avant  de  l'être  en  efi'ct. 

La  véritable  marche  de  la  Nature  ef  t  plus  graduelle  &  plus 
lente.  Peu  -  à  -  peu  le  fang  s'enflamme  ,  les  efprits  s'élabo- 
rent ,  le  tempérament  fe  forme.  Le  fage  ouvrier  qui  dirige 
!a  fabrique  ,  a  foin  de  perfectionner  tous  fes  inftrumens  avant 
de  les  mettre  en  œuvre  ;  une  longue  inquiétude  précède  les 
premiers  defirs  ,  une  longue  ignorance  leur  donne  le  change, 
on  defire  fans  favoir  quoi  :  le  fang  fermente  &  s'agite  ;  une 
furabondance  de  vie  cherche  à  s'étendre  au -dehors.  L'œil 
s'anime  &  parcourt  les  autres  erres  ;  on  commence  à  prendre 
intérêt  à  ceux  qui  nous  environnent  ;  on  commence  à  fcntir 
qu'on  n'eft  pas  fait  pour  vivre  feul  ;  c'elt  ainfi  que  le  cœur 
s'ouvre  aux  afFechions  humaines  ,  &  devient  capable  d'atta- 
chement. 

Le  premier  fentiment  dont  un  jeune  homme  élevé  foigncu- 
fement  elt  fufceptible  n'elè  pas  l'amour  ,  c'cfl:  l'amitié.  Le 
premier  a61:e  de  fon  imagination  naiiïante  eil  de  lui  apprendre 
qu'il  a  des  fcmblablcs  ,  6c  l'cfpece  l'affeclc  avant  le  fcxc. 
Voilii  donc  un  autre  avantage  de  l'innocence  prolongée;  c'cfl 
de  proliter  de  la  fcnfibilité  nailfante  ,  pour  jcttcr  dans  le 
cœur  du  jeune  adolcfcent  les  premières  femences  de  l'huma- 
nité. Avantage  d'autant  plus  précieux,  que  c'elt  le  fcul  rcms 
de  la  vie  où  les  mêmes  foins  puilfent  avoir  un  vrai  fuccc-s. 

J'ai  toujours  vu  que  les  jeunes  gens  corrompus  de  boimc 
heure  ,   &  livrés  aux  femmes  &.  ^  la  dcbauchc  ,  étoient  in- 

hunioius 


L    I    V    R    E     I  V,  377 

humains   &c  cruels  ;  la   fougue  du  tempérament  les  rendoit 
impatiens  ,  vindicatifs  ,  furieux  :  leur  imagination  pleine  d'un 
feul  objet ,  fe  refufoit  à  tout  le  refle  ;   ils   ne  connoifibicnc 
ni  pitié  ni  miféricorde  ;   ils  auroient  facriiié  père ,  merc  ,  & 
l'Univers  entier,  au  moindre  de  leurs  plaifirs.  Au  contraire, 
un  jeune  homme  élevé  dans  une  heureufe  fimplicité ,  eft  porté 
par  les  premiers  mouvemens  de  la  Nature  vers  les  pafTioni; 
tendres   &  afFedueufes  :  fon  cccur  compatiflant  s'émeut  fur 
les  peines  de  fcs  femblables  ;  il  trelTaillit  d'aife  quand  il  revoie 
fon  camarade ,  fes  bras  favent  trouver  des  étreintes  careïïan- 
tes  ,  fes  yeux  favent  verfer  des  larmes  d'attcndrilTement  ;    il 
eft  fenfiblc  à  la  honte  de  déplaire ,  au  regret  d'avoir  ofFenfé. 
Si  l'ardeur  d'un  fang  qui  s'enflamme  le  rend  vif,   emporté  , 
colère  ,   on   voit  le  moment  d'après  toute  la  bonté  de  fon 
cœur  dans   l'effufion  de  fon  repentir  ;   il  pleure ,  il  gémit  fur 
la  blelfure  qu'il  a  faite  ,    il   voudroit  au  prix    de   fon  fang 
racheter  celui  qu'il  a  verfé  ;   tout  fon  emportement  s'éteint , 
toute  fa  fierté  s'humilie  devant  le  fentiment  de  fa  faute.  Ei\- 
il   ofFenfé  lui-même  ?    au  fort  de  fa  fureur  une  excufe  ,  un 
mot  le  défirme  ;    il  pardonne   les  torts  d'autrui  d'aufli  bon 
cœur  qu'il  répare  les  fiens.   L'ado!^'':ence  n'eit  Tâge  ni  de  la 
vengeance  ni  de  la  haine ,    elle  elt  celui  de   la  commiféra- 
tion ,  de  la  clémence  ,  de  la  générofité.   Oui,  je  le  fouriens, 
&   je   ne   crains  point  d'être  démenti  par  rcxpcricnce  ,   un 
enfant  qui  n'elt  pas  mal  né  ,  &  qui  a  confcrvé  jufqu'à  vingt 
ans  fon  innocence  ,    eft  ,   ^  cet  âge  ,   le  plus  généreux  ,  le 
meilleur  ,    le   plus  aimant  &    le   plus  aimable  des  hommes. 
On  ne  vous  a  jamais  rien  dit  de  fcniblablc  ;  je  le  crois  bien  ; 
Emile.     Tonic   I,  13  b  b 


378  EMILE. 

vos  Philofophes  élevés  dans  route  la  corruption  des  Collèges ," 
n'ont  garde  de  favoir  cela. 

C'e/è  la  foibleffe  de  l'homme  qui  le  rend  fociable  ;  ce 
font  nos  miferes  communes  qui  portent  nos  cœurs  à  l'hu^ 
manité  :  nous  ne  lui  devrions  rien  fi  nous  n'étions  pas  hom- 
mes. Tout  attachement  eft  un  figne  d'infuffifance  :  fî  chacun 
de  nous  n'avoit  nul  befoin  des  autres ,  il  ne  fongeroit  gue- 
res  à  s'unir  à  eux.  Ainfi  de  notre  infirmité  même  naît  notre 
frcle  bonheur.  Un  être  vraiment  heureux  efè  un  être  foH- 
taire  :  Dieu  feul  jouit  d'un  bonheur  abfolu  ,  mais  qui  de 
nous  en  a  l'idée  ?  Si  quelque  être  imparfait  pouvoit  fe  fuffire 
à  lui  -  même  ,  de  quoi  jouiroit  -  il  félon  nous  ?  Il  feroit  feul , 
il  feroit  mlférable.  Je  ne  conçois  pas  que  celui  qui  n'a  be- 
foin de  rien ,  puilTe  aimer  quelque  chofe  :  je  ne  conçois  pas 
que  celui  qui  n'aime   rien  ,  puifTe   être  heureux. 

Il  fuit  de -là  que  nous  nous  attachons  h  nos  femblables, 
moins  par  le  fcntimcnt  de  leurs  plaifirs ,  que  par  celui  de 
leurs  peines  ;  car  nous  y  voyons  bien  mieux  l'identité,  de 
notre  Nature  ,  6c  les  garants  de  leur  attachement  pour  nous. 
Si  nos  befoins  communs  nous  unifient  par  intérêt  ,  nos 
miferes  communes  nous  unilTent  par  afle3:ion.  L'afpeil  d'un 
homme  heureux  infpire  aux  autres  moins  d'amour  que  d'en- 
vi:  ;  on  l'accuferoit  volontiers  d'ufurpcr  un  droit  qu'il  n'a 
pas,  en  fc  faifant  un  bonheur  cxclufif;  &c  l'amour- propre 
foufTre  encore  ,  en  nous  fiifuit  fcntir  que  cet  homme  n'a 
nul  befoin  de  nous.  Mais  qui  cfl-cc  qui  ne  plaint  pas  le  mal- 
heureux qu'il  voit  fouffrir  ?  Qui  eft -ce  qui  ne  voudroit  pas 
fc  délivrer  de  fes  maux ,  s'il  n'en  coûtoic  qu'un  fouhair  pour 


L    I    V    R    E     rV'.  f79 

cela  ?  L^'magination  nous  mec  à  la  place  du  miférablc ,  p!uv 
tôt  qu'à  celle  de  l'homme  heureux  ;  on  fent  que  l'un  de  ces 
états  nous  touche  de  plus  près  que  l'autre.  La  pitié  elt 
douce ,  parce  qu'en  fe  métrant  à  la  place  de  celui  qui  fouf- 
fre  ,  on  fent  pourtant  le  plaifir  de  né  pas  fouffrir  comme 
lui.  L'envie  eft  amere ,  en  ce  que  l'afpecl  d'un  homme 
heureux  ,  loin  de  mettre  l'envieux  à  fa  place  ,  lui  donne  le 
regret  de  n'y  pas  être.  Il  femble  que  l'un  nous  exempte  des 
maux  qu'il  fouffre ,  &  que  l'autre  nous  ôte  les  biens  donc  il 
jouit. 

Voulez -vous  donc  exciter  &  nourrir  dans  le  cœur  d'un 
jeune  homme  les  premiers  mouvemens  de  la  fenfibilité  naif-» 
fance  ,  ôc  courncr  fon  caractère  vers  la  bienfaifance  &  vers  la 
bonté  ?  N'allez  point  faire  germer  en  lui  l'orgueil ,  la  vanité , 
l'envie  par  la  trompeufe  image  du  bonheur  des  hommes  ; 
n'expofcz  point  d'abord  à  fes  yeux  la  pompe  des  Cours,  le 
fafte  des  palais ,  l'attrait  des  fpedacles  :  ne  le  promenez 
point  dans  les  cercles ,  dans  les  brillantes  alTemblccs.  Ne 
lui  montrez  l'extérieur  de  la  grande  fociétc  qu'après  l'avoir 
mis  en  écac  de  l'apprécier  en  elle-même.  Lui  montrer  le 
monde  avanc  qu'il  connoilfe  les  hommes ,  ce  n'eft  pas  le 
former  i  c'eft  le  corrompre  :  ce  n'clt  pas  l'inltruire  ;  c'clt 
le  cromper. 

Les  hommes  ne  font  naturellement  ni  Rois ,  ni  Grands , 
ni  Courtifans  ,  ni  riches.  Tous  font  nés  nuds  &  pauvres  ; 
tous  fujets  aux  mifcres  de  la  vie  ,  aux  chagrins,  aux  maux, 
aux  befoins,  aux  douleurs  de  toute  cfpece  ;  enfin  tous  font 
condamnés  à  la  mort.  Voilà  ce  qui  elt  vraiment  de  Thomme  ; 

I3bb  2 


58o  EMILE. 

voilà  de  quoi  nul  mortel  n'eit  exempt.  Commencez  donc 
par  étudier  ,  de  la  nature  humaine ,  ce  qui  en  cfè  le  plus 
inféparable,  ce   qui   conftitue  le  mieux  l'humanité. 

A  feizc  ans  Tadolefcent  fait  ce  que  c'efè  que  fouffrir ,  car 
il  a  foufferr  lui-même  :  mais  à  peine  fait -il  que  d'autres 
êtres  fouffrent  aufii  :  le  voir  fans  le  fentir  ,  n'eft  pas  le  fa- 
voir  ,  &:  comme  je  l'ai  dit  cent  fois  ,  l'enfant  n'imaginant  point 
ce  que  fentent  les  autres ,  ne  connoit  de  maux  que  les  Tiens  ; 
mais  quand  le  premier  développement  des  fens  allume  en  lui 
le  feu  de  l'imagination  ,  il  commence  à  fe  fentir  dans  fes 
femblables  ,  à  s'émouvoir  de  leurs  plaintes  ,  ôc  à  fouffrir  de 
leurs  douleurs,  C'eft  alors  que  le  trifte  tableau  de  l'huma- 
nité fouffrante  doit  porter  à  fon  cœur  le  premier  arcendrilTe- 
ment  qu'il  ait  jamais  éprouvé. 

Si  ce  moment  n'ell  pas  facile  à  remarquer  dans  vos  enfans  p. 
à  qui  vous  en  prenez-vous  ?  Vous  les  ^  inflruifez  de  fi  bonne 
heure  à  jouer  le  fentiment  ,  vous  leur  en  apprenez  fitôt  le  lan- 
gage ,  que  parlant  toujours  fur  le  même  ton  ,  ils  tournent 
vos  leçons  contre  vous-même  ,  6c  ne  vous  lailfent  nul  moyen 
de  diftinguer  quand  ,  ceflanc  de  mentir  ,  ils  commencent  à 
fentir  ce  qu'ils  difent.  Mais  voyez  mon  Emtlc;  à  l'âge  où  je 
l'ai  conduit  ,  il  n'a  ni  fenti  ni  menti.  Av.mt  de  favoir  ce 
que  c'eft  qu'aimer  ,  il  n'a  dit  à  pcrfonne  :  je  vous  aune  bien  j 
on  ne  lui  a  point  prcfcrit  la  contenance  qu'il  devoit  prendre 
en  entrant  dans  la  chambre  de  fon  perc,  de  (à  mère  ou  de  fon 
gouverneur  malade  ;  on  ne  lui  a  point  naoutré  l'art  d'afiè>ilcr  la 
triftclTe  qu'il  n'avoit  pas.  Il  n'a  feint  de  pleurer  fur  la  mort  de 
pcrfonne  \  car  il  ne  fait  ce  que  c'eft  que   mourir.  La  mcniir 


L    I    V    R    E     I  V.  f)Çi 

infenflbilité  qu'il  a  dans  le  cœur,  eft  auïïî  dans  fès  maniè- 
res. Indifférent  à  tout  ,  hors  à  lui-même  ,  comme  tous  les 
autres  enfans  ,  il  ne  prend  intérêt  à  perfonne  ;  tout  ce  qui  le 
diftingue  ,  eft  qu'il  ne  veut  point  paroître  en  prendre  ,  &  qu'il 
n'eft  pas  faux  comme  eux. 

Emile  ayant  peu  réfléchi  fur  les  êtres  fenfîbles ,  fàura  tard 
ce  que  c'eft  que  fouffrir  &.  mourir.  Les  plaintes  &  les  cris 
commenceront  d'agiter  fes  entrailles ,  l'afpecl  du  fang  qui  coule 
lui  fera  détourner  les  yeux  ,  les  convulfions  d'un  animal  ex- 
pii-ant  lui  donneront  je  ne  fais  quelle  angoifle ,  avant  qu'il 
fâche  d'où  viennent  ces  nouveaux  mouvemens.  S'il  étoit  refté 
ftupide  ôc  barbare  ,  il  ne  les  auroit  pas  ;  s'il  étoit  plus  inf- 
truit ,  il  en  connoîtroit  la  fource  :  il  a  déjà  trop  compare 
d'idées  pour  ne  rien  fentir ,  ôc  pas  affez  pour  concevoii'  qu'il 
fent. 

Ainfî  naît  la  pitié ,  premier  fentiment  relatif  qui  touche 
le  cœur  humain  ,  fclon  l'ordre  de  la  Nature.  Pour  devenir 
fenfible  &  pitoyable  ,  il  faut  que  l'enfant  fâche  qu'il  y  a  des 
êtres  femblables  à  lui ,  qui  fouffrent  ce  qu'il  a  fouffert ,  qui 
fentent  les  douleurs  qu'il  a  fcnties ,  &  d'autres  dont  il  doit 
avoir  l'idée  ,  comme  pouvant  les  fentir  aulTi.  En  effet ,  com- 
ment nous  lailTons-nous  émouvoir  à  la  pitié ,  fi  ce  n'eft  en 
nous  tranfportant  hors  de  nous  ,  &  nous  identifiant  avec  l'ani- 
mal fouffrant  ;  en  quittant ,  pour  ainfi  dire  ,  notre  être  pour 
prendre  le  fien?  Nous  ne  fouifrons  qu'autant  que  nous  ju- 
geons qu'il  fouffre  ;  ce  n'eft  pas  dans  nous ,  c'eft  dans  lui  que 
nous  foufirons.  Ainfi  nul  ne  devient  fenfible  que  quaiîd  foa 
imagination  s'anime  &  commence  ;\  le  tranfportct  hors  de  lui. 


5?z  EMILE. 

Pour  exciter  êc  nourrir  cette  fenfibilité  naiffance  ,  pour  h 
guider  ou  la  fuivre  dans  fa  pente  naturelle  ,  qu'avons-nous 
donc  à  faire  ,  fi  ce  n'eft  d'offrir  au  jeune  homme  des  objets 
fur  lefquels  puifTe  agir  la  force  expanfive  de  fon  cœur ,  qui  le 
dilatent ,  qui  l'ctendent  fur  les  autres  êtres  ,  qui  le  faflenc 
par-tout  retrouver  hors  de  lui  ;  d'écarter  avec  foin  ceux  qui  le 
refferrent ,  le  concentrent ,  &  tendent  le  reffort  du  moi  hu- 
main? c'eft-à-dire  en  d'autres  termes,  d'exciter  en  lui  labontc, 
l'humanité ,  la  commifération  ,  la  bienfaifance  ,  toutes  les 
paflions  attirantes  ôc  douces  qui  plaifent  naturellement  aux 
hommes ,  &  d'empêcher  de  naître  l'envie ,  la  convoitife  ,  la 
haine ,  toutes  les  paifions  repouflantes  6c  cruelles ,  qui  ren- 
dent ,  pour  ainfl  dire  ,  la  fenfibilité  non-feulement  nulle  ,  mais 
négative  ,  &  font  le  tourment  de  celui  qui  les  éprouve. 

Je  crois  pouvoir  réfumer  toutes  les  réHexions  précédentes 
en  deux  ou  trois  maximes  précifes ,  claires  de  faciles  à  faiûr. 

Première    M  a  x  i  m  je. 

//  n'ejl  pas  dans  le  cœur  humain  de  fe  mettre  à  la  place  des 
gens  qui  font  plus  heureux  que  nous  ,  mais  feulement  de 
ceux  qui  font  plus  à   plaindre. 

Si  l'on  trouve  des  exceptions  i  cette  maxime  ,  elles  font 
plus  apparentes  que  réelles.  Ainfi  l'on  ne  fe  met  pas  ;\  la 
place  du  riche  &  du  Grand  auquel  on  s'attache  ;  même  en 
s'attachant  finccrement  on  ne  fait  que  s'approprier  une  par- 
pc  de  fon  bien  -  être.  Qudqucfois  on  l'aime  dans  fes  maU 


L    I    V    R    E     I  V.  35?j 

heurs  :  mais  tant  qu'il  profpere,  il  n'a  de  véritable  ami  que 
celui  qui  n'eft  pas  la  dupe  des  apparences  ,  &c  qui  le  plaint 
plus  qu'il  ne  l'envie ,  malgré  fa  profpérirc. 

On  eft  touché  du  bonheur  de  certains  états  ,  par  exemple , 
de  la  vie  champêtre  &c  paftorale.  Le  charme  de  voir  ces 
bonnes  gens  heureux  n'eft  point  cmpoifonné  par  l'envie  : 
on  s'intérefTe  à  eux  véritablement  :  pourquoi  cela  ?  parce  qu'on 
fe  fent  maître  de  defcendre  à  cet  état  de  paix  ôc  d'innocence  , 
&  de  jouir  de  la  même  félicité  :  c'eft  un  pis  -  aller  qui  ne 
donne  que  des  idées  agréables  ,  attendu  qu'il  fuffit  d'en  vou- 
loir jouir  pour  le  pouvoir.  Il  y  a  toujours  du  plaifir  à  voir 
fes  reflburces  ,  à  contempler  fon  propre  bien  ,  même  quand 
on  n'en  veut  pas  ufcr. 

Il  fuit  de  -  là  que  pour  porter  un  jeune  homme  à  l'huma- 
nité y  loin  de  lui  faire  admirer  le  fort  brillant  des  autres ,  il 
faut  le  lui  montrer  ,  par  les  côtés  triftes ,  il  faut  le  lui  faire 
craindre.  Alors  ,  par  une  conféquence  évidente  ,  il  doit  fe  frayer 
une  route  au  bonheui- ,  qui  ne  foit  fur  les  traces  de  perfonnc. 

Deuxième    Maxime. 

On  ne  plaint  jamais  dans  autrui  que  les  maux  dont  on  ne 
fe  croit  pas  exempt  foi-même. 

TJon  ignara  mali ,  miferis  fuccurrere  difco. 

Je  ne  connois  rien  de  fi  beau ,  de  fi  profond  ,  de  fi  tou- 
chant ,  de  fi  vrai  que  ce  vers  là. 

Pourquoi  les  Rois  font -ils  llins  picic  pour  leurs  fujers? 


3^4  EMILE. 

c'eft  qu'ils  comptent  de  n'être  jamais  hommes.  Pourquoi  les 
riches  font  -  ils  fi  durs  envers  les  pauvres  ?  c'efè  qu'ils  n'ont 
pas  peur  de  le  devenir.  Pourquoi  la  Nobleffe  a- 1- elle  un  fi 
grand  mépris  pour  le  peuple  ?  c'elt  qu'un  noble  ne  fera  jamais 
roturier.  Pourquoi  les  Turcs  font -ils  généralement  plus 
humains ,  plus  hofpitaliers  que  nous  ?  c'elt  que  dans  leur 
gouvernement,  tout -à -fait  arbitraire,  la  grandeur  Se  la  for- 
tune des  particuliers  étant  toujours  précaires  &c  chancelantes  , 
ils  ne  regardent  poiiit  l'abaiflement  6c  la  mifere  comme  un 
état  étranger  à  eux  (15)»  chacun  peut  être  demain  ce  qu'eft 
aujourd'hui  celui  qu'il  aflilte.  Cette  réflexion,  qui  revient 
fans  ceffe  dans  les  romans  orientaux  ,  donne  à  leur  le(fî:ure 
je  ne  fais  quoi  d'atrendnlTant  que  n'a  point  tout  l'apprêt  de 
notre  feche  morale. 

N'accoutumez  donc  pas  votre  Elevé  à  regarder  du  haut  de  fa 
gloire  les  peines  des  infortunes  ,  les  travaux  des  miftrables  , 
&  n'efpérez  pas  lui  apprendre  ;\  les  plaindre  ,  s'il  les  confidere 
comme  lui  étant  étrangers.  Faites -lui  bien  comprendre  que 
le  fort  de  ces  malheureux  peut  être  le  fîen ,  que  tous  leurs 
maux  font  fous  fes  pieds  ,  que  mille  événemens  imprévus  & 
inévitables  peuvent  l'y  plonger  d'un  moment  à  l'autre.  Ap- 
prenez -  lui  à  ne  compter  ni  fur  fa  naifTance  ,  ni  fur  la  fanté , 
ni  fur  les  richeffes ,  montrez  -  lui  toutes  les  viciflitudes  de  la 
fortune,  cherchez -lui  les  exemples  toujours  trop  fréqucns 
de  gens  qui ,  d'un  état  plus  élevé  que  le  fien  ,  font  tombes 
au-delTous   de  ces  malheureux  :  que  ce  foit  par  leur  faute 

(ij)  Cela  paroi:  changer  un  peu  venir  plus  fixes,  iS;  les  hommes  de- 
nainccnanc  :  les  cuis  fembicnt  du.       vienneot   auflî    plus  durs. 


L    I    V    It    E     IV.  i?^ 

ou  non  i  ce  n'eft  'pas  maintenant  de  quoi  il  eft  queflion  ; 
fait  -  il  feulement  ce  que  c'eft  que  faute  ?  N'empiétez  jamais 
fur  l'ordre  de  fes  connoiiïances ,  &  ne  l'cclairez  que  par  les 
Uimieres  qui  font  à  fa  portée;  il  n'a  pas  befoin  d'être  fore 
favant  pour  fentir  que  toute  la  prudence  humaine  ne  peut  lui 
répondre  fî  dans  une  heure  il  fera  vivant  ou  mourant  ;  fi  les 
douleurs  de  la  néphrétique  ne  lui  feront  point  grincer  les 
dents  avant  la  nuit ,  fi  dans  un  mois  il  fera  riche  ou  pau- 
vre ,  fî  dans  un  an  ,  peut-être,  il  ne  ramera  point  fous  le  nerf- 
de-bœuf  dans  les  galères  d'Alger.  Sur-tout  n'allez  pas  lui  dire 
tout  cela  froidement  comme  fon  catéchifme  :  qu'il  voye ,  qu'il 
fente  les  calamités  humaines  :  ébranlez ,  effrayez  fon  imagi- 
nation des  périls  dont  tout  homme  elt  fans  cefle  environne  ; 
qu'il  voye  autour  de  lui  tous  ces  abymes ,  &  qu'à  vous  les 
entendre  décrire  il  fe  prefle  contre  vous  de  peur  d'y  tomber. 
Nous  le  rendrons  timide  &  poltron  ,  direz -vous.  Nous  ver- 
rons dans  la  fuite ,  mais  quant  à  préfent  commençons  par 
le  rendre  humain  ;  voilà  fur  -  tout  ce  qui  nous  importe. 

Troisième    Maxime. 

La  pitié  qu'on  a  du  mal  (Tautrui  ne  fe  mefure  pas  fur  la 
quantité  de  ce  mal ,  mais  fur  le  fentiment  qu'on  prête  à 
ceux  qui  le  fouffrent. 

On  ne  plaint  un  malheureux  qu'autant  qu'on  croit  qu'il  fc 
trouve  ;\  plaindre.   Le   fentiment  phyfique  de  nos   maux  elh 
plus  borné  qu'il  ne  fcmble  ;  mais  c'elt  par  la  mémoire  qui 
Emile.    Tome  I,  Ccc 


jStf  EMILE. 

nous  en  fait  fentir  la  continuité  ,  c'eft  par  Timagination  qui 
les  étend  fur  l'avenir  ,  qu'ils  nous  rendent  vraiment  à  plain- 
dre. Voilà ,  je  penfe ,    une  des  caufes  qui  nous  endurciirenc 
plus  aux  maux  des  animaux  qu'à  ceux  des  hommes  ,  quoi- 
que la  fenfibilité  commune  dût  également  nous  identifier  avec 
eux.    On  ne   plaint   gueres   un  cheval  de  charrier   dans  fon 
écurie  ,  parce   qu'on  ne  prcfume   pas    qu'en  mangeant   fon 
foin   il  fonge   aux  coups  qu'il  a  reçus   &c   aux    fatigues  qui 
l'attendent.    On  ne   plaint  pas  non  plus   un  mouton  qu'on 
voit  paître ,  quoiqu'on  fâche  qu'il  fera  bientôt  égorgé  ;  parce 
qu'on  juge  qu'il   ne  prévoit  pas  fon  fort.  Par  extenfion  l'on 
s'endurcit  ainfi  fur  le  fort  des  hommes  ,  &c  les  riches  fe  con- 
folent  du  mal  qu'ils  font  aux  pauvres  en  les  fuppofant  affez 
llupides  pour  n'en  rien  fentir..  En  général  ,   je  juge  du  prix 
que  chacun   met   au   bonheur  de  fes  femblables  par  le   cas 
qu'il  paroit  faire  d'eux.  Il  eit  naturel  qu'on  falfe  bon  marché 
du  bonheur  des  gens  qu'on  méprife.  Ne  vous  étonnez  donc 
plus  fi  les  politiques  parlent  du  peuple  avec  tant  de  dédain  , 
ni  fi  la  plupart  des  Philofophes  affcdent  de  faire  l'homme  û 
méchant. 

C'eft  le  peuple  qui  compofe  le  genre  humain  ;  ce  qui  n'efl 
pas  peuple  elt  fi  peu  de  chofe  que  ce  n'elt  pas  la  peine  de 
le  compter.  L'homme  eit  le  même  dans  tous  les  états;  fi 
cela  efl ,  les  états  les  plus  nombreux  méritent  le  plus  de 
rcfped.  Devant  celui  qui  penfe  toures  les  diftinclions  civiles 
difparoilfcnt  :  il  voit  les  mêmes  pafTions  ,  les  mêmes  fcnri- 
mens  dans  le  goujat  &  dans  l'homme  illuflre  ;  il  n'y  dif- 
cerne  que  leur  langage  ,  qu'un  coloris  plus  ou  moins  apprêté  », 


L    I    V    R    E     I  V.  3S7 

&  fî  quelque  différence  efTentielle  les  didingue  ,  elle  eft  au 
préjudice  des  plus  diffimulcs.  Le  peuple  fe  montre  tel  qu'il 
«ft ,  ôc  n'clt  pas  aimable  ;  mais  il  faut  bien  que  les  gens 
du  monde  fe  déguifent  ;  s'ils  fe  montroient  tels  qu'ils  font, 
ils  feroient  horreur. 

Il  y  a ,  difent  encore  nos  fages  ,  même  dofe  de  bonheur 
&:  de  peine  dans  tous  les  états  :  maxime  auffi  funeite  qu'in- 
foutenable  ;  car  fi  tous  font  également  heureux ,  qu'ai  -  je 
befoin  de  m'incommoder  pour  perfonne  ?  Que  chacun  relie 
comme  il  eft  :  que  l'efclave  foit  maltraité  ,  que  l'infirme 
fouflre  ,  que  le  gueux  périfTe  ;  il  n'y  a  rien  à  gagner  pour  eux 
à  changer  d'état.  Ils  font  l'énumération  des  peines  du  riche 
&  montrent  l'inanité  de  fes  vains  plailîrs  :  quel  groflïer 
fophifme  !  les  peines  du  riche  ne  lui  viennent  point  de  fon 
état,  mais  de  lui  feul ,  qui  en  abufe.  Fût -il  plus  malheu- 
reux que  le  pauvre  même  ,  il  n'eft  point  à  plaindre ,  parce 
que  fes  maux  font  tous  fon  ouvrage ,  &  qu'il  ne  tient  qu'à 
lui  d'être  heureux.  Mais  la  peine  du  miférable  lui  vient  des 
chofes  ,  de  la  rigueur  du  fort  qui  s'appefantit  fur  lui.  Il  n'y  a 
point  d'habitude  qui  lui  puiiTe  ôtcr  le  fentiment  phyfique  de 
la  fatigue  ,  de  l'épuifement ,  de  la  faim  ;  le  bon  efprit  ni  la 
fagelfe  ne  fervent  de  rien  pour  l'exempter  des  maux  de  fon 
état.  Que  gagne  Epiiflete  de  prévoir  que  fon  maître  va  lui 
calFer  la  jambe  ?  la  lui  cafTe-t-il  moins  pour  cela  ?  il  a  par- 
defllis  fon  mal ,  le  mal  de  la  prévoyaiice.  Quand  le  peuple 
feroit  aufïl  fenfé  que  nous  le  fuppofons  ftupide  ,  que  pour- 
roit-il  être  autre  que  ce  qu'il  eft  ,  que  pourroit-il  faire  autre 
que  ce  qu'il  fait  ?  Etudiez  les  gens  de  cet  ordre  ,  vous  verrez 

Ccc  i 


388  EMILE. 

que  fous  un  autre  langage  ils  ont  auranc  d'erpric  &:  plus  d« 
bon  fcns  que  vous.  Refpcclez  donc  votre  efpece  ;  fongez 
qu'elle  elt  compofée  eflentiellement  de  la  colle6lion  des  peu- 
ples ,  que  quand  tous  les  Rois  ôc  tous  les  Philofophes  en 
feroient  ôtés  ,  il  n'y  paroîtroit  gueres  ,  ôc  que  les  chofes 
n'en  iroient  pas  plus  mal.  En  un  mot ,  apprenez  à  votre 
Elevé  à  aimer  tous  les  hommes  &  même  ceux  qui  les  dcpri- 
fcnt  ;  faites  en  forte  qu'il  ne  fe  place  dans  aucune  clafTe  , 
mais  qu'il  fe  retrouve  dans  toutes  :  parlez  devant  lui  du 
genre  humain  avec  attendrilTement ,  avec  pitié  même  ,  mais 
jamais  avec  mépi'is.  Homme ,  ne  déshonore  point  Thommc. 

C'eft  par  ces  routes  &c  d'autres  femblables  ,  bien  contraires 
à  celles  qui  font  frayées ,  qu'il  convient  de  pénétrer  dans 
le  cœur  d'un  jeune  adolefcent  pour  y  exciter  les  premiers 
mouvemens  de  la  Nature,  le  développer  ôc  l'étendre  fur 
fes  femblables  ;  h  quoi  j'ajoijte  qu'il  importe  de  mêler  à  ces 
mouvemens  le  moins  d'intérêt  perfonnel  qu'il  elt  poflible  ; 
fur  -  tout  point  de  vanité ,  point  d'émulation  ,  point  de 
gloire  ,  point  de  ces  fentimcns  qui  nous  forcent  de  nous 
comparer  aux  autres  ;  car  ces  comparaifons  ne  fe  font  jor- 
mais  fins  quelque  impreïïion  de  haine  contre  ceux  qui  nous 
difputent  la  préférence  ,  ne  A'it  -  ce  que  dans  notre  propre 
cllimc.  Alors  il  faut  s'aveugler  ou  s'irriter  ,  être  un  mécharx 
ou  un  fot  ;  tâchoas  d'éviter  cette  alternative.  Ces  p^ifTions 
[i  dangereufcs  naîtront  tôt  ou  tard  ,  me  dit  -  on  ,  malgré 
nous,  Je>  ne  le  nie  pas  ;  chaque  chofc  a  fon  fcms  Ôc  fon 
lieu  ;  je  dis  feulement  qu'on  ne  doit  pas  leur  aider  i  naître. 

Voilà  l'efprit  de  la  méthode   qu'il  faut  fc  pteftrire.  Ici  les 


L    I    V    R    E     I  V.  i%<, 

exemples  &  les  détails  font  inutiles  ;  parce  qu'ici  commence 
la  divifion  prefque  infinie  Ats  caractères  ,  &  que  chaque 
exemple  que  je  donnerois  ne  conviendroit  pas  peut-être  à  un 
fur  cent  mille.  C'eft  à  cet  âge  auffi  que  commence ,  dans 
l'habile  maître ,  la  vcritable  fondion  de  l'obfervateur  &c  du 
Philofophe  qui  fait  l'art  de  fonder  les  cœurs  en  travaillant 
à  les  former.  Tandis  que  le  jeune  homme  ne  fonge  point 
encore  à  fe  contrefoire  ,  &  ne  l'a  point  encore  appris  ,  à 
chaque  objet  qu'on  lui  prcfente ,  on  voit  dans  fon  air  ,  dans 
{ts  yeux ,  dans  fon  gcfte ,  l'impreflion  qu'il  en  reçoit  ;  on 
lit  fur  fon  vifage  tous  les  mouvemens  de  fon  ame  ;  à 
force  de  les  épier  on  par\'icnt  à  les  prévoir ,  &  enfin  à  les 
diriger. 

On  remarque  en  général  que  le  fling  ,  les  bleiïures  ,  les 
cris,  les  gémiffemens,  l'appareil  des  opérations  doulcurcu- 
fes,  &.  tout  ce  qui  porte  aux  fens  des  objets  de  fouffrance, 
faifit  plutôt  &  plus  généralement  tous  les  hommes.  L'idée 
de  deftruvSiion  étant  plus  compofée ,  ne  frappe  pas  de  même  ; 
l'image  de  la  mort  touche  plus  tard  &  plus  foiblemenr  , 
parce  que  nul  n'a  par  devers  foi  l'expérience  de  mourir;  il 
faut  avoir  vu  des  cadavres  pour  fentir  les  angoiïïès  des  ago- 
nifans.  Mais  quand  une  fois  cette  image  s'efè  bien  formée 
dans  notie  efprit,  il  n'y  a  poiut  de  fpeclacle  plus  horrible 
à  nos  yeux  ;  foit  h  caufe  de  l'idée  de  dellru*5tion  totale 
qu'elle  donne  alors  par  les  fens ,  foit  parce  que  fâchant  que 
ce  moment  cit  inévitable  pour  tous  les  homm.es,  on  fe  fcnt 
pkis  vivement  affefèc  d'une  fituation  ù  laquelle  on  e{t  fur 
de  ne  pouvoir  échapper. 


590  E    M    I    L    E. 

Ces  imprefîions  diverfes  ont  leurs  modifications ,  leurs 
degrés  qui  dépendent  du  caractère  particulier  de  chaque  in- 
dividu &  de  ks  habitudes  antérieures  ;  muis  elles  foiit  uni- 
verfeiles,  &c  nul  n'en  eft  tout-à-fait  exempt.  Il  en  eit  de 
plus  tardives  6c  de  moins  générales  ,  qui  font  plus  propres 
aux  âmes  fenfibles.  Ce  font  celles  qu'on  reçoit  des  peines 
morales  ,  des  douleurs  internes  ,  des  affliclions  ,  des  lan- 
gueurs, de  la  triiteffe.  Il  y  a  des  gens  qui  ne  favent  erre 
émus  que  par  des  cris  &c  des  pleurs  ;  les  longs  &.  fourds 
gémiflemens  d'un  cœur  ferré  de  détreiïe  ne  leur  ont  jamais 
arraché  des  foupirs  ;  Jamais  l'afpeâ  d'une  contenance  abattue , 
d'un  vjfage  hâve  &c  plombé ,  d'un  œil  éteint  &c  qui  ne 
peut  plus  pleurer ,  ne  les  Ik  pleurer  eux-mcmes  ;  les  maux 
de  l'ame  ne  font  rien  pour  eux  ;  ils  font  jugés ,  la  leur  ne 
fent  rien  :  n'attendez  d'eux  que  rigueur  inflexible ,  endur- 
ciiFement  ,  cruauté.  Ils  pourront  être  intègres  &  julles , 
jamais  démens ,  généreux ,  pitoyables.  Je  dis  qu'ils  pourront 
être  jultes  ,  fi  toutefois  un  homme  peut  l'ctre  quand  il  n'efl 
pas  miféricordieux. 

Mais  ne  vous  prefTez  pas  de  j'ajer  les  jeunes  gens  par 
cette  règle,  fur-tout  ceux  qui,  ayant  été  élevés  comme  ils 
doivent  l'être ,  n'ont  aucune  idée  des  peines  morales  qu'on 
ne  leur  a  jamais  fait  éprouver  ;  car  encore  une  fois  ,  ils  ne 
peuvent  plaindre  que  les  maux  qu'ils  connoifient  ;  &c  cette 
apparente  infenlibiliié ,  qui  ne  vient  que  d'ignorance ,  fe  change 
bientôt  en  actcndriircment ,  quand  ils  commencent  ù  fcntir 
qu'il  y  a  dans  la  vie  humaine  mille  douleurs  qu'ils  ne  connoif- 
fuient  pas.  Pour  mon  Emile  ,   s'il   a  eu  de  la   limplicité  &c 


LIVRE     IV. 


391 


cîu  bon  fens  dans  fon  enfance  ,  je  fuis  bien  fur  qu'il  aura 
de  l'ame  &  de  la  fenfibilitc  dans  fa  jeuneffe  ;  car  la  vérité 
des  fentimens  tient  beaucoup   à  la   juftelTe  des  idées. 

M^is  pourquoi  le  rappeller  ici  ?  Plus  d'un  Leâeur  me  re- 
prochera ,  fans  doute ,  l'oubli  de  mes  premières  réfolutions  , 
6c  du  bonheur  confiant  que  j'avois  promis  à  mon  Elevé. 
Des  malheureux ,  des  mourans  ,  des  fpedacles  de  douleur  & 
de  mifêre  !  Quel  bonheur  !  quelle  jouilTance  pour  un  jeune 
eœur  qui  naît  à  la  vie  !  fon  trifte  inftituteur  qui  lui  deflinoic 
une  éducation  fi  douce  ,  ne  le  fait  naître  que  pour  fouffrir. 
Voilà  ce  qu'on  dira  :  Que  m'importe  ?  j'ai  promis  de  le  ren- 
dre heureux,  non  de  faire  qu'il  parût  l'être.  Eft-ce  ma  faute. 
Cl  toujoui-s  dupes  de  l'apparence  ,  vous  la  prenez  pour  la 
réalité  ? 

Prenons  deux  jeunes  gens  fortant  de  la  première  éduca- 
tion ,  &  entrant  dans  le  monde  par  deux  portes  direftemenc 
oppofces.  L'un  monte  tout  -  à  -  coup  fur  TOlympe  ,  &  fe  ré- 
pand dans  la  plus  brillante  fociété.  On  le  mené  h  la  Cour  , 
chez  les  Grands  ,  chez  les  riches ,  chez  les  jolies  femmes.  Je  le 
fuppofe  fêté  par-tout ,  ôc  je  n'examine  pas  l'effet  de  cet  accueil 
fur  fa  raifon  ;  je  fuppofe  qu'elle  y  réfifte.  Les  plaifirs  volent 
au  -  devant  de  lui ,  tous  les  jours  de  nouveaux  objets  l'amu- 
fent ,  il  fe  livre  à  tout  avec  \m  intérêt  qui  vous  féduit.  Vous 
le  voyez  attentif,  empreffé ,  curieux  ;  û\  première  admiration 
vous  frappe;  vous  l'eftimez  content,  mais  voyez  l'état  de 
fon  ame  :  vous  croyez  qu'il  jouir  ;  moi  je  crois  qu'il  fouflre. 

Q  l'apperçoit  -  il  d'abord  en  ouvrant  les  yeax  ?  Des  multi- 
tudes de   prétendus   biens  qu'il  ne  connoilfoit  pas  ,  <Sc  donc 


,91  E  M  i::l  e. 

la  plupart  n'étant  qu'un  moment  à  fa  portée  ,  ne  fem- 
blent  fc  montrer  à  lui  que  pour  lui  donner  le  regret  d'en 
être  privé.  Se  promené  - 1  -  il  dans  un  Palais  ?  Vous  voyez 
à  fon  inquiète  curiofîté  qu'il  fe  demande  pourquoi  fa 
maifon  paternelle  n'cfè  pas  ainlî.  Toutes  fes  quellions  vous 
difent  qu'il  fe  compare  fans  cefle  au  maître  de  cette 
maifon  ;  ôc  tout  ce  qu'il  trouve  de  mortifiant  pour  lui  dans 
ce  parallèle  ,  aiguife  fa  vanité  en  la  révoltant.  S'il  rencontre 
un  jeune  homme  mieux  mis  que  lui ,  je  le  vois  murmurer  en 
fecret  contre  l'avarice  de  fes  parens.  Eft  -  il  plus  paré  qu'ua 
autre  ?  Il  a  la  douleur  de  voir  cet  autre  l'effacer  ou  par  fa 
naiffance  ou  par  fon  efprit ,  &c  toute  fa  dorure  humiliée  devant 
un  fimple  habit  de  drap.  Brillc-t-il  feul  dans  une  alfemblée  ? 
s'éleve-t-il  fur  la  pointe  du  pied  pour  être  mieux  vu  ?  Qui 
eit-ce  qui  n'a  pas  une  difpofition  fecrete  à  rabaiffer  l'air 
fuperbe  ôc  vain  d'un  jeune  {at  ?  Tout  s'unit  bientôt  comme 
de  concert  ;  les  regards  inquiétans  d'un  homme  grave  ,  les 
mots  railleurs  d'un  caultiquc  ne  tardent  pas  d'arriver  jufqu'à 
lui;  &  ne  fût-il  dédaigné  que  d'un  fcul  homme,  le  mépris 
de  cet  homme  empoifonne  à  l'initant  les  applaudiffemens  des 
autres. 

Donnons-lui  tout  ;  prodiguons-lui  les  agrémcns  ,  le  mérite  ; 
qu'il  foit  bien  fait ,  plein  d'cfprit ,  aimable  ;  il  fera  recherché 
des  femmes  ;  mais  en  le  recherchant  avant  qu'il  les  aime  , 
elles  le  rendront  plutôt  fou  qu'amoureux  ;  il  aura  des  bonnes 
fortunes ,  mais  il  n'aura  ni  tranfporrs  ni  pafTion  your  les 
goûter.  Ses  defirs  ,  toujours  prévenus  ,  n'ayant  jamais  le  rcm< 
de  naître ,  au  fcin  des  plaiiirs  il  ne  fent  que  l'ennui  de  h 

génc  i 


L    I    V    R    E     I  V.  39, 

gêne  ;  le  fexe  fait  pour  le  bonheur  du  ûen  le  dégoûte  &  le 
raflafie  même  avant  qu'il  le  connoiiïe  ;  s'il  continue  à  le  voir  , 
ce  n'eft  plus  que  par  vanité  ;  6c  quand  il  s'y  attacheroit  par 
un  goût  véritable  ,  il  ne  fera  pas  feul  jeune,  feul  brillant  , 
feul  aimable ,  &:  ne  trouvera  pas  toujours  dans  fes  maitrefles 
des  prodiges  de  fidélité. 

Je  ne  dis  rien  des  tracafleries  ,  des  trahifons ,  des  noir- 
ceurs ,  des  repentirs  de  toute  efpece  inféparables  d'une  pareille 
vie.  L'expérience  du  monde  en  dégoûte ,  on  le  fait  ;  je  ne 
parle  que  des  ennuis  attachés  à  la  première  illufion. 

Quel  contrafte  pour  celui  qui ,  renfermé  jufqu'ici  dans  le 
fein  de  fa  famiDe  &  de  fes  amis ,  s'efè  vu  l'unique  objet  de 
toutes  leurs  attentions,  d'entrer  tout- à -coup  dans  un  ordre 
de  chofes  où  il  elt  compté  pour  fi  peu  ,  de  fe  trouver  comme 
noyé  dans  une  fphere  étrangère  ,  lui  qui  fit  long  -  tems  le 
centre  de  la  fîenne  !  Que  d'affronts ,  que  d'humiliations  ne 
faut -il  pas  qu'il  efluie  avant  de  perdre  ,  parmi  les  inconnus, 
les  préjugés  de  fon  importance  pris  6c  nourris  parmi  les 
fiens  !  Enfant ,  tout  lui  cédoit ,  tout  s'empreflbit  autour  de 
lui;  jeune  homme,  il  faut  qu'il  cède  h  tout  le  monde;  ou, 
pour  peu  qu'il  s'oublie  6c  conferve  fes  anciens  airs ,  que  de 
dures  leçons  vont  le  faire  rentrer  en  lui-même  !  L'habitude 
d'obtenir  aifément  les  objets  de  fes  defirs  le  porte  à  beaucoup 
defirer ,  6c  lui  fait  fentir  des  privations  continuelles.  Tout 
ce  qui  le  flatte  ,  le  tente  ;  tout  ce  que  d'autres  ont ,  il  vou- 
droit  l'avoir  ;  il  convoite  tout ,  il  porte  envie  à  tout  le  monde , 
il  voudroit  dominer  par -tout;  la  vanité  le  ronge,  l'ardeur 
des  defirs  effrénés  enflamme  fon  jeune  cœur  ,  la  jaloufie  &c 
Emile.    Tome  l,  D  d  d 


J94  EMILE. 

la  haine  y  naifîenc  avec  eux  ;  routes  les  paiTîons  dcVoranres 
y  prennent  à  la  fois  leur  effor:  û  en  porte  l'agitation  dans  le 
tumulte  du  monde  ;  il  la  rapporte  a\'ec  lui  tous  les  foirs  ;  il 
rentre  mécontent  de  lui  &c  des  autres  :  il  s'endort  plein  de 
mille  vains  projets ,  troublé  de  mille  fantaifies  ;  &c  Ton  orgueil 
lui  peint  jufques  dans  fes  fonges  les  chimériques  biens  dont 
le  dcfir  le  tourmente  ,  &  qu'il  ne  pofTédera  de  fa  vie.  Voilà 
votre  Elevé  ;  voyons  le  mien. 

Îm  le  premier  fpeâacle  qui  le  frappe  clt  un  objet  de  rri(^ 
teffe  ,  le  premier  retour  fur  lui-même  e(t  un  fentiment  de 
plaiflr.  En  voyanr  de  combien  de  maux  il  eiè  exempt ,  il  fe 
fent  plus  heureux  qu'il  ne  penfoit  l'être.  Il  partage  les  peines 
de  fes  femblables  ;  mais  ce  partage  clt  volontaire  &c  doux. 
Il  jouit  h  la  fois  de  la  pitié  qu'il-  a  pour  leurs  maux ,  &i  du 
bonheur  qui  l'en  exempte  ;  il  fe  fent  dans  cet  état  de  force 
qui  nous  étend  au-delà  de  nous,  ôc  nous  fait  porter  ailleurs 
l'aifliviré  fuperflue  à  notre  bien-être.  Pour  plaindre  le  mal 
d'autrui ,  fans  doute  il  faut  le  connojtre  ,  mais  il  ne  faut  pas 
le  fentir.  Quand  on  a  fouffert  ,  ou  qu'on  craint  de  foufirir  , 
on  plaint  ceux  qui  fouffrent  ;  mais  tandis  qu'on  fouflrc ,  on 
ne  plaint  que  foi.  Or  fi  ,  tous  étant  alTujettis  aux  miferes  de 
la  vie ,  nul  n'accorde  aux  autres  que  la  ftnfibilité  dont  il  n'a 
pas  actuellement  befoir^  pour  lui-même,  il  s'enfuit  que  la 
commifération  doit  être  un  fentiment  très- doux  ,  puifqu'elle 
dépofc  en  notre  faveur,  &c  qu'au  contraire  un  homme  dur 
cft  toujours  malheureux  ,  puifque  l'état  de  fon  cœur  ne  lui 
laiîTe  aucune  fenfibilicé  furabondantc  ,  qu'il  puilTe  accorder 
aux  peines  d'autrui. 


L    I    V    R    E      I  V.  395 

Nous  jugeons  trop  du  bonheur  fur  les  apparences  ;  nous  le 
fuppofons  où  il  eft  le  moins  ;  nous  le  cherclions  où  il  ne  fau- 
roic  être  :  la  gaieté  n'en  eft  qu'un  figne.  très -équivoque.  Un 
homme  gai  n'eiè  fouvent  qu'un  infortuné ,  qui  cherche  à  don- 
ner le  change  aux  autres  ,  ôc  k  s'étourdir  lui-même.  Ces  gens 
fi  riaiTS  ,  (î  ouverts ,  fi  fereins  dans  un  cercle  ,  font  prefque 
tous  triftes  &  grondeurs  chez  eux  ,  ôc  leurs  domefliques 
portent  la  peine  de  l'amufement  qu'ils  donnent  à  leurs  fociétés. 
Le  vrai  contentement  n'eft  ni  gai ,  ni  folâtre  ;  jaloux  d'un 
fentiment  fi  doux ,  en  le  goûtant  on  y  pcnfe  ,  on  le  favoure , 
on  craint  de  l'évaporer.  Un  homme  vraiment  heureux  ne 
parle  gueres  ,  &  ne  rit  gueres ,  il  relTerre  ,  pour  ainfi  dire  , 
le  bonheur  autour  de  fon  cœur.  Les  jeux  biijyans ,  la 
turbulente  joie  voilent  les  dégoûts  &  l'ennui.  Mais  la  mé- 
lancolie eft  amie  de  la  volupté  :  l'attendriiïement  âc  les  lar- 
mes accompagiient  les  plus  douces  jouilfances  ,  ôc  l'excef- 
five  joie  elle-même   arrache   plutôt  des   pleurs   que  des  ris. 

Si  d'abord  la  multitude  ôc  la  variété  des  amufem.ens  paroit 
contribuer  au  bonheur ,  fi  l'uniformité  d'une  vie  égale  paroit 
d'abord  ennuycufe  ;  en  y  regardant  mieux  ,  on  trouve  , 
au  contraire  ,  que  la  plus  douce  habitude  de  l'ame  con- 
fifte  dans  une  modération  de  jouifTance  ,  qui  lailTe  peu 
de  prife  au  defir  ôc  au  dégoût.  L'inquiétude  des  defirs 
produit  la  curiofité ,  l'inconftance  ;  le  vuide  des  turbuîens 
plaifirs  produit  l'ennui.  On  ne  s'ennuye  jamais  de  fon 
état ,  quand  on  n'en  connoit  point  de  plus  agréable.  De  tous 
les  hommes  du  monde  ,  les  Sauvages  font  les  moins  curieux 
ôc  les  moins  ennuyés  ;  tout  leur  eft  indifTérent  :  ils  ne  jouif^ 

Ddd  i 


59«  EMILE. 

fent  pas  des  chofes  ,  mais  d'eux  ;  ils  paflent  leur  vie  à  ne  rien 
faire  ,  &c  ne  s'ennuyent  jamais. 

L'homme  du  monde  eft  tout  entier  dans  fon  mafque. 
N'étant  prefque  jamais  en  lui  -  même  ,  il  y  efè  toujours 
étranger  ôc  mal  à  fon  aife  ,  quand  il  eft  forcé  d'y  rentrer. 
Ce  qu'il  eft  n'eft  rien  ,  ce  qu'il  paroit  eft  tout  pour  lui. 

Je  ne  puis  m'empccher  de  me  repréfenrer  fur  le  vifc^ge  du 
jeune  homme  dont  j'ai  parlé  ci  -  devant ,  je  ne  fais  quoi  d'im- 
pertinent ,  de  doucereux ,  d'affedé ,  qui  déplait ,  qui  rebute 
les  gens  unis  ;  6c  fur  celui  du  mien  ,  une  phyfionomie  intéref- 
fante  Ôc  fimple  qui  montre  le  contentement ,  la  véritable  férc- 
nité  de  l'ame  ,  qui  infpire  Feftime  ,  la  confiance  ,  &  qui 
femble  n'attendre  que  l'épanchement  de  l'amitié  ,  pour  donner 
la  fîenne  à  ceux  qui  l'approchent.  On  croit  que  la  phyfiono- 
mie n'eft  qu'un  fimple  développement  de  traits  déjà  mar- 
qués par  la  Nature.  Pour  moi  je  penferois  qu'outre  ce  déve- 
loppement ,  les  traits  du  vifage  d'un  homme  viennent  infen- 
Cbiement  à  fe  former  &c  prendre  de  la  phyfionomie  par 
l'imprcfTion  fréquente  &  habituelle  de  certaines  affections  de 
l'ame.  Ces  affections  fe  marquent  fur  le  vifige  ,  rien  n'eft 
plus  certain  ;  ôc  quand  elles  tournent  en  habitudes ,  elles  y 
doivent  biffer  des  imprefTions  durables.  Voilà  comment  je 
conçois  que  la  phyfionomie  annonce  le  caradere ,  &  qu'on 
peur  quelquefois  juger  de  l'un  par  l'autre ,  fans  aller  chercher 
des  explications  myllérieufes,  qui  fuppofent  des  connoilFanccs 
que  nous  n'avons  pas. 

Un  enfint  n'a  que  deux  afiè«ftioas  bien  maix^uécs  ,  la  joie 
&:  la  douleur  ;   il  rit  ou  il  pleure  ,  les  intermédiaires  ne  font 


\ 


L    I    V    R    E     I  V.  397 

rkn  pour  lui  :  fans  cefle  il  paffe  de  l'un  de  ces  mouvemens 
à  l'autre.  Cette  alternative  continuelle  empêche  qu'ils  ne 
fafîent  fur  fon  vifage  aucune  imprefllon  confiante  ,  &  qu'il 
ne  prenne  de  la  phyfionomie  ;  mais  dans  l'âge  où  ,  devenu 
plus  fenfible  ,  il  eft  plus  vivement ,  ou  plus  conftammenc 
affedé  ,  les  impreffions  plus  profondes  laifTent  des  traces 
plus  difficiles  à  détruire ,  &  de  l'état  habituel  de  l'ame  réfulte 
un  arrangement  de  traits  que  le  tems  rend  ineffaçable.  Ce- 
pendant il  n'eft  pas  rare  de  voir  des  hommes  changer  de 
phylionorhie  à  différens  âges.  J'en  ai  vu  plufieurs  dans  ce 
cas ,  6c  j'ai  toujours  trouvé  que  ceux  que  j'avois  pu  bien 
obferver  &  fuivre  ,  avoient  auffi  changé  de  paffions  habituelles. 
Cette  feule  obfervation  bien  confirmée  me  paroîtroit  décifivc , 
&  n'eft  pas  déplacée  dans  un  traité  d'éducation  ,  où  il  importe 
d'apprendre  à  juger  des  mouvemens  de  l'ame  par  les  fignes 
extérieurs. 

Je  ne  fus  fi ,  pour  n'avoir  pas  appris  à  imiter  des  manières 
de  convention  ,  &  feindre  des  fentimens  qu'il  n'a  pas ,  mon 
jeune  homme  fera  moins  aimable  ;  ce  n'eft  pas  de  cela  qu'il 
s'agit  ici  ;  je  fais  feulement  qu'il  fera  plus  aimant  ,  &  j'ai 
bien  de  la  peine  à  croire  que  celui  qui  n'aime  que  lui ,  puilfe 
affez  bien  fe  déguifer  pour  plaire  autant  que  celui  qui  tire  de 
fon  attachement  pour  les  autres  ,  un  nouveau  fentiment  de 
bonheur.  Mais  quant  à  ce  fentiment  mcme ,  je  crois  en  avoir 
aflez  dit  pour  guider  fur  ce  point  un  lecteur  raifonnablc  ,  (Se 
montrer  que  je  ne  me  fuis  pas  contredit. 

Je  reviens  donc  à  ma  méthode  ,  &  je  dis  ;  quand  Tàgc 
critique  approche ,  offrez  aux  jeunes  gens  des  fpeilacles  q,uj: 


3p8  EMILE. 

les  retiennent,  6c  non  des  fpeftacles  qui  les  cxcircnt  :  donncî 
le  change  à  leur  imagination  nailFante  par  des  objets  ,  qui  , 
loin  d'enflammer  leurs  fens  ,  en  répriment  l'aârivité.  Eloignez- 
les  des  grandes  villes  ,  où  la  parure  &c  l'immodefèie  des  fem- 
mes hâte  ôc  prévient  les  leçons  de  la  Nature  ,  où  tout  pré- 
fente  à  leurs  yeux  des  plaifirs  qu'ils  ne  doivent  connoîrre  que 
quand  ils  fauront  les  choifir.  Ramenez  -  les  dans  leurs  pre- 
mières habitations  ,  où  la  fimplicité  champêtre  laiiïe  les  paf- 
fions  de  leur  âge  fe  développer  moins  rapidement  ;  ou  fi 
leur  goût  pour  les  arts  les  attache  encore  à  la  ville  ,  prévenez 
en  eux  ,  par  ce  goût  même  ,  une  dangereufc  oifiveté.  Choi- 
fiffez  avec  foin  leurs  fociétés  ,  leurs  occupations ,  leurs  plai- 
firs ;  ne  leur  montrez  que  des  tableaux  touchans  ,  mais  mo- 
dgites  ,  qui  les  remuent  fans  les  féduire ,  &c  qui  nourrilTcnc 
leur  fendbilité  fans  émouvoir  leurs  fens.  Songez  auflî  qu'il 
y  a  par-tout  quelques  excès  â  craindre  6c  que  les  pafTions  im- 
modérées font  toujours  plus  de  mal  qu'on  n'en  veut  éviter, 
il  ne  s'agit  pas  de  faire  de  votre  Elevé  un  garde  -  malade  , 
un  frère  de  la  charité  ,  d'affliger  fes  regards  par  des  objets 
continuels  de  douleurs  &:  de  foufïrances  ,  de  le  promener  d'in- 
firme en  infirme  ,  d'hôpital  en  hôpital ,  &  de  la  grevé  aux  pri- 
fons.  Il  faut  le  toucher  6c  non  l'endurcir  â  l'afpeA  des  miferes 
humaines,  Long-tems  frappé  des  mêmes  fpedaclcs ,  on  n'en 
fent  plus  les  impreflions ,  l'habitude  accoutume  h  tout  ;  ce 
qu'on  voit  trop  on  ne  l'imagine  plus  ,  6c  ce  n'ell  que  l'ima- 
gination qui  nous  fait  fcntir  les  maux  d'autrui  ;  c'c(t  ainll 
qu'h  force  de  voir  mourir  &  fouffrir  ,  les  l'rétres  d:  les  Mé- 
decins deviennent  iijipitoyables.  Que   votre   Elevé  connoilf* 


L    I    V    R    E      I  V.  3?9 

donc  îe  fort  de  l'homme  &  les  mifcres  de  Ces  femblablcs  : 
mais  qu'il  n'en  foie  pas  trop  foutent  le  témoin.  Un  feul  objet 
bien  choifi ,  6c  montré  dans  un  jour  convenable  ,  lui  donnera 
pour  un  mois  d'attendriffement  ôc  de  réflexions.  Ce  n'ef-t 
pas  tant  ce  qu'il  voit ,  que  fon  retour  fur  ce  qu'il  a  vu  ,  qui 
détermine  le  jugement  qu'il  en  porte  ;  ôc  l'impreiïion  dura- 
ble qu'il  reçoit  d'un  objet ,  lui  vient  moins  de  l'objet  même , 
que  du  point  de  vue  fous  lequel  on  le  porte  à  fe  le  rappel- 
1er.  C'eft  ainfi  qu'en  ménageant  les  exemples  ,  les  leçons  , 
les  images  ,  vous  émoulferez  long-tems  l'aiguillon  des  fens , 
&:  donnerez  le  change  à  la  Nature  ,  en  fuivant  fes  propres 
directions. 

A  mefure  qu'il  acquiert  des  lumières  ,  choififiez  des  idées 
qui  s'y  rapportent  ;  à  mefure  que  fes  defirs  s'allument ,  choi^ 
fiffez  des  tableaux  propres  à  les  réprimer.  Un  vieux  militaire 
qui  s'eft  diltingué  par  fes  mœurs ,  autant  que  par  fon  cou- 
rage ,  m'a  raconté  que ,  dans  fa  première  jeunefTe  ,  fon  père , 
homme  de  fens  ,  mais  très-dévot ,  voyant  fon  tempérament 
naiffant  le  livrer  aux  femmes  ,  n'épargna  rien  pour  le  contenir; 
mais  enfin  malgré  tous  Ces  foins  ,  le  fentant  prêt  à  lui  échapv- 
pcr ,  il  s'avifa  de  le  mener  dans  un  hôpital  de  véroles  ,  ôc 
fans  le  prévenir  de  rien ,  le  fit  entrer  dans  une  falle ,  où  une 
troupe  de  ces  malheureux  expioient  par  un  traitement  efTrcj'Or 
ble  le  défordre  qui  les  y  avoit  expofés.  A  ce  hideux  afpecl  , 
qui  révoltoit  à  la  fois  tous  les  fens  ,  le  jeune  homme  faillit 
à  fe  trouver  mal.  Va  ^  miférable  déhanché^  lui  dit  alors  1« 
père  d'un  toîi  véhément ,  fuis  le  vil  penchant  qui  Centraîne.  ; 
éientôt  tu  /iras  trop  heureux  d\'tre  admis  dans  cette  fallu  , 


4c.  E    M    I    L    E. 

ou  ,  vïclime  des  plus  infâmes  douleurs ,  tu  forceras  ton  fere 
à   remercier  Dieu   de  ta  mort. 

Ce  peu  de  mors ,  joints  à  Tcncrgique  tableau  qui  frappoic 
le  jeune  homme  ,  lui  firent  une  impreflion  qui  ne  s'effaça 
jamais.  Condamné ,  par  fon  état ,  à  paffer  fa  jeunefle  dans 
dès  garnirons ,  il  aima  mieux  efluyer  toutes  les  railleries  de 
fes  camarades ,  que  d'imiter  leur  libertinage,  rai  été  homme  , 
me  dit-il,  y'ûi  eu  des  foiblejfes  ;  mais  pan-enu  jufgu^ù  mon 
âge ,  je  ii'ai  jamais  pu  voir  une  fille  publique  fans  horreur. 
Maître  !  peu  de  difcours  ;  mais  apprenez  à  choifir  les  lieux  , 
les  tems  ,  les  pcrfonnes  ;  puis  donnez  toutes  vos  leçons  en 
exemples  ,  &  foyez  fur  de  leur  effet. 

L'emploi  de  l'enfance  eft  peu  de  chofe.  Le  mal  qui  s'y 
gliffe  n'eft  point  fans  remède ,  &  le  bien  qui  s'y  fait  peut 
venir  plus  tard  ;  mais  il  n'en  eft  pas  ainfi  du  premier  âge  où 
l'homme  commence  véritablement  à  vivre.  Cet  âge  ne  dure 
jamais  alfcz  pour  l'ufage  qu'on  en  doit  faire  ,  <Sc  fon  impor- 
tance exige  une  attention  fans  relâche  :  voi].\  pourquoi  j'in- 
Tiite  fur  l'art  de  le  prolonger.  Un  des  meilleurs  préceptes  de 
la  bonne  culture  eft,  de  tout  retarder  tant  qu'il  eft  pofllble. 
Rendez  les  progrès  lents  Sx.  fùrs  ;  empêchez  que  l'adolcfcenc 
ne  devienne  homme  au  moment  où  rien  ne  lui  relèe  à  faire 
pour  le  devenir.  Tandis  que  le  corps  croît ,  les  efprits  def- 
tinés  à  donner  du  baume  au  fang  &  de  la  force  aux  fibres  , 
fc  forment  Sx.  s'élaborent.  Si  vous  leur  faites  prendre  un  cours 
différent ,  Sx.  que  ce  qui  e(l  delliné  i  pcrfedionner  un  indi- 
vidu ferve  ii  la  formation  d'un  autre  ,  tous  deux  refient  dans 
un  état  de  foibleffe  ,    Sx.   l'ouvrage   de    la  Nature   demeure 

irïiparfait. 


L    ILV    R    E     I  V.  401 

imparfait.  Les  opérations  de  l'efprit  fe  ftntent  à  leur  tour 
de  cette  altération  ,  ôc  Famé  auffi  débile  que  le  corps  n'a 
que  des  fondions  foibles  &c  languifTantes.  Des  membres 
gros  &  robuftes  ne  font  ni  le  courage  ni  le  génie  ,  &: 
je  conçois  que  la  force  de  l'ame  n'accompagne  pas  celle 
du  corps  ,  quand  d'ailleurs  les  organes  de  la  commu- 
nication des  deux  fubftances  font  mal  difpofés.  Mais 
quelque  bien  difpofés  qu'ils  puiffent  être  ,  ils  agiront 
toujours  foiblement  ,  s'ils  n'ont  pour  principe  qu'un  fang 
épuifé  ,  appauvri ,  ôc  dépour\ai  de  cette  fubftanc^e  qui  donne 
de  la  force  6c  du  jeu  à  tous  les  reffbrts  de  la  machine. 
Généralement  on  apperçoit  plus  de  vigueur  d'ame  dans  les 
hommes  dont  les  jeunes  ans. ont  été  préfer%'és  d'une  corrup- 
tion prématurée ,  que  dans  ceux  dont  le  défordre  a  com- 
mencé avec  le  pouvoir  de  s'y  livrer  ;  &:  c'eft ,  fans  doute  , 
une  des  raifons  pourquoi  les  peuples  qui  ont  des  mœurs  fur- 
palTent  ordinairement  en  bon  fens  &c  en  courage  les  peuples 
qui  n'en  ont  pas.  Ceux-ci  brillent  uniquement  par  je  ne  fais 
quelles  petites  qualités  déliées  ,  qu'ils  appellent  efprit ,  fuga- 
cité ,  finefle  ;  mais  ces  grandes  &  nobles  fondions  de  fageffe 
&  de  raifon  qui  diftinguent  &  honorent  l'homme  par  de 
belles  adions  ,  par  des  vertus  ,  par  des  foins  véritabltm.enc 
utiles  ,   ne  fe  trouvent  gueres  que  dans  les  premiers. 

Les  maîtres  fe  plaignent  que  le  feu  de  cet  âge  rend  la 
jeuneffe  indifciplinable  ,  &c  je  le  vois;  mais  n'cft-ce  pas 
leur  faute  }  Sitôt  qu'ils  ont  laiffé  prendre  à  ce  feu  fon  cours 
par  les  fens  ,  ignorent  -  ils  qu'on  ne  peut  pas  lui  en  donner 
Vn  autre  ?  Les  longs  ôc  froids  fermons  d'un  pédant  effaco 
Eniik.    Tome  L  E  e  e 


49Z 


EMILE. 


ront-ils  danç  refprit  de  fon  Elevé  l'image  des  plaifîrs  qu'il 
a  conçus  ?  Banniront  -  ils  de  fon  cœur  les  defirs  qui  le  tour- 
mentent ?  Amortiront  -  ils  l'ardeur  d'un  tempérament  dont  il 
(ait  l'ufage  ?  Ne  s'irritera  - 1  -  il  pas  contre  les  obllacles  qui 
s'opfjofent  au  feul  bonheur  dont  il  ait  l'idée  ;  &  dans  la  dure 
Foi  qu'on  lui  prefcrit  fans  pouvoir  la  lui  faire  entendre  ,  que 
verra- 1- il  ,  finon  le  caprice  &  la  haine  d'un  homme  qui 
cherche  à  le  tourmenter?  Elt-il  étrange  qu'il  fe  mutine  &c 
le  haïire  à  fon  tour? 

Je  conçois  bien  qu'en  fe  rendant  facile  on  peut  fe  rendre 
plus  fupportable  ,  &  conferver  une  apparente  autorité.  Mais 
je  ne  vois  pas  trop  h  quoi  fert  l'autorité  qu'on  ne  garde 
(Iir  fon  Elevé  qu'en  fomentant  les  vices  qu'elle  devroit  ré- 
primer ;  c'elt  comme  fi  pour  calmer  un  cheval  fougueux  , 
l'écuyer  le  faifoit  fauter  dans  un  précipice. 

Loin  que  ce  feu  de  l'adolefcence  foit  un  obftacle  à  l'édu- 
cation ,  c'e/t  par  lui  qu'elle  fe  confomme  &  s'achève  ;  c'efè 
lui  qui  vous  donne  une  prifè  flir  le  cœur  d'un  jeune  homme  t 
quand  il  cefle  d'être  moins  fort  que  vous.  Ses  premières  af- 
fections font  les  rênes  avec  lefquelles  vous  dirigez  tous  fcs 
mouvemens  ;  il  étoit  libre ,  <Sc  je  le  vois  aflcrn.  Tant  qu'il 
n'aimoit  rien  ,  il  ne  dépcndoit  que  de  lui  -  même  &  de  fes 
befoins  ;  fitôt  qu'il  aime ,  il  dépend  de  fes  artachcmcns.  Ainli 
fè  forment  les  premiers  liens  qui  l'uniffcnt  h  fon  cfpecc.  En 
dingcant  fiu*  elle  fa  fcnlibilité  nai liante  ,  ne  croyez  pas  qu'elle 
cmbralfera  d'abord  tous  les  hommes,  &  que  at  mot  de  genre 
humain  fignifiera  pour  lui  quelque  chofe.  Non,  cette  fcnfihilicé 
fe  bornera  premièrement  à  ts  fcmbhables  ,  ôc  fts  fcmbliblci 


L    I    V    R    E     I  V.  403 

ne  feront  point  pour  lui  des  inconnus  ;  mais  ceux  avec  lefquels 
il  a  des  liaifons ,  ceux  que  l'habitude  lui  a  rendus  chers  ou 
néceflaires ,  ceux  qu'il  voit  évidemment  avoir  avec  lui  des 
manières  de  penfer  &c  de  fentir  communes ,  ceux  qu'il  voit 
expofés  aux  peines  qu'il  a  fouffertes ,  &  fenfibles  aux  plaifirs 
qu'il  a  goûtés  ;  ceux ,  en  un  mot ,  en  qui  l'identité  de  Na- 
ture plus  manifeftée  lui  donne  une  plus  grande  difpofition  à 
s'aimer.  Ce  ne  fera  qu'après  avoir  cultivé  fon  naturel  en  mille 
manières ,  après  bien  des  réflexions  fur  fes  propres  fen- 
timens  ,  &  fur  ceux  qu'il  obfervera  dans  les  autres  ,  qu'il 
pourra  pan^enir  à  généralifer  fes  notions  individuelles  ,  fous 
l'idée  abltraite  d'humanité  ,  &  joindre  à  fes  afFeftions  parti- 
culières celles  qui  peuvent  l'identifier  avec  fon  efpece. 

En  devenant  capable  d'attachement ,  il  devient  fenfîble  à 
celui  des  autres  (14),  &  par -là  même,  attentif  aux  fignes 
de  cet  attachement.  Voyez  -  vous  quel  nouvel  empire  vous 
allez  acquérir  fur  lui  ?  Que  de  chaînes  vous  avez  mifes 
autour  de  fon  cœur  avant  qu'il  s'en  appcrçût  !  Que  ne  fen- 
tira-t-il  point  quand  ,  ouvrant  les  yeux  fur  lui-mcme  ,  il 
verra  ce  que  vous  avez  fait  pour  lui  ;  quand  il  pourra  fe  com- 
parer aux  autres  jeunes  gens  de  fon  âge ,  &  vous  comparer 
aux  autres  gouverneurs  ?  Je  dis  quand  il  le  verra ,  mais  gardez- 


(14.)  L'attachement    peut  fe  paf-  mcme.    Tout  homme    qui  n'ell   pas 

fer  de  retour ,  jamais  l'amitié.    Elle  l'ami  de  fon    ami  ell  trcs-furemeat 

eft   un  échange  ,  un  contrat  comme  un   fourbe  ;    car  ce  n'eft   qu'en  rciv- 

les    autres  ;    mais    elle    cft    le    plus  dant    ou    feignant    de    rendre  l'auià- 

faint    de    tous.     Le    mot   d'ami    n'a  tié ,  qu'on   peut  l'obtenir, 
point     d'autre    corrélatif    que     lui- 

Ecc  z 


404  EMILE. 

vous  de  le  lui  dire  ;  fi  vous  le  lui  dites ,  il  ne  le  verra  plu^. 
Si  vous  exigez  de  lui  de  l'obéilTance  en  recour  des  foins 
que  vous  lui  avez  rendus  ,  il  croira  que  vous  l'avez  furpris  : 
il  fe  dira  ,  qu'en  feignant  de  l'obliger  gratuitement ,  vous  avez 
prétendu  le  charger  d'une  dette  ,  &c  le  lier  par  un  contrat 
auquel  il  n'a  point  confenti.  En  vain  vous  ajouterez  que  ce 
que  vous  exigez  de  lui  n'eft  que  pour  lui-même  ;  vous  exi- 
gez ,  enfin  ;  &  vous  exigez  en  vertu  de  ce  que  vous  avez 
fait  fans  fon  aveu.  Quand  un  malheureux  prend  l'argent 
qu'on  feint  de  lui  donner ,  6c  fe  trouve  enrôlé  malgré  lui  , 
vous  criez  h  l'injulHce  ;  n'êtes -vous  pas  plus  injulèe  en- 
core de  demander  à  votre  Elevé  le  prix  des  foins  qu'il  n'a 
point  acceptés  ? 

L'ingratitude  feroit  plus  rare ,  fi  les  bienfaits  à  ufure  étoient 
moins  communs.  On  aime  ce  qui  nous  fait  du  bien  ;  c'eft 
un  fentiment  il  naturel  !  L'ingratimde  n'elt  pas  dans  le  cœur 
de  l'homme  ;  mais  l'intérêt  y  eft  :  il  y  a  moins  d'obligés 
ingrats^,  que  de  bienfaiteurs  intérefles.  Si  vous  me  vendez 
vos  dons  ,  je  marchanderai  fur  le  prix  ;  mais  fi  vous  fei- 
gnez de  donner  ,  pour  vendre  enfuite  à  votre  mot ,  vous 
ufcz  de  fraude.  C'c(t  d'être  gratuits  qui  les  rend  ineflima- 
bles.  Le  cœur  ne  reçoit  de  loix  que  de  lui  -  même ,  en 
voulant  l'enchaîner  on  le  dégage  ,  on  l'enchaîne  en  le  laif- 
fant  hbre. 

Quand  le  pécheur  amorce  l'eau,  le  poilfon  vient,  &  reflc 
autour  de  lui  fans  défiance  ;  mais  quand  ,  pris  h  l'hame- 
çon caché  fous  l'appât ,  il  fent  retirer  la  ligne ,  il  tâche  de 
fuir.    Le  pêcheur   tlt  -  il  le   bienfaiteur ,    le  poilFon   elt  -  il 


L    I    V    R    E     IV.  405 

l'ingrat  ?  Voit  -  on  jamais  qu'un  homme  oublié  par  fon 
bientai6leur  l'oublie  ?  Au  contraire  ,  il  en  parle  toujours  avec 
plaifir,  il  n'y  fonge  point  fans  attendrilTement  :  s'il  trouve 
occafion  de  lui  montrer  par  quelque  fcrvice  inattendu  qu'il 
fe  reflbuvient  des  fîens  ,  avec  quel  contentement  intérieur  il 
fatisfait  alors  fa  gratitude  !  avec  quelle  douce  joie  il  fe  fait 
reconnoître  !  avec  quel  tranfport  il  lui  dit  :  mon  tour  eft 
venu  !  Voilà  vraiment  la  voix  de  la  Nature  ;  jamais  un  vrai 
bienfait  ne  fit  d'ingrat. 

Si  donc  la  reconnoiflance  eft  un  fentiment  naturel  ,  6c 
que  vous  n'en  dérruifiez  pas  l'effet  par  votre  faute  ,  affurez- 
vous  que  votre  Elevé  ,  commençant  à  voir  le  prix  de  vos 
foins  ,  y  fera  fenfible  ,  pourvu  que  vous  ne  les  ayez  point 
mis  vous  -  même  à  prix  ;  ôc  qu'ils  vous  donneront  dans  fon 
cœur  une  autorité  que  rien  ne  pourra  détruire.  Mais  avant 
de  vous  être  bien  alfuré  de  cet  avantage ,  gardez  de  vous  l'ô-. 
ter  ,  en  vous  faifant  valoir  auprès  de  lui.  Lui  vanter  vos 
fervices ,  c'eft  les  lui  rendre  infupportables  ;  les  oublier  , 
c'eft  l'en  fliire  fouvenir.  Jufqu'à  ce  qu'il  foit  rems  de  le 
traiter  en  homme  ,  qu'il  ne  foit  jamais  queflion  de  ce  qu'il 
vous  doit  ,  mais  de  ce  qu'il  fe  doit.  Pour  le  rendre  docile 
lailfez  lui  toute  fa  liberté ,  dérobez  -  vous  pour  qu'il  vous 
cherche  ,  élevez  fon  ame  au  noble  fentiment  de  la  recon- 
noiflance,  en  ne  lui  parlant  jamais  que  de  fon  intérêt.  Je 
n'ai  point  voulu  qu'on  lui  dît  que  ce  qu'on  faifoit  étoic 
pour  fon  bien  ,  avant  qu'il  fût  en  état  de  l'entendre  ,  dans 
ce  difcours  il  n'eût  vu  que  votre  dépendance  ,  &;  il  ne  vous 
eût  pris  que  pour   fon  valet.   Mais  maintcn.uit  qu'il   corn* 


4o<î  EMILE. 

mencc  à  fcntir  ce  que  c'eft  qu'aimer ,  il  Tent  aufîî  quel  doux 
lien  peut  unir  un  homme  à  ce  qu'il  aime  ;  6c  dans  le  zèle 
qui  vous  fait  occuper  de  lui  fans  cefTe  ,  il  ne  voit  plus  l'atta- 
chement  d'un  efclave  ,  mais   l'affeôion  d'un  ami.    Or  rien 
n'a  tant  de  poids  fur  le  cœur  humain,  que  la  voix  de  l'a- 
mitié bien  reconnue  ;  car  on  fait  qu'elle  ne   nous  parle  ja- 
mais que  pour  notre  intérêt.    On  peut  croire  qu'un  ami  (ê 
trompe  ;  mais  non  qu'il   veuille  nous   tromper.  Quelquefois 
on  réfilte  à  fcs    confeils  ;   mais  jamais  on  ne   les  mcprife. 
Nous  entrons  enfin  dans  l'ordre  moral   :  nous   venons  de 
faire  un  fécond  pas  d'homme.    Si  c'en  ctoit  ici  le  lieu ,  j'ef- 
fayerois  de  montrer  comment  des  premiers  mouvemens  du 
cœur  s'élèvent  les  premières  voix  de  la  confcience  ;  6c  com- 
ment des  fentimens    d'amour  &  de  haine    naiiïent  les  pre- 
mières notions  du  bien  &  du  mal.   Je  ferois  voir  que  jujlice 
ôc  bonté  ne    font   point    feulement  des    mots   abltraits  ,   de 
purs   êtres  moraux  formes  par  l'entendement  ;  mais  de  vé- 
ritables affeclions  de  l'ame  éclairée  par  la  raifon  ,  &  qui  ne 
font   qu'un   progrès  ordonné   de  nos  affections   primitives  ; 
que  par  la  raifon  feule  ,  indépendamment  de  la  confcience  , 
on  ne  peut  établir  aucune  loi  naturelle  ;  &  que  tout  le  droit 
de  la  Nature  n'eft  qu'une  chimère  ,  s'il   n'cft  fondé  fur  un 
befoin  naturel   au  cœur  humain  (  15  ).    Mais  je  fonge  que 

'(lO    Le  prcccpte  nicme   d'agir  cife  d'agir  étant  moi  comme  fi   j'c- 

avec    autrui    comme    nous    voulons  toi»    un    autre  ,    fur-tout    quand    je 

qu'on  agiffe  avec  nous  ,  n'a  de  vrai  fuis  moralement   fur  de  ne  jamais  me 

fondement   que   la    confcience   &    le  trouver    dans    le  même  cas  ;    &  qui 

fçntiracnt  ;  car   où^  e(l  la  r,ufon  pré-  œc  repondra   qu'en  fuivant    bien  fi. 


LIVRE     IV. 


40; 


je  n^ai  (joint  à  faire  ici  des  Traites  de  Métaphyfique  &  de 
Morale ,  ni  des  cours  d'étude  d'aucune  efpece  ;  il  me  fuf- 
fic  de  marquer  l'ordre  &  le  progrès  de  nos  fentimens  ôc 
de  nos  connoiflances  ,  relativement  à  notre  conftitution. 
D'autres  démontreront  peut  -  être  ce  que  je  ne  fais  qu'in- 
diquer ici. 

Mon  Emile  n'ayant  jufqu'à  préfent  regardé  que  lui-même, 
le  premier  regard  qu'il  jette  fur  fes  femblables  le  porte  à 
fe  comparer  avec  eux  ;  &  le  premier  fentiment  qu'excite 
en  lui  cette  comparaifon  ,  elt  de  defirer  la  première  place. 
Voilà  le  point  où  l'amour  de  foi  fe  change  en  amour-pro- 
pre ,  &  où  commencent  h.  naître  toutes  les  palTions  qui  tien- 
nent à  celle  -  Ih.  Mais  pour  décider  fi  celles  de  ces  paflîons 
qui  domineront  dans  fon  caradere ,  feront  humaines  &  dou- 
ces ,  ou  cruelles  &  malfaifantes  ,  fi  ce  feront  des  partions 
de  bienfaifance  &  de  commifération  ,  ou  d'envie  ôc  de  con- 
voitife ,  il    faut   favoir  à  quelle  place  il  fe  fentira  parmi    le 

delement   cette    maxime    j'obtiendrai  moi,  &  la  raifon  du  précepte  eft  dans 

qu'on  la    fuive   de  même  avec  moi  ?  la   Nature  elle-même  ,    qui  m'infpire 

Le  méchant  tire  avantage  de  la  pro-  le   defir  de  mon    bien-être  en   quel- 

faite  du  jufte  &  de  fa   prapre  injuE-  que    lieu   que  je    me    fente    exifter. 

tice  ;    il   eft   bien    aife    que   tout  le  D'où    je  conclus  qu'il   n'eft  pas  vrai 

monde    fuit   jufte   excepté    lui.    Cet  que    les    préceptes    de    la    loi  riatu- 

«ccord  là  ,  quoi  qu'on  en  dile ,  n'eft  relie  foicnt  fondés  fur  la  raifon  feule  ; 

pas    fort  avantageux    aux    gens    de  ils  ont  une  bafe  plus  folide   &  plus 

bien.  Mais  quand  la  force  d'une  arae  fûre.     L'amour    des   hommes   dérivé 

expanfive  m'identifie  avec  mon  fcm-  de  l'amour  de  foi  eft  le  principe  de 

blable   &  que  je  me  fens   pour  ainfi  la  juftice  humaine.   Le    fommaire   de 

dire   en  lui,  c'eft  pour  ne  pas   fnuf-  toute  la  morale    eft  dcnné  dans   l'c- 

frir  que  je  ne  veux  pas  qu'il  fouflrc;  yajigile  par   celui   de  la  Ici. 
je  ci'muiciTi;  à  lui  j^our  l'amoui  de 


4o8  EMILE. 

hommes ,  &c  quels  genres  d'obftacles  il  pourra  croire  avoir 
à  vaincre  pour  parvenir    à  celle  qu'il  veut  occuper. 

Pour  le  guider  dans  cette  recherche  ,  après  lui  avoir 
montré  les  hommes  par  les  accidens  communs  à  l'elpece  , 
il  faut  maintenant  les  lui  montrer  par  leurs  différences.  Ici 
vient  la  mefure  de  l'inégahté  naturelle  ôc  civile ,  &:  le  tableau 
de  tout  l'ordre  focial. 

Il  faut  étudier  la  fociété  par  les  hommes  ,  &  les  hom- 
mes par  la  fociété  :  ceux  qui  voudront  traiter  féparément 
la  politique  &c  la  morale  ,  n'entendront  jamais  rien  à  aucune 
des  deux.  En  s'attachant  d'abord  aux  relations  primitives, 
on  voit  comment  les  hommes  en  doivent  être  affeclés ,  6c 
quelles  paflîons  en  doivent  naître.  On  voit  que  c'elè  réci- 
proquement par  le  progrès  des  partions  que  ces  relations  fe 
multiplient  &c  fe  refferrent.  C'ek  moins  la  force  des  bras 
que  la  modération  des  cœurs ,  qui  rend  les  hommes  indépen- 
dans  &c  libres.  Quiconque  deûre  peu  de  chofes  tient  à  peu 
de  gens  ;  mais  confondant  toujours  nos  vains  defirs  avec 
nos  befoins  phyilques ,  ceux  qui  ont  fait  de  ces  derniers  les 
fondemens  de  la  fociété  humaine  ,  ont  toujours  pris  les 
effets  pour  les  caufes  ,  &c  n'ont  fait  que  s'égarer  dans  tous 
leurs  raifonnemens. 

Il  y  a  dans  l'état  de  Nature  une  égalité  de  fait  réelle 
Ce  indeltruélible  ,  parce  qu'il  el{  impolfible  dans  cet  état  que 
la  feule  différence  d'homme  à  homme  foit  affez  grande , 
pour  rendre  l'un  dépendant  de  l'autre.  Il  y  a  dans  Pétar 
civil  une  égalité  de  droit  chimérique  &  vainc ,  parce  que 
les  moyens  deltinés  à  la  maintenir  fervent  eux-mêmes  h  la 

détruire; 


LIVRE     IV. 


409 


détruire  ;  Se  que  la  force  publique  ajoutée  au  plus  fort  pour 
opprimer  le  foible ,  rompt  l'efpece  d'équilibre  que  la  Nature 
avoic  mis  entre  eux  (  16  ).  De  cette  première  contradiction 
découlent  toutes  celles  qu'on  remarque  dans  l'ordre  civil , 
entre  l'apparence  ôc  la  réalité.  Toujours  la  multitude  fera 
facrifiée  au  petit  nombre ,  ôc  l'intérêt  public  à  l'intérêt  par- 
ticulier. Toujours  ces  noms  fpécieux  de  juftice  &  de  fu- 
bordination  ferviront  d'inftrumens  à  la  violence  6c  jd'armes 
à  l'iniquité  :  d'où  il  fuit  que  les  ordres  diftingucs  qui  fe 
prétendent  utiles  aux  autres ,  ne  font ,  en  effet ,  utiles  qu'à 
eux-mêmes  aux  dépens  des  autres  ;  par  où  l'on  doit  juger 
de  la  conlidération  qui  leur  eft  due  félon  la  juftice  &  félon 
la  raifon.  Refte  à  voir  fi  le  rang  qu'ils  fe  font  donné  eft 
plus  favorable  au  bonheur  de  ceux  qui  l'occupent ,  pour  fa- 
voir  quel  jugement  chacun  de  nous  doit  porter  de  fon  pro- 
pre fort.  Voilà  maintenant  l'étude  qui  nous  importe  j  mais 
pour  la  bien  faire ,  il  faut  commencer  par  connoître  le  cceur 
humain. 

S'il  ne  s'agiffoit  que  de  montrer  aux  jeunes  gens  l'homme 
par  fon  mafque ,  on  n'auroit  pas  befoin  de  le  leur  montrer  , 
ils  le  verroient  toujours  de  refte  ;  mais  puifque  le  mafque  n'efl 
pas  l'homme ,  ôc  qu'il  ne  faut  pas  que  fon  vernis  les  féduife , 
en  leur  peignant  les  hommes  peignez-les  leur  tels  qu'ils  font  ; 
non  pas  afin  qu'ils  les  hailfent,  mais  afin  qu'il  les  plaignent , 
ôc  ne  leur  veuillent  pas  refTembler.  C'efl ,  à  mon  gré ,  le  fen- 

(16)  L'efprit  univerPel  des  Loix  celui  qui  a,  contre  Celui  qui  n'a 
de  tous  les  pays  eft  de'  favorifer  tou-  rien  i  cet  inconvénient  eft  inévitable  , 
iours    le    fort   contre    le   foible  ,  Se.       Se  ii  eA  fans  exception. 

Emile.    Tome  I.  Fff 


'4.ro  EMILE. 

riment  le  mieux  entendu  que  l'homme  puifTe  avoir  fur  Ton 
efpece. 

Dans  cette  vue ,  il  importe  ici  de  prendre  une  route  oppo- 
fce  à  celle  que  nous  avons  fuivie  jufqu'à  préfent,  &c  d'inftruire 
plutôt  le  jeune  homme  par  l'expérience  d'autrui ,  que  par  la 
fienne.  Si  les  hommes  le  trompent ,  il  les  prendra  en  haine  ; 
mais  fi  refpedé  d'eux  il  les  voit  fe  tromper  mutuellement , 
il  en  aura  pitié.  Le  fpedacle  du  monde  ,  difoit  Pythagore  , 
relTemble  ik  celui  des  jeux  Olympiques.  Les  uns  y  tiennent 
boutique  ,  6c  ne  fongent  qu'à  leur  profit  ;  les  autres  y  payent 
de  leur  perfonne  ,  ôc  cherchent  la  gloire  ;  d'autres  fe  con- 
tentent de  voir  les  jeux ,  ceux-ci  ne  font  pas  les  pires. 

Je  voudrois  qu'on  choifît  tellement  les  fociétés  d'un  jeune 
homme  ,  qu'il  penfât  bien  de  ceux  qui  vivent  avec  lui  ;  &  qu'on 
l.ii  apprît  à  fi  bien  connoître  le  monde  ,  qu'il  penfàt  mal 
de  tout  ce  qui  s'y  fait.  Qu'il  fâche  que  l'homme  elè  naturel- 
lement bon  ,  qu'il  le  fente  ,  qu'il  juge  de  fon  prochain  par 
lui  -  même  ;  mais  qu'il  voie  comment  la  fociété  déprave  &c 
pervertit  les  hommes  :  qu'il  trouve  dans  leurs  préjuges  la 
fource  de  tous  leurs  vices  :  qu'il  foit  porté  à  eftimcr  chaque 
individu  ,  mais  qu'il  méprifc  la  multitude  :  qu'il  voie  que 
tous  les  hommes  portent  ii  peu  près  le  même  mafque  ;  mais 
qu'il  fâche  auilï  qu'il  y  a  des  vifages  plus  beaux  que  le  mafque 
qui  les  couvre. 

Cette  méthode ,  il  faut  l'avouer  ,  a  fes  inconvéniens  ,  6c 
n'eft  pas  facile  dans  la  pratique  ;  car  s'il  devient  obfcrsateur 
de  trop  bonne  heure  ,  fi  vous  l'exercez  Ji  épier  de  trop  près 
les  aclions  d'autrui  ,  vous  le  rendrez  médifant  &  fatyriquc  , 


L    I    V    R    E      I  V.  itii 

décifif  &c  prompt  à  juger  ;  il  fe  fera  plaifir  de  chercher  à 
tout  de  fini/très  interprétations ,  &:  à  ne  voir  en  bien ,  rien 
même  de  ce  qui  eft  bien.  Il  s'accoutumera  du  moins  au  fpec- 
tacle  du  vice  ,  &:  à  voir  les  méchans  fans  horreur  ,  comme 
on  s'accoutume  à  voir  les  malheureuXj^ns  pitié.  Bientôt  la 
perverfité  générale  lui  fervira  moins  de  leçon  que  d'exem- 
ple ;  il  fe  dira  ,  que  fi  l'homme  eft  ainfî  ,  il  ne  doit  pas  vou- 
loir être  autrement. 

Que  fi  vous  voulez  l'inftruire  par  principes ,  &  lui  faire  con- 
noître  avec  la  nature  du  cœur  humain  l'application  des  caufes 
externes  qui  tournent  nos  penchans  en  vices ,  en  tranfportanc 
ainfi  tout  d'un  coup  des  objets  fenfibles  aux  objets  intellec- 
tuels ,  vous  employez  une  métaphyfique  qu'il  n'eft  point  en 
état  de  comprendre  ;  vous  retombez  dans  l'inconvénient  , 
évité  fi  foigneufement  jufqu'ici ,  de  lui  donner  des  leçons  qui 
relTemblent  à  des  leçons ,  de  fubftitucr  dans  fon  efprit  l'ex- 
périence ôc  l'autorité  du  maître  à  fa  propre  expérience  ,  &  au 
progrès  de  fa  raifon. 

Pour  lever  ii  la  fois  ces  deux  obftacles ,  &:  pour  mettre  le 
cœur  humain  à  fa  portée  fans  rifquer  de  gâter  le  fien  ,  je 
voudrois  lui  montrer  les  hommes  au  loin  ,  les  lui  montrer 
dans  d'autres  tems  ou  dans  d'autres  lieux ,  ôc  de  forte  qu'il 
pût  voir  la  fcene  fans  jamais  y  pouvoir  agir.  Voilà  le  mo- 
ment de  l'Hiftoire  ;  c'eft  par  elle  qu'il  lira  dans  les  cœurs 
Hins  les  leçons  de  la  philofophie  ;  c'eft  par  elle  qu'il  les  verra, 
fimple  fpeâ:atcur ,  fans  intérêt  6c  fans  pafTion  ,  comme 
leur  juge ,  non  comme  leur  complice  ni  comme  leur  accu- 
fateur. 

Fff  » 


41*  EMILE. 

Pour  connoîcre  les  hommes  il  faut  les  voir  agir.  Dans  le 
monde  on  les  entend  parler ,  ils  montrent  leurs  difcours  &c 
cachent  leurs  allions  ;  mais  dans  l'Hiftoire  elles  font  dévoi- 
lées ,  &c  on  les  juge  fur  les  faits.  Leurs  propos  mêmes  aident 
à  les  apprécier.  Car  emparant  ce  qu'ils  font  à  ce  qu'ils  difent , 
on  voit  à  la  fois  ce  qu'ils  font  &.  ce  qu'ils  veulent  paroître  ; 
plus  ils  fe  déguifent ,  mieux  on  les  connoit. 

Malheureufement  cette  étude  a  fes  dangers  ,  fes  inconvé- 
niens  de  plus  d'une  efpece.  Il  eit  difficile  de  fe  mettre  dans 
un  point  de  vue ,  d'où  l'on  puilTe  juger  (es  femblables  avec 
équité.  Un  des  grands  vices  de  l'Hiftoire  efl ,  qu'elle  peint 
beaucoup  plus  les  hommes  par  leurs  mauvais  côtés  que  par 
les  bons  :  comme  elle  n'eft  intérefTante  que  par  les  révolu- 
tions ,  les  catafèrophes  ,  tant  qu'un  peuple  croît  ôc  profpcre 
dans  le  calme  d'un  pailible  gouvernement ,  elle  n'en  dit  rien  » 
elle  ne  commence  à  en  parler  que  quand  ,  ne  pouvant  plus 
fe  fufîire  à  lui-même  ,  'il  prend  part  aux  affaires  de  fes  voifins  , 
ou  les  laiffe  prendre  part   aux  Tiennes  ;  elle  ne  Pillufire  que 
quand  il  eft  déjà  fur  fon  déclin  :  toutes  nos  Hifloires  com- 
mencent où    elles  devroient  finir.   Nous  avons  fort  exaiiîe- 
ment  celle  des  peuples  qui  fe  détruifent,  ce  qui  nous  manque 
eft  celle  des  peuples  qui  fe  multiplient;  ils  font  alfez  heureux 
&  aflez  fagcs  pour  qu'elle  n'ait  rien  h  dire  d'eux  :  6c  en  effet , 
nous  voyons ,  même  de  nos  jours  ,  que  les  gouverncmens  qui 
a  conduifent  le  mieux ,  font  ceux  dont  on  parle   le  moins. 
Nous   ne  favons  donc  que  le  mal  ,  h   peine  le  bien  fait  -  il 
époque.  Il  n'y  a  que  les  méchans  de  célèbres ,  les  bons  font 
oubliés  ou  tournés  en  ridicule  \  &c  voili  comment  rHilloirc  , 


L    I    V    R    E      I  V.  4ÎJ 

ainfi  que  la  Philofophie  ,  calomnie  fans  ceffe  le  genre  humain. 
De  plus  y  il  s'en  faut  bien  que  les  faits  décrits  dans  l'Hif- 
toire ,  ne  foienc  la  peinture  exade  des  mêmes  faits  tels 
qu'il  font  arrivés.  Ils  changent  de  forme  dans  la  tète  de 
l'Hiftorien ,  ils  fe  moulent  fur  fes  intérêts  ,  ils  prennent  la 
teinte  de  fes  préjugés.  Qui  eft  -  ce  qui  fait  mettre  exademenc 
le  ledeur  au  lieu  de  la  fcene,  pour  voir  un  événement  tel 
qu'il  s'eft  paffé  ?  L'ignorance  ou  la  partialité  déguifent  tour. 
Sans  altérer  même  un  trait  hiltorique ,  en  étendant  ou  ref- 
ferrant  des  circonftances  qui  s'y  rapportent,  que  de  faces 
différentes  on  peut  lui  donner  !  Mettez  un  même  objet  à 
divers  points  de  vue  ,  à  peine  paroîtra-t-il  le  même  ,  &c 
pourtant  rien  n'aura  changé ,  que  l'cril  du  fpectateur.  Suflït- 
il ,  pour  l'honneur  de  la  vérité ,  de  me  dire  un  fait  vérita- 
ble ,  en  me  le  faifant  voir  tout  autrement  qu'il  n'eft  arrivé  ? 
Combien  de  fois  un  arbre  de  plus  ou  de  moins  ,  un  rocher 
à  droite  ou  à  gauche  ,  un  tourbillon  de  poufïîere  élevé  par 
le  vent,  ont  décidé  de  l'événement  d'un  combat,  fans  que 
perfonne  s'en  foit  apperçu  ?  Cela  empêche-t-il  que  l'Hiito- 
rien  ne  vous  dife  la  caufe  de  la  défaite  ou  de  la  vidoire 
avec  autant  d'aflurance  que  s'il  eût  été  par-tout?  Or,  que 
m'importent  les  faits  en  eux-mêmes  ,  quand  la  raifon  m'en 
refle  inconnue;  &  quelles  leçons  puis-je  tirer  d'un  événe- 
ment dont  j'ignore  la  vraie  caufe?  L'Hiftorien  m'en  donne 
une ,  mais  il  la  controuve  ;  &  la  critique  elle-même ,  dont 
on  fait  tant  de  bruit,  n'eft  qu'un  art  de  conjediu-er ;  l'ait 
de  choifir  entre  plufieurs  menfonges  ,  celui  qui  reffemble  le 
mi'^ux  à  h  vérité. 


^14  EMILE. 

N'avez -vous  jamais  lu  Clcopatre  ou  CalTandre ,  ou  d'au- 
tres livres  de  cette  efpece  ?  L'Auteur  choific  un  événement 
connu  ;  puis  l'accommodant  à  fes  vues ,  l'ornant  de  détails 
de  fon  invention ,  de  perfonnages  qui  n'ont  jamais  exilté , 
ôc  de  portraits  imaginaires ,  entaffe  ficlions  fur  fictions  pour 
rendre  fa  lecture  agréable.  Je  vois  peu  de  différence  entre 
ces  Romans  &  vos  Hiltoires ,  fî  ce  n'eft  que  le  Romancier 
fe  livre  davantage  à  fa  propre  imagination  ,  &  que  THifto- 
rien  s'affervit  plus  à  celle  d'autrui  ;  à  quoi  j'ajouterai ,  fi  l'on 
veut ,  que  le  premier  fe  propofe  un  objet  moral  ,  bon  ou 
mauvais  ,  dont   l'autre  ne  fe  foucie   gueres. 

On  me  dira  que  la  fidélité  de  l'Hiltoire  intérelTe  moins 
que  la  vérité  des  mœurs  &  des  caraderes  ;  pourvu  que  le 
cœur  humain  foit  bien  peint ,  il  importe  peu  que  les  évé- 
nemens  foient  fidèlement  rapportés  ;  car  après  tout ,  ajoute- 
t-on,  que  nous  font  des  faits  arrivés  ,  il  y  a  deux  mille 
ans?  On  a  raifon,  fi  les  portraits  font  bien  rendus  d'après 
nature  ;  mais  fî  la  plupart  n'ont  leur  modèle  que  dans  l'i- 
magination de  l'Hiftorien  ,  n'clt-ce  pas  retomber  dans  l'in- 
convénient qu'on  vouloit  fuir ,  &  rendre  à  l'autorité  des 
écrivains  ,  ce  qu'on  veut  ôter  à  celle  du  maître  ?  Si  mon 
Elevé  ne  doit  roir  que  des  tableaux  de  fantailie  ,  faime 
mieux  qu'ils  foient  tracés  de  ma  main  que  d'une  autre  ; 
ils  lui  feront,  du   moins,  mieux  appropriés. 

Les  pires  Hiftoriens  pour  un  jeune  homme  ,  font  ceux 
qui  jugent.  Les  faits,  &  qu'il  juge  lui-même;  c'efl  ainfi 
qu'il  apprend  à  connoîtrc  les  hommes.  Si  le  jugement  de 
l'Auteur  le  guide  fans  cclTc ,  il  ne   Uk   que    voir   par    l'œil 


L    I    V    R    E     I  V.  4T5 

d'un  autre  ;  Se  quand  cet  œil  lui  manque  ,  il  ne  voit  plus 
rien. 

Je  laifle  à  part  l'Hiftoire  moderne;  non -feulement  parce 
qu'elle  n'a  plus  de  phyfionomie  ,  6c  que  nos  hommes  fe 
relTemblent  tous;  mais  parce  que  nos  Hifloriens ,  unique- 
ment attentifs  à  briller  ,  ne  fongent  qu'à  faire  des  portraits 
fortement  coloriés ,  6c  qui  fouvent  ne  repréfcntent  rien  (17). 
Généralement  les  anciens  font  moins  de  portraits  ,  met- 
tent moins  d'efprit  &  plus  de  fens  dans  leurs  jugcmens , 
encore  y  a-t-il  entre  eux  un  grand  choix  à  faire  ;  &  il  ne 
faut  pas  d'abord  prendre  les  plus  judicieux  ,  mais  les  plus 
(Impies.  Je  ne  voudrois  mettre  dans  la  main  d'un  jeune 
homme  ni  Polybe ,  ni  Sallufle  ;  Tacite  eft  le  livre  des  vieil- 
lards ,  les  jeunes  gens  ne  font  pas  fliits  pour  l'entendre  : 
il  faut  apprendre  à  voir  dans  les  a6lions  humaines  les  pre- 
miers traits  du  cœur  de  l'homme ,  avant  d'en  vouloir  fon- 
der les  profondeurs  ;  il  faut  favoir  bien  lire  dans  les  faits 
avant  de  lire  dans  les  maximes.  La  Philofophie  en  maxi- 
mes ne  convient  qu'à  l'expérience.  La  jeuneffe  ne  doit  rien 
gcnéralifer;  toute  fon  inltru6lion  doit  être  en  règles  par- 
ticulières. ^ 

Thucydide  eft ,  à  mon  gré ,  le  vrai  modèle  des  Hifto^ 
riens.  11  rapporte  les  faits  fans  les  juger  ;  mais  il  n'omet 
aucune  des  circonftances  propres  à  nous  en  flùre  juger  nous- 
mêmes.   Il  met  tout  ce  qu'il  raconte  fous  les  yeux  du  Lec- 

(17)  Voyez  Davila  ,  Guicciardin  ,       eft  prefque  le  feul  qui  favoit  peindre 
Strada  ,    Solis  ,  Machiavel  ,  &  quel-       fans  fiiiie  (ie  portraits, 
qucfuis   de    Thou    lui-même.  Vertot 


4i«  EMILE. 

teur  ;  loin  de  s'intcrpofer  entre  les  événemens  &c  les  Ledeurs  l 
il  fe  dérobe  ;  on  ne  croit  plus  lire  ,  on  croit  voir.  Mal- 
heureufement  il  parle  toujours  de  guerre ,  ôc  l'on  ne  voie 
prefque  dans  fes  récits  que  la  chofe  du  monde  la  moins 
inftrudive ,  favoir  des  combats.  La  retraite  des  dix  mille , 
&c  les  commentaires  de  Céfar  ,  ont  à  peu  près  la  même 
fagefle  ôc  le  même  défaut.  Le  bon  Hérodote ,  fans  portraits  , 
fans  maximes  ,  mais  coulant ,  naïf,  plein  de  détails  les  plus 
capables  d'intérefler  6c  de  plaire ,  feroit ,  peut-être ,  le  meil- 
leur des  Hiftoriens,  fi  ces  mêmes  détails  ne  dégénéroient 
fouvent  en  fimplicités  puériles ,  plus  propres  à  gâter  le  goût 
de  la  jeunefle  qu'à  le  former  :  il  faut  déjà  du  difcernemenc 
pour  le  lire.  Je  ne  dis  rien  de  Tite-Live,  fon  tour  vien- 
dra ;  mais  il  eft  politique  ,  il  eft  rhéteur ,  il  eit  tout  ce 
qui  ne    convient  pas  à  cet  âge. 

L'Hiltoire  en  général  eft  défedueufe ,  en  ce  qu'elle  ne 
tient  regiilre  que  de  faits  fenfibles  &c  marqués,  qu'on  peut 
fixer  par  des  noms  ,  des  lieux ,  des  dates  ;  mais  les  caufes 
lentes  &c  progrefïîves  de  ces  faits  ,  lefquelles  ne  peuvent 
s'aflîgncr  de  même,  reftenc  toujours  inconnues.  On  trouve 
fouvent  dans  une  [bataille  gagnée  ou  perdue  ,  la  raifon 
d'une  révolution  qui ,  même  avant  cette  bataille  ,  étoit  déjà 
devenue  inévitable.  La  guerre  ne  fait  gueres  que  manifef- 
ter  des  événemens  déjà  déterminés  par  des^aufes  morales 
que  les   Hiltoricns   favcnt  rarement  voir. 

L'cfprit  philofophique  a  tourné  de  ce  côté  les  réflexions 
de  pluficuis  Ecrivains  de  ce  fiecle  ;  mais  je  doute  que  la 
vérité  gagne  à    leur  travail.    La  fureur  des   fyllémcs  sVtant 

emparée 


LIVRE      TV. 


417 


emparée  d'eux  tous  ,  nul  ne  cherche  à  voir  les  chofès  comme 
elles  font,  mais  comme  elles  s'accordent  avec  fon  fyftcme. 

Ajoutez  à  toutes  ces  reflexions,  que  l'Hiftoire  montre 
bien  plus  les  aâions  que  les  hommes ,  parce  qu'elle  ne  faifit 
ceux-ci  que  dans  certains  momens  choifis  ,  dans  leurs  vcte- 
mens  de  parade  ;  elle  n'expofe  que  l'homme  public  qui  s'eft 
arrangé  pour  être  vu.  Elle  ne  le  fuit  point  dans  fa  maifon  , 
dans  fon  cabinet  ,  dans  fa  famille  ,  au  milieu  de  fes  amis , 
elle  ne  le  peint  que  quand  il  repréfente  :  c'eft  bien  plus  fon 
habit  que  fa  perfonne  qu'elle  peint. 

J'aimerois  mieux  la  le6ture  des  vies  particulières  pour  com- 
mencer l'étude  du  cœur  humain  ;  car  alors  l'homme  a  beau 
fe  dérober  ,  [l'Hiitorien  le  pourfuit  par  -  tout  ;  il  ne  lui 
laiffe  aucun  moment  de  relâche  ,  aucun  recoin  pour  éviter 
l'œil  perçant  du  fpe^lateur  ,  &c  c'eft  quand  l'un  croit  mieux 
fe  cacher ,  que  l'autre  le  fait  mieux  connoître.  Ceux ,  dit 
Montaigne  ,  gui  écrivent  les  vies  ,  d'autant  qu'ils  s'aniufent 
plus  aux  confeils  qu^aux  événemtns  ,  plus  à  ce  qui  fe  pajfe 
au  -  dedans  ,  qu^à  ce  qui  arrive  au  -  dehors  ;  ceux  -  là  me 
font  plus  propres  ;  voilà  pourquoi  c'efl  mon  homme  que 
Flutarque. 

Il  eft  vrai  que  le  génie  des  hommes  affemblés  ou  des 
peuples  eft  fort  différent  du  caractère  de  l'homme  en  parti- 
culier,  &  que  ce  feroit  connoître  très -imparfaitement  le 
cœur  humain  que  de  ne  pas  l'examiner  aufli  dans  la  multi- 
tude ;  mais  il  n'elt  pas  moins  vrai  qu'il  faut  commencer  par 
étudier  l'homme  pour  juger  les  hommes,  ^  que  qui  con- 
noîtroit  parfaitement  les  penchans  de  chaque  individu ,  pour- 
Emile.    Tome  L  Ggg 


4i8  E    M    I    L    E. 

roic  prévoir  tous  leurs  effets  combinés  dans  le  corps  du 
peuple. 

Il  faut  encore  ici  recourir  aux  Anciens  ,  par  les  raifons 
que  j'ai  déjà  dites  ,  &  de  plus  ,  parce  que  tous  les  détails 
familiers  &c  bas  ,  mais  vrais  6c  caracccriftiques  étant  bannis 
du  ftyle  moderne  ,  les  hommes  font  auffi  parés  par  nos 
auteurs  dans  leurs  vies  privées  que  fur  la  fcenc  du  monde. 
La  décence  ,  non  moins  févere  dans  les  écrits  que  dans  les 
actions  ,  ne  permet  plus  de  dire  en  public  que  ce  qu'elle 
permet  d'y  faire  ;  ôc  comme  on  ne  peut  montrer  les  hommes 
que  repréfenrans  toujours ,  on  ne  les  connoit  pas  plus  dans 
nos  livres  que  fur  nos  théâtres.  On  aura  beau  faire  ôc  refaire 
cent  fois  la  vie  des  Rois  ,  nous  n'aurons  plus  de  Sué- 
rones    (  i8  ). 

Plutarque  excelle  par  ces  mêmes  détails  dans  lefquels  nous 
n'ofons  plus  entrer.  Il  a  une  grâce  inimitable  à  peindre  les 
grands  hommes  dans  les  petites  chofcs  ,  &  il  eft  fi  heureux 
dans  le  choix  de  fes  traits  ,  que  fouvcnt  un  mot  ,  un  fou- 
rire  ,  un  gefle  lui  fuffit  pour  cara^térifcr  fon  héros.  Avec 
un  mot  plaifant  Annibal  raffure  fon  armée  effrayée  ,  &  h 
fait  marcher  en  riant  h  la  bataille  qui  lui  livra  l'Italie  : 
Agéfîlas  h  cheval  fur  un  bâton  ,  me  fait  aimer  le  vainqueur 
du  grand  Roi  :  Céfar  traverfant  un  pauvre  village  6c  caufant 
avec  fes  amis  ,  décelé  fans  y  pcnllr  le  fourbe  qui  difoit  ne 

(  iS)    Un  feul   de   nos   Hiftoricns  petits.  &   cela  mLinc  qui    ajoute  au 

qui  a  imité    Tacite  dans  les  grands  prix  de  Ton   Livre  ,  l'a  fai(  critiquer 

ti'aits ,  a  ofé  imiter  Suétone  &  quel-  parmi  nous, 
yicfois  traafcrire  Cuinincs  dans  les 


LIVRE     IV. 


419 


vouloir  qu'être  l'égal  de  Pompée  :  Alexandre  avale  une  mé- 
decine ,  ôc  ne  dit  pas  un  feul  mot  ;  c'eft  le  plus  beau  moment 
de  fa  vie  :  Ariltide  écrit  fon  propre  nom  fur  une  coquille  , 
ôc  jufUfie  ainfi  fon  furnom  :  Philopœmen  ,  le  manteau  bas , 
coupe  du  bois  dans  la  cuifine  de  fon  hôte.  Voilà  le  véritable 
art  de  peindre.  La  phyfionomie  ne  fe  montre  pas  dans  les 
grands  traits  ,  ni  le  caraâere  dans  les  grandes  actions  :  c'eft 
dans  les  bagatelles  que  le  naturel  fe  découvre.  Les  chofes 
publiques  font  ou  trop  communes  ou  trop  apprêtées ,  &c  c'eft 
prefque  uniquement  à  celles-ci  que  la  dignité  moderne  permet 
à  nos  auteurs  de  s'arrêter. 

Un  des  plus  grands  hommes  du  flecle  dernier  fut  inccn- 
teftablement  M.  de  Turenne.  On  a  eu  le  courage  de  rendre 
fa  vie  intércfTante  par  de  petits  détails  qui  le  font  connoîtrc 
&:  aimer;  mais  combien  s'efè-on  vu  forcé  d'en  fupprimer 
qui  l'auroient  fait  connoître  6c  aimer  davantage  !  Je  n'en 
citerai  qu'un  ,  que  je  tiens  de  bon  lieu  ,  &c  que  Plutarque 
n'eût  eu  garde  d'omettre ,  mais  que  Ramfai  n'eût  eu  garde 
d'écrire  quand  il  l'auroit  fçu. 

Un  jour  d'été  qu'il  fliifoit  fort  chaud ,  le  Vicomte  de 
Turenne  en  petite  vefte  blanche  &c  en  bonnet,  étoit  h.  la 
fenêtre  dans  fon  anti-chambre.  Un  de  fes  gens  furvicnt ,  Ôc 
trompé  par  l'habillement ,  le  prend  pour  un  aide  de  cuiiîne , 
avec  lequel  ce  domeltique  étoit  familier.  Il  s'approche  dou- 
cement par  derrière  ,  &  d'une  main  qui  n'étoit  pas  légère 
lui  applique  un  grand  coup  fur  les  felfes.  L'homme  frappé  fe 
retourne  à  l'inftant.  Le  valet  voit  en  frémiflant  le  vifage  de 
ion  maître.  Il  fe  jette  à  genoux  tout  éperdu  :  Monfeigneur , 

Ggg  i 


4îo  EMILE. 

pai  cru  que  c'étoit  George.  ...Et  quand  c'eût  été  George ,' 
s'écrie  Turenne  en  fe  frocranc  le  derrière  ;  il  ne  faloit  pas 
frapper  fi  fort.  Voilà  donc  ce  que  vous  n'ofez  dire  ?  mifé- 
rables  !  foyez  donc  à  jamais  fans  naturel ,  fans  entrailles  : 
trempez  ,  durciffez  vos  cœurs  de  fer  dans  votre  vile  décence  : 
rendez -vous  méprifables  à  force  de  dignité.  Mais  toi,  bon 
jeune  homme  ,qui  lis  ce  trait,  &:qui  fens  avec  attendrillement 
toute  la  douceur  d'ame  qu'il  montre ,  même  dans  le  premier 
mouvement  ;  lis  auiïi  les  peticelFes  de  ce  grand  homme ,  des 
qu'il  étoit  qucftion  de  fa  naiflance  &  de  fon  nom.  Songe 
que  c'eit  le  même  Turenne  qui  afFecloit  de  céder  par -tout 
le  pas  à  fon  neveu ,  afin  qu'on  vît  bien  que  cet  enfant  étoit 
le  chef  d'une  maifon  fouveraine.  Rapproche  ces  contraires  > 
aime  la  Nature ,   méprife  l'opinion  ,  &  connois  l'homme. 

Il  y  a  bien  peu  de  gens  en  état  de  concevoir  les  effets 
que  des  lectures ,  ainfi  dirigées  ,  peuvent  opérer  fur  l'efpric 
tout  neuf  d'un  jeune  homme.  Appefantis  fur  des  hvres  dés 
notre  enfance  ,  accoutumés  il  lire  fans  penfer ,  ce  que  nous 
lifons  nous  frappe  d'autant  moins ,  que  ,  portant  déjà  dans 
nous  -  mêmes  les  paflions  ik  les  préjugés  qui  remplilfent 
l'hiltoire  &  les  vies  des  hommes  ,  tout  ce  qu'ils  font  nous 
paroit  naturel ,  parce  que  nous  fommes  hors  de  la  Nature  , 
&  que  nous  jugeons  des  autres  par  nous.  Mais  qu'on  fe 
repréfente  un  jeune  homme  élevé  félon  mes  maximes  :  qu'on 
fc  fleure  mon  Fmile,  auquel  dix -huit  ans  de  foins  aflidus 
n'ont  eu  pour  objet  que  de  confciTcr  un  jugement  intègre 
&i.  un  cœur  fain  ;  qu'on  fe  le  figure  au  lever  de  la  toile  « 
jetcant  pour  la  première  fois  ,  ks  yeux  fur  la  ftcuc  du  monde  i 


L    I    V    R    E     I  V.  411 

ou  ,  plutôt  ,  placé  derrière  le  théâtre  ,  voyant  les  afteurs 
prendre  &c  pofer  leurs  habits  ,  &  comptant  les  cordes  &  les 
poulies  dont  le  grofTier  preftige  abufe  les  yeux  des  fpectateurs. 
Bientôt  à  fa  première  furprife  fuccéderont  des  mouvemens  de 
honte  &  de  dédain  pour  fou  efpece;  il  s'indignera  de  voir 
ainfi  tout  le  genre  humain  dupe  de  lui-même,  s'avilir  k 
ces  jeux  d'enfans  ;  il  s'afflige  de  voir  fes  frères  s'entre-dé- 
chirer  pour  des  rêves  ,  &:  fe  changer  en  bêtes  féroces  pour 
n'avoir  pas  fçu  fe  contenter  d'être  hommes. 

Certainement  avec  les  difpofitions  naturelles  de  l'Elevé , 
pour  peu  que  le  maître  apporte  de  prudence  &  de  choix 
dans  fes  lectures  ,  pour  peu  qu'il  le  mette  fur  la  voie  des 
réflexions  qu'il  en  doit  tirer ,  cet  exercice  fera  pour  lui  un 
cours  de  philofophie  -  pratique ,  meilleur  furement ,  &c  mieux 
entendu ,  que  toutes  les  vaines  fpéculations  dont  on  brouille 
l'efprit  des  jeunes  gens  dans  nos  écoles.  Qu'après  avoir  fuin 
les  romcUiefques  projets  de  Pyrrhus ,  Cynéas  lui  demande 
quel  bien  réel  lui  procurera  la  conquête  du  monde  ,  dont  il 
ne  puifTe  jouir  dès-à-préfent  fans  tant  de  toiirmens  ;  nous 
ne  voyons  h  qu'un  bon  mot  qui  palTe  ;  mais  Emile  y  verra 
une  réflexion  très  -  fige  qu'il  eût  faite  le  premier  ,  &  qui 
ne  s'effacera  jamais  de  fon  efprit ,  parce  qu'elle  n'y  trouve 
aucun  préjugé  contraire  qui  puiife  empêcher  l'impreflion. 
Quand  (^nfuire  en  lifiiit  la  vie  de  cet  infenfé  ,  il  trouvera 
que  tous  fes  grands  delfcins  ont  abouti  Jl  s'aller  faire  tuer 
par  la  main  d'une  femme  ;  au  lieu  d'admirer  cet  héroïfmc 
prétendu ,  que  verra-t-il  dans  tous  les  exploits  d'un  fi  grand 
capitaine ,  dans  toutes  les  intrigues  d'un  11  grand  politique , 


421  EMILE." 

fi  ce  n'eft  autant  de  pas  pour  aller  chercher  cette  malheu- 
reufc  tuile  ,  qui  devoit  terminer  fa  vie  &c  fes  projets  par 
une  mort  déshonorante  ? 

Tous  les  conquérans  n'ont  pas  été  tués  ;  tous  les  ufurpa- 
teurs  n'ont  pas  échoué  dans  leurs  entreprifes;  plufieurs  pa- 
roîtront  heureux  aux  efprits  prévenus  des  opinions  vulgaires; 
mais  celui  qui ,  fans  s'arrêter  aux  apparences ,  ne  juge  du 
bonheur  des  hommes  que  par  l'état  de  leurs  cœurs,  verra 
leurs  miferes  dans  leurs  fuccès  mêmes,  il  verra  leurs  defirs 
&c  leurs  foucis  rongeans  s'étendre  &  s'accroître  avec  leur 
fortune  ;  il  les  verra  perdre  haleine  en  avançant,  fans  ja- 
mais parvenir  à  leurs  termes.  Il  les  verra  femblablcs  à  ces 
voyageurs  inexpérimentés,  qui,  s'engageant  pour  la  première 
fois  dans  les  Alpes ,  penfent  les  franchir  à  chaque  mon- 
tagne ,  &  quand  ils  font  au  fommet  ,  trouvent  avec  dé- 
couragement de  plus  hautes   montagnes  au-devant  d'eux. 

Augulte  après  avoir  fournis  fcs  concitoyens  &  détruit  fes 
rivaux ,  régit  durant  quarante  ans  le  plus  grand  empire  qui 
ait  exifté  ;  mais  tout  cet  immenfe  pouvoir  l'empêchoit  -  il 
de  frapper  les  murs  de  fa  tête ,  &  de  remplir  fon  vaftc 
palais  de  fes  cris,  en  redemandant  à  Varus  fes  légions  ex- 
terminées ?  Quand  il  auroit  vaincu  tous  fes  ennemis,  de  quoi 
lui  auroienr  fcrvi  fes  vains  triomphes  ,  tandis  que  les  peines 
de  toute  efpece  naiffoient  fans  cefle  autour  de  lui ,  tandis 
que  fes  plus  chers  amis  atrentoient  i  fa  vie ,  &  qu'il  étoit 
réduit  h  pleurer  la  honte  qu  la  mort  de  tous  fes  proches  } 
L'infortuné  voulut  gouverner  le  monde  ,  &  ne  fçut  pas 
gouverner  fa  maifon  !   Qu'arriva-t-il  de  cette  négligence  ?  II 


LIVRE        IV.  4i3 

vit  périr  à  la  fleur  de  l'âge  fon  neveu ,  fon  fils  adoptif ,  fon 
gendre  ;  fon  petit-fils  fut  réduit  à  manger  la  bourre  de  fon 
lit  pour  prolonger  de  quelques  heures  fa  miférable  vie  ;  fa 
fille  ôc  fa  petite -fille  après  l'avoir  couvert  de  leur  infamie, 
moururent  ,  l'une  de  mifere  &c  de  faim  dans  une  Ifle  dé- 
ferte ,  l'autre  en  prifon  par  la  main  d'un  archer.  Lui-même 
enfin  ,  dernier  refte  de  fa  malheureufe  famille  ,  fut  réduit 
par  fa  propre  femme  à  ne  laifler  après  lui  qu'un  monftrc 
pour  lui  fuccéder.  Tel  fut  le  fort  de  ce  maître  du  monde; 
tant  célébré  pour  fa  gloire  &  non  pour  fon  bonheur  :  croi- 
rai -  je  qu'un  feul  de  ceux  qui  les  admirent  les  voulût  acquérir 
au  même  prix  ? 

J'ai  pris  l'ambition  pour  exemple;  mais  le  jeu  de  toutes 
les  paflions  humaines  offre  de  femblables  leçons  à  qui  veut 
étudier  l'Hiftoire  pour  fe  connoître  ,  ôc  fe  rendre  fage  aux 
dépens  des  morts.  Le  tems  approche  où  la  vie  d'Antoine 
aura  ,  pour  le  jeune  homme ,  une  inftruftion  plus  prochaine 
que  celle  d'Augufte.  Emile  ne  fe  reconnoîtra  gueres  dans  les 
étranges  objets  qui  frapperont  fes  regards  durant  ces  nouvelles 
études  ;  mais  il  faura  d'avance  écarter  l'illufion  des  pafTions 
avant  qu'elles  naiflent,  &c  voyant  que  de  tous  les  tcms  elles  ont 
aveuglé  les  hommes ,  il  fera  prévenu  de  la  manière  dont  elles 
pourront  l'aveugler  à  fon  tour  ,  fi  jamais  il  s'y  livre.  Ces  le- 
çons ,  je  le  fais ,  lui  font  mal  appropriées  ;  peut-être  au  befoin 
feront  -  elles  tardives  ,  infuffifantes  ;  mais  fouvenez  -  vous  que 
ce  ne  font  point  celles  que  j'ai  voulu  tirer  de  cette  étude. 
En  la  commençant  je  me  propofois  un  autre  objet  ;  &  fu- 
rement  fi  cet  objet  elt  mal  rempli  ,  ce  fera  la  tauce  du 
maître. 


414  E  M  r  n  E. 

Songez  qu'aufTi-tôc  que  l'amour-propre  eft  développé  ,  le 
moi  leLicif  fe  met  en  jeu  fans  cefTe ,  &  que  jamais  le  jeune 
homme  n'obfcrve  les  autres  fans  revenir  fur  lui-mcmc  Se  fe 
comparer  avec  eux.  Il  s'agit  donc  de  fivoir  h  quel  rang  il  fe 
mettra  parmi  fes  fcmblables ,  après  les  avoir  examinés.  Je  vois 
à  la  manière  dont  on  foit  lire  l'Hiftoire  aux  jeunes  gens  , 
qu'on  les  transforme  ,  pour  ainQ  dire  ,  dans  tous  les  perfon- 
nages  qu'ils  voient  ;  qu'on  s'efforce  de  les  faire  devenir  , 
tantôt  Ciceron ,  tantôt  Trajan  ,  tantôt  Alexandre  ,  de  les  dé- 
courager lorfqu'ils  rentrent  dans  eux  -  mêmes  ,  de  donner  à 
chacun  le  regret  de  n'être  que  foi.  Cette  méthode  a  certains 
avantages  dont  je  ne  difconviens  pas  ;  mais  quant  à  mon 
Emile ,  s'il  arrive  une  feule  fois  dans  ces  parallèles  qu'il  aime 
mieux  être  un  autre  que  lui  ,  cet  autre  fût  -  il  Socrate  ,  fût-il 
Caton ,  tout  efè  manqué  ;  celui  qui  commence  h  fe  rendre 
étranger  \  lui-même  ne  tarde  pas  à  s'oublier  tout -à- fait. 

Ce  ne  font  point  les  Philofophes  qui  connoilfcnt  le  mieux 
les  hommes  ;  ils  ne  les  voient  qu'Ji  travers  les  préjugés  de  la 
philofophie ,  &  je  ne  fâche  aucun  état  où  l'on  en  ait  tant. 
Un  fliuvage  nous  juge  plus  fainement  que  ne  fait  un  Philo- 
fophe.  Celui  -  ci  fent  fes  vices  ,  s'indigne  des  nôtres  ,  &:  dit 
en  lui  -  même  :  nous  fommes  tous  méchans  ;  l'autre  nous 
regarde  fans  s'émouvoir  ,  (Se  dit  :  vous  êtes  des  foux.  Il  a 
raifon ,  car  nul  ne  fait  le  mal  pour  le  mal.  Mon  Elevé  ciï 
ce  fauvage  ,  avec  cette  différence  qu'Emile  ayant  plus  réflé- 
chi ,  plus  comparé  d'idées ,  vu  nos  erreurs  de  plus  près ,  (c 
tient  plus  en  garde  contre  lui-même ,  Ck  ne  juge  que  de  ce 
qu'il  connoit. 

Ce 


LIVRE      IV.  415 

Ce  font  nos  pafTions  qui  nous  irritent  centre  celles  des 
autres;  c'eft  notre  intérêt  qui  nous  fait  haïr  les  méchans; 
s'ils  ne  nous  faifoient  aucun  mal ,  nous  aurions  pour  eux  plus 
de  pitié  que  de  haine.  Le  mal  que  nous  font  les  méchans  , 
nous  fait  oublier  celui  qu'ils  fe  font  eux-mêmes.  Nous  leur 
pardonnerions  plus  aifcment  leurs  vices  ,  fl  nous  pouvions 
connoître  combien  leur  propre  cœur  les  en  punit.  Nous  fcn- 
tons  l'offenfe  &  nous  ne  voyons  pas  le  châtiment  ;  les  avan- 
tages font  apparens  ,  la  peine  eft  intérieure.  Celui  qui  croit 
jouir  du  fruit  de  fes  vices  n'eft  pas  moins  tourmenté  que  s'il 
n'eût  point  réufîî  ;  l'objet  eft  changé ,  l'inquiétude  elè  la 
même  :  ils  ont  beau  montrer  leur  fortune  &  cacher  leur 
cœur  ,  leur  conduite  le  montre  en  dépit  d'eux  :  mais  pour 
le  voir  il  n'en  faut  pas  avoir  un  femblable. 

Les  paflions  que  nous  partageons  nous  féduifent  ;  celles 
qui  choquent  nos  intérêts  nous  révoltent ,  ôc  par  une  incon- 
féquencequi  nous  vient  d'elles,  nous  blâmons  dans  les  autres 
ce  que  nous  voudrions  imiter.  L'averfion  ôc  l'illufion  font 
inévitables  ,  quand  on  eft  forcé  de  fouffrir  de  la  port  d'au- 
trui  le  mal  qu'on  feroit  fi  l'on  étoit  à  {d  place. 

Que  faudroit-il  donc  pour  bien  obferver  les  hommes  ?  Un 
grand  intérêt  à  les  connoître,  une  grande  impartialité  aies 
juger  ;  un  cœur  alfez  fenfiblc  pour  concevoir  toutes  les  paHions 
humaines  ,  &  aflez  calme  pour  ne  les  pas  éprouver.  S'il  eft 
dans  la  vie  un  moment  favorable  à  cette  étude  ,  c'eft  celui 
que  j'ai  choifi  pour  Emile  ;  plus  tôt  ils  lui  euirent  été  étran- 
gers ,  plus  tard  il  leur  eût  été  femblable.  L'opinion  dont  il 
voit  le  jeu  n'a  point  encore  acquis  fur  lui  d'empire.  Les 
Emile.     Tcnie  I.  H  h  h 


416  E    M    I    L    E. 

partions  donc  il  Cent  Teffet ,  n'ont  point  agité  fon  cœur.  II 
eft  homme  ,  il  s'intéreflt  à  fes  frères;  il  elt  équitable  ,  il 
juge  fc3  pairs.  Or  furement  s'il  les  juge  bien  ,  il  ne  voudra 
être  à  la  place  d'aucun  d'eux  ;  car  le  but  de  tous  les  tour- 
mens  qu'ils  fe  donnent  étant  fondé  fur  des  préjugés  qu'il  n'a 
pas  ,  lui  paroic  un  but  en  l'air.  Pour  lui ,  tout  ce  qu'il  defire 
elt  à  fa  portée.  De  qui  dépendroit-il  ,  fe  fuffifant  à  lui- 
même  ,  &c  libre  de  préjugés  ?  Il  a  des  bras  ,  de  la  (îînté  Tk;)  , 
de  la  modération  ,  peu  de  bcfoins ,  &:  de  quoi  les  fatisfairc- 
Nourri  dans  la  plus  abfolue  liberté ,  le  plus  grand  des  maux 
qu'il  conçoit  eft  la  fer\'itude.  Il  plaint  ces  niiférables  Rois 
efclaves  de  tout  ce  qui  leur  obéit  ;  il  plaint  ces  faux  fagcs 
enciiaînés  à  leur  vaine  réputation  ;  il  plaint  ces  riches  fots  ,. 
martyrs  de  leur  fafte  ;  il  plaint  ces  voluptueux  de  parade  ^ 
qui  livrent  leur  vie  entière  à  l'ennui  ,  poiu-  paroître  avoir  du 
plailir.  Il  plaindroit  l'ennemi  qui  lui  fcroit  du  mal  à  lui- 
même  ,  car  dans  fes  méchancetés  il  vcrroit  fa  mifere.  Il  fc 
diroit  ;  en  fe  donnant  le  befoin  de  me  nuire  ,  cet  homme  a 
fait  dépendre  fon  fort  du  mien. 

Encore  un  pas ,  &  nous  touchons  au  but.  L'amour-propre 
e(t  un  initrunlent  utile  ,  mais  dangereux  ;  fouvcnt  il  blcfle  la 
main  qui  s'en  fert ,  Ôc  fait  rarement  du  bien  fans  mal.  Emile- 
en  confidérant  fon  rang  dans  l'efpece  humaine  &  s'y  voyant 
fi  heureufement  placé  ,  fera  tenté  de  faire  honneur  à  fa  raifon. 
de  l'ouvrage  de  b  vôtre  ,    &  d'attribuer  à  fon  mérite  Teffcc 

(19)  Je  crois  pouvoir  conipfer  acquis  par  fon  cJucaiion  ;  ou  plu- 
hardimenl  la  fanti  &  Fa  bonne  conf-  tAt  au  nombre  des  don*  de  la  Natura- 
litutioa    au    noŒrbrc   des    sivanugcs        que  fon  éducaiioa  lui  a   cuiifcrviA. 


L    I    V    R    E      IV.  427 

de  fon  bonheur.  Il  fe  dira ,  je  fuis  fage  &c  les  hommes  font 
foux.  En  les  plaignant  il  les  mcprifera ,  en  fe  félicitant  il  s'ef- 
timera  davantage  ,  oc  fe  fentant  plus  heureux  qu'eux  ,  il  fe 
croira  plus  digne  de  l'être.  Voilà  l'erreur  la  plus  à  craindre, 
parce  qu'elle  elt  la  plus  difficile  à  détruire.  S'il  reftoit  dans 
cet  état ,  il  auroit  peu  gagné  h.  tous  nos  foins  ;  &  s'il  faloit 
opter,  je  ne  fais  fi  je  n'aimerois  pas  mieux  encore  l'illu- 
fîon  des  préjugés  que  celle  de  l'orgueil. 

Les  grands  hommes  ne  s'abufent  point  fur  leur  fupériorité  ; 
ils  la  voient ,  la  fentent ,  &c  n'en  font  pas  moins  modeltes. 
Plus  ils  ont ,  plus  ils  connoilFent  tout  ce  qui  leur  manque. 
Ils  font  moins  vains  de  leur  élévation  fur  nous ,  qu'humilies 
du  fentiment  de  leur  mifere  ,  &:  dans  les  biens  exclufifs  qu'ils 
polTedent,  ils  font  trop  fcnfés  pour  tirer  vanité  d'un  don 
qu'ils  ne  fe  font  pas  fait.  L'homme  de  bien  peut  être  fier 
de  fa  vertu  ,  parce  qu'elle  eft  à  lui  ;  mais  de  quoi  l'homme 
d'efprit  eft -il  fier?  Qu'a  foit  Racine  ,  pour  n'être  pas  Pra- 
don  ?  Qu'a  fait  Boileau ,  pour  n'être  pas  Cotin  ? 

Ici  c'eft  toute  autre  chofe  encore.  Reftons  toujours  dans 
l'ordre  commun.  Je  n'ai  fuppofé  dans  mon  Elevé  ,  ni  un 
génie  tranfcendant ,  ni  un  entendement  bouché.  Je  l'ai  choifi 
parmi  les  efprits  vulgaires ,  pour  montrer  ce  que  peut  l'édu- 
cation fur  l'homme.  Tous  les  cas  rares  font  hors  des  règles. 
Quand  donc  en  conféquence  de  mes  foins ,  Emile  préfère  fa 
manière  d'être  ,  de  voir ,  de  fentir  à  celle  des  autres  hommes , 
Emile  a  raifon.  Mais  quand  il  fe  croit  pour  cela  d'une  nature 
plus  excellente  ,  ôc  plus  hcurcufcmcnt  né  qu'eux  ,  Emile  a 
tort.    Il  fe  trompe  ,    il  faut  le  détromper  ,   ou   plutôt  pré- 

Hhh  1 


41Î  EMILE. 

venir  l'erreur,  de  peur  qu'il  ne  foir  trop  tard  enfuite  pour  la 
dcrruire. 

Il  n'y  a  point  de  folie  donc  on  ne  puifTe  guérir  un  homme 
qui  n'elt  pas  fou,  hors  la  vanité;  pour  celle-ci,  rien  n'en 
corrige  que  l'expérience  ,  fi  toutefois  quelque  chofe  en  peut 
corriger  ;  à  fa  naiffance  au  moins  on  peut  l'empêcher  de 
croître.  N'allez  donc  pas  vous  perdre  en  beaux  raifonnemens , 
pour  prouver  à  l'adolefccnt  qu'il  eli:  homme  comme  les  autres , 
&.  fujet  aux  nicmes  fciblcffes.  Faites  le  lui  fcntir ,  ou  jamais 
il  ne  le  faura.  C'elt  encore  ici  un  cas  d'exception  à  mes  pro- 
pres règles  ;  c'cfl  le  cas  d'expofer  volontairement  mon  Elevé 
à  tous  les  accidens  qui  peuvent  lui  prouver  qu'il  n'elt  pas  plus 
fage  que  nous.  L'aventure  du  Bateleur  feroit  rcpccée  en  mille 
manières  ;  je  laifTerois  aux  flatteurs  prendre  tout  leur  avantage 
avec  lui;  fi  des  étourdis  l'entraînoient  dans  quelque  extrava- 
gance, je  lui  en  huiferois  courir  le  danger;  fi  des  ùloux  l'atta- 
quoienc  au  jeu ,  je  le  leur  livrerois  pour  en  f.iire  leur  dupe 
(io);  je  le  laiiïerois  enccnfer,  plumer,  dcvalifer  par  eux  ;  & 
quand  ,  l'ayant  mis  à  fcc,  ils  finiroient  par  fe  moquer  de  lui, 
je  les  remercicrois  encore  ,  en  fa  préfence ,  des  leçons  qu'ils 
ont  bien  voulu  lui  donner.  Les  feuls  pièges  donc  je  le  gtiran- 
tirois  avec  foin  ,   fcroicnt  ceux   des   Courtifancs.  Les   feuls 

(  20  "1  Au   rcfle,   notre   Elevc  don-  vanité  ,    ces    deux    mêmes    mobiles 

rcra  peu    durs    ce    pi  t;c  ,    lui   que  fervenc  aux  couriifancs  &  aux  cfcrocs 

tant  .d'amuftmcns    environnent ,  lui  pour  s'emparer  d'cox  dans   la   fuite, 

q'.i    ne   s'ernuja  de   la  *ic,  &    qui  Quand  vous   TO\e7.  exciter  leur  avi- 

fait  à  peine  à   quoi  Tert  l'argent.  Les  dite   par  des    prix  ,   par  des  rccom- 

detix   mobiles  avec   kfqncU  011  con-  penfes ,  quand  vous  les  vojcr  applnti- 

«luii  les   cnfuns  étant  l'iiitùrc:  &   h  dit  à  dL\  ans    dans  un  acte    public 


L    I    V    R    E     I  V.  4^9 

ménagemcns  que  j'aurois  pour  lui ,  ftroient  de  partager  tous 
les  dangers  que  je  lui  laiffcrois  courir  ,  &c  tous  les  affronts 
que  je  lui  laiiïerois  recevoir.  J'endurerois  tout  en  filence ,  fans 
plainte  ,  fans  reproche ,  fans  jamais  lui  en  dire  un  feul  mot  ; 
ôc  foyez  fur  qu'avec  cette  difcrétion  bien  foutenue  ,  tout  ce 
qu'il  m'aura  vu  fouffrir  pour  lui  fera  plus  d'imprclTion  fur  fon 
cœur  ,  que  ce  qu'il  aura  fouffert  lui  -  même. 

Je  ne  puis  m'empêchcr  de  relever  ici  la  fauffe  dignité  des 
gouverneurs  qui  ,  pour  jouer  fottement  les  fages ,  rabailTenc 
leurs  Elevés ,  affeileiit  de  les  traiter  tOLijoLurs  en  enfans ,  & 
de  fe  diitinguer  toujours  d'eux  dans  tout  ce  qu'ils  leur  font 
faire.  Loin  de  ravaler  ainfi  leurs  jeunes  courages ,  n'cpargncz 
rien  pour  leur  élever  l'ame  ;  faites-en  vos  égaux  afui  qu'ils  le 
deviennent ,  Ôc  s'ils  ne  peuvent  encore  s'élever  à  vous  ,  dcfcen- 
dez  h  eux  fans  honte ,  fans  fcrupule.  Songez  que  votre  honneur 
n'eit  plus  dans  vous  ,  mais  dans  votre  Elevé  ;  partagez  fes 
fautes  pour  l'en  corriger  ;  chargez -vous  de  fà  honte  pour 
l'effacer  :  imitez  ce  brave  Romain  qui ,  voyant  fuir  fon  armée 
ôc  ne  pouvant  la  rallier,  fe  mit  à  fuir  à  la  tête  de  ks  foldats, 
en  criant  :  ils  ne  fuyent  pas  ,  ils  fuivent  leur  capitaine.  Fut-il 
déshonoré  pour  cela  ?  tant  s'en  faut  :  en  facriliant  ainfi  fa 
gloire  il  l'augmenta.  La  force  du  devoir  ,    la   beauté  de  la 

au    Collège  ,    vous    voyez   comment  n'ufa  point  dans  l'enfance  n'ont  point 

on  leur  fera  laifTer  à  vingt  leur  bourfe  dans  la  Jeuneire  te  même  abus.   Mais 

dans  un  brelan  &   leur  Cmtc  dans  un  on  doit   fe  fouvenir  qu'ici   ma  conf- 

mauvais  lieu.    11  y  a  toujours  à  pa-  tante  maxime  elt  de  mettre  par-tou* 

rier  que  le  plus   fav.mt  de   fa  clalTe  la  chofe  au   pis.    Je  cherche  d'abord 

deviendra  le   plus  joueur  &   le    plus  à    prcvcnir    le    vice  ,   &   puis    je    le 

débauché.    Or  les    moyens  dont  on  fuppofc ,  afin  d'y  icjiiédier. 


4,o  EMILE. 

vertu  entraînent  malgré  nous  nos  fuffrages  &  renverfent  nos 
infenfés  préjugés.  Si  je  recevois  un  foufflec  en  rempliiïlmt  mes 
fon6lions  auprès  d'Emile  ,  loin  de  me  venger  de  ce  foufflet , 
j'irois  par-tout  m'en  vanter,  &  je  doute  qu'il  y  eût  dans  le 
monde  un  homme  afll-z  vil  (*),  pour  ne  pas  m'en  refpeder 
davantage. 

Ce  n'eft  pas  que  l'Elevé  doive  fuppofer  dans  le  maître  des 
lumières  aufîi  bornées  que  les  Tiennes  ,  &  la  même  facilité 
à  fe  lailTer  féduire.  Cette  opinion  eft  bonne  pour  un  enfant 
qui  ne  fâchant  rien  voir ,  rien  comparer ,  met  tout  le  monde 
à  fa  portée,  &  ne  donne  fa  confiance  qu'à  ceux  qui  favenc 
s'y  mettre  en  effet.  Mais  un  jeune  homme  de  l'âge  d'Emile , 
&c  aufli  fenfé  que  lui ,  n'elt  plus  alfez  fot  pour  prendre  ainfi 
le  change ,  &:  il  ne  feroit  pas  bon  qu'il  le  prît.  La  confiance 
qu'il  doit  avoir  en  fon  gouverneur  elt  d'une  autre  efpece;  elle 
doit  porter  fur  l'autorité  de  la  raifon ,  fur  la  fupcriorité  des 
lumières  ,  fur  les  avantages  que  le  jeune  homme  elt  en  état 
de  connoître  ,  &c  dont  il  fent  l'utilité  pour  lui.  Une  longue 
expérience  l'a  convaincu  qu'il  eft  aimé  de  fon  conducteur; 
que  ce  conducteur  eft  un  homme  flige ,  éclairé,  qui,  voulant 
fon  bonheur  ,  fait  ce  qui  peut  le  lui  procurer.  Il  doit  favoir 
que ,  pour  fon  propre  intérêt ,  il  lui  convient  d'écouter  fes 
avis.  Or  fi  le  maître  fe  lailfoit  tromper  comme  le  difciplc , 
il  perdroit  le  droit  d'en  exiger  de  la  déférence  &;  de  lui 
donner  des  leçons.  Encore  moins  l'Elcve  doit-il  fuppofer  que 
le  maître  le  lailfe  h  delfein  tomber  dans  des  pièges ,  &i  tend 

(*  )  Je  mejtrompois  ,  j'en  ai  découvert  un  ;    c'cft    .M.    Formcy. 


LIVRE     IV.  4iT 

iQS  embûches  à  fa  {implicite.  Que  flmr-il  donc  faire  pour 
éviter  à  la  fois  ces  deux  inconvéniens  ?  Ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  &c  de  plus  naturel,  erre  fimple  &c  vrai  comme  lui, 
l'avertir  des  périls  auxquels  il  s'expofe ,  les  lui  montrer  clai- 
rement, fenfiblement ;  mais  fans  exagération,  fins  humeur, 
uns  pédantefque  étalage  ;  fur-tout  fans  lui  donner  vos  avis 
pour  des  ordres ,  jufqu'à  ce  qu'ils  le  foient  devenus ,  &  que 
ce  ton  impérieux  foit  abfolument  nécelTaire.  S'obftine-t-il 
après  cela,  comme  il  fera  très-fouvent?  Alors  ne  lui  dites 
plus  rien;  laifTez-le  en  liberté,  fuivez-le ,  imitez-le,  &  cela 
gaîment ,  franchement  ;  livrez-vous ,  amufez-vous  autant  que 
lui ,  s'il  eft  poflible.  Si  les  conféquences  deviennent  trop 
fortes  ,  vous  êtes  toujours  \h.  pour  les  arrêter  ;  &  cependant 
combien  le  jeune  homme ,  témoin  de  votre  prévoyance  &c  de 
votre  complaifance  ,  ne  doit-il  pas  être  à  la  fois  frappé  de  Tune 
&c  touché  de  l'autre  ?  Toutes  fes  fautes  font  autant  de  liens 
qu'il  vous  fournit  pour  le  retenir  au  befoin.  Or  ce  qui  fait 
ici  le  plus  grand  art  du  maître ,  c'eft  d'amener  les  occafions 
ëc  de  diriger  les  exhortations ,  de  manière  qu'il  fâche  d'avance 
quand  le  jeune  homme  cédera ,  &  quand  il  s'obftinera  ,  afin 
de  l'environner  par  -  tout  des  leçons  de  l'expérience  ,  fans 
jamais  l'expofer  à  de  trop  grands  dangers. 

Avertirez  -  le  de  fes  finîtes  avant  qu'il  y  tombe  ;  quand 
il  y  eft  tombé  ne  les  lui  reprochez  point ,  vous  ne  feriez 
qu'enflammer  &  mutiner  fon  amour-propre.  Une  leçon  qui 
révolte  ne  profite  pas.  Je  ne  connois  rien  de  plus  inepte 
que  ce  mot  :  Je  vous  Pavois  bien  dit.  Le  meilleur  moyen: 
de  faire  qu'il  fe  fouvienne    de  ce   qu'on  lui  a  dit,  eit  d» 


43i  EMILE. 

paroître  l'avoir  oublié.  Tout  au  contraire  ,  -quand  vous  Je 
verrez  honteux  de  ne  vous  avoir  pas  cru ,  effacez  doucement 
cette  humiliation  par  de  bonnes  paroles.  Il  s'affectionnera 
furement  à  vous ,  en  voyant  que  vous  vous  oubliez  pour  lui , 
ôc  qu'au  lieu  d'achever  de  l'écrafer,  vous  le  confolez.  Mais 
fi  à  fon  chagrin  vous  ajoutez  des  reproches ,  il  vous  prendra 
en  haine ,  ôc  fe  fera  une  loi  de  ne  plus  vous  écouter ,  comme 
pour  vous  prouver  qu'il  ne  pcnfe  pas  comme  vous  fur  l'im- 
portance de  vos  avis. 

Le  tour  de  vos  confolations  peut  encore  être  pour  lui  une 
inftruction  d'autant  plus  utile  ,  qu'il  ne  s'en  déliera  pas.  En 
lui  difant  ,  je  fuppofe  ,  que  mille  autres  font  les  mêmes 
fautes  ,  vous  le  mettez  loin  de  fon  compte  ,  vous  le  corri- 
gez en  ne  paroiffant  que  le  plaindre  :  car  pour  celui  qui 
croit  valoir  mieux  que  les  autres  hommes,  c'cfè  une  excufe 
bien  mortifiante  que  de  fe  confoler  par  leur  exemple  ;  c'tft 
concevoir  que  le  plus  qu'il  peut  prétendre  ,  c'cft  qu'ils  ne 
valent  pas  mieux  que  lui. 

Le  tems  des  fautes  eft  celui  des  fables.  En  ccnfurant  le 
coupable  fous  un  mafque  étranger  ,  on  l'infèruic  fans  l'of- 
fcnfer  ;  &  il  comprend  alors  que  l'apologue  n'eft  pas  un 
menfonge ,  par  la  vérité  dont  il  fe  fait  l'application.  L'en- 
fant qu'on  n'a  jamais  trompé  par  des  louanges  ,  n'entend 
rien  à  la  fable  que  j'ai  ci-devant  examinée  ;  mais  l'étourdi 
qui  vient  d'être  la  dupe  d'un  Hatteur ,  conçoit  à  mcr\cille 
que  le  corbeau  n'étoit  qu'un  fot.  Ainfi  d'un  fliit  il  tire  une 
maxime  ;  &:  l'expérience  ,  qu'il  eût  bientôt  oubliée  ,  fe  grave , 
au   moyen  de  la  fable  ,  dans  fon  jugement.  Il  n'y  a  point 

de 


LIVRE     IV. 


43  î 


de  connoilîaiice  morale  qu'on  ne  puifTe  acquérir  par  l'expé- 
rience d'autrui  ou  par  la  fienne.  Dans  les  cas  oij  cette  ex- 
périence eft  dangercufe  ,  au  lieu  de  la  faire  foi  -  même  ,  on 
tire  fa'  leçon  de  l'hiftoire.  Quand  l'épreuve  elt  fans  confé- 
quence ,  il  elt  bon  que  le  jeune  homme  y  relie  expofé  ;  puis , 
au  moyen  de  l'apologue ,  on  rédige  en  maximes  les  cas 
particuliers  qui  lui   font  connus. 

Je  n'entends  pas  pourtant  que  ces  maximes  doivent  être 
développées  ni  même  énoncées.  Rien  n'eft  fi  vain  ,  fi  mal 
entendu,  que  la  morale  par  laquelle  on  termine  la  plupart 
des  fables  ;  comme  fi  cette  morale  n'étoit  pas  ou  ne  devoit 
pas  être  étendue  dans  la  fable  même ,  de  manière  à  la  ren- 
dre fenfible  au  lecteur.  Pourquoi  donc ,  en  ajoutant  cette  mo- 
rale à  la  fin  ,  lui  ôter  le  plaiflr  de  la  trouver  de  fon  chef. 
Le  talent  d'inltruire  eft  de  faire  que  le  difciple  fe  plaife  à 
l'inftruélion.  Or,  pour  qu'il  s'y  plaife,  il  ne  faut  pas  que  fon 
efprit  relte  tellement  palïif  à  toi#  ce  que  vous  lui  dites ,  qu'il 
n'ait  abfolument  rien  à  fiire  pour  vous  entendre.  Il  faut  que 
l'amour  -  propre  du  maître  lailfe  toujours  quelque  prife  au 
fien  ;  il  faut  qu'il  fe  puifle  dire  ;  je  conçois  ,  je  pénètre  , 
j'agis,  je  m'inltruis.  Une  des  chofes  qui  rendent  ennuyeux 
le  pantalon  de  la  comédie  italienne  ,  elt  le  foin  qu'il  prend 
d'interpréter  au  parterre  des  platifes  qu'on  n'entend  déjà  que 
trop.  Je  ne  veux  point  qu'un  gouverneur  foit  pantalon ,  encore 
moins  un  Auteur.  Il  f:iut  toujours  fe  faire  entendre  ;  mais  il 
ne  faut  pas  tout  dire  :  celui  qui  dit  tout  dit  peu  de  chofes, 
car  h  la  fin  on  ne  l'écoute  plus.  Que  lignifient  ces  quatre 
vers  que  La  Fontaine  ajoute  à  la  fable  de  la  grenouille  qui 
A        Emile.    Tome  L  lii 


434  EMILE. 

s'enfle?  A-t-il  peur  qu'on  ne  l'ait  pas  compris?  A-t-il 
befoin,  ce  grand-  peintre,  d'écrire  les  noms  au-delTous  des 
objets  qu'il  peint  ?  Loin  de  généralifer  par  -  là  fa  morale  , 
il  la  particularife  ,  il  la  reftreint  ,  en  quelque  forte  ,  aux 
exemples  cités ,  &  empêche  qu'on  ne  l'applique  à  d'autres.  Je 
voudrois  qu'avant  de  mettre  les  fables  de  cet  Auteur  inimi- 
table entre  les  mains  d'un  jeune  homme  ,  on  en  retranchât 
toutes  ces  concluions  par  lefquelles  il  prend  la  peine  d'ex- 
pliquer ce  qu'il  vient  de  dire  aufli  clairement  qu'agréablement. 
Si  votre  Elevé  n'entend  la  fable  qu'à  l'aide  de  l'explication , 
foyez  fur  qu'il  ne  l'entendra  pas  même  ainfi. 

Il  importeroit  encore  de  donner  à  ces  fables  un  ordre  plus 
didactique  Ôc  plus  conforme  au  progrès  des  fentimens  6c  des 
lumières  du  jeune  adolefcent.  Conçoit  -  on  rien  de  moins 
raifonnable  que  d'aller  fuivre  exactement  l'ordre  numérique 
du  livre  ,  fans  égard  au  befoin  ni  à  l'occaiion  ?  D'abord  le 
corbeau  ,  puis  la  cigale  (  *  *) ,  puis  la  grenouille  ,  puis  les 
deux  mulets  ,  ôcc.  J'ai  fur  le  cœur  ces  deux  mulets  ,  parce 
que  je  me  fouviens  d'avoir  vu  un  enfant  élevé  pour  la  finance  , 
&  qu'on  étourdilfoit  de  l'emploi  qu'il  alloit  remplir,  lire  cette 
fable  ,  l'apprendre ,  la  dire  ,  la  redire  cent  &  cent  fois ,  fans 
en  tirer  jamais  la  moindre  objcition  contre  le  métier  auquel 
il  étoit  defèiné.  Non  -  feulement  je  n'ai  jamais  vu  d'enfans 
faire  aucune  application  folidc  des  fables  qu'ils  apprenoient; 
mais  je  n'ai  jamais  vu  que  pcrfonnc  fe  fouciàt  de  leur  faire 
faire  cette  application.  Le  prétexte  de   cette   étude  cit  l'inf- 

(  •  )   Il   faut  encore  appliquer  ici  la   cortCvlioa  de  M.    Foriuey.    C  cft   la 
«igalc ,  puis  le  corbeau  ,  &c. 


L    I    V    R    E      IV.  435 

tniétion  morale  ;  mais  le  véritable  objet  de  la  mère  &c  de 
l'enfant ,  n'eft  que  d'occuper  de  lui  toute  une  compagnie  tan- 
dis qu'il  récite  fes  fables  :  aufTi  les  oublie  - 1  -  il  toutes  en  gran- 
diffant,  lorfqu'il  n'eft  plus  quertion  de  les  réciter,  mais  d'en 
profiter.  Encore  une  fois ,  il  n'appartient  qu'aux  hommes  de 
s'inftruire  dans  les  fables  ,  &  voici  pour  Emile  le  tems  de 
commencer. 

Je  montre  de  loin  ,  car  je  ne  veux  pas  non  plus  tout  dire  , 
les  routes  qui  détournent  de  la  bonne  ,  afin  qu'on  apprenne  à 
les  éviter.  Je  crois  qu'en  fuivant  celle  que  j'ai  marquée ,  votre 
Elevé  achètera  la  connoiffance  des  hommes  èc  de  foi  -  même 
au  meilleur  marché  qu'il  elt  poihbie ,  que  vous  le  mettrez  au 
point  de  contempler  les  jeux  de  la  fortune  fans  envier  le  fort 
de  fes  favoris  ,  &  d'être  content  de  lui  fans  fe  croire  plus 
fage  que  les  autres.  Vous  avez  auiïl  commencé  à  le  rendre 
afteur  pour  le  rendre  fpeâiateur  ,  il  faut  achever  ;  car  du  par- 
terre on  voit  les  objets  tels  qu'ils  paroiffent  ;  mais  de  la  fcene 
on  les  voit  tels  qu'ils  font.  Pour  embralTer  le  tout  il  faut  fe 
mettre  dans  le  point  de  vue  ;  il  faut  approcher  pour  voir  les 
détails.  Mais  à  quel  titre  un  jeune  homme  entrera- 1- il  dans  les 
affaires  du  monde  ?  Quel  droit  a-t-il  d'ctre  initié  dans  ces 
myfteres  ténébreux  ?  Des  intrigues  de  plaifir  bornent  les  in- 
térêts de  fon  âge;  il  ne  difpofc  encore  que  de  lui-même, 
c'eft  comme  s'il  ne  difpofoit  de  rien.  L'homme  elt  la  plus 
vile  des  marchandifes  ;  &  parmi  nos  importans  droits  de 
propriété  ,  celui  de  la  perfonne  efl  toujours  le  moindre  de  tous. 
Quand  je  vois  que  dans  l'âge  de  la  plus  grande  activité, 
l'on  borne  les  jeunes   gens  à  des  études  purement  fpécula- 

lii  i 


436-  EMILE. 

tives ,  &  qu'après ,  fans  la  moindre  expérience ,  ils  font  tout 
d'un  coup  jettes  dans  le  monde  ôc  dans  les  affaires  ,  je  trouve 
qu'on  ne  choque  pas  moins  la  raifon  que  la  Nature  ,  Ôc  je 
ne  fuis  plus  furpris  que  fi  peu  de  gens  fâchent  fe  conduire. 
Par  quel  bizarre  tour  d'cfprit  nous  apprend-on  tant  de  chofes 
inutiles  ,  tandis  que  l'art  d'agir  eit  compté  pour  rien  ?  Oa 
prétend  nous  former  pour  la  fociété  ,  &  l'on  nous  inftruic 
comme  fi  chacun  de  nous  dcvoit  pafler  fa  vie  à  penfer  feul 
dans  fa  cellule  ,  ou  à  traiter  des  fujets  en  l'air  avec  des  in- 
différens.  Vous  croyez  apprendre  à  vivre  à  vos  cnfans  ,  en 
leur  enfeignant  certaines  contorfions  du  corps  &  certaines 
formules  de  paroles  qui  ne  fignifient  rien.  Moi  aufïi  ,  j'ai 
appris  à  vivre  à  mon  Emile ,  car  je  lui  ai  appris  i  vivre  avec 
lui-même  ,  &c  de  plus  à  favoir  gagner  fon  pain  :  mais  ce 
n'eit  pas  alfez.  Pour  vivre  dans  le  monde  il  faut  favoir  traiter 
avec  les  hommes  ,  il  faut  connoître  les  infèrumens  qui  don- 
nent prife  fur  eux  ;  il  faut  calculer  l'action  &c  réaction  de 
Fintérét  particulier  dans  la  fociété  civile ,  ôc  prévoir  fi  jufte 
les  événemens  ,  qu'on  foit  rarement  trompe  dans  fes  enrre~ 
prifes ,  ou  qu'on  ait  du  moins  toujours  pris  les  meilleurs 
moyens  pour  réuflir.  Les  loix  ne  permettent  pas  aux  jeunes 
gens  de  faire  leurs  propres  affaires  &  de  difpofer  de  leur 
propre  bien  ;  mais  que  leur  fcrviroient  ces  précautions  ,  fi  ^ 
jufqu'h  l'âge  prefcrit ,  ils  ne  pouvoient  acquérir  aucune  expé- 
rience ?  Ils  n'auroient  rien  gagné  d'attendre  ,  &  feroicnt 
tout  aufli  neufs  ;\  vingt-cinq  ans  qu'à  quinze.  Sans  doute  y. 
il  faut  empêcher  qu'un  jeune  homme  ,  aveuglé  par  fon  igno- 
rance ou  trompé  par  fcs  pallions  ,   ne  fe  falfe  du  mal  à  lui- 


LIVRE     IV. 


437 


tnême  ;  mais  à  tout  âge  il  eft  permis  d'être  bienfaifant ,  à 
tout  âge  on  peut  protéger  ,  fous  la  direction  d'un  homme 
fage  ,  les  malheureux  qui  n'ont  befoin  que  d'appui. 

Les  nourrices  »  les  mères  s'attachent  aux  enfans  par  les 
foins  qu'elles  leur  rendent  ;  l'exercice  des  vertus  focialcs  porte 
au  fond  des  cœurs  l'amour  de  l'humanité  ;  c'eft  en  faifinc 
le  bien  qu'on  devient  bon  ,  je  ne  connois  point  de  pratique 
plus  fûre.  Occupez  votre  Elevé  à  toutes  les  bonnes  actions 
qui  font  h  {li  portée  ;  que  l'intérêt  des  indigens  foit  toujours 
le  (ien  ;  qu'il  ne  les  aiîifte  pas  feulement  de  fa  bourfe ,  mais 
de  fes  foins  ;  qu'il  les  ferve  ,  qu'il  les  protège  ,  qu'il  leur 
confcicre  ù  perfonne  ôc  fon  tems  ;  qu'il  fe  falTe  leur  homme 
d'affaires ,  il  ne  remplira  de  fit  vie  un  fi  noble  emploi.  Com- 
bien d'opprimés ,  qu'on  n'eût  jamais  écoutés  ,  obtiendront 
julHce  ,  quand  il  la  demandera  pour  eux  avec  cette  intrépide 
fermeté  que  donne  l'exercice  de  la  vertu  ;  quand  il  forcera 
les  portes  des  Grands  &  des  Riches  ;  quand  il  ira  ,  s'il  le 
faut ,  jufqu'aux  pieds  du  Trône  faire  entendre  la  voix  des 
infortunés  ,  h  qui  tous  les  abords  font  fermés  par  leur  mifere, 
&  que  la  crainte  d'être  punis  des  maux  qu'on  leur  fait ,  em- 
pêche même  d'ofer  s'en  plaindre. 

Mais  ferons  -  nous  d'Emile  un  chevalier  errant ,  un  redreP 
feur  des  torts,  uji  paladin?  Ira -t -il  s'ingérer  dans  les 
affaires  publiques  ,  faire  le  fage  &:  le  défenfeur  des  loix  chez, 
les  Grands ,  chez  les  Magiltrats  ,  chez  le  Prince  ,  faire  le 
folliciteur  chez  les  Juges  «Se  TAvocat  dans  les  tribunaux  ?  Je 
ne  fais  rien  de  tout  cela.  Les  noms  badiiis  «S:  ridicules  ne 
changent  neu  à  la  nature  des  thofcs.    U  fera   tout  ce  q,n\î 


45S  E    M    I    L    E. 

fait  être  utile  ôc  bon.  Il  ne  fera  rien  de  plus  ,  ôc  il  fait  que 
rien  n'efè  utile  &  bon  pour  lui ,  de  ce  qui  ne  convient  pas 
à  fon  âge.  Il  fait  que  fon  premier  devoir  eft  envers  lui-même , 
que  les  jeunes  gens  doivent  fe  défier  d'eux ,  être  circonfpecls 
dans  leur  conduite  ,  refpedueux  devant  les  gens  plus  âgés  , 
retenus  ôc  difcrets  à  parler  fans  fujet ,  modeltes  dans  les 
chofes  indifférentes  ,  mais  hardis  à  bien  faire  ôc  courageux 
à  dire  la  vérité.  Tels  étoient  ces  illuftres  Romains ,  qui  , 
avant  d'être  admis  dans  les  charges  ,  paffbient  leur  jeunelfe 
à  pourfuivre  le  crime  ôc  à  défendre  l'innocence  ,  fans  autre 
intérêt  que  celui  de  s'inftruire  ,  en  fer\-ant  la  juitice  ôc  pro-, 
tégeant  les  bonnes  mœurs. 

Emile  n'aime  ni  le  bruit ,  ni  les  querelles  ,  non-feulement 
entre  les  hommes  (  i  i  ) ,  pas  même  entre  les  animaux.  Il 
n'excita  jamais  deux  chiens  à  fe  battre  ;  jamais  il  ne  fit  pour- 
fuivre un  chat  par  un  chien.  Cet  efprit  de  paix  elt  un  effet 
de  fon  éducation ,  qui ,  n'ayant  point  fomenté  l'amour-pro- 

(21)  Mais  fi  on  lui  cherche  que-  ivrogne  ou  d'un  brave  coquin,  & 
relie  à  lui-même  ,  comment  fe  con-  l'on  ne  peut  pas  plus  fe  prcferver 
duira-t-il  ?  Je  réponds  qu'il  n'aura  d'un  pareil  accident  que  de  la  chute 
jamais  de  querelle  ,  qu'il  ne  s'y  prè-  d'une  tuile.  Un  foufflet  &  un  do- 
tera jamais  affez  pour  en  avoir.  Mais  l'enti  reçus  &  endurés  ont  des  cf- 
cnfin  pourfuivra-t-on ,  qui  eft-ce  qui  fcts  civils  ,  que  nulle  fagcfTc  ne 
cft  à  l'abri  d'un  foufflet  ou  d'un  peut  prévenir  &  dont  nul  Tribunal 
démenti  de  la  part  d'un  brutal  ,  d'un  ne  peut  venger  l'offcnfé.  L'infuffi- 
ivrogne  ou  d'un  brave  coquin,  qui  pour  fince  des  loix  lui  rend  donc  en  cela 
avoir  le  plaifir  de  tuer  fon  homme  ,  fon  indépendance  ;  il  eft  alors  feul 
commence  par  le  déshonorer  ?  C'eft  Magiftrat ,  feul  Juge  entre  l'olfcnfcur 
autre  chofe  ;  il  ne  faut  point  que  &  lui  :  il  cft  feul  Interprète  &  Mi" 
r  honneur  des  citoyens  ni  leur  vie  niftre  de  la  Loi  Naturelle  ;  il  fc  doit 
(bit   à    la  mt-rci   d'un    brutal  ,   d'un  jufticc  &  peut  feul  fe  U  rendre ,  & 


L    I    V    R    E     I  V.  439 

pre  &:  la  haute  opinion  de  lui-mcme ,  l'a  détourné  de  cher- 
cher fes  plaifirs  dans  la  domination  ,  ôc  dans  le  malheur 
d'autrui.  Il  fouffrc  quand  il  voit  fouffrir  ;  c'eft  un  fentiment 
naturel.  Ce  qui  fait  qu'un  jeune  homme  s'endurcit  ôc  fe  com- 
plait  à  voir  tourmenter  un  être  fenfible  ,  c'eft  quand  un  retour 
de  vanité  le  fait  fe  regarder  comme  exempt  des  mêmes 
peines  par  fa  fageiïe  ou  par  fa  fupériorité.  Celui  qu'on  a 
garanti  de  ce  tour  d'efprit ,  ne  fauroit  tomber  dans  le  vice 
qui  en  eft  l'ouvrage.  Emile  aime  donc  la  paix.  L'image  du 
bonheur  le  flatte  ;  ôc  quand  il  peut  contribuer  à  le  produire , 
c'eft  un  moyen  de  plus  de  le  partager.  Je  n'ai  pas  fuppofé , 
qu'en  voyant  des  malheureux  ,  il  n'auroit  pour  eux  que  cette 
pitié  flérile  èc  cruelle ,  qui  fe  contente  de  plaindre  les  maux 
qu'elle  peut  guérir.  Sa  bienfaifance  adive  lui  donne  bientôt 
des  lumières  ,  qu'avec  un  coeur  plus  dur  il  n'eût  point  ac- 
quifes ,  ou  qu'il  eût  acquifes  beaucoup  plus  tard.  S'il  voit  ré- 
gner la  difcorde  entre  fes  camarades  ,  il  cherche  à  les 
réconcilier  :  s'il  voit  des  affligés  ,  il  s'informe  du  fujet  de 
leurs  peines  :   s'il  voit  deux  hommes  fe  haïr ,  il  veut  con- 

il  n'y    a  fur    la   terre  nul   gouverne-  moyen  fort  fimple  dont  les  Tribunaux 

ment  affez   infenfc  pour  le  punir    de  ne   fe    mcleroient    point.    Quoiqu'il 

fe  l'être  faite  en  pareil  cas.  Je  ne  dis  en    foit ,  Emile  fait  en  pareil  cas  la 

pas    qu'il  doive  s'aller    battre,    c'eft  juftice  qu'il  fe  doit  à    lui-mcme,   & 

une    extravagance  ;    je    dis  qu'il    fe  l'exemple    qu'il  doit  à   la  fureté   des 

doit  juftice  &  qu'il   en    eft    le    feul  gens    d'honneur.    11  ne    dépend   pas 

difpLnfateur.    Sans    tant     de     vains  de  l'homme  le  plus  ferme  d'empêcher 

Edits    contre    les    duels   ,   fi    j'ctois  qu'on    ne  l'infulte ,    mais  il    dcpend 

Souverain,  je  reponds  qu'il  n'y  auroit  de  lui  d'cmpécher  qu'on  ne  fe  vant« 

iamais  ni  fuufflct ,  ni  démenti  donné  long-tems  de  l'avoir  infuUc. 
dans    mes    Etats  ,    &   cela   par  ua 


^40  EMILE, 

noîrre  la  caufe  de  leur  inimitié  :  s'il  voit  un  opprimé  gémir 
des  vexations  du  puilFant  &  du  riche,  il  cherche  de  quelles 
manœuvres  fe  couvrent  ces  vexations;  6c  dans  l'inrérct  qu'il 
prend  à  tous  les  miférables,  les  moyens  de  finir  leurs  maux 
ne  font  jamais  indiffcrens  pour  lui.  Qu'avons-nous  donc  à 
faire  pour  tirer  parti  de  ces  difpofitions  d'une  manière  con- 
venable à  fon  âge  ?  De  régler  fes  foins  &  Ces  connoilfances , 
&  d'employer  fon  zèle  à  les  augmenter. 

Je  ne  me  lafTe  point  de  le  redire  :  mettez  toutes  les  le- 
çons des  jeunes  gens  en  actions  plutôt  qu'en  difcours.  Qu'ils 
n'apprennent  rien  dans  les  livres  de  ce  que  l'expérience  peut 
leur  enfeigner.  Quel  extravagant  projet  de  les  exercer  h  par- 
ler fans  fujet  de  rien  dire  ;  de  croire  leur  faire  fentir  ,  fur 
les  bancs  d'un  Collège  ,  l'énergie  du  langage  des  pafîîons, 
&  toute  la  force  de  l'art  de  perfuader  ,  fans  intérêt  de  rien 
perfuader  à  perfonne  !  Tous  les  préceptes  de  la  Rhétorique 
ne  femblent  qu'un  pur  verbiage  à  quiconque  n'en  fent  pas 
l'ufage  pour  fon  profit.  Qu'importe  à  un  écolier  de  favoir 
comment  s'y  prit  Annibal  pour  déterminer  fes  foldats  h 
palier  les  Alpes  ?  Si  au  lieu  de  ces  magnifiques  harangues 
vous  lui  difîez  comment  il  doit  s'y  prendre  pour  porter  fon 
Préfet  h  lui  donner  congé,  foyez  fur  qu'il  fcroit  plus  atten- 
tif à  vos   règles. 

Si  je  voulois  enfeigner  la  Rhétorique  à  un  jeune  homme, 
dont  toutes  les  pafTions  fulTent  déjà  développées ,  je  lui  pré- 
fenterois  fans  cefTe  des  objets  propres  h  flatter  ces  pafîîons, 
&  j'cxamincrois  avec  lui  quel  langage  il  doit  tenir  aux  autres 
hommes  ,  pour  les  engager  à  favorifer  fes  dclirs.  Mais  mon 

£mik 


L     I     V     R     E       I  V.  44r 

Emile  n'eft  pas  dans  une  fituanon  fi  avantagcufe  à  l'art  ora- 
toire. Borne  prefque  au  fcul  nécellaire  phyfîque  ,  il  a  moins 
befoin  des  autres  que  les  autres  n'ont  befoin  de  lui  ;  6c 
n'ayant  rien  à  leur  demander  pour  lui-même,  ce  qu'il  veut 
leur  perfuader  ne  le  touche  pas  d'aflez  près  pour  l'émouvoir 
cxcefTivement.  II  fuit  de  -  là  qu'en  général  il  doit  avoir  un 
langage  fimple  6c  peu  figuré.  Il  parle  ordinairement  au  pro- 
pre ,  6c  feulement  pour  être  entendu.  Il  cil  peu  fententieux , 
parce  qu'il  n'a  pas  appris  à  généralifer  fes  idées  ;  il  a  peu 
d'images,  parce  qu'il  elè  rarerfient  paflionné. 

Ce  n'e/t  pas  pourtant  qu'il  foit  tout-à-fait  flegmatique  6c 
froid.  Ni  fon  âge ,  ni  fes  mœurs ,  ni  fes  goûts  ne  le  permettent. 
Dans  le  feu  de  l'adolefcence  ,  les  efprits  vivifians  retenus  6c 
cohobcs  dans  fon  fang ,  portenr  h  fon  jeune  cœur  une  chaleur 
qui  brille  dans  fes  regards  ,  qu'on  fent  dans  Ces  difjours , 
qu'on  voit  dans  fes  allions.  Son  langage  a  pris  de  l'accent 
6c  quelquefois  de  la  véhémence.  Le  noble  fentiment  qui 
l'infpire  lui  donne  de  la  force  &  de  l'élévation  ;  pénétré  du 
tendi-e  amour  de  l'humanité ,  il  tranfmct  en  parlant  les  mouve- 
mens  de  fon  ame  ;  fa  généreufe  franchife  a  je  ne  fais  quoi  Je 
plus  enchanteur  que  l'artificieufe  éloquence  des  autres ,  ou  plutôt 
lui  feul  eft  véritablement  éloquent ,  puifqu'il  n'a  qu'à  montrer 
ce  qu'il    fent  pour  le  communiquer  à  ceux  qui  l'écoutcnf. 

Plus  j'y  penfe ,  plus  je  trouve  qu'en  mettant  ainfi  la  bien- 
faifance  en  atîlion  6c  tirant  de  nos  bons  ou  mauvais  fucccs 
des  réflexions  fur  leurs  caufcs ,  il  y  a  peu  de  connoifTanccs 
utiles  qu'on  ne  puilTe  cultiver  dans  Tefprit  d'un  jeune  homme, 
éc  qu'avec  tout  le  vrai  favoir  qu'on  peut  acquérir  dans  les 
Emile.    Tome  I.  Kkk 


44i  EMILE, 

Collèges  ,  il  acquerra  de  plus  une  ftience  plus  importante 
encore  ,  qui  elt  l'application  de  cet  acquis  aux  ufages  de  la 
vie.  Il  n'eit  pas  poflible  que ,  prenant  tant  d'intérêt  à  fes  fem- 
blables ,  il  n'apprenne  de  bonne  heure  à  pefer  &c  apprécier  leurs 
actions,  leur  goûts  ,  leurs  plaiTirs  ,  &:  i  donner  en  général  une 
plus  jufte  valeur  à  ce  qui  peut  contribuer  ou  nuire  au  bonheur 
des  hommes ,  que  ceux  qui ,  ne  s'intéreflant  à  perfonne ,  ne 
font  jamais  rien  pour  autnii.  Ceux  qui  ne  traitent  jamais  que 
leurs  propres  affaires  ,  fe  paflionnent  trop  pour  juger  fainemcnt 
àts  chofes.  Rapportant  tout  5  eux  feuls  «Se  réglant  fur  leur 
ieul  intérêt  les  idées  du  bien  &c  du  mal ,  ils  fe  remplirent 
l'efprit  de  mille  préjugés  ridicules ,  ôc  dans  tout  ce  qui  porcc 
atteinte  à  leur  moindre  avantage  ,  ils  voient  aufll-  tôt  le 
bouleverfement  de  tout  Tunivers. 

Etendons  l'amour  -  propre  fur  les  autres  êtres  ,  nous  le 
transformerons  en  vertu ,  &  il  n'y  a  point  de  cœur  d'homme 
dans  lequel  cette  vertu  n'ait  fa  racine.  Moins  l'objet  de  nos 
foins  tient  immédiatement  à  nous-mêmes ,  moins  l'illuiion 
de  l'intérêt  particulier  eft  à  craindre  ;  plus  on  généralife  cet 
uitérêt,  plus  il  devient  équitable,  6c  l'amour  du  genre  humoin 
n'eft  autre  chofe  en  nous  que  l'amour  de  la  juftice.  Voulons-^ 
nous  donc  qu'Emile  aime  la  vérité  ,  voulons  -  nous  qu'il  la 
connoifle  ?  Dans  les  affaires  tenons-Ic  toujours  loin  de  lui. 
Plus  fes  foins  feront  confacrés  au  bonheur  d'autrui ,  plus  ils 
feront  éclairés  &c  fages ,  ôc  moins  il  fe  trompera  fur  ce  qui 
eft  bien  ou  mil  :  mais  ne  fouffrons  jamais  en  lui  de  préfé- 
rence aveugle  ,  fondée  uniquement  fur  des  acceptions  de 
perfonncs  ou  fur  d'injulles  préventions.  Et  pourquoi  nuiioit- 


L    I    V    R    E     I  V.  443 

il  à  l'un  pour  fervir  l'autre  ?  Peu  lui  importe  h  qui  tombe  un 
plus  grand  bonheur  en  partage  ,  pourvu  qu'il  concoure  au 
plus  grand  bonheur  de  to-us  :  c'elt  le  premier  intérêt  du 
fage  ,  après  l'intérêt  privé  ;  car  chacun  eft  partie  de  fon  efpece, 
êc  non  d'un  autre  individu. 

Pour  empêcher  la  pitié  de  dégénérer  en  foibleiïe ,  il  faut 
donc  la  généralifer  ,  6c  l'étendre  fur  tout  le  genre  humain. 
Alors  on  ne  s'y  livre  qu'autant  qu'elle  eft  d'accord  avec  la 
juftice  ,  parce  que  de  toutes  les  vertus  ,  la  juftice  eft  celle 
qui  concourt  le  plus  au  bien  commun  des  hommes.  Il  faut 
par  raifon ,  par  amour  pour  nous  ,  avoir  pitié  de  notre 
efpece  encore  plus  que  de  notre  prochain  ,  6c  c'eft  une  très- 
grande  cruauté  envers  les  hommes  que  la  pitié  pour  les 
méchans. 

Au  refte ,  il  faut  fe  fouvenir  que  tous  ces  moyens ,  par  Icf^ 
quels  je  jette  ainfî  mon  Elevé  hors  de  lui-même,  ont  cepen- 
dant toujours  un  rapport  dired  à  lui  ;  puifque  non- feulement 
il  en  réfulce  une  jouiffance  intérieure ,  mais  qu'en  le  rendant 
bienfaifant  au  profit  des  autres  ,  je  travaille  à  fa  propre 
inftrudion. 

J'ai  d'abord  donné  les  moyens  ,  &  maintenant  j'en  montre 
l'effet.  Quelles  grandes  vues  je  vois  s'arranger  peu- à -peu 
dans  fa  tête  !  Quels  fentimens  fublimcs  étouffent  dans  fon 
cœur  le  germe  des  petites  pafTions  !  Quelle  netteté  de  judi- 
ciaire !  Quelle  julteffe  de  raifon  je  vois  fc  former  en  lui  de 
{es  penchans  cultivés ,  de  l'expérience  qui  concentre  les  vœux 
d'une  ame  grai:.de  dans  l'étroite  borne  des  poffibles  &.  fait 
qu'un  honinie  fupérieur  aux  autres  ,  ne  pouvant  les  élever  à 

Kivk  t 


444 


EMILE. 


fa  mefure  ,  fait  s'abaifTer  à  la  leur  !  Les  vrais  principes  du 
jufte ,  les  vrais  modèles  du  beau  ,  tous  les  rapports  moraux 
àts  êtres  ,  toutes  les  idées  de  l'ordre  fe  gravent  dans  fon  en- 
tendement ;  il  voit  la  place  de  cJiaque  chofe  &  la  caufe 
qui  l'en  écarte  ;  il  voit  ce  qui  peut  faire  le  bien  6c  ce  qui 
l'empêche.  Sans  avoir  éprouvé  les  paflions  humaines  il  connoic 
leurs  illuiîons  &c  leur  jeu. 

J'avance  attiré  par  la  force  des  chofes  ,  mais  fans  m'en 
impofer  fur  les  jugemens  des  Lecteurs.  Depuis  long-tems 
ils  me  voient  dans  le  pays  des  chimères  ;  moi  je  les  vois 
toujours  dans  le  pays  des  préjugés.  En  m'écartant  fi  fort  des 
opinions  vulgaires  ,  je  ne  cefTe  de  les  avoir  préfentes  à  mon 
efprit  ;  je  les  examine  ,  je  les  médite  ,  non  pour  les  fuivre 
ni  pour  les  fuir ,  mais  pour  les  pcfer  à  la  balance  du  raifon- 
nement.  Toutes  les  fois  qu'il  me  force  à  m'écarter  d'elles  , 
inftriiit  par  l'expérience ,  je  me  riens  déjà  pour  dit  qu'ils  ne 
m'imiteront  pas  ;  je  fais  que  s'obftinant  à  n'imaginer  que  ce 
qu'ils  voient  ,  ils  prendront  le  jeune  homme  que  je  figure 
pour  un  être  imaginaire  ôc  faniaflique  ,  parce  qu'il  diffère 
de  ceux  auxquels  ils  le  comparent  ;  fans  fongcr  qu'il  faut  bien 
qu'il  en  diftcrc  ,  puifqu'clavé  tout  différemment,  afFedé  de 
fcntimens  tout  contraires ,  inftruit  tout  autrement  qu'eux,  il 
ftroit  beaucoup  plus  furprenant  qu'il  leur  reffemblàt  que  d'être 
tel  que  je  le  fuppofe.  Ce  n'elt  pas  l'honmic  de  riiomme  » 
c'eft  l'homme  de  la  Nature.  Affurément  il  doit  être  fort  étran- 
ger h  leurs  yeux. 

En  commentant  cet  ouvmgc  ,  je  ne  ruppofois  rien  que 
tout  k  monde  ne  pût  obfcrvcr  ainfi  que  moi  ,   parvc  qu'il 


LIVRE     IV. 


44? 


cft  un  point ,  favoir  la  naiiïancc  de  l'homme  »  duquel  nous 
partons  tous  également  ;  mais  plus  nous  avançons  ,  moi  pour 
cultiver  la  Nature  ,  &  vous  pour  la  dépraver ,  plus  nous 
nous  éloignons  les  uns  des  autres.  Mon  Elevé  à  fix  ans  dif- 
féroit  peu  des  vôtres  que  vous  n'aviez  pas  eu  le  tenis  de 
défigurer  ;  maintenant  ils  n'ont  plus  rien  de  femblable  ,  &c 
l'âge  de  l'homme  -  fait  dont  il  approche ,  doit  le  montrer 
fous  une  forme  abfolument  différente  ,  fi  je  n'ai  pas  perdu 
tous  mes  foins.  La  quantité  d'acquis  eft  peut-én-e  affez  égale 
de  pai't  ôc  d'autre  ;  mais  les  chofes  acquifcs  ne  fe  reiïem- 
blent  poiiit.  Vous  êtes  étonnés  de  trouver  à  l'un  des  fenti- 
mens  fublimes  dont  les  autres  n'ont  pas  le  moindre  germe  ; 
mais  confidérez  aufîi  que  ceux-ci  font  déjà  tous  Fhilofo- 
phes  6c  Théologiens  ,  avant  qu'Emile  fâche  ce  que  c'eft 
que  philofophie   &  qu'il  ait  même  entendu  parler  de  Dieu, 

Si  donc  on  venoit  me  dire  :  rien  de  ce  que  vous  fuppofez 
n*exifte  ;  les  jeunes  gens  ne  font  point  fiiits  ainfi  ;  ils  ont 
telle  ou  telle  palîion  ;  ils  font  ceci  ou  cela  ;  c'eft  comme  Ci 
l'on  nioit  que  jamais  poirier  fût  un  grand  arbre ,  parce  qu'on 
n'en  voit  que  de  nains  dans  nos  jardins. 

Je  prie  ces  juges  il  prompts  à  la  cenfure,  de  confidérer 
que  ce  qu'ils  difent  \h  je  le  fais  tout  aufli  bien  qu'eux  ,  que 
j'y  ai  probablement  réfléchi  plus  long-tems,  &  que  n'ayanc 
nul  intérêt  à  leur  en  impofer,  j'ai  droit  d'exiger  qu'ils  fe 
donnent  au  moins  le  tems  de  chercher  en  quoi  je  me  trompe  : 
qu'ils  examinent  bien  la  conftitution  de  l'homme ,  qu'ils  fui- 
vent  les  premiers  dévcloppemens  du  cœur  dans  telle  eu  telle 
circoiilbnce ,  afin  de   voir  combien  uu  individu  peut  différer 


44<î  E  M  I  r>   E. 

d'un  autre  par  la  force  de  Péducacion ,  qu'enfuite  ils  compa- 
rent la  mienne  aux  effets  que  je  lui  donne  ,  &  qu'ils  difent 
en  quoi  j'ai  mal  raifonné ,  je  n'aurai  rien  h  répondre. 

Ce  qui  me  rend  plus  affirmatif ,  &  je  crois  plus  excufable 
de  l'être  ,  c'efl;  qu'au  lieu  de  me  livrer  à  l'efprit  de  fyftême  , 
je  donne  le  moins  qu'il  eft  poflible  au  raifonnement ,  &  ne 
me  fie  qu'à  l'obfervation.  Je  ne  me  fonde  point  fur  ce  que 
j'ai  imaginé  ,  mais  fur  ce  que  j'ai  vu.  Il  eft  vrai  que  je  n'ai 
pas  renfermé  mes  expériences  dans  l'enceinte  des  murs  d'une 
ville ,  ni  dans  un  feul  ordre  de  gens  :  mais  après  avoir  com- 
paré tout  autant  de  rangs  &  de  peuples  que  j'en  ai  pu  voir 
dans  une  vie  pafTée  à  les  obfer\er  ,  j'ai  retranché  ,  comme 
artificiel ,  ce  qui  étoit  d'un  peuple  6c  non  pas  d'un  autre  , 
d'un  état  &  non  pas  d'un  autre  ;  &  n'ai  regardé ,  comme 
appartenant  inconteftablement  à  l'homme  ,  que  ce  qui  étoit 
commun  à  tous  ,  à  quelque  âge  ,  dans  quelque  rang ,  &  dans 
quelque  nation  que  ce  fut. 

Or  ,  fi  fuivant  cette  méthode  vous  fuivez  dès  l'enfance  un 
jeune  homme  qui  n'aura  point  reçu  de  forme  particulière ,  &c 
qui  tiendra  le  moins  qu'il  eft  pofFible  à  l'autorité  &  à  l'opi- 
nion d'autrui ,  à  qui  de  mon  Elevé  ou  des  vôtres  pcnfez-vous 
qu'il  relîemblera  le  plus  ?  Voilà  ,  ce  me  femble  ,  la  queftion 
qu'il  faut  réfoudre  pour  favoir  fî  je  me  fuis  égaré. 

L'homme  ne  commence  pas  aifément  à  penfer  ;  mais  fitôt 
qu'il  commence  il  ne  ccfTe  plus.  Quiconque  a  penfé  penfcra 
toujours  ;  &  l'entendement  une  fois  exercé  à  la  réflexion  , 
ne  peut  plus  reder  en  repos.  On  pourroit  donc  croire  que 
l'efprit  humain  n'cft  point  naturellement  Ci  prompt  à  s'ouvrir , 


LIVRE     IV. 


447 


&  qu'après  lui  avoir  donné  des  facilites  qu'il  n'a  pas  ,  je  le 
tiens  trop  long-tems  infcrit  dans  un  cercle  d'idées  qu'il  doit 
avoir  franchi. 

Mais  confidérez  premièrement  que  ,  voulant  former 
l'homme  de  la  Nature ,  il  ne  s'agit  pas  pour  cela  d'en  faire 
un  fauvage  ,  &  de  le  reléguer  au  fond  des  bois  ;  mais  qu'en- 
fermé dans  le  tourbillon  focial  ,  il  fulFit  qu'il  ne  s'y  laiffe 
entraîner  ni  par  les  pallions  ,  ni  par  les  opinions  des  hommes  , 
qu'il  voie  par  fes  yeux ,  qu'il  fente  par  fon  cœur ,  qu'aucune 
autoi'ité  ne  le  gouverne  hors  celle  de  fa  propre  raifon.  Dans 
cette  pofition  il  elt  clair  que  la  multitude  d'objets  qui  le- 
frappe  ,  les  fréquens  fentimens  donc  il  eft  affeèlé  ,  les  divers 
moyens  de  pourvoir  à  fes  befoins  réels  ,  doivent  lui  donner 
beaucoup  d'idées  qu'il  n'auroit  jamais  eues  ,  ou  qu'il  eût 
acquifes  plus  lentement.  Le  progrès  naturel  à  l'efprit  elt  accé- 
léré ,  mais  non  renverfé.  Le  même  homme  qui  doit  refter 
ftupide  dans  les  forêts  ,  doit  devenir  raifonnable  ik  fenfc 
dans  les  villes  ,  quand  il  y  fera  fimple  fpeclateur.  Rien  n'elt 
plus  propre  à  rendre  fage  que  ks  folies  qu'on  voit  fans  les 
partager  ;  &  celui  même  qui  les  partage  s'inftruit  encore  , 
pourvu  qu'il  n'en  foit  pas  la  dupe ,  &  qu'il  n'y  porte  par  l'er- 
reur de  ceux  qui  les  font. 

Confidérez  aufTi  que  ,  bornés  par  nos  facultés  aux  chofes 
fenfibles  ,  nous  n'oflrons  prefque  aucune  prife  aux  notions 
abitraitcs  de  la  philofophie  &c  aux  idées  purement  intellec- 
tuelles. Pour  y  atteindre  il  faut ,  ou  nous  dégager  du  corps , 
auquel  nous  femmes  £  fortement  attachés  ,  ou  faire  d'objet 
en  objet  un  progrès  graduel  &c  lent ,  ou  entin  iiancliir  rapi- 


448  EMILE. 

dément  ôc  prcfque  d'un  faut  l'intervalle ,  par  un  pas  de  géant 
dont  l'enfance  n'eft  pas  capable  ,  ôc  pour  lequel  il  faut  même 
aux  hommes  bien  des  échelons  faits  exprès  pour  eux.  La 
première  idée  abllraite  eit  le  premier  de  ces  échelons  ;  mais 
j'ai  bien  de  la  peine  à  voir  comment  on  s'avifc  de  le  conf- 
truire. 

L'Etre  incompréhenfible  qui  embralTe  tout ,  qui  donne  le 
mouvement  au  monde ,  ôc  forme  tout  le  fyltéme  des  êtres  , 
n'eft  ni  vifible  à  nos  yeux  ,  ni  palpable  à  nos  mains  ;  il  échappe 
à  tous  nos  fens.  L'ouvrage  fc  montre  ;  mais  l'ouvrier  fe 
cache.  Ce  n'eft  pas  une  petite  affaire  de  connoître  entin 
qu'il  exilte ,  &  quand  nous  fommes  par\'enus  \i\  ,  quand  nous 
nous  demandons  quel  elt  -  il ,  où  elt  -  il  ?  notre  cfprit  fe 
confond ,  s'égare  ,  &c  nous  ne  favons  plus  que  penfer. 

Locke  veut  qu'on  commence  par  l'étude  des  efprits  ,  & 
qu'on  paffe  enfuite  à  celle  des  corps  :  cette  méthode  e(t 
celle  de  la  fuperltition  ,  des  préjugés  ,  de  l'erreur  :  ce  n'eft 
point  celle  de  la  raifon  ,  ni  même  de  la  Nature  bien  ordon- 
née ,  c'eft  fe  boucher  les  yeux  pour  apprendre  à  voir.  Il  faut 
avoir  long-tems  étudié  les  corps  pour  fe  faire  une  véritable 
notion  des  efprits  6c  foupçonner  qu'ils  exiftent.  L'ordre  con- 
traire ne  fert  qu'à  établir  le   iiiatérialifmc. 

Puifque  nos  fens  font  les  premiers  inftrumcns  de  nos  con- 
noiffances  ,  les  êtres  corporels  &  fenliblcs  font  les  feuls 
dont  nous  ayons  immédiatement  l'idée.  Ce  mot  efprit ,  n'a 
aucun  fens  pour  quiconque  n'a  pas  philofoplié.  Un  cfprit  n'clt 
qu'un  corps  pour  le  peuple  &c  pour  les  cntans.  N'imagincnr- 
ils  pas  des  efprits  qui  crient ,  qui  parlent ,  qui  battent  ,  qui 

fonc 


L    I    V    R    E     I  V.  44, 

font  du  bruit  ?  or  on  m'avouera  que  des  efprits  qui  ont  des 
bras  &c  des  langues  refTemblent  beaucoup  à  des  corps.  Voilà 
pourquoi  tous  les  peuples  du  monde ,  fans  excepter  les  Juifs , 
fe  font  fait  des  Dieux  corporels.  Nous  -  mêmes  ,  avec  nos 
termes  d'Efprit  ,  de  Trinité  ,  de  Perfonnes ,  fommes  pour 
la  plupart  de  vrais  anthropomorphites.  J'avoue  qu'on  nous 
apprend  à  dire  que  Dieu  eft  par-tout  :  mais  nous  croyons 
aulll  que  l'air  eiè  par -tout,  au  moins  dans  notre  atmof- 
phere ,  èc  le  mot  efprit  dans  fon  origine  ne  figniiie  lui-même 
que  Jouffle  &c  vent.  Sitôt  qu'on  accoutume  les  gens  à  dire  des 
mots  fans  les  entendre ,  il  eft  facile  ,  après  cela  ,  de  leur 
faire  dire  tout  ce  qu'on  veut. 

Le  fentiment  de  notre  action  fur  les  autres  corps  a  dû 
d'abord  nous  faire  croire  que  quand  ils  agiflbient  fur  nous , 
c'étoit  d'une  manière  femblable  à  celle  dont  nous  agiflbns 
fur  eux.  Ainfi  l'homme  a  commencé  par  animer  tous  les  êtres 
dont  il  fentoit  l'adion.  Se  fentant  moins  fort  que  la  plupart 
de  ces  êtres ,  faute  de  connoître  les  bornes  de  leur  puilTance , 
il  l'a  fuppofée  illimitée ,  &  il  en  fit  des  dieux  aufll-tôt  qu'il 
en  fit  des  corps.  Durant  les  premiers  âges  ,  les  hommes 
effrayés  de  tout ,  n'ont  rien  vu  de  mort  dans  la  nature. 
L'idée  de  la  matière  n'a  pas  été  moins  lente  à  fe  former 
en  eux  que  celle  de  l'efprit,  puifque  cette  première  idée  eft 
une  abftraétion  elle-même.  Ils  ont  ainfi  rempli  l'univers  de 
Dieux  fenfibles.  Les  aftres  ,  les  vents  ,  les  montagnes  ,  les 
fleuves  ,  les  arbres  ,  les  villes  ,  les  maifons  mêmes  ,  tout 
avoit  fon  ame  ,  fon  Dieu ,  ù  vie.  Les  marmoufcts  de  Laban  , 
les  manitous  des  Sauvages ,  les  fétiches  des  Nègres  ,  cous  les 
Emile.     Tome  L  LU 


450  EMILE. 

ouvrages  de  la  nature  &  des  hommes  ont  été  les  premières 
divinités  des  mortels  :  le  polythcifme  a  été  leur  première 
religion ,  &  l'idolâtrie  leur  premier  cuire.  Ils  n'ont  pu  recon- 
noître  un  feul  Dieu  que  quand  ,  généralifant  de  plus  en  plus 
leurs  idées ,  ils  ont  été  en  état  de  remonter  !i  une  première 
caufe  ,  de  réunir  le  fyftéme  total  des  êtres  fous  une  feule 
idée  ,  &  de  donner  un  fens  au  mot  fiil^/l.ince  ,  lequel  eft  la 
plus  grande  des  abftraclions.  Tout  enfant  qui  croit  en  Dieu 
elt  donc  néceirairemen:  idolâtre  ,  ou  du  moins  anthropomor» 
phite  ;  &  quand  une  fois  l'imagination  a  vu  Dieu  ,  il  efl 
bien  rare  que  l'entendement  le  conçoive.  Voilà  précifémenc 
l'erreur  où  mené  l'ordre  de  Loche. 

Parvenu  ,  je  ne  fais  comment  ,  ;\  l'idée  abllraire  de  la 
fubltance ,  on  voit  que  pour  admettre  une  fubltance  unique, 
il  lui  faudroit  fuppofcr  des  qualités  incompatil  les  qui  s'excluent 
mutuellement ,  telles  que  la  penfée  &:  l'étendue  ,  dont  l'une  e(t 
elTentiellement  divifible ,  &  dont  l'autre  exclut  tourc  divifibi- 
iiré.  On  conçoit  d'ailleurs  que  la  penfée  ,  ou  fi  Ton  veut  le 
fenciment,  eft  une  qualité  primirive  &  inféparable  de  la  fubf- 
tance  à  laquelle  elle  appartient  ,  qu'il  en  clè  de  même  de 
l'étendue  par  rapport  â  fa  fubltance.  D'oij  l'on  conclut  que 
les  erres  qui  perdent  une  de  ces  qualités,  perdent  la  fubdance 
à  laquelle  elle  appartient  ;  que  par  conféqucnt  la  mort  n'ell 
qu'une  fiparation  de  f  ib/bnces ,  &  qi.e  les  êtres  où  ces  deux 
qualités  font  réunies  ,  font  compofés  des  deux  fubi lances 
auxquelles  ces  deux  qu.ilités  apparricnncnr. 

Or  ,  confidérez  maintenant  quelle  dillancc  reflc  encore 
entre  la  notion  des   *\^a)i.   fubllantts  &  cclk  de  la  nature 


L     I    V     R     E       I  V.  45r 

divine  ;  entre  l'idée  incomprchenfible  de  l'aélion  de  notre 
ame  fur  notre  corps,  &:  l'idée  de  l'a6tion  de  Dieu  fur  tous 
Us  êtres.  Les  idées  de  création,  d'annihilation,!  d'ubiquité, 
d'éternité,  de  toute -puiflance  ,  celles  des  attiibuts  divins, 
toutes  ces  idées  qu'il  appartient  à  fi  peu  d'hommes  de  voir 
aufTi  confufes  ôc  aufli  obfcures  qu'elles  le  font,  &c  qui  n'ont 
rien  d'obfcur  pour  le  peuple ,  parce  qu'il  n'y  comprend  rien 
du  tout ,  comment  fe  préfenteront-elles  dans  toute  leur  force , 
c'efl-h-dire  ,  dans  toute  leur  obfcurité  ,  à  de  jeunes  efprits 
encore  occupés  aux  premières  opérations  des  fens,  ôc  qui  ne 
conçoivent  que  ce  qu'ils  touchent  ?  C'efl:  en  vain  que  les 
abymes  de  l'infini  font  ouverts  tout  autour  de  nous  ;  un 
enfant  n'en  fait  point  être  épouvanté,  fes  fcibles  yeux  n'en 
peuvent  fonder  la  profondeur.  Tout  ef t  infini  pour  les  enfans , 
ils  ne  favent  mettre  de  bornes  à  rien  ;  non  qu'ils  falTent  h 
mefure  fort  longue  ,  mais  parce  qu'ils  ont  l'entendement 
court.  J'ai  même  remarqué  qu'ils  mettent  l'infini  moins  au- 
delà  qu'au -deçh  des  dimenfions  qui  leur  font  connues.  Ils 
eftimeront  un  efpace  immenfe ,  bien  plus  par  leurs  pieds  que 
par  leurs  yeux  ;  il  ne  s'étendra  pas  pour  eux  plus  Join  qu'ils 
ne  pourront  aller.  Si  on  leur  parle  de  la  puiflance  de  Dieu , 
ils  l'eftimeront  prefque  aufll  fort  que  leur  perc.  En  toute 
chofe  leur  connoilTance  étant  pour  eux  la  mefure  des  pofTibles, 
ils  jugent  ce  qu'on  leur  dit  toujours  moindre  qi;e  ce  qu'ils 
favent.  Tels  font  les  jugeniens  naturels  à  l'ignorance  oc  a  la 
foiblefle  d'cfprit.  Ajax  eût  craint  de  fe  mcfurer  avec  Achille, 
&  défie  Jupiter  au  combat ,  parce  qu'il  ccnnoit  Achille  , 
&  tie  connoir  pas  Jupiter.   Un  payfan  Suiffe  qui  fe  croyoic 

LU  i 


451  E    M    I    L    E. 

le  plus  riche  des  hommes ,  &  à  qui  l'on  râchoit  d'expliquer 
ce  que  c'étoit  qu'un  Roi ,  demandoit  d'un  air  fier  fi  le  Roi 
pourroit  bien  avoir  cent  vaches  à  la  montagne. 

Je  prévois  combien  de  LeAeurs  feront  furpris  de  me  voir 
fuivre  tout  le  premier  âge  de  mon  Elevé  fans  lui  parler  de 
religion.  A  quinze  ans  il  ne  favoit  s'il  avoit  une  ame,  &c 
peut  -  être  à  dix  -  huit  n'elt  -  il  pas  encore  tems  qu'il  l'ap- 
prenne ;  car  s'il  l'apprend  plutôt  qu'il  ne  faut ,  il  court  rif- 
que  de   ne  le  favoir  jamais. 

Si  j'avois  à  peindre  la  ftupidité  fâcheufe,  je  peindrois  un 
pédant  enfeignant  le  catéchifme  à  des  enfans  ;  fi  je  voulois 
rendre  un  enfant  fou ,  je  l'obligerois  d'expliquer  ce  qu'il  die 
en  difant  fon  catéchifme.  On  m'objedera  que  la  plupart 
des  dogmes  du  Chriftianifme  étant  des  myfteres ,  attendre 
que  l'efprit  humain  foit  capable  de  les  concevoir,  ce  n'eft 
pas  attendre  que  l'enfant  foit  homme ,  c'efè  attendre  que 
l'homme  ne  foit  plus.  A  cela  je  réponds  premièrement ,  qu'il 
y  a  des  myfteres  qu'il  efl  non-feulement  impolîible  à  l'homme 
de  concevoir ,  mais  de  croire ,  &c  que  je  ne  vois  pas  ce 
qu'on  gagne  à  les  enfcigner  aux  enfans,  fî  ce  n'eft  de  leur 
apprendre  à  mentir  de  bonne  heure.  Je  dis  de  plus ,  que 
pour  admettre  les  myfieres,  il  faut  comprendre,  au  moins, 
qu'ils  font  incomprchenfibles  ;  6c  les  enfans  ne  font  pas 
même  capables  de  cette  conception  11  Pour  l'âge  où  tout 
fit  niyftcrc,   il  n'y  a   point  de  mylteres  proprement  dits. 

7/  fdut  croire  en    Dieu  pour  être  fauve. 

Ce  dogme  mal  eatcndu  ell  le  principe  de  la  fanguinairc  in- 


L    I    V    R    E     I  V.  453 

tolérance ,  &:  la  caufe  de  toutes  ces  vaines  inftruclions  qui 
portent  le  coup  mortel  à  la  raifon  humaine  en  l'accoutu- 
mant à  fe  payer  de  mots.  Sans  doute ,  il  n'y  a  pas  un 
moment  à  perdre  pour  mériter  le  falut  éternel  :  mais  fi  pour 
l'obtenir  il  fuffit  de  répéter  de  certaines  paroles  ,  je  ne  vois 
pas  ce  qui  nous  empêche  de  peupler  le  Ciel  de  fanfonnets  &c 
de  pies  ,  tout  aufli  bien  que  d'enfans. 

L'obligation  de  croire  en  fuppofe  la  pofTibilité.  Le  Phi- 
lofophe  qui  ne  croit  pas  a  tort ,  parce  qu'il  ufe  mal  de  la 
raifon  qu'il  a  cultivée ,  6c  qu'il  eft  en  état  d'entendre  les 
vérités  qu'il  rejette.  Mais  l'enfiint  qui  profefle  la  religion 
chrétienne ,  que  croit  -  il  ?  ce  qu'il  conçoit ,  &c  il  conçoit  fi 
peu  ce  qu'on  lui  fliit  dire ,  que  fi  vous  lui  dites  le  con- 
traire, il  l'adoptera  tout  aufïi  volontiers.  La  foi  des  enfans 
&  de  beaucoup  d'hommes  eft  une  affaire  de  géographie.  Se- 
ront -  ils  récompenfcs  d'être  nés  à  Rome  plutôt  qu'à  la 
Mecque.  On  dit  à  l'un  que  Mahomet  eft  le  Prophète  de 
Dieu,  &  il  dit  que  Mahomet  eft  le  Prophète  de  Dieu  ;  on 
dit  à  l'autre  que  Mahomet  eft  un  fouibe,  ôc  il  dit  que  Ma- 
homet eft  un  fourbe.  Chacun  des  deux  eût  affirmé  ce  qu'af- 
firme l'autre  s'ils  fe  fulTent  trouvés  tranfpofés.  Peut-on  panir 
de  deux  difpofitions  fi  fcmblables  pour  envoyer  l'un  en  Pa- 
radis &  l'autre  en  Enfer  ?  Quand  un  enfant  dit  qu'il  croie 
en  Dieu  ,  ce  n'eft  pas  en  Dieu  qu'il  croit ,  c'eft  ;\  Pierre 
ou  à  Jaques  qui  lui  difent  qu'il  y  a  quelque  chofe  qu'on 
appelle  Dieu  j  &  il  le  croit  à  la  manière  d'Euripide. 


454  EMILE. 

0  Jupiter  !  car    de  toi  rien  Jînon 
Je  ne  connais  feulement  que  le  nom  (  22  ). 

Nous  tenons  que  nul  enfant  mort  avant  l'âge  de  raifon 
ne  fera  privé  du  bonheur  éternel  ;  les  Catholiques  croient  la 
même  chofe  de  tous  les  enfans  qui  ont  reçu  le  baptême , 
quoiqu'ils  n'aient  jamais  entendu  parler  de  Dieu.  Il  y  a  donc 
des  cas  oiî  l'on  peut  être  fauve  fans  croire  en  Dieu ,  ôc  ces 
cas  ont  lieu  ,  foit  dans  l'enfance  ,  foit  dans  la  démcrxe  , 
quand  l'efprit  humain  eit  incapable  des  opérations  néceflaires 
pour  reconnoître  la  Divinité.  Toure  la  différence  que  je  vois 
ici  entre  vous  &  moi ,  elt  que  vous  prétendez  que  les  en- 
fans  ont  à  fept  ans  cette  capacité  ,  ôc  que  je  ne  la  leur 
accorde  pas  même  à  quinze.  Que  j'aie  tort  ou  raifon  ,  il 
ne  s'agit  pas  ici  d'un  article  de  foi ,  mais  d'une  fimple  ob- 
fervation  d'hifèoire  nararclle. 

Par  le  même  principe  ,  il  cfl  clair  que  tel  homme  par- 
venu jufqu'à  la  vieillelfe  fans  croire  en  Dieu  ,  ne  fera  pas 
pour  cela  privé  de  ù  préfence  dans  l'autre  vie  li  fon  aveu- 
glement n'a  pas  été  volontaire  ,  ôc  je  dis  qu'il  ne  l'efb  pas 
toujours.  Vous  en  convenez  pour  les  infenfés  qu'une  maladie 
prive  de  leurs  qualités  fpirituelles  ,  mais  non  de  leur  qualité 
d'homme ,  ni  par  conféqucnt  du  droit  aux  bienfaits  de  leur 
Créateur.  Pourquoi  donc  n'en  pas  convenir  aufTi  pour  ceux 
qui ,    féquclbés  de  toute  fociécé  dis  leur  enfance  ,   auroient 

(  lï  )  Plutartiite ,  Tiait^  de  t/U  Minalippe  ;  maia  les  clameurs  do 
moiir ,  tral.  d/lniyof.  C'eft  ainfi  que  Peuple  il" Athènes  forcèrent  Euiipidt 
Commcn^oic  d'abord  la  Tragcdie  de       i  chanjjer  ce  comiucnccmcau 


L    I    V    R    E      I  V.  455 

mené  une  vie  abfolument  fauvagc ,  privés  des  lumières  qu'on 
n'acquiert  que  dans  le  commerce  des  hommes  (2.3)?  Car 
il  elt  d'une  impollibilicé  démontrée,  qu'un  pareil  Sauvage  pût 
jamais  élever  fcs  réflexions  jufqu'à  la  connoiffance  du  vrai 
Dieu,  La  raifon  nous  dit  qu'un  homme  n'eit  punifTable  que 
par  les  fauter  de  fa  volonté,  &.  qu'une  ignorance  invincible  ne 
lui  fauroit  être  imputée  à  crime.  D'où  il  fuit  que  devant  la 
Juftice  éternelle  tout  homme  qui  croiroit  ,  s'il  avoit  les 
lumières  néceflaires  ,  eft  réputé  croire  ,  &c  qu'il  n'y  aura 
d'mcrédules  piuiis  que  ceux  dont  le  coeur  fe  ferme  à  la 
vérité. 

Gardons  -  nous  d'annoncer  la  vérité  à  ceux  qui  ne  font  pas 
en  état  de  l'entendre  ,  car  t'e/t  y  vouloir  fuMlitucr  Terreur, 
Il  vaudroit  mieux  n'avoir  aucune  idée  de  la  Divinité  que 
d'en  avo:r  des  idées  bafTes  ,  flinrailiques  ,  injuricufes  ,  indi- 
gnes d'elle  ;  c'elt  un  moindre  mal  de  la  méconnoître  que  de 
l'outrager.  J'aimerois  mieux  ,  dit  le  bon  Plutarque  ,  qu'on 
crût  qu'il  n'y  a  point  de  Plutarque  au  monde ,  que  lî  l'on 
difoit  que  Plutarque  elt  injuile  ,  envieux ,  jaloux ,  &.  fi  tyran , 
qu'il  exige  p^as  qu'il  ne  lail'c  le  pouvoir  de  faire. 

Le  grand  m:.\  des  images  difformes  de  la  Divinité  qu'oa 
trace  dans  l'cfprit  des  cnfai:s,  eft  qu'elles  y  rcitent  toute  leur 
vie  ,  &c  qu'ils  ne  conçoivent  plus  étant  hommes  d'autre  Dieu 
que  celui  des  enfuis.  Pai  va  en  SuilTc  une  bonne  Se  pieufe 
mère  de  famille  tellement  convaincue  de  cette  maxime ,  qu'elle 
ne  voulut  point  inflruire  fon  fils  de  la  religion  dans  le  pre- 

(  Z\)  Sur  \'h,\t  nature!  de  l'cf-  fes  progrès  :  Vcijcz  la  ircmicrc  par- 
prit   humain   «iic  fur    la    lenteur    de       tic  du  d{fiMurs  Jur  lini^alue. 


45^^  EMILE. 

mier  âge  ,  de  peur  que  mécontent  de  cette  inflruclion  groC- 
fiere  ,  il  n'en  négligeât  une  meilleure  à  l'âge  de  raifon.  Cet 
enfant  n'entendoit  jamais  parler  de  Dieu  qu'avec  recueille- 
ment &  révérence  ,  ôc  (itôt  qu'il  en  vouloit  parler  lui-même 
on  lui  impofoit  filence  ,  comme  fur  un  fujet  trop  fublime 
&  trop  grand  pour  lui.  Cette  réferve  excitoit  fa  curiofité  ,  ôc 
fon  amour  -  propre  afpiroit  au  moment  de  connoître  ce  myC- 
tere  qu'on  lui  cachoit  avec  tant  de  foin.  Moins  on  lui  parloic 
de  Dieu,  moins  on  foufFroit  qu'il  en  parlât  lui-même  ,  &c 
plus  il  s'en  occupoit  :  cet  enfant  voyoit  Dieu  par -tout;  ôc 
ce  que  je  craindrois  de  cet  air  de  myflcre  indiftretemenc 
affeilé  ,  feroit  qu'en  allumant  trop  l'imagination  d'un  jeune 
homme ,  on  n'alrcrât  fa  tête  ,  &c  qu'enfin  l'on  n'en  fit  un 
fanatique  au  lieu  d'en  faire  un  croyant. 

Mais  ne  craignons  rien  de  femblable  pour  mon  Emile  , 
qui ,  refufant  conftamment  fon  attention  à  tout  ce  qui  eft 
au-defliis  de  fa  portée  ,  écoute  avec  la  plus  profonde  indif- 
férence les  chofes  qu'il  n'entend  pas.  Il  y  en  a  tant  fur  les- 
quelles il  eft  habitué  à  dire  ,  cela  n'cft  pas  de  mon  rclfort  , 
qu'une  de  plus  ne  l'embarrafTe  gucres  ;  ôc  quand  il  commence 
à  s'inquiéter  de  ces  grandes  queftions  ,  ce  n'cft  pas  pour 
les  avoir  entendu  propofcr  ,  mais  c'e(t  quand  le  progrès  de 
fes  lumières  porte  fcs  recherches  de  ce  côté  li^. 

Nous  avons  vu  par  quel  chemin  l'cfprit  humain  cultivé 
s'approche  de  ces  myftcrcs  ,  &c  je  conviendrai  volontiers 
qu'il  n'y  parvient  narurcllemcnt  au  fcin  de  la  fociété  même  , 
que  dans  un  âge  plus  avancé.  Mais  comme  il  y  a  dans  la 
mcnie  focicté  des  caufcs  iiiévitablcs  par  Icfqucllcs  le  progrès 

des 


L    I    V    R    E      I  V.  457 

■des  paflions  efc  accéléré  ;  fi  l'on  n'acccléroit  de  mcmc  le 
progrès  des  lumières  qui  fervent  à  régler  ces  p.^.flîons  ,  c'e/t 
alors  qu'on  fortiioit  véritablement  de  l'ordre  de  la  Nature  , 
4c  que  l'équilibre  feroit  rompu.  Quand  on  n'eft  pas  maître  de 
modérer  un  développement  trop  rapide ,  il  faut  mener  avec 
la  même  rapidité  ceux  qui  doivent  y  corrcipondre  ,  en  forte 
que  l'ordre  ne  foit  point  interverti ,  que  ce  qui  doit  marcher 
enfemble  ne  foit  point  féparc  ,  &c  que  l'homme  ,  tout  entier 
à  tous  les  momens  de  fa  vie ,  ne  foit  pas  h  tel  point  par  une 
de  fes  facultés  ,  &  à  tel  auti-e  point  par  les  autres. 

Quelle  difficulté  je  vois  s'élever  ici  !  difficulté  d'autant  plus 
grande ,  qu'elle  elt  moins  dans  les  chofes  que  dans  la  puiil- 
lanimité  de  ceux  qui  n'ofent  la  réfoudre  ;  commençons ,  au 
moins  ,  par  ofer  la  propofer.  Un  enfant  doit  être  élevé  dans 
la  religion  de  fon  père  ;  on  lui  prouve  toujours  très-bien  que 
cette  religion  ,  telle  qu'elle  foit ,  eft  la  feule  véritable  ,  que 
toutes  les  autres  ne  font  qu'extravagance  &  abfurdité.  La  force 
des  orgumens  dépend  abfolument ,  fur  ce  point ,  du  pays  où 
l'oii  les  propofe.  Qu'un  Turc ,  qui  trouve  le  Chriftianifme  fi 
ridicule  h  Conftanrinople  ,  aille  voir  comment  on  trouve  le 
Mahométifme  à  Paris  :  c'eft  fur  -  tout  en  matière  de  religion 
que  l'opinion  triomphe.  Mais  nous  qui  prétendons  fecouer  fon 
joug  en  toute  chofe  ,  nous  qui  ne  voulons  rien  donner  à 
l'autorité ,  nous  qui  ne  voulons  rien  enfeigner  h  notre  Emile 
qu'il  ne  pût  apprendre  de  lui  -  même  par  tout  pays  ,  dans 
quel'c  religion  l'élévcrcns  -  nous  ?  h  quelle  fecle  aggrégcrons- 
nous  l'iiornme  de  la  Nature  ?  La  réponfe  eft  fort  fimple  , 
te  me  femble  ;  nous  ne  l'aggrégerons  ni  à  celle-ci  ,  ni  à 
Emile.    Tome  L  Aï  m  m 


45»  E   M  I   L   E.     L   I  V  R   E     IV. 

celle-là,  mais  nous  le  mettrons  en  état  de  choifîr  celle  oo* 
le  meilleur  ufage  de   fa  raifon    doit  le  conduire. 

Incedo   per    igné 
Suppojîtos    cineri  dolofo.. 

N'importe  ;  le  zcle  &  la  bonne  foi  m'ont  jufqu'ici  tehti' 
lieu  de  prudence,  refpere  que  ces  garants  ne  m'abandonne- 
ront point  au  befoin.  Ledeurs ,  ne  craignez  pas  de  moi  des 
précautions  indignes  d'un  ami  de  la  vérité  :  je  n'oublierai 
jamais  ma  dcvife  ;  mais  il  m'eft  trop  permis  de  me  défier 
de  mes  jugemens.  Au  lieu  de  vous  dire  ici  de  mon  chef  ce 
que  je  penfe  ,  je  vous  dirai  ce  que  peufoit  un  homme  qui 
valoit  mieux  que  moi.  Je  garantis  la  vérité  des  faits  qui  vont 
être  rapportés  ;  ils  ftint  réellement  arrivés  à  l'autetir  du  pa- 
pier que  je  vais  tranfcrire  :  c'elè  à  vous  de  voir  fi  l'on  peut 
en  tirer  des  réflexions  utiles  fur  le  fujet  dont  il  s'agit.  Te  ne 
vous  propofe  point  le  fcntiment  d'un  autre  ou  le  mien  poun 
règle  ;  je  vous  l'ofire  à  examiner. 


Fin  du  premier  Voluni':. 


459 


.iilUc..iii,M5À.. 


TABLE 

DES    MATIERES 


CONTENUES    EN   CE    FOLUME, 


n.    Défigne  les    notes. 


A 


Bbe   de    St.   Pierre  ;  com- 
ment ctabliffbit  fes   enfans. 
page    334 
Comment   appêlloit  les    hom- 
mes. 64 
jjifadémus ,  (ont   des  écoles   pu- 
bliques de  menlbnges.    348 
..Accent ,  s'il  faut  fe  piquer  de  n'en 
point  avoir.                       76 
Ce  que  le  François  met  ;\   la 
place.                                  77. 
Les  enfans  en  ont  peu.     UiJ. 
^chiUe  ,  allégorie  de  ("on  immer- 
fion  dans  le  Styx.            22 
Comment  le  Pocte  lui  ôte  le 
mérite  de  la  valeur.        39 
.Acîiviié ,  furabondante    dans    les 
enfans,   &   défaillante  dans 
les  vieillards.                     66 
Ji-M(fccnccy  lignes  des  approches 


de  cet  âge.  35^ 

Peut  ctre   accélérée  ou  retar- 
dée par  l'éducation.        367 

Affaires ,  comment  un  jeune  hom- 
me peut  les  apprendre.    435 
Ceux  qui   ne  traitent  que   les 
leurs  propres,  s'y    paflîon- 
nent  trop.  442 

Affectation  d'un  parler  m odcjie ,  m  a u- 
vaife  avec  les  enfans.     369 

Affronts  dèshonorans  ,  à  qui  en  a]>- 
partiem  !a  vengeance.  438  «. 

Age  de  force.  265 

Son  emploi.  267 

Age  prodigiett.v.  41  n^ 

Ajax ,  eût  craint  Achille  &  dé- 
fie  Jupiter.  4<ji 

Alexandre ,    croyoit  ;\  la    vertu. 

Aiirncns  folides .,  nourrilTent  mieux 
que  les  liquides.  46  n^ 

M  ni  m  ? 


4^0 


TABLE 


Allmins  des  premiers  hommes. 

138 

Amateurs  &  Amatrlccs ,  comment 

font  à  Paris  leurs  ouvrages. 

343 

Exceptions.  IbiJ. 

Amour,  exige  des  connoifTanccs. 

3C'4 
A  de  meilleurs  yeux  que  nous. 
Ibid. 
Fixe  &  rend  exclufif  le    pen- 
chant  de  la  Nature.      Itid, 
Païïions  qu'il  entraîne  à  fa  fuite. 

Amour  de  fol ,  principe  de  toutes 
nos  paflions.  560 

Toujours  bon  &  conforme  à 
l'ordre.  361 

Quelles  fortes  de  paflions   en 
naiflent.  362 

Amour- propre  ,  pourquoi  n'eft  ja- 
mais content.  363 
Quelles    fortes  de  paflîons  en 
naiflent.                            Ibid. 
Devient  orgueil  dans  les  gran- 
des amcs ,    vanité  dans    les 
petites.  365 
Comment    fe    transforme    en 
vertu.                               441 
Analyfe.                                      iTj 
Analogie  grammaticale  y  les  enfans 
la  fuivent  mieux  que  nous. 

73 
AngU  vi/uelf  comment  nous  trom- 
pe. 117 


Anglais ,  fe  difent  un  f>euple  de 
bon  naturel.  243   n. 

Angloife ,  à  dix  ans ,  excelloit  fur 
le  clavecin.  131 

Animaux  ,  ont  tous  quelque  édu- 
cation. 5  ^ 
Dorment  plus  l'hiver  que  l'été. 
191 

Antoim  (  Marc  ) ,  tems  où  Thif- 
toire  de  fa  vie  cft  inflruc- 
tive.  413 

Anthropomorphitcs.  449  >  450 

Appétit  des   enfans.  242 

Apprentiffages  y  comment  Emile  en 
fait  deux  à  la  fois.         342 

Araignées ,  quels  enfans  en  ont 
peur.  57 

Arme-  à- feu.  J'S 

Art  de  gouverner  fans  préceptes. 
171 

Art  d'obferver  les  enfans.      337 

Arts  y  en  quel  ordre  l'cftime  pu- 
plique  les  range.  310 

Emile  les  rangera  dans  la  fienne 
en  un  ordre  inverfe.  3  1 1 
Autre  manière  d'ordonner  les 
Arts,  félon  les  rapports  de 
néccflité  qui  les  lient.    3  14 

Arts  fauvagcs  £c  Arts  civils ,  dif- 
tinâion  des  uns  6c  des  au- 
tres. 309 

Artifan ,  fon  état  cil  le  plus  in- 
dépendant de  tous.  329 

Artifans  des  villes ,  follement  in- 
génieux. 5  I  î. 


DES      MATIERES. 


461 


Âflyanax.  5  8 

Atiachcm'.nt  dex  en  fans ,  n'cft  d'a- 
bord qu'habitude.  36z 
En    quoi    Y  attachement    diffère 
de  V amitié,                         401 
Avert'tffem&ns  négligés ,  s'il  en  faut 
reparler  après  coup.       377 
Augujle ,  étolt  le  précepteur   de 
fes  petits- fils.                i6  n. 
S'il  efl  vrai  qu'il  ait  étc  heureux. 
421 
Autorité ,  il  ne  faut  rien  lui  don- 
ner quand  on  ne  veut  rien 
donner  à  l'opinion.  353 
Si  celle  du  maître  doit  fe  con- 
ferver  aux  dépens  des  mœurs. 
401 


B 


Anians.  243  n. 

Jèâton  à  moitié  plongé  dans  l'eau. 

347 
Èerceau.  yi   //. 

Bibliothéqtte  d'Emile.  307 

Sienfaitc:irs   intéiejfés^  plus    com- 
muns que  les  obligés  ingrats. 
404 
Biens    &    maux    de    la    vie    hu- 
maine examinés.     87  &fuiv. 
Bonheur   de   r homme  naturel,   en 
quoi  confifte.  191 

Si  la  niefiire  du  bonheur  eft  éga- 
le dans  tous  les  états.     387 
Nous    jugeons    trop    du    bon- 
heur fur  les  apparences.  395 


Bons  mots,  fccret  pour  en  trou- 
ver. I4^ 

Bonté,  de  tous  les  attributs  de  la 
Divinité  toilte  -  puiflante  , 
celui  fans  lequel  on  la  peut 
le  moins  concevoir.  65 

Bouchers  ,  en  quel  pays  ne  font 
pas  reçus  en  témoignage.  144 

Bouillie ,  nourriture  peu  faine.    7 1 

Boule  roulée  entre  deux  doigts  croi- 

fi^-  347.   3  53 

Boujfnle ,  comment  nous  l'inven- 
tons. Z87 
Bruit  d'une  arme  -  à  -  feu.  5  8 
Buffon  ^    (iV/.  </«:)  cité.    14,   51,- 
lor  n. 


c 


Ad  RE  s  dorés ,  A  quoi  bons 

Campagne  ,    renouvelle    les    gé- 
nérations des  villes.  48 
Canard  de  la  foire.      '              181 
Caprici  ,    ne    vient    point   de    la 
liberté.                               173 
N'eft    point    l'ouvr.-'^e    de    la- 
Nature.                             175 
Caprices  ,    exemples   de    la    ma- 
nière  d'en  guérir  un  entant. 
JbiJ. 
Cartes  géogrriphiques.              171 
Caton    le    Cnfcur  ^  éleva  fon   fils 
des  le  berceau.           a6  ru 
Ceif-yd.i'it.                                xOy 
Chardin ,  citî,                            rôp- 


4,6x 


TABLE 


Charité,  manière  inepte  dont  on 
croit   l'inlplrer    aux   enfàns. 

|37 

Chat ,  examine  tous  les  objets 
nouveaux.  183 

Châtiment  ,  doit  être  ignoré  des 
enfàns.  i  '3  >   ^33 

Cheval,  réflexion  fur  cet  exer- 
cice. 197 

Cliimcres  ,  ornent  les  objets  réels. 

•^53 
Ciceron  ,   cité.  1 1 

Citoyenne.  o 

Citoyens ,  ce  qu'il  faut  faire  quand 
ils  font  forces  d'C'tre  fripons. 
316 
Climat.  33 

Clinuits  tempérés ,  leurs  avantages. 
ihid. 
Coiffures  des  enfàns,  189 

Collèges.  ç),    76 

Coure.  111 

Commander    &   obéir,    mots    qui 
doivent  être  inconnus  à  l'en- 
fant. 106 
Concurrence ,    quand   doit    çefTer 
d'être  un  infiniment  de  l'é- 
ducation.                          306 
Confidentes  ,    font    ordiniilremcnt 
des  novuriccs  dans  les  dra- 
mes anciens.  44 
Connoijfunas  ,     leur    choix    rcla- 
•tivcment  aux  bornes  de  l'in- 
telligence humaine.         x68 
Bien  vues  pgr  leurs  rapports, 


prcfervent  des  préjugés  ponr 
celle  qu'on  a  cultivée.     31^ 

Confoldtions,  tour  qu'on  peut  leur 
donner  pour  humilier  l'a- 
mour-propre. 431 

Contradiclivns  de  l'ordre  facial  , 
quelle  eft  leur  fource.     40^ 

Conventions  Sc  devoirs ,  ouvrent 
la    porte   à  tous  les  vices. 

Corps    débihy    afFoiblit    l'ame. 

J7  ,  400 

Corps  humain ,  différence  de  l'ha- 
bitude qui  lui  convient  dans 
l'exercice  ,  oxi  dans  l'inac- 
tion. 188 

Cof/uogr.iphie ,  fa  première  leçon. 

Courage ,  en  quels  lieux  il  faitt  le 
chercher.  3  9 

Cciirfe.  2  I  7 

Inliruftion    que    l'enfant    peut 
tirer  de  cet  exercice.    Ihid, 
Couvens.  76 

Cris  des  enfàns,  60 

Cuifîne  fiiwçoife.  14O 

Culture,  un  de  fes  grands  précep- 
tes efl  de  tout  retarder.    400 
Curiojité ,  fa  première  fource.  170 
Comment  fe  tait  fon  dévelop- 
pement.       '  Ihid, 
Quelle  ferolt  celle  d'un    Phi- 
lofoplie  relégué  dans  une  lue 
déferre.  Ihid» 
Rai  (on    pourquoi   le    Phîtofo- 


DES      MATIERES. 


4<sr 


phe   en  a  tant,  &  le  Sau- 
vage fi  peu,                   349 
Cy. dopes.  244 
C^^ar  Pierre...  3"4l 

J_yANSE.  214 

Déclamer.  234 

Définitions.,  comment  pourroient 
être  bonnes.  147  n. 

Dents,  moyen  de  faciliter  leur 
éruption.  70  &  fuiv. 

Dépendance  des  chofes  &C  dépen- 
dance des  hommes.  98 
La  première  ne  nuit  point  h  la 
liberté,                             Itid. 

Dé/ordre  moral,  par  oîi  com- 
mence, xo 

Dejfin ,    réflexions    fur    cet    art. 

2?.l 

Dette  faciale ,  comment  fe  paye. 

Devoir,  impafé  mal-à-propos  aux 
enfans.  1 1  o 

Effet  de  cette  indifcrétion.    1 1 1 
Ce  qu'on  doit  mettre  à  la  place. 
Ihid. 
Dialogue  de  morale  entre-  le  maî- 
tre &  l'enfant.  108 
Dhu.x  du   Paganifme  ,   comment 
furent  imaginés.              449 
Dijîanus ,  moyen  d'apprendre  ^ux 
enfans  à  en  juger.  60 
Divinité  ,    il    vaut    mieux    n'en 
point  parler  aux  enfans ,  que 


de  leur  en  donner  de  fauffes 

idées.  455 

Docilité,    effets  de    celle    qu'on 

exige  des  enfans.  293 

Domination  ,    tient    à    l'opinion 

comme  tout  le  refte.  95 
Douleur,  l'homme  doit  apprendre 

à  la  connoître.  82,  lOi 
Comment  perd  fon  amertume 

au  goût  des  enfans.  195 

J-j  A  V ,  dans  quel  état  l'enfanr 
la  doit  boire.  191 

Education ,   fes   diverfes   efpec^. 

3,  8 

Oppofition  entre  elles.  i 

Choix.  4,   ic 

But.  4 

Sens  de  ce  mot  chez  les  Anciens, 

14 

Commence  à  la  naiffance.       5  5 

Ne    fe    partage   pas.  31 

Nouvelles  difficultés.  28 

Quel  en  doit  être  le  véritable 

inftrument.  j ,  ?  ; 

Importance  de  la  retarder.    116 

Difficulté.  lin. 

Doit  être  d'abord  purement  né 

gative.  ,,6 

Progrès  de  fes  différences.  445 

Education   txclujivc ,   prétcre    les- 

inftri'.ftions  coùtcufes.     197' 

Education  naturelle,   doit    rendre' 

Ihommc  propre  à  toutes  les • 


4^4 


TABLE 


conditions  humaines.         34 

Maintient  l'enfant  dans  la  feule 

dépendance  des  chofes.      99 

^ucation    vulgaire  ,    difpenfe  les 

enfâns  d'apprendre  à  penfer. 

170 

Quel    efprlt    elle  leur  donne. 

figal'ué  civile  &  naturelle  ,  leur 
différence.  408 

Egalité  conventionnelle ,  rend  né- 

ceffaires  le  droit  pofitif  &  les 

loix.  317 

A  fait  inventer  la  monnoie.  Ji>fiJ. 

Elevé  imaginab-e  que  l'Auteur  fe 
donne.  30 

Elevé,  ne  doit  point  s'envifager 
comme  devant  être  un  jour 
féparé    de  fon  gouverneur. 

34 

Inconvénient  qu'il  paflè  fucceffive- 

ment  par  diverfes  mains.  44 

Avantage  qu'il  n'apprît  rien  du 
tout  jufqu'à  douze  ans.   116 

Comment  on  le  trouvera  ca- 
pable d'intelligence,  de  mé- 
moire, de  raifonnement,  168 

Ne  doit  recevoir  de  leçons  que 
de  l'expérience.  171 

Doit  toujours  croire  faire  fa 
volonté  en  faifant  la  vôtre. 

>7Î 

^e  mal  de  fon  inflri'flion  cil 
moins  dans  ce  qu'il  n'entend 
po'mt,  qwe  dans  ce  qu'il  croit 


entendre.  305 

•Comment  je  m'y  prends ,  pour 
que  le  mien  ne  foit  pas  aufïî 
fainéant  qu'un  Sauvsge.   344 

Utilité  de  ks  travaux  dans  les 
arts.  3 1  5 

En  parcourant  les  atteliers ,  doit 
mettre  lui-même  la  main^à 
l'œuvre.  3  1 9 

Choix  de  fon  métier,  s'il  a  du 
goût  pour  les  fcicnces  fpé- 
cu'dtives.  341 

En  ceflant  d'être  enfant,  doit 
fcntir  la  fupériorité  du  maî- 
tre. 430 

Différence  du  vôtre  &  du  mien. 

445 
Elevés,   ce   qu'on  leur  apprend, 
plutôt  qu'à  nsger.  197 

Eloquence ,  manière  inepte  de  l'eiv- 
fcigner  aux  jeunes  gens.  440 
Vrai  moyen.  IbiJ. 

Emile ,  pourquoi  paroît  d'abord 
peu  fur  la  fccne.  3  l 

Riche,  &:  pourquoi.  34 

A  de  la  nailïancc ,  &  pourquoi. 
IHJ. 
Orphelin  ,  en  cnicl  fens.     IhiJ, 
Première   chofe  qu'il  doit  ap- 
prendre. Sx 
N'r.ura  ni  maillot,  <[0 
Ni  chariots ,   ni  bour'cts ,  ni 
lificres.                                ^i 
Pourquoi  je  l'cleve  d'nhord  à 
h  campagne.       .   4S ,    m 
E"iiU  t 


DES      MATIERES. 


46$ 


Emile,  Son  dialogue  avec  le  jar- 
dinier Robert.  iî8 
N'apprendra    jamais    rien    par 
cœur.                                157 
Comment  apprend  à  lire.    1 66 
A  deffiner.                            ziî 
A  nager.                               198 
Précaution.                          ll'id. 
Avis    que    je    lui    donne    fur 
les  furprifes  nofturncs.   iio 
Penfif  &  non  queftionncur  dans 
fa  curiofité.                      174 
Son     aventure     à     la     foire. 
z8i 
Sa  première  leçon  de  cofmo- 
graphie.                            ly  5 
De  ftatique.                          189 
De  phyfique  fyftômatique.  191 
Mot   déterminant  entre  lui   & 
moi  dans  toutes  les  aéHons 
de  notre  vie.                   195 
Queftion  qui ,  de  ma  part ,  fuit 
infailliblement     toutes     les 
fiennes.                            Il'ici. 
Comment  je  lui  fais  fentir  l'u- 
tilité  de    favoir    s'orienter. 
297 
Que!  livre  compofera  long-tems 
feul  fa  bibliothèque.       307 
Emule  de  lui  -  même.          306 
S'intérefle  à  des  queftions  qui 
ne    pourroient    pas    même 
effleurer  l'attention  d'un  an- 
tre ;  exemple.                  3  '.9 
Pourquoi  peu  fêté  des  femmes 

Emile.    Tome  I. 


dans  fon  enfance,  &  avan- 
tage de  cela.  311  n. 

Pourquoi  je  veux  qu'il  ap- 
prenne un  métier.  330 

Choix  de  fon  métier.         34 1 

Fait  à  la  fois  deux  apprent.fia- 
ges.  Il>iJ. 

Comment  je  loue  fon  ouvrage, 
quand  il  eft  bien  fait      343 

Queftion  qu'il  me  fiiit,  quand 
il  juge  que  je  fuis  riche ,  &c 
ma  réponfe.  34 j 

Eft  un  Sauvage  fait  pour  ha- 
biter les  villes.  349 

Ne  répond  point  étourdiment 
à   mes  qtieftions.  351 

Sait  1'^  quoi  bon  fur  tout  ce 
qu'il  fait  ,  &C  le  pourquoi  fur 
tout  ce  qu'il  croit.  354 

Etat  de  fes  progrès  à  douie 
ans.  154 

A  quinze.  356 

N'eft  pas  faux  comme  les  au- 
tres enfans.  381 

Saura  tard  ce  que  c'cft  qus 
fouflVir  &  mourir.  IhiJ, 

Quand  il  commence  à  fe  com- 
parer ;\  fcs  femblables.  407 

Quelles  paflions  domineront 
dans  fon  caraftcre.         Ibid. 

Inipreflion  que  feront  fur  lui 
les  leçons  de  l'Hilloire.    411 

Ne  fe  transformera  point  dan» 
ceux  dont   il  lira  les   vies. 
4M 
Nnn 


"466 


TABLE 


Emile ,  jugera  trop  bien  les  autres 
pour  envier  leur  fort.    416 
Pourra  s'enorgueillir  de  fa  fu- 
périoritc.  Il^id. 

Remède  à  cela.  428 

Gomment  s'inilruira  dans  les 
affaires.  436 

Aime  la  paix.  438 

Son  parler  n'ef!  ni  véhément. 
441 
Ni  froid.  INJ. 

Etendue  de  fes   idées ,  &  élé- 
vation de  fes  fentimens.  443 
Ne  s'inquiète  point  des  idées 
qui  palTent  fa  portée.     4^6 
A  quelle  fefte  doit  être  aggré- 
gé.  458 

Encre ,  comment  elle  fe  fait,   301 
Utilité  de  favoir  cela.         305 
E/î/j^ce,  premier  état.  61 

Deuxième  état.  gi. 

Troifieme  état.  165 

Court  tableau  de    U  déprava- 
tion. 15 
Seul  moyen    de  l'en  garantir. 
Ihid. 
Ses    premiers     développemens 
fe  font  prefque  tous  à  la  fois. 

yo 

Doit  être  aimée  &  favorifée. 

Son  état  par  rapj>ort  à  Phom- 
me.  363  &  ftiiv. 

Ne  peut  gueres  abufcr  de  la 
'ibcrtc.  ao^ 


A  des  manières  de  penfèr  qiij" 
lui  font  propres.  110 

Doit  mûrir  dans  les  en- 
tans.  117 

Il  y  a  des  hommes  qui  n'y  paf- 
fent  point.  Ibid. 

Ne  point  fe  prefler  de  la  ju- 
ger. 145 

Semblable  dans  les  deux  fexes. 

358 

Enfans ,  comment  traites  à  leur 
naiffance.  13  ,   ^i   n. 

Supportent  des  changemens  que 
ne  fupporteroient  pas  les. 
hommes.  ij 

Doivent  être  nourris  à  la  cam- 
pagne. 48 

Leurs  premières  fenfations  pu- 
rement affectives.  j6 

Doivent  être  de  bonne  heure 

accoutumés    aux     ténèbres. 

IhU. 

Ont  rarement  peur  du  tonner- 
re. 58 

Comment  apprennent  à  juger 
des  dirtances.  60 

Ont  les  mufcles  de  la  face  très- 
mobiles.  61 

Pourquoi  font  fi  volontiers  du 
dégât.  65 

Comment  deviennent  impé- 
rieux. 67 

Maximes  de  conduite  avec  eux. 
Jhid.. 

En  erandifTant  dcviemicnt  mQia& 


DES      MATIERES. 


4'^7 


remuans.  67 

^JEnfans ,  ne  point  les  flatter  pour 

les  faire  taire.  68 

'Sont  prefque  tous  fevrcs  de 
trop  bonne  heure.  70 

Suivent  mieux  q\ie  nous  l'a- 
nalogie grammaticale.        73 

'On  s'emprefle  trop  de  les  faire 
parler.         79  ,  74  &  fuiv. 

îEt  de  corriger  leurs  fautes  <ie 
langue.  74 

■Apprennent  à  parler  plus  dif- 
tinftement  dans  les  Couvens 
&  dans  les  Collèges.       76 

Pourquoi  ceux  des  Payfans  ar- 
ticulent mieux  que  les  nô- 
tres. 7  5 

Donnent  fouvent  aux  -mots 
d'autres  fens  que  nous.      79 

■Ne  point  montrer  un  air  alar- 
me quand  ils  fe  bleflent.     '81 

Avantage  pour  eux  d'être  pe- 
tits &  foibles,  85 

"Souffrent  plus  de  la  gêne  qu'on 
leur  impofe  ,  que  des  in- 
commodités dont  on  les  ga- 
rantit. 101 

En  les  gâtant ,  on  les  rend  mi- 
férables.  loz  &  fuiv. 

Règles  pour  accorder  ou  retu- 
fer  leurs  demandes.      106  n. 

On  les  conduit  par  les  palfions 
qu'on  leur  donne.  1 1 3 

D'où   vient   leur   pétulance. 
ÏI4 


Abus  des  longs  difcours  qu'on 
leur  tient.  m 

Ne    font    point    naturellement 
portés  à  mentir.    134  &  fuiv. 

Pourquoi  trouvent  quelquefois 
d'heureux  traits.  14a 

Leur    apparente    facilité    d'ap- 
prendre    caufe    leur    perte. 
14a 

On  ne.  leur  apprend  que  des 
mots.  148 

N'ont  point  une  véritable  mé- 
moire. 146 

Comment  fe  cultive  celle  qn'ils 
ont.  156 

Quelle  cft  leur  Géographie.  151 

Si  l'Hifloire  eft  à  leur  portée. 
IbiJ. 

Comment    fe  perd   leur  juge- 
ment. 155 

De  leurs  vêtemens.  i8(î 

Et  de  leur  coéiTure.  1S9 

Généralement  trop  vêtus.  IhiJ. 

Sur- tout  dans  les  villes.    51/2. 

En  quel  mois  il   en  meurt  le 
plus.  190 

S'ils  doivent  boire  ayant  chaud. 
191 

Ont  befoin  d'un  long  fommeil. 

19» 

Moyen  de  les  faire  dormir.  1 94 

Et   fe  réveiller  d'eux  -  mêmes. 

IhiJ. 

Comment  fupportent  gaiement 

la  douleur.  195 

N  n  n  1 


468 


TABLE 


En/ans ,  peuvent  ctre  exerces  aux 
jeux  d'adrefle.  no 

S'ils  doivent  avoir  les  mêmes 
alimens    que  nous.  239 

Difficulté  de  les  obferver.  16 1 
On  ne   lait   point  le  mettre  à 
leur  place.  27? 

Effet   de  la  docilité  qu'on  en 
exige.  193 

Ne  les  payer  que  de    raifons 
qu'ils  puiffent  entendre.  194 
Font    peu  d'attention  aux  le- 
çons en  dîlccurs.  197 
Si  l'on  doit  leur  apprendre   à 
être  galans  près  des  femmes. 
321/2. 
Un  appareil  de  machines  &:  d'inf- 
trumens  les   effraye   ou  les 
diftrait.  2S8 
Ne  s'intéreffent  qu'aux  choies 
puremcr.t  phyliques.       ib'9 
Sont  naturellement  portés  à  la 
bienveillance.  361 
Mais    leurs   premiers    attache- 
mens    ne    lont   qu'habitude. 

373 

Leur    curiofité    hir    certaines 

matières.  366 

Comment    doit    être    éludée. 

î6S  &  fuir. 

Apprennent   à   jouer  le  fenti- 

ment.  3JÎ0 

Inconvénient  de  cela.  Jf>U. 

Tout  clt  infini  pour  eux.     4>  i 

£nfaj:t ,   augmente   de    prix    en 


avançant  en  âge.  14 

Doit  favoir  être  malade.       40 
Suppofé  homme  à  fa  naiflance. 

^3 

Pourquoi  tend  la  main  avec 
effort  pour  faifir  un  objet 
éloigné.  60 ,    64 

A  quelle  dépendance  doit  ctre 
affujetti.  99 

Ne   doit    point  être   contraint 
dans  fes  mouvemens,     li'iJ. 
Ne   doit  rien  obtenir  par  des 
pleurs.  100 

Ne  doit  pas  avoir  plus  de  mots 
que  d'idées.  80 

De  la  première  fauffe  idée  qui 
entre  dans    fa    tête    naiffent 
Terreur  &  le  vice.         107 
Ne  joint  pas  à  ce  qu'il  dit  les 
mêmes  idées  que  nous.    1 10 
Gouverne   le  mr.ître   dans    les 
éducations  foignées.        171 
Comment     n'épiera     pas     les 
mœurs   du  maître.  174 

Ne  doit  poifij  apprendre  à  dé- 
clamer. 134 
Moyen      de     le     rendre    cu- 
rieux. 171 
Ne  peut  être  ému  par  le  fenti- 
ment.  173 
Ne  s'intércffc  à  rien  dont  il  ne 
voye  l'utilité.  Jo^ 
Situation  où  tous   les  bcfoins 
naturels  de  l'homme ,  6c  les 
moyens  d'y  pourvoir  fe  dé- 


DES     MATIERES. 


4C9 


veloppcnt  fenfiblement  à  fon 

efprit.  307 

Comment  il  faut  lui   montrer 

les  relations  fociales.  310 
Sa  première  étude  eft  une  forte 

de    phyfique  expérimentale. 

Ne  doit  rien  faire   fur  parole. 
293 
Enfant    qui  fe  croit    brûlé  par   la 
glace.  3  4^ 

Enfant   dyfcoU  ,   manière    de   le 
contenir.  13° 

Enfant  -fait.  î  5  î 

Sa  peinture.  154  &■  fniv. 

Ennui,  d'où  vient.  395 

Entendement  humain ,  fon  premier 
terme  &  fes  progrès.        5  5 
£«v/c:,cfi  a-mere  &  pourquoi.  379 
Epiclete  ,    fa   prévoyance  ne  lui 
fert  de  rien.  387 

Erreur  ,    le    feul    moyen   de  l'é- 
viter,  eft  l'ignorance.     349 
Erreurs  de  nos  fens  ,  font  des  er- 
reurs de  nos  jugemens  ;  exem- 
ple. U6 
EJprit ,  chaque  efprit  a  fa  forme , 
félon    laquelle    il    doit  être 
gouverné.  1 1 8 
Ses  carafleres.                      346 
Efprit  (T)  d'un  enfant  doit  être 
d'abord  exhalé  modérément , 
puis  retenu.  14) 
Efprit  Je  votre  Elevé  &  du  mien. 
171 


Efprit  vulgaire ,  à  quoi  fe  recon- 

noit  dans  l'enfance.  144 

Sens  du  mot  Efprit,  pour  le 

peuple  &c  pour   les  enfans. 

448 
Sens  primitif.  44c) 

Etat  de  Nature  ,  en  en  fortant 
nous  forçons  nos  femblables 
d'en  fortir  auffi.  325 

Etat,  quelle  occupation  nous  en 
rapproche  le  plus.  329 

Etat  de  Nature  ,  état  Civil  :  ce 
qu'il  faudroit  pour  en  réu- 
nir les  avantages.  98 

Etudes ,  s'il  y  en  a  où  il  ne  faille 

que  des  yeux.  i 5 i 

S'il  y  en  a  qui  conviennent  aux 

enfans.  i  ^  ^ 

Etudes  fpèiulatives  ,  trop  culti- 
vées aux  dépens  de  l'art  d'a- 
gir- 43  5 

Etudier  par  cœur ,  habitue  à  mal 
prononcer.  76 

Euripide ,   ce  qu'il  dit  de  Jupiter. 

454 
Excès  d'indulgence  ou  de  rigueur 

à  éviter.  101 

Exercice  du  corps  ,    s'il  nuit  aux 

opérations  de  l'cfprit.  169 
Explications  en  difcourSy  font  peii 

d'imprcffion  fur  les  entans. 

Mauvaife    explication    par    les 
chofes.  305 


47" 


F 


TABLE 


A  li  LF.s.  Si  leur  ctiide  con- 
vient aux  enfans.  is7 
Analyfe  d'une  de  celles  de  La 
Fontaine.  158 
Examen  de  leur  morale.       163 
Quel  ell  leur  vrai  tems.       432 
La  morale  n'y  doit  pas  être  dé- 
veloppée.                        433 
Fuculth  fuperflues   de   l'homme , 
caufes  de  fa  mifere.  90 
Famille,  comment  fe  diflbut.     26 
jFfl/zwy/c-5  des  enfans  gâtés.        loj 
Farineux.                                          %^6 
Favorin ,  cité.                              91 
Fautes  ,    leur  tems  eft  celui  des 
fables.                               43  2 
Félicité  de  l'homme  ici  -  bas  eft  né- 
gative-                               88 
Femme  ,     confidérée   comme   un 
homme  imparfait.            357 
N'ell  k  bien  des  égards  qu'un 
grand  enfant.                    3^8 
Femmes ,  notre   première  éduca- 
tion leur  appartient.       2  n. 
Ne  veulent  plus  être  nourrices 
ni  mcrcs.                    i  ^  ,   17 
Quel   air    leur   plaît    dans   les 
hommes.                       322  /;. 
Fétiches.                                     449 
Feu  de  la  jeuncjfe,  pourquoi    la 
rend  indifciplinalilc.         401 
C'eft  par  lui  qu'on  la  peut  gou- 
verner.                              402 
Foi  des  tnfuns  ^  \  quoi  tient.  455 


Foihhffc ,  en  quoi  confiée.        93 
D'où  vient  celle  de  l'homme. 

C'eft  elle  qui  le  rend  fociable. 
378 
Force ,  en  quoi  confifte.  90 

A  quel  iige  Thomme  a  le  plus 
de  force  relative.  367 

Comment  il  en  doit  employer 
l'excédent.  Ibid. 

Force  du  génie  .&  de  Came  ,  com- 
ment s'annonce  dans  l'enfan- 
ce. 144 
Forêt  de  Montmorenci.                29S 
François,  ce  qui  rend  leur  abord 
repouffant    &    défagréable. 
77,  217  n. 


VJfA  JETÉ,  figne  très-équivo- 
que du  contentement.     395 
Ganffres  ifopérimetrts.  218 

Gaures.  145 

Genevois ,  peut-  être  ne  feroient 
plus  libres  ,  s'ils  n'avoient 
fçu    marcher    fans    fouliers. 

Gécie  ,  a   fou  vent  <Ian$  l'enfance 

l'apparence   de  la   ftupidité. 

144 

Gén'u  des  hommes,  différent  dans 
les  peuples  &  dans  les  indi- 
vidus. 417 

Géographie  f    idée    qu'en   ont    les 


DES      MATIERES. 


471 


enfans.  r  5 1 

Ses  premières  leçons.  277 

Çéométrle  ,  s'il   eft   vrai   que  les 

enfans  l'apprennent.         147 

Notre  manière  de  l'enfeigner 
donne  plus  à  llmagination 
qu'au  raifonnement.         226 

Comment  Emile  en  apprendra 
les  premiers  élémens.     Ibid. 

Moyen  de  la  rendre  inté- 
reflante.  269 

Gourmandifi  ,  préférable  à  la  va- 
nité ,  pour  mener  les  en- 
fans. 240 

Vice    des    cœurs    làns  étoffe. 

241 

Goiit.    Remarques   fur    ce    fens. 

237   &  fitiv. 

Coûts  naturels ,  font  les  plus  fim- 

ples.  2.38 

Et  les  plus  univerfels.         239 

Gouvernement    politique ,    à    quoi 

doit  fe  borner  l'idée  qu'il  en  faut 

donner  à  l'enfant.  3  1 7 

Gouverneur,  première  qualité  qu'il 

devroit  avoir.  28 

Moyen  d'éviter  la  difficulté  du 

choix.  Ilid. 

Doit  être  jeune.  3  i 

S'il    doit  avoir   déjà   fait   une 

éducation.  //•/./. 

Doit  choifir  auffi    fon  Elevé. 

Ne  doit  point  s'envifager  com- 
me en  dcvaiat  être  lui  jour 


féparé.  34 

Ne  doit  point  fe  charger  d'un 
Elevé  infirme.  3'> 

Doit  avoir  de  l'autorité  fur 
tout  ce  qui  entoure  fon  Ele- 
vé,  &  moyen  d'acquérir' 
cette   autorité.  1 19 

Doit  fe  faire  apprentif  avec  fon 
Elevé.  341 

Abus  à  éviter  dans  leurs  com- 
muns travaux.  343 
Fondement  de  la  confiance  que- 
l'Elevé   doit    avoir  en    lui. 
430 
Comment  doit  fe  conduire  dans 
les  fautes  de  fon  Elevé  de- 
venu grand.                      43 1 
Gouverneurs ,  leur  faufie  dignité.^ 
429. 
Grand  Seigneur  devenu  gueux.  327 
Grajfeyer.  -jj^ 
Grijfcs ,  pain  de  Piémont.         72 
Gymnaflique,                               t8  5. 

_£JL  ^-i  BIT  a  DE,  n'ell  poinf  la 
Nature.  4 

Seule  habitude  qu'on  doit  don- 
ner ;\  l'enfant  dans  le  pre- 
mier âge.  5  4 
D'où  vient  l'attrait  de  Vhabitu-' 
de.                                   257  ^--v 

Habitude  du  corps  convenable  à 
l'exercice  ,  différente  de  celle 
qui  convient  driiiadioa..i.SS 


471 


TAULE 


Haltînt   d(  l'homme  y  mortelle  \ 

l'homme.  4S 

Henri  IF.  Mot  de  ce  Prince  fur 

les  prédiôions  des  Aftrolo- 

giies.  141 

Hîritier ,  comment  j'élcve.      178 

Hermès,  }  06 

Hérodote  ,  cité.  1 89  ,  149 

Hijloire  ,   n'eft  point  à  la  portée 

des  enfàns.  1 5 1 

Exemple.  1 5 1 

Tems  de  fon  étiide.  4 1 1 

Calomnie  le  genre  humain.  4 1 1 

N'eft  jamais  fidèle.  413 

En  quoi  fembîable  aux  Romans. 

4'4 
Doit  peindre  fans  faire  de  por- 
traits. Uid. 
Montre    plus    les  aftlons    que 
les  hommes.  417 
Hijloire    moderne  ,    n'a    point    de 
phyfionomie.                   415 
Hijloriens  anciens.                  149  /;. 
Hobbes  ,    comment    anpelloit    le 
méchant.  65 
En  quel  fens  fon  grand  principe 
eft  vrai.                           103 
Hochets.                                70  ,  7 1 
Homme ,  comment  défapprend  à 
mourir.  39 
Fort  par  lui-mC'me,  rendu  foi- 
ble  par  la  fociétc.              96 
Doit  s'armer   contre  les  acti- 
dens  imprévus.                1 1 3 
EAlc  mcm£  dan^  tou:>  les  états. }  lô 


Ce    qui    le    rend    ciïentlcUe- 
ment   bon   ou    méchant 

36; 
Doit  être  formé  avant  d'ufer 
de  fon  fexe.  400 

Ne  pas  le  montrer  aux  jeunes 
gens  par  fon  mafque.     409 
Commence  difficilement  à  pen- 
fer  &  ne  ceffe  plus.         446 
Homme  courant  d'étude  en   étude , 
à  quoi  comparé.  179 

Homme   du   monde ,    tout    entier 
dans  fon  mafque.  59S 

Homme   naturel  ,     en    quoi    C(>n- 
fifte   fon  bonheur.  291 

Vivant  dan;  l'état  de  Nature , 
fort  différent  de  l'homme  na- 
turel vivant  dans  l'état  civil. 

349  .  447 
Borné    par    (es    facultés    aux 
chofcs  fenfibles.  447 

Hommes,   pourquoi  j'en  parle  il 
tard  à  mon  Elevé.  3  i  3 

Hommes  vulgaires ,  ont  feuls  befoirj 
d'être  élevés.  3} 

Humanité  ,    premier    devoir    de 
l'homme.  85 

Ce  qui  la  conftitue.  380 

Comment  s'excite  &  fe  nourrit 
dans  le  coeur  d'un  jeune  hom- 
me. 3S'i,  388 
Maximes  pour  cela.  381  &fuiv. 
Hyt;ienc,  40 


iDtSS, 


DES      MATIERES. 


47Î 


XDkESt  diftinguces  des  Ima- 
ges. 146 
Et  des  fenfations.                346 
La  manière  de  les  former  eft 
ce  qui  donne  un  caraftere  â 
l'efprit  humain.               Ibld. 
Idées    fimples  ,   ce    que    c'eft. 
Ibïd. 
Identité  fuccejjîve  ,  comment  nous 
avons  le  fentiment  de  la  nô- 
tre. 84 
Jeunes  femmes,  leur  manège  pour 
ne  pas  nourrir  leurs  enfans. 
18 
Jeunes  gens  corrompus  de  bonne 
heure ,  font  durs  &  cruels. 
376 
Caractère  <le  ceux  qui  confer- 
vent  long  -  tems  leur  inno- 
cence.                              377 
Pourquoi    paroiflent  quelque- 
fois   infenfibles  ,    quoiqu'ils 
ne   le  foient  pas.            390 
Inconvénient  de  les  rendre  trop 
obfervateurs.                    410 
Jeune  homme  ,  objets   qu'on  doit 
lui    montrer  à  certain    âge. 

3^i»  597 

Exemple.  399 

Doit    penfer    bien    de    ceux 

qui  vivent  avec  lui.     410 

Eftimer  les  individus,  &  mc- 

prifer  la  multitude.        IHd. 

Jeux ,  par  qui  &  à  quelle  occa- 

Eniile.    Tome  I. 


fion  inventés.  249 

Jeux  de  nuit  ,  utilité  &  pratique. 

101,    208 

Jeux  olympiques  ,ii  quoi  comparés. 

410 

Imagination  ,  étend  la  mefure  des 

pofTibles.  89 

Transforme  en  vices    les   pal- 

fions    des     êtres      bornés. 

374 
Imitation  ,   goût  naturel.  140 

Comment    dégénère    en  vice. 
Ihid. 
Indigejiions,  comment  les  enfâns 
n'en  auront  jamais.        248 
Infiins.  8 1 

Infini.  451 

Ingratitude  ,     n'eft    pas    dans    le 
cœur  de  l'homme.        404 
D'oii  elle  vient.  Itid. 

Inoculation.  1 97 

Injlincî ,  comment  devient  fenti- 
ment. 361 
InJîru<lton ,  à    quel    prix    on    la 
donne  aux  enfians.  116 
Doit     être     renvoyée    autant 
qu'on    peut.  iii 
L'on    n'y    doit    employer    ni 
rivalité,  ni  vanité.           306 
Injlruclions     de     la     Sature     font 
tardives ,  celles  des  hommes 
prémattirées.                    3^^ 
Infhumens  mèchaniques ,  leur  mul- 
titude nuit    .\    l'adreffe   des 
Ooo 


474 


TABLE 


na'.ns    &  A    la  jurtcfTe    des 

fens.  190 

Intc'l:g:n:e  ,    épreuve  &  mefure 

tle  fon  développement.  169 
Intolérance  ,    quel  dogme  eft  fon 

principe,  451 

Jm^emens  aftifs  &  pafûfs.  347 

Diftinaion.  Ibid. 

Comment   on  apprend  à  bien 

juger..  349 

Jvjî'uc  ,    quel    eft  en   nous    fon 

premier  fentiment.  1x5 

Juflici    humaine  y    fon   principe. 

406  n. 

J.uJIicc   &C  tonte   ne    i'or.t  pas    de 

jnirs  ctres  moraux. .        Iti.i. . 
Jtivtnal ,   cité. .  339 


L 


A    Fontaine ,     û    fes    Fab'es 
conviennent      aux     cnfns. 

Lait ,    fi    le  choix  du  lait  de  la 
mère  ou  d'une  autre  ,  eft  in- 
différent.. 18 
D'abord  fércux  ,    puis    prend 
de    la  confiflan:e.              43 
Eft  une  fubrtance  végétale.     4  5 
Se  caille  toujours  dans  l'cftcmac. 
46 
ùangrte  naturclte,                           Co 
Langiits  ,  a  leur   étude  convii.nt 
aux  cnfans. .                       149 
Un   entjnt  n'en  apprend  jamais 
Cfirune. .                           hiJ. 


Pourquoi    l'on    enfeigne    aux 
enfans  par  préférence  les  lan- 
gues mortes  1 50 
Leçons  doivent  être  plus  en  allions 
qu'en  difcours.  130 
Liberté  ,  le  premier  de   tous    les 
biens.  96 
Liberté  bien  réglée  ,  feul  inftniment 
d'une  bonne  éducation.        1 1 3 
Lire ,  manière  d'apprendre   à  lire 
aux  enfans.                        166 
Lijîere  ,   laifle   une    mauvalfe  dé- 
marche aux  enfans.  84 
Lit ,     moyen    de    n'en    trouver 
jamais   de  mauva  ?.          303 
Quel  eit  le  meilleur.         IbiJ. 
Litkarg:..                                     303 
Livre ,  qui  compofera  feul  la  biblio- 
thèque d'Emile.                307- 
Livres  ,  inllrumens  de  la   mifere 
des  entàns.                        165 
Locke ,  recommande  de  ne  poi.-.t 
droguer  les  enfans.  37 
Examtnde   fa   m:ixime ,   qu'il 
faut     ralfonner    avec     eux. 
107 
Comment  veut  qu'on  rende  un 
enfant  libéral.                   138 
Veut  qu'on  apprenne  à  lire  aux 
cnf-ns  avec  des  dez.        16(1 
Inconféquerce   de   cet    Auteur 
fur  U'urboiiron.                190 
Métier  qu'il  donne  .^  fon  Gen- 
tilhomme..                        )Î4 
Veut  qu'on  étudie  les   cfprlts.. 


DES     MATIERES. 


475 


avant  les  corps.  448 

Lolx ,  ce  qu'il  leur  manque  pour 

rendre    les    hommes    libres. 

98 

Favorifent    le    fort    contre    le 

foible.  409   n. 

Lolx    de   la    Nature  ,    dans    leur 

recherche    ne     pas    prendre 

les   faits   pour    des    raifons. 

191 

Exemple  fur  la  pcfanteur.    Jl>iiL 

Lotcpha^cs.  144 

Louche ,    précaution  pour    qu'un 

enfttit  ne  le  devienne   pas. 

56 
Lune ,  au-delà  d'un  nnage  en  mou- 
vement ,  paroît  fe  mouvoir 
en  fens  contraire.  347 

Lydiens  ,  comment  donnèrent  le 
change    à  leur  faim.       149 

2  ri.  A  c  HîN ES  ,  leur  appareil 
ciFraye  ou  dilbait  les  cnfans. 

Nous  ferons  nous-mcmes  les 

nôtres.  Ib':.\ 

A  force  d'en  rr-fTsmbler  autour 

de  foi ,  l'on  n'en  trouve  plirs 

en  foi-même.  190 

Maigre ,   n'échauffe   qnc   par   l'al- 

faifonncment.  ^7 

'f ai  Ilot.  17  ,    50  ,   68 

!aîire ,     gouvemc    par   l'cntrint. 

i7i 


Mal ,  n'en  faire  à  perfonnc  ,  la 
première  &  la  p'us  impor- 
tante leçon  de  mora'e.     143 

ilfiZWA;  entafTcs  fur  l'enfance.       ii 

Miiux  phyjlquîs  ,  moins  cruels 
que  les  autres.  14 

Maux  moraux ,  tous  dans  Topi- 
nion,  hors  un  féal.  91 

Maux  de  Came  y  n'e\C!te.it  p.. s 
fi  généralement  à  compaiîion 
que  les  autres.  390 

Manitou.  449 

Marcel,  célèbre  maître  ï  dav.iL-r. 

Marmoufets  de  Lahan.  449 

Maroc ,  ce  que  Montà'gne  a   d:r 

d'un  de  fes  Rois.  196 

Mjjqius ,  comment  on  empC-chc: 

un  enfant  d'en  avoir  peur.  57 
Matière.  449 

Maximes  de  conduite  avec  les  C!".- 

fans.  67 

Sur  la  pitié.  3*>'i 

Médecine ,  d'oà  vient  fon  emp-re. 

37 
Maux     qu'elle     nous     donne. 

Sophifme  fuT  fon  ufa?,e.    Ihid. 

Aulfi    nuifib'.c    à    l'ame    qu'.iu 

corps.  5SJ 

N'd  tait  aucun  bicr  an^  hom* 

mes,  91 

Médzziriy  ne  doit  ctiraf^jellé  ru'à 

l'extrémité.  5  9 

Milancolic ,  amie  dr  1..  voK'.pté.  ^  9  ç 

Ooo   J 


47<î. 


TABLE 


Mémoire  ,  les  enfans  n'en  ont  pas 

une  véritable.         146,155 

Comment  fe  cultive  celle  qu'ils 

ont.  156^ 

Menalippe ,   Tragédie   d'Euripide. 

454  n. 

Menfûnge    de   fait    &    de     droit. 

133 
Ni  l'un  ,    ni  l'autre  n'eft  natu- 
rel aux  enfans.  134  &  fuiv. 

Menuifcr'u.  342 

Mères,  d'elles  dépend  tout  l'ordre 
moral.  lo 

Avantage  pour  elles  de  nourrir 
leurs  enfans.  11 

Méridienne  à  tracer.  i8o 

Aventure  qu'elle  amené.     z8i 
Mefures  naturelles.  2Z1 

Métaux  ,     choifis    pour    termes 
moyens  des  échanges.     317 
Méthode  y  il  en  faiidroit  une  pour 
apprendre    difficilement    les 
fciences.  189 

La  mieux  appropriée  à  l'efpe- 
ce ,  à  l'âge ,  au  fexe ,  cft  la 
meilleure.  513 

Métier  y  pourquoi  je  veux  qu'E- 
mile en  apprenne  un.      330 
Métiers  y    raifons   de   leur  diftinc- 
tion.  314 

Mifcres    de    l'hortime  ,    le    rendent 
humain.  378   6-  J'uiv. 

Mœurs ,   comment  peuvent  renaî- 
tre. 10 
Comment  l'enfant  n'épiera  [las 


celles    de    fon    gouverneur.' 
174- 
Mœurs  y   en  quoi  les  peuples  qui 
en  ont    (iirpaffent   ceux  qui 
n'en  ont  pas.  40 1 

Monnaie ,  pourquoi  inventée.   3  1 7 
N'eft  qu'un  terme  de  comparai^ 
fon.  Ibid. 

Tout  peut  cti-e  monnoie.     Ibid. 
Pourquoi  marquée.  318 

Son   ufage.  Ihid.. 

Effets  moraux  de  cette  inven- 
tion ne  peuvent  être  expli- 
qués aux  enfans.  Itid.. 
Monfeigneur ,  il  faut  que  je  vive  :. 
réflexion  fur  ce  mot  &c  fur  li 
réponfe..  325 
Montaigne,  cité.   185,   196,417 
Montre  du  fagc.                     3  1 4  /?» 
Morale ,   comment    on   l'enfcigne 
aux  enfans.  108 
Unique  leçon  qu'on  leur  en  doit 
donner.  140 
Morale  &  politique   ne   peuvent 
fe  traiter  féparément.      408 
Morale  des  fables  ,  examinée.     1 6  } 
Morale,  ne  doit  pas  ctrc  dévelop- 
pée,        ^                  .433 
Moralité  y  il  n'y  en  a  point  dans 
nos  aâions  avant   l'âge  de 
raifon.  65 
Mort ,  comment  devient  un  grand 
m.il   pour  l'homme.  91 
Comment  fe  fait  peu  fcntir.  196 
L'idée     s'en     imprime     taid 


DES      MATIERES. 


477- 


dans  l'efpnt  des  enfans.  389 
Mots  ,  l'enfant  n'en  doit  pas  plus 
favoir  qu'il  n'a  d'idées.    Jîo 
Seule    chofe    qu'on    apprenne 
aux  enfans.  148 

Difficulté  de  leur  donner  tou- 
jours le  même  fens.   147  n. 
Mouvement ,  c'efl  par  lui  que  nous 
apprenons  qu'il  y  a  des  cho-- 
fes   qui  ne    font  pas    nous. 

59 
Mufcies  de  la  face ,  plus  mobiles 
dans  l'enfant  que  dans  l'hom- 
me. 61 
Mujîque,  moyen  de  l'entendre  par 
les  doigts.                         212 
Peut  fervir  à  parler  aux  fourds. 
IhiJ. 
De   la  manière  de  Tenfeigner 
aux  enfans.                      235 
Myjleres..                                    4<i2 


N. 


Ager,  quel  exercice  on 
préfère  à  celui  -  là  dans  la 
grande   éducation.  1 97 

Ce  qui  le  rend  périlleux.      198 
Naïffance   de    Chomme ,    a ,    povy 
ainfi    dire ,   deux    époques. 

357,  359 
tlature,  routes  cor.tra'res  par  Icf- 
quellcs  on  en  fort  dès  l'en- 
fance. 22 
Exerce  Inceflammcnt  les  enfans. 
IbuL 


Comment  l'homme  en  fort  par' 
fes   paffions.  361 

Ses  inflrudions  tardives  &  len- 
tes. 366 
Son  progrès  en  développant  la 
puiffance  du   fexe.           376 
Nature  de  r homme,  4 
Nature  divine.                             4 50 
Newton ,   portoit  l'hiver  fes  ha- 
bits d'été.                          188 
Notions  morales,  leur  progrès  dans 
mon  Elevé.                      269 
Nourrice  ,  la  véritable.                26 
La    meilleure    au  gré   de  l'ac- 
coucheur.                           42- 
Choix.                                     4j 
Doit  être   la  gouvernante    de 
fon    nourrifibn,                  44 
Ne    doit  pas  changer  de    ma- 
nière de  vivre.                  45 
Nourrices ,  comment  traitées  ,   &C 
pourquoi.                            ig 
Raifon  de  leur  attachement  à 
Tiifage  du  maillot.             ^1 
Excellent  dans  l'art  de  diftraire 
un  enfant  qui  pleure.       70 
Précaution    qu'elles    négligent. 
Uid. . 
Difent  aux  enfans  trop  de  mois 
inutiles.                               71 
Nuage  ,  iiafTant   entre  la  lune   & 
l'entant  lui  paroit  immobile', 
fv   la    lune   en  mouvement, 

347' 
Nuit  ^  d'où  vient  l'effroi  qu'elîfe- 


47* 


TABLE 


caufe.  201 

Remcde.  zoj 

Expcdition  nocturne  de  l'Auteur 

dans  ion  enfance.  io6 

\_J  B  J  ECT  I02i  s    contre    la 

llbertc    lalfîce    aux    enfans. 

86 

Contre  Vcducation  ret.irdée.  i  1 9 

Contre  la  méthode  inaé^ive  de 

ne  rien  apprendre  aux  enfans. 

167 

Contre  l'emploi  que   l'Auteur 

fait  de  l'enfance.  1^4 

Contre  la  culture   prématurée 

d'un  corps  non  formé.   131 

Contre  la  pratique  de  former  à 

l'eiifant   un  jugement  à   lui. 

Contre  le  choix  des  objets  que 
l'Auteur  offre  à  l'adolefcent. 

39/ 
Ohjits^  choix  de  ceux  qu'on  doit 

montrer  à  l'entant.  57 

De  nos  premières  obfcrvations , 

fi-tot  que  nous  commençons 

à  nous  éloigner  de  nous.  170 

Objets  purement  phyfquts ,  les 
feuls  qui  pullfent  inléreffcr 
les  entons.  19 x 

Objets  inulltcliuls  ne  font  pas  fi- 
tot  à  la  portée  des  jeunes 
gens.  411 

Qh/eryMion  des  mcct.'^s  ,  inçoavc- 


nient  dy  livrer  trop  un  jenne 

homme.  410 

Odorat  y  réflexion  fur  ce  fens.  149 
Oijîveté  eft  un  vol  pv.b  ic.  319 
Opinion  ,  ce  qu'il  faut  faire  pour 

régner  par  elle.  331 

Pour  ne  lui  rien  donner,  il  ne 

faut  rien  donner  à  l'autorité. 

Î53 

Elevé  fon  trône  fur  les  pafTions 
dos  hommes.  365 

Ordre  à  fuivre  dans  les  études.  i8o 
Ordre  monil ,  comment  l'homme 
y  entre.  406 

Ordre  foeial ,   tems  d'en   expoler 
le  tableau  au  jeune  homme. 
408 
Source  de    toutes   fes   contra- 
d'âlons.  409 

Témérité  de  s'y  fîer.  317 

Organes  des  plaifirs  fecrets  &  des 
befoins  ùégoûtans ,  pourquoi 
placés  dans  les  mêmes  lieux. 
370 
Ottomans ,  ancien  ufage  des  Prin- 
ces de  cette  Maifon.      3  ;i 
Ovide  ,  cité.  ^O 

Ouie  ,   culture  de  ce  fens.      131 
Organe  aftif  qui  lui  correspond. 

M) 

Outils  ,  plus  les  nôtres  font  in- 
génieux ,  plus  nos  organes 
deviennent  groffiers  &  mal- 
ailroiis.  jf)0 


DES     MATIERES. 


479 


JL  A N  T ALON ,  povirquol  en- 
nuyeux. 43  3 

Parallèle  de  mon  Elevé  &  du  vô- 
tre entrant  tous  deux  dans 
le  monde.  391   &  fuiv. 

Parejfi  ,  comment  on  en  guérit  les 
enfans.  195 

Pajions,  une  feule    eft  naturelle 

à  l'homme.  1 14 

Sont  les    inftrumens  de  notre 

confervation.  359 

Quelle    eft    celle    qui   fert   de 

principe  aux  autres.       360 

Gomment   par    elles    l'homme 

fort  de  la  K.iUire.  361 

Gomment  fe  dirigent  au  bien 

ou  au  mal.  363 

Sommaire  de  la  fageffe  humaine 

dans  leur  ufage.  374 

Leur  progrès  force  d'accélérer 

celui   des  lumières.         456 

Bajjîons  douces  &  affcciueufcs  noif- 
fent  de  l'amoiir  de  foi  ;  paf- 
Jîons  hameufes  &•  irafciUcs  naif- 
fent  de  Pamour-propre.   363 

Paffîons  impcLUiufis ,  moyen  d'en 
faire  peur  aux  enfans.     m 

Pajjîcns  na'ijfar.ics ,  moyen  de  les 
ordonner.  374 

JîauTJic,  exercice  pour  les  garçons. 

Pauvre ,   n'a   pas  befoin   d'éduca- 
tion. 34 
Eayfan    Siiijfc  y  idée   qu'il   avoit, 


de  la  puiflance  royale.  451 
Payfans ,   n'ont    point  peur  des 
araignées.  57 

Leurs  enfans  articulent  mieux 
que  les  nôtres.  75 

Ne  graffeyent  jamais.  74 

Pourquoi  plus  groffiers  que  les 
Sauvages.  169 

PéJarete  y  citoyen.  7 

Père  ,  fa  tâche.  17 

Ne  doit  point  avoir  de  préfé- 
rence entre  fes  enfans.      35 
PirfpeUive  ,  fans  fes  illufio.is  nous 
ne    vcrrioiis   aucun    cfpace. 

Péruviens,  comment  traitoient  les 
enfans.  5 1  k. 

Petite  vérole.  196 

Pétrone  ,  cité.  3  10 

Pétulance  des  enj'a/is  ,  d'où  vient. 
65,    114 

Peuple  ,  a  r.utant  d'efprit  &  plus 
de  bon  fens  que  nous.  388 

Peuples  corrompus ,  n'ont  ni  vi- 
gueur ,  ni  vrai  courage.  401 

Peuples  ijui  or.{  des  maurs  ,  qua- 
lités qui  leur  font  propres. 
Ihid. 

Philippe  ,  Médecin  d'Alexandre  , 
fon  hilloire.  151 

Philofophie  en  maximes ,  ne  con- 
vient qu'à  l'expérience.  415" 

Philofophie  de  notre  Jiecl: ,  un  de 
fes  pK'.s  fréquensaljus.  366^ 


480 


TABLE 


Phyfionomu.  396 

Phyfiqiu  y    fes    premières  leçons. 
z87 
Phyjîque    expérimentale ,    veut    de 
la  fimplicité  dans  fes  inftru- 
mens.  z88 

Phyjîque  fyjlèmatique ,  à  quoi  bon- 
ne. 191 
Sa  première  leçon.             IhiJ. 
Pythagore ,  à  quoi  comparoit  le 
fpedacle  du  monde.        410 
Pitié,  comment  elle  agit  fur  nous. 
381 
Eft  douce,  &  pourquoi.     379 
Comment  on  l'empoche  de  dé- 
générer en  foiblefle.        443 
Pitié  pour  Us  méchans  ,  cruelle  au 
genre  humain.                 IHJ, 
Plan    que    l'Autevu-    s'eft     tracé. 

30 
Pleurs  tics  en/ans.  61  ,  69 

Plutarque  ,  cité.  î6  /z.   454  «. 

En  quoi  il  excelle.  418 

Poifon ,  quelle  idée  en  ont  les 
enfans.  153 

Politejfe ,  idée  de  celle  q\i'on  don- 
ne   aux    enfàns    des    riches. 
100 
Poupées  ambulantes.  z66 

Précepteur  y  quel  cA  le  vrai.     16 
Incapacité  Je  l'Auteur  pour  ce 
métier.  19 

Préjugé  qui  mcprife  les  métiers  , 
comment  j'apprends  i\  Emile 
à  le  vaincre.  330 


Préjugés,  s'enorgueillir  de  les  vain- 
cre, c'eft  s'y  foumettre.  341 
Préjènty  ne  doit  point  être  facri- 
fié  à  l'avenir  dans   l'éduca- 
tion, 8ç 
Prêtres  &  Médecins,  peu  pitoyables. 
398 
Prévoyance  ,(o\\rK  de  nos  milcres. 

95 

Prévoyance  des  hefoins  ,  marque 
une  intelligence  déjà  fort 
avancée.  191 

Principes  des  chofes  ,  pourquoi 
tous  les  peuples  qui  en  ont 
reconnu  deux  ,  ont  regardé 
le  mauvais  comme  inférieur 
au  bon.  ^5 

Progrès  d'Emile  à  douze  ans.  166 
A   quinze.  354 

Propriété,  exemple  de  la  manière 
d'en  donner  la  première  idée 
à  l'enfant.  1 17 

Puberté  ,  varie  dans  les  indivi- 
dus félon  les  tempéramens  y 
&  dans  les  hommes  félon  les 
climats.  365 

Peut  être   accélérée  ou  retar- 
dée par  des  caufes  morales. 
366 
Toujours  plus  h.ltive  chez  les 
peuples  policés.  Ibid. 

Et  d»Tns  les  villes.  IbiJ.  n. 

Pudeur,  les  enfans  n'en  ont  point. 

370 
Puijf.mcc  du  fcxc ,    comment  les 

ciifjns 


DES      IVÎATIERES. 


4fÇi 


enfans  l'accélèrent.  375 

Pyrrhus  ,   jugement    d'Emile    fur 

fa  vie.  411 

\J  U  E  ST I  o  N    par    laquelle 
on  réprime  les  lottes  &  faf- 
tidieufes   queftions    des   en- 
fans.  195 
Ses  avantages.                     Ibid. 
Qiujllou  fcabreufc ,    &    réponfe. 
371 
■Çtùntilien  ,  cité.  167 


R 


.Aces  pcriflent  ou  dégénè- 
rent dans  les  villes.  48 
Raifon  ,  frein  de  la  force.       iio 
Comment  on  la  dccrcditc  dans 
l'efprlt  des  enfans.           117 
Raifon  fenjîthz.                           184 
Ses  inftnimens.                   Ibid. 
Raifons  ,  importance  de  n'en  point 
donner  aux  enfans  qu'ils  ne 
puiflent  entendre.            195 
Ra'ifonncment ,   de    quelle    efpece 
eft  celui  des  enfans.        147 
Si-tôt   que  l'cfprit  eft  parvenu 
Jufqu'aux  idées ,  tout  juge- 
ment    eft    im    ra'ifonncment. 

Rcconno'iffancc ,  fentiment  naturel 

au  cœur   humain.  405 

Moyen    de    l'exciter    dans    le 

cœur  du  jeune  homme.  Ibld, 

Emile.    Tome  I. 


Rcfraciion.  3  5  ^ 

Rifiis  ,  '  n'en  être  point  prodigue 
&  n'en  jamais  révoquer.  100 
Régime  pythagoricien.    47  «.    144 
Régime  végétal ,   convenable  aux 
nourrices.  45 

Relations   faciales ,    comtr.ent   on 
doit  les  montrer  à  l'enfant.   3  10 
Religion ,  choix  de  celle  d'Emile. 
458 
Repas   ruflque  comparé  avec   un 
fellin  d'appareil.  310 

Réprimande  que  m'adrefle  un  Ba- 
teleur en  préfence  d'Emi'e, 
^^ 
République  de  Platon  n'cft  pas  un 
traité  de  Politique.  8 

Ce  que  c'efl.  Ibld. 

Comment  les  enfLns  y  font  éle- 
vés. 145 
Riche ,  l'éducation  de  fon  état  ne 
lui  convient  point.  34 
Riche  appauvri.                            317 
Riches,  trompés  en  tout.  41 
Rivage  ,    pourquoi    quand   on   le 
côtoyé  en   brto.'.u  ,  p.iroît  fe 
mouvoir  en  fcns  contraire.  3  47 
Robert,   Jardinier,    {on     dialogue 
avec  l'Auteur  &  fon  Elevé, 
118 
Roblnfon   Cnifoé.                        3  07 
Romains  illuflres  ,  ;\  quoi  paflbient 
leur  jeunefll*.                    43^ 
Romans  orient jux ,  plus  attcndril- 
ians  que  les  nôtres.         3^4 

Tpp 


48i 


TABLE 


Romulus    devolt    s'attacher    à   la 
Louve  qui  l'avoit  allaité.  361 


S. 


A  G  E  s  s  E  humaine  ,  en  quoi 
confifte.  88,    374 

Savans  ^font  plus  loin   de  la  vé- 
rité que  les  ignorans.      348 
Saveurs  fortes,  nous  répugnent  na- 
turellement. 138 
Inconvénient  de    s'y   accoutu- 
mer. 23  c) 
Sauvages ,   pourquoi   plus  fubtils 
que  les  payfans.  169 
Devroient ,    fclon    les    Méde- 
cins ,  être   perclus  de  rhu- 
matifmes.                      190  n. 
Pourquoi  cruels.                  144 
De  tous  les  hommes  les  moins 
curieux  &  les  moins  ennuyés. 

395 
Science  humaine  ,  la   portion  pro- 
pre aux  Savans  très -petite  , 
en  comparaifon  de  celle  qui 
eft  commune  à  tous.  55 

Sens  ,  lequel  fe  développe  le  plus 
tard.  59  "• 

Sens,  de  l'art  de  les  exercer.   199 
&  fuiv. 
Deux  manières  de  vérifier  leurs 
rapports.  3^0 

Sens-commun  ,  ce  que  c'eft.   251 
Senfaùon  &    fentimens   ont    des 
expreflions  différentes.      6i 
DilUng'.i.ci   des  idées.        346 


Comment  chacune  peut  deve- 
nir pour  nous  ur.e  idée.  3  50 
Moyen  d'en  avoir  à  la  fois  deux 
contraires    en    touchant    le 
même  corps.  346 

Senfaticns  affectives  précédent  les 
reprcfcntatives.  5  6 

Senfibilité ,  comment  on  l'étouffé 
ou    l'empêche    de    germer. 

379 
Comment  elle  naît.  380 

A  quoi  d'abord  elle  fe   borne 
dans  un  jeune  homme.  40a 
Doit  fcrvir  à  le  gouverner.  403 
Scntimens ,  gradation  de  ceux  d'un 
entant.  361 

Quel  eft  le  premier  dont  foit 
lufceptible  un  jeune  homme 
bien  élevé.  376 

Sevrer ,  tems  &  moyen.  70 

Signe,  ne  doit  jamais  être  fubfti- 
tué  à  la   choie  ,  que  quand 
il  eft  impoflible  de  la  mon- 
trer, 176 
Situations  oii  les  befoins  nat\irels 
de  l'homme   &  Its  moyens 
d'y    pourvoir ,   fe   dévelop- 
pent  fenfiblcment   A   l'clprit 
d'un   cnfimt.                      307 
Société  ,  a  f.iit  l'homme  foible.    96 
Toute  fociété  confifte  en  échan- 
ges.                                  316 
Application  de  ce  principe  au 
commerce  &  aux  arts.   ll'iJ. 
D'où  il  luit  que  toute  fociété 


DES      MATIERES. 


4!?  3 


a  pour  première  loi  quel- 
que égalité  conventionnelle. 
317 

Soleil ,    fon  lever.  271 

Sommeil  des  en/ans,  102 

Moyens  d'en  régler  la  durée.  1 94 

Sourds ,  moyen  de  leur  parler  en 
mufique.  1 1 1 

Spartiates  ,  élevés  en  poliffons , 
n'ctoient  pas  pour  cela  gref- 
fiers étant  grands.  171 

Spectacle  du  monde  ,  à  quoi  com- 
paré. 4 1  o 

Sphère  armillaire  ,  machine  mal 
compofée.  276 

Statique  ,   fa  première  leçon.  289 

Stupidité  d'im  enfant  toujours  éle- 
vé  dans  la  maifon.  181 

Stupidité  ficheufe ,  fous  quels  traits 
je  la  peindrois.  4^1 

Subjlance  animale  en  putréfaftion 
fourmille  de  vers.  45 

Suhjlanccs ,  combien  il  y  en  a. 
450 

Sucs  nourrijfans ,  doivent  être  ex- 
primés d'alimens  folides. 
46  n, 

Suétone ,  cité.  z6  n. 

Surprifes  nocturnes.  210 

Synthcfe.  ijj 


J.    Â  CI  T E ,    à   quel    âge    cet 

Auteur  cft  bon  ;\  lire.     415 

Tailleurs ,  inconnus  chez  les  An- 


ciens. 338  «. 

Talens  élevés  ,    inconvénient    de 

n'avoir    qu'eux   pour   toute 

reflburce.  331 

Talens    naturels ,    facilité    de    s'y 

tromper.  335 

Exemple.  336 

Thcmijlocle ,  comment  fon  fils  gou- 

vernoit  la  Grèce.  95   n. 

Thw.ydide  ,  modèle  des  Hiftoriens. 

4M 

Tcms ,  c'eft  plus  le  perdre  d'en 
mal  ufer  que  de  n'en  rien 
faire.  145 

Quand  il  eft  avantageux  d'en 
perdre.  i  16 

Trop  long  dans  le  premier 
âge  ,  &  trop  court  dans  celui 
de  l'inftruc^ion.  279 

Quand  les  enfans  commencent 
à  connoîtrc  fon  prix.     292 
Ténèbres ,  on   y    doit    de    bonne 
heure    accoutumer    les    en- 
fans.  56 
Tonnerre  ,  rarement   les  enfans  en 
ont   peur.  58 
Toucher,  culture  de  ce  fens.    200 
&  fuiv. 
Ses  jugemens   bornés   &   lîirs, 
21 1 
Comment  peut  fuppléer  à   la 
vue.                                    200 
A  l'ouie.                                n  t 
Moyens  de  l'aiguifer  ou  de  Té- 
mouflcr.                            i  I X 
Ppp  I 


4S4 


TABLE 


Sans  lui  nous  n'aurions  aucune 

idée  de  retendue.  zii 

Tréfor  de  St.   Marc  à  Veiiife  ,  ce 

qui  lui   manque.  185^ 

Turcnm  ,    trait  de  douceur  de  ce 

grand  homme.  410 

Petiteffe.  Ihld. 


V. 


A  LE  RE-  Ma  X  I M  E,.  cité. 
81 

Vanité,  fuites  mortifiantes  de  fon 

premier     mouvement     dans 

Emile.  287 

Varron  ,  cité.  1 1 

Vtrtu  ,  en  la  prêchant  aux  enfans 

on  leur  fait   aimer  le  vice. 

137 
Vertus ,    font    des    apprentiflages 
de  l'enfonce.  196 

Vertus  par  imita'ion.  137 

Vétcmens  ,  obfervations  fur  ceux 
des  enfans.  186,    189 

Vérité  y  doit  coûter  quelque  chofe 
à  connoître  ,  pour  que  l'en- 
fant y  faffe  attention.     274 
Quand  on  peut  fans  rifque  exi- 
ger qu'un  enfant  la  dife.  181  n. 
Viand: ,    fon  goût   n'ell   pas   na- 
turel  ;\  l'homme.  243 
Lambeau  de  Plutarque  fur  cet 
aliment.  244 
Kici ,  il  n'y  en  a  pas  un  dans  le 
cœur  de  l'homme  dont  on 
ne  puiile  dire  comiDcnt  il  y 


eft    entré.  114 

Vu  ,  pour  qui  la  peur  de  la  per- 
dre   en    fait    tout   le    prix. 

37 
A  qxiel  point  commence  véri- 
tablement celle  de  l'individu. 
84 
On  doit  la  laiffer  goûter  aux 
enfans.  8<S- 

Les  vieillards  la  regrettent  plus, 
que  les  jeunes  gens.         91 
VU  dare ,  multiplie  les  fenfations 
agréables.  19} 

Vie  humaine  ,  fes  plus  grands  rif- 
ques  font  dajis  fon  commen- 
cement. 85 
Courte  A  plus  d'un  égard.  357 
Vies   particulières ,    préférables    à 
l'hlftoire.                           417 
f'iii//dr4/i,déphifent aux  enfans.  3 1 
Aiment  à  voir  tout  en   repos 
autour  d'eux.  6(S 
Vigueur  d'efprlt ,  comment  fc  con- 
trafte.                               308 
Villes ,    font  le  gouffre  de   l'ef* 
pece    humaine.  48 
Pourquoi  les  nices  y  dégénèrent. 

367 
Vm  ,  nous  ne  l'aimons  pas  natu- 
rellement. 239 
Falfiiîé    par  la  litharge   eft  un 
poifon.                              304 
Moyen  de  connoître  cette  fal- 
fificat'on.                         f/'id' 
f-lrglle ,  (on  p\\is  beau  Vers.  jSj^ 


DES      MATIERES. 


48s 


yîrginicé ,    importance  de  la  con- 
ferver  long-tems.  367,  376 
Préceptes.  368,   397 

Vifages  plus  beaux  que  leurs  maf- 
ques,  4 1 0 

Vivre  ,  ce  que  c'eft.  1 3 

Vocabulaire  de  V enfant^  doit  être 
court.  80 

Voix ,  combien  de  fortes  l'hom- 
me en  a.  133 
Volant  i  eftun  jeu  de  femme.  119 
Ufagc  ,  en  prendre  prefque  tou- 
jours le  contre-pied  pour  bien 
faire.  117 
Ufages ,    en  toutes    chofes    doi- 
vent   être    bien    expliqués 
avant  de  montrer  les  abus. 
3-8 
f/ùliiéy  fens  de  ce  mot  dans  l'ef- 


prit   des  enfans.  194 

Pourquoi    ce   mot   dans  notre 

bouche  les    frappe  fi   peu. 

Ibid- 

Exemple    de   l'art    de  le   leur 

faire  entendre.  198 

Vue ,  exercice  de  ce  fenÇ.       2 1 4 

Ce  qui  rend  fes  jugemens  équi- 
voques. Ihid, 

Comment  la  courfe  exerce  un 
enfant  à  mieux  voir.       m 


_/\.  En  OPH  ON  , 


,ZL  Urich, 


cite.         } z 


comment  pafTenf 
maîtres  les  Confelllers  de 
cette  Ville.  344 


Fin  de  la  Table  du  premier  VolumCy 


•v^.4! 


y  K\