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COLLECTIO N
COMPLETE
DES CEUVRES
D E
J. J. ROUSSEAU.
TOME QUATRIEME.
Digitized by the Internet Archive
in 2010 witin funding from
University of Ottawa
Iittp://www.archive.org/details/collectioncomple04rous
COLLECTION
COMP LE TE
DES ŒUVRES
D E
J. J. ROUSSEAU,
Citoyen de Genève.
TOME QUATRIEME.
Contenant les IV premiers Livres à'Emikf
ou de V Education.
A GENEVE.
M. D C C. L X X X I L
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>wJ
PRÉFACE W EMILE.
V> E Recueil de réflexions & d'obfervations , fiins
ordre , & prefque flms fuite , fut commencé pour com-
plaire à une bonne mère qui fait pcnfer. Je n'a^ois
d'abord projette qu'un IMémoire de quelques pages :
mon fujet m'entraînant malgré moi , ce IMémoire de-
vint infenfiblement une efpece d'ouvrage, trop gros,
fans doute , pour ce qu'il contient , mais trop petit
pour la matière qu'il traite. J'ai balancé long-tems à le
publier ; & fou^^ent il m'a fait fentir , en y tra\'aillant ,
qu'il ne fuffit pas d'avoir écrit quelques brochures pour
favoir compofer un livre. Après de viiins efforts pour
mieux faire , je crois devoir le donner tel qu'il eft: ,
jugeant qu'il importe de tourner l'attention publique de
ce côté -là; & que, quand mes idées feroient mau-
Viùfcs , fi j'en fiiis naître de bonnes à d'autres , je
n'aurai pas tout- à -fait perdu mon tems. Un homme,
qui de fa retraite , jette fes feuilles dans le Public ,
fans preneurs , £ins parti qui les défende , fans favoir
même ce qu'on en penfe ou ce qu'on en dit, ne
doit pas craindre que , s'il fe trompe , on admette
fes erreurs fans examen.
Je parlerai peu de l'importance d'une bonne édu-
Emile. Tome I. a
n
PREFACE
cation ; je ne m'arrêterai pas non plus à prouver que
celle qui eft en ufage eft mau^^aife ; mille autres l'ont
£iit avant moi, & je n'aime point à remplir un livre
de chofes que tout le monde fkit Je remarquerai feu-
lement, que depuis des tems infinis il n'y a qu'un
cri contre la pratique établie , fans que performe s'a-
vife d'en propofer une meilleure. La Littérature & le
favoir de notre fiecle tendent beaucoup plus à détruire
qu'à édifier. On ccnfure d'un ton de maître ; pour
propofer , il en faut prendre un autre , auquel la hau-
teur pliilofophique fe compLiit moins. Malgré tant
d'écrits , qui n'ont , dit - on , pour but que l'utilité
publique , la première de toutes les utilités , qui eft: l'art
de former des hommes, eft: encore oubliée. J\lon fujet
étoit tout neuf après le livre de Locke , & je crains
fort qu'U ne le foit encore après le mien.
On ne connoît point l'enfance : fur les fiuffes idées
qu'on en a , plus on \'a , plus on s'égare. Les plus
lagcs s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de
favoir , fms confidérer ce que les enfans font en état
d'apprendre. Ils cherchent toujours l'homme dans l'en-
fant , f ms penfer à ce qu'il eft avant que d'ctre
homme. Voilà l'étude à laquelle je me fuis le plus
appliqué, afin que, quand toute ma métliode feroit
D' E M I L E.
III
diimérique & fuuffe, on pût toujours profiter de mes
obfervations. Je puis avoir très -mal vu ce qu'il faut
faire, mais je crois avoir bien vu le fujet fur lequel on
doit opérer. Commencez donc par mieux étudier vos
élevés; car très - afîlirément , vous ne les connoifiTez
point. Or fi vous lifez ce li^Te dans cette xue, je
ne le crois pas fans utilité pour i^ous.
A l'égard de ce qu'on appeUera la partie fyftéma-
tique, qui n'eft autre chofe ici que la marche de la
nature, c'eft-là ce qui déroutera le plus le Lecteur;
c'eft auffi par -là qu'on m'attaquera fins doute; &
peut-être n'aura-t-on pas tort. On croira moins lire
un Traité d'éducation, que les rêveries d'un vifion-
naire fur l'éducation. Q_u'y faire? Ce n'eft pas fur les
idées d'autrui que j'écris ; c'eft fur les miennes. Je
ne vois point comme les autres hommes ; il y a long-
tems qu'on me l'a reproché. J\ïais dépend -il de moi
de me donner d'autres yeux, & de m'afFedcr d'autres
idées? Non. D dépend de moi de ne point abonder
dans mon fens , de ne point croire être feul plus fige
que tout le monde ; il dépend de moi, non de chan-
ger de fentimcnt, mais de me défier du mien : voilà
tout ce que je puis fiure, & ce que je fais. Que fi
je prends quelquefois le ton affirmatif , ce n'eft point
IV PREFACE
pour en impoRrr au Lecteur ; c'eft pour lui parler comme
je pciife. Pourquoi propoferois-je par foriiic de doute
ce dont , quant ù moi , je ne doute point ? Je dis
exad;ement ce qui fe pafTe dans mon cljnit.
En expoKuit avec liberté mon fentiment, j'entends (i
peu qu'il falTe autorité , que yy joins toujours mes
raifons, afin qu'on les pefe & qu'on me juge : mais
quoique je ne veuille point m'obftiner à défendre mes
idées , je ne me crois pas moins obligé de les pro-
pofer ; car les maximes fur Icfquelles je fuis d'un
avis contraire à celui des autres, ne font point indif-
férentes. Ce font de celles dont la vérité ou la fauf-
feté importe à connoître , & qui font le bonheur ou
le malheur du genre - humain.
Propofez ce qui ell faifible , ne ce(re-t-on de me
répéter. C'cll comme ii l'on me difoit ; propofez de
faire ce qu'on fait ; ou du moins , propofez (piclquc
bien qui s'allie avec le mal cxllbmt. Un tel projet,
llir certaines matières , cil beaucoup plus chimérique
que les uiicns : car dans cet alliage le bien fc gâte,
& le mal ne fe guérit pas. J'aimeroLs mieux fuivre
en tout la pratique établie (jue d'en prendre une bonne
à iknii : il y auroit moins do contravUclion dans
l'homme; il ne peut tejidre à la fois à deux butii
D' E M I L E. Y
oppofés. Pères & IMeres, ce qui eft £ii£ible eft ce
que vous voulez faire. Dois - je répondre de votre
volonté ?
En toute efpece de projet , il y a deux chofes à
confidérer : premièrement, la bonté abfoluc du projet;
en fécond lieu, la facilité de l'exécution.
Au premier égard , il fuffit , pour que le projet
foit adniiflible & praticable en lui-même , que ce
qu'il a de bon foit dans la nature de la chofe ; ici ,
par exemple, que l'éducation propofée foit convenable
à l'homme, & bien adaptée au cœur humain.
La féconde confidération dépend de rapports donnés
dans certaines fituations : rapports accidentels à la
chofe , kfqucls , par conféquent , ne font point né-
ceffaires , & peuvent varier à l'infini- Ainfi telle édu-
cation peut être praticable en SuifiTe & ne l'être pas
en France ; telle autre peut l'être chez les Bourgeois ,
& telle autre paritii les Grands. La facilité plus ou
moins grande de l'exécution dépend de mille circonf-
tances, qu'il ell impolfible de déterminer autrement que
dans une application particulière de la méthode à tel ou
à tel pays , à telle ou à telle condition. Or toutes ces
applications particulières n'étant pas elfenticlles à mon
fujet, n'entrent point dans mon plan. D'autres pour-
VI PREFACE D' E M I L E.
ront s'en occuper , s'ils veulent, chacun pour le
Pays ou l'Etat qu'il aura en vue. Il me fuffit que
par - tout où naîtront des hommes , on puilTe en
faire ce que je propofe ; & qu'ayant fait d'eux ce
que je propofe, on ait fait ce qu'il y a de meilleur
& pour eux-mêmes & pour autnii. Si je ne rem-
plis pas cet engagement , j'ai tort fans doute ; mais
fi je le remplis , on auroit tort aufli d'exiger de moi
davantage 5 car je ne promets que cela.
E IM I L F, ,
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
=«;2!&=
L I F R E Premier.
= = ^mr ■'
JL O u T eft bien , fortant des mains de l'Auteur des
chofes : tout dégénère entre les mains de l'homme. II
force une terre à nouixir les produdions d'une autre , un
arbre à porter les fruits d'un autre : il mêle <Sc confond
les climats, les élcmens, les faifons : il mutile fon chien,
fon cheval , fon efclave : il boulcverfe tout , il défigure
tout : il aime la difformité, les monflrcs : il ne veut rien,
tel que l'a fait la nature , pas même l'homme ; il le faut
drefTer pour lui , comme un cheval de manège ; il le faut
contourner à fa mode, comme un arbre de fon jardin.
Sans cela , tout iroit plus mal encore , &: notre efpece
ne veut pas être façonnée h. demi. Dans l'état où font
déformais les chofes , un homme abandonne dès fa naif-
fiuice h lui-même parmi les autres, feroit le plus défigure
de tous. Les préjugés , l'autorité , la nécefTité , l'exemple ,
toutes les inflitutions fociales dans lefquelles nous nous
trouvons fubmergcs , éroufferoient en lui la nature , & ne
mettroient rien h la place. Elle y feroit comme wn arbrif-
Emile, Tome I, A
i EMILE.
fcau que le hazard fait naître au milieu d'un chemin , 6c
que les paflans font bientôt périr , en le heurtant de toutes
parts &: le pliant dans tous les fens.
C'e/i: à toi que je m'adrefle, tendre & prévoyante mère (i),
qui fçus t'écartcr de la grande route, ôc garantir rarbrilTcau
naifTant du choc des opinions humaines ! Cultive , arrofe la
( I ) La première éducadon eft cel-
le qui importe le plus ; & cette pre-
mière éducation appartient incontef-
tablcment aux femmes : fi l'Auteur de
la nature eût voulu qu'elle appartint
aux iiommes, il leur eût donné du lait
pour nourrir les enfans. Parlez donc
toujours aux femmes , par préférence ,
dans vos Traités d'éducation ; car ,
outre qu'elles font à portée d'y veiller
de plus prés que les hommes & qu'elles
•y influent toujours da^'antage, le fuc-
cés les intéreffe aufli beaucoup plus ,
puifquc la plupart des veuves fe trou-
vent prefque à la merci de leurs enfans,
& qu'alors ils leur font vivement fen-
tir , eh bien ou en mal , l'cftiçt de h
manière dont elles les ont élevés. Les
loix , toujours fi occupées des biens
& fi jieu des perfonnes , parce qu'elles
ont pour objet la paix & non lii vertu,
ne donnent pas alTez d'autorité aux
rtieres. Cependant leur état eft plus fur
que celui des percs ; leurs devoirs font
plus pénibles ; leurs foins importent
plus au bon ordre de la famille ; gé-
néralement cites ont plus d'attache-
ment pour les enfans. Il y a des
occafions où un fils qui manque de
refped à fon père , peut , en quelque
forte , être excufé : mais fi , dans
quelque occafion que ce fiit , un enfant
étoit aiïez dénaturé pour en manquer
à fa mère , à celle qui l'a porté dans
fon fein , qui l'a nourri de fon lait ,
qui , durant des années , s'cft oubliée
elle-même pour ne s'occuper que de
lui , on dcvroit fe hâter d'étouffer
ce miférable , comme un monftrc in-
digne de voir le jour. Les mères ,
dit-on , gâtent leursenfens. En cela,
fans doute , elles ont tort ; mais moins
de tort que vous , peut-être , qui les
dépravez. La mcrc veut que fon en-
fant foit heureux , qu'il le foit dc3
à préfcnt En cela elle a raifon :
quand elle fe trompe fur les moyens ,
il faut l'éclairer. L'ambition , l'avarL
ce , la tyrannie , la faufic prévoyance
des pères , leur négligence , leur dure
infenfibilité , font cent fois plus fu-
neftes aux enfans, que ra\-euglc tcn-
dreife des mères. Au rcftc , il faut
expliquer le fcns que je donne à ce
nom de mcrc , 6: c'cft ce qui fera
iM 6i>apr^t.
L I V R E î. »
Jeune plante avant qu'elle meure ; fes fruits feront un Jour
tes délices. Forme de bonne heure une enceinte autour de
l'ame de ton enfant : un autre en peut mai-quer le circuit;
mais toi feule y dois pofer la barrière ( * ).
On fliçonne les plantes par la culture , & les hommes
par l'éducation. Si l'homme naiiïbit grand & fort, fa taille
6c fa force lui feroient inutiles jufqu'à ce qu'il eût appris à
s'en fervir : elles lui feroient préjudiciables , en empêchant les
autres de fonger à l'aiïlder ( 2. ) ; & abajidonné à lui-même , il
mourroit de mifere avant d'avoir connu {es bcfoins. On fe
plaint de l'état de l'enfance ; on ne \'oit pas que la race hu-
maine eût péri fi l'homme n'eût commencé piir être enfant.
Nous naiflbns foibles , nous avons befoin de forces : nous
nailTons dépoun'us de tout , nous avons befoin d'afliltance :
nous nailTons fiiupides , nous avons befoin de jugement. Tout
ce que nous n'avons pas à notre naiffance <5c dont nous avons
befoin étant grands, nous eit domié par Fcducation.
Cette éducation nous vient de la nature , ou des hommes ,
ou des cliofes. Le développement interne de nos fiicultts
& de nos organes eft l'éducation de la nature : l'ufage qu'on
nous apprend à faire de ce développement eft l'éducation des
hommes ; &: l'acquis de notre propre expérience fur les objets
qui nous affed^nt, eft l'éducation des chofes,
(♦ ) On m'affurc que M. Formey a (2) Semblable à eux à l'extérieur ,
cru que je voulois ici parler de ma & privé de la parole , ainfi que des
mère , & qu'il l'a dit dans quelque idées qu'elle exprime , il feroit hors
ouvrage. C'eft fe moquer cruellement d'état de leur faire entendre le befoin
de IVl. Formey ou de moi. qu'il auroit de leurs fecours , & rien
en lui ne leur manifclieroit ce befoin,
A i
5t EMILE.
Chacun de nous eft donc formé par trois forres de Maîtres.
Le Difciple dans lequel leurs diverfes leçons fe contrarient
eft mal élevé, & ne fera jamais d'accord avec lui -même:
celui dans lequel elles tombent toutes fur les mêmes points,
& tendent aux mêmes lins , va feul à fon but 6c vit confc-
quemment. Celui-là feul eft bien élevé.
Or , de ces trois éducations différentes , celle de la nature
ue dépend point de nous ; celle des chofes n'en dépend qu'à
certains égards ; celle des hommes eft la feule dont nous
foyons vraiment les m.aîtres ; encore ne le fommes-nous que
par fuppofition : car qui eft -ce qui peut efpérer de diriger
entièrement les difcours ôc les acHons de tous ceux qui
environnent un enfant?
Sitôt donc que l'éducation eft un art, il eft prefque impof-
fible qu'elle réufîîffe , puifque le concours nécelfaire à l'on
fuccès ne dépend de pcrfonne. Tour ce qu'on peut faire à
force de foins eft d'approcher plus ou moins du but, mais
il faut du bonheur pour l'atteindre.
Quel eft ce but ? c'eft celui même de la nature ; cela
vient d'être prouvé. Puifque le concours des trois éducations
eft ncceffaire à leur perfection , c'eft fur celle à laquelle nous
ne pouvons rien qu'il faut diriger les deux autres. Mais peut-
être ce mot de nature a-t-il un fcns trop vague : il faut
tûcher ici de le fixer.
La natiye, nous dit -on, n'cft que l'iubitutlc ( * ). Que
( * ) M. Fcirmcy nous affiirc qu'on danj ce vers auquel je me propofuis
ne dit pas prctifcment ccl;i. Cela nie de refondre,
paruic pourt.int tC'.:s pictilîment die 1m iturt , trm-imi .•>•>/ n,, ^u riuiit»4t.
LIVRET. J
fignilie cela? N'y a-t-il pas des habirudes qu'on ne ccn-
traâe que par force & qui n'ccouffent jamais la nature?
Telle eft , par exemple , l'habiaide des plantes dont on gcne
la direâion verticale. La plante m.ife en liberté gaide Pin-
clinailbn qu'on l'a forcée à prendre : mais la fcve n'a point
chiingé pour cela fa direction primitive , & li la plante con-
tinue à végéter, fon prolongement redevient vertical. Il en
efè de même des inclinations des hommes. Tant qu'on relie
dans le même état , on peut garder celles qui réfultent de
l'habitude 6c qui nous font le moins namrelles ; mais fitôt
que la fituation change , Fhabitude cefTe & le naturel revient.
L'éducation n'eft certainement qu'une habitude. Or n'y a-t-il
pas des gens qui oublient &c perdent leur éducation? d'autres
qui la gardent ? d'où vient cette différence ? S'il faut borrxcr
le nom de nature aux habitudes conformes à la nature, on
peut s'épargner ce galimathias.
Nous naifons fenfibles , ôc des notre naiiïance nous
fommes affe6lés de diverfes manières par les objets qui
nous environnent. Sitôt que nous avons , pour ainfi dire ,
la confcience de nos fenfitions , nous fomiiies difpofés à
rechercher ou à fuir les objets qui les produifent , d'abord
félon qu'elles nous font agréables ou déplaifantes , puis félon
la convenance ou difcorivenance que nous trouvons entre
nous 6i ces objets , ôc enfui félon les jugcmens que nous
en portons fur l'idée de bonheur ou de perfeJlion que h
M. Formey, qui ne veut pas enor- modclTcnient la mcfurc de fa cervelle
i;;ucillir les femblablcs , nous donne pour celle de l'entcndcnient humain.
6= EMILE.
raiibn nous donne. Ces difpofitions s'étendent 5c s'aifer-
rtiiflent à mefure que nous devenons plus fenûblcs & plus
éclairés : mais, contraintes par nos habitudes , elles s'altèrent
plus ou moins par nos opinions. Avant cette altération ,
elles font ce que j'appelle en nous la nature.
C'efè donc à ces difpofitions primitives , qu'il faudroit tout?
rapporter : & cela fc pourroit , fi nos trois éducations n'é-
toient que différentes : mais que faire quand elles font
oppofées ? quand au lieu d'élever un homme pour lui-même
on veut l'élever pour les autres? Alors le concert eft im-
poflible. Forcé de combattre la nature ou les inftitutions
fociales , il faut opter entre faire un homme ou un citoyen;
car on ne peut faire à la fois l'un &: l'autre.
Toute fociété partielle , quand elle e(l: étroite & bien
unie , s'aliène de la grande. Tout patriote clt dur aux
étrangers : ils ne font qu'hommes , ils ne font rien à fes
yeux ( 3 ). Cet inconvénient elt inévitable , mais il e(l
foible. L'efTentiel elt d'être bon aux gens avec qui l'on
vit. Au -dehors le Spartiate étoit ambitieux, avare, inique:
mais le défintérefTemcnt , l'équité , la concorde régnoicnc
dans fes murs Défiez-vous de ces cofmopolites qui vont
cherclier au loin d;ins leurs livres des devoirs qu'ils dé-
daignent de remplir autour d'eux. Tel Philofophe ainic les
Tartares, pour être difpenfé d'aimer (^s voifms.
L'iiommc naturel clt tout pour lui ; il elt l'unité numé-
( î ) Aurti les guerres îles Rcpubli- des Rois eft modcrcc , ceft leur paix
ques font-elles plus cruelles que ct.1- qui eft terrible : il vaut mieux çtte leur
les des Monarchies. Mais fi la guerre ennemi que leur fujct.
L I V R E I. 7
rîque , l'entier abfolu , qui n'a de rapport qu'à lui-même
ou à fon femblablc. L'homme civil n'cit qu'une unité
fradionnaire qui tient au dénominateur, &c dont la valeur
eft dans fon rapport avec l'entier , qui eft le corps focial.
Les bonnes inftitutions fociales font celles qui favent le
mieux dénarorer l'homme , lui ôter fon exiftence abfolue
pour lui en donner une relative , & tranfporter le moi
dans l'unité commune j en forte que chaque particulier ne
fe croye plus un , mais partie de l'unité , & ne foit plus
fenfiblc que dans le tout. Un Citoyen de Rome n'étoit
ni Caïus ni Lucius ; c'étoit un Romain : même il aimoic
la patrie exclufivement à lui. Rcgulus fe prétcndoit Car-
thaginois , comme étant devenu le bien de fes maîtres.
En fa qualité d'étranger il refufoit de ficger au Sénat de
Rome ; il falut qu'un Carthaginois le lui ordonnât. Il s'in-
dignoit qu'on voulût lui fauver la vie. Il vainquit , ôc s'en
retourna triomphant mourii- dans les fuppliccs. Cela n'a
pas grand rapport , ce me femble , aux hommes que nous
connoilTons.
Le Lacédémonien Pédarete fe préfente pour ctre admis
au confeil des ti'ois cens ; il eft rejette. Il s'en retourne tout
joyeux de ce qu'il s'eft trouvé dans Sparte trois cens hom-
mes valans mieux que lui. Je fuppofe cette démonftratlon
fincere, <Sc il y a lieu de croire qu'elle Tétoit : voilà le
citoyen.
Une femme de Sparte avoit cinq fils à l'armée , &
attendoit des nouvelles de la bataille. Un Ilote arrive ; elle
lui en demande en treniblanc. Vos cinq lils ont été tués.
f EMILE,
Vil Enclave , t'ai-je demande cela ? Nous avons g.ignd la
victoire. La mère court au Temple & rend grâces aux
Dieux. Voilà la cicoj'^enne.
Celui qui dans l'ordre civil veut conferver la primauté
des fentimens de la nature , né fait ce qu'il veut. Tou-
jours en contradiction avec lui-même , toujours flottant
entre fes penchans 6c Ces devoirs , il ne fera jamais ni
homme ni citoyen ; il ne fera bon ni poiu- lui ni pour
les autres. Ce fera un de ces hommes de nos jours ; un
François , un Anglois , un Bourgeois ; ce ne fera rien.
Poiu- ccre quelque chofe , pour être foi-même &c tou-
jours un , il faut agir comme on parle ; il faut être
toujours décidé fur le parti qu'on doit prendre , le prendre
hautement &z le fuivrc toujours. J'attends qu'on me mon-
tre ce prodige pour favoir s'il efl homme ou citoyen,
ou comment il s'y prend pour être à la fois Tun 6c
l'autre.
De ces objets nécelTairemcnt oppofcs , viennent deux
formes d'inltitution contraires ; Tune publique & com-
mune , l'autre particulière &c domcftique.
Voulez-vous prendre une idée de l'éducation publique ?
Lifez la République de Platon. Ce n'elt point un ouvrage
de politique , comme le pcnfcat ceux qui ne jugent des
livres que par leurs titres. CV-ft le plus beau traité d'é-
ducation qu'on ait jamais fait.
Quand on veut renvoyer au pays des chimères , on
nomme Pinftitution de Platon. Si Lycurgue n'eût mis la
iicnnc que par écrit , je la trouverois bien plus ciiiniériquc.
Platon
LIVRE I.
9
Platon n'a fait qu'épiirer le cœur de l'homme ; Lycur-
gue l'a dcnanu'é.
L'inrtitution publique n'exifte plus , & ne peut plus exif-
ter ; parce qu'où il n'y a plus de patrie il ne peut plus
y avoir de citoyens. Ces deux mots , patrie &c citoyen ,
doivent être effacés des langues modernes. J'en fais bien la
raifon , mais je ne veux pas la dire ; elle ne fait rien à mon
fuj'et.
Je n'envifage pas comme une infîirution publique ces rifl-
bles établilTemens qu'on appelle Collèges ( 4 ). Je ne compte
pas non plus l'éducation du monde , parce que cette édu-
cation tendant à deux fins contraii-es , les manque toutes
deux : elle n'eit propre qu'à faire des hommes doubles,
paroiflant toujours rapporter tout aux autres , Ôc ne rap-
portant jamais rien qu'à eux fculs. Or ces dcmonftrations
étant communes à tout le monde , n'abufent perfonne. Ce
font autant de foins perdus.
De ces contradictions nait celle que nous éprouvons
{ans ceffe en nous-mêmes. Entraînés par la nature & par
les hommes dans des routes contraires , forcés de nous
paitager entre ces diverfes impulfions , nous en fuivons
une compofée qui ne nous mené ni à l'un ni à l'autre
but. Ainfi combattus &: flottans durant tout le cours de
(4.) Il y a dans plulîciirs ccoles? bli. J'exhorte l"un d'entr'cux à publier
& fur-tout dans l'Univcrlitt; de Paris le projet de reforme qu'il a conçu,
des ProfelFeursque j'aime, que j'cftimc L'on fera peut-être enfin tente de ^ue-
beaucoup,& que je crois très-capables rir le mal , en voyant qu'il n'cll pas
de bien inftruire h jeunefTe , s'ils fans remède,
n'étoient forcés de fuivre l'ufage éta-
Emile. Tome I. B
ÎO
E M I L E.
notre vie , nous la terminons fans avoir pu nous accor-
der avec nous , 6i flins avoir été bons ni pour nous ni
pour les autres.
Reite enfin l'éducation domeflique ou celle de la nature.
Mais que deviendra pour les autres un homme uniquement
élevé pour lui ? Si peut-être le double objet qu'on fe
propofe pouvoit fe réunir en un feul , en étant les con-
tradictions de l'homme , on ôteroit un grand obfèacle à
fon bonheur. Il faudroit pour en juger le voir tout formé;
il faudroit avoir obfervé fcs penchans , vu fes progrès ,
fuivi fa marche : il faudroit en un mot connoître Thomme
naturel. Je crois qu'on aura fait quelques pas dans ces
recherches après avoir lu cet écrit.
Pour former cet homme rare , qu'avons-nous à faire ?
Beaucoup , fans doute ; c'efl d'empêcher que rien ne foit
fait. Quand il ne s'agit que d'aller contre le vent , on
louvoie ; mais fi la mer cil forte ilk qu'on veuille relter
en place , il faut jetter l'ancre. Prends garde , jeune
pilote , que ton cable ne file ou que ton ancre ne laboure ,
&. que le vaifleau ne dérive avant que tu t'en fois apperçu.
Dans l'ordre focial , où toutes les places font marquées,
chacun doit être élevé pour la fienne. Si un particulier
formé pour fa place en fort , il n'e(t plus propre à rien.
L'éducation n'efl utile qu'autant que la fortune s'accorde
avec la vocation des parens ; en tout autre cas elle clt
nuifible à Téleve , ne fût-ce que par les préjugés qu'elle
lui a donnés. En Egypte où le fils étoit obligé d'cm-
bralTer l'état de fon père , l'éducation du moins avoit un
LIVRET. rr
t)UC afïïiré ; mais parmi nous où les rangs feuls cîemeurcnc,
& où les hommes en changent fans ccfie , nul ne fait
fi en élevant fon lils poui* le fien il ne travaille pas
contre lui.
Dans l'ordre naturel , les hommes étant tous égaux ,
leur vocation commune eft l'état d'homme , & quiconque
eft bien élevé pour celui-là ne peut mal remplir ceux qui
s'y rapportent. Qu'on dcftine mon élevé à l'épée , à l'églife,
au barreau , peu m'importe. Avant la vocation des parens
la nature l'appelle à la vie humaine. Vivre eft le métier
que je lui veux apprendre. En fortant de mes mains il ne
fera, j'en conviens, ni magiitrat , ni foldat, ni prêtre : il
fera premièrement homme ; tout ce qu'un homme doit être ^
il faura l'être au befoin tout aufli bien que qui que ce foitj
& la fortune aura beau le faire changer de place , il fera
toujours à la fîenne. Occupavi te , fortuna , atque ccpi :
omnefque aditus tuos interdufi , ut ad me afpirare non
pojjes ( 5 ).
Notre véritable étude eft celle de la condition humaine.
Celui d'entre nous qui fait le mieux fupporter les biens &
les maux de cette vie eft à mon gré le mieux élevé : d'où
il fuit que la véritable éducation confifte moins en préceptes
qu'en exercices. Nous commençons à nous inftruire en
commençant à vivre ; notre éducation commence avec nous;
notre premier précepteur eft notre nourrice. Aufll ce mot
éducation avoit-il chez les anciens un autre fens que nous
( ç ) Tufciii. y.
B 2.
12. EMILE.
ne lui donnons plus : il fignifioit nourriture. Educit obfletrix ,
dit Varron ; educat nutrix , infiituit pcedagogus , docet
magijicr ( <5 ). Aiiîfi l'éducation , l'iiiftirution , l'inftruclion •
font trois chofes aufli différentes dans leur objet , que la
gouvernante, le précepteur & le maître. Mais ces diitinc-
tions font mal entendues ; & pour être bien conduit ,
l'enfant ne doit fuivre qu'un feul guide.
Il faut donc généralifer nos vues , & confidércr dans
notre élevé l'homme abftrait , l'homme expofé à tous les
accidens de la vie humaine. Si les hommes naiflbient atta-
chés au fol d'un pays , fi la même faifon duroit toute
l'année , fi chacun tcnoit à fa fortune de manière h n'en
pouvoir jamais changer , la pratique établie feroit bonne à
certains égards ; l'enfant élevé pour fon état , n'en fortanc
jamais , ne pourroit être expofé aux inconvéniens d'un autre.
Mais vu la mobilité des chofes humaines ; vu l'efprit inquiet
& remuant de ce fietle qui boulcvcrfe tout à chaque géné-
ration , peut-on concevoir une méthode plus infenfcc que
d'élever un enfant comme n'ayant jamais à fortir de fa cham-
bre, comme devant être fans c^^c entouré de fes gens ?
Si le malheureux fait un feul pas fur la terre , s'il dtftend
d'un feul degré , il eit perdu. Ce n'efi pas lui apprendre
à fupporter la peine ; c'eit l'exercer à la fentir.
On ne fonge qu'à confcrA'er fon enfant ; ce n'efi pas
affez : on doit lui apprcnJie à fe confer\er étant homme,
à fupporter les coups du fort , à braver l'opulence & la
( 6 ) Non. Marccll.
L I V R E I. 13
miTcre , h. vivre s'il le faut dans les glaces d'Iflande ou
fur le brûlant rocher de Malte. Vous avez beau prendre
des précautions pour qu'il ne meure pas ; il faudra pourtant
qu'il meure : ôc quand fa mort ne feroit pas l'ouvrage de
vos foins , encore feroient-ils mal entendus. Il s'agit moins
de l'empêcher de mourir, que de le faire vivre. Vivre ce
n'eft pas refpirer , c'elt agir ; c'eit faire ufage de nos
organes , de nos fens , de nos facultés , de toutes les
parties de nous-mêmes qui nous donnent le fentiment de
notre exiftence. L'homme qui a le plus vécu n'eft pas celui
qui a compté le plus d'années ; mais celui qui a le plus
fenti la vie. Tel s'elt fait enterrer à cent ans , qui mourut
dès fa nailFance. Il eût gagné d'aller au tombeau dans fa
jeuneiïe , s'il eût vécu du moins jufqu'à ce tems là.
Toute notre fligefTe confiiie en préjugés ferviles ; tous
nos ufages ne font qu'afTujettiflement , gène ôc contrainte.
L'homme civil nait , vit ôc meurt dans l'efclavage : à fj.
nailfance on le coud dans un maillot ; ii fa mort on le.
cloue dans une bicre ; tant qu'il garde la ligure humaine , il
eft enchaîné par nos inftitutions.
On dit que plufîeurs Sages - Femmes prétendent , en
pêtriflant la tête des enfans nouveaux - nés , lui donner
une forme plus convenable : & on le foufFre ! Nos têtes
feroient mal de la façon de l'Auteur de notre éae ; il nous
les fliut façonnées au-dehors par les Sages-Femmes , 6z
au-dedans par les Philofophes. Les Caraïbes font de la
moitié plus licureux que nous.
" A peine l'enfant efè - il forti du fcin de la mère , &:
ï4 EMILE.
„ h peine jouit - il de la liberté de mouvoir ^< d'étendre
„ fcs membres , qu'on lui donne de nouveaux liens. On
„ l'emmaillote , on le couche la tcre fixée &c les jambes
„ allongées , les bras pendans à côté du corps ; il efè
„ entouré de linges & de bandages de toute efpece , qui
„ ne lui permettent pas de changer de fîtuation. Heureux
„ fi on ne l'a pas ferré au point de l'empêcher de refpirer,
„ & fi on a eu la précaution de le coucher fur le côté , afin
„ que les eaux qu'il doit rendre par la bouche puiflent
„ tomber d'elles-mêmes ; car il n'auroit pas la liberté de
„ tourner la tête far le côté , pour en faciliter l'écoule-
„ ment ( 7 ) „ .
L'enfant nouveau - né a befoin d'étendre ôc de mouvoir
fes membres , pour les tirer de rengourdiiRment , où ,
ralTemblés en un peloton , ils ont rcftc fi long-tems. On
les étend, il ei\ vrai, mais on les empêche de fe mouvoir;
on alTujettit la tête même par des téticres : il fcmblc qu'on
a peur qu'il n'ait l'air d'être en vie.
Ainfi l'impulfion des parties internes d'un corps qui tend
h l'accrollfcment , trouve un obfbcle infurmontable aux
mouvemens qu'elle lui demande. L'enfant fait continuellement
des efforts inutiles qui épuifent fes forces ou retardent leur
progrès. Il étoit moins h l'étroit , moins gêné , moins
comprimé dans l'amnios , qu'il n'eft dans fcs langes : je ne
vois pas ce qu'il a gagné de naître.
L'inaiiion , la contrainte où l'on retient les membres
{":) Ilift. NiU Tom. IV, pag. 190. in. 12.
LIVRET. 15
d'un enfant , ne peuvent que gêner la circulation du fang ,
des humeurs , empêcher l'enfant de fe fortifier , de croître ,
& altérer fa confHtution. Dans les lieux oîi l'on n'a point
ces précautions extravagantes , les hommes font tous grands ,
forts , bien proportionnés ( 8 ). Les pays où l'on emmail-
lote les enfans font ceux qui fourmillent de bollus , de
boiteux , de cagneux , de noués , de rachitiques , de gens
contrefliits de toute efpece. De peur que les corps ne fe
déforment par des mouvemens libres , on fe hâte de les
déformer en les mettant en prefle. On les rendroit volon-
tiers perclus , pour les empêcher de s'eltropier.
Une contrainte fi cruelle pourroit-elle ne pas influer fur
leur humeur , ainfi que fur leur tempérament ? Leur pre-
mier fentiment efè un fentiment de douleur ôc de peine : ils
ne trouvent qu'obftacles à tous les miouvemcns dont ils ont
befoin : plus malheureux qu'un criminel aux fers , ils font de
vains efforts , ils s'irritent , ils crient. Leurs premières voix ,
dites - vous , font des pleurs ? Je le crois bien : vous les
contrariez dès leur naiffance ; les premiers dons qu'ils
reçoivent de vous font des chaînes ; les premiers traite-
meiis qu'ils éprouvent font des tom-mens. N'ayant rien
de libre que la voix , comment ne s''en fcr\'iroicnt-ils pas
pour fe plaindre ? Ils crient du mal que vous leui" faites :
ainfi garottés , vous crieriez plus fort qu'eux.
D'où vient cet ufage déraifonnable ? D'un ufage dénaturé.
Depuis que les mères , méprifant leur premier devoir , n'ont
(8) Voyez h note i^ il*; te Kr. Liv.
x6 EMILE.
plus voulu nourrir leurs enfaiis ; il a falu les confier à des
femmes mercenaires , qui , fe trouvant ainfi mères d'enfans
étrangers pour qui la nature ne leur difoit rien , n'ont
cherché qu'à s'épargner de la peine. Il eût falu veiller fans
cefTe fur un enfant en liberté : mais quand il eft bien lié ,
on le jette dans un coin fans s'embarrafTer de fes cris.
Pourvu qu'il n'y ait pas des preuves de la négligence de
la nourrice , pour\-u que le nournlFon ne fe calfe ni bras
ni jambe , qu'importe au furplus qu'il périlFe , ou qu'il
demeure infirme le refte de fes jours ? On conferve fes
membres aux dépens de fon corps ; & , quoi qu'il airive , la
nourrice eft difculpéc.
Ces douces mercs , qui débarrafTées de leurs enfans , fe
livrent gaîment aux amuftmens de la ville , favcnt - elles
cependant quel traitement l'enfant dans fon maillot reçoit
au village ? Au moindre tracas qui furvicnt , on le fufpend
à un clou comme un paquet de hardes ; & tandis que
/fans fe prefTcr , la nourrice vaque h fes affaires , le malheu-
reux refte ainfi cnicifié. Tous ceux qu'on a trouvés dans
cette fituation , avoient le vifage violet : la poitrine forte-
ment comprimée ne lailfant pas circuler le fang , il rcmon-
roit à la tête ; & l'on croyoit le patient fort tranquille ,
parce qu'il n'avoit pas la force de crier. J'ignore combien
d'heures un enfant peut rcfter en cet état fans perdre la
vie , mais je doute que cela puilfc aller fort loin. Voilà ,
je pcnfc , une des plus grandes commodités du maillot.
On prétend que les enfans en liberté pourroicnt prendre
de mauvaifcs iituaiions , & fe donner des mouvemcns
capables
L I V R E I. 17
capables de nuire à la bonne conformation de leurs mem-
bres. C'efè là un de ces vains raifonnemens de notre
faufTe fagefle , & que jamais aucune expérience n'a con-
firmés. De cette multitude d'cnfans qui , chez des peuples
plus fenfés que nous , font nourris dans toute la liliCrtc
de leui'S membres , on n'en voit pas tfn feul qui fe blelTe
ni s'eftropie : ils ne fauroient donner à leurs mouvement la
force qui peut les rendre dangereux , &c quand ils prennent
une fîtuation violente , la douleur les avertit bientôt d'en
changer.
Nous ne nous fommes pas encore avifcs de mettre au
maillot les petits des chiens , ni des chats ; voit - on qu'il
réfulte pour eux quelque inconvénient de cette négligence ?
Les enfins font plus lourds ; d'accord : mais à proportion
ils font aufli plus foibles. A peine peuvent-ils fe mouvoir ;
comment s'eRropieroient - ils ? Si on les étendoit fur le
dos , ils mouiToient dans cette fituation , comme la tortue ,
fans pouvoir jamais fe retourner.
Non contentes d'avoii- cefîc d'alaiter leurs enfans , les
femmes celTent d'en vouloir faire ; la confcqucncc ciè
naturelle. Dès que l'état de mère eft onéreux , on trouve
bientôt le moyen de s'en délivrer tout-à-fait : on veut
faire un ouvrage inutile , afin de le recommencer toujours ,
&: l'on tourne au préjudice de l'efpcce , l'attrait donné
pour la multiplier. Cet ufige , ajouté aux autres caufes
de dépopulation , nous annonce le fort prochain de l'Europe.
Les fciences , les arts , la philofophic & les mœurs qu'elle
engendre , ne tarderont pas d'en faii-e im défcit. Elle fera
Emile. Tome I. C
i8 EMILE.
peuplée de bêres féroces ; elle n'aura pas beaucoup changé
d'habicans.
J'ai vu quelquefois le petit manège des jeunes femmes qui
feignent de vouloir nourrir leurs enfans. On fait fc faire
prelFer de renoncer h cette faaraiile : on fait adroitement
intervenir les époux, les Médecins , fur -tout les mères. Un
mari qui oferoit confentir que fa femme nourrît fon enfant,
feroit un homme perdu. L'on en feroit un alTaflin qui veut
fe défaire d'elle. Maris prudens , il faut immoler à la paix
l'amour paternel; heureux qu'on trouve à la campagne des
femmes plus continentes que les vôtres ! Plus heureux fi le
tems que celles-ci gagnent n'elt pas dcltiné pour d'autres
que vous !
Le devoir des femmes n'efl pas douteux : mais on difpute
fi , dans le mépris qu'elles en font , il elè égal pour les enfans
d'être nourris de leur lait ou d'un autre? Je tiens cette quef'
tion , dont les Médecins font les juges , pour décidée au fou-
hait des femmes ; & pour moi , je penferois bien aufiî qu'il
vaut mieux que l'enfant fuce le lait d'une nourrice en fanté,
que d'une mère gâtée , s'il avoit quelque nouveau mal à crain-
dre du même fing dont il elï formé.
Mais la quelHon doit -clic s'cnvifager feulement par le côté
phyfiquc , & l'enfant a-t-il moins bcfoin des foins d'une
mère que de fa mamelle ? D'autres femmes , des béres
mêmes pourront lui donner le lait qu'elle lui refuft; : la fol-
îicitudc miternclle ne fc fuppléc point. Celle qui nourrir
l'enfant d'une autre au lieu du fien eft une mauvaife merc;
comment -Rra-t-elle uik bonne nourrice ? Elle pourra le
LIVRE I.
w
devenir, mais lentement, il faudra que Thabirude change la
natui-e ; ôc l'enfant mal foignc aura le tcms de périr cent
fois , avant que fa nouirice ait pris pour lui une tendreiïe
de mère.
De cet avantage même rcfulte un inconvénient, qui feul
devroit ôter à toute femme fenlible le courage de faire nourrir
fon enf;uit par une autre : c'eit celui de pai-rager le droit de
mère , ou plutôt de l'aliéner ; de voii* fon enfant aimer une
autre femme , autant &c plus qu'elle ; de fcntir que la ten-
dreiïe qu'il confen'^e pour fa propre mère eiï une grâce , 6c
que celle qu'il a pour fa mère adoptive efc un devoir : car
où j'ai trouvé les foins d'une mère, ne dois -je pas l'atta-
chement d'un fils ?
La manière dont on remédie à cet inconvénient , efl d'inf-
pirer aux enfans du mépris pour leur nourrice , en les traitant
jen véritables fervanres. Quand leur fervice eft achevé , on
retire l'enfont , ou l'on congédie la nourrice ; à force de la
mal recevoir, on la rebure de venir voir fon nounilfon. Au
bout de quelques années, il ne la voit plus, il ne la con-
noit plus. La mère qui croit fe fubftituer à elle , & réparer
{Il négligence par fi cruauté , fe trompe. Au lieu de faire un
tendre fils d'un nourrilfon dénaturé, elle l'exerce à l'ingra-
titude ; elle lui apprend à méprifer un jour celle qui lui donna
la vie , comme celle qui l'a nourri de fon lait.
Combien j'infiUerois fur ce point , s'il étoit moins décou-
rageant de rebattre en vain des fujets utiles ? Ceci tient ii
plus de chofes qu'on ne pcnfe. Voulez -vous rendre chacun
à fes premiers devoirs , commencez par les mcres ; vous ferez
C a
19
^m-^- EMILE.
étonnes des changemens que vous produirez. Tout vient fuc-
ceflîvement de cette première dépravation : tout l'ordre moral
s'altère ; le naturel s'éteint dans tous les cœurs ; l'intérieur des
maifons prend un air moins vivant ; le fpectacle touchant d'une
famille naiffante n'attache plus les maris , n'impofc plus d'é-
gards aux étrangers ; on refpede moins la mère dont on ne
voit pas les enfans ; il n'y a point de réfitience dans les
familles ; l'habitude ne renforce plus les liens du fong ; il
n'y a plus ni pères , ni mères , ni enfans , ni frères , ni fœurs ;
tous fe connoilTent à peine , comment s'aimeroient-ils ? Cha-
cun ne fonge plus qu'à foi. Quand la maifon n'elt qu'une
trifte folitude , il fnit bien aller s'égayer ailleurs.
Mais que les mères daignent nourrir leurs enfans , les
mœurs vont fe réformer d'elles - mêmes , les fentimens de
la nature fe réveiller dans tous les cœurs ; l'Ecat va fe re-
peupler ; ce premier point , ce point fcul va tout réunir. Egar-
erait de la vie domeltique elt le meilleur contrepoifon des
mauvaifes mœurs. Le tracas des enfans qu'on croit importun
devient agréable ; il rend le père &: la mcre pluî nécelTaires ,
plus chers l'un à l'autre , il relferre entre eux le lien con-
jugal. Quand la famille eft vivante 6c animée , les foins
domefliques font la plus chérc occupation de la femme ôc
le plus doux amufcmcnt du mari. Ainfi de ce fcul abus
corrigé réfulteroit bientôt une reforme générale ; bientôt la
nature auroit repris tous fes droits. Qu'une fois les femmes
redeviennent mères , bientôt les hommes redeviendront pea-s
& maris.
Difcoiirs fuperflus! l'ciuiui mOnic des plaifu-s du monde
LIVRET. îx
ne ramené jamais à ceux-là. Les femmes ont ceïïë d'être
mères ; elle ne le feront plus ; elles ne veulent plus Tctre.
Quand elles le voudroient , à peine le pourroient-elles :
aujourd'hui que l'ufage contraire eft établi , chacune aurcic
à combattre l'oppofîtion de toutes celles qui l'approchent,
liguées contre un exemple que les unes n'oiit pas donné
6c que les autres ne veulent pas fuivre.
Il fe trouve pourtant quelquefois encore de jeunes per-
fonnes d'un bon naturel , qui , fur ce point ofmt braver
l'empiie de la mode 6c les clameurs de leur fexe , rem-
plilFent avec une vertueufe intrépidité ce devoir fi doux que
la nature leur impofe. PuifTe leur nombre augmenter par
l'attrait des biens deilinés à celles qui s'y livrent ! Fondé
fur àQ5 conféquences que donne le plus fimple raifonne-
ment, & fur des obfervations que je n'ai jamais vu dé-
menties , j'ofe promettre à ces dignes mères un atrache-
chement folide 6c confiant de la part de leurs maris ,
une tendreffe vraiment filiale de la part de leurs cnfan'^,
l'citime & le refped: du public , d'heureufes couches fans
accident 6c fans fuite , une fanté ferme de vigoureufe ,
enfin le plaifir de fe voir un jour imiter par leurs filles ,
& citer en exemple à celles d'autrui.
Point de mère , point d'enfant. Entre eux les devoirs
font réciproques , <Sc s'ils font mal remplis d'un côté ils
feront négligés de l'autre. L'enfant doit aimer fa mcre
avant de favoir qu'il le doit. Si la voix du fing n'eft
fortifiée par l'habitude 6c les foins , elle s'éteint dans les
prciîiicres années , (S: le cœur nic.ut , pour aina dire ,
If EMILE.
avant que de naître. Nous voilà dès les premiers pas hors
de la nauire.
On en fort encore par une route oppofce , lorfqu'au
lieu de négliger les foins de niere , uiic femme les porte
à l'excès ; lorfqu'elle fait de fon enfant fon idole ; qu'elle
augmente 6c nourrit fa foibleire pour l'empêcher de la.
fentir , 6c qu'efpcrant le foultraire aux loix de la nature ^
elle écarte de lui des atteintes pénibles , fans fonger com-
bien , pour quelques incommodités dont elle le préferve
\m moment , elle accumule au loin d'accidens & de périls
fur Cd tête , 6c combien c'elt une précaution barbare de
prolonger la foiblelfe de l'enfance fous les fatigues des
hommes faits. Thctis , pour rendre fon fils invulnérable,
le plongea , dit la fable , diuis l'eau du Styx. Cette allé-
gorie elt belle 6c claire. Les mères cruelles dont je parle
font autrement : à force de plonger leurs enftuis dans la
mollclTe , elles les préparent ii la fouffrance , elles ouvrent
leurs pores aux maux de toute efpece , dont ils ne man-
queront pas d'être la proie étant grands.
Obfervez la nature , 6c fuivcz la route qu'elle vous trace.
Elle exerce continuellement les enfans ; elle endurcit leur
tempérament par des épreuves de toute efpece ; elle leur
apprend de bonne heure ce que c'e/t que peine & dou-
leur. Les dents qui percent leur donnent la fièvre ; des
coliques aigucs leur donnent des convulfions ; de longues
roux les fuffoquent ; les vers les tourmentent; la pléthore
corrompt leur f.ing ;, des levains divers y fermentent , &c
taufent des éruptions périlleufcs. l'rtfquc tout le premier
^ oila lii rc'Jr '!( la nr.uii (.■.iJOurcjiKM i,i (-(Mil iMnc:-: ^'o^I.'s
O
pourcjiKM i^
/„„/. l'u.- ./ T.-
LIVRE T. ij
âge eil maladie 6c danger : la moitié des enfans qui
naiflent périt avant la huitième année. Les épreuves faites,
l'enfant a gagné des forces , & fîtôt qu'il peut ufer de la
vie , le principe en devient plus aiïuré.
Voilà la règle de la nature. Pourquoi la contrariez-
vous ? Ne voyez-vous pas qu'en penfant la corriger vous
détruifez fon ouvrage , vous empêchez l'cfFet de fes foins ?
Faire au - dehors ce qu'elle fait au - dedans , c'eit , félon
vous , redoubler le danger ; ôc au contraire c'ef 1: y faire
diverfion ; c'eft l'exténuer. L'expérience apprend qu'il meure
encore plus d'enfans élevés délicatement que d'autres.
Pourvu qu'on ne palTe pas la mefure de leurs forces , on
rifque moins à les employer qu'à les ménager. Exercez-
les donc aux atteintes qu'ils auront à fupporrer un jour.
Endurciffez leurs corps aux intempéries des foifons , de»
climats , des élémens ; à la faim , à la foif , à la fatigue ;
trempez-les dans l'eau du Styx. Avant que l'habitude du
corps foit acquife , on lui donne celle qu'on veut fans
danger : mais quand une fois il eft dans ù confifbnce ,
toute altération lui devient périllcufc. Un enfant fupporccra
des changemens que ne fupporteroit pas un homme : les
fibres du premier , molles ôc flexibles , prennent fans
effort le pli qu'on leur donne ; celles de l'homme , plus
endurcies , ne changent plus qu'avec violence le pli qu'elles
ont reçu. On peut donc rendre un enfant robufte ùx\s
expofer fa vie & ù fanré ; & quand il y auroit quelque
rifque , encore ne faudroit-il pas balancer. Puifque ce Cont
des rifques infépiurabks de la viç huni;iiQe , peut-on mieux
M E M I I. E.
faire que de les rejcLter fir le tems de (a durce où ils
fom le moins dôfavantageux ?
Un enfciiic devient plus précieux en avançant en âge.
Au prix de fa peifoniie fe joint celui des foins qu'il a
coûtés ; à la perte de fa vie fe joint en lui le fentimcnt
de la mort. C'eft donc fur-rout à l'avenir qu'il faut
fonger en veillant à fa confjrvation ; c'eft contre les maux
de la jeunefTo qu'il faut l'armer , avant qu'il y foit pan'cnu :
car fi le prix de la vie augmente jufqu'à l'âge de la rendre
utile , quelle folie n'e(t-ce point d'épargner quelques maux
à l'enfance en les multipliant fur Tàge de raifon ? Sont-
ce là les leçons du maître ?
Le fort de l'homme eft de fouffrir dans tous les tems.
Le foin même de ûx confei-vation eft attaché à la peine.
Heureux de ne connoître dans fon enfance que les maux
phyfiques ! maux bien moins cruels , bien moins doulou-
reux que les autres , & qui bien plus rarement qu'eux
nous font renoncer h la vie. On ne fe tue point pour
les douleurs de la goutte ; il n'y a gucrcs que celles de
l'ame qui produifent le défefpoir. Nous plaignons le fort
de l'enfance , &c c'eft le nôtre qu'il faudroit plaindre. Nos
plus grands maux nous viennent de nous.
En nailTant , un enfant cric ; ù première enfance fc
parte h pleurer. Tantôt on l'agite , on le flatte pour l'ap-
paifer; tantôt on le menace, on le bat pour le fiirc r.iirc.
Ou nous faifons ce qu'il lui plait , ou nous en exigeons
ce qu'il nous plait : ou nous nous foumettons à fcs fan-
taif.es , ou nous le foumettons aux nôtres : point de
milJicu ,
L I V R E I, 25
milieu, il faut qu'il donne des ordres, ou qu'il en reçoive.
Ainfî fes premières idées font celles d'empire &c de fer-
virude. Avant de flivoir parler , il commande ; avant de
pouvoir agir , il obéit ; & quelquefois on le châtie avant
qu'il puiffe connoître Ces fautes ou pUit'k en commettre.
C'efè ainfî qu'on verfe de bonne heure dans fon jeune
cœur les pa/Tions qu'on impute enfuite à la nature , &
qu'après avoir pris peine à le rendre méchant , on fe plaint
de le trouver tel.
Un enfant paffe fix ou fcpt ans de cette mmitre entre
les mains des femmes , viitime de leur caprice & du fien :
&c après lui avoir fait apprendre ceci & cela ; c'efl:-:\-dire,
après avoir chargé fa mémoire ou de mots qu'il ne p-eut
entendre , ou de chofes qui ne lui font bonnes à rien ;
après avoir étouITé le naturel par les palFioiis qu'on a f.-.lt
naître , on remet cet être faflice entre les mains d'un
précepteur, lequel achevé de développer les germes artiii-
ciels qu'il trouve déjà tout formés , & lui apprend tour,
hors à fe connoître , hors à tirer parti de lui-même , hors
k favoir vivre & fe rendre heureux. Enlln quand cec
enfant efclave ôc tyran , plein de fcience & dépoun-u de
fens , également débile de corps 6c d'ame , e/t jette dans
le monde ; en y montrant fon ineprie , fon orgueil &z
tous fes vices , il fait déplorer la mifere & la per%-crfitd
humaines. On fc trompe ; c'elt h l'homme de nos fan-
ta ides : celui de la nature eft fait autrement.
Voulez-vous donc qu'il garde fa forme origbielle ? Con-
fer\ez-la dès l'in/tant qu'il vient au monde. Sitôt qu'il
Emile. Tome I. D
x6 EMILE.
nait , emparez - vous de lui , (Se ne le quittez plus qu'il
ne foit homme : vous ne rcuffirez jamais fans cela. Comme
la véritable nourrice elt h merc , le véritable précepteur
elt le père. Qu'ils s'accordent dans l'ordre de leurs fonc-
tions ainfi que dans leur fyltcme : que des mains de
l'un , l'enfant paffe dans celles de l'autre. Il fera mieux
élevé par un père judicieiLX 6c borné , que par le plus
habile maître du monde ; car le zèle fuppléera mieux au
talent , que le talent au zcle.
Mais les affaires , les fonctions , les devoirs Ah
les devoirs ! fans doute le dernier eft celui de père ( 9 ) ?
Ne nous étonnons pas qu'un homme , dont la femme a dé-
daigné de nourrir le fruit de leur uîiion , dédaigne de l'é-
lever. Il n'y a point de tableau plus charmant que celui
de la famille , mais un fcul trait manqué défigure tous les
autres. Si la mère a trop peu de fanté pour être nourrice ,
le père aura trop d'aflliires pour être précepteur. Les enfans ,
éloignés , difpcrfés dans des penfions , dans des couvens ,
dans des collèges, porteront ailleurs l'amour de la maifon
paternelle , ou pour mieux dire , ils y rapporteront Fhabitude
( 9 ) QuanJ 011 lit dans Plutarqiic mcmc , enfeignoit lui-même à Ces pe-
que Cucon le Cenrour,qui gouverna tits fils à écrire , à nager , les clemcns
Rome avec tant de gloire, éleva lui- des Sciences , & qu'il les avoii fans
même Ton fils dès le berceau , & avec ccire autour de lui ; on ne peut s'em-
un tel foin , qu'il quittoit tout pour pécher de rire des petites bonnes gens
étreprjfent quand la nourrice , c'eft- de ce tems là, qui s'amufoient à de
à-dire , la mcre le remuoit & le la- patcilles niaiferies ; trop bornées ,
voit ; quand on lit dans Suétone fans doute , pour favoir vaquer aux
qu'Augufte , maître du monde , qu'il grandes affaires des grands hommu
avoit conquis & qui! xé|jiiruit luU de nos jours.
LIVRE I.
î7
de n'êrre attachés à rien. Les frères ôc les fœurs fe con-
noîrronc à peine. Quand cous feront raffemblcs en cérémo-
nie , ils pourront être fort polis entre eux ; ils fe traiteront
en étrangers. Sitôt qu'il n'y a plus d'intimité entre les parcns ,
fitôt que la fociété de la famille ne fait plus la douceur
de la vie , il faut bien recourir aux mauvaifes mœurs pour
y fuppléer. Où eit l'homme affez ftupide pour ne pas voir
h chaîne de tout cela ?
Un père , quand il engendre &c nourrit des cnfons ne
fait en cela que le tiers de fa tâche. Il doit des hommes
à fon efpece , il doit à la fociété des hommes fociables y
il doit des citoyens à l'Etat. Tout homme qui peut payer
cette triple dette , &; ne le fiiit pas , elt coupable , ôc plus
coupable , peut - être , quand il la paye à demi. Celui qui
ne peut remplir les devoirs de père n'a point droit de le
devenir. Il n'y a ni pauvreté , ni travaux , ni refpecl hu-
main qui le difpenfcnt de nourrir fes enfiins , ôc de les
élever lui - même. LeAeurs , vous pouvez m'en croire. Je
prédis à quiconque a des entrailles & néglige de fi faints
devoirs , qu'il verfcra long - tems fur fa faute des larmes
ameres, & n'en fera jamais confolé.
Mais que fait cet homm.e riche, ce père de famille Ci
aflfairé, & forcé félon lui de lailfcr fes enfans à l'abandon?
Il paye un autre homme pour remplir fes foins qui lui
font à charge. Ame vénale ! crois - tu donner à ton lils
un autre père avec de l'argent ? Ne t'y trompe point ;
ce n'eit pas même un maître que tu lui donnes , c'clt
un valet. Il en formera bientôt un fécond.
D i
i8 EMILE.
On raifonne beaucoup fur les qualités d'un bon gouver-
neur. La première que j'en exigcrois , 6c celle - \h. feule
en fuppofe beaucoup d'autres , c'cft de n'être point un
homme à vendre. Il y a des métiers fl nobles qu'on ne
peut les foire pour de l'argent fans fe montrer indigne de
les faire : tel elt celui de l'homme de guerre ; tel cft celui
de l'infHtuteur. Qui donc élèvera mon enfant ? Je te Tai
déjà dit , toi - même. Je ne le peux. Tu ne le peux ! . •
Fais - toi donc un ami. Je né vois point d'autre refiburce.
Un Gouverneur ! ô quelle ame fublime .... en vérité ,
pour faire un homme , il faut être ou père ou plus qu'homme
foi - mêm.e. Voilh la fondion que vous conliez tranquille-
ment à des mercenaire;.
Plus on y penfe , plus on appcrçoit de nouvelles diffi-
cultés. Il faudroit que le gouverneur eût été élevé pour
fon élève , que fes domef tiques eulî'ent été éle\'cs pour leur
maître , que tous ceux qui l'approchent eulTent reçu les im-
prcfïlons qu'ils doi\'ent lui communiquer ; il faudroit d'édu-
cation en éducation remonter jufqu'on ne fait où. Com-
ment fe peut - il qu'un enfant foit bien élevé par qui n'a
pas été bien élevé lui - même.
Ce rare mortel cft-il introuvable? Je l'ignore. En ces
tems d'avilifTement , qui fait à quel point de vertu peut
atteindre encore une ame humaine ? Mais fuppofons ce
prodige trouvé. C'eft en confidérant te qu'il doit faire,
que nous verrons ce qu'il doit être. Ce que je crois voir
d'avance cil qu'un pcrc qui fentiroit tout le prix d'un bon
gouverûcui" prcndioit le parti de s'en palFtr ; car il mcctroic
L I V R E I. 29
plus de peine à l'acquérir qu'à le devenir lui - même. Veut-
il donc fc faire un ami ? Qu'il élcvc fon fils pour l'être ;
le voilà difpenfé de le chercher ailleurs , &c la nature a déjà
fait la moitié de l'ouvrage.
Quelqu'un dont je ne ccnnois que le rang m'a foit
propofer d'élever fon fils. Il m'a fait beaucoup d'honneur
fans doute ; mais loin de fe plaindre de mon refus , il
doit fe louer de ma difcrécion. Si j'avois accepte fon
offre ôc que j'euife erré dans m.a méthode , c'étoit une
éducation manquée : fi j'avois réulîî , c'eût été bien pis.
Son fils aui'oit renié fon titre ; il n'eût plus voulu être
Prince.
Je fuis trop pénétré de la grandeur des devoirs d'un
Précepteur , je fens trop mon incapacité pour accepter
jamais un pareil emploi de quelque parc qu'il me foit offert;
Si l'intérêt de l'amitié même , ne feroit pour moi qu'iui
nouveau motif de refus. Je crois qu'après avoir lu ce
livre , peu de gens feront tentés de me faire cette offre ,
ôc je prie ceux qui pourroicnt l'être de n'en plus prendre
l'inutile peine. J'ai fait autrefois im fuffifant effai de ce
métier pour être affm-é que je n'y fuis pas propre , 6c
mon état m'en difpenferoit quand mes talens m'en ren-
droient capable. Pai cru devoir cette déclaration publique
à ceux qui paroiffent ne pas m'accorder aifez d'eiiime pour
xne croire fincere & fondé dans mes réfblutions.
Hors d'état de remplir la tâche la plus utile , j'oflrai
du moins effaycr de la plus aifée ; à Texcmple do t.Mit
<i'aurres je ne n;cttraj point la niviiu à l'œuvre , mais à la
50 EMILE.
plume , Se au lieu de taire ce qu'il fluit , je m'cflbrcerai de
le dire.
Je fais que dans les entreprifes pareilles à celle-ci , l'au-
teur , toujours à fon aife dans des fyltêmes qu'il eft difpcafé
de mettre en pratique , donne fans peine beaucoup de beaux
préceptes iinpolfibles à fuivre , & que faute de détails &c
d'exemples , ce qu'il dit même de praticable relie fans
ufage, qumd il n'en a pas montré l'application.
J'ai donc pris le pai-ti de me donner un cl-JVe imaguiaire,
de me fuppofer Tâge , la fanté , les connoilfances & tous
les talens convenables pour travailler à fon éducation , de
la conduire depuis le moment de Ca nailFance jufqu'à celui
oij, devenu homme fait, il n'aura plus bcfoin d'autre guide
que lui-même. Cette méthode me paroit utile pour empê-
cher un auteur qui fe défie de lui de s'égarer dans des
viiîons ; car dès qu'il s'écarte de la pratique ordinaire , il
n'a qu'h faii-e l'épreuve de la fienne fur fon élevé ; il
fentira bientôt , ou le lecleur fenrira pour lui , s'il fuit le
progrès de l'enfance , 6c la marche naturelle au cœur
humain.
Voilà ce que j'ai tâché de faire dans toutes les diffi-
cultés qui fe font préfentées. Pour ne pas groflir inutile-
ment le livre , je me fuis contenté de pofer les principes
dont chacun devoit fcntir la vérité. Mais quant aux règles
qui pouvoient avoir befoin de preuves , je les ai toutes
appliquées h mon Emile ou ii d'autres exemples , & j'ai
fait voir dans des détails très -étendus comment ce que
j'établilFois pouvoit être pratiqué : tel eU du moins le ploii
L I V R E I. 31
que je me fuis propofc de fuivre. C'eft au lecteur à juger
fi j'ai réulfi.
Il eft arrivé de-là que j'ai d'abord peu parle d'Emile ,
parce que mes premières maximes d'éducation , bien que
contraires à celles qui font établies , font d'une évidence
à laquelle il eft difficile à tout homme raifonnable de refufer
fon confentement. Mais à mefui^e que j'avance , mon élevé ,
autrement conduit que les vôtres , n'eft plus un enfant
ordinaire ; il lui faut un régime exprès pour lui. Alors
il paroit plus fréquemment fur la fcene , ôc vers les der-
niers tems je ne le perds plus un moment de vue jufqu'à
ce que , quoi qu'il en dife , il n'ait plus le moindre befoin
de moi.
Je ne parle point ici des qualités d'un bon Gouverneur ,
je les fuppofe , & je me fuppofe moi-même doué de toutes
ces qualités. En lifant cet ouvrage , on verra de quelle
libéralité j'ufe envers moi.
Je remarquerai feulement , contre l'opinion commune ,
que le Gouvernem- d'un enfant doit être jeune , &: même
aufli jeune que peut l'être un homme fage. Je voudrois
qu'il fut lui - même enfant s'il étoit poffible , qu'il pût
devenir le compagnon de fon Elevé , &c s'attirer fa con-
fiance en partageant fcs amufemens.' Il n'y a pas afTez de
chofes communes entre l'eafance & l'âge mûr , pour qu'il
fe forme jamais un attachement bien folidc à cette di'tance.
Les enfans flattent quelquefois les vicillai-ds , mais ils ne
les aimeiif jamais.
On voudroit que le Gouverneur eût déjà fliit une éduca-
3z EMILE.
tion. C'eil trop ; un même homme n'en peut faire qu'une ;
s'il en faloic deux pour réull'u- , de quel droit entre-
prendroit-on la première ?
Avec plus d'expérience on fauroit mieux faire, mais on
ne le pourroit plas. Quiconque a rempli cet état une fols
alTez bien pour en fentir toutes les peines , ne tente point
de s'y rengager , & s'il l'a mal rempli la première ibis,
c'ell; un mauvais préjugé pour la féconde.
Il eft fort différent , j'en conviens , de fuivre un jeune
homme durant quatre ans , ou de le conduire durant vingt-
cinq. Vous donnez un Gouverneur à votre fils déjà tout
formé ; moi je veux qu'il en ait \.m avant que de naître.
Votre homme à chaque luftrc peut changer d'élcve ; le
mien n'en aura jamais qu'un. Vous dii'tinguez le Précepteur,
du Gouverneur : autre folie ! Diltinguez-vous le Difciple,
de l'Elevé ? Il n'y a qu'une fcience i enfeigner aux enfans;
c'eft celle des devoirs de l'homme. Cette fcience e(t une,
ôc , quoi qu'ait dit Xenophon de l'éducation des Pcrd'S ,
clic ne fe partage pas. Au relte , j'appelle plutôt Gou-
verneur que Précepteur le maître de cette fcience ; p.'.rce
qu'il s'agit moins pour lui d'inftruire que de con;li.ii-e.
Il ne doit point donner de préceptes , il doi: les fJre
trouver.
S'il faut choifir avec tant de foin le Gouverneur , il lui
«{t bien permis de choifir auflî fon Elevé , fur-tout quand
il s'agit d'un modelé à propofer. Ce choix ne peut tomber
ni fur k- génie ni fur le caraflere de l'enfant , qu'on ne
connoit qu'à la ftn de l'ouvrage , & que j'adopte avant
qu'il
LIVRET. ?j
«Ju'îl foit né. Quand je pourrais choifir , je ne prendrais
qu'un efprit commun tel que je fuppofe mon Elevé. On
n'a befoin d'élever que les hommes vulgaires ; leur éduca-
tion doit feule fervir d'exemple à celle de leurs femblables.
Les autres s'élèvent malgré qu'on en ait.
Le pays n'eft pas indifférent à la culture 'des hommes ;
ils ne font tout ce qu'ils peuvent être que dans les climats
tempérés. Dans les climats extrêmes le défavantage elt
vifible. Un homme n'eft pas planté comme un arbre dans
un pays pour y demeurer toujoui-s , & celui qui part d'un
des extrêmes pour arriver à l'autre , eft forcé de faire le
double du chemin que fait pour arriver au même terme
celui qui part du terme moyen.
Que l'habitant d'un pays tempéré parcoure fuccefTivement
les deux extrêmes , fon avantage eft encore évident : car
bien qu'il foit autant modifié que celui qui va d'un extrême
à l'autre , il s'éloigne pourtant de la moitié moins de fa
conftimtion naturelle Un François vit en Guinée & en
Laponie ; mais un Nègre ne vivra pas de même à Tornea ,
ni un Samoyéde au Bénin. Il paroit encore que l'organi-
lation du cerveau eft moins parfaite aux deux extrêmes.
Les Nègres ni les Lapons n'ont pas le fens des Euro-
péens. Si je veux donc que mon Elevé puiiTc être habitant
de la terre , je le prendrai dans une zone tempérée ; en
France , par exemple , plutôt qu'ailleurs.
Dans le Nord les hommes confommcnt beaucoup fur un
fol ingrat ; dans le Midi ils confomment peu fur un fol
fertile. De-li nait une nouvelle dificrencc qui rend les uns
Emile, Tome I. E
54 EMILE.
laborieux ôc les autres contemplatifs. La fociété nou5 offre
en un même lieu l'image de ces différences entre les pau-
vres ôc les riches. Les premiers habitent le fol ingrat , ôc
les autres le pays fertile.
Le pauvre n'a pas befoin d'éducation ; celle de fon état
eit forcée , il n'en fauroit avoir d'autre : au contraire , l'édu-
cation que le riche reçoit de fon état eft celle qui lui
convient le moins , & pour lui-même &c pour la fociété.
D'ailleurs l'éducation naturelle doit rendre un homme
propre à toutes les conditions humaines : or il eft moins
raifonnable d'élever un pauvre pour être riche qu'un riche
pour être pauvre ; car à proportion du nombre des deux
états , il y a plus de ruinés que de parvenus. ChoifilTons
donc un riche : nous ferons fûrs au moins d'avoir fait un
homme de plus , au lieu qu'un pauvre peut devenir homme
de lui-même.
Par la même raifon , je ne ferai pas fâché qu'Emile ait
de la naiflance. Ce fera toujours une victime arraciiée au
préjugé.
Emile eft orphelin. Il n'importe qu'il ait fon père & Ci
tnere. Chargé de leurs devoirs , je fuccede à tous leurs droits.
Il doit honorer fes parens , mais il ne doit obéir qu'h moi,
C'eft ma première ou plutôt ma feule condition.
J'y dois ajouter celle-ci, qui n'en efè qu'une fuite, qu'on
ne nous ôtcra jamais l'un à l'autre que de notre confente-
menr. Cette claufc e(t eircnticllc , & je voudrois même
que l'Elcvc & le Gouverneur fc rcgardaircnt tellement comme
infcparables , que le fort de leurs jours fut toujours entre
LIVRET. ,5
eux un objet commun. Sitôt qu'ils envifagent dans l'éloi-
gnement leur réparation , fitôt qu'ils prévoient le moment
qui doit les rendre étrangers l'un à l"autre , ils le font déjà:
chacun fait fon petit fyftéme à part , & tous deux , occupés
du tems où ils ne feront plus enfemble , n'y reftent qu'à
contre - cœur. Le difciple ne regarde le maître que comme
l'enfeigne &c le fléau de l'enfance ; le maître ne regarde le
difciple que comme un lourd fardeau dont il brûle d'être dé-
chargé : ils afpirent de concert au moment de fe voir délivrés
l'un de l'autre , ôc comme il n'y a jamais entre eux de
véritable attachement , l'un doit avoir peu de vigilance ,
l'autre peu de docilité.
Mais quand ils fe regardent comme devant paflcr leurs
jours enfemble , il leur importe de fe faire aimer l'un de
l'autre, ôc par cela même ils fe deviennent chers. L'Elevé
ne rougit point de fuivre dans fon enfance l'ami qu'il
doit avoir étant grand ; le Gouverneur prend intérêt à des
foins dont il doit recueillir le fruit, & tout le mérite qu'il
donne à fon Elevé eft un fonds qu'il place au profit de
fes vieux jours.
Ce traité fait d'avance fuppofe un accouchement heureux,
un enfant bien forme , vigoureux & fain. Un père n'a
point de choix & ne doit point avoir de préférence dans
la famille que Dieu lui donne : tous fcs enfans font éga-
lement fes enfans ; il leur doit à tous les mêmes foins
& la même tendrcffe. Qu'ils foicnt efiropiés ou non, qu'ils
foieat languiflans ou robufles , chacun d'eux eft un dépôt
dont il doit compte à la maiii dont il le rient , îk le
E 1
'3"/J . E M I L E.
maiiage efl im contrat fait avec la nature auiîî bien qu'entre
les conjoints.
Mais quiconque s'impofe un devoir que la nature ne
lui a point impofé doit s'affurer auparavant des moyens
de le remplir ; autrement il fe rend comptable , même
de ce qu'il n'aura pu faire. Celui qui fe charge d'un
Elevé inlirme 6c valétudinaire , change fa fonction de
Gouverneur en celle de Garde-malade ; il perd h foigner
une vie inutile le tems qu'il deftinoit à en augmenter le
prix ; il s'expofe à voir une mère éplorée lui reprocher
un jour la mort d'un fils qu'il lui aura long-tems conferX'C.
Je ne me chargerois pas d'un enfant maladif &: caco-
chyme , dût-il vivre quatre-vingts ans. Je ne yeux point
d'un élevé toujours inutile à lui-même & aux autres , qui
s'occupe uniquement à fe conferver , 6c dont le corps nuift
à l'éducation de l'ame. Que ferois-je en lui prodiguant
vainement mes foins , finon doubler la perte de la fociété
6c lui ôter deux hommes pour un ? Qu'un autre à mon
défaut fe charge de cet infirme , j'y confens , 6c j'ap-
prouve fa charité ; mais mon talent à moi n'clt pas celui-
là : je ne fais point apprendre h vivre à qui ne fonge
qu'à s'empêcher de mourir.
Il faut que le corps ait de la vigueur pour obéir i
l'ame : un bon ferviteur doit être robuflc. Je fais que
l'intempérance excite les païïions ; elle exténue aufTi le
corps à la longue ; les macérations , les jeûnes produifent
fouvcnt le même effet par une caufe oppofce. J*!us le
corps «il ioible , plus il commande ; plus il cit fort > plu»
LIVRE!. î7
il obéit. Toutes les pafTions fenfuelles logent dans des
corps efféminés ; ils s'en irritent d'autant plus qu'ils peu-
vent moins les fatisfaire.
Un corps débile affoiblit l'ame. De-là l'empire de la
Médecine , art plus pernicieux aux hommes que tous les
maux qu'il prétend guérir. Je ne fuis , pom- moi , de quelle
maladie nous guériffent les Médecins , mais je fais qu'ils
nous en donnent de bien funeites ; la lâcheté , la puiilla-
nimité , la crédulité , la terreur de la mort : s'ils gué-
rilfent le corps , ils tuent le courage. Que nous importe
qu'ils fafTent marcher des cadavres ? Ce font des hommes
qu'il nous faut , & l'on n'en voit point fortir de leiu-s mains.
La Médecine efè à la mode parmi nous ; elle doit l'être.
C'eft l'amufement des gens oififs & défœuvrés, qui ne fa-
chant que faire de leur tems le pafTent à fe conferver. S'ils
avoient eu le malheur de naître immortels, ils feroicnt les
plus miférables des êtres. Une vie qu'ils n'auroient jamais peur
de perdre ne feroit pour eux d'aucun prbc. Il faut à ces
gens là des Médecins qui les menacent pour les flatter ,
& qui leur donnent chaque jour le feul plaillr dont ils
foient fufceptibles ; celui de n'être pas morts.
Je n'ai nul deffein de m'étendre ici fur la vanité de la
Médeciiie. Mon objet n'efl que de la confidérer par le
côté moral Je ne puis pourtant m'empècher d'obferver
que les hommes font fui- fon ufage les mêmes fophifmes
que fur la recherche de la vérité. Ils fuppofent toujours qu'en
traitant un malade on le guérit, & qu'en cherchant une vé-
rité on la trouve : ils ne voient pas qu'il fuut balancer l'avan-
5$ EMILE.
rage d'une guériron que le Médecin opère , par la more de
cent malades qu'il a tués, ôc l'utilité d'une vérité découverte,
par le tort que font les erreurs qui paflent en même-tems.
La Science qui inftruit ôc la Médecine qui guérit font fort
boruies , fans doute ; mais la Science qui trompe &. la
Médecine qui tue font mauvaifes. Apprenez - nous donc à
les diltinguer. Voilà le nœud de la quefHon : û nous
favions ignorer la vérité , nous ne ferions jamais les
dupes du menfonge; fi nous favions ne vouloir pas guérir
malgré la nature , nous ne mourrions jamais par la main
du Médecin. Ces deux abltinences feroient fages ; on ga-
gneroit évidemment à s'y foumettrc. Je ne difpute donc
pas que la Médecine ne foit utile à quelques hommes ,
mais je dis qu'elle elt funelte au genre humain.
On me dira , comme on fait fans cefTe , que les fautes
font du Médecin , mais que la Médecine en elle-même
eft infaillible. A la bonne heure ; mais qu'elle vienne
donc fans le Médecin : car tant qu'ils viendront enfcmble,
il y aura cent fois plus à craindre des erreurs de l'artifte,
qu'à efpérer du fecours de l'art.
Cet art menfongcr , plus fait pour les maux de l'cfprit
que pour ceux du coi-ps , n'eft pas plus utile aux uns
qu'aux autres : il nous guérit mnùis de nos maladies qu'il
ne nous en imprime l'effroi. Il recule moins la mort qu'il
ne la fait fentir d'avance i il ufe la vie au lieu de la
prolonger : & quand il la prolongeroit , ce fcroit encore
au préjudice de l'efpece ; puifqu'il nous /)te à la fociété
par les foins qu'il nous impo.fc , 6c à nos devoirs par
LIVRE I.
3^
les frayeurs qu'il nous donne. C'cfl: h connoiiïance des
dangers qui nous les fait craindre : celui qui fe croiroic
invulnérable n'auroit peur de rien. A force d'armer Achille
contre le péril , le Poëte lui ôce le mérite de la valeur :
tout autre à fa place eût été un Achille au même prix.
Voulez-vous trouver des hommes d'un vrai courage ?
Cherchez-les dans les lieux où il n'y a point de Méde-
cins , où l'on ignore les confcquences des maladies , &
où l'on ne fonge gueres à la more. Naturellement l'homme
fait fouifrir conftamment , &c meurt en paix. Ce font les
Médecins avec leurs ordonnances , les Philofophes avec
leurs préceptes , les Prêtres avec leurs exhortations , qui
l'aviliflent de cœur, & lui font défapprendre à mourir.
Qu'on me donne donc un élevé qui n'ait pas befoin
de tous ces gens là , ou je le refufe. Je ne veux point
que d'autres gâtent mon ouvrage : je veux l'élever feul ,
ou ne m'en pas mêler. Le fage Locke , qui avoir pafTé
une partie de fa vie à l'étude de la Médecine , recom-
mande fortement de ne jamais droguer les enfans , ni par
précaution , ni pour de légères incommodités. J'irai plus
loin, ôc je déclare que n'appellant jamais de Médecin pour
moi , je n'en appellerai jamais pour mon Emile , à moins
que fa vie ne foit dans un danger évident ; car alors il
ne peut pas lui faire pis que de le tuer.
Je fliis bien que le Médecin ne m:u:quera pas de tirer avan-
tage de ce délai. Si l'enfant meurt, on l'aura appelle trop tard;
s'il réchappe, ce fera lui qui l'aura fauve. Soit : que le Médecin
triomphe ; mais fur-tout qu'il ne foit appelle qu'à l'excicmicé.
■4» E M I L E.
Faute de favoir fe guérir , que l'enfant (îiche être ma-
lade ; cet art fupplée à l'autre , &. fouvent réufTit beau-
coup mieux ; c'eft l'art de la nature. Quand l'animal
eft malade , il fouffre en filence & fe tient coi : or
on ne voit pas plus d'animaux languiffans que d'hommes.
Combien l'impatience , la crainte , l'inquiétude , ôc fur-touc
les remèdes ont tué de gens que leur miiladie auroit
épargnes , Ôc que le tems feul auroit guéris ? On me dira
que les animaux, vivant d'une manière plus conforme à U
nature , doivent erre fujets à moins de maux que nous.
Hé bien , cette manière de vivre clt précifément celle que je
veux donner à mon élevé ; il en doit donc tirer le même
profit.
La feule partie utile de la Médecine elt l'hygiène.
Encore l'hygiène eft-elle moins une fcience qu'une vertu.
La tempérance &c le travail font les deux vrais Médecins
de l'homme : le travail aiguife fon appétit , &. la tempérance
l'empêche d'en abufer.
Pour favoir quel régime eft le plus utile à la vie & h
la fanté , il ne faut que favoir quel régime obfcrvcnt les
peuples qui fe portent le mieux , font les plus robultes ,
&c vivent le plus long-tcms. Si par les obferv^ations géné-
rales on ne trouve pas que l'ufage de la Médecine donne
aux hommes une fanté plus ferme ou une plus longue vie;
par cela même que cet art ti'eft pas utile , il cft nuiliblc >
puifqu'il emploie le tems , les hommes &: les cliofcs à
pure perte. Non-feulement le tems qu'on palFc h confcr\'cr
la vie étiuit perdu pour en ufcr , il l'en faut déduire ;
in.ùs
LIVRE r.
4t
mais quand ce tems efè employé à nous tourmenter , il
eft pis que nul , il eft négatif ; ôc pour calculer équita-
blement , il en faut ôter autant de celui qui nous refte.
Un homme qui vit dix ans fans Médecins , vit plus pour
lui-même & pour autrui , que celui qui vit trente ans leur
vi(5lime. Ayant fait l'une &c l'autre épreuve , je me crois
plus en droit que perfoiuie d'en tirer la conclufion.
Voilà mes raifons pour ne vouloir qu'un Elevé robufte
&c fain , & mes principes pour le maintenir tel. Je ne
m'arrêterai pas à prouver au long l'utilité des travaux
manuels & des exercices du corps pour renforcer le
tempérament & la fanté ; c'eft ce que perfonne ne
difpute : les exemples des plus longues vies fe tirent
prefque tous d'hommes qui ont fait le plus d'exercice >
qui ont fupporté le plus de fatigue &c de travail ( lo ).
( lo) En voici un exemple tiré des
papiers anglois , lequel je ne puis
m'empêcher de rapporter , tant il
offre de réflexions à faire relatives à
mon fujet.
" Un Particulier nommé Patrice
j, Oncil, né en 1647, vient de fe rema-
» rier en 1760 pour h fepticme fois.
» 11 fervit dans les Dragons la dix-
»> feptieme année du rcgnc de Charles
» Il , & dans ditTérens Corps jufqu'cn
,j 1740 qu'il obtint fon congé. Il a
5, fait toutes les Campagnes du Roi
„ Guillaume&du DucdeMarlborou^h-
„ Cet homme n'a jamais bu que de
j, la bierre ordinaire ; il s'eft toujours
Emile. Tome I.
„ nourri de végétaux , & n'a mangé
» de la viande que dans quelques
„ repas qu'il donnoit à fa famille.
5, Sonufagca toujours été de fe lever
,j & de fe coucher avec le foleil , à
„ moins que fes devoirs ne l'en aient
5, empêché. Il eft à préfent dans fa
5, cent treizième année , entendant
„ bien, fe portant bien & marchant
„ fins canne. jMalgré fon grand âge ,
„ il ne rcfte pas un feul moment
„ oifif, & tous les Dimanches il va
5, à fa Paroiffc accompagné de fee
„ cnfans , petits-cnfâns , & arrière
:> pctits-cnfans.
42 E M I L E.
Je n'entrerai pas , non plus , dans de longs détails fur
les foins que je prendrai pour ce feul objet. On verra
qu'ils entrent Ci ncceffairement dans ma pratique , qu'il fuffic
d'en prendre l'efprit pour n'avoir pas btfoin d'autre expli-
cation.
Avec la vie commencent les befoins. Au nouveau - né
il faut une nourrice. Si la niere confent à remplir fon
devoir , h la bonne lieure ; on lui donnera fes directions
par écrit : car cet avantage a fon contre -poids &c tient
le Gouverneur un peu plus éloigné de fon Elevé. Mais il
eft à croire que l'intérêt de l'enfant , 6c Teftime pour
celui à qui elle veut bien confier un dépôt fî cher , ren-
dront la mcre attentive aux avis du m:ûtre ; & tout ce
qu'elle voudra faire , on eft fur qu'elle le fera mieux
qu'une autre. S'il nous faut une nourrice étrangère, com-
mençons par la bien choifir.
Une des miferes des gens riches eft d'être trompés en
tout. S'ils jugent mal des hommes , faut-il s'en étonner ?
Ce font les richcfTcs qui les corrompent; ôc par un jufle
retour , ils fenteiit les premiers le défaut du feul inftru-
ment qui leur foit connu. Tout eft mal fait chez eux ,
excepté ce qu'ils y font eux-mêmes , 6c ils n'y font
prefque jamais rien. S'agit- il de chercher une nourrice ,
on l'a fait choifir par l'Accoucheur. Qu'arrive-t-il dc-là ?
Que la meilleure eft toujours celle qui Ta le mieux payé.
Je n'irai donc pps confuker un Accoucheur pour celle
d^Emilc ; j'aurai foin de la choifir moi - même. Je ne
rajfonncrai peut-être pas l^-delFus fi difercemcnt qu'un
LIVRE I.
4î
Chirurgien ; mais à coup fiir je ferai de meilleure foi ,
ôc mon zcle me trompera moins que fon avarice.
Ce choix n''e{l: point un fi grand myftere ; les règles
en font connues : mais je ne fais fi l'on ne devroit pas
faire un peu plus d'artentron à l'âge du lait aufli bien qu'à
fa qualité. Le nouveau lait eft tout-à-fait fcreux ; il doit
prefque être apéritif pour purger les reltes du meconium
épaiffi dans les inteltins de l'enfant qui vient de nairre.
Peu-à-peu le lait prend de la confiftance & fournit une
nourriture plus folide à l'enfant devenu plus fort poui- la
digérer. Ce n'eft furemcnc pas pour rien que dans les
femelles de toute efpece la nature change la confiitance
du lait félon l'âge du nourrillon.
II faudroit donc une nourrice nouvellement accouchée
h un enfant nouvellement né. Ceci a fon embairas , je
le fais : mais fitôt qu'on fort de l'ordre naturel , tout a
fes embarras pour bien fiire. Le feul expédient commode
elt de faire mal ; c'elt aufli celui qu'on choifit.
Il faudroit une nourrice aufii faine de cœur que de
corps : l'intempérie des paflîons peut comme celle des
humeurs altérer fon lait ; de plus s'en tenir uniquement
au phj'^fîque , c'eft ne voir que la moitié de Tobjet.
Le kit peut ên-e bon , & la nouirice mauvaife ; un bon
caractère cH audl effentiel qu'un bon tempérament. Si Ton
prend une femme vicieufe , je ne dis pas que fon nour-
rifTon contractera fes vices , mais je dis qu'il en pâtira.
Ne lui doit-elle pas , avec fon lait , des foins qui deman-
dent du zèle , de la patience , de la douceur , de U
F z
44 EMILE.
propreté ? Si elle elt gourmande , inrempérante , elle aura
bienrôr gâté fon lait ; fi elle efi: négligente ou emportée ,
que va devenir à fa merci un pauvre malheureux qui ne
peut ni fe défendre , ni fc plaindre ? Jamais en quoi que
ce puilfe être les médians ne font bons à rien de bon.
Le choix de la nourrice importe d'autant plus , que
fon nourriflbn ne doit point avoir d'autre gouvernante
qu'elle , comme il ne doit point avoir d'autre Précepteur
que fon Gouverneur. Cet ufage étoit celui des Anciens ,
moins raifonneurs èc plus fages que nous. Après avoir
nourri des enfans de leur fexe les nourrices ne les quit-
toient plus. Voilà pourquoi dans leurs pièces de théâtre
la plupart des confidentes font des nourrices. Il cft impof-
fible qu'un enfant qui pafle fucceflîvement par tant de
mains différentes foit jamais bien élevé. A chaque chan-
gement il fait de fecretes comparaifons qui tendent tou-
jours h diminuer fon eftime pour ceux qui le gouvernent ,
& conféquemment leur autorité fur lui. S'il vient une
fois à penfer qu'il y a de grandes pcrfonnes qui n'ont
pas plus de raifon que des enfans , toute l'autorité de
l'âge eft perdue , & l'éducation manquéc. Un enfant ne
doit connoître d'autres fupérieurs que fon pcre & fa mère ,
ou â leur défaut fa Nourrice &c fon Gouverneur : encore
efè-ce déjà trop d'un des deux ; mais ce partage c(l
inévitable , & tout ce qu'on peut faire pour y remédier ,
cft que ks perfonncs des deux fexes qui le gouvernent ,
foicnt fi bien d'accord fur fon compte que les deux ne
foicnt qu'un pour lui.
LIVRET. 45
Il faut que la nourrice vive un peu plus commodément,
qu'elle prenne des alimens un peu plus fubitantiels , mais non
qu'elle change tout-à-fait de manière de vivre ; car un chan-
gement prompt & total , même de mal en mieux , eft tou-
jours dangereux pour la fanté ; & puifque fon régime
ordinaire l'a lailTée ou rendue faine & bien conitituée ,
à quoi bon lui en faire changer?
Les payfannes mangent moins de viande & plus de lé-
gumes que les femmes de la ville ; ce régime végétal paroit
plus favorable que contraire à elles &c à leurs enfans.
Quand elles ont des nourriiTons bourgeois on leur donne
des pot -au -feux , perfuadé que le potage & le bouillon
de viande leur font un meilleur chyle & fournllfent plus
de lait. Je ne fuis point du tout de ce fenriment , ôc
j'ai pour moi l'expérience , qui nous apprend que les enfans
ainfi nourris font plus fujets à la colique & aux vers que
les autres.
Cela n'eft gueres étonnant, puifque la fubftance animale
en putréfadion fourmille de vers , ce qui n'iu-rive pas de
même à la fubltance végétale. Le lait , bien qu'élaboré
dans le corps de l'animal , eft une fubftance végétale ( 1 1 ) ;
fon analyfe le démontre ; il tourne facilement à l'acide ,
& , loin de donner aucun veftige d'alcali volatil , comme
( 1 1 ^ Les femmes mangent du pour leur lait ; refte à examiner ce-
pain, des légumes, du laitage: les lui des efpeces qui ne peuvent ahfo.
femelles des chiens & des chats en lument fe nourrir que de chair, s'il,
mangent aulFi ; les louves mêmes 7 en a de telles ; de quoi je doute,
paiffent. Voilà des fucs végétaux
6^ EMILE.
font les fubftanccs animales, il donne comme les plantes
U!i lel neutre elîcntiel.
Le lait des femelles herbivores cfl plus doux & plus
filutaire que celui des carnivores. Formé d'uiy fubltance
homogène à la ficrme , il en confcr\'e mieux fa nature ,
6c devient moins fujet à la putréfaAion. Si l'on regarde
à la quantité, chacun fait que les farineux font plus de
fang que la viande ; ils doivent donc faire aufli plus de
lait. Je ne puis croùe qu'un enfimt qu'on ne fcvreroit point
trop tôt , ou qu'on ne févreroit qu'avec des nourritures
végétales , 6c dont la nourrice ne vivroit aufll que de vé-
gétaux , fût jamais fujet aux vers.
Il fe peut que les nourritures végétales donnent un lait
plus prompt à s'aigrir ; mais je fuis fort éloigné de re-
garder le lait aigri comme une nourriture mal fiinc : des
peuples entiers qui n'en ont point d'autre s'en trouvent
fort bien , ôc tout cet appareil d'abforbans me paroit une
piu'e ch:u-latanerie. Il y a des tempéramens auxquels le lait
ne convient point , & alors nul abforbant ne le leur rend
fupportable ; les autres le fupportent fans abforbans. On
craint le lait trié ou caillé ; c'elt une folie , puifqu'on fait
que le lait fe cailie toujours dans Teltomac. C'cIt ainfi
qu'il devient un aliment allez folide pour nourrir les enfans ,
& les petits des animaux : s'il ne fe cailloit point , il ne
fcroit que pafler, il ne les nourriroit pas ( * ). On a beau
(•) Bien que les fucs qui nous vivroit que de bouillon dépcrtroit
niiurrilTcnt foient en liqueur , ils très- promptcnicnt. 11 fe fouticndroit
rioivcnt être exprimes d'alimens fo- beaucoup mieux a>cc du lait, paiwC
lidcs. Un homme au travail qui ne qu'il fc caille.
L I V R E I. 47
couper le lait de mille manières , ufer de mille abfor-
baiis , quiconque mange du laie digère du fromage ; cela
eft (ans exception. L'eftomac efè fi bien fait pour cailler
le lait, que c'elt avec l'eitomac de veau que fe fait la
préfure.
Je penfe donc qu'au lieu de cîianger la nourriture
ordinaire de§ nourrices , il fuffit de la leur donner
plus abondante , & mieux choille dans fon efpece.
Ce n'eit pas par ki nature des alimens que le mai-
gre échauffe. C'eft leur aflaifonnement feul qui les rend
mal - fains. Réformez les règles de votre cuifine ; n'ayez
ni roux ni friture ; que le beurre y ni le fel , ni le
laitage ne paffent point fur le feu ; que vos légimies
cuits à l'eau ne foicnr afTaifonnés qu'arrivant tout chauds-
fur la table ; le maigre , loin d'échauffer la nourrice , lui
fournira du lait en abondance ôc de la meilleure qua-
lité (12). Se pourroit-il que , le régime végétal étant
recormu le meilleur pour l'enfant , le régime animal fût
le meilleur pour la noiurice ? Il y a de h contradiclioa
à cela.
C'eft fur-tout dans les premières années de la vie , que
l'air agit fur la conltitution des enfans. Dans une peau
délicate & molle il pénètre par tous les pores , il affecle
puiffamment ces corps naiffans , il Iciu- lailfe des imprelfions
(12) Ceux qui voudront difcuter que les Dodeurs Cocchi , & Bianchi
plus au long les avantages & les fon aJverfuire ont faits fur ccc impor»
inconvcniens du régime pythagori- tant fujet.
«ien , pourront confulter les Traités
*48 EMILE.
qui ne s'effacent point. Je ne ferois donc pas d'avis qu'on
tirât une payfanne de fon village pour l'enfermer en
ville dans une chambre , oc faire nourrir l'enfant chez
foi. J'aime mieux qu'il aille refpirer le bon air de la
campagne , qu'elle le mauvais air de la ville. Il prendra
l'état de fa nouvelle mère , il habitera fa maifon rultique ,
&: fon gouverneur l'y fuivra. Le lecteur fe fouvien-
dra bien que ce gouverneur n'eft pas un homme à
gage ; c'eft l'ami du père. Mais quand cet ami ne fe
trouve pas ; quand ce tranfport n'eft pas facile ; quand
rien de ce que vous confeillez n'eft faifable , que faire
à la place , me dira - t - on ? Je vous l'ai déjà
dit ; ce que vous faites : on n'a pas befoin de confeil
pour cela.
Les hommes ne font point faits pour être entafTés en
fourmilières , mais épars fur la terre qu'ils doivent cultiver.
Plus ils fe ralTemblent, plus ils fe corrompent. Les infir-
mités du ccMps , ainfi que les vices de l'amc , font l'infail-
lible effet de ce concours trop nombreux. L'homme eft
de tous les animaux celui qui peut le moins vivre en
troupeaux. Des hommes eiitalfcs comme des moutons pé-
riroicnt tous en trt;s-pca de tems. L'halc-inc de l'homme
eft mortelle à fes femblables : cela n'eft pas moins vrai,
au propre , qu'au figuré.
Les villes font le gouffre de l'efpece humaine. Au bout
de quelques générations , les races périffent ou dégé-
nèrent ; il faut les renouvcllcr, & c'eft toujours la cam-
pagne qui fournit à ce renouvellement. Envoyez donc vos
• cnfans
L I V R E I. ,4,
ènfans fe renouveller , pour aiiifî dire , eux-mêmes , &
reprendre au milieu des champs , la vigueur qu'on perd
dans l'air mal fain des lieux trop peuples. Les femmes
groffes qui font à la campagne fe hâtent de revenir
accoucher à la ville ; elles devroient faire tout le con-
traire ; celles fui'-tout qui veulent nourrir leurs enfans.
Elles auroient moins à regretter qu'elles ne penfent ; &:
dans un féjour plus naturel à l'efpece , les plaifirs atta-
chés aux devoirs de la nature leur ôteroient bientôt le
goût de ceux qui ne s'y rapportent pas.
D'abord après l'accouchement on lave l'enfant avec quel-
que eau tiède où l'on mêle ordinairement du vin. Cette
addition du vin me paroit peu ncceffaire. Comme la nature
ne produit rien de fermenté , il n'eft pas à croire que
l'ufage d'une liqueur artificielle importe à la vie de {os
créatures.
Par la même raifon , cette précaution de faire tiédir
l'eau n'eft pas non plus indifpenfable , ôc en effet des
multitudes de peuples lavent les enfans nouveaux-nés dans
les rivières ou à la mer fans autre façon : mais les nôtres
amollis avant que de naître par la mollelTe des pères <Sc
des mères , apportent en venant au monde un tempéra-
ment déjà gâté , qu'il ne faut pas expofcr d'abord à
toutes les épreuves qui doivent le rétablir. Ce n'eft que
par degrés qu'on peut les ramener à leur vigueur primitive.
Commencez donc d'abord par fuivre l'ufage , & ne vous
en écartez que peu-â-peu. Lavez fouvent les enians ; leur
mal-propreté en montre le befoin ; quand on ne fait que
Emile, Tome L G
se EMILE.
les cfTuycr , on les déchire. Mais à meriirc qu'ils Cç refl-
forcent , diminuez par degrés la tiédeur de l'eau , jufqu'à
ce qu'enfin vous les laviez été & hiver à l'eau froide &
même glacée. Comme pour ne pas les expofer, il importe
que cette diminution foit lente , fucccflîve & infenfible ,
on peut fe fervir du thermomètre pour la mefurer exac-
tement.
Cet ufage du bain une fois établi ne doit plus être
interrompu , 6c il importe de le garder toute fa vie. Je le
confidere , non-feulement du côté de la propreté 6c de la
fanté aduelle , mais auffi comme une précaution falutaire
pour rendre plus flexible la texture des fibres , & les faire
céder fans effort 6c fans rifque aux divers degrés de
chaleur 6c de froid. Pour cela je voudrois qu'en gran-
dilTant on s'accoutumât peu - à - peu à fe baigner , quel-
quefois dans des eaux chaudes h tous les degrés fup-
portables , 6c fouvent dans des eaux froides ii tous les
degrés pofTibles. Ainfî après s'être habitué à fupporrer
les diverfès températures de l'eau , qui étant un fluide
plus denfe , nous touche par plus de points & nous
affede davantage , on deviendroit prefque infenfible à celles
de l'air.
Au moment que l'enfant rcfpire en fortant de fus enve-
loppes , ne fouffrcz pas qu'on lui en donne d'autres qui
le tiennent plus à l'étroit. Point de têticres , point de
bandes , point de maillot ; des langes Hottans & larges ,
qui laifTent tous fes membres en liberté , & ne foient , ni
alTez pcllins pour gêner fes mouvemeiis , ni aiTez cLiud»
E I V R JE I.
51
pour empêcher qu'il ne fente les impreffions de l'air ( 13 )
Placez-le dans un grand berceau ( 14 ) bien rembourré, où
il puiffe fe mouvoir à l'aife &c fans danger. Quand il com-
mence à fe fortifier , laiflez-le ramper par la chambre ; laiflez-
lui développer, étendre fes petits membres, vous les verrez
£e rejifoncer de jour en jour. Comparez-le avec un enfant
bien emmailloté du même âge , vous ferez étonné de la
différence de leur progrès (15).
On doit s'attendre à de grandes oppo^tions de la part
des nourrices , à qui l'enfant bien garroté donne moins d«
peine que celui qu'il faut veiller iaceifumment. D'ailleurs fa
mal-propreté devient plus fenfible dans un habit ouvert ; il
faut le nettoyer plus fouvent. Enfin , la coutume eft un
argument qu'on ne réfutera jamais en certains pays au gi-é
du peuple de tous les états.
Ne raifonnez point avec les nourrices. Ordonnez , voyet
(lî) On étouffe les enfàns dans dns ut maillot fort large ; lorf.
les Villes à force de les tenir rcn* ,> qu'ils les en tiroient ils les mcttoient
fermés & vêtus. Ceux qui les gou- „ en liberté dans un trou fait en terre
vernent en font encore à favoir que 5, & garni de linges , dans lequel il*
l'air froid loin de leur faire du mal »• les defcendoient jufqu'à la moî-
les renforce , & que l'air chaud les „ tié du corps ; de cette fàqon ils
affoiblit , leur donne la fièvre & les „ avoient les bras libres , & ils pou-
tue. ,j voient mouvoir leur tête & fléchif
(14.) Je dis un berceau pour em- „ leur corps à leur gré fans tombe»
ployer un mot ufité , faute d'autre : »» & uns fe blelTcr : dès qu'ils pou-
car d'ailleurs je fuis pcrfuadé qu'il „ voient faire un pas , on leur pro
n'eft jamais nécelTairc de bercer les „ fentoit la mamelle d'un peu loin ,
enfans , & que cet ufage leur cft „ comnie un appas pour les obliger
fouvent pernicieux. „ à marcher. Les petits Nègres font
(11;) " Les anciens Péruviens „ quelquefois dans une fituation biei»
» hiffoient les brai libres aux enfa;is » plus fatiguante pour téter ; iU' en».
G
i
Si EMILE.
faire Se n'épargnez rien poiir rendre aifés dans la pratique les
foins que vous aurez prefcrits. Pourquoi ne les parrageriez-
vous pas ? Dans les nourritures ordinaires où l'on ne regarde
qu'au phyfique , pourvu que l'enfant vive & qu'il ne dépcriire
point , le ref te n'importe gueres : mais ici oij l'éducation com-
mence avec la vie , en naiiTant l'enfant eft déjà difciple , non
d-i Gouverneur, mais de la nature. Le Gouverneur ne fait qu'é-
tudier fous ce premier maître &c empêcher que fes foins ne
foient contrariés. Il veille le nourrifTon , il l'obfer\'e , il le
fuit , il épie avec vigilance la première lueur de fon foible
entendement , comme aux approches du premier quartier
les Mufulmans épient l'inftant du lever de la lune.
Nous nailTons capables d'apprendre , mais ne fâchant rien ,
ne connoiflant rien. L'ame , enchaînée dans des organes im-
parfaits &c demi - formés , n'a pas même ■ le fentiment de fa
propre cxiièence. Les mouvemens , les cris de l'enfant qui
„ brafTent l'une des hanches de la mère „ de courrîr dans cette fituation preC
j, avec leurs genoux Se leurs pieds , „ que aud'i vite que s'ils ctoient fur
„ & ils la ferrent fi bien qu'ils peu- „ leurs pieds. Hijt. AVzt. T. IV. ia-
j, vent s'y foutenir fans le fecours » 12 , page 192.
jj des bras de la niere ; ils s'attachent A ces exemples M. de Buffon
u à la mamelle avec leurs mains , & auinit pu ajouter celui de l'Angle-
1, ils la fuccnt conftamment fans fe terre , où l'extravagante & barbare
„ dcranger & fans touiber , malgré les pratique du maillot s'abolit de jour en
JJ ditfcrens mouvemens de la nicre , jour. Voyez auffi la Loubcre, Voyage
30 qui pendant ce tems travaille à fon de Siam , le Sieur le Beau , Voyage
JJ ordinaire. Ces enfans commencent du Canada , &c. Je remplirois vingt
], à marcher des le fécond mois , pages de citations , fi j'avois bcfoin
J, ou plutôt à fc traîner fur les ge. de confirmer ceci par des faits. Voyea
3, noux & fur lc<; nnins ; cet exercice p. 14 de ce volume
a> Icux Uonac fuui la fuite U facilite
LIVRET. çj
vient de naîrre font des effets purement méchaniques, dépour-
vus de connoiffance & de volonté.
Suppofons qu'un enfant eût à fa naiflance la ftature &
la force d'un homme fait , qu'il fortît , pour ainfî dire ,'
tout armé du fcin de fa mère , comme Pallas fortit du
cerveau de Jupiter ; cet homme - enfant feroit un parfait
îmbécille , un automate , une ftatue immobile ôc prcfque
infenfîble. Il ne verroit rien , il n'entendroit rien , il ne
connoitroit perfonne , il ne fauroit pas tourner les yeux
vers ce qu'il auroit befoin de voir. Non - feulement il
n'appercevroit aucun objet hors de lui , il n'en rapporteroit
même aucun dans l'organe du fens qui le lui feroit apper-
cevoir ; les couleurs ne feroient point dans fes yeux , les
Ions ne feroient point dans fes oreilles , les corps qu'il
toucheroit ne feroient point fur le fîen, il ne fauroit pas
même qu'il en a un : le contaét de fes mains feroit dans
fon cerveau ; toutes fes fenfations fe réuniroient dans un
feul point ; il n'exifteroit que dans le commun fenforium ,
il n'auroir qu'une feule idée , favoir celle du moi à laquelle
il rapporteroit toutes fes fenfations , Se cette idée ou plutôt
ce fentiment feroit la feule chofe qu'il auroit de plus qu'un
lenfant ordinaire.
Cet homme formé tout - à - coup ne fauroit pas non
plus fe redrelTer fur ks pieds , il lui faudroit beaucoup de
tems pour apprendre à s'y foutenir en équilibre ; peut-
être n'en feroit - il pas même l't (fai , & vous verriez ce
grand corps fort &c robufte refter en place comme une
pierre , ou rtiniper &c fe triiîuer comme un jeuiic chicxu
54 EMILE.
Il fentiroit le mal - aife des befoins fans les connoître ,
& fans imaginer aucun moyen d'y pourvoir. L n'y a nulle
immédiate communication entre les mufcles de l'cftomac
& ceux des bras &: des jambes , qui , même entoure d'a-
limens , lui fît faire un pas pour en approcher , ou étendre
la main pour les faifir ; & comme fon corps auroit pris
fon accrojflement , que fes membres feroient tous déve-
loppés , qu'il n'auroit par conféquent , ni les inquiétudes
ni les mouvemens continuels des enfans, il pourroit mourir
de faim avant de s'être mû pour chercher fa fubfiftance.
Pour peu qu'on ait réfléchi fur l'ordre & le progrès de
nos connoilTances , on ne peut nier que tel ne fût à peu
près l'état primitif d'ignorance îk de ftupidité naturel à
l'homme , avant qu'il eût rien appris de Texpérience ou de
fes femblables.
On connoit donc , ou l'on peut connoître , le premier
point d'où part chacun de nous pour arriver au degié com-
mun de l'entendement ; mais qui elt-ce qui connoit l'autre
extrémité ? Chacun avance plus ou moins fek>n fon génie ,
fon goût , fes befoins , fes talens , fon zèle , & les occa-
fions qu'il a de s'y livrer. Je ne fâche pas qu'aucun Philo-»
fophe ait encore été aflez hardi pour dire ; voilà le terme
où l'homme peut parvenir & qu'it ne faiiroit pafîbr. Nous
ignorons ce que notre nature nous permet d'être; nul de
nous n'a mefuré la dirtance qui peut fe trouver entre im
homme ôc un autre homme. Quelle cft l'ame balfe que
i:€ttç idée n'échaufflï jamais , & qui ne R' dit pas quel
«iwefois <tans fon orgueil : combien j'en .tt dcji palfé* î
L ï V R E I. V5
combien j*en puis encore atteindre ! pourquoi mon égal
iroit-il plus loin que moi ?
Je le répète : l'éducation de l'homme commence à (a
.n^flance ; avant de parler , avant que d'entendre il s'inftruit
«iéjà. L'expérience prévient les leçons ; au moment qu'il
oonnoit (a nourrice il a déjà beaucoup acquis. On feroic
furpris des connoiffances de l'homme le plus grofîîer , (i
l'on fuivoit fon progrès depuis le moment où il eft né
jufqu'à celui où il eft parvenu. Si l'on partageoit toute la
fcience humaine en deux parties , l'une commune à tous
les hommes y l'autre particulière aux favans , celle-ci feroit
très-petite en comparaifon de l'autre ; mais nous ne fon-^
geons gueres aux acqiiifitions générales , parce qu'elles fe
font fans qu'on y penfe & même avant l'âge de raifon ,
que d'ailleurs le favoir ne fe fait remarquer que par fcs
différences , &c que , comme dans les équations d'algèbre ,
les quantités communes fe comptent pour rien.
Les animaux mêmes acquièrent beaucoup. Ils ont des
fens , il faut qu'ils apprennent à en faire ufage ; ils ont des
befoins , il faut qu'ils apprennent à y poiuA'oir : il faut qu'ils
apprennent h manger , à marcher , à voler. Les quadrupèdes
qui fe tiennent fur leurs pieds dès leur naiUlince ne favent
pas marcher poui- cela ; on voit à leurs premiers pas que
ce font des effais mal affurés : les Serins échappés de
leurs cages ne favent point voler , parce qu'ils n'ont ja-
mais volé. Tout eft infèru(^ion poiu- les êtres animes &c
fenfiblcs. Si les plantes avoient un mouvement progre/Hf,
il faudroit qu'elles euffenc des feus & qu'elles acquilFcnc des
î,<î EMILE.
connoilTanceS i autrement les cfpeces périroient bientôt.
Les premières fenfations des cnfons font purement afFeâi-
ves , ils n'apperçoivent que le plailir & la douleur. Ne pou-
vant ni marcher ni faidr, ils ont bcfoin de beaucoup de tems
pour fe former peu-i-peu les fenfations reprcfcntatives qui
leur montrent les objets hors d'eux-mêmes ; mais en atten-
dant que ces objets s'étendent , s'éloignent , pour ainfi dire ,
de leurs yeux , &c prennent pour eux des dimenfîons &c des
figures , le retour des fenfations affedives commence à les
foumettre à Tempire de l'habitude ; on voit leurs yeux fe
tourner fans cefle vers la lumière , ôc Ci elle leur vient de
côté , prendre infenfiblement cette direction ; en forte qu'on
doit avoir foin de leur oppofer le vifage au jour , de peur
qu'ils ne deviennent louches ou ne s'accoutument à regarder
de travers. Il faut aufîî qu'ils s'habituent de bonne heure aux
ténèbres j autrement ils pleurent & crient (itôt qu'ils fe trou-
vent à l'obfcurité. La nourriture 6c le fommeil , trop exade-
ment mefurés , leur deviennent ncceffaires au bouc des mêmes
intervalles, & bientôt le defir ne vient plus du befoin mais
de l'habitude , ou plutôt , l'habitude ajoute un nouveau bc*
foin à celui de la nature : voilà ce qu'il faut prévenir.
La feule habitude qu'on doit laiffer prendre à l'enfant eft
de n'en contracter aucune ; qu'on ne le porte pas plus fur
un bras que fur l'autre , qu'on ne Taccoutume pas à pré-
fentcr une main plutôt que Tautrc , à s'en fcnir plus fou-
vent , à vouloir manger, dormir , agir aux mêmes heures,
h ne pouvoir rcftcr fcul ni nuit ni jour. Préparez de loin le
fegne de fa liberté & l'ufage de fcs forces , en biffant à fon
con>s
LIVRET. 57
corps l'habitude naturelle ,. en le mettant en état d'être tou-
jours maître de lui-même , &; de faire en toute cliofe fa
volonté , fitôt qu'il en aura une.
Dès que l'enfant commence à diftinguer les objets , il
importe de mettre du choix dans ceux qu'on lui montre.
Naturellement tous les nouveaux objets intéreflent l'homme.
Il fe fent fi foible qu'il craint tout ce qu'il ne connoit pas :
l'habitude de voir des objets nouveaux fans en être affecté
détruit cette crainte. Les enfans élevés dans des maifons
propres oij l'on ne fouffre point d'araignées ont peur des
araignées , &c cette peui- leur deraeiu-e fouvent étant grands.
Je n'ai jamais vu de payfans , ni homme , ni femme , ni
enfant , avoir peur des araignées.
Pourquoi donc l'éducation d'un enfant ne commenceroit-
cUe pas avant qu'il pai'le & qu'il entende , puifque le feul
choix des objets qu'on lui préfente elt propre à le rendre
timide ou couiMgcux ? Je veux qu'on l'habitue à voir des
objets nouveaux , des animaux laids , dégoûtons , bizarres ;
mais peu-i-peu , de loin , jufqu'à ce qu'il y foit accoutume ,
ôc qu'à force de les voir mcuiier à d'autres il les manie
enfin lui-même. Si durant fon enfance il a vu fans effroi
des crapauds , des ferpens , des écrevillcs , il verra fans hor-
reur, étant grand, quelque animal que ce foit. Il n'y a plus
d'objets affreux pom- qui en voit tous les jours.
Tous les enfans ont peur des mafques. Je commence par
montrer à Emile un mafque d'une figure agréable. Enfuite ,
quelqu'un s'applique devant lui ce mafque fur le vif :ge ; je
lyiQ mets à rire , tout le monde rit , 6c Fenfan: rit comme
Emil:. Touie I. H.
5« Ê M î L E.
les autres. Peu-h-peu je l'accoumme à des marques moins
agréables , & enfin à des figures hideufes. Si j'ai bien mé-
nage ma gradation , loin de s'effrayer au dernier mafque , il
en rira comme du premier. Après cela je ne crains plus
qu'on l'effraye avec des mafques.
Quand , dans les adieux d'Andromaque &c d'Heilor , le
petit Aityanax , effrayé du panache qui flotte fur le cafque
de fon pcre , le méconnoit , fe jette en criant fiir le ftin
de fa nourrice , &c arrache à fa mère un fouris mclé de
larmes , que faut-il faire pour guérir cet effroi ? Prccifcmenc
ce que fait He>flor ; pofcr le cafque à terre , & puis careffer
l'enfiuit. Dans un moment plus tranquille on ne s'en tien-
droit pas \h : on s'approcheroit du cafque , on joueroit avec
les plumes, on les feroit manier à l'enfant, enfin la nourrice
prendroit le cafque 6c le pofcroit en rijnt fur Ci propre tête;
fi toutefois la main d'une femme ofoit toucher aux armes
d'He^or.
S'agit - il d'exercer Emile au bruit d'une arme à feu ?
Je brûle d'abord une amorce dans un piftolet. Cette flamme
bruPque 6c paffagere , cette efpecc d'éckir le réjouit ; je
répète la même chofe avec plus de poudre : peu-.\-pcu
j'ajoute au piitolct une petite charge fans bourre , puis une
plus grande : enfin, je l'accoutume aux coups de fufil,aux
boîtes , au\ canons , aux détoiutions les plus terribles.
J'ai remarqué que les enfans ont rarement peur du ton-
nerre , h moins que les éclats ne fuient affreux &: ne
blcffent réellement l'organe de l'ouie : autrement cette peur
ne leur vient que quand ils ont appris que le tomicrre blellir
L I V R E I. 5f
ou tue quelquefois. Quand la raifon commence à les effrayer ,
faites que l'habitude les raflure. Avec une gradation lente &
ménagée on rend l'homme & l'enfant intrépide à tout.
Dans le commencement de la vie où la mémoire & l'i-
magination font encore inaélives , l'enfant n'eft attentif qu'à
ce qui affeéle actuellement fes fens. Ses fenfations étant les
premiers matériaux de fes connoilfances , les lui offrir dans
un ordre convenable, c'eft préparer fa mémoire à les foui-
nir un jour dans le même ordre à fon entendement : mais
comme il n'eft attentif qu'à fes fenfations , il fufht d'abord
de lui montrer bien diftinftement la liaifon de ces mêmes
fenfations avec les objets qui les caufent. Il veut tout tou-
cher , tout manier ; ne vous oppofez point à cette inquié-
tude : elle lui fuggere un apprentilfage très-néceffaire. C'eft
ainfl qu'il apprend à fentir la chaleur , le froid , la dureté ,
la mollefle , la pefanteur , la légèreté des corps , à juger de
leur grandeur , de leur figure ôc de toutes leurs qualités
lènfîbles , en regardant, palpant (i(5), écoutant, fur-tout
en comparant la vue au toucher , en eftimant à l'œil la
fenfation qu'ils feroient fous fes doigts.
Ce n'eft que par le mouvement , que nous apprenons
qu'il y a des chofes qui ne font pas nous ; &c ce n'eft que
par notre propre mouvement que nous acquérons l'idée de
l'étendue. C'eft parce que l'enfant n'a point cette idée, qu'il
C i6 ) L'odorat e(t de tous les fcns aux mauvaifes odeurs ; ils ont à
celui qui fe développe le plus tard cet égard l'indiffcrence ou plutôt
dans les enfans ; jufqu'à l'à^îe de deux rinfenlibilitc qu'on remarque dans
ou trois ans il ne paroit pas qu'ils plulieurs animaux,
fuient fenlibles ni aux bonnes ni
H i
tfo EMILE.
tend indifféremment la main pour faiilr Tobjet qui !c tou-
che , ou Po'ojec qui elt à cent pas de lui. Cet effort qu'il
fait vous paroit un fîgne d'empire , un ordre qu'il donne à
l'objet de s'approcher ou à vous de le lui apporter; ôc point
du tout , c'efè feulement que les mêmes objets qu'il voyoic
d'abord dans fon cer\'cau , puis fur fcs yeux , il les voit
maintenant au bout de fes bras , &c n'imagine d'étendue
que celle oij il peut atteindre. Ayez donc foin de le pro-
mener fouvent , de le tranfporter d'une place à l'autre , de
lui faire fentir le changement de lieu , afin de lui apprendre
à juger des di (lances. Quand il commencera de les con-
noître , alors, il faut changer de méthode , & ne le porter
que comme il vous plait &c non comn-.c il lui plait ; car
ficôt qu'il TYciï plus abufé par le fens , fon effort change
de caufe : ce changement elt remarquable , &c demande
explication.
Le mal-aife des Lefoins s'exprime pnr des fignes , quand
le fecours d'autrui efè nécefiaire pour y pourvoir. De - là
les cris des enfans. Ils pleurent beaucoup : cela doit être.
Puifque toutes leurs fenfations font affectives , quand elles
foiit agréables ils en jouilfent en filence ; quand elles font péni-
bles ils le difent dans leur langage 6c demandent du foulagc-
ment. Or tant qu'ils font éveillés ils ne peuvent prefque refter
dans un état d'indifférence ; ils dorment ou font affectés.
Toutes nos Langues font des ouvrages de Part. On a
long-tems cherché s'il y avoit une Langue naturelle &
commune i\ tous les hommes : fans doute, il y en a une ;
& c'elt celle que les cnfaus pai-lcnt avant do favoir parler.
LIVRET. 6x
Cette Langue n'c(t pas articulée , mais elle cPc accentuée ,
fonore , intelligible. L'uûge A^ts nôtres nous l'a fait négli-
ger au point de l'oublier tout - à - fait. Etudions les enfons ,
&: bientôt nous la rapprendrons auprès d'eux. Les nourrices
font nos maîtres dans cette Langue , elles entendent tout
ce que difent leurs nourriiTons , elles leur répondent , elles
ont avec eux des dialogues tros-bien faivis , <lk quoiqu'elles
prononcent des mots , ces mors font parfaitement inutiles ,
ce n'elt point le fens du mot qu'ils entendent , mais l'accent
dont il elt accompagné.
Au langage àr~ la voix fe joint celui du geCce non moins
énergique. Ce gefte n'eft pas . dans les foibles mains des
enfans , il eft fur leurs vifages. Il eft étonnant combien
ces phyfionomics mal formées ont déjà d'expreiïion : leurs
traits ch;ingent d'un in f tant à l'autre avec une inconcevable
rapidité. Vous y voyez le fourire , le deflr , l'ePi-oi naître
& paiïer comme autant d'éclairs; à chaque fois vous croyez
voir un autre vifagc. Ils ont certainement les mufcles de
la face plus mobiles que nous. En revanche leurs yeux
ternes ne difent prefque rien. Tel doit être le genre de
leurs fîgnes dans un âge où l'on n'a que des befoins cor-
porels ; l'expreflion des fenfations eft dans les grimaces ,
l'exprefTion des fentimens ei'l: dans les regards.
Comme le premier état de l'homme e(t la mifere &: la
foiblefle, fes premières voix font la plainte «S: les pleurs.
L'enfant fent fes befoins & ne les peut facisfaire, il implore
le fccours d'autrui par Ai^s cris ; s'il a faim ou foif , il
pleure ; s'il a trop froi J ou trop chaud , il picore \ s'il a
6i EMILE.
befoin de mouvement & qu'on le tienne en repos , il pleure ;
s'il veut dormir & qu'on l'agite , il pleure. Moins fa ma-
nière d'être elè à fa difpofition , plus il demande fréquem-
ment qu'on la change. Il n'a qu'un langage , parce qu'il
n'a , pour ainfi dire , qu'une forte de mal-être : dans l'im-
pcrfeâion de fes organes , il ne diftingue point leurs im-
preïïîons diverfes ; tous les maux ne forment pour lui
qu'une fenfation de douleur.
De ces pleurs qu'on croiroit fi peu dignes d'attention ,
nait le premier rapport de l'homme à tout ce qui l'envi-
ronne : ici fe forge le premier anneau de cette longue chaîne
donc l'ordre focial eft formé.
Quand l'enfant pleure , il elt mal à fon aifc , il a quel-
que befoin qu'il ne fauroit fatisfoire ; on examine , on cher-
che ce befoin , on le trouve , on y pouiToit. Quand on
ne le trouve pas ou quand on n'y peut pour\'oir , les pleiu-s
continuent , on en efl importuné ; on fbtte l'enfant pour
le faire taire , on le berce , on lui chante pour l'endor-
mir : s'il s'opiniâcre , on s'impatiente , on le menace ; des
nourrices brutales le frappent quelquefois. Voilh d'étranges
leçons pour fon entrée à la vie.
Je n'oublierai jamais d'avoir \ai un de ces incommodes
pleureurs ainfi frappé par fi nourrice. Il fe rut fur le
champ, je le crus intimidé. Je me difois , ce fera une
ame fei-vilc dont on n'obtiendra rien que par la rigueur. Je
me trompois ; le malheureux fufibquoit de colère , il avoir
perdu la rcfpirarion , je le vis devenir violer. Un moment
après vinrent les cris aigus j tous les figncs du rvireuù»-
LIVRET. 55
ment , de la fureur , du déftfpoir de cet âge , croient
dans fes accens. Je craignis qu'il n'expirât dans cette
agitation. Quand j'aurois douté que le fcntiment du juite
&c de l'injulte fût inné dans le cœur de l'homme , cet
exemple feul m'auroit convaincu. Je fuis fur qu'un tifon
ardent tombé par hazard fur la main de cet enfant , lui
eût été moins fenfible que ce coup alFez léger , mais
donné dans l'intention manifefèe de roffeiifer.
Cette difpofition des enfans à l'emportement , au dépit,
à la colère , demande des ménagemens exceflifs. Boerhaave
penfe que leurs maladies font pour la plap.irt de la clalfe
des convulfives , parce que la tête étant proportionnelle-
ment plus grolfe 6c le fyi'ècme des nei-fs plus étendu que
dans les adultes , le genre nerveux ef!: plus fufceptible d'ir-
ritation. Eloignez d'eux avec le plus grand foin les domefli-
ques qui les agacent , les irritent , les impatientent i ils leur
font cent fois plus dangereux , plus funeftes que les in-
jures de l'air 6c des faifons. Tant que les enfans ne
trouveront de réfiftance que dans les chofes 6c jamais
dans les volontés , ils ne deviendront ni mutins ni colères,
6c fe conferveront mieux en fanté. C'elt ici une des rai-
fons pourquoi les enfans du peuple plus libres , plus in-
dépendans , font généralement moins infnmes , moins
délicats , plus robullvs que ceux qu'on prétend mieux
élever en les contraiinnt fans cefTe : mais il faut fonger
toujours qu'il y a bien de la différence entre leur obéir
& ne les pas contrarier.
Les premiers pleurs des enfans font des prières : /i on
64 EMILE.
n'y prend garde , elles deviennent bientôt des ordres ; ils
commencent par fe fliire aflilèer , ils finirent par fe faire
fervir. Ainil de leur propre foibleire , d'où vient d'abord le
fentiment de leur dépendance , nait enfuite l'idée de l'em-
pire &. de la domination ; mais cette idée étant moins exci-
tée par leui-s befoins que par nos ferviccs , ici commencent
à fe faire apperce\'oir les effets moraux dont la caufe immé-
diate n'efi: pas dans la nature , &. l'on voit déjà pourquoi
dès ce premier âge , il importe de démêler l'intention fecrcte
que diile le gelte ou le cri.
Quand l'enfant tend la main avec effort fans rien dire, il
croit atteindre à l'objet , parce qu'il n'en eftime pas la dif-
tance ; il eit dans l'erreur : mais quand il fe plaint &: cric
en tendant la main , alors il ne s'abufe plus fur la diltance ,
il commande à l'objet de s'approcher, ou à vous de le lui
apporter. Dans le premier cas portez-le à l'objet lentement
ôc ix petits pas : dans le fécond , ne faites pas feulement
femblant de l'entendre ; plus il criera , moins vous devez
récouter. Il importe de l'accoutumer de bonne heure à ne
commander, ni aux hommes, car il n'eft pas leur maître,
ni aux chofcs , car elles ne l'entendent point. Ainiî quand
Un enfant defire quelque chofe qu'il voit ôc qu'on veut lui
donner, il vaut mieux porter l'enfant à l'objet que d'appor-
ter l'objet à l'cnfiint : il tire de cette pratique une conclufioa
qui cft de fon agc , tfc il n'y a point d'autre moyen de la
lui fjggércr.
L'Abbé de Saint PiciTC appclloit les hommes de grands
cniiuisi on pouiToit appcUer rcciproquemcn: les cnfans de
petits
LIVRET: tfs
petits hommes. Ces propoficions ont leur vérité comme fen-
tences ; comme principes elles ont befoin d'éclaircilîement :
mais quand Hobbes appelloit le méchant un enfant robufle ,
il difoit une chofe abfolument contradiâoire. Toute méchan-
ceté vient de foiblefle ; l'enfant n'eft méchant que parce
qu'il eft foible ; rendez-le fort , il fera bon : celui qui pour-
roit tout ne feroit jamais de mal. De tous les attributs de
la Divinité toute-puilFante , la bonté eft celui fans lequel on
la peut le moins concevoir. Tous les peuples qui ont reconnu
deux principes ont toujours regardé le mauvais comme infé-
rieur au bon , fans quoi ils auroient fait une fuppofîtion
abfurde. Voyez ci -après la profeffion de foi du Vicaire
Savoyard.
La raifon feule nous apprend à connoître le bien &: le
mal. La confcience qui nous fait aimer l'un Ôc haïr l'autre ,
quoiqu'indépendante de la raifon , ne peut donc fe déve-
lopper fans elle. Avant l'âge de raifon nous faifons le bien
&: le mal fans le connoître ; & il n'y a point de morahté
dans nos actions , quoiqu'il y en ait quelquefois dans le fen-
timent des actions d' autrui qui ont rapport à nous. Un enfant
veut déranger tout ce qu'il voit , il calFe , il brife tout ce
qu'il peut atteindre , il empoigne un oifeau comme il em-
poigneroit une pierre , & l'ctoufTe fans favoir ce qu'il fait.
Poiu-quoi cela ? D'abord la Philofophie en va rendre rai-
fon par des vices namrels ; l'orgueil , l'efprit de domination ,
l'amour-propre , la méchanceté de l'homme ; le fentimcnt
de {a. foiblelfe , pourra -t- elle ajouter, rend l'enfant avic"
de faire des aâcs de force , & de fe prouver à lui-même
Emile. Tome I. I
66 .EMILE.
fon propre pouvoir. Mais voyez ce vieillard infirme ôc caflë ,
ramené par le cercle de la vie humaine à la foiblefle de
l'enfance ; non-feulement il refte immobile 6c piiiliblc , il
veut encore que tout y rclte autour de lui ; le moindre
changement le trouble &c l'inquiète , il voudroit voir régner
un calme univerfel. Comment la même impuiffance jointe
aux mêmes pallions produiroit - elle des effets fi différens
dans les deux âges , fi la caufe primitive n'ctoit changée ?
Et où peut - on cliercher cette diverfité de caufes , fi ce
n'elt dans l'état phyfique des deux individus ? Le principe
ailif commun à tous deux fe développe dans l'un 6c s'éteint
dans l'autre ; l'un fe forme & l'autre fe détruit , l'un tend
à la vie 6c l'autre à la mort. L'activité défaillante fe con-
centre dans le cœur du vieillard ; dans celui de l'enfant
elle ef t furabondante 6c sY-tend au-dehors ; il fc fent , pour
ainfi dire , afTez de vie pour animer tout ce qui l'envi-
ronne. Qu'il falTc ou qu'il défalfe , il n'importe , il fuffit
qu'il change l'état des chofes, & tout changement eft une
aélion. Que s'il femble avoir plus de penchant à détruire ,
ce n'eft point par méchanceté ; c'elt que l'aclion qui forme
eft toujours lente , 6c que celle qui détruit , étant plus
rapide , convient mieux à fa vivacité.
En même - tems que l'Auteur de la nature donne aux
enfans ce principe adif , il prend foin qu'il foit peu nuifi-
ble , en leur laifTant peu de force pour s'y livrer. Mais
fitôt qu'ih peuvent confidércr les gen.s qui les environnent
comme des in(trumcns qu'il dépend d'eux de faire agir,
ils s'en fervent pour fuivrc leur penchant CJc fiipplécr à leur
L I V R E I. ^7
propre foibleffe. Voilà comment ils deviemient incommodes ,
tyrans , impérieux , médians , indomptables ; progrès qui
ne vient pas d'un efprit naturel de domination , mais qui
le leur donne ; car il ne faut pas une longue expérience
pour fentir combien il eft agréable d'agir par les mains
d'autrui , & de n'avoir befoin que de remuer la langue pour
faire mouvoir l'univers.
En grandiflant on acquiert des forces, on devient moins
inquiet, moins remuant, on fe renferme davantage en foi«
même. L'ame & le corps fe mettent , pour ainfi dire ,
en équilibre , & la nature ne nous demande plus que le
mouvement néceffaire à notre confervation. Mais le defir
de commander ne s'éteint pas avec le befoin qui l'a fait
naître ; l'empire éveille «Se flatte l'amour - propre , &c l'ha-
bitude le fortifie : ainfi fuccede la fantaifie au befoin ;
ainfi prennent leurs premières racines les préjugés &c
l'opinion.
Le principe une fois connu , nous voyons clairement
le point où l'on quitte la route de la nature : voyons ce
qu'il faut faire pour s'y maintenir.
Loin d'avoir des forces fuperflues , les enfans n'en ont
pas même de fufîifantes pour tout ce que leur demande
la namre : il faut donc leur lailTer l'ufagc de toutes celles
qu'elle leur donne & dont ils ne famoient abufcr. Première
maxime,
îl faut les aider , & fupplécr à ce qui leur manque , foit
en intelligence > foit en force , dans tout ce qui eft du
befoin phyfiquc. Deuxième maxime.
I i.
6i EMILE.
Il faut dans les fecours qu'on leur donne fe borner uni-
quement à l'utile réel , fans rien accorder à la fontaifie ou
au defir fms raifon ; car la fantailie ne les tourmentera
point quand on ne l'aura pas fait naître, attendu qu'elle
n'eft pas de la nature. Troifieme maxime.
Il faut étudier avec foin leur langage & leurs fignes, afin
que dans un âge où ils ne favent point diffimuler, on dis-
tingue dans leurs defirs ce qui vient immédiatement de la
nature , & ce qui vient de l'opinion. Quatrième maxime,
L'efprit de ces règles eft d'accorder aux enfans plus de
liberté véritable 6c moins d'empire, de leur lailfer plus faire
par eux-mêmes & moins exiger d'autrui. Ainfi s'accoutu-
mant de bonne heure à borner leurs defixs à leurs forces «
ils fentiront peu la privation de ce qui ne fera pas eu
leur pouvoir.
Voilà donc une raifon nouvelle & très - importante pour
lailfer les corps 6c les membres des enfans abfolumenc
libres , avec la feule précaution de les éloigner du danger
des chutes , ôc d'ccarter de leurs mains tout ce qui peut
les bleffer.
Infailliblement un enfant dont le corps & les bras font
libres pleurera moins qu'un en£int embaiidé dans un maillot;
Celui qui ne connoit que les befoins phyfiques ne pleure
que quand il fouffrc , &c c'eft un très -grand avantage ; car
alors on fait à point nommé quand il a befoin de fecours,
6c Ton ne doit pas tarder un moment ii le lui donner s'il
cfl pofTiblc. Mais Ci vous ne pouvez le fouligcr , rcltez tran-
quille , fous le tiacccr pour l'appaiicri vos c»ireircs ne guéri-
L I V R E I. ^
ront pas fa colique : cependant il fe fouviendra de ce qu'il
faut faire pour être flatté , ôc s'il fait une fois vous occuper de
lui à fa volonté , le voilà devenu votre maître ; tout ef t perdu.
Moins contrariés dans leurs mouvemens , les enfans pleu-
reront moins ; Jmoins importuné de leurs pleurs , on fe tour-
mentera moins pour les faire taire ; menacés ou flattés moins
fouvent , ils feront moins craintifs ou moins opiniâtres , ôc
refteront mieux dans leur état naturel. C'eft moins en laif-
fant pleurer les enfans qu'en s'empreflant pour les appaifer,
qu'on leur fait gagner des defcentes , 6c ma preuve eft que
les enfans les plus négligés y font bien moins fujets que
les autres. Je fuis fort éloigné de vouloir pour cela qu'on
les néglige ; au contraire il importe qu'on les prévienne ,
& qu'on ne fe laifle pas avertir de leurs befoins par leurs
cris. Mais je ne veux pas non plus , que les foins qu'on
leui* rend foient mal -entendus. Pourquoi fe fcioicnt-ils faute
de pleurer dès qu'ils voyent que leurs pleurs font bons à
tant de chofes ? Infbruits du prix qu'on met à leur filence , ils
fe gardent bien de le prodiguer. Ils le font à la fin tellement
valoir qu'on ne peut plus le payer , ôc c'eft alors qu'à force
de pleurer fans fuccès, ils s'efforcent, s'épuifent Ôc fe nient.
Les longs pleurs d'un enfant qui n'eft ni lié ni malade
&c qu'on ne laiffe manquer de rien ne font que des pleurs
d'habitude ôc d'obftination. Ils ne font point l'ouvrage de
la nature , mais de la nourrice , qui , pour n'en favoir en-
durer l'importunité la multiplie , fans fonger qu'en faifanc
taire l'enfant aujourd'hui ou l'excite à pleurer demain d.i-
yantage.
7« E M I L E.
Le feul moyen de guérir ou prévenir, cetce habitude , eft
de n'y faire aucune actenrijn. Perfonae n'aime à prendre
une peine inutile , pas mêine les eiifaiis. Ils font obflinés
dans leurs tentatives ; mais fi vous avez plus de confiance,
qu'eux d'opiniâtreté , ils fe rebutent , & n'y reviennent plus,
C'eft ainfi qu'on leur épargne des pleurs, & qu'on les ac-
coutume à n'eu verfer que quand la douleur les y forcé.
Au refèe , quand ils pleurent par faiitaifle ou par obftina-
tion , un moyen fiir pour les empêcher de continuer e(t
de les dillraire par quelque objet agréable &c frappant , qui
leur fafle oublier qu'ils vouloient pleurer. La plupart des
nourrices excellent dans cet art , & bien ménagé il elt très-
utile ; mais il eft de la dernière importance que l'enfant
n'apperçoive pas l'intention de le diltraire , 6c qu'il s'amufe
fans croire qu'on fonge à lui ; or voilà fur quoi toutes les
nourrices font mal -adroites.
On fevre trop tôt tous les cnfans. Le tems où l'on doit
les fevrer eft indiqué par l'éruption des dents , & cette
éruption eft communément pénible &c douloureufe. Par un
inftinct machinal l'enfant porte alors fréquemment à Ca
bouche tout ce qu'il tient, pour le mâcher. On penfe faci-
liter l'opération en lui donnant pour hochet quelques corps
durs , comme Tivoire ou la dent de loup. Je crois qu'on
fc trompe. Ces corps durs appliqués fur les gencives loin
de les ramollir les rendent calleufes , les cndurciflent , pré-
parent un déchirement plus pénible & plus douloureux.
Prenons toujours l'inftin^t poiu- exemple. On ne voit point
ks jeunes chiens exercer leurs dents naiirontes fur des
L I V R E I. 71
cailloux , fur du fer , fur des os , mais fur du bois , du
cuir , des chiffons , des matières molles qui cèdent &
où la dent s'imprime.
■ On ne fait plus être fmiple en rien ; pas même autour
des enfans. Des grelots d'argent , d'or , du corail , des
cryllaux à facettes , des hochets de tout prix & de toute
efpece. Que d'apprêts inutiles &c pernicieux ! Rien de tout
cela. Point de grelots , point de hochets ; de petites
branches d'arbre avec leurs fruits & leurs feuilles , une tére
de pavot dans laquelle on entend fonner les graines , un
bâton de rcglifle qu'il peut fucer ôc mâcher , l'amuferont
autant que ces magnifiques colifichets , ôc n'auront pas
l'inconvénient de l'accoutumer au luxe dès fa naiflaHce.
Il a été reconnu que la bouillie n'elt pas une nourrinire
fort faine. Le lait cuit 6c la farine crue font beaucoup
de faburre ôc conviennent mal à notre eflomac. Dans la
bouillie la farine eft moins cuite que dans le pain , & d«
plus elle n'a pas fermenté ; la panade , la crcme de riz
me paroifTent préférables. Si l'on veut abfolument faire de
la bouillie , il convient de griller un peu la farine aupara-
vant. On foit dans mon pays , de la farine ainfi torréik'e
une foupe fort agréable ôc fort faine. Le bouillon de
viande & le potage font encore un médiocre aliment donc
il ne faut ufcr que le moins qu'il elt poflible. Il importe
que les cnfons s'accoutument d'abord à mâcher ; c'efl: !e
vrai moyen de faciliter l'éruption des dents : ôc quand ils
commencent d'a\aler , les fi;cs fdivaires mêles a\ec les
alimens en facilitent la digeiliou.
7i EMILE,
Je leur ferois donc mâcher d'abord des fruits (écs , des
croûtes. Je leur donnerois pour jouer de petits bâtons de
pain dur ou de bifcuit femblable au pain de Piémont qu'on
appelle dans le pays d^s Grijfes. A force de ramollir ce
pain dans leur bouche ils en avaleroient enfin quelque peu,
leurs dents fe trouveroient forties, ôc ils fe trouveroient
fevrés prefque avant qu'on s'en fût apperçu. Les payfans
ont pour l'ordinaue l'eftcmac fort bon , ôc l'on ne les
fevre pas avec plus de façon que cela.
Les enfans entendent parler dès leur nailTance ; on leur
parle non - feulement avant qu'ils comprennent ce qu'on
leur dit , mais avant qu'ils puifTent rendre les voLv qu'ils
entendent. Leur organe encore engourdi ne fe prête que
peu-à-peu aux imitations des fons qu'on leur difle , & il
n'eit pas même afluré que ces fons fe portent d'abord à
leur oreille aufTi diltinctement qu'à la nôtre. Je ne défap-
prouve pas que la nourrice amufe l'enfant par des chants
&c par des accens très-gais ôc très-variés ; mais je défap-
prouve qu'elle Tctourdifle inceiTammcnt d'une multitude de
paroles inutiles auxquelles il ne comprend rien que le ton
qu'elle y met. Je voudrois que les premières articulations
qu'on lui fait entendre fufTent rares , faciles , difUndes ,
fouvent répétées , &. que les mots qu'elles expriment ne
fe rapportafTent qu'à des objets fenfibles qu'on pût d'abord
montrer à l'enfant. La malheureufe facilité que nous avons
à nous payer de mots que nous n'entendons point, com-
mence plut(')t qu'on ne pcnfc. L'I'^colier écoute en clafle
le verbiage de fon Régent , convme il écoutoit au maillot
L I V 11 E I. 75
le babil de C\ nourrice. Il me femble que ce feroit l'inf-
truire fore utilement que de l'élever à n'y rien com-
prendre.
Les réflexions nailTent en foule quand on veut s'occu-
per de la formation du langage &c des premiers difcours
des enfans. Quoi qu'on faiïe , ils apprendront toujours à
parler de la même manière , 6c toutes les fpéculations
philofophiques font ici de la plus grande inutilité.
D'abord ils ont , pour ainfî dire , une grammaire de leur
âge , dont la fyntaxe a des règles plus générales que la
nôtre ; ôc fi l'on y faifoit bien attention , l'on feroit étonné
de l'exaétitude avec laquelle ils fuivent certaines analogies,
très - vicieufes , fi l'on veut, mais très -régulières , & qui
ne font choquantes que par Iciu" dui-eté ou piirce que l'u-
fage ne les admet pas. Je viens d'entendre un pauvre
enfant bien grondé par fon père pour lui avoir dit ; mon
père ^ irai -je -t -y ? Or, on voit que cet enfant fuivoic
mieux l'analogie que nos Grammairiens ; car puifqu'on lui
difoit , vas-y , pourquoi n'auroit-il pas dit , irai-je-t-y ?
Remarquez de plus , avec quelle adrefle il évitoit l'hiatus
de irai-je-y ^ ou, y irai-je ? Elt-ce la faute du pauvre
enfant fi nous avons mal -à -propos ôté de la phrafe cet
adverbe déterminant , y , parce que nous n'en favions que
faire ? C'eft une pédanterie infupportable & un foin des
plus fuperflus de s'attacher à corriger dans les enfans toutes
ces petites fautes contre l'ufage , dcfquelles ils ne man-
quent jamais de fe corriger d'eux-mêmes avec le tems.
Parlez toujours correctement devant eux , faites qu'ils ne
Emile. Tome I. K
74 EMILE.
fe plaifent avec perfonne autant qu'avec vous , ôc fcyez
fùrs qu'infcnfiblement leur langage s'épurera fur le voue ,
fans que vous les ayez jamais repris.
Mais un abus d'une toute autre importance & qu'il ncil
pas moins aifc de prévenir , cit qu'on fc prelfe trop de
les faire parler , comme Ci l'on avoir peur qu'ils n'apprif-
fent pas h. parler d'eux-mêmes. Cet empreflement ijidifcret
produit un effet directement contraire à celui qu'on cherche.
Ils en parlent plus tard , plus confufément : Textréme atten-
tion qu'on donne à tout ce qu'ils difent les difpenfe de
bien articuler ; ôc comme ils daignent à peine ouvrir la bou-
che , plufieurs d'entre eux en confcr\'ent toute leur vie un
vice de prononciation , ôc un parler confus qui les rend
prefque inintelligibles.
J'ai beaucoup vécu parmi les payfans , & n'en ouis
jamais grafTeyer aucun , ni homme ni femme , ni lille ni
garçon. D'où vient cela ? Les organes des payfans font-ils
autrement confhiiits que les nôtres ? Non , mais ils font
autrement exeicés. Vis-à-vis de ma fenêtre elt un tertre
fur lequel fe raffembîent , pour jouer , les enfans du lieu.
Quoiqu'ils foient alfcz éloignés de moi , je difhngue parfai-
tement tout ce qu'ils difent , & j'en tire fouvcnt de bons
mémoires pour cet Ecrit. Tous les jours mon oreille me
trompe fur leur âge ; j'entends des voix d'enHins de dix
ans , je rcgaide , je vois la itature &c les traits d'enfans
de trois à quatre. Je ne borne pas h moi feul cette expé-
rience ; les Urbains qui me viennent voir & qvie je con-
fulte li-dtlTus , tombent tous d.uis la même erreur.
LIVRET. 75
Ce qui la produit eft que jufqu'à cinq ou fix ans les
eiifans des vjUes élevés dans la chambre &c fous l'aîle d'une
Gouvernante , n'ont befoin que de marnioter pour fe faire
entendre ; fitôt qu'ils i-emuent les le/res on prend peine
à les écouter; on leur difte des mots qu'ils rendent mal,
ôc à force d'y faire attention , les mêmes gens étant fans
celfe autour d'eux , devinent ce qu'ils ont voulu dire plutôt
que ce qu'ils ont dit.
A la campagne c'eit toute autre chofe. Une paj'fanne
n'eft pas fans ceffe autour de fon enfant , il eft forcé
d'apprendre à dire très - nettement & très -haut ce qu'il a
befoin de lui faire entendre. Aux champs les enfans épars,
éloignés du père , de la mère & des autres enfans , s'exer-
cent à fe faire entendre à diltance , ôc à mefurer la force
de la voix fur l'intervalle qui les fépare de ceux dont ils
veulent être entendus. VoiL\ comment on apprend vérita-
blement à prononcer , ôc non pas en bégayant quelques
voyelles h l'oreille d'une Gouvernante attentive. AufTi quand
on interroge l'enfant d'un paylan, la honte peut l'empêcher
de répondre, mais ce qu'il dit il le dit nettement; au lieu
qu'il faut que la lîonnc ferve d'interprète h Tenfant de h
ville , fuis quoi l'on n'entend rien à ce qu'il grommelle
entre fes dents (17).
(17) Ceci n'eft pas fans cxcep- fenfc dcit voir que l'excès & le dé-
tion ; fouvent les enfans qui fe font faut dérives du même abus font éga-
d'aliord le moins entendre deviennent lemcnt corrigés par ma méthoJe. Je
rnfuite les plus étour.lifTans quand ils regarde ces deux maximes comme
ont commencé d'élever la voix. INlais inféparables ; toujours affcs ,- C-"* Ja-
s'il fliloit entrer dans toutes ces mi- nuiis trop. De la première bien éta-
nutics jj ne fmirois pas ; tout Lcdeur blie , l'autre s'enfuit nccellairemcnt.
K i
7(? EMILE.
En granJifTanc , les garçons devroicnt fe corriger de ce
dcfaut dans les collèges , &: les filles dans les couvcns ;
en effet, les uns & les autres parlent en général plus dif-
tinflcmcnt que ceux qai ont été toujours élevés dans la
maifon paternelle. Mais ce qui les empêche d'acquérir ja-
mais une prononciation aufTi nette que celle des paj'fans ,
c'eft la néceflîté d'apprendre par cœur beaucoup de clicrcs,
& de récirer tout haut ce qu'ils ont appris : car en étu-
diant , ils s'habituent à barbouiller , à prononcer négligem-
ment &. mal : en récitant c'elt pis encore ; ils rechtithenc
leurs mots avec effort , ils traînent & allongent leurs fylla-
bes : il n'efè pas pofllble que quand la mémoire vacille la
langue ne balbutie aulTi. Ainfi fe contractent ou fe confer-
vent les vices de la prononciation. On verra ci-après que
mon Emile n'aura pas ceux-là , ou du moijis qu'il ne les
aura pas contractés par les mêmes caufes.
Je conviens que le peuple & les villageois tombent dans
une autre extrémité, qu'ils parlent prefque toujours plus haut
qu'il ne faut , qu'en prononçant trop exactement ils ont les
articulations fortes &c rudes , qu'ils ont trop d'accent , qu'ils
choifilTcnt mal leurs termes, Ôcc.
Mais premièrement , cette extrémité me paroit beaucoup
moins vicieufe que l'autre, attendu que la première loi du
difcours étant de fe faire entendre , la plus grande faute
qu'on puifle fiiire efl de parler fans être entendu. Se piquer
de n\.voir point d'accent , c'eft fe piquer d'(kcr aux phra-
fes leur grâce &c leur énergie. L'accent e(è Tame du difcours ;
il lui donne le fcnriment &c h vérité. L'accent nx-nt moiiiS
LIVRET. 77
que la parole; c'eft peut-être pour cela que les gens bka
élevés le craignent tant. C'eft de riiHige de tout dire fur
le même ton qu'elt venu celui de perfiffier les gens fans
qu'ils le fencent. A l'accent profcrit fuccedent des inanieres
de prononcer ridicules , affeclées , èc fujettes à la mode ,
telles qu'on les remarque fur-tout dans les jeunes gens de
la Cour. Cette aiFcélation de parole ;& de maintien eft ce
qui rend généralemt^nt l'abord du François repoulfant &
défagréable aux autres Nations. Au lieu de mettre de l'accent
dans fon parler , il y met de l'air. Ce n'cft pas le moyen de
prévenir en fa faveur.
Tous ces petits défauts de langage qu'on craint tant de
laifTer contracter aux enfans ne font rien , on les prévient
ou l'on les corr-ge avec la plus grande facilité : mais
ceux qu'on leur fait contracter en rendant leur parler fourd ,
confus , timide , en critiquant inceffamment leur ton , en
épluchant tous leurs mots , ne fe corrigent jamais. Un
homme qui n'apprit à parler que ilans les ruelles , fe
fera mal entendre h la tête d'un Bataillon , ôc n'en im-
pofcra guercs au peuple dans une émeute. Enfeigncz pre-
mièrement aux enfans à parler aux hommes ; ils fauronc
bien parler aux femmes quand il faudra.
Nourris à la campagne dans toute la rulHcité champê-
tre , vos enfans y prendront une voix plus fonore , ils
nV contra ifteront point le confus bégaj'ement des enfans
de la Ville ; ils n'y contracteront pas non plus les ex-
prclHons ni le ton du Village , ou du moins ils les per-
dront aifément , lorfque le Maître vivant avec eux dis
78 EMILE.
leur nailîlincc , 6c y vivant de jour en jour plus exclu-
fivement , préviendra ou effacera par la correction de fon
langage l'imprelEon du langage des Payfans. Enûle parlera
un François tout auiïi pur que je peux le favoir , mais il
le parlera plus diftinâement , & l'articulera beaucoup mieux
que moi.
L'enfant qui veut parler ne doit écouter que les mots
qu'il peut entendre , ni dire que ceux qu'il peut articuler.
Les efforts qu'il fait pour cela le portent à redoubler la
niéme fyllabe, comme pour s'exercer à la prononcer plus
diitiniEtemcnt. Quand il commence à balbutier , ne vous
tourmenrez pas fi fort à deviner ce qu'il dit. Prétendre
être toujours écouté elt encore une forte d'empire , &
l'enfant i\en doit exercer aucun. Qu'il vous fuffife de pour-
voir très - attentivement au néceffaire ; c'elt à lui de tâcher
de vous faire entendre ce qui ne l'clt pas. Bien moins
encore faut-il fe hâter d'exiger qu'il parle : il faura bien
parler de lui - même à mcf.ire qu'il en fent ira l'utihié.
On remarque , il ei'l vrai , que ceu:c qui commencent
à parler fort tard ne parlent jamais Ci di(Hnclcmcnt que
les autres ; mais ce n'eit pas par».c qu'ils ont parlé tard
que l'organe refle embarralFc , c'eft au contraire parce qu'ils
font nés avec un organe embarrafTé qi'.'ils commencent tard
à pai'ler ; car fans cela pourquoi paiicroicnt - ils plus tard
que les autres ? Ont - ils moins l'occafion de parler , «Se
les y cxcire-t-on moins ? Au contiaire , l'inquiétude que
donne ce retard , aufli-tôt qu'on s'en a; perçoit, fait qu'on
fe tourmente beaucoup plus i les faire balbutier que coure
L I V R E I. 7>
qui ont articule de meilleure heure ; ùc ce: emprefTemc-ii.
miil- entendu peut contribuer beaucoup à rendre confus
leur parler , qu'avec moins de précipitation ils auroitac
eu le rems de perfectionner davantage.
Les enfans qu'on preffe trop de parler n'ont le tems ni
d'apprendre à bien prononcer ni de bien concevoir ce qu'eu
leur fait dire. Au lieu que quand on les lailTe aller d'eux-
mêmes , ils s'exercent d'abord aux fyllabes les plus faciles
à prononcer , Se y joignant peu-h-peu quelque fignilicaticn
qu'on entend par leurs gelles, ils vous donnent leurs mots
avant de recevoir les vôtres , cela fait qu'ils ne reçoivent
ceux-ci qu'après les avoir entendus : N'étant point p relies
de s'en fervir , ils commencent par bien obferver quel fens
vous leur donnez , &: quand ils s'en font alfurés ils les
adoptent.
Le plus grand mal de la précipitation avec laquelle on
fait parler les enfans avant l'âge, n'eft pas que les premiers
difcours qu'on leur tient 6c les premiers mots qu'ils difent ,
n'aient aucun fens pour eux , mais qu'ils aient un autre fens
que le nôtre fans que nous fichions nous en appercevoir,
en forte que paroilFant nous répondre fort exactement , ils
nous parlent fans nous entendre & fans que nous les
entendions. C'eit pour l'ordinaire à de p:u-eillcs équivoques
qu'cft due la furprife où nous jettent quelquefois leurs pro-
pos auxquels nous protons des idées qu'ils n'y ont point
jointes. Cette inattention de notre part au véritable fens
que les mots ont pour les enfans , me paroit être la caufe
de leurs premières erreurs ; &c ces errcui's , même après
8o E M I L E.
qu'ils en font guéris , influent fur leur tour d'efpric pour
le refte de leur vie. J'aurai plus d'une occatlon dans la
fuite d'cclaircir ceci par des exemples.
Reflerrez donc le plus qu'il e/t poffible le vocabulaire de
l'enfant. C'eit un très-grand inconvénient qu'il ait plus de
mots que d'idées , qu'il fâche dire plas de chofes qu'il
n'en peut penfer. Je crois qu'une des raifons pourquoi les
Payfans ont généralement l'efprit plus jufte que les gens de
la Ville , efl que leur Dictionnaire efl: moins étendu. Ils
ont peu d'idées, mais ils les comparent très-bien.
Les premiers développemens de l'enflmce fe font prefque
tous à la fois. L'enfant apprend à parler, à manger , à
marcher , à peu près dans le même tems. C'eit ici pro-
prement la première époque de fa vie. Auparavant il n'elt
rien de plus que ce qu'il étoit dans le fein de fa mcre ,
il n'a nul fentiment , nulle idée , à peine a-:-il des fenfations j
il ne fcnt pas même ù propre exifiencc.
Vivit , & ejî vitiZ ncjlius ipfc fux ( i S ),
( 18} Ovid, Trift. I. i.
Fin du Livre premier.
EMILE,
EMILE,
o u
DE L'ÉDUCATION.
s^<^
L I F R E Second.
V^ 'Est ici le fécond tern:?e de la vie , &c celui auquel
proprement finit l'enfance ; car les mots infans & puer ne
font pas fynonymes. Le premier eft compris dans l'autre,
& fignifie gui ne peut parler , d'où vient que dans Valere
Maxime on trouve puerutn infantem. Mais je continue à
me fervii" de ce mot félon l'ufage de notre langue , jufqu'à
i^age. pour lequel elle a d'autres noms.
Quand les enfans commencent à parler , ils pleurent moins.
Ce progrès eft naturel ; un langage e/t fubftitué à l'autre.
Sitôt qu'ils peuvent dire qu'ils foufirent avec des paroles ,
pourquoi le diroient-ils avec des cris , fi ce n'clt quand la
douleur efc trop vive pour que la parole puifle l'exprimer?
S'ils continuent alors à pleurer, c'eft la faute des gens
qui font autour d'eux. Dès qu'une fois Emile aura dit,
fai mal y il faudra des douleurs bien vives pour le forcer
de pleurer.
Si l'enfant eft délicat , fenfible , que naairellcment il fe
lï-^ette à crier pour rien , en rendant fcs cris inutiles »S: fans
Emile, Tome I, L
8z EMILE.
effet , j'en caris bientôt la foiirce. Tant qu'il pleure je ne
vais point à lui ; j'y cours fitôt qu'il s'eft tû. Bientôt fa
manière de m'appeller fera de fe taire , ou tout au plus de
jeîter un feul cri. C'eft par l'effet fenfible des lignes , que
les enfans jugent de leur fens \ il n'y a point d'autre con-
vention pour eux : quelque mal qu'un enfant fe fafle , il elt
très-rare qu'il plem-e quand il elt feul , à moins qu'il n'ait
l'efpoir d'être entendu.
S'il tombe , s'il fc fait une boïïe h la tête , s'il faigne du
nez , s'il fe coupe les doigts ; au lieu de m'emprclTer autour
de lui d'un air allarmé , je rc 'i rai tranquille , au moins pour
un peu de tems. Le mal eit fait, c'eft une nécefîitc qu'il
l'endure ; tout mon emprelTement ne ferviroit qu'à l'effrayer
davantage , & augmenter fa fenfibilicé. Au fond , c'eft moins
le coup que la crainte qui tourmente , quand on s'eft blclfé.
Je lui épargnerai du moins cette dernière angoilTe ; car très-
furcment il jugera de fon mal comme il verra que j'en juge :
s'il me voit accourir avec inquiétude , le confoler, le plain-
dre , il s'cftimcra perdu : s'il me voit garder mon fang-
froid , il reprendra bientôt le ficn , & croira le mal guéri,
quand il ne le fentira plus. C'eft à cet âge qu'on prend les
premières leçons de courage , & que , fouffrant fans effioi
de légères douleurs , on apprend par degrés à fupportcr les
grande.«r.
Loin d'être attentif h éviter qu'Emile ne fe McfTe , je
ferois fort fTiché qu'il ne fe bleîTàt jamais &: qu'il grandît
fans connoîrre 1j douleur. Souffrir cft la première cliofc qu'il
doit apprendre, &; celle qu'il aura le plus grand btfoin d«
L I V R E I I. ?^
i'avoîf. Il fembîe que les enfans ne foient petits ôc foibles
que pour prendre ces importantes leçons fans danger. Si
l'enfant tombe de fon haut il ne fe caflera pas la janibe ;
s'il fe frappe avec un bâton il ne fe caflera pas le bras ; s'il
faifit un fer tranchant , il ne ferrera gueres , &: ne fe cou-
pera pas^ien avant. Je ne fâche pas qu'on ait jamais vu
d'enfant en liberté fe tuer, s'eftropier ni fe faire un mal
confidcrable , à moins qu'on ne l'ait indifcretement expofé
fur des lieux élevés , ou feul autour du feu , ou qu'on n'ait
lailTé des inflrumens dangereux à fa portée. Que dire de
ces magafîns de machines , qu'on ralFemble autour d'un
enfant pour l'armer de toutes pièces contre la douleur ,
jufqu'à ce que devenu grand, il refte à fa merci, fans cou-
rage ôc fans expérience , qu'il fe croie mort à la première
piquure , 6c s'évanouiffe en voyant la première goutte de
ibn liing ?
Notre manie enfeignante èc pédantefque eft toujours d'ap-
prendre aux enfans ce qu'ils apprendroient beaucoup mieux
d'eux-mêmes , &c d'oublier ce que nous aurions pu feuls
leur enfeigner. Y a-t-il rien de plus fot que la peine qu'on
prend pour leur apprendre à marcher , comme fi l'on en avoir
vu quelqu'un, qui par la négligence de fa nourrice ne fçûc
pas marcher étant grand ? Combien voit - on de gens au
contraire marcher mal toute leur vie , parce qu'on leur a
mal appris à marcher ?
Emile n'aura ni bourlets , ni paniers roulans , ni charriots ,
ni lificres , ou du moins dès qu'il commencera de favoir
mettre un pied devant l'autre, on ne le foutiendra que fur.
1!4 EMILE.
les lieux paves , ôc l'on ne fera qu'y pafTer en hâte ( i ). Au
lieu de le laiircr croupir dans l'air ufé d'une chambre , qu'on
le mené journellement au milieu d'un prc. Là qu'il coure ,
qu'il s'ébatte, qu'il tombe cent fois le jour, tant mieux : il
en apprendra plutôt à fe relever. Le bien-être de la libcr:é
racheté beaucoup de bleflures. Mon Elevé aura fervent des
contufions ; en revanche il fera toujours gai : fi les vôrrcs
en ont moins , ils font toujours contrariés , toujours en-
chaînés , toujours trilles. Je doute que le profit foit de
leur côté.
Un autre progrès rend aux enfans la plainte moins nccef^
faire , c'eft celui de leurs forces. Pouvant plus par eux-mêmes ,
ils ont un befoin moins fréquent de recourir à autrui. Avec
leui' force fe développe la connoilfance qui les met en étac
de la diriger. C'efl: à ce fécond degré que commence pro-
prement la vie de l'individu : c'elt alors qu'il prend la con-
fcience de lui - même. La mémoire étend le ft^timent de
l'identité fur tous les momens de fon exiflencc ; il devient
véritablement un , le même , & par conféquent déj.\ capable
de bonheur ou de mifere. Il importe donc de commencer à
le confidérer ici comme un être moral.
Quoiqu'on a/ïîgnc à peu près le plus long terme de la vie
humaine ôc les probabilités qu'on a d'approclicr de ce terme ;\
chaque âge , rien n'ciè plus incertain que la durée de la vie
( I ) Il n'y a rien de plus riiliculc ici une de ces oUrcrvations triviale»
& de pluî nul atTurc que la dtmar- ù force d'ctrcjuftcs, & qui font jullc»
chc des gens qu'on a trop mènes par en plus d'un fcns.
Ifl lUkrc ùant petits j ççii encore
L I V R E II. îs
de chaque homme en particulier ; très-peu pan-ienncnt à ce
plus long terme. Les plus grands rlCques de la vie font dans
fon commencement ; moins on a vécu , moins on doit efpc-
rer de vivre. Des enfans qui nailTent , la moitié , tout au
plus , parvient à l'adolefcence , & il eft probable que votre
Elevé n'atteindra pas l'âge d'homme.
Que faut-il donc penfcr de cette éducation barbare qui
facrifie le préfenr à un avenir incertain , qui charge un enfant
de chaînes de toute efpecc , & commence par le rendre mifé-
rable pour lui préparer au loin je ne fais quel prétendu bonheur
dont il eft à croire qu'il ne jouira jamais ? Quand je fuppo-
ferois cette éducation raifonnable dans fon objet , comment
voir fans indignation de pauvres infortunés fournis à un joug
infupportaule , &c condamnés à des travaux continuels comm.e
des galériens , uns être aiïliré que tant de foins leur feront
jamais utiles ? L'âge de la gaieté fe palTe au milieu des
pleurs , des châtimens , des menaces , de Tefclavagc. On
tourmente le malheureux pour fon bien , Ôc Ton ne voit pas
la mort qu'on appelle , & qui va le faiiîr au milieu de ce
trifte appareil. Qui f;iit combien d'enfans périlîent vidimcs
de l'extravagante fagelTe d'un père ou d'un maître ? Heureux
d'échapper à fa cruauté , le feul avantage qu'ils tirent des
maux qu'il leur a fiiit fouffrir, eft de mourir fans regretter la
vie , dont ils n'ont connu que les tourmens.
Hommes , foyez humains , c'eft votre premier devoir :
foyez-le , pour tous les états , pour tous les âges , pour tout
ce qui n'eft pas étranger à l'homme. Quelle fagelfe y a-t-il
pour vous hors de l'humanité ? Aimez l'enfance ; favorifcz
t^ EMILE.
fes jeux , fes plaifirs , fon aimable inftinv.^. Qui de vouS n'a
pas regretté quelquefois cet âge où le rire eft toujours fur
les k'vres , 6c où l'ame eft toujours en paix ? Pourquoi vou-
lez-vous ôter à ces petits innocens la jouiflance d'un tems fi
court qui leiu- échappe , & d'un bien fi précieux dont ils ne
fauroient abufer? Pourquoi voulez-vous remplir d'amertume
& de douleurs ces premiers ans li rapides , qui ne revien-
dront pas plus pour eux qu'ils ne peuvent revenu- pour vous ?
Pères , favez-vous le moment où la mort attend vos enfans ?
Ne vous préparez pas des regrets en leur étant le peu d'inf-
tans que la nature leur donne : aufli-tôt qu'ils peuvent fentir
le plaifir d'être , faites qu'ils en jouilFcnt ; faites qu'à quel-
que heure que Dieu les appelle , ils ne meurent point fans
avoir goûté la vie.
Que de voix vont s'élever contre moi ! J'entends de loin
les clameurs de cette faulfe fagelfe qui nous jette incelTam-
mcnt hors de nous , qui compte toujoui-s le préfent pour
rien , &c pourfuivant fms relâche un avenir qui fuit à mcfure
qu'on avance, à force de nous tranfportcr où nous ne fom-
mes pas , nous tranfporte où nous ne ferons jamais.
C'eft , me répondez-vous , le tems de corriger les mau-
yaifes inclinations de l'homme; c'eft dans Tàge de l'enfance ,
où les peines font le moins fenfibles , qu'il faut les multi-
plier pour les épargner dans l'âge de raifon. Mais qui vous
dit que tout cet arrangement clt à votre difpofition, & que
toutes ces belles inftrudions dont vous accablez le foiblc
cfprit d'un enfant , ne lui feront pas un jour plus pcrni-
cieufes qu'utiles ? Qui vous alfiu-e que vous cp.u-gncz quel-
L ï V R E ï I. îx
<îue chofe par les chagrins que vous lui prodiguez ? Pourquoi
lui donnez-vous plus de maux que fon état n'en comporte ,
fans être fur que ces maux préfens font à la décharge de
l'avenir ? Et comment me prouverez-vous que ces mauvais
penchans dont vous prétendez le guérir , ne lui viennent pas
de vos foins mal-entendus , bien plus que de la nature ?
Malheureufe prévoyance , qui rend un être aduellement mi-
férable , fur l'efpoir bien ou mal fondé de le rendre heureux
un jour ! Que fi ces raifonneurs vulgaires confondent la
licence avec la liberté , ôc l'enfant qu'on rend heureux avec
l'enfant qu'on gâte , apprenons-leur à les diflinguer.
Pour ne point courir après des chimères , n'oublions pas
ce qui convient à notre condition. L'humanité a ù\ place
dans l'ordre des chofes ; l'enfance a la fîenne dans l'ordre
de la vie humaine ; il faut confîdérer l'iiomme dans l'homme,
&c l'enfant dans l'enfant. Aflîgner h chacun fa place tSc l'y
fixer, ordonner les pafîions humaines félon la conftitution
de l'homme , cft tout ce que nous pouvons faire pour fon
bien - être. Le rcfle dépend de caufes étrangères qui ne
font point en notre pouvoir.
Nous ne favons ce que c'eft que bonheur ou malheur
abfolu. Tout eft mêlé dans cette vie, on n'y goûte aucun
fèntiment pur , on n'y refte pas deux momcns dans le
même état. Les affcclions de nos amcs , aitifi que les mo-
difications de nos corps , font dans un flux continuel. Le
bien ôc le mal nous font communs à tous, mais en dif-
férentes mcfures. Le plus heureux e(t celui qui foutTie le
moins de peines ; le plus miférable cft celui qui fenc le
fi EMILE.
moins de plaillrs. Toujours plus de fouffrances que de jouif-
fances ; voili\ la difFcrence commune à tous. La félicité de
l'homme ici - bas n'eft donc qu'un état négatif, on doit la
ftiefurer par la moindre quantité des maux qu'il foufFre.
Tout fentiment de peine eft inféparable du defir de s'en
délivrer : toute idée de plaifu- eft inféparable du defir d'en
jouir : tout defir fuppofe privation , &c toutes les privations
qu'on fent font pénibles ; c'elt donc dans la difproportion
de nos defîrs & de nos facultés que confifte notre mifere.
Un être fenfible dont les facultés égaleroient les defirs fe-
roit un être abfclument heureux.
En quoi donc confifte la fagelTe humaine ou la route
du vrai bonheur ? Ce n'elt pas précifément à diminuer nos
defirs ; car s'ils étoient au-delFous de notre puiflance , une
partie de nos facultés reiteroit oifive , & nous ne jouirions
pas de tout notre être. Ce n'eft pas non plus à étendre
nos facultés , car fi nos defirs s'étendoient à la fois en
plus grand rapport, nous n'en deviendrions que plus mifé-
rables : mais c'eft à diminuer l'excès des defirs fur les fa-
cultés , &c i\ mettre en égalité parfaire la puifTance & la
volonté. C'eft alors feulement que toutes les forces étant
en action , l'amc cependant reftera paifible , & que l'homme
fe trouvera bien ordonne.
C'eft ainfi que la nanire , qui fait tout pour le mieux ,
l'a d'abord inftitué. Elle ne lui donne immédiatement que
les defirs ncccfTaires à fa confervation , &: les facultés fuffi-
fantes pour les fatisfairc. Elle a mis toutes les autres comme
en réfervc au fond de fon amc , pour s'y développer au
bcfoin.
L I V R E I I. 89
befoin. Ce n'eft que dans cet crac primitif que l'équilibre
du pouvoir &c du delir fe rencontre , & que l'homme ii'efî:
pas malheureux. Sitôt que fes facultés virtuelles fe mettent
en aétion , l'imagination , la plus active de toutes , s'éveiJIe
& les devance. C'eft l'imagination qui étend pour nous
la mefure des poffibles foit en bien foit en mal , &: qui
par conféquent excite ôc nourrit les defîrs par l'efpoir de
les fatisfaire. Mais l'objet qui paroifToit d'abord fous la main
fuit plus vite qu'on ne peut le pourfuivre ; quand on croit
l'atteindre , il fe transforme & fe montre au loin devant
nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru, nous. le comp-
tons pour rien ; celui qui refte à parcourir s'aggrandit ,
s'étend fans ceffe : ainfî l'on s'épuife fans arriver au terme ;
éc plus nous gagnons fur la jouilTance , plus le bonheur
s'éloigne de nous.
Au contraire , plus l'homme cft refté près de fa con-
dition naturelle , plus la différence de fes facultés à fes
defirs elt petite , &c moins par conféquent il eft éloigné
d'être heureux. Il n'ei't jamais moins miférable que quand
il paroit dépourvu de tout : car la mifere ne confifle pas
dans la privation des chofes , mais dans le befoin qui s'en
fait fentir.
Le monde réel a fes bornes , le monde imaginaire eft
infini : ne pouvant élargir l'un , retréciffbns l'autre ; car c'eit
de leur feule dllTérence que naiflcnt toutes les peines qui
nous rendent vraiment malheureux. Otez la force , la fanté ,
le bon témoignage de foi , tous les biens de cette vie font
dans l'opinion ; ôtez les douleurs du corps Ôc les remords
EmiU. Tome I. M
90 EMILE.
de la confcience , tous nos maux font imaginaires. Ce prin-
cipe efè commun , dira-t-on : j'en conviens. Mais Fapplica-
tion pratique n'en elt pas commune ; &i c'efè uniquement
de la pratique qu'il s'agit ici.
Quand on dit que l'homme eft foible , que veut-on dire?
Ce mot de foibleffe indique un rapport ; un rapport de l'être
auquel on l'applique. Celui dont la force paife les befoins ,
fùt-il un infe3;e , un ver , e/t un être fort : celui dont les
befoins palfent la force, fût -il un éléphant, un lion ; fùt-
il un Conquérant , un Héros ; fùt-il un Dieu , c'eft un être
foible. L'Ange rebelle qui méconnut fa nature croit plus foi-
ble que l'heureux mortel qui vit en paix félon la fienne.
L'homme eft très - fort quand il fe contente d'être ce qu'il
elt : il eft très - foible quand il veut s'élever au - defliis de
l'humanité. N'allez donc pas vous figurer qu'en étendant vos
facultés vous étendez vos forces ; vous les diminuez , au
contraire , fî votre orgueil s'étend plus qu'elles. Mefurons le
rayon de notre fphere , Se reltons au centre , comme l'in-
fecte au milieu de fa toile : nous nous fufHrons toujours à
nous - mêmes , <!?»: nous n'aurons point à nous plaindre de
notre fûiblclfc ; car nous ne la fentirons jamais.
Tous les animaux ont exactement les facultés néceifaires
pour fc confers'er. L'homme Icul en a de fupcrfiues. N'cft-
il pas bien étrange que ce fuperflu foit l'inftrument de Cd
mifcre ? Dans tout pays les br.is d'un homme valent plus
que fa fubilf tance. S'il éroit alfcz fage pour compter ce fu-
perflu pour rien , il auroit toujours le nécelïïiire, parce qu'il
û'uuroit jamais ri<.u de trop. Les giands befoins , difoic
LIVRE II.
91
Favorin ( i ) » naiircnc des grands biens , & fouvent le meil-
leur moyen de fe donner les chofes dont on manque eiï de
s'ôter celles qu'on a : c'efl: à force de nous travailler pour
augmenter notre bonheur que nous le changeons en mifcre.
Tout homme qui ne voudroit que vivre , vivroit hcurtu\ ;
par conféquent il vivroit bon , car où feroic pour lui l'avaii-
tage d'être méchant ?
Si nous étions immortels , nous ferions des êtres trc<;-
miférables. Il eft dur de mourir , fans doute ; mais iî cfl:
doux d'efpérer qu'on ne vivra pas toujours , 6c qu'une
meilleure vie finira les peines de celle-ci. Si l'on nous offroit
l'immortalité fur la terre , qui eft - ce ( * ) qui voudroit
accepter ce trifte préfent ? Quelle reflburce , quel efpoir ,
quelle confolation nous refteroit-il contre les rigueurs du
fort 6c contre les injuftices des hommes ? L'ignorant qui ne
prévoit rien , fent peu le prix de la vie 6c craint peu de la
perdre ; l'homme éclairé voit des biens d'un plus grand prix
qu'il préfère à celui-U\. Il n'y a que le demi-favoir & la
fauffe fageffe qui prolongeant nos vues jufqu'à la mort , 6c
pas au-del^ , en font pour nous le pire des maux. La nécef-
fité de mourir n'elt à l'homme fage qu'une raifon pour
fupportér les peines de la vie. Si l'on n'ctoit pas fur de la
perdre une fois , elle coûteroit trop à confervcr.
Nos maux moraux font tous dans l'opinion , hors un
feul , qui eft le crime , & celui-l;\ dépend de nous : nos
maux phj'fîques fe détruifent ou nous détruifent. Le tems
(2^ Noct. ;\rtic. L. IX. C. s. (les honii-.ics qui réflcchifTent , & non
< * ) On con;.,oit que je parle ici pas de tous les ^lommes.
M z
91 EMILE.
ou la mort font nos remèdes : m.iis nous foufli-ons d'autanf
plus que nous favons moins foufTrir , & nous nous donnons
plus de tourment pour guérir nos maladies , que nous n'en
aurions à les fupporter. Vis félon la nature , fois patient , &
chaire les Médecins : tu n'éviteras pas la mort , mais m ne
la fentiras qu'une fois , tandis qu'ils la portent chaque jour
dans ton imagination troublée , &: que leur art menfonger ,
au lieu de prolonger tes jours , t'en ôte la jouiiïance. Je
demanderai toujours quel vrai bien cet art a fait aux hommes ?
Quelques-uns de ceux qu'il guérit mourraient , il eft vrai ;
mais des millions qu'il tue refleroient en vie. Homme fenfé ,
ne mets point à cette loterie où trop de chances font contre
toi. Soufiic , meurs ou guéris ; mais fur-tout vis jufqu'à ta
dernière heure.
Tout n'elt que folie & contradiilion dans les inftitutions
humaines. Nous nous inquiétons plus de notre vie , à
mefore qu'elle perd de fon prix. Les vieillards la regrettent
plus que les jeunes gens ; ils ne veulent pas perdre les
apprêts qu'ils ont fiirs pour en jouir ; à foixanrc ans il eft
bien cniel de mourir avant d'avoir commencé de vivre. On
croit que l'homme a un vif amour pour fa confeiTation , &
cela efè vrai ; mais on ne voit pas que cet amour , tel que
nous le fentons , eft en grande partie l'ouvrage des hommes.
Naturellement l'homme ne s'inquiète pour fc coiiferver qu'au-
tant qic les moyens en font en fjn pouvoir ; fitôt que ces
movciis lui échappent , il fe tranquiliife &c meurt fans Ce
tourmenter inutilement. La première loi de la itTignatioa
nous vient de l.i nature. Les Sauvages, ainfi que les bctes.
L I V R E I I. 9t
fe débattent fort peu contre la mort , ôc l'endurent prefque
fans fe plaindre. Cette loi détruite , il s'en forme une autre
qui vient de la raifon ; mais peu favent l'en tirer , & cette
réiîgnation factice n'eft jamais aulTi pleine 6c entière que la
première.
La prévoyance ! la prévoyance , qui nous porte fans cefle
au-delà de nous &c fouvent nous place où nous n'arriverons
point ; voilà la véritable fource de toutes nos miferes. Quelle
manie à un être auflî palTager que l'homme de regarder tou-
jours au loin dans un avenir qui vient fi rarement , èc de
négliger le préfent dont il efè fur ! manie d'autant plus fu-
nefte qu'elle augmente inceflamment avec l'âge , &c que les
vieillards , toujours défians , prévoyans , avares , aiment
mieux fe refufer aujourd'hui le nécefTaire , que d'en manquer
dans cent ans. Ainfi nous tenons à tout, nous nous accro-
chons à tout ; les tems , les lieux , les hommes , les chofcs ,
tout ce qui eft , tout ce qui fera , importe à chacun de nous :
notre individu n'elt plus que la moindre partie de nous-
mêmes. Chacun s'étend , pour ainfi dire , fur la terre en-
tière , &c devient fenfible fur toute cette grande furface. Eft-
il étonnant que nos maux fe multiplient dans tous les points
par où l'on peut nous bleiïer ? Que de Princes fe défolenr
pour la perte d'un pays qu'ils n'ont jamais vu ? Que de
marchands il fuffit de toucher aux Indes , pour les faii-e
crier à Paris ?
Efi-cc la nature qui porte ainQ les hommes fl loin d'eux-
mêmes ? Eiè-ce elle qui veut que chacun apprenne fou
dellin des autres , & quelquefois l'apprenne le dernier ; ca
94 EMILE.
forte que tel e/t mort heureux ou mifcrable , fans en avoir
jamais rien fçu ? Je vois un homme frais , gai , vigoureux ,
bien portant ; fa prcfence infpire la joie ; fes yeux annoncent
le contentement , le bien-être ; il porte avec lui l'image du
bonheur. Vient une lettre de la pofte ; l'homme heureux
la regarde ; elle eli: à fon adreffe , il l'ouvre , il la lit. A
l'inftant fon air change ; il pâlit , il tombe en défaillance.
Revenu à lui , il pleure , il s'agite , il gémit , il s'arrache
les cheveux , il fait retentir l'air de fes cris , il femble atta-
qué d'affi-eufes convulfions. Infenfé , quel mal t'a donc fait
ce papier ? quel membre t'a-t-il ôré ? quel crime t'a-t-il fait
commettre ? enfin , qu'a-t-il changé dans toi-même pour te
mettre dans l'état où je te vois ?
Que la lettre fe tXit égarée , qu'une main charitable l'eût
jettée au feu , le fort de ce mortel heureux ôc malheureux
:\ la fois , eût été , ce me femble , un étrange problême.
Son malheur, direz-vous, étoit réel. Fort bien , mais il ne
le fentoit pas : où étoit-il donc ? Son bonheur étoit imagi-
naire : j'entends ; la fanté , la gaieté , le bien-être , le con-
tentement d'efprit ne font plus que des vifîons. Nous n'exif-
tons plus où nous fommes, nous n'exiflons qu'où nous ne
fonimes pas. Elt-ce la peine d'avoir une fi grande peur de
l.i mort , pourvu que ce en quoi nous vivons refte.
O homme ! rciPerre ton cxiftence au-dedans de toi , &c
tu ne feras plus mifcrable. Refèe à la place que la nature
t'aïïîgne dans la choûic des êtres, rien ne t'en pourra f.iire
fortir : ne regimbe point contre la dure loi de la nécefTité ,
& n'épuifc p.is , .\ vouloir lui rcfiflcr , des forces que le
L I V R E I I. 59
Ciel ne t'a point données pour étendre ou prolonger ton
exiftence , mais feulement pour la conferver , comme il lui
plait , ôc autant qu'il lui plait. Ta liberté , ton pouvoir ne
s'étendent qu'aufîl loin que tes forces naturelles , <Sc pas au-
delà ; tout le refte n'eft qu'efclavage , illufion , prelèige. La
domination même eft fervile , quand elle tient à l'opinion :
car tu dépends des préjugés de ceux que tu gouvernes par
les préjugés. Pour les conduire comme il te plaie , il faut
te conduire comme il leur plait. Ils n'ont qu'à changei de
manière de penfcr , il faudra bien par force que tu changes
de manière d'agir. Ceux qui t'approchent n'ont qu'à favoir
gouverner les opinions du peuple que tu crois gouverner ,
ou des favoris qui te gouvernent , ou celles de ta famille , ou
les tiennes propres ; ces Vifirs , ces Courtifans , ces Prctres ,
ces Soldats , ces Valets , ces Caillettes , &c jufqu'à des cnfans ,
quand tu ferois un Thémiftocle en génie ( 3 ) , vont te
mener comme un enfant toi-même au milieu de tes légions.
Tu as beau ftire ; jamais ton autorité réelle n'ira plus loin
que tes tacultés réelles. Sitôt qu'il faut voir par les yeux des
autres , il faut vouloir par leurs volontés. Mes Peuples font
mes fujets , dis-tu licrement. Soit ; mais toi , qu'es-tu ? le
fujet de tes Minillres : & tes Miniltres à leur tour que font-
ils ? les fjjets de leurs Commis , de leurs Maitrclfes , les
( O Ce petit garcnn que vous vo- quels petits condudeurs on trouve-
ye7 l.i , difoit Themiilûcle à fes amis , roic fuu\ ent aux plus grands Empires
eft l'aii)itre de la Grèce ; car il gou- li du Prince on defcendoit par degrés
Verne fa mère , Pd mère me gouverne , jufqu'à la première main qui donne
je gouverne les Athéniens , & les le branle en fecret !
Athéniens gouvernent les Grecs. Oh !
s,c EMILE.
Valets de leurs Valets. Prenez tout , ufurpez tout , & puis
verfez l'argent à pleines mains, dreflez des batteries de
canon , élevez des gibets , des roues , donnez des loix , des
édits , multipliez les efpions , les foldats , les bourreaux , les
prifons , les chaines ; pauvres petits hommes , de quoi
vous fert tout cela ? vous n'en ferez ni mieux fervis , ni
moins volés , ni moins trompés , ni plus abfolus. Vous direz
toujours , nous voulons , & vous ferez toujours ce que vou-
dront les autres.
Le feul qui fait fa volonté eft celui qui n'a pas befoin ,
pour la faire , de mettre les bras d'un autre au bout des
fiens : d'où il fuit , que le premier de tous les biens n'eft
pas l'autorité , mais la liberté. L'homme vraiment libre ne
veut que ce qu'il peut, &; fait ce qu'il lui plait. Voilà ma
maxime fondamentale. Il ne s'agit que de l'appliquer à l'en-
fance , &: toutes les règles de l'éducation vont en découler.
La fociété a fait l'homme plus foible , non-feulement en
lui ôtant le droit qu'il avoit fur fes propres forces , mais
fur-tout en les lui rendant infuffifantcs. Voilà pourquoi fes
defîrs fe multiplient avec fa foiblefle , & voilà ce qui fait
celle de l'enfance comparée à l'âge d'homme. Si l'homme
elt un être fort , & fi l'enfant eft un être foible , ce n'eft pas
parce que le premier a plus de force abfolue que le fécond ,
mais c'eft parce que le premier peut naturellement fc fuffire à
lui-même & que l'autre ne le peut. L'homme doit donc avoir
plus de volontés & l'enfant plus de fantaifies; mot par lequel
j'entends cous les defirs qui ne font pas de vrais bcfoins ,
& qu'on ne peut contenter qu'avec le fecours d'autrui.
J'ai
L I V R E I I. 97
J'ai die la raifon de cet état de foiblene. La nature y
pourvoit par rattachement des pères & des mères : mais
cet attachement peut avoir fon excès , fon défaut , fcs abus.
Des parcns qui vivent dans l'état civil y tranfportent leur
enfant avant l'âge. En lui donnant plus de befoins qu'il n'eu
a , ils ne fouhigent pas fa foibleiïe , ils l'augmentent. Ils l'aug-
mentent encore en exigeant de lui ce que la nature n'exi-
geoit pas ; en foumettant h leurs volontés le peu de force
qu'il a pour fcrvir les fienncs ; en changeant de part ou
d'autre en efclavagc , la dépendance réciproque où le tient
fa foiblefle , (Se où les tient leur attachement.
L'homme fage foit refter à fa place ; mais l'enfant qui ne
connoit pas la fienne ne fauroit s'y maintenir. Il a parmi
nous mille iiTucs pour en forrir ; c'eli; à ceux qui le goux'er-
nent à l'y retenir , 6c cette tâche n'eft pas facile. Il ne doit
être ni bcte ni homme , mais enflmt ; il faut qu'il fente fa
foiblciTc & non qu'il en foufire ; il faut qu'il dépende &
non qu'il obéifTe ; il faut qu'il demande ôc non qu'il com-
rhande. Il n'elt fournis aux autres qu'à caufe de fes befoins ,
ôc parce qu'ils voyent mieux que lui ce qui lui eft utile ,
ce qui peut contribuer ou nuire h fu confervation. Nul n'a
droit , pas mcnic le père , de commander à l'enfant ce qui
ne lui eft bon à rien.
Avant que les préjugés &c les inftitutions humaines aient
altéré nos penchans naturels , le bonheur des enfans ainfi
que des hommes confifte dans l'ufage de leur liberté ; mais
cette liberté dans les premiers eft bornée par leur foiblclfe.
Quiconque fait ce qu'il veut elt hciucux , s'il fe fufFit à lui-
Emile. Tome I, N
98 E M I L E.
même ; c'eft le cas de l'homme vivant dans l'état de nature.
Quiconque fait ce qu'il veut n'cft pas heureux , fî fes befoins
palFenc fes forces ; c'eft le cas de l'eiifant dans le même état.
Les enfans ne jouilfent , même dans l'état de nature , que
d'une liberté imparfaite , femblable à celle dont jouilfent les
hommes dans l'état civil. Chacun de nous ne pouvant plus fe
palTer des autres redevient à cet égai-d foible âc miférable.
Nous étions faits pour être hommes ; les loix & la fociété
nous ont replongés dans l'enfance. Les Riches , les Grands ,
les Rois font tous des enfans qui , voyant qu'on s'cmprelTe
à foulager leur mifere , tirent de cela même une vanité
puérile , &c font tout fiers des foins qu'on ne leur rendroit
pas s'ils étoient hommes -faits.
Ces confidérations font importantes , & fer\'ent à réfou-
dre toutes les contradiilions du fyfèême focial. Il y a deux
fortes de dépendances. Celle des chofes qui elt de la nature ;
celle des hommes qui elt de la fociété. La dépendance des
chofes n'ayant aucune moralité , ne nuit point à la liberté ,
ôi n'engendre point de vices : la dépendance des hommes
étant défordonnée ( 4 ) les engendre tous , ôc c'eft par elle
que le maître & l'efclave fe dépravent mutuellement. S'il
y a quelque moyen de remédier à ce mal dans la fociété ,
c'elt de fubllituer la loi h l'homme , ôc d'armer les volontés
générales d'une force réelle , fupérieure h l'a£ticn de toute
volonié particulière. Si les loix des nations pouvoicnt avoir
comme celle de la nature une intlexibilité que jamais aucune
(4) Dans mes principes du droit volontc particulière ne peut être or-
politique il cH dcmontrc que nulle donniic Jdns le r)(l£mc focij).
LIVRE IL
99
force humaine ne pût vaincre , la dépendance des hommes
redeviendroic alors celle des chofes ; on rcuniroit dans la
République tous les avantages de l'état naturel à ceux de
l'état civil ; on joindroit à la liberté qui maintient l'homme
exempt de vices ,, la moralité qui l'élevé à la vertu.
Maintenez l'enfant dans la feule dépendance des chofes j
vous aurez fuivi l'ordre de la nature dans le progrès de fon
éducation. N'offrez jamais à fes volontés indifcretes que
des obftacles phyfiques ou des punitions qui naiffent des
allions mêmes , &. qu'il fe rappelle dans l'occafîon : fans
lui défendi-e de mal faire , il fuffit de l'en empêcher. L'ex-
périence ou l'impuiffance doivent feules lui tenir lieu de
loi. N'accordez rien à fes deiîrs parce qu'il le demande ,
mais parce qu'il en a befoin. Qu'il ne fâche ce que ç'efl
qu'obéilfance quand il agit , ni ce que c'eft qu'empire quand
on agit pour lui. Qu'il fente également fi liberté dans fes
avions & dans les vôtres. Suppléez à la force qui lui man-
que , autant précifément qu'il en a befoin pour être libre &
non pas impérieux ; qu'en recevant vos fer\'ices avec une
forte d'humiliation , il afpire au moment où il pourra s'en
paiïer, &c où il aura l'honneur de fe fervir lui-même.
La nature a , pour fortifier le corps ôc le faire croître ,
des moyens qu'on ne doit jamais contrarier. Il ne faut
point contraindre un enfant de rcfter quand il veut aller »
ni d'aller quand il veut refbcr en place. Quand la volonté
des enfans n'eft point gâtée par notre fuite , ils ne veu-
lent rien inutilement. Il faut qu'ils fuitent , qu'ils courent ,
qu'ils crient quand ils eu ont envie. Tous leurs mouvement
N j
loo EMILE.
font des befoins de leur conftitucion qui clierche à fe for-
tiiicr : mais on doit ft défier de ce qu'ils défirent fans le
pouvoir faire eux - mêmes , & que d'autres font obligés de
faire pour eux. Alors il faut diftinguer avec foin le vrai
befoin , le befoin naturel , du befoin de fantaifie qui com-
mence à naître , ou de celui qui ne vient que de la fui"a-
bondfance de vie dont j'ai parlé.
J'ai déjà dit ce qu'il faut faire quand un enfant pleure
pour avoir ceci ou cela. J'ajouterai feulement que dès qu'il
peut demander en parlant ce qu'il deflre , & que pour l'ob-
tenir plus vite ou pour vaincre un refus il appuie de pleui-s
fa demande , elle lui doit être irrévocablement refufée. Si
le befoin l'a fait parler, vous devez le favoir ôc faire auiïî-
tôt ce qu'il demande : mais céder quelque chofe à fes
larmes, c'efl l'exciter à en verfer , c'elt lui apprendre à
douter de votre bonne volonté , & h croire que l'impor-
tunité peut plas fur vous que la bienveillance. S'il ne vous
croit pas bon , bientôt il fera méchant ; s'il vous croit
foible , il fera bientôt opiniâtre : il importe d'accorder tou-
jours au premier figie ce qu'on ne veut pas refufer. Ne
foyez point prodigue en refus , mais ne les révoquez
jamais.
Gardez-vous fur-tout de donner ii l'enfant de vaincs for-
mules de politefTe qui lui fervent au befoin de paroles
magi(]ucs , pour foumettre à fcs volontés tout ce qui l'en-
toure , (Se obtenir h l'infbnt ce qu'il lui plait. Dans l'é-
ducation façonîiicre des riches, on ne manque jamais de
les rendre poliment impérieux , en leur prefcrivant les ter-
L I V R E I I. loi
mes donc ils doivent fe fervir pour que perfonne n'ofe
leur réfifter : leurs enfans n'ont ni tons ni tours fupplicUis ,
ils font audi arrogans , même plus , qu.ind ils prient , que
quand ils commandent, comme étant bien plus fûrs d'être
obéis. On voit d'abord que s'il vous plait fignilie dans leur
bouche il me plait ^ &c que ;e vous prie flgnifie je vous
ordonne. Admirable politefTe , qui n'aboutit pour eux qu'à
changer le fens des mots , & à ne pouvoir jamais parler
autrement qu'avec empire ! Quant à moi qui crains moins
qu'Emile ne foit grolTier qu'arrogant, j'aime beaucoup mieux
qu'il dife en priant fuites cela , qu'en commandant , je vous
prie. Ce n'eft pas le terme dont il fe fert qui m'impoixe ,
mais bien l'acception qu'il y joint.
Il y a un excès de rigueur & un oxcbs d'indulgence tous
deux également à éviter. Si vous laifTez pâtir les entans
vous expofez leur Ç2.i\zc , leur vie , vous les rendez actuel-
lement miférables ; fi vous leur épargnez avec trop de foin
toute efpece de mal-ctre , vous leur préparez de grandes
mifcres , vous les rendez délicats , fenfiblcs , vous les for-
iez de leur état d'hommes dans lequel ils rentreront un
jour malgré vous. Pour ne les pas expofer à quelques maux
de la nature , vous êtes l'artifan de ceux qu'elle ne leur a
pas donnés. Vous me direz que je tombe dans le cas de
ces mauvais pères , auxquels je reprochois de fucrilier le
bonheur des enfons , à la confidération d'un tems éloigné
qui peut ne jamais être.
Non pas : car la liberté que je donne à mon Elevé,
le dédommage amplement Aqs légères incommodités aux-
101 EMILE.
quelles je le laifle expofc. Je vois de petits polilTons jouer
fur la neige , violets , tranfis , &c pouvant à peine remuer
les doigts. Il ne tient qu'à eux de s'aller chauffer, ils n'en
font rien ; lî on les y forçoit , ils fentiroient cent fois
plus les rigueurs de la contrainte , qu'ils ne fentent celles
du froid. De quoi donc vous plaignez - vous ? Rendrai -je
votre enfant nufér^ble en ne l'expofant qu'aux incommo-
dités qu'il veut bien fouflîir ? Je fais fon bien dans le mo-
ment préfent en le laiiïant libre , je fais fon bien dans
l'avenir en l'armant contre les maux qu'il doit fupporter.
S'il avoit le choix d'être mon Elevé ou le vôtre , penfez-
vous qu'il balançât un inftant ?
Concevez-vous quelque vrai bonheur poflible pour aucun
être hors de ù conltitution ? Se n'eft-ce pas fortir l'homme
de fa conftitution , que de vouloir l'exempter également de
tous les maux de fon efpece ? Oui , je le foutiens ; pour
fentir les grands biens, il faut qu'il connoilTe les petits maux;
telle eft fa nature. Si le phyfique va trop bien , le moral fe
corrompt. L'homme qui ne connoîtroit pas la douleur , ne
connoîtroit ni TattendrilTement de l'humanité ni la dou-
ceur de la commifération ; fon cœur ne feroit ému de
rien , il ne feroit pas fociable , il feroit un monltre parmi fcs
fcmblables.
Savcz-vous quel eft le plus (iir moyen de rendre votre
«nfant miférable ? C'ef t de l'accoutumer à tout obtenir ; car
fes defu-s croifTant incefTammcnt par la facilité de les fatis-
fairc , tôt ou tard FimpuilTancc vous forcera malgré vous
d'en venir au refus , (5c ce refus inaccoutumé lui donnera plus
L I V R E I I. 103
de tourment que la privation même de ce qu'il deflre. D'a-
bord il voudra la canne que vous tenez ; bientôt il voudra
votre montre ; enfuite il voudra l'oifeau qui vole ; il voudra
l'étoile qu'il voit briller ; il voudra tout ce qu'il verra ; à
moins d'être Dieu comment le contenterez - vous ?
C'eit une difpofition naturelle à l'homme de regarder
comme fîen tout ce qui efè en fon pouvoir. En ce fens le
principe de Hobbes eit vrai jufqu'à certain point ; multipliez
avec nos delirs les moyens de les fatisfaire , chacun fe fera
le maître de tout. L'enfant donc qui n'a qu'à vouloir pour
obtenir, fe croit le propriétaire de l'Univers; il regarde tous
les hommes commic fes efclaves : ôc quand enfin Ton eft
forcé de lui refufer quelque chofe ; lui , croyant tout pofHble
quand il commande , prend ce refus pour un aSit de rébel-
lion; toutes les raifons qu'on lui donne dans un âge incapable
de raifonnement , ne font à fon gré que des prétextes ; il
voit par-tout de la mauvaife volonté : le fenriment d'une
injuftice prétendue aigrilfant fon namrel , il prend tout le
monde en haine, ôc fans jamais favoir gré de la comploi-
fance , il s'indigne de toute oppofîtion.
Comment concevrois-je qu'un enfant ainfî dominé par la
colère , &: dévoré des paflions les plus irafcibles , puiiTe jamais
être heureux? Heureux, lui ! c'eft un Defpote; c'cft à la
fois le plus vil des efclaves &c la plus miférable des créatu-
res. J'ai vu des enfons élevés de cette manière , qui vou-
loient qu'on rcnverfât la maifon d'un coup d'cpauic ; qu'on
kui donnât le coq qu'ils voyoicnt fur un clocher; qu'on
arrêtât un Régiment en marche pour entendre les tamboui-s
I04 EMILE.
plus long - rems , &. qui perçoienc l'air de leurs cris , fans
vouloir écouter perfonne , aufli-rôc qu'on tardoit à leur obéir.
Tout s'empreffoit vainement à leur complaire ; leurs deiirs
s'irritant par la facilité d'obtenir , ils s'obitinoient aux cliofts
impofîîbles, 6c ne trouvoient par -tout que contradictions,
qu'obftacles , que peines , que douleurs. Toujours grondans ,
toujours mutins , toujours furieux , ils palfoient les jours à
crier, à fe plaindre : étoient-ce là des êtres bien fortunés ?
La foibleffe &c la domination réunies n'engendrent que folie
& mifere. De deux enfans gâtés , l'un bat la table , & l'autre
fait fouetter la mer ; ils auront bien à fouetter iSc à battre
avant de vivre conte ns.
Si ces idées d'empire 6c de tyrannie les rendent mifcrables
des leiu- enfance, que fera -ce quand ils grandiront, 6c
que leurs relations avec les autres hommes commenceront
à s'étendre 6c fe multiplier ? Accoutumés à voir tout fléchir
devant eux , quelle furprife en entrant dans le monde de
fencir que tout leur rcfîfte, 6c de fe trouver écrafés du poids
de cet Univers qu'ils pcnfoient mouvoir à leur gré ! Leurs
airs infoîens , leur puérile vanité ne leur attirent que morti-
fication , dédains , railleries ; ils boivent les affronts comme
l'eau ; de cruelles épreuves leur apprennent bientôt qu'ils ne
connoiffent ni leur état ni leurs forces ; ne pouvant tout ,
ils croient ne rien pouvoir : tant d'obllacles inaccoutumés
les rebutent, tant de mépris les avililFcnt; ils deviennent
lâches, craintifs, rampans , 6c retombent autant au-dclfous
d'eux-mêmes qu'ils s'étoient élevés au-delTus.
Revenons h la règle primitive. La nature a fait les enfans
pour
LIVRE II. 10?
pour être aimés ôc fecourus, mais les a- 1- elle faits pour
être obéis & craints? Leur a-t-elle donné' un air im-
pofant , un œil févere , une voix rude ôc menaçante
pour fe faire redouter ? Je comprends que le rugiffement
d'un lion épouvante les animaux , ôc qu'ils tremblent en
voyant fi terrible hure ; mais fi jamais on vit un fpectacle
indécent , odieux , riflble , c'cf t un corps de Magiflrats , le
Chef à la tête , eu habit de cérémonie , profternés devant
un enfiint au maillot , qu'ils haranguent en termes pompeux ,
6c qui crie & bave pour toute réponfe.
A confîdérer l'enfance en elle-même , y a-t-il au monde
un être plus foible , plus miférable , plus à la merci de tout
ce qui l'environne, qui ait fi grand befoin de pitié, de foins,
de protedion qu'un enfuit? Ne femblc-t-il pas qu'il ne
montre une figure fi douce Ôc un air fi touchant qu'afin que
tout ce qui l'approche s'intérelTe h. ù foiblelTe , ôc s'empreffe
à le fecoiurir ? Qu'y a-t-il donc de plus choquant , de plus
contraire à l'ordre , que de voir un enfant impérieux ôc
mutin commander à tout ce qui l'entoiu'e , ôc prendre impu-
demment le ton de maître avec ceux qui n'ont qu'à l'aban-
donner pour le faire périr ?
D'autre part , qui ne voit que la foiblelTe du premier âge
enchaîne les enfans de tant de manières , qu'il eft barbare,
d'ajouter à cet airiijettiirement celui de nos caprices, en leur
étant une liberté fi bornée , de laquelle ils peuvent fi peu
abufcr , Ôc dont il cfè fi peu utile i\ eax ôc à nous qu'on les
prive ? S'il n'y a point d'objet fi digne de riféc qu'un enfant
iiautain , il n'y a point d'objet û digne de pitié qu'un cnfanc
Eniik. Tome I. O
|o<y EMILE.
craintif. Puifqu'avec l'âge de raifon commence la fenirude
civile , pourquoi la prévenir par la fenitude privée ? Souffrons
qu'un moment de la vie foit exempt de ce joug que la
nature ne nous a pas impofé , &c lailFons à l'enfance l'exer-
cice de la liberté naturelle , qui l'éloigné , au moins pour un
tems , des vices que l'on contracte dans l'efclavage. Que ces
initituteurs fcveres , que ces pcres aflervis à leurs enfans ,
viennent donc les mis & les autres avec leurs frivoles objec-
tions , ôc qu'avant de vanter leurs méthodes , ils apprennent
une fois celle de la nature.
Je reviens à la pratique. J'ai dcj^i dit que votre enfant ne
doit rien obtenir parce qu'il le demande , mais parce qu'il
en a befoin ( 5 ) , ni rien faire par obéiiïance , mais feule-
ment par néceflitc; ainfi les mots d'obéir &c de commander
feront profcrits de fon Diilionnaire , encore plus ceux de
devoir ôc d'obligation ; mais ceux de force , de néceflité »
d'impuiifance &c de contrainte y doivent tenir une grande
place. Avant l'âge de raifon l'on ne fauroit avoir aucune idée
des êtres mioraiLx ni des relations fociales ; il faut donc éviter
autant qu'il fe peut d'employer des mots qui les expriment ,
de peur que l'enfant n'attache d'abord h ces mots de faulfes
( O On doic fcntir que comme porte à le demander qu'il faut faire
la peine eft fouvcnt une ncccfTifi , le attention. Accordez-leur , tant qu'il
plaifir efi qucKiuefiiis un befoin. Il cft pofllble , tout ce qui peut leur
n'y a donc qu'un Icul dclir des enfans faire un plailir rjel : rcfufcz-ieur tou-
auquel oa ne doive jamais complaire; jours ce qu'ils ne demandent que
Ic'eft celui de fe faire obéir. D'où il par fantaific , ou pour faite un a«î\«
fuit , que dans tout ce qu'ils deman- d'auturili:.
lient , c'cH fur-cuut au motif qui les
L I V R E 1 1. 'tôt
idées qu'on ne faura point, ou qu'on ne pourra plus dctruire.
La première fauffe idée qui entre dans fa rcte eft en lui
le germe de l'erreur & du vice ; c'eft à ce premier pas qu'il
faut fur-tout faire attention. Faites que tant qu'il n'eft frappé
que des chofes fenfibles , toutes fes idées s'arrêtent aux fen-
fations-, faites que de toutes parts il n'apperçoive autour de
lui que le monde phyfique : fans quoi foyez fur qu'il ne
vous écoutera point du tout , ou qu'il fe fera du monde
moral , dont vous lui parlez , des notions fantaltiques que
vous n'effacerez de la vie.
Raifonner avec les enfans étoit la grande maxime de
Locke ; c'eft la plus en vogue aujourd'hui : fon fuccès ne
me paroit pourtant pas fort propre à la mettre en crédit j
6c pour moi je ne vois rien de plus fot que ces enfans avec
qui l'on a tant raifonné. De toutes les facultés de l'homme ,
h raifon , qui n'eit , pour ainfi dire , qu'un compofé de
toutes les autres , efl celle qui fe développe le plus diffici-
lement &c le plus tard : & c'eft de celle-là qu'on veut fe
fervir pour développer les premières ! Le chef-d'ocuvTe d'une
bonne éducation eft de faire un homme raifonnable : & l'on
prétend élever un enfant par la raifon ! C'eft commencer
par la fin, c'eft vouloir, faire l'inltrument de l'ouvrage. Si
les enflins entendoient raifon , ils n'auroient pas befoin d'être
élevés ; mais en leur parlant dès leur bas âge une langue
qu'ils n'entendent point , on les accoutume à fe payer de
mots , à contrôler tout ce qu'on leur dit , à fe croire auflî
fages que leurs maîtres, à devenir difputeurs & mutins; 6c
tout ce qu'on penfe obtenir d'eux par des motifs raifon-^
O a
^o* - EMILE.'
mbies ,' on ne l'obtient jamais que par ceux de convoi-
tife ou de crainte ou de vanité , qu'on eft toujours forcé
d'y joindre.
Voici la formule à laquelle peuvent fe réduire à peu près
toutes les leçons de morale qu'on fait ôc qu'on peut faire
aux enfans.
Le Maure.
Il ne faut pas faire cela.
VEnfant.
Et pourquoi ne faut - il pas faire cela ?
Le Maure.
Parce que c'cfl: mal fait.
VEnfant,
Mal fait ! Qu'cfb - ce qui cît mal fait ?
Le Maure.
Ce qu'on vous défend.
VEnfant.
Quel mal y a-t-il i faire ce qu'on me défend ?
Le Alaîcre.
On vous punit pour avoir défobéi.
VEnfant.
Je ferai en forte qu'on n'en fachc rien.
L I V R E il. iof
Le Maître,
On vous épiera.
VEnfant,
Je me cacherai.
Le Maître.
On vous queftionnera.
VEnfant.
Je mentirai.
Le Maître.
Il ne faut pas mentir.
VEnfant.
Pourquoi ne faut - il pas mentir ?
Le Maître,
Parce que c'efl mal f.iit , &:c.
Voilh le cercle inévitable. Sortez - en ; l'enfant ne vous
entend plus. Ne font -ce pas L\ des inllru^tions fort utiles?
Je ferois bien curieux de favoir ce qu''on pourroit mettre à
la place de ce dialogue ? Locke lui-même y eût , :\ coup
fiir , été fort embarrafTé. Connoîrre le bien & le mal , fen-
tir la raifon des devoirs de l'iiomme , n'clt pas l'affaire d'un
enfant.
La nature veut que les cnfans foicnt enfoiis avant que
iPfi EMILE.
d'être hommes. Si nous voulons pen'ertir cet ordre, nouS
produirons des fruirs précoces qui n'auront ni maturité ni
faveur , ôc ne tarderont pas h fe corrompre : nous aurons
de jeunes do^ieurs &c de vieux enfans. L'enfance a des
manières de voir , de penfer , de fentir , qui lui font pro-
pres ; rien n'eft moins fenfé que d'y vouloir fub/tituer les
nôtres ; ôc j'aimerois autant exiger qu'un enfant eût cinq
pieds de haut , que du jugement , à dix ans. En effet ,
à quoi lui fei-viroit la raifon à cet âge ? Elle elt le frein
de la force , 6c l'enfant n'a pas befoin de ce frein.
En eiïayant de perfuader à vos Elevés le devoir de l'o-
béiiïance , vous joignez à cette prétendue pcrfuafion la force
& les menaces , ou , qui pis eft , la flatterie &: les pro-
meflcs. Ainfi donc , amorcés par l'intérêt , ou contraints
par la force , ils font femblant d'être convaincus par la
raifon. Ils voyent très -bien que l'obéilFance leur clè avan-
tageufc «Se la rébellion nuifible , aulh - tôt que vous vous
apperccvez de l'une ou de l'autre. Mais comme vous n'exi-
gez rien d'eux qui ne leur foit dcfagréable , & qu'il clï
toujours pénible de faire les volontés d'autrui , - ils fe ca-
chent pour fiiire les leurs , perfuadés qu'ils font bien fi l'on
ignore leur défobéilfance , mais prêts à convenir qu'ils font
mal , s'ils font découverts , de crainte d'un plus grand
mal. La raifon du devoir n'étant pas de leur âge , il n'y
a homme au monde qui vînt i bout de la leur rendre vrai-
ment fcnfiblc : mais la crainte du châtiment , l'efpoir du
pardon, l'importunité , Pembarras de répondre, leur arra-
chent tous les aveux qu'on exige, 6c Ton croit les avoir
LIVRE IL 'ni
convaincus, quand on ne les a qu'ennuyés ou intimides.
Qu'arrive - 1 - il de - là ? Premièrement , qu'en leur impo-
fant un devoir qu'ils ne Tentent pas , vous les indifpofez con-
tre votre tyrannie , & les détournez de vous aimer ; que voua
Jeur apprenez à devenir difTimulcs , faux , menteurs , pour
extorquer des récompenfes ou fe dérober aux charimens ;
qu'enfin , les accoutumant à couvrir toujours d'un motif ap-
parent un motif fecret , vous leur donnez vous-même le
moyen de vous abufer fans cefle , de vous ôter la connoif-
fance de leur vrai caractère , & de payer vous & les autres
de vaines paroles dans l'occafion. Les Icix , direz - vous ,
quoiqu'obligatoires pour la confcience , ufent de mêm.e de
contrainte avec les hommes faits : J'en conviens. Mais que
font ces hommes , finon des enfans gâtés par l'éducation ?
Voilà précifément ce qu'il faut prévenir. Employez la force
avec les enfans , & la raifoft avec les hommes : tel eit
l'ordre naturel : le fage n'a pas befoin de loix.
Traitez votre Elevé félon fon âge. Mettez - le d'abord i
fa place , & tenez l'y fi bien , qu'il ne tente plus d'en for-
tir. Alors , avant de favoir ce que c'elt que fagefTc , il en
pratiquera la plus importante leçon. Ne lui commandez ja-
mais rien , quoi que ce foit au monde , abfolument rien.
Ne lui laiflez pas même imaginer que vous prétendiez avoir
aucune autorité fur lui. Qu'il fâche feulement qu'il cft foible
&: que vous êtes fort , que par fon état & le vôtre il clt
néccirairemcnt à votre merci ; qu'il le fâche , qu'il l'appren-
ne , qu'il le fente : qu'il fente de bonne heure fur ù réte
altiere le dw joug que la nature iinpofe à l'homme , le
xït EMILE.
pefant joug de la ncceflité , fous lequel il faut que tout
être fini ployé : qu'il voye cette néceflité dans les chofes ,
jamais dans le caprice ( 6 ) des hommes ; que le frein qui
le rerient foie la force non l'autorité. Ce dont il doit s'abf-
enir , ne le lui défendez pas , empêchez - le de le faire ,
fans explications , fans raifonnemens : ce que vous lui ac-
cordez , accordez - le à fon premier mot , fans follicitations ,
fans prières , fur - tout fans condition. Accordez avec plai-
fu- , ne refufez qu'avec répugnance ; mais que tous vos
refus foient in^évocables , qu'aucune importunité ne vous
ébranle , que le non prononcé foit un mur d'airain , contre
lequel l'enfant n'aura pas épuifé cinq ou Cix fois iks forces ,
qu'il ne tentera plus de le renvcrfer.
C'elt ainfi que vous le rendrez patient , égal , réfigné ,
paifible , même quand il n'aura pas ce qu'il a voulu ; car
il elt dans la nature de l'homme d'endurer patiemment la
néceflité des chofes , mais non la mauvaife volonté d'autnii.
Ce mot , /'/ /z'y en a plus , efè une réponfe contre laquelle
jamais enfant ne s'elt mutiné , i moins qu'il ne crût que
c'étoit un menfonge. Au rclte , il n'y a point ici de mi-
lieu ; il faut n'en rien exiger du tout , ou le plier d'abord
à la plus parfaire obéilfance. La pire éducation c(l: de le
laiffer flottant entre fcs volontés 6i les vôtres , &: de dif-
putcr fins cefle entre vous & lui h qui des deux fera le maî-
tre ; j'aimerois cent fois mieux qu'il le fût toujours.
(6) On iloic être fur que l'en- fentira pas la raifon. Or, un enfant
hnt traitera de caprice toute volonté ne fent la raifon de rien , dans tout
contraire à la Tienne , & dont il nu ce qui choque in fancaifics.
u
L I V R E I I. 115
II eft bien étrange que depuis qu'on fe mêle d'élever des
enfans on n'ait imaginé d'autre inftrument pour les conduire
que l'émulation , la jaloufie , l'envie , la vanité , l'avidité ,
la vile crainte , foutes les pafllons les plus dangereufes , les
plus promptes à fermenter , &. les plus propres à corrom-
pre l'ame , même avant que le corps foit formé. A cha-
que in/trudion précoce qu'on veut faire entrer dans leur tête ,
on plante un vice au fond de leur cœur ; d'infenfis inftitu-
teurs penfent faire des merveilles en les rendant méchans
pour leur apprendre ce que c'eft que bonté ; ôc puis ils nous
difent gravement , tel eft l'homme. Oui , tel eft Fhomme
que vous avez foit.
On a eiïayé tous les inftrumens , hors un : le feul préci-
fément qui peut réuflir ; la liberté bien réglée. Il ne faut
point fe mêler d'élever un enfant quand on ne fait pas le
conduire où l'on veut par les feules loix du polTible 6c de
l'impolTible. La fphere de l'un &c de l'autre lui étant éga-
lement inconnue , on l'étend , on la reiferre autour de lui
comme on veut. On l'enchaîne , on le pouffe , on le re-
tient avec le feul lien de la néceflité , fans qu'il en mur-
mure : on le i-end fouple &c docile par la feule force des
chofes , fans qu'aucun vice ait l'occaflon de germer en lui :
car jamais les pallions ne s'animent , tant qu'elles font de
nul effet.
Ne donnez h. votre Elevé aucune efpcce de leçon verbale ,
il n'en doit recevoù- que de l'expérience ; ne lui ijifligcz au-
cune cfpecc de châtiment , car il ne fait ce que c'clt qu'être
en faute ; ne lui faites jamais demander pardon , cai- il ne
Emile. Tome I. P
JI4 E M I L E.
fiîuroit vous offenfîr. Dépounoi de route moralité dans fes
ailions , il ne peut rien fciire qui foit moralement mal , &c
qui mérite ni châtiment ni réprimande.
Je vois déjà le lecteur effrayé juger de cet enfant par les
nôtres : il fe trompe. La gêne perpétuelle où vous tenez vos
Elevés irrite leur vivacité ; plus ils font contraints fous vos
yeux , plus ils font turbulcns au moment qu'ils s'échappent ;
il faut bien qu'ils fe dédommagent , quand ils peuvent , de
la dure contrainte où vous les tenez. Deux écoliers de la
\'îlle feront plus de dégât dans un pays que la jcunefTe de
tout un village. Enfermez un petit Alonfieur & un petit
payfan dans une chambre ; le premier aura tout renverfé ,
tout brifc , avant que le fécond foit forti de fa place.
Pourquoi cela ? fi ce n'eft que l'un fe hâte d'abufer
d'un moment de licence , tandis que l'autre , toujours
fur de fa liberté , ne fe prefTe jamais d'en ufer. Et cepen-
dant les ciifans des villageois fouvent flattés ou contrariés
font encore bien loin de l'état où je veux qu'on les tienne.
Pofons pour maxime inconteftable que les premiers mou-
vemens de la nature font toujours droits : il n'y a point de
pcr\'erfité originelle dans le cœur humain. Il ne s'y trouve
pas un feul vice dont on ne puilfe dire comment (Se par où
il y eft entré. La feule paffion naturelle à l'homme , eft
l'amour de foi -même , ou l'amour - propre pris dans un
fens étendu. Cet amour - propre en foi ou relativement à
nous c(t bon & utile , & comme il n'a point de rapport
néccfliiire h autrui , il eft h cet égard nanirellemcnt indif-
férent ; il ne devient bon ou mauvais que par l'application
L I V R E I I. as
qu'on en fait ôc les relacions qu'on lui donne. Jufqu'à ce que
le guide de l'amour - propre , qui efè la raifon , puiffe naî-
tre , il importe donc qu'un enfant ne falfe rien parce qu'il
elè vu ou entendu , rien en un mot par rapport aux autres ,
mais feulement ce que la nature lui demande , 6c alors il
ne fera rien que de bien.
Je n'entends pas qu'il ne fera jamais de dcgât , qu'il ne
fe bleflera point , qu'il ne brifera pas peut-être un meuble
de prix s'il le trouve à fa portée. Il pourroit faire beaucoup
de mal fans mal faire, parce que la mauvaife action dépend
de l'intention de nuire , 6c qu'il n'aui'a jamais cette inten-
tion. S'il l'avoit une feule fois tout feroit déjà perdu ; il
feroit méchant prefque fans reffburce.
Telle chofe eft mal aux yeux de l'avarice , qui ne l'eft
pas aux yeux de la raifon. En laifTant ks enfans en pleine
liberté d'exercer leur étourderie , il convient d'écarter d'eux
tout ce qui pourroit la rendre coûteufe , & de ne lailfer à
leur portée rien de fragile 6c de précieux. Que leur appar-
tement foit garni de meubles grolFiers 6c folides : point de
miroirs , point de porcelaines , point d'objets de luxe. Quant
à' mon Emile que j'élève à la campagne , fa chambre n'aura
rien qui la difliague de celle d'un payfan. A quoi bon la
parer avec tant de foin , puifqu'il y doit relier fi peu ? Mais
je me trompe ; il la parera lui-même , 6c nous verrons bien-
tôt de quoi.
Que fi malgré vos précautions l'enfant vient à faire quel-
que défordre , à calfer quelque pièce utile , ne le punilfez
point de votre négligence , ne le grondez point ; qu'il n'cn-
P i
115 E M I L E.
tende pas un feul mot de reproche, ne lui lallFez pas même
entrevoir qu'il' vous ait donné du chagrin, agilTez exaîlemcnt
comme fi le meuble fe £ùt cafTé de lui-mcnie ; enfin croyez
avoir beaucoup fait fi vous pouvez ne rien dire.
Oferai-je expofer ici la plus grande , la plus importante ,
la plus utile règle de toute l'éducation ? ce n'eft pas de
gagner du tems , c'cft d'en perdre. Leâeurs vulgaires , par-
donnez-moi mes paradoxes ; il en faut faire quand on réflé-
chit ; 6c quoi que vous puifTiez dire , j'aime mieux être
homme à paradoxes qu'homme à préjugés. Le plus dange-
reux inter\'alle de la vie humaine , eft celui de la naifFance
à l'âge de douze ans. C'eft le tems où germent les erreurs
& les vices , fans qu'on ait encore aucun inftrument pour
les détruire ; &c quand l'infèrimient vient , les racines font
fi profondes , qu'il n'e/1: plus tems de les arracher. Si les
enfans fautoient tout d'un coup de la mamelle à l'âge de
raifon , l'éducation qu'on leur donne pourroit leur conve-
nir ; mais félon le progrès naturel , il leur en faut une
route contraire. Il faudroit qu'ils ne fàlTent rien de leur amc
jufqu'à ce qu'elle eût toutes fes facultés; car il eft impofTîble
qu'elle appcrçoive le flambeau que vous lui préft^ntez tandis
qu'elle eft aveugle , «ïc qu'elle fiive dans rimn-.cnfc plaine
des idées une route que la raifon trace encore fi légèrement
pour les meilleurs yeux.
La première éducation doit donc être purement négative.
Elle confiflc , non point à cnfcigner la vertu ni la vérité ;
mais à garantir le cœur du vice & rcfpric de Terreur. Si
vous pouviez ne rien faire (!k ne rien lailfer faire : fi vous
LIVRE II.
117
pouviez amener votre Elevé fain ôc robufèe à Tâge de douze
ans , fans qu'il fçût difèinguer fa main droite de fa main
gauche , dès vos premières leçons , les yeux de fon entende-
ment s'ouvriroicnt h la raifon ; (ans préjuge , f.ins habitude , il
n'auroit rien en lui qui pût contrarier l'efiet de vos foins.
Bientôt il deviendroit entre vos mains le plus fage des
hommes , & en commençant par ne rien faire , vous auriez
fait un prodige d'éducation.
Prenez le contre -pied de l'ufage , & vous ferez prcfque
toujours bien. Comme on ne veut pas faii'c d'un enfant
un enfiuit , mais un Dofleur , les pères &c les maîtres n'ont
jamais aflez-tôt tancé , corrigé , réprimandé , flatté , menacé ,
promis , inftruit , parlé raifon. Faites mieux , foyez raifon-
nable , ôc ne raifonnez point avec votre Elevé, fur -tout
pour lui faire approuver ce qui lui déplait; car amener ainfi
toujours la raifon dans les chofes dédigréables , ce n'eft
que la lui rendre ennuyeufe , & la décréditer de bonne heure
dans un cfprit qui n'eft pas encore en état de l'entendre.
Exercez fon corps , fes organes , fes fens , fes forces , mais
tenez fon ame oifive'auni long-tems qu'il fe pourra. Redou-
tez tous les fcntimens antérieurs au jugement qui les apprécie.
Retenez , arrêtez les imprefîions étrangères : «Se pour empê-
cher le mal de naître , ne vous preifez point de fliire le
bien ; car il n'eft jamais tel , que quand la raifon l'éclairé.
Regardez tous les délais comme des avantages ; c'eft gagner
beaucoup que d'avancer vers le terme lans rien perdre ; lail-
fez meurir l'enfance dans les enfan.s. Enfin quelque leçon
leur devient - elle nécelîaii'c ? gardez - vous de la donner
ni? E M I L E.
aujourd'hui , Ci vous pouvez différer jufqu'à demain fans
danger.
Une autre confidération qui confirme l'utilité de cette
méthode , eft celle du génie particulier de l'enfant , qu'il
faut bien connoitre pour favoir quel régime moral lui con-
vient. Chaque efprit a fa forme propre , félon laquelle il a
befoin d'être gouverné ; ôc il importe au fuccès des foins
qu'on prend , qu'il foit gouverné par cette forme & non
par une autre. Homme prudent , épiez long-tems la nature ,
obfervez bien votre Elevé avant de lui dire le premier mot;
laiflez d'abord le germe de fon caractère en pleine liberté
de fe montrer , ne le contraignez en quoi que ce puifle
être , afin de le mieux voir tout entier. Penfez-vous que ce
tems de liberté foit perdu pour lui ? tout au contraire , il
fera le mieux employé ; car c'eil ainfi que vous apprendiez
à ne pas perdre un feul moment dans un tems plus pré-
cieux : au lieu que fi vous commencez d'agir avant de favoir
ce qu'il faut faire , vous agirez au hazard ; fujet à vous trom-
per , il faudra revenii- fur vos pas ; vous ferez plus éloigné
du but que fi vous eulTicz été moins preffé de l'atteindre. Ne
faites donc pas comme l'avare qui perd beaucoup pour ne
vouloir rien perdre. Sacrifiez dans le premier Age un tems
que vous regagnerez avec ufure dans un âge plus avancé.
Le fage Médecin ne donne pas étourdimcnt des ordonnan-
ces à la première me, mais il étudie premièrement le tem-
pérament du malade avant de lui rien prcfcrire : il com-
mence tard h le traiter, mais il le guérit; tandis que le Médc-
tiii trop preffé le tue.
L I V R E I I. fi,
Mais où placerons-nous cet enfant pour l'élever comme
un être infcnfible, comme un automare? Le tiendrons-nous
clans le globe de la Lune, dans une Ifle défcrte ? L'ccar-
terons-nous de tous les humains? N'aura- 1- il pas conti-
nuellement , dans le monde , le fpeclacle ôc l'exemple des
pnfHons d'autmi? Ne verra-t-il jamais d'autres enfans de fon
âge ? Ne verra-r-il pas fes parcns , fes voifîns , ù. nourrice ,
fa gouvernante , fon laquais , fon gouverneur même , qui
après tout ne fera pas un Ange ?
Cette objeélion eft forte & folidc. Mais vous ai -je dit
que ce fût une cntrcprife aifce qu'une éducation naturelle ?
O hommes , eit-ce ma faute fi vous avez rendu diftkile tout
ce qui cft bien ? Je fens ces difficultés , j'en conviens : peut-
ctre font-elles infarmontables. Mais toujours clt-il fur qu'en
s'appliquant à les prévenir , on les prévient jufqu'à certain
point. Je montre le but qu'il faut qu'on fe propofe : je ne dis
pas qu'on y puifle arnver ; mais je dis que celui qui en
approchera davantage aura le mieux réufli.
Souvenez-vous qu'avant d'ofer entreprendre de former un
homme , il faut s'être fait homme foi-même ; il faut trou-
ver en foi l'exemple qu'il fe doit propofer. Tandis que
Tcnfant eft encore fans connoiiïance , on a le tems de pré-
parer tout ce qui l'approche , à ne frapper fes premiers re-
gards que des objets qu'il lui convient de voir. Rendez-vous
refpeâ:able à tout le monde ; commencez par vous faire
aimer, afin que cliacun cherche à vous complaire. Vous ne
ferez point maître de Fenfant , fi vous ne Fêtes de tout ce
qui l'entoure , ôc cette aucoriré ne fera jamais fuffifante , fi
ïio EMILE.
elle n'cft fondée far l'e/èime de la vertu. Il ne s'agit point
d'cpuifer fi bourfe & de vcrfer l'argent à pleines mains; je
n'ai jamais vu que l'argent fît aimer perfonne. Il ne faut
point être avare & dur , ni plaindre la mifere qu'on peut
foulager ; mais vous aurez beau ouvrir vos coffres , fi vous
n'ouvrez auflî votre cœur, celui des autres vous reftera tou-
jours fermé. C'efl: votre tems , ce font vos foins , vos affec-
tions , c'eft vous-même qu'il faut donner ; car quoi que
vous puifTiez faire , on fent toujours que votre argent n'eft
point vous. Il y a des témoignages d'intérêt & de bienveil-
lance qui font plus d'effet , Ôc font réellement plus utiles que
tous les dons : combien de malheureux , de malades ont plus
befoin de confolations que d'aumônes î combien d'opprimés
à qui la protection fert plus que l'argent ! Raccommodez
les gens qui fe brouillent , prévenez les procès , portez les
enfms au devoir , les pères à l'indulgence , favorifez d'heu-
reux mariages , empêchez les vexations , employez , prodi-
guez le crédit des parens de votre Elevé en faveur du
foiblc à qui on refufe juftice , ôc eue le puilfant accable.
Déclarez-vous hautement le protecteur des malheureux. Soyez
jufle, humain , bienfaifant. Ne faites pas feulement l'aumône ,
faites la charité ; les œuvres de miféricorde foulagent plus
de maux que l'argent : aimez les autres , & ils vous aime-
ront ; fervez-les , & ils vous fcn iront ; foyez leiu- frère , &
ils feront vos enfans.
C'cll: encore ici une des raifons pourquoi je veux élever
Emile ;^ la campagne , loin de la canaille des valets , les
derniers des hommes après leurs maîtres ; loin des noires
mœurs
L I V R E I I. m
mœurs des villes que le vernis dont on les couvre rend fé-
duifantes & contagieufes pour les enfans ; au lieu que les
vices dts payfans , fans apprêt &c dans toute leur grofUere-
té , font plus propres à rebuter qu'à féduii-c , quand on n'a
nul intérêt à les imiter.
Au village un Gouverneur fera beaucoup plus maître des
objets qu'il voudra préfenter à l'enfant ; fi réputation , fes
difcours , fon exemple , auront une autorité qu'ils ne fau-
roient avoir à la ville : étant utile à tout le monde , chacun
s'empreffera de l'obliger , d'être eftimé de lui , de fe mon-
trer au difciple tel que le maître voudroit qu'on fût en effet ;
&: (i l'on ne fe corrige pas du vice , on s'abitiendra du fcan-
dale ; c'eft tout ce dont nous avons befoin pour notre objet.
CelTez de vous en prendre aux autres de vos propres fau-
tes : le mal que les enfans voyent les corrompt moins que
celui que vous leur apprenez. Toujours fermoneurs , toujours
moralifèes , toujours pédans , pour une idée que vous" leur
donnez la croyant bonne , vous leur en donnez à la fois
vingt autres qui ne valent rien ; plein de ce qui fe pafle dans
votre tête , vous ne voyez pas l'effet que vous produifez dans
la leur. Parmi ce long flux de paroles dont vous les excédez
inceiTamment , penfez - vous qu'il n'y en ait pas une qu'ils
faififlent à faux ? Penfez - vous qu'ils ne commentent pas à
leur manière vos explications diffufes , ik qu'ils n'y trou-
vent pas de quoi fe faire un fyfLcmc ;\ leur portée qu'ils fau-
ront vous oppofer dans l'occafion ?
Ecoutez un petit bon -homme qu'on vient d'endodriner ;
laiffez - le jafer , quefUonner , extravaguer à fon aife , <5i.
Emik, Tome I. Q
iii EMILE.
vous allez ctre fiirpris du tour étrange qu'ont pris vos raifon-
nemens dans fon efprit : il confond tout , il renverfc tout , il
vous impatiente , il vous défoie quelquefois par des objec-
tions imprévues. Il vous réduit à vous taire , ou à le faire
taire : ôc que peut-il pcnfer de ce filence de la part d'un
homme qui aimé tant à parler ? Si jamais il remporte cet
avantage , ôc qu'il s'en apperçoive , adieu l'éducation ; tout
eft fini dès ce moment , il ne cherche plus à s'inltruii-e , il
cherche à vous réfuter.
Maîtres zélés , foyez fimples , difcrets y retenus ; ne vous
hâtez jamais d'agir que pour empêcher d'agir les autres ; je
le répéterai fans celFe , renvoyez , s'il fe peut , une bonne iuf-
truftion , de peur d'en donner une mauvaife. Sur cette rcrrc
dont la nature eût fait le premier paradis de l'homme , crai-
gnez d'exercer l'emploi du tentateur en voulant donner à
l'innocence la connoilFance du bien ôc du mal : ne pouvant
empêcher que l'enfant ne s'inftraife au-dehors par des exem-
ples, bornez toute votre vigilance ;\ imprimer ces exemples
dans fon efprit fous l'image qui lui convient.
Les paflîons impétueufes produifent un grand effet fur l'en-
fant qui en eft témoin , parce qu'elles ont des lignes trcs-
fenfibles qui le frappent ôc le forcent d'y fiiirc attention. La
colère fur-tout eft fi bruyante dans fes emportemens , qu'il
eft impofl^ble de ne pas s'en appcrcevoir étant à portée. Il ne
faut pas demander f\ c'eft là pour un pédagogue l'occafion
d'entamer un beau difcours. Eh ! point de beaux difcours :
rien du tout , p.is un f^-ul mo:. Lailfez venir Tenfanr : étonné
du fpectatle , il ne manquera pas de vous quellionncr. La
LIVRE IL IÎ3
féponfe eft fimple ; elle fe tire des objets mêmes qui frappent
fes fens. Il voit un vifage enflammé , des yeux étincelans >
un gefte menaçant , il entend des cris ; tous fignes que le
corps n'eft pas dans fon affiette. Dites-lui pofcment , fans
affeclation , fins myftere ; ce pauvre homme eft malade , il
eft dans un accès de fièvre. Vous pouvez de-là tirer occa-
fion de lui donner , mais en peu de mots , une idée des
maladies &c de leurs effets : car cela aufîl eft de la nature ,
& c'eft im des liens de la néceffité auxquels il fe doit fentir
affujetti.
Se peut-il que fur cette idée , qui n'eft pas fauiTe , il ne
contracte pas de bonne heure une certaine répugnance à fe
livrer aux excès des pallions , qu'il regardera comme des
maladies ; ôc croyez -vous qu'une pareille notion donnée à
propos ne produira pas un effet aufïi falutaire que le plus
ennuyeux fermon de morale ? Mais voyez dans l'avenir les
conféquences de cette notion ! vous voilà autorifé , fi jamais
vous y êtes contraint , à traiter un enfant mutin comme un
enfant malade ; h l'enfermer dans fa chambre , dans fon lie
s'il le fliut ; à le tenir au régime , à l'effrayer lui - même de
fes vices nailTans , à les lui rendre odieux ôc redoutables ,
fans que jamais il puifle regarder comme un châtiment la
févérité dont vous ferez peut-être forcé d'ufer pour l'en gué-
rir. Que s'il vous arrive à vous - même , dans quelque mo-
ment de vivacité, de fortir du fang- froid &c de la modéra-
tion dont vous devez faire votre énide , ne cherchez point à
lui déguifer votre faute : mais dites-lui franchement avec un
tendre reproche : mon ami « vous m'avez fait mal.
114 EMILE.
Au rcfte , il importe que routes les naïvetés qiie peut pro-'
duire daiis un enfant la fimplicitc des idées dont il e(t nourri ,
ne foient jamais relevées en fa préfence , ni citées de ma-
nière qu'il puiiTe l'apprendre. Un éclat de rire indifcret peut
gâter le travail de fix mois , & faire un tort irrépai-able pour
toute la vie. Je ne puis afTez redire que pour être le maître
de l'enfant , il faut être fon propre maître. Je me repréfente
mon petit Emile , au fort d'une rixe entre deux voifmes ,
s'avançant vers la plus flirieufe , 6c lui difant d'un ton de
commifération : Ma bonne , vous êtes malade ^ p en fuis bien
fâché. A coup fur cette faillie ne reftera pas fans effet fur les
fpeftateurs ni peut - être for les aulrices. Sans rire , fans le
gronder ^ faiis le louer , je l'emmené de gré ou de force
avant qu'il puilFe appercevoir cet effet , ou du moins avant
qu'il y penfe , & je me hâte de le diitraire fur d'autres objets
qui le lui faffent bien vite oublier.
Mon deffein n'ell: point d'entrer dans tous les détails , m.us
feulement d'expofer les maximes générales , & de donner des
exemples dans les occaiîons difficiles. Je tiens pour impofTr
ble qu'au fcin de la fociété , l'on puiffe amener un enfant à
l'âge de douze ans , fans lui donner quelque idée des rap-
ports d'homme à homme , & de la moralité des aidions
humaines. Il (i\^t qu'on s'applique â lui rendre ces notions
néceffaires le plus tard qu'il fc pourra , &c que quand elles
deviendront inévitables on les borne â l'utilité préfente , feu-
lement pour qu'il ne fe croie pas 1? maître de tout , & qu'il
ne faffe pas du mal \ autnii fans fcrupule &: fans le favoir.
Il y a des caroilcres doux & tranquilles qu'on peut mener
L I V R E I I. IZ5
loin fans danger dans leur première innocence ; mais il 7
a aufli des naturels violens dont la férocité fe développe de
bonne heure , & qu'il faut fe hâter de faire hommes pour
n'être pas oblige de les enchaîner.
Nos premiers devoirs font envers nous ; nos fentimens pri-
mitifs fe concentrent en nous-mêmes ; tous nos mouvemens
naturels fe rapportent d'abord à notre confci-vation &i à notre
bien - être. Ainfi le premier fcntiment de la juf tice ne nous
vient pas de celle que nous devons , mais de celle qui nous
eft due , & c'eit encore un des contre-fens des éducations
communes , que parlant d'abord aux enfans de leurs devoirs »
jamais de leurs droits , on commence par leur dire le con-
traire de ce qvi'il fout , ce qu'ils ne fmroient entendre , 6c
ce qui ne peut les intéi-effer.
Si j'avois donc à conduire un de ceux que je viens de fup-
pofer , je me dirois ; un enfant ne s'attaque pas aux perfon-
nes ( 7 ) , mais aux chofes ; & bientôt il apprend par l'ex-
périence à refpeder quiconque le paffe en âge & en force ,
mais les chofes ne fe défendent pas elles-mêmes. La pre-
mière idée qu'il faut lui donner efè donc moins celle de la
(7) On ne doit jamaîs foufFrir revenir. J'ai vu d'irrrpruJentes Gou»
qu'un enfant fe joue aux grandes vernantes animer la mutinerie d'un
pcrfonnes comme avec fes inférieurs , enfant, l'exciter à battre , s'en laifler
ni même comme avec fes égaux. battre elles mêmes , & rire de fes
S'il ofoit frapper férieufement quel- foibles coups , fans fonger qu'ils
qu'un , fût-ce fon Laquais , fiit-cc le étoient autant de meurtres dans l'in-
Bourreau , faites qu'on lui rende tention du petit furieux , & que ce-
toujours fes coups avec ufure , & lui qui veut battre étant jeune ,
de manière à lui ûtex l'envie d'y voudia tuci étant grande
ntf EMILE.
liberté , que de la propriété ; & pour qu'il puifTe avoir cette
idée , il faut qu'il ait quelque chofe en propre. Lui citer Ces
hardes , fes meubles , Ces jouets , c'eft ne lui rien dire , puis-
que bien qu'il difpofe de ces chofes , il ne fait ni pourquoi
ni comment il les a. Lui dire qu'il les a parce qu'on les lui
a données , c'eit ne faire gueres mieux , car pour donner il
faut avoir : voilà donc une propriété antérieure h la fienne ,
6c c'eft le principe de la propriété qu'on lui veut expliquer ;
fans compter que le don eft une convention , & que l'enfant
ne peut favoir encore ce que c'eft que convention ( 8 ).
Lecteurs , remarquez , je vous prie , dans cet exemple ôc
dans cent mille autres , comment , fourrant dans la tête des
enfans des mots qui n'ont aucun fcns à leur portée , on croit
pourtant les avoir fort bien inftruits.
Il s'agit donc de remonter à l'origine de la propriété ; car
c'eft de - là que la première idée en doit naître. L'enfant ,
vivant à la campagne , aura pris quelque notion des travaux
champêtres ; il ne faut pour cela que des yeux , du loifir ,
& il aura l'un ôc l'autre. Il elt de tout âge , fur -tout du
fien , de vouloir créer , imiter , produire , donner des figncs
de puilfance ôc d'adivité. Il n'aura pas vu deux fois labourer
un jardin , femer , lever , croître des légumes , qu'il voudra
jardiner h fon tour.
Par les principes ci -devant établis , je ne m'oppofe point
(s) Voilà pourquoi la plupart leur arrive plus quand ils ont bien
des enfans yeulcnt ravoir ce qu'ils conqu ce que c'eft que ilon : feule-
ont Jonnc , & pleurent quand on ne ment ils font alors plus circonfpccli
le leur veut pas rendre. Cela ne à donner.
LIVRE II. 127
à fon envie ; au contraire je la favorife , je partage fon goût ,
je travaille avec lui , non pour fon plaiiîr , mais pour le
mien ; du moins il le croit ainfi : je deviens fon garçon jar-
dinier ; en attendant qu'il ait des bras je laboure pour lui la
terre ; il en prend poiïefTion en y plantant une fève , 6c
furement cette poiïlflion eft plus facrce &c plus refpedable
que celle que prenoit Nunès Balbao de l'Amérique méridio-
nale au nom du Roi d'Efpagne , en plantant fon étendard fur
les côtes de la mer du Sud.
On vient tous les jours arrofer les fèves , on les voit lever
dans des tranfports de joie. J'augmente cette joie en lui di-
faut , cela vous appartient ; ëc lui expliquant alors ce terme
d'appartenir , je lui fus fentir qu'il a mis là fon tems , fon
travail , fa peine , fa perfonne enfin ; qu'il y a dans cette
terre quelque chofe de lui - même qu'il peut reclamer contre
qui que ce foit , comme il pourroit retirer fon bras de la
main d'un autre homme qui voudroit le retenir malgré lui.
Un beau jour il arrive emprefle & l'arrofoir à la main. O
fpeflacle ! 6 douleur ! toutes ks fèves font arrachées , tout
le terrein eft boulcverfc , la place même ne fe rcconnoit plus.
Ah ! qu'eft devenu mon travail , mon ouvrage , le doux fruit
de mes foins & de mes fueurs ? Qui m'a ravi mon bien ?
qui m'a pris mes fèves ? Ce jeune cœur fe fouleve ; le
premier fentiment de l'injufHce y vient vcrfer fa trifte
amertume. Les larmes coulent en ruilfeaux : l'enfant
défolé remplit l'air de gcmiffemens Ôc de cris. On prend
part à ù peine , à fon indignation ; on cherche , on
s'informe , on t^iit des perciuiilcious. Enfin , l'on dccou-
128 EMILE.
vre que le jardinier a fait le coup : on le fait venir.
Mais nous voici biea loin de compte. Le jai'dinier appre-
nant de quoi l'on fe plaint , commence à fe plaindre plus
haut que nous. Quoi , Meflleurs I c'efè vous qui m'avez ainfi
gâté mon ouvrage ? J'avois femé là des melons de Malte
dont la graine m'avoit été donnée comme un tréfor , & dcf-
quels j'efpérois vous régaler quand ils feroient mûrs : mais
voili que pour y planter vos miférables fèves , vous m'avez
détruit mes melons déjà tout levés , & que je ne remplacerai
jamais. Vous m'avez fait un tort iiréparable , & vous vous êtes
privés vous - mêmes du plaiiîr de manger des melons exquis.
Jean - Jaques.
■)■> Ex'cufez - nous , mon pauvre Robert. Vous aviez mis
i> là votre travail , votre peine. Je vois bien que nous
j» avons eu tort de gâter votre ouvrage ; mais nous vous
i> ferons venir d'autre graine de Malte , & nous ne tra-
»» vaillerons plus la terre avant de favoir fi quelqu'un n'y
»j a point mis la main avant nous.
Robert.
« Oh bien , Mciïîeurs ! vous pouvez donc vous rcpofcr ;
»> car il n'y a plus gucres de terre en friche. Moi , je
» travaille celle que mon perc a bonifiée ; chacun en fait
I» autant de fon côté , &: toutes les terres que vous voyez
ti font occupées depuis long - tcms.
Emile.
Pa., yS
r.m J/I
LIVRE IL \,^
Emile.
» Monfîeur Robert , il y a donc fouvent de la graine
» de melon perdue ?
Robert.
» Pardonnez - moi , mon jeune cadet ; car il ne nous
» vient pas fouvent de petits Meiïleurs auffi étourdis que
« vous. Perfonne ne touche au jardin de fon voifin ; chacmi
j> refpecle le travail d^s autres , afin que le fien foit en
ij fureté.
Emile.
a Mais moi , je n'ai point de jardin,
Robert.
« Que m'importe ? fi vous gâtez le mien , je ne \ous
» y laiiïerai plus promener ; car , voyez-vous , je ne veux
» pas perdre ma peine.
Jean - Jaques.
5) Ne pourroit-on pas propofer un arrangement au bon
»5 Robert ? Qu'il nous accorde , à mon petit ami & à
» moi , un coin de fon jardin pour le cultiver , à condi-
« tion qu'il aura la moitié du produit.
Robert.
i> Je vous l'accorde fans condition. Mais fouvenez-vous
»» que j'irai labourer vos fôvcs , ii vous touchez à mes
Il melons.
Emile. Tome L R
j^^cs E î^ï I L E.
Dans cet eiïlii de la manière d'inculquer aux enfans lés
notions primitives , on voie comment l'idée de la propriété
remonte naturellement au droit de premier occupant par le
travail. Cela efè clair , net , fmiple , ôc toujours à la portée
de l'enfant. De là jufqu'au droit de propriété & aux échan-
ges il n'y a plus qu'un pas , après lequel il faut s'arrêter tout
court.
On voit encore qu'une explication que je renferme ici dans
deux pages d'écriture fera peut-être Tafiaire d'un an pour la
pratique : car dans la carrière des idées morales on ne peut
avancer trop lentement , ni trop bien s'affermir à chaque
pas. Jeunes maîtres , penfez , je vous prie , à cet exemple , &c
fouvenez-vous qu'en toute chofe vos leçons doivent être plus
en adions qu'en difcours ; car les enfans oublient aifément
ce qu'ils ont dit & ce qu'on leur a dit, mais non pas ce
qu'ils ont fut ik ce qu'on leur a fait.
De pareilles inftruibions fe doivent donner , comme je l'ai
dit , plutôt ou plus tard , félon que le naturel paifible ou
turbulent de l'EIcve en accélère ou retarde le befoiii ; leur
ufage clt d'une évidence qui faute aux yeux : mais pour ne
rien omettre d'important dons les chofes diiîiciles , donnons
encore un exemple.
Votre enfant difcole gâte tout ce qu'il touche : ne vous
fâchez point ; mettez hors de fa portée ce qu'il peut gâter.
11 brife les meubles dont il fe fert : ne vous hâtez point de
lui en donner d'autres ; lailFcz - lui fentir le préjudice de la
privation. II cilFe les fenêtres de fa chambre : laiffcz le vent
fouiller fur lui nuit &: jour fans vous foucier des riiumes j
t I V R E I!; m
car il vaut mieux qu'il foit enrhumé que fou. Ne vous plai-
gnez jamais des incommodités qu'il vous caufe, mais faites
qu'il les fente le premier. A la fin vous faites raccommoder
les vitres , toujours fins rien dire : il les calTe encore ; chan-
gez alors de méthode ; dites-lui fcchement , mais fans co-
lère ; les fenêtres font à moi , elles ont été mifes là par mes
foins, je veux les garantir, puis vous l'enfermerez à l'obfcu-
rite dans un lieu fans fenêtre. A ce procédé fi nouveau il
commence par crier , tempêter ; perfonne ne l'écoute. Bien-
tôt il fe lafTe &c change de ton. Il fe plaint, il gémit : un
domeftique fe préfente, le mutin le prie de le délivrer. Sans
chercher de prétextes pour n'en rien faire , le domefliquc
répond : faî aujji des vitres à conferver, &c s'en va. Enfm
après que l'enfant aura demeuré là plufieurs heures , allez
long-tems pour s'y ennuyer &. s'en fouvenir , quelqu'un lui
fuggerera de vous propofer un accord au moyen duquel vous
lui rendriez la liberté , & il ne caiferoit plus des vitres : il
ne demandera pas mieux. Il vous fera prier de le venir voir ,
vous viendrez; il vous fera fa propofition, ôc vous l'accepterez
à l'inftant en lui difant : c'eft très - bien penfé , nous y
gagnerons tous deux ; que n'avez-vous eu plutôt cenc bonne
idée ? Et puis , fans lui demander ni protcllation ni conf.r-
mation de fa promcflc , vous l'embrafferez avec joie 6c l'em-
mènerez fur-le-champ dans fa chambre , regardant cet accord
comme facré & inviolable autant que fi le ferment y avoit
pafTé. Quelle idée penfez-vous qu'il prendra , fur ce procédé ,
de la foi des engagemens ik de leur utilité ? Je fuis tron:pc
s'il y a fur la terre un feul enfant, non déjà gâté, à l'crreuve
ly, EMILE.
de cette conduite, & qui s'avife après cela de calîer une
fenêtre à deîTein ( 9 ). Suivez la chaîne de tout cela. Le
petit méchant ne fongeoit gueres, en faifant un trou pour
planter Cd fève , qu'il fe creufoit uii cachot où (à fcience ne
tarderoit pas à le faire enfermer.
Nouç voilà dans le monde moral; voilà la porte ouverte
au vice. Avec les conventions & les devoirs nailfent la trom-
perie 6c le menfonge. Dès qu'on peut faire ce qu'on ne
doit pas , on veut cacher ce qu'on n'a pas dû faire. Dès
qu'un intérêt fait promettre , un intérêt plus grand peut
faire violer la promclTe ; il ne s'agit plus que de la violer
impunément. La reflburce eft naturelle ; on fe cache & l'on
ment. N'ayant pu prévenir le vice , nous voici déjà dans le
cas de le punir : voilà les mifcres de la vie humaine , qui
commencent avec fes erreurs.
J'en ai dit affez pour faii-e entendre qu'il ne faut jamais
( 9 ) Au refte , quand ce devoir
de tenir fes engagemcns ne fjroit
pas affermi dans i'efprit de l'enfant
par le poids de fon utilité , bicatot
le feiuiment intérieur commeni,ant
à poindre , le lui imporeroit comme
une loi de la confcience ; comme
un principe inné qui n'attend pour
fe développer , que les connoiffunces
auxquelles il s'applique. Ce premier
trait n'ifl point marque par la main
des hommes , mais gravé dans nos
coeurs par l'Auteur de toute juftice.
Oter. la Loi primitive des conven-
tions & l'wbligaiion qu'elle iinpofe ;
tout ed illufoire , & vain dans la
fociété humaine : qui ne tient que
par fon profit à fa promefTe , n'eft
fjueres plus lie que s'il n'fi'it rien
promis ; ou tout au plus il en fera
du pouvoir de la violer comme de
la bifque des Joueurs , qui ne tar-
dent à s'en prévaloir , que pour at-
tendre le moment de s'en prcTaloir
avec plus d'avantage. Ce principe eft
de la dernière importance & mérite
d'être ipprofondi ; car c'eft ici que
l'homme commence i fe mettre en
cunttadicUon avec lui - même.
L I V R E IL 133
infliger aux enfans le châtiment comme châtiment, mais
qu'il doit toujours leui* arriver comme une fuite naturelle de
leur mauvaiPî adion. Ainfi vous ne déclamerez point contre
le menfonge , vous ne les punirez point précifément pour
avoir menti ; mais vous ferez que tous les mauvais effets
du menfonge , comme de n'être point cru quand on dit la
vérité , d'être accufé du mal qu'on n'a point fait , quoiqu'on
s'en défende, fe raffemblent fur leur tête quand ils ont
menti. Mais expliquons ce que c'eii: que mentir pour les
enfans.
Il y a deux fortes de menfonges; celui de fait qui regarde
le paffé , celui de droit qui regarde l'avenir. Le premier a
lieu quand on nie d'avoir fait ce qu'on a fait , ou quand
on affirme avoir fait ce qu'on n'a pas fait, & en général
quand on parle fciemment contre la vérité des chofes. L'au-
tre a lieu quand on promet ce qu'on n'a pas deffein de tenir ,
& en général quand on montre une intention contraire à
celle qu'on a. Ces deux nienfongcs peuvent quelquefois fe
ralfembler dans le même (lo); mais je les conlidere ici par
ce qu'ils ont de différent.
Celui qui fent le befoin qu'il a du fecoui's des autres , 6c
qui ne ceffe d'éprouver leiu- bienveillance, n'a nul intérêt de
les tromper ; au contraire , il a un intérêt fcnfîble qu'ils
voient les chofes comme elles font , de peur qu'ils ne fe
trompent à fon préjudice. Il cit donc clair que le menfonge
(lo) Comme lorfqu'accufc d'une II ment alors dans le fait & dans
mauvaife adion , le coupable s'en le droit,
défend en fe difant honnête homme-
t3l EMILE.
de fait n'eu: pa§ naturel aux enfans ; mais c'eft la loi de
l'obciiïance qui produit la ncceflîté de mentir , parce que
l'obcifTancc étant pénible , on s'en difpcnfe en fecret le plus
qu'on peut, &. que l'intérêt prcfent d'éviter le châtiment ou
le reproche , l'emporte fur l'intérêt éloigné d'expofer la
vérité. Dans l'éducation naturelle &c libre , poiu-quoi donc
votre enfant vous mcntiroit-il ? Qu'a- 1- il h vous cacher?
Vous ne le reprenez point , vous ne le punilTez de rien , vous
n'exigez rien de lui. Pourquoi ne vous diroit - il pas tout
ce qu'il a fiiit , aufTi naïvement qu'à fon petit camarade ?
Il ne peut voir à cet aveu plus de danger d'un côté que de
l'autre.
Le menfonge de droit eft moins naturel encore, puifque
les promelTcs de faire ou de s'abitenir font des aAes con-
ventionnels , qui fortent de l'état de narore &i dérogent h la
liberté. Il y a plus ; tous les engagemens des enfans font
nuls par eux -mêmes, attendu que leur voie bornée ne pou-
vant s'étendre au - delà du préfent , en s'cngagcant ils ne
favent ce qu'ils font. A peine l'enfant peut-il mentir quand
il s'engage ; car ne fongcant qu'à fc tirer d'affaire dans le
moment préfent, tout moyen qui n'a pas un effet préfent
lui devient égal ; en promettant pour un tcms futur il ne
promet rien , ôc fon imagination encore endormie ne fait
point étendre fon être fur deux tems différcns. S'il pouvoir
éviter le fouet , ou obtenir un cornet de dragées en promet-
tant de fc jetter demain par la fcnêrrc , il le promertroit à
rinfbnr. Voilà pourquoi les loix n'ont awcun égard aux
cngigemcn5 des enfans j £<. quand les pères & ks maîtres plus
L I V R E II. 155
féveres exigent qu'ils les rempliflcnt , c'eft feulement dvr.s
ce que l'enfant devroit faire , quand même il ne l'auroit pas
promis.
L'enfant ne fâchant ce qu'il fait quand il s'engage , ne
peut donc mentir en s'engageant. Il n'en elt pas de même
quand il manque à fa promeiïe , ce qui eft encore une efpece
de menfonge rétroactif; car il fe fouvient très -bien d'avoir
fait cette proraefle ; mais ce qu'il ne voit pas , c'eft l'impor-
tance de la tenir. Hors d'état de lire dans l'avenir , il ne
peut prévoir les conféquences des chofes , & quand il
viole fes engagemens , il ne fait rien contre la raifon de
fon âge.
Il fuit de - là que les menfonges des enfans font tous l'ou-
vrage des maîtres , & que vouloir leur apprendre à dire la
vérité , n'eft autre chofe que leur apprendre à mentir. Dans
l'empreflement qu'on a de les régler , de les gouverner , de
les initruirc, on ne fe trouve jamais allez d'inftrumcns pour
en venir à bout. On veut fe donner de nouvelles prifes dans
leur efprit par des maximes fans fondement, par des pré-
ceptes fans raifon , & l'on aime mieux qu'ils fâchent leurs
leçons &c qu'ils mentent, que s'ils dcmieuroient ignorans &:
vrais.
Pour nous qui ne donnons à nos Elevés que des leçons
de pratique , èc qui aimons mieux qu'ils foicnt bons que
ilivans, nous n'exigeons point d'eux la vérité, de peur qu'ils
ne la déguifent, & nous ne leur faifons rien promettre qu'ils
foient tentés de ne pas tenir. S'il s'elt fait en mon abfence
quelque mal , dont j'ignore l'auteur , je me garderai d'accufer
îjô EMILE.
Emile , &: de lui dire : ejî-ce vous ( 1 1 ) ? Car en cela que
ferois-je autre chofe finon lui apprendre à le nier? Que fi
fon naturel difficile me force à faire avec lui quelque con-
vention , je prendrai fi bien mes mefures que la propofîtion
en vienne toujours de lui , jamais de moi ; que quand il
s'eft engagé il ait toujours un intérêt préfent & fenfible à
remplir fon engagement ; & que fi jamais il y manque , ce
menfonge attire fur lui des maux qu'il voye fortir de l'ordre
même des chofes , & non pas de la vengeance de fon Gou-
verneur. Mais loin d'avoir befoin de recourii" .\ de fi cruels
expédiens , je fuis prefque fur qu'Emile apprendra fort tard
ce que c'eft que mentir , &c qu'en l'apprenant il fera fort
étonné , ne pouvant concevoir à quoi peut être bon le men-
fonge. Il eft très -clair que plus je rends fon bien-être
indépendant , foit des volontés , foit des jugemens des
autres , plus je coupe en lui tout intérêt de mentir.
Quand on n'eft point prcfTé d'inftruiic , on n'eft point
preiré d'exiger , & l'on prend fon tems pour ne rien exiger
qu'à propos. Alors l'enfant fe forme , en ce qu'il ne fe
gâte point. Mais quand un étourdi de Précepteur, ne fâchant
comment s'y prendre , lui fait h. chaque inltant promctn-e
ceci ou cela , fans difhinclion , fans choix , fans mefure ,
l'enfant ennuyé , furciKU-gé de toutes ces promefles , les
(il) Rien n'cft plus indifcrct manquer de rindifpofcr contre vous,
qu'une pareille queftion , fur -tout S'il ne le croit pas, il fe dira, pour-
quand l'enfant cft coupable : alors quoi diicouvrirois-je ma fiute ? &
•'il croit que vous favcz ce qu'il a voilà la première tentation du mcn-
ftit , il verra que vous lui tendez fonije devenue Icffet de votre im-
un piw-ge , tx. cette opinion ne peut prudente qucllion.
néglige ,
L I V R E I I. 137
néglige , le? oublie , les dédaigne enfin ; &; les regardant
comme autant de vaines fonniiles , fc fait un jeu de les faire
&: de les violer. Voulez-vous donc qu'il foit fidèle à tenir fa
parole ? foyez difcret à l'exiger.
Le détail dans lequel je viens d'entrer fur le menfonge ,
peut à bien des égards s'appliquer à tous les autres devoirs ,
qu'on ne prefcrit aux enfans qu'en les leur rendant norf-
feulement haïiTables , mais impraticables. Pour paroître leur
prêcher la vertu , on leur fait aimer tous les vices : on les
leur donne en leur défendant de les avoir. Veut - on les
rendre pieux ? on les mené s'ennuyer à l'Eglife ; en leur fai-
fant inceffamment marmoter des prières , on les force d'af-
pirer au bonheur de ne plus prier Dieu. Pour leur infpirer
la charité , on leur fliit donner l'aumône , comme (i l'on dé-
daignoit .de la donner foi - même. Eh! ce n'eft pas l'enfant
qui doit donner , c'ell le maître : quelque attachement qu'il
ait pour fon Elevé , il doit lui difputer cet honneur , il doit
lui faire juger qu'à fon âge on n'en elï point encore digi^.e.
L'aumône eft une a^lion d'homme qui connoit la valeur de
ce qu'il donne , &c le bcfoin que fon femblable en a. L'en-
fant qui ne connoit rien de cela , ne peut avoir aucun mérite
à doJiner , il donne fans charité , fans bienfliifùice ; il eft
prcfque honteux de donner /quand fondé fiu- fon exemple (S:
le vôtre , ii croit qu'il n'y a que les enfans qui donnent , 6c
qu'on ne fait plus l'aumône étant grand.
Remarquez qu'on ne foit jamais donner par l'enfant que
des chofes donc il ignore la valeur ; des pièces de métal
qu'il a dans fa poche , ôc qui ne lui fervent <]is'h cela. Un
EmiL. Tome I, S
138 EMILE.
eiifanc do.nneroic plutôc cent louis qu'un gâteau. Mais enga-
gez ce prodigue difèributeur à donner les chofcs qui lui fonc
chères , des jouets , des bonbons , fon goûté , & nous fau-
tons bientôt fi vous Tavez rendu vraiment libéral.
On trouve encore un expédient à cela ; c'eft de rendre bien
vite à l'enfant ce qa'il a donné , de forte qu'il s'accoutume
à donner tout ce qu'il fait bien qui lui va revenir. Je n'ai gue-
rcs vu dans les enfans que ces deux efpeces de générolité ;
donner ce qui ne leur e(t bon à rien , ou donner ce qu'ils
font fùrs qu'on va leur rendre. Faites en forte , dit Locke ,
qu'ils fjient convaincus par expérience que le plus libéral elt
toujours le mieux partagé. C'clt là rendre un enfant libéral
en apparence , Ôc avare en eiTet. Il ajoute que les enfans con-
tracteront ainfi l'habitude de la libéralité ; oui , d'une Yihé-
ralité ufariere , qui donne un œuf pour avoir un bœuf. Mais
quand il s'agira de doiiner tout de bon , adieu l'habitude ;
lorfqu'on ceflcra de leur rendre , ils cefleront bientôt de don-
ner. Il faut regarder i l'habitude de Tame plutôt qu'à celle
des mains. Toutes les autres vertus qu'on apprend aux enfans
refTemblent à celle-là , 6c c'elt à leur précîier ces folides ver-
tus qu'on ufe leurs jeunes ans dans la trillelFe. Ne voilà-t-il
pas une favante éducation !
M.tîtrcs , lailfez les fimagrées , foyez vertueux &z bons ;
que vos exemples fe gravent dans la mémoire de vos Elevés, en
attendant qu'ils puiffent entrer d ms leurs cœurs. Au lieu de
me hâ:cr d'exiger du mien des ailes de charité , j'aime mieux
les faire en ù prcfcnce , Ck lui ôtcr même le moyen dem'imi-
tcr eu cela , comme un honneur qai n'cfl pas de fon âge j
LIVRE I L 139
car il importe qu'il ne s'accoutume pas à regarder les devoirs
des hommes feulement comme des devoirs d'enfans. Que fi
me voyant afiîfter les pauvres , il me queltionne là-defTus , 6c
qu'il foit tems de lui répondre ( 1 1 ) , je lui dirai : " Mon
5j ami , c'eft que quand les pauvres ont bien voulu qu'il y
» eût des riches , les riches ont promis de nourrir tous ceux
sj qui n'auroient de quoi vivre ni par leur bien ni par leur
j> travail. Vous avez donc aufli promis cela ? " reprend ra-t-
il. » Sans doute : Je ne fuis maître du bien qui pafTe par
jj mes mains qu'avec la condition qui ell attachée à fa
I» propriété.
Après avoir entendu ce difcours , ( & l'on a vu comment
on peut mettre un enfant en état de l'entendi-e ) un autre
qu'Emile feroit tenté de m'imiter & de fe conduire en homme
riche ; en pareil cas , j'empécherois au moins que ce ne fût
avec ostentation ; j'aimerois mieux qu'il me dérobât mon
droit & fe cachât pour donner. C'elt une fraude de fon âge,
ëc la feule que je lui pardonnerois.
Je fus que toutes ces vertus par imitation font des vertus
de finge , &c que nulle bonne adion n'elt moralement bonne
que quand on la fait comme telle , &: non parce que d'autres
la font. Mais dans un âge , où le caur ne fent rien encore ,
il faut bien faire imiter aux enfms les a>îles dont on veut
leur donner l'habitude , en attendant qu'ils les puiflcnt faire
(12") On doit concevoir que je volontés, & me mettre dans la plus
ne réfous pas fes queftions quand il dangereufe dépendance où un Gou«
lui plait , mais quand il me plait ; veineur puiiïe ctrc de fon Elevé,
autrement ce feroit m'alTervir à fcs
140 EMILE.
par difccrneirent &: par amour du bien. L'homme efl imira-
teiir y ranimai même l'clè ; le goût de l'imitacion eft de la
nature bien ordonnée , mais il dégénère en vice dans la fo-
cictc. Le finge imite l'homme qu'il craint , & n'imite pas
les animaux qu'il mcprife ; il juge bon ce que fait un être
meilleur que lui. Parmi nous , au contraire , nos Arlequins de
toute erpece imitent le beau pour le dégrader , poiu- îc ren-
dre ridicule ; ils cherchent dans le fentinient de leur bairelFe
à s'égaler ce qui vaut mieux qu'eux , ou s'ils s'efforcent d'imi-
ter ce qu'ils admirent , on voit dans le choix des objets le
faux goût des imirateurs ; ils veulent bien plus en impofer
aux autres ou faire applaudir leur talent , que fe rendre meil-
leurs ou plas fages. Le fondement de l'imitation parmi nous ,
vient du defir de fc tranfporter toujours hors de foi. Si je
réulFis dans mon enrrcprife , Emile n''aura farcmcnt pas ce
dcfir. Il faut donc nous palFer du bien apparent qu'il peut
j)roduire.
ApprofondilTez toutes les règles de votre éducation , vous
les trouverez ainfi toutes ;\ contre-fcns , fur-tout on ce qui
concerne les vertus & les mœurs. La feule leçon de morale
qui convienne à l'enfance Se la plus importante .\ tout âge , elï
de ne jamais faire de mal à pcr Tonne. Le précepte nicme de
faire du bien , s'il n'cll; fubordonné h ceIui-L\ , eft dange-
reux , faux , contradiâoire. Qui e/l-ce qui ne fait pas du bien ?
tout le monde en fait , le méchant comme les autres ; il
fait un heureux aux dépens de cent miférables , &: dc-l.*! vien-
nent toutes nos calamités. Les plus fublimcs vertus font né-
gatives : elles font auiH les plus difficiles , p.irce qu'elles font
LIVRE IL
141
uns oflentatlon , & au-dcfflis même de ce plaifîr (î doux au
cœur de l'homme , d'en renvoyer un autre content de nous.
O quel bien fait ncceiïairement h fes femblables celui d'en-
tre eux , s'il en clt un , qui ne leur fait jamais de mal ! De
quelle intrépidité d'ame , de quelle vigueur de caradere il a
befoin pour cela ! Ce n'eft pas en raifonnant fur cette maxime ,
c'e/t en tâchant de la pratiquer , qu'on fent com.bien il elt
grand ôc pénible d'y réufTîr ( 13 ).
Voilà quelques foibles idées des précautions avec lefquelles
je voudrois qu'on donnât aux enfans les inllrucbions qu'on
ne peut quelquefois leur refufer fans les expofer à nuire à eux-
mêmes & aux autres , & far - tout à contrarier de mauvaifes
habiaides dont on auroit peine enfuite à les corriger : mais
foyons fùrs que cette néceflité fe préfentera rarement pour les
enfans élevés comme ils doivent l'être ; parce qu'il eft impollî-
ble qu'ils deviennent indociles , méchans , menteurs , avides ,
quand on n^aura pas femé dans leurs cœurs les vices qui les ren-
dent tels. Ainfi ce que j'ai dit fur ce point fert plus aux excep-
(15) Le précepte de ne jamais
nuire à autrui emporte celui de te-
nir à la fciciété humaine le moins
qu'il dt poirible ; car dans l'état fo-
cial -le bien de l'un fait néceflaire-
ment le mal de lautre. Ce rapport eft
dans l'efTence de la chofe & rien
ne fauroic le changer ; qu'on cher-
che fur ce principe lequel eft le
meilleur de l'hoTime' focial ou du
folitaire. Un Auteur illuftre dit qu'il
n'y a que le méchant qui foit feul ;
moi je dis qu'il n'y a que le bon
qui foit fcuI ; fi cette propofitioa
eft moins fententieufe , elle eft plus
vraie & mieux raiibnnce que la
précédente. Si le méchant étoit feul
quel mal feroitil ? C'eft dans la
fociété qu'il drefTe fes machines
pour nuire aux autres. Si l'on veut
rétorquer cet argument pour Phom-
me de bien , je réponds par larti-
ticlc auquel apparticrit cette nL'te.
f4i EMILE.
tions qu'aux règles ; mais ces exceptions font plus fréquentes
à mefure que les cnfans ont plus d'occailons de fortir de leur
état , & de contrarier les vices des hommes. Il faut ncceirai-
rement à ceux qu'on élevé au milieu du monde des inftrudions
plus précoces qu'à ceux qu'on élevé dans la retraite. Cette
éducation folitaire feroit donc préférable , quand elle ne feroic
que donner à l'enfance le tems de meurir.
Il eft un autre genre d'exceptions contraires pour ceux
qu'un heureux naturel élevé au - defllis de leur âge. Comme
il y a des hommes qui ne fortcnt Jamais de l'enfance , il y
en a d'autres qui , pour ainfi dire , n'y paffent point , & font
hommes prefque en nailfant. Le mal elt que cette dernière
exception eft très-rare , très-difficile h connoître , & que cha-
que mère , imaginant qu'un enfimt peut être un prodige , ne
doute point que le fien n'en foit un. Elles font plus , elles
prennent pour des indices extraordinaires , ceux mêmes qui
marquent l'ordre accoutumé : la vivacité , les faillies , l'ctour-
dcrie , la piquante naiVcré ; tous fignes caraclérifèiqucs de
l'âge , & qui montrent le mieux qu'un enfmt n'cfl qu'un en-
fant. E/t-il étonnant que celui qu'on fait beaucoup parler 6c i
qui l'on permet de tout dire , qui n'eft gêné par aucun égard ,
par aucune bicnféance , faffe par hazard quelque heurcufe ren-
contre ? Il le feroit bien plus qu'il n'en fît jamais, comme il le
feroit qu'avec mille menfongcs un Aflrologue ne prédît jamais
aucune vérité. Ils mentiront tant , difoit Henri IV , qu'à la fin
ils diront vrai. Quiconque veut trouver quelques bons mots ,
n'a qu'à dire beaucoup de fotrifcs. Dieu garde de mal les gens
à la mode qui n'ont pas d'autre mérite pour être fêtés.
L I V R E I I. 143
Les penfées les plus brillantes peuvent tomber dans le cer-
veau des enfans , ou pluiôt les meilleurs mots dans leur bou-
che , comme les diamans du plus grand prix fous leurs mains ,
fans que poui- cela ni les penfées , ni les diamans leur appar-
tiennent ; il n'y a point de véritable propriété pour cet âge
en aucun genre. Les chofes que dit un enfant ne font pas
pour lui ce qu'elles font pour nous , il n'y joint pas les mêmes
idées. Ces idées , fi tant eft qu'il en ait , n'ont dans fa tête
ni fuite ni liaifon ; rien de fixe , rien d'alFuré dans tout ce qu'il
penfe. Examinez votre prétendu prodige. En de certains mo-
mens vous lui trouverez un reffbrt d'une extrême adivité ,
une clarté d'efprit à percer les nues. Le plus fouvent ce me me
efprit vous paroit lâche , moîte , & comme environné d'un
épais brouillard. Tantôt il vous devance & tantôt il relie
immobile. Un inftant vous diriez , c'eft un génie , & l'inftanc
d'après , c'eft un fot : vous vous tromperiez toujours ; c'effc
un enfant. C'eft un aiglon qui fend l'air un inftant, & re-
tombe l'inftant après dans fon aire.
Traitez-le donc félon fon âge malgré les apparences , &
craignez d'épuifer fes forces pour les avoir voulu trop exer-
cer. Si ce jeune cerveau s'échauffe , fî vous voyez qu'il com-
mence à bouillonner , laiiTez-le d'abord fermenter en liberté ,
mais ne l'excitez jamais , de peur que tout ne s'exhale ; &
quand les premiers efprits fe feront évaporés , retenez , com-
primez les autres , jufliu'à ce qu'avec les années tout fe tourne
en chaleur & en véritable force. Autrement vous perdrez
votre tems & vos foins ; vous détruirez votre propre ouvrage ,
&. après vous être indifcretemcnc enivrés de toutes ces va*
144 EMILE.
peurs inflammables , il ne vous rcflcra qu'un marc fans
vigueur.
Des enfans étourdis viennent les hommes vulgaires ; je ne
fâche point d'obfervation plus générale &c plus certaine que
celîe-lh. Rien n'e/t plus difficile que de diîtinguer dans
l'enfance la Itupidiré réelle , de cette apparente &c rrompeufe
ftupidité qui elt l'annonce des âmes fortes. Il paroit d'abord
étrange que les deux extrêmes ayent des fignes fi femblables.,
ôc cela doit pourtant être ; car dans un âge où l'homme n'a
encore nulles véritables idées , toute la différence qui fe trouve
entre celui qui a du génie ôc celui qui n'en a pas , e(t- que le
dernier n'admet que de faulfes iJcos , &c que le premier n'en
trouvant que de telles n'en admet aucune ; il relFcmble donc
au ftupide en ce que l'un n'eft capable de rien , ôc que rien
ne convient à l'autre. Le fcul figne qui peut les diflingucr dé-
pend du hazard qui peut offrir au dernier quelque idée à fa
portée , au lieu que le premier eft toujours le même piir-
tv>ut. Le jeune Caton , durant fon enfance , fcmbloit un im-
bécille dans la maifon. Il étoit taciturne ôc opiniâtre : voili
tout le jugement qu'on portoit de lui. Ce ne fut que dans
l'anti-chambre de Sylla que fon oncle apprit h le connoître.
S'il ne fiit point entré dans cette anti-chambre , peut-être
eût-il palFé pour une brute juîqu'à l'âge de raifori : fi Céfar
n'eût point vécu , peut-être eût-on toujours traité de vifion-
naire ce même Caton , qui pénétra fon funclie génie &. prévit
tous fes projets de fi loin. () que ceipt qui jugent fi pix-cipt*
t^mmenc les enfans font fiijets à fe tromper ! Ils font fou-
vcnr plus ciJaiis qu'eux. J'ui vu dans un âge alfcz avoiicc uo
homme
L I J/ R E 1 I. 145
homme qui m'honoroit de foa amitié , pafler dans fa famiîl';
& chez ks amis , pour un efprit borné ; cette excellente tête
fe meurilFoit en filence. Tout-à-coup il s'eit montré philo-
fophe, &c je ne doute pas que la poflérité ne lui marque une
place honorable &: diftinguée parmi les meilleurs raifonneurs
ôc les plus profonds métaphyficicns de fon fiecle.
Refpectez l'enfance , & ne vous prefTez point de la juger ,
foit en bien, foit en mal. Lailfez les exceptions s'indiquer, fe
prouver , fe confirmer long-tems avant d'adopter pour elles
des méthodes particulières. LailTez long-tems agir la nature
avant de vous mêler d'agir à fa place , de peur de contrarier
fes opérations. Vous connoifFez , dites-vous , le prix du tems ,
&. n'en voulez point perdre. Vous ne voyez pas que c'elh
bien plus le perdre d'en mal ufer que de n'en rien faire ; 6c
qu'un enfant mal instruit, elè plus loin de la fageffe , que
celui qu'on n'a point inflruit du tout. Vous êtes allarmé de
le voir confumer fes premières années à ne rien faire ! Com-
ment ! n'eft-ce rien que d'ctre heureux ? N'ef t-ce rien que
de fauter , jouer , courir toute la journée ? De fa vie il ne
fera li occupé. Platon, dans fa République qu'on croit fi
auftere , n'élevé les enfans qu'en fêtes , jeux , chanfons ,
paffe-tems ; on diroit qu'il a tout fait quand il leur a bien
appris à fe réjouir ; & Seneque parlant de l'ancienne Jeunelfe
Romaine , elle étoit, dit-il, toujours debout, on ne lui en-
feignoit rien qu'elle dût apprendre aflifc. En valoit-elle moins
parvenue à l'âge viril ? Effrayez-vous donc peu de cette oifi-
veté prétendue. Que diriez-vous d'un homme qui pour mettre
toute la vie à profit ne voudroit jamais dormir ? \^ous
Eniik. Tome I. T
J46 E M I L' E.
diriez ; cet homme eft infenfc ; il ne jouit pas du tems , il (h
l'ôce ; pour fuir le fommeil il court à la mort. Songez donc
que c'eil ici la même chofe , & que l'enfance elt le fommeil
de la raifon.
L'apparente facilité d'apprendre eft caufe de la perte des
enfans. On ne voit pas que cette facilité même e(è la preuve
qu'ils n'apprennent rien. Leur cerveau lifle Ôc poli , rend
comme un miroir les objets qu'on lui préfente; mais rien ne
rcite , rien ne pénètre. L'enfant retient les mots , les idées fe
réflcchiflent ; ceux qui l'écoutent les entendent, lui feu] ne les
entend point.
Quoique la mémoire & le raifonnement foient deux facultés
eflentiellement différentes ; cependant l'une ne fe développe
véritablement qu'avec l'autre. Avant l'âge de raifon l'enfant
ne reçoit pas des idées , mais des images ; & il y a cette
différence entre les unes &c les autres , que les images ne
font que des peintures abfolues des objets fcnfibles , &i que
les idées font des notions des objets , déterminées par des
rapports. Une image peut être feule dans Tefprit qui fe la
repréfente ; mais toute idée en fuppofe d'autres. Quand on
imagine , on ne fait que voir ; quand on conçoit , on com-
pare. Nos fenfations font purement paflivcs , au lieu que
toutes nos perceptions ou idées naiffent d'un principe adif
qui juge. Cela fera démontre ci-après.
Je dis donc que les enfans n'étant pas capables de juge-
ment n'ont point de véritable mémoire. Ils retiennent des
fons , des figures , des fenfations , rarement des idées , plus
rarcmcot leurs liaifons. Eu m'objeȔtant qu'ils apprcimcnt
t I V R E IL 147
quelques élémens de Géométrie , on croit bien prouver
contre moi , Se tout au contraire , c'eft pour moi qu'on
prouve : on montre que loin de favoir raifonner d'eux-mêmes,
ils ne favent pas même retenir les raifonnemens d'autrui ;
car faivez ces petits Géomètres dans leur méthode , vous
voyez auflî-tôt qu'ils n'ont retenu que l'exaAe impreflion de
la figure & les termes de la démonftration. A la moindre
objection nouvelle , ils n'y font plus ; renverfez la figure ^
ils n'y font plus. Tout leur fivoir eft dans la fenfation ,
rien n'a paffé jufqu'à l'entendement. Leur mémoire elle-
même n'elt gueres plus parfaite que leurs autres facultés ;
puifqu'il faut prefque toujours qu'ils rapprennent étant grands
les chofes dont ils ont appris les mots dans l'enfance.
Je fuis cependant bien éloigné de penfcr que les enfanj
n'aient aucune efpece de raifonnement ( 14). Au contraire,
je vois qu'ils raifonncnt très-bien dans tout ce qu'ils con-
noiffent, & qui fe rapporte à leur intérêt préfent & fenfible.
Mais c'eft fur leurs connoilîlinces que l'on fe trompe , en
leur prêtant celles qu'ils n'ont pas , ôc les faifant raifonner
fur ce qu'ils ne fauroient comprendre. On fe trompe encore
(14) J'ai fait cent fois réflexion tous les termes , <Sr de fubflituer
en écrivant, qu'il eft impcffiblc dans fans ceffe la définition à la place
un long ouvrage , de donner tou- du défini eft belle , mais iniprati.
jours les mêmes fens aux mêmes cable ; car comment éviter le cer-
mots. Il n'y a point de langue de ? Les définitions pourroient ê're
a(Tez riche pour fournir autant de bonnes fi l'on n'eniployoit pas des
termes , de tours & de phrafes , mots pour les faire. Alalgré cela ,
que nos idées peuvent avoir de mo- je fuis perfuadé qu'on peut être clair,
(Udcations. Ifi méthode de définir mêuie dans la pauvreté de noue
14» EMILE.
en voulant les rendre artcnrifs à des confidci-ations qui ne
les touchent en aucune manière , comme celle de leur inté-
rêt à venir, de leur bonheur étant hommes, de l'eltime qu'on
aura pour eux quand ils feront grands ; difcoiu-s qui , tenus
à des éo-es dcpour\ais de toute prévoyance, ne fignificnt abfo-
lument rien pour eux. Or, toutes les études forcées cfe ces
pauvres infortunés tendent à ces objets entièrement étrangers
h leurs efprits. Qu'on juge de l'attention qu'ils y peuvent
donner !
Les Pédagogues qui nous étalent en grand appareil les
inftruélions qu'ils donnent à leiu-s difciples , font payés pour
tenir un autre langage : cependant on voit, par Iciu- propre
conduite , qu'ils penfent exaftement comme moi ; car que
leur apprennent-ils enrin? Des mots, encore des mots, 6c
toujours des mots. Parmi les diverfes Sciences qu'ils le
vantent de leur enfcigner , ils fe gardent bien de choifir celles
qui leur feroient véritablement utiles , parce que ce feroienc
des fciences de chofes , &: qu'ils n'y réuiîiroicnt pas ; mai^
celles qu'on pjroit favoir quand on en fait les termes : le
Blafon , la Géographie , la Chronologie , les Laiigues , &:c.
tanjjue ; non pas en donnant tou- de définition. Tantôt je dis que les
jours les mcmcs acceptions aux mê- enfans font incapables de raifonne-
mes mots , mais en faifant en forte , nient & tantl^t je les fais raifonncr
autant de fois qu'on emploie cha- avec affcz de fineffe ; je ne crois pas
que mot , que l'acception qu'on lui en cela me contredire dans mes itlces j.
donne foit fuftifarrunent détermincc mais je ne puis difconvenir que je-
par les idées qui s'y rapportent . ne me contredifc (uuv«at dans- me»
& que chaque période où ce mot exprcn'ioiis.
le trouvt lui fcrve , pour iiin& gliie ,
L I V R E I I. 149
Toutes études fi loin de l'homme , & fur-tout de l'enfant ,
que c'eft une mei-veille fi rien de tout cela lui peut être utile
une feule fois en fa vie.
On fera furpris que je compte l'éaide des Langues au nom-
bre des inutilités de l'éducation ; mais on fe fouviendra que
je ne parle ici que des études du premier âge , & quoi qu'on
puifle dire , je ne crois pas que jufqu'à l'âge de douze ou
quinze ans nul enfant, les prodiges à part, ait jamais vrai-
ment appris deux Langues.
Je conviens que fi l'étude des Langues n'étoit que celle
des mots, c'eft-à-dire , des figures ou des fons qui les
expriment , cette étude pourroit convenir aux enfans ; mais
les Langues en changeant les figncs modifient aulli les idées
qu'ils repréfenrent. Les têtes fe forment fur les langages , les
penfées prennent la teinte des idiomes. La raifon feule efl
commune ; l'efprit en chaque Langue a fa forme particulière :
différence qui pourroit bien être en partie la caufe ou l'effet
des carafteres nationaux ; & ce qui paroit confirmer cette
conjecture , efl que chez routes les nations du monde la
lL,angue fuit les viciflitudes des mœurs , ôc fe confer\'e ou
s'altère comme elles.
De ces formes diverfes l'uftge en donne une â Tenfant ,
ôc c'eft la feule qu'il garde jufqu'à l'âge de raifon. Pour en
avoir dpux , il faudroit qu'il fçiit comparer des idées ; &
comment les compareroit-il , quand il eft h peine en état
de les concevoir ? Chaque chofe peut avoir pour lui mille
figncs dlffcrens ; mais chaque idée ne peut avoir qu'une
forme , il ne peut donc apprendre â parler qu'une Langue.
,$• EMILE.
Il en apprend cependant plufieurs , me dit-on : je le nie. Ta?
vu de ces petits prodiges qui croyoient parler cinq ou fix
Langues. Je les ai entendus fuccefllvemenc parler allemand ,
en termes latins, en termes François, en termes italiens; ils
fe fervoicnt à la vérité de cinq ou fix didionnaires ; mais
ils ne parloient toujours qu'allemand. En un mot, donnez
aux enfans tant de fynonymes qu'il vous plaira ; vous chan-
gerez les mots , non la Langue i ils n'en fauront jamais
qu'une.
C'eft pour cacher en ceci leui- inaptitude qu'on les exerce
par préférence fur les Langues mortes , dont il n'y a plus
de juges qu'on ne puilîe recufer. L'ufage familier de ces
Langues étant perdu depuis long-tems, on fc contente d'i-
miter ce qu'on en trouve écrit dans les livres ; &c l'on appelle
cela les parler. Si tel elt le grec ôc le latin des maîtres , qu'on
juge de celui des enfans ! A peine ont-ils appris par cœur
leur rudiment , auquel ils n'entendent abfolument rien , qu'oa
Jeur apprend d'abord à rendre un difcours françois en mots
latins ; puis , quand ils font plus avances , h coudre en profe
des plirafes de Ciceron , & en vers des centons de Virgile.
Alors ils croyent parler latin ; qui eft-cc qui viendra les
contredire ?
En quelqu'étudc que ce puilTc être , fans l'idée des chofcs
rcprcfcntccs les fignes reprcfentans ne font rien. On borne
pourtant toujoiu-s l'enfant à ces fignes , fans jamais pouvoir
lui faire comprendre aucune des chofes qu'ils rcprcfcntent.
En pcnfant lui apprendre la defcription de la terre , on ne
(ui apprend qu'à toniioîac des cartes ; ou lui apprend dsf
LIVRE IL tjr
noms de villes , de pays , de rivières , qu'il ne conçoit pas
exilter ailleurs que fur le papier où l'on les lui montre. Je
me fouviens d'avoir vu quelque part une géographie qui com-
mençoit ainfi. QiCeft-ce, que le monde ? CeJÎ un globe de car-
ton. Telle eft précifément la géographie des enfans. Je pofe
en fait qu'après deux ans de fphere & de coûnographie , il
n'y a pas un feul enfant de dix ans , qui , fur les règles
qu'on lui a données , fçût fe conduire de Paris à Saint-Denis :
Je pofe en fait qu'il n'y en a pas un , qui , fur un plan du
jardin de fon père , fût en état d'en fuivre les détours fans
s'égarer. Voilà ces doâeurs qui favent à point nommé où
font Pékin , Ifpahan , le Mexique , & tous les pays de la
terre.
J'entends dire qu'il convient d'occuper les enfans à des
études où il ne faille que des yeux ; cela pourroit être s'il y
avoir quelque étude où il ne falût que des yeux ; mais je n'en
connois point de telle.
Par une erreur encore plus ridicule , on leur fait étudier
l'Hiftoire : on s'imagine que l'Hiltoire elt à leur portée parce
qu'elle n'eft qu'un recueil de faits ; mais qu'entend-on par
ce mot de faits ? Croit-on que les rapports qui déterminent
les faits hiftoriques , foient fi faciles à faifir , que les idées s'en
forment fans peine dans l'efprit des enfans ? Croit-on que la
véritable connoiflance des événemens foit fép:irable de celle
de leurs caufes , de celle de leurs effets , & que Thiitorique
tienne (i peu au moral qu'on puilTe connoîrre l'un fans l'autre ?
Si vous ne voyez dans les atflions âts hommes que les mou-
vemens extérieurs &c purement phyfiqucs , qu'apprenez-vous
ï5i EMILE.
dans THiftoire ? abfolument rien ; & cetre étude dénuée de
tout intérêt ne vous donne pas plus de plaifu: que d'mftruâion.
Si vous voulez apprécier ces adions par leurs rapports mo-
raux, elFayez de faire entendre ces rapports à vos Elevés , 6c
vous verrez alors fi l'Hiftoire eft de leur âge.
Lecteurs, fouvenez-vous toujours que celui qui vous parle,
n'elt ni un favant ni un Philofophe; mais un homme fimple,
ami de la vérité , fans parti , fans fyltême ; un folitaire , qui
vivant peu avec les hommes , a moins d'occafions de s'im-
boire de leurs préjugés , Se plus de tems pour rélléchir fur
ce qui le frappe quand il commerce avec eux. Mes raifonne-
nieiis font moins fondés fur des principes que fur des faits: ;
6: je crois ne pouvoir mieux vous mettre à portée d'en juger,
que de vous rapporter fouvent quelque exemple des obferva'
cions qui me les fuggerent.
J'étois allé palîer quelques jours à la campagne chez une
bonne merc de famille qui prenoit grand foin de fes enfans
&c de leur éducation. Un matin que j'étois préfcnt aux leçons
de l'aîné , fon Gouverneur, qui Tavoit trcs-bien inftruit de
l'Hiltoire ancienne , reprenant celle d'Alexandre , tomba fur
le trait connu du Médecin Philippe qu'on a mis en tableau ,
6c qui furement en valoit bien la peine. Le Gouverneur ,
homme de mcrite , lit fur l'intrépidité d'Alexandre plufieurs
réflexions qui ne me plurent point , mais que j'évitai de
combattre , pour ne pas le décréditer dans l'efprit de fon
Elevé. A table , on ne manqua pas , f»lon la mcchode fran-
çoife, de faire beaucoup babiller le petit bon -homme. La
vivacité naturelle à fon âge , & l'attente d'un applaudilfement
fiir.
L I V R E IL 153
fur, lui firent débiter mille fottifes , tout -à- travers Icf-
quelles partoient de tems en tems quelques mots heureux
qui faifoient oublier le refte. Enfin vint l'hiftoire du Médecin
Philippe : il la raconta fort nettement & avec beaucoup de
grâce. Après l'ordinaire tribut d'éloges qu'exigeoit la mère
& qu'attendoit le fils , on raifonna fiir ce qu'il avoit dit.
Le plus grand nombre blâma la témérité d'Alexandre ; quel-
ques-uns, à l'exemple du Gouverneur, admiroient fa fermeté,
fbn courage : ce qai me fit comprendre qu'aucun de ceux
qui étoient prcfens ne voyoit en quoi confiftoit la véritable
beauté de ce trait. Pour moi, leur dis-je , il me paroit que
s'il y a le moindre courage , la moindre fermeté dans l'ac-
tion d'Alexandre, elle n'eit qu'une extravagance. Alors tout
le monde fe réunit, 6c convint que c'étoit une extravagance.
J'allois répondre &c m'échauffer , quand une femme qui étoit
à côté de moi, ôc qui n'avoit pas ouvert la bouche, fe pen-
cha vers mon oreille , & me dit tout bas : tai - toi , Jean-
Jaques ; ils ne t'entendront pas. Je h regardai , je fus frappé ,
ôc je me tus.
Après le dîné , foupçonnant fur pluGeurs indices que m.on
jeune Docteur n'avoit rien compris du tout à l'hiitoire qu'il
avoit fi bien racontée , je le pris par la main , je fis avec
lui un tour de parc , ôc l'ayant quelèionné tout à mon aife ,
je trouvai qu'il admiroit plus que perfonne le courage fi vanté
d'Alexandre : nuis fivez-vous où il voyoit ce courage ? uni-
quement dans celui d'avaler d'un fcul trait un breuvage de
mauvais goût, fans hcfiter, fans marquer la moindre répu-
gnance. Le pauvre enfant , à qui Ton avoic fait prendre md»
Emile. Tome L V
154 EMILE.
decine il n'y avoir pas quinze jours, 6c qui ne l'avoit pri<e
qu'avec une peine iniinie , en avoir encore le déboire à la bou-
che. La mort, l'empoifonnement ne paffoient dans fon efprit
que pour des fenfations dcfagrcables , d: il ne concevoir pas ,
pour lui , d'autre poifon que du fénc. Cepeiidant il faut
avouer que la fermeté du Héros avoir fait une grande im-
preflion fur fon jeune cœur, &c qu'à la première médecine
qu'il faudroit avaler, il avoir bien réfolu d'être un ^^lexandre.
Sans entrer dans des éclairciflemens qui paflbient évidem-
ment fa portée , je le confirmai dans-ces difpofitions louables ,
ôc je m'en retournai riant en moi-même de la haute fagelTe
des Pères &c des Maîtres, qui penfent apprendre l'Hiltoire aux
cnfans.
Il efl aifé de mettre dans leurs bouches les mots de Rois ,
d'Empires , de Guerres , de Conquêtes , de Révolutions , de
Loix ; mais quand il fera quel tion d'attacher à ces mots des
idées nettes , il y aura loin de l'entretien du Jardinier Robert
h. toutes ces explications.
Quelques ledcurs mécontens du tai-toi Jean *■ Jaques ^
demaïKleront , je le prévois , ce que je trouve enfin de C\
beau dans Tasftion d'Alexandre ? Infortunés ! s'il faut vous
le dire , comment le comprcndrez-vous ? c'cil: quWlexandre
croyoit à la vertu ; c'eft qu'il y croyoit fur Çà tête , fur fa
propre vie; c'ell que fa [grande ame étoit faite pow y croire.
O que cette médecine avalée étoit une belle profcfTion de
foi ! Non jamais mortel n'en fit une fi fublimc : s'il elè quel-
que moderne i\lexandrc , qu'on me le montre à de pareils
traits.
LIVRE IL ISS
S'il n'y a point de fcience de mots, il n'y a point d'écude
propre aux enfans. S'ils n'ont pas de vraies idées , ils n'ont
point de véritable mémoire ; car je n'appelle pas ainfi celle
qui ne rerient que des fenfations. Que fert d'infcrire dans
leur tcte un catalogue de lignes qui ne repréfentent rien
pour eux ? En apprenant les chofes n'apprendront-ils pas le$
fignes ? Pourquoi leur donner la peine inutile de les apprenr
dre deux fois ? ôc cependant quels dangereux préjugés ne
commencc-t-on pas à leur infpirer , en leur faifant prendre
pour de la fcience des mots qui n'ont aucun fens pour eux,
C'ef l du premier mot dont l'enfant fe paye , c'eit de h pre-
mière chofe qu'il apprend fur la parole d' autrui , fans en voir
l'utilité lui-même , que fon jugement eft perdu : il aura long-
tems à briller aux yeux " des fots , avant qu'il répare une telle
perte (15).
Non , fi la nature donne au cerveau d'un enfant cette
fouplefle qui le rend propre à recevoir toutes fortes d'imprel-
( lO La plupart des Savans le font peu près la fcience à la mode les ficcle*
à la manière des enfans. La vafte cru- derniers ; celle de notre Ijecle eft au-
dition rcfulte moins d'une multitude tre chofe. On n'étudie plus , on n'ob-
d'idées que d'une multitude d'ima- ferve plus , on rêve , & l'on nous don-
-ges. Les dates , les noms propres , ne gravement pour delà Phiiofopliie les
les lieux, tous les objets ifolcs ou rêves de quelques mnuv.;ifes nuits. On
dénués d'idiies fe retiennent unique- me dira que je rcvc aulU ; j'en con-
ment par la mémoire des fignes , & viens : mais , ce que les autres n'ont
rarement fe rappclie-t-on quelqu'une garde de faire , je donne mes rêves
de .ces chofes fans voir en même-tems pour des rêves , laiffant chercher au
le icSh ou le vcrfo de la page où on lecteur s'ils ont quelque chofe d'utile
l'a lue , ou la figure fous laquelle on aux gens éveillés,
la vit la première fois. Telle étoit 4
V 1
is6 EMILE.
fions, ce n'efb pas pour qu'on y grave des mots de Rois ,
des dates , des termes de blazon , de fpherc , de géographie ,
& tous ces mots Hins aucun fens pour fon âge , &c fans
aucune utilité pour quelque âge que ce foit , dont on acca-
ble fa triite & ftérile enfance ; mais c'eft pour que toutes
les idées qu'il peut concevoir <5c qui lui font utiles , toutes
celles qui fe rapportent à fon bonheur , & doivent l'éclairer
un jour fur fes devoirs , s'y tracent de bonne heure en
caraderes ineffaçables , & lui fcr\"cnt à fe conduiie pendant
fa vie d'une manière convenable à fon être 6c à fes facultés.
Sans étudier dans les livres , l'efpece de mémoire que
peut avoir un enfant ne relie pas pour cela oifive ; tout ce
qu'il voit , tout ce qu'il entend le frappe & il s'en fouvienr;
il tient regiftre en lui-même des atilions , des difcours des
hommes , &: tout ce qui l'environne eft le livre dans lequel ,
fans y fongcr, il enrichit continuellement fa mémoire, en
-attendant que fon jugement puilFc en profiter. C'ell: dans le
choix de ces objets , c'efl: dans le foin de lui prcfcnter fans
cclfe ceux qu'il peut connoîcre <Sc de lui cacher ceux qu'il doit
Ignorer , que confifk le véritable art de cultiver en lui cette
première faculté; & c'eft par-l;\ qu'il faut fâcher de lui former
un magafin de connoilfances qui fervent à fon éducation durant
fa jcunclR' , & h fa conduite dans tous les tcms. Cette mé-
thode, il cft vrji, ne forme point de petits prodiges, & ne
fait pas briller les Gouvernantes &c les Précepteurs; mais elle
forme des hommes judicieux, robuftcs, fains de corps & d'en-
tendement, qui fans s'être fait admirer étant jeunes, fefont
honorer étant grands.
L I V R E I I. 157
Emile n'apprendra jamais rien par cœur , pas même des
fables , pas même celles de La Fontaine , toutes naïves ,
routes charmantes qu'elles font ; car les mots des fables ne
font pas plus les fables, que les mots de l'Hilloire ne font
l'iiiltoire. Comment peut -on s'aveugler alTez pour appcller
les fables Li morale des enfans ? fans fonger que l'apologuç
en les amufint les abufe , que féduits par le menfonge ils
lailfent échapper la vérité, & que ce qu'on fait pour leur ren-
dre l'inftruction agréable les empêche d'en profiter. Les fables
peuvent indniire les hommes , mais il faut dire la vérité nue
aux enfans; fîtô: qu'on la couvre d'un voile, ils ne fe donnent
plus la peine de le lever.
On fait apprendre les fables de La Fontaine à tous les en-
flins , & il n'y en a pas un feul qui les entende. Quand ils les
entcndroient, ce fcroit encore pis; car la morale en efl: telle-
ment mêlée &z Cl difproportionnce à leur âge , qu'elle les
porteroit plus au vice qu'à la vertu. Ce font encore 1;\ ,
direz-vous , des paradoxes ; foit : mais voyons fi ce font des
vérités.
Je dis qu'un "enfint n'entend point les fables qu'on lui fait
apprendre ; parce que quelque effort qu'on f ilfe pour les ren-
dre fimples , l'inllrudion qu'on en veut tirer force d'y faire
entrer des idées qu'il ne peut faifir , ëc que le toiu- même de
la poéfie en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend
plus difficiles à concevoir ; en forte qu'on acheté l'agrément
aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables
qui n'ont rien d'intelligible ni d'utile pour les enfans, & qu'on
leur fait indifcreccment apprendre avec les autres p;ircc qu'elles
rjS E xM I L E.
s'y trouvent mciées , bornons-nous à celles que l'Auteur fem-
ble avoir faites fpécialement pour eux.
Je ne connois dans tout le Recueil de La Fontaine , que
cinq ou fbc fables où brille éminemment la naïveté puérile :
de ces cinq ou fix , je prends po;ir exemple la première de
toutes ( * ) , parce que c'eit celle dont la morale efè le plus
de tout âge , celle que les enfans faiiiflent le mieux , celle
qu'ils apprennent avec le plus de plaiilr , enfin celle que poiu:
cela même l'Auteur a mile par préférence à la tête de fon
livre. En lui fuppofant réellement l'objet d'être entendu des
enfans , de leur plaire ôc de les inf ixuire , cette fable eft alTu-
rément fon chef-d'œuvre : qu'on me permette donc de la fuivre
& de l'examiner en peu de mots.
LE CORBEAU ET LE RENARD,
Fable.
Miiitre Corbeau , fur un arbre perche ,
Maître ! que fignifie ce mot en lui - même ? que fignifie-
t - il au devant d'un nom propre ? quel fens a - 1 - il dans
cette occaTion ?
Qu'elè - ce qu'un Corbeau ?
Qu'cit - ce qu'w/z arbr: perché ? l'on ne dit pas ; fur un
arbre perché : l'on dit, perché fur un arbre. Par conféqucnt
il faut parler àcs inverfions de la Poéiic \ il faut dire ce
que c'clt que Profe & que Vers.
(") Ccfl la féconde & non la pronicrc , comme l'a Ucs-bicn remarqua
M. FornKy.
L I V R E I I. 159
Tenait dans fon hcc un fromage.
Quel fromage ? étoit-ce un fromage de SuilTe , de Brie ,
ou de Hollande ? Si l'enfant n'a point vu de Corbeaux ,
que gagnez - vous à lui en parler ? s'il en a vu , comment
concevra-t-il qu'ils tiennent un fromage à leur bec ? Faifcns
toujoui-s des images d'après nature.
Maître Renard , par Codeur alléché ^
Encore un maître ! mais pour celui-ci c'elt à bon titre :
il eft maître pafTé dms les tours de fon m.étier. Il faut dire
ce que c'eft qu'un Renai'd, & diftinguer fon vrai naturel,
du caraâere de convention qu'il a dans les fables.
Alléché. Ce mot n'eft pas ufîté. Il le flmt expliquer : il
faut dire- qu'on ne s'en fert plus qu'en Vers. L'enfant de-
mandera pourquoi l'on parle autrement en Vers qu'en Profe.
Que lui repondrez - vous ?
Alléché par Vodcur d'un fromage ! Ce fromage tenu par
un Corbeau perché fur un arbre , devoir avoir beaucoup
d'odeur pour être fenti par le Renard dans un taillis ou
dans fon terrier! Efb-ce ainfî que vous exercez votre Elevé
à cet efprit de critique judicieufe , qui ne s'en laifTe impo-
fer qu'à bonnes enfeigncs , & fait difcerner la vérité du
menfonge , diuis les narrations d'autrui ?
Lui tint à peu pris ce langage :
Ce langage ! les Renards parlent donc ? ils parlent donc
la même Langue que les Corbeaux ? Sage Précepteur ,
i69 EMILE.
prends garde h toi : pefe bien ta rcponfe avant de la faire.
Elle ixTiporce plus que tu n'as penfc.
Eh ! bon Jour , Monfieur U Corbeau, l
Monfieur ! titre que l'enfant voie toorncr en dcrifion ,
même avant qu'il fachc que c'eft un titre d'honneur. Ceux
qui difent Monfieur du Corbeau auront bien d'autres affai-
res avant que d'avoir expliqué ce du.
Que vous êtes charmant ! que vous me fcmbU^ beau !
Cheville , redondance inutile. L'enfant , voyant répeter la
même chofe en d'autres termes , apprend à parler lâche-
ment. Si vous dites que cette redondance e't un art de
l'Auteur , & entre dans le deflein du Renard , qui veut
paroître multiplier les éloges avec les paroles ; cette excufc
fera bonne pour moi , mais non pas pour mon Elevé.
SKir.s mentir , Jî votre ramage
Sans mentir ! on ment donc quelquefois ? Où en fera
l'enfint , fi vous lui apprenez que le Renard ne dit , fans
mentir , que parce qu'il ment ?
Répondolt à votre pluniage.
Répondait ! Que fignifie ce mot ? Apprenez à l'cnfint i
comparer des qualités aulTi différentes que la voix &i le plu-
mage ; vous verrez comme il vous entendra.
Vous
L I V R E I T. r6i
Fous ferle:!^ le Plicnlx des hôtes dt us bois'.
Le Phénix ! Qu'elt-ce qu'un Phénix ? Nous voici tout-à-
coup jettes dans la menteufe antiquité ; prefque dans la
mythologie.
Les hôtes de ces bois l Quel difcours figuré ! Le flatteur
ennoblit fon langage & lui donne plus de dignité pour le
i-endre plus féduifant. Un enfant entendra-t-il cette iinelfe ?
fait-il feulement , peut-il fivoir , ce que c'eit qu'un itile
noble &: un fèile bas ?
A ces mots , le Corbeau ne fe fent pas de joie.
Il faut avoir éprouvé déjh des pafllons bien vives pout
fentir cette expreflion proverbiale.
Et pour montrer fa belle voix /
N'oubliez pas que pour entendre ce vers &c toute la fa-
ble , l'enfant doit favoir ce que c'eit que la belle voix dur
corbeau.
Il ouvre un large bec , laljfe tomber fa proie.
Ce vers efi admirable ; l'harmonie feule en fait image.'
Je vois un grand vilain bec ouvert ; j'entens tomber le fro-
mage à travers les branches : mais ces fortes de beautés
font perdues pour les enfans.
Le Renard s\n faljit , & dit ; mon bon Monjîeur ,
Voili donc déjà la bonté transformée en bétife : alTu-
rcment on ne perd pas de tems pour initruirc les eiif.ms.
Emile. Tome I. X
toi E xM I L E.
^pprene^ que coût flatteur
Maxime générale ; nous n'y fommes plus.
Vît aux dépens de celui qui Cècoute,
Jamais enfant de dix ans n'entendit ce vers li.
Cette leçon vaut bien un fromage , flins doute.
Ceci s'entend , & la penfce eft très-bonne. Cependant
il y aura encore bien peu d'enfans qui fâchent comparer
une leçon à un fromage , & qui ne préférairent le fro-
mage à la leçon. Il faut donc leur faire entendre que ce
propos n'elt qu'une raillerie. Que de finelFc pour des enfansl
Le Corbeau , honteux & confus ,
Autre pléonafme ; mais celui - ci eft inexculable.
Jura, mais un peu tard, quon ne Cy prendrait plus,
Jura ! Quel e/t le fot de Maître qui ofc expliquer à
l'enfant ce que c'e(t qu'un ferment ?
Voilà bien des détails ; bien moins cependant qu'il n'en
faudroit pour analyfer toutes les idées de cette fable , &
les réduire aux idées fimples <5c élémentaires dont chacune
d'elles eft compofée. Mais qui eft - ce qui croit avoir
befoin de certc aiialyfc pour fe faire entendre à la jcunclTe ?
Nul de nous n'cft airex philofophe pour favoir fc mettre h.
la place d'un enfant. Paifons maintenant à la morale.
L î V R E T I. ,^î
Je demande fi c'eft à des enfans de fix ans qu'il faut
apprendre qu'il y a des hommes qui flattent ik mentent
pour leur profit? On pourroit tout au plus leur apprendre
qu'il y a des railleurs qui perfiflent les petits garçons , &
fe moquent en fecret de leur fotte vanité : mais le fromage
gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le lailFer tom-
ber de leur bec , qu'à le faire tomber du bec d'un autre.
C'eit ici mon fécond paradoxe , & ce n'eft pas le moins
important.
Suivez les enfans apprenant leurs fables , &c vous verrez
que quand ils font en état d'en faire l'application , ils en
font prefque toujours une contraire h. l'intention de l'Au-
teur , ôc qu'au lieu de s'obferver fur le défaut dont on les
veut guérir ou préferver, ils penchent à aimer le vice avec
lequel on tire parti des défauts des autres. Dans la fable
précédente , les enfans fe moquent du corbeau , mais ils
s'afFe^lionnent tous au renard. Dans la fable qui fuit ; vous
croyez leur donner la cigale pour exemple , &. point du
tout, c'eft la fourmi qu'ils choifiront. On n'aime point à
s'humilier ; ils prendront toujoui'S le beau rôle ; c^eli le
choix de l'amour - propre , c'efl: un choix très-namrel. Or,
quelle horrible leçon pour l'enfance ! Le plus odieux de
tous les monltres feroit un enfant avare &c dur , qui fuiroit
ce qu'on lui demande & ce qu'il refufe. La fourmi fait plus
encore , elle lui apprend h railler dans fcs refus.
Dans toutes les fables oii le lion cfl: un des perfonnagcs,
comme c'efl d'ordinaire le plus brillant , l'enfiint ne manque
point de fe faire lion ; ôc quand il préfide à quelque partage ,
X 2
461 EMILE.
bien inftniit par fon modèle , il a grand Toin de s'emparer
de tout. Mais quand le moucheron cerralTe le lion , c'eft
une autre affaire ; alors l'enfant n'eft plus lion , il eft mou-
cheron. Il apprend à ruer un jour à coup d'aiguillon ceux
qu'il n'oferoit attaquer de pied ferme.
Daiis la fable du loup maigre &c du chien gras , au lieu
d'une leçon de modération qu'on prétend lui donner , il en
prend une de licence. Je n'oublierai jamais d'avoir vu beau-
coup pleurer une petite fille qu'on avoit dcfolce avec cette
fable , tout en lui prêchant toujours la docilité. On eue
peine à Hivoir la caufe de fes pleurs , on la fçut enfin. La
pauvre enfant s'ennuyoit d'être à la chaîne; elle fe fentoic
le cou pelé ; elle pleuroit de n'être pas loup.
Ainli donc la morale de la première fable citée eft pour
l'enfant une leçon de la plus balTe flatterie ; celle de la fé-
conde une leçon d'inhumanité ; celle de la troifieme une
leçon d'injuftice ; celle de la quatrième une leçon de fatyre;
celle de la cinquième une leçon d'indépendance. Cette der-
nière leçon , pour être fuperflue à mon Elevé , n'en eft pas
plus convenable aux vôtres. Quand vous leur doruiez des
préceptes qui fe contredifent , quel fruit efpércz-vous de
vos foins ? Mais peut - être , h cela près , toute cette morale
qui me fcrt d'objection contre les fables , fournit - elle
autant de raifons de les confcrvcr. Il faut une morale
en paroles &c une en actions dans la fociété , &c ces
deux morales ne fe rclfcmblcnt point. La première eft
d:uis le Catéchifme , oi'i on la laiire ; l'autre eft dans
ks fables de La Fontaixic pour les cuions , & dans fcs
L I V R E I I. x^s
contes pour les mères. Le mcme Auteur fuffit à tout.
Compofons , Moiilieur de La Fontaine. Je promets , quant
à moi , de vous lire avec choix , de vous aimer , de m'inf-
rruire dans vos fables ; car j'efpere ne pas me tromper fur
leur objet. Mais pour mon Elevé , permettez que je ne
lui en laiffe pas étudier une feule , jufqu'à ce que vous
m'ayez prouvé qu'il efè bon pour lui d'apprendre des chofcs
dont il ne comprendra pas le quart ; que dans celles qu'il
pourra comprendre il ne prendra jamais le change, 6c qu'au
lieu de fe corriger fur la dupe , il ne fe formera pas fur
le fripon.
En ôtant ainfi tous les devoirs des enfans , j'ôte les inf-
trumens de leur plus grande mifere, favoir les livres. La
ledure eft le fléau de l'enfance , &c prefque la feule occu-
pation qu'on lui fiit donner. A peine à douze ans Emile
faura-t-il ce que c'elt qu'un livre. Mais il faut bien , au
moins , dira-t-on , qu'il fâche lire. J'en conviens : il faut
qu'il fâche lire quand la ledure lui eft utile i jufqu'alors
elle n'eft bonne qu'à l'ennuyer.
Si l'on ne doit rien exiger des enfans par obéiiïance , il
s'enfuit qu'ils ne peuvent rien apprendre dont ils ne fentent
l'avantage actuel &c préfent, foit d'agrément foit d'utilité ;
autrement quel motif les porteroit à l'apprendre ? L'art de
parler aux abfcns &c de les entendre , l'art de leur commu-
niquer au loin fins médiateur nos fentimens , nos volontés ,
nos defirs, efl un art dont l'utilité peut être rendue fenfible
à tous les âges. Par quel prodige cet art fi utile & fi agréa-
ble elt-il devenu un tourment pour l'enfance ? parce qu'où
x6ô E M I L E.
k contraint de s'y appliquer malgré elle , & qu'on le met
à des ufages auxquels elle ne comprend rien. Un enfant n'eft
pas fort curieux de perfectionner l'inftrument avec lequel on
le tourmente ; mais faites que cet inftrument ferve à fes plai-
firs , & bientôt il s'y appliquera malgré vous.
On fe fait une grande affaire de chercher les meilleures
méthodes d'apprendi-e \ lire ; on invente des bureaux , des
cartes ; on fait de la chambre d'un enfant un attclier d'Im-
primerie ; Locke veut qu'il apprenne à lire avec des dez.
Ne voilh-t-il pas une invention bien trouvée ? Quelle pitié I
Un moyen plus fur que tous ceux-lii, &: celui qu'on oublie
toujours , eft le defir d'apprendre. Donnez à l'enfant ce defir ,
puis laiffez-là vos bureaux &c vos dez ; toute méthode lui fera
bonne.
L'intérêt prcfent ; voili le grand mobile , le feul qui mené
furement &c loin. Emile reçoit quelquefois de fon père , de
fa mère , de fes parens , de fes amis , des billets d'invitation
pour un dîné , pour une promenade , pour une patrie fur
Tcau, pour voir quelque fcte publique. Ces billets font courts,
clairs, nets , bien écrits. Il faut trouver quelqu'un qui les lui
life ; ce quelqu'un , ou ne fe trouve p:is toujours à point
nommé , ou rend à l'enfant le peu de complaifance que l'en-
fant eut pour lui la veille. Ainfi l'occafion , le moment fe palTe.
On lui lit enfin le billet, mais il n'cft plus tems. Ah ! (i
l'on eût fçu lire foi-méme ! On en reçoit d'autres ; ils font
fi courts ! le fujet en eft fi intérclTant ! on voudroit effayer
de les déchiffrer , on trouve tantôt de l'aide & tantôt des
refus. On s'évertue \ on déchiflre enfin la moitié d'un billet ;
LIVRE ri. i6j
il s'agit d'aller demain manger de la crème on ne
fait où ni avec qui combien on fuit d'efforts
pour lire le relte ! je ne crois pas qu'Emile ait bcfojn du
bureau. Parlerai - je à prcfent de l'écriture ? Non , j'ai
honte de m'amufer à ces niaiferies dans un traité de l'é-
ducation.
J'ajouterai ce feul mot qui fait une importante maxime ;
c'eft que d'ordinaire on obtient très - furement & très -vite
ce qu'on n'eft point preffé d'obtenir. Je fuis prefque fur
qu'Emile faura parfaitement lire & écrire avant l'âge de dix
ans , précifément parce qu'il m'importe fort peu qu'il le
fâche avant quinze ; mais j'aimerois mieux qu'il ne fçût
jamais lire que d'acheter cette fcience au prix de tout ce
qui peut la rendre utile : de quoi lui fervira la leilure quand
on l'en aura rebuté pour jamais ? Id in primis cavert opor-
ubit , ne fludia , qui amart nondum poterit , od^irit , (j
amaritudiriem femel perceptam etiam ultra rudes annos rej'or-
midet ( 16 ).
Plus j'infilte fur ma méthode inaftive , plus je fens les
objeâions fe renforcer. Si votre Elevé n'apprend rien de
vous, il apprendra des autres. Si vous ne prévenez l'erreur
p.u- la vérité , il apprendra des mcnfonges ; les préjugés que
vous craignez de lui donner , il les recevra de tout ce qui
l'environne ; ils entreront par tous fcs fens ; ou ils corrom-
pront fa raifon , même avant qu'elle foit formée , ou fon
efprit engourdi par une longue iiiad:ion s'abforbera dans la
(16) Ofiimil. L. I. c. I.
i6% EMILE.
matière. L'inhablrude de penfcr dans l'enfance en ôtc la
faculté durant le rcfle de la vie.
Il me femble que je pourrois aifément répondre cl cela ; mais
pourquoi toujours des réponfes? Si ma méthode répond d'elle-
même aux objeilions, elle elt bonne ; fl elle n'y répond pas,
elle ne vaut rien : je pourfuis.
Si fur le plan que j'ai commencé de tracer, vous fuivez
des règles directement contraires à celles qui font établies ,
fl au lieu de porter au loin l'efprit de votre Elevé , fî au lieu
de l'égarer fans celTe en d'autres lieux , en d'autres climats ,
en d'autres fiecles , aux extrémités de la terre & jufques dans
les Cieux , vous vous appliquez à le tenir toujours en lui-
même Se attentif à ce qui le touche immédiatement ; alors
vous le trouverez capable de perception , de mémoire , &
même de raifonnement ; c'ell l'ordre de la nature. A mefure
que l'être fenfitif devient aftif, il acquiert un difcernemenc
proportionnel à ks forces; & ce n'eft qu'avec la force fura-
bondantc à celle dont il a bcfoin pour fc conferxer , que fe
développe en lui la faculté fpéculative propre à employer cec
excès de force à d'autres ufiges. \''ouk'Z-vous donc cultiver
l'intelligence de votre Elevé , cultivez les forces qu'elle doit
gouverner. Exercez continuellement fon corps , rendez - le
robufle & fain pour le rendre fage ik raifonnable ; qu'il tra-
vaille , qu'il agilTe , qu'il coure , qu'il crie , qu'il foit toujours
en mouvement; qu'il foit homme par la vigueur, & bientôt
il le fera par la raifon.
Vous l'abrutiriez , il cft vrai , par cette méthode , fi vous
alliez toujours le dirigeant , toujours lui difant , va , viens ,
rcflc ,
L rV R E I I. 169
tefte , fais ceci , ne fois pas cela. Si votre tcte conduit tou-
jours fes bras , la fienne lui devient inutile. Mais fouvenez-vous
de nos conventions ; fi vous n'êtes qu'un pédant , ce n'eit pas
la peine de me lire.
C'eft une erreur bien pitoyable d'imaginer que l'exer-
cice du corps nuife aux opérations de l'efprit ; comme
£i ces deux adions ne dévoient pas marcher de concert , èc
que l'une ne dût pas toujours diriger l'autre !
Il y a deux fortes d'hommes dont les corps font dans un
exercice continuel , ôc qui furement fongcnt auffi peu les uns
que les autres à cultiver leur ame , favoir , les payfans 6c les
Sauvages. Les premiers font ruftres , grofliers , mal-adroits ;
les autres , connus par leur grand fens , le font encore par
la fubtilité de leur efprit : généralement il n'y a rien de plus
lourd qu'un Payfan , ni rien de plus fin qu'un Sauvage.
D'où vient cette différence ? c'efl que le premier faifant tou-
jours ce qu'on lui commande , ou ce qu'il a vu faire à fon
père , ou ce qu'il a fait lui - même dès fa jeunefTe , ne va
jamais que par routine ; ôc dans fa vie prefque automate ,
occupé fans cefle des mêmes travaux , l'habitude ôc l'obéiffance
lui tiennent lieu de raifon.
Pour le Sauvage, c'eft autre chofe ; n'étant attaché k
aucun lieu , n'ayant point de tâche prcfcrite , n'obéiffant à
perfonne, fans autre loi que fa volonté, il cft forcé de rai-
fonner à chaque action de fa vie ; il ne foit pas un mouve-
ment , pas un pas , fans en avoir d'avance envifagé les fuites.
Ainfî ,plus fon corps s'exerce , plus fon efprit s'éclaire ; fa force
ôc fa raifon croilfent h la fois , & s'étendent l'une par l'autre,
Emile. Tome L Y
<7o EMILE.
Savant Précepteur, voyons lequel de nos deux Elevés
reiïcmble au Sauvage, &c lequel rellcmble au Paj'flin? Soumis
en tout i\ une autorité toujours cnfcignante , le vôtre ne fait
rien que fur parole ; il n'ofe manger quand il a faim , ni rire
quand il eft gai , ni pleurer quand il efl trifte , ni préfenter
une main pour l'autre , ni remuer le pied que comme on le
lui prefcrit, bientôt il n'ofera rcfpirer que fur vos règles. A
quoi voulez-vous qu'il penfe , quand vous pcnfez h tout pour
lui ? Alfuré de votre prévoyance , qu'a-t-il befoin d'en avoL- ?
Voyant que vous vous chargez de fa confer\'ation , de fon
bien - être , il fe fent délivré de ce foin ; fon jugement fe
rcpofe fur le vôtre ; tout ce que vous ne lui dcf^indcz pas , il
le fait fans réflexion, fâchant bien qu'il le fait fans rifque.
Qu'a-t-il befoin d'apprendre à prévoir la pluie ? Il fait que
vous regardez au Ciel pour lui. Qu'a-t-il befoin de régler (a
promenade ? Il ne craint pas que vous lui laifîlez pafTer
l'heure du dîné. Tant que vous ne lui défendez pas de man-
ger , il mange ; quand vous le lui défendez , il ne mange
plus ; il n'écoute plus les avis de fon eftomac , mais les
vôti-es. Vous avez beau ramollir fon corps dans l'inadion ,
vous n'en rendez pas fon entendement plus flexible. Tout
au contraire , vous achevez de décréditer la raifon dans fon
cfprit , en lui faifint ufer le peu qu'il en a fur les chofes qui
lui paroificnt le plus inutiles. Ne voyant jamais ^ quoi elle
t(t bonne , il juge enfin qu'elle n'eft bonne à rien. Le pis
qui pourra lui arriver de mal raifunncr fera d'être repris , ôc
il l'eft li fouvcnt qu'il n'y fonge gucres ; un danorcr li com-
mun ne l'effraye plus.
LIVRE IL
ï7»
Vous lui trouvez pourtant de l'efprit , & il en a pour
babiller avec les femmes , fur le ton dont j'ai déjà parlé ;
mais qu'il foit dans le cas d'avoir à payer de fa perfonne,
à prendre un parti dans quelque occafion difficile , vous le
verrez cent fois plus Itupide &c plus béte que le fils du
plus gros manant.
Pour mon Elevé , ou plutôt celui de la nature , exerce
de bonne heure à fe fuffire à lui-même , autant qu'il eft
poiïîble , il ne s'accoutume point à recourir fans celTe aux
autres , encore moins à leur étaler fon grand favoir. En
revanche il juge , il prévoit , il raifonne en tout ce qui fe
rapporte immédiatement à lui. Il ne jafe pas , il agit ; il
ne fait pas un mot de ce qui fe fait dans le monde , mais
il fait fort bien f.iire ce qui lui convient. Comme il elt
fans cefle en mouvement, il eft forcé d'obferver beaucoup
de chofes , de connoître beaucoup d'effets ; il acquiert de
bonne heure une grande expérience , il prend fes leçons de
la nature &. non pas des hommes ; il s'inftruit d'autant
mieux qu'il ne voit nulle part l'intention de l'initruire. Ainfi
fon corps & fon efprit s'exercent à la fois. AgilTant toujours
d'après fa penfée , &; non d'après celle d'un autre , il unie
continuellement deux opérations ; plus il fe rend fort 6c
robufte , plus il devient fenfé ôc judicieux. C'eft le moyen
d'avoir un jour ce qu'on croit incompatible , & ce que pref-
que tous les grands hommes ont réuni : la force du corps
&: celle de l'ame ; la raifon d'un fage & la vigueur d'un
athlète.
Jeune Inftituteur , je vous prêche un art difficile ; c'elt de
Y z
ijr EMILE.
gouverner fans préceptes , & de tout faire en ne faifant rien^
Cet art, j'en conviens, n'efl pas de votre âge ; il n'eft pas
propre à faire briller d'abord vos talens , ni à vous faire
valoir auprès, des pères; mais c'eft le feul propre à réuflîr.
Vous ne parviendrez jamais à faire des fages , (i vo'os ne
faites d'abord des poliirons : c'étoit l'éducation des Spar-
tiates ; au lieu de les coller fur des livres , on commençoit
par leur apprendre à voler leur diné. Les Spartiates étoient-
ils pour cela groflîers étant grands ? Qui ne connoit la.
force & le fel de leurs reparties ? Toujours faits pour vain-
cre, ils écrafoient leurs ennemis en toute efpece de guerre,.
& les babillards Athéniens craignoient autant leurs mots que
leurs coups.
Dans les éducations les plus foignées , le Maître com-
mande (Se croit gouverner; c'eft en effet l'enfant qui gou-
verne. Il fe fert de ce que vous exigez de lui pour obtenir
de vous ce qu'il lui plait , <5c il fait toujours vous faire payer
une heure d'alFiduité par huit jours de complaifance. A
chaque infèant il faut paAifer avec lui. Ces traités , que
vous propofez à votre mode , & qu'il exécute à la Jlcnne ,
tournent toujours au profit de fes fantaifies ; fur-tout quand
on a la m.il-adreffc de mettre en condition pour fon profit
ce qu'il e(l bien fur d'obtenir , foit qu'il rcmpUire ou non
la condition qu'on lui impofe en échange. L'enfant y pour
Tordinaire , lit beaucoup mieux dans l'efprit du Maître , que
le ALiître dans le cœur de l'enfant , «Se cela doit être ; car
toute la fagacité qu'eût employé l'enfant livré à lui-même
à pourvoir a la confcrvatiou de lli pcifoniic ,, il l'emploie à.
L I V R E I I. 173
fâuver Ca liberté naturelle des chaînes de fon tyran. Au lieu
que celui-ci, n'ayant nul intérêt fi prefTant à pénétrer l'au-
tre , trouve quelquefois mieux fon compte à lui laiiïer fa
parefle ou fa vanité.
Prenez une route oppofee avec votre Elevé ; qu'il croie
toujours être le maître, & que ce foit toujours vous qui le
Ibyez. Il n'y a point d\i;Tajettiirement fi parfait que celui qui
garde l'apparence de la liberté ; on captive ainfi la volonté
même. Le pauvre enfant qui ne fait rien, qui ne peut rien,
qui ne connoit rien , n'ef t-il pas à votre merci ? Ne difpofez-
vous pas , par rapport à lui , de tout ce qui l'environne ?
N'êtes -vous pas le maître de l'affeâer comme il vous
plait ? Ses travaux , fes jeux , fes plaifirs , {es peines , tout
n'eft-il pas dans vos mains fans qu'il le fâche ? Sans
doute , il ne doit faire que ce qu'il veut ; mais il ne
doit vouloir que ce que vous voulez qu'il falfe ; il ne doit
pas faire un pas que vous ne l'ayez préxoi , il ne doit
pas ouvrir la bouche que vous ne fâchiez ce qu'il va dire.
C'eft alors qu'il pourra fe livrer aux exercices du corps ,
que lui demande fon âge, fans abrutir fon efprit; c'elt alors
qu'au lieu d'aiguifer fa rufe à éluder un incommode empire ,
vous le verrez s'occuper uniquement à tirer de tout ce qui
l'environne le parti le plus avaiuageux pour fon bien-être
atftuel; c'eft alors que vous ferez étonné de la fubtilité de
fes inventions , pour s'approprier tous les objets auxquels il
peut atteindre , 6c pour jouir vraiment des chofes , fans le
fecours de l'opinion.
En le lailîimt ainfi m;utre de fes volontés , vous ne fo-
174 EMILE.
mériterez point fes caprices. En ne faifant jamais que ce
qui lui convient , il ne fera bientôt que ce qu'il doit
faire ; ôc bien que fon corps foit dans un mouvement
continuel , tant qu'il s'agira de fon intérêt préfent & fen-
fîble , vous verrez toute la raifon dont il eft capable fe
développer beaucoup mieux , èc d'une manière beaucoup
plus appropriée à lui , que dans des études de pure fpé-
culation.
Ainfi , ne vous voyant point attentif à contrarier , ne fe
déliant point de vous , n'ayant rien à vous cacher , il ne
vous trompera point , il ne vous mentira point , il fe mon-
trera tel qu'il ciï fans crainte ; vous pourrez l'étudier tout
à votre aife, & difpofer tout autour de lui les leçons que
vous voulez lui donner , fans qu'il penfe jamais en recevoir
aucune.
Il n'épiera point, non plus, vos mœurs avec une curieufe
jaloulie, &C ne fe fera point un plaiiîr fecret de vous prendre
en faute. Cet inconvénient que nous prévenons eft très-grand.
IJn des premiers foins des enfans eii , comme je l'ai dit ,
de découvrir le foible de ceux qui les gouvernent. Ce pen-
chant porte à la méchanceté , mais il n'en vient pas : il vient
du befoin d'éluder une autorité qui les importune. Surchargés
du joug qu'on leur impofe , ils cherchent à le fccoucr, &
les défauts qu'ils trouvent dans les maîtres, leur fournilfent
de bons moyens pour cela. Cependant l'habitude fe prend
d'obferver les gcrvs par leurs défauts , & de fe plaire à leur
en trouver. Il cft clair que voil^ encore une fourcc de vices
bouchée dans le cœur d'Emile ; n'ayant nul intérêt à me trou-
L I V R E I I. 175
ver des défauts , il ne m'en cherchera pas , 6c fera peu tenté
d'en chercher à d'autres.
Toutes ces pratiques femblent difficiles parce qu'on ne s^tn
avife pas , mais dans le fond elles ne doivent point l'être. On
elt en droit de vous fuppofer les lumières nécelTaires pour
exercer le métier que vous avez choifî; on doit préfumer que
vous connoifTez la marche naturelle du cœur humain , que
vous favez étudier l'homme & l'individu , que vous favez
d'avance à quoi fe pliera la volonté de votre Elevé , à
l'occafîon de tous les objets intci-eflans pour fon âge que
vous ferez pafler fous {gs yeux. Or, avoir les inlèrumens
.& bien favoir leur ufage , n'eit - ce pas être maître de
ropération ?
Vous objectez les caprices de l'enfant : & vous avez tort.
Le caprice des enfans n'eIt jamais l'ouvrage de la nature ,
mais d'une mauvaife difcipline : c'elè qu'ils ont obéi ou com-
mandé ; &c j'ai dit cent fois qu'il ne faloit ni l'un ni l'autre.
Votre Elevé n'aura donc de caprices que ceux que vous lui
aurez donnes ; il eft julte que vous portiez la peine de
vos fautes. Mais , direz-vous , comment y remédier ? Cela
fe peut encore, avec une meilleure conduite ôc beaucoup de
patience.
Je m'étois chargé , durant quelques femaines , d'un enfanc
accoutumé non-feulement à faire (es volontés , mais encore
h les faire faire ^ tout le monde , par conféquent plein de
fantaifie?.' Dès le premier jour , pour metne à Teifai ma
complaifance , il voulut fe lever à minuit. Au plus fort de
mon fommeil il faute à bas de fon lit , prend fa robe-ce-
,7<î EMILE.
chambre , &: m'appelle. Je me levé , j'allume la chandelle ;
il n'en vouloir pas davantage : au bout d'un quart d'heure
le fommeil le gagne , & il fe recouche content de fon
épreuve. Deux jours après , il la réitère avec le même fuc-
cès, 6c de ma part Hins le moindre figne d'impatience.
Comme il m'embralToit en fe recouchant , je lui dis tris-
pofcment : mon petit ami , cela va fort bien , mais n'y
revenez plus. Ce mot excita fa curiofîté , 6c dès le lende-
main , voulant voir un peu comment j'ofcrois lui défobéir ,
il ne manqua pas de fe relever i la même heure , & de
TTi'appeller. Je lui demandai ce qu'il vouloir ? Il me dit qu'il
ne pouvoit dormir. Tant-pis , repris-je , & je me tins coL
Il me pria d'allumer la chandelle : pourquoi fain ? 6c je
me tins coi. Ce ton laconique commençoit à l'embarrairer.
Il s'en fut à tâtons chercher le fufil , qu'il fit fcmblant de
t>attre , & je ne pouvois m'empccher de rire en l'entendant
fe donner des coups for les doigts. Enfin, bien convaincu
qu'il n'en viendroit pas h bout, il m'apporta le briquet à
mon lit : je lui dis que je n'en avois que faire , 6c me tour-
nai de l'autre côte. Alors il fe mit à courir étourdimenr par
\à chambre, criant, chantant, faifant beaucoup de bruit, fe
donnant à la table & aux cliaifes des coups , qu'il avoic
grand foin de modérer , 6c dont il ne laiilbit pas de crier
bien fort, efpérant me caufer de l'inquiétude. Tout cela ne
prcnoit point, 6c je vis que comptant fur de belles exhortations
ou fjr de la colère , il ne s'étoit nullement arrangé pour ce
fang-froid.
Cependant , réfolu de vaincre nu patience Ji force d'opi-
uiàtrtté ,
LIVRE II.
m
niâtrecé , il continua fon tintamarre avec un tel Tuccès qu'à
la fin je m'échauffai , & preflentant que j'allois tout gâter par
un emportement hors de propos , je pris mon parti d'une
autre manière. Je me levai fans rien dire , j'allai au fufil que
je ne trouvai point ; je le lui demande , il me le donne ,
pétillant de joie d'avoir enfin triomphé de moi. Je bats le
fufil , j'allume la chandelle , je prends par la main mon petit
bon-homme , je le mené tranquillement dans un cabinet voilin
dont les volets étoient bien fermés, & où il n'y avoit rien
à caiTer ; je l'y lailfe fans lumière , puis fermant fur lui la
porte à la clef, je recourne me coucher fans lui avoir dit
un feul mot. Il ne faut pas demander 11 d'abord il y eut
du vacarme ; je m'y étois attendu , je ne m'en émus point.
Enfin le bruit s'appaife ; j'ccoure , je l'entends s'arranger ,
je me tranquillife. Le lendemain j'entre au jour dans le cabi-
net , je trouve mon petit mutin couché fur un lit de repos ,
& dormant d'un profond fommeil , dont , après tant de fati-
gue , il devoit avoir grand befoin.
L'affaire ne finit pas là. La mère apprit que l'enfant avoit
paffé les deux tiers de la nuit hors de fon lit. Aufii-tôt tout
fut perdu , c'étoit un enfant autant que mort. Voyant l'occa-
fion bomie pour fe venger , il fit le malade , fans prévoir
qu'il n'y gagneroit rien. Le Médecin fut appelle. Malheureu-
fement pour la mère , ce Médecin étoit un plaifant , qui ,
pour s'amufer de fes frayeurs , s'appliquoit à- les augmenter.
Cependant il me dit à l'oreille : laiifez - moi faire ; je vous
promets que l'enfant fera guéri pour quelque tems de la fan-
tailie d'être malade : en effet la diète &: la chambre furent
Emik. Tome I. Z
I7S • E M I L È.
prefcrites , Ce il fut recommandé à l'Apothicaire. Je /ôu-
pirois de voir cette pauvre mère ainfi la dupe de tout ce qui
l'environnoir , excepté moi feul , qu'elle prit en haine , préci*
fémcnt parce que je ne la trompois F>as.
Après des reproches aiïez durs , elle me dit que fon fils
ttoif délicat, qu'il étoit l'unique héritier de Cd famille, qu'il
faloit le conferver h quelque prix que ce fût , & qu'elle ne
vouîoit pas qu'il fût contrarié. En cela j'étois bien d'accord
avec elle ; mais elle entcndoit par le contrarier ne lui pas
obéir en tour. Je vis qu'il faloit prendre a\^c la mère le
même ton qu'avec l'enfant. Madame, lui dis -je aflèz froi-
dement, je ne fais point comment on élevé un héritier,
&, qui plus eft, je ne veux pas l'apprendre ; vous pouvez
vous arranger là-delRis. On avoit befbin de moi pour quel-
que tems encore : le pcre appaifi tout , la mère écrivit au
Précepteur de hâter fon retour ; & Tenfant , voyant qu'il
ne gagnoit rien à troubler mon fommeil ni h être malade ,
prit entin le parti de dormir lui - mcnic «Se de fc bica
porter.
On ne fauroit imaginer h combien de pareils caprices le
petit tyran avoit alTen'i fon malheureux Gouverneur ; car
l'éducation fe faifoit fous les yeux de la mère qui ne fouf-
froit pas que l'héritier fût défobéi en rien. A quelque heure
qu'il voulût fortir , il faloit être prêt pour le mener , ou
plutôt pour le fuivre , &c il avoit toujours grand foin de
choifir le moment oii il voyoit fon Gouverneur le plus oc-
cupé. Il voulut ufer fur moi du même empire , & fc ven-
ger , le jour , du repos qu'il étoit forcé de me lailfer la
L I V R E ï I. 119
ûuir. Je me prêtai de bon cœur à tout, &. je commençai
par bien confiater à fes propres yeux le plaifîr que j'avois
à lui complaire. Après cela , quand il fut queftion de le
guérir de fa flintaifie , je m'y pris autrement.
Il falut d'abord le mettre dans fon tort , & cela ne fut
pas difficile. Sachant que les enfans ne fongent jamais qu'au
préfent , je pris fur lui le facile avantage de la prévoyance :
j'eus foin de lui procurer au logis un amufement que je fa-
vois être extrêmement de fon goût ; & dans le moment
où je l'en vis le plus engoué , j'allai lui propofer un tour
de promenade , il me renvoya bien loin : j'infiitai , il ne
m'écouta pas ; il falut me rendre , 6c il nota précieufemenc
en lui-même ce figne d'affujettifferaent.
Le lendemain ce fut mon toui". Il s'ennuya , j'y avois
pourvu : moi , au contraire , je paroilfois profondément oc-
cupé. Il n'en faloic pas tant pour le déterminer. Il ne
manqua pas de venir m'arracher à mon travail poiu- le
mener promener au plus vite. Je reftifai , il s'obftina ; non ,
lui dis-je , en faifant votre volonté vous m'avez appris à
faire la mienne ; je ne veux pas fortir. Hé bien , reprit - il
vivement , je fortirai tout f;ul. Comme vous voudrez ; «Se
je reprends mon travail.
Il s'habille , un peu inquiet de voir que je le laiiïbis
faire , & que je ne l'imitois pus. Prêt à fortir il vient me
faluer , je le falue : il tâche de m'all.u-mer par le récit
des courfes qu'il va fiire ; à Tentendre , on eût cru qu'il
alloit au bout du monde. Sans m'émouvoir , je lui fouhaite
un bon voyage. Son embarras redouble, Cepcnd.mt il fait
Z 1
iSo EMILE.
bonne contenance , ôc prêt à forcir , il dit à fon laquais
de le fuivre. Le laquais , déjà prévenu , répond qu'il n'a
pas le tems, & qu'occupé par mes ordres il doit m'obéir
plutôt qu'à lui. Pour le coup , l'enfant n'y eft; plus. Com-
ment concevoir qu'on le lailfe fortir feul , lui qui fe croit
l'être important à tous les autres , ôc penfe que le Ciel 6c
la terre font intéreflës à fa confer\'ation ? Cependant il
commence à fentir fa foiblelTe ; il comprend qu'il fe va
trouver féal au milieu de gens qui ne le connoilfent pas ;
il voit d'avance les rifques qu'il va courir : l'obfHnation
feule le foutient encore ; il defcend l'efcalier lentement 6c
fort interdit. Il entre enfin dans la rue , fe confolant un
peu du mal qui lui peut arriver, par l'cfpoir qu'on m'en
rendra refponfable.
C'ctoit là que je l'attendois. Tout ctoit préparé d'a-
vance; & comme il s'agilfoit d'une efpece de fccne publi-
que , je m'étois muni du confentemcnt du pcre. A peine
avoit-il fait quelques pas qu'il entend à droite & à gauche
différens propos fur fon compte. Voifin , le joli Monfieurl
où va-t-il ainQ tout feul ? Il va fe perdre : je veux le
prier d'entrer chez nous. Voiline , gardez -vous en bien.
Ne voyez - vous pas que c'ciè un petit libertin qu'on a
chalfé de la maifon de fon pcre , parce qu'il ne vouloir
rien valoir ? Il ne faut pas retirer les libertins ; laiffez - le
aller où il voudra. Hé bien donc! que Dieu le conduife;
)e fcrois ftchce qu'il lui airivât malheur. Un peu plus loin
il rencontre des polidons à peu près de fon âge , qui l'a-
gacent 6c fe mo.iaeac de lui. Plus il avance, plus il trouve
L I V R E I I. i8i
d'embarras. Seul ôc fans protciflion, il fe voit le jouet de
tout le monde, (Se il éprouve avec beaucoup de furprife
que fon nœud d'épaule oc fon parement d'or ne le font
pas plus refpecler.
Cependant un de mes amis qu'il ne connoifToit point,
ôc que j'avois charge de veiller fur lui , le fuivoit pas à
pas fans qu'il y prit garde , &; l'accofta quand il en fut
tems. Ce rôle , qui relTembloit à celui de Sbrigani dans
Pourceaugnac , demandoit un homme d'efprit, & fut parfai-
tement rempli. Sans rendre l'enfant timide &c craijitif en le
frappant d'un trop grand effroi , il lui fit fi bien fenrir l'im-
prudence de fon équipée , qu'au bout d'une demi - heure il
me le ramena fouple , confus , & n'ofant lever les yeux.
Pour achever le défaftre de fon expédition , précifémcnt
au moment qu'il rentroit , fon père defcendoit pour fortir
éc le rencontra fur l'efcalier. Il falut dire d'où il vcnoit ,
& pourquoi je n'étois pas avec lui (17)? Le pauvre enfant
eût voulu être cent pieds fous terre. Sans s'amufer à lui
faire une longue réprimande , le pcre lui dit plus féchement
que je ne rti'y ferois attendu , quand vous voudrez fortir
feul , vous en êtes le maître ; mais comme je ne veux point
d'un bandit dans ma maifon, quand cela vous arrivera ayez
foin de n'y plus rentrer.
Pour moi , je le reçus fans reproche & fans raillerie y
mais avec un peu de gravité ; ik de peur qu'il ne foupçonnàt
( 17 "1 En cas pareil on peut fans roit la diiguifer , & que s'il ofoit
tifque exiger d'un enfant la vciitc , dire un mcnfonge , il en fcroit à
car il fait bien alors qu'il ne fau- l'inftant convaincu.
lU EMILE.
que tout ce qui s'ctoit paiTé n'ctoit qu'un jeu, je ne voulus
point le mener promener le même joui". Le lendemain je vis
avec grand plailîr qu'il palToit avec moi d'un air de triomphe
devant les mêmes gens qui s'étoient moques de- lui la veille
pour l'avoir rencontré tout feul. On conçoit bien qu'il ne me
menaça plus de fortir fans moi.
C'elè piu- ces moyens & d'autres femblables , que ,
durant le peu de tems que je fus avec lui , je vins à bout
de lui faire faire tout ce que je voulois fius lui rien pref-
crire , fans lui rien défendre , fans fermons , fins exhor-
tations , fans l'ennuyer de leçons inutiles. Auffi , tant que
je parlois il ctoit content , mais mon filence le tcnoit en
crainte ; il ccmprcnoit que quelque chofe n'alloit pas bien ,
& toujours la leçon lui venoit de la cliofc même ; mais
revenons.
Non - feulement ces exercices continuels ainfi lailTés à la
feule direclion de la nature Cn fortifiant le corps n'abrutiifcnt
point l'cfprit , mais au contraire ils forment en nous la feule
efpcce de raifon dont le premier âge foit fufteptiblc , Se la
plus nécelfaire à quelque âge que ce foit. Ils nous apprennent
à bien connoître Tufage de nos forces , les rapports de nos
corps aux corps envirotm.uis , l'ufage des inftrumcns naturels
qui font à notre portée, &: qui conviennent à nos organes.
Y a-t-il quelque ftupidité pareille à celle d'un enfant élevé
toujours dvins la chambre «Se fous les yeux de fa mère ,
lequel ignorant ce que c'eft que poids &c que réfiflance veut
arracher un grand arbre, ou foulcvcr un rocher? La pre-
mière fois que je fortis de Genève, je voulois fuivrc un
L I V R E I I. 1S3
cheval au galop , je jetcois des pierres conrre la montagne
de Saleve , qui ctoic à deux lieues de moi ; jouet de tous les
enfans du village , j'étois un véritable idiot pour eux. A dix-
Iiuit ans on apprend en Philofophie ce que c'eft qu'un levier ;
il n'y a point de petit Payfan à douze qui ne ùche fe fcrvir
d'un levier mieux que le premier Méchanicien de l'Académie.
Les leçons que les écoliers prennent entre eux dans h cour
du Collège leur font cent fois plus utiles que tout ce qu'on
leur dii-a jamais dans la ClafTe.
Voyez un chat encrer pour h première fois dans une
cliambre ; il viiîte , il regarde , il flaire , il ne refte pas un
moment en repos , il ne fe fie h rien qu'après avoir tout
examiné, tout connu. Ainfi ùnt un enfant commençant h
marcher, & entrant, pour ainfl dire, d-ns l'efpace du monde.
Toute la différence ell, qu'à la vue commune à l'enfant &
au chat, le premier joint, pour obfcrver , les mains que lui
donna la nature , éc l'autre l'odorat fubtil dont elle l'a doué.
Cette difpofîtion bien ou mil cultivée elt ce qui rend
les enfans adroits ou loui^ds , pefcUis ou difpos , étourdis ou
prudens.
Les premiers mouvemens naturels de l'homme étant donc
de fe mefurer avec tout ce qui l'environne, & d'éprouver
dans chaque objet qu'il apperçoit toutes les qualités fenfibles
qui peuvent fe rapporter à lui , ù première étude e/t une
forte de Piîyfîque expérimentale relative à fi propre confer-
vation , ôc dont on le détourne p.u- dos études fpéculatives
avant qu'il ait reconnu ù place ici -bas. Tandis que fcs
organes délicats ôc flexibles peuvent s'ajuflcr aux corps fur
i84 E M I L E.
lefquels ils doivent agir , tandis que Tes lens encore purs
font exempts d'illufions , c'ell le tems d'exercer les uns 6c
les autres aux fon>51;ions qui leur font propres, c'efè le tems
d'apprendre à connoître les rapports fenlibles que les chofes
ont avec nous. Comme tout ce qui entre dans l'entende-
ment humain y vient par les fens , la première raifon de
l'homme eft une raifon fenfitive ; c'elt elle qui fert de bafe
à la raifon intelleduelle : nos premiers maîtres de Philofo-
phie font nos pieds , nos mains , nos yeux, SubiHtuer des
livres k tout cela , ce n'eil pas nous apprendre à raifonner ,
c'elt nous apprendre à nous ferx'ir de la raifon d'autrui ;
c'elt nous apprendre à beaucoup croire , & à ne jamais rien
favoir.
Pour exercer un art , il faut commencer par s'en procurer
les inltrumens ; &c pour pouvoir employer utilement ces
inllrumens , il faut les faire alfez folides pour rcTilter Ji leur
ufage. Pour apprendre à p enfer, il faut donc exercer nos
membres , nos fens , nos organes , qui font les inftnimens
de notre intelligence ; &. pour tirer tout le parti pofTible de
ces inltrumens , il faut que le corps , qui les fournit , foie
robufte & fain. Ainfi , loin que la véritable raifon de
l'homme fe forme indépendamment du corps, c'e(t la bonne
conftitution du corps qui rend les opérations de l'efprit faciles
&: fùrcs.
En montrant h quoi Ton doit employer la longue oifivetc
de l'enfance , j'entre dans un détail qui paroîtra ridicule.
Plaifojites leçons , me dira-t-on , qui , retombant fous votre
critique , fe bornent à enfeigncr ce que nul n'a befoin d'ai^-
prcndre î
L ï V R E I I. r1Î5
prendre ! Pourquoi confumer le tems à des initruâions qui
vieiinent toujours d'elles-mêmes , &: ne coûtent ni peines ni
foins ? Quel enfant de douze ans ne fait pas tout ce que vous
roulez apprendre au vôtre , 5c de plus , ce que fes maîtres lui
ont appris?
Meflîeurs , vous vous trompez ; j'enfeigne à mon Elevé un
art trbs-long , très-pénible , &c que n'ont aiïurcment pas les
vôtres ; c'cft celui d'être ignorant ; car la fcience de quicon-
que ne croit favoir que ce qu'il fait , fe réduit à bien peu de
chofe. Vous donnez la fcience, à la bonne heure; moi je
m'occupe de l'inftrument propre à l'acquérir. On dit qu'un
jour les Vénitiens montrant en grande pompe leiu- tréfor de
Saint Marc à un Ambalîlideur d'Efpagne, celui-ci pour tout
compliment , ayant regarde fous les tables , leur dit : Qui
non c'è la radice. Je ne vois jamais un Précepteur étaler
le favoir de fon difcipic , fans être tenté de lui en dire
autant.
Tous ceux qui ont réfléchi far la manière de vivre Aq^
Anciens, attribuent aux exercices de la gymnaftique cette
vigueur de corps & d'ame qui les diftingue le plus fenfiblc-
mcnt des Modernes. La manière dont Montaigne appuyé ce
fentiment , montre qu'il en étoit fortement pénétré ; il y re-
vient fans cefTe & de mille façons. En parlant de l'éducation
d'un enfant; poui* lui roidir l'a me , il faut, dit-il, lui durcir
Jes mufcles ; en l'accoutumant au travail , on l'accoutume à
la do aleur ; il le faut rompre à l'âpreté dQ5 exercices , pour le
drefler à l'âpreté de la diflocation , de la colique & de tous les
maux. Le fage Locke , le bon Rollin , le favant Flciuri , le
Emik. Tome. L A a
rS^
EMILE.
pédant de Croufaz , fi différens entre eux dafl5 fout le refle,
s'accordent tous en ce feul point d'exercer beaucoup les corps
des enfans. C'eft le plus judicieux de leurs préceptes ; c'elt
celui qui efl & fera toujours le plus négligé. J'ai déji fuffi-
famment parlé de fon importance ; de comme on ne peut \h~
deiïlis donner de meilleures raifons ni des règles plus fenfées
que celles qu'on trouve dans le livre de Locke , je me con-
tenterai d'y renvoyer , après avoij- pris la liberté d'ajouter
quelques obfei-vations aux fiennes.
Les membres d'un corps qui croît, doivent être tous au
large dans leur vêtement ; rien ne doit gêner leur mouvement
ni leur accroiirement ; rien de trop ju/te , rien qui colle au
corps , point de ligature. L'habillement François , gênant 6c
mil-fain pour les hommes , eft pernicieux far-tout aux enfans.
Les humeurs , ftagiiantes , arrêrécs dans leiu- circulation ,
croupiiïent dans un repos qu'augmente la vie inailive & fé-
dentaire , fe corrompent & caufent le fcorbut , maladie tous
les jours plus commune parmi nous , & prefque ignorée des
Anciens , que leur manière de fe vêtir & de vivre en
prélervoit. L'habillement de Houlfard , loin de remédier à
cet inconvénient , l'augmente , ôc pour fauvcr aux enfans
quelques ligatures , les prelfe par tout le corps. Ce qu'il y
a de mieux à faire , eft de les lailfcr en jacquette aufli long-
tems qu'il c(t poffiblc , puis de leur donner un vêtement
fort large , & de ne fe point piquer de marquer leur taille ,
ce qui ne fort qu';\ la déformer. Leurs défauts du corps & de
l'efprit viennent prcfquc tous de la même caufe ; on les veut
faire homii;cs avant le tcnis.
L I V R E II. 1S7
Il y a des couleurs gaies & des couleurs trilles ; les pre-
mières font plus du goût des enfans; elles leur iiéent mieux
auffi , &c je ne vois pas pourquoi l'on ne confulteroic pas
en ceci des convenances fi naturelles ; mais du moment
qu'ils préfèrent une étoffe parce qu'elle eft riche , leurs cœurs
font déjà livrés au luxe , à toutes les fantaifîes de l'opi-
nion , & ce goût ne leur eit furement pas venu d'eux-mêmes.
On ne fauroit dire combien le choix des vêtemens & les
motifs de ce choix influent fur l'éducation. Non-feulement
d'aveugles mères promettent à leurs enfans des parures pour
récompenfe ; on voit même d'infenfés Gouverneurs menacer
leurs Elevés d'un liabit plus groflier &c plus fimple , comme
d'un châtiment. Si vous n'étudiez mieux , fi vous ne con-
fervez mieux vos hardes , on vous habillera comme ce périt
payfan. C'eft comme s'ils leur difoient : Sachez que l'homme
n'elè rien que par fes habits , que votre prix elt tout dans les
vôtres. Faut-il s'étonner que de fi fages leçons profitent à la
jeunefTe , qu'elle n'eilime que la parure ôc qu'elle ne juge du
mérite que fur le feul extérieur ?
Si j'avois à remettre la tête d'un enfant ainfi gâté , j'aurois
foin que fes habits les plus riches fuffent les plus incommo-
des ; qu'il y fût toujours gêné , toujours contraint , toujours
aflujetti de mille manières ; je ferois fuir la liberté , la gaieté
devant fa magnificence : s'il vouloit fe mêler aux jeux d'au-
tres enflms plus fimplement mis, tout celîcroit, tout difpa-
roîtroit à l'inftant. Enfin , je l'cnnuycrois , je le raflalîerois
tellement de fon falle, je le rendrois tellement Pefclave de
fon habit doré , que j'en ferois le fléau de fa vie , & qu'il
A a i
/
i88 EMILE.
verroit avec moins d'effroi le plus noir cachot que les ap-
prêts de fa parure. Tant qu'on n'a pas a(rer\'i l'enfant à
nos préjugés , être à fon aife ôc libre eft toujours fon pre-
mier defir ; le vêtement le plus fmiple , le plus commode ,
celui qui l'affujettit le moins, eft toujours le plus précieux
pour lui.
Il y a une habitude du corps convenable aux exercices i
&z une autre plus convenable à l'inadion. Celle-ci , laiiïanc
aux humeurs un cours égal 6c uniforme, doit garantir le corps
des altérations de l'air ; l'autre le faifant palfer fans celTe de
l'agitation au repos , & de la chaleu- au froid , doit l'accou-
tumer aux mêmes akérations. Il fuit de-là que les gens cafi-
nicrs 6c fëdentaires doivent s'habiller chaudement en tout
tcms , afin de fe conferv^er le corps dans une température
uniforme , la même à peu près dans toutes les faifons & à
toutes les heures du jour. Ceux, au contraire, qui vont de
viennent , au vent , au foleil , à la pluie , qui agilfent beau-
coup , 6c paffent la plupart de leur tems Jul> Jio , doivent
être toujours vêtus légèrement, afin de s'habituer à toutes
les vici/Etudcs de l'air , & h tous les degrés de température ,
fans en être incommodes. Je confcillcrois aux uns & aux
autres de ne point changer d'habits félon les fiifons, 6c ce
fera la pratique confiante de mon Emile, en quoi je n'en-
tends pas qu'il porte Tété fcs habits d'hiver , tomme Ic$
gens fédentaires , mais qu'il porte l'hiver fes habits d'été ,
comme les gens laborieux. Ce dernier ufàge a été celui du
Chevalier Newton pendant toute ù vie , Cfc il a vécu quatre-
vingts ans.
L I V R E 1 1. i^
Peu ou point de coëffure en route faifon. Les anciens
Egyptiens avoient toujours la tête nue ; les Perfes la cou-
vroient de grofles tiares , &c la couvrent encore de gros tur-
bans , dont , félon Chardin , l'air du pays leur rend l'ufage
nécclTaire. J'ai remarqué dans un autre endroit ( i^ ) la
diftinâion que fit Hérodote fur un champ de bataille entre
les crânes des Perfes &c ceux des Egyptiens. Comme donc
il importe que les os de la tête deviennent plus durs, plus
compares , moins fragiles & moins poreux pour mieux armer
le cerveau non - feulement contre les bleflures , m.ais contre
les rhumes, les fluxions, & toutes les impreflîons de l'air,
accoutumez vos enfans à demeurer été & hiver , jour 6c
nuit , toujours tête nue. Que fi pour la propreté &: pour tenir
leurs cheveux en ordre , vous leur voulez donner une cocffure
durant la nuit , que ce foit un bonnet mince à claire voie ,
ôc fcmblable au rezeau dans lequel les Bafques envelop-
pent leurs cheveux. Je fais bien que la plupart des mères,
plus frappées de l'obfcrvation de Chardin que de mes
raifons, croiront trouver par-tout l'air de Perfe; mais moi
je n'ai pas choifi mon Elevé Européen pour en faire un
Afîatique.
En général, on habille trop les enfans &c fur-tout du-
rant le premier âge. Il faudroit plutôt les endurcir au froid
^u'au chaud ; le grand froid ne les incommode jamais
quand on les y lailfe expofés de bonne heure : mais le
(i8) Lettre à M. d'Alembert lur les Spectacles. Page 109, pf^-'^icr»
édition.
t()9 EMILE.
tiflli de leur peau , trop tendre & trop lâche encore , lailTant
un trop libre paflage à la tranfpiration , les livre par l'ex-
txême chaleur à un épuifement inévitable. Auflï remarque-
c-on qu'il en meurt plus dans le mois d'Août que dans
aucun autre mois. D'ailleurs , il paroit conftant , par la
comparaifon des Peuples du Nord ôc de ceux du Midi ,
qu'on fe rend plus robu(te en fupportant l'excès du froid
que l'excès de la chaleur; mais à mefure que l'enfant gran-
dit , èc que fes fibres fe fortifient y accoutumez - le peu-à-
peu à braver les rayons du foleil ; en allant par degrés
vous l'endurciriez fans danger aux ardeurs de la Zone
torride.
Locke , au milieu des préceptes mâles &c fenfés qu'il
nous donne , retombe dans des contradictions qu'on n'at-
tendroit pas d'un raifonneur aufll exacl. Ce même homme
qui veut que les enfans fe baignent l'été dans l'eau glacée,
ne veut pas , quand ils font échauffés , qu'ils boivent frais
ni qu'ils fe couchent par terre dans des endroits humides
( 19 ). Mais puifqu'il veut que les fouliers des enfans pren-
nent l'eau dans tous les tems , la prendront-ils moins quand
l'enfant aura chaud , & ne peut-on pas lui faire du corps par
rapport aux pieds les mêmes induilions qu'il fait des pieds
par rapport aux mains, & du corps par rapport au v i fa gc ?
Si vous voulez , lui dirois-je , que l'homme foit tout vifagc ,
(19") Comme fi les petits Payfans miJitc de la terre eiU fait du mal
choilifTDicnt la terre bien fechc pour à pas un d'eux ? A écouter là-dct
l'y afTcotr ou pour s'y coucher , & fus les Mcdc.ins , on croiroit les
qu'on dit jamiis oui dire que l'hu- Sauvages tout perclus de rhumaiifiiie*.
LIVRE IL
irt
pourquoi me blâmez - vous de vouloir qu'il foit tout pieds ?
Pour empêcher les enfans de boire quand ils ont chaud,
il prefcrit de les accoutumer à manger préalablement mi
morceau de pain avant que de boire. Cela elt bien étrange,
que quand l'enfant a foif, il faille lui donner à manger;
j'aimerois mieux , quand il a faim , lui donner à boire.
Jamais on ne me perfuadera qu£ nos premiers appétits foient
fi déréglés , qu'on ne puiiTe les fatisfaire fans nous expofcr
à périr. Si cela étoit , le genre humain fe fut cent fois
détruit av;mt qu'on eût appris ce qu'il faut faire pour le
confcrver.
Toutes les fois qu'Emile aura foif, je veux qu'on lui
donne à boire. Je veux qu'on lui donne de l'eau pure &
fans aucune préparation , pas même de la faire dégourdir ,
fût-il tout en nage , îk fût-on dans le cœur de l'hiver. Le
feul foin que je recommande , eft de diitingucr la qualité
des eaux. Si c'eft de l'eau de rivière , donnez-la lui fur-le-
champ telle qu'elle fort de la rivière. Si c'e/t de l'eau de
fource , il la taut lailfer quelque tems à l'air avant qu'il la
boive. Dans les faifons chaudes , les rivières font chaudes ;
il n'en eft pas de même des fourccs , qui n'ont pas reçu
le contaâ: de l'air. Il faut attendre qu'elles foient à la tem-
pérature de l'athmofphere. L'hiver , au contraire , l'eau de
fource eft h cet égard moins dangereufe que l'eau de rivière.
Mais il n'efè ni naturel ni fréquent qu'on fe mette l'hiver
en fueur , fur - tout en plein air. Car l'air froid , frappant
incelTamment fur la peau , répercute en dedans la fueur , 6c
empêche les pores de s'ouvrir allez pour lui donner un
192 EMILE.
palTagc libre. Or , je ne prétends pas qu'Emile s'exerce l'hiver
au coin d'un bon feu, mais dehors en pleine campagne au
milieu des glaces. Tant qu'il ne s'échauffera qu'à faire &
lancer des balles de neige, laiffons-le boire quand il aura
foif , qu'il continue de s'exercer après avoir bu , & n'en
craignons aucun accident. Que iî par quelqu'autre exercice
il fe met en fueur, Ôc qu'il ait foif; qu'il boive froid, même
en ce tems là. Faites feulement en forte de le mener au
loin 6c à petits pas chercher fon eau. Par le froid qu'on
fuppofe, il fera fuffifamment rafraîchi en arrivant , pour la
boire (ans aucun danger. Sur - tout prenez ces précautions
fans qu'il s'en apperçoive. J'aimerois mieux qu'il fut quel-
quefois malade que fans ceffe attentif à fa fanté.
Il faut un long fommeil aux enfans , paixe qu'ils font
un extrême exercice. L'un fcrt de corrcilif à l'autre ; aufîl
voit-on qu'ils ont befoin de tous deux. Le tems du repos
eli; celui de la nuit, il efè marqué par la nature. C'eft une
obfer\'ation confiante que le fommeil eft plus tranquille &c
plus doux tandis que le foleil eft fous l'horizon ; ôc que
l'air échauffé de fcs rayons ne maintient pas nos fens dans
un fi grand calme. Ainfi l'habitude la plus falutairc cil cer-
tainement de fe lever &c de fe coucher avec le foleil. J^'où
il fuit que dans nos climats l'homme & tous les animaux
ont en général befoin de dormir plus long - tems l'hiver
que l'été. Mais la vie civile n'cft pas affcz fimplc, alfez
naturelle , alTcz exempte de révolutions , d'accidcns , pour
qu'on doive accoutumer Thomme à cette uniformité , au
point de la lui rendre nécefliiirc. Sans doute il faut s'affu-
jctcir
L I V R E I I. I5J
jectir aux règles ; mais la première elè de pouvoir les cii-
freiiidi^e fans rifque , quand la nécelficé le veur. N'allez donc
pas amollir indifcre terne ne votre Elevé dans la continuité
d'un paifible fommeil,qui ne foit jamais interrompu. Livrez-
le d'abord uns gêne à la loi de la nature , mais n'oubliez
pas que parmi nous il doit être au - deffus de cette loi ;
qu'il doit pouvoir fe coucher tard , fe lever matin , être
éveillé brufquement , palFer les nuits debout , fans en être
incommodé. En s'y prenant alfez tôt, en allant toujours
doucement & par degrés , on forme le tempérament aux
mêmes chofes qui le détruifent, quand on l'y foumet déjà
tout formé.
Il importe de s'accoutumer d'abord à être mal couché ;
c'efè le moyen de ne plus trouver de mauvais lit. En géné-
ral , la vie dure , une fois tournée en habitude , multiplie
les fenfations agréables : la vie molle en prépare une infi-
nité de déplaifantes. Les gens élevés trop délicatement ne
trouvent plus le fommeil que fur le duvet ; les gens ac-
coutumés à dormir fur des planches le trouvent par-tout :
il n'y a point de lit dur pour qui s'endort en fe cou-
chant.
Un lit mollet , où l'on s'enfevelit dans la plume ou dans
l'édredon , fond & diflbud le corps , poiu- ainfi dire. Les
reins enveloppés trop chaudement s'échauffent. De-là réfal-
tent fouvent la pierre ou d'autres incommodités , & infailli-
blement une complexion délicate qui les nourrit toutes.
Le meilleur lit eft celui qui procure un meilleur fommeil.
Voilà celui que nous nous préparons Emile & moi pendant
Emik. Tome I. B b
594 E M I L E.
h. journée. Nous n'avons pas befoin qu'on nous amené des
efclaves de Perfe pour faire nos lits ; en labourant la terre
nous remuons nos matelas.
Je fais par expérience que quand un enfant eft en (anté
Ton eft maitre de le faire dormir & veiller prefqu'à volonté.
Quand l'enfant eft couché , &. que de fon babil il ermuie {à
Bonne, elle lui dit, dorme\; c'elt comme Ç\ elle lui difoit,
port:i\-vous bien , quand il elt malade. Le vrai moyen de
le faire dormir eft de l'ennuyer lui-même. Parlez tant, qu'il
foit forcé de fe taire , & bientôt il dormira : les fermons font
toujours bons à quelque chofc ; autant vaut k prêcher que le
bercer : mais fi vous employez le foii* ce narcotique , gardez-
vous de l'employer le jour.
J'éveillerai quelquefois Emile, moins de peur qu'il ne
prenne l'habitude de dormir trop long-tems, que pour l'ac-
coutumer à tout , même à être éveillé brufquement. Au fur-
plus j'aurois bien peu de talent poiu- mon emploi , fi je ne fa-
vois pas le forcera s'éveiller de lui-même, à: à fe lever,
pour ainfi dire , à ma volonté , fans que je lui dife un feul
mot.
S'il ne dort pas aiïez , je lui laifTe entrevoir pour le lende-
main une matinée ennuycufe , (Se lui-même regardera comme
autant de gagné tout ce qu'il pourra lailicr au Ibmmeil : s'il
dort trop , je lui montre à fon réveil un amufemcnt de fou
goût. V'eux-je qu'il s'éveille à point nommé , je lui dis ; de-
main h Çw heures on part pour la pêche, on fe va promener
à un tel endroit, voulez -vous en être? il confent , il me
prie de réveiller ; je promets , ou je ne promeis point «
L I V R E 1 1. 195
félon le befoin : s'il s'éveille trop tard , il me trouve parri.
Il y aura du malheur fi bientôt il n'apprend à s'éveiller de lui-
même.
Au relie , s'il arrivoit , ce qui efl: rare , que quelqu'enfjnt
indolent eût du penchant à croupir dans la pai-cfFe , il ne faut
point le livrer à ce penchant, dans lequel il s'cngourdiroic
rout-à-fait , mais lui adminiftrcr quelque flimulant qui l'é-
veille. On conçoit bien qu'il n'eft pas que/lion de le faire
agir par force , mais de l'émouvoir par quelque appétit qui l'y
porte , & cet appétit, pris avec choix dans l'ordre de la nature ,
nous mené à la fois à deux fins.
Je n'imagine rien dont, avec un peu d'adrefTe, on ne pût
infpijer le goût, même la fureur aux enfans , fans vanité »
fans émulation, fans jalonne. Leur vivacité, leur cfprit imi-
tateur fuffifent; fiU"-tout leur gaieté naturelle, inlèrument dont
la prife eft fùre , & dont jamais précepteur ne fçut s'avifer.
Dans tous les jeux où ils font bien perfuadés que ce n'eft que
jeu , ils fouffrent fans fe plaindre , & même en riant , ce
qu'ils ne foulTriroient jamais autrement , fans verfcr des tor-
rens de larmes. Les longs jeûnes , les coups , la brûlure , les
fatigues de toute efpece font les amufemens des jeunes Sau-
vages ; preuve que la douleur même a fon alUùfonnemcnt ,
qui peut en ôter l'amertume ; mais il n'appartient pas h tous
les maîtres de favoir apprêter ce ragoût , ni peut-être à tous
les difciples de le favourer fans grimace. Me voilà de nouveau ,
fi je n'y prends garde , égaré dans les exceptions.
Ce qui n'en foufïre point eft cependant l'affiijettifTement de
l'homme à la douleur, aux maux de fon efpece, aux accidens,
Bb i
*9< EMILE.
aux périls de la vie , enfin à la mort ; plus on le familiarifera
avec toutes ces idées , plus on le guérira de l'importune fen-
fibilité qui ajoute au mal l'impatience de l'endurer ; plus on
l'apprivoifera avec les fouiTianccs qui peuvent l'atteindre , plus
on leur ô:cra , comme eût dit Montaigne , la pointure de
Tctrangeté , & plus aulîl l'on rendra fon ame invulnérable ôc
dure ; fon corps fera la cuiralTe qui rebouchera tous les traits
dont il pourroit ctre atteint au vif. Les approches même de
la mort n'étant point la mort, à peine la fcntira-t-il comme
telle i il 'lie mourra pas , pour aind dire : il fera vivant ou mort ;
rien de plus. C'cft de lui que le mtnic Montaigne eût pu dire,
comme il a dit d'un Roi de Maroc , que nul homme n'a vécu
fi avant dans la mort. La confiance Ôc la fermeté font , ain(i
que les autres vertus , des apprentilfages de l'enfance : mais ce
n'c'è pas en apprenant leurs noms aux cnfans qu'on les leur
enfeigne, c'clt en les leur faiLn: goûter fans qu'ils fâchent
ce que c'e/K
Mais cl propos de mourir, comment nous conduirons-nous
avec notre Elevé , relativement au danger de la petite vérole ?
La lui ferons-nous inoculer en bas âge , ou fi nous attendrons
qu'il la prenne natuiellemcnt? Le premier parti , plus conforme
à notre pratique , garantit du péril l'âge où la vie e/t la plus
précieufe, au rifque de celui où clic l'efl le moins; fi toute-
fois on peut doimcr le nom de rifque .\ l'inoculation bien
aJminiflrér.
Mais le fccond c{\ plus dans nos principes généraux , de
laiTer f.;irc en tout la nature, dans les foins qu'elle aime !^
prcaJre feolc, Ck qu'elle akuidonnc aufll-tôt q.ic l'honmie veut
L I V R E I I. T97
s'en mêler. L'homme de ki nature efl: toujours prépare : hif-
fons-le inoculer par le maître ; il choifira mieux le moment
que nous.
N'allez pas de-là conclure que je blâme l'inoculation : car
le raifonnement far lequel j'en exempte mon Elevé iroit tris-
mal aux vôtres. Votre éducation les prépare à ne point échap-
per à la petite vérole au moment qu'ils en feront attaqués : (i
vous la lailfez venir au hazard , il clt probable qu'ils en péri-
ront. Je vois que dans les différens pays on réfiite d'auraiiC
plus à l'inoculation qu'elle y devient plus nét-cïTaire , &: la
raifon de cela fe fcnt aifément. A peine aufTl daignerai-je trai-
ter cette queftion pour mon Emile. Il fera inoculé , ou il ne
le fera pas, félon les tems, les lieux, les circom'tances : cela
cft prefque indifférent pour lui. Si on lui donne la pe:ice
vérole , on aura l'avantage de prévoir & connoître fon
mal d'avance ; c'eft quelque chofe : mais s'il la prend na-
turellement , nous l'aurons préfervé du Médecin ; c'eft en-
core plus.
Une éducation exclafive , qui tend feulement à diftinguer
du peuple ceux qui l'ont reçue , préfère toujours les inftruc-
tions les plus coûteufes auK pLis communes , & par cela
même aux plus utiles. Ain(i les jeunes gens élevés avec foin
apprennent tous à monter à cheval , parce qu'il en coûte
beaucoup pour cela ; mais prefqu'aucun d'eux n'apprend à
n îgcr , parce qu'il n'en coûte rien , & qu'un Artifin peut
favoir nager auffi bien que qui que ce foir. Cependant , fans
avoir f.iit foa académie , un voyageur monte i clieval , s'y
tient ôc s'en fert affez pour le bcfoin ; mais dans Teau li Ton
ir,« EMILE.
ne nage on fe noyé , &. l'on ne nage point uns l'avoir appris.
Enfin , l'on n'eft pas obligé de monter à cheval fous peine
de h vie , au lieu que nu! n'eft fàr d'éviter un danger
auquel on eft fi fouvent expofc. Emile fera dans l'eau comme
fur la terre ; que ne peut - il vivre dans tous les élémens !
Si l'on pouvoit apprendre îi voler dans les airs , j'en ferois
un aigle ; j'en ferois une falamandre , fi l'on pouvoit s'endmcir
au feu.
On craint qu'un enfant ne fe noyé en apprenant à nager ;
qu'il fe noyé en apprenant ou pour n'avoir pas appris , ce
fera toujours votre faute. C'eft la feule vanité qui nous rend
téméraires; on ne l'eft point quand on n'eft vu de pcrfonne:
Emile ne le feroit pas quand il feroit vu de tout l'Univers.
Comme l'exercice ne dépend pas du rifquc , dans un canal
du parc de fon père il apprendroit à traverfer THellefpont ;
mais il faut s'apprivoifer au rifque même , pour apprendre i
ne s'en pas troubler ; c'eft une partie elTentielle de l'apprcn-
tiiLige dont je parlois tout -à- l'heure. Au relie, attentif à
mcfurer le danger h Ces forces , & à le partager toujours
avec lui , je n'aurai gueres d'imprudence à craindre , quand
je réglerai le foin de fa confervation fur celui que je dois à
la mienne.
Un enfant eft moins grand qu'un homme ; il n'a ni fa force
ni fa raifon ; mais il voit & entend auffi-bien que lui , ou à
rr^s-pcu près; il a le goût audi fenfible quoiqu'il l'ait moins
délicat, &i diftingue aufTi-bicn les odeurs quoiqu'il n'y mette
pas la môme fcnfualité. Les premières facultés qui fc forment
&. fc perfectionnent en nous font les fens. Ce font donc les
LIVRE FI. 199
premières qu'il foudroie cultiver ; ce font les feules qu'on
oublie , ou celles qu'on néglige le plus.
Exercer les fens n'efl pas feulement en faire ufage , c'eft
apprendre à bien juger par eux , c'eft apprendre , pour ainfi
dire , à fentir; car nous ne favons ni toucher , ni voir , ni
entendre que comme nous avons appris.
Il y a un exercice purement naturel ôc méchanique , qui
ferc à i-endrc le corps robuite , fans donner aucune prife au
jugement : nager , courir , fauter , fouetter un fabot , lancer
des pierres ; tout cela efè fort bien : mais n'avons-nous que
des bras & des jambes ? N'avons-nous pas aufïi des yeux , des
oreilles, ôc ces organes font-ils fuperflus h l'ulhge des pre-
miers ? N'exercez donc pas feulement les forces , exercez tous
les fens qui les dirigent , tirez de chacun d'eux tout le parti
pofîible , puis vcrifiez l'imprefTion de l'un par l'autre. Mcfurez ,
comptez , pefez , comparez. N'employez la force qu'après
avoir eltimé la réfiflance : faites toujours en forte que l'efH-
mation de l'effet précède l'ufage des moyens. Intéreflcz l'enfant
à ne jamais faire d'efforts infufîifans ou fuperflus. Si vous l'ac-
coutumez à prévoir ainfi l'effet de tous les mouvemens , &i
à redrelfer fes erreurs par l'expérience , n'elt-il pas clair que
plus il agira , plus il deviendra judicieux ?
: S'agit -il d'ébranler une malfe ? S'il prend un levier trop
long il dépenfera trop de mouvement , s'il le prend trop coure
il n'aura pas afTez de force : l'expérience lui peut apprendre i
choifir prccifément le bâton qu'il lui faut. Cette làgelTe n'eft
donc pas au-deffus de fon âge. S'agit-il de porter un fardeau?
S'il veut le prendre , auffi pefaiit qu'il peut le porter , Ck n'eu
to» E M I L E.
point efTayer qu'il ne fouleve , ne fera - 1 - il pas forcé d'en
cftimcr le poids à la vue ? Suie -il comparer des mafTcs de
même matière &c de différentes groffeurs ? Qu'il choifilFe entre
des mafll's de même groffeur ôc de différentes matières ; il flm-
dra bien qu'il s'applique à comparer leurs poids fpéciliques. J'ai
\ai un jeune homme, tri.s-bien élevé, qui ne voulut croire
qu'après l'épreuve , qu'un feau plein de gros coupeaux de
bois de chêne fût moins pefant que le même fcau rempli
d'eau.
Nous ne fommes pas également maîtres de l'ufage de tous
nos fens. Il y en a un, favoir le toucher, dont Taclion n'cft
jamais fufpendue durant la veille ; il a été répandu fur la fur-
face entière de notre coips , comme une garde continuelle ,
poiu- nous avertir de tout ce qui peut l'offenfer. C'clt aufli
celui dont , bon gré malgré , nous acquérons le plutôt l'expé-
rience par cet exercice continuel , 6c auquel par conféquenC
nous avons moins bcfoin de donner une culture particulière.
Cependant nous obfcr\'ons que les aveugles ont le tacl plus
fur & plus fin que nous ; parce que , n'étant pas guidés par
la vue , ils font forcés d'apprendre i tirer uniquement du pre*
mier fens les jugemens que nous fournit l'autre. Pourquoi donc
ne nous exerce-t-on pas à marcher comme eux dans l'obRu-
rité , h connoitre les corps que nous pouvons atteindre , à
juger des objets qui nous environnent, h faire, en un mot ,
de nuit & fins lumière, tout ce qu'ils font de jour Ôc fans
yeux ? Tant que le foleil luit , nous avons fur eux l'avantage ;
dans les ténèbres ils font nos guides Ji leur tour. Nous fom-
mes aveugles la moitié de la vie ; avec la différence que les
vrais
LIVRE II.
iOI
vrais aveugles Tavent toujours fe conduire , ôc que nous n'ofons
faire im pas au cœur de la nuit. On a de la lumière , me
dira-t-on : Eh quoi ! toujours des machines ! Qui vous répond
qu'elles vous fuivront par-tout au befoin ? Pour moi , j'aime
mieux qu'Emile ait des yeux au bout de ks doigts , que dans
la boutique d'un Chandelier.
Etes-vous enfermé dans un édifice au milieu de la nuit ,
frappez des mains ; vous appercevrez au réfonnement du lieu ,
fi l'efpace eft grand ou petit , fi vous êtes au milieu ou dans
un coin. A demi-pied d'un mur , l'air moins ambiant & plus
réfléchi vous porte une autre fenfation au vifage. Reftez en
place , & tournez-vous fuccefîivement de tous les côtés ; s'il
y a une porte ouverte , un léger courant d'air vous l'indiquera.
Etes-vous dans un bateau, vous connoîcrez , à la manière
dont l'air vous frappera le vifage , non-feulement en quel fens
vous allez , mais fi le fil de la rivière vous entraîne lentement
ou vite. Ces obfervations & mille autres femblables, ne peu-
vent bien fc faire que de nuit ; quelque attention que nous
voulions leur donner en plein jour, nous ferons aidés ou
diftraits par la vue , elles nous échapperont. Cependant il n'y
a encore ici ni mains , ni bâton : que de connoilîlinccs oculaires
on peut acquérir par le toucher, même fans rien toucher
du tout !
Beaucoup de jeux de nuit. Cet avis eft plus important qu'il
ne fembie. La nuit effraye naturellement les hommes , (Se
quelquefois les animaux (io). La raifon , les connoilfances ,
(20) Cet effroi devient très-manitcfte dans les grandes cclipfes de folcil.
Emile. Tome I. C c
zoi EMILE.
l'efprit , le courage , délivrent peu de gens de ce tribut. J'ai
vu des raifonneurs , des efprits-forcs , des Philofophes , des
Militaires intrépides en plein jour , trembler la nuit , comme
des femmes , au bruit d'une feuille d'arbre. On attribue cet
effroi aux contes des nourrices , on fe trompe ; il y a une
caufe naturelle. Quelle elè cette caufe ? La même qui rend
les fourds défians & le peuple fuperftitieux , l'ignorance des
chofes qui nous environnent ôc de ce qui fe palfe autour de
nous (il). Accoutumé d'appercevoir de loin les objets, ôc
(21) En voici encore une autre
caufe bien expliquée par un philo-
fophc dont je cite fouvent le Livre ,
& dont les grandes vues m'inftrui-
fent encore plus fouvent.
" Lorfque par des circonftances
j, particulières nous ne pouvons avoir
,5 une idée jufte de la diltance ,
j, & que nous ne pouvons juger des
» objets que par la ^;randeur de
J, l'angle , ou plutôt de l'image qu'ils
„ forment dans nos yeux , nous
y, nous trompons alors nécefTairement
J, fur la grandeur de ces objets ;
yf tout le monde a éprouvé qu'en voya-
«• géant la nuit , on prend un buif-
„ fon dont on cfl près pour un grand
„ arbre dont on eft loin , ou bien on
jj prend un grand arbre éloigné jour
„ un buinbn qui efi voifin : de même
y, fi on ne connoit pas les objets par
» leur forme, & qu'on ne puiffe avoir
)> par ce moyen aucune idée de
» diftance , on fe trompera encore
^ nécefTairement ; une mouche quf
„ pafrera avec rapidité à quelques
,j pouces de diftance de nos yeux >
„ nous paroitra dans ce cas être un
J, oifeau qui en feroit à une très-grande
,y diJlance > un cheval qui feroit fans
„ mouvement dans le milieu d'une
„ campagne & qui feroit dans une
„ attitude femblable , par exemple ,
„ à celle d'un mouton , ne nous pa-
„ roitra plus qu'un gros mouton ,
„ tant que nous ne reconnoitrons
„ pas que c'eft un cheval ; mais des
„ que nous l'aurons reconnu , il
„ nous paroitra dans l'inftant gros
» comme un cheval » & nous reiH-
„ fierons fur -le -champ notre prc-
„ micr jugement.
,, Toutes les fois qu'on fe trouve-
n ra dans la nu'it dans des lieux
,-, inconnus où l'on ne puurra juger
» de la diltance , & où l'on ne
J, pourra reconnoitrc la forme des
» chofes à caufe de t'ohfcuxitc , oa
LIVRE IL
loy
de prcvoii- leurs imprefîlons d'avance , comment , ne voyant
plus rien de ce qui m'entoure , n'y fappoferois - je pas mille
êtres , mille mouvemens qui peuvent me nuire , & dont il
m'eft impofTible de me garantir ? J'ai beau Hivoir que je fuis
en fureté dans le lieu où je me trouve ; je ne le fais jamais
auflî-bien que fi je le voyois at1:uellement : j'ai donc toujours
un fujct de crainte que je n'avais pas en plein jour. Je fais , il
efè vrai, qu'un corps étranger ne peut gueres agir fur le
mien , fans s'annoncer par quelque bruit ; aulîî combien j'ai
fans cefle l'oreille alerte ! Au moindre bruit dont je ne puis
difcerner la caufe, l'intérêt de ma confervation me fait d'abord
„ fera en danger de tomber à tout
» inftant dans l'erreur au fujet des
j, jugemens que l'on fera fur les
» objets qui fe prcfentcront ; c'eft
» de-là que vient la frayeur & l'efpece
„ de crainte intérieure que l'obfcu-
»> rite de la nuit fait fentir à pref-
» que tous les hommes ; c'eft fur
5j cela qu'eft fondée l'apparence des
» fpedres & des figures gigantefques
j, & épouvantables que tant de gens
j, difent avoir vues : on leur ré-
» pond communément que ces fi-
^ gures étoient dans leur imagina-
j5 tion ; cependant elles pouvoient être
» réeUement dans leurs yeux , & il
» eft très-podîble qu'ils aient en
„ effet vu ce qu'ils difent avoir vu :
J, car il doit arriver néceflairement
» toutes les fois qu'on ne pourra
» juger d'un objet que par l'angle
J» qu'il forme dans l'œil , que cet
» objet inconnu groiïira & grandi-
» ra , à mefure qu'on en fera plus
» voifin , & que s'il a d'abord paru
» au Spectateur qui ne peut con-
» noitre ce qu'il voit , ni juger ,
» à quelle diftance il le voit , que
„ s'il a paru , dis-je d'abord de la
>» hauteur de quelques pieds lorfqu'il
„ ctoit à la diftance de vingt ou
,j trente pas , il doit paroitre haut
H de plufieurs toifes lorfqu'il n'en
» fera plus éloigné que de qucl-
î, ques pieds , ce qui doit en effet
„ l'étonner & l'effrayer , jufqu'à ce
» qu'enfin il vienne à toucher l'ob-
5, jet ou à le reconnoitre ; car dans
5, l'inftant même qu'il reconnoitra
„ ce que c'eft , cet objet qui lui pa-
jj roiffoit gigantefquc , diminuera
,5 tout-à-coup , & ne lui paroiira
„ plus avoir que fa grandeur rccl-
M le i mais ti l'on Fuit ou qu'oa
Ce z
104
EMILE.
fuppofer tout ce qui doit le plus m'engager h. me tenir fur mes
gardes , & par conféquent tout ce qui eft le plus propre à
m'effrayer.
N'entends-je abfolument rien ? Je ne fuis pas pour cela tran-
quille ; car enfin fans bruit on peut encore me furprendre. Il
faut que je fuppofe les chofes telles qu'elles étoient aupara-
vant f telles qu'elles doivent encore êvre , que je voye ce que
je ne vois pas. Ainfi force de mettre en jeu mon imagination ,
bientôt je n'en fuis plus maître , & ce que j'ai fait pour me
ralfurer , ne fert qu'à m'alarmer davantage. Si j'entends du
brait , j'entends des voleurs ; fi je n'entends rien , je vois
des fantômes : la vigilance que m'infpirc le foin de me con-
ferver ne me donne que fujets de crainte. Tout ce qui doit
me ralfurer n'eft que dans ma raifon , l'inftinA plus fort me
„ n'ofe approcher , il eft certain
y» qu'oo n'aura d'autre idée de cet
» objet que celle de l'image qu'il
» fornioit dans l'œil , & qu'on au-
,j ra rjellenent vu une figure gi-
jj gintclque OU' épouvaiitable par la
jj graadeur & par la forme. Le
» préjuge des fpedrcs eft donc fon-
» do dans la nature , & ces ap-
), parenccs ne dépendent pas comme
„ le ctoient les Philofophcs , uni-
» quemenc de rimagination.
„ W}. Sût. T. l^r. pag. 22. in-ii.
J'ai taché de montrer dans le texte
comment il en dépend toujours en
partie , iS quant à la caufc expliquée
dam ce palFage , on voit que l'ha-
bkuJc. de. marcher lu nuit , doit nous
apprendre à diftingucr les apparences
que la rcfTemblancc des formes &
la diverfité des diftances font pren-
dre aux objets à nos yeux dans
l'obfcurité : car lorfque l'air eft en-
core affez éclairé pour nous laiffer
appercevoir les contours des objets ,
comme il y a plus d'air intcrpofc
dans un plus grand cloignemcnt »
nous devons toujours voir ces con-
tours moins marques quand l'objet
eft plus loin de nous , ce qui fuf-
fit à force d'habitude pour nous
garantir de l'erreur qu'explique ici
M. de BufFon. Quelque explication
qu'on préfère , ma méthode eft donc
touinurs efficace , & c'cft ce que l'ex-
périence conlîrme parfaitement.
L I V R E I I. 205
parle tout autrement qu'elle. A quoi bon penfer qu'on n'a
rien à craindre , puifqu' alors on n'a rien à faire ?
La caufe du mal trouvée indique le remède. En toute
chofe l'habitude tue l'imagination , il n'y a que les objets nou-
veaux qui la réveillent. Dans ceux que l'on voit tous les jours »
ce n'efè plus l'imagination qui agit , c'eft la mémoire , ôc
voilà la raifon de l'axiome au affueds non fit pajjïo ; car ce
n'eft qu'au feu de l'imagination que les paffions s'allument.
Ne raifomiez donc pas avec celui que vous voulez guérir de
l'horreur des ténèbres ; menez-l'y fouvent , & foyez fur que
tous les argumens de la Philofophie ne vaudront pas cet ufage.
La tête ne tourne point aux couvreurs fur les toits , & l'on ne
voit plus avoir peur dans Tobfcurité quiconque eft accoutumé
d'y être.
Vo:là donc pour nos jeux de nuit un autre avantage ajouté
au premier : mais pour que ces jeux réuffiffent, je n'y puis
trop recommander la gaieté. Rien n'eft fi trifte que les ténè-
bres : n'allez pas enfermer votre enfant dans un cachot. Qu'il
rie en entnmt dans l'obfcuritc; que le rire le reprenne avant
qu'il en forte ; que , tandis qu'il y eft , l'idée des amufe-
mens qu'il quitte , & de ceux qu'il va retrouver , le dé-
fende des imaginations fantaftiques qui pourroient l'y venir
chercher.
Il elt un terme de la vie au-delà duquel on rétrograde en
avançant. Je fcns que j'ai palfé ce terme. Je recommence ,
pour ainfi dire , une autre carrière. Le vuidc de l'âge mûr ,
qui s'eft fût fentir à moi , me retrace le doux tcms du premier
âge. En vieillilRuit je redeviens enfmt, & je me rappelle
io6 EMILE.
plus volontiers ce que j'ai fait à dix ans , qu'à trente. Lec-
teurs , pardonnez-moi donc de cirer quelquefois mes exemples
de moi-même ; car pour bien faire ce livre , il faut que je
le fafTe avec pluiflr.
J'étois à la campagne en penfion, chez un Miniftre ap-
pelle M. Lambercier. J'avois pour camarade un couiîn plus
riche que moi , & qu'on traitoit en héritier , tandis qu'éloi-
gné de mon père , je n'étois qu'un pauvre orphelin. Mon
grand coufm Bernard étoit fingulierement poltron , fur-touc
la nuit. Je me moquai tant de fa frayeur , que M. Lamber-
cier , ennuyé de mes vanteries , voulut mettre mon coui-age
à l'épreuve. Un foir d'automne, qu'il faifoit très-obfcur , il
me donna la clef du Temple , & me dit d'aller chercher dans
la chaire la Bible qu'on y avoit laifTée. \\ ajouta , pour me
piquer d'honneur, quelques mots qui me mirent dans l'im-
puifTance de reculer.
Je partis fans lumière ; fi j'en avois eu , ç'auroit peut-être
été pis encore. Il faloit palFcr par le cimetière ; je le tra-
verfai gaillardement ; car tant que je me fentois en plein
air , je n'eus jamais de frayeurs nocturnes.
En ouvrant la porte , j'entendis à la voûte un certain retcn-
tJfTemcnt que je crus refTembler :\ des voix , & qui commença
d'ébranler ma fermeté romaine. La porte ouverte , je voulus
entrer : mais h peine eus-je fait quelques pas , que je m'arrêtai.
En apperccvant l'obfcurité profonde qui régnoit dans ce vafle
lieu, je fus faifi d'une terreur qui me fit drelfcr les cheveux ;
je rétrograde , je fors , je me mets à fuir tour tremblant.
Je trouvai dans la cour un petit chien nommé Sultan , dont
L I V R E I L 107
les carelTes me raïïurerent. Honteux de ma frayeur , je revins
fur mes pas , tâchant pourtant d'emmener avec moi Sultan ,
qui ne voulut pas me fuivre. Je franchis brufquemcnt la porte ,
j'entre dans l'Eglife. A peine y fris-je rentré , que la frayeur
me reprit , mais fi fortement , que je perdis la tête ; & quoi-
que la chaire fût à droite , &: que je le fçuffe très-bien , ayant
tourné fans m'en appercevoir , je la cherchai long - tems à
gauche , je m'embarralfai dans les bancs , je ne favois plus
oiî j'étois ; & ne pouvant trouver ni la chaire , ni la porte ,
je tombai dans un bouleverfcment inexprimable. Enfin j'ap-
pcrçois la porte , je viens à bout de fortir du Temple , &:
je m'en éloigne comme la première fois, bien réfolu de n'y
jamais rentrer feul qu'en plein jour.
Je reviens jufqu'à la maifon. Prêt à entrer , je diftingue
la voix de M. Lambercicr à de grands éclats de rire. Je les
prends pour moi d'avance , &c confus de m'y voir expofé ,
j'héfîte à ouvrir la porte. Dans cet intervalle , j'entends
Mademoifelle Lambercier s'inquiéter de moi , dire à la fer-
vante de prendre la lanterne , &: M. Lambercicr fe difpofcr
à me venir chercher , efcorté de mon intrépide coufin , auquel
enfuite on n'auroit pas manqué de fliire tout Thonneur de
l'expédition. A Finftant toutes mes frayeurs cclfent , & ne
me laiffent que celle d'être furpris dans ma fuite : je cours ,
je vole au Temple , lans m'égarer , fans tâtonner , j'arrive
à la chaire , j'y monte , je prends la Bible , je mVlance
en bas , dans trois fauts je fuis hors du Temple , do/ic
j'oubliai même de fermer la porte , j'entre d:ms la cham-
bre liors d'haleine , je jette la Bible fur la table , etfaré ,
toî EMILE.
mais palpitanc d'aife d'avoir prévenu le fecours qui m'étoit
de/Hné.
On me demandera fi je donne ce trait pour un modèle à
fuivre , &c pour un exemple de la gaieté que j'exige dans
ces forces d'exercices ? Non ; mais je le donne pour preuve
que rien n'eft plus capable de raTurer quiconque eli: effrayé
des ombres de la nuit, que d'entendre dans une chambre
voiline une compagnie alTemblce rire &c caufer tranquillement.
Je voudrois qu'au lieu de s'amufer ainfi feiil avec fon Elevé ,
on raiïemblàc les foirs beaucoup d'enfans de bonne humeur;
qu'on ne les envoyât pas d'abord fcparément, mais plufieurs
enfemble, &c qu'on n'en bazardât aucun parfaitement feul , qu'on
ne fe fût bien aflurc d'avance qu'il n'en feroit pas trop effrayé.
Je n'imagine rien de fi plaifant 6c de fi utile que de pareils
jeux , pour peu qu'on voulût ufer d'adrefle â les ordonner.
Je ferois dans une grande falle une efpece de labyrinthe ,
avec des tables , des fauteuils , des chaifes , des paravents.
Dans les inextricables tortuoriccs de ce labyrinthe, j'arran-
gerois au milieu de huit ou dix boîtes d'attrapes une autre
boîte prcfque femblable , bien garnie de bonbons ; je dcfi-
gnerois en termes clairs , mais fuccin^ls , le lieu précis où fe
trouve la bonne boîte ; je donnerois le renfcignement fufl.fanc
pour la diflinguer à des gens plus attentifs & moins étourdis
que des enfans (21); puis, aprcs avoir fait tirer au fort les
( 22 ) Pour les exercer à l'attcn- tout point de longueurs , jamais un
tion ne leur dites jamais que des jnot fuperflu. J^lais aulVi ne laiflTez
cViofcs qu'ils lient un intérêt fciin- dans vos difcours ni obfcuritc ni
blc & prcfeat à bien entendre ; fur- équivoque.
petits
LIVRE II.
109
petits concurrens , je les enverrois tous l'un après l'autre ,
jufqu'à ce que la bonne boîte fût trouvée ; ce que j'aurois
foin de rendre difficile, à proportion de leur habileté.
Figurez -vous un petit Hercule arrivant une boîte à la
main, tout fier de fon expédition. La boîte fe met fur la
table , on l'ouvre en cérémonie. J'entends d'ici les éclats de
rire, les huées de la bande joyeufe , quand, au lieu des con-
fitures qu'on attendoit , on trouve bien proprement arrangés
fur de la mouffe ou far du coton , un hanneton , un tCccir-
got, du charbon, du gland, un navet, ou quelque autre
pareille denrée. D'autres fois, dans une pièce nouvellement
blanchie on fufpendra , près du mur , quelque jouet , quel-
que petit meuble qu'il s'agira d'aller chercher , fluas toucher au
mur. A peine celui qui l'apportera fera-t-il rentré , que , pour
peu qu'il ait manqué à la condition, le bout de fon chapeau
blanchi , le bout de fes foulicrs , la bafque de fon habit , fa
manche trahiront fa mal-adreife. En voilà bien aflez , trop
peut-être , pour faire entendre l'efprit de ces fortes de jeux.
S'il faut tout vous dire , ne me lifez point.
Quels avantages un homme ainQ élevé n'aura - 1 - il pas la
nuit fur les autres hommes ? Ses pieds accoutumés à s'affer-
mir dans les ténèbres, fes mains exercées à s'appliquer aifé-
ment à tous les corps environnans , le conduiront fans peine
dans la plus épaifTe obfcurité. Son imagination pleine des
jeux noilurnes de fa jcuneffe , fe tournera difficilement fur
des objets effrayans. S'il croit entendre des éclats de rire ,
au lieu de ceux des efprits follets , ce feront ceux de fes
anciens camarades : s'il fe peint une alfemblée , ce ne fera
Emik. Tome I. D J
iio
EMILE.
point pour lui le fabbat , mais la chambre de fon Gouver*
neur. La nuit ne lui rappcllanc que des idées gaies, ne lui
fera jamais affreufe ; au lieu de la craindre , il l'aimera. S'agic-
il d'une expédition militaire , il fera prêt à toute heure , auffi-
bien feul qu'avec ù troupe. Il entrera dans le camp de Saiil,
il le parcourra fans s'égarer, il ira jufqu'à la tente du Roi
fans éveiller perfonne , il s'en retournera fans être appcrçu.
Faut -il enlever les chevaux de Rlicfus , adreffez-vous à lui
fans crainte. Parmi les gens autrement élevés , vous trouve-
rez difficilement un Ulyiïe.
J'ai vu des gens vouloir , par des furprifes , accoutumer les
enf.ms h ne s'effrayer de rien la nuit. Cette méthode cft
très-mauvaifc ; elle produit un effet tout contraire à celui
qu'on cherche , &; ne fert qu'il les rendre toujours plus
craintifs. Ni la raifon , ni l'habitude ne peuvent raffurcr fur
l'idée d'un danger préfent , dont on ne peut connoître le
degré , ni l'efpece , ni fur la crainte des furprifes qu'on a
fouvent éprouvées. Cependant , comment s'afTurcr de tenir
toujours votre Elevé exempt de pareils accidens ? Voici le
meilleur avis , ce me femblc , dont on puiffc le prévenir là-
delTus. Vous êtes alors , dirois-je à mon Emile , dans le cas
d'une ju/le défenfe ; car l'aggrcTeur ne vous lailfc pas juger
s'il veut vous faire mal ou peur, & comme il a pris fcs avan-
tages , la fuite même n'eft pas un refuge pour vous. Saififfcz
donc hardiment celui qui vous furprend de nuit , homme ou
bêrc , il n'importe ; fcrrcz-lc , cmpoignez-le de toute votre
force; s'il fc débat, frappez, ne marchandez point les coups,
&i quoiqu'il puilfe dire ou faire , ne lâchez jamais prife , que
L I V R E IL in
vous ne fâchiez bien ce que c'efl: : l'éclairciflement vous ap-
prendra probablement qu'il n'y avoir pas beaucoup à craindre ,
& cette manière de traiter les plaifans doit naturellement les
rebuter d'y revenir.
Quoique le toucher foit de tous nos fens celui dont nous
avons le plus continuel exercice , fes jugemens reftent pour-
tant , comme je l'ai dit , imparfaits & grofficrs , plus que
ceux d'aucun autre ; parce que nous mêlons continuellement
à fon ufage celui de la \aie , ôc que l'œil atteignant à l'objet
plutôt que la main, l'efprit juge prefque toujours fans elle.
En revanche , les jugemens du ta6t font les plus fûrs , prcci-
fément, parce qu'ils font les plus bornés : car ne s'ctendant
qu'aufTi loin que nos mains peuvent atteindre , ils rectifient
l'étourderie des autres fens , qui s'élancent au loin fur des
objets qu'ils apperçoivcnt h peine , au lieu que tout ce qu'ap-
perçoit le toucher, il l'apperçoit bien, i^joutez que, joignant,
quajid il nous plait, la force des mufcles h l'aélion des nerfs,
nous unilTons , par une fenfation fimultanée , au jugement de
la température , des grandeurs , des figures , le jugement du
poids ôc de la folidité. Ainfi le toucher étant de tous les fens
celui qui nous instruit le mieux de l'impreflion que les corps
étrangers peuvent faire fur le nôtre , eit celui dont l'ufage
eft le plus fréquent , ôc nous donne le plus inmiédiatcmcnc
la connoifllmce nécclTaire à notre confervation.
Comme le toucher exercé fupplée à la \aie , pourquoi ne
pourroit - il pas auffi fuppléer îi l'ouie jufqu'h certain point ,
puifque les fons excitent dans les corps fonores des ébran-
lemcns fenfibles au tacl? En pofanc uiic main far le coips
Dd 1
îiî EMILE.
d'un violontelle , on peut , fans le fecours des yeux nî des
oreilles difHnguer à la feule manière dont le bois vibre &c
frémit , fi le fon qu'il rend eft grave ou aigu , s'il efè tiré
de la chanterelle ou du bourdon. Qu'on exerce le fens à ces
différences , je ne doute pas qu'avec le tems , on n'y pût
devenir fenfîble au point d'entendre un air entier par les doigts.
Or ceci fuppofé , il eft clair qu'on pourroit aifément parler
aux fourds en mufique ; car les fons & les tems , n'étant pas
moins fufcepribles de combinaifons régulières que les articula-
tions & les voix , peuvent être pris de même pour les élémens
du difcours.
Il y a des exercices qui émoulTent le fens du toucher , &: le
rendent plus obtus : d'autres au contraire Taiguifent & le ren-
dent plus délicat & plus fin. Les premiers, joignant beaucoup
de mouvement & de force à la continuelle impreffion des corps
durs , rendent la peau rude , calleufe , &. lui ôtejir le fentiment
naturel ; les féconds font ceux qui varient ce même fentiment
par un ta6b léger & fréquent, en forte que l'cfprit attentif à
des impreflîons incelTamment répétées , acquiert la facilité de
juger toutes leurs modifications. Cette différence eft fenfible
dans l'ufage des inftrumcns de mufique : le toucher dur ôc
meurtrifTant du violoncelle , de la contrebafTe , du violon même ,
en rendant les doigts plus flexibles , raccornit leurs extrémi-
tés. Le toucher liffc & poli du clavecin les rend auffi flexibles
6c plus fenfibles en même tems. En ceci donc le clavecin elt
h préférer.
Il importe que la peau s'endurcilfc aux imprc/Tions de
l'air , & puilTc braver fes altérations j car c'clt elle qui défend
à
L I V R E IL ity
tout le refte. A cela près , je ne voudrois pas que la maia
trop fervilement appliquée aux mêmes travaux, vînt à s'en-
durcir , ni que fa peau devenue prefque olTeufe perdît ce fcn-
timent exquis , qui donne à connoître quels font les corps
fur lefquels on la pafle , &c , félon l'efpece de contact ,
nous fait quelquefois , dans l'obfcurité , friiTonner en diverfes
manières.
Pourquoi faut-il que mon Elevé foit forcé d'avoir toujours
fous fes pieds une peau de bœuf ? Quel mal y auroit - il que
la fienne propre pût au befoin lui fervir de femelle ? Il eft
clair qu'en cette partie, la délicatefle de la peau ne peut ja-
mais être utile à rien &c peut fouvent beaucoup nuire. Eveilles
à minuit au cœur de l'hiver par l'ennemi dans leur ville , les
Genevois trouvèrent plutôt leurs fufils que leurs fouliers. Si nul
d'eux n'avoit fçu marcher nuds pieds , qui fiit fi Genève n'eût
point été prife ?
Armons toujours l'homme contre les accidens imprévus.
Qu'Emile coure les matins h pieds nuds , en toute faifon ,
par la chambre, par l'efcalier, par le jardin; loin de l'en
gronder, je l'imiterai; feulement j'aurai foin d'écarter le verre.
Je parlerai bientôt des travaux &c des jeux manuels ; du refte ,
qu'il apprenne à faire tous les pas qui favorifent les évolutions
du corps, à prendre dans toutes les attitudes une pofition
aifée & folide; qu'il fâche fauter en éloignement, en hauteur,
grimper fur un arbre, franchir un mur; qu'il trouve toujours
fon équilibre ; que tous fcs mouvemens , fes geltcs foicnc
ordonnés félon les loix de la pondération, long-tems avant
que la Statique fe mêle de les lui expliquer. A la manière
114 EMILE.
dont fon pied pofe à terre, 6c dont fon corps porte fur fa
janibc , il doit fcntir s'il eit bien ou mal. Une aïïiette alRi-
rce a toujours de la grâce , &c les pof tures les plus fermes font
au/fi les plus élégantes. Si j'étois maître à danfer, je ne fcrois pas
toutes les fingcries de Marcel (23), bonnes pour le pays où
il les fait : mais au lieu d'occuper éternellement mon Elevé
à des gambades , je le mcnerois au pied d'un rocher : là ,
je lui montrerois quelle attitude il faut prendre , comment il
faut porter le corps ôc la tête , quel mouvement il faut faire ,
de quelle manière il faut pofer , tantôt le pied , tantôt la
main , pour fuivre légèrement les fcnticrs efcarpcs , raboteux
& rudes , & s'élancer de pointe en pointe , tant en montant
qu'en dcfcendant. J'en ferois l'émule d'un chevreuil , plutôt
qu'un Danfeur de l'Opéra.
Autant le toucher concentre fes opérations autour de
l'homme, autant la vue étend les fiennes au-delà de lui.
C'eft là ce qui rend celles-ci trompeufes ; d'un coup-d'œil
un homme embralfe la moitié de fon horizon. Dans cette
multitude de fcnfttions fimultances &c de jugemens qu'elles
excitent , commc:it ne fe tromper fur aucun ? Ainfi la vue
cft dt' tous nos fens le plus fautif, précifément parce qu'il
( 2? ) Ct-lebre Maître à danfer de frivole, on voit encore aujourd'hui un
Paris , k-qiicl , connoiffint bien fon Artille Comédien faire ainfi l'impor-
monde faifoit IcNtravagant par ru- tant & le fuu , & ne réullir pu
fe , & donnait à fon art une im- moins bien. Cette mcthode eft tou-
ponaice «ju'on feignoit de trouver jours fùre en France. Le vrai talent,
iKlicule , mais pour laquelle on lui plus fmiple & moins cliatlatan , n'y
p'irioit au fond le plus grand réf. fuit point fortune. La moJcftic y cft
pei.1. Dons un autic art , non moins h veau des fots.
r. I V R E II; irç
eft le plus étendu , &; que , précédant de bien loin tous les
autres , fes opérations font trop promptes &c trop vafles ,
pour pouvoir être reétifiées par eux. Il y a plus ; les illudons
mêmes de la perfpeélive nous font néceffaires pour parvenir
à connoître l'étendue , & à comparer fes parties. Sans les
faulTes apparences , nous ne verrions rien dans l'éloignement ;
fans les gradations de grandeur & de lumière , nous ne
pourrions eftimer aucune difèance , ou plutôt il n'y en auroit
point pour nous. Si de deux arbres égaux , celui qui eft à cent
pas de nous , nous paroilToit aufli grand & aufli diftinâ: que
celui qui eft à dix , nous les placerions à côté l'un de l'autre.
Si nous appercevions toutes les dimenfions des objets fous
leur véritable mefure , nous ne verrions aucun efpace , ôc tout
nous paroîtroit fur notre œil.
Le fens de la vue n'a , pour juger la grandeur des objets
&; leur diftance, qu'une même mefure; favoir l'ouverture de
l'angle qu'ils font dans notre œil ; 6c comme cette ouverture
eft un effet iimple d'une caufe compofée , le jugement qu'il
excite en nous lailTe chaque caufe particulière indéterminée ,
ou devient néceflairement fautif. Car comment diftinguer à
la fimple vue fi l'angle par lequel je vois un objet plus petit
qu'un autre , eft tel parce que ce premier objet eft en effet
plus petit , ou parce qu'il eft plus éloigné ?
Il faut donc fuivre ici une méthode contraire h la précé-
dente ; au lieu de Amplifier la fenfation , la doubler , h véri-
fier toujours par une autre ; affujcttir l'organe vifuel à l'organe
taflile , &c réprimer, pour ainfi dire , l'impétuofité du premier
fcns par la marche pefantc <Sc réglée du fécond. Faute de
iifi EMILE.
nous afTcnlr à cette pratique , nos mefures par cflimation
font trcs-inexades. Nous n'avons nulle précilîon dans le coup-
d'œil pour juger les hauteurs, les longueurs , les profondeurs,
les diftances ; <k la preuve que ce n'eit pas tant la faute du
fcns que de fon ufage , c'elè que les Ingénieurs , les Arpen-
teurs , les Architectes , les Maçons , les Peintres , ont en
gcnéral le coup-d'œil beaucoup plus sûr que nous, & appré-
cient les mefures de l'étendue avec plus de julleiïe ; parce que
leur métier leur donnant en ceci l'expérience que nous
négligeons d'acquérir , ils ôtent l'équivoque de l'angle , par
les apparences qui l'accompagnent , èc qui déterminent
plus exactement à leurs yeux , le rapport des deux caufes de
cet angle.
Tout ce qui donne du mouvement au corps fans le con-
traindre , cft toujours facile h obtenir des enfans. Il y a mille
moyens de les intérefler à mefurer , à connoître , à eftimer
les diftances. Voili un cerifier fort haut, comment ferons-
nous pour cueillir des cerifes ? l'échelle de la grange elt-clle
bonne pour cela? Voilà un ruifTeau fort large, comment le
traverferons-nous ? une des planches de la cour pofera-r-elle
fiir les deux bords ? Nous voudrions de nos fenêtres , pêcher
dans les folTés du Château ; combien de brafTcs doit avoir
notre ligne ? Je voudrois faire une cfcarpolettc entre ces
deux arbres , une corde de deux toifes nous fafFira-t-ellc ? On
me. dit que dans l'autre maifon notre chambre aura vingt-cinq
pieds quarrcs ; croyez-vous qu'elle nous convienne ? ftra-r-clle
plus grande que celle-ci? Nous avons grand faim, voili deux
vill.jjcs , au'iuel des dca.< ferons-nous plutôt pour dîner ? ôcc.
U
-LIVRE IL
ii7
Il s'agilToit d'exercer à la courfe un enfant indolent &c paref-
feux , qui ne fe portoit pas de lui-mcme à cet exercice ni à
aucun autre , quoiqu'on le deltinât à l'crat militaire : il s'étoic
perfuadé , je ne fais comment , qu'un homme de fon rang
ne devoit rien faire ni rien favoir, &c que fa noblcffe dcvoit
lui tenir lieu de bras , de jambes , ainfi que de toute efpece
de mérite. A faire d'un tel Gentilhomme un Achille au pied-
léger , l'adrefTe de Chiron même eût eu peine à fufîire. La
difficulté étoit d'autant plus grande que je ne voulois lui
prefcrire abfolument rien : J'avois banni de mes droits les
exhortations , les promeiïes , les menaces , l'émulation , le
deflr de briller : comment lui donner celui de courir fans
lui rien dire ? courir moi-mcmc eût été un moyen peu fur
& fujet à inconvénient. D'ailleurs , il s'agiffoit encore de
tirer de cet exercice quelque objet d'inftruilion pour lui , afin
d'accoutumer les opérations de la machine ôc celles du juge-
ment à marcher toujours de concert. Voici comment je m'y
pris : moi , c'eft-à-dire , celui qui parle dans cet exemple.
En m'allant promener avec lui les après-midi , je mettois
quelquefois dans ma poche deux gâteaux d'une efpece qu'il
aimoit beaucoup ; nous en mangions chacun un à la prome-
nade (14), (Scnous revenions fort contcns. Un jour il s'apper-
( 24") Promenade champêtre ^^com- bourg , aux Tuilleries , fur-tout au
me on verra dans l'inftant. Les pro- Palais - royal , que la belle JeunelTc
menades pub'iques des villes font de Paris va prendre cet air imperti.
pernicieufes aux enfans de l'un & nent & fat qui la rend fi ridicule,
de l'autre fexe. C'eft là qu'ils corn- & la fait huer & dctefter dans toute
menccnt à fe rendre vains & à vou- l'Europe,
loir être regardes ; c'eft au Luxem-
Emile. Tome L Ee .
2TÎÎ EMILE.
çur que j\.vois trois gâteaux ; il en surcit pu mcnger fîx fans
s'incommoder : il dépêche promptement le iien pour me de-
mander le troiileme. Non , lui dis-je , je le mangerois fort
bien moi-même , ou nous le partagerions , mais j'aime mieux
le voir difputer à la courfc par ces deux petits garçons que
voilà. Je les appeilai , je leur montrai le gâteau & leur pro-
pofai la condition. Ils ne demandèrent pas mieux. Le gâteau
fut pofi fur une grande pierre qui fervit de but. La carrière
fut marquée , nous allâmes nous affeoir ; au fignal donne les
petits garçons partirent : le vidorieux fe fai.^it du gâteau , & le
mangea fans miféricorde aux yeux des fpeclateurs & du vaincu.
Cet amufement valoit mieux que le gâteau , mais il ne
prit pas d'abord & ne produifît rien. Je ne me rebutai ni ne
me prcfTai ; l'inltinition des enfans elt un métier où il faut
favoir perdre du tems pour en gagner. Nous continuâmes
nos promenvidcs ; fouvcnt on prcnoit trois gâteaux , quel-
quefois quatre , & de tems à autre il y en avoit un , même
deux pour les coureurs. Si le prix n'étoit pas grand , ceux qui
le difputoient n'ctoient pas ambitieux ; celui qui le remportoic
étoit loué , fêté , tout fe faifoit avec appareil. Pour donner
lieu aux révolutions &c augmenter l'intérêt , je marquois la
carrière plus longue , j'y fouffrois plufieurs concurrens. A
peine étoicntv's dans la lice que tous les pafTans s'arrê-
toient pour les voir ; les acclamations , les cris , les battcmcns
de mains les animoient; je voyois quelquefois mon petit
bon-homme trelfaillir, fe lever, s'écrier qumd !\m étoit prêt
d'atteindre ou de palîcr l'autre : c'étoicnt pour lui les Jeux
Olympiques,
l'iciuc (II- m,\ iMilliMu- il l r\ iMluc «M rcinnoiW* le
LIVRE IL rirj
Cependant les concurrens ufoienc quelquefois de fupercherie;
ils fc retenoicnt mutiiellemeut ou fe faifoieut tomber , ou
pouflbient des cailloux au paffigc l'un de Tautre. Cela me
fournit un fujet de Xz^ fëparer, ik; de les faire partii- de ùjfîe-
rens termes, quoiqu'égaJemeiit éloignés du but; ou verra bien-
tôt la raifon de cette prévoyance ; car je dois traiter cette im-
portante affaire dans un grand détail.
Ennuyé de voir toujours maiiger fjus fes yeux des g-âtcaux
qui lui faifoient grande envie , Monlieur le Chevalier s'avife
de foupçonner enfin que bien courir pouvoit être bon à quelque
chofe , & voyant qu'il avoit auffi deux jambes il commença
de s'effayer en fecret. Je me gardai d'en rien voir ; mais je com-
pris que mon fèratagcme avoit réufli. Quand il fe crut afTez
fort , ( & je lus avant lui dans fa penfée ) il afteéta de m'im-
portuner pour avoir le gâteau reftant. Je le refufe ; il s'obf-
tine , ce d'un air dépité il me dit à la fin : Hé bien , mettez-
le fur la pierre, marquez le champ, & nous verrons. Bon !
lui dis-je en riant , e(t-ce qu'un Chevalier fait courir ? Vous
gagnerez plus d'appétit , & non de quoi le fatisfaire. Pique
de ma raillerie , il s'éverme 6c remporte le prix d'autant plus
aifément que j'avois fliit la lice très-courte , &: pris foin d'c-
Ciirter le meilleur coureur. On conçoit comment ce premier
pas étant fait , il me fut aifé de le tenir en haleine. Bientôt
il prit un tel goût à cet exercice , que , fans faveur , il ctoit
prefque fur de vaincre mes polilTons à la courfe , quelque
longue que fût la carrière.
Cet avantage obtenu en produifit un autre auquel je n'avois
pas fongé. Quand il remportoit rarement le prix , il le man-
Ec i
izo EMILE.
geoit prcfque toujours feul , ainfî que faifoient Tes concurrens;
m.iis eii s'accourumant à la victoire , il devint généreux ,
ôc partageoic fouvent avec les vaincus. Cela me fournit à
moi-même une obfervation morale, & j'appris par -là quel
étoic le vrai principe de la générofité.
En continuant avec lui de marquer en diffcrens lieux les
termes d'où chacun devoit partir à la fois , je fis, fans qu'il
s'en apperçû:, les diitances inégales, de forte que l'un, ayant
à faire plus de chemin que l'autre pour arriver au même but,
avoit un défivantage vifible : mais quoique je laiflafle le
choix à mon dif^iple, il ne favoit pas s'en prévaloir. Sans
s'embarrafTer de la diltance , il préféroit toujours le beau
chemin; de forte qae, prévoyant aifément fon choix , j'étois
à peu près le maître de lui faire perdre ou gagner le gârcau
à ma volonté, &c cette adrefTe avoit aufli fon ufage à plus
d'une fin. Cependant , comme mon deiïein étoit qu'il s'ap-
pcrçût de la différence , je tâchois de la lui rendre fenfible ;
mais quoiqu'indolent dans le calme , il étoit fi vif dans fes
jeux , ôc fe défioit fi peu de moi , que j'eus toutes les peines
du monde à lui faire appcrcevoir que je le trichois. Enfin , j'en
vins à bout malgré fon ctourderie ; il m'en fit des reproches.
Je lui dis , de quoi vous plaignez-vous ? Dans un don que
je veux bien faire , ne fais-je pas maître de mes conditions ?
Qui vous force il courir ? Vous ai - je promis de faire les
lices égales ? N'avez-vous pas le choix ? Prenez la plus courte ,
on ne vous en empêche point : comment ne voyez-vous pas
que c'ell vous que je tavorife, & que l'inégalité dont vous
murmurez cil toute à votre avantage fi vous favez vous cq
L I V R E I I. 221
prévaloir? Cela étoic clair, il le comprit, &: pour choifir ,
il falut y regarder de plus près. D'abord on voulut compter
les pas ; mais la mefure des pas d'un enfant eft lente &c fau-
tive; de plus, je m'avifai de multiplier les courfes dans un
même jour , & alors l'amufement devenant une efpece de
paflîon , l'on avoit regret de perdre à mefurer les lices le
tems deftiné à les parcourir. La vivacité de l'enfance s'ac-
commode mal de ces lenteurs; on s'exerça donc h mieux voir,
à mieux eltimer une diltance à la vue. Alors j'eus peu de
peine à étendre ôc nourrir ce goût. Enfin , quelques mois
d'épreuves & d'erreurs corrigées , lui formèrent tellement le
compas vifuel , que quand je lui mettois par la penfée un gâ-
teau fur quelque objet éloigné , il avoit le coup-d'œil prefque
aufli fur que la chaîne d'un arpenteur.
Comme la vue elt de tous les fens celui dont on peut le
moins féparer les jugemens de l'efprit , il faut beaucoup de
tems pour apprendre à voir ; il faut avoir long - tems com-
paré la vue au toucher pour accoutumer le premier de ces
deux fens à nous fliire un rapport fidèle des figures & des
difèances : fans le toucher , fans le mouvement progrcflif , les
yeux du monde les plus perçans ne fauroient nous donner
aucune idée de l'étendue. L'Univers entier ne doit être qu'un
point pour une huître ; il ne lui paroîrroit rien de plus quand
même une ame humaine informeroit cette huître. Ce n'eft
qu'c\ force de marcher, de palper, de nombrer, de mefurer
les dimenfîons qu'on apprend à les cdimer : mais aufîi fi
l'on mefuroit toujours , le fens fe repofant fur l'inftrument
n'acquerroic aucune jultelFe. Il ne faut pas non plus que l'ea-
2ZÎ EMILE.
fjnt palTe tout d'un coup de la mefure à refiimation ; il faut
d'abord que, coatuiuant à comparer par parties ce qu'il ne
fauroit comparer tout d'un coup , à des aliquotes précifcs , il
fabltitue des aliquotes par appréciation , ëc qu'au lieu d'appli-
quer toujours avec la main la mefure , il s'accoutume à l'ap-
pliquer feulement avec les yeux. Je voudrois pourtant qu'on
vérifiât fes premières opérations par des mefures réelles afm
qu'il corrigeât fes erreurs , & que s'il refte dans le fens quel»
que faulTe apparence , il apprît à la redilier par un meilk-ur
jugement. On a des mefures naturelles qui font à peu près les
mêmes en tous lieux; -les pas d'un homme, l'étendue de
fes bras, fa ftaturc. Quand l'enfant eilime la hauteur d'un
étage , fon Gouverneur peut lui fei-vir de toife ; s'il eCiime la
hauteur d'un clocher , qu'il le toifc avec les maifons. S'il veut
favoir les lieues de chemin , qu'il compte les heures de mar-
che ; & fur-tout qu'on ne fade rien de tout cela pour lui , mais
qu'il le fafle lui-même.
On ne fauroit apprendre à bien juger de l'étendue & de la
grandeur des corps , qu'on n'apprenne à connoître aulTi leurs
ligures &c même à les imiter ; car au fond cette imitation
ne tient abfoiument qu'aux loix de la perfpeJlive, ôc l'on ne
peut eftimcr l'étendue fur fes apparences , qu'on n'ait quel-
que fcntiment de ces loix. Les enfans , grands imitateurs ,
cflaycnt tous de defliner ; je voudrois que le mien cultivât cet
art, non précifément pour l'art même, mais pour fe rendre l'œil
jufle (Se la main flexibL* ; ô: en général il importe fort peu qu'J
fâche tel ou tel exercice « pourvu qu'il acquière la perfpicacité
du fens &c k bonne habitude du corps qu'on gagne par cet
L I V R E I I. 123
exercice. Je me garderai donc bien de lui donner un maîrre
à defliner , qui ne lui donncroit à imiter que des imitations ,
& ne le feroit defliner que fur des deffins : je veux qu'il n'ait
d'autre maître que la nature, ni d'autre modèle que les
objets. Je veux qu'il ait fous les yeux l'original même 6c
non pas le papier qui le reprcfente , qu'il crayonne une maifon
fur une maifon, un arbre fur un arbre , un homme fur un homm.e ,
aiîn qu'il s'accounime h bien obferver les corps & leurs appa-
rences , & non pas à prendre des imitations faufles èc con-
ventionnelles pour de véritables imitations. Je le détournerai
même de rien tracer de mémoire en l'abfence des objets ,
jufqu'à ce que , par des obfervarions fréquentes , leurs figures
exa'fles s'impriment bien dans fon imagination; de peur que,
fubftituanr h la vérité des chofcs , des figiires bizarres &c
fantaftiques , il ne perde la connoilFance des proportions , &
le goût des beautés de la nature.
Je fais bien que de cette manière , il barbouillera long-
tems fans rien faire de rcconncifTable , qu'il prendra tard
l'élégance des contours 6c le trait léger des Deifinateurs ,
peut-être jamais le difcernemenr des efrets pittorcfques & le
bon goût du dciTm ; en revanche il contractera certai-
nement un coup - d'œil plus juf Le , une main plus fùre ,
la connoifTancc d^s vrais rapports de grandeur 6c de figure
qui font entre les animaux , les plantes , les coqrs natu-
rels , 6c une plus prompte expérience du jeu de la perf-
pe^live ; voilà précifément ce que j'ai voulu faire, 6c mon
intention n'eft pas tant qu'il fâche imiter les objets que
les connoître ; j'aime mieux qu'il me montre iinc plante
iZ4 EMILE.
d'acanthe , 6c qu'il trace moins bi.M le feuillage d'un
chapiteau.
Au re/èe, dans cet exercice, ainfi que dans tous les autres,
je ne prétends pas que mon Elevé en ait feul l'aniufemenr.
Je veux le lui rendre plus agréable encore en le partageant
fans cefle avec lui. Je ne veux point qu'il ait d'au:re émule
que moi, mais je ferai fon émule uns rclàthc 6: f.ns rifque ;
cela mettra de l'intérêt dans fes occupations uns caufcr de
jaloufie entre nous. Je prendrai le crayon à fon exemple, je
l'employerai d'abord aufîî mal-adroitement que lui. Je fcrois
un Apelles que je ne me trouverai qu'un barbouilleur. Je
commencerai par tracer un homme , comme les laquais les
tracent contre les murs; une barre pour chaque bras , une
barre pour chaque jambe , &: les doigts plus gros que le
bras. Bien long-tems après nous nous appercevrons l'un ou
l'autre de cetre difproporcion ; nous remarquerons qu'une
jambe a de l'épaiiTeur , que cette épailTeur n'eft pas par-tout
la même , que le bras a Cd longueur déterminée par rapport
au corps , &:c. Dans ce progrès je marcherai tout au plus
à côté de lui , ou je le devancerai de fi peu , qu'il lui fera
toujours aifé de m'atteindre , &c fouvent de me furpalTer. Nous
aurons des couleurs , des pinceaux ; nous tâclicrons d'imiter
le coloris des objets & toute leur apparence aufu bien que
leur figure. Nous enluminerons, nous peindrons, nous bar-
bouillerons; mais dans tous nos barbouillages nous ne cclfc-
rons dYpicr la nature ; nous ne ferons jamais rien que fous
les yeux du maître.
Nous étions en peine d'ornemcns pour notre chambre , en
voiI!i
L r V R E I I. m
▼oilk de tout trouvés. Je fais encadrer nos deflîns ; je les fuis
couvrir de beaux verres , afin qu'on n'y touche plus , ôc que ,
les voyant refter dans l'état où nous les avons mis , chacun
ait intérêt de ne pas négliger les Tiens. Je les arrange par
ordre autour de la chambre, chaque deiTin répété vingt ,
trente fois , èc montrant à chaque exemplaire le progrès de
l'auteur , depuis le moment où la maifon n'eft qu'un quarré
prefqu'informe , jufqu'à celui où fa façade , fon profil , fes
proportions , fes ombres , font dans la plus exacte vérité. Ces
gradations ne peuvent manquer de nous offrir fans cefle des
tableaux intérelllins pour nous , curieux pour d'autres , &: d'ex-
citer toujours plus notre émulation. Aux premiers , aux plus
grofllers de ces delFins je mets des cadres bien brillans , bien
dorés , qui les rehauffent ; mais quand l'imitation devient plus
exa6le , & que le deflin elt véritablement bon , alors je ne lui
donne plus qu'un cadre noir très-fîmple; il n'a plus bcfoin
d'autre ornement que lui-même , & ce feroit dommage que la
bordure partageât l'attention que mérite l'objet. Ainfi , cha-
cun de nous afpirc à l'honneur du cadre uni j 6c quand l'un
veut dédaigner un defTin de l'autre , il le condamne au cadre
doré. Quelque jour , peut - être , ces cadres dorés palFeront
entre nous en proverbe , Ôc nous admirerons combien d'hom-
mes fe rendent juftice, en fe faifant encadrer ainfi.
J'ai dit que la Géométrie n'étoit pas à la portée des enfans;
mais c'eft notre faute. Nous ne fentons pas que leur méthode
n'eft point Li nôtre , & que ce qui devient pour nous Tare
de raifonncr , ne doit être pour eux que l'art de voir. Au lieu
de leur donner notre méthode , nous ferions mieux de pren-
Emilc. Tome I. F f
zi6 EMILE.
dre la leur. Car notre manière d'apprendre la Géométrie eft
bien autant une affaire d'imagination que de raifonnement.
Quand la propofition eft énoncée , il faut en imaginer la
démonftration , c'eft-à-dire, trouver de quelle propofition
déjà fçue celle-là doit être une conféquence, & de toutes les
conféquences qu'on peut tirer de cette même propofition ,
choiiir précifcment celle dont il s'agit.
De cette manière le raifonneur le plus exail, s'il n'eft in-
ventif, doit relter court. Aufli qu'arrive -t -il de-L\ ? Qu'au
lieu de nous faire trouver les démonstrations, on nous les
diie ; q u'aa lieu de nous apprendre à raifonner , le maître
raifonne pour nous , & n'exerce que notre mémoire.
Faites des figures exactes , combinez-les , pofez-les l'une
fur l'autre , examinez leurs rapports , vous trouverez toute la
Géométrie élémentaire en marchant d'obfervation en obfer»
vation , fans qu'il foit queftion ni de définitions ni de pro-
blèmes, ni d'aucune autre forme démonftrativc que la fimple
fupcrpofition. Pour moi je ne prérends point apprendre la
Géométrie à Einile , c'eft lui qui me l'apprendra ; je cher-
cherai les rapports & il les trouvera ; car je les chercherai
de manière à les lui faire trouver. Par exemple , au lieu de
me fervir d'un compas pour tracer un cercle, je le tracerai
avec une pointe au bout d'un fil tournant fur un pivot. Après
cela qua.i-1 je voudrai comparer les rayons entre eux ,
Emile fe rnoqucra de moi , 6c il me fera comprendre que le
m^*mc fil toujours tendu ne peut avoir tracé des diltances
inégales.
Si je veux mcforer uu angle de foixante degrés, je décris
LIVRE IL .!>
du fommet de cet angle , non pas un arc - ^nais un cercle
entier ; car avec les enfans il ne fa'^t jamais rien fous-enren-
dre. Je trouve que la portica du cercle , comprife entre les
deux côtés de l'angle , eft la fixieme partie du cercle. Apres
cela je décris du même fommet un autre plus grand cercle ,
& je trouve que ce fécond arc elt encore la fixieme partie
de fon cercle , je décris un troifieme cercle concentrique fur
lequel je fais ïa même épreuve , &c je la continue fur de nou-
veaux cercles , jufqu'à ce qu'Emile , choqué de ma llupidiré ,
m'avertilTe que chaque arc grand ou petit compris par le
même angle fera toujours la fixieme partie de fon cercle , &c.
Nous voilà tout-h-1'hcure à l'ufage du rapporteur.
Pour prouver que les angles de fuite font égaux à deux
droits, on décrit un cercle; moi, tout au contraire, je fois
f.n forte qu'Emile remarque cela ; premièrement dans le cer-
cle , &c puis je lui dis ; fi l'on ôtoit le cercle , ôc qu'on
laiffâc les lignes droites , les angles auroient - ils changé de
grandeur? &.c.
On néglige la juflcfTe des figures , on la fuppofe , & l'on
s'attache à la démon ftration. Entre nous , au contraire , il
ne fera jamais queftion de démonftration. Notre plus impor-
tante affaire fera de tirer des lignes bien droites, bien juftes,
bien égales ; de faire un quarré bien parfait , de tracer un
cercle bien rond. Pour vérifier la jurtelfe de la figure , nous
l'examinerons par toutes fes propriétés fcnfibles , &. cela nous
donnera occafion d'en découvrir chaque jour de nouvelles. Nous
plierons par le diamètre les deux demi-cercles, par la diago-
nale les deux moitiés du quarré : nous comparerons nos deux
Ff 1
*28 EMILE.
figures pouf Volr celle dont les bords conviennent le plus
exactement , & par coiîfpquent la mieux flûte ; nous difpute-
rons li cette égalité de partage doit avoir toujours lieu dans
les parallélogrammes , dans les trapèzes , îkc. On elFayera quel-
quefois de prévoir le fucccs de l'expérience avant de la faire ,
on tâchera de trouver des raifons , Ôcc.
La Géométrie n'eft pour mon Elevé que l'art de fe bien
fervir de la règle & du compas ; il ne doit point la confon-
dre avec le defîîn , oij il n'employera ni l'un ni l'autre de
ces infèrumens. La règle (Se le compas feront renfermés fous
la clef, ôc l'on ne lui en accordera que rarement l'ufage ôc
pour peu de tems, alin qu'il ne s'accoutume pas i\ barbouiller ;
mais nous pourrons quelquefois porter nos tigures à la pro-
menade , & caufer de ce que nous aurons fait ou de ce que
nous voudrons faire.
Je n'oublierai jamais d'avoir vu à Turin un jeune homme ,
à qui , dans fon enfance , on avoit appris les rapports des
contours & des furfaces, en lui donnant chaque jour à choiiîr
dans toutes les figures géométriques des gauffres ifopc ri mètres.
Le petit gourmand avoit épuifc Tart dWrchiniede pour trou-
ver dans laquelle il y avoit le plus ù manger.
Quand un enfant joue au volant, il s'exerce l'œil &c le bras
à la juftelTe; quand il fouette un fibot , il accroît fa force en
s'en fervant , mais fans rien apprendre. J'ai demandé quel-
quefois pourquoi l'on n'olfroit pas aux enfans les mêmes
jeux d'adrclTc qu'ont les hommes: la paume, le mail, le
bill.rJ, Tare, le balon , les inlbumens de muliquc. On m'a
répondu que quelques-uns de ces jeux ctoient au-dclfus de
L I V R E I r. 12,
leurs forces , &c que leurs membres &c leurs organes n'étoienc
pas aflez formés pour les autres. Je trouve ces raifons mau-
vaifes : un enfant n'a pas la taille d'un homme , &c ne laiffe
pas de porter un habit fait comme le fien. Je n'entends pas
qu'il joue avec nos malTes fur un billard haut de trois pieds ;
je n'entends pas qu'il aille peloter dans nos tripots , ni qu'on
charge fa petite main d'une raquette de J-'aumicr, mais qu'il
joue dans une falle dont on aura garanti les fenêtres ; qu'il
ne fe ferve que de balles molles , que fes premières raquettes
foient de bois , puis de parchemin , ôc enfin de corde à
boyau bandée à proportion de fon progrès. Vous préférez le
volant , parce qu'il fatigue moins 6c qu'il elt fans danger. Vous
avez tort par ces deux raifons. Le volant elt un jeu de fem-
mes ; mais il n'y en a pas une que ne fît fuir une balle en mou-
vement. Leurs blanches peaux ne doivent pas s'endurcir aux
meurtrifTures , & ce ne font pas des contufions qu'attendent
leurs vifages. Mais nous , faits pour être vigoureux , croyons-
nous le devenir fans peine ; & de quelle dcfenfe ferons-nous
capables , (î nous ne fo:n lies jamais atraqaés ? On joue tou-
jours lâchement les jeux oiî l'on peut être mal -adroit fans
rifque ; un volant qui tombe ne foit de mal à perfonne , mais
rien ne dégourdit les bras comme d'avoir ii couvrir la tête ,
rien ne rend le coup-d'ccil Ci jiilte que d'avoir à garantir les
yeux. S'élancer du bout d'une f dlo à Taurre , juger le bond
d'une balle encore en l'air, la renvoyer d\ine main forte ôc
fûre, de tels jeax conviennent moins à l'homme qu'ils ne
fervent à le former.
Les libres d'un cnfaiit, dit-on, font trop molles; elles ont
lié EMILE.
moins de refTort , mais elles en font plus flexibles; Ton bras
c(l: foible , mais enfin c'efl: un bras ; on en doit faire , pro-
portion gardée , tout ce qu'on fait d'une autre machine fem-
bbble. Les enfans n'ont dans les mains nulle adrelTe ; c'efl
pour cela que je veux qu'on leur en donne ; un hom.nie auffi
peu exercé qu'eux n'en auroit pas davantage ; nous ne pou-
vons connoître l'ufage de nos organes qu'après les avoir em-
ployés. Il n'y a qu'une longue expérience qui nous apprenne
à tirer parti de nous - mêmes , & cette expérience elt la
véritable étude à laquelle on ne peut trop tôt nous ap-
pliquer.
Tout ce qui fc fait eft faifable. Or rien n'eft plus com-
mun que de voir des enfans adroits & découplés , avoir dans
les membres la même agilité que peut avoir un homme.
Dans prefque toutes les Foires on en voit faire des équili-
bres, marcher fur les mains, fauter, danfer fur la corde.
Durant combien d'années des troupes d'enfans n'ont -elles
pas attii-é par leurs ballets des Spe*Etateurs à la Comédie
Italienne? Qui cft-ce qui n'a pas ouï parler en Allema-
gne & en Italie de la Troupe pantomime du célèbre Nico»
lini ? Quelqu'un a-t-il jamais remarqué dans ces enfans des
mouvemens moins développés , des attitudes moins gracieu-
fes , une oreille moins jufle , une danfe moins légère que
dans les Danfeurs tout formes ? Qu'on ait d'abord les doigts
épais , courts , peu mobiles , les mains potelées &c peu capa-
bles de rien empoigner, cela empêche -t- il que pluficurs
enfans ne fâchent écrire ou dcfTmcr h Tûge où d'autres ne
favcnt pas encore tenir le crayon ni la plume ? Tout Paris
L I V R E I I. ijr
(é fouvient encore de la petite Angloife qui faifoit à dix
ans des prodiges fur le clavecin ( * ). J'ai vu chez un Magif-
trat , fon fils , petit bon-homme de huit ans , qu'on mettoit
fur la table au deiïcrt comme une ftatue au milieu des pla-
teaux , jouer là d'un violon prefque aufîî grand que lui , &.
furprendre par fon exécution les Artifles mêmes.
Tous ces exemples 6c cent mille autres prouvent , ce me
femble , que l'inaptitude qu'on fuppofe aux enfans pour nos
exercices elt imaginaire , & que , fi on ne les voit point
réuflîr dans quelques-uns , c'elt qu'on ne les y a jamais
exercés.
On me dira que je tombe ici par rapport au corps dans
le défaut de la culture prématurée que je blâme dans les
enfans par rapport à l'efprit. La différence eft très -grande;
car l'un de ces progrès n'elt qu'apparent , mais l'autre elt
réel. J'ai prouvé que l'efprit qu'ils paroilfent avoir ils ne
l'ont pas , au lieu que tout ce qu'ils paroilfent faire ils le
font. D'ailleurs on doit toujours fonger que tout ceci n'eft
ou ne doit être que jeu, diredion facile &c volontaire des
mouvemens que la nature leur demande , art de varier leurs
amufemens pour les leur rendre plus agréables , fans que
jamais la moindre contrainte les tourne en travail : car enfin
de quoi s'amuferont- ils, donc je ne paifle faire un objet d'inf-
truflion pour eux ? & quand je ne le pourrois pas , pourMi
qu'ils s'amufent fins iiiconvénicn: 6<. que le tems fe palFe ,
leur progrès en toute chofe n'imporre pas quant h préfcnt;
C * ) Un petit garqon de fept ans en a fait depuis ce tems là de plus
ctouaans encore.
aji EMILE.
au lieu que lorrqu'il faut nécelTairemenc leur apprendre ceci
ou cela , comme qu'on s'y prenne , il elt toujours impof-
fible qu'on en vienne à bout fans contrainte , fans fâcherie
ôc fuis ennui.
Ce que j'ai dit fur les deux fens dont l'ufage eft le plus
continu &c le plus important , peut fenir d'exemple de la
manière d'exercer les autres. La vue Sx. le toucher s'appli-
quent également fur les corps en repos 6c fur les corps qui
fe meuvent ; mais comme il n'y a que l'ébranlement de
l'air qui puifle émouvoir le fens de l'ouie , il n'y a qu'un
corps en mouvement qui fafle du bruit ou du fon , &. fi
tout étoit en repos , nous n'entendrions jamais rien. La
nuit donc où , ne nojs mouvant nous -mêmes qu'autant
qu'il nous pl.iit , nous n'avons il craindre que les corps qui
fe meuvent , il nous importe d'avoir l'oreille alerte , de
pouvoir juger par la fcnfation qui nous frappe , fi le corps
qui la caufe eli: grand ou petit , éloigné ou proche , fi fon
^braillement cft violent ou foible. L'air ébranlé efè fujec
à des répercutions qui le réHcchiffent , qui produifant des
échos répètent la fcnfation , & font entendre le corps
bruyant ou fonore en un autre lieu que celui où il c(K Si
dans une plaine ou dans une vallée on met l'oreille ;\ terre,
on entend la voix des hommes &: le pas des chevaux de
beaucoup plus loin qu'en reliant debout.
Comme nous avons comparé la \aje au toucher , il cft
bon de la comparer de même ù l'ouie , &. de favoir laquelle
des deux imprelTions partant à la fois du même corps
arrivera le plutôt à fon organe. Quand on voit le feu d'un
canon
LIVRE IL
^35
c"anon on peut encore fe mettre h. l'abri du coup ; mais
fitôt qu'on entend le bruit , il n'cft plus tcms , le boulet eft
là. On peut juger de la diftance où fc fait le tonnerre , par
l'intervalle de tems qui fe palTe de l'éclair au coup. Paires
en forte que l'enfant connoide toutes ces expériences ; qu'il
fafTe celles qui font à fa portée , &c qu'il trouve les autres
par indudion ; mais j'aime cent fois mieux qu'il les igno-
re , que s'il faut que vous les lui difiez.
Nous avons un organe qui répond à l'ouie , favoir celui de
la voix ; nous n'en avons pas de môme qui réponde à la
vue, 6c nous ne rendons pas les couleurs comme les fons.
C'eft un moyen de plus pour cultiver le premier fens , en
exerçant l'organe adif 6c l'organe paflif l'un par l'autre.
L'homme a trois fortes de voix , favoir , la voix par-
Lmte ou articulée, la voix chantante ou mélodieufe , &: la
voix paihétique ou accentuée , qui fcrt de langage aux paf-
(ions , «Se qui anime le chant & la parole. L'enfant a ces
trois fortes de voix ainfi que l'homme , fans les favoir allier
de même : il a comme nous le rire , les cris , les plaintes ,
l'exclamation , les gémiffemens , mais il ne fliit pas en
mêler les inflexions aux deux autres voix. Une mufique par-
faite eft celle qui réunit le mieux ces trois voix. Les enfans
font incapables de cette mufique là , 6c leur chant n'a jamais
d'ame. De même dans la voix parlante leur langage n'a point
d'accent ; ils crient , mais ils n'accentuent pas ; 6c comme
dans leur difcourfi il y a peu d'accent , il y a peu d'énergie
dans leur voix. Notre Elevé aura le pai^lcr plus uni , plus limple
encore , parce que fes paflions n'étant pas éveillées ne mêleronc
Emile, Tome I. G g
134
EMILE.
point leur langage au ficn. N'allez donc pas lui donner à réciter
des rôles de Tragédie & de Comédie , ni vouloir lui appren-
dre , comme on dit , à déclamer. Il aura trop de fens pour
(livoir donner un ton à des chofes qu'il ne peut entendre , ôc
de l'expreflion à des fentimens qu'il n'éprouva jamais.
Apprenez - lui à parler uniment , clairement , à bien
articuler , à prononcer exactement 6c fans afteclation , à con-
noîrre èc h. fuivre l'accent grammatical & la profodic , à
donner toujours alFez de voix pour être entendu , mais à
n'en donner jamais plus qu'il ne faut ; défaut ordinaire aux
cnfaiis élevés, dans les Collèges : en toute chofe rien de fu-
pertlu.
De même dans le chant rendez fa voix julle , égale , flexi-
ble , fonore , fon oreille fcnfible à la mcfare & à l'harmo-
nie , mais rien de plus. La mufique iniitative & théâtrale
n'eft pas de fon âge , je ne voudrois pas même qu'il chan-
tât des paroles ; s'il en vouloit chanter , je tâcherois de lui
faire des chanfons exprès- , intéreflantes pour fon âge , &
aufli fimples que fes idées.
On pcnfe bien qu'étant li peu prcfTé de lui apprendre à
lire récriture , je ne le ferai pas , non plus , de lui apprendre
Ji lire la mufique. Ecartons de fon cerveau toute attention
trop pénible , & ne nous hâtons point de fixer fon efprit
fur des fignes de convention. Ceci , je l'avoue , femble
avoir ù difficulté ; car fi la connoilfance des notes ne pa-
roit pas d'abord plus néccffaire pour favoii* chanter que celle
des lettres pour f «voir parler , il y a pourtant cette diirértnte ,
qu'en parlant nous rendons nos propre idées , & qu'en chou-
i
L I V R E I I. M?
tant nous ne rendons guercs que celles d'autrui. Or pour
les rendre , il faut les lire.
Mais premièrement , au lieu de les lire on les peut ouir ,
oc un chiint fe rend à l'oreille encore plus fidèlement qu'à
l'œil. De plus , pour bien favoir la mufique il ne fuffit pas
de h rendre , il la faut compofer , &c l'un doit s'apprendre
avec l'autre , fins quoi l'on ne la fait jamais bien. Exercez
votre petit Muficien d'abord à faire des phrafes bien régu-
lières , bien cadencées ; enfuite à les lier entre elles par une
modulation très - fimple ; enfin à marquer leurs différens
rapports par une ponftuation correde , ce qui fe fait par le
bon choix des cadences & des repos. Sur - tout jamais de
chant bizarre , jamais de pathétique ni d'exprefTion. Une
mélodie toujours chantante 6c fimple , toujours dérivante des
cordes eiïentielles du ton , &c toujours indiquant tellement
la baffe qu'il la fente & l'accompagne fans peine ; car pour
fe former la voix & l'oreille , il ne doit jamais chanter qu'au
clavecin.
Pour mieux marquer les fons on les articule en les pronon-
çant, de-L\ l'ufage de folfier avec certaines fyllabcs. Pourdiltin-
guer les degrés il faut donner des noms &c k ces degrés (!k: i
leurs difFcrcns termes fixes ; de-là les noms des intervalles ,
de auflî les lettres de l'alphabet dont on marque les touches
du clavier ôc les notes de la gamme. C &: A défignent des
fons fixes , invariables , toujours rendus par les mêmes
touches. Ut &c la font autre chofe. Ut cîi: conltammcnt la
tonique d'un mode majeur , ou la mcdiante d'un mode mi-
josur, La elt coultommcnc la tonique d'un mode mineur ,
Gg i
23(î EMILE.
ou la fixleme note d'un mode majeur. Ainfi les lettres marquent
les termes immuables des rapports de notre fyiléme mufical ,
& les fyllabcs marquent les termes homologues des rapports
fvmblables en divers tons. Les lettres indiquent les touches
du clavier , &c les fyllabcs les degrés du mode. Les Mufi-
ciens François ont étrangement brouillé ces diilinclions ; ils
ont confondu le fcns des fyllabes avec le fens des lettres ,
ôc doublant inutilement les figues des touches , ils n'en ont
point lailTé pour exprimer les cordes des tons; en forte que pour
eux ut ScC font toujours la même chofe , ce qui n'cft pas ,
&c ne doit pas être , car alors de quoi ferviroit C ? Auiïi leur
manière de foliier eft-cllc d'une difficulté exceffive fans être
d'aucune utilité , fans porter aucune idée nette à Tefprit ,
puifque par cette méthode ces deux fyllabes ut &. mi , par
exemple , peuvent également fignifier une tierce majeure ,
mineure , fuperHue , ou diminuée. Par quelle étrange fatalité
le pays du monde où l'on écrit les plus beaux livres fur la
mufique , elt-il précifément celui où on l'apprend le plus
difficilement ?
Suivons avec notre Elevé une pratique plus fimple ôc plus
claire ; qu'il n'y ait pour lui que deux modes dont les rapports
foient toujours les mêmes &c toujoiu-s indiqués par les mêmes
fyllabes. Soit qu'il chante ou qu'il joue d'un indrumcnt ,
qu'il fâche établir fon mode fur chacun des douze tons qui
peuvent lui fcrvir de bafe , &c que , foit qu'on module en ]) ,
en C, en C, &c. la finale foit toujours ut ou la fclon le
mode. De cette manière il vous concevra toujours , les
rapports efTcnticls du mode pour chanter ôc jouer juilc feront
L I V R E ri. 237
toujours prcfens à fon efpric , fon exécution fera plus nette
6c fon progrès plus rapide. Il n'y a rien de plus bizarre que
ce que les François appellent folfier au naturel ; c'eit éloigner
les idées de la chofe pour en fubftituer d'étrangères qui ne
font qu'égarer. Rien n'elt plus naairel que de folfier par
tranfpofition , lorfque le mode eft tranfpofé. Mais c'en eft
trop fur la mufîque ; enfeignez-la comme vous voudrez , pourvu
qu'elle ne foit jamais qu'un amufement.
Nous voilà bien avertis de l'état des corps étrangers par
rapport au nôtre , de leur poids , de leur figure , de leur
couleur, de leur folidité , de leur grandeur, de leur diftance,
de leur température , de leur repos , de leur mouvement. Nous
fommes instruits de ceux qu'il nous convient d'approcher ou
d'éloigner de nous , de la manière dont il faut nous y pren-
dre pour vaincre leur réfîilance , ou pour leur en oppofer
une qui nous prcferve d'en être ofTcnfcs ; mais ce n'e/l pas
aflez; notre propre corps s'épuife fans-cefle, il a bcfoin d'être
fans -celTe renouvelle. Quoique nous ayons la faculté d'en
changer d'autres en notre propre fubfbnce , le choix n'clt
pas indifférent : tout n'eft pas aliment pour l'homme ; & des
fubfèances qui peuvent l'être , il y en a de plus ou de moiiis
convenables , félon la conlHfution de fon cfpcce , félon le
climat qu'il habite , félon fon tempérament particulier , Se
félon la manière de vivre que lui prefcrit fon état.
. Nous mourrions affamés ou empoifonnés , s'il fîloit atten-
dre , pour choifîr les nourritures qui nous conviennent , que
l'expérience nous eût appris ;\ les connoître 6: h. les clioiiir :
mais la fuprcme Bonté qui a fait , du plailîr des êtres fen-
'z3Î EMILE.
fibles , rinftrumenc de leur confen-arion , nous avertir , par
ce qui plait k notre palais, de ce qui convient à n^re cilo-
mac. Il n'y a point naturellement pour l'homme de Médecin
plus (ïir que fon propre appétit ; (Se à le prendre dans foa
état primitif, je ne doute point qu'alors les aliniens qu'il
trouvoit les plus agréables ne lui fuirent auffi les plus fains.
Il y a plus. L'Auteur des chofes ne pourvoit pas feule-
ment aux befoins qu'il nous donne , mais encore à ceux que
nous nous donnons nous-mêmes ; Ôc c'eit pour mettre tou-
jours le defu- à côté du befoin , qu'il tait que nos goûts
changent &c s'altèrent avec nos manières de vivre. Plus nous
nous éloignons de l'état de nature , plus nous perdons de nos
goûts naturels ; ou plutôt l'habinide nous fait une féconde na-
ture que nous fubfèituons tellement h. la première , que nul
d'entre nous ne connoit plus celle-ci.
Il fuit de-L\, que les goûts les plus naturels doivent ctr»
auiïi les plus lîmples ; car ce font ceux qui fc transforment
le plus aifément ; au lieu qu'en s'aiguifant , en s'irritant par
nos fantaifies , ils prennent une forme qui ne change plus.
L'homme qui n'eft encore d'aucun pays fe fera fans peine
aux ufages de quelque pays que ce foit, mais l'l\ommc d'un
pays ne devient plus celui d'un autre.
Ceci me paroit vrai dans tous les fens , &c bien plus , appli-
qué au goût proprement dit. Notre premier aliment clt le
laie , nous ne nous accoummons que par degrés aux faveurs
fortes, d'abord elles nous répugnent. Des fruits, des légumes,
des herbes , & enfin quelques viandes grillées , fans alfaifon*
nenient & fans fel, lireuc les felUns des premiers hom-;
L I V R E I I. Ti<)
mes (15). La première fois qu'un Sauvage boit du vin , il
fait la grimace & le rejette , &. même parmi nous , quicon-
que a vécu jufqu'à vingt ans fans goûter de liqueurs fermen-
téts , ne peut plus s'y accoutumer ; nous ferions tous abf te-
rnes fi l'on ne nous eût donné du vin dans nos jeunes ans.
Enfin , plus nos goûts font fimples , plus ils font univer-
fels j les répugnances les plus communes tombent fur des
mets compofés. Vit-on jamais perfonne avoir en dégoût l'eau
ni le pain? Voilà la trace de la nature, voilà donc auiïi notre
règle. Confervons à l'enfant fon goût primitif le plus qu'il cft
poffible ; que fa nourriture foit commune &c fimple , que fon
palais ne fe familiarife qu'à des faveurs peu relevées , &: ne
fe forme point un goût exclufif.
Je n'examine pas ici fi cette manière de vivre eft plus
faine ou non , ce n'efi: pas ainfi que je l'envifage. Il me fuffic
de favoir, pour la préférer, que c'eft la plus conforme à la
nature , 6c celle qui peut le plus aifément fe plier à toute
autre. Ceux qui difent qu'il faut accoutumer les enfans aux
alimens dont ils uferont étant gi-ands , ne raifonnent pas
bien, ce me femble. Pourquoi leur nourriture doit-elle être
la même tandis que leur manière de vivre elt fi différente ?
Ua homme épuifé de travail , de foucis , de peines, a befoin
d'alimcns fucculcns qui lui portent de nouveaux efprits au
cerveau ; un enfant qui vient de s'ébattre , &i dont le corps
croît , a befoin d'une noiu-riture abondante qui lui flilfe beau-
coup de chyle. D'ailleurs , Thomme-fait a déjà fon état, fon
f 2^ ~) Voyez l'Arcutlic ilc Paufiinius ; voyez aullî le morceau de Plutarquc
tranftrit ci - après.
lAo EMILE.
\
emploi , fou domicile ; mais qui efl-ce qui. peut erre fur de ce
que la fortune rélerve à l'enfant ? Eii toute chofe ne lui don-
nons point une forme fi déterminée, qu'il lui en coûte trop
d'en changer au befoin. Ne faifons pas qu'il meure de faim
dans d'autres pays s'il ne traîne par-tout à fa fuite un cuifî-
nier François, ni qu'il dife un jour qu'on ne fait manger
qu'en France. Voilà , par parenthefe , un plaifant éloge !
Pour moi , je dirois au contraire , qu'il n'y a que les François
qui ne favent pas manger , puifqu'il faut un art fi particulier
pour leur rendre les mets mangeables.
De nos fenfations diverfes , le goût donne celles qui géné-
ralement nous affe'flent le plus. Aufli fommcs - nous plus
intérelTés à bien juger des fubfèances qui doivent faire partie
de Ja nôtre , que de celles qui ne font que l'environner. Mille
chofes font indifférentes au toucher , à l'ouie , à la vue ; mais
il n'y a prefque rien d'indifférent au goût. De plus , l'acti-
vité de ce fens eft toute phyfîque ôc matérielle , il ciï le feul
qui ne dit rien à l'imagination , du moins celui dans les fen-
fations duquel clic entre le moins , au lieu que l'imitation &
l'imagination mêlent fouvent du moral à l'imprcirion de tous
les autres. AufH généralement les cœurs tendres &: volup-
tueux, les caractères pafTionnés &; vraiment fenfiblcs, faciles
à émouvoir par les autres fens , font-ils aiTcz tiedes fur celui-
ci. De cela môme qui femble mettre le goût au-defTous d'eux,
& rendre plus méprifable le penchant qui nous y livre , je
conclurois au contraire , que le moyen le plus convenable
pour gouverner les enfans eft de les mener par leur bouche.
J^c mobile de la gouimandifç eft fur-tout préférable à celui
L I V R E II. ^ Z4I
de la vanité, en ce que la première eft un appétit de la
nature, tenant immédiatement au fens, ôc que la féconde efl:
un ouvrage de l'opinion , fujet au caprice des hommes & à
toutes fortes d'abus. La gourmandife elt la palfion de l'en-
fance ; cette paffion ne tient devant aucune autre ; à la moin-
dre concurrence elle difparoit. Eh croyez-moi ! l'enfant ne
ceffera que trop tôt de fonger à ce qu'il mange, ôc quand fon
cœur fera trop occupé , fon palais ne l'occupera gueres. Quand
il fera grand , mille fentimens impétueux donneront le change
à la gourmandife , &. ne feront qu'irriter la vanité ; car cette
dernière pafTion feule fait fon profit des autres , & à la fin
les engloutit toutes. J'ai quelquefois examiné ces gens qui
donnoient de l'importance aux bons morceaux , qui fon-
geoient en s'éveillant à ce qu'ils mangeroient dans la jour-
née, & décrivoient un repas avec plus d'exaâitudc que n'en
met Polybe à décrire un combat. J'ai trouvé que tous ces
prétendus hommes n'étoient que des enfans de quarante ans »
fans vigueur & fans confïïtance , fniges confumere nati. La
gourmandife eft le vice des cœurs qui n'ont point d'étoffe,
L'ame d'un gourmand eft toute dans fon palais, il n'elt fait
que pour manger ; dans fa ftupide incapacité il n'eft qu'à
table i\ fa place , il ne fait juger que des plats : lailfons - lui
fans regret cet emploi : mieux lui vaut celui-là qu'un autre,
autant pour nous que pour lui.
Craindre que la gourmandife ne s'enracine dans un enfant
capable de quelque chofe , eft une précaution de petit cfprit.
Dans l'enfance on ne fonge qu'à ce qu'on mange ; dans
l'adolefcence on n'y fonge plus , tout nous eft bon , & l'on
Emile, Tome I. H h
241
E M I L E.
a bien d'autres afF-iireç. Je ne voudrois pourtant pas qu'on
allât faire un ufage indifcret d'un relTort fi bas , ni érayer d'un
bon morceaLi l'honneur de faire une belle avilion. Mais je ne
vois pas pourquoi, toute l'enfance n'étant ou ne devant ttre
qae jea< & folâtres amafemens , des exercices purement cor-
porels n'auroient pas un prix matériel 6c feniible. Qu'un périt
Majorquain , voyant un panier fur le haut d'un arbre, l'abatte
à coups de fronde , n'eft-il pas bien jufte qu'il en profite , &
qu'un bon déjeuner répare la force qu'il ufe à le gagner (2.6)}
Qu'un jeune Spartiate i travers les rifques de cent coups de
fouet fe glifTe habilement dans une cuifine , qu'il y vole un
renardeau tout vivant , qu'en l'emportant dans fa robe il en
foit égratigné, mordu , mis en fang, &c que pour n'avoir pas
la honte d'être furpris , l'enflmt fe laiiïe déchirer les entrailles
fans fourciller , fans pouffer un feul cri , n'eft-il pas juite qu'il
profite enfin de ù proie , &c qu'il la mange après en avoir
été mangé ? Jamiis un bon repas ne doit être une rccom-
penfe , mais pourquoi ne feroit-il pas l'effet des foins qu'on a
pris pour fe le procurer? Emile ne regarde point le gâteau
que j'ai mis fur la pierre comme le prix d'avoir bien coMru;
il fait fcalemcnt que le feul moyen d'avoir ce gâteau elt dV,
arriver plutôt qu'un autre.
Ceci ne contrclit point les maximes que j'avançois rout-
à-l'heure fur la fimplicitc des mets ; car pour flatter l'appcrit
des caf-ins il ne s'agit pas d'exciter leur fcnfualiré, mais feu-
lement de la fatisfairc ; & cela s'obtiendra par les cliofes
(2«> Il y a bic-i des ficclcs que il cft du tenu de la cclcbritc de le un
les Mjjurquïùu oni perdu cet ufa^e ; Frondeurs.
LIVRE II.
M3
du îTiOnde les plus communes , fi Ton ne travaille pas à
leur rafiner le goût. Leur appétit continuel qu'excite le be-
foin de croître , eft un aflaifonncment fur qui leur tient lieu
de beaucoup d'autres. Des fruits, du laitage, quelque pièce
de four un peu plus délicate que le pain ordinaire , fur- tout
l'art de difpenfer fobrcment tout cela , voilà de quoi mener
des armées d'enfans au bout du monde , ftns leur donner
du goût pour les faveurs vives , ni rifquer de leur blafer le
palais.
Une des preuves que le goût de la viande n'eft pas naturel
à l'homme , eu l'indifférence que les enfans ont pour ce
mets là, &; la préférence qu'ils donnent tous à des nourri-
tures végétales , telles que le laitage , la pâtiflcric , les
fruits , &CC. Il importe fur-tout de ne pas dénaturer ce goût
primitif, & de ne point rendre les enfans carnafliers : fi
ce n'eft pour leur fanté , c'cit pour leur caraficfe ; car de
quelque manière qu'on explique l'expérience , il eft certain
que les grands mangeurs de viande font en général cruels
& féroces plus que les autres hommes ; cette obfcrvation eft
de tous les lieux & de tous les ttms : la barbarie angloife
çft connue (17); les Gaures , au contraire, font les plus
doux des hommes (2.8). Tous les Sauvages font cruels, 6i
(27) Je fais que les Anglois van- (28) Les Banians , qui s'abdicn-
tent beaucoup leur humanité & le ncnc de toute cliair plus fcvercn ent
bon naturel de leur Nation , qu'ils que les Gaures , font rrefque aulll
appellent Good natured peoplc ,■ doux qu'eux ; mais ccninie leur nio-
mais ils ont beau crier cela tant qu'ils raie eft moins pure & leur celte moins
peuvent , perfonnc ne k rcpcte apics raifonnablc ,ils ne font x'^^ f» l'onnétcs
eux. gens.
Hh 1
t44 EMILE.
le jrs mœurs ne les portent point à Tétre , cette cruauté vient
de leurs alimeiis. Ils vont à la guerre comme à la clialfc , ôc
traitent les hommes comme les ours. En Angleterre même
les Bouchers ne font pas reçus en témoignage ( * ) , non
plus que les Chirurgiens ; les grands fcélérats s'endurciiïent
au meurtre en buvant du fang. Homère fait des Cyclopes,
mangeurs de chair , des hommes affreux , & des Lotopha-
ges un peuple fi aimable , qu'aufTi - tôt qu'on avoit eflayé
de leur commerce , on oublioit jufqu'à fon pays pour vivre
avec eux.
« Tu me demandes , " difoit Plutarque , i» pourquoi
»> Pythagore s'abltenoit de manger de la chair des bctcs ;
»5 mais moi je te demande , au contraii-e , quel courage
» d'homme eut le premier qui approcha de fa bouche une
îj chair meurtrie , qui brifa de fa dent les os d'une bcte
»> expirante , qui lit fcrvir devant lui des corps morts , des
ji cadavres , & engloutit dans fon cftomac des membres ,
« qui le moment d'auparavant béloient , mugiffoient , mar-
» choient & voyoient .'' Comment fa main put-elle enfoncer
t> un fer dans le cœur d'un être fenfible ? Comment fcs yeux
« purent-ils fupporter un meurtre } Comment put-il voir fai-
»» gner, écorcher , démembrer un pauvre animal fans dcfenfe?
j> Comment put-il fupporter l'afpeA des chairs pantelantes ?
»> Comment leur odeur ne lui fit-elle pas foule ver le cœur ?
(•) Un des tra liK'leurs snglois de en tcmoijjnaRe , mais les premierf
ce livre a relève ici rna mcprife & ne '"ont point admis comme Jurés ou
tous deux l'oit cnrric -e. Los bou- Pairs au iugement des crimes , & le»
chus & les chijurgicns font xc(,us chiiurgiens le font.
LIVRE IL
HS
i> Comment ne fut-il pas dégoûté , repouïïc , faifi d'horreur ,
)j quand il vint à manier l'ordure de ces blelîures, à nettoyer
» le fang noir & figé qui les couvroit ?
» Les peaux ranipoient fur la terre écorchces ;
„ Les chairs au feu mugiffoient embrochées ;
„ L'homme ne put: les manger fans frémir ,
„ Et dans fon fein les entendit gémir.
» Voilà ce qu'il dut imaginer & Tentir la première fois
ij qu'il furmonta la nature pour faire cet horrible repas , la
» première fois qu'il eut faim d'une bête en vie , qu'il voulue
» fe nourrir d'un animal qui pailfoit encore , & qu'il dit
»> comment il faloit égorger , dépecer , cuire la brebis qui lui
j» léchoit les mains. C'elt de ceux qui commencèrent ces
ï> cruels feltins , & non de ceux qui les quittent , qu'on a
Il lieu de s'éconner : encore ces premiers -là pourroient - ils
» juftifier leur barbiu-ie par des excufes qui manquent à la
>» nôtre , ôc dont le défaut nous rend cent fois plus barbares
I» qu'eux.
j} Mortels bien-aimés des Dieux , nous diroient ces pre-
»» miers hommes , comparez les tems ; vo'/ez combien vous
M êtes heureux 6c combien nous étions miférables ! La terre
ij nouvellement formée &c l'air charge de vapeurs étoient
M encore indociles à l'ordre des faifons ; le cours iiiccrtain
»> des rivières dégradoit leurs rives de toutes parts : des
« étangs, des lacs, de profonds marécages inondoienr les
>j trois quarts de la furfice du , monde , l'autre quart éioit
M couvert de bois & de forets llciilcs. La terre ne produi*
^6 E M I L E.
» foie nuls bons fruits ; nous n'avions nuls inftrumens de
> labourage , nous ignorions l'arc de nous en fervir , &. le
} tems de la moiffon ne venoic jamais pour qui n'avoir
j rien femé. Ain/i la faim ne nous quictoit point. L'hiver,
> la mouife & l'écorce des arbres étoient nos mecs orJi-
» naires. Quelques racines ver:es de chiendent &c de bruyère
> étoient pour nous un régal; 6c quand les hommes avoienc
j pu trouver des feines , des noix ôc du gland , ils en
> danfoienc de joie aucour d'un chêne ou d'un hêcre au
> fon de quelque chanfon ruftique, appellanc la terre leur
> nourrice & leur mère ; c'écoit là leur unique féce , c'écoienc
} leurs uniques jeux : tout le refte de la vie humaine n'étoit
j que douleur, peine & mifere.
3> Enfin , quand la terre dépouillée & nue ne nous ofTroit
J plus rien , forcés d'outrager la nature pour nous conferver,
> nous mangeâmes les compagnons de notre mifere plutôt
> que de périr avec eux. Mais vous , hommes cruels , qui
J vous force à vcrfcr du fang ? Voyez quelle affluence de
i biens vous environne ! Combien de fruits vous produit la
> terre ! Que de richelTes vous donnent les champs & les
» vignes ! Que d'animaux vous offrent leur lait pour vous*
> nourrir , & leur toifon pour vous habiller ! Que leur de-
> m.indez-vous de plus, ôc quelle rage vous porte à com-
> mettre tant de meurtres , ralfafiés de biens <Sc regorgeant
* de vivres ? Pourquoi mentez - vous contre notre m«re en
> l'accufant de ne pouvoir vous nourrir ? Pourquoi péchez-
> vous conrrc Cer^s, inventrice des fiintcs Loix, & contre
> k gracieux Bacchus , confolateur des hommes , conuiie û
L I V R E I I. 247
i leurs dons prodigués ne fuffifoient pas à la confcrvation
> du genre humain? Comment avez-vous le cœur de mêler
» avec leurs doux fruits des offemens fur vos tables , &; de
> manger avec le lait le fang dzs bêtes qui vous le don-
j nent ! Les panthères ôc les lions, que vous appeliez bêtes
> féroces , fuivent leur inftinft par force ôc tuent les autres
> animaux pour vivre. Mais vous , cent fois plus féroces
9 qu'elles , vous combattez Tinllincl fans nécefllté pour vous
j livrer à vos cruelles délices ; les animaux que vous mangez
> ne font pas ceux qui mangent les autres ; vous ne les
> mangez pas ces animaux carnafliers , vous les imitez. Vous
> n'avez faim que des bêtes innocentes & douces , qui ne
> font de mal à perfonne , qui s'attachent à vous , qui vous
» fervent , &c que vous dévorez pour prix de leurs fen ices.
>j O meurtrier contre nature , fi tu t'obfHnes à foutenir
> qu'elle t'a fait pour dévorer tes femblables , des êtres de
» chair & d'os , fenlibles &c vivans comme toi , étouffe
j donc l'horreur qu'elle t'infpire pour ces affieux repas ; tue
> les animaux toi-même, je dis , de tes propres mains ,
J (cins ferremens , fans coutelas ; déchire-les avec tes ongles ,
» comme font les lions 6c les ours ; mords ce bœuf dk le
s mets en pièces, enfonce tes griffes dans ù peau ; mange
> cet agneau tout vif, dévore îés chairs toutes chaudes,
J bois (on ame avec fon fang. Tu frémis , tu n'ofes fentir
» palpirer fous ta dent une chair vivante ? Homme pitoyable!
> tu commences par tuer l'animal , ôc puis m le manges ,
J comme pour le faire mourir deux fois. Ce n'eft pas affez,
> k chaii" morte ce répugne encore , tes entrailles ne peu-
148 EMILE.
» vent la fupporter , il la faut transformer par le feu , la
» bouillir, la rôtir, l'alTaifonner de drogues qui la déguifcnt;
»> il te faut des Chaircuitiers , des Cuifiniers , des Rôtif-
»» feurs , des gens pour t'ôter l'horreur du meurtre <Sc t'ha-
» biller des corps morts , afin que le fens du goût trompé
» par ces dcguifemens ne rejette point ce qui lui elt étrange ,
jj ôc fivoure avec phiifir des cadavres dont l'œil même eût
» peine à fouffrir l'afpect n.
Quoique ce morceau foit étranger à mon fujet, je n'ai pu
réfilter à la tentation de le tranfcrire, &c je crois que peu
de Lecteurs m'en fauront mauvais gré.
Au refte, quelque forte de régime que vous donniez aux
cnfans , pourvu que vous ne les accoutumiez qu'à des mets
communs &c fimples , laiifez-les manger , courir &c jouer tant
qu'il leur plait , & foyez fûrs qu'ils ne mangeront jamais trop
ôc n'auront point d'indigcfUons : mais fi vous les aflamez la
moitié du tems , & qu'ils trouvent le moyen d'échapper Jl
votre vigilance , ils fc dédommageront de toute leur force , ils
mangeront jufqu'à regorger , jufqu'à crever. Notre appétit
n'cfè démefuré que parce que nous voulons lui donner d'au-
tres règles que celles de la nature. Toujours réglant, prcf-
crivant , ajoutant , retranchant , nous ae faifons rien que la
balance h la main ; mais cette balance c(t h la mefure
de nos fantaifies , & non pas à celle de notre cllomac.
J'en reviens h mes exemples. Chez les Payfans , la huche
Se le fruitier font toujours ouverts , & les enfans , non
plus que les hommes, n'y favcnt ce que c'eil qu'indigef-
tions,
.S'il
L I V R E I I. 249
S'il arrivoit pourtant qu'un enfant mangeât trop , ce que
je ne crois pas pofTible par ma méthode , avec des amufe-
mens de fon goût , il elt iî aifé de le diftraire , qu'on par-
viendroit à l'épuifer d'inanition fans qu'il y fongeât. Com-
ment des moyens fi fûrs Ôc fi faciles échappent -ils à tous
les Inftiituteurs ? Hérodote raconte que les Lydiens, prefles
d'une extrême difette , s'aviferent d'inventer les jeux <5c d'autres
di ver tiffe mens avec lefquels ils donnoient le change à leur
faim , &c paflbient des jours entiers faiis fonger à manger
(29). Vos favans Inltiruteurs ont peut-être lu cent fois ce
pafTage , fans voir l'application qu'on en peut faire aux
enfans. Quelqu'un d'eux me dira peut-être qu'un enfant
ne quitte pas volontiers fon dîner pour aller étudier fa
leçon. Maître , vous avez raifon : je ne penfois pas à cet
amufement Ih.
Le fens cle l'odorat efi: au goût ce que celui de la \iie efl
au toucher : il le prévient , il l'avertit de la manière dont
telle ou telle fubftance doit l'affeâer , &i difpofe à la recher-
cher ou à la fuir , félon l'imprcflion qu'on en reçoit d'avance.
J'ai ouï diie que les Sauvages avoient l'odorat tout autre-
ment affeâé que le nôtre, & jugeoient tout différemment
des bonnes ôc des mauvaifes odeurs. Pour moi , je le croi-
( 29 ) Les anciens Hiftoriens font beaucoup qu'un fait fi'it vrai , poun'tt
remplis de vues dont on pourroit qu'on en put tirer une inftruc^ion
faire ufa,i;e , quand même les faits utile. Les hommes fenfcs doivent rc-
qui les prcfcntent feroicnt faux : mais garder flliftoire comme un tilTu di:
nous ne favons tirer aucun vrai parti fables dont la morale e(l très - ap«
de riliftoire ; lu critique d'crudicion piopriee au caur humain,
abrorbe tout , comme s'il importoit
Emile. Tome I, li
»5o EMILE.
rois bien. Les odeurs par elles-mêmes font des fenfationi
foibles; elles ébranlent plus l'imagination que le fens , 6c
n'aifeJlent pas tant par ce qu'elles donnent que par ce qu'elles
font attendre. Cela fuppofé , les goûts des uns devenus ,
pai- leurs manières de vivre , fi. diffcrens des goûts des autres ,
doivent leur faire porter des jugcmens bien oppofcs des
faveurs , & par confcquent des odeurs qui les annoncent. Un
Tartare doit flairer avec autant de plaifir un quartier puant
de cheval mort , qu'un de nos chafTeurs une perdrix à moitié
pourrie.
Nos fenfations oifeufcs , comme d'être embaumé des fleurs
d'un parterre , doivent erre infenfibles à des hommes qui
marchent trop pour aimer à fe promener, & qui ne tra-
vaillent pas alTez pour fé faire une volupté du repos. Des
gens toujours affamés ne fauroient prendre un grand plailîr à
des parfums qui n'annoncent rien à manger.
L'odorat eft le fens de l'imagination. Donnant aux nerfs
un ton plus fort , il doit beaucoup agiter le cerveau ; c'eft
pour cela qu'il ranime un moment le tempérament &i Té-
puife à la longue. Il a dans l'amour des effets affcz connus :
k doux parfum d'un cabinet de toilette n'cfl pas un piège auffi
foible qu'on penfe ; & je ne fais s'il faut féliciter ou plaindre
l'homme fage & peu fenfible , que l'odeur des fleurs que fa
maîtreffe a fir le fcin ne fit jamais palpiter.
L'odorat ne doit pas erre fort adif dans le premier âge ,
oij l'imagination qi!c peu de pafTions ont encore animée n'cft*
gucres fufccptiblc d'émotion, &: où Ton n'a pas encore affcz.
d'cxpéricuce pour prévoir avec un fens ce que nous en pro-
r, I V R E IL 15/
met mi autre. Aufîi cette confcquencc eft-elle parfaitement
confirmée par robfervation ; 6c il eft certain que ce fens eit
encore obtus &c prefque hébété chez la plupart des enfans.
Non que la fenfation ne foit en eux auffi fine & peut-être
plus que dans les hommes ; mais parce que , n'y joignant
-aucune autre idée , ils ne s'en affectent pas aifément d'un
fentiment de plaifir ou de peine , ôc qu'ils n'en font ni flattés
ni blefies comme nous. Je crois que fans fortir du même
fylèéme , &c fans recourir à l'anatomie comparée des deux
fexes, on trouveroit aifément la raifon pourquoi les fem-
mes en général s'affectent plus vivement des odeurs que les
hommes.
On dit que les Sauvages du Canada fe rendent dès leur
jeuneffe l'odorat fi fubtil , que , quoiqu'ils aient des chiens ,
ils ne daignent pas s'en fervir à la chalTe, ôc fe fervent de
chiens à eux-mêmes. Je conçois en effet que fi l'on élevoit
les enfans à éventer leur dîner, comme le chien évente le
gibier , on parvicndroit peut-être à leur perfectionner l'odorat
au même point; mais je ne vois pas au fond qu'on puiffe
en eux tirer de ce fens un ufage fort utile , fi ce n'eft pour
leur faire connoître fes rapports avec celui du goût. I^a na-
ture a pris foin de nous forcer à nous mettre au fait de
ces rapports. Elle a rendu l'aition de ce dernier fens prefque
inféparable de celle de l'autre en rendant leurs organes voi-
lins y & plaçant dans la bouche une communication immé-
diate entre les deux , en forte que nous ne goûtons rien fans
le flairer. Je voudrois feulement qu'on n'altérât pas ces
rapports naturels pour tromper un enfant , en couvrant , par
Il A
z5i EMILE.
exemple , d'un aromate agréable le déboire d'une médecine '
car la difcorde des deux fens eft trop grande alors pour
pouvoir l'abufer ; le fens le plus aftif abforbant l'effet de
l'autre , il n'en prend pas la médecine avec moins de dégoût ;
ce dégoût s'étend à toutes les fenfations qui le frappent en
même tems ; à la préfence de la plus foible fon imagination
lui rappelle aufTi l'autre; un parfum très-fuave n'eft plus pour
lui qu'une odeur dégoûtante , & c'eît ainfi que nos indifcretes
précautions augmentent la fomme des fenfations déplaifantes
aux dépens des agréables.
Il me refte à parler dans les livres fuivans de la culture
d'une efpece de fîxieme fens appelle fens - commun , moins
parce qu'il eft commun à tous les hommes , que parce qu'il
réfulte de Tufage bien réglé des autres fens , &c qu'il nous
inltruit de la nature des chofes par le concours de toutes
leurs apparences. Ce fixieme fens n'a point p.ir conféquenc
d'organe particulier ; il ne réfide que dans le cerveau , & fes
fenfations purement internes s'appellent perceptions ou idées.
C'efl par le nombre de ces idées que fe mefure l'étendue
de nos connoiffances ; c'elt leur netteté , leur cUirté qui fait
la juftclTc de l'cfprir ; c'eft l'art de les comparer entre elles
qu'on appelle raif>)n humaine. Ainfi ce que j'appcUois railbn
fenfitivc ou puérile, confifte à former des idées fimplcs par
le concours de pluficars fenfations , &c ce que j'appelle raifon
intellcAuclle ou humaine, confifle à former des idées com-
plexes par le concours de plufieurs idées fimples.
Suppofant donc que ma méthode foit celle de la nature
& que je ne me fois pus trompé dans l'application , nous
L I V R E I I. 153
avons amené notre Elevé à travers le pays des fcnfations
jufqu'aux confins de la raifon puérile : le premier pas que
nous allons faire au-delh doit être un pas d'homme. Mais
avant d'entrer dans cette nouvelle carrière , jettons un mo-
ment les yeux fur celle que nous venons de parcourir. Cha-
que âge , chaque état de la vie a fa perfedion convenable ,
fa forte de maturité qui lui eft propre. Nous avons fouvent
ouï parler d'un homme-fait, mais confidérons un enfant-fait:
ce fpedacle fera plus nouveau pour nous , & ne fera peut-être
pas moins agréable.
L'exilèence des êtres finis efl fi pauvre &c fî bornée , que
quand nous ne voyons que ce qui eft , nous ne fommes
jamais ému?. Ce font les chimères qui ornent les objets
réels, & fi l'imagination n'ajoute un charme h ce qui nous
frappe , le ftérile plaifir qu'on y prend fe borne à l'organe ,
ôc laifie toujours le cœur froid. La terre parce des tréfors de
l'automne étale une richcfTc que l'œil admire, mais cette
admiration n'eft point toucliante ; elle vient plus de la ré-
flexion que du fentiment. Au printems la campagne prefquc
nue n'eft encore couverte de rien ; les bois n'offrent point
d'ombre , la verdure ne fait que de poindre , & le cœur eft
touché \ fon afpecl. En voyant renaître ainfi la nature on
fe fcnt ranimer foi -même ; l'image du plailîr nous envi-
ronne : Ces compagnes de la volupté , ces douces larmes
toujours prêtes à fe joindre à tout fentiment délicieux , font
déjà fur le bord de nos paupières; mais l'afped des vendan-
ges a beau être animé, vivant , agréable ; on le voit toujours
d'un œil fcc.
iS.4 EMILE.
Pourquoi cette diflcrence? C'cft qu'au fpeflacle du prin*
tems l'imagination joint celui des {liifons qui le doivent fuivre ;
à ces tendres bourgeons que l'œil apperçoit , elle ajoute les
fleurs , les fruits , les ombrages , quelquefois les myftcres
qu'ils peuvent couvrir. Elle réunit en un point des tems qui
fc doivent fuccéder , & voit moins les objets comme ils
feront que comme elle les defire , parce qu'il dépend d'elle
de les choifir. En automne au contraire , on n'a plus à voir
que ce qui eft. Si l'on veut arriver au printems , l'hiver nous
arrête , &c l'imagination glacée expiie fur la neige & fur les
firimats.
Telle eft la fource du charme qu'on trouve à contempler
une belle enfance , préférablement à la perfection de l'âge
mûr. Quand eft - ce que nous goûtons un vrai plaifir à voir
im homme ? C'eft quand la mémoire de fes avions nous
fait rétrograder fur fa vie ôc le rajeunit , poiu- ainfi dire , à
nos yeux. Si nous fommes réduits à le confidérer tel qu'il
eft , ou à le fuppofer tel qu'il fera dans la vicillclTc , l'idée
de la nature déclinante efface tout notre plaifir. Il n'y en
a point à voir avancer un homme à grands pas vers fa tombe ,
& l'image de la mort enlaidit tout.
Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans >
vigoureux , bien formé pour fon âge , il ne me fait pas
naître une idée qui ne foit agréable , foit pour le préfciit ,
foit pour l'avenir : je le vois liouillant , vif, animé , fans fouci
rongeant , fans longue & pénible prévoyance ; tout entier à
fon être actuel , Se jouiffant d'une plénitude de vie qui fcni-
blc vouloir s'étendrc hors de lui. Je le prévois dans un autre
^L I V R E II." î55
âge exerçant le fens , l'efprit , les forces qui fe développent
en lui de jour en jour , & dont il donne à chaque inftant de
nouveaux indices : je le contemple enfant , & il me plait ; je
l'imagine homme , & il me plait davantage ; fon fang ardent
femble réchauffer le mien ; je crois vivre de fa vie , & fa
vivacité me rajeunit.
L'heure fonne , quel changement ! A l'inftant fon œil fe
ternit , fa gaieté s'efface , adieu la joie , adieu les folâtres
jeux. Un homme fcvere &c fâché le prend par la main , lui
dit gravement, allons Monfieur^ &c l'emmené. Dans la cham-
bre où ils entrent j'entrevois des livres. Des livres ! quel
trifte ameublement pour fon âge ! le pauvre enfant fe laifTe
entraîner , tourne un œil de regret fur tout ce qui l'envi-
ronne , fe tait , & part les yeux gonflés de pleurs qu'il
n'ofe répandre ,& le cœur gros defoupirs qu'il n'ofe exhaler.
O toi qui n'as rien de pareil à craindre , toi pour qui nul
tems de la vie n'elt un tems de gène & d'ennui , toi qui
vois venir le jour fans inquiétude, la nuit fiins impatience,
& ne comptes les heures , que par tes plaifirs , viens mon
heureux , mon aimable Elevé , nous confoler par ta préfence
du départ de cet infortuné , viens .... il arrive , & je
fens à fon approche un mouvement de joie que je lui vois
partager. C'eft fon ami , fon camarade , c'cft le compa-
gnon de fcs jeux qu'il aborde; il eft bien fur en me voyant
qu'il ne re/tera pas long-tems fans amufement ; nous ne dé-
pendons jamais l'un de l'autre , mais nous nous accordons
toujours, &i nous ne fommcs avec pcrfonnc aufli bien qu'ca-
fenibîe.
tsC E M I L E.
Sa figure , fon port , (à contenance annoncent l'aflurance &
le contentement ; la fdiité brille far fon vif ige ; fcs pas affer-
mis lui donnent un air de vigueur ; fon teint , délicat encore
fans être fade , n'a rien d'une mollelTe efféminée , l'air & le
foleil y ont déjà mis l'empreinre honorable de fon fexe ; fes
mufcles encore arrondis commencent à marquer quelques
traits d'une phylîonomie naiffante ; fes yeux que le feu du fcn-
timent n'anime point encore , ont au moins toute leur féré-
nité native ( 30 ) ; de longs chagrins ne les ont point
obfcurcis, des pleurs fans fin n'ont point fillonné fes joues.
Voyez dans fes mouvemens prompts , mais fûrs , la vivacité
de fon âge , la fermeté de l'indépendance , l'expérience des
exercices multipliés. Il a l'air ouvert &c libre , mais non pas
infolent ni vain; fon vifage qu'on n'a pas collé fur des livres
ne tombe point fur fon eltomac : on n'a pas bcfoin de lui
dire , levc\ la tête ; la honte ni la crainte ne la lui firent
jamais baiffer.
Faifons - lui place au milieu de l'afTemblée ; MclTicurs ,
examinez-le , interrogez-le en toute confiance ; ne craignez
ni fes importunités , ni fon babil , ni fes qucfHons indifcrctes.
N'ayez pas peur qu'il s'empare de vous , qu'il prétende vous
occuper de lui fcul , &. que vous ne puilTiez plus vous en
défaire.
N'attendez pas , non plus , de lui des propos agréables ,
ni qu'il vous dife ce que je lui aurai diilé ; n'en attendez
f }o ) h'.ilia. .l'emploie ce 'mot qois. Si j'ai tort, peu importe , poufc.
dans une acception italienne , faute vu qu'on m'entende,
de lui (ruuvcx ua rjnunyiQc en fiaiv.
que
LIVRE II.
i57
que la vérité naïve & fimple , fans ornement, fans npprcr,
fans vanité. Il vous dira le mal qu'il a fait ou celui qu'il
penfe , tout aufîl librement que le bien , fans s'embarrafTer en
aucune forte de l'effet que fera fur vous ce qu'il aura dit ; il
ufera de la parole dans toute la {implicite de fa première
înftitution.
L'on aime à bien augurer des enfans , &c l'on a toujours
regret à ce flux d'inepties qui vient prefque toujours renverfer
les efpérances qu'on voudroit tirer de quelque heureufe rencon-
tre, qui par hazard leur tombe fur la langue. Si le mien donne
rarement de telles efpérances , il ne donnera jamais ce regret ;
car il ne dit jamais un mot inutile , &c ne s'épuife pas fur un
babil qu'il fait qu'on n'écoute point. Ses idées font bornées ,
mais nettes ; s'il ne fait rien par cœur , il fait beaucoup par
expérience. S'il lit moins bien qu'un autre enfant dans nos
livres , il lit mieux dans celui de la nature ; fon efprit n'eft
pas dans fa langue , mais dans fa tête ; il a moins de mé-
moire que de jugement ; il ne fait parler qu'un langage , mais
il entend ce qu'il dit , ôc s'il ne dit pas fl bien que les autres
difent , en revanche il fait mieux qu'ils ne font.
Il ne fait ce que c'cft que routine , ufage , habitude ; ce
qu'il fit hier n'influe point far ce qu'il fait aujourd'hui (31):
il ne fuit jamais de forniule , ne cède point à l'autorité ni à
(îl) L'attrait de Thabitude vient devient plus facile à fuivrc. AufTi peut-
de la parelTe naturelle à l'honinie , on remarquer que l'empire de l'habi-
& cette pareffe augmente en s'y li- tude eft très-|rand fur les Vieillards
vrant : on tait plus aif>;ment ce qu'on & fur Ks gens indolens, très-petit fur
a dgà fait , la route étant frayée en lii jeunelîe & fur les gens vifs. Ce
EmiU. Tome I, K li
is^ EMILE.
l'exemple , ôc n'agit ni ne parle que comme il lui convient;
Ainfi n'attendez pas de lui des difcours dictés ni des manières
étudiées , mais toujours l'expreflion fidèle de fes idées , ôc la
conduite qui naît de fes penchans.
Vous lui trouvez un petit nombre de notions morales qui
fe rapportent à fon état aAuel , aucune fur l'état relatif des
hommes : & de quoi lui ferviroient - elles , puifqu'un enfant
n'eft pas encore un membre aclîf de la fociété ? Parlez-lui
de liberté , de propriété , de convention même : il peut en
favoir jufques-là; il fait pourquoi ce qui eft à lui eft à lui,
&c pourquoi ce qui n'elt pas à lui n'eft pas à lui. PalTé cela , il
ne fait plus rien. Parlez-lui de devoir, d'obcifTance , il ne fait
ce que vous voulez dire; commandez-lui quelque chofe, il ne
vous entendra pas ; mais dites - lui ; fi vous me failiez tel
plaifir, je vous le rendrois dans l'occafion : h l'inltant il
s'emprelfera de vous complaire ; car il ne demande pas mieux
que d'étendre fon domaine , ôc d'acquérir fur vous des droits
qu'il fait être inviolables. Peut-être môme n'eit-il pas fâché
de tenir une place , de faire nombre , d'être compté pour
quelque chofe; mais s'il a ce dernier motif, le voilà déjà
forti de la nature , & vous n'avez pas bien bouché d'avance
toutes les portes de la vanité.
De fon côté, s'il a bcfoin de quelque affiftance , il la
demandera indifféremment au premier qu'il rencontre, il la
rcuime neft bon qu'aux âmes foi- à b ntfccnTité des chofcs , S: la feule
blés , & les affoiblit davantai^c de habitude utile aux hommes , eft de
jour en jour. La feule habitude utile s'aflervir fans peine àla raifon. Toute
»ux ciiFaiis eft de s'afTcrvir fans peine autre habitude eft un vice.
L r V R E I I. 159
demmderoit au Roi comme à fon laquais : tous les hommes
font encore égaux à fcs yeux. Vous voyez à l'air dont il prie ,
qu'il fenc qu'on ne lui doit rien. Il fait que ce qu'il demande
eft une grâce , il fait aufli que l'humanité porte à en accor-
der. Sqs exprefîions font (impies & laconiques. Sa voix , fon
regard, fon ge/te, font d'un être également accoutumé à la
complaifance & au refus. Ce n'efi ni la rampante & fer\'ile
foumillion d'un efclave , ni l'impérieux accent d'un maître ;
c'eft une modefte confiance en fon femblable , c'eft la noble
&c touchante douceur d'un être libre, mais fenfible 6c foible,
qui implore l'affiftance d'un être libre , mais fort 6c bienfoi-
fant. Si vous lui accordez ce qu'il vous demande , il ne vous
remerciera pas , mais il fentira qu'il a contrailc une dette. Si
vous le lui refufez , il ne fe plaindra point , il n'infif tera
point, il fait que cela feroit inutile : il ne fe dira point; on
m'a refufé : mais il fe dira ; cela ne pouvoit pas être ; 6c ,
comme je l'ai déjà dit , on ne fe mutine guercs contre la né-
cefTité bien reconnue.
Laiffez-le feul en liberté, voyez-le agir fans lui rien dire;
confidérez ce qu'il fera 6c comment il s'y prendra. N'ayant
pas befoin de fe prouver qu'il eft libre , il ne fait jamais rien
par étourderie 6c feulement pour faire un a6le de pouvoir
fur lui-même ; ne fait-il pas qu'il elt toujours maître de lui ?
Il elt alerte , léger , difpos ; fes mouvemcns ont toute la
vivacité de fon âge , mais vous n'en voyez pas un qui n'ait
une fin. Quoi qu'il veuille faire , il n'entreprendra jamais rien
qui foit au-delFus de fcs forces , car il les a bien éprouvées
& les connoit i fes moyens font toujours appropriés i fes
Kk i
i66 EMILE.
defleins , & rarement il agira Hins être aflurc du Aiccè?. Il
aura l'œil atrenrif & judicieux ; il n'ira pas niaifement inter-
rogeant les autres fur tout ce qu'il voit , mais il l'examinera
lui-même , &: fe fatiguera pour trouver ce qu'il veut appren-
dre, avant de le demander. S'il tombe dans des embarras
imprévus , il fe troublera moins qu'un autre ; s'il y a du
rifque il s'efirayera moins aufTi. Comme fon imagination
relie encore inaclive & qu'on n'a rien fait pour l'animer , il
ne voit que ce qui eit , n'e/Hme les dangers que ce qu'ils
valent, & garde toujours fon fang-froid. La néccrTité s'appé-
fanrit trop fouvent far lui pour qu'il regimbe encore contre
elle ; il en porte le joug dès (li naiffance , l'y voilh bien ac»>
coummé ; il eft toujours prêt à tour.
Qu'il s'occupe ou qu'il s'amufe , l'un &: l'autre eft cgal
pour lui , fes jeux font Çts occupations , il n'y fent point de
différence. Il met à tout ce qu'il fait \m intérêt qui fait rirc
& imc liberté qui plait , en montrant ;\ la fois le tour de fon
efprit & la fpîicre de fes connoiflances. N'eft-ce pas le fpec-
tacle de cet âge , un fpciflaclc charmant & doux de voir un
joli enfant, l'œil vif & gai , l'air content Se fcrein, la phy-
fiouomie ouverte & ri;inte , faire en fe jouant les chofcs les
plus férieufes , ou profondément occupé des plus frivoles
amufenicns ?
Voulez-vous h préfent le juger par comparaifon? Mclez-le
avec d'autres cnfans, & l:ii!rc?.-lc faire. Vous verrez bientôt
lequel e(t le plus vraiment formé , lequel approche le mieux
de la pcrfetticjn de leur âge. Parmi les cnfans de la ville »
nul n'elt plus adroit que lui , mais il clt plus fore qu'aucuu
L I V R E I I. \c^
autre. Parmi de jeunes payfans , il les égale en force & les
paffe en adrefTe. Dans tout ce qui eft à portée de l'en-
fance, il juge, il raifonne, il prévoit mieux qu'eux tous. Ert-
il queftion d'agir , de courir , de fauter , d'ébranler des corps ,
d'enlever d^s mafles , d'eltimer des diftances , d'inventer des
jeux , d'emporter des prix ? on diroit que la nature eft à fes
ordres , tant il fait aiftment plier toute cliofe h fes volontés.
Il eft fait pour guider , pour gouverner fes égaux : le talent ,
l'expérience lui tiennent lieu de droit &: d'autorité. Don-
nez - lui l'habit & le nom qu'il vous plaira , peu importe ;
il primera par - tout , il deviendra par - tout le chef des
autres ; ils fentiront toujours fa fupériorité fur eux. Sans
vouloir commander il fera le maître, fans croire obéir ils
obéiront.
Il eft parvenu à la maturité de l'enfance , il a vécu de U
vie d'un enfanc , il n'a point acheté fa perfctition aux dépens
de fon bonheur : au contraire , ils ont concouru l'un à l'autre.
En acquérant toute la raifon de fon âge , il a été heureux &
libre autant que fa conftitution lui permet de l'être. Si la
fatale faux vient moiiïbnner en lui la fleur de nos efpérances ,
nous n'aurons point h. pleurer à la fois fi vie & fa mort , nous
n'aigrirons point nos douleurs du fouvenir de celles que nous
lui aurons caufées ; nous nous dirons ; au moins il a joui de
fon enfance ; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la
nature lui avoir donné.
Le grand inconvénient de cette première éducation , effc
qu'elle n'eft fenfible qu'aux hommes clair\-oyans , 6: que
dans un eufaat élevé avec cauc de foin , des yeux vulgoii-çs
i6i EMILE.
ne voycnt qu'un poliiTon. Un Précepteur fonge à fon intérêt
plus qu'à celui de fon Difciple , il s'arrache à prouver qu'il
ne perd pas fon tems 6c qu'il gagne bien l'argent qu'on lui
donne; il le pourvoit d'un acquis de facile étalage &c qu'on
puilTe montrer quand on veut ; il n'importe que ce qu'il lui
apprend foit utile , pourvu qu'il fe voye aifémenr. Il accumule
fans choix, fans difcernement , cent fatras dans fa mémoire.
Quand il s'agit d'examiner l'enfant , on lui fait déployer fa
marchandife , il l'étalé , on eft content , puis il replie fon
ballot & s'en va. Mon Elevé n'eit pas fi riche , il n'a point
Be ballot à déployer , il n'a rien à montrer que lui même. Or
un enfant , non plus qu'un homme , ne fe voit pas en un
moment. Où font les Obfervateurs qui fâchent faifu- au pre-
mier coup-d'œil les traits qui le cara^lérifent ? Il en eil, mais
il en eft peu , 6c fur cent mille pères , il ne s'en trouvera pas
un de ce nombre.
Les queftions trop multipliées ennuyent & rebutent tout
le monde, à plus forte raifon les enfans. Au bout de quel-
ques minutes leur attention fe lalTe , ils n'écoutent plus ce
qu'un obfHné qucltionneur leur demande, 6c ne répondent
plus qu'au hazard. Cette manière de les examiner eft vaine
& pédantefque ; fouvent un mot pris h la volée peint mieux
leur feus 6c leur cfprit que ne fcroient de longs difcours :
mais il fiut prendre garde que ce mot ne foit ni d:Jlé ni
fortuit. Il faut avoir beaucoup de jugement foi-mémc pour
apprécier celui d'un enfant.
J'ai ouï raconter à feu Milord Hyde , qu'un de fcs amis
revenu d'Italie aprls trois ans d'abfcncc , voulut examiner
L I V R E I I. z6i
les progrès de fon fils âgé de neuf à dix ans. Ils vont un
foir fe promener, avec fon Gouverneur ôc lui dans une plaine
où des Ecoliers s'amufoieht à guider des cerfs - volans . Le
père en paflant dit à fon fils , ou eft le cerf -volant dont voilà
Vombre ? fans héfiter , fans lever la tête , l'enflmt dit , fur le.
grand chemin. Et en effet , ajoutoit Milord , le grand chemin
étoit entre le foleil 6c nous. Le père à ce mot embraife fon
fils , & finilfant-là fon examen , s'en va fans rien dire. Le
lendemain il envoya au Gouverneur l'acle d'une penfion via-
gère outre fes appointemens.
Quel homme que ce père là , & quel fils lui étoit promis ?
La queftion elt précifcment de l'âge : la réponfe eit bien
fimple ; mais voyez quelle netteté de judiciaire enfantine elle
fuppofe ! C'eft ainfi que l'Elevé d'Ariftote apprivoifoit ce Cour-
fier célèbre qu'aucun Ecuycr n'avoit pu dompter.
Fin du Livre di^uxieme.
E jM I L E,
EMILE,
O V
DE L'ÉDUCATION.
=s^K:e=
L I f^ R E Troisième.
V^UoiQUE jufqu'à l'adolefcence tout le cours de la vie
foie un cems de fciblelTe , il eft un point dans la durce de
ce premier âge où , le progrès des forces ayant palTé celui
des befoins , l'animal croiffant , encore abfolument foible ,
devient fort par relation. Ses befoins n'étant pas tous déve-
loppés , fes forces aéluelles font plus que fuffifantes pour
pourvoi!" à ceux qu'il a. Comme homme il feroit très-foible ;
comme enfant il eft très-fort.
D'oii vient la foibleiTe de l'homme ? De l'inégalité qui fc
trouve entre fa force ôc fes defîrs. Ce font nos paillons qui
nous rendent foibles , parce qu'il foudroir poui- les contenter
plus de forces que ne nous en donna la Nature. Diminuez
donc les defirs , c'eft comme Ci vous augmentiez les forces ;
celui qui peut plus qu'il ne dcfire , en a de ref te : il elt cer-
tainement un être très-fort. Voilà le troifîeme état de l'en-
fance , & celui dont j'ai maintenant à parler. Je continue h l'ap-
pcUer enfance , fliute de terme propre à l'exprimer; c:ir cet âge
approche de l'adolefcence , faus être encore celui de la puberté,
£miie. Tome h L 1
i66 EMILE.
A douze ou treize ans les forces de l'enfant fe développent
bien plus rapidement que fes befoins. Le plus violent , le
plus terrible ne s'eft pas encore fait fcntir à lui ; l'organe
même en refte dans l'iniperfeclion , & femble pour en fortir
attendre que fa volonté l'y force. Peu fenfible aux injures de
l'air & des faifons , il les brave fuis peine ; fa chaleur naif-
fimte lui tient lieu d'habit, fon appétit lui tient lieu d'alFai-
fonnement; tout ce qui peut nourrir ellbon h fon âge ; s'il'a
fommeil , il s'étend fur la terre & dort ; il fe voit par-tout
entouré de tout ce qui lui cft nccelTaire ; aucun befoin
imaginaire ne le tourmente ; l'opinion ne peut rien fur lui ;
fes defirs ne vont pas plus loin que fcs bras : non-feulement
il peut fe fuffire à lui-même, il a de la force au-deli de
ce qu'il lui en faut; c'elè le feul tcms de fa vie oii il fera
dans ce cas.
Je prelfens l'objc(3:ion. L'on ne dira pas que l'enfant a
plus de befoins que je ne lui en donne , mais on niera
qu'il ait la force que je lui attribue : on ne fongcra pas que
je parle de mon Elevé , non de ces poupées ambulantes qui
voyagent d'une chambre h l'autre , qui labourent dans une
cailfe , & portent des fu-dcaux de carton. L'on me dira que
la force virile ne fe manifelte qu'avec la virilité , que les
efprits vitaux élaborés dans les vaifTeaux convenables & ré-
pandus dans tout le corps , peuvent feuls donner aux niufcles
la confillancc , l'a cH vite , le ton, le refTort d'où réfulte une
véritable force. Voilà la philofophic du cabinet , mais moi
j'en appelle h l'expérience. Je vois dans vos campagnes de
grauds garçons labourer , biner , tenir la cliarrue , charger
L I V R E I I I. 16-!
on tonneau de vin, mener la voiture tout comme leur pcre;
on les prendroit pour des hommes , fi le fou de leur voix
ne les trahilloit pas. Dans nos villes mêmes de jeunes ouvriers ,
forgerons, taillandiers, maréchaux, font prefque aufli ro-
buftes que les maîtres , Ôc ne feroient gueres moins adroits
fi on les eût exercés à tems. S'il y a de la diflcrence , & je
conviens qu'il y en a , elle eft beaucoup moindre , je le répète ,
que celle des defirs fougueux d'un homme aux defirs bornes
d'un enfant. D'ailleurs il n'eft pas ici quefiicn feulement de
forces phyfiques , mais fur - tout de la force &: capacité de
l'efprit qui les fiipplce ou qui les dirige.
Cet intervalle où l'individu peut plus qu'il ne dcfu-e, bien
qu'il ne foit pas le tems de fa plus grande force abfolue ,
eft , comme je l'ai dit , celui de fa plus grande force rela-
tive. Il eft le tems le plus précieux de la vie ; tems qui ne
vient qu'une feule fois; tems très -court, & d'autant plus
court , comme on verra dans la fuite , qu'il lui importe plus
de le bien employer.
Que fera - 1 - il donc de cet excédent de facultés &: de
forces qu'il a de trop à préfent, «Se qui lui manquera dans un
autre âge ? Il tâchera de l'employer à des foins qui lui puif-
fent profiter au bcfoin. Il jettera , pour ainfi dire , dans l'a-
venir le fiipertlu de fon être a6tucl : l'enfant robuflc fera
des provifions pour l'homme foible : m.;is il n'établira fcs
magafîns ni dans des cofTrcs qu'on peut lui voler, ni dans
des granges qui lui font étrangères; pour s'approprier vérita-
blement fon acquis , c'eft dans fes bras , d;ms fa térc , c'cft
dans lui qu'il le logera. Voici donc le tems des travaux , des
Ll »
z6t É M I t îT.
inftrucliîons , des études; ôc remarquez que ce n'eft pa5 moi
qui fais arbitrairement ce choix, c'eit la Nature elle-même
qui l'indique.
L^intelligence humaine a fes bornes , &c non-feulement un
homme ne peut pas tout favoir , il ne peut pas même (livoir
en entier le peu que Hivent les autres' hommes. Puifque la
contradiftoire de chaque propofition fauiïè eft une vérité , le
nombre des vérités eft inépuifable comme celui des erreurs.
Il y a donc un choix dans les chofcs qu'on doit enfeigner ,
ainfî que dans le tems propre à les apprendre. Des connoilTan-
ces qui font à notre portée , les unes font faufles , les autres
font inutiles , les autres fer\'ent Ji nourrir l'orgueil de celui qui
les a. Le petit nombre de celles qui contribuent réellement
à notre bien-être eft feul digne des recherches d'un homme
fage , & par conféquent d'un enfant qu'on veut rendre tel. II
ne s'agit point de favoii" ce qui eft, mais feulement ce qui
eft utile.
De ce petit nombre il faut ôter encore ici les vérités qui
demandent pour être comprifcs un entendement déj.\ tout
formé ; celles qui fuppofent la connoilfance des rapports de
l'homme, qu'un enfant ne peut acquérir; celles qui, bien que
vraies en elles-mêmes , difpofent une ame inexpérimentée à
pcnfer faux fur d'autres fujets.
Nous voili réduits à un bien petit cercle relativement h
l'evi'tcnce des chofes; mais que ce cercle forme encore une
fphere immcnfe pour la mefure de l'efprit d'un enfant ! Téiio»
bres de l'enreiidement humain , quelle main téméraire ofa tou-
cher à vocrc voile ? (^ae d'abymes je vois creufer par nos vaines
LIVREUR t?^
fcîencês autour de ce jeune infortune ! O toi qui vas le
conduire dans ces périlleux fentiers , &c tirer devant fes yeux
le rideau facré de la Natui-e , tremble. Affure - toi bien pre-
mièrement de fa tête & de la tienne ; crains qu'elle ne tourne
à l'un ou à l'autre , &c peut-être à tous les deux. Crains l'at-
trait fpécieux du menfonge , &: les vapeurs enivrantes de
l'orgueil. Souviens-toi , fouviens-toi fans cefle que l'ignorance
n'a jamais fait de mal , que l'erreur feule eft funefèe , & qu'on
ne s'égare point par ce qu'on ne fait pas , mais par ce qu'on
croit favoir.
Ses progrès dans la géométrie vous pourroient fervir d'é-
preuve 6c de mefure certaine pour le développement de fon
intelligence; mais fîtôt qu'il peut difcerner ce qui eft utile
ôc ce qui ne l'eft pas , il importe d'ufcr de beaucoup de
ménagement ôc d'art pour l'amener aux études fpéculatives.
Voulez-vous , par exemple, qu'il cherclie une moyenne pro-
portionnelle entre deux lignes ? commencez par foire en forte
qu'il ait befoin de trouver un quarré égal à un rectangle donné :
s'il s'agifToit de deux moyennes proportionnelles , il faudroic
d'abord lui rendre le problème de la duplication du cube inté-
refTant, &cc. Voyez comment nous approchons par degrés
àes notions morales qui difHnguent le bien &. le mal 1 Jufqu'ici
nous n'avons connu de loi que celle de la nécefTitc : mainte-
nant nous avons égard à ce qui c(ï utile ; nous arriverons
bientôt h ce qui elt convenable & bon.
Le même inltinol: anime les diverfcs fliculrés de l'homme,
A l'aétivité du corps qui cherche il fc développer , fuccede
J'adivité de l'cfpnc qui cherche à s'iiiUruire. D'abord les
t7d EMILE.
enfant ne font que remuans ; enfuite ils font curieux, Se cette
ciiriolicé bien dirigée eft le mobile de l'âge où nous voilà
parvenus. Diftinguons toujours les penchans qui viennent de
la Nature de ceux qui viennent de l'opinion. Il eft une ardeur
de favoir qui n'eft fondée que fur le de/îr d'être elLimé
favant ; il en eft une autre qui naît d'une curioficé naturelle à
l'homme, pour tout ce qui peut l'intéreflcr de près ou de
loin. Le defir inné du bien-être &c l'impofîibilité de contenter
pleinement ce defir , lui font rechercher fans celfc de nou-
veaux moyens d'y contribuer. Tel eft le premier principe de
la curiofité ; principe naturel au cœur humain , mais dont le
développement ne fe fait qu'en proportion de nos paffions &
de nos lumières. Suppofez un Philofophe relégué dans une
Ifle déferte avec des inftrumens 6c des livres , fur d^ palTer
feul le refle de fes jours; il ne s'embarrafTera plus gueres du
fyftême du monde , des loix de l'attradion , du calcul diffé-
rentiel : il n'ouvrira peut-être de ù vie un feul livre ; mais
jamais il ne s'abfliendra de viiiter fon Ille jufqu'au dernier
recoin , quelque grande qu'elle puilfe être. Rcjettons donc
encore de nos premières études les connoinances dont le
goût n'eft point naturel à l'iiomme , & bornons - nous à
celles que l'inftiiiot nous porte ^ chercher.
L'Ille du genre humain, c'eit la terre; l'objet le plus frap-
pant pour nos yeux c'eft le foleil. Sitôt que nous commen-
çons h nous éloigner de nous , nos premières obfer\arions
doivent tomber fur l'une ôc fur l'autre. Auffi la philofophie de
prefque tous les peuples Sauvages roule-t-elle uniquement fur
d'imaginaires diviûons de la terre , Ce fur la divinité du fokij.
L I V HE III. ï7,
Quel ëcart ! dira-t-on peut-ctre. Tout-à- l'heure nous
n'étions occupés que de ce qui nous touche , de ce qui nous
entoure immédiatement : tout-à-coup nous voilà parcourant
le globe , ôc fl^utant aux extrémités de l'Univers ! Cet ccarc
elt l'effet du progrès de nos forces &c de la pente de notre
efprir. Dans l'état de foiblelTe ôc d'infuffifance , le foin de
nous conferver nous concentre au - dedans de nous ; dans
l'état de puilîlince Ôc de force , le defîr d'étendre notre être
nous porte au - delà , ôc nous fait élancer aufTi loin qu'il
nous eft pofEble ; mais comme le monde intelleduel nou?
eft encore inconnu , notre penfée ne va pas plus loin que
nos yeux , ôc notre entendement ne s'étend qu'avec l'efpace
qu'il mefurc.
Transformons nos fenfations en idées , mais ne fautons
pas tout d'un coup des objets fendbles aux objets intelleiluels,
C'cft par les premiers que nous devons arriver aux autres.
Dans les premières opérations de l'efprit , que les fens foienc
toujours fcs guides. Point d'autre livre que le monde , point
d'autre inftruélion que les faits. L'enfant qui lit ne penfc
pas , il ne fait que lire ; il ne s'inftruit pas , il apprend
des mots.
Rendez votre Elevé attentif aux phénomènes de la Nature,
bientôt vous le rendrez curieux ; mais pour nourrir fa curio-
fité, ne vous prelTez jamais de la fatisfairc. Mettez les quef^
tions à ù portée, ôc lailfez-les lui réfoudre. Qu'il ne fâche
rien parce que vous le lui avez dit , mais parce qu'il l'a com-
pris lui-même; qu'il n'apprenne pas la fcience ; qu'il l'in-
vente. Si jamais vous fuWtituez dans fon efprit l'aucorité à la
xii EMILE.
raifon , il ne raifonnera plus ; il ne fera plus que le jouet de
l'opinion des autres.
Vous voulez apprendre la géographie à cet enfant , &: vous
lui allez chercher des globes, des fpheres, des cartes : que
de machines ! Pourquoi toutes ces repréfentations ? Que ne
commencez - vous par lui montrer l'objet même , afin qu'il
fâche au moins de quoi vous lui parlez.
Une belle foirée , on va fe promener dans un lieu favorable ,
où l'horizon bien découvert lailFe voir à plein le foleil cou-
chant, & l'on obfer\'e les objets qui rendent reconnoilTable
le lieu de fon coucher. Le lendemain , pour refpirer le frais ,
on retourne au même lieu avant que le foleil fe levé. On le
voit s'annoncer de loin par les traits de feu qu'il lance au-
devant de lui. L'incendie augmente , l'orient paroit tout en
flammes : à leur éclat on attend l'aftre long-tems avant qu'il
fe montre : à chaque inltant on croit le voir paroître \ on le
voit enfin. Un point brillant part comme un éclair & remplie
au/Ti-tôt tout l'cfpace : le voile des ténèbres s'efface & tombe:
L'homme reconnoit fon féjoi.u- & le trouve embelli. La ver-
dure a pris durant la nuit une vigueur nouvelle ; le jour
nailFont qui l'éclairé , les premiers rayons qui la dorent , la
montrent couverte d'un brillant réfeau de roféc , qui rcHcchit
à l'œil la lumière &: les couleurs. Les oifcaux en chœur fe
réunifTent & faluent de concert le Père de la vie ; en ce mo-
ment pas un feul ne fe tait. Leur gazouillement foible encore ,
cft plus lent ôc pljs doux que dans le relie de la journée ,
il fe fent de la langueur d'un paifiblc réveil. Le concours d«
ious ces objets porte aux fcps une imprcllion de froichcur
qui
LIVRE I I L i7î'
qui femble pénétrer jufqu'à l'ame. Il y a là un quart-d'heure
d'enchantement auquel nul homme ne réfifle : un fpecla-
cle fi grand , fi beau , fi délicieux n'en laiiïe aucun de
fang-froid.
Plein de l'enthoufîafme qu'il éprouve , le maître veut le
communiquer à l'enfant : il croit l'émouvoir , en le rendant
attentif aux fenfations dont il elt ému lui-même. Pure bctifc !
C'eft dans le cœur de l'homme qu'eft la vie du fpeâacle de
la Nature ; pour le voir il faut le fcntir. L'enfant apperçoit
les objets ; mais il ne peut appercevoir les rapports qui les
lient , il ne peut entendre la douce harmonie de leur concert.
Il fluit une expérience qu'il n'a point acquife , il faut des
feutimens qu'il n'a point éprouvés , pour fentir l'impreffion
compofée qui réfulte à la fois de toutes ces fenfations. S'il
n'a long - tems parcouru des plaines arides , fi des fables
ardens n'ont brûlé fes pieds , fî la réverbération fuflfoquante
des rochers frappes du foleil ne l'opprelfa jamais , comment
goûtera -t- il l'air frais d'une belle matinée? Comment le
parfum des fleurs , le chiirme de la verdure , l'humide vapeur
de la rofée , le marcher mol &. doux fur la peloufe , enchan-
teront-ils fes fens ? Comment le chant des oifeaux lui cau-
fera-t-il une émotion voluptueufe , fi les accens de Tamour
ôc du plaifir lui font encore inconnus? Avec quels tranfports
verra-t-il naître une fi belle journée , fi fon imagination ne
lliit pas lui peindre ceux dont on peut la remplir ? Enfin
comment s'attendrira - 1 - il fur la beauté du fpeclacle de la
Nature , s'il ignore quelle main prit foin de l'orner ?
Ne tenez point iîi l'enfant des difcours qu'il ne peut cnten-
Emik. Tome L Mm
474 EMILE.
dre. Point de defcriptions , point d'éloquence , point de
figures , point de poéfie. II n'efl pas maintenant queflion
de fentiment ni de goût. Continuez d'être clair, fimple Ôc
froid ; le tems ne viendra que trop tôt de prendre un autre
langage.
Elevé dans l'efprit de nos maximes , accoutumé à tirer
tous fes inftrumens de lui-même, & à ne recourir jamais
à autrui qu'après avoir reconnu fon infufFifance , à chaque
nouvel objet qu'il voit il l'examine long - tems fans rien
dire. Il e(è penfif &: non queitionneur. Contentez-vous donc
de lui prcfenter à propos les objets ; puis quand vous verrez
fa curiofué fuffinimment occupée, faites-lui quelque queftion
laconique qui le mette fur la voie de la réfoudre.
Dans cette occafîon après avoir bien contemplé avec lui le
foleil levant , après lui avoir fait remarquer du même côté
les montagnes &c les autres objets voifins , après l'avoir laifFc
caufer li-delfus tout à fon aife , gardez quelques momens le
filence comme un homme qui rêve, &c puis vous lui direz ;
je fonge qu'hier au foir le foleil s'eft couché là , & qu'il
sV'il: levé là ce matin. Comment cela fe peut-il faire? N'ajou-
tez rien de plus ; s'il vous fait des queftions n'y répondez
point; parlez d'autre chofe. Lailfez-le à lui-même , 6: foycz
fur qu'il y penfcra.
Pour qu'un enfant s'accoumme à être attentif, &: qu'il foit
bien frappé de quelque vérité fenlible , il faut qu'elle lui
donne quelques jours d'inquiétude avant de la découvrir. S'il
ne conçoit pas affez celle-ci de cette manière , il y a moyen
de la lui rendre plus fcnûble encore , & ce moyeu c'eit de
LIVRE III. i7s
retourner la queftion. S'il ne fait pas comment le foleil par-
vient de fon coucher à fon lever, il fait au moins comment
il parvient de fon lever à fon coucher ; fes yeux feuls le lui
apprennent. Eclairciflez donc la première queftion par l'autre :
ou votre Elevé eft abfolument ftupide , ou l'analogie eft trop
claire pour lui pouvoir échapper. Voilà fa première leçon de
Cofmographie.
Comme nous procédons toujours lentement , d'idée fenfi-
ble en idée fenfible , que nous nous familiarifons long-tems
avec la même avant de pafler à une autre , & qu'enfin nous
ne forçons jamais notre Elevé d'être attentif , il y a loin de
cette première leçon à la connoiflance du cours du foleil Ôc
de la figure de la terre : mais comme tous les mouvemens
apparens des corps céleftes tiennent au même principe , &
que la première obfervation mené à toutes les autres , il faut
moins d'effort , quoiqu'il faille plus de tems , pour arriver
d'une révolution diurne au calcul des éclipfes , que pour bien
comprendre le jour & la nuit.
Puifque le foleil tourne autour du monde il décrit un
cercle , ôc tout cercle doit avoir un centre , nous favons déjà
cela. Ce centre ne fauroit fe voir , car il eft au cœur de la
terre, mais on peut fur la furface marquer deux points qui
lui correfpondent. Une broche palîlint par les trois points ôc
prolongée jufqu'au Ciel de part ôc d'autre , fera l'axe du
monde & du mouvement journalier du foleil. Un toton rond
tournant fur fa pointe reprcfente le Ciel tournant fur fon axe,
les deux pointes du toton font les deux pôles; l'enfant fera
fort aife d'en connoître un ; je le lui montre à la queue
Mm »
*7<î E M I L E.
de la petire ourfe. Voilà de l'amufemenr pour la nuir ;
peu-à-pcu l'on fe familiarife avec les étoiles , & de-li naît le
premier goût de connoître les planètes , & d'obfer\'er les
constellations.
Nous avons vu lever le foleil à la St. Jean ; nous Talions
voir aullî lever à Noël ou quelque autre beau jour d'hi-
ver : car on fait que nous ne fommes pas parefleux & que
nous nous faifons un jeu de braver le froid. J'ai foin de faire
cette féconde oLfervation dans le même lieu où nous avons
fait la première , & moyennant quelque adrelTe pour préparer
la remarque , l'un ou l'autre ne manquera pas de s'écrier. Oh ,
oh ! voilà qui eit plaifant ! le foleil ne fe levé plus à la même
place ! Ici font nos anciens renfeignemcns , & à préfent il
s'elt levé là ; &:c. Il y a donc un orient d'été ôc un orient
d'hiver , &c Jeune maître , vous voilà fur la voie. Ces
exemples vous doivent fuffire pour enfeigncr trcs-clairement
la fphere, en prenant le monde pour le monde, &: le foleil
pour le foleil.
En général ne fubftituez jamais le fignc à la chofc, que
quand il vous cft impoiïlble de la montrer. Car le figne
abforbe l'attention de l'enfant , & lui fait oublier la chofe
repréfentée.
La fphere armillaire me paroit une machine mal compofce ,
6c exécutée dans de mauvaifes proportions. Cette confufion
de cercles & les bizarres figures qu'on y marque, lui don-
nent un air de grimoire q\ii effarouche fLlprit des cnfans.
La terre cft trop petite , les cercles font trop grands , trop
nombreux; quelques-uns comme les colures, font paifaite-
LIVRE III.
1/7
ment inutiles ; chaque cercle eft plus large que la terre ; l'é-
paiffeur du carton leur donne un air de folidité qui les fait
prendre pour des mafles circulaires réellement exifbntes , èc
quand vous dites à l'enfant que ces cercles font imaginaii-es ,
il ne fait ce qu'il voit, il n'entend plus rien.
Nous ne favons jamais nous mettre à la place des enfans ,
nous n'entrons pas dans leurs idées , nous leur prêtons les
nôtres y & fuivant toujours nos propres raifonnemens , avec
des chaînes de vérités , nous n'entalfons qu'extravagances &c
qu'erreurs dans leur tête.
On difpute fur le choix de l'analyfe ou de la fynthefe pour
étudier les fciences. Il n'eft pas toujours befoin de choifir.
Quelquefois on peut refoudre & compofcr dans les mêmes
recherches , &: guider l'enfant par la méthode enfeignante ,
lorfqu'il croit ne foire qu'analyfer. Alors en employant en
même tems l'une ôc l'autre , elles fe ferviroient mutuellement
de preuves. Partant à la fois des deux pomts oppofcs , fans
penfer faire la même route , il feroic tout furpris de fc ren-
contrer, ôc cette fui-prife ne pourroit qu'être fort agréable.
Je voudrois , par exemple , prendre la géographie par fes
deux termes , & joindre à l'étude des révolutions du globe h
mcfure de fes parties , à commencer du lieu qu'on habite.
Tandis que l'enfant étudie la fpherc &. fe rranfporte ainfi dans
les Cieux , ramenez-le à la divifion de la terre ôc montrez-lui
d'abord fon propre féjour.
Ses deux premiers points de géographie feront la ville où
il demeure &c la maifon de campagne de fon pcre ; enfuite
hs lieux intermédiaires , enfuite les rivières du voifuiage y
iy% EMILE.
enfin l'afpeâ du foleil & la manière de s'oricnrer. C'efl ici
le point de réunion. Qu'il fàfk lui-même la carte de tout cela;
carte très-fimple &c d'abord formée de deux feuls objets aux-
quels il ajoute peu-à-peu les autres , à mefure qu'il fait , ou
qu'il eflime leur difbnce & leur pofition. Vous voyez déjà
quel avantage nous lui avons procuré d'avance , en lui met-
tant un compas dans les yeux.
Malgré cela , fans doute , il faudra le guider un peu , mais
très-peu, fans qu'il y pai-oilTe. S'il fe trompe, lailTez-le faire,
ne corrigez point fes erreurs. Attendez en filcnce qu'il foit en
état de les voir &c de les corriger lui-même , ou tout au plus
dans une occanon favorable , amenez quelque opération qui
les lui fafTe fentir. S'il ne fe trompoit jamais , il n'apprcndroic
pas (i bien. Au refte , il ne s'agit pas qu'il fâche exactement
la topographie du pays , mais le moyen de s'en inftruire ;
peu importe qu'il ait des cartes dans la tête , pourNOi qu'il con-
çoive bien ce qu'elles repréfentent & qu'il ait une idée nette de
l'art qui fcrt à les dreiïer. Voyez déjà la différence qu'il y a
du favoir de vos Elevés à l'ignorance du mien ! Ils favcnt les
cartes , & lui les fait. Voici de nouveaux orncmens pour fa
chambre.
Souvenez-vous toujours que l'efprit de mon inflitution n'efl
pas d'enfcigner à l'enfant beaucoup de chofes , mais de ne
laiffer jamais entrer dans fon ccncau que des idées ju(tes 6c
claires. Quand il ne fauroit rien , peu m'importe , pourvu qu'il
ne fe trompe pas ; & je ne mets des vérités dans ù tête
que pour le g.irantir des erreurs qu'il apprcndroit à leur place.
La raifon, le jugement viennent lentement , les préjugés accou»
J
LIVRE III. Z7J
rent en foule , c'elt d'eux qu'il le faut préferver. Mais fi vous
regardez la fcience en elle-même vous entrez dans une mer
fans fond , fans rives , toute pleine d'écueils ; vous ne vous en
tirerez jamais. Quand je vois un homme épris de l'amour des
connoiiTances , fe lailTer fcduire à leur charme , & courir de
l'une à l'autre fans favoir s'arrêter , je crois voir un enfant
fur le rivage amaflant des coquilles , ôc commençant par s'en
charger ; puis , tenté par celles qu'il voit encore , en rejetter ,
en reprendre , jufqu'à ce qu'accablé de leiu" multitude & ne
fâchant plus que choifir, il finilfe par tout jetter, & retourne
à vuide.
Durant le premier âge le tems étoit long ; nous ne cher-
chions qu'à le perdre , de peur de le mal employer. Ici c'eft
tout le contraire , &c nous n'en avons pas affez pour fliire
tout ce qui feroit utile. Songez que les pafîions approchent,
& que iltôt qu'elles frapperont à la porte , votre Elevé n'aura
plus d'attention que pour elles. L'âge paifîble d'intelligence
elt 11 court, il pafle ii rapidement , il a tant d'autres ufiges
néceffaires , que c'eft une folie de vouloir qu'il fuffife ;\ rendre
un enfmt fivant. Il ne s'agit point de lui enfeigncr les fciences,
mais de lui donner du goût pour les aimer , & des méthodes
pour les apprendre , quand ce goût fera mieux développé.
C'ell là très - certainement un principe fondamental de toute
bonne éducation.
Voici le tems aulTi de l'accoutumer peu -à-peu à donner
une attention fuivie au même objet; mais ce n'efl: jamais la
contrainte, c'eft toujours le plailir ou le delîr qui doit pro-
duire cette attention j il faut avoir grand foin qu'elle ne l'ac*
zSo E M I L E.
cable point & n'aille pas jufqu'à Tennui. Tenez donc ttjujour^
l'œil au guet , & quoi qu'il arrive , quittez tout avant qu'il s'en-
nuie ; car il n'importe jamais autant qu'il apprenne , qu'il im-
porte qu'il ne fafîe rien malgré lui.
S'il vous queftionne lui - même , répondez autant qu'il
faut pour nourrir fa curiofité , non pour la ralTafier : fur-touc
quand vous voyez qu'au lieu de queftionner pour s'inftruire ,
il fe met à battre la campagne ôc à vous accabler de for-
tes quefHons , arrctez-vous à l'inltant , fur qu'alors il ne fe
foucie plus de la chofe , mais feulement de vous alfervir h
fes interrogations. Il faut avoir moins d'égard aux mots
qu'il prononce, qu'au motif qui le fait parler. Cet avcrtif-
fement , jufqu'ici moins néccflaire , devient de la dernière
importance aufîî-tôt que l'enfant commence à raifonner.
Il y a une chaîne de vérités générales , par laquelle toutes
les fciences tiennent à àfis principes conmiuns 6c fe déve-
loppent fucccifivement. Cette chaîne elè la méthode des
Philofophes ; ce n'efl point de celle-là qu'il s';'g!t ici. Il y
en a une toute différente par laquelle chaque objet particu-
lier en attire un autre , ëc montre toujours celui qui le fuit.
Cet ordre qui nourrit par une curiofité continuelle l'atten-
tion qu'ils exigent tous , elt celui que fuivent la plupart des
hommes , &c fur-tout celui qu'il faut aux enfan?. En nous
orientant pour lever nos cartes , il a falu tracer des méri-
diennes. Deux points d'intcrfcdion entre les ombres égales
du matin 6c du foir, donnent une méridienne cxctlknte
pour un aitronome de treize ans. Mais ces méridiennes
s'effacent ; il faut du tcms pour les tracer \ elles alFujettiffenc
4
LIVRE m.
l8i-
à- travailler toujours dans Le même lieu; tant de foins,
tant de gêne l'ennuyeroienc à la fin. Noos l'avons pré\'u ;
nous y pourvoyons d'avance.
Me voici de nouveau dans mes longs ic minucieux dé-
tails. Leifteurs, j'entends vos murmures ôc je les brave : je
ne veux point facritier à votre impatience la partie la plus
utile de ce livre. Prenez votre parti fur mes longueiurs ; car
pour moi j'ai pris le mien fur vos plaintes.
Depuis long-tcms nous nous étions apperçus mon Elevé
6c moi , que l'ambre , le verre , la cire , divers corps frottés
attiroient les pailles , &c que d'autres ne les attiroient pas.
Par hazard nous en trouvons un qui a une vertu plus fin-
guliere encore : c'eft d'attirer à quelque diflance , & fans
être frotté , la limaille &c d'autres brins de fer. Combien
de tems cette qualité nous amufe fims que nous puiflîons y
rien voir de plus ? Enfin , nous trouvons qu'elle fe com-
munique au fer même aimanté dans un certain fens. Un
jour nous allons à la foire ( * ) ; un Joueur de gobelets
attire avec un morceau de pain un canaixi de cire flottant
fur un baffin d'eau. Fort fui-pris , nous ne diibns pourtant
pas , c'efè uq Sorcier , car nous n^ favons ce que c'eit
f * ) Je n'ai pu ni'cmpécher de rire fuppofcr que cette petite fccne ctoit
en lifant une fine critique de M. de arrangée , & que le bateleur ctoit
Formey fur ce petit conte. Ce joueur inllruit du rôle qu'il avoit à Faire ;
de gobelets , dit - il , qui Je pique car c'eft en effet ce que je n'ai point
d émulation contre un enfant ^ fer- dit. Mais combien de fois , en re-
mone gravement fon injlituteur , cjl vanchc , ai-je dcclarc que je n'ecri-
vn individu du monde des Emiles. vois point pour les gens à qui il fa»
Le fpirituel M. de Formey n'a pu loit tout dite ?
E-mik. Tome L Nn
aSz EMILE.
qu'un Sorcier. Sans cefTe frappés d'effets dont nous igno-
rons les caiifcs , nous ne nous preïïbns de juger de rien , &
nous refions en repos dans notre ignorance , jufqu'à ce que
nous trouvions l'occafion d'en fortir.
De retour au logis ,' h force de parler du canard de la foire,
nous allons nous mettre en tcte de l'imiter : nous prenons
une bonne aiguille bien aimantée , nous l'entourons de cire
blanche , que nous façonnons de notre mieux en forme de
canard , de forte que l'aiguille traverfe le corps & qu-.' la
tête faiTe le bec. Nous pofons fur l'eau le canard , nous ap-
prochons du bec un anneau de clef, ôc nous voyons avec
une joie facile à comprendre que notre canard fuit la clef,
précifcment comme celui de la foire fuivoit le morceau de
pain. Obferx^er dans quelle direâion le canard s'arrête fur
l'eau quand on l'y lailTe en repos, c'eft ce que neu^*pour-
roris faire une autre fois. Quant à préfcnt tout occupes de
notre objet , nous n'en voulons pas davantage.
Dès le même foir nous retournons à la foire avec du pain
préparé dans nos poches , & fttôt que le Joueur de gobe-
lets a fait fon tour , mon petit dodeur , qui fc confenoit i
peine lui dit que ce tour n'eft pas difficile , Cic que lui-même
en fera bien autant : il c(l pris au mot. A Tin/iant il tire
de fa poche le pain où elt cache le morceau de fer : en
approchant de la table le cœur lui bat ; il préfente le pain
prefquc en tremblant ; le canard vient & le fuit ; l'enfant
s'écrie & treffaillit d'aife. Aux battemens de mains , aux
acclamations de raiTcmblée la tête lui tourne , il e(l hors de
lui. Le Bateleur interdit , vient pourtant l'cmbraflcr , le fé-
L I V R E I î I. iSj
liciter , & le prie de l'honorer encore le lendemain de Ci
prcfence , ajoutant qu'il aura foin d'affembler plus de monde
encore pour applaudir à fon habileté. Mon petit naturalise
enorgueilli veut babiller ; mais fur-le-champ je lui ferme la
bouche & l'emmené comblé d'éloges.
L'enfant jufqu'au lendemain compte les minutes avec une •
rifible inquiétude. Il invite tout ce qu'il rencontre , il vou-
droit que tout le genre humain fût témoin de fa gloire ; il
attend l'heure avec peine , il la devance : on vole au ren-
dez-vous ; la lalle elt déjà pleine. En entrant fon jeune cœur
s'épanouit. D'autres jeux doivent précéder ; le Joueur de
gobelets fe furpalTe , & fait des chofes furprenantes. L'enfant
ne voit rien de tout cela : il s'agite , il fue , il rcfpire à peine ,
il pafle fon tems à manier dans fa poche fon morceau de
pain d'une main tremblante d'impatience. Eniin fon tour
vient ; le maître l'annonce au Public avec pompe. Il s'ap-
proche un peu honteux , il tire fon pain .... nouvelle vi-
ciflimde des chofes humaines ! le canard , fi privé la veille ,
cft devenu fauvage aujourd'hui ; au lieu de préfentcr le bec,
il tourne la queue &c s'enfuit ; il évite le pain &. h main
qui le préfente , avec autant de foin qu'il les fuivoit aupara-
vant. Après mille elfais inutiles & toujours hués, l'enfant
fe plaint , dit qu'on le trompe , que c'elt un autre can::rd
qu'on a fubftitué au premier , &i détie le Joueur de gobelets
d'attirer celui-ci.
Le Joueur de gobelets fins répondre prend un morceau
de pain , le préfente au canard : à Pinltant le canard fuit le
pain ôc vient à la niiiin qui le retire : l'enfant prend le même
Nn i
z84 EMILE.
morceau de pain , mais loin de rcufîlr mieux qu'auparavant i
il voit le canard fe moquer de lui 6c faire des pirouettes
tout autour du baffin ; il s'éloigne enfin tout confus ëc n'ofe
plus s'expofer aux huées.
Alors le Joueur de gobelets prend le morceau de pain que
l'enfant avoit apporté & s'en fert avec autant de fuccès que
du fien ; il en tire le fer devant tout le monde ; autre ri fée
à nos dépens ; puis de ce pain , ainfi vuidé , il attire le
canard comme auparavant. Il fait la même chofe avec un
mitre morceau coupé devant tout le monde par une main
tierce ; il en fliit autant avec fou gant , avec le bout de fon
doigt. Enfin il s'éloigne au milieu de la chambre , & d'un
ton d'cmphafe propre à ces gens là , déclarant que fon ca-
nard n'obéira pas moins à fa voix qu'à fon gerte , il lui parle
& le canard obéit ; il lui dit d'aller à droite &: il va à
droite , de revenir & il rcvieiït , de tourner 6c il tourne ; le
mouvement e(t auffi prompt que Tordre. Les applaudilfe-
mens redoublés font autant d'aft'ronts pour nous ; nous nous
évadons fans être apperçus , 6c nous nous renfermons dans
notre chambre fans aller raconter nos fuccès à tout le monde ,
comme nous l'avrèns projette.
Le lendemain matin l'on frappe à norrc porte , j'om're ;
c'eft l'homme aux gobelets. Il fe plaint modeltement de
notre conduite; que nous avoit -il fait pour nous engager
h vouloir décréditcr fcs jeux & lui ôtcr fon gagiic-pain?
Qu'y a-t-il donc de fi merveilleux dans l'art d'attirer un
canard de cire , pour acheter cet honneur aux dépens de la
fubliltancc d'un honnête honune ? Ma foi , Mclfieurs , Û
L I V R E I I I. i2s
j'avois quelque autre talent pour vivre , je ne me glorifierois
gucres de celui - ci. Vous deviez croire qu'un homme qui
a paire {j. vie à s'exercer à cette chccive induftrie , en fait
là-dedus plus que vous qui ne vous en occupez que quel-
ques momens. Si je ne vous ai pas d'abord montré me?
coups de maître , c'efl: qu'il ne faut pas fc prefTer d'étaler
étourdiment ce qu'on fait ; j'ai toujours foin de conferver
mes meilleurs tours pour l'occafion , &c après celui - ci
j'en ai d'autres encore pour arrêter de jeunes indifcrets. Au
refle , Meffieurs , je viens de bon cœur vous apprendre
ce fecret qui vous a tant embarraiïes , vous priant de n'en
pas abufer pour me nuire , ôc d'être plus retenus une autre
fois.
Alors il nous montre fa machine , &: nous voj'-ons avec
la dernière furprife qu'elle ne conlîfte qu'en im aimant fort
& bien armé , qu'im enfant cache fous la table faifoit mou-
voir fans qu'on s'en apperçiit.
L'homme replie fa machine , & après lui avoir fait nos
remercîmens & nos excufes , nous voulons lui faire un pré-
fent ; il le refufe. " Non, MelTicurs,, je n'ai pas aiïez à me
?> louer de vous pour accepter vos dons ; je vous lailfe obli-
j> gés à moi malgré vous ; c'e/t ma feule vengeance, Appre-
» nez qu'il y a de la géncrofité dans tous les états ; je
j> fais payer mes tours & non mes leçons i>.
En fortajit , il m'adrefle h moi nommément & tout haut
une réprimande. Texcufe volontiers , me dit-il , cet enfant ;
il n'a péché que par ignorance. Mais vous , Monficur , qui
deviez connaître fa faute , pourquoi la lui avoir lallFé faire ?
lU EMILE.
Puirque vous vivez enfemble , comme le plus âgé vous lui
devez vos foins , vos confeils : votre expérience cit l'autorité
qui doit le conduire. En fe reprochant , étant grand , les
tores de fa jeuneffe , il vous reprochera fans doute ceux dont
vous ne l'aurez pas averti ( * ).
Il part & nous lailPe tous deux très-conflis. Je me blâme
de ma molle facilité , je promets à Tenfant de la facrifier
une autre fois à fon intérêt, & de l'avertir de fes fautes
avant qu'il en faffe ; car le tems approche où nos rapports
vont changer, ôc où la févérité du maître doit fuccéder à
la complaifance du camarade : ce changement doit s'am.ener
par degrés ; il faut tout prévoir , «Se tout prévoir de fort loin.
Le lendemain nous retournons à la foire pour revoir le
tour dont nous avons appris le fecret. Nous abordons avec
un profond refpecl notre Batclcur-Socrate ; à peine ofons-
nous lever les yeux fur lui : il nous comble d'honnêtetés ,
& nous place avec une diftinclion qui nous humilie encore.
Il fait fes tours comme à l'ordinaire ; mais il s'amufe &
fc complait long-tems h celui du canard , en nous regardant
fouvent d'un air aflfez fier. Nous favons tout & nous ne
foufflons pas. Si mon Elevé ofoit feulement ouvrir la bou-
che ce feroic un enfant à écrafer.
( • ) Ai-jc dû rurpofer quelque ment ce langage à un bateleur. Je
ledcur aire/, ftupide, pour ne pas eroyois avoir fait preuve , au moini ,
fcntir dans cette réprimande un dif- du talent aîTez médiocre de faire
cours dicte mot-à-mot par le Gou- parler les gens dans rcfprit de leur
verneur pour aller à fes vues ' A- état. Voyez encore la fin de l'ali-
t-on dû me fuppofcr afTe?. ftupidc nca fuivant. N'ctoit-cc pas tout dire
oioi . mcmc pour donnv naturelle- pour tout autre que M. de Formef
LIVREIIL vZy
Tout le détail de cet exemple importe plus qu'il ne fem-
ble. Que de leçons dans une feule ! Que de fuites morti-
fiantes attire le premier mouvement de vanité ! Jeune maître ,
épiez ce premier mouvement avec foin. Si vous favez en
faire forcir ainfi l'humiliation , les difgraces , ( * ) foyez fiôr
qu'il n'en reviendra de long-tems un fécond. Que d'ap-
prêts , direz-vous ! j'en conviens ; & le tout pour nous faire
une bouflble qui nous tienne lieu de méridienne.
Ayant appris que l'aimant agit à travers les autres corps ,
nous n'avons rien de plus prefTé que de foire une machine
femblable à celle que nous avons vue. Une table évuidée ,
un baffin très-plat ajufté fur cette table , & rempli de quel-
ques lignes d'eau, un canard fait avec un peu plus de foin,
ôcc. Souvent attentifs autour du baflîn , nous remarquons
enfin que le canard en repos afFecle toujours à peu près la
même direélion. Nous fuivons cette expérience , nous exa-
minons cette diredion , nous trouvons qu'elle e(t du midi
au nord ; il n'en faut pas davantage , notre bouiïble eft trou-
vée , ou autant vaut ; nous voilà dans la phyfique.
Il y a divers climats fur la terre , &c diverfes températures
à ces climats. Les faifons varient plus fenfiblcment à mefure
qu'on approche du pôle ; tous les corps fe relferrent au froid
& fe dilatent à la chaleur ; cet effet efè plus mefurable dans
(*) Cette humiliation , ces difgra- imprimer fans autre faqon que d'en
ees , font donc de ma faqon & non ôter mon nom pour y mettre le lien ,
pas de celle du bateleur. Puifque il devoit du moins prendre la peine ,
M. Foimey vouloit de mon vivant je ne dis pas de le compofcr , mais
l'emparer de mon livre , & le taiic de le lire.
i88 EMILE.
les liqueurs , Se plus fcnlible dans les liqueurs fpiri-
tueufes : de - là le thermomètre. Le veut frappe le vifage ;
l'air eft donc un corps , un fluide , on le fent quoi-
qu'on n'ait aucun moyen de le voir. Renverfez un verre
dans l'eau , l'eau ne le remplira pas , à moins que vous ne
laiffiez à l'air une iffae ; l'air eft donc capable de rcfin:ance :
enfoncez le verre davantage , l'eau gagnera dans l'cfpace
d'air , fans pouvoir remplir tout-h-fait cet cfpace ; l'air eft
donc capable de comprefTion jufqu'à certain point. Un ballon
rempli d'air comprimé , bondit mieux que rempli de toute
autre matière ; l'air eft donc un corps élaf tique. Etant étendu
dans le bain , foulevez horizontalement le bras hors de l'eau
N'ous le fentirez chargé d'un poids terrible ; l'air eft donc
un corps pefant. En mettant l'air en équilibre avec d'autres
fluides , on peut mefurer fon poids : de-là le baromètre ,
le fyphon , la canne à vent , la machine pneumatique. Toutes
les loLx de la ftatique 6c de l'hydroftatique fe trouvent par
des expériences tout aullî grofTieres. Je ne veux pas qu'on
entre pour rien de tout cela dans un cabinet de phyfîque
expérimentale. Tout cet appareil d'inftrumens & de machines
me déplait. L'air fcientilîque tue la fcience. Ou toutes ces
machines effrayent un enfant , ou leurs figures partagenc
& dérobent l'attention qu'il devroit h leurs effets.
Je veux que nous fafTions nous-mêmes toutes nos machi-
nes , & je ne veux pas commencer p;u- faire rinftrumcnc
avant Texpérience ; mais je veux qu'après avoir entrevu l'ex-
périence , comme par hazard , nous inventions peu - h -
peu l'initrumcnt qui doit h vériticr, Taimc mieux que nos
inlliumexxs
L I V R E I I I. 2S,
inftrumens ne foient point fi parfaits & fi jufles ; &c que
nous ayons des idées plus nettes de ce qu'ils doivent être ,
& des opérations qui doivent en réfulter. Pour ma pre-
mière leçon de {tatique , au lieu d'aller chercher des balan-
ces , je mets un bâton en travers fur le dos d'une cîiaife ,
je mefurc la longueur des deux parties du bâton en équilibre ,
j'ajoute de part &c d'autre , des poids tantôt égaux , tantôt
inégaux ; &; le tirant ou le poulTant autant qu'il eft nécef-
faire , je trouve enfin que l'équilibre réfulte d'une propor-
tion réciproque entre la quantité des poids & la longueur
àes leviers. Voilà déjà mon petit phyucien capabfe de
reiîlifier des balances avant que d'en avoir vu.
Sans contredit , on prend des notions bien plus claires &
bien plus fûres des chofes qu'on apprend ainfi de foi-méme »
que de celles qu'on tient des enfeignemens d'autrui ; &
outre qu'on n'accoutume point fa raifon à fe foumettre fer-
vilement à l'autorité , l'on fe rend plus ingénieux à trouver
des rapports , à lier des idées , à inventer des inftrumens ,
que quand , adoptant tout cela tel qu'on nous le donne ,
nous laifTons affailfer notre efprit dans la nonchalance ,
comme le corps d'un homme , qui , toujours habillé ,
chauffé , fervi par fes gens , èc traîné par fes chcvaax , perd
à la fin la force &c l'ufage de fes membres. Boileau fe van-
toit d'avoir appris à Racine à rimer difficilement : parmi
tant d'admirables méthodes pour abréger l'étude des fcien-
ces , nous aurions grand bcfoin que quelqu'un nous en
donnât une pour les apprendre avec ctTort.
L'avantage le plus fenliblc de ces lentes t?c laborieufe*
Emile. Tome I. O o
tyo EMILE.
recherches , eit de maintenir , au milieu des études fpécu-
Jatives , le corps dans fou aAivité , les membres dans leur
fouplefle , &; de former fans cefle les mains au travail 6c aux
ufages utiles à l'homme. Tant d'indrumens inventes pour
nous guider dans nos expériences &c fuppléer à la juilelTc
des fens , en font négliger Texercice. Le graphometre dif-
penfe d'eftimer la grandeur des angles ; l'œil qui raefaroic
avec précifion les dii tances , s'en fie à la chaîne qui les
mefare pour lui ; la romaine m'exempte de juger à la main
le poids que je connois par elle. Plus nos outils font in-
génieux , plus nos organes deviennent grofliers & mal-adroits :
à force de ralTembler des machines autour de nous , nous n'eu
trouvons plus en nous-mêmes.
Mais quand nous mettons à fabriquer ces machines l'adrefTe
qui nous en tenoit heu , quand nous employons à les faire la
fagacité qu'il faloit pour nous en pafler , nous gagnons fans
rien perdre , nous ajoutons l'art h la Nature , & nous de-
venons plus ingénieux fans devenir moins adroits. Au lieu
de coller im enfant fur des livres , fi je l'occupe dans un at-
telier , fes mains travaillent au profit de fon efprir , il de-
vient philofophe & croit n'être qu'un ouvrier. Enfin cet exer-
cice a d'autres uf.igcs dont je parlerai ci-aprcs, 6: l'on
verra comment des jeux de la philofophie on pviit s'c lever
aux véritables fonctions de l'homme.
J'ai dcj.\ die que les connoillanccs purement fpcculativcs
ne convenoicnt guercs aux enfans , même approchans de
l'adolcfcencc ; m lis fins les faire entrer bien avant dans I.i
phyfiquc fyUématiquc , fai:es pourt.mt que toutes Iciu-s ex-
LIVRE III.
191
périeiices fe lient l'une i\ l'autre par quelque forte de déduc-
tion ; afin qu'à l'aide de cette chaîne ils puiflent les placer
par ordre dans leur efprit, & fc les rappeller au bcfoin ; car
il eft bien difficile que des faits , & même des raifonne-
mens ifolés , tiennent long-tems dans la mémoire , quand on
manque de prife pour les y ramener.
Dans la recherche des loix de la Nature , commencez
toujours par les phénomènes les plus communs & les plus
fenfibles ; & accoutumez votre Elevé à ne pas prendre ces
phénomènes pour des raifons , mais pour des faits. Je prends
une pierre , je feins de la pofer en l'air ; j'ouvre la main ,
la pierre tombe. Je regarde Emile attentif à ce que je fais ,
& je lui dis : pourquoi cette pierre eft - elle tombée ?
Quel enfant réitéra court h cette queftion ? Aucun , pas
même Emile , fi je n'ai pris grand foin de le préparer ;\
n'y favoir pas répondre. Tous diront que la pierre tombe
parce qu'elle e(t pefante ; ôc qu'eft-ce qui eft pefant ? c'cft
ce qui tombe. La pierre tombe donc parce qu'elle tombe ?
Ici mon petit philofophe eft arrêté tout de bon. Voilà fa
première leçon de phyfique fyftématique , & , foit qu'elle
lui profite ou non dans ce genre , ce fera toujours une leçon
de bon fens.
A mefure que l'enfant avance en intelligence , d'autres
confidérations importantes nous obligent à plus de choix
dans fes occupations. Sitôt qu'il par\-icnt à fe connoître
afTez lui-même pour concevoir en quoi confifte fon bicn-
ctre , fitôt qu'il peut faifir des rapports alTez étendus pour
juger de ce qui lui convient &c de ce qui ne lui convient
Oo i
491 EMILE.
pas , dcs-Iors il elt en état de fentir toute la différence du
travail à l'amufement , & de ne regarder celui - ci que
comme le dclalFement de l'autre. Alors des objets d'uti-
lité réelle peuvent entrer dans fes études , & l'engager à
y donner une application plus confiante qu'il n'en don-
noic à de fimples amufemcns. La loi de la néceffité tou-
jours renaiffante , apprend de bonne heure à l'homme à
fiiire ce qui ne lui plait pas , pour prévenir un mal qui
lui déplairoit davantage. Tel eft l'ufage de la prévoyance;
& de cette prévoyance bien ou mal réglée , naît toute la fagef-
fe ou toute la mifere humaine.
Tout homme veut être heureux ; mais pour pan'enir J
l'être , il faudroit commencer par favoir ce que c'eit que
bonheur. Le bonheur de l'homme naturel eft aulTî fimple que
fa vie ; il confifte à ne pas fouffrir : la fanté , la liberté , le néccf-
faire le conftituent. Le bonheur de l'homme moral eft autre
chofe ; mais ce n'eft pas de celui-li qu'il eft ici queftion.
Je ne faurois trop répéter qu'il n'y a que des objets purement
pliyfiqucs qui puilîent intérelfcr les enfans , fur-tout ceux
dont on n'a pas éveillé la vanité , & qu'on n'a point corrompus
d'avance par le poifon de l'opinion.
Lorfqu'avant de fentir leurs befoins ils les prcvoycnt , leur
intelligence eft déji fort avancée , ils commencent à con-
noîtrc le prix du tcms. Il importe alors de les accoutumer i
en diriger l'emploi fur des objets utiles , mais d'une utilité
fcnfible à leur .^gc & h la portée de leurs lumières. Tout ce
qui tient ;\ l'ordre moral & k l'ufage de la fociété ne doit
point licôt leur être préfcnté , parce qu'ils ne font pas en
L I V R E I I L ^j^3
état de l'entendre. C'eft une ineptie d'exiger d'eux qu'ils
s'appliquent à des chofcs qu'on leur dit vaguement, être
pour leur bien , fans qu'ils fathent quel efl ce bien , ôc dont
on les allure qu'ils tireront du profit étant grands , fans
qu'ils prennent maintenant aucun intérêt à ce prétendu pro-
fit , qu'ils ne fauroicnt comprendre.
Que l'enfant ne falTe rien fur parole ; rien n'eft bien
pour lui , que ce qu'il fent être tel. En le jettant toujours
en avant de {es lumières , vous croyez ufcr de prévoyance
& vous en manquez. Pour l'armer de quelques vains
inlèramens dont il ne fera peut-être jamais d'ufage , vous
lui ôtez l'inftrument le plus univerfel de Thomme , qui eft
le bon fens ; vous l'accoutumez à fe lailîer toujours con-
duire , à n'être jamais qu'une machine entre les mains d'au-
trui. Vous voulez qu'il foit docile étant petit ; c'eft vou-
loir qu'il foit crédule ôc dupe étant grand. Vous lui dites
fans cefle ; tout ce que je vous demande ejî pour votre avan-
tage ; mais vous iCêtes pas en état de le connoître. Que m'im-
porte à moi , que vous fajfie\ ou non ce que p exige ? Ccfl pour
vous feul que vous travaille\. Avec tous ces beaux difcours
que vous lui tenez maintenant pour le rendre fage , vous
prépai-ez le fuccès de ceux que lui tiendra quelque jour un
vifionnaire , un foufîleur, un charlatan , un fourbe ou un
fou de toute efpece , pour le prendre à fon piège , ou pour
lui faii-e adopter fa folie.
Il importe qu'un homme fâche bien des chofes dont un
enfant ne fauroit comprendre l'utilité ; mais faut-il , &: fe
peut-il qu'un enfant apprenne tout ce qu'il importe -\ un
Î94 EMILE.
homme de favoir ? Tâchez d'apprendre à l'enfant tout ce
qui c/è utile h fon âge , 6c vous verrez que tout Ton tems
fera plus que rempli. Pourquoi voulez-vous , au préjudice
des études qui lui conviemient aujourd'hui , l'appliquer à
celles d'un âge auquel il elt fi peu fur qu'il par\'ienije ?
Mais, direz-vous, fera-t-il tems d'apprendre ce qu'on doit
favoir quand le moment fera venu d'en faire_ufage ? Je l'i-
gnore ; mais ce que je fois , c'efè qu'il elt impoïïible de
l'apprendre plutôt ; car nos vrais maîtres font l'expérience
& le fentiment , &c jamais l'homme ne fent bien ce qui
convient à l'homme que dans les nipports où il s'eit trouvé.
Un enfant fut qu'il c(t fait pour devenir homme ; routes
les idées qu'il peut avoir de l'état d'homme , font des occa-
fions d'inftruflion pour lui ; mais fur les idées de cet état
qui ne font pas â fa portée , il doit refèer dans une igno-
rance abfolue. Tout mon hvre n'efi: qu'une preuve continuelle
de ce principe d'éducation.
Sitôt que nous fommcs par^emis à donner à notre Elève
une idée du mot utile ^ nous avons une gramle prife de plus
pour le gouverner ; car ce mot le frappe beaucoup , attendu
qu'il n'a pour lui qu'un fens relatif à fon âge , & qu'il en
voit clairement le rapport â fon bien-érre actuel. Vos enfans
ne font point frappes de ce mot , parce que vous n'avez
pas eu fijin de leur en donner une idée qui foit à leyr per-
lée , &: que d'autres fe chargeant toujours de potm'oir â ce
qui leur eft utile , ils n'ont jamais bcforn d'y foi^Tçer eux-
niémcs & ne favcnt ce que c'cft qu'utilité.
/f quoi cela tjï-il bon ? Voilà déformais le mot facré « le
L I V R E I I I. 295
mot déterminant entre lui &c moi dans toutes les actions
de notre vie : voilà la queftion , qui de ma part fuit infail-
liblement toutes fes queltions , & qui fert de frein à ces
multitudes d'interrogations fottes 6c faftidieufes , dont les
enfans fatiguent fans relâche & fans fruit tous ceux qui
les environnent , plus pour exercer fur eux quelque efpcce
d'empire que poui* en tirer quelque profit. Celui à qui ,
pour fa plus importante leçon , l'on apprend à ne vouloir
rien favoir que d'utile , interroge com.me Socrate ; il ne fait
pas une queièion fans s^^n rendre à lui - même la raifcn
qu'il fait qu'on lui en va demander avant que de la réfoudre.
Voyez quel puilFant infèrument je vous mets entre les
mains pour agir fur votre Elevé. Ne fâchant les raifons de
rien , le voilà prefquc réduit au filence quand il vous plait ;
êc vous , au contraire , quel avantage vos connoilfances &
votre expérience ne vous donnent-elles point pour lui mon-
trer l'utilité de tout ce que vous lui propofez ? Car , ne vous
y trompez pas, lui faire cette queftion, c'elt lui apprendre à
vous la faire à fon tour, & vous devez compter fur tout
ce que vous lui propoferez dans la fuite , qu'à votre exem-
ple il ne manquera p;is de dire ; à quoi cela eft-il bon ?
C'eit ici peut-être le piège le pKis difficile à éviter pour
un gouverneur. Si fur la qucflion de l'enfant , ne cherchanc
qu'à vous tirer d'affaire , vous lui donnez une feule raifoii
qu'il ne foit pas en état d'entendre , \oyant que vous raifon-
nez fur vos idées 6c non fur les fiennes , il croira ce que
vous lui dites bon pour votre âge & non pour le lien i
il ne fc fiera plus à vcus, <5c tout eft perdu ; mois où cft k
ipfi EMILE.
maître qui veuille bien rcfler court , ôc convenir de fes torts
avec fon Elevé ? Tous fe font une loi de ne pas convenir
même de ceux qu'ils ont , &c moi je m'en ferois une de
convenir même de ceux que je n'aurois pas, quand je ne
pourrois mettre mes raifons h fa portée : ainfi ma conduite ,
toujours nette dans fon efprit , ne lui fcroit jamais fufpecbe ,
6c je me conferverois plus de crédit en me fuppofant des
fautes, qu'ils ne font en cachant les leurs.
Premièrement , fongez bien que c'eft rarement à vous de
lui propofer ce qu'il doit apprendre ; c'eft i lui de le déli-
rer, de le chercher , de le trouver -, h vous de le mettre à
fa portée , de faire naître adroitement ce dcfir , & de lui
fournir les moyens de le fatisfairc. Il fuit de-là que vos
queftions doivent être peu fréquentes, mais bien choifîes,
& que , comme il en aura beaucoup plus Ji vous faire
que vous à lui , vous ferez toujours moins h découvert &c
plus fouvent dans le cas de lui dire ; en quoi ce que vous
me demande\ efl-il utiU à favoir ?
De plus , comme il importe peu qu'il apprenne ceci ou
cela , pour\'u qu'il conçoive bien ce qu'il apprend & Tufage
de ce qu'il apprend , fitôt que vous n'avez pas à lui donner
fur ce que vous lui dites un éclairciiremcnt qui foit bon
pour lui , ne lui en donnez point du tout. Dites-lui fans
fcrupule : je n'ai pas de bonne réponfe à vous faire ; j'avois
tort , lailTons cela. Si votre inftrui^ion ctoit réellement dé-
placée , il n'y a pas de mal i l'abandonner tout-.\-fait ; (i
elle ne l'écoit pas , avec un peu de foin vous trouverez bien-
toc l'occaiion de lui ch rentlrc l'utilité fcnfible.
Je
L I V R E I I I. ^ Z97
Je n'aime point les explications en difcours ; les jeunes
gens y font peu d'attention &c ne les retiennent gueres. Les
chofes , les chofes ! Je ne répéterai jamais affez que nous
donnons trop de pouvoir aux mots : avec notre éducation
.babillarde , nous ne faifons que des babillards.
Suppofons que , tandis que j'étudie avec mon Elevé le
cours du foleil & la manière de s'orienter , tout-à-coup il
m'interrompe pour me demander à quoi fert tout cela. Quel
beau difcours je vais lui faire ! De combien de chofes je
faifîs l'occafion de l'inftruire en répondant à fa queition ,
fur-tout fi nous avons des témoins de notre entretien ( i ) !
Je lui parlerai de l'utilité des voyages , des avantages du
commerce , des produdions particulières à chaque climat ,
des mœurs des diffcrens peuples , de l'ufage du calendrier ,
de la fupputation du retour des faifons pour l'agriculture ,
de l'art de la navigation , de la manière de fe conduire fur
mer 6c de fuivre exactement la route fans favoir où l'on eft.
La politique , l'hiftoire naturelle , l'aftronomie , la morale
même &c le droit des gens , entreront dans mon explica-
tion de manière à donner à mon Elevé une grande idée
de toutes ces fciences , 6c un grand defir de les apprendre.
Quand j'aurai tout dit , j'aurai fait l'étalage d'un vrai pédant
auquel il n'aura pas compris une feule idée. Il auroit grande
envie de me demander comme auparavant à quoi fert de
( I ) J'ai fouvent remarque que grandes perfonnes qui font prcfentcs.
4ans les doftes inflrudions qu'on Je fuis très-fùr de ce que je dis là,
donne aux enfans , on fonge moins car j'en ai fait l'obfervatlon fur inoi-
à fe faire écouter d'eux que des même.
Emile. Tome L P p
>9S EMILE.
s'orienrer ; mais il n'ofe , de peur que je ne me fâche. Il
trouve mieux fon compte à feindre d'entendre ce qu'on l'a
force d'écouter. Ainii fe pratiquent les belles éducations»
Mais notre Emile plus ruftiquenient élevé , & à qui nous
donnons avec tant de peine une conception dure , n'écou-
tera rien de tout cela. Du premier mot qu'il n'entendra
pas , il va s^enfuir , il va folâtrer par la chambre & me
lailFer pérorer tout feul. Cherchons une folution plus grof-
fiere ; mon appareil fcientifique ne vaut rien pour lui.
Nous obfervions la pofition de la foret au nord de
Montmorenci , quand il m'a interrompu par fon importune
que/tion , à quoi ftrt cela ? Vous avez raifon , lui dis-je , il
y faut penfer à loifir , &: fi nous trouvons que ce travail
u'clt bon à rien , nous ne le reprendrons plus , car nous ne
manquons pas d'amufemens utiles. On s'occupe d'autre
chofe , &ci\ rC^iï plus queftion de géographie du relte de
la journée.
Le lendemain matin je lui propofe un tour de promenade
avant le déjeûner : il ne demande pas mieux ; pour courir
les cnfans font toujours prêts , &: celui-ci a de bonnes
jambes. Nous montons dans la forêt , nous parcourons
les champeaux , nous nous égarons , nous ne favons plus
où nous fommes , & quand il s'agit de revenir , nous ne
pouvons plus retrouver notre chemin. Le tems fe pafle ^
la chaleur vient : nous avons fiim , nous nous prclTons , nous
errons vainement de côté & d'autre , nous ne trouvons par-
tout que des bois , des carrières , des plaines , nul renfei-
gJK'mciit pour nous rcconnoitrc. Ijien échauffés , bien rc-
t I V R E I I I. t^y^
crus , bien affames , iious ne faifons avec nos ccurfes que
nous égarer davantage. Nous nous afleyons enfin pour
nous repofcr, pour délibérer. Emile , que je fuppcfe élevé
comme uii autre enfant , ne délibère point , il pleure ; il
ne fait pas que nous fommes \ la porte de Montmorenci ,
&. qu'un fimple taillis nous le cache ; mais ce taillis eft
une foret pour lui , un homme de fa ftature eft enterré dans
d^s buifTons.
Après quelques momenS de filence , je lui dis d'un air in-
quiet ; mon cher Emile , comment ferons-nous poiu- fortir
d'ici ?
Emile , en nage , & pleurant à chaudes larmes.
Je n'en fais rien : je fuis las ; j'ai faim ; j'ai foif ; je n'en
puis plus.
Jean - Jaques.
Me croyez-vous en meilleur état que vous , &c penfez-vous
que je me fiiïe faute de pleurer fi je pouvois déjeûner de
mes larmes ? Il ne s'agit pas de pleurer , il s'agit de fe re-
connoître. Voyons votre montre ; quelle heure elt-il ?
Emile,
Il eft midi , ôc je fuis à jeun.
Jean - Jaques.
Cela eft vrai ; il eft midi , & je fuis à jeun.
Emile,
Oh ! que vous devez avoir faim !
Pp ï
.,o^ EMILE.
Jean - Jaques,
Le malheur efl: que mon dîné ne viendra pas me cher-
cher ici. Il eft midi ? c'eit juftement l'heure où nous ob-
fervions hier , de Moncmorcnci , la pofition de la forêt ;
fi nous pouvions de même obfcrver de la forêt la pofition
de Montmorenci ? . . .
Emile.
Oui ; mais hier nous voyions la forêt ôc d'ici nous ne
voyons pas la ville.
Jean - Jaques.
Voilà le mal Si nous pouvions nous pafTer de la voir
pour trouver fa pofition ....
Emile.
O mon bon ami !
Jean - Jaques.
Ne difions-nous pas que la forêt ctoit...
Emile.
Au nord de Montmorenci.
Jean-Jaques.
Par confcquent Montmorenci doit être...
Emile.
Au fud de la forêt.
Jean - Jaques.
Nous avons un moyen de trouver le nord à midi.
hun H6\
onroiiR vite: li'.iiiroiioTriic cU borino a qiicUiur chose
r • r''~'r r if-'^
L I V R E I I I. 301
Emile,
Oui , par la direction de l'ombre.
Jean-Jaques.
Mais le fud?
Emile.
Comment faire ?
Jean-Jaques.
Le fud elt l'oppofé du nord.
Emile.
Cela efl vrai ; il n'y a qu'à chercher l'oppofé de l'ombre.
Oh ! voilà le fud , voilà le fud ! furement Montniorenci elt
de ce côté ; cherchons de ce côté.
Jean-Jaques.
Vous pouvez avoir raifon ; prenons ce fentier à travers
le bois.
Emile frappant des mains , & poujfant un cri de joie.
. Ah ! je vois Montmorenci ! le voilà tout devant nous ,
tout à découvert. Allons déjeuner , allons dîner ; courons
YÎte,; l'aftronomie eft bonne à quelque chofe.
Prenez garde que s'il ne dit pas cette dernière phrafe , il
la penfera ; peu importe , pourvu que ce ne foit pas moi
qui la dife. Or foyez fur qu'il n'oubliera de fa vie la leçon
de cette journée , au lieu que fi je n'avois fait que lui fup-
pofcr tout cela dans fa ch;imbrc , mon difcours eue été oublié
3ÔÎ EMILE.
dès le lendemain. II faut parler tant qu'on peur par les ac-
tions , & ne dire que ce qu'on ne fauroic faire.
Le Lecteur ne s'attend pas que je le méprife aflTez , pour
lui donner un exemple fur chaque efpece d'étude : mais de
quoi qu'il foit quellion , je ne puis trop exhorter le gou-
verneur à bien mefurer fa preuve fur la capacité de l'Elevé ;
car encore une fois , le mal n'eft pas dans ce qu'il n'en^
tend point, mais dans ce qu'il croit entendre.
Je me fouviens que voulant donner à un enfant du goiic
pour la chymie , après lui avoir montré plufieurs précipita-
tions métalliques , je lui expliquois comment fe faifoit l'en-
cre. Je lui difois que ù noirceur ne venoit que d'un fer
très-divifé , détaché du vitriol , & précipité par une liqueur
alcaline. Au milieu de ma dofte explication , le petit traître
m'arrêta tout court avec ma queltion que je lui avois ap-
prife : me voili fort embarralTé.
Après avoir un peu rêvé , je pris mon parti. J'envoyai
chercher du vin dans la cave du maître de la maifon , &
d'autre vin à huit fols chez un marchand de vin. Je pris
dans un petit Hacon de la diirolution d'alcali fixe : puis
ayant devant moi dans deux verres de ces deux différens
vins ( 1 ) , je lui parlai ainfi.
On faliifie plufieurs denrées pour les fiire paroîtrc meil-
leures qu'elles ne font. Ces falfîfications trompent l'œil 6c
le goî^t ; mais elles font nuifibles , <Sc rendent la chofc
' (t) A chaque explication qu'on appareil qui h prcccde fcrt beau»
veut donner à l'enfant , un petit coup à le rciidre auenii£
L I V R ï: III. 303
falfîfiée pire , avec fa belle appai-ence , qu'tlle n'ctcit au-
paravant.
On falQfie fur-tout les boiiïbns ôc fur-tout les vins , parce
que la tromperie clt plus difficile à connoître , & donne plus
de profit au trompeur.
La falfîfication des vins verds ou aigres fe fait avec de
la litharge : la litharge cft une préparation de plomb. Le
plomb uni aux acides fait un fel fort doux qui corrige au
goût la verdeur du vin , mais qui elt un poifon pour ceux
qui le boivent. Il importe donc , avant de boire du vin
fufpcwl: , de favoir s'il eft lithargirc ou s'il ne l'elè pas. Or
voici comment je raifonne pour découvrir cehu
La liqueur du vin ne contient pas feulement de l'cfprit
inflammable , comme vous l'avez vu par l'eau-de-vie qu'on
en tire ; elle contient encore de l'acide , comme vous pou-
vez le connoître par le vinaigre 6c le tartre qu'on en tire
aufTi.
L'acide a du rapport aux flibftanccs métalliques & s'unir
avec elles par difTolution pour former un fcl compofc ,
tel par exemple que la rouille qui n'eft qu'un fer dilFouc
par l'acide contenu dans l'air ou dans l'eau , ôc tel aufîi que
le verd-de-gris qui n'elt qu'un cuivre dilTout par le vinaigre.
Mais c€ même acide a plas de rapport encore aux fubf-
tances alcalines qu'aux fubibnces métalliques , en forte que
pai- l'intervention des premières , dans les tels compofés dont
je viens de vous parler , l'acide eft forcé de lâcher le mé-
tal auquel il cil: uni , pour s'attacher i\ l'alcali.
Alors la fubflance métallique dégagée de Tacidc qui h
304 E M I L E.
tenoit difTourc , fe précipite & rend la liqueur oprquc.
Si donc un de ces deux vins eît lichargiré , fon acide
rient la litharge en diflblution. Que j'y verfe de la liqueur
alcaline , elle forcera l'acide de quitter prife pour s'unir à
elle ; le plomb n'étant plus tenu en diflblution reparoîtra ,
troublera la liqueur ôc fe précipitera enfin dans le fond du
verre.
S'il n'y a point de plomb ( 3 ) ni d'aucun métal dans le
vin , l'alcali s'unira paifiblcment ( 4 ) avec l'acide , le tout
rcitcra dilfout , 6c il ne fe fera aucune précipitation.
Enfuite je verfai de ma liqueur alcaline fucceflivement
dans les deux verres ; celui du vin de la maifon refta clair
6c diaphane , l'autre en un moment fut trouble , & au
bout d'une heui'e on vit cloii-ement le plomb précipité dans
le fond du verre.
Voilà, repris-je, le vin naturel ic pur dont on peut boire ,
6c voici le vin falfitié qui empoifonne. Cela fe découvre
par les mêmes connoiiFanccs dont vous me demandiez
l'utilité. Celui qui fait bien comment fe fait l'encre , fait
connokre aufli les vins frelatés.
( \ ) Les vins qu'on venil en ge qu'un abus fi manifcfte & ft
détail chez les Marchands de vin dangereux Toit fouffcrt par la police.
de Pans , quoiqu'ils ne foicnt pas Mais il cft vrai que les gens aifëa
tous lithargirés, font rarement exempts ne buvant gucrcs de ces vins là ^
de plomb ; parce que les comptoirs fo u peu fu;cts à en être cmpoifon-
dc ces marchands font garnis de ce njs.
mcul , & que le vin qui fe répand (4) L'acide v gétal cft fort doux,
dans la mcfurc en pafTant & fé- S! c'étuit un acide minerai &
journant fur ce plomb en difToiit q /il fut m ins étendu , l'union ne
toujours quoique partie. U eft étian- fe feioit pai fans cffervercmce.
J'ctoi*
L I V R ^ I I I. 3^5
J'étois fort content de mon exemple , ôc cependant je
m'apperçus que l'enfont n'en étoit point frappe. J'eus befoin
d'un peu de tems pour fcntir que je n'avois fait qu'une fottife.
Car fans parler de l'impofTibilité qu'à douze ans un enfant
pût fuivre mon explication , l'utilité de cette expérience n'en-
troit pas dans fon efprit, parce qu'ayant goûté des deux vins
& les trouvant bons tous deux , il ne joignoit aucune idée
à ce mot de falfification que je penfois lui avoir fi bien
expliqué ; ces autres mots mai -fain , poifon , n'avoient
même aucun fens pour lui, il étoit là-deffus dans le cas
de l'hiftorien du Médecin Philippe; c'eft le cas de tous les
enfans.
Les rapports des effets aux caufes dont nous n'appercevons
pas la liaifon , les biens & les maux dont nous n'avons au-
cune idée , les befoins que nous n'avons jamais fentis font
nuls pour nous ; il eft impoffible de nous intérelTer par eux à
rien faire qui s'y rapporte. On voit à quinze ans le bonheur
d'un homme fage , comme à trente la gloire du paradis. S\
l'on ne conçoit bien l'un & l'autre , on fera peu de chofe pour
les acquérir, & quand même o« les concevroit, en fera peu
de chofe encore fi on ne les defire , fi on ne les fent con-
venables à foi. Il eft aifé de convaincre un enfant cie ce
qu'on veut lui enfeigner eft utile ; mais ce n'eft rien de le
convaincre fi l'on ne fiit le perfuader. En vain la tranquille
raifon nous fait approuver ou blâmer , il n'y a que la paH^on
qui nous faffe agir , & comment fe pafllonner pour des inté-
rêts qu'on n'a point encore ?
Ne montrez jamais rien à l'enfant qu'il ne puiffe voir. Tan-
Emik. Tome I. Qq •
•306 EMILE.
dis que l'humanité lui eft prefque étrangère , ne pouvant l'é-
lever à l'état d'homme , rabailTez pour lui l'homme à l'état
d'enfant. En fongeant à ce qui lui peut être utile dans
un autre âge , ne lui parlez que de ce dont il voit dès à pré-
fent l'utilité. Du refte jamais de comparaifons avec d'autres
enfans , point de rivaux , point de concurrens , même à la
courfe , aufll-tôt qu'il commence à raifonner : j'aime cent
fois mieux qu'il n'apprenne point ce qu'il n'apprendroit que
par jaloufie ou par vanité. Seulement je marquerai tous les
ans les progrès qu'il aura faits , je les comparerai h ceux qu'il
fera Tannée fuivante : je lui dirai ; vous êtes grandi de tant
de lignes , voilà le foflc que vous fautiez , le flirdeau que
vous portiez ; voici la diftance où vous lanciez un caillou ,
la carrière que vous parcouriez d'une haleine y &cc. voyons
maintenant ce que vous ferez. Je l'excite ainfi fans le rendre
jaloux de perfonne ; il voudra fe furpafler , il le doit ; je ne
vois nul inconvénient qu'il foit émule de lui-même.
Je hais les livres; ils n'apprennent qu'i\ parler de ce qu'on
ne fait pas. On dit qu'Hermès grava fur des colonnes les élé-
nicns des fciences , pour mettre fes découvertes à l'abri d'un
déluge. S'il les eût bien imprimées dans la tête des hommes,
elles s'y feroient confervées par tradition. Des cerveaux bien
préparés font les monumcns où fe gravent le plus furcmcnt les
connoifTances humaines.
N'y auroit - il point moyen de rapprocher tant de leçons
éparfes dans tant de livres , de les réunir fous un objet com-
mun qui pût être facile h voir , intérefîlmt h fuivre , 6c qui
put fcrvir de llimulant , même à cet âge ? Si Ton peut inven-
L I V R E I I I. 307
ter une fituation où cous les befoins naturels de l'homme fe
montrent d'une manière fenfiblc à Fefprit d'un enfant , dk oii
les moyens de pourvoir à ces mêmes befoins fe développent
fucceffivement avec la même facilite , c'eft par la peinture vive
&. naiVe de cet état qu'il faut donner le premier exercice à fon
imagination.
Philofophe ardent , je vois déjà s'allum.er la vôtre. Ne
vous mettez pas en frais ; cette fituation eft rrou\ée , elle
eft décrite , & fans vous faire tort , beaucoup mieux que vous
ne la décririez vous-même ; du moins avec plus de vérité 6c
de fimplicité. Puifqu'il nous faut abfolument des livres, il en
exifle un qui foiu-nit , à mon gré , le plus heureux traité d'é-
ducation narwelle. Ce livre fera le premier que lira mon Emile:
feul il compofera durant long-rems toute fa bibliothèque , 6c
il y tiendra toujours une place diftinguée. Il fera le texte au-
quel tous nos entretiens fur les fciences naturelles ne fer\'i-
ronc que de commentaire. Il fcr\'ira d'épreuve durant nos
progrès à l'état de notre jugenient , 6c tant que notre goût
ne fera pas gâté , fa lecture nous plaira toujours. Quel eft
donc ce merveilleux livre ? Efi-ce Aridotc , ell:<e Tline , cil:-
ce Buffon ? Non ; c'eft Robinfon Crufoé.
Robinfon Crufoé dans fon Ifle , feul , dépoun-u de l'alTIf-
tance de fcs femblables 6c des inltrumcns de tous les arts ,
pourvoyant cependant h ù fubfiltance , à fi confer\'ation , 6c
fe procurant même une forte de bien - être ; voilà un objet
intcrclfant pour tout âge , 6c qu'on a mille moyens de rendre
agréable aux enfans. Voilà comment nous réalifons riHccé-
ferte qui me fcrvoit d'abord de coniparaifon. Cet état n\ft
Qq z
3o8 E M I L E.
pas, j'en conviens, celui de l'homme focial ; vraifemblable-
mène il ne doit pas être celui d'Emile ; mais c'eft fur ce
même état qu'il doit apprécier tous les autres. Le plus fur
moyen de s'élever au - delîus des préjugés , & d'ordonner
fes jugemens fur les vrais rapports des chofes , efè de fe
mettre à la place d'un homme ifolé , &c de juger de tout
comme cet homme en doit juger lui-même, eu égard à fa
propre utilité.
Ce roman , débarrafTé de tout fon fatras , commençant au
naufrage de Robinfon près de fon lile , & linilfant h l'arrivée
du vaiiïeau qui vient l'en tirer , fera tout h. la fois l'amufement
&: l'inflruction d'Emile durant l'époque dont il efè ici quef-
tion. Je veux que la tête lui en tourne , qu'il s'occupe fans
celFe de fon château , de fes chèvres , de fes plantations ;
qu'il apprenne en détail , non dans des livres , mais fur les
chofes, tout ce qu'il faut favoir en pareil cas; qu'il pcnfe être
Robinfjn lui-même ; qu'il fc voye habille de peaux , portant
un grand bonnet , un grand fabre , tout le grotefque équipage
de la figure , au parafol près dont il n'aura pas befoin. Je
veux qu'il s'inquiète des mcfures ii prendre , fi ceci ou cela
venoit h lui manquer, qu'il examine la conduite de fon héros;
qu'il cherche s'il n'a rien omis, s'il n'y avoit rien de mieux
à faire ; qu'il marque attentivement (es fautes , Se qu*îl
en profite pour n'y pas tomber lui-même en pareil cas : car
ne doutez point qu'il ne projcrrc d'aller faire un établiircment
fcmblable ; c'e/l: le vrai château en Efpagne de cet hcur^ix
âge , où l'on ne connoit d'autre bonheur que le néccfTairc 6c
la liberté.
LIVRE I IL 309
Quelle refTource que cette folie pour un homine habile ?
qui n'a fçu la faire naître qu'afin de la mettre à profit. L'en-
fant preiïe de fe faire un magafin pour fon Ifle , fera plus
ardent pour apprendre , que le maître pour enfeigner. Il
voudra favoir tout ce qui eft utile , & ne voudra favoir que
cela ; vous n'aurez plus befoin de le guider , nous n'aurez
qu'à le retenir. Au refte , dépêchons nous de l'ccablir dans
cette ifle, tandis qu'il y borne fa félicite; car le jour appro-
che où , s'il y veut vivre encore , il n'y voudra plus vivre
feul ; ôc où Vendredi , qui maintenant ne le touche gueres ,
ne lui fuffira pas long-tems.
La pratique des arts naturels , auxquels peut fufEre un
feul homme, mené à la recherche des arts d'induftrie , &
qui ont befoin du concours de plufîeurs mains. Les premiers
peuvent s'exercer par des folitaires , par des fauvages ; mais
les autres ne peuvent naître que dans la fociété , &: la ren-
dent néceffaire. Tant qu'on ne connoit que le befoin phyfi-
que , chaque homme fe fuffit à lui - même ; l'introduâion du
fuperflu rend indifpcnfable le partage & la diltribution du
travail ; car bien qu'un homme travaillant feul ne gagne que
la fubfiftance d'un homme , cent hommes travaillant de
concert , gagneront de quoi en faire fubfiftcr i^xwx cens. Sitôt
donc qu'une partie des hommes fe rcpofc , il fuit que le con-
cours des bras de ceux qui travaillent fupplée au travail de
ceux qui ne font rien.
Votre plus grand foin doit être d'écarter de l'cfprit de
votre Elevé toutes les notions des relations fociales qui ne
font pas à ià portée ; mais quand renchalnemcnc des con-
5T0 E M I L E.
noifTances vous force à lui monrrer la muruellc dépendance
des hommes , au lieu de la lui montrer par le côté moral ,
tournez d'abord toute fon attention vers l'induftrie 6c les arts
méchaniques , qui les rendent utiles les uns aux autres. En le
promenant d'attelier en attelier , ne fouffrez jamais qu'il
voye aucun travail fans mettre lui - même la main à l'œu-
vre i ni qu'il en forte uns favoir parfaitement la raifon
de tout ce qui s'y fait , ou du moins de tout ce qu'il a
obfervé. Pour cela travaillez vous - même , donnez-lui par-
tout l'exemple ; pour le rendre maître , foyez par - tout
apprentif ; & comptez qu'une heure de travail lui apprendra
plus de chofcs , qu'il n'en retiendroir d'un jour d'explications.
Il y a une eflime publique attachée aux difTcrens arts , en
raifon invcrfe de leur utilité réelle. Cette eltime fe mefure
directement fur leur inutilité même , &: cela doit être. Les
arts les plus utiles font ceux qui gagnent le moins , parce
que le nombre des ouvriers fe proportionne au bcfoin des
hommes , & que le travail nécelTaire à tout le monde refte
forcement à un prix que le pauvre peut payer. Au con-
traire , ces importans qu'on n'appelle pas artifans , mais
artifles , travaillant uniquement pour les oififs &c les ri-
ches , mettent un prix arbitraire à leurs babioles ; & comme
le mérite de ces vains travaux n'eft que dans l'opinion ,
leur prix même fait partie de ce mérite , &. on les cfHme à
proportion de ce qu'ils coûtent. Le cas qu'en fiir le riche ne
vient pas de leur ufage , mais de ce que le pauvre ne les peut
payer. Noh luiberc bona luji quikus poputus inviderii ( s )•
( î ) Pccrorv
LIVRE III.
3"
Que deviendront vos Elevés , fî vous leur laiiïez adopter ce
fot préjugé , fi vous le favorifez vous - même , s'ils vous
voyent , par exemple , entrer avec plus d'égards dajis la bou-
tique d'un orfèvre que dans celle d'un fcrrurier ? Quel juge-
ment porteront-ils du vrai mérite des arts & de la véritable
valeur des chofes , quand ils verront par-tout le prix de fan-
taifîe en contradiâion avec le prix tiré de l'utilité réelle , &
que plus la chofe coûte , moins elle vaut ? Au premier mo-
ment que vous laiflerez entrer ces idées dans leur tcte ,
abandonnez le relte de leur éducation ; malgré vous ils feront
élevés comme tout le monde ; vous avez perdu quatorze ans
de foins.
Emile fongeant h. meubler fon Iflc , aura d'autres manières
de voir. Robinfon eût fait beaucoup plus de cas de la bouti-
que d'un taillandier , que de tous les colifichets de Saïde. Le
premier lui eût paru un homme très-rcfpeclable , <5c l'autre un
petit charlatan.
" Mon tils eft fait pour vivre dans le monde ; il ne vivra
» pas avec des fages , mais avec des foux ; il faut donc qu'il
1» connoilfe leurs folies , puifque c'eiî par elles qu'ils veulent
»j être conduits. La connoiflance réelle des chofes peut être
» bonne , mais celle des hommes ôc de leurs jugemens vaut
»5 encore mieux ; car dans la focictc humaine le plus grand
»» inftrument de l'homme e(t l'homme , (îk le plus fage e(t
i> celui qui fe fert le mieux de cet initrument. A quoi bon
» donner aux enfans l'idée d'un ordre imaginaire tout con-
M traire à celui qu'ils trouveront établi , & fur lequel il faudra
« qu'ils fe règlent ? Donnez leur premièrement des leçotis
3ir EMILE.
» pour erre fages, & puis vous leur en donnerez pour juger
j> en quoi les autres font foux »».
Voilà les fpécieufes maximes fur lefquelles la faufTe pru-
dence des pères travaille à rendre leurs enfans efclaves des
préjugés dont ils les nourrirent , & jouets eux-mêmes de la
tourbe infcnfée dont ils penfent faire Tinftrumcnt de leiu-s
paflions. Pour parvenir à connoître l'homme , que de chofes
il faut connoître avant lui ! L'homme e(è la dernière étude
du fage & vous prétendez en faire la première d'un enfant !
Avant de l'infiruire de nos fentimens , commencez par lui
apprendre à les apprécier : eft-ce connoître une folie que de
la prendre poiu- la raifon? Pour être fage, il faut difcerner
ce qui ne l'cft pas : comment votre enfant connoîtra-t-il les
hommes , s'il ne fait ni juger leurs jugemens ni démêler leurs
erreurs ? C'elt un mal de favoir , ce qu'ils penfent , quand
on ignore fi ce qu'ils penfent cit vrai ou faux. Apprenez-lui
donc premièrement ce que font les chofes en elles-mêmes ;
6c vous lui apprendrez après ce qu'elles font à nos yeux :
c'eft ainfi qu'il faura comparer l'opinion à la vérité, ôc s'é-
lever au - defTus du vulgaire : car on ne connoit point les
préjugés quand on les adopte , & l'on ne mène point le
peuple quand on lui refTemblc. Mais fi vous commencez par
l'inftriiire de l'opinion publique avant de lui apprendre i
l'apprécier , aflurez-vous que , quoi que vous puifTiez faire ,
elle deviendra la Tienne , &c que vous ne la détruirez plus.
Je conclus que pour rendre un jeune homme judicieux ,
il faut bien former fcs jugemens , au lieu de lui didcr les
nôtres.
Vous
L I V R E II I. iif
Vous voyez que jufqu'ici je n'ai point parlé des hon^mcs
à mon Elevé , il auroit eu trop de bon-fens pour m'enten-
dre ; fes relations avec fon efpece ne lui font pas encore aflez
fên/ibles pour qu'il puifle juger des autres par lui. Il ne
connoit d'être humain que lui feul , &c même il eft bien
éloigné de fe connoître : mais s'il porte peu de jugemens
fur fa perfonne , au moins il n'en porte que de juftes. II
ignore quelle eft la place des autres ; mais il fcnt la Tienne
& s'y tient. Au lieu des loix fociales qu'il ne peut connoî-
tre , nous l'avons lié des chaînes de la néceflité. Il n'eft: pres-
que encore qu'un être phyfique ; continuons de le traiter
comme tel.
C'eft par leur rapport fenfible avec fon utilité , fa fureté , fi
confervation , fon bien-être , qu'il doit apprécier tous les corps
de la Nature & tous les travaux des hommes. Ainfi le fer
doit être h Ces yeux d'un beaucoup plus grand prix que
l'or , 6c le verre que le diamant. De même il honore beau-
coup plus un cordonnier , un maçon , qu'un l'Empereur , un
le Blanc & tous les joailliers de l'Europe ; un pârifîîer elè
fur-tout , à fes yeux , un homme très-important , &c il don-
neroit toute l'Académie des Sciences pour le moindre con-
fîfeur de la rue des Lombards. Les orfèvres , les graveurs ,
les doreurs ne font, k fon avis, que des foincans qui s'amu-
fcnt :\ des jeux parfaitement inutiles ; il ne tait pas même
un grand cas de l'horlogerie. L'heureux enfant jouit du
tems fans en être efclave; il en profite &: n'en connoit pas
le prix. Le calme des pafTions qui rend pour lui fa fuccef-
iion toujours égale , lui tient lieu d'inllrumcnt pour le me-
EmiU. Tome' I. R r
314 EMILE.
furer au befoin (6). En lui fuppofant une montre , aufli-blen
qu'en le faifanc pleurer , je me donnois \m Emile \-ulgaire ,
pour être utile 6c me faire entendre ; car quant au vérita-
ble , un enfant fi différent des autres ne ferviroit d'exem-
ple à rien.
Il y a un ordre non moins naturel , ôc plus judicieux
encore , par lequel on confîdere les arts félon les rapports de
nécelTité qui les lient , mettant au premier rang les plus indc-
pendans , & au dernier ceux qui dépendent d'un plus grand
nombre d'autres. Cet ordre qui fournit d'importantes «confi-
dérations fur celui de la fociété générale , efè femblable au pré-
cédent ôc fournis au même renverfcment dans rcflime des
hommes ; en forte que l'emploi des matières pi-emicres fe
fait dans des métiers fans honneur, prefque fans profit , &
que plus elles changent de mains , plus la main d'ccmTe
augmente de prix de devient honorable. Je n'examine pas
s'il eft vrai que l'indultrie foit plus grande &c mérite plus de
récompenfe dans les arts minucieux qui donnent la dernière
forme à ces matières , que dans le premier travail qui les
convertit à l'ufage des hommes ; mais je dis qu'en chaque
chofe l'art dont l'ufage eft le plus général & le plus indif-
pcnfible , efè inconteflablcmcnt celui qui mérite le plus d'ef^
time , <Sc que celui à qui moins d'autres arcs font nccelTai-
rcs la mérite encore par - delfus les plus fubordonnés ,
(6) Le tcms perd pour nous fa meur & la paix de l'ame ; il cft
mcPurc, quand nos parTions veulent toujours à (on heure , & il U coiw
tcgler fon cours à leur gré. I,a noit toujours,
montic du f*ge cft l'cgalitc d'hu-
L I V R E I I I. 315
parce qu'il eft |plus libre &c plus près de l'indépendance.
Voilà les véritables règles de l'appréciation des arts & de
l'indultrie ; tout le relte eft arbitraire & dépend de l'opinion.
Le premier & le plus refpe^table de tous les arts elt l'agri-
culture : je mettrois la forge au fécond rang , la charpente
au troiiîeme , & ainli de fuite. L'enfant qui n'aura point été
féduit par les préjugés vulgaires en jugera précifément ainfî.
Que de réflexions importantes notre Emile ne tirera-t-il point
là-deffijs de fon Robinfon ? Que penfera-t-il en voyant que les
arts ne fe perfeâionnent qu'en fe fubdivifant, en multipliant
à l'infini les inftrumens des uns & des autres ? Il fe dira ; tous
ces gens \h font fottement ingénieux : on croiroit qu'ils ont
peur que leurs bras & leurs doigts ne leur fervent à quelque
chofe, tant ils inventent d'inftrumens pour s'en pafTer. Pour
exercer un feul art ils font affervis à mille autres , il faut ujie
ville à chaque ouvrier. Pour mon camarade & moi nous met-
tons notre génie dans notre adrefle ; nous nous faifons des
outils que nous puifllons porter par-tout avec nous. Tous ces
gens fi fiers de leurs talens dans Paris ne fauroicnt rien dans
notre Ifle , & feroicnt nos apprentifs à leur tour.
Lecteur, ne vous arrêtez pas à voir ici Texercicc du corps
& l'adrelfe des mains de notre Elevé ; mais conlidcrcz quelle
direétion nous donnons à fes curiofités enfantines ; conTidcrez
le fens, l'efprit inventif, la prévoyance , confidérez quelle
tête nous allons lui former. Dans tout ce qu'il verra , dans
tout ce qu'il fera , il voudra tout connoître , il voudra favoir
la raifon de tout: d'indrumcnt en inihiimcni il voudra tou-
jours remonter au premier; il n'admettra rien par fuppofition;
Rr i
3i<
EMILE.
il refifei-oic d'apprendre ce qui demanderoit une connoifTance
antérieure qu'il n'auroic pas : s'il voit faire un reiïbrt, il vou-
dra favoir comment l'acier a été tiré de la mine ; s'il voit
afTembler les pièces d'un coffre , il voudra favoir comment
l'arbre a été coupé. S'il travaille lui - même , à chaque outil
dont il fe fert , il ne manquera pas de dire ; fi je n'avois pas
cet outil , comment m'y prendrois-je pour en faire un fembla-
ble ou pour m'en paffer ?
Au relte une erreur difficile à éviter dans les occupations
pour lefqadles le miîcre fe pidîonne, eft defuppofer toujours
le même goût à l'enfant; gardez , quand l'amufement du tra-
vail vous emporte , que lui , cependant , ne s'ennuye fans vous
l'ofer témoigner. L'enfant doit être tout à la chofe ; mais
voiis devez être tout à l'enfant, l'obferver, l'épier fans relâche
&c fans qu'il y paroiiTe , preffentir tous fcs fentimens d'avance ,
& prévenir ceux qu'il ne doit pas avoir; l'occuper enfin de-
manière que non-feulement il fe fente utile à la chofe, mais
qu'il s''y plaife à force, de bien comprendre à quoi fcrt ce
qu'il fait.
La fociété des arts confifte en échanges d'indufbie , celle
du commerce en échanges de chofcs, celle des banques en
échanges de fignes 6c d'argent ; toutes ces idées fc tiennent ,
&c les notions élémentaires font déjà prifes; nous avons jette
les fondemens de tout cela dès le premier âge , ii l'aide du
j.trdinier Robert. Il ne nous rede maintenant qu'i géncralifer
ces mêmes idées , &c les étendre â plus d'exemples pour lui
faire comprendre le jeu du tralic pris en lui-même »& rendu
fcnllble par les détails d'ililtoire naturelle qui regardent les
LIVRE III. 317
produftions particulières à chaque pays , par les détails d'arts
& de fciences qui regardent la navigation , enfin par le plus
grand ou moindre embarras du tranfport félon l'éloignement
des lieux , félon la fituation des terres , des mers , des
rivières , ôcc.
Nulle fociété ne peut exifter fans échange , nul échange
fans mefure commune , & nulle mefure commune fans
égalité. Ainfi toute fociété a pour première loi quelque éga-
lité conventionnelle , foit dans les hommes , foit dans les
cho fes.
L'égalité conventionnelle entre les hommes, bien différente
de l'égalité naturelle, rend nécelTiiire le droit pofirif, c'cft-
h-dire, le gouvernement &c les loix. Les connoiffances poli-
tiques d'un enfant doivent être nettes &. bornées : il ne doit
connoître du gouvernement en général que ce qui fe rapporte
au droit de propriété dont il a déjà quelque idée.
L'égalité conventionnelle entre les chofes, a fait inventer
la monnoie ; car la monnoie n'eft qu'un terme de compa-
raifon pour la valeur des chofes de différentes efpeccs , &c en
ce fens la monnoie cft le vrai lien de la fociété ; mais tout
peut être monnoie ; autrefois le bétail Tétoit , àcs coquilla-
ges le font encore chez plufieurs peuples , le fer fut monnoie
à Sparce, le cuir l'a été en Suéde, Tor tk Targcnt le font
parmi nous.
Les métaux , comme plus fliciles h tranfportcr , ont été
généralement choifis pour termes moyens de tous les échan-
ges, 6: Ton a converti ces métaux en monnoie, pour tpar-
gncr la mcfore eu le poids à chaque échange : car la nurquc
3i8 E M I L E.
de la monnoie n'eft qu'une atteltarion que la pièce ainfi mar«
quce elt d'un tel poids , ôc le Prince feul a droit de battre
monnoie , attendu que lui feul a droit d'exiger que fon témoi-
gnage fafle autorité parmi tout un peuple.
L'ufage de cette invention ainli expliquée fe dût fentir au
plus Itupide. Il eft difficile de comparer immédiatement des
chofes de différentes natures , du drap , par exemple , avec du
bled ; mais quand on a trouvé une mefure commune , favoir
la monnoie , il eft aifé au fabriquant & au laboureur de rap-
porter la valeur des chofes qu'ils veulent échanger à cette
mefure commune. Si telle quantité de drap vaut une telle
fomme d'argent, &c que telle quantité de bled vaille aufli la
même fomme d'argent, il s'enfuit que le marchand recevant
ce bled pour fon drap fait un échange équitable. Ainfi c'eft
par la monnoie que les biens d'efpeces divcrfes deviennent
commcnfarables , & peuvent fe compaicr.
N'allez pas plus loin que cela , 6c n'entrez point dans l'expli-
cation des efTcts moraux de cette infUtution. En toute chofe
il imporcc île bien expofer les ufagcs avant de montrer les
abus. Si vous prétendiez expliquer aux enfans comment les
fignes font négliger les chofes, comment de la monnoie font
nées toutes les chimères de l'opinion , comment les pays
riches d'argent doivent être pauvres de tout , vous traiteriez
ces enfans non - feulement en philofophes , mais en hommes
fages , &c vous prétendriez leur faire entendre ce que peu de
philofophes mêmes ont bien conçu.
Sur quelle abondance d'objets intéreflTants ne peut-on point
Courncr ainfi la curiofité d'un Elève , fans j;unais quitter les
LIVRE î I r.
3^9
rapports réels & matériels qui font à fa portée ni fouffrir qu'il
s'éle\T; dans fou efprit une feule idée qu'il ne puifTe pas con-
eevoir? L*art du maître eft de ne lailTer jamais appéfaiitir fes
ôbfervations fur des minuties qui ne tiennent à rien , mais de
le rapprocher fans ceffe des grandes relations qu'il doit con-
Aoître un jour pour bien juger du bon & du mauvais ordre
de la fociété civile. Il faut favoir aïïbrtir les entretiens dont
on l'amufe au tour d'efprit qu'on lui a donné. Telle queftioa
qui ne pourroit pas même effleurer l'attention d'un autre , va
rourmeîiter Emile pendant fix mois.
Nous allons dîner dans une maifon opulente ; nous trou-
tons les apprêts d'un fedin , beaucoup de monde , beaucoup
de laquais, beaucoup de plats , un fervice élégant (k tin.
Tout cet appareil de plaifu- &c de fête a quelque chofc d'eni-
vrant, qui porte à la tête quand on n'y eft pas accoutumé.
Je prelîtns l'eflbt de tout cela fur mon jeune Elevé. Tandis
que le repas fê prolonge , tandis que les fervices fe fuccedent y
tandis qu'autour de la table régnent mille propos bniyans ,
jie m'approche de fon oreille, & je lui dis : par combien de
lîiains eftimeriez-vous bien qu'ait pafTé tout ce que vous voyez
fur cette table , avant que d'y arriver ? Quelle foule d'idées
j'éveille dans fon cer\'eau par ce peu de mots ! A Tiiiibnc.
voilà toutes les vapeurs du délire abattues. Il rêve , il réflé-
chit , il calcule , il s'inquiète. Tandis que les Philofophes
égayés par le vin , peut-être par leurs voifincs , radotent ôc
font les enfans , le voilà lui philofophant tout feul dans fon
coin ; il m'interroge , je refufe de répondre , je le renvoie à
un autre tems ; il s'impatiente , il oublie de manger «?c de
?io
E M I L E. ^.
boire , il brûle d'être hors de table poiir m'entretenir ù fon
aife. Quel objet pour fa curiofité ! quel texte pour fon inf-
truAion ! A,vec un jugement fain que rien n'a pu corrompre ,
que penfera-t-il du luxe , quand il trouvera que toutes les ré-
gions du monde ont été mifes à contribution , que vingt mil-
lions de mains , peut-être , ont long-tems travaillé , qu'il en
a coûté la vie , peut-être , à des milliers d'hommes , ôc tout
cela pour lui préfenter en pompe à midi ce qu'il va dépofer
le foir dans fa garde-robe ?
Epiez avec foin les conclufions fecretes qu'il tire en fon
cœur de toutes fes obfervations. Si vous l'avez moins bien
gardé que je ne le fuppofe , il peut être tenté de tourner fes
réflexions dans im autre fens , Ôc de fe regarder comme
un perfonnage important au monde , en voyant tant de foins
concourir pour apprêter fon dîner. Si vous prelTentez ce rai-
fonnement , vous pouvez aifément le prévenir avant qu'il
le fafTe , ou du moins en effacer aufli-tôt l'imprefTion. Ne
fâchant encore s'approprier les chofes que par une jouilfance
matérielle , il ne peut juger de leur convenance ou difcon-
venance avec lui que par des rapports fenlibles. La compa-
raifon d'un dîner (impie & ruflique préparé par l'exercice ,
afl'aifonné par la faim , par la liberté , pai- la joie , avec fon
feftin fi magnirique &i Ci compalTé , fuflîra pour lui faire fen-
tir que tout l'appareil du feftin , ne lui ayant donne aucun
profit réel , &c fon cflomac fortant tout auflî cona^nr de la
table du payfan que de celle du financier , il n'y avoit rien
il l'un de plus qu'à l'autre qu'il pût appel 1er véritablement lien.
Imaginons ce qu'en pareil cas lui Gouverneur pourra lui
dire.
t ï V R E I I I. 3ir
dire. Rappellez-vous bien ces deux repas , &c décidez en vous-
même lequel vous avez fait avec le plus de plaifir ; auquel
avez-vous remarque le plus de joie ? auquel a-t-on mange de
plus grand appétit , bu plus gaiement , ri de meilleur cœur ?
lequel a duré le plus long-rems fans ennui , &c fans avoir
befoin d'être renouvelle par d'autres fervices ? Cependant voyez
la différence : ce pain bis que vous trouvez Ti bon , vient du.
bled recueilli par ce payfan ; fon vin noir 6c groflîer , mais
défaltérant ôc fain , eft du crû de fa vigne ; le linge vient de
fon chanvre , filé l'hiver par fli femme , par Ces filles , par fa
fervante : nulles autres mains que celles de fa famille n'ont
fait les apprêts de fa table ; le moulin le plus proche ik le
marché voifin font les bornes de l'univers pour lui. En quoi
donc avez-vous réellement joui de tout ce qu'ont fourni de
plus la terre éloignée &. la main des hommes fur Tautre
table ? Si tout cela ne vous a pas fait faire un meilleur re-
pas , qu'avez-vous gagné h cette abondance ? Qu'y avoit - il
là qui fût fait pour vous ? Si vous euïïiez été le maître de
la maifon , pourra-t-il ajouter , tout cela vous fût redé plus
étranger encore', car le foin d'étaler aux yeux des autres vo-
tre jouilTance eût achevé de vous l'ôter : vous auriez eu la
peine ôc eux le plaifir.
Ce difcours peut être fort beau , mais il ne vaut rien
pour Emile dont il paffe la portée , ôc h qui Ton ne diite
point fes réflexions. Parlez-lui donc plus fimplemcnt. Après
ces deux épreuves, dites -lui quelque matin ; où dînerons-
nous aujourd'hui ? autour de cette montagne d'argent qui
couvre les trois quarts de la table , ôc de ces parterres de
Emile. Tome I. S f
322 E M I L E.
fleurs de papier qu'on ierc au deflert fur des miroirs ? parmi
ces femmes en grand panier qui vous traitent en marion-
nette , & veulent que vous ayez dit ce que vous ne
favez pas ? ou bien dans ce village à deux lieues d'ici , chez
ces bonnes gens qui nous reçoivent fi joycufcment , & nous
donnent de li bonne crcme ? Le choix d'Emile n'efè pas dou-
teux : car il n'efl: ni babillard ni vain ; il ne peut fouffrir la
gêne , & tous nos ragoûts iîns ne lui plaifent point ; mais il
eft toujours prêt à courir en campagne , & il aime fort les
bons fruits , les bons légumes , la bonne crème , ôc les bonnes
gens (7). Chemin faifint, la réHexion vient d'elle -même.
Je vois que ces foules d'hommes qui travaillent à ces grands
repas perdent bien leurs peines , ou qu'ils ne fongent gueres
à nos plaifirs.
Mes exemples, bons peut-être pour un fujet , feront mau-
vais pour mille autres. Si Ton en prend l'efprit , on faura bien
les varier au bcfoin ; le choix tient h l'étude du génie propre
à chicun, & cette étude tient aux occafions qu'on leur oflre
de fe montrer. On n'imaginera pas que dans Tefpace de crois
( 7 > Le Roùt que je fuppofe à apprendre à leur baifcr la main , à
moi ■-■levé pour \i cnmpnf»nc eft un leur dire des fadeurs , pas même à
fruit naturel de Ton cducation. D'ail- leur marquer prcfcrablemcnt aux
leurs n'ayant rien de cet air fat & hommes les t-Rards qui leur font
requinque qui plait tant aux fem< dus : je me fuis fait une inviolable
mes , il en eft moins fêté que d'au- loi de n'cxi[;cr rien de lui dont la
très cnFans : par conféquent il fe ratfon ne fut à fa portée , & il
pliit moin s avec elles & fe giite n'y a point de bonne raifon pour un
moin» dans leur focicté dont il n cil enfant de traiter un fcxc autrement
p.vs cKorc en état de fcntir le que l'auue.
vli.iiiU*. J»; mî fuis garJc de lui
LIVRE III. 5IÎ
ou quatre ans que nous avons à remplir ici , nous puifTions
donner à l'enfant le plus heureufement né , une idée de tous
les arts Se de toutes les fciences naturelles , fuffifante pour
les apprendre un jour de lui -même ; mais en faifanc ainfl
pafTer devant lui tous les objets qu'il lui importe de connoî-
tre , nous le mettons dans le cas de développer fon goût ,
fon talent , de faire les premiers pas vers l'objet où le porte
fon génie , ôc de nous indiquer la route qu'il lui faut ouvrir
pour féconder la Nature.
Un autre avantage de cet enchaînement de connoiiïances
bornées , mais juftes , eft de les lui montrer par leurs liai-
fons , par leiu-s rapports , de les mettre toutes à leur place
dans fon efiime , &c de prévenir en lui les préjugés qu'ont la
plupart des hommes pour les talens qu'ils cultivent , contre
ceux qu'ils ont néghgcs. Celui qui voit bien l'ordre du tout ,
voit la place où doit être chaque panie ; celui qui voit bien
une partie , & qui la connoit à fond , peut être un favant
homme ; l'autre ef t un homme judicieux , ôc vous vous fou-
venez que ce que nous nous propofons d'acquérii- , cil: moins
la fcience que le jugement.
Quoi qu'il en foit , ma méthode efl: indépendante de
mes exemples ; elle eft fondée fur la n.cfurc des f^Kultés de
l'homme h fes difiérens âges , &: fur le choix des occupations
qui conviennent h fes facultés. Je crois qu'on trouverait aifc-
nient une autre méthode avec laquelle on paroîrroir faire
mieux ; mais fi elle étoit moins appropriée ù l'cfpece , h l'âge,
au fexe , je doute qu'elle eût le même fuccès.
En commençant cette fccoiide période , nous avons profité
Si' i
3M E M I L E.
de la furabondance de nos forces fur nos befoins , pour nous
porter hors de nous : nous nous fommes élancés dans les
Cieux ; nous avons mefuré la terre ; nous avons recueilli les
loix de la nature; en un mot, nous avons parcouru l'Ule
entière ; maintenant nous revenons à nous ; nous nous rap-
prochons infenfîblement de notre habitation. Trop heureux,
en y rentrant , de n'en pas trouver encore en pofleflîon l'en-
nemi qui noLis menace , ôc qui s'apprête à s'en emparer !
Que nous refèe-t-il à faire après avoir obfervc tout ce
qui nous environne ? D''en convertir à notre uf^ge tout ce que
nous pouvons nous approprier , & de tirer parti de notre
curiofité pour l'avantage de notre bien - être. Jufqu'ici nous
avons fait provifion d'inftrumens de toute efpece , fans favoir
defquels nous aurions befoin. Peut-être , inutiles ^ nous-
mêmes , les nôtres pourront - ils fervir à d'autres ; & peut-
être, à notre tour, aurons -nous befoin des leurs. Ainli nous
trouverions tous notre compte à ces échanges ; mais pour
les faire il faut connoîrre nos befoins mutuels , il faut que
chacun fachc ce que d'autres ont ii fon ufagc , & ce qu'il
peut leur offrir en retour. Suppofons dix hommes , dont
chacun a dix fortes de befoins. Il faut que chacun , pour fon
nécelTaire , s'applique h dix fortes de travaux ; mais vu la dif-
férence de génie &c de talent , l'un réufTira moins à quelqu'un
de ces travaux , l'autre à un autre. Tous , propres à diverfes
chofes , feront les mêmes &: feront mal fcms. Formons une
focictc de ces dix hommes , & que chacun s'applique pour
lui feul & pour les neuf autres , au genre d'occupation qui lui
convient le mieux ; chacun prolitcra des talens des autres
L I V R E I I I. 32s
comme fî lui feul les avoir tous ; chacun perfectionnera le
fien par un continuel exercice , &: il arrivera que tous les dix ,
parfaitement -bien pourvus , auront encore du furabondant
pour d'autres. Voilh le principe apparent de toutes nos inf-
titutions. Il n'eft pas de mon fujet d'en examiner ici les con-
féquences ; c'cit ce que j'ai feit dans un autre ctrit ( * ).
Sur ce principe , un homme qui voudroit fe regarder
comme un être ifolé , ne tenant du tout à rien & fe fuffifant
à lui - même , ne pourroit être que miférablc. Il lui feroic
même impoflible de fubfifler ; car trouvant la terre entière
couverte du tien &c du mien , & n'ayant rien à lui que fon
corps, d'où tireroit-il fon ncceffaire ? En fortant de l'état de
nature , nous forçons nos femb'ables d'en forrir auflî ; nul
n'y peut demeurer malgré les autres , & ce feroit réellement
en fortir, que d'y vouloir refier dans l'impofllbilité d'y vivre.
Car la première loi de la nature eft le foin de fe conferver.
Aind fe forment peu-à-peu dans l'efprit d'un enfant , les idées
des relations focialcs , même avant qu'il puifie êti-e réelle-
ment membre a^lif de la fociété. Emile voit que pour avoir
des inlhumens à fon ufage , il lui en faut encore à l'ufage
des autres , par lefquels il puiffe obtenir en échange les chofes
qui lui font nécelTaires , & qui font en leur pouvoir. Je l'a-
mené aifcment à fenrir le befoin de ces échanges , ôc ;\ fe
mettre en état d'en profiter.
Monfàgneur , // faut que je vive ;
difoit un malheureux auteur fatyrique au A'Iiniltrc qui lui
( * J Difcours fur l'incgalitc,
315 EMILE.
reprochoit l'infamie de ce métier. Je n'en vois pas la nécef-
jité , lui rcparric froidement l'homme en place. Cette réponfe
excellente pour un Minifère , eût été barbare & faufle en
toute autre bouche. Il faut que tout homme vive. Cet argu-
ment auquel chacun donne plus ou moins de force , à pro-
portion qu'il a plus ou moins d'humanité , me paroit fans
réplique pour celui qui le fait , relativement à lui-même.
Puifque de toutes les averfions que nous donne la nature ,
la plus forte elt celle de mourir , il s'enfuit que tout elt
permis par elle à quiconque n'a nul autre moyen pofiîble pour
vivre. Les principes fur lefquels l'homme vertueux apprend à
méprifer fa vie &: à l'immoler à fon devoir , font bien loin
de cette fimplicité primitive. Heureux les peuples chez lefquels
on peut être bon fans effort & jufte fans vertu ! S'il eft quel-
que miférablc Etat au monde , où chacun ne puilîe pas vivTe
fans mal faire , & où les citoyens foient fripons pai- nécef-
fifé , ce n'eft pas le malfaiteur qu'il faut pendre , c'elt celui
qui le force à le devenir.
Sitôt qu'Emile faura ce que c'elt que la vie , mon pre-
mier foin fera de lui apprendre à la conferver. Jufqu'ici je
n'ai point diltingué les états , les rangs , les fortunes , &
je ne les diilingucrai gueres plus dans la fuite , parce que
l'homme elt le même dans tous les états ; que le riche
n'a pas l'eftomac plus grand que le pauvre , &: ne digère
pas mieux que lui ; que le maître n'a pas les bras plus longs
ni plus forts que ceux de fon cfclave ; qu'un Grand n'cft
pas plus grand qu'un homme du peuple \ 6c qu'enfin les
befoins naturels étant par-tout les mêmes , les moyens d'y
L I V R E I I I. 317
pour/oir doivent être par-tout égaux. Appropriez l'éducation
de l'homme à l'homme , &c non pas à ce qui n'eft point
lui. Ne voyez-vous pas qu'en travaillant à le former exclu-
fivement pour un état , vous le rendez inutile à tout autre ;
ôc que s'il plait à la fortune , vous n'aurez travaillé qu'à
le rendre malheureux ? Qu'y a-t-il de plus ridicule qu'un
grand Seigneur devenu gueux, qui porte dans fa mifere les
préjugés de fa naiflance ? Qu'y a-t-il de plus vil qu'un ri-
che appauvri , qui , fe fouvenant du mépris qu'on doit h la
pauvreté , fe fent devenu le dernier des hommes ? L'un a
pour toute reffource le métier de fripon public , l'autre celui
de valet rampant , avec ce beau mot : il faut que je
vive.
Vous vous fiez à l'ordre actuel de la fociété , fans fcnger
que cet ordre eft fujet à des révolutions inévitables , &
qu'il vous eft impolîlble de prévoir ni de prévenir celle qui
peut regarder vos enflins. Le Grand devient petit , le Riche
devient pauvre , le Monarque devient fujet , les coups du fore
font-ils fi rares que vous puifliez compter d'en ctrc exempt ?
Nous approchons de l'état de crife d: du ficcle des réx-olu-
tions ( 8 ). Qui peut vous répondre de ce que vous devien-
drez alors ? Tout ce qu'ont fait les hommes , les Ijommcs
peuvent le détruire : il n'y a de caractères ineffaçables que
( 8 ) Je tiens pour imporfiblc , opinion des raifons plus particulières
que les grandes monarchies de l'Eu- que cette maxime ; mais il neft pas
xope aient encore long-tems à durer ; à propos de les dire , & chacun ne
toutes ont brille , 6t tout F.t:u qui les voie que trop.
brille ell fur fun dcclin. J"di de mou
3iS EMILE.
ceux qu'imprime la nature, & la nature ne fait ni Princes ;
ni Riches, ni grands Seigneurs. Que fera donc , dans la
bafTciTe , ce Satrape que vous n'avez élevé que pour la gran-
deur ? Que fera , dans la pauvreté , ce publicain qui ne fait
vivre que d'or ? Que fera , dépouo'u de tout , ce fafhieux
imbécille qui ne fait point ufer de lui-même , ôc ne met fon
être que dans ce qui eft étranger à lui ? Heureux celui qui
fait quitter alors l'état qui le quitte , & refter homme en
dépit du fort ! Qu'on loue tant qu'on voudra ce Roi vaincu,
qui veut s'enterrer en furieux fous les débris de fon trône ;
moi je le méprife ; je vois qu'il n'exifte que par fa cou-
ronne , & qu'il n'eft rien du tout s'il n'eft Roi : mais celui
qui la perd &c s'en pafTe , e/t alors au-deflus d'elle. Du rang
de Roi , qu'un lâche , un méchant , un fou peut remplir
comme un autre , il monte à l'état d'homme que fi peu
d'hommes favent remplir. Alors il triomphe de la fortune ,
il la brave , il ne doit rien qu'à lui feul ; & quand il ne lui
refte à montrer que lui , il n'eft point nul ; il eft quelque
chofe. Oui , j'aime mieux cent fois le Roi de Syracufe ,
maître d'école à Corinthe , & le Roi de Macédoine , gref-
fier à Rome , qu'un malheureux Tarquin , ne fâchant que
devenir s'il ne règne pas ; que l'Iiériticr du poircfTcur de trois
Royaumes , jouet de quiconque ofe infuiter à fa mifcrc , errant
de Cour en Cour , cherchant par-tout des fecours , &c trou-
vant par-tout des affronts , faute de favoir faire autre thofc
qu'un métier qui n'eft plus en fon pouvoir.
L'homme & le Citoyen , quel qu'il foit , n'a d'autre bien
ù mettre dans la fociécc que lui-même , tous fcs autres biens
y
LIVRE III.
3'-9
y font malgré lui ; &c quand un honime elt riche , ou il ne
jouit pas de fa richefle , ou le public en jouit auffi. Dans le
premier cas , il vole aux autres ce dont il fe prive ; &c dans
le fécond , il ne leur donne rien. Ainfi la dette fociale lui
ref te toute entière , tant qu'il ne paye que de fon bien. Mais
mon père , en le gagnant , a fervi la fociété. . . . Soit ; il a payé
fa dette , mais non pas la vôtre. Vous devez plus aux autres
que fi vous fuîïïez né fans bien , puifque vous êtes né favo-
rifé. Il n'eft point jufte que ce qu'un homme a fait pour la
fociété , en décharge un autre de ce qu'il lui doit : car cha-
cun fe devant tout entier ne peut payer que pour lui , &c nul
père ne peut tranfmetcre à fon fils le droit d'être inutile à
fcs femblables : or c'eft pourtant ce qu'il flùt , ftlon vous ,
en lui tranfmcttant (es richeiïes , qui font la preuve & le prix
du travail. Celui qui mange dans l'oifiveté ce qu'il n'a pas
gagné lui-même , le vole ; ik un rentier que l'Etat paye pour
ne rien faire , ne diffère gueres , h mes yeux , d'un brigand
qui vit aux dépens des palfans. Hors de la fociété , l'homme
ifolé ne devant rien à perfonne, a droit de vivre comme il
lui plait : mais dans la fociété , oi!i il vit néceiTairement aux
dépens des autres, il leur doit en travail le prix de fon en-
tretien ; cela elt fans exception. Travailler elt donc un devoir
indifpenfable à l'homme focial. Riche ou pauvre , puiflant ou
foible , tout citoyen oifif eft un fripon.
Or de toutes les occupations qui peuvent fournir la fubfiltance
à l'homme , celle qui le rapproche le plus de l'état de Nature
eft le travail des mains : de toutes les conditions , la plus
indépendante de la fortune ôc des hommes elt celle de Taiti-
Emilc. Tome I. 1 t
^lo EMILE.
fan. L'artifan ne dépend que de fon travail ; il eft aufTî libre
que le laboureur eft efclave : car celui-ci tient à fon champ
dont la récolte eft à la difcrétion d'autrui. L'ennemi , le prince ,
un voifin puifTant , un procès lui peut enlever ce champ ; par
ce champ on peut le vexer en mille manières : mais par-tout
où l'on veut vexer l'artiHin , fon bagage elt bientôt fait ; il
emporte fes bras &c s'en va. Toutefois l'agriculture elt le
premier métier de l'homme ; c'eft le plus honnête , le plus
utile , &c par conféquent le plus noble qu'il puifle exercer. Je
ne dis pas à Emile , apprends l'agriculture ; il la fait. Tous
les travaux ruftiques lui font familiers ; c'eit par eux qu'il a
commencé ; c'eft à eux qu'il revient fans cefTe. Je lui dis
donc f cultive l'héritage de tes pères ; mais fi tu perds cet
héritage , ou fi tu n'en as point , que faire ? Apprends un
métier.
Un métier à mon fîls ! mon fils artifan ! Monfîeur , y
penfez-vous ? J'y penfe mieux que vous , Madame , qui vou-
lez le réduire à ne pouvoir jamais être qu'un Lord , un Mar-
quis , un Prince , &c peut-être un jour moins que rien ; moi ,
je lui veux donner un rang qu'il ne pui.Te perdre , un rang
^'i l'honore dans tous les tems ; je veux l'élever à l'état
d'homme, &c quoique vous puilTîcz dire , il aura moins d'égaux
i ce tirre qu'i fous ceux qu'il tiendra de vous.
La lettre tue & l'efprit vivifie. Il s'agit moins d'apprendre un
métier pour f ivoir un métier , que pour vaincre les préjugé'; qui
le méprifent. Vous ne ferez jamais réduit à travailler pour vivre.
Eh ! tant-pis, tant-pis pour vous ! Mais n'importe, ne travaillez
point par néceflité , cravaillezpar gloire. AbailFcz-vous h. l'état
L I V R E m. 33r
d'artiliin pour erre au-dcfTus du vôtre. Pour vous foumctrre la
fortune 6c les chofes , commencez par vous en rendre indéfen-
dant. Pour régner par l'opinion , commencez par régner fur elle.
Souvenez - vous que ce n'eft point un talent que je vous
demande ; c'eft un métier , un vrai métier , un art purement
méchanique , où les mains travaillent plus que la tète , ôc
qui ne mené point à la fortune , mais avec lequel on peut
s'en pafTer. Dans des maifons fort au-defTus du danger de
manquer de pain , j'ai vu des pères pouffer la prévoyance
jufqu'à joindre au foin d'inftruire leurs enfans celui de les
pourvoir de connoiffaiices , dont , à tout événement , ils puf-
fent tirer parti pour vivre. Ces pères prévoyans croient beau-
coup faire : ils ne font rien ; parce que les reffources qu'ils
penfent ménager à leurs enfans , dépendent de cette même
fortune au-deffus de laquelle ils les veulent mettre. En forte
qu'avec tous ces beaux talens , fi celui qui les a , ne fe trouve
dans des circonftances favorables pour en faire ufage, il pé-
rira de mifere comme s'il n'en avoit aucun.
Dès qu'il eft queltion de manège ôc d'intrigues , autant
vaut les employer à fe maintenir dans l'abondance , qu'à re-
gagner , du fein de la mifere , de quoi remonter à fon pre-
mier état. Si vous cultivez des arts dont le fuccès tient à
la réputation de l'artilèe ; fi vous vous rendez propre à des
emplois qu'on n'obtient que par la faveur , que vous fcr\ira
tout cela , quand juftement dégoûté du monde vous dédai-
gnerez les moyens, fans Icfqucis on n'y peur réufTir ? \'ous
avez étudié la politique &: les intérêts des Princes : voilà
qui va fort bien ; mais que fcrcz-vous de ces connoiffonccs r
Tt »
l-^i EMILE.
fi vous ne lavez parvenir aux Miniftres , aux femmes de la
Cour , aux Chefs des bureaux , fi vous n'avez le fecrec de
leur plaire ; (i tous ne trouvent en vous le fripon qui leur
convient ? Vous êtes architecte ou peintre : foit ; mais il faut
faire connoître votre talent. Penfez-vous aller de but en
blanc expofer un ouvrage au fallon ? Oh ! qu'il n'en va pas
ainfi ! Il faut être de l'Académie ; il y faut même être pro-
tégé pour obtenir au coin d'un mur quelque place obfcure.
Quittez-moi h règle 6c le pinceau , prenez un fiacre , &
courez de porte en porte : c'eft ainfi qu'on acquiert la célé-
brité. Or vous devez favoir que toutes ces illufères portes ont
des SuifTcs ou des porciers qui n'entendent que par gclte ,
& dont les oreilles font dans leurs mains. Voulez-vous en-
feigner ce que vous avez appris , Çc devenir Maître de géo-
graphie , ou de mathématique , ou de langue , ou de mu-
fique , ou de dcfTïn ? Pour cela même il faut trouver des
écoliers , par confcquent des preneurs. Comptez qu'il importe
plus d'être charlatan qu'habile , & que fi vous ne favez de
métier que le vôtre , jamais vous ne ferez qu'un ignorant.
Voyez donc combien toutes ces brillantes relfourccs font
peu folidcs , &c combien d'autres relfources vous font néccf-
faircs pour tirer parti de celles - \h. Et puis , que dcviendrez-
vous dans ce lâche abbailfemcnt ? Les revers, fans vous inf-
truire , vous aviliffent ; jouet plus que jamais de l'opinion
publique, comment vous élevercz-vous au-dcfTus des pré-
juges , arbitres de votre fort ? Comment mépriferez-vous la
balfelfe ôc les vices dont vous avez bcfoin pour fubiKtcr ?
Vous ne dépendiez que des richellcs , & maintenant vous
LIVRE III. ^33^-
'dépendez des Riches ; vous n'avez fait qu'empirer votre eftla-
vage , &c le furtharger de votre mifere. Vous voilà pauvre
fans être libre ; c'eft le pire état où l'homme puifTe tomber.
Mais au lieu de recourir pour vivre à ces hautes connoif-
fances qui font faites pour nourrir l'ame ôc non le corps ,
fi vous recourez au bcfoin , à vos mains 6c à l'ufage que
vous en favez faire , toutes les difficultés difparoiflent , tous
les manèges deviennent inutiles ; la reflburce eft toujours
prête au moment d'en ufer ; la probité , l'honneur ne font
plus un cbftacle à la vie ; vous n'avez plus bcfoin d'être
lâche & menteur devant les Grands , fouple 6c rampant de-
vant les fripons , vil complaifant de tout le monde , empain-
teur ou voleur , ce qui eft à peu près la même cJiofc quand
on n'a rien : l'opinion des autres ne vous touche point ;
vous n'avez à faire votre cour i\ pcrfonne , point de fot à
flatter , point de fuilfe h fléchir , point de courtifane à
payer , & , qui pis eft , h encenfer. Que des coquins mènent
les grandes affaires; peu vous importe : cela ne vous empê-
chera pas , vous , dans votre vie obfcure , d'être honnête
homme ôc d'avoir du pain. Vous entrez dans la première
boutique du métier que vous avez appris. Maître , j'ai befoin
d'ouvrage ; compagnon , mettez - vous \h , travaillez. Avant
que l'heure du dîner foit venue , vous avez gagné votre dîner:
il vous êtes diligent & fobre , avant que huit jours fe palfent,
vous aurez de quoi vivre huit autres jours : vous aurez vécu
libre , fain , vrai , laborieux , jufte : ce n'eff pas perdre fon
tems que d'en gagner ainfi.
le veux abfolument qu'Emile apprenne un métier. Un métier
334
EMILE.
honnête , au moins , direz - vous. Que fignifie ce mot ? Toulî
métier utile au public n'elt - il pas honnête ? Je ne veux point
qu'il foit brodeur , ni doreur , ni verniffeur comme le gentil-
homme de Locke ; je ne veux qu'il foit ni muficien , ni
comédien , ni faifeur de livres ( * ). A ces profefTions près ,
& celles qui leur rellcmblent , qu'il prenne celle qu'il voudra ;
je ne prétends le gêner en rien. J'aime mieux qu'il foit cor-
donnier que poëte ; j'aime mieux qu'il pave les grands che-
mins que de faire des fleurs de porcelaine. Mais, direz -vous ,
les archers , les efpions , les bourreaux font des gens utiles.
Il ne tient qu'au Gouvernement qu'ils ne le foient point :
mais partons , j'avois tort ; il ne fuffit pas de choiiîr un mé-
tier utile , il faut encore qu'il n'exige pas dez gens qui l'exer-
cent , des qualités d'ame odieufes , ôc incompatibles avec
l'Iiumanité. Ainfi revenant au premier mot , prenons un mé-
tier honnête : mais fouvenons - nous toujours qu'il n'y a point
d'honnêteté fans l'utilité.
Un célèbre Auteur de ce fiecle , dont les livres font pleins
de grands projets & de petites vues , avoit fait vœu , comme
tous les prêtres de ù communion , de n'avoir point de
fcnmie en propre ; mais fe trouvant plus fcrupuleux que les
autres fur l'adultère , on dit qu'il prit le parti d'avoir de jolies
fervantes , avec lefquelles il rcparoit de fon mieux l'outrage
qu'il avoit fait à fon efpece par ce téméraire engagement,
( * ) Vous l'êtes bien , vous > me pas pour autrui des raifons d'en avoir
dira-t-on. Je le fuis pour mon mal- de fcmblables. Je n'ccris pas pouf
heur , je l'avoue ; & mes torts que cxcufcr mes fautes , mais pour eia»
ie pcnfc avoir afTcz expict ne font pécher mes ledeurs de les imiter.
L I V R E I I I. 53S
il regardoit comme un devoir du citoyen d'en donner d'au-
tres à la patrie , &c du tribut qu'il lui payoit en ce genre ,
ïl peupioit la clafle des artifans. Sitôt que ces enfans étoient
en âge , il leur faifoit apprendre à tous un métier de leur
goût , n'excluant que les profefîîons oifeufes , futiles ou
fujettes à la mode , telles , par exemple , que celle de perru-
quier , qui n'eft jamais néceflaire , & qui peut devenir inutile
d'un jour à l'autre , tant que la Nature ne fe rebutera pas de
nous donner des cheveux.
Voilà l'efprit qui doit nous guider dans le choix du métier
d'Emile ; ou plutôt ce n'eft pas à nous de faire ce clioix ,
<:'eft à lui ; car les maximes dont il gI{ imbu , confcr\'ant en
lui le mépris naturel di^s chofes inutiles , jamais il ne voudra
confumer fon tems en travaux de nulle valeur , ôc il ne con-
noit de valeur aux chofes , que celle de leur utilité réelle ;
il lui faut un métier qui pût fcrvir à Robinfon dans fon Ifle.
En faifant pafler en revue devant un enfant les produJions
de la Nature & de l'art ; en irritant fa ciu-iofité , en le fuivant
oîi elle le porte , on a l'avantage d'étudier (es goûts , fcs
inclinations , fes penchans , & de voir briller la première étin-
celle de fon génie , s'il en a quelqu'un qui foit bien décidé.
Mais une erreur commune & dont il faut vous préfcr\'cr ,
c'eft d'attribuer à l'ardeur du talent l'effet de Toccafion , 6c
de prendre pour une inclination marquée vers tel ou tel art ,
l'efprit imitatif commun à l'homme &: au finge , ik qui porte
machinalement l'un ôc l'autre ;\ vouloir faire tout ce qu'il voit
faire, uns trop favoir à quoi cela cil bon. Le monde cil
plein d'artifans «S: fur - toi:t d'artiitcs , qui n'ont point 1«
r,(j EMILE.
calent n.inircl de l'ait qu'ils exercent , ôc dans lequel on leç
a pouîrés dbs leur bas âge , foit déterminé par d'aucres con-
venances , foit trompé par un zèle apparent qui les eût portés
de même , vers tout autre art , s'ils l'avoieht vu pratiquer aufH-
tôt. Tel entend un tambour &c fe croit Général ; tel voit
bâtir ôc veut être architecte. Chacun elt tenté du métier qu'il
voit faii-e, quand il le croit eftimé.
J'ai connu un laquais , qui , voyant peindre &c dcfllncr fon
maître , fe mit dans la tcte d'être peintre ôc dcfTinateur. Dès
l'inftant qu'il eut formé cette réfolution , il prit le craj'on ,
qu'il n'a plus quitté que pour prendre le pinceau , qu'il ne
quittera de fa vie. Sans leçons ôc fans règles il fe mit â deffi-
ner tout ce qui lui tomboit fous la main. Il palfa trois ans
entiers collé fur fes barbouillages , fans que jamais rien pût
l'en arracher que fon fervice , ôc fans jamais fe rebuter du
peu de progrès que de médiocres difpofltions lui laiffoicnt
faire. Je l'ai vu durant fix mois d'un été très - ardent , dans
une petite anti- chambre au midi , où l'on fufFoquoit au paf-
f igc , aifis , ou plutôt cloué tout le jour fur fa chaifc , devant
un globe , defTmer ce globe , le rcdclîiner , commencer ôc
recommencer fans ceffe avec une invincible obflination ,
jufqu'à ce qu'il en eût rendu la ronde -bolfe allez bien pour
être content de fon travail. Enfin , flivorifé de fon maître
Se guidé par un artiite , il elt parvenu au point de quitter la
livrée , &: de vivre de fon pinceau. Jufqu'à certain terme la
perfévérance fupplée au talent ; il a atteint ce terme , ôc ne
le palfcra jamais. La confiance & l'émulation de cet hon-
nête garçon font louables. Il fc fera toujours eUimcr par fon
ajFiduité ,
LIVRE III.
Î37
àfïîduité , par fa fidélité , par fcs mœurs ; mais il ne peindra
jamais que des deffus de porte. Qui eit-ce qui n'eût pas été
trompé par fon zèle , & ne l'eût pas pris pour un vrai talent?
Il y a bien de la différence entre fe plaire à un travail , & y
être propre. Il faut des obfervations plus fines qu'on ne penfe ,
pour s'affurer du vrai génie &c du vrai goût d'un enfant , qui
montre bien plus fcs defîrs que fes difpofitions , & qu'on
juge toujours par les premiers , faute de favoir étudier les
autres. Je voudrois qu'un homme judicieux nous donnât un
traité de l'art d'obferver les enfans. Cet art feroit très-im-
portant à connoître : les pères & les maîtres n'en ont pas
encore les élémens.
Mais peut - être donnons - nous ici trop d'importance au
choix d'un métier. Puifqu'il ne s'agit que d'un travail des
mains , ce choix n'eft rien pour Emile ; & fon apprentiflage
eft déjà plus d'à moitié fait , par les exercices dont nous
l'avons occupé jufqu'à préfent. Que voulez - vous qu'il faffe ?
Il eft prêt à tout : il fait déjà manier la bêche & la houe ;
il fait fe fervir du tour , du marteau , du rabot , de la lime ;
les outils de tous les métiers lui font déjà familiers. Il ne
s'agit plus que d'acquérir de quelqu'un de ces outils un ufage
affez prompt , affez flicile poiu* égaler en diligence les bons
ouvriers qui s'en fervent , &: il a fur ce point un grand avan-
tage par deffus tous , c'eft d'avoir le corps agile , les mem-
bres flexibles , pour prendre , fans peine , toutes fortes d'at-
titudes , & prolonger , fans effort , toutes fortes de mouve-
mens. De plus , il a les organes jufles &c bien exercés ;
toute la méchaniquc des arcs lui elt déjà connue. Pour favoir
Emile. Tome I. Vt
j3« EMILE.
travailler en maîrre , il ne lui manque que de l'habitude , 5d
l'habitude ne fe gagne qu'avec le tems. Auquel des métiers y
dont le choix nous refle à faire , donnera-t-il donc aflez de
tems pour s'y rendre diligent ? Ce n'elt plus que de cela,
qu'il s'agit.
Donnez à l'homme un métier qui convienne à Ton fexe »
& au jeune homme un méfier qui convienne à fon âge. Toute
profeflion fédentaire & cafaniere , qui efféminé 6i ramollit
le corps , ne lui plait ni ne lui convient. Jamais jeune garçon
n'afpira de lui - même à être tailleur ; il faut de l'art pour
porter à ce métier de femmes , le fexe pour lequel il n'ell
pas fiit ( 9 ). L'aiguille &c l'cpce ne fauroient être maniées
par les mêmes mains. Si j'étois Souverain , je ne permet-
trois la couture , &c les métiers à l'aiguille , qu'aux femmes y
6c aux boiteux réduits h s'occuper comme elles. En fuppo-
Huit les eunuques néceflaires , je trome les Orientaux bien
fbus d'en faire exprès. Que ne fe contentent - ils de ceux qu'a
fait la nature , de ces foules d'honmics lâches dont elle a
mutilé le cœur , ils eu auroient de relte pour le befoin. Tout
homme foible , délicat , craintif , eft condamné par elle à
la vie fédentaire ; il eH fait pour vi\Te avec les femmes , oa
à leur manière. Qu'il exerce quelqu'un dcsi métiers qui leur
font propres , â la bonne hei;re ; «Se s'il faut ablblument de
vrais eunuques , qu'on réduife à cet état les hommes qui
déshonorent leur fexe en prenant des emplois qui ne lui
conviemicnt pas. Leur choix annonce l'erreur de la Nature :
( 9 MI n'y nvoit point de tailleurs hommes fe faifnicnt dans la niaifoa
fitrini ics gncicns : les habits des par les ièmmes.
L I V R E m. 13^
corrigez cette erreur de mariiei-e ou d'autre , vous n'aurez fait
C[ue du bien.
J'interdis à mon Elevé les métiers mal-fains , mais non
pas les métiers pénibles , ni même les métiers périlleux. Ils
exercent à la fois la force ôc k courage ; ils fout propres
aux hommes feuls , les femmes n'y prétendent point ; com*
ment n'ont -ils pas honte d'empiéter fur ceux qu'elles foat î
Lu^antur paiicd , comcdunt coIUphia paiice.
Vos lanani trahi lis , calât hipjue peraZla refertit 1
Vdlera ( lo ) 1
En Italie , on ne voit point de femmes dans les bouti-
ques ; &c l'on ne peut rien imaginer de plus trifte que le coup-
d'œil des rues de ce pays là , pour ceux qui font accoutumes
à celles de France &c d'Angleterre. En voyant des marchands
de modes vendre aux Dames des rubans , des pompons , du
rézeau , de la chenille , je trouvois ces parures délicates bien
ridicules dans de grolTes mains , faites pour fouffler la forge
éc frapper fur l'enclume. Je me difois; dans ce pays les
femmes devroient , par rcpréfailles , lever des boutiques de
fourbifleurs ôc d'armiu-iers. Eh I que chacun falfc ôc vende
les armes de fon fexe. Pour les connoître , ils les fauc
employer.
Jeune homme, imprime à tes travaux la main de l'homme.
Apprends à manier d'un bras vigoureux la hache &: la
fcie , à équarrir une poutre , à monter fur un comble , à
pofer le faîte , à l'affermir de jambes-de-force ôc d'entraks ',
i lo) Juven. Sat. IL
Vv i
^46 EMILE.
puis crie à ta fœur de venir t'aidcr à ton ouvrage , comm»
elle te difoit de travailler à fon point-croifc.
J'en dis trop pour mes agréables contemporains, je le
fens ; mais je me laifTe quelquefois entraîner à la force des
conféquences. Si quelque homme que ce foit a honte de tra-
vailler en public , armé d'une doloire & ceint d'un tablier de
peau , je ne vois plus en lui qu'un efclave de l'opinion , prêt
à rougir de bien foire , fitôt qu'on fe rira des honnêtes
gens. Toutefois cédons au préjugé des pères tout ce qui ne
peut nuire au jugement des enfans. Il n'eft pas nécelFaire
d'exercer toutes les profeflîons utiles pour les honorer tou-
tes ; il fuffit de n'en efèimer aucune au-de(Tous de foi. Quand
on a le choix , ôc que rien d'ailleurs ne nous détermine ,
pourquoi ne confulteroit - on pas l'agrément , Tinclination ,
la convenance entre les profefTions de même rang ? Les tra-
vaux des métaux font utiles , &c même les plus utiles de
tous. Cependant , à moins qu'une raifon particulière ne m'y
porte , je ne ferai point de votre fils un maréchal , un fer-
rurier, un forgeron; je n'aimerois pas à lui voir, dans fa
forge , la figure d'un cyclope. De même , je n'en ferai pas
un maçon , encore moins un cordonnier. Il faut que les mé-
tiers fe falTent ; mais qui peut choifir , doit avoir égard à
la propreté ; car il n'y a point Ih d'opinion : fur ce point
les fens nous décident. Enfin je n'aimerois pas ces
itupides profeflîons , dont les ouvriers , fans induftric &c
prcfquc automates , n'exercent jamais leurs mains qu'au
même travail. Les tilTerands , les faifeurs de bas , les fcicurs
de pierre , à quoi fvrt d'employer à ces métiers des honi^
LIVRE III. 341
tnes de fens ? c'eft une machine qui en mené une autre.
Tout bien confidcré , le métier que j'aimerois le mieux
qui fût du goût de mon Elevé , eft celui de menuider. Il
eft propre , il eft utile , il peut s'exercer dans la maifon ; il
tient fuffifamment le corps en haleine ; il exige , dans l'ou-
vrier de l'adrefle &c de l'induftrie , ôc dans la forme des
ouvrages que l'utilité détermine , l'élégance 6c le goût ne
font pas exclus.
Que fi par hazard le génie de votre Elevé étoit décidé-
ment tourné vers les fciences fpéculatives , alors je ne blâ-
merois pas qu'on lui donnât un métier conforme à fes in-
clinations ; qu'il apprît , par exemple , à faire des inftru-
mens de mathématiques , des lunettes , des télefcopes , ôcc.
Quand Emile apprendra fon métier , je veux l'apprendre
avec lui ; car je fuis convaincu qu'il n'apprendra jamais bien
que ce que nous apprendrons enfemble. Nous nous mettrons
donc tous deux en apprentiflage , & nous ne prétendrons point
être traités en Meiïieurs , mais en vrais apprentifs , qui ne
le font pas pour rire : pourquoi ne le ferions-nous pas tout
de bon ? Le Czar Pierre étoit charpentier au chantier , ôc
tambour dans fes propres troupes : penfez-vous que ce Prince
ne vous valût pas par fa nailfance ou par le mérite ? Vous
comprenez que ce n'efè point à Emile que je dis cela; c'ell
à vous , qui que vous puiflîez être.
Malhcureufemcnt nous ne pouvons pafTer tout notre tems
à l'établi. Nous ne femmes pas feulement apprentifs ou-
vriers , nous fommes apprentifs hommes ; & l'apprentiffage
de ce dernier métier elt plus pétiible & plus long que l'autre,
l4i EMILE.-
Comment ferons - nous donc ? Prendrons - nous un maître
de rabot une heure par jour comme on prend un maicre à
clan fer ? Non , nous ne ferions pas des apprentifs , mais des
difciples; &c notre ambition n'eft pas tant d'apprendre la
menuiferie , que de nous élever à l'état de menuifier. Je fuis
donc d'avis que nous allions toutes les femaines une ou
deux fois , au moins , paiïer la journée entière chez le mai*
trc , que nous nous levions à fon heure , que nous foyons k
l'ouvrage avant lui , que nous mangions à fa table , que
nous travaillions fous fes ordres ; ôc qu'après avoir eu
l'honneur de fouper avec fa famille , nous retournions , û
nous voulons , coucher dans nos lits durs. Voilà com-
ment on apprend plufieurs métiers à la fois , &i comment
c>n s*exerce au travail des mains , fans négliger l'autre ap-
prentifTage.
Soyons fimplcs en faifint bien. N'allons pas reproduire
la vanité par nos foins pour la comlwttre. S'enorgueillir
d'avoir vaincu les préjugés , c'eft s'y foum.ertre. On dit que
par un ancien ufage de la Maifon Ottomane , le Grand-Sei-
gneur eft obligé de travailler de fcs mains , & chacun foie
que les ouvrages d'une main royale ne pcment être que des
chefs-d'œuvre. Il difèribuc donc magniliqucment ces chefs-»
d'œuvre aux (grands de la Porte ; &c TouNTagc elt payé
félon la qualité de l'ouvrier. Ce que je vois de mal à cela
n'eft pas cette prétendue vexation ; car , au contraire , elle
d\ \m bien. En forçant les Grands de partager ovcc lui les
dépouilles du peuple , le Prince cii d'autant moins obligé
de piller le peuple diredement. C'cll un fouJ-igcmcnt nécef-
LIVRE III. 34J
faire au defpotifme , &: fans lequel cet horrible Gouvernement
ne fauroic fubfifter.
Le vrai mal d'un pareil ufage , efè l'idée qu'il donne à ce
pauvre homme de fon mérite. Comme le Roi Midas , il
voit changer en or tout ce qu'il touche , mais il n'apperçoit
pas quelles oreilles cela fait pouffer. Pour en confer\'er de
courtes à notre Emile , préfervons Ces mains de ce riche ta-
lent ; que ce qu'il fait ne tire pas fon prix de l'ouvrier >
mais de l'ouvrage. Ne fouffrons jamais qu'on juge du fîen
qu'en le comparant à celui des bons maîtres. Que fon tra-
vail foit prifé par le travail même , 6c non parce qu'il eft de
lui. Dites de ce qui eft bien fait , voilà gui eji bienfait ; mais
n'ajoutez point , qui eft-ce qui a fait cela ? S'il dit lui-mcme
d'un air lier & content de lui , c'ejl moi qui Pai fait ; ajou-
tez froidement ; vous ou un autre , il n''importe ; c'ejl tou-
jours un travail bien fait.
Bonne mcrc , prcferve-toi fur-tout des menfongcs qu'on
te prépare. Si ton fils fait beaucoup de chofes , détie-toi de
tout ce qu'il fut : s'il a le malhcvu* d'être élevé dans Paris
& d'cfre riche , il elè perdu. Tant qu'il s'y trouvera d'ha-
biles artiftes , il aura tous leurs taicns ; mais loin d'euv il n'en
aura plus. A Paris le riche fait tout; il n'y a d'igriora it q .e le
pauvre. Cette capitale efl pleine d'amateurs (S: fur-tout d'ama-
trices qui font leurs ouvrages comme M. Guillaume inventoit
fes couleurs. Je connois à ceci trois exceptions honorables
parmi les hommes, il y en peur avoir davantage; mais je'
n'en connois aucune parmi les fi;mmes , & je doute qu'il y
en ait. Eu général on acquiert un nom dans les arcs comme
344 " EMILE.
dans la robe , on devient artifte &. juge des artifles comme
on devienc Docteur en droit ôc Magiièrat.
Si donc il étoit une fois établi qu'il efè beau de favoir un
métier , vos enfans le fauroient bientôt fans l'apprendre : ils
pafleroient maîtres comme les Confeillers de Zurich. Point
de tout ce cérémonial pour Emile ; point d'apparence &
toujours de la réalit'é. Qu'on ne dife pas qu'il fait ; mais qu'il
apprenne en fllence. Qu'il falFe toujours fon chef-d'œuvre ,
ôc que jamais il ne palfe maître ; qu'il ne fe montre pas ou-
vrier par fon titre , mais par fon travail.
Si jufqu'ici je me fuis fait entendre , on doit concevoir
comment avec l'habitude de l'exercice du corps Ôc du travail
des mains , je donne infenfiblement à mon Elevé le goût
de la réflexion &: de la méditation , pour balancer en lui la
parelfe qui réfulteroit de fon indifférence pour les jugemens
des hommes , ôc du calme de {es pallions. Il faut qu'il tra-
vaille en payfan , ôc qu'il penfe en philofophe , pour n'être
pas aufll fainéant qu'un fauvage. Le grand fecrct de l'éduca-
tion elt de faire que les exercices du corps Ôc ceux de l'ef-
prit fervent toujours de délaffement les uns aux autres.
Mais gardons - nous d'anticiper fur les inftruclions qui de-
mandent un efprit plus mûr. Emile ne fera pas long-tems
ouvrier , fans reffentir par lui - même l'inégalité des condi-
tions , qu'il n'avoit d'abord qu'apperçue. Sur les maximes
que je lui donne & qui font à ù portée il voudra m'exami-
ner à mon tour. En recevant tout de moi fcul , en fc voyant
fi près de l'état des pauvres , il voudra favoir pourquoi j'en
fuis û loin. Il me fera peut-être , au dépourvu, des qucltions
fcabrcufcs.
L I V R E I I I. M5
(cabreufcs. Vous êtes riche , vous me Vave^ dit , & j^ le
vois. Un riche doit aujfi fan travail à la Jbciété , puifqu'il
tft homme. Mais vous , que faites - vous donc pour elle ?
Que diroit à cela un beau gouverneur ? Je l'ignore. Il fcroic
peut-être affez fot pour parler à l'enfant des foins qu'il lui
rend. Quant h moi , l'attelier me tire d'affaire. Voilà , cher
Emile , une excellente queflion. Je vous promets d'y répondre
pour moi , quand vous y je re\ pour vous-même une réponj'e dont
vous foye\ content. En attendant paurai foin de rendre à
vous & aux pauvres ce que pai de trop , & de faire une
table ou un banc par femaine , afin de ri'être pas tout-à-
fait inutile à tout.
Nous voici revenus à nous-mêmes. Voilà notre enfant prêt
à ceffer de l'être , rentré dans fon individu. Le voilà fcntanc
plus que jamais la néceflité qui l'attache aux chofes. Après
avoir commencé par exercer fon coips &c fcs fens , nous
-avons exercé fon efprit &c fon jugement. Enfin nous avons
réuni l'ufige de fes membres ;\ celui de Ces facultés. Nous
avons fait un être agiflant &c penfojit ; il ne nous relie plus ,
pour achever l'homme , que de faire un être aimant &i Ç^n-
Cble , c'eft-h-dire de perfectionner la raifon par le fcntimcnr.
Mais avant d'entrer dans ce nouvel ordre de chofes , jertons
les yeux fur celui d'où nous fortons , & voyons le plus exac-
tement qu'il elt poffible jufqu'où nous fommes parvenus.
Notre Elevé n'avoit d'abord que des fenfations , mainte-
nant il a des idées ; il ne faifoit que fentir , maintenant il
juge. Car de la comparaifon de plufieurs fenfations fucccflivcs
ou fimultances , & du jugement qu'on en porte , nait une
Emile. Tome L Xx
34(î EMILE.
forte de fenfacion mixte ou complexe , que j'appelle idée.
La manière de former les idées eft ce qui donne un carac-
tère à l'efprit humain. L'efprit qui ne forme fes idées que fur
des rapports réels , cit un efprit folide ; celui qui fe contente
des rapports apparens , eft un efprit fiiperficiel : celui qui voit
les rapports tels qu'ils font , eft un efprit jufte ; celui qui les
apprécie mal , eft un efprit faux ; celui qui con trouve des
rapports imaginaires qui n'ont ni réalité ni apparence , eft un
fou ; celui qui ne compare point , eft un imbécille. L'apti-
tude plus ou moins grande à comparer des idées &c à trouver
des rapports , eft ce qui fait dans les hommes le plus ou le
moins d'efprit , ôcc.
Les idées fîmples ne font que des fenfitions comparées.
Il y a des jugemens dans les (Impies fcnfations aufïî bien que
dans les fenfations complexes que j'appelle idées fîmples. Dans
la fenfation , le jugement eft purement pafTif, il afhrmc qu'on
fent ce qu'on fent. Dans la perception ou idée , le jugement
eft aftif ; il rapproche , il compare , il détermine des rap-
ports que le fens ne détermine pas. Voilà toute la différence,
mais elle eft grande. Jamais la Nanire ne nous tromp* ; c'cfè
toujours nous qui nous trompons.
Je vois fervir à un enfant de huit ans d'un fromage glacé.
Il porte la cuiller ii fa bouche , fans favoir ce que c'cft , &
faifî du froid , s'écrie : ^h ! cela me brûle ! Il éprouve une
fenf ition très - vive ; il n'en connoit point de plus vive que
la chaleur du feu, & il croit fcntir celle -là. Cependant il
s'abufe , le faififfemcnt du froid le blcfTc , mais il ne k- brûle
pas , Se ces deux fcnfations ne font paS" fcmblables , puifque
L I V R E I I I. 547
Ceux qui ont éprouve l'une & l'autre ne les confondent point.
Ce n'cft donc pas la fcnfation qui le trompe , mais le juge-
ment qu'il en porte.
Il en eit de même de celui qui voit , pour la première fois ,
un miroir ou une machine d'optique , ou qui entre dans une
cave profonde , au cœur de l'hiver ou de l'étc , ou qui trempe
dans l'eau tiède une main très -chaude ou très -froide, ou
qui fait rouler entre deux doigts croifés une petite boule , d:c.
S'il fe contente de dire ce qu'il apperçoit , ce qu'il fent , fon
jugement étant purement paflif , il eft impo/Tible qu'il le
trompe ; mais quand il jugp de la chofc par l'apparence , il
eft a61:if , il compare , il établit par induction des rapports
qu'il n'apperçoit pas , alors il fe trompe ou peut fe tromper.
Pour corriger ou prévenir l'erreur , il a befoin de l'ex-
périence.
Montrez de nuit à votre Elevé des nuages palfans entre
la lune &c lui , il croira que c'eft la lune qui paffc en fciis
contraire , &c que les nuages font arrêtés. Il le croira par une
îndu6lion précipitée , parce qu'il voit ordinairement les petits
objets fe mouvoir préférablement aux grands , &: que les
nuages lui femblent plus grands que la lune dont il ne peut
eitimer l'éloignement. Lorfque dans un bateau qui vogi;c ,
il regarde d'un peu loin le rivage , il tombe dans l'erreur
contraire , & croit voir courir la terre , parce que ne fc fen-
tant point en m.ouvement il regarde le bateau , la mer ou
la rivière , & tout fon horizon , comme un tout immobile
dont le rivage qu'il voit courir ne lui fcTuble qu'une partie.
La première fois qi;'un enfant voit un \i\:on à moitié
34» EMILE.
plongé dans l'eau , il voit un bâton brifé , la fenfation eft
vraie ; ôc elle ne laiircroit pas de l'ctre , quand même nous
ne faurions point la raifon de cette apparence. Si donc vous
lui demandez ce qu'il voit , il dit ; un bâton brifé , & il die
vrai ; car il efl très - fur qu'il a la fenfation d'un bâton brifé.
Mais quand , trompe par fon jugement , il va plus loin , &c
qu'après avoir affirmé qu'il voit un bâton brifé , il affirme
encore que ce qu'il voit eft en effet un bâton brifé ,
alors il dit faux : pourquoi cela ? Parce qu'alors il devient
zâ'if y &c qu'il ne juge plus par infpeélion , mais par induc-
tifii! , en affirmant ce qu'il ne fent pas, Hivoir, que le juge-
ment qu'il reçoit par un fens feroit ' 'nrtrmé par un autre.
Puifquc toutes nos erreurs vienne de nos jugemens , il
eft clair que fi nous n'avions jamais befoin de juger , nous
n'aurions nul befoin d'apprendre ; nous ne ferions jamais
dans le cas de nous tromper ; nous ferions plus lieureiuc de
notre ignorance que nous ne pouvons Tétre de notre favoir.
Qui eft -ce qui nie que les favans ne facjient mille chofes
vraies que les ignorans ne fauront jamais ? Les favans font-
ils pour cela plus près de la vérité ? Tout au contraire ; ils
s'en éloignent en avançant ; parce que la vanité de jugée
faifant encore plus de progrès que les lumières , chaque vérité
qu'ils apprennent ne vient qu'avec cent jugemens faux. Il eft
de la dernière évidence que les Compagnies favantcs de l'Eu-
rope ne font que des écoles publiques de mcnfongcs ; &,
très-furemcnt il y a plus d'erreurs dans l'Acadéniie des Scien-
ces que dans tout un peuple tic I lurons.
Puifquc plus les hommes favcnt , plus ils fc trompent ; le
L I V R E m. Î49
léul moyen d'éviter l'erreur eft l'ignorance. Ne jugez poinr,
vous ne vous abufcrez jamais. C'eft la leçon de la Nature
aufli-bien que de la raifon. Hors les rapports immédiats en
très-petit nombre &: très-fenfibles que les choies ont avec
nous, nous n'avons naturellement qu'une profonde indifiérence
pour tout le refte. Un Sauvage ne tourneroit pas le pied pour
aller voir le jeu de la plus belle machine , &c tous les pro-
diges de l'électricité. Que m'importe ? eft le mot le plus.
familier à l'ignorant , &: le plus convenable aii fage.
Mais malheureufement ce mot ne nous va plus. Tout nous
importe depuis que nous fommes dépendans de tout ; &:
notre curioiîté s'étend néceffairement avec nos befoins. \o\W
pourquoi j'en donne une très -grande au Philofophe &. n'en
donne point au Sauvage. Celui - ci n'a befoin de pcrfonne y
l'autre a befoin de tout le monde ^ & fur -tout d'admirateurs.
On me dira que je fors de la Nature ; je n'en crois rien.
Elle choiiit fes inilrumens & les règle , non fur l'opinion >
mais fur le befoin. Or les befoins changent félon la fifuation..
des hommes. Il y a bien de la différence entre l'homme na-
turel vivant dans l'état de Nature & l'homme natiirel vivant
dans l'état de fociété. Emile n'elt pas un fauvage à reléguer
dans les déferts ; c'eft un fauvage ftiit pour habiter les villes.
Il fout qu'il fliche y trouver fon nécelTaire , tirer parti de leur»
habitans , & vivre , finon comme eux , du moins avec eux.
Puifqu'au milieu de tant de rapports nouveaux , dont il va
dépendre , il faudra malgré lui qu'il juge , apprenons- lui donc
à bien juger.
La meilleure manière d\ippr<;ndie à bien juger , eft celle-
jS» '^'""" ' EMILE.
qui tend le plus à fîmplifier nos expériences , &: à pouvoir
même nous en paffer fans tomber dans l'erreur. D'où il fuit
qu'après avoir long-tems vérifié les rapports des feas l'un
par l'autre , il faut encore apprendre à vérifier les rapports
de chaque fens par lui-même , fans avoir befoin de recourir i
un autre fens ; alors chaque fenfation deviendra pour nous
une idée , cette idée fera toujours conforme à la vérité. Telle
c(t la forte d'acquis dont j'ai tâché de remplir ce troifleme
âge de la vie humaine.
Cette manière de procéder exige une patience & une cir-
confpeAion dont peu de maîtres font capables , & fans la-
quelle jamais le difciple n'apprendra à juger. Si , par exemple ,
lorfque celui-ci s'abufe fur l'apparence du bâton brifc , pour
lui montrer fon erreur vous vous prelfez de tirer le bâton
hors de l'eau , vous le détromperez peut - être ; mais que lui
apprendrcz-vous ? Rien que ce qu'il auroit bientôt appris de
lui-même. Oh que ce n'eft pas là ce qu'il faut faire ! Il s'agit
moins de lui apprendre une vérité , que de lui montrer com-
ment il faut s'y prendre pour découvrir toujours la vérité.
Pour mieux l'infèruire , il ne faut pas le détromper fitôt. Pre-
nons Emile & moi pour exemple.
Premièrement , h la féconde des deux qucfHons fuppofccs,
tout enfant élevé à l'ordinaire ne manquera pas de répondre
affirmativement. C'eft furemcnt , dira-t-il , un bâton brifé. Je
doute fort qu'Emile me falfc la même réponfe. Ne voyant
point la n kc ni -^ d'être {\^xwx. ni de le paroitrc, il n'eft ja-
mais prelTé de juger ; il ne juge que fur l'évidence , «Se il cfl
bien éloigné de la trouver dvUis ccccc occafion , lui qui fait
L r V R E I I I. 3sr
combien nos jugemens fur les apparences font fujets à l'ilîu-
fion , ne fût-ce que dans la perfpeclive.
D'ailleurs , comme il fait par expcrience que mes qucfèions
les plus frivoles ont toujours quelque objet qu'il n'apperçoit
pas d'abord , il n'a point pris l'habitude d'y repondre ctour-
diment. Au contraire , il s'en dcfic , il s'y rend attentif , il
les examine avec grand foin avant d'y repondre. Jamais il
ne me fait de réponfe qu'il n'en foit content lui-même ; &
il eft difficile à contenter. Enfin nous ne nous piquons ni lui
ni moi de favoir la vérité des chofes , mais feulement de
ne pas donner dans l'erreur. Nous ferions bien plus confus
de nous payer d'une raifon qui n'efl pas bonne , que de n'en
point trouver du tout. Je ne Jais , efè un mot qui nous va fi
bien à tous deux , & que nou.i répétons fi fouvcnt , qu'il ne
coûte plus rien à l'un ni à l'autre. Mais foit que cette étour-
derie lui échappe , ou qu'il l'évite par notre commode je ne
fais , ma réplique eft la même ; voyons , examinons.
Ce bâton qui trempe à moitié dans l'eau eft fixé dans
une fituation perpendiculaire. Pour favoir s'il eft brifc,
comme il le paroit » que de chofes n'avons - nous pas à
faire avant de le tirer de l'eau , ou avant d'y porter la
main ?
i". D'abord nous tournons tout autour du bacon , & nous
voyons que la brifure tourne comn.c nous. C'eft donc
notre œil feul qui la change , <Sc les regards ne remuent pas
les corps.
z". Nous regardons bien ;\ plomb fur le bout du bâton
<]ui elt hors de l'eau , ;dors le Làcon n'clt plus courbe , Je
55i EMILE,
bout voifîn de notre œil nous cache exaftement l'autre bout
( * ). Notre œil a-t-il redrelTé le baron.
3". Nous agitons la furface de l'eau , nous voyons le ba-
ron fe plier en plufieurs pièces , fe mouvoir en zigzag , &
fuivre les ondulations de l'eau. Le mouvement que nous
donnons à cette eau fuffit-il pour brifer, amollir &: fondre
ainfi le bâton?
4°. Nous faifons écouler l'eau , & nous voyons le bâtoa
fe redreffer peu-à-peu h mefure que l'eau baiiTe. N'en voilà-
t-il pas plus qu'il ne faut pour éclaircir le fait & trouver
la réfraction? Il n'eft donc pas vrai que la vue nous trompe,
puifque nous n'avons befoin que d'elle feule pour résilier
les erreurs que nous lui attribuons.
Suppofons l'enfant alfez fhipide pour ne pas fentir le ré-
fultat de ces expériences ; c'elt alors qu'il faut appeller le
toucher au fecours de la vue. Au lieu de tirer le bâton hors
de l'eau , laifTez-le dans fa fituation ; ôc que l'enfant y pafTe
la main d'un bout à l'autre , il ne fentira point d'angle : le
bâton n'ell: donc pas brifé.
Vous me direz qu'il n'y a pas feulement ici des jugemens ;
mais des raifonnemens en forme. Il e/l vrai ; mais ne voyez-
vous pas que fitôt que l'cfprit eft pancnu jufqu'aux idées «
tout jugement efè un raifonnemcnt. La confcicnce de tout»
fenfation eft une propolition , un jugement. Donc fitôt que
(*) J'ai depuis trouve le con- bout qui cft dans l'eau que pat
traire par une expérience plus exa(fle. l'autre ; mais cela ne chanj;e rien
La rJFraction agit circulairemcnt , & à la force du raifonnemcnt , & la
ic bâton paroit plus gros par le cunfojucnce n'en cft pas moins jull^
l'on
L I V R E r I I. Î53
l'on compare une fenfacion à une autre , on raifonne. L'arc
de juger ëc l'iu-t de raifonncr , font exactement le même.
Emile ne ftura jamais la dioptrique , ou je veux qu'il l'ap-
prenne autour de ce bâton. Il n'aura point diircquc d'infec-
tes ; il n'aura point compté les taches du foleil ; il ne faura
ce que c'clt qu'un microfcope & un tclefcope. Vos dodes
Elevés fe moqueront de fon ignorance. Ils n'auront pas tort ;
car avant de fe fervir de ces inihumens , j'entends qu'il les
invente , ôc vous vous doutez bien que cela ne viendra pas
fitôt.
Voilà l'efprit de toute ma méthode dans cette partie. Si
l'enfant fait rouler une petite boule entre deux doigts croi-
fés , Ôc qu'il croye fentir deux boules , je ne lui permettrai
point d'y regcU-der ,• qu'auparavant il ne foit convaincu qu'il
n'y en a qu'une.
Ces éclairciiTemens faffiront , je penfe , pour marquer net-
tement le progrès qu'a fait jufqu'ici Tefprit de mon Elevé ,
&c la route par laquelle il a fuivi ce progrès. Aîais vous
êtes effrayes y peut - être , de la quantité des chofes que
j'ai fait palTer devant lui. Vous craignez que je n'acca-
ble fon efprit fous ces multitudes de connoilfances. C'eft
tout le contraire ; je lui apprends bien plus à les ignorer qu'à
les favoir. Je lui montre la route de la fcience aifée , à la
vérité ; mais longue , immenfe , lente à parcourir. Je lui fais
faire les premiers pas pour qu'il reconnoiiTc l'entrée ; mais
je ne lui permets jamais d'aller loin.
Forcé d'apprendre de lui -même, il ufe de fa raifon «Se
non de celle d'autrui ; car pour ne rien donner à l'opinion , il
Emild. Tome I. Y y
3 54 EMILE.
ne faut rien donner h. l'autorité , & la plupart de nos erreurs
nous viennent bien moins de nous que des autres. De cet
exercice continuel il doit réfulter une vigueui- d'efprit , fem-
blable h celle qu'on donne au corps par le travail 6i par la
flitigue. Un autre avantage , eit qu'on n'avance qu'à propor-
tion de fcs forces. L'efprit , non plus que le corps , ne porte
que ce qu'il peut porter. Quand l'entendement s'approprie
les chofes avant de les dépofer dans la mémoire , ce qu'il en
tire enfuite eft h lui. Au lieu qu'en furchargeant la mémoire à
fon infçu , on s'expofe à n'en jamais rien tirer qui lui foit propre.
Emile a peu de connoilTances , mais celles qu'il a font
véritablement Tiennes ; il ne fait rien h demi. Dans le petit
nombre dn:s chofes qu'il fait , &: qu'il fait bien , la plus in>
portante eft , qu'il y en a beaucoup qu'il ignore 6: qu'il
peut favoir un jour , beaucoup plus que d'autres hommes
favent &c qu'il ne faura de fa vie , & une infuiité d'autres ,
qu'aucun homme ne faura jamais. Il a un efprit univerfcl ,
non par les lumières , mais par la faculté d'en acquérir ; un
efprit ouvert, intelligent, prêt h tout, ôc, comme dit Mon-
tagne, finon inftruit, du moins inltruifable. Il me fufïît qu'il
fâche trouver Va quoi bon , fur tout ce qu'il fait , & le pour-
quoi , fur tout ce qu'il croit. Encore une fois , mon objet
n'ed point de lui donner la fcicnce , mais de lui apprendre
h l'acquérir au bcfoin, de la lui faire elHmcr exadement ce
qu'elle vaut , & de lui faire aimer la vériré par-delTus tout.
Avec cette méthode on avance peu, mais on ne fait jamais
un pas inutile , & l'on n'e't point forcé de rétrograder.
Emile n'a que des connoiflanccs naturelles & purement
L I V R E I I I. 3;s
phyfîques. Il ne fait pas mcme le nom de l'Hiftoire , ni ce
que c'efè que mctaphyfîque ôc morale. Il connoic les rapports
efTentiels de l'homme aux chofes , mais nul des rapports
moraux de l'homme à l'homme. Il fait peu gcncralifer d'idées ,
peu faire d'abftraclions. Il voit des qualités communes à
certains corps fans raifonner fur ces qualités en elles-mêmes.
Il connoit l'étendue abftraite à l'aide des figures de la géo-
métrie , il connoit la quantité abftraite à l'aide des fignes de
l'algèbre. Ces figures 6c ces fignes font les fupports de ces
abftraftions , fur lesquels fes fens fe repofent. Il ne cherche
point à connoître les chofes par leur nature , mais feulement
par les relations qui l'intérefTent. Il n'efèime ce qui lui efl
étranger que par rapport à lui ; mais cette eftimarion eft
exacte & fîire. La fantaifie , la convention n'y entrent pour
rien. Il fait plus de cas de ce qui lui eft plus utile , 6: ne
fe départant jamais de cette manière d'apprécier , il ne donne
rien à l'opinion.
Emile eft laborieux , tempérant , patient , ferme , plein de
courage. Son imagination nullement allumée ne lui grofTit
jamais les dangers ; il eft fenfible à peu de maux , Ôc il fait
foufFrir avec conftance , parce qu'il n'a point appris à dif-
puter contre la deftinée. A l'égard de la mort , il ne fait
pas encore bien ce que c'eft ; mais accoutumé à fubir fans
réfiftance la loi de la nécefTité , quand il faudra mourir , il
mourra fans gémir & fans fe débattre ; c'eft tout ce que la
Nature permet dans ce momen?' abhorré de tous. Vivre
libre &c peu tenir aux chofes humaines , ell le meilleur moyen
d'apprendre à mourir.
Yy .
35^ EMILE.
En un mot , Emile a de la vertu tout ce qui Ce rapporte à
lui-même Pour avoir auflî les vertus fociales , il lui man-
que uniquement de connoître les relations qui les exigent ,
il lui manque uniquement des lumières que fon efprit elt tout
prêt 11 recevoir.
Il fe confidere fans égard aux autres , & trouve bon que
les autres ne penfent point à lui. Il n'exige rien de perfonne ,
6c ne croit rien devoir à perfonne. Il eit feul dans la focicté
humaine , il ne compte que fur lui feul. Il a droit auflî plus
qu'un autre de compter fur lui-mcme , car il elt tout ce
qu'on peut être à fon âge. Il n'a point d'erreurs ou n'a que
celles qui nous font inévitables ; il n'a point de vices ou
n'a que ceux dont nul homme ne peut fe garantir. Il a le
corps fain , les membres agiles , l'efprit jufte ôc fans préju-
gés , le cœur libre 6c fans palfions. L'amour propre , la pre-
mière 6c la plus naturelle de toutes , y eiè encore à peine
exalté. Sans troubler le repos de perfonne , il a vécu con-
tent, heureux 6c libre autant que la Nature l'a permis.
Trouvez-vous qu'un enfant aiiifi parvenu à fa quinzième an-
née ait perdu les précédentes ?
Fin du Livre troifieme.
EMILE,
O 17
DE L'ÉDUCATION.
;«.:ï&=
Livre Q.u a t r i e m e.
\J^ U E nous pafTons rapidement fur cetxe terre ! le premier
quart de la vie eft écoulé , avant qu'on en connoifTc l'ufagc ;
le dernier quart s'écoule encore , après qu'on a celle d'en
jouir. D'abord nous ne favons point vivre : bientôt nous
ne le pouvoirs plus ; & , dans l'intervalle qui fépare ces deuK
extrémités inutiles , les trois quarts du tcms qui nous refte
font confumés par le fommeil , par le travail , par la con-
trainte , par les peines de toute efpece. La vie eft courte ,
moins par le peu de tems qu'elle dure , que parce que , de
ce peu de tcms , nous n'en avons prcfque point pour la goû-
ter. L'inftant de la mort a beau être éloigné de celui de la
nailTance , la vie eft toujours trop courte , quand cet cfpacc
elt mal rempli.
Nous naiirons, pour ainfi dire, en deux fois : l'une pour
exiiicr , <!k l'autre pour vivre ; l'une pour l'efpece , l'autre pour
le fcAe. Ceux qui regardent la femme comme un homme
impi'rfait ont tort , fans doute ; nuis l'analogie extérieure
eft pour eux. JufquW Tàgc nubile , les cnfans des deux fcxcs
558 EMILE.
n'ont rien d'apparent qui les diflingue ; même vifage , même
figure , même teint , même voix , tout efè égal : les filles
font des enfans , les garçons font des enfims ; le même nom
fuffit à des êtres fi femblables. Les mâles en qui l'on em-
pêche le développement ultérieur du fexe gardent cette con-
formité toute leur vie; ils font toujours de grands ienfans :
& les femmes ne perdant point cette même conformité ,
femblent , à bien des égards , ne jamais erre autre chofe.
Mais l'homme en général n'elt pas fait pour relier tou-
jours dans l'enfance. Il en fort au tems prcfcrit par Ja Nature,
& ce moment de crife , bien qu'alfez court , a de longues
influences.
Comme le mugilTement de la mer précède de loin la tem-
pête , cette orageufe révolution s'annonce par le murmure
des paflîons naiffantes : une fermentation fourde avertit de
l'approche du danger. Un changement dans l'humeur , des
emportemens fréquens , une continuelle agitation d'cfprit ,
rendent l'enfant prefquc indifciplinable. Il devient fourd à la
voix qui le rendoit docile : c'e(t un lion dans fa fièvre ; il
mcconnoit fon guide , il ne veut plus être gomcrné.
Aux figncs moraux d'une humeur qui s'altère , fe joignent
des changemens fenfiblcs dans la figure. Sa phyfionomie
fe développe & s'empreint d'un caractère; le coton rare &
doux qui croît'au bas de fcs joues brunit & prend de la
Confifbnce. Sa voix mue , ou plutôt il la perd : il n'eft ni
enfant ni homme , & ne peut prendre le ton d'aucun des
deux. Ses yeux , ces organes de l'ame , qui n'ont rien dit
jufqu'ici , trouvent un langage ôc de l'cxprcflion ; un feu naif-
L I V R E I V. 3S9
liint les anime , leurs regards plus vifs ont encore une fainre
innocence , mais ils n'ont plus leur première imbécillité : il
fent déjà qu'ils peuvent trop dire , il commence à favoir
les baiffer ôc rougir ; il devient fcnfible , avant de favoir ce
qu'il fent ; il elt inquiet fans raifon de Tétre. Tout cela peut
venir lentement ôc vous laiffer du tems encore ; mais fi fa
vivacité fe rend trop impatiente , fi fon emportement fe
change en fureur , s'il s'irrite &: s'attendrit d'un inliant à
l'autre , s'il verfe des pleurs fans fujet , fi , près des objets
qui commencent h devenir dangereux pour lui , fon pouls
s'élève Ôc fon œil s'enflamme , fi la main d'une femme fe
pofant fur la fienne le f.iit frilTonner , s'il fc trouble ou s'in-
timide auprès d'elle ; UlyfTe , ô fige Ul/fTe ! prends garde h
toi ; les outres que tu fermois avec tant de foin font ouver-
tes; les vents font dcjh déchaînés; ne quitte plus un momiCnc
le gouvernail , ou tout eft perdu.
C'elt ici la féconde naiflance dont j'ai parlé ; c'cft ici que
rhomme naît véritablement h la vie , & que rien d'humaia
n'elt étranger à lui. Jufqu'ici nos foins n'ont été que des
jeux d'enfant , ils ne prennent qu'à préfent une véritable im-
portance. Cette époque , où finilfent les éducations ordinai-
res , eft proprement celle où la nôtre doit commencer : mais
pour bien expofer ce nouveau plan , reprenons de plus haut
l'état des chofes qui s'y rapportent.
Nos pafilons font les principaux inftmmcns de notre con-
fcr\'ation ; c'eft donc une entrcprife aulH vainc que ridicule
de vouloir les détruire ; c'elè contrôler le Nature , c'eft ré-
former l'ouvrage de Dieu. Si Dieu difoit h l'homme d'anéantir
35o EMILE.
les pafTions qu'il Îliï donne , Dieu voutlroit &: ne voudroit
pas , il fe contrediroic lui - même. Jamais il n'a donne cet
ordre infenfc , rien de pareil n'eft écrit dans le cœur humain ;
ôc ce que Dieu veut qu'un homme fafle , il ne le lui fait pas
dire par un autre homme , il le lui dit lui-même , il l'écrit
au fond de fon cœur.
Or je trouverois celui qui voudroit empêcher les paiT.ons
de naître, prefque aufh fou que celui qui voudroit les anéantir;
ôc ceux qui croiroient que tel a été mon projet jufqu'ici ,
m'auroient furement fort mal entendu.
Mais raifonneroit - on bien, fi, de ce qu'il eft dans la
nature de l'homme d'avoir des paffions , on alloit conclure
que toutes les pafTions que nous fentons en nous , &c que
nous voyons dans les autres , font naturelles ? Leur fourcc
eft naturelle , il c/t vrai ; mais mille nnlfcaux étrangers l'ont
grolTie ; c'elt un grand fleuve qui s'accroît fans celTe , Ôc dans
lequel on trouveroit à peine quelques gouttes de ics premières
eaux. Nos pafTions naturelles font très - bornées ; elles font
les inflrumcns de notre liberté , elles tendent à nous con-
fervcr. Toutes telles qui nous fubjugucnt &c nous détniifent
nous viennent d'ailleurs ; la Nature ne nous les donne pas ,
nous nous les approprions ^ fon préjudice.
La fource de nos pafTions , l'origine & le principe de
toutes les autres , la feule qui naît avec l'homme &. ne le
quitte jamais tant qu'il vit , e(t l'amour de foi ; pafTion pri-
mitive , innce , antérieure à toute autre , & dont toutes les
autres ne font , en un fcns , que des modifications. En ce
fcns toutes , fi l'on veut , font naturelles. Mais la plupart de
ces
L I V R E I V. i^i
des modifications ont des caiifes étrangères , fans lef-
quelles elles n'auroient jamais lieu ; ôc ces mêmes modi-
fications , loin de nous être avantageufes , nous font nuifî-
bles ; elles changent le premier objet , 6c vont contre leur
principe : c'eft alors que l'homme fe trouve hors de la Na-
ture , ôc fe met en contradiction avec foi.
L'amour de foi -même eft toujours bon & toujours con-
forme à l'ordre. Chacun étant chargé fpécialement de fa
propre confervation , le premier & le plus important de fes
foins , eft , & doit être , d'y veiller fans ceffe , & comment
y veilleroit - il ainfi , s'il n'y prenoit le plus grand intérêt?
Il faut donc que nous nous aimions pour nous conferver ;
il faut que nous nous aimions plus que toute chofe ; &c par
une fuite immédiate du même fentimcnt , nous aimons ce
qui nous conferve. Tout cnflmt s'attache à fa nourrice :
Romulus devoit s'attacher h la Louve qui l'avoit allaité.
D'abord cet attachement eft purement machinal. Ce qui
favorife le bien-être d'un individu l'attire, ce qui lui nuit
le repoulTe ; ce n'eft \h qu'un inftincl aveugle. Ce qui trans-
forme cet inftinct en fentiment , l'attachement en amour ,
l'averflon en haine , c'eft l'intention manifeftée de nous nuire
ou de nous être utile. On ne fe pafTionnc pas pour les êtres
infenfibles qui ne fuivent que l'impullîon qu'on leur donne ;
mais ceux dont on attend du bien ou du mal par leur dif-
IXifition intérieure , par leur volonté, ceux que nous voyons
agir librement pour ou contre , nous infpircnt des fentimens
femblables i\ ceux qu'ils nous montrent. Ce qui nous fert ,
on le cherche ; mais ce qui nous veut fer\"ij" , on Taime : ce
Emile. Tome L Z i
^61. EMILE.
qui nous nuit , on le fuit ; mais ce qui nous Veut nuire , on
k hait.
Le premier fentiraent d'un enfant eit de s'aimer lui-même ;
& le fécond , qui dérive du premier , eft d'aimer ceux qui
l'approchent ; car dans l'état de foibleffe oij il eft , il ne
connoit perfonne que par l'afliftance &c les foins qu'il reçoit
D'abord l'attachement qu'il a pour fa nourrice & fa gouver-
nante n'elt qu'habitude. Il les cherche parce qu'il a befoin
d'elles , 6c qu'il fe trouve bien de les avoir ; c'elt plutôt con-
uoifTance que bienveillance. Il lui faut beaucoup de tems pour
comprendre que non -feulement elles lai font utiles, mais
qu'elles veulent l'être ; & c'elt alors qu'il commence à
les aimer.
Va enfant elt donc naturellement enclin à la bienveillance ,
parce qu'il voit que tout ce qui l'approche elt porté à l'aflif-
ter , & qu'il prend de cette obfervation l'habitude d'un fi^n-
riment favorable à fon efpece ; mais à mefure qu'il étend fes
relations , fes befoins , fes dépendances actives ou paffives ,
le fcntiment de fes rapports à autrui s'éveille , & produit celui
des devoirs &c des préférences. Alors l'enfant devient impé-
rieux , jaloux , trompeur , vindicatif. Si on le plie à l'obéif-
fance ; ne voyant point l'utilité de ce qu'on lui commande ,
il l'attribue au caprice , k l'intention de le tourmenter , &c
il fe mutine. Si on lui obéit h lui-même ; aufii-tôt que quel-
que chofe lui réCiiic , il y voit une rébellion , une intention
de lui réd.'ter , il bat la chaife ou la table pour avoir dcfobéi.
L'amour de foi , qui ne regarde que nous , eft content quand
nos vrais befoins font fatisfaits ; mais Tamour-propre , qui fe
L I V R E I V. î5}
compare > n'eft jamais content Se ne fauroit l'être; parce que
ce fentiment , en nous préférant aux autres , exige aulTi que
les autres nous préfèrent à eux ; ce qui eft impofTible. Voilà
comment les pafîions douces & afFeâiueufes nailTent de l'amour
de foi , &c comment les pafîions haineufcs &c irafcibles nailfent
de l'amour-propre. Ainfi ce qui rend l'homme elfenfiellement
bon , eft d'avoir peu de befoins &c de peu fe comparer aux
autres ; ce qui le rend effentiellement méchant , elt d'avoir
beaucoup de befoins &c de tenir beaucoup à l'opinion. Sur ce
principe, il eft aifé de voir comment on peut diriger au
bien ou au mal toutes les paffions des enfans & des hommes.
Il elt vrai que ne pouvant vivre toujours feuls , ils vi-
vront difficilement toujours bons ; cette dilîîcuké même
augmentera nccefTairement avec leurs relations ; & c'cft
en ceci , fur - tout , que les dangers de la fociété nous
rendent l'ai-t 6c les foins plus indifpenfables , pour prévenir
dans le cœui* humain la dépravation qui nait de fes nou-
veaux befoins.
L'étude convenable à l'homme eft celle de fcs rapports.
Tant qu'il ne fe connoit que par fon être phyfîque , il doit
s'énidier par fos rapports avec les chofes ; c'eft l'emploi de
fon enfance : quand il commence ^ fcntir fon être moral ,
il doit s'étudier par fes rapports avec les hommes ; c'eft
l'emploi de fa vie entière , à commencer au point où nous
voilà parvenus.
Sitôt que l'homme a bcfoin d'une compagne , il n'eft plus
un être ifolé , fon cœur n'eft plus fcul. Toutes fcs rcl.uions
avec fon efpccc , toutes les afVcaions de fon nmc nailTenc
Zz 1
,54 EMILE.
avec celle-li. Sa première paflion fait bientôt fermenter leï
autres.
Le penchant de l'infHnâ: eft indéterminé. Un fexe efl at-
tiré vers l'autre , voilà le mouvement de la Nature. Le choix ,
les préférences, l'attachement perfonnel font l'ouvrage des
lumières , des préjugés , de l'habitude : il faut du tems &
des connoiflances pour nous rendre capables d'amour : on
n'aime qu'après avoir jugé , on ne préfère qu'après avoir
comparé. Ces jugcmens fe font fans qu'on s'en apperçoive ,
niais ils n'en font pas moins réels. Le véritable amour,
quoi qu'on en dife , fera toujours honoré des hommes ; car ,
bien que fès emportemcns nous égarent , bien qu'il n'exclue
pas du cœur qui le fent des qualités odieufes & même qu'il
en produifc , il en fuppofe pourtant toujours d'eftimables fans
lefquelles on feroit hors d'état de le fcntir. Ce choix qu'on
met en oppofition avec la raifon nous vient d'elle ; on a fait
l'Amour aveugle , parce qu'il a de meilleurs yeux que nous,
&c qu'il voit des rapports que nous ne pouvons apperccvoir.
PoLU- qui n'auroit nulle idée de mérite ni de beauté , toute
femme feroit également bonne, & la première venue fcroic
toujours la plus aimable. Loin que l'amour vienne de la
Nature , il eft la règle ik le frein de fes pcnchans : c'eft
par lui , qu'excepté Fobjet aimé , un fexe n'eit plus rien pour
l'autre.
La préférence qu'on accorde , on veut l'obtenir ; l'amour
doit erre réciproque. Pour être aimé , il faut fe rendre aima-
ble ; pour être préféré , il faut fe rendre plus aimable qu'un
autre , plus aimable qiic tout autre , au moiiis , aux yeux de
LIVRE IV. 3<îj
l'objet aîmé. De-là les premiers regards fur fes femblables ;
de -là les premières comparaifons avec eux; de -là l'cmula-
tion , les rivalités , la jaloufie. Un cœur plein d'un fentiment
qui déborde , aime à s'épancher ; du befoin d'une maîtrefle
naît bientôt celui d'un ami ; celui qui fent combien il eft
doux d'être aimé , voudroit l'ctre de tout le monde , ôc tous
ne fauroient vouloir de préférence , qu'il n'y ait beaucoup
de mécontens. Avec l'amour & l'amitié naifîent les dilTen-
tions , l'inimitié , la haine. Du fein de tant de pafîions di-
verfes je vois l'opinion s'élever un trône inébranlable , & les
Ihipides mortels alTervis à fon empire , ne fonder leur pro-
pre exiltence que fur les jugemens d'autrui.
Etendez ces idées , &c vous verrez d'où vient à notre amour-
propre laforme que nous lui croyons naturelle; &c comment
l'amour de foi , ceffant d'être un fentiment abfolu , devient
orgueil dans les grandes âmes , vanité dans les petites ; & ,
dans toutes , fe nourrit fans ceiïe aux dépens du prochain.
L'efpece de ces paflions , n'ayant point fon germe dans le
cœur des enfans , n'y peut naître d'elle-même ; c'eft nous
feuls qui l'y portons , & jamais elles n'y prennent racine que
par notre fîiutc ; mais il n'en eft plus ainfi du cœur du jeune
homme ; quoi que nous pulfîions faire , elles y naîtront mal-
gré nous. Il elt doix tems de changer t!e méthode.
Commençons par quelques réflexions importantes fur Tctac
critique dont il s'agit ici. Le paffage de Penfante à la puberté
n'eft pas tellement déterminé par la Nature qu'il ne varie
dans les individus félon les tempéramens , & dans les peuples
felonks climats» Tout le monde fait les diltiuCtious obfvrN'ccs
^66 EMILE.
fur ce point entre les pays chauds & les pays froids , de chacufl
voit que les tempéramens ardens font formés plutôt que les
autres , mais on peut fe tromper fur les caufes &c fouvent attri-
buer au phyfique ce qu'il faut imputer au moral ; c'eft un des
abus les plus fréquens de la Philofophie de notre ficelé. Les
initruélions de la Nature font tardives &c lentes , celles des
hommes font prefque toujours prématurées. Dans le premier
cas , les fens éveillent l'imagination ; dans le fécond , l'ima-
gination éveille les fens ; elle leur donne une activité précoce
qui ne peut manquer d'énerver, d'affoiblir d'abord les indi-
vidus , puis l'efpece même à la longue. Une obfervation plus
générale & plus fîîre que celle de l'effet des climats , elt que
la puberté &c la puilfance du fexe eft toujours plus hâtive
chez les peuples inftruits 6c policé , que chez les peuples
ignorans Ôc barbares ( ii ). Les enfans ont une fagacitc fin-
gulicre pour démêler à travers toutes les fingerics de la dé-
cence , les mauvaifes mœurs qu'elle couvre. Le langage épuré
qu'on leur dide , les leçons d'honnêteté qu'on leur donne ,
le voile du myftere qu'on afTccle de rendre devant leurs yeux ,
font autant d'aiguillons h leur curiofité. A la manière donc
f 12) Dans les Villes , dit M. p. :?8- J'admets robfervation » maît
de BuiTon , &f dit2 les gens aij'r's , non l'explication , puifquc dans !<•
les cnfitns accoutumés à des iiour. pays ou le villageois fc nourrit très*
ritures abondantes &? fucculcntcs bien & mange beaucoup , comme
vrrivent plutôt à cet àat s à la dans le Valais, & même en certains
campagne £«' dans le pauvre peu- cantons montueux de rit»<ie cnmme
pie , les enfans font plus tardifs , le Frioul , i'agc Je pabcrté dat.s les
paru qu'ils font mal y trop peu deux fcxes ell cgalement plus tardif
nourris ,• // leur faut deux ou trois qu'au fein des Ville» , où pou*
Cnn/ei de j^lus. Hitt. Nat T. IV. ûtikfjife la vanitc , Ton met Ibnvent
L I V R E I V. iCf
on s'y prend , il eft clair que ce qu'on feint de leur cacher
n'efè que pour le leur apprendre , & c'clt , de touces les
initrudions qu'on leur donne , celle qui leur profite le
mieux.
Confultez l'expérience , vous comprendrez à quel point
cette méthode infenfée accélère l'ouvrage de la Nature &
ruine le tempérament. C'elt ici l'une des principales caufes
qui font dégénérer les races dans les Villes. Les jeunes gens,
épuifés de bonne heure, reilent petits, foiL les , mal -faits,
vieilliflent au lieu de grandir ; comme la vigne à qui l'on
fait porter du fruit au printems , languit <!<: meurt avant
l'automne.
Il faut avoir vécu chez des peuples grofïïers & fimples
pour connoître jufqu'à quel âge , une heurcufe ignorance y
peut prolonger l'innocence àti enfans. C'elt un fpcdacle à
la fois touchant &: rifible d'y voir les deux fexes , livrés à
la fécurité de leurs cœurs , prolonger dans la fîeur de l'âge
& de la beauté les jeux naïfs de l'enfance , &: montrer par
leur familiarité même la pureté de leurs plaiiirs. Quand enfin
cette aimable Jeunefle vient à fe marier , les deux époux fe
dans le manger une extrême parfi- aucun fignc périodique de leur fexe.
nionie , & où la plupart font , comme Difùrcnce qui me paroit venir uni-
dit le proverbe , Ixa'oii de vdoun y quement de ce que dans la fim-
Xientrc de Jon. On ell étonné dans plicito de leurs mccurs , leur imagi-
des montagnes de voir de grands nation plus long-tems fainble &
garçons Torts comme des hommes calme fait plus tard fermenter leur
avoir encore la voix aiguc & le fang , & rend leur tcmpcramcnt
menton fans barbe , & de grandes moins précoce.
filles , d'ailleurs tics-rormées , n'avoii
M
S6i EMILE.
donnant mutuellement les prémices de leur perfonne , en
font plus chers l'un à l'autre ; des multitudes d'enfans fains
éi jobuftes deviennent le gage d'une union que rien n'altère,
& le fruit de la fagelTe de leurs premiers ans.
Si l'âge où l'homme acquiert la confcience de fon fexc ,
diffère autant par l'effet de l'éducation que par l'action de la
Nature, il fuit de -là qu'on peut accélérer 6c retarder cet
âge félon la manière dont on élèvera les enfans ; &: fi le
corps gagne ou perd de la conûftance à mefure qu'on
retarde ou qu'on accélère ce progrès , il fuie auffi que , plus
on s'applique à le retarder , plus un jeune homme acquiert
de vigueur & de force. Je ne parle encore que des effets
purement phyfiques ; on verra bientôt qu'ils ne fe bor-
nent pas là.
De ces réflexions je tire la folution de cette qucftion d
fouvent agitée , s'il convient d'éclairer les enfans de bonne
heure fur les objets de leur curioiité , ou s'il vaut mieux
leur donner le change par de modeftes erreurs ? Je penfe
qu'il ne faut faire ni l'un ni l'autre. Premièrement , cette
curiofitc ne leur vient point fans qu'on y ait donné lieu. U
fliut donc faire en forte qu'ils ne l'aient pas. En fécond lieu ,
des queflions qu'on n'cft pas forcé de ré foudre , n'cxigenc
point qu'on trompe celui qui les fait : il vaut mieux lui im-
pofer filence que de lui répondre en mentant. Il fera peu
furpris de cette loi , fi l'on a pris foin de l'y alfervir dans
les chofcs indifférentes. Enfin fi l'on prend le parti de ré-
pondre , que ce foit avec la plus grande fimplicité , fins
niyflcrc , fans embarras , fuis fauiirc. 11 y a beaucoup moins
de
L I V R E I V. 3<59
àt danger à fatisfaire la curiolké de l'enfant qu'à l'exciter.
Que vos réponfes foient toujours graves , tourtes , décidées,
Se fans jamais paroîti'e hcfiter. Je n'ai pas befoin d'ajouter
qu'elles doivent être vraies. On ne peut apprendre aux enfans
le danger de mentir aux hommes , fans fcntir , de la part
des hommes , le danger plus grand de mentir aux enfans.
Un feul menfonge avéré du maître à l'Elevé , ruiiieroit à
jamais tout le fruit de l'éducation.
Une ignorance abfolue fur certaines matières , eft , peut-
ctre , ce qui conviendroit le mieux aux enfans : mais qu'ils
apprennent de bonne heure ce qu'il efè impoflible de leur
cacher toujours. Il faut , ou que leur curiofité ne s'éveille en
auciune manière , ou qu'elle foit fatisfaite avant l'âge où elle
n'eit plus fans danger. Votre conduite avec votre Elevé dé-
pend beaucoup, en ceci, de fa fituation particulière, des
fociétés qui l'environnent , des circonltiuices où l'on prévoie
qu'il pourra fe trouver , écc. Il importe ici de ne rien donner
au hazard , &c fi vous n'êtes pas fur de lui faire ignorer
jufqu'à feize ans la différence des fexes , ayez foin qu'il
l'apprenne avant dix.
Je n'aime point qu'on afFede avec les enfans un langage
trop épuré , ni qu'on fliiîc de longs détours , dont ils s'ap-
perçoivent , pour éviter de donner aiw chofes leur véritable
nom. Les bonnes mœurs , en ces matières , ont toujours
beaucoup de fimplicité ; mais des imaginations fouille l^ par
le vice rendent l'oreille délicate , &c forcent de rafiiUT fans
celTe fur les ex-preiïîons. Les termes grofliers font fans con-
féquence ; ce font les idées lafcives qu'il faut écarter.
Emile. Tome L A a a
370 E M I L E.
Quoique la pudeur foit naturelle h l'efpece humaine , natu-
rellement les enflins n'en ont point. La pudeur ne naît
qu'avec la connoilFance du mal : & comment les enflins qui
n'ont ni ne doivent avoir cette connoiffance , auroient-
ils le fentiment qui en ell: l'effet ? Leur donner des leçons
de pudeur &: d'honnêteté , c'efè leur apprendre qu'il y a
des chofes honteufes & déshonnétes , c'eft leur donner un
defir fetret de ces chofes h. Tôt ou tard ils en viennent à
bout , ôc la première étincelle qui touche h. l'imagination ,
accélère à coup fiir l'embrafement des fens. Quiconque rougir
elt déjà coupable : la vraie innocence n'a honte de rien.
Les enfans n'ont pas les mêmes defu-s que les hommes;
mais fujets , comme eux , ii la mal-propreté qui blclfe les
fens , ils peuvent de ce feul affujettilfement recevoir les
mêmes leçons de bicnféance. Suivez l'cfprit de la Nature ,
qui , plaçant dans les mêmes lieux les organes des plaifirs
fecrcts , &c ceux des befoins dégoûtans , nous infpire les
mêmes foins à diiférens âges , tantôt par une idée & tantôt
par une autre \ h. l'homme par la modcllic , à l'enfant par la
propreté.
Je ne vois qu'un bon moyen de conferver aux enfans leur
innocence ; c'efl: que tous ceux qui les entourent la refpcc-
tent 6c l'aiment. Sans cela , route la retenue dont on tâche
d'ufer avec eux fe dément tôt ou tard ; un fourire , un clin-
d'œil , un gcfle échappé , leur difent tout ce qu'on cherche .
à leur taire ; il leur fuffit pour l'apprendre , de voir qu'on
le leur a voulu cacher. La délicatcffe de tours & d'cxpref-
lions dont fc fervent eiurc eux ks gens polis , fuppofant
LIVRE I_V. 371
des lumières que les enfans ne doivent point avoir , efl tout-
à-fait déplacée avec eux ; mais quand on honore vraiment
leur fimplicité , l'on apprend aifément , en leur parlant ,
celle des termes qui leur conviennent. Il y a une certaine
naïveté de langage qui fied &c qui plait à l'innocence : voilà
le vrai ton qui détourne un enfant d'une dangereufe curiofité'
En lui parlant fimplement de tout , on ne lui laiflè pas foup-
çonner qu'il refte rien de plus à lui dire. En joignant aux
mots grofïîers les idées déplaifantes qui leur conviennent , on
étouffe le premier feu de l'imagination : on ne lui défend pas
de prononcer ces mots &c d'avoir ces idées ; mais on lui
donne , fans qu'il y fonge , de la répugnance à les rappeller ;
&. combien d'embarras cette liberté naïve ne fauve- 1- elle
point à ceux qui , la tirant de leur propre cœur , difent tou-
jours ce qu'il faut dire , & le difent toujours comme ils
l'ont fenti ?
Comment fe font les enfans ? Queftion embarralTantc qui
vient aflèz naturellement aux enfans , 6c dont la réponfc in-
difcrete ou prudente décide quelquefois de leurs mœurs &c
de leur flinté pour toute leur vie. La manière la plus courre
qu'une mère imagine pour s'en débarrafler fans tromper fon
fils , eft de lui impofer filence : cela fcroit bon , fi on l'y
eût accoutumé de longue main dans des quefUons indiffé-
rentes , & qu'il ne foupçonnât pas du myftere à ce nouveau
ton. Mais rarement elle s'en tient là. Ceft le fecret des gens
mariés , lui dira-t-clle ; de petits garçons ne doivent point
être fi curieux. Voilà qui eft fort bien pour tirer d'embarras
la mcrc j mais qu'elle fâche que , pique de cet air de mépris i
Aaa »,
372 EMILE.
le petit garçon n'aura pas un moment de repos qu'il n'ait
appris le fecret des gens maries , &. qu'il ne tardera pas de
l'apprendre.
Qu'on me permette de rapporter une réponfe bien différente
que j'ai entendu foire à la même queftion , &c qui me frappa
d'autant plus , qu'elle partoit d'une femme auffi modelie dans.
fes difcours que dans fes manières , mais qui favoit au befoin
fouler aux pieds , pour le bien de fon fils &c pour la vertu ,
kl faufle crainte du blâme & les vains propos des plaifans.
Il n'y avoir pas long-tems que l'enfant avoit jette par les
urines une petite pierre qui lui avoit déchire l'urètre ; mais
le mal paiïe étoit oublié. Maman , dit le petit étourdi ,
comment fe font les enfans ? Alon fils , répond la mère fans
héliter , les femmes les pijfent avec des douleurs qui leur coû-
tent quelquefois la vie. Que les foux rient , que les fot»
foient fcandalifés : mais que les fages cherchent fi jamais ils
trouveront une réponfe plus judicieufe , & qui aille mieux à
fes fins.
]3'abord l'idée d'un befoin naturel, & connu de l'enfant y
détourne celle d'une opération myltérieufe. Les idées accel^
foires de la douleur & de la mort couvrent celle - V\ d'ua
voile de trillelfc , qui amortit Timaginarion & réprime la cu-
riofiré : tout porte l'cfprit fur les fuites de l'accouchemenr ,
& non pas fur fes caufes. Les infirmités de la nature humaine,
des objets dégoûrans , des images de fouffrance , voilà les
écKiirciffemens où mené cette n'ponfe, fi la répugnance qu'elle
infpire permet 5 l'enfant de les demander. Par où l'inquié-
tude des dtflrs aura-t-clle occ:ilion de naître dans des entre-
L I V R E I V. î7î
tiens ainfî dirigés ? &c cependant vous voyez que la vérité
n'a point été altérée , &c qu'on n'a point eu befoin d'abufer
fon Elevé au lieu de l'inftruire.
Vos enfans lifent ; ils prennent dans leurs leifhires des
connoilTances qu'ils n'auroient pas s'ils n'avoient point lu.
S'ils étudient , l'imagination s'allume & s'aiguife dans le
filence du cabinet. S'ils vivent dans le monde , ils entendent
un jargon bizarre , ils voyent des exemples dont ils font
frappés ; on leur a fi bien perfuadé qu'ils étoient hommes ,
que dans tout ce que font les hommes en leur préfence ,
ils cherchent aufli-tôt comment cela peut leur convenir ; il
faut bien que les allions d'autrui leur fen'ent de modèle ,
quand les jugemens d'autrui leur fervent de loi. Des domcfli-
ques qu'on fait dépendre d'eux , par conféquent intérefTés à
leur plaire , leur font leur cour aux dépens des bonnes m.œurs ;
des gouvernantes rieufes leur tiennent à quatre ans des pro-
pos , que la plus effrontée n'oferoit leur tenir à quinze.
Bientôt elles oublient ce qu'elles ont dit ; mais ils n'oublient
pas ce qu'ils ont entendu. Les entretiens polifTons préparent
les mœurs libertines; le laquais fripon rend l'enfint dcbauché,
ôc le fecrct de l'un fert de garant à celui de l'autre.
L'enfant élevé félon fon âge clt feul. Il ne connoit d'artachc-
mens que ceux de l'habitude; il aime ù fœur comme fa mon-
tre , &c fon ami comme fon chien. Il ne fe fcnt d'aucun fcxe ,
d'aucune efpece ; l'homme ik la femme lui font également étran-
gers ; il ne rapporte i\ lui rien de ce qu'ils font ni de ce qu'ils
difent ; il ne le voit ni ne l'entend , ou n'y fait nulle atten-
tion , leurs difcours ne rintérelFcuc pas plus que leurs exem-
574 t M I L E.
pies : tout cela n'eft point fait pour lui. Ce n'eft pas une
erreur artiricieufe qu'on lui donne par cette méthode , c'elt
l'ignorance de la Nature. Le tems vient où la même Nature
prend foin d'éclairer fon Elevé ; & c'elè alors feulement qu'elle
l'a mis en état de profiter fans rifque des leçons qu'elle lui
donne. Voilà le principe : le détail des règles n'efè pas de
mon fujet & les moyens que je propofe en vue d'autres ob-
jets , fervent encore d'exemple pour celui-ci.
Voulez -vous mettre l'ordre ôc la règle dans les pafTions
nailTantes ? étendez l'efpace durant lequel elles fe dévelop-
pent , afin qu'elles aient le tems de s'arranger à mefure
qu'elles nailTent. Alors ce n'eft pas l'homme qui les ordonne,
c'eft la Namre elle-même ; votre foin n'elt que de la
laifTer arranger fon travail. Si votre Elevé étoit feul , vous
n'auriez rien à faire ; mais tout ce qui l'environne , enflamme
fon imagination. Le torrent des préjugés l'entraîne ; pour le
retenir il faut le pouffer en fens contraire. Il faut que le
fentiment enchaîne l'imagination , &c que la raifon fafTe taire
l'opinion des hommes. La fource de toutes les pafTions cft
la fenfibilité ; l'imagination détermine leur pente. Tout être
qui fent fes rapports , doit être afre*!ié quand ces rapports
s'altcrcnt , & qu'il en imagine , ou qu'il en croit imaginer
de plus convenables ;\ fa nature. Ce font les erreurs de l'ima-
gination qui transforment en vices les pafTions de tous les
êtres bornés , même des Anges , s'ils en ont : car il fau-
droit qu'ils connulTent la nature de tous les êtres poui- favoir
quels rapports conviennent le mieux à la leur.
Voici donc le fommaire de toute la fagclTc humaine darti
L I V R E IV. 575
Fufage des paflions. i". Sentir les vrais rapports de l'homme
tant dans l'efpece que dans l'individu, z". Ordonner toutes
ks afFedions de l'am.e félon ces rapports.
Mais l'homme eft-il maître d'ordonner fes affedions félon
tels ou tels rapports ? fans doute , s'il eft maître de diriger
fon imagination fur tel ou tel objet , ou de lui donner telle
ou telle habitude. D'ailleurs il s'agit moins ici de ce qu'un
homme peut faire fur lui - même , que de ce que nous pou-
vons faire fur notre Elevé , par le choix des circon fiances
où nous le plaçons. Expofer les moyens propres à le main-
tenir dans l'ordre de la nature , c'eft dire afîez comment il
en peut fortir.
Tant que fa fenfîbilité refte bornée à fon individu , il n'y
a rien de moral dans fes avions ; ce n'eft que quand elle
commence à s'étendre hors de lui , qu'il prend d'abord les
fentimens , enfuite les notions du bien & du mal , qui le
conltituent véritablement homme &c partie intégrante de fon
efpcce. C'efl donc à ce premier point qu'il faut d'abord fixer
nos obfervations.
Elles font difficiles , en ce que pour les faire , il faut re-
jetter les exemples qui font fous nos yeux , 6c chercher
ceux où les dcveloppemens fuccefllfs fe font félon l'ordre de
la Nature.
Un enfant façonné , poli , civilifé , qui n'attend que la puiP.
fance de mettre en œuvre les inftruclions prématurées qu'il
a reçues , ne fe trompe jamais fur le moment où cette puil-
fance lui furvient. Loin de l'attendre , il l'accélère ; il donne
à fon fong une fermentation précoce ; il foie quel doit être
«7<5 EMILE,
l'objet de fes defirs long-tems même avant qu'il les éprouve.
Ce n'e/è pas la Nature qui l'excite , c'eft lui qui la force :
elle n'a plus rien à lui apprendre en le foifant homme. Il
l'ctoit par la penfée long-tems avant de l'être en efi'ct.
La véritable marche de la Nature ef t plus graduelle & plus
lente. Peu - à - peu le fang s'enflamme , les efprits s'élabo-
rent , le tempérament fe forme. Le fage ouvrier qui dirige
!a fabrique , a foin de perfectionner tous fes inftrumens avant
de les mettre en œuvre ; une longue inquiétude précède les
premiers defirs , une longue ignorance leur donne le change,
on defire fans favoir quoi : le fang fermente & s'agite ; une
furabondance de vie cherche à s'étendre au -dehors. L'œil
s'anime & parcourt les autres erres ; on commence à prendre
intérêt à ceux qui nous environnent ; on commence à fcntir
qu'on n'eft pas fait pour vivre feul ; c'elt ainfi que le cœur
s'ouvre aux afFechions humaines , & devient capable d'atta-
chement.
Le premier fentiment dont un jeune homme élevé foigncu-
fement elt fufceptible n'elè pas l'amour , c'cfl: l'amitié. Le
premier a61:e de fon imagination naiiïante eil de lui apprendre
qu'il a des fcmblablcs , 6c l'cfpece l'affeclc avant le fcxc.
Voilii donc un autre avantage de l'innocence prolongée; c'cfl
de proliter de la fcnfibilité nailfante , pour jcttcr dans le
cœur du jeune adolcfcent les premières femences de l'huma-
nité. Avantage d'autant plus précieux, que c'elt le fcul rcms
de la vie où les mêmes foins puilfent avoir un vrai fuccc-s.
J'ai toujours vu que les jeunes gens corrompus de boimc
heure , & livrés aux femmes &. ^ la dcbauchc , étoient in-
hunioius
L I V R E I V, 377
humains &c cruels ; la fougue du tempérament les rendoit
impatiens , vindicatifs , furieux : leur imagination pleine d'un
feul objet , fe refufoit à tout le refle ; ils ne connoifibicnc
ni pitié ni miféricorde ; ils auroient facriiié père , merc , &
l'Univers entier, au moindre de leurs plaifirs. Au contraire,
un jeune homme élevé dans une heureufe fimplicité , eft porté
par les premiers mouvemens de la Nature vers les pafTioni;
tendres & afFedueufes : fon cccur compatiflant s'émeut fur
les peines de fcs femblables ; il trelTaillit d'aife quand il revoie
fon camarade , fes bras favent trouver des étreintes careïïan-
tes , fes yeux favent verfer des larmes d'attcndrilTement ; il
eft fenfiblc à la honte de déplaire , au regret d'avoir ofFenfé.
Si l'ardeur d'un fang qui s'enflamme le rend vif, emporté ,
colère , on voit le moment d'après toute la bonté de fon
cœur dans l'effufion de fon repentir ; il pleure , il gémit fur
la blelfure qu'il a faite , il voudroit au prix de fon fang
racheter celui qu'il a verfé ; tout fon emportement s'éteint ,
toute fa fierté s'humilie devant le fentiment de fa faute. Ei\-
il ofFenfé lui-même ? au fort de fa fureur une excufe , un
mot le défirme ; il pardonne les torts d'autrui d'aufli bon
cœur qu'il répare les fiens. L'ado!^'':ence n'eit Tâge ni de la
vengeance ni de la haine , elle elt celui de la commiféra-
tion , de la clémence , de la générofité. Oui, je le fouriens,
& je ne crains point d'être démenti par rcxpcricnce , un
enfant qui n'elt pas mal né , & qui a confcrvé jufqu'à vingt
ans fon innocence , eft , ^ cet âge , le plus généreux , le
meilleur , le plus aimant & le plus aimable des hommes.
On ne vous a jamais rien dit de fcniblablc ; je le crois bien ;
Emile. Tonic I, 13 b b
378 EMILE.
vos Philofophes élevés dans route la corruption des Collèges ,"
n'ont garde de favoir cela.
C'e/è la foibleffe de l'homme qui le rend fociable ; ce
font nos miferes communes qui portent nos cœurs à l'hu^
manité : nous ne lui devrions rien fi nous n'étions pas hom-
mes. Tout attachement eft un figne d'infuffifance : fî chacun
de nous n'avoit nul befoin des autres , il ne fongeroit gue-
res à s'unir à eux. Ainfi de notre infirmité même naît notre
frcle bonheur. Un être vraiment heureux efè un être foH-
taire : Dieu feul jouit d'un bonheur abfolu , mais qui de
nous en a l'idée ? Si quelque être imparfait pouvoit fe fuffire
à lui - même , de quoi jouiroit - il félon nous ? Il feroit feul ,
il feroit mlférable. Je ne conçois pas que celui qui n'a be-
foin de rien , puilTe aimer quelque chofe : je ne conçois pas
que celui qui n'aime rien , puifTe être heureux.
Il fuit de -là que nous nous attachons h nos femblables,
moins par le fcntimcnt de leurs plaifirs , que par celui de
leurs peines ; car nous y voyons bien mieux l'identité, de
notre Nature , 6c les garants de leur attachement pour nous.
Si nos befoins communs nous unifient par intérêt , nos
miferes communes nous unilTent par afle3:ion. L'afpeil d'un
homme heureux infpire aux autres moins d'amour que d'en-
vi: ; on l'accuferoit volontiers d'ufurpcr un droit qu'il n'a
pas, en fc faifant un bonheur cxclufif; &c l'amour- propre
foufTre encore , en nous fiifuit fcntir que cet homme n'a
nul befoin de nous. Mais qui cfl-cc qui ne plaint pas le mal-
heureux qu'il voit fouffrir ? Qui eft -ce qui ne voudroit pas
fc délivrer de fes maux , s'il n'en coûtoic qu'un fouhair pour
L I V R E rV'. f79
cela ? L^'magination nous mec à la place du miférablc , p!uv
tôt qu'à celle de l'homme heureux ; on fent que l'un de ces
états nous touche de plus près que l'autre. La pitié elt
douce , parce qu'en fe métrant à la place de celui qui fouf-
fre , on fent pourtant le plaifir de né pas fouffrir comme
lui. L'envie eft amere , en ce que l'afpecl d'un homme
heureux , loin de mettre l'envieux à fa place , lui donne le
regret de n'y pas être. Il femble que l'un nous exempte des
maux qu'il fouffre , & que l'autre nous ôte les biens donc il
jouit.
Voulez -vous donc exciter & nourrir dans le cœur d'un
jeune homme les premiers mouvemens de la fenfibilité naif-»
fance , ôc courncr fon caractère vers la bienfaifance & vers la
bonté ? N'allez point faire germer en lui l'orgueil , la vanité ,
l'envie par la trompeufe image du bonheur des hommes ;
n'expofcz point d'abord à fes yeux la pompe des Cours, le
fafte des palais , l'attrait des fpedacles : ne le promenez
point dans les cercles , dans les brillantes alTemblccs. Ne
lui montrez l'extérieur de la grande fociétc qu'après l'avoir
mis en écac de l'apprécier en elle-même. Lui montrer le
monde avanc qu'il connoilfe les hommes , ce n'eft pas le
former i c'eft le corrompre : ce n'clt pas l'inltruire ; c'clt
le cromper.
Les hommes ne font naturellement ni Rois , ni Grands ,
ni Courtifans , ni riches. Tous font nés nuds & pauvres ;
tous fujets aux mifcres de la vie , aux chagrins, aux maux,
aux befoins, aux douleurs de toute cfpece ; enfin tous font
condamnés à la mort. Voilà ce qui elt vraiment de Thomme ;
I3bb 2
58o EMILE.
voilà de quoi nul mortel n'eit exempt. Commencez donc
par étudier , de la nature humaine , ce qui en cfè le plus
inféparable, ce qui conftitue le mieux l'humanité.
A feizc ans Tadolefcent fait ce que c'efè que fouffrir , car
il a foufferr lui-même : mais à peine fait -il que d'autres
êtres fouffrent aufii : le voir fans le fentir , n'eft pas le fa-
voir , &: comme je l'ai dit cent fois , l'enfant n'imaginant point
ce que fentent les autres , ne connoit de maux que les Tiens ;
mais quand le premier développement des fens allume en lui
le feu de l'imagination , il commence à fe fentir dans fes
femblables , à s'émouvoir de leurs plaintes , ôc à fouffrir de
leurs douleurs, C'eft alors que le trifte tableau de l'huma-
nité fouffrante doit porter à fon cœur le premier arcendrilTe-
ment qu'il ait jamais éprouvé.
Si ce moment n'ell pas facile à remarquer dans vos enfans p.
à qui vous en prenez-vous ? Vous les ^ inflruifez de fi bonne
heure à jouer le fentiment , vous leur en apprenez fitôt le lan-
gage , que parlant toujours fur le même ton , ils tournent
vos leçons contre vous-même , 6c ne vous lailfent nul moyen
de diftinguer quand , ceflanc de mentir , ils commencent à
fentir ce qu'ils difent. Mais voyez mon Emtlc; à l'âge où je
l'ai conduit , il n'a ni fenti ni menti. Av.mt de favoir ce
que c'eft qu'aimer , il n'a dit à pcrfonne : je vous aune bien j
on ne lui a point prcfcrit la contenance qu'il devoit prendre
en entrant dans la chambre de fon perc, de (à mère ou de fon
gouverneur malade ; on ne lui a point naoutré l'art d'afiè>ilcr la
triftclTe qu'il n'avoit pas. Il n'a feint de pleurer fur la mort de
pcrfonne \ car il ne fait ce que c'eft que mourir. La mcniir
L I V R E I V. f)Çi
infenflbilité qu'il a dans le cœur, eft auïïî dans fès maniè-
res. Indifférent à tout , hors à lui-même , comme tous les
autres enfans , il ne prend intérêt à perfonne ; tout ce qui le
diftingue , eft qu'il ne veut point paroître en prendre , & qu'il
n'eft pas faux comme eux.
Emile ayant peu réfléchi fur les êtres fenfîbles , fàura tard
ce que c'eft que fouffrir &. mourir. Les plaintes & les cris
commenceront d'agiter fes entrailles , l'afpecl du fang qui coule
lui fera détourner les yeux , les convulfions d'un animal ex-
pii-ant lui donneront je ne fais quelle angoifle , avant qu'il
fâche d'où viennent ces nouveaux mouvemens. S'il étoit refté
ftupide ôc barbare , il ne les auroit pas ; s'il étoit plus inf-
truit , il en connoîtroit la fource : il a déjà trop compare
d'idées pour ne rien fentir , ôc pas affez pour concevoii' qu'il
fent.
Ainfî naît la pitié , premier fentiment relatif qui touche
le cœur humain , fclon l'ordre de la Nature. Pour devenir
fenfible & pitoyable , il faut que l'enfant fâche qu'il y a des
êtres femblables à lui , qui fouffrent ce qu'il a fouffert , qui
fentent les douleurs qu'il a fcnties , & d'autres dont il doit
avoir l'idée , comme pouvant les fentir aulTi. En effet , com-
ment nous lailTons-nous émouvoir à la pitié , fi ce n'eft en
nous tranfportant hors de nous , & nous identifiant avec l'ani-
mal fouffrant ; en quittant , pour ainfi dire , notre être pour
prendre le fien? Nous ne fouifrons qu'autant que nous ju-
geons qu'il fouffre ; ce n'eft pas dans nous , c'eft dans lui que
nous foufirons. Ainfi nul ne devient fenfible que quaiîd foa
imagination s'anime & commence ;\ le tranfportct hors de lui.
5?z EMILE.
Pour exciter êc nourrir cette fenfibilité naiffance , pour h
guider ou la fuivre dans fa pente naturelle , qu'avons-nous
donc à faire , fi ce n'eft d'offrir au jeune homme des objets
fur lefquels puifTe agir la force expanfive de fon cœur , qui le
dilatent , qui l'ctendent fur les autres êtres , qui le faflenc
par-tout retrouver hors de lui ; d'écarter avec foin ceux qui le
refferrent , le concentrent , & tendent le reffort du moi hu-
main? c'eft-à-dire en d'autres termes, d'exciter en lui labontc,
l'humanité , la commifération , la bienfaifance , toutes les
paflions attirantes ôc douces qui plaifent naturellement aux
hommes , & d'empêcher de naître l'envie , la convoitife , la
haine , toutes les paifions repouflantes 6c cruelles , qui ren-
dent , pour ainfl dire , la fenfibilité non-feulement nulle , mais
négative , & font le tourment de celui qui les éprouve.
Je crois pouvoir réfumer toutes les réHexions précédentes
en deux ou trois maximes précifes , claires de faciles à faiûr.
Première M a x i m je.
// n'ejl pas dans le cœur humain de fe mettre à la place des
gens qui font plus heureux que nous , mais feulement de
ceux qui font plus à plaindre.
Si l'on trouve des exceptions i cette maxime , elles font
plus apparentes que réelles. Ainfi l'on ne fe met pas ;\ la
place du riche & du Grand auquel on s'attache ; même en
s'attachant finccrement on ne fait que s'approprier une par-
pc de fon bien - être. Qudqucfois on l'aime dans fes maU
L I V R E I V. 35?j
heurs : mais tant qu'il profpere, il n'a de véritable ami que
celui qui n'eft pas la dupe des apparences , &c qui le plaint
plus qu'il ne l'envie , malgré fa profpérirc.
On eft touché du bonheur de certains états , par exemple ,
de la vie champêtre &c paftorale. Le charme de voir ces
bonnes gens heureux n'eft point cmpoifonné par l'envie :
on s'intérefTe à eux véritablement : pourquoi cela ? parce qu'on
fe fent maître de defcendre à cet état de paix ôc d'innocence ,
& de jouir de la même félicité : c'eft un pis - aller qui ne
donne que des idées agréables , attendu qu'il fuffit d'en vou-
loir jouir pour le pouvoir. Il y a toujours du plaifir à voir
fes reflburces , à contempler fon propre bien , même quand
on n'en veut pas ufcr.
Il fuit de - là que pour porter un jeune homme à l'huma-
nité y loin de lui faire admirer le fort brillant des autres , il
faut le lui montrer , par les côtés triftes , il faut le lui faire
craindre. Alors , par une conféquence évidente , il doit fe frayer
une route au bonheui- , qui ne foit fur les traces de perfonnc.
Deuxième Maxime.
On ne plaint jamais dans autrui que les maux dont on ne
fe croit pas exempt foi-même.
TJon ignara mali , miferis fuccurrere difco.
Je ne connois rien de fi beau , de fi profond , de fi tou-
chant , de fi vrai que ce vers là.
Pourquoi les Rois font -ils llins picic pour leurs fujers?
3^4 EMILE.
c'eft qu'ils comptent de n'être jamais hommes. Pourquoi les
riches font - ils fi durs envers les pauvres ? c'efè qu'ils n'ont
pas peur de le devenir. Pourquoi la Nobleffe a- 1- elle un fi
grand mépris pour le peuple ? c'elt qu'un noble ne fera jamais
roturier. Pourquoi les Turcs font -ils généralement plus
humains , plus hofpitaliers que nous ? c'elt que dans leur
gouvernement, tout -à -fait arbitraire, la grandeur Se la for-
tune des particuliers étant toujours précaires &c chancelantes ,
ils ne regardent poiiit l'abaiflement 6c la mifere comme un
état étranger à eux (15)» chacun peut être demain ce qu'eft
aujourd'hui celui qu'il aflilte. Cette réflexion, qui revient
fans ceffe dans les romans orientaux , donne à leur le(fî:ure
je ne fais quoi d'atrendnlTant que n'a point tout l'apprêt de
notre feche morale.
N'accoutumez donc pas votre Elevé à regarder du haut de fa
gloire les peines des infortunes , les travaux des miftrables ,
& n'efpérez pas lui apprendre ;\ les plaindre , s'il les confidere
comme lui étant étrangers. Faites -lui bien comprendre que
le fort de ces malheureux peut être le fîen , que tous leurs
maux font fous fes pieds , que mille événemens imprévus &
inévitables peuvent l'y plonger d'un moment à l'autre. Ap-
prenez - lui à ne compter ni fur fa naifTance , ni fur la fanté ,
ni fur les richeffes , montrez - lui toutes les viciflitudes de la
fortune, cherchez -lui les exemples toujours trop fréqucns
de gens qui , d'un état plus élevé que le fien , font tombes
au-delTous de ces malheureux : que ce foit par leur faute
(ij) Cela paroi: changer un peu venir plus fixes, iS; les hommes de-
nainccnanc : les cuis fembicnt du. vienneot auflî plus durs.
L I V It E IV. i?^
ou non i ce n'eft 'pas maintenant de quoi il eft queflion ;
fait - il feulement ce que c'eft que faute ? N'empiétez jamais
fur l'ordre de fes connoiiïances , & ne l'cclairez que par les
Uimieres qui font à fa portée; il n'a pas befoin d'être fore
favant pour fentir que toute la prudence humaine ne peut lui
répondre fî dans une heure il fera vivant ou mourant ; fi les
douleurs de la néphrétique ne lui feront point grincer les
dents avant la nuit , fi dans un mois il fera riche ou pau-
vre , fî dans un an , peut-être, il ne ramera point fous le nerf-
de-bœuf dans les galères d'Alger. Sur-tout n'allez pas lui dire
tout cela froidement comme fon catéchifme : qu'il voye , qu'il
fente les calamités humaines : ébranlez , effrayez fon imagi-
nation des périls dont tout homme elt fans cefle environne ;
qu'il voye autour de lui tous ces abymes , & qu'à vous les
entendre décrire il fe prefle contre vous de peur d'y tomber.
Nous le rendrons timide & poltron , direz -vous. Nous ver-
rons dans la fuite , mais quant à préfent commençons par
le rendre humain ; voilà fur - tout ce qui nous importe.
Troisième Maxime.
La pitié qu'on a du mal (Tautrui ne fe mefure pas fur la
quantité de ce mal , mais fur le fentiment qu'on prête à
ceux qui le fouffrent.
On ne plaint un malheureux qu'autant qu'on croit qu'il fc
trouve ;\ plaindre. Le fentiment phyfique de nos maux elh
plus borné qu'il ne fcmble ; mais c'elt par la mémoire qui
Emile. Tome I, Ccc
jStf EMILE.
nous en fait fentir la continuité , c'eft par Timagination qui
les étend fur l'avenir , qu'ils nous rendent vraiment à plain-
dre. Voilà , je penfe , une des caufes qui nous endurciirenc
plus aux maux des animaux qu'à ceux des hommes , quoi-
que la fenfibilité commune dût également nous identifier avec
eux. On ne plaint gueres un cheval de charrier dans fon
écurie , parce qu'on ne prcfume pas qu'en mangeant fon
foin il fonge aux coups qu'il a reçus &c aux fatigues qui
l'attendent. On ne plaint pas non plus un mouton qu'on
voit paître , quoiqu'on fâche qu'il fera bientôt égorgé ; parce
qu'on juge qu'il ne prévoit pas fon fort. Par extenfion l'on
s'endurcit ainfi fur le fort des hommes , &c les riches fe con-
folent du mal qu'ils font aux pauvres en les fuppofant affez
llupides pour n'en rien fentir.. En général , je juge du prix
que chacun met au bonheur de fes femblables par le cas
qu'il paroit faire d'eux. Il eit naturel qu'on falfe bon marché
du bonheur des gens qu'on méprife. Ne vous étonnez donc
plus fi les politiques parlent du peuple avec tant de dédain ,
ni fi la plupart des Philofophes affcdent de faire l'homme û
méchant.
C'eft le peuple qui compofe le genre humain ; ce qui n'efl
pas peuple elt fi peu de chofe que ce n'elt pas la peine de
le compter. L'homme eit le même dans tous les états; fi
cela efl , les états les plus nombreux méritent le plus de
rcfped. Devant celui qui penfe toures les diftinclions civiles
difparoilfcnt : il voit les mêmes pafTions , les mêmes fcnri-
mens dans le goujat & dans l'homme illuflre ; il n'y dif-
cerne que leur langage , qu'un coloris plus ou moins apprêté »,
L I V R E I V. 3S7
& fî quelque différence efTentielle les didingue , elle eft au
préjudice des plus diffimulcs. Le peuple fe montre tel qu'il
«ft , ôc n'clt pas aimable ; mais il faut bien que les gens
du monde fe déguifent ; s'ils fe montroient tels qu'ils font,
ils feroient horreur.
Il y a , difent encore nos fages , même dofe de bonheur
&: de peine dans tous les états : maxime auffi funeite qu'in-
foutenable ; car fi tous font également heureux , qu'ai - je
befoin de m'incommoder pour perfonne ? Que chacun relie
comme il eft : que l'efclave foit maltraité , que l'infirme
fouflre , que le gueux périfTe ; il n'y a rien à gagner pour eux
à changer d'état. Ils font l'énumération des peines du riche
& montrent l'inanité de fes vains plailîrs : quel groflïer
fophifme ! les peines du riche ne lui viennent point de fon
état, mais de lui feul , qui en abufe. Fût -il plus malheu-
reux que le pauvre même , il n'eft point à plaindre , parce
que fes maux font tous fon ouvrage , & qu'il ne tient qu'à
lui d'être heureux. Mais la peine du miférable lui vient des
chofes , de la rigueur du fort qui s'appefantit fur lui. Il n'y a
point d'habitude qui lui puiiTe ôtcr le fentiment phyfique de
la fatigue , de l'épuifement , de la faim ; le bon efprit ni la
fagelfe ne fervent de rien pour l'exempter des maux de fon
état. Que gagne Epiiflete de prévoir que fon maître va lui
calFer la jambe ? la lui cafTe-t-il moins pour cela ? il a par-
defllis fon mal , le mal de la prévoyaiice. Quand le peuple
feroit aufïl fenfé que nous le fuppofons ftupide , que pour-
roit-il être autre que ce qu'il eft , que pourroit-il faire autre
que ce qu'il fait ? Etudiez les gens de cet ordre , vous verrez
Ccc i
388 EMILE.
que fous un autre langage ils ont auranc d'erpric &: plus d«
bon fcns que vous. Refpcclez donc votre efpece ; fongez
qu'elle elt compofée eflentiellement de la colle6lion des peu-
ples , que quand tous les Rois ôc tous les Philofophes en
feroient ôtés , il n'y paroîtroit gueres , ôc que les chofes
n'en iroient pas plus mal. En un mot , apprenez à votre
Elevé à aimer tous les hommes & même ceux qui les dcpri-
fcnt ; faites en forte qu'il ne fe place dans aucune clafTe ,
mais qu'il fe retrouve dans toutes : parlez devant lui du
genre humain avec attendrilTement , avec pitié même , mais
jamais avec mépi'is. Homme , ne déshonore point Thommc.
C'eft par ces routes &c d'autres femblables , bien contraires
à celles qui font frayées , qu'il convient de pénétrer dans
le cœur d'un jeune adolefcent pour y exciter les premiers
mouvemens de la Nature, le développer ôc l'étendre fur
fes femblables ; h quoi j'ajoijte qu'il importe de mêler à ces
mouvemens le moins d'intérêt perfonnel qu'il elt poflible ;
fur - tout point de vanité , point d'émulation , point de
gloire , point de ces fentimcns qui nous forcent de nous
comparer aux autres ; car ces comparaifons ne fe font jor-
mais fins quelque impreïïion de haine contre ceux qui nous
difputent la préférence , ne A'it - ce que dans notre propre
cllimc. Alors il faut s'aveugler ou s'irriter , être un mécharx
ou un fot ; tâchoas d'éviter cette alternative. Ces p^ifTions
[i dangereufcs naîtront tôt ou tard , me dit - on , malgré
nous, Je> ne le nie pas ; chaque chofc a fon fcms Ôc fon
lieu ; je dis feulement qu'on ne doit pas leur aider i naître.
Voilà l'efprit de la méthode qu'il faut fc pteftrire. Ici les
L I V R E I V. i%<,
exemples & les détails font inutiles ; parce qu'ici commence
la divifion prefque infinie Ats caractères , & que chaque
exemple que je donnerois ne conviendroit pas peut-être à un
fur cent mille. C'eft à cet âge auffi que commence , dans
l'habile maître , la vcritable fondion de l'obfervateur &c du
Philofophe qui fait l'art de fonder les cœurs en travaillant
à les former. Tandis que le jeune homme ne fonge point
encore à fe contrefoire , & ne l'a point encore appris , à
chaque objet qu'on lui prcfente , on voit dans fon air , dans
{ts yeux , dans fon gcfte , l'impreflion qu'il en reçoit ; on
lit fur fon vifage tous les mouvemens de fon ame ; à
force de les épier on par\'icnt à les prévoir , & enfin à les
diriger.
On remarque en général que le fling , les bleiïures , les
cris, les gémiffemens, l'appareil des opérations doulcurcu-
fes, &. tout ce qui porte aux fens des objets de fouffrance,
faifit plutôt & plus généralement tous les hommes. L'idée
de deftruvSiion étant plus compofée , ne frappe pas de même ;
l'image de la mort touche plus tard & plus foiblemenr ,
parce que nul n'a par devers foi l'expérience de mourir; il
faut avoir vu des cadavres pour fentir les angoiïïès des ago-
nifans. Mais quand une fois cette image s'efè bien formée
dans notie efprit, il n'y a poiut de fpeclacle plus horrible
à nos yeux ; foit h caufe de l'idée de dellru*5tion totale
qu'elle donne alors par les fens , foit parce que fâchant que
ce moment cit inévitable pour tous les homm.es, on fe fcnt
pkis vivement affefèc d'une fituation ù laquelle on e{t fur
de ne pouvoir échapper.
590 E M I L E.
Ces imprefîions diverfes ont leurs modifications , leurs
degrés qui dépendent du caractère particulier de chaque in-
dividu & de ks habitudes antérieures ; muis elles foiit uni-
verfeiles, &c nul n'en eft tout-à-fait exempt. Il en eit de
plus tardives 6c de moins générales , qui font plus propres
aux âmes fenfibles. Ce font celles qu'on reçoit des peines
morales , des douleurs internes , des affliclions , des lan-
gueurs, de la triiteffe. Il y a des gens qui ne favent erre
émus que par des cris &c des pleurs ; les longs &. fourds
gémiflemens d'un cœur ferré de détreiïe ne leur ont jamais
arraché des foupirs ; Jamais l'afpeâ d'une contenance abattue ,
d'un vjfage hâve &c plombé , d'un œil éteint &c qui ne
peut plus pleurer , ne les Ik pleurer eux-mcmes ; les maux
de l'ame ne font rien pour eux ; ils font jugés , la leur ne
fent rien : n'attendez d'eux que rigueur inflexible , endur-
ciiFement , cruauté. Ils pourront être intègres & julles ,
jamais démens , généreux , pitoyables. Je dis qu'ils pourront
être jultes , fi toutefois un homme peut l'ctre quand il n'efl
pas miféricordieux.
Mais ne vous prefTez pas de j'ajer les jeunes gens par
cette règle, fur-tout ceux qui, ayant été élevés comme ils
doivent l'être , n'ont aucune idée des peines morales qu'on
ne leur a jamais fait éprouver ; car encore une fois , ils ne
peuvent plaindre que les maux qu'ils connoifient ; &c cette
apparente infenlibiliié , qui ne vient que d'ignorance , fe change
bientôt en actcndriircment , quand ils commencent ù fcntir
qu'il y a dans la vie humaine mille douleurs qu'ils ne connoif-
fuient pas. Pour mon Emile , s'il a eu de la limplicité &c
LIVRE IV.
391
cîu bon fens dans fon enfance , je fuis bien fur qu'il aura
de l'ame & de la fenfibilitc dans fa jeuneffe ; car la vérité
des fentimens tient beaucoup à la juftelTe des idées.
M^is pourquoi le rappeller ici ? Plus d'un Leâeur me re-
prochera , fans doute , l'oubli de mes premières réfolutions ,
6c du bonheur confiant que j'avois promis à mon Elevé.
Des malheureux , des mourans , des fpedacles de douleur &
de mifêre ! Quel bonheur ! quelle jouilTance pour un jeune
eœur qui naît à la vie ! fon trifte inftituteur qui lui deflinoic
une éducation fi douce , ne le fait naître que pour fouffrir.
Voilà ce qu'on dira : Que m'importe ? j'ai promis de le ren-
dre heureux, non de faire qu'il parût l'être. Eft-ce ma faute.
Cl toujoui-s dupes de l'apparence , vous la prenez pour la
réalité ?
Prenons deux jeunes gens fortant de la première éduca-
tion , & entrant dans le monde par deux portes direftemenc
oppofces. L'un monte tout - à - coup fur TOlympe , & fe ré-
pand dans la plus brillante fociété. On le mené h la Cour ,
chez les Grands , chez les riches , chez les jolies femmes. Je le
fuppofe fêté par-tout , ôc je n'examine pas l'effet de cet accueil
fur fa raifon ; je fuppofe qu'elle y réfifte. Les plaifirs volent
au - devant de lui , tous les jours de nouveaux objets l'amu-
fent , il fe livre à tout avec \m intérêt qui vous féduit. Vous
le voyez attentif, empreffé , curieux ; û\ première admiration
vous frappe; vous l'eftimez content, mais voyez l'état de
fon ame : vous croyez qu'il jouir ; moi je crois qu'il fouflre.
Q l'apperçoit - il d'abord en ouvrant les yeax ? Des multi-
tudes de prétendus biens qu'il ne connoilfoit pas , <Sc donc
,91 E M i::l e.
la plupart n'étant qu'un moment à fa portée , ne fem-
blent fc montrer à lui que pour lui donner le regret d'en
être privé. Se promené - 1 - il dans un Palais ? Vous voyez
à fon inquiète curiofîté qu'il fe demande pourquoi fa
maifon paternelle n'cfè pas ainlî. Toutes fes quellions vous
difent qu'il fe compare fans cefle au maître de cette
maifon ; ôc tout ce qu'il trouve de mortifiant pour lui dans
ce parallèle , aiguife fa vanité en la révoltant. S'il rencontre
un jeune homme mieux mis que lui , je le vois murmurer en
fecret contre l'avarice de fes parens. Eft - il plus paré qu'ua
autre ? Il a la douleur de voir cet autre l'effacer ou par fa
naiffance ou par fon efprit , &c toute fa dorure humiliée devant
un fimple habit de drap. Brillc-t-il feul dans une alfemblée ?
s'éleve-t-il fur la pointe du pied pour être mieux vu ? Qui
eit-ce qui n'a pas une difpofition fecrete à rabaiffer l'air
fuperbe ôc vain d'un jeune {at ? Tout s'unit bientôt comme
de concert ; les regards inquiétans d'un homme grave , les
mots railleurs d'un caultiquc ne tardent pas d'arriver jufqu'à
lui; & ne fût-il dédaigné que d'un fcul homme, le mépris
de cet homme empoifonne à l'initant les applaudiffemens des
autres.
Donnons-lui tout ; prodiguons-lui les agrémcns , le mérite ;
qu'il foit bien fait , plein d'cfprit , aimable ; il fera recherché
des femmes ; mais en le recherchant avant qu'il les aime ,
elles le rendront plutôt fou qu'amoureux ; il aura des bonnes
fortunes , mais il n'aura ni tranfporrs ni pafTion your les
goûter. Ses defirs , toujours prévenus , n'ayant jamais le rcm<
de naître , au fcin des plaiiirs il ne fent que l'ennui de h
génc i
L I V R E I V. 39,
gêne ; le fexe fait pour le bonheur du ûen le dégoûte & le
raflafie même avant qu'il le connoiiïe ; s'il continue à le voir ,
ce n'eft plus que par vanité ; 6c quand il s'y attacheroit par
un goût véritable , il ne fera pas feul jeune, feul brillant ,
feul aimable , &: ne trouvera pas toujours dans fes maitrefles
des prodiges de fidélité.
Je ne dis rien des tracafleries , des trahifons , des noir-
ceurs , des repentirs de toute efpece inféparables d'une pareille
vie. L'expérience du monde en dégoûte , on le fait ; je ne
parle que des ennuis attachés à la première illufion.
Quel contrafte pour celui qui , renfermé jufqu'ici dans le
fein de fa famiDe & de fes amis , s'efè vu l'unique objet de
toutes leurs attentions, d'entrer tout- à -coup dans un ordre
de chofes où il elt compté pour fi peu , de fe trouver comme
noyé dans une fphere étrangère , lui qui fit long - tems le
centre de la fîenne ! Que d'affronts , que d'humiliations ne
faut -il pas qu'il efluie avant de perdre , parmi les inconnus,
les préjugés de fon importance pris 6c nourris parmi les
fiens ! Enfant , tout lui cédoit , tout s'empreflbit autour de
lui; jeune homme, il faut qu'il cède h tout le monde; ou,
pour peu qu'il s'oublie 6c conferve fes anciens airs , que de
dures leçons vont le faire rentrer en lui-même ! L'habitude
d'obtenir aifément les objets de fes defirs le porte à beaucoup
defirer , 6c lui fait fentir des privations continuelles. Tout
ce qui le flatte , le tente ; tout ce que d'autres ont , il vou-
droit l'avoir ; il convoite tout , il porte envie à tout le monde ,
il voudroit dominer par -tout; la vanité le ronge, l'ardeur
des defirs effrénés enflamme fon jeune cœur , la jaloufie &c
Emile. Tome l, D d d
J94 EMILE.
la haine y naifîenc avec eux ; routes les paiTîons dcVoranres
y prennent à la fois leur effor: û en porte l'agitation dans le
tumulte du monde ; il la rapporte a\'ec lui tous les foirs ; il
rentre mécontent de lui &c des autres : il s'endort plein de
mille vains projets , troublé de mille fantaifies ; &c Ton orgueil
lui peint jufques dans fes fonges les chimériques biens dont
le dcfir le tourmente , & qu'il ne pofTédera de fa vie. Voilà
votre Elevé ; voyons le mien.
Îm le premier fpeâacle qui le frappe clt un objet de rri(^
teffe , le premier retour fur lui-même e(t un fentiment de
plaiflr. En voyanr de combien de maux il eiè exempt , il fe
fent plus heureux qu'il ne penfoit l'être. Il partage les peines
de fes femblables ; mais ce partage clt volontaire &c doux.
Il jouit h la fois de la pitié qu'il- a pour leurs maux , &i du
bonheur qui l'en exempte ; il fe fent dans cet état de force
qui nous étend au-delà de nous, ôc nous fait porter ailleurs
l'aifliviré fuperflue à notre bien-être. Pour plaindre le mal
d'autrui , fans doute il faut le connojtre , mais il ne faut pas
le fentir. Quand on a fouffert , ou qu'on craint de foufirir ,
on plaint ceux qui fouffrent ; mais tandis qu'on fouflrc , on
ne plaint que foi. Or fi , tous étant alTujettis aux miferes de
la vie , nul n'accorde aux autres que la ftnfibilité dont il n'a
pas actuellement befoir^ pour lui-même, il s'enfuit que la
commifération doit être un fentiment très- doux , puifqu'elle
dépofc en notre faveur, &c qu'au contraire un homme dur
cft toujours malheureux , puifque l'état de fon cœur ne lui
laiîTe aucune fenfibilicé furabondantc , qu'il puilTe accorder
aux peines d'autrui.
L I V R E I V. 395
Nous jugeons trop du bonheur fur les apparences ; nous le
fuppofons où il eft le moins ; nous le cherclions où il ne fau-
roic être : la gaieté n'en eft qu'un figne. très -équivoque. Un
homme gai n'eiè fouvent qu'un infortuné , qui cherche à don-
ner le change aux autres , ôc k s'étourdir lui-même. Ces gens
fi riaiTS , (î ouverts , fi fereins dans un cercle , font prefque
tous triftes & grondeurs chez eux , ôc leurs domefliques
portent la peine de l'amufement qu'ils donnent à leurs fociétés.
Le vrai contentement n'eft ni gai , ni folâtre ; jaloux d'un
fentiment fi doux , en le goûtant on y pcnfe , on le favoure ,
on craint de l'évaporer. Un homme vraiment heureux ne
parle gueres , & ne rit gueres , il relTerre , pour ainfi dire ,
le bonheur autour de fon cœur. Les jeux biijyans , la
turbulente joie voilent les dégoûts & l'ennui. Mais la mé-
lancolie eft amie de la volupté : l'attendriiïement âc les lar-
mes accompagiient les plus douces jouilfances , ôc l'excef-
five joie elle-même arrache plutôt des pleurs que des ris.
Si d'abord la multitude ôc la variété des amufem.ens paroit
contribuer au bonheur , fi l'uniformité d'une vie égale paroit
d'abord ennuycufe ; en y regardant mieux , on trouve ,
au contraire , que la plus douce habitude de l'ame con-
fifte dans une modération de jouifTance , qui lailTe peu
de prife au defir ôc au dégoût. L'inquiétude des defirs
produit la curiofité , l'inconftance ; le vuide des turbuîens
plaifirs produit l'ennui. On ne s'ennuye jamais de fon
état , quand on n'en connoit point de plus agréable. De tous
les hommes du monde , les Sauvages font les moins curieux
ôc les moins ennuyés ; tout leur eft indifTérent : ils ne jouif^
Ddd i
59« EMILE.
fent pas des chofes , mais d'eux ; ils paflent leur vie à ne rien
faire , &c ne s'ennuyent jamais.
L'homme du monde eft tout entier dans fon mafque.
N'étant prefque jamais en lui - même , il y efè toujours
étranger ôc mal à fon aife , quand il eft forcé d'y rentrer.
Ce qu'il eft n'eft rien , ce qu'il paroit eft tout pour lui.
Je ne puis m'empccher de me repréfenrer fur le vifc^ge du
jeune homme dont j'ai parlé ci - devant , je ne fais quoi d'im-
pertinent , de doucereux , d'affedé , qui déplait , qui rebute
les gens unis ; 6c fur celui du mien , une phyfionomie intéref-
fante Ôc fimple qui montre le contentement , la véritable férc-
nité de l'ame , qui infpire Feftime , la confiance , & qui
femble n'attendre que l'épanchement de l'amitié , pour donner
la fîenne à ceux qui l'approchent. On croit que la phyfiono-
mie n'eft qu'un fimple développement de traits déjà mar-
qués par la Nature. Pour moi je penferois qu'outre ce déve-
loppement , les traits du vifage d'un homme viennent infen-
Cbiement à fe former &c prendre de la phyfionomie par
l'imprcfTion fréquente & habituelle de certaines affections de
l'ame. Ces affections fe marquent fur le vifige , rien n'eft
plus certain ; ôc quand elles tournent en habitudes , elles y
doivent biffer des imprefTions durables. Voilà comment je
conçois que la phyfionomie annonce le caradere , & qu'on
peur quelquefois juger de l'un par l'autre , fans aller chercher
des explications myllérieufes, qui fuppofent des connoilFanccs
que nous n'avons pas.
Un enfint n'a que deux afiè«ftioas bien maix^uécs , la joie
&: la douleur ; il rit ou il pleure , les intermédiaires ne font
\
L I V R E I V. 397
rkn pour lui : fans cefle il paffe de l'un de ces mouvemens
à l'autre. Cette alternative continuelle empêche qu'ils ne
fafîent fur fon vifage aucune imprefllon confiante , & qu'il
ne prenne de la phyfionomie ; mais dans l'âge où , devenu
plus fenfible , il eft plus vivement , ou plus conftammenc
affedé , les impreffions plus profondes laifTent des traces
plus difficiles à détruire , & de l'état habituel de l'ame réfulte
un arrangement de traits que le tems rend ineffaçable. Ce-
pendant il n'eft pas rare de voir des hommes changer de
phylionorhie à différens âges. J'en ai vu plufieurs dans ce
cas , 6c j'ai toujours trouvé que ceux que j'avois pu bien
obferver & fuivre , avoient auffi changé de paffions habituelles.
Cette feule obfervation bien confirmée me paroîtroit décifivc ,
& n'eft pas déplacée dans un traité d'éducation , où il importe
d'apprendre à juger des mouvemens de l'ame par les fignes
extérieurs.
Je ne fus fi , pour n'avoir pas appris à imiter des manières
de convention , & feindre des fentimens qu'il n'a pas , mon
jeune homme fera moins aimable ; ce n'eft pas de cela qu'il
s'agit ici ; je fais feulement qu'il fera plus aimant , & j'ai
bien de la peine à croire que celui qui n'aime que lui , puilfe
affez bien fe déguifer pour plaire autant que celui qui tire de
fon attachement pour les autres , un nouveau fentiment de
bonheur. Mais quant à ce fentiment mcme , je crois en avoir
aflez dit pour guider fur ce point un lecteur raifonnablc , (Se
montrer que je ne me fuis pas contredit.
Je reviens donc à ma méthode , & je dis ; quand Tàgc
critique approche , offrez aux jeunes gens des fpeilacles q,uj:
3p8 EMILE.
les retiennent, 6c non des fpeftacles qui les cxcircnt : donncî
le change à leur imagination nailFante par des objets , qui ,
loin d'enflammer leurs fens , en répriment l'aârivité. Eloignez-
les des grandes villes , où la parure &c l'immodefèie des fem-
mes hâte ôc prévient les leçons de la Nature , où tout pré-
fente à leurs yeux des plaifirs qu'ils ne doivent connoîrre que
quand ils fauront les choifir. Ramenez - les dans leurs pre-
mières habitations , où la fimplicité champêtre laiiïe les paf-
fions de leur âge fe développer moins rapidement ; ou fi
leur goût pour les arts les attache encore à la ville , prévenez
en eux , par ce goût même , une dangereufc oifiveté. Choi-
fiffez avec foin leurs fociétés , leurs occupations , leurs plai-
firs ; ne leur montrez que des tableaux touchans , mais mo-
dgites , qui les remuent fans les féduire , &c qui nourrilTcnc
leur fendbilité fans émouvoir leurs fens. Songez auflî qu'il
y a par-tout quelques excès â craindre 6c que les pafTions im-
modérées font toujours plus de mal qu'on n'en veut éviter,
il ne s'agit pas de faire de votre Elevé un garde - malade ,
un frère de la charité , d'affliger fes regards par des objets
continuels de douleurs &: de foufïrances , de le promener d'in-
firme en infirme , d'hôpital en hôpital , & de la grevé aux pri-
fons. Il faut le toucher 6c non l'endurcir â l'afpeA des miferes
humaines, Long-tems frappé des mêmes fpedaclcs , on n'en
fent plus les impreflions , l'habitude accoutume h tout ; ce
qu'on voit trop on ne l'imagine plus , 6c ce n'ell que l'ima-
gination qui nous fait fcntir les maux d'autrui ; c'c(t ainll
qu'h force de voir mourir & fouffrir , les l'rétres d: les Mé-
decins deviennent iijipitoyables. Que votre Elevé connoilf*
L I V R E I V. 3?9
donc îe fort de l'homme & les mifcres de Ces femblablcs :
mais qu'il n'en foie pas trop foutent le témoin. Un feul objet
bien choifi , 6c montré dans un jour convenable , lui donnera
pour un mois d'attendriffement ôc de réflexions. Ce n'ef-t
pas tant ce qu'il voit , que fon retour fur ce qu'il a vu , qui
détermine le jugement qu'il en porte ; ôc l'impreiïion dura-
ble qu'il reçoit d'un objet , lui vient moins de l'objet même ,
que du point de vue fous lequel on le porte à fe le rappel-
1er. C'eft ainfi qu'en ménageant les exemples , les leçons ,
les images , vous émoulferez long-tems l'aiguillon des fens ,
&: donnerez le change à la Nature , en fuivant fes propres
directions.
A mefure qu'il acquiert des lumières , choififiez des idées
qui s'y rapportent ; à mefure que fes defirs s'allument , choi^
fiffez des tableaux propres à les réprimer. Un vieux militaire
qui s'eft diltingué par fes mœurs , autant que par fon cou-
rage , m'a raconté que , dans fa première jeunefTe , fon père ,
homme de fens , mais très-dévot , voyant fon tempérament
naiffant le livrer aux femmes , n'épargna rien pour le contenir;
mais enfin malgré tous Ces foins , le fentant prêt à lui échapv-
pcr , il s'avifa de le mener dans un hôpital de véroles , ôc
fans le prévenir de rien , le fit entrer dans une falle , où une
troupe de ces malheureux expioient par un traitement efTrcj'Or
ble le défordre qui les y avoit expofés. A ce hideux afpecl ,
qui révoltoit à la fois tous les fens , le jeune homme faillit
à fe trouver mal. Va ^ miférable déhanché^ lui dit alors 1«
père d'un toîi véhément , fuis le vil penchant qui Centraîne. ;
éientôt tu /iras trop heureux d\'tre admis dans cette fallu ,
4c. E M I L E.
ou , vïclime des plus infâmes douleurs , tu forceras ton fere
à remercier Dieu de ta mort.
Ce peu de mors , joints à Tcncrgique tableau qui frappoic
le jeune homme , lui firent une impreflion qui ne s'effaça
jamais. Condamné , par fon état , à paffer fa jeunefle dans
dès garnirons , il aima mieux efluyer toutes les railleries de
fes camarades , que d'imiter leur libertinage, rai été homme ,
me dit-il, y'ûi eu des foiblejfes ; mais pan-enu jufgu^ù mon
âge , je ii'ai jamais pu voir une fille publique fans horreur.
Maître ! peu de difcours ; mais apprenez à choifir les lieux ,
les tems , les pcrfonnes ; puis donnez toutes vos leçons en
exemples , & foyez fur de leur effet.
L'emploi de l'enfance eft peu de chofe. Le mal qui s'y
gliffe n'eft point fans remède , & le bien qui s'y fait peut
venir plus tard ; mais il n'en eft pas ainfi du premier âge où
l'homme commence véritablement à vivre. Cet âge ne dure
jamais alfcz pour l'ufage qu'on en doit faire , <Sc fon impor-
tance exige une attention fans relâche : voi].\ pourquoi j'in-
Tiite fur l'art de le prolonger. Un des meilleurs préceptes de
la bonne culture eft, de tout retarder tant qu'il eft pofllble.
Rendez les progrès lents Sx. fùrs ; empêchez que l'adolcfcenc
ne devienne homme au moment où rien ne lui relèe à faire
pour le devenir. Tandis que le corps croît , les efprits def-
tinés à donner du baume au fang & de la force aux fibres ,
fc forment Sx. s'élaborent. Si vous leur faites prendre un cours
différent , Sx. que ce qui e(l delliné i pcrfedionner un indi-
vidu ferve ii la formation d'un autre , tous deux refient dans
un état de foibleffe , Sx. l'ouvrage de la Nature demeure
irïiparfait.
L ILV R E I V. 401
imparfait. Les opérations de l'efprit fe ftntent à leur tour
de cette altération , ôc Famé auffi débile que le corps n'a
que des fondions foibles &c languifTantes. Des membres
gros & robuftes ne font ni le courage ni le génie , &:
je conçois que la force de l'ame n'accompagne pas celle
du corps , quand d'ailleurs les organes de la commu-
nication des deux fubftances font mal difpofés. Mais
quelque bien difpofés qu'ils puiffent être , ils agiront
toujours foiblement , s'ils n'ont pour principe qu'un fang
épuifé , appauvri , ôc dépour\ai de cette fubftanc^e qui donne
de la force 6c du jeu à tous les reffbrts de la machine.
Généralement on apperçoit plus de vigueur d'ame dans les
hommes dont les jeunes ans. ont été préfer%'és d'une corrup-
tion prématurée , que dans ceux dont le défordre a com-
mencé avec le pouvoir de s'y livrer ; &: c'eft , fans doute ,
une des raifons pourquoi les peuples qui ont des mœurs fur-
palTent ordinairement en bon fens &c en courage les peuples
qui n'en ont pas. Ceux-ci brillent uniquement par je ne fais
quelles petites qualités déliées , qu'ils appellent efprit , fuga-
cité , finefle ; mais ces grandes & nobles fondions de fageffe
& de raifon qui diftinguent & honorent l'homme par de
belles adions , par des vertus , par des foins véritabltm.enc
utiles , ne fe trouvent gueres que dans les premiers.
Les maîtres fe plaignent que le feu de cet âge rend la
jeuneffe indifciplinable , &c je le vois; mais n'cft-ce pas
leur faute } Sitôt qu'ils ont laiffé prendre à ce feu fon cours
par les fens , ignorent - ils qu'on ne peut pas lui en donner
Vn autre ? Les longs ôc froids fermons d'un pédant effaco
Eniik. Tome L E e e
49Z
EMILE.
ront-ils danç refprit de fon Elevé l'image des plaifîrs qu'il
a conçus ? Banniront - ils de fon cœur les defirs qui le tour-
mentent ? Amortiront - ils l'ardeur d'un tempérament dont il
(ait l'ufage ? Ne s'irritera - 1 - il pas contre les obllacles qui
s'opfjofent au feul bonheur dont il ait l'idée ; & dans la dure
Foi qu'on lui prefcrit fans pouvoir la lui faire entendre , que
verra- 1- il , finon le caprice & la haine d'un homme qui
cherche à le tourmenter? Elt-il étrange qu'il fe mutine &c
le haïire à fon tour?
Je conçois bien qu'en fe rendant facile on peut fe rendre
plus fupportable , & conferver une apparente autorité. Mais
je ne vois pas trop h quoi fert l'autorité qu'on ne garde
(Iir fon Elevé qu'en fomentant les vices qu'elle devroit ré-
primer ; c'elt comme fi pour calmer un cheval fougueux ,
l'écuyer le faifoit fauter dans un précipice.
Loin que ce feu de l'adolefcence foit un obftacle à l'édu-
cation , c'e/t par lui qu'elle fe confomme & s'achève ; c'efè
lui qui vous donne une prifè flir le cœur d'un jeune homme t
quand il cefle d'être moins fort que vous. Ses premières af-
fections font les rênes avec lefquelles vous dirigez tous fcs
mouvemens ; il étoit libre , <Sc je le vois aflcrn. Tant qu'il
n'aimoit rien , il ne dépcndoit que de lui - même & de fes
befoins ; fitôt qu'il aime , il dépend de fes artachcmcns. Ainli
fè forment les premiers liens qui l'uniffcnt h fon cfpecc. En
dingcant fiu* elle fa fcnlibilité nai liante , ne croyez pas qu'elle
cmbralfera d'abord tous les hommes, & que at mot de genre
humain fignifiera pour lui quelque chofe. Non, cette fcnfihilicé
fe bornera premièrement à ts fcmbhables , ôc fts fcmbliblci
L I V R E I V. 403
ne feront point pour lui des inconnus ; mais ceux avec lefquels
il a des liaifons , ceux que l'habitude lui a rendus chers ou
néceflaires , ceux qu'il voit évidemment avoir avec lui des
manières de penfer &c de fentir communes , ceux qu'il voit
expofés aux peines qu'il a fouffertes , & fenfibles aux plaifirs
qu'il a goûtés ; ceux , en un mot , en qui l'identité de Na-
ture plus manifeftée lui donne une plus grande difpofition à
s'aimer. Ce ne fera qu'après avoir cultivé fon naturel en mille
manières , après bien des réflexions fur fes propres fen-
timens , & fur ceux qu'il obfervera dans les autres , qu'il
pourra pan^enir à généralifer fes notions individuelles , fous
l'idée abltraite d'humanité , & joindre à fes afFeftions parti-
culières celles qui peuvent l'identifier avec fon efpece.
En devenant capable d'attachement , il devient fenfîble à
celui des autres (14), & par -là même, attentif aux fignes
de cet attachement. Voyez - vous quel nouvel empire vous
allez acquérir fur lui ? Que de chaînes vous avez mifes
autour de fon cœur avant qu'il s'en appcrçût ! Que ne fen-
tira-t-il point quand , ouvrant les yeux fur lui-mcme , il
verra ce que vous avez fait pour lui ; quand il pourra fe com-
parer aux autres jeunes gens de fon âge , & vous comparer
aux autres gouverneurs ? Je dis quand il le verra , mais gardez-
(14.) L'attachement peut fe paf- mcme. Tout homme qui n'ell pas
fer de retour , jamais l'amitié. Elle l'ami de fon ami ell trcs-furemeat
eft un échange , un contrat comme un fourbe ; car ce n'eft qu'en rciv-
les autres ; mais elle cft le plus dant ou feignant de rendre l'auià-
faint de tous. Le mot d'ami n'a tié , qu'on peut l'obtenir,
point d'autre corrélatif que lui-
Ecc z
404 EMILE.
vous de le lui dire ; fi vous le lui dites , il ne le verra plu^.
Si vous exigez de lui de l'obéilTance en recour des foins
que vous lui avez rendus , il croira que vous l'avez furpris :
il fe dira , qu'en feignant de l'obliger gratuitement , vous avez
prétendu le charger d'une dette , &c le lier par un contrat
auquel il n'a point confenti. En vain vous ajouterez que ce
que vous exigez de lui n'eft que pour lui-même ; vous exi-
gez , enfin ; & vous exigez en vertu de ce que vous avez
fait fans fon aveu. Quand un malheureux prend l'argent
qu'on feint de lui donner , 6c fe trouve enrôlé malgré lui ,
vous criez h l'injulHce ; n'êtes -vous pas plus injulèe en-
core de demander à votre Elevé le prix des foins qu'il n'a
point acceptés ?
L'ingratitude feroit plus rare , fi les bienfaits à ufure étoient
moins communs. On aime ce qui nous fait du bien ; c'eft
un fentiment il naturel ! L'ingratimde n'elt pas dans le cœur
de l'homme ; mais l'intérêt y eft : il y a moins d'obligés
ingrats^, que de bienfaiteurs intérefles. Si vous me vendez
vos dons , je marchanderai fur le prix ; mais fi vous fei-
gnez de donner , pour vendre enfuite à votre mot , vous
ufcz de fraude. C'c(t d'être gratuits qui les rend ineflima-
bles. Le cœur ne reçoit de loix que de lui - même , en
voulant l'enchaîner on le dégage , on l'enchaîne en le laif-
fant hbre.
Quand le pécheur amorce l'eau, le poilfon vient, & reflc
autour de lui fans défiance ; mais quand , pris h l'hame-
çon caché fous l'appât , il fent retirer la ligne , il tâche de
fuir. Le pêcheur tlt - il le bienfaiteur , le poilFon elt - il
L I V R E IV. 405
l'ingrat ? Voit - on jamais qu'un homme oublié par fon
bientai6leur l'oublie ? Au contraire , il en parle toujours avec
plaifir, il n'y fonge point fans attendrilTement : s'il trouve
occafion de lui montrer par quelque fcrvice inattendu qu'il
fe reflbuvient des fîens , avec quel contentement intérieur il
fatisfait alors fa gratitude ! avec quelle douce joie il fe fait
reconnoître ! avec quel tranfport il lui dit : mon tour eft
venu ! Voilà vraiment la voix de la Nature ; jamais un vrai
bienfait ne fit d'ingrat.
Si donc la reconnoiflance eft un fentiment naturel , 6c
que vous n'en dérruifiez pas l'effet par votre faute , affurez-
vous que votre Elevé , commençant à voir le prix de vos
foins , y fera fenfible , pourvu que vous ne les ayez point
mis vous - même à prix ; ôc qu'ils vous donneront dans fon
cœur une autorité que rien ne pourra détruire. Mais avant
de vous être bien alfuré de cet avantage , gardez de vous l'ô-.
ter , en vous faifant valoir auprès de lui. Lui vanter vos
fervices , c'eft les lui rendre infupportables ; les oublier ,
c'eft l'en fliire fouvenir. Jufqu'à ce qu'il foit rems de le
traiter en homme , qu'il ne foit jamais queflion de ce qu'il
vous doit , mais de ce qu'il fe doit. Pour le rendre docile
lailfez lui toute fa liberté , dérobez - vous pour qu'il vous
cherche , élevez fon ame au noble fentiment de la recon-
noiflance, en ne lui parlant jamais que de fon intérêt. Je
n'ai point voulu qu'on lui dît que ce qu'on faifoit étoic
pour fon bien , avant qu'il fût en état de l'entendre , dans
ce difcours il n'eût vu que votre dépendance , &; il ne vous
eût pris que pour fon valet. Mais maintcn.uit qu'il corn*
4o<î EMILE.
mencc à fcntir ce que c'eft qu'aimer , il Tent aufîî quel doux
lien peut unir un homme à ce qu'il aime ; 6c dans le zèle
qui vous fait occuper de lui fans cefTe , il ne voit plus l'atta-
chement d'un efclave , mais l'affeôion d'un ami. Or rien
n'a tant de poids fur le cœur humain, que la voix de l'a-
mitié bien reconnue ; car on fait qu'elle ne nous parle ja-
mais que pour notre intérêt. On peut croire qu'un ami (ê
trompe ; mais non qu'il veuille nous tromper. Quelquefois
on réfilte à fcs confeils ; mais jamais on ne les mcprife.
Nous entrons enfin dans l'ordre moral : nous venons de
faire un fécond pas d'homme. Si c'en ctoit ici le lieu , j'ef-
fayerois de montrer comment des premiers mouvemens du
cœur s'élèvent les premières voix de la confcience ; 6c com-
ment des fentimens d'amour & de haine naiiïent les pre-
mières notions du bien & du mal. Je ferois voir que jujlice
ôc bonté ne font point feulement des mots abltraits , de
purs êtres moraux formes par l'entendement ; mais de vé-
ritables affeclions de l'ame éclairée par la raifon , & qui ne
font qu'un progrès ordonné de nos affections primitives ;
que par la raifon feule , indépendamment de la confcience ,
on ne peut établir aucune loi naturelle ; & que tout le droit
de la Nature n'eft qu'une chimère , s'il n'cft fondé fur un
befoin naturel au cœur humain ( 15 ). Mais je fonge que
'(lO Le prcccpte nicme d'agir cife d'agir étant moi comme fi j'c-
avec autrui comme nous voulons toi» un autre , fur-tout quand je
qu'on agiffe avec nous , n'a de vrai fuis moralement fur de ne jamais me
fondement que la confcience & le trouver dans le même cas ; & qui
fçntiracnt ; car où^ e(l la r,ufon pré- œc repondra qu'en fuivant bien fi.
LIVRE IV.
40;
je n^ai (joint à faire ici des Traites de Métaphyfique & de
Morale , ni des cours d'étude d'aucune efpece ; il me fuf-
fic de marquer l'ordre & le progrès de nos fentimens ôc
de nos connoiflances , relativement à notre conftitution.
D'autres démontreront peut - être ce que je ne fais qu'in-
diquer ici.
Mon Emile n'ayant jufqu'à préfent regardé que lui-même,
le premier regard qu'il jette fur fes femblables le porte à
fe comparer avec eux ; & le premier fentiment qu'excite
en lui cette comparaifon , elt de defirer la première place.
Voilà le point où l'amour de foi fe change en amour-pro-
pre , & où commencent h. naître toutes les palTions qui tien-
nent à celle - Ih. Mais pour décider fi celles de ces paflîons
qui domineront dans fon caradere , feront humaines & dou-
ces , ou cruelles & malfaifantes , fi ce feront des partions
de bienfaifance & de commifération , ou d'envie ôc de con-
voitife , il faut favoir à quelle place il fe fentira parmi le
delement cette maxime j'obtiendrai moi, & la raifon du précepte eft dans
qu'on la fuive de même avec moi ? la Nature elle-même , qui m'infpire
Le méchant tire avantage de la pro- le defir de mon bien-être en quel-
faite du jufte & de fa prapre injuE- que lieu que je me fente exifter.
tice ; il eft bien aife que tout le D'où je conclus qu'il n'eft pas vrai
monde fuit jufte excepté lui. Cet que les préceptes de la loi riatu-
«ccord là , quoi qu'on en dile , n'eft relie foicnt fondés fur la raifon feule ;
pas fort avantageux aux gens de ils ont une bafe plus folide & plus
bien. Mais quand la force d'une arae fûre. L'amour des hommes dérivé
expanfive m'identifie avec mon fcm- de l'amour de foi eft le principe de
blable & que je me fens pour ainfi la juftice humaine. Le fommaire de
dire en lui, c'eft pour ne pas fnuf- toute la morale eft dcnné dans l'c-
frir que je ne veux pas qu'il fouflrc; yajigile par celui de la Ici.
je ci'muiciTi; à lui j^our l'amoui de
4o8 EMILE.
hommes , &c quels genres d'obftacles il pourra croire avoir
à vaincre pour parvenir à celle qu'il veut occuper.
Pour le guider dans cette recherche , après lui avoir
montré les hommes par les accidens communs à l'elpece ,
il faut maintenant les lui montrer par leurs différences. Ici
vient la mefure de l'inégahté naturelle ôc civile , &: le tableau
de tout l'ordre focial.
Il faut étudier la fociété par les hommes , & les hom-
mes par la fociété : ceux qui voudront traiter féparément
la politique &c la morale , n'entendront jamais rien à aucune
des deux. En s'attachant d'abord aux relations primitives,
on voit comment les hommes en doivent être affeclés , 6c
quelles paflîons en doivent naître. On voit que c'elè réci-
proquement par le progrès des partions que ces relations fe
multiplient &c fe refferrent. C'ek moins la force des bras
que la modération des cœurs , qui rend les hommes indépen-
dans &c libres. Quiconque deûre peu de chofes tient à peu
de gens ; mais confondant toujours nos vains defirs avec
nos befoins phyilques , ceux qui ont fait de ces derniers les
fondemens de la fociété humaine , ont toujours pris les
effets pour les caufes , &c n'ont fait que s'égarer dans tous
leurs raifonnemens.
Il y a dans l'état de Nature une égalité de fait réelle
Ce indeltruélible , parce qu'il el{ impolfible dans cet état que
la feule différence d'homme à homme foit affez grande ,
pour rendre l'un dépendant de l'autre. Il y a dans Pétar
civil une égalité de droit chimérique & vainc , parce que
les moyens deltinés à la maintenir fervent eux-mêmes h la
détruire;
LIVRE IV.
409
détruire ; Se que la force publique ajoutée au plus fort pour
opprimer le foible , rompt l'efpece d'équilibre que la Nature
avoic mis entre eux ( 16 ). De cette première contradiction
découlent toutes celles qu'on remarque dans l'ordre civil ,
entre l'apparence ôc la réalité. Toujours la multitude fera
facrifiée au petit nombre , ôc l'intérêt public à l'intérêt par-
ticulier. Toujours ces noms fpécieux de juftice & de fu-
bordination ferviront d'inftrumens à la violence 6c jd'armes
à l'iniquité : d'où il fuit que les ordres diftingucs qui fe
prétendent utiles aux autres , ne font , en effet , utiles qu'à
eux-mêmes aux dépens des autres ; par où l'on doit juger
de la conlidération qui leur eft due félon la juftice & félon
la raifon. Refte à voir fi le rang qu'ils fe font donné eft
plus favorable au bonheur de ceux qui l'occupent , pour fa-
voir quel jugement chacun de nous doit porter de fon pro-
pre fort. Voilà maintenant l'étude qui nous importe j mais
pour la bien faire , il faut commencer par connoître le cceur
humain.
S'il ne s'agiffoit que de montrer aux jeunes gens l'homme
par fon mafque , on n'auroit pas befoin de le leur montrer ,
ils le verroient toujours de refte ; mais puifque le mafque n'efl
pas l'homme , ôc qu'il ne faut pas que fon vernis les féduife ,
en leur peignant les hommes peignez-les leur tels qu'ils font ;
non pas afin qu'ils les hailfent, mais afin qu'il les plaignent ,
ôc ne leur veuillent pas refTembler. C'efl , à mon gré , le fen-
(16) L'efprit univerPel des Loix celui qui a, contre Celui qui n'a
de tous les pays eft de' favorifer tou- rien i cet inconvénient eft inévitable ,
iours le fort contre le foible , Se. Se ii eA fans exception.
Emile. Tome I. Fff
'4.ro EMILE.
riment le mieux entendu que l'homme puifTe avoir fur Ton
efpece.
Dans cette vue , il importe ici de prendre une route oppo-
fce à celle que nous avons fuivie jufqu'à préfent, &c d'inftruire
plutôt le jeune homme par l'expérience d'autrui , que par la
fienne. Si les hommes le trompent , il les prendra en haine ;
mais fi refpedé d'eux il les voit fe tromper mutuellement ,
il en aura pitié. Le fpedacle du monde , difoit Pythagore ,
relTemble ik celui des jeux Olympiques. Les uns y tiennent
boutique , 6c ne fongent qu'à leur profit ; les autres y payent
de leur perfonne , ôc cherchent la gloire ; d'autres fe con-
tentent de voir les jeux , ceux-ci ne font pas les pires.
Je voudrois qu'on choifît tellement les fociétés d'un jeune
homme , qu'il penfât bien de ceux qui vivent avec lui ; & qu'on
l.ii apprît à fi bien connoître le monde , qu'il penfàt mal
de tout ce qui s'y fait. Qu'il fâche que l'homme elè naturel-
lement bon , qu'il le fente , qu'il juge de fon prochain par
lui - même ; mais qu'il voie comment la fociété déprave &c
pervertit les hommes : qu'il trouve dans leurs préjuges la
fource de tous leurs vices : qu'il foit porté à eftimcr chaque
individu , mais qu'il méprifc la multitude : qu'il voie que
tous les hommes portent ii peu près le même mafque ; mais
qu'il fâche auilï qu'il y a des vifages plus beaux que le mafque
qui les couvre.
Cette méthode , il faut l'avouer , a fes inconvéniens , 6c
n'eft pas facile dans la pratique ; car s'il devient obfcrsateur
de trop bonne heure , fi vous l'exercez Ji épier de trop près
les aclions d'autrui , vous le rendrez médifant & fatyriquc ,
L I V R E I V. itii
décifif &c prompt à juger ; il fe fera plaifir de chercher à
tout de fini/très interprétations , &: à ne voir en bien , rien
même de ce qui eft bien. Il s'accoutumera du moins au fpec-
tacle du vice , &: à voir les méchans fans horreur , comme
on s'accoutume à voir les malheureuXj^ns pitié. Bientôt la
perverfité générale lui fervira moins de leçon que d'exem-
ple ; il fe dira , que fi l'homme eft ainfî , il ne doit pas vou-
loir être autrement.
Que fi vous voulez l'inftruire par principes , & lui faire con-
noître avec la nature du cœur humain l'application des caufes
externes qui tournent nos penchans en vices , en tranfportanc
ainfi tout d'un coup des objets fenfibles aux objets intellec-
tuels , vous employez une métaphyfique qu'il n'eft point en
état de comprendre ; vous retombez dans l'inconvénient ,
évité fi foigneufement jufqu'ici , de lui donner des leçons qui
relTemblent à des leçons , de fubftitucr dans fon efprit l'ex-
périence ôc l'autorité du maître à fa propre expérience , & au
progrès de fa raifon.
Pour lever ii la fois ces deux obftacles , &: pour mettre le
cœur humain à fa portée fans rifquer de gâter le fien , je
voudrois lui montrer les hommes au loin , les lui montrer
dans d'autres tems ou dans d'autres lieux , ôc de forte qu'il
pût voir la fcene fans jamais y pouvoir agir. Voilà le mo-
ment de l'Hiftoire ; c'eft par elle qu'il lira dans les cœurs
Hins les leçons de la philofophie ; c'eft par elle qu'il les verra,
fimple fpeâ:atcur , fans intérêt 6c fans pafTion , comme
leur juge , non comme leur complice ni comme leur accu-
fateur.
Fff »
41* EMILE.
Pour connoîcre les hommes il faut les voir agir. Dans le
monde on les entend parler , ils montrent leurs difcours &c
cachent leurs allions ; mais dans l'Hiftoire elles font dévoi-
lées , &c on les juge fur les faits. Leurs propos mêmes aident
à les apprécier. Car emparant ce qu'ils font à ce qu'ils difent ,
on voit à la fois ce qu'ils font &. ce qu'ils veulent paroître ;
plus ils fe déguifent , mieux on les connoit.
Malheureufement cette étude a fes dangers , fes inconvé-
niens de plus d'une efpece. Il eit difficile de fe mettre dans
un point de vue , d'où l'on puilTe juger (es femblables avec
équité. Un des grands vices de l'Hiftoire efl , qu'elle peint
beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par
les bons : comme elle n'eft intérefTante que par les révolu-
tions , les catafèrophes , tant qu'un peuple croît ôc profpcre
dans le calme d'un pailible gouvernement , elle n'en dit rien »
elle ne commence à en parler que quand , ne pouvant plus
fe fufîire à lui-même , 'il prend part aux affaires de fes voifins ,
ou les laiffe prendre part aux Tiennes ; elle ne Pillufire que
quand il eft déjà fur fon déclin : toutes nos Hifloires com-
mencent où elles devroient finir. Nous avons fort exaiiîe-
ment celle des peuples qui fe détruifent, ce qui nous manque
eft celle des peuples qui fe multiplient; ils font alfez heureux
& aflez fagcs pour qu'elle n'ait rien h dire d'eux : 6c en effet ,
nous voyons , même de nos jours , que les gouverncmens qui
a conduifent le mieux , font ceux dont on parle le moins.
Nous ne favons donc que le mal , h peine le bien fait - il
époque. Il n'y a que les méchans de célèbres , les bons font
oubliés ou tournés en ridicule \ &c voili comment rHilloirc ,
L I V R E I V. 4ÎJ
ainfi que la Philofophie , calomnie fans ceffe le genre humain.
De plus y il s'en faut bien que les faits décrits dans l'Hif-
toire , ne foienc la peinture exade des mêmes faits tels
qu'il font arrivés. Ils changent de forme dans la tète de
l'Hiftorien , ils fe moulent fur fes intérêts , ils prennent la
teinte de fes préjugés. Qui eft - ce qui fait mettre exademenc
le ledeur au lieu de la fcene, pour voir un événement tel
qu'il s'eft paffé ? L'ignorance ou la partialité déguifent tour.
Sans altérer même un trait hiltorique , en étendant ou ref-
ferrant des circonftances qui s'y rapportent, que de faces
différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à
divers points de vue , à peine paroîtra-t-il le même , &c
pourtant rien n'aura changé , que l'cril du fpectateur. Suflït-
il , pour l'honneur de la vérité , de me dire un fait vérita-
ble , en me le faifant voir tout autrement qu'il n'eft arrivé ?
Combien de fois un arbre de plus ou de moins , un rocher
à droite ou à gauche , un tourbillon de poufïîere élevé par
le vent, ont décidé de l'événement d'un combat, fans que
perfonne s'en foit apperçu ? Cela empêche-t-il que l'Hiito-
rien ne vous dife la caufe de la défaite ou de la vidoire
avec autant d'aflurance que s'il eût été par-tout? Or, que
m'importent les faits en eux-mêmes , quand la raifon m'en
refle inconnue; & quelles leçons puis-je tirer d'un événe-
ment dont j'ignore la vraie caufe? L'Hiftorien m'en donne
une , mais il la controuve ; & la critique elle-même , dont
on fait tant de bruit, n'eft qu'un art de conjediu-er ; l'ait
de choifir entre plufieurs menfonges , celui qui reffemble le
mi'^ux à h vérité.
^14 EMILE.
N'avez -vous jamais lu Clcopatre ou CalTandre , ou d'au-
tres livres de cette efpece ? L'Auteur choific un événement
connu ; puis l'accommodant à fes vues , l'ornant de détails
de fon invention , de perfonnages qui n'ont jamais exilté ,
ôc de portraits imaginaires , entaffe ficlions fur fictions pour
rendre fa lecture agréable. Je vois peu de différence entre
ces Romans & vos Hiltoires , fî ce n'eft que le Romancier
fe livre davantage à fa propre imagination , & que THifto-
rien s'affervit plus à celle d'autrui ; à quoi j'ajouterai , fi l'on
veut , que le premier fe propofe un objet moral , bon ou
mauvais , dont l'autre ne fe foucie gueres.
On me dira que la fidélité de l'Hiltoire intérelTe moins
que la vérité des mœurs & des caraderes ; pourvu que le
cœur humain foit bien peint , il importe peu que les évé-
nemens foient fidèlement rapportés ; car après tout , ajoute-
t-on, que nous font des faits arrivés , il y a deux mille
ans? On a raifon, fi les portraits font bien rendus d'après
nature ; mais fî la plupart n'ont leur modèle que dans l'i-
magination de l'Hiftorien , n'clt-ce pas retomber dans l'in-
convénient qu'on vouloit fuir , & rendre à l'autorité des
écrivains , ce qu'on veut ôter à celle du maître ? Si mon
Elevé ne doit roir que des tableaux de fantailie , faime
mieux qu'ils foient tracés de ma main que d'une autre ;
ils lui feront, du moins, mieux appropriés.
Les pires Hiftoriens pour un jeune homme , font ceux
qui jugent. Les faits, & qu'il juge lui-même; c'efl ainfi
qu'il apprend à connoîtrc les hommes. Si le jugement de
l'Auteur le guide fans cclTc , il ne Uk que voir par l'œil
L I V R E I V. 4T5
d'un autre ; Se quand cet œil lui manque , il ne voit plus
rien.
Je laifle à part l'Hiftoire moderne; non -feulement parce
qu'elle n'a plus de phyfionomie , 6c que nos hommes fe
relTemblent tous; mais parce que nos Hifloriens , unique-
ment attentifs à briller , ne fongent qu'à faire des portraits
fortement coloriés , 6c qui fouvent ne repréfcntent rien (17).
Généralement les anciens font moins de portraits , met-
tent moins d'efprit & plus de fens dans leurs jugcmens ,
encore y a-t-il entre eux un grand choix à faire ; & il ne
faut pas d'abord prendre les plus judicieux , mais les plus
(Impies. Je ne voudrois mettre dans la main d'un jeune
homme ni Polybe , ni Sallufle ; Tacite eft le livre des vieil-
lards , les jeunes gens ne font pas fliits pour l'entendre :
il faut apprendre à voir dans les a6lions humaines les pre-
miers traits du cœur de l'homme , avant d'en vouloir fon-
der les profondeurs ; il faut favoir bien lire dans les faits
avant de lire dans les maximes. La Philofophie en maxi-
mes ne convient qu'à l'expérience. La jeuneffe ne doit rien
gcnéralifer; toute fon inltru6lion doit être en règles par-
ticulières. ^
Thucydide eft , à mon gré , le vrai modèle des Hifto^
riens. 11 rapporte les faits fans les juger ; mais il n'omet
aucune des circonftances propres à nous en flùre juger nous-
mêmes. Il met tout ce qu'il raconte fous les yeux du Lec-
(17) Voyez Davila , Guicciardin , eft prefque le feul qui favoit peindre
Strada , Solis , Machiavel , & quel- fans fiiiie (ie portraits,
qucfuis de Thou lui-même. Vertot
4i« EMILE.
teur ; loin de s'intcrpofer entre les événemens &c les Ledeurs l
il fe dérobe ; on ne croit plus lire , on croit voir. Mal-
heureufement il parle toujours de guerre , ôc l'on ne voie
prefque dans fes récits que la chofe du monde la moins
inftrudive , favoir des combats. La retraite des dix mille ,
&c les commentaires de Céfar , ont à peu près la même
fagefle ôc le même défaut. Le bon Hérodote , fans portraits ,
fans maximes , mais coulant , naïf, plein de détails les plus
capables d'intérefler 6c de plaire , feroit , peut-être , le meil-
leur des Hiftoriens, fi ces mêmes détails ne dégénéroient
fouvent en fimplicités puériles , plus propres à gâter le goût
de la jeunefle qu'à le former : il faut déjà du difcernemenc
pour le lire. Je ne dis rien de Tite-Live, fon tour vien-
dra ; mais il eft politique , il eft rhéteur , il eit tout ce
qui ne convient pas à cet âge.
L'Hiltoire en général eft défedueufe , en ce qu'elle ne
tient regiilre que de faits fenfibles &c marqués, qu'on peut
fixer par des noms , des lieux , des dates ; mais les caufes
lentes &c progrefïîves de ces faits , lefquelles ne peuvent
s'aflîgncr de même, reftenc toujours inconnues. On trouve
fouvent dans une [bataille gagnée ou perdue , la raifon
d'une révolution qui , même avant cette bataille , étoit déjà
devenue inévitable. La guerre ne fait gueres que manifef-
ter des événemens déjà déterminés par des^aufes morales
que les Hiltoricns favcnt rarement voir.
L'cfprit philofophique a tourné de ce côté les réflexions
de pluficuis Ecrivains de ce fiecle ; mais je doute que la
vérité gagne à leur travail. La fureur des fyllémcs sVtant
emparée
LIVRE TV.
417
emparée d'eux tous , nul ne cherche à voir les chofès comme
elles font, mais comme elles s'accordent avec fon fyftcme.
Ajoutez à toutes ces reflexions, que l'Hiftoire montre
bien plus les aâions que les hommes , parce qu'elle ne faifit
ceux-ci que dans certains momens choifis , dans leurs vcte-
mens de parade ; elle n'expofe que l'homme public qui s'eft
arrangé pour être vu. Elle ne le fuit point dans fa maifon ,
dans fon cabinet , dans fa famille , au milieu de fes amis ,
elle ne le peint que quand il repréfente : c'eft bien plus fon
habit que fa perfonne qu'elle peint.
J'aimerois mieux la le6ture des vies particulières pour com-
mencer l'étude du cœur humain ; car alors l'homme a beau
fe dérober , [l'Hiitorien le pourfuit par - tout ; il ne lui
laiffe aucun moment de relâche , aucun recoin pour éviter
l'œil perçant du fpe^lateur , &c c'eft quand l'un croit mieux
fe cacher , que l'autre le fait mieux connoître. Ceux , dit
Montaigne , gui écrivent les vies , d'autant qu'ils s'aniufent
plus aux confeils qu^aux événemtns , plus à ce qui fe pajfe
au - dedans , qu^à ce qui arrive au - dehors ; ceux - là me
font plus propres ; voilà pourquoi c'efl mon homme que
Flutarque.
Il eft vrai que le génie des hommes affemblés ou des
peuples eft fort différent du caractère de l'homme en parti-
culier, & que ce feroit connoître très -imparfaitement le
cœur humain que de ne pas l'examiner aufli dans la multi-
tude ; mais il n'elt pas moins vrai qu'il faut commencer par
étudier l'homme pour juger les hommes, ^ que qui con-
noîtroit parfaitement les penchans de chaque individu , pour-
Emile. Tome L Ggg
4i8 E M I L E.
roic prévoir tous leurs effets combinés dans le corps du
peuple.
Il faut encore ici recourir aux Anciens , par les raifons
que j'ai déjà dites , & de plus , parce que tous les détails
familiers &c bas , mais vrais 6c caracccriftiques étant bannis
du ftyle moderne , les hommes font auffi parés par nos
auteurs dans leurs vies privées que fur la fcenc du monde.
La décence , non moins févere dans les écrits que dans les
actions , ne permet plus de dire en public que ce qu'elle
permet d'y faire ; ôc comme on ne peut montrer les hommes
que repréfenrans toujours , on ne les connoit pas plus dans
nos livres que fur nos théâtres. On aura beau faire ôc refaire
cent fois la vie des Rois , nous n'aurons plus de Sué-
rones ( i8 ).
Plutarque excelle par ces mêmes détails dans lefquels nous
n'ofons plus entrer. Il a une grâce inimitable à peindre les
grands hommes dans les petites chofcs , & il eft fi heureux
dans le choix de fes traits , que fouvcnt un mot , un fou-
rire , un gefle lui fuffit pour cara^térifcr fon héros. Avec
un mot plaifant Annibal raffure fon armée effrayée , & h
fait marcher en riant h la bataille qui lui livra l'Italie :
Agéfîlas h cheval fur un bâton , me fait aimer le vainqueur
du grand Roi : Céfar traverfant un pauvre village 6c caufant
avec fes amis , décelé fans y pcnllr le fourbe qui difoit ne
( iS) Un feul de nos Hiftoricns petits. & cela mLinc qui ajoute au
qui a imité Tacite dans les grands prix de Ton Livre , l'a fai( critiquer
ti'aits , a ofé imiter Suétone & quel- parmi nous,
yicfois traafcrire Cuinincs dans les
LIVRE IV.
419
vouloir qu'être l'égal de Pompée : Alexandre avale une mé-
decine , ôc ne dit pas un feul mot ; c'eft le plus beau moment
de fa vie : Ariltide écrit fon propre nom fur une coquille ,
ôc jufUfie ainfi fon furnom : Philopœmen , le manteau bas ,
coupe du bois dans la cuifine de fon hôte. Voilà le véritable
art de peindre. La phyfionomie ne fe montre pas dans les
grands traits , ni le caraâere dans les grandes actions : c'eft
dans les bagatelles que le naturel fe découvre. Les chofes
publiques font ou trop communes ou trop apprêtées , &c c'eft
prefque uniquement à celles-ci que la dignité moderne permet
à nos auteurs de s'arrêter.
Un des plus grands hommes du flecle dernier fut inccn-
teftablement M. de Turenne. On a eu le courage de rendre
fa vie intércfTante par de petits détails qui le font connoîtrc
&: aimer; mais combien s'efè-on vu forcé d'en fupprimer
qui l'auroient fait connoître 6c aimer davantage ! Je n'en
citerai qu'un , que je tiens de bon lieu , &c que Plutarque
n'eût eu garde d'omettre , mais que Ramfai n'eût eu garde
d'écrire quand il l'auroit fçu.
Un jour d'été qu'il fliifoit fort chaud , le Vicomte de
Turenne en petite vefte blanche &c en bonnet, étoit h. la
fenêtre dans fon anti-chambre. Un de fes gens furvicnt , Ôc
trompé par l'habillement , le prend pour un aide de cuiiîne ,
avec lequel ce domeltique étoit familier. Il s'approche dou-
cement par derrière , & d'une main qui n'étoit pas légère
lui applique un grand coup fur les felfes. L'homme frappé fe
retourne à l'inftant. Le valet voit en frémiflant le vifage de
ion maître. Il fe jette à genoux tout éperdu : Monfeigneur ,
Ggg i
4îo EMILE.
pai cru que c'étoit George. ...Et quand c'eût été George ,'
s'écrie Turenne en fe frocranc le derrière ; il ne faloit pas
frapper fi fort. Voilà donc ce que vous n'ofez dire ? mifé-
rables ! foyez donc à jamais fans naturel , fans entrailles :
trempez , durciffez vos cœurs de fer dans votre vile décence :
rendez -vous méprifables à force de dignité. Mais toi, bon
jeune homme ,qui lis ce trait, &:qui fens avec attendrillement
toute la douceur d'ame qu'il montre , même dans le premier
mouvement ; lis auiïi les peticelFes de ce grand homme , des
qu'il étoit qucftion de fa naiflance & de fon nom. Songe
que c'eit le même Turenne qui afFecloit de céder par -tout
le pas à fon neveu , afin qu'on vît bien que cet enfant étoit
le chef d'une maifon fouveraine. Rapproche ces contraires >
aime la Nature , méprife l'opinion , & connois l'homme.
Il y a bien peu de gens en état de concevoir les effets
que des lectures , ainfi dirigées , peuvent opérer fur l'efpric
tout neuf d'un jeune homme. Appefantis fur des hvres dés
notre enfance , accoutumés il lire fans penfer , ce que nous
lifons nous frappe d'autant moins , que , portant déjà dans
nous - mêmes les paflions ik les préjugés qui remplilfent
l'hiltoire & les vies des hommes , tout ce qu'ils font nous
paroit naturel , parce que nous fommes hors de la Nature ,
& que nous jugeons des autres par nous. Mais qu'on fe
repréfente un jeune homme élevé félon mes maximes : qu'on
fc fleure mon Fmile, auquel dix -huit ans de foins aflidus
n'ont eu pour objet que de confciTcr un jugement intègre
&i. un cœur fain ; qu'on fe le figure au lever de la toile «
jetcant pour la première fois , ks yeux fur la ftcuc du monde i
L I V R E I V. 411
ou , plutôt , placé derrière le théâtre , voyant les afteurs
prendre &c pofer leurs habits , & comptant les cordes & les
poulies dont le grofTier preftige abufe les yeux des fpectateurs.
Bientôt à fa première furprife fuccéderont des mouvemens de
honte & de dédain pour fou efpece; il s'indignera de voir
ainfi tout le genre humain dupe de lui-même, s'avilir k
ces jeux d'enfans ; il s'afflige de voir fes frères s'entre-dé-
chirer pour des rêves , &: fe changer en bêtes féroces pour
n'avoir pas fçu fe contenter d'être hommes.
Certainement avec les difpofitions naturelles de l'Elevé ,
pour peu que le maître apporte de prudence & de choix
dans fes lectures , pour peu qu'il le mette fur la voie des
réflexions qu'il en doit tirer , cet exercice fera pour lui un
cours de philofophie - pratique , meilleur furement , &c mieux
entendu , que toutes les vaines fpéculations dont on brouille
l'efprit des jeunes gens dans nos écoles. Qu'après avoir fuin
les romcUiefques projets de Pyrrhus , Cynéas lui demande
quel bien réel lui procurera la conquête du monde , dont il
ne puifTe jouir dès-à-préfent fans tant de toiirmens ; nous
ne voyons h qu'un bon mot qui palTe ; mais Emile y verra
une réflexion très - fige qu'il eût faite le premier , & qui
ne s'effacera jamais de fon efprit , parce qu'elle n'y trouve
aucun préjugé contraire qui puiife empêcher l'impreflion.
Quand (^nfuire en lifiiit la vie de cet infenfé , il trouvera
que tous fes grands delfcins ont abouti Jl s'aller faire tuer
par la main d'une femme ; au lieu d'admirer cet héroïfmc
prétendu , que verra-t-il dans tous les exploits d'un fi grand
capitaine , dans toutes les intrigues d'un 11 grand politique ,
421 EMILE."
fi ce n'eft autant de pas pour aller chercher cette malheu-
reufc tuile , qui devoit terminer fa vie &c fes projets par
une mort déshonorante ?
Tous les conquérans n'ont pas été tués ; tous les ufurpa-
teurs n'ont pas échoué dans leurs entreprifes; plufieurs pa-
roîtront heureux aux efprits prévenus des opinions vulgaires;
mais celui qui , fans s'arrêter aux apparences , ne juge du
bonheur des hommes que par l'état de leurs cœurs, verra
leurs miferes dans leurs fuccès mêmes, il verra leurs defirs
&c leurs foucis rongeans s'étendre & s'accroître avec leur
fortune ; il les verra perdre haleine en avançant, fans ja-
mais parvenir à leurs termes. Il les verra femblablcs à ces
voyageurs inexpérimentés, qui, s'engageant pour la première
fois dans les Alpes , penfent les franchir à chaque mon-
tagne , & quand ils font au fommet , trouvent avec dé-
couragement de plus hautes montagnes au-devant d'eux.
Augulte après avoir fournis fcs concitoyens & détruit fes
rivaux , régit durant quarante ans le plus grand empire qui
ait exifté ; mais tout cet immenfe pouvoir l'empêchoit - il
de frapper les murs de fa tête , & de remplir fon vaftc
palais de fes cris, en redemandant à Varus fes légions ex-
terminées ? Quand il auroit vaincu tous fes ennemis, de quoi
lui auroienr fcrvi fes vains triomphes , tandis que les peines
de toute efpece naiffoient fans cefle autour de lui , tandis
que fes plus chers amis atrentoient i fa vie , & qu'il étoit
réduit h pleurer la honte qu la mort de tous fes proches }
L'infortuné voulut gouverner le monde , & ne fçut pas
gouverner fa maifon ! Qu'arriva-t-il de cette négligence ? II
LIVRE IV. 4i3
vit périr à la fleur de l'âge fon neveu , fon fils adoptif , fon
gendre ; fon petit-fils fut réduit à manger la bourre de fon
lit pour prolonger de quelques heures fa miférable vie ; fa
fille ôc fa petite -fille après l'avoir couvert de leur infamie,
moururent , l'une de mifere &c de faim dans une Ifle dé-
ferte , l'autre en prifon par la main d'un archer. Lui-même
enfin , dernier refte de fa malheureufe famille , fut réduit
par fa propre femme à ne laifler après lui qu'un monftrc
pour lui fuccéder. Tel fut le fort de ce maître du monde;
tant célébré pour fa gloire & non pour fon bonheur : croi-
rai - je qu'un feul de ceux qui les admirent les voulût acquérir
au même prix ?
J'ai pris l'ambition pour exemple; mais le jeu de toutes
les paflions humaines offre de femblables leçons à qui veut
étudier l'Hiftoire pour fe connoître , ôc fe rendre fage aux
dépens des morts. Le tems approche où la vie d'Antoine
aura , pour le jeune homme , une inftruftion plus prochaine
que celle d'Augufte. Emile ne fe reconnoîtra gueres dans les
étranges objets qui frapperont fes regards durant ces nouvelles
études ; mais il faura d'avance écarter l'illufion des pafTions
avant qu'elles naiflent, &c voyant que de tous les tcms elles ont
aveuglé les hommes , il fera prévenu de la manière dont elles
pourront l'aveugler à fon tour , fi jamais il s'y livre. Ces le-
çons , je le fais , lui font mal appropriées ; peut-être au befoin
feront - elles tardives , infuffifantes ; mais fouvenez - vous que
ce ne font point celles que j'ai voulu tirer de cette étude.
En la commençant je me propofois un autre objet ; & fu-
rement fi cet objet elt mal rempli , ce fera la tauce du
maître.
414 E M r n E.
Songez qu'aufTi-tôc que l'amour-propre eft développé , le
moi leLicif fe met en jeu fans cefTe , & que jamais le jeune
homme n'obfcrve les autres fans revenir fur lui-mcmc Se fe
comparer avec eux. Il s'agit donc de fivoir h quel rang il fe
mettra parmi fes fcmblables , après les avoir examinés. Je vois
à la manière dont on foit lire l'Hiftoire aux jeunes gens ,
qu'on les transforme , pour ainQ dire , dans tous les perfon-
nages qu'ils voient ; qu'on s'efforce de les faire devenir ,
tantôt Ciceron , tantôt Trajan , tantôt Alexandre , de les dé-
courager lorfqu'ils rentrent dans eux - mêmes , de donner à
chacun le regret de n'être que foi. Cette méthode a certains
avantages dont je ne difconviens pas ; mais quant à mon
Emile , s'il arrive une feule fois dans ces parallèles qu'il aime
mieux être un autre que lui , cet autre fût - il Socrate , fût-il
Caton , tout efè manqué ; celui qui commence h fe rendre
étranger \ lui-même ne tarde pas à s'oublier tout -à- fait.
Ce ne font point les Philofophes qui connoilfcnt le mieux
les hommes ; ils ne les voient qu'Ji travers les préjugés de la
philofophie , & je ne fâche aucun état où l'on en ait tant.
Un fliuvage nous juge plus fainement que ne fait un Philo-
fophe. Celui - ci fent fes vices , s'indigne des nôtres , &: dit
en lui - même : nous fommes tous méchans ; l'autre nous
regarde fans s'émouvoir , (Se dit : vous êtes des foux. Il a
raifon , car nul ne fait le mal pour le mal. Mon Elevé ciï
ce fauvage , avec cette différence qu'Emile ayant plus réflé-
chi , plus comparé d'idées , vu nos erreurs de plus près , (c
tient plus en garde contre lui-même , Ck ne juge que de ce
qu'il connoit.
Ce
LIVRE IV. 415
Ce font nos pafTions qui nous irritent centre celles des
autres; c'eft notre intérêt qui nous fait haïr les méchans;
s'ils ne nous faifoient aucun mal , nous aurions pour eux plus
de pitié que de haine. Le mal que nous font les méchans ,
nous fait oublier celui qu'ils fe font eux-mêmes. Nous leur
pardonnerions plus aifcment leurs vices , fl nous pouvions
connoître combien leur propre cœur les en punit. Nous fcn-
tons l'offenfe & nous ne voyons pas le châtiment ; les avan-
tages font apparens , la peine eft intérieure. Celui qui croit
jouir du fruit de fes vices n'eft pas moins tourmenté que s'il
n'eût point réufîî ; l'objet eft changé , l'inquiétude elè la
même : ils ont beau montrer leur fortune & cacher leur
cœur , leur conduite le montre en dépit d'eux : mais pour
le voir il n'en faut pas avoir un femblable.
Les paflions que nous partageons nous féduifent ; celles
qui choquent nos intérêts nous révoltent , ôc par une incon-
féquencequi nous vient d'elles, nous blâmons dans les autres
ce que nous voudrions imiter. L'averfion ôc l'illufion font
inévitables , quand on eft forcé de fouffrir de la port d'au-
trui le mal qu'on feroit fi l'on étoit à {d place.
Que faudroit-il donc pour bien obferver les hommes ? Un
grand intérêt à les connoître, une grande impartialité aies
juger ; un cœur alfez fenfiblc pour concevoir toutes les paHions
humaines , & aflez calme pour ne les pas éprouver. S'il eft
dans la vie un moment favorable à cette étude , c'eft celui
que j'ai choifi pour Emile ; plus tôt ils lui euirent été étran-
gers , plus tard il leur eût été femblable. L'opinion dont il
voit le jeu n'a point encore acquis fur lui d'empire. Les
Emile. Tcnie I. H h h
416 E M I L E.
partions donc il Cent Teffet , n'ont point agité fon cœur. II
eft homme , il s'intéreflt à fes frères; il elt équitable , il
juge fc3 pairs. Or furement s'il les juge bien , il ne voudra
être à la place d'aucun d'eux ; car le but de tous les tour-
mens qu'ils fe donnent étant fondé fur des préjugés qu'il n'a
pas , lui paroic un but en l'air. Pour lui , tout ce qu'il defire
elt à fa portée. De qui dépendroit-il , fe fuffifant à lui-
même , &c libre de préjugés ? Il a des bras , de la (îînté Tk;) ,
de la modération , peu de bcfoins , &: de quoi les fatisfairc-
Nourri dans la plus abfolue liberté , le plus grand des maux
qu'il conçoit eft la fer\'itude. Il plaint ces niiférables Rois
efclaves de tout ce qui leur obéit ; il plaint ces faux fagcs
enciiaînés à leur vaine réputation ; il plaint ces riches fots ,.
martyrs de leur fafte ; il plaint ces voluptueux de parade ^
qui livrent leur vie entière à l'ennui , poiu- paroître avoir du
plailir. Il plaindroit l'ennemi qui lui fcroit du mal à lui-
même , car dans fes méchancetés il vcrroit fa mifere. Il fc
diroit ; en fe donnant le befoin de me nuire , cet homme a
fait dépendre fon fort du mien.
Encore un pas , & nous touchons au but. L'amour-propre
e(t un initrunlent utile , mais dangereux ; fouvcnt il blcfle la
main qui s'en fert , Ôc fait rarement du bien fans mal. Emile-
en confidérant fon rang dans l'efpece humaine & s'y voyant
fi heureufement placé , fera tenté de faire honneur à fa raifon.
de l'ouvrage de b vôtre , & d'attribuer à fon mérite Teffcc
(19) Je crois pouvoir conipfer acquis par fon cJucaiion ; ou plu-
hardimenl la fanti & Fa bonne conf- tAt au nombre des don* de la Natura-
litutioa au noŒrbrc des sivanugcs que fon éducaiioa lui a cuiifcrviA.
L I V R E IV. 427
de fon bonheur. Il fe dira , je fuis fage &c les hommes font
foux. En les plaignant il les mcprifera , en fe félicitant il s'ef-
timera davantage , oc fe fentant plus heureux qu'eux , il fe
croira plus digne de l'être. Voilà l'erreur la plus à craindre,
parce qu'elle elt la plus difficile à détruire. S'il reftoit dans
cet état , il auroit peu gagné h. tous nos foins ; & s'il faloit
opter, je ne fais fi je n'aimerois pas mieux encore l'illu-
fîon des préjugés que celle de l'orgueil.
Les grands hommes ne s'abufent point fur leur fupériorité ;
ils la voient , la fentent , &c n'en font pas moins modeltes.
Plus ils ont , plus ils connoilFent tout ce qui leur manque.
Ils font moins vains de leur élévation fur nous , qu'humilies
du fentiment de leur mifere , &: dans les biens exclufifs qu'ils
polTedent, ils font trop fcnfés pour tirer vanité d'un don
qu'ils ne fe font pas fait. L'homme de bien peut être fier
de fa vertu , parce qu'elle eft à lui ; mais de quoi l'homme
d'efprit eft -il fier? Qu'a foit Racine , pour n'être pas Pra-
don ? Qu'a fait Boileau , pour n'être pas Cotin ?
Ici c'eft toute autre chofe encore. Reftons toujours dans
l'ordre commun. Je n'ai fuppofé dans mon Elevé , ni un
génie tranfcendant , ni un entendement bouché. Je l'ai choifi
parmi les efprits vulgaires , pour montrer ce que peut l'édu-
cation fur l'homme. Tous les cas rares font hors des règles.
Quand donc en conféquence de mes foins , Emile préfère fa
manière d'être , de voir , de fentir à celle des autres hommes ,
Emile a raifon. Mais quand il fe croit pour cela d'une nature
plus excellente , ôc plus hcurcufcmcnt né qu'eux , Emile a
tort. Il fe trompe , il faut le détromper , ou plutôt pré-
Hhh 1
41Î EMILE.
venir l'erreur, de peur qu'il ne foir trop tard enfuite pour la
dcrruire.
Il n'y a point de folie donc on ne puifTe guérir un homme
qui n'elt pas fou, hors la vanité; pour celle-ci, rien n'en
corrige que l'expérience , fi toutefois quelque chofe en peut
corriger ; à fa naiffance au moins on peut l'empêcher de
croître. N'allez donc pas vous perdre en beaux raifonnemens ,
pour prouver à l'adolefccnt qu'il eli: homme comme les autres ,
&. fujet aux nicmes fciblcffes. Faites le lui fcntir , ou jamais
il ne le faura. C'elt encore ici un cas d'exception à mes pro-
pres règles ; c'cfl le cas d'expofer volontairement mon Elevé
à tous les accidens qui peuvent lui prouver qu'il n'elt pas plus
fage que nous. L'aventure du Bateleur feroit rcpccée en mille
manières ; je laifTerois aux flatteurs prendre tout leur avantage
avec lui; fi des étourdis l'entraînoient dans quelque extrava-
gance, je lui en huiferois courir le danger; fi des ùloux l'atta-
quoienc au jeu , je le leur livrerois pour en f.iire leur dupe
(io); je le laiiïerois enccnfer, plumer, dcvalifer par eux ; &
quand , l'ayant mis à fcc, ils finiroient par fe moquer de lui,
je les remercicrois encore , en fa préfence , des leçons qu'ils
ont bien voulu lui donner. Les feuls pièges donc je le gtiran-
tirois avec foin , fcroicnt ceux des Courtifancs. Les feuls
( 20 "1 Au rcfle, notre Elevc don- vanité , ces deux mêmes mobiles
rcra peu durs ce pi t;c , lui que fervenc aux couriifancs & aux cfcrocs
tant .d'amuftmcns environnent , lui pour s'emparer d'cox dans la fuite,
q'.i ne s'ernuja de la *ic, & qui Quand vous TO\e7. exciter leur avi-
fait à peine à quoi Tert l'argent. Les dite par des prix , par des rccom-
detix mobiles avec kfqncU 011 con- penfes , quand vous les vojcr applnti-
«luii les cnfuns étant l'iiitùrc: & h dit à dL\ ans dans un acte public
L I V R E I V. 4^9
ménagemcns que j'aurois pour lui , ftroient de partager tous
les dangers que je lui laiffcrois courir , &c tous les affronts
que je lui laiiïerois recevoir. J'endurerois tout en filence , fans
plainte , fans reproche , fans jamais lui en dire un feul mot ;
ôc foyez fur qu'avec cette difcrétion bien foutenue , tout ce
qu'il m'aura vu fouffrir pour lui fera plus d'imprclTion fur fon
cœur , que ce qu'il aura fouffert lui - même.
Je ne puis m'empêchcr de relever ici la fauffe dignité des
gouverneurs qui , pour jouer fottement les fages , rabailTenc
leurs Elevés , affeileiit de les traiter tOLijoLurs en enfans , &
de fe diitinguer toujours d'eux dans tout ce qu'ils leur font
faire. Loin de ravaler ainfi leurs jeunes courages , n'cpargncz
rien pour leur élever l'ame ; faites-en vos égaux afui qu'ils le
deviennent , Ôc s'ils ne peuvent encore s'élever à vous , dcfcen-
dez h eux fans honte , fans fcrupule. Songez que votre honneur
n'eit plus dans vous , mais dans votre Elevé ; partagez fes
fautes pour l'en corriger ; chargez -vous de fà honte pour
l'effacer : imitez ce brave Romain qui , voyant fuir fon armée
ôc ne pouvant la rallier, fe mit à fuir à la tête de ks foldats,
en criant : ils ne fuyent pas , ils fuivent leur capitaine. Fut-il
déshonoré pour cela ? tant s'en faut : en facriliant ainfi fa
gloire il l'augmenta. La force du devoir , la beauté de la
au Collège , vous voyez comment n'ufa point dans l'enfance n'ont point
on leur fera laifTer à vingt leur bourfe dans la Jeuneire te même abus. Mais
dans un brelan & leur Cmtc dans un on doit fe fouvenir qu'ici ma conf-
mauvais lieu. 11 y a toujours à pa- tante maxime elt de mettre par-tou*
rier que le plus fav.mt de fa clalTe la chofe au pis. Je cherche d'abord
deviendra le plus joueur & le plus à prcvcnir le vice , & puis je le
débauché. Or les moyens dont on fuppofc , afin d'y icjiiédier.
4,o EMILE.
vertu entraînent malgré nous nos fuffrages & renverfent nos
infenfés préjugés. Si je recevois un foufflec en rempliiïlmt mes
fon6lions auprès d'Emile , loin de me venger de ce foufflet ,
j'irois par-tout m'en vanter, & je doute qu'il y eût dans le
monde un homme afll-z vil (*), pour ne pas m'en refpeder
davantage.
Ce n'eft pas que l'Elevé doive fuppofer dans le maître des
lumières aufîi bornées que les Tiennes , & la même facilité
à fe lailTer féduire. Cette opinion eft bonne pour un enfant
qui ne fâchant rien voir , rien comparer , met tout le monde
à fa portée, & ne donne fa confiance qu'à ceux qui favenc
s'y mettre en effet. Mais un jeune homme de l'âge d'Emile ,
&c aufli fenfé que lui , n'elt plus alfez fot pour prendre ainfi
le change , &: il ne feroit pas bon qu'il le prît. La confiance
qu'il doit avoir en fon gouverneur elt d'une autre efpece; elle
doit porter fur l'autorité de la raifon , fur la fupcriorité des
lumières , fur les avantages que le jeune homme elt en état
de connoître , &c dont il fent l'utilité pour lui. Une longue
expérience l'a convaincu qu'il eft aimé de fon conducteur;
que ce conducteur eft un homme flige , éclairé, qui, voulant
fon bonheur , fait ce qui peut le lui procurer. Il doit favoir
que , pour fon propre intérêt , il lui convient d'écouter fes
avis. Or fi le maître fe lailfoit tromper comme le difciplc ,
il perdroit le droit d'en exiger de la déférence &; de lui
donner des leçons. Encore moins l'Elcve doit-il fuppofer que
le maître le lailfe h delfein tomber dans des pièges , &i tend
(* ) Je mejtrompois , j'en ai découvert un ; c'cft .M. Formcy.
LIVRE IV. 4iT
iQS embûches à fa {implicite. Que flmr-il donc faire pour
éviter à la fois ces deux inconvéniens ? Ce qu'il y a de
meilleur &c de plus naturel, erre fimple &c vrai comme lui,
l'avertir des périls auxquels il s'expofe , les lui montrer clai-
rement, fenfiblement ; mais fans exagération, fins humeur,
uns pédantefque étalage ; fur-tout fans lui donner vos avis
pour des ordres , jufqu'à ce qu'ils le foient devenus , & que
ce ton impérieux foit abfolument nécelTaire. S'obftine-t-il
après cela, comme il fera très-fouvent? Alors ne lui dites
plus rien; laifTez-le en liberté, fuivez-le , imitez-le, & cela
gaîment , franchement ; livrez-vous , amufez-vous autant que
lui , s'il eft poflible. Si les conféquences deviennent trop
fortes , vous êtes toujours \h. pour les arrêter ; & cependant
combien le jeune homme , témoin de votre prévoyance &c de
votre complaifance , ne doit-il pas être à la fois frappé de Tune
&c touché de l'autre ? Toutes fes fautes font autant de liens
qu'il vous fournit pour le retenir au befoin. Or ce qui fait
ici le plus grand art du maître , c'eft d'amener les occafions
ëc de diriger les exhortations , de manière qu'il fâche d'avance
quand le jeune homme cédera , & quand il s'obftinera , afin
de l'environner par - tout des leçons de l'expérience , fans
jamais l'expofer à de trop grands dangers.
Avertirez - le de fes finîtes avant qu'il y tombe ; quand
il y eft tombé ne les lui reprochez point , vous ne feriez
qu'enflammer & mutiner fon amour-propre. Une leçon qui
révolte ne profite pas. Je ne connois rien de plus inepte
que ce mot : Je vous Pavois bien dit. Le meilleur moyen:
de faire qu'il fe fouvienne de ce qu'on lui a dit, eit d»
43i EMILE.
paroître l'avoir oublié. Tout au contraire , -quand vous Je
verrez honteux de ne vous avoir pas cru , effacez doucement
cette humiliation par de bonnes paroles. Il s'affectionnera
furement à vous , en voyant que vous vous oubliez pour lui ,
ôc qu'au lieu d'achever de l'écrafer, vous le confolez. Mais
fi à fon chagrin vous ajoutez des reproches , il vous prendra
en haine , ôc fe fera une loi de ne plus vous écouter , comme
pour vous prouver qu'il ne pcnfe pas comme vous fur l'im-
portance de vos avis.
Le tour de vos confolations peut encore être pour lui une
inftruction d'autant plus utile , qu'il ne s'en déliera pas. En
lui difant , je fuppofe , que mille autres font les mêmes
fautes , vous le mettez loin de fon compte , vous le corri-
gez en ne paroiffant que le plaindre : car pour celui qui
croit valoir mieux que les autres hommes, c'cfè une excufe
bien mortifiante que de fe confoler par leur exemple ; c'tft
concevoir que le plus qu'il peut prétendre , c'cft qu'ils ne
valent pas mieux que lui.
Le tems des fautes eft celui des fables. En ccnfurant le
coupable fous un mafque étranger , on l'infèruic fans l'of-
fcnfer ; & il comprend alors que l'apologue n'eft pas un
menfonge , par la vérité dont il fe fait l'application. L'en-
fant qu'on n'a jamais trompé par des louanges , n'entend
rien à la fable que j'ai ci-devant examinée ; mais l'étourdi
qui vient d'être la dupe d'un Hatteur , conçoit à mcr\cille
que le corbeau n'étoit qu'un fot. Ainfi d'un fliit il tire une
maxime ; &: l'expérience , qu'il eût bientôt oubliée , fe grave ,
au moyen de la fable , dans fon jugement. Il n'y a point
de
LIVRE IV.
43 î
de connoilîaiice morale qu'on ne puifTe acquérir par l'expé-
rience d'autrui ou par la fienne. Dans les cas oij cette ex-
périence eft dangercufe , au lieu de la faire foi - même , on
tire fa' leçon de l'hiftoire. Quand l'épreuve elt fans confé-
quence , il elt bon que le jeune homme y relie expofé ; puis ,
au moyen de l'apologue , on rédige en maximes les cas
particuliers qui lui font connus.
Je n'entends pas pourtant que ces maximes doivent être
développées ni même énoncées. Rien n'eft fi vain , fi mal
entendu, que la morale par laquelle on termine la plupart
des fables ; comme fi cette morale n'étoit pas ou ne devoit
pas être étendue dans la fable même , de manière à la ren-
dre fenfible au lecteur. Pourquoi donc , en ajoutant cette mo-
rale à la fin , lui ôter le plaiflr de la trouver de fon chef.
Le talent d'inltruire eft de faire que le difciple fe plaife à
l'inftruélion. Or, pour qu'il s'y plaife, il ne faut pas que fon
efprit relte tellement palïif à toi# ce que vous lui dites , qu'il
n'ait abfolument rien à fiire pour vous entendre. Il faut que
l'amour - propre du maître lailfe toujours quelque prife au
fien ; il faut qu'il fe puifle dire ; je conçois , je pénètre ,
j'agis, je m'inltruis. Une des chofes qui rendent ennuyeux
le pantalon de la comédie italienne , elt le foin qu'il prend
d'interpréter au parterre des platifes qu'on n'entend déjà que
trop. Je ne veux point qu'un gouverneur foit pantalon , encore
moins un Auteur. Il f:iut toujours fe faire entendre ; mais il
ne faut pas tout dire : celui qui dit tout dit peu de chofes,
car h la fin on ne l'écoute plus. Que lignifient ces quatre
vers que La Fontaine ajoute à la fable de la grenouille qui
A Emile. Tome L lii
434 EMILE.
s'enfle? A-t-il peur qu'on ne l'ait pas compris? A-t-il
befoin, ce grand- peintre, d'écrire les noms au-delTous des
objets qu'il peint ? Loin de généralifer par - là fa morale ,
il la particularife , il la reftreint , en quelque forte , aux
exemples cités , & empêche qu'on ne l'applique à d'autres. Je
voudrois qu'avant de mettre les fables de cet Auteur inimi-
table entre les mains d'un jeune homme , on en retranchât
toutes ces concluions par lefquelles il prend la peine d'ex-
pliquer ce qu'il vient de dire aufli clairement qu'agréablement.
Si votre Elevé n'entend la fable qu'à l'aide de l'explication ,
foyez fur qu'il ne l'entendra pas même ainfi.
Il importeroit encore de donner à ces fables un ordre plus
didactique Ôc plus conforme au progrès des fentimens 6c des
lumières du jeune adolefcent. Conçoit - on rien de moins
raifonnable que d'aller fuivre exactement l'ordre numérique
du livre , fans égard au befoin ni à l'occaiion ? D'abord le
corbeau , puis la cigale ( * *) , puis la grenouille , puis les
deux mulets , ôcc. J'ai fur le cœur ces deux mulets , parce
que je me fouviens d'avoir vu un enfant élevé pour la finance ,
& qu'on étourdilfoit de l'emploi qu'il alloit remplir, lire cette
fable , l'apprendre , la dire , la redire cent & cent fois , fans
en tirer jamais la moindre objcition contre le métier auquel
il étoit defèiné. Non - feulement je n'ai jamais vu d'enfans
faire aucune application folidc des fables qu'ils apprenoient;
mais je n'ai jamais vu que pcrfonnc fe fouciàt de leur faire
faire cette application. Le prétexte de cette étude cit l'inf-
( • ) Il faut encore appliquer ici la cortCvlioa de M. Foriuey. C cft la
«igalc , puis le corbeau , &c.
L I V R E IV. 435
tniétion morale ; mais le véritable objet de la mère &c de
l'enfant , n'eft que d'occuper de lui toute une compagnie tan-
dis qu'il récite fes fables : aufTi les oublie - 1 - il toutes en gran-
diffant, lorfqu'il n'eft plus quertion de les réciter, mais d'en
profiter. Encore une fois , il n'appartient qu'aux hommes de
s'inftruire dans les fables , & voici pour Emile le tems de
commencer.
Je montre de loin , car je ne veux pas non plus tout dire ,
les routes qui détournent de la bonne , afin qu'on apprenne à
les éviter. Je crois qu'en fuivant celle que j'ai marquée , votre
Elevé achètera la connoiffance des hommes èc de foi - même
au meilleur marché qu'il elt poihbie , que vous le mettrez au
point de contempler les jeux de la fortune fans envier le fort
de fes favoris , & d'être content de lui fans fe croire plus
fage que les autres. Vous avez auiïl commencé à le rendre
afteur pour le rendre fpeâiateur , il faut achever ; car du par-
terre on voit les objets tels qu'ils paroiffent ; mais de la fcene
on les voit tels qu'ils font. Pour embralTer le tout il faut fe
mettre dans le point de vue ; il faut approcher pour voir les
détails. Mais à quel titre un jeune homme entrera- 1- il dans les
affaires du monde ? Quel droit a-t-il d'ctre initié dans ces
myfteres ténébreux ? Des intrigues de plaifir bornent les in-
térêts de fon âge; il ne difpofc encore que de lui-même,
c'eft comme s'il ne difpofoit de rien. L'homme elt la plus
vile des marchandifes ; & parmi nos importans droits de
propriété , celui de la perfonne efl toujours le moindre de tous.
Quand je vois que dans l'âge de la plus grande activité,
l'on borne les jeunes gens à des études purement fpécula-
lii i
436- EMILE.
tives , & qu'après , fans la moindre expérience , ils font tout
d'un coup jettes dans le monde ôc dans les affaires , je trouve
qu'on ne choque pas moins la raifon que la Nature , Ôc je
ne fuis plus furpris que fi peu de gens fâchent fe conduire.
Par quel bizarre tour d'cfprit nous apprend-on tant de chofes
inutiles , tandis que l'art d'agir eit compté pour rien ? Oa
prétend nous former pour la fociété , & l'on nous inftruic
comme fi chacun de nous dcvoit pafler fa vie à penfer feul
dans fa cellule , ou à traiter des fujets en l'air avec des in-
différens. Vous croyez apprendre à vivre à vos cnfans , en
leur enfeignant certaines contorfions du corps & certaines
formules de paroles qui ne fignifient rien. Moi aufïi , j'ai
appris à vivre à mon Emile , car je lui ai appris i vivre avec
lui-même , &c de plus à favoir gagner fon pain : mais ce
n'eit pas alfez. Pour vivre dans le monde il faut favoir traiter
avec les hommes , il faut connoître les infèrumens qui don-
nent prife fur eux ; il faut calculer l'action &c réaction de
Fintérét particulier dans la fociété civile , ôc prévoir fi jufte
les événemens , qu'on foit rarement trompe dans fes enrre~
prifes , ou qu'on ait du moins toujours pris les meilleurs
moyens pour réuflir. Les loix ne permettent pas aux jeunes
gens de faire leurs propres affaires & de difpofer de leur
propre bien ; mais que leur fcrviroient ces précautions , fi ^
jufqu'h l'âge prefcrit , ils ne pouvoient acquérir aucune expé-
rience ? Ils n'auroient rien gagné d'attendre , & feroicnt
tout aufli neufs ;\ vingt-cinq ans qu'à quinze. Sans doute y.
il faut empêcher qu'un jeune homme , aveuglé par fon igno-
rance ou trompé par fcs pallions , ne fe falfe du mal à lui-
LIVRE IV.
437
tnême ; mais à tout âge il eft permis d'être bienfaifant , à
tout âge on peut protéger , fous la direction d'un homme
fage , les malheureux qui n'ont befoin que d'appui.
Les nourrices » les mères s'attachent aux enfans par les
foins qu'elles leur rendent ; l'exercice des vertus focialcs porte
au fond des cœurs l'amour de l'humanité ; c'eft en faifinc
le bien qu'on devient bon , je ne connois point de pratique
plus fûre. Occupez votre Elevé à toutes les bonnes actions
qui font h {li portée ; que l'intérêt des indigens foit toujours
le (ien ; qu'il ne les aiîifte pas feulement de fa bourfe , mais
de fes foins ; qu'il les ferve , qu'il les protège , qu'il leur
confcicre ù perfonne ôc fon tems ; qu'il fe falTe leur homme
d'affaires , il ne remplira de fit vie un fi noble emploi. Com-
bien d'opprimés , qu'on n'eût jamais écoutés , obtiendront
julHce , quand il la demandera pour eux avec cette intrépide
fermeté que donne l'exercice de la vertu ; quand il forcera
les portes des Grands & des Riches ; quand il ira , s'il le
faut , jufqu'aux pieds du Trône faire entendre la voix des
infortunés , h qui tous les abords font fermés par leur mifere,
& que la crainte d'être punis des maux qu'on leur fait , em-
pêche même d'ofer s'en plaindre.
Mais ferons - nous d'Emile un chevalier errant , un redreP
feur des torts, uji paladin? Ira -t -il s'ingérer dans les
affaires publiques , faire le fage &: le défenfeur des loix chez,
les Grands , chez les Magiltrats , chez le Prince , faire le
folliciteur chez les Juges «Se TAvocat dans les tribunaux ? Je
ne fais rien de tout cela. Les noms badiiis «S: ridicules ne
changent neu à la nature des thofcs. U fera tout ce q,n\î
45S E M I L E.
fait être utile ôc bon. Il ne fera rien de plus , ôc il fait que
rien n'efè utile & bon pour lui , de ce qui ne convient pas
à fon âge. Il fait que fon premier devoir eft envers lui-même ,
que les jeunes gens doivent fe défier d'eux , être circonfpecls
dans leur conduite , refpedueux devant les gens plus âgés ,
retenus ôc difcrets à parler fans fujet , modeltes dans les
chofes indifférentes , mais hardis à bien faire ôc courageux
à dire la vérité. Tels étoient ces illuftres Romains , qui ,
avant d'être admis dans les charges , paffbient leur jeunelfe
à pourfuivre le crime ôc à défendre l'innocence , fans autre
intérêt que celui de s'inftruire , en fer\-ant la juitice ôc pro-,
tégeant les bonnes mœurs.
Emile n'aime ni le bruit , ni les querelles , non-feulement
entre les hommes ( i i ) , pas même entre les animaux. Il
n'excita jamais deux chiens à fe battre ; jamais il ne fit pour-
fuivre un chat par un chien. Cet efprit de paix elt un effet
de fon éducation , qui , n'ayant point fomenté l'amour-pro-
(21) Mais fi on lui cherche que- ivrogne ou d'un brave coquin, &
relie à lui-même , comment fe con- l'on ne peut pas plus fe prcferver
duira-t-il ? Je réponds qu'il n'aura d'un pareil accident que de la chute
jamais de querelle , qu'il ne s'y prè- d'une tuile. Un foufflet & un do-
tera jamais affez pour en avoir. Mais l'enti reçus & endurés ont des cf-
cnfin pourfuivra-t-on , qui eft-ce qui fcts civils , que nulle fagcfTc ne
cft à l'abri d'un foufflet ou d'un peut prévenir & dont nul Tribunal
démenti de la part d'un brutal , d'un ne peut venger l'offcnfé. L'infuffi-
ivrogne ou d'un brave coquin, qui pour fince des loix lui rend donc en cela
avoir le plaifir de tuer fon homme , fon indépendance ; il eft alors feul
commence par le déshonorer ? C'eft Magiftrat , feul Juge entre l'olfcnfcur
autre chofe ; il ne faut point que & lui : il cft feul Interprète & Mi"
r honneur des citoyens ni leur vie niftre de la Loi Naturelle ; il fc doit
(bit à la mt-rci d'un brutal , d'un jufticc & peut feul fe U rendre , &
L I V R E I V. 439
pre &: la haute opinion de lui-mcme , l'a détourné de cher-
cher fes plaifirs dans la domination , ôc dans le malheur
d'autrui. Il fouffrc quand il voit fouffrir ; c'eft un fentiment
naturel. Ce qui fait qu'un jeune homme s'endurcit ôc fe com-
plait à voir tourmenter un être fenfible , c'eft quand un retour
de vanité le fait fe regarder comme exempt des mêmes
peines par fa fageiïe ou par fa fupériorité. Celui qu'on a
garanti de ce tour d'efprit , ne fauroit tomber dans le vice
qui en eft l'ouvrage. Emile aime donc la paix. L'image du
bonheur le flatte ; ôc quand il peut contribuer à le produire ,
c'eft un moyen de plus de le partager. Je n'ai pas fuppofé ,
qu'en voyant des malheureux , il n'auroit pour eux que cette
pitié flérile èc cruelle , qui fe contente de plaindre les maux
qu'elle peut guérir. Sa bienfaifance adive lui donne bientôt
des lumières , qu'avec un coeur plus dur il n'eût point ac-
quifes , ou qu'il eût acquifes beaucoup plus tard. S'il voit ré-
gner la difcorde entre fes camarades , il cherche à les
réconcilier : s'il voit des affligés , il s'informe du fujet de
leurs peines : s'il voit deux hommes fe haïr , il veut con-
il n'y a fur la terre nul gouverne- moyen fort fimple dont les Tribunaux
ment affez infenfc pour le punir de ne fe mcleroient point. Quoiqu'il
fe l'être faite en pareil cas. Je ne dis en foit , Emile fait en pareil cas la
pas qu'il doive s'aller battre, c'eft juftice qu'il fe doit à lui-mcme, &
une extravagance ; je dis qu'il fe l'exemple qu'il doit à la fureté des
doit juftice & qu'il en eft le feul gens d'honneur. 11 ne dépend pas
difpLnfateur. Sans tant de vains de l'homme le plus ferme d'empêcher
Edits contre les duels , fi j'ctois qu'on ne l'infulte , mais il dcpend
Souverain, je reponds qu'il n'y auroit de lui d'cmpécher qu'on ne fe vant«
iamais ni fuufflct , ni démenti donné long-tems de l'avoir infuUc.
dans mes Etats , & cela par ua
^40 EMILE,
noîrre la caufe de leur inimitié : s'il voit un opprimé gémir
des vexations du puilFant & du riche, il cherche de quelles
manœuvres fe couvrent ces vexations; 6c dans l'inrérct qu'il
prend à tous les miférables, les moyens de finir leurs maux
ne font jamais indiffcrens pour lui. Qu'avons-nous donc à
faire pour tirer parti de ces difpofitions d'une manière con-
venable à fon âge ? De régler fes foins & Ces connoilfances ,
& d'employer fon zèle à les augmenter.
Je ne me lafTe point de le redire : mettez toutes les le-
çons des jeunes gens en actions plutôt qu'en difcours. Qu'ils
n'apprennent rien dans les livres de ce que l'expérience peut
leur enfeigner. Quel extravagant projet de les exercer h par-
ler fans fujet de rien dire ; de croire leur faire fentir , fur
les bancs d'un Collège , l'énergie du langage des pafîîons,
& toute la force de l'art de perfuader , fans intérêt de rien
perfuader à perfonne ! Tous les préceptes de la Rhétorique
ne femblent qu'un pur verbiage à quiconque n'en fent pas
l'ufage pour fon profit. Qu'importe à un écolier de favoir
comment s'y prit Annibal pour déterminer fes foldats h
palier les Alpes ? Si au lieu de ces magnifiques harangues
vous lui difîez comment il doit s'y prendre pour porter fon
Préfet h lui donner congé, foyez fur qu'il fcroit plus atten-
tif à vos règles.
Si je voulois enfeigner la Rhétorique à un jeune homme,
dont toutes les pafTions fulTent déjà développées , je lui pré-
fenterois fans cefTe des objets propres h flatter ces pafîîons,
& j'cxamincrois avec lui quel langage il doit tenir aux autres
hommes , pour les engager à favorifer fes dclirs. Mais mon
£mik
L I V R E I V. 44r
Emile n'eft pas dans une fituanon fi avantagcufe à l'art ora-
toire. Borne prefque au fcul nécellaire phyfîque , il a moins
befoin des autres que les autres n'ont befoin de lui ; 6c
n'ayant rien à leur demander pour lui-même, ce qu'il veut
leur perfuader ne le touche pas d'aflez près pour l'émouvoir
cxcefTivement. II fuit de - là qu'en général il doit avoir un
langage fimple 6c peu figuré. Il parle ordinairement au pro-
pre , 6c feulement pour être entendu. Il cil peu fententieux ,
parce qu'il n'a pas appris à généralifer fes idées ; il a peu
d'images, parce qu'il elè rarerfient paflionné.
Ce n'e/t pas pourtant qu'il foit tout-à-fait flegmatique 6c
froid. Ni fon âge , ni fes mœurs , ni fes goûts ne le permettent.
Dans le feu de l'adolefcence , les efprits vivifians retenus 6c
cohobcs dans fon fang , portenr h fon jeune cœur une chaleur
qui brille dans fes regards , qu'on fent dans Ces difjours ,
qu'on voit dans fes allions. Son langage a pris de l'accent
6c quelquefois de la véhémence. Le noble fentiment qui
l'infpire lui donne de la force & de l'élévation ; pénétré du
tendi-e amour de l'humanité , il tranfmct en parlant les mouve-
mens de fon ame ; fa généreufe franchife a je ne fais quoi Je
plus enchanteur que l'artificieufe éloquence des autres , ou plutôt
lui feul eft véritablement éloquent , puifqu'il n'a qu'à montrer
ce qu'il fent pour le communiquer à ceux qui l'écoutcnf.
Plus j'y penfe , plus je trouve qu'en mettant ainfi la bien-
faifance en atîlion 6c tirant de nos bons ou mauvais fucccs
des réflexions fur leurs caufcs , il y a peu de connoifTanccs
utiles qu'on ne puilTe cultiver dans Tefprit d'un jeune homme,
éc qu'avec tout le vrai favoir qu'on peut acquérir dans les
Emile. Tome I. Kkk
44i EMILE,
Collèges , il acquerra de plus une ftience plus importante
encore , qui elt l'application de cet acquis aux ufages de la
vie. Il n'eit pas poflible que , prenant tant d'intérêt à fes fem-
blables , il n'apprenne de bonne heure à pefer &c apprécier leurs
actions, leur goûts , leurs plaiTirs , &: i donner en général une
plus jufte valeur à ce qui peut contribuer ou nuire au bonheur
des hommes , que ceux qui , ne s'intéreflant à perfonne , ne
font jamais rien pour autnii. Ceux qui ne traitent jamais que
leurs propres affaires , fe paflionnent trop pour juger fainemcnt
àts chofes. Rapportant tout 5 eux feuls «Se réglant fur leur
ieul intérêt les idées du bien &c du mal , ils fe remplirent
l'efprit de mille préjugés ridicules , ôc dans tout ce qui porcc
atteinte à leur moindre avantage , ils voient aufll- tôt le
bouleverfement de tout Tunivers.
Etendons l'amour - propre fur les autres êtres , nous le
transformerons en vertu , & il n'y a point de cœur d'homme
dans lequel cette vertu n'ait fa racine. Moins l'objet de nos
foins tient immédiatement à nous-mêmes , moins l'illuiion
de l'intérêt particulier eft à craindre ; plus on généralife cet
uitérêt, plus il devient équitable, 6c l'amour du genre humoin
n'eft autre chofe en nous que l'amour de la juftice. Voulons-^
nous donc qu'Emile aime la vérité , voulons - nous qu'il la
connoifle ? Dans les affaires tenons-Ic toujours loin de lui.
Plus fes foins feront confacrés au bonheur d'autrui , plus ils
feront éclairés &c fages , ôc moins il fe trompera fur ce qui
eft bien ou mil : mais ne fouffrons jamais en lui de préfé-
rence aveugle , fondée uniquement fur des acceptions de
perfonncs ou fur d'injulles préventions. Et pourquoi nuiioit-
L I V R E I V. 443
il à l'un pour fervir l'autre ? Peu lui importe h qui tombe un
plus grand bonheur en partage , pourvu qu'il concoure au
plus grand bonheur de to-us : c'elt le premier intérêt du
fage , après l'intérêt privé ; car chacun eft partie de fon efpece,
êc non d'un autre individu.
Pour empêcher la pitié de dégénérer en foibleiïe , il faut
donc la généralifer , 6c l'étendre fur tout le genre humain.
Alors on ne s'y livre qu'autant qu'elle eft d'accord avec la
juftice , parce que de toutes les vertus , la juftice eft celle
qui concourt le plus au bien commun des hommes. Il faut
par raifon , par amour pour nous , avoir pitié de notre
efpece encore plus que de notre prochain , 6c c'eft une très-
grande cruauté envers les hommes que la pitié pour les
méchans.
Au refte , il faut fe fouvenir que tous ces moyens , par Icf^
quels je jette ainfî mon Elevé hors de lui-même, ont cepen-
dant toujours un rapport dired à lui ; puifque non- feulement
il en réfulce une jouiffance intérieure , mais qu'en le rendant
bienfaifant au profit des autres , je travaille à fa propre
inftrudion.
J'ai d'abord donné les moyens , & maintenant j'en montre
l'effet. Quelles grandes vues je vois s'arranger peu- à -peu
dans fa tête ! Quels fentimens fublimcs étouffent dans fon
cœur le germe des petites pafTions ! Quelle netteté de judi-
ciaire ! Quelle julteffe de raifon je vois fc former en lui de
{es penchans cultivés , de l'expérience qui concentre les vœux
d'une ame grai:.de dans l'étroite borne des poffibles &. fait
qu'un honinie fupérieur aux autres , ne pouvant les élever à
Kivk t
444
EMILE.
fa mefure , fait s'abaifTer à la leur ! Les vrais principes du
jufte , les vrais modèles du beau , tous les rapports moraux
àts êtres , toutes les idées de l'ordre fe gravent dans fon en-
tendement ; il voit la place de cJiaque chofe & la caufe
qui l'en écarte ; il voit ce qui peut faire le bien 6c ce qui
l'empêche. Sans avoir éprouvé les paflions humaines il connoic
leurs illuiîons &c leur jeu.
J'avance attiré par la force des chofes , mais fans m'en
impofer fur les jugemens des Lecteurs. Depuis long-tems
ils me voient dans le pays des chimères ; moi je les vois
toujours dans le pays des préjugés. En m'écartant fi fort des
opinions vulgaires , je ne cefTe de les avoir préfentes à mon
efprit ; je les examine , je les médite , non pour les fuivre
ni pour les fuir , mais pour les pcfer à la balance du raifon-
nement. Toutes les fois qu'il me force à m'écarter d'elles ,
inftriiit par l'expérience , je me riens déjà pour dit qu'ils ne
m'imiteront pas ; je fais que s'obftinant à n'imaginer que ce
qu'ils voient , ils prendront le jeune homme que je figure
pour un être imaginaire ôc faniaflique , parce qu'il diffère
de ceux auxquels ils le comparent ; fans fongcr qu'il faut bien
qu'il en diftcrc , puifqu'clavé tout différemment, afFedé de
fcntimens tout contraires , inftruit tout autrement qu'eux, il
ftroit beaucoup plus furprenant qu'il leur reffemblàt que d'être
tel que je le fuppofe. Ce n'elt pas l'honmic de riiomme »
c'eft l'homme de la Nature. Affurément il doit être fort étran-
ger h leurs yeux.
En commentant cet ouvmgc , je ne ruppofois rien que
tout k monde ne pût obfcrvcr ainfi que moi , parvc qu'il
LIVRE IV.
44?
cft un point , favoir la naiiïancc de l'homme » duquel nous
partons tous également ; mais plus nous avançons , moi pour
cultiver la Nature , & vous pour la dépraver , plus nous
nous éloignons les uns des autres. Mon Elevé à fix ans dif-
féroit peu des vôtres que vous n'aviez pas eu le tenis de
défigurer ; maintenant ils n'ont plus rien de femblable , &c
l'âge de l'homme - fait dont il approche , doit le montrer
fous une forme abfolument différente , fi je n'ai pas perdu
tous mes foins. La quantité d'acquis eft peut-én-e affez égale
de pai't ôc d'autre ; mais les chofes acquifcs ne fe reiïem-
blent poiiit. Vous êtes étonnés de trouver à l'un des fenti-
mens fublimes dont les autres n'ont pas le moindre germe ;
mais confidérez aufîi que ceux-ci font déjà tous Fhilofo-
phes 6c Théologiens , avant qu'Emile fâche ce que c'eft
que philofophie & qu'il ait même entendu parler de Dieu,
Si donc on venoit me dire : rien de ce que vous fuppofez
n*exifte ; les jeunes gens ne font point fiiits ainfi ; ils ont
telle ou telle palîion ; ils font ceci ou cela ; c'eft comme Ci
l'on nioit que jamais poirier fût un grand arbre , parce qu'on
n'en voit que de nains dans nos jardins.
Je prie ces juges il prompts à la cenfure, de confidérer
que ce qu'ils difent \h je le fais tout aufli bien qu'eux , que
j'y ai probablement réfléchi plus long-tems, & que n'ayanc
nul intérêt à leur en impofer, j'ai droit d'exiger qu'ils fe
donnent au moins le tems de chercher en quoi je me trompe :
qu'ils examinent bien la conftitution de l'homme , qu'ils fui-
vent les premiers dévcloppemens du cœur dans telle eu telle
circoiilbnce , afin de voir combien uu individu peut différer
44<î E M I r> E.
d'un autre par la force de Péducacion , qu'enfuite ils compa-
rent la mienne aux effets que je lui donne , & qu'ils difent
en quoi j'ai mal raifonné , je n'aurai rien h répondre.
Ce qui me rend plus affirmatif , & je crois plus excufable
de l'être , c'efl; qu'au lieu de me livrer à l'efprit de fyftême ,
je donne le moins qu'il eft poflible au raifonnement , & ne
me fie qu'à l'obfervation. Je ne me fonde point fur ce que
j'ai imaginé , mais fur ce que j'ai vu. Il eft vrai que je n'ai
pas renfermé mes expériences dans l'enceinte des murs d'une
ville , ni dans un feul ordre de gens : mais après avoir com-
paré tout autant de rangs & de peuples que j'en ai pu voir
dans une vie pafTée à les obfer\er , j'ai retranché , comme
artificiel , ce qui étoit d'un peuple 6c non pas d'un autre ,
d'un état & non pas d'un autre ; & n'ai regardé , comme
appartenant inconteftablement à l'homme , que ce qui étoit
commun à tous , à quelque âge , dans quelque rang , & dans
quelque nation que ce fut.
Or , fi fuivant cette méthode vous fuivez dès l'enfance un
jeune homme qui n'aura point reçu de forme particulière , &c
qui tiendra le moins qu'il eft pofFible à l'autorité & à l'opi-
nion d'autrui , à qui de mon Elevé ou des vôtres pcnfez-vous
qu'il relîemblera le plus ? Voilà , ce me femble , la queftion
qu'il faut réfoudre pour favoir fî je me fuis égaré.
L'homme ne commence pas aifément à penfer ; mais fitôt
qu'il commence il ne ccfTe plus. Quiconque a penfé penfcra
toujours ; & l'entendement une fois exercé à la réflexion ,
ne peut plus reder en repos. On pourroit donc croire que
l'efprit humain n'cft point naturellement Ci prompt à s'ouvrir ,
LIVRE IV.
447
& qu'après lui avoir donné des facilites qu'il n'a pas , je le
tiens trop long-tems infcrit dans un cercle d'idées qu'il doit
avoir franchi.
Mais confidérez premièrement que , voulant former
l'homme de la Nature , il ne s'agit pas pour cela d'en faire
un fauvage , & de le reléguer au fond des bois ; mais qu'en-
fermé dans le tourbillon focial , il fulFit qu'il ne s'y laiffe
entraîner ni par les pallions , ni par les opinions des hommes ,
qu'il voie par fes yeux , qu'il fente par fon cœur , qu'aucune
autoi'ité ne le gouverne hors celle de fa propre raifon. Dans
cette pofition il elt clair que la multitude d'objets qui le-
frappe , les fréquens fentimens donc il eft affeèlé , les divers
moyens de pourvoir à fes befoins réels , doivent lui donner
beaucoup d'idées qu'il n'auroit jamais eues , ou qu'il eût
acquifes plus lentement. Le progrès naturel à l'efprit elt accé-
léré , mais non renverfé. Le même homme qui doit refter
ftupide dans les forêts , doit devenir raifonnable ik fenfc
dans les villes , quand il y fera fimple fpeclateur. Rien n'elt
plus propre à rendre fage que ks folies qu'on voit fans les
partager ; & celui même qui les partage s'inftruit encore ,
pourvu qu'il n'en foit pas la dupe , & qu'il n'y porte par l'er-
reur de ceux qui les font.
Confidérez aufTi que , bornés par nos facultés aux chofes
fenfibles , nous n'oflrons prefque aucune prife aux notions
abitraitcs de la philofophie &c aux idées purement intellec-
tuelles. Pour y atteindre il faut , ou nous dégager du corps ,
auquel nous femmes £ fortement attachés , ou faire d'objet
en objet un progrès graduel &c lent , ou entin iiancliir rapi-
448 EMILE.
dément ôc prcfque d'un faut l'intervalle , par un pas de géant
dont l'enfance n'eft pas capable , ôc pour lequel il faut même
aux hommes bien des échelons faits exprès pour eux. La
première idée abllraite eit le premier de ces échelons ; mais
j'ai bien de la peine à voir comment on s'avifc de le conf-
truire.
L'Etre incompréhenfible qui embralTe tout , qui donne le
mouvement au monde , ôc forme tout le fyltéme des êtres ,
n'eft ni vifible à nos yeux , ni palpable à nos mains ; il échappe
à tous nos fens. L'ouvrage fc montre ; mais l'ouvrier fe
cache. Ce n'eft pas une petite affaire de connoître entin
qu'il exilte , & quand nous fommes par\'enus \i\ , quand nous
nous demandons quel elt - il , où elt - il ? notre cfprit fe
confond , s'égare , &c nous ne favons plus que penfer.
Locke veut qu'on commence par l'étude des efprits , &
qu'on paffe enfuite à celle des corps : cette méthode e(t
celle de la fuperltition , des préjugés , de l'erreur : ce n'eft
point celle de la raifon , ni même de la Nature bien ordon-
née , c'eft fe boucher les yeux pour apprendre à voir. Il faut
avoir long-tems étudié les corps pour fe faire une véritable
notion des efprits 6c foupçonner qu'ils exiftent. L'ordre con-
traire ne fert qu'à établir le iiiatérialifmc.
Puifque nos fens font les premiers inftrumcns de nos con-
noiffances , les êtres corporels & fenliblcs font les feuls
dont nous ayons immédiatement l'idée. Ce mot efprit , n'a
aucun fens pour quiconque n'a pas philofoplié. Un cfprit n'clt
qu'un corps pour le peuple &c pour les cntans. N'imagincnr-
ils pas des efprits qui crient , qui parlent , qui battent , qui
fonc
L I V R E I V. 44,
font du bruit ? or on m'avouera que des efprits qui ont des
bras &c des langues refTemblent beaucoup à des corps. Voilà
pourquoi tous les peuples du monde , fans excepter les Juifs ,
fe font fait des Dieux corporels. Nous - mêmes , avec nos
termes d'Efprit , de Trinité , de Perfonnes , fommes pour
la plupart de vrais anthropomorphites. J'avoue qu'on nous
apprend à dire que Dieu eft par-tout : mais nous croyons
aulll que l'air eiè par -tout, au moins dans notre atmof-
phere , èc le mot efprit dans fon origine ne figniiie lui-même
que Jouffle &c vent. Sitôt qu'on accoutume les gens à dire des
mots fans les entendre , il eft facile , après cela , de leur
faire dire tout ce qu'on veut.
Le fentiment de notre action fur les autres corps a dû
d'abord nous faire croire que quand ils agiflbient fur nous ,
c'étoit d'une manière femblable à celle dont nous agiflbns
fur eux. Ainfi l'homme a commencé par animer tous les êtres
dont il fentoit l'adion. Se fentant moins fort que la plupart
de ces êtres , faute de connoître les bornes de leur puilTance ,
il l'a fuppofée illimitée , & il en fit des dieux aufll-tôt qu'il
en fit des corps. Durant les premiers âges , les hommes
effrayés de tout , n'ont rien vu de mort dans la nature.
L'idée de la matière n'a pas été moins lente à fe former
en eux que celle de l'efprit, puifque cette première idée eft
une abftraétion elle-même. Ils ont ainfi rempli l'univers de
Dieux fenfibles. Les aftres , les vents , les montagnes , les
fleuves , les arbres , les villes , les maifons mêmes , tout
avoit fon ame , fon Dieu , ù vie. Les marmoufcts de Laban ,
les manitous des Sauvages , les fétiches des Nègres , cous les
Emile. Tome L LU
450 EMILE.
ouvrages de la nature & des hommes ont été les premières
divinités des mortels : le polythcifme a été leur première
religion , & l'idolâtrie leur premier cuire. Ils n'ont pu recon-
noître un feul Dieu que quand , généralifant de plus en plus
leurs idées , ils ont été en état de remonter !i une première
caufe , de réunir le fyftéme total des êtres fous une feule
idée , & de donner un fens au mot fiil^/l.ince , lequel eft la
plus grande des abftraclions. Tout enfant qui croit en Dieu
elt donc néceirairemen: idolâtre , ou du moins anthropomor»
phite ; & quand une fois l'imagination a vu Dieu , il efl
bien rare que l'entendement le conçoive. Voilà précifémenc
l'erreur où mené l'ordre de Loche.
Parvenu , je ne fais comment , ;\ l'idée abllraire de la
fubltance , on voit que pour admettre une fubltance unique,
il lui faudroit fuppofcr des qualités incompatil les qui s'excluent
mutuellement , telles que la penfée &: l'étendue , dont l'une e(t
elTentiellement divifible , & dont l'autre exclut tourc divifibi-
iiré. On conçoit d'ailleurs que la penfée , ou fi Ton veut le
fenciment, eft une qualité primirive & inféparable de la fubf-
tance à laquelle elle appartient , qu'il en clè de même de
l'étendue par rapport â fa fubltance. D'oij l'on conclut que
les erres qui perdent une de ces qualités, perdent la fubdance
à laquelle elle appartient ; que par conféqucnt la mort n'ell
qu'une fiparation de f ib/bnces , & qi.e les êtres où ces deux
qualités font réunies , font compofés des deux fubi lances
auxquelles ces deux qu.ilités apparricnncnr.
Or , confidérez maintenant quelle dillancc reflc encore
entre la notion des *\^a)i. fubllantts & cclk de la nature
L I V R E I V. 45r
divine ; entre l'idée incomprchenfible de l'aélion de notre
ame fur notre corps, &: l'idée de l'a6tion de Dieu fur tous
Us êtres. Les idées de création, d'annihilation,! d'ubiquité,
d'éternité, de toute -puiflance , celles des attiibuts divins,
toutes ces idées qu'il appartient à fi peu d'hommes de voir
aufTi confufes ôc aufli obfcures qu'elles le font, &c qui n'ont
rien d'obfcur pour le peuple , parce qu'il n'y comprend rien
du tout , comment fe préfenteront-elles dans toute leur force ,
c'efl-h-dire , dans toute leur obfcurité , à de jeunes efprits
encore occupés aux premières opérations des fens, ôc qui ne
conçoivent que ce qu'ils touchent ? C'efl: en vain que les
abymes de l'infini font ouverts tout autour de nous ; un
enfant n'en fait point être épouvanté, fes fcibles yeux n'en
peuvent fonder la profondeur. Tout ef t infini pour les enfans ,
ils ne favent mettre de bornes à rien ; non qu'ils falTent h
mefure fort longue , mais parce qu'ils ont l'entendement
court. J'ai même remarqué qu'ils mettent l'infini moins au-
delà qu'au -deçh des dimenfions qui leur font connues. Ils
eftimeront un efpace immenfe , bien plus par leurs pieds que
par leurs yeux ; il ne s'étendra pas pour eux plus Join qu'ils
ne pourront aller. Si on leur parle de la puiflance de Dieu ,
ils l'eftimeront prefque aufll fort que leur perc. En toute
chofe leur connoilTance étant pour eux la mefure des pofTibles,
ils jugent ce qu'on leur dit toujours moindre qi;e ce qu'ils
favent. Tels font les jugeniens naturels à l'ignorance oc a la
foiblefle d'cfprit. Ajax eût craint de fe mcfurer avec Achille,
& défie Jupiter au combat , parce qu'il ccnnoit Achille ,
& tie connoir pas Jupiter. Un payfan Suiffe qui fe croyoic
LU i
451 E M I L E.
le plus riche des hommes , & à qui l'on râchoit d'expliquer
ce que c'étoit qu'un Roi , demandoit d'un air fier fi le Roi
pourroit bien avoir cent vaches à la montagne.
Je prévois combien de LeAeurs feront furpris de me voir
fuivre tout le premier âge de mon Elevé fans lui parler de
religion. A quinze ans il ne favoit s'il avoit une ame, &c
peut - être à dix - huit n'elt - il pas encore tems qu'il l'ap-
prenne ; car s'il l'apprend plutôt qu'il ne faut , il court rif-
que de ne le favoir jamais.
Si j'avois à peindre la ftupidité fâcheufe, je peindrois un
pédant enfeignant le catéchifme à des enfans ; fi je voulois
rendre un enfant fou , je l'obligerois d'expliquer ce qu'il die
en difant fon catéchifme. On m'objedera que la plupart
des dogmes du Chriftianifme étant des myfteres , attendre
que l'efprit humain foit capable de les concevoir, ce n'eft
pas attendre que l'enfant foit homme , c'efè attendre que
l'homme ne foit plus. A cela je réponds premièrement , qu'il
y a des myfteres qu'il efl non-feulement impolîible à l'homme
de concevoir , mais de croire , &c que je ne vois pas ce
qu'on gagne à les enfcigner aux enfans, fî ce n'eft de leur
apprendre à mentir de bonne heure. Je dis de plus , que
pour admettre les myfieres, il faut comprendre, au moins,
qu'ils font incomprchenfibles ; 6c les enfans ne font pas
même capables de cette conception 11 Pour l'âge où tout
fit niyftcrc, il n'y a point de mylteres proprement dits.
7/ fdut croire en Dieu pour être fauve.
Ce dogme mal eatcndu ell le principe de la fanguinairc in-
L I V R E I V. 453
tolérance , &: la caufe de toutes ces vaines inftruclions qui
portent le coup mortel à la raifon humaine en l'accoutu-
mant à fe payer de mots. Sans doute , il n'y a pas un
moment à perdre pour mériter le falut éternel : mais fi pour
l'obtenir il fuffit de répéter de certaines paroles , je ne vois
pas ce qui nous empêche de peupler le Ciel de fanfonnets &c
de pies , tout aufli bien que d'enfans.
L'obligation de croire en fuppofe la pofTibilité. Le Phi-
lofophe qui ne croit pas a tort , parce qu'il ufe mal de la
raifon qu'il a cultivée , 6c qu'il eft en état d'entendre les
vérités qu'il rejette. Mais l'enfiint qui profefle la religion
chrétienne , que croit - il ? ce qu'il conçoit , &c il conçoit fi
peu ce qu'on lui fliit dire , que fi vous lui dites le con-
traire, il l'adoptera tout aufïi volontiers. La foi des enfans
& de beaucoup d'hommes eft une affaire de géographie. Se-
ront - ils récompenfcs d'être nés à Rome plutôt qu'à la
Mecque. On dit à l'un que Mahomet eft le Prophète de
Dieu, & il dit que Mahomet eft le Prophète de Dieu ; on
dit à l'autre que Mahomet eft un fouibe, ôc il dit que Ma-
homet eft un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu'af-
firme l'autre s'ils fe fulTent trouvés tranfpofés. Peut-on panir
de deux difpofitions fi fcmblables pour envoyer l'un en Pa-
radis & l'autre en Enfer ? Quand un enfant dit qu'il croie
en Dieu , ce n'eft pas en Dieu qu'il croit , c'eft ;\ Pierre
ou à Jaques qui lui difent qu'il y a quelque chofe qu'on
appelle Dieu j & il le croit à la manière d'Euripide.
454 EMILE.
0 Jupiter ! car de toi rien Jînon
Je ne connais feulement que le nom ( 22 ).
Nous tenons que nul enfant mort avant l'âge de raifon
ne fera privé du bonheur éternel ; les Catholiques croient la
même chofe de tous les enfans qui ont reçu le baptême ,
quoiqu'ils n'aient jamais entendu parler de Dieu. Il y a donc
des cas oiî l'on peut être fauve fans croire en Dieu , ôc ces
cas ont lieu , foit dans l'enfance , foit dans la démcrxe ,
quand l'efprit humain eit incapable des opérations néceflaires
pour reconnoître la Divinité. Toure la différence que je vois
ici entre vous & moi , elt que vous prétendez que les en-
fans ont à fept ans cette capacité , ôc que je ne la leur
accorde pas même à quinze. Que j'aie tort ou raifon , il
ne s'agit pas ici d'un article de foi , mais d'une fimple ob-
fervation d'hifèoire nararclle.
Par le même principe , il cfl clair que tel homme par-
venu jufqu'à la vieillelfe fans croire en Dieu , ne fera pas
pour cela privé de ù préfence dans l'autre vie li fon aveu-
glement n'a pas été volontaire , ôc je dis qu'il ne l'efb pas
toujours. Vous en convenez pour les infenfés qu'une maladie
prive de leurs qualités fpirituelles , mais non de leur qualité
d'homme , ni par conféqucnt du droit aux bienfaits de leur
Créateur. Pourquoi donc n'en pas convenir aufTi pour ceux
qui , féquclbés de toute fociécé dis leur enfance , auroient
( lï ) Plutartiite , Tiait^ de t/U Minalippe ; maia les clameurs do
moiir , tral. d/lniyof. C'eft ainfi que Peuple il" Athènes forcèrent Euiipidt
Commcn^oic d'abord la Tragcdie de i chanjjer ce comiucnccmcau
L I V R E I V. 455
mené une vie abfolument fauvagc , privés des lumières qu'on
n'acquiert que dans le commerce des hommes (2.3)? Car
il elt d'une impollibilicé démontrée, qu'un pareil Sauvage pût
jamais élever fcs réflexions jufqu'à la connoiffance du vrai
Dieu, La raifon nous dit qu'un homme n'eit punifTable que
par les fauter de fa volonté, &. qu'une ignorance invincible ne
lui fauroit être imputée à crime. D'où il fuit que devant la
Juftice éternelle tout homme qui croiroit , s'il avoit les
lumières néceflaires , eft réputé croire , &c qu'il n'y aura
d'mcrédules piuiis que ceux dont le coeur fe ferme à la
vérité.
Gardons - nous d'annoncer la vérité à ceux qui ne font pas
en état de l'entendre , car t'e/t y vouloir fuMlitucr Terreur,
Il vaudroit mieux n'avoir aucune idée de la Divinité que
d'en avo:r des idées bafTes , flinrailiques , injuricufes , indi-
gnes d'elle ; c'elt un moindre mal de la méconnoître que de
l'outrager. J'aimerois mieux , dit le bon Plutarque , qu'on
crût qu'il n'y a point de Plutarque au monde , que lî l'on
difoit que Plutarque elt injuile , envieux , jaloux , &. fi tyran ,
qu'il exige p^as qu'il ne lail'c le pouvoir de faire.
Le grand m:.\ des images difformes de la Divinité qu'oa
trace dans l'cfprit des cnfai:s, eft qu'elles y rcitent toute leur
vie , &c qu'ils ne conçoivent plus étant hommes d'autre Dieu
que celui des enfuis. Pai va en SuilTc une bonne Se pieufe
mère de famille tellement convaincue de cette maxime , qu'elle
ne voulut point inflruire fon fils de la religion dans le pre-
( Z\) Sur \'h,\t nature! de l'cf- fes progrès : Vcijcz la ircmicrc par-
prit humain «iic fur la lenteur de tic du d{fiMurs Jur lini^alue.
45^^ EMILE.
mier âge , de peur que mécontent de cette inflruclion groC-
fiere , il n'en négligeât une meilleure à l'âge de raifon. Cet
enfant n'entendoit jamais parler de Dieu qu'avec recueille-
ment & révérence , ôc (itôt qu'il en vouloit parler lui-même
on lui impofoit filence , comme fur un fujet trop fublime
& trop grand pour lui. Cette réferve excitoit fa curiofité , ôc
fon amour - propre afpiroit au moment de connoître ce myC-
tere qu'on lui cachoit avec tant de foin. Moins on lui parloic
de Dieu, moins on foufFroit qu'il en parlât lui-même , &c
plus il s'en occupoit : cet enfant voyoit Dieu par -tout; ôc
ce que je craindrois de cet air de myflcre indiftretemenc
affeilé , feroit qu'en allumant trop l'imagination d'un jeune
homme , on n'alrcrât fa tête , &c qu'enfin l'on n'en fit un
fanatique au lieu d'en faire un croyant.
Mais ne craignons rien de femblable pour mon Emile ,
qui , refufant conftamment fon attention à tout ce qui eft
au-defliis de fa portée , écoute avec la plus profonde indif-
férence les chofes qu'il n'entend pas. Il y en a tant fur les-
quelles il eft habitué à dire , cela n'cft pas de mon rclfort ,
qu'une de plus ne l'embarrafTe gucres ; ôc quand il commence
à s'inquiéter de ces grandes queftions , ce n'cft pas pour
les avoir entendu propofcr , mais c'e(t quand le progrès de
fes lumières porte fcs recherches de ce côté li^.
Nous avons vu par quel chemin l'cfprit humain cultivé
s'approche de ces myftcrcs , &c je conviendrai volontiers
qu'il n'y parvient narurcllemcnt au fcin de la fociété même ,
que dans un âge plus avancé. Mais comme il y a dans la
mcnie focicté des caufcs iiiévitablcs par Icfqucllcs le progrès
des
L I V R E I V. 457
■des paflions efc accéléré ; fi l'on n'acccléroit de mcmc le
progrès des lumières qui fervent à régler ces p.^.flîons , c'e/t
alors qu'on fortiioit véritablement de l'ordre de la Nature ,
4c que l'équilibre feroit rompu. Quand on n'eft pas maître de
modérer un développement trop rapide , il faut mener avec
la même rapidité ceux qui doivent y corrcipondre , en forte
que l'ordre ne foit point interverti , que ce qui doit marcher
enfemble ne foit point féparc , &c que l'homme , tout entier
à tous les momens de fa vie , ne foit pas h tel point par une
de fes facultés , & à tel auti-e point par les autres.
Quelle difficulté je vois s'élever ici ! difficulté d'autant plus
grande , qu'elle elt moins dans les chofes que dans la puiil-
lanimité de ceux qui n'ofent la réfoudre ; commençons , au
moins , par ofer la propofer. Un enfant doit être élevé dans
la religion de fon père ; on lui prouve toujours très-bien que
cette religion , telle qu'elle foit , eft la feule véritable , que
toutes les autres ne font qu'extravagance & abfurdité. La force
des orgumens dépend abfolument , fur ce point , du pays où
l'oii les propofe. Qu'un Turc , qui trouve le Chriftianifme fi
ridicule h Conftanrinople , aille voir comment on trouve le
Mahométifme à Paris : c'eft fur - tout en matière de religion
que l'opinion triomphe. Mais nous qui prétendons fecouer fon
joug en toute chofe , nous qui ne voulons rien donner à
l'autorité , nous qui ne voulons rien enfeigner h notre Emile
qu'il ne pût apprendre de lui - même par tout pays , dans
quel'c religion l'élévcrcns - nous ? h quelle fecle aggrégcrons-
nous l'iiornme de la Nature ? La réponfe eft fort fimple ,
te me femble ; nous ne l'aggrégerons ni à celle-ci , ni à
Emile. Tome L Aï m m
45» E M I L E. L I V R E IV.
celle-là, mais nous le mettrons en état de choifîr celle oo*
le meilleur ufage de fa raifon doit le conduire.
Incedo per igné
Suppojîtos cineri dolofo..
N'importe ; le zcle & la bonne foi m'ont jufqu'ici tehti'
lieu de prudence, refpere que ces garants ne m'abandonne-
ront point au befoin. Ledeurs , ne craignez pas de moi des
précautions indignes d'un ami de la vérité : je n'oublierai
jamais ma dcvife ; mais il m'eft trop permis de me défier
de mes jugemens. Au lieu de vous dire ici de mon chef ce
que je penfe , je vous dirai ce que peufoit un homme qui
valoit mieux que moi. Je garantis la vérité des faits qui vont
être rapportés ; ils ftint réellement arrivés à l'autetir du pa-
pier que je vais tranfcrire : c'elè à vous de voir fi l'on peut
en tirer des réflexions utiles fur le fujet dont il s'agit. Te ne
vous propofe point le fcntiment d'un autre ou le mien poun
règle ; je vous l'ofire à examiner.
Fin du premier Voluni':.
459
.iilUc..iii,M5À..
TABLE
DES MATIERES
CONTENUES EN CE FOLUME,
n. Défigne les notes.
A
Bbe de St. Pierre ; com-
ment ctabliffbit fes enfans.
page 334
Comment appêlloit les hom-
mes. 64
jjifadémus , (ont des écoles pu-
bliques de menlbnges. 348
..Accent , s'il faut fe piquer de n'en
point avoir. 76
Ce que le François met ;\ la
place. 77.
Les enfans en ont peu. UiJ.
^chiUe , allégorie de ("on immer-
fion dans le Styx. 22
Comment le Pocte lui ôte le
mérite de la valeur. 39
.Acîiviié , furabondante dans les
enfans, & défaillante dans
les vieillards. 66
Ji-M(fccnccy lignes des approches
de cet âge. 35^
Peut ctre accélérée ou retar-
dée par l'éducation. 367
Affaires , comment un jeune hom-
me peut les apprendre. 435
Ceux qui ne traitent que les
leurs propres, s'y paflîon-
nent trop. 442
Affectation d'un parler m odcjie , m a u-
vaife avec les enfans. 369
Affronts dèshonorans , à qui en a]>-
partiem !a vengeance. 438 «.
Age de force. 265
Son emploi. 267
Age prodigiett.v. 41 n^
Ajax , eût craint Achille & dé-
fie Jupiter. 4<ji
Alexandre , croyoit ;\ la vertu.
Aiirncns folides ., nourrilTent mieux
que les liquides. 46 n^
M ni m ?
4^0
TABLE
Allmins des premiers hommes.
138
Amateurs & Amatrlccs , comment
font à Paris leurs ouvrages.
343
Exceptions. IbiJ.
Amour, exige des connoifTanccs.
3C'4
A de meilleurs yeux que nous.
Ibid.
Fixe & rend exclufif le pen-
chant de la Nature. Itid,
Païïions qu'il entraîne à fa fuite.
Amour de fol , principe de toutes
nos paflions. 560
Toujours bon & conforme à
l'ordre. 361
Quelles fortes de paflions en
naiflent. 362
Amour- propre , pourquoi n'eft ja-
mais content. 363
Quelles fortes de paflîons en
naiflent. Ibid.
Devient orgueil dans les gran-
des amcs , vanité dans les
petites. 365
Comment fe transforme en
vertu. 441
Analyfe. iTj
Analogie grammaticale y les enfans
la fuivent mieux que nous.
73
AngU vi/uelf comment nous trom-
pe. 117
Anglais , fe difent un f>euple de
bon naturel. 243 n.
Angloife , à dix ans , excelloit fur
le clavecin. 131
Animaux , ont tous quelque édu-
cation. 5 ^
Dorment plus l'hiver que l'été.
191
Antoim ( Marc ) , tems où Thif-
toire de fa vie cft inflruc-
tive. 413
Anthropomorphitcs. 449 > 450
Appétit des enfans. 242
Apprentiffages y comment Emile en
fait deux à la fois. 342
Araignées , quels enfans en ont
peur. 57
Arme- à- feu. J'S
Art de gouverner fans préceptes.
171
Art d'obferver les enfans. 337
Arts y en quel ordre l'cftime pu-
plique les range. 310
Emile les rangera dans la fienne
en un ordre inverfe. 3 1 1
Autre manière d'ordonner les
Arts, félon les rapports de
néccflité qui les lient. 3 14
Arts fauvagcs £c Arts civils , dif-
tinâion des uns 6c des au-
tres. 309
Artifan , fon état cil le plus in-
dépendant de tous. 329
Artifans des villes , follement in-
génieux. 5 I î.
DES MATIERES.
461
Âflyanax. 5 8
Atiachcm'.nt dex en fans , n'cft d'a-
bord qu'habitude. 36z
En quoi Y attachement diffère
de V amitié, 401
Avert'tffem&ns négligés , s'il en faut
reparler après coup. 377
Augujle , étolt le précepteur de
fes petits- fils. i6 n.
S'il efl vrai qu'il ait étc heureux.
421
Autorité , il ne faut rien lui don-
ner quand on ne veut rien
donner à l'opinion. 353
Si celle du maître doit fe con-
ferver aux dépens des mœurs.
401
B
Anians. 243 n.
Jèâton à moitié plongé dans l'eau.
347
Èerceau. yi //.
Bibliothéqtte d'Emile. 307
Sienfaitc:irs intéiejfés^ plus com-
muns que les obligés ingrats.
404
Biens & maux de la vie hu-
maine examinés. 87 &fuiv.
Bonheur de r homme naturel, en
quoi confifte. 191
Si la niefiire du bonheur eft éga-
le dans tous les états. 387
Nous jugeons trop du bon-
heur fur les apparences. 395
Bons mots, fccret pour en trou-
ver. I4^
Bonté, de tous les attributs de la
Divinité toilte - puiflante ,
celui fans lequel on la peut
le moins concevoir. 65
Bouchers , en quel pays ne font
pas reçus en témoignage. 144
Bouillie , nourriture peu faine. 7 1
Boule roulée entre deux doigts croi-
fi^- 347. 3 53
Boujfnle , comment nous l'inven-
tons. Z87
Bruit d'une arme - à - feu. 5 8
Buffon ^ (iV/. </«:) cité. 14, 51,-
lor n.
c
Ad RE s dorés , A quoi bons
Campagne , renouvelle les gé-
nérations des villes. 48
Canard de la foire. ' 181
Caprici , ne vient point de la
liberté. 173
N'eft point l'ouvr.-'^e de la-
Nature. 175
Caprices , exemples de la ma-
nière d'en guérir un entant.
JbiJ.
Cartes géogrriphiques. 171
Caton le Cnfcur ^ éleva fon fils
des le berceau. a6 ru
Ceif-yd.i'it. xOy
Chardin , citî, rôp-
4,6x
TABLE
Charité, manière inepte dont on
croit l'inlplrer aux enfàns.
|37
Chat , examine tous les objets
nouveaux. 183
Châtiment , doit être ignoré des
enfàns. i '3 > ^33
Cheval, réflexion fur cet exer-
cice. 197
Cliimcres , ornent les objets réels.
•^53
Ciceron , cité. 1 1
Citoyenne. o
Citoyens , ce qu'il faut faire quand
ils font forces d'C'tre fripons.
316
Climat. 33
Clinuits tempérés , leurs avantages.
ihid.
Coiffures des enfàns, 189
Collèges. ç), 76
Coure. 111
Commander & obéir, mots qui
doivent être inconnus à l'en-
fant. 106
Concurrence , quand doit çefTer
d'être un infiniment de l'é-
ducation. 306
Confidentes , font ordiniilremcnt
des novuriccs dans les dra-
mes anciens. 44
Connoijfunas , leur choix rcla-
•tivcment aux bornes de l'in-
telligence humaine. x68
Bien vues pgr leurs rapports,
prcfervent des préjugés ponr
celle qu'on a cultivée. 31^
Confoldtions, tour qu'on peut leur
donner pour humilier l'a-
mour-propre. 431
Contradiclivns de l'ordre facial ,
quelle eft leur fource. 40^
Conventions Sc devoirs , ouvrent
la porte à tous les vices.
Corps débihy afFoiblit l'ame.
J7 , 400
Corps humain , différence de l'ha-
bitude qui lui convient dans
l'exercice , oxi dans l'inac-
tion. 188
Cof/uogr.iphie , fa première leçon.
Courage , en quels lieux il faitt le
chercher. 3 9
Cciirfe. 2 I 7
Inliruftion que l'enfant peut
tirer de cet exercice. Ihid,
Couvens. 76
Cris des enfàns, 60
Cuifîne fiiwçoife. 14O
Culture, un de fes grands précep-
tes efl de tout retarder. 400
Curiojité , fa première fource. 170
Comment fe tait fon dévelop-
pement. ' Ihid,
Quelle ferolt celle d'un Phi-
lofoplie relégué dans une lue
déferre. Ihid»
Rai (on pourquoi le Phîtofo-
DES MATIERES.
4<sr
phe en a tant, & le Sau-
vage fi peu, 349
Cy. dopes. 244
C^^ar Pierre... 3"4l
J_yANSE. 214
Déclamer. 234
Définitions., comment pourroient
être bonnes. 147 n.
Dents, moyen de faciliter leur
éruption. 70 & fuiv.
Dépendance des chofes &C dépen-
dance des hommes. 98
La première ne nuit point h la
liberté, Itid.
Dé/ordre moral, par oîi com-
mence, xo
Dejfin , réflexions fur cet art.
2?.l
Dette faciale , comment fe paye.
Devoir, impafé mal-à-propos aux
enfans. 1 1 o
Effet de cette indifcrétion. 1 1 1
Ce qu'on doit mettre à la place.
Ihid.
Dialogue de morale entre- le maî-
tre & l'enfant. 108
Dhu.x du Paganifme , comment
furent imaginés. 449
Dijîanus , moyen d'apprendre ^ux
enfans à en juger. 60
Divinité , il vaut mieux n'en
point parler aux enfans , que
de leur en donner de fauffes
idées. 455
Docilité, effets de celle qu'on
exige des enfans. 293
Domination , tient à l'opinion
comme tout le refte. 95
Douleur, l'homme doit apprendre
à la connoître. 82, lOi
Comment perd fon amertume
au goût des enfans. 195
J-j A V , dans quel état l'enfanr
la doit boire. 191
Education , fes diverfes efpec^.
3, 8
Oppofition entre elles. i
Choix. 4, ic
But. 4
Sens de ce mot chez les Anciens,
14
Commence à la naiffance. 5 5
Ne fe partage pas. 31
Nouvelles difficultés. 28
Quel en doit être le véritable
inftrument. j , ? ;
Importance de la retarder. 116
Difficulté. lin.
Doit être d'abord purement né
gative. ,,6
Progrès de fes différences. 445
Education txclujivc , prétcre les-
inftri'.ftions coùtcufes. 197'
Education naturelle, doit rendre'
Ihommc propre à toutes les •
4^4
TABLE
conditions humaines. 34
Maintient l'enfant dans la feule
dépendance des chofes. 99
^ucation vulgaire , difpenfe les
enfâns d'apprendre à penfer.
170
Quel efprlt elle leur donne.
figal'ué civile & naturelle , leur
différence. 408
Egalité conventionnelle , rend né-
ceffaires le droit pofitif & les
loix. 317
A fait inventer la monnoie. Ji>fiJ.
Elevé imaginab-e que l'Auteur fe
donne. 30
Elevé, ne doit point s'envifager
comme devant être un jour
féparé de fon gouverneur.
34
Inconvénient qu'il paflè fucceffive-
ment par diverfes mains. 44
Avantage qu'il n'apprît rien du
tout jufqu'à douze ans. 116
Comment on le trouvera ca-
pable d'intelligence, de mé-
moire, de raifonnement, 168
Ne doit recevoir de leçons que
de l'expérience. 171
Doit toujours croire faire fa
volonté en faifant la vôtre.
>7Î
^e mal de fon inflri'flion cil
moins dans ce qu'il n'entend
po'mt, qwe dans ce qu'il croit
entendre. 305
•Comment je m'y prends , pour
que le mien ne foit pas aufïî
fainéant qu'un Sauvsge. 344
Utilité de ks travaux dans les
arts. 3 1 5
En parcourant les atteliers , doit
mettre lui-même la main^à
l'œuvre. 3 1 9
Choix de fon métier, s'il a du
goût pour les fcicnces fpé-
cu'dtives. 341
En ceflant d'être enfant, doit
fcntir la fupériorité du maî-
tre. 430
Différence du vôtre & du mien.
445
Elevés, ce qu'on leur apprend,
plutôt qu'à nsger. 197
Eloquence , manière inepte de l'eiv-
fcigner aux jeunes gens. 440
Vrai moyen. IbiJ.
Emile , pourquoi paroît d'abord
peu fur la fccne. 3 l
Riche, &: pourquoi. 34
A de la nailïancc , & pourquoi.
IHJ.
Orphelin , en cnicl fens. IhiJ,
Première chofe qu'il doit ap-
prendre. Sx
N'r.ura ni maillot, <[0
Ni chariots , ni bour'cts , ni
lificres. ^i
Pourquoi je l'cleve d'nhord à
h campagne. . 4S , m
E"iiU t
DES MATIERES.
46$
Emile, Son dialogue avec le jar-
dinier Robert. iî8
N'apprendra jamais rien par
cœur. 157
Comment apprend à lire. 1 66
A deffiner. ziî
A nager. 198
Précaution. ll'id.
Avis que je lui donne fur
les furprifes nofturncs. iio
Penfif & non queftionncur dans
fa curiofité. 174
Son aventure à la foire.
z8i
Sa première leçon de cofmo-
graphie. ly 5
De ftatique. 189
De phyfique fyftômatique. 191
Mot déterminant entre lui &
moi dans toutes les aéHons
de notre vie. 195
Queftion qui , de ma part , fuit
infailliblement toutes les
fiennes. Il'ici.
Comment je lui fais fentir l'u-
tilité de favoir s'orienter.
297
Que! livre compofera long-tems
feul fa bibliothèque. 307
Emule de lui - même. 306
S'intérefle à des queftions qui
ne pourroient pas même
effleurer l'attention d'un an-
tre ; exemple. 3 '.9
Pourquoi peu fêté des femmes
Emile. Tome I.
dans fon enfance, & avan-
tage de cela. 311 n.
Pourquoi je veux qu'il ap-
prenne un métier. 330
Choix de fon métier. 34 1
Fait à la fois deux apprent.fia-
ges. Il>iJ.
Comment je loue fon ouvrage,
quand il eft bien fait 343
Queftion qu'il me fiiit, quand
il juge que je fuis riche , &c
ma réponfe. 34 j
Eft un Sauvage fait pour ha-
biter les villes. 349
Ne répond point étourdiment
à mes qtieftions. 351
Sait 1'^ quoi bon fur tout ce
qu'il fait , &C le pourquoi fur
tout ce qu'il croit. 354
Etat de fes progrès à douie
ans. 154
A quinze. 356
N'eft pas faux comme les au-
tres enfans. 381
Saura tard ce que c'cft qus
fouflVir & mourir. IhiJ,
Quand il commence à fe com-
parer ;\ fcs femblables. 407
Quelles paflions domineront
dans fon caraftcre. Ibid.
Inipreflion que feront fur lui
les leçons de l'Hilloire. 411
Ne fe transformera point dan»
ceux dont il lira les vies.
4M
Nnn
"466
TABLE
Emile , jugera trop bien les autres
pour envier leur fort. 416
Pourra s'enorgueillir de fa fu-
périoritc. Il^id.
Remède à cela. 428
Gomment s'inilruira dans les
affaires. 436
Aime la paix. 438
Son parler n'ef! ni véhément.
441
Ni froid. INJ.
Etendue de fes idées , & élé-
vation de fes fentimens. 443
Ne s'inquiète point des idées
qui palTent fa portée. 4^6
A quelle fefte doit être aggré-
gé. 458
Encre , comment elle fe fait, 301
Utilité de favoir cela. 305
E/î/j^ce, premier état. 61
Deuxième état. gi.
Troifieme état. 165
Court tableau de U déprava-
tion. 15
Seul moyen de l'en garantir.
Ihid.
Ses premiers développemens
fe font prefque tous à la fois.
yo
Doit être aimée & favorifée.
Son état par rapj>ort à Phom-
me. 363 & ftiiv.
Ne peut gueres abufcr de la
'ibcrtc. ao^
A des manières de penfèr qiij"
lui font propres. 110
Doit mûrir dans les en-
tans. 117
Il y a des hommes qui n'y paf-
fent point. Ibid.
Ne point fe prefler de la ju-
ger. 145
Semblable dans les deux fexes.
358
Enfans , comment traites à leur
naiffance. 13 , ^i n.
Supportent des changemens que
ne fupporteroient pas les.
hommes. ij
Doivent être nourris à la cam-
pagne. 48
Leurs premières fenfations pu-
rement affectives. j6
Doivent être de bonne heure
accoutumés aux ténèbres.
IhU.
Ont rarement peur du tonner-
re. 58
Comment apprennent à juger
des dirtances. 60
Ont les mufcles de la face très-
mobiles. 61
Pourquoi font fi volontiers du
dégât. 65
Comment deviennent impé-
rieux. 67
Maximes de conduite avec eux.
Jhid..
En erandifTant dcviemicnt mQia&
DES MATIERES.
4'^7
remuans. 67
^JEnfans , ne point les flatter pour
les faire taire. 68
'Sont prefque tous fevrcs de
trop bonne heure. 70
Suivent mieux q\ie nous l'a-
nalogie grammaticale. 73
'On s'emprefle trop de les faire
parler. 79 , 74 & fuiv.
îEt de corriger leurs fautes <ie
langue. 74
■Apprennent à parler plus dif-
tinftement dans les Couvens
& dans les Collèges. 76
Pourquoi ceux des Payfans ar-
ticulent mieux que les nô-
tres. 7 5
Donnent fouvent aux -mots
d'autres fens que nous. 79
■Ne point montrer un air alar-
me quand ils fe bleflent. '81
Avantage pour eux d'être pe-
tits & foibles, 85
"Souffrent plus de la gêne qu'on
leur impofe , que des in-
commodités dont on les ga-
rantit. 101
En les gâtant , on les rend mi-
férables. loz & fuiv.
Règles pour accorder ou retu-
fer leurs demandes. 106 n.
On les conduit par les palfions
qu'on leur donne. 1 1 3
D'où vient leur pétulance.
ÏI4
Abus des longs difcours qu'on
leur tient. m
Ne font point naturellement
portés à mentir. 134 & fuiv.
Pourquoi trouvent quelquefois
d'heureux traits. 14a
Leur apparente facilité d'ap-
prendre caufe leur perte.
14a
On ne. leur apprend que des
mots. 148
N'ont point une véritable mé-
moire. 146
Comment fe cultive celle qn'ils
ont. 156
Quelle cft leur Géographie. 151
Si l'Hifloire eft à leur portée.
IbiJ.
Comment fe perd leur juge-
ment. 155
De leurs vêtemens. i8(î
Et de leur coéiTure. 1S9
Généralement trop vêtus. IhiJ.
Sur- tout dans les villes. 51/2.
En quel mois il en meurt le
plus. 190
S'ils doivent boire ayant chaud.
191
Ont befoin d'un long fommeil.
19»
Moyen de les faire dormir. 1 94
Et fe réveiller d'eux - mêmes.
IhiJ.
Comment fupportent gaiement
la douleur. 195
N n n 1
468
TABLE
En/ans , peuvent ctre exerces aux
jeux d'adrefle. no
S'ils doivent avoir les mêmes
alimens que nous. 239
Difficulté de les obferver. 16 1
On ne lait point le mettre à
leur place. 27?
Effet de la docilité qu'on en
exige. 193
Ne les payer que de raifons
qu'ils puiffent entendre. 194
Font peu d'attention aux le-
çons en dîlccurs. 197
Si l'on doit leur apprendre à
être galans près des femmes.
321/2.
Un appareil de machines &: d'inf-
trumens les effraye ou les
diftrait. 2S8
Ne s'intéreffent qu'aux choies
puremcr.t phyliques. ib'9
Sont naturellement portés à la
bienveillance. 361
Mais leurs premiers attache-
mens ne lont qu'habitude.
373
Leur curiofité hir certaines
matières. 366
Comment doit être éludée.
î6S & fuir.
Apprennent à jouer le fenti-
ment. 3JÎ0
Inconvénient de cela. Jf>U.
Tout clt infini pour eux. 4> i
£nfaj:t , augmente de prix en
avançant en âge. 14
Doit favoir être malade. 40
Suppofé homme à fa naiflance.
^3
Pourquoi tend la main avec
effort pour faifir un objet
éloigné. 60 , 64
A quelle dépendance doit ctre
affujetti. 99
Ne doit point être contraint
dans fes mouvemens, li'iJ.
Ne doit rien obtenir par des
pleurs. 100
Ne doit pas avoir plus de mots
que d'idées. 80
De la première fauffe idée qui
entre dans fa tête naiffent
Terreur & le vice. 107
Ne joint pas à ce qu'il dit les
mêmes idées que nous. 1 10
Gouverne le mr.ître dans les
éducations foignées. 171
Comment n'épiera pas les
mœurs du maître. 174
Ne doit poifij apprendre à dé-
clamer. 134
Moyen de le rendre cu-
rieux. 171
Ne peut être ému par le fenti-
ment. 173
Ne s'intércffc à rien dont il ne
voye l'utilité. Jo^
Situation où tous les bcfoins
naturels de l'homme , 6c les
moyens d'y pourvoir fe dé-
DES MATIERES.
4C9
veloppcnt fenfiblement à fon
efprit. 307
Comment il faut lui montrer
les relations fociales. 310
Sa première étude eft une forte
de phyfique expérimentale.
Ne doit rien faire fur parole.
293
Enfant qui fe croit brûlé par la
glace. 3 4^
Enfant dyfcoU , manière de le
contenir. 13°
Enfant -fait. î 5 î
Sa peinture. 154 &■ fniv.
Ennui, d'où vient. 395
Entendement humain , fon premier
terme & fes progrès. 5 5
£«v/c:,cfi a-mere & pourquoi. 379
Epiclete , fa prévoyance ne lui
fert de rien. 387
Erreur , le feul moyen de l'é-
viter, eft l'ignorance. 349
Erreurs de nos fens , font des er-
reurs de nos jugemens ; exem-
ple. U6
EJprit , chaque efprit a fa forme ,
félon laquelle il doit être
gouverné. 1 1 8
Ses carafleres. 346
Efprit (T) d'un enfant doit être
d'abord exhalé modérément ,
puis retenu. 14)
Efprit Je votre Elevé & du mien.
171
Efprit vulgaire , à quoi fe recon-
noit dans l'enfance. 144
Sens du mot Efprit, pour le
peuple &c pour les enfans.
448
Sens primitif. 44c)
Etat de Nature , en en fortant
nous forçons nos femblables
d'en fortir auffi. 325
Etat, quelle occupation nous en
rapproche le plus. 329
Etat de Nature , état Civil : ce
qu'il faudroit pour en réu-
nir les avantages. 98
Etudes , s'il y en a où il ne faille
que des yeux. i 5 i
S'il y en a qui conviennent aux
enfans. i ^ ^
Etudes fpèiulatives , trop culti-
vées aux dépens de l'art d'a-
gir- 43 5
Etudier par cœur , habitue à mal
prononcer. 76
Euripide , ce qu'il dit de Jupiter.
454
Excès d'indulgence ou de rigueur
à éviter. 101
Exercice du corps , s'il nuit aux
opérations de l'cfprit. 169
Explications en difcourSy font peii
d'imprcffion fur les entans.
Mauvaife explication par les
chofes. 305
47"
F
TABLE
A li LF.s. Si leur ctiide con-
vient aux enfans. is7
Analyfe d'une de celles de La
Fontaine. 158
Examen de leur morale. 163
Quel ell leur vrai tems. 432
La morale n'y doit pas être dé-
veloppée. 433
Fuculth fuperflues de l'homme ,
caufes de fa mifere. 90
Famille, comment fe diflbut. 26
jFfl/zwy/c-5 des enfans gâtés. loj
Farineux. %^6
Favorin , cité. 91
Fautes , leur tems eft celui des
fables. 43 2
Félicité de l'homme ici - bas eft né-
gative- 88
Femme , confidérée comme un
homme imparfait. 357
N'ell k bien des égards qu'un
grand enfant. 3^8
Femmes , notre première éduca-
tion leur appartient. 2 n.
Ne veulent plus être nourrices
ni mcrcs. i ^ , 17
Quel air leur plaît dans les
hommes. 322 /;.
Fétiches. 449
Feu de la jeuncjfe, pourquoi la
rend indifciplinalilc. 401
C'eft par lui qu'on la peut gou-
verner. 402
Foi des tnfuns ^ \ quoi tient. 455
Foihhffc , en quoi confiée. 93
D'où vient celle de l'homme.
C'eft elle qui le rend fociable.
378
Force , en quoi confifte. 90
A quel iige Thomme a le plus
de force relative. 367
Comment il en doit employer
l'excédent. Ibid.
Force du génie .& de Came , com-
ment s'annonce dans l'enfan-
ce. 144
Forêt de Montmorenci. 29S
François, ce qui rend leur abord
repouffant & défagréable.
77, 217 n.
VJfA JETÉ, figne très-équivo-
que du contentement. 395
Ganffres ifopérimetrts. 218
Gaures. 145
Genevois , peut- être ne feroient
plus libres , s'ils n'avoient
fçu marcher fans fouliers.
Gécie , a fou vent <Ian$ l'enfance
l'apparence de la ftupidité.
144
Gén'u des hommes, différent dans
les peuples & dans les indi-
vidus. 417
Géographie f idée qu'en ont les
DES MATIERES.
471
enfans. r 5 1
Ses premières leçons. 277
Çéométrle , s'il eft vrai que les
enfans l'apprennent. 147
Notre manière de l'enfeigner
donne plus à llmagination
qu'au raifonnement. 226
Comment Emile en apprendra
les premiers élémens. Ibid.
Moyen de la rendre inté-
reflante. 269
Gourmandifi , préférable à la va-
nité , pour mener les en-
fans. 240
Vice des cœurs làns étoffe.
241
Goiit. Remarques fur ce fens.
237 & fitiv.
Coûts naturels , font les plus fim-
ples. 2.38
Et les plus univerfels. 239
Gouvernement politique , à quoi
doit fe borner l'idée qu'il en faut
donner à l'enfant. 3 1 7
Gouverneur, première qualité qu'il
devroit avoir. 28
Moyen d'éviter la difficulté du
choix. Ilid.
Doit être jeune. 3 i
S'il doit avoir déjà fait une
éducation. //•/./.
Doit choifir auffi fon Elevé.
Ne doit point s'envifager com-
me en dcvaiat être lui jour
féparé. 34
Ne doit point fe charger d'un
Elevé infirme. 3'>
Doit avoir de l'autorité fur
tout ce qui entoure fon Ele-
vé, & moyen d'acquérir'
cette autorité. 1 19
Doit fe faire apprentif avec fon
Elevé. 341
Abus à éviter dans leurs com-
muns travaux. 343
Fondement de la confiance que-
l'Elevé doit avoir en lui.
430
Comment doit fe conduire dans
les fautes de fon Elevé de-
venu grand. 43 1
Gouverneurs , leur faufie dignité.^
429.
Grand Seigneur devenu gueux. 327
Grajfeyer. -jj^
Grijfcs , pain de Piémont. 72
Gymnaflique, t8 5.
_£JL ^-i BIT a DE, n'ell poinf la
Nature. 4
Seule habitude qu'on doit don-
ner ;\ l'enfant dans le pre-
mier âge. 5 4
D'où vient l'attrait de Vhabitu-'
de. 257 ^--v
Habitude du corps convenable à
l'exercice , différente de celle
qui convient driiiadioa..i.SS
471
TAULE
Haltînt d( l'homme y mortelle \
l'homme. 4S
Henri IF. Mot de ce Prince fur
les prédiôions des Aftrolo-
giies. 141
Hîritier , comment j'élcve. 178
Hermès, } 06
Hérodote , cité. 1 89 , 149
Hijloire , n'eft point à la portée
des enfàns. 1 5 1
Exemple. 1 5 1
Tems de fon étiide. 4 1 1
Calomnie le genre humain. 4 1 1
N'eft jamais fidèle. 413
En quoi fembîable aux Romans.
4'4
Doit peindre fans faire de por-
traits. Uid.
Montre plus les aftlons que
les hommes. 417
Hijloire moderne , n'a point de
phyfionomie. 415
Hijloriens anciens. 149 /;.
Hobbes , comment anpelloit le
méchant. 65
En quel fens fon grand principe
eft vrai. 103
Hochets. 70 , 7 1
Homme , comment défapprend à
mourir. 39
Fort par lui-mC'me, rendu foi-
ble par la fociétc. 96
Doit s'armer contre les acti-
dens imprévus. 1 1 3
EAlc mcm£ dan^ tou:> les états. } lô
Ce qui le rend ciïentlcUe-
ment bon ou méchant
36;
Doit être formé avant d'ufer
de fon fexe. 400
Ne pas le montrer aux jeunes
gens par fon mafque. 409
Commence difficilement à pen-
fer & ne ceffe plus. 446
Homme courant d'étude en étude ,
à quoi comparé. 179
Homme du monde , tout entier
dans fon mafque. 59S
Homme naturel , en quoi C(>n-
fifte fon bonheur. 291
Vivant dan; l'état de Nature ,
fort différent de l'homme na-
turel vivant dans l'état civil.
349 . 447
Borné par (es facultés aux
chofcs fenfibles. 447
Hommes, pourquoi j'en parle il
tard à mon Elevé. 3 i 3
Hommes vulgaires , ont feuls befoirj
d'être élevés. 3}
Humanité , premier devoir de
l'homme. 85
Ce qui la conftitue. 380
Comment s'excite & fe nourrit
dans le coeur d'un jeune hom-
me. 3S'i, 388
Maximes pour cela. 381 &fuiv.
Hyt;ienc, 40
iDtSS,
DES MATIERES.
47Î
XDkESt diftinguces des Ima-
ges. 146
Et des fenfations. 346
La manière de les former eft
ce qui donne un caraftere â
l'efprit humain. Ibld.
Idées fimples , ce que c'eft.
Ibïd.
Identité fuccejjîve , comment nous
avons le fentiment de la nô-
tre. 84
Jeunes femmes, leur manège pour
ne pas nourrir leurs enfans.
18
Jeunes gens corrompus de bonne
heure , font durs & cruels.
376
Caractère <le ceux qui confer-
vent long - tems leur inno-
cence. 377
Pourquoi paroiflent quelque-
fois infenfibles , quoiqu'ils
ne le foient pas. 390
Inconvénient de les rendre trop
obfervateurs. 410
Jeune homme , objets qu'on doit
lui montrer à certain âge.
3^i» 597
Exemple. 399
Doit penfer bien de ceux
qui vivent avec lui. 410
Eftimer les individus, & mc-
prifer la multitude. IHd.
Jeux , par qui & à quelle occa-
Eniile. Tome I.
fion inventés. 249
Jeux de nuit , utilité & pratique.
101, 208
Jeux olympiques ,ii quoi comparés.
410
Imagination , étend la mefure des
pofTibles. 89
Transforme en vices les pal-
fions des êtres bornés.
374
Imitation , goût naturel. 140
Comment dégénère en vice.
Ihid.
Indigejiions, comment les enfâns
n'en auront jamais. 248
Infiins. 8 1
Infini. 451
Ingratitude , n'eft pas dans le
cœur de l'homme. 404
D'oii elle vient. Itid.
Inoculation. 1 97
Injlincî , comment devient fenti-
ment. 361
InJîru<lton , à quel prix on la
donne aux enfians. 116
Doit être renvoyée autant
qu'on peut. iii
L'on n'y doit employer ni
rivalité, ni vanité. 306
Injlruclions de la Sature font
tardives , celles des hommes
prémattirées. 3^^
Infhumens mèchaniques , leur mul-
titude nuit .\ l'adreffe des
Ooo
474
TABLE
na'.ns & A la jurtcfTe des
fens. 190
Intc'l:g:n:e , épreuve & mefure
tle fon développement. 169
Intolérance , quel dogme eft fon
principe, 451
Jm^emens aftifs & pafûfs. 347
Diftinaion. Ibid.
Comment on apprend à bien
juger.. 349
Jvjî'uc , quel eft en nous fon
premier fentiment. 1x5
Juflici humaine y fon principe.
406 n.
J.uJIicc &C tonte ne i'or.t pas de
jnirs ctres moraux. . Iti.i. .
Jtivtnal , cité. . 339
L
A Fontaine , û fes Fab'es
conviennent aux cnfns.
Lait , fi le choix du lait de la
mère ou d'une autre , eft in-
différent.. 18
D'abord fércux , puis prend
de la confiflan:e. 43
Eft une fubrtance végétale. 4 5
Se caille toujours dans l'cftcmac.
46
ùangrte naturclte, Co
Langiits , a leur étude convii.nt
aux cnfans. . 149
Un entjnt n'en apprend jamais
Cfirune. . hiJ.
Pourquoi l'on enfeigne aux
enfans par préférence les lan-
gues mortes 1 50
Leçons doivent être plus en allions
qu'en difcours. 130
Liberté , le premier de tous les
biens. 96
Liberté bien réglée , feul inftniment
d'une bonne éducation. 1 1 3
Lire , manière d'apprendre à lire
aux enfans. 166
Lijîere , laifle une mauvalfe dé-
marche aux enfans. 84
Lit , moyen de n'en trouver
jamais de mauva ?. 303
Quel eit le meilleur. IbiJ.
Litkarg:.. 303
Livre , qui compofera feul la biblio-
thèque d'Emile. 307-
Livres , inllrumens de la mifere
des entàns. 165
Locke , recommande de ne poi.-.t
droguer les enfans. 37
Examtnde fa m:ixime , qu'il
faut ralfonner avec eux.
107
Comment veut qu'on rende un
enfant libéral. 138
Veut qu'on apprenne à lire aux
cnf-ns avec des dez. 16(1
Inconféquerce de cet Auteur
fur U'urboiiron. 190
Métier qu'il donne .^ fon Gen-
tilhomme.. )Î4
Veut qu'on étudie les cfprlts..
DES MATIERES.
475
avant les corps. 448
Lolx , ce qu'il leur manque pour
rendre les hommes libres.
98
Favorifent le fort contre le
foible. 409 n.
Lolx de la Nature , dans leur
recherche ne pas prendre
les faits pour des raifons.
191
Exemple fur la pcfanteur. Jl>iiL
Lotcpha^cs. 144
Louche , précaution pour qu'un
enfttit ne le devienne pas.
56
Lune , au-delà d'un nnage en mou-
vement , paroît fe mouvoir
en fens contraire. 347
Lydiens , comment donnèrent le
change à leur faim. 149
2 ri. A c HîN ES , leur appareil
ciFraye ou dilbait les cnfans.
Nous ferons nous-mcmes les
nôtres. Ib':.\
A force d'en rr-fTsmbler autour
de foi , l'on n'en trouve plirs
en foi-même. 190
Maigre , n'échauffe qnc par l'al-
faifonncment. ^7
'f ai Ilot. 17 , 50 , 68
!aîire , gouvemc par l'cntrint.
i7i
Mal , n'en faire à perfonnc , la
première & la p'us impor-
tante leçon de mora'e. 143
ilfiZWA; entafTcs fur l'enfance. ii
Miiux phyjlquîs , moins cruels
que les autres. 14
Maux moraux , tous dans Topi-
nion, hors un féal. 91
Maux de Came y n'e\C!te.it p.. s
fi généralement à compaiîion
que les autres. 390
Manitou. 449
Marcel, célèbre maître ï dav.iL-r.
Marmoufets de Lahan. 449
Maroc , ce que Montà'gne a d:r
d'un de fes Rois. 196
Mjjqius , comment on empC-chc:
un enfant d'en avoir peur. 57
Matière. 449
Maximes de conduite avec les C!".-
fans. 67
Sur la pitié. 3*>'i
Médecine , d'oà vient fon emp-re.
37
Maux qu'elle nous donne.
Sophifme fuT fon ufa?,e. Ihid.
Aulfi nuifib'.c à l'ame qu'.iu
corps. 5SJ
N'd tait aucun bicr an^ hom*
mes, 91
Médzziriy ne doit ctiraf^jellé ru'à
l'extrémité. 5 9
Milancolic , amie dr 1.. voK'.pté. ^ 9 ç
Ooo J
47<î.
TABLE
Mémoire , les enfans n'en ont pas
une véritable. 146,155
Comment fe cultive celle qu'ils
ont. 156^
Menalippe , Tragédie d'Euripide.
454 n.
Menfûnge de fait & de droit.
133
Ni l'un , ni l'autre n'eft natu-
rel aux enfans. 134 & fuiv.
Menuifcr'u. 342
Mères, d'elles dépend tout l'ordre
moral. lo
Avantage pour elles de nourrir
leurs enfans. 11
Méridienne à tracer. i8o
Aventure qu'elle amené. z8i
Mefures naturelles. 2Z1
Métaux , choifis pour termes
moyens des échanges. 317
Méthode y il en faiidroit une pour
apprendre difficilement les
fciences. 189
La mieux appropriée à l'efpe-
ce , à l'âge , au fexe , cft la
meilleure. 513
Métier y pourquoi je veux qu'E-
mile en apprenne un. 330
Métiers y raifons de leur diftinc-
tion. 314
Mifcres de l'hortime , le rendent
humain. 378 6- J'uiv.
Mœurs , comment peuvent renaî-
tre. 10
Comment l'enfant n'épiera [las
celles de fon gouverneur.'
174-
Mœurs y en quoi les peuples qui
en ont (iirpaffent ceux qui
n'en ont pas. 40 1
Monnaie , pourquoi inventée. 3 1 7
N'eft qu'un terme de comparai^
fon. Ibid.
Tout peut cti-e monnoie. Ibid.
Pourquoi marquée. 318
Son ufage. Ihid..
Effets moraux de cette inven-
tion ne peuvent être expli-
qués aux enfans. Itid..
Monfeigneur , il faut que je vive :.
réflexion fur ce mot &c fur li
réponfe.. 325
Montaigne, cité. 185, 196,417
Montre du fagc. 3 1 4 /?»
Morale , comment on l'enfcigne
aux enfans. 108
Unique leçon qu'on leur en doit
donner. 140
Morale & politique ne peuvent
fe traiter féparément. 408
Morale des fables , examinée. 1 6 }
Morale, ne doit pas ctrc dévelop-
pée, ^ .433
Moralité y il n'y en a point dans
nos aâions avant l'âge de
raifon. 65
Mort , comment devient un grand
m.il pour l'homme. 91
Comment fe fait peu fcntir. 196
L'idée s'en imprime taid
DES MATIERES.
477-
dans l'efpnt des enfans. 389
Mots , l'enfant n'en doit pas plus
favoir qu'il n'a d'idées. Jîo
Seule chofe qu'on apprenne
aux enfans. 148
Difficulté de leur donner tou-
jours le même fens. 147 n.
Mouvement , c'efl par lui que nous
apprenons qu'il y a des cho--
fes qui ne font pas nous.
59
Mufcies de la face , plus mobiles
dans l'enfant que dans l'hom-
me. 61
Mujîque, moyen de l'entendre par
les doigts. 212
Peut fervir à parler aux fourds.
IhiJ.
De la manière de Tenfeigner
aux enfans. 235
Myjleres.. 4<i2
N.
Ager, quel exercice on
préfère à celui - là dans la
grande éducation. 1 97
Ce qui le rend périlleux. 198
Naïffance de Chomme , a , povy
ainfi dire , deux époques.
357, 359
tlature, routes cor.tra'res par Icf-
quellcs on en fort dès l'en-
fance. 22
Exerce Inceflammcnt les enfans.
IbuL
Comment l'homme en fort par'
fes paffions. 361
Ses inflrudions tardives & len-
tes. 366
Son progrès en développant la
puiffance du fexe. 376
Nature de r homme, 4
Nature divine. 4 50
Newton , portoit l'hiver fes ha-
bits d'été. 188
Notions morales, leur progrès dans
mon Elevé. 269
Nourrice , la véritable. 26
La meilleure au gré de l'ac-
coucheur. 42-
Choix. 4j
Doit être la gouvernante de
fon nourrifibn, 44
Ne doit pas changer de ma-
nière de vivre. 45
Nourrices , comment traitées , &C
pourquoi. ig
Raifon de leur attachement à
Tiifage du maillot. ^1
Excellent dans l'art de diftraire
un enfant qui pleure. 70
Précaution qu'elles négligent.
Uid. .
Difent aux enfans trop de mois
inutiles. 71
Nuage , iiafTant entre la lune &
l'entant lui paroit immobile',
fv la lune en mouvement,
347'
Nuit ^ d'où vient l'effroi qu'elîfe-
47*
TABLE
caufe. 201
Remcde. zoj
Expcdition nocturne de l'Auteur
dans ion enfance. io6
\_J B J ECT I02i s contre la
llbertc lalfîce aux enfans.
86
Contre Vcducation ret.irdée. i 1 9
Contre la méthode inaé^ive de
ne rien apprendre aux enfans.
167
Contre l'emploi que l'Auteur
fait de l'enfance. 1^4
Contre la culture prématurée
d'un corps non formé. 131
Contre la pratique de former à
l'eiifant un jugement à lui.
Contre le choix des objets que
l'Auteur offre à l'adolefcent.
39/
Ohjits^ choix de ceux qu'on doit
montrer à l'entant. 57
De nos premières obfcrvations ,
fi-tot que nous commençons
à nous éloigner de nous. 170
Objets purement phyfquts , les
feuls qui pullfent inléreffcr
les entons. 19 x
Objets inulltcliuls ne font pas fi-
tot à la portée des jeunes
gens. 411
Qh/eryMion des mcct.'^s , inçoavc-
nient dy livrer trop un jenne
homme. 410
Odorat y réflexion fur ce fens. 149
Oijîveté eft un vol pv.b ic. 319
Opinion , ce qu'il faut faire pour
régner par elle. 331
Pour ne lui rien donner, il ne
faut rien donner à l'autorité.
Î53
Elevé fon trône fur les pafTions
dos hommes. 365
Ordre à fuivre dans les études. i8o
Ordre monil , comment l'homme
y entre. 406
Ordre foeial , tems d'en expoler
le tableau au jeune homme.
408
Source de toutes fes contra-
d'âlons. 409
Témérité de s'y fîer. 317
Organes des plaifirs fecrets & des
befoins ùégoûtans , pourquoi
placés dans les mêmes lieux.
370
Ottomans , ancien ufage des Prin-
ces de cette Maifon. 3 ;i
Ovide , cité. ^O
Ouie , culture de ce fens. 131
Organe aftif qui lui correspond.
M)
Outils , plus les nôtres font in-
génieux , plus nos organes
deviennent groffiers & mal-
ailroiis. jf)0
DES MATIERES.
479
JL A N T ALON , povirquol en-
nuyeux. 43 3
Parallèle de mon Elevé & du vô-
tre entrant tous deux dans
le monde. 391 & fuiv.
Parejfi , comment on en guérit les
enfans. 195
Pajions, une feule eft naturelle
à l'homme. 1 14
Sont les inftrumens de notre
confervation. 359
Quelle eft celle qui fert de
principe aux autres. 360
Gomment par elles l'homme
fort de la K.iUire. 361
Gomment fe dirigent au bien
ou au mal. 363
Sommaire de la fageffe humaine
dans leur ufage. 374
Leur progrès force d'accélérer
celui des lumières. 456
Bajjîons douces & affcciueufcs noif-
fent de l'amoiir de foi ; paf-
Jîons hameufes &• irafciUcs naif-
fent de Pamour-propre. 363
Paffîons impcLUiufis , moyen d'en
faire peur aux enfans. m
Pajjîcns na'ijfar.ics , moyen de les
ordonner. 374
JîauTJic, exercice pour les garçons.
Pauvre , n'a pas befoin d'éduca-
tion. 34
Eayfan Siiijfc y idée qu'il avoit,
de la puiflance royale. 451
Payfans , n'ont point peur des
araignées. 57
Leurs enfans articulent mieux
que les nôtres. 75
Ne graffeyent jamais. 74
Pourquoi plus groffiers que les
Sauvages. 169
PéJarete y citoyen. 7
Père , fa tâche. 17
Ne doit point avoir de préfé-
rence entre fes enfans. 35
PirfpeUive , fans fes illufio.is nous
ne vcrrioiis aucun cfpace.
Péruviens, comment traitoient les
enfans. 5 1 k.
Petite vérole. 196
Pétrone , cité. 3 10
Pétulance des enj'a/is , d'où vient.
65, 114
Peuple , a r.utant d'efprit & plus
de bon fens que nous. 388
Peuples corrompus , n'ont ni vi-
gueur , ni vrai courage. 401
Peuples ijui or.{ des maurs , qua-
lités qui leur font propres.
Ihid.
Philippe , Médecin d'Alexandre ,
fon hilloire. 151
Philofophie en maximes , ne con-
vient qu'à l'expérience. 415"
Philofophie de notre Jiecl: , un de
fes pK'.s fréquensaljus. 366^
480
TABLE
Phyfionomu. 396
Phyfiqiu y fes premières leçons.
z87
Phyjîque expérimentale , veut de
la fimplicité dans fes inftru-
mens. z88
Phyjîque fyjlèmatique , à quoi bon-
ne. 191
Sa première leçon. IhiJ.
Pythagore , à quoi comparoit le
fpedacle du monde. 410
Pitié, comment elle agit fur nous.
381
Eft douce, & pourquoi. 379
Comment on l'empoche de dé-
générer en foiblefle. 443
Pitié pour Us méchans , cruelle au
genre humain. IHJ,
Plan que l'Autevu- s'eft tracé.
30
Pleurs tics en/ans. 61 , 69
Plutarque , cité. î6 /z. 454 «.
En quoi il excelle. 418
Poifon , quelle idée en ont les
enfans. 153
Politejfe , idée de celle q\i'on don-
ne aux enfàns des riches.
100
Poupées ambulantes. z66
Précepteur y quel cA le vrai. 16
Incapacité Je l'Auteur pour ce
métier. 19
Préjugé qui mcprife les métiers ,
comment j'apprends i\ Emile
à le vaincre. 330
Préjugés, s'enorgueillir de les vain-
cre, c'eft s'y foumettre. 341
Préjènty ne doit point être facri-
fié à l'avenir dans l'éduca-
tion, 8ç
Prêtres & Médecins, peu pitoyables.
398
Prévoyance ,(o\\rK de nos milcres.
95
Prévoyance des hefoins , marque
une intelligence déjà fort
avancée. 191
Principes des chofes , pourquoi
tous les peuples qui en ont
reconnu deux , ont regardé
le mauvais comme inférieur
au bon. ^5
Progrès d'Emile à douze ans. 166
A quinze. 354
Propriété, exemple de la manière
d'en donner la première idée
à l'enfant. 1 17
Puberté , varie dans les indivi-
dus félon les tempéramens y
& dans les hommes félon les
climats. 365
Peut être accélérée ou retar-
dée par des caufes morales.
366
Toujours plus h.ltive chez les
peuples policés. Ibid.
Et d»Tns les villes. IbiJ. n.
Pudeur, les enfans n'en ont point.
370
Puijf.mcc du fcxc , comment les
ciifjns
DES IVÎATIERES.
4fÇi
enfans l'accélèrent. 375
Pyrrhus , jugement d'Emile fur
fa vie. 411
\J U E ST I o N par laquelle
on réprime les lottes & faf-
tidieufes queftions des en-
fans. 195
Ses avantages. Ibid.
Qiujllou fcabreufc , & réponfe.
371
■Çtùntilien , cité. 167
R
.Aces pcriflent ou dégénè-
rent dans les villes. 48
Raifon , frein de la force. iio
Comment on la dccrcditc dans
l'efprlt des enfans. 117
Raifon fenjîthz. 184
Ses inftnimens. Ibid.
Raifons , importance de n'en point
donner aux enfans qu'ils ne
puiflent entendre. 195
Ra'ifonncment , de quelle efpece
eft celui des enfans. 147
Si-tôt que l'cfprit eft parvenu
Jufqu'aux idées , tout juge-
ment eft im ra'ifonncment.
Rcconno'iffancc , fentiment naturel
au cœur humain. 405
Moyen de l'exciter dans le
cœur du jeune homme. Ibld,
Emile. Tome I.
Rcfraciion. 3 5 ^
Rifiis , ' n'en être point prodigue
& n'en jamais révoquer. 100
Régime pythagoricien. 47 «. 144
Régime végétal , convenable aux
nourrices. 45
Relations faciales , comtr.ent on
doit les montrer à l'enfant. 3 10
Religion , choix de celle d'Emile.
458
Repas ruflque comparé avec un
fellin d'appareil. 310
Réprimande que m'adrefle un Ba-
teleur en préfence d'Emi'e,
^^
République de Platon n'cft pas un
traité de Politique. 8
Ce que c'efl. Ibld.
Comment les enfLns y font éle-
vés. 145
Riche , l'éducation de fon état ne
lui convient point. 34
Riche appauvri. 317
Riches, trompés en tout. 41
Rivage , pourquoi quand on le
côtoyé en brto.'.u , p.iroît fe
mouvoir en fcns contraire. 3 47
Robert, Jardinier, {on dialogue
avec l'Auteur & fon Elevé,
118
Roblnfon Cnifoé. 3 07
Romains illuflres , ;\ quoi paflbient
leur jeunefll*. 43^
Romans orient jux , plus attcndril-
ians que les nôtres. 3^4
Tpp
48i
TABLE
Romulus devolt s'attacher à la
Louve qui l'avoit allaité. 361
S.
A G E s s E humaine , en quoi
confifte. 88, 374
Savans ^font plus loin de la vé-
rité que les ignorans. 348
Saveurs fortes, nous répugnent na-
turellement. 138
Inconvénient de s'y accoutu-
mer. 23 c)
Sauvages , pourquoi plus fubtils
que les payfans. 169
Devroient , fclon les Méde-
cins , être perclus de rhu-
matifmes. 190 n.
Pourquoi cruels. 144
De tous les hommes les moins
curieux & les moins ennuyés.
395
Science humaine , la portion pro-
pre aux Savans très -petite ,
en comparaifon de celle qui
eft commune à tous. 55
Sens , lequel fe développe le plus
tard. 59 "•
Sens, de l'art de les exercer. 199
& fuiv.
Deux manières de vérifier leurs
rapports. 3^0
Sens-commun , ce que c'eft. 251
Senfaùon & fentimens ont des
expreflions différentes. 6i
DilUng'.i.ci des idées. 346
Comment chacune peut deve-
nir pour nous ur.e idée. 3 50
Moyen d'en avoir à la fois deux
contraires en touchant le
même corps. 346
Senfaticns affectives précédent les
reprcfcntatives. 5 6
Senfibilité , comment on l'étouffé
ou l'empêche de germer.
379
Comment elle naît. 380
A quoi d'abord elle fe borne
dans un jeune homme. 40a
Doit fcrvir à le gouverner. 403
Scntimens , gradation de ceux d'un
entant. 361
Quel eft le premier dont foit
lufceptible un jeune homme
bien élevé. 376
Sevrer , tems & moyen. 70
Signe, ne doit jamais être fubfti-
tué à la choie , que quand
il eft impoflible de la mon-
trer, 176
Situations oii les befoins nat\irels
de l'homme & Its moyens
d'y pourvoir , fe dévelop-
pent fenfiblcment A l'clprit
d'un cnfimt. 307
Société , a f.iit l'homme foible. 96
Toute fociété confifte en échan-
ges. 316
Application de ce principe au
commerce & aux arts. ll'iJ.
D'où il luit que toute fociété
DES MATIERES.
4!? 3
a pour première loi quel-
que égalité conventionnelle.
317
Soleil , fon lever. 271
Sommeil des en/ans, 102
Moyens d'en régler la durée. 1 94
Sourds , moyen de leur parler en
mufique. 1 1 1
Spartiates , élevés en poliffons ,
n'ctoient pas pour cela gref-
fiers étant grands. 171
Spectacle du monde , à quoi com-
paré. 4 1 o
Sphère armillaire , machine mal
compofée. 276
Statique , fa première leçon. 289
Stupidité d'im enfant toujours éle-
vé dans la maifon. 181
Stupidité ficheufe , fous quels traits
je la peindrois. 4^1
Subjlance animale en putréfaftion
fourmille de vers. 45
Suhjlanccs , combien il y en a.
450
Sucs nourrijfans , doivent être ex-
primés d'alimens folides.
46 n,
Suétone , cité. z6 n.
Surprifes nocturnes. 210
Synthcfe. ijj
J. Â CI T E , à quel âge cet
Auteur cft bon ;\ lire. 415
Tailleurs , inconnus chez les An-
ciens. 338 «.
Talens élevés , inconvénient de
n'avoir qu'eux pour toute
reflburce. 331
Talens naturels , facilité de s'y
tromper. 335
Exemple. 336
Thcmijlocle , comment fon fils gou-
vernoit la Grèce. 95 n.
Thw.ydide , modèle des Hiftoriens.
4M
Tcms , c'eft plus le perdre d'en
mal ufer que de n'en rien
faire. 145
Quand il eft avantageux d'en
perdre. i 16
Trop long dans le premier
âge , & trop court dans celui
de l'inftruc^ion. 279
Quand les enfans commencent
à connoîtrc fon prix. 292
Ténèbres , on y doit de bonne
heure accoutumer les en-
fans. 56
Tonnerre , rarement les enfans en
ont peur. 58
Toucher, culture de ce fens. 200
& fuiv.
Ses jugemens bornés & lîirs,
21 1
Comment peut fuppléer à la
vue. 200
A l'ouie. n t
Moyens de l'aiguifer ou de Té-
mouflcr. i I X
Ppp I
4S4
TABLE
Sans lui nous n'aurions aucune
idée de retendue. zii
Tréfor de St. Marc à Veiiife , ce
qui lui manque. 185^
Turcnm , trait de douceur de ce
grand homme. 410
Petiteffe. Ihld.
V.
A LE RE- Ma X I M E,. cité.
81
Vanité, fuites mortifiantes de fon
premier mouvement dans
Emile. 287
Varron , cité. 1 1
Vtrtu , en la prêchant aux enfans
on leur fait aimer le vice.
137
Vertus , font des apprentiflages
de l'enfonce. 196
Vertus par imita'ion. 137
Vétcmens , obfervations fur ceux
des enfans. 186, 189
Vérité y doit coûter quelque chofe
à connoître , pour que l'en-
fant y faffe attention. 274
Quand on peut fans rifque exi-
ger qu'un enfant la dife. 181 n.
Viand: , fon goût n'ell pas na-
turel ;\ l'homme. 243
Lambeau de Plutarque fur cet
aliment. 244
Kici , il n'y en a pas un dans le
cœur de l'homme dont on
ne puiile dire comiDcnt il y
eft entré. 114
Vu , pour qui la peur de la per-
dre en fait tout le prix.
37
A qxiel point commence véri-
tablement celle de l'individu.
84
On doit la laiffer goûter aux
enfans. 8<S-
Les vieillards la regrettent plus,
que les jeunes gens. 91
VU dare , multiplie les fenfations
agréables. 19}
Vie humaine , fes plus grands rif-
ques font dajis fon commen-
cement. 85
Courte A plus d'un égard. 357
Vies particulières , préférables à
l'hlftoire. 417
f'iii//dr4/i,déphifent aux enfans. 3 1
Aiment à voir tout en repos
autour d'eux. 6(S
Vigueur d'efprlt , comment fc con-
trafte. 308
Villes , font le gouffre de l'ef*
pece humaine. 48
Pourquoi les nices y dégénèrent.
367
Vm , nous ne l'aimons pas natu-
rellement. 239
Falfiiîé par la litharge eft un
poifon. 304
Moyen de connoître cette fal-
fificat'on. f/'id'
f-lrglle , (on p\\is beau Vers. jSj^
DES MATIERES.
48s
yîrginicé , importance de la con-
ferver long-tems. 367, 376
Préceptes. 368, 397
Vifages plus beaux que leurs maf-
ques, 4 1 0
Vivre , ce que c'eft. 1 3
Vocabulaire de V enfant^ doit être
court. 80
Voix , combien de fortes l'hom-
me en a. 133
Volant i eftun jeu de femme. 119
Ufagc , en prendre prefque tou-
jours le contre-pied pour bien
faire. 117
Ufages , en toutes chofes doi-
vent être bien expliqués
avant de montrer les abus.
3-8
f/ùliiéy fens de ce mot dans l'ef-
prit des enfans. 194
Pourquoi ce mot dans notre
bouche les frappe fi peu.
Ibid-
Exemple de l'art de le leur
faire entendre. 198
Vue , exercice de ce fenÇ. 2 1 4
Ce qui rend fes jugemens équi-
voques. Ihid,
Comment la courfe exerce un
enfant à mieux voir. m
_/\. En OPH ON ,
,ZL Urich,
cite. } z
comment pafTenf
maîtres les Confelllers de
cette Ville. 344
Fin de la Table du premier VolumCy
•v^.4!
y K\