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Full text of "Collection des chroniques nationales françaises écrites en langue vulgaire du 13me au 16me siècle : avec notes et éclaircissements"

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COLLECTION 

DES  CHRONIQUES 

NATIONALES  FRANÇAISES. 
»<^1 3^«- — 


CHRONIQUES  DE  FROISSART. 
TOME  XIII. 


IOUL,   FONDEHIE  ET  IMPRIMERIE  DE  J.  CARfcZ. 


COLLECTION 

DES  CHRONIQUES 

NATIONALES  FRANÇAISES, 

ÉCRITES   EN   LANGUE  VULGAIRE 

DU  TREIZIÈME  AU    SEIZIÈME   SIÈCLE, 

AVEC  NOTES   ET    ÉCLAIRCISSEMENTS, 

par  J.  A.  BUCHON. 


TOME  XIII. 


PARIS , 

VERDIÈRE,  LIBRAIRE,  QUAI  DES  AUGUSTINS,N°25, 
J.  CAREZ,  RUE  HAUTE  FEUILLE,  Nu  1 8. 


1823 


LES 


CHRONIQUES 


DE 


JEAN  FROISSART. 


LIVRE  QUATRIÈME. 


CHAPITRE  XXIV. 

Comment  traité  se  renouvela  a  Tours  en  Tour  ai  ne 

ENTRE  LE  ROI  DE  FrANCE  ET  LE  DUC  DeBrETAGSE,  ET 
DU  MARIAGE  ET  ALLIANCE  DE  LA  FILLE  DE  FrANCE  AU 
FILS  DU  DUC  DE  BRETAGNE  ET  DE  JeAN  DE  BRETAGNE 
COMTE   DE    PaiNtIÈVRE    (PeNTHIEVRE)     A   LA     FILLE    DU 

dit  duc  de  Bretagne. 

Vous  savez,  si  comme  il  est  ici  dessus  contenu  en 
notre  histoire  en  plusieurs  lieux,  comment  le  duc  de 
Bretagne  et  messire  Olivier  de  Clisson,  pour  ce 
temps  connétable  de  France,  avoient  haine  l'un 
sur  l'autre.  Le  dite  de  Bretagne,  avec  la  haine  qu'il 
avoit  sur  le  dit  messire  Olivier,  avoit  grand' envie 
qu'il  é toit  si  bien  du  roi  et  de  son  secret  conseil, 
et  volontiers  y  eût  mis  trouble  et  empêchement 

FKOISSART.    T.     XIII.  I 


2  LES  CHRONIQUES  (1391) 

s'il  sçût  ou  pût  et  s'il  ne  doutât  trop  le  roi  à  cour- 
roucer. Et  souvent  se  rcpentoit  de  ce  que,  quand 
il  tint  eu  son  danger  (pouvoir)  messire  Olivier 
de  Clissou  au  châtel  à  l'Ermine,  que  tantôt  il  ne  le 
lit  mourir j  car  si  mort  eût  été,  on  l'eût  passé  et  ou- 
blié, ni  nul  ne  lui  en  eût  fait  guerre  que  bien  il  ne 
fût  allé  au-devant. Le  duc,  pour  ces  haines  et  envies 
qu'il  a  voit  sur  le  dit  messire  Olivier  se  tenoitdur 
et  haut  et  clos  en  toutes  obéissances, là  où  bonne- 
ment il  pouvoit  résister  à  l'encontre  de  la  couronne 
de  France;  et  bien  savoil  que  il  faisoit  mal  et  point 
n'y  pourvéoit,  mais  soufïroit  les  choses  aller  à  l'a- 
venture. Et  tenoit  à  amour  trop  grandement  les 
Anglois,  et  faisoit  pourvoir  ses  villes  et  seschâleaux 
d'artilleries  et  de  vivres;  et  maudoit  en  Angleterre 
couvertement  gens  d'armes  et  archers,  et  les  établis- 
soit  en  ses  forts;  et  donnoit  à  entendre  que  il  at- 
tendoit  guerre;  et  ne  savoient  ses  gens  où  ni  à  qui 
il  vouloit  faire  guerre.  Néanmoins,  tout  ce  qu'il 
faisoit  étoit  bien  sçu  en  France,  et  en  parloient  les 
aucuns  bien  largement  sur  sa  partie.  Et  bien  savait 
le  duc  de  Bretagne  que  plusieurs  seigneurs  en 
France,  et  non  pas  tous,  l'avoient  grandement  con- 
tre courage  (cœur),  mais  il  n'en  faisoit  compte,  ains 
cheminait  toujours  avant,  et  se  conlioit  grandement 
de  plusieurs  de  ses  choses  en  sa  cousine  la  duchesse 
de  Bourgogne.  Il  avoit  droit,  car  de  ce  lieu  il  éloit 
bien  appuyé  et  fort  porté,  car  la  dame,  pour  cause 
de  lignage, l'aimoit,  pourtant  que  le  comte  de  Flan- 
dre son  père,  qui  cousin  germain  avoit  été  à  ce  due, 
l'avoit  toujours  aimé  et  conforté  eu  toutes  ses  tri- 


fi5gi)  DE  JEAN  FROISSA RT.  3 

Inflations.  Cette  dame  de  Bourgogne  que  je  vous 
dis  étoit  bien  dame,  car  le  duc  son  mari  ne  l'eût 
point  volontiers  courroucé  et  bien  y  avoit  cause, 
car  de  parla  dame  le  duc  tenoit  grands  héritages, 
etsi  en  avoit  de  beaux  enfants 3  de  quoi  le  duc  étoit 
plus  tenu  à  elle,  et  étoit  aussi  toute  la  eouronne  de 
France. 

Ces  haines  et  dissimulations  impétueuses  et  mer- 
veilleuses se  couvoient  entre  ces  parties  et  quoique 
le  duc  de  Bretagne  eût  été  en  France  à  Paris  devers 
le  roi  et  lui  eût  fait  hommage,  je  ne  vous  sÇaâs  pas 
bien  à  dire  si  ce  fut  de  bon  cœur,  car,  lui  retourné 
en    Bretagne,  on  en   aperçut  en  lui   trop  petit   de 
bon  amendement.   Il  avoit  juré  obéissance,  et  que 
au  pape  d'Avignon  il  obéiroit,mais  non  fit  oneques; 
ainçois  le  condamnoit  en  ses  paroles  et  ne  vouloit 
nully  (personne)  souffrir  à  pourvoir  des  bulles  de 
ce  pape;  et  se  tenoit  neutre  en  trop  de  choses  ;  et 
donnoitles  bénéfices  ;  et  ne  pou  voit  nul  clerc  venir 
à  provision  de  bénéfice,  en  son  pays,  si  il  ne  lui  plai- 
soit  grandement.  Avec  tout  ce,  des  commandements 
et  exploits  qui  venoient  de  la  chambre  de  parlement 
à  Paris, il  neiaisoit  nul  compte,  mais  vouloit  que  ses 
sergents  exerçassent  toujours   devant  ou  avant  en 
leur   office  ;   mêmement  les  prélats  de  Bretagne  , 
c'est  à  entendre  les  évéques,  perdoient  grand'  foison 
de  leurs  juridictions  par  ce  duc;  dont  les  plaintes 
en   venoient  grandes  et  grosses  en  la  chambre  de 
parlement  à  Paris,  mais  ils  n'en  pouvoient  avoir 
autre  chose;  car  quand  il  étoit  requis  ou  admonesté 
de  venir  ouïr  droit  en  la  chambre  de  parlement,  ou 


4  LES  CHRONIQUES  (i39i) 

il  envoyât  personne  idoine  et  suffisamment  fondée 
de  procuration  pour  ouïr  droit  pour  lui  ou  contre 
iui,  les  officiers  du  roi,  au  commandement  de  leur 
maître,  venoient  en  Bretagne  pour  sommer  le  duc 
et  accomplir  leur  mandement;  mais  ils  nepouvoient, 
quand  ils  étoient  là  venus,  voir  le  duc  ni  parler  à 
lui.  Et  se  laisoit  excuser-  et  quand  les  sergents  du 
roi  étoient  partis  et  retournés,  ce  duc  disoit:  «Oil! 
je  irai  ou  envoierai  à  Paris  pour  ouïr  droit!  Je  ne 
m'en  travaillerai  jà  !  Je  fus  n'a  pas  trois  ans  là  pour 
ouïr  et  avoir  droit,  mais  oneques  je  n'en  ouïs  par- 
ler. Nos  seigneurs  de  parlement  le  tournent  bien 
ainsi  qu'ils  veulent.  Ils  me  tiennent  bien  pour  jeune 
et  ignorant,  quand  ainsi  me  veulent  mener.  Je  vueil 
bien  que  si  mes  hommes  de  ma  duché  de  Bretagne 
étoient  tous  à  un  et  obéissants  à  ma  volonté,  ainsi 
que  ils  le  dussent  être,  je  donnerons  le  royaume  de 
France  tant  à  faire  que  les  déraisonnables  enten- 
droient  à  raison,  et  cils  qui  ont  servi  loyaumentse- 
roient  payés  loyaument,  et  ceux  qui  ont  desservi  à 
être  justiciés  seroient  justiciés,  et  ceux  qui  veulent 
avoir  droit  auroient  droit.  » 

Vous  devez  savoir  que  telles  choses,  et  autres 
assez ,  étoient  souvent  mises  en  place  et  réveillées  en  la 
ch ambre  du  roi;  et  disoient  ceux  de  son  détroit  con- 
seil: «Ce  duc  est  trop  présomptueux  et  orgueilleux, 
quand  on  ne  le  peut  amener  à  raison;  et  si  on  lui 
souffre  ses  opinions  sur  la  noblesse  et  franchise  du 
royaumedeFrance,il  en  sera  trop  grandement  affai- 
bli; et  si  y  prendront  exemple  tous  autres  seigneurs, 


(iSgi)  DE  JEAN  FROISSABT.  5 

dont  la  juridiction  du  royaume  petit  à  petit  se 
perdra.  » 

Si  fut  avisé, pour  remédier  et  pour  obvier  à  toutes 
ces  choses,  que  doucement  on  le  manderoit  que  il 
vînt  à  Tours  en  Touraine;  et  le  roi  de  France  se 
travaillcroit  tant  pour  l'amour  de  lui  que  il  vien- 
droit  là,  et  seroit  à  l'encontre  de  lui;  et  seroient  de- 
lez(près)  le  roi,  de  son  conseil  souverain, le  duc  de 
Berry,  le  duc  de  Bourgogne,  l'évêque  de  Chartres  et 
l'évêque  d'Autun.  Et  étoient  ces  quatre  expressé- 
ment nommés,  pour  tant  que  le  duc  de  Bretagne  les 
avoit  plus  à  grâce  que  tout  le  demeurant  de  France, 
excepté  le  comte  d'Etampes  et  le  seigneur  de  Coucy. 
Encore  étoient  bien  ces  deux  en  sa  grâce. 

Sur  cet  état  que  je  vous  dis  on  persévéra;  et  fu- 
rent envoyés  en  Bretagne  devers  le  duc  le  comte 
d'Etampes  et  maître  Yves  Deurient,  lesquels  eurent 
moult  de  peine  et  de  travail  à  émouvoir  le  duc  à  ce 
qu'il  voulsist  venir  encontre  le  roi  et  ses  oncles  à 
Tours  en  Touraine.  Tant  lui  montrèrent  de  belles 
paroles  colorées  et  armées  de  raison  que  il  s'inclina 
et  dit  que,  à  Tours  en  Touraine  il  viendroit  et  que 
on  nel'avoit  que  faire  de  presser  d'aller  plus  avant, 
car  point  il  n'iroit,  et  aussi  son  adversaire  Olivier 
de  Clisson  point  il  ne  verroit  Tout  ce  lui  eut-on 
en  convenant  ainçois  (avant)  qu'il  voulsist  venir  à 
Tours. 

Or  retournèrent  en  France  les  dessus  dits  am- 
bassadeurs et  contèrent  au  roi  et  à  ses  oncles  com- 
ment ils  avoient  exploité.  On  s'en  contenta,  car  on 
n'en  pouvoit  autre  chose  faire  ni  avoir.  Si  firent  le 


6  LES  CHRONIQUES  (i3gi) 

roi  et  les  seigneurs  qui  à  Tours  dévoient  aller  leurs 
pourvéances  grandes  et  grosses,  ainsi  que  pour  de- 
meurer deux  ou  trois  mois;  car  bien  sentoient  et 
imaginoient  que  leurs  traités  et  parlements  ne  se- 
roient  pas  si  tôt  accomplis. 

Or  vinrent  le  roi  de  France,  le  duc  de  Touraine 
son  frère,  le  duc  de  Berry,  le  duc  de  Bourgogne, 
Jean  de  Bourgogne  son  fils,  le  duc  de  Bourbon,  le 
sire  deCoucy,  le  comte  de  la  Marche,  le  comte  de 
Saint  Pol,  et  tous  les  consaulx  (conseillers)  de 
Fiance  à  Tours  en  Touraine  et  s'y  logèrent.  Aussi  y 
vinrent  d'un  lez  le  connétable  de  France  et  Jean 
de  Bretagne  son  beau  fils,  et  leurs  consaulx,  car 
bien  y  avoient  à  faire.  Le  duc  deBretagnevintaprès, 
eux  bien  quinze  jours  ;  et  disoient  les  aucuns,  quoi 
qu'il  les  eût  là  fait  venir,  quepointil  n'y  viendroit, 
car  il  s'envoya  excuser  par  trois  fois;  et  disoit  qu'il 
étoit  malade  et  qu'il  ne  pouvoit  chevaucher.  Fina- 
lement il  y  vint.  Si  étoient  ses  pourvéances  toutes 
faites  pour  lui  et  pour  ses  gens;  et  furent  logés  tous 
à  leur  aise.  Si  commencèrent  les  parlements  à  entrer 
et  à  aller  les  moyens  des  parties  de  l'un  à  l'autre; 
Les  jours  étoient  courts,  si  comme  ils  sont  en  hiver, 
si  ne  pouvoit-on  longuement  parlementer  devant 
dîner  ni  api' es  dîner  jusques  au  soir. 

Ces  parlements  et  ces  traités  étant  à  Tours,  sur 
la  forme  et  manière  que  je  vous  dis,  entre  le  roi  de 
France  et  le  duc  de  Bretagne,  qui  durèrent  moult 
avant  en  l'hiver,  vinrent  de  Toulouse  et  des  parties 
de  Foix  et  de  Béarn  messire  Roger  d'Espagne  et 
messire  Espaing  du  Lion,  et  arrivèrent  à  Tours  un 


(#3oO  DE  JEAN  FROISSART.  7 

mercredi.  La  cité  étoit  si  remplie  de  seigneurs  et  de 
toutes  gens  que  à  grand' peine  purent-ils  être  logés. 
Toutefois  ils  le  furent  et  allèrent  devers  le  roi  et  les 
seigneurs,  et  remontra  messire  Roger  d'Espagne  au 
roi  et  à  son  conseil,  aussi  à  tous  les  autres  seigneurs 
et  à  leurs  consaulx,  sagement  et  bellement,  ce  pour 
quoi  il  étoit  là  venu  et  à  grand  loisir.  Et  de  ce  fut- 
il  bien  aisé,  car  le  roi  et  les  seigneurs  étoient  si  char- 
gés pour  lefait  de  Bretagne  qui  moult  leur  touchoit, 
que  à  peine  pouvoient-ils  entendre  à  autre  chose 
fors  à  cette.  Néanmoins  messire  Roger  fut  volon- 
tiers ouï;  mais  il  ne  fut  pas  si  brièvement  répondu. 
Avant  séjourna  plus  de  deux  mois  et  lui  disoit-on 
toujours:  «Nous  nous  conseillerons.  »  Et  ce  conseil 
ne  venoit  point. 

Encore  y  eut  un  autre  empêchement,  le  roi  là 
étant  à  Tours,  et  qui  moult  chargea  le  conseil,  car 
ils  y  vinrent  de  par  le  roi  d'Angleterre,  messire 
Jean  dit Clau von, chevalier  et  chambellan  du  roi  et 
Richard  Rowhalle  clerc  en  lois  et  en  droit  du  con- 
seil du  roi  d'Angleterre,  parler  au  roi  de  France  et 
à  son  conseil,  sur  l'état  dont  je  vous  ai  parlé  autre- 
fois, et  ce  pourquoi  mes  seigneurs  Thomas  de  Percy 
et  le  sire  de  Cliflfort  furent  et  avoient  été  en  devant  à 
Paris. Quand  les  Anglois  furent  venus, on  cloyttous 
traités  et  consaulx,  et  entendit-on  à  eux  et  à  leur 
délivrance.  Il  me  fut  dit  que  ils  apportoient  lettres 
de  créance  au  roi,  et  aux  ducs  de  Berry  et  de  Bour- 
gogne. On  les  ouït  parler.  La  créance  étoit  telle  eue 
le  roi  d'Angleterre  et  ses  oncles  vouloient  savoir  si 
le  roi  de  France  et  ses  consaulx  étoient  en  volonté  de 


8  LES  CHRONIQUES  (i5ç)l) 

tenir  le  parlement  à  Amiens,  ainsi  que  proposé  étoit, 
sur  forme  de  paix  entre  les  deux  rois, leurs  conjoints 
et  leurs  adliers.  Le  roi  de  France,  qui  ne  désirait 
autre  chose  à  ce  qu'il  montrait  que  de  venir  à  paix, 
répondit:  «  Oil.  »  et  lui  délivré  du  duc  de  Bretagne 
et  parti  de  Tours,  iln'entendroitjamaisà  autrechose, 
qu'il  serait  venu  à  Amiens  ,  si  comme  ordonné 
étoit,  et  là  attendrait  les  traiteurs  d'Angleterre, 
et  leur  feroit  faire  la  meilleure  chère  qu'on  pour- 
rait. 

De  tout  ce  se  contentèrent  grandement  les  An- 
glois,et  furent  cinq  jours  à  Tours  en  Touraine  le 
plus  de-lez  (près)  le  roi,  les  seigneurs  et  le  chan- 
celier de  France.  Quand  ils  eurent  fait  ce  pourquoi 
ils  étoient  venus,  ils  prirent  congé  au  roi  et  aux  sei- 
gneurs. Le  roi  leur  fit  donner  de  ses  largesses,  dont 
ils  le  remercièrent  grandement  j  et  furent  délivrés 
aux  hôtels  de  par  le  roi,  et  puis  se  départirent.  Et 
sachez  pour  lors  que  ils  ne  virent  point  le  duc  de 
Bretagne  ni  ne  parlèrent  à  lui,  car  point  ne  vom- 
loient  que  les  François  y  eussent  nulle  suspection 
(soupçon)  de  mal.  Et  retournèrent  parmi  France 
et  Picardie  à  Calais  et  là  montèrent  en  la  mer.  Et 
arrivèrent  à  Douvres  et  puis  vinrent  à  Londres;  et 
trouvèrent  le  roi  et  les  seigneurs  du  conseil  à  West- 
moustier, auxquels  ils  firent  réponse  de  tout  ce  que 
ils  a  voient  vu  et  trouvé,  voire  qui  appartenoità  dire. 
La  réponse  et  la  relation  qu'ils  firent  plut  hien  au 
roi  d'Angleterre  et  à  son  conseil,  et  s'ordonnèrent 
sur  ce  pour  venir  à  Amiens.  Or  vous  conterons-nous 
des  légaulx  (légats)  de  Béarn  et  de  Fois. 


(i3gO  DE  JEAN  FROISSART.  & 

Vous  devez  savoir  que  messire  Roger  d'Espagne 
et  messire  Espaing  de  Lion,  qui  en  légation  étoient 
venus  en  France  de  par  le  vicomte  de  Chastillon 
(Castelbon)  et  pour  ses  besognes  ,  s'acquittèrent 
ioyaument  et  vaillamment;  et  moult  de  peine  et  de 
travail  eurent  à  poursuivis  le  roi  et  la  cour  et  ceux 
de  l'étroit  conseil.  C'est  à  entendre,  les  chevaliers  et 
les  clercs  de  sa  chambre  boutoient  le  roi  en  l'oreille 
que  il  prît  la  comté  de  Foix  et  l'attribuât  au  domaine 
de  la  couronne  de  France,  puisque  les  Foïssoix  le 
vouloient.  A  ce  s'inclinoit  assez  le  roi,  mais  le  duc 
de  Bourgogne, comme  sage  et  imagi  natif,  ne  s'y  vou- 
lait accorder  et  disoit,  que  le  roi  de  France  a  voit  des 
terres  et  des  frontières  assez  à  garder,  sans  enchar- 
ger  cette  nouvelle  peine  et  déshériter  l'héritier; 
mais  conseilloit  que  le  roi  reprît  l'argent  et  les  flo- 
rins qui  payés  avoient  été.  et  aucune  chose  outre. 
Néanmoins  il  m'est  avis  que  le  duc  de  Bourgogne 
n'en  eût  point  été  cru,  mais  le  duc  de  Berry  reprit 
la  besogne  et  s'en  chargea  de  tous  points,  parmi  le 
moyen,  que  je  vous  dirai. 

Vous  savez  comment  il  avoit  allé  de  lui  jadis  et 
du  comte  Gaston  de  Foix, quand  il  envoya  en  Béarn 
devers  le  dit  comte  si  notables  personnes  que  le 
comtedeSancerreJe  vicomte  d'Assy,  le  seigneur  de 
la  Rivière  et  messire  Guillaume  de  la  Trimouillc 
traiter  du  mariage  madamoiselle  Jeanne  de  Boulo- 
gne, laquelle  le  comte  de  Foix  avoit  en  garde  et 
nourrisson.  Le  comte  de  Foix  entendit  bien  aux 
traiteurs  et  au  mariage,  mais  sa  réponse  fut  telle 
que  jà  le  duc  de  Berry  ne  l'auroit  à  femme  ni  autre- 


io  LES  CHRONIQUES  (i5qi) 

ment,  si  n'avoit  paye  trente  mille  francs  pour  la 
garde  et  nourrisson  de  la  jeune  fille  de  Boulogne. 
Le  duc  les  paya,  car  il  vouloit  avoir  la  dame:  or  lui 
eu  souvint-il  quand  il  fut  temps  et  heure,  et  manda 
messire Roger  d'Espagne  et  messire  Espaing  de  Lion 
en  sa  chambre  à  Tours  et  se  fit  là  enclorre  entre  eux 
trois,  et  leur  dit:  «  Si  vous  voulez  venir  à  bonne 
conclusion  de  vos  procès,  vous  y  viendrez ,  mais 
avant  il  me  convient  ravoir  trente  mille  francs,  les- 
quels mes  gens  payèrent  un  jour  et  mirent  outre  au 
comte  de  Foix,  avant  que  je  pusse  avoir  ma  femme. 
Toujours  a  été  l'imagination  de  moi  telle  que  si  je 
survivois  le  comte  de  Foix,  ils  me  retourner  oient  » 
Les  deux  chevaliers,  quand  ils  eurent  oui  le  duc  de 
Berry  ainsi  parler,  regardèrent  l'un  l'autre  sans  mot 
sonner.  Donc  dit  le  duc:  »  Beaux  seigneurs,  pour 
vérité  dire  et  remontrer,  je  vous  ai  tollu(oté)  la  pa- 
role; conseillez-vous  et  parlez  ensemble;  car  sans  ce 
traité  faire  du  toutà  ma  volonté,  le  vôtre  ne  se  pas- 
sera jà.  Je  mefaisfort  de  beau  frère  de  Bourgogne, 
il  en  fera  à  ma  volonté;  il  a  en  gouvernement  les 
marches  de  Picardie  et  je  les  marches  de  Langue- 
doc. Au  dessous  de  moi,  ni  contre  ma  volonté  nul 
ne  parlera  ni  contredira ;et  ce  vicomte  deChastillon 
(Castelbon)  trouve  et  trouvera  argent  assez,  carie 
comte  mort  en  avoit  plus  assemblé  que  le  roi  n'en  a 
en  trésor.  » 

Donc  parla  messire  Roger  d'Espagne  etdit:  «  Mon- 
seigneur, posé  que  nous  vous  voulsissions  accorder 
votre  demande,  si  n'avons-nous  pas  la  mise  avec 
nous.  »  —  «  lia!  répondit  le  duc,  messire  Roger,  jà 


(iSq*;  DE  JEAN  FROISSART.  II 

pour  ce  ne  demeurera,  vous  en  ferez  la  dette  sut 
votre  foi  et  scellé,  et  je  les  vous  croirai,  bien  et  en- 
core outre  s'il  vous  besogne.  »  —  «  Monseigneur,  dit 
le  chevalier,  grands  raercis!  Nous  parlerons  ensem- 
ble et  demain  vous  en  répondrons.  »-^«  Il  me  plaît 
bien,  dit  le  duc.  » 

Lors  cessèrent-ils  leur  parlement,  et  fut  la  cham- 
bre ouverte.  Les  chevaliers  se  départirent  du  duc 
de  Berry  et  retournèrent  à  leur  hôtel  ;  et  eurent  ce 
jour  mainte  imagination  à  savoir  quelle  chose  ils  fe- 
roient,et  si  ils  retourneroient  sans  accorder  au  duc 
de  Berry  ce  qu'il  demandoit.  Tout  considéré  ils  re- 
gardèrent pour  le  mieux ,  puisque  tant  a\ oient  sé- 
journé et  frayé  sur  cette  quête,  que  ils  accorde- 
roient  au  due  sa  demande,  mais  que  il  put  tant 
faire  que  leur  querelle  fût  claire,  et  que  l'héritage 
demeurât  au  vicomte  de  Castelbon.  Si  retournèrent 
à  lendemain  devers  le  duc  de  Berry  et  lui  offrirent 
ce  qu'il  demandoit;  et  firent  messire  Roger  d'Espa- 
gne et  messire  Espaing  de  Lion  leur  dette  au  duc  de 
Berry  des  trente  mille  francs,  par  condition  telle 
qu'il  feroit  tant  de\eis  le  roi  et  le  conseil  que,  pour 
rendre  la  somme  que  on  avoit  prêtée  de  florins  sur  la 
comté  de Foix, l'héritage  demeureroit  au  vicomte  de 
Castelbon.  Répondit  le  duc:  «  Or  me  laisse/,  conve- 
nir; je  le  vous  ferai;  ni  autrement  ne  le  \euil-je  en- 
tendre. » 

Depuis  ce  jour  en  a\ant  le  duc  de  Berry,  qui  dé- 
siroit  à  avoir  les  trente  mille  francs,  fut  si  bon  [tour 
le  vicomte  de  Castelbon  et  si  certain  avocat  que  la 
besogne  se  conclut  du  tout  à  son  entente;  et  se  de- 


12  LES  CHRONIQUES  (iSgi) 

luyèrent  (départirent)  le  roi  et  son  conseil  de  leur 
primera  ine  (première)  volonté  ;  et  eurent  lettres  les 
deux  chevaliers  étranges  de  confirmation  pour  la 
comté  de  Fois  au  vicomte  de  Castelbon  toutes  ou- 
vertes, et  lettres  adressants  à  l'évênue  de  Noyon  et 
au  seigneur  de  la  Rivière  qui  se  teuoi&n  ta  Toulouse; 
et  étoit  la  substance  des  lettres  telle, si  comme  je  fus 
adonc  informé  par  hommes  créables  qui  en  la  léga- 
tion avoient  été, 

«  Charles,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  de  France, 
mandons  et  commandons  à  révérend  homme  l'évê- 
que  de  Noyon  et  à  notre  chevalier  et  chambellan, 
le  seigneur  de  la  Rivière  que,  le  vicomte  de  Castel- 
bon, héritier  de  Foix  et  de  Béarn,  laissent  paisible- 
ment jouir  et  possesser  de  son  héritage  de  la  comté 
de  Foix  et  des  appartenances  de  cette  terre,  par  le 
moyen  de  remettre  avant  en  votre  garde  la  somme 
de  soixante  mille  francs,  prendre  et  recevoir  tout  à 
un  payement  en  la  cité  de  Toulouse;  et  les  deniers 
payés,  voulons  que  dessous  le  scel  de  notre  sénéchal 
de  Toulouse  ils  en  aient,  et  ait  le  vicomte  de  Castel- 
bon,et  ceux  qui  de  ce  s'entremettent, lettres  de  quit- 
tance. Avec  tout  ce,  par  un  autre  payement  voulons 
que  receviez  vingt  mille  francs,  pour  les  frais etcoû- 
tages  eus  de  vous  aller  séjourner  et  retourner  es 
marches  et  limitations  de  la  comté  de  Foix;  et  de 
cet  argent  payé  donner  lettres  de  quittance  dessous 
le  dessus  dit  scel  de  notre  office  de  Toulouse:  sauf 
tant  et  réservé  que  nous  voulons  et  réservons  que 
messire  Yvain  de  Foix  et  messire  Gratien  de  Foix, 
fils  ei  enfants  bâtards  au  comte  Gaston  de  Foix  de 


(i50i>  DE  JEAN  FROISSART.  i3 

bonne  mémoire,  aient  part  et  assignation  raisonnable 
es  meubles  et  héritages  qui  lurent  à  leur  père,  par 
l'avis  et  discrétion  de  messire  Roger  d'Espagne,  du 
vicomte  de  Bruniquel:,  de  messireRémond  de  Chas- 
tel-neuf  et  du  seigneur  de  Corasse,  auxquels  nous 
en  écrivons  qu'ils  s'en  acquittent  tellement  et  si  à 
point  que  notre  conscience  en  soit  acquittée,  car  jà 
un  jour  nous  le  promîmes  ainsi  au  père.  Et  lu  où 
défaute  y  auroit, fût  parla  coulpe  des  quatre  cheva- 
liers que  nous  y  commettons,  ou  par  la  rébellion  ou 
dureté  dudit  vicomte  deChâtillon,  nous  adnullons 
et  enfraindons  tous  traités  et  scellés  donnés  et  ac- 
cordés* et  voulons  qu'ils  soient  de  nulle  valeur.  En 
témoin  de  ces  lettres  données  sous  notre  scel  en 
notre  cité  de  Tours  le  douzième  an  de  notre  règne 
Je  vingtième  jour  du  mois  de  décembre.  » 

Les  lettres  faites,  écrites  et  scellées,  et  toutes  les 
ordonnances  à  l'entente  du  conseil  du  roi  et  assez 
à  la  plaisance  des  légaux  de  Foix  ,  les  chevaliers 
s'ordonnèrent  pour  retourner  en  leur  pays  et  prirent 
congé  du  roi  et  des  seigneurs  ;  et  payèrent  partout, 
et  puis  se  départirent  de  Tours  en  Touraine  et  se 
mirent  au  retour. 

Vous  savez  que  messire  Louis  de  Sancerre  maré- 
chal de  France  se  tenoit  es  marches  de  Carcassonne 
et  étoit  tenu  un  grand  temps  comme  souverain  re- 
gard institué  de  par  le  roi  et  le  conseil  de  toutes  les 
marches  et  limitations  de  de  là  jusques  à  la  rivière 
de  Gironde  et  la  rivière  de  Dordogne.  Or  l'avoieut 
l'évêquc  de  INoyou  et  le  sire  de  la  Rivière  mande  à 
Toulouse.   Il  étoit    venu  ;  lesquels   seigneurs   lui 


r4  LES  CHRONIQUES  (i59i) 

avoient  dit  ainsi:  «  Maréchal,  le  vicomte  de  Castel- 
bon,qui  se  veut  tenir  et  tient  héritier  de  la  comté  de 
Foix  et  des  appendances,  sauf  et  réservé  la  terre  de 
Béarn,par  la  mort  et  succession  ducomteGastonde 
Foix, est  en  traités  devers  nous, lesquels  nous  avons 
envoyés  en  France  devers  le  roi  et  le  conseil  ;  et  ne 
savons  ni  savoir  pouvons  encore  que  le  roi  et  son 
conseil  en  voudront  faire.  Si  soyez  pourvu  de  gens 
d'armes  et  garnissez  la  frontière  sur  ,1a  comté  de 
Foix,  car  messire  Roger  d'Espagne  et  messire  Es- 
paing  de  Lion  revenus,  qui  sont  en  Fiance,  et  nous 
oyons  et  véons  par  eux  ou  par  autres  messages  du 
roi  que  iceus  ne  puissent  venir  à  traité  de  paix,  et 
que  le  roi  veuille  avoir  la  terre,  vous  y  entrerez  de 
fait  et  le  saisirez  selou  le  droit  et  la  puissance  que 
le  roi  nous  a  donnée  en  cette  quête  et  querelle.  >» 
Si  que,  à  ia  requête  ,  et  ordonnance  des  dessus  dits 
messire  Louis  de  Sancerre  s'étoit  pourvu  et  pour- 
véoit  encore  tous  les  jours  attendant  la  relation  de 
France. 

Nous  lairrons  un  petit  cette  matière  ester  (rester) 
et  parlerons  du  duc  de  Bretagne. 

Yous  sçavez  comment  les  traités  étoient  à  Tours 
en  ïouraine  entre  le  roi  de  France  et  le  duc  de 
Bretagne,  lequel  duc  donna  moult  de  peine  au  roi 
et  à  son  conseil,  car  il  ne  vouloit  descendre  ni  venir 
à  raison,  si  comme  on  disoit.  On  lui  demandoit;  il 
refusoit;  de  rechef  il  demandoit;  on  lui  refusoit. 
Toutes  ces  choses  se  dilïeroient  ;  et  sansy  trouver  au- 
cun moyen,  on  ne  fut  jamais  venuàconclusion  d'ac- 
cord. Bien  disoit  le  duc  que  il  vouloit  servir  le  roi 


(ï5qi)  DE  JEAN  FROISSAKT.  i5 

de  France  de  son  hommage,  si  avant  comme  il  étoit 
tenu  ;  et  on  lui  proposoit  ainsi:  «  Pourquoi  quand 
vous  reconnoissez  que  vous  êtes  homme  au  roi 
de  France,  n'obéissez-vous  à  toutes  choses  de  rai- 
son?» Il  demandoit  en  quoi  il  étoit  rebelle j on  lui 
montroit  en  plusieurs  cas:  «  Premièrement  en  la 
créance  du  pape  d'Avignon,  que  le  roi  votre  sire 
tient  à  vrai  pape,  vous  vous  différez  et  dissimulez 
grandement;car  à  ses  commandements  vous  nevou- 
lez  obéir,  mais  pourvéez  les  clercs  des  bénéfices  de 
Bretagne;  et  les  impétrants  apportants  bulles  du 
pape,  vous  les  ignorez;  c'est  grandement  contre  la 
majesté  royale  ;et  péchez  en  conscience  et  en  esprit.» 
Le  duc  répondoit  à  ce  et  disoit:  «  De  ma  conscience 
ne  doit  nul  par  raison  juger,  fors  Dieu  qui  est  sou- 
verain juge  de  la  matière  et  article  de  ce  dont  vous 
me  opposez  et  arguez.  Je  vous  vueiî  répondre  de  ces 
papes  qui  sont  en  différend.  11  n'en  est  faite  nulle 
déclaration;  et  au  jour  que  les  premières  nouvelles 
vinrent  de  la  création  de  Urbain,  jeétois  en  la  ville 
de  Gand  de-lez  mon  cousin  le  comte  de  Flandre;  et 
lui  envoya  lettres  patentes  scellées  de  son  scel  Ro- 
bert de  Genève  cardinal  pour  ces  jours;  et  signifioit 
et  certifioit  ainsi  au  comte  mon  cousin;  que  par  la 
grâce  de  Dieu  et  l'inspiration  divine  ils  avoient 
pape,  et  le  nommoit-on  Urbain.  Comment  peut-on 
cela  défaire?  11  me  semble  que  c'est  trop  fort.  Je  ne 
vueil  pas  parler  contre  le  roi  ni  sa  majesté,  carie 
suis  son  cousin  et  son  homme,  et  le  servirai  bien  et 
loyaument  quand  j'en  serai  requis, si  avant  que  je  y 
suis  tenu.  Mais  je  vueil  parler  contre  ceux  qui  ne  le 


H5  LES  CHRONIQUES  (i590 

conseillent  pas  bien  à  point.  »  Donc  lui  fut  deman- 
dé: «  Dites-nous  lesquels  ce  sont  qui  mal  le  conseil- 
lent, si  y  pourvoirons.  »  Le  duc  répondit,  et  dit: 
«  Vous  les  connoissez  mieux  que  je  ne  fais,  car  vous 
les  fréquentez  plus  souvent:  mais  encore  tant  que 
aux  bénéfices  de  mon  pays  je  vueil  parler  ;  je  ne 
suis  pas  si  haut  ni  si  cruel  aux  impétrants  que  vous 
me  dites;  car  je  souffre  bien  les  clercs  de  mon  pays 
à  pourveoir  de  la  bulle  Clément.  Mais  ceuxqui point 
ne  sont  de  la  nation ,  je  les  refuse;  et  la  cause  pour- 
quoi, je  le  vous  dirai:  ils  en  veulent  porter  la  crasse 
hors  du  pays  et  point  desservir  les  bénéfices;  c'est 
contre  droit,  raison  et  conscience,  ni  je  ne  m'y  puis 
accorder.  Tant  que  aux  sergens  du  roi  qui  viennent 
en  Bretagne  exploiter,  vous  dites  et  mettez  en  ter- 
mes que  je  suis  rebelle  et  haut:  non  suis,  ni  ne  vou- 
droisétre;  mais  vous  devez  savoir,  et  si  vous  ne  le 
savez,  si  l'apprenez, que  le  fief  de  la  duché  de  Breta- 
gne est  de  si  noble  condition  que  souverainement 
nul  n'y  doit  ni  ^eut  exploiter,  tant  que  leur  souve- 
rain seigneur  naturel,  c'est  à  entendre  le  duc  de 
Bretagne,  tienne  sa  cour  ouverte  pour  ouïr  droit, 
et  ses  officiers  appareillés  pour  exploiter  en  droit  en 
la  terre  de  Bretagne,  et  faire  ce  que  office  demande; 
et  si  j'avois  en  ma  terre  sergent  ni  officier  nul  qui 
fussent  contraires, et  que  étrangers  et  autres  eus- 
sent cause  de  plaindre  d'eux ,  je  les  punirois  etferois 
punir  tellement  que  seroit  à  tous  exemple.  Outre  je 
dis,  que  le  conseil  du  roi  fait  fort  à  reprendre;  et 
veut  et  désire, à  ce  qu'il  mon  lie,  que  guerre  et  haine 
se  nourrisse  entre  le  roi  et  moi,  cause  pourquoi,  elle 


(i39«)  DE  JEAN  FR01SSART.  1.7 

est  toute  claire.  Ils  souffrent  Jeati  de  Blois  mon  cou- 
sin deux  choses  déraisonnables  à  user  contre  moi. 
La  première  est  que  il  «.'écrit  et  nomme  Jean  de 
Bretagne;  tant  que  de  ce  nom  il  n'y  a  cause  de  pro- 
céder; et  montrerai  qu'il  tend  encore  à  venir  à  l'hé- 
ritage de  Bretagne;  il  en  est  placé  hors,  car  j'ai  en- 
fants, fils  et  fille,  qui  succéderont  l'héritage.  Secon- 
dement il  porte  les  hermines,  ce  sont  les  armes  de 
Bretagne;  et  à  (avec)  toutes  ces  choses  il  a  renoncé 
au  nom,  aux  armes  etau  calenge  (réclamation).  Bien 
est  vérité  que  pour  moi  contrarier,  Clissou  le  tient 
en  cette  opinion ;et  tant  qu'il  soit  en  cet  état  je  n'en 
tendrai  à  nul  traité  de  paix  ni  d'amour  devers  le 
roi.  Guerre  ne  ferai-je  point  au  roi,  car  c'est  mon 
seigneur  naturel,  mais  si  par  haineuse  et  envieuse 
information  il  me  fait  guerre,  je  me  défendrai;et  me 
trouvera-t-on  en  ma  terre;  tout  ce  vueii-je  bien  que 
le  roi  sache.  » 

Ainsi  se  demenoient  les  traités  rigoureusement 
entre  le  conseil  du  roi  de  France  et  le  duc  de  Bre- 
tagne, car  le  duc  étoit  maître  et  sire  de  son  conseil; 
mais  le  roi  de  France  ne  l'étoit  pas.  Ainçois  (mais) 
le  conseilloit  messire  Olivier  deClisson,le  Bègue 
de  Yilaines,  messire  Jean  le  Mercier  et  Montagu. 
Leduc  de  Bourgogne,  qui  clair  véoit  et  ojoit  sur 
ces  traités,  soufîroit  bien  que  les  raisons  et  défenses 
du  duc  de  Bretagne  fussent  jetées  en  la  place,  et  les 
soutenoit  couvertement  ce  qu'il  pouvoit;  et  a  voit 
assez  d'accord  son  frère  le  duc  de  Berry,  car  il 
hayoit  trop  grandement  en  cœur  ceux  de  la  cham- 
bre du  conseil  du  roi,  pour  ce  que  ils  avoient  dé- 

FROISSART.    T.    XIII.  2 


i8  LES  CHRONIQUES  (i3gt) 

truit  son  trésorier  Bethisac,  si  comme  vous sçavez 
qu'il  fut  honteusement  justicié  à  Béziers;  mais 
souffrir  lui  convenoit,  jcar  il  n'étoit  pas  encore 
heure  du  contrevenger. 

En  celte  différence  demeurèrent-ils  plus  de  trois 
mois,  toujours  séjournant  à  Tours;  et  ne  pou  voient 
leurs  traités  venir  à  honne  conclusion.  Et  furent 
sur  le  point  de  départir  sans  rien  faire.  Et  étoit  le 
roi  de  France  en  grand'volonté,  eux  partis  de  là  et 
retournés  en  France,  de  faire  un  grand  mandement 
et  sur  l'été  qui  venoit  aller  en  Bretagne  et.  faire 
guerre  au  duc  et  à  ceux  qui  de  son  accord  seroient, 
et  laisser  en  paix  les  autres.  Mais  les  ducs  de  Berry 
et  de  Bourgogne,  le  sire  de  Coucy,  le  comte  de 
Saint-Pol,  messire  Guy  de  la  Trimouille,  le  chan- 
celier de  France,  et  plusieurs  prélats  et  hauts 
barons  de  France  qui  là  étoient  et  qui  le  fait  iinagi- 
noient,pour  obvier  à  ces  rébellions  rigoureuses,  en 
parloient  à  la  fois  ensemble,  et  disoient:  «  Le  roi, 
et  nous  qui  sommes  les  souverains  de  son  royaume, 
et  si  prochains  de  lignage,  devons  avoir  traité  et 
parlement  sur  forme  de  paix  à  ce  carême  en  la  cité 
d'Amiens  contre  les  Anglois.  Si  nous  faut  hâter 
de  rompre  ce  maltalent  (mécontentement)  ci,  qui 
est  à  présent  entre  le  roi  et  le  duc  de  Bretagne,  car 
qui  se  départiroit  de  ci  sans  accord,  les  Anglois 
en  leurs  traités  en  seroient  plus  forts,  car  ils 
tendroient  à  être  confortés  et  aidés  du  duc  de  Bre- 
tagne et  de  son  pays,  car  le  duc  a  les  Anglois 
assez  à  main  quand  il  veut.  Et  si  nous  avions 
guerre  aux  Anglois  et  au  duc  de   Bretagne,   quoi- 


(,5qo)  DE  JEAN  FROISSART.  iç) 

que  autrefois   l'avons-nous  eu,  ce  nous  seroit  trop 
grand'peine.  » 

Tant  regardèrent  ces  seigneurs  et  subtilèrent,  et 
leurs  consaulx,  que  on  trouva  un  moyen  entre  le 
roi  de  France  et  le  duc  de  Bretagne:  je  vous  dirai 
quel  il  fut.  Et  certainement  sans  ce  moyen  on  ne  fût 
point  venu  à  conclusion  d'accord.  Ce  fut  que  le  roi 
de  France  avoit  une  fille  et  le  duc  un  fils.  On  fit 
un  mariage  de  ce  fils  à  cette  fille.  Pareillement  Jean 
de  Bretagne  avoit  un  fils  de  la  fille  messire  Olivier 
de  Clisson  et  le  duc  de  Bretagne  avoit  une  fille;  si 
fut  regardé,  pour  toutes  paix,  que  le  mariage  seroit 
bel  et  bien  pris  de  ce  fils  à  cette  fille.  Ainsi  se 
firent  ces  mariages  entre  ces  parties,  mais  nonobs- 
tant toutes  ces  choses  et  ces  alliances,  il  convint 
Jean  de  Bretagne  mettre  jus  ses  armes  de  Bretagne 
et  prendre  celles  de  Châtillon.  Et  si  aucune  chose 
vouloit  porter  de  Bretagne,  pour  tant  qu'il  étoit 
d'extraction  de  par  sa  mère,  qui  fille  avoil  été  de  un 
duc  de  Bretagne,  sur  les  armes  de  Châtillon  il  pour- 
voit prendre  une  bordure  d'hermines,  ou  trois  lam- 
beaux d'hermine,  ou  un  écusson  d'hermine  au  chef 
de  gueules,  et  non  plus  avant. 

Ainsi  se  portèrent  ces  parçons,  les  devises  et  les 
ordonnances.  Et  se  apaisèrent  ces  parties,  et  de- 
meura le  duc  de  Bretagne  en  l'amour  du  roi  de 
France  et  de  ses  oncles;  et  dîna  de-lez  (près)  le  roi; 
et  là  fut  Jean  de  Bretagne  comte  de  Penthièvre;  et 
se  montrèrent  grand  semblant  d'amourpar  le  moyen 
et  alliance  de  ce  mariage,  mais  oncques  il  ne  voulut 
voir  messire  Olivier  de  Clisson,  tant  l'a  voit-il   en 

2* 


20  LES   CHRONIQUES  (i5qt) 

grand'haine.  Aussi  messire  Olivier  n'en  fit  compte, 
car  il  le  héoit  de  toute  sa  puissance. 

Ces  mariages  concordes  et  alliés,  et  les  seigneurs 
jurés  et  obligés  pour  procéder  avant  au  temps  à  ve- 
nir, quand  les  enfants  auroient  encore  un  peu  plus 
d'âge,  de  tout  ce  furent  lettres  levées  et  tabellion- 
nées.  Les  seigneurs  eurent  avis  que  ils  se  départi- 
roient  de  Tours  et  que  trop  y  avoient  séjourné;  et 
se  retrairent  vers  Paris,  car  le  terme  approchoit 
qu'ils  dévoient  aller  et  être  à  Amiens,  la  cité  des 
parlements,  le  roi  de  France  personnellement,  son 
frère,  ses  oncles  et  leurs  consaulx,  à  l'encontre  du 
roi  d'Angleterre,  de  ses  frères,  de  ses  oncles  et  de 
leurs  consaulx  qui  aussi  y  dévoient  être.  Si  prit  le 
duc  de  Bretagne  congé  au  roi,  à  son  frère  et  à  leurs 
oncles  et  à  ceux  où  il  avoit  le  mieux  sa  grâce;  et  se 
départit  de  Tours,  et  retourna  arrière  en  son  pays. 
Aussi  firent  tous  les  autres  seigneurs.  Le  duc  de 
Berry  et  le  duc  de  Bourgogne  et  le  sire  de  Coucy 
demeurèrent  derrière;  jevous  diraiparquelle  raison. 


CHAPITRE  XXV. 

Comment    le  comte  de  Blois  et  Marie  de  Namur  sa 
femme  verdirent  la  comté  de  blois  et  toutes  leurs 

TERRES  AU  DUC  DE  ToURAINE,  FRÈRE  AU  ROI  DE  FrANCE. 

Vous  avez  bien   ici  dessus  ouï  parler  et  recorder 
en  notre  histoire  comment  Louis  de  Blois,  fils  au 


Or)9i)  DE  JEAN  FROISSART.  21 

comte  Guy  de  Blois,  étoit  mort  jeune  enfant  en  la 
ville  de  Beaumont  en  Hainaut ;  dont  madame  Ma- 
rie de  Berry,  fille  au  duc  de  Berry ,  demeura  veuve  ; 
et  à  cela  perdit-elle,  tant  que  des  biens  de  ce  monde, 
grand'foison,  car  l'enfant  étoit  un  grand  héritier,  et 
eut  au  temps  avenir  été  un  grand  seigneur.  Je  vous 
en  traite  et  parle  pourtant  que  au  temps  à  venir  je 
vueil  que  on  sache  à  qui  les  héritages,  qui  à  autrui 
furent,  sont  revenus, et  par  quelle  manière  et  condi- 
tion cil  (ce)  comte  de  Blois  et  Marie  de  Namur  sa 
femme1  n'étoient  pas.  taillés  ni  proportionnés  à  en- 
gendrer jamais  enfants,  car  par  bien  boire  et  fort 
manger  douces  et  délectables  viandes,  ils  étoient  ma- 
lement  fort  engraissés.  Le  comte  ne  pouvoit  mais 
chevaucher,  mais  charier  se  faisoit.,  quand  il  vouloit 
aller  d'un  lieu  en  un  autre  au  déduit  des  chiens 
ou  des  oiseaux;  et  tout  ce  savoient  bien  les  sei- 
gneurs de  France. 

Or  avint,  cependant  que  le  roi  et  les  seigneurs 
dessus  nommés  séjournoient  à  Tours  en  Touraine, 
que  le  duc  de  Touraine  eut  une  imagination,  la- 
quelle il  mit  à  effet  :  je  vous  dirai  quelle.  Il  sentoit 
de-lez  lui  grand'fmance,  espoir  (peut-être)  un  mil- 
lion de  florins,  lesquels  il  a  voit  eus  et  pris  par  ma- 
riage avecques  madame  Valentine  de  Milan  sa  fem- 
me, fille  au  comte  de  Vertus.  Ces  florins  il  ne  sa- 
voit  où  employer.  Si  regarda  que  le  comte  Guy  de 
Blois  tenoit  grands  héritages,  et  après  sa  vie  ils 
iroient  tous  en  diverses  mains.  La  comté  de  Blois 
devoit  retourner  à  Jean  de  Bretagne, car  il  étoit  son 
cousin  germain  ;  les  terres  de   Hainaut  au  duc    de 


22  LES  CHRONIQUES  (i390 

Juliersou  au  duc  de  Lancastre,  excepté  Chimay 
qui  devoit  retourner  à  ceux  des  Gonflants  de  Cham- 
pagne. La  comté  de  Soissons,  qui  avoit  été  au  comte 
de  Blois,  et  aux  comtes  de  Blois  anciennement  éloit 
aliénée,  car  le  sire  de  Coucy  en  étoit  en  héritage 
pour  sa  délivrance  d'Angleterre.  La  terre  de  Dar- 
gies  et  du  Nouvinon  retournoit  aussi  aux  autres 
hoirs.  Les  terres  de  Hollande  et  de  Zélande  retour- 
noient au  comte  de  Hainaut.  Ainsi  se  dépcçoient 
ces  grands  et  beaux  héritages,  et  tout  ce  savoient 
bien  les  seigneurs  de  France  ;  pourquoi  le  duc  de 
Touraine,  qui  mise  et  finance  avoit  assez  pour  ache- 
ter et  payer  tous  ces  héritages  du  comte  de  Blois, 
si  par  achat  raisonnable  et  veudage  les  pouvoit 
avoir,  s'avisa  qu'il  en  feroit  traiter  devers  ce  comte 
de  Blois;  et  par  spécial  s'il  pouvoit  parvenir  à  la 
comté  de  Blois,  c'est  une  terre  et  un  pays  bel  et 
noble  et  qui  bien  lui  seroit  séant,  car  la  comté  de 
Blois  marchist  (confine)  à  la  duché  de  Touraine;  et 
à  la  comté  de  Blois  appendent  moult  de  beaux  fiefs. 
Le  duc  de  Touraine  sur  cette  imagination  ne 
reposa  ni  cessa  point;  et  en  parla  premièrement  au 
roi  de  France  son  frère,  puis  au  duc  de  Bourgogne 
et  au  seigneur  de  Coucy,  pour  cause  de  ce  que  le 
seigneur  de  Coucy  étoit  un  grand  traiteur  et  bien 
en  la  grâce  du  comte  Guy  de  Blois;  et  il  avoit  à 
femme  la  fille  de  son  cousin  germain  le  duc  de  Lor- 
raine. Bien  se  gardèrent  le  duc  de  Touraine  et  les 
dessus  dits  et  leurs  consaulx  que  ils  n'eu  parlassent, 
ni  en  rien  se  découvrissent  de  leur  intention,  ni  de 
ue  que  ils  vouloient  promouvoir  et  faire  au  duc  de 


fi3y»)  DE  JEAN  FROISSART.  a3 

Berry;  pourquoi,  je  le  vous  dirai.  Madame  Marie 
sa  fdle  étoit  douée  sur  toute  la  comté  de  Blois  de 
six  mille  francs  par  an.  Si  pensoit  bien  le  duc  de 
Berry  que,  parmi  le  moyen  de  ce  douaire  et  la 
charge  dont  la  terre  éloit  chargée,  la  comté  de  Blois 
seroit  sienne,  car  plus  convoiteux  de  lui  on  ne  pou- 
voit  trouver.  Le  duc  de  Bourgogne  aussi;  pour- 
quoi? Pour  ce  que  Marguerite  son  ainsnée  (aînée) 
fdle,  avoit  à  mari  Guillaume  de  Hainaut,  fils  au 
comtedeHainaut  et  les  terres  de  Hollande,  Zélande 
et  Hainaut  pouvoient  bien  encore  retourner  par 
aucune  incidence,  fût  par  achat  ou  autrement,  à 
son  fils  le  comte  d'Ostrevant,  ou  à  son  fils  Jean  de 
Bourgogne,  qui  pour  lors  avoit  a  femme  Margue- 
rite l'ainsnée  fille  au  comte  de  Hainaut.  Si  proposè- 
rent ces  quatre,  le  roi  et  les  dessus  nommés,  que  au 
département  de  Tours  en  Touraine  ils  viendroient 
en  Blois  voir  leur  cousin  le  comte  Guy  de  Blois,  qui 
se  tenoit  à  huit  lieues  petitesde  Tours,  en  un  moult 
belchâtel  que  on  appelle  Châtel  Reynaud  et  trai- 
teroient  de  cette  marchandise  à  lui  et  à  la  comtesse 
sa  femme,  Marie  de  Namur,  qui  étoit  moult  comoi- 
teuse.  Or  étoit  avenu  que  un  vaillant  homme  et  de 
grand'prudence,  chevalier  en  lois  et  en  armes, 
bailli  de  Blois,  lequel  se  nommoit  messire  Regnault 
de  Sens,  fut  informé  de  toutes  ces  besognes.  Je  ne 
vous  sçais  pas  bien  dire  par  qui.  Quand  il  le  sçut,  il 
en  eut  pitié  pour  l'amour  de  son  seigneur  le  comte 
de  Blois  qui,  en  ces  ventes  faisant  dont  il  n'avoit 
que  faire,  se  pourrait  déshonorer  et  ses  loyaux 
hoirs  déshériter,  et  que  tout  ce  seroit  à  la  coudant» 


2.i  LES  CHRONIQUES  (idqi) 

nation  de  son  âme.  Il,  pour  obvier  à  ces  besognes, 
se  départit  de  Blois  et  chevaucha  toute  nuit,  et  vint 
à  Châtel-Reynaud:  et  fit  tant  qu'il  parla  au  comte 
et  lui  dit:  «  Monseigneur,  le  roi  de  France,  le  duc 
de  ïouraine,  le  duc  de  Bourbon,  et  le  sire  de 
Coney  viennent  ici.  »  ^—  a  Si  est-ce  vérité,  répon- 
dit le  comte  ;  pourquoi  le  dites-vous?  » —  «  Je  le 
dis  pour  ce  que  vous  serez  requis  et  pressé  de  ven- 
dre votre  héritage.  Si  ayez  avis  sur  ce.  » 

De  cette  parole  fut  le  comte  moult  émerveillé  et 
répondit:  «  Bailli,  je  ne  puis  pas  les  gens  défendre 
à  parler  ni  à  faire  leurs  requêtes;  mais  avant  que  je 
fisse  ce  mardi é  pour  vendre  mon  héritage,  déshé- 
riter ni  frauder  mes  hoirs  et  moi  déshonorer,  il  ne 
me  demeureroit  plat  d'argent  ni  écuelle  à  vendre 
ou  engager.» — «Monseigneur,  répondit  le  che- 
valier, or  vous  en  souvienne  quand  temps  et  lieu 
seront.  Car  vous  verrez  tout  ce  que  dit  vous  ai.  »  — 
«  iNTayez  nulle  doute,  bailli,  dit  le  comte;  je  ne  suis 
pas  encore  si  fol  ni  si  jeune  que  je  me  doive  incliner 
à  tels  traités.  » 

Sur  cet  état  se  départit  le  bailli  de  Blois,  car  il 
ne  vouloit  pas  que  les  dessus  dits  seigneurs  le  trou- 
vassent là;  et  retourna  en  la  ville  de  Blois  et  là  se 
tint. 

Dedans  deux  jours  après  que  il  se  fut  départi 
du  comte,  \i nient  le  roi  de  France  à  privée maisnie 
(suite),  le  duc  de  Touraine  son  frère,  le  duc  de 
Bourbon  leur  oncle,  et  le  sire  de  Coucy  à  Châtel^ 
Reynaud.  Le  comte  et  la  comtesse  leur  firent  bonne 
chère,  ce  fut  raison.  Et  furent  moult  réjouis  de  la 


(,30,)  DE  JEAN  FROISSART.  2 5 

venue  du  roi,  de  ce  quêtant  s'étoit  humilié  de  venir 
en  un  châtel  du  comte.  Adonc  le  roi,  pour  attraire 
le  comte  de  Blois  à  amour  et  pour  amener  à  son 
entente,  lui  dit:  «Beau  cousin,  je  vois  bien  que 
vousétes  un  seigneur  en  notre  royaume  garni  d'hon- 
neur et  de  largesses,  et  avez  eu  du  temps  passe  plu- 
sieurs frais  et  coûtages;  et  pour  y  récompenser, 
nous  vous  donnons  et  accordons  une  aide  qui  vous 
vaudra  bien  vingt  mille  francs  en   votre  comté  de 

Blois.  »  «  Le  comte  dit  ,   grands  mercis  !  »  Il 

retint  ce  don  qui  oneques  profit  ne  lui  fit,  car  il 
n'en  eut  rien.  Après  ce  don  fait,  on  commença  à  en- 
trer en  traités  pour  vendre  et  acheter  la  comté  de 
Blois  pour  le  duc  de  Touraine.  Et  en  ouvrirent 
premièrement  la  matière  le  roi  et  le  duc  de  Bour- 
bon, et  trouvèrent  sur  ces  procès  le  comte  de  Blois 
assez  froid.  Donc  se  trairent  ces  seigneurs  à  la  com- 
tesse de  Blois  et  lui  remontrèrent  tant  de  paroles 
colorées,  et  comment  au  temps  à  venir  ce  seroit  une 
pauvre  femme  et  que  mieux  valoit  qu'elle  demeurât 
une  clame  riche  et  garnie  d'or  et  d'argent  et  de 
beaux  joyaux,  que  toute  nue  et  toute  pauvre 5  car 
elle  étoit  trop  bien  taillée  de  survivre  le  comte,  et 
que  elle  conseillât  au  comte  son  mari  que  cette 
marchandise  se  fît. 

La  comtesse,  qui  étoit  et  fut  unedes  convoiteuses 
dames  du  monde,  pour  la  grand' ardeur  de  convoi- 
tise et  les  florins  avoir,  s'y  inclina,  et  tant  procura 
avec  autrui,  ce  fut  un  varlct  de  chambre  que  le 
comte  avoit,  lequel  on  appeloit  Sohier;  et  étoit  de 
nation  de  la  ville  de   Malignes  et  fils  d'un  pauvre 


^6  LES   CHRONIQUES  (,390 

tisserand  de  draps.  Ce  Soliier  avoit  tellement  sur- 
monté ce  comte  de  Blois  que  par  lui  étoit  tout 
fait  et  sans  lui  rien  n'étoit  fait.  Et  lui  avoit  jà  le 
comte  de  Blois  donné  plus  de  cinq  cents  francs  de 
revenue,  que  à  sa  vie  que  à  héritage.  Or  regardez  le 
grand  mesclief  et  comment  les  aucuns  seigneurs 
sont  menés.  En  ce  Solder  n'avoit  sens  ni  prudence 
qui  à  recorder  fait,  fors  la  folle  plaisance  du  sei- 
gneur qui  ainsi  l'avoit  enchéri.  Et  ainsi  que  le  duc 
de  Berry  en  ce  temps  avoit  Take  Thiebault,  un 
garçon,  aussi  de  nulle  valeur,  auquel  par  plusieurs 
fois  il  avoit  bien  donné  la  somme  de  deux  cent  mille 
francs  et  tous  perdus.  Si  ce  Soliier  voulsist,  de  ce 
ne  se  peut-il  excuser,  de  la  marchandise  que  le  duc 
de  Touraine  fit  au  comte  de  Blois  il  n'eût  rien  été;, 
mais  il,  pour  complaire  au  roi  et  à  son  frère,  au  duc 
de  Bourbon,  au  seigneur  deCoucy  et  aussi  à  la  com- 
tesse de  Blois,  qui  jà  y  étoit  du  tout assen lie  et  in- 
clinée, pour  la  grand'çonvoitise  de  l'argent  voir  et 
avoir,  bouta  son  seigneur  en  l'oreille  et  brassa  tant 
que  le  comte  se  dédit  de  ce  que  premièrement  avoit 
dit  et  certifié  à  son  bailli,  el  fut  la  comté  de  Blois 
vendue, après  son  décès, la  somme  dedeux  cent  mille 
francs;  et  devoit  le  duc  de  Touraine  délivrer  du 
douaire  la  dame  de  Dunois,  qui  assignée  de  six  mille 
francs  tout  son  viage(l'  étoit  sus.  Encore  y  dut  avoir 
fait  un  autre  vendage  de  toutes  les  terres  de  Hai- 
naut;  et  en  Jevoit  le  duc  de  Touraine  payer  deux 
cent  .mille  francs.  Bien  est  vérité  que  le  comte  Guy 

(i)  Pendant  toute  sa  \ic.  J.  À.  B. 


(»3oi)  DE  JEAN  FROISSART.  27 

de  Blois  réserva  la  volonté  du  comte  de  Hainaut, 
son  naturel  seigneur,  duquel  en  foi  et  hommage  il 
tenoit  les  terres  et  ne  s'en  voulut  oneques  charger; 
mais  le  roi  de  France  et  le  duc  de  Touraine  s'en 
chargèrent  et  prirent  tout  ce  qui  avenir  en  pouvoit 
et  qui  en  appartenoit  à  faire  sur  eux,  et  lovèrent 
plièrent)  avant  leur  département  le  comte  Guy  de 
Blois  si  avant  en  paroles,  en  lettres,  et  en  scellés, 
comme  faire  le  sçurent  et  purent.  Car  il  n'avoit  là 
nully  (personne)de  son  conseil  fors  Sohier,  qui  one- 
ques ne  fut  à  l'école  ni  ne  connut  lettre;  et  jà  étoit- 
il  aussi  tout  tourné  pour  eux.  Ainsi  ou  près  se  por- 
tèrent ces  marchandises,  et  je  les  ai  écrites  au  plus 
justement  que  j'ai  pu,afmqueau  temps  à  venir,  par 
la  mémoire  de  mon  écriture,  la  vérité  en  soit  sçue; 
car  le  comte  Guy  de  Blois  monseigneur  et  mon  maî- 
tre, comme  jeune,  ignorant  et  mal  conseillé  le  plus 
par  sa  femme  et  ce  varlet  de  chambre  Sohier,  lit  ce 
pauvre  marché; et  quand  les  choses  de  ces  vendages 
et  achats  fuient  tous  bien  et  sûrement  mis  à  l'en- 
tente du  roi  et  du  duc  de  Touraine  son  frère,  et  de 
leurs  consaulx,  les  seigneurs  prirent  congé  et  s'en 
retournèrent  en  Fiance.  Si  fut  grand' nouvelle  de 
celle  vente  en  plusieurs  pays. 


a8  LES  CHRONIQUES  (t3gv) 


CHAPITRE  XXVL 

|}e  l'exploit  que  messire  Roger  d'Espagne  et  MES- 
SIRE EsPAlNG  DE  LlON  AVOIENT  FAIT  DEVERS  LE  ROI  ET 
SON  CONSEIL  POUR  Le  VICOMTE  DE  CASTELBON  ET  COM- 
MENT IL  L'EUT  ET  FUT  REMIS  EN  LA  COMTÉ  DE  FOIX  ET 
DE  BÉAKN  ET  DE   L'ARGENT  QU'IL  EN  PAYA. 

jNous  parlerons  un  petit  demessire  Roger  d'Es- 
pagne et  messire  Espaing  de  Lion  et  conterons 
comment  ils  exploitèrent,  depuis  que  ils  se  fuient 
départis  de  la  cité  de  Tours,  en  instance  de  retourner 
en  Foix  et  en  Béarn  devers  l'évéque  de  Noyon  et  le 
seigneur  de  La  Rivière  qui  les  attendoient  à  Tou- 
louse. Tant  exploitèrent-ils  par  leurs  journées  que 
ils  vinrent  en  la  cité  de  Toulouse.  On  fut  moult 
joyeux  de  leur  revenue, car  on  l'avoit  moult  désirée. 
Premièrement  ils  se  traitent  devers  les  dessus  nom- 
més et  leur  montrèrent  etbaillèrent  toutes  les  lettres 
et  procès  qui  venoient  de  France  et  qui  mention  fai- 
soientdece  qu'ils  avoient  labouré  et  exploité.  Par 
semblant  l'évéque  de  Noyon  et  le  sire  de  La  Rivière 
en  firent  grand' chère  et  furent  moult  joyeux  de  ce 
que  l'héritage  de  Foix  et  des  appendences  demeu- 
roit  au  vicomte  de  Castelbon ,  en  la  forme  et  manière 
que  le  bon  comte  Gastonde  Foix  avoit  tenu,  sur  les 
conditions  qui  mises  et  écrites  y  étoient.  Or  fut 
avisé  que  messire  Roger  d'Espagne  et  messire  Es- 


(i5gi)  DE   JEAJÏ  FROISSART.  29 

paing  de  Lioa,  qui  de  cette  légation  étoient  venus, 
pour  remontrer  à  leur  partie  comment  ils  avoieut  en 
ce  voyage  exploité,  prendroient  de  rechef  la  peine 
€t  le  travail,  puisque  tant  en  avoient-ils  eu,  et  s'en 
iroient  devers  le  vicomte  de  Castelbon  et  les  con- 
saulx  de  Foix  et  de  Béarn,  et  feraient  tant  que  les 
choses  seroient  bien  conduites.  Et  aussi  tout  ce  ap- 
partenoit  à  faire.  Si  comme  il  fut  proposé  et  or- 
donné ils  firent. 

Quand  ils  se  furent  en  la  cité  de  Toulouse  rafraî- 
chis deux  jours,  ils  se  départirent  et  prirent  le  che- 
min de  Saint  Gaudens.  Le  vicomte  n'étoit  point  là 
quand  ils  vinrent, mais  étoit  à  l'entrée  de  Béarn,  en 
un  moult  bel  châtel  que  on  appelle  Pau.  Et  là  le  trou- 
vèrent. Il  fut  moult  réjoui  de  leur  venue,  car  moult 
les  avoit  désirés;  et  quand  il  sçut  la  vérité  que  le  roi 
de  France  se  vouloit  déporter  du  vendage,  qui  de- 
voit  avoir  été  fait  pour  la  comté  de  Foix,  encore 
fut-il  plus  réjoui  que  devant ,  car  pour  payer  et 
rendre  prestement  les  deniers,  on  les  savoit  bien  où 
prendre  \  et  encore  assez  de  demeurant  (reste). 


3o  LES  CHRONIQUES  (,591 


*■  X  W^A\  %■%.* 


CHAPITRE  XXVIL 

De  la  grand'  assemblée  qui  se  tint  A  Amiens  du  roî 
de  France,  de  ses  oncles  et  de  son  conseil  et  des 

ONCLES     ET    CONSEIL    DU     ROI     RlCHARD     d'AnGLETKRP.E 
SUR   FORME    DE   PAIX. 

Il  m'est  avis,  et  aussi pourroit-il  sembler  à  aucuns, 
que  des  besognes  de  Foix  et  de  Béarn,  j'ai  pour  le 
présent  assez  parlé  et  traité.  Si  m'en  voudrai  départir 
et  rentrer  en  autre  procès.  Car  de  démener  au  long 
la  matière, il  y  faudroit  trop  de  paroles  et  d'écriture 
et  je  me  sçais  bien  de  quoi  autre  chose  ensonnier 
(mêler).  Tout  conclu,  le  vicomte  de  Castelbon  de- 
meura comte  de  Foix  et  sire  de  Béarn,  en  la  forme 
et  manière  que  le  comte  Gaston  de  Foix  de  bonne 
mémoire  l'avoit  tenu  ;  et  lui  firent  foi  et  hommage 
tous  ceux  qui  faire  lui  durent (,).  Et  départit  ses  cou- 
sins les  bâtards  de  Foix,  messire  Ywain  et  messire 
Gratien,  bienet  largement  des  héritages  et  des  meu- 
bles, tant  qu'ils  s'en  contentèrent  (a)j  et  rendit  au 


(1)  Mathieu  de  Castelbon  ne  fut  reconnu  comme  souverain  de  Béarn 
par  les  étals  assemblées  a  Orthez  que  le  cinq  juillet  i3ç)î.  Il  avoit 
épousé,  à  son  retour  de  l'expéditiou  de  Barbarie  avec  les  Génois,  la 
fille  unique  de  D.    Juan  roi   d'Àrragon.  J.  A.  B. 

(21  Gratien  fut  marié  à  Isabelle  delà  Cercla,  née  du  roi  de  Castille 
et  seule  héritière  du  duché  de  Médina  Céli.  II  se  fixa  en  Espagne  et  se» 
descend nits  y  exis'ent  encore.  J.  A.  B. 


(ï3gi)  DE  JEAN  FROISSART.  3i 

roi  de  France,  c'est  à  entendre  à  ses  commis,  tout 
l'argent  entièrement  dont  la  comté  de  Foix  étoit 
chargée.  Ces  besognes  ne  furent  pas  sitôt  achevées^ 
et  demeurèrent  jusques  en  l'été  bien  avant  l'évê- 
que  de  Noyon  et  le  sire  de  La  Rivière  à  Toulouse 
et  là  en  la  marche,  et  point  partir  ne  s'en  vouloient 
jusques  à  tant  que  toutes  les  choses  seroient  en  bon 
état  et  fussent  mises  au  profit  et  honneur  du 
royaume  de  France  et  de  eux,  car  de  ce  faire  ils 
étoient  chargés. 

Or  parlerons    de  l'assemblée  des  seigneurs  de 
France  et  d'Angleterre,  qui  se  lit  eu  la  bonne  cité 
d'Amiens  sur  forme  de  paix  et  de  trêves.  En   cette 
saison  que  on  compta  pour  lors  en   l'an  de  grâce 
notre  seigneur  mil  trois  cent   quatre  vingt  et  onze 
au   mi-carême.  Vous    devez  savoir  que   les  pour- 
véances  y  furent  faites  grandes  et  grosses,  avant  que 
les  seigneurs  y  vinssent,  pour  le  roi  premièrement, 
pour  son  état  et  pour  ses  trois  oncles,  et  aussi  pour 
aucuns   hauts  barons  de  Fiance  et  prélats  qui  or- 
donnés y  étoient  à  être.  Moult  y  étoit  l'apparant 
grand,  et  s'efForçoient  tous  seigneurs  de  là  être.  Car 
commune  renommée  couroit    que   le  roi  Richard 
d'Angleterre  en  personne  y  seroit.  Si  le  désiroient 
à  voir  ceux  qui  point  ne  i'avoient  vu,  mais  il  n'y  fut 
point.  Si  vint-il  jusques  à  Douvres  sur  l'entente  de 
passer  la  mer  et  ses  trois  oncles  avecques  lui,  le  duc 
de  Lancastre,  le  duc  d'York  et  le  duc  de  Glocestrc. 
Quand  ils  furent  là  venus,  ils  eurent  plusieurs  ima- 
ginations à  savoir  si  il   seroit  bon  que  le  roi  passât 
la  mer.  Tout  regardé  et  considéré,  le  conseil  d'An- 


3 1  LES  CHRONIQUES  ( 1 5g l  ) 

glelerre  se  tourna  à  ce  que  le  roi  demeurèrent  à 
Douvres  au  châtel  avec  le  duc  de  Glocestre  qui  de- 
meureroit  de-lez  lui.  Si  s'ordonnèrent  au  passer  le 
duc  deLancastreet  le  duc  d'York, le  comte  deHos- 
tidonne  (Humtingdon),  le  comte  Derby,  messire 
Thomas  de  Percy,  l'évêque  de  Durera  (Durham), 
l'évêque  de  Londres  et  tous  ceux  du  conseil  ;  et  ne 
passèrent  pas  tous  en  un  jour,  mais  les  pourvéances 
devant  ;  et  puis  passèrent  les  seigneurs  et  vinrent  en 
la  ville  de  Calais,  et  là  se  logèrent. 

Quand  le  jour  approcha  que  on  dut  être  ensem- 
ble à  Amiens  en  parlement,  les  dessus  dits  seigneurs 
et  leurs  gens  se  départirent  de  la  ville  de  Calais;  et 
étoient  plus  de  douze  cents  chevaux,  qui  étoit  belle 
chose  à  voir,  et  chevauchèrent  oidonnément  et  en 
bon  arroi. 

Or  étoit  ordonné  de  par  le  roi  de  France  et  son 
conseil  que  les  Anglois  partis  de  Calais  et  venants 
leur  chemin  à  Amiens  et  retournants  d'Amiens  à 
Calais  et  eux  étants  à  Amiens  le  parlement  durant, 
ils  seroient  délivrés  et  deiïYetlés  de  toutes  choses. 
C'est  à  entendre  des  liais  de  bouche  et  de  leurs 
chevaux. 

En  la  compagnie  du  duc  de  Lancastre  et  du  duc 
d'York  venoitleur  cousine,  fille  de  leur  sœur  et  du 
seigneur  de  Coucy,  une  jeune  dame  qui  s'appeloit 
madame  d'Irlande,  car  elle  avoit  épouséleduc  d'Ir- 
lande, ainsi  que  vous  savez.  Cette  jeune  dame 
venoit  voir  son  père  le  seigneur  de  Coucy  à  Amiens, 
car  je  suppose  que,  en  devant  ce,  elle  l'avoit  petit 
vu;  si  avoit  très  ardent  désir  de  le  voir,  et  c'étoit 


; ,  5o .  )  DE  J EAN  FfiOISS ART.  33 

raison  jet  vcnoitcn  bonarroi  ainsi  comme  une  dame 
veuve,  qui  petit  de  joie  avoit  eu  eu  sou  mariage. 

Ordonné  étoit  de  par  le  roi   de  France    et  sou 
conseil  que  les  ducs  et  les  seigneurs,  lesquels  étoient 
issus  hors  d'Angleterre  et  venus  à  Calais  pour  venir 
à  Amiens,  en  instance  de  tenir  le  siège  et  ordon- 
nance de  parlement  et  traité  de  paix  ,  seroient  hono- 
rés si  étoffé  nient  comme  on  pourroit  et  que  les  qua- 
tre ducs  de  France,  qui  jà  à  Amiens   étoient  venus, 
c'est  à  savoir   le  duc  de   Touraine  frère  du   roi,  le 
duc  de  Berry,  le  duc  de  Bourgogne  et  le  duc  de 
Bourbon,  istroient  (sortiroient)   tous    hors   sur  les 
champs,  en  recueillant  et  conjouissant  et  en  hono- 
rant les  seigneurs  d'Angleterre   qui  au  parlement 
venoient   Et  advint  que  pour  accomplir  l'ordon- 
nance faite  à  l'heure  que  les  deux  ducs  d'Angleterre 
frères  approchaient   la  cité   d'Amiens,    les   quatre 
ducs  dessus   nommés  et  tous  les  hauts  barons  de 
France  qui  là  étoient,  issirent  hors  de  la  cité  d'A- 
miens en  grand  arroi;  et  tout  premièrement  sur  les 
champs  le  jeune  duc  Louis  de  Touraine  chevauchoit 
en  grand   arroi  et   le  premier   encontre   des   ducs 
d'Angleterre  ses  cousins.  Et  se  recueillirent  entre 
eux  très  honorablement,  ainsi  que  seigneurs  pour- 
vus cl  nourris  en  ce  le  sçavent  bien  faire.  Quand  ils 
orent(curent)un  petit  parlé  ensemble  et  cou  joui  l'un 
l'autre,  le  duc  de  Touraine  prit  congé  à  eux  et  s'en 
retourna  arrière,  et  sa  route  (troupe),  laquelle  étoit 
belle  et  grande;  et  rentra  dedans  la  cité  d'Amiens, 
et  s'en  alla  au  palais  de  l'éveque  où  le  roi  étoit,  et 
la  descendit  et  se  tint  en  la  chambre   du  roi  avec 

FROISSAUT.    T.    XIII.  3 


34  LES  CHRONIQUES  (i5qO 

quesluijct  les  autres  trois  ducs  ses  oncles  Berry, 
Bourgogne  et  Bourbon  chevauchèrent  depuis  le  dé- 
partement du  duc  de  Touraine  chacun  en  son  ar- 
roi,  et  encontrèrcnt  sur  les  champs  ces  ducs  d'An- 
gleterre. Si  les  recueillirent  de  chère  et  de  parole 
grandement  et  honorablement-  et  là  furent  les  con- 
noissances  et  accointances  de  ces  ducs  belles  à  voir- 
Après  ce  que  les  ducs  se  furent  ainsi  recueillis  et 
conjouis,  le  gentil  comte  Dauphin  d'Auvergne,  qui 
du  temps  qu'il  fut  otage  en  Angleterre  avoit  eu 
grand  amour  et  compagnie  au  duc  de  Lan  castre, 
et  pour  ce  temps  assez  s'entre  aim oient,  s'avança  et 
vint  tout  à  cheval  incliner  et  conjouir  le  duc  de 
Lancastre.  Et  quand  le  duc  l'eut  reconnu  et  avisé, 
si  l'acolla  moult  étroitement  et  lui  fit  grand'signi- 
iiance  d'amour  et  de  bon  cœur  ;  et  quand  ils  eurent 
une  espace  parlé  ensemble  ils  cessèrent,  car  le  duc 
de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne  vinrent,  qui  repri- 
rent la  parole  au  duc  de  Lancastre  et  le  duc  à  eux; 
et  le  duc  de  Bourbon,  le  sire  de  Coucy  et  le  comte 
deSaint-Pol,  s'approchèrent  du  duc  d'York,  m  es- 
sire  Aimon,  du  comte  dellostidonne  (Huntingdon) 
et  de  messire  Thomas  de  Percy,  et  se  conjouirent  et 
entre  accueillirent  de  paroles  traitables  et  amou- 
reuses. Et  tousdiz  (toujours)  approchoieut-ils  la  cité 
d'Amiens. 

A  entrer  dedans  la  cité  d'Amiens  furent  les  hon- 
neurs moult  grands;  car  le  duc  de  Lancastre  che- 
vauchoit  entre  le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bour- 
gogne ;  mais  quand  leurs  chevaux  mouvoient,  c'étoit 
tout  d'un  pas;  aussi  avant  étoient  les  tètes  des  che- 


fiSgi)  DE  JEAN  FROISSART.  3 > 

vaux  les  unes  eomrae  les  autres  ;  et  bien  entre  eux, 
trois  y  prenaient  garde.  Et  passèrent  tous  trois,  et 
de  front  ainsi, dessous  la  porte  d'Amiens  en  chevau- 
chant tout  le  petit  pas,  en  honorant  l'un  l'autre  jus- 
ques  au  palais  de  l'évoque  où  le  roi  et  le  duc  de 
Touraine  étoient,  et  là  descendirent  et  montèrent 
les  degrés,  et  te  noient  les  deux  ducs  de  Berry  et 
Bourgogne  par  les  mains, en  montant  les  degrés  du 
palais  et  en  allant  devers  le  roi,  les  deux  ducs  frères 
d'Angleterre;  et  tous  les  autres  seigneurs  venoient 
par  derrière. 

Quand  ils  furent  venus  devers  le  roi,  les  trois 
ducs  de  France  qui  les  adextroient ,  et  les  autres  ba- 
rons de  France,  s'agenouillèrent  devant  le  roi.  Mais 
les  deux  ducs  d'Angleterre  demeurèrent  en  leur 
estant  (debout);  un  seul  petit  s'inclinèrent  pour  ho- 
norer le  roi.  Le  roi  vint  tantôt  jusques  à  eux  et 
les  prit  par  les  mains,  et  fit  lever  ses  oncles  et  les 
autres  seigneurs,  et  puis  parla  moult  doucement  à 
eux  et  eux  à  lui;  et  s'entre  accointèrent  de  paroles, 
et  ainsi  tous  les  autres  barons  de  France  parloient 
aux  barons  et  chevaliers  d'Angleterre;  et  ces  ac- 
cointances premières  faites,  les  seigneurs  d'Angle- 
terre qui  là  étoient  pour  l'heure  prirent  congé  au 
roi,  à  son  frère  et  à  leurs  oncles.  Ou  leur  donna.  Si 
jssirent  hors  de  la  chambre  et  furent  aconvoyés  bien 
avant,  et  descendirent  les  degrés  du  palais;  puis 
montèrent  sur  leurs  chevaux,  puis  s'en  vinrent  bien 
accompagnés  à  leurs  hôtels  et  les  aconvoyèrent  les 
•connétables  de  France,  le  sire  de  Coucy,  le  comte 
de  Saint-Pol,  messire  Jean  de   Vienne  et  plusieurs 

3* 


3G  LES  CHRONIQUES  (iSgiJ 

autres  barons  de  Franco;  et  quand  ils  les  eurent  mis 
à  leurs  hôtels,  ils  prirent  congé  et  retournèrent  de- 
vers le  roi  ou  à  leurs  hôtels.  La  tille  au  seigneur  de 
Coucy,  madame  d'Irlande,  l'ut  logée  avecques son 
père  et  toutes  ses  gens  aussi. 

Ordonné  étoit  de  par  le  roi  de  France  et  son  con- 
seil, avant  que  les  seigneurs  d'Angleterre  vinssent 
en  la  cité  d'Amiens,  et  l'ordonnance  on  l'avoit  si- 
gnifiée et  publiée  à  tous,  afin  que  nul  ne  s'en  put 
par  ignorance  excuser  et  que  chacun  sdon  son  état 
se  gardât  de  méprendre;  que  nul  ne  lût  si  outra- 
geux,  sur  peine  d'être  décolé,  qu'il  eut  parole  ri- 
goureuse, débat  ni  riotc  en  la  cité  d'Amiens  ni  au 
dehors  aux  Anglois;  et  que  nul  chevalier  ni  écuyer, 
sur  peine  d'être  en  l'indignation  du  roi,  ne  parlât 
d'armes  faire  ni  prendre  à  chevalier  ni  écuyer  d'An- 
gleterre; et  que  tous  chevaliers  et  écuyers  de  France 
conjouissent,  fût  es  champs,  au  palais  ou  es  églises, 
de  douces  paroles  et  courtoises  les  chevaliers  et 
écuyers  d'Angleterre;  et  que  nuls  pages  ni  varlets 
des  seigneurs  de  France,  sur  la  tête  perdre,  n'émût 
débat  ni  riote  hors  de  son  hôtel  à  qui  que  ce  fût;  et 
que  tout  ce  que  chevalierset  écuyers  demanderaient, 
il  leur  fût  donné  et  abandonné,  et  que  nul  hôte,  sur 
se  forfaire,  ne  demandât  ni  prît  de  leur  argent  pour 
boire,  ni  pour  manger,  ni  pour  aulrescommuns  frais. 
Item  étoit  ordonné  que  nid  chevalier  ni  écuyer  de 
France  ne  pouvoit  aller  de  nuit  sans  torches  ou 
torchis,  mais  les  Anglois  y  pou  voient  bien  aller,  si 
ils  voulaient;  et  fut  ordonné  qui  si  un  Anglois  étoit 
de  nuit  trouvé  ni  encontre  sur  leschaussées,  que  ou 


!  i  -o  0  DE  J E A JN  FROISSA  11 1  3rj 

le  do  voit  doucement  et  courtoisement  reconvoyer  et 
remet  ire  à  son  hôtel  ou  entre  ses  gens.  Item  étoient 
ordonnés  à  quatre  carrefours  à  Amiens  quatre 
guets,  et  en  chacun  guet  mille  hommes;  et  si  feu  se 
prcnoit  en  la  ville  de  nuit  par  aucune  incidence,  les 
guels  ne  se  dévoient  mouvoir  de  leur  place,  mais 
au  son  d'une  cloche  se  dévoient  autres  gens  avancer 
pour  remédier  au  feu.  Item  étoit  ordonné  que  nul 
chevalier  ni  écuyer,  pour  quelconque  besogne  qu'il 
eût,  ne  »e  devoit  ni  pouvoit  avancer  pour  parler  au 
roi,  si  le  roi  même  ne  l'appeloit.  Item  fut  ordonné 
que  nul  chevalier  ni  écuyer  de  France  ne  pouvoit 
parler  ni  deviser  ensemble,  tant  que  chevaliers  et 
écuyers  d'Angleterre  seroient  en  place,  et  sur  eux  ils 
adressassent  ou  tournassent  leur  parole.  Item  fut  or- 
donné, sur  amende  très  grande,  que  nul  hôtelain  en 
son  hôtel  ni  autre  ne  forcellât  (cachât)  ni  mît  hors 
de  voie  par  manière  de  convoitise,  arcs  ni  sagettes 
qui  fussent  aux  Anglois;  mais  si  les  Anglois  par 
courtoisie  leur  vouloient  donner,  ils  les  pouvoient 
bien  prendre. 

Yous  devez  savoir  que  toutes  ces  choses  et  autres 
étoient  promues,  faites  et  ordonnées,  pour  bien  et  par 
grand'délibéralion  de  bon  conseil,  pour  mieux  gar- 
der et  honorer  les  Anglois;  car  sur  grand' con- 
fidence de  paix  et  d'amour  ils  étoient  là  venus;  et 
étoient  ces  ordonnances  faites  par  si  détroite  condi- 
tion que  qui  les  eût  enfreintes  ni  brisées  par  ma- 
nière de  mauvaise  té,  sans  nul  déport  (délai)  ou 
excusation  ,  il  eût  payé  l'amende.  Tous  les  jours 
petit    s'en    falloit.  Par    le  terme   de   quinze    jours 


38  LES  CHRONIQUES  (.091) 

étoient  ces  seigneurs  de  France  et  d'Angleterre  en 
parlement  ensemble  et  rien  ne  mettoient  à  con- 
clusion ;  car  ils  étoient  en  trop  grand  différend. 
Les  François  demandoient  à  avoir  Calais  abattue 
et  renversée  par  terre  tellement  que  nul  n'y  habitât 
jamais;  les  Anglois  étoient  à  ce  moult  contraires, 
car  jamais  n'eussent  passé  ce  traité  ;  car  vous  devez 
croire  et  savoir  que  Calais  est  la  ville  au  monde 
que  la  communauté  d'Angleterre  aime  le  mieux; 
car,  tant  comme  ils  seront  seigneurs  de  Calais, 
ijs  disent  ainsi  qu'ils  portent  les  ciels  du  royaume 
de  France  à  leur  ceinture  ;  et  quel  différend  que  les 
seigneurs  François  ou  Anglois  eussent  ensemble  de 
leurs  offres  et  de  leurs  requêtes  et  demandes,  et 
comme  longuement  que  ils  y  missent,  si  se  dépar- 
toient-ils  toujours, les  parlements  fines, moult  amia- 
bjement  ensemble;  et  disoient  les  deux  chevaliers, 
cils  de  France  et  cils  d'Angleterre:  «  Tous  retour- 
nerez demain  sur  cet  état  et  procès,  et  espoir  (peut- 
être),  parmi  la  peine,  et  diligence  que  nousy  met- 
trons et  rendrons,  auront  nos  besognes  bonne  con- 
clusion. », 

Et  donna  le  roi  de  France  à  dîner  par  trois  fois 
moult  notablement  au  palais  à  Amiens  aux  sei- 
gneurs d'Angleterre;  et  aussi  firent  le  duc  de  Tou- 
rainc,  le  duc  de  Berry,  le  duc  de  Bourgogne  et  le 
duc  de  Bourbon.  Le  sire  de  Coucy  et  le  comte  de 
Saint  Pol,  chacun  par  lui,  donnèrent  à  dîner  une 
fois  à  tous  les  chevaliers  d'Angleterre  qui  au  parle- 
ment étoient  venus.  J£t  quant  que  les  Anglois  pre- 
noient,  tant  que  de  vivres,  tout  étoit  payé  et  déli- 


(i59i)  DE  JEAN  FROISSAIT.  3\) 

\ré;et  étoient  clercs  ordonnes,  de  par  le  roi  et 
son  conseil,  qui  tout  écrivoient;  et  cils  (ceux)  qui 
çtéoicnt  étoient  rerais  à  la  chambre  des  deniers. 

Vous  devez  savoir  que  le  duc  Jean  de  Lancaslrc 
et  son  frère  le  duc  d'York,  quoique  ils  fussent  là 
venus,  avoient  leur  charge  du  roi  d'Angleterre  et 
du  conseil,  tellement  que  pour  nul  traité  proposé  ni 
à  proposer  ils  n'y  pouvoient  rien  prendre  ni  mettre. 
Plusieurs  gens  ne  voudraient  point  croire  ce  que  je 
vous  dirai.  Il  est  ainsi  que  toute  la  communauté 
d'Angleterre  s'incline  toujours  et  est  inclinée  plus  à 
la  guerre  que  à  la  paix;  car  du  temps  du  bon  roi 
Edouard  de  bonne  mémoire  et  son  fils  le  prince  de 
Galles,  ils  eurent  tant  de  belles  et  hautes  victoires 
sur  les  François  et  tant  de  grands  conquêls  et  ran- 
çons et  de  rachats  de  villes  et  de  châteaux,  que  les 
pauvres  en  étoient  devenus  riches  et  ceux  qui  n'é- 
loient  pas  gentils  hommes  de  nativité,  par  eux  aven- 
turer hardiment  et  vaillamment  es  guerres,  avoient 
tant  conquête  que  par  puissance  d'or  et  d'argent  ils 
étoient  anoblis;  et  vouloient  les  autres  qui  venoient 
ensuivir  (suivre)  cette  vie,  quoique  moult  depuis  le 
temps  du  roi  Edouard  et  de  son  fils  le  prince  de 
Galles,  pour  le  fait  et  emprise  de  messire  Bertrand 
de  Glaquin  (Guesclin)  et  de  plusieurs  autres  bons 
chevaliers  de  France,  si  comme  il  est  contenu  en 
notre  histoire  ci  derrière,  les  Anglois  étoient  moult 
reculés  et  reboulés. 

Le  duc  de  Gloceslre  mainsné  (puîné),  fils  du  roi 
Edouard,  s'inclinoit  assez  à  l'opinion  de  la  commu- 
nauté d'Angleterre  et  d'aucuns  princes,  chevaliers 


-i<>  LES  CHRONIQUES  t*5oi 

et  écuycrsd5 Angleterre  qui  dcsii oieu t  la  guerre  pour 
soutenir  leur  état;  et  pour  ce  étoient  les  différends 
et  les  traités  de  paix  trop  forts  à  faire  et  à  trouver, 
quoique  le  roi  le  voulsist  bien  et  le  duc  de  Lancastre. 
Et  par  leur  promotion,  encore  étoient  ces  journées 
de  parlement  de  paix  assignées  et  ordonnées  en  la 
cité  d'Amiens,-  mais  au  fort  ils  n'osassenteourroucer 
la  communauté  d'Angleterre.  Bien  vouloient  les 
Angîois  paix,  mais  (pourvu)  que  on  leur  restituât 
toutes  les  terres  données  et  accordées  au  traité  de 
la  paix  fait  à  Brctaigny  devant  Chartres,  et  que  les 
François  payassent  quatorze  cent  mille  francs,  qui 
étoient  demeurés  à  payer,  quand  ils  renouvelèrent 
la  guerre. 

En  cette  saison  dont  je  parle  furenties  parlements 
moult  grands  en  la  cité  d'Amiens  sur  forme  et  état 
de  paix,  si  on  lui  put  avoir  trouvé;  et  grand' peine  et 
diligence  y  rendirent  les  seigneurs  qui  là  étoient. 
On  se  peut  émerveiller  à  quoi  la  défaute  fut  que  la 
paix  ne  se  fit,  car  par  spécial  le  duc  de  Bourgogne 
y  entendoit  très  fort  de  la  partie  des  François,  et  le 
duc  de  Lancastre  de  la  partie  des  Anglois,  réservé 
que  la  charge  il  n'efit  osé  passer.  Quand  on  vit  que 
on  trailoit  et  parlementait  et  que  rien  on  ne  faisoit, 
si  se  commencèrent  les  seigneurs  à  tanner  (fatiguer) 
et  lasser  et  pour  adoucir  les  Anglois,  parquoi  ils 
eussenteause  d'eux  incliner  à  raison,  il  leur  fut  offert 
en  Aquitaine  à  tenir  tout  ce  que  ils  y  tenoient  pai- 
siblement, et  neuf  évêcbés  quittes  et  délivrés  et  sans 
ressort;  mais  on  vouloit  avoir  Calais  abattue;  et  la 
somme  des  quatorze  cent   mille  francs  on  les  paye- 


T.,.,  DE  JEAN  FliOISSAllT.  .  \  r 

roit  sur  trois  ans.  Le  duc  de  Lancaslre  et  le  conseil 
d'Angleterre  répondirent  à  ces  offres  et  dirent  ainsi: 
«  Nous  avons  ici  séjourné  un  grand  temps  et  n'a- 
vons rien  conclu,  ni  conclure  ne  pouvons,  tant  que 
nous  aurons  retourné  en  Angleterre,  et  ce  remontré 
au  conseil  du  roi  notre  sire  et  aux  trois  états  du 
royaume;  et  soyez  sûrs  et  certains  que  toute  la  di- 
ligence que  moi  et  mon  frère  d'York  y  pourrons 
mettre,  et  nos  consaulx  qui  ici  avons  été,  nous  l'y 
mettrons  volontiers,  réservé  de  la  ville  de  Calais 
abattue.  Nous  n'oserions  parler  de  ce;  car  si  nous  en 
parlions,  nous  serions  en  la  haine  et  indignation  de 
la  greigneur  (majeure)  partie  du  royaume  d'Angle- 
terre: si  nous  vaut  mieux  taire  et  cesser  que  dire 
chose  où  nous  puissions  recevoir  haine  ni  blâme.  » 

Encore  sullisit  assez  cette  réponse  au  roi  de  France 
et  à  ses  oncles;  et  dirent  que  sur  traité  de  paix,  eux 
retournés  en  Angleterre,  ils  se  missent  en  peine; 
et  que  du  côté  du  royaume  de  France  ils  n'es- 
traindroient  point  pour  grand' chose,  car  la  guerre 
a  voit  trop  duré;  si  en  étoient  trop  de  avenus  au 
monde. 

Or  i'ut  regardé  entre  ces  parties,  pour  tant  que  les 
trêves  failloient  à  la  saint  Jean  Baptiste  entre  France 
et  Angleterre,  que  on  les  alongeroit  encore  un  an 
tout  entier,  à  durer  et  à  courir  sans  nulle  violence, 
par  mer  et  par  terre,  de  tous  leurs  conjoints  et  leurs 
adliers,  sans  enfreindre;  et  de  ce  que  les  consaulx 
d'Angleterre  répondroient,  on  leur  bailleroiten  leur 
compagnie  deux  chevaliers,  et  cils  (ceux)  rapporte- 
roient  la  parole  et  l'état  du  pays  d'Angleterre.  A 


4a  LES  CHRONIQUES  (i5q.) 

tout  ce  faire  et  tenir  s'accordèrent  le  duc  de  Lancas- 
tre  et  le  duc  d'York  son  frère  et  le  conseil  du  roi 
d'Angleterre  qui  là  étoient.  lime  fut  dit  en  ce  temps, 
et  on  en  vit  grandement  les  apparences,  que  le  roi 
de  France  désiroit  moult  venir  à  conclusion  de  paix , 
car  grandes  nouvelles  couroient  pour  lors,  parmi  le 
royaumedeFrance  et  ailleurs, que  l'Amora-Baquin(i; 
étoit  entré  atout  (avec)  grand' puissance  de  Turcs 
au  royaume  de  Hongrie,  et  ces  nouvelles  avoient 
rapportées  messire  Boucicaut  l'aîné,  maréchal  de 
France  et  messire  Jean  deCarouge,  lesquels  étoient 
revenus  et  retournés  des  parties  de  Grèce  et  de  Tur- 
quie, pourquoi  le  roi  de  France  en  sa  jeunesse  avoit 
très  grand' affection  pour  mettre  sur  un  voyage 
et  aller  voir  cet  Amora-Baquin  et  recouvrer  le 
royaume  d'Arménie,  que  les  Turcs  avoient  conquis 
sur  le  roi  Léon  d'Arménie,  lequel  roi  d'Arménie- 
avoit  été  présent  à  Amiens  à  ce  parlement  et  avoit 
remontré  ses  besognes  au  duc  de  Lancastre  et  au 
duc  d'York  qui  bien  le  connoissoient,  car  jà  l'a- 
voient-ils  vu  en  Angleterre,  et  aussi  y  fut-il  une  fois 
pour  traiter  de  paix,  quand  le  roi  de  France  fut  à 
l'Ecluse  W.  Donc,  en  considérant  ces  besognes  et  en 
confortant  les  paroles  du  roi  d'Arménie,  le  roi  de 
France,  sur  la  fin  du  parlement  et  aucongéprendre, 
en  parla  moult  doucement  au  duc  de  Lancastre;  et 
lurent  les  paroles  telles:  «  Beau  neveu,  si  paix  pou- 

(i)  Amurat  Ier.  mourut  celte  môme  aunée  et  eut  Bajazet  pour  suc- 
cesseur J.  A.  B. 

(•a)  Voyez,  sur  le  roi  Léon  d'Arménie,  la  note  ic.  du  volume  X  de 
FroissDrt.  J.  A.  B. 


(i5qi)  DE  JEAN  FROISSART.  4^ 

voit  être  entre  nous  et  le  roi  d'Angleterre,  nous 
pourrions  ouvrir  un  passage  eu  Turquie  en  confor- 
tant le  roi  de  Hongrie  et  l'empereur  de  Constanti- 
nople  ll)  auxquels  l'Amora-Baquin  donne  assez  à 
faire  et  recouvrerions  le  royaume  d'Arménie  que 
les  Tures  tiennent.  On  nous  a  bien  dit  que  l'A- 
mora-Baquin est  un  vaillant  homme  et  de  grand' 
emprise;et  sur  tels  gens  qui  sont  contraires  à  notre 
créance  et  la  guerroyent  tous  les  jours,  nous  de- 
vrions incliner  au  vouloir  défendre.  Si  vous  prions, 
beau  neveu,  tout  acertes  (sérieusement)  que  vous  y 
vueilliez  entendre,  et  promouvoir  ce  voyage  au 
royaume  d'Angleterre, quand  vous  y  viendrez.  »  Le 
duc  de  Lancastre  lui  promit  qu'il  s'en  acquitteront, 
et  si  bien  en  feroit  son  devoir  que  on  s'en  aperce- 
vrait ;  et  sur  cet  état  furent  pris  lescongés  ensemble. 
Les  parlements  qui  se  tinrent  en  la  cité  d'Amiens 
durèrent  environ  quinze  jours;  et  se  départirent 
tout  premièrement  les  seigneurs  d'Angleterre  qui 
là  étoient  venus  et  en  reportaient  par  écrit  tous  les 
traités  qui  là  avoientété  faits, pour  remontrer  aurai 
d'Angleterre  et  à  son  conseil.  La  duchesse  d'Ir- 
lande se  départit  d'Amiens  et  prit  congé  à  son  père 
le  seigneur  de  Coucy  et  se  mit  au  retour  avecques 
ses  oncles.  Tous  les  Anglois  se  départirent  j  et  devez 
savoir  que  depuis  qu'ils  issirent  hors  de  la  ville  de 
Calais,  venant  à  Amiens,  et  eux  retournants  là,  et 
étants  à  Amiens,  ils  ne  dépendirent  rien,  si  ils  ne 
voulurent;  carie  roi  de  France  les  fit  toutes  parts 

(i)  Emmanuel  I'aléologue.  J.  A.  B. 


■il  LES  CHRONIQUES  (1591 

déireller  eux:  et  leurs  chevaux.  Le  duc  de  Bour- 
gogne s'en  retourna  en  Artois  et  en  la  cité  d'Arras, 
et  là  trouva  la  duchesse  sa  femme  qui  a  voit  visité  le 
pays  de  Flandre.  Le  duc  dcTourainc,  le  duc  de 
Beny  et  le  duc  de  Bourbon  demeurèrent  de-lez  le 
roi.  Et  était  l'intention  du  roi  de  venir  à  Beauvais 
et  à  Gisors  et  là  jouer  et  ébattre,  et  par  ce  chemin 
retourner  à  Paris. 

Vous  devez  savoir  que  avecques  le  duc  de  Lan- 
castre  et  le  duc  d'York  se  mirent  en  leur  compagnie 
chevaliers  de  France  par  l'ordonnance  du  roi  et  du 
conseil.  Ce  furent  messire  Jean  de  Châtel-Morant 
et  messire  Taupin  de  Cantemelle  pour  aller  en  An- 
gleterre et  pour  rapporter  nouvelles  et  réponses  des 
traités  que  les  Anglois  emportoient.  Et  vinrent  à 
Calais, et  jusques  là  aconvoyèrent  messire  Regnault 
de  Roye,  le  sire  de  Mont-Caurel  et  le  sire  de  la 
~\  ieu-Ville_,  les  ducs  d'Angleterre;  et  là  prirent 
congé  et  puis  retournèrent,  et  les  Anglois  passèrent 
outre  quand  il  leur  plut  et  vinrent  à  Douvres  et  là 
trouvèrent  le  roi  et  le  duc  de  Glocestre  qui  les  at- 
tendoient. 

Quand  le  roi  et  ces  seigneurs  se  virent, si  eurent 
grand  parlement  ensemble  sur  l'état  et  ordonnance 
du  parlement  d'Amiens.  Trop  bien  plaisoit  au  roi 
tout  ce  que  fait  en  avoient  ses  oncles.  Mais  le  duc 
de  Glocestre,  qui  toujours  a  été  dur  et  rebelle  à  ces 
traités,  proposa  sus  et  dit  que  là  ils  ne  pouvoient 
faire,  dire,  proposer  ni  accepter  nulle  bonne  pro- 
position de  paix;  et  convenoit  que  ces  traités  et 
procès  fussent  apportés  au  palais  de  Wcstmoustier 


:  i  :»9 i )  DE  JEAN  FROISSAIT.  l\  J 

à  Londres  et  le  conseil  général  îles  trois  élats 
d'Angleterre  tons  là  mandés;  et  ce  que  ils  en  l'e- 
roient  et  conseillcroient,  on  en  feroit,  et  non  au- 
trement 

La  parole  du  duc  de  Glocestre  fut  tenue  et  ouïe; 
on  n'eut  osé  aller  à  l'encontre,  car  il  étoit  trop 
grandement  en  la  grâce  et  amour  du  pays.  Adonc 
fut  dit  aux  deux  chevaliers  de  France  qui  là  venus 
étaient:  «Il  vous  en  faut  venir  avecques  nous  à 
Londres, autrement  ne  pouvez-vous  avoir  réponse.  » 
Les  deux  chevaliers  obéirent,  ce  fut  raison;  et  sg 
mirent  au  chemin,  quand  le  roi  d'Angleterre  et  les 
seigneurs  se  mirent  Et  exploitèrent  tantque  la  grei- 
gneur  (majeure) partie  des  seigneurs  vinrent  à  Lon- 
dres. Le  roi  Richard  d'Angleterre,  quand  il  vint  à 
Dardeforde(Dartford),  prit  la  voie  et  le  chemin  de 
Eltem  (Eltham),  un  très  beau  manoir,  et  là  se  tint 
et  rafraîchit,  car  la  reine  sa  femme  y  étoit; et  depuis 
vinrent-ils  à  Cènes  (Richemond)  et  de  là  ils  s'en  al- 
lèrent pour  la  saint  George  à  Windsore;  et  là  furent 
les  chevaliers  de  France  répondus.  Mais  avant  que 
je  vous  die  la  réponse  qu'ils  eurent,  je  vous  parlerai 
un  petit  du  roi  de  France. 

Après  ce  que  le  parlement  eut  été  à  Amiens,  le  roi 
de  France  eschey  (tomba),  par  incidence  et  par  lui 
mal  garder,  en  lièvre  et  en  chaude  maladie,  dont 
lui  fut  conseillé  à  muer  air.  Si  fut  mis  en  une  litière, 
et  vint  à  Remuais,  et  se  tint  tant  qu'il  fut  gary 
(guéri)  au  palais  de  l'évoque,  son  frère  de  Tou- 
raine  dc-lez  lui,  et  ses  oncles  de  Berry  et  de  Bour- 
bon.  Et  là   tinrent  ces  seigneurs  leur  Paque.    Et 


f\C)  LES  CHRONIQUES  (t59t) 

depuis,  quand  le  roi  fut  tout  fort  et  eu  bon  point  et 
que  bien  il  pouvoit  chevaucher,  il  s'en  vint  à  Gi- 
sors,  à  l'entrée  de  Normandie,  pour  avoir  le  déduit 
des  chiens, car  il  y  a  environ  grand' foison  de  beaux 
bois.  Le  roi  étant  à  Gisors,messire  Bernard  d'Arma- 
gnac,qui  frère  avoit  été  du  comte  Jean  d'Armagnac, 
vint  là  en  bon  arroi,  le  comte  Dauphin  d'Auvergne 
que  il  trouva  à  Paris  en  sa  compagnie,  et  releva  la 
comté  d'Armagnac,  la  comté  de  Comminge  et  la 
comté  de  Rhodez  du  roi,  et  lui  en  fit  hommage, aux 
ns  et  aux  coutumes  que  les  seigneurs  sujets  du  roi 
de  France  relèvent  leurs  fiefs.  Et  de  ce  que  il  devint 
homme  du  roi, on  enleva  lettres  tabellion nécs,gros- 
sojrées  et  scellées,  et  puis  prit  congé.  Aussi  fit 
le  comte  Dauphin;  et  retournèrent  ensemble  à 
Paris  et  de  là  en  leurs  pays  d'Auvergne  et  de  Lan- 
guedoc. 

Environ  l'Ascension, retourna  le  roi  de  France  à 
Paris  en  bon  point  et  en  bon  état,  et  se  logea  en 
son  hôtel  de  Saint- Pol,  lequel  on  avoit  tout  ordonné 
pour  lui;  et  jà  y  étoient  la  reine  de  France  et  la  du- 
chesse de  Touraiue  venues. 

Or  conterons  de  messire  Jean  de  Châtel-Morant 
et  de  messire Taupin  deCantemelle,qui  attendoient 
la  réponse  du  roi  d'Angleterre  et  des  Anglois.  Ils 
furent  à  la  fête  de  Saint  George  à  Windsore,  où  le 
roi  d'Angleterre,  ses  oncles  et  ses  frères,  et  grand 
nombre  des  seigneurs  d'Angleterre,  furent.  Si  par- 
lèrent ensemble  ces  seigneurs  sur  l'éîatde  ce  que  ils 
avoient  enconvenancé  et  promis  à  faire  et  tenir  au 
roi  de  France  et  à  ses  oncles,  quand  ils  se  départi- 


(i39i)  DE  JEAN  FROISSART.  47 

rent  du  parlement  d'Amiens,  et  pour  délivrer  aussi 
les  deux  chevaliers  de  France  qui  étoient  là  et  qui 
les  poursuivoient  pour  avoir  réponse.  Conseillé  l'ut 
entre  eux,  et  répondirent  ainsi  aux  chevaliers  Fran- 
çois: «  Vous,  Chàtel-Morant,  et  vous,  Cantemelle, 
sachez,  considérées  toutes  choses,  vous  ne  pouvez 
avoir  autre  réponse  ni  délivrance  maintenant,  car 
trop  fort  seroit  à  assembler  pour  le  présent  les  con- 
saulx  sur  les  trois  états  du  royaume  d'Angleterre, 
jusques  à  la  saint  Michel  que  tous  viennent  par 
ordonnance  aux  parlements  et  aux  plaids  à  West- 
mousricr(\Vestmins!er);etdecepour  nous  acquitter 
et  vous  tenir  excusés,  nous  en  écrirons  par  de  là  ; 
et  si  adonc  vous,  ou  aucun  de  la  partie  de  France, 
vous  voulez  ,  ou  veulent  tant  travailler  que 
vous  retournez  ici  ,  on  en  fera  réponse  due  et 
raisonnahle  ,  telle  que  généralement  le  conseil 
des  trois  états  du  royaume  d'Angleterre  répon- 
dra. » 

Quand  les  deux  chevaliers  virent  que  ils  étoient 
répondus  et  que  autre  chose  n'en  auroient,  si  ré- 
pondirent: «De  par  Dieu  nous  nous  contenterons 
assez  de  tout  ce  que  vous  dites.  Faites,  écripsez 
(écrivez)  et  scellez,  et  puis  nous  nous  mettrons 
au  retour.  » 

11  fut  fait.  Lettres  furent  écrites  et  scellées.  On 
leur  bailla  j  et  eurent  congé  du  roi  et  des  seigneurs 
et  puis  se  mirent  au  retour  et  vinrent  à  Londres  et 
.s'ordonnèrent  pour  partir.  Le  roi  d'Angleterre  les 
fit  partout  délivrer  de  tous  coûtages  et  conduire 
jusques  à  Douvres,  et  leur  fit  le  bailli  de  Douvres 


48  LES  CHRONIQUES  ,~9i) 

avoir  un  vaissel  passager  pour  eux,  leurs  gens  et 
leurs  chevaux;  mais  ils  séjournèrent  là  cinq  jours 
en  défaute  de  vent.  Au  cinquième  ils  équipèrent  et 
eurent  vent  à  volonté  et  vinrent  prendre  terre  à 
Boulogne.  Là  issirent-ils  hors  du  passager  et  quand 
la  mer  fut  retraite,  on  mit  hors  les  chevaux.  De- 
puis (occasion)  ;  si,  cause  y  avoit  d'avoir  cour- 
roucé si  ils  se  départirent  de  Boulogne  et  prirent 
le  chemin  d'Amiens,  et  chevauchèrent  à  petites 
journées;  et  firent  tant  que  ils  vinrent  à  Paris. 
Si  trouvèrent  là  le  roi  et  les  seigneurs,  car  ce  fut 
par  les  fêtes  d'une  Pentecôte.  Ils  montrèrent  leurs 
lettres.  On  les  lisi  (lut);  on  vit  l'ordonnance  des 
Anglois.  11  m'est  avis  que  le  roi  et  les  seigneurs 
n'en  firent  pas  trop  grand  compte,  car,  dedans 
briefs  jours,  ils  eurent  moult  grandement  ailleurs 
à  entendre. 


CHAPITRE  XXVIII. 


Comment  messire  Pierre  de  CrAon.,  par  haine  et  mau- 
vais aguet,  battit  messire  Olivier  de  Clisson,  dokt 
le  roi  et  ses  consaulx  furent  moult  courroucés. 


Vous  avez  bien  ici-dessus  ouï  parler  et  proposer 
ctimment  messire  Pierre  de  Craon,  lequel  étoit  un 
chevalier  en  France  de  grand  lignage  et  affaire,  fut 


(i39i)  DE  JEAN  FROISSART.  49 

éloigné  de  l'amour  el  grâce  du  roi  de  France  et  du 
duc  de  Touraine  son  frère,  et  par  quelle  aclioison 
avant  le  roi  et  son  frère,  ce  fut  mal  fait.  Et  si  avez 
bien  ouï  recorder  comment  il  étoit  venu  en  Breta- 
gne de-lez  (près)  le  duc,  et  lui  avoit  dit  et  conté 
toutes  ses  rnéchéances;  le  duc  y  avoit  entendu  par 
cause  de  lignage  et  de  pitié ,  et  lui  avoit  ainsi  dit  que 
Olivier  de  Clisson  lui  avoit  tout  promu  et  brassé 
ce  contraire. 

Or  peuvent  aucuns  supposer  que  de  ce  il  l'avoit 
informé  et  enflammé,  pour  tant  que  sur  le  dit  con- 
nétable il  avoit  très  grand'  haine  et  ne  le  savoit 
comment  honnir  ni  détruire;  et  messire  Pierre  de 
Craon  étant  de-lez  (près)  le  duc  de  Bretagne,  sou- 
vent ils  parloient  ensemble  et  dévisoient  de  messire 
Olivier  deClisson  comment  ni  par  quelle  manière  ils 
le  mettroientà  mort,  car  bien  disoient  que  s'il  étoit 
occis  par  quelque  voie  que  ce  fût,  nul  n'en  feroit 
guerre  ni  contrevengeance.  Et  trop  se  repentoit  le 
duc  de  Bretagne  qu'il  ne  l'avoit  occis,  quand  il  le 
tint  à  son  aise  au  châtel  de  l'Ermine  de-lez  (près) 
Nantes.  Et  voulsist  (eût  voulu)  bien  que  du  sien  il 
lui  eût  coûté  cent  mille  francs  et  il  le  [tînt  à  sa  vo- 
lonté. 

Ce  messire  Pierre  de  Craon,  qui  se  tenoit  lez 
(près)  le  duc  et  considéroit  ses  paroles  et  comment 
mortellement  il  héoit  Clisson,  proposa  une  merveil- 
leuse imagination  en  soi-même,  car  par  les  appa- 
rences se  jugent  les  choses.  Il  s'avisa,  comment  que 
ce  fut,  que  il  mettroit  à  mort  le  connétable  et  n'en- 
tendroit  jamais  à  autre  chose,  si  l'auroit  occis  de  sa 

FROISSART.    T.    XIII.  4 


5o  LES  CHRONIQUES  («5»») 

main  ou  fait  occire,  et  puis  on  traiteroit  de  la  paix. 
Il  ne  doutoit  ainsi   que  néant,  Jean  de  Blois  qui 
avoit  sa  fille,  ni  le  fils  au  vicomte  deRohan  qui  avoit 
l'autre  ;  avecques  l'aide  du  duc  et  de  son  lignage 
il  se  cheviroit  bien   contre  ces  deux:  car  ceux   de 
Blois  étoient  encore  trop  fort  afFoiblis,  et  si  avoit 
le  comte  Guy  de  Blois  vendu   l'héritage   de   Blois, 
qui   devoit  retourner  par   succession  d'hoirie  à  ce 
comte  de  Painteuvre  (Penthièvre)  Jean  de  Blois,  et 
viendroit  au  duc  de  Touraine;  là  lui  avoit-il  mon- 
tré   petite  amour  et  confidence  et  alliance  de   li- 
gnage. Et  si  ce  fait  étoit  avenu,  et  Clisson  mort, 
petit  à  petit  on  détruiroit  tous  les   marmousets  (fa- 
voris)   du   roi  et    du  duc    de   Touraine,   c'est   à 
entendre  leseigneur  de  La  Rivière,  messire  Jean  Le 
Mercier,  Montagu,le  Bègue  de  Vilaines,  messire 
Jean  de  Bueil  et  aucuns  autres  de  la  chambre  du 
roi,  lesquels  aidoient  à  soutenir  l'opinion   du  con- 
nétable, car  le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne 
ne  les  aimoient  que  un  petit,  quel  semblant  qu'ils 
leur  montrassent.    Avint  que    il  persévéra    en  sa 
mauvaistiéet  tant  considéra  le  dit  messire  Pierre  de 
Craon    ses  besognes  et  subtilla    sus   par   mauvais 
argu   et  l'ennort  (conseil)   de  l'ennemi  qui  oneques 
ne  dort,  mais  veille  et  réveille  les  cœurs  des  mau- 
vais  qui  à  lui  s'inclinent;    et   jeta    tout   son  fait 
devant  ses  yeux  avant  qu'il  osât  rien  entreprendre, 
en  laformeet  manière  que  je  vous  dirai  j  et  si  il  euist 
(eût)  justement  pensé  et  imaginé  les  doutes,  les  pé- 
rils et  méchefs,  q  11  par  sou  fait  pouvoient  venir  et 
descendre  et  qui  depuis  en  descendirent,  raison  et 


i*5g-i)  DE  JEAN  FROISSART.  5i 

attrempance  (modération)  y  eussent  eu  en  son  cœur 
autrement  leur  lieu  que  elles  ne  eurent  ;  mais  on  dit, 
et  il  est  vérité,  que  le  grand  désir  que  on  a  aux 
choses  que  elles  aviennent  estaindient  (éteint)  le 
sens,  et  pour  ce  sont  les  vices  maîtres  et  les  vertus 
violées  et  corrompues.  Car  pour  ce  par  spécial  que 
le  dit  messire  Pierre  de  Craon  avoit  si  grand'  affec- 
tion à  la  destruction  du  connétable,  il  s'inclina  et 
accorda  de  tous  points  aux  consaulx  (conseils)  de 
outrage  et  de  folie;  et  lui  étoit  avis,  en  proposant 
son  fait,  mais  (pourvu)  que  sauvement  il  put  retour- 
ner en  Bretagne  devers  le  duc,  le  connétable  mort, 
il  n'auroit  jamais  garde  que  nul  ne  le  vînt  là  querre, 
carie  duc  le  aideroit  à  délivrer  et  à  se  excuser; 
et  au  fort  si  la  puissance  du  roi  de  France  étoit  si 
grande  que  il  en  voulsist  faire  fait,  et  le  vint  quérir 
en  Bretagne,  sur  une  nuit  il  se  mettroit  en  un  vais- 
sel  et  s'en  iroit  à  Bordeaux,  à  Bayonne  ou  en  An- 
gleterre. Là  ne  seroit-il  point  poursuivi,  car  bien 
savoitque  les  Anglois  le  héoient  mortellement  pour 
les  grands  cruautés  qu'il  leur  avoit  faites  et  con- 
senti faire,  depuis  les  jours  que  il  s'étoit  tourné 
François,  car  au-devant  il  leur  avoit  fait  plusieurs 
beaux  et  grands  services,  si  comme  ils  sont  conte- 
nus et  devises  notoirement  ici  dessus  en  notre 
histoire. 

Messire  Pierre  de  Craon,  si  comme  vous  orrez, 
pour  accomplir  son  désir,  avoit  de  long  temps  en 
soi-même  proposé  et  jeté  son  fait,  et  à  nully  (per- 
sonne) ne  s'en  étoit  découvert.  Je  ne  puis  savoir  si 
oneques  il  en  avoit  parlé  au  duc  de  Bretagne.   Les 

4* 


5a  LES  CHRONIQUES  (1595 

aucuns  supposoient  que  oil  et  les  autres  non.  Mais 
la  cause  de  la  supposition  de  plusieurs  est  pour  tant 
que,  le  délit  fait  par  lui  et  par  ses  complices,  le  plu- 
tôt comme  il  put  et  par  le  plus  bref  chemin,  il  s'en 
retourna  en  Bretagne  et  s'en  vint  comme  à  sauf  ga- 
rant et  à  refuge  devers  le  duc  de  Bretagne;  et  oul- 
tre,  en  devant  le  fait,  il  avoit  rendu  et  vendu  ses 
châteaux  et  héritages  qu'il  tenoit  en  Anjou  au  duc 
de  Bretagne,  et  renvoyé  au  roi  de  France  son  hom- 
mage; et  se  feignoit  et  disoit  qu'il  vouloit  voyager 
outre  mer.  De  toutes  ces  choses  je  me  passerai 
brièvement,  mais  je  vous  éclaircirai  le  fait,  car  je, 
auteur  et  proposeur  de  cette  histoire,  pour  les  jours 
que  le  meschef  avint  sur  le  connétable  de  France 
messire  Olivier  de  Clisson,  j'étois  à  Paris.  Si  en  dus 
par  raison  bien  être  informé,  selon  l'enquête  que 
je  fis. 

Vous  savez  ou  devez  savoir  que  pour  ce  temps 
le  dit  messire  Pierre  de  Craon  avoit  en  la  ville 
de  Paris  en  la  cimetière  que  on  dit  Saint- 
Jean  (,)  un  très  bel  hôtel,  ainsi  que  plusieurs  grauds 
seigneurs  de  France  y  ont,  pour  là  avoir  à  leur  aise 
leur  retour.  Cet  hôtel,  ainsi  comme  coutume  est,  il 
le  faisoit  garder  par  un  concierge.  Messire  Pierre  de 
Craon  avoit  envoyé  dès  le  Carême-Prenant  à  Paris 
au  dit  châtel  de  ses  varlelsqui  le  servoient  pour  son 
corps, et  par  iceux  fait  l'hôtel  pourvoir  bien  etlarge- 
mentde  vins  et  de  pourvéances,de  farines, de  chairs, 
de  sel  et  de   toutes  choses  qui  appartiennent  à  un 

(i)  Aujourd'hui   1^  marolié  St.  Jean.  J.  A.  B. 


(i59-î)  DE  JEAN  FROISSART.  53 

hôtel  Avec  Lout  ce  il  avoit  écrit  au  concierge  que  i[ 
lui  achetât  des  armures,  cottes  de  fer,  gantelets, 
coifiettes  d'acier  et  telles  choses,  pour  armer  qua- 
rante compagnons,  et  quand  il  en  seroit  pourvu  il 
lui  signiiiât  et  il  les  envoieroit  quérir, et  que  tout  ce 
ilfitsecrètement.  Le  concierge,  qui  nul  mal  n'y  pen- 
soit  et  qui  vouloit  obéir  au  commandement  de  son 
maître,  avoit  quis,  pourvu  elacheté  toute  cette  mar- 
chandise. Tout  ce  terme  pendant  et  ces  besognes 
faisants,  se  tenoit  encore  en  Anjou  en  un  châtel  de 
son  héritage,  bel  et  fort  que  on  clame  (appelle) 
Sablé,  et  envoyoit  compagnons  forts,  hardis  et  ou- 
trageux  une  semaine  deux,  l'autre  trois,  l'autre 
quatre,  tout  secrètement  et  couvertement  à  son  hô- 
tel à  Paris.  A  leur  département  il  ne  leur  disoit  pas 
pourquoi  c'étoit  faire,  mais  bienleur  enditoit  (infor- 
moit):  «  Vous  venu  à  Paris,  tenez-vous  des  biens 
de  mon  hôtel  tout  aises;  et  ce  qui  vous  sera  métier, 
demandez-le  au  concierge,  vous  l'aurez  tout  prêt 
et  point  ne  vous  montrez  pour  chose  qui  soit. 
Je  vous  ensonnierai  (emploierai)  un  jour  tout 
acertes  (sérieusement)  et  vous  donnerai  bons  ga- 
ges. »  Ceux,  sur  la  forme  et  état  qu'il  leur  disoit, 
ouvroient  et  venoient  à  Paris  et  y  entroient  de  nuit 
ou  de  matin,  car  pour  lors  les  portes  de  Paris  nuit 
et  jour  étoient  ouvertes.  Tant  s'y  amassèrent  que  ils 
furent  environ  quarante  compagnons  hardis  et 
outrage ux.  D'autres  gens  n'avoit  le  dit  niessire 
Pierre  que  faire; et  de  ce  il  y  en  avoit  plusieurs  que, 
hi  ils  eussent  sçu  pourquoi  c'étoit  faire,  là  ils  n'y 


5/+  LES  CHftONIQCES  (1%*) 

eussent  entré,  mais  de   découvrir   son  secret  il  se 
gardoit  bien. 

Messire  Pierre  de  Craon,  environ  la  Pentecôte 
en  les  fêtes,  il  vint  secrètemen!  à  Paris  et  se  bouta 
en  son  hôtel,  non  en  son  état,  mais  ainsi  que  les  an- 
tres y  étoient  venus.  11  manda  le  varlet  qui  gardoit 
la  porte:  «  Je  te  commande  sur  les  yeux  de  ta  iête 
à  crever,   dit    messire  Pierre  de  Craon,  quand   il 
fut  venu  en  son  hôtel,   que  tu   ne  mettes   céans 
homme  ni  femme,  ni  laisses  issir   aussi,  si   je  ne 
télécommande.  »    Le  varlet  obéit,  ce  fut  raison; 
aussi  fit  le  concierge  otui  avoit   la  garde  de  l'hôtel. 
La  femme  du  concierge,  ses  enfants  et  la  cham- 
brière  ^   on  faisoit   tenir  en   une    chambre   sans 
point  issir.  Il  avoit  droit,   car   si   femmes  ou  en- 
fants  fussent  allés  sur  les  rues,  la  venue  de  mes- 
sire  Pierre   eut  été  sçue  ,   car  jeunes    enfants  et 
femmes   par  nature  choillent  (cèlent)  enuis  (avec 
peine)  ce  que  ils  voient  et  que  on  veut  celer.   En 
tel  état  et  arroi   que  je   vous    conte  furent-ils  là 
dedans  cet  hôtel  enclos  jusques  au  jour  du   Saint 
Sacrement;   et  avoit  tous  les  jours,  ce  devez-vous 
croire  et  savoir,  ce   messire  Pierre  ses  espies   al- 
lants   où  il  les    envoyoit   et  retournant  vers   lui , 
qui   épioient  sur  son  fait   et  lui  rapportoient  la 
vérité  de  ce  qu'il  vouloit  savoir.   Et  n'avoit  point 
encore  le  dit   messire  Pierre,  jusques  à  ce  jour  du 
Sacrement,  vu  son  heure;    dont  il  s'en  ennuyoit 
bien  en  soi-même. 

(1)  Le  manuscrit  8323  dit;  et  la  vaisselle.  J.  A.  6. 


(i3çp)  DE  JEAN  FROISSART.  55 

Or  avinl  que,  ce  jour  du  Saint  Sacrement,  le  roi 
de  France,  en  son  hôtel  de  Saint-Pol  à  Paris,  avoit 
tenu  de  tous  les  barons  et  seigneurs,  qui  pour  ce 
jour  étoient  à  Paris,  cour  ouverte,  et  fut  ce  jour 
le  roi  en  très  grand  soûlas  et  aussi  fut  la  reine  et  la 
duchesse  de  Touraine.  Et  pour  les  dames  solacicr 
(égayer)  et  le  jour  persévérer  en  joie,  après  dîner, 
dedans  le  clos  de  l'hôtel  de  Saint-Pol (,J  à  Paris  les 
jeunes  chevaliers  et  écuyers  montés  sur  coursiers  et 
tous  armés  pour  la  joute,  la  lance  au  poing,  étoient 
là  venus  et  avoientjoûté  fort  et  roidement;et  furent 
ce  jour  les  joutes  moult  belles,  et  volontiers  vues 
du  roi,  de  la  reine,  des  dames  et  des  damoiselles, 
et  ne  cessèrent  point  jusques  au  soir.  Et  eut  le  prix, 
pour  le  mieux  joutant,  par  le  record  des  dames, 
premièrement  de  la  reine  de  France,  de  la  duchesse 
de  Touraine  et  des  hérauts  à  ce  ordonnés  du  donner 
et  du  juger,  messire  Guillaume  de  Flandre,  comte 
de  JNamur.  Et  donna  le  roi  le  souper  à  Saint-Pol  à 
tous  les  chevaliers  qui  y  voudront  être.  Et  après  ce 
souper  on  dansa  et  carola  jusques  à  une  heure 
après  mie-nuit.  Après  ces  danses  on  se  départit,  et 
se  traist  (rendit)  chacun  en  son  logis  ou  à  son  hôtel 
sans  doute  et  sans  guet,  l'un  ça  et  l'autre  là.  Mes- 
sire Olivier  de  Clisson,  connétable  de  France  pour 
lors,  se  départit  tout  dernier.  Et  avoit  pris  congé  au 


(i)  L'empldcemeàt  de  l'hôtel  St.  Paul  s'étendait  depuis  la  rue  St. 
Antoiue  jusqu'au  cours  de  la  Seine  et  depuis  la  rue  St.  Paul  jusqu'aux 
fossés  de  l'arsenal  et  delà  tastille.  (Dulaurc,  Hist.  de  Paris, t.  3  p.  358.) 
J.  A.B. 


56  LES    CFIRONIQUES  (i5cp) 

roi  et  s'en  étoit  revenu  parla  chambre  du  duc  de 
Touraine,  et  lui  avoit  demandé:  «  Monseigneur, 
demeurez-vous  ici  ou  si  vous  retournerez  chez  Poul- 
lain.  »  Ce  Poullain  étoit  trésorier  du  duc  de  Tou- 
raine et  demeuroit  à  la  Croix  du  Tiroy  assez  près 
de  l'hôtel  au  Lion  d'argent.  Le  duc  de  Touraine 
lui  avoit  répondu  et  dit:  «  Connétable,  je  ne  sçais 
encore  lequel  je  ferai  du  demeurer  ou  de  retourner. 
Allez-vous-en,  il  est  meshui  bien  heure  de  partir 
pour  vous.  .»  Donc  prit  à  cette  parole  le  connétable 
congé  au  duc  de  Touraine  en  disant:  «  Monsei- 
gneur, Dieu  vous  doint  (donne)  bonne  nuit.  »  Et 
se  départit  sur  cet  état,  et  vint  en  la  place  devant 
l'hôtel  de  Saint-Pol,  et  trouva  ses  gens  et  ses  che- 
vaux qui  le  attendoient.  El  tout  compté  il  n'y  en 
avoit  que  huit  et  deux  torches, lesquelles  les  varlets 
allumèrent  sitôt  que  le  connétable  Fut  monté  ;  et 
les  torches  portées  devant  lui  se  mirent  au  chemin 
parmi  la  rue  pour  rentier  en  la  grand'rue  Sainte 
Catherine. 

Messire  Pierre  de  Craon  avoit  ce  soir  si  bien 
épié  que  il  savoit  tout  le  convenant  du  connétable, 
et  comment  il  étoit  demeuré  derrière,  et  de  ses  che- 
vaux qui  i'attendoient.Si  étoit  parti,  et  issu  hors  de 
son  hôtel,  et  ses  gens  tous  armés  à  la  couverte,  et 
tous  montés  sur  leurs  chevaux,  et  n'y  avoit  de  ceux 
de  sa  route(troupe)pas  six  qui  sçussent  encorequelie 
chose  il  avoit  en  propos  de  faire.  Et  étoit  venu  le 
dit  messire  Pierre  sur  la  chaussée  au  carrefour 
Sainte  Catherine  ;  et  là  se  tenoit-il  et  ses  gens  tous 
cois  et  attendoient  le  connétable.  Sitôt  que  le  con- 


(i59i)  DE  JEAN  FRQISSART.  5; 

nélable  fut  issu  hors  de  la  rue  Saint  Pol  et  tourné 
au  carrefour  de  la  grand'  rue,  et  que  il  s'en  v  en  oit 
tout  le  pas  sur  son  cheval,  les  torches  sur  son  lez 
(coté)  pour  lui  éclairer,  et  geugloit  (causoit)  à  un 
écuyer  et  disoit  :  «  Je  dois  demain  avoir  au  dîner 
chez  moi  monseigneur  de  Touraine,  le  seigneur  de 
Coucy,  messire  Jean  de  Vienne,  messire  Charles 
d'Angiers,  le  baron  d'ivery  et  plusieurs  autres;  or 
pensez  que  ils  soient  tous  aisés  et  que  rien  n'y  ait 
épargné.  »  Ces  paroles  disant,  véez-cy  messire  Pierre 
de  Craon  et  sa  roule  (troupe)  qui  s'avancent,  et  pre- 
mièrement ils  entrèrent  entre  les  gens  du  conné- 
table qui  étoient  sans  lumière,  sans  parler  ni  sans 
écrier.  Tout  premier  on  prit  les  torches  et  furent 
éteintes  et  jetées  contre  terre.  Eu  les  prenant  le 
connétable  a  voit  parlé  tout  bas  et  dit  ainsi,  pour 
tant  que  quand  il  sentit  l'effroi  (bruit)  des  chevaux 
qui  venoient  derrière, il  cuidoit  (croyoit)  que  ce  fut 
le  duc  de  Touraine  qui  s'ébattoit  à  lui  et  à  ses  gens: 
«  Monseigneur,  par  ma  foi,  c'est  mal  fait;  mais  je 
le  vous  pardonne,  car  vous  êtes  jeune,  si  sont  tous 
revaux  et  jeux  en  vous.  »  À  ces  mots  dit  messire 
Pierre  de  Craon,  en  tirant  son  épée  hors  du  leurre 
(fourreau):  «A  mort,  à  mort,Clisson  !  si  vous  faut 
mourir  !  »  ~  «  Qui  es-tu,  dit  Clisson,  qui  dis  telles 
paroles?  »  —  «  Je  suisPierre  de  Craon  votre  ennemi. 
Vous  m'avez  par  tant  de  fois  courroucé  que  ci  le 
vous  faut  amender.  Avant,  dit-il  à  ses  gens,  j'ai 
celui  que  je  demande  et  que  je  vueil  avoir.  »  Et  en 
disant  ces  paroles,  il  fie  ri  et  lance  après  lui-  Ses  gens 
tirent  épées  et  lancent  après  lui.  Coups  commencent 


58  LES  CHRONIQUES  (i3cp) 

à  voler  et  à  croiser  sur  le  connétable,*  et  il,  qui  étoit 
tout  nu  et  dépourvu,  et  ne  portoit  fors  un  coutel 
espoir  (peut-être)  de  deux  pieds  de  long,  trait  le 
coutel  et  commence  à  estremir  (l);  ses  gens  étoient 
tous  nus  et  dépourvus,  si  se  effrayèrent  et  furent 
tantôt  ouverts  et  épars.  Les  aucuns  des  hommes  de 
messire  Pierre  de  Craon  demandèrent:  «  Occirons- 
nous  tout?  »  —  «  Oil,  dit-il,  ceux  qui  se  met- 
tront à  défense.  »  La  défense  étoit  petite,  car  ils 
n'étoient  que  eux  huit  et  sans  nulle  armure,  et 
tous  entendoient  au  connétable  occire  et  aterrer; 
ni  messire  Pierre  de  Craon  ne  demandoit  autre 
chose  que  le  connétable  mort.  Et  vous  dis  ,  si 
comme  aucuns  connurent  depuis  qui  à  cet  assaut 
et  emprise  furent  ,  les  plusieurs,  quand  ils  eu- 
rent la  connoissance  que  c'étoit  le  connétable  qu'ils 
assailloient,  furent  si  eshidez  (effrayés)  que,  en 
lerant  sur  lui  ou  contre  lui  ,  leurs  coups  n'a- 
voient  point  de  puissance-  et  aussi  ce  qu'ils  faisoient, 
ils  le  faisoient  paoureusement  ;  car  en  trahison 
faisant  nul  n'est  hardi.  Le  connétable  contre  les 
coups  se  couvroit  de  son  bras  et  croisoit  de  son 
badelare  (glaive)  en  soi  défendant  vaillamment. 
Sa  défense  ne  lui  eût  rien  valu,  si  la  grâce  de 
Dieu  ne  l'eût  gardé  et  défendu.  Et  tousdis  (tou- 
jours) se  tenoit  sur  son  cheval,  et  tant  qu'il  fut  féru 
sur  le  chef  d'une  épée  à  plein  coup  moult  vaillam- 
ment, duquel  coup  il  versa  jus  de  son  cheval  droit 
à  l'encoutre  de  l'huis  d'un  fouruier  (boulanger),  qui 

(  i)  Jouer  de  lYpée.  J.  A.  B. 


(i5o/0  DE  JEAN    FROISSART.  5g 

jà  étoit  découché  pour  ordonner  ses  besognes  et 
faire  son  pain  et  cuire;  et  au-devant  il  avoit  ouï 
les  chevaux  frétiller  sur  la  chaussée  et  plusieurs  des 
paroles  qui  y  furent  dites;  et  avoit  le  dit  fournier 
un  petit  entrouvert  son  huis, dont  trop  bien  en  prit 
et  obéit  (arriva)  au  seigneur  de  Clisson  de  ce  que 
l'huis  étoit  entr'ouvert ,  car  au  cheoir  que  il  fit  con- 
tre Thuisil  s'ouvrit,  et  le  connétable  c1h\v  du  chef 
par  dedans  la  maison.  Ceux  qui  étoient  à  cheval  ne 
purent  dedans,  car  l'huis  n'étoit  pas  trop  haut  ni 
trop  large,  et  si  faisoient  leur  fait  paoureusement. 
Vous  devez  sçavoir,  et  vérité  est,  que  Dieu  fitadonc 
grand'grâce  au  connétable,  car  si  il  fût,  aussi  bien 
chéy  dehors  l'huis,  comme  il  fit  par  dedans,  ou  que 
l'huis  eût  été  fermé,  il  étoit  mort;  et  l'eussent  tout 
défroissé  et  petellé  de  leurs  chevaux,  mais  ils  n'ose 
rent  descendre.  De  ce  coup  du  chef  duquel  il  étoit 
chu,  cuidèrent  bien  les  plusieurs,  messire  Pierre  de 
Craon  et  ceux  qui  sur  lui  féru  avoient,que  du  moins 
ils  lui  eussent  donné  le  coup  de  la  mort.  Si  dit  mes- 
sire  Pierre  de  Craon:  «Allons,  allons,  nous  en 
avons  assez  fait.  S'il  n'est  mort,  si  mourra-t-il  du 
coup  de  la  tête,  car  il  a  été  féru  de  bon  bras.  »  A 
cette  parole  ils  se  recueillirent  tous  ensemble  et  se 
départirent  delà  place  et  chevauchèrent  le  bon  pas, 
et  furent  tantôt  à  la  porte  Saint  Antoine  et  vi- 
dèrent par  là  et  prirent  les  champs,  car  pour  lors 
la  porte  étoit  toute  ouverte  et  avoit  bien  été  dix 
ans  au-devant,  que  le  roi  de  France  retourna  de 
la  bataille  de  Rosebecque  et  que  le  connétable 
dont  je  parle  ôta  les  maillets  de  Paris  et  en  châ- 


T)0  LES  CHRONIQUES  (,3^) 

tia  au  corps  et  de  leur  chevance  les  plusieurs, 
«i  comme  j'en  traite  ci  derrière  en  notre  his- 
toire. 

Ainsi  fut  messire  Olivier  de  Clisson  en  ce  parti 
laisse  comme  homme  mort  chez,  le  fournier,  qui  fut 
moult  ébabi  quand  il  vit  et  connut  que  c'étoit  le 
connétable.  Les  gens  du  connétablerauxquelson  fit 
moult  petit  de  mal,  car  tous  avoient  entendu  au 
connétable  occire,  se  remirent  ensemble  du  mieux 
et  du  plus  tôt  qu'ils  purent,  et  descendirent  devant 
l'huis  du  fournier  et  entrèrent  en  la  maison  et  trou- 
vèrent leur  seigneur  et  leur  maître  blessé,  navré  et 
le  chef  durement  entamé,  et  le  sang  qui  lui  cou- 
\roit  le  viaire  (\isage).  Si  furent  tous  ébahis,  ce  fut 
raison.  Là  y  eut  grands  pleurs  et  grands  cris, car  du 
premier  ils  cuidèrent  bien  qu'il  fût  mort.  Si  enten- 
dirent à  lui. 

Tantôt  les  nouvelles  en  vinrent  à  l'hôtel  de  Saint 
Pol  et  jusques  à  la  chambre  du  roi.  Et  fut  dit  au 
roi  tout  effrayement  et  sur  le  point  de  l'heure  qu'il 
de  voit  entrer  dedans  son  lit:  «Ha!  sire,  nous  ne 
vous  osons  celer  le  grand  méchef  qui  est  présen- 
tement avenu  à  Paris.»  —  «Quel  méchef,  dit  le 
roi?»  — «De  votre  connétable,  répondirent-ils, 
messire  Olivier  de  Clisson  qui  est  occis.  »  —  «  Occis, 
dit  le  roi,  et  comment  ?  Qui  a  ce  fait  ?»  —  «  Sire, 
nous  ne  savons,  mais  ce  méchef  est  avenu  sur  lui 
et  bien  près  d'ici  en  la  grand'  rue  Sainte  Cathe- 
rine. »  —  «  Or  tôt,  dit  le  roi, aux  torches!  aux  tor- 
ches! je  le  vueil  aller  voir.  »  On  alluma  torches; 
varie t s  saillirent  avant.  Le  roi  tant  seulement  \èlit 


(i"<p)  DE  JEAN  FROISSART.  Gi 

une  houpclanJe.  Ou  lui  bouta  ses  souliers  aux  pieds. 
Ses  gens  d'armes  et  huissiers  qui  ordonnés  étoient 
pour  faire  le  guet  et  garder  la  nuit  l'hôtel  de  Saint 
Pol  saillirent  tantôt  avant. Ceux  qui  couchésétoienl, 
auxquels  les  nouvelles  vinrent,  s'ordonnèrent  pour 
suivir  (suivre)  le  roi,  qui  issit  de  l'hôtel  de  Saint 
Pol  sans  nul  arroi,  ni  attendit  homme  fors  ceux  de 
sa  chambre.  Et  s'en  vint  le  bon  pas  les  torches 
devant  lui  et  derrière.  Et  n'y  avoit  de  ses  chambel- 
lans tant  seulement  que  messire  Guillaume  Martel 
et  messire  Hélion  de  Lignac.  En  cet  état  et  arroi 
s'en  vint  jusques  à  la  maison  du  fournier  et  entra 
dedans.  Plusieurs  torches  et  chambrellans  demeu- 
rèrent dehors.  Quand  le  roi  lut  venu,  il  trouva  son 
connétable  presque  au  parti  que  on  lui  avoit  dit, 
réservé  que  il  n'étoit  pas  mort.  Et  l'avoient  ses  gens 
jà  dépouillé  pour  tâter,  savoir  et  voir  plus  aisément 
les  lieux  où  il  étoit  navré,  et  les  plaies  comme  elles 
se  portoient.  La  première  parole  que  le  roi  dit,  ce 
fut:  «Connétable,  comment  vous  sentez-vous.  ?  » 
Il  répondit:  «Cher  sire,  petitement  et  foible- 
ment.»  —  «  Et  qui  vous  a  mis  en  ce  parti?  dit  le 
roi.  »  —  «  Sire,  répondit-il,  Pierre  de  Craon  et  ses 
complices,  traîtreusement  et  sans  nul  défiance.»  . — 
«Connétable,  dit  le  roi,  oneques  chose  ne  fut  si 
comparée  (payée)  comme  celle  sera,  ni  si  fort  amen- 
dée. Or  tôt,  dit  le  roi,  aux  médecins  et  surgiens 
(chirurgiens).  »  Et  jà  les  étoit-on  allé  quérir,  et  ve- 
noient  de  toutes  parts,  et  personnellement  les  méde- 
cins du  roi.  Quand  ils  furent  venus,  le  roi  en  eut 
grand'  joie  et  leur  dit  :  «  Regardez-moi  mon  cou- 


()2  LES  CHRONIQUES  (r>cp) 

nétable  et  me  sachez  à  dire  en  quel  point  il  est,  car 
de  sa  navrure  j'en  suis  moult  dolent.  »  Les  médecins 
répondirent:  «  Sire,  volontiers.  »  Si  fut  par  eux  tâté, 
visité,  regardé  et  appareillé  de  tous  points  à  son 
devoir j  et  toujours  le  roi,  qui  trop  fort  étoit  cour- 
roucé de  cette  aventure,  demanda  aux  surgiens  et 
médecins  :  «  Dites-moi  :  y  a-t-il  nul  péril  de  mort  ?  » 
Ils  répondirent  tous  d'une  sieute  (suite):  «  Certes, 
sire,  nennilj  dedans  quinze  jours  nous  le  vous  ren- 
drons chevauchant.  »  Cette  réponse  réjouit  grande- 
ment le  roi  et  dit  :  «  Dieu  en  soit  loué!  ce  sont  riches 
nouvelles.  »  Et  puis  dit  au  connétable:  «Conné- 
table, pensez  de  vous  et  ne  vous  souciez  point  de 
rien,  car  oncques  délit  ne  fut  si  cher  comparé(payé) 
ni  amendé  sur  les  traiteurs  (traîtres),  comme  cil 
sera,  car  la  chose  est  mienne.  »  Le  connétable  ré- 
pondit moult  foiblement:  «  Sire,,  Dieu  le  vous  puisse 
rendre,  et  la  bonne  Visitation  que  faite  m'avez!  » 
A  ces  mots  prit  le  roi  congé  au  connétable  et  s'en 
retourna  à  Saint  Pol  et  manda  incontinent  le  prévôt 
de  Paris,  et  sans  séjourner  vint  à  Saint  Pol;  et 
jà  étoit-il  jour  tout  clair.  Quand  il  fut  venu,  le  roi 
lui  commanda:  «  Prévôt  ,  prenez  gens  de  toutes 
parts  bien  montés  et  appareillés  et  poursuivez  par 
clos  et  chemins  ce  traître  Pierre  de  Craon,  qui  traî- 
treusement a  navré  ,  blessé  et  mis  en  péril  de 
mort  notre  connétable.  "Vous  ne  nous  pourrez  faire 
service  plus  agréable  que  le  trouver,  le  prendre 
et  nous  amener.  »  Le  prévôt  répondit  et  dit  : 
«  Sire,  j'en  ferai  toute  ma  puissance.  Mais  quel 
chemin  peut-on  supposer  qu'il  tienne.  »  —  «  In- 


(iSg-s)  DE  JEAN   FROISSA  RT.  63 

formez-vous,  dit  le  roi,  et  sien  faites  bonne  dili- 
gence. » 

Pour  le  temps  de  lors  les  quatre  souveraines  portes 
de  Paris  étoient  tousdis  (toujours)  nuit  et  jour  ou- 
vertes; et  avoit  cette  ordonnance  été  faite  au  retour 
de  la  bataille  qui  fut  en  Flandre,  où  le  roi  de  France 
déconfit  les  Flamands  àRosebecque  et  les  Parisiens 
se  voulurent  rebeller  et  que  les  maillets  furent  reste- 
rez (rétablis),  et  pour  mieux  aisément  à  toute  heure 
châtier  et  seigneurir  (dominer)  les  Parisiens.  Messire 
Olivier  de  Clisson  avoit  donné  ce  conseil  de  oter 
toutes  les  chaînes  des  rues  et  des  carrefours  de  Paris 
pour  aller  et  chevaucher  de  nuit.  Partout  furent 
ôtés  hors  des  gonds  des  souveraines  portes  de  Paris 
les  feuilles,  et  là  couchées.  Et  furent  en  cet  état  en- 
viron dix  ans;  et  entroit-on  à  toute  heure  dedans 
Paris.  Or  considérez  comme  les  choses  aviennent 
et  comment  les  saisons  paient.  Le  connétable  avoit 
cueilli  la  verge  dont  il  fut  battu;  car  si  les  portes  de 
Paris  eussent  été  closes  et  les  chaînes  levées, jamais 
messire  Pierre  de  Craon  n'eut  osé  avoir  fait  ce  délit 
et  outrage  qu'il  fit,  car  il  ne  put  avoir  issu  de  Paris. 
Et  pour  ce  qu'il  savoit  bien  qu'il  ystroit  (sortirait) 
de  Paris  à  toute  heure,  s'avisa-t-il  de  faire  ce  ma- 
léfice. Et  quand  il  se  départit  du  connétable,  il  le 
cuidoit  avoir  laissé  mort.  Mais  non  lit,  si  comme 
vous  oyez  dire;  dont  depuis  il  fut  moult  cour- 
roucé. 

Quand  il  issit  de  Paris  il  étoit  une  heure  après 
mie-nuit,  et  issit  par  la  porte  de  Saint  Antoine;  et 
disent  les  aucuns  qu'il  passa  la  Seine  au  pont  à  Gha- 


54  LES  BUBONIQUES  (,592) 

rentonj  et  depuis  il  prit  le  chemin  de  Chartres  ; 
et  les  aucuns  disent  que  à  l'issir  de  Paris  il  re- 
tourna devers  la  porte  Saint  Honoré  dessous 
Montmartre  et  vint  passer  la  rivière  de  Seine 
au  Ponçon.  Par  où  qu'il  passât  la  rivière,  il  vint 
sur  le  point  de  huit  heures  à  Chartres,  et  au- 
cuns des  siens  les  mieux  montés  ,  car  tous,  ne 
le  suivirent  pas,  mais  se  désassemhlèrent  pour 
l'aire  le  inoins  de  montre  et  pour  les  poursuites. 
Au  passer  il  avoit  ordonné  jusques  à  vingt  che- 
vaux et  laissé  chez  un  chanoine  de  Chartres,  le- 
quel étoit  un  de  ses  clercs  et  l'avait  servi,  dont 
mieux  lui  vaulsist  (  eût  valu  )  que  oncques  ne 
l'eût  connu,  quoique  de  ce  délit  et  forfait  ledit 
chanoine  ne  sçût  rien.  Messire  Pierre,  quand  il 
fut  venu  à  Chartres,  but  un  coup  et  se  renouvela 
de  chevaux  et  se  partit  de  Chartres  tantôt  et  prit 
le  chemin  du  Maine  et  exploita  tant  et  si  bien 
qu'il  vint  en  un  fort  châtel,  qui  encore  se  tenoit 
pour  lui  et  que  on  dit  Sablé;  et  là  s'arrêta  et  rafraî- 
chit et  dit  qu'il  n'iroit  plus  avant,  si  auroit  appris 
des  nouvelles. 

Vous  devez  savoir  que  ce  vendredi  dont  le  jeudi 
par  nuit  ce  délit  fut  fait  par  messirePierrede  Craon 
et  ses  complices,  il  fut  grandes  nouvelles  parmi 
Paris  de  cet  outrage,  et  moult  grandement  en  fut 
blâmé  messire  Pierre  de  Craon.  Le  sire  de  Coucy, 
qui  se  tenoit  en  son  hôtel,  sitôt  qu'il  sçut  au  matin 
les  nouvelles,  monta  à  cheval  et  se  partit  lui  cin- 
quième tant  seulement  et  vint  à  l'hôtel  du  connéta- 
ble derrière  le  temple  où  on  l'avoit  rapporté,  car 


(i59'2)  DE  JEAN  FROISSART.  65 

moult  s'entre  aimoient  et  s'appeloicnt  frères  et  com- 
pagnons d'armes.  La  Visitation  du  seigneur  de  Coucy 
fit  au  connétable  grand  bien.  Aussi  tous  autres  sei- 
gneurs à  leur  tour  le  venoient  voir,  et  par  spécial 
avecques  le  roi,  son  frère  le  duc  de  Touraine  en  fut 
grandement  courroucé  ;  et  disoient  bien  les  deux 
frères  que  Pierre  de  Craon  avoit  lait  ce  délit  et  ou- 
trage eu  leur  dépit,  et  que  c'étoit  nue  cliose  faite  et 
pourpensée  par  traistours  (traîtres)  et  pour  troubler 
le  royaume.  Le  duc  de  Berry,  qui  pour  ces  jours 
étoit  à  Paris,  s'en  dissimula  grandement,  et  à  ce  qu'il 
montra  il  n'en  fit  pas  grand  compte,  et  je,  auteur 
de  cette  bistoire,  fus  adonc  informé  que  de  cette 
aventure  il  n'eût  rien  été,  s'il  voulsist  (eût  voulu), et 
que  trop  clairement  l'eût  brisée  et  allé  au-devant,  et 
je  vous  déclarerai  et  dirai  raison  pourquoi  et  com- 
ment. 

Ce  propre  jour  du  sacrement  étoit  venu  au  dnc 
de  Berry  un  clerc,  lequel  étoit  familier  au  dit  messire 
Pierre  de  Craon ,  et  lui  avoit  dit  ainsi  et  révélé  en 
secret:  «  Monseigneur,  je  vous  ouvrirais  volontiers 
aucunes  choses  qui  ne  sont  pas  bien  convenables, 
mais  taillées  de  venir  à  très  pauvre  conclusion,  et 
vous  êtes  mieux  taillé  dey  pourvoir  que  nul  autre.» 
— «Quelle  chose,  avoit  dit  le  duc?  »  —  «  Monsei- 
gneur, avoitrépondu  ce  clerc,  je  mets  bien  en  termes 
que  je  ne  vueil  point  être  nommé,  et  pour  obvier  au 
grand  méchef  et  eschever  (éviter)  le  péril  qui  peut 
veuir  delà  matière,  je  me  découvre  à  vous.  »  —  «  Dis 
hardiment,  avoit  répondu  le  duc  de  Berry,  je  t'en 
porterai   tout  outre.  »  Donc    avoit  parlé  et  dit  le 

FROISSART.    T.    XIII.  5 


GG  LES  CHRONIQUES  (ory?) 

clerc  ainsi:  «  Monseigneur,  je  me  doute  trop  gran- 
dement de  messire  Pierre  de  Craon  que  il  ne  fasse 
murdrir  (tuer)  ni  occire  monseigneur  le  connétable; 
car  il  a  amassé  en  son  hôtel  en  la  ciiimentièrc  (cime- 
tière) Saint  Jean,  grand' foison  de  compagnons  ;  et 
les  y  a  tenus  couvertement  depuis  la  Pentecôte  ;  et 
si  il  faisoit  ce  délit,  le  roi  en  se  roi  t  trop  grandement 
courroucé,  et  trop  grand  trouble  au  royaume  de 
France  en  pourroit  avenir;  et  pourtant,  monsei- 
gneur,, je  le  vous  remontre,  car  je  même  en  suis  si 
esludez  (effrayé)  que,  quoique  je  sois  clerc  secré- 
taire à  monseigneur  Pierre  de  Craon  et  que  je  aie 
mon  serment  à  lui_,  je  n'ose  passer  cet  outrage  : 
par  si  vous  n'y  pourvéez,  nul  n'y  pourvoiera  pour 
le  présent  ,  et  de  ce  que  je  vous  dis  et  remon- 
tre, je  vous  supplie  humblement  que  ii  vous  eu 
souvienne  ,  si  il  me  besogne,  car  sur  l'état  où 
je  vois  que  messire  Pierre  veut  persévérer  pour 
éloigner  et  fuir,  je  ne  vueil  plus  retourner  \c\? 
lui.  » 

Le  duc  de  Berry  très  bien  en  soi-même  avoit 
glosé  et  entendu  ces  paroles, et  répondit  au  clerc  et 
dit:  «  Demeurez  de-lez  (près)  moi  meshuy,  et  de- 
main de  matin  j'en  informerai  monseigneur;  il  est 
meshuy  trop  haut  jour,  je  ne  vueil  pas  troubler  le 
roi;  et  de  matin  sans  faute,  nous  y  pourvoirons, 
puisque  messire  Pierre  de  Craon  est  en  la  ville,  je 
ne  lui  sa  vois  point.  »  Ainsi  se  déporta  le  duc  de 
Berry  de  cette  chose  et  négligea,  et  cependant  le 
méchef  avint  en  la  forme  et  manière  que  vous  avez 
ouï  record er. 


(i59a)  DE  JEAN  FROISSART.  6-j 

Le  prévôt  du  cliâtelet  de  Paris,  à  (avec)  plus  de 
.soixante  hommes  à  cheval  tous  armes,  issirenthors 
de  Paris  par  la  porte  Saint  Honoré,  et  suivit  au  pas 
les  esclos  (traces)  de  messire  Pierre  de  Craon  et  vint 
à  Chenevières  passer  outre  au  Ponçon  la  rivière  de 
Seine,  et  demanda  au  pontonnier  si  du  matin  nul 
étoit  passé.  Il  répondit:  «  Oil,  environ  douze  che- 
vaux, mais  je  n'y  vis  nul  chevalier  ni  homme  que 
je  connusse.  » — «  Et  quel  chemin  tiennent-ils? 
demanda  le  prévôt?  » —  «  Sire,  répondit  le  pon- 
tonnier, le  chemin  d'Evreux.  »  —  «  Ha!  dit  le  pré- 
vôt, il  peut  bien  être;  ils  s'en  vont  droit  à  Cher- 
bourg. » 

Adonc  entrèrent-ils  en  ce  chemin  et  laissèrent  le 
chemin  de  Chartres, et  par  cette  manière  perdirent- 
ils  la  juste  poursuite  de  messire  Pierre  de  Craon,  et 
quand  ils  eurent  chevauché  jusques  au  dîner  le  che- 
min d'Evreux,  il  leur  fut  dit  par  un  chevalier  du 
pays  qui  chassoit  aux  lièvres,  à  qui  ils  en  de- 
mandèrent ,  qu'il  avoit  vu  environ  quinze  hom- 
mes à  cheval  du  matin  traverser  les  champs,  et 
avoient,  selon  son  avis  pris  le  chemin  de  Chartres. 
Donc  entrèrent  le  prévôt  et  sa  route  (troupe)  au 
chemin  de  Chartres  et  le  tinrent  jusques  au  soir, 
et  vinrent  là  au  gîte  et  sçurent  la  vérité,  que  mes-, 
sire  Pierre  de  Craon,  sur  le  point  de  huit  heures, 
avoit  là  été  chez  le  chanoine  et  s'étoit  déjeuné  et 
renouvelé  de  chevaux.  11  vit  bien  que  il  perdroit 
sa  peine  de  plus  poursuivir  (poursuivre)  et  que 
messire  Pierre  s'étoit  trop  éloigné.  Si  retourna  le 
samedi  à  Paris. 


(58  LES  CHRONIQUES  (■%>) 

Pour  ce  que  on  ne  savoit  au  vrai,  ni  savoir  on  ne 
pouvoit,  quand  le  dit  messire  Pierre  de  Craon  issit 
hors  de  Paris  quel  chemin  il  tenoit,  le  roi  de  France 
et  le  ducdeTouraine,  qui  trop  grand'alFection  avaient 
à  ce  que  messire  Pierre  fut  attrappé,  firent  partir  et 
issir  hors  de  Paris  messire  Jean  le  Barrois  des  Bar- 
res à  plus  de  soixante  chevaux  ;  et  issirent  hors  par 
la  porte  Saint  Antoine  et  passèrent  la  rivière  de 
Marne  et  de  Seine  au  pont  à  Charenton ;  et  tournè- 
rent tout  le  pays  et  vinrent  devers  Etampes,  et  fina- 
lement le  samedi  au  dîner,  ils  furent  à  Chartres  et 
en  ouïrent  les  vraies  nouvelles.  Quand  le  Barrois 
sçut  que  messire  Pierre  étoit  passé  outre,  si  vit  bien 
que  en  vain  il  se  travaillent t  de  plus  poursuivir  et 
qu'il  étoit  jà  trop  éloigné.  Si  retourna  le  dimanche 
vers  Paris  et  recorda  au  roi  tout  le  chemin  que  il 
avoit  tenu  ;  et  tout  aussi  avoit  fait  le  prévôt  du 
châtelet  de  Paris. 

Le  samedi  au  matin  furent  trouvés  des  sergents 
du  roi,  qui  poursuivoient  les  esclos  (traces),  en  un 
village  à  sept  lieues  de  Paris,  deux  écuyers  hommes 
d'armes  et  un  page  des  gens  messire  Pierre  deCraon 
et  étoient  là  arrêtés,  et  n'avoient  pu  suivir(suivre)la 
route  (troupe),  ou  ne  vouloient.  Toutefois  ils  furent 
pris  parles  dits  sergents  et  amenés  à  Paris  et  bou- 
tés enChâtelet  et  le  lundi  ils  furent  décolés.  Et  pre- 
mièrement où  le  délit  avoit  été  fait  ils  furent  ame- 
nés, et  là  leur  trancha-t-on  à  chacun  le  poing  et  fu- 
rent décolés  aux  halles  et  menés  au  gibet  et  là 
pendus. 

Le  mercredi   ensuivant  le  concierge  de  l'hôtel 


»$$»)  DE  JEA>  FROISSART.  6g 

messire  Pierre  tut  aussi  exécuté  et  décolé.  Et  di- 
soieut  plusieurs  gens  que  on  lui  faisoit  tort,  mais 
pour  ce  que  point  il  n'avoit  révélé  la  venue  de  nies- 
sire  Pierre  de  Graon,  il  eut  cette  pénitence;  aussi  le 
chanoine  de  Chartres,  où  messire  Pierre  de  Craon 
étoit  desceudu  et  rafraîchi  et  renouvelé  de  chevaux  , 
fut  accusé,  pris  et  mis  en  la  prison  de  l'évOque;  on 
lui  ùta  tout  le  sien  et  sesbénéiices,  et  fut  condamné 
en  chartre  perpétuelle  au  pain  et  à  l'eau,  ni  excu- 
sation qu'il  montrât  ou  dît  ne  lui  valut  rien;  si  avoit- 
il  renommée  en  la  cité  de  Chartres  d'être  un  vail- 
lant prud'homme  (,;. 

Trop  fut  courroucé  messire  Pierre  deCraon,  qui 
arrêté  s'étoit  au  châtel  de  Sablé,  quand  les  nouvelles 
véritables  lui  vinrent  que  messire  Olivier  de  Clissou 
n'étoit  point  mort  et  n'avoit  plaie  ni  blessure,  dont 
dedans  six  semaines  il  laissât  à  chevaucher.  Lors 
s'avisa-t-il  tout  considéré  que  en  ce  châtel  de  Sablé 
il  n'étoit  pas  trop  sûrement,  et  quand  on  sauroit  la 
vérité  sur  le  paj's  et  en  France  que  il  se  seroit  là  en- 
clos et  bouté,  on  l'enclorroit  detouspoints  tellement 
quil  ne  s'en  déparliroit  pas  quand  il  voudroit.  Si  le 


(i)On  fit  aussi  faire  le  procès  r>ar  contumace  à  Pierre  de  Craon. 
Tousses  biens  furent  confisqués,  ses  maisons  rasées,  ses  n.  eu  blés  apporté; 
au  trésor  du  roi  et  ses  terres  distribuées  au  duc  d'Orléan*  et  autrescour- 
tisans.  Le  moiue  anonyme  de  St.  Denis  rapporte  que  l'amiral  de 
France,  Jean  de  Vieui  e,  qui  fut  chargé  de  la  saisie  de  la  terre  de  U 
Ferté-Bcrnard  se  déshonora  par  la  conduite  la  plus  iu'àrue.  A|  les 
s'être  emparé  de  tous  les  trésors  qu'il  y  trouva,  il  chassa  .le  leur  maison , 
en  chemise  et  après  avoir  outragé  leur  pudeur  de  la  mauière  la  pius 
lâche  ,  Jeanne  de  Chastillou  fem  ne  de  Pierre  de  Cl  aou  et  sa  fille,  qui 
ane  des  belles  personnes  de  son  temps.  J.  A.  Li. 


7«  LES  CHRONIQUES  (■*$$•>) 

rechargea  à  aucuns  de  ses  hommes,  et  puis  en  issit 
secrètement  et  couvertemeiit,  et  chevaucha  tant  par 
ses  journées  qu'il  vint  en  Bretagne  et  trouva  le  duc 
au  Fusinet.  Le  duc  le  recueillit  qui  jà  sçavoit  toutes 
les  nouvelles  du  fait,  et  comment  le  connétable  n'é- 
toit  point  mort.  Si  dit  ainsi  à  messire  Pierre  de 
Craom  «  Vous  êtes  un  chétif,  quand  Vous  n'avez 
sçu  occire  un  homme  duquel  vous  étiez  au-dessus.  » 
—  «  Monseigneur,  répondit  messire  Pierre ,  c'est 
bien  diabolique  chose:  je  crois  quêtons  les  diables 
d'enfer  à  qui  il  est  l'ont  gardé  et  délivré  de  mes 
mains,  car  il  y  eut  sur  lui  lancé  et  jeté  plus  de 
soixante  coups  que  d'épées  et  de  grands  couteaux, 
et  quand  il  chéy  (tombaj  jus  du  cheval,  en  bonne 
vérité  je  cuidois qu'il  fût  mort  ;  et  la  bonne  aventure 
que  il  eut  pour  lui  de  bien  cheoif,  ce  fut  de  l'huis 
d'un  fournier  qui  étoit  entr'ouvert;  et  par  ce  que 
il  chéit  à  l'encontre  il  entra  dedans,  car  si  il  fût  chu 
sur  les  rues,  nous  l'eussions  partué  et  défoulé  de  nos 
chevaux.  » —  «  Or,  dit  le  duc,  pour  le  présent  il  ne 
sera  autrement;  je  suis  tout  certain  que  j'en  aurai 
de  par  le  roi  de  France  prochainement  nouvelles,  et 
aurai  pareillement  la  guerre  et  la  haine  que  vous 
aurez;  si  vous  tenez  tout  coiement  de-lez  (près) 
moi,  caria  chose  ne  demeurera  pasainsi;  et  puisque 
je  vous  ai  promis  sauf  garant  à  tenir,  je  le  vous 
tiendrai.  » 


."<,.  DE  JEAN  FROISSART, 


CHAPITRE  XXIX. 


SE  LA'  GROSSE     ARMÉfe    ET     DU     VOYAGE      QUE     LE      ROI     DE 
FltÀRCE    VOULOIT   FAIRE    E3   BrETAGISE  SUR    LE     DUC  DE 

Bretagne,  pour  la  cause  que  on  disoit  qu'il  soute- 

KOIT  ME5SIRE  PlERRE  DE  CrAON }  ET  COMMEST  AU  DIT 
VOYAGE  LE  ROI  DEVINT  MALADE,  POURQUOI  LE  VOYAGE 
FUT   ROMPU, 

jMouvelles  vinrent  au  roi  de  France,  en  ces  [dura 
que  il  se  tenoit  à  Paris,  que  le  duc  de  Bretagne 
avoit  recueilli  raessire  Pierre  de  Craon.  Le  roi  fut 
informé  de  son  détroit  conseil,  c'est  à  entendre  de 
celui  dont  il  usoit  le  plus,  que  tantôt  et  sans  délai 
il  entrât  en  Bretagne  devers  le  duc.  et  lui  mandat 
sur  sa  foi  et  sur  son  hommage  que,  si  ce  traître  en- 
vers la  couronne  de  France,  Pierre  de  Craon,  étoit 
en  Bretagne  ni  en  lieu  où  il  eût  puissance,  il  en  fût 
saisi  et  lui  envoyât.  Les  lettres  furent  écrites,  scel- 
lées et  délivrées- à  un  chevaucheur  du  roi,  lequel 
exploita  tant  par  ses  journées  que  il  vint  en  Breta- 
gne et  trouva  le  d'txc  h  l'Ermine  en  la  marche  de 
Vannes.  11  lui  bailla  les  lettres.  Le  duc  les  prit, 
ouvrit  et  legy  (lut)  et  tout  de  mot  à  mot,  et  puis  dit 
à  celui  qui  apportées  les  avoit:  «  Je  récrirai.  »  M 
rescripsi  (récrivit)  sur  la  forme  que  je  vous  dirai, 
en- soi  excusant  et  disant  que  de  messire  Pierre  dïl 


72  LES  CHRONIQUES  (iôqi) 

Craon  il  ne  savoit  rien  ni  savoir  vouloit,  ni  à  lui  du 
savoir  rien  n'appartenoit;  et  que  la  guerre  et  haine, 
laquelle  il  avoit  à  Olivier  de  Clisson,  en  rien  ne  lui 
touchoit  ni  regardoit;  et  de  ces  choses  il  prioit  an 
roi  qu'il  le  voulsist  avoir  pour  excusé.  Quand  ces 
lettres  furent  écrites  bien  et  proprement  à  l'entente 
du  duc,  le  message  du  roi,  quand  elles  furent  scel- 
lées, les  prit,  car  on  les  lui  délivra  ;  et  puis  s'en  re- 
tourna par  son  chemin  et  fit  tant  par  ses  journées 
que  il  vint  à  Paris.  Si  trouva  le  roi  et  son  conseil, 
qui  moult  désiroient  à  avoir  réponse  et  nouvelles 
de  Bretagne.  Quand  le  message  fut  venu,  il  bailla 
les  lettres  au  roi  qui  les  prit,  ou\rit  et  legy(lut)?- 
et  tout  ce  que  dedans  étoit,  il  le  dit  à  son  frère 
de  Touraine  et  à  son  conseil.  Cette  réponse  et 
excusation  du  duc  ne  suffit  pas;  et  disoient  là  les 
aucuns  que  le  duc  de  Bretagne  avoit  fait  et  brassé 
tout  ce  cordel  (intrigue).  Le  roi  et  le  duc  de  Tou- 
raine disoiént  que  le  dépit  et  l'outrage  étoit  trop 
grand  et  que  il  ne  faisoit  pas  à  passer  ainsi  ni  si 
légèrement  et  qu'il  touchoit  trop  grandement  à  la 
majesté  royale. 

Pour  ces  jours  se  tenoit  et  séjournoit  le  duc  de 
Berry  à  Paris;  et  véoit  souvent  le  roi,  et  le  roi  lui 
parloit  moult  souvent  de  ce  délit,  qui  étoit  fait  par 
messire  Pierre  de  Craon.  Dont  répondoit  le  duc: 
«  Monseigneur,  il  a  fait  un  grand  outrage.  Qui 
le  sauroitoù  trouver, je  conseillerois  qu'on  entendit 
à  le  prendre  et  faire  amender.  «  Bel  oncle,  disoit  le 
roi,  il  est  en  Bretagne  de-lez  (près)  le  duc  et  non 
ailleurs.  Nous  \oulons  aller  cette  part  et  vous  avec- 


(  1 5ga )  OE  JEAN  FROISSART.  7 3 

ques  nous.  »  Le  duc  de  Beny  lui  accordoit  et  s'en 
dissimuloit  tout  du  contraire,  et  disoit  au  roi: 
«  Monseigneur,  il  vous  faut  avoir  beau  frère  de 
Bourgogne  en  votre  compagnie.  »  —  «  Nous  l'au- 
rons, disoit  le  roi;  sans  lui  ne  ferons-nous  point  le 
voyage.  Nous  irons  en  Bretagne  en  très  grand  arroi 
pour  résister  contre  tous  nos  ennemis.  Nous  véons 
ores  tout  appertement  que  ce  duc  de  Bretagne  ne 
nous  aime  ni  prise  que  moult  petit.  Bel  oncle, il 
est  orgueilleux  et  présomptueux,  et  jamais  nous  ne 
tendrons  à  autre  chose  que  l'aurons  mis  à  raison.  » 
Ainsi  se  devisoit  le  roi  de  France  au  duc  de  Beny, 
et  menaçoit  grandement  le  duc  de  Bretagne  et  ses 
complices.  Le  duc  de  Beny  lui  accordoit  toutes  ces 
paroles  en  lui  dissimulant,  mais  il  pensoit  tout  le 
contraire. 

Trop  a  voit  le  roi  de  France  affection  de  contre- 
venger  ce  dépit,  lequel  on  avoit  fait  à  son  connéta- 
ble; et  s'ordonnoit  de  tous  points  pour  aller  en  Bre- 
tage  et  premièrement  en  Anjou,  pour  faire  abattre 
et  détruire  tous  les  châteaux  qui  se  tenoient  de 
messire  Pierre  de  Craon,  quoique  le  duc  de  Breta- 
gne dît  et  proposât  qu'il  les  eût  achetés.  Nonobstant 
ce  le  roi  de  France  et  ses  consaulx  disoient  que 
point  il  n'en  étoit  en  l'héritage,  et  que  trop  vouloit 
porter  et  excuser;  et  avoit  porté  et  soutenu  ce  Pierre 
de  Craon;  pourquoi  personnellement  en  étoit  en 
l'indignation  de  la  couronne  de  France,  réservé 
que,  en  cette  saison  même,  conjonction  de  mariage 
se  fut  empris  et  fait  entre  le  fils  du  duc  de  Bretagne 
et  la  fdle  de  France.    Enlreus   (pendant)  que  ces 


:\  LES  CHRONIQUES  (i%tf 

besognes  s'ordonnoient  pclità  petit,  et  queprands 
nouvelles  étoient  parmi  le  royaume  de  France  du 
voyage  que  le  roi  vouloit  taire  en  Bretagne,  retour- 
nèrent à  Paris  du  voyage  de  Foix  et  de  Béarn  l'évè- 
que  de  Noyon  et  le  sire  de  La  Rivière,  et  recordè- 
rent au  roi  et  à  son  conseil  comment  ils  avoient 
exploité.  Us  furent  volontiers  ouïs,  mais  la  matière 
de  Bretagne  du  connétable  et  de  Pierre  de  Graon 
cliargeoit  si  le  conseil  du  roi  que  on  n'entendoit  à 
autre  chose  j  et  eût  volontiers  vu  le  roi  que  le  con- 
nétable fût  sain  et  en  bon  point  pour  chevaucher 
avant  que  ils  se  départissent  de  Paris.  Un  très 
bel  botel,  lequel  étoit  à  messire  Pierre  de  Graori? 
séant  au  cimetière  Saint-Jean  à  Paris,  fut,  par  le; 
commandement  du  roi,  abattu  et  mis  à  terre  et 
donné  à  faire  un  cimetière  à  enfouir  les  morts  (lV 
Le  roi  de  France  faisoit  faire  sur  les  chemins 
du  Maine,  d'Anjou  et  de  Bretagne,  et  en  Touraine 
sur  la  rivière  de  Loire  ,  ses  pourvéances  gran- 
des et  grosses,  à  l'intention  et  instance  que  pour 
voyager  en  Bretagne,  ni  nul  n'osoit  parler  au  con* 
traire. 

Renommée  fut  en  la  cité  de  Paris  et  au  dehors 
en  plusieurs  lieux  que  il  fut  notoirement  sçu  que 
messire  Olivier  de  Clisson ,  connétable  pour  ce  temps 
du  royaume  de  France,  avoit  fait  son  testament  et 
ordonnance,  à  la- fin  que,  si  de  la  navrure  et  bles- 


(i)  Le  roi  avoit  donné  remplacement  de  l'hôtel  à  se<;  courtisans,  mais 
ayant  été  averti  qu'il  avoit  auir'foisétébàti  sur  un  lerr.-i  i  arlieté  h  l'église 
St.  Jean,  et  avoit  d'abord  :eivi  di  cimetière,  ileifi'  don  a  cette  église- 
i.  A.B. 


(i59'i)  DE  JEAN  FROISSART.  7:> 

sure  qu'il  avoit,  il  alloit  de  vie  à  trépas,  ses  hoirs 
sçussent  tous  de  vérité  où  le  sien  étoit.  En  tout  et 
partout  n'avoit  pour  enfants  que  deux  filles.  L'une 
avoit  à  femme  et  épouse  Jean  de  Bretagne,  comte 
de  Pcnthièvre,  et  ce  fut  cette  qui  le  mit  hors  et  dé- 
livra de  la  prison  d'Angleterre,  par  le  moyende  six 
vingt  mille  francs,  que  messire  Olivier  de  Clis- 
son  en  avoit  donné  et  payé  au  duc  d'Irlande,  si 
comme  vous  sçavez,  et  ci-dessus  en  notre  histoire 
est  contenu  tout  pleinement  ;  et  l'autre  fdle  étoit 
ou  devoit  êlre  vicomtesse  de  Rohan  de  par  son 
mari. 

La  somme  du  testament  messire  Olivier  de  Clis- 
sOn  montoit  en  purs  meubles, sans  Son  héritage,  jus- 
ctues  à  dix  sept  cent  mille  francs.  De  ce  fut  grand' 
nouvelle, et  s'en  émerveilleront  plusieurs  qui  en  ouï- 
rent parler,  en  quoi  ni  comment  il  en  pouvoit  avoir 
tant  assemblé;  et  par  spécial  le  duc  de  Berry  et  de 
Bourgogne  en  eurent  grand' merveille  et  aussi  leurs 
consaulx,  qui  n'avoiént  pas  le  dit  messire  Olivier  en 
grâce;  et  en  parlèrent  moult  largement  quand  ils 
se  trouvoient  ensemble.  «  Eu  quoi  diable  peut  ce 
connétable  avoir  assemblé  tant  de  florins  et  si  «rand 
meuble?  Le  roi  de  France  ne  l'a  pas  si  grand.  On 
doit  et  peut  bien  croire  et  savoir  que  il  ne  lui  vient 
pas  tout  de  bon  acquêt.  »  Ce  se  passa;  mais  pour  ce 
ne  pensoient  pas  moins  ceux  qui  le  héoient  et  qui 
sur  lui  envie  avoient.  Encore  se  tenoit  le  roi  de 
France  à  Paris,  mais  ses  mandements étoient  jà  faits, 
et  tous  seigneurs  qui  écrits  et  mandés  étoient  se 
pourvoyoient  et  ordonnoient  pour  aller  avecques 


76  LES  CHRONIQUES  (i3<y>) 

le  roi  en  Bretagne.  Ce  voyage  chargeoit  trop  Tort  le 
duc  de  Bourgogne  j  et  disoit  que  c'étoit  une  chose 
et  une  guerre  sans  raison,  et  que  jà  la  conclusion 
n'en  seroit  bonne,  et  que  le  royaume  de  France,  ni 
le  pays  de  Bretagne,  ni  chevaliers  ni  écuyers,  aux- 
quels rien  ne  touchoit  ni  appartenoit  la  haine  de 
messire  Olivier  de  Clisson  et  Pierre  deCraon,  n'a- 
voient  que  faire  de  comparer  (payer)  cette  peine, 
ni  d'entrer  en  guerre  pour  eux,  et  que  à  part  eux  et 
de  leurs  gens  on  les  laissât  convenir  et  guerroyer 
l'un  l'autre  sans  fouler  ni  grever  les  pauvres  gens. 
Le  duc  de  Berry  étoit  assez  de  cette  sieute  (suite) ; 
mais  ils  n'en  pouvoient  être  ouïs  ni  crus,  car  le  roi 
avoit  de-lcz  (près)  lui  du  conseil  tout  contraire  à 
leur  opinion,  lequel  il  créoit  mieux  que  le  leur,  et 
ne  le  savoient  les  dessus  dits  ducs  comment  briser. 
Et  quand  ils  virent  que  faire  leur  convenoit,  si 
montrèrent  obéissance,  mais  ce  fut  lentement.  Tou- 
tefois il  m'est  avis,  et  vérité  fut,  que  le  comte  d'Os-* 
trevant,par  la  promotion  du  duc  de  Bourgogne,  fut 
écrit  et  mandé  d'aller  en  ce  voyage  avecques  le  roi, 
à  trois  cents  lances.  Le  comte,  qui  aimoit  les  armes 
et  le  travail,  se  pourvut  et  ordonna  pour  y  aller,  et 
quand  il  eut  tout  ordonné  et  mandé  les  compagnons , 
chevaliers  et  écuyers,  et  départi  ses  livrées,  et  fait 
grands  frais,  il  fut  arr  ière  contremandé  de  non  se 
bouger. 

En  ce  temps  que  ces  choses  s'approchoient  gran- 
dement et  que  le  roi  étoit  sur  le  point  de  son  parte- 
ment  de  la  cité  de  Paris  et  de  prendre  le  chemin 
tout  premier,  pour  mieux  montrer  que  la  querelle 


(imjï)  DE  JEAN  FROISSART.  77 

étoit  sienne,  fat  fait  un  échange  de  terres  et  de 
pays  au  profit  grandement  du  duc  de  Touraine, 
car  il  résigna  en  la  main  du  roi  son  frère  la  duché 
de  Touraine  et  toutes  les  appendances-  et  tantôt  lui 
rendit  le  roi,  et  donna  en  don  et  en  hommage  la 
duché  d'Orléans,  qui  mieux  valoit  que  les  quatre, 
en  la  forme  et  manière  que  le  duc  Philippe  d'Or- 
léans l'avoit  anciennement  tenu.  Si  nommerons 
d'ores-en-avant  le  duc  qui  fut  de  Touraine  duc 
d'Orléans  <?> 

Quand  messire  Olivier  de  Clisson  fut  ainssi  que 
tout  sain  et  que  il  put  chevaucher,  Je  roi  de  France 
en  fut  grandement  réjoui,  el  dit  que  il  se  vouloit 
départir  de  Paris  ;  et  chevaucha  vers  Bretagne  pour 
mieux  montrer  que  la  besogne  étoit  sienne.  Si  prit 
un  soir  congé  à  la  reine  Isabel  sa  femme,  à  la  du- 
chesse d'Orléans,  aux  dames  et  damoiselles  qui 
de-lez  (près)  elle  étoient  à  l'hôtel  de  Saint  Pol,  et  le 
duc  d'Orléans  aussij  et  puis  s'en  vinrent  souper  et 
coucher  chez  Montagu,leduc  de  Bourbon, le  comte 
de  JNamur  et  le  seigneur  de  Coucv  de-lez  eux;  je  ne 
dis  pasquetous  couchassent, mais  le  roi  y  coucha  et 
dîna. 

A  lendemain  et  après  dîner,  sur  le  point  de  re- 
levée, il  se  départit  en  très  grand  arroi,  et  vint  ce 
jour  au  soir  souper  et  gésir  (coucher)  à  saint  Ger- 
main enLaye,et  là  se  tint  environ  sept  jours.  Encore 
n'étoit-il  pas  bien  ferme  de  santé,  si  comme  ses  mé- 
decins, qui  en  cure  et  en  gai  de  l'avoient,  disoient 

(i)Il  fut  fail  duc  d'OrléaflK  Jo  4  juin   i3g3.  J.  A.  B. 


7$  LES  C [IRONIQUES  (,592) 

Mais  il  s'en  alloit  de  si  grand'  volonté  que  il  disoit 
qu'il  étoit  assez  en  meilleur  point  qu'il  ne  l'ut.  Tout 
ce  il  faisoit  pour  émouvoir  et  mettre  au  chemin  ses 
gens,  car  encore  étoient  ses  deux  oncles  derrière, 
Berry  et  Bourgogne.  Ils  montroient  bien  que  ce 
voyage  leur  pesoil  et  que  point  volontiers  ils  n'y  al- 
loient.  Si  avoient  ils  fait  leur  mandement,  car  pour 
leur  honneur  convenoit  obéir. 

Quand  le  roi  de  France  eut  été  et  séjourné  à 
Saint  Germain  en  Laye  environ  quinze  jours  et  que 
gens  et  seigneurs  venoient  et  s'en  alloient  de  toutes 
parts,  il  eut  conseil  de  départir  ;  si  le  fît  5  et  passa  la 
-Seine,  et  prit  le  chemin  de  Chartres  et  s'en  vint  soi 
tout  ébattant  à  Anveau,  une  bonne  ville  et  un  très 
beau  château,  lequel  pour  lors  étoit  et  se  rendoit 
au  seigneur  de  La  Rivière,  voire  héritage  de  par  sa 
femme.  En  la  compagnie  du  roi  étoient,le  duc  d'Or- 
léans, son  frère  et  le  duc  de  Bourbon.  Yous  devez 
savoir  que  le  sire  de  La  Rivière  reçut  le  roi  et  les 
seigneurs  moult  grandement  et  honorablement. 
Car  moult  bien  le  savoit  faire.  Et  furent  là  trois 
jours  et  se  rafraîchirent.  Au  quatrième  jour  le  roi 
et  ces  seigneurs  se  départirent.  Et  ce  jour  che- 
vauchèrent et  vinrent  à  Chartres,  dont  le  frère 
de  Montagu  étoit  évêque.  Le  roi  fut  logé  au  pa- 
lais de  l'évêque,  et  le  duc  d'Orléans  et  le  duc  de 
Bourbon. 

Le  second  jour  après  ce  qu'ils  furent  là  venus,  vint 
le  duc  de  Berry, et  le  comte  deLa  Marche  en  sa  com- 
pagnie. Encore  étoit  à  venir  le  duc  de  Bourgogne, 
mais  il  s'ordonnoit  pour  mettre  au  chemin  ;  et  vint 


(i592)  DE  JEAN  FROISSART.  79 

au  quatrième,  jour  dont  le  roi  eut  grand' joie.  Gens 
, d'armes  venoiept  de  toutes  parts.  Et  disoit  le  roi 
.ainsi;  que  jamais  ne  rctourneroit  à  Paris,  si  auroit 
mis  à  raison  ce  duc  de  Bretagne,  qui  jà  par  tant  de 
fois  lui  avoit  donné  peine  et  travail.  Trop  bien 
étoient  de-lez  (près)  le  roi  qui  lui  boutoient  en  la 
tête^ni  le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne,  qui 
volontiers  eussent  modéré  ces  besognes,  n'y  avoient 
audience;  dont  secrètement  il  leur  uéplaisoit,  et  à 
leurs  consaulx  aussi.  Et  disoient  bien  entre  eux  à 
part,  que  la  chose  ne  pouvoit  longuement  demeurer 
en  cet  état  et  que  trop  bien  se  tailloit  que  le  roi 
eût  à  faire  et  le  royaume,  quand  il  refusoit  le  con- 
seil de  ses  oncles  et  il  prenoit  moindre  à  sa  plai- 
sance. 

Quand  le  roi  de  France  eut  séjourné  en  la  cité  de 
Chartres  environ  sept  jours,  il  s'en  départit  et  prit 
le  chemin  du  Mans;  et  gens  d'armes  le  suivoient  de 
toutes  parts  et  lui  venoie.pt  de  lointaines  parties, 
d'Artois, deBeauvais, del  ermandois  et  dePicardie. 
Et  disoient  plusieurs  l'un  à  l'autre:  «Comment! 
ce  duc  de  Bretagne  nous  donne  à  faire  de  peine  et 
de  travail  !  11  a  toujours  été  dur  et  chaud  contre  la 
couronne  de  France,  ni  oncques  parfaitement  ne 
l'aima,  prisa  ni  honora.  Et  si  le  comte  de  Flandre 
son  cousin  n'eût  été,  et  madame  de  Bourgogne,  qui 
toujours  l'a  porté  et  porte  encore,  l'eut-on  de  grand 
temps  détruit,  ni  oncques,  depuis  que  le  sire  de 
Clisson  tourna  François, il  ne  le  put  aimer.  Encore, 
à  voire  (vrai)  dire, est-il  fort  coupable, de  ce  fait, car 
il  a  toujours  soutenu  messire  Pierre  de  Craon  à  l'eu- 


Bp  LES  CHRONIQUES  (i5o/0 

contre  du  roi  et  du  connétable.  »  —  «  Or  laissez  le 
roi  convenir,  disoient  les  autres,  car  pour  le  présent 
il  a  tellement  la  chose  en  cœur  qu'il  mettra  ce  duc 
à  raison  avant  son  retour.»  — «Voire,  disoient  les 
autres,  s'il  n'y  a  trahison.  Pensez-vous  que  tous 
ceux  qui  sont  et  chevauchent  avecques  le  roi  soient 
vrais  ennemis  au  duc  de  Bretagne?  Certes,  nennil. 
Qui  l'oseroit  dire?  Et  on  en  peut  bien  voir  aucuns 
signes,  car  on  ne  fait  nuit  et  jour  que  conseiller,  et 
tout  pour  rompre  et  briser  ce  voyage.  Et  en  a  le  roi 
telle  merveille  que  à  peine  peut-il  avoir  bien  et 
santé,  y 

Ainsi  se  devisoient  chevaliers  et  écuyers  les  uns 
aux  autres  en  chevauchant  sur  le  pays;  et  tou- 
jours alloit  le  roi  en  approchant  en  Maine  et  la  cité 
du  Mans.  Tant  fit  que  il  y  parvint  et  tous  les 
seigneurs  en  sa  compagnie.  Le  roi  se  logea  au 
châtel,  et  les  seigneurs  en  la  cité,  tout  au  mieux 
qu'ils  purent;  et  les  gens  d'armes  s'épartirent  sur  le 
pays  qui  est  bon  et  gras  et  bien  logeant  pour  gens 
d'armes. 

En  la  cité  du  Mans  séjournèrent  les  seigneurs 
plus  de  trois  semaines,  car  le  roi  n'étoit  pas  en 
point  de  chevaucher,  et  étoit  tout  fiévreux.  Et  di- 
soient ses  médecins  à  son  frère  et  à  ses  oncles:  «  On 
fait  le  roi  travailler  (voyager),  mais  certainement  il 
n'en  eut  que  faire,  car  il  n'étoit  pas  en  état  pour 
chevaucher.  Le  repos  lui  vaudroit  mieux  assez,  car 
depuis  qu'il  se  départit  d'Amiens  où  les  parlements 
furent,  il  ne  fut  en  si  bon  état  comme  il  étoit  au-de- 
vant. » 


(k>9i)  DE  JEAN  FROISSA RT.  Si 

Les  oncles  du  roi  remontrèrent  ce  au  roi  et  à 
sou  conseil,  car  pour  les  médecins  le  roi  n'en  voulut 
rien  faire,  mais  disoit  pour  la  grand'  affection  qu'il 
avoit  d'aller  en  Bretagne:  «  Je  me  trouve,  répon- 
doit-ilà  ses  oncles,  assez  en  meilleur  point  en  che- 
vauchant et  travaillant  (voyageant)  que  en  séjour- 
nant. Qui  me  conseille  autrement  n'est  pas  à  ma 
plaisance,  et  cil  ne  m'aime  pas  bien.  »  Autre  ré- 
ponse ne  pouvoit-on  avoir  du  roi.  Tous  les  jours  on 
ctoit  en  conseil  jusques  à  none  et  outre,  et  vou- 
loit  le  roi  toujours  être  au  milieu  du  conseil  afin 
que  nul  ne  pût  mettre  empêchement  de  non  aller 
avant  en  ce  voyage  de  Bretagne. 

Or  fut  avisé  le  roi,  là  étant  et  séjournant  au 
Mans,  et  s'y  assenîit  assez  pour  accomplir  le  désir 
de  ses  oncles,  que  on  envoieroit  quatre  chevaliers 
notables  devers  le  duc  de  Bretagne,  lesquels  lui 
remontreroient  vivement  et  sagement  l'intention  du 
roi  et  de  son  conseil;  que  trop  grandement  il  se  for- 
faisoit  et  étoit  forfait,  quand  l'ennemi  du  roi  et  du 
royaume  il  soutenoit  de-lez  (près)  lui  et  avoit  sou- 
tenu ni  jour  ni  heure.  Et  encore  si  de  tant  il  se  vou- 
loit  reconnoUre  et  amender,  que  l'ennemi  du  roi, 
messire  Pierre  de  Craon,  il  voulsist  envoyer  au 
Mans  devers  le  roi  on  trouveroit  un  moyen  par  quoi 
il  n'auroit  point  de  dommage,  ni  son  pays. 

En  ce  voyage,  m'est  avis,  selon  ce  que  je  fus 
informé,  que  messire  Regnault  de  Royc,lc  sire  de 
Garencières,  le  sire  de  châtel  Morant  et  messire 
Taupin  de  Cantemelle,  châtelain  de  Gisors,  furent 
ordonnés  pour  aller  en  ce  voyage.  Si  se  départirent 

FHOtSSART.    T.    XIII.  G 


8a  LES  CHRONIQUES  (i59a) 

de  la  cité  du  Mans  à  bien  quarante  lances,  et  pas- 
sèrent parmi  la  cité  d'Angers  ;  et   exploitèrent  tant 
que  ils  vinrent  en  la  cité  de  Nantes  ;  et  là  trouvèrent 
le  duc  qui  leur  fit  très  bonne  chère,  et  leur  donna 
un  jour  à  dîner  moult  notablement  ;  mais  avant  ce 
avoient-ils  fait  leur  message,  et  lui  avoient  remontré 
ce  pourquoi  ils  étoient  venus  et  la  parole  du  roi  et 
de  son  conseil.  A  quoi  il  avoit  répondu  grandement 
et  sagement  et  dit  ainsi  ;  que  fort  lui  seroit  rendre, 
livrer  ni  mener  messire  Pierre  de  Craon,  car  si  Dieu 
le  pût  aider  et  valoir,  en  toutes  ses  besognes  de  lui, 
il  ne  savoit  rien,  ni  où  il  étoit,  ni  où  il  se  tenoit.  Et 
prioit  par  ces   seigneurs  que  de  ce  on  le  voulsist 
tenir  pour  excusé.  Bien  avoit  ouï  dire  depuis  un  an 
messire  Pierre  de  Craon  que  il  héoit  Olivier  de 
Clisson  de  tout  son  cœur,  et   lui  feroit  guerre  mor- 
telle de  toute  sa  puissance,  à  quelle  fin  que  il  en 
dût  venir:  «  Et  quand  il  me  dit  ces  paroles,  je  lui 
demandai  si  il  lui  avoit  signifié,  et  il  me  répondit: 
°vlj  et  qu'il  étoit  tout  deffié  et  le  mettrait  mort,  fût 
de  nuit  ou  de  jour,  là  où  il  le  pourrait  trouver  ni 
rencontrer.  De  son  fait  je  ne  sçais  plus  avant;  mais 
je  me  merveille  de  ce  que  monseigneur  me  veut  faire 
guerre  pour  cette  cause.  Sauve  soit  sa  grâce  et  de 
son  conseil,  je  ne  cuide  avoir  ni  voudrais  envers  lui 
rien  avoir  forfait  pourquoi  il  me  fasse  guerre;  ni 
les  alliances  et  convenances,  tant  du  mariage  de  nos 
enfants  comme  d'autres  choses,  jà  jour  ni  heure  s'il 
plaît  à  Dieu  je  ne  enfreindrai  ni  briserai.  » 

Ce  fut  la  réponse  que  les  chevaliers   de  France 
là  envoyés  de  par  le  roi  eurent;  et  quand  ils  eurent 


(rôçp)  DE  JEAN  FROISSART.  83 

dîné  avec  le  duc  et  été  à  Nantes  un  jour,  ils  prirent 
congé  et  se  départirent  et  mirent  au  retour  tout  le 
chemin  que  ils  étoient  venus.  Le  roi  et  le  conseil  de 
sa  chambre  désiroient  moult  leur  venue  pour  ouïr 
la  réponse  du  duc  de   Bretagne.   Toute  telle   que 
vous  avez  ouï  dire  et  conter,  ils  la  firent  au  roi  et 
à  ceux  qui  étoient  de  l'avoir  et  ouïr  taillés.  Les 
ducs  de  Berry,  de  Bourgogne  et  leurs  consaulx  s'en 
fussent  assez  contentés,  si  on  voulsist  (eût  voulu) ; 
et  disoient  que  la  réponse  étoit  due  et  raisonnable. 
Et  disoit  le  roi,  par  l'information  qu'il  avoit,  tout  le 
contraire;  et  puisqu'il  étoit  venu  si  avant,  jamais  ne 
retourneroit  vers  France  ni  Paris,  si  auroit  le  duc 
de  Bretagne  misa  raison.  Trop  volontiers  eussent 
les  deux  oncles  du  roi,  Berry  et  Bourgogne,  amo- 
déré  ces  besognes,  si  ils  pussent  ou  sçussent;  mais 
ils  ne  purent  être  ouïs;  car  le  roi  avoit  pris  en  si 
grand'haine  le  duc  de  Bretagne,  pour  cause  demes- 
sire  Pierre  de  Craon,  qu'il  disoit   qu'il  le  soutenoit 
en  son  pays  que  nulle  excusance  n'en  pouvoit  venir 
à  point.   Or  courut  une  renommée  à  Mans,  et  en 
plusieurs  lieux  depuis  parmi  le  royaume  de  France, 
que  la  reine  d'Arragon,  madame  Yolande  de   Bar, 
cousine  germaine  du  roi  de  France,  tenoit  en  prison, 
en  la  cité  de  Barcelonne,un  chevalier  que  elle  ni  ses 
gens  ne  connoissoient  point,  ni  cil  (celui-ci)  ne  se 
vouloit  point  nommer;  maison  supposoit  que  c'étoit 
messire  Pierre  de  Craon;  et  escripsoit  (écrivoit)  la 
reine  d'Àrragon  moult  amiablement  au  roi  pour  lui 
complaire  en  toutes  choses,  et  lui  signifioit  et  cer- 
tifioit  que,  le  cinquième  jour  du  mois  de  juillet,  un 

6* 


84  LES  CHRONIQUES  (iSg-z) 

chevalier,  en  bon  état  et  arroi,  étoit  venu  à  Barce- 
lonne  en  instance  de  passer  la  mer  ;  et  avoit  loué  et 
retenu  bien  et  cher  pour  ses  deniers  une  nave  (nef), 
pour  aller,  ce  disoit-il,  à  Naples:  «  Et  pour  ce  que 
nous  avions  et  encore  présentement  avons  fait  gar- 
der nos  ports  et  passages,  et  les  entrées  et  issues  de 
notre  royaume,  et  que  nul  étranger  ne  s'en  peut  ni 
puist  (puisse)  partir  sans  notre  congé,  le  dit  cheva- 
lier, qui  nommer  ne  se  veut,  avons  retenu  et  mis  en 
prison  ;  et  supposons  assez,  par  ce  que  nous  le  véons 
moult  ébahi,  que  c'est  le  chevalier  que  vous  deman- 
dez, pour  lequel  nous  avez  écrit.  Si  veuillez  en- 
voyer devers  nous  hâtivement  hommes  qui  mcssire 
Pierre  de  Craon  connoissent,  car  celui  que  nous 
tenons  n'aura  nulle  délivrance,  jusques  au  jour  que 
nous  aurons  eu  réponses  de  par  vous  jet  nous  ver- 
rions volontiers  que  nos  nouvelles  vous  fussent 
profitables  et  agréables.  Ce  sait  le  Saint-Esprit  qui 
vous  ait  en  sa  sainte  garde.  »  Ecrit  à  Perpignan  le 
neuvième  jour  du  mois  de  juillet.  Yolande  de  Bar, 
reine  d'Arragon  et  de  Maiolles  (Majorque),  dame 
de  Sardine  et  de  Sardane  (Sardaigne).  Et  en  la 
subsciiption  avoit:  A  notre  très  redouté  seigneur  le 
roi  de  France. 

Ces  nouvelles  amodérèrent  et  adoucirent  gran- 
dement les  cœurs  de  plusieurs  ;  et  en  fut-on  sur  le 
point  de  tout  rompre  et  briser  le  voyage j  mais  ceux 
de  la  partie  messire  Olivier  de  Clisson  disoient  que 
ces  nouvelles  étoient  faites  à  la  main,  et  tout  pour 
briser  la  chevauchée  du  roi ,  et  que  mcssire  Pierre  de 
Craon  n'étoit  en  autre  danger   (pouvoir)  ni  prison 


(i5cp)  DE  JEAN  FROISSAP.T.  85 

que  de-lez  (près)  le  duc  de  Bretagne,  lequel  l'avoit 
soutenu  et  soutenoit. 

De  ces  lettres  ne  fit  pas  le  roi  de  France  grand 
compte  ;  et  dit  que  c'étoit  toute  trahison.  «  Atout  le 
moins,  dit  le  duc  de  Bourgogne  au  roi,  monsei- 
gneur, pour  apaiser  ma  nièce  d'Arragon  qui  vous 
en  récrit,  et  pour  délivrer  le  chevalier  qui  pris  est, 
si  point  n'est  coupable  de  ce  méfait,  veuillez  y  en- 
voyer, pourquoi  votre  cousine  se  contente  de  vous 
et  de  nous.  »  -_-  «  Nous  le  voulons  bien,  bel  oncle, 
répondit  le  roi.  Qu'on  y  envoie.  Je  ne  vous  veuil  point 
courroucer,  mais  je  tiens  fermement  et  sûrement 
que  le  traître  Pierre  de  Craon  n'est  en  autre  Barce- 
lonne  ni  prison  que  tout  coi  de-lez  le  duc  de  Bre- 
tagne; et  cil  (celui-ci),  par  la  foi  que  je  dois  à  mon- 
seigneur Saint-Denis,  nous  en  rendra  une  fois  bon 
compte.  On  ne  pouvoit  ôter  le  roi  de  cette  opinion 
que  messire  Pierre  de  Craon  ne  fût  en  Bretagne 
de-lez  le  duc.  Le  duc  de  Bretagne  qui  étoit  informé 
de  toutes  ces  besognes,  et  qui  sentoit  le  roi  de 
France  trop  fort  courroucé  sur  lui,  ne  se  tenoit  pas 
bien  assuré;  car  il  véoit  que  le  duc  de  Berry  et  de 
Bourgogne  n'en  pouvoient  faire  leur  volonté;  car 
ceux  de  la  partie  son  adversaire  Clisson  l'infor- 
moient  ainsi  comme  ils  vouloicnt;  si  faisoit  garder 
ses  villes  et  ses  châteaux  soigneusement.  Et  tant  y 
avoit  de  mal  pour  lui  que  à  peu  avoit-il  bonne  ville 
où  il  se  pût  tenir,  excepté  à  Vannes,  Kemperlé, 
Dole,  Koinper-Corentin,  l'Ermine  et  leSuseniot; 
et  avoit  écrit  aux  barons  et  chevaliers  de  Bretagne, 
desquels  il  pensoit  et  cuidoit  être  aidé  et  conseillé; 


86  LES  CHRONIQUES  (i3g») 

mais  tous  se  dissimuloient  contre  lui  pour  la  cause 
de  ce  que  ils  sentoient  et  véoient  le  roi  leur  souve- 
rain seigneur  tant  fort  ému  et  courroucé  sur  lui; 
et  aussi  que  la  matière  de  ce  messire  Pierre  de 
Craon,que  le  duc  portoità  l'encontre  du  roi  et  du 
connétable,  n'étoit  pas  convenable.  A  peine  se  re- 
pentoit-il  de  ce  que  il  avoit  fait.  Néanmoins  il 
avoit  le  courage  si  haut  et  si  grand  que  il  ne  le 
daignoit  dire  et  disoit  ainsi:  a  Si  le  roi  a  ce  qu'il 
montre;  et  sa  puissance  entre  en  Bretagne,  je  le  lair- 
rai  au  commencement  convenir,  et  verrai  ceux  qui 
me  sont  amis  ou  ennemis.  Je  ne  me  hâterai  point 
de  lui  faire  guerre.  Si  trestôt  quand  il  cuidera  le 
mieux  être  au  repos, je  le  réveillerai,  puisque  par  au- 
tre moyen  d'amour  je  ne  puis  venir  à  accord  à 
lui.  »  Ainsi  se  devisoit  le  duc  de  Bretagne  par  soi 
étala  fois  à  ceux  de  son  conseil;  et  se  tenoit  pour 
tout  assuré  que  il  auroit  la  guerre  au  roi  de  France; 
mais  non  aura,  car  les  choses  tourneront  autrement 
qu'il  ne  pense  à  son  grand  avantage  et  profit;  et 
pour  ce  fut  dit:  Il  n'est  pas  pauvre  qui  est  heureux. 
Le  duc  de  Bretagne  le  fut  trop  grandement  en  cette 
saison  par  une  incidence  piteuse  et  merveilleuse 
qui  advint  soudainement  au  roi  de  France.  Par 
autre  voie  ne  pouvoit-il  être  esquievé  (évité)  de 
tous  dangers  et  demeurer  à  paix. 

Quand  on  eut  séjourné  environ  trois  semaines  en 
la  cité  du  Mans,  et  tous  les  jours  conseillé,  et  les 
chevaliers  furent  revenus  de  Bretagne,  lesquels  on 
avoit  envoyés  devers  le  duc,  ainsi  que  vous  savez, 
le  roi  de  Fiance  dit;  puisqu'il  avoit   ouï  la  réponse 


Ci39^)  DE  JEAN  FROISSART.  8*7 

du  duc  de  Bretagne,  qu'il  ne  vonloit  plus  séjourner 
là,  car  le  séjour  le  grévoit  et  déplaisoit;  et  vouloit 
chevaucher  outre  sur  les    parties   de  Bretagne  et 
voir  ses  ennemis,  c'est  à  entendre  le  duc  de  Bre- 
tagne  qui  soutenoit  ce  traiteur    (traître)  messire 
Pierre  de  Craon.  Et  avoit  le  roi  très  grand  désir  de 
voir  lesquels  barons,  chevaliers  et  écuyers  se  met- 
troient  sur  les  champs  à  l'enconlre  de  lui,  ni  les- 
quelles cités  et  bonnes  villes  se  cloroient  à  l'encon- 
tre  de  lui.  L'intention  du  roi  étoit  telle,  que  de  tous 
points  il  bouteroit  hors  de  l'héritage  de  Bretagne 
pour  toujours  mais  ce  duc,  et  y  mettroit   un  gou- 
verneur pour  les   enfants  tant  qu'ils  auroient  âge, 
et  puis  leur  rendroit  l'héritage,  mais  le  duc  n'y  au- 
roit  jamais  rien.  Cette  opinion  tenoit  le  roi  et  ne 
l'en  pouvoit  nul  ôter ;  et  sur  cet  état  il  se  partitde  la 
cité  du  Mans  entre  neuf  et  dix  heures,  et  après  la 
messe  ouïe  et  boire  ;  tous  seigneurs  et  toutes  gens 
qui  logés  étoient  en  la  cité  et  dehors  se  départirent 
aussi, et  se  mirent  au  chemin  ou  devant  ou  derrière. 
Et  avoit  ce  soir  en-devant  mandé  ses  maréchaux  en 
sa  chambre  au  châtel  du  Mans,  et  leur  avoit  dit: 
«Ordonnez-vous,  et  faites  le  bon  matin  toutes  ma- 
nières de  gens  d'armes  et  de  routes  déloger  et  pren- 
dre le  chemin  d'Angers,  car  il  est  conclu  ;  nous  ne 
retournerons  jamais  tant  que  aurons  été  en   Breta- 
gne et  détruit  ces  traitrés   qui  nous  donnent  cette 
peine  et  ce  travail.»  Les  maréchaux  avoient  obéi  et 
siguifié  et  fait  signifier  aux  capitaines  des  routes  le 
mouvement  et  ordonnance  du  roi,  et  que  à  ce  coup 
étoit  tout  acertes  (sérieux). 


tt#  LES  CHRUJNIQUES  (*30v) 

Le  jour  que  le  roi  issit  (sortit)  et  se  départit  du 
Maus,  il  fit  très  âprement  ehaud,  et  bien  le  devoit 
taire,  car  il  étoiteii  le  plein  mois  de  hernu  (,)  que  le 
soleil  par  droiture  et  nature  étoit  en  sa  greigueur 
(plus  grande)  force.  Or  devez  vous  savoir,  pour  at- 
teindre toutes  choses  et  amener  à  vérité,  que  le  roi 
de  France,  lui  séjournant  en  la  cité  du  Mans,  avoit 
été  durement  travaillé  de  conseils;  et  avec  tout  ce 
qu'il  ne  s'y  attendoit  pas,  il  n'étoit  pas  bien  liaitié 
(sain)  ni  n'avoit  été  toute  la  saison  ,  mais  lbible  de 
chef,  petitement  mangeant  et  buvant,  et  près  tous 
les  jours  en  chaleur  de  fièvre  et  de  chaude  maladie. 
Et  si  s'y  inclinoit,  tout  par  droiture  de  corps  et  de 
chef,  lui  étoit  grandement  ennemi  et  contraire. 
Avec  tout  ce,  pour  la  venue  de  son  connétable, 
il  étoit  trop  durement  fort  mérencolieux  (triste) 
et  son  esprit  troublé  et  travaillé  ;  et  bien  s'en  aper- 
cevoient  ses  médecins,  et  aussi  faisoient  ses  oncles; 
mais  ils  n'y  pouvoient  pourvoir  ni  remédier,  car  il 
ne  vouloit  ni  on  ne  lui  osoit  conseiller  du  con- 
traire de  non  aller  en  Bretagne. 

lime  fut  dit  et  je  m'en  laissai  informer,  ainsi 
que  il  chevauchoit  et  étoit  entre  la  foret  du  Mans, 
une  très  grand'  siguifiance  lui  advint,  dont  sus  il  se 
dut  bien  être  avisé  et  avoir  remis  son  conseil  en- 
semble, ainçois  (avant)  qu'il  fut  allé  plus  avant.  11 
lui  vint  soudainement  un  homme  en  pur  le  chef  et 


(i)  Les  Allemands  disent  HeyMonat,  mois  du  foin,  pour  le  mois  de 
juillet;  il  est  pobable  ijue  Froissait  se  sera  servi  ici  d'un  mot  allemand 
ou  plutôt  d'au  mot  11  iiumaud  francisé.  J.  A.  13. 


C 1 39i)  DE  JEAN  FROISSART.  % 

tout  déchaulx (déchaussé)  et  vêtu  d'une  pauvreeotte 
de  burel  blanc;  et  montroit  mieux  que  il  fût  fol  que 
sage;  et  se  lança  entre  deux  arbres  hardiment,  et 
prit  les  rênes  du  cheval  crue  le  roi  chevauchoit  et 
l'arrêta  tout  coi  et  lui  dit:  «Roi,  ne  chevauche 
plus  avant,  mais  retourne,  car  tu  es  trahi.»  Cette 
parole  entra  en  la  tête  du  roi  qui  étoit  foible,dont 
lia  valu  depuis  trop  grandement  pis,  car  son  esprit 
frémit  et  se  sang-mêla  tout. 

A  ces  mots  saillirent  gens  d'armes  avant  et  frap- 
pèrent moult  vilainement  sur  les  mains  dont  il  avoit 
arrêté  le  cheval  tant  que  il  le  laissa  aller,  et  de- 
meura derrière;  et  ne  firent  compte  de  sa  parole 
non  plus  que  d'un  fol.  Dont  ce  lut  folie,  si  comme 
il  est  avis  à  plusieurs;  car  à  tout  le  moins  ils  se 
dussent  être  arrêtés  sur  l'homme  un  petit,  pour 
en  avoir  laconnoissance  et  lui  examinent  demandé 
et  vu  s'il  étoit  naturellement  fol  ou  sage,  et  sçu  qui 
luifaisoit  tels  paroles  dire, ni  dont  elleslui  venoient; 
il  n'en  fut  rien  fait,  mais  le  laissèrent  derrière;  ni  ou 
ne  seait  qu'il  devint,  car  oncques  puis  ne  fut  vu  de 
gens  qui  en  eussent  la  connoissance,  mais  ceux  qui 
pour  l'heure  étoient  de-lez  le  roi  lui  ouïrent  bien 
les  paroles  dire  (,}. 

Le  roi  et  sa  route  passèrent  outre;  et  pouvoient 
être  environ  douze  heures  quand  le  roi  eut  passé  la 
forêt;  et  vinrent  sur  les  champs  sur  uns  très  beaux 


(i)  Cette  même  aventure  est  racontée  presque  tlnns  les  mêmes  mois  par 
l'auouyiuedeSf.  Dcai. ,  Juveud  des  Ursius  et  les  gtaiides  ch10ui41.es 
Je  France.  J.  A.  6. 


f)0  LES  CHRONIQUES  (1092) 

plains  et  grands  saisonniers.  Le  soleil  étoit  bel,  clair 
et  resplendissant  à  grands  rais  et  si  plein  de  force  et 
de  chaleur  que  plus  ne  pourvoit  être;  car  il  tapoit  de 
telle  manière  queonétoit  tout  transpercé  par  larever- 
bération  ;  et  avoit  tout  ce  le  sablon  échauffé  grande- 
ment, lequel  échaufïbit  moult  les  chevaux.  Il  n'y 
avoit  si  joli  (gai)  ni  si  usé  d'armes  qui  ne  lut  mé- 
saisé  de  chaleur.   Et  chevauchoient  les  seigneurs 
par  routes  l'un  çà  et  l'autre  là.  Le  roi  chevauchoit 
assez  à  part  lui  pour  lui  faire  moins  de  poudrière. 
Le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne  parlant 
ensemble    chevauchoient   sus   son    senestre,  ainsi 
comme  deux  arpents  de  terre  en  sus  de  lui.  Les  au- 
tres seigneurs,   le  comte  de  La  Marche,  messire 
Jacques  de  Bourbon,  messire  Charles  de  La  Brelh 
(Albret)  messire  Philippe  d'Artois,  messire  Henry 
et  messire  Philippe  de  Bar,  messire  Pierre  de  Na- 
varre et  tous  les  seigneurs  chevauchoient  par  rou- 
tes. Le  duc  de  Bourbon,  le  sire  de  Couey,  messire 
Charles  de  Hangiers,le  baron  d'Ivry  et  tous  autres, 
en  sus  et  hors  de  la  route  (troupe)  du  roi;  et  devi- 
soient  et  parloient  les  uns  aux  autres;  et  ne  se  don- 
noient  garde  de  ce  qui  soudainement  avint,  et  sur 
le  plus  grand  chef  de  la  compagnie,  ce  fut  sur  le  pro- 
pre corps  du  roi.  Et  pour  ce  sont  les  œuvres  deDieu 
moult  manifestées  et  ses  verges  crueuses  (cruelles)  , 
et  sont  à  douter  à  toutes  créatures.  Et  on  a  vu  en 
l'ancien  testament  et  nouvel  moult   de  figures  et 
d'exemples.  IN'avons-nous  pas  de  Nabuchodonosor 
roides  Assyriens,  lequel  régna  un  tempsen  tellepuis- 
sanec  que  dessus  lui  il  n'étoit  nouvelle  de  nul  autre; 


(i3g3)  DE  JEAN  FROISSART.  91 

et  soudainement,  en  sa  greigneur  (plus  grande) 
force  et  règne, le  souverain  roi,  Dieu,  sire  du  ciel 
et  de  la  terre,  et  formeur  et  ordonneur  de  toutes 
choses  l'appareilla  tel  que  il  perdit  sens  et  règne  et 
fut  sept  ans  en  cet  état;  etvivoit  de  glands  et  de 
pommes  sauvages,  et  avoit  le  goût  et  l'appétit  d'un 
pourcel;  et  quand  il  eut  fait  pénitence.  Dieu  lui 
rendit  sa  mémoire  ;  et  adonc  dit-il  à  Daniel  le  pro- 
phète; que  dessus  le  Dieu  de  Israël  il  n'étoit  nul 
autre  Dieu.  A  parler  par  raison  et  à  éclaircir  vérité, 
Dieu  le  père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  trois  en  un 
nom,  et  tout  un  en  une  substance  fut,  est, et  sera  à 
toujours  aussi  puissant  pour  montrer  ses  œuvres 
comme  il  fut  oncques,  ni  on  ne  se  doit  émerveiller 
ni  ébahir  de  quoi  qu'il  fasse. 

A  revenir  à  ce  propos  pourquoi  je  dis  ces  paroles, 
une  influence  du  ciel  merveilleuse  descendit  ce  jour 
sur  le  roi  de  France  et  ce  fut  sa  coulpe  ce  disent  les 
plusieurs;  car  selon  la  disposition  de  son  corps  et 
l'état  où  il  étoit,  et  que  ses  médecins  le  savoient  et 
j.ugeoient  que  justement  la  connoissance  avoir  en 
dévoient,  il  ne  dut  pas  avoir  chevauché  en  si  chaud 
jour,ni  à  cette  heure,  fors  du  matin  ou  du  soir  à  la 
froidure ;etpour  ce  en  furent  inculpés,  demandés  et 
déshonorés  ceux  qui  le  menoient  et  qui  conseillé 
l'a  voient,  et  par  lesquels  consaulx  le  plus  pour  ce 
temps  il  usoit  et  se  gouvernoit,  et  s'étoit  usé  et  gou- 
verné. 

Ainsi  que  le  roi  de  France  chevauchoit  en  la 
chaleur  du  soleil  sur  un  plain  et  un  sablonnis,  et 
faisoit  si  merveilleusement  chaud  que  devant  ni 


O"2  LES  CHRONIQUES  (i397) 

puis,  pour  cette  saison,  il  n'avoit  fait  ni  fît  si  chaud  ; 
et  avoit  vêtu  un  noir  jaque  (juste  au  corps)  de  ve- 
lours,qui  moult  Péehaufîbitjét  avoit  sur  son  chef  un 
single  (simple)  chaperon  de  vermeille  écarlate,  et 
un  chapelet  de  blancs  et  grosses  perles  que  la  reine 
sa  femme  lui  avoit  donné  au  prendre  congé;  et  étoit 
un  sien  page  qui  chevauchoit  derrière  soi  et  portoit 
sur  son  chef  un  chapel  de  Monta uban  fin  clair  et 
net  tout  d'acier  qui  resplendissoit  au  soleil;  et  der- 
rière ce  page,  chevauchoit  encore  un  page  du  roi 
qui  portoit  une  lance  vermeille, toute  enlannonée  (,) 
de  soie,  ainsi  que  pour  le  roi;  etavoitla  lance  un  fer 
d'acier  large,  clair  et  fin;  et  en  avoit  le  sire  de  La 
Rivière,  du  temps  qu'il  séjourna  à  Toulouse,  fait 
forger  unedouzaine,  dont  celui  là  en  étoit  l'un;  car 
tous  douze  il  les  avoit  données  au  roi;  et  le  roi  en 
avoit  donné  trois  au  due  d'Orléans,  et  trois  au  duc 
de  Bourbon. 

Advint,  tout  en  chevauchant  en  l'arroi  et  état 
que  je  vous  conte,  ainsi  que  enfants  et  pages  qui  en 
chevauchant  se  désroient  ^2)  par  leurs  chevaux  ou 
par  leur  négligence,  le  page  qui  portoit  la  lance  du 
roi  se  desroya  ou  s'endormit,  et  n'y  pensoit point; 
et  cette  lance  laissa,  et  le  fer,  cheoir  sur  le  chapel 
d'acier  que  l'autre  page  avoit  sur  son  chef.  Si  sonnè- 
rent haut  les  aciers  l'un  par  l'autre.  Le  roi  qui  étoit 
si  près,  que  les  pages  chevauchoient  aux  fêlions 
de  son  cheval, tressaillit  soudainement,  et  frémit  son 


(ij  De  Funnon, étendard.  J.  A.  B. 
(2)  Sortent  de    leurs  rangs.  J.  A. 


(T5gi)  DE  JEAN  FROISSART.  f)3 

esprit,  car  il  avoit  encore  en  imagination  l'impres- 
sion des  paroles  que  le  fol  homme  ou  le  sage  leur 
avoit   dit  en  la  forêt  du  Mans;  et  vint  au  roi  en 
avision  que  grand' foison  de   ses  ennemis  lui  cou- 
russent sus  pour  occire.  En  cette  abusion,  il  se  des- 
roya  par  foiblesse  de  chef;  et  saillit  avant  en  poi- 
gnant son  cheval,  et  trahit  (tira)   son  épée  et  se 
tourna  sur  ses  pages,  et  en  perdit  la  connoissance 
et  de  tous  autres  hommes;  et  cuida  bien  être  en  une 
bataille  et  enclos  de  ses  ennemis;  et  haussant  son 
épée  et  levant  contre  mont  pour  férir  et  donner  un 
coup,  ne  lui  chailloit  (importoit)  sur  qui,  il  s'écria 
et  dit:   «  Avant,  avant  sur  ces  traiteurs  (traîtres).  » 
Les  pages  virent  le  roi  enflammé  et  se  doutèrent 
(effrayèrent)  abonne  cause;  et  le  cuidèrent  pour 
leur   desroy  avoir  courroucé.  Si  peignirent  les  che- 
vaux l'un  çà  et  l'autre  là.  Le  duc  d'Orléans  n'étoit 
pas  pour  lors  trop  loin  du  roi.  Le  roi  adressa  devers 
lui  tenant  l'épée  toute  nue;  et  jà  en  avoit  le  roi  par 
la  frénésie  et  foiblesse  de  chef  perdu    la  connois- 
sance,ni  il  ne  savoit  qui  étoit  son  frère  ni  son  oncle. 
Quand  le  duc  d'Orléans  le  vit  venir  vers  lui  l'épée 
•  toute  nue,  si   s'effraya  et  ne  voulut  pas  attendre, 
et  à  bonne  cause;  et  poindy  (piqua)  le  cheval  hâti- 
vement et  le  roi  après.  Le  duc  de  Bourgogne  étoit  et 
chevauchoit  de  côté,  et  pour  l'effroi  des  chevaux  et 
que  jà  il  avoit  ouï  les  pages   du  roi  crier,  jeta  son 
regard  de  cette  part  et  connut,  le   roi  qui  à  l'épée 
toute  nue,  chassoit  son  frère:  si  fut.  tout   eshid:'- 
(effrayé),  et  à  bonne  cause,  et  dit  ainsi  :  «■  Haro  !  Je 
grand    méchef  !   Monseigneur   est    tout    desvo\  é. 


q4  LES  CHRONIQUES  (1394) 

Pour  Dieu  après  !  On  le  prenne  !  »  Et  puis  dit  en- 
core: «Fuyez,  beau  neveu  d'Orléans,  fuyez,  mon- 
seigneur vous  veut  occire.  »  Je  vous  dis  que  le  duc 
d'Orléansn'étoitpasbien  assuré, et  voirementfuy oit- 
il  de  quant  que  cheval  pouvoit  aller,  et  chevaliers 
et  écuyers  après.  On  commença  à  huier  et  à  traire 
de  cette  part. Les  lointains, qui chevauchoient  à  dex- 
tre  et  à  senestre,cuidoient  que  on  chassât  au  loup 
ou  au  lièvre,  jusques  à  tant  que  ils  sçurent  les  nou- 
velles, que  c'étoit  le  roi  qui  n'étoit  pas  en  bon  point. 
Toutefois  le  duc  d'Orléans  se  sauva  ;  tant  tourna  et 
tant  tourina  ;  et  aussi  on  lui  aida.  Chevaliers, 
écuyers  et  gens  d'armes  se  haièrent(l)tout  autour  du 
roi,  et  le  laissèrent  lasser  et  saouler.  Et  plus  couroit 
et  travailloit,  tant  avoit-il  greigneur  (plus grande) 
foiblesse;  et  quand  il  venoit  sur  un  homme,  fût  che- 
valier et  écuyer,  on  se  laissoit  chéoir devant  le  coup. 
Je  n'ouïs  point  dire  que  nul  fût  mort  de  cette  em- 
prise ^\  mais  il  en  abattit  plusieurs,  car  nul  ne  se 
mit  en  défense.  Finalement  quand  il  fut  bien  lassé 
et  travaillé  et  son  cheval  bien  foulé,  et  que  le  roi 
et  le  cheval  tressuoient  tout  de  chaleur  et  d'ardeur, 
un  chevalier  de  Normandie  qui  étoit  son  chambel- 
lan, et  lequel  le  roi  moult  aimoit,  et  celui  on  nora- 
moit  messire  Guillaume  Martel,  vint  par  derrière  et 
embrassa  le  roi  l'épée  à  la  main  et  le  tint  tout  court. 
Quand  il  fat  tenu,  tous  autres  seigneurs  approchè- 

(1)  Se  mirent  en  baie.  J.  A.  B. 

(2)  Les  grandes  chroniques  disent  qu'il  tua  4  hommes ,  l'anonyme 
de  St.  Denis  ajoute  a  ces  4  hommes  un  chevalier  de  Guvemie  qu'on 
apppeloit  le  bâtard  de  Poliguac.  J.  A.  B. 


(«5ga)  DE   JEAN   FROISSART.  q5 

r-cntjctlui  fut  ôtéel'épée,-  et  fut  misjus  ducheval,  et 
couché  moult  doucement  et  dévêtu  de  son  jaque 
pour  lui  refroidir  et  rafraîchir.  Là  vinrent  ses  trois 
oncles  et  son  frère.  Mais  il  a  voit  perdu  la  connois- 
sance  d'eux,  ni  nul  semblant  d'amour  nid'accoin- 
tance  ne  leur  faisoitj  et  lui  tournoient  à  la  fois 
moult  merveilleusement  les  jeux  en  la  tête,  ni  à 
nully  (personne)  il  ne  parloit. 

Les  seigneurs  de  son  sang  étoient  tous  ébahis,  et 
ne  savoient  que  dire  ni  que  faire.  Là  dirent  le  duc 
de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne:  il  faut  retourner 
au  Mans.  Le  voyage  est  fait  pour  cette  saison.  »  En- 
core ne  disoient  pas  tout  ce  qu'ils  pensoient,  mais 
ils  le  dirent  et  remontrèrent  grandement  sur  ceux 
que  ils  n'avoient  point  en  grâce,  quand  ils  furent 
retournés  à  Paris,  si  comme  je  vous  recorderai 
avant  en  l'histoire. 

A  considérer  raison  et  imaginer  toutes  choses  en 
vérité,  ce  fut  grand' pitié  de  ce  que  le  roi  France  de 
pour  ce  temps  qui  est  Je  plus  digne,  le  plus  noble  et 
le  plus  puissant  roi  du  monde,  chey  (tomba)  en  telle 
débilité  que  de  perdre  son  sens  soudainement;  on 
ne  le  pou  voit  amender  ni  faire  autre,  puisque  Dieu 
vouloit  qu'il  fut  ainsi.  On  le  appareilla  et  mit  à 
point  au  plus  doucement  comme  on  put  jet  fut  éventé, 
refroidi  et  couché  en  une  litière, et  toutsouef(douce- 
ment)  ramené  en  la  cité  du  Mans.  On  envoya  tantôt 
de  par  les  maréchaux  au-devant  de  ceux  qui  chevau- 
choient,  et  leur  fut  dit  et  signifié  que  tous  se  mis- 
sent au  retour,  et  que  le  voyage  pour  cette  saison 
ictoit  rompu  et   brisé.  Aux  aucuns  on  disoit  la  cause 


C)6  LES  CHRONIQUES  C 1 5go,) 

pourquoi  et  aux  autres  non.  Ce  soir  que  le  roi  fut 
apporté  au  Mans,  médecins  furent  moult  embeso- 
gnés,  et  les  seigneurs  et  les  prochains  de  son  sang 
moult  troublés,  et  vous  dis  que  on  en  parloit  là,  et 
devisoit  en  plusieurs  et  diverses  manières.  Les  au- 
cuns disoient,  qui  le  prenoient  et  exposoient  sur  le 
mal,  que  on  avoit  le  roi,  au  malin  avant  qu'il  issist 
(sortît)  hors  du  Mans, empoisonné  et  ensorcelé  pour 
détruire  et  honnir  le  royaume  de  France.  Tant 
multiplièrent  ces  paroles  que  le  duc  d'Orléans  et 
ses  oncles  et  ceux  du  sang  du  roi  notèrent  ces  paro- 
les, et  en  parlèrent  ensemble  en  disant:  «  Vous  et 
vous,  oyez,  si  ouïr  le  voulez,  comment  on  murmure 
en  plusieurs  lieux  sur  ceux  qui  ont  l'administration 
et  garde  du  corps  du  roi.  On  dit,  et  commune  re- 
nommée queurt  (court),  que  on  l'a  ensorcelé  ou 
empoisonné.  On  sache  comment  ce  sepourroit  faire, 
ni  où,  ni  quand  ce  a  été.  » — «  Et  comment  le  pour- 
rons nous  savoir.  » — «  Nous  le  saurons,  dirent  les 
aucuns, parles  médecinsjcils  (ceux-ci)  le  doivent  sa- 
voir; car  ils  connoissentsa  nature  et  sa  complexion.» 
Les  médecins  furent  mandés;  ils  vinrent.  Eux  ve- 
nus, ils  furent  de  monseigneur  de  Bourgogne  très 
fort  examinés.  A  cet  examen  ils  répondirent  et  di- 
rent ainsi  que  le  roi  dès  grand  temps  avoit  engendré 
cette  maladie:  «  Et  bien  savions  nous  que  cette  foi- 
blesse  de  chef  le  travailloit  moult  fort;  et  convenoit 
que  quand  que  ce  fût  il  le  montrât:  »  Donc  dit  le 
duc  de  Bourgogne:  «  De  tout  ce  dire  et  remontrer 
vous  vous  êtes  bien  acquittés,  mais  il  ne  nous  en  a, 
ni  vous,  voulu  croire  pour  la  grand' aflèction  qu'il 


(i5()».)  DE  JEAN  FROïSSART  97 

avoit  de  venir  en  ce  voyage  ;  à  mal  fut-il  oncques 
avisé  ni  pourparlé,  car  le  voyage  l'a  déshonoré. 
Mieux  vaulsist  (eût  valu),  que  Clisson  eût  été  mort 
et  tous  ceux  de  sa  secte,  que  le  roi  eût  conçu  ni  pris 
cette  maladie,  car  il  en  sera  partout  trop  grand' 
nouvelle, pourtant  que  c'est  encore  un  jeune  homme; 
et  en  recevrons,  nous  qui  sommes  ses  oncles  et  de 
son  sang,  et  qui  l'avons  à  conseiller  et  à  introduire, 
grand  blâme,  et  si  n'y  avons  coulpe  (faute).  Or  nous 
dites,  dit  le  duc  de  Bourgogne,  huy  matin,  quand 
il  dut  monter  à  cheval,  fûtes  vous  à  son  dîner?  »  — 
«  En  nom  Dieu,  répondirent  ses  médecins,  ouil.  » 
— «  Et  comment  mangea-t-il  ni  but?  »  —  «  Certes, 
répondirent  ils,  si  petitement  à  peine  que  rien,  et 
ne  faisoit  que  penser  et  muser.  »  —  «  Et  qui  fut  cil 
(celui)  qui  lui  donna  dernièrement  à  boire?  de- 
manda le  duc.  »  —  «Nous  ne  savons,  répondirent 
les  médecins,  car,  tantôt  la  table  ôtée,  nous  nous 
départîmes  pour  nous  appareiller  et  chevaucher; 
sachez  ce  par  les  bouteilliers  ou  par  ses  chambel- 
lans. » 

Donc  fut  mandé  Robert  de  Tenkes  un  écuyer  de 
Picardie  et  maître  des  sansons  (échansons).  11  vint; 
quand  il  fut  venu,  on  lui  demanda  qui  avoit  donné 
au  roi  dernièrementàboire;il  répondit  etdil:  «Mes- 
seigneurs,  messire  Hélion  de  Lignac.  »  Donc  fut 
mandé  le  chevalier;  il  vint;  quand  il  fut  venu,  on 
lui  demanda  où  il  avoit  pris  le  vin  dont  le  roi  avoit 
bu  en  sa  chambre, quand  il  dut  monter  à  cheval;  il 
répondit  et  dit:  «  Messeigneurs ,  vêla  Robert  de 
Tenkes  qui  le  livra  et  en  fit  l'essai,  et  moi  aussi,  en 
Froissart.    t.  xiii.  7 


98  LES  CHRONIQUES  (i5çp) 

la  présence  du  roi.  »_  «  C'est  vérité,  dit  Robert  de 
Tenkes;  mais  en  tout  ce  ne  peut  avoir  nul  doute 
ni  soupçon  ;  car  encore  y  a-t-il  du  vin  pareil  es  bou- 
teilles du  roi,  et  en  buverons,  et  ferons  volontiers 
l'essai  devant  vous.  »  Donc  parla  le  duc  de  Beny 
et  dit:  «  Nous  nous  débattons  et  travaillons  pour 
néant,  le  roi  n'est  empoisonné  ni  ensorcelé  fors  de 
mauvais  conseil;  et  il  n'est  pas  beure  de  parler  de 
cette  matière  maintenant;  mettons  touten  souffrance 
jusques  à  une  autre  fois.  » 

Sur  cet  état  se  départirent  les  seigneurs  pour  ce 
soir  l'un  de  l'autre  et  se  retrairent  en  leurs  bôtels 
et  en  leurs  chambres  et  furent  ordonnés  de  par  les 
oncles  du  roi  à  demeurer  tous  cois  de-lez  (près)  le 
roi,  pour  le  garder  et  administrer  souverainement, 
quatre  chevaliers  d'honneur.  Premièrement  mes- 
sireRegnaut  de  Roje,  messire  Regnaut  de  Trye,  le 
sire  de  Garencières  et  messire  Guillaume  Martel; 
et  fut  dit  au  seigneur  de  la  Rivière,  à  messire  Jean 
le  Mercier,  à  Montagu,  au  Bègue  de  Vilaines, à 
messire  Guillaume  des  Bordes  et  à  messire  Hélion 
de  Lignac  que  ils  s'en  déportassent  de  tous  points, 
tant  comme  on  verroit  comme  il  se  déporteroit  et 
seroit  en  meilleur  état.  Si  se  déportèrent  (dispensè- 
rent) et  les  autres  en  eurent  l'administration. 

Quand  ce  vint  à  lendemain,  les  oncles  du  r©i  l'al- 
lèrcnt  voir  et  le  trouvèrent  moult  foible;  et  deman- 
dèrent comment  il  avoit  reposé;  ses  chambellans  ré- 
pondirent et  dirent;  que  petitement,  ni  il  ne  se  put 
prendre  au  repos:  <(  Ce  sont  pauvres  nouvelles,  ré- 
pondit le  duc  de  Bourgogne  »  Adonc  se  trairent 


(i3ga)  DE  JEAN  FROLSSART.  99 

(rendirenl)-ils  tous  trois  devers  le  roi,  et  jà  y  éloit 
venu  le  duc  d'Orléans;  et  lui  demandèrent  com- 
ment il  lui  éloit-;  il  ne  sonna,  ni  répondit  parole, 
mais  les  regarda  diversement  et  perdit  la  connois- 
sance  d'eus.  Ces  seigneurs  furent  tous  ébahis  et  par- 
lèrent ensemble  et  dirent:  «  Nous  n'avons  cique 
faire;  il  est  en  très  mauvais  état,  nous  le  grevons 
plus  que  nous  ne  lui  aidons.  Nous  l'avons  recom- 
mandé à  ses  chambellans  et  à  ses  médecins,  cils 
en  soigneront  et  panseront.  Or  pensons  comment  le 
royaume  soit  gouverné,  car  il  faut  qu'il  y  ait  gou- 
vernement et  ordonnance  ;  autrement  les  choses 
iroient  malement.  »  Donc,  dit  le  duc  de  Bourgogne 
au  duc  de  Berry:  «  Il  nous  convient,  beau  frère, 
traite  vers  Paris,  et  ordonner  que  le  roi  soit  mené  et 
porté  là,  tout  souef  et  coiement; (,]  car  mieux  enten- 
drons nous  à  lui  par-delà  que  ici  en  cette  lointaine 
marche;  et  quand  nous  serons  là  venus,  nous  met- 
trons ensemble  tout  le  conseil  de  France;  et  là  sera 
ordonné  comment  on  se  chevira  en  le  royaume  de 
France,  et  lesquels  en  auront  l'administration  du 
gouvernement, ou  beau  neveu  d'Orléans  ou  nous.  » 
—  «  C'est  bien  répondit  le  duc  de  Berry.  Or  faut-il 
aviser  et  regarder  en  quelle  place  et  lieu  on  le  mè- 
nera et  mettra,  qui  lui  soit  bonne  et  propice,  et 
pour  le  plus  tôt  retourner  à  santé.  »  Il  fut  avisé  et  re- 
gardé que  on  l'amèneroit  tout  bellement  et  souef  en 
le  châtel  de  Cray;  et  que  là  a  très  bon  air  et  beau 
pays  sur  la  rivière  d'Oise. 


fi)  Pour  souevement  et  coiement,  locution  méridionale.  J.  A.B. 

7* 


ioo  LES  CHRONIQUES  (i3g^ 

Toutes  ces  ordonnances  se  tinrent,  et  donna-t-ou 
congé  à  toutes  gens  d'armes;  et  leur  fut  dit,  de  par 
les  maréchaux  de  France,  que  chacun  retournât  en 
son  hôtel  doucement  et  courtoisement,  sans  faire 
nulle  violence  sur  le  pays;  et  si  les  routes  le  faisoient, 
on  s'en  prendroit  aux  seigneurs  pour  amender  le 
forfait  et  dommage  que  leurs  gens  auroient  fait. 

Les  deux  oncles  du  roi  et  le  chancelier  de  France 
mirent  tantôt  varletsde  cheval  en  œuvre,  et  envoyè- 
rent par  les  cités  et  bonnes  villes  de  France  et  de 
Picardie,  en  eux  signifiant  et  étroitement  mandant 
que  ils  fussent  soigneux  de  faire  garder  les  cités  et 
les  villes;  la  cause  pourquoi  on  leur  touchoit  un  pe- 
tit; que  le  roi  n'étoit  pas  bien  disposé.  Les  mande- 
ments furent  tenus  et  accomplis  partout. 

Or  furent  les  bonnes  gens  du  royaume  de  France 
moult  ébahis  et  courroucés,  quand  ces  nouvelles  fu- 
rent épandues  et  notoirement  sçues,quele  roi  de 
France  étoit  encheuz   (tombé)  par  incidence  mer- 
veilleuse en  frénésie.  Si  en  parlèrent  bien  largement 
plusieurs  gens  sur  ceux  qui  avoient  conseillé  le  roi 
d'aller  en  Bretagne;  et  les  autres  disoient  que  le 
roi  avoit  été  trahi  de  ceux  qui  vouloient  porter  à 
l'encontre  de  lui,  le  duc  de  Bretagne  et  messire 
Pierre  de  Craon.  On  ne  peut  défendre  à  parler;  la 
matière  étoit  bien  telle  et  si  grande,  quelle  désiroit 
bien  et  demandoità  être  ventilée  (ébruitée)  en  plu- 
sieurs et  diverses  manières.  Finalement  le  roi  fut 
amené  à  Cray,  et  là  rais  en  la  garde  des  médecins  et 
des  dessus  dits  chevaliers.  Toutes  gens  d'armes  se 
départirent  et  se  trairent  en  leurs  lieux;  il  fut  or- 


(,5o/i)  DE  JEAN  FROISSART.  loi 

donné  et  défendu  que  on  celât  cette  aventure  de  la 
maladie  du  roi  à  la  reine  un  temps,  car  pour  ce* 
jours  elle  étoit  durement  enceinte  ;  et  fut  défendu 
à  tous  et  à  toutes  qui  étoient  de  sa  chambre,  sur 
peine  d'être  grandement  corrigés, que  nul  ni  nulle 
n'en  fît  mention;  et  tout  ce  se  tint  bien  celé  un 
grand  temps.  Ainsi  se  tint  et  fut  le  roi  à  Cray  en  la 
marche  de  Senlis  et  de  Compiègne,  sur  la  rivière 
d'Oise;  et  le  gardoient  les  chevaliers  dessus  nommés 
et  les  médecins  le  médecinoient,  mais  pour  leurs 
médecines  trop  petitement  il  recevoit  santé. 


CHAPITRE  XXX. 

Comment  le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne, 
oncles  du  roi,  eurent  le  gouvernement  du  royau- 
me; et  comment  ils  firent  chasser  et  prendre 
ceux  qui  avoient  eu  le  gouvernement  du  roi. 

XLn  ce  temps  avoit  au  royaume  de  France  un  très 
vaillant  et  sage  médecin,  et  n'y  avoit  point  son  pa- 
reil nulle  part;  et  étoit  grandement  ami  au  seigneur 
deCoucy  et  de  nation  de  sa  terre.  Cil  (celui-ci)  de- 
meuroit  pour  ce  temps  en  la  cité  de  Laon.  Là  fai- 
soit-il  plus  volontiers  sa  résidence  que  ailleurs,  et 
étoit  nommé  maître  Guillaume  de  Harselly.  Quand 
il  sçut  premièrement  les  nouvelles  de  l'accident  du 
roi, et  par  quelle  incidence  il  étoit  chu  en  maladie, il 
dit  ainsi,  car  il  cuidoit  assez  connoîtrelacomplexion 


ioa  LES  CHRONIQUES  (i59-i) 

du  roi:  «  Cette  maladie  est  venue  au  roi  de  eoulpe; 
il  tient  trop  de  la  muisteur  (froideur)  de  la  mère.» 
Cesparoles  furent  rapportées  au  seigneur  de  Coucy, 
qui,  pour  ce  temps,  se  tenoit  à  Paris  de-lez  le  duc 
d'Orléans  et  les  oncles  du  roi;  car  pour  lors  les  con- 
s^ux  de  France  des  nobles,  des  prélats  et  des  bonnes 
villes  étoient  à  Paris  pour  voir  et  conseiller  lesquels 
ou  lequel  auroient  le   gouvernement  du  royaume, 
tant  que  le  roi  seroit  retourné  en  bon  état  si  retour- 
ner y  de  voit,  son  frère  le  duc  d'Orléans,  ses  oncles, 
ou  l'un  d'eux,  tout  par  lui;  et  fut-on  sur  cet  état  et 
conseil  plus  de  quinze  jours  que  on  ne  pouvoit  être 
d'accord.  Finalement,  avisé  fut   et  conseillé,  pour 
cause  de  ce  que  le  duc  d'Orléans  étoit   trop  jeune 
pour  entreprendre  un  si  grand  fait,  que  les  deux 
oncles  du  roi,  le  duc  de  Berry  et  celui  de   Bourgo- 
gne en  auroient  le  gouvernement,  et  principalement 
le  duc  de  Bourgogne;  et  que  madame  de  Bourgogne 
se  tiendroit   toute  coi  lez  fprès)  la  reine,  et  seroit 
la  seconde  après  elle.  Or  s'avisa,  si  comme  je  vous 
dis,  le  sire  de  Coucy  de  maître  Guillaume  de  Har- 
selly;si  en  parla  aux  on  cl  es  du  roi,  et  leur  remontra, 
pour  le  profit  du  roi  et  pour  sa  santé  recouvrer,  la 
prudence  et  la  vaillance  du  dit  maître  Guillaume. 
Le  duede  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne  y  entendi- 
rent et  le  mandèrent;  il  vint  à  Paris.  Quand  il  fut 
venu,  le  sire  de  Coucy  devers  qui  il  se  traist  (rendit) 
premièrement,  car  il  étoit  grandement  son  connu, 
l'emmena  devers  les  oncles  du  roi  et  leur  dit  :  «  Yéez- 
ci  maître  Guillaume  de  Harselly  dont  je  vous  avois 
parlé   » —  «  Il  soit  le  très  bien  venu,  répondirent 


(i5gs)  DE  JEAN  FROISSART.  io3 

les  trois  ducs.  »  Ils  le  recueillirent  et  firent  très 
bonne  chère;  et  puis  l'ordonnèrent  pour  aller  à  Cray 
voir, et  visiter  le  roi,  et  demeurer  tant  devers  lui 
que  il  seroit  en  bon  état.  Le  dit  maître  Guillaume,  à 
la  contemplation  et  ordonnance  des  seigneurs,  se 
départit  de  Paris  en  bon  état  et  arroi, ainsi  comme  à 
luiappartenoit,  et  se  mit  au  chemin;et  vint  à  Cray; 
et  ainsi  comme  les  ducs  lui  avoient  ordonné  il  fit,  et 
se  tint  tout  coi  de-lez  le  roi;  et  ernprit  sur  tous  les 
autres  médecins  la  souveraine  administration  de  lui 
curer;  et  vit  bien  et  connut  que  la  maladie  étoit  cu- 
rable, et  que  le  roi  l'avoit  conçu  et  pris  par  foiblesse 
de  chef  et  par  incidence  de  coulpe.  Si,  pour  y  pour- 
voir et  remédier,  il  entendit  et  obvia  grandement. 

Les  nouvelles  de  la  maladie  du  roi  de  France 
s'épartirent  moult  loin;  et  qui  qu'en  fût  dolent  et 
courroucé,  vous  devez  croire  et  savoir  que  le  duc 
de  Bretagne  et  messire  Pierre  de  Craon  n'en  firent 
pas  grand  compte.  Mais  l'eurent  tantôt  pleuré,  car 
il  les  avoit  accueillis  à  trop  grand'liaine. 

Quand  le  pape  de  Rome  Boniface  et  les  cardi- 
naux en  sçurent  la  vérité,  si  en  furent  tous  réjouis^ 
et  se  mirent  ensemble  en  consistoire;  et  dirent  que 
le  plus  grand  de  leurs  ennemis  étoit  le  roi  de  France; 
qui  étoit  battu  de  verges  crueuses,  quand  Dieu  lui 
avoit  tollu  (ravi)  son  sens;  et  que  cette  influence 
étoit  du  ciel  descendue  sur  lui  pour  le  châtier;  et 
que  trop  avoit  soutenu  cet  antipape  d'Avignon;  et 
la  plaie  crueuse  lui  étoit  envoyée  pour  employer 
son  royaume.  Et  tenoient  entre  eux,  et  disoient,  que 
leur  querelle  en  seroit  plus  belle.  A  considérer  ton- 


i  <  >4  LliS  CH B0H I Q U ES  (159-2) 

tes  choses  et  parler  par  raison,  voirement  fut  ce  une 
grand'signifiance,  et  dont  le  pape  Clément  et  les 
cardinaux  d'Avignon  se  dussent  bien  être  avisés 
etébabis;  mais  ils  n'en  firent  compte,  fors  pour  l'hon- 
neur du  roi  et  du  royaume  ;  et  dirent  entre  eux 
que  du  roi  qui  étoit  jeune  et  plein  de  ses  cuidiers 
(pensées)  et  volontés,  on  ne  pouvoit  ni  devoit  at- 
tendre autre  chose,  car  on  le  laissoit  trop  convenir, 
et  avoitlaissé  du  temps  passé,  et  que  petitement  et 
foiblement  on  l'avoit  gardé  ;  et  que  trop  il  a  voit  fait 
d'excès  de  chevaucher  par  nuit  et  par  jour,  de  tra- 
vailler son  corps  et  son  chef  en  toutes  peines  hors 
mesure  et  les  articles  de  raison  ;  et  que  ceux  qui 
gouverné  l'avoient  du  temps  passé  en  devroient  être 
cliargés  et  nuls  autres,  car  c'est  leur  coulpe.  Et  s'ils 
eussent  au  roi  en  son  enfance  et  jeunesse  donné 
une  rieulle  (règle)  raisonnable,  et  l'eussent  tenu  en 
celui  par  le  conseil  et  ordonnance  de  ses  oncles, 
cette  incidence  de  maladie  ne  lui  fut  point  avenue. 
«  Avec  tout  ce,  il  a  trop  grand  membre  déraison, 
car  il  promit  au  pape  et  jura  sur  sa  foi  et  en  parole 
de  roi,  que  il  s'ordonneroit  tellement  que  par  puis- 
sance il  détruiroit  cet  antipape  de  Rome  et  ses  car- 
dinaux, et  ôteroitle  schisme  de  l'église,  et  remettroit 
les  choses  qui  sont  moult  troublées  en  bon  état  ;  et 
il  n'en  a  rien  fait,"  mais  est  allé  de  tous  points  con- 
tre sa  parole  et  son  serment,  dont  Dieu  est  cour- 
roucé. Et  pour  le  aviser,  il  le  bat  de  cette  verge  de 
frénésie;  et  c'est,  à  entendre  raison,  tout  pour  nous. 
Et  si  il  retourne  à  santé,  ainsi  que  bien  le  pourra 
faire,  il  nous  y  faudra  envoyer  suffisants  et  sages 


(i3ga)  DE  JEAN  FROISSART.  io5 

légaulx  (légats)  qui  lui  remontreront  vivement  et 
sagement  la  défaute  de  ses  promesses,  afin  que 
point  ne  les  ignore  par  notre  négligence.    » 

Ainsi  se  devisoient  en  Avignon  et  proposoient  le 
pape  et  les  cardinaux  ;  et  admettoient  que  de  cette 
maladie,  dont  il  étoit  battu,  il  l'avoit grandement 
acquis,  et  en  étoit  cause;  et  tournoient  trop  gran- 
dementle  méfait  et  l'incidence  de  l'aventure  sur  lui, 
sur  ses  gardes  et  sur  le  conseil  de  sa  chambre. 
Aussi  faisoient  bien  autres  gens  parmi  le  royaume 
de  France  sans  eux.  On  envoya  en  une  ville  que 
on  appelle  Aspre,  et  sied  en  la  comté  de  Hainaut 
entre  Cambray  et  Vaienciennes.  En  laquelle  ville  il 
y  a  une  église  qui  est  tenue  de  l'abbaye  de  Saint- 
Wast  d'Arras,  dont  on  avoure  (adore)  de  Saint 
Aquaire.  Et  là  git  en  fierté  (châsse)  moult  riche- 
ment en  argent,  le  corps  du  benoît  saint  dessus 
nommé;  et  est  requis  et  visité  de  moult  de  lieux, 
pourtant  que  les  verges  sont  moult  crueuses  (cruel- 
les) de  frénésie  etde  derverie  (folie).  Etpour  honorer 
le  saint,  envoyé  y  fut  et  apporté  un  homme  de  cire, 
en  forme  du  roi  de  France,  et  un  très  beau  cierge  et 
grand,  et  offert  moult  dévotement  et  humblement 
au  corps  saint,  afin  qu'il  voulsist  (voulût)  supplier 
à  Dieu  que  la  maladie  du  roi,  laquelle  étoit  grande 
et  cruelle,  fût  allégée.  De  ce  don  et  offrande  il  fut 
grand'nouvelle.  Aussi  envoya-t-on  pareillement  à 
Saint  Hermer  à  Rouais,  lequel  saint  a  le  mérite  de 
guérir  de  toute  frénésie.  En  tous  lieux  où  on  savoit 
corps  saint  ou  corps  de  saintes,  qui  eussent  grâce  et 
mérite  par  la  vertu  du  Dieu  à  guérir  de  frénésie  et 


if»6  LES  CHRONIQUES  (i%2) 

de  derverie  (folie),  on  y  envoyoit  ordonnément  et 
dévotement  l'offrande  du  roi. 

Quand  les  nouvelles  en  furent  venues  en  Angle- 
terre, que  le  roi  et  les  seigneurs  le  sçurent,  si  en 
furent  grandement  troublés-  et  par  spécial  le  duc 
de  Lancastre  le  plaignit  moult;  et  dit  ainsi  aux  che- 
valiers et  écuyers  qui  étoient  de-lez  (près)  lui:  «  Par 
ma  foi,  c'est  grand'pitié,  car  il  montroit  être  homme 
de  grand'emprise  et  de  bonne  volonté  à  bien  faire. 
Et  me  dit  à  Amiens,  au  congé  prendre:  Beau  cousin 
de  Lancastre,  je  vous  prie  chèrement  que  vous 
mettez  peine  et  rendez  votre  diligence  que  ferme 
paix  soit  entre  nous  et  votre  neveu  d'Angleterre  et 
nos  royaumes  ;  parquoi  nous  puissions  aller  à 
grand'puissance  sur  le  Morabaquin  (l)  qui  a  con- 
quis le  royaume  d'Arménie,  et  qui  se  met  en  peine 
de  détruire  chrétienté, parquoi  notre  loi  soit  exhaus- 
sée; car  nous  sommes  tous  tenus  de  ce  faire.  Or  est, 
ce  dit  le  duc  de  Lancastre,  la  chose  moult  retardée; 
car  jamais  n'aura  si  grand  crédence  comme  il  avoit 
paravant.  »  —  «  C'est  vérité,  répondirent  ceux  à 
qui  il  il  en  parloit;  mais  est  le  royaume  de  France 
trop  bien  conditionné  de  cheoir  en  trouble.  » 

Ainsi  se  devisoient  tous  seigneurs  et  toutes  gens 
es  pays  lointains  et  prochains  où  la  connoissance 
de  la  maladie  du  roi  étoit  venue  et  sçue^;  et  le  roi 
étoittout  coi  au  châtel   de  Cray,  en  la  garde  des 

(  i  )  Mourad  beg ,  eu  françois  Amurat.  J.  A.  B. 

(  a  )  On  peut  aussi  voir  à  cet  égard  les  lettres  de  Salmon,  envoyé  de 
France  kla  cour  d'Angleterre;  leréjit  de  son  anibusade  fait  partie  de 
cette  collection.  J.  A.  B. 


(i5cj>)  DE  JEAN   FROISSART.  107 

chevaliers  dessus  nommés,  et  de  maître  Guillaume 
de  Harselly,qui  en  avoitla  souveraine  cure  et  admi- 
nistration ;  ni  nul  ne  parloit  au  roi  ni  n'entroitau 
châtel,  fors  ceux  qui  étoient  députés  et  ordonnés 
pour  lui.  A  la  fois  le  duc  d'Orléans  et  le  duc  de 
Bourbon  y  venoient  pour  le  voir  et  visiter,  et  savoir 
comment  ilseportoit  jet  lesducs  deBerry  et  de  Bour- 
gogne se  tenoient  à  Paris,  et  n'avoient  encore  rien 
fait  de  nouvel  ;  mais  ils  avoient  bien  en  cœur  et  en 
propos  que  ils  ouvreroient  temprement  (bientôt),  et 
tout  par  raison, sur  aucuns,  lesquels  ils  n'avoient 
pas  bien  en  grâce  ni  leurs  consaulx  ,  car  ils  les 
avoient  trouvés  durs, hauts  et  rebelles  en  plusieurs 
manières.  Et  disoit  le  duc  de  Berry:  «  Clisson,  La 
Rivière,  Le  Mercier  et  le  Bègue  de  Vilaines,  quand 
ils  furent  avec  le  roi  en  Languedoc  me  ôtcrent  et 
punirent  à  mort  crueusement  (cruellement)  mon 
trésorier  et  bon  serviteur  Betisac  par  envie  et  mau- 
vaiseté,ni  oncques,  pour  chose  que  je  sçusse  ou 
pusse  dire  ni  faire,  je  ne  le  pus  ravoir  de  leurs 
mains.  Or  se  gardent  de  moi,  car  heure  viendra  que 
je  les  payerai  de  la  monnoie  pareille.  On  la  forge 
quand  (autant)  que  on  peut.  »  Aussi  le  duc  de  Bour- 
gogne ni  ses  consaulx  ne  pou  voient  aimer  les  des- 
sus nommés  qui  avoient  gouverné  le  roi.  Car  quand 
ils  avoient  à  besogner  en  cour,  ils  étoient  dur  re- 
boutés et  reculés  ;  et  faisoit-on  moult  petit  pour  eux  > 
dont  ils  savoient  bien  parler  et  murmurer  en  der- 
rière. 

Pour  ces  jours,  la  duchesse  de  Bourgogne  qui 
étoit  une  crueusc  et  haute  dame,  se  tenoit  à  Paris; 


!08  LES  CHRONIQUES  (i5q0 

de-lez  (près)  la  reine  de  France  et  en  avoit  la  sou- 
veraine administration;  ni  nul  ni  nulle  uarloit  à  la 
reine  fors  parle  moyen  d'elle.  Cette  dame  béoit  de 
tout  son  cœur  messire  Olivier  de  Clisson  pour  la 
cause  du  duc  de  Bretagne,  car  ce  duc  lui  étoit 
moult  prochain  de  sang;  et  en  parloit  souvent  la 
dame  au  duc  de  Bourgogne;  et  lui  remontroit  vi- 
vement et  clairement  que  c'étoit  grand'  défaute 
quand  on  avoit  tant  porté  Olivier  de  Clisson  à 
l'encontre  d'un  si  grand  prince  que  son  cousin  de 
Bretagne.  Le  duc  de  Bourgogne  qui  étoit  sage,  froid 
et  imaginatif,  et  qui  sur  ses  besognes  véoit  au  long, 
et  qui  ne  vouloit  pas  ni  n'avoit  voulu  mettre  trou- 
ble au  royaume  de  France,  mais  tenir  en  paix  tou- 
tes parties  tant  qu'il  pouvoit,  ni  qui  ne  vouloit  pas 
ni  n'avoit  voulu  du  temps  passé  courroucer  ces  sei- 
gneurs, c'est  à  entendre  le  roi  Charles  son  frère  ni 
le  roi  Charles  son  neveu,  répondoit  à  sa  femme  sa- 
gement et  doucement  et  disoit:  «  Dame,  en  tout 
temps  fait  bel  et  bon  dissimuler.  Vérité  est  que 
notre  cousin  de  Bretagne  est  un  grand  seigneur;  et 
sa  seigneurie  et  puissance  peut  trop  bien  contre 
le  seigneur  de  Clisson  on  s'en  émerveilleroit  trop 
grandement  en  France,  si  je  faisois  jà  partie  avec 
lui  au  seigneur  de  Clisson,  et  à  bonne  cause;  car 
le  sire  de  Clisson  dit,  montre  et  met  outre  que 
toutes  les  haines  qu'il  a  à  notre  cousin  de  Breta- 
gne sont  engendrées  pour  soutenir  l'honneur  du 
royaume  de  France,  où  nous  avons  grand  part;  et 
ainsi  l'entend  pareillement  commune  renommée  du 
royaume  de  France;  et  jusques  à  ores  je  n'ai  vu  nul 


(i3ga)  DE  JEAN  FROISSART.  109 

certain  article  pour  quoi  de  fait  je  me  sois  avancé 
pour  demeurer  de-lez  (près)  notre  cousin  le  duc  de 
Bretagne  à  l'encontre  du  seigneur  de  Clisson.  Si 
m'en  a  convenu  dissimuler  si  je  voulois  demeurer 
en  la  grâce  du  royaume  où  je  suis  tenu  de  foi  et  de 
serment,  trop  plus  que  je  ne  suis  au  duc  de  Breta- 
gne. Or  est  avenu  ainsi,  que  monseigneur  n'est  pas 
en  bon  point,  mais  en  dur  parti,  ainsi  comme  vous 
sçavezj  et  tout  est  à  l'encontre  du  seigneur  de  Clis- 
son, et  sera,  et  de  ceux  qui  l'ont  conseillé,  outre 
nous,  mon  frère  Berry  et  moi,  de  aller  au  voyage 
où  il  vouloit  outreraent  aller.  La  verge  est  toute 
cueillie  dont  ils  seront  hâtivement  battus  et  corri- 
gés, ainsi  que  vous  verrez  et  orrez  dire  de  bref; 
mais  que  vous  veuilliez  un  petit  attendre  et  souffrir. 
Dame,  dame,  il  n'est  pas  saison  qui  ne  paye,  ni  for- 
tune qui  ne  tourne,  ni  cœur  courroucé  qui  ne 
s'éjouLsse,  ni  réjoui  qui  n'ait  des  courroux.  Clis- 
son, La  Rivière,  Le  Mercier,  Vilaines,  Montagu 
et  encore  autres  ont  mal  ouvré,  et  on  leur  mon- 
trera de  bref.  »  Ainsi  et  par  tels  langages  ré- 
jouissoit  à  la  fois  le  duc  de  Bourgogne  la  duchesse 
sa  femme. 

Or  avint  un  jour,  et  guères  ne  demeura  depuis 
ces  paroles  dessus  dites,  que  le  duc  de  Bourgogne 
et  le  duc  Berry  eurent  un  parlement  secret  en- 
semble et  dirent:  «  Il  nous  faut  commencer  à  dé- 
truire ceux  qui  ont  déshonoré  notre  neveu  le  roi,  et 
qui  ont  ouvré  et  joué  de  lui  à  leur  entente  et 
volonté.  Et  premièrement  nous  commencerons  au 
connétable  ;  c'est  le  plus  grand  et  qui  a  le  plus  de 


1 1  o  LES  CHROÎN IQUES  (  1 3ga) 

finance.  Car  il  mit  en  termes  et  fit  testament,  l'au- 
tre jour  quand  il  fut  blessé,  de  dix  sept  cent  mille 
francs.  Où  diable  en  a-t-il  tant  assemblé  ?  Et  si  l'en 
a  bien  coûté  le  mariage  de  sa  fille  à  Jean  de  Breta- 
gne notre  cousin  que  il  délivra  hors  de  danger  et 
de  prison  d'Angleterre  deux  cent  mille!  Et  com- 
ment y  entrerons-nous,  tout  par  point  et  par  rai- 
son ?  car  veci  votre  neveu  d'Orléans  qui  le  porte 
très  grandement  j  et  aussi  sont  aucuns  barons  de 
France.  Néanmoins,  si  nous  le  tenons,  nous  le  dé- 
mènerons par  loi  et  parlement  lequel  nous  avons  à 
présent  pour  nous.  » —  «  C'est  vérité,  dit  le  duc 
de  Bourgogne;  la  première  foisque  il  viendra  parler 
à  moi,el  si  faut  que  ily  vienne  dedans  demain,  je  lui 
montrerai  bien,  à  la  recueillette  (accueil)  que  je 
lui  ferai,  que  je  ne  l'ai  pas  à  grâce,  ou  vous,  beau 
frère    de  Berry ,  si    premièrement    il    alloit   vers 

vous  ?» «  Je  le  ferai  aussi,  dit  le  duc  de  Berry.  » 

Et  se  départirent  de  ce  conseil. 

Or  avint  que  le  sire  de  Clisson  qui  rien  n'y  pen- 
soit,  mais  cuidoit  moyennement  être  assez  bien  de 
ces  seigneurs,  le  duc  de  Berry  elle  duc  de  Bour- 
gogne, vint  pour  l'office  de  la  connétablie  dont  il 
étoit  poursuivi  d'aucuns  chevaliers  et  écuyers  qui 
en  ce  voyage  du  Mans  avoient  été  et  vouloient 
avoir  argent;  car  encore  n'en  avoient-ils  point  eu, 
et  les  envoyoit  le  chancelier  de  France,  et  aussi-fai- 
soit  le  trésorier  devers  lui  pour  eux  délivrer;  et 
vint,  si  comme  je  vous  dis,  à  une  relevée  (soirée)  le 
connétable  a  l'hôtel  d'Artois  à  Taris  pour  remontrer 
l'état  de  ces  besognes  au  dit  duc  de  Bourgogne  et 


( ,  5cp)  DE  JEAN  FROISSART.  1 1 1 

non  à  autrui;  car  jà  lui  étoit  baillée  et  délivrée  la 
charge  du  gouvernement  du  royaume.  Quand  il  fut 
venu  à  l'hôtel  d'Artois,  il  et  ses  gens,  planté  (beau- 
coup) n'en  y  avoit-il  mie,  ils  entrèrent  en  la  cour, 
car  le  portier  leur  ouvrit  la  porte-   et  descendirent 
de  leurs  chevaux.  Le  connétable  monta  les  degrés 
de  la  salle,  lui  et  un  écuyer  tant  seulement,  et  les 
autres  l'attendirent  bas  en  la  cour.  Quand  le  con- 
nétable fut  en  la  salle,  il  trouva  deux  des  chevaliers 
du  duc.  Si  leur  demanda  en  quel  point  le  duc  étoit, 
et  si  il  pourvoit  parler  à  lui:  «  Sire,  répondirent  les 
chevaliers,  nous  ne  savons  ;  mais  nous  le   saurons 
tantôt.  Demeurez-ci.  »  Ils  entrèrent  en  la  chambre 
du  duc  et  le  trouvèrent  assez  à  loisir,  car  il  gengloil 
(causoit)à  un  héraut  qui  venoit,  ce  disoit  il,  d'une 
i'ète  qui  s'étoit  tenue  en  Allemagne.  Les  chevaliers 
rompirent  ces  paroles, car  ils  dirent  ainsi.  «  Monsei- 
gneur, vecy  messire  Olivier   de  Clisson  en  cette 
salle.  Et  vient,  à  ce  qu'il  nous  a  dit  pour  parler  à 
vous,  si  c'est  votre  aise.  »  —  «  De  par  Dieu,  dit  le 
duc,  on  le  fasse  venir  avant,  nous  avons  assez  loisir 
maintenant  pour  parler  à  lui  et  savoir  que  il  veut 
dire.  »  L'un  des  chevaliers  issit  (sortit)  hors  de  la 
chambre  et  appela  le  connétable,  et  lui  dit.  «  Sire, 
venez  outre,  monseigneur  vous  mande.  »  Le  conné- 
table passa  avant.  Quand  le  duc  le  vit,  si  mua  cou- 
leur trop  grandement   et  se  repentit  en  soi  de  ce 
cpie  il  l'avoit  fait  venir,  quoique  il  eut  bien  désir 
et  affection  de  parler  à  lui.  Le  connétable  ôta   son 
chaperon  de    son  chef  et  inclina  le  duc  de  Bour- 
gogne, et  dit:  «  Monseigneur,  je  suis  ci  venu,  par 


ii2  LES  CHRONIQUES  (i5gi) 

devers  vous  pour  savoir  de  l'état  et  gouvernement 
du  royaume,  comment  on  s'en  voudra  chevir;cai 
pour  mon  office  je  suis  tous  les  jours  poursuivi  et 
demandé;  et  pour  le  présent,  vous  et  monsei- 
gneur de  Berry  en  avez  le  gouvernement.  Si  m'en 
veuillez  répondre.  »  Le  duc  de  Bourgogne  répondit 
assez  fellement  (durement)  et  dit:  «  Clisson,  Clis- 
son,  vous  ne  vous  avez  que  faire  d'ensonnier  (in- 
quiéter) de  l'état  du  royaume,  car  sans  votre  office 
il  sera  bien  gouverné.  A  la  male-heure  vous  en 
soyez  vous  tant  ensonnié!  Où  diable  avez  vous  tant 
assemblé  ni  recueilli  de  finance,  que  naguères  vous 
fîtes  testament  et  ordonnance  de  dix  sept  cents 
mille  francs  ?  Monseigneur  et  beau  frère  de  Berry 
ni  moi,  pour  toute  notre  puissance  à  présent  n'en 
pourrièmes  (pourrions)  tant  mettre  ensemble. 
Partez  de  ma  présence;  yssez  (sortez)  de  ma  cham- 
bre, et  faites  que  plus  je  ne  vous  voie;  car  si  ce  n'é- 
toit  pour  l'honneur  de  moi,  je  vous  ferois  l'autre 
œil  crever.  »  A  ces  mots  le  duc  se  départit  de  lui  et 
laissa  le  seigneur  de  Clisson  tout  coi,  lequel  yssit 
bois  de  la  chambre  baissant  le  chef  et  tout  pensif, 
ni  nul  ne  lui  fit  convoi.  Et  passa  parmi  la  salle  et 
l'avala(descendit)tout  jus;etvintàla  cour;et  monta 
à  cheval,  et  se  départit  avecques  ses  gens;  et  se  mit 
en  chemin  à  la  couverte  et  retourna  à  son  hôtel. 

Quand  le  sire  de  Clisson  fut  revenu  à  son  hôtel, 
il  eut  mainte  pensée  et  imagination  en  soi  même, 
pensant  et  imaginant  quel  chose  il  feroit;  et  connut 
tantôt  que  les  choses  iroient  mal;  et  ne  savoit  à  qui 
parler  ni  découvrir  ses  besognes,  car  le  duc  d'Or- 


(ôqî)  DE  JEAN  FROISSART.  Ii3 

léans  étoit  à  Cray.  Néanmoins,  si  il  fut  à  Paris,  si 
n'avoit-il  nulle  puissance  de  le  sauver  ni  garder,  et 
se  douta  trop  fort  que  de  nuit  le  duc  de  Bourgogne 
ne  le  fit  prendre  et  efforcer  son  hôtel;  et  n'osa  atten- 
dre cette  aventure;  mais  ordonna  tantôt  toutes  ses 
besognes  et  dit  à  aucuns  de  ses  varlels  ce  qu'il  vou- 
loit  faire;  et  sur  le  soir  il  se  départit  lui  troisième, 
et  vida  son  hôtel  par  derrière,  et  issit  de  Paris  par 
la  porte  Saint  Antoine,  et  vint  au  pont  à  Charenton 
passer  la  Seine,  et  chevaucha  tant  que  il  se  trouva 
en  un  sien  châtel  à  sept  lieues  de  Paris (,), que  on  dit 
le  Mont-le-Hery  et  là  se  tint  tant  que  il  ouït  autres 
nouvelles. 

Ce  propre  jour  que  le  duc  de  Bourgogne  avoit 
ainsi  ravalé  de  parole  le  connétable  de  France,  le 
duc  de  Berry  et  lui  se  trouvèrent,  car  ils  vinrent  au 
palais  pour  parler  ensemble  des  besognes  qui  tou- 
choient  et  appartenoient  au  royaume  de  France.  Si 
conta  le  duc  de  Bourgogne  à  son  frère  de  Berry 
comment  il  avoit  parlé  et  ravalé  Clisson.  Le  duc  de 
Berry  répondit  et  dit:  «  Vous  avez  bien  fait;  par 
aucune  voie  faut  ilentrer  en  eux, car  vraiment, il,  Le 
Mercier,  La  Rivière,  et  Montagu  ont  dérobé  le 
royaume  de  Fiance;  mais  le  temps  est  venu  que  ils 
remettront  tout  arrière  et  y  laisseront  les  vies,  qui 
m'en  voudra  croire?  » 

Je  nesçaiscomment  il  enavint,ni  quice  fut; mais 
ce  propre  soir  que  le  connétable  issit  de  Paris,  Mon- 
tagu s'en  partit  aussi  tout  secrètement  par  la  porte 

(i)  Mont-Ll.ëry  n*est  qu'à  6  lieuts  de  Par  s.  J.  A.  B. 
FROISSART.    T.    XIII.  8 


Il4  LES  CHRONIQUES  (sô<p) 

Saint  Antoine  et  prit  le  chemin  de  Troiesen  Cham- 
pagne et  de  Bourgogne;  et  dit  qu'il  ne  séjourneroil 
ni  arrêleroit  nullepart,  sise  trouvèrent  en  Avignon; 
et  jà  y  avoit  envoyé  une  partie  de  ses  finances,  el  si 
en  avoit  laissé  à  sa  femme  aucune  chose  pour  tenir 
son  état  courtoisement  j  car  bien  véoitet  connoissoit, 
puisque  le  roi  avoit  perdu  son  sens,  que  les  choses 
iroient  mal,  car  les  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne 
ne  parloient  mais  à  lui. 

Messire  Jean  Le  Mercier  eut  volontiers  ainsi  fait, 
si  il  put  j  mais  on  avoit  jà  mis  sur  lui  gardes,  que 
rien, sans  sçu,  n'issoit  de  son  hôtel  j  et  ce  que  au  de- 
vant il  avoil  sauvé  lui  vint  depuis  bien  à  point  quand 
il  le  trouva,  car  tout  ce  qu'on  put  tenir,  avoir  ni 
trouver  du  sien,  fut  attribué  aux  ducs  de  Berry  et  de 
Bourgogne.  Il  lui  fut  fait  un  commandement  de  par 
les  dessus  dits  qu'il  allât  tenir  son  corps  prisonnier 
au  châtel  du  Louvre;et  au  Bègue  de  Vilaines, comte 
de  la  Jlibede  (Ribadea)  en  Espagne  aussi.  Ils  y  allè- 
rent. On  envoya  à  l'hôtel  de  Montagu;  mais  ceux 
qui  envoyés  y  furent  ne  le  trouvèrent  point;  et  sine 
savoit  nul  à  dire  quel  part  il  étoit  alié  ni  trait;  on 
le  laissa  quand  on  ne  le  put  avoir. 

On  demanda  si  Olivier  de  Clisson  étoit  à  Paris; 
et  fut  envoyé  quérir  à  son  hôtel,  pour  lui  faire  com- 
mandement, si  on  l'eut  trouvé,  que  il  fut  aussi  allé 
tenir  son  corps  prisonnier  au  châtel  du  Louvre:  on 
ne  le  trouva  point,  ni  homme  de  par  lui,  fors  le  con- 
cierge qui  gardoit  l'hôtel  et  n'en  savoit  nulles  nou- 
velles. On  laissa  ainsi  ester  (rester)  ces  paroles  deux 
jours,  tant  que  ou  sçut  de  vérité  qu'il  étoit  en  son 


(lôgj)  DE  JEAN  FROISSART.  n5 

hôtel  de  Mont-le-Héry.  Quand  les  seigneurs  le  sçu- 
rent  qui  le  vouloient  prendre  et  attraper,  et  si  tenu 
l'eussent,  mal  et  laid  lui  fut  allé,  ils  ordonnèrent 
tautôt  le  Barrois  des  Barres  et  messire  Jean  deChâ- 
tel-Morant,  le  seigneur  de  Coucy  et  messire  Guil- 
laume de  la  Tïimouille,  à  trois  cents  lances  ;  et  leur 
fut  dit:  «  Allez-vous-en  à  Mont-le-Héry;  environnez 
la  ville  et  le  cliâtel  et  ne  vous  parlez  point  de  là  sans 
nous  ramener  Clisson  mort  ou  vif.  » 

Les  chevaliers  obéirent,  et  faire  leur  convint,  car 
les  deux  ducs  pour  l'heure  avoient  l'administration 
du  royaume  de  France;  et  se  départirent  de  Paris  à 
plus  de  trois  cents  lances,  non  pas  tous  à  une  fois, 
niais  par  cinq  roules  (troupes),  afin  que  leur  issue 
fut  moins  connue.  Dieu  aida  si  bien  le  connétable, et 
eut  si  bons  amis  en  la  chevauchée,  que  cette  venue 
lui  fut  signifiée  si  bien  à  temps  et  à  point,  que  il  ne 
y  prit  nul  dommage  et  se  départit  lui  et  ses  gens,  et 
se  mit  au  chemin,  et  chevaucha  tant,  par  voies  cou- 
vertes, par  bois  et  par  bruyères,  hors  des  cités  et  en 
sus  des  villes  fermées,  que  il  vint  sauvement  et  sû- 
rement en  Bretagne;  et  se  bouta  en  un  sien  cliâ- 
tel bien  garni  et  pourvu  de  toutes  choses,  lequel  on 
appelle  Châlel-Josselin  ;  et  là  se  tint  tant  qu'il 
ouït  autres  nouvelles. 

Pour  ce  ne  demeura  pas  que  le  Barrois  des  Bar- 
res et  les  autres  chevaliers  dessus  nommés  ne  se 
missent  en  peine  de  faire  leur  emprise,  ainsi  que 
chargé  leur  étoit,  et  vinrent  au  Mont-le-Héry,  et  se 
saisirent  de  la  ville,  et  environnèrent  le  chatcl,et  fu- 
rent là   nuv.   nuit;  et  cuidoient  (croyoient)  que  le 

8* 


i  iG  LES  CHRONIQUES  (ôga) 

connétable  l'ut  dedans,  mais  non  étoit,  ainsi  que 
vous  sçavezjet  s'ordonnèrent  au  matin  ainsi  que 
pour  assaillir.  Les  varlets  qui  étoient  au  châtel  en- 
voyèrentdeversles  chevaliers  pour  savoir  quelle  chose 
on  leur  demandoit;  ils  répondirent  que  ils  vouloient 
avoir  messire  Olivier  de  Clisson,  et  que  pour  ce 
étcient-ils  là  venus. 

Les  varlets  qui  le  châtel  gardoient  répondirent  et 
dirent  que  le  sire  de  Clisson  étoit  départi  de  là, 
passé  quatre  jours  ;  et  ofiVoient  à  ouvrir  le  châtel  et 
quérir  partout.  Les  chevaliers  prirent  cette  offre  et 
allèrent  au  châtel  et  toutes  leurs  routes  (troupes), 
armés  de  pied  en  cap,  ainsi  que  pour  combattre;  et 
ce  firent  afin  que  là  dedans  ils  ne  fussent  surpris  de 
trahison  ni  de  aucune  embûche.  Mais  ils  trouvèrent 
tout  en  vérité  ce  que  les  varlets  du  seigneur  de 
Clisson  avoient  dit.  Si  cherchèrent-ils  haut,  bas  et 
partout,  mais  rien  ne  trouvèrent.  Donc  se  départi- 
rent-ils et  retournèrent  vers   Paris.  Si  contèrent  à 
ceux  qui  les  avoient  envoyés   comment  ils  avoient 
exploité. 

Quand  le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bourgogne 
virent,  et  leurs  consaux  ,  que  messire  Olivier  de 
Clisson  leur  étoit  échappé, si  furent  moult  courrou- 
cés; et  le  duc  d'Orléans  et  le  duc  de  Bourbon  tous 
réjouis.  Or  dit  le  duc  de  Bourgogne:  «  Il  a  montré 
que  il  se  doute  ;  pour  ce,siils'en  est  allé  et  fui,  n'est- 
il  pas  quitte:  nous  le  ferons  traire  et  revenir  avant 
hâtivement,  ou  il  perdra  tout  ce  où  nous  pourrons 
la  main  mettre,  ni  jà  n'en  sera  déporté  (épargné) 
car  il  a  sur  lui  plusieurs  articles  déraisonnables,  qui 


(  1 5(j2)  DE  JEAN  FROISSART.  i  1 7 

ne  demandent  que  jugement  de  punition  ;  el  si  les 
grands  et  les  puissants  et  les  mauvais  n'étoient  pu- 
nis et  corrigés,  les  choses  ne  seroient  point  juste- 
ment proportionnées,  et  se  contenteroient  malles  pe- 
tits et  les  foiblesj  et  justice  doit  être  loyale  et  non 
pas  épargner  ni  fort  ni  foible,  parquoi  tous  s'y  exem- 
plient (,).  »  Ainsi  disoit  et  devisoit  le  duc  de  Bour- 
gogne; et  messire  Olivier  de  Clisson  étoit  mis  et 
bouté  sauvement  et  sûrement  en  son  châtel,  lequel 
on  nomme Châtel-Josselin  en  Bretagne,  et  étoit  bien 
pourvu  de  tout  ce  qu'il  appartenoit  pour  tenir  et 
garder  ;  et  ce  propre  jour  que  le  Barrois  des  Barres 
lut  retourné  à  Paris  devers  les  seigneurs  et  que  il 
leur  eût  dit  et  conté  que  messire  Olivier  de  Clisson 
n'étoit  point  au  châtel  de  Mont-le-fiéry,  il  lui  fut 
dit  de  par  le  duc  de  Berry  et  le  duc  de  Bourgo- 
gne: «  Départez-vous,  Barrois,  demain  le  bon  malin 
et  chevauchez  jusques  à  Aunians.  On  nous  a  dit  que 
le  sire  de  La  Rivière  y  est:calengiez  (réclamez)-le  de 
par  nous  et  de  par  le  conseil  du  roi, et  l'ayez  tel  que 
vous  nous  en  rendez  bon  compte,  quand  nous  le  vous 
demanderons.  »  Il  répondit:»  Messeigneurs,  volon- 
tiers. »  Et  chevauchèrent  lendemain  lui  et  sa  route 
(troupe)  et  vinrent  à  Aunians,  une  très  belle  forte- 
resse séant  auprès  Chartres, que  le  siredeLa  Rivière 
tenoitj  et  l'avoit  prise  en  mariage  avecques  la  dani< 
d'Aunians  sa  femme;  et  avoit  le  dit  châtel  et  toute 
sa  terre  trop  grandement  amendé,  et  moult  étoit 


' 1)  l'rciiiicil  t.\ciii|)\.  .1.  A.  H. 


n8  LES  CHRONIQUES  (i5yi) 

aimé  de  ses  hommes  en  sa  terre,  car  il  ne  vouloit  que 
tout  bien  et  loyauté. 

Les  commissaires  de  par  les  seigneurs  dessus 
nommés  vinrent  à  Auniaus  et  firent  ce  dont  ils 
étoient  chargés;  et  trouvèrent  le  seigneur  de  La 
Rivière,  sa  femme  et  ses  enfants.  Le  seigneur  de  La 
Rivière  n'attendoit  autre  chose  que  ces  vegilles 
(gardes),  car  jà  lui  avoit-on  dit  que  messire  Jean 
Le  Mercier  et  le  comte  de  La  Ribede  (Ribadea)  te- 
noient  prison, et  que  le  connétable  étoit  parti  et  fui 
horsdeMont-le-Héry,et  trait, quelque  part  que  ce 
fut,  à  sauveté;  et  lui  avoit-on  dit:  «Sire,  sauvez 
votre  corps  ;  car  les  envieux  ont  à  présent  contre 
vous  règne  pour  eux.  »  11  avoit  répondu  à  ces  pa- 
roles et  dit  ainsi:  «Ici  et  autre  part  suis-je  en  la 
volonté  de  Dieu,  je  me  sens  pur  et  net.  Dieu  m'a 
donné  ce  que  j'ai  et  il  le  me  peut  ôter  quand  il  lui 
plaît;  la  volonté  de  Dieu  soit  laite.  J'ai  servi  le  roi 
Charles  de  bonne  mémoire  et  le  roi  Charles  son  fils 
à  présent,  bien  et  loyaument.  Mon  service  a  été 
bien  connu  d'eux  et  le  me  ont  grandement  rému- 
néré. Je  oserai  bien,  sur  ce  que  j'ai  fait,  servi  et  tra- 
vaillé à  leur  commandement  pour  les  besognes  du 
royaume  de  France,  attendre  le  jugement  de  la 
chambre  de  parlement  de  Paris.  Et  si  on  trouve  en 
tous  mes  faits  chose  où  rien  ait  à  dire,  je  sois  puni 
et  corrigé  !  » 

Ainsi  disoit  et  avoit  dit  le  sire  de  La  Rivière  à  sa 
femme  et  à  ceux  de  son  conseil  en  devant  ce  que 
les  commissaires  des  seigneurs  dessusnommés  \ins- 
sent  à  Aunians.  Quand  on  lui  dit:  «  Monseigneur, 


(i39î)  DE  JEAN  FROISSART.  119 

véez-ci  tels  et  tels -et  viennent  à  main  armée  voulant 
entrer  céans  ;  que  dites-vous?  Ouvrirons-nous  la 
porte?  »  Dit-il:  «Quoi  donc  !  ils  soient  les  très  bien 
venus  !»  Et  à  ces  mots  il  même  vint  à  l'encontre 
d'eux  et  les  recueillit  un  et  un  moult  honorablement 
et  tout  en  parlant  à  eux, il  et  eux  et  toutes  leurs  gens 
entrèrent  en  la  salle  du  châtel  d'Aunians.  Quand  ils 
turent  tous  venus,  là  s'arrêtèrent  jet  adonc  leBarrois 
des  Barres,  un  moult  doux  et  gentil  chevalier,  fit 
de  cœur  courroucé,  et  bien  le  montra,  l'arrêt  sur  le 
seigneur  de  La  Rivière,  ainsi  que  chargé  lui  étoit  et 
que  faire  le  convenoit.  Le  sire  de  La  Rivière  le  tint 
pour  excusé  et  obéit.  Autrement  ne  le  pouvoit-il 
taire  ni  vouloit.  Si  demeura  prisonnier  en  son  châ- 
tel d'Aunians  même.  Vous  devezbien  croire  et  savoir 
que  la  dame  étoit  moult  déconfortée  et  fut,  quand 
elle  vit  ainsi  la  fortune  tournée,  et  reverser  son  sei- 
gneur et  mari,  et  avec  ce  se  doutoit  trop  fort  de  la 
conclusion. 

Ainsi  fut  le  sire  de  La  Rivière  prisonnier  en  son 
châtel  d'Aunians.  Guères  de  temps  ne  demeura 
depuis  que  il  fut  envoyé  quérir  par  les  dessus  dits, 
qui  avoient  le  gouvernement  de  la  temporalité  et 
ausside  l'espirituel;  car  cil  (celui), qui  pape  Clément 
s'escripsoit  (appeloit),  n'avoit  rien  au  royaume  de 
France  fors  par  ces  deux  qui  gonvernoient  le  dit 
royaume.  Et  fut  amené  à  Paris  et  mis  au  châtel  du 
Louvre.  Moult  degensparmi  le  royaume  en  avoient 
pitié,  et  si  n'en  osoient  parler  fors  en  derrière.  En- 
core ne  faisoit-on  point  si  grand,  compîe  de  la  tribu- 
lalion  de  messire  Jean  Le  Mercier  que  de  celle  du 


î-io  LES  CHRONIQUES  (i3<j0 

seigneurde  La  Rivière,  car  le  sire  de  La  Rivière  avoit 
toujours  été  doux,  courtois,  débonnaire  et  patient 
aux  pauvres  gens,  et  à  ceux  et  celles  bon  moyen  qui 
avoient  à  besogner  et  qui  ne  pouvoient  avoir  au- 
dience. On  disoit  tous  les  jours  parmi  la  ville  et 
cité  de  Paris  que  on  leur  trancheroit  les  têtes;  et 
couroit  par  aucuns,  non  mie  par  tous,  un  esclandre 
et  une  renommée  pour  eux  plus  grever,  que  ils 
étoient  traittours  (traîtres)  contre  la  couronne  de 
France;et  avoient  exurpé  (usurpé),  emblé  (enlevé) 
et  demuchié  (caché)  les  grands  profits  du  royaume 
de  France,  dont  ils  avoient  tenu  leurs  grands  états, 
fait  maisons,  châteaux  et  beaux  édifices;  et  les  pau- 
vres chevaliers  et  écuyers,  qui  avoient  exposé  leurs 
corps  et  leurs  membres  es  armes,  et  servi  le  royaume 
de  France,  et  vendu  et  alloué  leurs  héritages,  en 
servant,  n'avoient  pu  être  au  temps  passé  payés, 
tant  par  messire Olivier  de  Clissonque  par  ces  deux; 
et  aussi  par  Montagu  qui  s'en  étoit  fui.  Les  envieux 
et  haineux  les  condamnoienl  et  jugeoient  à  mort; 
et  en  furent  en  trop  grand*  aventure;  et  fut  dit  que 
sur  eux  il  étoit  tout  prouvé  que  ils  avoient  pleine- 
ment conseillé  le  roi  de  France  à  aller  au  Mans  et 
pour  entrer  en  Bretagne;  et  l'avoient  mis  en  la  ma- 
ladie et  en  la  frénésie  où  il  étoit,  pardonner  à  boire 
poisons  appropriés  à  leur  volonté.  Et  couroit  com- 
mune renommée  que  les  médecins,  qui  avoient  le  roi 
à  gouverner,  n'en  pouvoient  ni  avoient  pu  toute  la 
saison  jouir  ni  user  pour  eux. 

Tant  fut  proposé  à  l'encontre  d'eux,  du  seigneur 
de  La  Rivière  et  de  sire  Jean  Le  Mercier ,  que  ils 


(i5ga)  DE  JEAN  FROISSART.  121 

furent  ôtés  du  Louvre  et  livrés  au  prévôt  du  châ- 
telet  de  Paris  et  mis  au  cliâtel  de  Saint  Antoine, 
en  la  garde  du  vicomte  d'Acy  qui  pour  le  temps 
en  étoit  châtelain.  Quand  ils  furent  là  mis  et  que 
on  le  sçut  de  vérité ,  donc  s'efforça  renommée 
à  courir  et  voler  partout  que  ils  seroient  exécutés  à 
mort.  Mais  au  voir  (vrai)  dire  et  parler  par  raison, 
ils  n'eurent  oncques  ce  jugement  ni  arrêt  contre 
eux;  ni  ceux ,. qui  à  juger  les  avoient,  ne  pouvoient 
trouver  en  conscience  que  ils  dussent  mourir.  Si  en 
étoient-ils  tous  les  jours»  pour  eux  contrarier,,  as- 
saillis; et  disoit-on  ainsi  :  «Pensez  pour  vos  âmes, 
car  vos  corps  sont  perdus;  vous  êtes  jugés  à  mourir 
et  à  être  décolés.  » 

En  cette  peine  et  douleur  que  je  vous  dis  ils  fu- 
rent un  grand  temps;  toutes  voies  le  Bègue  de  Vi- 
laines, un  très  grand  chevalier  et  vaillant  homme 
en  armes  du  pays  de  Beauce,  lequel  étoit  amis 
(accusé)  de  leur  même  fait  et  inculpé,  fut  si  bien 
aidé,  et  eut  tant  de  bons  amis,  que  il  fut  délivré 
hors  de  prison,  et  eut  pleine  remission  de  toutes 
choses.  Mais  à  l'issir  hors  de  prison  et  à  sa  déli- 
vrance, ceux  de  son  lignage,  messire  le  Barrois  et 
autres, lui  direntque  il  s'ordonnât  et  s'en  allât  jouer 
en  Castille,car  là  tenoit-il  bel  héritage  et  bon  de 
par  sa  femme  la  comtesse  de  la  Ribede  (Ribadea).  Si 
comme  il  fut  conseillé,  il  s'ordonna  et  appareilla  du 
plutôt  qu'ilput,  et  se  départit  de  France, et  s'en  alla 
en  Castille;  et  les  deux  autres  dessus  nommés  de- 
meurèrent en  prison  et  au  péril  et  danger  de  perdre 
leurs  vies. 


122  LES  CHRONIQUES  (i3qî) 

Tous  les  biens,  meubles  et  non  meubles,  héri- 
tages et  autres  possessionsquemessire  Jean  LeMer- 
cier  avoit  dedans  Paris  et  dehors  au  royaume  de 
France,  où  on  put  la  main  mettre,  tout  fut  pris, 
ainsi  comme  biens  tollu  (ravi)  et  ôté  acquis  et  for- 
faits, et  tout  donné  à  autrui.  La  belle  maison  du 
Pont  au  Louvien  au  diocèse  de  Laon,  qui  tant  lui 
avoit  coûté,  lui  futôtéeet  donnée  au  seigneur  de 
Coucy;  et  toutes  les  appendances,  terres,  rentes  et 
possessions,  qui  au  manoir  et  à  la  dite  ville  appar- 
tenoient,  je  ne  sçais  si  ce  fut  à  sa  requête  ou  de- 
mande, il  en  fut  ahérito  pour  lui  et  pour  son  hoir. 
D'autre  part,  le  sire  de  La  Rivière  fut  trop  dur 
mené.  Vérité  est  que  de  son  meuble,  là  où  on  le  put 
avoir,  on  lui  ôta  tout,  et  les  terres  et  héritages,  les- 
quels il  avoit  acquis  et  achetés;  réservé  on  laissa  à 
sa  femme,  la  dame  d'Àunians  tous  les  héritages  les- 
quels venoient  de  son  côté,  de  père  et  de  mère. 
Avec  tout  ce,  il  avoit  une  jeune  fille,  belle  damoi- 
selle  et  gente  en  l'âge  de  dix  ans,  laquelle  fille  avoit 
épousépar  conjonction  de  mariage  un  jeune  fils, qui 
s'appeloit  Jacques  de  Châtillon,  fils  à  messire  Hue 
de  Châtillon,  qui  jadis  fut  maître  des  arbalétriers 
de  France;  et  étoit  ce  fils  héritier  de  son  père,  et 
tenoit  grands  héritages  et  beaux;  et  étoit  encore 
taillé  d'en  plus  tenir;  et  jà  chevauchoit-il  et  avoit 
plus  d'un  an  chevauché  avec  son  grand  seigneurie 
seigneur  de  La  Rivière;  mais  nonobstant  toutes  ces 
choses,  et  outre  la  volonté  de  l'enfant,  on  le  déma- 
ria  de  la  fille  au  seigneur  de  La  Rivière;  et  fut  re- 
marié ailleurs,  là  où  il    plut  au  seigneur  de  Bour- 


(i3gn)  DE  JEAN  FROISSART.  1*3 

gogne  et  à  ceux  de  la  Trimouille,  qui  pour  le  temps 
cie  lors  menoientla  tresche  (danse). 

Encore  outre,  le  seigneur  de  La  Rivière  avoit  un 
fils,  jeune  écuyer  et  son  héritier.  Ce  fils  étoit  marié 
à  la  fille  du  comte  de  Damp-Martin;  et  n'avoit  le 
dit  comte  plus  d'enfants,  ni  n'étoit  taillé  que  jamais 
en  dut  avoir.  Et  étoit  la  fille  son  héritière.  On  les 
voulut  démarier  et  mettre  la  fille  ailleurs  plus  hau- 
tement assez  ,  mais  le  comte  de  Damp-Martin  , 
comme  vaillant  prud'homme,  alla  au-devant ,  et  dit 
bien,  et  le  tint,  que,  tant  que  le  fils  au  seigneur  de 
La  Rivière  auroit  vie  ou  corps, sa  fille  n'auroit  autre 
mari  pour  homme  qui  en  put  parler  ou  traiter;  et 
outre,  si  on  faisoit  à  l'enfant  violence  pour  abréger 
sa  vie,  sa  fille  n'auroit  jamais  mari;  et  meltroit  son 
héritage  en  si  dures  mains  que  ceux  qui  voudroient 
avoir  son  droit  sans  cause,  par  fraude  ou  par  envie 
ne  l'en  pourroient  ôter.  Quand  on  vit  la  bonne  vo- 
lonté du  comte  de  Damp-Martin  et  ses  défenses  on 
le  laissa  en  paix  ;  et  demeura  le  mariage  et  les  deux 
enfants  ensemble.  Mais  le  premier  dont  je  vous  ai 
parlé  se  rompit;  et  en  dispensa  le  pape  Clément, 
voulsist  (voulut)  ou  non,  car  pour  lors  au  royaume 
de  France  il  n'avoit  autre  puissance  que  celle  que 
on  lui  donnoit  et  consentoit  à  avoir,  tant  étoit 
l'église  sujette  et  vitupérée  parle  schisme  et  ordon- 
nance de  ceux  qui  gouverner  la  dévoient. 

Moult  de  peuple, par  spécial  parmi  le  royaume  de 
France  et  ailleurs,  excusoient  le  gentil  seigneur  de 
La  Rivière  de  toutes  ces  a  mises  (fautes),  voire  si  ex- 
cusalion  vaulsist(out  valu)  rien, mais  nennil;  ni  nul. 


124  LESC11B0NLQUES  (^g^) 

quel  qu'il  fut,  ni  comme  clair  qu'il  vit  en  la  matière, 
n'en  osoit  parler  ni  ouvrir  la  bouche,  fors  tant  seu- 
lement cette  vaillante  jeune  dame,  madame  Jeanne 
de  Boulogne  duchesse  de  Ben  y.   Trop  de  fois  la 
bonnedame  s'en  mit  à  genoux  aux  pieds  de  son  mari 
le  duc  de  Berry,  et  lui  disoit  en  prianl  à  maints 
jointes:   «  Ha   !  Monseigneur,  à  tort  et   à  péché, 
vous  vous  laissez  des  ennemis  et  haineux  informer 
diversement  sur  ce  vaillant  chevalier  prud'homme, 
le  seigneur  de  La  Rivière.  On  lui  fait  purement 
tort  ni  nul  n'ose  parler  pour  lui,  fors  moi:  je  vueil 
bien  que  vous  sachez  que,  si  on  le  fait  mourir,  je 
n'aurai  jamais  joye,  mais  trouverai  tous  les  tours 
que  je  pourrai  pour  être  en  tristesse  et  en  douleur, 
car  il  est,  où  qu'il  soit,  très  loyal  chevalier,  sage  et 
vaillant  prud'homme.  Ha  !  Monseigneur,  vous  con- 
sidérez petitement  les  beaux  services  que  il  vous  a 
faits  ;  les  peines  et  travaux  qu'il  a  eus,  pour  vous  et 
moi  mettre  ensemble  par  mariage:  je  ne  dis  pas  que 
je  le  vaille,  car  je  suis  une  petite  dame  à  l'encontre 
de  vous;  mais  vous,  quime  vouliez  avoir,  vous  aviez 
à  faire  à  un  trop  dur  et  avisé  seigneur  monseigneur 
de  Foix,  en  qui  garde  et  gouvernement  j'étois  pour 
lors.  Et  si  le  gentil  chevalier  le  sire  de  La  Rivière,  et 
ses  douces  paroles  et  sages  traités,  n'eussent  été,  je 
ne  fusse  pas  en  votre  compagnie,  mais  fusse  pour  le 
présent  en  Angleterre;  car  le  duc  de  Lancastre  me 
vouloit  avoir  pour  son  fils  le  comle  de   Derby.  Et 
plus  s'y  inclinoit  monseigneur  de  Foix  assez  que  il 
ne  faisoit  à  vous.  Très  cher  sire,  il  vous   doit  bien 
souvenir  de  toutes  telles  choses,  car  elles  sont  vérita- 


irigi)  DE  JEAN  FROISSART.  1^5 

Mes.  Si  vous  prie  humblement  et  en  pitié  que  le 
gentil  chevalier,  qui  si  doucement  m'amena  pardeçà, 
n'ait  nul  dommage  de  son  corps  ni  de  ses  mem- 
bres. »  Le  duc  de  Berry,  qui  véoit  sa  femme  jeune 
et  belle  et  qui  l'aimoit  de  tout  son  cœur,  et  qui 
bien  savoit  qu'elle  disoit  et  montroit  toute  vérité, 
amollioit  grandement  son  cœur,  qu'il  avoit  dur  et 
haut  sur  le  seigneur  de  La  Rivière;  et  pour  apaiser 
sa  femme,  car  il  véoit  bien   qu'elle  parloit  et  prioit 
de   grand   cœur,  il  lui  disoit:   «   Dame,  si   Dieu 
m'aist  (aide)  à  l'âme,  je  voudrois  par  spécial  que  il 
m'eut  coûté  vingt  mille  francs,  et   La  Rivière  ne  se 
fut  oncques  forfait  envers  la  couronne  de  France, 
car  en  devant  cette  avenue  de  la  maladie  de  mon- 
seigneur, je  l'aimois  bien  et  tenois  pour  un  sage  et 
pourvu  chevalier;  et  puisque  vous  en  parlez  et  priez 
si  acertes,  je  ne  vous  voudrois  pas  courroucer.  A 
votre  prière  et   parole  il  en   vaudra  grandement 
mieux,  et  y  ferai  plus  pour  vous,  si  avant   que  ma 
puissance  s'y  pourra  étendre,  que   si   tous  ceux   du 
royaume  de  France  en   parloient  et  prioient.  »    — 
«  Monseigneur,  répondit  la  dame,  si  Dieu  plaît,  je 
m'en   apercevrai;  et  vous  ferez  bien  et  aumône;  et 
je  crois  que  le   gentil  chevalier    et  vaillant  pru- 
d'homme n'a  nulle  avocate  fors  moi.   »  —  «  Tous 
dites  vérité,  disoit  le  duc  de   Berry,  et  quand  vous 
vous  en  voulez  ensonnier  (mêler),   il  doit   suffire.  >> 
Ainsi  se  apaisoit  la  dame  sur  les  paroles  de  son 
seigneur  et  mari  le  duc  de  Berry,  et  quand  il  et  le 
duc  de  Bourgogne  et  les  consaux  parloient  ensem- 
ble, c'étoit  tout  troublé;  et  n'est  nulle  doute, si  la 


126  LES  C! IRONIQUES  (,59*) 

bonne  clame  n'eut  été,  et  si  acertes  n'y  eut  entendu, 
il  eut  été  mort.  Mais  pour  l'amour  d'elle  on  s'en  dis- 
simula ;  et  valut  messire  Jean  Le  Mercier  très  gran- 
dement mieux  de  la  compagnie  du  seigneur  de  La 
Rivière,  pourtant  (attendu)  qu'ils  étoient  pris  et 
accusés  d'un  même  fait.  JNi  on  n'avoit  point  cons- 
cience ni  conseil  de  faire  mourir  l'un  sans  l'autre. 

Vous  devez  savoir,  quel  detriance  (délai)  qu'il  y 
eut  ni  que  on  leur  fit,  ils  n'étoient  pas  en  prison 
bien  assurés,  car  ils  sentoient  que  pour  le  présent 
ils  avoient  trop  d'ennemis,  et  ces  ennemis  étoient 
en  leur  règne  et  en  leur  puissance  ;  et  moult  cour- 
roucés étoient,  si  amender  le  pussent,  de  ce  que  on 
les  gardoit  tant.  Messire  Jean  Le  Mercier,  en  la 
prison  où  il  étoit  au  cliâtel  de  Saint  Antoine,  conti- 
nuellement pleuroit,  si  soudainement  etdesigrand'- 
affection,  que  sa  vue  en  l'ut  si  foulée  et  afïbiblie, 
qu'il  en  futsur  le  point  d'être  aveugle;  et  étoitgrand'- 
pitié  à  le  voir  et  ouïr  lamenter. 

Entreus (pendant)  que  ces  deux  chevaliers  étoient 
en  ce  danger  et  en  prison,  et  furent  plus  d'un  an,  ni 
on  ne  savoit  à  dire  quelle  fin  ils  prendroient,  on  en- 
tendit de  tous  points  au  seigneur  de  Clisson  pour  le 
dégraderetôterde  son  honneur  etoiïice.Etplus  volon- 
tiers on  l'eut  tenu  que  nul  des  autres,  mais  il  s'en 
«arda  bien;  si  fit  que  sage;  car  si  on  l'eut  tenu,  il 
étoit  tout  ordonné  qu'il  eut  eu  jugement  contre  lui 
pour  le  faire  mourir  sans  remède,  et  tout  par  envie 
et  par  haine  et  pour  complaire  à  son  adversaire  le 
duc  de  Bretagne,  qui  oneques  ne  fit  bien  au 
royaume  de  France. 


(|->rp)  DE  JEAN  FROISSART.  127 

Quand  les  seigneurs  virent  que  il  leur  étoit 
échappé,  on  trouva  le  conseil  sur  autre  forme;  et 
fut  démené  en  la  manière  que  je  vous  dirai.  11  fut 
ajourné  à  venir  en  chambre  de  parlement  à  Paris, 
pour  ouïr  droit  et  répondre  aux  articles  dont  on 
l'accusoit,  sur  peine  de  perdre  honneur  et  le 
royaume  de  France  et  l'office  de  la  connétablie,  et 
furent  envoyés  commissaires,  à  ce  députés  et  or- 
donnés de  par  ceux  delà  chambre  de  parlement,  en 
Bretagne  pour  parler  à  lui,  et  faire  arrêt  et  ajour- 
nement sur  lui  de  main  mise.  Ceux  qui  envoyés  y 
furent  s'acquittèrent  bien  de  chevaucher jusques en 
Bretagne  et  d'aller  es  forteresses  et  demander  es 
villes  de  messire  Olivier  de  Clisson  quelle  part  il 
étoit;  et  disoient:  «  Nous  sommes  ci-envoyés  de 
par  le  roi  notre  sire  et  le  conseil  pour  parler  à  mon- 
seigneur le  connétable, si  lenous  enseignez, tant  que 
l'ayons  vu  et  parlé  à  lui  et  que  nous  ayons  fait  no- 
tre message.  »  Les  hommes  de  la  ville  et  des  châ- 
teaux deBretagne  tenables  du  dit  connétable,  aux 
quels  ils  s'adressoient,  répondoient  et  disoient  ainsi, 
comme  tous  garnis  et  avisés  de  répondre:  «  Vous 
soyez  les  bien  venus.  Et  certainement  si  nous  vou- 
lions parlera  monseigneur  le  connétable,  nous  irions 
en  tel  lieu.  Car  là  nous  le  cuiderions  trouver  sans 
nulle  faute.  »  Ainsi,  de  ville  en  ville  et  châtel  en 
cliâtel,  les  commissaire  alloient,  demandant  messire 
Olivier  de  Clisson,  et  trouver  ne  le  pouvoient,  ni 
autres  nouvelles  n'en  ouïrent;  et  tant  le  quirent  et 
demandèrent  sans  parler  à  lui  qu'ils  se  tennèrent 
fatiguèrent)  et  se  mirent  au   retour,  et  vinrent  à 


ia8  LES  CHRONIQUES  (i5cp) 

Paris,  où  ils  firent  certaine  relation  à  leurs  maîtres 
de  tout  ce  que  ils  avoient  vu  et  trouvé,  et  comment 
à  l'encontre  d'eux  le  connétable  s'étoit  demuchié 
(caché)  et  ses  gens  dissimulés. 

"V  ous  devez  savoir  que  ceux  qui  l'accusoient  et 
qui  condamner  le  vouloient  ne  voulsissent  pas  qu'il 
se  fut  autrement  gouverné,  car  or  à  primes,  ce  di- 
soient-ils,  en  auroient  pleinement  raison,  et  seroit 
démené  selon  ce  qu'il  avoit  desservi  (mérité). 

On  donna  à  messire  Olivier  de  Clisson,  par  or- 
donnance de  parlement,  fut  tort  ou  droit,  tous  ses 
ajournements,  afin  que  ceux  qui  l'aimoient  ne  pus- 
sent point  dire  ni  proposer  que  par  envie  ni  haine 
on  l'eut  forcé  et  quand  toutes  les  quinzaines  furent 
accomplies  et  que  on  vit  que  de  lui  on  n'auroit  ni 
orroit  nulles  nouvelles,  et  qu'il  eut  été  appelé  géné- 
ralement à  l'huis  de  la  chambre  de  parlement  et  en- 
suite publiquement  à  la  porte  du  palais  et  aux  de- 
grés et  à  la  porte  de  la  cour  du  palais,  et  que  on 
lui  eut  donné  toutes  ses  solemuités  et  que  nul  ne  ré- 
pondoit  pour  lui,  il  eut  arrêt  en  parlement  contre  lui 
trop  cruel,  car  il  fut  banni  du  royaume  de  France 
comme  faux,  mauvais  et  traître  contre  la  couronne 
de  France,  et  jugé  à  cent  mille  marcs  d'argent  pour 
les  extorsions  que  induement  et  frauduleusement 
du  temps  passé,  son  office  faisant  de  la  connétablie, 
il  avoit  faits,  tant  à  la  chambre  aux  deniers  comme 
d'autre  part,  et  à  perdre  perpétuellement  et  sans 
espoir  jamais  du  revenir  l'office  de  la  connétablie.  A 
telle  sentence  rendre  fut  mandé  le  duc  d'Orléans,  et 
prié  qu'il  y  voulsist  être,  mais  point  il   n'y  voult 


(log-î)  DE  JEAN  FROISSART.  129 

venir  et  se  execusa.  Mais  les  ducs  de  Berry  et  de 
Bourgogne  y  lurent  et  grand'foisou  des  barons  du 
royaume  de  France.  * 

Or  regardez  des  œuvres  de  fortune  comme  elles 
vont  et  si  elles  sont  peu  fermes  et  stables,  quand  ce 
vaillant  homme  et  bon  chevalier,  et  qui  tant  avoit 
travaillé  pour  l'honneur  du  royaume  de  France,  fut 
ainsi  démené  et  vitupereusement  dégradé  d'hon- 
neur et  de  chevance.  Oncques  homme  ne  fut  plus 
heureux  de  ce  que  point  ne  vint  à  ses  ajournements, 
car  si  il  y  eut  été,  il  étoit  tout  ordonné,  on  lui  eut 
honteusement  tollu  la  vie;  ni  pour  lors  îe  duc  d'Or- 
léans n'en  osoit  parler;  et  si  il  en  eut  parlé,  pour  lui 
on  n'en  eut  rien  fait. 

Considérez  et  me  répondez,  s'il  vous  plaît,  si  le 
duc  de  Bretagne  et  messire  Pierre  de  Craon,  qui 
étoient  conjoints  ensemble,  furent  point  réjouis  de 
ces  nouvelles.  Vous  devez  croire  que  ouï;  mais  de 
ce  éloient-ils  courroucés  que  on  ne  le  tenoità  Pa- 
ris avecques  les  autres,  messire  Jean  Le  Mercier  et 
le  seigneur  de  La  Rivière. 

De  cette  sentence  et  jugement  vitupereux  contre 
le  sire  de  Clisson  fut-il  grand'nouvelle  au  royaume 
de  France  et  ailleurs  aussi.  Les  aucuns  le  plain- 
gnoient  et  disoient  en  secret  que  on  lui  faisoit 
tort  Les  autres  opposoient  à  l'encontre  et  disoient: 
«  Yoire,  de  ce  que  on  ne  l'a  tenu  et  pendu,  car  il 
l'a  bien  desservi  (mérité).  Et  nos  seigneurs,  qui  sont 
informés  de  sa  vie  et  de  ses  mœurs,  n'ont  pas  tort, 
si  ils  consentent  qu'il  soit  ainsi  démené.  Comment 
diable  pourroit-il  avoir  assemblé  tant  d'or  et  d'ar- 

FROISSART.    T.    XIII.  q 


i3o  LES  CHRONIQUES  (i%ï) 

gent  que  la  somme  de  million  et  demi  de  florins  ?  Il 
ne  lui  vient  point  de  bon  acquêt,  mais  de  pillages 
et  de  roberies  et  de  retailler  les  gages  des  pauvres 
chevaliers  et  écuyers  du  royaume  de  France  et 
d'ailleurs,  si  comme  on  sçait  bien  par  la  chancel- 
lerie et  trésorerie,,  car  tout  y  est  écrit  et  registre. 
En  ces  voyages  de  Flandre  il  a  levé  et  eu  à  son 
profit  grand' foison  d'or  et  d'argent,  et  aussi  au 
voyage  d'Allemagne  où  le  roi  fut,  toutes  les  tailles 
du  royaume  de  France  et  les  délivrances  des  gens 
d'armes  du  dit  royaume  se  passoient  parmi  ses 
mains.  Il  en  donnoit  et  faisoit  donner  ce  qu'il  vou- 
loit,  et  la  meilleure  part  il  en  retenoit,  ni  nul  n'en 
osoit  parler.  » 

Ainsi  et  par  tels  langages  étoit  accusé  en  derrière 
messire  Olivier  de  Clisson  et  pour  ce  est  dit  en 
reprouver  :  «  qui  il  meschiet,  chacun  lui  mésoffre,  » 

Le  duc  de  Bretagne,  lui  étant  et  séjournant  en 
son  pays,  faisoit  courir  commune  renommée  que, 
quand  le  roi  de  France,  monseigneur  de  Berryj  et 
monseigneur  de  Bourgogne  voudroient  bien  acertes 
(sérieusement),  il  feroit  bien  petit  varletle  seigneur 
de  Clisson,  mais  il  les  laisseroit  encore  convenir  un 
temps  ;  pour  voir  comment  les  besognes  se  porteroient  ; 
car  il  entendoit  bien  de  côté  que  on  donneroit  au 
seigneur  de  Clisson  toutes  ses  royes  (voies), et  seroit 
si  avant  mené  que  on  lui  feroit  perdre  son  office  de 
la  connétablie.  Or  regardez  si  le  duc  de  Bretagne  et 
messire  Pierre  de  Craon  en  bref  terme  étoient  reve- 
nus sur  leurs  pieds  et  tout  par  les  œuvres  de  for- 
tune, quioneques  ne  séjourne,  mais  toujours  tourne 


(i59î)  DE  JEAN  FtfOlSSART.  i3l 

et  bestourne,  et  le  plus  haut  monté  sur  la  roue  en 
la  boue  étrangement  retourne.  Ce  messire  Olivier 
deClisson  et  lesdessus  nommés,  le  sire  de  La  Rivière 
et  messire  Jean  Le  Mercier,  principalement  et  sou- 
verainement étoient  inculpés  de  la  maladie  du  roi 
de  France;  et  couroit  commune  renommée  sur  eux 
par  envie  et  par  ceux  qui  les  héoient  et  qui  à  mort 
traiter  les  vouloient,  qu'ils  avoient  empoisonné  le 
roi.  Or  considérez,  entre  vous  qui  entendez  raison, 
comment  ce  se  peut  faire,  car  ils  étoient  ceux  au 
monde,  qui  à  la  maladie  du  roi  pouvoient  le  plus 
perdre  et  qui  plus  volontiers  lui  eussent  gardé  sa 
santé;  mais  ils  n'en  pouvoient  être  crus  ni  ne  furent, 
ainsi  que  vous  oyez,  mais  convint  un  grand  temps 
demeurer  en  prison  et  en  danger  au  cbâtel  de  Saint 
Antoine.  Messire  Jean  Le  Mercier  et  le  seigneur  de 
La  Rivière  en  furent  en  grand  péril  d'être  decolés 
publiquement;  et  l'eussent  été  sans  doute,  si  le  roi 
ne  fut  en  la  saison  retourné  en  assez  bonne  santé, 
et  si  la  duchesse  de  Berry  n'eut  été,  qui  grandement 
y  fut  pour  le  seigneur  de  La  Rivière.  Et  le  sire  de 
Clisson  se  tenoit  en  Bretagne,  et  fit  une  très  forte 
guerre  au  duc  de  Bretagne,  et  le  duc  à  lui,  laquelle 
guerre  coûta  moult  de  vies,  si  comme  je  vous  recor- 
derai avant  en  notre  histoire. 

Yous  devez  savoir,  et  vérité  fut,  que  en  cette  sai- 
son l'infirmité  que  le  roi  prit  au  voyage  de  Bretagne, 
si  comme  il  est  ci-dessus  contenu,  abattit  grande- 
ment  la  joie  et  le  revel  de  France;  et  à  bonne  cause 
que  le  royaume  sentit  la  douleur  et  la  peine  du  roi , 
car  au-devant  il   étoit  grandement  en  l'amour  et 

9* 


t32  LES  CHRONIQUES  (1391) 

grâce  de  tout  le  peuple  ;  et  pour  ce  que  il  étoit  chef, 
le  dévoient  mieux  toutes  gens  sentir,  car  quand  le 
chef  a  mal,  tous  les  membres  s'en  sentent.  Si  n'en 
osoit-on  parmi  le  royaume  parler  de  sa  maladie 
pleinement, mais  le  céloient  toutes  gens  le  plus  qu'ils 
pouvoient.  Et  fut  la  maladie  trop  bien  celée  et  dis- 
simulée devers  la  reine,  car,  jusques  à  tant  que  elle 
fut  accouchée  et  relevée,  elle  n'en  sçut  rien  ;  et  eut 
cette  fois,  ce  m'est  avis,  une  fille. 

Ce  maîtreGuillaume  de  Harselle,  lequel  avoit  le 
roi  en  cure  et  en  garde,  se  tenoit  tout  coi  de-lez 
(près)  lui  à  Cray,  et  moult  soigneux  en  fut,  et  gran- 
dement bien  s'en  acquitta  ,  et  honneur  il  y  acquit  et 
profit,  car  petit  à  petit  il  le  remit  en  bon  état.  Pre- 
mièrement il  l'ôta  de  la  fièvre  et  de  la  chaleur,  et 
lui  fit  avoir  goût  et  appétit  de  boire  et  de  manger 
et  de  dormir  et  reposer,  et  lui  fit  avoir  connoissance 
de  toute  chose;  mais  trop  étoit  foible;  et  petit  à 
petit, pour  le  renouveler  de  air, il  le  fit  chevaucher, 
et  aller  en  gibier,  et  voler  de  l'épervier  aux  aloes 
(alouettes). 

Quand  ces  nouvelles  furent  sçues  parmi  France 
que  le  roi  retournoit  grandement  en  sens,  santé  et 
bonne  mémoire,  si  en  furent  toutes  manières  de 
gens  réjouis,  et  Dieu  regracié  et  loué  humblement 
et  de  bon  cœur.  Le  roi,  lui  étant  à  Cray,  demanda 
et  voulut  voir  sa  femme  la  reine  et  le  dauphin  son 
fils.  La  reine  vint,  et  fut  le  fils  apporté.  Le  roi  leur 
fit  grand' chère  et  les  recueillit  liement.  Et  ainsi 
petit  à  petit,  par  la  grâce  de  Dieu,  le  roi  retourna 
en  bonne  santé  et  état;  et  quand  maître  Guillaume 


(i3gî)  DE  JEAN  FROISSART.  i33 

de  Harselle  vit  qu'il  étoit  en  bon  point,  si  en  fut 
tout  joyeux;  ce  fut  raison,  car  il  avoit  fait  une  belle 
cure;  et  le  rendit  à  son  frère  le  duc  d'Orléans  et  à 
ses  oncles  Berry,  Bourgogne  et  Bourbon  et  leur 
dit  :  «  Dieu  mercy  ,  le  roi  est  en  bon  état.  Je  le  vous 
rends  et  livre.  D'ores-en-avant  on  se  garde  de  le 
eourrouceret  méreucolier  (fâcher),  car  encore  n'est- 
il  pas  bien  ferme  de  tous  ses  esprits;  mais  petit  à  petit 
il  s'affermira.  Déduits,  ombliances  et  déports  par 
raison  lui  sont  plus  profitables  que  autres  choses. 
Mais  du  moins  que  vous  pouvez,  si  le  chargez  et  tra- 
vaillez de  conseils,  car  encore  a-t-il,et  aura  toute 
cette  saison  le  chef  foible  et  tendre,  car  il,  a  été 
battu  et  formené  de  très  dure  maladie.  » 

Or  fut  regardé  que  on  retiendroit  ce  maître  Guil- 
laumede-lez(près)leroi,etlui  donneroit-on  tant  qu'il 
s'en  contenter  oit,  car  c'est  la  fin  que  médecins  ten- 
dent toujours,  que  avoir  grands  salaires  et  profits 
des  seigneurs  et  des  dames,  de  ceux  et  celles  qu'ils 
visitent.  Et  fut  requis  et  prié  de  demeurer  lez  (près) 
le  roi.  Mais  il  s'excusa  trop  fort  et  dit  qu'il  étoit  dé- 
sormais un  vieux  homme,  foible  et  impotent  et  qu'il 
ne  pourroit  souffrir  l'ordonnance  de  la  cour  et  que 
brièvement  il  vouloit  retourner  à  sa  nourriçon. 
Quand  on  vit  que  on  n'en  auroit  autre  chose,  on  ne 
le  voulut  point  courroucer;  on  lui  donna  congé; 
mais  à  son  département  on  lui  donna  mille  cou- 
ronnes d'or.  Et  fut  écrit  et  retenu  à  quatrechevaux  , 
toutes  et  quantes  fois  qu'il  lui  plairoit  à  venir  à 
l'hôtel  du  roi.  Je  crois  que  oneques  puis  n'y  rentra; 
car    quand  il  fut  venu  en   la  cité  de  Laun,  où    le 


i34  LES  CHRONIQUES  (,392) 

plus  communément  il  se  tenoit,  il  mourut  très  riche 
homme.  Et  avoit  bien  en  finance,  tant  fut  trouvé  du 
sien,  trente  mille  francs.  Et  fut  en  son  temps  le  plus 
eschars  (économe)  et  avers  (avare)  que  on  sçut.  Et 
étoit  toute  si  plaisance,  tant  qu'il  requit,  à  assem- 
bler grand' foison  de  florins.  Et  chez  soi  il  ne  dépen- 
doit  pas  tous  les  jours  deux  sols  parisis,  mais  alloit 
boire  et  manger  à  l'avantage  où  il  pouvoit.  De  telles 
verges  sont  battus  tous  médecins. 


VV-\  VWW  WVWV 


CHAPITRE  XXXI. 

Comment  les  trêves  furent  ralongées  entre  France 
et  Angleterre  et  comment  le  roi  étoit  revenu 
en  son  bon  sens. 

V  ous  sçavez,  et  il  est  ci-dessus  contenu  en  notre 
histoire,  comment  les  trêves  furent  données  à  Lo- 
linghen  et  accordées  à  durer  trois  ans  entre  France 
et  Angleterre, et  avoientles  ambassadeurs  de  France, 
c'est  à  entendre  le  comte  de  Saint  Pol,  le  sire  de 
Châtel-Morant,  et  messire  Taupin  de  Cautemelle, 
été  en  Angleterre  avecques  le  duc  de  Lancastre 
et  le  duc  d'York,  pour  savoir  l'intention  du  roi  et  du 
peuple  d'Angleterre,  car  on  avoit  tant  proposé  et  si 
avant  entre  les  parties  au  parlement  à  Amiens,  que 
on  étoit  sur  forme  et  état  de  paix  et  sur  certains  ar- 
ticles dénommés  et  prononcés,  mais  (pourvu)  que  il 
plut  à  la  communauté  d'Angleterre.  Tout  ce  avoient 


(lôga)  DE  JEAN  FROISSARJ .  i35 

réservé  le  duc  de  Lancastre  et  le  duc  d'York;  et  si 
savez  comment  les  dessus  nommés  étoient  retournés 
en  France,  car  on  leur  a  voit  répondu  crue  à  la  Saint 
Michel, qui  prochainement  devoit  venir,  les  parle- 
ments seroient  à  Westmoustier  des  trois  états  d'An- 
gleterre; et  là  seroit  remontré  tout  l'affaire  générale- 
ment; et  en  auroit-on  réponse. 

Or  avint  que  quand  les  nouvelles  furent  sçues 
en  Angleterre  de  la  maladie  et  impotence  du  roi 
de  France,  les  choses  en  furent  grandement  retar- 
dées. Néanmoins  le  roi  Richard  d'Angleterre  et  le 
duc  de  Lancastre  avoient  affection  très  grande  à  la 
paix;  et  si  par  eux  la  chose  allât,  la  paix  eut  été  tôt 
entre  France  et  Angleterre,  mais  nennil;  car  la 
communauté  d'Angleterre  ne  vouloit  point  paix, 
ains  (mais)  la  guerre;  et  disoient  que  la  guerre  aux 
François  leur  étoit  mieux  séant  que  la  paix.  De 
cette  opinion  étoit  l'un  des  oncles  du  roi,  le  duc  de 
Glocestre,  messire  Thomas  duc  de  Glocestre  comte 
d'Exeses  (Essex)  et  de  Bue  (Buckingham),  conné- 
table d'Angleterre,  lequel  étoit  grandement  aimé 
en  Angleterre;  et  vous  dis  que  ce  messire  Thomas 
s'inclinoit  plutôt  à  la  guerre  que  à  la  paix,  et  avoit 
la  voix  et  accord  des  jeunes  gentils  hommes  d'An- 
gleterre, qui  se  désiroient  à  armer.  Mais  son  frère 
le  duc  de  Lancastre,  pourtant  qu'il  étoit  ains-né  et 
puissant  en  Angleterre,  surmontait  tout  et  disoit 
bien  que  la  guerre  avoit  assez  duré  entre  France  et 
Angleterre;  et  que  bonne  paix  qui  bien  se  tint  y  se- 
roit bien  séant,  car  sainte  chrétienté  en  étoit  bien  ai- 
loiblie  et  amoindrie.  Et  mettoit  encore  le  duc  de 


i3(5  LES  CHRONIQUES  (1093) 

Lancaslie  entermesquel'Amorath-Baquin^Mourad) 
et  sa  puissance  étoit  trop  forte  sur  les  frontières  de 
Hongrie,  et  que  là  fei oit-il  bel  et  bon  entendre;  et 
tous  jeunes  bacheliers,  chevaliers  et  écuyers  qui 
chevaucher  désiroient  devroient  prendre  ce  chemin 
et  non  autre. 

Or  considérons  les  paroles  du  duc  de  Lanca.^tre 
qui  les  proposoit  en  bien,  et  qui  par  armes  par  tant 
de  fois  avoit  chevauché  et  travaillé  au  royaume  de 
France,  et  petit  conquête  fors  que  travaillé  son 
corps,  ars  et  détruit  sur  son  chemin  le  plat  pays  qui 
tantôt  étoit  recouvré,  et  que  cette  guerre  à  ainsi 
faire  et  démener  ne  s'ordonnoit  à  traire  à  nulle  fin, 
mais  toujours  à  aller  avant;  et  si  les  fortunes  retour- 
noient sur  eux, ils  y  pourroient  recevoir  et  prendre 
trop  grand  dommage;  et  véoit  que  le  roi  son  neveu 
s'inclinoit  trop  plus  à  la  paix  que  à  la  guerre. 

Je,  auteurde  cette  histoire,  je  n'en  sçais  pas  bien 
déterminer  pour  dire  ni  mettre  outre  qu'il  eut  tort 
ni  droit,  mais  il  me  fut  dit  ainsi;  que  pour  la  cause 
de  ce  que  le  duc  de  Lancastre  véoit  ses  deux  filles 
mariées  en  sus  de  lui  et  hors  du  royaume  d'Angle- 
terre, l'une  reine  d'Espagne  et  l'autre  reine  de  Por- 
tugal, il  s'inclinoit  grandement  à  la  paix,  car  par 
spécial  il  sentoit  encore  son  fils  qui  avoit  sa  fille,  le 
jeune  roi  d'Espagne,  au  danger  de  ses  hommes;  et  si 
paisiblement  il  vouloit  jouir  et  posséder  de  l'héri- 
tage et  des  pourpris  (dépendances)  d'Espagne, il  con- 
venoit  qu'il  tint  la  paix  et  l'alliance  que  ils  avoient 
au  royaume  de  France;  les  juelles  ceux  d'Angleterre 
ne  pouvoient  point  briser;  et  si  ils  le  brisoient  par 


(iDg-a)  DE  JEAN  FROISSAHT.  i3; 

aucune  incidence, tanlôtlesFraiïçois  Ieferoientcom- 
parer(payer)au  royaume  d'Espagne, car  ils  avoient 
là  leurs  entrées  toutes  ouvertes,  tant  par  le  royaume 
d'Arragon,dont  madame  Yoiand  de  Bar  étoit  reine 
et  bonne  françoise,  qui  gouvernoit  pour  ce  temps 
tout  le  royaume  d'Arragon  et  de  Catalogne, que  par 
le  pays  de  Béarn  et  de  Vascles  (des  Basques),  car  le 
vicomte  de  Castelbon,  qui  héritier  étoit  du  comte 
Gaston  de  Foix,  l'avoit  ainsi  juré  et  scellé  au  roi  de 
France.  Si  avoient  les  François  plusieurs  belles  en- 
trées pour  aller  en  Espagne,  sans  le  danger  du  roi 
de  Navarre, qui  au  fort  n'eut  point  volontiers  cour- 
roucé le  roi  de  France  son  cousin  germain,  car  en- 
core se  tenoit  de-lez  (près)  le  roi  messire  Pierre  de 
Navarre  son  frère,  et  cil  (celui-cij  brisoit  grande- 
ment aucuns  mauxtalents,  si  ils  sourdissent  entre  le 
roi  de  France  et  son  frère  le  roi  de  Navarre,  car  il 
étoit.  bon  François  et  loyal;nilesroyaux  n'y  véoient 
point  de  contrariété.  Et  toutes  ces  imaginations  et 
cogitations  proposoit  en  lui-même  le  duc  Jean  de 
Lancastre  et  le  remontroit  à  la  fois  à  son  jeune  fils 
Henry  comte  de  Derby,  lequel  étoit  dès  lors,  quoi- 
que jeune  fut, de  grand' prudev.ee,  et  idoine  (propre) 
de  venir  à  toute  perfection  de  bien  et  de  honneur  ; 
et  avoit  pour  lors  le  comte  de  Derby  quatre  beaux 
fils,  Henry,  Jean,  Offren  (Humphrey)  et  Thomas, 
et  deux  filles  ;  et  la  mère  des  enfants  avoit  été  fille  du 
comte  connétable  d'Angleterre,  comte  de  Herfortet 
de  Norlhantonne(lî,  de  laquelle  dame  il  tenoit  grand 
héritage. 

(i)  Marie  de  Buhuu,  fileducomle  iTJlenlord   et  de   NortliaajpL.u. 
J.  A.  B. 


i38  LES  CHKOMQUES  (i3cp) 

Laconclusion  des  consaulx(conseils)et  parlements 
d'Angleterre, qui  furent  à  Westmoustierdesprélats, 
des  nobles,  des  bourgeois  et  des  cités  et  bonnes  villes 
se  portèrent  ainsi,  que  trêves  furent  données  et  scel- 
lées par  mer  et  par  terre  entreFrance  et  Angleterre, 
leurs  conjoints  et  leurs  adhérents,  à  durer  de  la  Saint 
Michel  jusques  à  la  Saint  Jean-Baptiste,  et  de  la 
Saint  Jean  en  un  an  ensuivant  ;  et  en  rapportèrent 
les  lettres  ceux  qui  commis  y  étoient  de  par  le  roi 
de  France  et  son  conseil;  et  furent  les  trêves  bien 
tenues  de  toutes  parties. 

Le  roi  de  France , qui  grandement  avoit  été  débi- 
lité de  santé  par  incidence  merveilleuse,  et  n'en  sa- 
voit-on  conseil  prendre  ni  à  qui,  car  ce  médecin,  qui 
s'appeloit  Guillaume  deHarselle,étoitmort, et  quand 
il  se  départit  de  Cray  et  du  roi,  il  ordonna  plusieurs 
recettes  dont  on  usa;  et  retourna  le  roi  sur  le  temps 
d'hiver  en  bonne  santé,  dont  tous  ses  proesmes  (pa- 
rents) qui  l'aimoient  furent  réjouis,  et  aussi  tous  les 
membres  des  communautés  du  royaume  de  France, 
car  moult  en  étoit  aimé.  Si  vint  à  Paris  et  là  envi- 
ron (l',  et  la  reine  de  France;  et  tinrent  le  plus  leur 
hôtel  à  Saint  Pol.  A  la  fois  le  roi  aîloit  ébattre  à  l'hô- 
tel du  Louvre, quand  il  lui  plaisoit; triais  le  plus  il  se 
tenoit  à  Saint  Pol  ;  et  toutes  les  nuits ,  qui  sont  longues 
en  hiver,  il  y  avoit  au  dit  hôtel  de  Saint  Pol  dan- 
ses, carolles  et  ébattementsdevantle  roi,  la  reine,  la 
duchesse  deBerry  et  d'Orléans  et  les  dames; et  ainsi 


(  i )  Ce  fut  a  cette  époque  qu'il  rendit  l'ordonnance  qui  a  fixé  à  i  ^  ans» 
Ja  majorité  des  roi  sdc  France.  J.  A.  B. 


(i50'2)  DE  JEAN  FROISSART.  i3y 

passoient  le  temps  et  les  longues  nuits  d'hiver.  Eu 
cette  saison  avoit  été  à  Paris  le  vicomte  de  Castel- 
bon,  lequel  s'étoit  trait  à  l'héritage  de  la  comté  de 
Foix  et  de  Béarn,  comme  hoir  droiturier  des  terres 
dessus  nomméeSjetavoit  relevé  ladite  comté  deFoix 
et  fait  hommage  au  roi  de  France,  ainsi  comme  il 
appartenoit  et  que  tenu  étoit  du  faire;  et  de  Béarn 
non,  car  le  pays  de  Béarn  est  de  si  noble  condition 
que  les  seigneurs,  qui  par  l'héritage  le  tiennent, n'en 
doivent  à  nul  roi  ni  à  autre  seigneur  service  fors  à 
Dieu  ;  quoique  le  prince  de  Galles  de  bonne  mémoire 
voulut  dire  et  proposer  du  temps  passé  contre  le 
comteGaston  deFoix  dernièrement  mort, qu'il  lede- 
voit  relever  de  lui  et  venir  au  ressort  à  la  duché  d'A- 
quitaine; mais  le  dessus  dit  comte  s'en  étoit  bien 
défendu;  et  au  voir  (vrai)  dire,  toutes  ces  proposi- 
tions et  oppressions  que  le  prince  de  Galles  y  avoit 
mis,  fait  et  voulu  et  montré  à  faire  calenge  (réclama- 
tion), tout  avoit  été  par  l'information  du  comte  Jean 
d'Armagnac,  si  comme  il  est  écrit  et  contenu  en 
bonne  forme  et  véritable  ci-dessus  en  notrehistoire; 
si  m'en  passerai  à  tant 

Quand  ce  vicomte  de  Castelbon,  appelé  d'ores- 
en-avant  comte  de  Foix,  fut  venu  en  France  pour 
faire  les  droitures  du  relief  et  hommage  delà  comté 
de  Foix,  comme  il  appartenoit,  il  amena  en  sa  com- 
pagnie un  sien  cousin, qui  s'appeloit  messire  Yvain 
de  Foix,  fils  au  comte  Gaston  de  Foix,  beau  cheva- 
lier, gcnt,  jeune  et  debonne  taille, mais  bâtard  étoit; 
et  en  son  vivant  le  comte  de  Foix  son  père  l'eut  vo- 
lontiers fait  héritier  de  tous  ses  héritages.,  avecoms 


i4o  LES  CHRONIQUES  (rf(Ji) 

un  sien  autre  fils  qui  s'appeloit  Gratien,  lequel  de- 
raeuroit  de-lez  (près)  le  roi  deNavarre;niais  les  che- 
valiers de  Béarn  ne  s'y  voulurent  oncques  assentir. 
Si  demeura  la  chose  en  cet  état,  car  le  comte  mourut 
soudainement,  ainsi  que  vous  avez  ouï  recorder. 

Quand  le  roi  de  France  vit  messireYvaindeFoix 
le  jeunechevalier,  si  l'aima  grandement, car  lui  sem- 
bloit  bel  ctdebonne  taille,  et  ils  étoient,le  roi  et  lui, 
tout  d'un  âge  ;  et  en  valurent  grandement  mieux  les 
besognes  du  vicomte  de  Castelbon  et  en  eut  plus 
briève  délivrance  ;  puis  s'en  retourna  le  vicomte  en 
son  pays,  et  messireYvain  demeura  de-lez  (près)  le 
roi  et  fut  retenu  des  chevaliers  du  roi  et  de  sa  cham- 
bre à  douze  chevaux  et  tous  bien  délivrés. 


CHAPITRE  XXXII. 

L'aventure  d'uke  danse  faite  en  seublance  de  hom- 
mes SAUVAGES,  LA  OU  LE  ROI  FUT    EN  PÉRIL. 

A  vint  que  assez  tôt  après  cette  retenue,  un  mariage 
se  fit  en  l'hôtel  du  roi  de  un  jeune  chevalier  de  Yer- 
mandois  et  de  une  des  damoiselles  de  la  reine,  et 
tous  deux  étoient  de  l'hôtel  du  roi  et  de  la  reine.  Si 
en  furent  les  seigneurs,  les  dames  et  damoiselles  et 
tout  l'hôtel  plus  réjoui  ;  et  pour  cette  cause  le  roi 
voulut  faire  les  noces;  et  furent  faitesdedaus  l'hôtel 
de  Saint  Pol  à  Paris,  et  y  eut  grand'foison  de  bonnes 


(i5g3)  DE  JEAN  FROISSART.  i/fi 

gens  et  de  seigneurs-  et  y  furent  les  ducs  d'Orléans, 
de  Berry,  de  Bourgogne  et  leurs  femmes  (,).  Tout  le 
jour  des  noces  qu'ils  épousèrent  on  dansa  et  mena- 
t-on  grand'joie:  le  roi  fit  le  souper  aux  dames  et  tint 
la  reine  de  France  l'état  ;  et  s'efForçoit  chacun  de 
joie  faire,  pour  cause  qu'ils  véoient  le  roi  qui  s'en 
ensonnioit  (mêloit)  si  avant.  Là    avoit  un    écuyer 
d'honneur  en  i'hôtelduroi,et  moult  son  prochain, de 
la  nation  de  Normandie,  lequel  s'appeloit  Hugonin 
deGuisay;si  s'avisa  de  faire  aucun  ébattement  pour 
complaire  au  roi  et  aux  dames  qui  là  étoient.    L'é- 
battementqu'ilfit,jele  vous  dirai.  Le  jour  des  noces, 
qui  fut  par  un  mardi  devant  la  Chandeleur,  sur  le 
soir, il  fit  pourvoir  six  cottes  de  toile  et  mettre  à  part 
dedans  une  chambre  et  porter  et  semer  sus  délié  lin , 
et  les  cottes  couvertes  de  délié  lin,  en  forme  et  cou- 
leur de  cheveux.  Il  en  fit  le  roi  vêtir  une;  et  le  comte 
de  Join  (Joigny),  un  jeune  et  très  gentil  chevalier, 
une  autre;  et  mettre  très  bien  à  leur  point;  et  ainsi 
une  aulreàmessire  Charles  de  Poitiers,  fils  au  comte 
de  Valentinois  ^ *;  et  à  messire  Yvain  de  Galles,  le 
bâtard  deFoix,  une  autre;  etla  cinquième  au  fils  du 
seigneur  de  INantouillet  un  jeune  chevalier;  et  il 
vêtit  la  sixième.  Quand  ils  furent  tous  six  vêtus  de 
ces  cottes  qui  étoient  faites  à  leur  point,  et  ils  furent 
dedans  enjoints  et  cousus,  ils  se  montroient   être 


(i)Ces  noces  eurent  lieu  le  2g  Janvier  1392.  ancien  stylejOU  i3g3.N. 
st.J.  A.  B. 

(a)  Le  moine  de  St.  Denis  l'appelle  A  ymery  de  Poitiers.  J.  A.  B. 


i  \i  LES  CHRONIQUES  (  1 5g3 ) 

hommes  sauvages,  car  ils  étoient  tous  chargés  de 
poil,  du  chef  jusques  à  la  plante  du  pied  W. 

Cette  ordonnance  plaisoit  grandement  bien  au  roi 
de  France,  et  en  savoit  à  l'écuyer  qui  avisée  l'avoit 
grand  gré;  et  se  habillèrent  de  ces  cottes  si  secrète- 
ment en  une  chambre,  que  nul  ne  savoit  de  leur 
affaire  fors  eux-mêmes,  et  les  varlets  qui  vêtus  les 
avoient.  Messire  Yvain  de  Foix,qui  delà  compa- 
gnie étoit,  imagina  bien  la  besogne  et  dit  au  roi: 
«  Sire,  faites  commander  bien  acertes  (sérieuse- 
ment) que  nous  ne  soyons  approchés  de  nulles  tor- 
ches, car  si  l'air  du  feu  entrât  en  ces  cottes  dont 
nous  sommes  déguisés,  le  poil  happeroit  l'air  du 
feu,  si  serions  ars  et  perdus  sans  remède  et  de  ce 
je  vous  avise  !»  —  «  En  nom  Dieu ,  répondit  le  roi  à 
Yvain,  vous  parlez  bien  et  sagement,  et  il  sera 
fait.  »  Et  de  là  endroit  le  roi  défendit  aux  varlets  et 
dit:  «  Nul  ne  nous  suive  !  »  Et  fit  là  venir  le  roi  un 
huissier  d'armes  qui  étoit  à  l'entrée  de  la  chambre 
et  lui  dit:  «Ya-t-en  à  la  chambre  où  les  dames  sont, 
et  commande  de  par  le  roi  que  toutes  torches  se 
traient  à  part  et  que  nul  ne  se  boute  entre  six  hom- 
mes sauvages  qui  doivent  là  venir.  »  L'huissier  fit  le 


(i)  Le  moine  enoDj'ine  de  StDenis  dit  que  «  C'étoit  une  coût  une  pra 
t.quée  en  divers  lieuxdela  France,  de  faire  impunément  mille  folies  au 
mariage  des  femmes  veuves  et  d'emprunter  avec  des  habits  extravagants 
la  liberté  de  dire  des  vilenies  au  mari  et  à  l'épousée.  »  Voila  pourquoi 
le  roi  et  ses  cinq  compagnons  se  déguisèrent  en  satyres  et  dansèrent  des 
danses  lascives  en  présence  de  toute  lacour.  «  Le  roi  et  la  reine,  ajoute 
le  moine  de  St.  Denis,  étaient  un  peu  trop  indulgents  à  leurs  plaisirs.  » 
J.  A.  B. 


( ,  395)  DE  JE  A  N  FROISSART.  i  4^ 

commandement  du  roi  moult  étroitement,  que  tou- 
tes torches  et  torchins,  et  ceux  qui  les  portoient,  se 
missent  en  sus  au  long  près  des  parois  (murs)  et 
que  nul  n'approchât  les  danses  jusques  à  tant  que  six 
hommes  sauvages  qui  là  dévoient  venir  seroient 
retraits.  Ce  commandement  fut  ouï  et  tenu,  et  se 
trairent  tous  ceux  qui  torches  portoient  à  part;  et 
fut  la  salle  délivrée  que  il  n'y  demeura  que  les  da- 
mes et  damoiselles,  et  les  chevaliers  et  écuyers  qui 
dansoient.  Assez  tôt  après  ce,  vint  le  duc  d'Orléans 
et  entra  en  la  salle;  et  avoit  en  sa  compagnie  quatre 
chevaliers  et  six  torches  tant  seulement,  et  rien  ne 
savoit  du  commandement  qui  fait  avoit  été,  ni  des 
six  hommes  sauvages  qui  dévoient  venir;  et  enten- 
dit à  regarder  les  danses  et  les  dames,  et  il  même 
commença  à  danser.  Et  en  ce  moment  vint  le  roi  de 
France,  lui  sixième  seulement,  en  l'état  et  ordon- 
nance que  dessus  est  dit,  tout  appareillé  comme 
homme  sauvage  et  couvert  de  poil  de  lin  aussi  dé- 
lié comme  cheveux  du  chef  jusques  au  pied.  11 
n'étoit  homme  ni  femme  qui  les  put  connoître,et 
étoient  les  cinq  attachés  l'un  à  l'autre,  et  le  roi  tout 
devant  qui  les  menoit  à  la  danse. 

Quand  ils  entrèrent  en  la  salle,  on  entendit  tant 
à  eux  regarder  qu'il  ne  souvint  de  torches  ni  de 
torchins.  Le  roi  qui  étoit  tout  devant  se  départit  de 
ses  compagnons,  dont  il  fut  heureux;  et  se  trait 
devers  les  dames  pour  lui  montrer,  ainsi  que  jeu- 
nesse le  portoit.  Et  passa  devant  la  reine  et  s'en  vint 
à  la  duchesse  de  Berry  qui  étoit  sa  tan  le  et  la  plus 
jeune.  La  duchesse  par  éhattement  le  prit  et  voult 


1 44  LES  CHRONIQUES  (i7><p) 

savoir  qui  il  étoit ;  le  roi  étant  devant  elle  ne  se  vou- 
loit  nommer.  Adonc  dit  la  duchesse  de  Berry: 
«  Vous  ne  m'échapperez  point  ainsi,  tant  que  je 
saurai  votre  nom.  »  En  ce  point  avint  le  grand  mes- 
chef  sur  les  autres,  et  tout  par  le  duc  d'Orléans  qui 
en  fut  cause,  quoique  jeunesse  et  ignorance  lui  fit 
faire  ;  car  si  il  eut  bien  présumé  et  considéré  le  mes- 
chef  qui  en  descendit,  il  ne  l'eut  fait  pour  nul  avoir. 
Il  fut  trop  en  volonté  de  savoir  qui  ils  étoient.  Ainsi 
que  les  cinq  dansoient,  il  approcha  la  torche,  que 
l'un  de  ses  varlets  tenoit  devant  lui,  si  près  de  lui 
que  la  chaleur  du  feu  entra  au  lin.  Vous  savez  que 
en  lin  n'a  nul  remède  et  que  tantôt  il  est  enflambé. 
La  flamme  du  feu  échauffa  la  poix  à  quoi  le  lin  étoit 
attaché  à  la  toile.  Les  chemises  linées  et  poyées  (,) 
étoient  sèches  et  déliées  et  joignants  à  la  chair, 
et  se  prirent  au  feu  à  ardoir,  et  ceux  qui  vêtus  les 
avoient  et  qui  l'angoisse  sentoient  commencèrent 
à  crier  moult  amèrement  et  horriblement.  Et  tant  y 
avoit  de  meschef  que  nul  ne  les  osoit  approcher. 
Bien  y  eut  aucuns  chevaliers  qui  s'avancèrent  pour 
eux  aider  et  tirer  le  feu  hors  de  leurs  corps.  Mais  la 
chaleur  de  la  poix  leur  ardoit  toutes  les  mains  et  en 
furent  depuis  moult  mésaisés.  L'un  des  cinq,  ce  fut 
INantouillet,  s'avisa  que  la  bouteillerie  étoit  près  de 
là;  si  fut  cette  part  et  se  jeta  en  un  cuvier  tout  plein 
d'eau  où  on  rinçoit  tasses  et  hanaps.  Cela  le  sauva; 
autrement  il  eut  été  mort  et  ars  ainsi  que  les  autres; 
et  nonobstant  tout  si  fut-il  en  mal  point. 

(t)C1est-à  dire,  enduites  de  poix  et  recouverts  de  lin.  J.  A.  B. 


i")(p)  DE  JEAN  FROISSAI;!.  l/p 

Quand  la  reine  do  France  ouït  les  grands  cris  et 
horribles  que  ceux  qui  ardoient  faisoient,  elle  se 
douta  de  sou  seigneur  le  roi  qu'il  ne  fut  attrapé; 
car  bien  savoit,  et  le  roi  lui  avoit  dit,  que  ce  seroit 
l'un  des  six.  Si  lut  durement  ébahie  et  clréy  (tomba) 
pâmée.  Donc  saillirent  les  chevaliers  et  dames  avant 
en  lui  aidantet  confortant.  Tel  meschef,  douleur  et 
çrierie  avoit  en  la  salle  qu'on  ne  savoit  auquel  en- 
tendre. La  duchesse  de  Berry  délivra  le  roi  de  ce 
péril,  car  elle  le  bouta  dessous  sa  gonne(robe)  et  le 
couvrit  pour  eschevir(éviter)le  feu;  et  lui  avoit  dit, 
car  le  roi  se  vouloit  partir  d'elle  à  force:  «  Où  vou- 
lez-vous aller  ?  Vous  véez  que  vos  compagnons 
ardent.  Qui  êtes-vous  ?  Il  est  heure  que  vous  vous 
nommez.  »  —  «  Je  suis  le  roi.  »  —  «  Ha  !  monsei- 
gneur, or  tôt  allez-vous  mettre  en  autre  habit,  et 
faites  tant  que  la  reine  vous  voie,  car  elle  est  moult 
mésaisée  pour  vous.  » 

Le  roi  à  cette  parole  yssi  (sortit)  hors  de  la  salle 
et  vini  en  sa  chambre  et  se  fit  déshabiller  le  plutôt 
qu'il  put  et  remettre  en  ses  garnements,  et  vint  de- 
vers la  reine;  et  là  étoit  la  duchesse  de  Berry,  qui 
l'avoit  un  peu  réconfortée  et  lui  avoit  dit:  «  Ma- 
dame, recoufortez-vou  s,  car  tantôt  vous  verrez  le 
roi.  Certainement  j'ai  parlé  à  lui.  »  A  ces  mots  vint 
le  roi  en  la  présence  de  la  reine;  et  quand  elle  le 
vit,  de  joie  elle  tressaillit;  donc  fut-elle  prise  et  em- 
brassée de  chevaliers  et  portée  en  sachambie  et  le 
roi  en  sa  compagnie  qui  toujours  la  reconforta. 

Le  bâtard  de Foix  qui  tout  ardoit  crioit  à  hauts 
cris:  (f  Sauvez  le  roi,  sauvez  le  roi  !  »  Et  \<>ircment 

FROISSART.  T.    XI H.  Kl 


i/|0  LES  CHRONIQUES  (i3g5) 

fut-il  sauvé  par  la  manière  et  aventure  que  je  vous 
ai  dit;  et  Dieu  le  voulut  aider,  quand  il  se  départit 
delà  compagnie  pour  aller  voir  les  dames;  car  s'il 
fut  demeuré  avecques  ses  compagnons, ilétoit  perdu 
et  mort  sans  remède. 

En  la  salle  de  Saint-Pol  à  Paris,  sur  le  point  de 
l'heure  de  minuit,  avoit  telle  pestillence  et  liorrihlelé 
que  c'étoit  hideur  et  pitié  de  l'ouïr  et  du  voir.  Des 
quatre  qui  là  ardoient,il  y  en  eut  là  deux  niorls 
éteints  sur  la  place.  Les  autres  deux,  le  bâtard  de 
Foix  et  le  comte  de  Join  (Joigny"),  furent  portés  à 
leurs  hôtels  et  moururent  dedans  deux  jours  à 
grand'peine  et  marlire(l). 

Ainsi  se  dérompit  cette  fête  et  assemblée  de  no- 
ces en  tristesse  et  en  ennui,  quoique  l'époux  et 
l'épouse  ne  le  pussent  amender.  Car  on  doit  supposer 
et  croire  que  ce  ne  fut  point  leur  couSpe  (faute), 
mais  celleduduc  d'Orléans,  qui  nul  main'y  pensoit, 

(i)  «  Le  jeune  comte  de  Joigny ,  (  dit  l'anonyme  de  St.  Denis  )  sei- 
gieur  de  belle  espérance,  expira  dans  ces  horribles  douleurs.  Le  Là- 
tard  de  Foix  et  Aymt  ry  de  Poitiers  moururent  dans  les  deux  jours ,  et  d 
n'y  «ut  que  Ilenn  de  Gusay  qu  vit  le  troisième.  CiJui-ci  ne  leur  res- 
semblait en  rien  de  mcc'rs  et  d'éducation.  Celait  un  homme  adoDné  à 
tous  les  v.ces,  et  aussi  détesté  pour  sa  mauvaisa  vie  que  pour  la  cruelle 
•asolence  dont  il  usoit  envers  les  varlet?  et  envers  les  gens  de  reu  de 
condition.  Il  ne  les  traitoit  que  de  chiens.  C'éto  t  un  de  ses  moindres 
plai.->irs  de  les  fa;re  aboyer  comme  tels.  Bien  souvent  il  les  faisoit  servir 
d -  tréteaux  àtable  ;  et  pour  peu  qu  ils  le  fàchsseut,  il  les  faisait  coucher 
a  fene,  il  les  fou  loi  t  a  coups  de  pied^  et  d'éperons  ju^q.ieî  au  sang  et 
dûoit  que  cette  canaille  ne  devoit  point  être  battnek  <o  q>;  de  poings, 
mais  meurtrie  et  déchirée  anime  des  chims  à  coups  de  fuie  s  et  dt  bâ- 
ton. Ils  ne  se  put  pas  même  empêcher  dans  ces  tourœeuls  mcriels  d'ap- 
pe  er  chiejs  (eux  qui  le  fervoieu!  ;  et  ses  dtrnières  paioles  furent  des 
regnts  de  ce  qu'il  les  lai  soit  vivre  après  lui.  ■>  J.  A.  B. 


(i393)  DE  JEAN  FROISSART.  i47 

quand  il  avalla  (descendit)  la  torche.  Jeunesse  lui 
fit  faire.  Et  bien  dit,  tout  en  audience,  quand  il  vit 
que  la  chose  alloit  mal:  *  Entendez  à  moi,  tous 
ceux  qui  me  peuvent  ouïr.  Nul  ne  soit  demandé 
ni  inculpé  de  cette  aventure,  car,  ce  qui  fait  en  est, 
c'est  tout  par  moi  et  en  suis  cause  ;  mais  ce  pèse  moi 
que  oneques  m'avint ;  et  ne  cuidois  pas  que  la  chose 
dut  ainsi  tourner  ;  car  si  je  l'eusse  cuidé  et  sçu,  je  y 
eusse  pourvu.  »  Et  puis  si  s'en  alla  le  duc  d'Orléans 
devers  le  roi,  pour  se  excuser  et  le  roi  le  tint  pour 
tout  excusé. 

Cette  dolente  aventure  avint  en  l'hôtel  de  Saint- 
Pol  à  Paris  en  l'an  de  grâce  mil  trois  cent  quatre 
vingt  et  douze  ^,  le  mardi  devant  la  Chandeleur, 
de  laquelle  avenue  il  fut  grand'nouvelle  parmi  le 
royaume  de  France  et  en  autres  pays.  Le  duc  de 
Bourgogne  et  le  duc  de  Berry  n'étoient  point  [>our 
l'heure  là,  mais  à  leurs  hôlels;  et  avoienl  le  soir  pris 
congé  au  roi,  à  la  reine  et  aux  dames  et  retraita 
leurs  hôtels  pour  être  mieux  à  leurs  aises. 

Quand  ce  vint  au  matin  et  la  nouvelle  fut  sçue 
et  épandue  parmi  la  ville  et  cité  de  Paris,  vous 
devez  savoir  que  toutes  gens  furent  moult  émer- 
veillés. Et  disoient  plusieurs  communément  parmi 
la  ville  de  Paris  ;  que  Dieu  avoit  montré  encore  se- 
condement un  grand  exemple  et  signe  sur  le  roi,  et 
qu'il  convenoit  et  apparlenoit  qu'il  y  regardât  et 
qu'il  se  retraist  (retirât)  de  ses  jeunes  huiseuses 
(oisivetés),  et  que  trop  en  faisoit  et  avoit  fait,  les- 

(i)  Autieu  sty'cou  i3g3.  N.  st.J.A.  B 

IO* 


l4*J  LES  CHRONIQUES  (,-)<,-, 

quelles  ne  appartenoient  point  à  faire  à  un  roi  de 
France  ;  et  que  trop  jeunement  se  maintenoit  et 
éloit  maintenu  jusques  à  ce  jour.  La  communauté 
de  Paris  en  murmuroit  et  disoit  sans  contrainte  : 
«  Regardez  le  grand  meschcfqui  est  près  avenu 
sur  le  roi;  et  s'il  eut  été  attrapé  et  ars  ,  si  comme  les 
aventures  donnent,  et  que  bien  en  faisoit  les  œu- 
vres, que  fussent  ses  oncles  et  son  frères  devenus? 
lis  doivent  être  tous  certains  que  jà  pied  d'eux  n'en 
fut  échappé,  car  tous  eussent, été  occis,  et  les  che- 
valiers que  on  eut  trouvé  dedans  Paris.  » 

Or  avint,  si  très  tôt  que  le  duc  de  Beny  et  de 
Bour£o<meau  malin  sçurent  les  nouvelles,  ils  furent 
tous  ébahis  et  émerveillés,  et  bien  y  eut  cause.  Si 
montèrent  aux  chevaux  et  vinrent  à  l'hôtel  du  roi 
à  Saint  Pol  et  le  trouvèrent.  Si  le  conseillèrent,  et 
bien  en  avoit  mestier  (besoin),  car  encore  étoit-il 
tout  effrayé  etnese  pouvoit  r'avoir  de  l'imagination, 
quand  il  pensoit  au  péril  où  il  avoit  été.  Et  bien  dit 
à  ses  oncles  que  sa  belle  ante  (tante)  de  Beny  l'avoit 
sauvé  et  ôté  hors  du  péril,  mais  il  étoit  trop  fort 
courroucé  du  comte  de  Join  (Joigny)  et  de  messire 
Yvain  de  Foix  et  de  messire  Charles  de  Poitiers. 
Ses  oncles,  en  lui  réconfortant,  lui  dirent:  «  Mon- 
seigneur, ce  qui  est  avenu  ne  peut-on  recouvrer.il 
vous  faut  oublier  la  mort  d'eux  et  louer  Dieu  et  re- 
eracier  delà  belle  aventure  oui  vous  est  avenue, 
car  votre  corps  et  tout  le  royaume  de  France  a  été 
pour  cette  incidence  en  grand'  aventure  d'être  tout 
perdu;  et  vous  le  pouvez  imaginer,  car  jà  ne  s'en 
peuvent  les  vilains  taire,  et  disent  que  si  le  meschef 


03g5)  DE  JEAN  FROISSART.  i'\[) 

fut  tourné  sur  vous,  ils  nous  eussent  tous  occis.  Si 
\ous  ordonnez,  appareillez  et  mettez  en  état  royal, 
ainsi  que  à  vous  appartient,  et  montez  à  cheval.  Si 
allez  à  Notre-Dame  de  Paris  eu  pèlerinage.  Nous 
irons  en  votre  compagnie  et  vous  montrez  au  peu- 
ple, car  on  vous  désire  à  voir  par  la  cité  et  ville  de 
Paris.  »  Le  roi  répondit  que  ainsi  le  feroit-il.  Sur 
ces  paroles  s'embati  (arriva)  le  duc  d'Orléans  frère 
du  roi,  qui  mouît  l'aimoit  comme  son  frère.  Et  ses 
oncles  le  recueillirent  doucement  et  le  blâmèrent  un 
petit  de  la  jeunesse  que  faite  a  voit.  A  ce  qu'il  montra, 
il  leur  en  sçut  bon  gré,  et  dit  bien  que  il  ne  cuidoit 
point  mal  faire.  Assez  tôt  après,  sur  le  point  de  neuf 
heures,  montèrent  le  roi  et  tous  les  compagnons  à 
cheval,  et  se  départirent  de  Saint  Pol,  et  chevau- 
chèrent parmi  Paris  pour  apaiser  le  peuple  qui 
trop  fort  étoit  ému;  et  vinrent  en  la  grand'eglise;  et 
là  ouït  le  roi  la  messe  et  y  fit  ses  offrandes,  et  depuis 
retournèrent  le  roi  et  les  seigneurs  en  l'hôtel  de 
Saint  Pol  et  là  dînèrent.  Si  se  passa  et  oublia  cette 
chose  petit  à  petit  et  fit-on  obsèques,  prières  et  au- 
mônes pour  les  morts. 

Ha!  comte  Gaston  de  Foix,  si  de  ton  vivant  tu 
eusses  eu  telles  nouvelles  de  ton  fils,  comme  il  en 
étoit  avenu,  tu  eusses  été  courroucé  outre  mesure; 
et  moult  l'aimois.  Je  ne  sçais  comment  on  t'en  eut. 
apaisé. 

Tous  seigneurs  et  dames,  qui  eu  oy oient  parler 
parmi  le  royaume  de  France,  en  étoient  moult  émer- 
veillés et  à  bonne  cause. 


i^>o  LES  CHRONIQUES  (.393) 


CHAPITRE  XXXIII. 

Comment  le  pape  Bonifa.ce  et  les  cardinaux  de  Rome 
envoyèrent  un  fkère  sa.ge  clerc  devers  le  roi  de 
France  et  son  conseil. 

Vous  devez  savoir  et  croire  que  le  pape  Boniface, 
qui  se  tenoit  à  Rome,  et  tous  les  cardinaux  et  le 
collège,  furent  moult  réjouis  de  cette  aventure, 
quand  ils  sçurent  les  certaines  nouvelles,  pourtant 
(attendu)  que  le  roi  de  France  et  son  conseil  leur 
étoient  contraires  ;  et  dirent  adonc  entre  eux,  car  ils 
entendirent  à  en  tenir  consistoire,  que  c'étoit  une 
seconde  plaie  envoyée  de  Dieu  au  royaume  de 
France,  pour  eux  donner  exemple,  car  il  soutenoit 
cet  antipape  d'Avignon ,  Robert  de  Genève, ce  falour- 
deur  (trompeur),  orgueilleux  et  présomptueux,  qui 
oncques  n'avoit  bien  fait  en  son  vivant,  mais  déçu 
le  monde.  Et  eurent  conseil,  pape  Boniface  et  les 
cardinaux,  que  ils  envoieroient  en  France  devers  le 
roi  secrètement  et  couvertement  de  providence,  non 
par  pompes  ni  par  orgueil,  un  frère  mineur  grand 
clerc  et  bien  instruit,  pour  parler  au  roi  et  pour  sa- 
gement traiter,  prêcher  et  ramènera  voie  de  salut 
et  de  raison  ;  car  ils  soutenoient  et  maintenoient  entre 
eux  qu'il  étoit  tout  dévoyé  (égaré),  il  qui  étoit  le 
souverain  roi  de  toute  chrétienté  et  par  lequel  sain  te 


(ôcp)  DE  JEAN  1  ROI SS ART.  *5i 

église  devoit  être  enluminée  plus  que  par  nul  autre. 
Si  avisèrent  un  saint  homme  de  religion  ^l\  pourvu 
de  prudence  et  de  clergie  (instruction),  et  le  char- 
gèrent pour  aller  en  France;  et  avant  son  départe- 
ment ils  l'indittèrent  (informèrent)  sagement  et 
pourvuement  de  toutce  qu'il  devoit  dire  et  faire.  Ces 
choses  ne  furent  pas  sitôt  approchées,  ni  cil  (celui) 
qui  envoyé  y  fut  sitôt  venu,  car  le  chemin  y  est 
grand  et  long,  et  moult  de  divers  pas  y  sont  à  passer  ; 
et  aussi  le  frère,  qui  étoil  religieux  cordelier ,  avant 
qu'il  vint  en  la  présence  du  roi,  il  convint  savoir  si 
ce  seroit  bien  sa  volonté.  Or  retournons  aux  beso- 
gnesdeFrance, et  devisons  comme  elles  seportoient. 
Nonobstant  toutes  ces  avenues  les  ducs  de 
Berry  et  de  Bourgogne  et  leurs  consaulx  ne  se 
désistoient  point  de  détruise  de  tous  points  le  sei- 
gneur de  La  Rivière,  ce  vaillant  prud'homme,  et 
messire  Jean  Le  Mercier.  Mais  étoient  au  cliâtel  de 
Saint  Antoine  joignant  Paris,  en  la  garde  de  mes 
sire  Jean  La  Personne  vicomte  d'Acy  et  disoit-on 
en  plusieurs  lieux  parmi  Paris,  et  étoient  semées  pa- 
roles que  on  les  fer  oit  mourir,  et  que  de  jour  en 
jour  on  n'en  attendoit  autre  chose  et  que  on  les 
délivrerait  au  prévôt  du  cliâtel j  et  eux  là  venus,  il 
étoit  ordonné  sans  remède,  ils  seraient  décapités 
et  exécutés  publiquement,  comme  traîtres  contre  la 
couronne  de  France.  Et  sachez  que  pour  lors  je  fus 
informé,  si  Dieu  n'y  eut  pourvu,  et  les  prières  de 
la   duchesse   de  Berry  n'eussent  été,  on   leur  eut 

!l)  Un  moine.  J.  A.  B. 


*3*  LES  CHRONIQUES  (1S93 

avancé  icur  condamnation;  mais  la  bonne  dame 
rend  oit  grand' peine  et  travailloit  fort  pour  le  sei- 
gneur de  La  Rivière,  cjui  l'a  voit  amenée  en  France 
et  fait  le  mariage  du  duc  de  Beny  et  d'elle;  lequel 
sire  de  La  Rivièreen  avoit  eu  moult  de  peine.  Ei  ne 
pouv  oient  lui  etmessireJean  Le  Mercier  avoir  meil- 
leur moyen  que  la  dite  dame,  car  elle  en  t toit 
moult  soigneuse;  et  disoit  à  la  fois  tout  en  pleurant 
acerles  à  son  seigneur  de  Berry  que  à  tort,  à  péché, 
et  par  envie  on  faisoit  cet  esclandre  et  blâme  au 
seigneur  de  La  Rivière  que  tantletenir  en  prison  et 
toliir  (ravir)  son  héritage  et  disoit:  «Ha,  monsei- 
gneur! il  eut  tant  de  peine  et  de  travail  pour  nous 
mettre  ensemble.  Vous  lui  rémunérez  petitement 
qui  consentez  sa  mort  et  destruction.  A  tout  le  moins 
si  on  lui  a  ôté  sa  chevance,  on  lui  laisse  la  vie*;  car 
si  il  meurt,  sur  la  forme  et  état  dont  esclandre  est,  je 
n'aurai  jamais  joie.  Monseigneur,  je  ne  vous  le  dis 
pas  de  faint  (foible)  courage,  mais  de  grand'  vo- 
lonté. Si  vous  prie,  pour  Dieu,  que  vous  y  veuilliez 
pouvoir, etpenserà  sa  délivrance.  »  Le  duc  de  Beny , 
qui  véoit  sa  femme  prier  si  acerte,et  connoissoit 
bien  que  ses  paroles  étoient  véritables,  en  avoit  pitié 
et  s'amollioit  grandement  de  sa  félonnie;  et  eut  eu 
plus  bative  délivrance  assez  le  sire  de  La  Rivière 
qu'il  ne  eut,  mais  on  tendoit  à  détruire  du  tout  mes- 
sire  Jean  Le  Mercier,  et  on  ne  pouvoit  aider  l'un 
sans  l'autre. 

Ce  messire  Jean  Le  Mercier  avoit  tant  pleuré  en 
prison  que  moult  en  éloit  débilité  de  sa  vue.  Qui 
eut  cru  laduchose  de  Bourgogne,  ou  les  eut  exécu- 


Oôcp)  DE  JEA3S  FR01SSART.  iî>3 

tés  honteusement  et  sans  déport  (délai),  car  trop 
TWt  les  hayoit,  pour  cause  de  ce  que  eux  et  messire 
Olivier  de  Clisson  avoieut  conseillé  le  roi  d'aller  eu 
Bretagne,  pour  guerroyer  et  détruire  son  cousin  le 
duc  de  Bretagne  ;  et  disoit  la  dite  duchesse  que  Le 
Mercier,  Clisson  et  La  Rivière  éloient  cause  de  la 
maladie  du  roi  de  France, car  par  eux  il  étoit  enchu 
en  infirmité  de  maladie,  et  pour  le  voyage  que 
conseillé  lui  avoient  à  faire,  à  aller  sur  le  duc  de 
Bretagne. 

Vous  devez  savoir,  quoi  que  le  roi  de  France  fut 
retourné  assez  en  bon  point  et  bon  état,  si  ne  se  dé- 
partaient point  lés  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne 
du  gouvernement  du  royaume,  mais  en  avoient  le 
faix  et  la  charge,  et  vouloient  avoir  pour  le  grand 
profit  qui  leur  en  sourdoit;  et  avoient  mis  de-lez 
(près)  le  roi  toutes  gens  à  leur  plaisance  et  séance. 
Le  roi  pour  ces  jours  avoit  le  nom  de  roi,  mais  des 
besognes  louchant  et  appartenant  à  la  couronne  de 
France,  on  ne  fit  que  trop  petit  pour  lui  ;  et  vou- 
loientles  dessus  dits  tout  voir  et  savoir.  Laduchesse 
de  Bourgogne  étoit  la  seconde  de  la  reine,  dont  la 
duchesse  d'Orléans  n'étoit  pas  joyeuse,  car  elle  pre- 
noit  volontiers  les  honneurs,  et  disoit  ainsi  à  celles 
de  son  secret:  «  La  duchesse  de  Bourgogne  ne  peut 
ni  nullementne  doit  par  nulle  condition  devant  moi 
venir  à  la  couronne  de  France,  car  j'en  suis  plus 
prochaine  qu'elle  ne  soit;  monseigneur  mon  mari 
est  frère  du  roi:  encore  pourroit  avenir  qu'il  seroit 
roi  et  moi  reine;  je  ne  sçais  pourquoi  elle  s'avance 
de  prendre  les  honneurs  et  nous  met  derrière.  » 


i54  LES  CHRONIQUES  (i5<)~) 

Nous  nous  souffrirons  à  parler  de  ces  clames  quant 
à  présent  et  parlerons  des  ordonnances  de  France 
et  de  messire  Olivier  de  Clisson,  connétable  de 
France,  comment  il  fut  mené  et  traité. 

Vousavez  bien  ouï  recorder  commentilfut  ajourné 
en  parlementpar  quinzaines.,  et  aussi  comment  il  fut 
envoyé  quérir  et  mandé  par  les  chevaliers  de  France 
messire  Philippe  deSavoisis  et  autres,  qui  furent  en 
Bretagne,  et  le  quérirent  (cherchèrent)  et  deman- 
dèrent en  toutes  places,  et  point  ne  le  trouvèrent  ; 
car  il  se  cela  à  cautelle,  et  point  ne  se  voulut  laisser 
trouver;  car  si  ceux  qui  envoyés  y  furent  l'eussent 
vu  et  parlé  à  lui  et  ajourné  de  mainmise,  ils  eussent 
fait  ce  que  ordonné  et  commandé  leur  étoit.  A  leur 
retouren France, et  eux  fait  la  vraie  relation  de  leur 
voyage,  parlementé  fut  et  arrêté  de  par  la  chambre 
et  les  seigneurs  de  parlement  que  messire  Olivier 
de  Clisson  étoit  tout  forfait  et  que  il  seroit  banni  et 
expulsé  hors  de  tous  services  et  offices  etperdroit  ses 
héritagespariout  où  il  les  avoit,auressortet  domaine 
du  royaume  de  France;,  et  au  cas  que  on  l'avoit 
sommé  par  lettres  ouvertes,  scellées  du  grand scelde 
la  chambre  deparlement,et  mandé  qu'il  renvoyât  le 
martel,  c'est  à  entendre  l'office  de  la  conuétablie  de 
France  et  que  point  ne  l'avoit  fait,  mais  désobéi, 
l'office  vaquoit.  Si  regardèrent  les  ducs  de  Berry  et 
deBourgogne  et  leurs  consaulx  (conseillers),  qui  tous 
étoient  contraires  au  seigneur  de  Clisson  et  qui  ne 
vouloient  fors  sa  destruclion,  que  on  y  pourvoiroit 
et  que  l'office  de  la  conuétablie  de  France  étoit  de  si 
noble  condition   et  de  si  grande  renommée,  que  il 


'i5o/>)  DE  JEAN  FUOISSART.  iJJ 

ne  pouvoit  longuement  être  sans  gouverneur,  pour 
les  incidences  qui  en  pouvoient  venir.  Si  fut  avisé 
que  le  sire  de  Coucy  ferait  bien  cet  office  et  y  était 
propre  et  idoine,  et  lui  fut  parlé  ;  mais  il  se  excusa 
grandement  et  dit  que  jà  ne  le  feroit  ni  s'en  entre- 
niettroit, pour  partir  du  royaume  de  France.  Quand 
on  vit  qu'il  n'y  vouloit  entendre, on  regarda  d'autre 
part. 


CHAPITRE  XXXIV. 

Comment   le  mariage   fut  traité  de  messire  Philippe 
d'Artois  comte  d'Eu  et    madame  Marie   de   Berry 

VEUVE,  FILLE  AU  DUC  DE  BerRY  ET  COMMENT  LUI  FUT 
BAILLÉE  LA  CHARGE  DE  LA  CONNÉTABLIE  DE  FrANCE  ET 
OTÉE  A  MESSIRE  OLIVIER  DE  ClISSON, 

.EiN  ce  temps  étoiten  traité  de  mariage  messire  Phi- 
lippe d'Artois,  pour  avoir  la  jeune  veuve  madame 
Marie  de  Berry,  qui  ci-dessus  est  nommée  comtesse 
de  Dunois  et  qui  eut  à  mari  Louis  de  Blois,  si 
comme  vous  savez  ;  et  eut  volontiers  vu  le  roi  de 
France  que  son  cousin  dessus  dit  fut  parvenu  à  ce 
mariage  ;  mais  le  duc  de  Berry  ne  s'y  assentoit  point, 
car  petite  chose  est  de  la  comté  d'Eu,  au  regard  du 
premier  mariage  que  sa  fille  avoit  eu;  et  la  pensoit 
bien  à  plus  haut  marier,  car  à  voir  (vrai)  dire,  la 
dame  en  tout  cas  le  valoitbien  de  beauté,  bouté  et 


i5G  LES  CHRONIQUES  ti5g3) 

detoutcequ'ilappartenoit  à  unehauteetnobledame. 
Toutefois  le  duc  deBerry,au  ibrl  et  à  tout  conclure, 
n'eut  osé  courroucer  le   roi;  et  bien   savoit  le  roi 
que  le  dit  duc  de  Berry  étoit  prié  et  requis  de  plu- 
sieurs, pour  avoir  sa  lille  en  mariage  du   jeune  duc 
de  Lorraine,  du  comte  d'Armagnac,  de  l'aîné  fils  du 
comte  de  Foix.   et  de  Béarn;  et  tous  ces  mariages 
bi isoit  le   roi  et  disoit  à  son  oncle:  «  Bel  oncle  de 
Berry,  nous  ne  voulons  pas  que  vous  nous  éloigniez 
notre  cousine  votre  fille  des  Heurs  de  lys,  nous  lui 
pourvoirons  un  mariage  bon  et  bien  séant  pour  elle, 
car  nous  la  véons  volontiers  de-lez  (près)  nous;  et 
bien  affiert  (sied)  être  de-lez  (près)  notre  belle  ante 
(tante)  de  Berry,  car  elles  sont  presque  d'un  âge.  » 
Ces  paroles  et  autres  refroidoient  le  duc  de  Berry 
à  non  accorder  sa  fille,  ni  convenancer  (promettre) 
nulle  part;  et  véoit  bien  que  le  roi  s'inclinoit,  tout 
considéré,  à  leur  cousin  messire  Philippe  d'Artois, qui 
étoit  jeune  chevalier  et  de  grand' volonté,  et  jà  avoit 
moult  travaillé  en  armes  et  outremer  et  fait  plusieurs 
beauxet  hautsvoyages,lesque!sonrecordoit  et  tenoit 
àgrand'vailîance;et  étoil  moult  en  lagrâce  et  amour 
des  chevaliers  et  écuyers  du  royaume  de  France.  Si 
regardèrent  ainsi  les  ducs  de  Berry  etde  Bourgogne 
par  accord, que  si  le  roi  vouioit  donner  et  accorder  à 
leur   cousin   d'Artois  l'office  de  la  conn établie  de 
France,  lequel   ils  tenoieut  pour  vacant  à  présent, 
car  messire  Olivier  de  Clisson  i'avoit perdu  et  forfait, 
le  mariage  se  feroit  de  Marie  de  Berry  à  lui;  car  au 
cas  qu'il  seroit connétable  de  France,  il  auroit  assez 
chevance  pour  tenir  son  étal.  El  eurent  conseil  et 


j'.pj  DE   JEAN   FROISSART.  i5; 

avis  les  deux  dues  qu'ils  en  parleroient  au  roi  ;  et  lui 
en  parlèrent  sur  la  forme  que  je  vous  dirai,  en  lui 
disant:  «  Monseigneur,  votre  conseil  s'adonne  géné- 
ralement et  j.ar  science  que  notre  cousin  et  le  vôtre, 
le  comte  d'Eu  messire  Philippe  d'Artois,  soit  à  pré- 
sent pourvu  de  l'office  de  la  connétablie  de  France 
fini  vaque  ;  car  Clisson,  par  le  jugement  et  arrêt  des 
clercs  de  droit  et  de  votre  chambre  de  parlement,  l'a 
forfait  j  et  l'office  ne  peut  longuement  vaquer  que 
ce  ne  soit  grandement  en  préjudice  de  votre  royau- 
me: et  vous  êtes  tenu,  et  aussi  sommes-nous, de  aider 
et  avancer   notre  cousin  d'Artois,  car   il  nous  est 
moult  prochain  de  sang  et  de  lignage;  et  puisque  la 
chose  est  en  tel  parti  que  le  dit  office  vaque,  nous  ne 
le  pouvons  pour  présent  mieux  mettre  ni  asseoir  que 
en  messire  Philippe   d'Artois,  car  il   le  saura  bien 
i'aire  et  exercer;  et  si  est  aimé  de  toutes  gens, cheva- 
liers et  écuyers;  et  est  homme  sans  envie  ni  convoi- 
tise. »  Ces  paroles  furent  assez  plaisantes  au  roi,  et 
leur  répondit  joyeusement  qu'il  y  penseroit,  et  si  à 
donner  étoit,  il  auroit  plus  cher  qu'il  l'eut  que  nul 
autre.  Si  demeura  la  chose  un  petit  en  cet  état,  et  le 
roi  en  fut  poursuivi  de  ses  oncles,  car  ils  vouloient 
messire  Philippe  d'Artois  avancer,  et  dégrader  de 
tous  points  messire  Olivier  de  Clisson ,  car  ils  l'a  voien  t 
accueilli  en  grand' liai  ne;  le  duc  de  Berry,  pour  ce 
qu'il  avoit  aidé  à  détruire  Betisac,  et  le  duc  de  Bour- 
gogne, pour  ce  qu'il  faisoit  guerre  au  duc  de  Breta- 
gne; et  encore  ne  le  héoit  point  tant  le  duc  que  la 
duchesse  de  Bourgogne   faisoit.  Finalement  le  roi 
s'y  assentil ,  par  le  moyen  de  ce  que  le  duc  de  Berry 


i58  LES  CHRONIQUES  (,595) 

lui  accordât  sa  fille  Marie,  qui  veuve  étoit  de  Louis 
de  Blois,  à  avoir  en  mariage \  mais  avant  que  on  pro- 
cédât plus  avant,  tant  pour  saouler  le  roi  et  conten- 
ter que  le  duc  d'Orléans,  qui  supportoient  grande- 
ment en  l'office  de  la  connétablie  messire  Olivier 
de  Clisson,de  rechef  messire  Guillaume  des  Bordes 
et  messire  Guillaume  Martel,  tous  deux  chevaliers 
de  la  chambre  du  roi,  et  messire  Philippe  de  Savoi- 
sis,  chevalier  au  duc  de  Berry,  furent  chargés  et  or- 
donnés d'aller  en  Bretagne  et  pour  parler  à  messire 
Olivier  de  Clisson  et  envoyés  de  par  le  roi,  non  par 
autrui.  Les  dessus  dits  chevaliers  ordonnèrent  leurs 
besognes  et  se  mirent  à  voie  et  à  chemin  et  vinrent  à 
Angers,  et  là  trouvèrent  la  reine  de  Jérusalem  et 
Jean  de  Bretagne,  qui  les  reçurent  grandement  et 
honorablement  pour  l'honneur  du  jour;  et  fuient  là 
deux  jours;et  demandèrent  si  ils  savoient  nulles  cer- 
taines nouvelles  de  messire  Olivier  de  Clisson  et  que 
ils  avoienteommission  courtoise  de  par  le  roi,  et  non 
par  autrui,  d'aller  parler  à  lui.  Ils  répondirent  que 
nulle  certaineté  de  son  étatils  ne  savoient,  ni  savoir 
ne  pouvoient ;  forstantque  bien  pensoient  qu'il  étoit 
en  Bretagne  en  une  de  ses  forteresses,  mais  point  ne 
se  tenoit  stablementen  une,  mais  se  transmuoit sou- 
vent de  l'une  en  l'autre.  Or  se  départirent  d'Angers 
les  dessus  dits  chevaliers  et  prirent  congé  à  la  reine 
et  à  son  fils  Charles  le  prince  de  Tarente  et  à  Jean 
de  Bretagne  comte  de  Penthièvre,  et  se  mirent  au 
chemin,  et  exploitèrent  tant  que  ils  vinrent  à  Rennes. 
Le  duc  de  Bretagne  se  tenoit  moult  closement  avec- 
nues  sa  femme  en  la  cité  de  Vannes,  el  ne  chevau- 


fôyâ)  DE   JEAN   FROISSART.  1^9 

choit  point,  car  il  dontoit  les  embûches  et  les  ren- 
contres de  son  adversaire  messire  OlivierdeClisson , 
car  ilsfaisoientguerre  si felle (cruelle)  et  si  dure  que, 
là  où  leurs  gens  se  trou  voient  sur  les  champs,  il  n'y 
avoit  nul  mercy;  il  convenoit  que  la  place  demeurât 
aux  plus  forts-  et  toutétoit  occis  quand  on  en  venoit 
au-dessus:  si  se  doutoient  l'un  de  l'autre.  Bien  y 
avoitcause  et  raison;  etquoique  le  duc  soit  le  souve- 
rain du  pays ,  si  ne  trouvoil-il  baron,  chevalier  ni 
écuyer  de  Bretagne  qui  se  voulsit  armer  avecques 
lui,  à  l'encontre  de  messire  Olivier  de  Clisson;  mais 
s'en  dissimuloient  tous  et  disoient  que  cette  guerre 
ne  leur  touchoit  en  rien.  Ainsi  les  laissoient-ils 
convenir;  et  se  tenoit  chacun  chez  soi;  ni  le  duc 
n'en  pou  voit  avoir  autre  confort. 

Quand  les  dessus  nommés  chevaliers  de  France 
furent  venus  en  la  cité  de  Rennes,  ils  enquirent  au 
plus  véritablement  qu'ils  purent,  où  on  trouveroit 
messire  Olivier  de  Clisson;  nul  ne  leur  en  savoit  à 
dire  la  vérité.  Donc  eurent-ils  avis  et  conseil  que  ils 
se  trairoient  devers  Châtel-Josselin,  ainsi  qu'ils 
firent.  Ils  furent  recueillis  des  gens  messire  Olivier 
moult  bellement,  pour  l'amour  du  roi  de  France. 
Us  demandèrent  de  messire  Olivier  où  ils  en  onoient 
nouvelles,  car  ils  avoient  à  parler  à  lui  de  par  le  roi 
de  France  et  son  frère  le  duc  d'Orléans  tant  seule- 
ment. Nul  ne  leur  en  sent  dire  vraies  nouvelles,  ou 
ne  voulurent;  et  répondirent  ainsi  aux  dits  cheva- 
liers, en  eux  excusant  et  messire  Olivier  aussi:  «  Cer- 
tainement, seigneurs,  il  n'est  nul  qui  le  sache  où 
trouver.  Huy  est  en  un  lieu  et  demain  en  un  autre. 


i6o  LES  CHRONIQUES  (i5g3) 

Mais  vous  pouvez  bien  chevaucher  par  toute  la  du- 
ché de  Bretagne,  puisque  vous  êtes  au  roi;  et  toutes 
les  forteresses  et  maisons  de  mess  ire  Olivier  vous 
seront  ouvertes  et  appareillées, c'est  raison.  »  Quand 
les  dessus  dits  virent  qu'ils  n'en  auroient  autre 
chose,  si  se  départirent  du  Châtel-Josselin  et  che- 
vauchèrent outre,  et  visitèrent  toutes  les  forte- 
resses, grandes  et  petites,  de  messire  Olivier  de 
Clisson;  et  autres  nouvelles  n'en  purent  avoir  ;  et 
vinrent  à  Vannes;  et  là  trouvèrent  le  duc  de  Breta- 
gne et  la  duchesse  qui  bellement  les  recueillirent; 
mais  ils  ne  furent  avecques  eux  tant  seulement  que 
demi-jour,  et  point  ne  se  découvrirent  au  duc  de 
la  matière  secrète  pourquoi  ils  étoient  là  venus. 
Aussi  le  duc  ne  les  en  examina  point  trop;  et  adonc 
ne  virent  point  messire  Pierre  de  Craon,  et  prirent 
congé  au  duc  et  à  la  duchesse;  puis  se  mirent  au 
retour  et  exploitèrent  tant  qu'ils  vinrent  à  Paris, où 
ils  trouvèrent  le  roi  et  les  seigneurs  qui  les  atten- 
doient.  Si  contèrent  premièrement  au  roi  et  au  duc 
d'Orléans  comment  ils  avoient  visité  tous  les  lieux, 
villes  et  châteaux  en  Bretagne  de  messire  Olivier 
de  Clisson  et  point  ne  L'avaient  trouvé.  De  ces  nou- 
velles furent  les  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne 
tous  réjouis,  et  ne  voulsissent  point  que  la  besogne 
se  portât  auirement. 

Assez  tôt  après  se  procéda  le  mariage  de  messire 
Philippe  d'Artois  comte  d'Eu  à  Marie  de  Berry,  et 
fut  le  dessus  nommé  connétable  de  France,  pour 
user  de  l'office  et  en  lever  les  profits  aux  usances 
et  ordonnances  anciennes,  quoique  messire  Oii\ier 


(K>ff>)  DE  JEAN   ER0ISSA*RT.  101 

de  Clisson  n'y  eut  point  renoncé,  ni  renvoyé  le  mar- 
tel de  In  connétablie;  mais  disait  et  aflirmoit  que 
Connétable  demeuroit,  car  il  n'avoit  Tait  chose  con- 
tre le  roi  de  France  ni  le  103  a  urne  pourquoi  on  lui 
dût  ôier.  Si  demeura  la  chose  en  cet  élat. 

Bien  sçut  les  nouvelles  messire  01i\ier  de  Clis- 
son comment  le  comte  d'Eu  étoil  pourvu  de  l'office 
de  la  connétablie  de  France,  et  de  ce  jour  on  avant 
il  en  leveroit  tous  les  profits  par  le  consentement 
du  roi  de  France,  et  avoit  par  mariage  épousé  la 
fille  au  duc  de  Berry  madame  Marie.  De  tout  ce  il 
ne  lit  nul  compte,  car  il  se  sentoit  loyal  et  prud'- 
homme et  non  forfait  devers  le  roi  et  la  couronne 
de  France,  et  que  tout  ce  qui  faiten  étoit,,  avoit  été. 
fait  et  proposé  par  envie  et.  mauvaiselé;  et  lui  mon- 
iroit  le  duc  de  Bourgogne  telle  haine  que  il  ne 
le  pou  voit  celer.  Si  entendit  messire  Olivier  de 
Clisson  à  faire  sa  guerre  et  à  fournir  sagement  con- 
ire  son  adversaire  le  duc  de  Bretagne,  laquelle 
guerre  fut  dure  et  crueuse.  Et  ne  s'épargnoient 
point  leurs  gens  d'eux  occire,  quand  d'aventure  ils 
s'entrecontroient  sur  les  champs;  et  plus  souvent 
chevauchoient  assez  messire  Olivier  de  Clisson  et 
ses  gens, en  allant  de  châtel  en  antre  et  faisant  em- 
bûches, que  le  duc  de  Bretagne  et  ses  gens  ne  fis- 
sent. Et  se  trouvoit  messire  Olivier  plus  fort  assez 
pour  résister  à  fencontre  de  son  adversaire  que  le 
duc  ne  faisoit,  car  il  ne  trouvoit  baron  ni  chevalier 
en  Bretagne,  qui  de  cette  guerre  se  voulsissent 
(voulussent)  entremettre,  ams  (mais) s'en  dissimu- 
loient;ct  quand  le  duc  les  mandoit,ilsvenoient  par* 

FROISSART.    T.     XIII.  I  I 


iG2  LES  CHRONIQUES  (,593) 

1er  à  lui  pour  savoir  son  en  lente  (intention).  Là  les 
requéroit  le  duc  de  confort  et  d'aide  pour  corriger 
son  homme,  messire  Olivier  de  Clisson,qui  trop 
grandement  s'étoit  forfait  envers  lui.  Les  barons  de 
Bretagne, tels  que  le  vicomte  de  Rohan,  le  sire  de 
Dînant,  et  messire  Hervieu  de  Lyon  et  plusieurs 
autres  s'excusoient  et  disoient  que  de  ce  ils  ne  sa- 
voient  rien  et  que  point  de  guerre  ils  ne  feroient  à 
messire  Olivier  de  Clisson  pour  cette  cause;  mais 
volontiers  se  travailleroient  de  y  mettre  cause  et 
moyen  de  venir  à  paix,  si  ils  savoient  ou  pouvoient. 
Quand  le  duc  vit  qu'il  n'en  auroit  autre  chose  et 
que  plus  perdoit  de  ses  hommes  par  cette  guerre 
que  messire  Olivier  de  Clisson  ne  faisoit,  si  eut 
conseil  d'envoyer  les  dessus  nommés  barons  devers 
messire  Olivier  de  Clisson  et  traiter  devers  lui  que 
ils  l'amenassent,  sur  son  sauf-conduit,  à  Vannes 
parlementer  à  lui,  et  il  le  trouveroit  si  traitable  et 
débonnaire  qu'il  entendroit  à  toute  raison  ;  et  si  mes- 
pris  (erré)  avoit  envers  lui,  il  lui  amenderoit  à 
l'ordonnance  de  ceux  lesquels  il  prioit  d'aller  en 
ce  voyage. 

Les  dessus  nommés  à  ce  faire  s'accordèrent  volon- 
tiers par  cause  de  bon  moyen,  et  s'en  vinrent  tous 
trois  devers  messire  Olivier  de  Clisson ,  et  firent 
tant  qu'ils  parlèrent  à  lui,  ce  m'est  avis  au  Châtel- 
Josselin;  et  lui  remontrèrent  l'intention  du  duc,  et 
ce  dont  ils  éloient  chargés,  et  plus  avant,  pour  ap- 
procher à  la  paix; car  la  guerre  d'eux  deux  étoit  mal 
séante  en  Bretagne  et  trop  déplaisoit  aux  nobles  de 
Bretagne  et  grévoit  à  tous  marchands  et  au  menu  peu- 


(i395)  DE  JEAN  FROISSART.  iG3 

pie  :  «  Messire  Oli  v  ier  ,n  ous  vous  disons  ainsi ,  que  si  il 
vous  plaît  aller  devers  monseigneur,  en  cause  de 
assurance,  tant  que  vous  serez  retourné  arrière, 
nous  nous  obligeons  à  ici  demeurer  et  tenir  sans 
point  partir  ni  issir  les  portes  de  Chatel  Josselin; 
ctnous  supposons  assez  que  si  vous  êtes  en  la  pré- 
sence de  monseigneur,  vous  serez  à  paix  et  d'accord, 
car  nous  l'en  véons  en  bonne  volonté.  » 

A  ces  paroles  répondit  messire  Olivier  de  Clis- 
son  et  dit:  «  Beaux  seigneurs,  que  vous  profiteroit- 
il  si  j'étois  mort?  Pensez-vous  que  je  ne  connoisse 
pas  le  duc  de  Bretagne?  Certes  si  fait  II  est  trop 
cruel  et  haut;  et  quoique  il  vous  ait  indicté  et  in- 
formé, et  que  il  me  donne  sauf  allant  et  retournant, 
si  il  me  véoit  en  sa  présence,  jà  pour  parole  qu'il 
vous  ait  promise,  il  ne  cesseroit  s'ilm'avoit  vu  mort; 
et  si  j'étoismort,  vous  mourriez  aussi,  car  mes  hom- 
mes vous  occiroient,  ni  jà  pitié  ni  mercy  n'en  au- 
roient.  Si  vaut  mieux  que  vous  vivez,  et  moi  aussi, 
que  nous  nous  boutons  en  ce  danger;  car  de  lui  je 
me  garderai  bien,  et  de  moi  il  se  garde  ainsi  que 
bon  lui  semble.  » 

Donc  répondit  messire  Charles  de  Dinant  et  dit  : 
«  Beau  cousin,  vous  pouvez  dire  ce  qu'il  vous  plaît, 
mais  nous  ne  l'avons  point  vu  en  cette  volonté  de 
vous  occire,  s'il  vous  véoit  par  le  moyen  que  nous 
vous  offrons,  mais  à  bonne  affection  de  vous  laisser 
venir  à  accord  à  lui;et  nous  vousprions  que  vous  le 
veuilliez  faire.  »  Donc  répondit  le  sire  de  Clissou 
et  dit:  «Je  crois  assez  que  vous  ne  voulez  que  tout 
bienjmaissur  cetteassurance  que  vousme présentez, 


if>4  les  cnnoiuQUES  (i~9-,; 

je  ne  me  avancerai  point  d'aller  devers  le  duc  de 
Bretagne;  et  puisque  vous  vous  entremêliez  en 
bonne  manière,  ainsi  Je  dois-je  et  vueil  entendre,  je 
vous  dirai  que  je  ferai  et  quelle  réponse  acceptable 
je  vous  baillerai.  Vous  retournerez  devers  lui  qui  ci 
vous  envoie,  et  lui  direz  que  point  je  ne  vous  vueïl 
prendre  en  pleiges  (cautions)  ni  en  otages,  mais  il 
m'envoie  son  héritier,  qui  est  fiancé  à  la  fille  du  roi 
de  France,  et  cil  (celui-ci)  demeurera  en  la  garde  de 
mes  bommesau  Châtel-Josselin  tant  que  je  serai  allé 
-et  retourné.  Cette  voie  est  plus  acceptable  pour 
moi  que  nulle  des  autres  et  est  raisonnable;  car  si 
-vous  demeurez  ici,  si  comme  vous  offrez,  qui  s'en- 
tremettra des  besognes  ettraités,  ni  qui  scroit  moyen 
entre  nous  deux,  qui  jamais,  sans  moyen,  ne  se- 
rions d'accord?  » 

Quand  les  dessus  nommés  barons  de  Bretagne 
Tirent  qu'ils  n'en  auroient  autre  chose,  si  prirent 
-congé.  Messire  Olivier  leur  donna.  Et  se  partirent 
de  Châtel-Josselin, et  retournèrent  à  Vannes  devers 
le  duc  de  Bretagne,  et  lui  recordèrent  toutes  les  pa- 
roles et  réponses  dessus  dites,  auxquelles,  tant  que 
de  son  fils  envoyer  au  Châtel-Josselin,  il  ne  se  lut 
jamais  consenti.  Si  demeura  la  chose  eu  cet  état  et 
la  guerre  comme  devant  erueuse(cruelle);et  n'osoit 
nul  chevaucher  en  Bretagne  sur  leschamps,  ni  aller 
parles  chemins  pour  cette  guerre.  Marchandise -en 
étoit  toute  morte  parmi  Bretagne;  et  toutes  gens  es 
cités  et  bonnes  villes  s'en  sentoient;  et  les  laboureurs 
des  terres  mémement  s'en  refroidoient  et  séjour- 
n bien  t. 


Ci3g5  DE  JEAN   FROISSART.  iG5 

La  duchesse  de  Bourgogne  couvertemcnt  con- 
fortoit  son  cousin.de  ncns  d'armes  Bourmi i «ruons  et 
autres  qu'elle  lui  envoya,  car  le  duc  de  Bretagne  ne 
trouvoit  nul  de  son  pays  qui  se  voulsist  armer  pour 
celte  guerre:  Mais  s'en  dissimuloient  chevaliers  et 
écuycrs  de  Bretagne,  si  ils  n'étoient  de  l'hôtel  du 
duc.  Le d« e  d'Orléans  d'autre  part,  qui  moult  aimoit 
mcssire  Olivier  de  Clisson,  le  confortoit  couverte- 
ment  et  lui  envoyort  gens  d'armes  et  bons  coursiers 
pour  le  rafraîchir  de  montures  et  trop  plus  souvent 
chevauchoient-  aux  aventures  messire  Olivier  de 
Clisson  et  ses  routes  (troupes)  que  le  duc  ne  fit.  Et 
avint  que  une  fais  il  encontra  deux  écuycrs  du  duc 
de  Bretagne,  qui  chevauchoient  et  alloient  en  beso- 
gne pour  le  ducjPtin  on  appeloil  Bernard  et  l'autre 
Ivonnet  :ilsne  purent  fuir  ni  éloigner, car  ils  chéirent 
(tombèrent)  es  mains  de  messire  Olivier  de  Clisson, 
qui  fut  moult  joyeux  de  leur  venue,  car  bien  les  con- 
noissort.  L'un  lui  avoit  fait  du  temps  passé  service, 
et  l'autre  non,  mais  déniaisai]  ce;  si  hri  en  souvint 
là.  Quand  ils  se  virent  attrapés,  ils  furent  tous  éba- 
bis.  Donc  dit  messire  Obviera  Ivonnet:  «Te  sou- 
vient-il comment  an  châtol  de  l'Ermine  de-lez  (près) 
Vannes,  eu  une  tour,  tu  me  enferras  mal  courtoi- 
sement ;  et  tu,.  Bernard, .tu  en  avois  pitié,  et  dévêtis 
ta  gonne  (robe),  pourtant  que  j'étais  en  pur  mon 
doublet  sur  le  pavement,  pour  moi  eschever  (éviter) 
du  froid;  je  le  le  vueil  ici  remerir  (rendre).  La  vie 
t'en  sera  sauvée;  mais  ce  garron  traître  Ivonnet, 
qui  bien  s'en  fut  passé  à  moins  faire,  si  il  Voulsist 
«'Ml  voulu),y  demeurera.  »  A  ces  mots  illraist  (lira) 


iGG  LES   CHRONIQUES  (ijqô) 

une  dague,  et  il  même  l'occit,  et  puis  passa  outre. 
Aux  varlets  il  ne  fit  rien. 

Une  autre  fois  messire  Olivier  de  Clisson  che- 
vauclioit  devers  le  châtel  d'Auroy,  car  le  duc  et  la 
duchesse  étoient  là  ;  et  avoit  bien  trois  cents  lances 
en  sa  compagnie  ;  et  d'aventure  il  trouva  bien 
quarante  varlets  de  l'hôtel  du  duc  qui  étoient  sur  les 
champs.  Et  fut  environ  la  Saint-Jean  en  été.  Ces 
varlets  avoient  lié  leurs  chevaux  aux  arbres,  et 
avoient  faucilles,  et  soy  oient  (coupoient)  à  pouvoir 
les  blés  pour  faire  faix  et  trousses  et  pour  reporter  à 
leurs  logis  comme  fourrageurs.  Messire  Olivier  vint 
sur  eux  et  les  épouvanta.  Autre  mal  il  ne  leur  fit 
et  leur  dit:  «  Et  comment  êtes-vous  tant  osés  de 
vous  mettre  sur  les  champs  et  de  tollir  et  embler 
(enlever)  la  garnison  des  laboureurs;  vous  ne  les 
avez  pas  semés,  et  si  les  coupez  avant  qu'ils  soient 
mûrs;  vous  commencez  trop  tôt  à  faire  août.  Or  tôt 
prenez  vos  faucilles  et  montez  sur  vos  chevaux. 
Pour  l'heure  je  ne  vous  ferai  faire  nul  mal,  mais 
allez  et  dites  au  duc  de  Bretagne,  qui  est  en  Auroy, 
je  le  sçais  bien,  qu'il  vienne  ou  envoie  ses  hommes 
recueillir  ce  que  soyé  (coupé)  avez,  et  que  Clisson 
lui  mande,  et  que  ci  on  le  trouvera  jusques  à  soleil 
escoussant  (couchant).  » 

Les  varlets,  qui  furent  tous  joyeux  de  cette  déli- 
vrance, car  ils  cuidoient  être  tous  morts,  reprirent 
leurs  faucilles  et  montèrent  sur  leurs  chevaux  et 
s'en  retournèrent  au  châtel  d'Auroy  devers  le  duc; 
et  crois  assez  que  ils  lui  recordèrent  ces  nouvelles; 
et  autre  chose  n'en  fut;  ni  point  ne  issit  ni  fit  issir 
ses  hommes  du  châtel. 


(i395)  DE  JEAN   FROISSART.  167 

Telles  escarmouches  faisoient  adoneques  en  Bre- 
tagne le  duc  et  messire  Olivier  de  Clisson  l'un  sur 
l'autre  et  ne  s'ensonnioient  (meloient)  point  ceux  du 
pays  de  leur  guerre.  Nous  nous  souffrirons  à  parler 
du  duc  de  Bretagne,  de  messire  Olivier  de  Clisson 
et  de  leur  guerre  et  retournerons  aux  besognes  de 
France  et  d'Angleterre. 


CHAPITRE   XXXY. 

De  la  ronsiE  de  la  paix  qui  fut  faite  et  octroyée 

ENTRE  LES  DEUX  ROIS  DE  FrANCE  ET  d' ANGLETERRE  ET 
PAR  LE  MOYEN  DES  QUATRE  DUCS  ONCLES  DES  DEUX 
ROIS. 

V  ous  savezeomment  les  parlements  furent  en  la  cité 
d'Amiens  et  comment  les  seigneurs  se  départirent 
l'un  de  l'autre  et  sur  quels  articles;  et  comment  on 
envoya  en  Angleterre;  et  la  réponse  que  on  eut  des 
Anglois,  qui  durs  étoient  à  venir  à  paix,  car  il  ne 
tenoit  pas  du  tout  au  roi  Richard  d'Angleterre,  au 
duc  de  Lancastre,  au  duc  d'York,  ni  à  ceux  qui  les 
traités  et  paroles  de  la  paix  avoient  portés,  mais 
grand'part  à  la  communauté  d'Angleterre;  et  dési- 
roient  les  communs,  archers  et  tels  gens,  à  ce  qu'ils 
disoient  et  montroient,  trop  plus  la  guerre  que  la 
paix  de  France  et  d'Angleterre.  Les  deux  parts;  des 
jeunes  gentils  hommes,  chevaliers  et  écuyers,  qui 
ne  se  savoient  où  employer  et  qui  appris  avoient  à 


l6H  LES   CHRONIQUES  (,5ip) 

être  oiseux  et  tehif  bon  état  sur  le  tait  de  la  guerre  ; 
Bt  au  tort  si  couvenoit-il  qu'ils  obéissent  là  où  le  roi, 
ses  oncles  et  la  plus  saine  partie  d'Angleterre  s'in- 
clinoit.  Le  duc  de  Lancastre  considérait  foutes  ces 
choses,  tant  pour  l'amour  de  ses  filles  qui  reines 
étoient,  si  comme  vous  sçavez,  l'une  d'Esp;igne  et 
l'autre  de  Portugal,  ([ue  pour  ce  qu'il  véoit  que  îe 
roi  son  neveu  s'y  inclinoil  aussi,  etdisoitque  la 
guerre  avoit  assez  duré,  et  étoit  de  cette  opinion,  et 
y  rendort  grarid'peine, mais  qu'il  véit  que  ce  fut  à 
l'honneur  du  royaume  d'Angleterre.  Du  côté  du 
royaume  de  France  le  duc  de  Bourgogne  y  rendoit 
aussi  grand'peïne,  car  il  véoit  qu'il  étoit  grande- 
ment chargé  des  consaux  et  besognes  de  France,  et 
que  ses  deux  neveux  étoient  jeunes  d'âge  et  de  sens, 
îe  roi  et  le  duc  d'Orléans  ;  et  si  se  trouvoit  un  grand 
héritier  j  attendant  encore  de  grands  héritages  de 
toute  la  duché  deBrabantjet  si  Flandre  et  Bra- 
bant  au  temps  à  venir  se  différaient  contre  la  cou- 
ronne de  France  avecques  la  puissance  d'Angle- 
terre, ainsi  que  autrefois  ils  avoient  fait,  le  royaume 
de  France  aurait  trop  d'ennemis.  Ce  duc  de  Bour- 
gogne étoit  moult  Imaginatif  et  véoit  moult  loin  en 
ses  besognes,  si  que  il  me  fut  dit  par  hommes  nota- 
bles, qui  de  ces  besognes  dévouent  savoir  la  cer- 
taineté,  qu'il  et  le  duc  de  Lancastre  rendirent 
grand' peine  à  ce  que  les  parlements  fussent  de  re- 
chef mis  et  assis  à  Lolinghen,  où  autrefois  avoient 
été,  et  y  fussent  si  forts  de  toutes  parties  et  si  bien 
pouvus  de  toutes  procurations  et  si  puissamment 
fondés,  que  pour  faire  paix  si  métier  faisoit,  et  si  les 


(i'fj5)  DE  JEAN    FHOISSART.  169 

traités  s'étendoient  jusques  à  là,  et  à  être  à  Lolin- 
ghen  dedans  le  mai  prochain  venant,  lequel  on 
compteroit  l'an  mil  trois  cent  qualre  vingt  et  treize. 
Accordé  et  scellé  fut  de  toutes  parties  et  nom- 
més ceux  qui  les  parlements  tiendroient,  et  qui  de 
parle  roi  et  leurs  consaulx  (conseillers)  en v oy es  y 
seroient. 

Premièrement  de  la  partie  d'u  roi  Richard  d'An- 
gleterre y  furent  principalement  élus  se^  deux  on- 
cles, le  duc  de  Lan  castre  et  le  duc  de  Glocestre, 
lequel  étoit  grandement  en  la  grâce  et  amour  de 
toute  la  communauté  d'Angleterre  et  des  chevaliers 
et  écuyers,  qui  plus  aimoient  la  guerre  que  la  paix  ,. 
et  des  prélats  l'archevêque  d'York  et  l'évêque  de 
Londres ,  et  aucuns  clercs  licenciés  en  droit  et  en 
lois,  pour  entendre  et  exposer  les  lettres  en  latin  ^l). 
Et  dévoient  ces  seigneurs  venir  en  la  ville  de  Calais, 
ainsi  qu'ils  firent, .à  la  mi  avril,  ou- tantôt-  après  le 
jour  Saint  George  passé,  pourtant  que  le  roi  elles 
barons  d'Angleterre,  qui  du  bleu  gertier  (jarretière) 
sont,  en  font  solennité  et  fête  très  grande  au  chatel 
de  Windsor. 

D'autre  part  du  côté  de  France,  les  ducs  deBerry , 
de  Bourgogne  et   les  consaux  [2)  s'ordonnèrent  à 

(<)On  voit  dan.  les  Fœdera  de  Hymer  que  les  commis  ires  Anglois 
t-ioient;  le  du  de  Lancas're,  le  <'uc  de  Glocrstre,  Walter.é  êque  do 
Durlunj,  Tloni'S  COinti)  maréchal  gouvern  ur  de  Calais,  sire  Tlio 
mas  rerry,  s:re  Lewis  Clîfiord  et  Richard  R<m-Ilall  docleur  es  lo  s 
J.  A.  B 

('2  I)'.  |>rès  nn  sauf-conduit  donné  dans  l'ymtT.  on  voit  que  lesccn- 
ni  s-a'res  Franco  s  étaient  ;  le  duc  deliurvit  d  Auserjue,  le  duede  D  ur- 
gygUr;  comte  de  Flandre  et  d'Artois, oncles   du  loi,  IVicole,  evêq  >c  de 


'7°  LES  CHRONIQUES  (,3g5> 

être  et  venir,  ainsi  qu'ils  firent,  en  la  ville  de  Bou- 
logne, et  eux  tenir  là  et  parlementer  à  Lolinghen. 
Le  roi  de  France  ,  qui  très  grand'  affection  avoit, 
à  ce  qu'il  montroit,  que  paix  fût  entre  eux  et 
les  Anglois,  car  trop  guerre  y  avoit  duré,  dit  à  ses 
oncles  et  à  son  conseil  :  qu'il  vouloit  aller  au  plus 
près  des  parlements,  comme  il  pourroit  par  raison,, 
pour  mieux  montrer  que  la  besogne  étoit  sienne  et 
lui  touclioit.  Donc  fut  avisé  où  le  roi  de  France  se 
tiendroit,  ou  à  Saint  Omer  pour  être  en  la  marche 
et  frontière  de  Calais,  ou  à  Therouenne,ou  à  Mon- 
treuil,  ou  à  Abbeville.  Tout  considéré,  il  valoit  trop 
mieux  le  roi  se  tenir  à  Abbeville  que  autre  part,  car 
il  y  a  puissant'ville  et  bien  aisée  de  toutes  choses, 
et  là  y  seroient  tous  seigneurs  et  gens  aisément 
logés  sur  cette  belle  rivière  de  Somme.  Quand  ce 
conseil  fut  arrêté,  on  fit  les  pourvéances  duroi  gran- 
des et  grosses  en  la  ville  d' Abbeville  ;  et  pour  le 
corps  du  roi  loger  on  ordonna  l'abbaye  de  Saint- 
Pierre,  qui  est  une  grand'  abbaye  et  garnie  d'édifi- 
ces et  de  noirs  moines.  Et  là  vint  le  roi  et  son  frère 
le  duc  d'Orléans,  et  leurs  consaux,  et  messire  Rc- 
gnault  (Arnaud)  de  Corbie  (l)  chancelier  de  France, 


Bayeux^  Jean,  évêque  cTArras,  Valeran  comte  de  Ligny  et  de  saint  Pol, 
Guillaume  vicomte  de  Melun,  Raoul  sire  de  Rainerai,  Guillaume  de  la 
Tri  mouille  ,  Guillaume  de  INeuillai,  et  Yve  Derian.  J.  A.  B. 

(i)  Joues  dans  son  é  Jition  croit  voir  une  erreur  dans  cette  phrase  où 
Froissart  désigna  Arnaud  de  Corbie  comme  chancelier  de  France  en 
i3g3j  cioyant  que  Pierre  de  Giac,  auquel  Arnaud  de  Corbie  succéda, 
étoit  mort  en  1^07.  Le  fait  est  que  Froissart  a  parfaitement  raison 
Pierre  de  Giac  mourut  le  17  août  1387  et  non  1407  et  Arnaud  de  Cor- 
bie succéda  cette  année  à  Pierre  de  Giac  dxas  cette  dignité.  J.  A.  B. 


(i5(,3)  DE  JEAN  FROISSART.  171 

les  ducs  deBeriy  et  de  Bourgogne,  et  les  parlemen- 
teurs  se  tinrent  à  Boulogne,  les  ducs  de  Lancastre 
et  de  Glocestre  à  Calais,  et  tous  leurs  consaux. 

Belle  chose  fut  de  voir  Fordonnance  et  état  des 
parlements,  qui  en  ce  temps  se  tinrent  entre  les 
François  et  les  Anglois  sur  les  champs,  entre  Bou- 
logne et  Calais,  près  d'une  place  que  on  dit  Lolin- 
ghen;  et  là  étoient  de  toutes  les  deux  parties  ten- 
dues tentes, trefs  elpavillons  pour  eux  tenir, reposer, 
rafraîchir,  boire,  manger  et  dormir,  si  il  conve- 
noit.  Et  deux  ou  trois  jours  en  la  semaine  les  Fran- 
çois, qui  pour  le  parlement  étoient  là  ordonnés, 
venoient  là  de  Boulogne;  et  les  deux  oncles  du  roi 
d'Angleterre  venoient  là  de  Calais;  et  souvent  en- 
troient en  parlement  et  traité  sur  le  point  de  neuf 
heures;  et  là  se  tinrent  en  une  très  belle  tente,  qui 
par  accord  de  toutes  les  parties  étoit  tendue;  et  là 
parlementoient  et  proposoient  plusieurs  articles.  Or 
me  fut  dit,  car,  pour  ce  temps  et  pour  savoir  la  vé- 
rité de  leurs  traités  ce  que  savoir  on  en  pouvoit,  je, 
Jean  Froissait,  auteur  et  proposeur  de  ce  livre,  fus 
en  la  bonne  ville  d'Abbeville,  comme  cil  (celui)  qui 
grand' connoissance  avoit  entre  les  seigneurs,  si  en 
demandois  à  la  fois  à  ceux  qui  aucune  chose  en 
dévoient  savoir  (,),  que  sur  l'entrée  des  parlements 
les  François  mirent  en  termes  aux  seigneurs  d'An- 
gleterre qui  là  étoient,  quand  ils  eurent  vu  leurs 
procurations  et  la  puissance  qu'ils  avoient  de  tenir 
le  parlement  et  de  donner  trêves,  et  sur  les  trêves 

(1)  Le  moine  de  Saint  Denis  raconte  qu'il  fut  aussi  présent  à  la  con- 
férence solennelle,  et  eut  ordre  du  duc  de  Bcrry  d'en  dresser  procès 
verbal.  J.  A.  B. 


*72  LES  CHRONIQUES  (,-3'95) 

bonne  paix  par  mer  et. par  terre,  de  eux  principale- 
ment, leurs  conjoints  et  aliers  (adhérents),  que  ils 
vouloient  avoir  Calais  abattue,  par  telle  manière 
que  jamais  nul  n'y  habitat  ni  demeurât. 

A  cette  parole  et  article  répondirent  les  Anglois 
tantôt,  c'est  à  entendre  le  duc  de  Lancastre  et  le  duc 
de  Glocestrerque  ils  n'avoient  que  faire  de  mettre 
ces  paroles  en  termes,  d'avoir  Calais  abattue,  car 
Calais  seroitla  dernière  ville  que  la  couronne  d'An- 
gleterre tiendront  en  son  domaine  et  héritage-  et 
que  si  on  vouloit  avoir  traité  et  parlement  à  eux  on, 
cloist  (retînt)cette  parole,  car  ils  n'en  vouloient  plus 
ouïr  parler.  Quand  les  ducs  de  Berry  et  de  Bour- 
gogne ouïrent  leurs  deux  cousin»  les  ducs  d'An- 
gleterre parler,  si  acertes,  si  cessèrent  à  parler  de 
cette  matière,  car  ils  virent  bien  que  ils  y.  travail- 
leroient  en  vain  ;  et  parlèrent  sur  autres  états.  Les 
Anglois  un  long  temps  demandoient  avoir  en  resti- 
tution toutes  les  terres  qui  baillées  et  délivrées 
avoient  été  au  roi  Edouard  d'Angleterre  leur  sei- 
gneur de  père,  ou  à  ses  députés  et  commis,  et  de 
reelief  toute  la  somme  de  florins, .qui  demeurée  étoit 
à  payer  au  jour  que  la  guerre  lut  renouvelée  entre 
France  et  Angleterre.  Cette  demande  aux  François 
soutinrent  les  Anglois  un  long  temps  jet  montroient 
bien,  et  iaisoient  montrer  pas  leurs  clercs,  pour 
mieux  en  vérité  exposer  leurs  paroles,,  qu'elles 
étoient  raisonnables.  Les  seigneurs  de  France,  c'est 
à  entendre  les  deux  ducs  qui  là  étoient  et  le  chan- 
celier de  France,  répondoient  doucement  à  rencon- 
tre et  arguoieut  du  contraire  et  disoient  tant  que 


(Ôy5)  DE   JEAN   FROISSART.  V73 

de  toutes  les  terres  faire  retourner  arrière  au  pre- 
mier point  des  procès,  au  gouvernement  et  domaine 
du  roi  d'Angleterre  et  de  ses  successeurs,  impossi- 
ble étoit  à  faire  ;  car  les   villes,  les   terres,  les  cliû- 
tea us,  les  cités  et  les  seigneuries  et  hommages  des 
pavs,  qui  nommés  sont  et  furent  en  la  chartre  de  la 
paix  donnée  et  accordée  l'an  mil  trois  cent  soixante 
et  onze  à  Bréquigny  devant  Chartres,  et  puis  con- 
firmée et  scellée  à  Calais.,  étoieut  trop  éloignés  de  ce 
.propos.  Car  le  roi  de  France,  à  qui  ils  s'étoient  de 
volonté   et  sans  contrainte  remis  et  rendus,  leur 
a\ oit  donné,  juré  et  scellé  si  grands  libertés  et  pri- 
vilèges, et  confirmé  sur  parole  de  roi,  que  ce  ne  se 
pouvait  oler,  briser  ni  retourner  ;  et  que  si  on  vou- 
lait venir  à  paix  à^ux,il  convenoit  entrer  en  traité. 
Donc    fut  regardé,  par  l'avis  et   délibération  des 
quatre  ducs  principalement,  auxquels  il  tenoitetdu 
tout  pendoit  la  forme  de  la  paix  et  de  la  guerre,  que 
les  François  de  leur  coté  éciïroieut  tous  des  articles 
tels  qu'ils  voudroient  faire -et  tenir,  et  les  Anglois 
pareillement  de  leur  côté  aussi  écriroientj  et  baillés 
et  coatrebadlés  ces  écrits  outre,  à  paix  et  loisir  les 
seigneurs  les  regarderaient  et  visiteraient,  et  fe- 
roient  regarder  et  visiter  par  leurs  chanceliers  et  les 
prélats,  clercs  en  droit  et  en  lois  qui  de  leur  conseil 
étoient,  et  qui  à  ce  entendre  étoient  habiles  et  pro- 
pices ;  et  ce  quia  passer  et  à  tenir  féioit,il  seroit  tenu  ; 
et.ee  qui  à  chanceler  (eflàcer)  seroit, il  seroit-chancelé. 
Cette  ordonnance  sembla  à  toutes  parties  être  rai- 
sonnable et  bonne,  car  en  devant  ce  les  corps  des 
quatre  ducs  avoient  trop  grand' charge  pour  ouïr, 


174  LES  CHRONIQUES  (<3^3) 

lire  et  rapporlertant  de  paroles, qui  là  étoient  propo- 
sées de  la  partie  des  François,  et  aussi  ils  n'étoient 
pas  si  enclins  ni  usés  de  l'entendre  et  concevoir  sur 
la  forme  et  manière  que  les  François  le  bailloient 
comme  les  François  étoient,  car  en  parlure  Fran- 
çoise a  mots  subtils  et  couverts  et  sur  double  enten- 
dement ;  et  le  tournent  les  François  là  où  ils  veu- 
lent à  leur  profit  et  avantage,  ce  que  les  Anglois  ne 
sauroient  faire  ni  trouver,  car  eux  ne  le  veulent 
entendre  que  pleinement.  Et  pour  ce  que  on  leur 
avoit  donné  à  entendre  du  temps  passé  que  point 
ils  n'avoient  bien  tenu  les  conditions  conditionnées 
sur  les  articles  de  la  paix,  vouloient  les  François 
dire,  montrer  et  prouver,  par  paroles  écrites  et  scel- 
lées et  jurées,  à  tenir  sur  parole  de  roi  et  sur  sentence 
de  pape,  qu'ils  les   avoient  enfreintes   et  brisées; 
et  étoient  les  Anglois  plus  diligents  de  l'entendre; 
et  quand  ils  véoient  écrit  en  les  traités  et  articles  qui 
là  étoient  proposés  de  par  les  François;  aucune  par- 
lure obscure  et  dure  ou  pesante  pour  eux  à  entendre , 
ilss'arrêloienten  sus  et  par  grand  loisir  le  examinoient 
et  demandoient  ou  faisoient  demander  par  leurs 
clercs  de  droit  et  de  lois  aux  prélats  de  France,  et  au 
duc  de  Berry  ou  au  duc  de  Bourgogne,  comment 
ils  l'entendoient;  ni  nulle  chose  ou  parole  obscure  à 
entendre  ne  vouloient  passer  outre,  les  deux  ducs 
d'Angleterre  qui  là  étoient,  qu'elle  ne  fût  justement 
examinée,  visitée  et  mise  au  clair;  et  si  rien  y  avoit 
de  différent  ou  de  contraire  à  leur  entendement,  ils 
le  faisoient  en  leur  présence  canceler  (effacer)  et 
amender  et  disoient  bien  qu'ils  ne  vouloient  rien 


Ci3q5)  DE  JEAN  FROISSART.  1^5 

mettre  ni  laisser  en  trouble;  et  pour  eux  raisonna- 
blement excuser,  ils  disoient  que  le  François  qu'ils 
avoient  appris  chez  eux  d'enfance,  n'étoit  pas  de 
telle  nature  et  condition  que  cil  (celui)  de  France 
éloit  et  duquel  les  clercs  de  droit  en  les  traités  et 
pa dures  u soient (l). 

Tels  obliques  et  propositions  que  je  vous  remon- 
tre éloignèrent  moult  les  traités,  et  aussi  ce  que  les 
François  se  tenoient  francs  de  metlre  à  effet  la 
charge  dont  ils  étoient  chargés  de  par  le  général 
conseil  d'Angleterre,  car  ils  demandoient  à  ravoir 
en  restitution  toutes  les  terres  et  appendances  qui 
à  la  duché  d'Aquitaine  appartenoient,  et  les  profits 
qui  levés  en  avoient  été  depuis  la  guerre  renouve- 
lée, laquelle  chose  les  François  n'eussent  jamais  ac- 
cordée. Bien  vouloient  donner  les  François  aux 
Auglois  le  pays  de  Tarbe  et  de  Bigorre,  le  pays 
d'Agen  et  d'Agénois,  la  terre  et  pays  de  Pierregord 
et  de  Pierreguis  (Périgueux);  mais  de  Cahors  , 
Rouergue,Quercy  et  de  Limousin, ils  ne  vouloient 
rien  bailler  ni  délivrer,  ni  de  la  comté  de  Ponthieu, 
ni  de  la  comté  de  Guynes,  non  plus  avant  que  les 
Anglois  en  tenoient  au  jour  de  ces  traités.  Si  furent 
les  seigneurs  sur  cet  état  plus  de  quinze  jours.  Et 
au  conclure  ce  traité  tant  seulement,  les  quatre  ducs 
ordonnèrent  que  tout  ainsi  que  proposé  étoit  et  or- 
donné l'avoient,  ils  le  signifier  oient  aux  deux  rois. 
Les  deux  ducs  de  France  viendroient  à  Abbeville 
et  remontreroient  ces  traités  au  roi  de  France  et  si 


(i)  Ou  voit  que  déjà  le  François  des  hommes  de  loi  éloit  un  François 
barbare  et  inintelligible.  J.  A.  B. 


176  LES  CHRONIQUES  (i5q3) 

plus  élargir  il  se  vouloit  de  donner  aux  Anglais, 
point  ils  ne  le  déhattroient;  mais  il  prioicu.t  amou- 
reusement à  leurs  cousins  d'Angleterre  que  douce- 
ment ils  voulussent  (voulussent)  ces  traités  écrire 
et  signifier  au  roi  d'Angleterre,  lequel  mon troit  et 
avoil  montré  depuis  deux  ans  que  grand'  alïéctiou 
il  a  voit  de  venir  à  paix  entre  France  et  Angleterre, 
leurs  conjoints  et  leurs  aliers  (  adhérents  ).  Les 
deux  ducs  d'Angleterre  promirent  ainsi  de  taire; 
et  devez  savoir,  si  comme  je  fus  adouc  informé 
et  4e  vérité,  que  le  duc  de  Glocestre  étoit  trop 
plus  fort  à  briser  que  ne  fut  le  duc  de  Lancas- 
tre;  et  pour  ce  que  bien  savoient  son  opinion  ceux 
d'Angleterre  qui  plus  chèiv.aimoient  la  guerre  que 
la  paix, y  fut-il  envoyé  ;ear  bien  savoient  que  rien  ne 
passeroit  que  ce  ne  fut  grandement  à  l'honneur  de 
leur  partie.  Si  se  départirent  les  seigneurs,  c'est  à 
entendre  les  quatre  ducs.,  aimablement  l'un  de  l'au- 
tre, et  pour  être  là  au  neuvième  jour  de  ce  départe- 
ment; et  détournèrent  à  Calais,  et  les  autres  ducs  à 
Boulogne,  et  puis  vinrent  à  Abbeville. 

Quand  ils  furent  venus  en  la  bonne  ville  d'Abbe- 
ville,  ils  trouvèrent  le  roi  de  France  qui  là  s'ébattoit 
et  tenoit  moult  volontiers,  car  en  Abbeville  et  envi- 
ron Abbeville  a  tant  d'ébattements  et  de  plaisances 
qu'en  ville  ni  en  cjté  qui  soit  en  France.  Et  y  a  de- 
dans la  ville  d'Abbeville  un  jardin  très  bel, enclos 
environnement  de  la  belle  rhière  de  Somme;  et  là 
dedans  ce  clos  se  tenoit  le  roi  de  France  moult  vo- 
lontiers; et  le  plus  des  jours  y  soupoit;  et  disoit  à 
son  frère  d'Orléans  et  à  son  conseil  que  le  séjour 
d'Abbevdle  lui  faisoit  grand  bien. 


(ijqS;  DE  JEAN  FROÏSSART.  17; 

Pour  ces  jours  étoit  avecques  le  roi  de  France 
le  roi  Léon  d'Arménie,  et  étoit  nouvellement  venu 
de  Grèce  et  de  dessus  les  frontières  de  son  pays, 
car  dedans  n'avoil-il  point  entré,  ni  entrer  ne  pou- 
voit,si  il  ne  se  vouloit  perdre  ;  caries  Turcs  Pavoient 
conquis  et  le  te  noient  contre  toutes  nations  qui 
guerre  leur  vouloient  faire,  réservé  la  forte  ville  de 
Courche  (Gorhigos)  séant  sur  la  mer,  que  les  Gen- 
nevois  (Génois)  tenoient  et  gardoient  pour  la  dou- 
tance  des  Turcs:  car  si  les  Turcs  avoient  ce  port,  ils 
feroient  moult  de  maux  par  mer  aux  Cypriens  et 
chrétiens  sur  les  bondes  (frontières)  de  Rhodes  et 
de  Candie  ;  et  eût  volontiers  vu  le  roi  d'Arménie 
que  bonne  pnix  fût  en  France  et  en  Angleterre,  afin 
que  chevaliers  et  écuyers  qui  les  armes  demandent 
fussent  allés  en  Grèce  et  lui  eussent  aidé  le  royaume 
d'Arménie  à  recouvrer  (l). 

Quand  les  deux  oncles  du  roi  furent  venus  à  Ab- 
beville,  le  roi  les  vitvolontiers,  ce  fut  raison,  etleur 
.demanda  des  traités  comment  ils  se  portoient.  Ils  lui 
recordèrent  toute  la  pure  vérité  et  sur  quel  état  ils 
s'étoient  départis.  De  tout  ce  fut  le  roi  content  et 
réjoui, montrant  assez  qu'il  désiroit la  paix.  Pareil- 
lement les  deux  ducs  d'Angleterre,  qui  retournés 
étoient  à  Calais  écrivirent  tous  les  points  et  articles 
des  traités  proposés,  et  puis  les  scellèrent  et  envoyè- 
rent devers  le  roi  d'Angleterre  leur  neveu, et  depuis 
eu  eurent  bonne  réponse  ;  etleur  rescripsy  (récrivit) 
le  roi  qu'ils  procédassent  avant  sur  forme  de  pbix, 

(1)  Voyc7,  <ur  ce  roi  les  premières  pagC5  du  tome  VII.  T.  A.  D. 
FROÏSSART.    T.    XIII.  I  2 


1 7$  LES  CIHIONI QUES  (  1 59?i  ' 

car  la  guerre  avoit  assez  duré  et  que  ce  n'étoit  que 
destruction  et  perdition  de  peuple  et  de  pays  et  oc- 
cision  de  chevalerie,  dont  chrétienté  étoit  affoiblie. 
De  ce  pourroit,  au  temps  à  venir,  trop  grandement 
toucher  aux  terres  chrétiennes  ;  et  jà  s'avancoit  fort 
l'Amorath-Baquin(I-  et  ses  enfants, et  lesTurcspour 
venir  au  royaume  de  Hongrie;  et  se  tenoient  sur 
la  terre  que  Ton  dit  la  Blaquie  (Valachie);  et  de 
ce  avoient  eu  le  roi  de  France  et  d'Angleterre 
lettres. 

Avint  cependant  que  au  terme  des  jours  que  les 
quatre  ducs  assigné  avoient  de  retourner  et  venir 
à  Loliughen  pour  tenir  parlement,  tous  y  furent; 
et  avecques  les  seigneurs  de  France  y  vint  le  roi 
d'Arménie  pour  remontrer  à  ceux  d'Angleterre  la 
nécessité  de  ses  besognes  ;  et  par  spécial  il  étoit  bien 
connu  du  duc  de  Glocestre,  car  il  avoit  été  en  An- 
gleterre en  cette  saison  que  l'armée  de  France  s'or- 
donnoit  pour  venir  à  l'Ecluse  et  de  là  aller  en  An- 
gleterre; et  l'avoit  le  dit  duc  de  Glocestre  reçu 
moult  honorablement  en  un  sien  châtel  et  belle  place 
qui  sied  en  Exeses  (Essex)  et  est  nomméle  dit  châ- 
tel Plausti  (2l  De  rechef  les  deux  ducs  de  Lancas- 
tre  et  de  Glocestre,  frères,  lui  firent  là  très  bonne 
chère  et  belle,  et  par  spécial  le  dit  Thomas  de  Glo- 
cestre, pourtant  que  autrefois  il  l'avoit  vu;  et  l'ouï- 

(i)  Mourad  ou  Amurath  Ier.  étoit  mort  en  i38g  à  la  bataille  de  Cos- 
sova  et  avoit  eu  pour  successeur  sou  fils  Bajazet,dont  il  est  question  ici, 
Froissart  applique  le  titre  de  Amorath-Baquin  (Mourad  bey)  à  tous  les 
souverains  Ottomans.  J.  A.  B. 

(2)  Joues  dans  sa  traduction  l'appelle  Pleshy.  J.  A.  B  • 


(i5q5)  DE  JEAN  FROISSART.  17g 

rent  les  deux  ducs  volontiers  parler  de  ses  besognes  ; 
et  lui  répondirent  doucement  et  gracieusement,  en 
disant  que  volontiers  et  de  cœur  ils  y  adresseroient; 
et  tant  que  le  roi  d'Arménie  se  contenta  grandement 
d'eux. 

Aces  parlements  eut  plusieurs  procès  et  traités 
mis  avant;  et  s'étoit  tenu  un  grand  temps  le  cardi- 
nal de  La  Lune  (Luna)  en  la  ville d'Abbeville  et  logé 
aux  frères  cordéliers  sur  la  rivière  de  Somme;  et 
étoit  là  envoyé  en  légation  de  par  celui  qui  s'appe- 
loit  pape  Clément  pour  le  fait  de  l'église;  et  avoit 
voulu  proposer  en  leurs  parlements  et  consistoires 
aucuns  articles  touchant  à  la  matière  de  l'église, 
pour  soutenir  les  opinions  de  ce  Clément,  Robert  de 
Genève.  Mais  quand  les  deux  ducs  frères  d'Angle- 
terre en  virent  la  manière,  ils  allèrent  au-devant 
grandement  et  sagement  et  dirent  à  leurs  cousins 
de  France  :  «Otez-nous  ce  légat,  nous  n'avons  que 
faire  d'entendre  à  ses  paroles.  Ce  n'est  que  toute 
charge  sans  profit  et  sans  effet.  Nous  sommes  dé- 
terminés à  pape  auquel  nous  obéissons  et  voulons 
obéir.  Si  n'avons  que  faire  d'ouïr  parler  à  l'cncon- 
tre;etsi  il  venoit  avant  sur  nos  traités  par  la  faveur 
de  vous,  nous  clorrions  tous  nos  parlements  et  nous 
en  retournerions  arrière.  » 

Depuis  cette  parole  dite,  on  ne  ouït  nulles  paroles 
du  cardinal,  mais  se  tint  tout  coi  en  Abbeville  et  les 
seigneurs  allèrent  avant  en  leurs  traités.  Finalement 
tant  furent  ces  traités  et  parlements  que  les  conclu- 
sions furent  bonnes;  et  se  contentèrent  toutes  parties, 
car  les  quatre  ducs  véoient  que  les  rois  s^in  clin  oient 

12* 


i8o  LES  CHRONIQUES  (,595, 

grandement  à  ce  que  paix  fût  entre  leurs  royaumes, 
leurs  coi» joints  et  leurs  ahers  (abhérents);  et  moult 
doucement  le  roi  de  France  en  avoit  parlé  au  duc 
de  Lancastre,  quand  il  lut  au  parlement à  Amiens 
l'an  devant  j  et  lui  a\oit  dit  au  département:  «Beau 
cousin,  je  vous  prie  que  vous  exploitiez  tant  de  votre 
eôtéquebonne  paix  soit  entre  France  et  Angleterre; 
si  sera  aidé  notre  cousin  le  roi  de  Hongrie  contre  l' A- 
inorath-Baquin(Bajazet),qui  est  si  fortet  si  puissant 
en  Turquie.  l>e  duc  de  Lancastre  avoit  répondu  à 
ce  et  dit  que  tout  son  pouvoir  il  en  feroit;  et  si  fit- 
il  vraiment,  car  par  lui  et  ses  remontrances  au  roi 
d'Angleterre  son  cousin,  à  son  frère, à  tous  les  con- 
saux  du  pays  et  du  royaume  d'Angleterre, ce  second 
parlement  fut  remis  ensemble  à  Lolinglien,  l'hon- 
neur d'Angleterre  gardée.  Son  frère  le  duc  de  Glo- 
cestre  y  étoit  assez  plus  froid  que  lui  et  ressoignoit 
(craiguoit)  les  cavillacions  (ruses)  et  déceptions  des 
paroles  colorées  des  François,  et  disoit  que  les  Fran- 
çois vouloient toujours  lutter  iesdeu\  bras  dessus, et 
tant  que  les  parties  s'en  perçurent.  Et  vint,  ce  me 
semble,  un  écuyer  d'honneur  François  nommé 
Robert  l'Ermite,  et  étoit  du  conseil  et  de  la  cham- 
bre du  roi  de  France,  devers  le  duc  de  Glocestre; 
je  ne  sçais  s'il  y  fut  envoyé  ou  s'il  y  vint  de  lui- 
même,  mais  il  dit  ainsi  au  duc  de  Gloeestre,  car 
le  dit  duc  me  conta  depuis  toutes  ces  paroles  en  son 
hotelà  Plausti  :  «  Monseigneur, pourl'amourdeDieu, 
ne  veuilliez  point  briser  les  articles  de  la  paix,  car 
vous  véez  comme  nos  seigneurs  de  France  y  met- 
tent grand' diligence,  et  vous  ferez  fleurir  aumône, 


( 1 3g3)  DE  JEAN  FROISSART.  1  8  ' 

car  la  guerre  a  trop  duréjet  quand  temps  est, et  que 
les  deux  rois  le  veulent,  tous  leurs  sujets  et  prochains 
V  doivent  bien  obéir.  »  —  «  Robert,  Robert,  répon- 
dit le  duc  de  Glocestre,  je  veuil  bien  à  tout  ce  adres- 
ser et  point  n'y  suis  contraire  ni  rebelle  ;  mais  entre 
vous  de  France  avez  tant  de  paroles  colorées,   les- 
quelles nous  sont  obscures  à   noire  entendement, 
que, quand  vous  voulez, il  est  guerre, et  quand  vous 
voulez,  il  est  paix;  et  ainsi  nous  avez-vous  menés 
jusques  à  présent;  et  ainsi  vous  déterminerez-vous 
toujours  tant  que  vous  soyez  venu  à  votre  entente 
(but);  et  si  monseigneur  m'e.f  eût  cru,  et  la  grei- 
gneur  (majeure)  partie  de  ceux  de  son  royaume  qui 
taillés  sont  de  le  servir  et  aider,  jamais  paix  n'eut 
été  entre  France  et  Angleterre,  tant  que  tout  nous 
eût  éîé  restitué  ceque  lollu  on  nous  a, et.  sans  cause, 
par  cautelles  subtiles,    ainsi  que  Dieu  sçait,  et  tous 
autres  qui  veulent  raison  connoître  et  entendre  Et 
puisque  monseigneur  s'incline  a  ia  paix,  de  ce  avez- 
vous  cause  de  parler,  c'est  raison  que  nous  le  verni 
lions  aussi;  et  si  paix  est,  ainsi  que  les  deux  rois  le 
désirent,  et  pourquoi  nous  sommes  ci  assemblés, 
elle  soit  bien   tenue  de  votre  côté,  et  elle  sera  bien 
tenue  du  notre!  »  Sur  ces  paroles  se  départit  le  duc 
de  Glocestre  de  Robert  l'Ermite   et  prit  congé,  et 
vint  entre  ses  gens ,  et  entra  en  autres  paroles. 

Je  ne  vous  veuil  plus  tenir  ni  prolonger  ce  pro- 
pos,mais  venir  à  conclusion,  car  la  matière  le  désire. 
Les  quatre  ducs  qui  là  étoient  et  qui  pleine  puis- 
sance et  autorité  a  voient  de  leurs  deux  souverains, 
c'est  à  entendre  les  deux  rois,  proposèrent  et  parle- 


i8u  LES  CHRONIQUES  (r3g3) 

raentèrent  tant  ensemble,  car  pouvoir  avoient  de 
donner  trêves  et  accorder  paix,  que  renommée  gé- 
nérale courut  parmi  la  ville  d'Abbeville  que  paix 
étoit  emprise  sur  certains  articles  entre  le  roi  de 
France  et  le  roi  d'Angleterre,  leurs  conjoints  etad- 
bérents;  mais  je,  auteur  de  celte  histoire,  qui  pour 
ce  temps  séjoui  nois  en  Abbeville  pour  ouïr  et  sa- 
voir des  nouvelles,  ne  pus  pour  lors  savoir  la  vé- 
rité -1' comme  la  paix  étoit  emprise, fors  tant  que 
unes  trêves  furent  prises  à  durer  à  quatre  ans  et 
tenir  fermes  et  stables  par  mer  et  par  terre  de  toutes 
parties  j  et  étoit  avisé,  imaginé  et,considéré,en  l'avis 
et  imagination  de  ceux  qui  à  ce  parlement  avoient 
été  que,  avant  les  quatre  ans  accomplis,  tout  seroit 
rendu  et  délivré  auroi  d'Angleterre  et  à  ses  commis, 
les  terres  et  seigneuries  qui  en  la  Languedoc  sont, 
qui  dévoient  venir  et  retourner  au  roi  d'Angleterre 
et  à  toujours  perpétuellement  aux  rois  d'Angleterre 
venants  etdescendants,ct  au  domaine  et  béritage  de 
la  couronne  d'Angleterre.  Et  parmi  ces  ordonnances 
accomplies,  terres, villes, cités, cbâteaux délivrés  aux 
Ariglois  sur  la  forme  et  ordonnance  que  écrit  et 
nomme  étoit  entre  les  parties,  les  deux  frères  de 
Lancastre  et  de  Glocestre  dévoient  faire  vider  au- 
cuns capitaines  et  leurs  bommes  qui  tenoient  aucuns 
forts  au  royaume  deFrance  et  au  domaine, lesquelles 
vailles,  terres  et  cbâteaux  dévoient  retourner  à  l'bé- 


(1)  Le  moine  fie  St.  Denis  dit  Je  même  que  le  traité  fut  verbal  et 
tenu  si  secret  que  ,  qncyqu'il  fût  en  personne  a  la  suite  des  vu'iuces  il  ne 
lui  fut  possible  d'eu   rien  découvrir  a'ors.  J.  A.  B. 


(i593)  DE  JEAN  froissart.  i83 

rilage  de  la  couronne  de  France,  et  tous  ceux  faire 
partir  et  ailerleur  voie,  qui  guerre  a  voient  faite  ou 
faisoient  sous  ombre  du  roi  d'Angleterre  [ou  des  An- 
glois  de  quelque  nation  qu'ils  fussent.  Et  de  toutes 
ces  paroles  et  promesses  obligées,  les  seigneurs  et 
leurs  consaux  étant  à  Lolinghcn,  furent  lettres  le- 
vées, grossoyées  et  scellées,  et  les  deux  copies  en- 
voyées aux  deux  rois  ;  ctpour  ce  que  le  roi  d'Angle- 
terre avait  trop  grand'  affection  à  ouïr  certaines 
nouvelles  delà  paix,  ses  oncles,  qui  là  séjournoient, 
prirent  un  hâtif  message  et  certain  varlet  héraut, 
que  on  appeloit  Marke  et  roi  d'armes  d'Augleterre, 
et  écrivirent  au  roi  par  lui  toute  l'ordonnance  du 
procès  dernièrement  traité,  conclu  et  conditionné 
sur  forme  de  paix;  et  ainsi  L'enlendoient  et  avoient 
arrêté  toutes  les  parties. 

Le  héraut  dessus  nommé,  quand  il  eut  les  lettres 
des  deux  ducs  de  Lancastre  et  de  Glocestre ,  fut 
moult  réjoui,  et  se  départit  des  tentes  des  Anglois, 
et  vint  à  Calais,  et  loua  une  nef  de  puclieur,  et  le 
plus  tôt  qu'ilput  se  fit  passer  outre;  et  exploita  tant 
Je  maronnier  (matelot),  à  l'aide  de  Dieu  et  du  vent, 
qu'ils  vinrent  à  Douvre;  et  depuis  chevaucha  tant 
le  héraut  qu'il  vint  en  un  manoir  lez  (près)  Lon- 
dres où  il  trouva  le  roi.  Si  très  tut  comme  il  fut 
venu  on  le  mena  en  la  chambredu  roi,  pour  ce  qu'il 
venoit  de  Calais  et  des  deux  ducs  qui  au  traité 
avoient  été  et  encore  étoient.  Si  lui  bailla  les  lettres. 
Le  roi  les  ouvrit  et  legy  (lut),  et  de  ce  que  dedans 
trouva  il  eut  grand' joie;  et  pour  les  bonnes  nou- 
velles que    le  héraut  avoit  apportées,  il  lui  douna 


î^I  LES  CHRONIQUES  (i5ç)3) 

grands  dons,  si  comme  le  dit  héraut,  nommé  le  roi 
Marke,  me  dit  depuis  à  grand  loisir,  chevauchant 
avecques  lui  au  royaume  d'Angleterre. 

Or  retournons  aux  traiteurs  et  seigneurs  de 
France  et  d'Angleterre,  qui  étoient  encore  à  Lolin- 
ghen.  Quand  ils  vouloient,  ils  séjournoient  en  leurs 
tentes  et  pavillons,  qu'ils  avoient  là  fait  tendre  et 
parer  si  grandement  que  merveille  étoit  à  consi- 
dérer, et  en  tend  oient  à  ce  que  les  lettres  fussent  si 
vérifiées  que  nulle  chose  de  trouble  ni  d'obscur 
n'y  pût  être  entendu  ni  vu;  et  de  ce  avoient  les  An- 
glois  grand  soinet  diligence;  et  vouloient  bien  tous 
les  articles  voir  et  examiner,  avant  que  ils  les  scel- 
lassent ouJvoulsissent  (voulussent)  passer,  et  toutes 
les  paroles  justement  entendre. 

Orsurvintun  trop  grand  empêchement,  parquoi 
les  traités,  où  onavoit  tant  labouré  et  travaillé,  fu- 
rent sur  le  point  d'être  tous  perdus  et  brisés;  et  la 
matière  dont  ce  vint  je  le  vous  éclaircirai,  car  on 
doit  parler  justement  de  toutes  choses,  afin  que  les 
histoires  en  soient  tenues  pour  véritables. 

Vous  sçavez,  si  comme  il  est  ci-dessus  contenu, 
que  le  roi  Charles  de  France  eut  grand'  volonté 
d'être  et  séjourner  en  la  ville  d'Abbeville  un  grand 
temps;  et  les  longs  séjours  venoient  pour  la  cause  de 
leurs  procès  et  traités,  qui  se  firent  en  cette  saison 
entre  les  parties  dessus  dkes.  Sur  la  conclusion  de 
leurs  procès,  les  ducs  de  Lancastre  et  de  Glocestre 
mirent  en  termes  et  proposèrent  que  c'étoit  l'inten- 
tion du  roi  Richard  d'Angleterre  et  de  son  conseil 
que  le  pape  Boniface  étant  à  Rome,  lequel  les  Ro- 


(i3g3)  DE  JEAN  FROISSART.  i85 

mains,  les  Allemands,  les  Hongrois,  les  Lombards, 
les  Vénitiens,   les  Anglois  et    toutes    les    nations 
du  monde  chrétiennes  tenoient  à  vrai  pape,  fors  seu- 
lement la  nation  de  France,  fût  tenu  à  pape.  Et  cil 
(celui)  qui  Clément  se   nommoit  et  escripsoit  (écri- 
voit),  fût  dégradé  et  condamné.  Et  dirent  les  deux 
ducs  d'Angleterre  et  proposèrent    que  de  ce  ils 
avoient  charge  spéciale  des  trois  états  d'Angleterre. 
Quand  les  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne  entendi- 
rent  ces  procès,  pour  leurs  cousins  d'Angleterre 
complaire  et  que  les  traités  de  trêves  et  de  paix  à 
supposer, qui  tant  leur  avoient  coûté,  demeurassent 
et  pussent  demeurer  fermes  et  entiers,  ils  deman- 
dèrent très  amiablement  à  avoirconseil  de  répondre. 
On  leur  accorda ;ils  se  conseillèrent  et  tantôt  en  ré- 
pondirent; et  parla  et  remontra  la  matière   moult 
sagement  le  duc  de  Bourgogne, et  bien  le  sçut  faire; 
et  pour  adoucir  et  modérer  l'imagination   de  leurs 
cousins  d'Angleterre  qui  ce  avoient  proposé,  il  dit 
ainsi:  «La  matière  et  question  des  papes  n'est  pas 
convenable  pour  mettre  en  forme  ni  en  voie  sur  nos 
traités;  et  nous  émerveillons,  mon  frère  de   Berry 
et  moi,pourauoi  vous  l'avez  mise  ni  proposée  en  ter- 
mes, car  au  premier  chef  de  nos  traités  vous  propo- 
sâtes et  fîtes  proposer  que  du  cardinal  de  La  Lune, 
le  légat  qui  se  tient  et  séjourne  en  Abbeville,  vous 
ne  vouliez  point  voir  ni  ouïr  nulles  de  ses  paroles; 
et  sur  ce  nous  nous  sommes  fondés  et  arrêtés,  nous 
fondons  et  arrêtons;  et  disons  ainsi  que,  quand  les 
cardinaux  de  Rome  élurent  à  pape  Urbain  et  puis 
Boniface,  Urbain   mort,  à   l'élection    nul  de  no1" 


i8G  LES  CHRONIQUES  bfy$) 

côté  ni  du  vôtre  n'y  furent  appelés.  Pareillement 
aussidecelui  qui  s'appelle  Clément,  qui  pour  le  pré- 
sent se  tient  et  séjourne  en  Avignon,  nous  ne  con- 
tredisons pas  que  grand'aumonc  seroit  eux  apaiser 
et  unir  qui  pourroit,  mais  (pourvu)  que  entendre 
ils  y  voulussent.  Nous  le  mettrons  derrière  et  en  lais- 
serons convenir  les  clercs  de  l'université  de  Paris^ 
et  quand  toutes  nos  besognes  seront  conclues  en 
bien,  elfermepaix  de  notre  partie, avecques  le  moyen 
du  conseil  et  consistoire  de  notre  cousin  roi  d'Alle- 
magne,nousy  entendrons  volontiers  et  adresserons, 
et  aussi  vous  de  votre  partie.  >>  Cette  réponse  que  le 
duc  de  Bourgogne  fit,  plut  assez  à  ses  cousins  d'An- 
gleterre et  leur  sembla  raisonnable  et  acceptable; 
et  répondirent  les  deux  ducs  d'Angleterre:  «  Vous 
avez  bien  parlé,  et  ainsi  soit  que  proposé  et  remontré 
l'avez.  »  Si  demeura  la  ebose  en  bon  état  comme  au- 
devant,  mais  encore  y  eut  sur  la  conclusion  de  tous 
leurs  procès  et  traités  un  grand  empêchement,  car 
le  roi  de  France,  qui  tout  l'été  jusques  près  de  la 
Saint  Jean-Baptiste  s'étoit  tenu  en  la  ville  d'Abbé- 
ville,  pour  cause  des  beaux  et  grands  ébattemenls 
qui  y  sont,  retourna  en  la  maladie  de  frénésie,  si 
comme  l'année  en  devant  avoit  été;  et  se  tenoit  et 
étoit  tenu  en  l'abbaye  de  Saint  Pierre;  et  cil  (celui) 
qui  premièrement  s'en  aperçut  fut  messire  Guil- 
laume Martel,  un  chevalier  de  Normandie  et  pour 
son  corps  le  plus  prochain  que  le  roi  eut  en  sa  cham- 
bre. Encore  étoient  les  ducs  de  Berry  et  de  Bour- 
gogne à  Boulogne  ou  à  Lolinghen  sur  la  fin  de  leur 
parlement;  et  avoient  ainsi  que  tout  conclu  de  ce 


(i5g5)  DE  JEAN  FROISSART.  187 

qui  faire  et  conclure  se  pouvoit  pour  la  saison;  et 
sitôt  que  le  duc  d'Orléans  frère  du  roi  de  France 
fut  informé  de  cette  incidence,  et  il  eut  vu  le  roi 
au  parti  où  il  étoit,  il  le  signifia  à  ses  oncles  et  y 
envoya  un  sien  écuyer  le  plus  prochain  que  il  eut,, 
que  on  appeloit  Boniface,  gracieux  homme  gran- 
dement. 

Quand  les  deux  ducs  oncles  du  roi  sçurent  les 
nouvelles  de  cette  incidence,  si  en  furent  moult  dé- 
plaisants, et  se  départirent  le  plus  tôt  qu'ils  purent; 
et  jà  avoient  pris  congé  à  leurs  cousins  d'Angle- 
terre, lesquels  s'étoient  retraits  et  retournés  à  Ca- 
lais, et  là  attend  oient  à  ouïr  nouvelles  du  roi  de 
Navarre  et  du  duc  de  Bretagne,  car  proposé  avoit 
été  en  ces  parlements,  que  le  chatel  de  Cherbourg 
séant  sur  mer  et  sur  le  clos  de  Cotenlin  en  Nor- 
mandie, lequel  le  roi  d'Angleterre  avoit  en  garde  et 
en  gage,  ce  m'est  avis  pour  soixante  mille  nobles 
d'Angleterre,  le  roi  de  France  devoit  payer  les 
deniers,  et  le  chatel  devoit  retourner  au  roi  de  Na- 
varre; et  aussi  le  fort  chatel  de  Brest  pareillement 
que  les  Augloistenoient,  devoit  retourner  au  duc  de 
Bretagne.  Les  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne  n'at- 
tendoient  pas  la  conclusion  de  ces  procès  ,  mais  s'en 
vinrent  en  Abbeville  et  trouvèrent  le  roi  en  petit 
état  de  santé,  dont  ils  furent  tous  courroucés,  et 
aussi  furent  ceux  qui  l'aimoient.  La  maladie  du  roi 
de  France  fut  celée  et  tenue  secrète  tant  comme  on 
put,  mais  ce  ne  fut  pas  trop  longuement,  car  telles 
aventures  sont  tantôt  eschandelisecs  (divulguées) 
et  sçiies.  Si  s'épandirent  partout.  Si  se  départirent 


i88  LES  CHRONIQUES  (P3g3) 

tous  seigneurs  qui  en  Abbeville  étaient  venus  l'un 
après  l'autre  tout  bellement  et  s'en  retournèrent  sur 
leurs  lieux.  On  ordonna   à  entendre   au  roi  ;  ce  fut 
raison.   Et  fut  regardé  et  avisé  ou  il  seroit  mis  et 
amené.  Avisé  fut  que  il  seroit  en  litière    amené    à 
Cray,  un  châtel  sur  la  rivière  d'Oise  où  autrefois  il 
avoit  été.  Là  fut-il  amené  et  tout  de  nuit;  caries 
jours,  pour  la  chaleur  et  force  du  soleil,  on  séjour- 
noit,  et  les  nuits  on  cheminoit.  Les  ducs  de  Berry 
et  d'Orléans  chevauchèrent  en  la  compagnie  du  roi 
jusques  à  Cray,  et  le  due  de  Bourgogne  s'en  alla  en 
Artois  et  en  Flandre  ^sitant  ses  pays;  et  trouva  sa 
femme  la  duchesse  au  châtel  de  Hesdin.  On  ne  par- 
loit  mais  du  .seigneur  de  La  Piivière  ni  de  messire 
Jean  Le  Mercier.  On  les  avoit  ainsi  que  tous  ou- 
bliés,ni  nul  neproposoit  pour  leur  giévance  ni  pour 
leur  délivrance,  car  encore  la  seconde  maladie,  où 
le  roi  Charles  de  France  étoit  ré-encheu  ("retombé), 
les  excusoit  et  disculpoit  grandement  de  la  renom- 
mée du  peuple ;et  avoient  bien  les  sages  du  royaume 
de  France  cette  connoissance  que  le  roi,  par  inci- 
dence corporelle  et   les  grands  excès  que  du  temps 
passé  il  avoit  faits,  e   par  foibiesse  de  chef  il  s'incli- 
noit  trop  fort  à  cheoir  en  maladie.  Or  étoit  regretté 
moult, de  ceux  qui  la  santé  du  roi  désiroient  à  voir, 
maître  Guillaume  de   Harselli  qui  niort  nouvelle- 
ment étoit;  et  ne  savoient  les  plus  prochains  du  roi 
où  prendre  médecin  prudent  qui  se  connût  en   sa 
maladie:  toutefois  il  se  convenoit  passer  et  aider  de 
ce  que  on  trouvoit  et  avoit 


U3q4)  DE  JEAN  FROISSART.  189 


CHAPITRE  XXXVI. 

De  LA  MORT  DU  pape   Clément   d'Avignon  et  de  l'é- 
lection   DU  PAPE    BÉNÉDICT. 

En  ce  temps  et  au  mois  de  septembre  (l  trépassa  de 
ce  siècle  au  palais  d'Avignon  Robert  de  Genève,  ci- 
dessus  nommé  en  notre  histoire   pape  Clément  ;  et 
avint  de  lui  ce  que  toujours  il  avoit  proposé  et  mis, 
quand  on    partait  de  la  paix  et  unité  de  l'église, 
qu'il  mourroit  pape,  \oirement  le  mourut-il  sur  la 
forme  et  état  que  vous  savez.   Du  tort  ni  du  droit 
je  neveuiipas  déterminer,  car  tant  comme  à  moi 
point  n'en  appartient.  Or  furent  les  cardinaux  d'A- 
\ignon  tous  ébahis  comment  entre  eux  et  de  l'un 
d'eux  ils  feraient  pape;  et  eurent  conseil  que  ils  se 
meltroient  en  conclave  et  se  délivreraient  de  faire  un 
pape.  Et  jà  commençoit  à  retourner  en  santé  le  roi 
de  France, dont   tous  ceux  qui  l'aimoient  avoient 
grand' joie;  et  la  bonne  reine  de  France,  une  très 
vaillant'dame  qui  Dieu  doutoit  et  aimoit,  en  avoit 
été  en  grand'  aiiiiction  et  en  avoit  fait  faire  plu- 
sieurs belles  aumônes  et  processions  et  par  spécial 
en  la  cité  de  Paris.  A  ce  que  je  fus  adonc  informé, 
ce  collège  des  cardinaux,  qui  en   A\ignon  pour  ce 
temps  se  tenoient,  élurent  à  pape  le  légat  cardinal 

(1)  Robtrt  de  Genève,  pape  ou  anti-pape  sous  le  ncm  deClé.mut  VII 
mourut  le  ib  septembre  i3y4  après  16  aus  de  pontifi  -at.  J.  A.  L>. 

( 


iQO  LES  CHRONIQUES  (i594) 

de  La  Lune  (,).  A  parler  par  raison  il  étoit  moult 
saint  homme  de  belle  vie  et  contemplative,  mais 
l'élection  fut  faite  par  condition,  s'il  plaisoit  au 
roi  de  France  et  à  son  conseil,  car  autrement  ils  ne 
l'oseroient  accepter  ni  porter  outre.  Or  regardez  et 
considérez  la  grand'subjection  où  l'église  par  son 
forfait  se  boutoit  et  abandonnoit,  quand  eux,  qui 
francs  étoient  ou  dévoient  être,  se  soumettaient 
envers  ceux  qui  prier  les  dévoient  (2).  Ce  cardi- 
nal de  La  Lune  qui  fut  élu  pape,  on  lui  fit  en 
Avignon  toutes  les  solemnités  de  papalité;  et  fut 
nommé  Bénédict  (3^.  Il  ouvrit  grâces  générales  à 
tous  clercs  qui  en  Avignon  aller  vouloient  et  es- 
cripsi  (écrivit),  par  le  conseil  de  ses  frères  les  car- 
dinaux, de  sa  papalité  et  de  sa  création  au  roi  de 
France  j  mais  il  me  fut  dit  que  le  roi  n'en  fit 
compte, car  encore  n'étoit-il  point  conseillé  pour 
savoir  comment  il  en  feroit,  si  il  le  tiendroit  à  vrai 
pape  ou  non.  Et  manda  les  greigneurs  (plus  grands) 
clercs  en  prudence  qui  fussent  en  l'université  de 
Paris  pour  avoir  conseil  et  collation  à  eux,  maître 
Jean  de  Gignicourt  et  maître  Pierre  Plaions,  les- 
quels étoient,  en  prudence  et  science,  les  plus 
grands  clercs  de  Paris  et  les  plus  aigus.  Bien  dirent 
au  roi,  et  aussi  firent  autres,  que  le  schisme  de 

(i)  Pierre  deLa  Lune  d'une  illustre  famille  d'Espagne  élu  le  2S  septem- 
bre i3g4.  Il  «voit  souscrit  avant  son  élection  Tactc  p;:r  lequel  tous  les 
cardinaux  promirent  avec  serment  de  faire  tous  leurs  efforts  pour  réu- 
nir l'église  ,  même  jusqu  a  céder  le  pontificat.  Il  oublia  bientôt  son 
serment.  J-  A.  B. 

(2)  F roissart  étoit  chanoine.  J.  A   B. 

(3)  Benoit  XIII.  J.  A.  B. 


(t594)  DE  JEAN  FROISSART.  i<)ï 

l'église  corrompoit  la  foi  chrétienne,  et  que  cette 
chose  ne  pouvoit  longuement  demeurer  en  cet  état, 
que  il  ne  convint  que  la  chrétienté  n'eût  à  souffrir, 
et  par  spécial  les  prêtres  de  l'église;  et  ne  furent 
adonc  conseillés  ceux  de  l'université  de  Paris  de 
euvover  rôles  pour  les  clercs  avoir  grâces  en  Avi- 
gnon devers  ce  pape  Bénédict.  Et  quand  le  roi 
de  France  vit  leur  opinion,  il  lui  fut  avis  qu'elle 
étoit  raisonnable  et  que  aussi,  pour  ses  clercs 
prier  ni  d'envoyer  rôle  ,  il  se  cesseroit,  tant  qu'il  en 
seroit  déterminé.  Et  demeurèrent  les  choses  en  cet 
état. 

Moult  fort  portoit  le  duc  de  Bcriy  ce  pape  et 
l'exaulsoit  (élevoit)  et  autorisoit.  Et  y  envoya  son 
rôle  ;  et  furent  moult  de  gens  pourvus  des  grâces  ce 
Bénédict.  Le  duc  de  Bourgogne  et  la  duchesse  sa 
femme  s'en  dissimulèrent  avecques  le  roi.  Aussi  fit 
le  duc  d'Orléans  et  plusieurs  autres  grands  sei- 
gneurs en  France,  et  les  aucuns  le  tenoient  par  fa- 
veur à  pape.  Ce  Bénédict  n'escondissoit  (refusoit) 
nullegrâce,  afin  que  la  cour  d'Avignonet  le  collège 
en  vaulsissent  (valussent)  mieux.  Le  duc  de  Breta- 
gne suivit  l'opinion  du  roi  de  France  moult  légère- 
ment, car  il  étoit  du  temps  passé  si  abeuvré  de  l'in- 
formation de  son  cousin  le  duc  de  Flandre  pour  la 
rébellion  de  l'Église  que  son  cœur  ne  s'inclina  onc- 
ques  à  croire  Clément,  quoique  les  clercs  de  Breta- 
gne le  crussent  et  tinssent  à  pape.  Et  quand  aucunes 
bonnes  prébendes  vaquoient,  le  roi  en  pourvéoit 
ses  clercs  sans  parler  au  pape.  Donc  Bénédictqui  se 
nommoit  pape,  et  les  cardinaux  d'Avignon  qui  créé 


icp  LES  CHRONIQUES  (i594j 

l'avoient,  étoient  tons  ébahis  et  se  commencèrent  à 
douter  que  le  roi  de  France  ne  leur  fit  clorreles  ren- 
tes et  profits  qu'ils  avoient  des  bénéfices  qu'ils  te- 
noient  au  royaume  de  France  et  eurent  conseil 
d'envoyer  un  légat  en  Fiance,  pour  parler  au  roi  et 
à  son  conseil,  et  pour  savoir  comment  il  se  vouloit 
ordonner  de  l'Eglise  ;  et  pour  lui  remontrer  que  le 
pape  que  créé  avoient, il étoit  en  création  de papalité 
par  condition  telle,  s'il  plaisoil  au  roi  de  France  il 
y  demeureroit,  ou  on  l'ôteroit;  et  se  mettroient  les 
cardinaux  en  conclave  et  en  éliroient  un  à  la  séance 
et  plaisance  du  roi. 

En  ce  temps  étoit  venu  à  Paris  etse  tenoit  de-lez 
le  roi  par  son  consentement,  le  frère  mineur  duquel 
je  vous  ai  un  petit  touché  ci-dessus,  qui  envoyé 
étoit  en  France  en  légation  sans  orgueil  et  sans  bo- 
bant  (pompe),  de  p  \r  le  pape  de  Rome  qui  se  nom- 
moit  et  écrivoitBoniface  (,)  et  entendoit  et  oyoit  vo- 
lontiers le  roi  les  paroles  et  sermons  de  ce  frère  mi- 
neur. Or  vint  le  légat  d'Avignon,  qui  grand  clerc  et 
subtil  praticien  étoitet  bien  enlangagé(2);et  fut  aussi 
ouï  du  roi  et  des  seigneurs;  et  lui  faisoient  voie  et 
a  voir  audience  ceux  qui  porter  et  exaulser  (élever)  vou- 
loientle  pape  d'Avignon.  Or  fut  avisé  au  conseil  du 
roi,  et  ne  fut  pas  sitôt  déterminé,  mais  à  cet  avis  et 
conseil  y  rendit  l'université  grand'peine;   et  fut  dit 


(i)  Boniface  IX, élu  pape  le  2  novembre  r38ç;.  J.  A.  B. 

(2)  L'évêque  d'Avignon  et  maître  Pierre  Blaus  furent  députés  au  roi 
cîe  France,  pour  lui  faire  counoître  tel  ction  de  Benoit  et  le  trouvèrent  à 
St.   Denis, où  on  télé')roit  la  fête  de  ce  sa  n'.  J.  A.  B. 


;  !  5  ç)4  )  DE  J.EA  N  FKOI SSA  R T.  i 0 ? 

ainsi,  pour  la  plus  saine  partie;   qui  pourrait    tant 
faire  et  exploiter  que  on  lit  de  mettre  ce  Boni  face  et 
ce  Bénédicthors  de  leur  papalité  et    tous  les  cardi- 
naux hors  de  leur  cardinalité,  et   puis  fussent  pris 
clercs  et  vaillants   prud'hommes  et   de  grand'con.v- 
cience;  et  ces  clercs,  tant   de  l'empire  d'Allemagne 
comme  de  France  et  d'autres  nations,   fussent  mivs 
ensemble;  et  cils  (ceux-ci),  par  b:sen.s,etdélibéryti<!!i 
d'eux  mêmes  et  par  bon  conseil,  sans  faveur  ni  beu- 
bant  (vanité), ni  vouloir  porter  l'un  j  lusquel'autre, 
retournassent  et  remissent  l'église  au  point  et   au 
droit   degré  d'unité  où   elle  devoit  être    ferme  et 
stable,  ce  seroit  bien  labouré;  et  pat  autre  voie  on 
ne  véoit  point  que  bonne  conclusion  y  dut  avoir,, 
car  l'orgueil  du  monde  était  si  grand   es   cœurs  tlvs 
seigneurs   que   chacun    vouloit  soutenir  sa  partie. 
Cette  imaginationproposéedevant  le  roi,  le  duc  d'Or- 
léans, le  duc  de  Bourgogne  et  leurs  consaux  ,  sembla 
bonne,  et  se  aherdi (ligua) le  roi  avec  l'université  qui 
proposée  t'avoit,  et  dit  qu'il  en  écriroit  volontiers  et 
envoieroit  ses  messagers  devers  le  roi  d'Allemagne  et 
de  Bohême,  et  devers  les  rois  de  Hongrie  et  d'An- 
gleterre; et  se  faisait  fort  des  rois  de  Casîille,   de 
Navarre,  d'Arragon,  de  Sicile,  de    Naples  et  d'F- 
cosse,  qu'il  les  feroit  obéir  là  où  il  obéiroit  et   son 
royaume.  Cette  proposition  fut  tenue,  et  par  cause 
de  bon  moyen,  et  pour  entamerles  procès,  le  roi  de 
Fiance  envoya  ses  lettres  et  ses  messagers  spéciaux 
à  tous  les  rois  dessus  nommés.   Cette  chose  ne    (';;f 
pas  sitôt  faite  ni  recueillie,  ni  les  messages  allés,  ni 
retournés,  ni  rapportées  réponr.es   de    leurs   lettres 

FROISSA  UT.    T.    XIII.  l3 


194  EES  CHRONIQUES  (tô94) 

En  ces  vacations  trépassa  de  ce  siècle  à  Paris  à 
la  Sorbonne,ce  vaillant  clerc  dont  je  parfois  main- 
tenant, maître  Jean  de  Gigniconrt  ;  dont  le  roi  de 
Fiance  et  tous  les  seigneurs  lurent  moult  courrou- 
cés, et  ceux  de  l'université,  car  son  pareil  ne  de- 
meura point  à  Paris;  et  eût  rendu  1res  grand' dili- 
gence à  l'Eglise  réformer  et  mettre  en  union  par- 
faite. 


CHAPITRE  XXXVII. 

De  ujs  cleuc  nommé  maître  Jean  de  Vauennes. 

Kn  ce  temps  avoit  un  grand  clerc  de  science  et  de 
prudenceen  Avignon,  docteur  de  lois  et  auditeur  du 
palais,  et  de  nation  de  l'archevêché  de  Rheims,  le- 
quel on  appeloit  maître  et  sire  Jean  de  \arennes; 
et  étoit,parsa  science  elles  beaux  services  qu'il  avoit 
faits,  tant  au  pape  Clément  comme  aux  autres,  gran- 
dement avancé  et  pourvu  de  bénéfices.  Et  étoit  sur 
le  point  d'être  évêque  ou  cardinal;  et  avoit  été  cha- 
pelain au  cardinal  que  on  appeloit  en  AvignonSaint 
Pierre  de  Luxembourg.  Ce  maître  Jean  de  Varen- 
nes,  comme  bénéficier  et  avancé  qu'il  lut,  résigna 
tous  ses  bénéfices  et  rompit  tout  son  état  el  ne  retint 
de  tousses  bénéfices,  pour  vivre  sobrement  et  peti- 
tement, que  la  channonie  de  Rheims,  qui  vaut  en 
résidence  environ  cent  francs  et  en  absence  trente 
francs:  puis  se  départit  d'Avignon  et  s'en  vint  de- 


(i594)  DE  JEAN  FROISSART.  if)5 

meurer  es  marches  de  Rheims  en  sa  nation,  en  nu 
village  que  on  dit  Saint  Lié,  et  commença  Jà  à  mon- 
trer sainte  vie  et  belle, et  à  prêcher  la  fui  et  les  œn- 
vresde  notre  Seigneur  ;  et  moult  autorisoit  et  exaul- 
soit  (élevoit)  le  pape  d'Avignon,  et  disoit,  quand  il 
Fut  venu  premièrement,  qu'il étoit  vrai  pape;  et  con- 
damnent moult  celui  de  Rome  en  ses  paroles:  et  étoit 
moult  hanté  (fréquenté)  du  peuple  qui  le  venoit 
voir  de  tous  pays  pour  la  sainte  vie  sobre  et  hon- 
nête qu'il  menoit  j  et  tous  les  jours  jeûnoit.  Et  pour 
les  nobles  et  belles  prédications  qu'il  disoit  et  fai- 
soit,  aucunes  gens  disoient  que  les  cardinaux  d'A- 
vignon à  cautelle  (ruse)  l'avoient  là  envoyé  pour  eux 
exaulser  et  colorer,  ou  il  étoit  là  venu  remontrer  sa 
vie,  laquelle,  tant  que  à  la  vue  du  monde, étoit  cour- 
toise, sain  te  et  raisonnable,  pour  être  élu  à  Saint  Père. 
Ce  maître  Jean  de  Varennes  ne  vouloit  pas  que  on 
l'appelât  le  saint  homme  de  Saint  Lié,  mais  l'Audi- 
teur j  et  avoit  la  compagnie  de  sa  mère;  et  disoit  tous 
les  jours  messe  moult  dévotement;  et  tout  ce  que  on 
lui  donnoit  de  grâce ^  car  à  nullui  (personne)  il  ne 
demandoit  rien,  il  rendoit  et  faisoit  rendre  arrière 
pour  Dieu.  Nous  nous  souffrirons  pour  le  présent 
à  parler  de  lui  et  parlerons  d'autres  besognes,  car 
la  matière  le  requiert. 


M)G  LES  CHRONIQUES  («Snfc) 


CHAPITRE  XXXVIII. 

^loMMENT  LE  ROI  d'AngLETERRE  ET  SON  CONSEIL  DON- 
NÈRENT AU  DUC  De  LANCASTRE,  POUR  LUI  ET  SES  HOIRS 
PERPÉTUELLEMENT,  LA  DUCHÉ  Ij'AçU  I  TA  1  IN  E  ET  TOUTES 
LES  TERRES  ET  SÉNÉCU AUSSÉES  APPENDANTES  A  ICELLE  ; 
ET  COMMENT  LE  ROI  s'ORDONNOLT  ET  FAISOlT  FAIRE  SE5 
POURVÉANCES  POUR  ALLER  EN  IRLANDE  ET  LJE  DUC  POUR 
ALLER  EN    A.QUITAINE. 

Vous  savez,  si  comme  il  est  ici  dessus  contenu  et 
écrit  en  noire  histoire,  que  les  trêves,  qui  lurent  pri- 
ses et  données  entre  Je  roi  de  Fiance  et  4e  royaume 
d'Angleterre,,  leurs  conjoints  et  adhérents,  lurent 
Lien  tenues  et  gardées  par  mer  et  par  terre,  mais 
JoUjOUi  s  y  avoil  des  pillards  et  des  robeurs  en  Lan- 
guedoc, lesquels  et  oient  etrangerset.de  nations  loin- 
laines,  de  Gascogne,  de  Béarn  ou  d'Allemagne-  Et 
éloit  capitaine  du  i'ort  chatel  et  de  la  garnison  de 
Boulevilie  tuessire  Jean  de  G  railly,  bâtard,  lils  jadis 
au  caplal  de  Beus  (Buch),  un  jeune  etappert  cheva- 
lier; et  devez  savoir  que  les  capitaines  de  ces  garni- 
sons, tant  de  Lourde  quisied  en  Bigorresur  les  par- 
ties du  royaume  d'Arragon,  et  de  Boute\i!le  sur  les 
frontières  de  Saiutonge  et  la  marche  de  la  Rochelle, 
et  cils  (ceux)  de  la  garnison  de  Mortagne  éloient 
trop  durement  courroucés  de  ce  qu'ils  ne  pouvoient 
courir  ni  faire  leurs  chevauchées,  ainsi  que  accou- 


(i"04)  DE  JEAN  FROISSART.  197 

tumé  avoient,  pour  prendre, piller  et  gagner  sur  leurs 
voisins  •  niais  on  leur  avoit  clos  leurs  voies  et  leurs 
chemins,  et  commandé  étroitement  qu'ils  ne  fissent 
ou  consentissent  chose  à  faire,  pour  quoi  les  trêves 
fussent  enfreintes  ni  brisées j  car  si  ce  faisoient,  ils 
en  seroient  punis  et  corrigés  crueusement. 

En  ce  temps  fut  proposé  et  conseillé  en    Angle- 
terre, au  cas  que  le  roi  d'Angleterre  qui  jeune  éloit 
a  voit  pris  trêves  et  données  à  tous  ses  ennemis  pro- 
ehainset  lointains,  réservé  les  Irlandois,  où  à  l'héri- 
tage d'Irlande  ses  prédécesseurs avoient  clamé  grand 
droit,  et  s'étoit  écrit  roi  et  sire  d'Irlande,  et  que  ie 
roi  Edouard,  debonne  mémoire,  aveu  1  au  roi  Richard 
d'Angleterre, leur  avoit  toujours faitguerre, combien 
ensonnié  (embarrassé)  qu'il  fût   d'autre  part;  donc 
pour  les  jeunes  chevaliers  et  écuyers  d'Angleterre, 
qui  les  armes désiroienl, employer,  et  pour  l'honneur 
du  royaume  augmenter  et  les  droits  garder,  le   roi 
Richard  d'Angleterre  feroit  là  un  voyagea  puissance 
de  gens  d'armes  et  d'archers;  et  chevaucheroit  si 
avant,  lui  et  ses  gens,  qu'ils  entreraient  au  royaume 
d'Irlande,  et  jamais  ne  s'en  partiroient  qu'ils  n'eus- 
sent eu  aucune  honorable  composition  ou  conclusion. 
De   rechef  il  fut  ordonné  en   cette  même  saison 
que  le  duc  de  Laucastre,  qui  moult  avoit  travaillé 
par  mer  et  par  terre  pour  les  besognes  et  augmenta- 
tions du  royaume  d'Angleterre  ,  feroit  on    autre 
voyage  à  cinq  cents  hommes  d'arniesetmillearchers; 
et   monteroit  à  Pleumonde  (TlymoutlO  ou  à  Han- 
tonne  (Soutbampton),  là  où  le  mieux  lui  nlairoil  ,et 
s'en  iroit  en-  Guyenne  et  en  Aquitaine  Et  fut  ndouc 


M.)8  LES  CHRONIQUES  0^)4) 

l'intention  du  roi  Richard  telle,  et  de  tout  son  con- 
seil,que  le  dit  duc  de  Lancastre _,pour  lui  et  pour  ses 
hoirs  perpétuellement,  demeurèrent  sire  et  héritier  de 
tout  le  pays  d'Aquitaine,  des  terres,  sénéchaussées 
et  des  domaines,  telles  et  toutes  que  le  roi  Edouard 
d'Angleterre  son  père,  etqueles  autres  rois  et  ducs 
d'Aquitaine  endevant  avaient  tenues  ctohtenues,ct 
que  le  roi  Richard  d'Angleterre  tenait  à  présent,  ré- 
servé l'hommage  que  faire  en  devoit  au  roi  et  aux 
rois  venants  (futurs)  d'Angleterre  ;  mais  tant  que  de 
toutes  obéissances,  seigneuries,   rentes  et  revenus, 
le  duc  de  Lancastrc  en  demeureroit  sire;  et  lui  don- 
noit,  confirmoit  et  scelloit  le  roi  Richard  purement 
et  ligement;  lequel  don  le  duc  de  Lancastre  tint  à 
grand  et  à  bel,  et  à  bonne  cause,  car  en  la  duché 
d'Aquitaine  a  bien  terre  et  pays  pour  tenir  un  grand 
seigneur  bon    état.  Et  furent  les  lettres  de  ce  don 
faites,  grossoyées  et  examinées  et  passées  par  grand' 
délibération   de  conseil,  présent  le  roi  d'Angleterre 
et  ses  oncles,  le  duc  d'York  et  le  duc  de  Glocestre, 
le   comte  de  Salsebery  (Salisbury),  le  comte  d'A- 
rundel,le  comte  de  Derby,  fils  au  duc  de  Lancastre, 
1j  comte  Maréchal,  le  comte  deRostelant(Rutland), 
le  comte  de  Northumberland,  le  comte  de  Northin- 
ghem  (iNottingham),messire  Thomas  dePercy,le 
seigneur  Despensier  (Spencer),  le  seigneur  de  Beau- 
mont,  messire  Guillaume  d'Arundel,  les  archevê- 
ques de  Cantorbie  et  d'York,  l'éveque  de  Londres, 
et  tous  ceux  présents  qui  y  appartenaient  à  être, 
tant  prélats  comme  barons  d'Angleterre.  Et  en  re- 
mercia le  duc  de  Lancastre,  premièrement   le  roi 


■i-njj,  DE   JEAN  FROISSAIT.  199 

sou  neveu,  ses  frères,  les  prélats  et  les  barons  d'An- 
gleterre,et  puis  en  tendit  à  l'aire  ses pourvéances  bel- 
les et  grandes,  pour  passer  la  mer  et  aller  eu  Aqui- 
taine et  exploiter  sur  le  don  dont  le  roi  l'avoit  re- 
vêtu. Pareillement  ceux  qui  commis  étoient  à  or- 
donner et  faire  les  pourvéances  du  roi,  pour  aller  en 
Irlande, les  lirentgrandes  et  grosses  jet  furent  écrits 
et  a\is4s  tous  seigneurs,  qui  avecques  le  roi  feroient 
lu  voyage,  afin  qu'ils  se  pourvéissent. 


CHAPITRE  XXXIX. 

Du   TRÉPAS     DE   f.A.    REIJSeAxKE    D. 'ANGLETERRE,    FjLLE  AU 

roi  de  Bohème  et  empereur  d'Allemagne. 

ijur  la  forme,  état  et  ordonnance  que  je  vous  de- 
vise,s'appareilloient  le  roi  et  le  duc  deLancastre,  et 
faisoient  ordonner  leurs  gens,  et  pourvéances  gran- 
des et  grosses  aux  ports  et,  passages  là  où  ils  vous- 
loieut  passer,  le  roi  pour  aller  en  Irlande,  le  duc  de 
Lancastre  pour  aller  en  Aquitaine;  mais  leur  voyage 
fut  retardé  bien  de  deux  mois  ou  environ,  je  vous 
dirai  pour  quelle  raison.  En  ce  temps  que  ces  beso- 
gnes s'ordonnoient,  maladie  prit  à  la  reine  Anne 
d'Angleterre,  dont  le  roi  et  tout  son  bôtel  fut  dure- 
ment troublé,  car  la  maladie  alla  si  avant  que  la 
dite  reine  trépassa  de  ce  siècle  es  fêtes  de  la  Pente- 
côte, que  on  compta  en  l'an  de  grâce  notre  Seigneur 
mil  trois  cent   quatre-vingt  et  quatorze,  de  laquelle 


t$0  LtS   CHRONIQUES  (i59{) 

mort  f irront  fe  roi  et  tous  ceux  qui  l'aimoient,  dames 
ftt  damoiselles,   tous   troublés  et  courroucés.  Si  fut 
ensevelie  en  l'église  (,)  et  son  obsèque  fait  depuis  à 
grand  loisir,  car  le  roi  d'Angleterre  le  voulut  depuis 
(aire  faire  ctoffémeut  efpuissamment;et  furent  cires, 
à  grand' foison  et  coulages,  envoyées  quérir  en  Flan- 
dre pour  faire  cierges   et  torches j  et  y  eut  au  jour 
de  Pobsèque  un   luminaire    si  grand  que  on  n'avoit 
point  ouï  parler  ni  raconter  du  pareil,  ni  delà  bonne 
reine  d'Angleterre  Philippe  de  Hainaut,  ni  d'autre 
qui  ci-devant  eûtétéjetlevoululle  roi  Richard  ainsi 
taire,  pour  ce  que  la  reine  Amie  avoit  été  fille  du  roi 
de  Bohême,  empereur  de  Rome  et  roi  d'Allemagne; 
et  ne  la  pouvoit  le  roi  oublier,   car  moult  l'aimoit  et 
avoit  aimée,  pour  tant  qu'ils  avoient  été  jeunes  ma- 
riés ensemble.  De  cette  dame  reine  d' Angleterre  ne 
demeura   nuls  enfants,   ni    oneques  n'eu    eut   nuL 
Ainsi  furent  le  roi  d'Angleterre,  le  duc  de  Lancas- 
tre  et  le  comte  de  Derby  en  une  saison  veufs;  mais 
on  ne  parloit  point  encore  de  leur  remariage,  ni  le 
roi  d'Angleterre  n'en  vouloit  point  ouïr  parler. 

Quoique  la  reine  d'Angleterre  fut  trépassée  de  ce 
siècle,  ainsi  que  ci-dessus  est  contenu,  et  que  le 
voyage  d'Irlande  en  fût  retardé,  pour  ce  ne  séjour- 
nèrent point  les  pouryéances  du  roi  et  des  seigneurs 


(i)Sowe  dGt  cfans  sa  ctifimqtr?  qu'elle  mritrrut  le  7  juin  i3g4  à 
SîueLè  ciMii'.é  ileSurrcy  ett'ut  enterrée  à  W<  stiuiu&trï.  Le  io. .  ;  joule-'-il,- 
fut  si  touché  de  sa  mort  que,nou  co.t-'ut  àe  maudire  la  place  où  elle 
ctoit  morte,  il  fit,  chns  sa  colère,  jeter  à  has  t<  us  les  là  un.riis  où  les 
rois  ses  prédécesseurs  avoieut  Pkabilude  de  se  rendre  pour  s'abandonner" 
aux.  plaisirs  d«  la   chasse.  J.  A.  B. 


(r394)  DE  JEAN  FROISSART.  201 

à  faire;  et  passoient  outre  la  mer  d'Irlande  à  trois 
havres,  à  Bristol,  à  L'olihet  (Holihead)  en  Galles, 
et  à  Harfort (,);  et  les  menoient  et  adressoient  ceux 
qui  les  conduisoient  en  une  cité  en  un  pays  à  l'en- 
trée d'Irlande,  qui  toujours  s'est  tenue  pour  le  roi 
d'Angleterre,  laquelle  cité  on  appelle  Dunelin  (Du- 
blin); et  y  a  archevêque;  et  cil  (celui-ci)  étoit  avec- 
ques  le  roi. 

Tantôt  après  la  Saint  Jean-Baptiste,  le  roi  se  dé- 
partit de  la  marche  de  Londres  et  prit  le  chemin  de 
Galles,  tout  en  chassant  et  en  ébattant  pour  oublier 
la  mort  de  sa  femme;  et  ceux  qui  ordonnés  étoient 
avecques  lui  se  mirent  aussi  au  chemin ,  ses  deux  on- 
cles le  duc  Edmond  d'York  et  le  duc  Thomas  de 
Glocestre,  comte  d'Exsesses  (Essex)  et  de  Bucquin- 
ghen  (Buckingham)  et  connétable  d'Angleterre;  et 
se  mit  sur  les  champs  en  très  grand  arroy:  aussi  fi- 
rent tous  les  autres  seigneurs, le  comte  de  Kent  frère 
du  roi  et  m  es-sire  Thomas  de  Kent  fils  du  comte,  le 
comte  de  Rostelant  (Rutland)  fils  du  due  d'York,  le 
comte  Maréchal,  le  comte  de  Salsebery  (Salisbury), 
le  comte  d'Arundel,  messire  Guillaume  d'Arundel, 
le  comte  de  Northnmberland ,  seigneur  de  Percy ,  et 
messire  Thomas  de  Percy  son  frère,  grand  sénéchal 
d'Angleterre,  les  comtes  de  Denvesiere  (Devonshire) 
et  de  Nothinghen  (JNottingham),  et  grand  nombre 
de  chevaliers  et  écuyers,  réservés  ceux  qui  demeu- 
roient  pour  garder  la  frontière  d'Ecosse,  car  Ecos- 


(1)  EJaferford-West  daus  le  romte  Je  Pc  ubrok",pr  moncé  aussi  fiar- 
lord.  J.  A.  li. 


20  2  LES  CHRONIQUES  (i5.,r 

sois  sont  maudites  gens,  et  ne  tiennent  trêves  ni  ré- 
pit fors  quand  ils  veulent. 

Pour  ce  temps  que  le  roi  d'Angleterre  ht  ce  voyage 
en  Irlande,  n'étoit  point  en  sa  compagnie  son  frère 
niessire  Jean  de  Hollande,  comte  de  Hostidonne 
(Mnnlingdon),  mais  étoit  au  chemin  de  Jérusalem 
et  de  Sainte  Catherine  ^h  etdevoit  retourner  par  le 
royaume  de  Hongrie,  car  il  avoit  entendu  en  Fran- 
ce, quand  il  passa  à  Paris,  où  le  roi  de  France,  son 
frère,  ses  oncles  et  les  seigneurs,  pour  l'amour  et 
honneur  du  roi  d'Angleterre,  lui  firent  très  bonne 
chère, que  le  roi  de  Hongrie  et  l'Amorath-Baquin  \at 
dévoient  avoir  bataille  ensemble.  Si  ne  vouloit  pas 
défaillira  y  être.  D'autre  part  le  duc  deLancastre,  à 
(avec)  tout  son  arroy  ordonné  et  étoffé,  s'en  vint  à 
Pleumonde  (Plymouth);  et  là  étoient  les  vaisseaux 
passagers  qui  l'attendoient.  Quand  tousses  gens  fu- 
rent venus, et  les  vaisseaux  furent  chargés, et  ils  eu- 
rent vent  assez  pourpasser,sientrèrent  es  vaisseaux , 
et  désancrèrent,  et  prirent  le  chemin  pour  aller  vers 
Bordeaux  sur  Gironde. 

Nous  parlerons  du  roi  d'Angleterre,  qui  bien 
avoit  quatre  mille  hommes  d'armes  et  trente  mille 
archers.  Passage  leur  étoit  à  tous  ouvert  et  aban- 
donné en  ces  trois  lieux  que  je  vous  ai  nommé/,  à 
Bristo  (Bristol),  à  Lelihet  (Holyhead)  et  à  Harford 
(Haverford);  et  passoient  tous  les  jours  •>  et  mirent 
bien  un  mois  à  passer  avant  qu'ils  fussent  tous  ou- 


(i)  Sur  le  mont  S  inaï,  J.  A.  B. 

(»)B»jaiet  1er.  qui  connu  mç  a  à  régner  eu  i3f)i.  J.  A. 


(i5y4)  DE  JEAN  FROISSARÏ.  $0$ 

tre,  eux  et  leurs  chevaux.  D'autre  part,  au  pays 
d'Irlande,  é toi t  un  vaillant  chevalier  d'Angleterre, 
lequel  s'appeloit  comte  d'Ormond;  et  tenoit  terre 
en  Irlande  et  ont  tenue  ses  prédécesseurs,  mais  c'é- 
toit  toujours  en  débat;  et  étoit  ordonné  le  comte 
d'Ormond  et  le  comte  Maréchal  d'Angleterre  à 
avoir  ï'avant-garde  de  quinze  cents  lances  et  deux 
mille  archers;  et  tous  deux  s'y  portèrent  sagement 
et  vaillamment.  Le  roi  d'Angleterre  et  ses  deux  on- 
cles passèrent  la  mer  d'Irlande  au  port  à  H ar fort 
en  Galles,  et  les  plusieursàLelihet(Holyhead)et  les 
autres  à  Bristol;  et  tant  firent  que  tous  passèrent 
sans  péril  et  dommage;  et  ainsi  que  ils  passoient, 
par  l'ordonnance  du  connétable  le  duc  de  Glocestre 
et  des  maréchaux  d'Angleterre,  ils  se  logeoient  sur 
le  pays  et  comprenoient  bien  de  terre,  outre  la  cité 
de  Duvelin  (Dublin)  et  là  environ,  trente  lieues  au- 
glesches(angloiscs);  car  c'est  un  pays  inhabitable; 
et  se  logèrent  les  Anglois  et  l'avant-garde  sagement 
et  vaillamment  pour  la  doute  des  Irlandois.  Et  faire 
le  convenoit ,  autrement  ils  eussent  reçu  et  pris 
dommage.  Et  le  roi,  ses  oncles  et  les  prélats  étoient 
logés  en  la  cité  de  Duvelin  (Dublin)  près  de  là;  et 
me  fut  dit  que  tout  le  temps  que  ils  se  tinrent  là  et 
séjournèrent,  toutes  gens  furent  largement  et  aisé- 
ment pourvues  de  vivres  et  de  pourvéances,  car  les 
Anglois  sont  gens  tous  faits  de  la  guerre,  qui  bien 
savent  fourrager  et  prendre  l'avantage  et  penser 
d'eux  et  de  leurs  chevaux  quand  métier  est.  La 
manière  et  ordonnance,  cteequ'ilavint  de  ce  voyage 
au  roi  d'Angleterre,  je  le  vous  déclarerai  en  la  forme 
et  manière  que  j'en  fus  informe. 


2f>4  LES  CHROSIQTT.S  (,^,4- 


CHAPITRE  XL. 

Co.UMEJXT  SIRE  JeAN    FuoiSSART    ARRIVA   EN    ANGLETERRE 
ET   DU   DOW   DU    LIVRE  QUIL    FIT    AU    ROI. 

Vérité  fut  et  est  que  je,  sire  .Tenu  Froissart,  pour 
ee  temps  trésorier  et  chanoine  de  Chimai,  séant  un 
la  comté  de  Hainaut  et  de  la  diosèse  de  Liège,  eus 
très  grand'  affection  et  imagination  d'aller  voie  le 
royaume  d'Angleterre,  quand  je,  qui  avois  été  à  Al> 
beville,  vis  que  les  trêves  étaient  prises  entre  le 
royaume  de  France  et  le  royaume  d'Angleterre, 
leurs  conjoints  et  adhérents,  à  durer  quatre  ans  par 
mer  et  par  terre  ;  et  plusieurs  raisons  m'émouvoient 
à  faire  ce  voyage. La  première  étoit,  pour  ce  que  de 
ma  jeunesse  j'avois  été  nourri  en  la  cour  et  hôtel  du 
noble  roi  Edouard,  debonne  mémoire, et  delà  noble 
reine  Philippe  sa  femme,  et  entre  leurs  enfants  et  les 
binons  d'Angleterre, qui  pour  ce  temps  vivoient  ety 
demeuroientj  car  toute  honneur,  amour,  largesse 
et  courtoisie  j'avois  vu  et  trouvé  en  eux.  Si  désirois 
à  voir  le  pays)  et  me  sembloit  en  mon  imagination 
que,  si  vu  l'avois,  j'en  vivrois  plus  longuement  ;  car 
vingt  sept  ans  tous  accomplis  je  m'étois  tenu  de  y 
aller;  et  si  je  n'y  trouvois  les  seigneurs,  lesquels  à 
mon  département  j'avois  vus  et  laissés,  je  y  ver  mis 
leurs  hoirs,  et  ce  me  feroit  trop  grand  bien.  Aussi 
pour  justifier  les  histoires  et  les  matières  dont  j'a- 


(i5r>4)  DE  JEAN  FROISSAIlT.  *©5 

vois  tant  écrit  d'eux.  Et  on  parlai  âmes  chers  sei- 
gneurs qui  pour  le  temps  régnoient,  monseigneur  le 
duc  Aubert  de  Bavière,  comte  de  Hainaut,  de  Hol- 
lande, de  Zeiaude  et  sire  de  Frise,  et  à  monsei- 
gneur Guillaume  son  fils  pour  ces  jours  comte 
d'Ostic\ ant ,  et  à  ma  très  chère  et  honorée  dame 
Jeanne,  la  duchesse  de  13rabaut  et  deLuxeiubourg, 
et  à  mon  très  cher  et  grand  seigneur  monseigneur 
Enguerrand,siie  de  Coucy,  et  aussi  à  ce  gentil  sei- 
gneur le  chevalier  de  Commignies,  lequel,  de  sa 
jeunesse  et  delà  mienne,  nous  étions  vus  en  Angle- 
terre en  l'hôtel  du  roi  et  de  la  reine,-  et  aussi  avoit 
l'ait  le  sire  de  Coucy  et  tous  les  nobles  de  France., 
<|ui  à  Londres  tenoient  ôtagerie  pour  la  rédemption 
qui  laite  avoit  été  du  roi  Jean  de  France,  si  comme 
il  est  contenu  eu  notre  histoire  et  en  ce  livre  bieu 
derrière.  Ces  troisseigneurs  dessusnommés  auxquels 
j'en  parlai,  et  le  sire  de  Gommignies  et  madame  de 
Brabant,  le  me  conseillèrent  et  me  donnèrent  toutes 
lettres  adressants  au  roi  et  à  ses  oncles,  réservé  le 
sire  de  Coucy, car,  pour  ce  qu'il  étoit  François,  il 
n'y  osa  écrire,  fors  tant  seulement  à  saillie  que  pour 
lors  on  appeloit  la  duchesse  d'Irlande.  Et  avois,  de 
poui  véanee,  lait  écrire,  grosser  et  enluminer  et  re- 
cueillir tous  les  traités  amoureux  et  de  moralité, 
que  au  terme  de  trente  quatre  ans  je  avois  parla 
giâcede  Dieu  et  d'amour  faitsetcompilés(l);  laquelle 
chose  réveilloit   grandement  mou  désir  pour  aller 


(i)  Je  publt  rai  le»  meilleure^ de  ces  pièces  dans  le  volume     de  la  vie 
tie  Froissait.  J.  A.  B. 


îàrtf)  LES   CHRONIQUES  (.ô0^) 

en  Angleterre  et  voir  le  roi  Richard  d'Angleterre, 
qui  fils  avoit  été  au  noble  et  puissant  prince  de  Gal- 
les et  d'Aquitaine,  car  vu  ne  l'a  vois  depuis  qu'il  fut 
tenu  sur  les  fonds  en  l'église  cathédrale  de  la  cité 
de  Bordeaux ,  car  pour  ces  jours  je  y  étois;  et  avois 
intention  d'aller  au  voyage  d'Espagne  avecques  le 
prince  de  Galles  et  les  seigneurs  qui  au  voyage  fu- 
rent; mais  quand  nous  fûmes  en  la  cité  de  Dax,  le 
prince  me  renvoya  arrière  en  Angleterre  devers 
madame  sa  mère.  Si  désirois  ce  roi  Richard  à  voir, 
et  messeigneurs  ses  oncles;  etétoispourvu  d'un  très 
beau  livre  etbien  aourné  (orné),  couvert  de  velours, 
garni  et  closd'argent  doré  d'or, pour  faire  présent  et 
entrée  au  roi. Et  selonl'imaginationquc  j'eus, j'en  pris 
légèrement  la  peine  et  le  travail,  car  qui  volontiers 
fait  et  entreprend  une  chose,  il  semble  qu'elle  ne  lui 
coûte  rien.  Et  me  pourvéis  de  chevaux  et  d'ordon- 
nance, et  passai  la  mer  à  Calais,  et  vins  à  Douvres 
le  douzième  jour  du  mois  de  juillet;  et  quand  je  fus 
venu  à  Douvres,  je  n'y  trouvai  homme  de  ma  con- 
noissance  du  temps  que  j'avois  fréquenté  en  Angle- 
terre;et  éloient  les  hôtels  tous  renouvelés  de  nouvel 
peuple,  et  les  jeunes  enfants  devenus  hommes  et 
femmes,  qui  point  ne  meconnoissoient,  ni  moi  eux. 
Si  séjournai  là  demi-jour  et  une  nuit  pour  moi 
rafraîchir,  et  mes  chevaux,  et  fus  par  un  mardi;  et 
le  mercredi,  ainsi  que  sur  le  point  de  neuf  heures, 
je  vins  à  Saint  Thomas  de  Cantorbie  voir  la  fierté 
(châsse)  et  le  corps  saint  (I'  et  la  tombe  du  noble 


(i)Le  corps  de  Tlmnas   Btxkct   devenu  Saint  Thomas  de  Caiiler- 
buryi  J.  A.  B. 


0394)  DE  JEAN  FROISSAÏIT.  207 

prince  de  Galles,  qui  là  est  enseveli  très  richement. 
Je  ouïs  la  liante  inesse  et  fis  mon  offrande  au  corps 
saint,  et  puis  retournai  dîner  à  mon  hôtel.  Si  enten- 
dis que  le  roi  d'Angleterre  devoit  là  venir  le  jeudi 
en  pèlerinage;  et  étoit  retourné  d'Irlande  où  il  àvoit 
éléen  ce  voyage  bien   neuf  mois  ou  environ;  et 
volontiers  visitoit  l'église  Saint  Thomas  de  Canlor- 
bie,  pour  la  cause  du  digne  et  honoré  corps  saint  et 
que  son  pèrey  étoit  enseveli.  Si  avisai  que  je  atten- 
drais là  le  roi,  comme  je  fis.  Et  vînt  à  lendemain  à 
très  grand  arroiethien  accompagnéde  seigneurs,  de 
dames  et  de  damoiselles;  et  me  mis  entre  eux  et  en- 
tre elles,  et  tout  me  sembla  nouvel;  ni  je  n'y  con- 
noissois  Ame,  car  le  temps  étoit   bien   changé    en 
Angleterre  depuis  le  terme  de  vingt  huit  ans;  et  là, 
en  la  compagnie  du  roi,  n'avoit  nul  de  ses  oncles, 
carie  duc  de  Lancastre  étoit  en  Aquitaine  et  les 
dncs  d'York  et  de  Glocestre  étoient  autre  part.  Si 
fus  de  premier  ainsi  que  tout  ébahi,  car  encore,  si 
j'eusse  vu  ni  trouvé  un  ancien  chevalier  qui  vivoit, 
lequel  fut  des  chevaliers  et  de  la  chambre  du  roi 
Edouard  d'Angleterre, et  étoit, pour  le  présent  dont 
je  parle,   encore    des   chevaliers  du   roi    Richard 
d'Angleterre  et  de  son  plus  étroit  et  spécial  conseil, 
je  me  fusse  réconforté  etme  fusse  tiré  devers  lui.  Lé 
chevalier  on  le  nommoit  messire  Richard  Sluiy. 
Rien  demandai  pour  lui  si  il  vivoit.  On  me  dit,  oil. 
Mais  point  n'étoit  là,  et  séjournoit  à  Londres.  Donc 
m'avisai  que  je  me  trairais  devers  messire  Thomas 
de  Percy,  grand  sénéchal  d'Angleterre  qui  là  étoit: 
si  m'en  acointai,  et  le  trouvai  doux,  raisonnable  et 


2o8  LES  CHRONIQUES  (i3^4 

gracieux  ;et  se  offrit  pour  moi  à  présenter  mon  corps 
et  mes  lettres  au  roi.  De  ces  promesses  je  fus  tout  iv- 
joui;  car  aucuns  moyens  (intermédiaires)  convient 
.avoir, avantque  on  puissevenirà  sihaut  princequele, 
roi  d'Angleterre.  Et  alla  voir  en  la  chambre  du  roi  si 
il  étoit  heure,  mais  il  trouva  que  le  roi  étoit  retrait 
■pour  aller  dormir  jet  ainsi  il  me  dit  que  je  meretraisse 
(retirasse)  à  mon  hôtel.  Je  le  fis  j  et  quand  le  roi  eut 
dormi,  je  retournai  en  l'hôtel  de  l'archevêque  de 
■Cantorbie  où  il  étoit  logé,  et  trouvai  messire  Tho- 
mas de  Percy  qui  s'ordonnoit  et  faisoit  ses  gens 
.ordonner  pour  .chevaucher,  car  le  roi  vouloit  che- 
vaucher et  venir  gé.sii  à  Espringhe^,  dont  au  matin 
il  étoit  parti.  Je  demandai  au  dit  messire  Thomas 
conseil  de  mes  besognes.  11  me  dit  et  conseilla  que 
pour  l'heure  je  ne  fisse  nul  semblant  de  ma  venue  j 
mais  me  misse  en  la  route  (troupe)  du  roi,  toujours 
me  feroit-il  bien  loger,  tant  que  le  roi  seroit  assis  en 
le  pays  où  il  alloit  et  il  seroit,  et  tout  son  hôtel,  de- 
dans deux  jours.  C'étoit  en  un  bel  châtel  et  délecta- 
ble, séant  en  laj  comté  de  Kent.,  et  l'appeloit  Le- 
Dos  (Leeds). 

Je  me  ordonnai  sur  ce  conseil  et  me  mis  au  che- 
min et  vins  devant  à  Espringhe,  et  me  logeai  et  fus 
logé  d'aventure  en  un  hôtel  auquel  il  avoit  logé  un 
gentil  chevalier  d'Angleterre  de  la  chambre  du  roi. 
Mais  il  étoit  là  demeuré  derrière,  au  matin  quand 
le  roi  se  départit  delà  ville,  pour  un  petit  de  dou- 
leur de  chef  qui  prise  lui  étoit  par  nuit.  Pour  ce  que 
le  chevalier, lequel  on  nommoit  messire  Guillaume 

(i)  Jones  dit  Ospringc  J.  A.  B. 


(i394)  DE  JEA3»  FBOTSSA.RT.  ?<><) 

de  l'Ile,  me  vit  étranger  et  des  marches  de  France, 
car  toutes  gens  cîe  la  Langue  d'oil,  de  quelque  con- 
trée ou  nation  qu'ils  soient,  ils  les  tiennent  Fran- 
çois, si  se  acointa  de  moi  et  moi  de  lui,  car  les  gen- 
tils hommes  d'Angleterre  sont  sur  ious  courtois, 
Irai  tables  et  acointables.  Si  me  demanda  de  mon 
état  et  affaire,  et  je  lui  en  recordai  assez;  et  tout  ce 
que  messire  Thomas  de  Percy  m'avoit  dit  et  or- 
donné à  l'aire.  11  répondit  à  ce,  que  je  ne  pou  vois 
avoir  meilleur  moyen,  et  que  le  vendredi  au  dîner, 
le  roi  scroit  à  Le- Dos  (Leeds)  et  là  trouveroit  venu 
son  oncle  le  duc  d'Yorck. 

De  ces  nouvelles  fus-je  tout  réjoui,  pour  ce  que 
j'avois  lettres  au  duc  d'York;  et  aussi,  de  sa  jeunesse 
et  de  la  mienne,  il  m'avoit  vu  en  l'hôtel  du  noble  roi 
Edouard  son  père  et  de  madame  sa  mère;  si  aurois 
par  ce  moyen  plus  de  connoissance,  ce  me  semble, 
en  l'hôtel  du  roi  Richard. 

Le  vendredi  au  matin  nous  chevauchâmes  en- 
semble, messire  Guillaume  de  l'Ile  et  moi;  et  sus 
notre  chemin  je  lui  demandai  s'il  avoif  été  en  ce 
voyage  d'Irlande  avecques  le  roi.  11  me  répondit, 
oil.  Donc  lui  demandai  de  ce  qu'on  appelle  le  Treu 
Saint  Patiis-1  ,si  c'éloit  vérité  ce  que  on  en  disoit. Il 


(i)  Le  trou  eu  purgflo  i'e  de  St.  Patrick.  Dans  une  visite  que  je  fis 
eu  1S1S  dans  le  com'.é  de  Donnigal .,  j'y  ai  Irouvé  lafervmr  p»  ur  ce  pe- 
lerii.age  fcusi.:  vi\f  quejaxais.  Le  pu'gitoire  de  St.  Patrick  est  situe 
sur  uue  fort  petite  lie  au  milieu  du  lac  Uergh  daus  le  comté  de  Dounegal 
auuord  de  ThlauJe.  11  consiste  en  une  civerne  de  iG  pieds  de  long  sur 
2  de  large  et  si  brisée  qu'un  liorom'  un  peu  grand  Le  sauroit  s'y  tenir 
de' out.  C"est  là  qu'après  avoir  jeûné  pend -m  t  neuf  jours  et  ap:ès  une 
FROISSAJRT.    T.     £111.  l4 


Qio  LES  CHRONIQUES  (inctf; 

me  répondit  que  oil;etque  lui  et  un  chevalier  d'An- 
gleterre, le  roi  étant  à  Duvelin  (Dublin),  y  avoienfc 
été,  et  s'y  étoient  enclos  (entrés)  à  soleil  escousant 
(couchant),  et  là  demeurèrent  toute  la  nuit,  et  à  len- 
demain issus  à  soleil  levant.  Donc  lui  demandai  des 
merveilles  et  nouvelles  dont  on  raconte  et  dit  qu'on 
y  voit,  si  rien  en  étoit.  Il  répondit  et  me  dit:  «  Quand 
moi  et  mon  compagnon  eûmes  passé  la  porte  du  cel- 
lier, que  on  appelle  lePurgatoireSaintPatris,etnous 
fûmes  descendus  trois  ou  quatre  pas,  car  on  y  des- 
cend ainsi  que  à  un  cellier,  chaleur  nous  prit  eu 
les  têtes;  et  nous  assîmes  sur  les  pas  qui  sont  de 
pierre;  et  nous  assis,  très  grand'  volonté  nous  vint 
de  dormir,  et  dormîmes  toute  la  nuit.»  Donc  luider 
mandai  si  en  dormant  ils  savoient  où  ils  étoient  et 
quelles  visions  leur  vinrent.  11  merépondit  etdit,que 
en  dormant  ils  entrèrent  en  imaginations  moult 
grandes  et  en  songes  merveilleux  ;  et  véoient,  ce 
Jeur  sembloit,en  dormant  trop  plus  de  choses  qu'ils 
n'eussent  fait  en  leurs  chambres  sur  leurs  lits.  Tout 
ce  affirmoient-ils  bien.  «  Et  quand  au  matin  nous 
fumes  éveillés  on  ouvrit  l'huis,  car  ainsi  l'avions- 
nous  ordonné(,),et  issîmes  hors,. et  ne  nous  souvint 


série  infinie  de  processions  et  de  génuflexions,  1rs  dévots  viennent  con- 
templir  Its  peints  réservées  aux  âmes  dans  le  purgatoire.  Ils  y  restent 
pendant  deux  jours  a  ne  prendre  que  de  l'eau.  Et  là  si  leur  imagination 
[doublée  et  leur  corps  afibiWi  ne  leur  donnent  pas  de  visons,  les  moines 
des  chaptlles  et  couvent»  qui  entourent  le  purgatoire  peuvent  aider  an 
prestige.  J.  A.  B. 

^r)  Les  chevaliert  pouvoient  bien  n'y  jas-er  qu'une  nuit,  suitout 
quand  ils  étoient  Anglo  s  et  avoient  une  bonne  épre,  mais  le  peuple  I>- 
landoi"!  cîoit  obligé  à  b>en  d'autres  cérémonies.  Au*si  avoit  il  des  vsions 
plus  distinctes  H  p!ui   variées.  J.  A.  B. 


(i504)  DE  JEAN  FROISSAÏÏT.  2  r  r 

tantôt  de  chose  nulle  que  nous  eussions  vu;  et   te- 
nons tout  ce  à  fantôme.  » 

De  cette  matière  je  ne  lui  parlai  plus  avant,  et 
m'en  cessai,  car  volontiers  je  lui  eusse  demandé  du 
voyage  d'Irlande  et  lui  voulois  parler  et  mettre  à 
voie  (M;  mais  routes  (troupes)  d'autres  chevaliers 
vinrent  qui  parlèrent  à  lui,  et  je  laissai  mon  propos; 
et  chevauchâmes  jusques  à  Ledes  (Lceds);  et  là 
vint  le  roi  et  toute  sa  route  (troupe),  et  là  trouvai 
monseigneur  Aimond,  duc  d'York.  Si  .m'acointai  de 
lui,  et  lui  baillai  les  lettres  du  comte  detlainaut  son 
cousin  et  du  comted'Ostrevant.  Le  dueme  reconnut 
assez  et  me  fit  très  bonne  chère  et  me  dit:  «  Mcssire 
Jean,  tenez-vous  toujours  de-lez  (près)  nous  et  nos 
gens,  nous  vous  ferons  toute  amour  et  courtoisie. 
JNous  y  sommes  tenus  pour  la  cause  du  temps  passé 
et  de  notre  dame  de  mère  à  qui  vous  fûtes.  Nous  en 
avonsbienla  souvenance».  Je  le  remerciai  deces  pa- 
roles; cefut  raison.  Si  lus  avancé  tant  de  par  lui 
que  par  messjre  Thomas  de  Percy  et  messire  Guil- 
laume de  l'Ile,  et  fut  mis  en  la  chambre  du  roi  et 
représenté  à  lui  de  par  son  oncle  le  duc  d'York;  le- 
quel roi  me  reçut  joyeusement  et  doucement  ;et  prit 
toutes  les  lettres  que-  je  lui  baillai,  et  les  ouvrit  et 
legy  (lut)  à  grand  loisir;  et  me  dit,  quand  il  les  eut 
lues,  que  je  fusse  le  bien  venu,  et  si  j'avois  été  de 
l'hôtel  du  roi  son  ayeul  et  de  madame  son  ayeule, 
encore  ctois-je  de  l'hôtel  du  roi  d'Angleterre. 


(.1)  Froissart  quoique  homme  d'Eg'ise  prend,  comme  on  voit,  nlis 
aiu!crèt  aux  faits  historiques  qu'ai' x  contes  dévots.  J.  A.  B. 

14* 


a  i  •*  I m  CT  r  RON  t  Q  DJBS  (  1 3y/t  ) 

Pour  ee  jour  je  ne  lui  montrai  pas  le  liwe  que  ap- 
porté lui  avois,  car  messire  Thomas  de  Percy  me  dit 
jue  point  n'étoil  heure,  car  il  étoit  trop  occupé  de 
grandes  besognes-  car  pour  ces  jours  il  étoiten  con- 
seil de  deux  grosses  matières.  La  première  étoit  qu'il 
vouloitenvoyersuffisants  messages, tels  que  le  comte 
de  Rostelant  (Rutlami)sou  cousin  germain, le  comte 
Maréchal;  l'archevêque  de  Duvelin  (Dublin),  l'é- 
vèque  de  Li  (Ely)  ,  messire  Louis  de  Cliiïbrt, 
messire  Henry  de  Beaumont,  messire  liuon  le  Ex- 
pensier  (Dispenser)  et  plusieurs  antres,  en  grand 
arroi  et  bonne  ordonnance  outre  mer,  devers  le  roi 
Charles  de  France  ;  et  la  cause  étoit  telle,  que  pour 
traiter  du  mariage  de  lui  et  l'aînée  fille  du  dit  roi 
qui  s'appeloit  Isabel,  laquelle  avoit  pour  lors  d'âge 
environ  huit  ans  (l)  ;  et  l'autre  cause  étoit  que  le  sire 
de  la  Barde,  le  sire  de  la  Téridc,  le  sire  de  Pincor- 
net,  le  sire  de  Châtelneuf,  le  sire  de  Lesque,  le  sire 
de  Copane  et  les  consaux (conseillers) de  Bordeaux, 
de  la  cité  deBayonneet  de  Dax  étoient  venus  en 
Angleterre  devers  le  roi;  et  le  poursuivoient,  et 
avoient  poursuivi  moult  aigrement  depuis  son  re- 
tour d'Irlande, à  avoir  réponse  des  requêtes,  paroles 
et  procès,  que  mis  avoient  avant,  sur  le  don  que  le 
roi  d'Angleterre  avoit  donné  à  son  oncle  le  duc  de 
Lancastre  des  terres  et  seigneuries,  sénéchaussées 


(i)  On  frcive  clans  I^s  fœdera  de  Rvmer  les  instructions  données  à 
l'archevêque  de  Dublin,  h  Pévèque  de  St.  David,  au  comte  de  Rutland, 
a»  comte  Mare  liai,  au  sire  de  Benuruotit  el  a  William  Sciope,  chambel- 
lan du  roi  d'Angl-t  rre  p  ur  se  rendre  eu  France  au  sujet  de  ce  maiia- 
ge.  Elles  sont  datées  du  château  de  Leeds,  8  juillet.  J.  A.  B. 


(i3q4)  DE  JEAN  FROISSÀRT.  2i3 

et  baronies  d'Aquitaine,  ce  que  au  dit  roi  et  au 
royaume  d'Angleterre  en  appartenoit,  et  en  sa 
puissance  et  commandement  s'élendoient;  car  pro- 
posé avoient  les  barons  dessus,  nommes  et  tous  les 
nobles  et  prélats  des  sénéchaussées  d'Aquitaine,  et 
les  consaux  des  cités  et  bonnes  villes,  que  le  don  ne 
se  pouvoit  passer  et  étoitinulile^car  toutes  ces  terres 
se  tenoient  du  droit  ressort  et  domaine  de  la  cou- 
ronne d'Angleterre;  et  point  ne  s'en  vouloient  dis- 
joindre ni  départir;  et  plusieurs  actions  raisonna- 
bles y  avoient  proposé  et  proposoient.  lesquelles  je 
détermineraiet  éclairciraien  poursuivant  la  matière, 
quand  temps  et  lieu  sera;  mais  pour  avoir  conseil 
de  ces  deux  choses  qui  assez  grandes  éloient,  le  roi 
d'Angleterre  avoit  mandé  tous  ses  plus  spéciaux 
prélats  et  barons  d'Angleterre  à  être  le  jour  de  la 
Magdelaine  en  un  sien  manoir  et  lieu  royal,  que  ou 
dit  Eltem  (Eltham),  à  sept  lieues  anglescbes  (an- 
gloises)  de  Londres  et  aussi  de  Darotorde.  Et  le 
cjualrième  jour  après  ce  que  je  fus  là  venu  ,  le  roi  et 
tout  son  conseil,  et  le  duc  Aimond  son  oncle  en  sa 
compagnie,  se  départirent  du  Cliâtel  de  Ledes 
(Leeds)  et  chevauchèrent  devers  la  cité  de  Roches- 
tre  pour  venir  à  Ellem  fEltham).  Je  me  mis  en  leur 
compagnie. 


2*4  LES  CHRONIQUES  (,394) 


CHAPITRE  X'LI. 

Du  REFUS  QUE  CE0X  d'AqUITAINE  FIRENT  AU  DUC  DE 
LaNCASTRE_,  ET  COMMENT  ILS  ENVOYÈRENT  EN  ANGLE- 
TERRE POUR  REMONTRER  AU  ROI  ET  A  SON"  CONSEIL  LA 
VOLONTÉ  DE  TOUT  LE   pÀ 

JliN  chevauchant  ce  chemin  ,  je  demandai  àméssire 
Guillaume  de  l'Ile  et  à  messire  Jean  de  Grailly,- 
capitaine  de  Bouteville,  la  cause  pourquoi  le  roi 
venoitdever.s  Londres  et  assembloit  son  parlement, 
et  avoit  assigné  à  être  au  jour  dessus  nommé  à 
Ellem.  (Eltham):  ils  le  me  dirent;  et  par  spécial 
messire  Jean  de  Grailly  me  recorda  pleinement 
pourquoi  ces  seigneurs  de  Gascogrie  éloient  là 
venus,  et  les  colisaux  des  cités  et  bonnes  villes.  Si 
en  fus  informé  par  ledit  chevalier  qui  bien  en  sa- 
voit  la  vérité, car  il  avoit  souventparolé  à  eux, pour- 
tant (attendu)  que  ils  se  connoissoient,  car  ilsétoieni 
ainsi  que  d'un  pays  et  d'une  frontière  et  des  tenures 
du  roi  d'Angleterre;  et  dit  ainsi  : 

«Quand  le  duc  deLancastre  vint  premièrement 
en  Aquitaine,  pourvu  de  lettres  grossées  et  scellées 
du  grand  scël  du  roi  d'Angleterre,  chancelées  et 
passées  par  ledécretet  accord  dus  prélats,  barons  et 
de  tous  ceux  d'Angleterre  auxquels  il  en  apparte- 
hoit  à  parler  et  ordonner,  et  par  spécial  au  duc 
Aimond  d'York,  comte  de  Cantebruge  (Cambridge) 


i  1 59  \  )  DE  JE  A  N  FROISSA  RT.  * 1 5" 

et  au  duc  Thomas  de  Glocestre,  comte  de  Buch 
(Buckingham)el  d'Excesses  (Essex),  qui  à  ces  héri- 
tages pou  voient- retourner  par  la  succession  de  leur 
neveu  le  roi  Richard  d'Angleterre,  qui  pour  lorsn'a- 
\  oit  nuls  enfants,  car  les  deux  ducs  dessus  nommés 
étoient  frères  germains  de  père  et  de  mère  au  duc 
de  Lanças  tre  jet  if  envoya  une  partie  de  son  con- 
seil en  la  cité  de  Bordeaux ,  pour  remontrer  au 
maire  de  Bordeaux  et  aux  consaux  de  la  ville  la 
ferme  de  sa  requête,  et  pour  quelle  cause  il  étoit 
venu  au  pays,  si-  leur  tourna  à  grand' merveille: 
Nonobstant  ce,  ils  honorèrent  grandement  etdebon 
cœur  les  commis  du  roi  d'Angleterre  et  du  due 
deLancastre,pour  l'honneurdu  roi  à  qui  ils  doivent 
service  et  toute  obéissance  ;  et  demandèrent  a  avoir 
conseil  de  répondre.  Us  l'eurent,  et  se  conseillèrent 
Eux  conseillés  ils  répondirent,  que  le  duc  de  Lan- 
castre,fils  du  roi  Edouard  de  bonne  mémoire  qui 
leur  seigneur  avoit  étér  fût  le  bien:  venu  entre  eux 
et  non  autrement;  mais  pas  n'étoient  conseillés  si 
avant  que  le  recueillir  à  souverain  seigneur,  car  le 
roi  Richard  leur  sire,  à  qui  ils  avoient  fait  féaulé 
el  hommage,  ne  leur  avoit  encore  fait  nulle  quit- 
tance. Dont  répondirent  les  commis  de  par  le  duc 
de Lancastre,que  de  toutcoilssefaisoientfortsapsoz, 
et  le  duc  leur  seigneur  reçu  parmi  le  contenu  des 
lettres,  qucîe  roi  d'Angleterre  leur  envoyoit  ,il  n'en 
seroit  jamais  question.  Quand  ceux  de  Bordeaux 
virent  qu'ils  étoient  approchés  de  si  près,  si  trou- 
vèrent un  autre  recours,  et  dirent  ainsi:  «  Sei- 
gneurs,votre  commission  ne  s'étend  pas  seulement 


2i6  LES  CHU  ON IQ CES  (j-5g4). 

nous,  mais  à  ceux  de  la  cité  de  Dax  et  de  Bayonne 
et  aux  prélats  et  barons  de  Gascogne,  qui  sont  en 
l'obéissance  du  roi  d'Angleterre.  Yous  \ous  trairez 
devers  eux;  et  tout  ce  qu'ils  en  feront  et  ordon- 
neront, nous  le  tiendrons.»  Autre  réponse  ne  pu- 
rent avoir  à  ce  premier  les  commis  du  duc  de  Lan- 
castre  de  ceux  de  Bordeaux;  et  se  départirent  de 
Bordeaux  ,  et  s'en  retournèrent  à  Liborne  (Li- 
bourne),où  le  duc  étoit. 

«  Quand  le  duc  de  Lanças tre  ouït  la  réponse  de 
ceux  de  Bordeaux,  si  pensa  moult  sus  et  imagina 
tantôt  que  les  besognes,  pour  lesquelles  il  étoit  venu 
au  pays,  ne  seroient  pas  sitôt  acbevées  commcde 
premier  il  supposoit  et  lui  avoit-on  donné  à  enten- 
dre. Nonobstant  ce,  il  envoya  son  conseil  vers  la 
cité  de  Bayonne.  Et  furent  recueillisdes  Bayonnois 
pareillement  comme  ils  a  voient  été  de  ceux  de  Bor- 
deaux, et  n'en  pouvoient  avoir  autre  réponse.  Fina- 
lement tous  les  prélats,  les  nobles,  les  consaux  des 
cités  et  bonnes  villes  de  Gascogne,  de  l'obéissance  du 
roi  d'Angleterre, se conjoindirentensembleetsecloi- 
rent  (arrêtèrent)  sur  la  forme  et  manière  que  je  vous 
dirai.  Bien  vouioientrecueilliren  leurs  cités, châteaux 
et  bonnes  villes  le  duc  de Lancastre, comme  le  fils  du 
roi  Edouard  de  bonne  mémoire  et  oncle  au  roi  Ri- 
chard d'Angleterre,  et  au  recueillir  et  à  l'entrer  aux 
forteresses  lui  faire  jurer  solemnellement  que  paisi- 
blement et  débonnairement  lui  et  les  siens  entre  eux 
se  tiendroient  etdemeureroient  sans  en  rien  efforcer, 
et  leurs  deniers  payeroient  de  tout  ce  qu'ils  preu- 
droient;  ni  jà  la  juridiction  de  la  couronne  d'Angle- 


(i3g4)  DE  JEAN  FROISSART.  217 

terre  le  duc  de  Lancastre  ne  oppresseroit  ni  feroit 
oppresser  par  quelque  voie  ni  action  quece  fut.  Bien 
répondoitle  duc  de  Lancastre  à  ces  paroles  et  di- 
soit,  qu'il  n'éloit  pas  venu  au  pays  pour  grever  ni 
oppresser  le  peuple,  mais  le  vouloit  garder  et  défen- 
dre contre  tout  homme,  ainsi  comme  son  héritage; 
et  prioit  et  requéroit  que  le  commandement  du  roi 
d'Angleterre,  ainsi  qu'il  étoit ,  fût  accompli.  Le 
pays,  de  voix  commune,  tant  que  à  cette  partie,  ré- 
pondoit  et  disoit;  que  jà  de  la  couronne  d'Angle- 
terre ne  se  départiroient;  ni  point  n'étoit  au  roi 
d'Angleterre  ni  en  sa  puissance  d'eux  donner  ni 
mettre  à  autre  seigneur  que  lui.  Ces  demandes  et 
défenses  furent  proposées  moult  longuement  entre 
le  duc  de  Lancastre  et  les  dessus  nommés  de  Gasco- 
gne, et  quand  le  duc  de  Lancastre  vit  qu'il  n'en  au- 
roit  autre  chose,  il  fit  requête  au  pays  que  les  nobles, 
les  prélats  etlesconsaux  des  cités  et  bonnes  villes 
voulsissent  envoyer  en  Angleterre  devers  le  roi  et 
son  conseil,  et  il  y  envoieroit  aussi  de  son  conseil  si 
notablement  que  bien  devroit  suffire;  et  tout  ce  que 
vu  et  trouvé  seroit  au  conseil  du  roi  d'Angleterre,  il 
tiendroit  à  ferme  et  stable,  fut  pour  lui  ou  contre 
lui.  Ceux  de  Gascogne  regardèrent  et  considérèrent 
que  cette  requête  étoit  raisonnable:  si  y  descendi- 
rent et  l'accordèrent  au  duc,  tout  ainsi  que  proposé 
l'a  voit;  et  vint  le  duc  de  Lancastre  loger  et  demeu- 
rer en  la  cité  de  Bordeaux,  et  toutes  ses  gens;  et  se 
logea  en  l'abbaye  de  Saint  Andrieu,  où  autrefois  il 
s'étoit  logé,  et  ceux  de  la  cité  de  Bordeaux,  de 
Bayonne  et  de  Dax  ordonnèrent  suffisants  hommes 


*i#  LES  CHRONIQUES  (T3g4l 

et  de  grand- prudence  pour  envoyer  en  Angleterre, 
et  les  barons  de  Gascogne  de  l'obéissance  du  roi- 
d'Angleterre  pareillemcnt.Qr  devez-vous  savoirque 
quand  le  roi  de  France  et  ses  oncles  et  leurs  cotisa  ux 
entendirent  certainement  par  ceux  des  frontières  et 
sénéchaussées  de  leur  obéissance  que  le  duc  de  Lan-" 
castre  étoit  paisiblement  entré  en  la  cité  de  Bor- 
deaux, et  là  se  tenoit  et  demeuroit;  et  ne  sa  voient 
ni  savoir  pouvoient  à  quoi  il  pensoit,  ni  si  il  vouloit 
tenir  les  trêves  qui  étoient  entre  France  et  Angle- 
terre jurées  à  tenir  par  mer  et  par  terre,  si  imaginé1- 
lent  et  pensèrent  sur  ce  grandement;  etleur  fut  avis 
que  bon  seroit  envoyer  devers  le  duc  de  Lancastre 
sullisants  messages  pour  mieux  savoir  son  intention. 
Si  furent  élus  pour  aller;  premièrement,  messire 
Boucicaut,  maréchal  de  France  et  me;sire  Jean  do 
Châtelmorant,  et  Jean  le  Barrois  des  Barres;  et  dé- 
voient mener  mille  lances  toutes  en  point  et  bonnes 
gens  d'armes,  ainsi  qu'ils  firent;  et  exploitèrent  tant 
qu'ils  vinrent  en  la  cité  d'Agen;  et  là  se  logèrent  et 
au  pays  d'environ;  et  puis  envoyèrent  les  seigneurs-, 
hérauts  et  messages  en  la  cité  de  Bordeaux  devers  le 
duc  de  Lancastre,  en  lui  remontrant  nue  volontiers 
parleroient  à  lui.  Le  duc  lit  aux  messages  très  bonne 
chère  et  entendit  à  leur  parole,  et  écrivit  par  eux 
aux  seigneurs  dessus  nommés  que, puisqu'ils  a  voient 
affection  de  parler  à  lui,  il  avoit  aussi  à  eux;  et  pour 
eux  donner  moins  de  peine,  il  viendroit  à  Bergerac 
et  là  p  ulementeroient  ensemble.  Les  messagers 
retournèrent  à  Agen  et  montrèrent  à  leurs  seigneurs 
les  lettres  du  duc  de  Lancastre.  Si  y  ajoutèrent  foie! 


(i394)  DE  JEAN    FROISSART.  2if) 

erédence  et  s'ordonnèrent  selon  ce  ;  et  sitôt  comnlÉ 
ils  surent  que  le  duc  de  Lancastre  fut  venu  à  Ber- 
gerac, ils  se  départirent  de  la  cité  d'Agen  et  se  trai- 
rent  vers  Bergerac;  et  leur  fut  la  ville  ouverte  et 
appareillée;  puis  entrèrent  dedans  et  se  mirent  les 
Seigneurs  à  hôtel,  car  toutes  leurs  gens  n'entrèrent 
pas  en  la  ville,  mais  se  logèrent  es  fauxbourgs  et  vil-j 
lages  là  environ,  Ces  seigneurs  parlèrent  au  duc  de 
Lancastre,  quiles  reçut  doucement  et  grandement, 
car  bien  le  savoit  faire;  et  entendit  à  toutes  leurs 
paroles  et  y  répondit  et  dit  ainsi;  que  bon  voisin  et 
ami  il  vouloit  être  au  roi  de  France  et  au  royaume, 
et  à  tenir  les  trêves  telles  comme  elles  étoient  don- 
nées et  scellées  entre  le  royaume  de  France  et  d'An- 
gleterre, leurs  conjoints  et  adhérents  par  mer  etpar 
terre,  car  il  même  les  avoit  aidés  à  traiter  et  ordon- 
ner; si  ne  les  devoit  ni  vouloit  enfreindre  ni  briser. 
Et  de  ce  fut-on  tout  assuré.  Les  réponses  du  duc  de 
Lancastre  plurent  grandement  à  ces  seigneurs  de 
France;  et  furent  le  duc  et  eux  aimablement  ensem- 
ble; et  leur  donna  le  duc  à  dîner  et  à  souper  moult 
grandement  au  eliâtcl  de  Bergerac;  et  puis  prirent 
congé  l'un  de  l'autre  moult  courtoisement;  et  re- 
tourna le  duc  de  Lancastre  à  Bordeaux, et  les  Fran- 
çois en  France;  et  trouvèrent  sur  le  chemin  en  la 
cité  de  Poitiers  le  duc  deBerry,  auquel  les  trois  sei- 
gneurs dessus  nommés  recordèrent  ce  que  exploité 
avoient,  et  la  réponse  que  le  duc  de  Lancastre  leur 
avoit  faite.  Si  suiTisi  (suffit)  bien  au  duc  de  Berryj 
et  lui  sembla  raisonnable;  et  aussi  fît-il  au  roi  de 
France  et  au  duc  de  Bourgogne,  quand  ils  en  furent 


290  LES  CHRONIQUES  (,ôy .)) 

Informés  et  ces  seigneurs  dessus  nommés  furent  re- 
tournes  eu  France.  Si  demeura  la  chose  en  cet  état 
et  sur  bonne  assurance. 

k  Or  est  avenu,  si  comme  vous  le  verrez,  ce  dit 
messire  Jean  de  Grailly,  que  le  duc  de  Lan  castre  a 
envoyé  par  deçà  en  Angleterre  de  son  conseil,  tels 
que  messire  Guillaume  de  La  Perrière,  et  messire 
Pierre  de  Clisqueton  et  deux  clercs  maîtres  en  lois, 
maître  Jean  Huche  et  maître  Richard  de  Linces- 
tre,  (,)  pour  parlementer  et  proposer  toutes  ses  en- 
tentes en  la  présence  du  roi  et  de  ses  oncles  et  de 
tout  le  conseil  d'Angleterre  •  et  pour  ce  chevauche  le 
roi  à  présent  vers  Eltem  (Ellham)  et  seront  là  jeudi 
qui  vient,  qui  sera  le  jour  de  la  Magdelaine,  toutes 
les  parties. Mais  ce  que  ordonné  en  sera,  je  ne  le  puis 
savoir,  fors  tant  que  j'ai  ainsi  entendu  •  que  le  duc 
de  Glocestre,  frère  au  duc  de  Lancastre,  y  est  et 
sera  trop  grandement  en  tous  états  ettoutes  maniè- 
res pour  son  frère  ;  et  mesuis  laissé  informer  par  au- 
cunsAnglois,  qui  en  cuident  (croient)  savoir  aucune 
chose,  que  le  duc  de  Glocestre  s'y  incline  principa- 
lement, pour  ce  qu'il  verroit  volontiers  que  son  frère 
de  Lancastre  demeurât  de  tous  points  en  Guyenne, 
et  plus  par  cause  de  résidence  ne  retournât  en  An- 
gleterre, car  il  y  est  trop  grand  ;  et  ce  Thomas  duc 
de  Glocestre  est  de  très  merveilleuse  tête,  et  est  or- 
gueilleux, présomptueux  et  de  périlleuse  manière  j 


(i)  Ilolliushed  les  appelle  sir  William  Perreer,  sire  Pettr  CKlïuu, 
\Jaster  John  Iluch  et  Ma^ter  Joiiu  Richard  chanoine  de  Leiccte:. 
!    A ,  B. 


(.iôf)4)  HE  JEAN  FP.OISSART.  221 

niais  quoiqu'il  tasse  ni  dise  il  est  toujours  avoué  de 
la  communauté  d'Angleterre,  et  bien  aimé;  et  tous 
s'inclinent  à  lui, et  il  à  eux.  C'est  cil  (celui)  qui  lit 
mourir  ctdécolerce  vaillant  chevalier  mesaire  Si- 
mon Buriey,  et  a  bouté  d'Angleterre  le  duc  d'Ir- 
lande, l'archevêque  d'York;  et  plusieurs  chevaliers 
et  autres  du  conseil  du  roi  il  a  fait  mourir  par  haine 
et  à  petite  achoison  (occasion),  pendant  que  le  duc 
de  Lancastre  a  été  delà  la  mer,  fût  en  Castille  et  en 
Portugal;  et  est  plus  crému  (craint)  en  ce  pays  que 
aimé. 

«  Or  laissons  ester  (rester)  pour  le  présent  celte 
matière,  ce  dit  messire  Jean  de  Grailly,  et  parlons 
de  la   seconde   et  de   la  plaisance   du  roi.  11  m'est 
a\  is,  selon  que  je  vois  et  suis  informé,  que  le  roi 
d'Angleterre  se  marieroit  très  volontiers;  et  a  fait 
chercher  partout  ;  et  ne  trouve-t-on  nulle  femmepour 
lui,  car  si  le  duc  de  Bourgogne  et  le  comte  de   Hai- 
naut  eussent  nulles  filles  en  point  de  marier,  il  y  en- 
tendit volontiers,  mais  ils  n'en  ont  nulles  qui  ne 
soient  toutes  assignées.  11  est  venu  avant  qui  lui  a 
dit  que  le  roi  de  Navarre  a  des  sœurs  et  des  filles, 
mais  il  n'y  veut  entendre.  Le  duc  de  Gloceslre  sou 
oncle  a  une  fille  toute  grande  assez  pour  entrer  en 
mariage;  et  verroit  volontiers  que  le  roi  son  neveu 
la  preinst  (prît)  à  femme,   mais  le  roi  n'y  veut  en- 
tendre et  dit  qu'elle  lui  est  trop  prochaine  de  ligna- 
ge, car  elle  est  sa  cousine  germaine.  A  la  fille  du  roi 
de  France  s'inclineleroi  d'Angleterre  et  non  ailleurs, 
dont  on  est  moult  émerveillé  en  ce  pays,  de  ce  qu'il 
veut  prendre  la  iille  de  son  adversaire;  et  n'en  est 


m  LES  CHRONIQUES  (1094) 

pas  le  mieux  de  son  peuple, mais  il  n'en  fait  compte, 
et  montre, et  a  montré  toujours, qu'il  auroitplusclier 
la  guerre  d'autre  part  que  au  royaume  de  France, 
car  il  voudroit,  et  tout  ce  sçait-on  de  lui  par  expé- 
rience, que  bonne  paix  fût  entre  lui  et  le  roi  de 
France  et  leurs  royaumes;  et  dit  ainsi  que  la  guerre 
a  trop  duré  entre  lui  et  ses  anceseurs  (ancêtres)  au 
royaume  de  France,  et  que  trop  de  vaillants  hom- 
mes en  sont  morts,  et  trop  de  maléfices  perpétrés  et 
avenus,  et  trop  de  peuple  chrétien  tourné  à  perdi- 
tion et  destruction,  dont  la  foi  chrétienne  est  afïbi- 
l}lie.  Et  est  avenu  que  pour  ôter  le  roi  de  ce  propos, 
car  il  n'est  pas  plaisant  au  royaume  d'Angleterre 
de  le  marier  en  France,  on  lui  a  dit  que  la  liïle  du 
roi  de  France,  dont  il  veut  traiter,  est  trop  jeune, et 
que  encore  dedans  cinq  ou  six  ans  il  ne  s'eu  pour- 
roit  aider  ;  mais  il  a  répondu  et  dit  ainsi;  que  Dieu 
y  aitpart,et  qu'elle  croîtra  en  âge, et  trop  plus  cher 
il  l'a  pour  le  présent  jeune  que  âgée.  Età  ce  il  baille 
raison  selon  sa  plaisance  et  imagination, et  dit  ainsi; 
que  si  il  l'a  jeune,  il  la  duira  (élèvera)  et  ordonnera 
à  sa  volonté,  et  la  mettra  et  inclinera  à  la  matière 
d'Angleterre;  et  qu'il  est  encore  jeune  assez  pour 
attendre  tant  que  la  dame  soit  en  âge.  Ce  propos  ne 
lui  peut  nul  ôter  ni  briser;  et  de  tout  ce,  avant  votre 
départementjVous  venezplusieurs  choses;  car, pour 
entendre  pleinement  à  toutes  ces  besognes,  le  roi 
chevauche  vers  Londres.  » 

Ainsi  par  sa  courtoisie  se  devisoit  sur  lechemin  à 
moi,  en  chevauchant  entre  Rochestre  et  Dartforde, 
messirejean  deGrailly,  capitaine  dcBouteville,  qui 


(«5q4)  DE  JEAN  FROTSSART.  k*3 

jadis  avoit  été  fils  bâtard  à  ce  vaillant  chevalier  le 
captai  de  Buch;  et  -ses  paroles  je  les  oyois  très  vo- 
lontiers, et  les  metlois  toutes  en  mémoire,  et  tant 
que  nous  fumes  sur  le  chemin  de  Ledes  (Lecds)  à 
Eltcm  (Ellham)  je  chevauchai  toujours  le  plus  en 
sa  compagnie  et  en  celle  de  messire  Guillaume  de 
L'Ile. 

Orvint  leroi  àElthampar  un  mardi.  Le  mercredi 
ensuivant,  commencèrent  seigneurs  à  venir  de  tous 
cotés;  et  vinrent  le  duc  de  Glocestre,  les  comtes  de 
Derby,  d'Arundel,  de  Northumberland,   deKenl, 
de  Rostelant  (Rutland),  le  comte  Maréchal,  les  ar- 
chevêques de  Cantorbie   et  d'York,  les  évêques  de 
Londres  et  de  Winchcstrc  et  tous  ceux  qui  mandés 
étoient  et  furent.  Le  jeudi  à  heure  de  tierce, si  com- 
mencèrent les  parlements  en  la  chambre  du  roi;  et 
là  étoient  en  la  présence  du  roi,  de  ses  oncles  et  de 
tout  le  conseil  les  chevaliers  de  Gascogne,  qui  en- 
voyés y  étoient  pour  leur  partie  ;  et  le  conseil  des 
cités  et  bonnes  villes,  et  celui  du  duc  de  Lancastre. 
Aux  paroles  qui  furent  là  dites  et  proposées  je  ne 
étois  pas  présent,  ni  être  ne  pouvois,  ni  nul  n'étoit 
en  la  chambre,  fors  les  seigneurs  du  conseil.  Mais 
quand  le  conseil  fut  esparti,qui  dura  plus  de  quatre 
heures,  et  ce  vint  après  dîner,  je  me  acointai  d'un 
ancien  chevalier, que  jadis  de  ma  jeunesse  j'avois  vu 
en  la  chambre  du  roi  Edouard,  et  pour  lors  il  étoit 
du  détroit  conseil  du  roi  Richard,  et  bien 'le  valoit; 
et  étoit  nommé  messire  Richard  Stury,  lequel  me 
reconnut  tantôt.   Si  étoient  bien  vingt  quatre  ans 
passés  qu'il  ne  m'avoit  vu;  et  la  derraine  (dernière) 


*24  LES  CHRONIQUES  (  i /Î94) 

fois  ce  fut  à  Collcberghe  à  Bruxelles  en  l'hôtel  du 
duc  Wincelant  (Wenceslas)  de  Brabaht  et  de  la 
duchesse  Jeanne  de  Brabant.  Messire  Richard  Stury 
me  fit  très  bonne  chère  et  me  recueillit  doucement  et 
grandement;  et  me  demanda  de  plusieurs  nouvelles. 
Je  lui  répondis  tout  à  point  de  celles  que  je  savois. 
Aprèstout  ce,  et  en  gambiant(promenant)lui  et  moi 
es  allées  a  Tissuedela  chambre  du  roiàEllham,jelui 
demandai  de  ce  conseil, voire  si  dire  le  me  pouvoit, 
comment  il  étoit  conclu.  11  pensa  sur  ma  parole  et 
demande  un  petit,  et  puis  me  répondit  et  dit  :  «  Oil, 
ce  ne  sont  pas  choses  qui  fassent  à  celer,  car  prochai- 
nement on  les  verra  et  orra  publier  partout.  Vous 
sa-vez,  dit  le  chevalier,  et  avez  bien  ouï  recorder, 
comment  le  duc  de  Laucastre  est  allé  en  Aqui- 
taine, et  du  don  que  le  roi  notre  sire  lui  a  fait  et 
donné,  sur  forme  et  entente  de  bonne  condition,  car 
le  roi  aime  et  croit  tous  ses  charnels  amis,  et  par 
spécial  ses  oncles.  Et  se  sent  moult  tenu  à  eux,  et 
spécialement  à  son  oncle  le  duc  de  Lancastrej  et 
en  cause  de  rénumération  qui  est  belle,  et  grande, 
et  bien  connue,  et  pour  les  beaux  services  que  le  dit 
duc  a  faits  à  la  couronne  d'Angleterre,  tant  deçà  la 
mer  comme  delà,  le  roi  lui  a  donné  purement  et 
quittement,  à  lui  et  à  ses  hoirs  perpétuellement, 
toute  la  duché d' Aquitaine,  ainsi  comme  elle  s'étend 
et  comprend  en  toutes  sesmettes  (frontières)  et  limi- 
tations ,  sénéchaussées, baillies, mairies, seigneuries 
et  vassaudies;  et  en  clame  quittes  tous  ceux  qui  de 
lui  tiennent  en  foi  et  hommage,  réservé  le  ressort. 
Autre  chose  n'y  a-t-il  retenu  pour  la  couronne  d'An- 


Ci5g4)  DE  JEAN  FROISSART.  2^5 

jgleterre  au  temps  à  venir.  Et  le  don  que  le  roi  a  fait 
à  son  oncle  de  Lancastre  a  été  fait  et  donné  si  sufli- 
samment  que  passé  par  l'accord  et  confirmation  de 
ses  autres  oncles  et  de  tout  le  conseil  d'Angleterre  ; 
et  spécialement  a  commandé  le  roi  notre  sire  par  ses 
lettres  patentes  et  en  parole  de  roi  que  tous  ses 
sujets,  qui  sont  es  mettes  (frontières)  et  limitations 
d'Aquitaine, et  enclos  dedans  les  bonnes  villes, obéis- 
sent de  tous  points,  sans  moyen  nul  ni  contredit,  à 
son  cher  et  bien  aimé  oncle  le  duc  Jean  de  Lancas- 
tre; et  le  tiennent,  ces  lettres  vues,  à  seigneur  sou- 
verain j  et  lui  jurent  foi  et  hommage  à  tenir  loya li- 
ment, ainsi  que  anciennement  ils  ont  fait  et  tenu, 
faisoient  et  tenoient,  au  jour  que  ces  dites  lettres 
furent  montées,  au  roi  d'Angleterre  on  à  leurs  com- 
mis. Et  b'il  y  a  nul  rebelle,  de  quelque  état  ou  con- 
dition qu'il  soit,  qui  contredise  aux  lettres  du  roi 
envoyées,  les  lettres  vues  et  entendues  parfaitement 
d'article  en  article,  qu'il  ait  ponrvéance  de  conseil 
pour  répondre  tant  seulement  trois  jours.  Et  le  roi 
donne  à  son  oncle  de  Lancastre, et  à  ses  commis  dé- 
putés, puissance  d'eux  punir  et  corriger  à  sa 
conscience,  sans  espérance  nuile  avoir  de  retour 
ni  de  ressort. 

«Or  est  avenu,  nonobstant  ces  lettres  et  le  dé- 
troit commandement  du  roi,  vu  que  les  cités  et 
bonnes  villes  de  Gascogne  obéissants  au  roi  d'An- 
gleterre, ctles barons,  chevaliers  et  gentils  hommes 
du  pays  se  sont  conjoints  et  adhers  ensemble,  et  clos 
un  temps  à  l'encontre  du  duc,  et  ne  veulent  [oint 
obéir  ni  n'ont  vouloir,  et  disent  maintenan!  et  sou- 

FROÏSSMVT.    T.    XIII.  I  5 


9.9.G  LES  CHRONIQUES  (i594) 

tiennent,  et  ont  dit,  maintenu  et  soutenu  jusques  à 
ores,  que  le  don  que  le  roi  a  fait  ù  son. oncle  de  L311- 
caslre  est  inutile  et  liorsdesmettcs(bornes)ct.iermes 
de  raison. Le  duc,  qui  ne  veut  que  pai  douceur  aller 
avant  en  celte  besogne,  a  bien  ouï  et  entendu  leurs 
déienses;si  s'est. conseillé  sur  ce  avant  que  plusgrand 
mal  s'en  ensuive,  que  les  nobles,  les  prélats  et  coti- 
sa ux  des  cités  et  bonnes  villes  de  Gascogne  obéissants 
au. roi  d'Angleterre  soient  ci  venus,  ou  aientjenvoyé 
pour  ouïr  droit, à  savoir  pourquoi  ils  ont  débattu  e.t 
débattent,  et  .ont  opposé, et  opposent  le  comman- 
dement et  volonté  du  roi;  et, certainement  ils  ont 
liuy  remontré  moult  sagement  leurs  defens.es  et  ai- 
teint  les  termes.  Et  articles  jd,e  raison  et  volonté 
ont  été  ouïs,  et  ont  donné  au  ko)  et  à  tout  le  conseil 
moult  à  penser ;, et  paurroit  bien  demeurer  sur  leux 
querelle;  et  je  vous  remontrerai  et  dirai  .raison 
pourquoi:  mais  vous  le  tiendrez  secret  tant  que 
plus  avant  sera  connu  et  publié. »  Et  je  répondis: 
«  Sire,  je  ferai.  » 

«  Remontré  et  dit. a  été  par  la  parole  de  l'un,  quj 
est  ce  me  semble  oflicial  de  Bordeaux,  et  tous  ceux 
.de  sa  partie  l'ont  avoué,  et  par  science;  et  tout  pre- 
mièrement il  montra  procuration  pour  lui  et  tous 
les  autres,  afin  que  on  y  eût  plus  grand' confidence 
et  c'étoit  raison.  Et  mit  en  termes  que  la  cité  de 
Bordeaux,  les  cijtés  de  Baronne,  de  Dax,  et  toutes 
les  seigneuries  qui  sont  appendautes  et  apparte- 
nantes es  mettes  et  limitations  d'icelles  sont  de  si 
noble  condition  que  nul  joi  d'Angleterre,  pour 
quelconque  action  que  ce  soit,  ne  les  peut  oter  ni 


;i"94)  DE  JEAS  FROISSA TlT.  227 

disjoindre  du  domaine  de  la  couronne  d'Angleterre, 
ni  donner  ni  aliéner  à  enfant,  oncle  ni  frère  qu'il 
ait,  pour  cause  de  mariage  ni  autrement;  et  que  ce 
soit  vérité  Jes  dessus  dites  i,  il  les,  cités,  et  seigneu- 
ries en  sont  privilégiées  suffisamment  des  rois  d'An- 
gleterre,lesquels  l'ont  juré  à  tenir  entièrement  sans 
nul  rappel.  Et  si  très  tôt  que  un  roi  d'Angleterre 
entre  en  la  possession  de  l'héritage  et  couronne 
d'Angleterre,  il  jure  suffisamment,  main  mise  sur  le 
niissel,  à  tenir  celles  et  non  enfreindre  ni  corrompre. 
Et  vçus,  très  cher  sire,  l'avez  juré  pareillement.  Ej; 
que  ce  soit  vérité,  véez  ci  de  quoi.  » 

{<  A  ces  paroles  il  montra  et  mit  avant  une  lettre 
tabellionnée  et  scellée  du  grand  scel  d'Angleterre, 
donnée  du. roi  Richard  qui  là  présent  étoit;  et  la 
legy  (lut)  tout  au  long.de  clause  en  clause;  laquelle 
lettre  fut  Lieu  ouïe  et  entendue, car  elle  çioit  en  lar 
tin  et  en  François;  et  nom.moit  en  la  fin  plusieurs 
prélats  et  hauts  barons  d'Angleterre,  qui  à  ce  furent 
appelés  en  cause  de  sûreté  et  de  témoignage;  des- 
quels il  y  avoit  jnsques  à  onze.  Quand  ils  eurent 
oui'  la  lettre  lire,  ils  regardèrent  tous  l'un  l'autre  et 
sur  le  roi;  et  n'y  eut  .homme  quidît  mot, ni  répliquât 
outre  la  lettre.  Quand  cil  (celui-ci)l'eut  lue,  il  la  re- 
jjoya  moult  bellement  et  puis  parla  avant  et  dit, 
adressant  sa  parole  sur  le  roi:  «  Très  cher  sire  et  re- 
douté, et  vous,  mes  chers  seigneurs,  avecques  toutes 
ces  choses,  lesquelles  vous  avez  ouïes,  je  fus  charge''  à 
mon  département  du  conseil,  des  bonnes  villes  des- 
sus dites  et  de  tout  le  pays  enclos  dedans  que,  je 
\..)us  desisse  (dise)  et  remontrasse   une  considéra 

i5* 


2-J.8  LES  CHRONIQUES  r ,594: 

tion  que  le  conseil  des  ci  lés  et  bonnes  villes  cîe  Gas- 
cogne, de  l'obéissance  et  du  domaine  de  la  couronne 
d'Angleterre, ont  eue  sur  la  forme  du  mandement  que 
envoyé  leur  avez,  ainsi  comme  il  appert  par  votre 
scel  et  que  bien  connoissoient,  posé  qu'il  soit  ce  qu'il 
ne  peut  être;  car  s'il  étoit  ainsi  que  les  cités  et  les 
bonnes  villes  de  Guyenne  s'inclinassent  à  vouloir 
recevoir  le  duc  de  Lancastre  à  seigneur,  et  fussent 
quittes  et  délivrés  pour  toujours  mais  de  l'hommage 
et  obéissance  qu'ils  vous  doivent, ce  seroittrop  gran- 
dement au  préjudice  de  la  couronne  d'Angleterre, 
car  si  pour  le  temps  présent  le  duc  de  Lancastre  est 
homme  du  roi  et  bien  aimé  à  tenir  et  à  garder  tous 
les  points  et  articles  droituriers  de  la  couronne  d'An- 
gleterre, cette  amour  et  tenure  au  temps  à  venir  se 
peut  trop    légèrement   perdre  et  éloigner  par  les 
hoirs  qui  se  muent  et  les  mariages  qui  se  font  des 
seigneurs    terriens  et    dames  terriennes  de  l'un  à 
l'auire,tant  soient-ils  prochains  et  conjoints  de  li- 
gnage, par  dispensalion  de  pape;  car  il  est  nécessité 
que  mariages  soient  laits  de   hauts  princes  ou  de 
leurs  enfants  pour  tenir  les  terres  ensemble  et  en 
amour.  Et  pourroit  avenir  que  les  hoirs  qui  descen- 
dront des  ducs  de    Lancastre    se  conjoindront  par 
mariase   aux  enfants  des  rois  de  France  ou  des  ducs 
de  Berry,  Bretagne,  des  comtes  de  Foix  ou  d'Arma- 
gnac, des  rois  de  Navarre  ou  des  ducs  d'Anjou  et 
du  Maine;  et  qui  votidroit  tenir  de  puissance  avec- 
ques  les  alliances  qu'ils  trouveront  et  feront,  de  là 
la  mer;  et  se  clameront  héritiers  de  ces  terres;  et 
mettront  la  duché  de  Guyenne  en  débat  et  en  ruine 


'.".)  i  DE  JEAN  FROISSART.  i?9 

contre  la  couronne  d'Angleterre,  par  quoi  le  roi  et 
le  royaume  d'Angleterre,  en  temps  à  venir, pourrait 
avoir  trop  de  peine,  et  le  droit  éloigner  de  là  où  il 
devroit  retourner  et  le  domaine  de  la  noble  cou- 
ronne d'Angleterre  perdre  sa  seigneurie.  Pourquoi, 
très  cher  et  redouté  seigneur  et  roi,  et  vous  nos  très 
chers  et  amés  seigneurs  de  son  noble  conseil,  veuil- 
lez considérer  tous  ces  points  et  articles,  lesquels  je 
vous  aï  présentement  proposés  et  déterminés,  s'il 
nous  semble  bon;  car  c'est  la  parole  de  tout  le  pays 
qui  veut  demeurer  en  l'obéissance  de  vous,  très 
redouté  seigneur  et  roi,  et  au  domaine  de  la  cou- 
ronne. » 

«Atant(alors)se  cessa  à  parler  l'official  pour  l'heure; 
et  les  seigneurs  et  prélats  regardèrent  tousl'un  l'au- 
tre, et  puis  se  mirent  ensemble  en  approchant  le  roi; 
tous  premiers  ses  deux  oncles  les  comtes  de  Derbv 
et  d'Arundel;  et  l'ut  adonc  dit  que  ceux  qui  éloient 
là  venus  d'Aquitaine  partissent  de  la  chambre,  tant 
qu'ils  seroient  appelés.  Ils  le  firent,  et  les  deux  che- 
valiers qui  étoient  là  venus  de  par  le  duc  de  Lan- 
castre.  Et  ce  fait,  le  roi  demanda  conseil  aux  prélats 
et  barons  qui  là  étoient  quelle  chose  en  étoit  bonne  à 
l'aire  et  à  répondre.  Les  prélats  tournoient  la  réponse 
§ur  les  oncles  du  roi,  pour  tantque  la  chose  leur  pou- 
voit  et  devoit  plus  toucher  que  à  nuls  des  autres. 
De  premier  ils  se  excusèrent  de  non  répondre;  et 
disoient  que  la  matière  étoit  commune  et  devoit 
être  délibérée  par  communconseil,  non  par  grâce  de 
proismeté  (parenté)  ni  de  faveur;  et  furent  sur  cet 
état  une  espace.  Finalement  la  réponse  fut  tournée 


â3o  LES  CHRONIQUES  (Î3g4) 

sur  le  duc  de  Glocestrc,  et  prié  et  requis  qu'il  eu 
voulsist  dire  son  avis.  11  en  répondit  et  dit,  que  forte 
eliose  étoit  de  ôter  à  un  roi  le  don  qu'il  avoit  donrré 
et  confirmé  et  scellé  par  l'accord  de  tous  ses  hom- 
mes et  la  délibération  de  son  plus  spécial  conseiî, 
quoique  ses  sujets  y  fussent  rebelles,-  et  que  le  roi 
n'étoitpas  sire  de  son  héritage,  si  n'en  pouvoit  faire 
sa  volonté.  Aucuns  glosèrent  bien  cette  parole;  et 
les  aucuns  en  leur  couraige  (cœur)  disoieut  bien 
que  la  réponse  n'étoit  pas  raison nable;  mais  contre- 
dire n'y  osoierit,  car  le  duc  de  Glocestre  étoit  trop 
craint,  et  le  comté  de  Derby, fds  au  duc  de  Lancas- 
tre,  étoit  là  présent  qui  releva  la  parole  tantôt  et 
dit:  «  Bel  oncle,  vous  a'vez  bien  parlé  et  remontré 
toute  raison  ,  et  je,  de  ma  personne,  ensieuch  (suis") 
votre  parole.  »  Le  conseil  se  commença  à  dépecer, 
et  les  aucuns  à  murmurer  l'un  à  l'autre,  et  ne  furent 
point  rappelés  ceux  de  Guyenne  ni  les  chevaliers 
du  duc  de  La'ncastre.  Quand  le  roi  d'Angleterre  vit 
Ces  choses,  si  s'en  dissimula  un  petit,  et  fut  son  in- 
tention que  après  dîner  on  remettroit  le  conseil  en- 
semble, à  savoir  si  rien  qui  fût  plus  propre  et  accep- 
table pour  l'honneur  de  la  couronne  d'Angleterre 
auroit  point  de  lieu  ni  sëroit  proposé  plus  avant;  et 
fit  parler  l'archevêque  de  Cantorbie  de  ce  que  au 
matin  il  l'a  voit  chargé;  c'étoit  sur  l'état  de  son  ma- 
riage et  pour  envoyer  en  France,  car  sur  ce  il  avoit 
très  bonne  et  grand'  affection  de  persévérer.  Au- 
trefois en  avoit  parlé,  et  étoient  les  seigneurs  pres- 
que d'accord  pour  y  envoyer  et  ceux  nommer  qui 
aller  y  dévoient;  mais  leur  charge  ne  leur  étoit  pas 


Ô.5q4)  DE  JEAN  FROISSART.  ^3f 

encore  toute  baillée,  et  leur  fut  baillée  à  ce   parle- 
ment. 

«  Ordonné  étoit  que  l'archevêque  de  Duvclin 
(Dublin),  lecomte  Je  Rostclant(Rutland)et  le  comte 
Maréchal, le  sire  de  Beanmont,messiic  Hue  le  Des- 
penser, rnessire  Loitis  de  Cliiïbrd  et  jusques  à  vingt 
chevaliers  et  quarante  écuyeis  d'honneur  iroient 
en  France  devers  le  roi  pour  traiter,  parier  et  prier 
du  mariage  de  sa  fille  Isabel,  laquelle  pouvoit  pour 
lors  avoit'"  huit  arts  J  et  étoitenconvenancée  (promise) 
par  mariage  ailleurs  au  fils  du  duc  de  Bretagne,  si 
domine  vous  sçavez  que  les  traités  s'en  portèrent  à 
Tours  en  Touraîne.  Or  regardez  comment  ce  se 
pourra  défaire",  car  le  roi  de  France  et  ses  oncles 
Font  tous  scellé  au  duc  de  Bretagne.  Néanmoins  ces 
ambassadeurs  de  par  le  roi  d'Angleterre  lurent  in- 
formés de  toute  leur  charge,  et  se  départirent  et 
ïssirent  hors  d'Angleterre,  et  arrivèrent  par  deux 
ou  trois  jours  de  Douvres  à  Calais;  et  li  se  rafraîchi- 
rent et  leurs  chevaux  cinq  jours,  et  puis  se  départi-^ 
fent  en  grand  arroy  et  se  mirent  au  chemin  pour 
venir  vers  Amiens;et  avoientenvoyé  devant,  Marke 
le  héraut,  roi  d'Irlande  tant  qu'en  armes,  lequel 
leur  avoitapporié  un  sauf-conduit,  allant  et  retour- 
nant de  Calais  devers  le  roi  de  France,  et  de  lui  re- 
tourner à  Caiais.  Avecques  tout  ce,  le  seigneur  de 
Montcaurelleur  futbaillé  en  guide,  pour  faire  ouvrir 
cités  et  bonnes  villes  et  eux  administrer  ce  que  bon 
leur  faisoit.  » 

.Sous  nous  souffrirons  un  petit  à  parler  d'eux  et 
parlerons  des  matières  devant  proposées-. 


2.Î-2  LES  CHRONIQUES  (1J94} 

«Ainsi  que  ci-dessus  je  vous  ai  dil  et  proposé  des 
consaux,  cités  et  bonnes  villes  d'Aquitaine,  qui 
prioient  et  requéroient  au  roi  et  à  son  conseil  qu'ils 
fussent  tenus  en  libertés  et  franchises  au  domaine 
de  la  couronne  d'Angleterre,  ainsi  que  juré  on  leur 
avoit,  et  dont  de  trop  ancien  temps  privilégiés  ils 
en  étoient,  et  vouloient  tenir  à  bons  ces  privilèges, 
ni  point  partir  ne  s'en  vouloient  par  quelconque 
cause,  action,  ni  condition  que  ce  fut  ;  dont  les  qua- 
tre parts  du  conseil  du  roi  d'Angle  terre,  et  commune 
voix  du  pays,  les  en  tenoient  à  vaillants  et  pru- 
d'hommes, mais  Thomas  de  Widescork  (Woods- 
lock),  niaisné  (puîné)  fils  du  roi  Edouard  d'Angle- 
terre et  duc  de  Glocestre  brisoit  et  empêchoit  tout, 
et  montroit  appertement  qu'il  eût  volontiers  vu 
que  son  frère  de  Lancastre  fût  demeuré  en  Aqui- 
taine, car  il  étoit  trop  grand  en  Angleterre  et  trop 
prochain  du  roi.  De  son  frère  le  duc  Aimoncî 
d'York  ne  faisoit-il  compte,  car  il  ne  visoit  ni  pen- 
soil  à  nulle  malice  ni  à  autre  chose  que  d'elle  bien 
aise;  et  avoit  pour  ce  temps  une  jeune  femme  à 
dame,  belle  et  gracieuse  fille  au  comte  de  Kent,  où  il 
prenoit  tous  ses  abattements.  Et  le  duc  de  Glocestre 
son  frère,  qui  subtil  étoit  et  malicieux,  demandoit 
toujours  avant  à  son  neveu  le  roi  Richard  d'Angle- 
terre et  faisoît  le  pauvre,  quoique  ce  fût  un  grand 
seigneur,  carilétoit  connétable  d'Angleterre,  comte 
de  Hereford,  d'Excesses  (d'Essex)  etdeBucq  (Buc- 
kingham),et  avec  tout  ce, sur  les  cofFresduroi  il  avoit 
par  an  quatre  raille  nobles,  et  n'eût  point  chevau- 
ché pour  les  besognes  du  roi  ni  du  royaume  un  jour, 


Ct5g4)  DE  JE.VN  FR0ISSA11T.  ?33 

si  il  ne  sçiit  comment.  Et  pour  ce  éloit-il  difTcrent  à 
ce  conseil  contre  les  Aquitains,  et  s'incliuoit  à  ce 
que  son  frère  de  Lancastre  demeurât  à  toujours 
mais  hors  d'Angleterre,  il  se  cliéviroit  bien.  Et  en- 
core pour  montrer  qu'il  étoit  sire  et  oncle  du  roi  et 
le  plus  grand  du  conseil,  sitôt  comme  il  eut  dit  son 
entente  et  il  vit  que  on  murmuroit  ensemble  en  la 
chambre  du  roi,  et  partaient  les  prélats  et  les  sei- 
gneurs deux  à  deux,  il  issi  (sortit),  de  la  chambre 
et  le  comte  Derby  avecques  lui;  et  s'en  vinrent  de- 
dans la  salle  à  Eltham,et  firent  là  étendre  une  nappe 
sur  une  table  et  s'assirent  au  dîner,  et  laissèrent 
tous  les  autres  parlementer.  Et  quand  le  duc  d'York 
sçut  qu'ils  dînoient,  il  leur  vint  tenir  compagnie;  et 
après  leur  dîner  qui  fut  bien  bref,  le  duc  deOloces- 
tre  se  dissimula  et  prit  congé  au  roi  séant  à  table: 
et  se  partit,  et  puis  monta  à  cheval  et  retourna  à 
Londres.  Mais  le  comte  Derby  demeura,  et  tous  les 
seigneurs,  ce  jour  et  le  lendemain,  de-lez  (près)  le 
roi;  et  ne  purent  ceux  d'Aquitaine  pour  iors  avoir 
nulle  expédition  de  délivrance.  » 

Je  me  suis  délecté  à  vous  remontrer  au  long  les 
procès  des  matières  dessus  dites  et  proposées,  pour 
vous  mieux  informer  de  la  vérité  et  pour  ce  que 
je,  auteur  de  ces  histoires, y  étois  présent.  Et  toutes 
les  parties  qui  ici  dessus  sont  contenues,  cil  (ce) 
vaillant  ancien  chevalier,  messire  Richard  d'Estury 
(Stury),  le  me  dit  et  conta  mot  à  mot. 

Or  avint  le  dimanche  ensuivant  que  tous  ces  con- 
saux  furent  départis  et  retraits  à  Londres  ou  ail- 
leurs en  leurs  lieux,  réservé  le  duc  d'York  qui 


234  LES  CHRONIQUES  ( ,  5g  \ ) 

demeura  de-lez  (près)  le  roi  et  me.ssire  Richard 
Stury, ces  deux,  avecques  messire  Thomas  de  Per- 
cy,  remirent  mes  besognes  au  roi;  et  voulut  voii'  le 
roi  le  livre  que  je  lui  avois  apporté.  Si  le  vit  en  sa 
chambre,  car  tout  pourvu  j<*  Pavois,  et  lui  mis  sus 
son  lit;  il  l'ouvrit  et  regarda  dedans  et  lui  plut  très 
grandement;  et  plane  bien  lui  devait,  car  il  étoit 
enluminé,  écrit  et  historié  et  couvert  de  vermeil 
velours  à  dix  doux  d'argent  dorés  d'or,  et  rosesd'or 
au  milieu,  età  deux  grands fremaube(agraffesj  dorés 
et  richement  ouvrés  au  milieu  de  rosiers  d'or:  Donc 
me  demanda  le  roi  de  quoi  il  haitoit,  et  je  lui  dis: 
«D'amours!  »  De  cette  réponse  fut-il  tout  réjoui;  et 
regarda  dedans  le  livre  en  plusieurs  lieux;  et  y  leg.y 
(lut),  car  moult  bien  pari  oit  et  lisoit  François,  et 
puis  le  fit  prendre  par  un  sien  chevalier,  qui  se  fiora- 
moit  messire  Richard  Credon  et  porter  en  sa  cham- 
bre de  retrait,  et  me  fit  de  plus  en  plus  bonne 
chère. 

Et  avitit  que,  ce  propre  dimanche  que  le  roi  eut 
retenu  et  reçu  en  grand  amour  mon  livre,  un  écuyef 
d'Angleterre  étoit  en  la  chambre  dti  roi  et  étoit 
nommé  Henry  Cristèdc  (l',  homme  de  bien  et  de 
prudence  grandement  et  bien  parlant  François;  et 
s'acointa  de  moi  polir  la  cause  de  ce  qu'il  eut  vu 
que  le  roi  et  les  seigneurs  me  eurent  fait  bonne 
chère;  et  avoil  vu  le  livre  lequel  j'avois  présenté  au 
roi.  Et  imagina,  si  comme  je  vis  les  apparences  par 
s'es ;  paroles,  que  j^étois  un  historien,  et  aussi   il  lui 

(i)&owe  PappeHe  Henry  CrUalt.  J.  A.  B. 


(i394)  DE  JEAW  FROISSART.  ^35 

avoitétédit  de  messiïé  Richard  Stury;  et  parla  à 
moi  sur  la  forme  que  je  dirai. 


CHAPITRE  XLII. 

là  devise  du  voyage  et  de  la  conquete  que  le  rc/l 
Richard  fit  en  Irlande  et  comment  il  mit  en  son 
obéissance  quatre  rois  d  icelui  pays. 

«  ]V[essirë  Jean,  dit  Henry  Crisfède,  avez- vous 
point  encore  trouvé  en  ce  pays  ni  en  la  cour  du  roi 
notre  sire,  qui  vous  ait  dit  ni  parlé  dû  voyage  que 
le  roi  a  fait  en  cette  saison  en  Irlande,  et  la  manière 
comment  quatre  rois  d'Irlande,  grands  seigneurs, 
sont  venus  à  obéissance  au  roi  d'Angleterre  ?  »  Et 
je  répondis  pour  mieux  avoir  matière  de  parler: 
«  Nennil.  »  —  à  Et  je  le  vous  dirai,  dit  l'écuyer, 
qui  pouvoit  être  pouf  lors  en  l'âge  de  cinquante  ans", 
afin  que  vous  le  mettiez  en  mémoire  perpétuelle, 
quand  vous  serez  retourné  en  votre  pays,  et  vôiis 
aurez  de  ce  faire  plaisance  et  loisir.  » 

De  cette  parole  je  lus  tout  réjoui  et  répondis: 
«  Grand  merci.  » 

Lors  commença  Henry  Cristède  à  parler  et  dit 
ainsi:  «  Il  n'est  point  en  mémoire  que  oneques  roi 
d'Angleterre  ait  eu,  pour  aller  en  Irlande  et  faire 
guerre  aux  Irlandois,si  grand  appareil  de  gens  d'ar- 
mes et  d'arcliers,  comme  le  roi  a  eu  cette  saison  et 
tenu  plus  de  neuf  mois  sur  la  frontière  d'Irlande  efc 


*3G  LES  CHRONIQUES  [i3g£ 

à  grands  coûtages.Et  tous  ses  dépens  a  payé  trop  vo- 
lontiers son  pays;  et  tiennent  tout  à  bien  employa 
les  marchands  des  cités  et  des  bonnes  villes  d'An- 
gleterre, quand  ils  voient  que  le  roi  est  retourné  à 
son  honneur  de  ce  voyage,  et  n'a  fait  sa  guerre  fors 
de  gentils  hommes  et  d'archers.  Et  -étaient  en  la  com- 
pagnie du  roi  bien  largement  quatre  mille  cheva- 
liers et  écuyers  et  trente  mille  archers,  et  tous  bien 
payés  et  délivrés  de  semaine  en  semaine,  tant  que 
tous  s'en  contentent.   Et  vous  dis,  pour  vous  mieux 
informer  de  la  vérité,  que  Irlande  est  un  des  malai- 
sés pays  du  monde  à  guerroyer  et  à  soumettre,  car 
il  est  formé  étrangement  et  sauvagement  de  hautes 
forêts,  de  grosses  yauves(eaux),  de  crolières(,}et  de 
lieux  inhabitables;  et  n'y  sçail-on  comment  entrer 
pour  eux  porter  dommage  et  faire  guerre;  car  quand 
ils  veulent,  on  ne  sçait  à  qui  parler,    ni  on   n'y 
trouve  nulle  vilîe.  Et  se  recueillent  Irlandois  es  bois 
et  forêts,  et  demeurent  en  tranchées  faites  dessous 
arbres,  en  haies  et  en  buissons,  ainsi  comme  bêles 
sauvages.  Et  quand  ils  sentent  que  on  vient  sur  eux 
pour  faire  guerre,  et  que  on  est  entré  en  leur  pays, 
ils  se  mettent  par  diverses  voies  et  divers  lieux  en- 
semble; si  que  on  ne  peut  venir  à  eux.  Et  quand  ils 
voient  leur  plus  bel, ils  tiennent  bien  l'avantage  pour 
venir  à  leurs  ennemis,  car  ils  connoissent  leur  pays 
et  sont  très  appertes  gens;  et  ne  peut  nul  homme 
dTârmes  monté  à  cheval  si  fort  courir  tant  soit  bien 
monté  qu'ils  ne  le  atteignent;  et  saillent  de  terre 

( i) ToHi'bière?.  C'est  ce    qua  les  Irlandais  appellent  Dog«.J.  A,  15. 


'ô04)  DE  JEAN  FROiSSART.  a3; 

sur  un  cheval  et  embrassent  un  homme  par  derrière 
et  le  tirent  jus,  car  ce  sont  trop  fortes  gens  de  bras; 
ou  tout  en  tenant,  sur  le  cheval  ils  le  lient  si  fort  de 
bras,  que  cil  (celui)  qui  esttenud'eux  ne  se  peut  défen- 
dre. Et  ont  Irlandais  couteaux  aigus  devant  à  (avec) 
larere  allumelle  f lame)  à  deux  taillants,  à  la  manière 
de  fers  de  darde,  dont  ils  occient  leur  ennemi  ;  et  ne 
tiennent  point  un  homme  pour  mort  jusques  à  tant 
qu'ils  lui  ont  coupé  la  gorge  comme  à  un  mouton; 
et  lui  ouvrent  le  ventre,  et  en  prennent  le  cœur,  et 
l'emportent;  et  disent  les  aucuns,  qui  connoissent 
leur  nature,  qu'ils  le  mangent  (,)  par  grand  délit 
(plaisir)  j  et  ne  prennent  nul  homme  à  rançon  jet 
quand  ils  voient  qu'ils  n'ont  pas  le  plus  bel  d'aucu- 


(i)  L'Irlande  e'toit  alors  l'asi'e  des  aventuriers  et  des  proscrits  de  tou- 
tes les  nations  et  e'toit  peuplée  par  des  tribus  sauvigeset  d's  <o'oi:s 
aussi  féroces  que  ses  habitants  les  plus  gros; itrs.  Toute  la  population 
étoit  distiib  ée  en  trois  c!as-es:  les  Irlandois  sauvages,  les  Irlandois 
rebelles  et  les  Anglois  soumis.  Les  Irlandois  sauvages  étoient  les  naturel» 
du  pays, qm  s'étoient  retirés  dans  Pîntérieur  au  milieu  des  tourtières, 
des  n  a  aisetdes  mooiagne-:  ils  éto:eat  gouvernés  par  leur;  propres  chef» 
C  leurs  propres  Lis,  et  étoient  regardes  par  tous  le»  autres  coranw 
leurs  ennemis  ualurels;  ils  éto  eut  en  dehors  delà  protection  angloise  et 
re  uYtoit  pas  un  crinie  de  les  mettre  a  mort  n  êmeeu  temps  de  paix;  la  loi 
î.e  pro'égeo  t  leur  vie  ni  ne  vengeoit  leur  mort.  On  conçoit  qu'un  tel 
«  ta'  d  •  choses  ait  p'J  no  trrir  d  ins  les  esprits  uns  h  nue  qui  se  soit  portée 
aux  pi  's  grandes  atrocité»  réciprf  ques.  T.t  chacun  de  sou  côté  exagéroit 
encore  les  csimes  de  son  ei,nemi,a  nsi  qu'on  le  voit  d--n;  cet  endroit  d« 
Froissait,  où  le  chevalier  anglois  suppose  que  les  Irlandois  sauvages  man- 
gfoieut  le  cœur  de  leurs  ennemis  comme  un  mats  friand.  La  seconde 
classe  appelée  Irlandois  rebelles  ou  Anglois  d'origine,  descendoit  en 
partie  des  premiers conquérauts  qui  avoir  nt  rontraclé  des  inariagts  avec 
les  femmes  rlu  pays  et  avoient  adopté  leur  habillement,  leurs  mce.rs 
|eur  langue  et  Iturs  coutumes.  Ils  habitoient  le  pays  situé  entre  la  mer  «t 
le  pays    sauvage.  Leur   territoire  étoit  appelé  English  Pale.    Les  An- 


238  LES  CHRONIQUES  (i5g4) 

nés  rencontres  que  on  leur  fait,  ils  s'épartent  (dissi- 
pent) et  boutent  en  liaieset  en  buissons  et  dedans 
terre;  et  les  perd-on  ainsi,  et  ne  sçait-on  qu'ils  de- 
viennent. Ni  oncques  raessire  Guillaume  de  "VVin- 
desor,  qui  plus  a  tenula  frontière  d'Irlande?  en  eux 
faisant  guerre,  que  nul  chevalier  d'Angleterre,  ne 
les  a  sçu  tant  guerroyer  qu'il  put  apprendre  la  raar 
nière  dupays,nila  condition  des  Irlandoisjqui  sont 
très  dures  gens,  rudes  et  hautains,  de  gros  engin 
et  de  diverse  fréquentation  et  acointauce.  Et  ne 
font  compte  de  nulle  joliveté  ni  de  nul  gentil  hom-r 
nie,  car  quoique  leur  pays  soit  gouverné  souverair 
nement  par  rois  (l',  dont  il  y  a  grand'foison  en 
Irlande;  si  ne  veulent-ils  avoir  nulle  connoissance 
de  gentillesse,  mais  veulent  demeurer  en  leur  ru- 
desse et  en  ce  sont-ils  nourris. 

«  Vérité  est  que  quatre  rois  d'Irlande,  des  plus 
puissants  qui  y  sont  selon  la  forme  de  leur  pays  (2' 
sont  venus  à  obéissance  au  roi  d'Angleterre  par 
amour  et  douceur,  non    par   bataille  ni   par  con- 


gîois  soumis  étoient  un  mélange  canfu<  de  soldats,  de  marchands,  d'em- 
ployés t  qui  occupèrent  les  pr  ncipaux  ports  et  les  petits  terrains  en- 
vironnants, surtout  dr.ns  la  province  de  Ltiustir  et  sur  les  côtes  oneu- 
tales et  méridionales.  (Voyez  l'Archéologie  angiome,  Tome  20, Page  16  it 
yj  et  Cambden).  J.  A.  B. 

(i)Lrs  Irlandois  sauvages  é. oient  divisés  euSepts  comme  les  Ecos- 
sois  en  Clans  et  chaque  Sept  avoit  son  chef.  Ces  Sept-  éloient  souvent  en 
puerre  les  uns  contre  le»  autres.  Le  pouvoir  de  ces  petits  souveraius  ou 
Canfinnies  éloit  tour  a  lo'ir  augmenté  ou  diminué  par  leur  état  cons- 
tant de  guerre.  Un  chef  nommé  Ârdriagh  exerçoit  ou  prétendoit  exer7 
cer  une  sorte  de  suprématie  sur  l'île  entière.  J.  A.  B. 

[i)  C'étoient  les  quatre  Canjïnnics  ou  chevelams  lts  plus  puissants 
d'Ulsttr  ,.C»  Niai ,  O  Haillon ,  ODouuel  et  Mac  Mahon  ,  qui  firent  le  serment 


(i594)  DE  JEAN  FR01SSART.  ^9 

Irai n te  ;  et  y  a  rendu  le  comte  d'Ormont,  qui 
est  marehissant  (limitrophe)  à  eux,  grand'  peine;  et 
les  a  traits  (amenés)  à  ce  qu'ils  sont  venus  à  Duve- 
li  11  (Dublin),  là  où  le  roi  notre  sire  se  tcnoit (,J ;  et 
se  sont  soumis  à  lui  et  à  la  couronne  d'Angler 
terre,  dont  le  roi  et  tout  le  royaume  tiennent  ce 
fait  à  grand  et  le  voyage  à  bel,  car  oncquesle  roi 
Edouard,  de  bonne  mémoire,  ne  put  tant  exploitai 
sur  eux,  comme  le  roi  Richard  a  fait.  L'honneur  y 
•est,  mais  le  profit  y  est  moult  petit,  car  de  gens  plus 
rudes  qu'ils  sont  ne  peut-on  parler  ni  deviser.  Et 
leur  rudesse  jela  vous  conterai,  afin  que  ce  vous  soit 
exemple  encontre  gens  d'autres  nations.  Je  le  sçais 
-pour  ce  que  je  l'ai  éprouvé  d'eux-mêmes,  car  ils 
Jurent  à  Dublin  en  mon  gouvernement  et  doctrine, 
.pour  eux  introduire  et  amener  à  l'usage  de  ceux 
/l'Ançleterrre,  environ  un  mois,  par  l'ordonnance 
du  roi  notre  sire  -et  de  son  conseil.  Et  pour  ce  que 
.je sçais  parler  leur  langue,  aussi  bien  comme  je  fais 
le  François  et  l'Auglois,  car  de  ma  jeunesse  je  fus 


tTailt'geance  a  Richard  II  a  Droghé.la. Les  quatre  Canjînnies les  plus 
puissants  de  la.  province  de  Leiuster  firent  de  même  et  s'op  pelaient  Girald 
O  Berne,  Donald  O  Nolau,  Rory  Oge  O  More,  Malachias  O  Morrouch, 
et  Arthur  Mac  Morrouch.  Ils  quittèr-eut  leur  bonnet,  leurs  pf-aux.  d'ani- 
maux et  leurs  ceiiit^res  et  firent  hommage  a  genoux  à  Mowbray  comte 
de  ÎVo'tingham,  maréchal  d'Angleterre.  (Voyez  Archéologie  ang!o:se, 
tome    jo.   p.  i!\i  et  Cox,  1. 1.  p-   i38  ).   J.  A.  B. 

(1)  Lts  quatre  chefs  Irlandois  furent  fails  chevaliers  la  même  année  le 
jour  de  la  fête  de  Notn  -Dame  dans  la  cathédrale  de  Dublin.  L'Archco- 
logievl.  20  p.  19.  )cite  un  froment  d'une  Jetlre  écrite  à  cette  époque  par 
le  conseil  d'Angleterre  a  Richard  et  dans  lequel  on  le  félicite  de  la 
soumis-ion  de  tes  rideaux  Mac  Mourgh  et  le  u,rand  O  Nel  et  autres 
grands  capitaines    il  lottjues  les  plus  forts  delà  terre.  J.  A.  B. 


'if\o  LES  CHRONIQUES  (Ô94) 

nourri  en  Ire  eux,  el  le  comte  Thomas  d'Ormont, 
pore  à  celui  qui  est  comte  présentement,  me  tenoit 
avecques  lui  et  moult  m'aimoit,  pour  ce  que  bien  je 
savois  chevaucher.  Et  avint  une  fois  que  le  coin  le 
dont  je  vous  parole  fut  envoyé,  atout  (avec)  trois 
cents  lances  et  mille  archers,  sur  les  frontières  d'Ir- 
lande pour  eux  faire  guerre;  car  toujours  les  ont 
tenus  les  Anglois  en  guerre  pour  eux  soumettre. 
Le  comte  d'Ormont,  qui  marchisl  (confine)  de  terre 
à  eux,  lit  un  jour  une  chevauchée  sur  eux,  et  ce  jour 
il  m'a  voit  mis  sur  un  sien  coursier  moult  appert  et 
moultléger ;etchevauchois  de cotélui.  Lesïrlandois, 
qui  mis  s'étoient  en  embûche  pour  aviser  les  An- 
gloisetporierdommage  si  ils  pussent,  ouvrirent  leur 
embûche  et  approchèrent  les  Anglois,  et  commen- 
cèrent à  traire  et  à  jeter  leurs  javelots;  et  les  archers 
de  notre  côté  à  traire  sur  eux  moult  aigrement.  Les 
Irlandois  ne  purent  souffrir  le  trait,  car  ils  sont  sim- 
plement armés,  et  reculèrent  ;  et  le  comte  mon  maî- 
tre se  mit  en  chasse  après  eux;  et  je,  qui  étois  bien 
monté  le  suivois  de  moult,  près.  Et  avint  que  en 
cette  chasse  mon  coursier  s'effraya  et  m'efforça, 
voulsisse  (voulusse)  ou  non;  et  me  porta  si  avant 
entre  les  Irlandois  que  oneques  nos  gens  ne  me 
purent  rescourre  (secourir);  et  en  passant  entre  les 
Irlandois,  l'un  d'eux  par  grand'  appertise  de  mem- 
bres, tout  en  courant,  saillit  par  derrière  sur  mon 
coursier  etpuis  m'embrassa, mais  nul  mal  ne  me  fitnt 
de  lance  ni  de  coutel,  mais  nous  dcsvoya  ('\  et  ché- 

(  1)  Détourna  dn  <1  ririn.  J.  A.  P. 


(i5g4)  DE  JEAN  FROISSART.  2/j  i 

vaucha  avecques  moi  sur  le  coursier  bien  deux 
heures,  et  nous  mena  en  un  moult  détour  lieu  et 
près  d'un  grand  buisson  ;  et  là  trouva  ses  gens  qui 
au  buisson  étoient  venus  et  reculés  liors  de  toutes 
doutes  j  car  les  Anglois  ne  les  eussent  jamais  pour- 
suivis si  avant.  A  ce  qu'il  montra  il  eut  grand' joie 
de  moi  et  m'amena  chez  soi,  en  une  ville  et  forte 
maison  environnée  debois  et  de  palis  etd'eaux  mor- 
tes j  et  est  la  ville  nommée  Herpelipin  (l-  ;  et  le  gen- 
til homme  qui  pris  m'avoit  on  le  nommoit  Brin 
(Brvan)Costerecjet  étoit  très  bel  homme,- et  ai  de  lui 
demandé  à  ceux  avecques  qui  j'ai  été;  et  me  ont  dit 
qu'il  vit  encore,  mais  il  est  moult  ancien.  Ce  Brin 
(Bryan)  Costerec  me  tint  sept  ans  avecques  lui  et 
me  donna  une  sienne  fdle  en  mariage,  de  laquelle 
je  eus  deux  filles.  Or  vous  conterai  comment  je  fus 
délivré. 

«  Il  advint  que,  sur  le  septième  an  que  Pavois  de- 
meuré et  conversé  eu  Irlande,  que  un  de  leurs  rois, 
qui  s'appeloit  Artus  Maquemaire  (2),  roi  de  Lins- 
tre(i)fit  une  armée  à  l'encontre  du  duc  Léon  de 
Clarence,  fdsauroi  Edouard  d'Angleterre  et  contre 
messire  Guillaume  Windesor '4);  et   s'encontrèrent 


(  i  )  Je  ne  puis  trouver  ce  lieu.  J.  A.  B. 
(9.)  Arthur  Mac  Morrou^h.  J.  A.  B. 

(3)  Le  Sept  ou  Clan  des  Mac  .Morrough,étr  it  le  plus cors:dt:mble  de  la 
province  deLeinster  et  le  chef  de  ces  Sept  precoit  le  nom  de  Canfinnie 
de  la  province  pour  prouver  sa  suprématie.J.  A.  B. 

(4)  Ce  ne  peut  être  le  même  Arthur  dont  il  est  question  ici,  puisque 
quarante  ans  s'étoieut  recules  depuis  l'insurrection  qui  eut  lien  sous  l'ad- 
ministration de  Lionel,  duc  de  Clarence.  L'un  c!oit  sans  (î«  >te  le  pire 
et  le  prédécesseur  Je  l'autre.  T.  A.  B. 

FROISSART.    T.  XtU.  1  G 


a  \  i  i A  :s  cïm o n i ques  ( .  ^  ) 

les  Irhndois  en  une  place  assez  près  de  la  cité  de 
Linstre  (Lcinsler)  et  les  Anglois  ensemble.  Là  en  y 
eut  par  bataille  des  morts  et  des  pris  d'un  côté  et 
d'autre.  Les  Anglois  obtinrent  la  place;  et  convint 
les  Irlandois  fuir;  et  se  sauva  le  roi  ArtusMaque- 
niaire  (Mac-Morrough);  et  là  fut  pris  le  père  à  ma 
femme,  Brin  (Bryan)  Costercc  sur  le  coursier  qu'il 
a  voit  gagné  à  moi;  et  fut  pris  dessous  la  bannière 
du  duc  de  Clarence  qui  en  eut  grand'  joie;  et  fut 
sçu  par  lui  et  par  le  coursier,  qui  fut  connu  des 
Anglois  et  des  gens  au  comte  Thomas  d'Or- 
mont,  que  je  vivois,  et  me  tenoit  assez  honora- 
blement en  son  paj's  chez  soi,  en  son  manoir  de 
Herpelipin,  et  m'avoit  donné  une  sienne  fille  en 
mariage* 

«  De  ces  nouvelles  eurent  le  duc  de  Cîarence  et 
messire  Guillaume  de  "Windsore  et  ceux  de  notre 
côté  grand' joie.  Donc  fut  traité  vers  lui  que  s'il 
vouloit  avoir  sa  délivrance,  il  me  remettroit  arrière 
devers  les  seigneurs  d'Angleterre  quitte  et  délivré, 
ma  femme  et  mes  enfants.  A  peine  vouloit-il  faire  ce 
marché,  car  moult  m'ainioit,et  sa  fille,  et  ce  qui  de 
nous  venait  Toutes  voies  quand  il  vit  qu'il  ne  pou- 
voit  autrement  finir,  il  s'accorda  à  ce;  mais  il  con- 
vint que  l'aînée  de  mes  fdles  lui  demeurât.  Si  re- 
tournâmes, ma  femme  et  ma  seconde  fille,  en  An- 
gleterre; et  fus  logé  en  la  marche  de  Brisco  (Bristol) 
sur  la  rivière  de  Saverne.  Mes  deux  filles  sont  ma- 
riées; et  a  celle  d'Irlande  trois  fils  et  deux  filles;  et 
celle  que  je  ramenai  avecques  moi  a  quatre  fils  et 


(.i594)  PË  JEAN  FROISS ART.  *43 

deux  filles.  Et  pour  ce  que  le  langage  d'Irlande  (l 
m'est  en  parolç  aussi  appareillé  comme  est  la  langue 
anglesche  (angloise)  ,  car  toujours  je  l'ai  continue 
avec  ma  femme,  et  introduit  à  l'apprendre  mes  en- 
fants ce  que  je  pus,  fus-je  élu  et  institué  de  parle 
roi  notre  sire  et  les  seigneurs  d'Angleterre  à  gou- 
verner, conduire  et  ramener  à  raison  et  à  l'usage 
d'Angleterre  ces  quatre  rois  d'Irlande  qui  mis  se 
sont  et  rendus  en  l'obéissance  du  roi  notre  sire  et  de 
la  couronne  d'Angleterre,  et  l'ont  juré  à  tenir  à  tou- 
jours mais.  Et  vous  dis  que  les  rois  lesquels  à  mon 
pouvoir,  pour  ce  que  savois  leur -langage,  j'ai  intro- 
duits et  enseignés,  je  les  trouvai  très  rudes  et  de 
gros  engin  jet  eus  grand  peine  à  eux  adoucir,  et  mo- 
dérer leur  parole  et  nature  -,  et  toutefois,  si  elle  est 
en  aucune  chose  brisée,  ce  n'est  pas  grandement; 
encore  se  retraient  (reviennent)-ils  toujours  en  plu- 
sieurs casa  leur  rudesse. 

«  Or  vous  conterai  la  charge  qui  me  fut  baillée 
sur  eux  et  comment  j'en  exploitai,  car  l'intention  du 
roi  d'Angleterre  étoit  telle,  et  fut,  quede  manière, 
de  contenance, et  d'habits  ils  fussent  remis  à  l'usage 
d'Angleterre; car  le  roi  vouloit  faire  ces  quatre  rois 
d'Irlande  chevaliers.  Premièrement  on  leur  ordonna 


(i)  Les  [rlandoû  parlent  une  langue  particulière  qui  a  quelque  aflinité 
;.vcc  le  K ynii  y ,  le  Erse  et  le  Bas  Breton.  Le  colonel  Vallancey  dans  sou 
Essai  sur  l'antiquité  de  la  langue  Irlandoise  prétend  y  retrouver  les  mo's 
derauciennelangue  punique;  il  a  même  cherchea  expliquerpar  Tlrlan- 
dois  la  Lre.  scèue  et  une  partie  de  la  3e.  scèue  du  5e  acte  du  Pœnulusde 
PI  inte  dans  lequel  Hanno  jeune  Carthaginois,  parle  sa  laugue  naturelle  ; 
page  74etsuiv.  de  son  Essai.  J.  A.  B. 

16* 


a44  LES  CHRONIQUES  (i^j/,) 

en  la  cité  de  Duvelin  (Dublin)  un  moult  bel  hôtel 
et  grand,  pour  eux  et  pour  leurs  gens;  et  je  fus 
ordonné  à  demeurer  avecqucs  eux;  et  sans  point 
issir  ni  départir,  si  trop  grand  besoin  ne  le  faisoit 
faire.  Je  fus  deux  jours  ou  quatre  en  leur  compa- 
gnie pour  apprendre  à  eux  connoître,  et  eux  moi; et 
rien  ne  leur  disois  fors  toujours  après  leur  ^  olonté. 
Et  vis  à  ces  rois  séants  à  table  faire  contenances  qui 
nemesembloient  ni  belles  ni  bonnes;  et  dis  en  moi- 
même  que  je  leur  ôtcrois.  Quand  les  rois  étoient 
assis  à  table  et  servis  du  premier  mets  ils  faisoient 
seoir  devant  eux  leurs  ménestrels  et  leurs  plus  pro- 
cbains  varlcts,  et  manger  à  leur  écuelle,  et  boire  à 
leurs  banaps;  et  me  disoient  que  tel  étoit  l'usage  du 
pays;  réservé  le  lit, ils  étoient  tous  communs.  Je  leur 
souffris  tout  ce  faire  trois  jours, et  au  quatrième  jour 
je  fis  ordonner  tables,  et  couvrir  en  la  salle,  ainsi 
comme  il  appartenoit;  et  fis  les  quatre  rois  seoir  à 
baute  table,  et  les  ménestrels  à  une  table  bien  en  sus 
d'eux,  et  les  varlets  d'autre  part;  dont  par  semblant 
ils  furent  tous  courroucés.  Et  regardoient  l'un  sur 
l'autre,  et  ne  vouloient  manger;  et  disoient  que  on 
leur  otoit  leur  bon  usage  auquel  ils  avoient  été 
nourris.  Je  leur  répondis,  tout  en  riant  pour  eux 
apaiser,  que  leur  état  n'étoit  point  raisonnable  à 
être  ainsi  comme  au-devant  ils  l'avoienlfait;  et  que 
il  leur  convenoit  laisser  et  eux  mettre  à  l'usage 
d'Angleterre,  car  de  ce  faire  j'en  étois  cbargé;  et 
me  l'a  voit  le  roi  et  son  conseil  baillé  par  ordon- 
nance. 

«  Quand  ils  ouïrent  ce,  si  s'y  assentirent  (conseil- 


(  i  "o  J )  DE  JEAN  FROISSART.  i& 

liront)  pour  tant  que  mis  s'étoient  en  l'obéissance 
du  roi  d'Angleterre;  et  persévérèrent  en  cet  état 
assez  doucement,  tant  que  je  fus  avecques  eux. 
Encore  avoient-ils  un  usage  que  bien  savois,car  ils 
l'ont  communément  en  leur  pays ;  c'est  qu'il  ne  por- 
tent nulles  brayes  (culottes); et  je  leur  fis  faire  des 
linges  draps  grand'foison;  et  en  lis  délivrer  aux  rois 
et  à  leurs  gens;  et  les  remis  à  cet  usage,  et  leur  ôtai , 
le  ternie  que  je  fus  avecques  eux,  moult  de  choses 
rudes  et  mal  appartenants,  tant  d'habits  comme  en 
autres  choses;  et  à  trop  grand  différend  leur  vint  de 
premier  à  vêtir  houppelandes  de  draps  de  soie  four- 
rées de  menu  vair  et  de  gris,  car  en  devant  ces  rois 
étoient  bien  parés  de  affubler  un  mari  tel  d'Irlande; 
ils  chevauchoient  sur  bats  dont  on  fait  sommiers, 
sans  nuls  étriers.  A  grand  dur  je  les  fis  chevaucher 
sur  selles  à  notre  usage. 

«  Une  ibis  je  leur  demandai  de  la  créance,  com- 
ment ils  créaient,  mais  de  ce  ils  ne  mesçurentnul  gré; 
et  m'enconviut  taire,  car  ils  me  répondirent  qu'ils 
créoient  en  Dieu  et  en  la  Trinité,  sans  nul  différend, 
autant  bien  que  nous.  Je  leur  demandai  auquel 
pape  ils  avoient  leur  incliantion  et  affection.  Ils  ré- 
pondirent en  celui  de  Rome  sans  moyen.  Je  leur 
demandai  si  volontiers  ils  recevraient  l'ordre  de 
chevalerie  et  que  le  roi  d'Angleterre  les  vouloit  faire 
chevaliers,  ainsi  comme  usage  et  coutume  est  en 
France  et  en  Angleterre  et  en  autres  pays.  Ils  ré- 
pondirent qu'ils  étoient  chevaliers,  et  que  bien  leur 
devoit  suffire.  Je  leur  demandai  comment  et  où  ils 
l'avoient  été.  Ils  répondirent  que  en  l'âge  de  sept 


246  LES  CHRONIQUES  (i394) 

ans  en  Irlande  un  roi  fait  son  fils  chevalier;  et  si  le 
lils  n'a  point  de  père,  le  plus  proesme  (proche)  de 
sang  de  son  lignage  le  fait.  Et  convient  ce  jeune  en- 
fant chevalier  jouter  de  déliées  lances,  lesquelles  il 
peut  porter  à  son  aise,  encontre  un  écu  que  on  aura 
mis  en  un  pel  en  un  pré;  et  comme  plus  il  brisera  de 
lances,  tant  sera-t-ilplus  honoré.  «  Par  tel  essai  sent 
faits  les  nouveaux  chevaliers  j.eunesen  notre  terre,  et 
par  spécial  tous  les  enfants  des  rois.  »  Et  quoique  de 
cet  état  je  lui  demandois,  bien  en  savois  toute  l'or- 
donnance. Si  ne  renouvelai,  pointée  propos,  fors 
tant  que  je  leur  dis  que  la  chevalerie  que  pris 
avoient  de  jeunesse  ne  suOlsoit  pas  assez  au  roi 
d'Angleterre,  mais  leur  donneroit  par  autre  état  et 
affaire.  Ils  demandèrent  comment,  et  je  répondis 
que  ce  seroit  en  sainte  église, car  plus  dignement  ils 
ne  le  pouvoient  être.  A  mes  paroles  sachez  qu'ils 
s'iuclinoient  assez.  Environ  deux  jours  devant  ce 
que  le  roi  notre  sire  les  voulsist  faire  chevaliers, 
vint  par  devers  eux  le  comte  d'Ormont  qui  sait  bien 
parler  leur  langage,  car  partie  de  ses  seigneuries 
s'étendent  et  gissent  en  la  marche  d'Irlande;  et  fut 
là  envoyé  en  notre  hôtel  de  par  le  roi  et  son  conseil, 
afin  que  les  rois  d'Irlande  y  eussent  plus  grand'eré- 
dence.  Quand  il  fut  venu  devers  eux,  tous  l'hono- 
rèrent, et  il  les  honora  aussi,  car  bien  le  savoit  faire; 
et  furent  tous  réjouis  à  ce  qu'ils  montrèrent  de  sa 
venue;  et  entra  en  paroles  en  eux  au  plus  douce- 
ment et  courtoisement  comme  il  sçut;  et  leur  de- 
manda de  moi  quel  chose  il  leur  en  seinbloit.  Ils 
répondirent  tous  bien    bellement  et  sagement:  «   Il 


m)  de  j e an  fuoiss art.  2 4 7 

nous  a  montré  et  enseigné  la  doctrine  et'  usage  de 
ce  pays.  Si  lui  en  devons  savoir  gré;  et  aussi  faisons 
nous.  »  Cette  réponse  plut  assez  au  comte  d'Or- 
mont,  car  elle  fut  raisonnable;  et  puis  entra  petit  à 
petit  à  parler  de  l'ordre  de  chevalerie  laquelle  ils 
dévoient  recevoir;  et  leur  remontra  de  point  en 
point, et  d'article  en  article,  comment  on  s'y  d-evoit 
main  tenir;  et  quelle  chose  chevalerie  dev  oit  etvaloit; 
et  comment  ceux  qui  l'apprenoient  y  entroient. 

Toutes  les  paroles  du  comte  d'Ormont  plurent 
grandement  à  ces  quatre  rois  d'Irlande  lesquels  je 
ne  vous  ai  point  encore  nommés,  mais  je  les  vous 
nommerai.  Premièrement  le  grand  Ancel  roi  de 
Methe(,;,  le  second  Brun  (Bryan)  de  Thomond  roi 
de  Thomond  et  d'Arse(5),  le  tiers  Artus  Maque- 
maire  roi  de  Linstre  ^J,le  quart  Couhur  roi  de  Che- 
nour  et  d'Erpew;et  furent  faits  chevaliersde  lamain 
du  roi  Richard  d'Angleterre  en  l'église  cathédrale 
de  Dublin  qui  est  fondée  sur  Saint  Jean  Baptiste; 
et  fut  le  jour  Notre-Dame  en  mars,  qui  fut  en  ce 
temps  par  un  jeudi;  et  veillèrent  le  mercredi  toute 
la  nuit  ces  quatre  rois  eu  la  dite  église;  et  au  len- 
demain à  la  messeyet  à  grand  solemnité,  ils  fuient 


(i)Nclan  O  Niai  souverain  de  Meatls.  Il  n'éto't  pas  souverain  de 
Mcath  comme  le  dit  ici  Froissart ,  mais  d'Ulster  où  ses  auctlres  avoie-  t 
loujoui's  été  couronnés  à  Tullogltoge,  sur  une  chaise  de  pierre  qui  fut 
brisée  en  iGo  •>.  pr  le  député  Munjoy  pendant  ['insurrection  d'Jiudi  •  > 
Niai  comte  dcTyronc  (Archéologie  p.  u'i^j  J.  A 

(■2)  Je  ne  puis  comprendre  ce  quM  cut-.ud  [M' 'e  royaume  de  Thor- 
mond  et  d'Arse.  J.  A.  D. 

('.!)  Arthur  Mac  Morrou^li  rouverain  île  Lciusler.  '.  A    B. 
Probablement  O  G»-<oor  roi  de  Cotunught.  J.. A,  U. 


2  I H  LES  CHROiN iQLES  (  i  "><)4  ) 

laits  chevaliers,  et  avccques  eux   messire  Thomas 
Ourghem  et  messire  Jonalhus  de  Pado,  et  messire 
Jean  de  Pado  son  cousin  (,).  Et  étoient  les   quatre 
rois  tout  richement  vêtus  j  ainsi  comme  à  eux  appar- 
tenoit,  et  sirent  ce  jour  à  la  table  du  roi  Richard 
d'Angleterre.  Et  devez  savoir  qu'ils  furent  moult 
regardés   des  Anglois  et  de  ceux  qui  là  étoient  j  et 
à  bonne  cause,  car  ils  étoient  étranges  elbois  de 
la  contenance  de  ceux  d'Angleterre  et  d'autres  na- 
tions, et  nature  s'incline  voulontiers  à  voir  toutes 
nouvelles  choses  j  et  pour  lors  véritablement  c'étoit 
grand'  nouvelleté  à  voir  ces  quatre  rois  d'Irlande. 
Et  le   vous  servoit  si  vous  le  véyez:  »  —  «  Henry 
répondis-je,  je  le  crois  bien,  et  voudrois  qu'il  m'eût 
coûté  du  mien  et  je  eusse   là   été  ;  dis   au  temps 
tant  vous  en    dis  que    toutes   mes    besognes   fu- 
rent prèles  pour    venir  en   Angleterre;  et  y  fusse 
venu  sans  faute,  si  n'eussent  été  les  nouvelles  qui  me 
furent  contées  de  la  mort  la  reine  Anne  d'Angle- 
terre;  et  cela  me  retarda  de  non  avoir  fait  le  voyage 
dès  lors.  Mais  je  vous  demande  une  chose  qui  moult 
méfait  émerveiller;  et  volontiers  le  saurois  si  vous 
le  sçavez;  et  aucune  chose  en  devriez  savoir;  com- 
ment ces  quatre  rois  d'Irlande  sont   sitôt  venus  à 
l'obéissance  du  roi  d'Angleterre,  quand   oncques  le 
roi  son  tayon  (ayeul)  qui  fut  si  vaillant  homme,  si 
douté  et  si  renommé  partout  ne  les  put  soumettre; 
et  si  les  a  toujours-  tenus  en  guerre.  Vous   m'avez 
dit  que  ce  fut  par  traité  et  par  la  grâce  de  Dieu.  La 

(i)  Je  ne  puis  retrouver  ces  noms.  J.  A.  B, 


;  !  r)y4)  DE  JEAN  FROISSA  RT.  ?4  <J 

grâce  de  Dieu  est  bonne  qui  la  peut  avoir,  el  peut 
moult  valoir,  mais  on  voit  petis  de  seigneurs  terriens 
présentement  augmenter  leurs  seigneuries  si  ce  n'est 
par  puissance.  Et  quand  je  serai  retourné  enla comté 
de  Hainautdont  je  suis  de  nation,  et  je  parlerai  de 
cette  matière,  sachez  que  j'en  serai  examiné  et  de- 
mandé moult  avant,  car  vêla  nos  seigneurs  le  duc 
Aubert  de  Bavière,  comte  de  Hainaut,  deTIollande 
et  de  Zélande,  et  son  fils  Guillaume  de  Bavière  qui 
s'escripsent  (écrivent)  seigneurs  de  Frise,  qui  est  un 
grand  royaume  et  puissant,  et  lesquels  y  clament  à 
avoirdroit, et  aussi  ont  fait  lcursprédccesscurs;mais 
les  Frisons  ne  veulent  enclicoir  (arriver)  en  nulle 
voie  de  raison  ..ni  connoître,  ni  venir  à  obéissance,  ni 
oneques  ne  firent.  »  Lors  répondit  Henry  Cristede 
(Cristall)  à  cetle  parole,  et  dit  ainsi:  «  Messire 
Jean,  en  vérité  je  ne  vous  en  saurois  pas  bien  à  dire 
tout  le  frit,  mais  la  greigneur  (plus  grande)  suppo- 
sition qui  y  soit  est  telle,  et  ainsi  le  dient  plusieurs 
de  notre  côté,  que  la  grand'  puissance  que  le  roi 
notre  sire  mena  par  delà  et  fit  passer  la  mer  d'Ir- 
lande et  prendre  terre  en  leur  pays,  et  là.  les  a  tenus 
plus  de  neuf  mois  et  tous  bien  payés,  ébahit  les 
lrlandois;  car  on  leur  ciouy  (ferma)  la  merde  tous 
côtés,  par  quoi  vivres  ni  marchandises  nulles  n'en- 
troient  en  leur  pays,  quoique  les  lointains  habitants 
en  Irlande  n'en  font  compte  ni  ne  savent  que  b'est 
de  marchandise;  ni  savoir  ne  veulent,-  mais  vivent 
grossemenl  et  rudement  pareillement  comme  bêles. 
Mais  ceux  qui  vivent  sûr  les  frontières  d'Angleterre 
sont  plus  nôtres  et  usent  de  marchandise.  Et  le  roi 


a5o  LES  CHRONIQUES  (.594} 

Edouard  do  bonne  mémoire,  en  Sun  temps,  a  voit  à 
répondre  à  tant  de  guerres  en  France,  en  Bretagne, 
en  Gascogne  et  en  Ecosse  que  toutes  ses  gens 
etoienl  épais  et  bien  employés,  et  n'en  pou  voit  pas 
grand'ioison  envoyer  en  Irlande;  et  quand  ils  ont 
senti  venir  sur  eux  la  puissance  du  roi  notre  sire 
si  grande,  si  se  sont  avisés  et  retournés  à  connois- 
sance.  Bien  est  vérité  que  jadis  eut  un  roi  en  Angle- 
terre qui  lut  appelé  Edouard  et  est  saint;  et  est 
nommé  saint  Edouard,  et  canonisé  et  soîemnisé  très 
grandement  partout  le  royaume  d'Angleterre  (l}; 
et  soumit  en  son  temps  les  Danois  et  les  déconfit 
par  bataille  sur  la  mer  par  trois  ibis;  et  ce  Saint 
Edouard,  roi  d'Angleterre,  sire  d'Irlande  et  d'Aqui- 
taine (2),  les  Irlandois  amèrent  et  cremurent  (crai- 
gnirent) moult  plus  que  nul  roi  d'Angleterre  qui 
eût  été  en  devant  ni  ne  fut  oneques  puis.  Et  pour 
ce  notre  sire  le  roi  Richard  ,  quand  au  temps 
il  hit  en  Irlande,  en  toutes  ses  armoieries  il  laissa  à 
porteries  armes  d'Angleterre,  c'est  à  entendre  les 
liépars  et  les  ileurs  de  lis  dont  il  s'écartelle,  et  prit 
celles  du  roi   Edouard  qui  est  saint   ™),  qui  sont  à 

(i)  Edonn\l  III  dit  le  couftsseur  roi  d'Angleterre  de  loJj'-i  à  it>t?«> 
J.  A.  B. 

(2)  Edouard  le  confesseur  ne  fut  ni  sire  d'Irlah  le,  ni  sire  d'Aquitaine- 
Ces  deux  états  ce  furent  réunis  a  la  couiouuc  d'Angleterre  que  sous 
Henry  1 1 ,  l'Aquitaine  par  son  mariage  avec  Élconore  d'Aqu.taiue  femme 
divorcer  de  Loni-,  le  jeune,  l'Irlande  pir  la  conquête  des  aventuriers 
Normand-  appelés  par  Dcnuo»  Mac  Morrongli.  uu  des  chefs  du  pays  eu 
1169.  J.  A.  B. 

(3)  Riclmrdavoit  une  dévotion  particulière  pour  St.  Edouard  et  St. 
le  m  Bapti,s!e.  Sou  testament  est  ftit  nu  nom  de  la  Trinité,  de  la  Vierge, 
de  St.  Jean  Baptiste  et  do  St.  Edouard  le  confesseur,  voyez  Ryme'r. 
J,A.  13. 


(i5o4)  DE  JEAN  FROISSART.  25i 

une;  croix  potentée  d'or  et  de  gueules,  à  quatre 
blancs  colombs  au  champ  de  l'écu  ou  de  la  ban- 
nière, ainsi  que  vous  le  voulez  prendre.  Dont  dit  a 
été  de  ceux  de  notre  côté  que  les  Irlandois  lui  en 
ont  sçu  grand  gré;  et  plus  volontiers  ils  se  sont  in- 
clinés à  lui;  car  vérité  est  que  ces  quatre  rois  qui 
présentement  sont  venus  à  obéissance  à  lui,  leurs 
prédécesseurs  obéirent  de  foi  et  hommage  à  Saint 
Edouard;  et  ils  tiennent  le  roi  Richard  notre  sire  à 
prud'homme  et  de  bonne  conscience;  si  lui  ont  fait 
foi  et  hommage,  en  la  forme  et  manière  que  faire 
doivent  et  que  jadis  firent  leurs  prédécesseurs  au 
roi  Saint  Edouard,  » 

«  Ainsi  vous  ai-je  conté  la  manière  comment  le 
roi  notre  sire  a  en  partie  cette  année  présente,  ac- 
compli et  fourni  son  voyage  en  Irlande.  Si  le  met- 
tez en  mémoire  et  retenance  afin  que  quand  vous 
serez  retourné  en  votre  nation  que  vous  le  puissiez 
écrire  et  chroniser  avecques  vos  autres  histoires  qui 
descendent  de  cette  matière; et  je  répondis:  «  Henry, 
vous  parlez  loyaument  et  ainsi  sera-t-il  fait.   » 

Adonc  prit-il  congé  de  moi, et  moi  de  lui, et  trou- 
vai tantôt  le  roi  Marke  héraut.  Si  lui  demandai: 
«  Marke,  dites  moi  de  quoi  Henry  Cristede  (Cris- 
tall)  s'arme,  car  je  l'ai  trouvé  moult  courtois  et  gra- 
cieux, et  doucement  il  m'a  recordé  la  manière  du 
voyage  que  le  roi  d'Angleterre  a  fait  en  Irlande  et 
l'état  de  ces  quatre  rois  d'Irlande  qu'il  eut,  si 
comme  il  dit,  en  son  gouvernement  plus  de  quinze 
jours.  »  Et  Marke  répondit:  «  H  s'arme  d'argent  à 
un  chevron  de  gueules  à  trois  besans  de  gueules 


à5a  LES  CîTROSIQUES  (V3ç)4) 

deux  dessus  le  chevron  et  un  dessous.  »  Et  toutes 
ces  choses  je  mis  en  mémoire  et  en  écrit,  car  pas  ne 
les  voulois  oublier. 

Tant  fus-je  en  l'hôtel  du  roi  d'Angleterre  comme 
être  m'y  plut  ;  et  non  pas  toujours  en  une  place,  mais 
en  plusieurs,  car  le  roi  muoit  souvent  hôtel,  etalloit 
de  l'un  à  l'autre  à  Eltem  (Eltham),  à  Ledes  (Leeds) 
ou  à  Kinkestone  (  Kinngston  ),  à  Cènes  (Shcen), 
Carlesce  (Chertsay),  ou  à  Windsore,  et  tout  en  la 
marche  de  Londres.  Et  fus  imformé,  et  de  vérité, 
(pie  le  roi  et  son  conseil  escripsirent  (écrivirent)  au 
duc  de  Lancastrc;  et  exploitèrent  tant  ceux  d'A- 
quitaine desquels  je  vous  ai  parlé  ci-dessus,  qui  ne 
vouloient  avoir  autre  seigneur  que  le  roi  d'Angle- 
terre; que  le  duc  de  Lancastre  fut  écrit  et  mandé; 
et  fut  ainsi  conclu  par  le  général  conseil  d'Angle- 
terre, ni  oneques  le  duc  de  Glocestre  qui  grand'- 
peiney  rendoit  n'en  put  être  ouï,  que  le  don  que 
le  roi  d'Angleterre  lui  avoit  donné  lui  demeurai, 
car  volontiers  il  l'eût  vu  en  sus  de  lui.  Mais  le 
royaume  d'Angleterre, pour  les  doutes  des  cautellcs 
à  venir,  entendit  trop  bien  les  paroles  que  ceux  de 
Bordeaux  et  de  Bayonne  avoient  proposé.  Et  ima- 
ginèrent que  voirement  (vraiment),  si  l'héritage 
d'Aquitaine  s'eslongeoit  (éloignoit)  de  la  couronne 
d'Angleterre,  ce  leur  seroitun  grand  préjudice  au 
temps  à  venir,  lequel  ils  ne  vouloient  pas  obtenir  ni 
mettre  sus, car  encore  toujours  Bordeaux  etBayonne 
et  les  frontières  de  Gascogne  avoient  grandement 
gardé  l'honneur  d'Angleterre.  Et  tout  ce  fut  bien 
ramenteu  (rappelé)  des  snges  au  conseil  du  roi,  le 


(i5t)4)  DE  JEAN  FROISSA  RT.  253 

duc  de    Glocestrc  absent,  car   devant   lui  on  n'en 
osoit parler.  Et  demeura  la  chose  sur  cet   état. 

Or  vous  parlerai  des  ambassadeurs  du  roi  d'An- 
gleterre, du  comte  de  Rostelant  (Rutland)  et  du 
comte  Maréchal  et  des  autres  qui  furent  envoyés 
en  France,  en  instance  de  traiter  du  mariage  du  roi 
Richard  leur  seigneur  à  la  jeune  fille  du  roi  Char- 
les de  Fiance,  laquelle  fille  n'a  voit  pour  lorsque 
huit  ans;  et  vous  conterai  comment  ils  exploitèrent. 


CHAPITRE  XL11I. 

De  l'ambassade  que  le  roi  d'Angleterre  envoya  en 
France   devers  le  roi  de  France   pour  traiter  du 

MARIAGE    DE  DAME    IsAREL    AINS-NÉE  FlLLE      DE    FrANCE, 
ET  DE  L  AIMABLE  RÉPONSE  QUI  LEUR   FUT  FAITE. 

.1  ant  chevauchèrent  les  seigneurs  d'Angleterre 
dessus  nommés,  depuis  qu'ils  furent  issus  de  la 
ville  de  Calais,  qu'ils  passèrent  la  bonne  cité  d'A- 
îr.iens,  et  Clermont  en  Beauvoisis,  et  Gray ,  et  vin- 
rent à  Paris;  et  partout  où  ils  avoient  passé  ils 
eurent  été  bien  reçus,  car  ainsi  avoit-il  été  ordonné 
du  roi  de  France  et  de  son  conseil.  Si  furent  logés 
à  Paris  en  la  croix  dufiroy  et  là  environjet  avoient 
environ  six  cents  chevaux;  et  le  roi  de  France  étoit 
logé  au  châtel  de  Saint  Pol  sur  Seine,  le  duc  de 
Berry  à  l'hôtel  de  INelle,  le  duc  de  Bourgogne  à 


254  LES  CHRONIQUES  (i594) 

l'hôtel  d'Artois, cl  le  duc  de  Bourbon  en  son  liôtel, 
et  aussi  le  duc  d'Orléans,  le  comte  de  Saint  Pol  et 
le  sire  de  Coucy  à  leurs  hôtels,  car  le  roi  de  France 
avoit  mandé  tout  tout  son  conseil  pour  être  mieux 
conseillé  et  avisé  de  répondre  à  ces  seigneurs  d'An- 
gleterre qui  étoient  là  venus.  Et  fut  ordonné  de 
par  le  roi, que  tous  les  jours  que  lesAnglois  seroient 
séjournants  à  Paris  on  leur  délivreroit  deux  cents 
couronnes  de  France  pour  leurs  menus  frais  et  cou- 
tages  d'eux  et  de  leurs  chevaux,  à  leurs  hôtels.  Et 
étoient  souvent  les  chefs  des  seigneurs  d'Angle- 
terrequi  là  étoient, tels  que  le  comte  Maréchal  et  le 
comte  deRostelant(Rutland)de-lezle  roi, et  demeu- 
roient  au  dîner  ;  et  leur  faisoit  le  roi^  son  frère  et 
leurs  oncles,  toute  la  meilleure  chère  et  compagnie 
comme  ils  pouvoient,  en  les  honorant  pour  l'hon- 
neur et  amour  du  roi  d'Angleterre  qui  là  les  avoit 
envoyés.  Si  demandoient  ces  seigneurs  d'Angle- 
terre, avoir  réponse  de  leur  demande  ;  et  on  les  me- 
noit  toudis  (toujours)  de  paroles;  car  il  venoit  £ 
grand'  .merveille  à  plusieurs  nobles  du  royaume  de 
France  du  conseil  du  roi  des  requêtes  et  traités 
dont  ils  étoient  poursuivis  de  par  les  Anglois,  pour- 
tant que  la  guerre  de  long  temps  avoit  été  si  cruelle 
entre  France  et  Angleterre  ;  et  proposoient  les 
plusieurs  du  conseil  du  roi  et  disoient  ainsi:  «  Com- 
ment pourra  le  roi  notre  sire  de  Fiance  donner  ni 
accorder  sa  fille,  pour  cause  de  mariage, au  roi  d'An- 
gleterre son  adversaire.  11  nous  est  avis,  avant  que 
tels  traités  se  fassent,  que  bonne  paix  ferme  et  en- 
tière dût  être  entre  le  roi  de  France,  leurs  conjoints 


fi594)  DE  JEAN  FRÎOISSART.  â55 

et  adhérents.  »  Ft  toutes  ces  choses,  et  autres,  sur 
forme  et  état  de  bon  avis,  étuient  remontrés  au 
détroit  conseil  du  roi. 

Pour  ce  temps  avoit  en  France  un  chevalier  sage 
et  vaillant  homme  qui  s'appeloit  messire  Regnault 
de  Corbie  (,)  et  moult  Imaginatif,  et  véoit  au  long 
toutes  les  besognes  de  France  comment  elles  pou- 
voient  cheoir  et  venir;  et  disoit  bien  au  roi  et  à  ses 
oncles:  «  Mes  seigneurs,  on  doit  entrer  par  le  droit 
huis  en  la  maison.  Le  roi  Richard  d'Angleterre 
montre  qu'il  ne  veut  à  nous  ni  au  royaume  de 
France  que  toute  amour,  quand  par  créance  de  ma- 
riage il  se  y  veut  alojer  (allier).  ISous  avons  eu  par 
deux  saisons  consaux  et  traités  ensemble  sur  forme 
de  paix  à  Amiens  et  à  Lolinghem,  et  oneques  ne  se 
purent  tant  approcher  les  traités  que  les  parlements 
eussent  nulle  bonne  conclusion, tors  sur  l'état  de  trê- 
ves^ et  savons  de  vérité  que  l'oncle  du  roi  d'An- 
gleterre, cil  (celui)  qui  s'appelle  messire  Thomas  et 
duc  de  Glocesti  e,  est  du  tout  contraire  à  la  volonté 
du  roi  d'Angleterre  et  de  ses  deux  autres  oncles  le 
duc  de  Lancaslre  et  le  duc  d'York, tant  que  de  ve- 
nir justjuescà  la  paix.  Ni  le  roi  d'Angleterre  ni  tous 
ceux  qui  bien  veulent, pour  avoir  conclusion  et  con- 
firmation de  paix,  ne  le  peuvent  briser.  Et  au  fort, 
sa  puissance  sera  petite  contre  celle  du  roi.  Si  en- 
tendons à  recueillir  leurs  traités  et  paroles  en  bien, 
et  faisons  tant  avant  leur  partement  que  de  nous  et 
de  nos  réponses  ils  se  contentent.  » 

(i)AruauIt  de Corbie,  chancelier  de  France.  J.  A.  B. 


2jG  LES  CHRONIQUES  (1J94) 

A  ces  paroles  que  le  chancelier  de  France  remon- 
tra, ainsi  que  dessus  est  dit,  s'inclinaient;  et  arrè- 
toient  les  oncles  du  roi,  et  par  spécial  le  duc  de 
Bourgogne,  car  il  se  tenoit  à  si  chargé  de  la  guerre, 
que  volontiers  il  eût  vu  bonne  paix.  Et  la  principale 
cause  qui  à  ce  i'inclinoit,  c'étoit  pour  le  pays  de 
Flandre  dont  il  étoit  sire  de  par  sa  femme,  qui  gi- 
soit  en  la  main  et  frontière  des  Anglois.  Et  aussi  les 
cœurs  de  moult  de  Flamands  sont  plus  Anglois  que 
François,  et  tout  pour  la  marchandise  qui  vient  et 
arrive  en  Flandre  par  mer  et  par  terre. 

Conseillé  fut  et  arrêté  au  détroit  conseil  du  roi 
de  France  que,  ainsi  qu'on  avoit  commencé  à  faire 
et  à  montrer  bonne  chère  aux  Anglois,  il  seroit  per- 
sévéré, et  par  spécial  le  roi  de  France  le  vouloit.  Et 
fut  conseillé,  fût  par  dissimulation  ou  autrement, 
que  les  Anglois,  qui  là  étoient  venus  en  ambassa- 
dene  de  parle  roi  d'Angleterre, seroient doucement 
menés  et  répondus;  et  leur  donneroit-on  espérance 
avant  leur  département  que  le  roi  d'Angleterre  vien- 
droit  à  sa  demande. 

Pour  ces  jours  la  reine  de  France  et  ses  enfants 
étoient  en  l'hôtel  de  Saint  Pol  sur  Seine;  si  fut  ac- 
cordé et  octroyé  pour  le  mieux  aux  seigneurs  d'An- 
gleterre et  à  leur  prière  et  requête, que  ils  verroient 
la  reine  de  France  et  ses  enfants, et  par  spécial  cette 
pour  laquelle,  ils  prioient  et  requéroient  et  étoient 
venus,  car  moult  la  désiroient  à  voir.  L'excusation 
du  conseil  d'Angleterre  étoit  telle  que  cette  fille 
du  roi  étoit  moult  jeune, car  ce  n'étoit  que  un  enfant 
de  huit  ans, et  il  ne  peut  pas  avoir  trop  grand,  ordon- 


(i5g4)  DE  JEAN  FROISSA RT.  *5j 

nance  de  prudence,  si  étoit-elle  de  son  âge  moult 
bien  introduite  et  doclrinée,ef  telle  la  trouvèrent  les 
seigneurs  d'Angleterre  quand  ils  parlèrent  à  elle.  Et 
lui  dit  le  comte  Maréchal  étant  à  genoux  devant 
elle:  «Madame,  au  plaisir  de  Dieu,  vous  serez  notre 
dame  et  reine  d'Angleterre.  »  —  «  Sire,  répondit  la 
jeune  fdle  et  <ïe  li  (elle])  toute  avisée  sans  conseil 
d'antrui,  s'il  plaît  à  Dieu  et  à  monseigneur  mou 
père  que  je  sois  reine  d'Angleterre,  je  le  verrai  vo- 
lontiers; car  on  m'a  bien  dilqueje  serai  une  grand' 
dame.  »  Et  adonc  elle  fit  lever  ie  comte  Maréclial  et 
l'amena  par  la  main  à  la  reine  sa  mère,  qui  eut 
grand'  joie  de  sa  réponse;  et  aussi  eurent  tous  ceux 
et  ce'les  qui  ouïe  l'avoient.La  manière, ordonnance, 
doctrine  et  contenance  de  celte  jeune  iille  de  France 
plut  grandement  aux  ambassadeurs  d'Angleterre; 
et  dirent  et  imaginèrent  entre  eux  qu'elle  seroit 
encore  une  dame  de  haut  honneur  et  de  grand 
bien. 

La  conclusion  de  ce  traité  fut  telle.  Quand  ces 
seigneurs  d'Angleterre  eurent  été  et  séjourné  à  Paris 
plus  de  vingt  jours,  mais  tous  leurs  menus  frais  de 
bouche  ctde  leurs  chevaux  éloient  payés  de  par  le  roi 
de  France, réponse  raisonnable  leur  futdonnée, belle 
et  couitoise'jdepar  leroi  et  le  conseil, en  eux  donnant 
grand'espérance  que  ce  pourquoi  ils  étaient  venus  se 
feroit;  mais  ce  ne  seroit  pas  sitôt, car  la  dame  qu'ils 
vouloient  avoir  étoit  moult  jeune  d'âge; et  a\ec  tout 
ce  elle  étoit  obligée  et  convenancée  (promise)  en 
cause  de  mariage  au  duc  de  Bretagne  pour  son  aîné 
fils.   Si  convenoit  traiter   devers   !ni  pour  l'ompre 

Froissab  r.  T.  XIII.  17 


*(>£  LES  CHRONIQUES  (,ô94) 

cette  convenance,  avant  que  les  procès  pussent  aller 
plus  avant;. et  cet  liiver  (jni  de  voit  entrer  et  venir 
on  laisscoit  les  choses  en  cet  état;  et  là  en  dedans 
ou  an  mit  nouvelles  en  Angleterre  de  par  le  roi  $c 
France,  Fl  sur  le  temps  de  carême,  que  les  jours 
commencent  à  embellir  et  eslonguer  (alonger)et  les 
mers  a  apaiser,  ils  retourneroient,  ou  autres  que  Je 
roi  d'Angleterre  y  voudroit  envoyer,  en  France 
devers  le  roi  et  son  conseil,  et  ils  seroient  les  bien 


venus. 


De  cetlc  réponse  se  contentèrent  les  Anglais,  et 
prirent  congé  à.la  reine  et  à  sa  tille  la  jeune  dame 
Ysabel  de  France,  aux  frères  et  oncles  du  roi,  et  à 
tous  ceux  .-auxquels  il  appartenoit  congé  prendre. 
Et  puis  se  départirent  de  Paris  et  se  mirent  au  re- 
tour pour  revenir  à  Calais  le  chemin  qu'ils  étoient 
venus  ;  et  firent  tant  par  leurs  journées  qu'ils  retour- 
nèrent en  Angleterre.  Et  se  hàljrent  devant  toutes 
leurs  gens  les  deux  comtes  d'A  rgleterre  ,  qui  chefs 
avoient  été  de  ce  traité,  le  comte  de  Rostelant  (Rul- 
land)et  le  comte  ]\larécLal,  pour  apporter  nouvelles 
au  roi;  et  vinrent,  de  Zandvich  (Sandwich)  où  ils 
«rirent  terre,  en  moins  de  jour  et  demie  à  Windsor, 
où  le  roi  pour  ces  jour»  se  tenoit,  qui  fut  moult 
joyeux  de  leur  venue,  et  se  contema  des  réponses 
du  roi  de  France  et  de  ses  oncles;  et  ne  mit  pas 
cette  chose  en  non  chaloir,  mais  la  prit  si  à  cœur  et 
à  grand'  plaisance  que  il  n'entendait  à  autre  chose 
fors  tondis  (toujours)  viser  et  snbtiller  comment  il 
pourroit  venir  à  son  entente  (but),  d'avoir  à  femme 
et  à  épouse  la  fille  du  roi  de  Fiance. 


(iôç)4)  DE  JEAN  FROISSART.  2pg 

Le  roi  d'Angleterre  d'une  part  pensoit  comment 
il  viendroit  par  toutes  voies  au  mariage  de  la 
jeune  lille  du  roi  de  France,  et  ses  consaux  d'autre 
part  pensoient  et  sublilioienl  nuit  et  jour  comment 
cette  chose  se  feroit  à  l'honneur  d'eux  et  du  royaume 
de  France.  Plusieurs  en  partaient  et  devisoiept 
ainsi:  «Si  nous  étions  appelés  eu  ces  traités  de 
France  et  d'Angleterre,  et  notre  parole  fut  ouïe  et 
acceptée,  nous  dirions  ainsi;  que  jà  le  roi  d'Angle- 
terre n'auroit  la  lille  de  France,  si  seroit  bonne 
paix  entre  lui  etle  roi  d'Angleterre,  leurs  royaumes, 
leurs  conjoints  et  leurs  abhérents  à  la  guerre.  À 
quoi  sera-ce  bon  que  le  roi  d'Angleterre  aura  à 
femme  la  lille  du  roi  de  France,  et  euxet  leurs  royau- 
mes, les  trêves  passées  qui  n'ont  à  durer  que  deux 
ans,  se  guerroieront;  et  seront  euxet  leurs  gens 
jen  haine.  Ce  sont  .choses  qui  sont  moult  à  consi- 
dérer. » 

Les  ducs  d'Orléans  et  de  Berry  étoient  de  celle 
opinion,  et  plusieurs  hauts  nobles  du  royaume  de 
Frauce;et  tout  ce  savoientbien  le  roi  de  France  et  le 
duc  de  Bourgogne  et  le  chancelier  de  France,  qui 
s'iuciinoient  assez,  à  la  paix,  réservé  l'honneur  du 
royaume. 

Eu  ce  temps  avoit  un  écuyer  en  Fiance  prudent 
et  vaillant  homme,  et  etoit  nouvellement  retourne 
eh  France,  et  avoit  en  son  temps  moult  travaillé 
outre  la  mer  et  été  en  plusieurs  grands  et  beaux 
voyages,  pour  lesquels  il  etoit  moult  recommandé 
en  France  et  ailleurs  où  la  connoissanec  de  lui  étoit 
venue.  Cet  écuyer  étoit  de   nation  de   Normandie, 

'7* 


»6o  L$S  CHRONIQUES  (,-94) 

«l'un pays  que  on  appelle  Caux  et  nommé  Robert  le 
Mennot,mais  à  présent  on  l'appeloitRobert  l'Ermite; 
et  éîoit  moult  religieux  et  de  belle  vie  et  plein  de 
bonnes  paroles ;  et  pouvoit  être  en  l'âge  environ 
de  cinquante  ans;  et  o.voit  été  aux  traités  qui  furent 
à  Lolinghen  du  duc  de  Bourgogne  et  des  seigneurs 
de  Trance  d'une  part  cl  <i^i  duc  de  Lan  castre  et  du 
duc  de  Glocestre  d'autre  pari;  et  volontiers  y  avoit 
été  ouï;  et  laformeetmanièrecommentilétoil  entré, 
je  le  vous  dirai. 


CHAPITRE  XLIV. 


De  un  écuyer  kommé  Robert  l'Ermite;  commext  il 
fut  mis  es  traités  de  la  paix  et  comment  il  s'ts 
alla  en  angleterre    devers  le  koi  et  ses  oacles. 


Avenu  étoità  ce  Robert  l'Ermite  qu'en  retournant 
es  parties  de  France  et  parti  du  royaume  de  Syrie 
et  monté  à  Baruth  sur  la  baule  mer,  une  fortune  de 
vent  et  de  tempête  de  mer  à  lui  et  ses  compagnons 
leur  prit,  si  grande  et  cri-.elle  que  deux  jours  et 
une  nuit  ils  furent  si  tempêtes  que  nulle  espérance 
ils  n'avoient  à  issir  hors  de  ce  péril.  Et  gens  qui  se 
tiennent  en  tel  danger  et  parti  sont  mieux  contrits 
et  repentants  et  en  grandr  reconnoissance  et  cre- 
meur(crainte)  envers  Dieu.  Et  advint  que  sur  la  fin 


(  i  S'g  i  DE  J F.  AN"  FROISSA RT.  aG  i 

de  cette  tempête  et  que  le  temps  se  prit  à  adoucir  et 
le  vent  à  apaiser  ,  une  forme  d'image  plus  claire  que 
n'est  cristal  s'apparut  à  Robert  l'Ermite  et  dit  ainsi  : 
«•Robert,,  tu  fetVas*(fortiras)et  échapperas  de  ce 
péril,  et  tous  ceux  qui  sont  avecques  toi  pour  l'a- 
mour de  toi,  car  Dieu  a  ouï  tes  oraisons  et  pris  eu 
gré  $  et  veut  et  te  mande  par  moi,  toi  retourné  eu 
France,  du  pins  lot  que  tu  peux,  si  te  trais  devers 
le  roi  de  France;  et  tout  oremi élément  conte-lui  ton 
aventure  et  lui  dis  qu'il  s'incline  à  la  paix  devers 
son  adversaire  le  roi  d'Angleterre,  car  la  guerre  a 
trop  longuement  duré  entre  eux.  Et  sur  les  traités 
de  paix  qui  s'entameront  et  se  feront  entre  le  roi 
de  France,  le  roi  d'Angleterre  et  leurs  consaux  ,  si 
te  mets  hardiment  et  remontre  ces  paroles, car  tu  en 
seras  ouï;  et  tous  ceux  qui  contrediront  à  la  paix  et 
aux  traités  et  soutiendront  l'opinion  de  la  guerre,  ie 
compareront  (payeront)  en  leur  vivant  chèrement.  » 
Surcctle  parole  la  clarté  et  la  voix  s'évanouit, ctRn- 
bert  demeura  tout  pensif;  et.  toutes  fois  il  tint  tout 
ce  qu'il  avoit  vu  et  ouï  à  divine  chose;  et  depuis 
cette  avenue  ils  eurent  le  temps  et  le  vent  à  souhait, 
et  arrivèrent  eu  la  rivière  de  Genèves  (Gênes);  et 
là  prit  congé  à  ses  compagnons,  quand  il  fut  hors 
du  vaissel;  et  depuis  exploita  tant  par  ses  journées 
(ji'il  vint  en  Avignon.  Et  la  première  chose  qu'il 
ht  ce  fut  qu'il  alla  à  l'église  de  Saint  Pierre,  et  là 
trouva  un  vaillant  homme  pénitencier,  auquel  il  se 
confessa  dévotement  et  duement,  et  lui  conta  toute 
sou  aventure  ainsi  que  en  devant  vous  l'avez  ouï, 
et  demanda  à  avoir  conseil  quelle  chose  il  en  léroit. 


26'2  LES  CHRONIQUES  (t%4) 

Le  prudhomme,  auquel  confessé  il  s'étoit,  lui  dit  et 
défendit  que  de  cotte  cliose  il  ne  parla  taucunement, 
tant  qu'il  l'auroit  remontré  au  roi  de  France  pre- 
mièrement, et  tout  ainsi  que  la  vision  lui  éloit  ve- 
nue- et  ce  que  le  roi  en  conseilleroit  il  le  fit.  Robert 
crut  ce  conseil,  et  prit  et  enchargea  tout  simple 
habit,  et  se  vêtît  et  habitua  tout  de  draps  gris,  et  se 
maintint  et  ordonna  depuis  moult  simplement;  et 
se  départit  delà  cité  d'Avignon,  et  exploita  tant 
par  ses  journées  qu'il  vint  à  Paris  ;  et  étoit  pour  lors 
le  roi  à  Abbeville,ct  les  traités  éloient  ouverts"  entre' 
les  François  et  les  Anglois,  ainsi  comme  il  est  con- 
tenu ci-dessus  en  notre  histoire.  Tout  premièrement 
il  se  traist  (rendit)  devers  le  roi,  qui  pour  ces  jours 
étoit  logé  en  l'abbaye  de  Saint  Pierre;  et  lui  fit  voie 
pour  parler  au  roi  un  chevalier  de  Normandie  et 
de  saconnoissanec,  qui  s'appeloitmessireGuillaume 
Martel,  lequel  étoit  chevalier  de  la  chambre  du  roi 
et  ie  plus  prochain  qu'il  eût.  Robert  recorda  de 
point  en  point  bellement  et  doucement  toute  son 
aventure,  si  comme  ci-dessus  est  dit.  Le  roi  s'y  in- 
clina et  y  entendit  volontiers  (l).  Et  pour  ce  jour,  ses 
oncles,  le  duc  de  Bourgogne  et  messire  Regnaut  de 
Corbie,  chancelier  de  France,  qui  les  plus  grands 
éloient  du  coté  de  France,  sur  ces  traités  n'étoient 
point  là,  mais  à  Lolinghen  contre  les  Anglois.  Si 
dit  le  roi  à  Robert,  quand  il  eut  bien  imaginé  et  con- 

(i)  La  propension  du  roi  à  ajouter  foi  a  toutes  ecs  apparitions  (it  que 
sous  sou  règue  un  grand  nombre  tPiulrigauts  euieul  recours  à  ces  four- 
beries  pour  abuser  de  sa  siiuplicilc.  J.  A.  Li. 


(i5g4)  DE  JEAN  FROISSART,  2o3 

sidéré  tout  le  t'ait  :  «  Robert,. notre  conseil  est  en- 
contre les  Anglois  à  Lolinghen.  Vous  vous  tiendrez 
ici  tant  que  ils  retoui  neront;et  eUx  revenus,  je  par- 
lerai  à  mon  oncle  de  Bourgogne  et  au  chancelier,  et 
ferai  ce  que  pour  le  mieux  ils  me  conseilleront.» 
Robert  répondit:  «  Sire,  Dieu  y  ait  part.  » 

En  cette  propre  semaine  retournèrent  en  Abbe- 
ville  ceux  du  conseil  du  roi;  et  apporloient  aucuns 
articles  sur  l'orme  de  paix  que  les  Anglois  avoient 
mis  outre;  et  étoient  si  grands  que  ceux  qui  s'entre- 
metloient  du  traité  de  par  le  roi  de  France,  ne  les 
vouloient  pas  accepter  ni  passer  sans  savoir  l'inten- 
tion du  roi.'  Si  que,  quand  ils  turent  venus, ils  lui  re- 
montrèrent. A  donc  traist  (tira)  à  part  le  roi  son 
oncle  de  Bourgogne  et  le  chancelier, et-  leur  remon- 
tra ce  dont  Robert  l'Ermite  l'a  voit  endité  (instruit) 
et  informé,  et  leur  demanda  si  c'étoit  chose  licite  à 
croire  et  mettre  sus.  Us  regardèrent  l'un  l'autre  et 
pensèrent  un  petit  3  puis  eux  avisés  de  parler,  di- 
rent qu'ils  vouloient  voir  ce  Robert  et  ouïr  parler, 
et  sur  ce  ils  auroient  avis.  Robert  fut  mandé  et  vint, 
car  il  n'étoit  pas  loin  de  la  chambre  où  les  parle- 
ments secrets  du  roi  étoient.  Quand  il  fut  venu  de- 
vers le  roi  et  le  duc  de  Bourgogne,  û  les  houor a , 
ainsi  comme  bien  il  le  sr'ut  faire.  Adonc  dit  le  rok 
«  Robert,  remontrez-nous  ci  tout  au  long  votre  pa- 
role et  de  laquelle  vouai  nous  ave/,  informé.  »  Robert 
répondit  et  dit:  «  Volontiers.  » 

Là  e  ni  prit-il  à  parler  moult  doucement,  et  ne  fut 
lie  rien  effrayé  ni  ébahi;  et  leur  recorda  les  paroles 
tout  au  long  que  vous  avez  ouïes  ci-dessus, auxquelles 


a(>4  UB&tCHRONïQUES  (i~>y.P 

ils  entendirent  volontiers.  Donc  le  firent-ils  issir 
(sortir)  de  la  chambre  et  y  demeurèrent  tous  trois 
ensemble.  Le  roi  demanda  à  son  oncle  quelle  chose 
en  étoit  bonne  à  faire.  «  Monseigneur,  nous  et  le 
chancelier  en  aurons  avis  dedans  demain/» — «Bien, 
dit  le  roi.  » 

Sur  cet  état  ils  finirent  leur  conseil.  Depuis  furent 
ensemble  ledue  de  Bourgogne  et  maître  Regnaut  de 
Corbie,  chancelier  de  France,  et  parlèrent  de  cette 
matière  assez  longuement  à  savoir  qu'ils  en  feroient, 
car  ils  véoient  bien  que  le  roi  s'y  inclinoit  grande- 
ment, et  vouloit  que  Robert  fût  ajouté  avecques 
eux  en  ces  traités  de  parlement,  car  il  avoit  moult 
douce  et  belle  parlure,  et  convertissoit  par  son  lan- 
gage tous  les  cœurs  qui  l'oy  oient  parler.  Conseillé 
lut  et  avisé  pour  le  meilleur,  au  cas  que  ce  Robert 
remontroit  ce  par  manière  de  miracle  et  vision  di- 
vine, qu'on  le  lairroit  convenir  et  venir  aux  traités 
et  parlements,  pour  remontrer  aux  seigneurs  d'An- 
gleterre et  à  tous  ceux  qm  ouïr  voudraient,  tout  ce 
dont  il  les  avoit  informés,  et  que  c'étoit  chose  bien 
licite  à  faire,  et  tout  ce  dirent-ils  le  lendemain  au 
roi.  Sur  cet  état,  quand  le  duc  de  Bourgogne  et  le 
chancelier  de  France  retournèrent  aux  parlements 
et  traiîés  à  Lolinghen  à  l'encontre  des  Anglois,  ils 
menèrent  ce  Robert  l'Ermite  avecques  eus,  lequel 
étoit  moult  bien  fou  lé  de  parler  ,  ainsi  que  vous 
avez  ouï  jet  quand  tous  les  seigneurs  François  et  An- 
glois furent  ensemble  en  parlement,  voire  ceux  qui 
y  doivent  être, Robert  l'Ermite  vint  parmi  eux;  et  là 
commença  à  parler  froidement  et  sagement  et  à  re- 


(f994)  DE  JEAN  FROISSAUT.  *&» 

montrer  toute  l'aventure  qui  sur  tuer  Lui  étoit  a\c- 
nue;  et  tîisoit  et  mainteuoil  en  ses  paroles  que  la  vi- 
sion qui  lui  étoit  avenue  étoit  inspiration  divine,  et 
eue  Dieu  lui  avoit  transmis  pour  tant  qu'il  vouloit 
au/i]  fût  ainsi. 

En  ces  paroles  remontrant  entcndoient  aucuns 
seigneurs  d'Anglcterrcquiià  éîoient  présents  volon- 
tiers, et  s'y  ineiiuoient  en  bien,  et  tels  que  le  duc  de 
Lancastre  et  le  comte  de  Salsebry  (Salisbury),mcs- 
sire  Thomasde  Pcrcy  et  niessireGuillaumeClauvon , 
i'évèque  de  Lincoln  et  l'évoque  de  Londres;  mais  le 
due  de  Giocestre  et  le  comte  d'Arundel  n'eu  fai- 
soient  nul  compte;  et  dirent  depuis  en  l'absence  des 
ambassadeurs  de  France,  eux  retournés  à  leurs  logis, 
que  ce  u1  étoit  que  fantôme  et  toutes  paroles  cou- 
trouvées  et  laites  à  la  main  pour  eux  mieux  abuser; 
et  eurent  conseil  généralement  que  ils  en  éciiioient 
devers  le  roi  d'Angleterre,  et  tout  l'état  de  ce  Robert 
l'Ermite, quelle  chose  il  avoit  dite  et  proposée;et  fut 
ce  conseil  tenu;  et  renvoyé  en  Angleterre  devers  le 
roi  un  chevalier  el  chambellan  du  roi  qui  s'appelait 
messire  Richard  Crcdon;  et  trouva  le  roi  d'Angie- 
terreenla  comté  de  Kent, en  une  place  et  beau  chàul 
que  on  dit  Ledes(Lecds);  et  là  lui  bailla  le  chevalier 
les  leltresque  les  seigneurs  traiteurs  de  sa  partie, qui 
se  tenaient  en  la  frontière  de  Calais, lui  envoyoieut; 
et  dedans  étoit  coutenu  toute  la  cerlaineté  el.  signi- 
fiance  de  ce  Robert  l'Ermite.  Le  roi  d'Angleterre 
lysi  (lut)  tout  au  long  les  lettres  et  y  prit  1res  grand' 
plaisance; et  par  spécial  quand  il  vint  au  point  de  ce 
Robert  l'Ermite ,  le  roi  d'Angleterre  dit  en  soi-im-me 


2(&  LES  CHRONIQUES  ,-.,,',1 

que  ce  Robert  ii  verroit  volontiers  et  orroit  parler, 
et  s'inclinoit  assez  à  croire  en  vérité  que  cette  chose 
qu'il  remontroit  et  prouvoil  éloil  avenue  '  ;  et  res- 
cripsy  (récrivit)  Je  roi  fiablement  (en  confiance)  aux 
ducs  de  Lancasife  et  comte  do  SaLsebry  que,  si  oïi 
pOiî'voit  par  nulle  voie  honorablement  faire*  que 
bonne  paix  fût  entre  lui  et  le  roi  de  France,  leurs" 
royaumes,  conjoints  et  adhérents  à  la  guene,  ils" 
s'en  voulsissent  mettre  en  peine;carvoircnient,sohm 
la  parole  de  ce  Robert  l'Ermite,  la  guerre  avoit  troj» 
longuement  duré, et  que  bien  éloit  temps  de  y  trou- 
ver aucun  moyen  de  paix. 

Bien  est  contenu  ci-dessus  comme  les  traités  se 
portèrent,  et  le  département  que  les  seigneurs  firent 
l'un  de  l'autre,  et  comment  trêves  furent  prises  et 
données  entre  toutes  parties  à  durer  quatre  ans, 
et  cependant  on  fur  oit  bonne  paix.  Telle  fut  l'inten- 
tion des  traileursdu  roi,  réservé  le  duc  de  Glocesfre, 
cai-  bien  promfettoit,  lui  retourné  en  Angleterre,  ja- 
mais de  traité  de  paix  envers  le  royaume  de  France 
ne  s'ensonuieroit  (mêleroit).  Si  s'en  dissimula  adonc 
tant  qu'il  put  pour  complaire  au  roi  et  à  son  frère 
le  duc  de  Laneastre.  Ainsi  par  cette  manière  et  or- 
donnance que  je  vous  ai  dit  et  recordo  vint  en  con- 
noissance  Robert  l'Ermite. 

Assez-tôt  après  que  le  comte  de  Rostelant  (Rut- 
îand),  le  comte  Maréchal,  l'archevêque  de  Duve- 
lin  (Dublin),   messite    Hue  le  Despenser,   messiie 


(i)  Ou  voil  (jiicles  Heux  monarques  (.JéFiance  êtd'Acg  elerrectoicift 
doui  s  à  neu  pics  de  la  même  e<[  a  ilii  iuUllccluelle.  J.  A.  B, 


(i.ôq4)  DE  JEAN  FROISSA RT.  2G7 

Louis  de  ClifTort  et  ceux  qui  en  Fiance  avoient  été 
envoyés,  furent  retournés  en  Angleterre  et  eurent 
apporté  sur  l'état  de  ce  mariage  nouvelles  plaisantes 
au  roi,  les  parlements  à  la  Saint  Michel  qui  se  tien- 
nent à  Westmoustier  vinrent;  et  ont  usage  et  ordon- 
nance de  durer  quarante  jours;  et  sont  parlements 
eteonsaux  généraux  de  toutes  les  besognes  d'Angle- 
terre qui  là  se  retrouvent  et  retournent. 

A  l'entrée  des  parlements  retourna  en  Angleterre 
le  duc  de  Lancastre  du  pays  de  Gascogne  et  de  la 
cité  de  Bordeaux  où  il  avoit  été  envoyé,  ainsi  que 
vous  savez,  et  n'avoit  point  été  reçu  sur  la  forme  et 
manière  que  il  cuida  (crut)  être,  quand  il  se  départit 
d'Angleterre,  et  il  alla  à  Bordeaux.  Je  cuide  si  bien 
les  causes  avoir  dites  et  remontrées  ci-dessus  au  dit 
livre, que  peine  me  serait  de  réciter  encore  une  fois. 
Quand  le  duc  de  Lancastre  fut  revenu  en  Angle- 
terre, le  roi  et  les  seigneurs  lui  firent  bonne  chère; 
ce  fut  raison,  et  parlèrent  de  leurs  besognes  ensem- 
ble. Si  très  tôt  que  les  nouvelles  furent  venues  et 
sçues  en  France,  que  le  duc  de  Lancastre  étoit  re- 
tourné en  Angleterre,  le  roi  de  Fiance  et  les  sei- 
gneurs eurent  conseil  que  Robert  l'Ermite  iroit  eii 
Angleterre  et  porterait  lettres  de  créance  au  roi 
d'Angleterre  qui  le  désiroit  à  voir;  et  lui  revenu  en 
France,  on  y  envoièroit  le  comte  de  Saint  Polets'ac- 
Cointeroit  Robert  l'Ermite  du  roi  et  des  seigneurs, 
qui  l'orroieut  volontiers  parler  et  des  besognes  de 
Syrie  et  de  Tartarie,  et  de  l'Anioratli-Baquin  (Ba- 
jazet),et  de  la  Turquie  où  il  avoit  long-temps  con- 
versé,  car  de  telles  matières  les  seigneurs  d'Angle- 


'r>  ;  I  ESCîlRONlOrES  ,'(p; 

terre  oycnt  volontiers  pailor.  11  fut  dît  à  Robert 
PErmïfé  qu'il  .se  ordonnât  et  qu'il  convenoit  allerei> 
Angleterre.  De  celle  commission  il  fut  tout  réioui, 
et  répondit  et  dit  que  volontiers  il  iroit,  car  oneques 
iln'yavoit  été.  Si  lui  furentbaïlléeslcttres dé  créance 
tle  par  îc  roi  de  France  adressants  au  roi  d'Angle- 
terre e1  à  scs  oncles.  Robert  l'Emule  partit  de  Paris 
avecques  son  arroy  à  sept  chevaux  tant  scuiomeut, 
et  tout  aux  coàtagcsdu  roi,c'étoit  raison  jet  chevau- 
cha tant  qu'il  vint  à  Boulogne,  et  là  entra  en  mer,  et 
arriva  à  Douvres,  et  tant  exploita  qu'il  vint  à  Eltein 
(Ellham)  manoir  du  roi,  à  sept  lieues  anglcsches 
(angloises)  de  Londres  ;  et  trouva  là  le  roi  elle  duc 
de  Lancastre,les  comtes  de  Salsebry  (Salisbury)  et 
de  Hostidonne  (Huntingdon)  et  niessire  Thomas  de 
Percjjct  fut  de  tO&s,  pour  l'honneur  du  roi  de 
France, grandement  et  joyeusement  recueilli, et  spé- 
cialement du  roi  d'Angleterre  qui  le  désiroit  à  voir, 
îl  montra  ses  lettres  de  créance  au  roi  qui  les  reçut 
en  Lien  et  les  legy  (lut)  tout  au  long;  et  aussi  firent 
tous  les  seigneurs  l'un  après  l'autre  auxquels  il  ap- 
po;  toit  lettres.  Le  duc  de  Glocestre  pour  ces  jours 
e toit  en  Excesses  (Essex)  en  un  châtel  que  on  ap- 
pelle, ce  m'est  avis,  Plaissv. 

Quand  il  eut  été  dé-fez  (près)  le  roi  et  le  duc  de 
Lancastre  à  Eltem  (Eitham)  cinq  jours,  il  se  dé- 
partit pour  aller  voir  le  duc  de  Glocestre;  et  sur 
celle  entente  prit  congé  au  roi  et  aux  seigneurs  et 
vint  à  Londres:  et  lendemain  il  s'ordonna  de  che- 
vaucher, et  vint  au  gîte  en  une  ville  à  quinze  lieues 
an^léschcsde  Londres,  crue  on  dît  Brehoude  Brent- 


(,",,•,;  DE  JEAN  FROISSAMT.  o.(\() 

\vood),ct  au  lendemain  il  *iut  à  PJaissyjcl  trouva  le 
duc,  !a  duchesseet  leurs  enfants,  qui  le  recuriliirent 
doucement  selon  son  état.  Robert  montra  et  bailla 
ses  lettres,  qu'il  apportait  de  par  le  roi  deErance  au 
duc  de  Glocestrej  le  duc  les  ouvrit  et  le^i  (hit)  tout 
au  long;et  quand  il  vit  qu'elles  ét.oient  de  créance, vi 
tiaist  (tira)  à  part  Robert  l'Ermite  et  lui  demanda 
la  créance.  Robert  répondit  que  tout  à  loisir  il  lui 
diroit,  et  que  pas  il  n'étoit  venu  pour  sitôt  partir. 
Adonc  dit  le  duc  qu'il  fût  le  lue:;  venu. 

Bien  savoit  Robert  l'Ermite  que  ce  duc  de  Glo- 
cestre  éloit  un  homme  mOult dissimulant  et  contraire 
à  la  paix,  et  tout  hors  de  l'accord  et  opinion  du  roi 
d'Angleterre  et  du  duc  de  Lan  castre,  qui  s'inch- 
noieut  assez  au  traité  delà  paix:  si  ne  le  savoit  com- 
ment entamer  et  briser,  car  il  l'avoit  vu  et  connu 
trop  contraire  aux  traités  à  LolihgbeiL 

Pour  ce  ne  demeura  pas  que  Robert  l'Ermite  ne 
parlât  au  duc  de  Glocestre  sur  forme  de  pais  j  mais 
iltrouvoit  le  duc  froid  en  ses  réponses;  et  disoit  que 
pas  il  ne  tenoità  lui,  et  qu'il  avoit  deux  frères  ains- 
nés,le  duc  de  Lancastre  et  le  duc  d'York, auxquels 
de  celte  matière  i!  appartenait  mieux  à  parler  que  à 
lui.  Et  aussi  si  il  tout  seul  le  vouloit,  espoir  (peut- 
être)  ne  le  voudroient  point  accepter  les  consaux 
d'Angleterre,  les  prélats  et  bonnes  villes.  «Très 
cher  sire,  pour  la  sainte  amour  de  notre  Seigneur 
Jésus-Christ,  ne  veuillez  point  être  contraire  à  la 
paix,  ce  répondoit  Robert  l'Ermite.  Vous  y  pouvez 
moult,  et  jà  véez-vous  que  le  roi  votre  neveu  le  dé- 
sire et  s'y  incline  grandement;  et  veut  par  voie  de 


2 

no  LES  CHRONIQUES  (r3g$ 

mariage  avoir  la  iille  du  roi  do  France;  dont  par 
cette  conjonction  c'est  une  grand1  alliance  de  paix 
et  d'amour.  »  A  cette  parole  répondit  le  duc  de  Glo- 
cestre  et  dit:  «  Robert,  Robert,  quoique  nous  soyez 
cru  et  oui  à  présen'  des  rois  et  dc^i  seigneurs  des, 
deux  royaumes,  et  que  vous  ayez  grand' voie  et 
audience  à  eux  et  en  leurs  consaux,la  matière  de 
Ja  paix  est  si  grande,  et  que  avecques  vous  plus 
grands  et  plus  crus  de  vous  s'en  entremettent,  je 
vous  dis  et  ai  dit  ci  et  ailleurs  que  jà  ne  serai  con- 
traire à  paix  faire,  mais  qu'elle  soit  à  l'honneur  de 
notre  .partie.  Et  jà  fut-elle  du  roi  notre  père  et  de 
notre  frère  le  prince  de  Galles  et  les  autres,  jurée  et 
accordée  au  roi  Jean  et  à  tous  ses  successeurs,  et  de 
leur  coté  jurée  ,  obligée  et  enconvenancée  (pro- 
mise) sur  peine  et  sentence  de  pape;  et  point  n'a 
été  tenue  ni  de  nulle  valeur,  mais  l'ont  les  François 
enfreinte ,  et  brisée  cauteleusemeut  et  frauduleu- 
sement, et  ont  tant  fait  que  ils  se  sont  remis  eu 
possession  et  saisine  de  toutes  les  terres  et  seigneu- 
ries, qui  furenlrendues  et  délivrées  par  paix  faisant 
à  notre  dit  seigneur  et  père  et  à  nos  prédécesseurs. 
Et  en  outre,  de  la  somme  de  trente  cent  mille  francs 
que  la  rédemption  monta  en  paiement,  encore  eu 
sont  à  payer  seize  cent  mille.  Pour  lesquelles  cho- 
ses, Robert  ,  tels  mémoires  et  souvenances  qui 
devant  nous  reviennent,  nous  angoissent  ettrooblent 
les  courages  (cœurs)  durement;  et  nous  émerveil- 
lons, moi  et  plusieurs  de  ce  royaume  auxquels  il  eu 
appartient  bien,  comment  le  roi  notre  sire  est  de  si 
jeune  et  si  foible  avis  qu'il  ne  regarde  et  considère 


(  1 5g5)  DE  J  F, AN  FROISSA  RT.  271 

autrement  le  temps  passé  et  le  temps  prisent 5  et 
f  ornaient  il  se  peut  et  veut  allier  à  ses  adversaires, 
et. par  cette  alliance  déshériter  la  couronne  d'An- 
gleterre  des  rois  à  venir.  »  —  «  Très  cher  sire,  ré- 
pondit Robert,  notre  sauveur  Jésus-Christ  souffrit 
mort  et  passion  en  croix  pour  nous  tous  pécheurs, 
et  pardonna  sa  mort  à  ceuxquilecrucifierent.il 
souvient  a  ussi.tout  pardonner  qui  veut  avoir  part  et 
X  enii  à  la  gloire  du  paradis.  Toutes  mallivolanccs 
(malveillances),  haines  et  rancunes  furent  pardon- 
nées  au  jour  (jue  îa  paix  fut  faite  et  scellée  à  Calais 
par  vos  prédécesseurs.  Or  sont  renouvelées  guerres 
moult  dures  qui  ont  été  entre  les  vôtres  et  les  nôtres, 
espoir  (peut-être)  par  l'action  et  coulpe  (faute)  des 
ilcux  parts.  Car  quand  le  prince  de  Galles  et  d'A- 
jjuiiaine  fut  issu  hors  d'Espagne  et  retourné  en 
Aquitaine,  une  manière  de  gens  qui  s'appeloient 
compagnies,  dont  la  greigueur  (majeure)  partie 
éloient  Auglois  et  Gascons,  tous  tenants  du  roi 
d'Angleterre  et  du  prince  de  Galles,  se  mirent  sus 
et  recueillirent  ensemble  et  entrèrent  au  royaume 
de  France  i>aus  nul  litre  de  raison  -et  firent  mortelle 
et  crueuse  (cruelle)  guerre,  aussi  dure  et  forte 
comme  elle  avoit  été  en  devant;  et  appeloient  le 
royaume  de  France  leur  chambre;  et  étoient  si  en- 
talentés  ^désireux)  de  mal  faire  que  on  ne  pouvoit 
résister  à  l'encontre  d'eux;  et  pour  ce,  quand  le 
royaume  de  France  se  vit  ainsi  foulé  et  guerroyé,  et 
plus  venoit  le  temps  avant,  plusse  multiplioient  les 
ennemis  du  royaume,  le  roi  Charles  de  France,  fils 
au  roi  Jean,  fut  conseillé  de  ses  vassaux  qu'il  allât 


372  LES  GIIROJNIQUES  (iru/>) 

au  devant  de  telles  offenses  et  y  pourvut,  fût  par 
guerre  ou  autrement.  Et  avec  ce  plusieurs  grands 
barons  de  Gascogne  s'allièrent  avecques  le  roi  de 
France,  lesquels  le  prince  de  Galles  qui  devoitétro 
leur  sire,  vouloit  trop  soumettre;  et  iaisoit  moult  de 
grands  injures,  si  comme  ils  disoient  et  monlroicnt 
liai'  plusieurs  raisons;  et  ne  les  vouloieni.  ni  p;)u- 
voient  plus  souffrir.  Et  commencèrent  Ja  guerre 
pour  la  cause  du  ressort  à  l'enconlrc  du  prince.  Et 
le  roi  Charles  de  France,  par  le  conseil  que  il  eut 
de  ses  vassaux,  s'aberdi  (ligua)  à  la  guerre  avec- 
ques eux,  pour  obvier  à  {'encontre  de  ces  compa- 
gnies; Et  se  retournèrent  deversle  roi  de  France  en 
son  aide,  en  cette  nouvelle  guerre,  plusieurs  grands 
seigneurs  et  leurs  seigneuries,  cités,  villes  et  châ- 
teaux, pour  la  grand' oppression  que  le  prince  de 
Galles  leur  faisoit  ou  consentoit  à  faire  par  ses  com- 
mis. Ainsi  a  été  la  grlerre  renouvelée  moult  dure, 
par  laquelle  moult  de  grands  mécbefs  en  sont  en- 
courus de  destruction  de  peuple  et  de  pays; et  la  foi 
deDieuet  chrétientéaffoiblieet  moult  fouléejet  s'en 
sont  réveillés  et  relevés  les  ennemis  de  Dieu  et  ont 
jà  conquis  moult  deGrèce  et  del'empire  deConslau- 
tinople;  et  ne  peut  l'empereur  de  Gonstautinopie  (l) 
résister  contre  la  puissance  d'un  Turcs  qui  s'appelle 
lîaasacb  (3-  dit   l'Àmorath-Bacjinn;  et  cil  (celui  ci)  a 

(1)  Emmanuel  fils  de  Ca'o  Jean.  J.  A.  B. 

(■2)  Bt')H7et.  Il  lui  do;v>e  lenora  tTAmorath  Baquin,  comme  fi  c'e'loit 
un  titre  d*s  empereurs  de  Constanlicople.  C'est  ainsi  qu'il  a  dc-fieuré 
Je  uoiu  de  Mourad,  ;-ppe  r  cTàhord  j\î ourad  -Eejf  .  te  piînca  AJditrtnI, 
i,vant  son  Àé\  atiorj  a  I  <  111  pire.  J.  -  .  B. 


(jSgS)  DE  JEAN  FROISSART.  ^3 

conquis  et  mis  en  subjection  tout  le  royaume  d'Ar- 
ménie, réservé  une  seule  ville  séant  sur  la  mer,  et 
ainsi  comme  seroit  Hantonne  (Southampton)  ou 
Brisco  (Bristol)  en  ce  pays, laquelle  ville  ou  appelle 
Courcli(l)i  et  la  font  tenir  contre  les  Turcs  les 
Gennevois  (Génois)  et  Vénitiens  ;  et  ne  peut  lon- 
guement durer  contre  la  puissance  de  l'Amorath- 
baquin  l'empereur  de  Constantinople,  qui  est  de 
votre  sang,  car  il  fut  fils  à  l'empereur  Hugue  de 
Luzignan  et  madame  Marie  de  Bourbon,  ^  cou- 
sine germaine  à  madame  la  reine  votre  mère  ;  et  si 
paix  est,  ainsi  qu'elle  sera,  s'il  plaît  à  Dieu,  entre 
France  et  Angleterre,  chevaliers  et  écuyers,  qui 
les  armes  demandent  et  désirent  pour  leur  avan- 
cement, se  trairont  (rendront)  cette  part  et  aideront 
le  roi  Léon  d'Arménie  à  recouvrer  son  héritage  et 
mettre  hors  les  Turcs,  car  la  guerre  a  trop  duré 
entre  France  et  Angleterre;  et  Dieu  veut  que  fin 
s'en  prenne.  Et  tous  ceux,  tant  d'un  royaume  comme 
de  l'autre,  qui  !e  contrediront  et  qui  empêchement 
y  mettront  ,  chèrement  le  comparront  (paieront) 
ou  à  mort  ou  à  vie.  »  —  «  Comment  pouvez- vous  ce 
savoir,  répondit  le  duc  de  Glocestre?  »  A  cette  pa- 
role dit  Robert  l'Ermite  :  «  Cher  sire,  ce  que  j'en  dis 
et  fais,  il  vient  par  inspiration  divine  et  par  une  vi- 
sion qui  me  vint  sur  la  mer,  en  retournant  de  Ba- 
ruih,  un  port  en  Syrie  ,en  l'île  de  Rhodes,  »  Adonc 


(i)Gorhigos.  J.  A.  B. 

(7.)  J'ai    dijh    relevé    celte   eireur    dais   les    volumes     précédents. 
J.  A.  B. 

FROISSART.  T.  XIII.  l8 


9.74  LES'CIÏRONIQÏTRS  hr,o,r0 

lui  conta-t-il  de  mot  à  mot  toute  la  vision  qui  ave- 
nue lui  éloit,  pour  mieux  ('mouvoir  le  cœur  <lu  due 
de  Glôcestre  en  pilié  et  en  raison  ;  mais  ce  due  éloit 
dur  et  liant  contre  la  paix,  et  vouloit  toujours  re- 
tourner à  ses  opinions  et  condamnoit  durement  en 
ses  paroles  les  François  en  toutes  choses,  quoique 
Robert  lui  eût  dit  et  remoniré.  Mais  pour  la  cause 
que  cil  (ce) Robert  éloit  étranger,  et  moulroit  eu  ses 
paroles  et  en  ses  œuvres  qu'il  ne  vouîoit  que  tout 
bien,  et  sentoit  aussi  le  roi,  d'Angleterre,  son  sei- 
gneur, qui  s'indinoit  de  tous  points  à  la  paix,  ii  s'en 
dissimulait  ce  qu'il  pouvoit,  et  tournait  d'une 
autre  partie  bes  paroles  que  le  cœur  ne  lui  adon- 
noif. 

Deux  jours  et  deux  nuits  fut  Robert  l'Ermite  à 
Plaissy  lez  (près)  le  duc  de  -Glôcestre,  sa  femme 
et  ses  enfants  ;  et  lui  fit-on  par  semblant  très  bonne 
obère.  Au  tiers  jour  il  se  départit  et  prit  congé  ai 
duc,  à  la  duchesse  et  à  leurs  enfants  et  aux  ciieva 
liers  de  l'hôtel,  et  puis  s'en  retourna  à  Londres  et 
de  là  à  Windesor,  où  le  roi  étoit  retrait,  qui  lui  fit 
grand'  chère  ;  et  l'avoit  moult  en  amour,  pour  cause 
de  ce  que  le  roi  de  France  lui  avoit  envoyé,  et  pour 
ce  qu'il  étoit  bien  éloquent  et  sage  et  plein  de 
bonnes  paroles,  douces  et  courtoises. 

On  doit  bien  croire  et  supposer  que  le  roi  d'An- 
gleterre demanda  tout,  secrètement  au  dit  Robert 
l'état  de  son  oncle  de  Glôcestre  et  tout  ce  qu'il  y 
avoit  trouvé,  et  Robert  lui  en  répondit  bien  et  à 
point.  Bien  savoil  le  roi  d'Angleterre  que  le  duc  de 
Glôcestre  ne  s'inclineroit  jà  à  la  paix  tant  qu'il  put; 


(i"5tp)  DE  JEAN  FROISSAKT.  '2J0 

et  que  plus  aimoit  Ja  guerre  que  la  paix.  Si  tenoit 
en  amour  tant  qu'il  pouvoitses  deux  autres  oncles 
les  ducs  de  Lancastre  et  d'York  et  plusieurs  prélats 
et  barons  d'Angleterre,  desquels  il  pensoit  à  être 
servi  et  aidé. 

Quand  Robert  l'Ermite  eut  été  environ  un  mois 
de-lez  (près)  le  roi  d'Angleterre  et  les  seigneurs,  il 
prit  congé  et  s'ordonna  pour  partir.  A  son  départe- 
ment le  roi  d'Angleterre,  pour  l'amour  et  honneur 
du  roi  de  France,  qui  là  l'avoit  envoyé,  lui  donna 
grands  dons  et  beaux;  et  aussi  firent  le  duc  de  Lan- 
castre et  d'York,  les  comtes  de  Hoslidonnc(lrUm- 
tingdon)et  de  Salsebry  (Salisbury)  et  messire  Tho- 
mas de  Percy;  et  le  fit  le  roi  reconvoyer  jusques  à 
Douvres;  et  Jà  monta  et  trouva  le  roi  et  la  reine  et 
ses  oncles  à  Paris.  Si  se  traist  (rendit)  devers  eux  et 
recorda  au  roi  de  son  voyage  comment  il  avoit  ex- 
ploité, et  de  la  bonne  chère  que  le  roi  d'Angleterre 
lui  avoit  fait. 

Presque  toutes  les  semaines  avoit  messagers 
de  France  et  d'Angleterre  allants  et  retournants 
de  l'un  roi  à  l'antre,  qui  s'escripsoient  (écrivoienl) 
doucement  et  amiablement  l'un  à  l'autre;  et  ne 
désiroit  autre  chose  le  roi  d'Angleterre  qu'il 
pût  parvenir  par  mariage  à  la  fille  du  roi  de 
France;  et  le  roi  de  France  spécialement  y  avoit 
très  bonne  affection,  car  avis  lui  étoit  que  sa  fille 
seroit  grande  assez,  si  elle  étoit  reine  d'Angleterre. 


1 


>-(')  LES  CHRONIQUES  r<;V 


CHAPITRE  XLY 


Delà  délivrance  du  seigneur  de  La  Rivière  et  mes- 
sike  Jean  LeMercier, comment  ils  FURENT  MIS  IIOP.S 
DE  PRISON. 


Vous  avez  hien  ci-dessus  ouï  recorder  commcnl  le 
sire  de  La  Rivière  et  messire  Jean  Le  Mercier 
furent  démenés  et  pourmenés  de  châtel  à  autre 
et  de  prison  à  autre,  et  en  la  fin  rendus  au  prévôt 
du  Cliâtelet  de  Paris;  et  furent  sur  le  point  que  de 
perdre  corps  etvies,ettout  par  haines  et  envies, que 
les  ducs  de  Berry  et  de  Bourgogne  avoient,  et  leurs 
consaux,  sur  eux;  et  fuient  en  ce  danger  plus  de 
deux  ans;  et  à  peine  les  pouvoit  aider  le  roi  de 
France.  Et  la  plus  grand'  aide  que  on  leur  faisoit 
étoit  que  le  roi  ne  voulait  point  qu'ils  fussent 
traités  à  mort.  Aussi  les  ducs  de  Berry  et  de  Bour- 
gogne et  leurs  consaux  véoient  bien  que  le  duc 
d'Orléans  leur  ai  doit  tant  qu'il  pouvoit.  La  du- 
chesse de  Berry  étoit  bonne  moyenne  envers  son 
seigneur  pour  eux,  et  par  spécial  pour  le  sire  de  La 
Rivière;  et  on  ne  voulait  point  condamner  l'un  sans 
l'autre,  car  ils  étoient  tenus  et  accusés  pour  une 
même  cause.  Les  prières  des  bonnes  personnes,  avec- 
ques  le  grand  droit  qu'ils  avoient,  les  aida  gran- 


(*%>)  DE  JEAN  FROISSART.  277 

dément;  et  fut  regarde,  parmi  ce  que  plusieurs 
liants  barons  du  royaume  de  France  en  eurent 
pitié,  et  que  trop  de  pénitence  avoient  eu  et  souf- 
fert eu  prison,  que  on  leur  feroit  grâce  et  allé- 
geance; car,  par  spécial,  messire  Jean  Le  Mercier, 
avoit  tant  pleuré  en  prison,  dont  il  étoit  si  débilité 
de  sa  vue  que  à  peine  véoit-il;  et  couroit  commune 
renommée  parmi  le  royaume  de  France  et  ailleurs 
que  il  étoit  aveugle.  Si  eurent  sentence  pour  eux 
tellequeje  vous  dirai.  Le  roi  de  France,,  pour  quelle 
cause  (l)  on  leur  donnoit  a  entendre  que  on  les  te- 
noi-t  en  prison,  leur  faisoit  grâce,  car  il  mettoit  en 
souffrance  leur  méfait,  tant  que  plus  avant  et  mieux 
il  en  seroit  informé.  Et  étoient  rendus  au  seigneur  de 
La  Rivière  toutes  ses  terres  et  châteaux,  et  premiè- 
rement lé  bel  châle!  d'Anvaux,  qui  séoil  en  Char- 
trois  sur  les  marches  de  Beau  ce.  Mais  lui  revenu 
en  Anvaux,  il  ne  devoit  jamais  repasser  la  rivière 
de  Seine,  si  il  n'étoit  rappelé  de  la  bonté  du  roi  ; 
et  messire  Jean  Le  Mercier  retournoit  au  pont  de 
INouvion  en  sa  belle  maison  en  Laonnois;  et  lui 
revenu  là,  il  ne  devoit  jamais  repasser  les  rivière .; 
dX)ise,  d'Ësne  (Aisne),  de  Marne,  ni  de  Seine,  si  il 
n'étoit  aussi  rappelé  de  la  bonté  du  roi.  Et  avec 
tout  ce  ils  s'obligeoient  à  aller  en  prison  Fermée  là 
où  on  leur  diroit,  et  requis  en  seroient  suffisam- 
ment de  par  le  roi  ou  ses  commissaires.  Les  deux 
seigneurs  dessus  nommés  tinrent  celle  grâce  à 
bonne  et  à  belle,  quand  ils  sçurent  qu'ils  seroient 

(1)  Pour  la  cause  du  <[ui:!.  T.  A    D. 


278  LES  CJÎROMQUES  (i5g5) 

délivrés  du  châtelet.  Et  furent  hors  mis;  et  cuidè- 
rent  (crurent),  à  leur  issue,  aller  parler  au  roi  et  re- 
mercier de  la  grâce  que  laite  leur  étoit,  mais  ils  ne 
purent;  et  les  convint  tantôt  vider  et  partir  de 
Paris  et  aller  es  lieux  et  termes  qui  ordonnés  leur 
étoient.  Ainsi  eurent-ils  leur  délivrance y  dont  ceux, 
qui  les  aimoient  turent  réjouis. 


CHAPITRE  XLVI. 


De  la  paix  et  accord  entre  le  duc    de   Bretagne  et 
messire  Olivier  de  Glissok. 


Vous  sçavez  comment  le  duc  de  Bretagne  et  mes- 
sire Olivier  de  Clisson  se  guerroyoient  et  guerroyè- 
rent un  long-temps,  et  de  guerre  si  felle  etsicrueuse 
que  les  parties,  quand  ils  se  trouvoient  sur  les 
champs,  combattoient  jusques  à  outrance,  et  ne  pre- 
noient  nulli  (personne)  à  merci;  et  tant  que  à  parler 
de  cette  guerre  messire  Olivier  de  Clisson  et  sa 
partie  se  portèrent  si  vaillamment  que  des  trois  ils 
en  avoient  les  deux  ;  car  tous  les  seigneurs  de 
Bretagne  s'en  dissimuloient;  et  les  cités  et  bonnes 
villes  avoient  bien  dit  au  duc  que  vivre  et  mar- 
chander (commercer)  les  convenoit, quelque  guerre 
ou  haine  qu'il  eût  au  seigneur  de  Clisson;  et  que 
cette   guerre  en  rien   ne  leur   touchoit;   si  ne  s'en 


OV»)  DE  JEAN    FROISSAIT.  .279 

vouloicnt  point  mêler.  Le  sire  de  Clis-son  les  tenoit 
Lien  pour  excusés.  Entre  ces  haines  et  maltalenls 
(mécontentenrenLs^rensonnioicnt  (entre-mettoient), 
par  cause  de  moyen  et  mettre  accord  et  bonne  nais 
le  vicomte  de  Rohan,  le  sire  de  Léon  et  le  sire  de 
Dinan  en  Bretagne  ;  et  tant  menèrent  les  traites, 
que  le  duc  de  Bretagne  promit  à  ces  trois  seigneurs, 
mais  (pourvu)  qu'il  vît  messireOlivierdeClisson  en  sa 
présence, que  il  en  feroit  tout  ce  que  ordonner  ils  en 
voudraient;  et  sur  cet  état  les  trois  barons  vinrent 
un  jour  en  l'une  des  forteresses  du  seigneur  de  Clis- 
son  et  lui  remontrèrent,  eu  parlantàlui,  comme  par 
l)on  moyen  ils  étoienl  là  venus  et  avoient  amené  le 
duc  de  Bretagne  à  ce  qu'il  doiuioit  et  accord  oit  à 
messire  Olivier  de  Glisson  et  à  sa  compagnie  saut 
aller,  venir  et  retourner  ;  et  pensoient  et  supposoient 
bien  que,  lui  venu  en  sa  présence,  les  maltalents 
seroient  pardonnes.  Adonc  répondit  messire  Olivier 
de  Clisson  et  dit:  «  Vous  êtes  tous  mes  amis  et  cou- 
sins, et  me  confie  bien  en  vous.;  et  crois  que  le  duc 
vous  a  dit  ceque  vous  me  dites,  et  me  verrait  volon- 
tiers en  sa  présence;  si  Dieu  m'aist  (aide)  et  Saint 
Yve,  messeigneurs,  sur  cette  parole  et  promesse  te 
ne  me  mettrai  jà  hors  de  ma  maison,  ni  au  chemin; 
mais  vous  lui  direz, puisque  ci  vous  a  envoyés,  qu'il 
m'envoie  sonains-né  fils, et  il  sera  et  demeurera 
pleige  (caution)  pour  moi;  et  quand  je  m'en  tien 
drai  sur,  volontiers  je  irai  parler  à  lui,  là  où  il  sera; 
et  toute  telle  lin  comme  je  ferai,  son  fils  fera.  Si  je 
retourne,  il  retournera;  si  je  demeure,  il  demeurera. 
Ainsi  se  feront  ies  parties.  » 


280  LES  CHRONIQUES  (i395) 

Quand  ces  trois  barons  de  Bretagne  dessus  nom- 
més virent  qu'ils  n'en  auraient  autre  chose, si  prirent 
congé  à  lui  moult  doucement  et  se  contentèrent  de 
cette  réponse,  et  retournèrent  arrière  à  Vannes  où 
le  duc  les  attendoit.  Et  eux  venus  devers  lui,  ils  lui 
recordèrent  tout  ce  qu'ils  avoient  trouvé. Si  n'en  put 
avoir  le  duc  de  Bretagne  autre  chose;  si  se  porta  si 
bien  le  dit  messire  Olivier  de  Clisson  en  cette 
gue  .tc  que  le  duc  ne  conquit  rien  sur  luir  mais  il  con- 
quit sur  le  duc,  et  prit  par  deux  fois  toute  sa  vais- 
selle d'or  et  d'argent,  et  grand'i'oison  d'autres  beaux 
joyaux,  lesquels  il  tourna  tout  à  son  profit. 

La  conclusion  :le  celte  guerre  et  haine  entre  le 
duc  de  Bretagne  et  le  sire  de  Clisson  fut  telle  que  je 
vous  dirai.  Le  duc  de  Bretagne,  comme  grand  sei- 
gneur qu'il  fût,  vit  bien  que  nullement  il  ne  pour- 
rait venir  à  ses  intentions  du  sire  de  Clisson  et  qu'il 
avoit  trop  d'amis  en  Bretagne,  car  réservé  la  hau- 
tesse  de  la  duché  de  Bretagne,  tous  les  Bretons,  che- 
valiers, écuyers,  prélats  et  hommes  des  cités  et 
bonnes  villes  s'incli noient  plus  au  sire  de  Clisson; 
et  les  hauts  barons  s'en  dissimuloient,  et  avoient 
bien  répondu  au  duc  que  de  cette  guerre  jà  ne  se 
mêleraient,  fors  parla  forme  et  manière  dey  met- 
tre paix  et  accord, si  trouver  moyen  y  pouvoient  ou 
savoient. Et  aussi  le  duc  d'Orléans, par  spécial,  con- 
fortoit  cou  vertement  en  plusieurs  manières  messire 
Olivier  de  Clisson;  et  étoit  tout  réjoui  quand, de  ses 
emprises  ou  chevauchées,  il  oyoit  recorder  bonnes 
nouvelles. 

Le  duc  de  Bretagne,  qui  étoit  assez  subtil  et  iraa- 


(r595)  DE  JEAN  FROISSART.  281 

ginatif,  et  qui  moult  avoit  eu  à  faire  de  peine  et  de 
travail  en  son  temps,  considéroit  toutes  ces  choses, 
et  que  de  ses  gens  il  n'étoit  mie  tant  aimé  en  cœur 
si  montrer  lui  osassent,  réservé  l'hommage  qu'ils 
lui  dévoient,  comme  étoient  les  enfants  à  messire 
Charles  de  Bretagne  qu'on  dit  de  Blois,  qui  fut  occis 
en  la  bataille  devant  Auroy,  Jean  de  Bretagne, 
comte  de  Penthièvre  et  de  Limoges,  qui  avoit  à 
femme  la  fille  messire  Olivier  de  Clisson,  et  messire 
Henry  de  Bretagne  son  frère,  et  leur  sœur  la  reine 
de  Naples  et  de  Jérusalem.  Et  sentoit  qu'il  devenoit 
vieux  jet  véoit  ses  enfants  jeunes  et  avenir,  et  réservé 
l'amour  du  duc  de  Bourgogne  et  de  la  duchesse  sa 
femme, il  n'a  voit  nul  ami  en  France,  nînepouvoient 
avoir  ses  enfants,  car  de  par  leur  mère  ils  venoient 
et  issoient  des  membres  et  branches  de  Navarre, 
laquelle  génération  n'étoit  pas  trop  aimée  en 
France  pour  les  grands  méchefs  que  le  roi  Charles 
de  Navarre,  père  à  la  duchesse  de  Bretagne,  avoit 
faits  et  élevés  du  temps  passé  en  France,  dont  les 
souvenances  encore  en  duroient ;  et  si  de  lui  défail- 
lit en  cet  état, et  en  la  haine  mortelle  à  avoir  à  mes- 
sire Olivier  de  Clisson  et  au  comte  de  Penthièvre, 
il  se  doutoit  trop  fort,  quand  il  se  réveilloit  en  ces 
pensées,  que  ses  enfants  quiétoient  jeunes  n'eussent 
trop  de  grands  ennemis.  Avec  tout  ce,  il  véoit  que 
les  amours  et  alliances  d'Angleterre,  qui  en  l'héri- 
tage de  Bretagne  et  en  tout  son  honneur  i'avoient 
mis,  l'éloignoient  trop  fort  et  étoient  taillés  d'éloi- 
gner, car  encore,  selon  qu'il  étoit  loyaument  in- 
formé, il  vcoit  que  les  alliances  s'approchoient  trop 


282  LES  CIlftOMQUES  (i5<,; 

fort  entre  les  rois  de  France  et  d'Angleterre,  car 
traités  se  portoient  et  avançoient  tellement  que  lu 
roi  d'Angleterre  vouloit  avoir  à  femme  la  fille  du 
roi  de  France ,  et  celle  proprement  qui  lui  étoit  obligée 
et  enconvenancée  pour  son  aîné  fils.  Toutes  ces 
doutes  meltoit  le  duc  de  Bretagne  devant,  et  par 
spécial  de  la  derreine  (dernière)  il  avoit  plus  à  pen- 
ser que  de  nulle  des  autres,  car  c'étoient  pour  lui 
les  plus  doutables.  Si  s'avisa  et  imagina  en  soi- 
même,  toutes  ces  choses  considérées  à  grand  loisir, 
qu'il  briseroit  son  cœur  sans  nulle  dissimulation,  et 
feroit  paix  ferme  et  entière  à  messire  Olivier  de 
Clisson  et  à  Jean  de  Bretagne,  et  se  mettroit  en 
leur  pure  volonté  d'amender  courroux ,  forfaits  ou 
autres  dommages  que,  il  ou  ses  gens,  lui  auroient 
faits  cette  guerre  durant,  et  autres  que  du  temps 
passé  ils  avoient  eu  ensemble,  réservé  ce  qu'il  de- 
meureroit  duc  et  héritier  deBretague,  et  ses  enfants 
après  lui,  sur  la  forme  des  articles  de  la  paix,  qui  jà 
avoit  été  faite  et  scellée  par  l'accord  de  toutes  par- 
ties entre  lui  et  les  enfants  messire  Charles  de  Blois, 
laquelle  chartredepaix  il  ne  vouîoit  violer  ni  briser, 
ni  aller  contre  nul  des  articlesr  mais  tenir  et  accom- 
plir à  son  pouvoir  •  et  de  rechef  jurer  et  sceller  fer- 
mement et  loyaument  à  tenir  tout  ce  qu'il  disoit  et 
promettoità  faire  et  porter  outre.  Et  si  de  l'héritage 
de  Bretagne,  Jean  de  Blois,  comte  dePenthièvre,son 
cousin  n'étoit  mie  bien  parti  à  son  gré  et  suffisance, 
de  ce  que  à  dire  y  auroit  il  s'en  voudroit  mettre  et 
coucher  à  la  pure  ordonnance,  sans  nulle  exception 
ni   dissimulation,  du  vicomte  de    llolian,  des  sei^ 


(i3g5)  DE  JEAN  FROISSART.  a83 

gneurs  de  Dinant,  de  Léon,  de  Laval,  de  Beau- 
mont   et  de  messire  Jean  Harpedane. 

Quand  le  duc  de  Bretagne  eut  avisé  en  soi-même 
tout  ce  propos,  sans  appeler  homme  de  son  conseil, 
il  fit  venir  avant  un  clerc  ;  et  eux  deux  enfermés 
en  une  chambre  tant  seulement,  prit  le  duc  une 
feuille  de  papier  de  la  grand'forme  et  dit  au  clerc: 
«  Lcris-moi  ce  que  je  te  nommerai.  »  Le  clerc  s'or- 
donna à  écrire  et  le  duc  lui  nomma  mot  à  mot 
tout  ainsi  qu'il  vouloit  qu'il  écrivît.  Si  fut  cette  lettre 
écrite  et  dictée  si  doucement  et  amiablement  comme 
il  put  et  sçut,  et  sur  forme  et  manière  de  paix  ;  et 
prioit  doucement  et  amiablement  à  messire  Olivier 
de  Clisson  qu'il  se  vouhist  (voulût)  mettre  en  ma- 
nière qu'ils  pussent  avoir  secret  parlement  ensem- 
ble, et  les  choses  dcscendroient  en  tout  bien. 

Quand  la  lettre  fut  faite  et  devisée  au  plus  dou- 
cement et  humble  ment  comme  il  put  et  sçut,  sans 
nul  appeler,  fors  lui  et  le  clerc,  il  la  scella  de  son  si- 
gnet, et  prit  le  plus  prochain  varlet  de  sa  chambre 
qu'il  eut  et  lui  dit:  «  Va-t-en  à  Châtel-Josselin  et 
dis  hardiment  que  je  t'envoie  parler  à  mon  cousin 
messire  Olivier  de  Clisson.  On  te  fera  parler  à  lui. 
Si  le  me  salue,  et  lui  baille  ces  lettres  de  par  moi  et 
m'en  rapporte  la  réponse  ;  et  garde  bien ,  sur  ta  vie, 
que  à  nul  homme  ni  femme  tu  ne  dises  où.  tu  vas, 
ni  qui  t'y  envoie.  »  Le  varlet  répondit:  «  Monsei- 
gneur, volontiers.  »  Il  se  mit  au  chemin,  et  tant 
exploita  qu'il  vint  au  Châtel-Josselin.  Les  gardes 
du  châtel  eurent  moult  grands  merveilles  quand  ils 
lui  orient  (eutendirent)  dire  que  le  duc  de  Bicla- 


2*U  LES  CHRONIQUES  (i5s,  i 

gne  l'envoyoit  parler  au  seigneur  de  Clisson.  Néan- 
moins ils  contèrent  ces  nouvelles  à  leur  seigneur, 
lequel  fit  tantôt  venir  le  varlet,  qui  les  lettres  lui  ap- 
portait, devant  lui,  lequel  fit  bien  son  message. 
Messire  Olivier  prit  les  lettres  que  lui  envoyoit  le 
duc  scellées  de  son  scel  secret,  lequel  il  connoissoit 
moult  bien.  Si  les  ouvrit  et  legy  (lut)  tout  au  long 
par  deux  ou  trois  fois  pour  mieux  entendre,  et  en 
lisant  s'émerveilloit  moult  des  douces  paroles  traita- 
Lies  et  amiables,  qui  t:s  lettres  étoient  contenues  et 
écrites.  Si  pensa  sus  moult  longuement,  et  dit  qu'il 
auroit  avis  du  récrire.  Et  fit  le  varlet  qui  les  avoit  ap- 
portéesbien  aiser  et  mener  et  mettre  en  uneebambre 
tout  par  lui.  De  toutes  ces  choses  faites  et  avenues 
avoient  ses  gens  grands  merveilles;  et  bien  le  dé- 
voient avoir  ,car  en  devant  il  n'eût  déporté  (épargné) 
homme,  varlet  ni  autre,  de  par  le  duc,  qui  tantôt 
n'eût  été  mort  ou  mis  en  prison  douloureuse. 

Quand  messire  Olivier  de  Clisson  fut  entré  en  sa 
chambre, il  commença  moult  fort  à  penser  etàbusner 
(rêver)surces  nouvelles  jet  celuibrisoitgrandement 
ses  mallalents,  pour  ce  que  le  duc  se  humilient  tant 
envers  lui  que  si  doucement  lui  écrivoit;  et  dit  ainsi 
à  soi-même  qu'il  le  voudroit  éprouver,  car  sur  cetle 
lettre,  promesse,  ni  paroles  qui  dedans  fussent  écri- 
tes il  ne  se  osoit  assurer  ;  et  si  mal  lui  en  prenoit, 
il  ne  seroit  de  nulluy  (personne)  plaint.  11  dit  qu'il 
récrirait  à  lui,  et  làoùillui  voudrait  envoyer  sonfils, 
qui  otage  fût  pour  lui,  il  irait  parler  à  lui  là  où  il  lui 
plairait  et  non  autrement.  Adonc  escripsi  (écrivit) 
messire  Olivier  deClisson  unes  lettres  moult  douces 


(i3g5)  DE  JEAN  FROISSART.  285 

■et  traitablcs  au  duc,  mais  la  conclusion  étoit  telle 
que,  si  il  vouloit  qu'il  allâtpailerà  lui,  il  lui  envoyât 
son  lils  en  pleige  (caution)  et  en  ôtagerie  et  il  seroit 
bien  gardé  jusques  à  son  retôur.Cette  lettre  fut  écrite, 
scellée  et  baillée  au  varlet  du  duc  lequel  se  mit  au 
retour  et  vint  à  Vannes,  là  où  le  duc  l'attendoit.  Il 
lui  bailla  les  lettres  de  messire Olivier  de  Clisson  ;  le 
duc  les  prit,  ouvrit  et  legy(lut):  quand  il  vit  le  con- 
tenu, il  pensa  un  peu  et  puis  dit:  «  Je  le  ferai.  Au 
casque  je  traite  amoureusement  à  lui,  touteconjonc- 
tion  d'amour  y  doit  être.  »  Tantôt  il  escripsi  (écri- 
vit) devers  le  vicomte  de  Roban,  qui  se  tenoit  au 
Caire,  un  cliâtel  en  la  marche  dépannes. Quand  le 
vicomte  vit  les  lettres  au  duc,  tantôt  il  vint  à  Vannes. 
Lui  venu, le  duc  lui  remontra  toute  son  intention  et 
lui  dit:  «  Yicomte,  vous  et  le  sire  de  Montbourcbier 
mènerez  mon  fils  à  Châtel-Josselin  et  le  laisserez  là, 
et  m'amènerez  messire  Olivier  de  Clisson,  car  je  me 
veuil  accorder  avecqnes  lui.  »  Le  vicomte  répondit 
et  dit  que  tout  ce  il  feroit  volontiers. 

Depuis  ne  demeura  guères  de  jours  que  le  vi- 
comte et  le  sire  de  Montbourcbier  et  messire  Yves 
de  Tigre  amenèrent  l'enfant, qui  pouvoit  avoir  envi- 
ron sept  ans,  à  Châtel-Josselin  à  messire  Olivier  de 
Clisson,  qui  les  recueillit  et  honora  grandement 
Quand  il  vit  l'enfant  et  la  bonne  affection  du  duc, il 
se  humilia  grandement, avec  ce  que  les  trois  cheva- 
liers lui  dirent:  «  Sire  vous  véez  la  bonne  volonté 
du  duc,  il  ne  montre  rien  de  forainement  (en  de- 
hors) que  le  cœur  et  la  bonne  affection  n'y  soit.»  — 
«  Je  le  vois  bien ,  répondit  messire  Olivier,  et  pour- 


2BG  LES  CHRONIQUES  (iôg5) 

tant  que  je  aperçois  la  bonne  volonté  de  lui,  je  me 
mettrai  si  avant  que  tenu  serai  en  son  obéissance. 
Et  vous  qui  êtes  assez  prochains  de  lui  et  es  quels  il 
a  grand'fiance,  quand  il  vous  a  baillé  son  héritier 
pour  moi  amener  et  ici  laisser  en  otage  tant  que  je 
sois  retourné,  je  ne  sçais  s'il  vous  a  dit  ce  dont  il 
m'a  écrit  et  scellé  dessous  son  signet?»  Donc  répon- 
dirent les  chevaliers  et  tous  d'une  voix  :  «  Sire,  il 
nous  a  bien  dit  qu'il  a  très  grand  désir  de  venir  à 
paix  et  à  concorde  devers  vous;  et  de  ce  nous  pou- 
vez-vous  bien  croire,  car  nous  sommes  de  votre 

sang.  » «  Je  vous  en  crois  bien,  répondit  messire 

Olivier.  »  Et  adonc  alla  quérir  la  lettre  que  le  duc 
lui  avoit  envoyée  et  leur  legy  (lut).  Quand  ils  l'eu- 
rent ouï,  ils  répondirent  et  dirent:  «  Certes,  sire, 
tout  ainsi  comme  cette  lettre  contient  le  nous  a-t-il 
dit,  et  sur  cet  état  nous  a-t-il  mandés,  et  ici  en- 
voyés. »  —  «  Or  vaut  mieux,  répondit  messire  Oli- 
vier de  Clisson.  » 

Depuis  eux  venus,  les  trois  chevaliers  qui  l'héri- 
tier du  duc  de  Bretagne  avoient  amené,  messire 
Olivier  de  Clisson  s'ordonna  et  se  mit  en  arroi,  puis 
se  partit  du  Châtel-Josselin  avecques  les  trois  che- 
valiers et  remit  l'enfant  en  leur  compagnie,  et  dit 
qu'il  le  ramèneroit  à  son  père  le  duc;  car  bien  se 
fioit  d'ores-en-avant  au  duc  et  en  ses  paroles,  quand 
il  l'avoit  éprouvé  si  avant;  dont  ce  fut  grand'humi- 
lité.  Mais  si  comme  il  disoit:  En  bonne  paix,  con- 
corde et  amour  ne  doit  avoir  nul  ombre  de  trahison 
ni  dissimulation;  mais  doivent  les  cœurs  concor- 
dants être  tous  d'une  unité. 


(v;o">,  DE  JEAN  EROISSAJRT.  287 

Tant  chevauchèrent  tous  ensemble  qu'ils  vinrent 
à  Vannes.  Et  avoit  le  duc  ordonne  que  rnessire  Oli- 
vier de  Clisson  descendrait  en  une  église  de  frères 
prédicateurs,  laquelle  sied  au  dehors  de  Vannes;  et 
là  viendroit  le  duc  parler  à  lui.  Ainsi  comme  fut  or- 
donné fut  fait;  et  quand  le  duc  vit  que  rnessire  Oli- 
vier avoit  ramené  son  fds  en  sa  compagnie,  si  le  tint 
à  très  grand'courtoisie  et  s'en  contenta  grandement. 
Puis  vint  de  son  châtel  de  La  Moteparler  à  rnessire 
Olivier  de  Clisson  en  la  maison  de  ces  frères; et 
s'enfermèrent  ensemble  en  une  chambre;  et  là  s'entre 
acointèrent  de  paroles;  et  puisissirent  hors  par  les 
jardins  derrière  et  vinrent  sur  un  rivage  qui  répon- 
doit  à  un  courant  qui  entroit  en  la  mer.  Le  duc  vint 
sur  le  rivage,  rnessire  Olivier  de  Clisson  en  sa  com- 
pagnie, et  entra  en  un  batel,  et  fit  messiie  Olivier 
entrer  avecques  lui;  et  de  là  ils  se  remirent  en  une 
plus  grosse  nef  qui  gisoità  l'ancre  à  l'entrée  de  l'em- 
bouchure de  la  mer;  et  quand  ils  furent  là  éloignés 
de  toutes  gens,  ils  parlèrent  moult  longuement  en- 
semble. Toutes  leurs  devises  et  paroles  je  ne  pus 
savoir,  mais  l'ordonnance  fut  telle  que  je  vous  con- 
terai. Et  cuidoient  leursgens  qu'ils  fussent  encore  en 
l'église  parlants  ensemble,  mais  nonétoient,  ainçois 
(mais)  parlementoient  en  la  nef,  et  ordonnoient  et 
composoient leurs  paroles, ainsiqu'ilsvouloient  qu'el- 
les fussent  et  demeurassent.  Et  furent  en  cet  état,  si 
comme  il  me  fut  dit,  largement  deux  heures;  et  là 
iirent-ils  très  bonne  paix  et  le  jurèrent  de  foi  créan- 
téel'un  à  l'autre  à  tenir  sans  nulle  dissimulation; et 


288  LES  CHRONIQUES  (iS95) 

quand  ils  voulurent  issir,  ils  appelèrent  le  batelier 
qui  amenés  les  y  avoit;  et  les  alla  querre  ^)  et  remit 
à  son  batel,  puis  les  ramena  où  pris  lesavoit;et  ren- 
trèrent tous  deux  par  l'église  derrière  et  par  les  jar- 
dins au  cloître  des  frères;  et  assez  tôt  après  ils  se 
départirent  de  là 5  et  amena  le  duc  de  Bretagne 
messire  Olivier  de  Clisson  tenant  par  la  main  à 
mont  au  châtel  de  Vannes  que  on  dit  La  Mote.  De 
cette  acointance  de  paix  et  alliance  furent  grande- 
ment réjouis  tous  ceux  qui  si  amiablement  les  vi- 
rent ensemble  ;  et  aussi  furent  ceux  de  Bretagne, 
quand  les  nouvelles  en  furent  sçues  et  épandues 
parmi  le  pays;  et  moult  émerveillés  de  ce  qu'ils 
avoient  fait  paix  par  la  manière  que  dite  vous  ai. 

A  cette  paix  et  ordonnance  ne  perdit  rien  Jean 
de Blois, comte  dePentliièvre;  mais  il  gagna  et  aug- 
menta ses  revenues  en  Bretagne  de  vingt  mille  cou- 
ronnes d'or  de  France  par  an,  bien  assises,  prises  et 
mises  auios  et  entente  de  sou  conseil,  à  durer  per- 
pétuellement, à  lui  et  à  ses  hoirs.  Et  fut  adonc  fait 
et  ordonné  un  mariage  du  fils  au  comte  de  Penthiè- 
vre  à  la  fille  du  duc  de  Bretagne  pour  mieux  confir- 
mer et  tenir  en  amour  toutes  alliances.  Et  qui  plus 
avoit  mis  en  la  guerre  plus  y  avoit  perdu.  De  cette 
paix  fut  grands  nouvelles  en  France  et  en  Angle- 
terre. 


(i)  I' est  po=<ible  que  la  rencontre  du  duc  et  de  Cl  Von  ait  eu  lieu 
ainsi  que  Froi-,sart  le  raconte  ici;  les  hisl or  eus  de  Bretagne  seccnlen- 
tent  de  r,tpporler  sou  récit,  mais  le  traité  an  fut  pas  conclu  à  Vannes  £ 
ou  le  trouve  datas  les  preuvrs  de  l'histoire  de  Brelagne.  Page  ngo.  Il  fut 


(i595)  DE  JEAjy  FROISSART.  289 

Vous  avez  ci-dessus  ouï  recorder  comment  nies- 
sire  Pierre  de  Craon  chey  (^tomba)  en  la  haine  et  in- 
dignation du  roi  de  France  et  du  duc  d'Orléans,  pour 
la  cause  du  connétable  de  France,  messire  Olivier  de 
Clisson,  qu'il  avoit  voulu  occire  et  meurtrir  de  nuit 
en  retournant  de  Saint-Pol  à  son  hôtel,  et  comment 
le  duc  de  Bretagne  avoit  soutenu  en  ses  forteresses 
messire  Pierre  de  Craon  j  pour  laquelle  soutenance 
le  roi  deFrance  s'étoit  entremis,  et  eût  fait  guerre  au 
duc  de  Bretagne,  si  la  maladie,  qui  soudainement  le 
prit  et  assaillit  sur  les  champs  entre  le  Mans  et  An- 
gers, ne  lui  fût  venue;  et  par  cette  incidence  mer- 
veilleuse, l'armée  du  roi  et  l'assemblée  se  défît  et 
rompit,  et  s'en  retourna  chacun  en  son  lieu.  Et  si 
avez  ouï  comment  le  duc  de  Bretagne  et  le  duc  de 
Bourgogne  allèrent  au-devant  de  cette  besogne  et 
accueillirent  en  grand'haine,  telle  qu'ils  leur  remon» 
trèrent,  à  ceux  qui  avoient  conseillé  le  roi  deFrance 
aller  en  Bretagne ,  tels  que  messire  Olivier  de  Clisson , 
le  seigneurdeLa  Rivière,  messire  Jean  Le  Mercier, 
Montagu, et  autres  quieneurent  depuis  grand' péni- 
tence de  corps.  Et  eurent  en  gouvernement  le  royaume 
de  France,  tant  que  le  roi  fut  en  sa  maladie,  souve- 
rainement ses  deux  oncles  les  ducs  de  Berry  et  de 
Bourgogne.  Si  avez  ouï  comment  messire  Olivier  de 
Clisson  et  le  duc  de    Bretagne  se  guerroyèrent  de 


conclu  à  Aucfer  près  Rcrlou  le  19  octobre  i?gj.  Olivier  de  Clisson,  qui 
étoit  présent  au  traité,  le  jura  le  20  octobre  et  le  scella  de  son  sceau  h 
Rieux.  Les  procureurs  du  comte  de  IVnth  èvre,  inclus  dao&  le  tiiité,  le 
ratifièrent  en  son  nom,  et  il  le  jura  lui-même  depuis,  et  le  scella  le  a5  a 
Guingnamp.  J.  A.  B. 

FROISSART.    T.    XIII.  ï  9 


2Ç)<>  LES  CHRONIQUES  (idqS) 

guerre  mortelle  etcrueuse,  et  aussi  comme  ils  firent 
paix,  et  de  la  délivrance  duseigneur  de  La  Rivière, 
de  messire  Jean  Le  Mercier  et  de  Montagu,  lequel 
n'eut  pas  tant  de  peine  à  beaucoup  près  comme  les 
autres;  car  sitôt  que  le  roi  fut  retourné  en  santé,  il 
voulut  avoir  de-lez  1  ui,  comment  qu'il  fù  t,  Montagu, 
et  l'aida  à  excuser  de  moult  de  choses. 

Vous  devez  savoir  que  la  maladie  du  roi  de  France 
et  les  maladies, car  il  en  eut  plusieurs,  qui  lui  sour- 
dirent  de  requeances  (rechutes),  dont  on  étoit  tout 
émerveillé  et  troublé  au  royaume  de  France,  abatti- 
rent grandement  la  puissance  du  roi  et  ses  volontés 
à  faire;  et  en  furent  près  perdus  et  menés  jusques  à 
mort  les  dessus  dits.  En  ces  vacations  et  tribula- 
tions messire  Pierre  deCraon,de  toutesces  méchéan- 
ces  et  peines  que  le  roi  et  sesconsaux  avoient,  n'é- 
toit  mie  courroucé,  mais  réjoui;  et  procuroit  trop 
fort  et  faisoit  traiter  et  prier  qu'il  pût  retourner  à  la 
grâce  et  amour  du  roi  et  de  l'Hôtel  de  France;  et 
étoicnt  les  procureurs  et  les  traiteurs  le  duc  de  Bour- 
gogne et  messire  Guy  de  la  Trimouille;  et  trop  légè- 
rement fut  venu  à  toute  paix  et  accord,  n'eût  été  le 
duc  d'Orléans,  qui  à  la  fois  empêchoit  tous  ses  trai- 
tés. Et  tant  que  la  haine  eût  duré  entre  le  duc  de 
Bretagne  et  messire  Olivier  de  Clisson,  il  ne  fut  venu 
à  nulle  paix  ni  accord.  Mais  quand  la  chose  fut  vé- 
ritablement sçue,  de  la  paix  et  accord  du  duc  de 
Bretagne  et  du  seigneur  de  Clisson,  la  querelle  mes- 
sire Pierre  de  Craon  en  fut  grandement  adoucie- 
En  ce  temps  l'avoit  accueilli  en  plaid  et  en  parle- 
ment pour  la  somme  de  cent  mille  francs  la  reine 


Ci3cp)  DE  JEAN  FIIOISSART.  291 

Jeanne  de  Naples  et  de  Jérusalem  el  duchesse  d'An- 
jou; et  se  tenoitla  dite  dame  toute  coie  à  Paris  pour 
mieux  entendre  à  ses  besognes.  Messire  Pierre  de 
Craon,  qui  se  véoit  en  ce  danger,  et  traité  en  parle- 
ment,et  ne  savoit,ni  savoir  pouvoit, comment  les  be- 
sognes et  arrêts  de  parlement  se  porteroient  pour  iui 
ou  contre  lui, et  avoit  à  faire  à  forte  partie, etprouvoit 
bien  la  dame  sur  lui  que  il  avoit  eu  et  reçu,  vivant 
le  roi  Louis  son  mari,  roi  de  Naples  et  de  Jérusalem; 
toutes  ces  choses  imaginant  et  considérant,  n'étoit 
pas  bien  aise;  car  encore  se  sentoit-il  en  la  malivol- 
lance  (malveillance)  et  haine  du  roi  de  France  et  du 
duc  d'Orléans.  Mais  le  duc  et  la  duchesse  de  Bour- 
gogne le  confortoient,  aidoient  et  conseilloient  tant 
qu'ils  pouvoient.  Il  avoit  grâce  d'être  à  Paris,  mais 
c'étoit  couvertement;  et  se  tenoit  le  plus  en  l'hôtel 
d'Artois  lez  (près)  la  duchesse  de  Bourgogne. 


•9* 


'O1  i  ES  CHRONIQUES  [i5c>5 


CHAPITRE  XLV1I. 

COMMFXTLE  ROI  DE  HoHGRIE  BSCKIPS1  ÉCHiViv"1  Al  KOI 
PK  FftàXCB  l'ÉTAT  DE  L  AmORATH-BAQI  tB  ET  COMMENT 
Je.\>  DK  BoWRCOGHB,  FILS  AI5S-NÉ  kV  DUC  PE  Bot'Ri'.O- 
G»'E.   FIT  CHEF  DE  TOUTE    l'aRMÉE   QUI  Y   ALLA. 


]"Ln  ce  temps  escri psi  écrivit"  le  roi  Henri  de  Hon- 
grie "  lettres  monlt  douces  et  amiables  au  roi  de 
France, et  l'envoya  en  France  si  notablement  quepar 
un  évêquc  de  Hongrie  et  deux  de  ses  chevaliers:  et 
étoit  contenu  en  ces  lettres  une  grand' partie  de  l'é- 
tat et  affaire  PAmorath-baqinn  :  et  comment  icelui  se 
vantoit.  ainsi  qu'ilavoitmandé  au  roi  de  Hongrie, 
qu'il  le  viendrait  combattre  au  milieu  de  sou  pays, 
et  chevaucheroit  si  avant  qu'il  viendrait  à  Rome,  et 
feroit  son  cheval  manger  avoine  sur  l'autel  Saint 
Pierre  à  Rome,  et  là  tiendrait  son  siège  impérial,  et 


(i)  Sijisrmnd,  raar  ;uis  de  Brandebourg  et  roi  de  Hongrie  psr 
œ.iriase  avec  M»r  e .  fille  de  Lou'S.  roi  de  Hongrie.  Il  fut  couroucé  en 
i3S6.  Jean  de  Thwrocz  bttterkfl  Hongrois,  raconte,  son  arrivée  dau s 
le  vrai  stv'.e  de  ,'idyle.  Ncbi.es  rt^ui.  dit-il,  pa  Hgratà  amœnitate  gau- 
dere  pr.elijentes.  auuo  Doraiui  i3S<5  eA  v ideticet  anoi  ipsius  aetate,  cùtn 
ver.  suavi  avicularum  niodulamme  ^ratissitnum ,  posteres  sui  carsùs 
propinqmns  ai  limites,  veui  nti  fervid*  ..estati  .ru  cuti  dus  lijspitiuui  de- 
coraverat  rosis,  gemiaiqne  c^rrum  veheates  Phxbi,  altiores  aelbcris 
cotisoendebant  aJ  gradu-.  ad  m^num  scilicet  ditra  Pentcccsten.  îu  Al. 
i-anRe'alem  conventniut.  J.  A.  B. 


(«V»  DE  JEAN  FROISSART.  -M)i 

auièneroit  l'empereur  de  Conslantinople  en  sa  com- 
pagnie, et  tous  les  plus  grands  barons  du  royaume 
de  Grèce,  et  ticndroit  chacun  en  sa  loi:  il  n'en  vou- 
loit  avoiï  que  le  titre  et  la  seigneurie. 

Si  priait  le  roi  de  Hongrie,  par  ses  lettres,  au  roi 
de  France  qu'il  voulsist  (voulût)  entendre  à  ce  et  lui 
incliner  que  ces  hautes  besognes  des  marches  loin- 
taines fussent  signifiées  e  t  certifiées  notablement  et 
éparses  parmi  le  royaume  de  France, à  la  fin  que  tous 
chevaliers  et  écuyers  se  voulsissent  émouvoir  sur 
l'été  à  eux  pourveoir  et  aller  en  Hongrie,  et  aider  le 
dit  roi  de  Hongrie  à  résister  contre  le  roi  Basaach  (,) 
dit  l'Amorath-baquin,  afin  que  sainte  chrétienté 
ne  fût  foulée  ni  violée  par  lui, et  que  ses  vantiseslui 
fussent  ôtées  et  reboutées.  Ainsi,  plusieurs  paroles 
et  ordonnances  de  grand  amour,  ainsi  que  rois  et 
cousins  escripsent  (écrivent)  l'un  à  l'autre  en  cause 
de  nécessité  et  d'amour,  étoient  écrites  et  contenues 
en  ces  lettres;  et  aussi  cils  (ceux)  qui  les  apportè- 
rent, lesquels  étoient  suffisants  hommes  et  bien  en- 
iangagés,  s'en  acquitèrent  bien,  et  tant  que  le  roi 
Charles  de  Fiance  s'y  inclina  de  tout  son  cœur;  et 
en  valurent  grandement  mieux  les  traités  du  ma- 
riage de  sa  fille  au  roi  d'Angleterre;  et  s'en  appro- 
chèrent plus  tôt  que  si  ces  nouvelles  ne  fussent  point, 
venues  ni  apportées  de  Hongrie  en  sa  cour;  car, 
comme  roi  de  France  et  chef  de  tous  les  rois  chré- 
tiens de  ce  monde, il  y  vouloit  adresser  et  pourveoir. 


(i)  Bajazèt.  ThwroizeUcs   auteur-  bysaulius    l»ippel!eiit  Pasaithes. 
J.  A.  B. 


2()|  LES  CHRONIQUES  (i<5q5) 

Si  fuient  ces  lettres  tantôt  et  ces  nouvelles  ds 
Hongrie  publiées,  certifiées  et  signifiées  en  plusieurs 
lieux  et  éparties  en  plusieurs  pays,  pour  émouvoir 
les  cœurs  des  gentils  hommes,  chevaliers  etécuyers, 
quidésiroient  à  voyager  etavancerlcurscorps.Quand 
ces  nouvelles  furent  venues  au  roi,  pour  ces  jours  le 
duc  de  Bourgogne,  par  spécial,  à  ce  s'inclinoit.  Et  la 
duchesse  et  Jean  de  Bourgogne  leur  aîné  fils,  comte 
de  Kevers,  qui  point  n'étoit  encore  chevalier,  étoient 
à  Paris;  et  messire  Guy  de  la  Trimouille,  messire 
Guillaume  son  frère,  messire  Jean  de  Vienne,  ami- 
ral de  France,  et  plusieurs  barons  et  chevaliers  du 
royaume  de  France.  Si  fut  avisé,  regardé  et  consi- 
déré en  l'hôtel  du  duc  de  Bourgogne.  Par  spéciale 
ce  s'inclinoit  le  duc  de  Bourgogne  grandement,  que 
Jean  de  Bourgogne  son  fils  entrepreinst  (entreprît) 
ce  voyage  et  se  fit  chef  de  tous  les  François  et  des 
nations  nommées  en  lointaines  marches,  le  ponnent 
(occident).  Ce  Jean  de  Bourgogne  étoit  pour  lors 
jeune  fils  en  l'âge  de  vingt  deux  ans,  assez  sage, 
courtois,  traitable,  humble,  débonnaire  et  aimé  de 
tous  chevaliers  et  écuyers  de  Bourgogne  et  d'autres 
nations  qui  avoient  la  connoissance  de  lui.  Et  avoit 
pour  femme  à  ces  jours  la  fille  au  duc  Aubert  de 
Bavière,  comte  de  Hainaut,  de  Hollande  etdeZélan- 
de,  une  boune  dame  sage  et  dévote;  et  avoient  jà 
deux  enfants,  par  lesquels  on  espéroit  au  temps  ave- 
nir grands  mariages.  On  donna  à  sentir  de  côté  à 
J^an  de  Bourgogne  l'ordonnance  de  ce  voyage,' et 
que  le  roi  de  France  y  vouloit  envoyer,  à  la  prière  et 
contemplation  de  son  cousin  le  roi  de  Hongrie,  pour 


(i3g5)  DE  JEAN  FROïSSART.  293 

savoir  quel  semblant  il  en  feroit.  Il  parla  et  ait: 
«  S'il  plaisoit  à  mes  deux  seigneurs,  à  monseigneur 
le  roi  et  à  monseigneur  mon  père,  je  me  ferois  vo- 
lontiers chef  de  cette  armée  et  assemblée;  et  si  me 
venroit  (vîendroit)  bien  à  point,  car  j'ai  grand  désir 
de  moi  avancer.  »  Donc  lui  fut  répondu:  «  Sire, 
parlez  en  premier  à  votre  père,  à  savoir  si  il  voudroit 
que  allassiez  en  ce  voyage;  et  si  il  le  vous  accordoit , 
il  en  parleroit  au  roi;  car  sans  lui  et  son  ordonnance 
ne  pouvez-vous  rien  faire.  » 

Sur  cet  avis  et  information  ne  demeura  guères 
de  jours  que  Jean  de  Bourgogne  parla  au  duc  son 
père,  en  lui  humblement  priant  qu'il  voulsistconsen- 
tir  et  accorder  qu'il  pût  aller  en  ce  voyage  de  Hon- 
grie, car  il  en  avoit  très  bonne  volonté.  A  cette 
prière  faire  du  fils  au  père  étoient  de-lez  lui  messire 
Guy  et  Guillaume  de  La  Trimouille,  messire  Jac- 
ques de  Vergy  et  autres  chevaliers  qui  se  boutèrent 
es  paroles,  et  dirent  au  duc:  «  Monseigneur,  cette 
prière  que  Jean  de  Bourgogne  vous  fait  est  raison- 
nable, car  il  est  temps  qu'il  prenne  l'ordonnance  de 
chevalerie;  et  plus  honorablement  il  ne  le  peut  pren- 
dre ni  avoir  que  sur  les  ennemis  de  Dieu  et  de 
notre  créance.  Et  au  cas  que  le  roi  de  France  y  veut 
envoyer,  il  n'y  peut  envoyer  plus  honorable  chef 
que  son  cousin  germain  votre  fils;  et  vous  verrez  et 
trouverez  que  moult  de  chevaliers  et  écuyers  pour 
leur  avancement  se  mettront  en  ce  voyage  et  en  sa 
compagnie.  »  A  ces  paroles  répondit  le  duc  et  dit  : 
«Vous  avez  raison  de  ce  dire;  et  la  bonne  volonté 
de  notre  fils  nous  ne  lui   voulons  ôler   ni   briser, 


296  LES  CHRONIQUES  (ï5q5) 

mais  nous  en  parlerons  au  roi  et  verrons  quelle  chose 
il  en  répondra.  »  Ils  se  turent  atant. 

Depuis  ne  demeura  guères  de  terme  que  le  duc 
de  Bourgogne  en  parla  au  roi_,  et  le  roi  incontinent 
s'y  inclina  et  dit  que  ce  serait  bien  fait  s'il  y  alloit  : 
«  Et  nous  voulons  qu'il  y  voise  (aille);  et  lui  accor- 
dons; et  le  faisons  chef  de  cette  besogne.  »  Donc 
Répartirent  les  nouvelles  parmi  Paris  et  hors  que 
Jean  de  Bourgogne,  atout  (avec)  grand'  charge  de 
chevaliers  et  écuyers,  iroit  en  Hongrie  et  passerait 
outre,  et  entrerait  en  la  Turquie  ^  et  iroit  voir  la 
puissance  de  l'Amorath-baquin;et  ce  voyage  achevé 
les  chrétiens  iraient  à  Constantinople  et  passeraient 
outre  au  bras  Saint  George  w,  et  entreraient  en 
Syrie,  et  acquitteroient  la  sainte  terre,  et  délivre- 
raient Jérusalem  et  le  saint  sépulcre  des  payens  et 
de  la  subjection  du  Soudan  et  des  ennemis  de  Dieu. 
Donc  se  réveillèrent  chevaliers  et  écuyers  qui  se 
désiroient  à  avancer  parmi  le  royaume  de  Fiance. 

Le  duc  de  Bourgogne,  quand  il  sentit  que  son 
fils  iroit  en  ce  voyage  et  en  serait  chef,  honora  plus 
encore  que  fait  n'eût  les  ambassadeurs  de  Hongrie, 
lesquels, quand  ils  virent  la  bonne  volonté  et  ordon- 
nance du  roi  de  France  et  des  François,  s'en  con- 
tentèrent grandement  et  prirent  congé  au  roi  et  aux 
seigneurs  de  France,  aux  ducs  d'Orléans,  de  Berry, 
de  Bourgogne  et  à  messire  Philippe  d'Artois  comte 
d'Eu  et  connétable  de  France,  au  comte  deLaMar- 

(ij  Les  Turcs  occupoisnt  dê^à  quelques  unes  des  provinces  grecques 
d'iiurope.  J.  A.  B. 

(2)  Le  Bospho:e.  J.  A.  B. 


(i395)  DE  JEAN  FROISSART.  297 

che  et  à  tous  les  seigneurs;  et  puis  se  mirent  au 
retour  devers  leurs  pays  et  rapportèrent  ces  nou- 
velles en  Hongrie  et  au  roi  qui  en  fut  tout  réjoui; 
et  fit  sur  cette  entente  et  venue  des  François  or- 
donner grandes  pourvéances  et  grosses;  et  envoya 
ses  messages  et  ambassadeurs  devers  son  frère  le  roi 
d'Allemagne  pour  ouvrir  ses  passages  ;  et  aussi 
devers  son  cousin  le  duc  d'Osteriche  (Autriche),  car 
parmi  son  pays  et  les  détroits  d'Osteriche  convenoit 
qu'ils  passassent.  Et  fit  partout  sur  ces  chemins  or- 
donner et  administrer  vivres  et  pourvéances  pour 
les  seigneurs  de  France;  et  escripsi  (écrivit)  toutes 
ces  nouvelles  et  certifiances  au  grand  maître  de 
Prusse  et  aux  seigneurs  de  Rhodes,  afin  qu'ils  eus- 
sent avis  et  se  pourvussent  contre  la  venue  de  Jean 
de  Bourgogne,  qui  sur  cet  état  viendrait  en  Hongrie 
accompagné  de  mille  chevaliers  et  écuyers  tous 
vaillants  hommes,  pour  entrer  en  Turquie,  et  pour 
résister  aux  menaces  et  paroles  du  roi  Basaach 
(Bajazet)  dit  l'Amorath-baquin. 

En  ce  temps  que  ces  nouvelles  étoient  mises  hors 
pour  aller  au  dit  voyage  dont  je  vous  parle,  étoitle 
sire  de  Coucy  nouvellement  retourné  à  Paris  d'un 
voyage  où  il  avoit  été  près  d'un  an.  Ce  fut  sur  les 
frontières  et  marches  de  la  rivière  de  Genneves 
(Gènes).  Car  aucuns  grands  maîtres  Gennevois 
(Génois)  avoient  informé  le  duc  d'Orléans  que  la 
terre  et  toute  la  duché  de  Genneves  désiraient  à 
avoir  un  chef  à  seigneur,  venu  et  issu  des  fleurs  de 
lis;  et  pourtant  que  le  duc  d'Orléans  avoit  à  femme 
et  épouse  la  fille  au  seigneur  de  Milan,  cette  terre 


atjS  LES  CHRONIQUES  (tâ$5) 

et  seigneurie  de  Milan  lui  seroit  très  bien  séant. 
En  cette  instance  le  seigneur  de  Coucy  atout  (avec) 
trois  cents  lances  et  cinq  cents  arbalétriers  avoit 
passé  outre  en  Savoie  et  en  Piémont,  par  l'accord  et 
consentement  du  comte  de  Savoie  et  des  Savoyens, 
et  venu  vers  Asti  en  Piémont  parle  consentement 
du  seigneur  de  Milan  ;  et  là  descendu  plus  aval  des- 
sous une  cité  qui  s'appelle  Alexandrie,  et  venu  sur 
les  frontières  des  Gennevois  (Génois)  pour  traiter  à 
eux  et  savoir  plus  pleinement  leur  intention;  car 
de  force,  s'il  n'avoit  plus  grand' puissance,  accord  et 
alliance  au  pays  des  Gennevois,  il  n'y  pouvoitrien 
faire.  Quand  le  sire  de  Coucy  vint  premièrement 
sur  les  frontières  de  la  rivière  de  Genneves,  où  les 
entrées  du  pays  sont  tant  fortes  à  conquérir,  si  ceux 
du  pays  les  cloyent  ety  mettent  défense,  aucuns 
seigneurs  Gennevois,  par  laquelle  faveur  et  ordon- 
nance il  étoit  là  venu,  et  avoient  informé  le  duc 
d'Orléans  et  son  conseil,  lui  firent  bonne  chère  et 
le  recueillirent  doucement  et  amiablement,  et  le 
mirent  en  leur  pays,  et  lui  offrirent  leurs  châteaux. 
Le  sire  de  Coucy,  qui  fut  sage  et  subtil,  et  un  che- 
valier moult  Imaginatif,  et  qui  connoissoit  assez  la 
nature  des  Lombards  et  des  Gennevois,  ne  se  voulut 
pas  trop  avant  confier  en  leurs  offres  et  promesses; 
et  toutefois  il  les  tint  sagement  à  amour  tant  qu'il 
fut  et  conversa  avecques  eux;  car  trop  bien  les  sa- 
voit  mener  par  paroles  et  par  traités;  et  eut  plu- 
sieurs parlements  sur  les  champs,  non  pas  en  mai- 
son ni  en  forteresse,  à  ceux  de  la  cité  de  Genneves. 
Et  plus  parlemenloit  à   eux  et   moins  conquéroit. 


Ci3g5)  DE  JEAN  FROISSART.  299 

Bien  lui  faisoicnt  les  Gennevois  tout  signe  d'amour  ; 
et  lui  promettaient  moult  de  choses;  et  vouloient 
qu'il  s'avalât  jusques  en  la  cité  de  Genneves  ou  à 
Port-Vendre;  mais  le  sire  de  Coucy  ne  s'y  osa  onc- 
ques  assurer.  La  conclusion  de  son  voyage  fut  telle 
que  rien  il  n'exploila.  Et  quand  il  vit  que  rien  il  ne 
faisoit,  quoique  moult  soigneusement  il  rescripsoit 
(récrivoit)  et  siguifioit  son  état  au  duc  d'Orléans,  il 
fut  remandé, et  retourna  à  Paris,  et  y  vint  si  à  point 
que  ces  emprises  et  nouvelles  d'aller  en  Hongrie 
étoient  en  cours  trop  grandement:  et  fut  le  duc  de 
Bourgogne  moult  réjoui  de  son  retour;  et  le  mandè- 
rent à  l'hôtel  d'Artois  le  duc  et  la  duchesse;  et  là 
lui  dirent  en  signe  de  grand  amour  :  «  Sire  de 
Coucy,  nous  confions  grandement  eu  vous  et  en 
votre  sens.  Nous  faisons  Jean  notre  fils  et  héritier 
entreprendre  un  voyage.  A  l'honneur  de  Dieu  et  de 
toute  chrétienté  puisse  être  !  Nous  savons  bien  que 
sur  tous  les  chevaliers  de  France  vous  êtes  le  plus 
usité  et  couturaier  en  toutes  choses.  Si  vous  prions 
chèrement  et  féalement  que  en  ce  voyage  vous 
veuillez  être  compaings  (compagnon)  et  conseiller 
à  notre  fils;  et  nous  vous  en  saurons  gré,  et  à  des- 
servir (reconnoître)  à  vous  et  aux  vôtres.  » 

A  cette  prière  et  requête  répondit  le  sire  de 
Coucy  et  dit:  «Monseigneur,  et  vous  madame, 
votre  requête  et  parole  me  doivent  bien  être  com- 
mandement. En  ce  voyage,  s'il  plaît  à  Dieu,  je  irai 
doublement.  Premièrement  par  dévotion  pour  dé- 
fendre la  foi  Jésus-Christ.  Secondement  puisque 
tant  de  honneur  vous  me  voulez  charger  que  j'en- 


3oo  LES  CIÏllONIQUES  OV') 

tende  à  Jean,  monseigneur  votre  fils,  je  m'en  tiens- 
pour  tout  chargé,  et  m'en  acquitterai  en  toutes  cho- 
ses à  mon  loyal  pouvoir.  Mais,  cher  sire,  et  vous 
ma  très  chère  dame,  de  ce  faix  vous  me  pourriez 
bien  excuser  et  déporter  (dispenser),  et  en  charger 
spécialement  à  son  cousin  moult  prochain  messire 
Philippe  d'Artois,  comte  d'Eu  et  connétable  de 
France  et  à  son  autre  cousin  le  comte  de  La  Mar- 
che. Tous  deux  en  ce  voyage  ils  y  doivent  aller, 
car  cils  (ceux-ci)  lui  sont  moult  prochains  de  sang 
et  d'armes.  »  Donc  répondit  le  duc  de  Bourgogne  et 
dit  :  «Sire  de  Coucy,vous  avez  trop  plus  vu  que  ces 
deux  n'ont,  et  savez  trop  mieux  où  ou  peut  aller 
aval  le  pays  que  nos  cousins  d'Eu  et  de  La  Marche. 
Si  vous  chargez  de  ce  dont  vous  êtes  requis  et 
nous  vous  en  prions.»  —  «Monseigneur,  répondit 
le  sire  de  Coucy,  votre  prière  m'est  commande- 
ment et  je  le  ferai,  puisqu'il  vous  plaît,  avecques 
l'aide  de  messire  Guy  de  La  Trimouille,  de  messire 
Guillaume  son  frère  et  de  l'amiral  de  France  mes- 
sire Jean  de  Vienne.  »  De  cette  réponse  eurent  le 
duc  et  la  duchesse  grand'joie. 

Or  s'ordonnèrent  ces  seigneurs  de  France  gran- 
dement pour  aller  au  voyage  de  Hongrie;  et  et 
prioient  barons,  chevaliers  et  écuyers  pour  avoir 
leur  service  et  compagnie  ;  et  cils  (ceux)  qui 
point  priés  n'en  étoient,  et  qui  désir  et  affection  de 
y  aller  avoient,  prioient  aux  seigneurs,  tels  que  au 
comte  d'Eu,  connétable  de  France,  au  comte  de  La 
Marche  et  au  seigneur  de  Coucy  qu'ils  les  voulsis- 
sent  prendre  de  leur  compagnie.  Les  aucuns  étoîeitt 


(ôfM)  DE  JEAN  FROISSA RT.  3oi 

retenus,  les  autres  n'avoient  point  de  maîtres.  Et 
pour  ce  que  le  voyage  étoit  long  d'aller  en  Hongrie 
etclelà  en  Turquie,  chevaliers  et  écuyers,  quoiqu'ils 
eussent  bonne  volonté  d'avancer  leurs  corps,  et  ne 
sentoient  pas  la  mise  ni  la  chevance  pour  honora- 
blement faire  ce  voyage,  se  refroidoient  de  fcur  em- 
prise, quand  point  de  retenue  n'avoient. 

Vous  devez  savoir  que  pour  l'état  du  corps  Jean 
de  Bourgogne  rien  n'étoit  épargné  de  montures, 
d'armoiries  de  chambres,  d'habits  grands  et  riches, 
de  vaisselle  d'or  et  d'argent;etn'entendoicntcham- 
brelans  à  autre  chose.  Et  fut  tout  délivré  à  tous 
officiers  pour  le  corps  Jean  de  Bourgogne;  et  à  cha- 
cun à  part  lui  grand  nombre  de  florins; et  cils  (ceux- 
ci)  les  payoient  et  délivroient  par  ordonnance  aux 
ouvriers  et  marchands,  qui  les  ouvrages  apparte- 
nants à  eux  faisoient  et  ouvroient.  Tous  barons, 
chevaliers  et  écuyers,  pour  l'honneur  de  Jean  de 
Bourgogne  et  aussi  l'avancement  de  leurs  corps, 
s'efforçoient  d'eux  mettre  en  point.  Messire  Philippe 
d'Artois,  comte  d'Eu,  s'ordonna  si  puissamment  que 
rien  n'étoit  épargné;  et  vouloit  aller  en  ce  voyage 
comme  connétable  de  France;  et  le  roi  de  France, 
qui  moult  l'aimoit,  lui  aidoit  tant  que  à  la  chevance 
grandement;  et  aussi  fit-il  à  messire  Boucicaut,  ma- 
réchal de  France. 

Le  duc  de  Bourgogne  avisa  et  considéra  une 
chose;  que  ce  voyage  à  tout  appareiller  coûteroit 
trop  grandement  et  mise  de  finance;  et  si  convenoit 
que  l'état  de  lui, et  delà  duchesse  sa  femme,  et  d'An- 
toine son  fils,  fut  maintenu  et  point  brisé  ni  amen- 


3o2  LES  CHRONIQUES  (i3p5) 

dri  (diminué);  et  pour  trouver  argent  il  trouva 
subtilement  une  arrière  taille;  car  de  la  première 
taille  plat  pays,  hommes  des  cités  et  châteaux  et 
des  villes  fermées  se  taillèrent:  et  monta  celte  taille, 
en  Bourgogne,  pour  la  chevalerie  première  de  son 
aîné  fils*,  à  six  vingt  mille  couronnes  d'or.  De  rechef, 
à  tous  chevaliers  et  dames  nobles  qui  de  lui  fiefs  te- 
noient,  jeunes  et  vieux,  il  leur  fit  dire  qu'il  conve- 
noit  qu'ils  allassent  à  leurs  coûlaiges  (frais) en  Hon- 
grie en  la  compagnie  de  son  fils,  ou  ils  payassent  un 
tant  d'argent:  si  étoieut  taxés  les  uns  à  mille,  les  au- 
tres à  deux  mille,  et  les  autres  à  cinq  cents;  et  cha- 
cun et  chacune  selon  sa  chevance,  et  la  valeur  de  sa 
terre. 

Dames  et  anciens  chevaliers,  qui  ressoingnoient 
(craignoient)le  travail  du  corps, et  qui  n 'étoient  mie 
taillés  d'avoir  cette  peine,  se  composoient  et 
pay oient  à  la  volonté  du  duc;  et  savoit-on  bien  les- 
quels étoient  déportés  (dispensés)  de  cette  taille. 
Jeunes  chevaliers  et  écuyers  étoient  ordonnés  d'al- 
ler en  ce  voyage,  et  leur  éloit  dit:  «  Monseigneur 
ne  veut  point  de  votre  argent,  mais  vous  irez,  avec 
Jean  monseigneur  à  vos  coustz  (frais)  aucunement, 
non  en  tout,  en  ce  voyage;  et  lui  ferez  compagnie.» 
De  cette  arrière  taille  le  duc  de  Bourgogne  sur  ses 
gentils  hommes  trouva  soixante  mille  couronnes; 
ainsi  ne  fut  nul  déporté  (dispensé). 

Les  nouvelles  de  ce  voyage  de  Hongrie  s'espar- 
tirent  (répandirent)  partout;  et  quand  elles  furent 
venues  enla  comté  deHainaut, chevaliers  et  écuyers 
qui  se  désiroient  à  avancer  et  à  voyager  commencé- 


(*5g5)  DE  JEAN  FROISSART.  3q3 

rent  à  parler  ensemble  et  à  dire  par  avis:  *  Cette 
chose  se  taille  que  monseigneur  d'Ostrevant  qui  est 
jeune  età  venir voise faille) en  ce  voyage  avecques  sou 
beau  frère  le  comte  de  Nevers;  et  se  fera  une  belle  com- 
pagnie d'eux  deux. Nous n  y  faudrons(manquerons) 
pas.  Mais  leur  ferons  compagnie,  car  aussi  désirons- 
nous  les  armes.» Le  comte  d'Ostrevant, qui  pour  ces 
jours  se  tenoit  au  Qucsnoy,  entendoit  etsavoit  bien 
ce  que  chevaliers  et  écnyers  de  son  pavs  disoient;  si 
n'en  pensoit  pas  moins;  et  avoit  très  bon  désir  et 
grand'  affection  d'aller  en  ce  voyage  et  faire  com- 
pagnie à  son  beau  frère  de  Bourgogne.  Et  quand  il 
avenoit  que  on  parloit  ou  devisoit  aucune  chose 
en  la  présence  de  lui,  petit  en  répondoit  mais  dissi- 
muloit.  Bien  avoit  intention  qu'il  en  parleroit  à  son 
seigneur  le  duc  Aubert  de  Bavière  comte  de  Hai- 
naut,  et  ce  qu'il  l'en  conseilleroit  il  en  feroit.  Et 
avint  que  le  dit  comte  d'Ostrevant  en  brefs  jours 
vint  à  la  Haye  en  Hollande  où  son  père  étoit;  et 
pour  ce  temps  se  tenoit  là  le  plus  avecques  la  com- 
tesse sa  femme.  Si  lui  dit  une  fois:  «  Monseigneur, 
telles  nouvelles  queurent  (courent).  Mon  beau  frère 
de  Nevers  a  empris  sur  cet  été  d'aller  en  Hongrie 
et  de  là  en  Turquie  suiTAmorath-baquin;  et  là  doi- 
vent être  et  avenir  grands  faits  d'armes;  et  pour  le 
présent  je  ne  me  sçais  où  mettre  et  employer  pour 
les  armes  avoir;  si  sçaurois  volontiers  l'intention  de 
vous,  s'il  vous  plairoit  que  je  allasse  en  ce  honorable 
voyage  atout  (avec)  une  route  (troupe)  de  cent 
chevaliers,  et  fisse  compagnie  à  mon  beau  frère. 
Monseigneur  et  madame  de  Bourgogne  m'en  seau- 


3o4  LES  CIIROMQUKS  (r3g5) 

roient  bon  gré;  et  moult  de  chevaliers  et  écuyers  a 
en  Hainaut  qui  volontiers  m'accompagneroient  en 
ce  voyage.'»  A  cette  parole  répondit  le  duc  Aubert, 
comme  homme  tout  pourvu  de  répondre,  et  dit: 
«  Guillaume,  puisque  tu  as  la  volonté  de  voyager 
et  d'aller  en  Hongrie  et  en  Turquie  quérir  les  ar- 
mes, sur  gens  et  pays  qui  oncques  rien  ne  nous  en 
forfirent,  ni  nul  titre  de  raison  tu  n'as  d'y  aller, fors 
que  pour  la  vaine  gloire  de  ce  monde, laisse  Jean  de 
Bourgogne  et  nos  cousins  de  France  faire  leur  em- 
prise et  fais  la  tienne  à  part  toi;  et  t'en  vas  en  Frise; 
et  conquiers  notre  héritage  que  les  Frisons  par  leur 
orgueil  et  rudesse  nous  ôtent  et  tollent  (ravissent) 
et  ne  veulent  venir  ni  enchur  (arriver)  à  nulle 
obéissance;  et  à  ce  faire  je  t'aiderai.  »  La  parole  du 
père  au  fils  éleva  grandement  le  cœur  du  comte 
d'Ostrevant  et  répondit  et  dit:  «Monseigneur,  vous 
dites  bien;  et  au  cas  qu'il  vous  plaît  que  je  fasse  ce 
voyage,  je  le  ferai  de  bonne  volonté.  » 


CHAPITRE  XLV1II. 


Comment  Guillaume  de  Hainaut,  comte  d'Ostrevant 
et  fils   au  duc  aubert  de  hollande,  entreprit  le 

VOYAGE  POUR  ALLER  EN  FriSE. 

IJe  petit  à  petit   ces  paroles  du   père  au  fils  et  du 
fils  au  père  multiplièrent  tant  que  le  voyage  d'aller 


fi"H)0  DE  JIÎAS    PROISSART.  3o5 

en  Frise  pour  celte  saison  fut  accepté,  et  moult  y  ai* 
«la  ce  que  je  dirai.  Le  comte  d'Oslrevant  pour  ces 
jours  a  voit  dc-lez  (près)  lui,  et  de  sou  conseil  le 
plus  prochain  qu'il  pût  avoir,  un  écuyer  de  Hai- 
naut  qgj  s'appeloit  Fier-à-Bras,  et  autrement  le  bâ- 
tard de  Vertaing,  sage  et  vaillant  liomme  et  moult 
stylé  d'armes.  Si. que  quand  les  paroles  vinrent  à 
i'écuyer  du  comte  d'Oslrevant,  il  répondit  et  dit: 
«  Sire,  monseigneur,  votre  père  parle  bien,  et  vous 
conseille  loyalement;  mieux  vaut  pour  votre  hon- 
neur que  vous  lassiez  ce  voyage  que  celui  de  Hon- 
grie, et  vous  ordonnez  selon  ce:  vous  trouverez  che- 
valiers et  écuyers  de  Haiuaut  et  d'ailleurs  qui  se 
mettront  en  voire  compagnie  et  vous  aideront  de 
leur  pouvoir  à  faire  celle  emprise  et  ce  voyage;  et 
au  cas  que  vous  avez  ou  aurez  bonne  volonté  de  là 
aller,  je  vous  avertis  et  conseille  que  vous  alliez  en 
Angleterre  et  signifiez  votre  état  et  emprise  aux 
chevaliers  et,  écuyers  et  prier  au  roi  d'Angleterre 
voire  cousin  qu'il  vous  veuille  accorder  que  che- 
valiers ,  écuyers  et  archers  d'Angleterre  parmi 
vos  deniers  payant,  il  vous  fasse  celte  grâce  qu'il 
les  laisse  partir  et  issir  hors  d'Angleterre,  pour 
aller  en  ce  voyage  de  Frise  en  votre  compagnie. 
Anglois  sont  gens  de  fait  et  d'exploit,  et  au  cas  que 
vous  les  aurez,  vous  en  ferez  bien  votre  besogne;  et 
si  vous  pou\ez  par  prière  avoir  votre  cousin  le 
comte  Derby  en  votre  compagnie,  votre  voyage  en 
seroit  plus  bel  et  votre  emprise  de  plus  grand'  re- 
nommée. »  Le  cou! te  d'()slrc\ant  aux  paroles  cl 
remontrances  de  Fier-à-Bras  de  Verlaine  s'inclina 

FROISSART.    T.     XIII.  20 


3oG  LES  CHRONIQUES  (i5g5 

rla tout,  car  avis  lui  fut  qu'il  te  conseillent  moult 
loyalement.  Et  quand  il  en  parla  au  seigneur  de: 
Gommignies,  il  lui  en  dit  en  cause  de  conseil  autre 
tant,  et  aussi  iîrenttous  ceux,  qui  l'aimoient.  Donc  se 
commencèrent  ces  paroles  et  ces  nouvelles  à  épan- 
dre  en  Hainaut  ;  et  lut  mise  une  ordonnance  et  dé- 
fense sur  tous  chevaliers  etécuyers  Hainuyers,  que 
nul  n'entreprît  voyage  à  faire,  ni  à  vuider  le  pays 
pour  aller  en  Hongrie  et  ailleurs, car  le  comte  d'Os* 
trevant  les  embesogneroit  pour  cette  saison  et  les 
emmèneroit  en  Frise.  Nous  nous  souffrirons  un  pe- 
tit à  parler  de  cette  matière  et  parlerons  des  beso- 
gnes devant  emprises. 

Ainsi  avoient  cause  d'eux  réveiller  chevaliers  et 
écuyers  en  plusieurs  parties  pour  les  armes  qui  ap- 
paroient  en  cette  saison,  les  uns  pour  le  voyage  de 
Hongrie,  les  autres  pour  le  voyage  de  Frise;  et  en 
parloient  et  devisoient  l'un  à  l'autre,  quand  ils  se 
trouvoient  ou  étoient  ensemble.  Premièrement  le 
comte  de  Nevcrs  avança  son  voyage,  et  furent 
nommés  et  écrits  tous  chevaliers  et  écuyers  qui 
uvecques  lui  de  sa  charge  et  délivrance  iroient.  Les 
pourvéances  furent  faites  grandes  et  grosses  et  bien 
ordonnées;  et  pour  ce  que  le  voyage  mouvoit  de 
lui  et  qu'il  devoit  avoir  la  renommée  en  sa  nouvelle 
chevalerie  de  cette  emprise,  il  fit  plusieurs  larges- 
ses aux  chevaliers  etécuyers  qui  en  sa  compagnie  se 
mirent, et  avantages,  et  de  délivrance,  car  le  voj'agc 
étoit  long  et  coûtable,  si  convenoit  que  les  compa- 
gnons sur  leurs  finances  et  menus  frais  fussent  aidés. 

Pareillement  s'ordonnoient  et  apparcilloient   les 


fj5<p)  DE  JEAN   FBOISSART.  3o; 

autres  chefs  de  seigneurs,  tels  que  le  connétable  de 
France, le  comte  de  La  Marche,  messirc  Henry  et 

messire  Philippe  de  Bar, le. siœ  de  Coucy,messire  Guy 
de  la  Trimouille,messire  Jean  de  Vienne,  amiral  de 
1  Va  1 1  ce,  mcssireBoueica  ut,  maréchal  de  France,  mes-1 
sireRegiiault  de  Pvoje,  le  seigneur  de  Saint  Pv,  le 
seigneur  de  Montcaurel,  le  liaz.le  de  Flandre,  mes- 
sire  LoûisdeFrieseson  frère, le  borgnedeM.onlquel; 
et  tantqtfiis  étoient  bien  mille  chevaliersetécuyers, 
et  tousdevailiance  et  d'emprise.  Et  se  départirent  tous 
de  leurs  lieux  sur  la  mi-mars,  et  chevauchèrent  par 
ordonnance  et  par  compagnie;  et  trouvoient  tous  les 
chemins  ouverts,  car  le  roi  d'Allemagne  a  voit  com- 
mandé et  ordonné  par  tout  son  royaume,  en  Allema- 
gne et  Bohème,  que  tout  leur  lût  ouvert,  et  appa- 
reillé ce  qui  leur  étoit  nécessaire,  et  que  nuls  vivres 
ne  leur  fussent  renchéris. 

Ces  seigneurs  de  France  chevauchoient  et  tra- 
vailloient  sur  la  forme  que  je  vous  dis,  pour  aller  à 
l'aide  du  roi  de  Hongrie  qui  devoit  avoir  bataille 
contre  l'Amorath-baquin  ,  puissance  contre  puis 
sauce.  Le  vingtième  jour  du  mois  de  mai  (l-  passer 
rent  Lorraine  et  la  comté  de  Bar  et  toute  la  comté 
de  Montbéliart  et  la  comté  de  Bourgogne  et  entrè^ 
rciiî  en  Aùssays  (Alsace)  et  passèrent  tout  le  pays 
d'Aussays  et  la  rivière  du  Rhin  en  plusieurs  lieux, 
et  la  comté  de  Fieret^et  puis  entrèrentenOsteriche 
(Autriche)  et  passèrent  tout  au  long  parmi  le  pays 

(i)  DeTantié.;  i3gG.  J.  A.  B. 

[■?.)  Jokses  dit    Fetr.  te.  Je  ne  vrùs    pas  rxr.rle.ment'ce  que  re'a  peut 
c'-lre,  sice  n'e.ulc  Wurtemberg.  J.  A.  P. 

20* 


3o8  LEfr  CHRONIQUES  (r5<)5 

d'Ostcriche,  qui  est  mouit  prand  et  de  divers  pays  et 
les  entrées  et  issues  fortes  et  despertes  (difficiles), 
mais  ils  y  alloient  tous  de  si  gran  d' volonté  mie  peine 
ni  travail  qu'ils  eussent  ne  leur  faisoit  point  de  mal. 
Etparloient  les])lusieurs  cnchevauchantde  cet  Amo- 
rath-baquin,  et  crenioient  (oraignoienl)  moult  petit 
sa  puissance.  Le  duc  d'Osteriche  fit  aux  chefs  des 
seigneurs  en  son  pajrs,et  là  où  ils  le  trouvèrent, très 
bonne  chère,  et  par  spécial  à  Jean  de  Bourgogne, 
comte  de  Ncuers,  car  son  aîné  fils  monseigneur 
Othes  avoit  Marie  de  Bourgogne  épousée, comme 
jeunes  qu'ils  fussent,  la  fille  au  duc  de  Bourgogne 
et  sœur  germaine  à  ce  Jean  de  Bourgogne  qui  chef 
étoit  de  ceile  emprise  ^'\  Tous  ces  seigneurs  de 
France  et  leurs  routes  se  dévoient  attendre  et  trou- 
ver en  Hongrie  en  une  cité  que  on  dit  Bodc  (Bude). 
Or  retournons  aux  autres  avenues  de  France. 

Yous  sçavez,  si  comme  il  est  ci-dessus  contenu 
en  notre  histoire,  comment  le  roi  Richard  d'Angle- 
terre  avoit  envoyé  en  cette  saison  suffisants  ambas- 
sadeurs et  messages  eu  France,  devers  le  roi  de 
France  et  son  conseil,  pour  avoir  à  femme  et  à  épouse 
Isabelle  sa  liiie,  et  tels  que  l'archevêque  de  Duvelin 
(Dublin),  l'évéque  de  Wincheslre,  le  comte  Maré- 
chal, le  comte  de  Rosteïant  (Rutland)  fils  au  duc 
d'York,  messeigneurs  Henry  de  Beaumont,  Louis 


(î)Léopold  IVduo  d'Auiriclie  et  ûon  Ollrs  .-.voit  épouse  Catherine  et 
non  M  ai  ic.  fille  de  Philippe  le  Hard  duo  Je  Bourgogue  et  secur  de  Jeu  - 
Sans  Peur. dont  il  est  question  ici.  Lcopold  111,  dit  le  pifux,  |  oc  de 

1  é  poUIIVc'toit  nioii  des  i  ^S(>  à  la  ce'  être  i:a»aiJ!e  de  Seinpafifc,  où  i  :5oo 
Suisses    délîmit  les  4  mille  Autrichiens  qu'il  corn  natdo.t.  T.  A.  D. 


'ij<,V  J)K  JEAN  FROISSA ];ï.  3o$ 

de  Clilîbrd,  messire  le  Dcspeusicr,  Jean  de  Robe;  - 
sart  et  plusieurs  autres,  et  avoient  si  bien  exploité 
et  besogné  en  ce  voyage  que  le  roi  de  France  leur 
avoit  fait  bonne  chère,  et  aussi  tous  ses  oncles  et 
leurs  consatix;  et  étoienl  ces  dits  ambassadeurs  et 
leurs  gens  retournés  en  Angleterre  en  joye;  et 
avoient  donné  au  roi  d'Angleterre  .sur  ces  requêtes 
et  plaisances, grand  espoir  devenir  et  attendre  à  ses 
demandes;  et  sur  ce  le  roi  d'Angleterre,  n'avoit  pas 
ignoré  ni  dormi  sur  ses  besognes,  usais  avoit,  tout 
l'hiver  qui  s'ensuivit,  souvent  envoyé  et  réveillé  le 
roi  de  France  et  l'ait  souvenir  des  matières;  et  à 
tout  ce  s'inelinoit  le  roi  de  France  et  ses  consaux 
assez,  qui  espér oient  et  tendoient  à  venir  à  fin  de 
guerre,  qui  trop  longuement  avoit  duré  entre  France 
et  Angleterre  Tant  et  si  bien  s'étoieut  portés  ces 
procès,  poursuites  et  traités,  et  si  amoiueusement 
avoient  écrit  ces  deux  rois  l'un  à  l'autre  que  les  be- 
sognes étoient  grandement  approchées.  Car  le  roi 
d'Angleterre  promettoit  loyalement  qu'il  auroit 
tels  ses  hommes  et  son  pays  que  paix  seroit  entre 
Fiance  et  Angleterre.  Par  le  moyen  de  ce  traité 
s'approchèrent  si  les  besognes  que  de  rechei  les 
comtes  Maréchal  et  de  Rostelani  (Rutland),  et  tous 
ceux  ou  en  partie  qui  la  première  fois  fuient  en 
France  sur  l'état  du  mariage,  y  fuient  renvoyés;  et 
vinrent  à  Paris  et  se  logèrent  tous  à  îa  croix  du 
Tiroir;  et  comprenoient  les  Anglois  toute  la  rue,  et 
là  environ  bien  avant,  car  ils  étoient  bien  six  cents(l 

(i  )Le  manu' île  St.   M.-nis  dit    qu'ils  étoient  ptas  de    1200.  J.  A.  D. 


«* l  °  LES  CH  ROIS  ÏQUES  ( ,  595) 

chevaux;  et  tous  furent  délivrés  de  par  le  roi  de 
France;  si  séjournèrent-ils  à  Paris  plus  de  trois  se- 
maines. 


CHAPITRE  XLIX, 


f)E   LA   SENTENCE   ET    ARRET    DE    PARLEMENT,  QUI  FUT  PRO- 
-M1KRE   VOl'i;    LA     HEINE    DE   NaTLES  ET     DE    JÉRUSALEM 

duchesse  d'Anjou  contre  messire  Pierre  de  Craon. 


.CiiNTRETANT  (pendant)  que  ces  seigneurs  ambassa- 
deurs et  messagers  de  par  le  roi  d'Angleterre  étoient 
à  Paris,  la  reine  Jeanne,  duchesse  d'Anjou,  qui  s'es- 
eripsoit  (appeloit)  reine  de  Naples  et  de  Jérusalem, 
étoit  aussi  à  Paris  et  poursuivoit  moult  fort  ses  be- 
sognes, car  ce  fut  une  dame  de  moult  grand'dili- 
gence.  Ses  besognes  étoient  telles  pour  lors  que  je 
\ous  dirai.  Elle  plaidoit  en  parlement  pour  deux 
causes.  La  première  étoit  pour  l'héritage  de  la  comté 
de  Roussy  à  l'encontre  du  comte  de  Brayne;  car 
Louis  duc  d'Anjou,  son  mari,  l'avoil  achetée,  et 
payé  les  deniers,  à  une  dame  qui  fut  comtesse  de 
Roussy  et  jadis  femme  à  messire  Louis  de  Namur, 
mais  elle  se  démaria  en  son  temps  de  ce  messire 
Louis  de  Namur  et  trouva  cause  raisonnable  , 
commentée  fût.  La  seconde  éloit  à  l'encontre  de 
messire  Pierre  de  Craon;  et  lui  demandoit  la  somme 


(i5.q5  DE  JEAN  FROISSART.  3n 

de  cent  mille  francs,  lesquels  elle  montroit  bien  et 
prouvoilsnr  lui  les  avoir  eus, levés  et  reçus,  au  nom 
de  son  seigneur  et  maître  le  roi  Louis  de  iNaples,  de 
Sicile  et  de  Jérusalem;  et  s'en  étoit  chargé  ledit 
messire  Pierre  de  Craon  du  payer  en  Fouille.  Mais, 
quand  les  nouvelles  lui  vinrent  que  son  maître  1(3 
duc  d'Anjou,  roi  et  sire  des  dites  terres  étoit  mort, 
il  ne  chemina  plus  avant  et  retourna  en  France,  et 
mit  toute  cette  somme  de  florins  à  son  profit, et  n'eu 
rendit  oneques  compte  à  la  dame  reine  dessus  dite, 
ni  à  ses  enfants  Louis  et  Charles;  mais  les  dissipa 
eu  orgueil  et  on  boubans  (vanités)  et  par  cette  dé- 
faute  la  dame  disoit  et  montroit  sur  lai  que  la  terre 
de  Naples  étoit  perdue  et  conquise  de  Marguerite 
de  Duras  et  des  hoirs  messire  Charles  de  la  Paix  ; 
car  les  soudoyers  du  roi  Louis  dessus  dit,  qui  lui  ai- 
doient  à  maintenir  sa  guerre  en  Pouille  et  en  Cala- 
bre,  n'avoient  point  été  payés;  si  étoient  tournés  les 
plusieurs  devers  le  comte  de  saint  Sevirin(Severino) 
et  devers  Marguerite  de  Duras;etles  autres  avoient 
cessé  de  faire  guerre. 

Toutes  ces  causes  étoient  mises  en  parlement  eu 
la  chambre  du  palais  de  Paris,  proposées,  montrées 
et  demandées, et  défenses  de  toutes  parties  données; 
et  jà  en  avoit-on  plaidové  bien  trois  ans  tout  en- 
tiers, quoique  le  dit  messire  Pierre  de  Craon  fût 
absent  de  Paris  et  de  parlement;  mais  ses  avocats  le 
délendoient  de  grand' manière;  et  disoient  que  m 
ledit  messire  Pierre  de  Craon  avoit  reçu  au  nom 
du  roi  Louis  de  Sicile,  de  j\aples  et  de  Jérusalem 
cent  mille  francs,  le  dit  roi  étoit  bien  de  tant  et  plus 


3 1 2  i  ,es  cim<  )jN  iques  ( .  5  (  ;  ■; 

tenu  envers  le  dit  messire  Pierre  à  bon  compte  fait 
de  beaux  et  grands  services  que  faits  lui  nvoit. 

Tant  furent  ces  choses  menées  et  plaidoyers  en 
parlement  à  Paris  qu'il  leur  convint  avoir   fin   el 
conclusion, car  la  dame  dessus  dite  y  rendoit  grand' 
peine  que   arrêt  en  parlement   en  fut  rendu.  Les 
seigneurs  de  parlement,  considéré  toutes  choses,  ne 
vouloient  pas  parler  si  avant  que  pour  rendre  arrêt, 
s'ils   n'étoient   fors  de  toutes   parties;    et    messire 
Pierre  de  Craon  n'osoit   bonnement  comparoir  à 
Paris;  car  il  se  sentoit  trop  grandement  en  l'indi- 
gnation du  roi  et  du  duc  d'Orléans,  pour  l'offense 
que  faite  a  voit  et  commandé  à  faire  sur  messire  Oli- 
vier de  Clisson, connétable  de  France; et convenoil, 
avant  que  parlement  rendit  sentence  définitive  des 
demandes,  dont  la  dessus   dite   dame  et  reine  le 
poursuivoit,  qu'il  fût  clair  en  France,  et  lui  fussent 
pardonnes  tous  ses  méfaits,  et  pût   quittèrent  et 
sauvement  chevaucher  et  aller  partout;  si  que  la 
dame,  quiétoit  contraire  et  adversaire  à  lui,  même- 
ment    met  toit  peine   et    rendoit   grandement  que 
messire  Pierre  de  Craon   fût  qui  île  et  délivré   par- 
tout, réservé  de  li(eHe),  pour  le  grand  désir  qu'elle 
avoit  de  voir  le  fond  de  ses  besognes.  Tant  fut  pro- 
curé, traité  et  prié  envers  les  courroucés  sur  mes- 
sire Pierre  de  Craon,  spécialement  du  roi,  de  mon- 
seigneur d'Orléans,  du  comte  de   Penthièvre  et  de 
messire  Jean   de    Harpedane    et  tous   autres    du 
royaume  de  France,  qui  action  po» voient  avoir  en 
ces  matières,  que  tout  lui  fut  quitté  et  pardonné;  el 
lut  clair  en  ses  besognes,  et  partout  le  royaume  de 


Ciog5)  DE  JEAN  FROISSART.  3i.'ï 

France;  et  lui  montraient  et  iaisoient  bonne  ek<  re 

Inus  seigneurs  et  toutes  dames,  ne  sçais  si  cYloil  ou 

lu  i  par  dissimulation  ou  aulremenl,  tant  que  le  dit 

arrêt  de  parlement  eut  été  rendu  ;  et  et  oit  à  Paris 

tenant  son  état  aussi  grand  comme  ii  lit  oneques  au 

jour  que  ces  seigneurs  d'Angleterre  qui  là  étaient 

venus  pour  le  mariage  de  France  et  d'Angleterre 

se  lenoient;ct  les  avoit  aidés  à  honorer  et  recueilli! 

devers  le  roi  et  les  ducs  qui  là  étoient  Berry^Bour- 

gogae  et  Bourbon;  car  ce  fut  un  chevalier  qui  sa- 
ri n  y  x 

voit  moult  déshonneurs. 

Or  fut  le  jour  déterminé  et  nommé  que  les  sei- 
gneurs de  parlement  rendrosent  leur  arrêt;  car  jà 
etoit-il  tout  écrit  et  ordonné  et  clos  jusques  à  tant 
que  les  choses  dessus  dites  fussent  en  l'état  où  elles 
étoient.  Et  au  jour  que  les  seigneurs  du  parlement 
rendirent  leur  arrêt,  eut  grand' foison  des  nobles 
du  royaume  de  France,  afin  que  la  chose  fût  plus 
authentique.  Et  éioit  là  la  reine  de  Sicile  et  de  Jé- 
rusalem ,  duchesse  d'Anjou  et  comtesse  de  Pro- 
vence et  son  fds  Charles,  prince  de  Tarente,  et 
JeandeBbis,  dit  de  Bretagne,  comte  de  Penthièvie 
et  de  Limoges,  les  ducs  d'Orléans,  de  Berry,  de 
Bourgogne  et  de  Bourbon;  le  comte  de  Brayne  et 
l'évêquede  Laon  qui  trait  (amenée)  en  parlement 
; ;: voient  la  dame  dessus  dite  pour  le  comte  de 
Roussyj  et  d'autre  part  messire  Pierre  de  Craon  et 
plusieurs  nobles  de  son  lignage.  Premièrement, 
arrêt  et  sentence  moult  authentiquement  furent 
rendus  pour  la  comté  de  Roussy;  et  fut  l'héritage 
adjugé  et  remis  es  mains  et  possession  du  comte  de 


3  i  j  LES  CHRONIQUES  (, 5q5  ; 

Brayue  et  de  ses  hoirs  qui  descendaient  de  la  droite 
branche  de  Roussy;  réservé  ce,  il  fut  dit  que  la 
rein/s  dessus  dite  devoit  ravoir  en  deniers  comp- 
tants tout  ce  que  le  roi  Louis  son  mari  en  avoit  payé 
à  la  comtesse  de  Roussy  dernièrement  morte.  De 
ce  jugement  et  arrêt  les  héritiers  de  la  comté  de 
Roussy,  auxquels  l'héritage  appartenoit,  remerciè- 
rent les  seigneurs  de  parlement  qui  cet  arrêt  avoient 
rendu'.  Après  se  levèrent  ceux  qui  ordonnés  étoient 
à  parler  pour  le  second  jugement  j  et  fut  dit  ainsi, 
par  sentence  de  parlement:  que  messire  Pierre  de 
Craon  étoit  tenu  envers  madame  la  reine  de  Napies 
et  de  Jérusalem,  duchesse  d'Anjou  et  comtesse  de 
Provence,  en  la  sommede  cent  mille  francs  à  payer 
de  deniers  appareillés, ou  son  corps  aller  en  prison, 
tant  qu'elle  seroit  de  tous  points  contente  et  satis- 
faite. De  cet  arrêt  remercia  la  dessus  dite  dame  les 
seigneurs  du  parlement,  et  tantôt  incontinent,  à 
la  complainte  de  la  dame,  main  fut  mise  de  par  le 
roi  de  France,  et  messire  Pierre  de  Craon  saisi  et 
mené  sans  déport  (délai)  ni  sans  aucune  excusation 
au  châtel  du  Louvre,  et  là  enfermé  et  bien  gardé: 
et  sur  cet  état  ces  seigneurs  se  départirent  de  la 
chambre  de  parlement, et  retournèrent  chacun  en 
leurs  lieux.  Ainsi  furent  rendus  ces  deux  arrêts  que 
je  vous  dis,  dont  madame  d'Anjou  principalement 
lut  cause. 


'  t 5gl)  DE  JEAN  FROISSA IvT.  3 1  5 


CHAPITRE  L. 


COMMENT   LA  CONCLUSION  DU    MARIAGE    FUT    PUISE  A  Paius 

du    roi    d'Angleterre   et    d  Îsakelle    de    Fr.AacE 

AINS-NÉE  FILLE  DU   ROI  DE    FrANCE   ET  COMMENT  LE  Oi.„ 
DE  LaNCASTRE  SE   REMARIA. 


J&twiron  vingt  deux  jours  furent  le  comte  Maré- 
chal, le  comte  de  ilostellant(Puitland)  et  les  ambas- 
sadeurs d'Angleterre  devers  ie  roi  de  France  et  la 
reine  et  les  seigneurs  à  Paris;  et  leur  fut  faite  toute 
la  meilleure  chère  et  compagnie  comme  on  put;  et 
se  portèrent  si  bien  les  traités  et  ordonnances  que 
le  ma  ri  âge  fut  accordé,  pourquoi  ilsétoient  là  venus, 
du  roi  d'Angleterre  à  Isabelle  ains-née  fille  du  roi 
Charles  deïYance  jet  la  fiança  et  épousa  par  la  vertu 
d'une  procuration,  au  nom  du  roi  d'Anglelerre, 
le  comte  Maréchal;  et  fut  cette  dameïiommée,  et 
sera  d'ores  en  avant,  reine  d'Angleterre  ^ ;  et  pour 
lors,  si  comme  je  fus  informé,  il  fatsoit  plaisant  la 
voir,  comme  jeune  qu'elle  fût,  car  moult  bien  sçut 
et  savoit  faire  la  reine. 


(_i)  L'anonyme  de  St.  TViii;  donne  le  traité  de  mariage  conclu  Ierjmar.-. 
i3(j"'.  Sur  la  fin  de  la  mênje  année  le  roi  Richard  envoya  chercher  sa 
nouvelle  épouse.  La  teneur  des  pouvoirs  donnés  par  Rkhird  II  et.  Cbai  - 
1rs  \  J  a  lfu>s  commissaires  pour  ce  ni  triage  eet  fo;l  curîeusP,  Voyez  t'a- 
nouviuvdeSt.  Denis  a  raiir.ee  ilïo5.  J.  A.  U. 


3iG  LES  CHRONIQUES  ( 1 5y  5) 

Après  toutes  ces  choses  faites  et  les  ordonnances 
('dites  et  scellées,  les  ambassadeurs  d'Angleterre 
prirent  congé  au  roi  de  France,  à  la  reine  et  à  sa 
tille  la  reine  d'Angleterre  et  aux  seigneurs  et  5e 
départirent  de  Paris;  puis  retournèrent  arrière  à 
Calais, de  là  en  Angleterre  où  ils  lurent  grandement 
recueillis  du  roi,  du  duc  de  Lancasire  et  des  sei- 
gneurs favorables  au  roi  et  à  ses  plaisances  et  inten- 
tions; mais  quiconque  fut  de  ce  mariage  réjoui  en 
Angleterre,  le  duede  Gloeestre,  oncle  du  roi,  n'en 
eut  point  de  fête,  car  il  vit  bien  que,  par  ce  mariage 
et  alliance,  paix  seroit  encore  entre  les  rois  et  leurs 
royaumes  de  France  et  d'Angleterre;  laquelle  chose 
il  verroit  trop  enuis  (avec  peine),  si  la  paix  n'étoit 
grandement  à  l'honneur  du  roi  et  des  Anglois,et 
remis  au  point  et  en  l'état  où  les  choses  étoient, 
quand  la  guerre  renouvela  es  parties  de  Gascogne. 
Et  en  parloit  aucunes  fois  à  son  frère  le  duc  d'York 
quand  il  le  trouvoit  à  loisir,  et  le  tiroit  tant  qu'il 
pouvoit  à  ses  opinions  pourtant  qu'il  le  sentoit  mol 
et  simple.  Au  duc  de  Lancastre  son  aîné  frère  il 
n'en  osoit  parler  trop  largement,  pour  ce  qu'il  le 
sentoit  du  tout  de  l'alliance  du  roi,  et  bien  plaisoit 
au  dit  duc  de  Lancastre  l'alliance  de  ce  mariage, 
principalement  pour  l'amour  de  ses  deux  filles  la 
reine  d'Espagne  et  la  reine  de  Portugal. 

En  ce  temps  se  remaria  le  duc  de  Lancastre  tier- 
cement  à  une  dame,  fille  d'un  chevalier  de  ilai- 
naut,  qui  jadis  s'appela  messirePaou  de  Rue  t  et  fut 
en  son  temps  des  chevaliers  la  noble  et  bonne  reine 
Philippe  d'Angleterre,  qui  tant  aima  les  Hainuieis, 


(,-></,,  DE  JEAN  FHOISSAKT.  3  i  7 

car  elle  en  futde  nation.  Cettodame,  à  laquelle  le  duc 
deLaneastre  se  remaria,  on  appeloit  Catherine  (,j ; 
et  fut  mise  de  sa  jeunesse  en  l'hôtel  du  duc  et  de  la 
duchesse  Blanche    de    Lancastre;    et    avint    que, 
quand  la  dite  duchesse  Blanche  lut  trépassée  de 
ce  siècle,  si  comme  il  est  contenu  en  notre  histoire 
ici  dessus  bien  avant,  et  encore  madame  Constance 
d'Espagne, fille  au  roi  Damp  Piètre  d'Espagne12',  où 
le  duc  de  Lanças tre  se  remaria  secondement,  et  en 
eut  cette  fille  qui  fut  reine  d'Espagne,  et  cette  se- 
conde duchesse  Constance  fut    morte,   le  duc  de 
Lancastre,   la   dame  vivant,  avoit  tenu  cette  dame 
Catherine  de   Ruet,  qui  aussi  avoit  été  mariée  à  un 
chevalier  d'Angleterre,  le  chevalier  vivant  et  mort, 
toujours  le  duc  Jean   de  Lancastre  avoit  aimé  et 
tenu  cette  dame  Catherine,  de  laquelle  il  eut  trois 
enfants,  deux  fils  et   une  fille,    dont  on   nommoit 
l'aîné  Jean,  et  autrement  messire  Beauibit  de  Lan- 
castre, et  moult  l'aimoitle  duc;  et  l'autre  eut  nom 
Thomas  et  le  tint  le  duc  son  pèi'e  à  l'école  à  Asque- 
Sou-Fort  (Oxford)  et   en    fit   un  grand   juriste  et 
legistc;et  fut  ce  clerc  depuis  évéque  de  Lincoln, qui 
est  la  plus  noble  et  mieux  revenant  en  grand  profit 
d'argent  de  toute   Angleterre.  Et  pour  l'amour  de 
ses  enfants,  ce  duc  deLaneastre  épousa  leur  mère 
madame  Catherine   de  Ruet,    dont  on   fut   moult, 
émerveillé  en  France  et  en  Angleterre,  car  elle  ëtoit 
de  basse  lignée  au  regard   dea  autres  deux  dames 
la  duchesse   Blanche  et  la  duchesse  Constance,  que 

(1)  Sou  vrai  nom  ctoU  Catheriue  de  Swynfordc.  Votet  Watsingham  à 
l'aimée  îfyG.  J.  A.  B. 

(2)  Pierre  te  Cruel.  J.  A.  B. 


&i8  LES  CHRONIQUES  (iog*) 

le  duc  en  devant  avoil  eues  par  mariage.  Et  quand 
Ja  connaissance  de  ce  mariage  de  Catherine  de  lineî 
en  lut  venue  aux  hautes  dames  d'Angleterre,  telles 
(iue  à  la  duchesse  de  Glocestre, à  la  comtesse  Derby, 
à  la  comtesse  d'Arundel  et  aux  autres  dames  des- 
cendants du saîjg royal d' Angleterre)  si  lurent  moult 
émerveillées  et  tinrent  ce  l'ait  à  grand  blâme;  et  di- 
rent ainsi;  que  ce  duc  de  Lancastre  s'éloit  trop 
forfait  et  vitupéré  quand  il  avoit  épousé  sa  concu- 
bine, et  convenoit,  puisque  jusques  à  là  elleétoit 
venue,  que  elle  fut  seconde  en  honneurs  en  Angle- 
terre. »  Or  sera  la  reine  d'Angleterre  recueillie  vilu- 
péréusement.  »  Et  puis  disoient  •outre  :« Noos  lui 
lairrons  toute  seule  faire  les  honneurs.  JNons  ne 
irons  ni  viendrons  en  nulle  place  où  elle  soit,  car 
ce  nous  tournèrent  à  trop  grand  blâme,  que  une 
telle  duchesse,  qui  vient  de  basse  lignée  et  qui  a  été 
concubine  du  due  un  moult  long  temps,  en  ses 
mariages  et  hors  ses  mariages,  alloit  ni  passoit 
devant  nous.  Les  moeurs  nous  créveroient  de  deuil 
et  à  bonne  cause.  »  Et  cil  (celui)  et  celle  qui  le  plus 
en  pari  oient  c'était  le  duc  de  Glocestre  et  la  du- 
chesse sa  femme;  et  teuoient  le  dne  de  Lancastre  à 
fol  et  outre-cuidé,  quand  il  avoit  pris  par  mariage 
sa  concubine;  et  disoient  que  jà  ne  lui  feroient  hon- 
neur de  mariage  ni  de  nommer  dame  ni  serour 
(soeur).  Le  duc  d'York  s'en  passoit  assez,  briève- 
ment, car  il  étoit  le  plus  résident  de-lez  (près)  le  roi 
et  son  frère  de  Lancastre.  Le  duc  de  Glocestre 
étoit  d'une  autre  matière  et  ordonnance,  car  il  ne 
fa i soit  compte  de  nully  (personne),  quoique  ce  fût 


(i/Wp)  DE  .11,  A  \  FROISSART.  •'{<<> 

le  mains-né  (plus  jeune)  dé 'tous  les  frères,  mais  il 
iHoit  orgueilleux  et  présomptueux  de  manière,  et 
en  ce  s'inclinoit  sa  nature,  et  mal  concordante 
ions  les  consaux  <lu  roi,  si  ils  ne  tournoient  à 
son  gré! 

Cotte  Catherine  de  Rûet  demeura  tanl  qu'elle 
vesqui  (Vécut)  duchesse  <le  Lancastre,  et  fut  la  se- 
conde en  Angleterre  et  ailleurs  après  Ja  reine  d'An- 
gleterrej  et  fut  une  dame  <\u\  savoit  moult  <lo  toutes 
honneurs,  car  de  sa  jeunesse  et  de  tout  son  temps 
clic  y  a  voit  été  nourrie;  et  moult  aima  le  duc  de 
Lancastre  les  enfants  qu'il  eut  de  li  (elle) ;  et  bien 
leur  montra  à  mort  et  à  vie. 

Vous  sçavez  cl  il  est  ci-dessus  contenu  en  notre 
histoire^  comment  jugement  et  arrêi  de  parlement 
de  Paris  fut  rendu  sm-  messire  Pierre  de  Craon, 
lequel  fut  condamné  à  cent  mille  francs  envers  la 
reine  de  Naples  et  Je  Jérusalem,  duchesse  d'Anjou 
et  comtesse  de  Provence.  Quand  le  dit  messire 
Pierre  vit  qu'il  eut  cette  condamnation,  si  fut  toul 
ébahi,  car  il  lui  convenoit  tantôt  paver  les  cent 
mille  francs,  ou  demeurer  tout  coi  au  châtel  du 
Louvre  à  Paris  en  prison.  Si  fut  conseillé, et  le  con- 
seil lui  vint  décote  parle  moyen  du  duc  de  Bour- 
gogne etde  la  duchesse,  qu'il  fit  faire  uneprièn 
par  la  jeune  reine  d'Angleterre  h  la  reine  dé  Napl< 
dessus  dite,  qu'il  fut  relaxé  de  prison  quinze  joui  . 
tant  seulement  et  pût  alleret  i  enir  pai  mi  Pai  is,  poui 
prier  ses  amis  ci  payer  cette  finance,  ou  qu'ils  de- 
meurassent houstagiers  (otages)  pour  lui  et  il  s'en 
pût  aller  en  Bretagne  et  tanl  faire  que  rapporter 


3->.u  LES  CHRONIQUES  (,-(,0) 

on  deniers  tous  appareilles  la  somme  des  florins  en 
■quoi  il  étoit  jugé.  A  la  prière  de  la  jeune  reine 
d'Angleterre  la  reine  de  Naples  descendit,  parmi 
tant  que  messire  Pierre  de  Craon  tous  les  soirs 
<levoit  aller  et  retourner  dormir  au  châtel  du 
Louvre.  Messire  Pierre  de  Craon  pria  mollit  de 
ceux  de  son  sang,  mais  il  ne  trouva  nulliiy  (per- 
.sonne)cjui  voulsist  demeurer  pour  lui,  car  la  somme 
étoit  trop  grosse.  Au  chef  de  quinze  jours  il  le  con- 
nut tout  coi  demeurer  en  prison  et  avoir  ce  dan- 
ger, et  attendre  l'aventure.  Et  étoit  moult  près  gardé 
de  nuit  et  de  jour,  elles  gardes  à  ses  coustaiges 
(frais). 

Nous  parlerons  un  petit  de  Pemprisc  et  chevau- 
chée que  le  comte  de  JNevcrs  et  les  seigneurs  de 
France  firent  en  cet  été  en  Hongrie  et  puis  retour- 
nerons à  l'allée  de  Frise,  où  le  comte  de  Hainaut  et 
le  comte  d'Qstrevant  furent. 

Quand  le  comte  de  Nevers  et  ses  roules  (troupes) 
où  moult  avoit  de  vaillants"  hommes  de  France  et 
d'autres  pays,  furent  venus  en  Hongrie,  ils  trouvè- 
rent le  roi  de  Hongrie  en  une  cité  grande  et  bonne 
que  on  nomme  Boude  (Bude),  lequel  roi  fit  à  tous  les 
seigneurs  une  bonne  recueiilolte  (accueil)  ;  et  bien 
le  devoit  faire,  car  ils  étoient  de  loin  venus  voir  et 
querre  les  armes.  L'intention  du  roi  de  Hongrie 
étoit  telle;  que  avant  que  il  et  ses  gens  ni  ces  sei- 
gneurs de  France  se  missent  sur  les  champs,  il  au- 
roit  certaines  nouvelles  de  l'Amoralh-baquin  (",  car 

(l)  Pajazrl  fïis  de  Mourat.  J.  A.  B. 


g  1,596)  DE  JEAN  FROISSART.  3a  1 

le  dit  Amoralli  lui  avoit  mandé  dès  le  mois  de  fé- 
vrier qu'il  fût  tout  conforté  et  qu'il  scroit  à  puis- 
sauce  en  Hongrie  avant  l'issue  du  mois  de  mai  et  le 
viendroit  combattre,  et  passeroit  la  Dunoe  ^  dont 
on  avoit  grand' merveille  comment  ce  se  pourroit 
faire.  Et  disoient  plusieurs:  «  Il  n'est  rien  qu'on  ne 
fasse.  L'Amoralh-baquin  est  un  moult  vaillant 
homme  et  de  grand'  emprise  et  qui  désire  moult  les 
armes  à  ce  qu'il  montre  ;  et  puisqu'il  l'a  dit  il  le  fera. 
Et  si  il  ne  le  fait  et  passe  la  Dunoe  au  lez  (côté)  de 
deçà  nous  le  devrions  passer  outre  au  lez  (coté)  de 
delà  et  entrer  en  la  Turquie  à  puissance;  car  le  roi 
de  Hongrie, parmi  les  étrangers, fera  bien  cent  mille 
hommes,  et  tel  nombre  de  vaillants  gens  sont  bien 
pour  conquérir  toute  la  Turquie  et  pour  aller  jus- 
ques  en  l'empire  de  Perse;  car  si  nous  pouvons 
avoir  une  journée  de  victoire  sur  l'Amorath-baquin, 
nous  viendrons  au-dessus  de  notre  emprise  et  con- 
querrons Syrie  et  la  sainte  terre  de  Jérusalem  et  la 
délivrerons  des  mains  du  Soudan  et  des  ennemis  de 
Dieu;  car  à  l'été  qui  retournera,  les  rois  de  France 
et  d'Angleterre  qui  se  conjoignent  ensemble  par 
mariage  mettront  sus  grand  nombre  de  gens  d'armes 
et  d'archers  et  trouveront  les  passages  ouverts  et 
appareillés  pour  eux  recevoir;  et  rien  ne  demeurera 
devant  nous  que  tout  ne  soit  conquis  et  mis  en  no- 
tre obéissance  quand  nous  serons  tous  ensemble.  » 


(2)  Le  Dacube  appe'é  dans  le  p.ijs  Don  m.  Ce  u'est  pas  Fro>s*ail  qui 
aretieio.s  estropie  lt  îi'nn.cc  si  n!  cei  x  rui.  Tout  apj  elé  il.nuk  d'après 
le  lai  n.  j.  A.  B. 

FROISSART.   T.    XIII.  2  l 


39.2  LES  CI1ROMQÏIES  (,39G) 

Ainsi  Jevisoient  les  François  qui  étoient  au  royaume 
de  Hongrie. 

Quand  le  mois  de  mai  fut  venu,  on  espérait  ouïr 
nouvelles  de  l'Amorath-baquin.  Et  envoya  le  roi  de 
Hongrie  de  ses  gens  sur  les  passages  de  la  rivière  de 
la  Dunoe  (Danube)  ;  et  lit  un  très  grand  mandement 
partout  son  royaume,  et  mit  la  greigneur  (majeure) 
partie  de  sa  puissance  ensemble;  et  vinrent  les  sei- 
gneurs de  Rhodes  moult  étofïement.  Tout  le  mois 
de  mai  on  attendit  la  venue  des  Sarrasins,  mais  on 
n'en  eut  nulles  nouvelles;  et  fit  le  roi  de  Hongrie 
chevaucher  aucuns  Hongres  qui  étoient  coutu- 
miers  d'armes  et  connoissoient  le  pays  de  outre  la 
Dunoe  (Danube),  pour  savoir  s'ils  orroient  nouvelles 
aucunes  de  l'Amorath-baquin.  Quand  ceux  qui 
envoyés  furent  en  cette  soumission  eurent  cherché 
moult  de  pays,  ils  ne  trouvoient  à  qui  parler;  ni  il 
n'étoit  nouvelles  de  l'Amorath-baquin,  ni  de  ses 
gens;  et  étoient  encore  par  delà  le  bras  Saint 
George  en  la  marche  d'Alexandrie,  de  Damas,  et 
d'Antioche.  Si  retournèrent  en  Hongrie  devers  le 
roi  et  les  seigneurs.,  et  rapportèrent  ces  nouvelles. 
Quand  le  roi  de  Hongrie  ouït  ainsi  ses  gens  parler, 
si  appela  son  conseil  et  les  seigneurs  de  France  qui 
là  étoient  et  qui  faire  armes  désiroient  pour  savoir 
comment  il  se  maintiendrait  en  cette  besogne;  et 
remontra  le  dit  roi  comment  aucuns  apperts  hom- 
mes d'armes  avoient  chevauché  sur  la  frontière  de  la 
Turquie.  Mais  il  n'étoit  nul  apparent  que  l'Amo- 
rath-baquin vînt  avant,  si  comme  il  l'avoit  mandé 
notablement, qu'il  serait  dedans  la  mi-mai  à  puis- 


(i.Vi)  DE  JFAN  FROISSART.  3a 3 

sauce  outre  la  mer  et  viendroit  combattre  le  roi  de 
Hongrie  en  son  pays,  desquelles  choses  le  dit  roi 
vouloit  avoir  et  demandoit  conseil.  Et  par  spécial  il 
s'adressa  aux  barons  de  France.  Eux  conseillés  ils 
répondirent,  et  le  sire  de  Coucy  pour  tous,  que  là, 
au  cas  que  l'Amorath-baquin  ne  traioit  (venoit)  pas 
avant  et  qu'il  étoit  demeuré  en  bourde  (tromperie) 
et  en  mensonge,  on  ne  demeurât  (différât)  pas 
pour  ce  à  voyager  et  à  faire  armes, puisqu'ils  étoient 
là  venus  pour  les  faire;  et  que  tous  les  François,  les 
Allemands  et  les  étrangers  en  avoient  grand  désir; 
et  si  ils  le  montroient  de  fait  et  de  volonté  à  trouver 
les  Turcs  et  le  dit  Amoratli,  tant  leur  seroit  l'hon- 
neur plus  grande. 

La  parole  du  seigneur  de  Coucy  fut  acceptée  de 
tous  les  barons  de  France  qui  là  étoient,  et  aussi 
fut  l'opinion  des  Allemands  et  des  Behaignois  (Bo- 
hémiens) et  de  tous  les  étrangers,  pour  employer 
leur  saison. 

Adonc  fut  ordonné,  de  par  le  roi  de  Hongrie  et 
ses  maréchaux,  que  chacun  s'ordonnât  et  appareil- 
lât selon  lui,  et  que  dedans  tel  jour  qui  fut  nommé, 
ce  fut  aux  octaves  de  la  Saint  Jean  Baptiste,  on  se 
partirent  et  se  mettroit  au  chemin  pour  aller  sur  la 
Turquie.  Ainsi  qu'il  fut  dit,  il  fut  fait.  Donc  vissiez 
vous  gensethommes  d'offices  appareillés  d'entendre 
à  ce  qu'il  convenoit  à  leurs  maîtres  et  de  appointer 
tellement  que  point  de  faute  n'y  eût.  Ces  seigneurs 
de  France  qui  vouloient  ontre-passer,  pour  ère  fri- 
quement  (lestement)  et  richement  ordonnés,  firent 
entendre  à  leurs  harnois  et  à  leurs  armures  et  n'é- 


21 


3'j4  les  CHRONIQUES  <,:,«.<> 

pargnoientor  ni  argent  pour  mettre  en  ouvrage  au- 
tour d'eux.  Moult  lut  l'état  grand  et  bel  quand  ce 
vint  au  départir  de  Bude,  la  souveraine  cité  de 
Hongrie,  et  se  mirent  tous  sur  les  champs.  Le  con- 
nétable de  Hongrie  eut  l'avant  garde_,et  grand  nom- 
bre de  Hongres  et  d'Allemands  en  sa  compagnie, 
pourtant  qu'il  connoissoit  le  pays  et  les  passages. 
Après  lui  chevauchoient  et  cheniinoient  les  Fran- 
çois, le  connétable  de  France,  messire  Philippe 
d'Artois,  le  comte  de  la  Marche,  le  sire  de  Coucy, 
messire  Henry  et  messire  Philippe  de  Bar,  et  plu- 
sieurs autres.  En  la  compagnie  du  roi,  et  de-lez 
(près)  lui  le  plus  du  temps  chevauchoient  les  plus 
grands  de  son  pays,  c'étoit  raison.  Et  aussi  d'un 
coté  lui  Jean  de  BounK>2[ne.  Et  devisoient  souvent 
ensemble.  Bien  se  trouvoient  sur  les  champs  soixante 
mille  hommes  à  chevaux.  Peu  y  en  avoit  de  pied 
si  ce  n'étoieut  poursuivants.  La  compagnie  des 
chrétiens  étoit  noble,  belle  et  bien  ordonnée.  Entre 
ces  Hongres  avoit  grand  nombre  d'arbalétriers  à 
chevaux.  Tant  chevauchèrent  ces  osts  qu'ils  vinrent 
sur  la  rivière  de  la  Dunoe,  et  la  passèrent  tous  à 
barges,  à  nefs  et  à  pontons  qui  à  ce  avoient  été  or- 
donnés un  grand  temps  pour  le  passage,  et  mirent 
plus  de  huit  jours  avant  qu'ils  fussent  tous  outre; 
et  à  la  mesure  qu'ils  passèrent  ils  se  logèrent, et  tous 
attendoient  l'un  l'autre.  Vous  devez  sçavoirque  la 
rivière  de  la  Dunoe  départ  les  royaumes  et  sei- 
gneuries de  Hongrie  et  de  la  Turquie  (,). 

(i)  Les  Turcs  éîoicnt  di-jà  canfoQoés  tLus  la  Bu'gar.'e.  J.  A  B. 


C 1 5g6)  DE  J  E  A  N  F  ROI  SS  A  RT .  3  2  5 

Quand  les  chrétiens  furent  tous  oulre  et  que  rien 
ne  demeura  derrière,  et  ils  se  trouvèrent  sur  les 
frontières  de  la  Turquie,  si  furent  tous  réjouis,  car 
ils  désiroienl  trop  grandement  à  faire  armes.  Et 
curent  conseil  et  avis  qu'ils  viendraient  mettre  le 
siège  devant  une  cité  en  Turquie  qui  s'appelle  la 
Comète  (,).  Ainsi  qu'ils  l'ordonnèrent  ils  le  firent, 
et  l'assiégèrent  à  l'environ.  Bien  se  pouvoit  faire 
car  elle  sied  au  plain  du  pays;  et  court  une  rivière 
au  dehors  portant  navire  laquelle  on  appelle 
Mète  '"  et  vient  à  mont  de  la  Turquie  et  s'en  va 
férir  assez  près  de  la  mer  en  la  Dunoe.  Cette  eau  de 
la  Dunoc  (Danube)  est  maie  ment  grosse  rivière  et  a 
bien  quatre  cents  lieues  de  cours,  depuis  qu'elle 
commence  avant  qu'elle  rentre  en  la  mer.  Et  seroit 
la  Dunoe  la  plus  profitable  rivière  du  monde  poul- 
ie royaume  de  Hongrie  et  pour  les  pays  voisins  si 
la  navire  qu'elle  porte  pouvoit  entrer  et  issir  en  la 
mer,  mais  non  peut;  car  droità l'entrée  et  à  l'embou- 
chure de  la  mer,  il  y  a  en  la  rivière  de  la  Dunoe  une 
montagne  qui  fend  l'eau  en  deux  moitiés  et  rend  si 


(i)  Te  iip  p  iiï trouver  cette  ville  >-ur  Icî'c  ries. Suivant  J.  deTliwrocs, 
apiès  avoir  patsé  le  Djnube  daus  Hacie  (Servi." ,  '■'armé't  de  Sigismond  la 
s'avança  vers  la  Bulgarie  et  assiégea  les  villes  d'Oriszo  et  deWidin, 
eu  dévastant  lou'  le  pays  environnant.  «  Ad  iile'mim,  dit-il.  cà  'psius 
nnui  ajî.atc,  evrra  vite*  suis  f'rucus  dulrirres  cultoribus  reddeb^nt  , 
crùi  fesîuni  videlicet  sancti  Micbaelia  ArcjiaUgdi,  iu  carrpo  cnsln  ma- 
j oris  Nicopoli;,  sua  castra  fîxit.  » 

L'auteur  du  Livre  des.  i'jits  du  maie  bal  de  Boucfcaut  nomme  ces 
deux  places  B.iudins  el  Rico  dans  lesquels  on  rteonnoit  a^sr/,  bien  NV'i- 
din  et  Ruchowa,  appelée  aussi  Orchcwa.  J.  A.  B. 

('j)Ceuom  m'est  aussi  incoiiuu  que  le  premier,  Hislyit  nés  .soiisà 
cotnpulcer les  ouvr  g  *  les  plus  cUuiliOs.  J.  A.  B. 


3^G  LES  CHRONIQUES  (i396) 

grand  bruit  que  on  l'ot  (entend)  bien  de  sept  gran- 
des lieues  loin  bruire.  Pour  ce  ne  l'ose  nulle  navire 
approcher  (l). 

Sur  cette  rivière  de  Mète,  tout  contremont  et 
centrerai  ainsi  comme  elle  court,  y  a  belles  prairies 
dont  le  pays  est  aisé  et  servi  ;  et  d'autre  part  grands 
vignobles  qui  font  par  saisons  bons  vins  ;  et  les  ven- 
dangent les  Turcs;  et  mettent,  quand  ils  sont  ven- 
dangés en  cuirs  de  chèvres; et  les  vendent  aux  chré- 
tiens, car  selon  leur  loi  ils  n'en  peuvent  ni  osent 
nuls  boire,  là  où  on  le  sache;  et  leur  est  défendu 
surla  vie  (2).  Mais  ils  mangent  bien  les  raisins;  et 
ont  moult  de  bons  fruits  et  d'épices  dont  ils  font 
spéciaulx  breuvages,  et  usent  à  boire  entre  eux 
grand' foison  de  lait  de  chèvres  pour  le  chaud  temps 
qui  les  rafraîchit  et  refroide.  Le  roi  de  Hongrie  et 
tout  l'ost  se  logèrent  devant  cette  cité  et  tout  à  leur 
aise  car  nul  ne  leur  leva  le  siège,  ni  nul  en  l'ost  n'é- 
toit  en  doute  de  l'Amoralh-baquin,  ni  de  personne 
de  par  lui. 

Quand  ils  vinrent  devant  la  cité  ils  trouvèrent 
tous  fruits  mûrs  qui  leur  firent]  grand'douceut.  A 
cette  cité  de  La  Comète  on  fit  plusieurs  assauts;  et 
bien  se  gardoient  et  défendoient  ceux  qui  dedans 
étoient;  et  espéroient  tous  les  jours  être  confortés, 
et  que  l'Amorath-baquin  leur  sire  dût  venir  et  lever 
le  siège  à  puissance.  Mais  non  fit;  dont  la  cité,  par 
force  de  siège  et  d'assaut,  fut  prise  et  détruite;  et  y 


(i)  Les  cascades  du  Danube  sont  du  côte  de  Belgrade  et  non  pas  à  son 
embouchure, et  elles  >ont  loin  d'être  insurmontable?.  J.  A.  B 

(■2)  Nous  ne  nous  arrêt-  n*  ras  à  relever  des  choies  sçues  aujourd'hui  da 
tout  le  monde.  J.  A.  B. 


(i3c)G)  DE  JEAN  FROISSART.  3a; 

eut  grand'  occision  de  hommes,  de  femmes  et  d'en- 
fants, et  n'en  avoient  les  chrétiens  qui  dedans  en- 
trèrent nulle  pitié.  Quand  La  Comète  fut  prise  ainsi 
que  je  vous  dis,  le  roi  de  Hongrie  et  son  ostse  logè- 
rent et  entrèrent  plus  à  mont  en  la  Turquie  pour 
venir  devant  une  cité  grand'  et  forte  durement  qui 
s'appelle  INicopoli;  mais  avant  qu'ils  y  parvinssent  ils 
trouvèrent  eu  leur  chemin  la  ville  de  la  Quaire  (,), 
et  là  s'arrêtèrent  ;ety  furent  quinze  jours  avant  qu'ils 
la  pussent  avoir.  Toutefois  finalement  ils  la  con- 
quirent par  assaut;  et  fut  toute  détruite  et  puis  pas- 
sèrent outre;  et  trouvèrent  une  autre  ville  et  fort 
châtel  que  on  dit  Brehappe  (î)  en  la  Turquie;  et  la 
gouverne  et  maintient  un  chevalier  Turc  qui  en 
tient  la  seigneurie;  et  pour  lors  que  les  chrétiens 
vinrent  devant  il  y  étoit  à  grands  gens  de  défense. 
Le  roi  de  Hongrie  se  logea  à  (avec)  tous  ses  Hongres 
à  une  lieue  près, pour  la  cause  de  cequ'ily  avoit  une 
rivière;  et  devant  Brehappe  n'en  y  a  point.  Les 
comtes  de  Nevers,  d'Eu,  de  la  Marche;  les  sires  de 
Coucy,  Boucicaut,  de  Saint  Py,  Regnault  de  Roye, 
Henry  de  Bar,  son  frère  Philippe  de  Bar  et  les 
François,  où  bien  avoit  mille  chevaliers  et  écuyers; 
et  jà  étoit  le  comte  de  Nevers  chevalier,  car  le  roi  de 
Hongrie  le  fit  chevalier  sitôt  qu'il  entra  en  la  Tur- 
quie et  leva  bannière;  et  ce  jour  qu'il  fut  fait  cheva- 
lier il  en  y  eut  faits  plus  de  trois  cents,  tous  ceux 
que  je  vous   nomme  et  leurs  routes  (troupes)  vin- 


i)  Je  ne  rteonnois  [îas  plus  cette  ville  que  l'autre.  J.A.B. 
(j)C«lieu  m'est  cgalemeut  iuc.ujiiu.  J.  A.  B. 


$à$  LES  CHRONIQUES  (Ô9G) 

rent  devant  Brehappe  el  l'assiégèrent  et  conquirent 
We  faitet  de  force  sur  le  terme  de  quatre  jours;  mais 
ils  n'eurent  pas  le  châtel  car  il  étoit  trop  fort,  le 
sire  de  Brehappe  sauva  moult  de  ses  gens  par  la 
force  du  châtel;  et  étoit  nommé,  ce  m'est  avis,  Cor- 
badas,  et  moult  vaillant  homme;  et  avoit  trois  frères; 
l'un  avoit  nom  Maladius,  le  second  Balachins  et  le 
tiers  Rulïin. 

Depuis  la  prise  de  Brehappe  furent  les  Chrétiens 
devant  le  châtel  sept  jours,  et  y  livrèrent  aucuns  as- 
sauts, mais  plus  y  perdirent  qu'ils  n'y  gagnèrent; 
car  les  quatre  frères,  tous  chevaliers  Turcs,  qui  de- 
dans éloient,  montroient  bien  à  la  défense  qu'ils 
étoient  vaillants  hommes.  Quand  les  seigneurs  de 
France  eurent  bien  imaginé  la  force  du  châtel  et 
l'ordonnance  de  ceux  de  dedans  comment  vaillam- 
ment ils  se  défendoient  quand  on  les  assailloit,  si 
virent  bien  qu'ils  perdoient  leur  peine;  et  se  délo- 
gèrent, car  ils  entendirent  que  le  roi  de  Hongrie 
vouloit  aller  mettre  le  siège  devant  la  cité  de  ]Nico- 
poli.  Ainsi  se  défit  le  siège  de  Brehappe;  et  demeu- 
rèrent pour  cette  saison  le  châtel  et  ceux  qui  dedans 
étoient  en  paix.  Mais  la  ville  fut  toute  arse;  et  se  re- 
trait(retira)  le  comte  de  Nevers  et  tous  les  seigneurs 
de  France  en  l'ost  du  roi  de  Hongrie  et  de  son  con- 
nétable et  de  ses  maréchaux  qui  s'ordonnoient  pour 
aller  devant  INicopoli. 

Quand  Corbadas  de  Brehappe  se  vit  dessiégé  des 
François,  si  fut  tout  réjoui,  et  dit:  «  Nous  n'avons 
plus  garde  pour  cette  saison;  si  ma  ville  est  arse  et 
exillée  (détruite)  elle  se  recouvrera  ;  mais  d'une 


(i5gG)  DE  JEAN  FROISSART.  3'icj 

chose  ai  grand' merveille,  car  il  n'est  nulles  nouvelles 
fjiie  oyons  de  notre  sire  le  roi  Basaach  (Bajazet)  dit 
l'Amorath-baquin,  car  il  me  dit,  la  dernière  fois  que 
je  le  vis  et  parlai  à  lui  en  la  cité  de  Nicopoli  en  Tur- 
quie qu'il  seroit  ci  en  cette  contrée  dès  l'entrée  du 
mois  de  mai -et  avoit  intention,  et  sur  ce  il  étoit 
tout  fondé  et  ordonné,  de  passer  à  puissance  le  bras 
Saint  George  pour  venir  en  Hongrie  combattre  les 
chrétiensjel  ainsi  l'avoit-il  mandé  au  roideflongrie; 
tt  rien  il  n'en  a  fait  j  et  sur  ce  se  sont  les  Hongres 
fortifiés  et  ont  pour  le  présent  grand  confort  et  se- 
cours de  France  ;  et  ont  par  vaillance  passé  la  ri- 
vière delà  Dunoe  (Danube)  et  sont  entrés  en  la  Tur- 
quie; et  détruisent  et  détruiront  la  terre  de  l'Amo- 
rath-baquin, car  nul  ne  résistera  à  l'encontre  d'eux; 
ils  y  sont  trop  forts  entrés.  Et  tiens  sûrement  qu'ils 
iront  mettre  le  siège  devant  iSicopoli;  la  cité  est  forte 
assez  pour  lui  tenir  au  siège  un  grand  temps,  mais 
(pourvu)  qu'elle  soit  bien  défendue  et  gardée.  Nous 
sommes  nous  quatre  frères  chevaliers  et  du  lignage 
au  roi  Basaach  (Bajazet);si  devons,  et  sommes  tenus, 
d'entendre  à  ses  besognes; pourquoi,  nous  ordonne- 
rons par  la  manière  que  je  vous  dirai.  Moi,  et  Ma- 
ladius  mon  frère,  irons  en  la  cité  de  Nicopoli  pour 
la  aider  àgarder  etdéfendre;et  Balachins  demeurera 
ci  pour  garder  et  soigner  du  châtel  de  Brehappe;  etr 
je  ordonne  Ruffin  mon  quart  frère  à  chevaucher 
outre  et  à  passer  le  bras  Saint  George  et  tant  faire 
et  exploiter  qu'il  trouve  l'Amorath-baquin  et  lui 
recorde  véritablement  tout  ce  que  il  aura  vu  et 
laissé  derrière,  et  lui  dise  par  telle  manière  que  l'A- 


33o  LES  CI-IRONIQUES  ftSgS) 

morath-baquin  l'entende  et  s'y  incline  pour  son 
honneur  et  pour  garder  et  défendre  son  héritage  ;  et 
vienne  si  fort  que  pour  résister  à  l'encontre  des 
chrétiens,  et  rompre  et  briser  leur  emprise  et  leur 
puissance;  autrement  il  reperdra  le  royaume  d'Ar- 
ménie qu'il  a  conquis,  et  tout  son  pays  aussi;  car  à 
ce  qu'on  peut  sentir  et  imaginer,  le  roi  de  Hongrie 
et  les  chrétiens  sont  escueillis  (réunis)  à  faire  un 
grand  fait.  » 

A  la  parole  et  promotion  de  leur  frère  obéirent 
tous  les  trois  Turcs  et  dirent  bien  que  sa  parole  se- 
roit  crue  et  faite.  Si  s'ordonnèrent  sur  ce  parti,  et 
le  siège  fut  mis  à  grand'  puissance  et  par  bonne  or- 
donnance devant  la  cité  de  Nicopoli;  et  étoient  les 
chrétiens  bien  cent  mille  hommes. 

Ainsi  se  fit  le  siège  en  cette  saison  du  roi  de 
Hongrie  et  des  chrétiens  devant  la  cité  de  INicopoli 
en  Turquie;  et  Coibadas  de  Brehappe,et  Maladius 
son  frère,  se  vinrent  bouter  dedans;  dont  ceux  de  la 
cité  furent  tous  réjouis.  Balachïns  demeura  en  Bre- 
happe  pour  garder  le  châtel;  et  Ruffin,  quand  il 
sçut  que  heure  fut,  il  se  mit  au  chemin  et  éloigna 
de  nuit  l'ost  des  chrétiens,  car  bien  connoissoit  le 
pays>  et  prit  le  chemin  du  Bras  Saint  George  pour 
là  passer  outre  et  pour  ouïr  et  avoir  nouvelles  de 
l'Amorath  baquin. 

Bien  est  vérité  que  le  roi  Basaach  (Bajazet)  étoit 
au  Caire  avecques  le  Soudan  de  Babylonc  pour  avoir 
gens,  et  là  le  trouva  le  Turc  dessus  nommé.  Quand 
Je  roi  Basaach  le  vit,  si  fut  tout  émerveillé;  et  pensa 
tantôt  qu'il  y  avoit  grandes  nouvelles  en  Turquie- 


(\5ç)0)  DE  JEAN  FROISSART.  35 1 

Si  l'appela, puis  lui  demanda  comment  on  seportot 
en  Turquie.  «  Monseigneur,  répondit-il ,  on  tous  y 
désire  moult  à  voir  et  avoir,  car  le  roi  de  Hongrie 
à  (avec)  puissance  a  passé  la  Dunoe  (Danube)  et 
est  entré  en  Turquie,  et  y  ont  fait  ses  gens  moult 
de  desrois  (désordres),  et  ars  et  assailli  cinq  ou  six. 
villes  fermées  des  vôtres,  et  quand  je  me  départis 
de  Breliappeils  tiroient  tous  à  aller  devant  INicopo- 
li.  Corbadas  mon  frère  et  Maladius  s'y  sont  boutés 
atout  (avec)  gens  d'armes  pour  l'aider  à  défendre 
et  garder;  et  sacbez  qu'en  la  route  (troupe)  et  com- 
pagnie du  roi  de  Hongrie '"a  plus  belles  gens  et  les 
mieux  armés  et  à  point  qui  leur  sont  venus  et  issus 
de  France  que  on  puisse  voir;  si  vous  convient  en- 
tendre à  ce;  et  émouvoir  votre  ost,  et  semondre 
(convoquer)  vos  amis  et  gens  et  retourner  en  Tur- 
quie mettre  vos  ennemis  les  Cl) rétiens  outre  la  Du- 
noe par  puissance;car,si  grand'puissance  nele  fait, 
vous  n'en  viendrez  point  à  cbef.  » —  «  Quel  nombre 
de  gens  sont-ils,  demanda  l'Amoratb-baquin»  —  «Ils 
sont  plus  de  cent  mille,  répondit  le  Turc,  etla  plus 
belle  gent  du  monde,  les  mieux  armés  et  tous  à 
cbeval.  » 

A  ces  paroles  ne  répondit  pas  l'Amoratli-baquin, 
mais  entra  en  la  cbambredu  Soudan  et  laissa  le  Turc 
qui  ces  nouvelles  avoit  apportées  entre  ses  gens,  et 
recorda  toute  l'affaire  et  ordonnance, ainsi  comme  il 
étoit  informé  de  son  chevalier,  au  Soudan.  Donc  dit 
le  Soudan:  «  Il  y  convient  pourvoir;  vous  aurez 
gens  assez  pour  résister  à  l'encontre  d'eux,  car  il 
nous  faut  défendre  notre  loi  et  héritage.  » — «  C'est 


332  LES  CHRONIQUES  (T5f)t5) 

voire(vrai), répondit l'Amorath-baquin;  or  sont  mes 
désirs  venus,  car  je  ne  désiroïs  autre  chose  fors  que 
je  pusse  le  roi  de  Hongrie  et  sa  puissance  tenir 
outre  la  Dunoe  et  au  royaume  de  Turquie.  A  ce 
premier  je  les  lairrai  un  peu  convenir,  mais  en  la 
fin  ils  paieront  leur  écot;  et  de  tout  ce  j'ai  été  signi- 
fié, plus  a  de  quatre  mois  par  mon  grand  ami  le  sei- 
gneur de  Milan,  lequel  m'envoya  ostours  (autours), 
gerfaus  (,)  et  faucons-,  douze,  les  plus  beaux  et  meil- 
leurs que  je  visse  oncques.  Avec  ces  présents  il  m'es- 
cripsi  (écrivit)  par  nom  et  par  surnom  tous  les  chefs 
des  barons  de  France  qui  me  dévoient  venir  voir 
et  faire  guerre,  et  dénomma  les  seigneurs  dessus 
écrits  par  leurs  noms  et  surnoms;  premièrement 
Jeande  Bourgogne,  fils  aîné  du  duc  de  Bourgogne; 
après,  Philippe  d'Artois,  comte  d'Eu  et  connétable 
de  France;  Jean  de  Bourbon,  comte  de  la  Marche; 
Henry  et  Philippe  de  Bar,  cousins  prochains  au  roi 
deFrance;  Enguerrant,  seigneur  deCoucy  et  comte 
de  Soissons;  Boucicant,  l'aîné  maréchal  de  France, 
Guy  delà  Trimouille, seigneur  de  Sully;  Jean  de 
Tiennes,  amiral  de  mer  pour  le  roi  de  France,*  et 
contenoient  les  lettres  ainsi,  que  si  j'avois  ceux  que 
je  nomme  en  mon  dangier  (pouvoir),  ils  me  vau- 
droient  un  million  de  florins.  Avec  tout  ce  ils  y 
doivent  être  en  leur  compagnie  du  royaume  de 
France  ou  des  tenures  de  France  plus  de  cent  cheva- 
liers, tous  vaillants  hommes;  et  m'écrit  bien  le  sire 
de  Milan,  que  si  nous  avons  la  bataille,  ainsi  que 

(i)  Sorte  d'oiseaux  tle  jn'o'.c.  J.  A.  1'. 


(.5<j6)  DE   JEAN   FROISSAIIT.  333 

nous  aurons,  nous  n'y  pouvons  faillir,  car  je  leur 
irai  au-devant  à  puissance, que  j'aie  art,  avis  et  très 
bonne  ordonnance  pour  eux  combattre,  car  ce  sont 
gens  de  si  grand  fait  et  tant  vaillants  aux  armes  que 
point  ne  luiront  tous  les  moindres  pour  mourir-  et 
sont  issus,  ce  m'a  écrit  le  sire  de  Milan,  de  leur  na- 
tion par  vaillance  et  pour  trouver  les  armes;  et  de 
tout  ce  faire  je  leur  sçais  bon  gré;  et  acomplirai  leur 
désir  dedans  trois  mois,  si  avant  que  par  raison  ils 
en  auront  assez.  » 

A  considérer  les  paroles  dessus  dites  comment 
l'Amorath-baquin  parloit  et  devisoit  de  messireGa- 
léas,  comte  de  Vertus  et  duc  de  Milan,  on  se  peut 
et  doit  émerveiller,  car  on  le  tenoit  pour  chrétien 
et  homme  baptisé  et  régénéré  à  notre  foi,  et  il  a  voit 
quis  et  quéroit  amour  et  alliance  à  un  roi  mécréant 
et  hors  de  notre  loi,  et  lui  envoyoit  tous  les  ans 
dons  et  présents  de  chiens  et  d'oiseaux  ou  de  draps 
de  fines  toiles  de  Pvheims  qui  sont  moult  plaisants 
aux  payens  et  Sarrasins,  car  ils  n'en  ont  nuls  si  ils  ne 
viennent  de  nos  parties;  et  l'Amorath  lui  renvoyoit 
autres  dons  et  riches  présents  de  draps  d'or  et  de 
pierres  précieuses;  dont  ils  ont  gr.and' largesse  entre 
eux  et  nous  les  avons  à  danger  (peine)  si  ce  n'est  par 
le  moyen  des  marchands  Vénitiens,  Gennevois  (Gé- 
nois) et  Italiens  qui  les  vont  quérir  entre  eux.  Mais 
pour  ces  jours, ce  comte  de  Vertus  et  duc  de  Milan  et 
messireGaléas  son  père, régnèrent  comme  tyrans  et 
obtinrent  leurs  seigneuries.  Et  merveille  est  à  pen- 
ser de  leur  fait  et  comment  premièrement  ils  entrè- 
rent en  la  seigneurie  de  Milan. 


33  j  LES  CHRONIQUES  fiSgS) 

Ils  furent  trois  frères  messire  Mauffez,  mcssire 
Galéas  et  messire  Barnabe  (l'  Ces  trois  frères  eu- 
rent un  oncle, lequel  fut  archevêque  de  Milan  (a).  Et 
advint  que  quand  Charles  de  Luxembourg,  roi  de 
Bohême  et  d'Allemagne  et  empereur  de  Rome  qui 
régna  après  le  roi  Louis  de  Bavière  lequel  obtint  en 
son  vivant  l'empire  à  force ,  car  il  ne  fut  oneques 
accepté  empereur  de  l'église  ™,  mais  excommunié 
du  pape  Innocent  qui  pour  ce  temps  régnoit;  car  ce 
Louis  de  Bavière  alla  à  Rome  et  se  fit  courronner  à 
empereur  par  un  pape  et  douze  cardinaux  qu'il  lit, 
et  sitôt  qu'il  fut  couronné  par  ses  Allemands,  pour 
eux  payer  leurs  souldées  (soldes),  car  il  leur  devoit 
grand'  foison, il  fit  courir  Rome  et  toute  piller  et  dé- 
rober; ce  fut  le  guerredon  (récompense)  que  les  Ro- 
mains eurent  de  sa  recueillette,  pourquoi  il  mourut 
excommunié,  et  en  cette  sentence.  Le  pape  et  les 
cardinaux  que  fait  avoit,sans  contrainte  vinrent  de- 
puis en  Avignon,  et  se  mirent  en  la  merci  du  pape 
Innocent  qui  régna  devantUrbain  cinquième,  et  se 
firent  absoudre  de  leur  erreur.  A  revenir  au  propos 
dont  je  parlois  maintenant  pour  les  seigneurs  de 
Milan,  je  le  vous  dirai. 

Cil  (cet)  archevêque  de  Milan  leur  oncle  reçut  le 
roi  Charles  de  Bohême  en  la  cité  de  Milan  moult 
aulhentiquement,  quand  il  eut  fait  son  fait  devant 


(i)  Mathieu  II  et  non  MauflV/..  Galéas  II  et  Bernabo  étoient  fils  d'E- 
tienne Viscouti.  J.  A.  B. 

(2)  Jean  Visconti.  J.  A.B. 

[1)  Ou  coimoîtles  empiétements  de  la  cour  de  Rome  sur  l'empire. 
J.A.  B. 


t 


{Ô96)  DE  JEA.N  FROISSART.  335 

Aix-La-Chapelle  et  sis  (resté)  quarante  jours  ainsi 
comme  usage  est;  et  pour  Ja  belle  recueillelle  et  grande 
que  il  lit  à  l'empereur  Charles,  et  pour  cent  mille 
ducats  qu'il  luiprcta, il  le  constitua  à  Milan  vicomte, 
et  ses  neveux  après  lui, et  à  tenir  la  terre  et  seigneu- 
rie de  Milan  jusques  à  sa  volonté,  et  que  tout  à  une 
fois  il  lui  auroit  rendu  les  cent  mille  ducats.  Cet 
archevêque  mourut;  messire  MaufFcz(Malhieu)son 
neveu,  par  l'accord  de  l'empereur  et  pour  l'amour 
de  son  oncle  l'archevêque  de  Milan,  fut  reçu  en  la 
seigneurie  de  Milan  à  vicomte.  Ses  deux  frères  qui 
pour  lors  n'étoient  pas  bien  riches,  Galéas  et  Bar- 
nabo,  eurent  conseil  entre  eux  qu'ils  régneroient  et 
tiendroient  les  terres  de  Lombardie,  et  se  conjoin- 
droientpar  mariages  à  si  grands  seigneurs  que  on  ne 
les  oseroit  ni  pourroit  courroucer.  Et  firent  mourir 
messire  Maufï'ez  (Mathieu)  leur  frère  par  venin  ou 
autrement (l).  Quand  il  fut  mort  ils  régnèrent  de 
puissance  et  de  sens;  et  furent  tout  leur  vivant  trop 
bien  d'accord; et  départirent  les  cites  de  Lombardie. 
Messire  Galéas  en  eut  dix  pour  ce  que  c'étoit  l'aîné 
fils,  et  messire  Barnabo  neuf; et  Milan  étoit  gouver- 
née un  anparl'un  et  un  an  l'autre.  Et  pourdemeurer 
en  leurs  seigneuries  et  avoir  grand' quantité  de 
finance  ils  mirent  susimpositions, subsides,  gabelles 
et  moult  de  maies  coutumes  pour  extorquer  grand' 
foison  d'or  et  d'argent  et  pour  régner  en  grand' 
puissance- Et  faisoient  garder  leurs  cités  et  villes, de 


(i)La  débauche  qui   avoit  détruit  la  sanlé   de  Mnlliim  dispensa  sans 
doute.ses  fières  de  recourir  a  PempcÂsonuenieut  si  ui-ité  ajors.  J.  A.  L». 


33G  LES  CHRONIQUES  (Î3g6) 

jour  et  de  nuit,  de  soudojers  étrangers  Allemands, 
François,  Bretons,  Anglois  et  de  toutes  nations,  ré- 
servé Lombards,  car  en  sentence  de  Lombard  ils 
n'a  voient  nulle  fiancera  la  fin  que  nulle  rébellion  ne 
s'élevât  ni  mît  contre  eux  ;  et  étoient  ces  soudoyers 
payés  de  mois  en  mois;  et  se  firent  tant  douter  et 
craindre  du  peuple  que  nul  ne  les  osoit  courroucer, 
car  en  toutes  leurs  seigneuries, qui  se  voulsist  (vou- 
lût) lever  ni  aller  au  contraire  d'eux,  ils  en  preins- 
sent  (eussent  pris)  si  cruelle  vengeance  que  pour 
eux  détruire  et  tout  le  ii^naçe,  et  plusieurs  en  dé- 
truisirent  en  leur  temps  pour  exem plier  les  autres. 
INTi  en  toutes  les  cités,  châteaux  et  bonnes  villes  de 
messire  Galéas  et  Barnabo  nul  n'avoit  rien  si  ils  ne 
vouloient;  et  tailloient  un  riclie  homme  trois  ou 
quatre  fois  en  l'an;  et  disoient  que  Lombards  sont 
trop  orgueilleux  et  présomptueux  en  leurs  richesses 
et  ne  valent  rien,  si  ils  ne  sont  tenus  en  subjeclion; 
et  bien  les  y  tinrent,  car  nul  ne  les  osa  courroucer 
ni  contredire  à  chose  qu'ils  voulsissent  faire,  dire 
ni  commander;  et  se  marièrent  les  deux  frères  Ga- 
léas et  Barnabo,  grandement  et  hautement;  mais 
ils  achetèrent  leurs  femmes  de  l'avoir  de  leur  peu- 
ple. Messire  Galéas  eut  à  femme  Blanche,  la  sœur 
au  bon  comte  de  Savoye;  mais  avant  qu'il  l'é- 
pousât il  en  paya  au  comte  cerft  mille  ducats.  Mes- 
sire Barnabo  se  maria  en  Allemagne  (,)  à  la  sœur  du 
duc  de  Bresvich  (Brunsvrick\  et  n'en  paya  point 


(i)    A 'mon    comte  de  Savoie.  Elle  épou  a   Je^n  Galiiis  II  (Jui  mou- 
rut le  4  août  «37b.  J.  A.  B. 


;  ..,6;  DE  JEAN  FROISSART.  'M~ 

moins.  Ces  deux  frères  eurent  beaucoup  d'enfants 
et  les  marièrent  grandement  et  richement  pour 
avoir  plusieurs  fortes  alliances.  Messire  Galéas, 
eut  un  fils  qu'on  appela  Galéas;  si  entendit  que  le 
roi  Jean  de  France,  quand  il  fut  issu  hors  d'An- 
gleterre et  remis  à  trente  cent  mille  francs  de  ré- 
demption, que  le  premier  payement  on  ne  le  savoif 
bonnement  où  prendre.  Si  fit  traiter  devers  le  roi 
et  son  conseil  comment  il  pourroit  avoir  une  de  ses 
filles  pour  Galéas  son  fils  (,l  On  entendit  à  ces  trai- 
tés, pourtant  que  on  le  sentit  fondé  et  pourvu  de 
grand'finance.  11  acheta  la  fille  du  roi  Jean  six  cents 
mille  francs  qui  furent  tournés  en  payement  devers 
le  roi  d'Angleterre,  et  parmi  tant  son  fils  épousa  la 
fille  du  roi  Jean  ;  et  lui  fut  donné  en  mariage  le 
comté  de  Vertus  en  Champagne.  De  ce  fils  et  de 
cette  fille  issirent  fils  et  fille.  La  fille  par  force  d'ar- 
gent eut  épousé  le  fils  second  du  roi  Charles  de 
France, lequelon  appeloitLouiset  fut  ducd'Orléans, 
comte  de  Blois  et  de  Valois,  mais  le  mariage  coûta 
au  comte  de  Vertus,  père  d'icelie  dame,  dix  cent 
mille  francs-  et  en  fut  acceptée  la  comté  de  Blois, et 
achetée  au  comte  Guy  de  Blois,  si  comme  ilesteon-. 
tenu  ci  dessus  en  notre  histoire. 

Messire  Galéas  et  messire  Barnabo  en  leurvivant 
furent  toujours  trop  bien  d'accord,  ni  oneques  ne 
se  discordèrent,  ni  leurs  gens,  ensemble;  etpour  ce 
regnerent-ils  en  grand' puissance,  et  ne  put  oneques 


(PCefutnu  rontra;re  le  père  rie  GïIp.iî  dosit  il  rst  ri  1  es  f  ion  ici  qui 
c  pour  a  li  fille  du  roi  J^au.  J.  A    B. 

FROISSAIIT.  T.    XUI.  0.1 


338  LES  CHRONIQUES  (,59f,) 

nul  avoir  raisond'eux,nipapc,ni  cardinaux, ni  l'em- 
pereur qui  leur  fît  guerre,  lors  le  marquis  de  Moril- 
f errât,  mais  ce  l'ut  par  le  moyen  de  messire  Jean  Ha- 
eonde  (Hawkwood),  Anglois,et  des  roules  (troupes) 
des  compagnies  qu'il  vint  quérir  en  Provence,  et 
les  mena  en  Lombardie,  et  en  fit  sa  guerre. 

Après  la  mortdeGaléas,  régna  le  comte  de  Vertu» 
son  fils,  nommé  Galéas,  en  grand'  puissance,  ePse 
fit  au  commencement  de  son  régne  moult  aimer  en 
Lombardie, et  montra  ordonnance  de  simple  homme 
et  prud'homme  ;  car  il  ôta  toutes  maies  coutumes 
élevées  en  ses  seigneuries  lesquelles  son  père  avoit 
mis  sus;  et  fut  tant  aimé  et  renommé  de  bonne 
grâce  que  tous  eu  disoient  bien;  et  quand  il  ^it  son 
point  il  montra  le  venin  que  moult  avoit  gardé  long- 
temps et  porté  en  son  cœur;  car  il  fit  un  jour  sur  les 
champs  faire  une  embûche  où  fut  pris  et  saisi  mes- 
sire Barnabo  son  oncle,  qui  rien  n'y  peu  soit  et  qui 
de  son  neveu  trop  bien  être  cuidoit;  et  lui  fut  dit 
en  prenant:  «  11  y  a  assez  d'un  seigneur  en  Lom- 
bardie.  »  Il  n'en  put  autre  chose  avoir,  car  la  force 
n'étoit  pas  sienne;  et  fut  détourné  et  mené  en  un 
châtel  et  le  fit  son  neveu  mourir,  je  ne  sçais  com- 
ment. 

Ce  messire  Barnabo  avoit  de  beaux  enfants  dont 
la  reine  de  France  est  fille  de  l'une  de  ses  filles,  la- 
quelle eut  épousé  le  duc  Etienne  de  Bavière;  et  les 
enfants,  fils  et  filles,  qu'il  put  happer  et  avoir  il  les 
fit  emprisonner,  et  saisit  toutes  les  seigneuries  que 
messire  Barnabo  tenoit;  et  les  ajouta  et  attribua 
avec  les  siennes,  et  régna  en   grand'puissance  d'or 


(«:>(j(jj  DE  JEAN  FROISSA'RT.  339 

et  d'argent,  car  il  remit  sus  les  matières  dont  on  le 
forge  et  assemble  en  Lombardie  et  ailleurs,  là  où  on 
use  de  tels  coutumes.  Ce  sont  impositions,  gabelles, 
subsides,  dimes, quatrièmes  et  toutes  extorsions  sur 
le  peuple.  Et  se  lit  craindre  trop  plus  que  aimer.  Et 
tint  l'opinion  et  erreur  de  son  père,  car  ils  disoient 
et  mainlenoient  que  jà  ne  adoreroient  ni  creroient 
(croiroient)  eu  Dieu  qu'ils  pussent.  Et  ôla  d'abbayes 
et   prieurés  grand'foison  de  leurs  revenues, et  les 
attribua  à  lui, et  dit  que  les  moines  étoient  trop  déli- 
cieusement nourris   de  bons  vins  et  de   délicieuses 
\iandes,  par  lesquels  délices  et  supcrïluilés  ils  ne  se 
pou  voient  relever  à  minuit  ni  faire  leur  office, elque 
saint  Benoit  n'avoit  point  ainsi  tenu  l'ordre  de  re- 
ligion, et  les  remit   aux  œufs  et   au  petit  vin   pour 
avoir  claire  voix  et  chanter  plus  haut;  et  se   firent 
le  père  et  le  fils, et  messkeBarnabo,tant  qu'ils  vécu- 
rent aussi  comme   pape   en    leurs    seigneuries;   et 
firent  moult  de  dépits  et  cruautés  à  personnes  d'é- 
glise ;  ni  ils  n'écoutoient  de  rien  à  nulle  sentence  de 
pape;  et  par  spécial,  depuis   les  jours  du  schisme 
qu'ils   se  nommèrent   deux   papes  qui    excommu- 
nioient  l'un  l'autre,  les  seigneurs  de  Milan  ne  s'en 
faisoient  que  moquer.  Et  à  leur  propos   aussi  ne 
faisoient  moult  d'autres  seigneurs  de  par  le  monde. 
La   lille   de  ce    messire    Galéas  qui  s'escriosoit 
(appeloit)   duc  de   Milan,  laquelle  étoit  duchesse 
d'Orléans, tenoit  moult  du  père  et  rien  de  sa  mère 
qui  fille  avoit  été  du   roi  Jean  de  France,  car  elle 
étoit  envieuse  et  convoi teU se  sur  les  délices  et   les 
étals  de  ce  monde;  et   volontiers  eût  Vu   que   son 


34o  les  chroniques  (r>or»: 

mari  le  duc  d'Orléans  fut  parvenu  à  la  couronne  de 
France,  ne  lui  cliailloil  comment.  El  couroit  sur  lui 
Celle)  famé  et  esclandre  générale  que  toutes  les  in- 
firmités que  le  roi  de  France  a\  oit  eues,  et  encore 
moult  souvent  avoit,  dont  nul  médecin  ne  le  pou- 
voit  ou  savoit  conseiller,  venoient  de  lui  (elle)  et 
par  ses  arts  et  ses  sorts.  Et  ce  qui  découvrit  trop 
grandement  ses  œuvres,  je  le  vous  dirai,  et  qui 
mit  tout  ceux  et  celles  qui  parler  en  oyoient  en 
grand  suspecion(soupçon). Celte  damedont  jeparle, 
nommée  "Yalcntine  duchesse  d'Orléans,  avoit  pour 
lors  un  fils  de  son  mari;  bel  enfant  et  de  l'âge  du 
dauphin  de  "V  ienne,  fils  au  roi  de  France.  Une  fois 
ces  deux  enfants  étoient  en  la  chambre  delà  du- 
chesse d'Orléans  et  s'ébattoient  ensemble  ainsi  que 
enfants  font.  Une  pomme  toute  envenimée  fut  jetée 
tout  en  rondelant  sur  le  pavement  et  le  plus  devers 
le  dauphin,  car  on  cuida  qu'il  le  dut  prendre,  mais 
non  fit,  par  la  grâce  de  Dieu  qui  l'eu  garda.  L'en- 
fant à  la  duchesse  qui  nul  mal  n'y  pensoit  courut 
après  et  la  happa,  et  sitôt  qu'il  la  tint  il  la  mit  en  si 
bouche;  et  lors  qu'il  eut  mors  dedans  il  fut  tout  en- 
venimé et  mourut  Là;  ni  oneques  on  ne  l'en  put 
garder.  Ceux  qui  avoient  Charles  le  dauphin  à  gar- 
der le  prirent  et  menèrent.  Oneques  puis  ne  rentra 
en  la  chambre  de  la  duchesse.  De  cette  aventure 
issirent  grands  murmura  tions  parmi  la  cité  de  Paris, 
et  ailleurs  aussi;  et  en  fut  de  tout  le  peuple  cette 
duchesse  scandalisée,  et  tant  que  le  due  d'Orléans 
s'en  aperçut,  car  commune  renommée  couroit  à 
Paris  que  si  on  ne  l'ôtoit  de  de-lez  (près)  le  roi,  on 


(\5qû)  DE  JEAN  FROïSSART.  34 1 

l'iroit  quérir  do  l'ait  et  seroit  morte  ;  car  on  disoil 
qu'elle  vouloit  empoisonner  le  roi  et  ses  enfants,  et 
jà  l'avoit-elle  bien  ensorcelé,  car  le  roi  en  ses  mala- 
dies ne  vouloit  point  voir  la  reine  ni  reconnoître, 
ni  nulle  femme  du  monde,  fors  cette  duchesse  (,). 
Donc  pour  celte  doute  et  pour  ôler  l'esclandre,  il 
même,  sans  contrainte  de  nully  (personne),  la  mit 
hors  de  l'hôtel  de  Saint  Pol  à  Paris  et  l'envoya  en 
un  châtel  qui  sied  sur  la  côtière  de  Paris  au  chemin 
de  Beauvoisis  que  on  dit  Anières.  Et  fut  là  un 
grand  temps,  ni  point  n'issoit  hors  des  portes  du 
châtel.  Et  de  là  elle  fut  transmuée  et  mise  et  en- 
voyée au  JNeuf-Châtel  sur  Loire.  Et  l'avoit  le  duc 
d'Orléans  son  mari  accueillie  en  grand'haine  pour 
la  cause  de  l'aventure  qui  étoitde  son  fils;  mais  ce 
qu'il  en  avoit  encore  de  beaux  enfants  lui  brisoit 
assez  ses  mal  talents. 

Ces  nouvelles  s'éparîirent  jusques  à  Milan;  et  en 
fut  informé  messire  Galéas  comment  sa  fdle  étoit 
demeurée  et  en  grand  danger;  si  eu  fut  durement 
courroucé  sur  le  roi  de  France  et  son  conseil;  et 
envoya  susants  messages  messire  Jacqueme  de  la 
Venue  et  autres  àParis, devers  le  roi  et  son  conseil, 
en  excusant  sa  fille  et  remontrant, s'il  étoit  nul  corps 
de  chevalier  qui  la  voulût  amettre  (accuser)  de  tra- 
hison, il  le  feroit  combattre  jusques  à  outrauce. 

Pour  lors  que  ces  ambassadeurs    vinrent  à  Paris 

(1  )  I  e  moine  de  St.  Denis  réfute  avec  raison  ces  absurdes  accusations 
d'emtooifoiinement  de.  la  part,  «l'une  per«oiiue  telle  que  Valeutme  ('■<'■ 
Milan,  çlathibue  la  maladie  du  roi  asa  cause  naturelle,  les  débauebes  a» 
sa  jtuutssi'.  J.  A.  B. 


'.>    r 


M 2  LES  CHRONIQUES  ;"<,<> 

le  roi  Je  France  était  en  bon  point,  mais  il  ne  iil 
compte  des  paroles,  des  excusances,  ni  des  messa- 
gers du  duc  de  Milan  et  lurent  répondus  moult 
brièvement  Quand  ils  virent  ce, ils  retournèrent  eu 
Lombardie  et  recordèrent  au  duc  de  Milan  tout  ce 
qu'ils  avoient  vu  et  trouvé.  Or  fut  le  sire  de  Milan 
pins  courroucé  que  devant  $  et  tint  ee  à  grand 
blâme;  et  envoya  délier  le  roi  et  tout  le  royaume  de 
France  entièrement;  et  quand  ces  défiances  lurent 
apportées  à  Paris  devers  le  roi,  les  barons  et  cheva- 
liers de  France  ci-dessus  nommés  cloient  en  Hon- 
grie ou  jà  entrés  en  la  Turquie.  Et  par  dépit  cl 
haine  que  le  duc  de  Milan  avoit  sur  le  roi  de  France 
et  sur  aucuns  membres  du  conseil  de  France,  pour 
porter  outre  sou  opinion  et  la  défiance  il  tenoit  à 
amour  et  alliance  grandement  ledit  Amorath-ba- 
quin;  et  il  lui;  car  par  ce  seigneur  de  Milan  étoienl 
sçus  et  révélés  devers  i'Amorath  plusieurs  secrets  de 
France.  JNous  retournerons  à  la  matière  dessus  dite 
et  parlerons  de  l'Amorath-baquin. 

Ne  demeura  guères  de  temps  que  l'Àmoralh-ba- 
quiu  se  départit  du  Caire  et  du  Soudan  lequel  lui 
promit  qu'il  luieuvoyeroit  grand'aide  et  tout  d'élite, 
les  meilleurs  hommes  d'armes  de  toutes  ses  sei- 
gneuries, pour  résister  contre  la  puissance  du  roi  de 
Hongrie  et  des  barons  de  France  qui  à  ce  commen- 
cement étoienl  entrés  devers  Alexandrie  et  devers 
Damas  (i;.  Et  tout  ainsi  comment   il  cliemiuoil  à 


(l)Ou  no  eounoiij.soît  pas.  encore  l'u^açe  des  carl<s  gcoçjc Cliques  «t 
î  i  >i  Sait  «jui  u'iivojt  pas  voyage  de  ci  s  eûtes,  ne  tiouvoit  sans  doute  cirn 
d'e\»rar»edioaire  a  rapprocher  l'uii  de  l'autre  Budc,  Nicopolis,  Alxau- 
drie  e4  Damas.  J.  A.  B. 


(i5o6)  DE   JEAN    FROISSA  RT.  343 

grancTprussançe,  il  envoyait  partout  ses  messagers  es 
royaumes  cl  pays  dont  il  pensoit  à  avoir  gens  et  con- 
fort. Et  aussi  faisoit  le  Soudan.   Et  mandoient  et 
prioieut  le  plus   affectueusement  qu'ils  pouvoienl 
que  à  ce  grand  besoin  nul  ne  voulais t  demeurer  der- 
rière, car  la  doute  et  les  périls  étoient  trop  grands  à 
considérer  l'affaire,  car  si  les  François  conquéroient 
Turquie  tous  les  royaumes   voisins   trembleroient 
devant  eux.   Ainsi  seroit  leur  foi  détruite,   et  se- 
roient  en  la  subjection  des  Chrétiens.    Et  mieux  et 
plus  cher  leur  vaudrait  à  mourir  qu'ils  le   fussent. 
Sur  le  mandement  et  prière  du  Soudan,  du  calife 
de  Baudas (Bagdad)  et  de  l'Amoratli-baquin  (Baja- 
zet)  s'inclinoient  plusieurs  rois  Sarrasin  s  j  et  s'éten- 
doient  ces  prières  et  mandements  jusques  en  Perse, 
en  Mède  et  en  Tarsej  et  d'autre  part  sur  le  septen- 
trion au  royaume  de  Lecto  "-'  ,  et  tout  outre  jusques 
sur  les  bondes  de  Prusse  ;  et  pour  tau  t  qu'ils  étoient 
informés  que  leurs   ennemis  les  Chrétiens  étoient 
Heur  de  chevalerie, les  rois  Sarrasins  et  les  seigneurs 
de  leur  loi  élisoient  entre  eux  les  mieux  travaillants 
etcombattants.et  lespluscoutumiersetusésd'armes; 
.si  que  ce  mandement  ne  se  put  pas  sitôt  faire,  ni  lc^ 
Sarrasins  appareiller  ni  issir  hors  de  leurs  terres  et 
pays,  ni  leurs  pourvéances  sitôt  laites;  car  c'étoit 
l'intention  de  l'Amoratli-baquin  qu'il    viendroit  si 
fort  que  pour  bien  résister  contre  la  puissance  des 
Chrétiens;  et  se  mit  sur  les  champs  le  dit  Amorath- 


i)  Je  ne  sas  ce  qu'il  cu'end  pai  lc  royaume ,  peu!  l'iic  est  ce  la  Lithua- 
uie.  J.  A.  B. 


344  LES  CHRONIQUES  f.iSgtf) 

Ijaquin  toujours  attendant  son  peuple  qui  venoit 
par  compagnies  de  mouit  longues  et  diverses  mar- 
ches. Et  par  spécial  de  Tartane,  de  Mède  et  de 
Perse  lui  vinrent  moult  de  vaillants  hommes  Sarra- 
sins, car  de  toutes  parts  s'efibrçoicnt  pour  venir 
voir  lesChréliens,  car  grand  {désir  avoient  entre  eux 
de  combattre  pour  éprouver  leurs  forces  à  l'cncon- 
tre  d'eux.  Nous  nous  souffrirons  un  petit  à  parler  de 
PAmorath  qui  se  tenoit  es  parties  d'Alexandrie  et 
parlerons  des  Chrétiens  quiétoient  au  siège  devant 
la  cité  de  ISicopoli. 

Les  chrétiens  avoient  assiégé  environnement  la 
forte  ville  et  cité  de  ISicopoli  en  laquelle  avoil  de- 
dans en  garnison  moult  de  vaillants  hommes  Turcs 
qui  en soignoienl  vaillamment.  Les  Chrétiens  qui  de- 
vant étoient  n'oyoient  nulles  nouvelles  de  l'Amo- 
raih-baquin.  Bien  leur  avoit  écrit  l'empereur  de 
Constantinople  qu'il  étoit  es  partiesd'Alexandrie,et 
point  n'avoit  encore  passé  le  bras  Saint-George.  Si 
tenoient  les  chrétiens  leur  siège  devant  Nicopoli, 
car  ils  avoient  vivres  à  foison  et  à  bon  marché  qui 
leur  venoientde  Hongrie  et  des  marches  prochaines. 

Le  siège  étant  là  ainsi  que  je  vous  dis  il  prit  plai- 
sance au  sire  de  Coucj  et  à  aucuns  Chrétiens  Fran- 
çois qui  là  étoient  de  chevaucher  à  l'aventure,  et 
d'aller  voir  la  Turquie  plus  avant,  car  trop  se  te- 
noient sur  une  place,  et  le  roi  de  Hongrie  et  les  au- 
tres tiendroient  le  siège.  Si  se  départirent,  environ 
cinq  cents  lances  et  autre  tant  (autant)  d'arbalé- 
triers, tous  à  cheval;  et  fut  le  sire  de  Coucj  chef  de 
celte  chevauchée,  messirc  Régnant  de  Roye  et  le 


(i59r>)  DE  JEAN  FR01SSART.  345 

sire  de  Saint  Py  en  sa  compagnie  ;  le  châtelain  de 
Beauvoir  ,  le  sire  de  Monleaurel  ,  le  Borgne  de 
Montquel  et  plusieurs  autres,  lit  prirent  guides  pour 
eux  mener  qui  connoissoient  le  pays  ;  et  avoient  au- 
cuns chevaucheurs  Hongres  et  autres  montés  sur 
ileur  de  chevaux  pour  découvrir  le  pays  à  savoir  si 
rien  ils  trouveroient. 

En  cette  propre  semaine  que  l'armée  des  Chré- 
tiens se  fit,  se  mit  sus  aussi  une  armée  de  Turcs  où 
bien  éloient  vingt  mille ,  car  ils  avoient  entendu  que 
les  Chrétiens  chevaueboient  et  brisoient  leur  pays 
et  y  fourrageaient  j  si  s'avisèrent  qu'ils  y  pourvoie- 
roient ;  et  se  mirent  ensemble,  ainsi  que  je  vous  dis 
bien  vingt  mille,  et  vinrent  sur  un  détroit  et  un  pas 
par  où  il  convenoit  entrer  les  Chrétiens  en  la  plaine 
Turquie  j  et  n'y  pouvoient  entrer  bonnement  le 
chemin  qu'ils  tenoient  par  autre  pas  que  par  là;  et 
se  tinrent  et  y  furent  deux  jours  que  nulles  nouvel- 
les ils  ne  ouïrent  de  nul  bomme;  et  s'en  vonloient 
retourner.  Au  tiers  jour,  quand  les  chevaucheurs 
Chrétiens  vinrent  abrochant(éperonnant)(,)  jusques 
à  là,  et  les  Turcs  les  virent  venir  et  approcher.  Ils  se 
tinrent  tous  cois  pour  regarder  le  convenant  (arran- 
gement), ni  nul  signe,  ni  apparant  ils  ne  firent  de 
traire  ni  de  lancer.  Les  chevaucheurs  approchèrent 
les  Turcs  de  moult  près  et  virent  bien  qu'ils  étaient 
grand'ioison:  encore  ne  les  purent-ils  pas  tous  avi- 
ser. Quand  ils  eurent  lait  un  petit  de  contenance,  ils 


(t)  Au  lieu  -Je  alrochant  synonyme   de  brochai    ou    j.viuuaiit  tic  le 
perosj ,  Sauvage  a  mis  dans  sou  édition  à  Irêchant   J.  A.  !>. 


3  jC)  LES  CHRONIQUES  (i5<j6) 

s'en  retournèrent  arrière  et  vinrent  nuncier  (annon- 
cer) au  seigneur  de  Coucy  et  aux  autres  tout  ce 
qu'ils  avoient  vu.  De  ces  nouvelles  furent  les  Chré- 
tiens tous  réjouis,  et  dit  le  sire  de  Coucy:  «  il  nous 
faut  aller  de  plus  près  voir  quels  gens  ce  sont.  Puis- 
que nous  sommes  venus  si  avant  nous  ne  départirons 
point  sans  eux  combattre,  car  si  le  contraire  fai- 
sions, nous  recevrions  blâme.  »  —  «  C'est  vérité, ré- 
pondirent les  chevaliers  qui  ouï  parler  l'avoient.  » 
Donc  restraindirent  (serrèrentVils  leurs  armures  et 
ressenglèrent  leurs  chevaux  et  chevauchèrent  tout 
le  pas. 

Entre  le  lieu  où  les  Turcs  étoient  arrêtés  et  eux 
qui  ehevauchoientavoit  un  bois  qui  n'étoit  pas  trop 
grand.  Quand  ils  furent  venus  à  l'encontre  de  ce 
bois  ils  s'arrêtèrent,  car  le  sire  de  Coucy  dit  ainsi  à 
messire  Regnaut  de  Roie  et  au  seigneur  de  Saint 
Py:  «  Je  conseille,  pour  traire  hors  de  leurs  passes 
Turcs,  que  vous  preniez  tant  seulement  des  nôtres 
cent  lances,  et  nous  mettrons  le  demeurant  (reste) 
en  ce  bois  ;  et  vous  chevaucherez  avant;  et  les  ferez 
saillir  hors  de  ce  pas,  où  ils  se  sont  boutés;  et  vous 
ferez  "chasser  d'eux,  et  tant  qu'ils  nousaurout  passés, 
et  adonc  vous  retournerez  tout  à  un  faix  sur  eux 
et  nous  les  enclorions  par  derrière  et  les  aurons  en 
volonté.  » 

A  cet  avis  et  propos  s'inclinèrent  les  chevaliers; 
et  se  départirent  environ  cent  lances  tous  des  mieux 
montés;  et  tout  le  demeurant,  où  il  pouvoit  avoir 
environ  huit  cents  combattants, tous  hommes  d'hon- 
neur,se  boutèrent  à  la  couverte  dedans  le  bois;  et  là 


(i5o6)  DE  JEAN  FSÔISSART.  3J; 

se  tinrent;  et  les  autres  chevauchèrent  les  bons 
galops,  tout  devant  et  vinrent  jusques  au  pas  où  les 
Turcs  étaient  Quand  ils  virent  venir  les  Chrétiens 
ils  lurent  tous  réjouis, et  cuidèrent  qu'ils  n'en  y  eut 
plus,  si  issirent  tous  hors  de  leur  embûche  et  du- 
rent sur  les  champs.  Quand  les  Chrétiens  les  virent 
approcher,  si  retournèrent  tous  à  un  faix  et  sefifent 
chasser,  lis  et  oient  tous  bien  montés  sur  fleur  de 
chevaux, si  nelcspouvoient,  en  leur  chasse,  les  Turcs 
l'atteindre;  et  tant  allèrent  qu'ils  passèrent  outre  le 
bois  et  l'embûche  du  seigneur  de  Coucy  sans  eux 
percevoir  en  rien.  Donc  saillirent  les  Chrétiens  hors, 
quand  ils  les  virent  outre  leur  embûche, en  écriant: 
Notre-Dame  au  seigneur  de  Coucy!  et  vinrent  frap- 
per es  Turcs  par  derriètejet  en  abattirent  a  ce  com- 
mencement graud'i'oison.  Les  Turcs  se  tinrent  tous 
cois  quand  ils  se  virent  enclos  devant  et  derrière  et 
se  mirent  à  défense  tant  qu'ils  purent,  mais  ils  ne 
tinrent  point  d'ordonnance  ni  de  conroy  (ordre),  car 
de  celte  arrière  garde  ils  ne  savoient  rien  ;  et  quand 
ils  sont  ainsi  pris  soudainement  et  sans  guet,  comme 
ils  furent  là,  ils  sont  tous  ébahis  d'eux-mêmes.  Là 
lurent  les  François  vaillants  gens  d'armes,  et  les  oc- 
cirent  à  volonté;  et  mirent  en  chasse;  et  les  abat- 
tement à  monts,  car  en  fuyant  ils  chéoient  l'un  sur 
l'autre  ainsi  que  bêtes.  Là  eu  y  eut  grand  nombre 
d'occiset  détruits,  ni  les  Chrétiens, n'en  prirent  nuls 
à  merci.  Heureux  étoient  ceux  nui  se  purent  sauver 
<t  échapper  et  retourner  au  lieu  duquel  ils  étoient 
départis  au  matin.  El  après  cette  déconfiture,  sui  le 


348  LES  CHRONIQUES  (,59G) 

soir,  les  Chrétiens  retournèrent  en  l'ost  devant 
Nicopoli. 

Si  s'épartirent  ces  nouvelles  partout  l'ost  com- 
ment le  sire  de  Coucy  par  sens  et  par  vaillance 
avoit  rué  jus  et  déconfit  plus  de  quinze  mille  Turcs. 
Les  plusieurs  en  recordoient  et  disoienl  grand  bien 
de  lui.  Mais  le  comte  d'Eu  ne  le  tint  pas  à  bien  ni  à 
vaillance;  et  disoit  que  cette  emprise  avoit  été  faite 
par  beubant  (vanité),  et  avoit  mis  les  Chrétiens, 
et  par  espécial  sa  route  (troupe),  en  grand'aventure 
et  péril,  quand  alout  (avec)  une  poignée  de  gens  il 
s'étoit  combattu  et  abandonné  follement  en  la 
route  (troupe)  de  vingt  raille  Turcs.  Et  de  reclief 
à  considérer  raison,  puisque  faire  armes  il  vouloit 
et  que  les  Turcs  étoient  sur  les  cliamps,  il  le  dût 
avoir  signifié,  avant  que  assailli  les  eût,  à  leur  chef 
et  souverain  messire  Jean  de  Bourgogne,  comte  de 
Nevers,  qui  désire  à  faire  armes,  parquoi  il  en  eût 
eu  flionneur  et  la  renommée. 

Ainsi,  par  envie,  ce  doil-onj  supposer,  parloit 
le  comte  d'Eu  sur  le  seigneur  de  Coucy.  En  tout 
ce  voyage  il  ne  le  put  oneques  avoir  en  amour  par- 
iaitement,  pourtant  qu'il  véoit  que  le  sire  de  Coucy 
avoit  tout  le  retour,  l'amour  et  la  compagnie  des 
chevaliers  de  France  et,  des  étrangers;  et  il,  ce  lui 
étoit  avis,  le  dut  avoir;  car  il  étoit  moult  prochain 
de  sang  et  de  lignage  au  roi  de  France  et  portoit 
les  iîeurs  de  lis  à  (avec)  moult  petit  de  brisure;  et 
avec  tout  ce,  il  étoit  connétable  de  France.  Ainsi 
se  nourrissoit  une  haine  couverte  du  comte  d'Eu 
messire  Philippe  d'Artois,  devers  ce  gentil  cheva- 


( i  5g6)  DE  JEAN  FROISSART.  3  $Q 

lier  le  sire  deCoucy,  laquelleliaine  r.e  se  put  depuis 
celer  que  elle  ne  se  montrât  clairement.  Dont 
grands  méchefs  avilirent  en  celle  saison  sur  les 
Chrétiens  si  comme  je  vous  recorderai  avant  en 
Thistoire.  Nous  nous  souffrirons  à  parler  de  cette 
matière  et  retournerons  sur  l'autre. 

Vous  savez,  si  comme  il  est  contenu  ci-dessus  en 
notre  histoire,  que  le  mariage  de  la  fille  du  roi  de 
France  et  du  roi  d'Angleterre  pour  cette  saison 
s'approchoit  fort;  et  y  avoient  les  deux  rois  très 
grand'  affection,  et  aussi  toutes  les  parties  et  li- 
gnage, réservé  le  duc  Thomas  de  Glocestre,  mais 
cil  n'en  avoit  point  de  joie,  car  il  véoit  bien  que  par 
ce  mariage  grands  considérations  et  alliances  se 
garderoient  entre  les  deux  rois  dessus  nommés  ;  par 
quoi  paix  seroit  es  royaumes,  laquelle  chose  il 
verroit  trop  envis  (avec  peine)  car  il  ne  désiroit 
que  la  guerre  ;  et  y  émouvoil  en  cœur  tous  ceux  où 
il  pensoit  qui  s'y  inclineraient 

Pour  ce  temps  il  avoit  un  chevalier  dc-lez  fprès) 
lui  qui  s'apneloit  messire  Jean  Laquingay  couvert 
homme;  et  ce  chevalier  savoit  tous  les  secrets  du 
duc;et  en  lui  émouvant  et  échauffant  en  la  guerre  il 
ne  s'en  feignoit  pas,  mais  en  parloit  au  dit  duc  en 
merveilleuses  manières.  En  ce  temps  vint  le  duc  de 
Gueldres  en  Angleterre  voir  le  roi  et  ses  oncles,  et 
lui  offrir  à  faire  tous  services  licites  au  roi,  car  il 
y  étoit  tenu  de  foi  et  de  hommage;  et  veist  (eût  vu) 
ce  duc  volontiers  que  le  roi  d'Angleterre  l'em- 
besognât  en  guerre,  car  trop  envis  (avec  peine)  se 
véoit  en  paix.  Le  duc  de   Gueldres  et  le  duc  de 


3">o  LES  CHRONIQUES  (i5;,(i) 

Lancastre  curent  grand   parlement  ensemble   du 
voyage  que  le  comte  de   I  lainaut  et  le  comte  d'Os- 
trcvant  son   fils  vouloient  faire  en  Frise,  car  pour 
ces  jours  Fier-à-bras  deVertaing  étoit  en  Angleterre 
envoyé  de  par  le  comte  d'Oslrevant   quérir  gens 
d'armes  et  archers  pour  aller  en  ce  voyage;  et  en 
étoit  prié  le  comte  Derby  pour  aller  avecques  ses 
cousins  de  Mainant  ;  et  le  gentil  comte  en  avoit  très 
bonne  affection;  et  ce  avoit  répondu  au  dit  Fier-à- 
bras   moult  à   point    eu   disant  que  au  voyage  de 
Frise  il  iroit  moult  volontiers,  mais  (pourvu)  qu'il 
plût  au  roi  et  à  son  père.  Donc  il  advint  que  quand 
le  duc  de  Guéries  fut  venu  en  Angleterre,  le  duc  de 
Lancaslre  lui  en  paria  ,  et  demanda  principalement 
decc  voyage  de  Frise  quelle  chose  il  lui  sembloit.  Il 
répondit  et  dit  que  le  voyage  étoit  périlleux,  et  que 
Frise  u'étoitpas  terre  de  conquête,  et  que  plusieurs 
comtes  de  Hollande  et  de  Hainaut  du  temps  passé 
y  avoient  con  tendu  et  clamé  droit  à  l'héritage,  pour 
soumettre  les  Frisons  et  faire  venir  à  obéissance  ;  si 
étaient  éprouvés  et  allés  enFrise,  mais  tous  y  étoient 
demeurés.  Et  la  cause  pourquoi  il  disoit  que  c'eloit 
un  voyage  périlleux.   Il  éclaircissoit  sa  parole   en 
disant  ainsi;  que  Frisons  sont  gens  sans  honneur 
et  sans  connoissance,  ni  en  eux  il  n'y  a  nul  mercy; 
ni  ils  ne  prisent  ni  aiment  nul  seigneur  du  monde, 
tant  soit  grand.  Et  ont  un  trop  fort  pays,  car  il  est 
tout  environné  de  la  mer  et  formé  d'îles,  de  cro- 
lières(tourbières)etde  marécages, ni  on  ne  s'y  savoit 
comment  avoir  ni  gouverner,  fors  ceux  qui  sont  de 
la  nation  «  J'en  ai  été  prié  et  requis  grandement, 


'.-|()(ij  DE  JEAN  FROISSART.  35 i 

mais  je  n'y  entendrai  jà,ni  je  ne  conseille  point  que 
îiiiiii  cousin  Derby  votre  fils  y  voist  (aille),  car  ce 
n'est  point  un  voyage  pour  lui.  Je  crois  assez  que 
mon  beau  frère  d'Ostrevant  ira,  car  il  en  a  très 
grand'  volonté,  et  y  mènera  des  Haînnyers  en  sa 
compagnie,  mais  aventure  est  si  jamais  en  retourne 
pied.  » 

Cette  parole  que  le  duc  de  Guéries  dit  refroidit 
tellement  et  avisa  le  duc  de  Lancastre  qu'il  dit  en 
soi-même  que  son  fils  en  étoit  revenu  ;  et  lui  si- 
gnifia secrètement  toute  son  entente  (intention),  car 
pour  lors  il  n'éteit  pas  de-lez  (près)  lui,  et  se  dissi- 
mulât de  ce  voyage  de  Frise  ;  car  le  roi  et  il,  ne 
vouloient  point  qu'il  y  allât.  Ainsi  ota  le  duc  de 
Guéries  en  cette  saison  au  comte  de  Hainaut  et  à 
son  fils  l'aide  et  compagnie  du  comte  Derby,  dont 
il  sembla  à  plusieurs  qu'il  ne  fut  pas  bien  avisé  ni 
conseillé,  ni  point  n'aimoit  l'honneur  de  l'un  ni 
de  l'autre. Et  de  cettecondition  et  nature  fut-il  toute 
sa  vie,  envieux,  présomptueux  et  orgueilleux. 

Pour  ce  ne  demeura  pas  que  Ficr-à-bras  de  Ver- 
taing  qui  envoyé  étoit  en  Angleterre  pour  avoir  des 
compagnons  en  ce  voyage  ne  fît  grandement  sa  di- 
ligence et  eut  chevaliers  et  écuyers  et  bien  deux 
cents  archers  :  mais  le  comte  Derby,  par  la  ma- 
nière que  je  vous  ai  dit  s'excusa.  Laquelle  excu- 
sa nec  il  convint  avoir  et  prendre  en  gré.  Mais  on 
vit  bien  que  volontiers  y  fût  allé  si  le  roi  n'y  eût  mis 
défense,  à  la  prière  ctonioyen  du  duc  de  Lancastre. 
Si  ordonna  le  roi  pour  l'avancement  de  ses  cousins 
de  Hainaut  sur  la  rivière  de  la  Tamise  à  avoir  vais- 


35 1  LES  CHRONIQUES  (1-596) 

.seaux  à  ses  coiïtaiges  (frais)  pour  mener  les  Anglois 
qui  en  ce  voyage  iroient  jusques  à  Encuse(Enclmy- 
sen),  une  ville  qui  est  au  comte  de  Hainaut  et  tout 
au  bout  du  pays  de  Hollande,  et  gît  cette  ville  d'En- 
cuse  (Enchuysen)  sur  la  mer, à  douze  lieues  d'eau 
près  du  royaume  de  Frise. 

En  ce  temps  fut  envoyé  en  Angleterre  de  par  le 
roi  de  France  le  comte  Waleran  de  Saint  Pol  sur 
aucuns  articles  et  matières  eu  devant  mises  en  trai- 
tés et  proposées  sur  forme  de  paix.  Et  étoit  le  dit 
comte  de  Saint  Pol  informé  de  par  le  roi  de  France 
et  son  conseil  pour  remontrer  secrètement  et  vi- 
vement au  roi  d'Angleterre.  Et  avec  lui  fut  envoyé 
Robert  l'Ermite  qui  de  la  paix  avoit  jà  traité  et 
parlé  au  roi  d'Angleterre  et  volontiers  en  fut  ouï. 
Quand  le  comte  de  Saint  Pol  fut  venu  en  Angle- 
terre, il  trouva  le  roi  et  sesfrèresle  comte  de  Kent  et 
le  comte  de  Hostidonne(Huntingdon)  et  son  oncle 
le  duc  de  Lancastre  en  un  très  bel  manoir  que  on 
dit  Ellem  (Ellham).  Le  roi  le  recueillit  doucement 
et  liement,  car  bien  le  savoit  faire,  et  entendit  à 
toutes  ses  paroles  volontiers;  fct  lui  dit  à  part: 
«  Beau  frère  de  Saint  Pol,  tant  que  au  traité  de  la 
paix  à  avoir  à  mon  beau  père  le  roi  de  France, 
je  m'incline  du  tout,  mais  je  ne  puis  pas  tout  seul 
faire  ni  promouvoir  cette  besogne.  Voire  (vrai)  est 
que  mes  frères  et  mes  deux  oncles  de  Lancastre  et 
d'York  s'y  inclineroient  assez  tôt;  mais  j'ai  un  autre 
oncle  de  Glocestre  trop  périlleux  et  merveilleux  et 
qui  en  ce  met  tout  le  trouble  qifil  peut,  et  ne  cesse 
de  traire  (tirer)  les   Londriens  à   sa  volonté  ..pour 


(t.'oG)  DE  JEAN  FROISSART.  353 

mettre  une  rébellion  au  pays  et  pour  émouvoir  et 
faire  élever  le  peuple  à  l'encontre  de  moi.  Or  re- 
gardez le  grand  péril,  car  si  le  peuple  d'Angleterre 
se  relevoit  secondement  à  l'encontre  de  moi,  et  ils 
eussent  mon  oncle  de  Glocestre  et  aucuns  autres 
hauts  barons  et  chevaliers  d'Angleterre  qui  sont 
de  leur  accord  et  alliance  que  bien  scais,  le  rovaume 
seroit  perdu.  Et  si  n'y  sçais  comment  pourvoir,  car 
mon  oncle  de  Glocestre  est  de  si  merveilleuse  ma- 
nière et  couverte  que  nul  ne  se  connoît  en  lui.  »  — 
«  Monseigneur,  répondit  le  comte  de  Saint  Pol,  il 
le  vous  faut  mener  pardouces  paroles  etamoureuses. 
Donnez-lui  du  votre  largement.  S'il  vous  demande 
quoi  que  ce  soit,  accordez  lui  tout;  car  c'est  la  voie 
par  laquelle  vous  le  gagnerez  ;  il  le  vous  faut  blan- 
dir  (caresser)  tant  que  vous  en  aurez  fait  que  le 
mariage  soit  passé  et  que  vous  ayez  votre  femme 
amenée  en  ce  pays.  Et  quand  tout  sera  fait  et  accom- 
pli vous  aurez  nouvel  avis  et  conseil  et  aurez  bien 
puissance  de  oter  les  rebelles  à  vous  et  mauvais 
contre  vous.  Car  le  roi  de  France  au  besoin  vous 
aidera.  De  ce  devez  vous  être  assuré.  » — ■  «  En  nom 
Dieu,  dit  le  roi,  beau  frère,  vous  parlez  bien  et  je 
le  ferai  ainsi.  » 

Le  temps  que  le  comte  de  SaintPoifut  en  Angle- 
terre il  étoit  logé  à  Londres  et  souvent  alloit  voir 
le  roi  à  Eltham  et  le  duc  de  Lancastre;  et  avoient 
parlement  ensemble,  et  le  plus  sur  les  ordonnances 
de  ce  mariage.  Ordonné  étoit  en  France,  et  le  comte 
de  Saint  Pol  avoit  remontré  au  roi  d'Angleterre, 
que  le  roi  de  France  et  ses  oncles  viendroient  à 

FROISSART.    T.    XIII.  23 


3  S  4  LES  CHRO_N  IQUES  ( i  5qG  ; 

Saint  Orner  et  amèneroient  la  jeune  fille  qui  de- 
voit  être  reine  d'Angleterre-  et  étoit  leur  intention 
que  le  roi  d'Angleterre  \iendroit  à  Calais  ;  et  là  en- 
tre Saint  Orner  et  Calais  les  deux  rois  se  verroient; 
car  de  vue  et  de  parjure  ensemble  c'est  conjonction 
d'amour,  et  auroient  secrets  traités  les  deux  rois  et 
leurs  oncles,  sans  plus  ensoigner  planté  (beaucoup) 
de  gens  sur  la  l'orme  et  ordonnance  de  paix,  avant 
que  le  roi  d'Angleterre  amenât  sa  femme  en  Angle- 
terre  ;  et  si  paix  n'y  pouvoit,   avoir  on  alongeroit  les 
trêves  trente  ou  quarante  ans  à  durer  entre  les  deux 
royaumes  leurs  conjoints  et  adhérents.  Cette  ordon- 
nance sembla  bonne  et  belle  au  roi  et  à  son  conseil; 
et  envoya  tantôt  faire  ses  pourvéances  grandes  et 
grosses, par  mer  et  par  terre  àCalais;et  aussi  firent 
tous  les  seigneurs;  et  fut.  le  duc  de  Glocestre  prié  de 
par  le  roi  d'aller    en   ce  voyage,  la  duchesse    sa 
femme  et    ses   enfants  aussi;  et   pareillement  les 
duchesses  d'\ork  et  de  Lancastre;  mais  celle  étoit 
toute  priée,  car  elle  se  tenoit  à  Eltham  de-lez  (près) 
le  roi  avec  le  duc  de  Lancastre  son  mari.  Et  se  dé- 
partirent le  roi  et  le  comte  de  Saint  Pol  tous  ensem- 
ble, et  chevauchèrent  vers  Cantorbie  et  vers  Dou- 
vres. Et  après  eux  les  suivoient  les  seigneurs   qui 
aller  en  ce  voyage  dévoient  et  qui  priés  en  étoient. 
A  voire  (vrai)  dire,  le  comte  de  Saint  Pol,  pour  rap- 
porter ces  nouvelles  en  France  devers  le  roi,  passa 
premièrement  la  mer,  et  vint  à  Boulogne  et  là  lui 
venu,  il  exploita  tant  qu'il  vint  à  Paris;  et  là  trouva 
le  roi  de  France  et  ses  oncles,  et  leur  recorda  com- 
ment il  avoit  besogné.  Tous  s'en  conquièrent  et  se 


(1396)  DE  JEAN  FROISSART.  355 

départirent  de  Paris  et  approchèrent  polit  à  petit  la 
cité  d'Amiens;  et.  le  roi  d'Angleterre  et  ses  oncles 
vinrent  à  Calais  et  là  se  logèrent,  et  grand  nombre 
de  seigneurs  et  de  dames;  et  le  duc  de  Bourgogne 
sur  certains  traités  s'en  vint  à  Saint  Orner;  et  de 
toutes  ces  besognes  et  approcliements  d'amour,  et 
sur  traité  de  paix,  étoient  moyens  (médiateurs)  le 
comte  de  Saint  Pol  et  Robert  l'Ermite.  Et  vint  la 
nuit  de  la  Notre-Dame  en  mi-août  pour  lors  le  duc 
de  Bourgogne  à  Calais,  et  lui  amena  le  comte  de 
Saint  Pol  voir  le  roi  d'Angleterre  et  ses  oncles.  Si  y 
fut  recueilli  grandement  et  joyeusement  du  roi  et  de 
tous  les  seigneurs.  Et  eurent  là  parlement  ensemble 
sur  certains  articles  depaix,  auxquelles  choses  leroi 
d'Angleterre  s'inclinoit  du  tout  et  n'avoit,  au  voire 
(vrai)  dire,  cure  quelle  chose  on  fit:  mais  (pourvu) 
qu'il  eût  sa  femme. 

Quand  le  duc  de  Bourgogne  eut  été  à  Calais 
deux  jours  et  parlementé  au  roi  d'Angleterre  sur 
les  articles  de  paix, le  roi  lui  dit,  crue  tous  ces  procès 
il  feroit  porter  en  Angleterre  et  les  feroit  remontrer 
au  peuple; car  il  ni  tous  les  seigneurs  qui  là  étoient 
ne  les  pouvoient  conclure  ni  accorder  sûrement 
qu'ils  se  tinssent  fermes  et  stables  sans  la  générale 
volonté  du  peuple  d'Angleterre.  Et  aulrctant  bien 
y  convenoit-il  le  roi  retourner.  Si  feroit  tout  un 
voyage:  «  C'est  bien, répondit  le  duc  de  Bourgogne; 
et  à  votre  retour  toutes  les  choses  se  coucluront  et 
parferont.  » 

Sur  cet  état  se  départirent  le  duc  "de  Bourgogne 
et  le  comte  de  Saint  Pol  de  Calais, et  retournèrent  à 

23* 


3:>G  LES  CHRONIQUES  (1Ô9G) 

SaintOmer  et  delà  à  Amiens  où  le  roi  de  France  étoit, 
et  la  reine  leur  fille, et  le  duc  deBerjy  et  aussi  le  duc 
de  Bretagne,  car  le  roi  de  France  l'avoit  ma,ndé; 
et  y  étoit  venu  engrand  arroi.  Et  le  roi  d'Angleterre 
et  ses  oncles  retournèrent  en  Angleterre,  Mais  leurs 
femmes  demeurèrent  là,  et  une  partie  de  leur  état, 
car  ils  espéroient  retourner  ainsi  qu'ils  firent. En  ces 
vacations  se  lit  le  voyage  en  Frise  des  Hainuyers, 
premièrement  du  comte  de  Hainaut,de  Hollande  et 
deZélande  et  de  son  fils  le  comte  d'Ostrevant.  Si 
vous  conterons  et  remontrerons  l'ordonnance,  car  la 
matière  le  désire. 

Vous  avez  ouï  ci-dessus  comment  le  duc  Aubert 
deBavière  etGuillaume  son  fils,  comte  d'Ostrevant, 
étoient  très  fort  désirants  de  passer  en  Frise  et  de  là 
employer  leur  saison  pour  le  pays  conquerrez  et 
aussi  étoient  les  chevaliers  et  écuyers  de  leurs  pays 
de  Hainaut,  de  Hollande  et  deZélande,  dont  le  dit 
duc  Aubert  étoit  par  droite  succession  d'héritage 
seigneur  et  comte.  Pour  laquelle  besogne  avancer 
et  mettre  à  effet  ledit  Guillaume  comte  d'Ostrevant 
avoit  envoyé  en  Angleterre  un  sien  écuyer  moult 
renommé  en  armes  appelle  Fier-à-bras  de  Vertaing 
pour  avoir  l'aide  des  A  ngloisjlequel  Fier-à-bras  tant 
fit  et  exploita  que  le  roi  Richard  d'Angleterre,  pour 
l'honneur  de  ses  cousins  de  Hainaut  avancer,  en- 
vova  aucuns  hommes  d'armes  accompagnés  de 
deux  cents  Anglois  archers  ;  et  étoient  chefs  et 
capitaines  trois  seigneurs  Anglois  nommés  l'un 
Cornouaille, l'autre  Colleville,et  du  tiers  qui  n'étoit 
que  écuyer  n'ai-je  pu   savoir  le  nom;  mais  bien   ai 


(\oQf>)  DE  JEAN  FROISSARÏ .  357 

été  informé  qu'il  étoit  vaillant  homme  de  son  corps 
et  bien  usé  d'armes,  de  guerres  et  de  batailles,  et 
avoit  eu  son  menton  coupé  en  une  rèse  (querelle) 
où  il  avoit  un  peu  par  avant  été;  et  lui  avoit-on 
fait  un  menton  d'argent  qui  lui  teuoit  à  un  cor- 
delet  de  soie  par  à  l'entour  de  sa  tête. 

Iceux  Anglois  vinrent  à  Encuse  (Enchuyi>en)  à 
heure  et  à  temps  ainsi  que  paravant  est  dit;  mais 
pour  la  matière  vériiier,  j'ai  été  imformé  que  le  duc 
Aubert  de  Bavière,  après  plusieurs  consultations  ou 
consaux  qu'ils  eurent  ensemble  lui  et  ses  enfants, 
c'est  à  savoir  monseigneur  Guillaume  le  comte  d'Os- 
trevant,  son  aîné  fils,  qui  étoitun  écuyer  moult  bien 
fourni  de  tous  membres,  car  il  étoit  grand  et  gros  à 
merveilles  et  de  très  bon  courage;  et  aussi  en  ses 
consaux  étoit  moult  recommandé;  et  bien  ouïs  un 
très  vaillant  écuyer  et  noble  homme  à  merveille 
Guillaume  de  Croembourg  qui  très  fort  enhortoit 
et  admonnestoit  le  dit  voyage,  car  il  avoit  une  mer- 
veilleuse haine  aux  Frisons, et  leur  avoit  fait  moult 
de  dépits  et  de  contraires,  et  leur  en  lit  encore  assez 
depuis  ainsi  que  vous  orrez.  Le  dit  Robert  se  dé- 
partit de  la  Haye  en  Hollande  avec  Guillaume  son 
(ils,  comte  d'Ostrevant,  et  s'en  vint  en  son  pays  de 
liainaut,  et  par  spécial  en  sa  ville  de  Mons  en  la- 
quelle il  lit  assembler  et  convenir  les  trois  états  du 
pays  qui  très  volontiers,  comme  à  leur  droiturier 
seigneur  obéirent;  et  eux  venus  et  assemblés  il  leur 
remontra  et  fit  remontrer  sa  bonne  et  haute  volonté 
sur  le  fait  du  voyage  de  Trise,  le  droit  et  action 
qu'il  avoit  de  ce  faire  ;  et  en  ces  remontrances  faisant 


358  LES  CHRONIQUES  (.096) 

il  leur  fit  lire  plusieurs  lettres  patentes  apostoliques 
et  impériales,  noblement  et  autenthiquement  de 
plomb  et  d'or  scellées  saines  et  entières,  par  lesquel- 
les apparoît  et  apparut  évidemment  le  droit  que  il 
avoit  en  la  seigneurie  de  Frise,  en  disant: 

«  Seigneurs  et  vaillants  hommes  ,  nos  sujets  , 
vous  savez  que  tout  homme  doit  son  héritage  gar- 
der et  défendre;  et  que  l'homme  pour  son  pays  et 
pour  sa  terre  peut  de  droit  émouvoir  guerre.  Vous 
savez  que  les  Frisons  doivent  par  droit  être  nos  su- 
jets et  ils  sont  très  inobédients  et  rebelles  à  nous  et 
à  notre  hautesse  et  seigneurie,  comme  gens  sans  loi 
et  sans  foi;  et  pour  tant  (attendu),  très  chers  sei- 
gneurs et  bonnes  gens,  que  de  nous  mêmes  et  sans 
l'aide  de  vous,  c'est  à  savoir  de  vos  corps  et  de  vos 
clievances  nous  ne  pouvons  bonnement  un  si  haut 
fait  fournir  ni  mettre  à  exécution  ,nous  vous  prions 
que  à  ce  besoin  vous  nous  veuilliez  aider,  c'est  à 
savoir  d'aide  d'argent  et  de  gens  d'armes,  à  cette  fin 
que  iceux  Frisons  inobédients  nous  puissions  sub- 
juguer et  mettre  en  notre  obéissance.  » 

Cette  remontrance  de  telle  ou  de  pareille  subs- 
tance ainsi  faite  que  dit  est,  tantôt  iceux  trois  états 
d'un  commun  accord  et  assent  (consentement)  ac- 
cordèrent à  leur  seigneur  le  duc  Aubert  sa  pétition 
et  requête,  comme  ceux  qui  très  désirants  étoient  et 
ont  toujours  été  trouvés  tels,  de  faire  plaisir,  service 
et  toute  obéissance  à  leur  seigneur  et  prince  plei- 
nement. Et  comme  j'en  ai  été  informé  ils  lui  firent 
tout  prestement  avoir  sur  son  pays  de  Hainaut  en 
deniers  comptauts   trente  mille  livres,  sans  en   ce 


(i596;  DE  JEAN  FROISSAKT.  35c) 

comprendre  la  ville  de  Valenciennes,  laquelle  ville 
lit  de  ce  très  bien  sou  devoir,  car  le  duc Aubert  avec 
son  fils,  les  alla  voir  et  leur  lit  une  pareille  requête 
que  il  avoit  fait  aux  Hainuyers  en  sa  ville  de 
Mons. 

Les  choses  ainsi  conclues,  ces  bons  vaillants 
princes,  le  bon  duc  Aubert  et  Guillaume  son  fils . 
comte  d'Ostrevant,  v tant  la  bonne  volonté  de  leurs 
gens,  furent  moult  joyeux  et  non  point  de  merveilles  ; 
car  ils  sentoient  et  véoient  que  par  eux  ils  étoient 
grandement  aimés  ;  et  si  en  seroient  très  hautement 
honorés.  Et  pourtant  que  ils  se  sentoient  assez  bien 
fournis  d'argent  et  de  iinance  ils  eurent  conseil  de 
envoyer  par  devers  le  roi  de  France,  et  lui  feroient 
remontrer  l'emprise  de  leur  voyage;  et  avec  ce  ils  le 
prieroient  d'aide.  Si  le  firent  ainsi.  Et  y  furent  en- 
voyés deux  vaillants  chevaliers  sages  et  prudents 
qui  moùlt  bien  s'en  acquitèrent,  c'est  à  sa\oir  mon- 
seigneur de  Ligne  et  monseigneur  de  Jumont,  les- 
quels étoient  deux  très  vaillants  chevaliers  et  moult 
bien  aimés  des  François, et  par  spécial  le  seigneur  de 
Ligne  que  le  roi  avoit  fait  son  chambellan  et  étoit 
très  bien  en  la  grâce  du  roi.  Si  en  parla  au  roi  et  lui 
remontra  bien  et  à  point  la  volonté  et  emprise  de 
son  seigneur  le  duc  Aubert  de  Ba\ière,  en  faisant 
sa  pétition  et  requête  à  laquelle  très  favorablement 
condescendit  le  roi  et  son  conseil ,  mêmement  le  duc 
de  Bourgogne,  pour  tant  qu'il  lui  sembloit  que  sa 
fille  qui  mariée  étoit  au  comte  d'Ostrevant  en  pour- 
roit  au  temps  avenir  mieux  valoir,  nonobstant  que 
plusieurs  seigueurs  de  Fiance  en  parloient  ou  par- 


3Go  LES  CHRONIQUES  [i5ç,6; 

lassent  eu  diverses  manières  et  assez  étrangement 
en  disant  :  «  Auquel  propos  nous  viennent  ces 
Hainuyers  requérir  ni'  prier  le  roi  d'aide?  Ils  voi- 
sent  (aillent)  en  Angleterre  requérir  et  prier  les  An- 
glois!  Ne  voilà  pas  Guillaume  de  Hainaut  qui  puis 
un  peu  de  temps  a  pris  le  Lieu  gertier  (jarretière) 
pour  sa  chausse  lier, qui  est  l'ordre  et  enseigne  des, 
Anglois,  il  n'a  pas  montré  en  ce  faisant  que  il  ait 
trop  gran d'affection  ni  amour  aux  François.  » 

Les  autres,  qui  plus  sages  et  avisés  étoient,  ré- 
pondoient  à  ce  et  disoient:  «  Yous  avez  tort,  beaux 
seigneurs, qui  dites  tels  paroles.  Si  le  comte  d'Ostre- 
vanta  pris  le  bleu  gertier,  si  ne  s'est-il  point  pour 
ce  allié  aux  Anglois,  mais  s'est  du  tout  allié  aux 
François.  Et  que  il  soit  vrai,  n'a-t-il  pas  en  mariage 
dame  Marguerite,  la  fille  de  monseigneur  Philippe 
le  duc  de  Bourgogne,  qui  est  trop  plusgrand'alliance 
que  ne  soit  un  gertier-  et  ne  dites  jamais  que  il  ne 
doive  toujours  mieux  aimer  et  faire  plaisir  aux 
François  par  cette  alliance  de  sa  femme  que  aux 
Anglois  de  son  gertier.  Et  fera  le  roi  très  grande- 
ment son  honneur  j  et  le  prix  des  François  en  acroî- 
tra  si  il  leur  fait  aide;  et  aussi  fera-t^il  comme  sage 
et  bien  conseillé.  » 

Ainsi  devisoient  les  François  les  uns  aux  autres 
et  partaient  en  moult  de  manières  de  ces  emprises 
d'armes  qui  étoient  en  grand  bruit  pour  ces  jours. 
Dont  les  aucuns  se  faisoient  ou  dévoient  faire  en 
Hongrie  ou  en  Turquie  sur  rAmorath-baquin,  et 
les  Turcs  et  les  autres  en  Frise  sur  les  Frisons. 

Le  roi  de  France  ne  tarda  guères  qu'il  fit  mettre 


(»596)  DE  JEAN  FROISSART.  3fh 

sus  une  armée  de  cinq  cents  lances  tant  de  Picards 
comme  de  François,  desquels  il  fit  chefs  et  capi- 
taines, pour  iceux  mener  et  conduire  en  Frise  en 
Paide  de  ses  cousins  de  Hainaut,  monseigneur  Wa- 
leran,  comte  de  Saint  Pol,  et  monseigneur  Charles 
de  La  Bret(Albret),  lesquels  deux  chevaliersétoient 
très  bien  appris  et  duiz  (façonnés)  de  tels  besognes. 
Et  durent  ces  deux  vaillants  capitaines  mener 
iceux  François  en  la  ville  de  Eyncuse  en  la  basse 
Frise,  là  où  l'assemblée  se  devoit  faire,  et  où  on  de- 
voit  monter  sur  mer  pour  entrer  en  la  haute  Frise, 
comme  ils  firent.  Quand  ces  deux  vaillants  cheva- 
liers, c'est  à  savoir  monseigneur  de  Ligne  et  mon- 
seigneur de  Juin  ont  virent  la  bonne  volonté  du  roi 
et  que  ils  furent  tous  certains  que  la  chose  étoit 
commandée,  et  jà  l'argent  des  compagnons  payé  et 
délivré,  ils  s'en  vinrent  devers  le  roi  j  et  eu  le  mer- 
ciant  de  sa  bonne  providence  ils  prirent  congé  qui 
leur  fut  accordé,  et  s'en  retournèrent  en  Hainaut 
par  devers  leurs  seigneurs,  monseigneur  Aubert  et 
messire  Guillaume  le  comte  d'Ostrevant  son  fds  qui 
les  recueillirent  moult  honorablement,  car  ils  avoient 
très  bien  exploité.  Si  leur  recordèrent  bien  et  au 
long  la  douce  et  débonnaire  réponse  du  roi  et  de 
monseigneur  de  Bourgogne  son  oncle  qui  grande- 
mentfestoyés  les  avoit,etfait  moult  de  beauxdonset 
de  beauxprésents  dont  ils  remercièrent  grandement 
leur  seigneur  le  comte  Guillaume  d'Ostrevant;  car 
pour  l'amour  de  lui  il  leur  avoit  fait  tant  d'honneur 
et  de  courtoisies  que  longue  chose  seroit  du  recor- 
der. Si  nous  en  tairons  à  tant,  mais  pour  venir  au 


3f)2  LES  CHRONIQUES  f,3(,(> 

propos  ;  quand  le  duc  Aubert  de  Bavière  entendit 
et  sçut  que  le  roi  de  France  lui  envoyeroit  en  son 
armée,  pour  son  honneur  accroître  et  avancer,  cinq 
cents  lances,  ainsi  que  vous  avez  ouï,  il  appela  et 
lit  assembler  tous  ses  nobles  hommes,  chevaliers, 
écuyers,  gentils  hommes  et  vassaux  de  son  pays  de 
Hainaut;  et  y  furent  ceux  qui  s'ensuivent:  Le  sei- 
gneur de  Werchin,  son  sénéchal  de  Hainaut,  qui 
moult  étoit  vaillant  homme  et  moult  renommé  en 
armes,  le  seigneur  de  Ligne,  le  seigneur  de  Gom- 
mignies  que  il  fit  maréchal  de  ses  gens  d'armes;  le 
seigneur  de  Haverech,  messire  Michel  de  Ligne, 
monseigneur  de  Lalaing,  messire  Willem  de  Hour- 
daingje  seigneur  de  Chin,  le  seigneur  de  Cantain  , 
le  seigneur  du  Quesnoy,  le  seigneur  de  Floyon  et 
Jean  son  frère, le  seigneur  de  Boussut,  le  seigneur 
de  Jumont  qui  moult  étoit  aigre  chevalier  et  ex- 
pert sur  les  ennemis,  et  dès  lors  a  voit-il  les  yeux 
tous  rouges, et  sembloient  être  fourrés  de  corail  ver- 
meil, Robert  le  Roux,  le  seigneur  de  Monchiaux, 
le  seigneur  de  Fontaines,  le  seigneur  de  Senselles; 
messireJacquedeSars.,  messire  Willem  de Hermiez, 
messire  Pinchard  son  frère,  le  seigneur  de  Lens,  le 
seigneur  de  Bmlaumont;  messire  Anceaux  de  Tra- 
signies;  messire  Ote  d'Étauffines,  messire  Gérard 
son  frère, le  seigneur  d'Ictre  et  Jean  son  frère,  mes- 
sire Anceaux  de  Sars, messire  Brideaux  de  Mon  tegny, 
messire  Damaux  delà  Poulie  et  messireGuy  son  frè- 
re ;le  seigneur  de  Mastaing,  messire  FJoridas  de  Vil- 
liers  lequel  étoit  un  moult  vaillant  chevalier  et  avoit 
fait  de  beaux  voyages  outre  mer  sur  les  Turcs  et  sur 


CtîgôJ  DE  JEAN  FROISSART.  303 

les  Sarrasins  dont  il  étoit  grandement  recommandé 
pour  un  très  vaillant  homme,  messire  Euslacliede 
Verlaing,  Fier-à-bras  de  Verlaing  qui  tout  nouvel 
éloit  revenu  d'Angleterre  et  avoit  recordé  à  son  sei- 
gneur le  duc  Aubert  tout  ce  qu'il  avoit  labouré  en 
Angleterre  dont  le  duc  étoit  moult  joyeux,  le  sei- 
gneur de  Dousteneve,  messire  Rasse  de  Montigny, 
messire  TiecqdeMerse,  le  seigneur  de  Roisin,  mes- 
sire Jeand' An  Jre^nies, messire  Persantson  frère, et 
plusieurs  autres  écuyers  et  gentil-hommes.  Tous  les- 
quels assemblés  en  son  hôtel  à  Mons  il,  très  acer- 
tes,  les  pria  et  requit  que  tous  se  voulsissent  (vou- 
lussent) armer  et  appareiller,  et  aussi  pourvoir  de 
bons  compagnons,  chacun  selon  sa  puissance,  le 
mieux  en  point  que  faire  le  pourroient,  et  voulsis- 
sent tous  de  bonne  volonté  et  par  bonne  affection, 
pour  son  honneur  et  le  leur  avancer,  le  seuvir  (sui- 
vre), et  être  en  sa  compagnie  en  sa  ville  deEyncuse 
(Enchuysen)  en  la  basse  Frise,  à  Mecmelic  et  de  là 
entour  pour  avec  lui  monter  en  mer  et  passer  en  la 
haute  Frise  où  il  entendoit  à  être  au  plaisir  de 
Dieu  à  la  mi-août  prochainement  venant,  et  que  la 
les  attendroit-il,  car  son  intention  étoit  de  aller  de- 
vant pour  tous  ses  affaires  préparer  et  ses  gens  d'ar- 
mes recueillir  et  assembler,  et  aussi  Hollandois  et 
Zélandois  émouvoir  et  induire  à  son  service  faire 
et  son  désir  accomplir.  Tous  lesquels  chevaliers, sei- 
gneurs et  écuyers  Hainuyers  débonnairement  et 
sans  quelconque  contredit  lui  accordèrent  sa  re- 
quête et  promirent  tout  service  à  faire  comme  ses 
loyaux    vassaux.  A  quoi   nulle  délàute  le   dit  duc 


3G4  LES  CHRONIQUES  (,^6) 

Âubert  ni  Guillaume  le  comté  d'Ostrevant  ne  trou- 
vèrent; mais  très  diligemment  se  préparèrent  et  or- 
donnèrent, et  firent  tant  que  à  l'entrée  du  mois 
d'août,  en  Fan  mil  trois  cent  quatre-\'ingt  seize, 
ils  furent  tous  prêts  et  appareillés  et  se  mirent  au 
chemin  par  routes  (troupes)  ou  par  compagnies  tant 
bien  étoffées  de  compagnons  et  de  gens  d'armes  que 
mieux  dire  on  ne  pourroit;  et  s'en  allèrent  à  An- 
vers pour  monter  sur  l'eau  et  aller  à  Eincuse  en 
la  basse  Frise  où  l'assemblée  se  faisoit> ainsi  que 
dit  est. 

Or  pensez  si  adonc  au  pays  deHainaut  que  ces 
apparents  se  faisaient  et  que  ces  gentils  chevaliers 
et  écuyers  et  gentils  hommes,  et  aussi  plusieurs  au- 
tresgenlils  compagnons, se  appareilloient,  lesdames 
el  les  damoiselleset  plusieurs  autres  femmes  étoient 
joyeuses,  il  vous  faut  dire,  non;  car  elles  véoient 
les  unes  leurs  pères,  leurs  frères,  leurs  oncles,  leurs 
cousins,  et  leurs  maris,  et  les  autres  leurs  amis  par 
amour  qui  s'en  alloient  en  cettte  guerre  très  péril- 
leuse et  mortelle;  car  à  aucunes  et  plusieurs,  bien 
souvenoit  comment  au  temps  passé  les  Hainuyers 
avec  leur  seigneur  le  comte  Guillaume  y  étoient 
demeurés  morts.  Si  doutoient  encore  que  ainsi  ne 
avînt  à  leurs  amis  comme  il  avoit  fait  à  leurs  pré- 
décesseurs; et  moult  bon  gré  en  savoient  à  la  du- 
chesse de  Brabant  qui  avoit  défendu  partout  sou 
pays  de  Brabant  que  nul  gentil  homme  ni  autre  ne 
s'y  avançât  iVy  aller.  Si  eu  parlaient  les  dites  dames 
souvent  à  leurs  amis, en  eux  priant  que  ils.se  voulsis- 
seht  déporter  (dispenser)  de  ce  voyage  faire;  et  eu 


CyîqBI  DE  JEAN  FROISSAIT.  363 

tenoient  souvent  plusieurs  parlements  et  consaux  qui 
bien  peu  leur  profitoit.  Toutes  voies  elles  en  sa- 
voient  très  mauvais  gré  au  bâtard  deVertaing,  c'est 
à  savoir  à  Fier-à-bras  ;  car  elles  disoient  que  c'étoit 
celui  qui  plus  avoit  ému  la  besogne. 

Quand  le  duc  Aubert  et  Guillaume  son  fils  eu- 
rent ouïe  la  réponse  de  leurs  bonnes  gens  de  Hai- 
naut,  ils  s'en  retournèrent  en  Zélande  et  remontrè- 
rent aux  Zélandois,  lesquels  décendirent  très  béni- 
gnement  à  leur  requête  et  pétition  jet  à  ces  exploits 
l'aire  s'inclinoient  grandement  le  seigneur  de  la 
Vère,  messire  Floris  de  Borsel,  messire  Floris 
d'Axel,  le  seigneur  de  Zenenberglie,  messire  Clais 
de  Borsel  et  messire  Philippe  de  Cortien  et  plu- 
sieurs autres  gentils  hommes,  tous  lesquels  se  mi- 
rent prestement  en  armes  et  en  ordonnance  de  très 
bel  arroy,  et  montrèren  très  bien  à  leur  appareiller 
que  ils  avoient  tous  désir  de  eux  avancer. 

Après  ces  choses  passèrent  les  deux  seigneurs  et 
princes  dessus  dits,  c'est  à  savoir  le  père  et  le  fils,  en 
Hollande  ;  et  là  pareillement  ils  firent  leurs  requêtes 
aux  Hollandois,  spécialement  aux  barons  et  bonnes 
villes,  ainsi  qu'ils  avoient  fait  en  Hainaut  et  en  Zé- 
lande; et  à  voire  (vrai)  dire  les  Hollandois  furent 
moult  joyeux,  car  sur  toutes  choses  béent  (haïssent) 
lesFrisons,et  par  spécial  les  chevaliers  et  écuyersdti 
pays,  pour  ce  qu'ils  ont  continuelles  guerresensem- 
ble  sur  la  mer  et  sur  lesbondes(frontières)des  pays, 
et  prennent  et  pillent  souvent  et  menu  l'un  sur  l'au- 
tre; et  pourtant  les  seigneurs  de  Hollande,  tels  que  le 
seigneur  d'Axel,  le  seigneur   d'Ogement,  messire 


366  LES  CHRONIQUES  (*5ggJ 

Thierry  son  frère,  le  seigneur  de  Brederode,  Walc- 
ran,  son  frère,  le  seigneur  de  Wassenaer,  lcBour- 
grave  de  le  Leyde,  messire  Thierry  son  frère,  mes- 
sire Henry  deWaldech,messireFlorisd'Alckemade, 
le  seigneur  de  Callenbourg,  le  seigneur  d'Aspre, 
messire  Rustaude  Garrowede,  Willaume  de  Cro- 
nembourg,  qui  lors  étoit  un  écuyer  d'honneur, 
Jean  et  Henry  ses  deux  fils,  le  seigneur  de  la  Mer- 
wede,  messire  Jean  de  Drongle,  messire  Guevrand 
de  Gemsberghe,  Clais  de  Sueten,  messire  Guy  de 
Poelgbeest  et  plusieurs  autres  gentils  écuyers  et 
nobles  bomrnes,  oyants  les  supplications  et  hauts 
vouloirs  de  leurs  princes  le  duc  Aubert  et  Guillaume 
son  fils,  de  grand'  volonté  se  offrirent  à  eux  et  leur 
promirent  confort  et  aide  de  toute  lenr  puissance; 
et  bien  le  montrèrent,  car  tout  prestement  ils  se  mi- 
rent en  armes;  et  aussi  firent  les  bonnes  villes  et 
gens  du  pays  qui  livrèrent  aux  dessus  dits  seigneurs 
et  princes  grand  nombre  d'arbalêtries  et  cranequr- 
niers  (,),  picquenaires  w  et  gens  d'armes.  Et  ne  de- 
meura guères  que  de  toutes  paris  gens  d'armes  se 
commencèrent  à  assembler  et  venir  envers  cette 
ville  de  Encuse.  Là  où  l'assemblée  se  faisoit  ve- 
noient  vaisseaux  de  toutes  parts,  et  tellement  que 
on  tenoit  qu'ils  étoient  plus  de  trente  mille  maron- 
niers  (matelots);  et  disoit-on  que  la  ville  de  Harlem 
en  avoit  seulement  livré  douze  cents;  tous  lesquels 
vaisseaux  furent  tous  retenus  et  très  bien  pourvus 
de  tous  vivres  et  autres  habillements  de  guerre  tant 


(i)  Sorte  d'arme  qui  doonoit  son  nom  à  celui  qui  la  portoit.  J.  A.  P. 
(2)  Gens  armés  de  piques.  J.  A.  B. 


(logty  DE  JEAN  FROISSART.  367 

suffisants  que  mieux  on  ne  pourroit;  et  sans  faille 
si  Ils  daiues  de  Hainaut  étoient  envieuses  pour  leurs 
liommes,  autant  bien  l'étoient  lesZélandois  et  Hol- 
lundois.  Et  fut  vrai  c|iieGuil]aume  deCronembourg, 
pourtant  qu'il  avoit  le  nom  d'être  eelui  qui  plus 
avoit  ému  et  incité  la  besogne  à  faire  et  qui  plus  les 
conseillent  au  duc  Auberl  qu'il  fît  cetle  emprise,  et 
pareillement  le  seigneur  de  Merwède  qui  trop  dési- 
roit  se  venger  sur  les  Frisons  pour  les  déplaisirs 
qu'ils  lui  avoient  faits,  car  à  la  bataille  de  paravant, 
là  où  le  comte  Guillaume  fut  piteusement  et  doulou- 
reusement occis,  il  avoit  perdu  trente  trois  cottes 
d'armes  de  son  lignage,  dont  messire  Daniel  de 
Merwède  étoit  chef  que  oneques  les  Frisons  n'en 
voulurent  prendre  un  à  rançon. 

Ces  deux,  seigneurs,  Guillaume  de  Cronembourg 
et  le  seigneur  de  Menvède  ne  s'osoient  voir  devant 
les  princesses  et  les  dames  de  la  cour  du  duc  Aubert. 

Ne  demeura  guères  que  toutes  manières  de  gens 
d'armes  furent  venus  et  arrivés,  et  vinrent  premiè- 
rement les  Anglois;  si  leur  fut  leur  délivrance  faite; 
et  en  après  vinrent  les  Hainuyers  en  très  bel  arroi; 
et  les  menoient  monseigneur  le  sénéchal  de  Jumont 
et  monseigneur  de  Gommignies  qui  en  étoit  maré- 
chal qui  tout  prestement  furent  aussi  délurés;  puis 
Zélandois,  et  en  après  Hollandois;  mais  les  Fran- 
çois ne  vinrent  pas  sitôt,  aincois  (mais)  depuis  que 
toutes  manières  de  gens  d'armes  furent  \enuset  as- 
semblés et  tous  prêts  pour  passer,  il  convint  tarder 
onze  jours  après  les  François;  auquel  terme  pendant 
s'ensuivit   un   débat  entre  les  Hollandois  et  les  An- 


368  LES   CHRONIQUES-  (i59G) 

glois;  et  sans  faute,  si  n'eût  été  Guillaume  le  comte 
d'Ostrevant,  tous  les  Anglois  eussent  été  occis  des 
Hollandois.  Lesquels  débats  rapaisés,et  les  François 
venus,  dont  on  fut  moult  réjoui,  car  c'étoient  gens 
d'armes  moult  bien  babilles  detous  barnois, on  com- 
manda que  tout  homme, quel  qu'il  fut,  se  mît  en  son 
vaissel;  si  fut  ainsi  fait.  Et  montèrent  toutes  maniè- 
res de  gens  jet  quand  ils  furent  es  vaisseaux,  ils  levè- 
rent les  voiles  et  se  commandèrent  à  Dieu  et  com- 
mencèrent à  singler  parmi  la  mer  qui  étoit  belle, 
coie  et  serie(sereine),etsembloitparfaitementqu'elle 
désirât  eux  faire  plaisir.  Et  tant  y  avoit  de  vais- 
seaux, s'ils  eussent  été  arrangés  l'un  après  l'autre  de 
devers  Encuse  (Encbuysen)   jusques  à  la  bande 
(frontière) de Cundren  (Ruynder)qui  est  en  la  houte 
Frise  où  ils  contendoient  à  descendre  comme  ils 
firent,  où  il  y  a  douze  lieues  d'eau,  ils  eussent  bien 
couvert  toute  la  marine;  mais  ils  alloient  de  front 
tant  ordonnément  que  mieux  on  ne  pourroit. 

Si  vous  lairrons  un  petit  à  parler  d'eux;  et  parle- 
rons des  Frisons  lesquels,  comme  j'ai  été  informé, 
étoient  de  long-temps  avertis  de  la  venue  du  ditduc 
Aubert  et  de  la  grand'  puissance  de  gens  d'armes 
que  il  amenoit  sur  eux,  pourquoi  iceux  Frisons; 
quand  ils  sçurent  et  entendirent  qu'ils  auroient  la 
guerre,  ils  se  mirent  ensemble  et  firent  convenir  les 
plus  sages  bommes  de  leurs  terres  pour  sur  cette 
grand'  besogne  avoir  avis  comme  pour  le  mieux  ils 
se  pourroient  ordonner  et  tenir.  Et  combien  qu'ils 
en  tinssent  ou  eussent  tenu  quelconques  consaux, 
si  étoit  leur  intention  telle,  que  ils  combattroient 


'.5q6)  DE  JEAN   FROISSART.  30g 

leurs  adversaires  tantôt  et  tout  prestement  que  ils 
les  sauraient  et  sentiraient  sut  leurs  pays.  Et  di- 
-soient  entre  eux  que  mieux  ils  aimoient  à  mourir 
francs  Frisons  que  «à  être  à  nul  quelconque  roi  ni 
prince  en  servage  ni'subjection;  et  que  pour  tous 
mourir  ils  ne  se  départiroient  de  combattre  leurs 
ennemis.  Et  ordonnoient  en  leurs  consaux  que  jà 
homme  ils  ne  prendraient  à  rançon  tant  grand  fût; 
mais  mettraient  tous  à  mort  et  à  perpétuel  exil. 

Entre  eux  avoit  un  moult  noble  homme  grand  à 
merveille  et  puissant  homme,  et  véritablement  il 
excédoit  tout  le  plus  grand  Frison  de  toute  Frise  de 
toute  la  tête  et  plus;  et  étoit  nommé  en  la  terre  Yve 
Joucre;et  Hollandois,Zélandois  ctHaynuniers  l'ap- 
peloieul  le  grand  Frison.  Cestui  (ce)  vaillant  homme 
étoit  moult  recommandé  en  Prusse,  en  Hongrie,  en 
Turquie,  en  Rhodes  et  en  Chypre  où  il  avoit  fait 
plusieurs  grands  et  nobles  faits  d'armes  de  soncorps, 
tant  que  sa  renommée  étoit  partout  connue.  Quand 
il  ouït  les  Frisons  parler  de  combattre  leurs  adver- 
saires, il  répondit  et  dit:  «  O  vous  nobles  hommes  et 
francs  Frisons,  sachez  qu'il  n'est  chance  qui  ne  re- 
tourne. Si  par  vos  vaillanlises  vous  avez  autrefois 
Hainuyers,  Hollandois   et  Zélandois  déconfit,  sa- 
chez que  maintenant  ceux  qui  viennent  sont  gens 
tous  appris  de  guerre;  et  croyez  de  certain  que  ils 
feront  tout  autrement  que  leurs  prédécesseurs  ne 
firent;  et  verrez  que  ils  ne   s'abandonneront  point, 
mais  seront  tous  avisés  et  maintenus  de  leur  fait. 
Et  pourtant  je  conseillerais  que  nous  les  laississiè- 
raes  venir  et  entrer  si  avant  que   ils  pourront,  et 

FROISSART.  T.  XIII.  1 \ 


3;o  LES  CHRONIQUES  (unf>) 

gardissions  nos  villes  et  forteresses  et  les  laississions 
aux  champs  où  ils  se  dégâteront.  Notre  pays  n'est 
point  pour  eux  longuement  soutenir.  Nous  avons 
plusieurs  bonnes  land\veres,ce  sont  bons  fossés  ou 
digues  ^\j  si  ne  pourront  aller  ni  venir  aval  le  pays, 
car  ils  n'y  pourront  chevaucher  ni  aller  à  cheval, et 
ils  ne  peuvent  planté  (beaucoup)  aller  à  pied;  et 
pourtant  ils  seront  tantôt  si  tannés  (fatigués)  que  ils 
se  dégâteront  et  s'en  retourneront  quand  ils  auront 
ars  dix  ou  douze  villages;  si  ne  nous  grèvera  ainsi 
que  rien,  toujours  les  refera-t-on  bien.Etsi  nousles 
combattons,  je  me  doute  que  nous  ne  serons  point 
assez  forts  pour  eux  combattre  à  une  fois;  car,  à  ce 
que  j'ai  entendu  et  sçu  par  certaine  relation,  ils  sont 
plus  de  cent  mille  têtes  armées.  »  Et  il  disoit  voire 
(vrai)  car  ils  étoient  bien  autant  ou  plus.  A  ces  pa- 
roles seconsentoient  assez  trois  vaillants  chevaliers 
Frisons  qui  nommés  étoient  l'un,  messire  Feu  de 
Dockercq,  l'autre,  messire  GuérardCamin,etle tiers 
messire  Thuy  de  Walting;  mais  le  peuple  nulle- 
ment ne  s'y  consentoit  point;  et  aussi  ne  faisoient 
plusieurs  autres  nobles  hommes  que  ils  appellent  au 
pays  les  ekns  (2)  c'est-à-dire  les  gentils  hommes  ou 
les  juges  des  causes,  et  tant  opposèrent  à  cestui 
grand  Frison,  que  il  fut  entre  eux  conclu  que  sitôt 
que  ils  sauraient  leurs  ennemis  arrivés  ils  les  com- 
battraient ;et  demeurèrent  tous  sur  ce  propos  ^pour- 
tant se  mirent  tous  prestement  en  armes;  mais  à  voire 
(vrai)  dire  ils  étoient  très  pauvrement  armés  et  n'a- 

(  i)  Ces  derniers  mots   paroisser.t    une  ancienne  note  que  les  copistes 
auront  fait  entrer  dans  le  texte  pour  expliquer  !e  mot  laudwercs,  J.  A.  B. 
(2)  EliUrs  eu  anciens.  J.  A.  J. 


Çt5g6J  DE  JEAN  FROISSART.  3;i 

voient  les  plusieurs  quelconques  armures  défensives, 
si  non  leurs  vêtures  qui  étoient  de  gros  bureaux  et 
gros  draps,  ainsi  que  on  fait  les  flassarses(couvertures) 
des  chevaux.  Les  aucuns  étoient  armés  de  cuir  et  les 
autres  de  haubergeons  tous  enrugnis  (rouilles) ;  et 
sembloit  proprement  qu'ils  dussent  faire  un  chari- 
vari les  plusieurs.  Mais  si  en  avoient-ils  aucuns  qui 
étoient  assez  bien  armés. 

Ainsi  se  mirent  ces  Frisons  en  armes  jet  quand  ils 
fuient  habillés  et  prêts,  ils  s'en  allèrent  en  leurs  égli- 
ses, et  là  prirent  les  crucifix,  gonfanons  et  croix  de 
leurs  églises  et  s'en  vinrent  par  trois  batailles,  dont 
en  chacune  avoitbiendix  mille  combattants, jusques 
à  une  landwere,  c'éloit  une  défense  d'un  fossé  qui 
étoit  assez  près  de  là,  où  Hainuyers,  Hollandois  et 
Zélandois  dévoient  prendre  terre  et  port,  et  là  s'ar- 
rêtèrent. Et  bien  les  véoient  Hainuyers,  Hollandois 
et  Zélandois, car  ils  étoient  jà  comme  tous  arrivés  et 
vouloient  descendre  jus  des  vaisseaux.  Et  fut  vérité 
que  le  jour  que  le  duc  Aubert  et  ses  gens  arrivè- 
rent, il  étoit  le  jour  Saint  Barthélémy  par  un  di- 
manche en  l'an  dessus  dit.  Quand  ces  Frisons  virent 
leurs  adversaires  ainsi  approcherais  issirent  environ 
six  mille  hommes  de  leurs  gens  sur  les  digues  pour 
aviser  si  ils  pourroient  détourner  (troubler)  à  leurs 
ennemis  le  descendre;  mais  entre  ces  Frisons  y  eut 
une  femme  vêtue  de  bleu  drap  qui  comme  folle  et 
enragée  se  bouta  hors  des  Frisons  et  s'en  vint  par- 
devant  le  navire  des  Hainuyers,  Hollandois  et  Zélan- 
dois quis'apparcilloient  pour  combattre  leurs  enne- 
mis et  avisoient  la  manière  d'eux  et  que  cette  femme 

ai* 


3'-2  IES  CHRONIQUES  (i'5gjS) 

youloit  faire  ;laqueile  femme  vinttauten  approchant 
ieeux  Hainuycrs  qu'elle  l'ut  près  d'eux  le  trait  d'une 
flèche.  Tantôt  cette  femme  là  venue,  elle  se  tourna 
et  leva  ses  draps,  e'est  à  savoir  sa  robe  et  sa  chemise 
et  montra   son  «derrière  aux  Hainuycrs,  Hollandois 
et  Zélandois  et  à  toute  la  compagnie  qui  voir  le 
voulut,  en  criant  aucuns  mots,  ne  sçais  pas  quels, si 
non   qu'elle  dit  en  son  langage:  «  Prenez  là  voire 
bien  venue.  »  Tantôt  que  ceux  des  nefs  et  des  vais- 
seaux perçurent  lamauvaiseté  de  cette  femme,  ils  ti- 
rèrent après  flèches  et  viretons  (javelots).  Si  fut  tout 
prestement  enferrée  par  les  fesses  et  par  les  jambes, 
car  au  voire  dire  ce  serabloit  neige  qui  volât  vers  elle 
du  trait  que  on  lui  envoyoit.  Et  ne  demeura  guères 
que  les  aucuns  ne  saillirent  hors  des  nefs,  les  aucuns 
en  l'eau  et  les  autres  dehors;  et  se  mirent  à  course 
après  cette  malheureuse  femme,  les  épées  toutes  nues 
en  leurs  mains;  si  fut  tantôt  prise  et  atteinte,  et  fina- 
lement toute  dépecée  en  cent  mille  pièces  ou  plus; 
et  tandis  (cependant)  s'avançoient  toutes  manières 
de  cens  d'armes  à  issir  horsdes  nefs  etdes  vaisseaux, 
et  s'en  vinrent  contre  ces  Frisons  qui  les  reeurent 
par  leur  très    grand'vaillance  et  les  repoussoient  et 
reboutoient  de  longues  piques,  et  les  aucuns  abat- 
toient  par  terre  de  longs  bâtons  ferrés  au  bout  et 
bien  bandés  départ  enpart.Et  pour  voire(vrai)dire, 
à  prendre  terre  il  y  eut  moult  de  faits  d'armes  faits, 
et  plusieurs  hautes  et  bien   vaillants  emprises,  car 
de  morts  et  d'abattus  il  en  y  eut  sans  nombre;  mais 
parla  force  desarchers  eterenequineurs, Hainuycrs, 
Hollandois  et  Zélandois,  et  tous  les   autres  qui  se 


(>5ô6)  DE   JEAN    FIlOliSART.  '^3 

eomballoicnt  par  tics  belle  ordonnance,  gagnèrent 
sur  les  Frisons  la  digue  et  la   place,  et  demeurèrent 

victorieux  pour  celte  première  emprise.  Et  là  sur 
celte  digue  se  arrangèrent-ils  moult  ordounément, 
chacun  sous  sa  bannière  eu  attendant  Ton  l'autre.  Et 
véritablement  quand  ils  furent  tous  arrangés,  ils  le- 
î] oient  plus  de  demie  lieue  de  long.  Ces  Frisons  cjui 
a  voient  été  reboutés  et  qui  avoient  perdu  cette  di- 
gue se  retrairent  (retirèrent)  entre  leurs  gens  qui 
étoient  bien  trente  mille  tous  enclosenune  landwere 
dont  avoient  jeté  la  terre  par  devers  eux  ;  et  étoit  le 
fossé  très  parfont  (profond),  lequel  fossé  n'étoit 
point  loin  de  là  ,  car  très  bien  les  pouvoient  voir  les 
Hainuyers  ,  liollandois  et  Zélandois  et  François 
qui  rangés  étoieat  sur  cette  digue.  ILl  en  cette  ordon- 
nance firent-ils  tant  et  si  longuement  que  toutes  ma- 
nières de  gens  furent  liors  des  nefs  et  des  vaisseaux  , 
et  tous  leurs  habillements  et  aucunes  lentes  très  bien 
dressés,  et  se  reposèrent  et  aisèrent  ce  dimanche  et 
le  lundi  en  avisant  leurs  ennemis  les  Frisons;  et  y 
eut  fait  en  ces  deux  jours  plusieurs  escarmouches 
et  faits  d'armes. 

Quand  ce  vint  le  mardi  au  matin  ils  furent  tous 
prêts  de  côlé  et  d'autre;  et  adonc  furent  faits  plu- 
sieurs nouveaux  chevaliers  entre  les  Uainuyers,Ho- 
landois  et  Zélandois;  et  étoit  ordonné  que  Frisons 
seroient  combattus.  Si  se  mirent  tous  ces  Hainuyers 
Hollandois,  Zélandois  avec  leurs  aidants  en  bataille 
très  ordonnéiuent,  et  leurs  archers  entre  eux  et 
devant;  et  puis  firent  sonner  trompettes,  et  en  ce 
faisant   ils  commencèrent  à  venir  pas  à   pas  pour 


374  LES  CHRONIQUES  (td9G) 

passer  ce  lusse.  Lors  vinrent  Frisons  avant  qui 
se  défendoient  et  archers  tiroient  sur  eux.  Mais 
ces  Frisons  se  couvroient  de  targes  et  de  la  terre  du 
fossé  qui  étoit  haute  devers  eux.  Néanmoins  ifs 
lurent  approchés  de  si  près  que  plusieurs  Hollandois 
se  boutoïent  en  ce  fossé  et  faisoient  ponts  de  lances 
et  de  piques,  et  par  très  merveilleuse  manière  com- 
mencèrentà  envahir  ces  Frisons  lesquelsdéfendoient 
le  pas  très  vaillamment  et  ruoient  les  coups  si  grands 
sur  ceux  qui  vouloient  monter  sur  la  digue  du  fossé 
que  ils  les  rejeloient  tous  plus  étendus  en  ce  fossé. 
Maislcs  Hainuyers,  Hollandois, Zélandois, François 
et  Anglois  étoientsi  fortarmés  que  lesFrisons  ne  les 
pouvoient  endommager,  ni  autre  mal  ne  leur  fai- 
soient que  ruer  par  terre;  et  là  étoient  les  faits  der- 
mes et  les  appertises  montrées  et  vues  si  grands  et 
si  nobles  que  ce  seroit  chose  impossible  de  tout  rc- 
corder.  Là  s'acquittoient  ces  nouveaux  chevaliers 
qui  désiroient  faire  armes  et  mettre  leurs  ennemis 
au  dessous,  lesquels  se  défendoient  très  merveilleu- 
sement et  aigrement;  car  au  voire  (vrai)  dire  ce  sont 
forts  hommes,  grands  et  gros,  mais  ils  étoient  très 
mal  armés  ;  et  y  avoit  plusieurs  tous  déchaux 
sans  chausses  et  souliers,  combien  que  tous  se  dé- 
fendissent par  très  grand  courage. 

En  ce  foulis  et  merveilleux  assaut  où  étoient  plu- 
sieurs durs  et  horribles  rencontres, etgrandspoussis 
de  lances  et  de  piques,et  grands  martelets  de  haches 
que  avoient  les  Frisons  lesquelles  étoient  à  manière 
de  cuinguies  (cognées)  à  abattre  bois,  bien  ban- 
dées de  fer  au longdeshaustes(manches), trouvèrent 


(i3g6)  DE   JEAN   FROISSART.  ^5 

monseigneur  de  Ligne,  monseigneur  le  sénéchal  de 
Hainaut,  monseigneur  de  Jumont  et  plusieurs  au- 
tres seigneurs  de  Hainaut  atout  (avec)  leurs  gens, 
en  tournant  et  en  environnant  cette  landwere,  une 
frète  (passage)  où  ils  passèrent  outre  et  vinrent  sur 
ces  Frisons  où  ils  se  boutèrent  aux  fers  des  lances 
tellement  que  les  Frisons  furent  comme  tous  ébahis; 
et  laissèrent  plusieurs  des  Frisons  le  fossé  et  la  di- 
gue que  ils  défendoient  aux  Hollandois,  et  s'en  vin- 
rent férir  sur  ces  Hainuyers  qui  les  reçurent  très 
vaillamment  et  tellement  que  ils  les  firent  partir  et 
ouvrir.  Et  lors  Hollandois  et  Zélandois  passèrent  ou- 
tre ce  fossé  et  s'en  vinrent  aussi  bouter  et  plonger 
en  ces  Frisons,  et  les  commencèrent  très  fort  à  espar- 
tir  (dissiper),  puis  çà  puis  là. 

En  cette  griève  et  horrible  bataille  fut  mort  et 
occis  le  grand  Frison  que  ils  nommoient  Yve  Jou- 
cre.  Si  ne  demeura  guères  après  que  Frisons  s'éba- 
tirent  tellement  que  ils  commencèrent  à  fuir  qui 
mieux  mieux,  et  laissèrent  la  place  à  leurs  adversai- 
res;mais  la  chasse  fut  grande  et  horrible, car  on  n'y 
prenoit  nully  (personne")  à  rançon;  et  par  spécial  les 
Hollandois  les  tuoient  tous.  ]Ni  même  ceux  qui 
éloientpris  des  Hainuyers,  des  François  ou  des  An- 
glois;  si  les  tuoient-ils  en  leurs  mains. 

Entre  ces  Hollandois  étoient  monseigneur  Wil- 
lem de  Cronembourg  et  ses  deux  fils  Jean  et  Henry, 
qui  nouveaux  chevaliers  étoient  devenus  la  matinée, 
qui  merveilleusement  s'aquittoient  de  faire  armes 
et  d'occir  Frisons;  et  bien  montroient  à  leur  sem- 
blant que  petit  les  aimoient.  A  vous  dire  finablement, 


3y6  LES   CHRONIQUES  ÇiSgQ 

Frisons  turent  déconfits,  et  en  y  demeura  la  plus 
grand'partie  de  morts  sur  les  champs.  Aucuns  peu  lu- 
rent pris,  environ  cinquante,  qui  depuis  furent  me- 
nés à  ïa  Haye  en  Hollande  et  y  furent  grand1  pièce  de 
temps.  Et  doit  on  savoir  que  le  seigneur  de  Cundren 
(Kuynder), c'est  à  savoir  le  seigneur  de  la  terre  où  le 
duc  Aubert  et  ses  gens  étoient  descendus,  s'éloit 
rendu  au  duc  Aubert  le  lundi  ■  devant  jet  furent  lui  et 
ses  deux  fds  en  la  bataille  entre  les  Frisons,  lesquels 
deux  fils  furent  depuis  grand  temps  de-lez  (près)  le 
duc  Aubert  et  son  fils  le  duc  Guillaume  tant  en 
Hollande,  en  Zélande  comme  enHainaut. 

Après  cette  déconfiture  se  tournèrent  Hainuyers, 
Hollandois,  Zélandois,  François  et  Anglois  au  dit 
pays  de  Cundren  (Kuynder)  en  prenant  villes  et 
forteresses;  mais  certainement  ils  y  conquêtoient 
bien  petit,  car  les  Frisons  les  adommageoient  trop 
grandement  par  aguets  et  par  rencontres.  Et  quand 
ils  prenoient  aucuns  prisonniers  si  n'en  pouvoit-on 
rien  avoir,  ni  ils  ne  se  vouloient  rendre,  mais  se 
combattaient  jusejues  à  lamortjetdisoientque  mieux 
aimoient  à  mourir  francs  Frisons  que  être  en  nulle 
subjection  de  seigneur  ou  de  prince.  Et  quant  est 
aux  prisonniers  que  on  prenoit,  on  n'en  pou  voit 
traiue  (tirer)  quelque  rançon  ;  ni  leurs  amis  etparents 
ne  les  vouloient  racheter;  mais  laissoient  l'un  l'autre 
mourir  es  prisons,  ni  jamais  autrement  ne  vouloient 
racheter  leurs  gens,  si  non  que,  quand  ils  prenoient 
aucuns  de  leurs  adversaires  ils  rendoient  homme 
pour  homme.  Mais  si  ils  sentaient  que  ils  n'eussent 
nuls  de  leurs   gens   prisonniers,  certainement   ils 


(i3o6)  DE   JEAN    FROISSA RT.  ^77 

tuoient  et  mettoient  tous  leurs  ennemis  à  mort. 
Quand  ee  vintau  bout  de  six  semaines,  et  que  jà  on 
a  voit  ars  moult  do  villes  et  de  villages,  et  abattues 
plusieurs  forteresses  qui  n'étoient  point  de  trop 
grand'  valeur, le  temps  se  commença  très  fort  à  refroi- 
dir et  à  pleuvoir  moult  fort,  si  que  à  peine  il  pleuvoit 
tous  les  jours.  La  mer  s'enfloit  et  s'engrossoit  et  si 
.se  tempêtoit  souvent  par  les  vents  qui  fort  s'élevoicnt. 
Le  duc  Aubert  et  Guillaume  son  fils  ce  véant  pro- 
posèrent de  eux  mettre  au  retour  et  revenir  en  la 
basse  Frise  dont  ils  étoient  partis,  et  de  là  en  Hol- 
lande pour  plus  convenablement  passer  la  mer  en 
biver  qui  étoit  instant.  Si  le  firent  ainsi,  car  ils  se  mi- 
rent au  retour  et  firent  tant  qu'ils  furent  à  Eincuse 
(Enchuysen);etlàdonnèrenticeux  seigneurs  etprin- 
ces  congé  à  toutes  manières  de  gens  d'armes,  et  par 
spécial  aux  étrangers  que  ils  contentèrent  très 
grandement,  et  leur  payèrent  très  bien  leurs  soul- 
dées  (solde)  et  si  les  remercièrent  de  la  bonne  aide 
et  service  que  fait  leur  avoient. 

Ainsi  se  défit  cette  armée  de  Frise  et  n'y  conquê- 
lèrent  aucune  chose  pour  cette  saison.  Mais  dedans 
le  terme  de  deux  ans  après,  iceux  deux  nobles  prin- 
ces, c'est  à  savoir  le  duc  Aubert  et  Guillaume  sou 
lils,comted'Ostrevant,  etadonc  gouverneurdeHai- 
naut  y  r'allèrent  la  seconde  fois  et  y  conquirent 
grandement  et  largement,  et  y  firent  moult  de  bel- 
les prouesses,  ainsi  que  au  plaisir  de  Dieu  ci  après 
apperra.  Mais  nous  en  nous  tairons  à  tant  et  parle- 
rons de  l'ordonnance  des  noces  du  roi  d'Angleterre 
et  de  la  fille  de  Frnnce. 


37#  LES  CHRONIQUES  (,596) 


CHAPITRE  LI. 


COMMENT     L'ORDONNANCE    DES    NOCES    DU     ROI     d'AngLE- 
TERRE  ET   DE   LA  FILLE  DE  FrANCE  SE  FIT  ET  COMMENT 

le  roi  de  France  lui  livra  en  sa  tente  entre  Ardre 
et  Calais. 


Voussçavez  comment  le  roi  d'Angleterre,  quand  il 
eut  été  à  Calais  et  là  séjourné  avec  ses  oneles  et 
plusieurs  prélats  et  barons  d'Angleterre  de  son  con- 
seil et  parlementé  au  duc  de  Bourgogne  sur  cer- 
tains traités  et  qu'il  fut  retourné  en  Angleterre,  il 
s'y  tint  tant  que  la  Saint  Michel  fut  venue  et  que 
les  parlements  généraux  se  tenoient  au  palais  de 
Wesmoustier.  Et  entretant  (cependant)  on  fit  ses 
pourvéances  à  Calais  grandes  et  grosses,  et  aussi  à 
Guines  et  de  tous  les  seigneurs  d'Angleterre;  et  là 
étoient  envoyées  la  greigneur  (majeure)  partie  des 
ports  et  des  havenées  (havres)  d'Angleterre  et  de  là 
la  rivière  de  la  Tamise,  et  aussi  on  en  prenoit  grand' 
foison  en  Flandre,  à  Bruges,  au  Dam,  et  à  l'Écluse. 
Et  toutes  ces  pourvéances  venoient  par  mer  à  Ca- 
lais. Pareillement  pour  le  roi  de  France  et  son  frère 
le  duc  d'Orléans  et  leurs  oncles,  et  des  prélats  et 
barons  de  France,  on  faisoit  grands  pourvéances  à 
Saint  Orner,  à  Aire,  à  Therouenne,  à  Ardre,  à  le 


(i506)  DE   JEAN  FROISSART.  379 

Montoire,  à  Bavelinghen  et  en  toutes  les  maisons  et 
abbayes  de  là  environ,-  et  n'y  étoit  rien  épargné  ni 
d'un  côté  ni  de  l'autre;  et  s'efïbrçoient  tous  les  offi- 
ciers des  seigneurs  l'un  pour  l'autre;  et  par  spécial 
l'abbaye  de  Saint  Bertin  étoit  fort  remplie  de  tous 
biens  pour  recueillir  les  royaux. 

Quand  les  parlements  d'Angleterre  qui  sontetse 
font  par  usage  tous  les  ans  au  palais  du  roi  à  Wes- 
mouslier  furent  passés,  et  commencent  à  la  Saint 
Michel,  et  ont  ordonnance  de  durer  quarante  jours, 
mais  pour  lors  on  les  abrégea,  car  le  roi  n'y  fut  que 
cinq  jours;  et  furent  ces  cinq  jours  remontrées  les 
besognes  du  royaume  les  plus  près  touchants  et  les 
plus  nécessaires,  et  par  spécial  celles  qui  à  lui  ap- 
parlenoient  et  pour  lesquelles  il  étoit  retourné  et 
là  venu  de  Calais;  il  se  mit  au  chemin,  et  aussi 
firent  ses  deux  oncles  Lancaslre  etGlocestre,et  tous 
les  prélats  barons  et  chevaliers  d'Angleterre  qui  du 
conseil  étoient  et  qui  écrits  et  mandés  étoient;  et 
tant  exploitèrent  que  tous  passèrent  la  mer  et  se 
trouvèrent  à  Calais.  Le  duc  Aimond  d'York  ne 
passa  point  la  mer  et  demeura  en  Angleterre, et  aussi 
ne  fit  le  comte  Derby,  et  demeurèrent  derrière  pour 
garder  en  Angleterre  jusques  au  retour  du  roi. 

Quand  le  roi  d'Angleterre  et  ses  oncles  furent  ve- 
nus à  Calais,  ces  nouvelles  furent  tantôt  siguifiées 
aux  seigneurs  de  France  qui  se  tenoient  en  la  mar- 
che de  Picardie.  Si  s'en  vinrent  à  Saint  Orner,  et  se 
logèrent  le  duc  de  Bourgogne  et  sa  femme  en  l'ab- 
baye de  Saint  Bertin. 

Tantôt  que  le  roi  de  France  sçut  que  le  roi  d'An- 


3#o  LES  CHRONIQUES  (i5oG 

gletcrre  étoit  venu  à  (Valais,  il  y  envoya  le  comle  de 
Saint  Poî  voir  le  roi  et  lui  dire  de  leur  ordonnanee 
comment  on  vouloit  en  France  quelle  se  fît.  Le  roi 
d'Angleterre  y  entendit  volontiers, car  grand'  plai- 
sance il  prenait  à  la  matière.  Or  retournèrent  à  Saint 
Orner  eu  la  compagnie  du  comte  de  Saint  Pol,le 
due  de  Lancastre.,  et  son  fds  messire  Beau  fort  de 
Lancastre  et  le  duc  de  Glocestre  et  OlTrem  (Ilum- 
phey)  comte  de  Rostellant  (Uutland)  lils  au  duc 
de  Glocestre,  et  le  comte  Maréchal,  le  comte  de 
JJoslidonne  (Hunlingdon)  chambrelan  d'Angle- 
terre, et  grand'foison  de  barons  et  de  chevaliers, 
iesquels  turent  grandement  et  bien  recueillis  du  duc 
de  Bourgogne  et  de  la  duchesse;  et  là  vint  aussi  le 
duc  de  Bretagne;  et  avoit  laissé  le  roi  de  France  à 
Aire  et  la  jeune  reine  d'Angleterre  sa  fille. 

Vous  devez  savoir  que  toute  la  peine  et  diligence 
que  on  put  mettre  à  bien  fêter  ces  seigneurs  d'An- 
gleterre on  le  fit  et  mit;  et  leur  donna  la  duchesse 
de  Bourgogne  grandement  et  richement  à  dîner;  et 
fut  la  duchesse  de  Lancastre  à  ce  dîner,  et  la  du- 
chesse de  Glocestre,  et  ses  deux  filles,  et  ses  fils;  et 
y  eut  donné  graud'foison  de  mets  et  d'entremets,  et 
grands  présents  nobles, et  richesses  de  vaisselled'or 
et  d'argent  et  de  toutes  nouvelles  choses, et.  rien  n'y 
eut  épargné  en  état  tenir,  tant  que  les  Anglois  s'en 
émerveilloient  où  telles  richesses  pouvoient  être 
prises.  Et  par  spécial  le  duc  de  Glocestre  en  avoit 
grands  merveilles,  et  disoit  bien  à  ceux  de  son  con- 
seil que  au  royaume  de  France  est  toute  richesse 
et  puissance.  Ce  duc  de  Glocestre  pour  le  adoucir 


•(i3yG)  DE  JEAN   FROISSART.  38 1 

et  mettre  en  bonne  voie  de  raison  et  de  humilité, 
car  les  seigneurs  de  France  savoient  qu'il  otoit  liaul 
et  dur  en  toutes  concordances,  on  lui  faisoit  et 
ràontroit  tous  les  signes  d'amour  et  de  honneur 
qu'on  pou  voit.  Néanmoins  tout  ce,  il  preuoit  bien 
les  joyaux  que  on  lui  donnoit  et  présentait,  mais 
toujours  demeuroit  la  racine  de  la  rancune  dedans 
le  cœur,  ni  oneques,  pour  chose  que  les  François 
sçussent  faire,  on  ne  le  put  adoucir  qu'il  ne  demeu- 
rât toujours  fel(dur)  el  cruel  entoutesréponsespuis- 
qu'elles  Iraitoient  et  parloient  de  paix.  François 
sontmoult  subtils, mais  tant  queàlui  ils  n'ysçavoient 
comment  avenir-  car  ses  paroles  et  ses  réponses 
éloient  si  couvertes  que  on  ne  les  savoit  comment 
entendre  ni  sur  quel  bout  prendre;  et  quand  le  duc 
de  Bourgognecn  vit  la  manière,  si  dit  à  ceux  de  son 
conseil:  «  JNous  perdonsquant(autant)que  nous  met- 
tons à  ce  duc  de  Glocestre,  car  jà  tant  qu'il  vive 
il  ne  sera  paix  entre  Fiance  et  Angleterre.  Mais  trou- 
vera tou  jours  nouvelles  cauleiies(ruses)ct.  incidences 
par  quoi  les  haines  s'engendreront  et  relèveront  es 
cœurs  des  hommes  de  l'un  royaume  et  de  l'autre, 
c/^r  il  n'entend  ni  ne  pense  à  autre  chose.  Et  si  le 
grand  bien  que  nous  véons  au  roi  d'Angleterre  n'é- 
toit  pas, par  quoi  au  temps  avenir  nous  en  espérons 
mieux  valoir,  pour  vérité  il  n'auroit  j'à  à  femme 
notre  cousine  de  France.  » 

Quand  le  duc  et  la  duchesse  de  Bourgogne,  la 
corn I esse  de  Nevers  et  la  comtesse  de  Saint  Pol,  et 
les  dames  et  seigneurs  deFrance  eurent  reçu  ces  sei- 
gneurs et  dames  d'Angleterre  et  festoyés  si  grande- 


382  LES  CHRONIQUES  (.596) 

ment  comme  vous  avez  ouï,  en  laquelle  recueillette 
(réception)  fut  avisé  et  ordonné  comment,  où   et 
quand  les  deux  rois  s'encontreroicnt  ettrouveroient 
sur  les  champs,  et  seroitau  roi  d'Angleterre  délivrée 
sa  femme, congé  fut  pris  et  donné  de  toutes  parties, 
et  retournèrent  les  deux  ducs  d'Angleterre,  leurs 
femmes,  enfants  et  tous  leurs  barons  d'Angleterre 
et  chevaliers  aussi  qui  là  avoient  été  à  Calais,  devers 
le  roi  auquel  ils  recordèrent  comment  on  les  avoit 
recueillis  et  festoyés  etgrandement  enrichisde  dons 
et  de  joyaux.  Ces  paroles  et  louanges  plurent  gran- 
dement au  roi  d'Angleterre,  car  il  étoit  bien  joyeux 
quand  il  oyoit  bien  dire  du  roi  de  France  et  des 
François,  tant  les  avoit-il  jà  énamourés  pour  la  cause 
de  la  fille  du  roi  qu'il  tendoit  à  avoir  à  femme.  Assez 
tôt  après  vint  le  roi  de  France  à  Saint-Omer  et  se 
logea  enl'abbaye  de  Saint  Bertin_,et  bouta  touthors 
ceux  et  celles  qui  logés  y  étoient,et  amena  le  duc  de 
Bretagne  en  sa  compagnie;  et  furent  ordonnés  aller 
à  Calais  parler  au  roi  et  à  son  conseil  les  ducs  de 
Berry,  de  Bourgogne  etdeBourbon,etse  départirent 
de  Saint  Orner;  et  chevauchèrent  devers  Calais,  et 
firent  tant  qu'ils  y  vinrent.  Si  furent  recueillis  du 
roi  et  des  seigneurs  grandement  et  joyeusement,  et 
leur  fut  faite  la  meilleure  chère  comme  on  put,  et 
eurent  là  les  trois  ducs  dessus  nommés  certain  et 
spécial  traité  au  roi  d'Angleterre  et  à  ses  oncles.  Et 
cuidèrent  (crurent)  adonc  moult  de  gens  de  France 
et  d'Angleterre  que  paix  fût  accordée  entre  France 
et  Angleterre;  et  étoient  presque  sur  cet  état,  et  s'y 
assentoit  assez  pour  ce  temps  le  duc  deGlocestre; 


(i5g6)  DE  JEAN   FROISSART.  383 

car  le  roi  l'avoit  si  avant  mené  de  paroles,  que  pro- 
mils là  on  paix  se  feroit  qu'il  feroit  son  fils  Offrem 
(Humphrey)  comte  de  Rochestre  en  héritage,  et 
feroit  valoir  la  dite  comté  par  an  de  revenue  à  qua- 
tre mille  livres  l'estrelin,et  au  dit  duc  de  Glocestre 
son  oncle  il  donneroit,  lui  retourné  en  Angleterre, 
en  deniers  appareilléscinquante  mille  nobles.  Si  que, 
par  la  convoitise  de  ces  dons,  le  duc  de  Glocestre 
avoit  grandement  adouci  ses  dures  opinions,  tant 
que  les  seigneurs  de  France  qui  là  étoient  venus 
s'en  aperçurent  assez  et  le  trouvèrent  plus  humble 
et  doux  que  oneques  mais  n'avoient  fait.  Quand 
tout  fut  ordonné  ce  pourquoi  ils  étoient  là  venus, ils 
prirent  congé  au  roi  et  aux  seigneurs  et  s'en  retour- 
nèrent arrière  à  Saint-Omer  devers  le  roi  de  France 
et  le  duc  d'Orléans  son  frère  qui  là  les  attendoient, 
et  recordèrent  comment  ils  avoient  exploité.  Le  roi 
de  France  se  départit  de  Saint-Omer  et  s'en  vint 
loger  en  la  bastide  d'Ardre,  et  le  duc  de  Bourgogne 
à  le  Mon  toi  re,  le  duc  de  Bretagne  en  la  ville  d'Os- 
que  et  le  duc    de  Berry  à  Bavelinghen;  et  furent 
tendus  sur  les  champs  de  toutes  parts  tentes  et  trefs 
(pavillons),  et  tout  le  pays  rempli  de  peuple  tant  de 
France  comme  d'Angleterre;  et  vint  le  roi  d'Angle- 
terre loger  à  Guynes,  e!  le  duc  de  Lancastre  avec- 
ques  lui,  et  le  duc  de  Glocestre  à  Ham.  La  nuit 
St.  Simon  et  Saint  Jude  qui  fut  par  un  vendredi, 
en  l'an  de  grâce  notre  Seigneur  mille  trois   cent 
quatre-vingt  et  seize,  sur  le  point  de  dix  heures,  se 
départirent  lesdeux  rois, chacun  avec  ses  gens,  de  sa 
lente, et  s'en  vinrent  tout  à  pied  l'un  contre  l'autre 


384  LES  CHRONIQUES  (1096) 

et  sur  une  certaine  place  de  terre  011  ils  se  dévoient 
trouver  et  encontrer.  El  là  étoient  rangés  tout  d'un 
lez(coté)quatrc  cents  chevaliers  François  arméstout 
au  clair  et  les  épées  es  mains,  et  d'autre  part  pareille- 
ment quatre  cents  chevaliers  Anglois  armés  comme 
dessus;  et  étoient  ces  huit  cents  chevaliers  hayés 
l'en  haie)  et  rangésd'une  part  et  d'autre, et  passèrent 
les  deux  rois  tout  au  long  parmi  eux  et  étoient  me- 
nés et  adextrés  par  ordonnance  que  je  vous  dirai. 
Leduc  de  Lanças tre  etleducdeGlocestremenoient 
et  adextroient  le  roi  de  France;  les  ducs  de  Berry 
et  de  Bourgogne  menoient  et  adextroient  le  roi 
d'Angleterre;  et  ainsi  tout  le  pas  ils  s'en  vinrent 
parmi  ces  huit  cents  chevaliers;  et  quand  les  deux 
rois  vinrent  si  près  que  pour  encontrer  l'un  l'autre, 
les  huit  cents  chevaliers  s'agenouillèrent  tout  bas  à 
terre  et  pleurèrent  de  pitié.  Les  deux  rois  à  un  chef 
s'encontrèrent;  si  s'inclinèrent  un  petit  et  se  prirent 
par  les  mains;  et  amena  le  roi  de  France  en  sa  tente 
laquelle  étoit  belle,  riche  et  bien  ordonnée;  et  les 
quatre  ducs  se  prirent  par  les  mains  et  suivirent  de 
près  les  deux  rois  et  les  chevaliers.  Les  François 
d'un  côté,  les  Anglois  de  l'autre,  se  tinrent  sur 
leur  état  regardant  l'un  l'autre  et  par  bonne  et 
humble  manière,  et  point  ne  se  départirent  de  la 
place  tant  que  tout  fut  achevé;  et  fut  trop  bien  avi- 
sée la  place  et  la  terre  où.  les  deux  rois  s'encontrè- 
rent et  prirent  par  les  mains  l'un  l'autre;et  fut  dit  et 
avisé  que  droit  sur  cette  pièce  de  terre  on  fonde- 
roit  et  ordonneroit  une  chapelle  en  l'honneur  de 


(ï5</>  DE  JEAN  FROISSART.  385 

Notre  Dame  de  la  grâce.  Je  ne  sçais  si  rien  en  fut 
fait. 

Quand  les  rois  de  France  et  d'Angleterre  qui  se 
tenoieut  par  Jes  mains  entrèrent  en  la  tente  du  roi 
de  France,  les  ducs  d'Orléans  et  de  Ikmvbon  vinrent 
au-devant  et  s'a«enouillèrent   devant  les  rois.  Les 

O 

deux  rois  s'arrêtèrent,  et  les  firent  lever,  les  six 
ducs  se  recueillirent  en  front  et  mirent  en  parole 
ensemble;  et  les  deux  rois  passèrent  outre  et  s'ar- 
rêtèrent sur  le  pas,  et  parlementèrent  un  espace 
ensemble.  Entretant  (cependant)  on  appareilla  vin 
et  épices;etservit  dudrageoir  et  des  épices  le  roi  de 
France,  le  duc  de  Berry;  et  de  la  coupe  et  du  vin, 
le  duc  de  Bourgognc;£tle  roi  d'Angleterre, pareil- 
lement le  duc  de  Lancastre,  et  le  duc  de  Gloccstre 
de  vin  et  des  épices. 

Le  vin  et  les  épices  prises  des  deux  rois,  cheva- 
liers de  France  et  d'Angleterre  reprirent  les  dra- 
geoirs,  et  les  épices,  et  les  coupes, et  le  vin,  et  servi- 
rent les  prélats  ,  les  ducs  et  les  comtes;  et  après  les 
écuyers  et  gens  d'office  firent  ce  métier;  et  tant  que 
tous  ceux  qui  dedans  la  tente  éloienl  eurent  vin  et 
épices,  et  entretant  sans  nuls  empêchements,  parle- 
mentèrent les  deux  rois  ensemble.  Cet  état  et  affaire 
passés,  les  deux  rois  prirent  congé  ensemble  et  tous 
les  seigneurs  l'un  à  l'autre,  et  retournèrent  le  roi 
d'Angleterre  et  ses  oncles  en  leurs  tentes,  et  tantôt 
s'ordonnèrent,  et  montèrent  aux  chevaux  et  se  dépar- 
tirent et  retournèrent  vers  Calais;  le  roi  a  Guines 
et  les  ducs  de  Lancastre  et  de  Glccestre  à  Ham,  et 
les  autres  à  Calais  etchacunà  son  logis;pareillement 

FROÏSSART.    T.    Xlll.  2  5 


38G  LES  CHRONIQUES  (  1 596) 

le  roi  de  France  à  Ardres,  le  duc  d'Orléans  avec- 
ques  lui  et  le  duc  de  Berry  à  Tournelien  à  son  logis, 
le  duc  de  Bourgogne  à  le  Montoire,  et  ainsi  de  lieu 
en  lieu  tant  qu'ils  furent  tous  logés,  et  n'y  eut  plus 
rien  fait  pour  le  jour,-  et  demeurèrent  les  tentes  du 
roi  de  France  et  des  seigneurs  sur  les  champs. 

Quand  ce  vint  le  samedi  jour  de  saint  Simon  et 
saint  Jude,  sur  le  point  de  onze  heures,  le  roi  d'An- 
gleterre, ses  oncles  et  tous  les  hommes  d'honneur 
•d'Angleterre  qui  avecques  le  roi  passé  la  mer 
avoient,  vinrent  devers  le  roi  de  France  en  sa  tente, 
•et  là  furent  recueillis  sollemnellement  du  roi,deson 
frère,  des  oncles  et  des  seigneurs  ;  etparloient  cha- 
cun à  son  pareil  joyeuses  paroles;  et  là  furent  les  ta- 
bles ordonnées  ;  premièrement  celle  pour  les  rois  qui 
fut  longue  et  belle;  et  le  dressoir  couvert  de  noble 
vaisselle  et  de  grandes  richesses.  Et  séyrenl  les  deux 
rois  tant  Seulement  à  une  table;  le  roi  de  France  au- 
dessus  le  roi  d'Angleterre,  et  le  roi  d'Angleterre  au 
dessous,  assez  loin  de  l'autre;et  servirent  devant  les 
roislesducsdeBerry,deBourgogneetdeBourbon;et 
là  ditleducde  Bourbon  plusieurs  joyeuses  paroles  et 
gailles(plaisanteries)pour  faire  rire  les  rois, les  ducs 
de  Berry  et  de  Bourgogne  et  les  seigneurs  qui  devant 
la  table  étoient;  car  ce  duc  dont  je  parle  fut  moult 
joyeux;  et  dit  tout  haut,  adressant  sa  parole  au  roi 
d'Angleterre:  «  Monseigneur  le  roi  d'Angleterre, 
vous  devez  faire  bonne  chère;  vous  avez  tout  ce  que 
vous  désirez  et  demandez;  vous  avez  votre  femme 
ou  aurez,  elle  vous  sera  délivrée.  »  Donc  dit  le  roi 
de  France:  «  Bourbonnois,  nous  voudrions  que  no- 


(logo)  DE  JEAN  FROISSA RT.  38^ 

tre  fille  fût  autant  âgée  comme  notre  cousine  de 
Saint-PoJ  est.  Elle  prendroit  notre  fils  d'Angleterre 
en  plus  grand  gré  et  il  nous  eût  coûté  grandement 
du  notre.  »  Cette  parole  ouït  et  entendit  le  roi 
d'Angleterre.  Si  répondit  en  s'inclinant  devers  le 
roi  de  Fan  ce.  Et  Fut  la  parole  adressée  au  due  de 
Bourbon,  pourtant  que  le  roi  avoit  fait  comparaison 
de  la  fille  au  comte  de  Saint-Pol:  «  Beau  père,  l'âge 
que  notre  femme  a  nous  plaît  grandement  bien,  et 
nous  n'aimons  pas  tant  le  grand  âge  d'elle  cfue  nous 
faisons  l'amour  et  la  conjonction  de  nous  et  de  nos 
royaumes;  car  là  où  nous  serons  ensemble  d'un 
accord  et  d'une  alliance,  il  n'est  roi  chrétien  ni  au- 
tre qui  nous  puist  (puisse)  porter  contraire.  » 

Ce  dîner  passé  en  la  tente  du  roi  de  France  qui 
fut  bien  brief,  on  leva  les  nappes.  Les  tables  fu- 
rent abbaissées.  On  prit  vin  et  épices.  Après  tout  ce 
fait,  la  jeune  reine  d'Angleterre  fut  amenée  en  la 
place  et  dedans  la  tente  du  roi,  accompagnée  de 
grand  nombre  de  dames  et  de  damoiselles.  Et  là  fut 
délivrée  au  roi  d'Angleterre;  et  lui  bailla  le  roi  son 
père  par  la  main.  Sitôt  que  le  roi  d'Angleterre  en 
fut  saisi,  et  congé  fut  pris.de  toutes  parts,  on  mit  la 
jeune  reine  d'Angleterre  en  une  litière  moult  riche 
qui  étoit  ordonnée  pour  elle;  et  de  toutes  les  dames 
de  France  qui  là  éloient  n'en  allèrent  nulles  avec- 
ques  la  reine  fors  la  dame  de  Coursy  (,).  Là  étoient 


(i)  S.ilmon,  dans  un  récit  manuscrit  Je  ses  ambassades  qui  complet fe 
celte  édition  dit  ,  q  e  quand  la  reine  aperçut  que  les  seigneurs  et 
daines  se  départaient  ;  et  que  tousse»  gens  la  laissoicul,  elle  requit   au 

2.) 


388  LES  CHRONIQUES  (i3g6,l 

les  clames  d'Angleterre,  les  duchesses  de  Lancastre, 
d'York,  de  Glocestre,  d'Irlande,  la  damedeMan,  la 
dame  de  Ponnins(Poyninys)  et  grand  nombre  d'au- 
tres hautes  dames  qui  recueillirent  la  reine  Isabel 
d'Angleterre  à  grand'  joie.  Tout  ce  fait  ,et  les  dames 
appareillées,  le  roi  d'Angleterre  et  tous  les  Anglois 
partirent  et  chevauchèrent  le  bon  pas  et  vinrent  au 
gîte  à  Calais;  et  le  roi  de  France  et  tous  les  sei- 
gneurs à  Saint  Omer;  et  là  étoient  la  reine  de 
France  et  la  duchesse  de  Bourgogne;  et  furent  le 
dimanche  et  le  lundi.  Et  le  mardi,  qui  fut  le  jour  de 
la  Toussaints,  épousa  le  roi  d'Angleterre, en  l'église 
Saint  Nicolas  de  Calais,  Isabel  de  France  qui  fut  sa 
femme  et  reine  d'Angleterre.  Et  les  épousa  l'arche- 
vêque de  Cantorbie;  et  furent  là  les  fêles  et  solem- 
nités  rnoult  grandes  et  hautes;  et  ménestrels  payés 
bien  et  largement,  tant  que  tous  s'en  contentèrent. 
Le  jeudi  ensuivant,  vinrent  à  Calais  les  ducs  d'Or- 
léans et  de  Bourbon  voir  le  roi  d'Angleterre  et  la 
reine,  et  prirent  congé  à  eux  et  aux  seigneurs  d'An- 
gleterre; et  le  vendredi  au  matin  retournèrent  et 
vinrent  diner  à  Saint  Orner.  Et  trouvèrent  le  roi  de 
France  qui  les  attendoît,  et  le  roi  d'Angleterre  et. 
la  reine.  Après  messe,  de  bon  matin,  et  bu  un  petit 
qui  boire  voulut,  entrèrent  en  leurs  vaisseaux  pas- 
sagers qui  ordonnés   étoient,  et  eurent  vent  appa- 

roi  sou  seigneur  que  des  gens  que  sou  père  lui  avoit  bailles  pour  la  ser- 
vir aucuns  demeurassent  eu  sa  compaguie,  laqudle  chose  le  roi  lui  oc- 
troya; et  il  ajoute:  Et  du  nombre  de  ceux  qui  demeurèrent,  moi  Salmoii 
qui  parle, fus  Pun  qui  par  l'ordonnance  du  roi  d'Angleterre  passai  la 
mer  en  la  compagnie  de  la  reiue.  J.  A.  È. 


(i3g§)  DE  JEAN  FROISSART.  38q 

j cillé  quand  ils  furent  désancrés  et  équippèrcnt  en 
mer;  et  furent  à  Douvres  en  moins  de  trois  heures; 
et  làvint  le  roi  dîner  au  châtel  et  gésir  le  lendemain 
à  Rochestre  et  puis  à  Dardcforde  (Dartford)  et 
puis  à  Eltliam  le  manoir  du  roi.  Et  prirent  congé  les 
seigneurs  et  les  dames  d'Angleterre  au  roi  et  à  la 
reine;  et  s'en  retournèrent  chacun  en    leurs  lieux. 

Depuis,  environ  quinze  jours,  fut  la  reine  d'An- 
gleterre amenée  en  la  cité  de  Londres,  accompagnée 
grandement  de  seigneurs,  de  dames  et  de  darnoi- 
selles;  et  fut  une  nuit  au  châtel  à  Londres  séant 
sur  la  rivière  de  la  Tamise;  et  le  lendemain  amenée 
tout  au  long  de  Londres  à  grand'solemnité  jusques 
au  palais  de  Wesmoustier;  et  là  étoit  le  roi  qui  la 
recueillit;  et  ce  jour  firent  les  Londriens  à  la  reine 
grands  dons  et  riches  présents  qui  tous  furent  re- 
çus en  joie;  et  le  roi,  la  reine,  .les  seigneurs  et  les 
dames  étant  à  Wesmoustier,  furent,  unes  joutes  or- 
données et  assises  à  être  en'  la  cité  de  Londres,  à  la 
chandeîeur,  de  quarante  chevaliers  dedans  et  qua- 
rante écujers;  et  fut  la  fête  baillée  et  délivrée  aux 
hérauts  pour  noncier  [annoncer)  et  signifier  deçà 
et  delà  la  mer  jusques  au  royaume  d'Ecosse. 

En  ce  temps  le  roi  de  France  revenu  à  Paris, 
depuis  le  mariage  de  sa  fille,  et  les  seigneurs  re- 
tournés en  leurs  lieux,  étoit  grand'  nouvelle  en 
Fiance,  car  on  proposoit  que  tantôt,  à  l'entrée  de 
mars  (1-, le  roi  de  France  prend  roit  le  chemin  à  puis- 
sance d'aller  et  entrer  en  Lomhardie  et  de  détruire 

(i)  Ceci  se  rapporte  a  l'an  1 397  d'après  le  IN.  St.  J.  A.  B. 


.'*(Jo  LES  CHRONIQUES  (1596) 

messire  Galéas  duc  de  Milan;  et  l'avoit  pris  Je  roi 
de  France  en  telle  haine  que  point  ne  vouloit  ouïr 
parler  du  contraire  que  le  voyage  ne  se  fit;  et  lui 
devoit  le  roi  d'Angleterre  envoyer  six  mille  archers; 
et  proprement  le  duc  de  Bretagne  qui  tout  le  temps 
s'étoit  tenu  avecques  le  roi,  s'étoit  otFert  à  lui  pour 
aller  en  ce  voyage  atout  (avec)  deux  mille  lances  de 
Bretons;  et  se  faisoient  jà  les  pourvéances  du  roi  et 
des  seigneurs  sur  les  chemins  au  dauphiné  de 
Vienne  et  en  la  comté  de  Savoie.  Et  quand  le  duc 
de  Bretagne  se  départit  du  roi  et  des  seigneurs  pour 
retourner  en  son  pays,  messire  Pierre  de  Craon 
qui  étoit  condamné  envers  la  reine  de  Jérusalem  à 
payer  cent  mille  francs,  et  sur  ce  il  tenoît  prison  au 
châtel  du  Louvre  à  Paris,  et  là  étoit  à  ses  frais  et 
coulages,  il  m'est  avis  que  le  duc  de  Bourgogne  fit 
tant  par  prières  au  roi  et  aux  seigneurs  et  par  bons 
moyens  qu'il  amena  en  sa  compagnie  son  cousin 
messire  Pierre  de  Craon  (*'.  Je  crois  assez  qu'il  pro- 
mit payera  termes  la  reine  dessus  nommée.  De  ce 
paiement  du  duc  de  Bretagne  et  de  messire  Pierre 
de  Craon,  je  me  cesserai  à  parler  à  présent  et  trai- 
terai des  aventures  de  Turquie. 


(  1  )  L'auonyme  de  St.  Denis  dit  que  le  roi  de  Frauce  accorda  la  grâce 
de  Pierre  de  Craon  a  la  detnaude  du  roi  d'Angleterre.  J.  A.  B. 


ri^06)  DE  JEAN  FKOISSART.  3g  i 


CHAPITRE  LU. 


Comment  le  siège  que   les  François  avoient  mis  de- 
vant la   forte  ville  de  ÎSicopoli  en  Turquie  fut 

LEVÉ  FAR  l'AmORATH-BAQUINj  ET  COMMENT  ILS  Y  FURENT 
DÉCONFITS  ET  TUÉS,  ET  COMMENT  LES  HoNGRÈS  s' ENFUI- 
RENT. 

Vous  savez,  si  comme  il  estei-dessus  contenu  en  no- 
tre histoire,  comment  le  roi  de  Hongrie  et  les  sei- 
gneurs de  France  qui  cette  saison  étoient  allés  au 
royaume  de  Hongrie  pour  quérir  les  armes  avoient 
vaillamment  passé  la  rivièredela  Dunoe(Danube)et 
étoient  entrés  en  Turquie, et  tout  l'été  depuis  le  mois 
de  juillet  y  avoient  fait  moult  d'armes,  pris  et  mis  à 
mercy  moult  de  pays,  villes  et  châteaux,  ni  nul  n'é- 
loit  allé  au-devant  qui  pût  résister  à  leur  puissance  -, 
et  avoient  assiégé  la  cité  de  Nicopoli  et  durement 
atteinte  et  tellement  mené  par  force  d'assaut  s  qu'elle 
étoit  en  petit  d'état  et  sur  le  point  de  rendre;  et  ne 
oyoient  nulles  nouvelles  de  l'Amorath-baquin  ;  et  jà 
avoit  dit  le  roi  de  Hongrie  aux  seigneurs  de  France, 
aux  comtes  de  Nevers,  d'Eu,  de  la  Marche,  de  Sois- 
sons,  au  seigneur  de  Coucy  et  aux  barons  et  cheva- 
liers de  France  et  de  Bourgogne:  «  Beaux  seigneurs, 
Dieu  merci  nous  avons  eu  bonne  saison,  car  nous 
avons  moult  fait  d'armes  et  détruit  de  la  Turquie. 


3ç)'J  LES  CHRONIQUES  (i5gG) 

Je  tiens  et  compte  cette  ville  deNicopoli  pour  nôtre 
toutefois  que  nous  voudrons;  elle  est  si  menée  et 
astreinte  qu'elle  ne  se  peut  tenir;  si  que,  tout  consi- 
déré, je  conseille  que,  la  ville  prise  et  mise  à  notre 
merci,  nous  n'allons  plus  avant  pour  la  saison.  Nous 
nous  retrairons  delà  la  Dunoe  au  royaume  de 
Hongrie  auquel  j'ai  plusieurs  cités,  villes  et  châ- 
teaux tous  appareillés  etouverts  pour  vous  recevoir, 
car  c'est  raison,  au  cas  que  vous  m'aidiez  à  faire  ma 
gtrerre  contre  ces  Turcs  lesquels  je  trouve  et  ai 
trouvés  durs  ennemis.  Et  cet  hiver  nous  ferons  nos 
pourvéances,  chacun  si  comme  il  les  voudra  avoir 
pour  l'été  à  venir, et  signifierons  notre  état  au  roi  de 
France, lequel,  sur  l'été  qui  retournera,  nous  rafraî- 
chira de  nouvelles  gens.  Et  espoir  (peut-être),  quand 
il  sçaural'ordojinance  et  le  commandement  de  nous, 
aura-t-il  affection  d'y  venir  en  personne,  car  il  est 
jeune  et  de  grand' volonté  et  aime  les  armes.  El 
vienne  ounon,à  l'été  qui  retourne,  s'il  plaît  à  Dieu, 
nous  acquitterons  le  royaume  d'Arménie  et  passe- 
rons le  bras  Saint  George,  et  irons  en  Syrie  et  ac- 
quitteronslesportsdejapha  etdeBaruth,etconquer- 
rons  Jérusalem  et  toute  la  sainte  terre;  et  si  le  sou- 
dan  vient  au-devant,  nous  le  combattrons  et  point 
ne  s'en  partira  sans  bataille.  » 

Ainsi  avoit  dit  et  proposé  le  roi  de  Hongrie  aux 
seigneurs  deFrance,et  tenoient  etconiptoicntlNico- 
poli  pour  leur:  mais  il  en  aviendra  bien  autrement. 
Toute  cette  saison  le  roi  Basaach  (Bajazet)  de  Tur- 
quie, dit  l'Amoralh-baquin,  avoit  fait  son  armée  de 
Sarrasins  et  de  méeréants;et  étoient  priés  et  deman- 


,1396)  DE  JEAN  FROISSART.  3q3 

dés  jusques  au  royaume  de  Perse  ;  et  se  présentèrent 
tous  les  soigneurs  de  sa  loi  à  lui  aider  pour  détruire 
la  sainte  chrétienté;  et  avoient  tous  passé  le  bras 
Saint  George;  et  étoient  bien  deux  cent  mille  de 
puissance;  et  du  nombre  d'eux  n'étoient  point  les 
Chrétiens  certifiés.  Et  tant  approchèrent  le  roi  Ba- 
saach(Bajazel)et  ses  gens,  en  cheminant  les  couver- 
tes voies,  qu'ils  approchèrent  la  cité  de  Nicopoli;  et 
rien  ne  savoient  les  Chrétiens  de  leur  convenant 
(arrangement)  ni  qu'ils  fussent  si  près  d'eux  appro- 
chés comme  ils  étoient.  Celui  Amorath-baquin  sa- 
voit  de  guerre  tant  qu'on  pouvoit  savoir  et  fut  un 
moult  vaillant  homme  et  de  grand'  emprise;  et  bien 
le  montra  par  le  grand  sens  qui  en  lui  étoit.  Il  avi- 
soit  bien  la  puissance  des  Chrétiens  et  disoit  qu'ils 
étoient  vaillants  gens.  L'Amorath-baquin  quivenoit 
lever  le  siège  devant  la  cité  de  Nicopoli  chevauchoit 
en  l'ordonnance  que  je  vous  dirai.  Tout  son  ost 
étoit  en  ailes  à  manièred'uneherse,ct  comprenoient 
bien  ses  gens  une  grand'  lieue  de  terre;  et  devant, 
environ  une  lieue,  pour  foire  montre  et  visage,  che- 
vauchoient  environ  huit  mille  Turcs;  et  les  deux 
ailes  de  la  bataille  l'Amorath  baquin  étoient  ouver- 
tes au  front  devant  et  étroites  derrière;  mais  elles 
épais'sissoient  toudis(toujours);et  étoit  l'Amorath  au 
fond  de  la  bataille, et  touscheminoient  à  la  couverte; 
et  les  huit  mille  Turcs  qui  faisoient  l'avant-garde 
de  devant  étoient  ordonnés  en  cette  entente  pour 
faire  montre  et  visage.  Mais  si  très  tôt  qu'ils  ver- 
i  oient  les  Chrétiens  approcher,  petit  à  petit  ils  dé- 
voient reculer  et  eux  retraire  au  fort  de  la  grosse 


3q4  LES  CHRONIQUES  (i5g6) 

bataille,  et  ces  deux  ailes,  lesquelles  étoient  toutes 
ouvertes ,  quand  les  Chrétiens  seroient  entrés  dedans , 
se  dévoient  devant  clorre  et  mettre  en  une  et  par 
grand'puissance  de  peuple  tout  étreindre  et  confon- 
dre,tant  qu'ils  trouveroient  et  enconlreroient  et  en- 
clorroient  en  leurs  ailes.  Ainsi  fut  faite  l'ordonnance 
de  la  bataille  l'Amorath-baquin. 

Avinten  ee  temps  que  on  compta  l'an  mil  trois 
cent  quatre-vingt  et  seize,  le  lundi  devant  le  joui- 
Saint  Michel,  au  mois  de  septembre,  sur  le  point  de 
dix  heures,  ainsi  que  le  roi  de  Hongrie  et  tous  les 
seigneurs  et  leurs  gens  qui  au  siège  devant  jNicopoli 
étoient  séoient  au  à  dîner,  nouvelles  vinrent  en  l'ost 
de  leurs  ennemis  que  les  Turcs  chevauchoient ;  et  si 
comme  il  me  fut  dit,  les  coureurs  ne  rapportèrent 
pas  la  vérité  de  la  besogne,  car  ils  n'avoient  pas  che- 
vauché si  avant  qu'ils  eussent  vu  la  puissance  des 
deux  ailes  et  de  la  grosse  bataille  du  dit  l'Amorath  j 
car  si  très  tôt  qu'ils  virent  l'avant-garde,  ils  ne  che- 
vauchèrent plus  avant,  ou  ils  n'osèrent,  ou  ils  n'é- 
toient  pas  hommes  d'armes  de  sage  emprise.  Et 
avoient  les  François  leurs  découvreurs  et  les  Hon- 
gres les  leurs.  A  leur  retour  chacun  coureur  re- 
tourna devers  ses  seigneurs  et  maîtres,  et  rapportè- 
rent nouvelles,  aussitôt  l'un  comme  l'autre.  La  grei- 
gneur  (majeure)  partie  de  tout  l'ost  séoit  au  dîner. 
Nouvelles  vinrent  au  comte  de  Nevers  et  à  tous  sei- 
gneurs en  général  en  disant:  «  Or  tôt,  armez-vous 
et  apprêtez  que  vous  ne  soyez  surpris  et  déçus,  ear 
voici  les  Turcs  qui  viennent  et  chevauchent.»  Ces 
nouvelles  réjouirent  grandement  plusieurs  Chrétiens 


(.096)  DE  JEAN  FROISSART.  3g5 

qui  désiroient  les  armes, et  levèrent  sus,  et  boutèrent 
les  tables  outre,  et  demandèrent  les  armes  et  les  che- 
vaux, et  avoient  le  vin  en  la  tête  dont  ils  s'étoient 
échauffes,  et  se  trairent  (rendirent)  chacun  qui 
mieux  sur  les  champs.  Bannières  et  pennons  furent 
développés  et  mis  avant.  Si  se  traist  (rendit)  chacun 
dessous  sa  bannière  et  son  pennon,  et  là  fut  déve- 
loppée la  bannière  Notre-Dame;  et  étoit  ordonné 
pourellecevaillantchevalierniessire  Jean  de  Vienne, 
amiral  de  France.  Moult  s'avancèrent  les  François 
d'eux  armer  et  traire  sur  les  champs,  et  y  furent 
tous  de  premier  en  très  grand' puissance,  et  arroi  et 
doutoient  moult  petit  des  Turcs  à  ce  qu'ils  mon- 
taient, car  ils  ne  cuidoient  (croyoient)  point  que  le 
nombre  y  fût  si  grand  comme  il  étoit,  et  l'Amorath 
en  propre  personne. 

Ainsi  que  les  seigneurs  de  France  issoient  hors 
de  leurs  logis  et  venoient  moult  hâtivement  sur  les 
champs  à  petite  ordonnance,  vint  le  maréchal  du 
roi  de  Hongrie,  un  moult  appert  et  vaillant  cheva- 
lier qui  s'appeloit  messire  Henry  d'Esten  Lemhalle 
monté  sur  un  coursier  très  bien  allant;  et  portoit 
un  court  pennon  de  ses  armes  qui  étoient  d'argent 
à  une  noire  croix  ancrée  que  on  appelle  en  armoierie 
un  fer  de  moulin;  et  vint  chevauchant  jusquesaux 
seigneurs  de  France,  et  s'arrêta  devant  la  bannière 
]Nolre-Dame;  et  là  étoient  la  plus  grand' partie  des 
barons  de  France,  et  dit  lout  haut  que  bien  fut  ouï 
et  entendu:  «  Je  suis  ci  envoyé  de  par  monseigneur 
le  roi  de  Hongrie, et  vous  prie  et  mande  par  moi  que 
point  ne  faites  si  grand  outrage  que  d'aller   coin- 


3qC  LES   CHRONIQUES  (,596) 

mencer  bataille  et  assaillir  les  ennemis  jusquesàtant 
que  vous  aurez  de  par  le  roi  autres  nouvelles,  car  il 
fait  doute  que  nos  découvreurs  et  coureurs,  et  aussi 
font  ceux  de  son  conseil,  n'ont  point  bien  rapporté 
la  certaineté  des  Turcs;  et  dedans  deux  heures  ou 
environ  vous  aurez  autres  nouvelles,  car  nous  avons 
envoyé  chevaucheurs  qui  chevaucheront  plus  avant 
que  ceux  n'ont  fait  qui  y  ont  été  envoyés  et  qui  en 
sont  retournés  et  par  lesquels  nous  avons  eu  ces 
nouvelles,  et  soyez  tous  assurés  que  les  Turcs  ne 
vous  grèveront  point  si  vous  ne  les  assaillez,  jusques 
à  tant  qu'ils  seront  en  puissance  tous  ensemble.  Or 
faitesce  que  je  vous  devise,  car  c'est  l'ordonnance 
du  roi  et  de  son  conseil,  je  m'en  retourne  et  ne 
puis  plus  demeurer.  » 

A  ces  mots  s'en  retourna  le  maréchal  de  Hon- 
grie et  les  seigneurs  demeurèrent,  et  se  mirent  en- 
semble pour  savoir  quelle  chose  ils  feroient.  Là  fut 
demandé  au  seigneur  de  Coucy  quelle  chose  étoit 
bonne  à  faire,  il  répondit:  «  Le  roi  de  Hongrie  a 
cause  de  nous  mander  ce  qu'il  veut  que  nous  fas- 
sions; et  l'ordonnance  du  maréchal  est  bonne.  »  Or 
me  fut  dit  que  messire  Philippe  d'Artois,  comte  d'Eu 
et  connétable  de  France,  se  felonna  (irrita)  de  ce 
que  on  ne  lui  avoit  demandé  premièrement  l'avis  de 
sa  réponse  et  que  le  sire  de  Coucy  s'étoit  avancé  de 
parler;  et  dit,  par  orgueil  et  par  dépit,  tout  le  con- 
traire que  le  sire  de  Coucy  avoit  dit  et  remontré,  et 
dit:«Oil,oil,  le  roi  de  Hongrie  veut  avoir  la  fleuret 
l'honneur  delà  journée.  Nous  avons  l'avanUgarde  et 
jà  le  nous  a-t-il  donné,  si  le  nous  veut  relollir  (ravir) 


(i5g6)  DE  JEAN    FROISSART.  3q; 

d'avoir  la  première  bataille;  et  qui  que  l'en  croye  je 
ne  l'en  croirai  jà.  »  Et  puis  dit  au  chevalier  qui 
portoit  sa  bannière:  «  Au  nom  de  Dieu  et  de  Saint 
George,  va,  car  on  me  verra  hui  bon  chevalier.  » 

Quand  le  sire  de  Coucy  eut  ouï  le  connétable  de 
Franceainsi  parler,  si  tint  la  parole  à  grand' présomp- 
tion et  regarda  sur  messire  Jean  de  Tienne  qui  te- 
noit  et  portoit  la  bannière  Notre-Dame,  la  souve- 
raine de  toutes  les  autres,  et  leur  raliiance.  Si  lui 
demanda  quelle  chose étoit  bonne  à  faire:  «  Sire  de 
Coucy,  répondit-il,  là  où  vérité  et  raison  ne  peut 
être  ouïe  ,  il  convient  que  outre-cuidance  (témé- 
rité) règne;  et  puisque  le  comte  d'Eu  se  veut  com- 
battre et  assembler  aux  ennemis,  il  faut  que  nous  le 
suivions;  mais  nous  serions  plus  forts  si  nous  étions 
tons  ensemble  que  nous  ne  serons  là  où  nous  assem- 
blerons (attaquerons)  sans  le  roi  de  Hongrie.  «  Et 
quoique  ainsi  ils  devisassent  et  parlassent  sur  les 
champs , les  mécréants  approchoientmoult  fort; et  les 
deux  ailes  des  batailles,  où  bien  avoit  en  chacune 
soixante  mille  hommes,  secommençoient  à  approcher 
etàclorre;etsetrouvèrentlesChrétiens  en  my  (milieu) 
eux;etsi  reculer voulsissent (eussent  voulu)  si  nepus- 
sent-ilspour  eux,  tan  tétoientforteset  épaisses  lesailes. 
Lors  connurent  tantôt  plusieurs  chevaliers  et 
écuyers  usés  d'armes  que  la  journée  nepouvoit  être 
pour  eux.  Nonobstant  ce,  ils  s'avancèrent  et  suivi- 
rent la  bannière  Notre  Dame  que  ce  vaillant  cheva- 
lier, messire  Jean  de  Vienne,  portoit. Là  étoient  ces 
seigneurs  de  France  en  leurs  armes  et  si  proprement 
que  chacun  sembloit  un  roi;  et  quand  ils  assemblé- 


3q8  LES  CHRONIQUES  (1596) 

rent  premièrement  aux  Turcs,  si  comme  il  me  fut 
dit,  ils  n'étoient  pas  sept  cents.  Or  regardez  la  grand 
folie  et  outrage;  car  si  ils  eussent  attendu  le  roi  de 
Hongrie  et  lesHongrès,oùbien  avoit  soixante  mille 
hommes,  ils  eussent  fait  un  grand  fait;  et  par  eux  et 
leur  orgueil  fut  toute  la  perte;  et  le  dommage  qu'ils 
reçurent  si  grand  que  depuis  la  bataille  de  Raince- 
vaux  (Roncevaux)  où  les  douze  pairs  de  France  fu- 
rent morts  et  déconfits  (,)  ne  reçurent  si  grand  dom- 
mage. Mais  à  voire  (vrai)  dire,  ils  firent,  avant  qu'ils 
chéissent  (tombassent)  au  dangier  (pouvoir)  de  leurs 
ennemis  ,  grand'  foison  d'armes  et  véoient  bien 
les  plusieurs  chevaliers  et  écuyers  qu'ils  s'alloient 
perdre,  et  tout  par  orgueil  et  bobant  (  vanité) 
d'eux  ;  et  déconfirent  ces  François  la  première  ba- 
taille, et  mirent  en  chasse,  et  vinrent  sur  un  grand 
val  où  l'Amorath  atout  (avec)  sa  puissance  étoit; 
lors  voulurent  les  François  retourner  devers  l'ost 
car  ils  étoient  tous  montés  sur  chevaux  couverts, 
mais  nepurent,car  ils  furent  enclos  et  serrés  de  tou- 
tes parts.  Là  eurent  grand' bataille,  dure  et  fort 
combattue;  et  durèrent  les  François  inoult  longue- 
ment. 

Les  nouvelles  vinrent  en  l'ost  au  roi  de  Hongrie 
que  les  Chrétiens  François,  Anglois  et  Allemands  se 
combattoient  auxTurcs,et  que  point  n'avoient  tenu 
son  ordonnance  ni  conseil,  ni  de  son  maréchal  aussi; 
si  fut  moult  courroucé, et  bien  y  avoit  cause ;et  con- 


(i)Froissart  puise  ses  renseignements  sur  l'histoire  de  Charlemagne 
dans  tes  romans  dcchcvaleiie.  J.  A.  B. 


(i3g6)  DE  JEAN  FROISSART.  ^99 

nut  tantôt  que  la  journée  n'étoit  point  pour  eux. 
Si  dit  ainsi  au  grand  maître  de  Rhodes  qui  étoit  de 
coté  de  lui:  ce  Nous  perdrons  h  ui  la  journée  par  l'or- 
gueil etbobant(vanité)de  ces  François; et  s'ils  m'eus- 
sent cru  nous  avions  gens  assez  pour  combattre  nos 
ennemis.  »  A  ces  paroles  regarda  le  roi  de  Hongrie 
derrière  lui  et  vit  que  ses  gens  fuyoient  et  déconfi- 
soient  d'eux  mêmes,  et  que  les  Turcs  les  mettoient 
en  chasse;  dont  il  vit  que  point  n'y  auroit  de  recou- 
vrance.  Là  dirent  ceux  qui  étaient  de-lez  lui:  «  Sire, 
sauvez  vous,  carsi  vous  êtes  mort  ou  pris,  toute  Hon- 
grie est  perdue.  11  convient  hui  perdre  la  journée 
par  l'orgueil  des  François,  leur  vaillance  leur  tour- 
nera à  outre-cuidance;  car  tous  y  seront  morts  et 
pris,  ni  jà  nul  ne  se  sauvera.  Si  échappez  ce  danger, 
si  vous  nous  en  créez.  » 

Au  roi  de  Hongrie  n'avoit  que  courroucer  quand 
il  vit  qu'il  perdoit  la  journée  par  le  désarroi  (désor- 
dre) François,  et  qu'il  le  convenoit  fuir  s'il  ne  vou- 
loit  être  mortou  pris.  A  voire  (vrai)  dire,  là  a  vint  très 
grand'  pestillence  sur  les  François  et  sur  les  Hon- 
griensjcar  vous  savez,  qui  fuit  on  le  chasse.  Les 
Hongriens  fuy oient  sans  ordonnance  ni  arroi,  et  les 
Turcs  les  chassoient  à  pouvoir; si  en  y  eut  de  morts 
moult, et  de  pris  en  chasse.ToutefoisDieuaidale  roi 
de  Hongrie  et  le  grand  maître  de  Rhodes;  ils  entrè- 
rent dedans,  eux  septième  seulement,  et  élongè- 
rent  (quittèrent)  tantôt  la  rive;  autrement  ils  eus- 
sent été  tous  morts  ou  pris;  car  les  Turcs  vinrent 
jusques  au  rivage  et  là  eut  grand'  occision  de  ceux 
qui  poursuivoient  le  roi  et  qui  se  cuidoient 
(croy oient)  sauver. 


4oo  LES  CHRONIQUES  (i5ç,G) 

Or  parlons  des  François  et  des  Allemands  qui  se 
combattaient  vaillamment  etmoult  d'armes  y  lirenl. 
Quand  le  sire  de  Montcaurel,  un  vaillant  chevalier 
d'Artois,  vit  que  la  déconfiture  lournoit  sur  eux,  il 
avoit  là  un  sien  jeune  fils;  si  dit  à  un  écuyer: 
«  Prends  mon  fils,  si  le  mène,  tu  te  peux  bien  par- 
tir, par  cette  aile  là  qui  est  toute  ouverte;  sauve 
moi  ma  famé  (réputation).  J'attendrai  l'aventure 
avecques  les  autres.» 

L'enfant  quand  il  ouït  parler  son  père  dit  que 
point  il  ne  se  départiroit  ni  le  lairroit.  Mais  le  père 
fit  tant  à  force  que  l'écuyer  l'emmena  et  le  mit  hors 
du  péril,  et  vinrent  sur  la  Dunoe.  Mais  là  endroit 
l'enfant  de  Montcaurel  qui  étoit  mérencolieux 
(triste)  pour  son  père  qu'il  laissoit  fut  noyé  par 
grand' niésanventure  entre  deux  barges,  ni  oneques 
nul  ne  le  put  sauver. 

Messire  Guillaume  de  la  Trimouille  étoit  en  la 
bataille  et  se  combattit  moult  vaillamment;  et  fit  ce 
jour  grand  fait  d'armes;  et  fut  là  occis,  et  un  sien 
fils  sur  lui. 

Messire  Jean  de  Tienne  qui  portait  la  bannière 
INotre  Dame  fit  merveilles  d'armes  mais  il  fut  là  oc- 
cis, la  bannière  Notre  Dame  entre  ses  poings.  Ainsi 
fut-il  trouvé. 

Toute  la  force  des  seigneurs  de  France  qui  pour 
ce  jour  furent  à  la  besogne  de  JNicopoli  fut  là  ruée 
jus  etdécbirée  auques  (aussi)  parla  manière  et  ordon- 
nance que  je  dis. 

Messire  Jean  de  Bourgogne,  comte  de  Nevcrs, 
étoit  en  si  grand  arroi  et  si  riclie  qu'il  se  pouvoit 


tiSgb)  DE  JEAN  FROISSART.  4°i 

faire  •  et  aussi  étoient  messire  Guy  de  La  Trimouiile 
et  plusieurs  barons  et  chevaliers  de  Bourgogne  qui 
tous  s'étoient  efforcés  pour  l'amour  de  lui.  Là  eut 
deux  écuyers  dePicardie,vaillantshommes,  lesquels 
s'étoient  trouvés  en  plusieurs   places  de  rencontres 
et  de  batailles  et  en  étoient  partis  et  issus  à  leur 
honneur,  et  aussi  firent-ils  de  la  besogne  de  JNico- 
poli.  Ce  furent  Guillaume  de  Bu  et  le  Borgne  de 
Montquel.Ces  deux  écuyers, par  grand' vaillance  et 
fait  d'armes  et  hardiment  combattre,  passèrent  ou- 
tre les  batailles  et  retournèrent  en  la  bataille  par 
ileux  fois  où  ils  firent  plusieurs  appertises  d'armes; 
et  Là  furent  occis.  A  voire  (vrai)  dire  les  chevaliers  et 
écuyers  deFrance  qui  là  furent, et  les  étrangers  d'au- 
tres nations,  s'acquittèrent  et  portèrent  au  combat 
moult  vaillamment,  ety  firent  moult  d'armes.  Et  si 
les  Hongiïens  se  fussent  aussi  vaillamment  portés 
et-acquittés  que   firent  les  François  la  besogne  fût 
autrement  tournée  que  elle  ne  fit.  Mais  de  tout  le 
méchef,  à    considérer  raison ,  les  François ,  en  furent 
cause  et  coujpe  (faute),  car  par  leur  orgueil  tout  se 
perdit.  Là  avoit  un  chevalier  de  Picardie  qui  s'ap- 
peloit  messire  Jacques  de  Helly,  lequel  avoit  de- 
meuré en  son  temps  en  Turquie  et  avoit  servi  en  ar- 
mes PAmorath-baquin  (Amurat)  père  à  ce  roi  Ba- 
saach(Bajazet)  dont  je  parle  présentement;  et savoit 
un  peu  parler  de  Turc.  Quand  il  vit  que  la  déconfi- 
ture couroit  sur  eux,  si  eut  avis  de  soi  sauver,  car  il 
véoit  que  qui  pouvoit  venir  jusques  à  être  pris  il  se 
rendoit  et  mettoit  à  sauveté;  et  Sarrasins  qui  sont 
convoiteux  sur  or  et  argent  les  prenoient  et  tour- 
FIIOISSART.  t.  xiii.  26 


4<>2  LES  CHRONIQUES  (i "></>) 

noient  de  côté  et  lessauvoient.Par  cette  manière  fut- 
il  sauvé  de  non  être  occis  en  la  prise.  Et  aussi  un 
écuyer  de  Tournesis  qui  se  nommoit  Jacques  du 
Fay  et  avoit  servi  au  roi  de  Tartane  lequel  roi  s'ap- 
peloit  Tauburin  (Tamcrlan);  et  quand  ce  Jacques 
sçut  les  nouvelles  que  les  François  vcnoient  en  Tur- 
quie il  prit  congé  au  roi  de  Tartarie  lequel  lui  donna 
assez  légèrement;  si  fut  à  la  bataille  là  pris  et  sauvé 
proprement  des  gens  du  roi  Tauburin  de  Tartarie 
qui  là  étoientj  car  le  roi  Tauburin,  à  la  prière  et  re- 
quête de  l'Amoratli  y  avoit  envoyé  grand  nombre 
de  gens  d'armes  ;  ainsi  que  tous  rois  cbréliens  ou 
payens, quand  mestier  est, confortent  l'un  l'autre  (,). 
Ce  grand  dommage  reçurent  devant  INicopoli 
en  Turquie  les  François  (2)  et  furent  tous  morts  et 
tous  pris  j  et  ce  qu'ils  étoient  si  ricbement  armés  et 
arroyés  de  si  riches  armures  que  ce  sembloient  rois 
en  sauva  à  grand  nombre  les  vies;  car  Sarrasins, 
Turcs  et  tous  ceux  de  leur  foi  sont  grandement  con- 
voiteux  sur  or  et  argent, et  il  leur  étoit  avisque,  des 
seigneurs  que  pris  a  voient,  ils  extorqueroient  grand' 
finance,  et  les  tenoient  encore  à  plus  grands  sei- 
gneurs qu'ils  n'étoient.  Messire  Jean  de  Bourgogne, 
comte  deNevers,fut  pris.  Aussi  furent  le  comted'Eu , 
le  comte  de  la  Marche,  le  sire  de  Coucy,  messire 
Henry  de    Bar,  messire    Guy  de  la  Trimouille, 


(i)  Ce  fait  est  contraire  a  l'histoire.  J.  A.  D. 

(a)  J'ai  cherché  inutilement  quelques  détails  complets  sur  l'affaire  de 
Nicopoli  dans  les  historiens  Hongrois  et  Turcs,  et  n'ai  rien  pu  trouver 
tî'aufS1  étendu  que  !e  re'cit  Froissart  ;  j'ai  cependant  réuni  dans  l'Appen- 
dice à  la  fin  de  ce  volume,  ce  que  j'avoispu  obtenir  à  cet  égard.  La  fête  de 
St.  Simon  et  St-Jude,  jour  de  la  bataille,  tombe  le  28  octobre.  J.  A   R. 


(lôoG)  DE  JEAN  FROISSART.  4<>3 

messirc  Boucicaut  et  plusieurs  autres;  et  raessire 
Philippe  de  Bar  morts  sur  la  place,  et  messirc  Jean 
de  Vienne,  Guillaume  de  la  Trimouille  et  son  fils. 
Sur  l'espace  de  trois  heures,  cette  grosse  bataille 
fut  faite;  et  perdit  le  roi  de  Hongrie  tout  son  arroi 
entièrement  et  toute  sa  vaisselle  d'or  et  d'argent 
que(car)là  avoit  chambres,  joyaux  etautres  choses; 
et  se  sauva  lui  septième  tant  seulement;  et  entra  en 
unbatel  de  Rhodes  lequel  avoit  là  amené  pourvéan- 
ces(,),  dont  il  lui  prit  bien,  car  autrement  il  eût  été 
mort  et  pris  sans  recouvrer.  Et  y  eut  en  fuyant  morts 
et  occis  moult  plus  d'hommes  assezque  en  la  bataille 
et  noyés  grand  nombre.  Heureux  étoit  qui  se  pour- 
voit sauver  ni  échapper  par  quelque  voie  que  ce  fût. 
Quand  toute  cette  déconfiture  fut  passée,  et  que 
Turcs,  Persans,  et  tous  autres  là  envoyés  de  par  le 
soudan  et  les  rois  payens,  furent  retraits  en  leurs 
logis,  c'est  à  entendre  es  trefs,  tentes  et  pavillons 
que  conquis avoient  des  Chrétiens,  et  que  bien  gar- 
nis trouvèrent,  et  remplis  de  moult  de  biens,  de 
vins,  viandes  et  de  pourvéances  toutes  prêtes  dont 
ils  se  aisèrent  et  menèrent  leur  gloire  en  joie  et  en 
réveil  ainsi  que  peuple  lequel  a  eu  victoire  sur  ses 
ennemis,  le  roi  Basaach  (Bajazet)  dit  l'Amorath- 
baquin  vint  descendre  à  (avec)  grand  nombre  de 


(i)  Je  lis  dansl  histoire  de  Chypre  (t.  II.  p.  ig.  cri.  I.)quc  Sigismond 
roi  de  Hongrie  et  Philibert  de  Ndillac,  grand  maître  de  Rhodes  qui  sY- 
tiit  réuni  aux  François  avec  la  (leur  de  ses  chevaliers,  eurent  le  bon- 
heur d'attraper  sur  le  bord  du  Danube  la  (lotte  véuitienne  commandée 
par  Thomas  Mounigo  qui  tes  reçut  et  con .luisît,  Philibert  de  Nnillar  h 
Rhodes,  et  Sigismcnd  en  Dahuatie.  J.  A.  B. 

26* 


4r>4  ï£S  CHRONIQUES  (ôgG) 

ménestrels,  selon  l'usage  qu'ils  ont  en  leur  pays,  de- 
vant la  maîtresse  tente  qui  avoit  été  au  roi  de  Hon- 
grie; laquelle  ctoit  belle  noble  et  bien  ornée  de 
beaux  parements  où  ledit  Amoratli  prit  grand' plai- 
sance et  magnificence;  et  se  gloriiioit  en  son  cœur 
de  la  belle  journée  qu'il  avoit  eue  sur  les  Clirétiens, 
et  en  remercioit  Dieu  selon  sa  loi  où  il  créoit  et 
que  les  payens  créoient;  et  quand  on  l'eut  désarmé 
pour  rafraîcbir  et  refroidir,  il  s'assit  sur  un  tapis 
de  soie  en  mi  la  tente,  et  fit  venir  devant  lui  tous  ses 
plus  principaux  grands  amis  pour  gengler  (causer) 
et  bourder  (plaisanter)  à  eux;  et  il  même  les  mettoit 
en  voie  et  en  matière  de  rire  et  de  jouer  et  d'ébat- 
tre ;  et  disoit  que  prochainement  tous  passeraient 
à  puissance  au  royaume  de  Hongrie  et  conquer- 
reroient  tout  le  pays,  et  ensuivant  tous  les  autres 
royaumes  et  pays  chrétiens,  et  mettroient  en  son 
obéissance;  et  lui  suffiroit  de  tenir  chacun  en  sa  loi, 
mais(pourvu)  qu'il  en  tînt  la  seigneurie; et  voudroit 
régner  comme  Alexandre  de  Macédoine  qui  fut  roi 
sur  douze  ans  de  tout  le  monde;  duquel  sang  il  se 
disoit  et  duquel  lignage  il  étoit  descendu  et  issu;  et 
tous  ceux  qui  environ  lui  étoient  lui  accordoient 
sa  parole  et  s'inclinoient  contre  lui.  Là  fit  le  roi 
Basaach  faire  trois  commandements.  Le  premier 
fut  que  quiconque  avoit  prisonnier,  il  le  mît  avant 
dedans  le  second  jour  et  amenât  devers  le  roi  et  ses 
hommes.  Le  second  mandement  fut  que  tous  les 
morts  fussent  cherchés  et  visités  et  les  nobles  qui 
se  montroient  à  être  plus  grands  seigneurs  que  les 
autres  fussent  tous  traits  d'un  côté  et  laissés  en 


Ç\ôy6)  DE  JEAN  FROISSA RT.  fa$ 

leurs  points  tant  que  il  les  eût  vus;  car  il  vofcloit  la 
aller  devant  souper.  Le  tiers  commandement  fut 
que  on  enquît  justement  et  véritablement  entre  les 
morts  et  les  vifs  si  le  roi  de  Hongrie  étoit  mort  ou 
vif  ou  pris  prisonnier.  Tout  fut  fait  ainsi  comme  il 
l'ordonna,  ni  nul  n'eut  osé  faire  du  contraire. 

Quand  l'Amorath-baquin  fut  rafraîchi  et  remis 
en  autres  habits,  il  lui  vint  en  plaisance  et  volonté 
qu'il  iroit  voir  les  morts  où  la  bataille  avoit  été,  car 
lui  fut  dit  que  grand  nombre  de  geus  il  avoit  perdu  ; 
et  que  trop  lui  avoit  coûté  la  bataille:  desquelles 
paroles  il  étoit  moult  émerveillé  et  ne  les  pouvoit 
croire.  Si  monta  à  cheval,  et  grand  nombre  des 
nobles  de  son  ost  en  sa  compagnie;  et  étoient  les 
plus  prochains  du  roi  et  de  son  conseil  Alisbasaach 
et  leSourbasaach  (l).  Aucuns  gens  disoient  que  c'é- 
toient  ses  frères,  mais  il  ne  les  vouloit  point  con- 
noître  et  disoit  qu'il  tfavoit  nuls  frères.  Quand  il 
fut  venu  jusques  au  lieu  là  où  la  bataille  avoit  été, 
et  que  les  morts  et  occis  gisoient,  si  trouva  en  vérité 
ce  que  dit  lui  avoit  été;  car  pour  un  Chrétien  qui  là 
gisoit  mort,  il  y  avoit  trente  Turcs  ou  autres  hom- 
mes de  sa  loi.  Si  fut  durement  courroucé  en  soi- 
même  et  dit   tout  haut  :  «    Il  y  a  ci  eu  crueuse 


(i)Motsqui  correspondent  probab'emcnt  aux  roots  tttrcsAl'-Bnjazet.er 
Sulcim-Bajazet.  Si  c'est  des  frères  de  Bajuzet  i|ue  veut  parler  Froiss.it , 
il  n'en  eut  qu'un  Yacub  Tchelebi  <{u')l  avait  fait  étrangler  à  la  suite  d'une 
révolte.  S'ilveut  parKr  de  se*  e.if mts  il  eu  eut  quatre  suivant  Caiitemir. 
Mustapha  tué  dans  la  bataille  contreTaroerlan,  Soliman  Tchelebi .  Mi  »e 
Tchelebi  et  Mohammed  qui  tous  trois  furent  sultans  après  lui.  Les  Ilisto" 
rieos  grecs  lui  donnent  cinq  fds  qu'ils  appellent  :  Erdogul .  I>sa  .  Cala  pin  . 
Cyricelebis  et  Cibelin .  faisant  de  Tchelebi ,  noble, mu  nom  propre.  Pliran- 
zt-s  les appe'le  Moses,  Jyusuph,  Vessi,  Musulman  et  Mohammed. J.  A.  B, 


4o6  LES  CHRONIQUES  (i5<j(>) 

(cruelle)  bataille  sur  nos  gens, et  fort  se  sont  défen- 
dus ces  Chrétiens.  Mais  je  ferai  cette  occision  bien 
comparoir  (payer)  à  ceux  qui  sont  demeurés  en 
vie.  » 

Adonc  se  départit  le  roi  de  la  place,  et  retourna 
aux  logis  et  se  aisa  de  ce  qu'il  trouva,  tant  du  sien 
que  de  ce  qu'ils  avoient  trouvé  et  conquête,  et  passa 
la  nuit  en  grand'  fureur  de  cœur.  Quand  ce  vint  au 
matin,  avant  qu'il  fût  levé  ni  qu'il  se  montrât, 
grand  nombre  de  ses  hommes  s'assemblèrent  en  la 
place,  devant  sa  tente,  pour  voir  et  savoir  quelle 
chose  il  Voudroit  faire  des  prisonniers  qui  pris 
étoient,  car  commune  renommée  couroit  entre  eux 
que  tous  seroient  détranchés  et  démembrés  sans 
nully  (personne)  prendre  à  merci  ni  à  pitié.  L'A- 
morath-baquin  a  voit  réservé,  quelque  fureur  ou 
courroux  qu'il  eût,  et  ordonné  de  soi-même,  que  les 
plus  grands  seigneurs  des  Chrétiens  et  que  ses  hom- 
mes avoient  pris,  trouvés  et  vus  en  grand  arroi  en 
la  bataille, fussent  tournés  d'un  côté;  car  lui  fut  dit 
que  cils  (ceux-là)  paieroient  grand'  rançon,  et  pour 
ce  étoit-il  incliné  à  eux  sauver.  Avecques  tout 
ce,  il  étoit  bien  avenu  que  plusieurs  Sarrasins  et 
Payens,  Persans,  Tartres,  Arabes,  Lectuaires  (l), 
et  Surs  (Syriens)  avoient  pris  des  prisonniers  dont 
ils  pen.soient  grandement  mieux  valoir,  ainsi  qu'ils 
firent;  si  les  celèrent  et  mucèrent  (cachèrent)  et  ne 
vinrent  pas  tous  à  la  connoissance  de  l'Amorath. 
Et  advint  que  messire  Jacques  de  Helly  fut  le  mardi 

(  i)  Je  ne  sais  quel  est  ce  nom.  J.  A.  B. 


(>5gG)  DE  JEAN  FROISSART.  4o; 

au  matin  amené  devant  la  tente  du  roi  avecques 
plusieurs  autres,  et  ne  l'osa  celui  qui  l'avoit  pris 
plus  celer  ni  garder.  Et  ainsi  qu'on  attendoit  la 
venue  de  l'Amorath ,  chevaliers  et  hommes  de  son 
hôtel  se  tenoient  là  tous  cois,  et  regardoient  les  pri- 
sonniers. Si  eut  ledit  chevalier  de  France  celle 
aventure  à  bonne  pour  lui  qu'il  fut  reconnu  des 
gens  et  serviteurs  du  corps  et  hôtel  de  l'Amorath- 
baquiu.  Si  fit  reconnoissance  à  eux,  et  eux  à  lui, 
et  le  délivrèrent  tantôt  les  Turcs  qui  le  reconnu- 
rent des  mains  de  celui  qui  pris  l'avoit;  et  demeura 
es  mains  et  ordonnance  des  hommes  de  l'Amorath 
dont  il  tenoit  l'aventure  à  belle;  et  voirement  (vrai- 
ment) le  fut-elle,  ainsi  que  vous  orrez  recorder;  car 
aux  aucuns  Chétiens  elle  fut  piteuse  et  crueuse. 

Avant  ce  que  le  roi  Basaach  (Bajazet)  vînt  en  la 
place,  ni  que  il  se  montrât  généralement  à  tous  ses 
hommes, on  avoitenquisetdemandéparordonnance, 
lesquels  des  seigneurs  chrétiens  étoient  les  plus 
grands;  et  furent  bien  examinés  des  latiniers  (inter- 
prètes) du  roi;  et  mis  d'un  côté, pour  sauver  et  non 
occire  messire  Jean  deBourgogne, comte  de  Nevers, 
chef  de  tous  les  autres;  secondement  messire  Phi' 
lippe  d'Artois, comte  d'Eu,  le  comte  de  La  Marche, 
le  sire  de  Coucy,  messire  Henry  de  Bar,  messire 
Guy  de  LaTrimouille;et  tant  qu'il  en  y  eut  jusques 
à  huit  lesquels  l'Amorath-baquin  voulut  voir  et 
parler  à  eux,  et  les  regarda  moult  longuement;  et 
furent  conjurés  ces  seigneurs  sur  leur  foi  et  sur 
leur  loi ,  si  ils  étoient  tels  que  ils  se  nommoient.  Et 
encore, pour  mieux  savoir  la  vérit£, ou  s'avisaque  on 


4o8  LES  CTIRONIQUES  (iâc/3) 

envoyeroit  devers  eux  le  chevalier  François  que 
je  nomme  messire  Jacques  de  Helly  car  par  raison 
il  les  devoit  connoîtrej  et  jà  étoit-il  reconnu  de  l'A- 
morath.  auquel  il  avoit  servi.  Si  étoit  pris  sus  et 
hors  du  péril  de  la  mort.  Si  lui  fut  dit  et  demandé 
si  connoissoit  ces  chevaliers  de  France  prisonniers 
qui  là  étoient  tous  ensemble  au  fond  des  autres. 
Il  répondit:  «Je  ne  sçaisjsi  je  les  véois,jc  les  recon- 
uoitrois  bien.  »  Donc  lui  fut  dit  et  enjoint  :  «  Allez 
devers  eux  et  les  avisez  et  regardez  bien,  et  rap- 
portez la  certaineté  d'eux  à  l'Ain orath  et  de  leurs 
noms;  car  sur  votre  parole  il  aura  avis.»  Il  le  fit 
ainsi  que  dit  et  ordonné  lui  fut,  et  s'en  vint  devers 
les  seigneurs  dessus  nommés  et  s'inclina,  et  tantôt 
les  avisa  et  connut.  Si  parla  à  eux  et  leur  dit  son 
aventure,  et  comment  il  étoit  là  envoyé  de  par 
l'Amorathà  savoir  si  ils  étoient  tels  que  ils  se  di-> 
soient  et  nomraoient.  Ils  répondirent  sagement,  et 
dirent:  «Messire  Jacques,  vous  nous  connoissez 
tous,  et  si  véez  comme  la  fortune  est  contre  nous,  et 
quesommes  en  grand  danger  et  en  la  merci  de  ce  roi. 
Si  que  pour  nous  sauver  les  vies,  faites  nous  encore, 
plus  grands  devers  le  roi  que  nous  ne  sommes;  et  lui 
dites  que  nous  sommes  hommes  et  seigneurs  pour 
payer  grand' finance.  »  Donc  répondit  messire  Jac- 
ques: «Messeigneurs,  tout  ce  ferai-je  volontiers,  et 
à  ce  faire  suis-je  tenu.  »  Donc  retourna  le  chevalier 
devers  l'Amorath  et  son  conseil  et  leur  dit  que  ces 
seigneurs  qui  pris  étoient  et  auxquels  piésentement 
parlé  avoit,  étoient  les  plus  grands  et  nobles  du 
royaume  de  France  et  moult  prochains  du  lignage 


Ci3ç)6)  DE  JEAN  FROISSA RT.  4  09 

du  roi  de  Franco,  et  paieroient  pour  leur  délivrance 
grand' somme  d'or.  Ces  paroles  lurent  assez  agréa- 
bles à  l'Amorath  •  et  voulut  entendre  à  autre  chose 
et  dit  ainsi,  que  ceux  tant  seulement  réservés,  tous 
les  autres  qui  prisonniers  étoient  seroient  morts 
et  détranchés 3  et  délivreroit-on  le  pays  d'eux,  par 
quoi  tous  les  autres  s'y  exempliroient.  Adonc  se 
montra  le  dit  roi  à  tout  le  peuple  qui  là  étoit  assem- 
blent quand  ils  le  virent  venir,  tous  s'inclinèrent 
contre  lui  et  lui  firent  la  révérence  ;  et  se  mirent  les 
hommes  de  l'Amorath  en  deux  ailes,  et  le  comte 
de  Nevers,et  ceux  qui  réservés  étoient  de  non 
mourir  assez  près  d'eux,  car  le  roi  vouloit  que  ils 
vissent  la  correction  et  discipline  que  on  feroit 
du  demeurant  des  autres.  A  laquelle  chose  les 
Sarrasins  étoient  tous  enclins  et  désirant  de  ce 
faire. 

Donc  furent  amenés,  ainsi  que  tous  nuds  en 
leurs  linges  draps,  l'un  après  f autre,  plusieurs  bons 
chevaliers  et  écuyers  du  royaume  de  France  et 
d'autres  nations  qui  pris  avoient  été  en  la  bataille 
et  sur  la  chasse,  devant  l'Amorath-baquinj  lesquels 
il  regarda  un  petit,  et  quand  il  les  avoit  vus  on  les 
tournoit  hors  de  son  regard.  Car  il  faisoit  un  signe 
qu'ils  fussent  morts  et  détranchés,  et  sitôt  qu'ils  en- 
troient entre  ceux  qui  les  épées  toutes  nues  les  at- 
tendoient,  ils  étoient  morts  et  détranchés  pièce  à 
pièce  sans  nulle  merci.  Cette  cruelle  justice  fit  faire 
ce  jour  l'Amorath-baquin ;  et  en  y  eut  plus  de  trois 
cents  tous  gentils  hommes  de  diverses  nations  mis 
en  ce  parti  ;  dont  ce  fut  dommage  et  pitié  quand 


4io  LES  CHRONIQUES  (iTijG) 

ainsi  Furent  tourmentes  pour  l'amour  de  noire  sau- 
veur Jésus-Christ  qui  en  veuille  avoir  les  âmes.  Et 
entre  lesquels  qui  furent  là  détranchés  et  occis  en 
la  forme  et  manière  que  je  vous  dis  ,  ce  gentil  che- 
valier François  et  Hainuyer,  messire  Henry  d'An- 
thoing,en  fut  l'un.  Dieu  lui  soit  piteux  et  miséricors 
à  l'aine!  Et  advint  que  messire  Boucicaut, maréchal 
de  France,  fut  amené  tout  nud  avecques  les  autres 
devant  le  dit  Amorath;et  eût  eu  celte  peine  et  celte 
morterueuse  (cruelle)  sans  merci,  si  le  comte  de 
Nevers  ne  l'eût  avisé  ;  mais  si  très  tôt  que  il  le  vit, 
il  se  départit  de  ses  compagnons  qui  tous  ébahis 
étoient  de  la  crueuse  peine  que  on  faisoit  souffrir 
à  leurs  gens,  et  s'en  vint  mettre  et  jeter  à  genoux 
devant  le  roi  Basaach,  et  lui  pria  de  bon  cœur  et 
très  à  certes  que  on  voulsist  (voulût)  sauver  et  res- 
piter  (épargner)  ce  chevalier  nommé  Boucicaut, 
car  il  étoit  trop  grandement  bien  du  roi  de  France, 
et  puissant  assez  pour  payer  grand'  rançon;  et  lui 
fit  encore  le  dit  comte  signe  en  comptant  d'une 
main  en  l'autre  qu'il  payeroit  grand' finance,  pour 
mieux  adoucir  la  fureur  du  roi.  Le  roi  s'inclina  et 
descendit  à  la  parole  et  prière  du  comte  de  Ne  vers; 
et  fut  messire  Boucicaut  tourné  d'un  côté  et  mis 
avecques  les  autres  et  respité  (épargné)  de  non 
mourir (-l\  Depuis  en  y  eut  des  autres,,  et  tant  que  le 
nombre  ci-dessus  fut  accompli  et  empli.  Celte 
crueuse  vengeance  et  justice  faile  des  Chrétiens,  on 


(i}Cst  c/èu  m^nt  e?t  aussi  va  O-ilcdius  le  Livre  ilosiails  <Ju  M  .rvclial 
tic  iijuoicau: .  J.  A.  B. 


(i5qG)  DE  JEAN  FROISSART.  /[  1 1 

entendit  à  autres  choses.  Et  me  semble  qu'il  advint 
ainsi,  selon  ce  que  je  fus  informé,  que  l'Amorath 
eut  plaisance  et  volonté  que  la  belle  journée  de 
victoire  qu'il  avoit  eue  sur  les  Chrétiens,  et  la  prise 
du  comte  de  Nevers,  seroit  signifiée  en  France  et 
manifestée  par  un  chevalier  de  France.  Si  furent 
pris  trois  chevaliers  François  entre  lesquels  mes- 
sire  Jacques  de  Helly  étoit  l'un,  et  furent  amenés 
devant  l'Amorath  et  le  comte  de  Nevers,  et  fut 
demandé  au  dit  comte  lequel  des  trois  il  vouloit 
qu'il  fit  le  message  et  allât  devers  le  roi  de  France 
et  son  père  le  duc  de  Bourgogne.  Messire  Jacques 
de  Helly  eut  cette  bonne  aventure,  pourtant  que 
le  comte  de  INevers  le  connoissoit  bien,  et  dit: 
«  Sire,  je  veux  que  celui-ci  y  voise  (aille)  de  par 
vous  et  de  par  nous.»  Cette  parole  fut  acceptée  de 
l'Amorath  ;  et  demeura  messire  Jacques  de  Helly 
avecques  l'Amorath  et  les  seigneurs  de  France,  et 
les  autres  deux  chevaliers  furent  renvoyés  et  déli- 
vrés au  peuple  pour  occire  et  démembrer  ainsi  qu'ils 
le  firent,  dont  ce  fut  pitié.  Après  toutes  ces  choses 
et  ordonnances  faites  on  s'apaisa;  et  entendit  le 
dit  roi  que  le  roi  de  Hongrie  n'étoit  ni  mort  ni 
pris  mais  s'étoit  sauvé.  Si  eut  conseil  qu'il  se  trairoit 
en  Turquie  et  devers  la  cité  de  Burse  (,)  et  là 
seroient  menés  ses  prisonniers,  et  que  pour  cette 
saison*il  «n  avoit  assez  fait,  et  donneroit  à  ses  hom- 
mes congé  et  à  ceux  des  lointains  royaumes  qui  servi 
l'avoient  en  ce  voyage. 

(0  Ancitnae  Prusse  aujourd'hui  Brousse.  J.  A.  B. 


4'2  LES  CHRONIQUES  (1596) 

Ainsi  fut  fait  comme  il  l'ordonna;  et  se  dépar- 
tirent ses  osts,  car  il  en  y  avoit  de  Tartane,  de 
Perse,  de  Mède,de  Syrie,  d'Alexandrie,  de  Letto(i) 
et  de  moult  lointaines  contrées  de  mécréants.  En- 
core avecques  toutes  ces  ordonnances  fut  ordonné 
et  délivré  par  l'Amoratli  le  chevalier  François  mes- 
sire Jacques  deHelly  de  retourner  en  France,  et  lui 
fut  enjoint  et  chargé  qu'il  prît  son  chemin  parmi 
la  Lornbarbiejet  lui  saluât  le  duc  de  Milan  et vou- 
loit  bien  l'Amorath-baquin,  et  étoit  son  intention, 
que  messire  Jacques  de  Helly  sur  son  chemin, 
partout  où  ilviendroitetpasseroit, prononçât  etma- 
nifestât  la  belle  journée  de  victoire  que  l'Amorath 
avoit  eue  sur  les  Chrétiens.  Le  comte  de  INevers 
escripsit  (écrivit)  pour  lui  et  pour  tous  les  autres 
qui  pris  étoient  au  roi  de  France,  à  son  père  le 
duc  de  Bourgogne  et  à  la  duchesse  sa  mère.  Quand 
le  chevalier  eut  toute  sa  charge,  tant  de  lettres 
comme  de  paroles,  il  se  départit  de  l'Amorath  et  des 
barons  de  France  et  se  mit  à  voie;  et  fit  FAmoratli- 
baquin  jurer  et  certifier  ledit  chevalier  que,  fait 
son  voyage  en  France  et  noncié  (  annoncés  ) 
au  roi  et  aux  seigneurs  tout  ce  dont  chargé  étoit, 
au  plus  tôt  qu'il  pourroit  il  se  meltroit  au  retour. 
Ainsi  le  promit  et  jura  le  chevalier,  et  le  tint  à 
son  loyal  pouvoir.  Nous  nous  souffrirons  un  peu 
à  parler  de  l'Amorath-baquin  et  des  seigneifrs  de 
France  qui  ses  prisonniers  étoient  et  demeurèrent 
tant  qu'il  lui  vint  à  plaisance,  et  parlerons  d'au- 

[i)  Nom  qui  m'csl  iucouau.  J.  A.  B. 


(i5g6)  DE  JEAN  FROISSA RT.  4l3 

très  nouvelles  qui  toutes  descendent  de  cette  ma- 
tière. 

Après  cette  grand'  déconfiture  qui  fut  faite  des 
Turcs  et  de  leurs  aidants  sur  les  Chrétiens,  si 
comme  il  est  contenu  ci-dessus  en  l'histoire,  che- 
valiers et  écuyers  qui  sauver  se  purent  se  sauvè- 
rent. Et  en  y  eut  plus  de  trois  cents  chevaliers  et 
écuyers  qui  ce  lundi  au  matin  étoient  allés  four- 
rager qui  point  ne  furent  à  la  bataille  ni  à  la 
déconfiture  ;  car  quand  ils  entendirent  par  les 
déconfits  et  fuyants  comme  la  déconfiture  se  por- 
toit  sur  leurs  gens,  ils  n'eurent  nul  talent  (désir) 
de  retourner  vers  leurs  logis,  mais  se  mirent 
au  plus  tôt  qu'ils  purent  à  salvation,  et  prirent 
divers  chemins  en  éloignant  le  péril  de  la  Tur- 
quie. Et  entrèrent  les  fuyants,  François  et  d'au- 
tres nations,  Allemands  ,  Écossois,  Flamands  et 
autres  en  un  pays  qui  joint  à  la  Hongrie  que 
on  appelle  la  Blaquie  (Yalachie),  et  est  une 
terre  remplie  de  diverses  gens.  Et  furent  conquis 
sur  les  Turcs  et  tournés  de  force  à  la  foi  chré- 
tienne. 

Les  gardes  des  ports  et  des  pasages  des  villes  et 
châteaux  de  cette  contrée  nommée  la  Blaquie  lais- 
soient  entrer  et  venir  assez  légèrement  les  Chrétiens 
quide  laTurquievenoient entre  eux  etleslogeoientj 
mais  au  matin  ,  au  prendre  congé  ,  ils  tolloient 
(enlevoient)  aux  chevaliers  et  écuyers  tout  ce  qu'ils 
avoient,  et  les  mettoient  en  unepauvre  cotelle(état), 
et  leur  donnoient  un  petit  d'argent  pour  passer  la 
journée  tant  seulement  ;  cette  grâce  faisoient-ils  aux 


4|4  LES  CfIRONIQCES  ^5g6) 

gentils  hommes;  et  les  autres  gros  varlets  qui  pas 
n'étoient  gentils  hommes  ils  les  dépouilloient  tous 
nuds  et  les  battoient  vilainement  et  n'en  avoient 
nulle  pitié; et  curent  toutes  gens, François  et  autres, 
moult  de  pauvretés  et  de  peines  à  passer  le  pays  de  la 
Biaquie  et  toute  la  Hongrie.  A  peine  pouvoient-ils 
retrouver  qui  pour  l'amour  de  Dieu  leur  voulsist 
(voulût)  donner  du  pain,  ni  eux  au  vepre  loger,  ni 
héberger;  et  endurèrent  ce  danger  les  passants  jus- 
ques  à  tant  qu'ils  furent  venusàVienneeu  Osteriche 
(Autriche).  Là  furent-ils  recueillis  plus  doucement 
des  bonnes  gens  qui  en  eurent  pitié j  et  revêtoient 
les  nuds,  et  départoient  de  leurs  biens;  et  ainsi, 
parmi  tout  le  royaume  de  Bohême;  car  s'ils  eussent 
trouvé  aussi  durs  les  Allemands  comme  ils  firent  les 
Hongres  ils  ne  pussent  être  retournés,  mais  fussent 
tous  morts  de  froid  et  de  faim  sur  les  chemins.  Ainsi 
qu'ils venoient  etretournoient  seuls ouaccompagnés, 
ils  recordoient  ces  pauvres  nouvelles;  dont  toutes 
gens  qui  les  oyoient  en  avoient  pitié;  et  plus  les  uns 
que  les  autres;  et  tant  avalèrent  ces  afFuyants  qu'ils 
vinrent  en  France  et  à  Paris.  Si  commencèrent  à 
bouter  hors  ces  angoiseuses   nouvelles    lesquelles 
de  premier  on  ne  vouloit  ni  pouvoit  croire;  et  di- 
soient les  aucuns  parmi  la  ville  de  Paris:  «  C'est 
dommage  que  on  ne  pend  ou  noie  cette  ribaudaille 
qui  sème  tous  les    jours  tels  gengles   et  fallaces 
(tromperies).   »  Nonobstant   ces  menaces  tous  les 
jours  les  nouvelles  multiplioientet  s'épartoient  par- 
tout; car  nouvelles  gens  revenoient  qui  en  parloient, 
les  uns  en  une  manière  et  les  autres  en  une  autre. 


(i396)  DE  JEAN  FROISSART.  4^ 

Quand  le  roi  de  France  entendit  que  telles  nouvelles 
se  multiplioient  et  continuoient,  si  ne  lui  furent  pas 
plaisants,  car  trop  grand  dommage yavoitdes nobles 
de  son  sang  et  des  bons  chevaliers  et  écuyers  de  son 
royaume  de  France;  et  fit  un  commandement  à  la 
fin  que  nul  n'en  parlât  plus  avant  jusques  à  ce  que 
on  en  seroit  mieux  informé  de  la  vérité  ou  de  la 
mensonge;  et  que  tous  ceux  qui  en  parloient  et  di- 
soient qu'ils  retournoient  de  Hongrie  et  de  Turquie 
fussent  pris  et  boutés  au  cliâtelet  à  Paris.  Si  en  y 
eut  mis  grand  nombrejet  leur  fut  bien  dit  que  si  on 
trou  voit  en  mensonge  les  paroles  que  dites  a  voient, 
il  étoit  ordonné  qu'ils  seraient  tous  noyés.  Et  en 
furent  en  la  fureur  du  roi  engrand'aventure. 


CHAPITRE  LUI. 
Gomment  les  nouvelles  de  la  bataille  de  Hongrie 

FURENT  SÇUES  EN  l'hOTEL  DU  ROI   DE  FrAWCE. 

On  avint  que  la  propre  nuit  de  Noël  que  on  dit 
en  France  Calendes,  messire  Jacques  de  Helly,  sur 
heure  de  none,  entra  en  la  cité  de  Paris;  et  sitôt 
comme  il  fut  descendu  de  son  cheval  à  son  hôtel  il 
demanda  où  le  roi  étoit.  On  lui  dit:  «  A  Saint-Pol 
sur  Seine.  »  Il  se  trait  (rendit)  cette  part.  Pour  ce 
jour  étoient  de-lcz  (près)  le  roi,  le  duc  d'Orléans  son 


4i6  LES  CHRONIQUES  (ï596) 

frère,  les  ducs  de  Berry,  de  Bourgogne  et  de  Bour- 
bon )  le  comte  de  Saint  Pol,  et  moult  de  nobles  du 
royaume  de  France,  ainsi  que  à  une  telle  solemnité 
les  seigneurs  vont  volontiers  voir  le  roi,  et  est  d'u- 
sage. Messire  Jacques  de  Helly  entra  en  l'hôtel  de 
Saint- Pol  en  l'arroi  que  je  vous  dis,  tout  housé(botté) 
et  éperonné.Et  pour  ce  jour  il  n'y  étoit  point  connu, 
car  il  avoit  plus  poursuivi  et  hanté  les  parties  loin- 
laines,  quérant  les  aventures,  que  les  prochaines  de 
sa  nation.  Si  lit  tant  par  sa  parole  qu'il  approcha 
la  chambre  du  roi  et  se  fit  à  connoître;  car  il  dit 
que  il  venoit  tout  droit  de  l'Amorath-baquin  et  de 
la  Turquie,  et  avoit  été  à  la  bataille  de  Nicopoli  où 
les  Chrétiens  avoient  perdu  ;  et  de  tout  il  apportoit 
certaines  nouvelles,  tantdu  comte  deNeverscomme 
des  autres  seigneurs  de  France  qui  en  sa  compa- 
gnie étoient  passés  outre  en  Hongrie. 

Les  chevaliers  de  la  chambre  du  roi  entendirent 
à  ces  paroles  volontiers;  car  bien  savoient  que  le 
roi  de  France,  le  duc  de  Bourgogne  et  les  seigneurs 
désiroient  ouïr  nouvelles  véritables  des  parties  dont 
il  venoit.  Si  lui  firent  voie  et  audience  à  venir  de- 
vant le  roi.  Quand  il  fut  venu  jusques  au  roi  il  s'a- 
genouilla, ainsi  que  fut  raison;  et  parla  moult  sage- 
ment en  remontrant  tout  ce  qu'il  savoit  et  dont  il 
étoit  chargé  à  dire,  tant  de  par  l'Amorath-baquin 
que  de  par  le  comte  de  Nevers  et  les  seigneurs  de 
France  qui  prisonniers  étoient.  A  toutes  ces  paroles 
entendit  le  roi  de  France  volontiers  ;  et  aussi  firent 
les  seigneurs  qui  de-lez  (près)  lui  étoient,  car  elles 
leur  semblèrent  véritables,  ainsi  que  elles  étoient.  Si 


(i59r>)  DE  JEAN  FROISSART.  1  i  7 

lut  de  tout  cnquis  et  demandé  et  doucement  exa- 
miné pour  atteindre  mieux  et  plus  véritablement  la 
matière  ;  et  à  tout  il  répondit  moult  sagement  et  à 
point,  tant  que  le  roi  et  les  seigneurs  en  furent 
contents;  et  furent  moult  courroucés  du  dommage 
que  le  roi  Louis  de  Hongrie  et  les  seigneurs  avoient 
reçu;  et  d'autre  part  ils  se  réconfortoient  en  ce  que 
le  roi  étoit  écliappé  sans  mort  et  sans  prison;  car  ils 
supposoient  et  disoient  et devisoientlà entre  eux, que 
encore  il  feroit  de  belles  et  gran  des  recouvrances 
sur  l'Amorath  et  sur  la  Turquie,  et  leur  porteroit 
encore  moult  de  dommages;  et  si  étoient  moult  ré- 
jouis de  ce  que  le  comte  de  INevers  et  les  comtes  de 
la  Marche  et  de  Vendôme,  mes  sire  Henri  de  Bar, 
le  sire  de  Coucy,  messire  Guy  de  La  Trirnouille,  et 
messire  Boucicaut  étoient  hors  du  péril  de  mort  et 
pris  et  retenus  prisonniers;  car  toujours,  ainsi  que 
les  seigneurs  devisoient  et  disoient  devant  le  roi, 
viennent  seigneurs  à  rançon  et  à  finance;  et  on  trou- 
veroit  aucun  moyen  parquoi  ils  seroient  rachetés  et 
délivrés;  car  ainsi  que  messire  Jacques  de  Helly 
leur  disoit  et  remontroit,  il  espéroit  bien  que  l'A- 
moratli, dedans  un  an  ou  deux  au  plus  tard, les  met- 
troit  à  finance;  car  il  convenoil  or  et  richesses  en- 
voyer devers  lui  trop  grandement;  et  ce  savoit  de 
sentiment;  car  il  avoit  demeuré  et  conversé  en  Tur- 
quie avecques  eux  et  servi  l'Amorath,  père  à  icelui 
dont  je  parle  maintenant,  plus  de  trois  ans. 

Si  fit  le  roi  de  France  lever  sur  ses  genoux  le 
chevalier  qui  ces  nouvelles  avoit  apportées  et  le  con- 
joint (accueillit)  grandement;  et  aussi  firent  les  sei- 

FROISSART.    T.    XIII.  27 


4i$  LES  CHRONIQUES  (iSçjBj 

gneurs  qui  làétoient  ;et  lui direntgénéralement  qu'il 
étoit  en  ce  monde  bienheureux  quand  il  avoit  été  à 
une  telle  journée  debataiile  et  qu'il  avoit  la  connois- 
sance  et  aceointance  d'un  si  grand  roi  mécréant  que 
de  l'Amorath-baquin  qui  l'avoit  envoyé  en  message 
devers  le  roi  de  France  et  les  seigneurs  ;  de  laquelle 
bonne  aventure  il  et  son  lignage  dévoient  trop 
mieux  valoir.  Si  fit,  tantôt  et  incontinent  le  roi  de 
France  ces  nouvelles  ouïes,  délivrer  hors  de  prison 
de  châtelet  tous  ceux  qui  mis  y  avoientété  pour  les 
nouvelles  paroles  qui  semées  avoient  été  parmi  Pa- 
ris et  ailleurs  avant  que  messire  Jacques  de  Helly 
fût  venu.  De  laquelle  délivrance  ils  eurent  tous 
grand'  joie,  car  plusieurs  se  repentaient  de  ce  que 
ils  avoient  tant  parlé. 

Or  s'épartirent  ces  nouvelles  que  messire  Jac- 
ques de  Helly  apporta  en  France  et  à  Paris  et 
furent  tenues  à  véritables.  Ceux  et  celles  qui  leurs 
seigneurs,  maris,  frères,  pères  et  enfants  avoient 
perdu  furent  courroucés  et  à  bonne  cause.  Les 
hautes  dames  de  France  telles  que  la  duchesse  de 
Bourgogne,  pour  son  fils  le  comte  de  Nevers;  et  sa 
fille  Marguerite  de  Hainaut,  pour  son  mari  ledit 
comte,  furentiortcourroucées,etbien  y  avoitcause^ 
car  ce  leur  tenoit  trop  près  du  cœur.  Aussi  furent 
Marie  de  Berry,  comtesse  d'Eu ,  pour  son  mari  mes- 
sire Philippe  d'Artois,  connétable  de  France  ;  la 
comtesse  de  La  Marche,  la  dame  de  Coucy,  et  sa 
tille  de  Bar,  la  dame  de  Sully  et  toutes  les  dames 
généralement,  tant  au  royaume  de  France  comme 
ailleurs.  Mais  ce  les  réconfortoit  au   fort,  quand 


(i596;  DE  JEAN  FROISSART.  4 '9 

t:lles  avoient  assez  pleuré  et  lamenté,  qu'ils  étoient 
prisonniers.  Mais  il  n'y  avoit  nul  réconfort  en  celles 
qui  sentoient  et  entendoient  leurs  maris  morts,  et 
leurs  frères,  pères,  enfants  et  amis.  Et  durèrent  ces 
lamentations  moult  longuement  parmi  le  royaume 
de  France  et  ailleurs  aussi. 

Yous  devez  savoir  que  le  duc  de  Bourgogne  fes- 
toya grandement  le  chevalier  de  Helly  qui  ces  nou- 
velles lui  avoit  apportées  de  son  fils;  et  lui  donna 
beaux  dons  et  riches  et  le  retint  de  ses  chevaliers, 
parmi  deux  cents  livres  de  revenue  par  an  dont  ïï 
le  doua  à  tenir  son  vivant.  Le  roi  de  France  et 
tous  les  seigneurs  firent  grand  profit  au  dit  cheva- 
lier, lequel  mit  en  termes,  puisqu'il  avoit  fait  son 
message,  qu'il  lui  convenoit  retourner  devers  l'A- 
morath, car  ainsi  lui  avoit  été  dit  à  son  déparlement, 
et  se  tenoit  encore  prisonnier  à  l'Amorath  quoiqu'il 
fût  venu,  ce  n'avoit  été  que  pour  apporter  nouvelles, 
tant  de  l'Amorath  et  de  sa  victoire  que  des  sei- 
gneurs de  France  qui  pris  et  morts  étoient  et  avoient 
été  à  la  bataille  de  Nicopoli.  Ces  paroles  et  signi- 
fiances  de  retour  que  messire  Jacques  fit  au  roi  et 
aux  seigneurs  leur  furent  assez  agréables,  et  leur 
sembloient  raisonnables  ;  et  entendirent  sur  sa  déli- 
vrance; et  escripsirent  (écrivirent)  le  roi,  le  duc  de 
Bourgogne;  et  les  seigneurs  qui  à  Paris  étoient,  à 
leurs  proesrnes  (parents)  et  amis.  Mais  avant  toutes 
ces  choses,  avisé  fut  en  conseil  du  roi  de  France 
que  on  envoyeroit  de  par  le  roi  un  chevalier  d'hon- 
neur, deprudence, et  de  vaillance  devers l'Amoratli- 
baquin;  et  lequel  son  message  fait  au  dit  A  m  or  a  h 

2?* 


4^0  LES  CHRONIQUES  (n5#6> 

relourneroit  «n  France  et  rapporteroit  secondes 
nouvelles  du  dit  Amorath  au  cas  que  messire  Jac- 
ques de  Helly  ne  pouvoit  retourner  fors  que  par 
congé,  car  ilétoit  encore  prisonnier,  où  qu'il  fût,  et 
obligé  au  dit  Amorath. 

Si  fut  éluà  aller  en  ce  voyage  et  faire  le  message 
de  par  le  roi  de  France,  messire  Jean  de  Châtel- 
morant,  chevalier  pourvu  de  sens  et  de  langage 
froid  etatirempé  (modéré) en  toutes  manières^  et  fut 
sçu  et  demandé  à  messire  Jacques  de  Helly  quels 
joyaux  on  pourroit  transmettre  et  envoyer  de  par 
le  roi  de  France  au  dit  roi  Basaach  (Bajazet)  qui 
mieux  lui  pussent  complaire,  alin  que  le  comte  de 
JNevers  et  tous  les  autres  seigneurs  qui  prisonniers 
étoient  en  vaulsissent  (valussent)  mieux.  Le  cheva- 
lier répondit  à  ce  et  dit,  que  l'Amorath  prendroit 
grand'  plaisance  à  voir  draps  de  hautes  lices  ouvrés 
a  Arra^  eu  Picardie,  niais  (pourvu)  qu'ils  fussent  de 
bonnes  histoires  anciennes;  et  aussi  à  voir  blancs 
faucons  qui  sont  nommés  Gerfaux.  Avecques  tout, 
il  peusoiî  que  fines  blanches  toiles  de  Piheims  se- 
roient  de  l'Amorath  et  de  ses  gens  recueillies  à 
grand  gré,  et  fines  écarlates;  car  de  draps  d'or  et 
de  soie  en  Turquie  le  roi  et  les  seigneurs  avoient 
assez  et  largementjet  prenoient  en  nouvelles  choses 
leurs  ébattements  et  plaisance.  Ces  paroles  furent 
arrêtées  du  roi  et  du  duc  de  Bourgogne  qui  toute 
son  entente  mettoit  à  complaire  à  l'Amorath  pour 
la  cause  de  son  fus. 

Environ  douze  jours  demeura  messire  Jacques 
de  Helly  à  Paris  de-lez  (près)  le  roi  et  les  seigneurs 


(r3ç,6;  DE  JEAN  FR01SSART.  4ar 

qui  volontiers  l'écoutoient,  pourtant  (attendu)  que 
très  proprement  il  partait  des  aventures  de  Turquie 
et  de  Hongrie,  de  l'Amorath-baquin  et  de  son  or- 
donnance. Et  aussi  pourtant  qu'il  devoit  retourner 
vers  lui  et  devers  les  seigneurs,  à  son  département 
il  lui  fut  dit  :  «  Messire  Jacques,  vous  cheminerez 
tout  souef  (doucement)  età  votre  aide.  Nous  créons 
bien,  dirent  les  seigneurs,  que  vous  irez  par  Lom- 
bardie,  et  parlerez  au  duc  de  Milan,  car  ils  se  en- 
tr'aiment et  commissent  assez  par  ouï  dire  et  par 
recommandation,  i'Amorath  et  lui,  car  oneques  ne 
se  virent.  Mais  quel  chemin  que  vous  teniez  nous 
vous  prions  et  enjoignons  que  messire  Jean  de  Châ- 
tel-Morant,  lequel  nous  avons  ordonné  à  envoyer 
de  par  le  roi,  attendiez  en  Hongrie,  car  c'est  notre 
entente  qu'il  passera  outre  étira  en  Turquie,  et 
portera  dons  et  présents  de  par  le  roi  de  France  à 
I'Amorath  afin  qu'il  soit  plus  doux  et  débonnaire 
au  comte  de  JNevers  et  à  ceux  de  sa  compagnie  qui 
sont  au  danger  (pouvoir)  de  i'Amorath.  » 

Messire   Jacques   de   Helly  répondit  à  ce  et  dit 
que  tout  ce  il  fer  oit  volontiers. 

Adoncfut  faite  sa  délivrance  de  tous  points, et  se 
départit  du  roi,  du  duc  de  Bourgogne,  et  des  sei- 
gneurs de  France,  et  issit  de  Paris,  et  prit  le  chemin 
ainsi  qu'il  étoit  venu  ;  puis  se  mit  au  retour  5  et  fut 
son  entente  que  jamais  ne  relourneroit  en  Fiance 
tant  qu'il  auroit  été  en  Hongrie  et  en  Turquie. 
D'autre  part,  depuis  sob  département,  le  roi  et  le 
duc  de  Bourgogne  n'entendirent  à  autre  chose  fors 
depounoir  les  présents  qu'ils  vouloient  envoyer 


l\i>.  LES  CHRONIQUES  (,5g6) 

devers  l'Amorath-baquin  ;  et  quand  ils  furent  pour- 
vus, messire  Jean  de  Châtel-morant  fut  tout  prêt 
et  ordonné-  pour  partir,  car  bien  savoit  qu'il  étoit 
chargé  de  par  le  roi  à  aller  en  ce  voyage  et  faire 
ce  message.  On  se  diligenta  d'envoyer  les  présents 
de  parle  roi  de  France  à  l'Aniorath-baquiu  afin 
que  messire  Jean  de  Châtel-morant  pût  atteindre 
messire  Jacques  de  Helly  à  (avec)  six  sommiers.  Si 
vous  dirai  de  quoi  ils  furent  chargés.  Les  deux 
lurent  chargés  de  draps  de  haute  lice  pris  et  faits  à 
Arras,  les  mieux  ouvrés  que  on  pût  avoir  et  recou- 
vrer; et  étoient  ces  draps  faits  de  l'histoire  du  roi 
Alexandre  et  de  la  greigneur  (majeure)  partie  de 
sa  vie  et  de  ses  conquêtes,  laquelle  chose  étoit  très 
plaisant  et  agréable  à  voir  à  toutes  gens  d'honneuy 
et  de  bien;  les  autres  deux  sommiers  de  fines  écar- 
tâtes blanches  et  vermeilles. 

De  toutes  ces  choses  recouvra-t-on  assez  légère- 
ment (facilement)  par  les  deniers  payants,  et  on 
trouva  et  recouvra  à  trop  grand'peine  des  blancs 
gerfaux  ;  toutefois  à  Paris  ou  en  Allemagne  on  en 
eut;  et  du  tout  fut  chargé  messire  Jean  de  Châtel- 
morant  à  faire  présent  et  son  message;  et  se  dépar- 
tit de  Paris,  du  roi  et  des  seigneurs,  quinze  jours 
après  que  messire  Jacques  fut  mis  en  voie  et  au 
chemin. 

Entretant  (pendant)  que  ces  voyagers  chemi- 
noient,le  roi  de  Hongrie  qui  si  grand  dommage  avoit 
reçu  et  eu  en  la  bataille,  si  comme  il  est  ci-dessin 
dit  et  contenu  en  l'histoire,  retourna  en  son  pays. 
Donc, quand  on  sçut  sa  reveuue;  toutes  ses  gens  qui 


(i39(i)  DE  JEAN  FROISSA  1\T.  4^3 

moult  l'âimoient  furent  grandement  réjouis,  et  vin- 
rent devers  lui  el  le  réconfortèrent,  et  dirent  que 
s'il  avoit  perdu  et  eu  dommage  une  autre  fois  il 
auroil  profit.  11  convint  au  roi  de  Hongrie  porter 
son  dommage  le  plus  bellement  qu'il  put;  et  aussi 
lit-il  à  ses  gens. 

D'autre  part  l'Amoratli-baquin  retourna  en  son 
pays  depuis  la  bataille  passée,  ainsi  que  ci-dessus 
est  contenu;  et  vint  en  une  grosse  ville  en  Turquie 
que  on  appelle  Burse  et  là  fuient  les  chevaliers 
de  France  prisonniers  amenés,  et  là  se  tinrent  en 
bonnes  gardes  qui  furent  mis  et  établis  sur  eux;  et 
devez  savoir  qu'ils  n'avoient  pas  toutes  leurs  aises 
mais  moult  contraires.  Trop  fort  leur  changèrent 
le  temps  et  les  vivres,  car  ils  avoient  appris  la  nour- 
riture de  douces  viandes  délicieuses;  et  soulloient 
(avoient  coutume)  avoir  leurs  queux  (cuisiniers), 
varlets  et  mesgnyes  (suite)  qui  leur  adminislioient 
après  leurs  goûts  et  appétits;  et  de  ce  ils  n'avoient 
rien  fors  que  tout  le  contraire;  grosses  viandes, 
chairs  mal  cuites  et  appareillées;  des  épices  avoient- 
iis  assez  et  à  largesse,  et  du  pain  de  millet  qui 
moult  est  doucereux  et  hors  de  la  nature  de  France. 
Des  vins  avoient-ils  à  grand  danger  (peine);  et  quoi- 
que tous  fussent  grands  seigneurs,  on  nefaisoit  pas 
grand  compte  d'eux;  et  les  avoient  aussi  chers  les 
Turcs  malades  que  sains,  et  morts  que  vifs;  car  si 
par  le  plaisir  et  conseil  de  plusieurs  allât,  on  les 
eût  tous  mis  à  exécution. 

Ces  seigneurs  de  France  qui  prisonniers  étoient 
en  Turquie  se  eonfortoient  l'un  parmi  l'autre  et 


4^4  LES  CHRONIQUES  (i5g6) 

prenoient  en  gré  tout  ce  que  on  leur  faisoit  et  admi- 
nistroit,  car  ils  n'en   pouvoient  avoir  autre  chose. 
Si  se  ruèrent  moult  de  sang  et  de  couleur  et  se  al- 
térèrent tous, car  ils  engendrèrent  petit  à  petit  faible 
sang  et  commencement  de  maladies,  et  trop  plus  les 
uns  que  les  autres.  Et  par  spécial  cil  (celui)  qui  se 
confortoit  le  mieux  c'étoit  le  comte  de  JNe vers, mais 
il  le  faisoit  tout  par  sens  pour  réjouir  et  conforter 
les  autres.  Et  avec  lui  étoit  de  bon  réconfort  mes- 
sire  Boucicaut,  le  comte  de  La  Marche  et  messire 
Henri  de    Bar  ;  et  prenoient  le  temps  assez  en  bon 
gré  et  patience;  et  disoient  que  on  ne  pou  voit  point 
avoir  les  honneurs  d'armes  et  les  gloires  de  ce  monde 
sans  avoir  peine  et  à  la  fois  de  dures  aventures  et 
des  rencontres  ;  et  oncques   ne  fut  en  ce  monde, 
tant  fût  vaillant  ni  heureux  ni  bien   usé  d'armes 
qui  eût  tous  ses  souhaits  ni  ses  volontés;  et  dévoient 
encore  Dieu  louer  quand  ils  se   trouvoient  en  ce 
parti  que  on  leur  avoit  sauvé  les  vies  en  la  fureur 
et  courroux  où  ils  virent  l'Amorath-baquin  et  les 
plus  prochains  de  son  conseil;  car  il  fut  dit  en  l'ost 
et  conseillé, et  s'inclinoit  et  arrêtoit  généralement  le 
peuple  que  tous  fussent  morts  et  détranchés  :  «  Et 
je  même,  disoit  messire  Boucicaut,  en  dois   delà 
longueur  de  ma  vie  plus  louer  Dieu  que  nul  de 
vous;  car  je  fus  sur  le  point  d'être  mort,  occis  et 
détranché,  ainsi  que  les   autres   nos  compagnons 
furent;  et  étoit  tout  ordonné   quand  monseigneur 
de  INevers  me  ravisa;  et   tantôt  il  se  mit  à  genou* 
devant  l'Amorath  et  pria  pour  moi,  et  à  sa  prière  je 
fus  délivré.  Si    tiens  et  recorde  cette   aventure  à 


(ôy(5)  DE  JEAN  FROISSART.  4*? 

belle  et  bonne,  quand  il  plaît  à  notre  Seigneur,  car 
d'ores-en-avant  ce  que  je  vivrai  il  me  semble  que 
ce  sera  avantage.  Et  Dieu  qui  nous  a  délivrés  de  ce 
péril  nous  délivrera  encore  de  plus  grand;  car  nous 
sommes  ses  .soudoyers,  et  pour  lui  nous  avons 
cette  peine,  car  par  messire  Jacques  de  Helly  qui 
chemine  en  France  de  par  l'Amorath  qui  recordera 
ces  nouvelles  au  roi  et  aux  barons  de  France  pour- 
rons-nous avoir  dedans  un  an  bon  réconfort  et  déli- 
vrance. La  chose  ne  demeurera  pas  ainsi;  ilyamoult 
de  sens  de-lez  (près)  le  roi  de  France  et  en  monsei- 
gneur deBourgogne;jamais  ils  ne  nous  oublieroient 
que  par  aucun  moyen  ou  traité  nous  ne  venons  à 
finance  et  délivrance.  » 

Ainsi  se  réconfortoit  messire  Boucicautet  prenoit 
le  temps  assez  en  bon  gré  et  patience;  et  aussi  fai- 
soit  le  jeune  comte  de  ISevers.  Mais  le  sire  deCoucy 
le  prenoit  en  trop  grand' déplaisance,  dont  c'étoit 
merveille,  cardevanteelte  aventure  il  avoit  toujours 
été  un  sire  pourvu  et  plein  de  grand  réconfort;  ni 
oneques  il  ne  fut  ébahi.  Mais  en  cette  prison  où  il 
étoit  à  Burse  (Brousse)  en  Turquie  il  se  déconfortoit 
et  ébahissoit  de  lui  même  plus  que  nul  des  autres, 
et  se  merencolioit  (attristoit),  et  avoit  le  cœur  trop 
pesant;  et  disoit  bien  que  jamais  il  ne  retourneroit 
en  France,,  car  il  étoit  issu  de  tant  de  grands  périls 
et  de  dures  aventures  que  cette  seroit  la  dernière. 
Messire  Henri  de  Bar  le  réconfortoit  si  acertes 
comme  il  pouvoit,et  lui  blâmoit  les  déconforts,  les- 
quels sans  cause  il  prenoit,  et  que  c'étoit  folie  de 
dire  et  faire  ainsi;  et  que  en  lui  il  devoit  avoir  plus 


4^6  LES  CHRONIQUES  (i5oG) 

de  réconfort  qu'en  tous  les  autres;  mais  nonobstant 
ce  il  s'ébahissoit  de  soi-même,  et  lui  souvenoit  trop 
durement  de  sa  femme,  et  regrettait  moult  souvent  ; 
et  aussi  i'aisoit  messire  Philippe  d'Artois,  comte  d'Eu 
et  connétable  de  France.  Messire  Guy  de  la  Tri- 
mouille  se  réconfortait  assez  bien.  Aussi  faisoit  le 
comte  de  La  Marche.  L'Amorath-baquinvouloitbicn 
qu'ils  eussent  aucunes  grâces  et  ébattements  de  leurs- 
délits, et  les  vouloit  voir  à  la  fois,  et  gengler  (causer) 
et  bourder  (plaisanter)  à  eux;  et  leur  étoit  assez 
gracieux  et  débonnaire; et  vouloit  bien  qu'ils  vissent 
son  état  et  une  partie  de  sa  puissance. 

Nous  laisserons  un  petit  à  parler  d'eux  et  parle- 
rons de  messire  Jacques  de  Helly  et  Jean  deChâtel- 
morant  qui  tous  d'eux  cheminoient  pour  venir  en, 
Hongrie;  mais  messire  Jacques  y  vint  devant  mes- 
sire Jean  de  Châtel-morant;  etlui  entré  en  Hongrie, 
vint  en  la  cité  de  Bude,et  là  trouva  le  roi  deHongrie 
qui  le  recueillit  doucement  pour  l'honneur  du  roi 
de  France  et  des  royaux,  et  lui  demanda  des  nouvel- 
les, et  messire  Jacques  lui  en  dit  assez. 

Environ  dix  ou  douze  jours  séjourna  messire  Jac- 
ques de  Helly  en  la  cité  de  Bude  en  Hongrie  en  at- 
tendant messire  Jean  de  Châtel-morant  lequel  ex- 
ploita en  cheminant,  et  avança  du  plus  tôt  qu'il  put; 
et  quand  il  fut  venu  en  l'arroy  et  ordonnance  que 
dessus  avez  ouï  recorder,  messire  Jacques  en  fiit 
tout  réjoui, car  il  désiroit  à  passer  outre  en  Turquie 
pour  lui  acquitter  de  sa  foi  envers  l'Amorath-baqnin 
et  pour  voir  le  comte  de  Nevers  et  les  seigneurs  de 
France  prisonniers,  et  pour  eux  à  son  loyal  pouvoir 


(*3g6)  DE  JEAN  FROISSART.  427 

réconforter.  Quand  le  roi  de  Hongrie  vit  Châtel-mo- 
rant,  si  lui  fit  bonne  chère  pour  l'honneur  du  roi  de 
France  et  des  royaux  ses  cousins  ;  et  entendit  par  ses 
hommes  même  que  le  roi  de  France  en voy oit  à  l'A- 
morath  par  sou  chevalier  grand  présents  et  beaux 
joyaux, desquelles  choses  il  fut  tout  courroucé. Mais 
il  se  dissimula  grandement  et  couvrit  sagement,  tant 
que  messire  Jacques  de  Helly  fut  départi  et  allé  en 
Turquie,  car  il  dit  bien  à  soi  même  et  à  ceux  de  son 
plus  étroit  conseil  auxquels  il  se  découvrit  que  jà  ce 
chien  mécréantl'Amorath  n'auroit  don  ni  présent  qui 
vinssent  de  France  ni  d'ailleurs  tant  qu'il  eûtla  puis- 
sance du  détourner.  Quand  messire  Jacques  se  fut 
rafraîchi  deux  joursou  environ  à  Bude  en  Hongrie, 
il  prit  congé  au  roi  et  à  Châtel-morant,  et  dit  qu'il 
vouloit  passer  outre  pour  aller  en  Turquie  devers 
l'Amorath  et  pour  impétrer  un  sauf-conduit  pour 
messire  Jean  deChâtel-morant,afin  que  il  et  ce  qu'il 
menoît  pussent  passer  outre  et  venir  devers  lui.  Le 
roi  lui  dit  que  ce  seroit  bien  fait.  Lors  se  départit  le 
dit  chevalier  avecques  ses  gens,  et  se  mit  au  chemin, 
et  prit  guides  qui  le  menèrent  parmi  laHongrie  et  la 
Blaquie  (Valachie),  et  exploita  tant  par  ses  journées 
qu'il  vint  devers  l'Amorath-baquin;  et  ne  le  trouva 
pas  àBurse,  mais  étoit  ailleurs  en  une  cité  en  Turquie 
que  on  appelle  Polly  (I' ;  et  partout  où  il  alloit  et  se 
traioil  (rendoil)  les  prisonniers  de  France  étoient 
menés. réservé  le  sire  deCoucy  qui  demeura  toujours 
à  Burse  à  l'entrée  de  la  Turquie,  car  il  ne  pouvoit 

(i)Ilya  laul  de  villes  qui   se   terminent  ainsi   en  Grèce    qu'on   ne 
peut  dater  miner  le  nom  d'après  cette  seule  indication.  J.  A.  B. 


4  28  LES  CHRONIQUES  (1096 

souffrir  la  peine;  de  chevaucher  pourtant ''attendu) 
qu'il  n'étoit  point  bien  haitié  (sain);  et  aussi  il  étoit 
recru   (rançonné)  et  repJegé  (l);  et  étoit  demeuré 
pour  lui  un  sien  cousin  de  Grèce,  un  moult  vaillant 
baron  qui  descendu  et  issu  étoit  des  ducs  d'Osteriche 
(Autriche)  nommé  le  sire  de  Matelin(2).  Quand  mes- 
sire  Jacques  de  Helij  fut  venu  à  Polly  il  se  trouva 
devers  l'Amorath  qui  le  vit  volontiers  pourtant  (at- 
tendu) qu'il  étoit  retourné  de  France.  Messire- Jac- 
ques de   Helly  se  humilia  devers  lui  moult  douce- 
ment et  lui  dit:  «  Très  cher  sire  et  redouté,  vé-cy 
votre  prisonnier.  A  mon  pouvoir  j'ai  t'ait  votre  mes- 
sage et  ce  dont  j'étois  chargé.  »  Dont  répondit  le  dit 
Amorath  et  dit:  à  Tu  sois    le  bien  venu;  tu  t'es  ac- 
quitté loyaument,  et  pourtant  je  te  quitte  ta  prison 
et  peux  aller  venir  et  retourner  quand  il  te  plaît.  » 
Donc  lemercia  pour  cette  grâce  moult  humblement, 
et  lui  dit  comment   le  roi  de  France  et  le  duc  de 
Bourgogne  père  au  comte  de  ]Nevers  son  prisonnier 
lui  envoyoient  un   chevalier  d'honneur  et  de  cré- 
dence  en   ambassaderie,  et  lequel  de  par  le  roi  lui 
apportoit  aucuns  joyaux  de  récréation    lesquels  il 
verroit  volontiers.  L'Amorath  lui  demanda  s'il  les 
avoit  vus;  il  répondit:  «  Non;  mais  le  chevalier  qui 
est  chargé  de  faire  le  message  est  demeuré  de-lez  le 

(1)  Délivré  moyennant  caution.  J.  A.  B. 

(■2)  Michel  Ducas  rapporte  (ch,  II.  p.  3i2.)cjmment  Fr.  Galelu/.o, 
noble  Génois,  après  avoir  aidé  Jean  Paléoligue  k  se  rendre  maî're  de 
Constantinople  obtint  de  lui  en  i355  la  seigneurie  de  l'île  de  Metelin  ou 
Lesbos  et  sa  propre  sœur  en  mariage  Suivant  Meletius  (t.  3.  p.  ai  i.)  les 
Gateluzzoqu'ilappelleCatalou  ias  restèrent  souverainsde celle  lie  jusqu'tn 
1362  ou  le  sultan  Mechmet.  se  la  fit  céder  par  Nicolas  GaU-lu  ao  qui  se 
fit  Tur :  et  fui  ensuite  tué  par  l'ordre  de  ce  même  sultan   J.  A    B. 


(i396;  DE  JEAN  FROISSART.  4^9 

roi  de  Hongrie  à  Bude;  et  je  suis  venu  devant  jus- 
ques  à  vous  noncier  (annoncer)  ces  nouvelles  et 
pouravoirunsauf-conduit  allant  et  retournant  devers 
vous  et  arrière  en  Hongrie.  »  A  cette  parole  répon- 
dit l'Amorath:  «  Nous  voulons  qu'il  l'ait,  et  lui  ac- 
cordons, tout  ainsi  et  en  tel  forme  que  le  voulez 
avoir.  »  De  cette  parole  remercia  Je  chevalier  l'A- 
morath et  se  humilia  devers  lui.  Adonc  se  départit 
l'Amorath  de  sa  présence  et  entendit  à  autre  chose, 
ainsi  que  grands  seigneurs  font. 

Depuis  avintà  une  autre  heure  que  messire  Jac- 
ques de  Helly  parla  à  l'Amorath  et  se  mit  à  genoux 
devant  lui  et  lui  pria  moult  doucement  qu'il  pûtvoir 
ses  seigneurs  les  chevaliers  de  France,  car  il  avoit  à 
parler  à  eux  de  plusieurs  choses.  L'Amorath  à  cette 
requête  ne  répondit  pas  sitôt, mais  pensa  un  petit;  et 
quand  il  parla  il  dit:  «  Tu  en  verras  l'un  tant  seu- 
lement et  non  les  autres.  »  Adonc  iit-il  signe  à  au- 
cuns de  ses  hommes  que  le  comte  de  INevers  tout 
seul  fut  amené  en  la  place  en  sa  présence,  tant  qu'il 
eut  un  petit  parlé  à  lui,  et  puis  fut  remené.  On  fit 
tantôt  son  commandement;  on  alla  quérir  le  comte 
de  Nevers,  et  fut  amené  devant  le  chevalierqui  s'in- 
clina contre  lui.  Le  comte  le  vit  volontiers;  ce  fut 
raison;  et  lui  demanda  du  roi  et  de  son  seigneur  de 
Bourgogne,  et  de  sa  dame  de  mère,  et  des  nouvelles 
de  France.  Le  chevalier  lui  recorda  ce  qu'il  en  sa- 
voil  et  avoit  vu ,  et  tout  ce  lui  dit  de  bouche  dont  il 
étoil  chargé;  et  n'eurent  pas  si  grand  loisir  de  par- 
lerl'unà  l'autre  comme  ils  voulsissent(eussentvoulu) 
bien, caries  hommes  de  l'Amorath  étoient  là  présents 


/|3o  'LES  CITRONIQtJÉS  («rSrgg} 

qui  leur  -disoient  qu'ils  se  délivrassent  de  parler  et 
que  il  ieurtonvenoit  entendre  à  autre  chose. 

Donc  demanda  messire  Jacques  de  Helly  au 
comte  de  Nevers  si  tous  les  autres  seigneurs  de 
France  étoient  en  bon  point  il  répondit:  *  Oil,mais 
le  sire  de  Coucy  n'est  point  avecques  nous  ;  il  est  de- 
meuré à  Burse,  et  sur  recréant(caution)  du  seigneur 
de  Matelin(Metelin)quiestdemeurépour  lui  ainsi  que 
je  l'entends  jet  ce  siredeMatelin  est  assez  en  la  grâce 
de  l'Aniorath.  »  Donc  dit  messire  Jacques  comment 
messire  Jean  de  Châtel-morant  étoit  issu  hors  de 
France,  et  venoit  de  par  le  roi  et  le  duc  de  Bourgo- 
gne en  ambassade  devers  l'Amorath, et  lui  apportoit, 
pour  lui  adoucir  sa  félonnie  et  son  ire,  de  beaux 
joyaux, nobles  et  riches:  cf  Mais  il  est  arrêté  à  Bude 
en  Hongrie  de-lez(près)  le  roi ,  et  je  suis  venu  quérir 
un  sauf-conduit  pour  lui, allant  et  retournant,  lui  et 
toute  sa  famille;  et  l'Amorath  le  m'a  jà  accordé,-  et 
crois  assez  que  je  retournerai  de  bref  devers  lui.  » 

De  ces  paroles  et  nouvelles  fut  le  comte  deNevers 
tout  réjoui,  mais  il  n'en  osa  montrer  nul  semblant 
pour  les  Turcs  qui  les  gardoieut  et  regardoient.  La 
dernière  parole  que  le  comte  de  Nevers  dit  à  mes- 
sire Jacques  de  Helly  fut  telle:  «  Messire  Jacques, 
j'entends  par  vous  que  l'Amorath  vous  acquitte  de 
tous  points  ;  et  pouvez  quand  il  vous  plaît  retourner 
en  Fiance.  Vous  venu  de  là,  dites  de  par  moi  à  mon- 
seigneur mon  père,  si  il  a  intention  de  moi  et  mes 
compagnons  r'avoir,  il  envoyé  traiter  de  notre  déli- 
vance  hâtivement  par  marchands  Gennevois  (Gé- 
nois) et  Vénitiens  ;  et  se  compose  et  accorde  à  la 


(i396)  DE  JEAN  FHOISSART.  43 1 

première  demande  quel' Amorath, ou  ceux  de  par  lui 
qui  de  ce  seront  chargés,  feront  ;  car  nous  sommes 
perdus  pour  toujours  mais  si  on  s'y  arrête  ni  varie 
longuement  ;  car  j'ai  entendu  que  l'Amoratli  est 
loyal,  courtois  et  bref  en  toutes  choses, mais  (pourvu) 
que  on  le  sache  prendre  en  point.  » 

Atant  (alors)  finirent  les  parlements  ;  le  comte  de 
Neversfut  remené  avecquesses  compagnons  ;  et  mes- 
sire  Jacques  de  Hellv  retourna  d'autre  part  et  en- 
tendit à  avoir  tout  ce  qui  octroyé  lui  étoit  de  par 
l'Amorath  pour  revenir  en  Hongrie.  Quand  le  sauf- 
conduit  fut  écrit  et  scellé,  selon  l'usage  et  coutume 
que  l'Amorath  a  de  faire  et  de  donner,  on  le  bailla  et 
délivra  au  chevalier  qui  le  prit; et  puis  prit  congé  à 
l'Amorath  et  à  ceux  de  sa  cour  de  sa  connoissance,et 
se  mit  au  retour,  et  chemina  tant  par  ses  journées 
qu'il  vint  à  Bude  en  Hongrie;  si  se  traist  (rendit) 
tantôt  devers  messire  Jean  de  Châtel-morant  qui 
l'attendoit  et  désiroit  sa  venue,  si  lui  dit:  «  Je  vous 
apporte  un  sauf-conduit, allant  et  retournant  eja Tur- 
quie, pour  vous  etpourvotrefamillejet  le  m'a  accordé 
<?t  donné  le  roi  Basaach  (Bajazet)  assez  légèrement.» 
—  «  C'est  bien,  dit  la  chevalier,  or  allons  devers  le 
roi  deHongrie  et  lui  recordons  ces  nouvelles,  etpuis 
de  matin  jemedépartirai,car  j'ai  ici  assez  séjourné.  » 
Adonc  s'en  allèrent  les  deux  chevaliers  tous  d'un 
accord  devers  le  roi  qui  étoit  en  sa  chambre,  et  par- 
lèrent à  lui  en  remontrant  tout  l'affaire  que  vous 
avez  ouï.  Le  roi  deHongrie  répondit  à  ce  et  dit  ainsi: 
«  Yous  Châtel-morant  et  Helly,  soyez  les  bien  ve- 
nus' nous  vous  véons  volontiers  pour  l'amour  de 


43 î.  LES  CHRONIQUES  &&&) 

nos  cousins  de  France;  et  leur  ferions  volontiers 
plaisir  età  vous  aussi;  et  pouvez  aller  et  venir  parmi 
le  royaume  à  votre  volonté,  et  aussi  en  la  Turquie 
s'il  vous  plaît;  mais  pour  le  présent  nous  ne  sommes 
pas  d'accord  que  les  présents  et  joyaux  lesquels 
vous,  Châtel-morant  qui  messager  en  êtes,  avez  fait 
venir  du  royaume  de  France  vous  meniez  outre  ni 
présentiez  à  ce  chien  mécréant  le  roi  Basaach;il  n'en 
sera  jà  enrichi  ni  réjoui;  il  nous  tourneroit  à  trop 
grand  blâme  et  vileté,  si  au  temps  à  venir  il  se  pou- 
voit  vanter  que  pour  lui  attraire  (attirer)  à  amour 
et  par  cremeur  (crainte)  pourtant  (attendu)  qu'il  a 
eu  une  victoire  sur  nous  et  qu'il  tient  en  danger  et 
en  prison  aucuns  hauts  barons  de  France,  il  fut  de 
tant  honoré  qu'il  pût  montrer  et  dire  :  Le  roi  deFrance 
et  les  seigneurs  de  son  sang  m'ont  envoyé  ou  en- 
voyèrenttels  riches  présents  et  joyaux. Tant  que  des 
gerfaux ,  je  ne  ferois  pas  trop  grand  compte,  car  oi- 
seaux volent  légèrement  de  paj's  en  autre;  ils  sont 
donnés  et  tôt  perdus.  Mais  des  draps  de  haute  lice, 
ce  sont  choses  à  montrer,  à  garder,  à  demeurer  et  à 
voir  à  toujours  mais;si  que,  Châ  tel-morant,dit  le  roi 
de  Hongrie,  si  vous  voulez  passer  outre  en  Turquie 
et  porter  les  faucons  gerfaux ,  et  voir  ce  roiBasaach , 
faire  le  pouvez.  Mais  autre  chose  vous  n'y  porterez.» 
Donc  répondit  messire  Jean  de  Châtel-morant 
et  dit:  «  Cher  sire  et  redouté  roi,  ce  ne  seroit  pas 
mon  honneur  ni  la  plaisance  du  roi  de  France,  ni 
des  seigneurs  qui  cim'envoyent,  si  je  n'y  accomplis- 
sois  mon  voyage  en  la  forme  et  manière  qu'il  m'est 
chargé  de  faire  »  —  «  Or  bien,  dit  le  roi,  n'en  aurez 


(t396)  DE  JEAN  FROISSART.  433 

autre  chose  présentement  par  moi  »  Si  se  départit 
atant  (alors)  des  chevaliers  et  rentra  en  sa  chambre 
et  les  laissa  tous  deux  parlant  ensemble  ,  eux  con- 
seillant quelle  chose  ils  pourroient  faire;  car  cette 
abusion  du  roi  de  Hongrie  leur  tournoit  à  grand' 
déplaisance;  et  en  parlèrent  entre  eux  deux  en  plu- 
sieurs manières,  pour  avoir  conseil  comment  ils  s'en 
cheviroient  Et  avisèrent  que  tout  leur  état  et  l'ima- 
gination du  roi  de  Hongrie  ils  l'envoieroient,  par 
lettres  et  hâtif  message,  au  roi  de  France  et  au  duc 
de  Bourgogne,  afin  qu'ils  y  voulsissent  pourveoir, 
puisqu'ils  n'enpouvoient  avoir  autre  chose;  par  quoi 
aussi,  s'il  convenoit,  ils  fussent  excusés  de  leur  lon- 
gue demeure  par  le  moyen  du  roi  de  Hongrie.  Si 
escripsirent  (écrivirent)  lettres  les  deux  chevaliers 
et  scellèrent,  adressants  au  roi  de  France  et  au  duc 
de  Bourgogne,  et  prirent  certain  messager  bien  ex- 
ploitant pour  chevaucher  en  France,  et  lui  firent 
finance  d'or  et  d'argent  assez  pour  souvent  remuer 
et  changer  chevaux ,  afin  qu'il  fût  plus  exploitant 
sur  son  chemin;  et  ils  demeurèrent  à  Budc  en  Hon- 
grie attendant  le  retour  dudit  message. 

Tant  exploita  le  messager  des  chevaliers  de 
France  dessus  nommés,  et  si  bonne  diligence  fit 
sur  chemin  ,  qu'il  vint  en  France  et  à  Paris;  et  là 
trouva  le  roi ,  le  duc  de  Bourgogne  et  les  seigneurs, 
et  montra  ses  lettres.  On  les  prit,  ouvrit  et  legy  (lut) 
tout  au  long.  Des  quelles  paroles  qui  dedans  étoient 
écrites  on  fut  tropdurcmcnt  courroucé  et  émerveillé; 
et  pensèrent  sus  grandement  pourquoi  le  roi  de 
Hongrie  avoit  empêché  ni  empêchoit  à  passer  outre 

FROISSART.    T.    XII5.  1 8 


434  LES  CHRONIQUES  (i596) 

en  Turquie  et  de  faire  les  présents  à  FAmorath- 
baquin  ainsi  que  ordonné  et  déterminé  l'avoient. 
Le  duc  de  Berry  excusoit  fort  le  roi  de  Hongrie  et 
disoit  qu'il  n'avoit  nul  tort  de  faire  ce,  car  on  s'é- 
toit  trop  humilié  et  abaissé,  quand  le  roi  de  France 
envoy oit  dons,  présents  et  joyaux  à  un  roi  payen 
mécréant.  Le  duc  de  Bourgogne,  auquel  la  matière 
touchoit,  proposoit  à  l'encontre,  que  c'étoit  toute 
chose  raisonnable,  au  cas  que  fortune  et  aventure 
lui  avoient  fait  tant  de  grâce  qu'il  avoit  victoire 
et  journée  pour  lui  de  bataille  si  belle  et  si  grande 
que  déconfit  et  mis  en  chasse  le  roi  de  Hongrie  et 
pris  tous  les  plus  nobles  et  plus  grands,  réservé  le 
corps  du  roi,  qui  ce  jour  s'étoient  armés  en  bataille 
contre  lui,  et  les  tenoit  prisonniers  et  en  danger  ; 
pour  laquelle  cause  il  convenoit  aux  proches  et 
amis  de  ceux,  que  par  aucuns  moyens  ils  fussent 
aidés  et  confortés,  si  on  entendoit  à  eux  avoir  et 
délivrer. 

Lesparoles  du  duc  de  Bourgogne  furent  aidées  et 
soutenues  du  roi  et  de  son  conseil;  et  fut  dit  qu'il 
avoit  bonne  cause  de  ce  dire  et  remontrer;  et  de- 
manda le  roi  au  duc  de  Berry  en  disant:  «  beaulx 
(bel)  oncle  si  l'Amorath-baquin  ,  ou  le  Soudan  , 
ou  un  autre  roi  payen  vous  envoyoit  un  rubis  no- 
ble et  riche,  je  vous  demande  si  vous  le  recevriez  » 
Le  duc  de  Berry  répondit  et  dit:  «  Monseigneur, 
j'en  aurois  avis.  »  Or  fut-il  dit  du  roi  et  remontré 
que  il  n'avoit  pas  dix  ans  que  le  Soudan  lui  avoit 
envoyé  un  rubis  lequel  il  avoit  acheté  vingt  mille 
florins. 


(i3g6)  DE  JEAN  FROISSART.  4 3 5 

L'affaire  du  roi  de  Hongrie  ne  fut  en  rien  soute- 
nue; mais  fut  bien  dit  qu'il  avoit  mal  fait  quand  il 
empêchoit  et  avoit  empêché  les  présents  outre  de- 
vers le  roi  Basaach ,  et  que  ce  pourroit  les  seigneurs 
de  France  plus  arrêter  que  avancer.  Si  fut  ordonné 
ainsi  el  conseillé  au  roi  de  France,  d'écrire  au  roi  de 
Hongrie  lettres  moult  amiables,  en  priant  qu'il  ne 
mît  nul  empêchement  à  ce  que  son  chevalier  et  sa 
charge  ne  passât  outre  en  Turquie  et  ne  fît  son  mes- 
sage. Si  furent  de  rechef  lettres  écrites  sur  la  forme 
que  je  vous  dis,  et  scellées,  et  baillées  à  celui  qui 
les  nouvelles  avoit  apportées.  Quand  il  eut  sa  déli- 
vrance il  se  départit  du  roi  et  du  duc  de  Bourgogne 
et  des  seigneurs  de  France  et  se  mit  au  retour  pour 
revenir  en  Hongrie. 


CHAPITRE  LIV. 

Comment  la  duchesse  d'Orléans,  fille  au  dcc  de  Mi- 
lan, FUT  SOUPÇONNÉ  DE  LA  MALADIE  DU  ROI. 

Vous  savez,  si  comme  il  est  ci  dessus  contenu  en 
notre  histoire,  comment  le  roi  de  France  tous  les 
ans  étoit  enclin  de  cheoir  en  maladie  fiévreuse;  et 
n'étoientnuls  surgiens(chirurgiens)ni  médecins  qui 
l'en  sçussent  conseiller  ni  pussent  pourvoir.  Aucuns 
s'étoient  bien  avancés  et  vantoient  qu'ils  le  guéri- 
roient  et  mettroient  en  ferme  santé,  mais  quand  ils 
avoient  tous  empris  et  labouré  ils  ouvroient  en  vain  ; 

28* 


436  LES  CHRONIQUES  (i3g6) 

car  la  maladie  du  roi  ne  se  cessoit  pour  prières  ni 
pour  médecines,  jusques  à  tant  qu'elle  avoitpristout 
son  cours.  Les  aucuns  de  ces  arioles  (devins)  qui  de- 
visoient  et  devinoient  sur  l'entente  de  mieux  valoir, 
sur  la  maladie   du  roi,  mettoient  outre,  quand  ils 
véoient  que  leur  labeur  étoit  nui,  que  le  roi  étoit  em- 
poisonné et  en  herbes  ;  et  ce  mettoient  les  seigneurs 
de  France  et  le  peuple  généralement  en  grands  varia- 
tions et  suppositions  de  mal.  Car  les  aucuns  de  ces 
arioles  (de  vins)  affir  ni  oient,  pour  mieux  a  tteindreleurs 
geugles  (propos)  et  pour  plus  donner  toutes  gens  à 
penser,  que  le  roi  étoit  démenépar  sorts  et  par  carmes 
(charmes), et  le  savoient  par  le  diable  qui  leur  révé- 
loitcette  affaire,  desquels  arioles  (sorciers)  il  en  y  eut 
détruits  etars  à  Paris  et  en  Avignon,  car  ils  parlèrent 
si  avant  que  la  duchesse  Valentine  d'Orléans,  fille 
au  duc  de  Milan,  faisoit  tout  cet  encombrier  (embar- 
ras)et  en  étoit  cause, pour  parvenir  à  la  couronne  de 
France.  Et  en  fut  tellement  accueillie  la  dame  par  les 
paroles  de  ces  arioles,  que  commune  renommée  cou- 
roit  parmi  le  royaume  de  France   qu'elle  jouoit  de 
tels  arts,  et  que  tant  qu'elle  seroit  de-lez(près)le  roi 
de  France  à  ce  jour,  ni  que  le  roi  la  verroit  ni  orroit 
parler,  il  n'en  auroit  autre  chose.  Et  convint  la  dite 
dame,  pour  ôter  cette  esclandre  et  fuir  tels  périls 
qui  de  trop  près  l'approchoient,  dissimuler  et  partir 
de  Paris  et  aller  demeurer  à  Anières,un  moult  bel 
château  près  de  Pointoise;  lequel  pour  lors  étoit  au 
duc  d'Orléans  son  mari.  Et  depuis  alla-t-elle  de- 
meurer à  Neuf-Châ tel  sur  Loire  lequel  est  et  étoit 
pour  lors  au  duc  d'Orléans,  lequelsentant  que  tel 


(i5cj6)  DE  JEAN  FROiSSART.  437 

famé  (bruit)  couroit  sur  sa  femme  étoit  tout  méren- 
colieux  (triste)  et  s'en  dissimuloit  au  mieux  et  plus 
bel  qu'il  pouvoit,  et  n'éloignoit  pas  pour  ce  le  roi 
son  frère  ni  la  cour,  car  moult  de  besognes  du 
royaume  de  France  s'ordonnoient  par  les  consaux 
où  il  étoit  appelé. 

Le  duc  de  Milan  qui  s'appeloit  Galéas  étoit 
bien  informé  que  de  tels  viles  choses  et  désor- 
données sa  fille  duchesse  d'Orléans  étoit  amise 
(accusée)  etdemandée3si  tournoit  ce  blâme  à  grand  ; 
et  envoya  deux  ou  trois  fois  en  France  ambassadeurs 
pour  excuser  sa  fille  devers  le  roi  et  son  conseil  ^; 
et  offroit  chevalier  ou  chevaliers  à  combattre  à 
outrance  tout  homme  qui  lui  ni  sa  fille  voudroicnt 
accuser  de  nulle  trahison.  Et  montroient  bien  ses 
messages  ces  paroles  si  acertes  qu'il  en  menaçoit 
faire  guerre  le  royaume  de  France  et  les  François, 
car  le  roi  de  France  avoit  dit  et  proposé  en  sa 
bonne  santé,  quand  il  fut  sur  le  Mont  de  Bave- 
linghen  entre  Saint  Orner  et  Calais,  et  il  donna 

(i)  J'ai  déjà  remarqué  que  le  moine  anonyme  de  St.  Denis  qui  paroît 
cloué  d'un  esprit  beaucoup  plus  philosophique  qu'on  ne  le  pouvoit  sup- 
poser alors  a  un  clerc t  et  encore  moins  a  un  moine,  justifie  Valentine  de 
Milan  : 

«  Que  cetle  généreuse  duchesse,  dit-il ,  ait  commis  un  si  grand  mal , 
c'est  un  fait  dont  aucun  homme  n'a  j'amais  eu  une  seule  preuve,  et  per- 
sonne n'a  le  droit  de  la  diffamer  a  ce  sojet.  Pour  moi,  je  rejette  entière- 
ment cette  accusation  vulgaire  de  sortilège  faite  contre  elle  par  des  tom- 
mes qui  se  dounoient  eux-mêmes  comme  sorciers  et  par  d'autres  lioni. 
nies  superstitieux,  puisque  les  médecins  léunis  aux  théologiens  déclarent 
tcut  à- fait  nulle  la  puissance  de  ces  prétendus  maléfices  et  qu'ils  ajoutent 
que  la  véritable  cause  de  l'infirmité  du  roi  étoit  l'excès  des  débauches  de 
sa  jeunesse.  »  (Manuscrit  latin  n\  G194  de  la  Cib.  du  roi  page  -(jï  verso./ 
J.  A.  B 


438  LES  CHRONIQUES  (i3q6) 

Ysabel  sa  fille  par  mariage  au  roi  Richard  d'An- 
gleterre, que  lui  retourné  en  France,  jamais  n'en- 
tendroit  à  autre  chose  qu'il  seroit  allé  à  puissance 
sur  le  duc  de  Milan.  Et  le  roi  d^Angleterre,  qui 
s'escripsoit  (appeloit)  et  nommoit  son  fils,  lui  avoit 
promis  en  ce  voyage  de  purs  Anglois  mille  lances 
et  six  mille  archers,  dont  le  roi  de  France  éloit 
grandement  réjoui  ;  et  furent  les  pourvéances  pour 
ly  roi  de  France  faites  et  ordonnées  en  la  comté  de 
Savoje  et  au  dauphiné  de  Vienne;  et  par  là  vou- 
loit  le  roi  de  France  entrer  en  Piémont  et  en  Lom- 
bardie. 

Or  advint  que  ce  voyage  se  brisa  et  dérompit  et 
alla  tout  au  néant,  quand  les  certaines  nouvelles 
vinrent  en  France  de  la  bataille  et  déconfiture 
de  Nicopoli  et  de  la  mort  et  prise  des  seigneurs  de 
France;  car  le  roi,  le  duc  de  Bourgogne  et  tous  les 
seigneurs  furent  si  chargés  de  ces  dures  nouvelles 
qu'ils  eurent  bien  à  entendre  à  autre  chose, et  aussi 
ils  sentoient  le  duc  de  Milan  grand  et  puissant  et 
moult  bien  du  roi  Easaach  de  Turquie;  si  ne  l'osè- 
rent courroucer. 


I>3g6)  DE  JEAN  FROISSART.  43q 


CHAPITRE    LV. 


Comment  le  duc  de  Bourgogne  et  madame  sa  femme 
prenoient  grand'  diligence  pour  trouver  manière 
pour  la  rédemption  du  comte  de  nevers  leur  fils 
et  des  autres  prisonniers  étants  en  turquie. 


JLe  duc  de  Bourgogne  etsa  femme  visoient  en  toutes 
manières  par  quel  pourclias  et  traité  ils  pourroient 
r'avoir leur  fils.  Bien  savoient  qu'il  convenoit,  avant 
qu'il  issît  de  Turquie,  en  payer  grand' finance.  Si 
restreignirent  leur  état  pour  épargner  et  assembler 
par  toutes  leurs  terres  grand' quantité  d'or  et  d'ar- 
gent, car  sans  ce  moyen  ne  se  pou  voient  faire  leurs 
besognes.  Et  acquirent  de  toutes  parts  amis,  et  par 
spécial  marchands  Vénitiens.  Gennevois(Génois)  et 
hommes  d'icelle  sorte,  car  bien  sentaient  et  connois- 
soient  que  par  tels  gens  convenoit-il  qu'ils  fussent 
adressés.  Le  duc  de  Bourgogne  pour  ce  temps  se 
tenoit  tout  coi  à  Paris  de-lez  (près)  le  roi  son  neveu 
et  lui  remontroit  souvent  ses  besognes.  Le  roi  s'y 
inclinoit  assez,  car  le  duc  son  oncle  avoit  la  grei- 
gneur  (  majeure  )  partie  du  gouvernement  du  dit 
royaume,  dont  ses  besognes  dévoient  mieux  va- 
loir. 

En  ce  temps  avoit  un  marchand  Laonnois  àParis> 
puissant  homme  et  grand  marchand  et  auquel  tous 


44o  LES  CHRONIQUES  (i5cjoj 

les  faits  d'autres  Lombards  (,)  se  rapportaient;  et 
étoit  connu,  à  parler  par  raison,  par  tout  le  monde, 
là  où  marchands  vont,  viennent  et  hantent.  Et  celui 
marchand  on  nommoit  Din  de  Respondej  et  par 
lui  se  pouvoient  faire  toutes  finances.  Et  quoique 
en  devant  cette  aventure  de  la  prise  des  seigneurs 
de  France  en  Turquie,  il  fût  bien  aimé  et  honoré 
du  roi  et  des  seigneurs  de  France,  encore  fut-il  de 
rechef  plus  grandement.  Et  en  parloit  souvent  le 
duc  de  Bourgogne  à  lui  pour  avoir  conseil  comment 
il  se  pourroit  chévir  ni  entrer  en  traité  devers  l'A- 
morath-baquin  pour  r'avoir  son  fils  et  les  autres 
seigneurs  de  France  qui  avecques  lui  étoient  pri- 
sonniers en  Turquie.  Sire  Din  de  Desponde  répon- 
doit  à  ces  paroles  et  disoit:  «  Monseigneur,  on  y 
regardera  petit  à  petit.  Les  marchands  de  Venise, 
de  Genneves  (Gènes)  et  des  îles  obéissant  à  eux 
sont  connus  partout  et  font  le  fait  de  marchandise 
au  Caire,  en  Alexandrie;  à  Damas,  à  Damiette,  en 
Syrie,  en  Turquie  et  par  toutes  les  mettes  (fron- 
tières) et  limitations  lointaines  des  mécréants,  car, 
ainsi  que  vous  savez,  marchandise  (commerce)  va 
et  court  par  tout, et  se  gouverne  le  monde  par  cette 
ordonnance.  Si  escripsez  (écrivez)  et  faites  le  roi 
écrire  aimablement  devers  eux,  et  leur  promettez 
grands  biens  et  grands  profits  s'ils  y  veulent  en- 
tendre. Il  n'est  chose  qui  ne  s'apaise  et  amoyenne 
par  or  et  par  argent.  Aussi  le  roi  de  Chypre  qui  est 


(1)  On  sait  que  les  Lombards  étaient  aiors  les  principaux  marchands 
et  banquiers  de  l'Europe.  J.  A.  V>. 


(i3q6)  DE  JEAN  FRGISSART.  44 1 

marchissant  (limitrophe)  à  la  Turquie  et  qui  en- 
core n'a  point  fait  de  guerre  à  l'Amorath  y  peut 
bien  aider.  Yous  devez  croire  et  savoir  que  de  bon 
cœur  et  très  acertes  je  y  en  tendrai,  car  je  suis  en  tout 
ce  tenu  de  faire.  » 

On  ne  se  doit  pas  émerveiller  si  le  duc  de 
Bourgogne  et  la  duchesse  sa  femme  quéroient 
voies  et  adresses  pour  la  délivrance  de  leur  fils 
le  comte  de  Nevers;  car  cette  prison  leur  tou- 
choit  de  trop  près,  au  cas  qu'il  devoit  être  leur  hoir 
et  successeur  de  tous  leurs  héritages,  dont  ils  te- 
noient  grand' foi  son,  et  si  lui  étoit  cette  aventure 
avenue  en  sa  jeune  et  nouvelle  chevalerie.  Les  dames 
de  France  regrettoient  leurs  amis  et  leurs  maris.  La 
dame  de  Coucy,  par  spécial,  ne  pouvoit  oublier  son 
mari,  et  pleuroit  et  lamentoit  nuit  et  jour,  ni  on  ne 
la  pouvoit  réconforter.  Le  duc  de  Lorraine  et  mes- 
sire  Ferry  de  Lorraine  ses  deux  frères,  la  vin- 
rent voir  à  Saint  Gobain  où  elle  se  tenoit  et  la 
réconfortèrent  rtant  qu'ils  purent  ,  et  l'avisèrent 
qu'elle  voulsist  (  voulût  )  envoyer  en  Turquie 
et  en  Hongrie  à  savoir  comment  il  lui  étoit,  car 
ils  avoient  entendu  qu'il  avoit  plus  douce  et 
courtoise  prison  que  nuls  des  autres.  La  dame  sçut 
à  son  frère  le  duc  et  à  niessire  Ferry  son  second 
frère  bon  gré  de  cet  avis,  et  manda  messire  Ro- 
bert Desne,  un  chevalier  de  Cambrésis  ,  et  lui 
pria  doucement  qu'il  voulût  tant  travailler  pour 
l'amour  d'elle,  d'aller  en  Hongrie  et  en  Turquie 
voir  en  quel  état  son  sire  et  mari  le  sire  de  Coucy 
éloit.  Le  chevalier  descendit  légèrement  à  la  prière 


44a  LES  CHRONIQUES  (,396) 

de  la  dame  de  Coucy  et  répondit  que  volontiers 
feroitle  message  et  iroit  si  avant  qu'il  en  rap- 
portèrent certaines  nouvelles.  A  donc  s'ordonna 
messire  Robert  de  tous  points,  et  quand  il  eut  sa 
délivrance  il  se  mit  au  chemin,  lui  cinquième  tant 
seulement.  Pareillement  les  autres  dames  de 
France  envoyèrent  après  leurs  maris  pour  en  savoir 
la  vérité. 

Vous  avez  bien  ci-dessus  ouï  recorder  comment 
le  roi  de  Hongrie  s'étoit  arrêté  à  ce  que  nullement 
il  ne  vouloit  consentir  que  le  sire  de  Châtel-morant 
passât  outre  enTurquiepour  faire  présents  à  l'Amo- 
rath  de  par  le  roi  de  France.  Et  demeura  sur  cet  état 
etopinionunlong-tempsdontildéplaisoitgrandement 
à  messire  Jean  de  Châtel-morant  et  à  messirejacques 
de  Helly,  quoique  pourvoir  n'y  pussent.  Or  advint 
que  le  grand  maître  de  Rhodes  vint  en  Hongrie  et 
en  la  cité  de  Bude  voir  le  roi  qui  lui  fit  très  bonne 
chère.  Et  bien  lui  de  voit  faire,  et  étoit  tenu;  car  le 
jour  de  la  bataille  il  le  sauva  de  mort  et  de  prison, 
et  trouva  les  chevaliers  de  France  qui  là  séjour- 
noient.  Si  se  trairent  (rendirent)  devers  lui  et  lui 
remontrèrent  la  manière  pourquoi  le  roi  de  Hon- 
grie les  faisoit  là  tenir  en  séjour.  De  laquelle  chose 
il  fut  grandement  émerveillé,  et  dit  qu'il  en  parle- 
roit  au  roi  et  tant  qu'ils  s'en  apercevroient,  ainsi 
qu'il  fit  ;  et  lui  remontra  tellement  et  si  sagement 
qu'il  brisa  les  argus  du  roi,  et  eurent  congé  de 
passer  outre  en  Turquie,  et  tous  les  présents  tels 
comme  ils  les  portaient  ;  et  passèrent  outre  sans  nul 
empêchement, car  ils  avoientbon  sauf-conduit  lequel 


(i396)  DE  JEAN  FROISSART.  44^ 

messire  Jacques  de  Helly  leur  fit  avoir,  et  vinrent 
jusquesà  l'Amorath  qui  reçut  les  chevaliers  et  les 
présents  de  par  le  roi  de  France  selon  son  usage 
assez  honorablement;  et  fit  de  tout  grand' fête  et 
grand  compte.'Les  chevaliers  parlèrent  une  fois  tant 
seulement  au  comte  de  Nevers  et  non  aux  autres 
assez  longuement,  tant  que  bien  dut  suffire;  et  à 
prendre  congé,  le  comte  de  Nevers  leur  dit:  «Recom- 
mandez moi  à  monseigneur  mon  père  et  à  madame 
ma  mère  et  à  monseigneur  de  Berry  et  à  monsei- 
gneur le  roi,  et  me  saluez  tous  mes  amis  de  par  de 
là.  Et  s'il  est  ainsi  que  par  aucun  traité,  soit  par 
marchands  ou  autrement,  l'Amorath  veuille  enten- 
dre à  notre  rançon,  on  se  délivre  du  plus  tôt  que  on 
peut,  car  à  y  mettre  plus  longuement  on  perdroit 
assez.  Nous  fûmes  de  commencement  nous  neuf, 
depuis  en  sont  revenus  seize,  ce  sont  vingt-cinq. 
On  fasse  un  rachat  tout  ensemble.  Aussi  bien 
finira-t-on  des  vingt-cinq  que  d'un  tout  seul,  car 
l'Amorath  s'est  arrêté  à  ce;  et  soyez  certain  que  sa 
parole  sera  véritable  et  stable;  et  y  peuvent  moult 
bien  ajouter  foi  ceux  de  delà  qui  ci  vous  ont  en- 
voyés. » 

Messire  Jean  de  Châtel-morant  et  messire  Jac- 
ques de  Helly  répondirent  et  dirent  que  toutes  ces 
choses, et  tout  le  bien  qu'ils  pourroientdire  etjfaire, 
ils  le  feroient  volontiers,  et  que  ils  y  étoient  tenus. 
Si  prirent  conseil  atant  (alors)  au  comte  de  Ne- 
vers et  puis  à  l'Amorath  et  se  départirent,  et  re- 
tournèrent arrière  en  Hongrie,  et  de  là  depuis  en 


444  LES  CHRONIQUES  (t5g6) 

France;  et  trouvèrent  sur  leur  chemin  leur  messa- 
ger qu'ils  avoient  envoyé  en  France  devers  le  roi, 
ainsi  qu'il  est  ci  dessus  contenu  en  l'histoire  qui 
rapportoit  lettres  au  roi  de  Hongrie.  Si  le  firent 
retourner  avec  eux,  car  il  n'avoit  que  faire  d'aller 
plus  avant 


APPENDICE. 


APPENDICE 

SUR 
LA    BATAILLE  DE    NICOPOLI. 


JLja  perte  de  la  bataille  de  Nicopoli  a  eu  les  résultats 
les  plus  fâcheux  sur  le  sort  de  l'empire  grec  et  a  ou- 
vert aux  sultans  les  portes  de  Constantinople.De  tous 
lesécrivains  Français  et  étrangers,  Froissart  est  celui 
qui  a  raconté  avec  le  plus  de  détails  les  divers  événe- 
ments qui  la  précédèrent  et  la  suivirent;  mais  par  sa 
manière  d'écrire  les  noms  d'hommes  et  de  lieux  il  les 
défigure  tellement  qu'il  est  souvent  impossible  de 
les  reconnaître.  J'ai  parcouru  tout  ce  que  les  di- 
vers historiens  pouvaient  avoir  écrit  sur  le  même  su- 
jet afin  de  les  expliquer  les  uns  par  les  autres.  Il  me 
semblait  que  les  historiens  Hongrois  devaient  être 
les  plus  circonstanciés,  mais  à  mon  grand  étonnement, 
ils  ne  font  mention  que  comme  en  passant  d'une  ba- 
taille qui  a  pour  ainsi  dire  désarmé  le  roi  de  Hongrie 
et  a  préparé  la  route  de  Vienne  aux  Musulmans.  Les 
historiens  Turcs  s'étendent  un  peu  plus  sur  cette  ma- 
tière, mais  c'est  encore  dans  Froissart,  dans  le  moine 
de  St.  Denis  et  dans  les  mémoires  du  maréchal  de 
Ikmcicaut,  fait  prisonnier  à  cette  bataille,  qu'on  re- 


448  APPENDICE, 

trouve  le  plus  de  renseignements.  J'ai  réuni  dans 
cet  Appendice  tout  ce  que  j'ai  pu  réunir  des  récits 
des  historiens  étrangers. 

HISTORIENS  HONGROIS. 


Parmi  les  Scriptores  rerum  Ilungaricarum  (t.  i.) 
Jean  de  Thvvrocz  est  celui  qui  en  a  parlé  le  plus  au 
long;  voici  ce  qu'il  en  dit  (Pars  4-  Cap.  8.) 

Reims  Turcorum  in  die  augesccnlibiis,  rege  Lodo- 
vico  vitâfuncto,  habenisque  Hungaricis  in  Sigismun- 
dum  regem  devolutis,  Pasaithes  et  ipse  Cœsar  Turco- 
rum,  pâtre  Am ura te,  peracri  ingenio,  non  minus  ido- 
neus  et  in  tentandis  rébus  arduis,  magis  audax,  brevi 
spatio  temporis,  Thraciam  universam,  Thessaliamf|ue 
ac  Macedoniam,  Phocidam,  Bœotiam  et  Atticam,  lùm 
vi,  tùm   dedilione  capiens,  sui  dominii  fecit.  Misos 
quoque,  quos  nosBulgaros  yocamus,  régis  Sigismunili 
sub   ditione  conslitutos,  armis  infeslis  aggressus  est. 
Ad  hune  Pasaithem,  rex  suos  caduceatores  misisse;  ut- 
que  ab  invadendo  regno,  sibi  juris  vigore  attinente, 
desisteret,  eidem    intimasse:   illum   vero  per  oeca- 
sioncm,  intérim,  donec   tolù   Bulgarie  terra  potitus 
est,  relationem  distulisse;  tandem j  diversitatum  ar- 
morum,  framearum  putà  ac  cljpeorum,  nec  non  pha- 
re trarum,  quibus  Turci  in  hostes  utuntur,  singulos 
per  parietes  unius  domus,  appendi  fecisse,  introduc- 
tisque  regiis  caduceatoribus,  ad  illos  dixissc  ferlur; 


APPENDICE.  440 

Rcvcrtimini  ad  regern  veslrum,  et  (licite  Mi,  quoniam 
et  ego  terrain  ad  haric, ,  ut  vidctis,  fus  habeo  sujjficiens, 
Pariierque  cl  illis,  in  parietibus  pcndcntia  manu  os- 
tendife  arma.  Hac  res,  Sigismundi  régis  aninium  non 
pnrùm  ulcisccndi  in  timoreni  cxcitavil.  Quapropter 
sui  rcgni  dccinio,  dominicœ  autcm  incarnai ionis 
MCCCXCVI  amiOj  eommotà  univcrsâ  sui  principalûs 
armorum  virtute,  ingenlem  conflavit  cxercitum.  In 
quani  quidcm  regiam  cxpeditionem  tàm  grandcm, 
dux  Burgundiaj  inter  alias  nationest  ac  Francorum 
siveGallorum  pop ulus, arma  non  pauca,forliaque  vi- 
roruni  bellatorum  aginina,  advexerant.  Quorum  nobi- 
lilalis  armorum  insignia,  Buda»,  in  claustrosanctilSi- 
colaï  confessons,  ergà  iratres  prœdicatorum,  tabulis 
arte  piclorià  inscripta,  ac  parictibus  affixa,  meosus- 
que  ad  annoSj  pro  memorià  stetère.  Mo  ta  igitur  rex 
Sigismundus,  tàm  grandi  suiexercitus  congregatione, 
Danubium  lransivit;  et  nedumTurcorumlimeret  Cœ- 
sarcm,  verùin  quidam  ipsum  dixisse  ferunt:  quiâ 
metuendus  est  nobis  homo?  f^astum  si  coelorum  super 
nos  pondus  rueret,  ipsi  illud  noslris,  quas  gerimus 
hastis ,  fie  lœderemur  ,  susttntare  possemus.  Rcgno 
tandem  Rascia;  crudeli  furore,  in  magna  rerum  di- 
reptione.,  horribilitatisque  strepitu  nimio,  pertran- 
sito,  Bulgaria?  venit  ad  oras:  indè  oppidis  Oriszo  et 
Bidinio,  aliis  que  partium  earumdem  munitionibus 
nonnullis,  Turcorum  quaslutabatur  bellicosâ  manus., 
non  sine  sui  et  snorum  mullâ  sanguinis  effusioneex- 
pugnatis-,  ad  ultimum,  eâ  ipsius  anni  aetate,  cum  vi- 
TOME  XIII.  *i9 


/,5o  APPENDICE, 

tes  suos  fructus  ilulciores  cultoribus  reddebant,  cîrcà 
festum  videlicet  sancli  M  ici  i. ici  is  Arcbangeli ,  in  eampo 
castri  majoris  Nicapolis,  sua  castra  fixit.  Turci  vcro 
crcbriùs  de  Castro  erum pentes,  regitlm  exercilum  in 
se  provocabant;  nonnullosque  vulneranics,  sa?piùs 
vulnerali  redibant.  Cœsar  autem  Tureorum,  quem 
nostri  seniores  Pasaythem  supradictum  nominavëre  ; 
Nicolaus  autem,  Secundini  de  familiâ  et  origine  Tur- 
eorum, ad  /Eneam  Senarum  episcopum  scribens,  eum- 
dem  Chalapinum  fuisse  posuit-,  dû  m  regern,  grandi 
bellico  cum  apparatu,  sua  in  dominia  pénétrasse  au- 
divit,  non  minus  omne  gentis  su:e  robur,  in  arma 
concilavit,  et  in  forti  suorum  manu,  testée  obsiste- 
re,  expeditioni  conatus  appropinquabat.  Galli  vero 
sive  Franci,  advenientis  bostis  famâ  pulsali,  regem 
adeuntes,  el  eum  belli  primitias,  quœ  majori  fervere 
soient  atrocitate,  illis  in  se  accipere,  ut  annuerit,ro- 
gatum  effecêre.  Dùm  igilur  Cœsar  ij.se,  frementibus 
undique  suis  agminibus,  mag-nam  vim  paganorum 
secum  trabens  regiis  opponi  caslris  visus  est.  Mox 
Franci,  prœcipiendœ  pugnae  insolenti  cupiditate  cap- 
fi,  priusquàm  universae  regales  copia?,  instructis  ex 
ordinc  aciebus,  signis  collatis,  prœlium  inirent,  è 
castris  prosilienles.,  et  précipites  ab  equis  ut  corum 
moris  est,  pedites  certaturi,  descendenîes,  contrarias 
irruerunt  in  lurmas.  Diro  itaque  bcllo,hostes  inter 
utrosque  vigente.,  cùm  H  ungari,  sellâtes  Franeorum 
equos,  cursu  transverso,  regia  petere  castra  conspi- 
ciunt,  nondùmenim  illorum  bellandi  usus  ipsis  notus 
crat:illos  omninô,  bostilem  per  manum  extinctosfore 


APPENDICE.  45 1 

eredentcs,  graves  dissoluti  in  tumultus,  castra  pari- 
té** et  bellica  rclinqucnles  ingénia,  campo  undiquc 
fusi,  ho.slibus  acriter  insistentibus,  in  fugam  convcr- 
lunlnr.  Slrages  fit  maxima:  mnlli  cecidcre  de  Hun- 
garis,  et  mulfi  captivifate  affecli:et  nisi  ipsc  rev, 
navisministerio,  sibi  adinvenisset  salutenr,  non  cœlo, 
velut  e  la  lus  princcps  dixissc  ferhir,  sed  liostis  armis, 
ibidem  obrutus  fuisset. 


HISTORIENS  TURCS. 


La  bibliothèque  du  roi  contient  plusieurs  traduc- 
tions d'ouvrages  Turcs  faits  pour  les  Jeunes  de  lan- 
gue Français  de  Constantinople.  Le  n°.28  contienl  le 
texte  Turc  et  la  traduction  de  l'histoire  de  l'origine 
des  empereurs  Ottomans  faite  par  M",  de  la  Roque  sous 
la  direction  du  P. Romain,  conseiller  des  missions  et 
préfet  des  Jeunes  de  langue;  cette  traduction  a  d'ail- 
leurs été  revue  par  Mr.  Petit  de  la  Croix,  en  sorte  qu'on 
peut  compter  sur  sa  fidélité.  Voici  ce  que  j'y  lis  sur 
l'affaire  de  Nicopoli  que  l'historien  Turc  appelle 
Nigheboli. 

Après  avoir  peint  Bajazet  quittant  Brousse  pour 
marcher  conlrc  Karman  Oglili  qui  s'était  révolté  en 
s'emparant  tl'Amasiaclde  Kasleiuoni,  il  le  fait  partir 
de  là  pour  la  Romélie. 

«  Là,  dit-il,  il   ravagea   le  pays  des  Lazcs  et  prit 

9-9* 


$fe  APPENDICE. 

Ghenghertchinlik  et  fit  des  incursions  dans  la  Hon- 
grie. U  mil  même  le  siège  devant  Bellegrade,  ce  fut 
l'an  7iK>,  mais  il  le  leva  après nn mais  d'attaque.  La 
même  année,  ilréduisit  à  son  obéissance  Nigheboli;  de 
là  il  passa  dans  la  Valachic;  celui  qui  en   élait  gou- 
verneur s'appeloit  Mirtcho  ;  il  sortit  avec  une  armée 
fort  nombreuse  et  vint  au  devant  du  sultan  Bajazet. 
Le  combat  qui  se  livra  fut  sanglant;  le  carnage   fut 
égal  des  deux  côtés  et  ainsi  la  victoire  resta  indécise. 
Après  un  jour  de  combat  les  deux  armées  se  retirèrent. 
Le  Grand  Seigneur  fit  venir  devant   lui  Ali  pacha, 
frère  du  Khaireldin  pacha,  homme  d'un  grand  cou- 
rage qui  était  pour  lors  grand  vezir  et  lui  demanda 
comment   pou  voit  s'être  passé  ce  combat  pour  n'en 
■être  pas  sortis  victorieux.  Après  avoir  bien  conféré  en- 
semble,Ali  pacha  trouva  un  stratagème  qui  ne  contri- 
bua pas  peu  à  faire  tourner  la  victoire  du  côté  des 
Ottomans.  Il  fit  enlever  pendant  la  nuit  tous  les  corps 
<les  fidèles  martirisés  et  les  fit  jeter  dans  le  Danube  ; 
les  infidèles  furent    bien  surpris  quand  ils  virent  le 
lendemain   qu'il  n'y   uvoit  aucun    Musulman   sur  le 
champ  de  bataille  et  qu'il  étoit  jonché  d'infidèles.  Ce 
spectacle  les  épouvanta  si  fort  qu'ils  prirent  la  fuite. 
Bajazet  après  cette  expédition  passa  le  Danube,  alla  à 
Nigheboli,de  làà  Andrinople.Ce  maudit  Mirtcho  dont 
nous  venons  de  parler  étant  de  retour  dans  son  pays, 
convoqua  tous  les  grands  de  sa  cour  et  tint  conseil 
avec  eux:  mais  quoiqu'ils  pussent  proposer  pour  évi- 
ter d'être   subjugués  par  le  sultan, Mirtcho.  jugeant 
qu'ils  ne  pourraient  jamais  tenir  tète  aux  Musulmans, 


APPENDICE.  453. 

prit  la  résolution  d'envoyer un  ambassadeur à Bajazet 
pour  Lui  demander  la  paix  moyennant  un  tribut  qu'il 
lui  donnerait  tous  les  ans.  Bajazel  la  lui  accorda,  puis 
il  .passa  en  JVlorée.  Il  resta  dans  un  endroit  appelé 
Caraferi  d'où  il  envoya  son  année  faire  des  incur- 
sions dans  tous  les  environs,  et  elle  en  revint  chargée 
d'un  butin  considérable.  Bajazet  après  y  être  resté 
quelque  temps  prit  le  chemin  de  Constantînople  pour 
s'en  rendre  maître.  Comme  il  l'assiég-eoit,  on  lui  fil 
savoir  que  le  roi  de  Hongrie  avoit  passé  parNig-hebo- 
li  et  qu'il  s'était  emparé  de  la  forteresse.  Bajazel 
n'eut  pas  plutôt  appris  cette  nouvelle  qu'il  quitta  le 
siège  de  Constantînople,  choisit  dix  mille  des  plus 
braves  de  son  armée  avec  lesquels  il  passa  à  Nighc- 
boli  et  surprit  les  infidèles  qui  étaient  tous  assoupis; 
leur  frayeur  fut  si  grande  qu'ils  s'entrebattirentsans 
aucune  attention  et  se  massacrèrent  les  uns  les  autres 
Le  nombre  des  morts  fut  si  grand  qu'on  ne  put  le 
compter;  une  grande  partie  même  se  noya  dans  le 
Danube  et  le  roi  eut  bien  de  la  peine  à  se  sauver  des 
mains  des  Ottomans.  Après  cette  expédition,  Bajazei 
s'en  retourna  triomphant  devant  Constantînople.  Le 
prince  infidèle  fut  si  épouvanté  de  son  arrivée  que 
sans  combattre  il  lui  offrit  mille  sequins  de  tribut 
tous  les  ans  et  assigna  même  un  quartier  pour  ceux 
des  Musulmans  qui  voudraient  y  demeurer.  Il  y  en 
eut  plusieurs  qui  s'y  établirent;  ils  y  tirent  même  bâ- 
tir une  mosquée,  choisirent  parmi  eux  un  juge  pour 
maintenir  le  bon  ordre,  et  y  restèrent  jusqu'au  com- 
mencement de  la  guerre  de  Tamerlan  contre  Bajazct, 


4^4  APPENDICE, 

poque  à  laquelle  les  infidèles  abattirenî  leur  mos 
qnée,  les  chassèrent  et  les  renvoyèrent  dans  la  Ho- 
mélie. » 


L'histobien  TurcSaad-El-Din  donne  un  peu  plus  de 
détails;  je  le  cite  d'après  la  traduction  italienne  de 
Vincenzo  Bratutti,  car  nous  n'en  ayons  aucune  tra- 
duction française.  L'ouvrage  italien  est  intitulé  : 
Chronica  dell'  origine  e  progressi  dalla  casa  Otto- 
viana. 

Après  avoir  décrit  comment  Bajazet  Ildêrim  ou 
la  foudre  s'empara  de  Salonique,  de  lieni-Scieher 
(Neapoli)  et  de  plusieurs  autres  villes  de  ce  pavs  qui, 
dit  le  chroniqueur  Turc  ri  étaient  pas  encore  illu- 
minées de  l'éclat  de  la  croyance,  ni  éclairées  de  la 
lumière  de  la  foi  musulmane  et  comment  elles  de- 
vinrent l'asile  de  la  félicité  éternelle  et  de  la  grandeur 
de  la  sainte  croyance,  il  fait  partir  Bajazet  pour  Brousse 
et  continue  ainsi. 

«  Quantunque  i  Re  e  potentati  grandi  del  mondo 
fin  d  airanlichità  desiderassero  et  à  gara  procurassero 
di  pigliare  c  soggiogare  la  ciità  di  Coslantinopoli 
(,1a  qual'è  un  compendio  di  hellezza,  e  di  meraviglia 
del  mondo;)  nul  la  di  meno  non  sorti  mai  ad  alcun 
principe  per  potente  che  fosse  stalo,  il  conquisto  di 
quella.  Onde  il  Rè  Fulmine  acceso  dal  grau  zcloedc- 
siderio  di  soggiogarscla,  vollô  ogni  suo  studio,  e  pen- 
>iero  a  quel  fine,  e  nutrî    continuamcnle  quel  desi- 


APPEiNDICE.  455 

derio  nelsuocuore;  ma  perche  quella  città  era  rimasa 
nel  mezzo,  e  ceulro  délie  cilla  fedeli,equel  principe 
non  mostrava  di  voles  far  qualch'eceesso,  ni  tentai* 
qualchc  hoslilità,pcrô  il  rè  preferi  al  conquistod'essa, 
la  diiïesa  de'coufini  de'suoi  stali,  e  lo  providimento 
debisoyni  de'fedeli  di  quelle  parti.  lïavendo  dunque 
inteso  quel  grau  conquistatore  délie  provineie  e  de' 
reg'iù,  elie  il  rè  d'IIuiiyaria  s'era  sollevato  contra  di 
lui;  pero  rivollo  tutti  i  suoi  pensieri,  edissc-jni.  alla 
distruzione  di  lui.  E  l'anno  797  trajjhetlo  à  Gallipoli, 
e  si  fermô  per  qnalclie  giorno  in  Adrianopoli  aspet- 
tando^  che  si  raddunasse  l'esereilo  insienie.  Frà  tanlo 
fù  pressa  una  spia  spedila  dal  principe  di  Costanti- 
nopoli  al  rè  d'Hunyaria  per  awisarlo,  et  avvertirlo, 
che  li  stendardi  reg*îj  s'erauo  di  $>ià  inviati  à  quella 
voila;  laquai  spia  essendo  condolta  alla  corte  regia, 
e  troyandosi  disperata  délia  sua  lilicrazione,confessô 
lulto  lo  trattaLo;edi  più  disse, che  avanti  d'essa,  eran 
spedite  ancora  altre  tre  spie,  Havendo  dunqiu3  il  rè 
inteso  quesle  cose.,  s'accese  grandemenle  dira  e  di 
sde^no,  e  pero  voltô  di  nuovo  i  suoi  pensieri  e  di- 
segni  al  conquislo  di  Costantinopoli  ,  c  per  lai  ef- 
fet to  fece  conseglio  cou  li  suoi  consiglieri  e  {joverna- 
lori;ovc  ritrovato  il  parère  di  Timurlas  Bassa  ezian- 
dio  di  doversi  voltare  le  redini  militari  a  quella 
voila  ;  pero  fece  vollar  li  stendardi  vittoriosi  coutro 
Costantinopoli.  Ouel  svialo  principe  inteso  l'arri- 
vo  del  rèjsi  sbigoti  dalla  paura,  c  subito  spedi  messi, 
e  leilere  à  principi  infedeli.,  e  in  parlicolare  al  rè 
d'IIun-'aria  dieendoylr.    |< Havendovi  noi  spedito  una 


/j3f>  APPENDICE, 

amichevol  letlera,  si  per  zelo  délia  fcde  e  religione 
corne  per  interesse  dello  slato,  e  commune  amicizia, 
jicr  darvi  parte  délia  risoluzione  presa  dalEimpe- 
ratorc  Otlomano  d'invadcre  li  vostri  stati:  il  clic 
havend  'cgli  risaputo  c'ha  assediato  la  città.  Pcrù 
non  è  ragione.,  che  ima  ciltà  tanto  principale  corne 
Costantinopoli,  e  una  residenza  degl'  impcratori 
christiani ,  venghi  ad  esser  pcssundata  daU'eser- 
cifo  Ottomano.nè  si  conviene  alla  commune  amicizia 
noslra,  che  questo  yostro  henevolo  e  sincero  amico 
resti  prigione  in  ma  no  d'un  imperatore  barbare  Si 
che  l'obligo  dell' amicizia  richiede,  che  raddunando 
l'esercito  voslro,  ci  soccorriate,  e  ci  porgiate  ajuto, 
con  che  corroborarete  l'antica  amicizia ,  e  bene- 
volenza  con  noi.  »  E  con  questi  avvisi  d'amorc  e  str- 
moli  d'honoré  accompagna  te  eziandio  le  promesse  di 
voler  dargli  una  grossa  somma  di  danari,e  di  pagare 
lutte  le  spese  délia  guerra,  e  di  darne  di  jiiù  le 
paglie  aile  soldatesche,  persuase  al  rè  d'Hungaria 
di  prendere  l'armi  e  invadere  li  paesi  fedeli.  Men- 
tre  dunque  in  queste  parti  procura  va.  il  rè  fcdelc 
co'l  suo  esei^cito  la  mattina,  e  la  sera  d'oppugnare  la 
città  di  Costanlinopoli,  e  di  già  l'haveva  ridotta  à  ca- 
tivi  termini,  gli  fù  portata  nuova,  che  il  rè  d'Hunga- 
ria, ripassato  ilDanubio  con  un  innumerabil  esercito, 
tende  va  direttamente  verso  Soffia:  perô  si  risolse 
d'andare  à  rimediare  à  quel  inconvenienti  e  danni. 
Onde  abbrugiatc  le  machine  dell'  assedio,  sene  volô, 
corne  una  tempeslà  e  un  folgore  à  quel  la  voila  per 
diffendere  li    paesi   fedeli   dall'hostilità    dcU'esercito 


APPENDICE.  4*>7 

Hongaro:  e  giunse  appresso  la  eittà  d'Allag-ia-Hisar. 
Quel  malig-no  rè  haveva  nascosta  una  parte  del  suo 
esercito  per  circondare  e  prendere  in  mezzo  l'eser- 
«ito  fedele:  ma  il  rè  fetlele  essendo  statu  protetto 
e  difeso  da  iHo,  corne  se  fosse-  stato  illuminato  ed  av- 
vertito  dello  stratag-ema  di  quel  in  fedele  ,  subito 
divise  il  suo  esercito  in  due  parti,  e  ne  mandù  una 
per  incontrare  glinfeddi,  e  l'altra,  che  accompa- 
gnava  la  sua  rcal  perron  a,  pose  in  ag-uati.  Mentre 
duiujuefjuei  primi  gtierrierî  combat  te  vano  con  gTin- 
frdcli,  il  rè  sorlito  fuori  deg^l'agriati  con  l'esercito., 
cosi  fieramente  assali  quei  disgraziati,  che  gli  sbara- 
jjflio  e  dissipù.  Onde  i  g-uerrieri  fedcli,  doppo  haver 
tiitio  una  grandissima  strag"e  e  inortalità  de'nemici 
con  le  frczzc  e  scimitarre  loro,  corsero  diclro  à  quel- 
li  clic  faggivatio,  e  gli  fecero  prig-ioni:  e  fù  cosi 
gran  numéro  d'essi,  che  il  figliuolo  di  Timurtas  (il 
quai  si  trovù  présente  in  quel  la  pugna)  disse  ad 
tmurbeg"  (che  racconta  qucsto  fatlo):Solamente  nella 
mano  délia  nostra  squadra,  sono  intrati  in  quel  scon- 
tro  più  di  due  mila  prig-ioni.  Nell'historià  di  mon- 
sig-nor  Idris  si  conliene,  che  l'anno  978  essendo  vc- 
nuli  circa  cento,  e  trenia  mila  Hongari  infedeli 
séfto  la  citlà  di  Mcopoli,  fù  spedilo  Urnus-beg-  innanzi 
per  riconosccrlij  e  prenderno  lingtia:  ma  havendo 
egTi  trovato  l'esercilo  nemico  innumerabilo;  e  pre- 
cluso  l'adito  a  lui;  perô  non  pote  premier  la  lingua, 
ni  baver  linformazione  alcnna  dello  stato  délia  citlà: 
il  che  havendo  inteso  quel  corragioso  im^eraiore, 
«  hebbe  grand issimo  disgnslo.  edolore.Ondc  di  noUe. 


4^8  APPENDICE, 

mentre  l'escrcito  stava  in  quiète,    e  rinoso  senza  dir 
eosa  alcuna  a'  suoi    ministri,  monté  a  un  velocissimo 
destriero,  e  sene  volù,   coine    un    folg'ore,  in    qucll' 
oscura   nolte   verso  la  città.  Ed  essendovi   arrivato 
sotto,  sali  con  la  favorevol  fortuna,  com'una  nuvola 
estiva,  sopra  d'una   collina,  c  con    la  voce    tonante, 
cliiamo  Dog"an-begf  comandante  di    Nicopoli,  gridan- 
do,  e  dicendo:  0!  Dog-an  !   Onde    Dog'an-beg-,  coin1  un 
Astore.,   trovatosi  con   la  sua  vigilante  fortuna,  pré- 
sente  sùl   muro  délia  città.,  è  conosciuta ,   con   sua 
grande  allegrezza  e  giubilo   di    cuore,    la    voce   di 
chi  lo  cliiamava.,  si  fece  sentire-,  onde  il  rè   l'inter- 
rogù  benignamente   dcllo    stato  dclla  citià,  de'citla- 
dini,  délie  vittovaglie  e  niuuizioni.  Egli    augiirando 
alrè  lunga  vita  e  félicita,  rispose:  «  Conli  felicia  aus- 
picij    reg-ij  le  porte  e  le  muraglie    délia   città  sono 
forli,  e  ben    munite:  i  defensori  stanno.,  conie  la  for- 
tuna reg-ia ,  di  giorno  e  di  notte  vigilanti:  ed  babbiamo 
sufticienli  bastimenti  emunizioni.  »  Il  rè  inteso  ques- 
to,retirossi  in  dietro,  e  subito  ri torno  con  somma  velo- 
cità.  Alcuni  soldali    deiresercilo  infedele,  bavendo 
sentito  la  voce  interrogeante,  erispondente,  riferirono 
eio  al  rè;  il  quale  subito   comandô,    clie    indag"assero 
con  og^ni  prestezza,  e  diligezza,  clii  ne  fosse  sato:  ma 
perché  le  ténèbre  délia  notte,el'oscurità  délia negra 
fortuna    degTinfcdeli    haveva  fatto  di  coriina  al  rè 
fcdele,  perô  essi  non  poterono  arrivare  ne  alla   pol- 
vere  del  destriero  regio,  non    che   al  istesso   rè.  La 
niattina  seguente  all'alba,  il  rè  inontandoauncavaîlo 
somiglianlc  ad  un  elelante,  e  precedendo  quel  eser- 


APPENDICE.  4^9 

cito  somigliante  aile  stelle,sen'  inviù  verso  il  luogho 

dove  il  rè  d'Hungaria  si  trovava   accampato  col  suo 

esercito.    Essendovi  duuque,  concorse  insieme  l'onde 

tli  (juei  due  mari,  diventô  quella  campagna  simile  a 

quella  delguidicio  universale.  Esormontandovi  ildi- 

luvio  di  niali  sopra  la  tesla  dc'nemici;  vi  ricmpirono 

gVocchi  degl'infedeli  cou  la  polvere  del  campo  délia 

battaglia  e  li  pelti  hoslili  de'  nemici  délia  sanla  fedc 

si  ricmpirono  di  gemiii  e  sospiri  dalla  infocata   sci- 

mitara  Ottomana.  Ma  mentre  si  combat  leva  fieramen- 

te,  un  infidèle  Jmttlo,  coin  un  diavolo,   per   divino 

destino,percosse  ilrècon  una  mazzadi  ferrodiseiale, 

c  cou  quel  fiero  colpo  lèse  il  suo  delicato  curpo,  e  lo 

gello  dalla  sella  d'oro  alla  facciadella  ferra.Magl'an- 

gioli  furono  quelli  che  con  lo  scudo  délia  protezione 

lo  difescro  da'coîpi  di  quella  inazza  diseiale  ed  Iddio 

grande  è  stato  qucllo,clie  con  siugolar  grazia  e   fa- 

vore  lo  libero  da  quel  maie.  Anzi  sïià  per  tradizione 

chcvi  comparessero  aleuni  spiriii  di  lucc    in   forma 

hunianaper  soccorrere  lesercito  fedele,esi  trovarono 

presenti  alla  caduta  del  rè  per  liberarlo  da'danni  de 

nemici, siche  bisogna  cosi  vivere  che  sdrucciolandosi 

il  picde,  gl'angeli  ti  sostenghino  con  le  loro  mani.   E 

cosa  certa  appresso  di  quelli  che  hanno  liicido  cnten- 

dimento  che  lddio  hà  voluto  in  qucsta  guisa  castigare 

quel  principe  per  ii  suoi  peccaii,aeciô  per  1'avvenire 

osoervasse  meglio  li  suoi  santissimi    contandamenti  e 

perché  aveva  con  ferma  lo  le  sue  grazie  molli  plicalo 

li  suoi  favori  sopra  quel  monarca,  pero  aneora  questa 

voila rili'ovo  iscampoal  suo  male:cdhavendo  di  nuo- 


4<3o  APPENDICE, 

vo,  cou  buoua  diiigenza  de'suoi  servi  tori  rimontalo  a 
un  g-cnerossissimo  cavallo,  si  présenta  ni  battaglia, 
la  quale  inasprita,  e  incrudelita  mag-giormente  di 
prima,  g-1'infedeli  abietti  si  ritrovarono  in  cosi  mali 
termini,  che  gli  rincrebbe  la  vita.  Onde  con  l'ajuto, 
e  favor  di  Dio  protêt  tore  desuoi  servi,  quell'  osti- 
nata  e  perfida  g-ente  si  disperse  e  dissipô  affatfo,  e 
fuggendosene  à  briglia  sciolta,  si  precipitô  nelDanu- 
bio>  di  modo,  che  una  parte  s'anneg-o  nell'  acqua  e  un 
altra  parle  nel  sang-ue.  E  fù  cosi  grande  l'uccisione 
dcgl'iufedeU  abietti,  che  non  si  potè  caminarc  per 
quella  campag-na,  ne  ritrovarsi  la  via  per  la  grau 
quantità  de  cadaveri  che  vi  g-iaeevano  per  terra. 
Perù  con  l'ajuto  e  iavor  divino,  tutti  li  gxierrieri 
e  soldat i  fedeli  s'arricchirono  con  diverse  bellissime 
robbe  e  preliossissime  spoglie  de'nemici,eil  fè  detes- 
tando  il  vino  e  la  crapola,  rese  infinité  g-razic  ,  e 
lodi  a  Dio  per  quel  gran  beneficio,  e  fece  voto  de  fa- 
bricare  Tempij,  Mosehée,  e  altrc  fabriche  pie,  e  con 
queslo  santo  pensiero  e  proposilo  sene  ritornù  à 
Crussa. 


HISTORIENS  GRECS. 


Michel  Ducas,  dans  le  chapitre  i3  de  son  histoire 
bysantinc,  dit  quelques  mots  de  cette  affaire,  je  me 
contente  de  traduire  les  parties   qui  s'y   rapportent. 

«  L'empereur  Manuel  se  voyant  tous  les  jours  plus 


APPENDICE.  46'i 

pressé  nar  le  tyran  Bajazet  cl  n'a|iercevani  aucun 
secours  prochain  écrivit  au  pape,  au  roi  de  France  et 
auCrale  de  Hongrie  en  leur  annonçant  que  Conslanti- 
nople  étoit  réduite  à  la  plus  grande  extrémité  et  que 
s  ils  ne  venaient  pas  promplernent  à  son  aide  il  seroit 
forcé  de  rendre  ceite  ville  aux  ennemis  de  la  foi.  Ex. 
cités  par  ces  discours,  les  chefs  de  l'occident  prirent 
les  armes  pour  résister  aux  ennemis  de  la  croix,  et  à 
l'approchedu  printemps,  on  vit  arriver  en  Hongrie  le 
roi  de  Flandres  (i),  un  grand  nombre  d'Anglais,  les 
plus  grands  de  la  France  et  beaucoup  d'Italiens.  A 
l'approche  de  la  canicule,  ils  campèrent  sur  la  rive 
du  Danube  ayant  avec  eux  le  Craie  do  Hongrie, Sigis- 
mond,  qui  étoit  en  même  temps  empereur  des  Romains. 
Avant  passé  le  Danube  devant  Nicopoli  ils  se  préparé" 
rent  à  combattre  avec  courage  contre  Bajazet. 

«  Bajazet  fut  bientôt  informé  que  les  hommes  de 
l'occident  avoient  levé  une  armée  et  il  se  hâta  de 
rassembler  ses  troupes  de  l'orient  et  de  l'occident  et 
y  réunit  celles  qui  formaient  le  siège  de  Constanlino- 
pie.  Marchant  vers  l'occident  il  traversa  Philippopolis 
ci  s'approcha  des  hautes  montagnes  qui  dominent  les 
marais  près  de  Sophia.  C'est  làqu'il  s'arrêta  et  les  at- 
tendit. Le  lendemain,  les  Chrétiens  s'avancèrent  en 
bataille,  en  présence  de  l'armée  desTurcs.  Ils  formè- 
renl  la  tortue, brisèrent  du  premier  choc  le  milieude 
la  Phalange  ennemie  et  combattirent    avec  la  plus 


(i)  Cc.-t  le  nom  que  Michel  Dilcas  donne  h  Jean  de  Nevers  fils  du  duc  de 
Bourgogne.  J.  A.  B. 


4^2  APPENDICE, 

grande  vigueur.  Ils  pénétrèrent  enfin  jusqu'aux  der- 
nières lignes  et  massacrèrent  tout  ce  qu'ils  renconhè- 
rent.  Se  réunissant  de  nouveau  en  niasse  serrée,  ils  se 
conduisirent  avec  tant  de  vigueur  que  les  frondeurs 
et  les  archers  Turcs  ne  purent  avoir  aucune  prise 
sur   eux. 

Dès  que  ceux  de  Flandre  aperçurent  que  l'avan- 
tage étoit  de  leur  côté  et  que  les  Turcs  p renoient  la 
fuite,  ils  les  poursuivirent  en  courant.  Après  avoir 
passé  les  retranchements  des  Turcs  et  ensanglanté 
le  champ  de  bataille  ils  retournèrent  à  leurs  retran- 
chements. Les  Turcs,  avec  leur  chef  Bajazel,  qui 
prennent  le  nom  de  Porta  (Porte)  comme  s'ils  étoienî 
les  portes  du  palais  de  la  cour,  tous  salariés  et  de  dif- 
férentes tribus,  au  nombre  de  plus  de  dix  mille,  ca- 
chés dans  une  embûche  pour  n'être  pas  vus,  se  con. 
certèrent  et  attaquèrent  en  poussant  de  grands  cris; 
et  après  les  avoir  entourés  et  en  être  venus  aux 
mains  avec  eux,  ils  massacrèrent  les  uns  et  mirent 
les  autres  en  fuite. 

«  Les  hommes  de  Flandre,  ayant  vu  la  fuite  des 
Hongrois  et  les  Turcs  les  poursuivre  en  poussant  de 
grands  cris,  prirent  eux-mêmes  la  fuite.  Tout  à  coup 
d'autres  ennemis  avec  des  cris  retentissants  et  le 
bruit  de  leurs  trompettes  tombèrent  sur  les  Francs, 
chassèrent  les  uns,  démontèrent  les  autres,  et  tuè- 
rent ceux  qui  vouloient  résister.  Ils  poursuivirent 
ainsi  les  fuyards  jusqu'au  Danube  dans  lequel  plu- 
sieurs se  précipitèrent  et  s'y  noyèrent.  Parmi  les 
chefs  chrétiens  ils  firent  prisonniers, le  duc  de  Flan- 


APPENDICE.  4G3 

tire  et  de  Bourgogne  et  d'autres  Français,  ainsiquedo 
très  illustres  barons,  queBajazet  envoya  à  Brousse  où 
il  les  fit  renfermer.  Il  les  rendit  ensuite  après  avoir 
reçu  beaucoup  d'argent  et  pris  pour  caution  le  prince 
de  Melclin,  fils  de  Francisco  Gateluzzo. 


FI!V  DU   TREIZIEME    VOLUMR. 


TABLE 


DES 

CHAPITRES  CONTENUS  DANS  CE  VOLUME. 


C 


CHAPITRE  XXIV.  Comment  traité  se  renouvela  a  Tours  en 
Touraine  entre  le  roi  de  France  et  le  duc  de  Bretagne  ,  et  du  ma- 
riage et  alliance  de  la  fille  de  France  au  fils  du  duc  de  Bretagne  , 
et  de  Jean  de  Bretagne  comte  de  Paiutièvre  (  Penthièvre  )  à  la 
fille  du  dit  duc  de   Bretagne i 

CUAP.  XXV.  Comment  le  comte  de  Blois  et  Marie  de  Namur  sa 
femme  vendirent  la  comté  de  Blois  et  toutes  leurs  terres  au  duc 
de  Tonrainc,' frère  au  roi  de   France 2o 

CHAP.  XXVI. De  l'exploit  que  messirelîoyerd'Espagueetmessire 
Espaing  de  Lion  avoient  fait  devers  le  roi  et  son  (  ou- cil  pour  le 
vicomte  de  Castclbon,  et  comment  il  eut  et  fut  remis  en  la 
comté  de  Fo;x  et  de  Béarn  et  de  l'argent  qu'il  en  pava 28 

CUAP.  XXVI I.  De  la  grande  assemblée  qui  se  tinta  Amiens  du  roi 
de  France,  de  ses  oncles  et  de  son  conseil,  et  des  oncles  et  conseil 
du  roi  Richard  d'Angleterre,  sur  forme  de  paix 3o 

CUAP.  XXVIII.  Comment  mes  iie  Pierre  de  Craon,  par  haine  et 
mauvais  aguet ,  battit  mess;re  Olivier  de  Clisson,  dont  le  roi  et 
ses  consaux  furent  moult  courroucés ^8 

CHAP.  XXIX.  De  la  grosse  armée  et  du  voyage  que  le  roi  de  France 
vouloit  faire  en  Bretagne  sur  le  duc  de  Bretagne,  pour  la  cause 
que  on  disoit  qu'il  soutenoit  messire  Pierre  de  Craon;  et  com- 
ment au  dit  vovage  le  roi  devint  malade,  pourquoi  le  voyage  fut 
rompu .     71 

CHAP.  XXX.  Comment  le  duc  de  Berryetle  duc  de  Bourgogne, 
oncles  du  roi,  eurent  le  gouvernement  du  royaume;  et  comment 
ils  firent  chasser  et  prendre  ceux  qui  avoient  eu  le  gouvernement 
du  roi 101 

CHAP.  XXXI.  Comment  les  trêves  furent  ralongées  entre  France 
et  Angleterre  et  comment  le  roi  étoit  revenu  en  son  bon  sens.  .  .  1 34 

CHAP.  XXXII.  L'aventure  d'une  danse  faite  en  semblance  de 
hommes  sauvages,   la  où  le  roi  fut  en  péril 140 

3o 


46G  TABLE. 

CHAP.  XXXIII .  Comment  le  pape  Boniface  et  les  cardinaux  de 
Rome  envoyèrent  un  frère  sage  clerc  devers  le  roi  de  France  et 

son  conseil i5o 

CHAP.  XXXIV.  Comment  le  mariage  fut  traité  de  messire  Phi- 
lippe d'Artois  comte  d'Eu  et  madame  Marie  de  Berry,  et  com- 
ment lui  fut  baillée  la  charge  de  la  connétablie  de  France  etôtée 

à  messire  Olivier  de  Clisson i55 

CHAP.  XXXV.  De  la  forme  de  la  paix  qui  fut  faile  et  octroyée  en- 
tre les  deux  rois  de  France  et  d'Angleterre  et  par  le  moyen  des 

quatre  ducs  oncles  des  deux  rois .  167 

CHAP.  XXXVI.  De  la   mort  du  pape  Clément  d'Avignon  et  de  Té- 

lection  du  pape  Bénédict 189 

CHAP.  XXXVII.  De  un  clerc  nommé  maître  Je  m  de  Varennes. .  194 
CHAP.  XXXVIII.  Comment  le  roi  d'Angleterre  et  son  conseil  don- 
nèrent au  duc  de  Lancastre ,  pour  lui  et  ses  hoi  rs  perpétuellement , 
la  duché  d'Aquitaine  et  toutes  les  terres  et  sénéchaussées  appen- 
dantes  à  icelle;  et  comment  le  rois1  ordcnuoil  et  faisoitfaire  des 
pourvéances  pour  aller  en  Irlande  et  le  duc  pour  alhr  eu  Aqui- 
taine  196 

CHAP.  XXXIX.  Du  trépas  de  la  reine  Anne  d'Angleterre,  fille  au 

roi  de  Bohême  et  empereur  d'Allemagne ■ 199 

CHAP.  XL.  Comment  sire  Jean  Froissart  arriva  en  Angleterre  et  du 

don  du  livre  qu'il  fit  au  roi 204 

CHAP.  XLI.  Du  refus  que  ceux  d'Aquitaine  firent  au  duc  de 
Lancastre >  et  comment  ils  envoyèrent  en  Angleterre  pour  remon- 
trer au  roi  et  à  son  conseil  la  volonté  de  tout  le  pays 214 

CHAP.  XLII.  La  devise  du  yoyage  et  de  la  conquête  que  le  roi  Ri- 
chard fit  en  Irlande  et  comment  il  mit  eu  son  obéissance  quatre 

rois   d'i(  elui  pays. i'35 

CHAP.  XLIII.  De  l'ambassade  que  le  roi  d'Angleterre  envoya  en 
France  devers  le  roi  de  France  pour  traiter  du  mariage  de  dame 
Isabel  ains-née  fille  de  France,  et  de  l'aimable  réponse  qui  leur 

fut  faite a53 

CHAP.  XLIV.De  un  écuyer  nommé  Robert  l'Ermite;  comment  il 
fut  mis  en  traité  de  la  paix  et  comment  il  s'en  alla  en  Angleterre 

devers  le  roi  et  ses  oncles 260 

CHAP.  XLV.  De  la  délivrance  du  se  gueur  de  la  Rivière  et  messire 

Jean  le  Mercier,  comment  ils  furent  mis  hors  de  prison 2-8 

CHAP.  XLVI.  De  l'accord  entre  le  duc  de  Bretagne  et  messire  Oli- 
vier de  Clisson .  .  .  „  .  .  .  279 

CHAP.  XLV II.  Comment  le  roi  de  Hougrie  escripsi  au  roi  de 
France  l'état  de  l'Amorath-baquin  et  comment  Jean  de  Bourgo- 
gne, fils  ains-né  au  duc  de  Bourgogne,  fut  chef  de  toute  l'armée 
qui  y  alla açp 


TABLE.  467 

CHAP.  XLVIII.  Comment  Guillaume  de  Ilainaut,  comte  d'Ostre- 
vantet  fils  au  duo  Aubert  de  Hollande,  entreprit  le  voyage  pour 
aller  en  Frise 3o4 

CHAP.  XL IX.  De  la  sentence  et  arrêt  de  parlement,  qui  fut  pro- 
noncée pour  la  reine  de  Naples  et  de  Jérusalem  duchesse  d'Anjou 
contre  messire  Pierre  de  Craon 3io 

CHAP.  L.  Comment  la  conclusion  du  mariage  fut  prise  à  Paris  du 
roi  d'Angleterre  et  d'Isabelle  de  France  ains-née  fille  du  roi  de 
France,  et  comment  le  duc  de  Lancastre  se  remaria 3i5 

CHAP.  LI.  Comment  l'ordonnance  des  noces  du  roi  d'Angleterre 
et  de  la  fille  de  France  se  fit,  et  comment  le  roi  de  France  lui 
livra  en  sa  tente  entre  Ardre  et  Calais 3^8 

CHAP.  LII.  Comment  le  siège  que  les  François  avoient  mis  devant 
la  forte  ville  de  Nicopoli  en  Turquie  fut  levé  par  l'Amorath- 
baquin,  et  comment  ils  y  furent  déconfits  et  tués,  et  comment  les 
Hongrois  s'enfuirent 3gi 

CHAP.  LUI.  Comment  les  nouvelles  de  la  bataille  de  Hongrie  furent 
sçues  en  l'hôtel  du  roi  de  France 4*5 

CHAP.  LIV.  Comment  Jaduchesse  d'Orléans, fille  au  ducdeMilan, 
fut  soupçonnée  de  la  maladie  du  roi 42^ 

CHAP.  LV.  Comment  le  duc  de  Bourgogne  et  madame  sa  femme 
prenoieut  grand'  diligence  pour  trouver  manière  pour  la  rédemp- 
tion du  comte  de  Nevers  leur  fils  et  des  autres  prisonniers   étant 

en  Turquie 439 

APPENDICE 445 


FIN  DE    LA  TABLE  DU    TREIZIÈME  VOLUME. 


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