COLLECTION
DES CHRONIQUES
NATIONALES FRANÇAISES.
»<^1 3^«- —
CHRONIQUES DE FROISSART.
TOME XIII.
IOUL, FONDEHIE ET IMPRIMERIE DE J. CARfcZ.
COLLECTION
DES CHRONIQUES
NATIONALES FRANÇAISES,
ÉCRITES EN LANGUE VULGAIRE
DU TREIZIÈME AU SEIZIÈME SIÈCLE,
AVEC NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS,
par J. A. BUCHON.
TOME XIII.
PARIS ,
VERDIÈRE, LIBRAIRE, QUAI DES AUGUSTINS,N°25,
J. CAREZ, RUE HAUTE FEUILLE, Nu 1 8.
1823
LES
CHRONIQUES
DE
JEAN FROISSART.
LIVRE QUATRIÈME.
CHAPITRE XXIV.
Comment traité se renouvela a Tours en Tour ai ne
ENTRE LE ROI DE FrANCE ET LE DUC DeBrETAGSE, ET
DU MARIAGE ET ALLIANCE DE LA FILLE DE FrANCE AU
FILS DU DUC DE BRETAGNE ET DE JeAN DE BRETAGNE
COMTE DE PaiNtIÈVRE (PeNTHIEVRE) A LA FILLE DU
dit duc de Bretagne.
Vous savez, si comme il est ici dessus contenu en
notre histoire en plusieurs lieux, comment le duc de
Bretagne et messire Olivier de Clisson, pour ce
temps connétable de France, avoient haine l'un
sur l'autre. Le dite de Bretagne, avec la haine qu'il
avoit sur le dit messire Olivier, avoit grand' envie
qu'il é toit si bien du roi et de son secret conseil,
et volontiers y eût mis trouble et empêchement
FKOISSART. T. XIII. I
2 LES CHRONIQUES (1391)
s'il sçût ou pût et s'il ne doutât trop le roi à cour-
roucer. Et souvent se rcpentoit de ce que, quand
il tint eu son danger (pouvoir) messire Olivier
de Clissou au châtel à l'Ermine, que tantôt il ne le
lit mourir j car si mort eût été, on l'eût passé et ou-
blié, ni nul ne lui en eût fait guerre que bien il ne
fût allé au-devant. Le duc, pour ces haines et envies
qu'il a voit sur le dit messire Olivier se tenoitdur
et haut et clos en toutes obéissances, là où bonne-
ment il pouvoit résister à l'encontre de la couronne
de France; et bien savoil que il faisoit mal et point
n'y pourvéoit, mais soufïroit les choses aller à l'a-
venture. Et tenoit à amour trop grandement les
Anglois, et faisoit pourvoir ses villes et seschâleaux
d'artilleries et de vivres; et maudoit en Angleterre
couvertement gens d'armes et archers, et les établis-
soit en ses forts; et donnoit à entendre que il at-
tendoit guerre; et ne savoient ses gens où ni à qui
il vouloit faire guerre. Néanmoins, tout ce qu'il
faisoit étoit bien sçu en France, et en parloient les
aucuns bien largement sur sa partie. Et bien savait
le duc de Bretagne que plusieurs seigneurs en
France, et non pas tous, l'avoient grandement con-
tre courage (cœur), mais il n'en faisoit compte, ains
cheminait toujours avant, et se conlioit grandement
de plusieurs de ses choses en sa cousine la duchesse
de Bourgogne. Il avoit droit, car de ce lieu il éloit
bien appuyé et fort porté, car la dame, pour cause
de lignage, l'aimoit, pourtant que le comte de Flan-
dre son père, qui cousin germain avoit été à ce due,
l'avoit toujours aimé et conforté eu toutes ses tri-
fi5gi) DE JEAN FROISSA RT. 3
Inflations. Cette dame de Bourgogne que je vous
dis étoit bien dame, car le duc son mari ne l'eût
point volontiers courroucé et bien y avoit cause,
car de parla dame le duc tenoit grands héritages,
etsi en avoit de beaux enfants 3 de quoi le duc étoit
plus tenu à elle, et étoit aussi toute la eouronne de
France.
Ces haines et dissimulations impétueuses et mer-
veilleuses se couvoient entre ces parties et quoique
le duc de Bretagne eût été en France à Paris devers
le roi et lui eût fait hommage, je ne vous sÇaâs pas
bien à dire si ce fut de bon cœur, car, lui retourné
en Bretagne, on en aperçut en lui trop petit de
bon amendement. Il avoit juré obéissance, et que
au pape d'Avignon il obéiroit,mais non fit oneques;
ainçois le condamnoit en ses paroles et ne vouloit
nully (personne) souffrir à pourvoir des bulles de
ce pape; et se tenoit neutre en trop de choses ; et
donnoitles bénéfices ; et ne pou voit nul clerc venir
à provision de bénéfice, en son pays, si il ne lui plai-
soit grandement. Avec tout ce, des commandements
et exploits qui venoient de la chambre de parlement
à Paris, il neiaisoit nul compte, mais vouloit que ses
sergents exerçassent toujours devant ou avant en
leur office ; mêmement les prélats de Bretagne ,
c'est à entendre les évéques, perdoient grand' foison
de leurs juridictions par ce duc; dont les plaintes
en venoient grandes et grosses en la chambre de
parlement à Paris, mais ils n'en pouvoient avoir
autre chose; car quand il étoit requis ou admonesté
de venir ouïr droit en la chambre de parlement, ou
4 LES CHRONIQUES (i39i)
il envoyât personne idoine et suffisamment fondée
de procuration pour ouïr droit pour lui ou contre
iui, les officiers du roi, au commandement de leur
maître, venoient en Bretagne pour sommer le duc
et accomplir leur mandement; mais ils nepouvoient,
quand ils étoient là venus, voir le duc ni parler à
lui. Et se laisoit excuser- et quand les sergents du
roi étoient partis et retournés, ce duc disoit: «Oil!
je irai ou envoierai à Paris pour ouïr droit! Je ne
m'en travaillerai jà ! Je fus n'a pas trois ans là pour
ouïr et avoir droit, mais oneques je n'en ouïs par-
ler. Nos seigneurs de parlement le tournent bien
ainsi qu'ils veulent. Ils me tiennent bien pour jeune
et ignorant, quand ainsi me veulent mener. Je vueil
bien que si mes hommes de ma duché de Bretagne
étoient tous à un et obéissants à ma volonté, ainsi
que ils le dussent être, je donnerons le royaume de
France tant à faire que les déraisonnables enten-
droient à raison, et cils qui ont servi loyaumentse-
roient payés loyaument, et ceux qui ont desservi à
être justiciés seroient justiciés, et ceux qui veulent
avoir droit auroient droit. »
Vous devez savoir que telles choses, et autres
assez , étoient souvent mises en place et réveillées en la
ch ambre du roi; et disoient ceux de son détroit con-
seil: «Ce duc est trop présomptueux et orgueilleux,
quand on ne le peut amener à raison; et si on lui
souffre ses opinions sur la noblesse et franchise du
royaumedeFrance,il en sera trop grandement affai-
bli; et si y prendront exemple tous autres seigneurs,
(iSgi) DE JEAN FROISSABT. 5
dont la juridiction du royaume petit à petit se
perdra. »
Si fut avisé, pour remédier et pour obvier à toutes
ces choses, que doucement on le manderoit que il
vînt à Tours en Touraine; et le roi de France se
travaillcroit tant pour l'amour de lui que il vien-
droit là, et seroit à l'encontre de lui; et seroient de-
lez(près) le roi, de son conseil souverain, le duc de
Berry, le duc de Bourgogne, l'évêque de Chartres et
l'évêque d'Autun. Et étoient ces quatre expressé-
ment nommés, pour tant que le duc de Bretagne les
avoit plus à grâce que tout le demeurant de France,
excepté le comte d'Etampes et le seigneur de Coucy.
Encore étoient bien ces deux en sa grâce.
Sur cet état que je vous dis on persévéra; et fu-
rent envoyés en Bretagne devers le duc le comte
d'Etampes et maître Yves Deurient, lesquels eurent
moult de peine et de travail à émouvoir le duc à ce
qu'il voulsist venir encontre le roi et ses oncles à
Tours en Touraine. Tant lui montrèrent de belles
paroles colorées et armées de raison que il s'inclina
et dit que, à Tours en Touraine il viendroit et que
on nel'avoit que faire de presser d'aller plus avant,
car point il n'iroit, et aussi son adversaire Olivier
de Clisson point il ne verroit Tout ce lui eut-on
en convenant ainçois (avant) qu'il voulsist venir à
Tours.
Or retournèrent en France les dessus dits am-
bassadeurs et contèrent au roi et à ses oncles com-
ment ils avoient exploité. On s'en contenta, car on
n'en pouvoit autre chose faire ni avoir. Si firent le
6 LES CHRONIQUES (i3gi)
roi et les seigneurs qui à Tours dévoient aller leurs
pourvéances grandes et grosses, ainsi que pour de-
meurer deux ou trois mois; car bien sentoient et
imaginoient que leurs traités et parlements ne se-
roient pas si tôt accomplis.
Or vinrent le roi de France, le duc de Touraine
son frère, le duc de Berry, le duc de Bourgogne,
Jean de Bourgogne son fils, le duc de Bourbon, le
sire deCoucy, le comte de la Marche, le comte de
Saint Pol, et tous les consaulx (conseillers) de
Fiance à Tours en Touraine et s'y logèrent. Aussi y
vinrent d'un lez le connétable de France et Jean
de Bretagne son beau fils, et leurs consaulx, car
bien y avoient à faire. Le duc deBretagnevintaprès,
eux bien quinze jours ; et disoient les aucuns, quoi
qu'il les eût là fait venir, quepointil n'y viendroit,
car il s'envoya excuser par trois fois; et disoit qu'il
étoit malade et qu'il ne pouvoit chevaucher. Fina-
lement il y vint. Si étoient ses pourvéances toutes
faites pour lui et pour ses gens; et furent logés tous
à leur aise. Si commencèrent les parlements à entrer
et à aller les moyens des parties de l'un à l'autre;
Les jours étoient courts, si comme ils sont en hiver,
si ne pouvoit-on longuement parlementer devant
dîner ni api' es dîner jusques au soir.
Ces parlements et ces traités étant à Tours, sur
la forme et manière que je vous dis, entre le roi de
France et le duc de Bretagne, qui durèrent moult
avant en l'hiver, vinrent de Toulouse et des parties
de Foix et de Béarn messire Roger d'Espagne et
messire Espaing du Lion, et arrivèrent à Tours un
(#3oO DE JEAN FROISSART. 7
mercredi. La cité étoit si remplie de seigneurs et de
toutes gens que à grand' peine purent-ils être logés.
Toutefois ils le furent et allèrent devers le roi et les
seigneurs, et remontra messire Roger d'Espagne au
roi et à son conseil, aussi à tous les autres seigneurs
et à leurs consaulx, sagement et bellement, ce pour
quoi il étoit là venu et à grand loisir. Et de ce fut-
il bien aisé, car le roi et les seigneurs étoient si char-
gés pour lefait de Bretagne qui moult leur touchoit,
que à peine pouvoient-ils entendre à autre chose
fors à cette. Néanmoins messire Roger fut volon-
tiers ouï; mais il ne fut pas si brièvement répondu.
Avant séjourna plus de deux mois et lui disoit-on
toujours: «Nous nous conseillerons. » Et ce conseil
ne venoit point.
Encore y eut un autre empêchement, le roi là
étant à Tours, et qui moult chargea le conseil, car
ils y vinrent de par le roi d'Angleterre, messire
Jean dit Clau von, chevalier et chambellan du roi et
Richard Rowhalle clerc en lois et en droit du con-
seil du roi d'Angleterre, parler au roi de France et
à son conseil, sur l'état dont je vous ai parlé autre-
fois, et ce pourquoi mes seigneurs Thomas de Percy
et le sire de Cliflfort furent et avoient été en devant à
Paris. Quand les Anglois furent venus, on cloyttous
traités et consaulx, et entendit-on à eux et à leur
délivrance. Il me fut dit que ils apportoient lettres
de créance au roi, et aux ducs de Berry et de Bour-
gogne. On les ouït parler. La créance étoit telle eue
le roi d'Angleterre et ses oncles vouloient savoir si
le roi de France et ses consaulx étoient en volonté de
8 LES CHRONIQUES (i5ç)l)
tenir le parlement à Amiens, ainsi que proposé étoit,
sur forme de paix entre les deux rois, leurs conjoints
et leurs adliers. Le roi de France, qui ne désirait
autre chose à ce qu'il montrait que de venir à paix,
répondit: « Oil. » et lui délivré du duc de Bretagne
et parti de Tours, iln'entendroitjamaisà autrechose,
qu'il serait venu à Amiens , si comme ordonné
étoit, et là attendrait les traiteurs d'Angleterre,
et leur feroit faire la meilleure chère qu'on pour-
rait.
De tout ce se contentèrent grandement les An-
glois,et furent cinq jours à Tours en Touraine le
plus de-lez (près) le roi, les seigneurs et le chan-
celier de France. Quand ils eurent fait ce pourquoi
ils étoient venus, ils prirent congé au roi et aux sei-
gneurs. Le roi leur fit donner de ses largesses, dont
ils le remercièrent grandement j et furent délivrés
aux hôtels de par le roi, et puis se départirent. Et
sachez pour lors que ils ne virent point le duc de
Bretagne ni ne parlèrent à lui, car point ne vom-
loient que les François y eussent nulle suspection
(soupçon) de mal. Et retournèrent parmi France
et Picardie à Calais et là montèrent en la mer. Et
arrivèrent à Douvres et puis vinrent à Londres; et
trouvèrent le roi et les seigneurs du conseil à West-
moustier, auxquels ils firent réponse de tout ce que
ils a voient vu et trouvé, voire qui appartenoità dire.
La réponse et la relation qu'ils firent plut hien au
roi d'Angleterre et à son conseil, et s'ordonnèrent
sur ce pour venir à Amiens. Or vous conterons-nous
des légaulx (légats) de Béarn et de Fois.
(i3gO DE JEAN FROISSART. &
Vous devez savoir que messire Roger d'Espagne
et messire Espaing de Lion, qui en légation étoient
venus en France de par le vicomte de Chastillon
(Castelbon) et pour ses besognes , s'acquittèrent
ioyaument et vaillamment; et moult de peine et de
travail eurent à poursuivis le roi et la cour et ceux
de l'étroit conseil. C'est à entendre, les chevaliers et
les clercs de sa chambre boutoient le roi en l'oreille
que il prît la comté de Foix et l'attribuât au domaine
de la couronne de France, puisque les Foïssoix le
vouloient. A ce s'inclinoit assez le roi, mais le duc
de Bourgogne, comme sage et imagi natif, ne s'y vou-
lait accorder et disoit, que le roi de France a voit des
terres et des frontières assez à garder, sans enchar-
ger cette nouvelle peine et déshériter l'héritier;
mais conseilloit que le roi reprît l'argent et les flo-
rins qui payés avoient été. et aucune chose outre.
Néanmoins il m'est avis que le duc de Bourgogne
n'en eût point été cru, mais le duc de Berry reprit
la besogne et s'en chargea de tous points, parmi le
moyen, que je vous dirai.
Vous savez comment il avoit allé de lui jadis et
du comte Gaston de Foix, quand il envoya en Béarn
devers le dit comte si notables personnes que le
comtedeSancerreJe vicomte d'Assy, le seigneur de
la Rivière et messire Guillaume de la Trimouillc
traiter du mariage madamoiselle Jeanne de Boulo-
gne, laquelle le comte de Foix avoit en garde et
nourrisson. Le comte de Foix entendit bien aux
traiteurs et au mariage, mais sa réponse fut telle
que jà le duc de Berry ne l'auroit à femme ni autre-
io LES CHRONIQUES (i5qi)
ment, si n'avoit paye trente mille francs pour la
garde et nourrisson de la jeune fille de Boulogne.
Le duc les paya, car il vouloit avoir la dame: or lui
eu souvint-il quand il fut temps et heure, et manda
messire Roger d'Espagne et messire Espaing de Lion
en sa chambre à Tours et se fit là enclorre entre eux
trois, et leur dit: « Si vous voulez venir à bonne
conclusion de vos procès, vous y viendrez , mais
avant il me convient ravoir trente mille francs, les-
quels mes gens payèrent un jour et mirent outre au
comte de Foix, avant que je pusse avoir ma femme.
Toujours a été l'imagination de moi telle que si je
survivois le comte de Foix, ils me retourner oient »
Les deux chevaliers, quand ils eurent oui le duc de
Berry ainsi parler, regardèrent l'un l'autre sans mot
sonner. Donc dit le duc: » Beaux seigneurs, pour
vérité dire et remontrer, je vous ai tollu(oté) la pa-
role; conseillez-vous et parlez ensemble; car sans ce
traité faire du toutà ma volonté, le vôtre ne se pas-
sera jà. Je mefaisfort de beau frère de Bourgogne,
il en fera à ma volonté; il a en gouvernement les
marches de Picardie et je les marches de Langue-
doc. Au dessous de moi, ni contre ma volonté nul
ne parlera ni contredira ;et ce vicomte deChastillon
(Castelbon) trouve et trouvera argent assez, carie
comte mort en avoit plus assemblé que le roi n'en a
en trésor. »
Donc parla messire Roger d'Espagne etdit: « Mon-
seigneur, posé que nous vous voulsissions accorder
votre demande, si n'avons-nous pas la mise avec
nous. » — « lia! répondit le duc, messire Roger, jà
(iSq*; DE JEAN FROISSART. II
pour ce ne demeurera, vous en ferez la dette sut
votre foi et scellé, et je les vous croirai, bien et en-
core outre s'il vous besogne. » — « Monseigneur, dit
le chevalier, grands raercis! Nous parlerons ensem-
ble et demain vous en répondrons. »-^« Il me plaît
bien, dit le duc. »
Lors cessèrent-ils leur parlement, et fut la cham-
bre ouverte. Les chevaliers se départirent du duc
de Berry et retournèrent à leur hôtel ; et eurent ce
jour mainte imagination à savoir quelle chose ils fe-
roient,et si ils retourneroient sans accorder au duc
de Berry ce qu'il demandoit. Tout considéré ils re-
gardèrent pour le mieux , puisque tant a\ oient sé-
journé et frayé sur cette quête, que ils accorde-
roient au due sa demande, mais que il put tant
faire que leur querelle fût claire, et que l'héritage
demeurât au vicomte de Castelbon. Si retournèrent
à lendemain devers le duc de Berry et lui offrirent
ce qu'il demandoit; et firent messire Roger d'Espa-
gne et messire Espaing de Lion leur dette au duc de
Berry des trente mille francs, par condition telle
qu'il feroit tant de\eis le roi et le conseil que, pour
rendre la somme que on avoit prêtée de florins sur la
comté de Foix, l'héritage demeureroit au vicomte de
Castelbon. Répondit le duc: « Or me laisse/, conve-
nir; je le vous ferai; ni autrement ne le \euil-je en-
tendre. »
Depuis ce jour en a\ant le duc de Berry, qui dé-
siroit à avoir les trente mille francs, fut si bon [tour
le vicomte de Castelbon et si certain avocat que la
besogne se conclut du tout à son entente; et se de-
12 LES CHRONIQUES (iSgi)
luyèrent (départirent) le roi et son conseil de leur
primera ine (première) volonté ; et eurent lettres les
deux chevaliers étranges de confirmation pour la
comté de Fois au vicomte de Castelbon toutes ou-
vertes, et lettres adressants à l'évênue de Noyon et
au seigneur de la Rivière qui se teuoi&n ta Toulouse;
et étoit la substance des lettres telle, si comme je fus
adonc informé par hommes créables qui en la léga-
tion avoient été,
« Charles, par la grâce de Dieu, roi de France,
mandons et commandons à révérend homme l'évê-
que de Noyon et à notre chevalier et chambellan,
le seigneur de la Rivière que, le vicomte de Castel-
bon, héritier de Foix et de Béarn, laissent paisible-
ment jouir et possesser de son héritage de la comté
de Foix et des appartenances de cette terre, par le
moyen de remettre avant en votre garde la somme
de soixante mille francs, prendre et recevoir tout à
un payement en la cité de Toulouse; et les deniers
payés, voulons que dessous le scel de notre sénéchal
de Toulouse ils en aient, et ait le vicomte de Castel-
bon,et ceux qui de ce s'entremettent, lettres de quit-
tance. Avec tout ce, par un autre payement voulons
que receviez vingt mille francs, pour les frais etcoû-
tages eus de vous aller séjourner et retourner es
marches et limitations de la comté de Foix; et de
cet argent payé donner lettres de quittance dessous
le dessus dit scel de notre office de Toulouse: sauf
tant et réservé que nous voulons et réservons que
messire Yvain de Foix et messire Gratien de Foix,
fils ei enfants bâtards au comte Gaston de Foix de
(i50i> DE JEAN FROISSART. i3
bonne mémoire, aient part et assignation raisonnable
es meubles et héritages qui lurent à leur père, par
l'avis et discrétion de messire Roger d'Espagne, du
vicomte de Bruniquel:, de messireRémond de Chas-
tel-neuf et du seigneur de Corasse, auxquels nous
en écrivons qu'ils s'en acquittent tellement et si à
point que notre conscience en soit acquittée, car jà
un jour nous le promîmes ainsi au père. Et lu où
défaute y auroit, fût parla coulpe des quatre cheva-
liers que nous y commettons, ou par la rébellion ou
dureté dudit vicomte deChâtillon, nous adnullons
et enfraindons tous traités et scellés donnés et ac-
cordés* et voulons qu'ils soient de nulle valeur. En
témoin de ces lettres données sous notre scel en
notre cité de Tours le douzième an de notre règne
Je vingtième jour du mois de décembre. »
Les lettres faites, écrites et scellées, et toutes les
ordonnances à l'entente du conseil du roi et assez
à la plaisance des légaux de Foix , les chevaliers
s'ordonnèrent pour retourner en leur pays et prirent
congé du roi et des seigneurs ; et payèrent partout,
et puis se départirent de Tours en Touraine et se
mirent au retour.
Vous savez que messire Louis de Sancerre maré-
chal de France se tenoit es marches de Carcassonne
et étoit tenu un grand temps comme souverain re-
gard institué de par le roi et le conseil de toutes les
marches et limitations de de là jusques à la rivière
de Gironde et la rivière de Dordogne. Or l'avoieut
l'évêquc de INoyou et le sire de la Rivière mande à
Toulouse. Il étoit venu ; lesquels seigneurs lui
r4 LES CHRONIQUES (i59i)
avoient dit ainsi: « Maréchal, le vicomte de Castel-
bon,qui se veut tenir et tient héritier de la comté de
Foix et des appendances, sauf et réservé la terre de
Béarn,par la mort et succession ducomteGastonde
Foix, est en traités devers nous, lesquels nous avons
envoyés en France devers le roi et le conseil ; et ne
savons ni savoir pouvons encore que le roi et son
conseil en voudront faire. Si soyez pourvu de gens
d'armes et garnissez la frontière sur ,1a comté de
Foix, car messire Roger d'Espagne et messire Es-
paing de Lion revenus, qui sont en Fiance, et nous
oyons et véons par eux ou par autres messages du
roi que iceus ne puissent venir à traité de paix, et
que le roi veuille avoir la terre, vous y entrerez de
fait et le saisirez selou le droit et la puissance que
le roi nous a donnée en cette quête et querelle. >»
Si que, à ia requête , et ordonnance des dessus dits
messire Louis de Sancerre s'étoit pourvu et pour-
véoit encore tous les jours attendant la relation de
France.
Nous lairrons un petit cette matière ester (rester)
et parlerons du duc de Bretagne.
Yous sçavez comment les traités étoient à Tours
en ïouraine entre le roi de France et le duc de
Bretagne, lequel duc donna moult de peine au roi
et à son conseil, car il ne vouloit descendre ni venir
à raison, si comme on disoit. On lui demandoit; il
refusoit; de rechef il demandoit; on lui refusoit.
Toutes ces choses se dilïeroient ; et sansy trouver au-
cun moyen, on ne fut jamais venuàconclusion d'ac-
cord. Bien disoit le duc que il vouloit servir le roi
(ï5qi) DE JEAN FROISSAKT. i5
de France de son hommage, si avant comme il étoit
tenu ; et on lui proposoit ainsi: « Pourquoi quand
vous reconnoissez que vous êtes homme au roi
de France, n'obéissez-vous à toutes choses de rai-
son?» Il demandoit en quoi il étoit rebelle j on lui
montroit en plusieurs cas: « Premièrement en la
créance du pape d'Avignon, que le roi votre sire
tient à vrai pape, vous vous différez et dissimulez
grandement;car à ses commandements vous nevou-
lez obéir, mais pourvéez les clercs des bénéfices de
Bretagne; et les impétrants apportants bulles du
pape, vous les ignorez; c'est grandement contre la
majesté royale ;et péchez en conscience et en esprit.»
Le duc répondoit à ce et disoit: « De ma conscience
ne doit nul par raison juger, fors Dieu qui est sou-
verain juge de la matière et article de ce dont vous
me opposez et arguez. Je vous vueiî répondre de ces
papes qui sont en différend. 11 n'en est faite nulle
déclaration; et au jour que les premières nouvelles
vinrent de la création de Urbain, jeétois en la ville
de Gand de-lez mon cousin le comte de Flandre; et
lui envoya lettres patentes scellées de son scel Ro-
bert de Genève cardinal pour ces jours; et signifioit
et certifioit ainsi au comte mon cousin; que par la
grâce de Dieu et l'inspiration divine ils avoient
pape, et le nommoit-on Urbain. Comment peut-on
cela défaire? 11 me semble que c'est trop fort. Je ne
vueil pas parler contre le roi ni sa majesté, carie
suis son cousin et son homme, et le servirai bien et
loyaument quand j'en serai requis, si avant que je y
suis tenu. Mais je vueil parler contre ceux qui ne le
H5 LES CHRONIQUES (i590
conseillent pas bien à point. » Donc lui fut deman-
dé: « Dites-nous lesquels ce sont qui mal le conseil-
lent, si y pourvoirons. » Le duc répondit, et dit:
« Vous les connoissez mieux que je ne fais, car vous
les fréquentez plus souvent: mais encore tant que
aux bénéfices de mon pays je vueil parler ; je ne
suis pas si haut ni si cruel aux impétrants que vous
me dites; car je souffre bien les clercs de mon pays
à pourveoir de la bulle Clément. Mais ceuxqui point
ne sont de la nation , je les refuse; et la cause pour-
quoi, je le vous dirai: ils en veulent porter la crasse
hors du pays et point desservir les bénéfices; c'est
contre droit, raison et conscience, ni je ne m'y puis
accorder. Tant que aux sergens du roi qui viennent
en Bretagne exploiter, vous dites et mettez en ter-
mes que je suis rebelle et haut: non suis, ni ne vou-
droisétre; mais vous devez savoir, et si vous ne le
savez, si l'apprenez, que le fief de la duché de Breta-
gne est de si noble condition que souverainement
nul n'y doit ni ^eut exploiter, tant que leur souve-
rain seigneur naturel, c'est à entendre le duc de
Bretagne, tienne sa cour ouverte pour ouïr droit,
et ses officiers appareillés pour exploiter en droit en
la terre de Bretagne, et faire ce que office demande;
et si j'avois en ma terre sergent ni officier nul qui
fussent contraires, et que étrangers et autres eus-
sent cause de plaindre d'eux , je les punirois etferois
punir tellement que seroit à tous exemple. Outre je
dis, que le conseil du roi fait fort à reprendre; et
veut et désire, à ce qu'il mon lie, que guerre et haine
se nourrisse entre le roi et moi, cause pourquoi, elle
(i39«) DE JEAN FR01SSART. 1.7
est toute claire. Ils souffrent Jeati de Blois mon cou-
sin deux choses déraisonnables à user contre moi.
La première est que il «.'écrit et nomme Jean de
Bretagne; tant que de ce nom il n'y a cause de pro-
céder; et montrerai qu'il tend encore à venir à l'hé-
ritage de Bretagne; il en est placé hors, car j'ai en-
fants, fils et fille, qui succéderont l'héritage. Secon-
dement il porte les hermines, ce sont les armes de
Bretagne; et à (avec) toutes ces choses il a renoncé
au nom, aux armes etau calenge (réclamation). Bien
est vérité que pour moi contrarier, Clissou le tient
en cette opinion ;et tant qu'il soit en cet état je n'en
tendrai à nul traité de paix ni d'amour devers le
roi. Guerre ne ferai-je point au roi, car c'est mon
seigneur naturel, mais si par haineuse et envieuse
information il me fait guerre, je me défendrai;et me
trouvera-t-on en ma terre; tout ce vueii-je bien que
le roi sache. »
Ainsi se demenoient les traités rigoureusement
entre le conseil du roi de France et le duc de Bre-
tagne, car le duc étoit maître et sire de son conseil;
mais le roi de France ne l'étoit pas. Ainçois (mais)
le conseilloit messire Olivier deClisson,le Bègue
de Yilaines, messire Jean le Mercier et Montagu.
Leduc de Bourgogne, qui clair véoit et ojoit sur
ces traités, soufîroit bien que les raisons et défenses
du duc de Bretagne fussent jetées en la place, et les
soutenoit couvertement ce qu'il pouvoit; et a voit
assez d'accord son frère le duc de Berry, car il
hayoit trop grandement en cœur ceux de la cham-
bre du conseil du roi, pour ce que ils avoient dé-
FROISSART. T. XIII. 2
i8 LES CHRONIQUES (i3gt)
truit son trésorier Bethisac, si comme vous sçavez
qu'il fut honteusement justicié à Béziers; mais
souffrir lui convenoit, jcar il n'étoit pas encore
heure du contrevenger.
En celte différence demeurèrent-ils plus de trois
mois, toujours séjournant à Tours; et ne pou voient
leurs traités venir à honne conclusion. Et furent
sur le point de départir sans rien faire. Et étoit le
roi de France en grand'volonté, eux partis de là et
retournés en France, de faire un grand mandement
et sur l'été qui venoit aller en Bretagne et. faire
guerre au duc et à ceux qui de son accord seroient,
et laisser en paix les autres. Mais les ducs de Berry
et de Bourgogne, le sire de Coucy, le comte de
Saint-Pol, messire Guy de la Trimouille, le chan-
celier de France, et plusieurs prélats et hauts
barons de France qui là étoient et qui le fait iinagi-
noient,pour obvier à ces rébellions rigoureuses, en
parloient à la fois ensemble, et disoient: « Le roi,
et nous qui sommes les souverains de son royaume,
et si prochains de lignage, devons avoir traité et
parlement sur forme de paix à ce carême en la cité
d'Amiens contre les Anglois. Si nous faut hâter
de rompre ce maltalent (mécontentement) ci, qui
est à présent entre le roi et le duc de Bretagne, car
qui se départiroit de ci sans accord, les Anglois
en leurs traités en seroient plus forts, car ils
tendroient à être confortés et aidés du duc de Bre-
tagne et de son pays, car le duc a les Anglois
assez à main quand il veut. Et si nous avions
guerre aux Anglois et au duc de Bretagne, quoi-
(,5qo) DE JEAN FROISSART. iç)
que autrefois l'avons-nous eu, ce nous seroit trop
grand'peine. »
Tant regardèrent ces seigneurs et subtilèrent, et
leurs consaulx, que on trouva un moyen entre le
roi de France et le duc de Bretagne: je vous dirai
quel il fut. Et certainement sans ce moyen on ne fût
point venu à conclusion d'accord. Ce fut que le roi
de France avoit une fille et le duc un fils. On fit
un mariage de ce fils à cette fille. Pareillement Jean
de Bretagne avoit un fils de la fille messire Olivier
de Clisson et le duc de Bretagne avoit une fille; si
fut regardé, pour toutes paix, que le mariage seroit
bel et bien pris de ce fils à cette fille. Ainsi se
firent ces mariages entre ces parties, mais nonobs-
tant toutes ces choses et ces alliances, il convint
Jean de Bretagne mettre jus ses armes de Bretagne
et prendre celles de Châtillon. Et si aucune chose
vouloit porter de Bretagne, pour tant qu'il étoit
d'extraction de par sa mère, qui fille avoil été de un
duc de Bretagne, sur les armes de Châtillon il pour-
voit prendre une bordure d'hermines, ou trois lam-
beaux d'hermine, ou un écusson d'hermine au chef
de gueules, et non plus avant.
Ainsi se portèrent ces parçons, les devises et les
ordonnances. Et se apaisèrent ces parties, et de-
meura le duc de Bretagne en l'amour du roi de
France et de ses oncles; et dîna de-lez (près) le roi;
et là fut Jean de Bretagne comte de Penthièvre; et
se montrèrent grand semblant d'amourpar le moyen
et alliance de ce mariage, mais oncques il ne voulut
voir messire Olivier de Clisson, tant l'a voit-il en
2*
20 LES CHRONIQUES (i5qt)
grand'haine. Aussi messire Olivier n'en fit compte,
car il le héoit de toute sa puissance.
Ces mariages concordes et alliés, et les seigneurs
jurés et obligés pour procéder avant au temps à ve-
nir, quand les enfants auroient encore un peu plus
d'âge, de tout ce furent lettres levées et tabellion-
nées. Les seigneurs eurent avis que ils se départi-
roient de Tours et que trop y avoient séjourné; et
se retrairent vers Paris, car le terme approchoit
qu'ils dévoient aller et être à Amiens, la cité des
parlements, le roi de France personnellement, son
frère, ses oncles et leurs consaulx, à l'encontre du
roi d'Angleterre, de ses frères, de ses oncles et de
leurs consaulx qui aussi y dévoient être. Si prit le
duc de Bretagne congé au roi, à son frère et à leurs
oncles et à ceux où il avoit le mieux sa grâce; et se
départit de Tours, et retourna arrière en son pays.
Aussi firent tous les autres seigneurs. Le duc de
Berry et le duc de Bourgogne et le sire de Coucy
demeurèrent derrière; jevous diraiparquelle raison.
CHAPITRE XXV.
Comment le comte de Blois et Marie de Namur sa
femme verdirent la comté de blois et toutes leurs
TERRES AU DUC DE ToURAINE, FRÈRE AU ROI DE FrANCE.
Vous avez bien ici dessus ouï parler et recorder
en notre histoire comment Louis de Blois, fils au
Or)9i) DE JEAN FROISSART. 21
comte Guy de Blois, étoit mort jeune enfant en la
ville de Beaumont en Hainaut ; dont madame Ma-
rie de Berry, fille au duc de Berry , demeura veuve ;
et à cela perdit-elle, tant que des biens de ce monde,
grand'foison, car l'enfant étoit un grand héritier, et
eut au temps avenir été un grand seigneur. Je vous
en traite et parle pourtant que au temps à venir je
vueil que on sache à qui les héritages, qui à autrui
furent, sont revenus, et par quelle manière et condi-
tion cil (ce) comte de Blois et Marie de Namur sa
femme1 n'étoient pas. taillés ni proportionnés à en-
gendrer jamais enfants, car par bien boire et fort
manger douces et délectables viandes, ils étoient ma-
lement fort engraissés. Le comte ne pouvoit mais
chevaucher, mais charier se faisoit., quand il vouloit
aller d'un lieu en un autre au déduit des chiens
ou des oiseaux; et tout ce savoient bien les sei-
gneurs de France.
Or avint, cependant que le roi et les seigneurs
dessus nommés séjournoient à Tours en Touraine,
que le duc de Touraine eut une imagination, la-
quelle il mit à effet : je vous dirai quelle. Il sentoit
de-lez lui grand'fmance, espoir (peut-être) un mil-
lion de florins, lesquels il a voit eus et pris par ma-
riage avecques madame Valentine de Milan sa fem-
me, fille au comte de Vertus. Ces florins il ne sa-
voit où employer. Si regarda que le comte Guy de
Blois tenoit grands héritages, et après sa vie ils
iroient tous en diverses mains. La comté de Blois
devoit retourner à Jean de Bretagne, car il étoit son
cousin germain ; les terres de Hainaut au duc de
22 LES CHRONIQUES (i390
Juliersou au duc de Lancastre, excepté Chimay
qui devoit retourner à ceux des Gonflants de Cham-
pagne. La comté de Soissons, qui avoit été au comte
de Blois, et aux comtes de Blois anciennement éloit
aliénée, car le sire de Coucy en étoit en héritage
pour sa délivrance d'Angleterre. La terre de Dar-
gies et du Nouvinon retournoit aussi aux autres
hoirs. Les terres de Hollande et de Zélande retour-
noient au comte de Hainaut. Ainsi se dépcçoient
ces grands et beaux héritages, et tout ce savoient
bien les seigneurs de France ; pourquoi le duc de
Touraine, qui mise et finance avoit assez pour ache-
ter et payer tous ces héritages du comte de Blois,
si par achat raisonnable et veudage les pouvoit
avoir, s'avisa qu'il en feroit traiter devers ce comte
de Blois; et par spécial s'il pouvoit parvenir à la
comté de Blois, c'est une terre et un pays bel et
noble et qui bien lui seroit séant, car la comté de
Blois marchist (confine) à la duché de Touraine; et
à la comté de Blois appendent moult de beaux fiefs.
Le duc de Touraine sur cette imagination ne
reposa ni cessa point; et en parla premièrement au
roi de France son frère, puis au duc de Bourgogne
et au seigneur de Coucy, pour cause de ce que le
seigneur de Coucy étoit un grand traiteur et bien
en la grâce du comte Guy de Blois; et il avoit à
femme la fille de son cousin germain le duc de Lor-
raine. Bien se gardèrent le duc de Touraine et les
dessus dits et leurs consaulx que ils n'eu parlassent,
ni en rien se découvrissent de leur intention, ni de
ue que ils vouloient promouvoir et faire au duc de
fi3y») DE JEAN FROISSART. a3
Berry; pourquoi, je le vous dirai. Madame Marie
sa fdle étoit douée sur toute la comté de Blois de
six mille francs par an. Si pensoit bien le duc de
Berry que, parmi le moyen de ce douaire et la
charge dont la terre éloit chargée, la comté de Blois
seroit sienne, car plus convoiteux de lui on ne pou-
voit trouver. Le duc de Bourgogne aussi; pour-
quoi? Pour ce que Marguerite son ainsnée (aînée)
fdle, avoit à mari Guillaume de Hainaut, fils au
comtedeHainaut et les terres de Hollande, Zélande
et Hainaut pouvoient bien encore retourner par
aucune incidence, fût par achat ou autrement, à
son fils le comte d'Ostrevant, ou à son fils Jean de
Bourgogne, qui pour lors avoit a femme Margue-
rite l'ainsnée fille au comte de Hainaut. Si proposè-
rent ces quatre, le roi et les dessus nommés, que au
département de Tours en Touraine ils viendroient
en Blois voir leur cousin le comte Guy de Blois, qui
se tenoit à huit lieues petitesde Tours, en un moult
belchâtel que on appelle Châtel Reynaud et trai-
teroient de cette marchandise à lui et à la comtesse
sa femme, Marie de Namur, qui étoit moult comoi-
teuse. Or étoit avenu que un vaillant homme et de
grand'prudence, chevalier en lois et en armes,
bailli de Blois, lequel se nommoit messire Regnault
de Sens, fut informé de toutes ces besognes. Je ne
vous sçais pas bien dire par qui. Quand il le sçut, il
en eut pitié pour l'amour de son seigneur le comte
de Blois qui, en ces ventes faisant dont il n'avoit
que faire, se pourrait déshonorer et ses loyaux
hoirs déshériter, et que tout ce seroit à la coudant»
2.i LES CHRONIQUES (idqi)
nation de son âme. Il, pour obvier à ces besognes,
se départit de Blois et chevaucha toute nuit, et vint
à Châtel-Reynaud: et fit tant qu'il parla au comte
et lui dit: « Monseigneur, le roi de France, le duc
de ïouraine, le duc de Bourbon, et le sire de
Coney viennent ici. » ^— a Si est-ce vérité, répon-
dit le comte ; pourquoi le dites-vous? » — « Je le
dis pour ce que vous serez requis et pressé de ven-
dre votre héritage. Si ayez avis sur ce. »
De cette parole fut le comte moult émerveillé et
répondit: « Bailli, je ne puis pas les gens défendre
à parler ni à faire leurs requêtes; mais avant que je
fisse ce mardi é pour vendre mon héritage, déshé-
riter ni frauder mes hoirs et moi déshonorer, il ne
me demeureroit plat d'argent ni écuelle à vendre
ou engager.» — «Monseigneur, répondit le che-
valier, or vous en souvienne quand temps et lieu
seront. Car vous verrez tout ce que dit vous ai. » —
« iNTayez nulle doute, bailli, dit le comte; je ne suis
pas encore si fol ni si jeune que je me doive incliner
à tels traités. »
Sur cet état se départit le bailli de Blois, car il
ne vouloit pas que les dessus dits seigneurs le trou-
vassent là; et retourna en la ville de Blois et là se
tint.
Dedans deux jours après que il se fut départi
du comte, \i nient le roi de France à privée maisnie
(suite), le duc de Touraine son frère, le duc de
Bourbon leur oncle, et le sire de Coucy à Châtel^
Reynaud. Le comte et la comtesse leur firent bonne
chère, ce fut raison. Et furent moult réjouis de la
(,30,) DE JEAN FROISSART. 2 5
venue du roi, de ce quêtant s'étoit humilié de venir
en un châtel du comte. Adonc le roi, pour attraire
le comte de Blois à amour et pour amener à son
entente, lui dit: «Beau cousin, je vois bien que
vousétes un seigneur en notre royaume garni d'hon-
neur et de largesses, et avez eu du temps passe plu-
sieurs frais et coûtages; et pour y récompenser,
nous vous donnons et accordons une aide qui vous
vaudra bien vingt mille francs en votre comté de
Blois. » « Le comte dit , grands mercis ! » Il
retint ce don qui oneques profit ne lui fit, car il
n'en eut rien. Après ce don fait, on commença à en-
trer en traités pour vendre et acheter la comté de
Blois pour le duc de Touraine. Et en ouvrirent
premièrement la matière le roi et le duc de Bour-
bon, et trouvèrent sur ces procès le comte de Blois
assez froid. Donc se trairent ces seigneurs à la com-
tesse de Blois et lui remontrèrent tant de paroles
colorées, et comment au temps à venir ce seroit une
pauvre femme et que mieux valoit qu'elle demeurât
une clame riche et garnie d'or et d'argent et de
beaux joyaux, que toute nue et toute pauvre 5 car
elle étoit trop bien taillée de survivre le comte, et
que elle conseillât au comte son mari que cette
marchandise se fît.
La comtesse, qui étoit et fut unedes convoiteuses
dames du monde, pour la grand' ardeur de convoi-
tise et les florins avoir, s'y inclina, et tant procura
avec autrui, ce fut un varlct de chambre que le
comte avoit, lequel on appeloit Sohier; et étoit de
nation de la ville de Malignes et fils d'un pauvre
^6 LES CHRONIQUES (,390
tisserand de draps. Ce Soliier avoit tellement sur-
monté ce comte de Blois que par lui étoit tout
fait et sans lui rien n'étoit fait. Et lui avoit jà le
comte de Blois donné plus de cinq cents francs de
revenue, que à sa vie que à héritage. Or regardez le
grand mesclief et comment les aucuns seigneurs
sont menés. En ce Solder n'avoit sens ni prudence
qui à recorder fait, fors la folle plaisance du sei-
gneur qui ainsi l'avoit enchéri. Et ainsi que le duc
de Berry en ce temps avoit Take Thiebault, un
garçon, aussi de nulle valeur, auquel par plusieurs
fois il avoit bien donné la somme de deux cent mille
francs et tous perdus. Si ce Soliier voulsist, de ce
ne se peut-il excuser, de la marchandise que le duc
de Touraine fit au comte de Blois il n'eût rien été;,
mais il, pour complaire au roi et à son frère, au duc
de Bourbon, au seigneur deCoucy et aussi à la com-
tesse de Blois, qui jà y étoit du tout assen lie et in-
clinée, pour la grand'çonvoitise de l'argent voir et
avoir, bouta son seigneur en l'oreille et brassa tant
que le comte se dédit de ce que premièrement avoit
dit et certifié à son bailli, el fut la comté de Blois
vendue, après son décès, la somme dedeux cent mille
francs; et devoit le duc de Touraine délivrer du
douaire la dame de Dunois, qui assignée de six mille
francs tout son viage(l' étoit sus. Encore y dut avoir
fait un autre vendage de toutes les terres de Hai-
naut; et en Jevoit le duc de Touraine payer deux
cent .mille francs. Bien est vérité que le comte Guy
(i) Pendant toute sa \ic. J. À. B.
(»3oi) DE JEAN FROISSART. 27
de Blois réserva la volonté du comte de Hainaut,
son naturel seigneur, duquel en foi et hommage il
tenoit les terres et ne s'en voulut oneques charger;
mais le roi de France et le duc de Touraine s'en
chargèrent et prirent tout ce qui avenir en pouvoit
et qui en appartenoit à faire sur eux, et lovèrent
plièrent) avant leur département le comte Guy de
Blois si avant en paroles, en lettres, et en scellés,
comme faire le sçurent et purent. Car il n'avoit là
nully (personne)de son conseil fors Sohier, qui one-
ques ne fut à l'école ni ne connut lettre; et jà étoit-
il aussi tout tourné pour eux. Ainsi ou près se por-
tèrent ces marchandises, et je les ai écrites au plus
justement que j'ai pu,afmqueau temps à venir, par
la mémoire de mon écriture, la vérité en soit sçue;
car le comte Guy de Blois monseigneur et mon maî-
tre, comme jeune, ignorant et mal conseillé le plus
par sa femme et ce varlet de chambre Sohier, lit ce
pauvre marché; et quand les choses de ces vendages
et achats fuient tous bien et sûrement mis à l'en-
tente du roi et du duc de Touraine son frère, et de
leurs consaulx, les seigneurs prirent congé et s'en
retournèrent en Fiance. Si fut grand' nouvelle de
celle vente en plusieurs pays.
a8 LES CHRONIQUES (t3gv)
CHAPITRE XXVL
|}e l'exploit que messire Roger d'Espagne et MES-
SIRE EsPAlNG DE LlON AVOIENT FAIT DEVERS LE ROI ET
SON CONSEIL POUR Le VICOMTE DE CASTELBON ET COM-
MENT IL L'EUT ET FUT REMIS EN LA COMTÉ DE FOIX ET
DE BÉAKN ET DE L'ARGENT QU'IL EN PAYA.
jNous parlerons un petit demessire Roger d'Es-
pagne et messire Espaing de Lion et conterons
comment ils exploitèrent, depuis que ils se fuient
départis de la cité de Tours, en instance de retourner
en Foix et en Béarn devers l'évéque de Noyon et le
seigneur de La Rivière qui les attendoient à Tou-
louse. Tant exploitèrent-ils par leurs journées que
ils vinrent en la cité de Toulouse. On fut moult
joyeux de leur revenue, car on l'avoit moult désirée.
Premièrement ils se traitent devers les dessus nom-
més et leur montrèrent etbaillèrent toutes les lettres
et procès qui venoient de France et qui mention fai-
soientdece qu'ils avoient labouré et exploité. Par
semblant l'évéque de Noyon et le sire de La Rivière
en firent grand' chère et furent moult joyeux de ce
que l'héritage de Foix et des appendences demeu-
roit au vicomte de Castelbon , en la forme et manière
que le bon comte Gastonde Foix avoit tenu, sur les
conditions qui mises et écrites y étoient. Or fut
avisé que messire Roger d'Espagne et messire Es-
(i5gi) DE JEAJÏ FROISSART. 29
paing de Lioa, qui de cette légation étoient venus,
pour remontrer à leur partie comment ils avoieut en
ce voyage exploité, prendroient de rechef la peine
€t le travail, puisque tant en avoient-ils eu, et s'en
iroient devers le vicomte de Castelbon et les con-
saulx de Foix et de Béarn, et feraient tant que les
choses seroient bien conduites. Et aussi tout ce ap-
partenoit à faire. Si comme il fut proposé et or-
donné ils firent.
Quand ils se furent en la cité de Toulouse rafraî-
chis deux jours, ils se départirent et prirent le che-
min de Saint Gaudens. Le vicomte n'étoit point là
quand ils vinrent, mais étoit à l'entrée de Béarn, en
un moult bel châtel que on appelle Pau. Et là le trou-
vèrent. Il fut moult réjoui de leur venue, car moult
les avoit désirés; et quand il sçut la vérité que le roi
de France se vouloit déporter du vendage, qui de-
voit avoir été fait pour la comté de Foix, encore
fut-il plus réjoui que devant , car pour payer et
rendre prestement les deniers, on les savoit bien où
prendre \ et encore assez de demeurant (reste).
3o LES CHRONIQUES (,591
*■ X W^A\ %■%.*
CHAPITRE XXVIL
De la grand' assemblée qui se tint A Amiens du roî
de France, de ses oncles et de son conseil et des
ONCLES ET CONSEIL DU ROI RlCHARD d'AnGLETKRP.E
SUR FORME DE PAIX.
Il m'est avis, et aussi pourroit-il sembler à aucuns,
que des besognes de Foix et de Béarn, j'ai pour le
présent assez parlé et traité. Si m'en voudrai départir
et rentrer en autre procès. Car de démener au long
la matière, il y faudroit trop de paroles et d'écriture
et je me sçais bien de quoi autre chose ensonnier
(mêler). Tout conclu, le vicomte de Castelbon de-
meura comte de Foix et sire de Béarn, en la forme
et manière que le comte Gaston de Foix de bonne
mémoire l'avoit tenu ; et lui firent foi et hommage
tous ceux qui faire lui durent (,). Et départit ses cou-
sins les bâtards de Foix, messire Ywain et messire
Gratien, bienet largement des héritages et des meu-
bles, tant qu'ils s'en contentèrent (a)j et rendit au
(1) Mathieu de Castelbon ne fut reconnu comme souverain de Béarn
par les étals assemblées a Orthez que le cinq juillet i3ç)î. Il avoit
épousé, à son retour de l'expéditiou de Barbarie avec les Génois, la
fille unique de D. Juan roi d'Àrragon. J. A. B.
(21 Gratien fut marié à Isabelle delà Cercla, née du roi de Castille
et seule héritière du duché de Médina Céli. II se fixa en Espagne et se»
descend nits y exis'ent encore. J. A. B.
(ï3gi) DE JEAN FROISSART. 3i
roi de France, c'est à entendre à ses commis, tout
l'argent entièrement dont la comté de Foix étoit
chargée. Ces besognes ne furent pas sitôt achevées^
et demeurèrent jusques en l'été bien avant l'évê-
que de Noyon et le sire de La Rivière à Toulouse
et là en la marche, et point partir ne s'en vouloient
jusques à tant que toutes les choses seroient en bon
état et fussent mises au profit et honneur du
royaume de France et de eux, car de ce faire ils
étoient chargés.
Or parlerons de l'assemblée des seigneurs de
France et d'Angleterre, qui se lit eu la bonne cité
d'Amiens sur forme de paix et de trêves. En cette
saison que on compta pour lors en l'an de grâce
notre seigneur mil trois cent quatre vingt et onze
au mi-carême. Vous devez savoir que les pour-
véances y furent faites grandes et grosses, avant que
les seigneurs y vinssent, pour le roi premièrement,
pour son état et pour ses trois oncles, et aussi pour
aucuns hauts barons de Fiance et prélats qui or-
donnés y étoient à être. Moult y étoit l'apparant
grand, et s'efForçoient tous seigneurs de là être. Car
commune renommée couroit que le roi Richard
d'Angleterre en personne y seroit. Si le désiroient
à voir ceux qui point ne i'avoient vu, mais il n'y fut
point. Si vint-il jusques à Douvres sur l'entente de
passer la mer et ses trois oncles avecques lui, le duc
de Lancastre, le duc d'York et le duc de Glocestrc.
Quand ils furent là venus, ils eurent plusieurs ima-
ginations à savoir si il seroit bon que le roi passât
la mer. Tout regardé et considéré, le conseil d'An-
3 1 LES CHRONIQUES ( 1 5g l )
glelerre se tourna à ce que le roi demeurèrent à
Douvres au châtel avec le duc de Glocestre qui de-
meureroit de-lez lui. Si s'ordonnèrent au passer le
duc deLancastreet le duc d'York, le comte deHos-
tidonne (Humtingdon), le comte Derby, messire
Thomas de Percy, l'évêque de Durera (Durham),
l'évêque de Londres et tous ceux du conseil ; et ne
passèrent pas tous en un jour, mais les pourvéances
devant ; et puis passèrent les seigneurs et vinrent en
la ville de Calais, et là se logèrent.
Quand le jour approcha que on dut être ensem-
ble à Amiens en parlement, les dessus dits seigneurs
et leurs gens se départirent de la ville de Calais; et
étoient plus de douze cents chevaux, qui étoit belle
chose à voir, et chevauchèrent oidonnément et en
bon arroi.
Or étoit ordonné de par le roi de France et son
conseil que les Anglois partis de Calais et venants
leur chemin à Amiens et retournants d'Amiens à
Calais et eux étants à Amiens le parlement durant,
ils seroient délivrés et deiïYetlés de toutes choses.
C'est à entendre des liais de bouche et de leurs
chevaux.
En la compagnie du duc de Lancastre et du duc
d'York venoitleur cousine, fille de leur sœur et du
seigneur de Coucy, une jeune dame qui s'appeloit
madame d'Irlande, car elle avoit épouséleduc d'Ir-
lande, ainsi que vous savez. Cette jeune dame
venoit voir son père le seigneur de Coucy à Amiens,
car je suppose que, en devant ce, elle l'avoit petit
vu; si avoit très ardent désir de le voir, et c'étoit
; , 5o . ) DE J EAN FfiOISS ART. 33
raison jet vcnoitcn bonarroi ainsi comme une dame
veuve, qui petit de joie avoit eu eu sou mariage.
Ordonné étoit de par le roi de France et sou
conseil que les ducs et les seigneurs, lesquels étoient
issus hors d'Angleterre et venus à Calais pour venir
à Amiens, en instance de tenir le siège et ordon-
nance de parlement et traité de paix , seroient hono-
rés si étoffé nient comme on pourroit et que les qua-
tre ducs de France, qui jà à Amiens étoient venus,
c'est à savoir le duc de Touraine frère du roi, le
duc de Berry, le duc de Bourgogne et le duc de
Bourbon, istroient (sortiroient) tous hors sur les
champs, en recueillant et conjouissant et en hono-
rant les seigneurs d'Angleterre qui au parlement
venoient Et advint que pour accomplir l'ordon-
nance faite à l'heure que les deux ducs d'Angleterre
frères approchaient la cité d'Amiens, les quatre
ducs dessus nommés et tous les hauts barons de
France qui là étoient, issirent hors de la cité d'A-
miens en grand arroi; et tout premièrement sur les
champs le jeune duc Louis de Touraine chevauchoit
en grand arroi et le premier encontre des ducs
d'Angleterre ses cousins. Et se recueillirent entre
eux très honorablement, ainsi que seigneurs pour-
vus cl nourris en ce le sçavent bien faire. Quand ils
orent(curent)un petit parlé ensemble et cou joui l'un
l'autre, le duc de Touraine prit congé à eux et s'en
retourna arrière, et sa route (troupe), laquelle étoit
belle et grande; et rentra dedans la cité d'Amiens,
et s'en alla au palais de l'éveque où le roi étoit, et
la descendit et se tint en la chambre du roi avec
FROISSAUT. T. XIII. 3
34 LES CHRONIQUES (i5qO
quesluijct les autres trois ducs ses oncles Berry,
Bourgogne et Bourbon chevauchèrent depuis le dé-
partement du duc de Touraine chacun en son ar-
roi, et encontrèrcnt sur les champs ces ducs d'An-
gleterre. Si les recueillirent de chère et de parole
grandement et honorablement- et là furent les con-
noissances et accointances de ces ducs belles à voir-
Après ce que les ducs se furent ainsi recueillis et
conjouis, le gentil comte Dauphin d'Auvergne, qui
du temps qu'il fut otage en Angleterre avoit eu
grand amour et compagnie au duc de Lan castre,
et pour ce temps assez s'entre aim oient, s'avança et
vint tout à cheval incliner et conjouir le duc de
Lancastre. Et quand le duc l'eut reconnu et avisé,
si l'acolla moult étroitement et lui fit grand'signi-
iiance d'amour et de bon cœur ; et quand ils eurent
une espace parlé ensemble ils cessèrent, car le duc
de Berry et le duc de Bourgogne vinrent, qui repri-
rent la parole au duc de Lancastre et le duc à eux;
et le duc de Bourbon, le sire de Coucy et le comte
deSaint-Pol, s'approchèrent du duc d'York, m es-
sire Aimon, du comte dellostidonne (Huntingdon)
et de messire Thomas de Percy, et se conjouirent et
entre accueillirent de paroles traitables et amou-
reuses. Et tousdiz (toujours) approchoieut-ils la cité
d'Amiens.
A entrer dedans la cité d'Amiens furent les hon-
neurs moult grands; car le duc de Lancastre che-
vauchoit entre le duc de Berry et le duc de Bour-
gogne ; mais quand leurs chevaux mouvoient, c'étoit
tout d'un pas; aussi avant étoient les tètes des che-
fiSgi) DE JEAN FROISSART. 3 >
vaux les unes eomrae les autres ; et bien entre eux,
trois y prenaient garde. Et passèrent tous trois, et
de front ainsi, dessous la porte d'Amiens en chevau-
chant tout le petit pas, en honorant l'un l'autre jus-
ques au palais de l'évoque où le roi et le duc de
Touraine étoient, et là descendirent et montèrent
les degrés, et te noient les deux ducs de Berry et
Bourgogne par les mains, en montant les degrés du
palais et en allant devers le roi, les deux ducs frères
d'Angleterre; et tous les autres seigneurs venoient
par derrière.
Quand ils furent venus devers le roi, les trois
ducs de France qui les adextroient , et les autres ba-
rons de France, s'agenouillèrent devant le roi. Mais
les deux ducs d'Angleterre demeurèrent en leur
estant (debout); un seul petit s'inclinèrent pour ho-
norer le roi. Le roi vint tantôt jusques à eux et
les prit par les mains, et fit lever ses oncles et les
autres seigneurs, et puis parla moult doucement à
eux et eux à lui; et s'entre accointèrent de paroles,
et ainsi tous les autres barons de France parloient
aux barons et chevaliers d'Angleterre; et ces ac-
cointances premières faites, les seigneurs d'Angle-
terre qui là étoient pour l'heure prirent congé au
roi, à son frère et à leurs oncles. Ou leur donna. Si
jssirent hors de la chambre et furent aconvoyés bien
avant, et descendirent les degrés du palais; puis
montèrent sur leurs chevaux, puis s'en vinrent bien
accompagnés à leurs hôtels et les aconvoyèrent les
•connétables de France, le sire de Coucy, le comte
de Saint-Pol, messire Jean de Vienne et plusieurs
3*
3G LES CHRONIQUES (iSgiJ
autres barons de Franco; et quand ils les eurent mis
à leurs hôtels, ils prirent congé et retournèrent de-
vers le roi ou à leurs hôtels. La tille au seigneur de
Coucy, madame d'Irlande, l'ut logée avecques son
père et toutes ses gens aussi.
Ordonné étoit de par le roi de France et son con-
seil, avant que les seigneurs d'Angleterre vinssent
en la cité d'Amiens, et l'ordonnance on l'avoit si-
gnifiée et publiée à tous, afin que nul ne s'en put
par ignorance excuser et que chacun sdon son état
se gardât de méprendre; que nul ne lût si outra-
geux, sur peine d'être décolé, qu'il eut parole ri-
goureuse, débat ni riotc en la cité d'Amiens ni au
dehors aux Anglois; et que nul chevalier ni écuyer,
sur peine d'être en l'indignation du roi, ne parlât
d'armes faire ni prendre à chevalier ni écuyer d'An-
gleterre; et que tous chevaliers et écuyers de France
conjouissent, fût es champs, au palais ou es églises,
de douces paroles et courtoises les chevaliers et
écuyers d'Angleterre; et que nuls pages ni varlets
des seigneurs de France, sur la tête perdre, n'émût
débat ni riote hors de son hôtel à qui que ce fût; et
que tout ce que chevalierset écuyers demanderaient,
il leur fût donné et abandonné, et que nul hôte, sur
se forfaire, ne demandât ni prît de leur argent pour
boire, ni pour manger, ni pour aulrescommuns frais.
Item étoit ordonné que nid chevalier ni écuyer de
France ne pouvoit aller de nuit sans torches ou
torchis, mais les Anglois y pou voient bien aller, si
ils voulaient; et fut ordonné qui si un Anglois étoit
de nuit trouvé ni encontre sur leschaussées, que ou
! i -o 0 DE J E A JN FROISSA 11 1 3rj
le do voit doucement et courtoisement reconvoyer et
remet ire à son hôtel ou entre ses gens. Item étoient
ordonnés à quatre carrefours à Amiens quatre
guets, et en chacun guet mille hommes; et si feu se
prcnoit en la ville de nuit par aucune incidence, les
guels ne se dévoient mouvoir de leur place, mais
au son d'une cloche se dévoient autres gens avancer
pour remédier au feu. Item étoit ordonné que nul
chevalier ni écuyer, pour quelconque besogne qu'il
eût, ne »e devoit ni pouvoit avancer pour parler au
roi, si le roi même ne l'appeloit. Item fut ordonné
que nul chevalier ni écuyer de France ne pouvoit
parler ni deviser ensemble, tant que chevaliers et
écuyers d'Angleterre seroient en place, et sur eux ils
adressassent ou tournassent leur parole. Item fut or-
donné, sur amende très grande, que nul hôtelain en
son hôtel ni autre ne forcellât (cachât) ni mît hors
de voie par manière de convoitise, arcs ni sagettes
qui fussent aux Anglois; mais si les Anglois par
courtoisie leur vouloient donner, ils les pouvoient
bien prendre.
Yous devez savoir que toutes ces choses et autres
étoient promues, faites et ordonnées, pour bien et par
grand'délibéralion de bon conseil, pour mieux gar-
der et honorer les Anglois; car sur grand' con-
fidence de paix et d'amour ils étoient là venus; et
étoient ces ordonnances faites par si détroite condi-
tion que qui les eût enfreintes ni brisées par ma-
nière de mauvaise té, sans nul déport (délai) ou
excusation , il eût payé l'amende. Tous les jours
petit s'en falloit. Par le terme de quinze jours
38 LES CHRONIQUES (.091)
étoient ces seigneurs de France et d'Angleterre en
parlement ensemble et rien ne mettoient à con-
clusion ; car ils étoient en trop grand différend.
Les François demandoient à avoir Calais abattue
et renversée par terre tellement que nul n'y habitât
jamais; les Anglois étoient à ce moult contraires,
car jamais n'eussent passé ce traité ; car vous devez
croire et savoir que Calais est la ville au monde
que la communauté d'Angleterre aime le mieux;
car, tant comme ils seront seigneurs de Calais,
ijs disent ainsi qu'ils portent les ciels du royaume
de France à leur ceinture ; et quel différend que les
seigneurs François ou Anglois eussent ensemble de
leurs offres et de leurs requêtes et demandes, et
comme longuement que ils y missent, si se dépar-
toient-ils toujours, les parlements fines, moult amia-
bjement ensemble; et disoient les deux chevaliers,
cils de France et cils d'Angleterre: « Tous retour-
nerez demain sur cet état et procès, et espoir (peut-
être), parmi la peine, et diligence que nousy met-
trons et rendrons, auront nos besognes bonne con-
clusion. »,
Et donna le roi de France à dîner par trois fois
moult notablement au palais à Amiens aux sei-
gneurs d'Angleterre; et aussi firent le duc de Tou-
rainc, le duc de Berry, le duc de Bourgogne et le
duc de Bourbon. Le sire de Coucy et le comte de
Saint Pol, chacun par lui, donnèrent à dîner une
fois à tous les chevaliers d'Angleterre qui au parle-
ment étoient venus. J£t quant que les Anglois pre-
noient, tant que de vivres, tout étoit payé et déli-
(i59i) DE JEAN FROISSAIT. 3\)
\ré;et étoient clercs ordonnes, de par le roi et
son conseil, qui tout écrivoient; et cils (ceux) qui
çtéoicnt étoient rerais à la chambre des deniers.
Vous devez savoir que le duc Jean de Lancaslrc
et son frère le duc d'York, quoique ils fussent là
venus, avoient leur charge du roi d'Angleterre et
du conseil, tellement que pour nul traité proposé ni
à proposer ils n'y pouvoient rien prendre ni mettre.
Plusieurs gens ne voudraient point croire ce que je
vous dirai. Il est ainsi que toute la communauté
d'Angleterre s'incline toujours et est inclinée plus à
la guerre que à la paix; car du temps du bon roi
Edouard de bonne mémoire et son fils le prince de
Galles, ils eurent tant de belles et hautes victoires
sur les François et tant de grands conquêls et ran-
çons et de rachats de villes et de châteaux, que les
pauvres en étoient devenus riches et ceux qui n'é-
loient pas gentils hommes de nativité, par eux aven-
turer hardiment et vaillamment es guerres, avoient
tant conquête que par puissance d'or et d'argent ils
étoient anoblis; et vouloient les autres qui venoient
ensuivir (suivre) cette vie, quoique moult depuis le
temps du roi Edouard et de son fils le prince de
Galles, pour le fait et emprise de messire Bertrand
de Glaquin (Guesclin) et de plusieurs autres bons
chevaliers de France, si comme il est contenu en
notre histoire ci derrière, les Anglois étoient moult
reculés et reboulés.
Le duc de Gloceslre mainsné (puîné), fils du roi
Edouard, s'inclinoit assez à l'opinion de la commu-
nauté d'Angleterre et d'aucuns princes, chevaliers
-i<> LES CHRONIQUES t*5oi
et écuycrsd5 Angleterre qui dcsii oieu t la guerre pour
soutenir leur état; et pour ce étoient les différends
et les traités de paix trop forts à faire et à trouver,
quoique le roi le voulsist bien et le duc de Lancastre.
Et par leur promotion, encore étoient ces journées
de parlement de paix assignées et ordonnées en la
cité d'Amiens,- mais au fort ils n'osassenteourroucer
la communauté d'Angleterre. Bien vouloient les
Angîois paix, mais (pourvu) que on leur restituât
toutes les terres données et accordées au traité de
la paix fait à Brctaigny devant Chartres, et que les
François payassent quatorze cent mille francs, qui
étoient demeurés à payer, quand ils renouvelèrent
la guerre.
En cette saison dont je parle furenties parlements
moult grands en la cité d'Amiens sur forme et état
de paix, si on lui put avoir trouvé; et grand' peine et
diligence y rendirent les seigneurs qui là étoient.
On se peut émerveiller à quoi la défaute fut que la
paix ne se fit, car par spécial le duc de Bourgogne
y entendoit très fort de la partie des François, et le
duc de Lancastre de la partie des Anglois, réservé
que la charge il n'efit osé passer. Quand on vit que
on trailoit et parlementait et que rien on ne faisoit,
si se commencèrent les seigneurs à tanner (fatiguer)
et lasser et pour adoucir les Anglois, parquoi ils
eussenteause d'eux incliner à raison, il leur fut offert
en Aquitaine à tenir tout ce que ils y tenoient pai-
siblement, et neuf évêcbés quittes et délivrés et sans
ressort; mais on vouloit avoir Calais abattue; et la
somme des quatorze cent mille francs on les paye-
T.,., DE JEAN FliOISSAllT. . \ r
roit sur trois ans. Le duc de Lancaslre et le conseil
d'Angleterre répondirent à ces offres et dirent ainsi:
« Nous avons ici séjourné un grand temps et n'a-
vons rien conclu, ni conclure ne pouvons, tant que
nous aurons retourné en Angleterre, et ce remontré
au conseil du roi notre sire et aux trois états du
royaume; et soyez sûrs et certains que toute la di-
ligence que moi et mon frère d'York y pourrons
mettre, et nos consaulx qui ici avons été, nous l'y
mettrons volontiers, réservé de la ville de Calais
abattue. Nous n'oserions parler de ce; car si nous en
parlions, nous serions en la haine et indignation de
la greigneur (majeure) partie du royaume d'Angle-
terre: si nous vaut mieux taire et cesser que dire
chose où nous puissions recevoir haine ni blâme. »
Encore sullisit assez cette réponse au roi de France
et à ses oncles; et dirent que sur traité de paix, eux
retournés en Angleterre, ils se missent en peine;
et que du côté du royaume de France ils n'es-
traindroient point pour grand' chose, car la guerre
a voit trop duré; si en étoient trop de avenus au
monde.
Or i'ut regardé entre ces parties, pour tant que les
trêves failloient à la saint Jean Baptiste entre France
et Angleterre, que on les alongeroit encore un an
tout entier, à durer et à courir sans nulle violence,
par mer et par terre, de tous leurs conjoints et leurs
adliers, sans enfreindre; et de ce que les consaulx
d'Angleterre répondroient, on leur bailleroiten leur
compagnie deux chevaliers, et cils (ceux) rapporte-
roient la parole et l'état du pays d'Angleterre. A
4a LES CHRONIQUES (i5q.)
tout ce faire et tenir s'accordèrent le duc de Lancas-
tre et le duc d'York son frère et le conseil du roi
d'Angleterre qui là étoient. lime fut dit en ce temps,
et on en vit grandement les apparences, que le roi
de France désiroit moult venir à conclusion de paix ,
car grandes nouvelles couroient pour lors, parmi le
royaumedeFrance et ailleurs, que l'Amora-Baquin(i;
étoit entré atout (avec) grand' puissance de Turcs
au royaume de Hongrie, et ces nouvelles avoient
rapportées messire Boucicaut l'aîné, maréchal de
France et messire Jean deCarouge, lesquels étoient
revenus et retournés des parties de Grèce et de Tur-
quie, pourquoi le roi de France en sa jeunesse avoit
très grand' affection pour mettre sur un voyage
et aller voir cet Amora-Baquin et recouvrer le
royaume d'Arménie, que les Turcs avoient conquis
sur le roi Léon d'Arménie, lequel roi d'Arménie-
avoit été présent à Amiens à ce parlement et avoit
remontré ses besognes au duc de Lancastre et au
duc d'York qui bien le connoissoient, car jà l'a-
voient-ils vu en Angleterre, et aussi y fut-il une fois
pour traiter de paix, quand le roi de France fut à
l'Ecluse W. Donc, en considérant ces besognes et en
confortant les paroles du roi d'Arménie, le roi de
France, sur la fin du parlement et aucongéprendre,
en parla moult doucement au duc de Lancastre; et
lurent les paroles telles: « Beau neveu, si paix pou-
(i) Amurat Ier. mourut celte môme aunée et eut Bajazet pour suc-
cesseur J. A. B.
(•a) Voyez, sur le roi Léon d'Arménie, la note ic. du volume X de
FroissDrt. J. A. B.
(i5qi) DE JEAN FROISSART. 4^
voit être entre nous et le roi d'Angleterre, nous
pourrions ouvrir un passage eu Turquie en confor-
tant le roi de Hongrie et l'empereur de Constanti-
nople ll) auxquels l'Amora-Baquin donne assez à
faire et recouvrerions le royaume d'Arménie que
les Tures tiennent. On nous a bien dit que l'A-
mora-Baquin est un vaillant homme et de grand'
emprise;et sur tels gens qui sont contraires à notre
créance et la guerroyent tous les jours, nous de-
vrions incliner au vouloir défendre. Si vous prions,
beau neveu, tout acertes (sérieusement) que vous y
vueilliez entendre, et promouvoir ce voyage au
royaume d'Angleterre, quand vous y viendrez. » Le
duc de Lancastre lui promit qu'il s'en acquitteront,
et si bien en feroit son devoir que on s'en aperce-
vrait ; et sur cet état furent pris lescongés ensemble.
Les parlements qui se tinrent en la cité d'Amiens
durèrent environ quinze jours; et se départirent
tout premièrement les seigneurs d'Angleterre qui
là étoient venus et en reportaient par écrit tous les
traités qui là avoientété faits, pour remontrer aurai
d'Angleterre et à son conseil. La duchesse d'Ir-
lande se départit d'Amiens et prit congé à son père
le seigneur de Coucy et se mit au retour avecques
ses oncles. Tous les Anglois se départirent j et devez
savoir que depuis qu'ils issirent hors de la ville de
Calais, venant à Amiens, et eux retournants là, et
étants à Amiens, ils ne dépendirent rien, si ils ne
voulurent; carie roi de France les fit toutes parts
(i) Emmanuel I'aléologue. J. A. B.
■il LES CHRONIQUES (1591
déireller eux: et leurs chevaux. Le duc de Bour-
gogne s'en retourna en Artois et en la cité d'Arras,
et là trouva la duchesse sa femme qui a voit visité le
pays de Flandre. Le duc dcTourainc, le duc de
Beny et le duc de Bourbon demeurèrent de-lez le
roi. Et était l'intention du roi de venir à Beauvais
et à Gisors et là jouer et ébattre, et par ce chemin
retourner à Paris.
Vous devez savoir que avecques le duc de Lan-
castre et le duc d'York se mirent en leur compagnie
chevaliers de France par l'ordonnance du roi et du
conseil. Ce furent messire Jean de Châtel-Morant
et messire Taupin de Cantemelle pour aller en An-
gleterre et pour rapporter nouvelles et réponses des
traités que les Anglois emportoient. Et vinrent à
Calais, et jusques là aconvoyèrent messire Regnault
de Roye, le sire de Mont-Caurel et le sire de la
~\ ieu-Ville_, les ducs d'Angleterre; et là prirent
congé et puis retournèrent, et les Anglois passèrent
outre quand il leur plut et vinrent à Douvres et là
trouvèrent le roi et le duc de Glocestre qui les at-
tendoient.
Quand le roi et ces seigneurs se virent, si eurent
grand parlement ensemble sur l'état et ordonnance
du parlement d'Amiens. Trop bien plaisoit au roi
tout ce que fait en avoient ses oncles. Mais le duc
de Glocestre, qui toujours a été dur et rebelle à ces
traités, proposa sus et dit que là ils ne pouvoient
faire, dire, proposer ni accepter nulle bonne pro-
position de paix; et convenoit que ces traités et
procès fussent apportés au palais de Wcstmoustier
: i :»9 i ) DE JEAN FROISSAIT. l\ J
à Londres et le conseil général îles trois élats
d'Angleterre tons là mandés; et ce que ils en l'e-
roient et conseillcroient, on en feroit, et non au-
trement
La parole du duc de Glocestre fut tenue et ouïe;
on n'eut osé aller à l'encontre, car il étoit trop
grandement en la grâce et amour du pays. Adonc
fut dit aux deux chevaliers de France qui là venus
étaient: «Il vous en faut venir avecques nous à
Londres, autrement ne pouvez-vous avoir réponse. »
Les deux chevaliers obéirent, ce fut raison; et sg
mirent au chemin, quand le roi d'Angleterre et les
seigneurs se mirent Et exploitèrent tantque la grei-
gneur (majeure) partie des seigneurs vinrent à Lon-
dres. Le roi Richard d'Angleterre, quand il vint à
Dardeforde(Dartford), prit la voie et le chemin de
Eltem (Eltham), un très beau manoir, et là se tint
et rafraîchit, car la reine sa femme y étoit; et depuis
vinrent-ils à Cènes (Richemond) et de là ils s'en al-
lèrent pour la saint George à Windsore; et là furent
les chevaliers de France répondus. Mais avant que
je vous die la réponse qu'ils eurent, je vous parlerai
un petit du roi de France.
Après ce que le parlement eut été à Amiens, le roi
de France eschey (tomba), par incidence et par lui
mal garder, en lièvre et en chaude maladie, dont
lui fut conseillé à muer air. Si fut mis en une litière,
et vint à Remuais, et se tint tant qu'il fut gary
(guéri) au palais de l'évoque, son frère de Tou-
raine dc-lez lui, et ses oncles de Berry et de Bour-
bon. Et là tinrent ces seigneurs leur Paque. Et
f\C) LES CHRONIQUES (t59t)
depuis, quand le roi fut tout fort et eu bon point et
que bien il pouvoit chevaucher, il s'en vint à Gi-
sors, à l'entrée de Normandie, pour avoir le déduit
des chiens, car il y a environ grand' foison de beaux
bois. Le roi étant à Gisors,messire Bernard d'Arma-
gnac,qui frère avoit été du comte Jean d'Armagnac,
vint là en bon arroi, le comte Dauphin d'Auvergne
que il trouva à Paris en sa compagnie, et releva la
comté d'Armagnac, la comté de Comminge et la
comté de Rhodez du roi, et lui en fit hommage, aux
ns et aux coutumes que les seigneurs sujets du roi
de France relèvent leurs fiefs. Et de ce que il devint
homme du roi, on enleva lettres tabellion nécs,gros-
sojrées et scellées, et puis prit congé. Aussi fit
le comte Dauphin; et retournèrent ensemble à
Paris et de là en leurs pays d'Auvergne et de Lan-
guedoc.
Environ l'Ascension, retourna le roi de France à
Paris en bon point et en bon état, et se logea en
son hôtel de Saint- Pol, lequel on avoit tout ordonné
pour lui; et jà y étoient la reine de France et la du-
chesse de Touraiue venues.
Or conterons de messire Jean de Châtel-Morant
et de messire Taupin deCantemelle,qui attendoient
la réponse du roi d'Angleterre et des Anglois. Ils
furent à la fête de Saint George à Windsore, où le
roi d'Angleterre, ses oncles et ses frères, et grand
nombre des seigneurs d'Angleterre, furent. Si par-
lèrent ensemble ces seigneurs sur l'éîatde ce que ils
avoient enconvenancé et promis à faire et tenir au
roi de France et à ses oncles, quand ils se départi-
(i39i) DE JEAN FROISSART. 47
rent du parlement d'Amiens, et pour délivrer aussi
les deux chevaliers de France qui étoient là et qui
les poursuivoient pour avoir réponse. Conseillé l'ut
entre eux, et répondirent ainsi aux chevaliers Fran-
çois: « Vous, Chàtel-Morant, et vous, Cantemelle,
sachez, considérées toutes choses, vous ne pouvez
avoir autre réponse ni délivrance maintenant, car
trop fort seroit à assembler pour le présent les con-
saulx sur les trois états du royaume d'Angleterre,
jusques à la saint Michel que tous viennent par
ordonnance aux parlements et aux plaids à West-
mousricr(\Vestmins!er);etdecepour nous acquitter
et vous tenir excusés, nous en écrirons par de là ;
et si adonc vous, ou aucun de la partie de France,
vous voulez , ou veulent tant travailler que
vous retournez ici , on en fera réponse due et
raisonnahle , telle que généralement le conseil
des trois états du royaume d'Angleterre répon-
dra. »
Quand les deux chevaliers virent que ils étoient
répondus et que autre chose n'en auroient, si ré-
pondirent: «De par Dieu nous nous contenterons
assez de tout ce que vous dites. Faites, écripsez
(écrivez) et scellez, et puis nous nous mettrons
au retour. »
11 fut fait. Lettres furent écrites et scellées. On
leur bailla j et eurent congé du roi et des seigneurs
et puis se mirent au retour et vinrent à Londres et
.s'ordonnèrent pour partir. Le roi d'Angleterre les
fit partout délivrer de tous coûtages et conduire
jusques à Douvres, et leur fit le bailli de Douvres
48 LES CHRONIQUES ,~9i)
avoir un vaissel passager pour eux, leurs gens et
leurs chevaux; mais ils séjournèrent là cinq jours
en défaute de vent. Au cinquième ils équipèrent et
eurent vent à volonté et vinrent prendre terre à
Boulogne. Là issirent-ils hors du passager et quand
la mer fut retraite, on mit hors les chevaux. De-
puis (occasion) ; si, cause y avoit d'avoir cour-
roucé si ils se départirent de Boulogne et prirent
le chemin d'Amiens, et chevauchèrent à petites
journées; et firent tant que ils vinrent à Paris.
Si trouvèrent là le roi et les seigneurs, car ce fut
par les fêtes d'une Pentecôte. Ils montrèrent leurs
lettres. On les lisi (lut); on vit l'ordonnance des
Anglois. 11 m'est avis que le roi et les seigneurs
n'en firent pas trop grand compte, car, dedans
briefs jours, ils eurent moult grandement ailleurs
à entendre.
CHAPITRE XXVIII.
Comment messire Pierre de CrAon., par haine et mau-
vais aguet, battit messire Olivier de Clisson, dokt
le roi et ses consaulx furent moult courroucés.
Vous avez bien ici-dessus ouï parler et proposer
ctimment messire Pierre de Craon, lequel étoit un
chevalier en France de grand lignage et affaire, fut
(i39i) DE JEAN FROISSART. 49
éloigné de l'amour el grâce du roi de France et du
duc de Touraine son frère, et par quelle aclioison
avant le roi et son frère, ce fut mal fait. Et si avez
bien ouï recorder comment il étoit venu en Breta-
gne de-lez (près) le duc, et lui avoit dit et conté
toutes ses rnéchéances; le duc y avoit entendu par
cause de lignage et de pitié , et lui avoit ainsi dit que
Olivier de Clisson lui avoit tout promu et brassé
ce contraire.
Or peuvent aucuns supposer que de ce il l'avoit
informé et enflammé, pour tant que sur le dit con-
nétable il avoit très grand' haine et ne le savoit
comment honnir ni détruire; et messire Pierre de
Craon étant de-lez (près) le duc de Bretagne, sou-
vent ils parloient ensemble et dévisoient de messire
Olivier deClisson comment ni par quelle manière ils
le mettroientà mort, car bien disoient que s'il étoit
occis par quelque voie que ce fût, nul n'en feroit
guerre ni contrevengeance. Et trop se repentoit le
duc de Bretagne qu'il ne l'avoit occis, quand il le
tint à son aise au châtel de l'Ermine de-lez (près)
Nantes. Et voulsist (eût voulu) bien que du sien il
lui eût coûté cent mille francs et il le [tînt à sa vo-
lonté.
Ce messire Pierre de Craon, qui se tenoit lez
(près) le duc et considéroit ses paroles et comment
mortellement il héoit Clisson, proposa une merveil-
leuse imagination en soi-même, car par les appa-
rences se jugent les choses. Il s'avisa, comment que
ce fut, que il mettroit à mort le connétable et n'en-
tendroit jamais à autre chose, si l'auroit occis de sa
FROISSART. T. XIII. 4
5o LES CHRONIQUES («5»»)
main ou fait occire, et puis on traiteroit de la paix.
Il ne doutoit ainsi que néant, Jean de Blois qui
avoit sa fille, ni le fils au vicomte deRohan qui avoit
l'autre ; avecques l'aide du duc et de son lignage
il se cheviroit bien contre ces deux: car ceux de
Blois étoient encore trop fort afFoiblis, et si avoit
le comte Guy de Blois vendu l'héritage de Blois,
qui devoit retourner par succession d'hoirie à ce
comte de Painteuvre (Penthièvre) Jean de Blois, et
viendroit au duc de Touraine; là lui avoit-il mon-
tré petite amour et confidence et alliance de li-
gnage. Et si ce fait étoit avenu, et Clisson mort,
petit à petit on détruiroit tous les marmousets (fa-
voris) du roi et du duc de Touraine, c'est à
entendre leseigneur de La Rivière, messire Jean Le
Mercier, Montagu,le Bègue de Vilaines, messire
Jean de Bueil et aucuns autres de la chambre du
roi, lesquels aidoient à soutenir l'opinion du con-
nétable, car le duc de Berry et le duc de Bourgogne
ne les aimoient que un petit, quel semblant qu'ils
leur montrassent. Avint que il persévéra en sa
mauvaistiéet tant considéra le dit messire Pierre de
Craon ses besognes et subtilla sus par mauvais
argu et l'ennort (conseil) de l'ennemi qui oneques
ne dort, mais veille et réveille les cœurs des mau-
vais qui à lui s'inclinent; et jeta tout son fait
devant ses yeux avant qu'il osât rien entreprendre,
en laformeet manière que je vous dirai j et si il euist
(eût) justement pensé et imaginé les doutes, les pé-
rils et méchefs, q 11 par sou fait pouvoient venir et
descendre et qui depuis en descendirent, raison et
i*5g-i) DE JEAN FROISSART. 5i
attrempance (modération) y eussent eu en son cœur
autrement leur lieu que elles ne eurent ; mais on dit,
et il est vérité, que le grand désir que on a aux
choses que elles aviennent estaindient (éteint) le
sens, et pour ce sont les vices maîtres et les vertus
violées et corrompues. Car pour ce par spécial que
le dit messire Pierre de Craon avoit si grand' affec-
tion à la destruction du connétable, il s'inclina et
accorda de tous points aux consaulx (conseils) de
outrage et de folie; et lui étoit avis, en proposant
son fait, mais (pourvu) que sauvement il put retour-
ner en Bretagne devers le duc, le connétable mort,
il n'auroit jamais garde que nul ne le vînt là querre,
carie duc le aideroit à délivrer et à se excuser;
et au fort si la puissance du roi de France étoit si
grande que il en voulsist faire fait, et le vint quérir
en Bretagne, sur une nuit il se mettroit en un vais-
sel et s'en iroit à Bordeaux, à Bayonne ou en An-
gleterre. Là ne seroit-il point poursuivi, car bien
savoitque les Anglois le héoient mortellement pour
les grands cruautés qu'il leur avoit faites et con-
senti faire, depuis les jours que il s'étoit tourné
François, car au-devant il leur avoit fait plusieurs
beaux et grands services, si comme ils sont conte-
nus et devises notoirement ici dessus en notre
histoire.
Messire Pierre de Craon, si comme vous orrez,
pour accomplir son désir, avoit de long temps en
soi-même proposé et jeté son fait, et à nully (per-
sonne) ne s'en étoit découvert. Je ne puis savoir si
oneques il en avoit parlé au duc de Bretagne. Les
4*
5a LES CHRONIQUES (1595
aucuns supposoient que oil et les autres non. Mais
la cause de la supposition de plusieurs est pour tant
que, le délit fait par lui et par ses complices, le plu-
tôt comme il put et par le plus bref chemin, il s'en
retourna en Bretagne et s'en vint comme à sauf ga-
rant et à refuge devers le duc de Bretagne; et oul-
tre, en devant le fait, il avoit rendu et vendu ses
châteaux et héritages qu'il tenoit en Anjou au duc
de Bretagne, et renvoyé au roi de France son hom-
mage; et se feignoit et disoit qu'il vouloit voyager
outre mer. De toutes ces choses je me passerai
brièvement, mais je vous éclaircirai le fait, car je,
auteur et proposeur de cette histoire, pour les jours
que le meschef avint sur le connétable de France
messire Olivier de Clisson, j'étois à Paris. Si en dus
par raison bien être informé, selon l'enquête que
je fis.
Vous savez ou devez savoir que pour ce temps
le dit messire Pierre de Craon avoit en la ville
de Paris en la cimetière que on dit Saint-
Jean (,) un très bel hôtel, ainsi que plusieurs grauds
seigneurs de France y ont, pour là avoir à leur aise
leur retour. Cet hôtel, ainsi comme coutume est, il
le faisoit garder par un concierge. Messire Pierre de
Craon avoit envoyé dès le Carême-Prenant à Paris
au dit châtel de ses varlelsqui le servoient pour son
corps, et par iceux fait l'hôtel pourvoir bien etlarge-
mentde vins et de pourvéances,de farines, de chairs,
de sel et de toutes choses qui appartiennent à un
(i) Aujourd'hui 1^ marolié St. Jean. J. A. B.
(i59-î) DE JEAN FROISSART. 53
hôtel Avec Lout ce il avoit écrit au concierge que i[
lui achetât des armures, cottes de fer, gantelets,
coifiettes d'acier et telles choses, pour armer qua-
rante compagnons, et quand il en seroit pourvu il
lui signiiiât et il les envoieroit quérir, et que tout ce
ilfitsecrètement. Le concierge, qui nul mal n'y pen-
soit et qui vouloit obéir au commandement de son
maître, avoit quis, pourvu elacheté toute cette mar-
chandise. Tout ce terme pendant et ces besognes
faisants, se tenoit encore en Anjou en un châtel de
son héritage, bel et fort que on clame (appelle)
Sablé, et envoyoit compagnons forts, hardis et ou-
trageux une semaine deux, l'autre trois, l'autre
quatre, tout secrètement et couvertement à son hô-
tel à Paris. A leur département il ne leur disoit pas
pourquoi c'étoit faire, mais bienleur enditoit (infor-
moit): « Vous venu à Paris, tenez-vous des biens
de mon hôtel tout aises; et ce qui vous sera métier,
demandez-le au concierge, vous l'aurez tout prêt
et point ne vous montrez pour chose qui soit.
Je vous ensonnierai (emploierai) un jour tout
acertes (sérieusement) et vous donnerai bons ga-
ges. » Ceux, sur la forme et état qu'il leur disoit,
ouvroient et venoient à Paris et y entroient de nuit
ou de matin, car pour lors les portes de Paris nuit
et jour étoient ouvertes. Tant s'y amassèrent que ils
furent environ quarante compagnons hardis et
outrage ux. D'autres gens n'avoit le dit niessire
Pierre que faire; et de ce il y en avoit plusieurs que,
hi ils eussent sçu pourquoi c'étoit faire, là ils n'y
5/+ LES CHftONIQCES (1%*)
eussent entré, mais de découvrir son secret il se
gardoit bien.
Messire Pierre de Craon, environ la Pentecôte
en les fêtes, il vint secrètemen! à Paris et se bouta
en son hôtel, non en son état, mais ainsi que les an-
tres y étoient venus. 11 manda le varlet qui gardoit
la porte: « Je te commande sur les yeux de ta iête
à crever, dit messire Pierre de Craon, quand il
fut venu en son hôtel, que tu ne mettes céans
homme ni femme, ni laisses issir aussi, si je ne
télécommande. » Le varlet obéit, ce fut raison;
aussi fit le concierge otui avoit la garde de l'hôtel.
La femme du concierge, ses enfants et la cham-
brière ^ on faisoit tenir en une chambre sans
point issir. Il avoit droit, car si femmes ou en-
fants fussent allés sur les rues, la venue de mes-
sire Pierre eut été sçue , car jeunes enfants et
femmes par nature choillent (cèlent) enuis (avec
peine) ce que ils voient et que on veut celer. En
tel état et arroi que je vous conte furent-ils là
dedans cet hôtel enclos jusques au jour du Saint
Sacrement; et avoit tous les jours, ce devez-vous
croire et savoir, ce messire Pierre ses espies al-
lants où il les envoyoit et retournant vers lui ,
qui épioient sur son fait et lui rapportoient la
vérité de ce qu'il vouloit savoir. Et n'avoit point
encore le dit messire Pierre, jusques à ce jour du
Sacrement, vu son heure; dont il s'en ennuyoit
bien en soi-même.
(1) Le manuscrit 8323 dit; et la vaisselle. J. A. 6.
(i3çp) DE JEAN FROISSART. 55
Or avinl que, ce jour du Saint Sacrement, le roi
de France, en son hôtel de Saint-Pol à Paris, avoit
tenu de tous les barons et seigneurs, qui pour ce
jour étoient à Paris, cour ouverte, et fut ce jour
le roi en très grand soûlas et aussi fut la reine et la
duchesse de Touraine. Et pour les dames solacicr
(égayer) et le jour persévérer en joie, après dîner,
dedans le clos de l'hôtel de Saint-Pol (,J à Paris les
jeunes chevaliers et écuyers montés sur coursiers et
tous armés pour la joute, la lance au poing, étoient
là venus et avoientjoûté fort et roidement;et furent
ce jour les joutes moult belles, et volontiers vues
du roi, de la reine, des dames et des damoiselles,
et ne cessèrent point jusques au soir. Et eut le prix,
pour le mieux joutant, par le record des dames,
premièrement de la reine de France, de la duchesse
de Touraine et des hérauts à ce ordonnés du donner
et du juger, messire Guillaume de Flandre, comte
de JNamur. Et donna le roi le souper à Saint-Pol à
tous les chevaliers qui y voudront être. Et après ce
souper on dansa et carola jusques à une heure
après mie-nuit. Après ces danses on se départit, et
se traist (rendit) chacun en son logis ou à son hôtel
sans doute et sans guet, l'un ça et l'autre là. Mes-
sire Olivier de Clisson, connétable de France pour
lors, se départit tout dernier. Et avoit pris congé au
(i) L'empldcemeàt de l'hôtel St. Paul s'étendait depuis la rue St.
Antoiue jusqu'au cours de la Seine et depuis la rue St. Paul jusqu'aux
fossés de l'arsenal et delà tastille. (Dulaurc, Hist. de Paris, t. 3 p. 358.)
J. A.B.
56 LES CFIRONIQUES (i5cp)
roi et s'en étoit revenu parla chambre du duc de
Touraine, et lui avoit demandé: « Monseigneur,
demeurez-vous ici ou si vous retournerez chez Poul-
lain. » Ce Poullain étoit trésorier du duc de Tou-
raine et demeuroit à la Croix du Tiroy assez près
de l'hôtel au Lion d'argent. Le duc de Touraine
lui avoit répondu et dit: « Connétable, je ne sçais
encore lequel je ferai du demeurer ou de retourner.
Allez-vous-en, il est meshui bien heure de partir
pour vous. .» Donc prit à cette parole le connétable
congé au duc de Touraine en disant: « Monsei-
gneur, Dieu vous doint (donne) bonne nuit. » Et
se départit sur cet état, et vint en la place devant
l'hôtel de Saint-Pol, et trouva ses gens et ses che-
vaux qui le attendoient. El tout compté il n'y en
avoit que huit et deux torches, lesquelles les varlets
allumèrent sitôt que le connétable Fut monté ; et
les torches portées devant lui se mirent au chemin
parmi la rue pour rentier en la grand'rue Sainte
Catherine.
Messire Pierre de Craon avoit ce soir si bien
épié que il savoit tout le convenant du connétable,
et comment il étoit demeuré derrière, et de ses che-
vaux qui i'attendoient.Si étoit parti, et issu hors de
son hôtel, et ses gens tous armés à la couverte, et
tous montés sur leurs chevaux, et n'y avoit de ceux
de sa route(troupe)pas six qui sçussent encorequelie
chose il avoit en propos de faire. Et étoit venu le
dit messire Pierre sur la chaussée au carrefour
Sainte Catherine ; et là se tenoit-il et ses gens tous
cois et attendoient le connétable. Sitôt que le con-
(i59i) DE JEAN FRQISSART. 5;
nélable fut issu hors de la rue Saint Pol et tourné
au carrefour de la grand' rue, et que il s'en v en oit
tout le pas sur son cheval, les torches sur son lez
(coté) pour lui éclairer, et geugloit (causoit) à un
écuyer et disoit : « Je dois demain avoir au dîner
chez moi monseigneur de Touraine, le seigneur de
Coucy, messire Jean de Vienne, messire Charles
d'Angiers, le baron d'ivery et plusieurs autres; or
pensez que ils soient tous aisés et que rien n'y ait
épargné. » Ces paroles disant, véez-cy messire Pierre
de Craon et sa roule (troupe) qui s'avancent, et pre-
mièrement ils entrèrent entre les gens du conné-
table qui étoient sans lumière, sans parler ni sans
écrier. Tout premier on prit les torches et furent
éteintes et jetées contre terre. Eu les prenant le
connétable a voit parlé tout bas et dit ainsi, pour
tant que quand il sentit l'effroi (bruit) des chevaux
qui venoient derrière, il cuidoit (croyoit) que ce fut
le duc de Touraine qui s'ébattoit à lui et à ses gens:
« Monseigneur, par ma foi, c'est mal fait; mais je
le vous pardonne, car vous êtes jeune, si sont tous
revaux et jeux en vous. » À ces mots dit messire
Pierre de Craon, en tirant son épée hors du leurre
(fourreau): «A mort, à mort,Clisson ! si vous faut
mourir ! » ~ « Qui es-tu, dit Clisson, qui dis telles
paroles? » — « Je suisPierre de Craon votre ennemi.
Vous m'avez par tant de fois courroucé que ci le
vous faut amender. Avant, dit-il à ses gens, j'ai
celui que je demande et que je vueil avoir. » Et en
disant ces paroles, il fie ri et lance après lui- Ses gens
tirent épées et lancent après lui. Coups commencent
58 LES CHRONIQUES (i3cp)
à voler et à croiser sur le connétable,* et il, qui étoit
tout nu et dépourvu, et ne portoit fors un coutel
espoir (peut-être) de deux pieds de long, trait le
coutel et commence à estremir (l); ses gens étoient
tous nus et dépourvus, si se effrayèrent et furent
tantôt ouverts et épars. Les aucuns des hommes de
messire Pierre de Craon demandèrent: « Occirons-
nous tout? » — « Oil, dit-il, ceux qui se met-
tront à défense. » La défense étoit petite, car ils
n'étoient que eux huit et sans nulle armure, et
tous entendoient au connétable occire et aterrer;
ni messire Pierre de Craon ne demandoit autre
chose que le connétable mort. Et vous dis , si
comme aucuns connurent depuis qui à cet assaut
et emprise furent , les plusieurs, quand ils eu-
rent la connoissance que c'étoit le connétable qu'ils
assailloient, furent si eshidez (effrayés) que, en
lerant sur lui ou contre lui , leurs coups n'a-
voient point de puissance- et aussi ce qu'ils faisoient,
ils le faisoient paoureusement ; car en trahison
faisant nul n'est hardi. Le connétable contre les
coups se couvroit de son bras et croisoit de son
badelare (glaive) en soi défendant vaillamment.
Sa défense ne lui eût rien valu, si la grâce de
Dieu ne l'eût gardé et défendu. Et tousdis (tou-
jours) se tenoit sur son cheval, et tant qu'il fut féru
sur le chef d'une épée à plein coup moult vaillam-
ment, duquel coup il versa jus de son cheval droit
à l'encoutre de l'huis d'un fouruier (boulanger), qui
( i) Jouer de lYpée. J. A. B.
(i5o/0 DE JEAN FROISSART. 5g
jà étoit découché pour ordonner ses besognes et
faire son pain et cuire; et au-devant il avoit ouï
les chevaux frétiller sur la chaussée et plusieurs des
paroles qui y furent dites; et avoit le dit fournier
un petit entrouvert son huis, dont trop bien en prit
et obéit (arriva) au seigneur de Clisson de ce que
l'huis étoit entr'ouvert , car au cheoir que il fit con-
tre Thuisil s'ouvrit, et le connétable c1h\v du chef
par dedans la maison. Ceux qui étoient à cheval ne
purent dedans, car l'huis n'étoit pas trop haut ni
trop large, et si faisoient leur fait paoureusement.
Vous devez sçavoir, et vérité est, que Dieu fitadonc
grand'grâce au connétable, car si il fût, aussi bien
chéy dehors l'huis, comme il fit par dedans, ou que
l'huis eût été fermé, il étoit mort; et l'eussent tout
défroissé et petellé de leurs chevaux, mais ils n'ose
rent descendre. De ce coup du chef duquel il étoit
chu, cuidèrent bien les plusieurs, messire Pierre de
Craon et ceux qui sur lui féru avoient,que du moins
ils lui eussent donné le coup de la mort. Si dit mes-
sire Pierre de Craon: «Allons, allons, nous en
avons assez fait. S'il n'est mort, si mourra-t-il du
coup de la tête, car il a été féru de bon bras. » A
cette parole ils se recueillirent tous ensemble et se
départirent delà place et chevauchèrent le bon pas,
et furent tantôt à la porte Saint Antoine et vi-
dèrent par là et prirent les champs, car pour lors
la porte étoit toute ouverte et avoit bien été dix
ans au-devant, que le roi de France retourna de
la bataille de Rosebecque et que le connétable
dont je parle ôta les maillets de Paris et en châ-
T)0 LES CHRONIQUES (,3^)
tia au corps et de leur chevance les plusieurs,
«i comme j'en traite ci derrière en notre his-
toire.
Ainsi fut messire Olivier de Clisson en ce parti
laisse comme homme mort chez, le fournier, qui fut
moult ébabi quand il vit et connut que c'étoit le
connétable. Les gens du connétablerauxquelson fit
moult petit de mal, car tous avoient entendu au
connétable occire, se remirent ensemble du mieux
et du plus tôt qu'ils purent, et descendirent devant
l'huis du fournier et entrèrent en la maison et trou-
vèrent leur seigneur et leur maître blessé, navré et
le chef durement entamé, et le sang qui lui cou-
\roit le viaire (\isage). Si furent tous ébahis, ce fut
raison. Là y eut grands pleurs et grands cris, car du
premier ils cuidèrent bien qu'il fût mort. Si enten-
dirent à lui.
Tantôt les nouvelles en vinrent à l'hôtel de Saint
Pol et jusques à la chambre du roi. Et fut dit au
roi tout effrayement et sur le point de l'heure qu'il
de voit entrer dedans son lit: «Ha! sire, nous ne
vous osons celer le grand méchef qui est présen-
tement avenu à Paris.» — «Quel méchef, dit le
roi?» — «De votre connétable, répondirent-ils,
messire Olivier de Clisson qui est occis. » — « Occis,
dit le roi, et comment ? Qui a ce fait ?» — « Sire,
nous ne savons, mais ce méchef est avenu sur lui
et bien près d'ici en la grand' rue Sainte Cathe-
rine. » — « Or tôt, dit le roi, aux torches! aux tor-
ches! je le vueil aller voir. » On alluma torches;
varie t s saillirent avant. Le roi tant seulement \èlit
(i"<p) DE JEAN FROISSART. Gi
une houpclanJe. Ou lui bouta ses souliers aux pieds.
Ses gens d'armes et huissiers qui ordonnés étoient
pour faire le guet et garder la nuit l'hôtel de Saint
Pol saillirent tantôt avant. Ceux qui couchésétoienl,
auxquels les nouvelles vinrent, s'ordonnèrent pour
suivir (suivre) le roi, qui issit de l'hôtel de Saint
Pol sans nul arroi, ni attendit homme fors ceux de
sa chambre. Et s'en vint le bon pas les torches
devant lui et derrière. Et n'y avoit de ses chambel-
lans tant seulement que messire Guillaume Martel
et messire Hélion de Lignac. En cet état et arroi
s'en vint jusques à la maison du fournier et entra
dedans. Plusieurs torches et chambrellans demeu-
rèrent dehors. Quand le roi lut venu, il trouva son
connétable presque au parti que on lui avoit dit,
réservé que il n'étoit pas mort. Et l'avoient ses gens
jà dépouillé pour tâter, savoir et voir plus aisément
les lieux où il étoit navré, et les plaies comme elles
se portoient. La première parole que le roi dit, ce
fut: «Connétable, comment vous sentez-vous. ? »
Il répondit: «Cher sire, petitement et foible-
ment.» — « Et qui vous a mis en ce parti? dit le
roi. » — « Sire, répondit-il, Pierre de Craon et ses
complices, traîtreusement et sans nul défiance.» . —
«Connétable, dit le roi, oneques chose ne fut si
comparée (payée) comme celle sera, ni si fort amen-
dée. Or tôt, dit le roi, aux médecins et surgiens
(chirurgiens). » Et jà les étoit-on allé quérir, et ve-
noient de toutes parts, et personnellement les méde-
cins du roi. Quand ils furent venus, le roi en eut
grand' joie et leur dit : « Regardez-moi mon cou-
()2 LES CHRONIQUES (r>cp)
nétable et me sachez à dire en quel point il est, car
de sa navrure j'en suis moult dolent. » Les médecins
répondirent: « Sire, volontiers. » Si fut par eux tâté,
visité, regardé et appareillé de tous points à son
devoir j et toujours le roi, qui trop fort étoit cour-
roucé de cette aventure, demanda aux surgiens et
médecins : « Dites-moi : y a-t-il nul péril de mort ? »
Ils répondirent tous d'une sieute (suite): « Certes,
sire, nennilj dedans quinze jours nous le vous ren-
drons chevauchant. » Cette réponse réjouit grande-
ment le roi et dit : « Dieu en soit loué! ce sont riches
nouvelles. » Et puis dit au connétable: «Conné-
table, pensez de vous et ne vous souciez point de
rien, car oncques délit ne fut si cher comparé(payé)
ni amendé sur les traiteurs (traîtres), comme cil
sera, car la chose est mienne. » Le connétable ré-
pondit moult foiblement: « Sire,, Dieu le vous puisse
rendre, et la bonne Visitation que faite m'avez! »
A ces mots prit le roi congé au connétable et s'en
retourna à Saint Pol et manda incontinent le prévôt
de Paris, et sans séjourner vint à Saint Pol; et
jà étoit-il jour tout clair. Quand il fut venu, le roi
lui commanda: « Prévôt , prenez gens de toutes
parts bien montés et appareillés et poursuivez par
clos et chemins ce traître Pierre de Craon, qui traî-
treusement a navré , blessé et mis en péril de
mort notre connétable. "Vous ne nous pourrez faire
service plus agréable que le trouver, le prendre
et nous amener. » Le prévôt répondit et dit :
« Sire, j'en ferai toute ma puissance. Mais quel
chemin peut-on supposer qu'il tienne. » — « In-
(iSg-s) DE JEAN FROISSA RT. 63
formez-vous, dit le roi, et sien faites bonne dili-
gence. »
Pour le temps de lors les quatre souveraines portes
de Paris étoient tousdis (toujours) nuit et jour ou-
vertes; et avoit cette ordonnance été faite au retour
de la bataille qui fut en Flandre, où le roi de France
déconfit les Flamands àRosebecque et les Parisiens
se voulurent rebeller et que les maillets furent reste-
rez (rétablis), et pour mieux aisément à toute heure
châtier et seigneurir (dominer) les Parisiens. Messire
Olivier de Clisson avoit donné ce conseil de oter
toutes les chaînes des rues et des carrefours de Paris
pour aller et chevaucher de nuit. Partout furent
ôtés hors des gonds des souveraines portes de Paris
les feuilles, et là couchées. Et furent en cet état en-
viron dix ans; et entroit-on à toute heure dedans
Paris. Or considérez comme les choses aviennent
et comment les saisons paient. Le connétable avoit
cueilli la verge dont il fut battu; car si les portes de
Paris eussent été closes et les chaînes levées, jamais
messire Pierre de Craon n'eut osé avoir fait ce délit
et outrage qu'il fit, car il ne put avoir issu de Paris.
Et pour ce qu'il savoit bien qu'il ystroit (sortirait)
de Paris à toute heure, s'avisa-t-il de faire ce ma-
léfice. Et quand il se départit du connétable, il le
cuidoit avoir laissé mort. Mais non lit, si comme
vous oyez dire; dont depuis il fut moult cour-
roucé.
Quand il issit de Paris il étoit une heure après
mie-nuit, et issit par la porte de Saint Antoine; et
disent les aucuns qu'il passa la Seine au pont à Gha-
54 LES BUBONIQUES (,592)
rentonj et depuis il prit le chemin de Chartres ;
et les aucuns disent que à l'issir de Paris il re-
tourna devers la porte Saint Honoré dessous
Montmartre et vint passer la rivière de Seine
au Ponçon. Par où qu'il passât la rivière, il vint
sur le point de huit heures à Chartres, et au-
cuns des siens les mieux montés , car tous, ne
le suivirent pas, mais se désassemhlèrent pour
l'aire le inoins de montre et pour les poursuites.
Au passer il avoit ordonné jusques à vingt che-
vaux et laissé chez un chanoine de Chartres, le-
quel étoit un de ses clercs et l'avait servi, dont
mieux lui vaulsist ( eût valu ) que oncques ne
l'eût connu, quoique de ce délit et forfait ledit
chanoine ne sçût rien. Messire Pierre, quand il
fut venu à Chartres, but un coup et se renouvela
de chevaux et se partit de Chartres tantôt et prit
le chemin du Maine et exploita tant et si bien
qu'il vint en un fort châtel, qui encore se tenoit
pour lui et que on dit Sablé; et là s'arrêta et rafraî-
chit et dit qu'il n'iroit plus avant, si auroit appris
des nouvelles.
Vous devez savoir que ce vendredi dont le jeudi
par nuit ce délit fut fait par messirePierrede Craon
et ses complices, il fut grandes nouvelles parmi
Paris de cet outrage, et moult grandement en fut
blâmé messire Pierre de Craon. Le sire de Coucy,
qui se tenoit en son hôtel, sitôt qu'il sçut au matin
les nouvelles, monta à cheval et se partit lui cin-
quième tant seulement et vint à l'hôtel du connéta-
ble derrière le temple où on l'avoit rapporté, car
(i59'2) DE JEAN FROISSART. 65
moult s'entre aimoient et s'appeloicnt frères et com-
pagnons d'armes. La Visitation du seigneur de Coucy
fit au connétable grand bien. Aussi tous autres sei-
gneurs à leur tour le venoient voir, et par spécial
avecques le roi, son frère le duc de Touraine en fut
grandement courroucé ; et disoient bien les deux
frères que Pierre de Craon avoit lait ce délit et ou-
trage eu leur dépit, et que c'étoit nue cliose faite et
pourpensée par traistours (traîtres) et pour troubler
le royaume. Le duc de Berry, qui pour ces jours
étoit à Paris, s'en dissimula grandement, et à ce qu'il
montra il n'en fit pas grand compte, et je, auteur
de cette bistoire, fus adonc informé que de cette
aventure il n'eût rien été, s'il voulsist (eût voulu), et
que trop clairement l'eût brisée et allé au-devant, et
je vous déclarerai et dirai raison pourquoi et com-
ment.
Ce propre jour du sacrement étoit venu au dnc
de Berry un clerc, lequel étoit familier au dit messire
Pierre de Craon , et lui avoit dit ainsi et révélé en
secret: « Monseigneur, je vous ouvrirais volontiers
aucunes choses qui ne sont pas bien convenables,
mais taillées de venir à très pauvre conclusion, et
vous êtes mieux taillé dey pourvoir que nul autre.»
— «Quelle chose, avoit dit le duc? » — « Monsei-
gneur, avoitrépondu ce clerc, je mets bien en termes
que je ne vueil point être nommé, et pour obvier au
grand méchef et eschever (éviter) le péril qui peut
veuir delà matière, je me découvre à vous. » — « Dis
hardiment, avoit répondu le duc de Berry, je t'en
porterai tout outre. » Donc avoit parlé et dit le
FROISSART. T. XIII. 5
GG LES CHRONIQUES (ory?)
clerc ainsi: « Monseigneur, je me doute trop gran-
dement de messire Pierre de Craon que il ne fasse
murdrir (tuer) ni occire monseigneur le connétable;
car il a amassé en son hôtel en la ciiimentièrc (cime-
tière) Saint Jean, grand' foison de compagnons ; et
les y a tenus couvertement depuis la Pentecôte ; et
si il faisoit ce délit, le roi en se roi t trop grandement
courroucé, et trop grand trouble au royaume de
France en pourroit avenir; et pourtant, monsei-
gneur,, je le vous remontre, car je même en suis si
esludez (effrayé) que, quoique je sois clerc secré-
taire à monseigneur Pierre de Craon et que je aie
mon serment à lui_, je n'ose passer cet outrage :
par si vous n'y pourvéez, nul n'y pourvoiera pour
le présent , et de ce que je vous dis et remon-
tre, je vous supplie humblement que ii vous eu
souvienne , si il me besogne, car sur l'état où
je vois que messire Pierre veut persévérer pour
éloigner et fuir, je ne vueil plus retourner \c\?
lui. »
Le duc de Berry très bien en soi-même avoit
glosé et entendu ces paroles, et répondit au clerc et
dit: « Demeurez de-lez (près) moi meshuy, et de-
main de matin j'en informerai monseigneur; il est
meshuy trop haut jour, je ne vueil pas troubler le
roi; et de matin sans faute, nous y pourvoirons,
puisque messire Pierre de Craon est en la ville, je
ne lui sa vois point. » Ainsi se déporta le duc de
Berry de cette chose et négligea, et cependant le
méchef avint en la forme et manière que vous avez
ouï record er.
(i59a) DE JEAN FROISSART. 6-j
Le prévôt du cliâtelet de Paris, à (avec) plus de
.soixante hommes à cheval tous armes, issirenthors
de Paris par la porte Saint Honoré, et suivit au pas
les esclos (traces) de messire Pierre de Craon et vint
à Chenevières passer outre au Ponçon la rivière de
Seine, et demanda au pontonnier si du matin nul
étoit passé. Il répondit: « Oil, environ douze che-
vaux, mais je n'y vis nul chevalier ni homme que
je connusse. » — « Et quel chemin tiennent-ils?
demanda le prévôt? » — « Sire, répondit le pon-
tonnier, le chemin d'Evreux. » — « Ha! dit le pré-
vôt, il peut bien être; ils s'en vont droit à Cher-
bourg. »
Adonc entrèrent-ils en ce chemin et laissèrent le
chemin de Chartres, et par cette manière perdirent-
ils la juste poursuite de messire Pierre de Craon, et
quand ils eurent chevauché jusques au dîner le che-
min d'Evreux, il leur fut dit par un chevalier du
pays qui chassoit aux lièvres, à qui ils en de-
mandèrent , qu'il avoit vu environ quinze hom-
mes à cheval du matin traverser les champs, et
avoient, selon son avis pris le chemin de Chartres.
Donc entrèrent le prévôt et sa route (troupe) au
chemin de Chartres et le tinrent jusques au soir,
et vinrent là au gîte et sçurent la vérité, que mes-,
sire Pierre de Craon, sur le point de huit heures,
avoit là été chez le chanoine et s'étoit déjeuné et
renouvelé de chevaux. 11 vit bien que il perdroit
sa peine de plus poursuivir (poursuivre) et que
messire Pierre s'étoit trop éloigné. Si retourna le
samedi à Paris.
(58 LES CHRONIQUES (■%>)
Pour ce que on ne savoit au vrai, ni savoir on ne
pouvoit, quand le dit messire Pierre de Craon issit
hors de Paris quel chemin il tenoit, le roi de France
et le ducdeTouraine, qui trop grand'alFection avaient
à ce que messire Pierre fut attrappé, firent partir et
issir hors de Paris messire Jean le Barrois des Bar-
res à plus de soixante chevaux ; et issirent hors par
la porte Saint Antoine et passèrent la rivière de
Marne et de Seine au pont à Charenton ; et tournè-
rent tout le pays et vinrent devers Etampes, et fina-
lement le samedi au dîner, ils furent à Chartres et
en ouïrent les vraies nouvelles. Quand le Barrois
sçut que messire Pierre étoit passé outre, si vit bien
que en vain il se travaillent t de plus poursuivir et
qu'il étoit jà trop éloigné. Si retourna le dimanche
vers Paris et recorda au roi tout le chemin que il
avoit tenu ; et tout aussi avoit fait le prévôt du
châtelet de Paris.
Le samedi au matin furent trouvés des sergents
du roi, qui poursuivoient les esclos (traces), en un
village à sept lieues de Paris, deux écuyers hommes
d'armes et un page des gens messire Pierre deCraon
et étoient là arrêtés, et n'avoient pu suivir(suivre)la
route (troupe), ou ne vouloient. Toutefois ils furent
pris parles dits sergents et amenés à Paris et bou-
tés enChâtelet et le lundi ils furent décolés. Et pre-
mièrement où le délit avoit été fait ils furent ame-
nés, et là leur trancha-t-on à chacun le poing et fu-
rent décolés aux halles et menés au gibet et là
pendus.
Le mercredi ensuivant le concierge de l'hôtel
»$$») DE JEA> FROISSART. 6g
messire Pierre tut aussi exécuté et décolé. Et di-
soieut plusieurs gens que on lui faisoit tort, mais
pour ce que point il n'avoit révélé la venue de nies-
sire Pierre de Graon, il eut cette pénitence; aussi le
chanoine de Chartres, où messire Pierre de Craon
étoit desceudu et rafraîchi et renouvelé de chevaux ,
fut accusé, pris et mis en la prison de l'évOque; on
lui ùta tout le sien et sesbénéiices, et fut condamné
en chartre perpétuelle au pain et à l'eau, ni excu-
sation qu'il montrât ou dît ne lui valut rien; si avoit-
il renommée en la cité de Chartres d'être un vail-
lant prud'homme (,;.
Trop fut courroucé messire Pierre deCraon, qui
arrêté s'étoit au châtel de Sablé, quand les nouvelles
véritables lui vinrent que messire Olivier de Clissou
n'étoit point mort et n'avoit plaie ni blessure, dont
dedans six semaines il laissât à chevaucher. Lors
s'avisa-t-il tout considéré que en ce châtel de Sablé
il n'étoit pas trop sûrement, et quand on sauroit la
vérité sur le paj's et en France que il se seroit là en-
clos et bouté, on l'enclorroit detouspoints tellement
quil ne s'en déparliroit pas quand il voudroit. Si le
(i)On fit aussi faire le procès r>ar contumace à Pierre de Craon.
Tousses biens furent confisqués, ses maisons rasées, ses n. eu blés apporté;
au trésor du roi et ses terres distribuées au duc d'Orléan* et autrescour-
tisans. Le moiue anonyme de St. Denis rapporte que l'amiral de
France, Jean de Vieui e, qui fut chargé de la saisie de la terre de U
Ferté-Bcrnard se déshonora par la conduite la plus iu'àrue. A| les
s'être emparé de tous les trésors qu'il y trouva, il chassa .le leur maison ,
en chemise et après avoir outragé leur pudeur de la mauière la pius
lâche , Jeanne de Chastillou fem ne de Pierre de Cl aou et sa fille, qui
ane des belles personnes de son temps. J. A. Li.
7« LES CHRONIQUES (■*$$•>)
rechargea à aucuns de ses hommes, et puis en issit
secrètement et couvertemeiit, et chevaucha tant par
ses journées qu'il vint en Bretagne et trouva le duc
au Fusinet. Le duc le recueillit qui jà sçavoit toutes
les nouvelles du fait, et comment le connétable n'é-
toit point mort. Si dit ainsi à messire Pierre de
Craom « Vous êtes un chétif, quand Vous n'avez
sçu occire un homme duquel vous étiez au-dessus. »
— « Monseigneur, répondit messire Pierre , c'est
bien diabolique chose: je crois quêtons les diables
d'enfer à qui il est l'ont gardé et délivré de mes
mains, car il y eut sur lui lancé et jeté plus de
soixante coups que d'épées et de grands couteaux,
et quand il chéy (tombaj jus du cheval, en bonne
vérité je cuidois qu'il fût mort ; et la bonne aventure
que il eut pour lui de bien cheoif, ce fut de l'huis
d'un fournier qui étoit entr'ouvert; et par ce que
il chéit à l'encontre il entra dedans, car si il fût chu
sur les rues, nous l'eussions partué et défoulé de nos
chevaux. » — « Or, dit le duc, pour le présent il ne
sera autrement; je suis tout certain que j'en aurai
de par le roi de France prochainement nouvelles, et
aurai pareillement la guerre et la haine que vous
aurez; si vous tenez tout coiement de-lez (près)
moi, caria chose ne demeurera pasainsi; et puisque
je vous ai promis sauf garant à tenir, je le vous
tiendrai. »
."<,. DE JEAN FROISSART,
CHAPITRE XXIX.
SE LA' GROSSE ARMÉfe ET DU VOYAGE QUE LE ROI DE
FltÀRCE VOULOIT FAIRE E3 BrETAGISE SUR LE DUC DE
Bretagne, pour la cause que on disoit qu'il soute-
KOIT ME5SIRE PlERRE DE CrAON } ET COMMEST AU DIT
VOYAGE LE ROI DEVINT MALADE, POURQUOI LE VOYAGE
FUT ROMPU,
jMouvelles vinrent au roi de France, en ces [dura
que il se tenoit à Paris, que le duc de Bretagne
avoit recueilli raessire Pierre de Craon. Le roi fut
informé de son détroit conseil, c'est à entendre de
celui dont il usoit le plus, que tantôt et sans délai
il entrât en Bretagne devers le duc. et lui mandat
sur sa foi et sur son hommage que, si ce traître en-
vers la couronne de France, Pierre de Craon, étoit
en Bretagne ni en lieu où il eût puissance, il en fût
saisi et lui envoyât. Les lettres furent écrites, scel-
lées et délivrées- à un chevaucheur du roi, lequel
exploita tant par ses journées que il vint en Breta-
gne et trouva le d'txc h l'Ermine en la marche de
Vannes. 11 lui bailla les lettres. Le duc les prit,
ouvrit et legy (lut) et tout de mot à mot, et puis dit
à celui qui apportées les avoit: « Je récrirai. » M
rescripsi (récrivit) sur la forme que je vous dirai,
en- soi excusant et disant que de messire Pierre dïl
72 LES CHRONIQUES (iôqi)
Craon il ne savoit rien ni savoir vouloit, ni à lui du
savoir rien n'appartenoit; et que la guerre et haine,
laquelle il avoit à Olivier de Clisson, en rien ne lui
touchoit ni regardoit; et de ces choses il prioit an
roi qu'il le voulsist avoir pour excusé. Quand ces
lettres furent écrites bien et proprement à l'entente
du duc, le message du roi, quand elles furent scel-
lées, les prit, car on les lui délivra ; et puis s'en re-
tourna par son chemin et fit tant par ses journées
que il vint à Paris. Si trouva le roi et son conseil,
qui moult désiroient à avoir réponse et nouvelles
de Bretagne. Quand le message fut venu, il bailla
les lettres au roi qui les prit, ou\rit et legy(lut)?-
et tout ce que dedans étoit, il le dit à son frère
de Touraine et à son conseil. Cette réponse et
excusation du duc ne suffit pas; et disoient là les
aucuns que le duc de Bretagne avoit fait et brassé
tout ce cordel (intrigue). Le roi et le duc de Tou-
raine disoiént que le dépit et l'outrage étoit trop
grand et que il ne faisoit pas à passer ainsi ni si
légèrement et qu'il touchoit trop grandement à la
majesté royale.
Pour ces jours se tenoit et séjournoit le duc de
Berry à Paris; et véoit souvent le roi, et le roi lui
parloit moult souvent de ce délit, qui étoit fait par
messire Pierre de Craon. Dont répondoit le duc:
« Monseigneur, il a fait un grand outrage. Qui
le sauroitoù trouver, je conseillerois qu'on entendit
à le prendre et faire amender. « Bel oncle, disoit le
roi, il est en Bretagne de-lez (près) le duc et non
ailleurs. Nous \oulons aller cette part et vous avec-
( 1 5ga ) OE JEAN FROISSART. 7 3
ques nous. » Le duc de Beny lui accordoit et s'en
dissimuloit tout du contraire, et disoit au roi:
« Monseigneur, il vous faut avoir beau frère de
Bourgogne en votre compagnie. » — « Nous l'au-
rons, disoit le roi; sans lui ne ferons-nous point le
voyage. Nous irons en Bretagne en très grand arroi
pour résister contre tous nos ennemis. Nous véons
ores tout appertement que ce duc de Bretagne ne
nous aime ni prise que moult petit. Bel oncle, il
est orgueilleux et présomptueux, et jamais nous ne
tendrons à autre chose que l'aurons mis à raison. »
Ainsi se devisoit le roi de France au duc de Beny,
et menaçoit grandement le duc de Bretagne et ses
complices. Le duc de Beny lui accordoit toutes ces
paroles en lui dissimulant, mais il pensoit tout le
contraire.
Trop a voit le roi de France affection de contre-
venger ce dépit, lequel on avoit fait à son connéta-
ble; et s'ordonnoit de tous points pour aller en Bre-
tage et premièrement en Anjou, pour faire abattre
et détruire tous les châteaux qui se tenoient de
messire Pierre de Craon, quoique le duc de Breta-
gne dît et proposât qu'il les eût achetés. Nonobstant
ce le roi de France et ses consaulx disoient que
point il n'en étoit en l'héritage, et que trop vouloit
porter et excuser; et avoit porté et soutenu ce Pierre
de Craon; pourquoi personnellement en étoit en
l'indignation de la couronne de France, réservé
que, en cette saison même, conjonction de mariage
se fut empris et fait entre le fils du duc de Bretagne
et la fdle de France. Enlreus (pendant) que ces
:\ LES CHRONIQUES (i%tf
besognes s'ordonnoient pclità petit, et queprands
nouvelles étoient parmi le royaume de France du
voyage que le roi vouloit taire en Bretagne, retour-
nèrent à Paris du voyage de Foix et de Béarn l'évè-
que de Noyon et le sire de La Rivière, et recordè-
rent au roi et à son conseil comment ils avoient
exploité. Us furent volontiers ouïs, mais la matière
de Bretagne du connétable et de Pierre de Graon
cliargeoit si le conseil du roi que on n'entendoit à
autre chose j et eût volontiers vu le roi que le con-
nétable fût sain et en bon point pour chevaucher
avant que ils se départissent de Paris. Un très
bel botel, lequel étoit à messire Pierre de Graori?
séant au cimetière Saint-Jean à Paris, fut, par le;
commandement du roi, abattu et mis à terre et
donné à faire un cimetière à enfouir les morts (lV
Le roi de France faisoit faire sur les chemins
du Maine, d'Anjou et de Bretagne, et en Touraine
sur la rivière de Loire , ses pourvéances gran-
des et grosses, à l'intention et instance que pour
voyager en Bretagne, ni nul n'osoit parler au con*
traire.
Renommée fut en la cité de Paris et au dehors
en plusieurs lieux que il fut notoirement sçu que
messire Olivier de Clisson , connétable pour ce temps
du royaume de France, avoit fait son testament et
ordonnance, à la- fin que, si de la navrure et bles-
(i) Le roi avoit donné remplacement de l'hôtel à se<; courtisans, mais
ayant été averti qu'il avoit auir'foisétébàti sur un lerr.-i i arlieté h l'église
St. Jean, et avoit d'abord :eivi di cimetière, ileifi' don a cette église-
i. A.B.
(i59'i) DE JEAN FROISSART. 7:>
sure qu'il avoit, il alloit de vie à trépas, ses hoirs
sçussent tous de vérité où le sien étoit. En tout et
partout n'avoit pour enfants que deux filles. L'une
avoit à femme et épouse Jean de Bretagne, comte
de Pcnthièvre, et ce fut cette qui le mit hors et dé-
livra de la prison d'Angleterre, par le moyende six
vingt mille francs, que messire Olivier de Clis-
son en avoit donné et payé au duc d'Irlande, si
comme vous sçavez, et ci-dessus en notre histoire
est contenu tout pleinement ; et l'autre fdle étoit
ou devoit êlre vicomtesse de Rohan de par son
mari.
La somme du testament messire Olivier de Clis-
sOn montoit en purs meubles, sans Son héritage, jus-
ctues à dix sept cent mille francs. De ce fut grand'
nouvelle, et s'en émerveilleront plusieurs qui en ouï-
rent parler, en quoi ni comment il en pouvoit avoir
tant assemblé; et par spécial le duc de Berry et de
Bourgogne en eurent grand' merveille et aussi leurs
consaulx, qui n'avoiént pas le dit messire Olivier en
grâce; et en parlèrent moult largement quand ils
se trouvoient ensemble. « Eu quoi diable peut ce
connétable avoir assemblé tant de florins et si «rand
meuble? Le roi de France ne l'a pas si grand. On
doit et peut bien croire et savoir que il ne lui vient
pas tout de bon acquêt. » Ce se passa; mais pour ce
ne pensoient pas moins ceux qui le héoient et qui
sur lui envie avoient. Encore se tenoit le roi de
France à Paris, mais ses mandements étoient jà faits,
et tous seigneurs qui écrits et mandés étoient se
pourvoyoient et ordonnoient pour aller avecques
76 LES CHRONIQUES (i3<y>)
le roi en Bretagne. Ce voyage chargeoit trop Tort le
duc de Bourgogne j et disoit que c'étoit une chose
et une guerre sans raison, et que jà la conclusion
n'en seroit bonne, et que le royaume de France, ni
le pays de Bretagne, ni chevaliers ni écuyers, aux-
quels rien ne touchoit ni appartenoit la haine de
messire Olivier de Clisson et Pierre deCraon, n'a-
voient que faire de comparer (payer) cette peine,
ni d'entrer en guerre pour eux, et que à part eux et
de leurs gens on les laissât convenir et guerroyer
l'un l'autre sans fouler ni grever les pauvres gens.
Le duc de Berry étoit assez de cette sieute (suite) ;
mais ils n'en pouvoient être ouïs ni crus, car le roi
avoit de-lcz (près) lui du conseil tout contraire à
leur opinion, lequel il créoit mieux que le leur, et
ne le savoient les dessus dits ducs comment briser.
Et quand ils virent que faire leur convenoit, si
montrèrent obéissance, mais ce fut lentement. Tou-
tefois il m'est avis, et vérité fut, que le comte d'Os-*
trevant,par la promotion du duc de Bourgogne, fut
écrit et mandé d'aller en ce voyage avecques le roi,
à trois cents lances. Le comte, qui aimoit les armes
et le travail, se pourvut et ordonna pour y aller, et
quand il eut tout ordonné et mandé les compagnons ,
chevaliers et écuyers, et départi ses livrées, et fait
grands frais, il fut arr ière contremandé de non se
bouger.
En ce temps que ces choses s'approchoient gran-
dement et que le roi étoit sur le point de son parte-
ment de la cité de Paris et de prendre le chemin
tout premier, pour mieux montrer que la querelle
(imjï) DE JEAN FROISSART. 77
étoit sienne, fat fait un échange de terres et de
pays au profit grandement du duc de Touraine,
car il résigna en la main du roi son frère la duché
de Touraine et toutes les appendances- et tantôt lui
rendit le roi, et donna en don et en hommage la
duché d'Orléans, qui mieux valoit que les quatre,
en la forme et manière que le duc Philippe d'Or-
léans l'avoit anciennement tenu. Si nommerons
d'ores-en-avant le duc qui fut de Touraine duc
d'Orléans <?>
Quand messire Olivier de Clisson fut ainssi que
tout sain et que il put chevaucher, Je roi de France
en fut grandement réjoui, el dit que il se vouloit
départir de Paris ; et chevaucha vers Bretagne pour
mieux montrer que la besogne étoit sienne. Si prit
un soir congé à la reine Isabel sa femme, à la du-
chesse d'Orléans, aux dames et damoiselles qui
de-lez (près) elle étoient à l'hôtel de Saint Pol, et le
duc d'Orléans aussij et puis s'en vinrent souper et
coucher chez Montagu,leduc de Bourbon, le comte
de JNamur et le seigneur de Coucv de-lez eux; je ne
dis pasquetous couchassent, mais le roi y coucha et
dîna.
A lendemain et après dîner, sur le point de re-
levée, il se départit en très grand arroi, et vint ce
jour au soir souper et gésir (coucher) à saint Ger-
main enLaye,et là se tint environ sept jours. Encore
n'étoit-il pas bien ferme de santé, si comme ses mé-
decins, qui en cure et en gai de l'avoient, disoient
(i)Il fut fail duc d'OrléaflK Jo 4 juin i3g3. J. A. B.
7$ LES C [IRONIQUES (,592)
Mais il s'en alloit de si grand' volonté que il disoit
qu'il étoit assez en meilleur point qu'il ne l'ut. Tout
ce il faisoit pour émouvoir et mettre au chemin ses
gens, car encore étoient ses deux oncles derrière,
Berry et Bourgogne. Ils montroient bien que ce
voyage leur pesoil et que point volontiers ils n'y al-
loient. Si avoient ils fait leur mandement, car pour
leur honneur convenoit obéir.
Quand le roi de France eut été et séjourné à
Saint Germain en Laye environ quinze jours et que
gens et seigneurs venoient et s'en alloient de toutes
parts, il eut conseil de départir ; si le fît 5 et passa la
-Seine, et prit le chemin de Chartres et s'en vint soi
tout ébattant à Anveau, une bonne ville et un très
beau château, lequel pour lors étoit et se rendoit
au seigneur de La Rivière, voire héritage de par sa
femme. En la compagnie du roi étoient,le duc d'Or-
léans, son frère et le duc de Bourbon. Yous devez
savoir que le sire de La Rivière reçut le roi et les
seigneurs moult grandement et honorablement.
Car moult bien le savoit faire. Et furent là trois
jours et se rafraîchirent. Au quatrième jour le roi
et ces seigneurs se départirent. Et ce jour che-
vauchèrent et vinrent à Chartres, dont le frère
de Montagu étoit évêque. Le roi fut logé au pa-
lais de l'évêque, et le duc d'Orléans et le duc de
Bourbon.
Le second jour après ce qu'ils furent là venus, vint
le duc de Berry, et le comte deLa Marche en sa com-
pagnie. Encore étoit à venir le duc de Bourgogne,
mais il s'ordonnoit pour mettre au chemin ; et vint
(i592) DE JEAN FROISSART. 79
au quatrième, jour dont le roi eut grand' joie. Gens
, d'armes venoiept de toutes parts. Et disoit le roi
.ainsi; que jamais ne rctourneroit à Paris, si auroit
mis à raison ce duc de Bretagne, qui jà par tant de
fois lui avoit donné peine et travail. Trop bien
étoient de-lez (près) le roi qui lui boutoient en la
tête^ni le duc de Berry et le duc de Bourgogne, qui
volontiers eussent modéré ces besognes, n'y avoient
audience; dont secrètement il leur uéplaisoit, et à
leurs consaulx aussi. Et disoient bien entre eux à
part, que la chose ne pouvoit longuement demeurer
en cet état et que trop bien se tailloit que le roi
eût à faire et le royaume, quand il refusoit le con-
seil de ses oncles et il prenoit moindre à sa plai-
sance.
Quand le roi de France eut séjourné en la cité de
Chartres environ sept jours, il s'en départit et prit
le chemin du Mans; et gens d'armes le suivoient de
toutes parts et lui venoie.pt de lointaines parties,
d'Artois, deBeauvais, del ermandois et dePicardie.
Et disoient plusieurs l'un à l'autre: «Comment!
ce duc de Bretagne nous donne à faire de peine et
de travail ! 11 a toujours été dur et chaud contre la
couronne de France, ni oncques parfaitement ne
l'aima, prisa ni honora. Et si le comte de Flandre
son cousin n'eût été, et madame de Bourgogne, qui
toujours l'a porté et porte encore, l'eut-on de grand
temps détruit, ni oncques, depuis que le sire de
Clisson tourna François, il ne le put aimer. Encore,
à voire (vrai) dire, est-il fort coupable, de ce fait, car
il a toujours soutenu messire Pierre de Craon à l'eu-
Bp LES CHRONIQUES (i5o/0
contre du roi et du connétable. » — « Or laissez le
roi convenir, disoient les autres, car pour le présent
il a tellement la chose en cœur qu'il mettra ce duc
à raison avant son retour.» — «Voire, disoient les
autres, s'il n'y a trahison. Pensez-vous que tous
ceux qui sont et chevauchent avecques le roi soient
vrais ennemis au duc de Bretagne? Certes, nennil.
Qui l'oseroit dire? Et on en peut bien voir aucuns
signes, car on ne fait nuit et jour que conseiller, et
tout pour rompre et briser ce voyage. Et en a le roi
telle merveille que à peine peut-il avoir bien et
santé, y
Ainsi se devisoient chevaliers et écuyers les uns
aux autres en chevauchant sur le pays; et tou-
jours alloit le roi en approchant en Maine et la cité
du Mans. Tant fit que il y parvint et tous les
seigneurs en sa compagnie. Le roi se logea au
châtel, et les seigneurs en la cité, tout au mieux
qu'ils purent; et les gens d'armes s'épartirent sur le
pays qui est bon et gras et bien logeant pour gens
d'armes.
En la cité du Mans séjournèrent les seigneurs
plus de trois semaines, car le roi n'étoit pas en
point de chevaucher, et étoit tout fiévreux. Et di-
soient ses médecins à son frère et à ses oncles: « On
fait le roi travailler (voyager), mais certainement il
n'en eut que faire, car il n'étoit pas en état pour
chevaucher. Le repos lui vaudroit mieux assez, car
depuis qu'il se départit d'Amiens où les parlements
furent, il ne fut en si bon état comme il étoit au-de-
vant. »
(k>9i) DE JEAN FROISSA RT. Si
Les oncles du roi remontrèrent ce au roi et à
sou conseil, car pour les médecins le roi n'en voulut
rien faire, mais disoit pour la grand' affection qu'il
avoit d'aller en Bretagne: « Je me trouve, répon-
doit-ilà ses oncles, assez en meilleur point en che-
vauchant et travaillant (voyageant) que en séjour-
nant. Qui me conseille autrement n'est pas à ma
plaisance, et cil ne m'aime pas bien. » Autre ré-
ponse ne pouvoit-on avoir du roi. Tous les jours on
ctoit en conseil jusques à none et outre, et vou-
loit le roi toujours être au milieu du conseil afin
que nul ne pût mettre empêchement de non aller
avant en ce voyage de Bretagne.
Or fut avisé le roi, là étant et séjournant au
Mans, et s'y assenîit assez pour accomplir le désir
de ses oncles, que on envoieroit quatre chevaliers
notables devers le duc de Bretagne, lesquels lui
remontreroient vivement et sagement l'intention du
roi et de son conseil; que trop grandement il se for-
faisoit et étoit forfait, quand l'ennemi du roi et du
royaume il soutenoit de-lez (près) lui et avoit sou-
tenu ni jour ni heure. Et encore si de tant il se vou-
loit reconnoUre et amender, que l'ennemi du roi,
messire Pierre de Craon, il voulsist envoyer au
Mans devers le roi on trouveroit un moyen par quoi
il n'auroit point de dommage, ni son pays.
En ce voyage, m'est avis, selon ce que je fus
informé, que messire Regnault de Royc,lc sire de
Garencières, le sire de châtel Morant et messire
Taupin de Cantemelle, châtelain de Gisors, furent
ordonnés pour aller en ce voyage. Si se départirent
FHOtSSART. T. XIII. G
8a LES CHRONIQUES (i59a)
de la cité du Mans à bien quarante lances, et pas-
sèrent parmi la cité d'Angers ; et exploitèrent tant
que ils vinrent en la cité de Nantes ; et là trouvèrent
le duc qui leur fit très bonne chère, et leur donna
un jour à dîner moult notablement ; mais avant ce
avoient-ils fait leur message, et lui avoient remontré
ce pourquoi ils étoient venus et la parole du roi et
de son conseil. A quoi il avoit répondu grandement
et sagement et dit ainsi ; que fort lui seroit rendre,
livrer ni mener messire Pierre de Craon, car si Dieu
le pût aider et valoir, en toutes ses besognes de lui,
il ne savoit rien, ni où il étoit, ni où il se tenoit. Et
prioit par ces seigneurs que de ce on le voulsist
tenir pour excusé. Bien avoit ouï dire depuis un an
messire Pierre de Craon que il héoit Olivier de
Clisson de tout son cœur, et lui feroit guerre mor-
telle de toute sa puissance, à quelle fin que il en
dût venir: « Et quand il me dit ces paroles, je lui
demandai si il lui avoit signifié, et il me répondit:
°vlj et qu'il étoit tout deffié et le mettrait mort, fût
de nuit ou de jour, là où il le pourrait trouver ni
rencontrer. De son fait je ne sçais plus avant; mais
je me merveille de ce que monseigneur me veut faire
guerre pour cette cause. Sauve soit sa grâce et de
son conseil, je ne cuide avoir ni voudrais envers lui
rien avoir forfait pourquoi il me fasse guerre; ni
les alliances et convenances, tant du mariage de nos
enfants comme d'autres choses, jà jour ni heure s'il
plaît à Dieu je ne enfreindrai ni briserai. »
Ce fut la réponse que les chevaliers de France
là envoyés de par le roi eurent; et quand ils eurent
(rôçp) DE JEAN FROISSART. 83
dîné avec le duc et été à Nantes un jour, ils prirent
congé et se départirent et mirent au retour tout le
chemin que ils étoient venus. Le roi et le conseil de
sa chambre désiroient moult leur venue pour ouïr
la réponse du duc de Bretagne. Toute telle que
vous avez ouï dire et conter, ils la firent au roi et
à ceux qui étoient de l'avoir et ouïr taillés. Les
ducs de Berry, de Bourgogne et leurs consaulx s'en
fussent assez contentés, si on voulsist (eût voulu) ;
et disoient que la réponse étoit due et raisonnable.
Et disoit le roi, par l'information qu'il avoit, tout le
contraire; et puisqu'il étoit venu si avant, jamais ne
retourneroit vers France ni Paris, si auroit le duc
de Bretagne misa raison. Trop volontiers eussent
les deux oncles du roi, Berry et Bourgogne, amo-
déré ces besognes, si ils pussent ou sçussent; mais
ils ne purent être ouïs; car le roi avoit pris en si
grand'haine le duc de Bretagne, pour cause demes-
sire Pierre de Craon, qu'il disoit qu'il le soutenoit
en son pays que nulle excusance n'en pouvoit venir
à point. Or courut une renommée à Mans, et en
plusieurs lieux depuis parmi le royaume de France,
que la reine d'Arragon, madame Yolande de Bar,
cousine germaine du roi de France, tenoit en prison,
en la cité de Barcelonne,un chevalier que elle ni ses
gens ne connoissoient point, ni cil (celui-ci) ne se
vouloit point nommer; maison supposoit que c'étoit
messire Pierre de Craon; et escripsoit (écrivoit) la
reine d'Àrragon moult amiablement au roi pour lui
complaire en toutes choses, et lui signifioit et cer-
tifioit que, le cinquième jour du mois de juillet, un
6*
84 LES CHRONIQUES (iSg-z)
chevalier, en bon état et arroi, étoit venu à Barce-
lonne en instance de passer la mer ; et avoit loué et
retenu bien et cher pour ses deniers une nave (nef),
pour aller, ce disoit-il, à Naples: « Et pour ce que
nous avions et encore présentement avons fait gar-
der nos ports et passages, et les entrées et issues de
notre royaume, et que nul étranger ne s'en peut ni
puist (puisse) partir sans notre congé, le dit cheva-
lier, qui nommer ne se veut, avons retenu et mis en
prison ; et supposons assez, par ce que nous le véons
moult ébahi, que c'est le chevalier que vous deman-
dez, pour lequel nous avez écrit. Si veuillez en-
voyer devers nous hâtivement hommes qui mcssire
Pierre de Craon connoissent, car celui que nous
tenons n'aura nulle délivrance, jusques au jour que
nous aurons eu réponses de par vous jet nous ver-
rions volontiers que nos nouvelles vous fussent
profitables et agréables. Ce sait le Saint-Esprit qui
vous ait en sa sainte garde. » Ecrit à Perpignan le
neuvième jour du mois de juillet. Yolande de Bar,
reine d'Arragon et de Maiolles (Majorque), dame
de Sardine et de Sardane (Sardaigne). Et en la
subsciiption avoit: A notre très redouté seigneur le
roi de France.
Ces nouvelles amodérèrent et adoucirent gran-
dement les cœurs de plusieurs ; et en fut-on sur le
point de tout rompre et briser le voyage j mais ceux
de la partie messire Olivier de Clisson disoient que
ces nouvelles étoient faites à la main, et tout pour
briser la chevauchée du roi , et que mcssire Pierre de
Craon n'étoit en autre danger (pouvoir) ni prison
(i5cp) DE JEAN FROISSAP.T. 85
que de-lez (près) le duc de Bretagne, lequel l'avoit
soutenu et soutenoit.
De ces lettres ne fit pas le roi de France grand
compte ; et dit que c'étoit toute trahison. « Atout le
moins, dit le duc de Bourgogne au roi, monsei-
gneur, pour apaiser ma nièce d'Arragon qui vous
en récrit, et pour délivrer le chevalier qui pris est,
si point n'est coupable de ce méfait, veuillez y en-
voyer, pourquoi votre cousine se contente de vous
et de nous. » -_- « Nous le voulons bien, bel oncle,
répondit le roi. Qu'on y envoie. Je ne vous veuil point
courroucer, mais je tiens fermement et sûrement
que le traître Pierre de Craon n'est en autre Barce-
lonne ni prison que tout coi de-lez le duc de Bre-
tagne; et cil (celui-ci), par la foi que je dois à mon-
seigneur Saint-Denis, nous en rendra une fois bon
compte. On ne pouvoit ôter le roi de cette opinion
que messire Pierre de Craon ne fût en Bretagne
de-lez le duc. Le duc de Bretagne qui étoit informé
de toutes ces besognes, et qui sentoit le roi de
France trop fort courroucé sur lui, ne se tenoit pas
bien assuré; car il véoit que le duc de Berry et de
Bourgogne n'en pouvoient faire leur volonté; car
ceux de la partie son adversaire Clisson l'infor-
moient ainsi comme ils vouloicnt; si faisoit garder
ses villes et ses châteaux soigneusement. Et tant y
avoit de mal pour lui que à peu avoit-il bonne ville
où il se pût tenir, excepté à Vannes, Kemperlé,
Dole, Koinper-Corentin, l'Ermine et leSuseniot;
et avoit écrit aux barons et chevaliers de Bretagne,
desquels il pensoit et cuidoit être aidé et conseillé;
86 LES CHRONIQUES (i3g»)
mais tous se dissimuloient contre lui pour la cause
de ce que ils sentoient et véoient le roi leur souve-
rain seigneur tant fort ému et courroucé sur lui;
et aussi que la matière de ce messire Pierre de
Craon,que le duc portoità l'encontre du roi et du
connétable, n'étoit pas convenable. A peine se re-
pentoit-il de ce que il avoit fait. Néanmoins il
avoit le courage si haut et si grand que il ne le
daignoit dire et disoit ainsi: a Si le roi a ce qu'il
montre; et sa puissance entre en Bretagne, je le lair-
rai au commencement convenir, et verrai ceux qui
me sont amis ou ennemis. Je ne me hâterai point
de lui faire guerre. Si trestôt quand il cuidera le
mieux être au repos, je le réveillerai, puisque par au-
tre moyen d'amour je ne puis venir à accord à
lui. » Ainsi se devisoit le duc de Bretagne par soi
étala fois à ceux de son conseil; et se tenoit pour
tout assuré que il auroit la guerre au roi de France;
mais non aura, car les choses tourneront autrement
qu'il ne pense à son grand avantage et profit; et
pour ce fut dit: Il n'est pas pauvre qui est heureux.
Le duc de Bretagne le fut trop grandement en cette
saison par une incidence piteuse et merveilleuse
qui advint soudainement au roi de France. Par
autre voie ne pouvoit-il être esquievé (évité) de
tous dangers et demeurer à paix.
Quand on eut séjourné environ trois semaines en
la cité du Mans, et tous les jours conseillé, et les
chevaliers furent revenus de Bretagne, lesquels on
avoit envoyés devers le duc, ainsi que vous savez,
le roi de Fiance dit; puisqu'il avoit ouï la réponse
Ci39^) DE JEAN FROISSART. 8*7
du duc de Bretagne, qu'il ne vonloit plus séjourner
là, car le séjour le grévoit et déplaisoit; et vouloit
chevaucher outre sur les parties de Bretagne et
voir ses ennemis, c'est à entendre le duc de Bre-
tagne qui soutenoit ce traiteur (traître) messire
Pierre de Craon. Et avoit le roi très grand désir de
voir lesquels barons, chevaliers et écuyers se met-
troient sur les champs à l'enconlre de lui, ni les-
quelles cités et bonnes villes se cloroient à l'encon-
tre de lui. L'intention du roi étoit telle, que de tous
points il bouteroit hors de l'héritage de Bretagne
pour toujours mais ce duc, et y mettroit un gou-
verneur pour les enfants tant qu'ils auroient âge,
et puis leur rendroit l'héritage, mais le duc n'y au-
roit jamais rien. Cette opinion tenoit le roi et ne
l'en pouvoit nul ôter ; et sur cet état il se partitde la
cité du Mans entre neuf et dix heures, et après la
messe ouïe et boire ; tous seigneurs et toutes gens
qui logés étoient en la cité et dehors se départirent
aussi, et se mirent au chemin ou devant ou derrière.
Et avoit ce soir en-devant mandé ses maréchaux en
sa chambre au châtel du Mans, et leur avoit dit:
«Ordonnez-vous, et faites le bon matin toutes ma-
nières de gens d'armes et de routes déloger et pren-
dre le chemin d'Angers, car il est conclu ; nous ne
retournerons jamais tant que aurons été en Breta-
gne et détruit ces traitrés qui nous donnent cette
peine et ce travail.» Les maréchaux avoient obéi et
siguifié et fait signifier aux capitaines des routes le
mouvement et ordonnance du roi, et que à ce coup
étoit tout acertes (sérieux).
tt# LES CHRUJNIQUES (*30v)
Le jour que le roi issit (sortit) et se départit du
Maus, il fit très âprement ehaud, et bien le devoit
taire, car il étoiteii le plein mois de hernu (,) que le
soleil par droiture et nature étoit en sa greigueur
(plus grande) force. Or devez vous savoir, pour at-
teindre toutes choses et amener à vérité, que le roi
de France, lui séjournant en la cité du Mans, avoit
été durement travaillé de conseils; et avec tout ce
qu'il ne s'y attendoit pas, il n'étoit pas bien liaitié
(sain) ni n'avoit été toute la saison , mais lbible de
chef, petitement mangeant et buvant, et près tous
les jours en chaleur de fièvre et de chaude maladie.
Et si s'y inclinoit, tout par droiture de corps et de
chef, lui étoit grandement ennemi et contraire.
Avec tout ce, pour la venue de son connétable,
il étoit trop durement fort mérencolieux (triste)
et son esprit troublé et travaillé ; et bien s'en aper-
cevoient ses médecins, et aussi faisoient ses oncles;
mais ils n'y pouvoient pourvoir ni remédier, car il
ne vouloit ni on ne lui osoit conseiller du con-
traire de non aller en Bretagne.
lime fut dit et je m'en laissai informer, ainsi
que il chevauchoit et étoit entre la foret du Mans,
une très grand' siguifiance lui advint, dont sus il se
dut bien être avisé et avoir remis son conseil en-
semble, ainçois (avant) qu'il fut allé plus avant. 11
lui vint soudainement un homme en pur le chef et
(i) Les Allemands disent HeyMonat, mois du foin, pour le mois de
juillet; il est pobable ijue Froissait se sera servi ici d'un mot allemand
ou plutôt d'au mot 11 iiumaud francisé. J. A. 13.
C 1 39i) DE JEAN FROISSART. %
tout déchaulx (déchaussé) et vêtu d'une pauvreeotte
de burel blanc; et montroit mieux que il fût fol que
sage; et se lança entre deux arbres hardiment, et
prit les rênes du cheval crue le roi chevauchoit et
l'arrêta tout coi et lui dit: «Roi, ne chevauche
plus avant, mais retourne, car tu es trahi.» Cette
parole entra en la tête du roi qui étoit foible,dont
lia valu depuis trop grandement pis, car son esprit
frémit et se sang-mêla tout.
A ces mots saillirent gens d'armes avant et frap-
pèrent moult vilainement sur les mains dont il avoit
arrêté le cheval tant que il le laissa aller, et de-
meura derrière; et ne firent compte de sa parole
non plus que d'un fol. Dont ce lut folie, si comme
il est avis à plusieurs; car à tout le moins ils se
dussent être arrêtés sur l'homme un petit, pour
en avoir laconnoissance et lui examinent demandé
et vu s'il étoit naturellement fol ou sage, et sçu qui
luifaisoit tels paroles dire, ni dont elleslui venoient;
il n'en fut rien fait, mais le laissèrent derrière; ni ou
ne seait qu'il devint, car oncques puis ne fut vu de
gens qui en eussent la connoissance, mais ceux qui
pour l'heure étoient de-lez le roi lui ouïrent bien
les paroles dire (,}.
Le roi et sa route passèrent outre; et pouvoient
être environ douze heures quand le roi eut passé la
forêt; et vinrent sur les champs sur uns très beaux
(i) Cette même aventure est racontée presque tlnns les mêmes mois par
l'auouyiuedeSf. Dcai. , Juveud des Ursius et les gtaiides ch10ui41.es
Je France. J. A. 6.
f)0 LES CHRONIQUES (1092)
plains et grands saisonniers. Le soleil étoit bel, clair
et resplendissant à grands rais et si plein de force et
de chaleur que plus ne pourvoit être; car il tapoit de
telle manière queonétoit tout transpercé par larever-
bération ; et avoit tout ce le sablon échauffé grande-
ment, lequel échaufïbit moult les chevaux. Il n'y
avoit si joli (gai) ni si usé d'armes qui ne lut mé-
saisé de chaleur. Et chevauchoient les seigneurs
par routes l'un çà et l'autre là. Le roi chevauchoit
assez à part lui pour lui faire moins de poudrière.
Le duc de Berry et le duc de Bourgogne parlant
ensemble chevauchoient sus son senestre, ainsi
comme deux arpents de terre en sus de lui. Les au-
tres seigneurs, le comte de La Marche, messire
Jacques de Bourbon, messire Charles de La Brelh
(Albret) messire Philippe d'Artois, messire Henry
et messire Philippe de Bar, messire Pierre de Na-
varre et tous les seigneurs chevauchoient par rou-
tes. Le duc de Bourbon, le sire de Couey, messire
Charles de Hangiers,le baron d'Ivry et tous autres,
en sus et hors de la route (troupe) du roi; et devi-
soient et parloient les uns aux autres; et ne se don-
noient garde de ce qui soudainement avint, et sur
le plus grand chef de la compagnie, ce fut sur le pro-
pre corps du roi. Et pour ce sont les œuvres deDieu
moult manifestées et ses verges crueuses (cruelles) ,
et sont à douter à toutes créatures. Et on a vu en
l'ancien testament et nouvel moult de figures et
d'exemples. IN'avons-nous pas de Nabuchodonosor
roides Assyriens, lequel régna un tempsen tellepuis-
sanec que dessus lui il n'étoit nouvelle de nul autre;
(i3g3) DE JEAN FROISSART. 91
et soudainement, en sa greigneur (plus grande)
force et règne, le souverain roi, Dieu, sire du ciel
et de la terre, et formeur et ordonneur de toutes
choses l'appareilla tel que il perdit sens et règne et
fut sept ans en cet état; etvivoit de glands et de
pommes sauvages, et avoit le goût et l'appétit d'un
pourcel; et quand il eut fait pénitence. Dieu lui
rendit sa mémoire ; et adonc dit-il à Daniel le pro-
phète; que dessus le Dieu de Israël il n'étoit nul
autre Dieu. A parler par raison et à éclaircir vérité,
Dieu le père, le Fils et le Saint-Esprit, trois en un
nom, et tout un en une substance fut, est, et sera à
toujours aussi puissant pour montrer ses œuvres
comme il fut oncques, ni on ne se doit émerveiller
ni ébahir de quoi qu'il fasse.
A revenir à ce propos pourquoi je dis ces paroles,
une influence du ciel merveilleuse descendit ce jour
sur le roi de France et ce fut sa coulpe ce disent les
plusieurs; car selon la disposition de son corps et
l'état où il étoit, et que ses médecins le savoient et
j.ugeoient que justement la connoissance avoir en
dévoient, il ne dut pas avoir chevauché en si chaud
jour,ni à cette heure, fors du matin ou du soir à la
froidure ;etpour ce en furent inculpés, demandés et
déshonorés ceux qui le menoient et qui conseillé
l'a voient, et par lesquels consaulx le plus pour ce
temps il usoit et se gouvernoit, et s'étoit usé et gou-
verné.
Ainsi que le roi de France chevauchoit en la
chaleur du soleil sur un plain et un sablonnis, et
faisoit si merveilleusement chaud que devant ni
O"2 LES CHRONIQUES (i397)
puis, pour cette saison, il n'avoit fait ni fît si chaud ;
et avoit vêtu un noir jaque (juste au corps) de ve-
lours,qui moult Péehaufîbitjét avoit sur son chef un
single (simple) chaperon de vermeille écarlate, et
un chapelet de blancs et grosses perles que la reine
sa femme lui avoit donné au prendre congé; et étoit
un sien page qui chevauchoit derrière soi et portoit
sur son chef un chapel de Monta uban fin clair et
net tout d'acier qui resplendissoit au soleil; et der-
rière ce page, chevauchoit encore un page du roi
qui portoit une lance vermeille, toute enlannonée (,)
de soie, ainsi que pour le roi; etavoitla lance un fer
d'acier large, clair et fin; et en avoit le sire de La
Rivière, du temps qu'il séjourna à Toulouse, fait
forger unedouzaine, dont celui là en étoit l'un; car
tous douze il les avoit données au roi; et le roi en
avoit donné trois au due d'Orléans, et trois au duc
de Bourbon.
Advint, tout en chevauchant en l'arroi et état
que je vous conte, ainsi que enfants et pages qui en
chevauchant se désroient ^2) par leurs chevaux ou
par leur négligence, le page qui portoit la lance du
roi se desroya ou s'endormit, et n'y pensoit point;
et cette lance laissa, et le fer, cheoir sur le chapel
d'acier que l'autre page avoit sur son chef. Si sonnè-
rent haut les aciers l'un par l'autre. Le roi qui étoit
si près, que les pages chevauchoient aux fêlions
de son cheval, tressaillit soudainement, et frémit son
(ij De Funnon, étendard. J. A. B.
(2) Sortent de leurs rangs. J. A.
(T5gi) DE JEAN FROISSART. f)3
esprit, car il avoit encore en imagination l'impres-
sion des paroles que le fol homme ou le sage leur
avoit dit en la forêt du Mans; et vint au roi en
avision que grand' foison de ses ennemis lui cou-
russent sus pour occire. En cette abusion, il se des-
roya par foiblesse de chef; et saillit avant en poi-
gnant son cheval, et trahit (tira) son épée et se
tourna sur ses pages, et en perdit la connoissance
et de tous autres hommes; et cuida bien être en une
bataille et enclos de ses ennemis; et haussant son
épée et levant contre mont pour férir et donner un
coup, ne lui chailloit (importoit) sur qui, il s'écria
et dit: « Avant, avant sur ces traiteurs (traîtres). »
Les pages virent le roi enflammé et se doutèrent
(effrayèrent) abonne cause; et le cuidèrent pour
leur desroy avoir courroucé. Si peignirent les che-
vaux l'un çà et l'autre là. Le duc d'Orléans n'étoit
pas pour lors trop loin du roi. Le roi adressa devers
lui tenant l'épée toute nue; et jà en avoit le roi par
la frénésie et foiblesse de chef perdu la connois-
sance,ni il ne savoit qui étoit son frère ni son oncle.
Quand le duc d'Orléans le vit venir vers lui l'épée
• toute nue, si s'effraya et ne voulut pas attendre,
et à bonne cause; et poindy (piqua) le cheval hâti-
vement et le roi après. Le duc de Bourgogne étoit et
chevauchoit de côté, et pour l'effroi des chevaux et
que jà il avoit ouï les pages du roi crier, jeta son
regard de cette part et connut, le roi qui à l'épée
toute nue, chassoit son frère: si fut. tout eshid:'-
(effrayé), et à bonne cause, et dit ainsi : «■ Haro ! Je
grand méchef ! Monseigneur est tout desvo\ é.
q4 LES CHRONIQUES (1394)
Pour Dieu après ! On le prenne ! » Et puis dit en-
core: «Fuyez, beau neveu d'Orléans, fuyez, mon-
seigneur vous veut occire. » Je vous dis que le duc
d'Orléansn'étoitpasbien assuré, et voirementfuy oit-
il de quant que cheval pouvoit aller, et chevaliers
et écuyers après. On commença à huier et à traire
de cette part. Les lointains, qui chevauchoient à dex-
tre et à senestre,cuidoient que on chassât au loup
ou au lièvre, jusques à tant que ils sçurent les nou-
velles, que c'étoit le roi qui n'étoit pas en bon point.
Toutefois le duc d'Orléans se sauva ; tant tourna et
tant tourina ; et aussi on lui aida. Chevaliers,
écuyers et gens d'armes se haièrent(l)tout autour du
roi, et le laissèrent lasser et saouler. Et plus couroit
et travailloit, tant avoit-il greigneur (plus grande)
foiblesse; et quand il venoit sur un homme, fût che-
valier et écuyer, on se laissoit chéoir devant le coup.
Je n'ouïs point dire que nul fût mort de cette em-
prise ^\ mais il en abattit plusieurs, car nul ne se
mit en défense. Finalement quand il fut bien lassé
et travaillé et son cheval bien foulé, et que le roi
et le cheval tressuoient tout de chaleur et d'ardeur,
un chevalier de Normandie qui étoit son chambel-
lan, et lequel le roi moult aimoit, et celui on nora-
moit messire Guillaume Martel, vint par derrière et
embrassa le roi l'épée à la main et le tint tout court.
Quand il fat tenu, tous autres seigneurs approchè-
(1) Se mirent en baie. J. A. B.
(2) Les grandes chroniques disent qu'il tua 4 hommes , l'anonyme
de St. Denis ajoute a ces 4 hommes un chevalier de Guvemie qu'on
apppeloit le bâtard de Poliguac. J. A. B.
(«5ga) DE JEAN FROISSART. q5
r-cntjctlui fut ôtéel'épée,- et fut misjus ducheval, et
couché moult doucement et dévêtu de son jaque
pour lui refroidir et rafraîchir. Là vinrent ses trois
oncles et son frère. Mais il a voit perdu la connois-
sance d'eux, ni nul semblant d'amour nid'accoin-
tance ne leur faisoitj et lui tournoient à la fois
moult merveilleusement les jeux en la tête, ni à
nully (personne) il ne parloit.
Les seigneurs de son sang étoient tous ébahis, et
ne savoient que dire ni que faire. Là dirent le duc
de Berry et le duc de Bourgogne: il faut retourner
au Mans. Le voyage est fait pour cette saison. » En-
core ne disoient pas tout ce qu'ils pensoient, mais
ils le dirent et remontrèrent grandement sur ceux
que ils n'avoient point en grâce, quand ils furent
retournés à Paris, si comme je vous recorderai
avant en l'histoire.
A considérer raison et imaginer toutes choses en
vérité, ce fut grand' pitié de ce que le roi France de
pour ce temps qui est Je plus digne, le plus noble et
le plus puissant roi du monde, chey (tomba) en telle
débilité que de perdre son sens soudainement; on
ne le pou voit amender ni faire autre, puisque Dieu
vouloit qu'il fut ainsi. On le appareilla et mit à
point au plus doucement comme on put jet fut éventé,
refroidi et couché en une litière, et toutsouef(douce-
ment) ramené en la cité du Mans. On envoya tantôt
de par les maréchaux au-devant de ceux qui chevau-
choient, et leur fut dit et signifié que tous se mis-
sent au retour, et que le voyage pour cette saison
ictoit rompu et brisé. Aux aucuns on disoit la cause
C)6 LES CHRONIQUES C 1 5go,)
pourquoi et aux autres non. Ce soir que le roi fut
apporté au Mans, médecins furent moult embeso-
gnés, et les seigneurs et les prochains de son sang
moult troublés, et vous dis que on en parloit là, et
devisoit en plusieurs et diverses manières. Les au-
cuns disoient, qui le prenoient et exposoient sur le
mal, que on avoit le roi, au malin avant qu'il issist
(sortît) hors du Mans, empoisonné et ensorcelé pour
détruire et honnir le royaume de France. Tant
multiplièrent ces paroles que le duc d'Orléans et
ses oncles et ceux du sang du roi notèrent ces paro-
les, et en parlèrent ensemble en disant: « Vous et
vous, oyez, si ouïr le voulez, comment on murmure
en plusieurs lieux sur ceux qui ont l'administration
et garde du corps du roi. On dit, et commune re-
nommée queurt (court), que on l'a ensorcelé ou
empoisonné. On sache comment ce sepourroit faire,
ni où, ni quand ce a été. » — « Et comment le pour-
rons nous savoir. » — « Nous le saurons, dirent les
aucuns, parles médecinsjcils (ceux-ci) le doivent sa-
voir; car ils connoissentsa nature et sa complexion.»
Les médecins furent mandés; ils vinrent. Eux ve-
nus, ils furent de monseigneur de Bourgogne très
fort examinés. A cet examen ils répondirent et di-
rent ainsi que le roi dès grand temps avoit engendré
cette maladie: « Et bien savions nous que cette foi-
blesse de chef le travailloit moult fort; et convenoit
que quand que ce fût il le montrât: » Donc dit le
duc de Bourgogne: « De tout ce dire et remontrer
vous vous êtes bien acquittés, mais il ne nous en a,
ni vous, voulu croire pour la grand' aflèction qu'il
(i5()».) DE JEAN FROïSSART 97
avoit de venir en ce voyage ; à mal fut-il oncques
avisé ni pourparlé, car le voyage l'a déshonoré.
Mieux vaulsist (eût valu), que Clisson eût été mort
et tous ceux de sa secte, que le roi eût conçu ni pris
cette maladie, car il en sera partout trop grand'
nouvelle, pourtant que c'est encore un jeune homme;
et en recevrons, nous qui sommes ses oncles et de
son sang, et qui l'avons à conseiller et à introduire,
grand blâme, et si n'y avons coulpe (faute). Or nous
dites, dit le duc de Bourgogne, huy matin, quand
il dut monter à cheval, fûtes vous à son dîner? » —
« En nom Dieu, répondirent ses médecins, ouil. »
— « Et comment mangea-t-il ni but? » — « Certes,
répondirent ils, si petitement à peine que rien, et
ne faisoit que penser et muser. » — « Et qui fut cil
(celui) qui lui donna dernièrement à boire? de-
manda le duc. » — «Nous ne savons, répondirent
les médecins, car, tantôt la table ôtée, nous nous
départîmes pour nous appareiller et chevaucher;
sachez ce par les bouteilliers ou par ses chambel-
lans. »
Donc fut mandé Robert de Tenkes un écuyer de
Picardie et maître des sansons (échansons). 11 vint;
quand il fut venu, on lui demanda qui avoit donné
au roi dernièrementàboire;il répondit etdil: «Mes-
seigneurs, messire Hélion de Lignac. » Donc fut
mandé le chevalier; il vint; quand il fut venu, on
lui demanda où il avoit pris le vin dont le roi avoit
bu en sa chambre, quand il dut monter à cheval; il
répondit et dit: « Messeigneurs , vêla Robert de
Tenkes qui le livra et en fit l'essai, et moi aussi, en
Froissart. t. xiii. 7
98 LES CHRONIQUES (i5çp)
la présence du roi. »_ « C'est vérité, dit Robert de
Tenkes; mais en tout ce ne peut avoir nul doute
ni soupçon ; car encore y a-t-il du vin pareil es bou-
teilles du roi, et en buverons, et ferons volontiers
l'essai devant vous. » Donc parla le duc de Beny
et dit: « Nous nous débattons et travaillons pour
néant, le roi n'est empoisonné ni ensorcelé fors de
mauvais conseil; et il n'est pas beure de parler de
cette matière maintenant; mettons touten souffrance
jusques à une autre fois. »
Sur cet état se départirent les seigneurs pour ce
soir l'un de l'autre et se retrairent en leurs bôtels
et en leurs chambres et furent ordonnés de par les
oncles du roi à demeurer tous cois de-lez (près) le
roi, pour le garder et administrer souverainement,
quatre chevaliers d'honneur. Premièrement mes-
sireRegnaut de Roje, messire Regnaut de Trye, le
sire de Garencières et messire Guillaume Martel;
et fut dit au seigneur de la Rivière, à messire Jean
le Mercier, à Montagu, au Bègue de Vilaines, à
messire Guillaume des Bordes et à messire Hélion
de Lignac que ils s'en déportassent de tous points,
tant comme on verroit comme il se déporteroit et
seroit en meilleur état. Si se déportèrent (dispensè-
rent) et les autres en eurent l'administration.
Quand ce vint à lendemain, les oncles du r©i l'al-
lèrcnt voir et le trouvèrent moult foible; et deman-
dèrent comment il avoit reposé; ses chambellans ré-
pondirent et dirent; que petitement, ni il ne se put
prendre au repos: <( Ce sont pauvres nouvelles, ré-
pondit le duc de Bourgogne » Adonc se trairent
(i3ga) DE JEAN FROLSSART. 99
(rendirenl)-ils tous trois devers le roi, et jà y éloit
venu le duc d'Orléans; et lui demandèrent com-
ment il lui éloit-; il ne sonna, ni répondit parole,
mais les regarda diversement et perdit la connois-
sance d'eus. Ces seigneurs furent tous ébahis et par-
lèrent ensemble et dirent: « Nous n'avons cique
faire; il est en très mauvais état, nous le grevons
plus que nous ne lui aidons. Nous l'avons recom-
mandé à ses chambellans et à ses médecins, cils
en soigneront et panseront. Or pensons comment le
royaume soit gouverné, car il faut qu'il y ait gou-
vernement et ordonnance ; autrement les choses
iroient malement. » Donc, dit le duc de Bourgogne
au duc de Berry: « Il nous convient, beau frère,
traite vers Paris, et ordonner que le roi soit mené et
porté là, tout souef et coiement; (,] car mieux enten-
drons nous à lui par-delà que ici en cette lointaine
marche; et quand nous serons là venus, nous met-
trons ensemble tout le conseil de France; et là sera
ordonné comment on se chevira en le royaume de
France, et lesquels en auront l'administration du
gouvernement, ou beau neveu d'Orléans ou nous. »
— « C'est bien répondit le duc de Berry. Or faut-il
aviser et regarder en quelle place et lieu on le mè-
nera et mettra, qui lui soit bonne et propice, et
pour le plus tôt retourner à santé. » Il fut avisé et re-
gardé que on l'amèneroit tout bellement et souef en
le châtel de Cray; et que là a très bon air et beau
pays sur la rivière d'Oise.
fi) Pour souevement et coiement, locution méridionale. J. A.B.
7*
ioo LES CHRONIQUES (i3g^
Toutes ces ordonnances se tinrent, et donna-t-ou
congé à toutes gens d'armes; et leur fut dit, de par
les maréchaux de France, que chacun retournât en
son hôtel doucement et courtoisement, sans faire
nulle violence sur le pays; et si les routes le faisoient,
on s'en prendroit aux seigneurs pour amender le
forfait et dommage que leurs gens auroient fait.
Les deux oncles du roi et le chancelier de France
mirent tantôt varletsde cheval en œuvre, et envoyè-
rent par les cités et bonnes villes de France et de
Picardie, en eux signifiant et étroitement mandant
que ils fussent soigneux de faire garder les cités et
les villes; la cause pourquoi on leur touchoit un pe-
tit; que le roi n'étoit pas bien disposé. Les mande-
ments furent tenus et accomplis partout.
Or furent les bonnes gens du royaume de France
moult ébahis et courroucés, quand ces nouvelles fu-
rent épandues et notoirement sçues,quele roi de
France étoit encheuz (tombé) par incidence mer-
veilleuse en frénésie. Si en parlèrent bien largement
plusieurs gens sur ceux qui avoient conseillé le roi
d'aller en Bretagne; et les autres disoient que le
roi avoit été trahi de ceux qui vouloient porter à
l'encontre de lui, le duc de Bretagne et messire
Pierre de Craon. On ne peut défendre à parler; la
matière étoit bien telle et si grande, quelle désiroit
bien et demandoità être ventilée (ébruitée) en plu-
sieurs et diverses manières. Finalement le roi fut
amené à Cray, et là rais en la garde des médecins et
des dessus dits chevaliers. Toutes gens d'armes se
départirent et se trairent en leurs lieux; il fut or-
(,5o/i) DE JEAN FROISSART. loi
donné et défendu que on celât cette aventure de la
maladie du roi à la reine un temps, car pour ce*
jours elle étoit durement enceinte ; et fut défendu
à tous et à toutes qui étoient de sa chambre, sur
peine d'être grandement corrigés, que nul ni nulle
n'en fît mention; et tout ce se tint bien celé un
grand temps. Ainsi se tint et fut le roi à Cray en la
marche de Senlis et de Compiègne, sur la rivière
d'Oise; et le gardoient les chevaliers dessus nommés
et les médecins le médecinoient, mais pour leurs
médecines trop petitement il recevoit santé.
CHAPITRE XXX.
Comment le duc de Berry et le duc de Bourgogne,
oncles du roi, eurent le gouvernement du royau-
me; et comment ils firent chasser et prendre
ceux qui avoient eu le gouvernement du roi.
XLn ce temps avoit au royaume de France un très
vaillant et sage médecin, et n'y avoit point son pa-
reil nulle part; et étoit grandement ami au seigneur
deCoucy et de nation de sa terre. Cil (celui-ci) de-
meuroit pour ce temps en la cité de Laon. Là fai-
soit-il plus volontiers sa résidence que ailleurs, et
étoit nommé maître Guillaume de Harselly. Quand
il sçut premièrement les nouvelles de l'accident du
roi, et par quelle incidence il étoit chu en maladie, il
dit ainsi, car il cuidoit assez connoîtrelacomplexion
ioa LES CHRONIQUES (i59-i)
du roi: « Cette maladie est venue au roi de eoulpe;
il tient trop de la muisteur (froideur) de la mère.»
Cesparoles furent rapportées au seigneur de Coucy,
qui, pour ce temps, se tenoit à Paris de-lez le duc
d'Orléans et les oncles du roi; car pour lors les con-
s^ux de France des nobles, des prélats et des bonnes
villes étoient à Paris pour voir et conseiller lesquels
ou lequel auroient le gouvernement du royaume,
tant que le roi seroit retourné en bon état si retour-
ner y de voit, son frère le duc d'Orléans, ses oncles,
ou l'un d'eux, tout par lui; et fut-on sur cet état et
conseil plus de quinze jours que on ne pouvoit être
d'accord. Finalement, avisé fut et conseillé, pour
cause de ce que le duc d'Orléans étoit trop jeune
pour entreprendre un si grand fait, que les deux
oncles du roi, le duc de Berry et celui de Bourgo-
gne en auroient le gouvernement, et principalement
le duc de Bourgogne; et que madame de Bourgogne
se tiendroit toute coi lez fprès) la reine, et seroit
la seconde après elle. Or s'avisa, si comme je vous
dis, le sire de Coucy de maître Guillaume de Har-
selly;si en parla aux on cl es du roi, et leur remontra,
pour le profit du roi et pour sa santé recouvrer, la
prudence et la vaillance du dit maître Guillaume.
Le duede Berry et le duc de Bourgogne y entendi-
rent et le mandèrent; il vint à Paris. Quand il fut
venu, le sire de Coucy devers qui il se traist (rendit)
premièrement, car il étoit grandement son connu,
l'emmena devers les oncles du roi et leur dit : « Yéez-
ci maître Guillaume de Harselly dont je vous avois
parlé » — « Il soit le très bien venu, répondirent
(i5gs) DE JEAN FROISSART. io3
les trois ducs. » Ils le recueillirent et firent très
bonne chère; et puis l'ordonnèrent pour aller à Cray
voir, et visiter le roi, et demeurer tant devers lui
que il seroit en bon état. Le dit maître Guillaume, à
la contemplation et ordonnance des seigneurs, se
départit de Paris en bon état et arroi, ainsi comme à
luiappartenoit, et se mit au chemin;et vint à Cray;
et ainsi comme les ducs lui avoient ordonné il fit, et
se tint tout coi de-lez le roi; et ernprit sur tous les
autres médecins la souveraine administration de lui
curer; et vit bien et connut que la maladie étoit cu-
rable, et que le roi l'avoit conçu et pris par foiblesse
de chef et par incidence de coulpe. Si, pour y pour-
voir et remédier, il entendit et obvia grandement.
Les nouvelles de la maladie du roi de France
s'épartirent moult loin; et qui qu'en fût dolent et
courroucé, vous devez croire et savoir que le duc
de Bretagne et messire Pierre de Craon n'en firent
pas grand compte. Mais l'eurent tantôt pleuré, car
il les avoit accueillis à trop grand'liaine.
Quand le pape de Rome Boniface et les cardi-
naux en sçurent la vérité, si en furent tous réjouis^
et se mirent ensemble en consistoire; et dirent que
le plus grand de leurs ennemis étoit le roi de France;
qui étoit battu de verges crueuses, quand Dieu lui
avoit tollu (ravi) son sens; et que cette influence
étoit du ciel descendue sur lui pour le châtier; et
que trop avoit soutenu cet antipape d'Avignon; et
la plaie crueuse lui étoit envoyée pour employer
son royaume. Et tenoient entre eux, et disoient, que
leur querelle en seroit plus belle. A considérer ton-
i < >4 LliS CH B0H I Q U ES (159-2)
tes choses et parler par raison, voirement fut ce une
grand'signifiance, et dont le pape Clément et les
cardinaux d'Avignon se dussent bien être avisés
etébabis; mais ils n'en firent compte, fors pour l'hon-
neur du roi et du royaume ; et dirent entre eux
que du roi qui étoit jeune et plein de ses cuidiers
(pensées) et volontés, on ne pouvoit ni devoit at-
tendre autre chose, car on le laissoit trop convenir,
et avoitlaissé du temps passé, et que petitement et
foiblement on l'avoit gardé ; et que trop il a voit fait
d'excès de chevaucher par nuit et par jour, de tra-
vailler son corps et son chef en toutes peines hors
mesure et les articles de raison ; et que ceux qui
gouverné l'avoient du temps passé en devroient être
cliargés et nuls autres, car c'est leur coulpe. Et s'ils
eussent au roi en son enfance et jeunesse donné
une rieulle (règle) raisonnable, et l'eussent tenu en
celui par le conseil et ordonnance de ses oncles,
cette incidence de maladie ne lui fut point avenue.
« Avec tout ce, il a trop grand membre déraison,
car il promit au pape et jura sur sa foi et en parole
de roi, que il s'ordonneroit tellement que par puis-
sance il détruiroit cet antipape de Rome et ses car-
dinaux, et ôteroitle schisme de l'église, et remettroit
les choses qui sont moult troublées en bon état ; et
il n'en a rien fait," mais est allé de tous points con-
tre sa parole et son serment, dont Dieu est cour-
roucé. Et pour le aviser, il le bat de cette verge de
frénésie; et c'est, à entendre raison, tout pour nous.
Et si il retourne à santé, ainsi que bien le pourra
faire, il nous y faudra envoyer suffisants et sages
(i3ga) DE JEAN FROISSART. io5
légaulx (légats) qui lui remontreront vivement et
sagement la défaute de ses promesses, afin que
point ne les ignore par notre négligence. »
Ainsi se devisoient en Avignon et proposoient le
pape et les cardinaux ; et admettoient que de cette
maladie, dont il étoit battu, il l'avoit grandement
acquis, et en étoit cause; et tournoient trop gran-
dementle méfait et l'incidence de l'aventure sur lui,
sur ses gardes et sur le conseil de sa chambre.
Aussi faisoient bien autres gens parmi le royaume
de France sans eux. On envoya en une ville que
on appelle Aspre, et sied en la comté de Hainaut
entre Cambray et Vaienciennes. En laquelle ville il
y a une église qui est tenue de l'abbaye de Saint-
Wast d'Arras, dont on avoure (adore) de Saint
Aquaire. Et là git en fierté (châsse) moult riche-
ment en argent, le corps du benoît saint dessus
nommé; et est requis et visité de moult de lieux,
pourtant que les verges sont moult crueuses (cruel-
les) de frénésie etde derverie (folie). Etpour honorer
le saint, envoyé y fut et apporté un homme de cire,
en forme du roi de France, et un très beau cierge et
grand, et offert moult dévotement et humblement
au corps saint, afin qu'il voulsist (voulût) supplier
à Dieu que la maladie du roi, laquelle étoit grande
et cruelle, fût allégée. De ce don et offrande il fut
grand'nouvelle. Aussi envoya-t-on pareillement à
Saint Hermer à Rouais, lequel saint a le mérite de
guérir de toute frénésie. En tous lieux où on savoit
corps saint ou corps de saintes, qui eussent grâce et
mérite par la vertu du Dieu à guérir de frénésie et
if»6 LES CHRONIQUES (i%2)
de derverie (folie), on y envoyoit ordonnément et
dévotement l'offrande du roi.
Quand les nouvelles en furent venues en Angle-
terre, que le roi et les seigneurs le sçurent, si en
furent grandement troublés- et par spécial le duc
de Lancastre le plaignit moult; et dit ainsi aux che-
valiers et écuyers qui étoient de-lez (près) lui: « Par
ma foi, c'est grand'pitié, car il montroit être homme
de grand'emprise et de bonne volonté à bien faire.
Et me dit à Amiens, au congé prendre: Beau cousin
de Lancastre, je vous prie chèrement que vous
mettez peine et rendez votre diligence que ferme
paix soit entre nous et votre neveu d'Angleterre et
nos royaumes ; parquoi nous puissions aller à
grand'puissance sur le Morabaquin (l) qui a con-
quis le royaume d'Arménie, et qui se met en peine
de détruire chrétienté, parquoi notre loi soit exhaus-
sée; car nous sommes tous tenus de ce faire. Or est,
ce dit le duc de Lancastre, la chose moult retardée;
car jamais n'aura si grand crédence comme il avoit
paravant. » — « C'est vérité, répondirent ceux à
qui il il en parloit; mais est le royaume de France
trop bien conditionné de cheoir en trouble. »
Ainsi se devisoient tous seigneurs et toutes gens
es pays lointains et prochains où la connoissance
de la maladie du roi étoit venue et sçue^; et le roi
étoittout coi au châtel de Cray, en la garde des
( i ) Mourad beg , eu françois Amurat. J. A. B.
( a ) On peut aussi voir à cet égard les lettres de Salmon, envoyé de
France kla cour d'Angleterre; leréjit de son anibusade fait partie de
cette collection. J. A. B.
(i5cj>) DE JEAN FROISSART. 107
chevaliers dessus nommés, et de maître Guillaume
de Harselly,qui en avoitla souveraine cure et admi-
nistration ; ni nul ne parloit au roi ni n'entroitau
châtel, fors ceux qui étoient députés et ordonnés
pour lui. A la fois le duc d'Orléans et le duc de
Bourbon y venoient pour le voir et visiter, et savoir
comment ilseportoit jet lesducs deBerry et de Bour-
gogne se tenoient à Paris, et n'avoient encore rien
fait de nouvel ; mais ils avoient bien en cœur et en
propos que ils ouvreroient temprement (bientôt), et
tout par raison, sur aucuns, lesquels ils n'avoient
pas bien en grâce ni leurs consaulx , car ils les
avoient trouvés durs, hauts et rebelles en plusieurs
manières. Et disoit le duc de Berry: « Clisson, La
Rivière, Le Mercier et le Bègue de Vilaines, quand
ils furent avec le roi en Languedoc me ôtcrent et
punirent à mort crueusement (cruellement) mon
trésorier et bon serviteur Betisac par envie et mau-
vaiseté,ni oncques, pour chose que je sçusse ou
pusse dire ni faire, je ne le pus ravoir de leurs
mains. Or se gardent de moi, car heure viendra que
je les payerai de la monnoie pareille. On la forge
quand (autant) que on peut. » Aussi le duc de Bour-
gogne ni ses consaulx ne pou voient aimer les des-
sus nommés qui avoient gouverné le roi. Car quand
ils avoient à besogner en cour, ils étoient dur re-
boutés et reculés ; et faisoit-on moult petit pour eux >
dont ils savoient bien parler et murmurer en der-
rière.
Pour ces jours, la duchesse de Bourgogne qui
étoit une crueusc et haute dame, se tenoit à Paris;
!08 LES CHRONIQUES (i5q0
de-lez (près) la reine de France et en avoit la sou-
veraine administration; ni nul ni nulle uarloit à la
reine fors parle moyen d'elle. Cette dame béoit de
tout son cœur messire Olivier de Clisson pour la
cause du duc de Bretagne, car ce duc lui étoit
moult prochain de sang; et en parloit souvent la
dame au duc de Bourgogne; et lui remontroit vi-
vement et clairement que c'étoit grand' défaute
quand on avoit tant porté Olivier de Clisson à
l'encontre d'un si grand prince que son cousin de
Bretagne. Le duc de Bourgogne qui étoit sage, froid
et imaginatif, et qui sur ses besognes véoit au long,
et qui ne vouloit pas ni n'avoit voulu mettre trou-
ble au royaume de France, mais tenir en paix tou-
tes parties tant qu'il pouvoit, ni qui ne vouloit pas
ni n'avoit voulu du temps passé courroucer ces sei-
gneurs, c'est à entendre le roi Charles son frère ni
le roi Charles son neveu, répondoit à sa femme sa-
gement et doucement et disoit: « Dame, en tout
temps fait bel et bon dissimuler. Vérité est que
notre cousin de Bretagne est un grand seigneur; et
sa seigneurie et puissance peut trop bien contre
le seigneur de Clisson on s'en émerveilleroit trop
grandement en France, si je faisois jà partie avec
lui au seigneur de Clisson, et à bonne cause; car
le sire de Clisson dit, montre et met outre que
toutes les haines qu'il a à notre cousin de Breta-
gne sont engendrées pour soutenir l'honneur du
royaume de France, où nous avons grand part; et
ainsi l'entend pareillement commune renommée du
royaume de France; et jusques à ores je n'ai vu nul
(i3ga) DE JEAN FROISSART. 109
certain article pour quoi de fait je me sois avancé
pour demeurer de-lez (près) notre cousin le duc de
Bretagne à l'encontre du seigneur de Clisson. Si
m'en a convenu dissimuler si je voulois demeurer
en la grâce du royaume où je suis tenu de foi et de
serment, trop plus que je ne suis au duc de Breta-
gne. Or est avenu ainsi, que monseigneur n'est pas
en bon point, mais en dur parti, ainsi comme vous
sçavezj et tout est à l'encontre du seigneur de Clis-
son, et sera, et de ceux qui l'ont conseillé, outre
nous, mon frère Berry et moi, de aller au voyage
où il vouloit outreraent aller. La verge est toute
cueillie dont ils seront hâtivement battus et corri-
gés, ainsi que vous verrez et orrez dire de bref;
mais que vous veuilliez un petit attendre et souffrir.
Dame, dame, il n'est pas saison qui ne paye, ni for-
tune qui ne tourne, ni cœur courroucé qui ne
s'éjouLsse, ni réjoui qui n'ait des courroux. Clis-
son, La Rivière, Le Mercier, Vilaines, Montagu
et encore autres ont mal ouvré, et on leur mon-
trera de bref. » Ainsi et par tels langages ré-
jouissoit à la fois le duc de Bourgogne la duchesse
sa femme.
Or avint un jour, et guères ne demeura depuis
ces paroles dessus dites, que le duc de Bourgogne
et le duc Berry eurent un parlement secret en-
semble et dirent: « Il nous faut commencer à dé-
truire ceux qui ont déshonoré notre neveu le roi, et
qui ont ouvré et joué de lui à leur entente et
volonté. Et premièrement nous commencerons au
connétable ; c'est le plus grand et qui a le plus de
1 1 o LES CHROÎN IQUES ( 1 3ga)
finance. Car il mit en termes et fit testament, l'au-
tre jour quand il fut blessé, de dix sept cent mille
francs. Où diable en a-t-il tant assemblé ? Et si l'en
a bien coûté le mariage de sa fille à Jean de Breta-
gne notre cousin que il délivra hors de danger et
de prison d'Angleterre deux cent mille! Et com-
ment y entrerons-nous, tout par point et par rai-
son ? car veci votre neveu d'Orléans qui le porte
très grandement j et aussi sont aucuns barons de
France. Néanmoins, si nous le tenons, nous le dé-
mènerons par loi et parlement lequel nous avons à
présent pour nous. » — « C'est vérité, dit le duc
de Bourgogne; la première foisque il viendra parler
à moi,el si faut que ily vienne dedans demain, je lui
montrerai bien, à la recueillette (accueil) que je
lui ferai, que je ne l'ai pas à grâce, ou vous, beau
frère de Berry , si premièrement il alloit vers
vous ?» « Je le ferai aussi, dit le duc de Berry. »
Et se départirent de ce conseil.
Or avint que le sire de Clisson qui rien n'y pen-
soit, mais cuidoit moyennement être assez bien de
ces seigneurs, le duc de Berry elle duc de Bour-
gogne, vint pour l'office de la connétablie dont il
étoit poursuivi d'aucuns chevaliers et écuyers qui
en ce voyage du Mans avoient été et vouloient
avoir argent; car encore n'en avoient-ils point eu,
et les envoyoit le chancelier de France, et aussi-fai-
soit le trésorier devers lui pour eux délivrer; et
vint, si comme je vous dis, à une relevée (soirée) le
connétable a l'hôtel d'Artois à Taris pour remontrer
l'état de ces besognes au dit duc de Bourgogne et
( , 5cp) DE JEAN FROISSART. 1 1 1
non à autrui; car jà lui étoit baillée et délivrée la
charge du gouvernement du royaume. Quand il fut
venu à l'hôtel d'Artois, il et ses gens, planté (beau-
coup) n'en y avoit-il mie, ils entrèrent en la cour,
car le portier leur ouvrit la porte- et descendirent
de leurs chevaux. Le connétable monta les degrés
de la salle, lui et un écuyer tant seulement, et les
autres l'attendirent bas en la cour. Quand le con-
nétable fut en la salle, il trouva deux des chevaliers
du duc. Si leur demanda en quel point le duc étoit,
et si il pourvoit parler à lui: « Sire, répondirent les
chevaliers, nous ne savons ; mais nous le saurons
tantôt. Demeurez-ci. » Ils entrèrent en la chambre
du duc et le trouvèrent assez à loisir, car il gengloil
(causoit)à un héraut qui venoit, ce disoit il, d'une
i'ète qui s'étoit tenue en Allemagne. Les chevaliers
rompirent ces paroles, car ils dirent ainsi. « Monsei-
gneur, vecy messire Olivier de Clisson en cette
salle. Et vient, à ce qu'il nous a dit pour parler à
vous, si c'est votre aise. » — « De par Dieu, dit le
duc, on le fasse venir avant, nous avons assez loisir
maintenant pour parler à lui et savoir que il veut
dire. » L'un des chevaliers issit (sortit) hors de la
chambre et appela le connétable, et lui dit. « Sire,
venez outre, monseigneur vous mande. » Le conné-
table passa avant. Quand le duc le vit, si mua cou-
leur trop grandement et se repentit en soi de ce
cpie il l'avoit fait venir, quoique il eut bien désir
et affection de parler à lui. Le connétable ôta son
chaperon de son chef et inclina le duc de Bour-
gogne, et dit: « Monseigneur, je suis ci venu, par
ii2 LES CHRONIQUES (i5gi)
devers vous pour savoir de l'état et gouvernement
du royaume, comment on s'en voudra chevir;cai
pour mon office je suis tous les jours poursuivi et
demandé; et pour le présent, vous et monsei-
gneur de Berry en avez le gouvernement. Si m'en
veuillez répondre. » Le duc de Bourgogne répondit
assez fellement (durement) et dit: « Clisson, Clis-
son, vous ne vous avez que faire d'ensonnier (in-
quiéter) de l'état du royaume, car sans votre office
il sera bien gouverné. A la male-heure vous en
soyez vous tant ensonnié! Où diable avez vous tant
assemblé ni recueilli de finance, que naguères vous
fîtes testament et ordonnance de dix sept cents
mille francs ? Monseigneur et beau frère de Berry
ni moi, pour toute notre puissance à présent n'en
pourrièmes (pourrions) tant mettre ensemble.
Partez de ma présence; yssez (sortez) de ma cham-
bre, et faites que plus je ne vous voie; car si ce n'é-
toit pour l'honneur de moi, je vous ferois l'autre
œil crever. » A ces mots le duc se départit de lui et
laissa le seigneur de Clisson tout coi, lequel yssit
bois de la chambre baissant le chef et tout pensif,
ni nul ne lui fit convoi. Et passa parmi la salle et
l'avala(descendit)tout jus;etvintàla cour;et monta
à cheval, et se départit avecques ses gens; et se mit
en chemin à la couverte et retourna à son hôtel.
Quand le sire de Clisson fut revenu à son hôtel,
il eut mainte pensée et imagination en soi même,
pensant et imaginant quel chose il feroit; et connut
tantôt que les choses iroient mal; et ne savoit à qui
parler ni découvrir ses besognes, car le duc d'Or-
(ôqî) DE JEAN FROISSART. Ii3
léans étoit à Cray. Néanmoins, si il fut à Paris, si
n'avoit-il nulle puissance de le sauver ni garder, et
se douta trop fort que de nuit le duc de Bourgogne
ne le fit prendre et efforcer son hôtel; et n'osa atten-
dre cette aventure; mais ordonna tantôt toutes ses
besognes et dit à aucuns de ses varlels ce qu'il vou-
loit faire; et sur le soir il se départit lui troisième,
et vida son hôtel par derrière, et issit de Paris par
la porte Saint Antoine, et vint au pont à Charenton
passer la Seine, et chevaucha tant que il se trouva
en un sien châtel à sept lieues de Paris (,), que on dit
le Mont-le-Hery et là se tint tant que il ouït autres
nouvelles.
Ce propre jour que le duc de Bourgogne avoit
ainsi ravalé de parole le connétable de France, le
duc de Berry et lui se trouvèrent, car ils vinrent au
palais pour parler ensemble des besognes qui tou-
choient et appartenoient au royaume de France. Si
conta le duc de Bourgogne à son frère de Berry
comment il avoit parlé et ravalé Clisson. Le duc de
Berry répondit et dit: « Vous avez bien fait; par
aucune voie faut ilentrer en eux, car vraiment, il, Le
Mercier, La Rivière, et Montagu ont dérobé le
royaume de Fiance; mais le temps est venu que ils
remettront tout arrière et y laisseront les vies, qui
m'en voudra croire? »
Je nesçaiscomment il enavint,ni quice fut; mais
ce propre soir que le connétable issit de Paris, Mon-
tagu s'en partit aussi tout secrètement par la porte
(i) Mont-Ll.ëry n*est qu'à 6 lieuts de Par s. J. A. B.
FROISSART. T. XIII. 8
Il4 LES CHRONIQUES (sô<p)
Saint Antoine et prit le chemin de Troiesen Cham-
pagne et de Bourgogne; et dit qu'il ne séjourneroil
ni arrêleroit nullepart, sise trouvèrent en Avignon;
et jà y avoit envoyé une partie de ses finances, el si
en avoit laissé à sa femme aucune chose pour tenir
son état courtoisement j car bien véoitet connoissoit,
puisque le roi avoit perdu son sens, que les choses
iroient mal, car les ducs de Berry et de Bourgogne
ne parloient mais à lui.
Messire Jean Le Mercier eut volontiers ainsi fait,
si il put j mais on avoit jà mis sur lui gardes, que
rien, sans sçu, n'issoit de son hôtel j et ce que au de-
vant il avoil sauvé lui vint depuis bien à point quand
il le trouva, car tout ce qu'on put tenir, avoir ni
trouver du sien, fut attribué aux ducs de Berry et de
Bourgogne. Il lui fut fait un commandement de par
les dessus dits qu'il allât tenir son corps prisonnier
au châtel du Louvre;et au Bègue de Vilaines, comte
de la Jlibede (Ribadea) en Espagne aussi. Ils y allè-
rent. On envoya à l'hôtel de Montagu; mais ceux
qui envoyés y furent ne le trouvèrent point; et sine
savoit nul à dire quel part il étoit alié ni trait; on
le laissa quand on ne le put avoir.
On demanda si Olivier de Clisson étoit à Paris;
et fut envoyé quérir à son hôtel, pour lui faire com-
mandement, si on l'eut trouvé, que il fut aussi allé
tenir son corps prisonnier au châtel du Louvre: on
ne le trouva point, ni homme de par lui, fors le con-
cierge qui gardoit l'hôtel et n'en savoit nulles nou-
velles. On laissa ainsi ester (rester) ces paroles deux
jours, tant que ou sçut de vérité qu'il étoit en son
(lôgj) DE JEAN FROISSART. n5
hôtel de Mont-le-Héry. Quand les seigneurs le sçu-
rent qui le vouloient prendre et attraper, et si tenu
l'eussent, mal et laid lui fut allé, ils ordonnèrent
tautôt le Barrois des Barres et messire Jean deChâ-
tel-Morant, le seigneur de Coucy et messire Guil-
laume de la Tïimouille, à trois cents lances ; et leur
fut dit: « Allez-vous-en à Mont-le-Héry; environnez
la ville et le cliâtel et ne vous parlez point de là sans
nous ramener Clisson mort ou vif. »
Les chevaliers obéirent, et faire leur convint, car
les deux ducs pour l'heure avoient l'administration
du royaume de France; et se départirent de Paris à
plus de trois cents lances, non pas tous à une fois,
niais par cinq roules (troupes), afin que leur issue
fut moins connue. Dieu aida si bien le connétable, et
eut si bons amis en la chevauchée, que cette venue
lui fut signifiée si bien à temps et à point, que il ne
y prit nul dommage et se départit lui et ses gens, et
se mit au chemin, et chevaucha tant, par voies cou-
vertes, par bois et par bruyères, hors des cités et en
sus des villes fermées, que il vint sauvement et sû-
rement en Bretagne; et se bouta en un sien cliâ-
tel bien garni et pourvu de toutes choses, lequel on
appelle Châlel-Josselin ; et là se tint tant qu'il
ouït autres nouvelles.
Pour ce ne demeura pas que le Barrois des Bar-
res et les autres chevaliers dessus nommés ne se
missent en peine de faire leur emprise, ainsi que
chargé leur étoit, et vinrent au Mont-le-Héry, et se
saisirent de la ville, et environnèrent le chatcl,et fu-
rent là nuv. nuit; et cuidoient (croyoient) que le
8*
i iG LES CHRONIQUES (ôga)
connétable l'ut dedans, mais non étoit, ainsi que
vous sçavezjet s'ordonnèrent au matin ainsi que
pour assaillir. Les varlets qui étoient au châtel en-
voyèrentdeversles chevaliers pour savoir quelle chose
on leur demandoit; ils répondirent que ils vouloient
avoir messire Olivier de Clisson, et que pour ce
étcient-ils là venus.
Les varlets qui le châtel gardoient répondirent et
dirent que le sire de Clisson étoit départi de là,
passé quatre jours ; et ofiVoient à ouvrir le châtel et
quérir partout. Les chevaliers prirent cette offre et
allèrent au châtel et toutes leurs routes (troupes),
armés de pied en cap, ainsi que pour combattre; et
ce firent afin que là dedans ils ne fussent surpris de
trahison ni de aucune embûche. Mais ils trouvèrent
tout en vérité ce que les varlets du seigneur de
Clisson avoient dit. Si cherchèrent-ils haut, bas et
partout, mais rien ne trouvèrent. Donc se départi-
rent-ils et retournèrent vers Paris. Si contèrent à
ceux qui les avoient envoyés comment ils avoient
exploité.
Quand le duc de Berry et le duc de Bourgogne
virent, et leurs consaux , que messire Olivier de
Clisson leur étoit échappé, si furent moult courrou-
cés; et le duc d'Orléans et le duc de Bourbon tous
réjouis. Or dit le duc de Bourgogne: « Il a montré
que il se doute ; pour ce,siils'en est allé et fui, n'est-
il pas quitte: nous le ferons traire et revenir avant
hâtivement, ou il perdra tout ce où nous pourrons
la main mettre, ni jà n'en sera déporté (épargné)
car il a sur lui plusieurs articles déraisonnables, qui
( 1 5(j2) DE JEAN FROISSART. i 1 7
ne demandent que jugement de punition ; el si les
grands et les puissants et les mauvais n'étoient pu-
nis et corrigés, les choses ne seroient point juste-
ment proportionnées, et se contenteroient malles pe-
tits et les foiblesj et justice doit être loyale et non
pas épargner ni fort ni foible, parquoi tous s'y exem-
plient (,). » Ainsi disoit et devisoit le duc de Bour-
gogne; et messire Olivier de Clisson étoit mis et
bouté sauvement et sûrement en son châtel, lequel
on nomme Châtel-Josselin en Bretagne, et étoit bien
pourvu de tout ce qu'il appartenoit pour tenir et
garder ; et ce propre jour que le Barrois des Barres
lut retourné à Paris devers les seigneurs et que il
leur eût dit et conté que messire Olivier de Clisson
n'étoit point au châtel de Mont-le-fiéry, il lui fut
dit de par le duc de Berry et le duc de Bourgo-
gne: « Départez-vous, Barrois, demain le bon malin
et chevauchez jusques à Aunians. On nous a dit que
le sire de La Rivière y est:calengiez (réclamez)-le de
par nous et de par le conseil du roi, et l'ayez tel que
vous nous en rendez bon compte, quand nous le vous
demanderons. » Il répondit:» Messeigneurs, volon-
tiers. » Et chevauchèrent lendemain lui et sa route
(troupe) et vinrent à Aunians, une très belle forte-
resse séant auprès Chartres, que le siredeLa Rivière
tenoitj et l'avoit prise en mariage avecques la dani<
d'Aunians sa femme; et avoit le dit châtel et toute
sa terre trop grandement amendé, et moult étoit
' 1) l'rciiiicil t.\ciii|)\. .1. A. H.
n8 LES CHRONIQUES (i5yi)
aimé de ses hommes en sa terre, car il ne vouloit que
tout bien et loyauté.
Les commissaires de par les seigneurs dessus
nommés vinrent à Auniaus et firent ce dont ils
étoient chargés; et trouvèrent le seigneur de La
Rivière, sa femme et ses enfants. Le seigneur de La
Rivière n'attendoit autre chose que ces vegilles
(gardes), car jà lui avoit-on dit que messire Jean
Le Mercier et le comte de La Ribede (Ribadea) te-
noient prison, et que le connétable étoit parti et fui
horsdeMont-le-Héry,et trait, quelque part que ce
fut, à sauveté; et lui avoit-on dit: «Sire, sauvez
votre corps ; car les envieux ont à présent contre
vous règne pour eux. » 11 avoit répondu à ces pa-
roles et dit ainsi: «Ici et autre part suis-je en la
volonté de Dieu, je me sens pur et net. Dieu m'a
donné ce que j'ai et il le me peut ôter quand il lui
plaît; la volonté de Dieu soit laite. J'ai servi le roi
Charles de bonne mémoire et le roi Charles son fils
à présent, bien et loyaument. Mon service a été
bien connu d'eux et le me ont grandement rému-
néré. Je oserai bien, sur ce que j'ai fait, servi et tra-
vaillé à leur commandement pour les besognes du
royaume de France, attendre le jugement de la
chambre de parlement de Paris. Et si on trouve en
tous mes faits chose où rien ait à dire, je sois puni
et corrigé ! »
Ainsi disoit et avoit dit le sire de La Rivière à sa
femme et à ceux de son conseil en devant ce que
les commissaires des seigneurs dessusnommés \ins-
sent à Aunians. Quand on lui dit: « Monseigneur,
(i39î) DE JEAN FROISSART. 119
véez-ci tels et tels -et viennent à main armée voulant
entrer céans ; que dites-vous? Ouvrirons-nous la
porte? » Dit-il: «Quoi donc ! ils soient les très bien
venus !» Et à ces mots il même vint à l'encontre
d'eux et les recueillit un et un moult honorablement
et tout en parlant à eux, il et eux et toutes leurs gens
entrèrent en la salle du châtel d'Aunians. Quand ils
turent tous venus, là s'arrêtèrent jet adonc leBarrois
des Barres, un moult doux et gentil chevalier, fit
de cœur courroucé, et bien le montra, l'arrêt sur le
seigneur de La Rivière, ainsi que chargé lui étoit et
que faire le convenoit. Le sire de La Rivière le tint
pour excusé et obéit. Autrement ne le pouvoit-il
taire ni vouloit. Si demeura prisonnier en son châ-
tel d'Aunians même. Vous devezbien croire et savoir
que la dame étoit moult déconfortée et fut, quand
elle vit ainsi la fortune tournée, et reverser son sei-
gneur et mari, et avec ce se doutoit trop fort de la
conclusion.
Ainsi fut le sire de La Rivière prisonnier en son
châtel d'Aunians. Guères de temps ne demeura
depuis que il fut envoyé quérir par les dessus dits,
qui avoient le gouvernement de la temporalité et
ausside l'espirituel; car cil (celui), qui pape Clément
s'escripsoit (appeloit), n'avoit rien au royaume de
France fors par ces deux qui gonvernoient le dit
royaume. Et fut amené à Paris et mis au châtel du
Louvre. Moult degensparmi le royaume en avoient
pitié, et si n'en osoient parler fors en derrière. En-
core ne faisoit-on point si grand, compîe de la tribu-
lalion de messire Jean Le Mercier que de celle du
î-io LES CHRONIQUES (i3<j0
seigneurde La Rivière, car le sire de La Rivière avoit
toujours été doux, courtois, débonnaire et patient
aux pauvres gens, et à ceux et celles bon moyen qui
avoient à besogner et qui ne pouvoient avoir au-
dience. On disoit tous les jours parmi la ville et
cité de Paris que on leur trancheroit les têtes; et
couroit par aucuns, non mie par tous, un esclandre
et une renommée pour eux plus grever, que ils
étoient traittours (traîtres) contre la couronne de
France;et avoient exurpé (usurpé), emblé (enlevé)
et demuchié (caché) les grands profits du royaume
de France, dont ils avoient tenu leurs grands états,
fait maisons, châteaux et beaux édifices; et les pau-
vres chevaliers et écuyers, qui avoient exposé leurs
corps et leurs membres es armes, et servi le royaume
de France, et vendu et alloué leurs héritages, en
servant, n'avoient pu être au temps passé payés,
tant par messire Olivier de Clissonque par ces deux;
et aussi par Montagu qui s'en étoit fui. Les envieux
et haineux les condamnoienl et jugeoient à mort;
et en furent en trop grand* aventure; et fut dit que
sur eux il étoit tout prouvé que ils avoient pleine-
ment conseillé le roi de France à aller au Mans et
pour entrer en Bretagne; et l'avoient mis en la ma-
ladie et en la frénésie où il étoit, pardonner à boire
poisons appropriés à leur volonté. Et couroit com-
mune renommée que les médecins, qui avoient le roi
à gouverner, n'en pouvoient ni avoient pu toute la
saison jouir ni user pour eux.
Tant fut proposé à l'encontre d'eux, du seigneur
de La Rivière et de sire Jean Le Mercier , que ils
(i5ga) DE JEAN FROISSART. 121
furent ôtés du Louvre et livrés au prévôt du châ-
telet de Paris et mis au cliâtel de Saint Antoine,
en la garde du vicomte d'Acy qui pour le temps
en étoit châtelain. Quand ils furent là mis et que
on le sçut de vérité , donc s'efforça renommée
à courir et voler partout que ils seroient exécutés à
mort. Mais au voir (vrai) dire et parler par raison,
ils n'eurent oncques ce jugement ni arrêt contre
eux; ni ceux ,. qui à juger les avoient, ne pouvoient
trouver en conscience que ils dussent mourir. Si en
étoient-ils tous les jours» pour eux contrarier,, as-
saillis; et disoit-on ainsi : «Pensez pour vos âmes,
car vos corps sont perdus; vous êtes jugés à mourir
et à être décolés. »
En cette peine et douleur que je vous dis ils fu-
rent un grand temps; toutes voies le Bègue de Vi-
laines, un très grand chevalier et vaillant homme
en armes du pays de Beauce, lequel étoit amis
(accusé) de leur même fait et inculpé, fut si bien
aidé, et eut tant de bons amis, que il fut délivré
hors de prison, et eut pleine remission de toutes
choses. Mais à l'issir hors de prison et à sa déli-
vrance, ceux de son lignage, messire le Barrois et
autres, lui direntque il s'ordonnât et s'en allât jouer
en Castille,car là tenoit-il bel héritage et bon de
par sa femme la comtesse de la Ribede (Ribadea). Si
comme il fut conseillé, il s'ordonna et appareilla du
plutôt qu'ilput, et se départit de France, et s'en alla
en Castille; et les deux autres dessus nommés de-
meurèrent en prison et au péril et danger de perdre
leurs vies.
122 LES CHRONIQUES (i3qî)
Tous les biens, meubles et non meubles, héri-
tages et autres possessionsquemessire Jean LeMer-
cier avoit dedans Paris et dehors au royaume de
France, où on put la main mettre, tout fut pris,
ainsi comme biens tollu (ravi) et ôté acquis et for-
faits, et tout donné à autrui. La belle maison du
Pont au Louvien au diocèse de Laon, qui tant lui
avoit coûté, lui futôtéeet donnée au seigneur de
Coucy; et toutes les appendances, terres, rentes et
possessions, qui au manoir et à la dite ville appar-
tenoient, je ne sçais si ce fut à sa requête ou de-
mande, il en fut ahérito pour lui et pour son hoir.
D'autre part, le sire de La Rivière fut trop dur
mené. Vérité est que de son meuble, là où on le put
avoir, on lui ôta tout, et les terres et héritages, les-
quels il avoit acquis et achetés; réservé on laissa à
sa femme, la dame d'Àunians tous les héritages les-
quels venoient de son côté, de père et de mère.
Avec tout ce, il avoit une jeune fille, belle damoi-
selle et gente en l'âge de dix ans, laquelle fille avoit
épousépar conjonction de mariage un jeune fils, qui
s'appeloit Jacques de Châtillon, fils à messire Hue
de Châtillon, qui jadis fut maître des arbalétriers
de France; et étoit ce fils héritier de son père, et
tenoit grands héritages et beaux; et étoit encore
taillé d'en plus tenir; et jà chevauchoit-il et avoit
plus d'un an chevauché avec son grand seigneurie
seigneur de La Rivière; mais nonobstant toutes ces
choses, et outre la volonté de l'enfant, on le déma-
ria de la fille au seigneur de La Rivière; et fut re-
marié ailleurs, là où il plut au seigneur de Bour-
(i3gn) DE JEAN FROISSART. 1*3
gogne et à ceux de la Trimouille, qui pour le temps
cie lors menoientla tresche (danse).
Encore outre, le seigneur de La Rivière avoit un
fils, jeune écuyer et son héritier. Ce fils étoit marié
à la fille du comte de Damp-Martin; et n'avoit le
dit comte plus d'enfants, ni n'étoit taillé que jamais
en dut avoir. Et étoit la fille son héritière. On les
voulut démarier et mettre la fille ailleurs plus hau-
tement assez , mais le comte de Damp-Martin ,
comme vaillant prud'homme, alla au-devant , et dit
bien, et le tint, que, tant que le fils au seigneur de
La Rivière auroit vie ou corps, sa fille n'auroit autre
mari pour homme qui en put parler ou traiter; et
outre, si on faisoit à l'enfant violence pour abréger
sa vie, sa fille n'auroit jamais mari; et meltroit son
héritage en si dures mains que ceux qui voudroient
avoir son droit sans cause, par fraude ou par envie
ne l'en pourroient ôter. Quand on vit la bonne vo-
lonté du comte de Damp-Martin et ses défenses on
le laissa en paix ; et demeura le mariage et les deux
enfants ensemble. Mais le premier dont je vous ai
parlé se rompit; et en dispensa le pape Clément,
voulsist (voulut) ou non, car pour lors au royaume
de France il n'avoit autre puissance que celle que
on lui donnoit et consentoit à avoir, tant étoit
l'église sujette et vitupérée parle schisme et ordon-
nance de ceux qui gouverner la dévoient.
Moult de peuple, par spécial parmi le royaume de
France et ailleurs, excusoient le gentil seigneur de
La Rivière de toutes ces a mises (fautes), voire si ex-
cusalion vaulsist(out valu) rien, mais nennil; ni nul.
124 LESC11B0NLQUES (^g^)
quel qu'il fut, ni comme clair qu'il vit en la matière,
n'en osoit parler ni ouvrir la bouche, fors tant seu-
lement cette vaillante jeune dame, madame Jeanne
de Boulogne duchesse de Ben y. Trop de fois la
bonnedame s'en mit à genoux aux pieds de son mari
le duc de Berry, et lui disoit en prianl à maints
jointes: « Ha ! Monseigneur, à tort et à péché,
vous vous laissez des ennemis et haineux informer
diversement sur ce vaillant chevalier prud'homme,
le seigneur de La Rivière. On lui fait purement
tort ni nul n'ose parler pour lui, fors moi: je vueil
bien que vous sachez que, si on le fait mourir, je
n'aurai jamais joye, mais trouverai tous les tours
que je pourrai pour être en tristesse et en douleur,
car il est, où qu'il soit, très loyal chevalier, sage et
vaillant prud'homme. Ha ! Monseigneur, vous con-
sidérez petitement les beaux services que il vous a
faits ; les peines et travaux qu'il a eus, pour vous et
moi mettre ensemble par mariage: je ne dis pas que
je le vaille, car je suis une petite dame à l'encontre
de vous; mais vous, quime vouliez avoir, vous aviez
à faire à un trop dur et avisé seigneur monseigneur
de Foix, en qui garde et gouvernement j'étois pour
lors. Et si le gentil chevalier le sire de La Rivière, et
ses douces paroles et sages traités, n'eussent été, je
ne fusse pas en votre compagnie, mais fusse pour le
présent en Angleterre; car le duc de Lancastre me
vouloit avoir pour son fils le comle de Derby. Et
plus s'y inclinoit monseigneur de Foix assez que il
ne faisoit à vous. Très cher sire, il vous doit bien
souvenir de toutes telles choses, car elles sont vérita-
irigi) DE JEAN FROISSART. 1^5
Mes. Si vous prie humblement et en pitié que le
gentil chevalier, qui si doucement m'amena pardeçà,
n'ait nul dommage de son corps ni de ses mem-
bres. » Le duc de Berry, qui véoit sa femme jeune
et belle et qui l'aimoit de tout son cœur, et qui
bien savoit qu'elle disoit et montroit toute vérité,
amollioit grandement son cœur, qu'il avoit dur et
haut sur le seigneur de La Rivière; et pour apaiser
sa femme, car il véoit bien qu'elle parloit et prioit
de grand cœur, il lui disoit: « Dame, si Dieu
m'aist (aide) à l'âme, je voudrois par spécial que il
m'eut coûté vingt mille francs, et La Rivière ne se
fut oncques forfait envers la couronne de France,
car en devant cette avenue de la maladie de mon-
seigneur, je l'aimois bien et tenois pour un sage et
pourvu chevalier; et puisque vous en parlez et priez
si acertes, je ne vous voudrois pas courroucer. A
votre prière et parole il en vaudra grandement
mieux, et y ferai plus pour vous, si avant que ma
puissance s'y pourra étendre, que si tous ceux du
royaume de France en parloient et prioient. » —
« Monseigneur, répondit la dame, si Dieu plaît, je
m'en apercevrai; et vous ferez bien et aumône; et
je crois que le gentil chevalier et vaillant pru-
d'homme n'a nulle avocate fors moi. » — « Tous
dites vérité, disoit le duc de Berry, et quand vous
vous en voulez ensonnier (mêler), il doit suffire. >>
Ainsi se apaisoit la dame sur les paroles de son
seigneur et mari le duc de Berry, et quand il et le
duc de Bourgogne et les consaux parloient ensem-
ble, c'étoit tout troublé; et n'est nulle doute, si la
126 LES C! IRONIQUES (,59*)
bonne clame n'eut été, et si acertes n'y eut entendu,
il eut été mort. Mais pour l'amour d'elle on s'en dis-
simula ; et valut messire Jean Le Mercier très gran-
dement mieux de la compagnie du seigneur de La
Rivière, pourtant (attendu) qu'ils étoient pris et
accusés d'un même fait. JNi on n'avoit point cons-
cience ni conseil de faire mourir l'un sans l'autre.
Vous devez savoir, quel detriance (délai) qu'il y
eut ni que on leur fit, ils n'étoient pas en prison
bien assurés, car ils sentoient que pour le présent
ils avoient trop d'ennemis, et ces ennemis étoient
en leur règne et en leur puissance ; et moult cour-
roucés étoient, si amender le pussent, de ce que on
les gardoit tant. Messire Jean Le Mercier, en la
prison où il étoit au cliâtel de Saint Antoine, conti-
nuellement pleuroit, si soudainement etdesigrand'-
affection, que sa vue en l'ut si foulée et afïbiblie,
qu'il en futsur le point d'être aveugle; et étoitgrand'-
pitié à le voir et ouïr lamenter.
Entreus (pendant) que ces deux chevaliers étoient
en ce danger et en prison, et furent plus d'un an, ni
on ne savoit à dire quelle fin ils prendroient, on en-
tendit de tous points au seigneur de Clisson pour le
dégraderetôterde son honneur etoiïice.Etplus volon-
tiers on l'eut tenu que nul des autres, mais il s'en
«arda bien; si fit que sage; car si on l'eut tenu, il
étoit tout ordonné qu'il eut eu jugement contre lui
pour le faire mourir sans remède, et tout par envie
et par haine et pour complaire à son adversaire le
duc de Bretagne, qui oneques ne fit bien au
royaume de France.
(|->rp) DE JEAN FROISSART. 127
Quand les seigneurs virent que il leur étoit
échappé, on trouva le conseil sur autre forme; et
fut démené en la manière que je vous dirai. 11 fut
ajourné à venir en chambre de parlement à Paris,
pour ouïr droit et répondre aux articles dont on
l'accusoit, sur peine de perdre honneur et le
royaume de France et l'office de la connétablie, et
furent envoyés commissaires, à ce députés et or-
donnés de par ceux delà chambre de parlement, en
Bretagne pour parler à lui, et faire arrêt et ajour-
nement sur lui de main mise. Ceux qui envoyés y
furent s'acquittèrent bien de chevaucher jusques en
Bretagne et d'aller es forteresses et demander es
villes de messire Olivier de Clisson quelle part il
étoit; et disoient: « Nous sommes ci-envoyés de
par le roi notre sire et le conseil pour parler à mon-
seigneur le connétable, si lenous enseignez, tant que
l'ayons vu et parlé à lui et que nous ayons fait no-
tre message. » Les hommes de la ville et des châ-
teaux deBretagne tenables du dit connétable, aux
quels ils s'adressoient, répondoient et disoient ainsi,
comme tous garnis et avisés de répondre: « Vous
soyez les bien venus. Et certainement si nous vou-
lions parlera monseigneur le connétable, nous irions
en tel lieu. Car là nous le cuiderions trouver sans
nulle faute. » Ainsi, de ville en ville et châtel en
cliâtel, les commissaire alloient, demandant messire
Olivier de Clisson, et trouver ne le pouvoient, ni
autres nouvelles n'en ouïrent; et tant le quirent et
demandèrent sans parler à lui qu'ils se tennèrent
fatiguèrent) et se mirent au retour, et vinrent à
ia8 LES CHRONIQUES (i5cp)
Paris, où ils firent certaine relation à leurs maîtres
de tout ce que ils avoient vu et trouvé, et comment
à l'encontre d'eux le connétable s'étoit demuchié
(caché) et ses gens dissimulés.
"V ous devez savoir que ceux qui l'accusoient et
qui condamner le vouloient ne voulsissent pas qu'il
se fut autrement gouverné, car or à primes, ce di-
soient-ils, en auroient pleinement raison, et seroit
démené selon ce qu'il avoit desservi (mérité).
On donna à messire Olivier de Clisson, par or-
donnance de parlement, fut tort ou droit, tous ses
ajournements, afin que ceux qui l'aimoient ne pus-
sent point dire ni proposer que par envie ni haine
on l'eut forcé et quand toutes les quinzaines furent
accomplies et que on vit que de lui on n'auroit ni
orroit nulles nouvelles, et qu'il eut été appelé géné-
ralement à l'huis de la chambre de parlement et en-
suite publiquement à la porte du palais et aux de-
grés et à la porte de la cour du palais, et que on
lui eut donné toutes ses solemuités et que nul ne ré-
pondoit pour lui, il eut arrêt en parlement contre lui
trop cruel, car il fut banni du royaume de France
comme faux, mauvais et traître contre la couronne
de France, et jugé à cent mille marcs d'argent pour
les extorsions que induement et frauduleusement
du temps passé, son office faisant de la connétablie,
il avoit faits, tant à la chambre aux deniers comme
d'autre part, et à perdre perpétuellement et sans
espoir jamais du revenir l'office de la connétablie. A
telle sentence rendre fut mandé le duc d'Orléans, et
prié qu'il y voulsist être, mais point il n'y voult
(log-î) DE JEAN FROISSART. 129
venir et se execusa. Mais les ducs de Berry et de
Bourgogne y lurent et grand'foisou des barons du
royaume de France. *
Or regardez des œuvres de fortune comme elles
vont et si elles sont peu fermes et stables, quand ce
vaillant homme et bon chevalier, et qui tant avoit
travaillé pour l'honneur du royaume de France, fut
ainsi démené et vitupereusement dégradé d'hon-
neur et de chevance. Oncques homme ne fut plus
heureux de ce que point ne vint à ses ajournements,
car si il y eut été, il étoit tout ordonné, on lui eut
honteusement tollu la vie; ni pour lors îe duc d'Or-
léans n'en osoit parler; et si il en eut parlé, pour lui
on n'en eut rien fait.
Considérez et me répondez, s'il vous plaît, si le
duc de Bretagne et messire Pierre de Craon, qui
étoient conjoints ensemble, furent point réjouis de
ces nouvelles. Vous devez croire que ouï; mais de
ce éloient-ils courroucés que on ne le tenoità Pa-
ris avecques les autres, messire Jean Le Mercier et
le seigneur de La Rivière.
De cette sentence et jugement vitupereux contre
le sire de Clisson fut-il grand'nouvelle au royaume
de France et ailleurs aussi. Les aucuns le plain-
gnoient et disoient en secret que on lui faisoit
tort Les autres opposoient à l'encontre et disoient:
« Yoire, de ce que on ne l'a tenu et pendu, car il
l'a bien desservi (mérité). Et nos seigneurs, qui sont
informés de sa vie et de ses mœurs, n'ont pas tort,
si ils consentent qu'il soit ainsi démené. Comment
diable pourroit-il avoir assemblé tant d'or et d'ar-
FROISSART. T. XIII. q
i3o LES CHRONIQUES (i%ï)
gent que la somme de million et demi de florins ? Il
ne lui vient point de bon acquêt, mais de pillages
et de roberies et de retailler les gages des pauvres
chevaliers et écuyers du royaume de France et
d'ailleurs, si comme on sçait bien par la chancel-
lerie et trésorerie,, car tout y est écrit et registre.
En ces voyages de Flandre il a levé et eu à son
profit grand' foison d'or et d'argent, et aussi au
voyage d'Allemagne où le roi fut, toutes les tailles
du royaume de France et les délivrances des gens
d'armes du dit royaume se passoient parmi ses
mains. Il en donnoit et faisoit donner ce qu'il vou-
loit, et la meilleure part il en retenoit, ni nul n'en
osoit parler. »
Ainsi et par tels langages étoit accusé en derrière
messire Olivier de Clisson et pour ce est dit en
reprouver : « qui il meschiet, chacun lui mésoffre, »
Le duc de Bretagne, lui étant et séjournant en
son pays, faisoit courir commune renommée que,
quand le roi de France, monseigneur de Berryj et
monseigneur de Bourgogne voudroient bien acertes
(sérieusement), il feroit bien petit varletle seigneur
de Clisson, mais il les laisseroit encore convenir un
temps ; pour voir comment les besognes se porteroient ;
car il entendoit bien de côté que on donneroit au
seigneur de Clisson toutes ses royes (voies), et seroit
si avant mené que on lui feroit perdre son office de
la connétablie. Or regardez si le duc de Bretagne et
messire Pierre de Craon en bref terme étoient reve-
nus sur leurs pieds et tout par les œuvres de for-
tune, quioneques ne séjourne, mais toujours tourne
(i59î) DE JEAN FtfOlSSART. i3l
et bestourne, et le plus haut monté sur la roue en
la boue étrangement retourne. Ce messire Olivier
deClisson et lesdessus nommés, le sire de La Rivière
et messire Jean Le Mercier, principalement et sou-
verainement étoient inculpés de la maladie du roi
de France; et couroit commune renommée sur eux
par envie et par ceux qui les héoient et qui à mort
traiter les vouloient, qu'ils avoient empoisonné le
roi. Or considérez, entre vous qui entendez raison,
comment ce se peut faire, car ils étoient ceux au
monde, qui à la maladie du roi pouvoient le plus
perdre et qui plus volontiers lui eussent gardé sa
santé; mais ils n'en pouvoient être crus ni ne furent,
ainsi que vous oyez, mais convint un grand temps
demeurer en prison et en danger au cbâtel de Saint
Antoine. Messire Jean Le Mercier et le seigneur de
La Rivière en furent en grand péril d'être decolés
publiquement; et l'eussent été sans doute, si le roi
ne fut en la saison retourné en assez bonne santé,
et si la duchesse de Berry n'eut été, qui grandement
y fut pour le seigneur de La Rivière. Et le sire de
Clisson se tenoit en Bretagne, et fit une très forte
guerre au duc de Bretagne, et le duc à lui, laquelle
guerre coûta moult de vies, si comme je vous recor-
derai avant en notre histoire.
Yous devez savoir, et vérité fut, que en cette sai-
son l'infirmité que le roi prit au voyage de Bretagne,
si comme il est ci-dessus contenu, abattit grande-
ment la joie et le revel de France; et à bonne cause
que le royaume sentit la douleur et la peine du roi ,
car au-devant il étoit grandement en l'amour et
9*
t32 LES CHRONIQUES (1391)
grâce de tout le peuple ; et pour ce que il étoit chef,
le dévoient mieux toutes gens sentir, car quand le
chef a mal, tous les membres s'en sentent. Si n'en
osoit-on parmi le royaume parler de sa maladie
pleinement, mais le céloient toutes gens le plus qu'ils
pouvoient. Et fut la maladie trop bien celée et dis-
simulée devers la reine, car, jusques à tant que elle
fut accouchée et relevée, elle n'en sçut rien ; et eut
cette fois, ce m'est avis, une fille.
Ce maîtreGuillaume de Harselle, lequel avoit le
roi en cure et en garde, se tenoit tout coi de-lez
(près) lui à Cray, et moult soigneux en fut, et gran-
dement bien s'en acquitta , et honneur il y acquit et
profit, car petit à petit il le remit en bon état. Pre-
mièrement il l'ôta de la fièvre et de la chaleur, et
lui fit avoir goût et appétit de boire et de manger
et de dormir et reposer, et lui fit avoir connoissance
de toute chose; mais trop étoit foible; et petit à
petit, pour le renouveler de air, il le fit chevaucher,
et aller en gibier, et voler de l'épervier aux aloes
(alouettes).
Quand ces nouvelles furent sçues parmi France
que le roi retournoit grandement en sens, santé et
bonne mémoire, si en furent toutes manières de
gens réjouis, et Dieu regracié et loué humblement
et de bon cœur. Le roi, lui étant à Cray, demanda
et voulut voir sa femme la reine et le dauphin son
fils. La reine vint, et fut le fils apporté. Le roi leur
fit grand' chère et les recueillit liement. Et ainsi
petit à petit, par la grâce de Dieu, le roi retourna
en bonne santé et état; et quand maître Guillaume
(i3gî) DE JEAN FROISSART. i33
de Harselle vit qu'il étoit en bon point, si en fut
tout joyeux; ce fut raison, car il avoit fait une belle
cure; et le rendit à son frère le duc d'Orléans et à
ses oncles Berry, Bourgogne et Bourbon et leur
dit : « Dieu mercy , le roi est en bon état. Je le vous
rends et livre. D'ores-en-avant on se garde de le
eourrouceret méreucolier (fâcher), car encore n'est-
il pas bien ferme de tous ses esprits; mais petit à petit
il s'affermira. Déduits, ombliances et déports par
raison lui sont plus profitables que autres choses.
Mais du moins que vous pouvez, si le chargez et tra-
vaillez de conseils, car encore a-t-il,et aura toute
cette saison le chef foible et tendre, car il, a été
battu et formené de très dure maladie. »
Or fut regardé que on retiendroit ce maître Guil-
laumede-lez(près)leroi,etlui donneroit-on tant qu'il
s'en contenter oit, car c'est la fin que médecins ten-
dent toujours, que avoir grands salaires et profits
des seigneurs et des dames, de ceux et celles qu'ils
visitent. Et fut requis et prié de demeurer lez (près)
le roi. Mais il s'excusa trop fort et dit qu'il étoit dé-
sormais un vieux homme, foible et impotent et qu'il
ne pourroit souffrir l'ordonnance de la cour et que
brièvement il vouloit retourner à sa nourriçon.
Quand on vit que on n'en auroit autre chose, on ne
le voulut point courroucer; on lui donna congé;
mais à son département on lui donna mille cou-
ronnes d'or. Et fut écrit et retenu à quatrechevaux ,
toutes et quantes fois qu'il lui plairoit à venir à
l'hôtel du roi. Je crois que oneques puis n'y rentra;
car quand il fut venu en la cité de Laun, où le
i34 LES CHRONIQUES (,392)
plus communément il se tenoit, il mourut très riche
homme. Et avoit bien en finance, tant fut trouvé du
sien, trente mille francs. Et fut en son temps le plus
eschars (économe) et avers (avare) que on sçut. Et
étoit toute si plaisance, tant qu'il requit, à assem-
bler grand' foison de florins. Et chez soi il ne dépen-
doit pas tous les jours deux sols parisis, mais alloit
boire et manger à l'avantage où il pouvoit. De telles
verges sont battus tous médecins.
VV-\ VWW WVWV
CHAPITRE XXXI.
Comment les trêves furent ralongées entre France
et Angleterre et comment le roi étoit revenu
en son bon sens.
V ous sçavez, et il est ci-dessus contenu en notre
histoire, comment les trêves furent données à Lo-
linghen et accordées à durer trois ans entre France
et Angleterre, et avoientles ambassadeurs de France,
c'est à entendre le comte de Saint Pol, le sire de
Châtel-Morant, et messire Taupin de Cautemelle,
été en Angleterre avecques le duc de Lancastre
et le duc d'York, pour savoir l'intention du roi et du
peuple d'Angleterre, car on avoit tant proposé et si
avant entre les parties au parlement à Amiens, que
on étoit sur forme et état de paix et sur certains ar-
ticles dénommés et prononcés, mais (pourvu) que il
plut à la communauté d'Angleterre. Tout ce avoient
(lôga) DE JEAN FROISSARJ . i35
réservé le duc de Lancastre et le duc d'York; et si
savez comment les dessus nommés étoient retournés
en France, car on leur a voit répondu crue à la Saint
Michel, qui prochainement devoit venir, les parle-
ments seroient à Westmoustier des trois états d'An-
gleterre; et là seroit remontré tout l'affaire générale-
ment; et en auroit-on réponse.
Or avint que quand les nouvelles furent sçues
en Angleterre de la maladie et impotence du roi
de France, les choses en furent grandement retar-
dées. Néanmoins le roi Richard d'Angleterre et le
duc de Lancastre avoient affection très grande à la
paix; et si par eux la chose allât, la paix eut été tôt
entre France et Angleterre, mais nennil; car la
communauté d'Angleterre ne vouloit point paix,
ains (mais) la guerre; et disoient que la guerre aux
François leur étoit mieux séant que la paix. De
cette opinion étoit l'un des oncles du roi, le duc de
Glocestre, messire Thomas duc de Glocestre comte
d'Exeses (Essex) et de Bue (Buckingham), conné-
table d'Angleterre, lequel étoit grandement aimé
en Angleterre; et vous dis que ce messire Thomas
s'inclinoit plutôt à la guerre que à la paix, et avoit
la voix et accord des jeunes gentils hommes d'An-
gleterre, qui se désiroient à armer. Mais son frère
le duc de Lancastre, pourtant qu'il étoit ains-né et
puissant en Angleterre, surmontait tout et disoit
bien que la guerre avoit assez duré entre France et
Angleterre; et que bonne paix qui bien se tint y se-
roit bien séant, car sainte chrétienté en étoit bien ai-
loiblie et amoindrie. Et mettoit encore le duc de
i3(5 LES CHRONIQUES (1093)
Lancaslie entermesquel'Amorath-Baquin^Mourad)
et sa puissance étoit trop forte sur les frontières de
Hongrie, et que là fei oit-il bel et bon entendre; et
tous jeunes bacheliers, chevaliers et écuyers qui
chevaucher désiroient devroient prendre ce chemin
et non autre.
Or considérons les paroles du duc de Lanca.^tre
qui les proposoit en bien, et qui par armes par tant
de fois avoit chevauché et travaillé au royaume de
France, et petit conquête fors que travaillé son
corps, ars et détruit sur son chemin le plat pays qui
tantôt étoit recouvré, et que cette guerre à ainsi
faire et démener ne s'ordonnoit à traire à nulle fin,
mais toujours à aller avant; et si les fortunes retour-
noient sur eux, ils y pourroient recevoir et prendre
trop grand dommage; et véoit que le roi son neveu
s'inclinoit trop plus à la paix que à la guerre.
Je, auteurde cette histoire, je n'en sçais pas bien
déterminer pour dire ni mettre outre qu'il eut tort
ni droit, mais il me fut dit ainsi; que pour la cause
de ce que le duc de Lancastre véoit ses deux filles
mariées en sus de lui et hors du royaume d'Angle-
terre, l'une reine d'Espagne et l'autre reine de Por-
tugal, il s'inclinoit grandement à la paix, car par
spécial il sentoit encore son fils qui avoit sa fille, le
jeune roi d'Espagne, au danger de ses hommes; et si
paisiblement il vouloit jouir et posséder de l'héri-
tage et des pourpris (dépendances) d'Espagne, il con-
venoit qu'il tint la paix et l'alliance que ils avoient
au royaume de France; les juelles ceux d'Angleterre
ne pouvoient point briser; et si ils le brisoient par
(iDg-a) DE JEAN FROISSAHT. i3;
aucune incidence, tanlôtlesFraiïçois Ieferoientcom-
parer(payer)au royaume d'Espagne, car ils avoient
là leurs entrées toutes ouvertes, tant par le royaume
d'Arragon,dont madame Yoiand de Bar étoit reine
et bonne françoise, qui gouvernoit pour ce temps
tout le royaume d'Arragon et de Catalogne, que par
le pays de Béarn et de Vascles (des Basques), car le
vicomte de Castelbon, qui héritier étoit du comte
Gaston de Foix, l'avoit ainsi juré et scellé au roi de
France. Si avoient les François plusieurs belles en-
trées pour aller en Espagne, sans le danger du roi
de Navarre, qui au fort n'eut point volontiers cour-
roucé le roi de France son cousin germain, car en-
core se tenoit de-lez (près) le roi messire Pierre de
Navarre son frère, et cil (celui-cij brisoit grande-
ment aucuns mauxtalents, si ils sourdissent entre le
roi de France et son frère le roi de Navarre, car il
étoit. bon François et loyal;nilesroyaux n'y véoient
point de contrariété. Et toutes ces imaginations et
cogitations proposoit en lui-même le duc Jean de
Lancastre et le remontroit à la fois à son jeune fils
Henry comte de Derby, lequel étoit dès lors, quoi-
que jeune fut, de grand' prudev.ee, et idoine (propre)
de venir à toute perfection de bien et de honneur ;
et avoit pour lors le comte de Derby quatre beaux
fils, Henry, Jean, Offren (Humphrey) et Thomas,
et deux filles ; et la mère des enfants avoit été fille du
comte connétable d'Angleterre, comte de Herfortet
de Norlhantonne(lî, de laquelle dame il tenoit grand
héritage.
(i) Marie de Buhuu, fileducomle iTJlenlord et de NortliaajpL.u.
J. A. B.
i38 LES CHKOMQUES (i3cp)
Laconclusion des consaulx(conseils)et parlements
d'Angleterre, qui furent à Westmoustierdesprélats,
des nobles, des bourgeois et des cités et bonnes villes
se portèrent ainsi, que trêves furent données et scel-
lées par mer et par terre entreFrance et Angleterre,
leurs conjoints et leurs adhérents, à durer de la Saint
Michel jusques à la Saint Jean-Baptiste, et de la
Saint Jean en un an ensuivant ; et en rapportèrent
les lettres ceux qui commis y étoient de par le roi
de France et son conseil; et furent les trêves bien
tenues de toutes parties.
Le roi de France , qui grandement avoit été débi-
lité de santé par incidence merveilleuse, et n'en sa-
voit-on conseil prendre ni à qui, car ce médecin, qui
s'appeloit Guillaume deHarselle,étoitmort, et quand
il se départit de Cray et du roi, il ordonna plusieurs
recettes dont on usa; et retourna le roi sur le temps
d'hiver en bonne santé, dont tous ses proesmes (pa-
rents) qui l'aimoient furent réjouis, et aussi tous les
membres des communautés du royaume de France,
car moult en étoit aimé. Si vint à Paris et là envi-
ron (l', et la reine de France; et tinrent le plus leur
hôtel à Saint Pol. A la fois le roi aîloit ébattre à l'hô-
tel du Louvre, quand il lui plaisoit; triais le plus il se
tenoit à Saint Pol ; et toutes les nuits , qui sont longues
en hiver, il y avoit au dit hôtel de Saint Pol dan-
ses, carolles et ébattementsdevantle roi, la reine, la
duchesse deBerry et d'Orléans et les dames; et ainsi
( i ) Ce fut a cette époque qu'il rendit l'ordonnance qui a fixé à i ^ ans»
Ja majorité des roi sdc France. J. A. B.
(i50'2) DE JEAN FROISSART. i3y
passoient le temps et les longues nuits d'hiver. Eu
cette saison avoit été à Paris le vicomte de Castel-
bon, lequel s'étoit trait à l'héritage de la comté de
Foix et de Béarn, comme hoir droiturier des terres
dessus nomméeSjetavoit relevé ladite comté deFoix
et fait hommage au roi de France, ainsi comme il
appartenoit et que tenu étoit du faire; et de Béarn
non, car le pays de Béarn est de si noble condition
que les seigneurs, qui par l'héritage le tiennent, n'en
doivent à nul roi ni à autre seigneur service fors à
Dieu ; quoique le prince de Galles de bonne mémoire
voulut dire et proposer du temps passé contre le
comteGaston deFoix dernièrement mort, qu'il lede-
voit relever de lui et venir au ressort à la duché d'A-
quitaine; mais le dessus dit comte s'en étoit bien
défendu; et au voir (vrai) dire, toutes ces proposi-
tions et oppressions que le prince de Galles y avoit
mis, fait et voulu et montré à faire calenge (réclama-
tion), tout avoit été par l'information du comte Jean
d'Armagnac, si comme il est écrit et contenu en
bonne forme et véritable ci-dessus en notrehistoire;
si m'en passerai à tant
Quand ce vicomte de Castelbon, appelé d'ores-
en-avant comte de Foix, fut venu en France pour
faire les droitures du relief et hommage delà comté
de Foix, comme il appartenoit, il amena en sa com-
pagnie un sien cousin, qui s'appeloit messire Yvain
de Foix, fils au comte Gaston de Foix, beau cheva-
lier, gcnt, jeune et debonne taille, mais bâtard étoit;
et en son vivant le comte de Foix son père l'eut vo-
lontiers fait héritier de tous ses héritages., avecoms
i4o LES CHRONIQUES (rf(Ji)
un sien autre fils qui s'appeloit Gratien, lequel de-
raeuroit de-lez (près) le roi deNavarre;niais les che-
valiers de Béarn ne s'y voulurent oncques assentir.
Si demeura la chose en cet état, car le comte mourut
soudainement, ainsi que vous avez ouï recorder.
Quand le roi de France vit messireYvaindeFoix
le jeunechevalier, si l'aima grandement, car lui sem-
bloit bel ctdebonne taille, et ils étoient,le roi et lui,
tout d'un âge ; et en valurent grandement mieux les
besognes du vicomte de Castelbon et en eut plus
briève délivrance ; puis s'en retourna le vicomte en
son pays, et messireYvain demeura de-lez (près) le
roi et fut retenu des chevaliers du roi et de sa cham-
bre à douze chevaux et tous bien délivrés.
CHAPITRE XXXII.
L'aventure d'uke danse faite en seublance de hom-
mes SAUVAGES, LA OU LE ROI FUT EN PÉRIL.
A vint que assez tôt après cette retenue, un mariage
se fit en l'hôtel du roi de un jeune chevalier de Yer-
mandois et de une des damoiselles de la reine, et
tous deux étoient de l'hôtel du roi et de la reine. Si
en furent les seigneurs, les dames et damoiselles et
tout l'hôtel plus réjoui ; et pour cette cause le roi
voulut faire les noces; et furent faitesdedaus l'hôtel
de Saint Pol à Paris, et y eut grand'foison de bonnes
(i5g3) DE JEAN FROISSART. i/fi
gens et de seigneurs- et y furent les ducs d'Orléans,
de Berry, de Bourgogne et leurs femmes (,). Tout le
jour des noces qu'ils épousèrent on dansa et mena-
t-on grand'joie: le roi fit le souper aux dames et tint
la reine de France l'état ; et s'efForçoit chacun de
joie faire, pour cause qu'ils véoient le roi qui s'en
ensonnioit (mêloit) si avant. Là avoit un écuyer
d'honneur en i'hôtelduroi,et moult son prochain, de
la nation de Normandie, lequel s'appeloit Hugonin
deGuisay;si s'avisa de faire aucun ébattement pour
complaire au roi et aux dames qui là étoient. L'é-
battementqu'ilfit,jele vous dirai. Le jour des noces,
qui fut par un mardi devant la Chandeleur, sur le
soir, il fit pourvoir six cottes de toile et mettre à part
dedans une chambre et porter et semer sus délié lin ,
et les cottes couvertes de délié lin, en forme et cou-
leur de cheveux. Il en fit le roi vêtir une; et le comte
de Join (Joigny), un jeune et très gentil chevalier,
une autre; et mettre très bien à leur point; et ainsi
une aulreàmessire Charles de Poitiers, fils au comte
de Valentinois ^ *; et à messire Yvain de Galles, le
bâtard deFoix, une autre; etla cinquième au fils du
seigneur de INantouillet un jeune chevalier; et il
vêtit la sixième. Quand ils furent tous six vêtus de
ces cottes qui étoient faites à leur point, et ils furent
dedans enjoints et cousus, ils se montroient être
(i)Ces noces eurent lieu le 2g Janvier 1392. ancien stylejOU i3g3.N.
st.J. A. B.
(a) Le moine de St. Denis l'appelle A ymery de Poitiers. J. A. B.
i \i LES CHRONIQUES ( 1 5g3 )
hommes sauvages, car ils étoient tous chargés de
poil, du chef jusques à la plante du pied W.
Cette ordonnance plaisoit grandement bien au roi
de France, et en savoit à l'écuyer qui avisée l'avoit
grand gré; et se habillèrent de ces cottes si secrète-
ment en une chambre, que nul ne savoit de leur
affaire fors eux-mêmes, et les varlets qui vêtus les
avoient. Messire Yvain de Foix,qui delà compa-
gnie étoit, imagina bien la besogne et dit au roi:
« Sire, faites commander bien acertes (sérieuse-
ment) que nous ne soyons approchés de nulles tor-
ches, car si l'air du feu entrât en ces cottes dont
nous sommes déguisés, le poil happeroit l'air du
feu, si serions ars et perdus sans remède et de ce
je vous avise !» — « En nom Dieu , répondit le roi à
Yvain, vous parlez bien et sagement, et il sera
fait. » Et de là endroit le roi défendit aux varlets et
dit: « Nul ne nous suive ! » Et fit là venir le roi un
huissier d'armes qui étoit à l'entrée de la chambre
et lui dit: «Ya-t-en à la chambre où les dames sont,
et commande de par le roi que toutes torches se
traient à part et que nul ne se boute entre six hom-
mes sauvages qui doivent là venir. » L'huissier fit le
(i) Le moine enoDj'ine de StDenis dit que « C'étoit une coût une pra
t.quée en divers lieuxdela France, de faire impunément mille folies au
mariage des femmes veuves et d'emprunter avec des habits extravagants
la liberté de dire des vilenies au mari et à l'épousée. » Voila pourquoi
le roi et ses cinq compagnons se déguisèrent en satyres et dansèrent des
danses lascives en présence de toute lacour. « Le roi et la reine, ajoute
le moine de St. Denis, étaient un peu trop indulgents à leurs plaisirs. »
J. A. B.
( , 395) DE JE A N FROISSART. i 4^
commandement du roi moult étroitement, que tou-
tes torches et torchins, et ceux qui les portoient, se
missent en sus au long près des parois (murs) et
que nul n'approchât les danses jusques à tant que six
hommes sauvages qui là dévoient venir seroient
retraits. Ce commandement fut ouï et tenu, et se
trairent tous ceux qui torches portoient à part; et
fut la salle délivrée que il n'y demeura que les da-
mes et damoiselles, et les chevaliers et écuyers qui
dansoient. Assez tôt après ce, vint le duc d'Orléans
et entra en la salle; et avoit en sa compagnie quatre
chevaliers et six torches tant seulement, et rien ne
savoit du commandement qui fait avoit été, ni des
six hommes sauvages qui dévoient venir; et enten-
dit à regarder les danses et les dames, et il même
commença à danser. Et en ce moment vint le roi de
France, lui sixième seulement, en l'état et ordon-
nance que dessus est dit, tout appareillé comme
homme sauvage et couvert de poil de lin aussi dé-
lié comme cheveux du chef jusques au pied. 11
n'étoit homme ni femme qui les put connoître,et
étoient les cinq attachés l'un à l'autre, et le roi tout
devant qui les menoit à la danse.
Quand ils entrèrent en la salle, on entendit tant
à eux regarder qu'il ne souvint de torches ni de
torchins. Le roi qui étoit tout devant se départit de
ses compagnons, dont il fut heureux; et se trait
devers les dames pour lui montrer, ainsi que jeu-
nesse le portoit. Et passa devant la reine et s'en vint
à la duchesse de Berry qui étoit sa tan le et la plus
jeune. La duchesse par éhattement le prit et voult
1 44 LES CHRONIQUES (i7><p)
savoir qui il étoit ; le roi étant devant elle ne se vou-
loit nommer. Adonc dit la duchesse de Berry:
« Vous ne m'échapperez point ainsi, tant que je
saurai votre nom. » En ce point avint le grand mes-
chef sur les autres, et tout par le duc d'Orléans qui
en fut cause, quoique jeunesse et ignorance lui fit
faire ; car si il eut bien présumé et considéré le mes-
chef qui en descendit, il ne l'eut fait pour nul avoir.
Il fut trop en volonté de savoir qui ils étoient. Ainsi
que les cinq dansoient, il approcha la torche, que
l'un de ses varlets tenoit devant lui, si près de lui
que la chaleur du feu entra au lin. Vous savez que
en lin n'a nul remède et que tantôt il est enflambé.
La flamme du feu échauffa la poix à quoi le lin étoit
attaché à la toile. Les chemises linées et poyées (,)
étoient sèches et déliées et joignants à la chair,
et se prirent au feu à ardoir, et ceux qui vêtus les
avoient et qui l'angoisse sentoient commencèrent
à crier moult amèrement et horriblement. Et tant y
avoit de meschef que nul ne les osoit approcher.
Bien y eut aucuns chevaliers qui s'avancèrent pour
eux aider et tirer le feu hors de leurs corps. Mais la
chaleur de la poix leur ardoit toutes les mains et en
furent depuis moult mésaisés. L'un des cinq, ce fut
INantouillet, s'avisa que la bouteillerie étoit près de
là; si fut cette part et se jeta en un cuvier tout plein
d'eau où on rinçoit tasses et hanaps. Cela le sauva;
autrement il eut été mort et ars ainsi que les autres;
et nonobstant tout si fut-il en mal point.
(t)C1est-à dire, enduites de poix et recouverts de lin. J. A. B.
i")(p) DE JEAN FROISSAI;!. l/p
Quand la reine do France ouït les grands cris et
horribles que ceux qui ardoient faisoient, elle se
douta de sou seigneur le roi qu'il ne fut attrapé;
car bien savoit, et le roi lui avoit dit, que ce seroit
l'un des six. Si lut durement ébahie et clréy (tomba)
pâmée. Donc saillirent les chevaliers et dames avant
en lui aidantet confortant. Tel meschef, douleur et
çrierie avoit en la salle qu'on ne savoit auquel en-
tendre. La duchesse de Berry délivra le roi de ce
péril, car elle le bouta dessous sa gonne(robe) et le
couvrit pour eschevir(éviter)le feu; et lui avoit dit,
car le roi se vouloit partir d'elle à force: « Où vou-
lez-vous aller ? Vous véez que vos compagnons
ardent. Qui êtes-vous ? Il est heure que vous vous
nommez. » — « Je suis le roi. » — « Ha ! monsei-
gneur, or tôt allez-vous mettre en autre habit, et
faites tant que la reine vous voie, car elle est moult
mésaisée pour vous. »
Le roi à cette parole yssi (sortit) hors de la salle
et vini en sa chambre et se fit déshabiller le plutôt
qu'il put et remettre en ses garnements, et vint de-
vers la reine; et là étoit la duchesse de Berry, qui
l'avoit un peu réconfortée et lui avoit dit: « Ma-
dame, recoufortez-vou s, car tantôt vous verrez le
roi. Certainement j'ai parlé à lui. » A ces mots vint
le roi en la présence de la reine; et quand elle le
vit, de joie elle tressaillit; donc fut-elle prise et em-
brassée de chevaliers et portée en sachambie et le
roi en sa compagnie qui toujours la reconforta.
Le bâtard de Foix qui tout ardoit crioit à hauts
cris: (f Sauvez le roi, sauvez le roi ! » Et \<>ircment
FROISSART. T. XI H. Kl
i/|0 LES CHRONIQUES (i3g5)
fut-il sauvé par la manière et aventure que je vous
ai dit; et Dieu le voulut aider, quand il se départit
delà compagnie pour aller voir les dames; car s'il
fut demeuré avecques ses compagnons, ilétoit perdu
et mort sans remède.
En la salle de Saint-Pol à Paris, sur le point de
l'heure de minuit, avoit telle pestillence et liorrihlelé
que c'étoit hideur et pitié de l'ouïr et du voir. Des
quatre qui là ardoient,il y en eut là deux niorls
éteints sur la place. Les autres deux, le bâtard de
Foix et le comte de Join (Joigny"), furent portés à
leurs hôtels et moururent dedans deux jours à
grand'peine et marlire(l).
Ainsi se dérompit cette fête et assemblée de no-
ces en tristesse et en ennui, quoique l'époux et
l'épouse ne le pussent amender. Car on doit supposer
et croire que ce ne fut point leur couSpe (faute),
mais celleduduc d'Orléans, qui nul main'y pensoit,
(i) « Le jeune comte de Joigny , ( dit l'anonyme de St. Denis ) sei-
gieur de belle espérance, expira dans ces horribles douleurs. Le Là-
tard de Foix et Aymt ry de Poitiers moururent dans les deux jours , et d
n'y «ut que Ilenn de Gusay qu vit le troisième. CiJui-ci ne leur res-
semblait en rien de mcc'rs et d'éducation. Celait un homme adoDné à
tous les v.ces, et aussi détesté pour sa mauvaisa vie que pour la cruelle
•asolence dont il usoit envers les varlet? et envers les gens de reu de
condition. Il ne les traitoit que de chiens. C'éto t un de ses moindres
plai.->irs de les fa;re aboyer comme tels. Bien souvent il les faisoit servir
d - tréteaux àtable ; et pour peu qu ils le fàchsseut, il les faisait coucher
a fene, il les fou loi t a coups de pied^ et d'éperons ju^q.ieî au sang et
dûoit que cette canaille ne devoit point être battnek <o q>; de poings,
mais meurtrie et déchirée anime des chims à coups de fuie s et dt bâ-
ton. Ils ne se put pas même empêcher dans ces tourœeuls mcriels d'ap-
pe er chiejs (eux qui le fervoieu! ; et ses dtrnières paioles furent des
regnts de ce qu'il les lai soit vivre après lui. ■> J. A. B.
(i393) DE JEAN FROISSART. i47
quand il avalla (descendit) la torche. Jeunesse lui
fit faire. Et bien dit, tout en audience, quand il vit
que la chose alloit mal: * Entendez à moi, tous
ceux qui me peuvent ouïr. Nul ne soit demandé
ni inculpé de cette aventure, car, ce qui fait en est,
c'est tout par moi et en suis cause ; mais ce pèse moi
que oneques m'avint ; et ne cuidois pas que la chose
dut ainsi tourner ; car si je l'eusse cuidé et sçu, je y
eusse pourvu. » Et puis si s'en alla le duc d'Orléans
devers le roi, pour se excuser et le roi le tint pour
tout excusé.
Cette dolente aventure avint en l'hôtel de Saint-
Pol à Paris en l'an de grâce mil trois cent quatre
vingt et douze ^, le mardi devant la Chandeleur,
de laquelle avenue il fut grand'nouvelle parmi le
royaume de France et en autres pays. Le duc de
Bourgogne et le duc de Berry n'étoient point [>our
l'heure là, mais à leurs hôlels; et avoienl le soir pris
congé au roi, à la reine et aux dames et retraita
leurs hôtels pour être mieux à leurs aises.
Quand ce vint au matin et la nouvelle fut sçue
et épandue parmi la ville et cité de Paris, vous
devez savoir que toutes gens furent moult émer-
veillés. Et disoient plusieurs communément parmi
la ville de Paris ; que Dieu avoit montré encore se-
condement un grand exemple et signe sur le roi, et
qu'il convenoit et apparlenoit qu'il y regardât et
qu'il se retraist (retirât) de ses jeunes huiseuses
(oisivetés), et que trop en faisoit et avoit fait, les-
(i) Autieu sty'cou i3g3. N. st.J.A. B
IO*
l4*J LES CHRONIQUES (,-)<,-,
quelles ne appartenoient point à faire à un roi de
France ; et que trop jeunement se maintenoit et
éloit maintenu jusques à ce jour. La communauté
de Paris en murmuroit et disoit sans contrainte :
« Regardez le grand meschcfqui est près avenu
sur le roi; et s'il eut été attrapé et ars , si comme les
aventures donnent, et que bien en faisoit les œu-
vres, que fussent ses oncles et son frères devenus?
lis doivent être tous certains que jà pied d'eux n'en
fut échappé, car tous eussent, été occis, et les che-
valiers que on eut trouvé dedans Paris. »
Or avint, si très tôt que le duc de Beny et de
Bour£o<meau malin sçurent les nouvelles, ils furent
tous ébahis et émerveillés, et bien y eut cause. Si
montèrent aux chevaux et vinrent à l'hôtel du roi
à Saint Pol et le trouvèrent. Si le conseillèrent, et
bien en avoit mestier (besoin), car encore étoit-il
tout effrayé etnese pouvoit r'avoir de l'imagination,
quand il pensoit au péril où il avoit été. Et bien dit
à ses oncles que sa belle ante (tante) de Beny l'avoit
sauvé et ôté hors du péril, mais il étoit trop fort
courroucé du comte de Join (Joigny) et de messire
Yvain de Foix et de messire Charles de Poitiers.
Ses oncles, en lui réconfortant, lui dirent: « Mon-
seigneur, ce qui est avenu ne peut-on recouvrer.il
vous faut oublier la mort d'eux et louer Dieu et re-
eracier delà belle aventure oui vous est avenue,
car votre corps et tout le royaume de France a été
pour cette incidence en grand' aventure d'être tout
perdu; et vous le pouvez imaginer, car jà ne s'en
peuvent les vilains taire, et disent que si le meschef
03g5) DE JEAN FROISSART. i'\[)
fut tourné sur vous, ils nous eussent tous occis. Si
\ous ordonnez, appareillez et mettez en état royal,
ainsi que à vous appartient, et montez à cheval. Si
allez à Notre-Dame de Paris eu pèlerinage. Nous
irons en votre compagnie et vous montrez au peu-
ple, car on vous désire à voir par la cité et ville de
Paris. » Le roi répondit que ainsi le feroit-il. Sur
ces paroles s'embati (arriva) le duc d'Orléans frère
du roi, qui mouît l'aimoit comme son frère. Et ses
oncles le recueillirent doucement et le blâmèrent un
petit de la jeunesse que faite a voit. A ce qu'il montra,
il leur en sçut bon gré, et dit bien que il ne cuidoit
point mal faire. Assez tôt après, sur le point de neuf
heures, montèrent le roi et tous les compagnons à
cheval, et se départirent de Saint Pol, et chevau-
chèrent parmi Paris pour apaiser le peuple qui
trop fort étoit ému; et vinrent en la grand'eglise; et
là ouït le roi la messe et y fit ses offrandes, et depuis
retournèrent le roi et les seigneurs en l'hôtel de
Saint Pol et là dînèrent. Si se passa et oublia cette
chose petit à petit et fit-on obsèques, prières et au-
mônes pour les morts.
Ha! comte Gaston de Foix, si de ton vivant tu
eusses eu telles nouvelles de ton fils, comme il en
étoit avenu, tu eusses été courroucé outre mesure;
et moult l'aimois. Je ne sçais comment on t'en eut.
apaisé.
Tous seigneurs et dames, qui eu oy oient parler
parmi le royaume de France, en étoient moult émer-
veillés et à bonne cause.
i^>o LES CHRONIQUES (.393)
CHAPITRE XXXIII.
Comment le pape Bonifa.ce et les cardinaux de Rome
envoyèrent un fkère sa.ge clerc devers le roi de
France et son conseil.
Vous devez savoir et croire que le pape Boniface,
qui se tenoit à Rome, et tous les cardinaux et le
collège, furent moult réjouis de cette aventure,
quand ils sçurent les certaines nouvelles, pourtant
(attendu) que le roi de France et son conseil leur
étoient contraires ; et dirent adonc entre eux, car ils
entendirent à en tenir consistoire, que c'étoit une
seconde plaie envoyée de Dieu au royaume de
France, pour eux donner exemple, car il soutenoit
cet antipape d'Avignon , Robert de Genève, ce falour-
deur (trompeur), orgueilleux et présomptueux, qui
oncques n'avoit bien fait en son vivant, mais déçu
le monde. Et eurent conseil, pape Boniface et les
cardinaux, que ils envoieroient en France devers le
roi secrètement et couvertement de providence, non
par pompes ni par orgueil, un frère mineur grand
clerc et bien instruit, pour parler au roi et pour sa-
gement traiter, prêcher et ramènera voie de salut
et de raison ; car ils soutenoient et maintenoient entre
eux qu'il étoit tout dévoyé (égaré), il qui étoit le
souverain roi de toute chrétienté et par lequel sain te
(ôcp) DE JEAN 1 ROI SS ART. *5i
église devoit être enluminée plus que par nul autre.
Si avisèrent un saint homme de religion ^l\ pourvu
de prudence et de clergie (instruction), et le char-
gèrent pour aller en France; et avant son départe-
ment ils l'indittèrent (informèrent) sagement et
pourvuement de toutce qu'il devoit dire et faire. Ces
choses ne furent pas sitôt approchées, ni cil (celui)
qui envoyé y fut sitôt venu, car le chemin y est
grand et long, et moult de divers pas y sont à passer ;
et aussi le frère, qui étoil religieux cordelier , avant
qu'il vint en la présence du roi, il convint savoir si
ce seroit bien sa volonté. Or retournons aux beso-
gnesdeFrance, et devisons comme elles seportoient.
Nonobstant toutes ces avenues les ducs de
Berry et de Bourgogne et leurs consaulx ne se
désistoient point de détruise de tous points le sei-
gneur de La Rivière, ce vaillant prud'homme, et
messire Jean Le Mercier. Mais étoient au cliâtel de
Saint Antoine joignant Paris, en la garde de mes
sire Jean La Personne vicomte d'Acy et disoit-on
en plusieurs lieux parmi Paris, et étoient semées pa-
roles que on les fer oit mourir, et que de jour en
jour on n'en attendoit autre chose et que on les
délivrerait au prévôt du cliâtel j et eux là venus, il
étoit ordonné sans remède, ils seraient décapités
et exécutés publiquement, comme traîtres contre la
couronne de France. Et sachez que pour lors je fus
informé, si Dieu n'y eut pourvu, et les prières de
la duchesse de Berry n'eussent été, on leur eut
!l) Un moine. J. A. B.
*3* LES CHRONIQUES (1S93
avancé icur condamnation; mais la bonne dame
rend oit grand' peine et travailloit fort pour le sei-
gneur de La Rivière, cjui l'a voit amenée en France
et fait le mariage du duc de Beny et d'elle; lequel
sire de La Rivièreen avoit eu moult de peine. Ei ne
pouv oient lui etmessireJean Le Mercier avoir meil-
leur moyen que la dite dame, car elle en t toit
moult soigneuse; et disoit à la fois tout en pleurant
acerles à son seigneur de Berry que à tort, à péché,
et par envie on faisoit cet esclandre et blâme au
seigneur de La Rivière que tantletenir en prison et
toliir (ravir) son héritage et disoit: «Ha, monsei-
gneur! il eut tant de peine et de travail pour nous
mettre ensemble. Vous lui rémunérez petitement
qui consentez sa mort et destruction. A tout le moins
si on lui a ôté sa chevance, on lui laisse la vie*; car
si il meurt, sur la forme et état dont esclandre est, je
n'aurai jamais joie. Monseigneur, je ne vous le dis
pas de faint (foible) courage, mais de grand' vo-
lonté. Si vous prie, pour Dieu, que vous y veuilliez
pouvoir, etpenserà sa délivrance. » Le duc de Beny ,
qui véoit sa femme prier si acerte,et connoissoit
bien que ses paroles étoient véritables, en avoit pitié
et s'amollioit grandement de sa félonnie; et eut eu
plus bative délivrance assez le sire de La Rivière
qu'il ne eut, mais on tendoit à détruire du tout mes-
sire Jean Le Mercier, et on ne pouvoit aider l'un
sans l'autre.
Ce messire Jean Le Mercier avoit tant pleuré en
prison que moult en éloit débilité de sa vue. Qui
eut cru laduchose de Bourgogne, ou les eut exécu-
Oôcp) DE JEA3S FR01SSART. iî>3
tés honteusement et sans déport (délai), car trop
TWt les hayoit, pour cause de ce que eux et messire
Olivier de Clisson avoieut conseillé le roi d'aller eu
Bretagne, pour guerroyer et détruire son cousin le
duc de Bretagne ; et disoit la dite duchesse que Le
Mercier, Clisson et La Rivière éloient cause de la
maladie du roi de France, car par eux il étoit enchu
en infirmité de maladie, et pour le voyage que
conseillé lui avoient à faire, à aller sur le duc de
Bretagne.
Vous devez savoir, quoi que le roi de France fut
retourné assez en bon point et bon état, si ne se dé-
partaient point lés ducs de Berry et de Bourgogne
du gouvernement du royaume, mais en avoient le
faix et la charge, et vouloient avoir pour le grand
profit qui leur en sourdoit; et avoient mis de-lez
(près) le roi toutes gens à leur plaisance et séance.
Le roi pour ces jours avoit le nom de roi, mais des
besognes louchant et appartenant à la couronne de
France, on ne fit que trop petit pour lui ; et vou-
loientles dessus dits tout voir et savoir. Laduchesse
de Bourgogne étoit la seconde de la reine, dont la
duchesse d'Orléans n'étoit pas joyeuse, car elle pre-
noit volontiers les honneurs, et disoit ainsi à celles
de son secret: « La duchesse de Bourgogne ne peut
ni nullementne doit par nulle condition devant moi
venir à la couronne de France, car j'en suis plus
prochaine qu'elle ne soit; monseigneur mon mari
est frère du roi: encore pourroit avenir qu'il seroit
roi et moi reine; je ne sçais pourquoi elle s'avance
de prendre les honneurs et nous met derrière. »
i54 LES CHRONIQUES (i5<)~)
Nous nous souffrirons à parler de ces clames quant
à présent et parlerons des ordonnances de France
et de messire Olivier de Clisson, connétable de
France, comment il fut mené et traité.
Vousavez bien ouï recorder commentilfut ajourné
en parlementpar quinzaines., et aussi comment il fut
envoyé quérir et mandé par les chevaliers de France
messire Philippe deSavoisis et autres, qui furent en
Bretagne, et le quérirent (cherchèrent) et deman-
dèrent en toutes places, et point ne le trouvèrent ;
car il se cela à cautelle, et point ne se voulut laisser
trouver; car si ceux qui envoyés y furent l'eussent
vu et parlé à lui et ajourné de mainmise, ils eussent
fait ce que ordonné et commandé leur étoit. A leur
retouren France, et eux fait la vraie relation de leur
voyage, parlementé fut et arrêté de par la chambre
et les seigneurs de parlement que messire Olivier
de Clisson étoit tout forfait et que il seroit banni et
expulsé hors de tous services et offices etperdroit ses
héritagespariout où il les avoit,auressortet domaine
du royaume de France;, et au cas que on l'avoit
sommé par lettres ouvertes, scellées du grand scelde
la chambre deparlement,et mandé qu'il renvoyât le
martel, c'est à entendre l'office de la conuétablie de
France et que point ne l'avoit fait, mais désobéi,
l'office vaquoit. Si regardèrent les ducs de Berry et
deBourgogne et leurs consaulx (conseillers), qui tous
étoient contraires au seigneur de Clisson et qui ne
vouloient fors sa destruclion, que on y pourvoiroit
et que l'office de la conuétablie de France étoit de si
noble condition et de si grande renommée, que il
'i5o/>) DE JEAN FUOISSART. iJJ
ne pouvoit longuement être sans gouverneur, pour
les incidences qui en pouvoient venir. Si fut avisé
que le sire de Coucy ferait bien cet office et y était
propre et idoine, et lui fut parlé ; mais il se excusa
grandement et dit que jà ne le feroit ni s'en entre-
niettroit, pour partir du royaume de France. Quand
on vit qu'il n'y vouloit entendre, on regarda d'autre
part.
CHAPITRE XXXIV.
Comment le mariage fut traité de messire Philippe
d'Artois comte d'Eu et madame Marie de Berry
VEUVE, FILLE AU DUC DE BerRY ET COMMENT LUI FUT
BAILLÉE LA CHARGE DE LA CONNÉTABLIE DE FrANCE ET
OTÉE A MESSIRE OLIVIER DE ClISSON,
.EiN ce temps étoiten traité de mariage messire Phi-
lippe d'Artois, pour avoir la jeune veuve madame
Marie de Berry, qui ci-dessus est nommée comtesse
de Dunois et qui eut à mari Louis de Blois, si
comme vous savez ; et eut volontiers vu le roi de
France que son cousin dessus dit fut parvenu à ce
mariage ; mais le duc de Berry ne s'y assentoit point,
car petite chose est de la comté d'Eu, au regard du
premier mariage que sa fille avoit eu; et la pensoit
bien à plus haut marier, car à voir (vrai) dire, la
dame en tout cas le valoitbien de beauté, bouté et
i5G LES CHRONIQUES ti5g3)
detoutcequ'ilappartenoit à unehauteetnobledame.
Toutefois le duc deBerry,au ibrl et à tout conclure,
n'eut osé courroucer le roi; et bien savoit le roi
que le dit duc de Berry étoit prié et requis de plu-
sieurs, pour avoir sa lille en mariage du jeune duc
de Lorraine, du comte d'Armagnac, de l'aîné fils du
comte de Foix. et de Béarn; et tous ces mariages
bi isoit le roi et disoit à son oncle: « Bel oncle de
Berry, nous ne voulons pas que vous nous éloigniez
notre cousine votre fille des Heurs de lys, nous lui
pourvoirons un mariage bon et bien séant pour elle,
car nous la véons volontiers de-lez (près) nous; et
bien affiert (sied) être de-lez (près) notre belle ante
(tante) de Berry, car elles sont presque d'un âge. »
Ces paroles et autres refroidoient le duc de Berry
à non accorder sa fille, ni convenancer (promettre)
nulle part; et véoit bien que le roi s'inclinoit, tout
considéré, à leur cousin messire Philippe d'Artois, qui
étoit jeune chevalier et de grand' volonté, et jà avoit
moult travaillé en armes et outremer et fait plusieurs
beauxet hautsvoyages,lesque!sonrecordoit et tenoit
àgrand'vailîance;et étoil moult en lagrâce et amour
des chevaliers et écuyers du royaume de France. Si
regardèrent ainsi les ducs de Berry etde Bourgogne
par accord, que si le roi vouioit donner et accorder à
leur cousin d'Artois l'office de la conn établie de
France, lequel ils tenoieut pour vacant à présent,
car messire Olivier de Clisson i'avoit perdu et forfait,
le mariage se feroit de Marie de Berry à lui; car au
cas qu'il seroit connétable de France, il auroit assez
chevance pour tenir son étal. El eurent conseil et
j'.pj DE JEAN FROISSART. i5;
avis les deux dues qu'ils en parleroient au roi ; et lui
en parlèrent sur la forme que je vous dirai, en lui
disant: « Monseigneur, votre conseil s'adonne géné-
ralement et j.ar science que notre cousin et le vôtre,
le comte d'Eu messire Philippe d'Artois, soit à pré-
sent pourvu de l'office de la connétablie de France
fini vaque ; car Clisson, par le jugement et arrêt des
clercs de droit et de votre chambre de parlement, l'a
forfait j et l'office ne peut longuement vaquer que
ce ne soit grandement en préjudice de votre royau-
me: et vous êtes tenu, et aussi sommes-nous, de aider
et avancer notre cousin d'Artois, car il nous est
moult prochain de sang et de lignage; et puisque la
chose est en tel parti que le dit office vaque, nous ne
le pouvons pour présent mieux mettre ni asseoir que
en messire Philippe d'Artois, car il le saura bien
i'aire et exercer; et si est aimé de toutes gens, cheva-
liers et écuyers; et est homme sans envie ni convoi-
tise. » Ces paroles furent assez plaisantes au roi, et
leur répondit joyeusement qu'il y penseroit, et si à
donner étoit, il auroit plus cher qu'il l'eut que nul
autre. Si demeura la chose un petit en cet état, et le
roi en fut poursuivi de ses oncles, car ils vouloient
messire Philippe d'Artois avancer, et dégrader de
tous points messire Olivier de Clisson , car ils l'a voien t
accueilli en grand' liai ne; le duc de Berry, pour ce
qu'il avoit aidé à détruire Betisac, et le duc de Bour-
gogne, pour ce qu'il faisoit guerre au duc de Breta-
gne; et encore ne le héoit point tant le duc que la
duchesse de Bourgogne faisoit. Finalement le roi
s'y assentil , par le moyen de ce que le duc de Berry
i58 LES CHRONIQUES (,595)
lui accordât sa fille Marie, qui veuve étoit de Louis
de Blois, à avoir en mariage \ mais avant que on pro-
cédât plus avant, tant pour saouler le roi et conten-
ter que le duc d'Orléans, qui supportoient grande-
ment en l'office de la connétablie messire Olivier
de Clisson,de rechef messire Guillaume des Bordes
et messire Guillaume Martel, tous deux chevaliers
de la chambre du roi, et messire Philippe de Savoi-
sis, chevalier au duc de Berry, furent chargés et or-
donnés d'aller en Bretagne et pour parler à messire
Olivier de Clisson et envoyés de par le roi, non par
autrui. Les dessus dits chevaliers ordonnèrent leurs
besognes et se mirent à voie et à chemin et vinrent à
Angers, et là trouvèrent la reine de Jérusalem et
Jean de Bretagne, qui les reçurent grandement et
honorablement pour l'honneur du jour; et fuient là
deux jours;et demandèrent si ils savoient nulles cer-
taines nouvelles de messire Olivier de Clisson et que
ils avoienteommission courtoise de par le roi, et non
par autrui, d'aller parler à lui. Ils répondirent que
nulle certaineté de son étatils ne savoient, ni savoir
ne pouvoient ; forstantque bien pensoient qu'il étoit
en Bretagne en une de ses forteresses, mais point ne
se tenoit stablementen une, mais se transmuoit sou-
vent de l'une en l'autre. Or se départirent d'Angers
les dessus dits chevaliers et prirent congé à la reine
et à son fils Charles le prince de Tarente et à Jean
de Bretagne comte de Penthièvre, et se mirent au
chemin, et exploitèrent tant que ils vinrent à Rennes.
Le duc de Bretagne se tenoit moult closement avec-
nues sa femme en la cité de Vannes, el ne chevau-
fôyâ) DE JEAN FROISSART. 1^9
choit point, car il dontoit les embûches et les ren-
contres de son adversaire messire OlivierdeClisson ,
car ilsfaisoientguerre si felle (cruelle) et si dure que,
là où leurs gens se trou voient sur les champs, il n'y
avoit nul mercy; il convenoit que la place demeurât
aux plus forts- et toutétoit occis quand on en venoit
au-dessus: si se doutoient l'un de l'autre. Bien y
avoitcause et raison; etquoique le duc soit le souve-
rain du pays , si ne trouvoil-il baron, chevalier ni
écuyer de Bretagne qui se voulsit armer avecques
lui, à l'encontre de messire Olivier de Clisson; mais
s'en dissimuloient tous et disoient que cette guerre
ne leur touchoit en rien. Ainsi les laissoient-ils
convenir; et se tenoit chacun chez soi; ni le duc
n'en pou voit avoir autre confort.
Quand les dessus nommés chevaliers de France
furent venus en la cité de Rennes, ils enquirent au
plus véritablement qu'ils purent, où on trouveroit
messire Olivier de Clisson; nul ne leur en savoit à
dire la vérité. Donc eurent-ils avis et conseil que ils
se trairoient devers Châtel-Josselin, ainsi qu'ils
firent. Ils furent recueillis des gens messire Olivier
moult bellement, pour l'amour du roi de France.
Us demandèrent de messire Olivier où ils en onoient
nouvelles, car ils avoient à parler à lui de par le roi
de France et son frère le duc d'Orléans tant seule-
ment. Nul ne leur en sent dire vraies nouvelles, ou
ne voulurent; et répondirent ainsi aux dits cheva-
liers, en eux excusant et messire Olivier aussi: « Cer-
tainement, seigneurs, il n'est nul qui le sache où
trouver. Huy est en un lieu et demain en un autre.
i6o LES CHRONIQUES (i5g3)
Mais vous pouvez bien chevaucher par toute la du-
ché de Bretagne, puisque vous êtes au roi; et toutes
les forteresses et maisons de mess ire Olivier vous
seront ouvertes et appareillées, c'est raison. » Quand
les dessus dits virent qu'ils n'en auroient autre
chose, si se départirent du Châtel-Josselin et che-
vauchèrent outre, et visitèrent toutes les forte-
resses, grandes et petites, de messire Olivier de
Clisson; et autres nouvelles n'en purent avoir ; et
vinrent à Vannes; et là trouvèrent le duc de Breta-
gne et la duchesse qui bellement les recueillirent;
mais ils ne furent avecques eux tant seulement que
demi-jour, et point ne se découvrirent au duc de
la matière secrète pourquoi ils étoient là venus.
Aussi le duc ne les en examina point trop; et adonc
ne virent point messire Pierre de Craon, et prirent
congé au duc et à la duchesse; puis se mirent au
retour et exploitèrent tant qu'ils vinrent à Paris, où
ils trouvèrent le roi et les seigneurs qui les atten-
doient. Si contèrent premièrement au roi et au duc
d'Orléans comment ils avoient visité tous les lieux,
villes et châteaux en Bretagne de messire Olivier
de Clisson et point ne L'avaient trouvé. De ces nou-
velles furent les ducs de Berry et de Bourgogne
tous réjouis, et ne voulsissent point que la besogne
se portât auirement.
Assez tôt après se procéda le mariage de messire
Philippe d'Artois comte d'Eu à Marie de Berry, et
fut le dessus nommé connétable de France, pour
user de l'office et en lever les profits aux usances
et ordonnances anciennes, quoique messire Oii\ier
(K>ff>) DE JEAN ER0ISSA*RT. 101
de Clisson n'y eut point renoncé, ni renvoyé le mar-
tel de In connétablie; mais disait et aflirmoit que
Connétable demeuroit, car il n'avoit Tait chose con-
tre le roi de France ni le 103 a urne pourquoi on lui
dût ôier. Si demeura la chose en cet élat.
Bien sçut les nouvelles messire 01i\ier de Clis-
son comment le comte d'Eu étoil pourvu de l'office
de la connétablie de France, et de ce jour on avant
il en leveroit tous les profits par le consentement
du roi de France, et avoit par mariage épousé la
fille au duc de Berry madame Marie. De tout ce il
ne lit nul compte, car il se sentoit loyal et prud'-
homme et non forfait devers le roi et la couronne
de France, et que tout ce qui faiten étoit,, avoit été.
fait et proposé par envie et. mauvaiselé; et lui mon-
iroit le duc de Bourgogne telle haine que il ne
le pou voit celer. Si entendit messire Olivier de
Clisson à faire sa guerre et à fournir sagement con-
ire son adversaire le duc de Bretagne, laquelle
guerre fut dure et crueuse. Et ne s'épargnoient
point leurs gens d'eux occire, quand d'aventure ils
s'entrecontroient sur les champs; et plus souvent
chevauchoient assez messire Olivier de Clisson et
ses gens, en allant de châtel en antre et faisant em-
bûches, que le duc de Bretagne et ses gens ne fis-
sent. Et se trouvoit messire Olivier plus fort assez
pour résister à fencontre de son adversaire que le
duc ne faisoit, car il ne trouvoit baron ni chevalier
en Bretagne, qui de cette guerre se voulsissent
(voulussent) entremettre, ams (mais) s'en dissimu-
loient;ct quand le duc les mandoit,ilsvenoient par*
FROISSART. T. XIII. I I
iG2 LES CHRONIQUES (,593)
1er à lui pour savoir son en lente (intention). Là les
requéroit le duc de confort et d'aide pour corriger
son homme, messire Olivier de Clisson,qui trop
grandement s'étoit forfait envers lui. Les barons de
Bretagne, tels que le vicomte de Rohan, le sire de
Dînant, et messire Hervieu de Lyon et plusieurs
autres s'excusoient et disoient que de ce ils ne sa-
voient rien et que point de guerre ils ne feroient à
messire Olivier de Clisson pour cette cause; mais
volontiers se travailleroient de y mettre cause et
moyen de venir à paix, si ils savoient ou pouvoient.
Quand le duc vit qu'il n'en auroit autre chose et
que plus perdoit de ses hommes par cette guerre
que messire Olivier de Clisson ne faisoit, si eut
conseil d'envoyer les dessus nommés barons devers
messire Olivier de Clisson et traiter devers lui que
ils l'amenassent, sur son sauf-conduit, à Vannes
parlementer à lui, et il le trouveroit si traitable et
débonnaire qu'il entendroit à toute raison ; et si mes-
pris (erré) avoit envers lui, il lui amenderoit à
l'ordonnance de ceux lesquels il prioit d'aller en
ce voyage.
Les dessus nommés à ce faire s'accordèrent volon-
tiers par cause de bon moyen, et s'en vinrent tous
trois devers messire Olivier de Clisson , et firent
tant qu'ils parlèrent à lui, ce m'est avis au Châtel-
Josselin; et lui remontrèrent l'intention du duc, et
ce dont ils éloient chargés, et plus avant, pour ap-
procher à la paix; car la guerre d'eux deux étoit mal
séante en Bretagne et trop déplaisoit aux nobles de
Bretagne et grévoit à tous marchands et au menu peu-
(i395) DE JEAN FROISSART. iG3
pie : « Messire Oli v ier ,n ous vous disons ainsi , que si il
vous plaît aller devers monseigneur, en cause de
assurance, tant que vous serez retourné arrière,
nous nous obligeons à ici demeurer et tenir sans
point partir ni issir les portes de Chatel Josselin;
ctnous supposons assez que si vous êtes en la pré-
sence de monseigneur, vous serez à paix et d'accord,
car nous l'en véons en bonne volonté. »
A ces paroles répondit messire Olivier de Clis-
son et dit: « Beaux seigneurs, que vous profiteroit-
il si j'étois mort? Pensez-vous que je ne connoisse
pas le duc de Bretagne? Certes si fait II est trop
cruel et haut; et quoique il vous ait indicté et in-
formé, et que il me donne sauf allant et retournant,
si il me véoit en sa présence, jà pour parole qu'il
vous ait promise, il ne cesseroit s'ilm'avoit vu mort;
et si j'étoismort, vous mourriez aussi, car mes hom-
mes vous occiroient, ni jà pitié ni mercy n'en au-
roient. Si vaut mieux que vous vivez, et moi aussi,
que nous nous boutons en ce danger; car de lui je
me garderai bien, et de moi il se garde ainsi que
bon lui semble. »
Donc répondit messire Charles de Dinant et dit :
« Beau cousin, vous pouvez dire ce qu'il vous plaît,
mais nous ne l'avons point vu en cette volonté de
vous occire, s'il vous véoit par le moyen que nous
vous offrons, mais à bonne affection de vous laisser
venir à accord à lui;et nous vousprions que vous le
veuilliez faire. » Donc répondit le sire de Clissou
et dit: «Je crois assez que vous ne voulez que tout
bienjmaissur cetteassurance que vousme présentez,
if>4 les cnnoiuQUES (i~9-,;
je ne me avancerai point d'aller devers le duc de
Bretagne; et puisque vous vous entremêliez en
bonne manière, ainsi Je dois-je et vueil entendre, je
vous dirai que je ferai et quelle réponse acceptable
je vous baillerai. Vous retournerez devers lui qui ci
vous envoie, et lui direz que point je ne vous vueïl
prendre en pleiges (cautions) ni en otages, mais il
m'envoie son héritier, qui est fiancé à la fille du roi
de France, et cil (celui-ci) demeurera en la garde de
mes bommesau Châtel-Josselin tant que je serai allé
-et retourné. Cette voie est plus acceptable pour
moi que nulle des autres et est raisonnable; car si
-vous demeurez ici, si comme vous offrez, qui s'en-
tremettra des besognes ettraités, ni qui scroit moyen
entre nous deux, qui jamais, sans moyen, ne se-
rions d'accord? »
Quand les dessus nommés barons de Bretagne
Tirent qu'ils n'en auroient autre chose, si prirent
-congé. Messire Olivier leur donna. Et se partirent
de Châtel-Josselin, et retournèrent à Vannes devers
le duc de Bretagne, et lui recordèrent toutes les pa-
roles et réponses dessus dites, auxquelles, tant que
de son fils envoyer au Châtel-Josselin, il ne se lut
jamais consenti. Si demeura la chose eu cet état et
la guerre comme devant erueuse(cruelle);et n'osoit
nul chevaucher en Bretagne sur leschamps, ni aller
parles chemins pour cette guerre. Marchandise -en
étoit toute morte parmi Bretagne; et toutes gens es
cités et bonnes villes s'en sentoient; et les laboureurs
des terres mémement s'en refroidoient et séjour-
n bien t.
Ci3g5 DE JEAN FROISSART. iG5
La duchesse de Bourgogne couvertemcnt con-
fortoit son cousin.de ncns d'armes Bourmi i «ruons et
autres qu'elle lui envoya, car le duc de Bretagne ne
trouvoit nul de son pays qui se voulsist armer pour
celte guerre: Mais s'en dissimuloient chevaliers et
écuycrs de Bretagne, si ils n'étoient de l'hôtel du
duc. Le d« e d'Orléans d'autre part, qui moult aimoit
mcssire Olivier de Clisson, le confortoit couverte-
ment et lui envoyort gens d'armes et bons coursiers
pour le rafraîchir de montures et trop plus souvent
chevauchoient- aux aventures messire Olivier de
Clisson et ses routes (troupes) que le duc ne fit. Et
avint que une fais il encontra deux écuycrs du duc
de Bretagne, qui chevauchoient et alloient en beso-
gne pour le ducjPtin on appeloil Bernard et l'autre
Ivonnet :ilsne purent fuir ni éloigner, car ils chéirent
(tombèrent) es mains de messire Olivier de Clisson,
qui fut moult joyeux de leur venue, car bien les con-
noissort. L'un lui avoit fait du temps passé service,
et l'autre non, mais déniaisai] ce; si hri en souvint
là. Quand ils se virent attrapés, ils furent tous éba-
bis. Donc dit messire Obviera Ivonnet: «Te sou-
vient-il comment an châtol de l'Ermine de-lez (près)
Vannes, eu une tour, tu me enferras mal courtoi-
sement ; et tu,. Bernard, .tu en avois pitié, et dévêtis
ta gonne (robe), pourtant que j'étais en pur mon
doublet sur le pavement, pour moi eschever (éviter)
du froid; je le le vueil ici remerir (rendre). La vie
t'en sera sauvée; mais ce garron traître Ivonnet,
qui bien s'en fut passé à moins faire, si il Voulsist
«'Ml voulu),y demeurera. » A ces mots illraist (lira)
iGG LES CHRONIQUES (ijqô)
une dague, et il même l'occit, et puis passa outre.
Aux varlets il ne fit rien.
Une autre fois messire Olivier de Clisson che-
vauclioit devers le châtel d'Auroy, car le duc et la
duchesse étoient là ; et avoit bien trois cents lances
en sa compagnie ; et d'aventure il trouva bien
quarante varlets de l'hôtel du duc qui étoient sur les
champs. Et fut environ la Saint-Jean en été. Ces
varlets avoient lié leurs chevaux aux arbres, et
avoient faucilles, et soy oient (coupoient) à pouvoir
les blés pour faire faix et trousses et pour reporter à
leurs logis comme fourrageurs. Messire Olivier vint
sur eux et les épouvanta. Autre mal il ne leur fit
et leur dit: « Et comment êtes-vous tant osés de
vous mettre sur les champs et de tollir et embler
(enlever) la garnison des laboureurs; vous ne les
avez pas semés, et si les coupez avant qu'ils soient
mûrs; vous commencez trop tôt à faire août. Or tôt
prenez vos faucilles et montez sur vos chevaux.
Pour l'heure je ne vous ferai faire nul mal, mais
allez et dites au duc de Bretagne, qui est en Auroy,
je le sçais bien, qu'il vienne ou envoie ses hommes
recueillir ce que soyé (coupé) avez, et que Clisson
lui mande, et que ci on le trouvera jusques à soleil
escoussant (couchant). »
Les varlets, qui furent tous joyeux de cette déli-
vrance, car ils cuidoient être tous morts, reprirent
leurs faucilles et montèrent sur leurs chevaux et
s'en retournèrent au châtel d'Auroy devers le duc;
et crois assez que ils lui recordèrent ces nouvelles;
et autre chose n'en fut; ni point ne issit ni fit issir
ses hommes du châtel.
(i395) DE JEAN FROISSART. 167
Telles escarmouches faisoient adoneques en Bre-
tagne le duc et messire Olivier de Clisson l'un sur
l'autre et ne s'ensonnioient (meloient) point ceux du
pays de leur guerre. Nous nous souffrirons à parler
du duc de Bretagne, de messire Olivier de Clisson
et de leur guerre et retournerons aux besognes de
France et d'Angleterre.
CHAPITRE XXXY.
De la ronsiE de la paix qui fut faite et octroyée
ENTRE LES DEUX ROIS DE FrANCE ET d' ANGLETERRE ET
PAR LE MOYEN DES QUATRE DUCS ONCLES DES DEUX
ROIS.
V ous savezeomment les parlements furent en la cité
d'Amiens et comment les seigneurs se départirent
l'un de l'autre et sur quels articles; et comment on
envoya en Angleterre; et la réponse que on eut des
Anglois, qui durs étoient à venir à paix, car il ne
tenoit pas du tout au roi Richard d'Angleterre, au
duc de Lancastre, au duc d'York, ni à ceux qui les
traités et paroles de la paix avoient portés, mais
grand'part à la communauté d'Angleterre; et dési-
roient les communs, archers et tels gens, à ce qu'ils
disoient et montroient, trop plus la guerre que la
paix de France et d'Angleterre. Les deux parts; des
jeunes gentils hommes, chevaliers et écuyers, qui
ne se savoient où employer et qui appris avoient à
l6H LES CHRONIQUES (,5ip)
être oiseux et tehif bon état sur le tait de la guerre ;
Bt au tort si couvenoit-il qu'ils obéissent là où le roi,
ses oncles et la plus saine partie d'Angleterre s'in-
clinoit. Le duc de Lancastre considérait foutes ces
choses, tant pour l'amour de ses filles qui reines
étoient, si comme vous sçavez, l'une d'Esp;igne et
l'autre de Portugal, ([ue pour ce qu'il véoit que îe
roi son neveu s'y inclinoil aussi, etdisoitque la
guerre avoit assez duré, et étoit de cette opinion, et
y rendort grarid'peine, mais qu'il véit que ce fut à
l'honneur du royaume d'Angleterre. Du côté du
royaume de France le duc de Bourgogne y rendoit
aussi grand'peïne, car il véoit qu'il étoit grande-
ment chargé des consaux et besognes de France, et
que ses deux neveux étoient jeunes d'âge et de sens,
îe roi et le duc d'Orléans ; et si se trouvoit un grand
héritier j attendant encore de grands héritages de
toute la duché deBrabantjet si Flandre et Bra-
bant au temps à venir se différaient contre la cou-
ronne de France avecques la puissance d'Angle-
terre, ainsi que autrefois ils avoient fait, le royaume
de France aurait trop d'ennemis. Ce duc de Bour-
gogne étoit moult Imaginatif et véoit moult loin en
ses besognes, si que il me fut dit par hommes nota-
bles, qui de ces besognes dévouent savoir la cer-
taineté, qu'il et le duc de Lancastre rendirent
grand' peine à ce que les parlements fussent de re-
chef mis et assis à Lolinghen, où autrefois avoient
été, et y fussent si forts de toutes parties et si bien
pouvus de toutes procurations et si puissamment
fondés, que pour faire paix si métier faisoit, et si les
(i'fj5) DE JEAN FHOISSART. 169
traités s'étendoient jusques à là, et à être à Lolin-
ghen dedans le mai prochain venant, lequel on
compteroit l'an mil trois cent qualre vingt et treize.
Accordé et scellé fut de toutes parties et nom-
més ceux qui les parlements tiendroient, et qui de
parle roi et leurs consaulx (conseillers) en v oy es y
seroient.
Premièrement de la partie d'u roi Richard d'An-
gleterre y furent principalement élus se^ deux on-
cles, le duc de Lan castre et le duc de Glocestre,
lequel étoit grandement en la grâce et amour de
toute la communauté d'Angleterre et des chevaliers
et écuyers, qui plus aimoient la guerre que la paix ,.
et des prélats l'archevêque d'York et l'évêque de
Londres , et aucuns clercs licenciés en droit et en
lois, pour entendre et exposer les lettres en latin ^l).
Et dévoient ces seigneurs venir en la ville de Calais,
ainsi qu'ils firent, .à la mi avril, ou- tantôt- après le
jour Saint George passé, pourtant que le roi elles
barons d'Angleterre, qui du bleu gertier (jarretière)
sont, en font solennité et fête très grande au chatel
de Windsor.
D'autre part du côté de France, les ducs deBerry ,
de Bourgogne et les consaux [2) s'ordonnèrent à
(<)On voit dan. les Fœdera de Hymer que les commis ires Anglois
t-ioient; le du de Lancas're, le <'uc de Glocrstre, Walter.é êque do
Durlunj, Tloni'S COinti) maréchal gouvern ur de Calais, sire Tlio
mas rerry, s:re Lewis Clîfiord et Richard R<m-Ilall docleur es lo s
J. A. B
('2 I)'. |>rès nn sauf-conduit donné dans l'ymtT. on voit que lesccn-
ni s-a'res Franco s étaient ; le duc deliurvit d Auserjue, le duede D ur-
gygUr; comte de Flandre et d'Artois, oncles du loi, IVicole, evêq >c de
'7° LES CHRONIQUES (,3g5>
être et venir, ainsi qu'ils firent, en la ville de Bou-
logne, et eux tenir là et parlementer à Lolinghen.
Le roi de France , qui très grand' affection avoit,
à ce qu'il montroit, que paix fût entre eux et
les Anglois, car trop guerre y avoit duré, dit à ses
oncles et à son conseil : qu'il vouloit aller au plus
près des parlements, comme il pourroit par raison,,
pour mieux montrer que la besogne étoit sienne et
lui touclioit. Donc fut avisé où le roi de France se
tiendroit, ou à Saint Omer pour être en la marche
et frontière de Calais, ou à Therouenne,ou à Mon-
treuil, ou à Abbeville. Tout considéré, il valoit trop
mieux le roi se tenir à Abbeville que autre part, car
il y a puissant'ville et bien aisée de toutes choses,
et là y seroient tous seigneurs et gens aisément
logés sur cette belle rivière de Somme. Quand ce
conseil fut arrêté, on fit les pourvéances duroi gran-
des et grosses en la ville d' Abbeville ; et pour le
corps du roi loger on ordonna l'abbaye de Saint-
Pierre, qui est une grand' abbaye et garnie d'édifi-
ces et de noirs moines. Et là vint le roi et son frère
le duc d'Orléans, et leurs consaux, et messire Rc-
gnault (Arnaud) de Corbie (l) chancelier de France,
Bayeux^ Jean, évêque cTArras, Valeran comte de Ligny et de saint Pol,
Guillaume vicomte de Melun, Raoul sire de Rainerai, Guillaume de la
Tri mouille , Guillaume de INeuillai, et Yve Derian. J. A. B.
(i) Joues dans son é Jition croit voir une erreur dans cette phrase où
Froissart désigna Arnaud de Corbie comme chancelier de France en
i3g3j cioyant que Pierre de Giac, auquel Arnaud de Corbie succéda,
étoit mort en 1^07. Le fait est que Froissart a parfaitement raison
Pierre de Giac mourut le 17 août 1387 et non 1407 et Arnaud de Cor-
bie succéda cette année à Pierre de Giac dxas cette dignité. J. A. B.
(i5(,3) DE JEAN FROISSART. 171
les ducs deBeriy et de Bourgogne, et les parlemen-
teurs se tinrent à Boulogne, les ducs de Lancastre
et de Glocestre à Calais, et tous leurs consaux.
Belle chose fut de voir Fordonnance et état des
parlements, qui en ce temps se tinrent entre les
François et les Anglois sur les champs, entre Bou-
logne et Calais, près d'une place que on dit Lolin-
ghen; et là étoient de toutes les deux parties ten-
dues tentes, trefs elpavillons pour eux tenir, reposer,
rafraîchir, boire, manger et dormir, si il conve-
noit. Et deux ou trois jours en la semaine les Fran-
çois, qui pour le parlement étoient là ordonnés,
venoient là de Boulogne; et les deux oncles du roi
d'Angleterre venoient là de Calais; et souvent en-
troient en parlement et traité sur le point de neuf
heures; et là se tinrent en une très belle tente, qui
par accord de toutes les parties étoit tendue; et là
parlementoient et proposoient plusieurs articles. Or
me fut dit, car, pour ce temps et pour savoir la vé-
rité de leurs traités ce que savoir on en pouvoit, je,
Jean Froissait, auteur et proposeur de ce livre, fus
en la bonne ville d'Abbeville, comme cil (celui) qui
grand' connoissance avoit entre les seigneurs, si en
demandois à la fois à ceux qui aucune chose en
dévoient savoir (,), que sur l'entrée des parlements
les François mirent en termes aux seigneurs d'An-
gleterre qui là étoient, quand ils eurent vu leurs
procurations et la puissance qu'ils avoient de tenir
le parlement et de donner trêves, et sur les trêves
(1) Le moine de Saint Denis raconte qu'il fut aussi présent à la con-
férence solennelle, et eut ordre du duc de Bcrry d'en dresser procès
verbal. J. A. B.
*72 LES CHRONIQUES (,-3'95)
bonne paix par mer et. par terre, de eux principale-
ment, leurs conjoints et aliers (adhérents), que ils
vouloient avoir Calais abattue, par telle manière
que jamais nul n'y habitat ni demeurât.
A cette parole et article répondirent les Anglois
tantôt, c'est à entendre le duc de Lancastre et le duc
de Glocestrerque ils n'avoient que faire de mettre
ces paroles en termes, d'avoir Calais abattue, car
Calais seroitla dernière ville que la couronne d'An-
gleterre tiendront en son domaine et héritage- et
que si on vouloit avoir traité et parlement à eux on,
cloist (retînt)cette parole, car ils n'en vouloient plus
ouïr parler. Quand les ducs de Berry et de Bour-
gogne ouïrent leurs deux cousin» les ducs d'An-
gleterre parler, si acertes, si cessèrent à parler de
cette matière, car ils virent bien que ils y. travail-
leroient en vain ; et parlèrent sur autres états. Les
Anglois un long temps demandoient avoir en resti-
tution toutes les terres qui baillées et délivrées
avoient été au roi Edouard d'Angleterre leur sei-
gneur de père, ou à ses députés et commis, et de
reelief toute la somme de florins, .qui demeurée étoit
à payer au jour que la guerre lut renouvelée entre
France et Angleterre. Cette demande aux François
soutinrent les Anglois un long temps jet montroient
bien, et iaisoient montrer pas leurs clercs, pour
mieux en vérité exposer leurs paroles,, qu'elles
étoient raisonnables. Les seigneurs de France, c'est
à entendre les deux ducs qui là étoient et le chan-
celier de France, répondoient doucement à rencon-
tre et arguoieut du contraire et disoient tant que
(Ôy5) DE JEAN FROISSART. V73
de toutes les terres faire retourner arrière au pre-
mier point des procès, au gouvernement et domaine
du roi d'Angleterre et de ses successeurs, impossi-
ble étoit à faire ; car les villes, les terres, les cliû-
tea us, les cités et les seigneuries et hommages des
pavs, qui nommés sont et furent en la chartre de la
paix donnée et accordée l'an mil trois cent soixante
et onze à Bréquigny devant Chartres, et puis con-
firmée et scellée à Calais., étoieut trop éloignés de ce
.propos. Car le roi de France, à qui ils s'étoient de
volonté et sans contrainte remis et rendus, leur
a\ oit donné, juré et scellé si grands libertés et pri-
vilèges, et confirmé sur parole de roi, que ce ne se
pouvait oler, briser ni retourner ; et que si on vou-
lait venir à paix à^ux,il convenoit entrer en traité.
Donc fut regardé, par l'avis et délibération des
quatre ducs principalement, auxquels il tenoitetdu
tout pendoit la forme de la paix et de la guerre, que
les François de leur coté éciïroieut tous des articles
tels qu'ils voudroient faire -et tenir, et les Anglois
pareillement de leur côté aussi écriroientj et baillés
et coatrebadlés ces écrits outre, à paix et loisir les
seigneurs les regarderaient et visiteraient, et fe-
roient regarder et visiter par leurs chanceliers et les
prélats, clercs en droit et en lois qui de leur conseil
étoient, et qui à ce entendre étoient habiles et pro-
pices ; et ce quia passer et à tenir féioit,il seroit tenu ;
et.ee qui à chanceler (eflàcer) seroit, il seroit-chancelé.
Cette ordonnance sembla à toutes parties être rai-
sonnable et bonne, car en devant ce les corps des
quatre ducs avoient trop grand' charge pour ouïr,
174 LES CHRONIQUES (<3^3)
lire et rapporlertant de paroles, qui là étoient propo-
sées de la partie des François, et aussi ils n'étoient
pas si enclins ni usés de l'entendre et concevoir sur
la forme et manière que les François le bailloient
comme les François étoient, car en parlure Fran-
çoise a mots subtils et couverts et sur double enten-
dement ; et le tournent les François là où ils veu-
lent à leur profit et avantage, ce que les Anglois ne
sauroient faire ni trouver, car eux ne le veulent
entendre que pleinement. Et pour ce que on leur
avoit donné à entendre du temps passé que point
ils n'avoient bien tenu les conditions conditionnées
sur les articles de la paix, vouloient les François
dire, montrer et prouver, par paroles écrites et scel-
lées et jurées, à tenir sur parole de roi et sur sentence
de pape, qu'ils les avoient enfreintes et brisées;
et étoient les Anglois plus diligents de l'entendre;
et quand ils véoient écrit en les traités et articles qui
là étoient proposés de par les François; aucune par-
lure obscure et dure ou pesante pour eux à entendre ,
ilss'arrêloienten sus et par grand loisir le examinoient
et demandoient ou faisoient demander par leurs
clercs de droit et de lois aux prélats de France, et au
duc de Berry ou au duc de Bourgogne, comment
ils l'entendoient; ni nulle chose ou parole obscure à
entendre ne vouloient passer outre, les deux ducs
d'Angleterre qui là étoient, qu'elle ne fût justement
examinée, visitée et mise au clair; et si rien y avoit
de différent ou de contraire à leur entendement, ils
le faisoient en leur présence canceler (effacer) et
amender et disoient bien qu'ils ne vouloient rien
Ci3q5) DE JEAN FROISSART. 1^5
mettre ni laisser en trouble; et pour eux raisonna-
blement excuser, ils disoient que le François qu'ils
avoient appris chez eux d'enfance, n'étoit pas de
telle nature et condition que cil (celui) de France
éloit et duquel les clercs de droit en les traités et
pa dures u soient (l).
Tels obliques et propositions que je vous remon-
tre éloignèrent moult les traités, et aussi ce que les
François se tenoient francs de metlre à effet la
charge dont ils étoient chargés de par le général
conseil d'Angleterre, car ils demandoient à ravoir
en restitution toutes les terres et appendances qui
à la duché d'Aquitaine appartenoient, et les profits
qui levés en avoient été depuis la guerre renouve-
lée, laquelle chose les François n'eussent jamais ac-
cordée. Bien vouloient donner les François aux
Auglois le pays de Tarbe et de Bigorre, le pays
d'Agen et d'Agénois, la terre et pays de Pierregord
et de Pierreguis (Périgueux); mais de Cahors ,
Rouergue,Quercy et de Limousin, ils ne vouloient
rien bailler ni délivrer, ni de la comté de Ponthieu,
ni de la comté de Guynes, non plus avant que les
Anglois en tenoient au jour de ces traités. Si furent
les seigneurs sur cet état plus de quinze jours. Et
au conclure ce traité tant seulement, les quatre ducs
ordonnèrent que tout ainsi que proposé étoit et or-
donné l'avoient, ils le signifier oient aux deux rois.
Les deux ducs de France viendroient à Abbeville
et remontreroient ces traités au roi de France et si
(i) Ou voit que déjà le François des hommes de loi éloit un François
barbare et inintelligible. J. A. B.
176 LES CHRONIQUES (i5q3)
plus élargir il se vouloit de donner aux Anglais,
point ils ne le déhattroient; mais il prioicu.t amou-
reusement à leurs cousins d'Angleterre que douce-
ment ils voulussent (voulussent) ces traités écrire
et signifier au roi d'Angleterre, lequel mon troit et
avoil montré depuis deux ans que grand' alïéctiou
il a voit de venir à paix entre France et Angleterre,
leurs conjoints et leurs aliers ( adhérents ). Les
deux ducs d'Angleterre promirent ainsi de taire;
et devez savoir, si comme je fus adouc informé
et 4e vérité, que le duc de Glocestre étoit trop
plus fort à briser que ne fut le duc de Lancas-
tre; et pour ce que bien savoient son opinion ceux
d'Angleterre qui plus chèiv.aimoient la guerre que
la paix, y fut-il envoyé ;ear bien savoient que rien ne
passeroit que ce ne fut grandement à l'honneur de
leur partie. Si se départirent les seigneurs, c'est à
entendre les quatre ducs., aimablement l'un de l'au-
tre, et pour être là au neuvième jour de ce départe-
ment; et détournèrent à Calais, et les autres ducs à
Boulogne, et puis vinrent à Abbeville.
Quand ils furent venus en la bonne ville d'Abbe-
ville, ils trouvèrent le roi de France qui là s'ébattoit
et tenoit moult volontiers, car en Abbeville et envi-
ron Abbeville a tant d'ébattements et de plaisances
qu'en ville ni en cjté qui soit en France. Et y a de-
dans la ville d'Abbeville un jardin très bel, enclos
environnement de la belle rhière de Somme; et là
dedans ce clos se tenoit le roi de France moult vo-
lontiers; et le plus des jours y soupoit; et disoit à
son frère d'Orléans et à son conseil que le séjour
d'Abbevdle lui faisoit grand bien.
(ijqS; DE JEAN FROÏSSART. 17;
Pour ces jours étoit avecques le roi de France
le roi Léon d'Arménie, et étoit nouvellement venu
de Grèce et de dessus les frontières de son pays,
car dedans n'avoil-il point entré, ni entrer ne pou-
voit,si il ne se vouloit perdre ; caries Turcs Pavoient
conquis et le te noient contre toutes nations qui
guerre leur vouloient faire, réservé la forte ville de
Courche (Gorhigos) séant sur la mer, que les Gen-
nevois (Génois) tenoient et gardoient pour la dou-
tance des Turcs: car si les Turcs avoient ce port, ils
feroient moult de maux par mer aux Cypriens et
chrétiens sur les bondes (frontières) de Rhodes et
de Candie ; et eût volontiers vu le roi d'Arménie
que bonne pnix fût en France et en Angleterre, afin
que chevaliers et écuyers qui les armes demandent
fussent allés en Grèce et lui eussent aidé le royaume
d'Arménie à recouvrer (l).
Quand les deux oncles du roi furent venus à Ab-
beville, le roi les vitvolontiers, ce fut raison, etleur
.demanda des traités comment ils se portoient. Ils lui
recordèrent toute la pure vérité et sur quel état ils
s'étoient départis. De tout ce fut le roi content et
réjoui, montrant assez qu'il désiroit la paix. Pareil-
lement les deux ducs d'Angleterre, qui retournés
étoient à Calais écrivirent tous les points et articles
des traités proposés, et puis les scellèrent et envoyè-
rent devers le roi d'Angleterre leur neveu, et depuis
eu eurent bonne réponse ; etleur rescripsy (récrivit)
le roi qu'ils procédassent avant sur forme de pbix,
(1) Voyc7, <ur ce roi les premières pagC5 du tome VII. T. A. D.
FROÏSSART. T. XIII. I 2
1 7$ LES CIHIONI QUES ( 1 59?i '
car la guerre avoit assez duré et que ce n'étoit que
destruction et perdition de peuple et de pays et oc-
cision de chevalerie, dont chrétienté étoit affoiblie.
De ce pourroit, au temps à venir, trop grandement
toucher aux terres chrétiennes ; et jà s'avancoit fort
l'Amorath-Baquin(I- et ses enfants, et lesTurcspour
venir au royaume de Hongrie; et se tenoient sur
la terre que Ton dit la Blaquie (Valachie); et de
ce avoient eu le roi de France et d'Angleterre
lettres.
Avint cependant que au terme des jours que les
quatre ducs assigné avoient de retourner et venir
à Loliughen pour tenir parlement, tous y furent;
et avecques les seigneurs de France y vint le roi
d'Arménie pour remontrer à ceux d'Angleterre la
nécessité de ses besognes ; et par spécial il étoit bien
connu du duc de Glocestre, car il avoit été en An-
gleterre en cette saison que l'armée de France s'or-
donnoit pour venir à l'Ecluse et de là aller en An-
gleterre; et l'avoit le dit duc de Glocestre reçu
moult honorablement en un sien châtel et belle place
qui sied en Exeses (Essex) et est nomméle dit châ-
tel Plausti (2l De rechef les deux ducs de Lancas-
tre et de Glocestre, frères, lui firent là très bonne
chère et belle, et par spécial le dit Thomas de Glo-
cestre, pourtant que autrefois il l'avoit vu; et l'ouï-
(i) Mourad ou Amurath Ier. étoit mort en i38g à la bataille de Cos-
sova et avoit eu pour successeur sou fils Bajazet,dont il est question ici,
Froissart applique le titre de Amorath-Baquin (Mourad bey) à tous les
souverains Ottomans. J. A. B.
(2) Joues dans sa traduction l'appelle Pleshy. J. A. B •
(i5q5) DE JEAN FROISSART. 17g
rent les deux ducs volontiers parler de ses besognes ;
et lui répondirent doucement et gracieusement, en
disant que volontiers et de cœur ils y adresseroient;
et tant que le roi d'Arménie se contenta grandement
d'eux.
Aces parlements eut plusieurs procès et traités
mis avant; et s'étoit tenu un grand temps le cardi-
nal de La Lune (Luna) en la ville d'Abbeville et logé
aux frères cordéliers sur la rivière de Somme; et
étoit là envoyé en légation de par celui qui s'appe-
loit pape Clément pour le fait de l'église; et avoit
voulu proposer en leurs parlements et consistoires
aucuns articles touchant à la matière de l'église,
pour soutenir les opinions de ce Clément, Robert de
Genève. Mais quand les deux ducs frères d'Angle-
terre en virent la manière, ils allèrent au-devant
grandement et sagement et dirent à leurs cousins
de France : «Otez-nous ce légat, nous n'avons que
faire d'entendre à ses paroles. Ce n'est que toute
charge sans profit et sans effet. Nous sommes dé-
terminés à pape auquel nous obéissons et voulons
obéir. Si n'avons que faire d'ouïr parler à l'cncon-
tre;etsi il venoit avant sur nos traités par la faveur
de vous, nous clorrions tous nos parlements et nous
en retournerions arrière. »
Depuis cette parole dite, on ne ouït nulles paroles
du cardinal, mais se tint tout coi en Abbeville et les
seigneurs allèrent avant en leurs traités. Finalement
tant furent ces traités et parlements que les conclu-
sions furent bonnes; et se contentèrent toutes parties,
car les quatre ducs véoient que les rois s^in clin oient
12*
i8o LES CHRONIQUES (,595,
grandement à ce que paix fût entre leurs royaumes,
leurs coi» joints et leurs ahers (abhérents); et moult
doucement le roi de France en avoit parlé au duc
de Lancastre, quand il lut au parlement à Amiens
l'an devant j et lui a\oit dit au département: «Beau
cousin, je vous prie que vous exploitiez tant de votre
eôtéquebonne paix soit entre France et Angleterre;
si sera aidé notre cousin le roi de Hongrie contre l' A-
inorath-Baquin(Bajazet),qui est si fortet si puissant
en Turquie. l>e duc de Lancastre avoit répondu à
ce et dit que tout son pouvoir il en feroit; et si fit-
il vraiment, car par lui et ses remontrances au roi
d'Angleterre son cousin, à son frère, à tous les con-
saux du pays et du royaume d'Angleterre, ce second
parlement fut remis ensemble à Lolinglien, l'hon-
neur d'Angleterre gardée. Son frère le duc de Glo-
cestre y étoit assez plus froid que lui et ressoignoit
(craiguoit) les cavillacions (ruses) et déceptions des
paroles colorées des François, et disoit que les Fran-
çois vouloient toujours lutter iesdeu\ bras dessus, et
tant que les parties s'en perçurent. Et vint, ce me
semble, un écuyer d'honneur François nommé
Robert l'Ermite, et étoit du conseil et de la cham-
bre du roi de France, devers le duc de Glocestre;
je ne sçais s'il y fut envoyé ou s'il y vint de lui-
même, mais il dit ainsi au duc de Gloeestre, car
le dit duc me conta depuis toutes ces paroles en son
hotelà Plausti : « Monseigneur, pourl'amourdeDieu,
ne veuilliez point briser les articles de la paix, car
vous véez comme nos seigneurs de France y met-
tent grand' diligence, et vous ferez fleurir aumône,
( 1 3g3) DE JEAN FROISSART. 1 8 '
car la guerre a trop duréjet quand temps est, et que
les deux rois le veulent, tous leurs sujets et prochains
V doivent bien obéir. » — « Robert, Robert, répon-
dit le duc de Glocestre, je veuil bien à tout ce adres-
ser et point n'y suis contraire ni rebelle ; mais entre
vous de France avez tant de paroles colorées, les-
quelles nous sont obscures à noire entendement,
que, quand vous voulez, il est guerre, et quand vous
voulez, il est paix; et ainsi nous avez-vous menés
jusques à présent; et ainsi vous déterminerez-vous
toujours tant que vous soyez venu à votre entente
(but); et si monseigneur m'e.f eût cru, et la grei-
gneur (majeure) partie de ceux de son royaume qui
taillés sont de le servir et aider, jamais paix n'eut
été entre France et Angleterre, tant que tout nous
eût éîé restitué ceque lollu on nous a, et. sans cause,
par cautelles subtiles, ainsi que Dieu sçait, et tous
autres qui veulent raison connoître et entendre Et
puisque monseigneur s'incline a ia paix, de ce avez-
vous cause de parler, c'est raison que nous le verni
lions aussi; et si paix est, ainsi que les deux rois le
désirent, et pourquoi nous sommes ci assemblés,
elle soit bien tenue de votre côté, et elle sera bien
tenue du notre! » Sur ces paroles se départit le duc
de Glocestre de Robert l'Ermite et prit congé, et
vint entre ses gens , et entra en autres paroles.
Je ne vous veuil plus tenir ni prolonger ce pro-
pos,mais venir à conclusion, car la matière le désire.
Les quatre ducs qui là étoient et qui pleine puis-
sance et autorité a voient de leurs deux souverains,
c'est à entendre les deux rois, proposèrent et parle-
i8u LES CHRONIQUES (r3g3)
raentèrent tant ensemble, car pouvoir avoient de
donner trêves et accorder paix, que renommée gé-
nérale courut parmi la ville d'Abbeville que paix
étoit emprise sur certains articles entre le roi de
France et le roi d'Angleterre, leurs conjoints etad-
bérents; mais je, auteur de celte histoire, qui pour
ce temps séjoui nois en Abbeville pour ouïr et sa-
voir des nouvelles, ne pus pour lors savoir la vé-
rité -1' comme la paix étoit emprise, fors tant que
unes trêves furent prises à durer à quatre ans et
tenir fermes et stables par mer et par terre de toutes
parties j et étoit avisé, imaginé et,considéré,en l'avis
et imagination de ceux qui à ce parlement avoient
été que, avant les quatre ans accomplis, tout seroit
rendu et délivré auroi d'Angleterre et à ses commis,
les terres et seigneuries qui en la Languedoc sont,
qui dévoient venir et retourner au roi d'Angleterre
et à toujours perpétuellement aux rois d'Angleterre
venants etdescendants,ct au domaine et béritage de
la couronne d'Angleterre. Et parmi ces ordonnances
accomplies, terres, villes, cités, cbâteaux délivrés aux
Ariglois sur la forme et ordonnance que écrit et
nomme étoit entre les parties, les deux frères de
Lancastre et de Glocestre dévoient faire vider au-
cuns capitaines et leurs bommes qui tenoient aucuns
forts au royaume deFrance et au domaine, lesquelles
vailles, terres et cbâteaux dévoient retourner à l'bé-
(1) Le moine fie St. Denis dit Je même que le traité fut verbal et
tenu si secret que , qncyqu'il fût en personne a la suite des vu'iuces il ne
lui fut possible d'eu rien découvrir a'ors. J. A. B.
(i593) DE JEAN froissart. i83
rilage de la couronne de France, et tous ceux faire
partir et ailerleur voie, qui guerre a voient faite ou
faisoient sous ombre du roi d'Angleterre [ou des An-
glois de quelque nation qu'ils fussent. Et de toutes
ces paroles et promesses obligées, les seigneurs et
leurs consaux étant à Lolinghcn, furent lettres le-
vées, grossoyées et scellées, et les deux copies en-
voyées aux deux rois ; ctpour ce que le roi d'Angle-
terre avait trop grand' affection à ouïr certaines
nouvelles delà paix, ses oncles, qui là séjournoient,
prirent un hâtif message et certain varlet héraut,
que on appeloit Marke et roi d'armes d'Augleterre,
et écrivirent au roi par lui toute l'ordonnance du
procès dernièrement traité, conclu et conditionné
sur forme de paix; et ainsi L'enlendoient et avoient
arrêté toutes les parties.
Le héraut dessus nommé, quand il eut les lettres
des deux ducs de Lancastre et de Glocestre , fut
moult réjoui, et se départit des tentes des Anglois,
et vint à Calais, et loua une nef de puclieur, et le
plus tôt qu'ilput se fit passer outre; et exploita tant
Je maronnier (matelot), à l'aide de Dieu et du vent,
qu'ils vinrent à Douvre; et depuis chevaucha tant
le héraut qu'il vint en un manoir lez (près) Lon-
dres où il trouva le roi. Si très tut comme il fut
venu on le mena en la chambredu roi, pour ce qu'il
venoit de Calais et des deux ducs qui au traité
avoient été et encore étoient. Si lui bailla les lettres.
Le roi les ouvrit et legy (lut), et de ce que dedans
trouva il eut grand' joie; et pour les bonnes nou-
velles que le héraut avoit apportées, il lui douna
î^I LES CHRONIQUES (i5ç)3)
grands dons, si comme le dit héraut, nommé le roi
Marke, me dit depuis à grand loisir, chevauchant
avecques lui au royaume d'Angleterre.
Or retournons aux traiteurs et seigneurs de
France et d'Angleterre, qui étoient encore à Lolin-
ghen. Quand ils vouloient, ils séjournoient en leurs
tentes et pavillons, qu'ils avoient là fait tendre et
parer si grandement que merveille étoit à consi-
dérer, et en tend oient à ce que les lettres fussent si
vérifiées que nulle chose de trouble ni d'obscur
n'y pût être entendu ni vu; et de ce avoient les An-
glois grand soinet diligence; et vouloient bien tous
les articles voir et examiner, avant que ils les scel-
lassent ouJvoulsissent (voulussent) passer, et toutes
les paroles justement entendre.
Orsurvintun trop grand empêchement, parquoi
les traités, où onavoit tant labouré et travaillé, fu-
rent sur le point d'être tous perdus et brisés; et la
matière dont ce vint je le vous éclaircirai, car on
doit parler justement de toutes choses, afin que les
histoires en soient tenues pour véritables.
Vous sçavez, si comme il est ci-dessus contenu,
que le roi Charles de France eut grand' volonté
d'être et séjourner en la ville d'Abbeville un grand
temps; et les longs séjours venoient pour la cause de
leurs procès et traités, qui se firent en cette saison
entre les parties dessus dkes. Sur la conclusion de
leurs procès, les ducs de Lancastre et de Glocestre
mirent en termes et proposèrent que c'étoit l'inten-
tion du roi Richard d'Angleterre et de son conseil
que le pape Boniface étant à Rome, lequel les Ro-
(i3g3) DE JEAN FROISSART. i85
mains, les Allemands, les Hongrois, les Lombards,
les Vénitiens, les Anglois et toutes les nations
du monde chrétiennes tenoient à vrai pape, fors seu-
lement la nation de France, fût tenu à pape. Et cil
(celui) qui Clément se nommoit et escripsoit (écri-
voit), fût dégradé et condamné. Et dirent les deux
ducs d'Angleterre et proposèrent que de ce ils
avoient charge spéciale des trois états d'Angleterre.
Quand les ducs de Berry et de Bourgogne entendi-
rent ces procès, pour leurs cousins d'Angleterre
complaire et que les traités de trêves et de paix à
supposer, qui tant leur avoient coûté, demeurassent
et pussent demeurer fermes et entiers, ils deman-
dèrent très amiablement à avoirconseil de répondre.
On leur accorda ;ils se conseillèrent et tantôt en ré-
pondirent; et parla et remontra la matière moult
sagement le duc de Bourgogne, et bien le sçut faire;
et pour adoucir et modérer l'imagination de leurs
cousins d'Angleterre qui ce avoient proposé, il dit
ainsi: «La matière et question des papes n'est pas
convenable pour mettre en forme ni en voie sur nos
traités; et nous émerveillons, mon frère de Berry
et moi,pourauoi vous l'avez mise ni proposée en ter-
mes, car au premier chef de nos traités vous propo-
sâtes et fîtes proposer que du cardinal de La Lune,
le légat qui se tient et séjourne en Abbeville, vous
ne vouliez point voir ni ouïr nulles de ses paroles;
et sur ce nous nous sommes fondés et arrêtés, nous
fondons et arrêtons; et disons ainsi que, quand les
cardinaux de Rome élurent à pape Urbain et puis
Boniface, Urbain mort, à l'élection nul de no1"
i8G LES CHRONIQUES bfy$)
côté ni du vôtre n'y furent appelés. Pareillement
aussidecelui qui s'appelle Clément, qui pour le pré-
sent se tient et séjourne en Avignon, nous ne con-
tredisons pas que grand'aumonc seroit eux apaiser
et unir qui pourroit, mais (pourvu) que entendre
ils y voulussent. Nous le mettrons derrière et en lais-
serons convenir les clercs de l'université de Paris^
et quand toutes nos besognes seront conclues en
bien, elfermepaix de notre partie, avecques le moyen
du conseil et consistoire de notre cousin roi d'Alle-
magne,nousy entendrons volontiers et adresserons,
et aussi vous de votre partie. >> Cette réponse que le
duc de Bourgogne fit, plut assez à ses cousins d'An-
gleterre et leur sembla raisonnable et acceptable;
et répondirent les deux ducs d'Angleterre: « Vous
avez bien parlé, et ainsi soit que proposé et remontré
l'avez. » Si demeura la ebose en bon état comme au-
devant, mais encore y eut sur la conclusion de tous
leurs procès et traités un grand empêchement, car
le roi de France, qui tout l'été jusques près de la
Saint Jean-Baptiste s'étoit tenu en la ville d'Abbé-
ville, pour cause des beaux et grands ébattemenls
qui y sont, retourna en la maladie de frénésie, si
comme l'année en devant avoit été; et se tenoit et
étoit tenu en l'abbaye de Saint Pierre; et cil (celui)
qui premièrement s'en aperçut fut messire Guil-
laume Martel, un chevalier de Normandie et pour
son corps le plus prochain que le roi eut en sa cham-
bre. Encore étoient les ducs de Berry et de Bour-
gogne à Boulogne ou à Lolinghen sur la fin de leur
parlement; et avoient ainsi que tout conclu de ce
(i5g5) DE JEAN FROISSART. 187
qui faire et conclure se pouvoit pour la saison; et
sitôt que le duc d'Orléans frère du roi de France
fut informé de cette incidence, et il eut vu le roi
au parti où il étoit, il le signifia à ses oncles et y
envoya un sien écuyer le plus prochain que il eut,,
que on appeloit Boniface, gracieux homme gran-
dement.
Quand les deux ducs oncles du roi sçurent les
nouvelles de cette incidence, si en furent moult dé-
plaisants, et se départirent le plus tôt qu'ils purent;
et jà avoient pris congé à leurs cousins d'Angle-
terre, lesquels s'étoient retraits et retournés à Ca-
lais, et là attend oient à ouïr nouvelles du roi de
Navarre et du duc de Bretagne, car proposé avoit
été en ces parlements, que le chatel de Cherbourg
séant sur mer et sur le clos de Cotenlin en Nor-
mandie, lequel le roi d'Angleterre avoit en garde et
en gage, ce m'est avis pour soixante mille nobles
d'Angleterre, le roi de France devoit payer les
deniers, et le chatel devoit retourner au roi de Na-
varre; et aussi le fort chatel de Brest pareillement
que les Augloistenoient, devoit retourner au duc de
Bretagne. Les ducs de Berry et de Bourgogne n'at-
tendoient pas la conclusion de ces procès , mais s'en
vinrent en Abbeville et trouvèrent le roi en petit
état de santé, dont ils furent tous courroucés, et
aussi furent ceux qui l'aimoient. La maladie du roi
de France fut celée et tenue secrète tant comme on
put, mais ce ne fut pas trop longuement, car telles
aventures sont tantôt eschandelisecs (divulguées)
et sçiies. Si s'épandirent partout. Si se départirent
i88 LES CHRONIQUES (P3g3)
tous seigneurs qui en Abbeville étaient venus l'un
après l'autre tout bellement et s'en retournèrent sur
leurs lieux. On ordonna à entendre au roi ; ce fut
raison. Et fut regardé et avisé ou il seroit mis et
amené. Avisé fut que il seroit en litière amené à
Cray, un châtel sur la rivière d'Oise où autrefois il
avoit été. Là fut-il amené et tout de nuit; caries
jours, pour la chaleur et force du soleil, on séjour-
noit, et les nuits on cheminoit. Les ducs de Berry
et d'Orléans chevauchèrent en la compagnie du roi
jusques à Cray, et le due de Bourgogne s'en alla en
Artois et en Flandre ^sitant ses pays; et trouva sa
femme la duchesse au châtel de Hesdin. On ne par-
loit mais du .seigneur de La Piivière ni de messire
Jean Le Mercier. On les avoit ainsi que tous ou-
bliés,ni nul neproposoit pour leur giévance ni pour
leur délivrance, car encore la seconde maladie, où
le roi Charles de France étoit ré-encheu ("retombé),
les excusoit et disculpoit grandement de la renom-
mée du peuple ;et avoient bien les sages du royaume
de France cette connoissance que le roi, par inci-
dence corporelle et les grands excès que du temps
passé il avoit faits, e par foibiesse de chef il s'incli-
noit trop fort à cheoir en maladie. Or étoit regretté
moult, de ceux qui la santé du roi désiroient à voir,
maître Guillaume de Harselli qui niort nouvelle-
ment étoit; et ne savoient les plus prochains du roi
où prendre médecin prudent qui se connût en sa
maladie: toutefois il se convenoit passer et aider de
ce que on trouvoit et avoit
U3q4) DE JEAN FROISSART. 189
CHAPITRE XXXVI.
De LA MORT DU pape Clément d'Avignon et de l'é-
lection DU PAPE BÉNÉDICT.
En ce temps et au mois de septembre (l trépassa de
ce siècle au palais d'Avignon Robert de Genève, ci-
dessus nommé en notre histoire pape Clément ; et
avint de lui ce que toujours il avoit proposé et mis,
quand on partait de la paix et unité de l'église,
qu'il mourroit pape, \oirement le mourut-il sur la
forme et état que vous savez. Du tort ni du droit
je neveuiipas déterminer, car tant comme à moi
point n'en appartient. Or furent les cardinaux d'A-
\ignon tous ébahis comment entre eux et de l'un
d'eux ils feraient pape; et eurent conseil que ils se
meltroient en conclave et se délivreraient de faire un
pape. Et jà commençoit à retourner en santé le roi
de France, dont tous ceux qui l'aimoient avoient
grand' joie; et la bonne reine de France, une très
vaillant'dame qui Dieu doutoit et aimoit, en avoit
été en grand' aiiiiction et en avoit fait faire plu-
sieurs belles aumônes et processions et par spécial
en la cité de Paris. A ce que je fus adonc informé,
ce collège des cardinaux, qui en A\ignon pour ce
temps se tenoient, élurent à pape le légat cardinal
(1) Robtrt de Genève, pape ou anti-pape sous le ncm deClé.mut VII
mourut le ib septembre i3y4 après 16 aus de pontifi -at. J. A. L>.
(
iQO LES CHRONIQUES (i594)
de La Lune (,). A parler par raison il étoit moult
saint homme de belle vie et contemplative, mais
l'élection fut faite par condition, s'il plaisoit au
roi de France et à son conseil, car autrement ils ne
l'oseroient accepter ni porter outre. Or regardez et
considérez la grand'subjection où l'église par son
forfait se boutoit et abandonnoit, quand eux, qui
francs étoient ou dévoient être, se soumettaient
envers ceux qui prier les dévoient (2). Ce cardi-
nal de La Lune qui fut élu pape, on lui fit en
Avignon toutes les solemnités de papalité; et fut
nommé Bénédict (3^. Il ouvrit grâces générales à
tous clercs qui en Avignon aller vouloient et es-
cripsi (écrivit), par le conseil de ses frères les car-
dinaux, de sa papalité et de sa création au roi de
France j mais il me fut dit que le roi n'en fit
compte, car encore n'étoit-il point conseillé pour
savoir comment il en feroit, si il le tiendroit à vrai
pape ou non. Et manda les greigneurs (plus grands)
clercs en prudence qui fussent en l'université de
Paris pour avoir conseil et collation à eux, maître
Jean de Gignicourt et maître Pierre Plaions, les-
quels étoient, en prudence et science, les plus
grands clercs de Paris et les plus aigus. Bien dirent
au roi, et aussi firent autres, que le schisme de
(i) Pierre deLa Lune d'une illustre famille d'Espagne élu le 2S septem-
bre i3g4. Il «voit souscrit avant son élection Tactc p;:r lequel tous les
cardinaux promirent avec serment de faire tous leurs efforts pour réu-
nir l'église , même jusqu a céder le pontificat. Il oublia bientôt son
serment. J- A. B.
(2) F roissart étoit chanoine. J. A B.
(3) Benoit XIII. J. A. B.
(t594) DE JEAN FROISSART. i<)ï
l'église corrompoit la foi chrétienne, et que cette
chose ne pouvoit longuement demeurer en cet état,
que il ne convint que la chrétienté n'eût à souffrir,
et par spécial les prêtres de l'église; et ne furent
adonc conseillés ceux de l'université de Paris de
euvover rôles pour les clercs avoir grâces en Avi-
gnon devers ce pape Bénédict. Et quand le roi
de France vit leur opinion, il lui fut avis qu'elle
étoit raisonnable et que aussi, pour ses clercs
prier ni d'envoyer rôle , il se cesseroit, tant qu'il en
seroit déterminé. Et demeurèrent les choses en cet
état.
Moult fort portoit le duc de Bcriy ce pape et
l'exaulsoit (élevoit) et autorisoit. Et y envoya son
rôle ; et furent moult de gens pourvus des grâces ce
Bénédict. Le duc de Bourgogne et la duchesse sa
femme s'en dissimulèrent avecques le roi. Aussi fit
le duc d'Orléans et plusieurs autres grands sei-
gneurs en France, et les aucuns le tenoient par fa-
veur à pape. Ce Bénédict n'escondissoit (refusoit)
nullegrâce, afin que la cour d'Avignonet le collège
en vaulsissent (valussent) mieux. Le duc de Breta-
gne suivit l'opinion du roi de France moult légère-
ment, car il étoit du temps passé si abeuvré de l'in-
formation de son cousin le duc de Flandre pour la
rébellion de l'Église que son cœur ne s'inclina onc-
ques à croire Clément, quoique les clercs de Breta-
gne le crussent et tinssent à pape. Et quand aucunes
bonnes prébendes vaquoient, le roi en pourvéoit
ses clercs sans parler au pape. Donc Bénédictqui se
nommoit pape, et les cardinaux d'Avignon qui créé
icp LES CHRONIQUES (i594j
l'avoient, étoient tons ébahis et se commencèrent à
douter que le roi de France ne leur fit clorreles ren-
tes et profits qu'ils avoient des bénéfices qu'ils te-
noient au royaume de France et eurent conseil
d'envoyer un légat en Fiance, pour parler au roi et
à son conseil, et pour savoir comment il se vouloit
ordonner de l'Eglise ; et pour lui remontrer que le
pape que créé avoient, il étoit en création de papalité
par condition telle, s'il plaisoil au roi de France il
y demeureroit, ou on l'ôteroit; et se mettroient les
cardinaux en conclave et en éliroient un à la séance
et plaisance du roi.
En ce temps étoit venu à Paris etse tenoit de-lez
le roi par son consentement, le frère mineur duquel
je vous ai un petit touché ci-dessus, qui envoyé
étoit en France en légation sans orgueil et sans bo-
bant (pompe), de p \r le pape de Rome qui se nom-
moit et écrivoitBoniface (,) et entendoit et oyoit vo-
lontiers le roi les paroles et sermons de ce frère mi-
neur. Or vint le légat d'Avignon, qui grand clerc et
subtil praticien étoitet bien enlangagé(2);et fut aussi
ouï du roi et des seigneurs; et lui faisoient voie et
a voir audience ceux qui porter et exaulser (élever) vou-
loientle pape d'Avignon. Or fut avisé au conseil du
roi, et ne fut pas sitôt déterminé, mais à cet avis et
conseil y rendit l'université grand'peine; et fut dit
(i) Boniface IX, élu pape le 2 novembre r38ç;. J. A. B.
(2) L'évêque d'Avignon et maître Pierre Blaus furent députés au roi
cîe France, pour lui faire counoître tel ction de Benoit et le trouvèrent à
St. Denis, où on télé')roit la fête de ce sa n'. J. A. B.
; ! 5 ç)4 ) DE J.EA N FKOI SSA R T. i 0 ?
ainsi, pour la plus saine partie; qui pourrait tant
faire et exploiter que on lit de mettre ce Boni face et
ce Bénédicthors de leur papalité et tous les cardi-
naux hors de leur cardinalité, et puis fussent pris
clercs et vaillants prud'hommes et de grand'con.v-
cience; et ces clercs, tant de l'empire d'Allemagne
comme de France et d'autres nations, fussent mivs
ensemble; et cils (ceux-ci), par b:sen.s,etdélibéryti<!!i
d'eux mêmes et par bon conseil, sans faveur ni beu-
bant (vanité), ni vouloir porter l'un j lusquel'autre,
retournassent et remissent l'église au point et au
droit degré d'unité où elle devoit être ferme et
stable, ce seroit bien labouré; et pat autre voie on
ne véoit point que bonne conclusion y dut avoir,,
car l'orgueil du monde était si grand es cœurs tlvs
seigneurs que chacun vouloit soutenir sa partie.
Cette imaginationproposéedevant le roi, le duc d'Or-
léans, le duc de Bourgogne et leurs consaux , sembla
bonne, et se aherdi (ligua) le roi avec l'université qui
proposée t'avoit, et dit qu'il en écriroit volontiers et
envoieroit ses messagers devers le roi d'Allemagne et
de Bohême, et devers les rois de Hongrie et d'An-
gleterre; et se faisait fort des rois de Casîille, de
Navarre, d'Arragon, de Sicile, de Naples et d'F-
cosse, qu'il les feroit obéir là où il obéiroit et son
royaume. Cette proposition fut tenue, et par cause
de bon moyen, et pour entamerles procès, le roi de
Fiance envoya ses lettres et ses messagers spéciaux
à tous les rois dessus nommés. Cette chose ne (';;f
pas sitôt faite ni recueillie, ni les messages allés, ni
retournés, ni rapportées réponr.es de leurs lettres
FROISSA UT. T. XIII. l3
194 EES CHRONIQUES (tô94)
En ces vacations trépassa de ce siècle à Paris à
la Sorbonne,ce vaillant clerc dont je parfois main-
tenant, maître Jean de Gigniconrt ; dont le roi de
Fiance et tous les seigneurs lurent moult courrou-
cés, et ceux de l'université, car son pareil ne de-
meura point à Paris; et eût rendu 1res grand' dili-
gence à l'Eglise réformer et mettre en union par-
faite.
CHAPITRE XXXVII.
De ujs cleuc nommé maître Jean de Vauennes.
Kn ce temps avoit un grand clerc de science et de
prudenceen Avignon, docteur de lois et auditeur du
palais, et de nation de l'archevêché de Rheims, le-
quel on appeloit maître et sire Jean de \arennes;
et étoit,parsa science elles beaux services qu'il avoit
faits, tant au pape Clément comme aux autres, gran-
dement avancé et pourvu de bénéfices. Et étoit sur
le point d'être évêque ou cardinal; et avoit été cha-
pelain au cardinal que on appeloit en AvignonSaint
Pierre de Luxembourg. Ce maître Jean de Varen-
nes, comme bénéficier et avancé qu'il lut, résigna
tous ses bénéfices et rompit tout son état el ne retint
de tousses bénéfices, pour vivre sobrement et peti-
tement, que la channonie de Rheims, qui vaut en
résidence environ cent francs et en absence trente
francs: puis se départit d'Avignon et s'en vint de-
(i594) DE JEAN FROISSART. if)5
meurer es marches de Rheims en sa nation, en nu
village que on dit Saint Lié, et commença Jà à mon-
trer sainte vie et belle, et à prêcher la fui et les œn-
vresde notre Seigneur ; et moult autorisoit et exaul-
soit (élevoit) le pape d'Avignon, et disoit, quand il
Fut venu premièrement, qu'il étoit vrai pape; et con-
damnent moult celui de Rome en ses paroles: et étoit
moult hanté (fréquenté) du peuple qui le venoit
voir de tous pays pour la sainte vie sobre et hon-
nête qu'il menoit j et tous les jours jeûnoit. Et pour
les nobles et belles prédications qu'il disoit et fai-
soit, aucunes gens disoient que les cardinaux d'A-
vignon à cautelle (ruse) l'avoient là envoyé pour eux
exaulser et colorer, ou il étoit là venu remontrer sa
vie, laquelle, tant que à la vue du monde, étoit cour-
toise, sain te et raisonnable, pour être élu à Saint Père.
Ce maître Jean de Varennes ne vouloit pas que on
l'appelât le saint homme de Saint Lié, mais l'Audi-
teur j et avoit la compagnie de sa mère; et disoit tous
les jours messe moult dévotement; et tout ce que on
lui donnoit de grâce ^ car à nullui (personne) il ne
demandoit rien, il rendoit et faisoit rendre arrière
pour Dieu. Nous nous souffrirons pour le présent
à parler de lui et parlerons d'autres besognes, car
la matière le requiert.
M)G LES CHRONIQUES («Snfc)
CHAPITRE XXXVIII.
^loMMENT LE ROI d'AngLETERRE ET SON CONSEIL DON-
NÈRENT AU DUC De LANCASTRE, POUR LUI ET SES HOIRS
PERPÉTUELLEMENT, LA DUCHÉ Ij'AçU I TA 1 IN E ET TOUTES
LES TERRES ET SÉNÉCU AUSSÉES APPENDANTES A ICELLE ;
ET COMMENT LE ROI s'ORDONNOLT ET FAISOlT FAIRE SE5
POURVÉANCES POUR ALLER EN IRLANDE ET LJE DUC POUR
ALLER EN A.QUITAINE.
Vous savez, si comme il est ici dessus contenu et
écrit en noire histoire, que les trêves, qui lurent pri-
ses et données entre Je roi de Fiance et 4e royaume
d'Angleterre,, leurs conjoints et adhérents, lurent
Lien tenues et gardées par mer et par terre, mais
JoUjOUi s y avoil des pillards et des robeurs en Lan-
guedoc, lesquels et oient etrangerset.de nations loin-
laines, de Gascogne, de Béarn ou d'Allemagne- Et
éloit capitaine du i'ort chatel et de la garnison de
Boulevilie tuessire Jean de G railly, bâtard, lils jadis
au caplal de Beus (Buch), un jeune etappert cheva-
lier; et devez savoir que les capitaines de ces garni-
sons, tant de Lourde quisied en Bigorresur les par-
ties du royaume d'Arragon, et de Boute\i!le sur les
frontières de Saiutonge et la marche de la Rochelle,
et cils (ceux) de la garnison de Mortagne éloient
trop durement courroucés de ce qu'ils ne pouvoient
courir ni faire leurs chevauchées, ainsi que accou-
(i"04) DE JEAN FROISSART. 197
tumé avoient, pour prendre, piller et gagner sur leurs
voisins • niais on leur avoit clos leurs voies et leurs
chemins, et commandé étroitement qu'ils ne fissent
ou consentissent chose à faire, pour quoi les trêves
fussent enfreintes ni brisées j car si ce faisoient, ils
en seroient punis et corrigés crueusement.
En ce temps fut proposé et conseillé en Angle-
terre, au cas que le roi d'Angleterre qui jeune éloit
a voit pris trêves et données à tous ses ennemis pro-
ehainset lointains, réservé les Irlandois, où à l'héri-
tage d'Irlande ses prédécesseurs avoient clamé grand
droit, et s'étoit écrit roi et sire d'Irlande, et que ie
roi Edouard, debonne mémoire, aveu 1 au roi Richard
d'Angleterre, leur avoit toujours faitguerre, combien
ensonnié (embarrassé) qu'il fût d'autre part; donc
pour les jeunes chevaliers et écuyers d'Angleterre,
qui les armes désiroienl, employer, et pour l'honneur
du royaume augmenter et les droits garder, le roi
Richard d'Angleterre feroit là un voyagea puissance
de gens d'armes et d'archers; et chevaucheroit si
avant, lui et ses gens, qu'ils entreraient au royaume
d'Irlande, et jamais ne s'en partiroient qu'ils n'eus-
sent eu aucune honorable composition ou conclusion.
De rechef il fut ordonné en cette même saison
que le duc de Laucastre, qui moult avoit travaillé
par mer et par terre pour les besognes et augmenta-
tions du royaume d'Angleterre , feroit on autre
voyage à cinq cents hommes d'arniesetmillearchers;
et monteroit à Pleumonde (TlymoutlO ou à Han-
tonne (Soutbampton), là où le mieux lui nlairoil ,et
s'en iroit en- Guyenne et en Aquitaine Et fut ndouc
M.)8 LES CHRONIQUES 0^)4)
l'intention du roi Richard telle, et de tout son con-
seil,que le dit duc de Lancastre _,pour lui et pour ses
hoirs perpétuellement, demeurèrent sire et héritier de
tout le pays d'Aquitaine, des terres, sénéchaussées
et des domaines, telles et toutes que le roi Edouard
d'Angleterre son père, etqueles autres rois et ducs
d'Aquitaine endevant avaient tenues ctohtenues,ct
que le roi Richard d'Angleterre tenait à présent, ré-
servé l'hommage que faire en devoit au roi et aux
rois venants (futurs) d'Angleterre ; mais tant que de
toutes obéissances, seigneuries, rentes et revenus,
le duc de Lancastrc en demeureroit sire; et lui don-
noit, confirmoit et scelloit le roi Richard purement
et ligement; lequel don le duc de Lancastre tint à
grand et à bel, et à bonne cause, car en la duché
d'Aquitaine a bien terre et pays pour tenir un grand
seigneur bon état. Et furent les lettres de ce don
faites, grossoyées et examinées et passées par grand'
délibération de conseil, présent le roi d'Angleterre
et ses oncles, le duc d'York et le duc de Glocestre,
le comte de Salsebery (Salisbury), le comte d'A-
rundel,le comte de Derby, fils au duc de Lancastre,
1j comte Maréchal, le comte deRostelant(Rutland),
le comte de Northumberland, le comte de Northin-
ghem (iNottingham),messire Thomas dePercy,le
seigneur Despensier (Spencer), le seigneur de Beau-
mont, messire Guillaume d'Arundel, les archevê-
ques de Cantorbie et d'York, l'éveque de Londres,
et tous ceux présents qui y appartenaient à être,
tant prélats comme barons d'Angleterre. Et en re-
mercia le duc de Lancastre, premièrement le roi
■i-njj, DE JEAN FROISSAIT. 199
sou neveu, ses frères, les prélats et les barons d'An-
gleterre,et puis en tendit à l'aire ses pourvéances bel-
les et grandes, pour passer la mer et aller eu Aqui-
taine et exploiter sur le don dont le roi l'avoit re-
vêtu. Pareillement ceux qui commis étoient à or-
donner et faire les pourvéances du roi, pour aller en
Irlande, les lirentgrandes et grosses jet furent écrits
et a\is4s tous seigneurs, qui avecques le roi feroient
lu voyage, afin qu'ils se pourvéissent.
CHAPITRE XXXIX.
Du TRÉPAS DE f.A. REIJSeAxKE D. 'ANGLETERRE, FjLLE AU
roi de Bohème et empereur d'Allemagne.
ijur la forme, état et ordonnance que je vous de-
vise,s'appareilloient le roi et le duc deLancastre, et
faisoient ordonner leurs gens, et pourvéances gran-
des et grosses aux ports et, passages là où ils vous-
loieut passer, le roi pour aller en Irlande, le duc de
Lancastre pour aller en Aquitaine; mais leur voyage
fut retardé bien de deux mois ou environ, je vous
dirai pour quelle raison. En ce temps que ces beso-
gnes s'ordonnoient, maladie prit à la reine Anne
d'Angleterre, dont le roi et tout son bôtel fut dure-
ment troublé, car la maladie alla si avant que la
dite reine trépassa de ce siècle es fêtes de la Pente-
côte, que on compta en l'an de grâce notre Seigneur
mil trois cent quatre-vingt et quatorze, de laquelle
t$0 LtS CHRONIQUES (i59{)
mort f irront fe roi et tous ceux qui l'aimoient, dames
ftt damoiselles, tous troublés et courroucés. Si fut
ensevelie en l'église (,) et son obsèque fait depuis à
grand loisir, car le roi d'Angleterre le voulut depuis
(aire faire ctoffémeut efpuissamment;et furent cires,
à grand' foison et coulages, envoyées quérir en Flan-
dre pour faire cierges et torches j et y eut au jour
de Pobsèque un luminaire si grand que on n'avoit
point ouï parler ni raconter du pareil, ni delà bonne
reine d'Angleterre Philippe de Hainaut, ni d'autre
qui ci-devant eûtétéjetlevoululle roi Richard ainsi
taire, pour ce que la reine Amie avoit été fille du roi
de Bohême, empereur de Rome et roi d'Allemagne;
et ne la pouvoit le roi oublier, car moult l'aimoit et
avoit aimée, pour tant qu'ils avoient été jeunes ma-
riés ensemble. De cette dame reine d' Angleterre ne
demeura nuls enfants, ni oneques n'eu eut nuL
Ainsi furent le roi d'Angleterre, le duc de Lancas-
tre et le comte de Derby en une saison veufs; mais
on ne parloit point encore de leur remariage, ni le
roi d'Angleterre n'en vouloit point ouïr parler.
Quoique la reine d'Angleterre fut trépassée de ce
siècle, ainsi que ci-dessus est contenu, et que le
voyage d'Irlande en fût retardé, pour ce ne séjour-
nèrent point les pouryéances du roi et des seigneurs
(i)Sowe dGt cfans sa ctifimqtr? qu'elle mritrrut le 7 juin i3g4 à
SîueLè ciMii'.é ileSurrcy ett'ut enterrée à W< stiuiu&trï. Le io. . ; joule-'-il,-
fut si touché de sa mort que,nou co.t-'ut àe maudire la place où elle
ctoit morte, il fit, chns sa colère, jeter à has t< us les là un.riis où les
rois ses prédécesseurs avoieut Pkabilude de se rendre pour s'abandonner"
aux. plaisirs d« la chasse. J. A. B.
(r394) DE JEAN FROISSART. 201
à faire; et passoient outre la mer d'Irlande à trois
havres, à Bristol, à L'olihet (Holihead) en Galles,
et à Harfort (,); et les menoient et adressoient ceux
qui les conduisoient en une cité en un pays à l'en-
trée d'Irlande, qui toujours s'est tenue pour le roi
d'Angleterre, laquelle cité on appelle Dunelin (Du-
blin); et y a archevêque; et cil (celui-ci) étoit avec-
ques le roi.
Tantôt après la Saint Jean-Baptiste, le roi se dé-
partit de la marche de Londres et prit le chemin de
Galles, tout en chassant et en ébattant pour oublier
la mort de sa femme; et ceux qui ordonnés étoient
avecques lui se mirent aussi au chemin , ses deux on-
cles le duc Edmond d'York et le duc Thomas de
Glocestre, comte d'Exsesses (Essex) et de Bucquin-
ghen (Buckingham) et connétable d'Angleterre; et
se mit sur les champs en très grand arroy: aussi fi-
rent tous les autres seigneurs, le comte de Kent frère
du roi et m es-sire Thomas de Kent fils du comte, le
comte de Rostelant (Rutland) fils du due d'York, le
comte Maréchal, le comte de Salsebery (Salisbury),
le comte d'Arundel, messire Guillaume d'Arundel,
le comte de Northnmberland , seigneur de Percy , et
messire Thomas de Percy son frère, grand sénéchal
d'Angleterre, les comtes de Denvesiere (Devonshire)
et de Nothinghen (JNottingham), et grand nombre
de chevaliers et écuyers, réservés ceux qui demeu-
roient pour garder la frontière d'Ecosse, car Ecos-
(1) EJaferford-West daus le romte Je Pc ubrok",pr moncé aussi fiar-
lord. J. A. li.
20 2 LES CHRONIQUES (i5.,r
sois sont maudites gens, et ne tiennent trêves ni ré-
pit fors quand ils veulent.
Pour ce temps que le roi d'Angleterre ht ce voyage
en Irlande, n'étoit point en sa compagnie son frère
niessire Jean de Hollande, comte de Hostidonne
(Mnnlingdon), mais étoit au chemin de Jérusalem
et de Sainte Catherine ^h etdevoit retourner par le
royaume de Hongrie, car il avoit entendu en Fran-
ce, quand il passa à Paris, où le roi de France, son
frère, ses oncles et les seigneurs, pour l'amour et
honneur du roi d'Angleterre, lui firent très bonne
chère, que le roi de Hongrie et l'Amorath-Baquin \at
dévoient avoir bataille ensemble. Si ne vouloit pas
défaillira y être. D'autre part le duc deLancastre, à
(avec) tout son arroy ordonné et étoffé, s'en vint à
Pleumonde (Plymouth); et là étoient les vaisseaux
passagers qui l'attendoient. Quand tousses gens fu-
rent venus, et les vaisseaux furent chargés, et ils eu-
rent vent assez pourpasser,sientrèrent es vaisseaux ,
et désancrèrent, et prirent le chemin pour aller vers
Bordeaux sur Gironde.
Nous parlerons du roi d'Angleterre, qui bien
avoit quatre mille hommes d'armes et trente mille
archers. Passage leur étoit à tous ouvert et aban-
donné en ces trois lieux que je vous ai nommé/, à
Bristo (Bristol), à Lelihet (Holyhead) et à Harford
(Haverford); et passoient tous les jours •> et mirent
bien un mois à passer avant qu'ils fussent tous ou-
(i) Sur le mont S inaï, J. A. B.
(»)B»jaiet 1er. qui connu mç a à régner eu i3f)i. J. A.
(i5y4) DE JEAN FROISSARÏ. $0$
tre, eux et leurs chevaux. D'autre part, au pays
d'Irlande, é toi t un vaillant chevalier d'Angleterre,
lequel s'appeloit comte d'Ormond; et tenoit terre
en Irlande et ont tenue ses prédécesseurs, mais c'é-
toit toujours en débat; et étoit ordonné le comte
d'Ormond et le comte Maréchal d'Angleterre à
avoir ï'avant-garde de quinze cents lances et deux
mille archers; et tous deux s'y portèrent sagement
et vaillamment. Le roi d'Angleterre et ses deux on-
cles passèrent la mer d'Irlande au port à H ar fort
en Galles, et les plusieursàLelihet(Holyhead)et les
autres à Bristol; et tant firent que tous passèrent
sans péril et dommage; et ainsi que ils passoient,
par l'ordonnance du connétable le duc de Glocestre
et des maréchaux d'Angleterre, ils se logeoient sur
le pays et comprenoient bien de terre, outre la cité
de Duvelin (Dublin) et là environ, trente lieues au-
glesches(angloiscs); car c'est un pays inhabitable;
et se logèrent les Anglois et l'avant-garde sagement
et vaillamment pour la doute des Irlandois. Et faire
le convenoit , autrement ils eussent reçu et pris
dommage. Et le roi, ses oncles et les prélats étoient
logés en la cité de Duvelin (Dublin) près de là; et
me fut dit que tout le temps que ils se tinrent là et
séjournèrent, toutes gens furent largement et aisé-
ment pourvues de vivres et de pourvéances, car les
Anglois sont gens tous faits de la guerre, qui bien
savent fourrager et prendre l'avantage et penser
d'eux et de leurs chevaux quand métier est. La
manière et ordonnance, cteequ'ilavint de ce voyage
au roi d'Angleterre, je le vous déclarerai en la forme
et manière que j'en fus informe.
2f>4 LES CHROSIQTT.S (,^,4-
CHAPITRE XL.
Co.UMEJXT SIRE JeAN FuoiSSART ARRIVA EN ANGLETERRE
ET DU DOW DU LIVRE QUIL FIT AU ROI.
Vérité fut et est que je, sire .Tenu Froissart, pour
ee temps trésorier et chanoine de Chimai, séant un
la comté de Hainaut et de la diosèse de Liège, eus
très grand' affection et imagination d'aller voie le
royaume d'Angleterre, quand je, qui avois été à Al>
beville, vis que les trêves étaient prises entre le
royaume de France et le royaume d'Angleterre,
leurs conjoints et adhérents, à durer quatre ans par
mer et par terre ; et plusieurs raisons m'émouvoient
à faire ce voyage. La première étoit, pour ce que de
ma jeunesse j'avois été nourri en la cour et hôtel du
noble roi Edouard, debonne mémoire, et delà noble
reine Philippe sa femme, et entre leurs enfants et les
binons d'Angleterre, qui pour ce temps vivoient ety
demeuroientj car toute honneur, amour, largesse
et courtoisie j'avois vu et trouvé en eux. Si désirois
à voir le pays) et me sembloit en mon imagination
que, si vu l'avois, j'en vivrois plus longuement ; car
vingt sept ans tous accomplis je m'étois tenu de y
aller; et si je n'y trouvois les seigneurs, lesquels à
mon département j'avois vus et laissés, je y ver mis
leurs hoirs, et ce me feroit trop grand bien. Aussi
pour justifier les histoires et les matières dont j'a-
(i5r>4) DE JEAN FROISSAIlT. *©5
vois tant écrit d'eux. Et on parlai âmes chers sei-
gneurs qui pour le temps régnoient, monseigneur le
duc Aubert de Bavière, comte de Hainaut, de Hol-
lande, de Zeiaude et sire de Frise, et à monsei-
gneur Guillaume son fils pour ces jours comte
d'Ostic\ ant , et à ma très chère et honorée dame
Jeanne, la duchesse de 13rabaut et deLuxeiubourg,
et à mon très cher et grand seigneur monseigneur
Enguerrand,siie de Coucy, et aussi à ce gentil sei-
gneur le chevalier de Commignies, lequel, de sa
jeunesse et delà mienne, nous étions vus en Angle-
terre en l'hôtel du roi et de la reine,- et aussi avoit
l'ait le sire de Coucy et tous les nobles de France.,
<|ui à Londres tenoient ôtagerie pour la rédemption
qui laite avoit été du roi Jean de France, si comme
il est contenu eu notre histoire et en ce livre bieu
derrière. Ces troisseigneurs dessusnommés auxquels
j'en parlai, et le sire de Gommignies et madame de
Brabant, le me conseillèrent et me donnèrent toutes
lettres adressants au roi et à ses oncles, réservé le
sire de Coucy, car, pour ce qu'il étoit François, il
n'y osa écrire, fors tant seulement à saillie que pour
lors on appeloit la duchesse d'Irlande. Et avois, de
poui véanee, lait écrire, grosser et enluminer et re-
cueillir tous les traités amoureux et de moralité,
que au terme de trente quatre ans je avois parla
giâcede Dieu et d'amour faitsetcompilés(l); laquelle
chose réveilloit grandement mou désir pour aller
(i) Je publt rai le» meilleure^ de ces pièces dans le volume de la vie
tie Froissait. J. A. B.
îàrtf) LES CHRONIQUES (.ô0^)
en Angleterre et voir le roi Richard d'Angleterre,
qui fils avoit été au noble et puissant prince de Gal-
les et d'Aquitaine, car vu ne l'a vois depuis qu'il fut
tenu sur les fonds en l'église cathédrale de la cité
de Bordeaux , car pour ces jours je y étois; et avois
intention d'aller au voyage d'Espagne avecques le
prince de Galles et les seigneurs qui au voyage fu-
rent; mais quand nous fûmes en la cité de Dax, le
prince me renvoya arrière en Angleterre devers
madame sa mère. Si désirois ce roi Richard à voir,
et messeigneurs ses oncles; etétoispourvu d'un très
beau livre etbien aourné (orné), couvert de velours,
garni et closd'argent doré d'or, pour faire présent et
entrée au roi. Et selonl'imaginationquc j'eus, j'en pris
légèrement la peine et le travail, car qui volontiers
fait et entreprend une chose, il semble qu'elle ne lui
coûte rien. Et me pourvéis de chevaux et d'ordon-
nance, et passai la mer à Calais, et vins à Douvres
le douzième jour du mois de juillet; et quand je fus
venu à Douvres, je n'y trouvai homme de ma con-
noissance du temps que j'avois fréquenté en Angle-
terre;et éloient les hôtels tous renouvelés de nouvel
peuple, et les jeunes enfants devenus hommes et
femmes, qui point ne meconnoissoient, ni moi eux.
Si séjournai là demi-jour et une nuit pour moi
rafraîchir, et mes chevaux, et fus par un mardi; et
le mercredi, ainsi que sur le point de neuf heures,
je vins à Saint Thomas de Cantorbie voir la fierté
(châsse) et le corps saint (I' et la tombe du noble
(i)Le corps de Tlmnas Btxkct devenu Saint Thomas de Caiiler-
buryi J. A. B.
0394) DE JEAN FROISSAÏIT. 207
prince de Galles, qui là est enseveli très richement.
Je ouïs la liante inesse et fis mon offrande au corps
saint, et puis retournai dîner à mon hôtel. Si enten-
dis que le roi d'Angleterre devoit là venir le jeudi
en pèlerinage; et étoit retourné d'Irlande où il àvoit
éléen ce voyage bien neuf mois ou environ; et
volontiers visitoit l'église Saint Thomas de Canlor-
bie, pour la cause du digne et honoré corps saint et
que son pèrey étoit enseveli. Si avisai que je atten-
drais là le roi, comme je fis. Et vînt à lendemain à
très grand arroiethien accompagnéde seigneurs, de
dames et de damoiselles; et me mis entre eux et en-
tre elles, et tout me sembla nouvel; ni je n'y con-
noissois Ame, car le temps étoit bien changé en
Angleterre depuis le terme de vingt huit ans; et là,
en la compagnie du roi, n'avoit nul de ses oncles,
carie duc de Lancastre étoit en Aquitaine et les
dncs d'York et de Glocestre étoient autre part. Si
fus de premier ainsi que tout ébahi, car encore, si
j'eusse vu ni trouvé un ancien chevalier qui vivoit,
lequel fut des chevaliers et de la chambre du roi
Edouard d'Angleterre, et étoit, pour le présent dont
je parle, encore des chevaliers du roi Richard
d'Angleterre et de son plus étroit et spécial conseil,
je me fusse réconforté etme fusse tiré devers lui. Lé
chevalier on le nommoit messire Richard Sluiy.
Rien demandai pour lui si il vivoit. On me dit, oil.
Mais point n'étoit là, et séjournoit à Londres. Donc
m'avisai que je me trairais devers messire Thomas
de Percy, grand sénéchal d'Angleterre qui là étoit:
si m'en acointai, et le trouvai doux, raisonnable et
2o8 LES CHRONIQUES (i3^4
gracieux ;et se offrit pour moi à présenter mon corps
et mes lettres au roi. De ces promesses je fus tout iv-
joui; car aucuns moyens (intermédiaires) convient
.avoir, avantque on puissevenirà sihaut princequele,
roi d'Angleterre. Et alla voir en la chambre du roi si
il étoit heure, mais il trouva que le roi étoit retrait
■pour aller dormir jet ainsi il me dit que je meretraisse
(retirasse) à mon hôtel. Je le fis j et quand le roi eut
dormi, je retournai en l'hôtel de l'archevêque de
■Cantorbie où il étoit logé, et trouvai messire Tho-
mas de Percy qui s'ordonnoit et faisoit ses gens
.ordonner pour .chevaucher, car le roi vouloit che-
vaucher et venir gé.sii à Espringhe^, dont au matin
il étoit parti. Je demandai au dit messire Thomas
conseil de mes besognes. 11 me dit et conseilla que
pour l'heure je ne fisse nul semblant de ma venue j
mais me misse en la route (troupe) du roi, toujours
me feroit-il bien loger, tant que le roi seroit assis en
le pays où il alloit et il seroit, et tout son hôtel, de-
dans deux jours. C'étoit en un bel châtel et délecta-
ble, séant en laj comté de Kent., et l'appeloit Le-
Dos (Leeds).
Je me ordonnai sur ce conseil et me mis au che-
min et vins devant à Espringhe, et me logeai et fus
logé d'aventure en un hôtel auquel il avoit logé un
gentil chevalier d'Angleterre de la chambre du roi.
Mais il étoit là demeuré derrière, au matin quand
le roi se départit delà ville, pour un petit de dou-
leur de chef qui prise lui étoit par nuit. Pour ce que
le chevalier, lequel on nommoit messire Guillaume
(i) Jones dit Ospringc J. A. B.
(i394) DE JEA3» FBOTSSA.RT. ?<><)
de l'Ile, me vit étranger et des marches de France,
car toutes gens cîe la Langue d'oil, de quelque con-
trée ou nation qu'ils soient, ils les tiennent Fran-
çois, si se acointa de moi et moi de lui, car les gen-
tils hommes d'Angleterre sont sur ious courtois,
Irai tables et acointables. Si me demanda de mon
état et affaire, et je lui en recordai assez; et tout ce
que messire Thomas de Percy m'avoit dit et or-
donné à l'aire. 11 répondit à ce, que je ne pou vois
avoir meilleur moyen, et que le vendredi au dîner,
le roi scroit à Le- Dos (Leeds) et là trouveroit venu
son oncle le duc d'Yorck.
De ces nouvelles fus-je tout réjoui, pour ce que
j'avois lettres au duc d'York; et aussi, de sa jeunesse
et de la mienne, il m'avoit vu en l'hôtel du noble roi
Edouard son père et de madame sa mère; si aurois
par ce moyen plus de connoissance, ce me semble,
en l'hôtel du roi Richard.
Le vendredi au matin nous chevauchâmes en-
semble, messire Guillaume de l'Ile et moi; et sus
notre chemin je lui demandai s'il avoif été en ce
voyage d'Irlande avecques le roi. 11 me répondit,
oil. Donc lui demandai de ce qu'on appelle le Treu
Saint Patiis-1 ,si c'éloit vérité ce que on en disoit. Il
(i) Le trou eu purgflo i'e de St. Patrick. Dans une visite que je fis
eu 1S1S dans le com'.é de Donnigal ., j'y ai Irouvé lafervmr p» ur ce pe-
lerii.age fcusi.: vi\f quejaxais. Le pu'gitoire de St. Patrick est situe
sur uue fort petite lie au milieu du lac Uergh daus le comté de Dounegal
auuord de ThlauJe. 11 consiste en une civerne de iG pieds de long sur
2 de large et si brisée qu'un liorom' un peu grand Le sauroit s'y tenir
de' out. C"est là qu'après avoir jeûné pend -m t neuf jours et ap:ès une
FROISSAJRT. T. £111. l4
Qio LES CHRONIQUES (inctf;
me répondit que oil;etque lui et un chevalier d'An-
gleterre, le roi étant à Duvelin (Dublin), y avoienfc
été, et s'y étoient enclos (entrés) à soleil escousant
(couchant), et là demeurèrent toute la nuit, et à len-
demain issus à soleil levant. Donc lui demandai des
merveilles et nouvelles dont on raconte et dit qu'on
y voit, si rien en étoit. Il répondit et me dit: « Quand
moi et mon compagnon eûmes passé la porte du cel-
lier, que on appelle lePurgatoireSaintPatris,etnous
fûmes descendus trois ou quatre pas, car on y des-
cend ainsi que à un cellier, chaleur nous prit eu
les têtes; et nous assîmes sur les pas qui sont de
pierre; et nous assis, très grand' volonté nous vint
de dormir, et dormîmes toute la nuit.» Donc luider
mandai si en dormant ils savoient où ils étoient et
quelles visions leur vinrent. 11 merépondit etdit,que
en dormant ils entrèrent en imaginations moult
grandes et en songes merveilleux ; et véoient, ce
Jeur sembloit,en dormant trop plus de choses qu'ils
n'eussent fait en leurs chambres sur leurs lits. Tout
ce affirmoient-ils bien. « Et quand au matin nous
fumes éveillés on ouvrit l'huis, car ainsi l'avions-
nous ordonné(,),et issîmes hors,. et ne nous souvint
série infinie de processions et de génuflexions, 1rs dévots viennent con-
templir Its peints réservées aux âmes dans le purgatoire. Ils y restent
pendant deux jours a ne prendre que de l'eau. Et là si leur imagination
[doublée et leur corps afibiWi ne leur donnent pas de visons, les moines
des chaptlles et couvent» qui entourent le purgatoire peuvent aider an
prestige. J. A. B.
^r) Les chevaliert pouvoient bien n'y jas-er qu'une nuit, suitout
quand ils étoient Anglo s et avoient une bonne épre, mais le peuple I>-
landoi"! cîoit obligé à b>en d'autres cérémonies. Au*si avoit il des vsions
plus distinctes H p!ui variées. J. A. B.
(i504) DE JEAN FROISSAÏÏT. 2 r r
tantôt de chose nulle que nous eussions vu; et te-
nons tout ce à fantôme. »
De cette matière je ne lui parlai plus avant, et
m'en cessai, car volontiers je lui eusse demandé du
voyage d'Irlande et lui voulois parler et mettre à
voie (M; mais routes (troupes) d'autres chevaliers
vinrent qui parlèrent à lui, et je laissai mon propos;
et chevauchâmes jusques à Ledes (Lceds); et là
vint le roi et toute sa route (troupe), et là trouvai
monseigneur Aimond, duc d'York. Si .m'acointai de
lui, et lui baillai les lettres du comte detlainaut son
cousin et du comted'Ostrevant. Le dueme reconnut
assez et me fit très bonne chère et me dit: « Mcssire
Jean, tenez-vous toujours de-lez (près) nous et nos
gens, nous vous ferons toute amour et courtoisie.
JNous y sommes tenus pour la cause du temps passé
et de notre dame de mère à qui vous fûtes. Nous en
avonsbienla souvenance». Je le remerciai deces pa-
roles; cefut raison. Si lus avancé tant de par lui
que par messjre Thomas de Percy et messire Guil-
laume de l'Ile, et fut mis en la chambre du roi et
représenté à lui de par son oncle le duc d'York; le-
quel roi me reçut joyeusement et doucement ;et prit
toutes les lettres que- je lui baillai, et les ouvrit et
legy (lut) à grand loisir; et me dit, quand il les eut
lues, que je fusse le bien venu, et si j'avois été de
l'hôtel du roi son ayeul et de madame son ayeule,
encore ctois-je de l'hôtel du roi d'Angleterre.
(.1) Froissart quoique homme d'Eg'ise prend, comme on voit, nlis
aiu!crèt aux faits historiques qu'ai' x contes dévots. J. A. B.
14*
a i •* I m CT r RON t Q DJBS ( 1 3y/t )
Pour ee jour je ne lui montrai pas le liwe que ap-
porté lui avois, car messire Thomas de Percy me dit
jue point n'étoil heure, car il étoit trop occupé de
grandes besognes- car pour ces jours il étoiten con-
seil de deux grosses matières. La première étoit qu'il
vouloitenvoyersuffisants messages, tels que le comte
de Rostelant (Rutlami)sou cousin germain, le comte
Maréchal; l'archevêque de Duvelin (Dublin), l'é-
vèque de Li (Ely) , messire Louis de Cliiïbrt,
messire Henry de Beaumont, messire liuon le Ex-
pensier (Dispenser) et plusieurs antres, en grand
arroi et bonne ordonnance outre mer, devers le roi
Charles de France ; et la cause étoit telle, que pour
traiter du mariage de lui et l'aînée fille du dit roi
qui s'appeloit Isabel, laquelle avoit pour lors d'âge
environ huit ans (l) ; et l'autre cause étoit que le sire
de la Barde, le sire de la Téridc, le sire de Pincor-
net, le sire de Châtelneuf, le sire de Lesque, le sire
de Copane et les consaux (conseillers) de Bordeaux,
de la cité deBayonneet de Dax étoient venus en
Angleterre devers le roi; et le poursuivoient, et
avoient poursuivi moult aigrement depuis son re-
tour d'Irlande, à avoir réponse des requêtes, paroles
et procès, que mis avoient avant, sur le don que le
roi d'Angleterre avoit donné à son oncle le duc de
Lancastre des terres et seigneuries, sénéchaussées
(i) On frcive clans I^s fœdera de Rvmer les instructions données à
l'archevêque de Dublin, h Pévèque de St. David, au comte de Rutland,
a» comte Mare liai, au sire de Benuruotit el a William Sciope, chambel-
lan du roi d'Angl-t rre p ur se rendre eu France au sujet de ce maiia-
ge. Elles sont datées du château de Leeds, 8 juillet. J. A. B.
(i3q4) DE JEAN FROISSÀRT. 2i3
et baronies d'Aquitaine, ce que au dit roi et au
royaume d'Angleterre en appartenoit, et en sa
puissance et commandement s'élendoient; car pro-
posé avoient les barons dessus, nommes et tous les
nobles et prélats des sénéchaussées d'Aquitaine, et
les consaux des cités et bonnes villes, que le don ne
se pouvoit passer et étoitinulile^car toutes ces terres
se tenoient du droit ressort et domaine de la cou-
ronne d'Angleterre; et point ne s'en vouloient dis-
joindre ni départir; et plusieurs actions raisonna-
bles y avoient proposé et proposoient. lesquelles je
détermineraiet éclairciraien poursuivant la matière,
quand temps et lieu sera; mais pour avoir conseil
de ces deux choses qui assez grandes éloient, le roi
d'Angleterre avoit mandé tous ses plus spéciaux
prélats et barons d'Angleterre à être le jour de la
Magdelaine en un sien manoir et lieu royal, que ou
dit Eltem (Eltham), à sept lieues anglescbes (an-
gloises) de Londres et aussi de Darotorde. Et le
cjualrième jour après ce que je fus là venu , le roi et
tout son conseil, et le duc Aimond son oncle en sa
compagnie, se départirent du Cliâtel de Ledes
(Leeds) et chevauchèrent devers la cité de Roches-
tre pour venir à Ellem fEltham). Je me mis en leur
compagnie.
2*4 LES CHRONIQUES (,394)
CHAPITRE X'LI.
Du REFUS QUE CE0X d'AqUITAINE FIRENT AU DUC DE
LaNCASTRE_, ET COMMENT ILS ENVOYÈRENT EN ANGLE-
TERRE POUR REMONTRER AU ROI ET A SON" CONSEIL LA
VOLONTÉ DE TOUT LE pÀ
JliN chevauchant ce chemin , je demandai àméssire
Guillaume de l'Ile et à messire Jean de Grailly,-
capitaine de Bouteville, la cause pourquoi le roi
venoitdever.s Londres et assembloit son parlement,
et avoit assigné à être au jour dessus nommé à
Ellem. (Eltham): ils le me dirent; et par spécial
messire Jean de Grailly me recorda pleinement
pourquoi ces seigneurs de Gascogrie éloient là
venus, et les colisaux des cités et bonnes villes. Si
en fus informé par ledit chevalier qui bien en sa-
voit la vérité, car il avoit souventparolé à eux, pour-
tant (attendu) que ils se connoissoient, car ilsétoieni
ainsi que d'un pays et d'une frontière et des tenures
du roi d'Angleterre; et dit ainsi :
«Quand le duc deLancastre vint premièrement
en Aquitaine, pourvu de lettres grossées et scellées
du grand scël du roi d'Angleterre, chancelées et
passées par ledécretet accord dus prélats, barons et
de tous ceux d'Angleterre auxquels il en apparte-
hoit à parler et ordonner, et par spécial au duc
Aimond d'York, comte de Cantebruge (Cambridge)
i 1 59 \ ) DE JE A N FROISSA RT. * 1 5"
et au duc Thomas de Glocestre, comte de Buch
(Buckingham)el d'Excesses (Essex), qui à ces héri-
tages pou voient- retourner par la succession de leur
neveu le roi Richard d'Angleterre, qui pour lorsn'a-
\ oit nuls enfants, car les deux ducs dessus nommés
étoient frères germains de père et de mère au duc
de Lanças tre jet if envoya une partie de son con-
seil en la cité de Bordeaux , pour remontrer au
maire de Bordeaux et aux consaux de la ville la
ferme de sa requête, et pour quelle cause il étoit
venu au pays, si- leur tourna à grand' merveille:
Nonobstant ce, ils honorèrent grandement etdebon
cœur les commis du roi d'Angleterre et du due
deLancastre,pour l'honneurdu roi à qui ils doivent
service et toute obéissance ; et demandèrent a avoir
conseil de répondre. Us l'eurent, et se conseillèrent
Eux conseillés ils répondirent, que le duc de Lan-
castre,fils du roi Edouard de bonne mémoire qui
leur seigneur avoit étér fût le bien: venu entre eux
et non autrement; mais pas n'étoient conseillés si
avant que le recueillir à souverain seigneur, car le
roi Richard leur sire, à qui ils avoient fait féaulé
el hommage, ne leur avoit encore fait nulle quit-
tance. Dont répondirent les commis de par le duc
de Lancastre,que de toutcoilssefaisoientfortsapsoz,
et le duc leur seigneur reçu parmi le contenu des
lettres, qucîe roi d'Angleterre leur envoyoit ,il n'en
seroit jamais question. Quand ceux de Bordeaux
virent qu'ils étoient approchés de si près, si trou-
vèrent un autre recours, et dirent ainsi: « Sei-
gneurs,votre commission ne s'étend pas seulement
2i6 LES CHU ON IQ CES (j-5g4).
nous, mais à ceux de la cité de Dax et de Bayonne
et aux prélats et barons de Gascogne, qui sont en
l'obéissance du roi d'Angleterre. Yous \ous trairez
devers eux; et tout ce qu'ils en feront et ordon-
neront, nous le tiendrons.» Autre réponse ne pu-
rent avoir à ce premier les commis du duc de Lan-
castre de ceux de Bordeaux; et se départirent de
Bordeaux , et s'en retournèrent à Liborne (Li-
bourne),où le duc étoit.
« Quand le duc de Lanças tre ouït la réponse de
ceux de Bordeaux, si pensa moult sus et imagina
tantôt que les besognes, pour lesquelles il étoit venu
au pays, ne seroient pas sitôt acbevées commcde
premier il supposoit et lui avoit-on donné à enten-
dre. Nonobstant ce, il envoya son conseil vers la
cité de Bayonne. Et furent recueillisdes Bayonnois
pareillement comme ils a voient été de ceux de Bor-
deaux, et n'en pouvoient avoir autre réponse. Fina-
lement tous les prélats, les nobles, les consaux des
cités et bonnes villes de Gascogne, de l'obéissance du
roi d'Angleterre, se conjoindirentensembleetsecloi-
rent (arrêtèrent) sur la forme et manière que je vous
dirai. Bien vouioientrecueilliren leurs cités, châteaux
et bonnes villes le duc de Lancastre, comme le fils du
roi Edouard de bonne mémoire et oncle au roi Ri-
chard d'Angleterre, et au recueillir et à l'entrer aux
forteresses lui faire jurer solemnellement que paisi-
blement et débonnairement lui et les siens entre eux
se tiendroient etdemeureroient sans en rien efforcer,
et leurs deniers payeroient de tout ce qu'ils preu-
droient; ni jà la juridiction de la couronne d'Angle-
(i3g4) DE JEAN FROISSART. 217
terre le duc de Lancastre ne oppresseroit ni feroit
oppresser par quelque voie ni action quece fut. Bien
répondoitle duc de Lancastre à ces paroles et di-
soit, qu'il n'éloit pas venu au pays pour grever ni
oppresser le peuple, mais le vouloit garder et défen-
dre contre tout homme, ainsi comme son héritage;
et prioit et requéroit que le commandement du roi
d'Angleterre, ainsi qu'il étoit , fût accompli. Le
pays, de voix commune, tant que à cette partie, ré-
pondoit et disoit; que jà de la couronne d'Angle-
terre ne se départiroient; ni point n'étoit au roi
d'Angleterre ni en sa puissance d'eux donner ni
mettre à autre seigneur que lui. Ces demandes et
défenses furent proposées moult longuement entre
le duc de Lancastre et les dessus nommés de Gasco-
gne, et quand le duc de Lancastre vit qu'il n'en au-
roit autre chose, il fit requête au pays que les nobles,
les prélats etlesconsaux des cités et bonnes villes
voulsissent envoyer en Angleterre devers le roi et
son conseil, et il y envoieroit aussi de son conseil si
notablement que bien devroit suffire; et tout ce que
vu et trouvé seroit au conseil du roi d'Angleterre, il
tiendroit à ferme et stable, fut pour lui ou contre
lui. Ceux de Gascogne regardèrent et considérèrent
que cette requête étoit raisonnable: si y descendi-
rent et l'accordèrent au duc, tout ainsi que proposé
l'a voit; et vint le duc de Lancastre loger et demeu-
rer en la cité de Bordeaux, et toutes ses gens; et se
logea en l'abbaye de Saint Andrieu, où autrefois il
s'étoit logé, et ceux de la cité de Bordeaux, de
Bayonne et de Dax ordonnèrent suffisants hommes
*i# LES CHRONIQUES (T3g4l
et de grand- prudence pour envoyer en Angleterre,
et les barons de Gascogne de l'obéissance du roi-
d'Angleterre pareillemcnt.Qr devez-vous savoirque
quand le roi de France et ses oncles et leurs cotisa ux
entendirent certainement par ceux des frontières et
sénéchaussées de leur obéissance que le duc de Lan-"
castre étoit paisiblement entré en la cité de Bor-
deaux, et là se tenoit et demeuroit; et ne sa voient
ni savoir pouvoient à quoi il pensoit, ni si il vouloit
tenir les trêves qui étoient entre France et Angle-
terre jurées à tenir par mer et par terre, si imaginé1-
lent et pensèrent sur ce grandement; etleur fut avis
que bon seroit envoyer devers le duc de Lancastre
sullisants messages pour mieux savoir son intention.
Si furent élus pour aller; premièrement, messire
Boucicaut, maréchal de France et me;sire Jean do
Châtelmorant, et Jean le Barrois des Barres; et dé-
voient mener mille lances toutes en point et bonnes
gens d'armes, ainsi qu'ils firent; et exploitèrent tant
qu'ils vinrent en la cité d'Agen; et là se logèrent et
au pays d'environ; et puis envoyèrent les seigneurs-,
hérauts et messages en la cité de Bordeaux devers le
duc de Lancastre, en lui remontrant nue volontiers
parleroient à lui. Le duc lit aux messages très bonne
chère et entendit à leur parole, et écrivit par eux
aux seigneurs dessus nommés que, puisqu'ils a voient
affection de parler à lui, il avoit aussi à eux; et pour
eux donner moins de peine, il viendroit à Bergerac
et là p ulementeroient ensemble. Les messagers
retournèrent à Agen et montrèrent à leurs seigneurs
les lettres du duc de Lancastre. Si y ajoutèrent foie!
(i394) DE JEAN FROISSART. 2if)
erédence et s'ordonnèrent selon ce ; et sitôt comnlÉ
ils surent que le duc de Lancastre fut venu à Ber-
gerac, ils se départirent de la cité d'Agen et se trai-
rent vers Bergerac; et leur fut la ville ouverte et
appareillée; puis entrèrent dedans et se mirent les
Seigneurs à hôtel, car toutes leurs gens n'entrèrent
pas en la ville, mais se logèrent es fauxbourgs et vil-j
lages là environ, Ces seigneurs parlèrent au duc de
Lancastre, quiles reçut doucement et grandement,
car bien le savoit faire; et entendit à toutes leurs
paroles et y répondit et dit ainsi; que bon voisin et
ami il vouloit être au roi de France et au royaume,
et à tenir les trêves telles comme elles étoient don-
nées et scellées entre le royaume de France et d'An-
gleterre, leurs conjoints et adhérents par mer etpar
terre, car il même les avoit aidés à traiter et ordon-
ner; si ne les devoit ni vouloit enfreindre ni briser.
Et de ce fut-on tout assuré. Les réponses du duc de
Lancastre plurent grandement à ces seigneurs de
France; et furent le duc et eux aimablement ensem-
ble; et leur donna le duc à dîner et à souper moult
grandement au eliâtcl de Bergerac; et puis prirent
congé l'un de l'autre moult courtoisement; et re-
tourna le duc de Lancastre à Bordeaux, et les Fran-
çois en France; et trouvèrent sur le chemin en la
cité de Poitiers le duc deBerry, auquel les trois sei-
gneurs dessus nommés recordèrent ce que exploité
avoient, et la réponse que le duc de Lancastre leur
avoit faite. Si suiTisi (suffit) bien au duc de Berryj
et lui sembla raisonnable; et aussi fît-il au roi de
France et au duc de Bourgogne, quand ils en furent
290 LES CHRONIQUES (,ôy .))
Informés et ces seigneurs dessus nommés furent re-
tournes eu France. Si demeura la chose en cet état
et sur bonne assurance.
k Or est avenu, si comme vous le verrez, ce dit
messire Jean de Grailly, que le duc de Lan castre a
envoyé par deçà en Angleterre de son conseil, tels
que messire Guillaume de La Perrière, et messire
Pierre de Clisqueton et deux clercs maîtres en lois,
maître Jean Huche et maître Richard de Linces-
tre, (,) pour parlementer et proposer toutes ses en-
tentes en la présence du roi et de ses oncles et de
tout le conseil d'Angleterre • et pour ce chevauche le
roi à présent vers Eltem (Ellham) et seront là jeudi
qui vient, qui sera le jour de la Magdelaine, toutes
les parties. Mais ce que ordonné en sera, je ne le puis
savoir, fors tant que j'ai ainsi entendu • que le duc
de Glocestre, frère au duc de Lancastre, y est et
sera trop grandement en tous états ettoutes maniè-
res pour son frère ; et mesuis laissé informer par au-
cunsAnglois, qui en cuident (croient) savoir aucune
chose, que le duc de Glocestre s'y incline principa-
lement, pour ce qu'il verroit volontiers que son frère
de Lancastre demeurât de tous points en Guyenne,
et plus par cause de résidence ne retournât en An-
gleterre, car il y est trop grand ; et ce Thomas duc
de Glocestre est de très merveilleuse tête, et est or-
gueilleux, présomptueux et de périlleuse manière j
(i) Ilolliushed les appelle sir William Perreer, sire Pettr CKlïuu,
\Jaster John Iluch et Ma^ter Joiiu Richard chanoine de Leiccte:.
! A , B.
(.iôf)4) HE JEAN FP.OISSART. 221
niais quoiqu'il tasse ni dise il est toujours avoué de
la communauté d'Angleterre, et bien aimé; et tous
s'inclinent à lui, et il à eux. C'est cil (celui) qui lit
mourir ctdécolerce vaillant chevalier mesaire Si-
mon Buriey, et a bouté d'Angleterre le duc d'Ir-
lande, l'archevêque d'York; et plusieurs chevaliers
et autres du conseil du roi il a fait mourir par haine
et à petite achoison (occasion), pendant que le duc
de Lancastre a été delà la mer, fût en Castille et en
Portugal; et est plus crému (craint) en ce pays que
aimé.
« Or laissons ester (rester) pour le présent celte
matière, ce dit messire Jean de Grailly, et parlons
de la seconde et de la plaisance du roi. 11 m'est
a\ is, selon que je vois et suis informé, que le roi
d'Angleterre se marieroit très volontiers; et a fait
chercher partout ; et ne trouve-t-on nulle femmepour
lui, car si le duc de Bourgogne et le comte de Hai-
naut eussent nulles filles en point de marier, il y en-
tendit volontiers, mais ils n'en ont nulles qui ne
soient toutes assignées. 11 est venu avant qui lui a
dit que le roi de Navarre a des sœurs et des filles,
mais il n'y veut entendre. Le duc de Gloceslre sou
oncle a une fille toute grande assez pour entrer en
mariage; et verroit volontiers que le roi son neveu
la preinst (prît) à femme, mais le roi n'y veut en-
tendre et dit qu'elle lui est trop prochaine de ligna-
ge, car elle est sa cousine germaine. A la fille du roi
de France s'inclineleroi d'Angleterre et non ailleurs,
dont on est moult émerveillé en ce pays, de ce qu'il
veut prendre la iille de son adversaire; et n'en est
m LES CHRONIQUES (1094)
pas le mieux de son peuple, mais il n'en fait compte,
et montre, et a montré toujours, qu'il auroitplusclier
la guerre d'autre part que au royaume de France,
car il voudroit, et tout ce sçait-on de lui par expé-
rience, que bonne paix fût entre lui et le roi de
France et leurs royaumes; et dit ainsi que la guerre
a trop duré entre lui et ses anceseurs (ancêtres) au
royaume de France, et que trop de vaillants hom-
mes en sont morts, et trop de maléfices perpétrés et
avenus, et trop de peuple chrétien tourné à perdi-
tion et destruction, dont la foi chrétienne est afïbi-
l}lie. Et est avenu que pour ôter le roi de ce propos,
car il n'est pas plaisant au royaume d'Angleterre
de le marier en France, on lui a dit que la liïle du
roi de France, dont il veut traiter, est trop jeune, et
que encore dedans cinq ou six ans il ne s'eu pour-
roit aider ; mais il a répondu et dit ainsi; que Dieu
y aitpart,et qu'elle croîtra en âge, et trop plus cher
il l'a pour le présent jeune que âgée. Età ce il baille
raison selon sa plaisance et imagination, et dit ainsi;
que si il l'a jeune, il la duira (élèvera) et ordonnera
à sa volonté, et la mettra et inclinera à la matière
d'Angleterre; et qu'il est encore jeune assez pour
attendre tant que la dame soit en âge. Ce propos ne
lui peut nul ôter ni briser; et de tout ce, avant votre
départementjVous venezplusieurs choses; car, pour
entendre pleinement à toutes ces besognes, le roi
chevauche vers Londres. »
Ainsi par sa courtoisie se devisoit sur lechemin à
moi, en chevauchant entre Rochestre et Dartforde,
messirejean deGrailly, capitaine dcBouteville, qui
(«5q4) DE JEAN FROTSSART. k*3
jadis avoit été fils bâtard à ce vaillant chevalier le
captai de Buch; et -ses paroles je les oyois très vo-
lontiers, et les metlois toutes en mémoire, et tant
que nous fumes sur le chemin de Ledes (Lecds) à
Eltcm (Ellham) je chevauchai toujours le plus en
sa compagnie et en celle de messire Guillaume de
L'Ile.
Orvint leroi àElthampar un mardi. Le mercredi
ensuivant, commencèrent seigneurs à venir de tous
cotés; et vinrent le duc de Glocestre, les comtes de
Derby, d'Arundel, de Northumberland, deKenl,
de Rostelant (Rutland), le comte Maréchal, les ar-
chevêques de Cantorbie et d'York, les évêques de
Londres et de Winchcstrc et tous ceux qui mandés
étoient et furent. Le jeudi à heure de tierce, si com-
mencèrent les parlements en la chambre du roi; et
là étoient en la présence du roi, de ses oncles et de
tout le conseil les chevaliers de Gascogne, qui en-
voyés y étoient pour leur partie ; et le conseil des
cités et bonnes villes, et celui du duc de Lancastre.
Aux paroles qui furent là dites et proposées je ne
étois pas présent, ni être ne pouvois, ni nul n'étoit
en la chambre, fors les seigneurs du conseil. Mais
quand le conseil fut esparti,qui dura plus de quatre
heures, et ce vint après dîner, je me acointai d'un
ancien chevalier, que jadis de ma jeunesse j'avois vu
en la chambre du roi Edouard, et pour lors il étoit
du détroit conseil du roi Richard, et bien 'le valoit;
et étoit nommé messire Richard Stury, lequel me
reconnut tantôt. Si étoient bien vingt quatre ans
passés qu'il ne m'avoit vu; et la derraine (dernière)
*24 LES CHRONIQUES ( i /Î94)
fois ce fut à Collcberghe à Bruxelles en l'hôtel du
duc Wincelant (Wenceslas) de Brabaht et de la
duchesse Jeanne de Brabant. Messire Richard Stury
me fit très bonne chère et me recueillit doucement et
grandement; et me demanda de plusieurs nouvelles.
Je lui répondis tout à point de celles que je savois.
Aprèstout ce, et en gambiant(promenant)lui et moi
es allées a Tissuedela chambre du roiàEllham,jelui
demandai de ce conseil, voire si dire le me pouvoit,
comment il étoit conclu. 11 pensa sur ma parole et
demande un petit, et puis me répondit et dit : « Oil,
ce ne sont pas choses qui fassent à celer, car prochai-
nement on les verra et orra publier partout. Vous
sa-vez, dit le chevalier, et avez bien ouï recorder,
comment le duc de Laucastre est allé en Aqui-
taine, et du don que le roi notre sire lui a fait et
donné, sur forme et entente de bonne condition, car
le roi aime et croit tous ses charnels amis, et par
spécial ses oncles. Et se sent moult tenu à eux, et
spécialement à son oncle le duc de Lancastrej et
en cause de rénumération qui est belle, et grande,
et bien connue, et pour les beaux services que le dit
duc a faits à la couronne d'Angleterre, tant deçà la
mer comme delà, le roi lui a donné purement et
quittement, à lui et à ses hoirs perpétuellement,
toute la duché d' Aquitaine, ainsi comme elle s'étend
et comprend en toutes sesmettes (frontières) et limi-
tations , sénéchaussées, baillies, mairies, seigneuries
et vassaudies; et en clame quittes tous ceux qui de
lui tiennent en foi et hommage, réservé le ressort.
Autre chose n'y a-t-il retenu pour la couronne d'An-
Ci5g4) DE JEAN FROISSART. 2^5
jgleterre au temps à venir. Et le don que le roi a fait
à son oncle de Lancastre a été fait et donné si sufli-
samment que passé par l'accord et confirmation de
ses autres oncles et de tout le conseil d'Angleterre ;
et spécialement a commandé le roi notre sire par ses
lettres patentes et en parole de roi que tous ses
sujets, qui sont es mettes (frontières) et limitations
d'Aquitaine, et enclos dedans les bonnes villes, obéis-
sent de tous points, sans moyen nul ni contredit, à
son cher et bien aimé oncle le duc Jean de Lancas-
tre; et le tiennent, ces lettres vues, à seigneur sou-
verain j et lui jurent foi et hommage à tenir loya li-
ment, ainsi que anciennement ils ont fait et tenu,
faisoient et tenoient, au jour que ces dites lettres
furent montées, au roi d'Angleterre on à leurs com-
mis. Et b'il y a nul rebelle, de quelque état ou con-
dition qu'il soit, qui contredise aux lettres du roi
envoyées, les lettres vues et entendues parfaitement
d'article en article, qu'il ait ponrvéance de conseil
pour répondre tant seulement trois jours. Et le roi
donne à son oncle de Lancastre, et à ses commis dé-
putés, puissance d'eux punir et corriger à sa
conscience, sans espérance nuile avoir de retour
ni de ressort.
«Or est avenu, nonobstant ces lettres et le dé-
troit commandement du roi, vu que les cités et
bonnes villes de Gascogne obéissants au roi d'An-
gleterre, ctles barons, chevaliers et gentils hommes
du pays se sont conjoints et adhers ensemble, et clos
un temps à l'encontre du duc, et ne veulent [oint
obéir ni n'ont vouloir, et disent maintenan! et sou-
FROÏSSMVT. T. XIII. I 5
9.9.G LES CHRONIQUES (i594)
tiennent, et ont dit, maintenu et soutenu jusques à
ores, que le don que le roi a fait ù son. oncle de L311-
caslre est inutile et liorsdesmettcs(bornes)ct.iermes
de raison. Le duc, qui ne veut que pai douceur aller
avant en celte besogne, a bien ouï et entendu leurs
déienses;si s'est. conseillé sur ce avant que plusgrand
mal s'en ensuive, que les nobles, les prélats et coti-
sa ux des cités et bonnes villes de Gascogne obéissants
au. roi d'Angleterre soient ci venus, ou aientjenvoyé
pour ouïr droit, à savoir pourquoi ils ont débattu e.t
débattent, et .ont opposé, et opposent le comman-
dement et volonté du roi; et, certainement ils ont
liuy remontré moult sagement leurs defens.es et ai-
teint les termes. Et articles jd,e raison et volonté
ont été ouïs, et ont donné au ko) et à tout le conseil
moult à penser ;, et paurroit bien demeurer sur leux
querelle; et je vous remontrerai et dirai .raison
pourquoi: mais vous le tiendrez secret tant que
plus avant sera connu et publié. » Et je répondis:
« Sire, je ferai. »
« Remontré et dit. a été par la parole de l'un, quj
est ce me semble oflicial de Bordeaux, et tous ceux
.de sa partie l'ont avoué, et par science; et tout pre-
mièrement il montra procuration pour lui et tous
les autres, afin que on y eût plus grand' confidence
et c'étoit raison. Et mit en termes que la cité de
Bordeaux, les cijtés de Baronne, de Dax, et toutes
les seigneuries qui sont appendautes et apparte-
nantes es mettes et limitations d'icelles sont de si
noble condition que nul joi d'Angleterre, pour
quelconque action que ce soit, ne les peut oter ni
;i"94) DE JEAS FROISSA TlT. 227
disjoindre du domaine de la couronne d'Angleterre,
ni donner ni aliéner à enfant, oncle ni frère qu'il
ait, pour cause de mariage ni autrement; et que ce
soit vérité Jes dessus dites i, il les, cités, et seigneu-
ries en sont privilégiées suffisamment des rois d'An-
gleterre,lesquels l'ont juré à tenir entièrement sans
nul rappel. Et si très tôt que un roi d'Angleterre
entre en la possession de l'héritage et couronne
d'Angleterre, il jure suffisamment, main mise sur le
niissel, à tenir celles et non enfreindre ni corrompre.
Et vçus, très cher sire, l'avez juré pareillement. Ej;
que ce soit vérité, véez ci de quoi. »
{< A ces paroles il montra et mit avant une lettre
tabellionnée et scellée du grand scel d'Angleterre,
donnée du. roi Richard qui là présent étoit; et la
legy (lut) tout au long.de clause en clause; laquelle
lettre fut Lieu ouïe et entendue, car elle çioit en lar
tin et en François; et nom.moit en la fin plusieurs
prélats et hauts barons d'Angleterre, qui à ce furent
appelés en cause de sûreté et de témoignage; des-
quels il y avoit jnsques à onze. Quand ils eurent
oui' la lettre lire, ils regardèrent tous l'un l'autre et
sur le roi; et n'y eut .homme quidît mot, ni répliquât
outre la lettre. Quand cil (celui-ci)l'eut lue, il la re-
jjoya moult bellement et puis parla avant et dit,
adressant sa parole sur le roi: « Très cher sire et re-
douté, et vous, mes chers seigneurs, avecques toutes
ces choses, lesquelles vous avez ouïes, je fus charge'' à
mon département du conseil, des bonnes villes des-
sus dites et de tout le pays enclos dedans que, je
\..)us desisse (dise) et remontrasse une considéra
i5*
2-J.8 LES CHRONIQUES r ,594:
tion que le conseil des ci lés et bonnes villes cîe Gas-
cogne, de l'obéissance et du domaine de la couronne
d'Angleterre, ont eue sur la forme du mandement que
envoyé leur avez, ainsi comme il appert par votre
scel et que bien connoissoient, posé qu'il soit ce qu'il
ne peut être; car s'il étoit ainsi que les cités et les
bonnes villes de Guyenne s'inclinassent à vouloir
recevoir le duc de Lancastre à seigneur, et fussent
quittes et délivrés pour toujours mais de l'hommage
et obéissance qu'ils vous doivent, ce seroittrop gran-
dement au préjudice de la couronne d'Angleterre,
car si pour le temps présent le duc de Lancastre est
homme du roi et bien aimé à tenir et à garder tous
les points et articles droituriers de la couronne d'An-
gleterre, cette amour et tenure au temps à venir se
peut trop légèrement perdre et éloigner par les
hoirs qui se muent et les mariages qui se font des
seigneurs terriens et dames terriennes de l'un à
l'auire,tant soient-ils prochains et conjoints de li-
gnage, par dispensalion de pape; car il est nécessité
que mariages soient laits de hauts princes ou de
leurs enfants pour tenir les terres ensemble et en
amour. Et pourroit avenir que les hoirs qui descen-
dront des ducs de Lancastre se conjoindront par
mariase aux enfants des rois de France ou des ducs
de Berry, Bretagne, des comtes de Foix ou d'Arma-
gnac, des rois de Navarre ou des ducs d'Anjou et
du Maine; et qui votidroit tenir de puissance avec-
ques les alliances qu'ils trouveront et feront, de là
la mer; et se clameront héritiers de ces terres; et
mettront la duché de Guyenne en débat et en ruine
'.".) i DE JEAN FROISSART. i?9
contre la couronne d'Angleterre, par quoi le roi et
le royaume d'Angleterre, en temps à venir, pourrait
avoir trop de peine, et le droit éloigner de là où il
devroit retourner et le domaine de la noble cou-
ronne d'Angleterre perdre sa seigneurie. Pourquoi,
très cher et redouté seigneur et roi, et vous nos très
chers et amés seigneurs de son noble conseil, veuil-
lez considérer tous ces points et articles, lesquels je
vous aï présentement proposés et déterminés, s'il
nous semble bon; car c'est la parole de tout le pays
qui veut demeurer en l'obéissance de vous, très
redouté seigneur et roi, et au domaine de la cou-
ronne. »
«Atant(alors)se cessa à parler l'official pour l'heure;
et les seigneurs et prélats regardèrent tousl'un l'au-
tre, et puis se mirent ensemble en approchant le roi;
tous premiers ses deux oncles les comtes de Derbv
et d'Arundel; et l'ut adonc dit que ceux qui éloient
là venus d'Aquitaine partissent de la chambre, tant
qu'ils seroient appelés. Ils le firent, et les deux che-
valiers qui étoient là venus de par le duc de Lan-
castre. Et ce fait, le roi demanda conseil aux prélats
et barons qui là étoient quelle chose en étoit bonne à
l'aire et à répondre. Les prélats tournoient la réponse
§ur les oncles du roi, pour tantque la chose leur pou-
voit et devoit plus toucher que à nuls des autres.
De premier ils se excusèrent de non répondre; et
disoient que la matière étoit commune et devoit
être délibérée par communconseil, non par grâce de
proismeté (parenté) ni de faveur; et furent sur cet
état une espace. Finalement la réponse fut tournée
â3o LES CHRONIQUES (Î3g4)
sur le duc de Glocestrc, et prié et requis qu'il eu
voulsist dire son avis. 11 en répondit et dit, que forte
eliose étoit de ôter à un roi le don qu'il avoit donrré
et confirmé et scellé par l'accord de tous ses hom-
mes et la délibération de son plus spécial conseiî,
quoique ses sujets y fussent rebelles,- et que le roi
n'étoitpas sire de son héritage, si n'en pouvoit faire
sa volonté. Aucuns glosèrent bien cette parole; et
les aucuns en leur couraige (cœur) disoieut bien
que la réponse n'étoit pas raison nable; mais contre-
dire n'y osoierit, car le duc de Glocestre étoit trop
craint, et le comté de Derby, fds au duc de Lancas-
tre, étoit là présent qui releva la parole tantôt et
dit: « Bel oncle, vous a'vez bien parlé et remontré
toute raison , et je, de ma personne, ensieuch (suis")
votre parole. » Le conseil se commença à dépecer,
et les aucuns à murmurer l'un à l'autre, et ne furent
point rappelés ceux de Guyenne ni les chevaliers
du duc de La'ncastre. Quand le roi d'Angleterre vit
Ces choses, si s'en dissimula un petit, et fut son in-
tention que après dîner on remettroit le conseil en-
semble, à savoir si rien qui fût plus propre et accep-
table pour l'honneur de la couronne d'Angleterre
auroit point de lieu ni sëroit proposé plus avant; et
fit parler l'archevêque de Cantorbie de ce que au
matin il l'a voit chargé; c'étoit sur l'état de son ma-
riage et pour envoyer en France, car sur ce il avoit
très bonne et grand' affection de persévérer. Au-
trefois en avoit parlé, et étoient les seigneurs pres-
que d'accord pour y envoyer et ceux nommer qui
aller y dévoient; mais leur charge ne leur étoit pas
Ô.5q4) DE JEAN FROISSART. ^3f
encore toute baillée, et leur fut baillée à ce parle-
ment.
« Ordonné étoit que l'archevêque de Duvclin
(Dublin), lecomte Je Rostclant(Rutland)et le comte
Maréchal, le sire de Beanmont,messiic Hue le Des-
penser, rnessire Loitis de Cliiïbrd et jusques à vingt
chevaliers et quarante écuyeis d'honneur iroient
en France devers le roi pour traiter, parier et prier
du mariage de sa fille Isabel, laquelle pouvoit pour
lors avoit'" huit arts J et étoitenconvenancée (promise)
par mariage ailleurs au fils du duc de Bretagne, si
domine vous sçavez que les traités s'en portèrent à
Tours en Touraîne. Or regardez comment ce se
pourra défaire", car le roi de France et ses oncles
Font tous scellé au duc de Bretagne. Néanmoins ces
ambassadeurs de par le roi d'Angleterre lurent in-
formés de toute leur charge, et se départirent et
ïssirent hors d'Angleterre, et arrivèrent par deux
ou trois jours de Douvres à Calais; et li se rafraîchi-
rent et leurs chevaux cinq jours, et puis se départi-^
fent en grand arroy et se mirent au chemin pour
venir vers Amiens;et avoientenvoyé devant, Marke
le héraut, roi d'Irlande tant qu'en armes, lequel
leur avoitapporié un sauf-conduit, allant et retour-
nant de Calais devers le roi de France, et de lui re-
tourner à Caiais. Avecques tout ce, le seigneur de
Montcaurelleur futbaillé en guide, pour faire ouvrir
cités et bonnes villes et eux administrer ce que bon
leur faisoit. »
.Sous nous souffrirons un petit à parler d'eux et
parlerons des matières devant proposées-.
2.Î-2 LES CHRONIQUES (1J94}
«Ainsi que ci-dessus je vous ai dil et proposé des
consaux, cités et bonnes villes d'Aquitaine, qui
prioient et requéroient au roi et à son conseil qu'ils
fussent tenus en libertés et franchises au domaine
de la couronne d'Angleterre, ainsi que juré on leur
avoit, et dont de trop ancien temps privilégiés ils
en étoient, et vouloient tenir à bons ces privilèges,
ni point partir ne s'en vouloient par quelconque
cause, action, ni condition que ce fut ; dont les qua-
tre parts du conseil du roi d'Angle terre, et commune
voix du pays, les en tenoient à vaillants et pru-
d'hommes, mais Thomas de Widescork (Woods-
lock), niaisné (puîné) fils du roi Edouard d'Angle-
terre et duc de Glocestre brisoit et empêchoit tout,
et montroit appertement qu'il eût volontiers vu
que son frère de Lancastre fût demeuré en Aqui-
taine, car il étoit trop grand en Angleterre et trop
prochain du roi. De son frère le duc Aimoncî
d'York ne faisoit-il compte, car il ne visoit ni pen-
soil à nulle malice ni à autre chose que d'elle bien
aise; et avoit pour ce temps une jeune femme à
dame, belle et gracieuse fille au comte de Kent, où il
prenoit tous ses abattements. Et le duc de Glocestre
son frère, qui subtil étoit et malicieux, demandoit
toujours avant à son neveu le roi Richard d'Angle-
terre et faisoît le pauvre, quoique ce fût un grand
seigneur, carilétoit connétable d'Angleterre, comte
de Hereford, d'Excesses (d'Essex) etdeBucq (Buc-
kingham),et avec tout ce, sur les cofFresduroi il avoit
par an quatre raille nobles, et n'eût point chevau-
ché pour les besognes du roi ni du royaume un jour,
Ct5g4) DE JE.VN FR0ISSA11T. ?33
si il ne sçiit comment. Et pour ce éloit-il difTcrent à
ce conseil contre les Aquitains, et s'incliuoit à ce
que son frère de Lancastre demeurât à toujours
mais hors d'Angleterre, il se cliéviroit bien. Et en-
core pour montrer qu'il étoit sire et oncle du roi et
le plus grand du conseil, sitôt comme il eut dit son
entente et il vit que on murmuroit ensemble en la
chambre du roi, et partaient les prélats et les sei-
gneurs deux à deux, il issi (sortit), de la chambre
et le comte Derby avecques lui; et s'en vinrent de-
dans la salle à Eltham,et firent là étendre une nappe
sur une table et s'assirent au dîner, et laissèrent
tous les autres parlementer. Et quand le duc d'York
sçut qu'ils dînoient, il leur vint tenir compagnie; et
après leur dîner qui fut bien bref, le duc deOloces-
tre se dissimula et prit congé au roi séant à table:
et se partit, et puis monta à cheval et retourna à
Londres. Mais le comte Derby demeura, et tous les
seigneurs, ce jour et le lendemain, de-lez (près) le
roi; et ne purent ceux d'Aquitaine pour iors avoir
nulle expédition de délivrance. »
Je me suis délecté à vous remontrer au long les
procès des matières dessus dites et proposées, pour
vous mieux informer de la vérité et pour ce que
je, auteur de ces histoires, y étois présent. Et toutes
les parties qui ici dessus sont contenues, cil (ce)
vaillant ancien chevalier, messire Richard d'Estury
(Stury), le me dit et conta mot à mot.
Or avint le dimanche ensuivant que tous ces con-
saux furent départis et retraits à Londres ou ail-
leurs en leurs lieux, réservé le duc d'York qui
234 LES CHRONIQUES ( , 5g \ )
demeura de-lez (près) le roi et me.ssire Richard
Stury, ces deux, avecques messire Thomas de Per-
cy, remirent mes besognes au roi; et voulut voii' le
roi le livre que je lui avois apporté. Si le vit en sa
chambre, car tout pourvu j<* Pavois, et lui mis sus
son lit; il l'ouvrit et regarda dedans et lui plut très
grandement; et plane bien lui devait, car il étoit
enluminé, écrit et historié et couvert de vermeil
velours à dix doux d'argent dorés d'or, et rosesd'or
au milieu, età deux grands fremaube(agraffesj dorés
et richement ouvrés au milieu de rosiers d'or: Donc
me demanda le roi de quoi il haitoit, et je lui dis:
«D'amours! » De cette réponse fut-il tout réjoui; et
regarda dedans le livre en plusieurs lieux; et y leg.y
(lut), car moult bien pari oit et lisoit François, et
puis le fit prendre par un sien chevalier, qui se fiora-
moit messire Richard Credon et porter en sa cham-
bre de retrait, et me fit de plus en plus bonne
chère.
Et avitit que, ce propre dimanche que le roi eut
retenu et reçu en grand amour mon livre, un écuyef
d'Angleterre étoit en la chambre dti roi et étoit
nommé Henry Cristèdc (l', homme de bien et de
prudence grandement et bien parlant François; et
s'acointa de moi polir la cause de ce qu'il eut vu
que le roi et les seigneurs me eurent fait bonne
chère; et avoil vu le livre lequel j'avois présenté au
roi. Et imagina, si comme je vis les apparences par
s'es ; paroles, que j^étois un historien, et aussi il lui
(i)&owe PappeHe Henry CrUalt. J. A. B.
(i394) DE JEAW FROISSART. ^35
avoitétédit de messiïé Richard Stury; et parla à
moi sur la forme que je dirai.
CHAPITRE XLII.
là devise du voyage et de la conquete que le rc/l
Richard fit en Irlande et comment il mit en son
obéissance quatre rois d icelui pays.
« ]V[essirë Jean, dit Henry Crisfède, avez- vous
point encore trouvé en ce pays ni en la cour du roi
notre sire, qui vous ait dit ni parlé dû voyage que
le roi a fait en cette saison en Irlande, et la manière
comment quatre rois d'Irlande, grands seigneurs,
sont venus à obéissance au roi d'Angleterre ? » Et
je répondis pour mieux avoir matière de parler:
« Nennil. » — à Et je le vous dirai, dit l'écuyer,
qui pouvoit être pouf lors en l'âge de cinquante ans",
afin que vous le mettiez en mémoire perpétuelle,
quand vous serez retourné en votre pays, et vôiis
aurez de ce faire plaisance et loisir. »
De cette parole je lus tout réjoui et répondis:
« Grand merci. »
Lors commença Henry Cristède à parler et dit
ainsi: « Il n'est point en mémoire que oneques roi
d'Angleterre ait eu, pour aller en Irlande et faire
guerre aux Irlandois,si grand appareil de gens d'ar-
mes et d'arcliers, comme le roi a eu cette saison et
tenu plus de neuf mois sur la frontière d'Irlande efc
*3G LES CHRONIQUES [i3g£
à grands coûtages.Et tous ses dépens a payé trop vo-
lontiers son pays; et tiennent tout à bien employa
les marchands des cités et des bonnes villes d'An-
gleterre, quand ils voient que le roi est retourné à
son honneur de ce voyage, et n'a fait sa guerre fors
de gentils hommes et d'archers. Et -étaient en la com-
pagnie du roi bien largement quatre mille cheva-
liers et écuyers et trente mille archers, et tous bien
payés et délivrés de semaine en semaine, tant que
tous s'en contentent. Et vous dis, pour vous mieux
informer de la vérité, que Irlande est un des malai-
sés pays du monde à guerroyer et à soumettre, car
il est formé étrangement et sauvagement de hautes
forêts, de grosses yauves(eaux), de crolières(,}et de
lieux inhabitables; et n'y sçail-on comment entrer
pour eux porter dommage et faire guerre; car quand
ils veulent, on ne sçait à qui parler, ni on n'y
trouve nulle vilîe. Et se recueillent Irlandois es bois
et forêts, et demeurent en tranchées faites dessous
arbres, en haies et en buissons, ainsi comme bêles
sauvages. Et quand ils sentent que on vient sur eux
pour faire guerre, et que on est entré en leur pays,
ils se mettent par diverses voies et divers lieux en-
semble; si que on ne peut venir à eux. Et quand ils
voient leur plus bel, ils tiennent bien l'avantage pour
venir à leurs ennemis, car ils connoissent leur pays
et sont très appertes gens; et ne peut nul homme
dTârmes monté à cheval si fort courir tant soit bien
monté qu'ils ne le atteignent; et saillent de terre
( i) ToHi'bière?. C'est ce qua les Irlandais appellent Dog«.J. A, 15.
'ô04) DE JEAN FROiSSART. a3;
sur un cheval et embrassent un homme par derrière
et le tirent jus, car ce sont trop fortes gens de bras;
ou tout en tenant, sur le cheval ils le lient si fort de
bras, que cil (celui) qui esttenud'eux ne se peut défen-
dre. Et ont Irlandais couteaux aigus devant à (avec)
larere allumelle f lame) à deux taillants, à la manière
de fers de darde, dont ils occient leur ennemi ; et ne
tiennent point un homme pour mort jusques à tant
qu'ils lui ont coupé la gorge comme à un mouton;
et lui ouvrent le ventre, et en prennent le cœur, et
l'emportent; et disent les aucuns, qui connoissent
leur nature, qu'ils le mangent (,) par grand délit
(plaisir) j et ne prennent nul homme à rançon jet
quand ils voient qu'ils n'ont pas le plus bel d'aucu-
(i) L'Irlande e'toit alors l'asi'e des aventuriers et des proscrits de tou-
tes les nations et e'toit peuplée par des tribus sauvigeset d's <o'oi:s
aussi féroces que ses habitants les plus gros; itrs. Toute la population
étoit distiib ée en trois c!as-es: les Irlandois sauvages, les Irlandois
rebelles et les Anglois soumis. Les Irlandois sauvages étoient les naturel»
du pays, qm s'étoient retirés dans Pîntérieur au milieu des tourtières,
des n a aisetdes mooiagne-: ils éto:eat gouvernés par leur; propres chef»
C leurs propres Lis, et étoient regardes par tous le» autres coranw
leurs ennemis ualurels; ils éto eut en dehors delà protection angloise et
re uYtoit pas un crinie de les mettre a mort n êmeeu temps de paix; la loi
î.e pro'égeo t leur vie ni ne vengeoit leur mort. On conçoit qu'un tel
« ta' d • choses ait p'J no trrir d ins les esprits uns h nue qui se soit portée
aux pi 's grandes atrocité» réciprf ques. T.t chacun de sou côté exagéroit
encore les csimes de son ei,nemi,a nsi qu'on le voit d--n; cet endroit d«
Froissait, où le chevalier anglois suppose que les Irlandois sauvages man-
gfoieut le cœur de leurs ennemis comme un mats friand. La seconde
classe appelée Irlandois rebelles ou Anglois d'origine, descendoit en
partie des premiers conquérauts qui avoir nt rontraclé des inariagts avec
les femmes rlu pays et avoient adopté leur habillement, leurs mce.rs
|eur langue et Iturs coutumes. Ils habitoient le pays situé entre la mer «t
le pays sauvage. Leur territoire étoit appelé English Pale. Les An-
238 LES CHRONIQUES (i5g4)
nés rencontres que on leur fait, ils s'épartent (dissi-
pent) et boutent en liaieset en buissons et dedans
terre; et les perd-on ainsi, et ne sçait-on qu'ils de-
viennent. Ni oncques raessire Guillaume de "VVin-
desor, qui plus a tenula frontière d'Irlande? en eux
faisant guerre, que nul chevalier d'Angleterre, ne
les a sçu tant guerroyer qu'il put apprendre la raar
nière dupays,nila condition des Irlandoisjqui sont
très dures gens, rudes et hautains, de gros engin
et de diverse fréquentation et acointauce. Et ne
font compte de nulle joliveté ni de nul gentil hom-r
nie, car quoique leur pays soit gouverné souverair
nement par rois (l', dont il y a grand'foison en
Irlande; si ne veulent-ils avoir nulle connoissance
de gentillesse, mais veulent demeurer en leur ru-
desse et en ce sont-ils nourris.
« Vérité est que quatre rois d'Irlande, des plus
puissants qui y sont selon la forme de leur pays (2'
sont venus à obéissance au roi d'Angleterre par
amour et douceur, non par bataille ni par con-
gîois soumis étoient un mélange canfu< de soldats, de marchands, d'em-
ployés t qui occupèrent les pr ncipaux ports et les petits terrains en-
vironnants, surtout dr.ns la province de Ltiustir et sur les côtes oneu-
tales et méridionales. (Voyez l'Archéologie angiome, Tome 20, Page 16 it
yj et Cambden). J. A. B.
(i)Lrs Irlandois sauvages é. oient divisés euSepts comme les Ecos-
sois en Clans et chaque Sept avoit son chef. Ces Sept- éloient souvent en
puerre les uns contre le» autres. Le pouvoir de ces petits souveraius ou
Canfinnies éloit tour a lo'ir augmenté ou diminué par leur état cons-
tant de guerre. Un chef nommé Ârdriagh exerçoit ou prétendoit exer7
cer une sorte de suprématie sur l'île entière. J. A. B.
[i) C'étoient les quatre Canjïnnics ou chevelams lts plus puissants
d'Ulsttr ,.C» Niai , O Haillon , ODouuel et Mac Mahon , qui firent le serment
(i594) DE JEAN FR01SSART. ^9
Irai n te ; et y a rendu le comte d'Ormont, qui
est marehissant (limitrophe) à eux, grand' peine; et
les a traits (amenés) à ce qu'ils sont venus à Duve-
li 11 (Dublin), là où le roi notre sire se tcnoit (,J ; et
se sont soumis à lui et à la couronne d'Angler
terre, dont le roi et tout le royaume tiennent ce
fait à grand et le voyage à bel, car oncquesle roi
Edouard, de bonne mémoire, ne put tant exploitai
sur eux, comme le roi Richard a fait. L'honneur y
•est, mais le profit y est moult petit, car de gens plus
rudes qu'ils sont ne peut-on parler ni deviser. Et
leur rudesse jela vous conterai, afin que ce vous soit
exemple encontre gens d'autres nations. Je le sçais
-pour ce que je l'ai éprouvé d'eux-mêmes, car ils
Jurent à Dublin en mon gouvernement et doctrine,
.pour eux introduire et amener à l'usage de ceux
/l'Ançleterrre, environ un mois, par l'ordonnance
du roi notre sire -et de son conseil. Et pour ce que
.je sçais parler leur langue, aussi bien comme je fais
le François et l'Auglois, car de ma jeunesse je fus
tTailt'geance a Richard II a Droghé.la. Les quatre Canjînnies les plus
puissants de la. province de Leiuster firent de même et s'op pelaient Girald
O Berne, Donald O Nolau, Rory Oge O More, Malachias O Morrouch,
et Arthur Mac Morrouch. Ils quittèr-eut leur bonnet, leurs pf-aux. d'ani-
maux et leurs ceiiit^res et firent hommage a genoux à Mowbray comte
de ÎVo'tingham, maréchal d'Angleterre. (Voyez Archéologie ang!o:se,
tome jo. p. i!\i et Cox, 1. 1. p- i38 ). J. A. B.
(1) Lts quatre chefs Irlandois furent fails chevaliers la même année le
jour de la fête de Notn -Dame dans la cathédrale de Dublin. L'Archco-
logievl. 20 p. 19. )cite un froment d'une Jetlre écrite à cette époque par
le conseil d'Angleterre a Richard et dans lequel on le félicite de la
soumis-ion de tes rideaux Mac Mourgh et le u,rand O Nel et autres
grands capitaines il lottjues les plus forts delà terre. J. A. B.
'if\o LES CHRONIQUES (Ô94)
nourri en Ire eux, el le comte Thomas d'Ormont,
pore à celui qui est comte présentement, me tenoit
avecques lui et moult m'aimoit, pour ce que bien je
savois chevaucher. Et avint une fois que le coin le
dont je vous parole fut envoyé, atout (avec) trois
cents lances et mille archers, sur les frontières d'Ir-
lande pour eux faire guerre; car toujours les ont
tenus les Anglois en guerre pour eux soumettre.
Le comte d'Ormont, qui marchisl (confine) de terre
à eux, lit un jour une chevauchée sur eux, et ce jour
il m'a voit mis sur un sien coursier moult appert et
moultléger ;etchevauchois de cotélui. Lesïrlandois,
qui mis s'étoient en embûche pour aviser les An-
gloisetporierdommage si ils pussent, ouvrirent leur
embûche et approchèrent les Anglois, et commen-
cèrent à traire et à jeter leurs javelots; et les archers
de notre côté à traire sur eux moult aigrement. Les
Irlandois ne purent souffrir le trait, car ils sont sim-
plement armés, et reculèrent ; et le comte mon maî-
tre se mit en chasse après eux; et je, qui étois bien
monté le suivois de moult, près. Et avint que en
cette chasse mon coursier s'effraya et m'efforça,
voulsisse (voulusse) ou non; et me porta si avant
entre les Irlandois que oneques nos gens ne me
purent rescourre (secourir); et en passant entre les
Irlandois, l'un d'eux par grand' appertise de mem-
bres, tout en courant, saillit par derrière sur mon
coursier etpuis m'embrassa, mais nul mal ne me fitnt
de lance ni de coutel, mais nous dcsvoya ('\ et ché-
( 1) Détourna dn <1 ririn. J. A. P.
(i5g4) DE JEAN FROISSART. 2/j i
vaucha avecques moi sur le coursier bien deux
heures, et nous mena en un moult détour lieu et
près d'un grand buisson ; et là trouva ses gens qui
au buisson étoient venus et reculés liors de toutes
doutes j car les Anglois ne les eussent jamais pour-
suivis si avant. A ce qu'il montra il eut grand' joie
de moi et m'amena chez soi, en une ville et forte
maison environnée debois et de palis etd'eaux mor-
tes j et est la ville nommée Herpelipin (l- ; et le gen-
til homme qui pris m'avoit on le nommoit Brin
(Brvan)Costerecjet étoit très bel homme,- et ai de lui
demandé à ceux avecques qui j'ai été; et me ont dit
qu'il vit encore, mais il est moult ancien. Ce Brin
(Bryan) Costerec me tint sept ans avecques lui et
me donna une sienne fdle en mariage, de laquelle
je eus deux filles. Or vous conterai comment je fus
délivré.
« Il advint que, sur le septième an que Pavois de-
meuré et conversé eu Irlande, que un de leurs rois,
qui s'appeloit Artus Maquemaire (2), roi de Lins-
tre(i)fit une armée à l'encontre du duc Léon de
Clarence, fdsauroi Edouard d'Angleterre et contre
messire Guillaume Windesor '4); et s'encontrèrent
( i ) Je ne puis trouver ce lieu. J. A. B.
(9.) Arthur Mac Morrou^h. J. A. B.
(3) Le Sept ou Clan des Mac .Morrough,étr it le plus cors:dt:mble de la
province deLeinster et le chef de ces Sept precoit le nom de Canfinnie
de la province pour prouver sa suprématie.J. A. B.
(4) Ce ne peut être le même Arthur dont il est question ici, puisque
quarante ans s'étoieut recules depuis l'insurrection qui eut lien sous l'ad-
ministration de Lionel, duc de Clarence. L'un c!oit sans (î« >te le pire
et le prédécesseur Je l'autre. T. A. B.
FROISSART. T. XtU. 1 G
a \ i i A :s cïm o n i ques ( . ^ )
les Irhndois en une place assez près de la cité de
Linstre (Lcinsler) et les Anglois ensemble. Là en y
eut par bataille des morts et des pris d'un côté et
d'autre. Les Anglois obtinrent la place; et convint
les Irlandois fuir; et se sauva le roi ArtusMaque-
niaire (Mac-Morrough); et là fut pris le père à ma
femme, Brin (Bryan) Costercc sur le coursier qu'il
a voit gagné à moi; et fut pris dessous la bannière
du duc de Clarence qui en eut grand' joie; et fut
sçu par lui et par le coursier, qui fut connu des
Anglois et des gens au comte Thomas d'Or-
mont, que je vivois, et me tenoit assez honora-
blement en son paj's chez soi, en son manoir de
Herpelipin, et m'avoit donné une sienne fille en
mariage*
« De ces nouvelles eurent le duc de Cîarence et
messire Guillaume de "Windsore et ceux de notre
côté grand' joie. Donc fut traité vers lui que s'il
vouloit avoir sa délivrance, il me remettroit arrière
devers les seigneurs d'Angleterre quitte et délivré,
ma femme et mes enfants. A peine vouloit-il faire ce
marché, car moult m'ainioit,et sa fille, et ce qui de
nous venait Toutes voies quand il vit qu'il ne pou-
voit autrement finir, il s'accorda à ce; mais il con-
vint que l'aînée de mes fdles lui demeurât. Si re-
tournâmes, ma femme et ma seconde fille, en An-
gleterre; et fus logé en la marche de Brisco (Bristol)
sur la rivière de Saverne. Mes deux filles sont ma-
riées; et a celle d'Irlande trois fils et deux filles; et
celle que je ramenai avecques moi a quatre fils et
(.i594) PË JEAN FROISS ART. *43
deux filles. Et pour ce que le langage d'Irlande (l
m'est en parolç aussi appareillé comme est la langue
anglesche (angloise) , car toujours je l'ai continue
avec ma femme, et introduit à l'apprendre mes en-
fants ce que je pus, fus-je élu et institué de parle
roi notre sire et les seigneurs d'Angleterre à gou-
verner, conduire et ramener à raison et à l'usage
d'Angleterre ces quatre rois d'Irlande qui mis se
sont et rendus en l'obéissance du roi notre sire et de
la couronne d'Angleterre, et l'ont juré à tenir à tou-
jours mais. Et vous dis que les rois lesquels à mon
pouvoir, pour ce que savois leur -langage, j'ai intro-
duits et enseignés, je les trouvai très rudes et de
gros engin jet eus grand peine à eux adoucir, et mo-
dérer leur parole et nature -, et toutefois, si elle est
en aucune chose brisée, ce n'est pas grandement;
encore se retraient (reviennent)-ils toujours en plu-
sieurs casa leur rudesse.
« Or vous conterai la charge qui me fut baillée
sur eux et comment j'en exploitai, car l'intention du
roi d'Angleterre étoit telle, et fut, quede manière,
de contenance, et d'habits ils fussent remis à l'usage
d'Angleterre; car le roi vouloit faire ces quatre rois
d'Irlande chevaliers. Premièrement on leur ordonna
(i) Les [rlandoû parlent une langue particulière qui a quelque aflinité
;.vcc le K ynii y , le Erse et le Bas Breton. Le colonel Vallancey dans sou
Essai sur l'antiquité de la langue Irlandoise prétend y retrouver les mo's
derauciennelangue punique; il a même cherchea expliquerpar Tlrlan-
dois la Lre. scèue et une partie de la 3e. scèue du 5e acte du Pœnulusde
PI inte dans lequel Hanno jeune Carthaginois, parle sa laugue naturelle ;
page 74etsuiv. de son Essai. J. A. B.
16*
a44 LES CHRONIQUES (i^j/,)
en la cité de Duvelin (Dublin) un moult bel hôtel
et grand, pour eux et pour leurs gens; et je fus
ordonné à demeurer avecqucs eux; et sans point
issir ni départir, si trop grand besoin ne le faisoit
faire. Je fus deux jours ou quatre en leur compa-
gnie pour apprendre à eux connoître, et eux moi; et
rien ne leur disois fors toujours après leur ^ olonté.
Et vis à ces rois séants à table faire contenances qui
nemesembloient ni belles ni bonnes; et dis en moi-
même que je leur ôtcrois. Quand les rois étoient
assis à table et servis du premier mets ils faisoient
seoir devant eux leurs ménestrels et leurs plus pro-
cbains varlcts, et manger à leur écuelle, et boire à
leurs banaps; et me disoient que tel étoit l'usage du
pays; réservé le lit, ils étoient tous communs. Je leur
souffris tout ce faire trois jours, et au quatrième jour
je fis ordonner tables, et couvrir en la salle, ainsi
comme il appartenoit; et fis les quatre rois seoir à
baute table, et les ménestrels à une table bien en sus
d'eux, et les varlets d'autre part; dont par semblant
ils furent tous courroucés. Et regardoient l'un sur
l'autre, et ne vouloient manger; et disoient que on
leur otoit leur bon usage auquel ils avoient été
nourris. Je leur répondis, tout en riant pour eux
apaiser, que leur état n'étoit point raisonnable à
être ainsi comme au-devant ils l'avoienlfait; et que
il leur convenoit laisser et eux mettre à l'usage
d'Angleterre, car de ce faire j'en étois cbargé; et
me l'a voit le roi et son conseil baillé par ordon-
nance.
« Quand ils ouïrent ce, si s'y assentirent (conseil-
( i "o J ) DE JEAN FROISSART. i&
liront) pour tant que mis s'étoient en l'obéissance
du roi d'Angleterre; et persévérèrent en cet état
assez doucement, tant que je fus avecques eux.
Encore avoient-ils un usage que bien savois,car ils
l'ont communément en leur pays ; c'est qu'il ne por-
tent nulles brayes (culottes); et je leur fis faire des
linges draps grand'foison; et en lis délivrer aux rois
et à leurs gens; et les remis à cet usage, et leur ôtai ,
le ternie que je fus avecques eux, moult de choses
rudes et mal appartenants, tant d'habits comme en
autres choses; et à trop grand différend leur vint de
premier à vêtir houppelandes de draps de soie four-
rées de menu vair et de gris, car en devant ces rois
étoient bien parés de affubler un mari tel d'Irlande;
ils chevauchoient sur bats dont on fait sommiers,
sans nuls étriers. A grand dur je les fis chevaucher
sur selles à notre usage.
« Une ibis je leur demandai de la créance, com-
ment ils créaient, mais de ce ils ne mesçurentnul gré;
et m'enconviut taire, car ils me répondirent qu'ils
créoient en Dieu et en la Trinité, sans nul différend,
autant bien que nous. Je leur demandai auquel
pape ils avoient leur incliantion et affection. Ils ré-
pondirent en celui de Rome sans moyen. Je leur
demandai si volontiers ils recevraient l'ordre de
chevalerie et que le roi d'Angleterre les vouloit faire
chevaliers, ainsi comme usage et coutume est en
France et en Angleterre et en autres pays. Ils ré-
pondirent qu'ils étoient chevaliers, et que bien leur
devoit suffire. Je leur demandai comment et où ils
l'avoient été. Ils répondirent que en l'âge de sept
246 LES CHRONIQUES (i394)
ans en Irlande un roi fait son fils chevalier; et si le
lils n'a point de père, le plus proesme (proche) de
sang de son lignage le fait. Et convient ce jeune en-
fant chevalier jouter de déliées lances, lesquelles il
peut porter à son aise, encontre un écu que on aura
mis en un pel en un pré; et comme plus il brisera de
lances, tant sera-t-ilplus honoré. « Par tel essai sent
faits les nouveaux chevaliers j.eunesen notre terre, et
par spécial tous les enfants des rois. » Et quoique de
cet état je lui demandois, bien en savois toute l'or-
donnance. Si ne renouvelai, pointée propos, fors
tant que je leur dis que la chevalerie que pris
avoient de jeunesse ne suOlsoit pas assez au roi
d'Angleterre, mais leur donneroit par autre état et
affaire. Ils demandèrent comment, et je répondis
que ce seroit en sainte église, car plus dignement ils
ne le pouvoient être. A mes paroles sachez qu'ils
s'iuclinoient assez. Environ deux jours devant ce
que le roi notre sire les voulsist faire chevaliers,
vint par devers eux le comte d'Ormont qui sait bien
parler leur langage, car partie de ses seigneuries
s'étendent et gissent en la marche d'Irlande; et fut
là envoyé en notre hôtel de par le roi et son conseil,
afin que les rois d'Irlande y eussent plus grand'eré-
dence. Quand il fut venu devers eux, tous l'hono-
rèrent, et il les honora aussi, car bien le savoit faire;
et furent tous réjouis à ce qu'ils montrèrent de sa
venue; et entra en paroles en eux au plus douce-
ment et courtoisement comme il sçut; et leur de-
manda de moi quel chose il leur en seinbloit. Ils
répondirent tous bien bellement et sagement: « Il
m) de j e an fuoiss art. 2 4 7
nous a montré et enseigné la doctrine et' usage de
ce pays. Si lui en devons savoir gré; et aussi faisons
nous. » Cette réponse plut assez au comte d'Or-
mont, car elle fut raisonnable; et puis entra petit à
petit à parler de l'ordre de chevalerie laquelle ils
dévoient recevoir; et leur remontra de point en
point, et d'article en article, comment on s'y d-evoit
main tenir; et quelle chose chevalerie dev oit etvaloit;
et comment ceux qui l'apprenoient y entroient.
Toutes les paroles du comte d'Ormont plurent
grandement à ces quatre rois d'Irlande lesquels je
ne vous ai point encore nommés, mais je les vous
nommerai. Premièrement le grand Ancel roi de
Methe(,;, le second Brun (Bryan) de Thomond roi
de Thomond et d'Arse(5), le tiers Artus Maque-
maire roi de Linstre ^J,le quart Couhur roi de Che-
nour et d'Erpew;et furent faits chevaliersde lamain
du roi Richard d'Angleterre en l'église cathédrale
de Dublin qui est fondée sur Saint Jean Baptiste;
et fut le jour Notre-Dame en mars, qui fut en ce
temps par un jeudi; et veillèrent le mercredi toute
la nuit ces quatre rois eu la dite église; et au len-
demain à la messeyet à grand solemnité, ils fuient
(i)Nclan O Niai souverain de Meatls. Il n'éto't pas souverain de
Mcath comme le dit ici Froissart , mais d'Ulster où ses auctlres avoie- t
loujoui's été couronnés à Tullogltoge, sur une chaise de pierre qui fut
brisée en iGo •>. pr le député Munjoy pendant ['insurrection d'Jiudi • >
Niai comte dcTyronc (Archéologie p. u'i^j J. A
(■2) Je ne puis comprendre ce quM cut-.ud [M' 'e royaume de Thor-
mond et d'Arse. J. A. D.
('.!) Arthur Mac Morrou^li rouverain île Lciusler. '. A B.
Probablement O G»-<oor roi de Cotunught. J.. A, U.
2 I H LES CHROiN iQLES ( i "><)4 )
laits chevaliers, et avccques eux messire Thomas
Ourghem et messire Jonalhus de Pado, et messire
Jean de Pado son cousin (,). Et étoient les quatre
rois tout richement vêtus j ainsi comme à eux appar-
tenoit, et sirent ce jour à la table du roi Richard
d'Angleterre. Et devez savoir qu'ils furent moult
regardés des Anglois et de ceux qui là étoient j et
à bonne cause, car ils étoient étranges elbois de
la contenance de ceux d'Angleterre et d'autres na-
tions, et nature s'incline voulontiers à voir toutes
nouvelles choses j et pour lors véritablement c'étoit
grand' nouvelleté à voir ces quatre rois d'Irlande.
Et le vous servoit si vous le véyez: » — « Henry
répondis-je, je le crois bien, et voudrois qu'il m'eût
coûté du mien et je eusse là été ; dis au temps
tant vous en dis que toutes mes besognes fu-
rent prèles pour venir en Angleterre; et y fusse
venu sans faute, si n'eussent été les nouvelles qui me
furent contées de la mort la reine Anne d'Angle-
terre; et cela me retarda de non avoir fait le voyage
dès lors. Mais je vous demande une chose qui moult
méfait émerveiller; et volontiers le saurois si vous
le sçavez; et aucune chose en devriez savoir; com-
ment ces quatre rois d'Irlande sont sitôt venus à
l'obéissance du roi d'Angleterre, quand oncques le
roi son tayon (ayeul) qui fut si vaillant homme, si
douté et si renommé partout ne les put soumettre;
et si les a toujours- tenus en guerre. Vous m'avez
dit que ce fut par traité et par la grâce de Dieu. La
(i) Je ne puis retrouver ces noms. J. A. B,
; ! r)y4) DE JEAN FROISSA RT. ?4 <J
grâce de Dieu est bonne qui la peut avoir, el peut
moult valoir, mais on voit petis de seigneurs terriens
présentement augmenter leurs seigneuries si ce n'est
par puissance. Et quand je serai retourné enla comté
de Hainautdont je suis de nation, et je parlerai de
cette matière, sachez que j'en serai examiné et de-
mandé moult avant, car vêla nos seigneurs le duc
Aubert de Bavière, comte de Hainaut, deTIollande
et de Zélande, et son fils Guillaume de Bavière qui
s'escripsent (écrivent) seigneurs de Frise, qui est un
grand royaume et puissant, et lesquels y clament à
avoirdroit, et aussi ont fait lcursprédccesscurs;mais
les Frisons ne veulent enclicoir (arriver) en nulle
voie de raison ..ni connoître, ni venir à obéissance, ni
oneques ne firent. » Lors répondit Henry Cristede
(Cristall) à cetle parole, et dit ainsi: « Messire
Jean, en vérité je ne vous en saurois pas bien à dire
tout le frit, mais la greigneur (plus grande) suppo-
sition qui y soit est telle, et ainsi le dient plusieurs
de notre côté, que la grand' puissance que le roi
notre sire mena par delà et fit passer la mer d'Ir-
lande et prendre terre en leur pays, et là. les a tenus
plus de neuf mois et tous bien payés, ébahit les
lrlandois; car on leur ciouy (ferma) la merde tous
côtés, par quoi vivres ni marchandises nulles n'en-
troient en leur pays, quoique les lointains habitants
en Irlande n'en font compte ni ne savent que b'est
de marchandise; ni savoir ne veulent,- mais vivent
grossemenl et rudement pareillement comme bêles.
Mais ceux qui vivent sûr les frontières d'Angleterre
sont plus nôtres et usent de marchandise. Et le roi
a5o LES CHRONIQUES (.594}
Edouard do bonne mémoire, en Sun temps, a voit à
répondre à tant de guerres en France, en Bretagne,
en Gascogne et en Ecosse que toutes ses gens
etoienl épais et bien employés, et n'en pou voit pas
grand'ioison envoyer en Irlande; et quand ils ont
senti venir sur eux la puissance du roi notre sire
si grande, si se sont avisés et retournés à connois-
sance. Bien est vérité que jadis eut un roi en Angle-
terre qui lut appelé Edouard et est saint; et est
nommé saint Edouard, et canonisé et soîemnisé très
grandement partout le royaume d'Angleterre (l};
et soumit en son temps les Danois et les déconfit
par bataille sur la mer par trois ibis; et ce Saint
Edouard, roi d'Angleterre, sire d'Irlande et d'Aqui-
taine (2), les Irlandois amèrent et cremurent (crai-
gnirent) moult plus que nul roi d'Angleterre qui
eût été en devant ni ne fut oneques puis. Et pour
ce notre sire le roi Richard , quand au temps
il hit en Irlande, en toutes ses armoieries il laissa à
porteries armes d'Angleterre, c'est à entendre les
liépars et les ileurs de lis dont il s'écartelle, et prit
celles du roi Edouard qui est saint ™), qui sont à
(i) Edonn\l III dit le couftsseur roi d'Angleterre de loJj'-i à it>t?«>
J. A. B.
(2) Edouard le confesseur ne fut ni sire d'Irlah le, ni sire d'Aquitaine-
Ces deux états ce furent réunis a la couiouuc d'Angleterre que sous
Henry 1 1 , l'Aquitaine par son mariage avec Élconore d'Aqu.taiue femme
divorcer de Loni-, le jeune, l'Irlande pir la conquête des aventuriers
Normand- appelés par Dcnuo» Mac Morrongli. uu des chefs du pays eu
1169. J. A. B.
(3) Riclmrdavoit une dévotion particulière pour St. Edouard et St.
le m Bapti,s!e. Sou testament est ftit nu nom de la Trinité, de la Vierge,
de St. Jean Baptiste et do St. Edouard le confesseur, voyez Ryme'r.
J,A. 13.
(i5o4) DE JEAN FROISSART. 25i
une; croix potentée d'or et de gueules, à quatre
blancs colombs au champ de l'écu ou de la ban-
nière, ainsi que vous le voulez prendre. Dont dit a
été de ceux de notre côté que les Irlandois lui en
ont sçu grand gré; et plus volontiers ils se sont in-
clinés à lui; car vérité est que ces quatre rois qui
présentement sont venus à obéissance à lui, leurs
prédécesseurs obéirent de foi et hommage à Saint
Edouard; et ils tiennent le roi Richard notre sire à
prud'homme et de bonne conscience; si lui ont fait
foi et hommage, en la forme et manière que faire
doivent et que jadis firent leurs prédécesseurs au
roi Saint Edouard, »
« Ainsi vous ai-je conté la manière comment le
roi notre sire a en partie cette année présente, ac-
compli et fourni son voyage en Irlande. Si le met-
tez en mémoire et retenance afin que quand vous
serez retourné en votre nation que vous le puissiez
écrire et chroniser avecques vos autres histoires qui
descendent de cette matière; et je répondis: « Henry,
vous parlez loyaument et ainsi sera-t-il fait. »
Adonc prit-il congé de moi, et moi de lui, et trou-
vai tantôt le roi Marke héraut. Si lui demandai:
« Marke, dites moi de quoi Henry Cristede (Cris-
tall) s'arme, car je l'ai trouvé moult courtois et gra-
cieux, et doucement il m'a recordé la manière du
voyage que le roi d'Angleterre a fait en Irlande et
l'état de ces quatre rois d'Irlande qu'il eut, si
comme il dit, en son gouvernement plus de quinze
jours. » Et Marke répondit: « H s'arme d'argent à
un chevron de gueules à trois besans de gueules
à5a LES CîTROSIQUES (V3ç)4)
deux dessus le chevron et un dessous. » Et toutes
ces choses je mis en mémoire et en écrit, car pas ne
les voulois oublier.
Tant fus-je en l'hôtel du roi d'Angleterre comme
être m'y plut ; et non pas toujours en une place, mais
en plusieurs, car le roi muoit souvent hôtel, etalloit
de l'un à l'autre à Eltem (Eltham), à Ledes (Leeds)
ou à Kinkestone ( Kinngston ), à Cènes (Shcen),
Carlesce (Chertsay), ou à Windsore, et tout en la
marche de Londres. Et fus imformé, et de vérité,
(pie le roi et son conseil escripsirent (écrivirent) au
duc de Lancastrc; et exploitèrent tant ceux d'A-
quitaine desquels je vous ai parlé ci-dessus, qui ne
vouloient avoir autre seigneur que le roi d'Angle-
terre; que le duc de Lancastre fut écrit et mandé;
et fut ainsi conclu par le général conseil d'Angle-
terre, ni oneques le duc de Glocestre qui grand'-
peiney rendoit n'en put être ouï, que le don que
le roi d'Angleterre lui avoit donné lui demeurai,
car volontiers il l'eût vu en sus de lui. Mais le
royaume d'Angleterre, pour les doutes des cautellcs
à venir, entendit trop bien les paroles que ceux de
Bordeaux et de Bayonne avoient proposé. Et ima-
ginèrent que voirement (vraiment), si l'héritage
d'Aquitaine s'eslongeoit (éloignoit) de la couronne
d'Angleterre, ce leur seroitun grand préjudice au
temps à venir, lequel ils ne vouloient pas obtenir ni
mettre sus, car encore toujours Bordeaux etBayonne
et les frontières de Gascogne avoient grandement
gardé l'honneur d'Angleterre. Et tout ce fut bien
ramenteu (rappelé) des snges au conseil du roi, le
(i5t)4) DE JEAN FROISSA RT. 253
duc de Glocestrc absent, car devant lui on n'en
osoit parler. Et demeura la chose sur cet état.
Or vous parlerai des ambassadeurs du roi d'An-
gleterre, du comte de Rostelant (Rutland) et du
comte Maréchal et des autres qui furent envoyés
en France, en instance de traiter du mariage du roi
Richard leur seigneur à la jeune fille du roi Char-
les de Fiance, laquelle fille n'a voit pour lorsque
huit ans; et vous conterai comment ils exploitèrent.
CHAPITRE XL11I.
De l'ambassade que le roi d'Angleterre envoya en
France devers le roi de France pour traiter du
MARIAGE DE DAME IsAREL AINS-NÉE FlLLE DE FrANCE,
ET DE L AIMABLE RÉPONSE QUI LEUR FUT FAITE.
.1 ant chevauchèrent les seigneurs d'Angleterre
dessus nommés, depuis qu'ils furent issus de la
ville de Calais, qu'ils passèrent la bonne cité d'A-
îr.iens, et Clermont en Beauvoisis, et Gray , et vin-
rent à Paris; et partout où ils avoient passé ils
eurent été bien reçus, car ainsi avoit-il été ordonné
du roi de France et de son conseil. Si furent logés
à Paris en la croix dufiroy et là environjet avoient
environ six cents chevaux; et le roi de France étoit
logé au châtel de Saint Pol sur Seine, le duc de
Berry à l'hôtel de INelle, le duc de Bourgogne à
254 LES CHRONIQUES (i594)
l'hôtel d'Artois, cl le duc de Bourbon en son liôtel,
et aussi le duc d'Orléans, le comte de Saint Pol et
le sire de Coucy à leurs hôtels, car le roi de France
avoit mandé tout tout son conseil pour être mieux
conseillé et avisé de répondre à ces seigneurs d'An-
gleterre qui étoient là venus. Et fut ordonné de
par le roi, que tous les jours que lesAnglois seroient
séjournants à Paris on leur délivreroit deux cents
couronnes de France pour leurs menus frais et cou-
tages d'eux et de leurs chevaux, à leurs hôtels. Et
étoient souvent les chefs des seigneurs d'Angle-
terrequi là étoient, tels que le comte Maréchal et le
comte deRostelant(Rutland)de-lezle roi, et demeu-
roient au dîner ; et leur faisoit le roi^ son frère et
leurs oncles, toute la meilleure chère et compagnie
comme ils pouvoient, en les honorant pour l'hon-
neur et amour du roi d'Angleterre qui là les avoit
envoyés. Si demandoient ces seigneurs d'Angle-
terre, avoir réponse de leur demande ; et on les me-
noit toudis (toujours) de paroles; car il venoit £
grand' .merveille à plusieurs nobles du royaume de
France du conseil du roi des requêtes et traités
dont ils étoient poursuivis de par les Anglois, pour-
tant que la guerre de long temps avoit été si cruelle
entre France et Angleterre ; et proposoient les
plusieurs du conseil du roi et disoient ainsi: « Com-
ment pourra le roi notre sire de Fiance donner ni
accorder sa fille, pour cause de mariage, au roi d'An-
gleterre son adversaire. 11 nous est avis, avant que
tels traités se fassent, que bonne paix ferme et en-
tière dût être entre le roi de France, leurs conjoints
fi594) DE JEAN FRÎOISSART. â55
et adhérents. » Ft toutes ces choses, et autres, sur
forme et état de bon avis, étuient remontrés au
détroit conseil du roi.
Pour ce temps avoit en France un chevalier sage
et vaillant homme qui s'appeloit messire Regnault
de Corbie (,) et moult Imaginatif, et véoit au long
toutes les besognes de France comment elles pou-
voient cheoir et venir; et disoit bien au roi et à ses
oncles: « Mes seigneurs, on doit entrer par le droit
huis en la maison. Le roi Richard d'Angleterre
montre qu'il ne veut à nous ni au royaume de
France que toute amour, quand par créance de ma-
riage il se y veut alojer (allier). ISous avons eu par
deux saisons consaux et traités ensemble sur forme
de paix à Amiens et à Lolinghem, et oneques ne se
purent tant approcher les traités que les parlements
eussent nulle bonne conclusion, tors sur l'état de trê-
ves^ et savons de vérité que l'oncle du roi d'An-
gleterre, cil (celui) qui s'appelle messire Thomas et
duc de Glocesti e, est du tout contraire à la volonté
du roi d'Angleterre et de ses deux autres oncles le
duc de Lancaslre et le duc d'York, tant que de ve-
nir justjuescà la paix. Ni le roi d'Angleterre ni tous
ceux qui bien veulent, pour avoir conclusion et con-
firmation de paix, ne le peuvent briser. Et au fort,
sa puissance sera petite contre celle du roi. Si en-
tendons à recueillir leurs traités et paroles en bien,
et faisons tant avant leur partement que de nous et
de nos réponses ils se contentent. »
(i)AruauIt de Corbie, chancelier de France. J. A. B.
2jG LES CHRONIQUES (1J94)
A ces paroles que le chancelier de France remon-
tra, ainsi que dessus est dit, s'inclinaient; et arrè-
toient les oncles du roi, et par spécial le duc de
Bourgogne, car il se tenoit à si chargé de la guerre,
que volontiers il eût vu bonne paix. Et la principale
cause qui à ce i'inclinoit, c'étoit pour le pays de
Flandre dont il étoit sire de par sa femme, qui gi-
soit en la main et frontière des Anglois. Et aussi les
cœurs de moult de Flamands sont plus Anglois que
François, et tout pour la marchandise qui vient et
arrive en Flandre par mer et par terre.
Conseillé fut et arrêté au détroit conseil du roi
de France que, ainsi qu'on avoit commencé à faire
et à montrer bonne chère aux Anglois, il seroit per-
sévéré, et par spécial le roi de France le vouloit. Et
fut conseillé, fût par dissimulation ou autrement,
que les Anglois, qui là étoient venus en ambassa-
dene de parle roi d'Angleterre, seroient doucement
menés et répondus; et leur donneroit-on espérance
avant leur département que le roi d'Angleterre vien-
droit à sa demande.
Pour ces jours la reine de France et ses enfants
étoient en l'hôtel de Saint Pol sur Seine; si fut ac-
cordé et octroyé pour le mieux aux seigneurs d'An-
gleterre et à leur prière et requête, que ils verroient
la reine de France et ses enfants, et par spécial cette
pour laquelle, ils prioient et requéroient et étoient
venus, car moult la désiroient à voir. L'excusation
du conseil d'Angleterre étoit telle que cette fille
du roi étoit moult jeune, car ce n'étoit que un enfant
de huit ans, et il ne peut pas avoir trop grand, ordon-
(i5g4) DE JEAN FROISSA RT. *5j
nance de prudence, si étoit-elle de son âge moult
bien introduite et doclrinée,ef telle la trouvèrent les
seigneurs d'Angleterre quand ils parlèrent à elle. Et
lui dit le comte Maréchal étant à genoux devant
elle: «Madame, au plaisir de Dieu, vous serez notre
dame et reine d'Angleterre. » — « Sire, répondit la
jeune fdle et <ïe li (elle]) toute avisée sans conseil
d'antrui, s'il plaît à Dieu et à monseigneur mou
père que je sois reine d'Angleterre, je le verrai vo-
lontiers; car on m'a bien dilqueje serai une grand'
dame. » Et adonc elle fit lever ie comte Maréclial et
l'amena par la main à la reine sa mère, qui eut
grand' joie de sa réponse; et aussi eurent tous ceux
et ce'les qui ouïe l'avoient.La manière, ordonnance,
doctrine et contenance de celte jeune iille de France
plut grandement aux ambassadeurs d'Angleterre;
et dirent et imaginèrent entre eux qu'elle seroit
encore une dame de haut honneur et de grand
bien.
La conclusion de ce traité fut telle. Quand ces
seigneurs d'Angleterre eurent été et séjourné à Paris
plus de vingt jours, mais tous leurs menus frais de
bouche ctde leurs chevaux éloient payés de par le roi
de France, réponse raisonnable leur futdonnée, belle
et couitoise'jdepar leroi et le conseil, en eux donnant
grand'espérance que ce pourquoi ils étaient venus se
feroit; mais ce ne seroit pas sitôt, car la dame qu'ils
vouloient avoir étoit moult jeune d'âge; et a\ec tout
ce elle étoit obligée et convenancée (promise) en
cause de mariage au duc de Bretagne pour son aîné
fils. Si convenoit traiter devers !ni pour l'ompre
Froissab r. T. XIII. 17
*(>£ LES CHRONIQUES (,ô94)
cette convenance, avant que les procès pussent aller
plus avant;. et cet liiver (jni de voit entrer et venir
on laisscoit les choses en cet état; et là en dedans
ou an mit nouvelles en Angleterre de par le roi $c
France, Fl sur le temps de carême, que les jours
commencent à embellir et eslonguer (alonger)et les
mers a apaiser, ils retourneroient, ou autres que Je
roi d'Angleterre y voudroit envoyer, en France
devers le roi et son conseil, et ils seroient les bien
venus.
De cetlc réponse se contentèrent les Anglais, et
prirent congé à.la reine et à sa tille la jeune dame
Ysabel de France, aux frères et oncles du roi, et à
tous ceux .-auxquels il appartenoit congé prendre.
Et puis se départirent de Paris et se mirent au re-
tour pour revenir à Calais le chemin qu'ils étoient
venus ; et firent tant par leurs journées qu'ils retour-
nèrent en Angleterre. Et se hàljrent devant toutes
leurs gens les deux comtes d'A rgleterre , qui chefs
avoient été de ce traité, le comte de Rostelant (Rul-
land)et le comte ]\larécLal, pour apporter nouvelles
au roi; et vinrent, de Zandvich (Sandwich) où ils
«rirent terre, en moins de jour et demie à Windsor,
où le roi pour ces jour» se tenoit, qui fut moult
joyeux de leur venue, et se contema des réponses
du roi de France et de ses oncles; et ne mit pas
cette chose en non chaloir, mais la prit si à cœur et
à grand' plaisance que il n'entendait à autre chose
fors tondis (toujours) viser et snbtiller comment il
pourroit venir à son entente (but), d'avoir à femme
et à épouse la fille du roi de Fiance.
(iôç)4) DE JEAN FROISSART. 2pg
Le roi d'Angleterre d'une part pensoit comment
il viendroit par toutes voies au mariage de la
jeune lille du roi de France, et ses consaux d'autre
part pensoient et sublilioienl nuit et jour comment
cette chose se feroit à l'honneur d'eux et du royaume
de France. Plusieurs en partaient et devisoiept
ainsi: «Si nous étions appelés eu ces traités de
France et d'Angleterre, et notre parole fut ouïe et
acceptée, nous dirions ainsi; que jà le roi d'Angle-
terre n'auroit la lille de France, si seroit bonne
paix entre lui etle roi d'Angleterre, leurs royaumes,
leurs conjoints et leurs abhérents à la guerre. À
quoi sera-ce bon que le roi d'Angleterre aura à
femme la lille du roi de France, et euxet leurs royau-
mes, les trêves passées qui n'ont à durer que deux
ans, se guerroieront; et seront euxet leurs gens
jen haine. Ce sont .choses qui sont moult à consi-
dérer. »
Les ducs d'Orléans et de Berry étoient de celle
opinion, et plusieurs hauts nobles du royaume de
Frauce;et tout ce savoientbien le roi de France et le
duc de Bourgogne et le chancelier de France, qui
s'iuciinoient assez, à la paix, réservé l'honneur du
royaume.
Eu ce temps avoit un écuyer en Fiance prudent
et vaillant homme, et etoit nouvellement retourne
eh France, et avoit en son temps moult travaillé
outre la mer et été en plusieurs grands et beaux
voyages, pour lesquels il etoit moult recommandé
en France et ailleurs où la connoissanec de lui étoit
venue. Cet écuyer étoit de nation de Normandie,
'7*
»6o L$S CHRONIQUES (,-94)
«l'un pays que on appelle Caux et nommé Robert le
Mennot,mais à présent on l'appeloitRobert l'Ermite;
et éîoit moult religieux et de belle vie et plein de
bonnes paroles ; et pouvoit être en l'âge environ
de cinquante ans; et o.voit été aux traités qui furent
à Lolinghen du duc de Bourgogne et des seigneurs
de Trance d'une part cl <i^i duc de Lan castre et du
duc de Glocestre d'autre pari; et volontiers y avoit
été ouï; et laformeetmanièrecommentilétoil entré,
je le vous dirai.
CHAPITRE XLIV.
De un écuyer kommé Robert l'Ermite; commext il
fut mis es traités de la paix et comment il s'ts
alla en angleterre devers le koi et ses oacles.
Avenu étoità ce Robert l'Ermite qu'en retournant
es parties de France et parti du royaume de Syrie
et monté à Baruth sur la baule mer, une fortune de
vent et de tempête de mer à lui et ses compagnons
leur prit, si grande et cri-.elle que deux jours et
une nuit ils furent si tempêtes que nulle espérance
ils n'avoient à issir hors de ce péril. Et gens qui se
tiennent en tel danger et parti sont mieux contrits
et repentants et en grandr reconnoissance et cre-
meur(crainte) envers Dieu. Et advint que sur la fin
( i S'g i DE J F. AN" FROISSA RT. aG i
de cette tempête et que le temps se prit à adoucir et
le vent à apaiser , une forme d'image plus claire que
n'est cristal s'apparut à Robert l'Ermite et dit ainsi :
«•Robert,, tu fetVas*(fortiras)et échapperas de ce
péril, et tous ceux qui sont avecques toi pour l'a-
mour de toi, car Dieu a ouï tes oraisons et pris eu
gré $ et veut et te mande par moi, toi retourné eu
France, du pins lot que tu peux, si te trais devers
le roi de France; et tout oremi élément conte-lui ton
aventure et lui dis qu'il s'incline à la paix devers
son adversaire le roi d'Angleterre, car la guerre a
trop longuement duré entre eux. Et sur les traités
de paix qui s'entameront et se feront entre le roi
de France, le roi d'Angleterre et leurs consaux , si
te mets hardiment et remontre ces paroles, car tu en
seras ouï; et tous ceux qui contrediront à la paix et
aux traités et soutiendront l'opinion de la guerre, ie
compareront (payeront) en leur vivant chèrement. »
Surcctle parole la clarté et la voix s'évanouit, ctRn-
bert demeura tout pensif; et. toutes fois il tint tout
ce qu'il avoit vu et ouï à divine chose; et depuis
cette avenue ils eurent le temps et le vent à souhait,
et arrivèrent eu la rivière de Genèves (Gênes); et
là prit congé à ses compagnons, quand il fut hors
du vaissel; et depuis exploita tant par ses journées
(ji'il vint en Avignon. Et la première chose qu'il
ht ce fut qu'il alla à l'église de Saint Pierre, et là
trouva un vaillant homme pénitencier, auquel il se
confessa dévotement et duement, et lui conta toute
sou aventure ainsi que en devant vous l'avez ouï,
et demanda à avoir conseil quelle chose il en léroit.
26'2 LES CHRONIQUES (t%4)
Le prudhomme, auquel confessé il s'étoit, lui dit et
défendit que de cotte cliose il ne parla taucunement,
tant qu'il l'auroit remontré au roi de France pre-
mièrement, et tout ainsi que la vision lui éloit ve-
nue- et ce que le roi en conseilleroit il le fit. Robert
crut ce conseil, et prit et enchargea tout simple
habit, et se vêtît et habitua tout de draps gris, et se
maintint et ordonna depuis moult simplement; et
se départit delà cité d'Avignon, et exploita tant
par ses journées qu'il vint à Paris ; et étoit pour lors
le roi à Abbeville,ct les traités éloient ouverts" entre'
les François et les Anglois, ainsi comme il est con-
tenu ci-dessus en notre histoire. Tout premièrement
il se traist (rendit) devers le roi, qui pour ces jours
étoit logé en l'abbaye de Saint Pierre; et lui fit voie
pour parler au roi un chevalier de Normandie et
de saconnoissanec, qui s'appeloitmessireGuillaume
Martel, lequel étoit chevalier de la chambre du roi
et ie plus prochain qu'il eût. Robert recorda de
point en point bellement et doucement toute son
aventure, si comme ci-dessus est dit. Le roi s'y in-
clina et y entendit volontiers (l). Et pour ce jour, ses
oncles, le duc de Bourgogne et messire Regnaut de
Corbie, chancelier de France, qui les plus grands
éloient du coté de France, sur ces traités n'étoient
point là, mais à Lolinghen contre les Anglois. Si
dit le roi à Robert, quand il eut bien imaginé et con-
(i) La propension du roi à ajouter foi a toutes ecs apparitions (it que
sous sou règue un grand nombre tPiulrigauts euieul recours à ces four-
beries pour abuser de sa siiuplicilc. J. A. Li.
(i5g4) DE JEAN FROISSART, 2o3
sidéré tout le t'ait : « Robert,. notre conseil est en-
contre les Anglois à Lolinghen. Vous vous tiendrez
ici tant que ils retoui neront;et eUx revenus, je par-
lerai à mon oncle de Bourgogne et au chancelier, et
ferai ce que pour le mieux ils me conseilleront.»
Robert répondit: « Sire, Dieu y ait part. »
En cette propre semaine retournèrent en Abbe-
ville ceux du conseil du roi; et apporloient aucuns
articles sur l'orme de paix que les Anglois avoient
mis outre; et étoient si grands que ceux qui s'entre-
metloient du traité de par le roi de France, ne les
vouloient pas accepter ni passer sans savoir l'inten-
tion du roi.' Si que, quand ils turent venus, ils lui re-
montrèrent. A donc traist (tira) à part le roi son
oncle de Bourgogne et le chancelier, et- leur remon-
tra ce dont Robert l'Ermite l'a voit endité (instruit)
et informé, et leur demanda si c'étoit chose licite à
croire et mettre sus. Us regardèrent l'un l'autre et
pensèrent un petit 3 puis eux avisés de parler, di-
rent qu'ils vouloient voir ce Robert et ouïr parler,
et sur ce ils auroient avis. Robert fut mandé et vint,
car il n'étoit pas loin de la chambre où les parle-
ments secrets du roi étoient. Quand il fut venu de-
vers le roi et le duc de Bourgogne, û les houor a ,
ainsi comme bien il le sr'ut faire. Adonc dit le rok
« Robert, remontrez-nous ci tout au long votre pa-
role et de laquelle vouai nous ave/, informé. » Robert
répondit et dit: « Volontiers. »
Là e ni prit-il à parler moult doucement, et ne fut
lie rien effrayé ni ébahi; et leur recorda les paroles
tout au long que vous avez ouïes ci-dessus, auxquelles
a(>4 UB&tCHRONïQUES (i~>y.P
ils entendirent volontiers. Donc le firent-ils issir
(sortir) de la chambre et y demeurèrent tous trois
ensemble. Le roi demanda à son oncle quelle chose
en étoit bonne à faire. « Monseigneur, nous et le
chancelier en aurons avis dedans demain/» — «Bien,
dit le roi. »
Sur cet état ils finirent leur conseil. Depuis furent
ensemble ledue de Bourgogne et maître Regnaut de
Corbie, chancelier de France, et parlèrent de cette
matière assez longuement à savoir qu'ils en feroient,
car ils véoient bien que le roi s'y inclinoit grande-
ment, et vouloit que Robert fût ajouté avecques
eux en ces traités de parlement, car il avoit moult
douce et belle parlure, et convertissoit par son lan-
gage tous les cœurs qui l'oy oient parler. Conseillé
lut et avisé pour le meilleur, au cas que ce Robert
remontroit ce par manière de miracle et vision di-
vine, qu'on le lairroit convenir et venir aux traités
et parlements, pour remontrer aux seigneurs d'An-
gleterre et à tous ceux qm ouïr voudraient, tout ce
dont il les avoit informés, et que c'étoit chose bien
licite à faire, et tout ce dirent-ils le lendemain au
roi. Sur cet état, quand le duc de Bourgogne et le
chancelier de France retournèrent aux parlements
et traiîés à Lolinghen à l'encontre des Anglois, ils
menèrent ce Robert l'Ermite avecques eus, lequel
étoit moult bien fou lé de parler , ainsi que vous
avez ouï jet quand tous les seigneurs François et An-
glois furent ensemble en parlement, voire ceux qui
y doivent être, Robert l'Ermite vint parmi eux; et là
commença à parler froidement et sagement et à re-
(f994) DE JEAN FROISSAUT. *&»
montrer toute l'aventure qui sur tuer Lui étoit a\c-
nue; et tîisoit et mainteuoil en ses paroles que la vi-
sion qui lui étoit avenue étoit inspiration divine, et
eue Dieu lui avoit transmis pour tant qu'il vouloit
au/i] fût ainsi.
En ces paroles remontrant entcndoient aucuns
seigneurs d'Anglcterrcquiià éîoient présents volon-
tiers, et s'y ineiiuoient en bien, et tels que le duc de
Lancastre et le comte de Salsebry (Salisbury),mcs-
sire Thomasde Pcrcy et niessireGuillaumeClauvon ,
i'évèque de Lincoln et l'évoque de Londres; mais le
due de Giocestre et le comte d'Arundel n'eu fai-
soient nul compte; et dirent depuis en l'absence des
ambassadeurs de France, eux retournés à leurs logis,
que ce u1 étoit que fantôme et toutes paroles cou-
trouvées et laites à la main pour eux mieux abuser;
et eurent conseil généralement que ils en éciiioient
devers le roi d'Angleterre, et tout l'état de ce Robert
l'Ermite, quelle chose il avoit dite et proposée;et fut
ce conseil tenu; et renvoyé en Angleterre devers le
roi un chevalier el chambellan du roi qui s'appelait
messire Richard Crcdon; et trouva le roi d'Angie-
terreenla comté de Kent, en une place et beau chàul
que on dit Ledes(Lecds); et là lui bailla le chevalier
les leltresque les seigneurs traiteurs de sa partie, qui
se tenaient en la frontière de Calais, lui envoyoieut;
et dedans étoit coutenu toute la cerlaineté el. signi-
fiance de ce Robert l'Ermite. Le roi d'Angleterre
lysi (lut) tout au long les lettres et y prit 1res grand'
plaisance; et par spécial quand il vint au point de ce
Robert l'Ermite , le roi d'Angleterre dit en soi-im-me
2(& LES CHRONIQUES ,-.,,',1
que ce Robert ii verroit volontiers et orroit parler,
et s'inclinoit assez à croire en vérité que cette chose
qu'il remontroit et prouvoil éloil avenue ' ; et res-
cripsy (récrivit) Je roi fiablement (en confiance) aux
ducs de Lancasife et comte do SaLsebry que, si oïi
pOiî'voit par nulle voie honorablement faire* que
bonne paix fût entre lui et le roi de France, leurs"
royaumes, conjoints et adhérents à la guene, ils"
s'en voulsissent mettre en peine;carvoircnient,sohm
la parole de ce Robert l'Ermite, la guerre avoit troj»
longuement duré, et que bien éloit temps de y trou-
ver aucun moyen de paix.
Bien est contenu ci-dessus comme les traités se
portèrent, et le département que les seigneurs firent
l'un de l'autre, et comment trêves furent prises et
données entre toutes parties à durer quatre ans,
et cependant on fur oit bonne paix. Telle fut l'inten-
tion des traileursdu roi, réservé le duc de Glocesfre,
cai- bien promfettoit, lui retourné en Angleterre, ja-
mais de traité de paix envers le royaume de France
ne s'ensonuieroit (mêleroit). Si s'en dissimula adonc
tant qu'il put pour complaire au roi et à son frère
le duc de Laneastre. Ainsi par cette manière et or-
donnance que je vous ai dit et recordo vint en con-
noissance Robert l'Ermite.
Assez-tôt après que le comte de Rostelant (Rut-
îand), le comte Maréchal, l'archevêque de Duve-
lin (Dublin), messite Hue le Despenser, messiie
(i) Ou voil (jiicles Heux monarques (.JéFiance êtd'Acg elerrectoicift
doui s à neu pics de la même e<[ a ilii iuUllccluelle. J. A. B,
(i.ôq4) DE JEAN FROISSA RT. 2G7
Louis de ClifTort et ceux qui en Fiance avoient été
envoyés, furent retournés en Angleterre et eurent
apporté sur l'état de ce mariage nouvelles plaisantes
au roi, les parlements à la Saint Michel qui se tien-
nent à Westmoustier vinrent; et ont usage et ordon-
nance de durer quarante jours; et sont parlements
eteonsaux généraux de toutes les besognes d'Angle-
terre qui là se retrouvent et retournent.
A l'entrée des parlements retourna en Angleterre
le duc de Lancastre du pays de Gascogne et de la
cité de Bordeaux où il avoit été envoyé, ainsi que
vous savez, et n'avoit point été reçu sur la forme et
manière que il cuida (crut) être, quand il se départit
d'Angleterre, et il alla à Bordeaux. Je cuide si bien
les causes avoir dites et remontrées ci-dessus au dit
livre, que peine me serait de réciter encore une fois.
Quand le duc de Lancastre fut revenu en Angle-
terre, le roi et les seigneurs lui firent bonne chère;
ce fut raison, et parlèrent de leurs besognes ensem-
ble. Si très tôt que les nouvelles furent venues et
sçues en France, que le duc de Lancastre étoit re-
tourné en Angleterre, le roi de Fiance et les sei-
gneurs eurent conseil que Robert l'Ermite iroit eii
Angleterre et porterait lettres de créance au roi
d'Angleterre qui le désiroit à voir; et lui revenu en
France, on y envoièroit le comte de Saint Polets'ac-
Cointeroit Robert l'Ermite du roi et des seigneurs,
qui l'orroieut volontiers parler et des besognes de
Syrie et de Tartarie, et de l'Anioratli-Baquin (Ba-
jazet),et de la Turquie où il avoit long-temps con-
versé, car de telles matières les seigneurs d'Angle-
'r> ; I ESCîlRONlOrES ,'(p;
terre oycnt volontiers pailor. 11 fut dît à Robert
PErmïfé qu'il .se ordonnât et qu'il convenoit allerei>
Angleterre. De celle commission il fut tout réioui,
et répondit et dit que volontiers il iroit, car oneques
iln'yavoit été. Si lui furentbaïlléeslcttres dé créance
tle par îc roi de France adressants au roi d'Angle-
terre e1 à scs oncles. Robert l'Emule partit de Paris
avecques son arroy à sept chevaux tant scuiomeut,
et tout aux coàtagcsdu roi,c'étoit raison jet chevau-
cha tant qu'il vint à Boulogne, et là entra en mer, et
arriva à Douvres, et tant exploita qu'il vint à Eltein
(Ellham) manoir du roi, à sept lieues anglcsches
(angloises) de Londres ; et trouva là le roi elle duc
de Lancastre,les comtes de Salsebry (Salisbury) et
de Hostidonne (Huntingdon) et niessire Thomas de
Percjjct fut de tO&s, pour l'honneur du roi de
France, grandement et joyeusement recueilli, et spé-
cialement du roi d'Angleterre qui le désiroit à voir,
îl montra ses lettres de créance au roi qui les reçut
en Lien et les legy (lut) tout au long; et aussi firent
tous les seigneurs l'un après l'autre auxquels il ap-
po; toit lettres. Le duc de Glocestre pour ces jours
e toit en Excesses (Essex) en un châtel que on ap-
pelle, ce m'est avis, Plaissv.
Quand il eut été dé-fez (près) le roi et le duc de
Lancastre à Eltem (Eitham) cinq jours, il se dé-
partit pour aller voir le duc de Glocestre; et sur
celle entente prit congé au roi et aux seigneurs et
vint à Londres: et lendemain il s'ordonna de che-
vaucher, et vint au gîte en une ville à quinze lieues
an^léschcsde Londres, crue on dît Brehoude Brent-
(,",,•,; DE JEAN FROISSAMT. o.(\()
\vood),ct au lendemain il *iut à PJaissyjcl trouva le
duc, !a duchesseet leurs enfants, qui le recuriliirent
doucement selon son état. Robert montra et bailla
ses lettres, qu'il apportait de par le roi deErance au
duc de Glocestrej le duc les ouvrit et le^i (hit) tout
au long;et quand il vit qu'elles ét.oient de créance, vi
tiaist (tira) à part Robert l'Ermite et lui demanda
la créance. Robert répondit que tout à loisir il lui
diroit, et que pas il n'étoit venu pour sitôt partir.
Adonc dit le duc qu'il fût le lue:; venu.
Bien savoit Robert l'Ermite que ce duc de Glo-
cestre éloit un homme mOult dissimulant et contraire
à la paix, et tout hors de l'accord et opinion du roi
d'Angleterre et du duc de Lan castre, qui s'inch-
noieut assez au traité delà paix: si ne le savoit com-
ment entamer et briser, car il l'avoit vu et connu
trop contraire aux traités à LolihgbeiL
Pour ce ne demeura pas que Robert l'Ermite ne
parlât au duc de Glocestre sur forme de pais j mais
iltrouvoit le duc froid en ses réponses; et disoit que
pas il ne tenoità lui, et qu'il avoit deux frères ains-
nés,le duc de Lancastre et le duc d'York, auxquels
de celte matière i! appartenait mieux à parler que à
lui. Et aussi si il tout seul le vouloit, espoir (peut-
être) ne le voudroient point accepter les consaux
d'Angleterre, les prélats et bonnes villes. «Très
cher sire, pour la sainte amour de notre Seigneur
Jésus-Christ, ne veuillez point être contraire à la
paix, ce répondoit Robert l'Ermite. Vous y pouvez
moult, et jà véez-vous que le roi votre neveu le dé-
sire et s'y incline grandement; et veut par voie de
2
no LES CHRONIQUES (r3g$
mariage avoir la iille du roi do France; dont par
cette conjonction c'est une grand1 alliance de paix
et d'amour. » A cette parole répondit le duc de Glo-
cestre et dit: « Robert, Robert, quoique nous soyez
cru et oui à présen' des rois et dc^i seigneurs des,
deux royaumes, et que vous ayez grand' voie et
audience à eux et en leurs consaux,la matière de
Ja paix est si grande, et que avecques vous plus
grands et plus crus de vous s'en entremettent, je
vous dis et ai dit ci et ailleurs que jà ne serai con-
traire à paix faire, mais qu'elle soit à l'honneur de
notre .partie. Et jà fut-elle du roi notre père et de
notre frère le prince de Galles et les autres, jurée et
accordée au roi Jean et à tous ses successeurs, et de
leur coté jurée , obligée et enconvenancée (pro-
mise) sur peine et sentence de pape; et point n'a
été tenue ni de nulle valeur, mais l'ont les François
enfreinte , et brisée cauteleusemeut et frauduleu-
sement, et ont tant fait que ils se sont remis eu
possession et saisine de toutes les terres et seigneu-
ries, qui furenlrendues et délivrées par paix faisant
à notre dit seigneur et père et à nos prédécesseurs.
Et en outre, de la somme de trente cent mille francs
que la rédemption monta en paiement, encore eu
sont à payer seize cent mille. Pour lesquelles cho-
ses, Robert , tels mémoires et souvenances qui
devant nous reviennent, nous angoissent ettrooblent
les courages (cœurs) durement; et nous émerveil-
lons, moi et plusieurs de ce royaume auxquels il eu
appartient bien, comment le roi notre sire est de si
jeune et si foible avis qu'il ne regarde et considère
( 1 5g5) DE J F, AN FROISSA RT. 271
autrement le temps passé et le temps prisent 5 et
f ornaient il se peut et veut allier à ses adversaires,
et. par cette alliance déshériter la couronne d'An-
gleterre des rois à venir. » — « Très cher sire, ré-
pondit Robert, notre sauveur Jésus-Christ souffrit
mort et passion en croix pour nous tous pécheurs,
et pardonna sa mort à ceuxquilecrucifierent.il
souvient a ussi.tout pardonner qui veut avoir part et
X enii à la gloire du paradis. Toutes mallivolanccs
(malveillances), haines et rancunes furent pardon-
nées au jour (jue îa paix fut faite et scellée à Calais
par vos prédécesseurs. Or sont renouvelées guerres
moult dures qui ont été entre les vôtres et les nôtres,
espoir (peut-être) par l'action et coulpe (faute) des
ilcux parts. Car quand le prince de Galles et d'A-
jjuiiaine fut issu hors d'Espagne et retourné en
Aquitaine, une manière de gens qui s'appeloient
compagnies, dont la greigueur (majeure) partie
éloient Auglois et Gascons, tous tenants du roi
d'Angleterre et du prince de Galles, se mirent sus
et recueillirent ensemble et entrèrent au royaume
de France i>aus nul litre de raison -et firent mortelle
et crueuse (cruelle) guerre, aussi dure et forte
comme elle avoit été en devant; et appeloient le
royaume de France leur chambre; et étoient si en-
talentés ^désireux) de mal faire que on ne pouvoit
résister à l'encontre d'eux; et pour ce, quand le
royaume de France se vit ainsi foulé et guerroyé, et
plus venoit le temps avant, plusse multiplioient les
ennemis du royaume, le roi Charles de France, fils
au roi Jean, fut conseillé de ses vassaux qu'il allât
372 LES GIIROJNIQUES (iru/>)
au devant de telles offenses et y pourvut, fût par
guerre ou autrement. Et avec ce plusieurs grands
barons de Gascogne s'allièrent avecques le roi de
France, lesquels le prince de Galles qui devoitétro
leur sire, vouloit trop soumettre; et iaisoit moult de
grands injures, si comme ils disoient et monlroicnt
liai' plusieurs raisons; et ne les vouloieni. ni p;)u-
voient plus souffrir. Et commencèrent Ja guerre
pour la cause du ressort à l'enconlrc du prince. Et
le roi Charles de France, par le conseil que il eut
de ses vassaux, s'aberdi (ligua) à la guerre avec-
ques eux, pour obvier à {'encontre de ces compa-
gnies; Et se retournèrent deversle roi de France en
son aide, en cette nouvelle guerre, plusieurs grands
seigneurs et leurs seigneuries, cités, villes et châ-
teaux, pour la grand' oppression que le prince de
Galles leur faisoit ou consentoit à faire par ses com-
mis. Ainsi a été la grlerre renouvelée moult dure,
par laquelle moult de grands mécbefs en sont en-
courus de destruction de peuple et de pays; et la foi
deDieuet chrétientéaffoiblieet moult fouléejet s'en
sont réveillés et relevés les ennemis de Dieu et ont
jà conquis moult deGrèce et del'empire deConslau-
tinople; et ne peut l'empereur de Gonstautinopie (l)
résister contre la puissance d'un Turcs qui s'appelle
lîaasacb (3- dit l'Àmorath-Bacjinn; et cil (celui ci) a
(1) Emmanuel fils de Ca'o Jean. J. A. B.
(■2) Bt')H7et. Il lui do;v>e lenora tTAmorath Baquin, comme fi c'e'loit
un titre d*s empereurs de Constanlicople. C'est ainsi qu'il a dc-fieuré
Je uoiu de Mourad, ;-ppe r cTàhord j\î ourad -Eejf . te piînca AJditrtnI,
i,vant son Àé\ atiorj a I < 111 pire. J. - . B.
(jSgS) DE JEAN FROISSART. ^3
conquis et mis en subjection tout le royaume d'Ar-
ménie, réservé une seule ville séant sur la mer, et
ainsi comme seroit Hantonne (Southampton) ou
Brisco (Bristol) en ce pays, laquelle ville ou appelle
Courcli(l)i et la font tenir contre les Turcs les
Gennevois (Génois) et Vénitiens ; et ne peut lon-
guement durer contre la puissance de l'Amorath-
baquin l'empereur de Constantinople, qui est de
votre sang, car il fut fils à l'empereur Hugue de
Luzignan et madame Marie de Bourbon, ^ cou-
sine germaine à madame la reine votre mère ; et si
paix est, ainsi qu'elle sera, s'il plaît à Dieu, entre
France et Angleterre, chevaliers et écuyers, qui
les armes demandent et désirent pour leur avan-
cement, se trairont (rendront) cette part et aideront
le roi Léon d'Arménie à recouvrer son héritage et
mettre hors les Turcs, car la guerre a trop duré
entre France et Angleterre; et Dieu veut que fin
s'en prenne. Et tous ceux, tant d'un royaume comme
de l'autre, qui !e contrediront et qui empêchement
y mettront , chèrement le comparront (paieront)
ou à mort ou à vie. » — « Comment pouvez- vous ce
savoir, répondit le duc de Glocestre? » A cette pa-
role dit Robert l'Ermite : « Cher sire, ce que j'en dis
et fais, il vient par inspiration divine et par une vi-
sion qui me vint sur la mer, en retournant de Ba-
ruih, un port en Syrie ,en l'île de Rhodes, » Adonc
(i)Gorhigos. J. A. B.
(7.) J'ai dijh relevé celte eireur dais les volumes précédents.
J. A. B.
FROISSART. T. XIII. l8
9.74 LES'CIÏRONIQÏTRS hr,o,r0
lui conta-t-il de mot à mot toute la vision qui ave-
nue lui éloit, pour mieux ('mouvoir le cœur <lu due
de Glôcestre en pilié et en raison ; mais ce due éloit
dur et liant contre la paix, et vouloit toujours re-
tourner à ses opinions et condamnoit durement en
ses paroles les François en toutes choses, quoique
Robert lui eût dit et remoniré. Mais pour la cause
que cil (ce) Robert éloit étranger, et moulroit eu ses
paroles et en ses œuvres qu'il ne vouîoit que tout
bien, et sentoit aussi le roi, d'Angleterre, son sei-
gneur, qui s'indinoit de tous points à la paix, ii s'en
dissimulait ce qu'il pouvoit, et tournait d'une
autre partie bes paroles que le cœur ne lui adon-
noif.
Deux jours et deux nuits fut Robert l'Ermite à
Plaissy lez (près) le duc de -Glôcestre, sa femme
et ses enfants ; et lui fit-on par semblant très bonne
obère. Au tiers jour il se départit et prit congé ai
duc, à la duchesse et à leurs enfants et aux ciieva
liers de l'hôtel, et puis s'en retourna à Londres et
de là à Windesor, où le roi étoit retrait, qui lui fit
grand' chère ; et l'avoit moult en amour, pour cause
de ce que le roi de France lui avoit envoyé, et pour
ce qu'il étoit bien éloquent et sage et plein de
bonnes paroles, douces et courtoises.
On doit bien croire et supposer que le roi d'An-
gleterre demanda tout, secrètement au dit Robert
l'état de son oncle de Glôcestre et tout ce qu'il y
avoit trouvé, et Robert lui en répondit bien et à
point. Bien savoil le roi d'Angleterre que le duc de
Glôcestre ne s'inclineroit jà à la paix tant qu'il put;
(i"5tp) DE JEAN FROISSAKT. '2J0
et que plus aimoit Ja guerre que la paix. Si tenoit
en amour tant qu'il pouvoitses deux autres oncles
les ducs de Lancastre et d'York et plusieurs prélats
et barons d'Angleterre, desquels il pensoit à être
servi et aidé.
Quand Robert l'Ermite eut été environ un mois
de-lez (près) le roi d'Angleterre et les seigneurs, il
prit congé et s'ordonna pour partir. A son départe-
ment le roi d'Angleterre, pour l'amour et honneur
du roi de France, qui là l'avoit envoyé, lui donna
grands dons et beaux; et aussi firent le duc de Lan-
castre et d'York, les comtes de Hoslidonnc(lrUm-
tingdon)et de Salsebry (Salisbury) et messire Tho-
mas de Percy; et le fit le roi reconvoyer jusques à
Douvres; et Jà monta et trouva le roi et la reine et
ses oncles à Paris. Si se traist (rendit) devers eux et
recorda au roi de son voyage comment il avoit ex-
ploité, et de la bonne chère que le roi d'Angleterre
lui avoit fait.
Presque toutes les semaines avoit messagers
de France et d'Angleterre allants et retournants
de l'un roi à l'antre, qui s'escripsoient (écrivoienl)
doucement et amiablement l'un à l'autre; et ne
désiroit autre chose le roi d'Angleterre qu'il
pût parvenir par mariage à la fille du roi de
France; et le roi de France spécialement y avoit
très bonne affection, car avis lui étoit que sa fille
seroit grande assez, si elle étoit reine d'Angleterre.
1
>-(') LES CHRONIQUES r<;V
CHAPITRE XLY
Delà délivrance du seigneur de La Rivière et mes-
sike Jean LeMercier, comment ils FURENT MIS IIOP.S
DE PRISON.
Vous avez hien ci-dessus ouï recorder commcnl le
sire de La Rivière et messire Jean Le Mercier
furent démenés et pourmenés de châtel à autre
et de prison à autre, et en la fin rendus au prévôt
du Cliâtelet de Paris; et furent sur le point que de
perdre corps etvies,ettout par haines et envies, que
les ducs de Berry et de Bourgogne avoient, et leurs
consaux, sur eux; et fuient en ce danger plus de
deux ans; et à peine les pouvoit aider le roi de
France. Et la plus grand' aide que on leur faisoit
étoit que le roi ne voulait point qu'ils fussent
traités à mort. Aussi les ducs de Berry et de Bour-
gogne et leurs consaux véoient bien que le duc
d'Orléans leur ai doit tant qu'il pouvoit. La du-
chesse de Berry étoit bonne moyenne envers son
seigneur pour eux, et par spécial pour le sire de La
Rivière; et on ne voulait point condamner l'un sans
l'autre, car ils étoient tenus et accusés pour une
même cause. Les prières des bonnes personnes, avec-
ques le grand droit qu'ils avoient, les aida gran-
(*%>) DE JEAN FROISSART. 277
dément; et fut regarde, parmi ce que plusieurs
liants barons du royaume de France en eurent
pitié, et que trop de pénitence avoient eu et souf-
fert eu prison, que on leur feroit grâce et allé-
geance; car, par spécial, messire Jean Le Mercier,
avoit tant pleuré en prison, dont il étoit si débilité
de sa vue que à peine véoit-il; et couroit commune
renommée parmi le royaume de France et ailleurs
que il étoit aveugle. Si eurent sentence pour eux
tellequeje vous dirai. Le roi de France,, pour quelle
cause (l) on leur donnoit a entendre que on les te-
noi-t en prison, leur faisoit grâce, car il mettoit en
souffrance leur méfait, tant que plus avant et mieux
il en seroit informé. Et étoient rendus au seigneur de
La Rivière toutes ses terres et châteaux, et premiè-
rement lé bel châle! d'Anvaux, qui séoil en Char-
trois sur les marches de Beau ce. Mais lui revenu
en Anvaux, il ne devoit jamais repasser la rivière
de Seine, si il n'étoit rappelé de la bonté du roi ;
et messire Jean Le Mercier retournoit au pont de
INouvion en sa belle maison en Laonnois; et lui
revenu là, il ne devoit jamais repasser les rivière .;
dX)ise, d'Ësne (Aisne), de Marne, ni de Seine, si il
n'étoit aussi rappelé de la bonté du roi. Et avec
tout ce ils s'obligeoient à aller en prison Fermée là
où on leur diroit, et requis en seroient suffisam-
ment de par le roi ou ses commissaires. Les deux
seigneurs dessus nommés tinrent celle grâce à
bonne et à belle, quand ils sçurent qu'ils seroient
(1) Pour la cause du <[ui:!. T. A D.
278 LES CJÎROMQUES (i5g5)
délivrés du châtelet. Et furent hors mis; et cuidè-
rent (crurent), à leur issue, aller parler au roi et re-
mercier de la grâce que laite leur étoit, mais ils ne
purent; et les convint tantôt vider et partir de
Paris et aller es lieux et termes qui ordonnés leur
étoient. Ainsi eurent-ils leur délivrance y dont ceux,
qui les aimoient turent réjouis.
CHAPITRE XLVI.
De la paix et accord entre le duc de Bretagne et
messire Olivier de Glissok.
Vous sçavez comment le duc de Bretagne et mes-
sire Olivier de Clisson se guerroyoient et guerroyè-
rent un long-temps, et de guerre si felle etsicrueuse
que les parties, quand ils se trouvoient sur les
champs, combattoient jusques à outrance, et ne pre-
noient nulli (personne) à merci; et tant que à parler
de cette guerre messire Olivier de Clisson et sa
partie se portèrent si vaillamment que des trois ils
en avoient les deux ; car tous les seigneurs de
Bretagne s'en dissimuloient; et les cités et bonnes
villes avoient bien dit au duc que vivre et mar-
chander (commercer) les convenoit, quelque guerre
ou haine qu'il eût au seigneur de Clisson; et que
cette guerre en rien ne leur touchoit; si ne s'en
OV») DE JEAN FROISSAIT. .279
vouloicnt point mêler. Le sire de Clis-son les tenoit
Lien pour excusés. Entre ces haines et maltalenls
(mécontentenrenLs^rensonnioicnt (entre-mettoient),
par cause de moyen et mettre accord et bonne nais
le vicomte de Rohan, le sire de Léon et le sire de
Dinan en Bretagne ; et tant menèrent les traites,
que le duc de Bretagne promit à ces trois seigneurs,
mais (pourvu) qu'il vît messireOlivierdeClisson en sa
présence, que il en feroit tout ce que ordonner ils en
voudraient; et sur cet état les trois barons vinrent
un jour en l'une des forteresses du seigneur de Clis-
son et lui remontrèrent, eu parlantàlui, comme par
l)on moyen ils étoienl là venus et avoient amené le
duc de Bretagne à ce qu'il doiuioit et accord oit à
messire Olivier de Glisson et à sa compagnie saut
aller, venir et retourner ; et pensoient et supposoient
bien que, lui venu en sa présence, les maltalents
seroient pardonnes. Adonc répondit messire Olivier
de Clisson et dit: « Vous êtes tous mes amis et cou-
sins, et me confie bien en vous.; et crois que le duc
vous a dit ceque vous me dites, et me verrait volon-
tiers en sa présence; si Dieu m'aist (aide) et Saint
Yve, messeigneurs, sur cette parole et promesse te
ne me mettrai jà hors de ma maison, ni au chemin;
mais vous lui direz, puisque ci vous a envoyés, qu'il
m'envoie sonains-né fils, et il sera et demeurera
pleige (caution) pour moi; et quand je m'en tien
drai sur, volontiers je irai parler à lui, là où il sera;
et toute telle lin comme je ferai, son fils fera. Si je
retourne, il retournera; si je demeure, il demeurera.
Ainsi se feront ies parties. »
280 LES CHRONIQUES (i395)
Quand ces trois barons de Bretagne dessus nom-
més virent qu'ils n'en auraient autre chose, si prirent
congé à lui moult doucement et se contentèrent de
cette réponse, et retournèrent arrière à Vannes où
le duc les attendoit. Et eux venus devers lui, ils lui
recordèrent tout ce qu'ils avoient trouvé. Si n'en put
avoir le duc de Bretagne autre chose; si se porta si
bien le dit messire Olivier de Clisson en cette
gue .tc que le duc ne conquit rien sur luir mais il con-
quit sur le duc, et prit par deux fois toute sa vais-
selle d'or et d'argent, et grand'i'oison d'autres beaux
joyaux, lesquels il tourna tout à son profit.
La conclusion :le celte guerre et haine entre le
duc de Bretagne et le sire de Clisson fut telle que je
vous dirai. Le duc de Bretagne, comme grand sei-
gneur qu'il fût, vit bien que nullement il ne pour-
rait venir à ses intentions du sire de Clisson et qu'il
avoit trop d'amis en Bretagne, car réservé la hau-
tesse de la duché de Bretagne, tous les Bretons, che-
valiers, écuyers, prélats et hommes des cités et
bonnes villes s'incli noient plus au sire de Clisson;
et les hauts barons s'en dissimuloient, et avoient
bien répondu au duc que de cette guerre jà ne se
mêleraient, fors parla forme et manière dey met-
tre paix et accord, si trouver moyen y pouvoient ou
savoient. Et aussi le duc d'Orléans, par spécial, con-
fortoit cou vertement en plusieurs manières messire
Olivier de Clisson; et étoit tout réjoui quand, de ses
emprises ou chevauchées, il oyoit recorder bonnes
nouvelles.
Le duc de Bretagne, qui étoit assez subtil et iraa-
(r595) DE JEAN FROISSART. 281
ginatif, et qui moult avoit eu à faire de peine et de
travail en son temps, considéroit toutes ces choses,
et que de ses gens il n'étoit mie tant aimé en cœur
si montrer lui osassent, réservé l'hommage qu'ils
lui dévoient, comme étoient les enfants à messire
Charles de Bretagne qu'on dit de Blois, qui fut occis
en la bataille devant Auroy, Jean de Bretagne,
comte de Penthièvre et de Limoges, qui avoit à
femme la fille messire Olivier de Clisson, et messire
Henry de Bretagne son frère, et leur sœur la reine
de Naples et de Jérusalem. Et sentoit qu'il devenoit
vieux jet véoit ses enfants jeunes et avenir, et réservé
l'amour du duc de Bourgogne et de la duchesse sa
femme, il n'a voit nul ami en France, nînepouvoient
avoir ses enfants, car de par leur mère ils venoient
et issoient des membres et branches de Navarre,
laquelle génération n'étoit pas trop aimée en
France pour les grands méchefs que le roi Charles
de Navarre, père à la duchesse de Bretagne, avoit
faits et élevés du temps passé en France, dont les
souvenances encore en duroient ; et si de lui défail-
lit en cet état, et en la haine mortelle à avoir à mes-
sire Olivier de Clisson et au comte de Penthièvre,
il se doutoit trop fort, quand il se réveilloit en ces
pensées, que ses enfants quiétoient jeunes n'eussent
trop de grands ennemis. Avec tout ce, il véoit que
les amours et alliances d'Angleterre, qui en l'héri-
tage de Bretagne et en tout son honneur i'avoient
mis, l'éloignoient trop fort et étoient taillés d'éloi-
gner, car encore, selon qu'il étoit loyaument in-
formé, il vcoit que les alliances s'approchoient trop
282 LES CIlftOMQUES (i5<,;
fort entre les rois de France et d'Angleterre, car
traités se portoient et avançoient tellement que lu
roi d'Angleterre vouloit avoir à femme la fille du
roi de France , et celle proprement qui lui étoit obligée
et enconvenancée pour son aîné fils. Toutes ces
doutes meltoit le duc de Bretagne devant, et par
spécial de la derreine (dernière) il avoit plus à pen-
ser que de nulle des autres, car c'étoient pour lui
les plus doutables. Si s'avisa et imagina en soi-
même, toutes ces choses considérées à grand loisir,
qu'il briseroit son cœur sans nulle dissimulation, et
feroit paix ferme et entière à messire Olivier de
Clisson et à Jean de Bretagne, et se mettroit en
leur pure volonté d'amender courroux , forfaits ou
autres dommages que, il ou ses gens, lui auroient
faits cette guerre durant, et autres que du temps
passé ils avoient eu ensemble, réservé ce qu'il de-
meureroit duc et héritier deBretague, et ses enfants
après lui, sur la forme des articles de la paix, qui jà
avoit été faite et scellée par l'accord de toutes par-
ties entre lui et les enfants messire Charles de Blois,
laquelle chartredepaix il ne vouîoit violer ni briser,
ni aller contre nul des articlesr mais tenir et accom-
plir à son pouvoir • et de rechef jurer et sceller fer-
mement et loyaument à tenir tout ce qu'il disoit et
promettoità faire et porter outre. Et si de l'héritage
de Bretagne, Jean de Blois, comte dePenthièvre,son
cousin n'étoit mie bien parti à son gré et suffisance,
de ce que à dire y auroit il s'en voudroit mettre et
coucher à la pure ordonnance, sans nulle exception
ni dissimulation, du vicomte de llolian, des sei^
(i3g5) DE JEAN FROISSART. a83
gneurs de Dinant, de Léon, de Laval, de Beau-
mont et de messire Jean Harpedane.
Quand le duc de Bretagne eut avisé en soi-même
tout ce propos, sans appeler homme de son conseil,
il fit venir avant un clerc ; et eux deux enfermés
en une chambre tant seulement, prit le duc une
feuille de papier de la grand'forme et dit au clerc:
« Lcris-moi ce que je te nommerai. » Le clerc s'or-
donna à écrire et le duc lui nomma mot à mot
tout ainsi qu'il vouloit qu'il écrivît. Si fut cette lettre
écrite et dictée si doucement et amiablement comme
il put et sçut, et sur forme et manière de paix ; et
prioit doucement et amiablement à messire Olivier
de Clisson qu'il se vouhist (voulût) mettre en ma-
nière qu'ils pussent avoir secret parlement ensem-
ble, et les choses dcscendroient en tout bien.
Quand la lettre fut faite et devisée au plus dou-
cement et humble ment comme il put et sçut, sans
nul appeler, fors lui et le clerc, il la scella de son si-
gnet, et prit le plus prochain varlet de sa chambre
qu'il eut et lui dit: « Va-t-en à Châtel-Josselin et
dis hardiment que je t'envoie parler à mon cousin
messire Olivier de Clisson. On te fera parler à lui.
Si le me salue, et lui baille ces lettres de par moi et
m'en rapporte la réponse ; et garde bien , sur ta vie,
que à nul homme ni femme tu ne dises où. tu vas,
ni qui t'y envoie. » Le varlet répondit: « Monsei-
gneur, volontiers. » Il se mit au chemin, et tant
exploita qu'il vint au Châtel-Josselin. Les gardes
du châtel eurent moult grands merveilles quand ils
lui orient (eutendirent) dire que le duc de Bicla-
2*U LES CHRONIQUES (i5s, i
gne l'envoyoit parler au seigneur de Clisson. Néan-
moins ils contèrent ces nouvelles à leur seigneur,
lequel fit tantôt venir le varlet, qui les lettres lui ap-
portait, devant lui, lequel fit bien son message.
Messire Olivier prit les lettres que lui envoyoit le
duc scellées de son scel secret, lequel il connoissoit
moult bien. Si les ouvrit et legy (lut) tout au long
par deux ou trois fois pour mieux entendre, et en
lisant s'émerveilloit moult des douces paroles traita-
Lies et amiables, qui t:s lettres étoient contenues et
écrites. Si pensa sus moult longuement, et dit qu'il
auroit avis du récrire. Et fit le varlet qui les avoit ap-
portéesbien aiser et mener et mettre en uneebambre
tout par lui. De toutes ces choses faites et avenues
avoient ses gens grands merveilles; et bien le dé-
voient avoir ,car en devant il n'eût déporté (épargné)
homme, varlet ni autre, de par le duc, qui tantôt
n'eût été mort ou mis en prison douloureuse.
Quand messire Olivier de Clisson fut entré en sa
chambre, il commença moult fort à penser etàbusner
(rêver)surces nouvelles jet celuibrisoitgrandement
ses mallalents, pour ce que le duc se humilient tant
envers lui que si doucement lui écrivoit; et dit ainsi
à soi-même qu'il le voudroit éprouver, car sur cetle
lettre, promesse, ni paroles qui dedans fussent écri-
tes il ne se osoit assurer ; et si mal lui en prenoit,
il ne seroit de nulluy (personne) plaint. 11 dit qu'il
récrirait à lui, et làoùillui voudrait envoyer sonfils,
qui otage fût pour lui, il irait parler à lui là où il lui
plairait et non autrement. Adonc escripsi (écrivit)
messire Olivier deClisson unes lettres moult douces
(i3g5) DE JEAN FROISSART. 285
■et traitablcs au duc, mais la conclusion étoit telle
que, si il vouloit qu'il allâtpailerà lui, il lui envoyât
son lils en pleige (caution) et en ôtagerie et il seroit
bien gardé jusques à son retôur.Cette lettre fut écrite,
scellée et baillée au varlet du duc lequel se mit au
retour et vint à Vannes, là où le duc l'attendoit. Il
lui bailla les lettres de messire Olivier de Clisson ; le
duc les prit, ouvrit et legy(lut): quand il vit le con-
tenu, il pensa un peu et puis dit: « Je le ferai. Au
casque je traite amoureusement à lui, touteconjonc-
tion d'amour y doit être. » Tantôt il escripsi (écri-
vit) devers le vicomte de Roban, qui se tenoit au
Caire, un cliâtel en la marche dépannes. Quand le
vicomte vit les lettres au duc, tantôt il vint à Vannes.
Lui venu, le duc lui remontra toute son intention et
lui dit: « Yicomte, vous et le sire de Montbourcbier
mènerez mon fils à Châtel-Josselin et le laisserez là,
et m'amènerez messire Olivier de Clisson, car je me
veuil accorder avecqnes lui. » Le vicomte répondit
et dit que tout ce il feroit volontiers.
Depuis ne demeura guères de jours que le vi-
comte et le sire de Montbourcbier et messire Yves
de Tigre amenèrent l'enfant, qui pouvoit avoir envi-
ron sept ans, à Châtel-Josselin à messire Olivier de
Clisson, qui les recueillit et honora grandement
Quand il vit l'enfant et la bonne affection du duc, il
se humilia grandement, avec ce que les trois cheva-
liers lui dirent: « Sire vous véez la bonne volonté
du duc, il ne montre rien de forainement (en de-
hors) que le cœur et la bonne affection n'y soit.» —
« Je le vois bien , répondit messire Olivier, et pour-
2BG LES CHRONIQUES (iôg5)
tant que je aperçois la bonne volonté de lui, je me
mettrai si avant que tenu serai en son obéissance.
Et vous qui êtes assez prochains de lui et es quels il
a grand'fiance, quand il vous a baillé son héritier
pour moi amener et ici laisser en otage tant que je
sois retourné, je ne sçais s'il vous a dit ce dont il
m'a écrit et scellé dessous son signet?» Donc répon-
dirent les chevaliers et tous d'une voix : « Sire, il
nous a bien dit qu'il a très grand désir de venir à
paix et à concorde devers vous; et de ce nous pou-
vez-vous bien croire, car nous sommes de votre
sang. » « Je vous en crois bien, répondit messire
Olivier. » Et adonc alla quérir la lettre que le duc
lui avoit envoyée et leur legy (lut). Quand ils l'eu-
rent ouï, ils répondirent et dirent: « Certes, sire,
tout ainsi comme cette lettre contient le nous a-t-il
dit, et sur cet état nous a-t-il mandés, et ici en-
voyés. » — « Or vaut mieux, répondit messire Oli-
vier de Clisson. »
Depuis eux venus, les trois chevaliers qui l'héri-
tier du duc de Bretagne avoient amené, messire
Olivier de Clisson s'ordonna et se mit en arroi, puis
se partit du Châtel-Josselin avecques les trois che-
valiers et remit l'enfant en leur compagnie, et dit
qu'il le ramèneroit à son père le duc; car bien se
fioit d'ores-en-avant au duc et en ses paroles, quand
il l'avoit éprouvé si avant; dont ce fut grand'humi-
lité. Mais si comme il disoit: En bonne paix, con-
corde et amour ne doit avoir nul ombre de trahison
ni dissimulation; mais doivent les cœurs concor-
dants être tous d'une unité.
(v;o">, DE JEAN EROISSAJRT. 287
Tant chevauchèrent tous ensemble qu'ils vinrent
à Vannes. Et avoit le duc ordonne que rnessire Oli-
vier de Clisson descendrait en une église de frères
prédicateurs, laquelle sied au dehors de Vannes; et
là viendroit le duc parler à lui. Ainsi comme fut or-
donné fut fait; et quand le duc vit que rnessire Oli-
vier avoit ramené son fds en sa compagnie, si le tint
à très grand'courtoisie et s'en contenta grandement.
Puis vint de son châtel de La Moteparler à rnessire
Olivier de Clisson en la maison de ces frères; et
s'enfermèrent ensemble en une chambre; et là s'entre
acointèrent de paroles; et puisissirent hors par les
jardins derrière et vinrent sur un rivage qui répon-
doit à un courant qui entroit en la mer. Le duc vint
sur le rivage, rnessire Olivier de Clisson en sa com-
pagnie, et entra en un batel, et fit messiie Olivier
entrer avecques lui; et de là ils se remirent en une
plus grosse nef qui gisoità l'ancre à l'entrée de l'em-
bouchure de la mer; et quand ils furent là éloignés
de toutes gens, ils parlèrent moult longuement en-
semble. Toutes leurs devises et paroles je ne pus
savoir, mais l'ordonnance fut telle que je vous con-
terai. Et cuidoient leursgens qu'ils fussent encore en
l'église parlants ensemble, mais nonétoient, ainçois
(mais) parlementoient en la nef, et ordonnoient et
composoient leurs paroles, ainsiqu'ilsvouloient qu'el-
les fussent et demeurassent. Et furent en cet état, si
comme il me fut dit, largement deux heures; et là
iirent-ils très bonne paix et le jurèrent de foi créan-
téel'un à l'autre à tenir sans nulle dissimulation; et
288 LES CHRONIQUES (iS95)
quand ils voulurent issir, ils appelèrent le batelier
qui amenés les y avoit; et les alla querre ^) et remit
à son batel, puis les ramena où pris lesavoit;et ren-
trèrent tous deux par l'église derrière et par les jar-
dins au cloître des frères; et assez tôt après ils se
départirent de là 5 et amena le duc de Bretagne
messire Olivier de Clisson tenant par la main à
mont au châtel de Vannes que on dit La Mote. De
cette acointance de paix et alliance furent grande-
ment réjouis tous ceux qui si amiablement les vi-
rent ensemble ; et aussi furent ceux de Bretagne,
quand les nouvelles en furent sçues et épandues
parmi le pays; et moult émerveillés de ce qu'ils
avoient fait paix par la manière que dite vous ai.
A cette paix et ordonnance ne perdit rien Jean
de Blois, comte dePentliièvre; mais il gagna et aug-
menta ses revenues en Bretagne de vingt mille cou-
ronnes d'or de France par an, bien assises, prises et
mises auios et entente de sou conseil, à durer per-
pétuellement, à lui et à ses hoirs. Et fut adonc fait
et ordonné un mariage du fils au comte de Penthiè-
vre à la fille du duc de Bretagne pour mieux confir-
mer et tenir en amour toutes alliances. Et qui plus
avoit mis en la guerre plus y avoit perdu. De cette
paix fut grands nouvelles en France et en Angle-
terre.
(i) I' est po=<ible que la rencontre du duc et de Cl Von ait eu lieu
ainsi que Froi-,sart le raconte ici; les hisl or eus de Bretagne seccnlen-
tent de r,tpporler sou récit, mais le traité an fut pas conclu à Vannes £
ou le trouve datas les preuvrs de l'histoire de Brelagne. Page ngo. Il fut
(i595) DE JEAjy FROISSART. 289
Vous avez ci-dessus ouï recorder comment nies-
sire Pierre de Craon chey (^tomba) en la haine et in-
dignation du roi de France et du duc d'Orléans, pour
la cause du connétable de France, messire Olivier de
Clisson, qu'il avoit voulu occire et meurtrir de nuit
en retournant de Saint-Pol à son hôtel, et comment
le duc de Bretagne avoit soutenu en ses forteresses
messire Pierre de Craon j pour laquelle soutenance
le roi deFrance s'étoit entremis, et eût fait guerre au
duc de Bretagne, si la maladie, qui soudainement le
prit et assaillit sur les champs entre le Mans et An-
gers, ne lui fût venue; et par cette incidence mer-
veilleuse, l'armée du roi et l'assemblée se défît et
rompit, et s'en retourna chacun en son lieu. Et si
avez ouï comment le duc de Bretagne et le duc de
Bourgogne allèrent au-devant de cette besogne et
accueillirent en grand'haine, telle qu'ils leur remon»
trèrent, à ceux qui avoient conseillé le roi deFrance
aller en Bretagne , tels que messire Olivier de Clisson ,
le seigneurdeLa Rivière, messire Jean Le Mercier,
Montagu, et autres quieneurent depuis grand' péni-
tence de corps. Et eurent en gouvernement le royaume
de France, tant que le roi fut en sa maladie, souve-
rainement ses deux oncles les ducs de Berry et de
Bourgogne. Si avez ouï comment messire Olivier de
Clisson et le duc de Bretagne se guerroyèrent de
conclu à Aucfer près Rcrlou le 19 octobre i?gj. Olivier de Clisson, qui
étoit présent au traité, le jura le 20 octobre et le scella de son sceau h
Rieux. Les procureurs du comte de IVnth èvre, inclus dao& le tiiité, le
ratifièrent en son nom, et il le jura lui-même depuis, et le scella le a5 a
Guingnamp. J. A. B.
FROISSART. T. XIII. ï 9
2Ç)<> LES CHRONIQUES (idqS)
guerre mortelle etcrueuse, et aussi comme ils firent
paix, et de la délivrance duseigneur de La Rivière,
de messire Jean Le Mercier et de Montagu, lequel
n'eut pas tant de peine à beaucoup près comme les
autres; car sitôt que le roi fut retourné en santé, il
voulut avoir de-lez 1 ui, comment qu'il fù t, Montagu,
et l'aida à excuser de moult de choses.
Vous devez savoir que la maladie du roi de France
et les maladies, car il en eut plusieurs, qui lui sour-
dirent de requeances (rechutes), dont on étoit tout
émerveillé et troublé au royaume de France, abatti-
rent grandement la puissance du roi et ses volontés
à faire; et en furent près perdus et menés jusques à
mort les dessus dits. En ces vacations et tribula-
tions messire Pierre deCraon,de toutesces méchéan-
ces et peines que le roi et sesconsaux avoient, n'é-
toit mie courroucé, mais réjoui; et procuroit trop
fort et faisoit traiter et prier qu'il pût retourner à la
grâce et amour du roi et de l'Hôtel de France; et
étoicnt les procureurs et les traiteurs le duc de Bour-
gogne et messire Guy de la Trimouille; et trop légè-
rement fut venu à toute paix et accord, n'eût été le
duc d'Orléans, qui à la fois empêchoit tous ses trai-
tés. Et tant que la haine eût duré entre le duc de
Bretagne et messire Olivier de Clisson, il ne fut venu
à nulle paix ni accord. Mais quand la chose fut vé-
ritablement sçue, de la paix et accord du duc de
Bretagne et du seigneur de Clisson, la querelle mes-
sire Pierre de Craon en fut grandement adoucie-
En ce temps l'avoit accueilli en plaid et en parle-
ment pour la somme de cent mille francs la reine
Ci3cp) DE JEAN FIIOISSART. 291
Jeanne de Naples et de Jérusalem el duchesse d'An-
jou; et se tenoitla dite dame toute coie à Paris pour
mieux entendre à ses besognes. Messire Pierre de
Craon, qui se véoit en ce danger, et traité en parle-
ment,et ne savoit,ni savoir pouvoit, comment les be-
sognes et arrêts de parlement se porteroient pour iui
ou contre lui, et avoit à faire à forte partie, etprouvoit
bien la dame sur lui que il avoit eu et reçu, vivant
le roi Louis son mari, roi de Naples et de Jérusalem;
toutes ces choses imaginant et considérant, n'étoit
pas bien aise; car encore se sentoit-il en la malivol-
lance (malveillance) et haine du roi de France et du
duc d'Orléans. Mais le duc et la duchesse de Bour-
gogne le confortoient, aidoient et conseilloient tant
qu'ils pouvoient. Il avoit grâce d'être à Paris, mais
c'étoit couvertement; et se tenoit le plus en l'hôtel
d'Artois lez (près) la duchesse de Bourgogne.
•9*
'O1 i ES CHRONIQUES [i5c>5
CHAPITRE XLV1I.
COMMFXTLE ROI DE HoHGRIE BSCKIPS1 ÉCHiViv"1 Al KOI
PK FftàXCB l'ÉTAT DE L AmORATH-BAQI tB ET COMMENT
Je.\> DK BoWRCOGHB, FILS AI5S-NÉ kV DUC PE Bot'Ri'.O-
G»'E. FIT CHEF DE TOUTE l'aRMÉE QUI Y ALLA.
]"Ln ce temps escri psi écrivit" le roi Henri de Hon-
grie " lettres monlt douces et amiables au roi de
France, et l'envoya en France si notablement quepar
un évêquc de Hongrie et deux de ses chevaliers: et
étoit contenu en ces lettres une grand' partie de l'é-
tat et affaire PAmorath-baqinn : et comment icelui se
vantoit. ainsi qu'ilavoitmandé au roi de Hongrie,
qu'il le viendrait combattre au milieu de sou pays,
et chevaucheroit si avant qu'il viendrait à Rome, et
feroit son cheval manger avoine sur l'autel Saint
Pierre à Rome, et là tiendrait son siège impérial, et
(i) Sijisrmnd, raar ;uis de Brandebourg et roi de Hongrie psr
œ.iriase avec M»r e . fille de Lou'S. roi de Hongrie. Il fut couroucé en
i3S6. Jean de Thwrocz bttterkfl Hongrois, raconte, son arrivée dau s
le vrai stv'.e de ,'idyle. Ncbi.es rt^ui. dit-il, pa Hgratà amœnitate gau-
dere pr.elijentes. auuo Doraiui i3S<5 eA v ideticet anoi ipsius aetate, cùtn
ver. suavi avicularum niodulamme ^ratissitnum , posteres sui carsùs
propinqmns ai limites, veui nti fervid* ..estati .ru cuti dus lijspitiuui de-
coraverat rosis, gemiaiqne c^rrum veheates Phxbi, altiores aelbcris
cotisoendebant aJ gradu-. ad m^num scilicet ditra Pentcccsten. îu Al.
i-anRe'alem conventniut. J. A. B.
(«V» DE JEAN FROISSART. -M)i
auièneroit l'empereur de Conslantinople en sa com-
pagnie, et tous les plus grands barons du royaume
de Grèce, et ticndroit chacun en sa loi: il n'en vou-
loit avoiï que le titre et la seigneurie.
Si priait le roi de Hongrie, par ses lettres, au roi
de France qu'il voulsist (voulût) entendre à ce et lui
incliner que ces hautes besognes des marches loin-
taines fussent signifiées e t certifiées notablement et
éparses parmi le royaume de France, à la fin que tous
chevaliers et écuyers se voulsissent émouvoir sur
l'été à eux pourveoir et aller en Hongrie, et aider le
dit roi de Hongrie à résister contre le roi Basaach (,)
dit l'Amorath-baquin, afin que sainte chrétienté
ne fût foulée ni violée par lui, et que ses vantiseslui
fussent ôtées et reboutées. Ainsi, plusieurs paroles
et ordonnances de grand amour, ainsi que rois et
cousins escripsent (écrivent) l'un à l'autre en cause
de nécessité et d'amour, étoient écrites et contenues
en ces lettres; et aussi cils (ceux) qui les apportè-
rent, lesquels étoient suffisants hommes et bien en-
iangagés, s'en acquitèrent bien, et tant que le roi
Charles de Fiance s'y inclina de tout son cœur; et
en valurent grandement mieux les traités du ma-
riage de sa fille au roi d'Angleterre; et s'en appro-
chèrent plus tôt que si ces nouvelles ne fussent point,
venues ni apportées de Hongrie en sa cour; car,
comme roi de France et chef de tous les rois chré-
tiens de ce monde, il y vouloit adresser et pourveoir.
(i) Bajazèt. ThwroizeUcs auteur- bysaulius l»ippel!eiit Pasaithes.
J. A. B.
2()| LES CHRONIQUES (i<5q5)
Si fuient ces lettres tantôt et ces nouvelles ds
Hongrie publiées, certifiées et signifiées en plusieurs
lieux et éparties en plusieurs pays, pour émouvoir
les cœurs des gentils hommes, chevaliers etécuyers,
quidésiroient à voyager etavancerlcurscorps.Quand
ces nouvelles furent venues au roi, pour ces jours le
duc de Bourgogne, par spécial, à ce s'inclinoit. Et la
duchesse et Jean de Bourgogne leur aîné fils, comte
de Kevers, qui point n'étoit encore chevalier, étoient
à Paris; et messire Guy de la Trimouille, messire
Guillaume son frère, messire Jean de Vienne, ami-
ral de France, et plusieurs barons et chevaliers du
royaume de France. Si fut avisé, regardé et consi-
déré en l'hôtel du duc de Bourgogne. Par spéciale
ce s'inclinoit le duc de Bourgogne grandement, que
Jean de Bourgogne son fils entrepreinst (entreprît)
ce voyage et se fit chef de tous les François et des
nations nommées en lointaines marches, le ponnent
(occident). Ce Jean de Bourgogne étoit pour lors
jeune fils en l'âge de vingt deux ans, assez sage,
courtois, traitable, humble, débonnaire et aimé de
tous chevaliers et écuyers de Bourgogne et d'autres
nations qui avoient la connoissance de lui. Et avoit
pour femme à ces jours la fille au duc Aubert de
Bavière, comte de Hainaut, de Hollande etdeZélan-
de, une boune dame sage et dévote; et avoient jà
deux enfants, par lesquels on espéroit au temps ave-
nir grands mariages. On donna à sentir de côté à
J^an de Bourgogne l'ordonnance de ce voyage,' et
que le roi de France y vouloit envoyer, à la prière et
contemplation de son cousin le roi de Hongrie, pour
(i3g5) DE JEAN FROïSSART. 293
savoir quel semblant il en feroit. Il parla et ait:
« S'il plaisoit à mes deux seigneurs, à monseigneur
le roi et à monseigneur mon père, je me ferois vo-
lontiers chef de cette armée et assemblée; et si me
venroit (vîendroit) bien à point, car j'ai grand désir
de moi avancer. » Donc lui fut répondu: « Sire,
parlez en premier à votre père, à savoir si il voudroit
que allassiez en ce voyage; et si il le vous accordoit ,
il en parleroit au roi; car sans lui et son ordonnance
ne pouvez-vous rien faire. »
Sur cet avis et information ne demeura guères
de jours que Jean de Bourgogne parla au duc son
père, en lui humblement priant qu'il voulsistconsen-
tir et accorder qu'il pût aller en ce voyage de Hon-
grie, car il en avoit très bonne volonté. A cette
prière faire du fils au père étoient de-lez lui messire
Guy et Guillaume de La Trimouille, messire Jac-
ques de Vergy et autres chevaliers qui se boutèrent
es paroles, et dirent au duc: « Monseigneur, cette
prière que Jean de Bourgogne vous fait est raison-
nable, car il est temps qu'il prenne l'ordonnance de
chevalerie; et plus honorablement il ne le peut pren-
dre ni avoir que sur les ennemis de Dieu et de
notre créance. Et au cas que le roi de France y veut
envoyer, il n'y peut envoyer plus honorable chef
que son cousin germain votre fils; et vous verrez et
trouverez que moult de chevaliers et écuyers pour
leur avancement se mettront en ce voyage et en sa
compagnie. » A ces paroles répondit le duc et dit :
«Vous avez raison de ce dire; et la bonne volonté
de notre fils nous ne lui voulons ôler ni briser,
296 LES CHRONIQUES (ï5q5)
mais nous en parlerons au roi et verrons quelle chose
il en répondra. » Ils se turent atant.
Depuis ne demeura guères de terme que le duc
de Bourgogne en parla au roi_, et le roi incontinent
s'y inclina et dit que ce serait bien fait s'il y alloit :
« Et nous voulons qu'il y voise (aille); et lui accor-
dons; et le faisons chef de cette besogne. » Donc
Répartirent les nouvelles parmi Paris et hors que
Jean de Bourgogne, atout (avec) grand' charge de
chevaliers et écuyers, iroit en Hongrie et passerait
outre, et entrerait en la Turquie ^ et iroit voir la
puissance de l'Amorath-baquin;et ce voyage achevé
les chrétiens iraient à Constantinople et passeraient
outre au bras Saint George w, et entreraient en
Syrie, et acquitteroient la sainte terre, et délivre-
raient Jérusalem et le saint sépulcre des payens et
de la subjection du Soudan et des ennemis de Dieu.
Donc se réveillèrent chevaliers et écuyers qui se
désiroient à avancer parmi le royaume de Fiance.
Le duc de Bourgogne, quand il sentit que son
fils iroit en ce voyage et en serait chef, honora plus
encore que fait n'eût les ambassadeurs de Hongrie,
lesquels, quand ils virent la bonne volonté et ordon-
nance du roi de France et des François, s'en con-
tentèrent grandement et prirent congé au roi et aux
seigneurs de France, aux ducs d'Orléans, de Berry,
de Bourgogne et à messire Philippe d'Artois comte
d'Eu et connétable de France, au comte deLaMar-
(ij Les Turcs occupoisnt dê^à quelques unes des provinces grecques
d'iiurope. J. A. B.
(2) Le Bospho:e. J. A. B.
(i395) DE JEAN FROISSART. 297
che et à tous les seigneurs; et puis se mirent au
retour devers leurs pays et rapportèrent ces nou-
velles en Hongrie et au roi qui en fut tout réjoui;
et fit sur cette entente et venue des François or-
donner grandes pourvéances et grosses; et envoya
ses messages et ambassadeurs devers son frère le roi
d'Allemagne pour ouvrir ses passages ; et aussi
devers son cousin le duc d'Osteriche (Autriche), car
parmi son pays et les détroits d'Osteriche convenoit
qu'ils passassent. Et fit partout sur ces chemins or-
donner et administrer vivres et pourvéances pour
les seigneurs de France; et escripsi (écrivit) toutes
ces nouvelles et certifiances au grand maître de
Prusse et aux seigneurs de Rhodes, afin qu'ils eus-
sent avis et se pourvussent contre la venue de Jean
de Bourgogne, qui sur cet état viendrait en Hongrie
accompagné de mille chevaliers et écuyers tous
vaillants hommes, pour entrer en Turquie, et pour
résister aux menaces et paroles du roi Basaach
(Bajazet) dit l'Amorath-baquin.
En ce temps que ces nouvelles étoient mises hors
pour aller au dit voyage dont je vous parle, étoitle
sire de Coucy nouvellement retourné à Paris d'un
voyage où il avoit été près d'un an. Ce fut sur les
frontières et marches de la rivière de Genneves
(Gènes). Car aucuns grands maîtres Gennevois
(Génois) avoient informé le duc d'Orléans que la
terre et toute la duché de Genneves désiraient à
avoir un chef à seigneur, venu et issu des fleurs de
lis; et pourtant que le duc d'Orléans avoit à femme
et épouse la fille au seigneur de Milan, cette terre
atjS LES CHRONIQUES (tâ$5)
et seigneurie de Milan lui seroit très bien séant.
En cette instance le seigneur de Coucy atout (avec)
trois cents lances et cinq cents arbalétriers avoit
passé outre en Savoie et en Piémont, par l'accord et
consentement du comte de Savoie et des Savoyens,
et venu vers Asti en Piémont parle consentement
du seigneur de Milan ; et là descendu plus aval des-
sous une cité qui s'appelle Alexandrie, et venu sur
les frontières des Gennevois (Génois) pour traiter à
eux et savoir plus pleinement leur intention; car
de force, s'il n'avoit plus grand' puissance, accord et
alliance au pays des Gennevois, il n'y pouvoitrien
faire. Quand le sire de Coucy vint premièrement
sur les frontières de la rivière de Genneves, où les
entrées du pays sont tant fortes à conquérir, si ceux
du pays les cloyent ety mettent défense, aucuns
seigneurs Gennevois, par laquelle faveur et ordon-
nance il étoit là venu, et avoient informé le duc
d'Orléans et son conseil, lui firent bonne chère et
le recueillirent doucement et amiablement, et le
mirent en leur pays, et lui offrirent leurs châteaux.
Le sire de Coucy, qui fut sage et subtil, et un che-
valier moult Imaginatif, et qui connoissoit assez la
nature des Lombards et des Gennevois, ne se voulut
pas trop avant confier en leurs offres et promesses;
et toutefois il les tint sagement à amour tant qu'il
fut et conversa avecques eux; car trop bien les sa-
voit mener par paroles et par traités; et eut plu-
sieurs parlements sur les champs, non pas en mai-
son ni en forteresse, à ceux de la cité de Genneves.
Et plus parlemenloit à eux et moins conquéroit.
Ci3g5) DE JEAN FROISSART. 299
Bien lui faisoicnt les Gennevois tout signe d'amour ;
et lui promettaient moult de choses; et vouloient
qu'il s'avalât jusques en la cité de Genneves ou à
Port-Vendre; mais le sire de Coucy ne s'y osa onc-
ques assurer. La conclusion de son voyage fut telle
que rien il n'exploila. Et quand il vit que rien il ne
faisoit, quoique moult soigneusement il rescripsoit
(récrivoit) et siguifioit son état au duc d'Orléans, il
fut remandé, et retourna à Paris, et y vint si à point
que ces emprises et nouvelles d'aller en Hongrie
étoient en cours trop grandement: et fut le duc de
Bourgogne moult réjoui de son retour; et le mandè-
rent à l'hôtel d'Artois le duc et la duchesse; et là
lui dirent en signe de grand amour : « Sire de
Coucy, nous confions grandement eu vous et en
votre sens. Nous faisons Jean notre fils et héritier
entreprendre un voyage. A l'honneur de Dieu et de
toute chrétienté puisse être ! Nous savons bien que
sur tous les chevaliers de France vous êtes le plus
usité et couturaier en toutes choses. Si vous prions
chèrement et féalement que en ce voyage vous
veuillez être compaings (compagnon) et conseiller
à notre fils; et nous vous en saurons gré, et à des-
servir (reconnoître) à vous et aux vôtres. »
A cette prière et requête répondit le sire de
Coucy et dit: «Monseigneur, et vous madame,
votre requête et parole me doivent bien être com-
mandement. En ce voyage, s'il plaît à Dieu, je irai
doublement. Premièrement par dévotion pour dé-
fendre la foi Jésus-Christ. Secondement puisque
tant de honneur vous me voulez charger que j'en-
3oo LES CIÏllONIQUES OV')
tende à Jean, monseigneur votre fils, je m'en tiens-
pour tout chargé, et m'en acquitterai en toutes cho-
ses à mon loyal pouvoir. Mais, cher sire, et vous
ma très chère dame, de ce faix vous me pourriez
bien excuser et déporter (dispenser), et en charger
spécialement à son cousin moult prochain messire
Philippe d'Artois, comte d'Eu et connétable de
France et à son autre cousin le comte de La Mar-
che. Tous deux en ce voyage ils y doivent aller,
car cils (ceux-ci) lui sont moult prochains de sang
et d'armes. » Donc répondit le duc de Bourgogne et
dit : «Sire de Coucy,vous avez trop plus vu que ces
deux n'ont, et savez trop mieux où ou peut aller
aval le pays que nos cousins d'Eu et de La Marche.
Si vous chargez de ce dont vous êtes requis et
nous vous en prions.» — «Monseigneur, répondit
le sire de Coucy, votre prière m'est commande-
ment et je le ferai, puisqu'il vous plaît, avecques
l'aide de messire Guy de La Trimouille, de messire
Guillaume son frère et de l'amiral de France mes-
sire Jean de Vienne. » De cette réponse eurent le
duc et la duchesse grand'joie.
Or s'ordonnèrent ces seigneurs de France gran-
dement pour aller au voyage de Hongrie; et et
prioient barons, chevaliers et écuyers pour avoir
leur service et compagnie ; et cils (ceux) qui
point priés n'en étoient, et qui désir et affection de
y aller avoient, prioient aux seigneurs, tels que au
comte d'Eu, connétable de France, au comte de La
Marche et au seigneur de Coucy qu'ils les voulsis-
sent prendre de leur compagnie. Les aucuns étoîeitt
(ôfM) DE JEAN FROISSA RT. 3oi
retenus, les autres n'avoient point de maîtres. Et
pour ce que le voyage étoit long d'aller en Hongrie
etclelà en Turquie, chevaliers et écuyers, quoiqu'ils
eussent bonne volonté d'avancer leurs corps, et ne
sentoient pas la mise ni la chevance pour honora-
blement faire ce voyage, se refroidoient de fcur em-
prise, quand point de retenue n'avoient.
Vous devez savoir que pour l'état du corps Jean
de Bourgogne rien n'étoit épargné de montures,
d'armoiries de chambres, d'habits grands et riches,
de vaisselle d'or et d'argent;etn'entendoicntcham-
brelans à autre chose. Et fut tout délivré à tous
officiers pour le corps Jean de Bourgogne; et à cha-
cun à part lui grand nombre de florins; et cils (ceux-
ci) les payoient et délivroient par ordonnance aux
ouvriers et marchands, qui les ouvrages apparte-
nants à eux faisoient et ouvroient. Tous barons,
chevaliers et écuyers, pour l'honneur de Jean de
Bourgogne et aussi l'avancement de leurs corps,
s'efforçoient d'eux mettre en point. Messire Philippe
d'Artois, comte d'Eu, s'ordonna si puissamment que
rien n'étoit épargné; et vouloit aller en ce voyage
comme connétable de France; et le roi de France,
qui moult l'aimoit, lui aidoit tant que à la chevance
grandement; et aussi fit-il à messire Boucicaut, ma-
réchal de France.
Le duc de Bourgogne avisa et considéra une
chose; que ce voyage à tout appareiller coûteroit
trop grandement et mise de finance; et si convenoit
que l'état de lui, et delà duchesse sa femme, et d'An-
toine son fils, fut maintenu et point brisé ni amen-
3o2 LES CHRONIQUES (i3p5)
dri (diminué); et pour trouver argent il trouva
subtilement une arrière taille; car de la première
taille plat pays, hommes des cités et châteaux et
des villes fermées se taillèrent: et monta celte taille,
en Bourgogne, pour la chevalerie première de son
aîné fils*, à six vingt mille couronnes d'or. De rechef,
à tous chevaliers et dames nobles qui de lui fiefs te-
noient, jeunes et vieux, il leur fit dire qu'il conve-
noit qu'ils allassent à leurs coûlaiges (frais) en Hon-
grie en la compagnie de son fils, ou ils payassent un
tant d'argent: si étoieut taxés les uns à mille, les au-
tres à deux mille, et les autres à cinq cents; et cha-
cun et chacune selon sa chevance, et la valeur de sa
terre.
Dames et anciens chevaliers, qui ressoingnoient
(craignoient)le travail du corps, et qui n 'étoient mie
taillés d'avoir cette peine, se composoient et
pay oient à la volonté du duc; et savoit-on bien les-
quels étoient déportés (dispensés) de cette taille.
Jeunes chevaliers et écuyers étoient ordonnés d'al-
ler en ce voyage, et leur éloit dit: « Monseigneur
ne veut point de votre argent, mais vous irez, avec
Jean monseigneur à vos coustz (frais) aucunement,
non en tout, en ce voyage; et lui ferez compagnie.»
De cette arrière taille le duc de Bourgogne sur ses
gentils hommes trouva soixante mille couronnes;
ainsi ne fut nul déporté (dispensé).
Les nouvelles de ce voyage de Hongrie s'espar-
tirent (répandirent) partout; et quand elles furent
venues enla comté deHainaut, chevaliers et écuyers
qui se désiroient à avancer et à voyager commencé-
(*5g5) DE JEAN FROISSART. 3q3
rent à parler ensemble et à dire par avis: * Cette
chose se taille que monseigneur d'Ostrevant qui est
jeune età venir voise faille) en ce voyage avecques sou
beau frère le comte de Nevers; et se fera une belle com-
pagnie d'eux deux. Nous n y faudrons(manquerons)
pas. Mais leur ferons compagnie, car aussi désirons-
nous les armes.» Le comte d'Ostrevant, qui pour ces
jours se tenoit au Qucsnoy, entendoit etsavoit bien
ce que chevaliers et écnyers de son pavs disoient; si
n'en pensoit pas moins; et avoit très bon désir et
grand' affection d'aller en ce voyage et faire com-
pagnie à son beau frère de Bourgogne. Et quand il
avenoit que on parloit ou devisoit aucune chose
en la présence de lui, petit en répondoit mais dissi-
muloit. Bien avoit intention qu'il en parleroit à son
seigneur le duc Aubert de Bavière comte de Hai-
naut, et ce qu'il l'en conseilleroit il en feroit. Et
avint que le dit comte d'Ostrevant en brefs jours
vint à la Haye en Hollande où son père étoit; et
pour ce temps se tenoit là le plus avecques la com-
tesse sa femme. Si lui dit une fois: « Monseigneur,
telles nouvelles queurent (courent). Mon beau frère
de Nevers a empris sur cet été d'aller en Hongrie
et de là en Turquie suiTAmorath-baquin; et là doi-
vent être et avenir grands faits d'armes; et pour le
présent je ne me sçais où mettre et employer pour
les armes avoir; si sçaurois volontiers l'intention de
vous, s'il vous plairoit que je allasse en ce honorable
voyage atout (avec) une route (troupe) de cent
chevaliers, et fisse compagnie à mon beau frère.
Monseigneur et madame de Bourgogne m'en seau-
3o4 LES CIIROMQUKS (r3g5)
roient bon gré; et moult de chevaliers et écuyers a
en Hainaut qui volontiers m'accompagneroient en
ce voyage.'» A cette parole répondit le duc Aubert,
comme homme tout pourvu de répondre, et dit:
« Guillaume, puisque tu as la volonté de voyager
et d'aller en Hongrie et en Turquie quérir les ar-
mes, sur gens et pays qui oncques rien ne nous en
forfirent, ni nul titre de raison tu n'as d'y aller, fors
que pour la vaine gloire de ce monde, laisse Jean de
Bourgogne et nos cousins de France faire leur em-
prise et fais la tienne à part toi; et t'en vas en Frise;
et conquiers notre héritage que les Frisons par leur
orgueil et rudesse nous ôtent et tollent (ravissent)
et ne veulent venir ni enchur (arriver) à nulle
obéissance; et à ce faire je t'aiderai. » La parole du
père au fils éleva grandement le cœur du comte
d'Ostrevant et répondit et dit: «Monseigneur, vous
dites bien; et au cas qu'il vous plaît que je fasse ce
voyage, je le ferai de bonne volonté. »
CHAPITRE XLV1II.
Comment Guillaume de Hainaut, comte d'Ostrevant
et fils au duc aubert de hollande, entreprit le
VOYAGE POUR ALLER EN FriSE.
IJe petit à petit ces paroles du père au fils et du
fils au père multiplièrent tant que le voyage d'aller
fi"H)0 DE JIÎAS PROISSART. 3o5
en Frise pour celte saison fut accepté, et moult y ai*
«la ce que je dirai. Le comte d'Oslrevant pour ces
jours a voit dc-lez (près) lui, et de sou conseil le
plus prochain qu'il pût avoir, un écuyer de Hai-
naut qgj s'appeloit Fier-à-Bras, et autrement le bâ-
tard de Vertaing, sage et vaillant liomme et moult
stylé d'armes. Si. que quand les paroles vinrent à
i'écuyer du comte d'Oslrevant, il répondit et dit:
« Sire, monseigneur, votre père parle bien, et vous
conseille loyalement; mieux vaut pour votre hon-
neur que vous lassiez ce voyage que celui de Hon-
grie, et vous ordonnez selon ce: vous trouverez che-
valiers et écuyers de Haiuaut et d'ailleurs qui se
mettront en voire compagnie et vous aideront de
leur pouvoir à faire celle emprise et ce voyage; et
au cas que vous avez ou aurez bonne volonté de là
aller, je vous avertis et conseille que vous alliez en
Angleterre et signifiez votre état et emprise aux
chevaliers et, écuyers et prier au roi d'Angleterre
voire cousin qu'il vous veuille accorder que che-
valiers , écuyers et archers d'Angleterre parmi
vos deniers payant, il vous fasse celte grâce qu'il
les laisse partir et issir hors d'Angleterre, pour
aller en ce voyage de Frise en votre compagnie.
Anglois sont gens de fait et d'exploit, et au cas que
vous les aurez, vous en ferez bien votre besogne; et
si vous pou\ez par prière avoir votre cousin le
comte Derby en votre compagnie, votre voyage en
seroit plus bel et votre emprise de plus grand' re-
nommée. » Le cou! te d'()slrc\ant aux paroles cl
remontrances de Fier-à-Bras de Verlaine s'inclina
FROISSART. T. XIII. 20
3oG LES CHRONIQUES (i5g5
rla tout, car avis lui fut qu'il te conseillent moult
loyalement. Et quand il en parla au seigneur de:
Gommignies, il lui en dit en cause de conseil autre
tant, et aussi iîrenttous ceux, qui l'aimoient. Donc se
commencèrent ces paroles et ces nouvelles à épan-
dre en Hainaut ; et lut mise une ordonnance et dé-
fense sur tous chevaliers etécuyers Hainuyers, que
nul n'entreprît voyage à faire, ni à vuider le pays
pour aller en Hongrie et ailleurs, car le comte d'Os*
trevant les embesogneroit pour cette saison et les
emmèneroit en Frise. Nous nous souffrirons un pe-
tit à parler de cette matière et parlerons des beso-
gnes devant emprises.
Ainsi avoient cause d'eux réveiller chevaliers et
écuyers en plusieurs parties pour les armes qui ap-
paroient en cette saison, les uns pour le voyage de
Hongrie, les autres pour le voyage de Frise; et en
parloient et devisoient l'un à l'autre, quand ils se
trouvoient ou étoient ensemble. Premièrement le
comte de Nevcrs avança son voyage, et furent
nommés et écrits tous chevaliers et écuyers qui
uvecques lui de sa charge et délivrance iroient. Les
pourvéances furent faites grandes et grosses et bien
ordonnées; et pour ce que le voyage mouvoit de
lui et qu'il devoit avoir la renommée en sa nouvelle
chevalerie de cette emprise, il fit plusieurs larges-
ses aux chevaliers etécuyers qui en sa compagnie se
mirent, et avantages, et de délivrance, car le voj'agc
étoit long et coûtable, si convenoit que les compa-
gnons sur leurs finances et menus frais fussent aidés.
Pareillement s'ordonnoient et apparcilloient les
fj5<p) DE JEAN FBOISSART. 3o;
autres chefs de seigneurs, tels que le connétable de
France, le comte de La Marche, messirc Henry et
messire Philippe de Bar, le. siœ de Coucy,messire Guy
de la Trimouille,messire Jean de Vienne, amiral de
1 Va 1 1 ce, mcssireBoueica ut, maréchal de France, mes-1
sireRegiiault de Pvoje, le seigneur de Saint Pv, le
seigneur de Montcaurel, le liaz.le de Flandre, mes-
sire LoûisdeFrieseson frère, le borgnedeM.onlquel;
et tantqtfiis étoient bien mille chevaliersetécuyers,
et tousdevailiance et d'emprise. Et se départirent tous
de leurs lieux sur la mi-mars, et chevauchèrent par
ordonnance et par compagnie; et trouvoient tous les
chemins ouverts, car le roi d'Allemagne a voit com-
mandé et ordonné par tout son royaume, en Allema-
gne et Bohème, que tout leur lût ouvert, et appa-
reillé ce qui leur étoit nécessaire, et que nuls vivres
ne leur fussent renchéris.
Ces seigneurs de France chevauchoient et tra-
vailloient sur la forme que je vous dis, pour aller à
l'aide du roi de Hongrie qui devoit avoir bataille
contre l'Amorath-baquin , puissance contre puis
sauce. Le vingtième jour du mois de mai (l- passer
rent Lorraine et la comté de Bar et toute la comté
de Montbéliart et la comté de Bourgogne et entrè^
rciiî en Aùssays (Alsace) et passèrent tout le pays
d'Aussays et la rivière du Rhin en plusieurs lieux,
et la comté de Fieret^et puis entrèrentenOsteriche
(Autriche) et passèrent tout au long parmi le pays
(i) DeTantié.; i3gG. J. A. B.
[■?.) Jokses dit Fetr. te. Je ne vrùs pas rxr.rle.ment'ce que re'a peut
c'-lre, sice n'e.ulc Wurtemberg. J. A. P.
20*
3o8 LEfr CHRONIQUES (r5<)5
d'Ostcriche, qui est mouit prand et de divers pays et
les entrées et issues fortes et despertes (difficiles),
mais ils y alloient tous de si gran d' volonté mie peine
ni travail qu'ils eussent ne leur faisoit point de mal.
Etparloient les])lusieurs cnchevauchantde cet Amo-
rath-baquin, et crenioient (oraignoienl) moult petit
sa puissance. Le duc d'Osteriche fit aux chefs des
seigneurs en son pajrs,et là où ils le trouvèrent, très
bonne chère, et par spécial à Jean de Bourgogne,
comte de Ncuers, car son aîné fils monseigneur
Othes avoit Marie de Bourgogne épousée, comme
jeunes qu'ils fussent, la fille au duc de Bourgogne
et sœur germaine à ce Jean de Bourgogne qui chef
étoit de ceile emprise ^'\ Tous ces seigneurs de
France et leurs routes se dévoient attendre et trou-
ver en Hongrie en une cité que on dit Bodc (Bude).
Or retournons aux autres avenues de France.
Yous sçavez, si comme il est ci-dessus contenu
en notre histoire, comment le roi Richard d'Angle-
terre avoit envoyé en cette saison suffisants ambas-
sadeurs et messages eu France, devers le roi de
France et son conseil, pour avoir à femme et à épouse
Isabelle sa liiie, et tels que l'archevêque de Duvelin
(Dublin), l'évéque de Wincheslre, le comte Maré-
chal, le comte de Rosteïant (Rutland) fils au duc
d'York, messeigneurs Henry de Beaumont, Louis
(î)Léopold IVduo d'Auiriclie et ûon Ollrs .-.voit épouse Catherine et
non M ai ic. fille de Philippe le Hard duo Je Bourgogue et secur de Jeu -
Sans Peur. dont il est question ici. Lcopold 111, dit le pifux, | oc de
1 é poUIIVc'toit nioii des i ^S(> à la ce' être i:a»aiJ!e de Seinpafifc, où i :5oo
Suisses délîmit les 4 mille Autrichiens qu'il corn natdo.t. T. A. D.
'ij<,V J)K JEAN FROISSA ];ï. 3o$
de Clilîbrd, messire le Dcspeusicr, Jean de Robe; -
sart et plusieurs autres, et avoient si bien exploité
et besogné en ce voyage que le roi de France leur
avoit fait bonne chère, et aussi tous ses oncles et
leurs consatix; et étoienl ces dits ambassadeurs et
leurs gens retournés en Angleterre en joye; et
avoient donné au roi d'Angleterre .sur ces requêtes
et plaisances, grand espoir devenir et attendre à ses
demandes; et sur ce le roi d'Angleterre, n'avoit pas
ignoré ni dormi sur ses besognes, usais avoit, tout
l'hiver qui s'ensuivit, souvent envoyé et réveillé le
roi de France et l'ait souvenir des matières; et à
tout ce s'inelinoit le roi de France et ses consaux
assez, qui espér oient et tendoient à venir à fin de
guerre, qui trop longuement avoit duré entre France
et Angleterre Tant et si bien s'étoieut portés ces
procès, poursuites et traités, et si amoiueusement
avoient écrit ces deux rois l'un à l'autre que les be-
sognes étoient grandement approchées. Car le roi
d'Angleterre promettoit loyalement qu'il auroit
tels ses hommes et son pays que paix seroit entre
Fiance et Angleterre. Par le moyen de ce traité
s'approchèrent si les besognes que de rechei les
comtes Maréchal et de Rostelani (Rutland), et tous
ceux ou en partie qui la première fois fuient en
France sur l'état du mariage, y fuient renvoyés; et
vinrent à Paris et se logèrent tous à îa croix du
Tiroir; et comprenoient les Anglois toute la rue, et
là environ bien avant, car ils étoient bien six cents(l
(i )Le manu' île St. M.-nis dit qu'ils étoient ptas de 1200. J. A. D.
«* l ° LES CH ROIS ÏQUES ( , 595)
chevaux; et tous furent délivrés de par le roi de
France; si séjournèrent-ils à Paris plus de trois se-
maines.
CHAPITRE XLIX,
f)E LA SENTENCE ET ARRET DE PARLEMENT, QUI FUT PRO-
-M1KRE VOl'i; LA HEINE DE NaTLES ET DE JÉRUSALEM
duchesse d'Anjou contre messire Pierre de Craon.
.CiiNTRETANT (pendant) que ces seigneurs ambassa-
deurs et messagers de par le roi d'Angleterre étoient
à Paris, la reine Jeanne, duchesse d'Anjou, qui s'es-
eripsoit (appeloit) reine de Naples et de Jérusalem,
étoit aussi à Paris et poursuivoit moult fort ses be-
sognes, car ce fut une dame de moult grand'dili-
gence. Ses besognes étoient telles pour lors que je
\ous dirai. Elle plaidoit en parlement pour deux
causes. La première étoit pour l'héritage de la comté
de Roussy à l'encontre du comte de Brayne; car
Louis duc d'Anjou, son mari, l'avoil achetée, et
payé les deniers, à une dame qui fut comtesse de
Roussy et jadis femme à messire Louis de Namur,
mais elle se démaria en son temps de ce messire
Louis de Namur et trouva cause raisonnable ,
commentée fût. La seconde éloit à l'encontre de
messire Pierre de Craon; et lui demandoit la somme
(i5.q5 DE JEAN FROISSART. 3n
de cent mille francs, lesquels elle montroit bien et
prouvoilsnr lui les avoir eus, levés et reçus, au nom
de son seigneur et maître le roi Louis de iNaples, de
Sicile et de Jérusalem; et s'en étoit chargé ledit
messire Pierre de Craon du payer en Fouille. Mais,
quand les nouvelles lui vinrent que son maître 1(3
duc d'Anjou, roi et sire des dites terres étoit mort,
il ne chemina plus avant et retourna en France, et
mit toute cette somme de florins à son profit, et n'eu
rendit oneques compte à la dame reine dessus dite,
ni à ses enfants Louis et Charles; mais les dissipa
eu orgueil et on boubans (vanités) et par cette dé-
faute la dame disoit et montroit sur lai que la terre
de Naples étoit perdue et conquise de Marguerite
de Duras et des hoirs messire Charles de la Paix ;
car les soudoyers du roi Louis dessus dit, qui lui ai-
doient à maintenir sa guerre en Pouille et en Cala-
bre, n'avoient point été payés; si étoient tournés les
plusieurs devers le comte de saint Sevirin(Severino)
et devers Marguerite de Duras;etles autres avoient
cessé de faire guerre.
Toutes ces causes étoient mises en parlement eu
la chambre du palais de Paris, proposées, montrées
et demandées, et défenses de toutes parties données;
et jà en avoit-on plaidové bien trois ans tout en-
tiers, quoique le dit messire Pierre de Craon fût
absent de Paris et de parlement; mais ses avocats le
délendoient de grand' manière; et disoient que m
ledit messire Pierre de Craon avoit reçu au nom
du roi Louis de Sicile, de j\aples et de Jérusalem
cent mille francs, le dit roi étoit bien de tant et plus
3 1 2 i ,es cim< )jN iques ( . 5 ( ; ■;
tenu envers le dit messire Pierre à bon compte fait
de beaux et grands services que faits lui nvoit.
Tant furent ces choses menées et plaidoyers en
parlement à Paris qu'il leur convint avoir fin el
conclusion, car la dame dessus dite y rendoit grand'
peine que arrêt en parlement en fut rendu. Les
seigneurs de parlement, considéré toutes choses, ne
vouloient pas parler si avant que pour rendre arrêt,
s'ils n'étoient fors de toutes parties; et messire
Pierre de Craon n'osoit bonnement comparoir à
Paris; car il se sentoit trop grandement en l'indi-
gnation du roi et du duc d'Orléans, pour l'offense
que faite a voit et commandé à faire sur messire Oli-
vier de Clisson, connétable de France; et convenoil,
avant que parlement rendit sentence définitive des
demandes, dont la dessus dite dame et reine le
poursuivoit, qu'il fût clair en France, et lui fussent
pardonnes tous ses méfaits, et pût quittèrent et
sauvement chevaucher et aller partout; si que la
dame, quiétoit contraire et adversaire à lui, même-
ment met toit peine et rendoit grandement que
messire Pierre de Craon fût qui île et délivré par-
tout, réservé de li(eHe), pour le grand désir qu'elle
avoit de voir le fond de ses besognes. Tant fut pro-
curé, traité et prié envers les courroucés sur mes-
sire Pierre de Craon, spécialement du roi, de mon-
seigneur d'Orléans, du comte de Penthièvre et de
messire Jean de Harpedane et tous autres du
royaume de France, qui action po» voient avoir en
ces matières, que tout lui fut quitté et pardonné; el
lut clair en ses besognes, et partout le royaume de
Ciog5) DE JEAN FROISSART. 3i.'ï
France; et lui montraient et iaisoient bonne ek< re
Inus seigneurs et toutes dames, ne sçais si cYloil ou
lu i par dissimulation ou aulremenl, tant que le dit
arrêt de parlement eut été rendu ; et et oit à Paris
tenant son état aussi grand comme ii lit oneques au
jour que ces seigneurs d'Angleterre qui là étaient
venus pour le mariage de France et d'Angleterre
se lenoient;ct les avoit aidés à honorer et recueilli!
devers le roi et les ducs qui là étoient Berry^Bour-
gogae et Bourbon; car ce fut un chevalier qui sa-
ri n y x
voit moult déshonneurs.
Or fut le jour déterminé et nommé que les sei-
gneurs de parlement rendrosent leur arrêt; car jà
etoit-il tout écrit et ordonné et clos jusques à tant
que les choses dessus dites fussent en l'état où elles
étoient. Et au jour que les seigneurs du parlement
rendirent leur arrêt, eut grand' foison des nobles
du royaume de France, afin que la chose fût plus
authentique. Et éioit là la reine de Sicile et de Jé-
rusalem , duchesse d'Anjou et comtesse de Pro-
vence et son fds Charles, prince de Tarente, et
JeandeBbis, dit de Bretagne, comte de Penthièvie
et de Limoges, les ducs d'Orléans, de Berry, de
Bourgogne et de Bourbon; le comte de Brayne et
l'évêquede Laon qui trait (amenée) en parlement
; ;: voient la dame dessus dite pour le comte de
Roussyj et d'autre part messire Pierre de Craon et
plusieurs nobles de son lignage. Premièrement,
arrêt et sentence moult authentiquement furent
rendus pour la comté de Roussy; et fut l'héritage
adjugé et remis es mains et possession du comte de
3 i j LES CHRONIQUES (, 5q5 ;
Brayue et de ses hoirs qui descendaient de la droite
branche de Roussy; réservé ce, il fut dit que la
rein/s dessus dite devoit ravoir en deniers comp-
tants tout ce que le roi Louis son mari en avoit payé
à la comtesse de Roussy dernièrement morte. De
ce jugement et arrêt les héritiers de la comté de
Roussy, auxquels l'héritage appartenoit, remerciè-
rent les seigneurs de parlement qui cet arrêt avoient
rendu'. Après se levèrent ceux qui ordonnés étoient
à parler pour le second jugement j et fut dit ainsi,
par sentence de parlement: que messire Pierre de
Craon étoit tenu envers madame la reine de Napies
et de Jérusalem, duchesse d'Anjou et comtesse de
Provence, en la sommede cent mille francs à payer
de deniers appareillés, ou son corps aller en prison,
tant qu'elle seroit de tous points contente et satis-
faite. De cet arrêt remercia la dessus dite dame les
seigneurs du parlement, et tantôt incontinent, à
la complainte de la dame, main fut mise de par le
roi de France, et messire Pierre de Craon saisi et
mené sans déport (délai) ni sans aucune excusation
au châtel du Louvre, et là enfermé et bien gardé:
et sur cet état ces seigneurs se départirent de la
chambre de parlement, et retournèrent chacun en
leurs lieux. Ainsi furent rendus ces deux arrêts que
je vous dis, dont madame d'Anjou principalement
lut cause.
' t 5gl) DE JEAN FROISSA IvT. 3 1 5
CHAPITRE L.
COMMENT LA CONCLUSION DU MARIAGE FUT PUISE A Paius
du roi d'Angleterre et d Îsakelle de Fr.AacE
AINS-NÉE FILLE DU ROI DE FrANCE ET COMMENT LE Oi.„
DE LaNCASTRE SE REMARIA.
J&twiron vingt deux jours furent le comte Maré-
chal, le comte de ilostellant(Puitland) et les ambas-
sadeurs d'Angleterre devers ie roi de France et la
reine et les seigneurs à Paris; et leur fut faite toute
la meilleure chère et compagnie comme on put; et
se portèrent si bien les traités et ordonnances que
le ma ri âge fut accordé, pourquoi ilsétoient là venus,
du roi d'Angleterre à Isabelle ains-née fille du roi
Charles deïYance jet la fiança et épousa par la vertu
d'une procuration, au nom du roi d'Anglelerre,
le comte Maréchal; et fut cette dameïiommée, et
sera d'ores en avant, reine d'Angleterre ^ ; et pour
lors, si comme je fus informé, il fatsoit plaisant la
voir, comme jeune qu'elle fût, car moult bien sçut
et savoit faire la reine.
(_i) L'anonyme de St. TViii; donne le traité de mariage conclu Ierjmar.-.
i3(j"'. Sur la fin de la mênje année le roi Richard envoya chercher sa
nouvelle épouse. La teneur des pouvoirs donnés par Rkhird II et. Cbai -
1rs \ J a lfu>s commissaires pour ce ni triage eet fo;l curîeusP, Voyez t'a-
nouviuvdeSt. Denis a raiir.ee ilïo5. J. A. U.
3iG LES CHRONIQUES ( 1 5y 5)
Après toutes ces choses faites et les ordonnances
('dites et scellées, les ambassadeurs d'Angleterre
prirent congé au roi de France, à la reine et à sa
tille la reine d'Angleterre et aux seigneurs et 5e
départirent de Paris; puis retournèrent arrière à
Calais, de là en Angleterre où ils lurent grandement
recueillis du roi, du duc de Lancasire et des sei-
gneurs favorables au roi et à ses plaisances et inten-
tions; mais quiconque fut de ce mariage réjoui en
Angleterre, le duede Gloeestre, oncle du roi, n'en
eut point de fête, car il vit bien que, par ce mariage
et alliance, paix seroit encore entre les rois et leurs
royaumes de France et d'Angleterre; laquelle chose
il verroit trop enuis (avec peine), si la paix n'étoit
grandement à l'honneur du roi et des Anglois,et
remis au point et en l'état où les choses étoient,
quand la guerre renouvela es parties de Gascogne.
Et en parloit aucunes fois à son frère le duc d'York
quand il le trouvoit à loisir, et le tiroit tant qu'il
pouvoit à ses opinions pourtant qu'il le sentoit mol
et simple. Au duc de Lancastre son aîné frère il
n'en osoit parler trop largement, pour ce qu'il le
sentoit du tout de l'alliance du roi, et bien plaisoit
au dit duc de Lancastre l'alliance de ce mariage,
principalement pour l'amour de ses deux filles la
reine d'Espagne et la reine de Portugal.
En ce temps se remaria le duc de Lancastre tier-
cement à une dame, fille d'un chevalier de ilai-
naut, qui jadis s'appela messirePaou de Rue t et fut
en son temps des chevaliers la noble et bonne reine
Philippe d'Angleterre, qui tant aima les Hainuieis,
(,-></,, DE JEAN FHOISSAKT. 3 i 7
car elle en futde nation. Cettodame, à laquelle le duc
deLaneastre se remaria, on appeloit Catherine (,j ;
et fut mise de sa jeunesse en l'hôtel du duc et de la
duchesse Blanche de Lancastre; et avint que,
quand la dite duchesse Blanche lut trépassée de
ce siècle, si comme il est contenu en notre histoire
ici dessus bien avant, et encore madame Constance
d'Espagne, fille au roi Damp Piètre d'Espagne12', où
le duc de Lanças tre se remaria secondement, et en
eut cette fille qui fut reine d'Espagne, et cette se-
conde duchesse Constance fut morte, le duc de
Lancastre, la dame vivant, avoit tenu cette dame
Catherine de Ruet, qui aussi avoit été mariée à un
chevalier d'Angleterre, le chevalier vivant et mort,
toujours le duc Jean de Lancastre avoit aimé et
tenu cette dame Catherine, de laquelle il eut trois
enfants, deux fils et une fille, dont on nommoit
l'aîné Jean, et autrement messire Beauibit de Lan-
castre, et moult l'aimoitle duc; et l'autre eut nom
Thomas et le tint le duc son pèi'e à l'école à Asque-
Sou-Fort (Oxford) et en fit un grand juriste et
legistc;et fut ce clerc depuis évéque de Lincoln, qui
est la plus noble et mieux revenant en grand profit
d'argent de toute Angleterre. Et pour l'amour de
ses enfants, ce duc deLaneastre épousa leur mère
madame Catherine de Ruet, dont on fut moult,
émerveillé en France et en Angleterre, car elle ëtoit
de basse lignée au regard dea autres deux dames
la duchesse Blanche et la duchesse Constance, que
(1) Sou vrai nom ctoU Catheriue de Swynfordc. Votet Watsingham à
l'aimée îfyG. J. A. B.
(2) Pierre te Cruel. J. A. B.
&i8 LES CHRONIQUES (iog*)
le duc en devant avoil eues par mariage. Et quand
Ja connaissance de ce mariage de Catherine de lineî
en lut venue aux hautes dames d'Angleterre, telles
(iue à la duchesse de Glocestre, à la comtesse Derby,
à la comtesse d'Arundel et aux autres dames des-
cendants du saîjg royal d' Angleterre) si lurent moult
émerveillées et tinrent ce l'ait à grand blâme; et di-
rent ainsi; que ce duc de Lancastre s'éloit trop
forfait et vitupéré quand il avoit épousé sa concu-
bine, et convenoit, puisque jusques à là elleétoit
venue, que elle fut seconde en honneurs en Angle-
terre. » Or sera la reine d'Angleterre recueillie vilu-
péréusement. » Et puis disoient •outre :« Noos lui
lairrons toute seule faire les honneurs. JNons ne
irons ni viendrons en nulle place où elle soit, car
ce nous tournèrent à trop grand blâme, que une
telle duchesse, qui vient de basse lignée et qui a été
concubine du due un moult long temps, en ses
mariages et hors ses mariages, alloit ni passoit
devant nous. Les moeurs nous créveroient de deuil
et à bonne cause. » Et cil (celui) et celle qui le plus
en pari oient c'était le duc de Glocestre et la du-
chesse sa femme; et teuoient le dne de Lancastre à
fol et outre-cuidé, quand il avoit pris par mariage
sa concubine; et disoient que jà ne lui feroient hon-
neur de mariage ni de nommer dame ni serour
(soeur). Le duc d'York s'en passoit assez, briève-
ment, car il étoit le plus résident de-lez (près) le roi
et son frère de Lancastre. Le duc de Glocestre
étoit d'une autre matière et ordonnance, car il ne
fa i soit compte de nully (personne), quoique ce fût
(i/Wp) DE .11, A \ FROISSART. •'{<<>
le mains-né (plus jeune) dé 'tous les frères, mais il
iHoit orgueilleux et présomptueux de manière, et
en ce s'inclinoit sa nature, et mal concordante
ions les consaux <lu roi, si ils ne tournoient à
son gré!
Cotte Catherine de Rûet demeura tanl qu'elle
vesqui (Vécut) duchesse <le Lancastre, et fut la se-
conde en Angleterre et ailleurs après Ja reine d'An-
gleterrej et fut une dame <\u\ savoit moult <lo toutes
honneurs, car de sa jeunesse et de tout son temps
clic y a voit été nourrie; et moult aima le duc de
Lancastre les enfants qu'il eut de li (elle) ; et bien
leur montra à mort et à vie.
Vous sçavez cl il est ci-dessus contenu en notre
histoire^ comment jugement et arrêi de parlement
de Paris fut rendu sm- messire Pierre de Craon,
lequel fut condamné à cent mille francs envers la
reine de Naples et Je Jérusalem, duchesse d'Anjou
et comtesse de Provence. Quand le dit messire
Pierre vit qu'il eut cette condamnation, si fut toul
ébahi, car il lui convenoit tantôt paver les cent
mille francs, ou demeurer tout coi au châtel du
Louvre à Paris en prison. Si fut conseillé, et le con-
seil lui vint décote parle moyen du duc de Bour-
gogne etde la duchesse, qu'il fit faire uneprièn
par la jeune reine d'Angleterre h la reine dé Napl<
dessus dite, qu'il fut relaxé de prison quinze joui .
tant seulement et pût alleret i enir pai mi Pai is, poui
prier ses amis ci payer cette finance, ou qu'ils de-
meurassent houstagiers (otages) pour lui et il s'en
pût aller en Bretagne et tanl faire que rapporter
3->.u LES CHRONIQUES (,-(,0)
on deniers tous appareilles la somme des florins en
■quoi il étoit jugé. A la prière de la jeune reine
d'Angleterre la reine de Naples descendit, parmi
tant que messire Pierre de Craon tous les soirs
<levoit aller et retourner dormir au châtel du
Louvre. Messire Pierre de Craon pria mollit de
ceux de son sang, mais il ne trouva nulliiy (per-
.sonne)cjui voulsist demeurer pour lui, car la somme
étoit trop grosse. Au chef de quinze jours il le con-
nut tout coi demeurer en prison et avoir ce dan-
ger, et attendre l'aventure. Et étoit moult près gardé
de nuit et de jour, elles gardes à ses coustaiges
(frais).
Nous parlerons un petit de Pemprisc et chevau-
chée que le comte de JNevcrs et les seigneurs de
France firent en cet été en Hongrie et puis retour-
nerons à l'allée de Frise, où le comte de Hainaut et
le comte d'Qstrevant furent.
Quand le comte de Nevers et ses roules (troupes)
où moult avoit de vaillants" hommes de France et
d'autres pays, furent venus en Hongrie, ils trouvè-
rent le roi de Hongrie en une cité grande et bonne
que on nomme Boude (Bude), lequel roi fit à tous les
seigneurs une bonne recueiilolte (accueil) ; et bien
le devoit faire, car ils étoient de loin venus voir et
querre les armes. L'intention du roi de Hongrie
étoit telle; que avant que il et ses gens ni ces sei-
gneurs de France se missent sur les champs, il au-
roit certaines nouvelles de l'Amoralh-baquin (", car
(l) Pajazrl fïis de Mourat. J. A. B.
g 1,596) DE JEAN FROISSART. 3a 1
le dit Amoralli lui avoit mandé dès le mois de fé-
vrier qu'il fût tout conforté et qu'il scroit à puis-
sauce en Hongrie avant l'issue du mois de mai et le
viendroit combattre, et passeroit la Dunoe ^ dont
on avoit grand' merveille comment ce se pourroit
faire. Et disoient plusieurs: « Il n'est rien qu'on ne
fasse. L'Amoralh-baquin est un moult vaillant
homme et de grand' emprise et qui désire moult les
armes à ce qu'il montre ; et puisqu'il l'a dit il le fera.
Et si il ne le fait et passe la Dunoe au lez (côté) de
deçà nous le devrions passer outre au lez (coté) de
delà et entrer en la Turquie à puissance; car le roi
de Hongrie, parmi les étrangers, fera bien cent mille
hommes, et tel nombre de vaillants gens sont bien
pour conquérir toute la Turquie et pour aller jus-
ques en l'empire de Perse; car si nous pouvons
avoir une journée de victoire sur l'Amorath-baquin,
nous viendrons au-dessus de notre emprise et con-
querrons Syrie et la sainte terre de Jérusalem et la
délivrerons des mains du Soudan et des ennemis de
Dieu; car à l'été qui retournera, les rois de France
et d'Angleterre qui se conjoignent ensemble par
mariage mettront sus grand nombre de gens d'armes
et d'archers et trouveront les passages ouverts et
appareillés pour eux recevoir; et rien ne demeurera
devant nous que tout ne soit conquis et mis en no-
tre obéissance quand nous serons tous ensemble. »
(2) Le Dacube appe'é dans le p.ijs Don m. Ce u'est pas Fro>s*ail qui
aretieio.s estropie lt îi'nn.cc si n! cei x rui. Tout apj elé il.nuk d'après
le lai n. j. A. B.
FROISSART. T. XIII. 2 l
39.2 LES CI1ROMQÏIES (,39G)
Ainsi Jevisoient les François qui étoient au royaume
de Hongrie.
Quand le mois de mai fut venu, on espérait ouïr
nouvelles de l'Amorath-baquin. Et envoya le roi de
Hongrie de ses gens sur les passages de la rivière de
la Dunoe (Danube) ; et lit un très grand mandement
partout son royaume, et mit la greigneur (majeure)
partie de sa puissance ensemble; et vinrent les sei-
gneurs de Rhodes moult étofïement. Tout le mois
de mai on attendit la venue des Sarrasins, mais on
n'en eut nulles nouvelles; et fit le roi de Hongrie
chevaucher aucuns Hongres qui étoient coutu-
miers d'armes et connoissoient le pays de outre la
Dunoe (Danube), pour savoir s'ils orroient nouvelles
aucunes de l'Amorath-baquin. Quand ceux qui
envoyés furent en cette soumission eurent cherché
moult de pays, ils ne trouvoient à qui parler; ni il
n'étoit nouvelles de l'Amorath-baquin, ni de ses
gens; et étoient encore par delà le bras Saint
George en la marche d'Alexandrie, de Damas, et
d'Antioche. Si retournèrent en Hongrie devers le
roi et les seigneurs., et rapportèrent ces nouvelles.
Quand le roi de Hongrie ouït ainsi ses gens parler,
si appela son conseil et les seigneurs de France qui
là étoient et qui faire armes désiroient pour savoir
comment il se maintiendrait en cette besogne; et
remontra le dit roi comment aucuns apperts hom-
mes d'armes avoient chevauché sur la frontière de la
Turquie. Mais il n'étoit nul apparent que l'Amo-
rath-baquin vînt avant, si comme il l'avoit mandé
notablement, qu'il serait dedans la mi-mai à puis-
(i.Vi) DE JFAN FROISSART. 3a 3
sauce outre la mer et viendroit combattre le roi de
Hongrie en son pays, desquelles choses le dit roi
vouloit avoir et demandoit conseil. Et par spécial il
s'adressa aux barons de France. Eux conseillés ils
répondirent, et le sire de Coucy pour tous, que là,
au cas que l'Amorath-baquin ne traioit (venoit) pas
avant et qu'il étoit demeuré en bourde (tromperie)
et en mensonge, on ne demeurât (différât) pas
pour ce à voyager et à faire armes, puisqu'ils étoient
là venus pour les faire; et que tous les François, les
Allemands et les étrangers en avoient grand désir;
et si ils le montroient de fait et de volonté à trouver
les Turcs et le dit Amoratli, tant leur seroit l'hon-
neur plus grande.
La parole du seigneur de Coucy fut acceptée de
tous les barons de France qui là étoient, et aussi
fut l'opinion des Allemands et des Behaignois (Bo-
hémiens) et de tous les étrangers, pour employer
leur saison.
Adonc fut ordonné, de par le roi de Hongrie et
ses maréchaux, que chacun s'ordonnât et appareil-
lât selon lui, et que dedans tel jour qui fut nommé,
ce fut aux octaves de la Saint Jean Baptiste, on se
partirent et se mettroit au chemin pour aller sur la
Turquie. Ainsi qu'il fut dit, il fut fait. Donc vissiez
vous gensethommes d'offices appareillés d'entendre
à ce qu'il convenoit à leurs maîtres et de appointer
tellement que point de faute n'y eût. Ces seigneurs
de France qui vouloient ontre-passer, pour ère fri-
quement (lestement) et richement ordonnés, firent
entendre à leurs harnois et à leurs armures et n'é-
21
3'j4 les CHRONIQUES <,:,«.<>
pargnoientor ni argent pour mettre en ouvrage au-
tour d'eux. Moult lut l'état grand et bel quand ce
vint au départir de Bude, la souveraine cité de
Hongrie, et se mirent tous sur les champs. Le con-
nétable de Hongrie eut l'avant garde_,et grand nom-
bre de Hongres et d'Allemands en sa compagnie,
pourtant qu'il connoissoit le pays et les passages.
Après lui chevauchoient et cheniinoient les Fran-
çois, le connétable de France, messire Philippe
d'Artois, le comte de la Marche, le sire de Coucy,
messire Henry et messire Philippe de Bar, et plu-
sieurs autres. En la compagnie du roi, et de-lez
(près) lui le plus du temps chevauchoient les plus
grands de son pays, c'étoit raison. Et aussi d'un
coté lui Jean de BounK>2[ne. Et devisoient souvent
ensemble. Bien se trouvoient sur les champs soixante
mille hommes à chevaux. Peu y en avoit de pied
si ce n'étoieut poursuivants. La compagnie des
chrétiens étoit noble, belle et bien ordonnée. Entre
ces Hongres avoit grand nombre d'arbalétriers à
chevaux. Tant chevauchèrent ces osts qu'ils vinrent
sur la rivière de la Dunoe, et la passèrent tous à
barges, à nefs et à pontons qui à ce avoient été or-
donnés un grand temps pour le passage, et mirent
plus de huit jours avant qu'ils fussent tous outre;
et à la mesure qu'ils passèrent ils se logèrent, et tous
attendoient l'un l'autre. Vous devez sçavoirque la
rivière de la Dunoe départ les royaumes et sei-
gneuries de Hongrie et de la Turquie (,).
(i) Les Turcs éîoicnt di-jà canfoQoés tLus la Bu'gar.'e. J. A B.
C 1 5g6) DE J E A N F ROI SS A RT . 3 2 5
Quand les chrétiens furent tous oulre et que rien
ne demeura derrière, et ils se trouvèrent sur les
frontières de la Turquie, si furent tous réjouis, car
ils désiroienl trop grandement à faire armes. Et
curent conseil et avis qu'ils viendraient mettre le
siège devant une cité en Turquie qui s'appelle la
Comète (,). Ainsi qu'ils l'ordonnèrent ils le firent,
et l'assiégèrent à l'environ. Bien se pouvoit faire
car elle sied au plain du pays; et court une rivière
au dehors portant navire laquelle on appelle
Mète '" et vient à mont de la Turquie et s'en va
férir assez près de la mer en la Dunoe. Cette eau de
la Dunoc (Danube) est maie ment grosse rivière et a
bien quatre cents lieues de cours, depuis qu'elle
commence avant qu'elle rentre en la mer. Et seroit
la Dunoe la plus profitable rivière du monde poul-
ie royaume de Hongrie et pour les pays voisins si
la navire qu'elle porte pouvoit entrer et issir en la
mer, mais non peut; car droità l'entrée et à l'embou-
chure de la mer, il y a en la rivière de la Dunoe une
montagne qui fend l'eau en deux moitiés et rend si
(i) Te iip p iiï trouver cette ville >-ur Icî'c ries. Suivant J. deTliwrocs,
apiès avoir patsé le Djnube daus Hacie (Servi." , '■'armé't de Sigismond la
s'avança vers la Bulgarie et assiégea les villes d'Oriszo et deWidin,
eu dévastant lou' le pays environnant. « Ad iile'mim, dit-il. cà 'psius
nnui ajî.atc, evrra vite* suis f'rucus dulrirres cultoribus reddeb^nt ,
crùi fesîuni videlicet sancti Micbaelia ArcjiaUgdi, iu carrpo cnsln ma-
j oris Nicopoli;, sua castra fîxit. »
L'auteur du Livre des. i'jits du maie bal de Boucfcaut nomme ces
deux places B.iudins el Rico dans lesquels on rteonnoit a^sr/, bien NV'i-
din et Ruchowa, appelée aussi Orchcwa. J. A. B.
('j)Ceuom m'est aussi incoiiuu que le premier, Hislyit nés .soiisà
cotnpulcer les ouvr g * les plus cUuiliOs. J. A. B.
3^G LES CHRONIQUES (i396)
grand bruit que on l'ot (entend) bien de sept gran-
des lieues loin bruire. Pour ce ne l'ose nulle navire
approcher (l).
Sur cette rivière de Mète, tout contremont et
centrerai ainsi comme elle court, y a belles prairies
dont le pays est aisé et servi ; et d'autre part grands
vignobles qui font par saisons bons vins ; et les ven-
dangent les Turcs; et mettent, quand ils sont ven-
dangés en cuirs de chèvres; et les vendent aux chré-
tiens, car selon leur loi ils n'en peuvent ni osent
nuls boire, là où on le sache; et leur est défendu
surla vie (2). Mais ils mangent bien les raisins; et
ont moult de bons fruits et d'épices dont ils font
spéciaulx breuvages, et usent à boire entre eux
grand' foison de lait de chèvres pour le chaud temps
qui les rafraîchit et refroide. Le roi de Hongrie et
tout l'ost se logèrent devant cette cité et tout à leur
aise car nul ne leur leva le siège, ni nul en l'ost n'é-
toit en doute de l'Amoralh-baquin, ni de personne
de par lui.
Quand ils vinrent devant la cité ils trouvèrent
tous fruits mûrs qui leur firent] grand'douceut. A
cette cité de La Comète on fit plusieurs assauts; et
bien se gardoient et défendoient ceux qui dedans
étoient; et espéroient tous les jours être confortés,
et que l'Amorath-baquin leur sire dût venir et lever
le siège à puissance. Mais non fit; dont la cité, par
force de siège et d'assaut, fut prise et détruite; et y
(i) Les cascades du Danube sont du côte de Belgrade et non pas à son
embouchure, et elles >ont loin d'être insurmontable?. J. A. B
(■2) Nous ne nous arrêt- n* ras à relever des choies sçues aujourd'hui da
tout le monde. J. A. B.
(i3c)G) DE JEAN FROISSART. 3a;
eut grand' occision de hommes, de femmes et d'en-
fants, et n'en avoient les chrétiens qui dedans en-
trèrent nulle pitié. Quand La Comète fut prise ainsi
que je vous dis, le roi de Hongrie et son ostse logè-
rent et entrèrent plus à mont en la Turquie pour
venir devant une cité grand' et forte durement qui
s'appelle INicopoli; mais avant qu'ils y parvinssent ils
trouvèrent eu leur chemin la ville de la Quaire (,),
et là s'arrêtèrent ;ety furent quinze jours avant qu'ils
la pussent avoir. Toutefois finalement ils la con-
quirent par assaut; et fut toute détruite et puis pas-
sèrent outre; et trouvèrent une autre ville et fort
châtel que on dit Brehappe (î) en la Turquie; et la
gouverne et maintient un chevalier Turc qui en
tient la seigneurie; et pour lors que les chrétiens
vinrent devant il y étoit à grands gens de défense.
Le roi de Hongrie se logea à (avec) tous ses Hongres
à une lieue près, pour la cause de cequ'ily avoit une
rivière; et devant Brehappe n'en y a point. Les
comtes de Nevers, d'Eu, de la Marche; les sires de
Coucy, Boucicaut, de Saint Py, Regnault de Roye,
Henry de Bar, son frère Philippe de Bar et les
François, où bien avoit mille chevaliers et écuyers;
et jà étoit le comte de Nevers chevalier, car le roi de
Hongrie le fit chevalier sitôt qu'il entra en la Tur-
quie et leva bannière; et ce jour qu'il fut fait cheva-
lier il en y eut faits plus de trois cents, tous ceux
que je vous nomme et leurs routes (troupes) vin-
i) Je ne rteonnois [îas plus cette ville que l'autre. J.A.B.
(j)C«lieu m'est cgalemeut iuc.ujiiu. J. A. B.
$à$ LES CHRONIQUES (Ô9G)
rent devant Brehappe el l'assiégèrent et conquirent
We faitet de force sur le terme de quatre jours; mais
ils n'eurent pas le châtel car il étoit trop fort, le
sire de Brehappe sauva moult de ses gens par la
force du châtel; et étoit nommé, ce m'est avis, Cor-
badas, et moult vaillant homme; et avoit trois frères;
l'un avoit nom Maladius, le second Balachins et le
tiers Rulïin.
Depuis la prise de Brehappe furent les Chrétiens
devant le châtel sept jours, et y livrèrent aucuns as-
sauts, mais plus y perdirent qu'ils n'y gagnèrent;
car les quatre frères, tous chevaliers Turcs, qui de-
dans éloient, montroient bien à la défense qu'ils
étoient vaillants hommes. Quand les seigneurs de
France eurent bien imaginé la force du châtel et
l'ordonnance de ceux de dedans comment vaillam-
ment ils se défendoient quand on les assailloit, si
virent bien qu'ils perdoient leur peine; et se délo-
gèrent, car ils entendirent que le roi de Hongrie
vouloit aller mettre le siège devant la cité de ]Nico-
poli. Ainsi se défit le siège de Brehappe; et demeu-
rèrent pour cette saison le châtel et ceux qui dedans
étoient en paix. Mais la ville fut toute arse; et se re-
trait(retira) le comte de Nevers et tous les seigneurs
de France en l'ost du roi de Hongrie et de son con-
nétable et de ses maréchaux qui s'ordonnoient pour
aller devant INicopoli.
Quand Corbadas de Brehappe se vit dessiégé des
François, si fut tout réjoui, et dit: « Nous n'avons
plus garde pour cette saison; si ma ville est arse et
exillée (détruite) elle se recouvrera ; mais d'une
(i5gG) DE JEAN FROISSART. 3'icj
chose ai grand' merveille, car il n'est nulles nouvelles
fjiie oyons de notre sire le roi Basaach (Bajazet) dit
l'Amorath-baquin, car il me dit, la dernière fois que
je le vis et parlai à lui en la cité de Nicopoli en Tur-
quie qu'il seroit ci en cette contrée dès l'entrée du
mois de mai -et avoit intention, et sur ce il étoit
tout fondé et ordonné, de passer à puissance le bras
Saint George pour venir en Hongrie combattre les
chrétiensjel ainsi l'avoit-il mandé au roideflongrie;
tt rien il n'en a fait j et sur ce se sont les Hongres
fortifiés et ont pour le présent grand confort et se-
cours de France ; et ont par vaillance passé la ri-
vière delà Dunoe (Danube) et sont entrés en la Tur-
quie; et détruisent et détruiront la terre de l'Amo-
rath-baquin, car nul ne résistera à l'encontre d'eux;
ils y sont trop forts entrés. Et tiens sûrement qu'ils
iront mettre le siège devant iSicopoli; la cité est forte
assez pour lui tenir au siège un grand temps, mais
(pourvu) qu'elle soit bien défendue et gardée. Nous
sommes nous quatre frères chevaliers et du lignage
au roi Basaach (Bajazet);si devons, et sommes tenus,
d'entendre à ses besognes; pourquoi, nous ordonne-
rons par la manière que je vous dirai. Moi, et Ma-
ladius mon frère, irons en la cité de Nicopoli pour
la aider àgarder etdéfendre;et Balachins demeurera
ci pour garder et soigner du châtel de Brehappe; etr
je ordonne Ruffin mon quart frère à chevaucher
outre et à passer le bras Saint George et tant faire
et exploiter qu'il trouve l'Amorath-baquin et lui
recorde véritablement tout ce que il aura vu et
laissé derrière, et lui dise par telle manière que l'A-
33o LES CI-IRONIQUES ftSgS)
morath-baquin l'entende et s'y incline pour son
honneur et pour garder et défendre son héritage ; et
vienne si fort que pour résister à l'encontre des
chrétiens, et rompre et briser leur emprise et leur
puissance; autrement il reperdra le royaume d'Ar-
ménie qu'il a conquis, et tout son pays aussi; car à
ce qu'on peut sentir et imaginer, le roi de Hongrie
et les chrétiens sont escueillis (réunis) à faire un
grand fait. »
A la parole et promotion de leur frère obéirent
tous les trois Turcs et dirent bien que sa parole se-
roit crue et faite. Si s'ordonnèrent sur ce parti, et
le siège fut mis à grand' puissance et par bonne or-
donnance devant la cité de Nicopoli; et étoient les
chrétiens bien cent mille hommes.
Ainsi se fit le siège en cette saison du roi de
Hongrie et des chrétiens devant la cité de INicopoli
en Turquie; et Coibadas de Brehappe,et Maladius
son frère, se vinrent bouter dedans; dont ceux de la
cité furent tous réjouis. Balachïns demeura en Bre-
happe pour garder le châtel; et Ruffin, quand il
sçut que heure fut, il se mit au chemin et éloigna
de nuit l'ost des chrétiens, car bien connoissoit le
pays> et prit le chemin du Bras Saint George pour
là passer outre et pour ouïr et avoir nouvelles de
l'Amorath baquin.
Bien est vérité que le roi Basaach (Bajazet) étoit
au Caire avecques le Soudan de Babylonc pour avoir
gens, et là le trouva le Turc dessus nommé. Quand
Je roi Basaach le vit, si fut tout émerveillé; et pensa
tantôt qu'il y avoit grandes nouvelles en Turquie-
(\5ç)0) DE JEAN FROISSART. 35 1
Si l'appela, puis lui demanda comment on seportot
en Turquie. « Monseigneur, répondit-il , on tous y
désire moult à voir et avoir, car le roi de Hongrie
à (avec) puissance a passé la Dunoe (Danube) et
est entré en Turquie, et y ont fait ses gens moult
de desrois (désordres), et ars et assailli cinq ou six.
villes fermées des vôtres, et quand je me départis
de Breliappeils tiroient tous à aller devant INicopo-
li. Corbadas mon frère et Maladius s'y sont boutés
atout (avec) gens d'armes pour l'aider à défendre
et garder; et sacbez qu'en la route (troupe) et com-
pagnie du roi de Hongrie '"a plus belles gens et les
mieux armés et à point qui leur sont venus et issus
de France que on puisse voir; si vous convient en-
tendre à ce; et émouvoir votre ost, et semondre
(convoquer) vos amis et gens et retourner en Tur-
quie mettre vos ennemis les Cl) rétiens outre la Du-
noe par puissance;car,si grand'puissance nele fait,
vous n'en viendrez point à cbef. » — « Quel nombre
de gens sont-ils, demanda l'Amoratb-baquin» — «Ils
sont plus de cent mille, répondit le Turc, etla plus
belle gent du monde, les mieux armés et tous à
cbeval. »
A ces paroles ne répondit pas l'Amoratli-baquin,
mais entra en la cbambredu Soudan et laissa le Turc
qui ces nouvelles avoit apportées entre ses gens, et
recorda toute l'affaire et ordonnance, ainsi comme il
étoit informé de son chevalier, au Soudan. Donc dit
le Soudan: « Il y convient pourvoir; vous aurez
gens assez pour résister à l'encontre d'eux, car il
nous faut défendre notre loi et héritage. » — « C'est
332 LES CHRONIQUES (T5f)t5)
voire(vrai), répondit l'Amorath-baquin; or sont mes
désirs venus, car je ne désiroïs autre chose fors que
je pusse le roi de Hongrie et sa puissance tenir
outre la Dunoe et au royaume de Turquie. A ce
premier je les lairrai un peu convenir, mais en la
fin ils paieront leur écot; et de tout ce j'ai été signi-
fié, plus a de quatre mois par mon grand ami le sei-
gneur de Milan, lequel m'envoya ostours (autours),
gerfaus (,) et faucons-, douze, les plus beaux et meil-
leurs que je visse oncques. Avec ces présents il m'es-
cripsi (écrivit) par nom et par surnom tous les chefs
des barons de France qui me dévoient venir voir
et faire guerre, et dénomma les seigneurs dessus
écrits par leurs noms et surnoms; premièrement
Jeande Bourgogne, fils aîné du duc de Bourgogne;
après, Philippe d'Artois, comte d'Eu et connétable
de France; Jean de Bourbon, comte de la Marche;
Henry et Philippe de Bar, cousins prochains au roi
deFrance; Enguerrant, seigneur deCoucy et comte
de Soissons; Boucicant, l'aîné maréchal de France,
Guy delà Trimouille, seigneur de Sully; Jean de
Tiennes, amiral de mer pour le roi de France,* et
contenoient les lettres ainsi, que si j'avois ceux que
je nomme en mon dangier (pouvoir), ils me vau-
droient un million de florins. Avec tout ce ils y
doivent être en leur compagnie du royaume de
France ou des tenures de France plus de cent cheva-
liers, tous vaillants hommes; et m'écrit bien le sire
de Milan, que si nous avons la bataille, ainsi que
(i) Sorte d'oiseaux tle jn'o'.c. J. A. 1'.
(.5<j6) DE JEAN FROISSAIIT. 333
nous aurons, nous n'y pouvons faillir, car je leur
irai au-devant à puissance, que j'aie art, avis et très
bonne ordonnance pour eux combattre, car ce sont
gens de si grand fait et tant vaillants aux armes que
point ne luiront tous les moindres pour mourir- et
sont issus, ce m'a écrit le sire de Milan, de leur na-
tion par vaillance et pour trouver les armes; et de
tout ce faire je leur sçais bon gré; et acomplirai leur
désir dedans trois mois, si avant que par raison ils
en auront assez. »
A considérer les paroles dessus dites comment
l'Amorath-baquin parloit et devisoit de messireGa-
léas, comte de Vertus et duc de Milan, on se peut
et doit émerveiller, car on le tenoit pour chrétien
et homme baptisé et régénéré à notre foi, et il a voit
quis et quéroit amour et alliance à un roi mécréant
et hors de notre loi, et lui envoyoit tous les ans
dons et présents de chiens et d'oiseaux ou de draps
de fines toiles de Pvheims qui sont moult plaisants
aux payens et Sarrasins, car ils n'en ont nuls si ils ne
viennent de nos parties; et l'Amorath lui renvoyoit
autres dons et riches présents de draps d'or et de
pierres précieuses; dont ils ont gr.and' largesse entre
eux et nous les avons à danger (peine) si ce n'est par
le moyen des marchands Vénitiens, Gennevois (Gé-
nois) et Italiens qui les vont quérir entre eux. Mais
pour ces jours, ce comte de Vertus et duc de Milan et
messireGaléas son père, régnèrent comme tyrans et
obtinrent leurs seigneuries. Et merveille est à pen-
ser de leur fait et comment premièrement ils entrè-
rent en la seigneurie de Milan.
33 j LES CHRONIQUES fiSgS)
Ils furent trois frères messire Mauffez, mcssire
Galéas et messire Barnabe (l' Ces trois frères eu-
rent un oncle, lequel fut archevêque de Milan (a). Et
advint que quand Charles de Luxembourg, roi de
Bohême et d'Allemagne et empereur de Rome qui
régna après le roi Louis de Bavière lequel obtint en
son vivant l'empire à force , car il ne fut oneques
accepté empereur de l'église ™, mais excommunié
du pape Innocent qui pour ce temps régnoit; car ce
Louis de Bavière alla à Rome et se fit courronner à
empereur par un pape et douze cardinaux qu'il lit,
et sitôt qu'il fut couronné par ses Allemands, pour
eux payer leurs souldées (soldes), car il leur devoit
grand' foison, il fit courir Rome et toute piller et dé-
rober; ce fut le guerredon (récompense) que les Ro-
mains eurent de sa recueillette, pourquoi il mourut
excommunié, et en cette sentence. Le pape et les
cardinaux que fait avoit,sans contrainte vinrent de-
puis en Avignon, et se mirent en la merci du pape
Innocent qui régna devantUrbain cinquième, et se
firent absoudre de leur erreur. A revenir au propos
dont je parlois maintenant pour les seigneurs de
Milan, je le vous dirai.
Cil (cet) archevêque de Milan leur oncle reçut le
roi Charles de Bohême en la cité de Milan moult
aulhentiquement, quand il eut fait son fait devant
(i) Mathieu II et non MauflV/.. Galéas II et Bernabo étoient fils d'E-
tienne Viscouti. J. A. B.
(2) Jean Visconti. J. A.B.
[1) Ou coimoîtles empiétements de la cour de Rome sur l'empire.
J.A. B.
t
{Ô96) DE JEA.N FROISSART. 335
Aix-La-Chapelle et sis (resté) quarante jours ainsi
comme usage est; et pour Ja belle recueillelle et grande
que il lit à l'empereur Charles, et pour cent mille
ducats qu'il luiprcta, il le constitua à Milan vicomte,
et ses neveux après lui, et à tenir la terre et seigneu-
rie de Milan jusques à sa volonté, et que tout à une
fois il lui auroit rendu les cent mille ducats. Cet
archevêque mourut; messire MaufFcz(Malhieu)son
neveu, par l'accord de l'empereur et pour l'amour
de son oncle l'archevêque de Milan, fut reçu en la
seigneurie de Milan à vicomte. Ses deux frères qui
pour lors n'étoient pas bien riches, Galéas et Bar-
nabo, eurent conseil entre eux qu'ils régneroient et
tiendroient les terres de Lombardie, et se conjoin-
droientpar mariages à si grands seigneurs que on ne
les oseroit ni pourroit courroucer. Et firent mourir
messire Maufï'ez (Mathieu) leur frère par venin ou
autrement (l). Quand il fut mort ils régnèrent de
puissance et de sens; et furent tout leur vivant trop
bien d'accord; et départirent les cites de Lombardie.
Messire Galéas en eut dix pour ce que c'étoit l'aîné
fils, et messire Barnabo neuf; et Milan étoit gouver-
née un anparl'un et un an l'autre. Et pourdemeurer
en leurs seigneuries et avoir grand' quantité de
finance ils mirent susimpositions, subsides, gabelles
et moult de maies coutumes pour extorquer grand'
foison d'or et d'argent et pour régner en grand'
puissance- Et faisoient garder leurs cités et villes, de
(i)La débauche qui avoit détruit la sanlé de Mnlliim dispensa sans
doute.ses fières de recourir a PempcÂsonuenieut si ui-ité ajors. J. A. L».
33G LES CHRONIQUES (Î3g6)
jour et de nuit, de soudojers étrangers Allemands,
François, Bretons, Anglois et de toutes nations, ré-
servé Lombards, car en sentence de Lombard ils
n'a voient nulle fiancera la fin que nulle rébellion ne
s'élevât ni mît contre eux ; et étoient ces soudoyers
payés de mois en mois; et se firent tant douter et
craindre du peuple que nul ne les osoit courroucer,
car en toutes leurs seigneuries, qui se voulsist (vou-
lût) lever ni aller au contraire d'eux, ils en preins-
sent (eussent pris) si cruelle vengeance que pour
eux détruire et tout le ii^naçe, et plusieurs en dé-
truisirent en leur temps pour exem plier les autres.
INTi en toutes les cités, châteaux et bonnes villes de
messire Galéas et Barnabo nul n'avoit rien si ils ne
vouloient; et tailloient un riclie homme trois ou
quatre fois en l'an; et disoient que Lombards sont
trop orgueilleux et présomptueux en leurs richesses
et ne valent rien, si ils ne sont tenus en subjeclion;
et bien les y tinrent, car nul ne les osa courroucer
ni contredire à chose qu'ils voulsissent faire, dire
ni commander; et se marièrent les deux frères Ga-
léas et Barnabo, grandement et hautement; mais
ils achetèrent leurs femmes de l'avoir de leur peu-
ple. Messire Galéas eut à femme Blanche, la sœur
au bon comte de Savoye; mais avant qu'il l'é-
pousât il en paya au comte cerft mille ducats. Mes-
sire Barnabo se maria en Allemagne (,) à la sœur du
duc de Bresvich (Brunsvrick\ et n'en paya point
(i) A 'mon comte de Savoie. Elle épou a Je^n Galiiis II (Jui mou-
rut le 4 août «37b. J. A. B.
; ..,6; DE JEAN FROISSART. 'M~
moins. Ces deux frères eurent beaucoup d'enfants
et les marièrent grandement et richement pour
avoir plusieurs fortes alliances. Messire Galéas,
eut un fils qu'on appela Galéas; si entendit que le
roi Jean de France, quand il fut issu hors d'An-
gleterre et remis à trente cent mille francs de ré-
demption, que le premier payement on ne le savoif
bonnement où prendre. Si fit traiter devers le roi
et son conseil comment il pourroit avoir une de ses
filles pour Galéas son fils (,l On entendit à ces trai-
tés, pourtant que on le sentit fondé et pourvu de
grand'finance. 11 acheta la fille du roi Jean six cents
mille francs qui furent tournés en payement devers
le roi d'Angleterre, et parmi tant son fils épousa la
fille du roi Jean ; et lui fut donné en mariage le
comté de Vertus en Champagne. De ce fils et de
cette fille issirent fils et fille. La fille par force d'ar-
gent eut épousé le fils second du roi Charles de
France, lequelon appeloitLouiset fut ducd'Orléans,
comte de Blois et de Valois, mais le mariage coûta
au comte de Vertus, père d'icelie dame, dix cent
mille francs- et en fut acceptée la comté de Blois, et
achetée au comte Guy de Blois, si comme ilesteon-.
tenu ci dessus en notre histoire.
Messire Galéas et messire Barnabo en leurvivant
furent toujours trop bien d'accord, ni oneques ne
se discordèrent, ni leurs gens, ensemble; etpour ce
regnerent-ils en grand' puissance, et ne put oneques
(PCefutnu rontra;re le père rie GïIp.iî dosit il rst ri 1 es f ion ici qui
c pour a li fille du roi J^au. J. A B.
FROISSAIIT. T. XUI. 0.1
338 LES CHRONIQUES (,59f,)
nul avoir raisond'eux,nipapc,ni cardinaux, ni l'em-
pereur qui leur fît guerre, lors le marquis de Moril-
f errât, mais ce l'ut par le moyen de messire Jean Ha-
eonde (Hawkwood), Anglois,et des roules (troupes)
des compagnies qu'il vint quérir en Provence, et
les mena en Lombardie, et en fit sa guerre.
Après la mortdeGaléas, régna le comte de Vertu»
son fils, nommé Galéas, en grand' puissance, ePse
fit au commencement de son régne moult aimer en
Lombardie, et montra ordonnance de simple homme
et prud'homme ; car il ôta toutes maies coutumes
élevées en ses seigneuries lesquelles son père avoit
mis sus; et fut tant aimé et renommé de bonne
grâce que tous eu disoient bien; et quand il ^it son
point il montra le venin que moult avoit gardé long-
temps et porté en son cœur; car il fit un jour sur les
champs faire une embûche où fut pris et saisi mes-
sire Barnabo son oncle, qui rien n'y peu soit et qui
de son neveu trop bien être cuidoit; et lui fut dit
en prenant: « 11 y a assez d'un seigneur en Lom-
bardie. » Il n'en put autre chose avoir, car la force
n'étoit pas sienne; et fut détourné et mené en un
châtel et le fit son neveu mourir, je ne sçais com-
ment.
Ce messire Barnabo avoit de beaux enfants dont
la reine de France est fille de l'une de ses filles, la-
quelle eut épousé le duc Etienne de Bavière; et les
enfants, fils et filles, qu'il put happer et avoir il les
fit emprisonner, et saisit toutes les seigneuries que
messire Barnabo tenoit; et les ajouta et attribua
avec les siennes, et régna en grand'puissance d'or
(«:>(j(jj DE JEAN FROISSA'RT. 339
et d'argent, car il remit sus les matières dont on le
forge et assemble en Lombardie et ailleurs, là où on
use de tels coutumes. Ce sont impositions, gabelles,
subsides, dimes, quatrièmes et toutes extorsions sur
le peuple. Et se lit craindre trop plus que aimer. Et
tint l'opinion et erreur de son père, car ils disoient
et mainlenoient que jà ne adoreroient ni creroient
(croiroient) eu Dieu qu'ils pussent. Et ôla d'abbayes
et prieurés grand'foison de leurs revenues, et les
attribua à lui, et dit que les moines étoient trop déli-
cieusement nourris de bons vins et de délicieuses
\iandes, par lesquels délices et supcrïluilés ils ne se
pou voient relever à minuit ni faire leur office, elque
saint Benoit n'avoit point ainsi tenu l'ordre de re-
ligion, et les remit aux œufs et au petit vin pour
avoir claire voix et chanter plus haut; et se firent
le père et le fils, et messkeBarnabo,tant qu'ils vécu-
rent aussi comme pape en leurs seigneuries; et
firent moult de dépits et cruautés à personnes d'é-
glise ; ni ils n'écoutoient de rien à nulle sentence de
pape; et par spécial, depuis les jours du schisme
qu'ils se nommèrent deux papes qui excommu-
nioient l'un l'autre, les seigneurs de Milan ne s'en
faisoient que moquer. Et à leur propos aussi ne
faisoient moult d'autres seigneurs de par le monde.
La lille de ce messire Galéas qui s'escriosoit
(appeloit) duc de Milan, laquelle étoit duchesse
d'Orléans, tenoit moult du père et rien de sa mère
qui fille avoit été du roi Jean de France, car elle
étoit envieuse et convoi teU se sur les délices et les
étals de ce monde; et volontiers eût Vu que son
34o les chroniques (r>or»:
mari le duc d'Orléans fut parvenu à la couronne de
France, ne lui cliailloil comment. El couroit sur lui
Celle) famé et esclandre générale que toutes les in-
firmités que le roi de France a\ oit eues, et encore
moult souvent avoit, dont nul médecin ne le pou-
voit ou savoit conseiller, venoient de lui (elle) et
par ses arts et ses sorts. Et ce qui découvrit trop
grandement ses œuvres, je le vous dirai, et qui
mit tout ceux et celles qui parler en oyoient en
grand suspecion(soupçon). Celte damedont jeparle,
nommée "Yalcntine duchesse d'Orléans, avoit pour
lors un fils de son mari; bel enfant et de l'âge du
dauphin de "V ienne, fils au roi de France. Une fois
ces deux enfants étoient en la chambre delà du-
chesse d'Orléans et s'ébattoient ensemble ainsi que
enfants font. Une pomme toute envenimée fut jetée
tout en rondelant sur le pavement et le plus devers
le dauphin, car on cuida qu'il le dut prendre, mais
non fit, par la grâce de Dieu qui l'eu garda. L'en-
fant à la duchesse qui nul mal n'y pensoit courut
après et la happa, et sitôt qu'il la tint il la mit en si
bouche; et lors qu'il eut mors dedans il fut tout en-
venimé et mourut Là; ni oneques on ne l'en put
garder. Ceux qui avoient Charles le dauphin à gar-
der le prirent et menèrent. Oneques puis ne rentra
en la chambre de la duchesse. De cette aventure
issirent grands murmura tions parmi la cité de Paris,
et ailleurs aussi; et en fut de tout le peuple cette
duchesse scandalisée, et tant que le due d'Orléans
s'en aperçut, car commune renommée couroit à
Paris que si on ne l'ôtoit de de-lez (près) le roi, on
(\5qû) DE JEAN FROïSSART. 34 1
l'iroit quérir do l'ait et seroit morte ; car on disoil
qu'elle vouloit empoisonner le roi et ses enfants, et
jà l'avoit-elle bien ensorcelé, car le roi en ses mala-
dies ne vouloit point voir la reine ni reconnoître,
ni nulle femme du monde, fors cette duchesse (,).
Donc pour celte doute et pour ôler l'esclandre, il
même, sans contrainte de nully (personne), la mit
hors de l'hôtel de Saint Pol à Paris et l'envoya en
un châtel qui sied sur la côtière de Paris au chemin
de Beauvoisis que on dit Anières. Et fut là un
grand temps, ni point n'issoit hors des portes du
châtel. Et de là elle fut transmuée et mise et en-
voyée au JNeuf-Châtel sur Loire. Et l'avoit le duc
d'Orléans son mari accueillie en grand'haine pour
la cause de l'aventure qui étoitde son fils; mais ce
qu'il en avoit encore de beaux enfants lui brisoit
assez ses mal talents.
Ces nouvelles s'éparîirent jusques à Milan; et en
fut informé messire Galéas comment sa fdle étoit
demeurée et en grand danger; si eu fut durement
courroucé sur le roi de France et son conseil; et
envoya susants messages messire Jacqueme de la
Venue et autres àParis, devers le roi et son conseil,
en excusant sa fille et remontrant, s'il étoit nul corps
de chevalier qui la voulût amettre (accuser) de tra-
hison, il le feroit combattre jusques à outrauce.
Pour lors que ces ambassadeurs vinrent à Paris
(1 ) I e moine de St. Denis réfute avec raison ces absurdes accusations
d'emtooifoiinement de. la part, «l'une per«oiiue telle que Valeutme ('■<'■
Milan, çlathibue la maladie du roi asa cause naturelle, les débauebes a»
sa jtuutssi'. J. A. B.
'.> r
M 2 LES CHRONIQUES ;"<,<>
le roi Je France était en bon point, mais il ne iil
compte des paroles, des excusances, ni des messa-
gers du duc de Milan et lurent répondus moult
brièvement Quand ils virent ce, ils retournèrent eu
Lombardie et recordèrent au duc de Milan tout ce
qu'ils avoient vu et trouvé. Or fut le sire de Milan
pins courroucé que devant $ et tint ee à grand
blâme; et envoya délier le roi et tout le royaume de
France entièrement; et quand ces défiances lurent
apportées à Paris devers le roi, les barons et cheva-
liers de France ci-dessus nommés cloient en Hon-
grie ou jà entrés en la Turquie. Et par dépit cl
haine que le duc de Milan avoit sur le roi de France
et sur aucuns membres du conseil de France, pour
porter outre sou opinion et la défiance il tenoit à
amour et alliance grandement ledit Amorath-ba-
quin; et il lui; car par ce seigneur de Milan étoienl
sçus et révélés devers i'Amorath plusieurs secrets de
France. JNous retournerons à la matière dessus dite
et parlerons de l'Amorath-baquin.
Ne demeura guères de temps que l'Àmoralh-ba-
quiu se départit du Caire et du Soudan lequel lui
promit qu'il luieuvoyeroit grand'aide et tout d'élite,
les meilleurs hommes d'armes de toutes ses sei-
gneuries, pour résister contre la puissance du roi de
Hongrie et des barons de France qui à ce commen-
cement étoienl entrés devers Alexandrie et devers
Damas (i;. Et tout ainsi comment il cliemiuoil à
(l)Ou no eounoiij.soît pas. encore l'u^açe des carl<s gcoçjc Cliques «t
î i >i Sait «jui u'iivojt pas voyage de ci s eûtes, ne tiouvoit sans doute cirn
d'e\»rar»edioaire a rapprocher l'uii de l'autre Budc, Nicopolis, Alxau-
drie e4 Damas. J. A. B.
(i5o6) DE JEAN FROISSA RT. 343
grancTprussançe, il envoyait partout ses messagers es
royaumes cl pays dont il pensoit à avoir gens et con-
fort. Et aussi faisoit le Soudan. Et mandoient et
prioieut le plus affectueusement qu'ils pouvoienl
que à ce grand besoin nul ne voulais t demeurer der-
rière, car la doute et les périls étoient trop grands à
considérer l'affaire, car si les François conquéroient
Turquie tous les royaumes voisins trembleroient
devant eux. Ainsi seroit leur foi détruite, et se-
roient en la subjection des Chrétiens. Et mieux et
plus cher leur vaudrait à mourir qu'ils le fussent.
Sur le mandement et prière du Soudan, du calife
de Baudas (Bagdad) et de l'Amoratli-baquin (Baja-
zet) s'inclinoient plusieurs rois Sarrasin s j et s'éten-
doient ces prières et mandements jusques en Perse,
en Mède et en Tarsej et d'autre part sur le septen-
trion au royaume de Lecto "-' , et tout outre jusques
sur les bondes de Prusse ; et pour tau t qu'ils étoient
informés que leurs ennemis les Chrétiens étoient
Heur de chevalerie, les rois Sarrasins et les seigneurs
de leur loi élisoient entre eux les mieux travaillants
etcombattants.et lespluscoutumiersetusésd'armes;
.si que ce mandement ne se put pas sitôt faire, ni lc^
Sarrasins appareiller ni issir hors de leurs terres et
pays, ni leurs pourvéances sitôt laites; car c'étoit
l'intention de l'Amoratli-baquin qu'il viendroit si
fort que pour bien résister contre la puissance des
Chrétiens; et se mit sur les champs le dit Amorath-
i) Je ne sas ce qu'il cu'end pai lc royaume , peu! l'iic est ce la Lithua-
uie. J. A. B.
344 LES CHRONIQUES f.iSgtf)
Ijaquin toujours attendant son peuple qui venoit
par compagnies de mouit longues et diverses mar-
ches. Et par spécial de Tartane, de Mède et de
Perse lui vinrent moult de vaillants hommes Sarra-
sins, car de toutes parts s'efibrçoicnt pour venir
voir lesChréliens, car grand {désir avoient entre eux
de combattre pour éprouver leurs forces à l'cncon-
tre d'eux. Nous nous souffrirons un petit à parler de
PAmorath qui se tenoit es parties d'Alexandrie et
parlerons des Chrétiens quiétoient au siège devant
la cité de ISicopoli.
Les chrétiens avoient assiégé environnement la
forte ville et cité de ISicopoli en laquelle avoil de-
dans en garnison moult de vaillants hommes Turcs
qui en soignoienl vaillamment. Les Chrétiens qui de-
vant étoient n'oyoient nulles nouvelles de l'Amo-
raih-baquin. Bien leur avoit écrit l'empereur de
Constantinople qu'il étoit es partiesd'Alexandrie,et
point n'avoit encore passé le bras Saint-George. Si
tenoient les chrétiens leur siège devant Nicopoli,
car ils avoient vivres à foison et à bon marché qui
leur venoientde Hongrie et des marches prochaines.
Le siège étant là ainsi que je vous dis il prit plai-
sance au sire de Coucj et à aucuns Chrétiens Fran-
çois qui là étoient de chevaucher à l'aventure, et
d'aller voir la Turquie plus avant, car trop se te-
noient sur une place, et le roi de Hongrie et les au-
tres tiendroient le siège. Si se départirent, environ
cinq cents lances et autre tant (autant) d'arbalé-
triers, tous à cheval; et fut le sire de Coucj chef de
celte chevauchée, messirc Régnant de Roye et le
(i59r>) DE JEAN FR01SSART. 345
sire de Saint Py en sa compagnie ; le châtelain de
Beauvoir , le sire de Monleaurel , le Borgne de
Montquel et plusieurs autres, lit prirent guides pour
eux mener qui connoissoient le pays ; et avoient au-
cuns chevaucheurs Hongres et autres montés sur
ileur de chevaux pour découvrir le pays à savoir si
rien ils trouveroient.
En cette propre semaine que l'armée des Chré-
tiens se fit, se mit sus aussi une armée de Turcs où
bien éloient vingt mille , car ils avoient entendu que
les Chrétiens chevaueboient et brisoient leur pays
et y fourrageaient j si s'avisèrent qu'ils y pourvoie-
roient ; et se mirent ensemble, ainsi que je vous dis
bien vingt mille, et vinrent sur un détroit et un pas
par où il convenoit entrer les Chrétiens en la plaine
Turquie j et n'y pouvoient entrer bonnement le
chemin qu'ils tenoient par autre pas que par là; et
se tinrent et y furent deux jours que nulles nouvel-
les ils ne ouïrent de nul bomme; et s'en vonloient
retourner. Au tiers jour, quand les chevaucheurs
Chrétiens vinrent abrochant(éperonnant)(,) jusques
à là, et les Turcs les virent venir et approcher. Ils se
tinrent tous cois pour regarder le convenant (arran-
gement), ni nul signe, ni apparant ils ne firent de
traire ni de lancer. Les chevaucheurs approchèrent
les Turcs de moult près et virent bien qu'ils étaient
grand'ioison: encore ne les purent-ils pas tous avi-
ser. Quand ils eurent lait un petit de contenance, ils
(t) Au lieu -Je alrochant synonyme de brochai ou j.viuuaiit tic le
perosj , Sauvage a mis dans sou édition à Irêchant J. A. !>.
3 jC) LES CHRONIQUES (i5<j6)
s'en retournèrent arrière et vinrent nuncier (annon-
cer) au seigneur de Coucy et aux autres tout ce
qu'ils avoient vu. De ces nouvelles furent les Chré-
tiens tous réjouis, et dit le sire de Coucy: « il nous
faut aller de plus près voir quels gens ce sont. Puis-
que nous sommes venus si avant nous ne départirons
point sans eux combattre, car si le contraire fai-
sions, nous recevrions blâme. » — « C'est vérité, ré-
pondirent les chevaliers qui ouï parler l'avoient. »
Donc restraindirent (serrèrentVils leurs armures et
ressenglèrent leurs chevaux et chevauchèrent tout
le pas.
Entre le lieu où les Turcs étoient arrêtés et eux
qui ehevauchoientavoit un bois qui n'étoit pas trop
grand. Quand ils furent venus à l'encontre de ce
bois ils s'arrêtèrent, car le sire de Coucy dit ainsi à
messire Regnaut de Roie et au seigneur de Saint
Py: « Je conseille, pour traire hors de leurs passes
Turcs, que vous preniez tant seulement des nôtres
cent lances, et nous mettrons le demeurant (reste)
en ce bois ; et vous chevaucherez avant; et les ferez
saillir hors de ce pas, où ils se sont boutés; et vous
ferez "chasser d'eux, et tant qu'ils nousaurout passés,
et adonc vous retournerez tout à un faix sur eux
et nous les enclorions par derrière et les aurons en
volonté. »
A cet avis et propos s'inclinèrent les chevaliers;
et se départirent environ cent lances tous des mieux
montés; et tout le demeurant, où il pouvoit avoir
environ huit cents combattants, tous hommes d'hon-
neur,se boutèrent à la couverte dedans le bois; et là
(i5o6) DE JEAN FSÔISSART. 3J;
se tinrent; et les autres chevauchèrent les bons
galops, tout devant et vinrent jusques au pas où les
Turcs étaient Quand ils virent venir les Chrétiens
ils lurent tous réjouis, et cuidèrent qu'ils n'en y eut
plus, si issirent tous hors de leur embûche et du-
rent sur les champs. Quand les Chrétiens les virent
approcher, si retournèrent tous à un faix et sefifent
chasser, lis et oient tous bien montés sur fleur de
chevaux, si nelcspouvoient, en leur chasse, les Turcs
l'atteindre; et tant allèrent qu'ils passèrent outre le
bois et l'embûche du seigneur de Coucy sans eux
percevoir en rien. Donc saillirent les Chrétiens hors,
quand ils les virent outre leur embûche, en écriant:
Notre-Dame au seigneur de Coucy! et vinrent frap-
per es Turcs par derriètejet en abattirent a ce com-
mencement graud'i'oison. Les Turcs se tinrent tous
cois quand ils se virent enclos devant et derrière et
se mirent à défense tant qu'ils purent, mais ils ne
tinrent point d'ordonnance ni de conroy (ordre), car
de celte arrière garde ils ne savoient rien ; et quand
ils sont ainsi pris soudainement et sans guet, comme
ils furent là, ils sont tous ébahis d'eux-mêmes. Là
lurent les François vaillants gens d'armes, et les oc-
cirent à volonté; et mirent en chasse; et les abat-
tement à monts, car en fuyant ils chéoient l'un sur
l'autre ainsi que bêtes. Là eu y eut grand nombre
d'occiset détruits, ni les Chrétiens, n'en prirent nuls
à merci. Heureux étoient ceux nui se purent sauver
<t échapper et retourner au lieu duquel ils étoient
départis au matin. El après cette déconfiture, sui le
348 LES CHRONIQUES (,59G)
soir, les Chrétiens retournèrent en l'ost devant
Nicopoli.
Si s'épartirent ces nouvelles partout l'ost com-
ment le sire de Coucy par sens et par vaillance
avoit rué jus et déconfit plus de quinze mille Turcs.
Les plusieurs en recordoient et disoienl grand bien
de lui. Mais le comte d'Eu ne le tint pas à bien ni à
vaillance; et disoit que cette emprise avoit été faite
par beubant (vanité), et avoit mis les Chrétiens,
et par espécial sa route (troupe), en grand'aventure
et péril, quand alout (avec) une poignée de gens il
s'étoit combattu et abandonné follement en la
route (troupe) de vingt raille Turcs. Et de reclief
à considérer raison, puisque faire armes il vouloit
et que les Turcs étoient sur les cliamps, il le dût
avoir signifié, avant que assailli les eût, à leur chef
et souverain messire Jean de Bourgogne, comte de
Nevers, qui désire à faire armes, parquoi il en eût
eu flionneur et la renommée.
Ainsi, par envie, ce doil-onj supposer, parloit
le comte d'Eu sur le seigneur de Coucy. En tout
ce voyage il ne le put oneques avoir en amour par-
iaitement, pourtant qu'il véoit que le sire de Coucy
avoit tout le retour, l'amour et la compagnie des
chevaliers de France et, des étrangers; et il, ce lui
étoit avis, le dut avoir; car il étoit moult prochain
de sang et de lignage au roi de France et portoit
les iîeurs de lis à (avec) moult petit de brisure; et
avec tout ce, il étoit connétable de France. Ainsi
se nourrissoit une haine couverte du comte d'Eu
messire Philippe d'Artois, devers ce gentil cheva-
( i 5g6) DE JEAN FROISSART. 3 $Q
lier le sire deCoucy, laquelleliaine r.e se put depuis
celer que elle ne se montrât clairement. Dont
grands méchefs avilirent en celle saison sur les
Chrétiens si comme je vous recorderai avant en
Thistoire. Nous nous souffrirons à parler de cette
matière et retournerons sur l'autre.
Vous savez, si comme il est contenu ci-dessus en
notre histoire, que le mariage de la fille du roi de
France et du roi d'Angleterre pour cette saison
s'approchoit fort; et y avoient les deux rois très
grand' affection, et aussi toutes les parties et li-
gnage, réservé le duc Thomas de Glocestre, mais
cil n'en avoit point de joie, car il véoit bien que par
ce mariage grands considérations et alliances se
garderoient entre les deux rois dessus nommés ; par
quoi paix seroit es royaumes, laquelle chose il
verroit trop envis (avec peine) car il ne désiroit
que la guerre ; et y émouvoil en cœur tous ceux où
il pensoit qui s'y inclineraient
Pour ce temps il avoit un chevalier dc-lez fprès)
lui qui s'apneloit messire Jean Laquingay couvert
homme; et ce chevalier savoit tous les secrets du
duc;et en lui émouvant et échauffant en la guerre il
ne s'en feignoit pas, mais en parloit au dit duc en
merveilleuses manières. En ce temps vint le duc de
Gueldres en Angleterre voir le roi et ses oncles, et
lui offrir à faire tous services licites au roi, car il
y étoit tenu de foi et de hommage; et veist (eût vu)
ce duc volontiers que le roi d'Angleterre l'em-
besognât en guerre, car trop envis (avec peine) se
véoit en paix. Le duc de Gueldres et le duc de
3">o LES CHRONIQUES (i5;,(i)
Lancastre curent grand parlement ensemble du
voyage que le comte de I lainaut et le comte d'Os-
trcvant son fils vouloient faire en Frise, car pour
ces jours Fier-à-bras deVertaing étoit en Angleterre
envoyé de par le comte d'Oslrevant quérir gens
d'armes et archers pour aller en ce voyage; et en
étoit prié le comte Derby pour aller avecques ses
cousins de Mainant ; et le gentil comte en avoit très
bonne affection; et ce avoit répondu au dit Fier-à-
bras moult à point eu disant que au voyage de
Frise il iroit moult volontiers, mais (pourvu) qu'il
plût au roi et à son père. Donc il advint que quand
le duc de Guéries fut venu en Angleterre, le duc de
Lancaslre lui en paria , et demanda principalement
decc voyage de Frise quelle chose il lui sembloit. Il
répondit et dit que le voyage étoit périlleux, et que
Frise u'étoitpas terre de conquête, et que plusieurs
comtes de Hollande et de Hainaut du temps passé
y avoient con tendu et clamé droit à l'héritage, pour
soumettre les Frisons et faire venir à obéissance ; si
étaient éprouvés et allés enFrise, mais tous y étoient
demeurés. Et la cause pourquoi il disoit que c'eloit
un voyage périlleux. Il éclaircissoit sa parole en
disant ainsi; que Frisons sont gens sans honneur
et sans connoissance, ni en eux il n'y a nul mercy;
ni ils ne prisent ni aiment nul seigneur du monde,
tant soit grand. Et ont un trop fort pays, car il est
tout environné de la mer et formé d'îles, de cro-
lières(tourbières)etde marécages, ni on ne s'y savoit
comment avoir ni gouverner, fors ceux qui sont de
la nation « J'en ai été prié et requis grandement,
'.-|()(ij DE JEAN FROISSART. 35 i
mais je n'y entendrai jà,ni je ne conseille point que
îiiiiii cousin Derby votre fils y voist (aille), car ce
n'est point un voyage pour lui. Je crois assez que
mon beau frère d'Ostrevant ira, car il en a très
grand' volonté, et y mènera des Haînnyers en sa
compagnie, mais aventure est si jamais en retourne
pied. »
Cette parole que le duc de Guéries dit refroidit
tellement et avisa le duc de Lancastre qu'il dit en
soi-même que son fils en étoit revenu ; et lui si-
gnifia secrètement toute son entente (intention), car
pour lors il n'éteit pas de-lez (près) lui, et se dissi-
mulât de ce voyage de Frise ; car le roi et il, ne
vouloient point qu'il y allât. Ainsi ota le duc de
Guéries en cette saison au comte de Hainaut et à
son fils l'aide et compagnie du comte Derby, dont
il sembla à plusieurs qu'il ne fut pas bien avisé ni
conseillé, ni point n'aimoit l'honneur de l'un ni
de l'autre. Et de cettecondition et nature fut-il toute
sa vie, envieux, présomptueux et orgueilleux.
Pour ce ne demeura pas que Ficr-à-bras de Ver-
taing qui envoyé étoit en Angleterre pour avoir des
compagnons en ce voyage ne fît grandement sa di-
ligence et eut chevaliers et écuyers et bien deux
cents archers : mais le comte Derby, par la ma-
nière que je vous ai dit s'excusa. Laquelle excu-
sa nec il convint avoir et prendre en gré. Mais on
vit bien que volontiers y fût allé si le roi n'y eût mis
défense, à la prière ctonioyen du duc de Lancastre.
Si ordonna le roi pour l'avancement de ses cousins
de Hainaut sur la rivière de la Tamise à avoir vais-
35 1 LES CHRONIQUES (1-596)
.seaux à ses coiïtaiges (frais) pour mener les Anglois
qui en ce voyage iroient jusques à Encuse(Enclmy-
sen), une ville qui est au comte de Hainaut et tout
au bout du pays de Hollande, et gît cette ville d'En-
cuse (Enchuysen) sur la mer, à douze lieues d'eau
près du royaume de Frise.
En ce temps fut envoyé en Angleterre de par le
roi de France le comte Waleran de Saint Pol sur
aucuns articles et matières eu devant mises en trai-
tés et proposées sur forme de paix. Et étoit le dit
comte de Saint Pol informé de par le roi de France
et son conseil pour remontrer secrètement et vi-
vement au roi d'Angleterre. Et avec lui fut envoyé
Robert l'Ermite qui de la paix avoit jà traité et
parlé au roi d'Angleterre et volontiers en fut ouï.
Quand le comte de Saint Pol fut venu en Angle-
terre, il trouva le roi et sesfrèresle comte de Kent et
le comte de Hostidonne(Huntingdon) et son oncle
le duc de Lancastre en un très bel manoir que on
dit Ellem (Ellham). Le roi le recueillit doucement
et liement, car bien le savoit faire, et entendit à
toutes ses paroles volontiers; fct lui dit à part:
« Beau frère de Saint Pol, tant que au traité de la
paix à avoir à mon beau père le roi de France,
je m'incline du tout, mais je ne puis pas tout seul
faire ni promouvoir cette besogne. Voire (vrai) est
que mes frères et mes deux oncles de Lancastre et
d'York s'y inclineroient assez tôt; mais j'ai un autre
oncle de Glocestre trop périlleux et merveilleux et
qui en ce met tout le trouble qifil peut, et ne cesse
de traire (tirer) les Londriens à sa volonté ..pour
(t.'oG) DE JEAN FROISSART. 353
mettre une rébellion au pays et pour émouvoir et
faire élever le peuple à l'encontre de moi. Or re-
gardez le grand péril, car si le peuple d'Angleterre
se relevoit secondement à l'encontre de moi, et ils
eussent mon oncle de Glocestre et aucuns autres
hauts barons et chevaliers d'Angleterre qui sont
de leur accord et alliance que bien scais, le rovaume
seroit perdu. Et si n'y sçais comment pourvoir, car
mon oncle de Glocestre est de si merveilleuse ma-
nière et couverte que nul ne se connoît en lui. » —
« Monseigneur, répondit le comte de Saint Pol, il
le vous faut mener pardouces paroles etamoureuses.
Donnez-lui du votre largement. S'il vous demande
quoi que ce soit, accordez lui tout; car c'est la voie
par laquelle vous le gagnerez ; il le vous faut blan-
dir (caresser) tant que vous en aurez fait que le
mariage soit passé et que vous ayez votre femme
amenée en ce pays. Et quand tout sera fait et accom-
pli vous aurez nouvel avis et conseil et aurez bien
puissance de oter les rebelles à vous et mauvais
contre vous. Car le roi de France au besoin vous
aidera. De ce devez vous être assuré. » — ■ « En nom
Dieu, dit le roi, beau frère, vous parlez bien et je
le ferai ainsi. »
Le temps que le comte de SaintPoifut en Angle-
terre il étoit logé à Londres et souvent alloit voir
le roi à Eltham et le duc de Lancastre; et avoient
parlement ensemble, et le plus sur les ordonnances
de ce mariage. Ordonné étoit en France, et le comte
de Saint Pol avoit remontré au roi d'Angleterre,
que le roi de France et ses oncles viendroient à
FROISSART. T. XIII. 23
3 S 4 LES CHRO_N IQUES ( i 5qG ;
Saint Orner et amèneroient la jeune fille qui de-
voit être reine d'Angleterre- et étoit leur intention
que le roi d'Angleterre \iendroit à Calais ; et là en-
tre Saint Orner et Calais les deux rois se verroient;
car de vue et de parjure ensemble c'est conjonction
d'amour, et auroient secrets traités les deux rois et
leurs oncles, sans plus ensoigner planté (beaucoup)
de gens sur la l'orme et ordonnance de paix, avant
que le roi d'Angleterre amenât sa femme en Angle-
terre ; et si paix n'y pouvoit, avoir on alongeroit les
trêves trente ou quarante ans à durer entre les deux
royaumes leurs conjoints et adhérents. Cette ordon-
nance sembla bonne et belle au roi et à son conseil;
et envoya tantôt faire ses pourvéances grandes et
grosses, par mer et par terre àCalais;et aussi firent
tous les seigneurs; et fut. le duc de Glocestre prié de
par le roi d'aller en ce voyage, la duchesse sa
femme et ses enfants aussi; et pareillement les
duchesses d'\ork et de Lancastre; mais celle étoit
toute priée, car elle se tenoit à Eltham de-lez (près)
le roi avec le duc de Lancastre son mari. Et se dé-
partirent le roi et le comte de Saint Pol tous ensem-
ble, et chevauchèrent vers Cantorbie et vers Dou-
vres. Et après eux les suivoient les seigneurs qui
aller en ce voyage dévoient et qui priés en étoient.
A voire (vrai) dire, le comte de Saint Pol, pour rap-
porter ces nouvelles en France devers le roi, passa
premièrement la mer, et vint à Boulogne et là lui
venu, il exploita tant qu'il vint à Paris; et là trouva
le roi de France et ses oncles, et leur recorda com-
ment il avoit besogné. Tous s'en conquièrent et se
(1396) DE JEAN FROISSART. 355
départirent de Paris et approchèrent polit à petit la
cité d'Amiens; et. le roi d'Angleterre et ses oncles
vinrent à Calais et là se logèrent, et grand nombre
de seigneurs et de dames; et le duc de Bourgogne
sur certains traités s'en vint à Saint Orner; et de
toutes ces besognes et approcliements d'amour, et
sur traité de paix, étoient moyens (médiateurs) le
comte de Saint Pol et Robert l'Ermite. Et vint la
nuit de la Notre-Dame en mi-août pour lors le duc
de Bourgogne à Calais, et lui amena le comte de
Saint Pol voir le roi d'Angleterre et ses oncles. Si y
fut recueilli grandement et joyeusement du roi et de
tous les seigneurs. Et eurent là parlement ensemble
sur certains articles depaix, auxquelles choses leroi
d'Angleterre s'inclinoit du tout et n'avoit, au voire
(vrai) dire, cure quelle chose on fit: mais (pourvu)
qu'il eût sa femme.
Quand le duc de Bourgogne eut été à Calais
deux jours et parlementé au roi d'Angleterre sur
les articles de paix, le roi lui dit, crue tous ces procès
il feroit porter en Angleterre et les feroit remontrer
au peuple; car il ni tous les seigneurs qui là étoient
ne les pouvoient conclure ni accorder sûrement
qu'ils se tinssent fermes et stables sans la générale
volonté du peuple d'Angleterre. Et aulrctant bien
y convenoit-il le roi retourner. Si feroit tout un
voyage: « C'est bien, répondit le duc de Bourgogne;
et à votre retour toutes les choses se coucluront et
parferont. »
Sur cet état se départirent le duc "de Bourgogne
et le comte de Saint Pol de Calais, et retournèrent à
23*
3:>G LES CHRONIQUES (1Ô9G)
SaintOmer et delà à Amiens où le roi de France étoit,
et la reine leur fille, et le duc deBerjy et aussi le duc
de Bretagne, car le roi de France l'avoit ma,ndé;
et y étoit venu engrand arroi. Et le roi d'Angleterre
et ses oncles retournèrent en Angleterre, Mais leurs
femmes demeurèrent là, et une partie de leur état,
car ils espéroient retourner ainsi qu'ils firent. En ces
vacations se lit le voyage en Frise des Hainuyers,
premièrement du comte de Hainaut,de Hollande et
deZélande et de son fils le comte d'Ostrevant. Si
vous conterons et remontrerons l'ordonnance, car la
matière le désire.
Vous avez ouï ci-dessus comment le duc Aubert
deBavière etGuillaume son fils, comte d'Ostrevant,
étoient très fort désirants de passer en Frise et de là
employer leur saison pour le pays conquerrez et
aussi étoient les chevaliers et écuyers de leurs pays
de Hainaut, de Hollande et deZélande, dont le dit
duc Aubert étoit par droite succession d'héritage
seigneur et comte. Pour laquelle besogne avancer
et mettre à effet ledit Guillaume comte d'Ostrevant
avoit envoyé en Angleterre un sien écuyer moult
renommé en armes appelle Fier-à-bras de Vertaing
pour avoir l'aide des A ngloisjlequel Fier-à-bras tant
fit et exploita que le roi Richard d'Angleterre, pour
l'honneur de ses cousins de Hainaut avancer, en-
vova aucuns hommes d'armes accompagnés de
deux cents Anglois archers ; et étoient chefs et
capitaines trois seigneurs Anglois nommés l'un
Cornouaille, l'autre Colleville,et du tiers qui n'étoit
que écuyer n'ai-je pu savoir le nom; mais bien ai
(\oQf>) DE JEAN FROISSARÏ . 357
été informé qu'il étoit vaillant homme de son corps
et bien usé d'armes, de guerres et de batailles, et
avoit eu son menton coupé en une rèse (querelle)
où il avoit un peu par avant été; et lui avoit-on
fait un menton d'argent qui lui teuoit à un cor-
delet de soie par à l'entour de sa tête.
Iceux Anglois vinrent à Encuse (Enchuyi>en) à
heure et à temps ainsi que paravant est dit; mais
pour la matière vériiier, j'ai été imformé que le duc
Aubert de Bavière, après plusieurs consultations ou
consaux qu'ils eurent ensemble lui et ses enfants,
c'est à savoir monseigneur Guillaume le comte d'Os-
trevant, son aîné fils, qui étoitun écuyer moult bien
fourni de tous membres, car il étoit grand et gros à
merveilles et de très bon courage; et aussi en ses
consaux étoit moult recommandé; et bien ouïs un
très vaillant écuyer et noble homme à merveille
Guillaume de Croembourg qui très fort enhortoit
et admonnestoit le dit voyage, car il avoit une mer-
veilleuse haine aux Frisons, et leur avoit fait moult
de dépits et de contraires, et leur en lit encore assez
depuis ainsi que vous orrez. Le dit Robert se dé-
partit de la Haye en Hollande avec Guillaume son
(ils, comte d'Ostrevant, et s'en vint en son pays de
liainaut, et par spécial en sa ville de Mons en la-
quelle il lit assembler et convenir les trois états du
pays qui très volontiers, comme à leur droiturier
seigneur obéirent; et eux venus et assemblés il leur
remontra et fit remontrer sa bonne et haute volonté
sur le fait du voyage de Trise, le droit et action
qu'il avoit de ce faire ; et en ces remontrances faisant
358 LES CHRONIQUES (.096)
il leur fit lire plusieurs lettres patentes apostoliques
et impériales, noblement et autenthiquement de
plomb et d'or scellées saines et entières, par lesquel-
les apparoît et apparut évidemment le droit que il
avoit en la seigneurie de Frise, en disant:
« Seigneurs et vaillants hommes , nos sujets ,
vous savez que tout homme doit son héritage gar-
der et défendre; et que l'homme pour son pays et
pour sa terre peut de droit émouvoir guerre. Vous
savez que les Frisons doivent par droit être nos su-
jets et ils sont très inobédients et rebelles à nous et
à notre hautesse et seigneurie, comme gens sans loi
et sans foi; et pour tant (attendu), très chers sei-
gneurs et bonnes gens, que de nous mêmes et sans
l'aide de vous, c'est à savoir de vos corps et de vos
clievances nous ne pouvons bonnement un si haut
fait fournir ni mettre à exécution ,nous vous prions
que à ce besoin vous nous veuilliez aider, c'est à
savoir d'aide d'argent et de gens d'armes, à cette fin
que iceux Frisons inobédients nous puissions sub-
juguer et mettre en notre obéissance. »
Cette remontrance de telle ou de pareille subs-
tance ainsi faite que dit est, tantôt iceux trois états
d'un commun accord et assent (consentement) ac-
cordèrent à leur seigneur le duc Aubert sa pétition
et requête, comme ceux qui très désirants étoient et
ont toujours été trouvés tels, de faire plaisir, service
et toute obéissance à leur seigneur et prince plei-
nement. Et comme j'en ai été informé ils lui firent
tout prestement avoir sur son pays de Hainaut en
deniers comptauts trente mille livres, sans en ce
(i596; DE JEAN FROISSAKT. 35c)
comprendre la ville de Valenciennes, laquelle ville
lit de ce très bien sou devoir, car le duc Aubert avec
son fils, les alla voir et leur lit une pareille requête
que il avoit fait aux Hainuyers en sa ville de
Mons.
Les choses ainsi conclues, ces bons vaillants
princes, le bon duc Aubert et Guillaume son fils .
comte d'Ostrevant, v tant la bonne volonté de leurs
gens, furent moult joyeux et non point de merveilles ;
car ils sentoient et véoient que par eux ils étoient
grandement aimés ; et si en seroient très hautement
honorés. Et pourtant que ils se sentoient assez bien
fournis d'argent et de iinance ils eurent conseil de
envoyer par devers le roi de France, et lui feroient
remontrer l'emprise de leur voyage; et avec ce ils le
prieroient d'aide. Si le firent ainsi. Et y furent en-
voyés deux vaillants chevaliers sages et prudents
qui moùlt bien s'en acquitèrent, c'est à sa\oir mon-
seigneur de Ligne et monseigneur de Jumont, les-
quels étoient deux très vaillants chevaliers et moult
bien aimés des François, et par spécial le seigneur de
Ligne que le roi avoit fait son chambellan et étoit
très bien en la grâce du roi. Si en parla au roi et lui
remontra bien et à point la volonté et emprise de
son seigneur le duc Aubert de Ba\ière, en faisant
sa pétition et requête à laquelle très favorablement
condescendit le roi et son conseil , mêmement le duc
de Bourgogne, pour tant qu'il lui sembloit que sa
fille qui mariée étoit au comte d'Ostrevant en pour-
roit au temps avenir mieux valoir, nonobstant que
plusieurs seigueurs de Fiance en parloient ou par-
3Go LES CHRONIQUES [i5ç,6;
lassent eu diverses manières et assez étrangement
en disant : « Auquel propos nous viennent ces
Hainuyers requérir ni' prier le roi d'aide? Ils voi-
sent (aillent) en Angleterre requérir et prier les An-
glois! Ne voilà pas Guillaume de Hainaut qui puis
un peu de temps a pris le Lieu gertier (jarretière)
pour sa chausse lier, qui est l'ordre et enseigne des,
Anglois, il n'a pas montré en ce faisant que il ait
trop gran d'affection ni amour aux François. »
Les autres, qui plus sages et avisés étoient, ré-
pondoient à ce et disoient: « Yous avez tort, beaux
seigneurs, qui dites tels paroles. Si le comte d'Ostre-
vanta pris le bleu gertier, si ne s'est-il point pour
ce allié aux Anglois, mais s'est du tout allié aux
François. Et que il soit vrai, n'a-t-il pas en mariage
dame Marguerite, la fille de monseigneur Philippe
le duc de Bourgogne, qui est trop plusgrand'alliance
que ne soit un gertier- et ne dites jamais que il ne
doive toujours mieux aimer et faire plaisir aux
François par cette alliance de sa femme que aux
Anglois de son gertier. Et fera le roi très grande-
ment son honneur j et le prix des François en acroî-
tra si il leur fait aide; et aussi fera-t^il comme sage
et bien conseillé. »
Ainsi devisoient les François les uns aux autres
et partaient en moult de manières de ces emprises
d'armes qui étoient en grand bruit pour ces jours.
Dont les aucuns se faisoient ou dévoient faire en
Hongrie ou en Turquie sur rAmorath-baquin, et
les Turcs et les autres en Frise sur les Frisons.
Le roi de France ne tarda guères qu'il fit mettre
(»596) DE JEAN FROISSART. 3fh
sus une armée de cinq cents lances tant de Picards
comme de François, desquels il fit chefs et capi-
taines, pour iceux mener et conduire en Frise en
Paide de ses cousins de Hainaut, monseigneur Wa-
leran, comte de Saint Pol, et monseigneur Charles
de La Bret(Albret), lesquels deux chevaliersétoient
très bien appris et duiz (façonnés) de tels besognes.
Et durent ces deux vaillants capitaines mener
iceux François en la ville de Eyncuse en la basse
Frise, là où l'assemblée se devoit faire, et où on de-
voit monter sur mer pour entrer en la haute Frise,
comme ils firent. Quand ces deux vaillants cheva-
liers, c'est à savoir monseigneur de Ligne et mon-
seigneur de Juin ont virent la bonne volonté du roi
et que ils furent tous certains que la chose étoit
commandée, et jà l'argent des compagnons payé et
délivré, ils s'en vinrent devers le roi j et eu le mer-
ciant de sa bonne providence ils prirent congé qui
leur fut accordé, et s'en retournèrent en Hainaut
par devers leurs seigneurs, monseigneur Aubert et
messire Guillaume le comte d'Ostrevant son fds qui
les recueillirent moult honorablement, car ils avoient
très bien exploité. Si leur recordèrent bien et au
long la douce et débonnaire réponse du roi et de
monseigneur de Bourgogne son oncle qui grande-
mentfestoyés les avoit,etfait moult de beauxdonset
de beauxprésents dont ils remercièrent grandement
leur seigneur le comte Guillaume d'Ostrevant; car
pour l'amour de lui il leur avoit fait tant d'honneur
et de courtoisies que longue chose seroit du recor-
der. Si nous en tairons à tant, mais pour venir au
3f)2 LES CHRONIQUES f,3(,(>
propos ; quand le duc Aubert de Bavière entendit
et sçut que le roi de France lui envoyeroit en son
armée, pour son honneur accroître et avancer, cinq
cents lances, ainsi que vous avez ouï, il appela et
lit assembler tous ses nobles hommes, chevaliers,
écuyers, gentils hommes et vassaux de son pays de
Hainaut; et y furent ceux qui s'ensuivent: Le sei-
gneur de Werchin, son sénéchal de Hainaut, qui
moult étoit vaillant homme et moult renommé en
armes, le seigneur de Ligne, le seigneur de Gom-
mignies que il fit maréchal de ses gens d'armes; le
seigneur de Haverech, messire Michel de Ligne,
monseigneur de Lalaing, messire Willem de Hour-
daingje seigneur de Chin, le seigneur de Cantain ,
le seigneur du Quesnoy, le seigneur de Floyon et
Jean son frère, le seigneur de Boussut, le seigneur
de Jumont qui moult étoit aigre chevalier et ex-
pert sur les ennemis, et dès lors a voit-il les yeux
tous rouges, et sembloient être fourrés de corail ver-
meil, Robert le Roux, le seigneur de Monchiaux,
le seigneur de Fontaines, le seigneur de Senselles;
messireJacquedeSars., messire Willem de Hermiez,
messire Pinchard son frère, le seigneur de Lens, le
seigneur de Bmlaumont; messire Anceaux de Tra-
signies; messire Ote d'Étauffines, messire Gérard
son frère, le seigneur d'Ictre et Jean son frère, mes-
sire Anceaux de Sars, messire Brideaux de Mon tegny,
messire Damaux delà Poulie et messireGuy son frè-
re ;le seigneur de Mastaing, messire FJoridas de Vil-
liers lequel étoit un moult vaillant chevalier et avoit
fait de beaux voyages outre mer sur les Turcs et sur
CtîgôJ DE JEAN FROISSART. 303
les Sarrasins dont il étoit grandement recommandé
pour un très vaillant homme, messire Euslacliede
Verlaing, Fier-à-bras de Verlaing qui tout nouvel
éloit revenu d'Angleterre et avoit recordé à son sei-
gneur le duc Aubert tout ce qu'il avoit labouré en
Angleterre dont le duc étoit moult joyeux, le sei-
gneur de Dousteneve, messire Rasse de Montigny,
messire TiecqdeMerse, le seigneur de Roisin, mes-
sire Jeand' An Jre^nies, messire Persantson frère, et
plusieurs autres écuyers et gentil-hommes. Tous les-
quels assemblés en son hôtel à Mons il, très acer-
tes, les pria et requit que tous se voulsissent (vou-
lussent) armer et appareiller, et aussi pourvoir de
bons compagnons, chacun selon sa puissance, le
mieux en point que faire le pourroient, et voulsis-
sent tous de bonne volonté et par bonne affection,
pour son honneur et le leur avancer, le seuvir (sui-
vre), et être en sa compagnie en sa ville deEyncuse
(Enchuysen) en la basse Frise, à Mecmelic et de là
entour pour avec lui monter en mer et passer en la
haute Frise où il entendoit à être au plaisir de
Dieu à la mi-août prochainement venant, et que la
les attendroit-il, car son intention étoit de aller de-
vant pour tous ses affaires préparer et ses gens d'ar-
mes recueillir et assembler, et aussi Hollandois et
Zélandois émouvoir et induire à son service faire
et son désir accomplir. Tous lesquels chevaliers, sei-
gneurs et écuyers Hainuyers débonnairement et
sans quelconque contredit lui accordèrent sa re-
quête et promirent tout service à faire comme ses
loyaux vassaux. A quoi nulle délàute le dit duc
3G4 LES CHRONIQUES (,^6)
Âubert ni Guillaume le comté d'Ostrevant ne trou-
vèrent; mais très diligemment se préparèrent et or-
donnèrent, et firent tant que à l'entrée du mois
d'août, en Fan mil trois cent quatre-\'ingt seize,
ils furent tous prêts et appareillés et se mirent au
chemin par routes (troupes) ou par compagnies tant
bien étoffées de compagnons et de gens d'armes que
mieux dire on ne pourroit; et s'en allèrent à An-
vers pour monter sur l'eau et aller à Eincuse en
la basse Frise où l'assemblée se faisoit> ainsi que
dit est.
Or pensez si adonc au pays deHainaut que ces
apparents se faisaient et que ces gentils chevaliers
et écuyers et gentils hommes, et aussi plusieurs au-
tresgenlils compagnons, se appareilloient, lesdames
el les damoiselleset plusieurs autres femmes étoient
joyeuses, il vous faut dire, non; car elles véoient
les unes leurs pères, leurs frères, leurs oncles, leurs
cousins, et leurs maris, et les autres leurs amis par
amour qui s'en alloient en cettte guerre très péril-
leuse et mortelle; car à aucunes et plusieurs, bien
souvenoit comment au temps passé les Hainuyers
avec leur seigneur le comte Guillaume y étoient
demeurés morts. Si doutoient encore que ainsi ne
avînt à leurs amis comme il avoit fait à leurs pré-
décesseurs; et moult bon gré en savoient à la du-
chesse de Brabant qui avoit défendu partout sou
pays de Brabant que nul gentil homme ni autre ne
s'y avançât iVy aller. Si eu parlaient les dites dames
souvent à leurs amis, en eux priant que ils.se voulsis-
seht déporter (dispenser) de ce voyage faire; et eu
CyîqBI DE JEAN FROISSAIT. 363
tenoient souvent plusieurs parlements et consaux qui
bien peu leur profitoit. Toutes voies elles en sa-
voient très mauvais gré au bâtard deVertaing, c'est
à savoir à Fier-à-bras ; car elles disoient que c'étoit
celui qui plus avoit ému la besogne.
Quand le duc Aubert et Guillaume son fils eu-
rent ouïe la réponse de leurs bonnes gens de Hai-
naut, ils s'en retournèrent en Zélande et remontrè-
rent aux Zélandois, lesquels décendirent très béni-
gnement à leur requête et pétition jet à ces exploits
l'aire s'inclinoient grandement le seigneur de la
Vère, messire Floris de Borsel, messire Floris
d'Axel, le seigneur de Zenenberglie, messire Clais
de Borsel et messire Philippe de Cortien et plu-
sieurs autres gentils hommes, tous lesquels se mi-
rent prestement en armes et en ordonnance de très
bel arroy, et montrèren très bien à leur appareiller
que ils avoient tous désir de eux avancer.
Après ces choses passèrent les deux seigneurs et
princes dessus dits, c'est à savoir le père et le fils, en
Hollande ; et là pareillement ils firent leurs requêtes
aux Hollandois, spécialement aux barons et bonnes
villes, ainsi qu'ils avoient fait en Hainaut et en Zé-
lande; et à voire (vrai) dire les Hollandois furent
moult joyeux, car sur toutes choses béent (haïssent)
lesFrisons,et par spécial les chevaliers et écuyersdti
pays, pour ce qu'ils ont continuelles guerresensem-
ble sur la mer et sur lesbondes(frontières)des pays,
et prennent et pillent souvent et menu l'un sur l'au-
tre; et pourtant les seigneurs de Hollande, tels que le
seigneur d'Axel, le seigneur d'Ogement, messire
366 LES CHRONIQUES (*5ggJ
Thierry son frère, le seigneur de Brederode, Walc-
ran, son frère, le seigneur de Wassenaer, lcBour-
grave de le Leyde, messire Thierry son frère, mes-
sire Henry deWaldech,messireFlorisd'Alckemade,
le seigneur de Callenbourg, le seigneur d'Aspre,
messire Rustaude Garrowede, Willaume de Cro-
nembourg, qui lors étoit un écuyer d'honneur,
Jean et Henry ses deux fils, le seigneur de la Mer-
wede, messire Jean de Drongle, messire Guevrand
de Gemsberghe, Clais de Sueten, messire Guy de
Poelgbeest et plusieurs autres gentils écuyers et
nobles bomrnes, oyants les supplications et hauts
vouloirs de leurs princes le duc Aubert et Guillaume
son fils, de grand' volonté se offrirent à eux et leur
promirent confort et aide de toute lenr puissance;
et bien le montrèrent, car tout prestement ils se mi-
rent en armes; et aussi firent les bonnes villes et
gens du pays qui livrèrent aux dessus dits seigneurs
et princes grand nombre d'arbalêtries et cranequr-
niers (,), picquenaires w et gens d'armes. Et ne de-
meura guères que de toutes paris gens d'armes se
commencèrent à assembler et venir envers cette
ville de Encuse. Là où l'assemblée se faisoit ve-
noient vaisseaux de toutes parts, et tellement que
on tenoit qu'ils étoient plus de trente mille maron-
niers (matelots); et disoit-on que la ville de Harlem
en avoit seulement livré douze cents; tous lesquels
vaisseaux furent tous retenus et très bien pourvus
de tous vivres et autres habillements de guerre tant
(i) Sorte d'arme qui doonoit son nom à celui qui la portoit. J. A. P.
(2) Gens armés de piques. J. A. B.
(logty DE JEAN FROISSART. 367
suffisants que mieux on ne pourroit; et sans faille
si Ils daiues de Hainaut étoient envieuses pour leurs
liommes, autant bien l'étoient lesZélandois et Hol-
lundois. Et fut vrai c|iieGuil]aume deCronembourg,
pourtant qu'il avoit le nom d'être eelui qui plus
avoit ému et incité la besogne à faire et qui plus les
conseillent au duc Auberl qu'il fît cetle emprise, et
pareillement le seigneur de Merwède qui trop dési-
roit se venger sur les Frisons pour les déplaisirs
qu'ils lui avoient faits, car à la bataille de paravant,
là où le comte Guillaume fut piteusement et doulou-
reusement occis, il avoit perdu trente trois cottes
d'armes de son lignage, dont messire Daniel de
Merwède étoit chef que oneques les Frisons n'en
voulurent prendre un à rançon.
Ces deux, seigneurs, Guillaume de Cronembourg
et le seigneur de Menvède ne s'osoient voir devant
les princesses et les dames de la cour du duc Aubert.
Ne demeura guères que toutes manières de gens
d'armes furent venus et arrivés, et vinrent premiè-
rement les Anglois; si leur fut leur délivrance faite;
et en après vinrent les Hainuyers en très bel arroi;
et les menoient monseigneur le sénéchal de Jumont
et monseigneur de Gommignies qui en étoit maré-
chal qui tout prestement furent aussi délurés; puis
Zélandois, et en après Hollandois; mais les Fran-
çois ne vinrent pas sitôt, aincois (mais) depuis que
toutes manières de gens d'armes furent \enuset as-
semblés et tous prêts pour passer, il convint tarder
onze jours après les François; auquel terme pendant
s'ensuivit un débat entre les Hollandois et les An-
368 LES CHRONIQUES- (i59G)
glois; et sans faute, si n'eût été Guillaume le comte
d'Ostrevant, tous les Anglois eussent été occis des
Hollandois. Lesquels débats rapaisés,et les François
venus, dont on fut moult réjoui, car c'étoient gens
d'armes moult bien babilles detous barnois, on com-
manda que tout homme, quel qu'il fut, se mît en son
vaissel; si fut ainsi fait. Et montèrent toutes maniè-
res de gens jet quand ils furent es vaisseaux, ils levè-
rent les voiles et se commandèrent à Dieu et com-
mencèrent à singler parmi la mer qui étoit belle,
coie et serie(sereine),etsembloitparfaitementqu'elle
désirât eux faire plaisir. Et tant y avoit de vais-
seaux, s'ils eussent été arrangés l'un après l'autre de
devers Encuse (Encbuysen) jusques à la bande
(frontière) de Cundren (Ruynder)qui est en la houte
Frise où ils contendoient à descendre comme ils
firent, où il y a douze lieues d'eau, ils eussent bien
couvert toute la marine; mais ils alloient de front
tant ordonnément que mieux on ne pourroit.
Si vous lairrons un petit à parler d'eux; et parle-
rons des Frisons lesquels, comme j'ai été informé,
étoient de long-temps avertis de la venue du ditduc
Aubert et de la grand' puissance de gens d'armes
que il amenoit sur eux, pourquoi iceux Frisons;
quand ils sçurent et entendirent qu'ils auroient la
guerre, ils se mirent ensemble et firent convenir les
plus sages bommes de leurs terres pour sur cette
grand' besogne avoir avis comme pour le mieux ils
se pourroient ordonner et tenir. Et combien qu'ils
en tinssent ou eussent tenu quelconques consaux,
si étoit leur intention telle, que ils combattroient
'.5q6) DE JEAN FROISSART. 30g
leurs adversaires tantôt et tout prestement que ils
les sauraient et sentiraient sut leurs pays. Et di-
-soient entre eux que mieux ils aimoient à mourir
francs Frisons que «à être à nul quelconque roi ni
prince en servage ni'subjection; et que pour tous
mourir ils ne se départiroient de combattre leurs
ennemis. Et ordonnoient en leurs consaux que jà
homme ils ne prendraient à rançon tant grand fût;
mais mettraient tous à mort et à perpétuel exil.
Entre eux avoit un moult noble homme grand à
merveille et puissant homme, et véritablement il
excédoit tout le plus grand Frison de toute Frise de
toute la tête et plus; et étoit nommé en la terre Yve
Joucre;et Hollandois,Zélandois ctHaynuniers l'ap-
peloieul le grand Frison. Cestui (ce) vaillant homme
étoit moult recommandé en Prusse, en Hongrie, en
Turquie, en Rhodes et en Chypre où il avoit fait
plusieurs grands et nobles faits d'armes de soncorps,
tant que sa renommée étoit partout connue. Quand
il ouït les Frisons parler de combattre leurs adver-
saires, il répondit et dit: « O vous nobles hommes et
francs Frisons, sachez qu'il n'est chance qui ne re-
tourne. Si par vos vaillanlises vous avez autrefois
Hainuyers, Hollandois et Zélandois déconfit, sa-
chez que maintenant ceux qui viennent sont gens
tous appris de guerre; et croyez de certain que ils
feront tout autrement que leurs prédécesseurs ne
firent; et verrez que ils ne s'abandonneront point,
mais seront tous avisés et maintenus de leur fait.
Et pourtant je conseillerais que nous les laississiè-
raes venir et entrer si avant que ils pourront, et
FROISSART. T. XIII. 1 \
3;o LES CHRONIQUES (unf>)
gardissions nos villes et forteresses et les laississions
aux champs où ils se dégâteront. Notre pays n'est
point pour eux longuement soutenir. Nous avons
plusieurs bonnes land\veres,ce sont bons fossés ou
digues ^\j si ne pourront aller ni venir aval le pays,
car ils n'y pourront chevaucher ni aller à cheval, et
ils ne peuvent planté (beaucoup) aller à pied; et
pourtant ils seront tantôt si tannés (fatigués) que ils
se dégâteront et s'en retourneront quand ils auront
ars dix ou douze villages; si ne nous grèvera ainsi
que rien, toujours les refera-t-on bien.Etsi nousles
combattons, je me doute que nous ne serons point
assez forts pour eux combattre à une fois; car, à ce
que j'ai entendu et sçu par certaine relation, ils sont
plus de cent mille têtes armées. » Et il disoit voire
(vrai) car ils étoient bien autant ou plus. A ces pa-
roles seconsentoient assez trois vaillants chevaliers
Frisons qui nommés étoient l'un, messire Feu de
Dockercq, l'autre, messire GuérardCamin,etle tiers
messire Thuy de Walting; mais le peuple nulle-
ment ne s'y consentoit point; et aussi ne faisoient
plusieurs autres nobles hommes que ils appellent au
pays les ekns (2) c'est-à-dire les gentils hommes ou
les juges des causes, et tant opposèrent à cestui
grand Frison, que il fut entre eux conclu que sitôt
que ils sauraient leurs ennemis arrivés ils les com-
battraient ;et demeurèrent tous sur ce propos ^pour-
tant se mirent tous prestement en armes; mais à voire
(vrai) dire ils étoient très pauvrement armés et n'a-
( i) Ces derniers mots paroisser.t une ancienne note que les copistes
auront fait entrer dans le texte pour expliquer !e mot laudwercs, J. A. B.
(2) EliUrs eu anciens. J. A. J.
Çt5g6J DE JEAN FROISSART. 3;i
voient les plusieurs quelconques armures défensives,
si non leurs vêtures qui étoient de gros bureaux et
gros draps, ainsi que on fait les flassarses(couvertures)
des chevaux. Les aucuns étoient armés de cuir et les
autres de haubergeons tous enrugnis (rouilles) ; et
sembloit proprement qu'ils dussent faire un chari-
vari les plusieurs. Mais si en avoient-ils aucuns qui
étoient assez bien armés.
Ainsi se mirent ces Frisons en armes jet quand ils
fuient habillés et prêts, ils s'en allèrent en leurs égli-
ses, et là prirent les crucifix, gonfanons et croix de
leurs églises et s'en vinrent par trois batailles, dont
en chacune avoitbiendix mille combattants, jusques
à une landwere, c'éloit une défense d'un fossé qui
étoit assez près de là, où Hainuyers, Hollandois et
Zélandois dévoient prendre terre et port, et là s'ar-
rêtèrent. Et bien les véoient Hainuyers, Hollandois
et Zélandois, car ils étoient jà comme tous arrivés et
vouloient descendre jus des vaisseaux. Et fut vérité
que le jour que le duc Aubert et ses gens arrivè-
rent, il étoit le jour Saint Barthélémy par un di-
manche en l'an dessus dit. Quand ces Frisons virent
leurs adversaires ainsi approcherais issirent environ
six mille hommes de leurs gens sur les digues pour
aviser si ils pourroient détourner (troubler) à leurs
ennemis le descendre; mais entre ces Frisons y eut
une femme vêtue de bleu drap qui comme folle et
enragée se bouta hors des Frisons et s'en vint par-
devant le navire des Hainuyers, Hollandois et Zélan-
dois quis'apparcilloient pour combattre leurs enne-
mis et avisoient la manière d'eux et que cette femme
ai*
3'-2 IES CHRONIQUES (i'5gjS)
youloit faire ;laqueile femme vinttauten approchant
ieeux Hainuycrs qu'elle l'ut près d'eux le trait d'une
flèche. Tantôt cette femme là venue, elle se tourna
et leva ses draps, e'est à savoir sa robe et sa chemise
et montra son «derrière aux Hainuycrs, Hollandois
et Zélandois et à toute la compagnie qui voir le
voulut, en criant aucuns mots, ne sçais pas quels, si
non qu'elle dit en son langage: « Prenez là voire
bien venue. » Tantôt que ceux des nefs et des vais-
seaux perçurent lamauvaiseté de cette femme, ils ti-
rèrent après flèches et viretons (javelots). Si fut tout
prestement enferrée par les fesses et par les jambes,
car au voire dire ce serabloit neige qui volât vers elle
du trait que on lui envoyoit. Et ne demeura guères
que les aucuns ne saillirent hors des nefs, les aucuns
en l'eau et les autres dehors; et se mirent à course
après cette malheureuse femme, les épées toutes nues
en leurs mains; si fut tantôt prise et atteinte, et fina-
lement toute dépecée en cent mille pièces ou plus;
et tandis (cependant) s'avançoient toutes manières
de cens d'armes à issir horsdes nefs etdes vaisseaux,
et s'en vinrent contre ces Frisons qui les reeurent
par leur très grand'vaillance et les repoussoient et
reboutoient de longues piques, et les aucuns abat-
toient par terre de longs bâtons ferrés au bout et
bien bandés départ enpart.Et pour voire(vrai)dire,
à prendre terre il y eut moult de faits d'armes faits,
et plusieurs hautes et bien vaillants emprises, car
de morts et d'abattus il en y eut sans nombre; mais
parla force desarchers eterenequineurs, Hainuycrs,
Hollandois et Zélandois, et tous les autres qui se
(>5ô6) DE JEAN FIlOliSART. '^3
eomballoicnt par tics belle ordonnance, gagnèrent
sur les Frisons la digue et la place, et demeurèrent
victorieux pour celte première emprise. Et là sur
celte digue se arrangèrent-ils moult ordounément,
chacun sous sa bannière eu attendant Ton l'autre. Et
véritablement quand ils furent tous arrangés, ils le-
î] oient plus de demie lieue de long. Ces Frisons cjui
a voient été reboutés et qui avoient perdu cette di-
gue se retrairent (retirèrent) entre leurs gens qui
étoient bien trente mille tous enclosenune landwere
dont avoient jeté la terre par devers eux ; et étoit le
fossé très parfont (profond), lequel fossé n'étoit
point loin de là , car très bien les pouvoient voir les
Hainuyers , liollandois et Zélandois et François
qui rangés étoieat sur cette digue. ILl en cette ordon-
nance firent-ils tant et si longuement que toutes ma-
nières de gens furent liors des nefs et des vaisseaux ,
et tous leurs habillements et aucunes lentes très bien
dressés, et se reposèrent et aisèrent ce dimanche et
le lundi en avisant leurs ennemis les Frisons; et y
eut fait en ces deux jours plusieurs escarmouches
et faits d'armes.
Quand ce vint le mardi au matin ils furent tous
prêts de côlé et d'autre; et adonc furent faits plu-
sieurs nouveaux chevaliers entre les Uainuyers,Ho-
landois et Zélandois; et étoit ordonné que Frisons
seroient combattus. Si se mirent tous ces Hainuyers
Hollandois, Zélandois avec leurs aidants en bataille
très ordonnéiuent, et leurs archers entre eux et
devant; et puis firent sonner trompettes, et en ce
faisant ils commencèrent à venir pas à pas pour
374 LES CHRONIQUES (td9G)
passer ce lusse. Lors vinrent Frisons avant qui
se défendoient et archers tiroient sur eux. Mais
ces Frisons se couvroient de targes et de la terre du
fossé qui étoit haute devers eux. Néanmoins ifs
lurent approchés de si près que plusieurs Hollandois
se boutoïent en ce fossé et faisoient ponts de lances
et de piques, et par très merveilleuse manière com-
mencèrentà envahir ces Frisons lesquelsdéfendoient
le pas très vaillamment et ruoient les coups si grands
sur ceux qui vouloient monter sur la digue du fossé
que ils les rejeloient tous plus étendus en ce fossé.
Maislcs Hainuyers, Hollandois, Zélandois, François
et Anglois étoientsi fortarmés que lesFrisons ne les
pouvoient endommager, ni autre mal ne leur fai-
soient que ruer par terre; et là étoient les faits der-
mes et les appertises montrées et vues si grands et
si nobles que ce seroit chose impossible de tout rc-
corder. Là s'acquittoient ces nouveaux chevaliers
qui désiroient faire armes et mettre leurs ennemis
au dessous, lesquels se défendoient très merveilleu-
sement et aigrement; car au voire (vrai) dire ce sont
forts hommes, grands et gros, mais ils étoient très
mal armés ; et y avoit plusieurs tous déchaux
sans chausses et souliers, combien que tous se dé-
fendissent par très grand courage.
En ce foulis et merveilleux assaut où étoient plu-
sieurs durs et horribles rencontres, etgrandspoussis
de lances et de piques,et grands martelets de haches
que avoient les Frisons lesquelles étoient à manière
de cuinguies (cognées) à abattre bois, bien ban-
dées de fer au longdeshaustes(manches), trouvèrent
(i3g6) DE JEAN FROISSART. ^5
monseigneur de Ligne, monseigneur le sénéchal de
Hainaut, monseigneur de Jumont et plusieurs au-
tres seigneurs de Hainaut atout (avec) leurs gens,
en tournant et en environnant cette landwere, une
frète (passage) où ils passèrent outre et vinrent sur
ces Frisons où ils se boutèrent aux fers des lances
tellement que les Frisons furent comme tous ébahis;
et laissèrent plusieurs des Frisons le fossé et la di-
gue que ils défendoient aux Hollandois, et s'en vin-
rent férir sur ces Hainuyers qui les reçurent très
vaillamment et tellement que ils les firent partir et
ouvrir. Et lors Hollandois et Zélandois passèrent ou-
tre ce fossé et s'en vinrent aussi bouter et plonger
en ces Frisons, et les commencèrent très fort à espar-
tir (dissiper), puis çà puis là.
En cette griève et horrible bataille fut mort et
occis le grand Frison que ils nommoient Yve Jou-
cre. Si ne demeura guères après que Frisons s'éba-
tirent tellement que ils commencèrent à fuir qui
mieux mieux, et laissèrent la place à leurs adversai-
res;mais la chasse fut grande et horrible, car on n'y
prenoit nully (personne") à rançon; et par spécial les
Hollandois les tuoient tous. ]Ni même ceux qui
éloientpris des Hainuyers, des François ou des An-
glois; si les tuoient-ils en leurs mains.
Entre ces Hollandois étoient monseigneur Wil-
lem de Cronembourg et ses deux fils Jean et Henry,
qui nouveaux chevaliers étoient devenus la matinée,
qui merveilleusement s'aquittoient de faire armes
et d'occir Frisons; et bien montroient à leur sem-
blant que petit les aimoient. A vous dire finablement,
3y6 LES CHRONIQUES ÇiSgQ
Frisons turent déconfits, et en y demeura la plus
grand'partie de morts sur les champs. Aucuns peu lu-
rent pris, environ cinquante, qui depuis furent me-
nés à ïa Haye en Hollande et y furent grand1 pièce de
temps. Et doit on savoir que le seigneur de Cundren
(Kuynder), c'est à savoir le seigneur de la terre où le
duc Aubert et ses gens étoient descendus, s'éloit
rendu au duc Aubert le lundi ■ devant jet furent lui et
ses deux fds en la bataille entre les Frisons, lesquels
deux fils furent depuis grand temps de-lez (près) le
duc Aubert et son fils le duc Guillaume tant en
Hollande, en Zélande comme enHainaut.
Après cette déconfiture se tournèrent Hainuyers,
Hollandois, Zélandois, François et Anglois au dit
pays de Cundren (Kuynder) en prenant villes et
forteresses; mais certainement ils y conquêtoient
bien petit, car les Frisons les adommageoient trop
grandement par aguets et par rencontres. Et quand
ils prenoient aucuns prisonniers si n'en pouvoit-on
rien avoir, ni ils ne se vouloient rendre, mais se
combattaient jusejues à lamortjetdisoientque mieux
aimoient à mourir francs Frisons que être en nulle
subjection de seigneur ou de prince. Et quant est
aux prisonniers que on prenoit, on n'en pou voit
traiue (tirer) quelque rançon ; ni leurs amis etparents
ne les vouloient racheter; mais laissoient l'un l'autre
mourir es prisons, ni jamais autrement ne vouloient
racheter leurs gens, si non que, quand ils prenoient
aucuns de leurs adversaires ils rendoient homme
pour homme. Mais si ils sentaient que ils n'eussent
nuls de leurs gens prisonniers, certainement ils
(i3o6) DE JEAN FROISSA RT. ^77
tuoient et mettoient tous leurs ennemis à mort.
Quand ee vintau bout de six semaines, et que jà on
a voit ars moult do villes et de villages, et abattues
plusieurs forteresses qui n'étoient point de trop
grand' valeur, le temps se commença très fort à refroi-
dir et à pleuvoir moult fort, si que à peine il pleuvoit
tous les jours. La mer s'enfloit et s'engrossoit et si
.se tempêtoit souvent par les vents qui fort s'élevoicnt.
Le duc Aubert et Guillaume son fils ce véant pro-
posèrent de eux mettre au retour et revenir en la
basse Frise dont ils étoient partis, et de là en Hol-
lande pour plus convenablement passer la mer en
biver qui étoit instant. Si le firent ainsi, car ils se mi-
rent au retour et firent tant qu'ils furent à Eincuse
(Enchuysen);etlàdonnèrenticeux seigneurs etprin-
ces congé à toutes manières de gens d'armes, et par
spécial aux étrangers que ils contentèrent très
grandement, et leur payèrent très bien leurs soul-
dées (solde) et si les remercièrent de la bonne aide
et service que fait leur avoient.
Ainsi se défit cette armée de Frise et n'y conquê-
lèrent aucune chose pour cette saison. Mais dedans
le terme de deux ans après, iceux deux nobles prin-
ces, c'est à savoir le duc Aubert et Guillaume sou
lils,comted'Ostrevant, etadonc gouverneurdeHai-
naut y r'allèrent la seconde fois et y conquirent
grandement et largement, et y firent moult de bel-
les prouesses, ainsi que au plaisir de Dieu ci après
apperra. Mais nous en nous tairons à tant et parle-
rons de l'ordonnance des noces du roi d'Angleterre
et de la fille de Frnnce.
37# LES CHRONIQUES (,596)
CHAPITRE LI.
COMMENT L'ORDONNANCE DES NOCES DU ROI d'AngLE-
TERRE ET DE LA FILLE DE FrANCE SE FIT ET COMMENT
le roi de France lui livra en sa tente entre Ardre
et Calais.
Voussçavez comment le roi d'Angleterre, quand il
eut été à Calais et là séjourné avec ses oneles et
plusieurs prélats et barons d'Angleterre de son con-
seil et parlementé au duc de Bourgogne sur cer-
tains traités et qu'il fut retourné en Angleterre, il
s'y tint tant que la Saint Michel fut venue et que
les parlements généraux se tenoient au palais de
Wesmoustier. Et entretant (cependant) on fit ses
pourvéances à Calais grandes et grosses, et aussi à
Guines et de tous les seigneurs d'Angleterre; et là
étoient envoyées la greigneur (majeure) partie des
ports et des havenées (havres) d'Angleterre et de là
la rivière de la Tamise, et aussi on en prenoit grand'
foison en Flandre, à Bruges, au Dam, et à l'Écluse.
Et toutes ces pourvéances venoient par mer à Ca-
lais. Pareillement pour le roi de France et son frère
le duc d'Orléans et leurs oncles, et des prélats et
barons de France, on faisoit grands pourvéances à
Saint Orner, à Aire, à Therouenne, à Ardre, à le
(i506) DE JEAN FROISSART. 379
Montoire, à Bavelinghen et en toutes les maisons et
abbayes de là environ,- et n'y étoit rien épargné ni
d'un côté ni de l'autre; et s'efïbrçoient tous les offi-
ciers des seigneurs l'un pour l'autre; et par spécial
l'abbaye de Saint Bertin étoit fort remplie de tous
biens pour recueillir les royaux.
Quand les parlements d'Angleterre qui sontetse
font par usage tous les ans au palais du roi à Wes-
mouslier furent passés, et commencent à la Saint
Michel, et ont ordonnance de durer quarante jours,
mais pour lors on les abrégea, car le roi n'y fut que
cinq jours; et furent ces cinq jours remontrées les
besognes du royaume les plus près touchants et les
plus nécessaires, et par spécial celles qui à lui ap-
parlenoient et pour lesquelles il étoit retourné et
là venu de Calais; il se mit au chemin, et aussi
firent ses deux oncles Lancaslre etGlocestre,et tous
les prélats barons et chevaliers d'Angleterre qui du
conseil étoient et qui écrits et mandés étoient; et
tant exploitèrent que tous passèrent la mer et se
trouvèrent à Calais. Le duc Aimond d'York ne
passa point la mer et demeura en Angleterre, et aussi
ne fit le comte Derby, et demeurèrent derrière pour
garder en Angleterre jusques au retour du roi.
Quand le roi d'Angleterre et ses oncles furent ve-
nus à Calais, ces nouvelles furent tantôt siguifiées
aux seigneurs de France qui se tenoient en la mar-
che de Picardie. Si s'en vinrent à Saint Orner, et se
logèrent le duc de Bourgogne et sa femme en l'ab-
baye de Saint Bertin.
Tantôt que le roi de France sçut que le roi d'An-
3#o LES CHRONIQUES (i5oG
gletcrre étoit venu à (Valais, il y envoya le comle de
Saint Poî voir le roi et lui dire de leur ordonnanee
comment on vouloit en France quelle se fît. Le roi
d'Angleterre y entendit volontiers, car grand' plai-
sance il prenait à la matière. Or retournèrent à Saint
Orner eu la compagnie du comte de Saint Pol,le
due de Lancastre., et son fds messire Beau fort de
Lancastre et le duc de Glocestre et OlTrem (Ilum-
phey) comte de Rostellant (Uutland) lils au duc
de Glocestre, et le comte Maréchal, le comte de
JJoslidonne (Hunlingdon) chambrelan d'Angle-
terre, et grand'foison de barons et de chevaliers,
iesquels turent grandement et bien recueillis du duc
de Bourgogne et de la duchesse; et là vint aussi le
duc de Bretagne; et avoit laissé le roi de France à
Aire et la jeune reine d'Angleterre sa fille.
Vous devez savoir que toute la peine et diligence
que on put mettre à bien fêter ces seigneurs d'An-
gleterre on le fit et mit; et leur donna la duchesse
de Bourgogne grandement et richement à dîner; et
fut la duchesse de Lancastre à ce dîner, et la du-
chesse de Glocestre, et ses deux filles, et ses fils; et
y eut donné graud'foison de mets et d'entremets, et
grands présents nobles, et richesses de vaisselled'or
et d'argent et de toutes nouvelles choses, et. rien n'y
eut épargné en état tenir, tant que les Anglois s'en
émerveilloient où telles richesses pouvoient être
prises. Et par spécial le duc de Glocestre en avoit
grands merveilles, et disoit bien à ceux de son con-
seil que au royaume de France est toute richesse
et puissance. Ce duc de Glocestre pour le adoucir
•(i3yG) DE JEAN FROISSART. 38 1
et mettre en bonne voie de raison et de humilité,
car les seigneurs de France savoient qu'il otoit liaul
et dur en toutes concordances, on lui faisoit et
ràontroit tous les signes d'amour et de honneur
qu'on pou voit. Néanmoins tout ce, il preuoit bien
les joyaux que on lui donnoit et présentait, mais
toujours demeuroit la racine de la rancune dedans
le cœur, ni oneques, pour chose que les François
sçussent faire, on ne le put adoucir qu'il ne demeu-
rât toujours fel(dur) el cruel entoutesréponsespuis-
qu'elles Iraitoient et parloient de paix. François
sontmoult subtils, mais tant queàlui ils n'ysçavoient
comment avenir- car ses paroles et ses réponses
éloient si couvertes que on ne les savoit comment
entendre ni sur quel bout prendre; et quand le duc
de Bourgognecn vit la manière, si dit à ceux de son
conseil: « JNous perdonsquant(autant)que nous met-
tons à ce duc de Glocestre, car jà tant qu'il vive
il ne sera paix entre Fiance et Angleterre. Mais trou-
vera tou jours nouvelles cauleiies(ruses)ct. incidences
par quoi les haines s'engendreront et relèveront es
cœurs des hommes de l'un royaume et de l'autre,
c/^r il n'entend ni ne pense à autre chose. Et si le
grand bien que nous véons au roi d'Angleterre n'é-
toit pas, par quoi au temps avenir nous en espérons
mieux valoir, pour vérité il n'auroit j'à à femme
notre cousine de France. »
Quand le duc et la duchesse de Bourgogne, la
corn I esse de Nevers et la comtesse de Saint Pol, et
les dames et seigneurs deFrance eurent reçu ces sei-
gneurs et dames d'Angleterre et festoyés si grande-
382 LES CHRONIQUES (.596)
ment comme vous avez ouï, en laquelle recueillette
(réception) fut avisé et ordonné comment, où et
quand les deux rois s'encontreroicnt ettrouveroient
sur les champs, et seroitau roi d'Angleterre délivrée
sa femme, congé fut pris et donné de toutes parties,
et retournèrent les deux ducs d'Angleterre, leurs
femmes, enfants et tous leurs barons d'Angleterre
et chevaliers aussi qui là avoient été à Calais, devers
le roi auquel ils recordèrent comment on les avoit
recueillis et festoyés etgrandement enrichisde dons
et de joyaux. Ces paroles et louanges plurent gran-
dement au roi d'Angleterre, car il étoit bien joyeux
quand il oyoit bien dire du roi de France et des
François, tant les avoit-il jà énamourés pour la cause
de la fille du roi qu'il tendoit à avoir à femme. Assez
tôt après vint le roi de France à Saint-Omer et se
logea enl'abbaye de Saint Bertin_,et bouta touthors
ceux et celles qui logés y étoient,et amena le duc de
Bretagne en sa compagnie; et furent ordonnés aller
à Calais parler au roi et à son conseil les ducs de
Berry, de Bourgogne etdeBourbon,etse départirent
de Saint Orner; et chevauchèrent devers Calais, et
firent tant qu'ils y vinrent. Si furent recueillis du
roi et des seigneurs grandement et joyeusement, et
leur fut faite la meilleure chère comme on put, et
eurent là les trois ducs dessus nommés certain et
spécial traité au roi d'Angleterre et à ses oncles. Et
cuidèrent (crurent) adonc moult de gens de France
et d'Angleterre que paix fût accordée entre France
et Angleterre; et étoient presque sur cet état, et s'y
assentoit assez pour ce temps le duc deGlocestre;
(i5g6) DE JEAN FROISSART. 383
car le roi l'avoit si avant mené de paroles, que pro-
mils là on paix se feroit qu'il feroit son fils Offrem
(Humphrey) comte de Rochestre en héritage, et
feroit valoir la dite comté par an de revenue à qua-
tre mille livres l'estrelin,et au dit duc de Glocestre
son oncle il donneroit, lui retourné en Angleterre,
en deniers appareilléscinquante mille nobles. Si que,
par la convoitise de ces dons, le duc de Glocestre
avoit grandement adouci ses dures opinions, tant
que les seigneurs de France qui là étoient venus
s'en aperçurent assez et le trouvèrent plus humble
et doux que oneques mais n'avoient fait. Quand
tout fut ordonné ce pourquoi ils étoient là venus, ils
prirent congé au roi et aux seigneurs et s'en retour-
nèrent arrière à Saint-Omer devers le roi de France
et le duc d'Orléans son frère qui là les attendoient,
et recordèrent comment ils avoient exploité. Le roi
de France se départit de Saint-Omer et s'en vint
loger en la bastide d'Ardre, et le duc de Bourgogne
à le Mon toi re, le duc de Bretagne en la ville d'Os-
que et le duc de Berry à Bavelinghen; et furent
tendus sur les champs de toutes parts tentes et trefs
(pavillons), et tout le pays rempli de peuple tant de
France comme d'Angleterre; et vint le roi d'Angle-
terre loger à Guynes, e! le duc de Lancastre avec-
ques lui, et le duc de Glocestre à Ham. La nuit
St. Simon et Saint Jude qui fut par un vendredi,
en l'an de grâce notre Seigneur mille trois cent
quatre-vingt et seize, sur le point de dix heures, se
départirent lesdeux rois, chacun avec ses gens, de sa
lente, et s'en vinrent tout à pied l'un contre l'autre
384 LES CHRONIQUES (1096)
et sur une certaine place de terre 011 ils se dévoient
trouver et encontrer. El là étoient rangés tout d'un
lez(coté)quatrc cents chevaliers François arméstout
au clair et les épées es mains, et d'autre part pareille-
ment quatre cents chevaliers Anglois armés comme
dessus; et étoient ces huit cents chevaliers hayés
l'en haie) et rangésd'une part et d'autre, et passèrent
les deux rois tout au long parmi eux et étoient me-
nés et adextrés par ordonnance que je vous dirai.
Leduc de Lanças tre etleducdeGlocestremenoient
et adextroient le roi de France; les ducs de Berry
et de Bourgogne menoient et adextroient le roi
d'Angleterre; et ainsi tout le pas ils s'en vinrent
parmi ces huit cents chevaliers; et quand les deux
rois vinrent si près que pour encontrer l'un l'autre,
les huit cents chevaliers s'agenouillèrent tout bas à
terre et pleurèrent de pitié. Les deux rois à un chef
s'encontrèrent; si s'inclinèrent un petit et se prirent
par les mains; et amena le roi de France en sa tente
laquelle étoit belle, riche et bien ordonnée; et les
quatre ducs se prirent par les mains et suivirent de
près les deux rois et les chevaliers. Les François
d'un côté, les Anglois de l'autre, se tinrent sur
leur état regardant l'un l'autre et par bonne et
humble manière, et point ne se départirent de la
place tant que tout fut achevé; et fut trop bien avi-
sée la place et la terre où. les deux rois s'encontrè-
rent et prirent par les mains l'un l'autre;et fut dit et
avisé que droit sur cette pièce de terre on fonde-
roit et ordonneroit une chapelle en l'honneur de
(ï5</> DE JEAN FROISSART. 385
Notre Dame de la grâce. Je ne sçais si rien en fut
fait.
Quand les rois de France et d'Angleterre qui se
tenoieut par Jes mains entrèrent en la tente du roi
de France, les ducs d'Orléans et de Ikmvbon vinrent
au-devant et s'a«enouillèrent devant les rois. Les
O
deux rois s'arrêtèrent, et les firent lever, les six
ducs se recueillirent en front et mirent en parole
ensemble; et les deux rois passèrent outre et s'ar-
rêtèrent sur le pas, et parlementèrent un espace
ensemble. Entretant (cependant) on appareilla vin
et épices;etservit dudrageoir et des épices le roi de
France, le duc de Berry; et de la coupe et du vin,
le duc de Bourgognc;£tle roi d'Angleterre, pareil-
lement le duc de Lancastre, et le duc de Gloccstre
de vin et des épices.
Le vin et les épices prises des deux rois, cheva-
liers de France et d'Angleterre reprirent les dra-
geoirs, et les épices, et les coupes, et le vin, et servi-
rent les prélats , les ducs et les comtes; et après les
écuyers et gens d'office firent ce métier; et tant que
tous ceux qui dedans la tente éloienl eurent vin et
épices, et entretant sans nuls empêchements, parle-
mentèrent les deux rois ensemble. Cet état et affaire
passés, les deux rois prirent congé ensemble et tous
les seigneurs l'un à l'autre, et retournèrent le roi
d'Angleterre et ses oncles en leurs tentes, et tantôt
s'ordonnèrent, et montèrent aux chevaux et se dépar-
tirent et retournèrent vers Calais; le roi a Guines
et les ducs de Lancastre et de Glccestre à Ham, et
les autres à Calais etchacunà son logis;pareillement
FROÏSSART. T. Xlll. 2 5
38G LES CHRONIQUES ( 1 596)
le roi de France à Ardres, le duc d'Orléans avec-
ques lui et le duc de Berry à Tournelien à son logis,
le duc de Bourgogne à le Montoire, et ainsi de lieu
en lieu tant qu'ils furent tous logés, et n'y eut plus
rien fait pour le jour,- et demeurèrent les tentes du
roi de France et des seigneurs sur les champs.
Quand ce vint le samedi jour de saint Simon et
saint Jude, sur le point de onze heures, le roi d'An-
gleterre, ses oncles et tous les hommes d'honneur
•d'Angleterre qui avecques le roi passé la mer
avoient, vinrent devers le roi de France en sa tente,
•et là furent recueillis sollemnellement du roi,deson
frère, des oncles et des seigneurs ; etparloient cha-
cun à son pareil joyeuses paroles; et là furent les ta-
bles ordonnées ; premièrement celle pour les rois qui
fut longue et belle; et le dressoir couvert de noble
vaisselle et de grandes richesses. Et séyrenl les deux
rois tant Seulement à une table; le roi de France au-
dessus le roi d'Angleterre, et le roi d'Angleterre au
dessous, assez loin de l'autre;et servirent devant les
roislesducsdeBerry,deBourgogneetdeBourbon;et
là ditleducde Bourbon plusieurs joyeuses paroles et
gailles(plaisanteries)pour faire rire les rois, les ducs
de Berry et de Bourgogne et les seigneurs qui devant
la table étoient; car ce duc dont je parle fut moult
joyeux; et dit tout haut, adressant sa parole au roi
d'Angleterre: « Monseigneur le roi d'Angleterre,
vous devez faire bonne chère; vous avez tout ce que
vous désirez et demandez; vous avez votre femme
ou aurez, elle vous sera délivrée. » Donc dit le roi
de France: « Bourbonnois, nous voudrions que no-
(logo) DE JEAN FROISSA RT. 38^
tre fille fût autant âgée comme notre cousine de
Saint-PoJ est. Elle prendroit notre fils d'Angleterre
en plus grand gré et il nous eût coûté grandement
du notre. » Cette parole ouït et entendit le roi
d'Angleterre. Si répondit en s'inclinant devers le
roi de Fan ce. Et Fut la parole adressée au due de
Bourbon, pourtant que le roi avoit fait comparaison
de la fille au comte de Saint-Pol: « Beau père, l'âge
que notre femme a nous plaît grandement bien, et
nous n'aimons pas tant le grand âge d'elle cfue nous
faisons l'amour et la conjonction de nous et de nos
royaumes; car là où nous serons ensemble d'un
accord et d'une alliance, il n'est roi chrétien ni au-
tre qui nous puist (puisse) porter contraire. »
Ce dîner passé en la tente du roi de France qui
fut bien brief, on leva les nappes. Les tables fu-
rent abbaissées. On prit vin et épices. Après tout ce
fait, la jeune reine d'Angleterre fut amenée en la
place et dedans la tente du roi, accompagnée de
grand nombre de dames et de damoiselles. Et là fut
délivrée au roi d'Angleterre; et lui bailla le roi son
père par la main. Sitôt que le roi d'Angleterre en
fut saisi, et congé fut pris.de toutes parts, on mit la
jeune reine d'Angleterre en une litière moult riche
qui étoit ordonnée pour elle; et de toutes les dames
de France qui là éloient n'en allèrent nulles avec-
ques la reine fors la dame de Coursy (,). Là étoient
(i) S.ilmon, dans un récit manuscrit Je ses ambassades qui complet fe
celte édition dit , q e quand la reine aperçut que les seigneurs et
daines se départaient ; et que tousse» gens la laissoicul, elle requit au
2.)
388 LES CHRONIQUES (i3g6,l
les clames d'Angleterre, les duchesses de Lancastre,
d'York, de Glocestre, d'Irlande, la damedeMan, la
dame de Ponnins(Poyninys) et grand nombre d'au-
tres hautes dames qui recueillirent la reine Isabel
d'Angleterre à grand' joie. Tout ce fait ,et les dames
appareillées, le roi d'Angleterre et tous les Anglois
partirent et chevauchèrent le bon pas et vinrent au
gîte à Calais; et le roi de France et tous les sei-
gneurs à Saint Omer; et là étoient la reine de
France et la duchesse de Bourgogne; et furent le
dimanche et le lundi. Et le mardi, qui fut le jour de
la Toussaints, épousa le roi d'Angleterre, en l'église
Saint Nicolas de Calais, Isabel de France qui fut sa
femme et reine d'Angleterre. Et les épousa l'arche-
vêque de Cantorbie; et furent là les fêles et solem-
nités rnoult grandes et hautes; et ménestrels payés
bien et largement, tant que tous s'en contentèrent.
Le jeudi ensuivant, vinrent à Calais les ducs d'Or-
léans et de Bourbon voir le roi d'Angleterre et la
reine, et prirent congé à eux et aux seigneurs d'An-
gleterre; et le vendredi au matin retournèrent et
vinrent diner à Saint Orner. Et trouvèrent le roi de
France qui les attendoît, et le roi d'Angleterre et.
la reine. Après messe, de bon matin, et bu un petit
qui boire voulut, entrèrent en leurs vaisseaux pas-
sagers qui ordonnés étoient, et eurent vent appa-
roi sou seigneur que des gens que sou père lui avoit bailles pour la ser-
vir aucuns demeurassent eu sa compaguie, laqudle chose le roi lui oc-
troya; et il ajoute: Et du nombre de ceux qui demeurèrent, moi Salmoii
qui parle, fus Pun qui par l'ordonnance du roi d'Angleterre passai la
mer en la compagnie de la reiue. J. A. È.
(i3g§) DE JEAN FROISSART. 38q
j cillé quand ils furent désancrés et équippèrcnt en
mer; et furent à Douvres en moins de trois heures;
et làvint le roi dîner au châtel et gésir le lendemain
à Rochestre et puis à Dardcforde (Dartford) et
puis à Eltliam le manoir du roi. Et prirent congé les
seigneurs et les dames d'Angleterre au roi et à la
reine; et s'en retournèrent chacun en leurs lieux.
Depuis, environ quinze jours, fut la reine d'An-
gleterre amenée en la cité de Londres, accompagnée
grandement de seigneurs, de dames et de darnoi-
selles; et fut une nuit au châtel à Londres séant
sur la rivière de la Tamise; et le lendemain amenée
tout au long de Londres à grand'solemnité jusques
au palais de Wesmoustier; et là étoit le roi qui la
recueillit; et ce jour firent les Londriens à la reine
grands dons et riches présents qui tous furent re-
çus en joie; et le roi, la reine, .les seigneurs et les
dames étant à Wesmoustier, furent, unes joutes or-
données et assises à être en' la cité de Londres, à la
chandeîeur, de quarante chevaliers dedans et qua-
rante écujers; et fut la fête baillée et délivrée aux
hérauts pour noncier [annoncer) et signifier deçà
et delà la mer jusques au royaume d'Ecosse.
En ce temps le roi de France revenu à Paris,
depuis le mariage de sa fille, et les seigneurs re-
tournés en leurs lieux, étoit grand' nouvelle en
Fiance, car on proposoit que tantôt, à l'entrée de
mars (1-, le roi de France prend roit le chemin à puis-
sance d'aller et entrer en Lomhardie et de détruire
(i) Ceci se rapporte a l'an 1 397 d'après le IN. St. J. A. B.
.'*(Jo LES CHRONIQUES (1596)
messire Galéas duc de Milan; et l'avoit pris Je roi
de France en telle haine que point ne vouloit ouïr
parler du contraire que le voyage ne se fit; et lui
devoit le roi d'Angleterre envoyer six mille archers;
et proprement le duc de Bretagne qui tout le temps
s'étoit tenu avecques le roi, s'étoit otFert à lui pour
aller en ce voyage atout (avec) deux mille lances de
Bretons; et se faisoient jà les pourvéances du roi et
des seigneurs sur les chemins au dauphiné de
Vienne et en la comté de Savoie. Et quand le duc
de Bretagne se départit du roi et des seigneurs pour
retourner en son pays, messire Pierre de Craon
qui étoit condamné envers la reine de Jérusalem à
payer cent mille francs, et sur ce il tenoît prison au
châtel du Louvre à Paris, et là étoit à ses frais et
coulages, il m'est avis que le duc de Bourgogne fit
tant par prières au roi et aux seigneurs et par bons
moyens qu'il amena en sa compagnie son cousin
messire Pierre de Craon (*'. Je crois assez qu'il pro-
mit payera termes la reine dessus nommée. De ce
paiement du duc de Bretagne et de messire Pierre
de Craon, je me cesserai à parler à présent et trai-
terai des aventures de Turquie.
( 1 ) L'auonyme de St. Denis dit que le roi de Frauce accorda la grâce
de Pierre de Craon a la detnaude du roi d'Angleterre. J. A. B.
ri^06) DE JEAN FKOISSART. 3g i
CHAPITRE LU.
Comment le siège que les François avoient mis de-
vant la forte ville de ÎSicopoli en Turquie fut
LEVÉ FAR l'AmORATH-BAQUINj ET COMMENT ILS Y FURENT
DÉCONFITS ET TUÉS, ET COMMENT LES HoNGRÈS s' ENFUI-
RENT.
Vous savez, si comme il estei-dessus contenu en no-
tre histoire, comment le roi de Hongrie et les sei-
gneurs de France qui cette saison étoient allés au
royaume de Hongrie pour quérir les armes avoient
vaillamment passé la rivièredela Dunoe(Danube)et
étoient entrés en Turquie, et tout l'été depuis le mois
de juillet y avoient fait moult d'armes, pris et mis à
mercy moult de pays, villes et châteaux, ni nul n'é-
loit allé au-devant qui pût résister à leur puissance -,
et avoient assiégé la cité de Nicopoli et durement
atteinte et tellement mené par force d'assaut s qu'elle
étoit en petit d'état et sur le point de rendre; et ne
oyoient nulles nouvelles de l'Amorath-baquin ; et jà
avoit dit le roi de Hongrie aux seigneurs de France,
aux comtes de Nevers, d'Eu, de la Marche, de Sois-
sons, au seigneur de Coucy et aux barons et cheva-
liers de France et de Bourgogne: « Beaux seigneurs,
Dieu merci nous avons eu bonne saison, car nous
avons moult fait d'armes et détruit de la Turquie.
3ç)'J LES CHRONIQUES (i5gG)
Je tiens et compte cette ville deNicopoli pour nôtre
toutefois que nous voudrons; elle est si menée et
astreinte qu'elle ne se peut tenir; si que, tout consi-
déré, je conseille que, la ville prise et mise à notre
merci, nous n'allons plus avant pour la saison. Nous
nous retrairons delà la Dunoe au royaume de
Hongrie auquel j'ai plusieurs cités, villes et châ-
teaux tous appareillés etouverts pour vous recevoir,
car c'est raison, au cas que vous m'aidiez à faire ma
gtrerre contre ces Turcs lesquels je trouve et ai
trouvés durs ennemis. Et cet hiver nous ferons nos
pourvéances, chacun si comme il les voudra avoir
pour l'été à venir, et signifierons notre état au roi de
France, lequel, sur l'été qui retournera, nous rafraî-
chira de nouvelles gens. Et espoir (peut-être), quand
il sçaural'ordojinance et le commandement de nous,
aura-t-il affection d'y venir en personne, car il est
jeune et de grand' volonté et aime les armes. El
vienne ounon,à l'été qui retourne, s'il plaît à Dieu,
nous acquitterons le royaume d'Arménie et passe-
rons le bras Saint George, et irons en Syrie et ac-
quitteronslesportsdejapha etdeBaruth,etconquer-
rons Jérusalem et toute la sainte terre; et si le sou-
dan vient au-devant, nous le combattrons et point
ne s'en partira sans bataille. »
Ainsi avoit dit et proposé le roi de Hongrie aux
seigneurs deFrance,et tenoient etconiptoicntlNico-
poli pour leur: mais il en aviendra bien autrement.
Toute cette saison le roi Basaach (Bajazet) de Tur-
quie, dit l'Amoralh-baquin, avoit fait son armée de
Sarrasins et de méeréants;et étoient priés et deman-
,1396) DE JEAN FROISSART. 3q3
dés jusques au royaume de Perse ; et se présentèrent
tous les soigneurs de sa loi à lui aider pour détruire
la sainte chrétienté; et avoient tous passé le bras
Saint George; et étoient bien deux cent mille de
puissance; et du nombre d'eux n'étoient point les
Chrétiens certifiés. Et tant approchèrent le roi Ba-
saach(Bajazel)et ses gens, en cheminant les couver-
tes voies, qu'ils approchèrent la cité de Nicopoli; et
rien ne savoient les Chrétiens de leur convenant
(arrangement) ni qu'ils fussent si près d'eux appro-
chés comme ils étoient. Celui Amorath-baquin sa-
voit de guerre tant qu'on pouvoit savoir et fut un
moult vaillant homme et de grand' emprise; et bien
le montra par le grand sens qui en lui étoit. Il avi-
soit bien la puissance des Chrétiens et disoit qu'ils
étoient vaillants gens. L'Amorath-baquin quivenoit
lever le siège devant la cité de Nicopoli chevauchoit
en l'ordonnance que je vous dirai. Tout son ost
étoit en ailes à manièred'uneherse,ct comprenoient
bien ses gens une grand' lieue de terre; et devant,
environ une lieue, pour foire montre et visage, che-
vauchoient environ huit mille Turcs; et les deux
ailes de la bataille l'Amorath baquin étoient ouver-
tes au front devant et étroites derrière; mais elles
épais'sissoient toudis(toujours);et étoit l'Amorath au
fond de la bataille, et touscheminoient à la couverte;
et les huit mille Turcs qui faisoient l'avant-garde
de devant étoient ordonnés en cette entente pour
faire montre et visage. Mais si très tôt qu'ils ver-
i oient les Chrétiens approcher, petit à petit ils dé-
voient reculer et eux retraire au fort de la grosse
3q4 LES CHRONIQUES (i5g6)
bataille, et ces deux ailes, lesquelles étoient toutes
ouvertes , quand les Chrétiens seroient entrés dedans ,
se dévoient devant clorre et mettre en une et par
grand'puissance de peuple tout étreindre et confon-
dre,tant qu'ils trouveroient et enconlreroient et en-
clorroient en leurs ailes. Ainsi fut faite l'ordonnance
de la bataille l'Amorath-baquin.
Avinten ee temps que on compta l'an mil trois
cent quatre-vingt et seize, le lundi devant le joui-
Saint Michel, au mois de septembre, sur le point de
dix heures, ainsi que le roi de Hongrie et tous les
seigneurs et leurs gens qui au siège devant jNicopoli
étoient séoient au à dîner, nouvelles vinrent en l'ost
de leurs ennemis que les Turcs chevauchoient ; et si
comme il me fut dit, les coureurs ne rapportèrent
pas la vérité de la besogne, car ils n'avoient pas che-
vauché si avant qu'ils eussent vu la puissance des
deux ailes et de la grosse bataille du dit l'Amorath j
car si très tôt qu'ils virent l'avant-garde, ils ne che-
vauchèrent plus avant, ou ils n'osèrent, ou ils n'é-
toient pas hommes d'armes de sage emprise. Et
avoient les François leurs découvreurs et les Hon-
gres les leurs. A leur retour chacun coureur re-
tourna devers ses seigneurs et maîtres, et rapportè-
rent nouvelles, aussitôt l'un comme l'autre. La grei-
gneur (majeure) partie de tout l'ost séoit au dîner.
Nouvelles vinrent au comte de Nevers et à tous sei-
gneurs en général en disant: « Or tôt, armez-vous
et apprêtez que vous ne soyez surpris et déçus, ear
voici les Turcs qui viennent et chevauchent.» Ces
nouvelles réjouirent grandement plusieurs Chrétiens
(.096) DE JEAN FROISSART. 3g5
qui désiroient les armes, et levèrent sus, et boutèrent
les tables outre, et demandèrent les armes et les che-
vaux, et avoient le vin en la tête dont ils s'étoient
échauffes, et se trairent (rendirent) chacun qui
mieux sur les champs. Bannières et pennons furent
développés et mis avant. Si se traist (rendit) chacun
dessous sa bannière et son pennon, et là fut déve-
loppée la bannière Notre-Dame; et étoit ordonné
pourellecevaillantchevalierniessire Jean de Vienne,
amiral de France. Moult s'avancèrent les François
d'eux armer et traire sur les champs, et y furent
tous de premier en très grand' puissance, et arroi et
doutoient moult petit des Turcs à ce qu'ils mon-
taient, car ils ne cuidoient (croyoient) point que le
nombre y fût si grand comme il étoit, et l'Amorath
en propre personne.
Ainsi que les seigneurs de France issoient hors
de leurs logis et venoient moult hâtivement sur les
champs à petite ordonnance, vint le maréchal du
roi de Hongrie, un moult appert et vaillant cheva-
lier qui s'appeloit messire Henry d'Esten Lemhalle
monté sur un coursier très bien allant; et portoit
un court pennon de ses armes qui étoient d'argent
à une noire croix ancrée que on appelle en armoierie
un fer de moulin; et vint chevauchant jusquesaux
seigneurs de France, et s'arrêta devant la bannière
]Nolre-Dame; et là étoient la plus grand' partie des
barons de France, et dit lout haut que bien fut ouï
et entendu: « Je suis ci envoyé de par monseigneur
le roi de Hongrie, et vous prie et mande par moi que
point ne faites si grand outrage que d'aller coin-
3qC LES CHRONIQUES (,596)
mencer bataille et assaillir les ennemis jusquesàtant
que vous aurez de par le roi autres nouvelles, car il
fait doute que nos découvreurs et coureurs, et aussi
font ceux de son conseil, n'ont point bien rapporté
la certaineté des Turcs; et dedans deux heures ou
environ vous aurez autres nouvelles, car nous avons
envoyé chevaucheurs qui chevaucheront plus avant
que ceux n'ont fait qui y ont été envoyés et qui en
sont retournés et par lesquels nous avons eu ces
nouvelles, et soyez tous assurés que les Turcs ne
vous grèveront point si vous ne les assaillez, jusques
à tant qu'ils seront en puissance tous ensemble. Or
faitesce que je vous devise, car c'est l'ordonnance
du roi et de son conseil, je m'en retourne et ne
puis plus demeurer. »
A ces mots s'en retourna le maréchal de Hon-
grie et les seigneurs demeurèrent, et se mirent en-
semble pour savoir quelle chose ils feroient. Là fut
demandé au seigneur de Coucy quelle chose étoit
bonne à faire, il répondit: « Le roi de Hongrie a
cause de nous mander ce qu'il veut que nous fas-
sions; et l'ordonnance du maréchal est bonne. » Or
me fut dit que messire Philippe d'Artois, comte d'Eu
et connétable de France, se felonna (irrita) de ce
que on ne lui avoit demandé premièrement l'avis de
sa réponse et que le sire de Coucy s'étoit avancé de
parler; et dit, par orgueil et par dépit, tout le con-
traire que le sire de Coucy avoit dit et remontré, et
dit:«Oil,oil, le roi de Hongrie veut avoir la fleuret
l'honneur delà journée. Nous avons l'avanUgarde et
jà le nous a-t-il donné, si le nous veut relollir (ravir)
(i5g6) DE JEAN FROISSART. 3q;
d'avoir la première bataille; et qui que l'en croye je
ne l'en croirai jà. » Et puis dit au chevalier qui
portoit sa bannière: « Au nom de Dieu et de Saint
George, va, car on me verra hui bon chevalier. »
Quand le sire de Coucy eut ouï le connétable de
Franceainsi parler, si tint la parole à grand' présomp-
tion et regarda sur messire Jean de Tienne qui te-
noit et portoit la bannière Notre-Dame, la souve-
raine de toutes les autres, et leur raliiance. Si lui
demanda quelle chose étoit bonne à faire: « Sire de
Coucy, répondit-il, là où vérité et raison ne peut
être ouïe , il convient que outre-cuidance (témé-
rité) règne; et puisque le comte d'Eu se veut com-
battre et assembler aux ennemis, il faut que nous le
suivions; mais nous serions plus forts si nous étions
tons ensemble que nous ne serons là où nous assem-
blerons (attaquerons) sans le roi de Hongrie. « Et
quoique ainsi ils devisassent et parlassent sur les
champs , les mécréants approchoientmoult fort; et les
deux ailes des batailles, où bien avoit en chacune
soixante mille hommes, secommençoient à approcher
etàclorre;etsetrouvèrentlesChrétiens en my (milieu)
eux;etsi reculer voulsissent (eussent voulu) si nepus-
sent-ilspour eux, tan tétoientforteset épaisses lesailes.
Lors connurent tantôt plusieurs chevaliers et
écuyers usés d'armes que la journée nepouvoit être
pour eux. Nonobstant ce, ils s'avancèrent et suivi-
rent la bannière Notre Dame que ce vaillant cheva-
lier, messire Jean de Vienne, portoit. Là étoient ces
seigneurs de France en leurs armes et si proprement
que chacun sembloit un roi; et quand ils assemblé-
3q8 LES CHRONIQUES (1596)
rent premièrement aux Turcs, si comme il me fut
dit, ils n'étoient pas sept cents. Or regardez la grand
folie et outrage; car si ils eussent attendu le roi de
Hongrie et lesHongrès,oùbien avoit soixante mille
hommes, ils eussent fait un grand fait; et par eux et
leur orgueil fut toute la perte; et le dommage qu'ils
reçurent si grand que depuis la bataille de Raince-
vaux (Roncevaux) où les douze pairs de France fu-
rent morts et déconfits (,) ne reçurent si grand dom-
mage. Mais à voire (vrai) dire, ils firent, avant qu'ils
chéissent (tombassent) au dangier (pouvoir) de leurs
ennemis , grand' foison d'armes et véoient bien
les plusieurs chevaliers et écuyers qu'ils s'alloient
perdre, et tout par orgueil et bobant ( vanité)
d'eux ; et déconfirent ces François la première ba-
taille, et mirent en chasse, et vinrent sur un grand
val où l'Amorath atout (avec) sa puissance étoit;
lors voulurent les François retourner devers l'ost
car ils étoient tous montés sur chevaux couverts,
mais nepurent,car ils furent enclos et serrés de tou-
tes parts. Là eurent grand' bataille, dure et fort
combattue; et durèrent les François inoult longue-
ment.
Les nouvelles vinrent en l'ost au roi de Hongrie
que les Chrétiens François, Anglois et Allemands se
combattoient auxTurcs,et que point n'avoient tenu
son ordonnance ni conseil, ni de son maréchal aussi;
si fut moult courroucé, et bien y avoit cause ;et con-
(i)Froissart puise ses renseignements sur l'histoire de Charlemagne
dans tes romans dcchcvaleiie. J. A. B.
(i3g6) DE JEAN FROISSART. ^99
nut tantôt que la journée n'étoit point pour eux.
Si dit ainsi au grand maître de Rhodes qui étoit de
coté de lui: ce Nous perdrons h ui la journée par l'or-
gueil etbobant(vanité)de ces François; et s'ils m'eus-
sent cru nous avions gens assez pour combattre nos
ennemis. » A ces paroles regarda le roi de Hongrie
derrière lui et vit que ses gens fuyoient et déconfi-
soient d'eux mêmes, et que les Turcs les mettoient
en chasse; dont il vit que point n'y auroit de recou-
vrance. Là dirent ceux qui étaient de-lez lui: « Sire,
sauvez vous, carsi vous êtes mort ou pris, toute Hon-
grie est perdue. 11 convient hui perdre la journée
par l'orgueil des François, leur vaillance leur tour-
nera à outre-cuidance; car tous y seront morts et
pris, ni jà nul ne se sauvera. Si échappez ce danger,
si vous nous en créez. »
Au roi de Hongrie n'avoit que courroucer quand
il vit qu'il perdoit la journée par le désarroi (désor-
dre) François, et qu'il le convenoit fuir s'il ne vou-
loit être mortou pris. A voire (vrai) dire, là a vint très
grand' pestillence sur les François et sur les Hon-
griensjcar vous savez, qui fuit on le chasse. Les
Hongriens fuy oient sans ordonnance ni arroi, et les
Turcs les chassoient à pouvoir; si en y eut de morts
moult, et de pris en chasse.ToutefoisDieuaidale roi
de Hongrie et le grand maître de Rhodes; ils entrè-
rent dedans, eux septième seulement, et élongè-
rent (quittèrent) tantôt la rive; autrement ils eus-
sent été tous morts ou pris; car les Turcs vinrent
jusques au rivage et là eut grand' occision de ceux
qui poursuivoient le roi et qui se cuidoient
(croy oient) sauver.
4oo LES CHRONIQUES (i5ç,G)
Or parlons des François et des Allemands qui se
combattaient vaillamment etmoult d'armes y lirenl.
Quand le sire de Montcaurel, un vaillant chevalier
d'Artois, vit que la déconfiture lournoit sur eux, il
avoit là un sien jeune fils; si dit à un écuyer:
« Prends mon fils, si le mène, tu te peux bien par-
tir, par cette aile là qui est toute ouverte; sauve
moi ma famé (réputation). J'attendrai l'aventure
avecques les autres.»
L'enfant quand il ouït parler son père dit que
point il ne se départiroit ni le lairroit. Mais le père
fit tant à force que l'écuyer l'emmena et le mit hors
du péril, et vinrent sur la Dunoe. Mais là endroit
l'enfant de Montcaurel qui étoit mérencolieux
(triste) pour son père qu'il laissoit fut noyé par
grand' niésanventure entre deux barges, ni oneques
nul ne le put sauver.
Messire Guillaume de la Trimouille étoit en la
bataille et se combattit moult vaillamment; et fit ce
jour grand fait d'armes; et fut là occis, et un sien
fils sur lui.
Messire Jean de Tienne qui portait la bannière
INotre Dame fit merveilles d'armes mais il fut là oc-
cis, la bannière Notre Dame entre ses poings. Ainsi
fut-il trouvé.
Toute la force des seigneurs de France qui pour
ce jour furent à la besogne de JNicopoli fut là ruée
jus etdécbirée auques (aussi) parla manière et ordon-
nance que je dis.
Messire Jean de Bourgogne, comte de Nevcrs,
étoit en si grand arroi et si riclie qu'il se pouvoit
tiSgb) DE JEAN FROISSART. 4°i
faire • et aussi étoient messire Guy de La Trimouiile
et plusieurs barons et chevaliers de Bourgogne qui
tous s'étoient efforcés pour l'amour de lui. Là eut
deux écuyers dePicardie,vaillantshommes, lesquels
s'étoient trouvés en plusieurs places de rencontres
et de batailles et en étoient partis et issus à leur
honneur, et aussi firent-ils de la besogne de JNico-
poli. Ce furent Guillaume de Bu et le Borgne de
Montquel.Ces deux écuyers, par grand' vaillance et
fait d'armes et hardiment combattre, passèrent ou-
tre les batailles et retournèrent en la bataille par
ileux fois où ils firent plusieurs appertises d'armes;
et Là furent occis. A voire (vrai) dire les chevaliers et
écuyers deFrance qui là furent, et les étrangers d'au-
tres nations, s'acquittèrent et portèrent au combat
moult vaillamment, ety firent moult d'armes. Et si
les Hongiïens se fussent aussi vaillamment portés
et-acquittés que firent les François la besogne fût
autrement tournée que elle ne fit. Mais de tout le
méchef, à considérer raison , les François , en furent
cause et coujpe (faute), car par leur orgueil tout se
perdit. Là avoit un chevalier de Picardie qui s'ap-
peloit messire Jacques de Helly, lequel avoit de-
meuré en son temps en Turquie et avoit servi en ar-
mes PAmorath-baquin (Amurat) père à ce roi Ba-
saach(Bajazet) dont je parle présentement; et savoit
un peu parler de Turc. Quand il vit que la déconfi-
ture couroit sur eux, si eut avis de soi sauver, car il
véoit que qui pouvoit venir jusques à être pris il se
rendoit et mettoit à sauveté; et Sarrasins qui sont
convoiteux sur or et argent les prenoient et tour-
FIIOISSART. t. xiii. 26
4<>2 LES CHRONIQUES (i "></>)
noient de côté et lessauvoient.Par cette manière fut-
il sauvé de non être occis en la prise. Et aussi un
écuyer de Tournesis qui se nommoit Jacques du
Fay et avoit servi au roi de Tartane lequel roi s'ap-
peloit Tauburin (Tamcrlan); et quand ce Jacques
sçut les nouvelles que les François vcnoient en Tur-
quie il prit congé au roi de Tartarie lequel lui donna
assez légèrement; si fut à la bataille là pris et sauvé
proprement des gens du roi Tauburin de Tartarie
qui là étoientj car le roi Tauburin, à la prière et re-
quête de l'Amoratli y avoit envoyé grand nombre
de gens d'armes ; ainsi que tous rois cbréliens ou
payens, quand mestier est, confortent l'un l'autre (,).
Ce grand dommage reçurent devant INicopoli
en Turquie les François (2) et furent tous morts et
tous pris j et ce qu'ils étoient si ricbement armés et
arroyés de si riches armures que ce sembloient rois
en sauva à grand nombre les vies; car Sarrasins,
Turcs et tous ceux de leur foi sont grandement con-
voiteux sur or et argent, et il leur étoit avisque, des
seigneurs que pris a voient, ils extorqueroient grand'
finance, et les tenoient encore à plus grands sei-
gneurs qu'ils n'étoient. Messire Jean de Bourgogne,
comte deNevers,fut pris. Aussi furent le comted'Eu ,
le comte de la Marche, le sire de Coucy, messire
Henry de Bar, messire Guy de la Trimouille,
(i) Ce fait est contraire a l'histoire. J. A. D.
(a) J'ai cherché inutilement quelques détails complets sur l'affaire de
Nicopoli dans les historiens Hongrois et Turcs, et n'ai rien pu trouver
tî'aufS1 étendu que !e re'cit Froissart ; j'ai cependant réuni dans l'Appen-
dice à la fin de ce volume, ce que j'avoispu obtenir à cet égard. La fête de
St. Simon et St-Jude, jour de la bataille, tombe le 28 octobre. J. A R.
(lôoG) DE JEAN FROISSART. 4<>3
messirc Boucicaut et plusieurs autres; et raessire
Philippe de Bar morts sur la place, et messirc Jean
de Vienne, Guillaume de la Trimouille et son fils.
Sur l'espace de trois heures, cette grosse bataille
fut faite; et perdit le roi de Hongrie tout son arroi
entièrement et toute sa vaisselle d'or et d'argent
que(car)là avoit chambres, joyaux etautres choses;
et se sauva lui septième tant seulement; et entra en
unbatel de Rhodes lequel avoit là amené pourvéan-
ces(,), dont il lui prit bien, car autrement il eût été
mort et pris sans recouvrer. Et y eut en fuyant morts
et occis moult plus d'hommes assezque en la bataille
et noyés grand nombre. Heureux étoit qui se pour-
voit sauver ni échapper par quelque voie que ce fût.
Quand toute cette déconfiture fut passée, et que
Turcs, Persans, et tous autres là envoyés de par le
soudan et les rois payens, furent retraits en leurs
logis, c'est à entendre es trefs, tentes et pavillons
que conquis avoient des Chrétiens, et que bien gar-
nis trouvèrent, et remplis de moult de biens, de
vins, viandes et de pourvéances toutes prêtes dont
ils se aisèrent et menèrent leur gloire en joie et en
réveil ainsi que peuple lequel a eu victoire sur ses
ennemis, le roi Basaach (Bajazet) dit l'Amorath-
baquin vint descendre à (avec) grand nombre de
(i) Je lis dansl histoire de Chypre (t. II. p. ig. cri. I.)quc Sigismond
roi de Hongrie et Philibert de Ndillac, grand maître de Rhodes qui sY-
tiit réuni aux François avec la (leur de ses chevaliers, eurent le bon-
heur d'attraper sur le bord du Danube la (lotte véuitienne commandée
par Thomas Mounigo qui tes reçut et con .luisît, Philibert de Nnillar h
Rhodes, et Sigismcnd en Dahuatie. J. A. B.
26*
4r>4 ï£S CHRONIQUES (ôgG)
ménestrels, selon l'usage qu'ils ont en leur pays, de-
vant la maîtresse tente qui avoit été au roi de Hon-
grie; laquelle ctoit belle noble et bien ornée de
beaux parements où ledit Amoratli prit grand' plai-
sance et magnificence; et se gloriiioit en son cœur
de la belle journée qu'il avoit eue sur les Clirétiens,
et en remercioit Dieu selon sa loi où il créoit et
que les payens créoient; et quand on l'eut désarmé
pour rafraîcbir et refroidir, il s'assit sur un tapis
de soie en mi la tente, et fit venir devant lui tous ses
plus principaux grands amis pour gengler (causer)
et bourder (plaisanter) à eux; et il même les mettoit
en voie et en matière de rire et de jouer et d'ébat-
tre ; et disoit que prochainement tous passeraient
à puissance au royaume de Hongrie et conquer-
reroient tout le pays, et ensuivant tous les autres
royaumes et pays chrétiens, et mettroient en son
obéissance; et lui suffiroit de tenir chacun en sa loi,
mais(pourvu) qu'il en tînt la seigneurie; et voudroit
régner comme Alexandre de Macédoine qui fut roi
sur douze ans de tout le monde; duquel sang il se
disoit et duquel lignage il étoit descendu et issu; et
tous ceux qui environ lui étoient lui accordoient
sa parole et s'inclinoient contre lui. Là fit le roi
Basaach faire trois commandements. Le premier
fut que quiconque avoit prisonnier, il le mît avant
dedans le second jour et amenât devers le roi et ses
hommes. Le second mandement fut que tous les
morts fussent cherchés et visités et les nobles qui
se montroient à être plus grands seigneurs que les
autres fussent tous traits d'un côté et laissés en
Ç\ôy6) DE JEAN FROISSA RT. fa$
leurs points tant que il les eût vus; car il vofcloit la
aller devant souper. Le tiers commandement fut
que on enquît justement et véritablement entre les
morts et les vifs si le roi de Hongrie étoit mort ou
vif ou pris prisonnier. Tout fut fait ainsi comme il
l'ordonna, ni nul n'eut osé faire du contraire.
Quand l'Amorath-baquin fut rafraîchi et remis
en autres habits, il lui vint en plaisance et volonté
qu'il iroit voir les morts où la bataille avoit été, car
lui fut dit que grand nombre de geus il avoit perdu ;
et que trop lui avoit coûté la bataille: desquelles
paroles il étoit moult émerveillé et ne les pouvoit
croire. Si monta à cheval, et grand nombre des
nobles de son ost en sa compagnie; et étoient les
plus prochains du roi et de son conseil Alisbasaach
et leSourbasaach (l). Aucuns gens disoient que c'é-
toient ses frères, mais il ne les vouloit point con-
noître et disoit qu'il tfavoit nuls frères. Quand il
fut venu jusques au lieu là où la bataille avoit été,
et que les morts et occis gisoient, si trouva en vérité
ce que dit lui avoit été; car pour un Chrétien qui là
gisoit mort, il y avoit trente Turcs ou autres hom-
mes de sa loi. Si fut durement courroucé en soi-
même et dit tout haut : « Il y a ci eu crueuse
(i)Motsqui correspondent probab'emcnt aux roots tttrcsAl'-Bnjazet.er
Sulcim-Bajazet. Si c'est des frères de Bajuzet i|ue veut parler Froiss.it ,
il n'en eut qu'un Yacub Tchelebi <{u')l avait fait étrangler à la suite d'une
révolte. S'ilveut parKr de se* e.if mts il eu eut quatre suivant Caiitemir.
Mustapha tué dans la bataille contreTaroerlan, Soliman Tchelebi . Mi »e
Tchelebi et Mohammed qui tous trois furent sultans après lui. Les Ilisto"
rieos grecs lui donnent cinq fds qu'ils appellent : Erdogul . I>sa . Cala pin .
Cyricelebis et Cibelin . faisant de Tchelebi , noble, mu nom propre. Pliran-
zt-s les appe'le Moses, Jyusuph, Vessi, Musulman et Mohammed. J. A. B,
4o6 LES CHRONIQUES (i5<j(>)
(cruelle) bataille sur nos gens, et fort se sont défen-
dus ces Chrétiens. Mais je ferai cette occision bien
comparoir (payer) à ceux qui sont demeurés en
vie. »
Adonc se départit le roi de la place, et retourna
aux logis et se aisa de ce qu'il trouva, tant du sien
que de ce qu'ils avoient trouvé et conquête, et passa
la nuit en grand' fureur de cœur. Quand ce vint au
matin, avant qu'il fût levé ni qu'il se montrât,
grand nombre de ses hommes s'assemblèrent en la
place, devant sa tente, pour voir et savoir quelle
chose il Voudroit faire des prisonniers qui pris
étoient, car commune renommée couroit entre eux
que tous seroient détranchés et démembrés sans
nully (personne) prendre à merci ni à pitié. L'A-
morath-baquin a voit réservé, quelque fureur ou
courroux qu'il eût, et ordonné de soi-même, que les
plus grands seigneurs des Chrétiens et que ses hom-
mes avoient pris, trouvés et vus en grand arroi en
la bataille, fussent tournés d'un côté; car lui fut dit
que cils (ceux-là) paieroient grand' rançon, et pour
ce étoit-il incliné à eux sauver. Avecques tout
ce, il étoit bien avenu que plusieurs Sarrasins et
Payens, Persans, Tartres, Arabes, Lectuaires (l),
et Surs (Syriens) avoient pris des prisonniers dont
ils pen.soient grandement mieux valoir, ainsi qu'ils
firent; si les celèrent et mucèrent (cachèrent) et ne
vinrent pas tous à la connoissance de l'Amorath.
Et advint que messire Jacques de Helly fut le mardi
( i) Je ne sais quel est ce nom. J. A. B.
(>5gG) DE JEAN FROISSART. 4o;
au matin amené devant la tente du roi avecques
plusieurs autres, et ne l'osa celui qui l'avoit pris
plus celer ni garder. Et ainsi qu'on attendoit la
venue de l'Amorath , chevaliers et hommes de son
hôtel se tenoient là tous cois, et regardoient les pri-
sonniers. Si eut ledit chevalier de France celle
aventure à bonne pour lui qu'il fut reconnu des
gens et serviteurs du corps et hôtel de l'Amorath-
baquiu. Si fit reconnoissance à eux, et eux à lui,
et le délivrèrent tantôt les Turcs qui le reconnu-
rent des mains de celui qui pris l'avoit; et demeura
es mains et ordonnance des hommes de l'Amorath
dont il tenoit l'aventure à belle; et voirement (vrai-
ment) le fut-elle, ainsi que vous orrez recorder; car
aux aucuns Chétiens elle fut piteuse et crueuse.
Avant ce que le roi Basaach (Bajazet) vînt en la
place, ni que il se montrât généralement à tous ses
hommes, on avoitenquisetdemandéparordonnance,
lesquels des seigneurs chrétiens étoient les plus
grands; et furent bien examinés des latiniers (inter-
prètes) du roi; et mis d'un côté, pour sauver et non
occire messire Jean deBourgogne, comte de Nevers,
chef de tous les autres; secondement messire Phi'
lippe d'Artois, comte d'Eu, le comte de La Marche,
le sire de Coucy, messire Henry de Bar, messire
Guy de LaTrimouille;et tant qu'il en y eut jusques
à huit lesquels l'Amorath-baquin voulut voir et
parler à eux, et les regarda moult longuement; et
furent conjurés ces seigneurs sur leur foi et sur
leur loi , si ils étoient tels que ils se nommoient. Et
encore, pour mieux savoir la vérit£, ou s'avisaque on
4o8 LES CTIRONIQUES (iâc/3)
envoyeroit devers eux le chevalier François que
je nomme messire Jacques de Helly car par raison
il les devoit connoîtrej et jà étoit-il reconnu de l'A-
morath. auquel il avoit servi. Si étoit pris sus et
hors du péril de la mort. Si lui fut dit et demandé
si connoissoit ces chevaliers de France prisonniers
qui là étoient tous ensemble au fond des autres.
Il répondit: «Je ne sçaisjsi je les véois,jc les recon-
uoitrois bien. » Donc lui fut dit et enjoint : « Allez
devers eux et les avisez et regardez bien, et rap-
portez la certaineté d'eux à l'Ain orath et de leurs
noms; car sur votre parole il aura avis.» Il le fit
ainsi que dit et ordonné lui fut, et s'en vint devers
les seigneurs dessus nommés et s'inclina, et tantôt
les avisa et connut. Si parla à eux et leur dit son
aventure, et comment il étoit là envoyé de par
l'Amorathà savoir si ils étoient tels que ils se di->
soient et nomraoient. Ils répondirent sagement, et
dirent: «Messire Jacques, vous nous connoissez
tous, et si véez comme la fortune est contre nous, et
quesommes en grand danger et en la merci de ce roi.
Si que pour nous sauver les vies, faites nous encore,
plus grands devers le roi que nous ne sommes; et lui
dites que nous sommes hommes et seigneurs pour
payer grand' finance. » Donc répondit messire Jac-
ques: «Messeigneurs, tout ce ferai-je volontiers, et
à ce faire suis-je tenu. » Donc retourna le chevalier
devers l'Amorath et son conseil et leur dit que ces
seigneurs qui pris étoient et auxquels piésentement
parlé avoit, étoient les plus grands et nobles du
royaume de France et moult prochains du lignage
Ci3ç)6) DE JEAN FROISSA RT. 4 09
du roi de Franco, et paieroient pour leur délivrance
grand' somme d'or. Ces paroles lurent assez agréa-
bles à l'Amorath • et voulut entendre à autre chose
et dit ainsi, que ceux tant seulement réservés, tous
les autres qui prisonniers étoient seroient morts
et détranchés 3 et délivreroit-on le pays d'eux, par
quoi tous les autres s'y exempliroient. Adonc se
montra le dit roi à tout le peuple qui là étoit assem-
blent quand ils le virent venir, tous s'inclinèrent
contre lui et lui firent la révérence ; et se mirent les
hommes de l'Amorath en deux ailes, et le comte
de Nevers,et ceux qui réservés étoient de non
mourir assez près d'eux, car le roi vouloit que ils
vissent la correction et discipline que on feroit
du demeurant des autres. A laquelle chose les
Sarrasins étoient tous enclins et désirant de ce
faire.
Donc furent amenés, ainsi que tous nuds en
leurs linges draps, l'un après f autre, plusieurs bons
chevaliers et écuyers du royaume de France et
d'autres nations qui pris avoient été en la bataille
et sur la chasse, devant l'Amorath-baquinj lesquels
il regarda un petit, et quand il les avoit vus on les
tournoit hors de son regard. Car il faisoit un signe
qu'ils fussent morts et détranchés, et sitôt qu'ils en-
troient entre ceux qui les épées toutes nues les at-
tendoient, ils étoient morts et détranchés pièce à
pièce sans nulle merci. Cette cruelle justice fit faire
ce jour l'Amorath-baquin ; et en y eut plus de trois
cents tous gentils hommes de diverses nations mis
en ce parti ; dont ce fut dommage et pitié quand
4io LES CHRONIQUES (iTijG)
ainsi Furent tourmentes pour l'amour de noire sau-
veur Jésus-Christ qui en veuille avoir les âmes. Et
entre lesquels qui furent là détranchés et occis en
la forme et manière que je vous dis , ce gentil che-
valier François et Hainuyer, messire Henry d'An-
thoing,en fut l'un. Dieu lui soit piteux et miséricors
à l'aine! Et advint que messire Boucicaut, maréchal
de France, fut amené tout nud avecques les autres
devant le dit Amorath;et eût eu celte peine et celte
morterueuse (cruelle) sans merci, si le comte de
Nevers ne l'eût avisé ; mais si très tôt que il le vit,
il se départit de ses compagnons qui tous ébahis
étoient de la crueuse peine que on faisoit souffrir
à leurs gens, et s'en vint mettre et jeter à genoux
devant le roi Basaach, et lui pria de bon cœur et
très à certes que on voulsist (voulût) sauver et res-
piter (épargner) ce chevalier nommé Boucicaut,
car il étoit trop grandement bien du roi de France,
et puissant assez pour payer grand' rançon; et lui
fit encore le dit comte signe en comptant d'une
main en l'autre qu'il payeroit grand' finance, pour
mieux adoucir la fureur du roi. Le roi s'inclina et
descendit à la parole et prière du comte de Ne vers;
et fut messire Boucicaut tourné d'un côté et mis
avecques les autres et respité (épargné) de non
mourir (-l\ Depuis en y eut des autres,, et tant que le
nombre ci-dessus fut accompli et empli. Celte
crueuse vengeance et justice faile des Chrétiens, on
(i}Cst c/èu m^nt e?t aussi va O-ilcdius le Livre ilosiails <Ju M .rvclial
tic iijuoicau: . J. A. B.
(i5qG) DE JEAN FROISSART. /[ 1 1
entendit à autres choses. Et me semble qu'il advint
ainsi, selon ce que je fus informé, que l'Amorath
eut plaisance et volonté que la belle journée de
victoire qu'il avoit eue sur les Chrétiens, et la prise
du comte de Nevers, seroit signifiée en France et
manifestée par un chevalier de France. Si furent
pris trois chevaliers François entre lesquels mes-
sire Jacques de Helly étoit l'un, et furent amenés
devant l'Amorath et le comte de Nevers, et fut
demandé au dit comte lequel des trois il vouloit
qu'il fit le message et allât devers le roi de France
et son père le duc de Bourgogne. Messire Jacques
de Helly eut cette bonne aventure, pourtant que
le comte de INevers le connoissoit bien, et dit:
« Sire, je veux que celui-ci y voise (aille) de par
vous et de par nous.» Cette parole fut acceptée de
l'Amorath ; et demeura messire Jacques de Helly
avecques l'Amorath et les seigneurs de France, et
les autres deux chevaliers furent renvoyés et déli-
vrés au peuple pour occire et démembrer ainsi qu'ils
le firent, dont ce fut pitié. Après toutes ces choses
et ordonnances faites on s'apaisa; et entendit le
dit roi que le roi de Hongrie n'étoit ni mort ni
pris mais s'étoit sauvé. Si eut conseil qu'il se trairoit
en Turquie et devers la cité de Burse (,) et là
seroient menés ses prisonniers, et que pour cette
saison*il «n avoit assez fait, et donneroit à ses hom-
mes congé et à ceux des lointains royaumes qui servi
l'avoient en ce voyage.
(0 Ancitnae Prusse aujourd'hui Brousse. J. A. B.
4'2 LES CHRONIQUES (1596)
Ainsi fut fait comme il l'ordonna; et se dépar-
tirent ses osts, car il en y avoit de Tartane, de
Perse, de Mède,de Syrie, d'Alexandrie, de Letto(i)
et de moult lointaines contrées de mécréants. En-
core avecques toutes ces ordonnances fut ordonné
et délivré par l'Amoratli le chevalier François mes-
sire Jacques deHelly de retourner en France, et lui
fut enjoint et chargé qu'il prît son chemin parmi
la Lornbarbiejet lui saluât le duc de Milan et vou-
loit bien l'Amorath-baquin, et étoit son intention,
que messire Jacques de Helly sur son chemin,
partout où ilviendroitetpasseroit, prononçât etma-
nifestât la belle journée de victoire que l'Amorath
avoit eue sur les Chrétiens. Le comte de INevers
escripsit (écrivit) pour lui et pour tous les autres
qui pris étoient au roi de France, à son père le
duc de Bourgogne et à la duchesse sa mère. Quand
le chevalier eut toute sa charge, tant de lettres
comme de paroles, il se départit de l'Amorath et des
barons de France et se mit à voie; et fit FAmoratli-
baquin jurer et certifier ledit chevalier que, fait
son voyage en France et noncié ( annoncés )
au roi et aux seigneurs tout ce dont chargé étoit,
au plus tôt qu'il pourroit il se meltroit au retour.
Ainsi le promit et jura le chevalier, et le tint à
son loyal pouvoir. Nous nous souffrirons un peu
à parler de l'Amorath-baquin et des seigneifrs de
France qui ses prisonniers étoient et demeurèrent
tant qu'il lui vint à plaisance, et parlerons d'au-
[i) Nom qui m'csl iucouau. J. A. B.
(i5g6) DE JEAN FROISSA RT. 4l3
très nouvelles qui toutes descendent de cette ma-
tière.
Après cette grand' déconfiture qui fut faite des
Turcs et de leurs aidants sur les Chrétiens, si
comme il est contenu ci-dessus en l'histoire, che-
valiers et écuyers qui sauver se purent se sauvè-
rent. Et en y eut plus de trois cents chevaliers et
écuyers qui ce lundi au matin étoient allés four-
rager qui point ne furent à la bataille ni à la
déconfiture ; car quand ils entendirent par les
déconfits et fuyants comme la déconfiture se por-
toit sur leurs gens, ils n'eurent nul talent (désir)
de retourner vers leurs logis, mais se mirent
au plus tôt qu'ils purent à salvation, et prirent
divers chemins en éloignant le péril de la Tur-
quie. Et entrèrent les fuyants, François et d'au-
tres nations, Allemands , Écossois, Flamands et
autres en un pays qui joint à la Hongrie que
on appelle la Blaquie (Yalachie), et est une
terre remplie de diverses gens. Et furent conquis
sur les Turcs et tournés de force à la foi chré-
tienne.
Les gardes des ports et des pasages des villes et
châteaux de cette contrée nommée la Blaquie lais-
soient entrer et venir assez légèrement les Chrétiens
quide laTurquievenoient entre eux etleslogeoientj
mais au matin , au prendre congé , ils tolloient
(enlevoient) aux chevaliers et écuyers tout ce qu'ils
avoient, et les mettoient en unepauvre cotelle(état),
et leur donnoient un petit d'argent pour passer la
journée tant seulement ; cette grâce faisoient-ils aux
4|4 LES CfIRONIQCES ^5g6)
gentils hommes; et les autres gros varlets qui pas
n'étoient gentils hommes ils les dépouilloient tous
nuds et les battoient vilainement et n'en avoient
nulle pitié; et curent toutes gens, François et autres,
moult de pauvretés et de peines à passer le pays de la
Biaquie et toute la Hongrie. A peine pouvoient-ils
retrouver qui pour l'amour de Dieu leur voulsist
(voulût) donner du pain, ni eux au vepre loger, ni
héberger; et endurèrent ce danger les passants jus-
ques à tant qu'ils furent venusàVienneeu Osteriche
(Autriche). Là furent-ils recueillis plus doucement
des bonnes gens qui en eurent pitié j et revêtoient
les nuds, et départoient de leurs biens; et ainsi,
parmi tout le royaume de Bohême; car s'ils eussent
trouvé aussi durs les Allemands comme ils firent les
Hongres ils ne pussent être retournés, mais fussent
tous morts de froid et de faim sur les chemins. Ainsi
qu'ils venoient etretournoient seuls ouaccompagnés,
ils recordoient ces pauvres nouvelles; dont toutes
gens qui les oyoient en avoient pitié; et plus les uns
que les autres; et tant avalèrent ces afFuyants qu'ils
vinrent en France et à Paris. Si commencèrent à
bouter hors ces angoiseuses nouvelles lesquelles
de premier on ne vouloit ni pouvoit croire; et di-
soient les aucuns parmi la ville de Paris: « C'est
dommage que on ne pend ou noie cette ribaudaille
qui sème tous les jours tels gengles et fallaces
(tromperies). » Nonobstant ces menaces tous les
jours les nouvelles multiplioientet s'épartoient par-
tout; car nouvelles gens revenoient qui en parloient,
les uns en une manière et les autres en une autre.
(i396) DE JEAN FROISSART. 4^
Quand le roi de France entendit que telles nouvelles
se multiplioient et continuoient, si ne lui furent pas
plaisants, car trop grand dommage yavoitdes nobles
de son sang et des bons chevaliers et écuyers de son
royaume de France; et fit un commandement à la
fin que nul n'en parlât plus avant jusques à ce que
on en seroit mieux informé de la vérité ou de la
mensonge; et que tous ceux qui en parloient et di-
soient qu'ils retournoient de Hongrie et de Turquie
fussent pris et boutés au cliâtelet à Paris. Si en y
eut mis grand nombrejet leur fut bien dit que si on
trou voit en mensonge les paroles que dites a voient,
il étoit ordonné qu'ils seraient tous noyés. Et en
furent en la fureur du roi engrand'aventure.
CHAPITRE LUI.
Gomment les nouvelles de la bataille de Hongrie
FURENT SÇUES EN l'hOTEL DU ROI DE FrAWCE.
On avint que la propre nuit de Noël que on dit
en France Calendes, messire Jacques de Helly, sur
heure de none, entra en la cité de Paris; et sitôt
comme il fut descendu de son cheval à son hôtel il
demanda où le roi étoit. On lui dit: « A Saint-Pol
sur Seine. » Il se trait (rendit) cette part. Pour ce
jour étoient de-lcz (près) le roi, le duc d'Orléans son
4i6 LES CHRONIQUES (ï596)
frère, les ducs de Berry, de Bourgogne et de Bour-
bon ) le comte de Saint Pol, et moult de nobles du
royaume de France, ainsi que à une telle solemnité
les seigneurs vont volontiers voir le roi, et est d'u-
sage. Messire Jacques de Helly entra en l'hôtel de
Saint- Pol en l'arroi que je vous dis, tout housé(botté)
et éperonné.Et pour ce jour il n'y étoit point connu,
car il avoit plus poursuivi et hanté les parties loin-
laines, quérant les aventures, que les prochaines de
sa nation. Si lit tant par sa parole qu'il approcha
la chambre du roi et se fit à connoître; car il dit
que il venoit tout droit de l'Amorath-baquin et de
la Turquie, et avoit été à la bataille de Nicopoli où
les Chrétiens avoient perdu ; et de tout il apportoit
certaines nouvelles, tantdu comte deNeverscomme
des autres seigneurs de France qui en sa compa-
gnie étoient passés outre en Hongrie.
Les chevaliers de la chambre du roi entendirent
à ces paroles volontiers; car bien savoient que le
roi de France, le duc de Bourgogne et les seigneurs
désiroient ouïr nouvelles véritables des parties dont
il venoit. Si lui firent voie et audience à venir de-
vant le roi. Quand il fut venu jusques au roi il s'a-
genouilla, ainsi que fut raison; et parla moult sage-
ment en remontrant tout ce qu'il savoit et dont il
étoit chargé à dire, tant de par l'Amorath-baquin
que de par le comte de Nevers et les seigneurs de
France qui prisonniers étoient. A toutes ces paroles
entendit le roi de France volontiers ; et aussi firent
les seigneurs qui de-lez (près) lui étoient, car elles
leur semblèrent véritables, ainsi que elles étoient. Si
(i59r>) DE JEAN FROISSART. 1 i 7
lut de tout cnquis et demandé et doucement exa-
miné pour atteindre mieux et plus véritablement la
matière ; et à tout il répondit moult sagement et à
point, tant que le roi et les seigneurs en furent
contents; et furent moult courroucés du dommage
que le roi Louis de Hongrie et les seigneurs avoient
reçu; et d'autre part ils se réconfortoient en ce que
le roi étoit écliappé sans mort et sans prison; car ils
supposoient et disoient et devisoientlà entre eux, que
encore il feroit de belles et gran des recouvrances
sur l'Amorath et sur la Turquie, et leur porteroit
encore moult de dommages; et si étoient moult ré-
jouis de ce que le comte de INevers et les comtes de
la Marche et de Vendôme, mes sire Henri de Bar,
le sire de Coucy, messire Guy de La Trirnouille, et
messire Boucicaut étoient hors du péril de mort et
pris et retenus prisonniers; car toujours, ainsi que
les seigneurs devisoient et disoient devant le roi,
viennent seigneurs à rançon et à finance; et on trou-
veroit aucun moyen parquoi ils seroient rachetés et
délivrés; car ainsi que messire Jacques de Helly
leur disoit et remontroit, il espéroit bien que l'A-
moratli, dedans un an ou deux au plus tard, les met-
troit à finance; car il convenoil or et richesses en-
voyer devers lui trop grandement; et ce savoit de
sentiment; car il avoit demeuré et conversé en Tur-
quie avecques eux et servi l'Amorath, père à icelui
dont je parle maintenant, plus de trois ans.
Si fit le roi de France lever sur ses genoux le
chevalier qui ces nouvelles avoit apportées et le con-
joint (accueillit) grandement; et aussi firent les sei-
FROISSART. T. XIII. 27
4i$ LES CHRONIQUES (iSçjBj
gneurs qui làétoient ;et lui direntgénéralement qu'il
étoit en ce monde bienheureux quand il avoit été à
une telle journée debataiile et qu'il avoit la connois-
sance et aceointance d'un si grand roi mécréant que
de l'Amorath-baquin qui l'avoit envoyé en message
devers le roi de France et les seigneurs ; de laquelle
bonne aventure il et son lignage dévoient trop
mieux valoir. Si fit, tantôt et incontinent le roi de
France ces nouvelles ouïes, délivrer hors de prison
de châtelet tous ceux qui mis y avoientété pour les
nouvelles paroles qui semées avoient été parmi Pa-
ris et ailleurs avant que messire Jacques de Helly
fût venu. De laquelle délivrance ils eurent tous
grand' joie, car plusieurs se repentaient de ce que
ils avoient tant parlé.
Or s'épartirent ces nouvelles que messire Jac-
ques de Helly apporta en France et à Paris et
furent tenues à véritables. Ceux et celles qui leurs
seigneurs, maris, frères, pères et enfants avoient
perdu furent courroucés et à bonne cause. Les
hautes dames de France telles que la duchesse de
Bourgogne, pour son fils le comte de Nevers; et sa
fille Marguerite de Hainaut, pour son mari ledit
comte, furentiortcourroucées,etbien y avoitcause^
car ce leur tenoit trop près du cœur. Aussi furent
Marie de Berry, comtesse d'Eu , pour son mari mes-
sire Philippe d'Artois, connétable de France ; la
comtesse de La Marche, la dame de Coucy, et sa
tille de Bar, la dame de Sully et toutes les dames
généralement, tant au royaume de France comme
ailleurs. Mais ce les réconfortoit au fort, quand
(i596; DE JEAN FROISSART. 4 '9
t:lles avoient assez pleuré et lamenté, qu'ils étoient
prisonniers. Mais il n'y avoit nul réconfort en celles
qui sentoient et entendoient leurs maris morts, et
leurs frères, pères, enfants et amis. Et durèrent ces
lamentations moult longuement parmi le royaume
de France et ailleurs aussi.
Yous devez savoir que le duc de Bourgogne fes-
toya grandement le chevalier de Helly qui ces nou-
velles lui avoit apportées de son fils; et lui donna
beaux dons et riches et le retint de ses chevaliers,
parmi deux cents livres de revenue par an dont ïï
le doua à tenir son vivant. Le roi de France et
tous les seigneurs firent grand profit au dit cheva-
lier, lequel mit en termes, puisqu'il avoit fait son
message, qu'il lui convenoit retourner devers l'A-
morath, car ainsi lui avoit été dit à son déparlement,
et se tenoit encore prisonnier à l'Amorath quoiqu'il
fût venu, ce n'avoit été que pour apporter nouvelles,
tant de l'Amorath et de sa victoire que des sei-
gneurs de France qui pris et morts étoient et avoient
été à la bataille de Nicopoli. Ces paroles et signi-
fiances de retour que messire Jacques fit au roi et
aux seigneurs leur furent assez agréables, et leur
sembloient raisonnables ; et entendirent sur sa déli-
vrance; et escripsirent (écrivirent) le roi, le duc de
Bourgogne; et les seigneurs qui à Paris étoient, à
leurs proesrnes (parents) et amis. Mais avant toutes
ces choses, avisé fut en conseil du roi de France
que on envoyeroit de par le roi un chevalier d'hon-
neur, deprudence, et de vaillance devers l'Amoratli-
baquin; et lequel son message fait au dit A m or a h
2?*
4^0 LES CHRONIQUES (n5#6>
relourneroit «n France et rapporteroit secondes
nouvelles du dit Amorath au cas que messire Jac-
ques de Helly ne pouvoit retourner fors que par
congé, car ilétoit encore prisonnier, où qu'il fût, et
obligé au dit Amorath.
Si fut éluà aller en ce voyage et faire le message
de par le roi de France, messire Jean de Châtel-
morant, chevalier pourvu de sens et de langage
froid etatirempé (modéré) en toutes manières^ et fut
sçu et demandé à messire Jacques de Helly quels
joyaux on pourroit transmettre et envoyer de par
le roi de France au dit roi Basaach (Bajazet) qui
mieux lui pussent complaire, alin que le comte de
JNevers et tous les autres seigneurs qui prisonniers
étoient en vaulsissent (valussent) mieux. Le cheva-
lier répondit à ce et dit, que l'Amorath prendroit
grand' plaisance à voir draps de hautes lices ouvrés
a Arra^ eu Picardie, niais (pourvu) qu'ils fussent de
bonnes histoires anciennes; et aussi à voir blancs
faucons qui sont nommés Gerfaux. Avecques tout,
il peusoiî que fines blanches toiles de Piheims se-
roient de l'Amorath et de ses gens recueillies à
grand gré, et fines écarlates; car de draps d'or et
de soie en Turquie le roi et les seigneurs avoient
assez et largementjet prenoient en nouvelles choses
leurs ébattements et plaisance. Ces paroles furent
arrêtées du roi et du duc de Bourgogne qui toute
son entente mettoit à complaire à l'Amorath pour
la cause de son fus.
Environ douze jours demeura messire Jacques
de Helly à Paris de-lez (près) le roi et les seigneurs
(r3ç,6; DE JEAN FR01SSART. 4ar
qui volontiers l'écoutoient, pourtant (attendu) que
très proprement il partait des aventures de Turquie
et de Hongrie, de l'Amorath-baquin et de son or-
donnance. Et aussi pourtant qu'il devoit retourner
vers lui et devers les seigneurs, à son département
il lui fut dit : « Messire Jacques, vous cheminerez
tout souef (doucement) età votre aide. Nous créons
bien, dirent les seigneurs, que vous irez par Lom-
bardie, et parlerez au duc de Milan, car ils se en-
tr'aiment et commissent assez par ouï dire et par
recommandation, i'Amorath et lui, car oneques ne
se virent. Mais quel chemin que vous teniez nous
vous prions et enjoignons que messire Jean de Châ-
tel-Morant, lequel nous avons ordonné à envoyer
de par le roi, attendiez en Hongrie, car c'est notre
entente qu'il passera outre étira en Turquie, et
portera dons et présents de par le roi de France à
I'Amorath afin qu'il soit plus doux et débonnaire
au comte de JNevers et à ceux de sa compagnie qui
sont au danger (pouvoir) de i'Amorath. »
Messire Jacques de Helly répondit à ce et dit
que tout ce il fer oit volontiers.
Adoncfut faite sa délivrance de tous points, et se
départit du roi, du duc de Bourgogne, et des sei-
gneurs de France, et issit de Paris, et prit le chemin
ainsi qu'il étoit venu ; puis se mit au retour 5 et fut
son entente que jamais ne relourneroit en Fiance
tant qu'il auroit été en Hongrie et en Turquie.
D'autre part, depuis sob département, le roi et le
duc de Bourgogne n'entendirent à autre chose fors
depounoir les présents qu'ils vouloient envoyer
l\i>. LES CHRONIQUES (,5g6)
devers l'Amorath-baquin ; et quand ils furent pour-
vus, messire Jean de Châtel-morant fut tout prêt
et ordonné- pour partir, car bien savoit qu'il étoit
chargé de par le roi à aller en ce voyage et faire
ce message. On se diligenta d'envoyer les présents
de parle roi de France à l'Aniorath-baquiu afin
que messire Jean de Châtel-morant pût atteindre
messire Jacques de Helly à (avec) six sommiers. Si
vous dirai de quoi ils furent chargés. Les deux
lurent chargés de draps de haute lice pris et faits à
Arras, les mieux ouvrés que on pût avoir et recou-
vrer; et étoient ces draps faits de l'histoire du roi
Alexandre et de la greigneur (majeure) partie de
sa vie et de ses conquêtes, laquelle chose étoit très
plaisant et agréable à voir à toutes gens d'honneuy
et de bien; les autres deux sommiers de fines écar-
tâtes blanches et vermeilles.
De toutes ces choses recouvra-t-on assez légère-
ment (facilement) par les deniers payants, et on
trouva et recouvra à trop grand'peine des blancs
gerfaux ; toutefois à Paris ou en Allemagne on en
eut; et du tout fut chargé messire Jean de Châtel-
morant à faire présent et son message; et se dépar-
tit de Paris, du roi et des seigneurs, quinze jours
après que messire Jacques fut mis en voie et au
chemin.
Entretant (pendant) que ces voyagers chemi-
noient,le roi de Hongrie qui si grand dommage avoit
reçu et eu en la bataille, si comme il est ci-dessin
dit et contenu en l'histoire, retourna en son pays.
Donc, quand on sçut sa reveuue; toutes ses gens qui
(i39(i) DE JEAN FROISSA 1\T. 4^3
moult l'âimoient furent grandement réjouis, et vin-
rent devers lui el le réconfortèrent, et dirent que
s'il avoit perdu et eu dommage une autre fois il
auroil profit. 11 convint au roi de Hongrie porter
son dommage le plus bellement qu'il put; et aussi
lit-il à ses gens.
D'autre part l'Amoratli-baquin retourna en son
pays depuis la bataille passée, ainsi que ci-dessus
est contenu; et vint en une grosse ville en Turquie
que on appelle Burse et là fuient les chevaliers
de France prisonniers amenés, et là se tinrent en
bonnes gardes qui furent mis et établis sur eux; et
devez savoir qu'ils n'avoient pas toutes leurs aises
mais moult contraires. Trop fort leur changèrent
le temps et les vivres, car ils avoient appris la nour-
riture de douces viandes délicieuses; et soulloient
(avoient coutume) avoir leurs queux (cuisiniers),
varlets et mesgnyes (suite) qui leur adminislioient
après leurs goûts et appétits; et de ce ils n'avoient
rien fors que tout le contraire; grosses viandes,
chairs mal cuites et appareillées; des épices avoient-
iis assez et à largesse, et du pain de millet qui
moult est doucereux et hors de la nature de France.
Des vins avoient-ils à grand danger (peine); et quoi-
que tous fussent grands seigneurs, on nefaisoit pas
grand compte d'eux; et les avoient aussi chers les
Turcs malades que sains, et morts que vifs; car si
par le plaisir et conseil de plusieurs allât, on les
eût tous mis à exécution.
Ces seigneurs de France qui prisonniers étoient
en Turquie se eonfortoient l'un parmi l'autre et
4^4 LES CHRONIQUES (i5g6)
prenoient en gré tout ce que on leur faisoit et admi-
nistroit, car ils n'en pouvoient avoir autre chose.
Si se ruèrent moult de sang et de couleur et se al-
térèrent tous, car ils engendrèrent petit à petit faible
sang et commencement de maladies, et trop plus les
uns que les autres. Et par spécial cil (celui) qui se
confortoit le mieux c'étoit le comte de JNe vers, mais
il le faisoit tout par sens pour réjouir et conforter
les autres. Et avec lui étoit de bon réconfort mes-
sire Boucicaut, le comte de La Marche et messire
Henri de Bar ; et prenoient le temps assez en bon
gré et patience; et disoient que on ne pou voit point
avoir les honneurs d'armes et les gloires de ce monde
sans avoir peine et à la fois de dures aventures et
des rencontres ; et oncques ne fut en ce monde,
tant fût vaillant ni heureux ni bien usé d'armes
qui eût tous ses souhaits ni ses volontés; et dévoient
encore Dieu louer quand ils se trouvoient en ce
parti que on leur avoit sauvé les vies en la fureur
et courroux où ils virent l'Amorath-baquin et les
plus prochains de son conseil; car il fut dit en l'ost
et conseillé, et s'inclinoit et arrêtoit généralement le
peuple que tous fussent morts et détranchés : « Et
je même, disoit messire Boucicaut, en dois delà
longueur de ma vie plus louer Dieu que nul de
vous; car je fus sur le point d'être mort, occis et
détranché, ainsi que les autres nos compagnons
furent; et étoit tout ordonné quand monseigneur
de INevers me ravisa; et tantôt il se mit à genou*
devant l'Amorath et pria pour moi, et à sa prière je
fus délivré. Si tiens et recorde cette aventure à
(ôy(5) DE JEAN FROISSART. 4*?
belle et bonne, quand il plaît à notre Seigneur, car
d'ores-en-avant ce que je vivrai il me semble que
ce sera avantage. Et Dieu qui nous a délivrés de ce
péril nous délivrera encore de plus grand; car nous
sommes ses .soudoyers, et pour lui nous avons
cette peine, car par messire Jacques de Helly qui
chemine en France de par l'Amorath qui recordera
ces nouvelles au roi et aux barons de France pour-
rons-nous avoir dedans un an bon réconfort et déli-
vrance. La chose ne demeurera pas ainsi; ilyamoult
de sens de-lez (près) le roi de France et en monsei-
gneur deBourgogne;jamais ils ne nous oublieroient
que par aucun moyen ou traité nous ne venons à
finance et délivrance. »
Ainsi se réconfortoit messire Boucicautet prenoit
le temps assez en bon gré et patience; et aussi fai-
soit le jeune comte de ISevers. Mais le sire deCoucy
le prenoit en trop grand' déplaisance, dont c'étoit
merveille, cardevanteelte aventure il avoit toujours
été un sire pourvu et plein de grand réconfort; ni
oneques il ne fut ébahi. Mais en cette prison où il
étoit à Burse (Brousse) en Turquie il se déconfortoit
et ébahissoit de lui même plus que nul des autres,
et se merencolioit (attristoit), et avoit le cœur trop
pesant; et disoit bien que jamais il ne retourneroit
en France,, car il étoit issu de tant de grands périls
et de dures aventures que cette seroit la dernière.
Messire Henri de Bar le réconfortoit si acertes
comme il pouvoit,et lui blâmoit les déconforts, les-
quels sans cause il prenoit, et que c'étoit folie de
dire et faire ainsi; et que en lui il devoit avoir plus
4^6 LES CHRONIQUES (i5oG)
de réconfort qu'en tous les autres; mais nonobstant
ce il s'ébahissoit de soi-même, et lui souvenoit trop
durement de sa femme, et regrettait moult souvent ;
et aussi i'aisoit messire Philippe d'Artois, comte d'Eu
et connétable de France. Messire Guy de la Tri-
mouille se réconfortait assez bien. Aussi faisoit le
comte de La Marche. L'Amorath-baquinvouloitbicn
qu'ils eussent aucunes grâces et ébattements de leurs-
délits, et les vouloit voir à la fois, et gengler (causer)
et bourder (plaisanter) à eux; et leur étoit assez
gracieux et débonnaire; et vouloit bien qu'ils vissent
son état et une partie de sa puissance.
Nous laisserons un petit à parler d'eux et parle-
rons de messire Jacques de Helly et Jean deChâtel-
morant qui tous d'eux cheminoient pour venir en,
Hongrie; mais messire Jacques y vint devant mes-
sire Jean de Châtel-morant; etlui entré en Hongrie,
vint en la cité de Bude,et là trouva le roi deHongrie
qui le recueillit doucement pour l'honneur du roi
de France et des royaux, et lui demanda des nouvel-
les, et messire Jacques lui en dit assez.
Environ dix ou douze jours séjourna messire Jac-
ques de Helly en la cité de Bude en Hongrie en at-
tendant messire Jean de Châtel-morant lequel ex-
ploita en cheminant, et avança du plus tôt qu'il put;
et quand il fut venu en l'arroy et ordonnance que
dessus avez ouï recorder, messire Jacques en fiit
tout réjoui, car il désiroit à passer outre en Turquie
pour lui acquitter de sa foi envers l'Amorath-baqnin
et pour voir le comte de Nevers et les seigneurs de
France prisonniers, et pour eux à son loyal pouvoir
(*3g6) DE JEAN FROISSART. 427
réconforter. Quand le roi de Hongrie vit Châtel-mo-
rant, si lui fit bonne chère pour l'honneur du roi de
France et des royaux ses cousins ; et entendit par ses
hommes même que le roi de France en voy oit à l'A-
morath par sou chevalier grand présents et beaux
joyaux, desquelles choses il fut tout courroucé. Mais
il se dissimula grandement et couvrit sagement, tant
que messire Jacques de Helly fut départi et allé en
Turquie, car il dit bien à soi même et à ceux de son
plus étroit conseil auxquels il se découvrit que jà ce
chien mécréantl'Amorath n'auroit don ni présent qui
vinssent de France ni d'ailleurs tant qu'il eûtla puis-
sance du détourner. Quand messire Jacques se fut
rafraîchi deux joursou environ à Bude en Hongrie,
il prit congé au roi et à Châtel-morant, et dit qu'il
vouloit passer outre pour aller en Turquie devers
l'Amorath et pour impétrer un sauf-conduit pour
messire Jean deChâtel-morant,afin que il et ce qu'il
menoît pussent passer outre et venir devers lui. Le
roi lui dit que ce seroit bien fait. Lors se départit le
dit chevalier avecques ses gens, et se mit au chemin,
et prit guides qui le menèrent parmi laHongrie et la
Blaquie (Valachie), et exploita tant par ses journées
qu'il vint devers l'Amorath-baquin; et ne le trouva
pas àBurse, mais étoit ailleurs en une cité en Turquie
que on appelle Polly (I' ; et partout où il alloit et se
traioil (rendoil) les prisonniers de France étoient
menés. réservé le sire deCoucy qui demeura toujours
à Burse à l'entrée de la Turquie, car il ne pouvoit
(i)Ilya laul de villes qui se terminent ainsi en Grèce qu'on ne
peut dater miner le nom d'après cette seule indication. J. A. B.
4 28 LES CHRONIQUES (1096
souffrir la peine; de chevaucher pourtant ''attendu)
qu'il n'étoit point bien haitié (sain); et aussi il étoit
recru (rançonné) et repJegé (l); et étoit demeuré
pour lui un sien cousin de Grèce, un moult vaillant
baron qui descendu et issu étoit des ducs d'Osteriche
(Autriche) nommé le sire de Matelin(2). Quand mes-
sire Jacques de Helij fut venu à Polly il se trouva
devers l'Amorath qui le vit volontiers pourtant (at-
tendu) qu'il étoit retourné de France. Messire- Jac-
ques de Helly se humilia devers lui moult douce-
ment et lui dit: « Très cher sire et redouté, vé-cy
votre prisonnier. A mon pouvoir j'ai t'ait votre mes-
sage et ce dont j'étois chargé. » Dont répondit le dit
Amorath et dit: à Tu sois le bien venu; tu t'es ac-
quitté loyaument, et pourtant je te quitte ta prison
et peux aller venir et retourner quand il te plaît. »
Donc lemercia pour cette grâce moult humblement,
et lui dit comment le roi de France et le duc de
Bourgogne père au comte de ]Nevers son prisonnier
lui envoyoient un chevalier d'honneur et de cré-
dence en ambassaderie, et lequel de par le roi lui
apportoit aucuns joyaux de récréation lesquels il
verroit volontiers. L'Amorath lui demanda s'il les
avoit vus; il répondit: « Non; mais le chevalier qui
est chargé de faire le message est demeuré de-lez le
(1) Délivré moyennant caution. J. A. B.
(■2) Michel Ducas rapporte (ch, II. p. 3i2.)cjmment Fr. Galelu/.o,
noble Génois, après avoir aidé Jean Paléoligue k se rendre maî're de
Constantinople obtint de lui en i355 la seigneurie de l'île de Metelin ou
Lesbos et sa propre sœur en mariage Suivant Meletius (t. 3. p. ai i.) les
Gateluzzoqu'ilappelleCatalou ias restèrent souverainsde celle lie jusqu'tn
1362 ou le sultan Mechmet. se la fit céder par Nicolas GaU-lu ao qui se
fit Tur : et fui ensuite tué par l'ordre de ce même sultan J. A B.
(i396; DE JEAN FROISSART. 4^9
roi de Hongrie à Bude; et je suis venu devant jus-
ques à vous noncier (annoncer) ces nouvelles et
pouravoirunsauf-conduit allant et retournant devers
vous et arrière en Hongrie. » A cette parole répon-
dit l'Amorath: « Nous voulons qu'il l'ait, et lui ac-
cordons, tout ainsi et en tel forme que le voulez
avoir. » De cette parole remercia Je chevalier l'A-
morath et se humilia devers lui. Adonc se départit
l'Amorath de sa présence et entendit à autre chose,
ainsi que grands seigneurs font.
Depuis avintà une autre heure que messire Jac-
ques de Helly parla à l'Amorath et se mit à genoux
devant lui et lui pria moult doucement qu'il pûtvoir
ses seigneurs les chevaliers de France, car il avoit à
parler à eux de plusieurs choses. L'Amorath à cette
requête ne répondit pas sitôt, mais pensa un petit; et
quand il parla il dit: « Tu en verras l'un tant seu-
lement et non les autres. » Adonc iit-il signe à au-
cuns de ses hommes que le comte de INevers tout
seul fut amené en la place en sa présence, tant qu'il
eut un petit parlé à lui, et puis fut remené. On fit
tantôt son commandement; on alla quérir le comte
de Nevers, et fut amené devant le chevalierqui s'in-
clina contre lui. Le comte le vit volontiers; ce fut
raison; et lui demanda du roi et de son seigneur de
Bourgogne, et de sa dame de mère, et des nouvelles
de France. Le chevalier lui recorda ce qu'il en sa-
voil et avoit vu , et tout ce lui dit de bouche dont il
étoil chargé; et n'eurent pas si grand loisir de par-
lerl'unà l'autre comme ils voulsissent(eussentvoulu)
bien, caries hommes de l'Amorath étoient là présents
/|3o 'LES CITRONIQtJÉS («rSrgg}
qui leur -disoient qu'ils se délivrassent de parler et
que il ieurtonvenoit entendre à autre chose.
Donc demanda messire Jacques de Helly au
comte de Nevers si tous les autres seigneurs de
France étoient en bon point il répondit: * Oil,mais
le sire de Coucy n'est point avecques nous ; il est de-
meuré à Burse, et sur recréant(caution) du seigneur
de Matelin(Metelin)quiestdemeurépour lui ainsi que
je l'entends jet ce siredeMatelin est assez en la grâce
de l'Aniorath. » Donc dit messire Jacques comment
messire Jean de Châtel-morant étoit issu hors de
France, et venoit de par le roi et le duc de Bourgo-
gne en ambassade devers l'Amorath, et lui apportoit,
pour lui adoucir sa félonnie et son ire, de beaux
joyaux, nobles et riches: cf Mais il est arrêté à Bude
en Hongrie de-lez(près) le roi , et je suis venu quérir
un sauf-conduit pour lui, allant et retournant, lui et
toute sa famille; et l'Amorath le m'a jà accordé,- et
crois assez que je retournerai de bref devers lui. »
De ces paroles et nouvelles fut le comte deNevers
tout réjoui, mais il n'en osa montrer nul semblant
pour les Turcs qui les gardoieut et regardoient. La
dernière parole que le comte de Nevers dit à mes-
sire Jacques de Helly fut telle: « Messire Jacques,
j'entends par vous que l'Amorath vous acquitte de
tous points ; et pouvez quand il vous plaît retourner
en Fiance. Vous venu de là, dites de par moi à mon-
seigneur mon père, si il a intention de moi et mes
compagnons r'avoir, il envoyé traiter de notre déli-
vance hâtivement par marchands Gennevois (Gé-
nois) et Vénitiens ; et se compose et accorde à la
(i396) DE JEAN FHOISSART. 43 1
première demande quel' Amorath, ou ceux de par lui
qui de ce seront chargés, feront ; car nous sommes
perdus pour toujours mais si on s'y arrête ni varie
longuement ; car j'ai entendu que l'Amoratli est
loyal, courtois et bref en toutes choses, mais (pourvu)
que on le sache prendre en point. »
Atant (alors) finirent les parlements ; le comte de
Neversfut remené avecquesses compagnons ; et mes-
sire Jacques de Hellv retourna d'autre part et en-
tendit à avoir tout ce qui octroyé lui étoit de par
l'Amorath pour revenir en Hongrie. Quand le sauf-
conduit fut écrit et scellé, selon l'usage et coutume
que l'Amorath a de faire et de donner, on le bailla et
délivra au chevalier qui le prit; et puis prit congé à
l'Amorath et à ceux de sa cour de sa connoissance,et
se mit au retour, et chemina tant par ses journées
qu'il vint à Bude en Hongrie; si se traist (rendit)
tantôt devers messire Jean de Châtel-morant qui
l'attendoit et désiroit sa venue, si lui dit: « Je vous
apporte un sauf-conduit, allant et retournant eja Tur-
quie, pour vous etpourvotrefamillejet le m'a accordé
<?t donné le roi Basaach (Bajazet) assez légèrement.»
— « C'est bien, dit la chevalier, or allons devers le
roi deHongrie et lui recordons ces nouvelles, etpuis
de matin jemedépartirai,car j'ai ici assez séjourné. »
Adonc s'en allèrent les deux chevaliers tous d'un
accord devers le roi qui étoit en sa chambre, et par-
lèrent à lui en remontrant tout l'affaire que vous
avez ouï. Le roi deHongrie répondit à ce et dit ainsi:
« Yous Châtel-morant et Helly, soyez les bien ve-
nus' nous vous véons volontiers pour l'amour de
43 î. LES CHRONIQUES &&&)
nos cousins de France; et leur ferions volontiers
plaisir età vous aussi; et pouvez aller et venir parmi
le royaume à votre volonté, et aussi en la Turquie
s'il vous plaît; mais pour le présent nous ne sommes
pas d'accord que les présents et joyaux lesquels
vous, Châtel-morant qui messager en êtes, avez fait
venir du royaume de France vous meniez outre ni
présentiez à ce chien mécréant le roi Basaach;il n'en
sera jà enrichi ni réjoui; il nous tourneroit à trop
grand blâme et vileté, si au temps à venir il se pou-
voit vanter que pour lui attraire (attirer) à amour
et par cremeur (crainte) pourtant (attendu) qu'il a
eu une victoire sur nous et qu'il tient en danger et
en prison aucuns hauts barons de France, il fut de
tant honoré qu'il pût montrer et dire : Le roi deFrance
et les seigneurs de son sang m'ont envoyé ou en-
voyèrenttels riches présents et joyaux. Tant que des
gerfaux , je ne ferois pas trop grand compte, car oi-
seaux volent légèrement de paj's en autre; ils sont
donnés et tôt perdus. Mais des draps de haute lice,
ce sont choses à montrer, à garder, à demeurer et à
voir à toujours mais;si que, Châ tel-morant,dit le roi
de Hongrie, si vous voulez passer outre en Turquie
et porter les faucons gerfaux , et voir ce roiBasaach ,
faire le pouvez. Mais autre chose vous n'y porterez.»
Donc répondit messire Jean de Châtel-morant
et dit: « Cher sire et redouté roi, ce ne seroit pas
mon honneur ni la plaisance du roi de France, ni
des seigneurs qui cim'envoyent, si je n'y accomplis-
sois mon voyage en la forme et manière qu'il m'est
chargé de faire » — « Or bien, dit le roi, n'en aurez
(t396) DE JEAN FROISSART. 433
autre chose présentement par moi » Si se départit
atant (alors) des chevaliers et rentra en sa chambre
et les laissa tous deux parlant ensemble , eux con-
seillant quelle chose ils pourroient faire; car cette
abusion du roi de Hongrie leur tournoit à grand'
déplaisance; et en parlèrent entre eux deux en plu-
sieurs manières, pour avoir conseil comment ils s'en
cheviroient Et avisèrent que tout leur état et l'ima-
gination du roi de Hongrie ils l'envoieroient, par
lettres et hâtif message, au roi de France et au duc
de Bourgogne, afin qu'ils y voulsissent pourveoir,
puisqu'ils n'enpouvoient avoir autre chose; par quoi
aussi, s'il convenoit, ils fussent excusés de leur lon-
gue demeure par le moyen du roi de Hongrie. Si
escripsirent (écrivirent) lettres les deux chevaliers
et scellèrent, adressants au roi de France et au duc
de Bourgogne, et prirent certain messager bien ex-
ploitant pour chevaucher en France, et lui firent
finance d'or et d'argent assez pour souvent remuer
et changer chevaux , afin qu'il fût plus exploitant
sur son chemin; et ils demeurèrent à Budc en Hon-
grie attendant le retour dudit message.
Tant exploita le messager des chevaliers de
France dessus nommés, et si bonne diligence fit
sur chemin , qu'il vint en France et à Paris; et là
trouva le roi , le duc de Bourgogne et les seigneurs,
et montra ses lettres. On les prit, ouvrit et legy (lut)
tout au long. Des quelles paroles qui dedans étoient
écrites on fut tropdurcmcnt courroucé et émerveillé;
et pensèrent sus grandement pourquoi le roi de
Hongrie avoit empêché ni empêchoit à passer outre
FROISSART. T. XII5. 1 8
434 LES CHRONIQUES (i596)
en Turquie et de faire les présents à FAmorath-
baquin ainsi que ordonné et déterminé l'avoient.
Le duc de Berry excusoit fort le roi de Hongrie et
disoit qu'il n'avoit nul tort de faire ce, car on s'é-
toit trop humilié et abaissé, quand le roi de France
envoy oit dons, présents et joyaux à un roi payen
mécréant. Le duc de Bourgogne, auquel la matière
touchoit, proposoit à l'encontre, que c'étoit toute
chose raisonnable, au cas que fortune et aventure
lui avoient fait tant de grâce qu'il avoit victoire
et journée pour lui de bataille si belle et si grande
que déconfit et mis en chasse le roi de Hongrie et
pris tous les plus nobles et plus grands, réservé le
corps du roi, qui ce jour s'étoient armés en bataille
contre lui, et les tenoit prisonniers et en danger ;
pour laquelle cause il convenoit aux proches et
amis de ceux, que par aucuns moyens ils fussent
aidés et confortés, si on entendoit à eux avoir et
délivrer.
Lesparoles du duc de Bourgogne furent aidées et
soutenues du roi et de son conseil; et fut dit qu'il
avoit bonne cause de ce dire et remontrer; et de-
manda le roi au duc de Berry en disant: « beaulx
(bel) oncle si l'Amorath-baquin , ou le Soudan ,
ou un autre roi payen vous envoyoit un rubis no-
ble et riche, je vous demande si vous le recevriez »
Le duc de Berry répondit et dit: « Monseigneur,
j'en aurois avis. » Or fut-il dit du roi et remontré
que il n'avoit pas dix ans que le Soudan lui avoit
envoyé un rubis lequel il avoit acheté vingt mille
florins.
(i3g6) DE JEAN FROISSART. 4 3 5
L'affaire du roi de Hongrie ne fut en rien soute-
nue; mais fut bien dit qu'il avoit mal fait quand il
empêchoit et avoit empêché les présents outre de-
vers le roi Basaach , et que ce pourroit les seigneurs
de France plus arrêter que avancer. Si fut ordonné
ainsi el conseillé au roi de France, d'écrire au roi de
Hongrie lettres moult amiables, en priant qu'il ne
mît nul empêchement à ce que son chevalier et sa
charge ne passât outre en Turquie et ne fît son mes-
sage. Si furent de rechef lettres écrites sur la forme
que je vous dis, et scellées, et baillées à celui qui
les nouvelles avoit apportées. Quand il eut sa déli-
vrance il se départit du roi et du duc de Bourgogne
et des seigneurs de France et se mit au retour pour
revenir en Hongrie.
CHAPITRE LIV.
Comment la duchesse d'Orléans, fille au dcc de Mi-
lan, FUT SOUPÇONNÉ DE LA MALADIE DU ROI.
Vous savez, si comme il est ci dessus contenu en
notre histoire, comment le roi de France tous les
ans étoit enclin de cheoir en maladie fiévreuse; et
n'étoientnuls surgiens(chirurgiens)ni médecins qui
l'en sçussent conseiller ni pussent pourvoir. Aucuns
s'étoient bien avancés et vantoient qu'ils le guéri-
roient et mettroient en ferme santé, mais quand ils
avoient tous empris et labouré ils ouvroient en vain ;
28*
436 LES CHRONIQUES (i3g6)
car la maladie du roi ne se cessoit pour prières ni
pour médecines, jusques à tant qu'elle avoitpristout
son cours. Les aucuns de ces arioles (devins) qui de-
visoient et devinoient sur l'entente de mieux valoir,
sur la maladie du roi, mettoient outre, quand ils
véoient que leur labeur étoit nui, que le roi étoit em-
poisonné et en herbes ; et ce mettoient les seigneurs
de France et le peuple généralement en grands varia-
tions et suppositions de mal. Car les aucuns de ces
arioles (de vins) affir ni oient, pour mieux a tteindreleurs
geugles (propos) et pour plus donner toutes gens à
penser, que le roi étoit démenépar sorts et par carmes
(charmes), et le savoient par le diable qui leur révé-
loitcette affaire, desquels arioles (sorciers) il en y eut
détruits etars à Paris et en Avignon, car ils parlèrent
si avant que la duchesse Valentine d'Orléans, fille
au duc de Milan, faisoit tout cet encombrier (embar-
ras)et en étoit cause, pour parvenir à la couronne de
France. Et en fut tellement accueillie la dame par les
paroles de ces arioles, que commune renommée cou-
roit parmi le royaume de France qu'elle jouoit de
tels arts, et que tant qu'elle seroit de-lez(près)le roi
de France à ce jour, ni que le roi la verroit ni orroit
parler, il n'en auroit autre chose. Et convint la dite
dame, pour ôter cette esclandre et fuir tels périls
qui de trop près l'approchoient, dissimuler et partir
de Paris et aller demeurer à Anières,un moult bel
château près de Pointoise; lequel pour lors étoit au
duc d'Orléans son mari. Et depuis alla-t-elle de-
meurer à Neuf-Châ tel sur Loire lequel est et étoit
pour lors au duc d'Orléans, lequelsentant que tel
(i5cj6) DE JEAN FROiSSART. 437
famé (bruit) couroit sur sa femme étoit tout méren-
colieux (triste) et s'en dissimuloit au mieux et plus
bel qu'il pouvoit, et n'éloignoit pas pour ce le roi
son frère ni la cour, car moult de besognes du
royaume de France s'ordonnoient par les consaux
où il étoit appelé.
Le duc de Milan qui s'appeloit Galéas étoit
bien informé que de tels viles choses et désor-
données sa fille duchesse d'Orléans étoit amise
(accusée) etdemandée3si tournoit ce blâme à grand ;
et envoya deux ou trois fois en France ambassadeurs
pour excuser sa fille devers le roi et son conseil ^;
et offroit chevalier ou chevaliers à combattre à
outrance tout homme qui lui ni sa fille voudroicnt
accuser de nulle trahison. Et montroient bien ses
messages ces paroles si acertes qu'il en menaçoit
faire guerre le royaume de France et les François,
car le roi de France avoit dit et proposé en sa
bonne santé, quand il fut sur le Mont de Bave-
linghen entre Saint Orner et Calais, et il donna
(i) J'ai déjà remarqué que le moine anonyme de St. Denis qui paroît
cloué d'un esprit beaucoup plus philosophique qu'on ne le pouvoit sup-
poser alors a un clerc t et encore moins a un moine, justifie Valentine de
Milan :
« Que cetle généreuse duchesse, dit-il , ait commis un si grand mal ,
c'est un fait dont aucun homme n'a j'amais eu une seule preuve, et per-
sonne n'a le droit de la diffamer a ce sojet. Pour moi, je rejette entière-
ment cette accusation vulgaire de sortilège faite contre elle par des tom-
mes qui se dounoient eux-mêmes comme sorciers et par d'autres lioni.
nies superstitieux, puisque les médecins léunis aux théologiens déclarent
tcut à- fait nulle la puissance de ces prétendus maléfices et qu'ils ajoutent
que la véritable cause de l'infirmité du roi étoit l'excès des débauches de
sa jeunesse. » (Manuscrit latin n\ G194 de la Cib. du roi page -(jï verso./
J. A. B
438 LES CHRONIQUES (i3q6)
Ysabel sa fille par mariage au roi Richard d'An-
gleterre, que lui retourné en France, jamais n'en-
tendroit à autre chose qu'il seroit allé à puissance
sur le duc de Milan. Et le roi d^Angleterre, qui
s'escripsoit (appeloit) et nommoit son fils, lui avoit
promis en ce voyage de purs Anglois mille lances
et six mille archers, dont le roi de France éloit
grandement réjoui ; et furent les pourvéances pour
ly roi de France faites et ordonnées en la comté de
Savoje et au dauphiné de Vienne; et par là vou-
loit le roi de France entrer en Piémont et en Lom-
bardie.
Or advint que ce voyage se brisa et dérompit et
alla tout au néant, quand les certaines nouvelles
vinrent en France de la bataille et déconfiture
de Nicopoli et de la mort et prise des seigneurs de
France; car le roi, le duc de Bourgogne et tous les
seigneurs furent si chargés de ces dures nouvelles
qu'ils eurent bien à entendre à autre chose, et aussi
ils sentoient le duc de Milan grand et puissant et
moult bien du roi Easaach de Turquie; si ne l'osè-
rent courroucer.
I>3g6) DE JEAN FROISSART. 43q
CHAPITRE LV.
Comment le duc de Bourgogne et madame sa femme
prenoient grand' diligence pour trouver manière
pour la rédemption du comte de nevers leur fils
et des autres prisonniers étants en turquie.
JLe duc de Bourgogne etsa femme visoient en toutes
manières par quel pourclias et traité ils pourroient
r'avoir leur fils. Bien savoient qu'il convenoit, avant
qu'il issît de Turquie, en payer grand' finance. Si
restreignirent leur état pour épargner et assembler
par toutes leurs terres grand' quantité d'or et d'ar-
gent, car sans ce moyen ne se pou voient faire leurs
besognes. Et acquirent de toutes parts amis, et par
spécial marchands Vénitiens. Gennevois(Génois) et
hommes d'icelle sorte, car bien sentaient et connois-
soient que par tels gens convenoit-il qu'ils fussent
adressés. Le duc de Bourgogne pour ce temps se
tenoit tout coi à Paris de-lez (près) le roi son neveu
et lui remontroit souvent ses besognes. Le roi s'y
inclinoit assez, car le duc son oncle avoit la grei-
gneur ( majeure ) partie du gouvernement du dit
royaume, dont ses besognes dévoient mieux va-
loir.
En ce temps avoit un marchand Laonnois àParis>
puissant homme et grand marchand et auquel tous
44o LES CHRONIQUES (i5cjoj
les faits d'autres Lombards (,) se rapportaient; et
étoit connu, à parler par raison, par tout le monde,
là où marchands vont, viennent et hantent. Et celui
marchand on nommoit Din de Respondej et par
lui se pouvoient faire toutes finances. Et quoique
en devant cette aventure de la prise des seigneurs
de France en Turquie, il fût bien aimé et honoré
du roi et des seigneurs de France, encore fut-il de
rechef plus grandement. Et en parloit souvent le
duc de Bourgogne à lui pour avoir conseil comment
il se pourroit chévir ni entrer en traité devers l'A-
morath-baquin pour r'avoir son fils et les autres
seigneurs de France qui avecques lui étoient pri-
sonniers en Turquie. Sire Din de Desponde répon-
doit à ces paroles et disoit: « Monseigneur, on y
regardera petit à petit. Les marchands de Venise,
de Genneves (Gènes) et des îles obéissant à eux
sont connus partout et font le fait de marchandise
au Caire, en Alexandrie; à Damas, à Damiette, en
Syrie, en Turquie et par toutes les mettes (fron-
tières) et limitations lointaines des mécréants, car,
ainsi que vous savez, marchandise (commerce) va
et court par tout, et se gouverne le monde par cette
ordonnance. Si escripsez (écrivez) et faites le roi
écrire aimablement devers eux, et leur promettez
grands biens et grands profits s'ils y veulent en-
tendre. Il n'est chose qui ne s'apaise et amoyenne
par or et par argent. Aussi le roi de Chypre qui est
(1) On sait que les Lombards étaient aiors les principaux marchands
et banquiers de l'Europe. J. A. V>.
(i3q6) DE JEAN FRGISSART. 44 1
marchissant (limitrophe) à la Turquie et qui en-
core n'a point fait de guerre à l'Amorath y peut
bien aider. Yous devez croire et savoir que de bon
cœur et très acertes je y en tendrai, car je suis en tout
ce tenu de faire. »
On ne se doit pas émerveiller si le duc de
Bourgogne et la duchesse sa femme quéroient
voies et adresses pour la délivrance de leur fils
le comte de Nevers; car cette prison leur tou-
choit de trop près, au cas qu'il devoit être leur hoir
et successeur de tous leurs héritages, dont ils te-
noient grand' foi son, et si lui étoit cette aventure
avenue en sa jeune et nouvelle chevalerie. Les dames
de France regrettoient leurs amis et leurs maris. La
dame de Coucy, par spécial, ne pouvoit oublier son
mari, et pleuroit et lamentoit nuit et jour, ni on ne
la pouvoit réconforter. Le duc de Lorraine et mes-
sire Ferry de Lorraine ses deux frères, la vin-
rent voir à Saint Gobain où elle se tenoit et la
réconfortèrent rtant qu'ils purent , et l'avisèrent
qu'elle voulsist ( voulût ) envoyer en Turquie
et en Hongrie à savoir comment il lui étoit, car
ils avoient entendu qu'il avoit plus douce et
courtoise prison que nuls des autres. La dame sçut
à son frère le duc et à niessire Ferry son second
frère bon gré de cet avis, et manda messire Ro-
bert Desne, un chevalier de Cambrésis , et lui
pria doucement qu'il voulût tant travailler pour
l'amour d'elle, d'aller en Hongrie et en Turquie
voir en quel état son sire et mari le sire de Coucy
éloit. Le chevalier descendit légèrement à la prière
44a LES CHRONIQUES (,396)
de la dame de Coucy et répondit que volontiers
feroitle message et iroit si avant qu'il en rap-
portèrent certaines nouvelles. A donc s'ordonna
messire Robert de tous points, et quand il eut sa
délivrance il se mit au chemin, lui cinquième tant
seulement. Pareillement les autres dames de
France envoyèrent après leurs maris pour en savoir
la vérité.
Vous avez bien ci-dessus ouï recorder comment
le roi de Hongrie s'étoit arrêté à ce que nullement
il ne vouloit consentir que le sire de Châtel-morant
passât outre enTurquiepour faire présents à l'Amo-
rath de par le roi de France. Et demeura sur cet état
etopinionunlong-tempsdontildéplaisoitgrandement
à messire Jean de Châtel-morant et à messirejacques
de Helly, quoique pourvoir n'y pussent. Or advint
que le grand maître de Rhodes vint en Hongrie et
en la cité de Bude voir le roi qui lui fit très bonne
chère. Et bien lui de voit faire, et étoit tenu; car le
jour de la bataille il le sauva de mort et de prison,
et trouva les chevaliers de France qui là séjour-
noient. Si se trairent (rendirent) devers lui et lui
remontrèrent la manière pourquoi le roi de Hon-
grie les faisoit là tenir en séjour. De laquelle chose
il fut grandement émerveillé, et dit qu'il en parle-
roit au roi et tant qu'ils s'en apercevroient, ainsi
qu'il fit ; et lui remontra tellement et si sagement
qu'il brisa les argus du roi, et eurent congé de
passer outre en Turquie, et tous les présents tels
comme ils les portaient ; et passèrent outre sans nul
empêchement, car ils avoientbon sauf-conduit lequel
(i396) DE JEAN FROISSART. 44^
messire Jacques de Helly leur fit avoir, et vinrent
jusquesà l'Amorath qui reçut les chevaliers et les
présents de par le roi de France selon son usage
assez honorablement; et fit de tout grand' fête et
grand compte.'Les chevaliers parlèrent une fois tant
seulement au comte de Nevers et non aux autres
assez longuement, tant que bien dut suffire; et à
prendre congé, le comte de Nevers leur dit: «Recom-
mandez moi à monseigneur mon père et à madame
ma mère et à monseigneur de Berry et à monsei-
gneur le roi, et me saluez tous mes amis de par de
là. Et s'il est ainsi que par aucun traité, soit par
marchands ou autrement, l'Amorath veuille enten-
dre à notre rançon, on se délivre du plus tôt que on
peut, car à y mettre plus longuement on perdroit
assez. Nous fûmes de commencement nous neuf,
depuis en sont revenus seize, ce sont vingt-cinq.
On fasse un rachat tout ensemble. Aussi bien
finira-t-on des vingt-cinq que d'un tout seul, car
l'Amorath s'est arrêté à ce; et soyez certain que sa
parole sera véritable et stable; et y peuvent moult
bien ajouter foi ceux de delà qui ci vous ont en-
voyés. »
Messire Jean de Châtel-morant et messire Jac-
ques de Helly répondirent et dirent que toutes ces
choses, et tout le bien qu'ils pourroientdire etjfaire,
ils le feroient volontiers, et que ils y étoient tenus.
Si prirent conseil atant (alors) au comte de Ne-
vers et puis à l'Amorath et se départirent, et re-
tournèrent arrière en Hongrie, et de là depuis en
444 LES CHRONIQUES (t5g6)
France; et trouvèrent sur leur chemin leur messa-
ger qu'ils avoient envoyé en France devers le roi,
ainsi qu'il est ci dessus contenu en l'histoire qui
rapportoit lettres au roi de Hongrie. Si le firent
retourner avec eux, car il n'avoit que faire d'aller
plus avant
APPENDICE.
APPENDICE
SUR
LA BATAILLE DE NICOPOLI.
JLja perte de la bataille de Nicopoli a eu les résultats
les plus fâcheux sur le sort de l'empire grec et a ou-
vert aux sultans les portes de Constantinople.De tous
lesécrivains Français et étrangers, Froissart est celui
qui a raconté avec le plus de détails les divers événe-
ments qui la précédèrent et la suivirent; mais par sa
manière d'écrire les noms d'hommes et de lieux il les
défigure tellement qu'il est souvent impossible de
les reconnaître. J'ai parcouru tout ce que les di-
vers historiens pouvaient avoir écrit sur le même su-
jet afin de les expliquer les uns par les autres. Il me
semblait que les historiens Hongrois devaient être
les plus circonstanciés, mais à mon grand étonnement,
ils ne font mention que comme en passant d'une ba-
taille qui a pour ainsi dire désarmé le roi de Hongrie
et a préparé la route de Vienne aux Musulmans. Les
historiens Turcs s'étendent un peu plus sur cette ma-
tière, mais c'est encore dans Froissart, dans le moine
de St. Denis et dans les mémoires du maréchal de
Ikmcicaut, fait prisonnier à cette bataille, qu'on re-
448 APPENDICE,
trouve le plus de renseignements. J'ai réuni dans
cet Appendice tout ce que j'ai pu réunir des récits
des historiens étrangers.
HISTORIENS HONGROIS.
Parmi les Scriptores rerum Ilungaricarum (t. i.)
Jean de Thvvrocz est celui qui en a parlé le plus au
long; voici ce qu'il en dit (Pars 4- Cap. 8.)
Reims Turcorum in die augesccnlibiis, rege Lodo-
vico vitâfuncto, habenisque Hungaricis in Sigismun-
dum regem devolutis, Pasaithes et ipse Cœsar Turco-
rum, pâtre Am ura te, peracri ingenio, non minus ido-
neus et in tentandis rébus arduis, magis audax, brevi
spatio temporis, Thraciam universam, Thessaliamf|ue
ac Macedoniam, Phocidam, Bœotiam et Atticam, lùm
vi, tùm dedilione capiens, sui dominii fecit. Misos
quoque, quos nosBulgaros yocamus, régis Sigismunili
sub ditione conslitutos, armis infeslis aggressus est.
Ad hune Pasaithem, rex suos caduceatores misisse; ut-
que ab invadendo regno, sibi juris vigore attinente,
desisteret, eidem intimasse: illum vero per oeca-
sioncm, intérim, donec tolù Bulgarie terra potitus
est, relationem distulisse; tandem j diversitatum ar-
morum, framearum putà ac cljpeorum, nec non pha-
re trarum, quibus Turci in hostes utuntur, singulos
per parietes unius domus, appendi fecisse, introduc-
tisque regiis caduceatoribus, ad illos dixissc ferlur;
APPENDICE. 440
Rcvcrtimini ad regern veslrum, et (licite Mi, quoniam
et ego terrain ad haric, , ut vidctis, fus habeo sujjficiens,
Pariierque cl illis, in parietibus pcndcntia manu os-
tendife arma. Hac res, Sigismundi régis aninium non
pnrùm ulcisccndi in timoreni cxcitavil. Quapropter
sui rcgni dccinio, dominicœ autcm incarnai ionis
MCCCXCVI amiOj eommotà univcrsâ sui principalûs
armorum virtute, ingenlem conflavit cxercitum. In
quani quidcm regiam cxpeditionem tàm grandcm,
dux Burgundiaj inter alias nationest ac Francorum
siveGallorum pop ulus, arma non pauca,forliaque vi-
roruni bellatorum aginina, advexerant. Quorum nobi-
lilalis armorum insignia, Buda», in claustrosanctilSi-
colaï confessons, ergà iratres prœdicatorum, tabulis
arte piclorià inscripta, ac parictibus affixa, meosus-
que ad annoSj pro memorià stetère. Mo ta igitur rex
Sigismundus, tàm grandi suiexercitus congregatione,
Danubium lransivit; et nedumTurcorumlimeret Cœ-
sarcm, verùin quidam ipsum dixisse ferunt: quiâ
metuendus est nobis homo? f^astum si coelorum super
nos pondus rueret, ipsi illud noslris, quas gerimus
hastis , fie lœderemur , susttntare possemus. Rcgno
tandem Rascia; crudeli furore, in magna rerum di-
reptione., horribilitatisque strepitu nimio, pertran-
sito, Bulgaria? venit ad oras: indè oppidis Oriszo et
Bidinio, aliis que partium earumdem munitionibus
nonnullis, Turcorum quaslutabatur bellicosâ manus.,
non sine sui et snorum mullâ sanguinis effusioneex-
pugnatis-, ad ultimum, eâ ipsius anni aetate, cum vi-
TOME XIII. *i9
/,5o APPENDICE,
tes suos fructus ilulciores cultoribus reddebant, cîrcà
festum videlicet sancli M ici i. ici is Arcbangeli , in eampo
castri majoris Nicapolis, sua castra fixit. Turci vcro
crcbriùs de Castro erum pentes, regitlm exercilum in
se provocabant; nonnullosque vulneranics, sa?piùs
vulnerali redibant. Cœsar autem Tureorum, quem
nostri seniores Pasaythem supradictum nominavëre ;
Nicolaus autem, Secundini de familiâ et origine Tur-
eorum, ad /Eneam Senarum episcopum scribens, eum-
dem Chalapinum fuisse posuit-, dû m regern, grandi
bellico cum apparatu, sua in dominia pénétrasse au-
divit, non minus omne gentis su:e robur, in arma
concilavit, et in forti suorum manu, testée obsiste-
re, expeditioni conatus appropinquabat. Galli vero
sive Franci, advenientis bostis famâ pulsali, regem
adeuntes, el eum belli primitias, quœ majori fervere
soient atrocitate, illis in se accipere, ut annuerit,ro-
gatum effecêre. Dùm igilur Cœsar ij.se, frementibus
undique suis agminibus, mag-nam vim paganorum
secum trabens regiis opponi caslris visus est. Mox
Franci, prœcipiendœ pugnae insolenti cupiditate cap-
fi, priusquàm universae regales copia?, instructis ex
ordinc aciebus, signis collatis, prœlium inirent, è
castris prosilienles., et précipites ab equis ut corum
moris est, pedites certaturi, descendenîes, contrarias
irruerunt in lurmas. Diro itaque bcllo,hostes inter
utrosque vigente., cùm H ungari, sellâtes Franeorum
equos, cursu transverso, regia petere castra conspi-
ciunt, nondùmenim illorum bellandi usus ipsis notus
crat:illos omninô, bostilem per manum extinctosfore
APPENDICE. 45 1
eredentcs, graves dissoluti in tumultus, castra pari-
té** et bellica rclinqucnles ingénia, campo undiquc
fusi, ho.slibus acriter insistentibus, in fugam convcr-
lunlnr. Slrages fit maxima: mnlli cecidcre de Hun-
garis, et mulfi captivifate affecli:et nisi ipsc rev,
navisministerio, sibi adinvenisset salutenr, non cœlo,
velut e la lus princcps dixissc ferhir, sed liostis armis,
ibidem obrutus fuisset.
HISTORIENS TURCS.
La bibliothèque du roi contient plusieurs traduc-
tions d'ouvrages Turcs faits pour les Jeunes de lan-
gue Français de Constantinople. Le n°.28 contienl le
texte Turc et la traduction de l'histoire de l'origine
des empereurs Ottomans faite par M", de la Roque sous
la direction du P. Romain, conseiller des missions et
préfet des Jeunes de langue; cette traduction a d'ail-
leurs été revue par Mr. Petit de la Croix, en sorte qu'on
peut compter sur sa fidélité. Voici ce que j'y lis sur
l'affaire de Nicopoli que l'historien Turc appelle
Nigheboli.
Après avoir peint Bajazet quittant Brousse pour
marcher conlrc Karman Oglili qui s'était révolté en
s'emparant tl'Amasiaclde Kasleiuoni, il le fait partir
de là pour la Romélie.
« Là, dit-il, il ravagea le pays des Lazcs et prit
9-9*
$fe APPENDICE.
Ghenghertchinlik et fit des incursions dans la Hon-
grie. U mil même le siège devant Bellegrade, ce fut
l'an 7iK>, mais il le leva après nn mais d'attaque. La
même année, ilréduisit à son obéissance Nigheboli; de
là il passa dans la Valachic; celui qui en élait gou-
verneur s'appeloit Mirtcho ; il sortit avec une armée
fort nombreuse et vint au devant du sultan Bajazet.
Le combat qui se livra fut sanglant; le carnage fut
égal des deux côtés et ainsi la victoire resta indécise.
Après un jour de combat les deux armées se retirèrent.
Le Grand Seigneur fit venir devant lui Ali pacha,
frère du Khaireldin pacha, homme d'un grand cou-
rage qui était pour lors grand vezir et lui demanda
comment pou voit s'être passé ce combat pour n'en
■être pas sortis victorieux. Après avoir bien conféré en-
semble,Ali pacha trouva un stratagème qui ne contri-
bua pas peu à faire tourner la victoire du côté des
Ottomans. Il fit enlever pendant la nuit tous les corps
<les fidèles martirisés et les fit jeter dans le Danube ;
les infidèles furent bien surpris quand ils virent le
lendemain qu'il n'y uvoit aucun Musulman sur le
champ de bataille et qu'il étoit jonché d'infidèles. Ce
spectacle les épouvanta si fort qu'ils prirent la fuite.
Bajazet après cette expédition passa le Danube, alla à
Nigheboli,de làà Andrinople.Ce maudit Mirtcho dont
nous venons de parler étant de retour dans son pays,
convoqua tous les grands de sa cour et tint conseil
avec eux: mais quoiqu'ils pussent proposer pour évi-
ter d'être subjugués par le sultan, Mirtcho. jugeant
qu'ils ne pourraient jamais tenir tète aux Musulmans,
APPENDICE. 453.
prit la résolution d'envoyer un ambassadeur à Bajazet
pour Lui demander la paix moyennant un tribut qu'il
lui donnerait tous les ans. Bajazel la lui accorda, puis
il .passa en JVlorée. Il resta dans un endroit appelé
Caraferi d'où il envoya son année faire des incur-
sions dans tous les environs, et elle en revint chargée
d'un butin considérable. Bajazet après y être resté
quelque temps prit le chemin de Constantînople pour
s'en rendre maître. Comme il l'assiég-eoit, on lui fil
savoir que le roi de Hongrie avoit passé parNig-hebo-
li et qu'il s'était emparé de la forteresse. Bajazel
n'eut pas plutôt appris cette nouvelle qu'il quitta le
siège de Constantînople, choisit dix mille des plus
braves de son armée avec lesquels il passa à Nighc-
boli et surprit les infidèles qui étaient tous assoupis;
leur frayeur fut si grande qu'ils s'entrebattirentsans
aucune attention et se massacrèrent les uns les autres
Le nombre des morts fut si grand qu'on ne put le
compter; une grande partie même se noya dans le
Danube et le roi eut bien de la peine à se sauver des
mains des Ottomans. Après cette expédition, Bajazei
s'en retourna triomphant devant Constantînople. Le
prince infidèle fut si épouvanté de son arrivée que
sans combattre il lui offrit mille sequins de tribut
tous les ans et assigna même un quartier pour ceux
des Musulmans qui voudraient y demeurer. Il y en
eut plusieurs qui s'y établirent; ils y tirent même bâ-
tir une mosquée, choisirent parmi eux un juge pour
maintenir le bon ordre, et y restèrent jusqu'au com-
mencement de la guerre de Tamerlan contre Bajazct,
4^4 APPENDICE,
poque à laquelle les infidèles abattirenî leur mos
qnée, les chassèrent et les renvoyèrent dans la Ho-
mélie. »
L'histobien TurcSaad-El-Din donne un peu plus de
détails; je le cite d'après la traduction italienne de
Vincenzo Bratutti, car nous n'en ayons aucune tra-
duction française. L'ouvrage italien est intitulé :
Chronica dell' origine e progressi dalla casa Otto-
viana.
Après avoir décrit comment Bajazet Ildêrim ou
la foudre s'empara de Salonique, de lieni-Scieher
(Neapoli) et de plusieurs autres villes de ce pavs qui,
dit le chroniqueur Turc ri étaient pas encore illu-
minées de l'éclat de la croyance, ni éclairées de la
lumière de la foi musulmane et comment elles de-
vinrent l'asile de la félicité éternelle et de la grandeur
de la sainte croyance, il fait partir Bajazet pour Brousse
et continue ainsi.
« Quantunque i Re e potentati grandi del mondo
fin d airanlichità desiderassero et à gara procurassero
di pigliare c soggiogare la ciità di Coslantinopoli
(,1a qual'è un compendio di hellezza, e di meraviglia
del mondo;) nul la di meno non sorti mai ad alcun
principe per potente che fosse stalo, il conquisto di
quella. Onde il Rè Fulmine acceso dal grau zcloedc-
siderio di soggiogarscla, vollô ogni suo studio, e pen-
>iero a quel fine, e nutrî continuamcnle quel desi-
APPEiNDICE. 455
derio nelsuocuore; ma perche quella città era rimasa
nel mezzo, e ceulro délie cilla fedeli,equel principe
non mostrava di voles far qualch'eceesso, ni tentai*
qualchc hoslilità,pcrô il rè preferi al conquistod'essa,
la diiïesa de'coufini de'suoi stali, e lo providimento
debisoyni de'fedeli di quelle parti. lïavendo dunque
inteso quel grau conquistatore délie provineie e de'
reg'iù, elie il rè d'IIuiiyaria s'era sollevato contra di
lui; pero rivollo tutti i suoi pensieri, edissc-jni. alla
distruzione di lui. E l'anno 797 trajjhetlo à Gallipoli,
e si fermô per qnalclie giorno in Adrianopoli aspet-
tando^ che si raddunasse l'esereilo insienie. Frà tanlo
fù pressa una spia spedila dal principe di Costanti-
nopoli al rè d'Hunyaria per awisarlo, et avvertirlo,
che li stendardi reg*îj s'erauo di $>ià inviati à quella
voila; laquai spia essendo condolta alla corte regia,
e troyandosi disperata délia sua lilicrazione,confessô
lulto lo trattaLo;edi più disse, che avanti d'essa, eran
spedite ancora altre tre spie, Havendo dunqiu3 il rè
inteso quesle cose., s'accese grandemenle dira e di
sde^no, e pero voltô di nuovo i suoi pensieri e di-
segni al conquislo di Costantinopoli , c per lai ef-
fet to fece conseglio cou li suoi consiglieri e {joverna-
lori;ovc ritrovato il parère di Timurlas Bassa ezian-
dio di doversi voltare le redini militari a quella
voila ; pero fece vollar li stendardi vittoriosi coutro
Costantinopoli. Ouel svialo principe inteso l'arri-
vo del rèjsi sbigoti dalla paura, c subito spedi messi,
e leilere à principi infedeli., e in parlicolare al rè
d'IIun-'aria dieendoylr. |< Havendovi noi spedito una
/j3f> APPENDICE,
amichevol letlera, si per zelo délia fcde e religione
corne per interesse dello slato, e commune amicizia,
jicr darvi parte délia risoluzione presa dalEimpe-
ratorc Otlomano d'invadcre li vostri stati: il clic
havend 'cgli risaputo c'ha assediato la città. Pcrù
non è ragione., che ima ciltà tanto principale corne
Costantinopoli, e una residenza degl' impcratori
christiani , venghi ad esser pcssundata daU'eser-
cifo Ottomano.nè si conviene alla commune amicizia
noslra, che questo yostro henevolo e sincero amico
resti prigione in ma no d'un imperatore barbare Si
che l'obligo dell' amicizia richiede, che raddunando
l'esercito voslro, ci soccorriate, e ci porgiate ajuto,
con che corroborarete l'antica amicizia , e bene-
volenza con noi. » E con questi avvisi d'amorc e str-
moli d'honoré accompagna te eziandio le promesse di
voler dargli una grossa somma di danari,e di pagare
lutte le spese délia guerra, e di darne di jiiù le
paglie aile soldatesche, persuase al rè d'Hungaria
di prendere l'armi e invadere li paesi fedeli. Men-
tre dunque in queste parti procura va. il rè fcdelc
co'l suo esei^cito la mattina, e la sera d'oppugnare la
città di Costanlinopoli, e di già l'haveva ridotta à ca-
tivi termini, gli fù portata nuova, che il rè d'Hunga-
ria, ripassato ilDanubio con un innumerabil esercito,
tende va direttamente verso Soffia: perô si risolse
d'andare à rimediare à quel inconvenienti e danni.
Onde abbrugiatc le machine dell' assedio, sene volô,
corne una tempeslà e un folgore à quel la voila per
diffendere li paesi fedeli dall'hostilità dcU'esercito
APPENDICE. 4*>7
Hongaro: e giunse appresso la eittà d'Allag-ia-Hisar.
Quel malig-no rè haveva nascosta una parte del suo
esercito per circondare e prendere in mezzo l'eser-
«ito fedele: ma il rè fetlele essendo statu protetto
e difeso da iHo, corne se fosse- stato illuminato ed av-
vertito dello stratag-ema di quel in fedele , subito
divise il suo esercito in due parti, e ne mandù una
per incontrare glinfeddi, e l'altra, che accompa-
gnava la sua rcal perron a, pose in ag-uati. Mentre
duiujuefjuei primi gtierrierî combat te vano con gTin-
frdcli, il rè sorlito fuori deg^l'agriati con l'esercito.,
cosi fieramente assali quei disgraziati, che gli sbara-
jjflio e dissipù. Onde i g-uerrieri fedcli, doppo haver
tiitio una grandissima strag"e e inortalità de'nemici
con le frczzc e scimitarre loro, corsero diclro à quel-
li clic faggivatio, e gli fecero prig-ioni: e fù cosi
gran numéro d'essi, che il figliuolo di Timurtas (il
quai si trovù présente in quel la pugna) disse ad
tmurbeg" (che racconta qucsto fatlo):Solamente nella
mano délia nostra squadra, sono intrati in quel scon-
tro più di due mila prig-ioni. Nell'historià di mon-
sig-nor Idris si conliene, che l'anno 978 essendo vc-
nuli circa cento, e trenia mila Hongari infedeli
séfto la citlà di Mcopoli, fù spedilo Urnus-beg- innanzi
per riconosccrlij e prenderno lingtia: ma havendo
egTi trovato l'esercilo nemico innumerabilo; e pre-
cluso l'adito a lui; perô non pote premier la lingua,
ni baver linformazione alcnna dello stato délia citlà:
il che havendo inteso quel corragioso im^eraiore,
« hebbe grand issimo disgnslo. edolore.Ondc di noUe.
4^8 APPENDICE,
mentre l'escrcito stava in quiète, e rinoso senza dir
eosa alcuna a' suoi ministri, monté a un velocissimo
destriero, e sene volù, coine un folg'ore, in qucll'
oscura nolte verso la città. Ed essendovi arrivato
sotto, sali con la favorevol fortuna, com'una nuvola
estiva, sopra d'una collina, c con la voce tonante,
cliiamo Dog"an-begf comandante di Nicopoli, gridan-
do, e dicendo: 0! Dog-an ! Onde Dog'an-beg-, coin1 un
Astore., trovatosi con la sua vigilante fortuna, pré-
sente sùl muro délia città., è conosciuta , con sua
grande allegrezza e giubilo di cuore, la voce di
chi lo cliiamava., si fece sentire-, onde il rè l'inter-
rogù benignamente dcllo stato dclla citià, de'citla-
dini, délie vittovaglie e niuuizioni. Egli augiirando
alrè lunga vita e félicita, rispose: « Conli felicia aus-
picij reg-ij le porte e le muraglie délia città sono
forli, e ben munite: i defensori stanno., conie la for-
tuna reg-ia , di giorno e di notte vigilanti: ed babbiamo
sufticienli bastimenti emunizioni. » Il rè inteso ques-
to,retirossi in dietro, e subito ri torno con somma velo-
cità. Alcuni soldali deiresercilo infedele, bavendo
sentito la voce interrogeante, erispondente, riferirono
eio al rè; il quale subito comandô, clie indag"assero
con og^ni prestezza, e diligezza, clii ne fosse sato: ma
perché le ténèbre délia notte,el'oscurità délia negra
fortuna degTinfcdeli haveva fatto di coriina al rè
fcdele, perô essi non poterono arrivare ne alla pol-
vere del destriero regio, non che al istesso rè. La
niattina seguente all'alba, il rè inontandoauncavaîlo
somiglianlc ad un elelante, e precedendo quel eser-
APPENDICE. 4^9
cito somigliante aile stelle,sen' inviù verso il luogho
dove il rè d'Hungaria si trovava accampato col suo
esercito. Essendovi duuque, concorse insieme l'onde
tli (juei due mari, diventô quella campagna simile a
quella delguidicio universale. Esormontandovi ildi-
luvio di niali sopra la tesla dc'nemici; vi ricmpirono
gVocchi degl'infedeli cou la polvere del campo délia
battaglia e li pelti hoslili de' nemici délia sanla fedc
si ricmpirono di gemiii e sospiri dalla infocata sci-
mitara Ottomana. Ma mentre si combat leva fieramen-
te, un infidèle Jmttlo, coin un diavolo, per divino
destino,percosse ilrècon una mazzadi ferrodiseiale,
c cou quel fiero colpo lèse il suo delicato curpo, e lo
gello dalla sella d'oro alla facciadella ferra.Magl'an-
gioli furono quelli che con lo scudo délia protezione
lo difescro da'coîpi di quella inazza diseiale ed Iddio
grande è stato qucllo,clie con siugolar grazia e fa-
vore lo libero da quel maie. Anzi sïià per tradizione
chcvi comparessero aleuni spiriii di lucc in forma
hunianaper soccorrere lesercito fedele,esi trovarono
presenti alla caduta del rè per liberarlo da'danni de
nemici, siche bisogna cosi vivere che sdrucciolandosi
il picde, gl'angeli ti sostenghino con le loro mani. E
cosa certa appresso di quelli che hanno liicido cnten-
dimento che lddio hà voluto in qucsta guisa castigare
quel principe per ii suoi peccaii,aeciô per 1'avvenire
osoervasse meglio li suoi santissimi contandamenti e
perché aveva con ferma lo le sue grazie molli plicalo
li suoi favori sopra quel monarca, pero aneora questa
voila rili'ovo iscampoal suo male:cdhavendo di nuo-
4<3o APPENDICE,
vo, cou buoua diiigenza de'suoi servi tori rimontalo a
un g-cnerossissimo cavallo, si présenta ni battaglia,
la quale inasprita, e incrudelita mag-giormente di
prima, g-1'infedeli abietti si ritrovarono in cosi mali
termini, che gli rincrebbe la vita. Onde con l'ajuto,
e favor di Dio protêt tore desuoi servi, quell' osti-
nata e perfida g-ente si disperse e dissipô affatfo, e
fuggendosene à briglia sciolta, si precipitô nelDanu-
bio> di modo, che una parte s'anneg-o nell' acqua e un
altra parle nel sang-ue. E fù cosi grande l'uccisione
dcgl'iufedeU abietti, che non si potè caminarc per
quella campag-na, ne ritrovarsi la via per la grau
quantità de cadaveri che vi g-iaeevano per terra.
Perù con l'ajuto e iavor divino, tutti li gxierrieri
e soldat i fedeli s'arricchirono con diverse bellissime
robbe e preliossissime spoglie de'nemici,eil fè detes-
tando il vino e la crapola, rese infinité g-razic , e
lodi a Dio per quel gran beneficio, e fece voto de fa-
bricare Tempij, Mosehée, e altrc fabriche pie, e con
queslo santo pensiero e proposilo sene ritornù à
Crussa.
HISTORIENS GRECS.
Michel Ducas, dans le chapitre i3 de son histoire
bysantinc, dit quelques mots de cette affaire, je me
contente de traduire les parties qui s'y rapportent.
« L'empereur Manuel se voyant tous les jours plus
APPENDICE. 46'i
pressé nar le tyran Bajazet cl n'a|iercevani aucun
secours prochain écrivit au pape, au roi de France et
auCrale de Hongrie en leur annonçant que Conslanti-
nople étoit réduite à la plus grande extrémité et que
s ils ne venaient pas promplernent à son aide il seroit
forcé de rendre ceite ville aux ennemis de la foi. Ex.
cités par ces discours, les chefs de l'occident prirent
les armes pour résister aux ennemis de la croix, et à
l'approchedu printemps, on vit arriver en Hongrie le
roi de Flandres (i), un grand nombre d'Anglais, les
plus grands de la France et beaucoup d'Italiens. A
l'approche de la canicule, ils campèrent sur la rive
du Danube ayant avec eux le Craie do Hongrie, Sigis-
mond, qui étoit en même temps empereur des Romains.
Avant passé le Danube devant Nicopoli ils se préparé"
rent à combattre avec courage contre Bajazet.
« Bajazet fut bientôt informé que les hommes de
l'occident avoient levé une armée et il se hâta de
rassembler ses troupes de l'orient et de l'occident et
y réunit celles qui formaient le siège de Constanlino-
pie. Marchant vers l'occident il traversa Philippopolis
ci s'approcha des hautes montagnes qui dominent les
marais près de Sophia. C'est làqu'il s'arrêta et les at-
tendit. Le lendemain, les Chrétiens s'avancèrent en
bataille, en présence de l'armée desTurcs. Ils formè-
renl la tortue, brisèrent du premier choc le milieude
la Phalange ennemie et combattirent avec la plus
(i) Cc.-t le nom que Michel Dilcas donne h Jean de Nevers fils du duc de
Bourgogne. J. A. B.
4^2 APPENDICE,
grande vigueur. Ils pénétrèrent enfin jusqu'aux der-
nières lignes et massacrèrent tout ce qu'ils renconhè-
rent. Se réunissant de nouveau en niasse serrée, ils se
conduisirent avec tant de vigueur que les frondeurs
et les archers Turcs ne purent avoir aucune prise
sur eux.
Dès que ceux de Flandre aperçurent que l'avan-
tage étoit de leur côté et que les Turcs p renoient la
fuite, ils les poursuivirent en courant. Après avoir
passé les retranchements des Turcs et ensanglanté
le champ de bataille ils retournèrent à leurs retran-
chements. Les Turcs, avec leur chef Bajazel, qui
prennent le nom de Porta (Porte) comme s'ils étoienî
les portes du palais de la cour, tous salariés et de dif-
férentes tribus, au nombre de plus de dix mille, ca-
chés dans une embûche pour n'être pas vus, se con.
certèrent et attaquèrent en poussant de grands cris;
et après les avoir entourés et en être venus aux
mains avec eux, ils massacrèrent les uns et mirent
les autres en fuite.
« Les hommes de Flandre, ayant vu la fuite des
Hongrois et les Turcs les poursuivre en poussant de
grands cris, prirent eux-mêmes la fuite. Tout à coup
d'autres ennemis avec des cris retentissants et le
bruit de leurs trompettes tombèrent sur les Francs,
chassèrent les uns, démontèrent les autres, et tuè-
rent ceux qui vouloient résister. Ils poursuivirent
ainsi les fuyards jusqu'au Danube dans lequel plu-
sieurs se précipitèrent et s'y noyèrent. Parmi les
chefs chrétiens ils firent prisonniers, le duc de Flan-
APPENDICE. 4G3
tire et de Bourgogne et d'autres Français, ainsiquedo
très illustres barons, queBajazet envoya à Brousse où
il les fit renfermer. Il les rendit ensuite après avoir
reçu beaucoup d'argent et pris pour caution le prince
de Melclin, fils de Francisco Gateluzzo.
FI!V DU TREIZIEME VOLUMR.
TABLE
DES
CHAPITRES CONTENUS DANS CE VOLUME.
C
CHAPITRE XXIV. Comment traité se renouvela a Tours en
Touraine entre le roi de France et le duc de Bretagne , et du ma-
riage et alliance de la fille de France au fils du duc de Bretagne ,
et de Jean de Bretagne comte de Paiutièvre ( Penthièvre ) à la
fille du dit duc de Bretagne i
CUAP. XXV. Comment le comte de Blois et Marie de Namur sa
femme vendirent la comté de Blois et toutes leurs terres au duc
de Tonrainc,' frère au roi de France 2o
CHAP. XXVI. De l'exploit que messirelîoyerd'Espagueetmessire
Espaing de Lion avoient fait devers le roi et son ( ou- cil pour le
vicomte de Castclbon, et comment il eut et fut remis en la
comté de Fo;x et de Béarn et de l'argent qu'il en pava 28
CUAP. XXVI I. De la grande assemblée qui se tinta Amiens du roi
de France, de ses oncles et de son conseil, et des oncles et conseil
du roi Richard d'Angleterre, sur forme de paix 3o
CUAP. XXVIII. Comment mes iie Pierre de Craon, par haine et
mauvais aguet , battit mess;re Olivier de Clisson, dont le roi et
ses consaux furent moult courroucés ^8
CHAP. XXIX. De la grosse armée et du voyage que le roi de France
vouloit faire en Bretagne sur le duc de Bretagne, pour la cause
que on disoit qu'il soutenoit messire Pierre de Craon; et com-
ment au dit vovage le roi devint malade, pourquoi le voyage fut
rompu . 71
CHAP. XXX. Comment le duc de Berryetle duc de Bourgogne,
oncles du roi, eurent le gouvernement du royaume; et comment
ils firent chasser et prendre ceux qui avoient eu le gouvernement
du roi 101
CHAP. XXXI. Comment les trêves furent ralongées entre France
et Angleterre et comment le roi étoit revenu en son bon sens. . . 1 34
CHAP. XXXII. L'aventure d'une danse faite en semblance de
hommes sauvages, la où le roi fut en péril 140
3o
46G TABLE.
CHAP. XXXIII . Comment le pape Boniface et les cardinaux de
Rome envoyèrent un frère sage clerc devers le roi de France et
son conseil i5o
CHAP. XXXIV. Comment le mariage fut traité de messire Phi-
lippe d'Artois comte d'Eu et madame Marie de Berry, et com-
ment lui fut baillée la charge de la connétablie de France etôtée
à messire Olivier de Clisson i55
CHAP. XXXV. De la forme de la paix qui fut faile et octroyée en-
tre les deux rois de France et d'Angleterre et par le moyen des
quatre ducs oncles des deux rois . 167
CHAP. XXXVI. De la mort du pape Clément d'Avignon et de Té-
lection du pape Bénédict 189
CHAP. XXXVII. De un clerc nommé maître Je m de Varennes. . 194
CHAP. XXXVIII. Comment le roi d'Angleterre et son conseil don-
nèrent au duc de Lancastre , pour lui et ses hoi rs perpétuellement ,
la duché d'Aquitaine et toutes les terres et sénéchaussées appen-
dantes à icelle; et comment le rois1 ordcnuoil et faisoitfaire des
pourvéances pour aller en Irlande et le duc pour alhr eu Aqui-
taine 196
CHAP. XXXIX. Du trépas de la reine Anne d'Angleterre, fille au
roi de Bohême et empereur d'Allemagne ■ 199
CHAP. XL. Comment sire Jean Froissart arriva en Angleterre et du
don du livre qu'il fit au roi 204
CHAP. XLI. Du refus que ceux d'Aquitaine firent au duc de
Lancastre > et comment ils envoyèrent en Angleterre pour remon-
trer au roi et à son conseil la volonté de tout le pays 214
CHAP. XLII. La devise du yoyage et de la conquête que le roi Ri-
chard fit en Irlande et comment il mit eu son obéissance quatre
rois d'i( elui pays. i'35
CHAP. XLIII. De l'ambassade que le roi d'Angleterre envoya en
France devers le roi de France pour traiter du mariage de dame
Isabel ains-née fille de France, et de l'aimable réponse qui leur
fut faite a53
CHAP. XLIV.De un écuyer nommé Robert l'Ermite; comment il
fut mis en traité de la paix et comment il s'en alla en Angleterre
devers le roi et ses oncles 260
CHAP. XLV. De la délivrance du se gueur de la Rivière et messire
Jean le Mercier, comment ils furent mis hors de prison 2-8
CHAP. XLVI. De l'accord entre le duc de Bretagne et messire Oli-
vier de Clisson . . . „ . . . 279
CHAP. XLV II. Comment le roi de Hougrie escripsi au roi de
France l'état de l'Amorath-baquin et comment Jean de Bourgo-
gne, fils ains-né au duc de Bourgogne, fut chef de toute l'armée
qui y alla açp
TABLE. 467
CHAP. XLVIII. Comment Guillaume de Ilainaut, comte d'Ostre-
vantet fils au duo Aubert de Hollande, entreprit le voyage pour
aller en Frise 3o4
CHAP. XL IX. De la sentence et arrêt de parlement, qui fut pro-
noncée pour la reine de Naples et de Jérusalem duchesse d'Anjou
contre messire Pierre de Craon 3io
CHAP. L. Comment la conclusion du mariage fut prise à Paris du
roi d'Angleterre et d'Isabelle de France ains-née fille du roi de
France, et comment le duc de Lancastre se remaria 3i5
CHAP. LI. Comment l'ordonnance des noces du roi d'Angleterre
et de la fille de France se fit, et comment le roi de France lui
livra en sa tente entre Ardre et Calais 3^8
CHAP. LII. Comment le siège que les François avoient mis devant
la forte ville de Nicopoli en Turquie fut levé par l'Amorath-
baquin, et comment ils y furent déconfits et tués, et comment les
Hongrois s'enfuirent 3gi
CHAP. LUI. Comment les nouvelles de la bataille de Hongrie furent
sçues en l'hôtel du roi de France 4*5
CHAP. LIV. Comment Jaduchesse d'Orléans, fille au ducdeMilan,
fut soupçonnée de la maladie du roi 42^
CHAP. LV. Comment le duc de Bourgogne et madame sa femme
prenoieut grand' diligence pour trouver manière pour la rédemp-
tion du comte de Nevers leur fils et des autres prisonniers étant
en Turquie 439
APPENDICE 445
FIN DE LA TABLE DU TREIZIÈME VOLUME.
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