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DES MÉMOIRES
RELATIFS
A L'HISTOIRE DE FRANCE.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, POÈME,
PAR ERMOLD LE NOIR. — ANNALES DE SAINT-
BERTIN ET DE METZ.
EE —
PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN,
rue des Mathurins-Suint-Jacques , n. 14.
COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
À L'HISTOIRE DE FRANCE,
DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13° SIÈCLE ;
AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS , DES NOTICES
ET DES NOTES ;
Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.
A PARIS,
CHEZ J.-L -J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRE-DES-ARTS, N°. 68.
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FAITS ET GESTES
DE
LOUIS-LE-PIEUX
POÈME,
Par ERMOLD LE NOIR.
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NOTICE
SUR
ERMOLD LE NOIR.
Enrmorpvs Nrezrrvus, ou Ermold le Noir, nous
serait absolument inconnu sans le poème qu'il
a consacré à chanter les louanges de Louis-le-
Débünnaire , et son ouvrage est le seul monu-
ment qui nous apprenne quelques circonstances
de sa vie. Nous y voyons qu’au moment où il le
composa, c’est-à-dire peu avant l'an 826, il était
exilé à Strasbourg pour quelque faute dont rien
ne nous indique la nature. Quelques savans ont
cru qu'il avait trempé dans la grande conspiration
des fils de Louis-le-Débonnaire; mais cette cons-
piration n'éclata qu'en 830; la conjecture n'est
donc pas fondée. On trouve, en 834, un abbé
Ermold envoyé par Louis à son fils Pepin, roi d’A-
quitaine, pour faire rendre aux églises les biens
dont elles avaient été dépouillées, et notre poète,
à la fin de son premier chant, forme le vœu d’aller
vivre dans le royaume de Pepin. Trois diplômes
de Louis-le-Débonnaire (en 835 et 837) font des
vil] NOTICE
concessions à Erménald, abbé du monastère d’A-
niane en Languedoc, dans le diocèse de Mague-
lonne; les noms d'Erménald et d'Ermold sont à
peu près semblables ; le neuvième siècle offre beau-
coup d'exemples de transformations de ce genre ' ;
et Ermold a célébré avec complaisance le monas-
tère d’Aniane et les vertus de saint Benoît son fon-
dateur. Du rapprochement de ces circonstances et
de quelques autres éparses dans les vers du pané-
gyriste de Louis-le-Débonnaire, Muratori a conclu
qu'Ermold dut à son poème la fin de son exil, qu'il
rentra dans les bonnes grâces de l'empereur, reçut
de lui diverses missions, et mourut abbé d’Aniane.
Ces conjectures, adoptées en général par les éru-
dits, ne manquent pas de probabilité.
Quant à l'ouvrage même d'Ermold, il est de-
meuré, jusqu'au dix-huitième siècle, enfoui dans
les manuscrits de la bibliothèque impériale de
Vienne. Marquard Freher en avait publié quel-
ques. vers, mais sans y attacher aucune: impor-
tance mi donner aucuns détails sur l'auteur.
Pierre Lambeck le fit mieux connaître dans ses
Commentarii de Augustissima bibliotheca Cæsa-
rea Vindobonensi (Vienne, 1665— 1679; 8 vol.
‘ Arnald et Arnold, Rainald et Rainold , Berthald et Berthold ,
Hunald et Hunold , etc.
SUR ERMOLD LE NOIR. 1X
in-fol.); il rendit compte du but et de la marche
du poème, en cita le commencement et la fin, es-
saya de découvrir ce qu'avait été Ermold lui-
même; et, après avoir excité la curiosité des éru-
dits, promit de la satisfaire en publiant l'ouvrage
entier. La mort l'empècha d'accomplir sa promesse.
Gentilotti, son successeur dans la charge de bi-
bliothécaire à Vienne, la renouvela et ne la tint
pas davantage ; il paraît même que, par une misé-
rable jalousie , il mit obstacle aux efforts du savant
Muratori qui fit plusieurs tentatives pour se pro-
curer une copie du poème d'Ermold, et l'insérer
dans sa collection des historiensitaliens. Gentilotti
mourut à son tour, et Garelli qui le remplaca,
animé, pour la science, d’un zèle plus désinté-
ressé, se hâta d'envoyer à Muratori cette copie
tant desirée. L’illustre bibliothécaire de Modène
la publia aussitôt en y joignant une dissertation
sur le manuscrit, sur Ermold lui-même, et des
notes où 1l porta son érudition et son exactitude
accoutumées. L'édition de Muratori a été repro-
duite, avec son commentaire, dans la collection
des historiens français de Dom Bouquet.
I ne faut pas chercher dans ce poème une his-
toire complète de Louis-le-Débonnaire, ni même
des faits omis par les chroniqueurs qui nous ont
X NOTICE
raconté le règne de ce prince; on n’y trouve rien
de nouveau en ce genre, non plus que dans la plu-
part des grossiers essais poétiques de la même
époque. Mais en revanche on y rencontre, sur les
mœurs , la manière de vivre et d'agir, l'état géné-
ral de la société au neuvième siècle, des détails
beaucoup plus étendus et plus animés que dans
les chroniqueurs. Ces derniers ne s'inquiètent
guère que des faits matériels; ils énumèrent les
expéditions, les conquêtes, les révoltes, et ne nous
font point pénétrer, pour ainsi dire, dans l’inté-
rieur des événemens ; en sorte que nous apprenons
d'eux ce qui est arrivé sans jamais savoir comment
se passait la vie des hommes qui y prenaient part,
sans assister aux scènes dont ils ne nous indiquent
que les résultats. Une telle sécheresse est impos-
sible dans un poème, quelque simple et inhabile
que soit le poète; la poésie vit de scènes et de dé-
tails; elle veut peindre ce qu'elle raconte; il lui
faut des descriptions, des discours; elle recherche
les circonstances qui donnent au récit de la vie et
de la vérité; etquelque froide ou grossière que soit
l'imagination du poète, il nous introduit bien plus
avant que le chroniqueur dans les faits ou dans
la société dont il nous entretient. C’est là le mérite
de l'ouvrage d'Ermold et ce qui en fait un monu-
SUR ERMOLD LE NOIR. X}
ment historique d’une assez haute importance. On
ne rencontre nulle part des renseignemens aussi
précis et aussi animés sur les réunions des Champs
de Mai et les discussions qui y avaient lieu, sur la
marche et les vicissitudes des expéditions mili-
taires, sur les travaux dont les empereurs carlo-
vingiens chargeaient leurs rnissi dominici , sur les
fêtes de la cour, les chasses royales, etc. Ermold
ne raconte que peu d'événemens; et pourtant je
n'hésite pas à dire que ses tableaux du siége de
Barcelone, de la campagne de Louis-le-Débon-
naire contre le Breton Murman, de la visite du
pape Étienne rv à Rheims, et de celle du Normand
Hérold à Aïx-la-Chapelle, contiennent plus de faits
que lesrécits des chroniqueurs les plusminutieux.
Quant au mérite littéraire de ce poème, ilest de
peu de valeur, pas aussi méprisable cependant
que l'ont répété presque tous les érudits, plus ré-
voltés d’une latinité barbare que touchés de quel-
ques détails vrais et naïfs. À travers l’'emphase
laborieuse et l’ignorante rusticité du style d’'Er-
moldon rencontre çà et là, dans ses vers, quelques
tableaux animés, quelques sentimens naturels, et
surtout quelques comparaisons d’une simplicité
assez poétique pour saisir vivement l'imagination
du lecteur.
Ron). NOTICE
Le nom d'Ermold lui-même serait peut-être
resté inconnu sans la bizarre peine qu'il a prise
pour que la première et la dernière lettre de cha-
cun des vers que comprend l’obscure invocation
qu'il a placée en tête de son poème, formassent,
par leur réunion, le vers suivant :
Ermoldus cecinit Hludoici Cœesaris arma.
Nous reproduisons ici le texte de cette invoca-
tion pour faire comprendre cet étrange acrostiche
qu'Ermold a sans doute regardé comme un tour de
force admirable, et qui, à coup sûr, lui a coûté de
bien longs efforts.
SUR ERMOLD LE NOIR. XI]
ERMOLDI NIGELLI PROLOGUS.
tr: ditor ætherea splendes qui Patris in arc
x egnator mundi fautorque, Redemptor et aucto
Z ilitibus dignis reseras qui regna poloru
© lim conclusos culpa parientis Avern
Fr uminis æterni revehis qui Christi tribuna
© avid psalmicanus præsaga carminis illn
a oce prius modulans dudum miranda relat
w acra futurorum qui prompsit carmina vate
@ onfer rusticulo qui possim Cæsaris in ho
3 ximii exiguo modulanter poscito rit
JO SM IATET ORNE
© armine gesta loqui. Nymphas non deprecor istu
= nsani quondam ut prisci fecere perit
Z ec rogo Pierides, nec Phœbi tramite lime
— ngrediar capturus opem, nec Apollinis alm
#3 alia cum facerent, quos vana peritia lusi
2 orridus et teter depressit corda Vebemot
mr imina siderei potius peto luminis ut so
c erus justitiæ dignetur dona precat
© edere : namque mihi non flagito versibus hoc quo
© mnia gestorum percurram pectine parv
— n quibus et magni possunt cessare magistr
o
DIM OC NES HELENE
A æsaream flectam aciem, sed cantibus hæc hu
— ncipiam celebrare. Fave modo Christe precant
0 ji |
© armina, me exilio pro quis nunc principis ab ho
> uxilium miserando levet qui celsus in aul
3 rigit abjectos, parcit peccantibus atqu
uw pargit in immensum clari vice lumina soli
> lta regis Christi princeps qui maxime sceptr
= ex Hludovice pie, et pietatis munera Cæsa
— nsignis meriti, præclarus dogmate Christ
w uscipe gratanter profert quæ dona Nigellu
> usubus acta tamen qui tangere carmine vestr
% egis ob æterni vestro qui pectore sempe
5 ansit amor, Cæsar famulum relevato cadente
NOM CV SION EN SEE
> Ititonans Christus vos qno sublimet in ætbr
C'étaient là les expédiens dont un poète s'avisait au
neuvième siècle pour attacher son nom à son ou-
vrage et le transmettre sûrement à la postérité.
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FAITS ET GESTES
DE
LOUIS-LE-PIEUX.
POÈME,
Par ERMOLD LE NOIR.
INVOCATION.
Cnéxreun , maître et moteur de ce monde que tu protèges et as
racheté , toi qui brilles dans la demeure éthérée de ton père, toi
qui ouvres, à ceux qui combattent dignement pour ton nom, le
royaume des cieux autrefois fermé par la faute de celle qui est vouée
aux douleurs de l’enfantement ! toi , 6 Christ ! qui as reconquis sur
l'enfer le trône d’éternelle lumière , verse sur moi , homme simple
et grossier, ce don des vers qu'eut jadis David , le chantre des
psaumes , dont la voix , instruite à prédire l'avenir , dévoila , il y
a tant de siècles , par ses accens prophétiques , les dogmes sacrés
du temps futur si admirables à raconter , afin que je puisse , dans
ce petit poème , célébrer les hauts faits dugrand César avec quel-
que harmonie et le ton qu’exige un tel sujet ! Je n'invoquerai point
ici les nymphes, comme le faisaient autrefois dans leur folie les
doctes de l'antiquité ; je ne supplierai pas les muses ; je n’irai pas,
gravissant un rude sentier, fouler le seuil du temple de Phébus
pour dérober son secours ou celui du puissant Apollon. Quand les
anciens , jouets d'une vaine habileté , se livraient à de telles illu-
sions , l’horrible et noir démon pesait sur leurs cœurs ; je m'éle-
verai plutôt vers les demeures des astres lumineux pour que le vrai
I
2 IN VOCATION.
soleil de justice daigne accorder ses dons à mon humble prière.
Non, je ne me flatte pas de parcourir dans mes vers, avec mon
faible archet , le vaste cercle de ces hauts faits dont le récit pour-
rait fatiguer les plus grands maïtres , ui d’être assez heureux pour
attirer les regards de César ; mais enfin je tenterai d'en illustrer
cà et là quelques-uns par mes chants. O Christ ! prête donc une
oreille favorable à mes supplications ! fais que mes vers m'obtiennent
la fin de mon misérable exil des bontés secourables de ce prince
qui , du haut de son trône, élève les humbles , épargne les pécheurs,
et tenant la place du brillant soleil, répand la lumière dans l'im-
mensité! Et toi, monarque qui tiens en tes puissantes mains le
sceptre sublime du Christ , pieux roi Louis , César si fameux par
tes mérites et ta piété, toi en qui la foi du Christ jette un si vif
éclat , recois avec bienveillance l’offrande que te présente Le Noir
qui a tant d’audace que d’effleurer ton histoire dans ses vers! je
t'en conjure par cet amour qui toujours a rempli ton cœur pour le
roi de l'éternité. César, puisse le Christ qui tonne du haut des
cieux te récompenser d’avoir relevé ton serviteur dans sa chute , et
t'assurer une place au sommet de la voûte éthérée !
POÈME
D'ERMOLD LE NOIR,
EN L'HONNEUR
Du rrës-Carérren LOUIS y César-AUGUSTE.
ne A A A A OO RO
CHANT PREMIER.
Louis, Auguste César, tu surpasses les plus célèbres
empereurs par les richesses et la gloire des armes,
mais plus encore par ton amour pour Dieu. Grand
prince, dans mon audace J'aspire à chanter tes louan-
ges! Daigne le Tout-Puissant, source de toute force,
m'en donner les moyens! Ces hauts faits du valeureux
César, que dans son pieux amour le monde publie
avec tant de raison, je vais tenter de les décrire ; peut-
être serait-il plus sage de m'arrêter dans une telle en-
treprise et de m'en tenir à pleurer sur les funestes
fautes dont je me suis rendu coupable. Homme simple
et sans culture, j'ignore les secrets des muses, et ne
saurais produire des chants disposés suivant les règles
de l’art; mais la bonté d’un roi que touche plus l’in-
tention que la valeur même du présent qu’on lui fait,
enhardit ma timidité qui balance. De plus, et je l’a-
I,
4 ERMOLD LE NOIR.
voue, mon exil me pousse dans la carrière; les dons
à présenter me manquent, et j'offre le seul bien dont
je dispose. Je n'irai point au reste raconter une à
une toutes les actions de Louis; je n’en ai ni la pré-
tention mi le pouvoir, et mon talent serait trop au
dessous d’une si grande tâche. Non, quand Maron,
Nason, Caton, Flaccus, Lucain, Homère, Taullius et
Macer, Cicéron ou Platon, Sedulius, Prudence, Ju-
vencus ou Fortunat, et Prosper lui-même vivraient en-
core, à peine pourraient-ils les renfermer toutes dans
leurs fameux écrits, dussent-1ls même redoubler leurs
célèbres et mélodieux ouvrages ; et moi cependant,
misérable nocher, n'ayant qu'un grossier esquif qui
fait eau de tous côtés, je veux m'élancer dans le vaste
océan de cette mer immense ! Que la main qui, pour
sauver le fid'le Pierre de la fureur des flots prêts à
l’engloutir, souleva sa barque et lui prêta de nouvelles
forces, prenne pitié de moi, me préserve de me perdre
dans les gouffres de l'onde, et me pousse, magnifique
César, vers le port de ta faveur. Allez donc mes vers,
mettez dans tout leur jour les actions de Louis, et,
dans le grand nombre, sache ma plume en choisir
quelques-unes.
Dans le temps où le sceptre des Francs fleurissait
dans les mains vigoureuses de Charles, que tout l’u-
nivers honore hautement du nom de père, quand la
France répandait au loin et de tous côtés les éclats de
son tonnerre, et remplissait le monde de la célébrité
de son nom, le sage Charles, de l'avis de ses grands
assemblés, distribua entre ses enfans les insignes de
la royauté . La France eût obéi à un prince du même
En 78.
pm
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. I°". J
nom de Charles, si le successeur désigné eût recueil
l'héritage de son père. Ce monarque donna le royaume
d'Italie à son bien-aimé Pepin, et à toi, Louis, il te
conféra la couronne d'Aquitaine. La renommée ins-
truisit bientôt l'univers de ce partage si égal, et Louis
se rendit en triomphe dans les États confiés à ses soins.
Ce fut par un miracle que ses parens donnèrent ce nom
de Louis à ce jeune prince qui devait être si fameux par
les armes, si puissant et si pieux. Ce nom de Louis, qui
vient du mot Zudus , apprend en effet que c'est en se
jouantqu’ila donné la paix à ses sujets.Que si l’on préfère
consulter la langue des Francs pour connaître léty-
mologie de ce nom, on verra clairement qu'il est com-
posé de Ælut, qui veut dire fameux, et de Wig,
qui signifie Mars. Encore enfant, ce noble rejeton
qu'animait le souffle divin, accrut son royaume par
honneur , le courage et la bonne foi. Avant tout, il
se hâta d'enrichir de ses dons les temples des serviteurs
du Christ , et rendit aux saintes églises Les biens dont
autrefois on les avait dotées. Ne régnant sur les peu-
ples que par la loi et la force de la piété, il rétablit
l'ordre dans les États soumis à son sceptre, et leur
donna une vie nouvelle. Par sa sage habileté, ce pieux
roi dompta le caractère farouche des Gascons, et fit
des agneaux de ces loups dévorans. Tournant ensuite
ses armes rapides contre les Espagnols, lui-même les
chassa loin de leurs propres frontières. Combien de
hautes montagnes et de châteaux forts il soumit, en
courant, à son empire, avec la faveur de Dieu ! Gui
combattait pour lui ? je ignore ; et quand je le saurais,
ma plume grossière ne pourrait les rappeler tous. Je
dirai cependant ceux dont là renommée a porté ré-
6 ERMOLD LE NOIR.
cemment les noms jusqu’à mes stupides oreilles. Je
laisse aux savans à parler des autres.
Il était une cité inhospitalière pour les escadrons
Francs, et, de plus, associée aux intérêts des Maures ;
les anciens Latins l'appelèrent Barcelone, et Rome la
polit en y introduisant ses mœurs. Toujours elle of-
frait un asile sûr aux brigandages des Maures ; toujours
des ennemis armés la remplissaient ; quiconque venait
d'Espagne ou y retournait en secret, une fois entré
dans cette ville, trouvait partout une entière süreté.
Habituée de tout temps à tomber sur de petits corps de
nos fantassins pendant leur retraite, elle triomphait
de les dépouiller. Beaucoup de nos dues l’assiégèrent
long-temps et firent contre elle diverses tentatives
guerrières ; mais toujours le succès trompa leurs vœux.
Quoiqu’on déployât contre elle la force des armes,
l'adresse, ou toute espèce de machines, toujours, forti-
fiée comme elle l'était de murs d’une immense épais-
seur et construits, de toute ancienneté, du marbre le
plus dur, elle repoussa loin d’elle les efforts de la
guerre. Chaque année, aussitôt que le mois de juin
élève vers le ciel les moissons blanchissantes, et que
l'épi déjà mûr appelle le tranchant de la fauaille, le
Franc menace les murailles de cette ville, monde les
champs et les métairies, arrache les fruits de la terre,
et dépouille ja campagne de ses dons; ou bien encore
il ravage les vignobles au temps où le Maure a cou-
tume de mettre au pressoir les doux présens de Pac-
chus, art inconnu au Franc. Ainsi lorsque dans la
saison d'automne d’épaisses armées de grives ou d’au-
tres oiseaux habitués à se nourrir de raisins fondent
du haut des airs sur les vignobles, elles arrachent et
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 1°”. 7
emportent les grappes, et les plus beaux raisins tom-
bent sous les coups de leurs ongles et de leurs becs ;
en vain alors du haut de la montagne le triste et mal-
heureux vigneron frappe des cimbales ou s’étudie à
pousser de grands cris ; ce n’est pas pour lui une tâche
facile d'empêcher ces cruels ennemis de s’avancer en
troupe serrée et de ravager les fruits dont ils se gor-
gent. De même les Francs, aussitôt que le temps arrive
de recueillir les fruits de la terre, enlèvent aux ha-
meaux toutes leurs richesses; et cependant ni de si
cruelles dévastations, ni d’autres malheurs divers, ni
les coups pressés des armes de nos ducs ne peuvent
briser le dur cœur du Maure. A peine les Francs agiles
lui ont-ils ravi tant de biens, que de rapides vaisseaux
lui en rapportent par mer d'aussi abondans. Long-
temps le succès incertain se balanca donc entre les
deux partis, et la guerre se poussa des deux côtés,
dit-on, avec un acharnement égal.
Au printemps, lorsque la terre échauffée commence
à reverdir, que l'hiver fuit chassé par la rosée des
astres , que l’année se renouvelant rapporte aux fleurs
les parfums qu'elles avaient perdus, et que l'herbe
rajeunie ondoie remplie d’une sève nouvelle, nos
rois agitent les intérêts du royaume et rappellent
les antiques lois * ; chacun d’eux ensuite se rend sur
ses frontières pour les mettre à l'abri de toute attaque.
Alors le fils de Charles, suivant la vieille coutume des
Francs, mande et rassemble autour de lui la foule dis-
tinguée des hommes les plus éminens dans la nation”,
? Dans les champs de Mai.
2 Le texte porte electos populi ; quelques savans ont entendu par là Les
élus du peuple, et en ont conclu qu'il y avait à cette époque de vraies
8 ERMOLD LE NOIR.
les grands du royaume, dont les conseils décident des
mesures à prendre pour le bien de l’État. Les grands
se présentent en toute hâte et obéissent de plein gré;
le faible vulgaire les suit, mais sans armes. Tous les
puissans s’asseient sur l’ordre qui leur en est donné ';
le roi monte sur le trône de ses aïeux , et le reste de
la tourbe dépose au dehors les dons accoutumés qu’elle
apporte au prince. L'assemblée s'ouvre ; le fils de
Charles prend la parole et profère ces mots du fond
de son cœur :
« Magnanimes grands, vous que Charles a préposés
« à la garde des frontières de la patrie, et qui, par vos
« services, vous êtes rendus si dignes de cette noble
« récompense, le Tout-Puissant n'a daigné nous éle-
« ver au faite des honneurs qu'afin que nous pour-
« voyions aux besoins de nos peuples conformément
« aux anciennes lois. L'année revient après avoir par-
« couru son cercle; voici le moment où les nations se
« poussent sur les nations, et courent aux armes avec
«une alternative de succès partagés. La guerre est
« chose qui vous est bien connue; mais nous, nous
« l'ignorons; dites donc votre avis, et quelle route
« 1] nous faut suivre. »
Ainsi parle le roi. Contre cette idée s'élève Loup-
Sancion *. Sancion, prince des Gascons, qui gouver-
nait sa propre nation, se sentait fort d’avoir été nourri
élections , une représentation nationale; mais cette opinion est repoussée
par tous les faits, et ces mots electos populi désignent ici non pas /es
élus , mais l’élite du peuple.
! En 8o1.
2 S'ancio , c’est-à-dire S'anche. Ce Loup-Sanche était probablement
le petit-fils de cet autre Loup, aussi duc des Gascons, qui, en 560,
avait livré à Charlemagne l’Aquitain Hunold, réfugié dans son territoire ,
FAITS ET GESTES DE LOU!S-LE-PIEUX, CH. 1°*. 9
à la cour de Charles, et surpassait tous ses ancêtres en
esprit et en fidélité. « Roi, dit-il, de ta bouche dé-
« coule l'inspiration de tout sage conseil; c'est à toi
« de commander , à nous d’obéir. Si cependant cette
« affaire est livrée à notre discussion, mon avis est,
«je le jure, qu’on conserve une tranquille paix. » Le
duc Guillaume, de la cité de Toulouse, fléchit le ge-
nou , baise les pieds du monarque, et s'exprime en ces
termes : « Lumière des Francs, roi, père, honneur et
« bouclier de ton peuple, toi qui l’emportes sur tes
« ancêtres par ton mérite et ta science, illustre maître,
«chez qui le sublime courage et la sagesse coulent,
« avec une abondance égale, de la source paternelle !
« monarque, prête, si je le mérite, une oreille favo-
« rable à mes conseils, et que ta bonté, grand prince,
« exauce mes prières. Il est une nation d’une noire
« cruauté , celle qui tire son nom de Sara , et est dans
« l'habitude de ravager nos frontières. Courageuse,
«elle se confie dans la vitesse de ses chevaux et la
« force de ses armes. Je ne la connais que trop, et
«elle me connaît bien aussi. Souvent j'ai observé ses
« remparts, ses camps, les lieux qu'elle habite et tout
«ce qui lés environne. Je puis donc conduire les
« Frances contre elle par un chemin sûr. A l'extrémité
«des frontières de ce peuple est en outre une ville
« funeste qui, par son union avec lui, est la cause de
« tant de maux. Si, par la bonté de Dieu, et succom-
« bant sous tes efforts , elle est prise, la paix et la tran-
« quillité seront assurées à tes peuples. Grand roi,
« dirige tes pas contre cette cité, porte les funérailles
« sous ses murs massifs, et Guillaume te servira de
« guide. »
10 ERMOLD LE NOIR.
Le monarque souriant serre dans ses bras ce servi-
teur dévoué , lui rend le baiser qu'il en recoit, et lui
adresse cette amicale réponse :
« Nous te remercions pour nous, brave duc, nous
«te remercions pour notre père Charles. Toujours,
« sois-en sûr, tes services recevront les honorables
« récompenses qui leur sont dues. Les détails que tu
« viens de donner, depuis long-temps j'ai pris soin de
« les tenir gravés dans le fond de mon cœur, etmainte-
« nant J'aime à les entendre publier hautement. Comme
« tu le demandes, je me rends à tes conseils et sous-
« cris à tes desirs ; toi, Franc, confie-toi en la promp-
«tütude de ma marche. J’en suis réduit, je l'avoue,
« Guillaume, à n'avoir qu'une seule chose à te dire;
« mais que ton ame recueille avidement mes paroles.
« Si, comme je l'espère, Dieu m'accorde de vivre
«assez pour cela, et que lui-même me protège
« dans ma route, cruelle Barcelone qui, dans ton
« orgueilleuse joie, te vantes de tant de guerres
« faites aux miens, je verrai tes murailles, j'en at-
«teste ces deux têtes » (car en disant ces mots il
s'appuyait par hasard sur les épaules de Guillaume) ;
«ou il faudra que la foule profane des Maures se
« lève contre moi, et que, pour sauver ses alliés et
«elle-même, elle en vienne à tenter le sort du
« combat; ou toi, Barcelone, tu seras, bon gré mal
«gré, contrainte de m’ouvrir ces portes où 1l ne nous
« a pas encore été donné d'entrer, et réduite à im-
« plorer mes ordres. »
I dit : les grands poussent des murmures confus
d'approbation , et leur foule pressée baise les pieds du
puissant monarque. Ce prince alors interpelle Bigon,
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 1°. * 11
cher à son cœur’, et fait entendre à son oreille ces
paroles si douces à sa grande ame. « Va, rapide Bigon,
« signifie ce que Je vais te dire à la foule de nos fidèles,
«et que ta bouche leur rapporte nos propres paroles.
« Dès que le soleil montera dans le signe de la vierge,
«et que sa sœur suivra son cours dans le cercle qui
« lui est assigné, que nos troupes triomphantes et
« bien armées pressent de leurs bataillons les murs
« de la ville que nous avons nommée. » Le docte
Bigon exécute sans tarder ce que lui prescrit son maître
bienveillant , et court de tous côtés porter avec célé-
rité ses augustes commandemens.
Cependant le jeune roi, brülant d'amour pour le
Christ, éleva pieusement pour les serviteurs de Dieu
des murs dignes de les recevoir. La renommée publie
en effet qu'il institua dans ses États de nombreuses
congrégations de moines réguliers vouées au Très-
Haut ; que si quelqu'un desire connaître tous ces saints
établissemens, quil parcoure, je l'en conjure, le
royaume d'Aquitaine : pour moi, dans cet essai, Je
n’en chanterai qu'un seul. Il est un lieu célèbre par le
culte de la religion que le premier roi de la race de
Charles a lui-même nommé Conques”. Autrefois l'asile
des bêtes fauves et des oiseaux mélodieux, il était
resté inconnu à l'homme que rebutait son aspect sau-
vage. Aujourd'hui on y voit briller une troupe de pieux
frères adorateurs du Christ, dont la célébrité s'étendit
bientôt au loin jusqu'aux cieux. Le monastère qui les
renferme, le religieux monarque l’a construit de ses
* Probablement le même Bigon que plus tard Louis-le-Débonnaire
nomma comte de Paris.
? Le monastère de Conques , dans l’évêché de Rhodez.
12 ERMOLD LE NOIR.
dons, en a posé les fondemens, l’a comblé de biens
et s’est fait un devoir de l'honorer spécialement. Il est
situé dans une grande vallée que baigne un fleuve
bienfaisant et que couvrent des vignes, des pom-
miers et tout ce qui sert à la nourriture de l’homme.
C'est Louis qui a fait tailler Le roc à force de travail et
de bras, et ouvrir le chemin qui a rendu ce lieu acces-
sible. Un certain religieux , nommé Date , est, dit-on,
le premier qui vint l'habiter. Pendant qu’il conservait
encore sa mère et vivait avec elle sous le toit de ses
pères jusqu'alors échappé à la rage des ennemis, voilà
que tout à coup les Maures répandent un effroyable
désordre, et ravagent de fond en comble la contrée du
Rouergue. La mère de Date, les débris de sa maison et
tous ses meubles firent, dit-on, partie du riche butin
de ces cruels ennemis, Dès que ceux-ci se sont retirés,
chacun des fugitifs court à l’envi revoir sa maison et
visiter les pénates qui lui sont connus. Date, dès qu'il
a la triste certitude que sa mère et sa maison ont été
la proie des Maures, sent peser sur son cœur mille
pensers divers. Il équipe son coursier, se couvre
de ses armes, réunit les compagnons de son mal-
heur, et se prépare à poursuivre les ravisseurs. Le
hasard veut que le camp où les Maures se sont retirés
avec leur butin soit fortifié par un rempart et des
murailles de marbre. Le rapide Date, ses compagnons
et tout le petit peuple y volent à l'envi et se prépa-
rent à en rompre les portes. Ainsi quand un épervier
étendant ses ailes fond à travers les nues, enlève un
piseau dans ses serres et s'enfuit vers l'aire dont la
route Jui est bien connue, c'est en vain que les com-
pagnons de la victime poussent des cris, font retentir
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH, 1°". 13
les airs de leurs voix lugubres et poursuivent le ravis-
seur; celui-ci, retiré dans son nid, à l'abri de tout
danger, étouffe sa proie dans ses serres, la tue et la
retourne sur le côté qui lui plaît pour la dévorer ; de
même les Maures, défendus par un rempart et maîtres
de leur butin, ne craignent pas davantage l'attaque
de Date, sa lance etses menaces. Un d’eux l'interpelle
du haut des murs et lui adresse , d’une voix moqueuse,
ces cruelles paroles :
« Sage Date, dis-nous donc, je t'en conjure , quelle
« Cause amène toi et tes compagnons vers notre camp ?
« Si tu veux nous donner sur-le-champ, en échange du
« présent que nous te ferons , le coursier sur lequel tu
« viens couvert de ton armure, ta mére ira te re-
« Joindre saine et sauve, et nous te rendrons le reste
« des dépouilles qu’on a enlevées ; si tu refuses, tes
« yeux seront témoins de la mort de ta mère. »
Date profère cette réponse affreuse à redire : « Fais
« donc périr ma mère, peu m'importe, car ce coursier
« que tu demandes, jamais je ne consentirai à te le
« donner ; il n’est pas fait, vil misérable, pour rece-
« voir un frein de ta main. » Sans plus différer, le
Maure cruel fait monter la mère de Date sur le rem-
part et la déchire, sous les yeux même de son fils, par
d’horribles supplices. On raconte en effet que ce bar-
bare lui coupa d’abord les mamelles avec le fer, puis
lui trancha la tête, et dit à Date : « Tiens, voilà ta
« mère. »
L'infortuné, furieux du meurtre de celle qui lui
donna le jour, grince des dents, gémit et flotte incer-
tain entre mille projets divers; mais, pour venger son
trépas, aucune voie ne lui est ouverte, et la force lui
14 ERMOLD LE NOIR.
manque : triste et l'esprit égaré il fuit loin de ce fu-
neste lieu. Abandonnant tout, et revêtu d'armes plus
sûres pour son salut , il devient bientôt un pieux ha-
bitant du désert. D'autant plus dur pour Jui-même
qu'il s'était montré cruellement insensible autrefois
à la mort de sa mère, à Christ! il revient d’un pas
plus ferme sous ton joug. Long-temps plein de mé-
pris pour la vie criminelle du monde, il pratiqua, sur
lui-même et dans la solitude, de rudes mortifications.
La renommée en arriva aux oreilles du pieux roi qui,
sur-le-champ, appelle dans son palais le serviteur de
Dieu; et le prince et l’homme du Seigneur, tous deux
égaux en piété, passent alors toutes leurs journées dans
des entretiens où tous deux s'entendent également
bien; alors aussi le monarque et Date jettent les fon-
demens de Conques, et préparent des retraites futures
pour de saints moines. C’est ainsi que dans le lieu où
naguère des troupes redoutables d'animaux sauvages
trouvaient un abri, s'élèvent maintenant des mois-
sons agréables à Dieu.
Cependant les grands du roi et les phalanges du
peuple, avertis, obéissent à l’envi aux ordres de Louis.
Des bataillons de Francs arrivent de tous les points
suivant l'antique usage, et une nombreuse armée en-
toure les murs de Barcelone. Avant tous les autres, ac-
court, le fils de Charles à la tête d’une troupe brillante,
et lui-même guide les chefs qu'il a réunis pour la des-
truction de cette ville. De son côté, le prince Guil-
laume plante ses tentes; ainsi le font Héribert, Liu-
thard , Pigon et Béron, Sancion, Libulf, Hildebert,
Hisambart et plusieurs autres qu'il serait trop long de
nommer. Le reste de la jeunesse guerrière, Francs,
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 1°". 1)
Gascons, Goths ou Aquitains, se répand et bivoua-
que dans les champs. Le bruit de leurs armes s'élève
jusqu'au ciel et leurs cris retentissent dans les airs.
Dans la ville, au contraire, tout est terreur, larmes et
gémissemens. C’est quand l'étoile de Vénus ramène
avec elle les ombres de la nuit que tout se dispose
contre toi, Barcelone; et bientôt tes richesses seront
la proie de l'ennemi. Aussitôt en effet que la brillante
aurore revient visiter les mortels, tous les comtes sont
mandés etse rendent sous la tente du monarque; tous
s’asseient sur l'herbe, chacun selon son rang , et, l’'o-
reille attentive, sollicitent les ordres de leur prince.
Alors le fils de Charles fait, de ses sages lèvres, des-
cendre ces paroles :
« Grands, que vos esprits accueillent mon avis. Si
« ce peuple honorait le vrai Dieu, était agréable au
« Christ, et voulait recevoir la sainte eau du baptême,
« nous devrions faire avec lui une paix solide et l'ob-
«server fidèlement, afin de le réunir au Seigneur par
«les liens de Ja religion; mais il est toujours pour
«nous un objet d'exécration, repousse la foi qui nous
« assure le salut, et suit les lois du démon. La bonté
« miséricordieuse du maître du tonnerre livre donc
« en nos mains cette race impie et la voue à nous ser-
« vir comme esclave. Courons, Francs; renversons
«ses murs et ses forts, et que vos cœurs retrouvent
« leur ancienne valeur. »
Ainsi lorsque sur l’ordre d’Éole les vents rapides
volent à travers les campagnes, les forêts et les ondes,
et renversent nos toits domestiques, les moissons et
les bois s’agitent en tremblant, l'oiseau du soleil peut
à peine se tenir sur ses serres recourbées, et le mal-
16 ERMOLD LE NOIR.
heureux nautonmer, cessant de se confier à sa rame
et à sa voile de lin, la serre rapidement et s’aban-
donne aux flots incertains de la mer ; de même à l’ordre
de Louis toute l'armée des Francs court en foule cà et
là pour préparer la ruine de Barcelone; on se préci-
pite dans les forêts ; la hache active fait de tous côtés
retentir ses coups; les pins sont abattus, le haut peu-
plier tombe ; l’un faconne des échelles, l’autre aiguise
des pieux; celui-ci apporte en toute hâte des engins
pour l'attaque; celui-là traîne des pierres; des nuées
de javelots et de traits armés de fer crèvent sur la
ville; le bélier tonne contre les portes et la fronde
frappe à coups pressés.
Cependant les bataillons épais de Maures rangés sur
les tours se préparent à défendre leurs remparts. Un
Maure, nommé Zadun :, était alors le chef de cette
cité, à laquelle son ame ferme et courageuse dictait
des lois. Il s’élance vers les murs; la foule frappée de
terreur l’environne et le suit. « Compagnons, s’écrie-
«t-il, quel est ce bruit nouveau ? » L'un des siens
répond à sa question par ces mots qui ne Jui annoncent
que de cruels malheurs : « Aujourd'hui ce n’est pas ce
« vaillant prince des Goths, que notre lance a cepen-
« dant repoussé tant de fois loin de ces murs, qui vient
«tenter le sort des combats; c’est Louis, Pillustre fils
« de Charles ; lui-même commande ses ducs et a revêtu
«son armure. Si Cordoue ne nous secourt prompte-
« ment dans cette extrémité, nous, le peuple et cette
« ville redoutable nous périrons. »
Le chef voit du haut d’une tour les armes ennemies
+
? Zaddon , Zade, Zate-
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. I. 17
au pied même des remparts, et du fond de son cœur
abattu sortent ces tristes paroles :
« Courage, pressez-vous, compagnons, sauvons nos
« murailles de la rage de l'ennemi; peut-être Cordoue
« nous enverra-t-elle quelque secours. Cependant une
« cruelle vérité qui n'afllige et me trouble, à peuple!
« assiége mon esprit; elle va vous frapper d’étonne-
«ment, mais je dois vous la révéler, Cette nation re-
« doutable qui, vous le voyez, vient assiéger nos
«remparts, est courageuse, habituée à manier les
«armes, dure aux fatigues et active dans les combats.
« Voici maintenant, je vous l'avouerai, ce qu'il y a de
« plus affreux à vous apprendre ; mais que je le taise
«ou le dise hautement, cela ne vous paraîtra pas
« moins funeste ; tous ceux chez qui cette nation cé-
« lèbre a porté la guerre ont bon gré mal gré subi l’es-
« clavage. Cet empire de Romulus, qui jadis fonda
«cette cité, elle l’a soumis à son joug avec tous ses
«vastes États. Toujours elle a les armes à la main;
« dès l’enfance elle se familiarise avec la guerre. Re-
« gardez, le jeune homme porte les lourds matériaux
« pour l'attaque , et le vieillard dirige tout par son ex-
«périence. Je frémis d'horreur en rappelant seule-
«ment le nom des Francs; car c’est de sa férocité que
«le France tire son nom. Mais pourquoi, citoyens,
« mon triste cœur vous en dirait-il davantage ? Hélas!
«les maux qui nous menacent je ne les connais que
«trop bien; mais ils sont douloureux à vous annon-
«cer. Ces murs qu'il nous faut défendre, ajoutons à
« leur force par une garde constante et courageuse ,
«et que la troupe qui veille aux portes se montre in-
« telligente et digne de confiance. »
18 ERMOLD LE NOIR.
Cependant la jeunesse des Francs, que suivent
d’épais bataillons, foudroie les portes avec le bélier ;
de toutes parts Mars fait entendre son tonnerre; les
murs, entourés d’un quadruple revêtement de marbre,
sont frappés à coups redoublés, et les malheureux as-
siégés sont percés d'une grêle de traits. Alors le Maure
Durzaz, du haut d’une tour élevée, crie aux Frances
d’un ton railleur et avec l'accent d’un orgueilleux
mépris : « Nation trop cruelle, et qui étends tes ra-
vages sur le vaste univers, pourquoi viens-tu battre
« de pieux remparts et inquiéter des hommes justes ?
« Penses-tu donc renverser si promptement des mu-
« railles, travail des Romains, et qui comptent mille
«ans d'existence ? Barbare Franc, éloigne-toi de nos
«yeux; ta vue n'a rien d’agréable, et ton joug est
« odieux. » À ces outrages, Childebert ne répond
point par des paroles; mais il saisit son arc, court se
placer en face de l’insolent discoureur , et, tenant dans
ses mains son arme de corne, il la courbe avec effort ;
le trait part, vole, s'enfonce dans la noire tête du
Maure , et la flèche mortelle se plonge dans sa bouche
insultante. Il tombe, quitte à regret le haut de ses
murs, et en mourant souille les Francs de son sang
noir. Ceux-ci, le cœur plein de joie, poussent de
grands cris, et les malheureux Maures au contraire ne
font entendre que gémissemens plaintifs. Alors divers
guerriers précipitent d’autres Maures sur les sombres
bords. Habiridar tombe sous les coups de Guillaume,
et Uriz sous ceux de Liuthard ; Zabirezun est percé par
la lance et Uzacam par un javelot ; la fronde frappe
Corizan, et la flèche rapide atteint Gozan. Les Francs
ne pouvant combattre de plus près, employaient tour
CS
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEU , CH.l%. 19
à tour les traits et les pierres, car ladroit Zadun
avait défendu aux siens de hasarder une bataille et de
quitter leurs remparts.
La lutte se prolongea ainsi pendant vingt jours avec
des succès divers. Aucune machine n'est assez forte
pour ouvrir un passage à travers les murs, et l'ennemi
ne donne dans aucune embuscade. Cependantle Franc
ne cesse de poursuivre sa belliqueuse entreprise, et
continue de faire gémir les portes sous les coups re-
doublés des poutres. Cependant aussi Pillustre fils du
puissant Charles, tenant son sceptre dans ses mains
et suivi d’une foule nombreuse, parcourt les rangs,
exhorte les chefs, excite les soldats; et, comme le fai-
sait toujours son père , les appelle aux armes. « Croyez-
« moi bien, disait-il, vaillante jeunesse, et vous tous
« grands, croyez-moi bien, et que mes paroles restent
« gravées dans vos ames. Si Dieu Le permet, je ne veux
«revoir ni le palais paternel ni mon royaume avant
« que cette ville et ses habitans vaincus par les armes
« et la faim ne soient venus humblement reconnaître
«mes lois. » Dans le même instant aussi l’un des
Maures, se tenant à l'abri derrière les murs, et éle-
vant sa Voix jusqu'aux cieux, faisait entendre ces mots
ironiques : « Francs, quelle est votre folie ! pourquoi
« fatiguer nos murailles de vos coups ? Il n’est point
«d'artifice qui puisse vous rendre maîtres de cette
« cité. Les vivres ne nous manquent pas ; la viande et
«le miel abondent dans la ville, et c’est vous que dé-
« sole la famine, » Guillaume ne laisse pas ce discours
sans réponse, et s'écrie du ton du mépris : « Maure
«<orgueilleux, retiens bien, je te prie, mes paroles ;
« elles ne te seront pas douces et ne te plairont point;
2.
20 ERMOLD LE NOIR.
« mais je les crois vraies. Regarde ce coursier si re-
« marquable par ses taches de diverses couleurs, et
« sur lequel je menace vos remparts encore de trop
« Join; il tombera sous nos morsures, et, broyé par nos
« dents, nous servira de nourriture, avant que nos
« cohortes quittent vos murs dont l'entrée nous est
«trop long-temps fermée; et cette guerre une fois
« commencée ne finira jamais. »
Le Maure frappe de ses noirs poings sa noire poi-
trine ; le malheureux déchire son noir visage de ses
ongles recourbés; le cœur glacé de terreur il tombe
sur la face et pousse des hurlemens lamentables qui
font retentir le pôle. Ses compagnons, saisis d'éton-
nement, tremblent de la persévérance des Francs et
de leurs terribles menaces, et désertent les remparts.
Zadun, furieux, court à travers les flots d’un peuple
immense, en criant : « Où fuyez-vous, citoyens? quelle
«route prenez-vous donc ? » Zadun, les tiens alors te
rapportent la réponse du Franc. « Voici ce qu'a résolu
« lennemi, disent-ils ; écoute-le avant tout. De sa
«dent cruelle il mangera ses chevaux plutôt que de
« consentir jamais à abandonner le pied de tes mu-
«railles. — Infortunés citoyens, répond le chef, je
«vous l'ai prédit depuis long-temps, telles sont les
«gnerres que fait cette redoutable nation; mainte-
«nant, dites, quel parti vous semble le plus utile
« pour vous, el comment pourrai-je vous servir en-
«core ?— Tu vois, réplique le peuple, des nuées de
« Frances qui travaillent de tous côtés à briser les murs,
«et les tiens tombent déchirés par le fer. Cordoue ne
«tenvoie aucun des secours qu'elle t'a promis; la
«guerre, la faim , la soif nous afligent de leur triple
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 1%. 21
« fléau : quel moyen de salut nous reste-t-il done,
« sinon de demander la paix aux Francs et de leur
«envoyer des députés en toute hâte ? »
Zadun , frémissant de rage, déchire ses vêtemens,
arrache ses noirs cheveux et se meurtrit les veux. Il
veut parler, le nom de Cordoue s'échappe à plusieurs
reprises de sa profane voix, et long-temps les sanglots
lui coupent la parole. « O Maures! si prompts dans
« les combats, s'écrie-t-il enfin, d'où vient ce funeste
« découragement ? Compagnons, montrez donc votre
« fermeté accoutumée ! S'il vous reste encore quelque
« amour pour moi, je ne vous demande qu'une faveur,
«accordez-moi cette seule grâce et je serai satisfait.
« J'ai remarqué un endroit où les épais bataillons de
« l'ennemi laissent une place vide au pied de nos rem-
« parts et où 1l n’y a que peu de tentes dressées ; c'est
« un piége sans doute, mais peut-être pourrai-Je me
« frayer un passage sans être atteint et arriver à toute
«course, chers compagnons, jusqu'aux lieux bien
« connus dont nous attendons du secours. Vous, ce-
«pendant, mes frères, jadis inaccessibles à toute
« crainte, donnez tous vos soins à défendre les portes
« jusqu'à mon retour ici; qu'aucun événement, je vous
«en conjure, ne vous fasse quitter vos fortes mu-
« railles et sortir en armes dans la plaine. »
Tout en donnant encore aux siens une foule d’or-
dres , il quitte la ville, se glisse en se cachant, et plein
de joie franchit un corps de Francs. Déjà il marche
plus tranquille à la faveur du silence de la nuit; mais
son malheureux coursier se met bientôt à hennir : à
ce bruit , les gardes donnent l'éveil, des troupes sor-
tent du camp, se dirigent vers Le lieu d’où est parti le
23 ERMOLD LE NOIR.
hennissement et poursuivent Zadun; troublé par la
peur, il abandonne la route, retourne son coursier
et se jette en aveugle au milieu de nos épais batail-
lons. L'infortuné, le front chargé d’ennuis, ne voit au-
tour de lui que des phalanges ennemies et n’a plus
aucun moyen de s’arracher de leurs mains. I est bien-
tôt pris, chargé de fers qu'il n’a que trop bien mé-
rités, et trainé tout tremblant à la tente de Louis.
La renommée, dans son vol rapide, trouble toute
la ville de ses cris, et sa bouche lui annonce que son
roi est prisonnier. Pas) mères , Jeunes gens se lais-
sent entraîner au désespoir; Le faible enfant et la jeune
fille portent partout cette triste nouvelle. Du camp des
Francs un bruit non moins éclatant s'élève de toutes
parts jusqu'au ciel, et les soldats se livrent de con-
cert aux frémissemens de la joie. Cependant les noires
ombres de la nuit se dissipent, et la brillante aurore
ramène le jour. Les Francs alors se précipitent vers la
tente du roi. Le fils de Charles leur parle d’un esprit
calme, et adresse avec bonté ces paroles à ses fidèles
guerriers :
« Zadun se hâtait de se rendre auprès des troupes
« espagnoles dans le dessein de solliciter des secours,
« des armes et tous les autres moyens de prolonger la
« guerre; fait prisonnier malgré sa résistance , on le
« tient Mb dans les chaînes et désarmé en de-
« hors de cette tente, et il n’a point encore paru de-
« vant nos yeux. Allez, Guillaume, faites-le placer
« dans un lieu d’où il puisse voir ses remparts, et qu'il
« ordonne sans tarder qu'on nous ouvre les portes
« de la ville. »
Cet ordre s'exécute sur-le-champ ; Zadun, attaché
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. I°*. 23
avec des courroies, suit la main qui le traîne ; mais,
par une ruse coupable, il lève de loin sa main éten-
due. Lui-même, en effet, avant de se séparer‘des
siens, leur avait dit : « J’ignore si la fortune me sera
« funeste ou favorable ; mais si le sort veut que jetombe
«au milieu des phalanges de Francs, vous, comme
« je vous lai recommandé, restez, Je vous en con-
« jure, enfermés dans vos murailles. » Maintenant,
tendant les mains vers ces murs chéris, 1l criait :
« Hâtez-vous, compagnons, d'ouvrir vos portes trop
« long-temps fermées. » Mais en même temps il cour-
bait les doigts avec adresse et serrait les ongles contre
la paume de la main; c'était un jeu perfide : par ce
signe , en effet, il exhortait les siens à défendre leurs
remparts, tandis que, bien malgré lui, sa bouche criait :
« Ouvrez vos portes. » Guillaume s'aperçoit de la ruse ;
prompt comme l'éclair, il frappe le captif de son
poing, et ce n'est pas un Jeu. Frémissant de rage, ilren-
ferme sa colère dans son ame, admiré le Maure et bien
plus encore son artifice ingénieux, et lui dit : « Crois-
« moi, Zadun, si l'amour et le respect pour mon roine
« me retenaient, ce Jour serait le dernier de ta vie. »
Cependant, tandis que Zadun est soigneusement
gardé par les Franes , ses compagnons se préparent à
défendre leurs murs. La lune venait pour la seconde
fois, dans sa marche régulière, de terminer son cours ;
Louis et ses Francs marchent alors vers ces remparts
toujours fermés pour eux. D’énormes machines font
retentir leurs coups; de tous côtés elles battent les
fortifications ; la guerre déploie une fureur à laquelle
jusqu'alors on n'a rien vu d’égal ; des grêles de flèches
volent sur la ville; la fronde, tordue avec violence,
2.4 ERMOLD LE NOIR.
écrase l'ennemi; le monarque Iui-même dirige l'at-
taque et anime les ducs. Les Maures infortunés n’osent
ni descendre de leurs murs élevés, ni même, du som-
met de leur tour, jeter les yeux sur le camp des Francs.
Ainsi lorsqu'une troupe d'oiseaux aquatiques, inquiète
et tremblante, se plonge dans un petit fleuve, et que
tout à coup l'aigle qui les apercoit fond du haut de la
nue et vole long-temps au dessus d'eux, les uns ca-
chent leurs têtes dans les eaux et osent à peine la re-
lever dans l'air, celui-ci se tapitau milieu des joncs,
et celui-là s'enfonce dans la vase ; mais l'aigle les me-
nace sans cesse de ses ailes, les glace d’effroi, les fa-
tigue et enlève ceux quise hasardent à montrer la tête
au dessus des flots : de même le glaive , la terreur et
la mort poursuivent les Maures timides fuyant à tra-
vers leur cité. Alors le pieux roi brandissant dans sa
main son javelot, le lance violemment contre la ville ;
le trait rapide vole, fend Fair, frappe les murs et
s'enfonce dans le marbre de toute la force qui la
poussé. À cette vue les Maures, Fame troublée de
crainte , regardent avec étonnement et le fer et bien
plus encore le bras qui l’a lancé. Enfin, déja plus
que vaincus par la guerre et la faim , ils se décident,
d'une voix unanime, à rendre leur ville; les portes
s'ouvrent, les asiles les plus cachés se montrent au
grand jour. Barcelone, domptée par un long siége ,
subit Ja loi de Louis’. Sans perdre un instant, les
Frances vainqueurs se montrent à tous les yeux dans
cette cité dont ils souhaitaient tant la conquête, et
commandent à l'ennemi. Ce fut le jour du sabbat que
les Frances obtinrent ce glorieux succès, et que la ville
! En 8o1.
FAÏTS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 1%. 99
commença de s'ouvrir pour eux. Le lendemain, jour
de fête, le roi Louis, empressé d’acquitter les vœux
qu'il avait faits à Dieu, entre triomphant dans cette
cité, purifie les lieux où l’on adorait le démon, et
rend au Christ de pieuses actions de grâces. Le
monarque victorieux confie alors Barcelone à une
garnison sûre, et, avec la faveur de Dieu, lui et
son peuple retournent heureusement dans leurs de-
meures.
Cependant un immense butin, composé des dé-
pouilles des Maures et d’offrandes des chefs Francs,
est conduil pompeusement vers Charles ; on y voit des
armures, des cuirasses, de riches habits, des casques
ornés de crinières flottantes, un cheval parthe avec
son harnois et son frein d’or. Zadun, tout tremblant,
qui voudrait tant ne plus revoir les Francs, et ne
marche que d’un pas tardif, accompagne ces dons à
regret. L’adroit Bigon se hâte de devancer lescorte ,
vole à la cour de Charles, et est le premier à annoncer
les nouvelles de cet heureux succès. La renommée
les répand bientôt dans toute la cour , et bientôt aussi
le bruit de ce triomphe arrive jusqu'aux oreilles de
César. Bigon est appelé, se présente , baise les pieds
du puissant empereur, recoit l’ordre de parler, et
obéit en ces termes :
« Le roi Louis, ton fils, envoie des présens à l’au-
« guste Charles son tendre père. Ces dons, ce roi vic-
«torieux les a conquis sur les Maures par le glaive,
« le bouclier et la valeur de son bras. Il te remet le
« prince de la ville que ses armes ont soumise, César,
« Zadun est devant tes yeux, et la cité qui jadis a dé-
«< truit un si grand nombre de Francs, abattue, subju-
26 ERMOLD LE NOIR. Sd
« guée maintenant par la guerre, sollicite humble-
« ment les lois de notre monarque. »
L'empereur Charles, levant alors les yeux et les
mains vers le ciel, dit d’une voix pleine de douceur :
« Puisse surtout la bonté du Très-Haut accompagner
« constamment cet enfant bien aimé! Quant à notre
« faveur, qu'il y compte à jamais! Rejeton digne de
« moi, comment pourrai-je rendre à Dieu toutes les
« actions de grâces que je lui dois pour le don qu'il
«m'a fait de toi, enfant justement célèbre et que j'ai
« toujours chéri, conservant dans mon cœur la mé-
«moire de ce qu'autrefois me prédit de toi le pa-
« triarche Paulin * !»
Ce savant prélat vint, dit-on, en effet, sur l’ordre
du pieux monarque, le trouver dans son palais un
jour qu'il était dans la basilique occupé, dans un res-
pectueux recueillement, à chanter les louanges du
Christ; Charles, l'illustre fils de l’empereur, entre
par hasard entouré d’une foule de grands pour prier
le Seigneur , et s'avance à grands pas vers l’autel où le
saint prêtre remplissait ses augustes fonctions. Paulin
demande quel est ce prince ; un serviteur qui l'entend
le lui dit, mais le prélat en apprenant que c’est Charles,
le premier né du roi, garde le silence, et celui-ci
poursuit sa route. Quelque temps après paraît le héros
Pepin suivi d’une foule de vaillans jeunes hommes;
Paulin interroge avec empressement le même servi-
teur, et celui-ci répond de même avec vérité. Le pré-
lat, dès qu'il entend le nom du prince, se rappelle
qu'il est son roi, incline sur-le-champ la tête, et Pepin
sort bientôt. Enfin Louis arrive le dernier, embrasse
* Patriarche d’Aquilée,
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. 1°". 27
l'autel, se prosterne à terre en suppliant, fond en
larmes, et prie long-temps le Christ qui règne dans
les cieux de lui accorder sa secourable protection. Le
saint évêque, à cette vue, se lève de son siége saisi
d'un divin desir d'adresser de pieuses paroles à ce
prince, véritable oint du Seigneur. Auparavant, au
contraire, lorsque Pepin et Charles s'étaient éloignés,
il était resté sur son siége et n'avait pas prononcé un
seul mot. Le jeune Louis se prosterne avec respect
aux pieds du pontife ; Paulin relève ce pieux roi, lui
cite des passages de psaumes pleins de diverses allu-
sions prophétiques, et lui dit : « En récompense de
« votre piété, allez trouver le grand Charles. Adieu. »
Dès que l'homme de Dieu put arriver jusqu’à l'oreille
de Charles, 1l lui raconta toutes ces choses comme
elles s'étaient passées, ajoutant : «Si Dieu veut qu'un
« prince de ton sang règne sur les Francs, c’est Louis
« qui sera digne de s'asseoir sur ton trône. » Ces pa-
roles, le prudent Charles les répéta à un petit nombre
de serviteurs intimes qui avaient su lui plaire et mé-
riter toute sa confiance.
Cependant l’empereur ordonne à l’envoyé de se
rapprocher et lui demande tous les détails de la vic-
toire de Louis, comment cette fameuse Barcelone a
été subjuguée, par quelle heureuse adresse on s’est
emparé de Zadun, et quels ducs celui-ei a fait suc-
comber dans cette guerre cruelle. Le brave Bigon obéit
et raconte tous les faits avec une exacte vérité; le
pieux empereur récompense honorablement ses pa-
roles ; et, plein de joie, lui tend la coupe dans laquelle
il buvait alors par hasard. Bigon la saisit et avale tout
d'un trait le vin qui la remplit. César congédie bientôt
28 ERMOLD LE NOIR.
ce zélé serviteur, le comble de dons et d’honneurs,
et lui remet de riches présens pour son illustre fils.
Joyeux et chargé de louanges et de bienfaits, Bigon
se rend en toute hâte auprès de son maître. Puisses-tu
de même, redoutable César, qui du haut de ton trône
lances la foudre, permettre qu'un malheureux exilé
retourne joyeux dans le royaume du puissant Pepin !
Et toi, mon premier chant, finis par ce mot de joie,
afin de t'accorder en tout avec tes trois frères:
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. II. 29
nn ne ee A AR AA A A OR 9 A A
CHANT SECOND.
Le Francs, grâces à la bonté de Dieu, jouissaient
de la paix sur tous les points de leur empire; le Sei-
gneur et leur épée avaient partout terrassé leurs enne-
mis. Charles, cet empereur si respecté de l'univers,
accablé déja par la vieillesse, convoque dans son pa-
lais une nouvelle assemblée *. Assis sur un trône d’or
autour duquel sont placés les premiers d’entre les
comtes , il s'exprime en ces termes :
« Grands que nous avons nourris et enrichis de nos
« bienfaits, écoutez : nous vous dirons des choses
«vraies et suffisamment reconnues. Tant que chez
« nous la vigueur des forces de la jeunesse à secondé
«le courage, les armes et les fatigues violentes ont
« été nos Jeux. Jamais alors, nous nous en glorifions,
« nous n'avons souffert, par une lâche mollesse et une
« honteuse frayeur, qu'aucune nation ennemie insultât
«impunément les frontières des Frances. Mais déjà
« notre sang se refroidit ; la cruelle vieillesse nous en-
« gourdit, et l’âge a blanchi la chevelure qui flotte sur
«notre cou. Ce bras guerrier autrefois si renommé
«dans tout l'univers, mais où ne coule plus qu'un
«sang glacé, tremble maintenant et peut à peine se
soutenir. Deux fils nés de nous ont été successive-
ment enlevés de cette terre et reposent, hélas! dans
© En 813.
=.
=
2
30 ERMOLD LE NOIR.
« le tombeau. Mais du moins il nous est resté celui qui
« depuis long-temps a toujours paru plus agréable au
«Seigneur ; et le Christ ne vous a point abandonnés,
« Ô Francs ! puisqu'il vous a conservé ce précieux re-
«jeton de notre race! Toujours cet illustre enfant
«s’est plu à obéir à nos ordres et à proclamer haute-
« mentnotre pouvoir; toujours, dans son amour pour
« Dieu , il a su rendre aux églises leurs droits ; toujours
Qil a sagement régi les États que nous lui avons con-
« fiés. Vous l'avez vu, il vient de nous envoyer un roi
« prisonnier, des armes, des captifs et de magnifiques
« trophées, tous dons conquis par la destruction des
« Maures. Que devons-nous donc faire? Francs, dites
« votre avis avec un Cœur sincère, et nous nous em-
« presserons de le suivre. »
Alors Éginhard, homme aimé de Charles, renommé
par la sagacité de son esprit et la bonté de son cœur,
tombe aux pieds du monarque, baise ses pas illus-
tres, et, savant dans l'art d'ouvrir de sages con-
seils, prend le premier la parole. « César, dit-il, toi
« dont la gloire remplit la terre et les mers, et s’est
« élevée jusqu’au ciel! toi à qui les tiens doivent de
« jouir du titre d'empereur ! il ne nous appartient pas
« de rien ajouter à la sagesse de tes propres desseins ;
«et en former de meilleurs est ce que le Christ n’a
« daigné accorder à aucun mortel. Obéis, je ty en-
« gage, aux pensées que Dieu dans sa miséricorde ins-
«pire à ton cœur, et empresse-toi de les réaliser.
« Grand prince, il te reste un fils, un fils bien cher à
«ton cœur, et que ses vertus rendent digne de suc-
«céder à tes vastes États! Tous, grands et petits ,
« nous demandons qu'il en soit ainsi ; l'Église le sol-
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. 11. 31
« licite aussi, et le Christ [lui-même se montre favo-
« rable à ce projet. Ce fils saura, sois-en sûr, lorsque
« ta mort viendra nous aflliger, maintenir par les armes
«et le talent les droits de ton empire. »
César, plein de joie, approuve ce discours, prie
humblement le Christ, et envoie à son fils l’ordre de
se rendre en toute hâte auprès de lui. Alors, en effet,
comme je l'ai dit plus haut, le clément Louis régnait
sur les Aquitains. Mais pourquoi tarder davantage à le
raconter ? Ce jeune roi arrive sans perdre un instant à
la cour de son père; et dans Aix-la-Chapelle, clercs,
peuple, grands, et surtout l’auteur de ses jours, se
livrent à la Joie. Charles alors rapporte mot pour mot
à cet enfant bien aimé tout ce qui s’est passé, et lui
parle en ces termes : « Viens, fils si cher à Dieu, à
«ton père et à tout ce peuple soumis. Toi que le Sei-
« gneur a daigné me conserver pour la consolation
« de ma vie, tu vois, mon âge s'avance rapidement ;
« ma vieillesse va bientôt succomber, et pour moi le
«temps de la mort s'approche à grands pas. Les soins
« de l'empire que Dieu a daigné me confier, quelque
«indigne que j'en fusse, occupent le premier rang
« dans mes pensées. Ge n’est, crois-moi , ni la préven-
« tion n1 la légèreté ordinaire à lesprit humain, mais
«le seul amour de la vérité, qui dicte les paroles que
«je l'adresse. Le pays des Francs m'a vu naître, le
« Christ m'a comblé d’honneurs, le Christ a permis
«que je possédasse les États de mon père. Je les ai
« conservés et rendus plus puissans ; je me suis montré
«le pasteur et le défenseur du troupeau du Christ ; le
« premier des Francs j'ai obtenu le nom d’empereur,
« et transporté aux Frances ce titre des enfans de Ro-
39 ERMOLD LE NOIR.
«mulus. » I dit, et place sur la tête de son fils là
couronne enrichie d’or et de pierres précieuses, signe
de l'autorité impériale. « Mon fils, poursuit-il, recois
«ma couronne; c’est le Christ qui te la donne, et
«prends aussi, cher enfant, les honorables insignes
«de l'empire. Puisse le Dieu qui dans sa bonté t'a per-
«mis d'arriver au faîte des honneurs, t’accorder de
« réussir toujours à lui plaire ! »
Alors le père et le fils, également satisfaits de ce
don éclatant , reçurent avec piété la divine nourriture
du Seigneur.
O jour heureux et à jamais célèbre dans les siècles!
Terre des Francs, tu possédas deux empereurs !
France, applaudis ! Et toi, magnifique Rome, applau-
dis aussi! Tous les autres royaumes contemplent cet
empire. Le sage Charles recommande longuement à
son fils d'aimer le Christ et d'honorer l'Église , le presse
de ses bras, le couvre de baisers, lui permet de re-
tourner dans ses propres États, et lui dit le dernier
adieu.
Peu de temps après, accablé par les ans et la vieil-
lesse, César va rejoindre dans la tombe ses antiques
aïeux ". On lui fait des funérailles dignes de son rang,
et ses restes sont déposés dans la basilique que lui-
même a fait construire à Aix-la-Chapelle. On envoie
cependant un exprès annoncer au fils la mort de son
père. C’est le rapide Rampon qui part chargé de cette
mission ; 1l vole jour et nuit, traverse d'immenses pays
et parvient enfm au château où habitait le jeune mo-
narque.
Au-delà du fleuve de la Loire est un lieu fertile et
* En 814.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. II. 33
commodé ; entouré d’un côté par des forêts, de l’autre
par des plaines ; il est traversé par les ondes paisibles
du fleuve qui le vivifient; les poissons s’y plaisent, et
il abonde en bêtes fauves. C'est là que le triomphant
Louis a élevé un magnifique palais. Demandes-tu quel
il est, cher lecteur? son nom est Thedwat ”. La gou-
vernant avec piété les clercs et le peuple, César dis-
pensait ses sages lois à ses sujeis soumis. Tout à coup
Rampon pénètre dans ce lieu et jette le trouble dans
toate la cour par lanouvelle de la triste mort du pieux
Charles. Dès que le bruit en parvient aux oreilles du
bon roi, il s’afllige, pleure et gémit sur son père. Bigon
accourt au milieu des officiers qui attendent les ordres
du monarque ; accoutumé à voir son maître avant tous
les autres, il lexhorte à sécher ses yeux et à cesser
ses pleurs. « D’autres soins, dit-il, doivent maintenant
«toccuper. Prince, tu le sais dans le fond de ton
«cœur, le sort de ton père est celui qui attend tout
« le genre humain ; tous, 1l n'est que trop vrai, nous
«irons à notre tour vers ces lieux d’où nul ne peut
« cependant revenir. Lève-toi, hâtons-nous de nous
«rendre tous dans la basilique ; ilesttemps d'adresser
«à Dieu nos vœux et nos chants religieux. » À la voix
de ce fidèle serviteur, Louis se lève et engage tous les
siens à venir avec lui offrir des prières au Seigneur.
Cette nuit entière fut consacrée au chänt des psaumes
et des hymnes, et le jour suivant se passa dans la cé-
lébration de messes solennelles.
Déjà le ciel brillant voit se lever la troisième aurore,
et le soleil remplit l'univers de l'éclat de ses rayons.
? Le château de Doué.
34 ERMOLD LE NOIR.
De tous les coins du royaume accourt la foule em-
pressée des Francs ; le peuple, ivre de joie , se préci-
pite tout entier au-devant de son roi; les grands de la
cour de Charles, les premiers de l'Etat et la cohorte
amie des prêtres viennent tous en grande hâte ; les
chemins sont encombrés ; les portiques des palais re-
gorgent; on ne veut point être renfermé par le toit,
on monte sur le faîte des maisons : ni le fleuve , mi la
sombre horreur des forêts, ni les glaces de l'hiver, ni
les torrens de pluie n’arrêtent les plus timides ; celui
qui n'a pu trouver de bateau s'efforce, dans son im-
patience, d’être le premier à traverser la Loire à la
nage. Quelle immense multitude n'eût-on pas vue, du
haut d’une roche élevée, s’élancer dans le fleuve faute
de bâtimens pour la transporter ! Les habitans d'Orléans
sourient aux efforts des nageurs, et du sommet de la
tour la foule appelle de ses vœux le bord desiré. Un
même amour enflamme tous les cœurs , et tous n’ont
qu'un même desir, c'est de parvenir à voir le visage
de leur prince. Tous arrivent enfin ; le pieux monarque
les accueille tous aussi avec bienveillance, et chacun
selon son rang. César entre bientôt en triomphateur
dans les murs d'Orléans ; là brille l’étendard de la
croix; là reposent vos reliques, saint Aignan ; là vous
brillez d'un éclat sacré, bienheureux Tiburce, qui le
premier avez élevé la fameuse cathédrale de cette
ville ; et vous, saint Maximin et saint Avite , si renom-
més par votre sainteté. De là Louis hâte sa marche
vers les murs de Paris, où le martyr Étienne occupe
le temple Je plus élevé ; où, très-saint Germain, on
honore tes précieux restes ; où brille Geneviève,
cette vierge consacrée à Dieu. Applaudis avec Joie,
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH, II. 35
Irmin *, voici ce que tu as si souvent demandé quite
fût accordé ; tu vas voir l’arrivée de César, celui qui
tonne au haut des cieux le permet; et toi, martyr
Denis, ce prince n’a point passé devant ton temple
sans y entrer pour solliciter de toi-même ta secourable
intervention ! De là on prend le chemin direct, on
traverse les États des Francs, et le roi, après une
route heureuse, entre dans Aïx-la-Chapelle.
Muse, courage; c'est ici qu'il faut fatiguer Dieu
des plus humbles prières pour qu'il nous accorde
le don de l’éloquence. Par où commencerai-je ? Cha-
cune des choses qu'a faites ce héros a droit d'occuper
le premier rang, et ses actions, pleines de bonté, jet-
tent toutes un grand éclat. Après avoir enfin, par de
sages mesures, pourvu à la sûreté des frontières du
royaume , et tout réglé jusqu'aux bornes de l'empire ,
le libéral empereur se hâte de dispenser les trésors
amassés par ses aïeux pour racheter les fautes de son
père et obtenir le repos de son ame. Tout ce que le
courage de ses ancêtres et Charles avaient entassé,
lui-même il le distribue aux pauvres et aux églises. Il
donne les vases d’or, les vêtemens et les nombreux
manteaux ; 1l répand avec profusion d'innombrables
talens de l’argent le plus pur ; il sème des richesses de
toute nature et des armes dont on ne saurait dire le
nombre, et vous prodigue, infortunés, les dons qui
vous sont réservés. Heureux Charles qui a laissé dans
ce monde un fils soigneux d’aplanir à son père le che-
min du ciel! Sa piété ordonne d'ouvrir les antres des
prisons, brise les fers des malheureux qu'on y a jetés
‘ Abbé de Saint-Germain-des-Prés, l’un des signataires du testament
de Charlemagne.
<)
36 ERMOLD LE NOIB.
et rappelle les exilés. Tout ce qu'il fait tient du mer-
veilleux, tout devrait être consigné dans des chants
dignes de mémoire ; aussi sa renommée s’élève-t-elle
aujourd'hui au dessus des astres:
Louis, sans perdre un instant, envoie dans tout
l'univers des commissaires, tous hommes choisis,
d'une vie probe, d'une fidélité éprouvée, et que ne
puissent faire fléchir devant leurs devoirs niles parens,
ni les perfides caresses, ni la faveur et lingénieuse et
corruptrice séduction du puissant. Ils ont ordre de
parcourir rapidement les vastes États des Francs ; de
rendre justice à tous, de réformer les jugemens ini-
ques, et de délivrer ceux que, sous le règne de son
père, l'argent ou la fraude avait accablés d’une dure
servitude. Combien d'hommes et quels hommes vic:
ümes de droits cruels, de lois corrompues par l'or, et
du pouvoir des richesses, ce grand monarque, par
amour pour l'auteur de ses jours, arrache au malheur
et rend à l'honneur de jouir de la liberté! Lui-même
leur accorde et confirme de sa propre main des chartes
qui leur assurent à toujours le paisible usage de leurs
droits. Lorsque votre père, ame des combats, con-
quérait des royaumes par la force de ses armes, et
donnait ses soins assidus à la guerre, cette funeste
oppression avait été sans cesse croissant de tous côtés
pendant un grand nombre d'années ; et vous, Louis ,
à peine sur le trône, vous avez enfin et sur-le-champ
coupé le mal dans sa racine.
Quels criminels efforts du démon ce prince n'a-t-1l
pas encore déjoués dans toute la terre! de combien
de dons aussi n’a-t-il pas comblé les adorateurs du
Christ! Ces bienfaits, univers les célèbre par des
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. II. 37
chants de triomphe; partout la gloire en retentit, et
le peuple les publie mieux que ne saurait le faire l'art
des vers.
Ce héros dont la science remplit le monde de son
éelat toujours grandissant, ordonne, arme et nourrit
l'empire confié à ses mains. Vers ce temps”, il invite
à quitter le palais de Rome et à venir vers lui ce père
des Chrétiens auquel notre heureux siècle a donné le
nom d'Étienne; le saint pontife obéit par amour, se
rend à ses ordres redoutables avec plaisir, et s'em-
presse de visiter le royaume des Francs. De la ville de
Rheims où il avait prescrit d'avance à tous les grands
de se réunir, l’empereur, plein d’une sainte Joie, voit
s'approcher le vicaire de Jésus-Christ. Des députés
courent en foule de toutes parts au devant de lui par
l'ordre de César, et portent ses plus tendres vœux au
ministre du Seigneur. Bientôt un messager qui devance
le pontife romain accourt annoncer qu'il arrive et
presse sa marche ; Louis alors dispose, arrange, pré-
pare et place lui-même les cleres, le peuple et les
grands; lui-même règle quelles personnes se tien-
dront à sa droite ou occuperont sa gauche, et qui doit
le précéder ou le suivre. Une foule de prêtres marche
à droite sur une longue file et contemple pieusement
son chef en chantant des psaumes ; de l’autre côté s’a-
vancent l'élite des grands et les premiers de l'État ; le
peuple suit au dernier rang et ferme le cortége. Au
milieu César resplendissant d’or et de pierreries se
fait remarquer par ses vêtemens, et brille bien plus
encore par sa piété. Le monarque et le pontife vien-
nent de deux côtés opposés lun au devant de l'autre ;
: En 816
38 ERMOLD LE NOIR.
celui-ci est puissant par sa dignité, celui-là est fort
par sa bonté. À peine ont-ils fixé leurs regards l’un
sur l’autre , que tous deux se précipitent au devant de
pieux embrassemens. Le sage roi cependant fléchit
d'abord le genou et se prosterne trois et quatre fois
aux pieds du pontife en l'honneur de Dieu et de saint
Pierre. Étienne accueille le monarque avec humilité,
et le relève de ses mains sacrées. L'empereur et le
pontife se baisent alors réciproquement sur les yeux,
la bouche, la tête, la poitrine et le cou ; alors aussi
Étienne et Louis se tenant par la main et les doigts en-
trelacés s’acheminent vers les éclatans édifices de
Rheïms. Ils entrent d’abord dans la basilique, adres-
sent leurs prières au maître de la foudre et lui ex-
priment, dans des chants religieux, leurs actions de
grâces et leurs hommages. Bientôt après tous deux
montent au palais où les attend un festin magnifique ;
ils prennent place, et les serviteurs font couler l’eau
sur leurs mains. Tous deux font honneur à un repas
digne d'eux, savourent les dons de Bacchus, et leurs
bouches échangent ces pieux discours : «Saint pontife,
« dit César, pasteur du troupeau romain, vous qui,
«par succession apostolique, nourrissez de la parole
« divine les brebis de saint Pierre, quel motif a pu
« vous déterminer à venir dans le pays des Francs ?
« Répondez, je vous en conjure. » Le doux évêque
réplique avec tout le calme de l'ame et en caressant
toujours le roi de ses regards : « La cause qui autre-
« fois fit braver à une reine du midi, par le seul desir
«de voir un sage, les dangers d’un voyage à travers
« des peuples divers, les neiges et les mers, est celle
«qui ma conduit, César, dans les États d'un prince
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. II. 39
« qui m'oflre ici des festins dignes de la magnificence
«
«
«
de Salomon. Depuis long-temps, illustre monarque,
la renommée m'a appris quels secours paternels vous
prodiguez au peuple de Dieu, de quelle splendeur
vos doctrines frappent le monde, et combien vous
surpassez vos aïeux par vos lumières et votre foi.
Aucun obstacle dès lors n'a été assez fort pour briser
ma ferme volonté de venir admirer de mes propres
yeux vos actions ; aucun discours n'eût pu me redire
sur vous tout Ce que m'apprennent mes propres re-
gards, témoins de votre bonté. Je ne saurais donc
que vous répéter les paroles que cette grande reine
fit retentir aux oreilles de Salomon quand elle vit
le roi, ses serviteurs, la richesse de ses vêtemens,
ses échansons et ses divers palais. Heureux les ser-
viteurs et les esclaves qui vous entourent et peuvent
contempler sans cesse vos illustres actions ! heureux
mille fois le peuple dont l'oreille peut recueillir vos
instructions ! heureux les royaumes qui sont sous
vos lois ! Que tout votre amour honore constamment
le Très-Haut, dont la bonté paternelle vous a dispensé
tant de sagesse, et qui, maitre d'accorder à qui 1l
lui plait l'avantage de succéder au trône de ses aïeux,
a aimé assez son peuple pour vous établir sur lui.
Voilà ce que disait la reine de Saba au puissant Sa-
lomon, et ce que moi, humble mortel, j'ose vous
adresser. Et cependant vous êtes plus grand et plus
puissant! Salomon ne connut que l'ombre de la vé-
rité; c'est la vérité même que vous honorez de votre
culte. Il fut très-sage, sans doute; mais il céda trop
aux douceurs de l'amour. Également sage, vous ne
vivez que pour le chaste amour du Seigneur. I ne
40 ERMOLD LE NOIR.
« régna seulement que sur le petit peuple d'Israël, et
«vous, pieux monarque, vous étendez votre empire
« sur tous les royaumes de l'Europe. Pressons donc
«tous Dieu de nos ferventes prières pour qu'il vous
« conserve à ses enfans pendant de longues années. »
Ces discours et beaucoup d’autres encore sont ceux
que le saint prêtre adresse à l'illustre roi, et que César
à son tour fait entendre au pontife. Cependant les
coupes circulent abondamment; Bacchus émeut des
cœurs tout disposés à s épancher, et le peuple pousse
des cris unanimes de joie. Le repas terminé, César et
Étienne se lèvent, quittent la table et se retirent dans
l'intérieur du palais. Cette nuit, tous deux la passent
comme il fallait s'y attendre, dans des soins et des mé-
ditations divers ; le sommeil fuit des yeux de tous
deux.
À peine le jour paraît que l'empereur appelle auprès
de lui Étienne, les grands et ceux qui forment son
conseil ; tous s’empressent de se rendre aux ordres
du roi. Louis, couvert de ses vêtemens impériaux, se
place sur un trône élevé, roulant dans son esprit une
foule de pensées qu'il se dispose à développer ; à ses
côtés, sur un siége d’or, 1l recoit le pontife et semble
l'associer au monarque qui le chérit; les grands s’as-
seient chacun suivant son rang. Alors le pieux César,
prenant le premier la parole , adresse au pape et à ses
fidèles serviteurs ces admirables paroles :
«Écoutez grands, et vous très-saint chefdes prêtres ;
« Dieu tout-puissant a daigné permettre dans sa misé-
«ricorde que j'héritasse des États et du haut rang de
«mon père; ce n'est pas, je le sens, en raison de mes
« mérites, mais pour ceux de l’auteur de mes Jours
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. I. 4
« que le Christ, plein de bonté, m'a accordé de jouir
« de tant d’honneurs. Je vous supplie donc, vous mes
« fidèles, et vousillustre pontife, de me prêter, comme
« cela est juste, le secours de vos conseils. Mais vous,
« serviteurs qui veillez avec moi à la conservation de
«cet empire, et vous bienheureux prélat, que ce
« secours soit tel que le clerc et l'homme de la der-
«nière condition , le pauvre comme le plus riche,
«puissent , à l'ombre de mon sceptre, jouir également
«des droits que leur ont transmis leurs pères ; que la
«sainte règle donnée par les Pères de l'Église force le
«clere à ne pas s’écarter de la bonne voie ; que les lois
«vénérables de nos Écritures maintiennent le peuple
« dans une douce union, et que l’ordre des moines,
« fidèle aux préceptes de Benoit, fleurisse chaque jour
« davantage, et se rende digne, par ses mœurs et la
« pureté de sa vie, de participer aux festins des saints ;
«que le riche exéeute la loi, que le pauvre lui soit
«soumis, et qu'il ne soit fait en rien acception des
« personnes; que les mauvaises œuvres cessent de se
«racheter avec l'or et de prévaloir, et que les pré-
«sens corrupteurs soient repoussés bien loin. Si toi et
_
« moi, bien aimé pasteur, nousgouvernons avec justice
« le riche troupeau que le Seigneur a confié à nos soins,
«Si nous punissons les méchans, récompensons les
«bons et faisons que les peuples suivent les lois de
«nos pères ; alors la miséricorde du Frès-Haut accor-
« dera, tant à nous qu'à ce peuple qui nous imitera ,
«de jouir du bienheureux royaume des cieux, et sur
« cette terre elle nous conservera nos honneurs et dis-
« sipera au loin nos cruels ennemis. Soyons l'exemple
« des clercs et les guides des hommes même des
42 ERMOLD LE NOIR.
« derniers rangs, et que chacun des deux pouvoirs
« suprêmes enseigne aux siens la justice. Israël, ce
«peuple choisi par Dieu dans son amour, à qui le
«Seigneur fraya un chemin sec à travers les flots de
«la mer, pour qui pendant tant d'années il fit pleu-
« voir dans le désert la manne nourrissante, et jaillir
« l’eau de la roche amollie, dont il fut lui-même l’ar -
« mure, le glaive, le bouclier et le conducteur, et
« qu'il fit entrer triomphant dans la terre promise, ce
« peuple, tant qu'il conserva les préceptes que Dieu
« lui avait donnés, qu'il respecta la justice, montra
« de la sagesse, chérit d’un pieux amour ce même Dieu,
« suivit ses ordres sacrés et rejeta ceux des dieux
« étrangers, vit le Seigneur, par sa puissance divine ,
« abattre devant lui les nations ennemies, lui accorder
«toutes choses prospères, et repousser loin de lui
« l'adversité. Quel eût été son bonheur si toujours il
«fût demeuré fidèle aux commandemens de Dieu !
« Il eût régné triomphant et à toute éternité! Mais
« dès qu'une fois il se laissa entrainer à l’imprudente
« soif des richesses, il abandonna les voies de la jus-
« tice et de toute honnêteté , déserta le vrai Dieu , et
«adora bientôt de vaines idoles. Aussi souffrit-il alors
« justement tant de maux qui l’afiligèrent. Mais le père
« du monde qui habite les cieux, en envoyant sur son
« peuple des plaies et des fléaux divers, le corrigea ,
« linstruisit et [ui rendit ses anciens droits. Aussitôt
«qu'Israël, accablé par le malheur, manifestait la vo-
«lonté de se souvenir du Seigneur, le compatissan!
«distributeur de tous biens recevait son peuple en
« grâce. Cette nation seule connaissait le vrai Dieu,
« l'adorait et obéissait le plus souvent aux ordres du
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. 11. 43
« Très-Haut. Le reste de la foule des hommes suivait
«les commandemens de Satan, ignorait son créateur
«et ne prêtait l'oreille qu'aux inspirations du démon.
« O douleur ! l'esprit de ténèbres régnait sur les trois
« quarts de l'univers, et y tenait le genre humain sous
«son sceptre ; prêtres, rois, tous négligeaient les lois
« solennelles du Seigneur et les saints sacrifices. Alors
« notre miséricordieux créateur s’aflligea sur nous, et
«envoya sur la terre le Verbe du salut dont la pieuse
« bonté devait nous tirer de l’abime. Touché de nos
«maux, le Fils de Dieu lava de son propre sang les
« péchés du monde , lui donna d'admirables préceptes,
« brisa, par sa divinité toute-puissante , les portes de
«Penfer, lui ravit ses élus et fit la guerre aux dé-
« mons. S'élevant ensuite dans les régions supérieures
«de lair, il monta victorieux jusqu’au plus haut des
«cieux, et nous accorda la félicité de porter le titre
« d'adorateurs du Christ. Quiconque veut aujourd'hui
« jouir du nom de Chrétien doit donc s’efforcer de
« suivre la route par laquelle son maître s’est élevé
« au ciel. Je le sais, grâces à la bonté de Dieu, les
« Chrétiens remplissent aujourd'hui le monde, et par-
«tout règne la foi de l'Église; maintenant le nom du
« Christ retentit dans tout l'univers, et ce n'est plus
« le temps où 1l fallait que les serviteurs de Dieu cou-
« russent à la mort pour rendretémoignage à son nom ;
« Ja tonrbe des infidèles qui rejette les préceptes du
« Seigneur fuit au loin dispersée par la lance du Chré-
«tien; ces Pères de l'Église et nos ancêtres, victimes
«autrefois d’une mort cruelle, brillent à présent dans
« la cour du Très-Haut. Mais si nous n'avons plus à les
«imiter dans leur mort, efforcons-nous au moins de
44 ERMOLD LE NOIR.
«mériter, par la pureté du cœur, la justice et la foi,
« de partager leur triomphe ; que, suivant le précepte
« de Jean, chacun aime le frère qui est sous ses yeux,
«et se rende ainsi digne de voir en esprit le Christ ;
« c'est lui qui dit à Pierre : Simon, m'aimes-tu ou non ?
« Pierre lui répondit par trois fois : Seigneur , tu sais
« combien je t'aime. Si, répondit le Christ, tu m'aimes
«en effet, Pierre, je te le recommande, conduis mes
« brebis avec amour. Pontife, c’est donc à nous de
«veiller sur ce peuple soumis dont le Seigneur nous
«a confié la conduite. Nous sommes, toi, le saint
« prêtre, et moi le roi des serviteurs du Christ. Travail-
« lons à leur salut avec le secours de Ja loi, de la foi
«et des saintes instructions. »
César ajouta ensuite ce peu de paroles que recueillit
la pieuse oreille du saint pontife :
« Vous qui régissez le domaine de Pierre, et avez
«été choisi pour gouverner son troupeau, dites si
« vous Jouissez pleinement de tous vos droits; s'il en
«était autrement, je vous en conjure, parlez libre-
« ment sur tous les points; ce que vous demanderez,
«je le ferai volontiers. Les miens se sont toujours
« montrés les appuis de la dignité de Pierre, et, dans
« mon amour pour Dieu, illustre prélat, je saurai la
« protéger aussi. »
Alors le monarque appelle Hélisachar, son servi-
ieur bien aimé, et lui adresse ces ordres pieux :
« Écoute et cours dresser des chartes où tu inscriras
« ce que je vais dire pour que cela demeure, car telle
«est ma volonté ferme et fixe à toujours. Nous en-
« tendons que dans tous les royaumes que , par la grâce
« de Dieu , régit notre sceptre , et dans toute l'étendue
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH.II. 45
« de l'empire, les droits de l'Église de Pierre et de son
«siége, qui ne doit jamais périr, conservent toute leur
« force, et que nul n'ose y porter atteinte. Cette Église,
«si grande par le zèle de ses pasteurs, a, dès les pre-
«miers temps, tenu le rang le plus élevé dans la chré-
«tienté ; nous voulons qu'elle continue de l’occuper.
« Les honneurs de Pierre se sont accrus sous le règne
«de notre père Charles, qu'ils s’accroissent encore
«sous le nôtre. Mais, pontife, c'est, nous le répétons,
« à la condition que celui qui est assis sur le trône de
« Pierre se montrera fidèle aux lois de la justice. Voilà,
« saint prélat, pour quel motif nous vous avons pressé
«de vous rendre auprès de nous. C’est à vous, main-
«tenant, bienheureux évêque, à nous assister puis-
« samment dans cette tâche: »
Le pontife alors levant les yeux et les mains au ciel,
prie et adresse à Dieu ces touchantes paroles :
« Dieu qui tonnes du haut des cieux et as créé tous
«les empires, Jésus-Christ son fils, et toi Esprit saint,
«toi Pierre, illustre dépositaire des clés du ciel, qui
«enveloppes les fidèles dans tes filets et les conduis
«aux royaumes d'en haüt ; et vous habitans des cieux,
«dont Rome conserve les saintes reliques, et à qui
«elle rend, avec un zèle continu, de pieux devoirs,
«Je vous en conjure, conservez pendant de longues
« années ce monarque pour le bonheur de son peuple,
« la gloire de ses États et de l'Église ! Il surpasse ses
«ancêtres en science, en valeur et en foi; il veille
«tout ensemble aux besoins de l'Église et aux soins
«de son empire; 1l comble d'honneurs le siége de
« Saint-Pierre et se montre en même temps le père et
«le pontife , le nourricier et le défenseur des siens. »
46 ERMOLD LE NOIR.
À peine a-t-1l achevé que, ravi du respect dont on
l’'honore et des dons faits à Saint-Pierre, il se précipite
dans les bras du bienveillant empereur et lui prodigue
de tendres embrassemens ; ce pieux pontife ordonne
ensuite à tous, par un signe , de faire silence, reprend
la parole, et, de sa bouche sacrée, fait entendre ces
mots pleins de bonte :
« César, Rome t'envoie les présens de Saint-Pierre ;
«ils sont dignes de toi comme tu es digne d’eux, et
«c’est un honneur qui t'est dû. »
Il enjoint alors d'apporter la couronne d’or et de
pierres précieuses qui ceignit autrefois le front de
l'empereur Constantin; il la prend dans ses mains,
prononce sur elle des paroles de bénédiction, et prie
en élevant vers le ciel et ses yeux et le riche dia-
dême :
« O toi, s'écrie-t-1l, qui tiens le sceptre de la terre
« et gouvernes ce monde, toi qui as voulu que Rome
« fût la reine de l'univers, à Christ! je t'en supplie,
«entends ma voix et prête à mes prières une oreille
« favorable ! Saint roi des rois, je t'en conjure, exauce
«mes vœux, et qu André, Pierre , Paul, Jean et
« Marie, illustre mère d’un Dieu de bonté, les secon-
«dent; conserve long-temps Louis, ce sage empe-
« reur; que toutes les misères de cette vie fuient loin
« de lui; que tout lui soit prospère ; écarte l'infortune
« de ses pas, et qu'il soit heureux et puissant pendant
« de longues années. »
Il dit, s’empresse de se tourner vers l'empereur,
lui impose ses mains sacrées sur la tête, et ajoute :
« Que le Très-Haut, quia fécondé la race d'Abraham,
« l'accorde de voir des enfans qui t'appellent du doux
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 11. 47
« nom d’aïeul ; qu'il te donne une longue suite de des-
«cendans; qu'il en double et triple le nombre, afin
«que de ton sang s'élèvent d’illustres rejetons qui rè-
«gnent sur les Francs et sur la puissante Rome aussi
«long-temps que le nom chrétien subsistera dans
« Punivers. » Le pontife alors répand sur César l'huile
sainte, chante les hymnes adaptés à la circonstance,
et place sur la tête de Louis le brillant diadême, en
disant : « Pierre se glorifie, prince charitable, de te
« faire ce présent, parce que tu lui assures la jouis-
« sance de ses justes droits. » Le saint évêque voit
alors l’impératrice Hermengarde, l'épouse et la com-
pagne de Louis ; 1l la relève, la tient par la main, la
regarde long-temps, pose aussi la couronne sur son
auguste tête, et la bénit en ces termes : « Salut,
« femme aimée de Dieu! que le Seigneur t'accorde
« vie et santé prospère pendant de longues années, et
« puisses-tu toujours être l'honneur de la couche d’un
« époux qui te chérit! »
Le chef de l'Église distribue ensuite avec profusion
de nombreux cadeaux en or et en habits qu'il tient
de la munificence de Rome; il en offre à l'empereur,
à limpératrice, à leurs enfans brillans de beauté; et
chacun des fidèles serviteurs du monarque en recoit
à son tour et selon son rang.
Le sage César paie à Étienne un ample tribut de
reconnaissance, et donne l’ordre de le combler des plus
riches présens. On y distingue deux coupes brillantes
d'or et de pierreries avec lesquelles le saint prêtre
doit s’abreuver des dons de Bacchus ; viennent ensuite
de nombreux et magnifiques coursiers tels qu'il en
nait d'ordinaire dans le pays des Francs. Là ce sont
48 ERMOLD LE NOIR.
mille objets divers d'or massif; plus loin sont entassés
les vases d'argent, les draps du plus beau rouge et
les toiles d’une éclatante blancheur. Que dirai-je de
plus ? Le Romain recoit des dons qui surpassent cent
fois ceux que lui-même apporte de sa cité; tous ce-
pendant sont uniquement pour le pontife. Quant à ses
serviteurs, la pieuse munificence de César leur dis-
pense des largesses proportionnées à leur rang: Ce
-sont des manteaux d’étoffes de couleur, des vêtemens
propres à la taille de chacün et coupés d’après la mode
si parfaite des Francs, et des chevaux de divers poils
qui, relevant fièrement la tête, ne se laissent monter
qu'avec peine:
Le prélat et les siens, charmés des présens qu'on
leur a prodigués, se préparent bientôt, avec la per-
mission de César, à reprendre la route de Rome: Alors
des députés, toùs personnages distingués, ont ordre
d'accompagner le saint prêtre Étienne pour lui faire
honneur, et de le reconduire jusque dans ses États.
Le pieux empereur, non moins satisfait, revient,
avec son épouse et ses enfans, dans son palais de
Compiègne. La mort alors lui enlève le fidèle Bigon.
Le monarque n’apprend pas sans chagrin le trépas
d’un serviteur qui né se sépara qu'à son grand regret
d’un maître chéri; et César, par amour pour le père ,
partage entre les enfans et les biens et les honneurs
que possédait Bigon.
entôt cependant le bruit se répand au loin dans
l'univers que le religieux monarque veut réformer
tous les abus sous lesquels ses États gémissent afligés.
Louis ordonne en effet que l'élite des clercs et des
fidèles éprouvés, dont la vie lui est bien connue et
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. IT. 49
mérite son auguste suflrage, aillent dans les villes,
les monastères et les châteaux, remplir toutes les bien-
faisantes volontés que leur dicte ce bon maître. « Ser-
« viteurs dévoués, leur dit-il, qui pouvez vous vanter
«d'avoir été élevés par nous, et qui avez sucé les
«excellens préceptes de Charles notre père , montrez-
« vous attentifs à nos ordres et gravez religieusement
«nos paroles dans vos cœurs. Vous allez avoir à rem-
«plir une tâche difficile, il est vrai, mais qui, si je
«m'en crois, est utile et digne de zélés serviteurs du
« Christ. Grâce à la bonté du Tout- Puissant et aux
« heureux travaux de nos pères, les frontières de
«notre empire n'ont maintenant aucune insulte à re-
« douter; la renommée de la valeur des Francs a re-
«poussé loin de nous de féroces ennemis, et nous
«goütons dans Ja joie les plaisirs d’une douce paix.
« Mais c’est parce que nous n'avons pas de guerres à
«soutenir que nous croyons le moment favorable
« pour donner à nos sujets des lois dictées par une
«sage équité. Nous voulons avant tout rendre à l'É-
« glise le lustre et la richesse qui ont élevé jusqu'au
« ciel le nom de nos augustes ancêtres, et (c’est un
« dessein arrêté dans notre esprit) bientôt nous en-
«verrons dans tout l'univers des délégués qui gou-
« verneront les peuples d'après les règles de la piété.
« Quant à vous, partez sans perdre un instant; recueil-
« lez sur tout d’exacts renselgnemens , et parcourez
« scrupuleusement toutes les parties de notre empire ;
«scrutez sévèrement les mœurs des chanoines, celles
« des religieux et des religieuses qui remplissent les
« Saints monastères; recherchez quels sont leur vie,
«leur respect pour la décence, leurs doctrines, leur
Ve
ue
50 ERMOLD LE NOIR.
«conduite, leur piété et leur zèle pour les devoirs de
« la religion; informez-vous si partout la bonne har-
« monie règne entre le pasteur et le troupeau, si les
« brebis aiment leur berger, et si celui-ci chérit ses
« ouailles ; sachez enfin si les prélats fournissent exac-
« tement et dans des lieux convenables, les enclos, les
« habitations, la boisson, le vêtement et la nourriture
«aux curés, qui ne pourraient s'acquitter comme ils
« le doivent des fonctions de leur saint ministère, si
« ces secours ne leur étaient assurés avec un soin reli-
« gieux par leurs évêques. Mais en même temps,
« examinez bien quelles sont les ressources de chaque
«église, si leurs terres sont bonnes ou peu fertiles.
« Tout ce que vous aurez découvert, confiez-le soi-
«gneusement à votre mémoire; montrez-vous em-
« pressés de nous instruire de tout, et dites-nous bien
« quels ministres du Seigneur vivent dans l'abon-
« dance, la médiocrité ou la gêne, et quels manquent
«de tout, ce que nous souhaitons qui ne soit pas ;
« apprenez-nous aussi quels sont ceux qui demeurent
« fidèles aux anciennes règles tracées par les saints
« Pères. Nous ne vous avons indiqué que bien som-
« mairement les objets dont vous avez à vous occuper,
«et c’est à vous d'y ajouter et d'étendre vos infor-
« mations. »
César ordonne ensuite de faire venir devant lui, pour
recevoir ses instructions, des délégués choisis dans
la classe des moines; il les envoie visiter les saints
monastères, et les invite à s'assurer si dans tous on
mène une pieuse vie ’.
Dans ces temps était un saint homme appelé Be-
: Ceci se rapporte aux années 816 et 817.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. II. 54
noît *, bien digne d’un tel nom, et qui, par ses exem-
ples, avait su mettre un grand nombre de gens dans
la voie du ciel. Il fut d'abord connu du roi dans les
champs de la Gothie, et l’on n'a que peu de choses à
dire de la vie qu'il menait alors ; depuis il fut à juste
titre préposé comme pasteur et abbé à la direction du
troupeau d'Aniane, et se montra pour ses brebis un
doux conducteur. Le cœur du pieux monarque brûlait
d’un ardent desir de voir l’ordre des moines et leur
sainte vie s'étendre chaque jour davantage; Benoît
seconda ce vœu et fut lui-même la règle, l'exemple
et le maître auxquels les monastères doivent l’avan-
tage d’être aujourd'hui agréables au Seigneur. Dans les
pieuses mœurs de Benoît régnait une admirable bien-
veillance ; il était vraiment saint autant qu'il est per-
mis d'en juger à un simple mortel. Doux, aimé de
tous, affectueux, calme et modeste, toujours il por-
tait la règle religieuse gravée dans son cœur sacré.
Ce n’est pas seulement aux moines, mais à tous, qu'il
était utile, et, en toutes choses, 1l se montrait le père
de tous. Tant de vertus l'avaient rendu cher au pieux
empereur. Aussi ce prince s’empressa-t-il de l'emme-
ner avec lui dans le royaume des Francs; aussi encore
distribua-t-1l les disciples de ce saint homme dans
tous les couvens pour servir de modèles et de guides
aux religieux, réformer tout ce qui pouvait se cor-
riger , et lui transmettre par écrit de fidèles rapports
sur les vices qu'ils ne sauraient déraciner.
Cependant le pieux roi et le saint prêtre Benoît
! Saint Benoît, abbé d’Aniane ou St.-Aignan en Languedoc , dans le
diocèse de Maguelonne, vers 780, puis d’Inde ou saint Corneille prés
d’Aix-la-Chapelle , vers 816, mort le 11 février 827.
7.
4 «
52 ERMOLD LE NOIR.
agitaient dans leur esprit des projets agréables au Sei-
gneur. Bientôt l'empereur, poussé par son zèle reli-
gieux, prenant le premier la parole, adresse à Benoît
ces mots pleins de son ordinaire bonté : « Tu sais,
«je n'en doute pas, cher Benoît, quelle fut ma bien-
« veillance pour ton ordre, du premier moment où
«je le connus; aussi desiré-je, dans mon sincère
«amour pour Dieu, fonder, non loin de mon pa-
«lais, un temple desservi par trois religieux, et
«qui soit vraiment ma propriété. Trois motifs ont
« fait naître cette envie dans mon cœur, et je vais
«te les faire connaître. Tu vois d’abord de quel far-
« deau pesant la vaste étendue de l'empire surcharge
« mon esprit; limmensité des affaires rend en vérité
« la tâche trop rude. Dans ce couvent je pourrais au
« moins goûter quelque repos, et offrir au Seigneur,
« dans ce secret asile, des prières que rien ne trou-
«blerait, et qui lui en seraient plus agréables. Une
« seconde raison me détermine; tu l’avoueras, ton
« séjour dans mon palais contrarie tes propres vœux,
«et tu penses qu'il ne convient pas à des religieux
« d'intervenir dans les affaires civiles et de courir au-
« devant des fonctions de cour. Ce monastère une fois
=
« établi, tu pourras surveiller les travaux de tes frères
« et consacrer tes soins pieux aux hôtes qui visiteront
«ce saint lieu; puis une fois retrempé par la retraite,
«revenir dans mon palais et t'y montrer, comme à
« l'ordinaire, le protecteur des religieux. Le grand
«avantage dont sera pour mes sujets et pour moi un
«tel établissement auprès d’Aix-la-Chapelle, est la
« troisième considération qui me frappe. Si en effet la
« mort venait promptement détruire la partie terrestre
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. II. D3
« de mon être, mes restes pourraient être confiés au
«tombeau dans ce monastère ; là aussi ceux qui abju-
«reraient la vie du siècle prendraient sur-le-champ
« celle des serviteurs du Christ; et quiconque le sou:
« haiterait y trouverait de salutaires instructions. »
A peine le saint religieux a-t-1l entendu ces mots
qu'il se précipite aux pieds du monarque qui l'honore
de son amitié, loue le Seigneur, célèbre la pieuse foi
de César, et s’écrie : « De tout temps, magnanime em-
« pereur, J'ai soupconné ce desir de ton ame. Puisse
« Dieu, le dispensateur de tout bien, te confirmer
« dans ce sage projet! » Ce monastère, construit par
Louis et Benoît, fut appelé Inde, et prit le nom de
la rivière qui coule devant ses portes. Trois milles
seulement le séparent du palais impérial bâti dans la
ville d’Aix-la-Chapelle, dont la renommée a porté le
nom si loin. L'endroit où s'élève ce couvent était au-
trefois un asile où se plaisaient les cerfs aux longs bois,
les buflles et les chevreuils; mais l’actif Louis en
chassa bientôt les animaux sauvages, y bâtit, avec le
secours de l’art, un monument agréable au Seigneur,
dont lui-même posa les premiers fondemens avec cé-
lérité, qu'il combla d'immenses richesses, et où, saint
Benoît, l'on voit aujourd'hui fleurir ta pieuse règle.
Benoit est en effet le supérieur de cette maison,
mais Louis en est tout à la fois l’empereur et le véri-
table abbé; souvent il la visite, en inspecte le saint
troupeau, en règle les dépenses et lui prodigue ses
largesses.
Muse , que ta voix s'arrête ; ce second chant brûle
de se réunir à son aîné ; et toi-même dois te réjouir du
récit qui le termine.
54 ERMOLD LE NOIR.
CHANT TROISIÈME.
A nr de la protection du Tout-Puissant, la gloire
des armes de César allait toujours croissant ; toutes
les nations jouissaient des douceurs d’une paix garan-
tie par la foi, et les soins du grand Louis portaient
la renommée des Francs au-delà des mers, et l’éle-
vaient jusqu'aux cieux. Cependant César, fidèle aux
anciennes coutumes, ordonne aux principaux gou-
verneurs des frontières de ses États et à l'élite des
ducs de se réunir autour de lui *. Tous, empressés
d'obéir, accourent au plaid indiqué, et font en-
tendre des discours convenables à leur haute di-
gnité.
Parmi eux se distingue le noble Lambert * issu de
la race des Francs. Poussé par son zèle, il arrive en
toute hâte de la province qu'il commande. C’est à lui
qu'est confiée la garde de ces frontières qu'autrefois
une nation ennemie, fendant la mer sur de frêles
esquifs, envahit par la ruse. Ce peuple, venu des ex-
trémités de l'univers, était les Brittons, que nous nom-
mons Bretons en langue franque. Manquant de terres,
battu par Les vents et la tempête, il usurpe des champs,
mais offre d’acquitter des tributs au Gaulois, maître de
! En 818.
3 Comte de Nantes
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. 55
cette contrée à l’époque où parut cette horde vomie
par les flots ennemis. Les Bretons avaient recu l'huile
sainte du baptême; c'en fut assez pour qu’on leur
permit de s'étendre dans le pays, et de cultiver paisi-
blement les terres où ils s'étaient établis. Mais à peine
ont-ils obtenu de jouir des douceurs du repos qu'ils
allument d’horribles guerres , se disposent à remplir
les campagnes de nouveaux soldats, présentent à
leurs hôtes la lance meurtrière pour tout tribut , leur
offrent le combat pour tout gage de reconnaissance,
et les payent de leur bonté par une insultante hau-
teur.
Le Franc renversait alors de ses armes triomphantes
des royaumes dont la soumission lui paraissait entrai-
ner une lutte plus pénible : aussi la conquête de cette
contrée fut-elle ajournée pendant un si grand nombre
d'années que les Bretons, se multipliant chaque jour
davantage, couvrirent bientôt tout le pays : aussi,
encore enflés de trop d’orgueil , ils ne se conten-
tèrent plus du sol où ils étaient venus mendier un
asile , et portèrent la dévastation jusque sur les États
des Francs. Malheureuse et aveugle nation! parce
qu’elle est faite à de misérables combats , elle se flatte
de vaincre le Franc impétueux !
César cependant, attentif à imiter les exemples de
ses aïeux , interroge Lambert , l'invite à lui faire sur
tout un exact rapport : « Quel culte cette nation rend-
« elle au Seigneur ? Quelle foi professe-t-elle? De quels
« honneurs jouissent parmi elle les églises du vrai
« Dieu? Quelles passions animent ce peuple ? Aime-t1l
« la justice et la paix? Respecte-t-1l la royauté ? Mérite-
«t-il notre bonté? Nos frontières n'ont-elles surtout
con
56 ERMOLD LE NOIR.
« aucune insulte àredouter de sa part? Illustre Franc,
«
«
dit Louis, je t'en conjure , satisfais complétement à
toutes ces questions. »
Lambert s'incline, embrasse les genoux de l'empe-
reur, et répond en ces termes que lui dicte son cœur
fidèle : « Cette nation trompeuse et superbe s’est
montrée Jusqu'ici rebelle et sans bonté. Dans sa per-
fidie, le Breton ne conserve du chrétien que le
nom ; les œuvres, le culte, la foi, il n’en est point
chez lui; les orphelins , les veuves , les églises n’ont
rien à attendre de sa charité. Chez ce peuple, le
frère et la sœur vivent dans une infime union; le
frère enlève la femme de son frère ; tous s’aban-
donnent à l'inceste, et nul ne recule devant aucun
crime. Is habitent les bois, n’ont d’autres retraites
que les cavernes, et mettent leur bonheur à vivre
de rapine comme les bêtes féroces. La justice n’est
parmi eux l'objet d'aucun culte , et ils ont repoussé
loin d’eux toute idée de juste et d'injuste. Murman
est leur roi, si cependant on peut appeler roi celui
dont la volonté ne décide de rien. Souvent ils ont
osé se montrer Jusque sur nos frontières, mais ils
n'ont jamais regagné les leurs sans être punis de
cette témérité. » Ainsi parle Lambert.
Le pacifique et pieux César, si célèbre par tous les
genres de mérite, lui répond : « Le récit dont tu
_
((
«c
«
viens, Lambert, de frapper nos oreilles nous est
bien pénible à entendre, et nous paraît au dessus
de toute croyance. Quoi! une nation errante jouit
des terres de notre Empire sans acquitter aucun
tribut, et pousse encore l’orgucil-jusqu'à fatiguer
nos peuples par d’injustes guerres! À moins que la
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. 57
”
AR
mer qui apporta ces hommes ne leur offre un re-
« fuge, c'est par les armes qu'il faut châtier leur
« crime ; l'honneur et la justice le commandent. Mais
« avant tout qu'un envoyé se rende en notre nom
« auprès de leur roi, et lui porte nos propres paroles.
« Ce roi a recu les saintes eaux du baptême, et c’est
«assez pour que nous croyions devoir l’avertir, par
« cette démarche, du sort qui le menace. »
L'empereur alors appelle Witchaire, homme probe,
habile et d’une sagesse éprouvée, que le hasard avait
amené à l’assemblée. « Cours, Witchaire, dit Louis,
« porte au tyran de ce peuple nos ordres souve-
« rains ; répète-les-lui dans les termes où nous allons
« te les dire et confier; dis-lui bien que l'effet suivra
« de près la menace. Lui et les siens cultivent dans
«notre Empire de vastes terres où la mer les a jetés
« comme de misérables exilés condamnés à une vie er-
« rante. Cependantil nous refuse un juste tribut, veut
« en venir à des combats, insulte les Francs, et porte
« contre eux ses armes. Depuis que, par la bonté de
« Dieu et sur la demande de toute la nation, nous
« sommes monté sur le trône de notre père et
«avons ceint la couronne impériale, nous avons sup-
« porté la conduite de ce roi, attendant toujours qu'il
« se montrât fidèle, et vint lui-même solliciter nos
«lois. Mais depuis trop long-temps déja cet esprit
« perfide balance aremplir son devoir, et, pour comble
«de tort, le voilà qui prend les armes, et nous sus-
« cite des guerres criminelles. Il est temps, il est plus
« que temps que ce malheureux cesse d’abuser et les
«siens et lui-même; qu'il se hâte de venir humble-
« ment demander la paix aux Franes. S'il s’y refuse ,
58 ERMOLD LE NOIR.
« vole, et reviens nous faire un rapport fidèle et dé-
«taillé. » Ainsi parle le pieux César.
Witchaire s’élance sur son cheval, et court exécuter
les ordres si sages de son maître. Ni ce roi des Bre-
tons, ni le lieu où il a fixé sa demeure ne lui sont in-
connus; près de ses frontières même Witchaire pos-
sédait une abbaye et des richesses vraiment royales
qu'il tenait de la munificence de l'empereur. Non
loin est un endroit qu’entourent d’un côté des forêts,
de l’autre un fleuve tranquille , et que défendent des
haies, des ravins et un vaste marais ; au milieu est une
riche habitation. De toutes parts les Bretons y accou-
raient en armes, et peut-être alors était-elle remplie
de nombreux soldats. Ce lieu , Murman le préférait à
tout autre, et y trouvait tout ce qui pouvait lui ga-
rantir un repos assuré. Secondé par la fortune, l’agile
Witchaire y arrive précipitamment , et demande à être
admis à parler au roi.
Murman n’a pas plutôt appris qu'un envoyé du puis-
sant Louis se présente, que son audace l'abandonne.
Cependant il veut connaître la cause d’un événement
si extraordinaire. Tous ses traits feignent l'espérance ;
il dissimule sa terreur, affecte la Joie , commande à
ceux qui l’accompagnent de se montrer gais, et or-
donne enfin d'introduire Witchaire.
« Salut, Murman, dit celui-ci; je tapporte aussi
«le salut du pieux et pacifique, mais vaillant
« César. »
Murman faccueille bien , lembrasse comme le veut
l'usage , et lui répond sur le même ton : « Salut aussi
«à toi Witchaire; puisse, je le desire, le pacifique
« Auguste jouir constamment de la santé et de la
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. D9
« vie, et gouverner son Empire pendant de longues
« années! »
Tous deux s’asseient, et font éloigner tous ceux
qui les entourent. Alors commence entre eux un im-
portant entretien que chacun soutient de son côté.
Witchaire prend la parole le premier pour développer
l'objet de sa mission, et Murman l’écoute ; mais la sin-
cérité ne dirige ni son oreille ni son cœur. « L’empe-
« reur Louis, dit Witchaire, que l'univers proclame
« la gloire des Francs, l'honneur du nom chrétien,
« sans égal dans l'amour de la paix et la foi à sa pa-
« role, sans rival non plus dans la guerre, le premier
« des princes par sa science et sa piété, m'envoie vers
« Loi, Murman. Toi et les tiens vous cultivez dans
« son Empire de vastes terres où la mer vous a jetés
« comme de misérables exilés condamnés à une vie
« errante. Cependant tu lui refuses un juste tribut ; tu
« veux en venir à des combats ; tu insultes les Francs,
« et prépares tes armes contre eux. Îl est temps, plus
« que temps, infortuné, que tu cesses d’abuser toi et
« les tiens ; hâte-to1 donc de venir demander la paix.
« Je t'ai répété les propres paroles de César ; j'en ajou-
« terai quelques-unes, Murman, mais qui viennent
« de moi seul, et me sont dictées par mon attache-
« ment pour toi. Si tu exécutes sans tarder, et sans
« que rien l'y contraigne, les ordres de mon prince,
« comme lui-même ty invite dans sa bonté, si tu de-
« sires conserver avec les Francs une paix éternelle ,
« comme le réclament et le commandent méme ton
« propre intérêt et celui des tiens, pars à l'heure même,
« cours recevoir les lois du pieux monarque , et ac-
« quitte envers lui des tributs que tu dois à lui seul,
6o ERMOLD LE NOIR.
«et sur lesquels tu n'as aucun droit. Songe, je t'en
« conjure, à la patrie, à tout ton peuple, songe à tes
« enfans et à la femme qui partage ton lit; pense sur-
« tout que ta nation et toi vous avez le tort d’adorer
« de vaines idoles, de violer les saints commande-
« mens, et de suivre les voies du démon. Peut-être
« le pieux roi te renverra dans tes champs, qui alors
« seront bien ta propriété ; peut-être même te com-
« blera-til de dons plus considérables encore. J’ad-
« mets que tu fusses plus puissant que tu ne l'es, que
«ton Empire s’étendit sur de plus vastes terres, que
« tu eusses des soldats plus nombreux et une armée
« mieux équipée ; Je veux même que toutes les na-
« tions et tous les peuples accourussent à ton se-
« cours, comme autrefois le firent pour Turnus les
« Rutules, l’agile Camille, les cohortes de l'antique
« ftalie, et tous les Latins, qui cependant ne purent
«vaincre Énée ; je veux que tu eusses pour toi le
« Pyrrhus de l'Odyssée, ou le redoutable Achille, ou
« Pompée à la tête de l’armée avec laquelle il com-
« batlit son beau-père; il ne te serait cependant
« point permis de faire la guerre aux Francs qui l'ont
«recu dans leurs champs, et t'y souffrent par bonté.
« Quiconque , au reste, a commencé une fois à s’atta-
« quer à eux, malheur à Jui et à toute sa race ! Le
« Franc n'a point son égal en courage; c’est son amour
« pour le Seigneur qui le fait vaincre , c'est sa foi qui
« lui assure le triomphe; il aime la paix , et ne prend
« les armes que malgré lui; mais une fois qu'il les a
« prises, nul n’est capable de tenir devant lui. Qui-
« conque, au contraire, recherche la fidèle amitié
« du Franc et la protection de ses armes , vit heureux
FAITS ET GESTES DE LOUIS -LE-PIEUX, CH. III. O7
« dans le repos et la joie. Courage donc! plus d’inu-
« tiles délais ; ne souffre pas que des conseils enne-
« mis t'abusent , et te précipitent dans mille malheurs
« divers. »
Murman attentif tenait son front et ses veux fixés
vers la terre qu'il frappait de son pied. Déjà Wit-
chaire, par son discours adroit et des menaces insi-
nuées avec art, avait commencé à fléchir le Breton
qui hésitait encore dans ses projets. Tout à coup la
femme perfide et au cœur empoisonné de Murman
sort de la chambre nuptiale , et vient d’un air superbe
solliciter les embrassemens accoutumés de son époux ;
la première elle lui baise le genou , la barbe et le cou,
et presse de ses lèvres sa figure et ses mains. Elle va,
vient, tourne autour de Jui, lui prodigue en femme
habile les plus irritantes caresses, et s'efforce avec
une adresse insidieuse de lui rendre mille tendres
petits soins. L'infortuné la recoit enfin sur son sein,
la serre dans ses bras, cède à ses desirs et s’aban-
donne à ses douces caresses. La perfide alors se
penche à son oreille, lui parle bas long-temps, et
parvient bientôt à porter le trouble dans les sens et
l'esprit de son époux. Ainsi, lorsqu'au milieu des
forêts et dans la saison des frimas, une troupe de
bergers s’empresse de livrer aux flammes le bois que
la hache a coupé, l’un apporte en toute hâte les
morceaux les plus propres à prendre feu ; l'autre jette
de la paille au milieu du combustible le plus sec; un
troisième anime le foyer de son souflle : bientôt le
bûcher pétille, s'allume, et élève ses flammes jusqu'aux
astres. Les membres glacés du berger se réchauffent ;
mais tout à coup le tonnerre gronde; la grêle, la
62 ERMOLD LE NOIR.
pluie , la neige tombent avec fracas, et toute la forêt
retentit des éclats de la foudre : le feu succombe à
regret sous des torrens d’eau , et le bûcher ne donne
plus, au lieu de chaleur, qu’une épaisse fumée. De
même cette femme qui porte le malheur avec elle
étouffe dans le cœur de son époux l'effet des paroles
du sage Witchaire.
Jetant alors sur cet envoyé des yeux pleins d’une
méprisante colère , et le regardant avec hauteur, elle
adresse à Murman cette perfide question : « Roi et
« honneur de la puissante nation des Bretons, toi
« dont le bras a élevé jusqu'aux cieux le nom de tes
«ancêtres, de quel lieu vient un tel hôte ? Comment
«est-il parvenu jusque dans ton château? Apporte-
« t-il des paroles de paix ou de guerre? » Murman, lui
souriant, répond en ces termes ambigus : « Ce député
« m'est envoyé par les Francs; qu'il apporte ou la
« paix ou la guerre, c'est l'affaire des hommes ; quant
«à vous, femme, ne songez qu'a vous acquitter
« comme vous le devez des soins qui appartiennent à
« votre sexe. » Witchaire n’a pas plutôt entendu cet
entretien qu'il prend à son tour la parole : « Murman,
« dit-il, donne-moi donc enfin la réponse que tu
« souhaites que je reporte à mon roi; il est plus que
«temps que j'aille lui rendre compte de l'exécution
«de ses ordres. — Souflre, répond Murman dont le
cœur roulait mille tristes et inquiétantes pensées ,
« souffre que je prenne le temps de la nuit pour me
« consulter avec moi-même. »
Étendus sur la terre, les laboureurs avaient goûté
les douceurs du sommeil; déjà les chevaux du Soleil
ramenaient l’Aurore au sommet de la voûte azurée.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. 111. 63
L'abbé Witchaire court, dès la pointe du jour, se pré-
senter à la porte de Murman, et demande sa réponse.
Le malheureux paraît ; il est enseveli dans le vin et le
sommeil, ses yeux peuvent à peine s'ouvrir ; ses lèvres,
embarrassées par l'ivresse, ne s'écartent que diffici-
lement pour laisser échapper ces mots entrecoupés
par les fumées de son estomac, et dont il n’aura ja-
mais dans la suite à se féliciter : « Hâte-toi de repor-
«
«
€
2
«€
ter ces paroles à ton roi : les champs que je cultive
ne sont pas les siens, et je n'entends point recevoir
ses lois. Qu'il gouverne les Francs; Murman com-
mande à juste titre aux Bretons, et refuse tout cens
et tout tribut. Que les Francs osent déclarer la
guerre, et sur-le-champ moi aussi je pousserai le
cri du combat , et leur montrerai que mon bras n’est
pas encore si faible. — Nos ancêtres, réplique Wit-
chaire, ont toujours dit , la renommée le publie, et
j'en acquiers aujourd'hui la certitude, que l'esprit
de ta nation se laisse entraîner à des mouvemens
inconstans, et que son cœur embrasse sans cesse
les partis les plus opposés. Il a sufhi d’une femme
pour tourner l'esprit d’un homme comme une cire
molle, et pour renverser par de vains propos les
conseils de la prudence, Le roi Salomon nous dit
dans ses préceptes de sagesse que lit fréquemment
et que révère l'Église : Retirez le bois du feu, et
le feu cesse sur-le-champ ; de même rejetez les sots
discours, et toutes les querelles s’'évanouissent.
Mais puisque tu refuses de te rendre à mes conseils,
je ne suis plus pour toi qu’un prophète de malheur,
et je vais t'annoncer de dures vérités. Aussitôt que
la France apprendra ta criminelle réponse, elle fré-
64 ERMOLD LE NOIR.
«mira d'une juste colère, et se précipitera sur tes
« Etats ; des milliers de soldats t'accableront de leurs
« armes; les javelots des Francs te couvriront de
« blessures; des hordes pressées de combattans rem-
« plhiront tes champs, etemmeneront toi et ton peuple
«prisonniers dans les contrées qu'elles habitent ; tu
« mourras misérable, tu resteras étendu sur une terre
« humide, et le vainqueur triomphant se parera de
« tes armes. Ne t’abuse pas; ni tes bois, ni le sol in-
« certain de tes marais, ni cette demeure que dé-
« fendent des forêts et des remparts, ne te sauveront. »
Murman, le cœur plein de rage, se lève furieux
du trône des Bretons, et lui répond avec hauteur :
« Contre les traits dont tu me menaces, il me reste
« des milliers de chars, et à leur tête je m'élancerai,
« bouillant de fureur, au devant de vos coups. Vos
=
« boucliers sont blancs; mais je pourrai leur en op-
« poser encore beaucoup que recouvre une sombre
« couleur : la guerre ne n'inspire aucune crainte. »
Ainsi se parlent ces deux guerriers, et tous deux
cependant sont animés de sentimens divers.
Witchaire part chargé de cette réponse, et court
reporter au pieux monarque les coupables discours
de Murman. Aussitôt César parcourt les États des
Francs, et ordonne de tenir partout les armes prêtes.
Sur le bord de la mer, à l'endroit où le fleuve de
la Loire y décharge ses eaux avec violence et s'étend
au loin sur la plaine liquide, est une ville que les
anciens Gaulois ont appelée Vannes. Le poisson y
abonde, et le sol est pour elle une source de richesses.
Le cruel Breton l'attaque souvent dans ses courses,
et y porte, suivant son usage, tous les fléaux de la
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. 6
guerre. César enjoint aux Francs et à toutes les na-
tions soumises à son Empire de se réunir dans cette
cité pour une assemblée générale, et lui-même sy
rend de son côté.
Bientôt y accourent les peuples connus de tout
temps sous le nom antique de Francs : familiarisés
avec la guerre, ils ont leurs armes prêtes, et les
portent avec eux. Des milliers de Suèves à la blonde
chevelure, rassemblés par leurs centeniers, viennent
d’au-delà du Rhin ; on y voit les phalanges saxonnes :
elles ont de larges carquois , et avec elles marchent
les troupes de la Thuringe. La Bourgogne envoie
aussi une jeunesse diversement armée, qui se mêle
aux guerriers des Frances, et en augmente ainsi le
nombre. Mais redire les peuples et les immenses na-
üons de l'Europe qui se pressent vers ce lieu , est une
tâche que j'abandonne ; les nombrer serait impossible:
Cependant César traverse pusiblement ses propres
États. Bientôt ce grand monarque arrive aux murs de
Paris ; déjà, dans sa marche triomphante, saint martyr
Denis, il a revu ton monastère où l'attendaient les
dons que tu as préparés pour lui, puissant abbé Hil-
duin ; Germain, ce prince a ensuite visité ton temple
et celui du martyr Étienne ; le tien aussi , Geneviève,
l'a recu dans son enceinte. Le pieux empereur tra-
verse ensuite les campagnes d'Orléans, et arrive au
château de Vitry. C'est là, Matfried ?, que tu as dis-
posé pour ton maitre de superbes appartemens , et
que tu lui offres des présens magnifiques et dignes
de lui plaire. Mais bientôt, quittant ce lieu, il gagne
la cité d'Orléans, et va y solliciter pour ses armes
! Comte d'Angers.
5
66 ERMOLD LE NOIR.
les grâces et le secours de la divine croix. Alors,
saint évêque Jona‘, tu accours au devant de lui,
jaloux de lui rendre les hommages dus à son rang.
Déjà, monastère d'Aignan, il revoit tes murs , mais
ne sy arrête que pour demander quelques provi-
sions ; et to1, Durand ?, tu viens et t’empresses de
mettre aux pieds de César tout ce que tu tiens de
sa munificence. Louis marche ensuite vers Tours,
et veut visiter les temples de l’illustre Martin et du
pieux martyr Maurice. Allons , ne perds pas un mo-
ment, savant Friedgies *, le temps presse : heureux
abbé, tu vas jouir de l’arrivée de César ; offre-lui de
riches présens. Déja le puissant Martin supplie ins-
tamment le Seigneur d'accorder à ce monarque un
voyage heureux. Le glorieux empereur parvient bien-
tôt à la cité d'Angers, et va, saint Albin, honorer tes
précieuses reliques. Là, Hélisachar, son serviteur
chéri, se présente à sa rencontre le cœur plein de
joie, et se montre soigneux d'ajouter par ses dons aux
immenses richesses de son maître. César se rend en-
suite dans la ville de Nantes, visite tous les temples,
et dans tous offre à Dieu ses humbles prières. Là ,
Lambert, tu revois enfin ce roi après lequel tu sou-
pirais de tous les vœux de ton cœur ; tu le combles de
présens magnifiques ; tu sollicites l'honneur de mar-
cher contre les odieux Bretons , et tu pries César de
daigner se reposer sur le secours de ton bras.
Ma muse ne saurait redire les noms de la foule des
autres comtes et grands du royaume dont n1 le nombre
* Evêque d'Orléans.
2 Abbé du monastère de Saint-Aignan d'Orléans.
+ Abbé de Saint-Martin de Tours.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. III. 67
n1 les richesses ne pourraient se compter. L'illustre
empereur arrive enfin à Vannes. Aussitôt, fidèle à
l'usage de ses aïeux , il dispose tout pour marcher aux
combats , et assigne à chacun de ses ducs la place
qu'il doit occuper. |
Cependant Murman , le superbe roi des Bretons,
travaillait sans relâche à joindre, pour soutenir la
guerre, la force des armes et les ressources de la
ruse. César, poussé de nouveau par cette religieuse
bonté qui lui est ordinaire, charge un envoyé d'aller
en toute hâte remettre encore sous les yeux des Bre-
tons les maux qui les menacent. « Cours, dit-1l, de-
« mande à ce malheureux quelle rage insensée le dé-
« vore? que fait-il? pourquoi nous contraint-il à le
« combattre ? ne se souvient-1l plus de la foi qu'il a
« jurée, de la main qu'il a si souvent donnée aux
« Francs, et des devoirs de sujet qu'il a remplis en-
«vers Charles? dans quel abime court-il se préci-
« piter? L'insensé ! pourquoi veut-il done être traître
« à lui-même, à ses enfans et à ses compagnons d’exil,
« surtout quand une même foi nous unit à son peuple?
« Si Dieu nous seconde, linfortuné périra, et, Ô dou-
« leur ! il périra sans être revenu à la foi. Telle sera
« sa fin s'il persiste dans sa révolte. Que ce malheu-
« reux fasse ce que nos ordres Jui ont prescrit, et se
« hâte de recevoir nos lois; qu'il s'unisse aux adora-
« teurs du Christ par les liens de la paix et de la foi,
« et abandonne pour l'amour du Seigneur les armes
«du démon. S'il sy refuse, nous lui déclarerons,
«quoique bien à regret sans doute , une guerre sans
«reliche, et qu'il n'aura que trop raison de craindre. »
L'envoyé court, comme il en a l’ordre, porter à
mn
en
68 ERMOLD LE NOIE.
Murman les augustes paroles du roi, et mêle la prière
aux reproches. Mais l'infortuné , justement dévoué à
un cruel malheur, ne sait point garder sa foi, et re-
pousse les pieux commandemens de César. Affermi
dans ses funestes idées par les sollicitations de son
orgucilleuse femme , il ne répond qu’en termes durs,
et montre un cœur embrasé de haine. La guerre est ce
qu'il desire ; il y appelle tous les Bretons , dispose des
embuscades, et prépare de perfides ruses.
À peine cependant César a-t-il entendu la réponse
de lorgueilleux Breton qu'il ordonne de la publier
parmi les Francs. Aussitôt leurs cohortes s'enflamment
d’un noble courroux : déja tout est prêt pour le combat ;
le camp se lève, et le clairon frappe l’airdeses terribles
sons. Cependant le pieux empereur place sur tous les
points de fortes gardes avancées, et leur donne ces
ordres que dicte son amour pour le Seigneur : « Sol-
« dats, veillez au salut des églises; gardez-vous de
« porter la main sur les murs sacrés , et que, par res-
« pect pour Dieu, la paix soit conservée à ses saints
«temples. » Déjà les champs retentissent du bruit des
clairons; toute la forêt s’en émeut, et la creuse trom-
pette pousse ses gémissemens à travers les campagnes.
De toutes parts on se met en marche : les bois offrent
à ces peuples divers mille routes écartées , et la terre
se couvre de guerriers Francs. Partout ils recherchent
les approvisionnemens cachés dans les bois et les ma-
rais, ou que l'adresse et la charrue ont confiés à la
terre. Hommes , bœufs, brebis, tout devient la proie
malheureuse du vainqueur. Nul marais ne peut offrir
un asile aux Bretons; nulle forêt n’a de retraite assez
sûre pour les sauver. De toutes parts le France se gorge
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. IL]. 69
d'un riche butin. Comme César l’a recommandé, les
églises sont respectées, mais tous les autres bâtimens
sont livrés aux flammes dévorantes.
Orgucilleux Breton, tu n'oses te présenter devant
les Francs en rase campagne, et tu fuis le combat.
À peine quelques-uns des tiens se laissent-ils aper-
cevoir de loin, et enfoncés au milieu des buissons et
des épais taillis qui couvrent les rochers; à peine
font-ils entendre le cri de guerre. Comme on voit
tomber la feuille du chêne à la première gelée, les
pluies d'automne , ou même la rosée dans les jours de
la brûlante canicule , de même les infortunés Bretons
remplissaient de leurs cadavres massacrés les bois,
asile des bêtes féroces, ou les vastes prairies des ma-
rais; ils n'opposaient qu'une vaine résistance dans
les défilés les plus étroits, et, défendus même par
les murailles de leurs maisons, ils ne livraient aucun
combat. Déja, Murman, le vainqueur parcourt dans
tous les sens les côtes sablonneuses de tes États; déjà
même s'ouvrent devant lui et tes bois inaccessibles et
ton orgueilleux palais.
Cependant, au fond de vallées qu'ombragent des
taillis touffus , ce fier Breton excite ses coursiers,
prend ses armes accoutumées , exhorte les siens d’un
air de triomphe, gourmande long-temps leur lenteur,
et fait entendre ces paroles échappées de son cœur
superbe : « Vous, ma femme , mes enfans et mes ser-
« viteurs, restez sans crainte dans vos demeures om-
€ bragées par les bois. Quant à moi, suivi d’un petit
«nombre de guerriers, je vais me rendre aux lieux où
«Je pourrai plus sûrement passer la revue de mes ba-
«taullons, et bientôt, je l'espère, mon agile coursier
70 ERMOLD LE NOIR.
« me ramenera couvert de trophées et chargé de dé-
« pouilles sous mon toit domestique. »
À ces mots, 1l équipe son coursier, revêt son ar-
mure, ordonne à ses fidèles compagnons de prendre
les leurs, et charge ses deux mains de javelots. I]
s’élance légèrement sur son coursier , etluwi presse les
flancs de l’éperon acéré ; mais en même temps il re-
tient les rênes, et le fougueux animal s’agite et piaffe
sous son maître. Âu moment de franchir les portes,
1] commande d'apporter, suivant l'usage , d'immenses
coupes remplies de vin, en prend une, et l’avale d’un
trait. Alors, plein d’une confiante gaité, il sollicite,
selon la coutume, et au milieu de tous ses serviteurs
qui l'entourent, les embrassemens de sa femme et de
ses enfans, et leur rend de longues caresses. Bran-
dissant ensuite avec violence les javelots dont ses
mains sont armées, il s’écrie : « Femme de Murman,
«rellens ce que je vais te dire : tu vois, ma bien-
«aimée , ces traits que tient dans ses mains ton époux
«animé par la joie , et déjà monté sur son coursier. Si
« mes pressentimens ne me trompent point, tu les
«reverras aujourd'hui même à mon retour teints du
« sang des Frances. Je le jure , objet de ma tendresse, le
« bras de Murman ne lancera aucun javelot qui ne porte
«coup. Adieu , épouse chérie , adieu, porte-toi bien. »
I dit, et s'enfonce à toute bride dans des forêts ex-
posées à tous les feux du soleil. L'insensé, c’est toi,
Louis, qu'il va chercher pour son malheur! Il anime
d'un cœur ferme les siens à courir aux armes, et tous,
enflammés par le démon de la guerre, se précipitent
à l'envi sur ses pas. « Vous le voyez, jeunes Bretons,
« s'écrie-t-1l, l'armée des Francs dévaste les cam-
4
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. 71
pagnes, enlève et traine tout après elle, hommes
et troupeaux. O amour de la justice! Ô renommée
de nos ancêtres autrefois si glorieuse! hélas! vous
rougissez que voire souvenir soit sans effet! Vous
en êtes témoins, les infortunés citoyens courent
mendier un asile aux forêts, et n’osent se présen-
ter en armes et en rase campagne contre l'ennemi.
Non, il nya plus à compter sur la fidélité. Où sont
maintenant ces bras dont on me promettait le se-
cours pour une année entière? Personne n’a le cou-
rage d'affronter les Francs : partout ils sont les
maitres; partout ils pillent et emportent triomphans
les richesses que les Bretons ont amassées à force
de temps et de travail. Que la fortune ne permet-elle
que je me trouve en face de leur roi! peut-être
pourrais-je lancer ce trait contre lui; peut-être, au
lieu de tribut, lui ferxis-je don de ce fer : certes,
du moins, oubliant tout danger, je me précipiterais
en armes sur lui, et je m'estimerais heureux de me
dévouer moi-même à la mort pour la gloire de mon
pays et le salut du monde. »
Un de ceux qui s'étaient associés à la fortune de ses
armes lui répondit ces paroles qui n'étaient que trop
vraies, mais ne pouvaient lui plaire : « O roi ! ils sont
«
«
«
«
«
«
«
{C
vains les discours que laisse tomber un cœur triste ;
il y a maintenant plus de choses à taire qu'a publier.
Tu le vois, des milliers de Francs occupent la
plaine ; ils sont innombrables ceux qui remplissent
nos forêts et nos bois escarpés. Quant à leur puis-
sant monarque, entouré d’une foule de soldats de
diverses nations , 1l suit les routes fravées, et tra-
verse pasiblement tes campagnes. Hélas ! cette race
52 ERMOLD LE NOIR.
« n'a que trop étendu ses conquêtes jusques aux quatre
« coins de l'univers, et tout être humain est soumis à
« son empire. Murman, si tu m'en crois, contente-toi
« de poursuivre ceux des Francs que tu verras mar-
« cher isolés; l’attaquer à leur roi ne serait pas sûr. »
Murman secoue long-temps la tête, et s’écrie enfin :
« Tout ce que tu me dis est vrai sans doute , mais n’a
« rien qui puisse me plaire. » Les larmes alors inondent
ses joues, le chagrin oppresse son ame , et son esprit
troublé se précipite dans mille projets opposés. Bien-
tôt 1l s'élance, prompt comme l’édlair, sur les enne-
mis qu'il rencontre, les attaque par derrière, et plonge
son épée dans leurs larges poitrines; il porte la fureur
de ses armes tantôt sur un point , tantôt sur l'autre,
et, fidèle à la manière de combattre de ses ancêtres,
il fuit un instant pour revenir sur-le-champ. Déjà
Murman, dans sa fureur, fait tomber sous ses coups
la tourbe des gardeurs de pourceaux et des malheu-
reux bergers qui suivent l'armée, et jonche la terre
de leurs cadavres : telle une ourse dévorante à qui
ses petits nouveau-nés viennent d’être enlevés , court
en hurlant de rage à travers les champs et les forêts.
Dans ces lieux était un certain Coslus. Une famille
de Francs lui a donné naissance, mais sa race n’a rien
de noble; ce n’est qu'un Franc de la classe ordinaire,
et jusqu'alors la renommée n’a rien publié de’ lui ;
mais de ce moment la vigueur de son bras lui crée un
nom célèbre. Murman, au milieu du carnage, laper-
coit de loin; plein de confiance dans la vitesse de son
coursier, 1} fond tout bouillant de colère sur cet
ennemi. Le Franc qui ne compte pas moins sur la
bonté de ses armes accourt à sa rencontre. La fureur
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. III. 73
les anime l’un et l’autre. Murman insulte de loin à son
adversaire par ces dures paroles : « Frane, c’est toi qui
« le premier vas jouir de mes dons ; ils appartiennent
« à juste titre, et te sont réservés depuis long-temps;
« mais, en les recevant , souviens-toi que c'est de ma
« main qu'ils te viennent. » Il dit, brandit long-temps
sa Javeline armée d’un fer aigu, et la lance avec force.
L’adroit Coslus se couvre de son bouclier , et repousse
loin de lui le trait meurtrier. Supérieur par la force de
ses armes et par son courage, le Franc répond alors
avec le ton du triomphe aux menaces de son ennemi:
« Orgueilleux Breton, je n'ai point refusé les présens
« que me destinait ta main; c'est à toi maintenant de
« recevoir CCUX qu'un Franc va t'offrir. » À ces mots,
il presse son coursier de ses talons armés de fer, et
fond avec impétuosité sur Murman. Ce n’est plus le
moment de combattre avec de misérables javelots ;
Ja lance du Franc s'enfonce dans les larges tempes du
Breton. Une armure de fer couvrait sa tête et toutes
les parties de son corps ; mais le Franc adroit lui porte
un coup assuré, Murman que la lance a percé tombe
sur la terre, et l'infortuné fait gémir bien à regret le
sol sous le poids de son corps. Coslus alors s’élance
de dessus son coursier, tire son glaive, et coupe la
tête du vaincu. Le Breton pousse un profond soupir,
et la vie fuit pour jamais loin de lui; mais avant qu’elle
l'eût complétement abandonné, un des compagnons
de Murman frappe Coslus d’un coup mortel. Impru-
dent Coslus, ainsi tu péris, hélas! au milieu de ta vic-
toire ! Enflammé par son amour pour son maitre, le
serviteur de Coslus plonge son glaive dans le flane de
ce cruel ennemi, et celui-ci, quoique mourant, fait
74 ERMOLD LE NOIR.
à son adversaire une blessure aussi fatale, et tous
deux tombent sous le fer l’un de l’autre : ainsi dans
le même champ où ces quatre guerriers avaient com-
battu avec un superbe courage, un sort pareil réunit
et le vainqueur et le vaincu.
Cependant la renommée, fendant l'air de son vol
léger, répand peu à peu dans tout le camp des Francs
et fait passer de bouche en bouche la nouvelle que le
cruel et orgueilleux Murman a succombé sous sa des-
ünée ; le bruit court que déjà sa tête est apportée dans
le camp. Empressées de la contempler, les cohortes
des Francs se précipitent en foule de toutes parts, et
poussent des cris de joie. On leur présente sur-le-
champ cette tête que le glaive vient de séparer du
corps; elle est souillée de sang et dans un horrible
désordre. On appelle Witchaire; on veut qu'il paraisse
sur-le-champ; on le presse de décider si la nouvelle
qui se publie est fausse ou véritable. Il lave à l'instant
même cette tête dans une onde pure, à l'aide d'un
peigne en arrange la chevelure, reconnaît prompte-
ment la vérité du fait sur lequel on lui ordonne de
prononcer, et s'écrie : « Cette tête est celle de Mur-
« man, croyez-m'en tous; ces traits me sont trop bien
« connus pour que je n’en aie pas conservé le souve-
« nir, » Cependant le religieux César commande, dans
sa bonté, de confier à la terre, suivant l'usage, le ca-
davre du vaincu ; et les restes des Francs sont aussi
déposés dans le tombeau avec toutes les cérémonies
de la religion et les chants sacrés que l'Église a
prescrits.
D'un autre côté, la renommée parcourt les forêts
des Bretons, v répand la terreur, et crie d’une voix
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. 7
tonnante : « Une mort cruelle vous enlève votre roi.
« Hélas! malheureux citoyens, courez, hâtez-vous
« d'aller implorer les ordres de César, et tâchez que
«du moins la vie vous soit accordée. Notre Murman
«est tombé sous Ja lance d’un Franc, et a porté la
« peine de son aveugle confiance dans les conseils de
« sa femme. » Les Bretons sont alors contraints de
venir solliciter eux-mêmes le joug du roi Franc, et
avec eux comparaissent les fils de Murman et toute
sa race. Le triomphant Louis recoit sur-le-champ les
sermens des Bretons, leur dicte ses lois, leur accorde
sa foi et leur rend ainsi Ja paix et le repos. Ce prince
victorieux rend ensuite au Seigneur de profondes ac-
tions de grâces, réunit à sa couronne un royaume
depuis tant d'années perdu pour lempire, ne laisse
dans le pays qu'un petit nombre des siens, et, avec
le secours de la bonté divine, reprend , plein de Joie,
le chemin de ses puissans États,
Cependant les envoyés que César avait depuis long-
temps chargés de parcourir la vaste étendue de lem-
pire pour ajouter encore aux richesses et aux honneurs
de l'Église, ont accompli les ordres de leur pieux sou-
verain, ont mis toutes choses dans la règle la plus
parfaite, et arrivent de tous les points prêts à lui faire
de fidèles rapports. Ils reviennent après avoir, comme
le leur avait enjoint le très-grand empereur, parcouru
soigneusement des villes sans nombre, visité tous les
monastères, les congrégations de chanoines, et tes
religieux , Ô Benoît! « Nous avons vu , disent-ils, beau-
« coup de saints lieux richement pourvus, grâce à la
« faveur de Dieu et à vos fidèles efforts, et pieuse-
«ment dirigés, administrer sagement leurs biens,
6 ERMOLD LE NOIR.
« donner de bons exemples, remplir régulièrement |
« toutes les cérémonies du culte, et, par la protection |
«divine, suivre la droite voie. Dans plusieurs, mais
«en moins grand nombre, nous avons trouvé les biens
« négligés, la conduite relâchée, et le service divin
« célébré avec trop peu de pompe; nous avons pres-
«crit fortement et avec tout le poids que nous tirions
«de vos paroles, que chacun s’acquittât des devoirs
«qui lui étaient imposés; nous leur avons donné,
«d'après vos propres instructions, des règles qui puis-
« sent les aider à marcher d’un pas toujours ferme dans
« le bon chemin, et recommandé même l'étude du
« livre où votre toute-puissance a recueilli les doc-
« trines des évêques, et qu’elle à fait rédiger par
« leurs soins”. Ce livre, si nécessaire à l'un et à l’autre
«sexe, nous l'avons répandu dans les villes et les
« Châteaux, et nous avons dit à tous les hommes ras-
«semblés pour nous écouter : Relisez sans cesse ce
« livre; le pasteur s'y attache avec tendresse, le trou-
« peau le chérit avec ardeur, et la foule du peuple se
« montre toujours soigneuse de le révérer; dans ce
«livre enfin, les jeunes gens et les vieillards même
«chargés d’instruire les autres trouvent, ceux-là ce
«qu'ils doivent apprendre, ceux-ci ce qu'ils doivent
« enseigner, et tous ce qu'ils doivent aimer et vénérer.
« Nous l’ajoutons avec confiance, César, depuis les
«temps du Christ, depuis que la sainte Église a COM-
«mencé de fleurir dans l'univers, jamais, nous ne
« disons que la vérité, elle n'avait, sous aucun roi,
? Ce livre, intitulé: de lita clericorum et sanctimonialium, fut
rédigé, d’après les ordres de Louis, par les Pères du concile d’Aix-la-
Chapelle, tenu en 816.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. III. 77
« porté la foi aussi loin qu'elle étend aujourd’hui, sous
« votre règne et grâce à la miséricorde du maître du
«tonnerre, l'amour du Seigneur et Le respect dû à son
«nom. Votre bras chasse au loin tous les hommes
«criminels; votre bras protège tous les pieux servi-
«teurs de Dieu. Vos doctrines rappellent tout ce
« qu'ont enseigné nos ancêtres, et Vous contraignez
« tous vos sujets à s'y conformer religieusement. Ter-
«rible aux méchans, vous vous montrez bienveillant
«et doux pour les bons, et le monde prospère par
«vos mérites. » César leur témoigne du fond de son
cœur toute sa satisfaction, et les récompense par de
magnifiques présens.
Les Francs ont une coutume qui remonte à la plus
haute antiquité, dure encore, et sera, tant qu’elle
subsistera, l'honneur et la gloire de la nation. Si quel-
qu'un, cédant à la force, aux présens ou à l'artifice,
refuse de garder envers le roi une éternelle fidélité,
ou tente, par un art criminel, contre le prince, sa fa-
mille ou sa couronne, quelque entreprise qui décèle
la trahison, et si l’un de ses égaux se présente et se
porte son accusateur, tous deux doivent à l'honneur
de se combattre le fer à la main en présence des rois,
des Francs et de tout ce qui compose le conseil de la
nation, tant est forte l'horreur qu'a la France pour un
tel forfait. Un grand , nommé Béro *, célèbre par d’im-
menses richesses et une excessive puissance, tenait
de la munificence de l’empereur Charles le comté de
Barcelone, et y exercait depuis long-temps les droits
attachés à son titre *. Un autre grand, auquel sor
1 Béra.
2 En 820.
WA. ERMOLD LE NOIR.
propre pays donnait le nom de Sanilon ‘, exerca des
ravages sur ses terres; tous deux étaient Goths de
naissance. Ce dernier se rend auprès du roi et porte,
en présence du peuple et des grands assemblés, une
horrible accusation contre son rival. Péro nie tout.
Alors tous deux s'élancent à l’envi, se prosternent
aux pieds illustres du monarque , et demandent qu’on
leur mette dans les mains les armes du combat. Béro
s'écrie le premier : « César, je t'en supplie au nom
«même de ta piété, qu'ilme soit permis de repousser
«cette accusation ; mais qu'il me soit permis aussi,
« conformément aux usages de notre nation, de com-
«battre à cheval, et de me servir de mes prepres
«armes. » Cette prière, Béro la répète avec instance.
« C’est aux Francs, répond César, qu'il appartient de
«prononcer ; c'est leur droit; il convient qu'il en soit
«ainsi, et nous l'ordonnons. » Les Francs rendent
leur sentence dans les formes consacrées par leurs
antiques usages. Alors les deux champions préparent
leurs armes, et brülent de s'élancer dans larêne du
combat. César, poussé par son amour pour Dieu, leur
adresse cependant ce peu de paroles, expression vraie
de sa bonté : « Quel que soit celui de vous qui se re-
« connaîtra voloniairement devant moi coupable du
«crime qu'on lui impute, plein d'indulgence et en-
« chaîné par mon dévouement au Seigneur, Je lui par-
« donnerai sa faute, et lui remettrai toutes les peines
« dues à son délit. Croyez-le, il vous est plus avan-
« tageux de céder à mes conseils que de recourir aux
« cruelles extrémités d'un horrible combat. » Mais ces
deux ennemis renouvellent leur demande avec ins-
1 Sanila.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. III. 79
tance, et crient : « C'est le combat qu'il nous faut ;
« que tout soit dispasé pour le combat. » Le sage em-
pereur, cédant à leurs desirs, leur permet de com-
battre selon la coutume des Goths , et les deux rivaux
ne tardent pas un instant à lui obéir.
Tout près du château impérial, nommé le palais
d'Aix, est un lieu remarquable, dont la renommée
s'étend au loin. Entouréde murailles toutes de marbre,
défendu par des terrasses de gazon et planté d'arbres,
il est couvert d’une herbe épaisse et toujours verte.
Le fleuve, coulant doucement dans un lit profond,
en arrose le milieu, et 1l est peuplé d'une foule d’oi-
seaux et de bêtes fauves de toute espèce. C’est là que
le monarque va souvent, et quand il lui plaît, chasser
avec une suite peu nombreuse, Là, ou bien il perce
de ses traits des cerfs d’une immense stature, et dont
la tête est armée de bois élevés, ou bien il abat des
daims et d’autres animaux sauvages. La encore, lors-
que , dans la saison de Fhiver, la glace a durei la terre,
il lance contre les oiseaux ses faucons aux fortes
serres. La se rendent Béro et Sanilon tremblans de
colère. Ces guerriers d'une haute taille sont montés
sur de superbes coursiers ; ils ont leurs boucliers re-
jetés sur leurs épaules, et des traits arment leurs
mains. Tous deux attendent le signal que le roi doit
donner du haut de son palais: tous deux aussi sont
suivis d'une troupe de soldats de la garde du mo-
narque , armés de boucliers , conformément aux or-
dres du prince, et qui, si l'un des champions a frappé
du glaive son adversaire, doivent, suivant une cou-
tume dictée par lhumanité, arracher celui-ci des mains
7 A7
L
R
80 ERMOLD LE NOIR.
de son vainqueur, et le soustraire à la mort. Dans
l'arêne est encore Gundold qui, comme il en a l'habi-
tude dans ces occasions, se fait suivre d’un cercueil.
Le signal est enfin donné du haut du trône. Un com-
bat d’un genre nouveau pour les Francs , et qui leur
était inconnu jusqu'alors, s'engage entre les deux
rivaux : ils lancent d'abord leurs javelots, se servent
ensuite de leurs épées, et en viennent à une lutte fu-
rieuse, ordinaire chez leur nation. Déja Péro a
percé le coursier de son ennemi : aussitôt l'animal
furieux se cabre sur lui-même, et fuit à toute course
à travers la vaste prairie. Sanilon feint de se laisser
emporter, lâche enfin les rênes, et de son épée frappe
son adversaire qui alors s'avoue coupable. Aussitôt la
vaillante jeunesse aecourt, et, fidèle aux ordres de
César, arrache à la mort le malheureux Béro épuisé
de fatigue. Gundold s'étonne, et renvoie son cer-
cueil sous le hangar dont il l'avait tiré; mais il le ren-
voie vide du fardeau qu'il devait porter. César cepen-
dant accorde la vie au vaincu, lui permet de se reti-
rer sain et sauf, et pousse même la clémence jusqu'à
consentir qu'il jouisse des produits de ses terres.
O bonté vraiment trop grande qui remet aux ceri-
minels leurs fautes, leur laisse des richesses, et souffre
qu'ils continuent de vivre ! que cette même bonté, je
le demande avec d'instantes prières, moi qui toujours
me suis montré fidèle, s’'étende jusqu'à me rendre au
pieux Pepin!
Déjà, Benoit, tu as fourni la carrière que l'avait
marquée le ciel, et, comme le dit la voix tonnante
de l’apôtre Paul, tu as gardé la foi due au Seigneur :
7
#w
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. III. Sr
aussi tu vas maintenant suivre dans la cour céleste le
saint dont tu portais le nom, et que tu as si bien imité
sur la terre. Ton nom mettra fin à ce troisième chant,
afin que tu daignes , illustre mort, te souvenir de ton
Ermold.
82 ERMOLD LE NOIR.
RE EE
CHANT QUATRIÈME.
Ls soins du religieux monarque s'étaient étendus
sur tous les points de son Empire, et la foi des Francs
portait son éclat jusqu'aux bornes du monde ; aussi
de toutes parts les peuples et les nations entières ac-
couraient en foule admirer la piété de César envers
le Christ. Cependant il existait encore une nation à
laquelle le perfide serpent avait laissé l'antique erreur,
et dérobé la connaissance du vrai Dieu. Payenne, elle
conservait depuis long-temps un culte réprouvé, et
adorait non son créateur, mais de vaines idoles. Nep-
tune était un de ses dieux; les oracles de Jupiter
remplacaient pour elle ceux du Christ, et c'était à Ju-
piter qu'elle offrait ses sacrifices. On la désignait au-
trefois sous l’ancien nom de Danois, et on le lui donne
encore aujourd'hui ; mais , dans la langue des Francs,
ces hommes prompts, agiles et trop passionnés pour
les armes, sont appelés Nort-Mans. Ns vivent sur la
mer, vont dans des barques enlever les productions
de la terre, et se sont faits trop bien connaître au
loin. Cette race a le teint beau, les traits et la stature
distingués ; aussi la renommée rapportet-elle à elle
l'origine des Francs.
Cédant à son amour pour le Seigneur, et touché de
compassion pour cette nation égarée, César voulut
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. IV. 83
tenter de la gagner à Dieu; depuis long-temps il souf-
frait de l’idée que tant d'hommes de ce peuple et tant
de brebis du Seigneur eussent péri sans que personne
les eût éclairés. Son parti une fois arrêté, le roi
cherche qui envoyer chez les Normands pour conqué-
rir à Dieu un bien perdu depuis si long-temps. C’est
Ebbon, évêque de Rheims, qu'il charge du grand
œuvre d'aller instruire ce peuple dans la croyance du
Seigneur *. Ce prélat, Louis l'avait nourri enfant à sa
cour, et s'était plu à le faire instruire dans les arts
libéraux.
S'adressant alors à ce fidèle serviteur, César lui
donne dans ce long et brillant discours ses ordres
dictés par la piété. « Va, saint prêtre, emploie d’a-
« bord envers ce peuple féroce les discours et les ma-
« nières caressantes. Il est dans le ciel un Dieu créa-
«teur du monde et de tout ce qui habite les champs,
« la mer et les pôles; c'est lui qui fit le premier
« homme, plaça, Ô paradis! notre premier père dans
« ta douce vallée, et voulut qu'il le servit pendant la
« suite des siècles et restât, à l’aide de sa bonté, dans
« l'ignorance de tout mal : mais, parce que l’homme
« a péché, il est tombé, et par suite toute la race de
« ses descendans a été aussi déclarée victime de l’envie
« du démon. Cependant ses descendans se multiphiè-
«rent, peuplèrent les forêts et les campagnes, et
«adorèrent non le Seigneur, mais de vaines images
« ouvrage de leurs mains : bientôt aussi les flots du
« déluge les engloutirent tous , à l'exception du petit
«nombre de ceux que sauva l'arche sainte. De cette
« faible semence sortit promptement une nombreuse
1! En 822.
6.
8
«
4 ERMOLD LE NOIR.
génération dont une partie honora le vrai Dieu ; le
reste, tourbe infectée de poisons divers, suivit les
voies du mal, et adressa son culte à de nouvelles
idoles. Une seconde fois touché de compassion,
Dieu envoya sur la terre le fils qui partage son
trône et règne avec lui au plus haut des cieux. Ce
fils , associant à sa gloire ce qu'il y a de mortel dans
l'homme , délivra celui-ci de la tache du péché ori-
ginel. C'est lui qui, capable par sa toute-puissance,
et avec le secours de son père, de sauver le monde,
voulut par bonté mourir sur la terre, et, attaché à
une croix, S'offrit lui-même et de son propre mou-
vement au trépas afin d'assurer son bienheureux
royaume à ceux qui combattraient pour son nom.
Assis à la droite de son père, et associé à son pou-
voir, il appelle ses serviteurs, en leur disant : Ac-
courez , et je vous donnerai le royaume des cieux.
Il veut aussi que ses élus ramènent à lui toutes les
brebis égarées, et les fassent participer aux saints
dons et aux cérémonies du baptême. Nul ne montera
dans la cour céleste s'il n'agit ainsi, s'il n'exécute
fidèlement les ordres du fils de Dieu, ne rejette le
culte du noir démon, et ne recoit sans tarder le
présent sacré du baptême. Applique-toe1 done, Eb-
bon, à rappeler ce peuple à cette foi; elle est la
nôtre; c'est celle que professe l'Eglise ; 1l faut que
cette nation abandonne de vaines idoles ; obéir à un
vil métal sculpté est, hélas ! un crime dans l’homme
si grand par le don de la raison. Quel secours ob-
tient cette nation de son Jupiter, de son Neptune,
de ces je ne sais quels dieux qu'elle encense, et
de ces statues de métal ouvrage de ses mains ? Les
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. IV. 89
« infortunés , ils adorent de vaines images, 1ls prient
« des dieux sourds et muets et offrent aux démons
« des sacrifices qui ne sont dus qu'a Dieu. Ce Dieu,
« qui est le nôtre, ce n’est point avec le sang des
« troupeaux qu'il est permis de lapaiser; les humbles
« vœux de l’homme sont plus chers à sa bonté. De-
« puis trop long-temps déjà ces malheureux se sont
« abandonnés à une erreur profane ; le moment est
« venu où ils doivent se soumettre à un culte glo-
« rieux; la dernière heure du jour qui tombe les
« appelle, et dans la vigne du Seigneur une part reste
«encore pour eux; c'est pour ces infortunés l'instant
« de rompre avec les douceurs du repos, quand Ja
« lumière d'en haut permet encore à l'homme de
« chercher son Dieu, de peur que les cruelles ténèbres
« de la mort fondant sur eux ne les surprennent en-
« gourdis par la paresse, et ne les livrent justement
«aux feux dévorans. Va donc, saint prêtre Ebbon,
«et prends avec toi les livres tant lus de la Bible qui
« renferment les préceptes sacrés de l’ancien et du
«nouveau Testament ; porte à cette nation le doux
«breuvage extrait de cette source sacrée, et que ces
« hommes y puisent à longs traits Les doctrines du vrai
« Dieu. Fais-leur entendre, quand les circonstances
« l'exigeront, le langage sévère de la vérité, et qu'ils
«connaissent enfin à quelles erreurs ils ont jusqu'à
«présent prêté l'oreille. Hâte-toi d'aller trouver de
«notre part leur roi Hérold, et rapporte-lui fidèle-
«ment nos paroles. Mü également par notre piété
«envers Dieu et par les préceptes de notre sainte foi,
«voici ce que nous lui faisons dire, et puisse-t-l ,
«guidé par de sages conseils, recevoir nos paroles
86 ERMOLD LE NOIR.
«avec un cœur bienveillant. Hélas! que lui deman-
« dons-nous? qu'il se hâte de quitter sans délai la
«funeste voie de l'erreur, d'adresser de pieux hom-
«mages au Christ plein de bonté , de s'offrir lui-même
«et avec empressement à ce Dieu dont il est l’ou-
«vrage et qui l'a créé, de rejeter loin de lui des
«monstres odieux, d'abandonner l'horrible Jupiter,
«de renoncer à Neptune et de révérer l'Église. Ce
«que nous souhaitons de lui, c’est qu'il puise à la
«source sacrée du baptême les dons du salut et porte
«sur son front la croix du Christ. Ce n’est pas pour
« que ses États se soumettent à notre loi , Mais uni-
« quement pour gagner à la foi des créatures de Dieu,
«que nous avons formé le dessein qui nous occupe ;
«qu'Hérold en soit convaincu; s'il le désire, qu'il
« vienne promptement dans notre palais, et qu'il y
«recoive l’eau du Seigneur à sa vraie source. Lavé de
«toute souillure, et comblé de présens en armesset
«en subsistances, qu'il retourne ensuite dans son
«royaume et y vive de l'amour du Seigneur. Tels
« sont les commandemens du divin maître du ton-
«nerre que notre foi nous prescrit de faire connaître
« à ce prince , et que nous voulons accomplir. » L’em-
pereur ordonne alors d'apporter à Ebbon un présent
magnifique , et ajoute : « Va, que Dieu soit avec toi. »
Cependant du pays des rebelles Bretons arrive en
toute hâte un messager apportant la funeste nouvelle
qu'ils ont rompu le traité d'amitié que César avait
conclu avec eux et ont violé la foi jurée*, Le triom-
phant monarque convoque ses peuples nombreux,
ordonne de tenir les armes prêtes, et se dispose à
1 En 824.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 87
marcher rapidement en Bretagne: À sa voix la France
toute entière se précipite ; les nations sujettes accou-
rent, et toi-même, Pepin, tu te prépares à quitter
ton royaume. César divise cette immense armée en
trois corps, donne à chacun des chefs, et assigne
leur poste aux grands. L'un de ces corps, il le confie
à celui de ses fils qui porte son nom, et Jui associe
Matfried et plusieurs milliers de soldats ; dans l’autre,
des hommes puissans sont réunis au roi Pepin et à
Hélisachar ; mais la troupe qui les suit n’est pas nom-
breuse; quant au troisième, celui du centre, le grand
et belliqueux empereur s'en est réservé le comman-
dement, et le sage monarque règle par ses ordres
tous les mouvemens de la guerre. Les uns suivent
Lambert, Matfried dirige d’autres bataillons, et vous,
Louis ’, quoique encore enfant, vous faites déjà la
guerre sous votre père. Avec Pepin, des cohortes
composées d'hommes à lui et de Frances portent par-
tout leurs armes et le ravage, et se montrent l'hon-
neur de la nation. Ses Francs, César qui les com-
mande les mène par des chemins larges et fravés, et
le royaume des Bretons ainsi traversé dans tous les
sens reste ouvert devant nous ; moi-même, le bouclier
sur les épaules et le côté ceint d’une épée, je com-
battis dans ce pays: mais personne ne souffrit des
coups que je portais, et Pepin, qui le remarqua, en
rit et me dit dans son étonnement : « Laisse les armes,
«frère, et préfère plutôt les lettres. » Les nôtres
inondent les champs , les forêts et les marais dont le
sol tremble sous leurs pas; le peuple ruiné par la
guerre se voit enlever tous ses troupeaux ; les mal-
* Lous-le-Germanique , roi de Bavière depuis Pan 817.
88 ERMOLD LE NOIR.
heureux Bretons ou sont emmenés captifs, ou tombent
massacrés par le fer ; ceux, en petit nombre, qui
échappent à ce sort cruel se soumettent aux armes de
César, et César leur donne pour surveillans des ducs
puissans pour les empêcher de céder encore au désir
de susciter de nouvelles guerres. Ces mesures prises,
le pieux et victorieux monarque reprend la route de
ses États, et bientôt les Francs regagnent en triomphe
leurs toits domestiques.
Depuis long-temps l'évêque Ebbon avait atteint les
royaumes normands ; déja son zèle y répandait des
dons précieux et dignes du saint nom de Dieu; déjà
le prélat est parvenu jusqu’au palais d'Hérold, et a
versé dans son cœur la doctrine du Christ; déjà,
touché des avertissemens du Seigneur, ce prince
commençait à prendre confiance dans les paroles de
César, et lui-même exhortait son peuple à embrasser
la foi. « Que les faits répondent aux promesses, saint
«prêtre, dit-il, et je crois. Retourne vers ton roi et
«porte-lui ma réponse. Oui, je désire voir de mes
«yeux le royaume des Francs, la piété de César, les
«armes, les mets, la gloire des serviteurs du Christ ,
«et le culte de ce Dieu devant qui, comme tu le dis,
«la puissance suprême s’humilie, et à qui elle garde
«une foi vive et constante ; si alors ton Christ, dont
«tu célèbres les préceptes, accomplit mes vœux, Je
« l'adore et le prouve par mes actions. Que les dieux
« auxquels nous avons consacré des autels continuent
«d'être respectés jusqu'a ce que j'aie pu. voir les
«temples de ton Dieu. Si ce Dieu, qui est le tien,
«surpasse les nôtres en gloire, et prodigue plus qu'eux
«les dons à celui qui linvoque, la raison alors nous
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. 1V. 89
« prescrira d'abandonner nosdieux; nous obéironsavec
« plaisir au Christ, et nous livrerons aux flammes dé-
« vorantes les métaux sculptés par nos mains. » Il or-
donne alors d'apporter des présens, et comble le prélat
de dons tels que la terre des Danois peut en produire.
Ebbon revient plein de joie ; les conquêtes futures
qu'il présage pour la foi l’animent d'un saint trans-
port; il rapporte à César une réponse faite pour lui
plaire, et lui annonce à quelles conditions Hérold
demande à recevoir les saintes eaux du Seigneur. Le
religieux empereur rend de solennelles actions de
grâces à Dieu le père de toutes choses et la source de
tout bien; en même temps il ordonne que tous les
peuples soumis aux lois de son empire adressent sur-
le-champ les vœux les plus ardens à Dieu pour que le
Christ, qui par son sang a sauvé le monde entier,
daigne arracher les Normands au cruel ennemi du
genre humain.
Le pieux monarque se rend alors par un chemin
facile à Ingelheim avec son épouse et ses enfans. Ce
lieu est situé sur une des rives que le fleuve du Rhin
baigne de ses ondes rapides ; une foule de cultures et
de produits divers en font l’ornement. La s'élève sur
cent colonnes un palais superbe : on y admire d'in-
nombrables appartemens, des toitures de formes va-
riées, des milliers d'ouvertures, de réduits et de
portes, ouvrage des mains d'hommes maitres habiles
dans leur art. Le temple du Seigneur, construit du
marbre le plus précieux , a de grandes portes d’airain
et de plus petites enrichies d'or ; de magnifiques pein-
tures y reiracent aux yeux les œuvres de la toute-
puissance de Dieu et les actions mémorables des
90 ERMOLD LE NOIR.
hommes. À la gauche, sont représentés d’abord
l’homme et la femme nouvellement créés, quand ils
habitent le paradis terrestre où Dieu les a placés. Plus
loin , le perfide serpent séduit Eve dont le cœur a jus-
qu'alors ignoré le mal; elle-même tente à son tour son
mari qui goûte le fruit défendu; et tous deux, à
l'arrivée du Seigneur, cachent leur nudité sous la
feuille du figuier. On voit ensuite nos premiers pères
travailler péniblement la terre en punition de leur
péché; et le frère envieux frapper son frère , non du
glaive, mais de sa main cruelle , et faire connaître au
monde les premières funérailles. Une suite innom-
brable de tableaux retracent dans leur ordre tous les
faits de l’'Ancien-Testament, montre encore les eaux
répandues sur toute la surface de l'univers, s’élevant
sans cesse, et engloutissant enfin toute la race des
hommes; l'arche, par un effet de la miséricorde di-
vine, arrachant au trépas un petit nombre de créa-
tures, et le corbeau et la colombe agissant diverse-
ment. On à peint aussi les actions d'Abraham et de ses
enfans, l’histoire de Joseph et de ses frères, et la con-
duite de Pharaon ; Moïse délivrant le peuple de Dieu
du joug de l'Égypte; l'Égyptien périssant dans les
flots qu'Israël traverse à pied sec ; la loi donnée par
Dieu, écrite sur la double table; l’eau jaillissant du
rocher; les cailles tombant du ciel pour servir de
nourriture aux Hébreux , et la terre promise depuis
si long-temps recevant ce peuple lorsqu'il a pour chef
le brave Josué. Dans ces tableaux revit la troupe nom-
breuse des prophètes et des rois juifs, et brillent dans
lout leur éclat leurs actions les plus célèbres , les
exploits de David , les œuvres du puissant Salomon,
FAITS ET GESTES DK LOUIS-LE-PIEUX, CH. 1V. O1
et ce temple ouvrage d’un travail vraiment divin. Le
côté opposé représente tous les détails de la vie mor-
telle qu'a menée le Christ sur la terre quand il y fut
envoyé par son père. L'ange descendu des cieux s'ap-
proche de l'oreille de Marie, et la salue de ces pa-
roles : « Voici la Vierge de Dieu. » Le Christ, connu
depuis long-temps aux saints prophètes, naît, etl'enfant
Dieu est enveloppé de langes. De simples bergers re-
coivent les ordres pleins de bonté du maître du ton-
nerre, etles mages méritent aussi de voir le Dieu du
monde. Hérode furieux craint que Le Christ ne le dé-
trône, et fait massacrerles créatures innocentesque leur
enfance seule condamne au trépas. Joseph fuit alors
en Egypte , ramène ensuite le divin enfant qui gran-
dit , se montre soumis à la loi, et veut être baptisé,
lui qui est venu pour racheter de son sang tous les
hommes dévoués depuis long-temps à la mort éter-
nelle. Plus loin , après avoir, à la manière des mor-
tels, supporté un long jeûne, le Christ triomphe par
son art de son tentateur , enseigne au monde les saintes
et bienfaisantes doctrines de son père, rend aux in-
firmes Ja jouissance de leurs anciennes facultés, rap-
pelle même à la vie les cadavres des morts, enlève
au démon ses armes, et le chasse loin de la terre.
Enfin on voit ce Dieu, livré par un perfide disciple,
et tourmenté par un peuple cruel, vouloir mourir
lui-même comme un vil mortel; puis, sortant du
tombeau, apparaître au milieu de ses disciples, mon-
ter au ciel à la vue de tous, et gouverner le monde.
Telles sont les peintures dont les mains exercées d’ar-
tistes habiles ont orné toute l'enceinte du temple de
Dieu.
92 ERMOLD LE NOIR.
Le palais du monarque, enrichi de sculptures ,
ne brille pas d’un moindre éclat, et l'art y a retracé
les plus célèbres faits des grands hommes. On y voit
les combats divers livrés dans les temps de Ninus.
une foule d’actes d’une cruauté révoltante, les con-
quêtes de Cyrus, ce roi exerçant ses fureurs contre
un fleuve pour venger la mort de son coursier chéri,
et la tête de cet infortuné triomphateur qui venait
d’envahir les États d’une femme , ignominieusement
plongée dans une outre remplie de sang. Plus loin
se présentent les crimes impies du détestable Phalaris
faisant périr avec un art atroce des malheureux qui
font peine à regarder. Pyrille, cet ouvrier fameux
dans l'art de travailler Fairain et l'or, est auprès de
Jui : le malheureux met sa trop cruelle gloire à fa-
briquer sur-le-champ pour Phalaris un taureau d’ai-
rain dans lequel le monstre puisse enfermer le corps
entier d'un homme digne objet de pitié ; mais le ty-
ran précipite l’ouvrier lui-même dans les entrailles du
taureau, et cet ouvrage de l’art donne ainsi la mort à
celui qui l'a créé. D'un autre côté, Romulus et Rémus
posent les fondemens de Rome, et le premier im-
mole son frère à son ambition impie. Annibal, quoi-
que privé d'un de ses yeux, nen poursuit pas moins
le cours de ses funestes guerres. Alexandre soumet
par la force des armes l'univers à son empire; et le
peuple romain , d’abord si faible, croissant bientôt,
étend son joug jusqu'aux pôles du monde. Dans une
autre partie du palais, on admire les hauts faits de
nos pères et les œuvres éclatantes d’une piété fidèle
dans des temps plus voisins de nous. On y voit Cons-
tantin , dépouillant tout amour pour Rome, bâtür
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 93
lui-même et pour lui Constantinople. On y a aussi re-
présenté l’heureux Théodose, et sa vie illustrée par
tant de belles actions. Là sont encore retracés le pre-
mier Charles que la guerre rendit maître des Frisons,
et tout ce que son courage a fait de grand. Plus loin
tu brilles, Pepin, remettant les Aquitains sous tes
lois, et les réunissant à ton empire, à la suite d’une
heureuse guerre. Là enfin le sage empereur Charles
déploie ses traits majestueux et sa tête auguste ceinte
du diadèême. Les bandes saxonnes osent s'élever
contre lui, et tenter le sort des combats ; mais il les
massacre , les dompte, et les force à courber la tête
sous son joug. Ces faits mémorables et d’autres en-
core décorent ce palais, et charment les yeux de qui-
conque souhaite les contempler.
C'est de ce lieu que le pieux César donne ses lois
aux peuples soumis à son sceptre, et dirige avec la
sagesse qui lui est ordinaire l'immense machine de
son Empire.
Cependant cent navires volent sur les eaux du
Rhin; ils sont ornés de voiles blanches artistement
arrangées , et chargés de dons offerts par la nation
des Danois. Le premier porte le roi Hérold *. C’est
toi, Louis, qu'il vient chercher, et certes un tel hom-
mage t'est bien dû , à toi qui portes si haut les hon-
neurs auxquels l'Église a de si justes droits. Déjà ces
bâtimens approchent de la rive, et entrent dans le
port. César les apercoit du haut de son palais. Dans
sa bonté, il ordonne à Matfried de se rendre avec une
nombreuse troupe de jeunes gens au devant de ces
nouveaux hôtes, et lui-même leur envoie plusieurs
! En 896.
94 ERMOLD LE NOIR.
coursiers couverts de riches caparacons de pourpre
pour qu'ils puissent se transporter jusqu’à son château.
Hérold arrive bientôt monté sur un cheval franc; sa
femme et toute sa maison se préparent à le suivre.
César, plein de joie, le reçoit à l'entrée du palais;
commande d'apporter des présens, et fait distribuer
des mets de toute espèce. Hérold s'incline devant l’au-
guste monarque , prend le premier la parole, et ln
exprime ses vœux en ces termes : « César, si ta toute-
« puissance l'ordonne , je suis prêt à te dire avec dé-
« tail quels motifs ont déterminé moi, ma maison et
« ma famille à venir te trouver dans ton illustre de-
« meure. Suivant depuis longues années les lois de
« mes antiques pères, J'ai jusqu'à ce jour conservé
« leurs mœurs, adressé mes vœux les plus soumis et
« offert, en suppliant , mes sacrifices aux dieux et aux
« déesses qu'ils adoraient; ce sont ces divinités que
« J'ai jusqu'à présent priées de conserver par leur pro-
« tection le royaume que m'ont transmis mes aïeux ,
« mon peuple, notre butin et nos toits domestiques,
« d'éloigner de nous la famine , de nous soustraire par
« leur pouvoir à tous les maux, et de nous accorder,
« à nous leurs adorateurs , d’heureux succès en toutes
« choses. Ebbon, l’un de tes prêtres, est venu sur les
«terres des Normands, nous prêchant et nous prou-
« vant un autre Dieu. Il nous a dit qu'il n'était qu'un
« seul vrai Dieu créateur du ciel, de la terre et de la
« mer, à qui seul tout culte était dû. Ce Dieu, ajou-
«tait-il, à fait d’un limon échauffé l’homme et Îa
« femme d’où sont sortis tous les hommes qui peuplent
« l'univers. Ce Dieu tout-puissant a envoyé sur la terre
« son fils, dont le côté a rendu des flots d’eau et de
=
=
ln
2
«
«
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 95
sang. C’est par ce sang que le fils, dans sa miséri-
corde, a racheté le monde de toute espèce de crime,
et lui à assuré après la résurrection le royaume des
cieux. Ce fils de Dieu est appelé Jésus-Christ. Son
saint chrême rend heureux tous ceux qui l’adorent
avec piété. Quiconque ne confessera pas qu'il est le
maitre du tonnerre, et ne recevra pas le don sacré
du baptême, sera, bien malgré lui, précipité dans
les gouffres profonds de l'enfer pour y demeurer
dans la cruelle société des démons. Mais quiconque
desire monter dans les demeures célestes, qu'il re-
connaisse que le Christ est véritablement Dieu et
homme tout ensemble ; qu'il purifie son corps dans
l'onde sainte du baptême, et efface toutes ses souil-
lures en se plongeant trois fois dans ces eaux salu-
taires au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
Ces trois personnes forment un Dieu unique, quoi-
que leurs trois noms soient divers ; leur puissance
et leur gloire sont égales, et ce Dieu a été, est et
sera de toute éternité. Quant à tous ces dieux de
métal , ouvrage de la main des hommes , ton
évêque les appelle de vaines idoles, et déclare
qu'ils ne sont rien. Telle est, bienveillant César ,
la foi que le vénérable prélat Ebbon nous a dit de
sa propre bouche être la tienne. Touché par ton
exemple et par ses honorables discours, je crois
ton Dieu le seul vrai, et rejette à jamais les dieux
sculptés de la main des hommes. C’est donc pour
m'associer à ta foi que , me confiant aux ondes, je
suis venu dans tes États. — Herold , répond l’em-
pereur, ce que tu demandes avec ce langage ami,
je te l'accorde comme je le dois, et j'en rends des
96 ERMOLD LE NOIR.
«actions de grâces à Dieu; c’est par l'effet de sa mi-
« séricorde qu'après avoir si long-temps obéi aux
« ordres du démon, tu sollicites enfin d’être admis à
« la foi des serviteurs du Christ. Allons , ajoute César
« aux siens, courez tous , hâtez-vous de tout disposer
« comme il convient pour répandre sur Hérold, avec
« toutes les solennités d'usage , les dons précieux du
« baptême : qu'on prépare les vêtemens blancs, tels
« que doivent en porter les Chrétiens, les fonts bap-
« tismaux , le chrême et l'onde sainte. »
Tout se fait comme il] l'a prescrit ; et dès que tout
est prêt pour la cérémonie sacrée, Louis et Hérold
se rendent dans le saint temple. César, par respect
pour le Seigneur, recoit lui-même Hérold quand il
sort de l'onde régénératrice, et le revêt de sa pro-
pre main de vêtemens blancs ; limpératrice Judith ,
dans tout l'éclat de la beauté, tire de la source sa-
crée la reine, femme d'Hérold, et la couvre des ha-
bits de chrétienne; Lothaire déjà César, fils de l’au-
guste Louis, aide de même le fils d'Hérold à sortir
des eaux baptismales ; à leur exemple, les grands de
l'empire en font autant pour les hommes les plus
distingués de la suite du roi danois qu'ils habillent
eux-mêmes, et la tourbe tire de l'eau sainte beau-
coup d’autres d’un moindre rang. O grand Louis |
quelle foule immense d’adorateurs tu gagnes au Sei-
gneur! quelle sainte odeur s'émane d’une telle action
et s'élève jusqu'au Christ ! Ces conquêtes, prince, que
tu arraches à la gueule du loup dévorant, pour les
donner’à Dieu , te seront comptées pour Fétermité.
Hérold, couvert de vêtemens blancs et le cœur ré-
généré, se rend sous le toit éclatant de son illustre
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 97
parrain. Le tout-puissant empereur le comble alors
des plus magnifiques présens que puisse produire la
terre des Francs. D'après ses ordres, Hérold revêt
une chlamyde tissue de pourpre écarlate et de pierres
précieuses, autour de laquelle circule une broderie
d’or ; il ceint l'épée fameuse que César lui-même por-
tait à son côté, et qu'entourent des cercles d’or symé-
triquement disposés ; à chacun de ses bras sont atta-
chées des chaînes d’or; des courroies enrichies de
pierres précieuses entourent ses cuisses ; une superbe
couronne, ornement dû à son rang, couvre sa tête ;
des brodequins d’or renferment ses pieds ; sur ses
larges épaules brillent des vêtemens d'or , et des gan-
telets blancs ornent ses mams. L'épouse de ce prince
recoit de la reine Judith des dons non moins dignes
de son rang, et d'agréables parures. Elle passe une
tunique entièrement brodée d’or et de pierreries, et
aussi riche qu'ont pu la fabriquer tous les efforts de
l'art de Minerve; un bandeau entouré de pierres pré-
cieuses ceint sa tête; un large collier tombe sur son
sein naissant ; un cercle d’un or flexible et tordu en-
toure son cou; ses bras sont serrés dans des bracelets
tels que les portent les femmes; des cercles minces
et plians d’or et de pierres précieuses couvrent ses
cuisses, et une cape d'or tombe sur ses épaules. Lo-
ihaire ne met pas un empressement moins pieux à
parer le fils d’Hérold de vêtemens enrichis d'or; le
reste de la foule des Danois est également revêtue
d'habits franes que leur distribue la religieuse muni-
ficence de César.
Tout cependant est préparé pour les saintes céré-
monies de la messe ; déjà le signal accoutumé appelle
Î
98 ERMOLD LE NOIR.
le peuple dans l'enceinte des murs sacrés; dans le
chœur brille un clergé nombreux et revêtu de riches
ornemens , et dans le magnifique sanctuaire tout res-
pire un ordre admirable. La foule des prêtres se dis-
tingue par sa fidélité aux doctrines de Clément :, et
les pieux lévites se font remarquer par leur tenue
régulière ; c’est Theuton qui dirige avec son habileté
ordinaire le chœur des chantres ; c'est Adhalwit qui
porte en main la baguette, en frappe la foule des
assistans et ouvre ainsi un passage honorable à César,
à ses grands, à son épouse et à ses enfans. Le glorieux
empereur , toujours empressé d'assister fréquemment
aux saints ofhces, se rend à l’entrée de la basilique
en traversant de larges salles de son palais resplen-
dissant d’or et de pierreries éblouissantes ; 1l s’avance
la joie sur le front et s'appuie sur les bras de ses fidèles
serviteurs. Hilduin est à sa droite; Hélisachar le sou-
tient à gauche; et devant lui marche Gerung qui porte
le bâton marque de sa charge ?, et protège les pas
du monarque dont la tête est ornée d’une couronne
d’or. Par derrière viennent le pieux Lothaire et Hé-
rold couverts d’une toge et parés des dons éclatans
qu'ils ont recus. Charles encore enfant, tout brillant
d’or et de beauté, précède, plein de gaîté, les pas de
son père , et de ses pieds il frappe fièrement le mar-
bre. Cependant Judith, couverte des ornemensroyaux,
s'avance dans tout l'éclat d’une parure magnifique ;
deux des grands jouissent du suprême honneur de
! Dom Bouquet pense qu’il s’agit ici de saint Clément 1°", pape de l'an
de Jésus-Christ g1 à l’an 100, et anquel ont été attribués des ouvrages
qui contiennent beaucoup de détails sur les devoirs des prêtres.
? Celle de portier en chef (summus ostiarius) du palais.
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH, IV. O9
l'escorter ; ce sont Matfried et Hugues : tous deux, Ja
couronne en tête et vêtus d’habits tout brillans d’or,
accompagnent avec respect les pas de leur auguste
maîtresse. Derrière elle, et à peu de distance, vient
enfin l'épouse d'Hérold étalant avec plaisir les pré-
sens de la pieuse impératrice. Après on voit Friedgies *
que suit une foule de disciples tous vêtus de blanc,
et distingués par leur science et leur foi. Au dernier
rang, marche avec ordre le reste de la jeunesse
danoise parée des habits qu’elle tient de la munifi-
cence de César.
Aussitôt que l'empereur , après cette marche solen-
nelle, est arrivé à l’église, il adresse suivant sa cou-
tume ses vœux au Seigneur ; sur-le-champ le clairon
de Theuton fait entendre le son clair qui sert de si-
gnal, et au même instant les clercs et tout le chœur
lui répondent et entonnent le chant. Hérold , son
épouse, ses enfans, ses compagnons, contemplent
avec étonnement le dôme immense de la maison de
Dieu , et n’admirent pas moins le clergé, l’intérieur
du temple , les prêtres et la pompe du service reli-
gieux. Ce qui les frappe plus encore, ce sont les
immenses richesses de notre roi, à l’ordre duquel
semble se réunir ce que la terre produit de plus pré-
cieux. Eh bien, illustre Hérold! dis, je t'en conjure,
ce que tu préfères maintenant ou de la foi de notre
monarque, ou de tes misérables idoles. Jette done
dans les flammes tous ces dieux faits d’or et d'argent ;
c'est ainsi que tu assureras à to1 et aux tiens une éter-
nelle gloire. Si dans ces statues 1l s'en trouve de fer,
1? Chancelier de Louis-le-Débonnaire et abbé de Saint-Martin de
Tours.
à
100 ERMOLD LE NOIR
dont on puisse se servir pour cultiver les champs, or-
donne qu'on en fabrique des socs, et, en ouvrant le
sein de la terre, elles te seront plus utiles que de telles
divinités avec toute leur puissance. Le Dieu véritable
est celui auquel les Francs et César lui-même adres-
sent leurs vœux solennels; adore-le, et abandonne le
culte de Jupiter. Fais de ce Jupiter des vases et des
chaudières d’un sombre airain; le feu leur convient
comme au Dieu dont tu les auras fabriqués. Change
ton Neptune en fontaines propres à contenir l'eau ,
et il ne perdra pas l'honneur de maîtriser les ondes.
Cependant on préparait avec soin d'immenses pro-
visions, des mets divers et des vins de toutes les
espèces pour le maître du monde; d’un côté, Pierre,
le chef des pannetiers, de l'autre Gunton, qui préside
aux Cuisines, ne perdent pas un instant à faire dis-
poser les tables avec l’ordre et le luxe accoutumés.
Sur des toisons dont la blancheur le dispute à la neige,
on étend des nappes blanches , et les mets sont dressés
dans des plats de marbre. Pierre distribue , comme le
veut sa charge, les dons de Cérès , et Gunton sert les
viandes. Entre chaque plat sont placés des vases d'or;
le jeune et acuif Othon commande aux échansons et
fait préparer les doux présens de Bacchus.
Dès que les cérémonies du culterespectueux adressé
au Très-Haut sont terminées, César, tout brillant d’or,
se dispose à reprendre le chemin quil à suivi pour
se rendre au temple ; son épouse ses enfans , et tout
son cortége, couverts de vêtemens resplendissans d'or,
et enfin les clercs habillés de blanc, imitent son
exemple; et le pieux monarque se rend d’un pas grave
à son palais, où l'attend un festin préparé avec un
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 101
soin digne du chef de l'empire. Radieux, il se place
sur un lit; par son ordre la belle Judith se met à ses
côtés après avoir embrassé ses augustes genoux; le
César Lothaire et Hérold, l'hôte royal, s'étendent de
leur côté sur un même lit, comme l’a voulu Louis. Les
Danois admirent la prodigalité des mets et tout ce qui
compose le service de la table, le nombre des offi-
ciers , ainsi que la beauté des enfans qui servent
César. Ce Jour, si heureux à juste titre pour les Francs
et les Danois régénérés par le baptême , sera pour eux
dans la suite l'objet de fêtes qui en rappelleront la
mémoire.
Le lendemain, à la naissance de l'aurore, dès que
les astres quittent le ciel et que le soleil commence
à réchauffer la terre, César s'apprête à partir pour la
chasse avec ses Francs, dont cet exercice est Le plaisir
habituel, et il ordonne qu'Hérold l'accompagne. Non
loin du palais est une île que le Rhin environne de
ses eaux profondes, où croît une herbe toujours verte
et que couvre une sombre forêt; des bêtes fauves,
nombreuses et diverses, la remplissent. et leur troupe,
dont rien ne trouble le repos, trouve dans les vastes
bois un asile paisible. Des bandes de chasseurs et
d'innombrables meutes de chiens se répandent cà et
là dans cette île. Louis monte un coursier qui foule
la plaine sous ses pas rapides, et Witon, le carquois
sur l'épaule, l'accompagne à cheval! De toutes parts
se pressent des flots de jeunes gens et d'enfans, au
milieu desquels se fait remarquer Lothaire porté par
un agile coursier. Hérold, l'hôte de l'empereur, et ses
Danois, accourent aussi pleins de joie pour contem-
pler ce beau spectacle; la superbe Judith, la pieuse
to £RMOLD LE NOIR.
épouse de César, parée et coiffée magnifiquement ,
monte un noble palefroi; les premiers de l’État et la
foule des grands précèdent ou suivent leur maîtresse
par égard pour leur religieux monarque. Déjà toute
Ja forêt retentit des aboïiemens redoublés des chiens;
ici les cris des hommes, là les sons répétés du clairon
frappent les airs; les bêtes fauves s'élancent hors de
leurs antres, et les daims fuient vers les endroits les
plus sauvages; mais ni la fuite ne peut les sauver,
ni Les taillis ne leur offrent d’asiles sûrs ; Le faon tombe
au milieu des cerfs armés de bois majestueux, et le
sanglier aux larges défenses roule dans la poussière
percé par le javelot. César, animé par la joie, donne
lui-même la mort à un grand nombre d'animaux qu'il
frappe de ses propres mains ; ardent Lothaire , dans
la fleur et la force de la jeunesse, fait tomber plu-
sieurs ours sous ses coups ; le reste des chasseurs tue,
cà et là, à travers les prairies une foule de bêtes fauves
de toute espèce. Tout à coup une jeune biche que
la meute des chiens poursuit avec chaleur, traverse
en fuyant le plus épais de la forêt, et bondit au mi-
lieu d’un bouquet de saules ; là s'étaient arrêtés la
troupe des grands, Judith l'épouse de César et le jeune
Charles encore enfant; l'animal passe avec la rapidité
de l'air; tout son espoir est dans la vitesse de ses
pieds; s’il ne trouve son salut dans la fuite, 1l périt ;
le jeune Charles l’apercoit, veut le poursuivre à l'exem-
ple de ses parens, demande un cheval avec d’instantes
prières, presse vivement pour qu'on lui donne des
armes, un carquois et des flèches légères, et brûle de
voler sur les traces de la biche, comme son père a
coutume de le faire. Mais vainement il redouble ses
FAITS ET GESTÈS DE LOUIS-LE-PIEUX , CH. I. 103
ardentes sollicitations; sa charmante mère lui défend
de la quitter et refuse à ses vœux la permission de
s'éloigner. Sa volonté s’irrite, et comme il arrive à
cet âge, si le maître aux soins duquel il est confié
et sa mère rie le retenaient, le royal enfant n’hésite-
rait pas à suivre la chasse à pied. Cependant d’autres
jeunes gens volent, atteignent la biche dans sa fuite
et la ramènent au petit prince sans qu'elle ait recu au-
cune blessure : lui, alors, prend des armes proportion-
nées à la faiblesse de son âge , et en frappe la croupe
tremblante de l'animal ; toutes les grâces de l'enfance
se réunissent et brillent dans le jeune Charles, et leur
éclat emprunte un nouveau lustre de la vertu de son
père et du nom de son aïeul. Tel autrefois Apollon,
quand il gravissait les sommets des montagnes de
Délos , remplissait d’une orgueilleuse joie le cœur de
sa mère Latone.
Déja César, son auguste père, et les jeunes chas-
seurs chargés de gibier, se disposaient à retourner
au palais. Cependant la prévoyante Judith a fait cons-
truire et couvrir dans le milieu de la forêt une salle
de verdure ; des branches d’osier et de buis dépouil-
lées de leurs feuilles en forment l'enceinte, et des
toiles la recouvrent. L'impératrice elle-même prépare
sur le vert gazon un siége pour le religieux monar-
que, et fait apporter tout ce qui peut assouvir la faim.
César, après avoir lavé ses mains dans l’eau, et sa belle
compagne s'étendent ensemble sur un lit d’or, et,
par l'ordre de cet excellent roi, le beau Lothaire et
leur hôte chéri Hérold prennent place à la même
table ; le reste de la jeunesse s’asseoit sur l'herbe qui
couvre la terre, et repose ses membres fatigués sous
104 ERMOLD LE NOIR.
l'ombrage de la forêt. On apporte, après les avoir fait
rôtur, les entrailles chargées de graisse des animaux
tués À la chasse, et la venaison se mêle aux mets ap-
prêtés pour César. La faim satisfaite disparaît bientôt ,
on vide les coupes, et la soif à son tour est chassée
par une agréable liqueur ; un vin généreux répand
la gaîté dans toutes ces ames courageuses, et chacun
regagne d'un pas plus hardi le toit impérial. À peine
y est-on arrivé qu'on puise de nouveau dans les dons
de Bacchus une chaleur vivifiante, et que tous ensuite
se rendent aux saints offices du soir. Après qu'ils ont
été chantés avec le respect et la dignité accoutumés,
Louis et sa suite retournent au palais. Bientôt se ré-
pandent dans le château des flots de jeunes gens; ils
apportent et désirent mettre sous les yeux du mo-
narque les trophées de la chasse; ce sont des milliers
de bois de cerf, les têtes et les peaux des ours, les
corps entiers de plusieurs sangliers aux longues soies,
des chevreuils, et la biche tombée sous les honorables
coups du jeune Charles. Le roi, toujours plein de
bonté, distribue cette riche proie entre tous ses fidèles
serviteurs, sans oublier d'en assigner une part consi-
dérable à ses clercs.
Cependant, à l'aspect de toutes ces merveilles,
l'hôte de César, Hérold, roule dans son cœur mulle
pensers divers, quand il voit marcher ensemble , et
respectés comme ils doivent l'être, et les droits du
trône et les devoirs envers Dieu ; il s'étonne et de la
puissance de Louis et de la sincérité de sa foi; mais à
la fin, rejetant loin de lui tous les sentimens incertains
qui agitent son esprit, il embrasse le parti que Dieu
même Jui inspire; de son propre mouvement, 1l se
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 10)
prosterne aux pieds de l’empereur, et lui adresse ces
paroles où respire une fidélité sans réserve :
« Ilustre et puissant César, toi l’adorateur du vrai
« Dieu et l'arbitre des peuples que ce Dieu qui peut
«tout à confiés à tes soins, je reconnais combien,
«grâce à la bonté du Seigneur, tu es justement cé-
«lèbre, patient, fort, religieux, redoutable par les
«armes et clément tout ensemble ; je vois que, com-
« blé outre mesure des biens de ce monde, tu ne te
«montres ni moins libéral envers les indigens, ni
«moins facile et doux envers tes sujets ; toutes les
«vertus, Je le confesse, César, coulent chez toi à
« pleine source, et ton cœur est sans cesse trempé de
« la rosée céleste. La douce persuasion qui coule de
«tes lèvres a soumis ma tête au joug du Christ, m'ar-
«rache par ses conseils aux flammes éternelles, retire
«ma maison et moi des voies funestes de l'erreur où
«nous étions engagés, et abreuve nos cœurs des
«eaux de la vérité. Ce n’est pas tout; tu me renvoies
«l'ame remplie du Seigneur, le corps chargé de ri-
« chesses, comblé de dons divers en armes et en
«objets de tout genre. Qui pourrait faire de telles
« choses, s'il n’était embrasé de l'amour de ce Christ
«qui prodigua tant de biens précieux à un peuple
«ingrat ? J'en suis convaincu, toi seul es sur la terre
«le chef de tous les hommes de bien, et c’est à juste
«titre que tu tiens le sceptre de l'empire des chré-
«tiens. De même qu'à mes yeux toutes les idoles dis-
« paraissent devant le nom du Christ, de même toutes
«les puissances de la terre doivent s’humilier devant
«ton nom. Que la formidable gloire des siècles an-
«tiques s'échipse donc tant que le maître du tonnerre
106 ERMOLD LE NOIR.
« conservera toute sa vigueur à ton empire. Peut-être
«autrefois s'est-il trouvé quelque prince qu’on pour-
«rait égaler à toi pour la munificence et la valeur
« guerrière, mais tu les surpasses tous en amour pour
« Dieu. Au reste, que fais-je ? pourquoi, quand il faut
«agir, m'arrêter à de vains discours? [1 me suflira de
«peu de mots pour manifester toute mon admira-
«tion. » Il dit, et, joignant les mains, il remet de
lui-même et sa personne et le royaume qu'iltient du
droit de sa naissance en Ja puissance du roi des
Francs. «Recois, César, ajoute-t-il, le don de ma
« personne et des pays soumis à mes lois ; c’est de ma
« propre volonté que je me soumets à ton obéis-
« sance, » L'empereur alors prend dans ses augustes
mains les mains d'Hérold , et le royaume des Danois
est ainsi réuni à l'empire des Francs si renommés par
leur piété. Aussitôt le victorieux César donne à Hé-
rold des armes et un coursier, comme le veut l’an-
üque usage des Frances, et ce jour brillant voit se
renouveler des fêtes où les Francs et les Danois font
éclater une joie commune.
Cependant Louis, voulant récompenser la piété du
fidèle Hérold, lui prodigue les plus riches présens ; il
recule les frontières de ses États et y ajoute des terres
fertiles en toutes sortes de productions , abondantes
en gibier, et où il puisse se maintenir en cas de guerre.
À ces dons le puissant César joint tout ce qui peut
servir à rehausser l'éclat des cérémonies du culte
divin , des vases sacrés, des ornemens pour les clercs
engagés dans les saints ordres, des prêtres, et les
livres reconnus comme catholiques. Sa piété ne s'ar-
rête point là, et il envoie aux Danois des moines qui
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 105
s'offrent d'eux-mêmes à conduire ce peuple dans le
chemin du royaume des cieux. Dire quels sont ces
présens, leur nombre et leur richesse, est au-dessus
des forces de mon esprit, et mes chants ne sauroient
ÿ réussir.
Cependant les nautonniers versés dans la connais-
sance des signes que l'onde présente aux navigateurs
chargent les vaisseaux de trésors et de vivres, dons
d'une munificence vraiment royale ; déjà les zéphyrs
invitent la voile à se déployer. Le vent presse le dé-
part et n'y souffre aucun retardement, car l'approche
de l'hiver s'annonce par de redoutables présages ;
aussi, une fois les bâtimens chargés et les voiles re-
nouvelées, Hérold comblé d’honneurs monte sur son
navire avec la permission de César; mais son fils et son
neveu demeurés dans le palais du roi y font le ser-
vice militaire et s’acquittent des devoirs imposés aux
Frances, tandis que lui-même, sur son bâtiment rempli
d'armes et de provisions de toute espèce, regagne à
travers les flots incertains de la mer le royaume quil
a hérité de ses aïeux.
C'est ainsi, Louis, que tu as assuré au Dieu tout-
puissant de précieuses conquêtes , et réumi de vastes
États à ton Empire; les pays que les armes de tes
ancêtres n'ont pu soumettre par aucun combat se sont
donnés à toi volontairement; ce que ni la puissante
Rome, ni la valeur des Francs n’ont assujetti, tu le
possèdes et le gouvernes en père au nom du Christ.
Bien plus, ces orgues dont jamais la France n’avait été
enrichie, dont l'empire des Grecs s'enorgueillissait
avec trop de hauteur, et par la possession seule des-
quelles Constantinople se vantait, César, de te surpas-
108 ERMOLD LE NOIR.
ser, Lu les as maintenant dans ton palais d’Aix-la-Cha-
pelle. Se voir ainsi dépouiller de leur principale gloire,
annonce peut-être aux Grecs qu’un jour il leur faudra
courber leurs têtes sous le joug des Francs. Applaudis,
France, tu le dois, et rends de pieuses actions de
gârcces à Louis dont les vertus te garantissent, de
si grands avantages, et que le Dieu tout-puissant, créa-
_teur du ciel et de la terre, permette que le nom de
César soit célébré par tout l'univers pendant une
longue suite de siveles !
Pendant que je chantais ces vers , tourmenté par les
remords de la faute dont je m'étais rendu coupable,
je languissais dans les prisons de Strasbourg, de cette
cité qui t'a dédié, Vierge Marie, des temples magni-
fiques, et où la gloire dont tu as joui sur la terre est
plus qu'ailleurs l'objet d'un culte respectueux. Sou-
vent, dit-on, les puissances célestes ont visité ces
temples ; souvent on a vu les chœurs des anges y
apporter leurs hommages à la mère du Christ, et une
foule de miracles s'y sont opérés ; on en cite plusieurs,
mais contente-toi, muse , d'en raconter quelques uns
si la pieuse Vierge daigne l'inspirer.
La garde de l’église consacrée à Marie fut autre-
fois confiée à Theutram, bien digne de ce nom glo-
rieux : il veillait nuit et jour devant l'autel dédié à
la mère de Dieu, et passait la plupart de ses heures
à prier le Seigneur ; aussi ce prêtre mérita-t-il , avec
le secours de la bonté divine, de voir souvent les
anges saints habitans des cieux. Une nuit, après avoir
récité les psaumes et les hymnes sacrés, 1l se Jette
sur un lit pour donner quelque repos à ses membres
épuisés par la fatigue; tout à coup il voit le temple
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 109
éclairé d’une lumière semblable à celle du soleil, et
telle que la répand cet astre dans le jour le plus se-
rein. Il s’élance hors de son lit, et cherche à savoir
d’où peuvent provenir les flots de lumière dont le
saint édifice est inondé. Un oiseau de la grandeur
d’un aigle couvrait l'autel de ses ailes étendues; mais
cet oiseau , ce n'est point la terre qui l’a engendré.
Son bec est d'or; ses serres sont d'une matière plus
riche que les pierres précieuses ; sur ses ailes est ré-
pandue la couleur azurée de l’éther, et de ses yeux
jaillit une lumière éclatante. Le saint prêtre ; frappé
d’étonnement, n'ose fixer ses regards sur ceux de
l'oiseau, dont il contemple avec admiration et les
ailes et le corps , et surtout les yeux étincelans. L’oi-
seau demeure sur l'autel jusqu'au moment où les trois
chants du coq se font entendre, et appellent les reli-
gieux à l'office. Alors il prend son vol, et, chose mi-
raculeuse , la fenêtre opposée à l'autel s'ouvre d’elle-
même pour lui laisser la hberté de sortir du temple.
À peine s'est-il élevé vers les cieux que toute lumière
disparaît, et prouve, en s’éclipsant, que cet oiseau
était un habitant du royaume de Dieu.
A une autre époque, ce savant prêtre eut une vi-
sion semblable, et ce que m’en ont raconté plusieurs
religieux commande l'admiration. Il récitait à son or-
dinaire des psaumes au pied de l'autel de cette même
église, et employait à chercher Dieu du fond de son
cœur les heures où déjà les ténèbres couvraient la
terre. Ceux de ces disciples à qui la garde du temple
était confiée pour cette nuit veillaient avec lui, et
remplissaient les devoirs auxquels la cloche les ap-
pelait. Voilà que tout à coup le fracas du tonnerre et
110 ERMOLD LE NOIR.
un vent épouvantable ébranlent à coups redoublés les
toits élevés du saint édifice. Les disciples tombent
renversés dans la poussière ; tremblans, et l'esprit
égaré par la frayeur, ils se prosternent la face contre
terre; mais le prêtre intrépide élève ses mains vers
le ciel, et veut s'éclaircir de la cause de ce bruit ex-
traordinaire. Bientôt il voit la voüte du temple sacré
s'ouvrir, et donner entrée à trois hommes resplen-
dissans de lumière, couverts de vêtemens blanes,
dont les membres surpassent la neige en blancheur,
et qui le disputent au lait par celle de leur teint.
Celui qui est entré le troisième, plus âgé que les
deux autres, s’'avance pieusement appuyé sur eux
comme sur ses serviteurs. À peine a-t-il touché le
sol qu'ils marchent religieusement vers Pautel de la
Vierge sainte, et entonnent à haute voix des prières
à la manière des simples mortels ; ils visitent ensuite
les autres autels , récitant des prières toujours à haute
voix , et telles qu'elles sont réglées pour chacun de
ces autels, À la droite de l'église, il en est un en effet
sous l’invocation de Paul; à gauche, un autre porte
le nom de Pierre; d’un côté est l'illustre docteur; de
l'autre est le dépositaire des clefs du ciel; entre eux
brille dans tout son éclat l'auguste mère de Dieu ; l'ar-
change Michel et la sainte croix occupent le milieu de
Ja nef, et à l'extrémité se voit dans toute sa gloire
Jean donnant le baptême à l'oint du Seigneur. Les
habitans des cieux adressent leurs prières à ces saints
dont souvent ils voient les ames en présence de Dieu.
Qui peut être en effet assez ignorant et insensé pour
croire qu'on ne doive aucun culte aux corps des saints
fondateurs de l'Église ? N'est-ce pas Dieu qu’on adore
PAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 111
dans ces serviteurs, objets de son amour, dont l’in-
tercession nous aide à monter au royaume des cieux ?
Pierre n’est pas Dieu sans doute ; mais , je le crois fer-
mement , les prières de Pierre peuvent obtenir que la
peine de mes péchés me soit remise. Tant que ces trois
hommes demeurent à parcourir le temple dédié à
Marie, la voûte de l’église reste ouverte; mais à peine,
après avoir accompli leurs saints vœux, sont-ils re-
tournés vers le ciel, que cette même voûte, se re-
fermant d'elle-même, reprend son ancienne forme.
Le saint prêtre, voyant ce miracle, va retrouver ses
compagnons que la stupeur de leur ame tenait tou-
jours attachés à la terre : « Levez-vous, mes frères,
« dit-il; quel est done le malheur qui peut vous forcer
«à dormir ainsi lorsque vous devriez veiller? » A
peine peuvent-ils laisser échapper quelques paroles
à travers les sanglots qui les suffoquent, et tous dé-
clarent ignorer comment ce sommeil Les a surpris.
« Courage, reprend leur maître ; remarquez avec soin
« ce temps et cette heure; peut-être ce qui vient
« d'avoir lieu est-il le précurseur de quelque autre
« événement. » Sans doute, autant que je puis le
croire, ce miracle désignait un saint pontife revêtu
d’une des plus honorables dignités de l'Église, que le
chœur des anges transportait dans le royaume des
cieux. Et en effet, chose vraiment miraculeuse! dans
le temps où le saint prêtre eut cette vision mourut
le célèbre Boniface , tandis qu'il s’efforçait de courber
au joug de la doctrine du Christ les cœurs de fer des
Frisons, et de frayer à ce peuple la route du ciel.
Cette nation, hélas ! profondément gangrenée, im-
mola ce saint homme si capable de guérir le mal qui
112 à ERMOLD LE NOIR.
la dévorait, et lui ouvrit par cette mort les portes du
royaume d'en haut. En montant au ciel avec deux
compagnons de son martyre, il voulut AMOrSe sainte,
visiter ton temple.
O toi dont les cieux admirent tant la haute vertu,
dont le pouvoir est si grand sur la terre, et qui as été
jugé digne de donner naissance au Sauveur du monde;
toi dont l'autel a si souvent entendu ma respectueuse
prière, accorde-moi ton secours , quelque faibles que
soient mes mérites , et mets un terme à mon exil ; et
si les gloires de ce monde continuent de me fuir et
de m'être cruelles, souffre, pieuse Vierge, que, sous
ta conduite, je m'élève jusqu'aux sphères célestes.
Ermold , exilé, indigent et malheureux, t'offre, Cé-
sar, cet essai de sa lyre grossière et discordante; faute
d’autres dons à te faire, 1l met ces misérables vers
aux pieds de ta toute-puissance, et dans sa pauvreté
il n'a que des chants à te présenter. Puisse le Christ
qui tient dans sa main les cœurs des rois, les comble
de sa grâce, tourne comme il Jui plait leurs pensées,
qui a particulièrement fait fleurir dans le tien toutes
les vertus, et l’a rempii de la plus éminente piété ,
tinspirer, illustre monarque, de jeter un œil favo-
rable sur ma misère, et de prêter une oreille bien-
veillante à mes supplications ! Peut-être la vérité de
mes paroles pourra-t-elle te convaincre que je suis
moins coupable que tu ne crois du crime qu'on nrim-
pute. Ne crois pas cependant que je cherche à m'ex-
cuser de la faute qui m'a précipité dans un cruel exil;
je me contente de demander que cette clémence sans
bornes qui remet à tant de criminels les châtimens
qu'ils ont encourus, daigne se souvenir de Fexil dans
FAITS ET GESTES DE LOUIS-LE-PIEUX, CH. IV. 113
lequel je languis. Et toi, belle Judith, digne épouse
d’un tel prince , toi qui t'assieds à si Juste titre avec
lui au faite de l'Empire, accorde ta protection à ma
disgrâce , console un malheureux froissé par la dou-
leur ; relève-moi dans ma chute, brise les fers d’un
coupable, et puisse le Dieu qui tonne du haut des
cieux, vous conserver tous deux, et vous combler de
grandeurs, de richesses, d’honneurs et d'amour pen-
5
dant de longues années |
FIN DU POÈME D ERMOLD LE NOIR,
ANNALES
DE
SAINT-BERTIN.
NOTICE
SUR
LES ANNALES DE SAINT-BERTIN.
A »nts la mort de Lonis-le-Débonnaire ,; de Charles-
le-Chauve à Louis v, l’histoire de France est
encore plus confuse et plus obscure que dans le
dernier siècle de la race mérovingienne. La vaste
étendue de empire de Charlemagne ne fit qu’a-
grandir le chaos. Le nombre et la mobilité des
partages qui en furent faits entre ses descendans,
la fréquente similitude de leurs noms, l’enche-
vêtrement de leurs États, la nullité de leur pou-
voir dans la plupart des pays qu’ils étaient censés
posséder, leurs continuels efforts pour se ravir
réciproquement des provinces ou des royaumes
qu’ils occupaient un moment pour les perdre aus-
sitôt après, les progrès de l'indépendance féodale
sans que pourtant les fiefs fussent encore des pos-
sessions stables et bien déterminées, tout concourt
à détruire , dans cette histoire , toute clarté, toute
unité ; et rien n’est plus difficile que de concevoir
nettement quelle était alors la situation relative
118 NOTICE
de tant de souverains et de peuples, ou d’en suivre,
à travers tant d’événemens sans résultat, les in-
nombrables vicissitudes.
Les historiens modernes se sont appliqués à
porter quelque lumière dans ces ténèbres, quel-
que ordre dans cette confusion. Ils en ont extrait
les faits les plus importans pour les grouper au-
tour des principaux noms propres et les distribuer
dans un récit méthodique. Il le fallait bien pour
faire une histoire qui pût, sans trop de fatigue,
être comprise et retenue par les lecteurs. Mais
de là résulte, dans leurs ouvrages, un mensonge
peut-être inévitable, Les temps qui y sont décrits,
les événemens qui y'sont racontés s’y présentent
sous une forme beaucoup trop nette et trop régu-
lière. Vainement l'écrivain parle du désordre qui
régnait alors, de la mobilité des possessions, du
démembrement de la souveraineté, de la nullité
des princes; ses réflexions nous entretiennent du
chaos, et il s’est efforcé de le bannir de ses récits ;
il répète sans cesse que tout était confus , obscur,
désordonné , et 1l travaille à tout éclaircir, à tout
arranger avec quelque régularité; en sorte qu’il
détruit, pour ainsi dire, d’une main ce qu’il fait
de l’autre, et que plus il réussit à rendre l’his-
toire claire et facile à suivre, moins il nous donne
SUR LES ANNALES DE SAINT-BERTIN. 119
une idée juste du temps et de l’état de la société.
Les historiens contemporains n’ont point res-
senti cet embarras ni tenté ainsi des efforts con-
tradictoires ; il leur eût été impossible de saisir
l’ensemble des événemens qui se passaient sous
leurs yeux, de les classer selon leur importance,
de les rattacher à un centre commun et d’en com-
poser une narration bien crdonnée; tous moyens
leur manquaient pour une telle œuvre, et la plu-
part d’entre eux n’en ont pas même conçu l’idée.
Le désordre du temps a passé dans leurs écrits ;
ils nous ont transmis les faits commeils les avaient
vus ou recueillis, c’est-à-dire pêle-mêle , s’assu-
jétissant à peine à un faible lien chronologique ,
interrompant le récit incomplet d’une guerre pour
parler de la querelle d’un évêque avec son métro-
politain ou des délibérations d’un concile sur
quelque point de dogme ou de discipline qu’ils
indiquent sans l’expliquer, laissant là le concile
assemblé pour raconter une incursion de quelque
bande de Normands, passant tout à coup des dé-
sastres des Normands aux négociations des rois,
des négociations des rois à la révolte de quelque
duc ou aux débats de quelqües comtes, jetant cà
et à un miracle , une éclipse , l’état de l’atmos-
phère, les ravages des loups dans les campagnes,
120 NOTICE
ne prenant nul soin de rien éclaircir, de rien
arranger, étrangers enfin à tout travail de com-
position , à toute suite dans le récit , livrant seu-
lement à leurs lecteurs tous les renseignemens
qu'ils ont pu recueillir du fond de leur monas-
tère, et aussi confus, aussi dépourvus d’enchai-
nement et de régularité que l’étaient alors les
actions des hommes et les affaires du monde.
Ce n’est point dans de tels ouvrages qu’on peut
commencer à apprendre l’histoire, car il faut l’y
chercher laborieusement, l’en exhumer, pour
ainsi dire, pièce à pièce, remettre chacune à sa
place, et reconstruire ce passé dont les monumens
ne nous offrent que des ruines. C’est là ce qu'ont
fait les historiens modernes, et c’est seulement
après les avoir lus , après avoir bien démêlé , dans
leurs livres, la série des principaux faits et la
situation des principaux acteurs, qu’on peut abor-
der avec fruit la lecture des historiens contem-
porains. Mais alors aussi ces derniers sont indis-
pensables à qui veut vraiment savoir l’histoire ;
eux seuls font comprendre , par le caractère même
de leurs écrits, l’état réel de la société ; eux seuls,
quand la science a fait son œuvre, contraignent
imagination à faire aussi la sienne en se replon-
geant dans le chaos qu’ils reproduisent fidèle-
SUR LES ANNALES DE SAINT-BERTIN. 121
ment. Sans les travaux des modernes, peu de
lecteurs prendraient la peine de rechercher eux-
mêmes, dans ces récits du temps, les membres
épars du squelette de l’histoire; sans la lecture
des contemporains, cette histoire ne serait, pour
la plupart des lecteurs, qu’un squelette sans vie.
Des chroniques du neuvième siècle, les {nnales
de Saint-Bertin sont peut-être celle à laquelle ceci
s'applique avec le plus d’exactitude. Elles portent
ce nom, non qu'un moine de Saint-Bertin les ait
rédigées, mais parce que le manuscrit en fut
trouvé dans ce monastère par le père Rosweïd ,
jésuite, qui en fit faire une copie publiée, pour
la première fois, par Duchesne, dans le tome 5*de
sa Collection des Historiens français. Elles ont
été réimprimées depuis, avec des variantes et
quelques additions empruntées à d’autres manus-
crits, dans plusieurs collections analogues , entre
autres dans celle de Dom Bouquet. Dans leur en-
semble, elles s’étendent de l'an 741 à l’an 882,
mais sont composées de diverses parties qui ne sont
évidemment ni de la même main ni d’une égale
valeur. La première partie, de lan 741 à l’an 814,
est transcrite mot à mot des Æ/nnales dites de
Loisel ; la seconde, de l’an 814 à l’an 830, répète
les Annales d’Eginhard; la troisième, de Pan
122 NOTICE
850 à l’an 856, est l’ouvrage d’un anonyme. Ces
trois parties n’offrent aucun caractère qui indique
qu’elles aient été rédigées par quelque contem-
porain, et ne contiennent rien d’ailleurs qui ne
se trouve, avec plus de détails et sous une forme
plus intéressante, dans d’autres écrits, surtout
dans ceux que nous avons déjà publiés. Il n’en est
pas ainsi de la quatrième et de la cinquième par-
ties; la question de savoir quels en sont les au-
teurs a donné lieu à de longs débats; mais, en
hésitant sur leur nom, on n’a jamais révoqué en
doute qu’ils appartinssent au siècle même qu’ils
racontent. Îl est maintenant à peu près convenu
que la quatrième partie, de lan 836 à l’an 867,
est l’ouvrage de saint Prudence, Espagnol d’ori-
gine , mais venu en France en bas âge, et mort
évêque de Troyes en 861. La cinquième, qui va
de l’an 86r à l’an 882, a été attribuée au célèbre
Hincmar, archevèque de Rheims; et si elle n’est
pas toute entière de sa main, on ne peut guère
douter qu’elle n'ait été rédigée sous ses yeux et ter-
minée par quelqu'un de ses élèves". Nul homme,
‘ Cette double opinion a été établie, 1°. par deux lettres de
M. Lévêque de La Ravalière , insérées dans le Mercure en 1756 et
1759 ; 2°. par une dissertation de l'abbé Lebeuf , intitulée : Exa-
men critique des trois dernières parties des Annales de Saint-
Bertin , avec les preuves démonstratives que Prudence de Troyes
SUR LES ANNALES DE SAINT-BERTIN. 193
comme on sait, n’a joué à cette époque, dans
l'Etat et dans l'Eglise, un rôle plus actif et plus
important qu'Hincmar.
Les quatre premières années de ces deux parties
(de l’an 836 à Pan 840) sont les seules que nous
ayons omis de traduire; elles ne contiennent que
la répétition de ce qui se trouve dans les deux
est auteur de la pénultième partie , et Hincmar de Rheims auteur.
de la dernière ; et insérée dans ses Dissertations sur l'Histoire de
Paris (1739), tom. 1, pag. 432—/497. « Je serais volontiers de
« cet avis, » dit Dom Bouquet dans sa préface du tome 7 de sa
Collection des Historiens francais, « si je n'étais arrêté par une
« grande difficulté; car je ne saurais me persuader que Prudence
« qui favorisait Gothescalc ( Gottschalk )..….. ait écrit ce qu'on en
« lit dans les Anrales de Saint-Bertin , à Van 849. Ayant décou-
« vert ma difiiculté à M. l’abbé Lebeuf , et lui ayant objecté que les
« injures que l'Annaliste dit à Gothescalc ne pouvaient se concilier
avec la protection que lui donnait Prudence , cet habile homme
« me répondit qu'il soupconnait que l'original de Prudence était
« tombé, après sa mort, entre les mains d'Hincmar , et que cet
=
« endroit où il est parlé de Gothescale , et qui avait été écrit autre-
« ment par Prudence, avait été interpolé par Hinemar et changé
« de la manière que nous le lisons présentement. Si cela était ainsi,
« j'embrasserais de tout cœur le sentiment de ce savant abbé , et je
« donnerais à Prudence cette partie des Annales. Pour ce qui est
« de la dernière partie , le style de l’auteur , son génie, son éru-
« dition sur les canons et les lois ecclésiastiques , son animosité
« contre Prudence et Gothescalc, et toutes les autres choses que
« détaille M. l'abbé Lebeuf , conviennent parfaitement à Hinemar.
« Mais ce qui est rapporté sur la fin de l’an 882 , et qui paraît être
« du même auteur, ne peut guère convenir à Hinemar qui était
« près de mourir, s'il ne l'était pas déjà. Ainsi il faut attribuer
« celte partie à quelqu'un des amis ou des disciples d'Hincemar. »
124 NOTICE
Vies de Louis-le-Débonnaire par Thégan et par
PAstronome. Mais, à partir de lan 840, les
Annales de Saint-Bertin sont la chronique con-
temporaine la plus détaillée et la plus exacte qui
nous reste sur le neuvième siècle ; elles devaient
donc nécessairement entrer dans notre Collection.
Je n’ai rien à ajouter à ce que je viens de dire du
caractère général des chroniques de cette époque ;
celle-ci est confuse comme toutes les autres, d’au-
tant plus confuse peut-être qu’elle donne plus de
détails sur certains faits , notamment sur les que-
relles qui agitèrent alors les Eglises de France.
La lecture en serait donc quelquefois pénible
pour quiconque ne connaîtrait pas déjà assez bien
l’obscure histoire des successeurs de Louis-le-
Débonnaire ; mais iout lecteur muni de cette ins-
truction préliminaire trouvera , dans les Ænnales
de Saint-Bertin, beaucoup de renseignemens
curieux, et une fidèle image du déplorable état
d’un pays constamment en proie aux ravages des
Normands, au chaos de la féodalité naissante ,
aux guerres de princes incapables et aux débats
d’évêques ambitieux.
Nous avons ajouté aux Ænnales de Saint-Bertin
un fragment qui s’étend de Pan 882 à l’an 903,
et termine les Ænnales de Metz. l’auteur de
SUR LES ANNALES DE SAINT-BERTIN. 195
cette dernière chronique , qui commence à lori-
gine de la monarchie française, était un moine
de Saint-Arnoul de Metz, qui vivait encore au
commencement du dixième siècle. Cette partie
de son ouvrage est donc le récit d’un contempo-
rain; elle ne manque pas d'intérêt et conduit
jusqu’à la fin du neuvième siècle Pouvrage de saint
Prudence et d’Hincmar ou de son clerc.
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ANNALES
DE
SAINT-BERTIN.
[540.] a ayant appris la mort de son père,
vint d'Italie dans la Gaule, et, transgresseur des lois
de nature, orgueilleux du nom d’empereur, s’arma
en ennemi contre ses deux frères , Louis et Charles,
et les attaqua par les armes, tantôt l’un, tantôt l’autre.
Cependant ses succès contre aucun des deux ne ré-
pondirent point à son insolence, et, après avoir né-
gocié , 1l s'éloigna pour un temps de tous deux à cer-
taines conditions ; mais, dans la perversité de sa con-
voitise et de sa cruauté, 1l ne cessa de machiner contre
eux , soit ouvertement, soit en secret.
[84r.] Cependant Louis et Charles, l’un au delà,
l'autre en deçà du Rhin, soumirent ou se concilierent,
soit par la force, soit par les menaces, soit par des
dons, soit à certaines conditions, tous les hommes
des pays qui leur étaient échus. Lothaire, pendant
les jours du carême, s’avanca contre Louis jusqu’à
Mayence pour lui livrer combat ; mais celui-ci faisant
résistance , Lothaire demeura long-temps sans pou-
voir traverser le fleuve. Cependant, par l’artifice et
la perfidie d’aucuns du parti de Louis, Lothaire
ayant passé , Louis se réfugia en Bavière. Un grand
nombre des gens de Lothaire s’efforçca aussi d’em-
128 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
pêcher Charles de passer la Seine; mais, par la pru-
dence des forts et par le courage des prudens, il
arriva de l’autre côté du fleuve. Charles les mit deux
ou trois fois en fuite. Lothaire , apprenant la déroute
des siens et l’arrivée de Charles, repassa le Rhin, et,
ayant placé des gardes pour s'opposer à Louis, marcha
contre Charles. Louis, se précipitant sur les troupes
que Lothaire avait préparées contre lui, en mit une
grande partie à mort et le reste en fuite ; puis il se
hâta de s’avancer au secours de son frère Charles.
Cependant les pirates danois, venus des rives du
Nord, firent irruption sur le territoire de Rouen, et,
promenant partout la fureur du pillage, du fer et
des flammes, livrèrent la ville, les moines et le reste
du peuple au carnage et à la captivité, dévastèrent
tous les monastères, ainsi que tous les autres lieux
voisins de la Seine, ou les laissèrent remplis d’effroi,
après en avoir recu beaucoup d'argent.
Charles marcha ensuite , plein d'affection et de de-
sir, à la rencontre de son frère Louis qui s’avançait
vers lui; et tous deux, unis dans la charité frater-
nelle ; aussi bien que dans l’enceinte du même eamp,
dans leurs repas et conseils communs, adressèrent à
leur frère Lothaire de fréquens messages sur le sujet
de la paix, de la concorde, et du gouvernement gé-
néral de leurs peuples et de leurs royaumes; mais lui,
se jouant sans cesse de leurs envoyés et de ses ser-
mens, reçut d'Aquitaine Pepin, fils de son frère Pepin,
mort depuis peu, et fit, au lieu dit Fontenaille, dans
le pays d’Autun, des préparatifs de guerre pour enle-
ver à ses deux frères leur portion héréditaire du
royaume. Ses frères, ne pouvant le ramener à Ja paix
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 129
et à l'union fraternelle, marchèrent contre lui, et le
24 juin , jour du samedi, ils le rencontrèrent au ma-
tin. Beaucoup tombèrent des deux parts; beaucoup
furent mis en déroute, et Lothaire s'enfuit honteu-
sement vaincu.
On massacrait de tous côtés les fuyards, lorsque
Louis et Charles, brülans de piété, ordonnèrent de
cesser le carnage; bien plus, par l'intercession du
clergé, ils s’abstinrent de poursuivre les fuyards loin
du camp, et il fut donné charge aux évêques que le
lendemain , jour auquel pour ce faire on campa dans
le même lieu, ils missent les morts en la sépulture,
selon qu'ils en trouveraient l’occasion.
Dans ce combat fut pris George, évêque de Ra-
venne, envoyé de la part de Grégoire , pontife ro-
main, à Lothaire et à ses frères en vue de la paix,
mais que Lothaire avait retenu, sans lui permettre
d'aller trouver ses frères; on le renvoya chez lui avec
honneur. Lothaire, se retirant, arriva à Aix, et là,
pour pouvoir relever les combats , il s’efforca de se
concilier les Saxons et les autres peuples voisins de
ces frontières, permettant à cette fin aux Saxons
qu'on appelle Séelling ”, et dont il se trouve un grand
nombre parmi cette nation, de choisir entre les di-
verses lois et les coutumes des anciens Saxons, celle
qui leur plairait le mieux. Toujours enclins au mal,
ces gens aimèrent mieux se conformer aux rites des
païens que de tenir les sermens qu'ils avaient prêtés
à la foi du Christ. À Hérold qui, pour sa cause et
au préjudice de son père, avait fait avec les autres
Danois tant de maux aux pays maritimes, Lothaire
3 Voir les Mémoires de Withard.
130 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
donna pour ce service Walcheren et les lieux voisins,
forfait digne de toute exécration que de soumettre les
terres des Chrétiens, les peuples et les églises du
Christ, à ceux de quiles Chrétiens avaient recu du mal ;
en sorte que les persécuteurs de la foi chrétienne
devinssent les maîtres des Chrétiens, et que les peu-
ples du Christ servissent les adorateurs du démon.
Louis soumit à sa domination , partie par terreur,
partie par bienfaits, la plupart des Saxons , des Aus-
trasiens, des Thuringiens et des Allemands. Charles,
après avoir ordonné le pays de l'Aquitaine autant
que le permit la condition des affaires, traversa la
France par le Mans, Paris, Beauvais , et s’en alla au
pays d’Hasbaigne, s’attachant les peuples par amour
plus que par crainte. Comme Lothaire, après avoir
passé le fleuve du Rhin, méditait d'attaquer Louis
par les armes, décu dans ses projets, il se tourna
soudainement contre Charles, pensant le vaincre
facilement lorsqu'il l'attaquerait séparé et éloigné de
son frère Louis. Charles, revenu à Paris, passa le
fleuve de la Seine, et s’opposa long-temps aux entre-
prises de Lothaire. Lothaire, empressé de passer le
fleuve, remonta plus haut, et pénétra par le Hure-
poix dans le pays de Sens, d’où, sans combat , il ar-
riva au Mans, livrant tout au pillage , à l'incendie ,
aux outrages , aux sacriléges , forcant partout au ser-
ment, sans arrêter même sa fureur sur le seuil des
sanctuaires ; car il n'hésita pas à enlever tout ce qu'il
put trouver des richesses qu'on avait déposées, pour
les sauver, dans les églises ou dans leurs trésors,
sous le serment des prêtres et des autres ordres de
clercs ; il forca même au serment les santes nonnes
ANNALES DE SAINT-BERTIN. T31
vouées au service de Dieu. Charles, après avoir passé
un long temps à Paris, alla dans la ville de Châlons
célébrer la fête de la Nativité du Seigneur.
[842.1] De là il se rendit à Troyes, et, passant par
le pays d’Axois' et la ville de Toul, il traversa les
défilés des Vosges , et rejoignit son frère Louis dans
la ville de Strasbourg. Lothaire, sans avoir rien fait
pour Jui ni pour les siens , après avoir ravagé les par-
ties inférieures de la Gaule, repassa vers Paris le
fleuve de la Seine, et retourna à Aix *. Il Jui fâcha
très-fort d'apprendre la jonction de ses frères. Charles
et Louis, pour s'attacher fermement l’un à Fautre les
peuples soumis à chacun d'eux, se lièrent mutuelle-
ment par un serment ; leurs fidèles et leurs peuples se
lièrent de même à tous deux par des sermens, en telle
sorte que si l’un des deux frères machinait contre
l'autre quelque dessein sinistre, tous abandonneraient
l'auteur de la rupture, et tourneraient à celui qui
aurait gardé l'amitié et fraternité.
Ces choses accomplies, ils envoyèrent vers Lothaire
pour qu'il fit la paix ; mais il ne voulut ni voir ni en-
tendre leurs envoyés, et se prépara lui et les siens à
marcher en armes contre ses frères. Lothaire , au pa-
las de Sentzich construit à près de huit milles du
fleuve de la Moselle, empêchant le passage du fleuve
par les gardes qu’il avait disposés sur les bords, Louis
avec ses vaisseaux, Charles avec sa cavalerie, par-
vinrent à Coblentz, et là, comme ils eommencaient
bravement à passer la Moselle, tous les gardes mis
par Lothaire s’enfuirent au plus vite. Lothaire , épou-
* Entre Troyes et Bar-sur-Aube.
* Aix-la-Chapelle:
132 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
vanité de l’arrivée inopinée de ses frères, s'enfuit ,
ayant enlevé du palais d’Aïx tant les trésors de Sainte-
Marie que le trésor royal. Il fit mettre en pièces un
plat d'argent d'une grandeur et d’une beauté merveil-
leuses, où brillaient ciselés toute la figure de la terre,
l'aspect des astres et les principales constellations sé-
parées par des espaces égaux. Il en distribua les par-
ties aux siens, lesquels, bien qu'il les soudoyât d’un
pareil salaire, labandounaient en foule par compa-
gnies ; et, s’enfuyant par Châlons, après avoir célébré
à Troyes la solennité de Pâques, il prit le chemin de
Lyon. Louis célébra cette fête à Cologne , et Charles
dans le palais de Herstall, et, cessant pour un temps
de poursuivre leur frère, ils recueillirent tous les
hommes de ces pays qui venaient se réfugier autour
d'eux. En ayant amassé un grand nombre, ils com-
mencèrent à marcher après lui à petits pas; car Lo-
thaire, bien qu'à contre-cœur, se travaillant pour
obtenir de nouer avec ses frères un lien de paix, leur
envoya des messagers auxquels il avait beaucoup de
confiance. On choisit pour cette négociation le voisi-
nage de la ville de Mâcon; on s'en approcha de lun
et de l’autre côté, et, les deux camps étant séparés par
la Saône , les deux partis vinrent et se réunirent en un
commun colloque dans une certaine île du fleuve. On
s’y demanda et on s’y accorda mutuellement pardon
des choses faites par le passé; ils se jurèrent les uns
les autres paix et fraternité véritable , et arrêtèrent
de faire un partage exact et égal de tout le royaume au
commencement d'octobre, dans la ville appelée Metz.
En ce temps une flotte des Normands se rua tout
à coup au point du our dans le pays d'Amiens, pil-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 133
lant, mettant en captivité, ou tuant les personnes
des deux sexes, en sorte qu'ils ne laissèrent rien que
les édifices rachetés à prix d'argent. Aussi les pi-
rates Maures, apportés par le Rhône près de la ville
d'Arles, ravagèrent impunément de côté et d'autre
et s’en retournèrent leurs vaisseaux chargés de dé-
pouilles.
Charles passa de Mâcon en Aquitaine, et, l'ayant
parcourue, ne manqua point de se rendre au temps et
lieu de l'assemblée dont on a parlé. Lothaire recut à
Trèves des envoyés des Grecs, et les ayant congédiés,
il résida durant le temps de cette assemblée dans le
palais qu'on nomme Thionville.
Louis ayant parcouru toute la Saxe, dompta tel-
lement par terreur tous ceux qui avaient jusqu'alors
résisté à lui et aux siens, que s'étant rendu maître
de ceux qui avaient commis une telle impiété que d’a-
bandonner la foi chrétienne et résisté si fort à lui et à
ses fidèles, il en condamna cent quarante à avoir la
tête tranchée, quatorze furent suspendus au gibet ,
une quantité innombrable furent rendus incapables
par l’amputation de quelques membres, et il n’en
resta aucun en état de révolte.
Cependant les Bénéventins, se querellant les uns les
autres , invitérent les Sarrasins d'Afrique qui, d’abord
auxiliaires, mais tournés ensuite en violens oppres-
seurs, semparèrent par la force de plusieurs de leurs
villes.
Charles s'étant rendu au mois d'octobre à la ville
de Worms, s’y réunit à son frère Louis. [ls y demeu-
rérent long-temps ; des messagers passèrent et repas-
serent alternativement entre eux et leur frère Lo-
134 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
thaire; et ayant long-temps discuté le partage du
royaume, on convint de choisir dans tous leurs États
trois cents délégués chargés de décrire avec soin tout
le royaume pour que, d’après leur description , les
trois frères en fissent entre eux le partage égal et
irrévocable. Ce choix fait, Louis retourna en Ger-
manie et Lothaire demeura dans les parties moyennes
du royaume des Francs. Charles venant au palais de
Quierzy , y prit pour femme Hermentrude, nièce du
comte Adalhard, et se rendit à la ville du Verman-
dois, bâtie en mémoire de saint Quentin martyr, pour
y célébrer la fête de la nativité et de l’avénement
de Notre-Seigneur. Il y eut en ce temps un tremble-
ment de terre dans les Gaules inférieures.
[843. | Lothaire et Louis vivaient en paix, chacun dans
les confins de son royaume. Charles parcourut ?Aqui-
taine ; tandis qu'il y était établi, le breton Noménoé et
Lambert *, qui lui avaient récemment retiré leur foi,
tuèrent Renaud ducde Nantes et firent plusieurs prison-
niers. De là s’élevèrent sans interruption tant et de si
grandsmaux que des brigands ravageant tout de côté et
d'autre en beaucoup de lieux de la Gaule , des hommes
furent forcés de mêler de la terre avec un peu de fa-
rine pour s'en faire du pain et le manger. Un très-
exécrable et déplorable fait, c'est qu'aux chevaux des
ravisseurs abondait la pâture, tandis qu'aux hommes
manquaient même ces morceaux de pain mélés de
terre.
Des pirates Normands arrivés dans la ville de Nantes,
après avoir tué l'évêque et beaucoup de cleres et de
" Corte de Nantes sous Louis-le-Débonnaire, et qui avait passé aux
Bretons.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 135
laïcs sans distinction de sexe et avoir pillé la ville , al-
lèrent dévaster les parties inférieures de l’Aquitaine ;
enfin arrivés dans une certaine île, ayant fait venir
de la terre , 1ls firent des maisons pour hiverner, et s'y
établirent comme en une perpétuelle demeure.
Charles alla trouver ses frères, et ils se réunirent
à Verdun, où, le partage fait, Louis recut pour sa por-
tion tout ce qui est au-dela du Rhin, et en deca du
Rhin Spire, Worms, Mayence et leur territoire ; Lo-
thaire, ce qui est entre l’Escaut et le Rhin jusqu'à la
mer, et de l’autre côté le Cambresis, le Hainaut et
les comtés qui les avoisinent en deca de la Meuse
jusqu'au confluent de la Saône, du Rhône, et le long
du Rhône jusqu'a la mer, ainsi que les comtés con-
tigus; Charles eut tout le reste jusqu'a l'Espagne.
Après s'être fait serment, 1ls se séparèrent,
En ce temps les Bénéventins , d'accord entre eux ,
chassèrentavec l’aide de DieulesSarrasins deleur pays.
[844.] Hiver très-mou jusqu'au commencement de
février, varié par quelques intervalles de beau temps.
Bernard comte de la Marche d'Espagne , qui méditait
depuis long-temps de grands projets et aspirait au plus
haut rang, fut déclaré, du jugement des Frances , cou-
pable de lèze majesté , et subit en Aquitaine par l’ordre
de Charles la sentence capitale. Grégoire pontife de
l'Église romaine mourut, et Serge fut mis en sa place
dans ce même siége. Après sa consécration à la chaire
apostolique, Lothaire envoya à Rome son fils Louis
avec Drogon, évêque de Metz, pour régler qu’à l’a-
venir, à la mort de l'apostolique " , aucun autre ne
C’est le nom que donrent au pape la plupart des chroniques latines
de ce temps. Nous le ui conserverons dans celle-ci,
130 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
füt consacré sans ses ordres et la présence de ses en-
voyés; ils furent recus à Rome avec beaucoup d’hon-
neur, et, cette affaire terminée, le pontife romain
donna à Louis l'onction qui le consacra roi et le décora
du diadèême. Il nomma l'évêque Drogon son vicaire
dans les Gaules et la Germanie. Siginulphe, duc de
Pénévent, se mettant avec tous les siens sous la puis-
sance de Lothaire, se fit redevable envers lui d’un
tribut de cinq mille pièces d'or ; ee qu'apprenant ceux
des Bénéventins qui tenaient auparavant un autre
part, ils se réunirent à Siginulphe et s’efforcèrent de
chasser hors de leurs frontières le reste des Sar-
rasins.
Lambert avec les Bretons attaqua et tua au pont de
Ki Mayenne quelques-uns des marquis de Charles.
Pepin, fils du feu roi Pepin, attaqua dans le pays d’An-
goulême une armée de Francs allant trouver Charles,
lequel assiégeait la ville de Toulouse; il la défit si
promptement et sans perdre aucun des siens , que les
premiers ayant été tués , et les autres prenant la fuite
avant même d’avoir commencé à combattre, 1l s'en
échappa à peine un petit nombre; il prit les autres ,
ou, après les avoir dépouillés et obligés au serment,
il leur permit de retourner chez eux. Dans cette atta-
que imprévue, furent tués Hugues prêtre et abbé, fils
du défunt empereur Charlemagne , frère de Louis pa-
reillement empereur, et oncle des rois Lothaire,
Louis et Charles; Richebot abbé et cousin des rois,
c’est à savoir petit-fils de l'empereur Charles par une
de ses filles, ainsi que les comtes Eckard et Ravan
et plusieurs autres : furent pris Ebroïn évêque de Poi-
tiers, Ragenaire évêque d'Amiens , Fabbé Loup et les
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 137
deux fils du comte Eckard , ainsi que les comtes
Lockhard, Guntard et Richwin, et aussi Engilwin et un
grand nombre de nobles.
En ce temps le Breton Noménoé, dépassant inso-
lemment les confins qui lui avaient été assignés à lui
et à ses prédécesseurs, vint jusqu’au Mans, dépeu-
plant le pays en long et en large , mettant aussi le feu
dans beaucoup d’endroits; mais là ayant appris que
les Normands avaient fait irruption en dedans de ses
frontières , 1l fut forcé de revenir.
Le roi Louis, entré dans les terres des peuples Ger-
mains et Esclavons, en recut quelques-uns sous sa
domination, en tua quelques autres , et, par force ou
par douceur, se soumit presque tous les petits rois
de ces pays-là. Les Normands, ayant assailli par les
armes l’île de Bretagne en la partie surtout qu'habitent
les Anglo-Saxons, et demeurés trois jours vainqueurs
dans les combats, allèrent de côté et d’autre pillant,
volant , tuant et usant du pays à leur plaisir. Cepen-
dant les trois frères, c'est-à-dire -Lothaire, Lots et
Charles, après de nombreux messages, passant alter-
nativement de l’un à l'autre avec une amitié frater-
nelle, se réunirent au mois d'octobre à Thionville ;
et ensuite de quelques jours passés en conférences
amicales et intimes, ils se confirmèrent la promesse
de ne point manquer, danse temps à venir, à la frater-
nité et charité, d’avoir en méfiance et en exécration
tous les semeurs de discorde , et de rétablir dans leur
intégrité les biens des églises hideusement dilapidés
en raison des pressantes nécessités des temps et gé-
néralement donnés à des personnes incongrues, c'est-
àa-dire à des laïcs. Ils décidèrent d'envoyer en com-
138 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
mun des messagers à Pepin, à Lambert età Noménoë,
afin que ceux-ci, faisant la paix, ne différassent pas de
venir trouver leur frère Charles pour se conduire à
l'avenir comme des fidèles obéissans ; autrement ils
leur annoncèrent qu'en temps opportun ils marche-
raent à eux réunis en un puissant Corps d'armée pour
prendre vengeance de leurs infidélités.
Les Normands s'étant avancés par la Garonne jus-
qu'à Toulouse , pillèrent impunément le pays de tous
côtés; quelques-uns, après lavoir quitté, entrèrent
dans la Galice et périrent, une partie par les arbalé-
triers venus à leur rencontre, une partie surpris en
mer par la tempète ; mais quelques-uns d’entre eux
pénétrant plus loin en Espagne , eurent de longs et
rudes combats contre les Sarrasins : vaincus cependant
ils se retirèrent.
[845.] Hiver très-rude. Les Normands, avec cent
vaisseaux , entrèrent le 20 du mois de mars dans la
Seine , et ravageant tout de côté et d'autre, arrivèrent
sans résistance à Paris. Charles fit dessein d'aller à
leur rencontre; mais prévoyant qu'en aucune facon
les siens ne pourraient remporter l'avantage, 1l pactisa
aucunement avec eux, et, par un don de sept mille
livres, 1l les empêcha d'avancer et leur persuada de
s'en retourner.
Le comte Fulrad et plusieurs autres gouverneurs
des provinces de Lothaire se séparèrent de lui et s'em-
parèrent pour eux-mêmes de toutes leurs provinces.
Eurich , roi des Normands, s’avanca contre Louis en
Allemagne avec six cents vaisseaux le long du fleuve
de l'Elbe. Les Saxons vinrent à leur rencontre, leur
livrèrent combat, et, par l’aide de Notre-Seigneur
ANNALES DE SAINT-PERTIN. 139
Jésus-Christ, se rendirent vainqueurs; en se retirant.
les Normands attaquèrent et prirent une ville des
Esclavons.
Une grande disette consuma les pays intérieurs de
la Gaule, au point que s’accroissant elle dévora beau-
coup de milliers d'hommes. Charles étant venu à
Fleury, lieu auquel se trouve situé le monastère de
Saint-Benoît, à douze lieues de la ville d'Orléans , y
recut à foi et serment Pepin, fils de Pepin, lequel
promit de lui demeurer fidèle à Pavenir tout ainsi qu'un
neveu à son oncle, et, en tous ses besoins, lui prêter
secours selon ses forces. Charles lui octroya la domi-
nation de toute l’Aquitaine, sauf Poitiers, Saintes
et Angoulême; en sorte que tous les Aquitains qui
jusqu'alors avaient tenu le parti de Charles commen-
cèrent à s'attacher à Pepin.
Les anciennes querelles des Bénéventins et des Sar-
rasins se renouveltrent, et 1ls retombèrent dans leurs
discords. Les Normands redescendirent le cours de la
Seine , et, retournant à la mer, pillèrent, dévastèrent
et livrèrent aux flammes tous les pays de la côte. Mais
quoiqu'en sa justice la bonté divine, grandement of-
fensée de nos péchés, eût écrasé de tant de maux les
terres et royaumes des Chrétiens, cependant, afin
de ne donner lieu que les païens calomniassent plus
long-temps impunément d'imprévoyance et d'im-
puissance le Seigneur tout-puissant et prévoyant ,
lorsqu'après avoir pillé et brûlé un monastère du nom
de Saint-Bertin, ils s’en retournaient à leurs vaisseaux
chargés de dépouilles, tellement furent-ils frappés de
la justice divine ou aveuglés de ténèbres et de folie,
qu'il ne s'en échappa qu'un petit nombre pour an-
140 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
noncer aux autres les voies du Dieu tout-puissant :
d'où l'on rapporte que l’ame de leur roi Eurich fut
changée, et 1l adressa à Louis, roi des Germains , des
ambassadeurs touchant la paix, prêt à délivrer ses
capüfs et lui restituer, en tant qu'il le pourrait, ses
trésors. |
Lothaire, entré dans la Provence, la remit presque
toute entière sous sa puissance. Les Danois qui, l'année
précédente, avaient dévasté l’Aquitaine , revinrent
assaillir les gens de Saintes, et, combattus par eux,
les surmontèrent et s’établirent tranquillement en ce
lieu. Charles marcha imprudemment des Gaules dans
la Bretagne avec peu de monde, et, par l’adversité de
fortune, vit toutes choses manquant aux siens, re-
tourna en hâte au Mans, refit son armée, et se prépara
à recommencer son attaque.
[846.] Les pirates danois viennent dans la Frise, y
lèvent à leur gré des contributions, et, vainqueurs
dans les combats , demeurent maîtres de presque
toute la province. Durant tout le cours de l'hiver, et
presque jusqu'au commencement du mois de mai, un
vent d'aquilon frappa cruellement les vignes et les
moissons ; des loups firent une incursion dans les par-
ues inférieures de la Gaule et dévorèrent audacieu-
sement les hommes; dans lAquitaine, assemblés
en corps d'armée jusqu’au nombre de trois cents et
marchant en troupe, ils combattaient, dit-on, vail-
lamment et de commun aecord eeux qui voulaient
leur résister.
Charles, au mois de juin , ünt, contre la coutume ,
dans la ville de Saint-Remi, du nom d'Epernay , une
assemblée générale de son peuple, en laquelie pe-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 141
sèrent si légèrement les salutaires admonitions des
évêques de son royaume touchant les affaires de lé-
glise, qu'à peine lisons-nous que, depuis les temps des
Chrétiens , on ait jamais à ce point mis de côté le res-
pect de la dignité pontificale. En ces jours-là un cer-
tain esclave qu’on trouva s’accouplant avec une cavale
fut, par le jugement des Francs, condamné à être
brûlé vif. De là Charles marchant avec une armée
contre le pays de Bretagne, la paix fut traitée entre
lui et Noménoé, duc des Bretons, avec des sermens
de part et d'autre. Au mois de mai de cette année, par
l'abondance des pluies, une telle inondation se ré-
pandit dans la cité d'Auxerre que l’eau pénétrant en
l'intérieur des murailles emporta dans l'Yonne des
tonneaux remplis de vin; et, ce qu'il y eut de plus
merveilleux, une vigne avec sa pièce de terre, les ceps,
les sarmens, les arbres et tout, fut charriée par la rivière
d’Yonne sans se briser en aucune manière, et replacée
toute entière, ainsi qu'elle était, dans un autre champ,
comme si elle y eût été naturellement.
Au mois d'août les Sarrasins et les Maures, arrivés
à Rome par le Tibre, dévastèrent la basilique de
Saint-Pierre , prince des apôtres, et emportèrent, avec
l'autel placé sur la tombe du prince des apôtres , tous
les ornemens et les trésors, puis allèrent occuper un
mont fortifié à cent milles de la ville. Déjà quelques
hommes de Lothaire avaient commencé sans scrupule
à s'emparer de ces trésors; une partie de cette armée,
allant à l’église du bienheureux apôtre Paul , fut vain-
cue par les gens de la Campanie et tout-à-fait dé-
truite.
Louis, roi des Germains, marcha contre les Escla-
149 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
vons; mais accablé tant par les discordes intestines
des siens que par la victoire des ennemis, il fut obligé
de revenir. Louis, roi d'Italie, fils de Lothaire, com-
battit les Sarrasins, et, vaincu, parvint à peine à re-
gagner Rome.
[847.] Des envoyés d’Abdirhaman, roi des Sarra-
sins, vinrent à Charles, de Cordoue en Espagne, pour
lui demander de confirmer leur paix et alliance ; il les
recut et congédia honorablement dans la ville de
Rheims. Bodon qui, depuis quelques années, renon-
cant à la vérité du christianisme, s'était abandonné à
l'infidélité des Juifs, crût en telle iniquité qu'il s'ef-
forca d’exciter les cœurs des Sarrasins, tant peuples
que rois, contre tous les Chrétiens qui habitaient
l'Espagne, à telles fins que, délaissant la religion chré-
tienne, ils se convertissent aux croyances folles et
insensées des Juifs ou des Sarrasins, ou qu’on les fit
tous mourir sans y manquer. Sur quoi il arriva au roi
Charles, et dans son royaume à tous les évêques,
une requête lamentable de tous les Chrétiens de ce
royaume pour leur demander d'obtenir dudit apostat
qu'il cessât de tourmenter les Chrétiens habitant ce
pays et de les faire mourir.
Les Danois viennent dans les parties inférieures de
la Gaule habitées par les Bretons, et l'emportent trois
fois sur eux dans les combats. Noménoé vaincu fuit
avec les siens, puis, par des présens qu'il leur en-
voie, il écarte les Danois de son pays.
Le »7 janvier meurt Serge, pontife de Rome, et
Léon est élu à sa place ’. Les Sarrasins, chargés de
amas des trésors qu'ils avaient emportés de Ja basi-
* Leon 1v, pape de lan 8/47 à l’an 855.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 143
lique de lapôtre saint Pierre, s'étaient efforcés de
regagner leurs navires ; mais tandis que, voguant sur
les eaux, ils insultaient d’une langue empoisonnée
Dieu, Notre-Scigneur Jésus-Christ et ses apôtres, voilà
que tout à coup s'élève un inévitable tourbillon ; les
bâtimens se frappent l’un contre l'autre , et tous pé-
rissent. On trouva, dans les vêtemens des morts rejetés
sur le rivage de la mer, quelques-uns de ces trésors
qui furent rapportés à l’église du bienheureux apôtre
saint Pierre.
Les Scotes ’, attaqués pendant plusieurs années par
les Normands, furent faits tributaires. Les Normands
s'emparèrent sans résistance des îles situées dans les
environs et s’y établirent. Lothaire, Louis et Charles
envoyérent à Eurich, roi des Danois, des ambassa-
deurs, lui faisant savoir qu'il devait empêcher les
siens d’infester les pays chrétiens, ou autrement ne
fure aucun doute qu'ils iraient lattaquer par les
armes. En ce temps les Maures et les Sarrasins s’em-
parèrent de Bénévent, et ravagèrent le pays jasqu'aux
confins du territoire de Rome. Les Danois se jetèrent
sur les côtes de l'Aquitaine et les dévastèrent ; ils at-
taquèrent long-temps la ville de Bordeaux. D'autres
Danois s'emparèrent du port appelé Duersted et de
l'île des Bataves. L'armée de Louis, roi des Germains,
eut la fortune si prospère contre les Eselavons qu'il
recouvra ce qu'il avait perdu l’année précédente.
[848.1] Les Esclavons entrent en armes dans le
royaume de Louis, mais par le nom du Christ ils en
sont vaincus. Charles vient à la rencontre des Nor-
mands qui attaquaient Bordeaux et remporte vaillam-
: Les Ecossais et anssi les habitans du nord de l'Angleterre,
144 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
ment sur eux la victoire. L'armée de Lothaire combat
les Sarrasins qui s'étaient emparés de Bénévent, et
demeure victorieuse. Les Danois, par la trahison des
juifs d'Aquitaine, prennent la ville de Bordeaux, la
dévastent et la brûlent. Les Aquitains, forcés par la
mollesse et l’inertie de Pepin, s'adressent à Charles,
et presque tous les plus nobles du pays réunis dans
la ville d'Orléans avec les évêques et les abbés le
choisissent pour roi. Il est oint du saint chrême et so-
lennellement consacré par la bénédiction épiscopale.
Des pirates grecs dévastent sans résistance la ville
de Marseille en Provence, et se retirent impunément.
Les Normands dépeuplent le bourg de Melle: et le
livrent aux flammes. Les Scotes s'étant rués sur les
Normands, et par le secours de Notre-Seigneur Jé-
sus-Christ en demeurant vainqueurs, les repoussent
de leurs frontières; après quoi le roi des Scotes en-
voie à Charles des ambassadeurs avec des présens
pour lui demander paix et amitié, et le passage pour
aller à Rome. Guillaume, fils de Bernard, s'empare
plus par ruse que par force d’Ampurias et de Bar-
celone.
[849.] Lothaire et Charles, usant d’un meilleur con-
seil, retournent à la paix et concorde fraternelle.
Dans la Gaule, durant la nuit qui suivit le 139 février,
tandis que’ges clercs adressaient au Seigneur les
prières de la nuit, il se fit un grand tremblement de
terre ; cependant aucun édifice ne fut renversé.
Ün certain Gaulois, nommé Gottschalk , prêtre et
moine du monastère d'Orbais dans la paroisse de Sois-
* Aujourd’hui chef-lieu d'arrondissement dans le département des
Deux-Sèvres.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. mis
sons, enflé de sa science et adonné à de certaines
superstitions, était allé en ftalie sous couleur de re-
ligion. Honteusement chassé, 1l vint en Dalmatie , en
Pannonie , dans le Norique, soutenant, sous le nom
de prédestination, par des discours et écrits empoi-
sonnés, certaines choses entièrement contraires au
salut; confondu et convaincu dans le concile des
évêques en présence de Louis, roi des Germains, il
fut forcé de retourner dans le diocèse de sa ville mé-
tropolitaine, Rheims, gouvernée par le vénérable
Hincemar, pour y recevoir le châtiment dû à son infi-
délité ". Charles, très-exact observateur de la reli-
gion, ayant convoqué l'assemblée des saints évêques
desdits diocèses, ordonna qu'il fût amené en leur pré-
sence, et, y ayant été conduit, il fut publiquement
flagellé et forcé de jeter au feu les livres de ses
doctrines.
Louis et Charles, réunis dans la charité fraternelle .
parurent tellement enchaînés des liens de l'amour du
sang, que, s'embrassant publiquement, ils recom-
mandèrent mutuellement leurs femmes et leurs enfans
à celui des deux qui survivrait à l’autre.
Charles marche en Aquitaine. Le Breton Noménoé
avec sa perfidie accoutumée s'empare d'Angers et des
pays circonvoisins. Les Normands brülent et dévastent
Périgueux , eité de l’Aquitaine, et retournent impuné-
ment à leurs navires. Les Maures et les Sarrasins pillent
en ltalie la ville de Luna, et ravagent sans résistance
toutes les côtes de la mer jusqu’à la Provence. Charles,
* Quatenus illic dignum suæ perfidiæ..….. Ici manquent, selon toute
apparence, des mots que l’on a dû suppléer pour compléter le sens de
la phrase.
to
146 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
fils de Pepin, après avoir quitté Lothaire , errant en
Aquitaine pour tâcher d'y rejoindre son frère Pepin, est
pris par les fidèles du roi Charles et conduit en sa
présence. Sa perfidie envers son oncle et son père
spirituel lui avait mérité la peine capitale, mais, par
clémence, la vie lui fut conservée ; en sorte qu'au
mois de juin, en une assemblée tenue à Chartres par
le roi Charles, après les solennités de la messe, il
monta dans la chaire de l’église et apprit à tous de sa
propre bouche que, poussé par l'amour du divin ser-
vage et sans y être forcé par personne, il voulait se
faire clerc. Il fut donc béni par les évêques là présens,
et recut la tonsure cléricale.
Louis, roi des Germains, attaqué de maladie, en-
voya son armée contre les Esclavons; honteusement
défaite , elle éprouva en périssant et en fuyant com-
bien était dommageable pour elle l'absence de son
chef. Charles entra en Aquitaine, et, favorisé du
Christ, se soumit presque tous les peuples par les
voies de la conciliation. 11 ordonna aussi selon son
plaisir de la Marche d'Espagne. Le Breton Noménoé
se répandit en armes hors de son pays avec son inso-
lence accoutumée.
[850] Guillaume, fils de Bernard, prend par tra-
hison dans la Marche d'Espagne les comtes Aledran
et Isambard, mais il est pris lui-même en trahison et
tué à Barcelonne. Les Maures dévastent tout sans ré-
sistance jusqu'à Arles, mais en s’en retournant ils pé-
rissent repoussés par les vents contraires.
Lothaire envoie à Rome son fils Louis qui est recu
honorablement par le pape Léon et sacré empereur.
Eurich , roi des Normands, est attaqué par deux de
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 147
ses neveux qui lui livrent combat. Il fait la paix avec
eux en leur donnant une part de son royaume, et
Roric , neveu d'Hérold , qui avait dernièrement quitté
le parti de Lothaire, prenant avec lui une armée de
Normands, vient par le Rhin et le Wahal , avec une
multitude de navires, dévaster la Frise, l’île des Ba-
taves et les autres lieux voisins. Lothaire ne pouvant
les vaincre les recoit à serment, et leur donne Duers-
ted et d’autres comtés. D’autres Normands viennent ;
ceux-ci dévastent Térouanne et d’autres pays mari-
umes ; ceux-là vont dans l’île Bretonne attaquer les
Angles qui en demeurent vainqueurs par le secours
de Notre-Seigneur Jésus-Christ.
[85 1] Meurt le Breton Noménoëé. Lothaire, Louis et
Charles se rassemblent au palais de Mersen, où , après
être demeurés fraternellement un petit nombre de
jours , ils arrêtent, de l'avis et du consentement de
leurs grands, et confirment en y apposant le mono-
gramme de leur nom , les conventions suivantes :
Art. 1. « Soit mutuellement pardonné entre nous,
à tous ceux qui les ont commis, tout ce qui s’est fait
par le passé de maux, d'hostilités, d’usurpations , de
machinations ennemies ou autres actions nuisibles ;
qu'ils soient entièrement effacés de nos cœurs, ainsi
que toute malveillance et ressentiment , afin que, de
ce moment, 1l ne demeure à l'avenir aucun souvenir
de vengeance pour ces maux, hostilités ou affronts. »
Art. 2. «Qu'à compter de ce moment il existe entre
nous, avec l’aide de Dieu, une telle bienveillance
d'affection, de charité véritable, conservées d’un
cœur pur, d’une conscience droite, d’une foi sans
feintise, tromperie ou dissimulation, qu'aucun de
10.
148 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
nous ne convoite le royaume de l’un des autres ou ses
fidèles, ou ce qui fait la sûreté, la prospérité et l’hon-
neur de son règne, m ne l'attaque par de mauvais
conseils, ni ne consente à écouter les mensonges et
les calomnies composées à plaisir par de secrets dé-
lateurs. »
Art. 3. « Chacun de nous aidera l’autre lorsqu'il
sera nécessaire, et autant qu'ille pourra, de ses secours
et de ses conseils, soit par lui-même ou par son fils,
ou par ses fidèles , afin qu'il puisse dûment posséder
son royaume, ses fidèles, la prospérité et la dignité
royale, et que chacun d’eux fasse voir véritablement
que le malheur de son frère, si malheur lui arrive, lui
cause une tristesse fraternelle, et qu'il se réjouisse de
sa prospérité ; et avons arrêté de vivre, à compter de
ce présent moment, en une telle foi les uns avec les
autres que, si quelqu'un de nous meurt, ceux de ses
frères qui lui survivront la conserveront à ses enfans. »
Art. 4. «Et comme la paix et la tranquillité des
royaumes a coutume d’être troublée par des hommes
qui errent de côté et d'autre sans rien respecter, nous
voulons que, lorsque quelqu'un de cette sorte vien-
dra à nous cherchant à se dispenser de faire raison
et répondre en justice de ce qu'il a commis, aucun
de nous ne Je recoive ni le retienne, si ce n’est pour
l’engager à faire dûment raison et amende de ses
actions; et s'il échappe à la justice qui lui est due,
chacun de nous, lorsqu'il viendra dans son royaume ,
le poursuivra jusqu’à ce qu'il ait été obligé à faire ré-
paration ou disparaisse du royaume. »
Art. 5. « La même chose doit avoir lieu lorsque quel-
qu'un aura été repris d'un évêque pour quelque crime
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 149
capital et publie, ou que sous le poids d'une excom-
munication 11 changera de royaume et de domination,
afin de ne pas subir la pénitence qui lui est due, ou,
qu'après l'avoir recue, il se soustraira à son accomplisse-
ment légitime , et que cependant il emmènera avec lui,
dans sa fuite, ou l’une de ses parentes liées avec lui
par l'inceste, ou une religieuse , ou une femme en-
levée, où une adultère, ou quelque autre qu'il ne
lui soit pas permis de garder avec lui. Lorsque l’évé-
que auquel appartient tel soin nous instruira de ces
choses , le coupable sera diligemment recherché, afin
qu'il ne trouve dans notre royaume aucun lieu pour
y demeurer et se cacher, et n'infecte pas de son mal
les fidèles de Dieu, aussi les nôtres : mais 1l sera con-
traint par nous ou par les ministres de la république
de retourner vers son évêque ainsi que la proie dia-
bolique amenée avec lui , et de recevoir la pénitence
due au crime qu'il a commis publiquement, ou, sil
l'a reçue, on le forcera de laccomplir. »
Art. 6. « Nos fidèles seront, chacun en son ordre et
rang, véritablement en sûreté de notre part, en telle
sorte qu'à compter de ce moment, aucun d'eux ne
condamnerons, déshonorerons ou opprimerons contre
la loi et la justice, contre Pautorité et le droit légi-
time, ou ne tourmenterons par des manœuvres indues;
et que, à savoir de ceux qui nous seraient vrais fidèles,
nous prendrons le consentement en assemblée géné-
rale selon la volonté de Dieu, et pour le salut de tous,
en toutes choses relatives au rétablissement de la sainte
Église de Dieu et de l'état du royaume , à l'honneur
de la royauté et à la tranquillité des peuples qui nous
sont commis ; afin que non-seulement ils ne nons
10 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
veuillent point contredire ou résister dans l’exécution
de ces choses, mais nous soient encore fidèles et
obéissans , et nous prêtent de bonne foi l’aide et coo-
pération de leurs avis véritables et sincères secours,
pour accomplir les choses dont nous venons de parler,
ainsi qu'il est du devoir de chacun des princes et ser-
gneurs en son ordre et rang. »
Art. 7. « De même qu'entre nous et nos frères ré-
ciproquement, et nous avec nos fidèles et nos fidèles
avec nous, nous nous réconcilions tous ensemble
avec Dieu, et pour qu'il nous devienne propice, lui
présentons en dévote offrande chacun l’aveu de nos
fautes sans nous excuser ou justifier, en quelle oc-
casion nous déclarerons devant tous et en détail ce
que nous avons fait ou consenti chacun en particulier
ou en commun contre ses ordres et décrets, relati-
vement aux affaires de l'Église ou à celles de l'État ;
et aucun de nous n'épargnera charnellement ni son
ami, nison parent, ni son allié, ni surtout soi-même,
afin de pouvoir être épargné spirituellement et dans
l’ordre du salut ; et, comme nous l'avons déclaré dans
le précédent article, nous nous appliquerons de
toutes nos forces et en commun à réparer le mal par
de véritables avis et secours sincères, autant qu'il sera
raisonnablement en notre pouvoir. »
Art. 8. « Et si quelqu'un des sujets, de quelque ordre
et rang que ce soit, manque à cette convention ou
s'en retire, ou s'oppose à ce décret commun, les sei-
gneurs, avec l’aide de leurs véritables fidèles , l'exé-
cuteront selon la volonté de Dieu et la loi et le droit
légitime , soit que le veuille ou non celui qui s'oppo-
sera et contredira aux conseils et décrets divins et à
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 11
cette convention. Et si quelqu'un des seigneurs man-
que à cette convention ou s'en retire, se réuniront
en une assemblée plusieurs des seigneurs , nos fidèles
et les premiers du royaume ; et alors, de l'avis de ceux
des seigneurs qui auront observé les présentes eon-
ventions , ainsi que d'après le jugement et du com-
mun consentement des évêques, nous déciderons
avec l’aide de Dieu ce qui devra être fait envers celui
qui, dûment averti, aura persévéré dans une incor-
rigible résistance. Et afin que les capitulaires ci-des-
sus soient fermement et inviolablement observés par
nous avec la grâce de Dieu, comme aussi afin que
vous croyiez assurément que nous les observe-
rons, nous les avons souscrits de notre propre
main. »
Après ceci, les pirates danois ravagèrent la Frise
et la Batavie, et s'étant répandus furieusement jus-
qu’au monastère de Saint-Bavon appelé Gand, ils mi-
rent le feu à ce monastère ; ils vinrent à la ville de
Rouen et poussèrent à pied jusqu'à Beauvais ; après
l'avoir brülée et s’en retournant ils furent arrêtés par
les nôtres et en partie détruits.
Hérispoé, fils de Noménoé, vint trouver Charles, et
lui ayant donné les mains , en fut accepté et recut de
lui, dans la ville d'Angers, tant les habits royaux que
la domination des États de son père auxquels furent
ajoutés Rennes, Nantes et Retz.
Les Sarrasins possédaient tranquillement PBénévent
et d’autres cités. Le roi Louis dévasta presque tout le
pays des Esclavons, et les soumit à sa puissance. L'apos-
tolique Léon , craignant l'irruption des Sarrasins , for-
üfia d’une muraille Péglise de Saint-Pierre, et, con-
152 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
duisant cette muraille jusqu'à la cité, rendit l'église
contiguë à la ville de Rome.
[852.] Les Normands arrivent dans la Frise avec
deux cent cinquante-deux navires ; après avoir recu
beaucoup d'argent , ils s'en vont ailleurs comme ils
en ont décidé.
Les Maures, par la trahison des Juifs, prennent Bar-
celonne ; après avoir tué presque tous les chrétiens
et dévasté la ville, ils se retirent impunément. Char-
les ayant invité Lothaire à un colloque en la ville du
Vermandois , illustrée par le corps de saint Quentin
martyr, le recut fraternellement, le traita honora-
blement , et lui fit des présens royalement ; et, lors-
qu'il s’en retourna , le reconduisit bénignement.
Lambert et Garnier *, frères, principaux auteurs des
discordes, périrent, lun dans un piége, l'autre par
un jugement. Le Breton Salomon se fit un des fidèles
de Charles , et recut en don le tiers de la Bretagne.
Sanche, comte de Gascogne, prit Pepin, fils de Pepin,
et le conduisit devant Charles. Charles l'ayant conduit
prisonnier en France, et après un colloque avec Lo-
thaire, ordonna qu'il fût tondu et renfermé au mo-
nastère de Saint-Médard, dans la ville de Soissons.
Louis, fils de Lothaire , allant à Bénévent, attaque
la ville de Pari, et, le mur ouvert, abandonne, mal
conseillé, ee qu'il avait commencé; car ses conseil-
lers Jui ayant dit qu'il y avait en la ville une bonne
partié de trésors dont il serait frustré sil donnait li-
cence à tous d'entrer de tous côtés, il rentra en son
camp, défendant à tous les siens de faire irruption
: ; : 6 y
‘ Anciens comtes de Nantes qui avaient pris part aux ravages des Bre-
tons, et quelquefois même des Normands.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 153
dans Ja ville. Ceux-ci s'étant retirés, les Maures, du-
rant la nuit, garnirent de travées la brèche faite à
leurs murailles, de sorte que le lendemain matin,
quand les ennemis viendraient , ils n’eussent rien à
en redouter. La brèche étant donc réparée à grand
travail, Louis avec son armée retourna chez lui.
Abdirhaman, roi des Sarrasins, résidant en Espagne,
meurt à Cordoue , et son fils succède à son royaume.
Godefroi, fils du danois Hérold, autrefois baptisé à
Mayence sous le règne de l’empereur Louis, fait dé-
fection de Lothaire , et va trouver les siens ; ensuite
de quoi, ayant assemblé une puissante troupe, 1l vient
attaquer la Frise avec une multitude de vaisseaux,
puis entre enfin dans les territoires voisins du fleuve
de l'Escaut. Lothaire et Charles marchent contre lui
avec toute leur armée , et assiégent les deux rives
du fleuve.
[853.] Durant ce siége ils célèbrent la fête de la
Nativité du Seigneur ; mais ceux du parti de Charles
ne voulant pas se battre, on se retire sans avoir rien
fait. Charles s'attache Godefroi par des traités. Les
autres Danois demeurent en ce lieu, sans aucune
crainte , jusqu'au mois de mars , et d'autant plus fu-
rieusement que plus librement ils pillent, brûlent et
mettent en captivité.
Lothaire tient sur les fonts sacrés la fille de Charles,
et peu de jours après part pour retourner chez soi.
Les Danois, au mois de juillet, quittent la Seine,
vont sur la Loire, et dévastent la ville de Nantes, le mo-
nastère deSaint-Florentetles lieux voisms. Charles, au
mois d'avril, rassemble à Soissons , dans le monastère
de Saint-Médard , un synode d’évêques : et lui-même,
154 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
présidant ce synode, fait dégrader par jugement des
évêques deux prêtres moines de ce monastère , qui
avaient fait dessein d'enlever Pepin, et de s'enfuir
avec lui en Aquitaine. Hincmar, évêque de Rheims,
par le jugement du synode , dépose tous les prêtres
diacres et sous-diacres de son église, ordonnés par
Ebbon depuis sa déposition. Pepin prête à Charles
serment de fidélité , et prend ensuite l’habit de moine,
promettant d'observer les règles selon la manière et
coutume des moines. Charles, venant à Quierzy avec
certains évêques et abbés de moines, porte quatre
capitulaires corroborés de sa propre signature , dont
le premier déclare « que personne n'a été prédestiné
« de Dieu au châtiment ; que Dieu n’a qu’une seule
« prédestination appartenant au don de la grâce ou à
« la rétribution de la justice. » Le second , « que le
« libre arbitre, perdu jadis par nous, nous est rendu
« par l’aide et la grâce prévenante du Christ. » Le
troisième , « que Dieu a voulu sauver généralement
« tous les hommes, bien que tous ne soient pas sau-
« vés. » Le quatrième, « que le sang du Christ a été
« répandu pour tous, bien que tous ne soient pas ra-
« chetés par le mystère de la passion. »
Presque tous les Aquitains abandonnent Charles ,
et font passer à Louis, roi de Germanie, des envoyés
avec des otages pour se donner à lui. Ce même Louis
sirrite violemment contre Charles à cause de cer-
taines conditions convenues entre lui et Charles dans
les temps de trouble *. Les Wénèdes manquent de foi
à Louis avec leur perfidie accoutumée. L'empereur
Lothaire , ayant perdu depuis deux ans sa femme, la
* I faut probablement ajouter : Lt que Charles n'avait pas observées.
/
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 155
très-chrétienne reine Hermengarde, avait fait entrer
dans son lit deux servantes d’une de ses maisons
royales , l'une desquelles, nommée Doda, lui avait
donné un fils qu'il fit appeler Carloman. Il lui naquit
d’autres fils de semblables adultères. Les pirates da-
nois, passant pour aller dans les parties supérieures
du pays de Nantes, viennent impunément à la ville
de Tours le 8 novembre, la brülent, ainsi que
l'église de Saint-Martin et les lieux adjacens; mais la
chose ayant été sue d'avance avec une évidente certi-
tude , on avait transporté le corps de saint Martin à
Cormery, monastère de cette église, et de là dans la
cité d'Orléans.
Les Bulgares, s’étant alliés aux Esclavons, et, à ce
qu'on rapporte , invités par nos présens ”, attaquèrent
violemment Louis, roi de Germanie; mais Dieu com-
battant avec lui, il remporta la victoire. Les Grecs
cependant s’élevèrent contre Louis, roi d'Italie et fils
de Lothaire, parce qu’ayant fiancé la fille de l’empereur
de Constantinople, il différait d'accomplir le mariage.
Les Romains, pressés par les incursions des Maures
et des Sarrasins, se plaignent à l'empereur Lothaire
de ce qu'il néglige tout-à-fait de les défendre.
[854.] Charles, soupconnant la foi de son frère
Louis, vint trouver Lothaire dans le pays de Liége,
où, après avoir long-temps traité des conditions d’une
alliance mutuelle et indissoluble, ils la conclurent en
présence de tous les assistans, la jurèrent sur les
choses saintes, serecommandant réciproquement leurs
fils , leurs grands et leurs royaumes. Cependant Louis,
fils adolescent de Louis, roi des Germains, demandé
5 Les présens de Charles-le-Chauve.
150 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
à son père par les habitans de lAquitane, passe la
Loire, et est recu de ceux qui venaient le chercher.
Charles fait au temps du carême un voyage en Aqui-
taine, et y demeure jusqu'au temps des fêtes de
Pâques , et de tout son pouvoir pille, brûle et réduit
en captivité tous les habitans de ce pays, sans que son
audace et sa cupidité s'arrêtent, même aux églises et
autels de Dieu.
Lothaire, sur le Rhin, confère avec son frère Louis
touchant une union fraternelle avec Charles. Après
s'être piqués mutuellement par des discours pleins
d’aigreur, ils se remettent d'accord , et s'unissent d’un
lien de paix; de quoi Charles, grandement inquiet ,
revient d'Aquitaine sans avoir rien terminé, et convie
Lothaire à son palais d'Attigny. Là, s'étant réunis, ils
confirmèrent ce qu'ils avaient conclu dernière-
ment.
Les Danois qui habitaient sur la Loire viennent jus-
qu'au château de Blois et le brülent, voulant ensuite
poursuivre jusqu'à Orléans pour en faire de même ;
mais Agius, évêque d'Orléans, et Burchard, évêque
de Chartres, ayant préparé contre eux des soldats et
des vaisseaux , 1ls abandonnent leur dessein, et re-
gagnent la Loire inférieure. D'autres pirates danois
dévastent la Frise dans les parties voisines de la Saxe.
Lothaire et Charles adressent à leur frère Louis des
envoyés touchant la paix et concorde, et pour qu'il
rappelle son fils d'Aquitaine. Charles retourne en
Aquitaine. Pepin, fils de Pepin, qui, tondu au mo-
nastère de Saint-Médard, y avait pris l’habit de moine
et fait serment de demeurer, vient en Aquitaine, où
la plupart des peuples courent se réunir autour de lui.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 197
Le roi Charles, s'inquiétant peu de Pepin, force
son neveu Louis qui était venu en Aquitaine, de re-
tourner en Germanie vers son père. Charles, frère de
Pepin, déjà ordonné diacre, quitte le monastère de
Corbie. Le roi Charles consacre son fils Carloman à la
tonsure ecclésiastique. Les Danois se livrent entre
eux des combats-intestins, et enfin, en trois jours
d’une bataille furieuse et obstinée, sont tués le roi
Eurich et plusieurs autres de leurs rois, et périt
presque toute leur noblesse. Les pirates normands ,
habitant sur la Loire , incendient de nouveau la ville
d'Angers.
|855. | Lothaire donne toute la Frise à son fils Lo-
thaire ; en sorte que Roric et Godefroi retournent
dans le Danemarck leur patrie, espérant y obtenir
la puissance royale. Lothaire tombe malade, ce qui
donne occasion à ses frères Louis et Charles de réta-
blir entre eux la concorde. Les Normands s'emparent
de Bordeaux, cité d'Aquitaine , et parcourent à leur
gré le pays de côté et d'autre. Charles, à la demande
des Aquitains , désigne pour leur roi son fils Charles.
Charles recoit aussi honorablement Edelwolf, roi des
Anglo-Saxons ’, dans son passage pour Rome, lui
rend tous les honneurs royaux, et le fait conduire
jusqu'aux confins de son royaume avec les hommages
dignes d’un roi. Lothaire se plaint de Charles à l'oc-
casion des soupcons qui s'élèvent sur sa foi. Beau-
coup d'opinions contraires à la foi catholique s'élèvent
en effet dans le royaume de Charles, et non pas à
son insu.
Au mois d'août, étant décédé Léon, évêque du
1 De 835 à 858.
158 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
siége apostolique, Benoît lui succède *. Dans ce même
mois , on vit du côté de l'occident deux étoiles, l’une
plus grande et l’autre moindre, s’avancer vers l’orient ;
dix fois elles parurent tour à tour, jusqu’à ce que la
plus grande demeura, et la plus petite ne se montra
plus nulle part. L'empereur Lothaire, saisi de mala-
die et désespérant de sa vie, se rendit au monastère
de Pruym dans les Ardennes. Là , renoncant entière-
ment au monde et à son royaume, il fut tondu, et
prit humblement l'habit et la vie de moine. Il parta-
gea son royaume entre ceux de ses fils qui étaient
demeurés auprès de lui. Lothaire , qui portait le même
nom que lui, eut la France, et Charles la Provence.
I1 décéda six jours après, le 28 septembre, et recut,
comme 1l l'avait desiré , la sépulture en ce monas-
ière.
Les Aquitains, s'étant réunis vers le milieu d’oc-
tobre dans la ville de Limoges, reconnurent unani-
mement pour leur roi Charles, encore enfant, fils du
roi Charles , et, après qu'il eut recu l’onction ponti-
ficale, placèrent sur sa tête la couronne, et lui re-
mirent le sceptre. Les Normands, entrés dans la Loire,
ayant quitté leurs navires, entreprirent d'aller par
terre à la ville de Poitiers; mais les Aquitains vinrent
à leur rencontre , et les défirent de telle sorte qu'il ne
s'en échappa guère plus de trois cents.
Roric et Godefroi, n'ayant pas eu le succès pro-
pice, s'établirent à Duersted, et possédèrent la plus
grande partie de la Frise. Louis, roi des Germains ,
fut tourmenté par les fréquentes défections des Es-
clavons.
: Benoit 111, pape de l’an 855 à l’an 858.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 159
[856.] Hiver rigoureux et sec, grande peste qui fait
périr une grande partie des hommes. Louis, roi d'Italie,
fils de Lothaire, se plaint à ses oncles Louis et Charles
du partage qui a été fait des royaumes que son père
possédait en France, soutenant qu'il tient l'Italie de
la munificence de son aïeul l'empereur Louis. Les
Aquitains, méprisant l'enfant Charles qu'ils avaient
précédemment élu , délivrent de ses gardes le moine
Pepin qui s'était enfui du monastère de Saint-Médard,
et s’en font un semblant de roi. Le roi Charles fait
la paix avec le Breton Hérispoé, et fiance son fils
Louis à la fille de celui-ci, auquel il donne le duché
du Mans, jusqu'a la route qui conduit de Paris à
Tours. Les grands du royaume de feu Lothaire éta-
blissent roi de France son fils Lothaire qui recoit
l'onction sacrée. Le 18 avril, Les pirates danois viennent
à la ville d'Orléans, la pillent, et s’en retournent im-
punément. Presque tous les comtes du royaume du
roi Charles conjurent contre lui avec les Aquitains, à
telle fin qu'ils appellent à eux Louis, roi des Ger-
mains; mais Louis ayant été retenu long-temps dans
une expédition contre les Esclavons , où 1l perdit une
grande partie de son armée, impatiens de ce retard,
ils se réconcilient avec le roi Charles.
Alors les Aquitains, rejetant Pepin , recoivent de
nouveau l'enfant Charles, fils du roi Charles, qu'ils
avaient dernièrement rejeté, et le reconduisent en
Aquitaine. D’autres pirates danois rentrent de nou-
veau dans la Seine vers le milieu d'août, et, après
avoir dévasté et ruiné les villes des deux bords du
fleuve, et même des monastères et des villages plus
au loin, s'arrêtent en un lieu proche de la Seine,
160 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
nommé Jeufosse *, fort par son assiette, et y passent
tranquillement l'hiver. Edelwolf, roi des Angles d'Oc-
cident , revenant de Rome, après avoir fiancé au mois
de juillet Judith, fille du roi Charles, la prend en
mariage au commencement d'octobre , dans le palais
de Verberie, et avec la bénédiction d’'Hincemar,
évêque de Rheims , lui pose le diadême sur la tête,
et la décore du nom de reine, selon qu'avaient accou-
tumé jusqu'alors lui et sa nation. Ce mariage accompli
des deux parts avec un appareil et des présens royaux,
ils'embarqueavecellepourretourner danssonroyaume
de Bretagne. Louis, empereur d'Italie, et son frère
Lothaire , roi de France , avec Charles leur frère, en-
fant , se réunissent dans la ville d'Orbe, où sont entre
eux de tels discords sur le partage du royaume de leur
père, qu'ils en viennent presque aux armes. Cepen-
dant Charles, leur frère, que les grands avaient en-
levé à son frère Lothaire qui voulait lui imposer la
tonsure ecclésiastique, recoit d'eux, ainsi que l'avait
voulu leur père, la Provence et le duché de Lyon.
Les Sarrasins du pays.de Bénévent entrent par ruse
dans Naples, la dévastent, la pillent, et la boulever-
sent de fond en comble.
[855.] Le 28 décembre’, les pirates danois font
une invasion en la ville de Paris, et y mettent le feu.
Ceux qui habitaient sur la Loire inférieure dévastent
Tours et les lieux environnans jusqu'à Blois. Quel-
ques-uns des Aquitains, à la persuasion de certains
Francs unis secrètement en conspiration contre Île rot
Charles, quittent le parti de l'enfant Charles , et se
* Fossa-Givaldi. à une liete de Vernon.
2 En 856:
E4
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 161
rangent au parti de Pepin. Le roi Charles et Lothaire
son neveu s’allient avec de mutuels sermens. Louis,
roi de Germanie, et Louis, empereur d'Italie, en font
autant. Pepin, conjointement avec les pirates danois,
dévaste la ville de Poitiers et plusieurs autres lieux de
Aquitaine. Lothaire, usant illégitimement de concu-
bines, rejette la reine sa femme.
Dans la ville de Cologne, l'évêque Gonthier étant
en l’église de Saint-Pierre, elle fut couverte d’une
nuée très-épaisse de laquelle sortaient des éclairs re-
doublés, quand la foudre, entrant subitement par la
gouttière en forme de flamme, tua un prêtre, un
diacre etun laïque, et s’allacacher dansles entrailles de
laterre. Aussi dans le mois d'août, Theutgaud, évêque
de Trèves, célébrant les offices divins avec le clergé
et le peuple, survint une nuée très-obscure qui épou-
vanta l’église de tonnerres et d’éclairs, brisa la tour
où sonnaient les cloches, et répandit en l'église de
telles ténèbres qu'à peine pouvait-on s’y reconnaître
les uns les autres, et l’on vit la terre s'ouvrir tout à
coup, et un chien d’une grosseur énorme courir au-
tour de l'autel.
Les Danois habitant sur la Seine dévastent sans ré-
sistance tout le pays ; ils viennent à Paris, brälent la
basilique de Saint-Pierre, de Sainte-Geneviève, ainsi
que toutes les autres, excepté la maison épiscopale de
Saint-Étienne, l’église de Saint-Vincent et Saint-Ger-
main et la cathédrale de Saint-Denis, lesquelles furent
préservées du feu au prix d’une grosse somme d'argent.
D'autres Danois du port qu'on appelle Duersted s’em-
parent à main armée de toute l'ile Batave, et dévastent
les pays limitrophes. Hérispoé, due des Bretons, est
LE
162 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
tué par les bretons Salomon et Almar depuis long-
temps en querelle avec lui. Quelques-uns des grands
du roi Charles, de compagnie avecles Aquitains , font
beaucoup de pillages et autres torts. Frébaud, évêque
de Chartres, fuyant à pied dans cette cité, poursuivi
par les Danois, voulut passer à la nage la rivière de
l'Eure, et mourut englouti par les eaux.
[858.] C'est l’année où Charles entra lui-même
dans l’île de la Seme du nom d’Oissel ‘, où il. courut
un grand danger, ainsi que beaucoup le surent alors,
et où son frère Louis vint sur lui avec tout un armement
de guerre ; mais, par un bienfait de la miséricorde
de Dieu, il ne s’en tira point à son honneur. Le jour
de la fête de la Nativité , il y eut à Mayence, durant
la nuit et durant la journée, de forts et redoublés
tremblemens de terre qui furent suivis d’une grande
mortalité parmi les hommes. \
Dans le territoire de ..…..” la mer jeta un arbre ar-
raché avec toutes ses racines, et jusqu'alors inconnu
dans les provinces de la Gaule. Il n'avait point de
feuilles; mais au lieu de feuillage il portait de petits
rameaux en ressemblance d'herbe et de la même lar-
geur, mais plus longs ; au lieu de feuilles, sur ces ra-
meaux étaient certaines peütes figures triangulaires ,
très-menues , et de couleur d'ongles d'homme ou os
de poisson ; elles étaient attachées à la sommité de
ces herbes, comme si on les y eût appliquées par
dehors , à la manière de ces ornemens de divers mé-
taux que l’on a coutume d’attacher sur le dehors des
ceintures des hommes ou des caparacons des chevaux.
! Entre Rouen et le Pont-de-J Arche.
2 Le nom est omis dans le texte.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 163
Dans le pays de Sens, le jour du Seigneur, tandis
que l’on célébrait les cérémonies de la messe dans
l'église de Sainte-Procaire, un loup entra subitement,
parcourut l’église, effraya les assistans, en fit autant
du côté des femmes, et ensuite disparut.
Edelwolf, roi des Saxons d’occident, meurt, et son
fils Edelbold épouse sa veuve, la reine Judith. Ber-
non, duc de cette portion des pirates qui habitaient
sur la Seine, vient vers le roi Charles dans le palais
de Verberie, et, mettant ses mains dans les siennes ,
lui jure fidélité. Une autre partie de ces mêmes pirates
prend Louis , abbé du monastère de Saint-Denis, avec
son frère Joscelin, et exige pour sa rançon une très-
grosse somme, pour laquelle, par l'ordre du roi
Charles, on épuise dans son royaume beaucoup des
trésors des églises de Dieu ; mais cela n'ayant pas sufh,
tous les évêques, abbés, comtes et autres hommes
puissans, appoftent à l'envi au roi beaucoup d’argent
pour compléter ladite somme. Les comtes du roi
Charles, unis aux Bretons, font défeetion de Charles,
forcent son fils Louis et ceux qui laccompagnaient à
quitter, pleins de frayeur, 1e pays du Mans, à passer
la Seine, et se réfugier devers son père. Le roi Lothaire
confirme son alliance avec son frère Charles, roi de
Provence, et lui donne deux évêchés sur la portion
de royaume qui lui appartenait, savoir Belley et Mou-
tiers. De son côté, Charles s'engage avec son frère
Lothaire à lui laisser son royaume en héritage, dans
ie cas où il viendrait à décéder avant d’avoir pris
femme et procréé des enfans.
Dans le bourg de Liége, où repose le corps de saint
Lambert , 1l survint soudainement au mois de mai une
11,
164 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
telle inondation causée par les pluies, que la Meuse,
se précipitant avec violence hors de son lit, emporta
les maisons, les murs de pierre et tous les édifices ,
avec les hommes, et tout ce qu’elle rencontra, et
l'église de Saint-Lambert elle-même.
Les Danois font une irruption dans la Saxe; mais
ils sont repoussés. Benoît, pontuife romain, meurt,
et Nicolas lui succède *, plutôt par la faveur et la pré-
sence de Louis et de ses grands que par le choix du
clergé. Le roi Lothaire , forcé par les siens , reprend
sa femme qu'il avait renvoyée ; cependant il ne la re-
coit point dans son lit, mais la tient prisonnière.
Le roi Charles vient au mois de juillet à l'ile de
la Seine, appelée Oissel, pour assiéger les Danois qui
l'oecupaient. Son fils, l'enfant Charles, vient vers lui
de l’Aquitaine. Avec lui il recoit Pepin comme laïque,
et lui donne en l'Aquitaine un comté et un monas-
tère. Le roi Lothaire arrive au mois diaoût à la même
ile , amenant du secours à son oncle ; ils assiègent les
Danois sans aucun succès jusqu'au 22 septembre , puis
retournent chez eux.
Cependant Louis, roëdes Germains, est attiré par
les comtes du royaume de Charles qui l'appelaient de-
puis cinq ans. Arrivé au commencement de septembre
dans la résidence royale de Pontion, il vient à Sens
par Châlons et Queudes ; puis, s'étant rendu dans le
pays d'Orléans , après avoir recu d'Aquitaine et de
Neustrie et du pays des Bretons tous ceux qui avaient
promis de venir à lui, il retourne jusqu'à Queudes
presque par la même route ; ce qu'apprenant, le roi
Charles vient en hâte par Châlons jusqu’à la ville de
1 Nicolas 1°", pape de l’an 858 à l’an 867.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 165
Brienne, où les premiers de la Bourgogne accourant
autour de lui , il attend Louis qui le poursuit. Des mes-
sagers cependant vont de l’un à l’autre, mais sans par-
venir à aucun accommodement. Enfin, le troisième
jour, c’est-à-dire le 12 novembre, chacun des
deux partis préparé au combat, Charles, se voyant
abandonné des siens, se retire, et marche vers la
Bourgogne. Louis, après avoir recu ceux qui avaient
déserté Charles, vient à la ville de Troyes, distribue
à ceux qui l'avaient appelé des comtés, des monas-
tères, des maisons royales et des propriétés, puis re-
tourne au palais d'Attigny. Le roi Lothaire vient l'y
trouver, et, après avoir renouvelé leur traité, re-
tourne chez lui. Louis se rend par Rheims et le pays
de Laon dans la cité du Vermandois, c’est à savoir au
monastère de Saint-Quentin, martyr, pour y célébrer
la fête de la Nativité du Seigneur.
En ce temps, un moine lu monastère de Saint-
Vincent, martyr, et Saint-Germain, confesseur, reve-
nant de Cordoue, ville d'Espagne, en rapporta les
corps des bienheureux martyrs George et Aurélien ,
diacres, et la tête de sainte Nathalie, qu'il placa dans
le village d’Aïmant pour les y conserver dans des
niches.
[859.] Les Danois dévastent les pays au-delà de
l’'Escaut. Le commun peuple des pays entre Seine et
Loire, conjuré entre soi, résiste courageusement aux
Danois établis sur la Seine; mais sa conjuration étant
conduite sans prudence , il est facilement défait par
nos grands. Le roi Charles, ayant repris des forces ,
attaque Inopinément son frère Louis , et le chasse hors
des confins de son royaume. Le roi Lothaire vient en
106 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
diligence vers son oncle Charles, et au commence-
ment du carême , le jour du Seigneur, dans le palais
d’Arches, ils se renouvellent publiquement lun à
l'autre les sermens qu'ils s'étaient faits. Charles donne
à des laïques certains monastères qui précédemment
avaient accoutumé d'être tenus par des ecclésias-
tiques.
Les pirates danois, ayant fait un long circuit en
mer, Car ils avaient navigué entre l'Espagne et
l'Afrique, entrent dans le Rhône, ravagent plu-
sieurs villes et monastères, et s’établissent dans l’île
dite la Camargue. Le roi Charles fait en divers lieux
des assemblées d’évêques ; mais à quatre milles de
Toul, dans le village de Savonnières, assistant avec
les rois Charles et Lothaire à un synode d’évêques,
il présente une accusation contre Wéhnilon, évêque
métropolitain de Sens ; cependant le procès est différé
à cause de l’absence de l'évêque Wénilon. De là il se
rend à une île sur le Rhin, entre Andernach et Co-
blentz, pour y entrer en colloque avec son frère le
roi Louis. Cette conférence est renvoyée au 25 oc-
tobre, dans la ville de Bâle. Louis y vient; mais
Charles , en chemin pour y aller, retourne sur ses pas
à cause de l'absence de Lothaire. Presque tous les
Aquitains se tournent du côté de l'enfant Charles.
Pepin s'associe au comte Robert et aux Bretons.
Dans les mois d'août, de septembre et d'octobre ,
on vit au ciel, durant la nuit, des troupes armées.
Une clarté semblable à celle du jour brilla continuel-
lement à l’orient, et s’étendit jusqu’au septentrion ,
et de là partaient des colonnes sanguinolentes qui
parcouratent le ciel. Les Danois vinrent de nouveau
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 167
au monastère de Saint-Valery et à la ville d'Amiens;
et les ravagèrent, ainsi que tous les lieux environnans,
par le pillage et l'incendie. D’autres se répandirent
avec la même fureur dans l'ile Batave sur le Rhin.
Ceux qui habitaient sur la Seine vinrent de nuit at-
taquer la ville de Noyon, prirent l'évêque Immon
avec d’autres nobles hommes, tant cleres que laïques,
et, après avoir dévasté la cité, les emmenérent avec
eux, puis les tuërent en chemin. Deux mois aupara-
vant, les mêmes avaient tué en un village Hermen-
fried, évêque de Beauvais, et l’année précédente ils
avaient mis à mort Blatefried, évêque de Bayeux. Par
la crainte des Danois, les os des bienheureux mar-
tyrs Denis, Rustique et Éleuthère, sont portés du Hu-
repoix dans la ville de Nogent dépendant de leur ju-
ridiction, et le 21 septembre ils sont placés avec soin
dans des niches.
Lothaire cède à son frère Louis , roi d'Italie, une
certaine partie deson royaume, à savoir, ce qu'il pos-
sédait au-delà du mont Jura, c’est-à-dire, les cités de
Genève , Lausanne et Sion, avec leurs évêchés, mo-
nastères et comtés ; 1] lui cède en outre lhôpital situé
sur le mont Jouy et un autre comté.
Wénilon , évêque de Sens, se réconcilie avec le roi
Charles sans avoir comparu en présence des évêques.
Nicolas, pontife romain , décide selon la foi, et pro-
nonce conformément à la loi catholique sur les dogmes
de la grâce de Dieu et du libre arbitre , sur les véri-
tés de la double prédestination et sur le sang du Christ,
pour que ces choses soient enseignées à tous les
croyans.
[ 860. | Hiver rude et prolongé par des neiges et
168 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
des gelées continuelles depuis le mois de novembre
jusqu’au mois d'avril. Lothaire, ayant pris dans une
haine implacable sa femme Teutherge, l'oblige * à
confesser en présence des évêques que son frère Hu-
bert s'est approché d'elle par le péché sodomique; en
sorte qu'elle est condamnée à une pénitence perpé-
tuelle, etrenfermée dans un monastère. Le roi Charles,
- séduit par les vaines promesses des Danois habitant
sur la Somme, ordonne une exaction sur les trésors
des églises, sur tous les manoïrs, et sur les marchands
même les plus pauvres, en telle sorte qu’on évalue
leurs maisons et tous leurs meubles, et qu'on éta-
blisse là-dessus une taxe ; car ces Danois lui avaient
promis, s'il voulait leur payer trois mille livres d’ar-
gent, de marcher avec lui contre ceux des Danois
qui habitaient sur la Seine, et de les tuer ou de les
chasser.
Le 4 avril, durant la nuit, la nouvelle lune déjà
commencée, une certaine tache obscure, en forme
de croissant comme la lune elle-même, parut au mi-
lieu, en telle sorte que la lumière paraissait sur les
deux bords, mais que le milieu était sombre. On dit
de même que le 6 avril, le soleil levé, l'on vit au
milieu de son disque une tache noire, et celle-là étant
descendue vers les parties inférieures, une autre aussi-
tôt se jeta sur les parties supérieures, et parcourut
tout le disque jusqu'en bas. Cela arriva le dixième
jour de la lune.
Les Danois qui habitaient sur la Somme, comme on
ne leur remettait pas le susdit tribut, prirent des
otages, et naviguérent vers le pays des Anglo-Saxors,
* Ce mot manque dans le texte.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 169
lesquels défaits et repoussés, ils allèrent chercher
d’auires contrées. Ceux de ces Danois qui s'étaient
établis sur le Rhône parvinrent, toujours dévastant,
jusqu’à la cité de Valence; puis, après avoir ravagé
toutes les parties circonvoisines, retournèrent à l'ile
où ils avaient pris leur demeure.
Les rois Louis, Charles et Lothaire se réunissent
dans le château dit de Coblentz. Là, après avoir long-
temps entre eux traité de la paix, ils se jurent union
et concorde. Louis, empereur d'Italie, est attaqué
par une faction des siens, et sévit contre eux et contre
les Bénéventins par le pillage et l'incendie.
Les Danois qui étaient sur le Rhône vont vers lfta-
lie, prennent et dévastent Pise et d’autres cités. Le
roi Lothaire, en crainte de son oncle Charles, s'allie
à Louis, roi de Germañie, et lui donne, dans la vue
de cette alliance, une partie de son royaume, à sa-
voir l'Alsace. La femme de Lothaire, craignant la
haine et les embüûches de son mari, se réfugie devers
son frère Hubert dans le royaume de Charles. Le roi
Charles donne à son fils Louis le monastère de Saint-
Martin.
[861.] Au mois de janvier, les Danois brülent
Paris et l’église de Saint-Vincent, martyr, et Saint-
Germain, confesseur ; ils poursuivent et prennent les
marchands qui s’enfuyaient par eau en remontant la
Seine. D’autres Danois viennent au pays de Térouanne,
et le ravagent.
Le 29 mars, après la huitième heure de la nuïi,
la lune entière s'obscurcit. Le roi Charles ordonne
d’enfermer et de faire clerc dans le monastère de
Saint-Jean son fils Lothaire. Galinde, surnommé
170 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
Prudence, évêque de la cité de Troyes, Espagnol de
naissance, et des premiers dans la science des lettres,
qui, quelques années auparavant, avait combattu le
prédestinatien Gottschalk , violemment irrité ensuite
contre quelques évêques qui s’opposaient avec lui à
lhérétique , était devenu lui-même ardent défenseur
de cette hérésie. Il mourut après qu'il se fut produit
entre eux et lui une quantité non petite d’écrivasse-
ries diverses et contraires à la foi ; et, quoique tour-
menté d’une longue maladie de langueur , il ne cessa
d'écrire qu'au moment où il cessa de vivre.
Carloman, fils de Louis, roi de Germanie, s'allie
avec Restic, petit roi des Wenèdes, et, manquant de
foi à son père, avec l’aide de Restic, s'empare d’une
grande partie de son royaume. Louis prive de ses
bénéfices Arnoul, beau -père’de son fils Carloman ,
et chasse de son royaume les petits-fils dudit Arnoul.
Eux, avec Adalhard , oncle de la reine Hermentrude
et leur proche parent, que poursuivait Lothaire par
la volonté de son oncle Louis, vont trouver Charles
qui les recoit bénignement, et les console par des
bénéfices; presque tous ceux qui récemment avaient
quitté Charles pour Louis retournent à Charles qui
leur rend sa familiarité et des bénéfices.
Les Danois qui avaient dernièrement incendié la
cité de Térouanne, revenant, sous leur chef Wéland,
du pays des Angles, remontent la Seine avec deux
cents navires et plus, et assiègent les Normands dans
le château qu'ils avaient construit en l'île dite d'Oissel.
Charles ordonna de lever, pour les donner aux assié-
geans à titre de loyer , cinq mille livres d'argent, avec
une quantité non petite de bestiaux et de grains, pour
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 191
que son royaume n’en fût pas dévasté; puis , passani
la Seine, il se rendit à Méhun-sur-Loire, et y recut
Robert avec les honneurs convenus. Geoffroi et Go-
defroi , par le conseil desquels Charles avait recu Ro-
bert, en prirent occasion de le quitter avec leurs com-
pagnons, selon l’inconstance ordinaire de leur race et
leurs habitudes natives, et se joignirent à Salomon,
duc des Bretons. Cependant un autre parti de Da-
nois entra par la Seine avec soixante navires dans
la rivière d'Hières, arriva de là vers ceux qui assié-
geaient le château, et se joignit à eux. Les assié-
gés, tourmentés du bescin de la faim et de toutes
sortes de misères , donnent aux assiégeans six mille
livres, tant or qu'argent , et se joignent à eux ; ils des-
cendent ensemble le long de la Seine jusqu'à la mer,
où l'approche de lhiver les empêche d'entrer ; ensorte
qu'ils se partagent en différens ports sur la Seine jus-
qu'à Paris, selon leurs diverses associations. Wéland
remonte la Seine avec ses compagnons jusqu'au chà-
teau de Melun. Ceux qui avaient tenu le château
d'Oissel occupent avec le fils de Wéland le monastère
de Saint-Maur-les-Fossés.
Hinemar, archevêque de Rheims, dans un synode
de ses évêques suffragans, tenu au monastère de Saïnt-
Crépin et Saint-Crépinien, près de Soissons, prive
de la communion, conformément au décret des ca-
nons , Rothade , évêque de Soissons, jusqu'a ce qu'il
se soumette aux réglemens ecclésiastiques auxquels
il refusait d’obéir.
Charles ayant délégué son fils Louis à la garde de
son royaume sous la protection d'Adalhard , oncle de
Ja reine Hermentrude, s'avanca en Bourgogne avec sa
172 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
femme jusqu'à la cité de Mâcon. Il était appelé par quel-
ques-uns contre les Normands pour prendre la domi-
nation de la Provence, où Charles, fils du feu empereur
Lothaire, portait inutilement et dommageablement le
nom et les honneurs de la royauté; mais les choses
lui étant peu prospères, après avoir fait sur les gens
du pays beaucoup de déprédations, il revint à son
palais de Pontion. Là il recut, de la part de Louis son
frère et de Lothaire son neveu, des messages apportés
par Advence, évêque de la cité de Metz, et le comte
Leutard; et, les ayant congédiés, il célébra, selon
l'usage, par des fêtes, le jour de la Nativité du Sei-
gneur.
[862.] Judith, veuve d'Édelbold , roi des Angles,
après avoir vendu les propriétés qui lui avaient été
conférées dans le royaume des Angles, était revenu
vers son père qui la tenait dans la cité de Senlis avec
des honneurs de reine, mais sous l'autorité paternelle
et la garde des évêques, à cette fin que, si elle ne
pouvait vivre dans la continence, du moins elle se
mariât selon le conseil de l’apôtre, c’est à savoir con-
venablement et légalement. Charles étant venu par
Rheims à la cité de Soissons, des messages certains lui
apprirent en ce lieu que Judith s'était prostituée au
comte Baudouin, et, du consentement de son frère
Louis, le suivait sous un habit d'homme. En même
temps Louis, sollicité par Geoffroi et Godefroi, avait
quitté les fidèles de son père, et, fuyant durant la nuit
accompagné d’un petit nombre de gens, avait passé
comme transfuge à ceux qui l’appelaient; en sorte
que le roi Charles s'étant consulté avec les évêques et
grands de son royaume, après avoir fait juger par les
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 173
lois du siècle Baudoum et Judith, laquelle courait le
monde avec son ravisseur et se rendait complice de
l’adultère, demanda aux évêques de prononcer contre
eux la sentence canonique selon lédit de saint Gré-
goire , « que si quelqu'un enlève une veuve pour l’é-
« pouser, et qu'elle y consente, que tous deux soient
« anathêmes. » Retirant aussi à son fils Louis l'abbaye
de Saint-Martin qu'il lui avait imprudemment donnée,
il la donna, de même avec peu de prudence, à Hubert,
clerc marié.
Il se rendit de là à Senlis, attendant que le peuple
se rassemblt, afin de placer des troupes sur les deux
rives de chacune des rivières de l'Oise, de la Marne
et de la Seine, pour que les Normands ne pussent
aller piller. Il recut la nouvelle que l'élite des Danois,
établis à Saint-Maur-les-Fossés, s'était rendue, sur de
petits bâtimens, à la ville de Meaux; il résolut d’y
marcher avec ceux qu'il avait près de lui. Comme les
Normands avaient détruit les ponts et s'étaient em--
parés des bateaux, ce qui l'empéchait de les joindre,
il prit, par nécessité, le parti de refaire un pont près
de l’île de Tribaldou, ce qui empêéchait les Normands
de redescendre la rivière. Il envoya cependant des
troupes garder les deux rives de la Marne; par quoi
les Normands, grandement resserrés, envoyèrent à
Chaïles des otages et des messagers pour lui proposer
cette condition, qu'ils rendraient sans délai tous les
captifs qu'ils avaient faits depuis leur entrée dans la
Marne , et qu'à un jour convenu, ils descendraient la
Seine avec tous les autres Normands et reprendraient
la mer, ou que, si les autres ne voulaient pas s'en
aller avec eux, ils se réuniraient à l’armée de Charles
154 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
7
pour combattre ceux qui résisteraient; et environ
vingt jours après, Wéland Jui-même vint vers Charles,
se recommanda à lui et lui prêta serment avec ceux
qui l’accompagnaient ; de là retournant à ses navires,
il descendit avec toute la flotte danoise jusqu'à Ju-
miéges, où ils s'arrêtèrent pour réparer leurs bâtimens
et attendre l’équinoxe du printemps. Les bâtimens
réparés, les Danois, se divisant en plusieurs flottes ,
gagnèrent la mer et chacun fit voile de son côté, selon
qu'il Jui plat. La plus grande partie se mit en route
pour aller vers les Bretons qui habitent la Neustrie,
sous le commandement de Salomon, et auxquels se
joignirent aussi ceux qui avaient été en Espagne. Ro-
bert leur prit dans la Loire douze bâtimens que Salo-
mon y avait assemblés contre les conditions du loyer
avec lui convenu, et tua tous ceux qui se trouvaient
sur la flotte, si ce n'est un petit nombre qui s’'échap-
pèrent par la fuite, Cependant Robert n'étant pas en
état de se défendre contre Salomon uni aux Nor-
mands, comme on l’a dit, sortis de la Seine, il traita
avec eux avant que Salomon les eût appelés contre lui,
et, des otages donnés de part et d'autre, s’unit à eux
contre Salomon pour la somme de six mille livres
d'argent. Wéland vint vers Charles avec sa femme et
ses enfans, et se fit Chrétien ainsi que les siens.
Louis, roi des Germains, ayant cédé à son fils Car-
loman la partie de son royaume dont celui-ci s'était
emparé, Carloman se remit en paix avec son père et
lui fit serment de ne plus s'échapper contre sa volonté.
Ensuite Louis, fils du roi Charles, par le conseil de
Geofiroi et de Godefroi, va vers Salomon, obtient
une grosse troupe de Bretons, et va, à leur tête, atta-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 179
quer Robert, fidèle de son père. fl dévaste, pille,
met à feu et à sang Angers, ainsi que les autres can-
tons où il peut parvenir. Robert atteint les Bretons qui
s’en retournaient faisant de grands ravages, en tue plus
de deux cents des plus considérables et leur enlève
leur butin. Louis revient de nouveau l’attaquer; mais
il est mis en fuite et ses compagnons dispersés ; 1l s’é-
chappe à grand'peine. Charles, roi d'Aquitaine, fils
du roi Charles, âgé de moins de quinze ans, épouse,
à la persuasion d’Etienne, sans l’aveu et à l'insu de son
père, la veuve du comte Humbert. Louis, souvent
mentionné, frère de Charles, suivant ses traces,
épouse, au commencement du saint carême, de l'avis
de beaucoup des siens, la fille du feu comte Hardouin,
sœur d'Eudes. Vers le commencement de juin, Charles
leur père fait venir tous les grands de son royaume,
beaucoup d'ouvriers et de chariots au lieu qu'on ap-
pelle Pistre', où d’un côté la rivière d'Andelle et
de l'autre la rivière d'Eure viennent se jeter dans la
Seine, et là il fait fortifier la Seine pour fermer le pas-
sage aux navires normands, soit à monter, soit à des-
cendre Ja rivière ; puis avec sa femme, serment prêté
par les siens, 1l parle à son fils Charles en un lieu
nommé Méhun, et Charles presqu'aussitôt, soumis de
paroles, mais d’une ame rebelle, se soulève et retourne
en Aquitaine, et Charles revient à Pistre où il avait
réuni une assemblée et un synode, et, parmi ses tra-
vaux , il traite avec ses fidèles des affaires de la sainte
Église et de celles de son royaume. Là Rothade , évêque
de Soissons, homme d’une singulière folie, légale-
ment privé de la communion par les évêques assem-
: Ou Pistes, auprès du Pont-de-l'Arche.
156 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
blés et le synode provincial, se présenta , avec l'esprit
de rébellion qui lui était propre, devant le concile des
quatre provinces, L'assemblée de ses confrères, pour
ne le pas déposer tout-à-fait, décida qu'il serait re-
tenu en attendant l'issue de son appel au siége apos-
tolique. Mais après le jugement de ce même concile
dont il avait appelé, Rothade voulut toujours se rendre
à Rome: alors douze juges furent constitués pour exé-
cuter le jugement du synode; mais lui, nouveau
Pharaon par la dureté de son cœur, image des temps
anciens, et changé en bête féroce par les excès qu’on
voit consignés dans l’histoire de ses actions, ne vou-
lut pas se corriger et fut déposé dans un faubourg de
la cité de Soissons.
En ce temps-là, il arriva un miracle dans la ville de
Térouanne : le matin de l'Assomption de sainte Marie,
le serviteur d’un citoyen de cette ville commencait à
repasser un vêtement de lin vulgairement appelé cAe-
mise, afin qu'il fût prêt pour que son maître le püût
mettre allant à la messe ; lorsqu'ayant appuyé le fer à
repasser, il voulut le retirer, le vêtement se trouva
teint de sang, en sorte qu'a mesure que le serviteur
tirait le fer , des traces de sang le suivaient, tant qu'en-
fin le vêtement se trouva tout couvert d’un sang jail-
lissant. Honfroi, évêque de cette ville , se fit appor-
ter le vêtement, et ordonna qu'il fût conservé en cette
église pour servir de témoignage; et comme cette fête
n'était pas chômée par les habitans de son diocèse, 1l
ordonna qu’elle fût solennisée et chômée de tous avec
les honneurs qui lui étaient dus.
Louis, qui avait abandonné son père, retourna à
lui, et lui demandant pardon , ainsi qu'aux évêques,
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 195
des fautes qu'il avait commises, s’obligearpar les plus
étroits sermens à demeurer à l'avenir fidèle à son père.
Son père, lui donnant le comté de Meaux et l’abbaye
de Saint-Crépin, commanda qu'il vint vers lui de
Neustrie avec sa femme. Ses fidèles Le priant de ne
point faire la guerre contre Honfroi que Warengaud
avait accusé d'infidélité, il y consentit et réconcilia
Honfroi avec Warengaud.
Louis, roi de Germanie, ayant appelé à Mayence
Lothaire son neveu, lui demanda de marcher en armes
avec lui contre un des petits rois des peuples dits
Wénèdes. Lothaire promit d’abord d’y aller, mais
ensuite manqua à sa promesse. Louis cependant, lais-
sant dans son pays son fils Charles, parce qu'il avait
dernièrement épousé la fille du comte Ercanguaire,
alla contre les Wénèdes, conduisant avec lui son fils
Louis. La, ayant perdu quelques-uns de ses grands ,
et ses affaires ne prospérant point, il retourna, après
avoir recu des otages, au palais de Francfort-sur-le-
Mein.
Les Danois pillent et dévastent par le fer et le feu
la plus grande partie de son royaume ; il est aussi ra-
vagé par d’autres ennemis nommés Hongrois, jus-
qu'alors inconnus à ses peuples.
Lothaire, l'esprit troublé, à ce qu’on rapporte, par
les maléfices de sa concubine Waldrade, et poussé
d'un amour aveugle pour cette prostituée, en faveur
de laquelle il avait renvoyé sa femme Teutberge, la
couronne avec l'appui de son oncle Luitfried et de
Waltaire qui, à cause de cela, étaient près de luien
grand crédit, et, ce qui est honteux à dire, du con-
sentement de quelques évêques de son royaume ; et il
12
178 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
la prend pour femme et reine, à la grande douleur et
malgré l'opposition de ses amis.
Le roi Charles étant venu à Rheïms, Hincmar,
évêque de cette ville, convoque les évêques ses suf-
fragans, et dédie en l'honneur de sainte Marie l'église
métropolitaine de cette province, ainsi qu’elle lui
était depuis long-temps consacrée.
Louis, roi de Germanie , envoie à son frère Charles
des messagers portant de douces paroles pour l’enga-
ger à venir à sa rencontre dans le territoire de Toul;
et comme Charles n'avait pas voulu conférer avec Lo-
thaire avant d'avoir dit à son frère les choses qu'il
désapprouvait dans la conduite de son neveu, il s’é-
léva de là en paroles des querelles non petites.
Cépendant Charles, avec les évêques qui laccom-
pagnaient , montra à Louis et aux évêques réunis avec
lui un écrit contenant sommairement les raisons pour
lesquelles il ne voulait pas communiquer avec Lo-
thaire, à moins que celui-ci ne promit ou de rendre
dûment raison de sa conduite, ou d'y apporter un
méritoire amendement, selon qu'il lui avait été or-
donné. Sur cette promesse etautres conditions, Charles
et les évêques qui étaient avec lui recurent Lothaire à
la communion; mais lorsqu'on eut mis par écrit et
que les conseillers leur eurent communiqué l'annonce
qu'on devait faire aux peuples de ce qui était convenu
entre eux, Louis et Lothaire la rejetèrent , principale-
ment par le conseil de Conrad , leur conseiller et
oncle de Charles, qui, à son ordinaire, étala dans
cette occasion l’orgueil et la vanité de sa science, sans
utilité pour lui ni pour les autres.
La cause de ce refus était qu'on voulait laisser igno-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 179
rer au public les raisons pour lesquelles Charles reje-
tait Lothaire ; mais Charles, malgré eux, fit connaître
pleinement à tous que c'était parce que, contre l'au-
torité évangélique et apostolique , il avait renvoyé sa
femme et en avait pris une autre ; et comme ils avaient
communiqué avec la femme de Boson et avec Baudouin
qui avait enlevé la fille de Charles pour l’épouser, et
étaient excommuniés , il ne voulut pas communiquer
avec Lothaire avant qu’on eût fait la susdite promesse ;
en sorte que, convenant de se réunir au mois d'oc-
tobre suivant sur les confins des comtés de Mouson
et de Vouzy, tous se séparèrent. Louis se rendit en
Bavière pour faire la paix ou se battre avec son fils
Carloman qui, avec l’aide de Restic, roi des Wénèdes,
s'était révolté contre lui; et Charles, passant par Pon-
tion, vint de Toul à Quierzy, près des bords de la
Marne. Là , il célébra avec beaucoup de respect le jour
de la Nativité de Notre-Seigneur.
[ 863. |] Au mois de janvier, une flotte des Danois
remonte le Rhin vers Cologne, et, ayant dévasté le
port de Duersted et la ville de Nomnodoque *, dans
laquelle s'étaient réfugiés les Frisons, tué un grand
nombre de marchands frisons , et réduit en captivité
une multitude considérable, ils parviennent jusqu’à
une certaine île près de Nuits. Là, Lothare arrive
avec les siens d’un côté du Rhin, et les Saxons de
l'autre côté , etil les assiège jusque vers le commencez
ment d'avril; en sorte que , par le conseil de Roric,
les Danois s’en retournent comme ils étaient venus.
Charles, fils de l'empereur Lothaire et roi de Pro-
* Vomnodoca. 1 y a lieu de croire que ce mot a été défiguré par les
eopistes ; on ignore quelle ville il désigne.
12,
180 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
vence, depuis long-temps tourmenté d’épilepsie ,
meurt, et son frère Louis, appelé empereur d'Italie,
vient en Provence, et attire à lui tout ce qu'il peut des
grands du royaume. Lothaire, ayant appris ces nou-
velles, s’y rend aussi, et, par la médiation de leurs
domestiques et de leurs amis , ils conviennent de s’en
retourner, et de traiter du sein de leur pays touchant
ce royaume. Louis reprend donc le chemin d'Italie,
et Lothaire celui de ses États.
Le roi Charles se rend à la cité du Mans, et de Ià
continue sa route jusqu'au monastère d’'Entrame, où
Salomon , duc des Bretons, vient à sa rencontre avec
les premiers de sa nation, se recommande à Jui, lui
jure fidélité, fait jurer tous les grands de Bretagne,
et lui paie, selon l’ancienne coutume, le cens de ces
pays. Charles, en récompense de sa fidélité , lui donne
en bénéfice une partie des terres dites entre deux
eaux et l'abbaye de Saint-Albin. Il recoit en grâce
Godefroi, Roric, Hérivée, et plusieurs autres qui ré-
cemment et fréquemment lui avaient manqué de fidé-
lité, et, avec son pardon, leur accorde des bénéfices.
Il retourne au Mans, et y célèbre la pâque du Sei-
gneur. Honfroi, marquis de Gothie, selon la cou-
tume des Toulousans, sujets, dans cette ville , à sup-
planter leurs comtes, chasse, au moyen d'un parti,
Raimond à l'insu du roi Charles, et se met à sa place.
Le roi Charles, revenant des pays au-delà de la Seine,
recoit Liutard, évêque de Paris, qui venait [ui de-
mander la paix de la part de Louis, empereur d'Italie,
Gebhard, évêque deSpire, de la part de son frère Louis,
roi de Germanie, et le comte Nanthaire de la part de
Lothaire son neveu. Charles avait toujours desiré gar-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 187
der la paix, autant que le lui permettaient les attaques
de ses adversaires. I recut aussi de la part de son frère
Louis un autre envoyé du nom de Blitgaire, qui le pria
de ne pas recevoir, dans le cas où il viendrait le trou-
ver, Carloman, fils de Louis, qui l'avait quitté, et
s'était enfui près de Restic, roi des Wénèdes. Peu de
temps après, trahi et abandonné des siens, Carloman
fut recu sous serment par Louis, son père, qui le tint
près de lui gardé librement.
Charles recoit avec honneur à Soissons, dans le mo-
nastère de Saint-Médard, Rodoald, évêque d’Ostie,
et l’évêque Jean, envoyés de Nicolas l'apostolique.
Il les retint quelque temps avec lui, et, après leur
avoir accordé le pardon qu'ils étaient venus demander
pour Baudouin quis'était réfugié en l'église des Apôtres,
il les renvoya avec des lettres et des présens vers le
siége apostolique. Ils se rendirent, comme légats
dudit siége, à Metz, pour y tenir vers le milieu du
mois de juin, d'après les ordres apostoliques, un
synode à l’occasion du divorce qui avait eu lieu entre
Lothaire et sa femme Teutberge, et de son mariage
avec sa concubine Waldrade qu'il avait prise pour
femme contre les lois ecclésiastiques et les lois civiles.
Dans ce synode, les deux envoyés, corrompus par des
présens , cachèrent les lettres du seigneur apostolique,
et n'accomplirent rien de ce qui leur avait été com-
mandé par l'autorité sacrée. Cependant, afin de pa-
raître avoir fait quelque chose, ils envoyèrent à Rome,
pour que leur affaire y füt réglée par le jugement
du souverain apostolique , Gonthier, archevêque de
Cologne , et Theutgaud , évêque de Trèves, avec des
permissions que signèrent dans ce synode, par les
182 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
soins d'Haganon, les évêques avides et corrompus qui
siégeaient dans les pays d'Italie appartenant à Lothaire.
Le seigneur apostolique, pleinement instruit des choses
qui s'étaient faites, et voulant condamner aussi l’é-
vêque Rodoald qui, avec son confrère Zacharie, s’é-
tait laissé corrompre à Constantinople par une cupi-
dité semblable, convoqua un synode ; ce qu’appre-
nant, Rodoald s'enfuit durant la nuit et disparut ; mais
Gonthier et Theutgaud, étant parvenus à Rome, furent
condamnés par l’apostolique, d'abord en synode, puis
dans l’église Saint-Pierre, comme on le verra dans la
pièce suivante.
« Nicolas, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu,
« à nos très-révérends ettrès-saints confrères Hincmar,
« archevêque de Rheims, et Wénilon, archevêque de
« Rouen , et à tous nos confrères archevêques et évé-
« ques habitant le royaume du glorieux roi Charles.
« C'est chose manifeste aux yeux de tous que le crime
« commis avec deux femmes, Teutberge et Waldrade,
« par le roi Lothaire, si cependant on peut véritable-
« ment nommer roi celui qui ne sait point gouverner
« par une règle salutaire les appétits de son corps, et
« qui plutôt, par une faiblesse dissolue, cède à leurs
« mouvemens illicites. Presque tous ceux qui, de la
« terre et de la mer, aflluaient vers notre église ou
« siége apostolique , nous rapportaient que les évêques
« Theutgaud et Gonthier lui avaient été fauteurs et sou-
« tiens dans une telle action. Lesabsens en informaient
« par écrit notre apostolat : cependant nous refusions
« de le croire , ne pensant pas que nous pussions ja-
« mais ouir telles choses sur des évêques, jusqu'à ce
« qu'eux-mêmes, étant venus à Rome dans le temps
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 183
« du concile, ont été reconnus , en notre présence et
« en la présence du saint synode, pour tels que beau-
« coup nous les avaient très-souvent annoncés ; tel-
« lement qu'on leur a pris des écrits dressés de leurs
«mains, et qu'ils voulaient nous faire autoriser par
« notre seing; et tandis qu'ils s'efforcaient de tendre
« des piéges aux innocens , ils ont été déjoués dans
« leurs artifices. Ainsi s’est accompli par la puissance
« de Dieu ce qu’on lit dans les Proverbes : C’esten vain
« qu’on jette le filet devant les yeux de ceux qui ont
« des ailes *, de manière qu'ils ont été enlacés et sont
«tombés. Et nous qu'on avait dit faussement avoir
« participé à cette infamie, par la toute volonté de
« Dieu et la justice de nos défenseurs, nous nous
_« sommes relevé de cette accusation, et nous nous
« trouvons debout. Ainsi donc, par notre décret et
« celui du saint synode et en notre présence, ils ont
« été déposés et excommuniés des fonctions sacerdo-
«tales, et deviennent , sans aucun doute, étrangers
« au gouvernement de leur épiscopat. Que votre fra-
« ternité donc , gardienne de la règle des canons, et
«observant les saints décrets, se garde d’oser re-
«prendre dans le catalogue des prêtres ceux que
« nous en avons rejetés. Vous trouverez annexés ci-
« dessous la sentence de la déposition prononcée
« contre les susdits Theutgaud et Gonthier, ainsi que
« les autres articles que nous avons promulgués et
« sanctionnés d'accord avec le saint concile. »
Art. 1er, « Le synode rassemblé dernièrement, c’est-
« à-dire, sous le très-pieux empereur Louis , à la on-
« zième indiction du mois de juin, dans la ville de
* Proverb, chap. 1, v. 17.
184 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«
Metz, par les évêques, ayant anticipé sur notre juge-
ment, et violé témérairement les règles du siége
apostolique , est par nous déclaré cassé dès mainte-
nant et dans l'éternité, rejeté, et de notre autorité
apostolique nous le prononcons condamné à perpé-
tuité, et le décrétons ne devoir être appelé synode,
. mais bien lieu de prostitution propice à l’adultère. »
Art. 2. « Sur le rapport à nous fait des actes de
Theutgaud , évêque de Trèves et primat des provin-
ces belgiques , et de Gonthier, évêque de Cologne,
maintenant amenés devant nous et le saint synode ,
touchant la manière dont ils ont connu et jugé de
l'affaire relative à Lothaire et à ses deux femmes,
Teutberge et Waldrade , et les mêmes nous ayant
présenté sur cela un écrit signé de leur propre main,
et ayant aflirmé de leur propre bouche, en présence
d’un grand nombre, qu'ils n’ont fait ni plus ni moins
ni autrement que ce dont on les accuse, et ayant
confessé publiquement et de vive voix avoir violé
la sentence que notre très-saint frère Fhaddée, ar-
chevêque de Milan , et autres de nos collègues les
évêques , ont demandée au siége apostolique contre
Ingiltrude, femme de Boson, et qu'enflammé du
zèle de Dieu, nous avons rendue canoniquement
sur instance d’anathême ; dans toutes lesquelles
choses nous avons trouvé qu'ils avaient transgressé
de ‘plusieurs manières les décrets canoniques et
apostoliques,. et violé témérarement la règle de
l'équité : nous avons prononcé par le jugement du
Saint-Esprit et l'autorité de saint Pierre résidante
en nous, qu'ils devaient demeurer exclus de toutes
fonctions épiscopales, et étrangers à tout gouver-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 185
« nement de l’épiscopat; que si, d’après leur pré-
« cédente coutume, ils osaient accomplir, comme
«évêques, quelques-unes des fonctions du sacré mi-
«nistère , il ne leur sera permis d'espérer en aucune
« manière leur rétablissement dans aucun autre sy-
«node, ni aucun moyen de faire réparation ; mais
«tous ceux qui communiqueront avec eux seront
«rejetés de l'Église, surtout si, ayant appris la sen-
« tence portée contre eux, ils se hasardaient à aucune
« communication. »
Art. 3. « Que les autres évêques qu'on a rapportés
«être complices des susdits Theutgaud et Gonthier ,
«s'ils s'unissent avec eux dans des séditions, conju-
« rations ou conspirations, ou s'ils se mettent héréti-
« quement en dissentiment avec le chef, c’est-à-dire,
«avec le siége de saint Pierre, soient liés par la même
« condamnation; que si l’on apprend, d’ailleurs, par
«eux-mêmes, ou par des envoyés qu'ils nous feront
« parvenir, chargés d’écrits de leur main, qu'ils se
« tiennent attachés au siége apostolique, d’où leur épis-
«copat a manifestement son principe; qu'ils sachent
« que la permission de venir à nous ne leur sera pas
« refusée , et qu'ils ne craignent en aucune manière
« de perdre leurs dignités pour des témérités ou des
« signatures dont ils se seraient rendus coupables dans
« des actes sacriléges, mais qu’ils auraient rétractés. »
Art. 4. « Nous avons dernièrement anathématisé
« régulièrement, ainsi que ses fauteurs, Ingilirude ,
« fille dn feu comte Matfried , qui, après avoir quitté
«Boson, son mari, court le pays depuis environ sept
«ans, vagabondant de côté et d'autre; mais, à cause
«de sa contumace, nous ordonnons qu'elle soit liée
186 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
« des nœuds d’un anathême réitéré. Ainsi donc, au
« nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit , seul et
« vrai Dieu, et de tous les saints Pères, et de toute
« la sainte Église catholique et apostolique de Dieu,
« qu'elle soit anathème avec tous ses complices, tous
« ceux qui communiquent avec elle et lui prêtent as-
«sistance; en sorte que, comme nous l'avons déjà dé-
« crété, si quelqu'un osait communiquer ou s’entre-
«tenir avec elle en quelque manière que ce soit ; si
«c’est un clerc, que, lié du même lien, il soit dé-
« pouillé des fonctions cléricales ; que les moines aussi
«et les laïques, s'ils désobéissent au présent décret,
« soient également anathématisés. Cependant, si cette
« femme retournait à son mari, ou se rendait à Rome
« au siége apostolique de saint Pierre, très-certaine-
« ment nous ne lui refuserions pas le pardon après
« qu'elle aurait dûment satisfait; mais que jusque-là
«elle demeure sous les liens de l’anathême que nous
« lui avons imposé alors et maintenant. Si cependant
« quelqu'un communiquait sans le savoir avec ladite
« Ingiltrude lorsqu'elle serait en route pour se rendre,
« dans ce dessein , au siége apostolique de saint Pierre
« à Rome, ou, la connaissant, lui prétait secours pour
«sy rendre, il ne tombera pas pour cela sous les
« liens de l’anathême. »
Art. 5. « Si quelqu'un méprise ces préceptes, man-
« dats, interdiction, ordonnances ou décrets salutai-
«rement promulgués par le chef du siége apostolique
«pour la foi catholique , la discipline ecclésiastique ,
« Ja correction des fidèles, l'amendement des cou-
«pables, ou la prévention des maux imminens ou à
« venir, qu'il soit anathême. »
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 197
« Nous souhaitons à Votre Sainteté en Jésus-Christ
« une bonne santé. »
Le 25 octobre, Charles tint dans le palais de Ver-
berie un synode, où il réclama par les lois, sur Ro-
bert, évêque de la ville du Mans, l'abbaye de Saint-
Calais que celui-ci voulait retenir dans la juridiction de
son évêché. Par droit de recommandation apostolique,
il envoya aussi à Rome, avec des lettres et des mes-
sages de lui et des évêques , comme le lui avait fait dire
le pape, Rothade récemmentdéposé. À la recommanda-
tion du souverain apostolique , il recut à réconciliation
sa fille Judith, et recut aussi avec solennité l'envoyé
de Mahomet, roi des Sarrasins, venu à lui avec de
grands présens et des lettres, énonçant desir de paix
et d’une alliance amicale. [ordonna qu'ils attendissent
avec honneur et toutes les protections nécessaires, et
dûment défrayés, dans la ville de Senlis, le moment
où 1l pourrait les renvoyer honorablement à leur roi.
De là 1l se dirigea en armes vers l’Aquitaine avec une
troupe considérable pour y reprendre par la force son
fils Charles, s’il ne voulait pas revenir autrement, et
arriva jusqu'a la cité d'Auxerre. Là, comme le lui
avait demandé le souverain apostolique, et par le con-
seil de ses fidèles , il permit à sa fille Judith de s'unir
régulièrement en mariage à Baudoum qu’elle avait
suivi. De là il se rendit à la cité de Nevers, où il recut
son fils Charles qui venait vers lui, Jui fit promettre
par serment fidélité et soumission, et fit de nouveau
jurer la même chose aux grands de l’Aquitame.
Deux des Normands qui, dernièrement avee Wé-
land , étaient sortis de leurs navires, demandant par
feinte, comme on le dit alors et comme la suite l’é-
158 ANNALES DE SAINT-BERTIX.
clareit, à être faits Chrétiens, accusèrent Wéland d’in-
fidélité; comme il le niait, l’un d’eux, selon la cou-
tume de sa nation, le combattit en présence du roi
les armes à la main et le tua. Cependant on apprit la
triste nouvelle que les Normands étaient venus à Poi-
üers : la ville fut préservée en se rachetant; mais ils
brülèrent l’église du grand confesseur saint Hilaire.
Le roi célébra la Nativité du Seigneur proche de la
ville de Nevers, dans le lieu où il avait recu son fils.
[864.] Charles ayant levé une armée d’Aquitains,
leur ordonna d'aller contre les Normands qui avaient
brûlé l’église de Saint-Hilaire , et se rendit à Compiègne
conduisant son fils Charles de même nom que lui; il
envoya ses messagers pour recevoir des villes et châ-
teaux dans la Gothie. Les Normands marchent vers
la cité d'Auvergne où , après avoir tué Étienne, fils de
Hugues, avec un petit nombre des siens, ils retour-
nentimpunément à leurs navires. Pepin, fils de Pepin,
qui, de moine, s'était fait laïque et apostat, s'allie aux
Normands et suit leur religion. Charles le jeune , que
son père avait dernièrement reçu venant d'Aquitaine,
et conduisait avec lui à Compiègne, retournant de la
chasse la nuit dans la forêt de Cuise , tandis qu'il ne
songeait qu'à s'amuser avec d'autres jeunes gens de
son âge, fut, de l'œuvre du diable, frappé à la tête
par le jeune Alboin d'un coup de dague qui lui péné-
tra quasi jusqu'au cerveau. Le coup, entré par la tempe
gauche , traversa jusqu’à la mâchoire droite.
Lothaire, fils de Lothaire, fit lever sur chaque ma-
noir de son royaume quatre deniers, dont, sous le
nom de loyer, il paya au Normand Rodolphe, fils de
Hérold , et aux siens, une somme d'argent, avec un
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 109
tribut annuel de beaucoup de farme, de brebis, de
vin et de bière,
Louis, qu'on appelait empereur d'Italie, invité par
Gonthier, prit pour injure à lui personnelle que l’a-
postolique eût, comme on l'a dit ci-dessus, dégradé
les messagers de son frère Lothaire, envoyés à Rome
sur sa foi et par son intervention ; et, ne pouvant con-
tenir sa fureur, 1l marcha vers Rome avec sa femme et
accompagné des envoyés Theutgaud et Gonthier, dans
l'intention de forcer le pape de Rome à les rétablir
dans leurs évêchés; ou, s'il ne le voulait pas, de
mettre les mains sur Îui à son grand dommage. Ce
qu'ayant appris, l'apostolique indiqua un jeûne avec
des litanies générales pour lui et les Romains , afin
que Dieu, par lintercession des apôtres, mit en l’es-
prit dudit empereur de bons desseins et du respect
pour le culte divin et l'autorité du siége apostolique.
L'empereur cependant arriva à Rome, et tandis qu'il
logeait près la basilique de Saint-Pierre , le clergé et le
peuple romain se rendirent à l’église de Saint-Pierre
avec des croix et célébrant le jeûne et les litanies.
Comme ils commencaient à monter les degrés de la
basilique , les hommes de l'empereur les renversèrent
à terre, les frappèrent de toute sorte de coups, bri-
sèrent les croix et les drapeaux , et ceux qui en purent
échapper prirent tous la fuite. Dans ce tumulte fut
brisée et jetée en la rue la vénérable et merveilleuse
croix qu'avait fait fabriquer très-proprement Hélène,
de sainte mémoire, y enfermant du bois de la croix
miraculeuse , et dont ensuite elle avait fait à Saint-
Pierre un grand présent. Elle fut, à ce qu'on rapporte,
ramassée par quelques hommes de Ja nation des Angles
190 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
et rendue au gardien. L’apostolique apprit ce forfait
dans le palais de Latran qu'il habitait, et, peu après,
sut de science certaine qu'on voulait se saisir de lui ;
il entra secrètement en un bateau et se transporta sur
le Tibre dans la cathédrale de Saint-Pierre, où 1l de-
meura deux jours et deux nuits sans manger et sans
boire.
Cependant l'homme qui avait eu l'audace de briser
la très-sainte croix mourut, et l’empereur fut pris de
la fièvre ; à cause de quoi sa femme envoya vers l'apos-
tolique. Sur la foi de son injonction , celui-ci vint vers
l'empereur ; et, après qu'ils eurent discouru entre eux,
l'apostolique, ainsi qu'il fat convenu , rentra à Rome
au palais de Latran, et l'empereur ordonna à Gonthier
et à Theutgaud de s’en retourner en France dégradés
comme ils étaient venus. Alors Gonthier envoya à
l'apostolique, par le clerc Hilduin son frère , soutenu
de ses hommes, ces articles diaboliques qu'il avait
adressés , avec leur préface , aux évêques du royaume
de Lothaire, lorsque, comme nous l'avons dit, il re-
vint à Rome à la suite de Louis, et dont jusque-là on
n'avait pas pris connaissance. Îl ordonna à Hilduin ,
si l'apostolique ne voulait pas recevoir son écrit, de
le jeter sur le tombeau de saint Pierre.
« À nos saints et vénérables frères et collègues les
« évêques, Gonthier et Theutgaud, en Notre-Seigneur,
«salut. Nous prions avec supplication votre très-
«chère fraternité d'employer incessamment lassis-
«tance de vos saintes prières en faveur de nous qui
«prions assidûment pour vous, ét de ne pas vous
«troubler ni vous effrayer des choses sinistres que
« peut-être la renommée proclame de nous et de vous.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 191
« Nous avons cette confiance en la très-clémente
« bonté de Notre-Seigneur, qu'avec l’aide de Dieu
« les embüches de nos ennemis ne prévaudront pas
« sur notre roi ni sur nous, et que nos adversaires
« n'auront pas sujet de se réjouir de nous, bien que le
«sire Nicolas, qui se dit pape, se déclare apôtre entre
«les apôtres, et se fait empereur de tout le monde,
« ait voulu nous condamner à l'instigation et selon
«le desir de ceux dont il est connu pour favoriser
« les conspirations ; cependant de toute manière, par
« l’aide du Christ , il a trouvé des résistances à sa folie,
«et n'a pas eu ensuite médiocrement à se repentir de
«ce qu'il avait fait. Nous vous envoyons les articles
« écrits ci-dessous, afin que vous connaissiez nos su-
« Jets de plainte contre ledit pontife. Cependant, après
« être sortis de Rome et nous en être fort éloignés,
« nous sommes de nouveau rappelés à Rome, et c’est
« en commençant à y retourner que nous vous avons
« écrit ces petites lettres pour que vous ne vous éton-
« niez pas de notre retard. Visitez et reconfortez sou-
« vent le seigneur notre roi, tant par vous-mêmes
«que par vos messages et vos lettres, et conciliez-
« lui tout ce que vous pourrez d'amis et de fidèles ; ne
« cessez pas surtout d'inviter, par vos admonitions, le
« roi Louis, et recherchez soigneusement avec lui le
« lien commun, car de la paix de leur royaume dé-
« pend notre paix. Soyez, nos seigneurs et frères,
« Calmes d'esprit et tranquilles de cœur, car, Dieu
«voulant, nous espérons vous annoncer de telles
« choses que, guidés par l'esprit du Seigneur, vous
« pourrez sans erreur y discerner ce que vous devez
«faire et comment vous devez le faire. Cependani
192 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
« Ayez som de soutenir de toute manière ledit roi par
vos averlissemens , en telle sorte qu'au milieu des
suggestions diverses 1] demeure immuable jusqu'à
ce qu'il connaisse par lui-même les motifs des choses.
D'ailleurs, frère très-zélé , 1l est nécessaire et louable
de conserver inviolablement la fidélité que nous
avons promise à notre roi en présence de Dieu et
des hommes. Que Dieu tout-puissant daigne vous
maintenir en son saint service ! »
Art. 1er, « Écoute, sire pape Nicolas; nos pères et
frères les évêques nos collègues nous ont envoyés
vers toi, et nous sommes venus de notre propre
mouvement consulter ton autorité sur les choses
que nous avons jugé comme il nous a paru conve-
nable et selon les lumières de ceux qui nous ont
aidés et approuvés; et nous avons apporté des écrits
montrant les autorités et les raisons que nous avons
suivies, afin que ta sapience, après avoir examiné
toutes choses, nous apprit ton sentiment et ta vo-
lonté; et si La Sainteté trouvait quelque chose de
mieux , nous lui demandons de nous instruire et de
nous guider, prêts, ainsi que nos confrères, quelque
chose que tu veuilles suggérer conformément à la
justice et à la raison, à nous soumettre à tes sages
instructions. »
Art. 2. « Mais durant trois semaines que nous avons
attendu ta réponse, tu ne nous as déclaré rien de
certain ni aucune doctrine, mais seulement un Jour
en publie tu as dit que, d’après les affirmations con-
tenues dans notre écrit, nous paraissions excusables
et innocens. »
Art, 3. « À la fin, appelés par toi, nous avons été
=
=
ANNALES DE SANT-BERTIN. 193
conduits en ta présence, ne soupconnant aucune
inimitié. La, les portes fermées, par une conspira-
tion à la manière des brigands, au milieu d’une mul-
titude assemblée et mêlée de clercs et de laïques, tu
t'es efforcé de nous opprimer par la violence et sans
synode, sans examen canonique, personne ne nous
accusant, personne ne témoignant contre nous, sans
aucun délai donné aux éclaircissemens de la discus-
sion, sans alléguer les autorités, sans confession de
notre bouche, et en l'absence des autres évêques
métropolitains et diocésains nos confrères; et, in-
dépendamment du consentement de tous, tu as
voulu nous condamner par ta seule volonté et fureur
tyrannique. »
Art. 4. « Mais ta sentence maudite , contraire à toute
paternelle bénignité, étrangère à toute fraternelle
charité, injustement etsans raison portée contre nous,
en contradiction aux lois canoniques, n’a point été
acceptée de nous; et, avec toute l’issemblée de nos
frères , nous la méprisons et rejetons comme un avor-
ton maudit; et toi-même, à cause de la faveur et
communion que tu accordes à des damnés et ana-
thématisés, rejetant et méprisant la sainte religion,
nous ne te voulons pas recevoir dans notre commu-
nion et société, et sommes très-satisfaits que tu te
séquestres de toute communion et société fraternelle
avec l'Église que tu dédaignes en t'élevant au dessus
d'elle, et dont tu te rends indigne par l’enflure de
ton orgueil. »
Art. 5. « Tu as donc, par ta légèreté téméraire , in-
fligé sur toi-même, par ta propre sentence, la peste
de Panathême lorsque tu les écrié : Que celui qui
13
194 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
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n'observe pas les préceptes apostoliques soit ana-
théme ! car tu es connu pour les avoir violés nombre
de fois, annulant, autant qu'il est en toi, à la fois
les lois divines et les sacrés canons, et ne voulant
pas suivre les traces de tes prédécesseurs les pon-
tifes romains. »
Art. 6. « Maintenant donc, nous qui avons éprouvé
ta fourberie et tes artifices, nous sommes, non pas
irrités de l’outrage que tu as fait tomber sur nous,
mais enflammés de zèle contre ton iniquité, et, sans
songer à notre personne indigne , nous avons devant
les yeux la généralité de notre ordre, envers lequel
tu veux user de violence. »
Art. 3. « Pour résumer ici en peu de mots notre
proposition spéciale, la loi divine et la loi cano-
nique nous apprennent très-clairement, et il estaussi
_ stipulé par les vénérables lois du siècle, qu'il n’est
permis à personne de livrer une vierge libre en
concubinage à un homme, surtout si la fille ne veut
pas consentir à cette conjonction illicite ; et lors-
qu'elle est unie à un homme sien, du consentement
de ses parens, de foi, d’effet et par l'affection con-
jugale, on doit certainement la regarder comme sa
femme, et non sa concubine. »
L'apostolique, instruit d'avance de la chose, ne
voulut pas recevoir leurs articles : cependant ledit
Hilduin armé, et avec les hommes de Gonthier, en-
ira sans aucun respect dans l'église de lapôtre saint
Pierre, et, comme le lui avait ordonné son frère
Goathier, si l’apostolique refusait de recevoir le dia-
bolique écrit, voulut le jeter sur le tombeau de saint
Pierre. Les gardiens s y opposant , lui et ses complices
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 199
commencèrent à charger de coups ces gardiens , tant
qu'il y en eut un de tué, Alors il jeta l'écrit sur le
tombeau de saint Pierre, et, mettant l'épée à la main
pour se défendre lui et ceux qui étaient venus avec
lui, ils sortirent de l'église, et, cet acte déplorable
accompli, retournèrent vers Gonthier.
Peu de jours après, l’empereur sortit de Rome où
sa suite avait commis beaucoup de déprédations, dé-
truit beaucoup de maisons, pollué des religieuses et
d’autres femmes, tué des hommes et violé des églises.
IL vint à Ravenne, où 1l célébra la Pâque du Seigneur
avec autant de grâces de Dieu et des apôtres qu'il en
‘avait mérité.
Gonthier, étant arrivé à Cologne lors de cette même
cène du Seigneur, osa, comme un homme qui n'avait
point de Dieu, célébrer la messe et bénir le saint
chrême; mais Theutgaud s’abstint avec respect du saint
ministère, ainsi quil lui avait été ordonné. Enfin les
autres évêques s'étant employés auprès de Lothaire , il
Ôta à Gonthier son évêché sans consulter personne,
le donna à Hugues, fils de Conrad, oncle du roi
Charles et de sa tante maternelle , tonsuré clerc, sous-
diacre seulement par le degré de son ordination, mais,
par ses mœurs et sa vie, peu semblable à un fidèle
laïque. Gonthier, irrité de cela, emportant tout ce qui
restait dans cette ville du trésor de l’église, retourna
à Rome pour y exposer par ordre au pape toute la suite
de l'affaire de Lothaire avec Teutberge et Waldrade.
Mais les évêques du royaume de Lothaire adressèrent
à l’apostolique des envoyés portant par écrit des pa-
roles de pénitence et des professions canoniques,
confessant que, dans l'affaire de Teutherge et de Wal-
19:
190 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
drade , ils avaient grandement dévié de la vérité évan-
gélique et des règles sacrées de l'autorité apostolique.
Cependant Lothaire, après avoir envoyé à l’apostolique
Raoul, évêque de la ville de Strasbourg, avec des
écrits , où , selon sa coutume , il s'excusait et promet-
tait faussement un amendement volontaire, alla par
Gondreville et Remiremont à la rencontre de son frère
au lieu qu'on appelle Orbe.
Charles envoie à Rome avec des lettres Robert,
évêque de Ja ville du Mans, pour y conduire Rothade,
ainsique l'avait ordonné l’apostolique ; mais les évêques
de son royaume ayant adressé au siége apostolique
leurs vicaires avec les lettres synodales sur l'affaire de
ce même Rothade, Louis leur refuse le passage. Ces
envoyés, tant du roi que des évêques, firent connaître
secrètement au pape les causes de l'impossibilité où
ils étaient de se rendre à Rome. Rothade, feignant
une maladie, demeura à Besançon ; les autres retour-
nèrent dans leur patrie; et Rothade, revenant après
eux par Coire , protégé de Lothaire et Louis , roi de
Germanie, ses fauteurs, alla vers Louis, empereur
d'Italie , afin de pouvoir par son secours parvenir à
Rome.
Les envoyés du roi Charles revinrent sans avoir rien
fait dans l'affaire pour laquelle ils avaient été envoyés ;
et Honfroi, chassé de Toulouse et de la Gothie, ayant
passé en Italie par la Provence, Charles envoya de nou-
veau à Toulouse et en Gothie d’autres messagers pour
y reprendre ses terres et ses châteaux.
Louis, roi de Germanie, marche en armes contre
le chagan des Bulgares qui avait promis de vouloir se
faire chrétien. Louis comptait, s'il réussissait , aller de
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 197
là rétablir l’ordre sur la frontière des Wénèdes. Les
Normands étaient venus en Flandre, apportés par une
nombreuse flotte; mais les gens du pays leur faisant
résistance , ils remontent le Rhin, et dévastent, dans
les royaumes de Louis et de Lothaire, toutes les parties
voisines des deux rives du fleuve. Charles tient , au
commencement de juin , dans le lieu nommé Pistre,
une assemblée générale, en laquelle il recoit cinq
cents livres en argent de don annuel et cens du pays
de Bretagne, que lui envoie Salomon, duc des Bre-
tons, conformément à l'usage de ses prédécesseurs.
1! ordonne de fortifier la Seine, afin que les Normands
ne puissent remonter ce flenve; et, par le conseil de
ses fidèles, et conformément à l'usage des rois ses
prédécesseurs et ancêtres , il décrète trente-sept ca-
pitulaires qu'il ordonne d'observer comme lois dans
tout son royaume.
Pepin l'apostat est enlevé, par l'adresse des Aqui-
tains , du milieu des Normands , et présenté dans cette
assemblée aux grands du royaume comme traître au
pays et à la chrétienté; en raison de quotil est de tous
unanimement condamné à mort, et renfermé dans la
ville de Senlis dans une étroite captivité. Bernard, fils
par la chair et les mœurs du feu tyran Bernard, part
de l’assemblée avec la permission du roi, comme
pour retourner dans ses bénéfices; mais la nuit, re-
venu à man armée , il se cache dans une forêt , atten-
dant le lieu et l'heure de tuer méchamment, les uns
disent le roi, qui, par le jugement des Frances, avait
fait tuer son père , et selon les autres Robert et Ram-
nulphe , fidèles du roi. Le roi, en ayant eu connais-
sance, envoya des gens pour le prendre et le conduire
198 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
en sa présence, en sorte qu'il prit le parti de la fuite.
Le roi, en conséquence, par le jagement de ses fidèles,
reprit les bénéfices qu'il lui avait donnés , et les con-
féra à Robert, son fidèle.
Egfried, qui, dans les temps passés, de concert avec
Étienne, avait soustrait à l’obéissance paternelle le fils
du roi, de même nom que son père, est pris par Ro-
bert, et présenté au roi dans cette même assemblée.
Le roi, à la prière de Robert et de ses autres fidèles ,
lui pardonne ce qu'il avait commis contre lui, et,
après qu'il a prêté serment, lui permet de s’en aller
sans avoir reçu aucun mal etavecdes présens. Charles,
du lieu nommé Pistre, vient à Compiègne vers le com-
mencement de juillet, renvoie honorablement l’en-
voyé de Mahomet, roi des Sarrasins, qui était venu le
trouver avant l'hiver, après lui avoir fait passer par ses
messagers de grands et nombreux présens. Carloman,
fils de Louis, roi de Germanie, qui habitait près de
son père avec une garde, feignant d'aller à la chasse,
se dérobe par la fuite à son père, et s'empare des
Marches qu'il lui enlève avec le consentement des
marquis par lesquels elles lui sont livrées. Son père,
suivant ses traces, le fait venir à Jui sous condition de
fidélité, et lui confère des bénéfices. De là, revenant
vers le palais de Francfort, iltombe de cheval en chas-
sant un cerf en une forêt, et, blessé dans les côtes,
il est porté en un monastère voisin, et envoie devant
lui son fils Louis audit palais de Francfort où était
déjà sa femme, et où, bientôt guéri, il se rend lui-
même.
Le pape Nicolas envoie de nouveau à tous les ar-
chevêques et évêques des provinces de la Gaule, de
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 109
la Germanie et de la Belgique, pour confirmer la dé-
position de Theuigaud , archevêqne de Trèves, et de
Gonthier, archevêque de Cologne; mais il pardonne,
comme il l'avait promis dans l'écrit ci-dessus, aux
autres évêques du royaume de Lothaire qui, après
avoir consenti au divorce avec Teutberge et au ma-
riage avec la concubine Waldrade, lui avaient en-
voyé des lettres contenant la confession de leur faute.
Il convoque un synode à Rome vers le commence-
ment de novembre , annoncant qu’on y confirmera de
nouveau la déposition des deux archevêques, et qu'on
y traitera de l'affaire de Lothaire et de celle d’'Ignace,
évêque de Constantinople, déposé l’année précédente,
et en la place duquel un laïque avait été tonsuré et
ordonné évêque. Les susdits Theutgaud et Gonthier
vinrent de leur plein gré à ce synode, pensant que, par
l'intervention de l'empereur Louis, ils obtiendraient
de lapostolique qu'il les rétablit dans leurs siéges.
Louis , dit empereur d'Italie, est grièvement blessé
par un cerf en rut qu'il avait voulu percer de ses traits.
Arsène, apocrisiaire, demande à Nicolas, pontife du
siége de Rome, de lui permettre d'adresser des mes-
sagers à Charies pour certaines affaires ecclésiastiques.
Mais le pape le refuse, pensant que c’est à trompeusein-
tention et contre lui qu'Arsène veut envoyer des messa-
gers en France. Hubert, clere marié et abbé du monas-
tère de Saint-Martin , est tué par les hommes de Louis,
empereur d'Italie, contre la volonté duquel il tenait
l'abbaye de Saint-Maurice et d’autres bénéfices dépen-
dans de lui; et Teutberge, sa sœur, renvoyée par Lo-
thaire , vient se remettre sous la protection de Charles.
Charles lui donne le monastère d’Avenay, et confère
200 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
l'abbaye de Saint-Martin à Ingelwin, diacre de son
palais. Robert, comte d'Angers, ayant attaqué deux
troupes de Normands qui résidaient sur le fleuve de
Loire, tue presque tous les hommes d’une de ces
troupes, à l'exception de quelques-uns qui s’échap-
pent par la fuite; mais l’autre troupe, plus forte, ar-
rivant par derrière, le blesse ; en sorte qu'il prend le
parti de se retirer, ayant perdu un petit nombre des
siens, et il guérit peu de jours après.
[865.] Le roi Charles célèbre, dans le palais de
Quierzy, la Nativité de Notre-Seigneur. I vient à la
ville de Ver, et environ le milieu de février, 1l recoit
honorablement , en la ville de Douzy, son frère Louis
et les fils de celui-ci. Là , après en avoir consulté avec
leurs fidèles, ils envoient à leur neveu Lothaire, par
les évêques Altfried et Erchanrat, un message portant
que, comme il avait dit souvent qu'il devait aller à
Rome, 1l devait d'abord, selon les exhortations de
l'apostolique et les leurs, s’'amender en ce qu'il avait
commis contre les lois divines et humaines, et au mé-
pris de l'Église qu'il avait scandalisée par ses trans-
gressions ; et qu'alors, après avoir mis ordre aux af-
faires de son royaume, il irait, sl lui plaisait, à
l'église des apôtres pour demander et obtenir son par-
don. Mais Lothaire , pensant qu'ils lui voulaient en-
lever son royaume et le partager entre eux, envoya à
son frère, l'empereur d'Italie, Luitfried son oncle, le
priaat d'obtenir de lapostolique qu'il écrivit à ses
oncles des lettres pour les engager à lui garder la paix
et à ne point apporter de trouble dans son royaume ;
ce qu'obtint l'empereur Louis.
Cependant, par un jugement de Dieu, les Normands
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 203
qui habitaient sur la Loire, favorisés du vent, voguent
avec la plus grande impétuosité jusqu'au monastère
de Saint-Benoît, dit de Fleury, y mettent le feu, et.
en revenant, livrent aux flammes la ville d'Orléans,
ses monastères et tous les édifices environnans, ex-
cepté l’église de la Sainte-Croix, que la flamme, bien
que les Normands y missent grand travail, ne put ja-
mais dévorer; puis ils retournent au lieu de leur
résidence, descendant de même le long du fleuve et
ravageant les lieux voisins.
De Douzy, Louis prit sa route vers la Bavière , et
Charles , son fils, réconcilié avec lui et rentré dans sa
maison , lui rendit les Marches qu'il lui avait enlevées
et revint au palais de Francfort. Charles, venu par
Attigny à Servais', y célèbre le saint carême et la
Pâque du Seigneur, et envoyant dans la Gothie Ber-
nard, né de feu Bernard et de la fille du comte Rori-
gon, il lui confie une partie de ses Marches ; et venant
ensuite à la ville de Ver, il y recoit des évêques et
d’autres grands de l’Aquitaine qui étaient venus à sa
rencontre , et, sur leurs nombreuses demandes, per-
met à son fils Charles, encore mal corrigé, de retour-
ner en Aquitaine avec le nom et le titre de rot.
Le pape Nicolas envoie aux deux frères, Louis et
Charles, ainsi qu'aux évêques et aux premiers du
royaume, Arsène, évêque d'Ostie et son conseiller,
avec des lettres de lui portant la demande que Lo-
thaire, par son frère, l'avait prié de leur faire, non pas
dans ces termes de civilité et ces expressions de dou-
ceur apostolique dont les évêques de Rome avaient
coutume, dans leurs lettres, d’honorer les rois, mais
? Près de La Fère,
204 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
avec des menaces pleines de malveillance. Ce même
Arsène étant allé par Coire et par FAlemagne trouver
Louis, roi de Germanie, dans le palais de Francfort,
lui porta les lettres de apostolique, et de là se rendit
à Gondreville près de Lothaire. Là il Jui remit, et aux
évêques et premiers de son royaume, des lettres du
pape portant que, s'il ne reprenait pas sa femme Teut-
berge et ne renvoyait Waldrade, Arsène devait le
rejeter de toute société chrétienne, le pape l'ayant
déja excommunié en plusieurs épitres précédentes et
très-souvent déclaré exclu de la société des Chrétiens.
De chez Lothaire Arsène venant, vers le milieu de
juin, dans le palais d'Attigny, remit de même assez
honorablement , aux rois Louis et Lothaire, deux
lettres semblables entre elles. Il ramena aussi avec
lui et présenta à Charles Rothade, destitué canonique-
ment par les évêques des cinq provinces de Rheims,
et rétabli par le pape Nicolas, non régulièrement,
mais de sa propre autorité ; car les sacrés canons disent
que, si un évêque dégradé de son rang par les évê-
ques des provinces se réfugie vers l'évêque de Rome,
l’évêque de Rome doit écrire aux évêques des pro-
vinces frontières el voisines pour qu'ils s'enquièrent
soigneusement de toute l'affaire et lui en rendent
compte fidèlement selon Ja vérité; et si l'évêque de
Rome leur renvoie de nouveau celui qui a été dépouillé,
il doit leur adresser des légats à latere ayant autorité
pour accomplir cette mission , afin qu'ils jugent avec
les évêques; on, autrement, 1l doit regarder les évé-
ques comme suflisans pour terminer l'affure. L’apos-
tolique ne voulut faire ni lun ni l'autre; et, mépri-
sant le jugement des évêques qui, selon les sacrés
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 203
règlemens, après avoir prononcé sur l'apparence des
faits, s’en étaient référés au siége apostolique de toutes
les choses jugées, il rétablit Rothade de sa propre auto-
rité. Il renvoya donc à Charles l'évêque rétabli avec des
lettres portant que si quelqu'un, sans exception , s’op-
posait en quelque chose à Rothade, soit dans la pos-
session de sa dignité ou celle des biens de l'évêché, il
serait anathême ; ainsi, sans avoir consulté les évêques
qui l'avaient déposé et sans leur consentement, Ro-
thade fut rétabli dans son siége par le légat Arsène.
Après cela Arsène alla à Douzy, à la rencontre de
Lothaire, conduisant Teuthberge qui, depuis quelque
temps, habitait honorablement dans le royaume de
Charles ; et, après avoir recu le serment que pré-
tèrent, au nom de Lothaire, douze de ses hommes,
il lui rendit en mariage cette même Teutberge, sans
lui demander, comme l’ordonnaient les canons , au-
cune réparation ecclésiastique pour son adultère
public.
On prêta aussi à Teutberge, au nom de Lothaire ,
un serment dicté et apporté de Rome par Arsène : « Je
« jure et promets, par les quatre saints évangiles du
« Ghrist que je touche de mes mains, et par ces re-
« liques des saints, que mon seigneur le roi Lothaire,
«fils de feu Lothaire, le sérénissime empereur, de
« pieuse mémoire, recevra à l'avenir et désormais, et
« üendra en toutes choses Teutherge sa femme pour
« épouse légitime, et se conduira en tout avec elle
« comme 1l convient à un roi envers la reine sa femme,
=
«et que Jamais, à cause des discordes survenues entre
« eux, il ne lui arrivera aucun mal, ni dans sa vie, ni
«dans ses membres, de 2 part de mondit seigneur
204 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
« Lothare, mi de quelque homme que ce soit, à son
«instigation , avec son aide ou de son consentement :
« mais qu'il la tiendra, ainsi qu'il convient à un roi de
«tenir sa femme légitime; à cette condition qu’elle
« aura soin désormais de lui rendre en toutes choses
« l'honneur qui convient à une femme envers son sei-
«gneur. » Suivent les noms de ceux qui prétèrent
ce serment. Parmi Les comtes, Milon , Rataire, Roland,
Theutmar, Werembold, Roculf; entre les vassaux,
Herbold, Wulfried, Eidulf, Berthmond, Nithard, Ar-
noul. Ils jurérent sur les quatre évangiles de Dieu
et le très-précieux bois de la sainte croix du Seigneur
et d’autres reliques des saints, le troisième jour du
mois d'août, indiction treizième, dans le lieu nommé
Vanderesse. Cela se fit au temps du sire apostolique,
trois fois bienheureux et co-angélique Nicolas, par le
moyen et les soins du vénérable Arsène, évêque ,
messager et apocrisiare du suprême saint-siége ca-
tholique, revêtu de l’autorité apostolique, et légat
dudit sire apostolique Nicolas. Noms des évêques
présens et intervenans : Hardwick , archevêque de
Besancon ; Remède, archevêque de Lyon; Adon,
archevêque de Vienne ; Roland , archevêque d’Arles ;
Advence, évêque de Metz; Atton, évêque de Ver-
dun; Franc, évêque de Liége; Ratald, évêque de
Strasbourg ; Fulcric, chapelain et envoyé de l’empe-
reur. Ÿ furent aussi du royaume de Charles, Isaac,
évêque de Langres, et Ercanrat, évêque de Châlons,
des mains desquels la reine Teutberge fut reçue, de la
part du roi Charles, par Arsène, vénérable évêque
et légat du siége apostolique, et par les susdits arche-
vêques et évêques. Furent présens en ce lieu, pour
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 209
voir et ouir publiquement ces choses, les hommes
nobles de divers royaumes avec une multitude de
peuple, desquels nous ne pouvons remplir ici les
pages.
Le même jour Arsène, évêque et légat du siége
apostolique , et tous les susdits archevêques, remirent
et donnèrent, entre les mains du roi Lothaire, la reine
Teutberge, non seulement avec la recommandation
susdite, mais avec adjuration et sous peine d’excom-
munication, déclarant que si, en toutes choses, il n’ob-
servait pas ce qui a été ci-dessus mentionné, il lui en
serait demandé compte non seulement dans la vie pré-
sente, mais dans la vie éternelle , au terrible jugement
de Dieu, accompagné de saint Pierre, prince des apô-
tres, et qu'il serait, par ce jugement , damné à toute
éternité pour brûler dans les flammes perpétuelles.
Cependant Lothaire envoya vers Charles des mes-
sagers, promettant et lui demandant de s’allier mu-
tuellement d’une solide affection ; ce qu'il obtint par
l'intervention de la reine Hermentrude; et venant à
Attigny , 1l y fut amicalement et honorablement ac-
cueilli par Charles, et fut recu dans l'alliance qu'il
sollicitait. Arsène , revenant vers eux, leur apporta
une épitre du pape Nicolas pleine de terribles impré-
cations, inconnues jusqu'alors à la modestie du siége
apostolique , contre ceux qui, dans les années précé-
dentes, avaient enlevé par violence à ce même Arsène
de grands trésors, s'ils ne s’efforcaient de le satisfaire
en lui rendant ce qu'ils lui avaient pris. Après avoir
laissé cette épître et une autre contenant l'excommu-
nication d'Ingiltrude qui, ayant quitté son mari Boson,
s'était réfugiée avec un adultère dans le royaume de
206 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
Lothaire , et après avoir recu de Charles la métairie de
Vandœuvre, que l'empereur Louis, de pieuse mé-
moire, avait donnée à saint Pierre, et qu'un certain
comte Viddon retenait depuis plusieurs années, l’é-
vêque Arsène ayant obtenu de Charles les choses
pour lesquelles il était venu vers lui, se rendit à Gon-
dreville avec Lothaire que Teutherge y avait précédé.
Il y demeura quelques jours pour attendre Waldrade
qu'on devait lui amener en ce lieu pour la conduire
avec Jui en Italie. Là, en présence de Lothaire et
Teutberge parés et couronnés avec toute la dignité
royale , il célébra la messe le jour de l'Assomption de
sainte Marie , et de là prit, avec la susdite Waldrade,
la route d'Orbe, où l’on disait que l'empereur Louis,
roi d'Italie, devait venir à la rencontre de Lothaire ;
puis il se rendit à Rome, passant par l'Allemagne et
la Bavière pour recouvrer les patrimoines de l'église
de saint Pierre situés dans ces deux pays.
D'Attuigny, Charles marcha en armes contre les Nor-
mands qui étaient entrés dans la Seine avec cinq cents
navires. Durant cette route, 1} perdit, par la négli-
zence des gardiens, trois couronnes très-belles, de
nobles bracelets et plusieurs autres choses précieuses.
Mais il retrouva le tout peu de jours après , excepté
un petit nombre de pierres qui furent pillées dans un
tumulte. Les Normands qui résidaient sur la Loire
marchent par terre en troupes de gens de pied, sans
aucun empêchement, sur la cité de Poitiers, la brü-
lent et reviennent impunément à leurs navires. Mais
Robert ayant tué, sans perdre aucun des siens , cinq
cents de ces Normands établis sur la Loire, envoie
à Charles des enseignes et des armes normandes.
2
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 207
Charles, venu jusqu'à Pistre où étaient établis les Nor-
mands, prend soin, par le conseil de ses fidèles, de
refaire les ponts de la rivière de l'Oise et de la Marne
à Auvers et à Charenton, car les habitans qui, au
temps passé , avaient construit ces ponts, ne pouvaient
les reconstruire, empêchés par les incursions des
Normands. À cause donc de limminente nécessité du
moment, Charles ordonna, à ceux qui étaient envoyés
des parties les plus éloignées pour venir travailler à
fortifier la Seine, de refaire ces ponts, avec cette con-
dition que ceux qui les reconstruiraient alors ne se-
raient à l’avenir, en aucun temps, soumis à l'obliga-
tion de participer à un pareil travail; et ayant envoyé
des hommes pour garder les deux rives, il vint, au
milieu du mois de septembre, à Orreville pour y
chasser.
Cependant, comme les gardes n'étaient pas encore
arrivés en decà de la Seine, les Normands envoyèrent
à Paris environ deux cents des leurs qui, n’y trou-
vant pas le vin qu'ils étaient venus chercher, retour-
nèrent sans profit vers ceux qui les avaient envoyés.
Plus de cinq cents d’entre eux voulant, de l’autre côté
de la Seine, pénétrer jusqu'a Chartres pour piller,
sont attaqués par les gardes du rivage; et, après avoir
perdu quelques-uns des leurs, et en avoir eu aussi
quelques-uns de blessés, ils retournèrent à leurs na-
vires.
Charles envoie en Neustrie son fils Louis, sans lui
rendre ni Jui interdire le nom de roi. Cependant il lui
donne le comté d'Angers, l'abbaye de Marmoutiers et
les métairies qui en dépendent. Il donne à Robert,
marquis d'Angers, le comté d'Auxerre et le comté de
208 ANNALES DE SAINT-LERTIN.
Nivernois à unir aux autres dignités qu'il possédait.
Louis, roi des Germains, recoit son armée qu'ilavait
envoyée contre les Wénèdes, et qui avait eu des suc-
cès. Son fils, du même nom que lui, fiance, contre sa
volonté, la fille d'Adalhard, dont l'ame de son père
est grandement offensée. Charles se rend à Cologne, à
la rencontre de son frère Louis, pour y jouir de sa con-
versation, et, dans leurs entretiens, il apaise, par
ses discours, entre le père et le fils, les discords ex-
cités par cette témérité ; mais à cette condition que
Charles n’épouserait pas la fille d'Adalhard. Louis re-
tourne à Worms et Charles à Quierzy ; il apprend en
route que le 19 octobre les Normands étaient entrés
dans le monastère de Saint-Denis, où ils étaient de-
meurés vingt jours, conduisant chaque jour du butin
à leurs navires, et qu'après beaucoup de ravages , ils
étaient retournés sans empêchement à leur camp situé
non loin de ce monastère.
Cependant , les Normands établis sur la Loire, unis
aux Bretons, marchent vers la cité du Mans; et, après
l'avoir pillée impunément, retournent à leurs navires.
Les Aquitains combattent les Normands établis sur la
Charente, sous la conduite de Siegfried, et en tuent
environ quatre cents; les autres s'enfuient sur leurs
navires.
Charles recoit à Compiègne les messagers qu'il avait
envoyés l'année précédente à Mahomet , en la ville de
Cordoue, et qui reviennent lui rapportant beaucoup
de présens, à savoir, des chameaux, des lits, des
tentes , diverses espèces d’étoffes et beaucoup de sen-
teurs. De là étant venu à Roufy, 1l ôte à Adalhard ,
qu'il avait chargé de défendre le pays contre les Nor-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 209
mands, et à ses proches, Hugues et Bérenger, qui n’a-
vaient rien fait contre eux, les bénéfices qu'il leur
avait donnés , et les confère à diverses personnes.
Les Normands qui avaient pillé, comme on l’a dit,
le monastère de Saint-Denis, sont saisis de diverses
maladies. Les uns sont pris de la rage, d’autres de la
gale; d’autres meurent rendant par l'anus leurs intes-
tins et leurs boyaux. Charles envoie des gardes contre
les Normands et retourne à Senlis pour y célébrer les
fêtes de la Nativité du Seigneur. Il y recoit la nouvelle
de la mort de son fils Lothaire , abbé du monastère de
Saint-Germain.
[866. | Le 29 décembre ', une partie des Normands
qui résidaient sur la Loire, allant au pillage en Neus-
trie, rencontre et combat les comtes Godefroi, Hérivée
et Roric. Dans ce combat, Roric, frère de Godefroi,
est tué, et les Normands , après avoir perdu beaucoup
des leurs, s’en retournent fuyant à leurs navires. Ro-
dolphe, onele du roi Charles , meurt d’une douleur de
colique. Les Normands remontent le lit de la Seine,
viennent jusquà Melun et marchent sur les gardes
placés par le roi Charles des deux côtés de ce fleuve.
Les Normands, s’élancant de leurs navires contre une
troupe qui paraissait plus forte et plus nombreuse, et
à la tête de laquelle étaient Robert et Eudes, la met-
tent en fuite sans combat et s'en retournent chargés
de butin. Charles convient avec lés Normands de leur
payer quatre mille livres d'argent, et ordonne dans
tout son royaume, pour acquitter ce tribut , une con-
tribution de six deniers par chaque manoir libre, trois
de chaque manoir servile , un de chaque habitant, un
! En 865.
14
210 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
sur deux chaumières, et dix de ceux qu'on tenait pour
marchands ; on met sur les prêtres une taxe conforme
aux moyens de chacun, et l’on exige de chaque Franc
l'impôt appelé Lériban”. On prit ensuite à chaque
manoir, tant libre que servile, un denier, et enfin
chacun des premiers du royaume apporta, par deux
fois, tant en argent qu’en vin, une contribution pro-
portionnée à ce qu'il avait de bénéfices, pour payer
ce qui avait été convenu avec les Normands. Outre
cela , tous les serfs pris par les Normands, qui, après
ce traité, s’enfuirent de leurs mains, leur furent ou
rendus ou rachetés au prix qu'il leur plut, et si quel-
qu'un des Normands était tué, on était obligé de
payer une somme pour le prix de sa vie.
Louis, empereur d'Italie, avec sa femme Engel-
berge , marcha à Bénévent contre les Sarrasins. Lo-
thaire ayant repris à Hugues l'évêché de Cologne,
le confia, par l’intervention, à ce qu'on suppose, de
l’empereur Louis son frère, à Hilduin , frère de Gon-
thier, pour qu'il fût censé le gouverner. Mais lad-
ministration en demeura effectivement aux mains
de Gonthier, excepté en ce qui touche les fonctions
épiscopales. Cette métropole et celle de l’église de
Trèves furent long-temps sans pasteur, contre les
règlémens sacrés et an grand péril de beaucoup de
fidèles.
Charles donne au comte Robert l'abbaye de Saint-
Martin , ôtée à Engilwin , et, par son conseil, il par-
® L’Acriban (heer-bann) était originairement l’amende imposée à ceux
qui négligeaient de se rendre à l’armée ; plus tard, et à époque dont il
s’'agitici, ce mot fut vagnement appliqué à divers impôts payés par les
propriétaires tenus au service militaire.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 21I
tage entre ses compagnons les bénéfices situés au-delà
de la Seine. Louis, par le conseil du même Robert,
donne à son fils, pour l’enrichir, le comté d’Autun,
pris à Robert par Bernard, fils de Bernard.
Les Normands s’éloignent au mois de juillet de l’île
située proche du monastère de Saint-Denis, et des-
cendant la Seine , gagnent un lieu commode pour ré-
parer leurs navires et en faire de neufs; ils atten-
dent là ce que l’on devait leur payer. Charles marche
en armes vers Pistre avec des ouvriers et des chariots
pour y faire des ouvrages qui empêchent les Normands
de remonter de nouveau la rivière. Louis, roi de Ger-
manie, assemble une armée pour aller, dans la Marche
qui confine aux Wénèdes, contre quelques-uns des
siens qui s'étaient mis en révolte; et, la précédant, il
réduit en peu de temps les rebelles sans combat, et
envoie l’ordre à son armée, à peine mise en mouve-
ment , de demeurer où elle était. Les Normands pren-
nent la mer au mois de juillet, et une partie d’entre
eux s'établit pendant quelque temps dans un canton
d'Italie, et, par un accord passé avec Lothaire , en
jouit à sa volonté.
Charles va avec sa femme au-devant de Lothaire à
une métairie de l’abbaye de Saint-Quentin ; et, d'après
quelques conventions, à ce qu'on dit, après avoir
confirmé leur alliance, 1l recoit en don de Lothaire
l’abbaye de Saint-Waast. Charles va, au mois d'août,
à la cité de Soissons et siége au synode convoqué par
le pape Nicolas, où, selon la recommandation dudit
apostolique, on suspendit le procès de Vulfade et de
son collègue, ordonnés par Ebbon, ei-devant arche-
vêque de Rheims, après sa déposition ; et comme on
[A
212 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
ne pouvait pas, en faveur de Vulfade et par égards
pour quelques-uns, contrevenir ouvertement aux
saints règlemens, et que le roi et plusieurs autres agis-
saient fortement pour Vulfade, bien que les papes
Benoît et Nicolas eussent confirmé, par leur signature,
la dégradation des susdits régulièrement prononcée
par un synode des évêques des cinq provinces, ne
pouvant éviter autrement le schisme et le scandale, on
imagina, conformément à l'ndulgence dont avait usé
le concile de Nicée envers ceux qu'avait ordonnés
Mélèce après sa condamnation, et d’après la tradition
du concile d'Afrique sur les donatistes , de les rétablir
dans leur rang, pourvu cependant qu'il plût au pape
Nicolas de changer la sentence qu'il avait confirmée.
Ainsi donc le concile, ayant envoyé au pape Nicolas,
selon la condition prescrite, des lettres par Egilon,
archevêque de Sens, chargé aussi de plusieurs autres,
se sépara sans qu'il s'élevât de discorde dans le clergé ;
et comme, d’après les décrets d'Innocent, ce qui a
été commandé de cette manière par la nécessité des
temps, la nécessité cessant, doit également cesser,
parce que autre chose est la règle légitime, autre
chose est l’usurpation qui force d'agir ainsi dans le
présent, on fit ainsi parce qu'on ne pouvait faire au-
trement. Mais comme on demandait absolument que,
de manière ou d'autre, Vulfade püt être fait évé-
que, il parut à plusieurs qu'on pouvait, pour éviter
la sédition, adopter le milieu qu'exigeait la né-
cessité; comme on lit dans saint Paul que, par
le conseil de Jacob et des anciens de Jérusalem,
on aima mieux exercer le culte avec Timothée, cir-
concis depuis l'abolition de la loi, que d'exciter
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 213
un tumulte dans l'Église et dans le gouvernement.
Les choses étant en cet état avant que la cause eût
été jugée, Charles, de sa pleine autorité, nomma
ledit Vulfade à la métropole de Bourges, à la place
de l'archevêque Rodolphe, mort dernièrement. Avant
que les évêques quittassent la ville de Soissons,
Charles leur demanda de sacrer reine sa femme Her-
mentrude; ce qu'ils firent, à sa demande, dans la ba-
silique de Saint-Médard , et ils leur mirent à tous deux
la couronne sur la tête. De ce lieu, le roi se rendit
avec la reine à la rencontre de Lothaire au palais d’At-
tigny, où ils rappelèrent Teutberge , femme de Lo-
thaire, seulement de nom, et qui avait eu la permis-
sion de se rendre à Rome. Là ils envoyèrent en com-
mun un message au pape Nicolas, Charles par Egilon,
archevêque de Sens, Lothaire par Adon, archevêque
de Vienne, et par Waltaire son confident. Ils man-
dèrent secrètement au pape ce qui leur plaisait. Après
quoi Charles envoya son fils Carloman, abbé du mo-
nastère de Saint-Médard, pour remettre à Vulfade la
métropole de Bourges. Celui-ci arriva après le concile
séparé, comme on l'a dit, et après que le même con-
cile eut envoyé au pape Nicolas des lettres par lar-
chevêque Egilon. Aussitôt, dans le mois de septembre,
par la faiblesse de quelques évêques moins instruits
des lois ecclésiastiques qu'ils n'auraient dû l'être, ga-
gnés par la faction dudit Vulfade, et pliant sous les
menaces que leur faisait Carloman au nom de son père,
Vulfade, contre toutes les lois ecclésiastiques, fut, au
lieu de lordination épiscopale, investi de la malé-
diction comme d’un manteau. Celui qui avait présidé
à ce désordre, plutôt qu'ordination, fut, au milieu
214 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
de la cérémonie même, saisi de la fièvre et mourut
bientôt après.
Charles, fils de Charles et roi d'Aquitaine, dont le
cerveau avait été ébranlé par la blessure qu'il avait
reçue à la tête quelques années auparavant, long-temps
tourmenté d'épilepsie, mourut le 29 septembre, en
un village proche de Busencay, et fut enseveli par
Carloman son frère et par Vulfade , en l’église de Saint-
Sulpice près de Bourges. Charles fit décapiter, près
de la cité de Senlis, Guillaume son cousin issu de
germain, fils de feu Eudes, comte d'Orléans, et ar-
rêté en Bourgogne par quelques-uns des siens pour
avoir agi contre la république.
Environ quatre cents Normands , mêlés de Bretons,
venus de la Loire avec des chevaux, arrivent à la cité
du Mans, et, après l'avoir pillée, viennent en s’en re-
tournant jusqu'à un lieu nommé Briserte, où les
comtes Robert et Ramnulphe, Godefroi et Hérivée les
attaquent ; et que Dieu eût été avec eux !
Le combat commencé, Robert est tué, et Ramnulphe,
frappé d’une blessure dont il mourut peu après, est
mis en fuite; Hérivée est aussi blessé et d’autres tués ;
le reste s’en retourne chacun de son côté: et comme
Ramnulphe et Robert n'avaient pas voulu châtier pré-
cédemment ceux qui, contre leurs ordres, avaient
osé s'emparer, l’un de l’abbaye de Saint-Hilaire,
l'autre de l'abbaye de Saint-Martin, il était juste que
le châtiment en tombât sur eux.
Louis, fils de Louis , roi de Germanie, par le con-
seilde Warnaire et de quelques autres à qui son père
avait Ôté leurs bénéfices à cause de leur infidélité en-
vers lui, se met en guerre contre lui, excitant le Wé-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 219
nède Restic à porter la dévastation jusqu’en Bavière,
afin que son père et ses fidèles étant occupés de ce
côté , il pât poursuivre sans obstacle ce qu'il avait
commencé. Mais Carloman , à qui son père avait donné
cette Marche, repousse par ses efforts Restie dans ses
États. Louis l'ancien , que l'expérience avait rendu
prudent en de telles affaires, se porte promptement
au palais dit de Francfort, et son fils et lui s'étant
mutuellement donné des gages, il le fait venir vers
lui, etils se promettent de conserver la paix jusqu'au
27 octobre; en sorte que Louis retourne promptement
défendre ses Marches contre Restic, pour revenir
huit jours avant la fête de Saint-Martin près de la ville
de Metz à la rencontre de son frère Charles et de
son neveu Lothaire. Charles avait annoncé aux siens
qu'il irait au secours de Louis avec une armée telle
qu'il avait pu la rassembler, levée en grande partie
par les évêques. Il donna au clerc Hugues, son oncle,
fils de Conrad, comte de Tours et d'Angers, l’abbaye
de Saint-Martin et d’autres abbayes, et l’envoya en
Neustrie à la place de Robert : et faisant de l'abbaye
de Saint- Waast comme il avait fait auparavant de
l’abbaye de Saint-Quentin, il en retint pour lui le
chef-lieu et les meilleures métairies, et partagea le
reste aux siens, bien moins à leur profit qu'au préju-
dice de son ame; puis, avec l'armement qu'il avait
annoncé , il se rendit par Rheims, avec sa femme, à la
ville de Metz, et parvint jusqu'à Verdun. Là , il recut
des messagers de son frère Louis, lui annonçant qu'il
n'avait pas besoin qu'il se rendit vers lui avec son
armée, parce qu'il s'était réconcilié avec son fils ,
comme il en avait eu l'intention , que la sédition sou-
210 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
levée contre lui était complétement apaisée, et qu'il
ne lui était pas opportun en ce moment de venir le
trouver à Metz, parce que certaines affaires de son
royaume le hâtaient de se rendre en Bavière.
Charles, s'étant arrêté à Verdun pendant vingt jours
environ, pilla cette ville et tous les lieux circonvoi-
sins, comme l'aurait pu faire un ennemi, en attendant
l'arrivée de Lothaire qui travaillait à Trèves auprès
des évêques de son royaume, afin que Teutberge fût
de nouveau faussement accusée et prit le voile ; ce
qu'il ne put obtenir. Cependant Charles reprit che-
min par où il était venu; les siens pillant sur la route
tout le pays, il arriva à Rheïms, et de là à Compiègne,
où il célébra la Nativité du Seigneur.
Le roi des Bulgares, qui, l’année précédente, par
l'inspration de Dieu, et averti par différens miracles
et les affictions de son peuple, avait projeté de se
faire chrétien, recut le saint baptême : ce que voyant
avec déplaisir, les grands de son royaume soulevèrent
le peuple contre lui afin de le tuer. Ainsi donc tous
les habitans des dix comtés se réunirent autour de son
palais ; mais lui, ayant invoqué le nom du Christ, avec
quarante-huit hommes qui, zélés pour la foi chré-
tienne, étaent demeurésavec lui, marcha contretoute
cette multitude. Aussitôt qu'il fut sorti de la porte
de la ville, lui et ceux qui étaient avec Jui virent ap-
paraître sept clercs tenant chacun à la main un cierge
allumé, et qui se mirent à marcher devant le roi et
ses compagnons : et Ceux qui s'étaient soulevés contre
Jui crurent voir une grande maison tout en feu tomber
sur eux, et les chevaux de ceux qui étaient avec le roi
paraissaient à leurs ennemis marcher debout, et les
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 217
frapper de leurs pieds de devant. Ils furent saisis d'une
telle crainte que, ne songeant ni à fuir, ni à se dé-
fendre , ils tombèrent à terre sans pouvoir se remuer.
Le roi tua cinquante-deux des grands qui avaient le
plus contribué à soulever le peuple contre lui ; il laissa
aller le reste du peuple sans lui faire de mal; et, ayant
envoyé vers Louis, roi de Germanie, avec lequel il
était uni par une alliance , il lui demanda un évêque
et des prêtres, et lorsqu'ils lui eurent été envoyés, il
les recut avec la vénération qui leur était due. Louis
cependant, envoyant vers Charles son frère, lui de-
manda des vases sacrés et des habits sacerdotaux pour
l'usage des clercs; en sorte que Charles ayant levé
une somme assez considérable sur les évêques de son
royaume ”......
Le roi des Bulgares envoya à Rome son fils et plu-
sieurs des grands de son royaume ; il fit passer à Saint-
Pierre, avec d’autres dons, les armes dont il était re-
vêtu , lorsque, par la vertu du nom du Christ, il avait
triomphé de ses adversaires, adressa au pape Nicolas
plusieurs questions touchant la foi aux sacremens , et
lui demanda delui envoyer des évêques et desprètres,
ce qu'il obtint. Mais Louis, empereur d'Italie, ayant
appris ces choses, envoya au pape Nicolas l'ordre de
lui faire passer les armes et les autres dons que le ror
des Bulgares avait envoyés à Saint-Pierre, desquels le
pape Nicolas lui fit remettre une partie par Arsène, à
Bénévent où il habitait, et s’excusa de lui envoyer les
autres.
[ 867. ] En cette année du Seigneur 867, Louis, abbé
‘Iyaici, dansle manuscrit, une lacune dont on ne connait pas l’e-
tendue , mais qui ne peut être considérable.
215 ANNALES DE SAINT-PERTIN.
du monastère de Saint-Denis, et petit-fils de l'empe-
reur Charles par sa fille aînée Rotrude, mourut le g
janvier, et Charles retint pour lui cette abbaye, dans
le dessein de faire gérer, sous sa recommandation, les
aflaires et les soins économiques du monastère par le
supérieur, le doyen et le trésorier, et les affaires re-
latives au service militaire par son maire du palais.
Vers le milieu du carême, il se rendit sur la Loire en
une terre où il manda les grands d'Aquitaine et son
fils Louis, et, après avoir ordonné le service de son
palais, il fit Louis rot d'Aquitaine. En revenant, il
célébra la Pique du Seigneur dans le monastère de
Saint-Denis; de là il se rendit à Metz pour conférer
avec son frère Louis, roi de Germanie; et le 19 mai,
vint à sa rencontre dans le palais de Samoucy Égilon 1
archevêque de Sens, avec des lettres du pape Nicolas
pour lerétablissement des clercs de l’église de Rheiïms,
à savoir Vulfade et ses collègues; lequel pape Nicolas,
agissant avec beaucoup d'activité, afin de les faire
rétablir dans leur rang, alléguait dans ces lettres ,
contre Hinemar, archevêque de Rheims , beaucoup de
choses évidemment fausses. Ledit archevêque ap-
porta aussi au seigneur Charles des lettres dudit pape
à Lothaire et aux seigneurs de son royaume sur l'affaire
de ses deux femmes, à savoir Teutberge et Waldrade,
ordonnant d'envoyer WaldradeaRome. Charles donna,
de Ja part de lapostolique, ces lettres à Lothaire qui
le vint trouver au palais d’Attigny ; de là il se rendit
auprès de son frère ; puis, à son retour, 1} revint par
la forêt des Ardennes où était Lothaire : et, ayant or-
donné qu'on levât une armée dans tout son royaume
pour marcher en Bretagne contre Salomon, duc des
ANNALES DE SAINT-PERTIN. 219
Bretons , 1l convoqua son assemblée pour le commen-
cement d'août dans la ville de Chartres. Cependant
des messagers furent envoyés de part et d'autre pour
traiter de la pax ; et l'on convint que Charles, ayant
donné des otages, Passwithen , gendre de Salomon , et
par les conseils duquel celui-ci se conduisait en plu-
sieurs choses, viendrait vers ledit commencement
d'août trouver Charles à Compiègne, et que ce qu'ils
auraient conclu et promis en cette conférence serait
effectué ; que cependant ceux à qui on avait ordonné
de se lever en armes demeureraient dans leurs mai-
sons, mais tout prêts, afin que, s'il en était besoin,
et si le roi les demandait , ils pussent venir en armes
à Chartres le 23 juin.
Louis, roi de Germanie, envoie son fils Louis, avec
les Saxons et les Thuringiens, combattre les Obo-
trites , et ordonne à tout le reste des peuples de son
royaume de se tenir préparés , afin de pouvoir mar-
cher en armes aussitôt qu'il le leur ordonnerait.
Lothaire, redoutant Charles qui revenait d’auprès
de Louis, quitte la ville de Metz, et marche vers
Francfort, où il fait la paix avec lui, qui auparavant
lui était assez contraire ; il donne à Hugues, son fils,
qu'il avait eu de Waldrade, le duché d'Alsace, et le
recommande à Louis , à qui il confie le reste de son
royaume, pour aller à Rome, où il avait d’abord en-
voyé Waldrade. En revenant de Rome , il ordonne
dans son royaume la levée d’une armée pour la dé-
fense du pays contre les Normands , pensant que Ro-
ric, expulsé de la Frise par les habitans, revenait
avec laide des Danois.
Charles, après avoir donné des otages, recoit à
220 ANNALES DE SAINT-BERTIN
Compiègne , au commencement d'août, Passwithen,
envoyé de Salomon, et lui donne pour Salomon le
comté du Cotentin avec tous les domaines, résidences
royales et abbayes situés dans ce comté, et toutes les
choses en dépendant, excepté l'évêché. Il confirme
ce don par le serment des grands de son royaume.
Du côté de Salomon , ledit envoyé prête en son nom
serment de fidélité et de paix, promet qu'il portera
secours à Charles contre ses ennemis, et que Salomon
et son fils, ainsi que les pays qu'ils avaient auparavant,
et ceux qui leur reviennent en raison de ce don, de-
meureront fidèles à Charles et à son fils. Cette affaire
conclue, Charles, par l'autorité du pape Nicolas, in-
dique à Troyes un concile pour le 23 septembre, et
décide de s'arrêter à l'abbaye de Saint-Waast et à sa
métairie d'Orreville et aux environs pour chasser et
passer l'automne.
Le concile des provinces de Rheiïms, Rouen, Tours,
Sens, Bordeaux et Bourges, se rassemble à Troyes le
25 octobre. Certains évêques, comme c'est l'usage,
y favorisant Vulfade à cause du roi Charles, commen-
cèrenL par fabriquer, contre l'autorité des saints ca-
nons et contre la vérité, plusieurs choses au préjudice
d'Hinemar ; mais Hincmar , ayant opposé à leurs ma-
nœuvres le droit et l'autorité, l'emporta au jugement
de la pluralité; et, d'un commun consentement, les
évêques, qui se trouvaient d'accord entre eux , adres-
sèrent au pape Nicolas une lettre écrite par Actard ,
vénérable évêque de Nantes, contenant le récit des
faits dont il se traitait , laquelle lettre renfermait les
mêmes choses qne celle qu'Hinemar avait envoyée à
Rome, au mois de juillet précédent , par ses clercs
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 221
vêtus en pélerins , pour éviter les embüches de ses
adversaires. Actard prit, pour l'emporter, cette lettre
composée dans ledit synode , et revêtue du sceau des
archevêques qui s'étaient réunis au même avis, et re-
tourna vers Charles avec quelques autres évêques,
ainsi que lui-même l'avait ordonné. Charles cepen-
dant , oubliant la fidélité et les travaux d'Hincmar, du-
rant plusieurs années, pour son honneur et le soin de
son royaume, obligea Actard à lui donner la lettre,
et, brisant le sceau des archevêques, prit connais-
sance de ce qui s'était fait dans le concile ; et, comme
Hincmar n'avait pas été repoussé dansle concile comme
il lui plaisait, 1l fit dicter en son nom une lettre au
pape Nicolas, en opposition à celle d’Hinemar, la re-
vêtit de son nom et de son sceau, et l’envoya à Rome
par ce même Actard avec la lettre du concile.
Les susdits clercs d'Hincmar, arrivant à Rome dans
le mois d'août, avaient déjà trouvé le pape Nicolas
très-malade , et grandement occupé de la dispute qu'il
soutenait contre les empereurs grecs Michel et Basile
et contre les évêques d'Orient; ce qui les avait fait
demeurer à Rome jusqu’au mois d'octobre. Cependant
le pape Nicolas recut très-favorablement ce que lui
avait écrit Hincmar, et lui répondit qu'il était satisfait
de tout point ; mais il lui écrivit une autre lettre, ainsi
qu'aux archevêques et évêques du royaume de Charles,
pour leur notifier les calomnies que les empereurs
grecs et les évêques d'Orient élevaient contre la sainte
Église Romaine , et contre toute Église faisant usage
de la langue latine , parce que nous jeûnons le samedi,
que nous tenons que le Saint-Esprit procède du Père
et du Fils, et que nous défendons aux prêtres de se
2292 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
marier. Les Grecs disent que nous autres Latins faisons
le saint chrême avec de l'eau de la rivière ; ils nous
reprennent de ne pas nous abstenir, comme eux, de
chair pendant les huit semaines qui précèdent la Pâque,
et pendant sept de fromage et d'œufs ; ils prétendent
aussi que le jour de Pâques, à la manière des Juifs,
nous offrons et bénissons sur l'autel un agneau en
même temps que le corps du Seigneur ; ils se fâchent
encore contre nous de ce que nos clercs se rasent la
barbe; ils prétendent que parmi nous un diacre est
ordonné évêque sans avoir passé par l'office de prêtre.
L’apostolique ordonna à tous les métropolitains des
différentes églises et à leurs suffragans de répondre
sur toutes ces choses, s'exprimant de cette manièreà
la fin de sa lettre à Hincmar : « Lorsque ta charité
«lira cette épître, frère Hincmar, qu'elle s'applique à
« la faire également porter aussitôt aux archevêques
«et évêques du royaume de notre fils le glorieux rot
« Charles, et ne néglige pas de les exciter, afin que
« chacun d'eux , dans son diocèse , en confère en as-
«semblée avec ses suffragans, en quelque royaume
«que soit situé leur siége, et aie soin de nous faire
«savoir ce qu'ils auront reconnu , afin qu'exécutant
«avec soin nos intentions , tu règles tout ce qui a rap-
« port aux diverses affaires contenues dans notre pré-
«sente épître, et nous en expose dans tes écrits le
« récit sincère et prudent. »
Donné le ro des calendes de novembre *.
Hinemar, ayant recu cette lettre vers le milieu de
décembre, Ja relut avec plusieurs évêques dans le
: Le 23 octobre,
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 223
palais de Corbery *, où habitait le roi Charles, et s'oc-
cupa, comme il en avait recu la mission, de la faire
parvenir aux autres archevêques. Le pape Nicolas
était mort vers Le milieu du mois précédent *. Le pape
Adrien # lui succéda au pontificat par le choix des
cleres et le consentement de l’empereur Louis; et Ac-
tard , arrivant à Rome avec la lettre ci-dessus men-
üonnée, le trouva déjà installé sur le siége aposto-
lique.
Cependant Arsène , homme très-artificieux et d’une
grande cupidité , séduisant Theutgaud et Gonthier de
la fausse espérance de leur rétablissement , afin d’en
obtenir des présens , les fit venir à Rome. Ils y de-
meurèrent long-temps, et y perdirent presque tous
leurs gens. Theutgaud y mourut, et Gonthier n'y évita
qu'à grand'peine la mort corporelle.
Lothaire envoya à Rome sa femme Teutberge afin
qu'elle s’accusât elle-même, pour qu'il püt se séparer
d'elle; mais le pape Adrien ne voulut pas croire à ces
sortes de fables, et il fut ordonné à Teutherge de
retourner vers son mari.
Charles, du consentement de son frère Louis, or-
donna d'assembler à Auxerre, pour le commence-
ment de février suivant, quelques évêques, afin qu'ils
y traitassent de l'affaire de Lothaire. Ensuite Charles,
ayant reçu, ainsi que beaucoup l'ont dit, des présens
considérables d'Egfried qui possédait déjà l'abbaye de
Saint-Hilaire et plusieurs autres très-grands bénéfices,
Ôta le comté de Bourges au comte Gérard, sans Pen-
5 Dans le diocèse de Laon.
? Le 13 novembre 86».
* Adrien 11, pape de 867 à 872.
224 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
tendre, sans même qu'il füt accusé d'aucune faute , et
le donna à Egfried ; mais Egfried ne put parvenir à
évincer Gérard du comté ; à cause de quoi Charles,
passant par la ville de Rheims, vint à Troyes, et
de là à Auxerre, où il célébra la Nativité du Sei-
gneur.
[ 868.] L'an 868, Charles se rendit d'Auxerre sur la
Loire dans un de ses domaines. Cependant les hommes
du comte Gérard se rassemblèrent en grand nombre
en un village où était Egfried ; et, comme Egfried ne
voulait pas sortir d’une maison très-bien fortifiée dans
laquelle 1l s'était renfermé, ils y mirent le feu, et,
l'en ayant ainsi chassé, lui coupèreni la tête, et reje-
tèrent son corps dans les flammes. Alors Charles, pour
punir ce crime, se rendit au pays de Bourges, et là 1l
se commit tant de crimes, soit violation des églises
ou oppression des pauvres, ou autres forfaits et dé-
vastations de tout genre, que la langue ne pourrait
le raconter, etqu'il a été prouvé par témoignage qu'en-
suite de ces ravages beaucoup de milliers d'hommes
moururent de faim. Non seulement il ne fut pris au-
cune vengeance de Gérard et de ses compagnons,
mais ils ne furent pas même expulsés du pays de
Bourges. Ensuite, après avoir retiré au fils de Robert
ceux des bénéfices de son père qu'il lui avait cédés
après la mort de celui-ci, et après avoir ôté aussi au
fils de Ramnulphe les bénéfices de son père , et donné
à Frothaire, archevêque de Bordeaux, l’abbaye de
Saint-Hilaire qu'avait eue ledit fils de Ramnulphe ,
Charles se rendit au commencement des jeûnes, avant
le saint carême, au monastère de Saint-Denis, et de
là à Senlis.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 295
Les Normands remontent la Loire, parviennent à
Orléans , et, après avoir butiné, s’en retournent impu-
nément à leur résidence. Charles se rend le samedi d’a-
vant le dimanche des Rameaux au monastère de Sant-
Denis, et y célèbre la Pâque; et, avant d'aller de là à
Servais , le second jour des Rogations, par Advence,
évêque de Metz , et Grimland , chancelier de Lothaire,
porteurs de lettres du pape Adrien, il en recoit une à
lui adressée , dans laquelle ce pape lui ordonne de
s'abstenir de toute attaque au royaume de l’empe-
reur Louis et à celui de Lothaire. Les messagers appor-
tèrent aussi, aux évêques du royaume de Charles, des
lettres contenant l’absolution de Waldrade, et dirent
que des lettres pareilles avaient été envoyées aux
évêques des royaumes de Louis et de Lothaire : cepen-
dant l’absolution de Waldrade était à cette condition
qu'elle ne cohabiterait en aucune facon avec Lothaire.
Charles, arrivé à Servais, y reçut Actard, évêque
de Nantes, revenant de Rome, d’où il lui rappor-
tait des lettres, l’une desquelles faisait réponse à
celle qu'il avait écrite au pape Nicolas contre Hinc-
mar. Dans cette réponse, lapostolique lui enseignait,
entre autres choses, qu'il devait laisser à l'avenir et
pour toujours assoupies ces inutiles questions. Actard
en apporta une autre à Hinemar remplie de louanges
et dilections sur sa fidélité, et pour le faire délégué
de lapostolique en ces pays concernant les affaires de
Lothaire. Il apporta une troisième lettre pour les ar-
chevêques et évêques cisalpins, afin que, s’il survenait
vacance en quelque ville dépendant de leur métro-
pole , ce même Actard, à qui les incursions des païens
el Poppression des Bretons ne permettaient pas d’ha-
15
2926 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
biter sa ville, en fût nommé pasteur par l'autorité
apostolique des évêques de la province.
A la quatrième férie après le commencement du
carême, Éleuthére, fils d’Arsène, par le moyen de
son père, trompa et enleva par ruse la fille du pape
Adrien, fiancée à un autre, et l’épousa; de quoi le
pape fut grandement contristé. Arsène, se rendant à
Bénévent près de l'empereur Louis, est pris de mala-
die; et, après avoir remis ses trésors entre les mains
de l’impératrice Ingelberge , et avoir conversé, dit-on,
avec les démons, il s’en va, sans communion, se rendre
en son lieu. Après sa mort , le pape Adrien obtientde
l'empereur des envoyés pour juger selon les lois ro-
maines le susdit Éleuthère ; mais ce même Éleuthère,
à ce qu'on rapporte, par le conseil de son frère Anas-
tase, qu'au commencement de son pontificat Adrien
avait fait bibliothécaire de Rome, tue Stéphanie, femme
de ce pontife, et sa fille qu'il avait enlevée, et lui-
même est tué par des gens envoyés de l'empereur. Le
pape Adrien, ayant rassemblé un synode, renouvela
de la manière suivante les condamnations déjà por-
tées contre ledit Anastase.
Voici quelles étaient ces condamnations :
Sur le côté droit du tableau représentant le concile
qui les avait prononcées, 1l était écrit:
« Sous le règne de nos seigneurs les empereurs Lo-
« thaire et Louis, augustes, le seizième du mois de
« décembre *, Léon, évêque, serviteur des serviteurs
« de Dieu :
« Soit à compter de ce jour, par notre autorité et
« l'autorité apostolique, privé de la communion , se-
1 En 850.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 227
« Jon les institutions canoniques de Dieu tout-puissant
«et de lapôtre saint Pierre, jusqu'à ce qu'il compa-
«raisse en ma présence spéciale pour y être jugé ca-
«noniquement , Anastase, prêtre, que nous avons or-
« donné au titre de Saint-Marcel, et qui, l'ayant quitté,
«a passé, sans nous en donner connaissance, à d’autres
« paroisses, que nous avons rappelé par des messages
«et par lettres, et pour lequel nous avons envoyé aux
« seigneurs empereurs des messagers , les suppliant de
«lui ordonner de retourner dans sa paroisse, et qui
«maimtenant, vagabondant ça et à, a persisté deux
«ans dans son émigration, a été appelé par deux
«conciles sans s'y rendre , et sans qu'on puisse le
«trouver; en sorte que, comme on l'a dit, errant à la
« manière des animaux, 1l habite secrètement, par la
«persuasion du diable, des contrées étrangères; et
«que, s'il ne vient pas, il soit à jamais exclu de la
« communion. » k
« Après le pontife romain, ont concouru à cette ex-
communication l'archevêque de Ravenne, celui de
Milan, et d'autres au nombre de soixante-quinze. »
Sur le côté gauche du tableau, était écrit ce qui suit :
« Léon, serviteur des serviteurs de Dieu, à tous
« les évêques, prêtres, diacres, sous-diacres, et tout
« le clergé et peuple chrétien. Vous savez, mes chers
«frères, que nous sommes très-bien et très-pleine-
«ment avec vous; maintenant, par précaution, et
« pour être transmis à la mémoire des temps futurs,
«nous voulons quil soit connu à votre dilection
«comment , à l'instigation et persuasion du diable,
« Anastase, prêtre, que nous avons ordonné au titre
« de Saint-Marcel, ayant, contre les statuts des Pères,
Do.
228 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«déserté cette église et la province , erre depuis cinq
« ans , à la manière des bêtes, dans des paroisses étran-
«gères. Appuyé de l'autorité canonique , nous l'avons
«rappelé trois et quatre fois par des lettres aposto-
«liques ; et, comme il a refusé de revenir , nous avons
«rassemblé à cause de lui deux conciles d’évêques,
«et, ne pouvant parvenir à le voir ni à le faire com-
«paraître en notre présence spéciale, nous l'avons .
«dans cette assemblée, par notre commune sentence,
«privé de la sainte communion, le voulant, par ce
«jugement d’excommunication, forcer à revenir au
«giron de la sainte mère Église qu'il a abandonnée.
«Mais, enveloppé dans les ténèbres de lerreur, et
«méprisant les avertissemens apostoliques et ceux du
«saint concile, 1l n’a aucunement voulu s'y rendre ;
«en sorte que , habitant à Ravenne , nous l'avons pro-
«clamé de notre propre bouche, dans l'église de
«Saint-Vital, martyr, le‘ dix-neuvième jour du mois de
«mai ’, et le proclamons de nouveau dans léglise de
«Saint-Pierre l’apôtre, le dix-neuvième jour du mois
«de juin, anathême de par les saints Pères et de par
«nous, et que tous ceux qui voudraient, ce qu'à Dieu
«ne plaise, lui prêtersecours ou assistance quelconque
« pour être choisi ou parvenir à la dignité pontificale ,
« soient assujétis au même anathême. »
« Après le pontife romain, ont concouru à cet ana-
thême Jean, archevêque de Ravenne, Nothing et Si-
sefroi, évêque du seigneur empereur, et six évêques
suflragans dudit archevêque, dont nous ne faisons
point mention ici, et d’autres tant de la ville de Rome
que d'ailleurs, au nombre de ecinquante-six, sans
r En 853.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 229
compter les prêtres et diacres de la sainte Église ro-
maine. »
Il était en outre écrit sur les battans d'argent du
tableau :
« Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit.
« La quatrième année du pontificat du très-saint, uni-
« verse] et co-angélique pape Léon var, et l'an qua-
«rante-deuxième de l'empire des très-invincibles em-
« pereurs Louis et Lothaire', le huitième jour du
« mois de décembre , a commencé le saint et vénc-
« rable synode assemblé par la grâce de Dieu et la vo-
« lonté de sa divine sagesse dans l’église de lapôtre
«saint Pierre. Dans ce très-saint et vénérable synode ,
«après avoir pompeusement célébré Ja grâce secou-
«rable du Seigneur, et après diverses admonitions et
«exhortations pieuses et salutaires des évêques, des
« prêtres ou clercs et de tous les chrétiens, a été dé-
« posé justement et canonmiquement Anastase, prêtre ,
«au titre de Saint-Marcel , parce que , contre l’auto-
«rité canonique , 1} a abandonné sa propre paroisse ,
«et est demeuré jusqu'a présent dans une paroisse
« étrangère, et qu'appelé, excommunié, enfin anathé-
« matisé , comme il est démontré dans la véritable
« peinture de ce synode , if n’a point voulu venir dans
«deux conciles d’évêques assemblés à cause de lui ;
« en. raison de quoi le souverain pontife et les évêques
« présidant au synode, au nombre de soixante-sept
« l'ont, comme nous l'avons dit, à cause de son au-
« dace insensée , déposé et privé de la dignité sacerdo-
«tale en l'année, le mois et le jour ci-dessus men-
tionnés. »
_
ES
! En 8553.
230 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
Tout ce qui précède avait été écrit par l’ordre du
pontife Léon. Après la mort dudit Léon, évêque de
digne mémoire, ce même Anastase, anathématisé et
déposé, revenant , par la puissance séculière, des
lieux cachés où il vagabondait comme un larron, sé-
duit par une fraude diabolique, et enveloppé de té-
nèbres, à la manière des larrons, s’empara, comme
un païen et un barbare, de l’église en laquelle il ne
lui était pas permis d'entrer, et, pour la perdition et
perte de son ame, accompagné de ses détestables com-
pagnons et complices, détruisit etmême arracha le ta-
bleau de ce vénérable synode. Le bienheureux et il-
lustre pape Benoît le restaura et l’orna de couleurs
brillantes. L'apostolique Adrien rendit ensuite le dé-
cret suivant :
« Adrien, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu.
«Il est connu à toute l'Église de Dieu ce qu'a fait
« Anastase du temps des pontifes nos prédécesseurs ;
«tout le monde a su ce qu'avaient décidé contre lui
« Léon et Benoît, très-éminens évêques de sainte mé-
«moire , desquels l'un l’a déposé, excommunié, ana-
«thématisé; et l’autre le recut, dépouillé de ses
«vêtemens sacerdotaux , à la communion comme
«laïque. De même , après lui, notre très-saint prédé-
« cesseur le pape Nicolas, comme sil se fût conduit
« fidèlement envers la sainte Église romaine, le recut
«de la même manière dans le sein de cette Église.
«Cependant son infidélité est apparue maintenant,
«en ce quaprès avoir pillé notre palais patriar-
«chal, effacé les écritures du synode, où se trou-
«valent les décrets portés en divers temps par les
«saints pontifes, tant sur lui que sur ses pareils, et
#
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 231
« les institutions faites dans le vénérable synode par
« ces saints pontifes, etretouchées avec l'addition d’un
«nouvel anathême, il les a fait violer en nous les
« enlevant, et a forcé des hommes à venir dans les murs
«de cette ville, à la manière des voleurs, pour semer
« des discordes entre des princes très-pieux, et dans
« l'Église de Dieu, et a engagé à priver des yeux et
«de la langue un certain Adalgrim qui s'était réfugié
« dans l’église ; mais, de plus, comme beaucoup de
«vous l'ont appris, ainsi que moi, d'un prêtre son
« parent, nommé Adoin, et comme cela nous à été
« révélé par d’autres voies, oubliant nos bienfaits, il a
«envoyé à Eleuthère un homme pour l'exhorter à com-
«mettre des meurtres qui, comme vous le savez, Ô
« douleur! ont été accomplis ; et, à cause de toutes
« ces choses et autres qu'il a faites en grand nombre,
«et par lesquelles il a frappé et blessé l'Église de
«Dieu, que jusqu'à présent il n’a cessé d'attaquer
« par ses machinations arüficieuses, de lautorité du
« Dieu tout-puissant et de tous les saints Pères et
« des vénérables conciles et des susdits pontifes, en
«même temps par la sanction de notre jugement,
«nous ordonnons que ce même Anastase soit soumis
«à ce qu'ont solennellement prononcé sur lui les sei-
«gneurs pontifes Léon et Benoit, sans rien ajouter ni
« retrancher à leur anathême, et voulons qu'il der;eure
«privé de toute communion ecclésiastique, jusqu’à
«ce qu'il soit venu nous faire raison , en présence du
«synode, de toutes les choses dont il est accusé ; et
_—
_
_.
=
«=
_
«soit enveloppé dans la même excommunication qui-
«conque communiquera avec lui, soit en paroles,
«soit en mangeant ou buvant : car notre Église a
232 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
« suflisamment murmuré et murmure encore de €e
«ques aspirant à des choses trop élevées pour lui,
«il a témérairement usurpé ce qui lwi était interdit,
«et est entré dans le lieu défendu. Si, tandis qu'il à
«été éloigné de la ville de Rome , il a osé rechercher
«ou recevoir soit l’ordre de prêtrise, ou quelque rang
« que ce soit dans la cléricature ou dans le saint mi-
«nistère , ce qui est contre les ordres desdits pontifes
«et contre le droit, ear il avait promis de ne jamais
« s'éloigner de la ville de quarante milles, et de ne
«jamais chercher à reprendre le grade de prêtre ni
« de clerc , qu'il soit à jamais anathême avec tous ses
« fauteurs, complices et satellites. »
« Porté en présence de toute la sainte Église romaine,
et devant ce même Anastase , en l'an premier du pon-
tificat du seigneur Adrien , suprême pontife , le quatre
des ides d'octobre *. »
Lothaire , se méfiant de Charles, alla de nouveau
vers Louis , et obtint qu'il lui ferait faire serment en
son nom de ne lui nuire en aucune manière s'il pre-
nat pour femme Waldrade; ensuite de quoi il vint
au palais d’Attigny parler avec Charles, et convint
avec lui qu'après le prochain commencement d’oc-
tobre, ils conféreraient denouveau ensemble. Charles,
séjournant dans les domaines royaux situés dans le
pays de Laon, ordonna à Hincmar, évêque de Laon,
sans qu'aucun évêque de ses suffragans en fût instruit,
d'envoyer son avocat plaider sa cause devant la jus-
uce séculière, parce qu'il avait enlevé des bénéfices
à quelques-uns de ses hommes. Cependant l'évêque
réclama, et dit qu'il n'osait pas, renoncant au jugement
* Le 12 octobre 867
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 290
ecclésiastique, se rendre devant la justice séculière ,
comme il lui était ordonné , et il ne vint pas au lieu
où se tenait la justice séculière, mais fit savoir au rot
les causes de son impossibilité. Cependant le roi
Charles, ordonnant à des personnes infâmes de juger
de cette affaire, comme le susdit évêque, ayant juré
qu'il ne pouvait venir, n'avait envoyé personne, el
n'avait pas présenté d'avocat devant la justice sécu-
lière, par le jugement desdites personnes, l’évêque
fut privé de tous les biens et propriétés ecclésiastiques
qu'il avait, et qui étaient spécialement destinés à
l'usage de l'évêché. Ensuite le roi étant venu à Pistre
au milieu du mois d'août, y reçut son tribut annuel, et,
mesurant le château, donna à chacun des hommes de
son royaume la portion de travail qui lui était assignée.
Cependant Hincmar, archevêque de Rheims, con-
duisant avec lui Hinemar, évêque de Laon, alla vers
le roi à Pistre avec d’autres évêques, et montra au roi,
par paroles et par écrit, combien ce qui s'était fait ap-
portait de préjudice à autorité épiscopale et à toute
l'Église. Il obtint que l'évêque fût remis en possession
des choses dont il avait été dépouillé, et que , comme
l’ordonnent les lois sacrées , l'affaire fût terminée dans
l'assemblée ecclésiastique de la province où eile devait
être jugée, par l’arrêt de juges choisis, et, s’il étant
nécessaire, par l'examen d’un synode.
Dans cette même assemblée, le roirecut trois marquis,
à savoir, Bernard de Toulouse , un autre Bernard de
Gothie, et encore un troisième Bernard. [Il recut aussi
les méssagers de Salomon, duc des Bretons. Par ces
messagers , Salomon lui faisait dire de ne pas marche:
lui-même pour attaquer les Normands qui résident
234 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
sur la Loire, parce que Salomon était prêt à les at-
taquer avec une grosse troupe de Bretons, pourvu
seulement que Charles lui envoyât du secours. Le roi
lui envoya d’abord Angelram, son camérier et maître
des armées et l’un de ses conseillers intimes, et en-
suite son fils Carloman, diacre et abbé, avec une cou-
ronne ornée d'or et de pierres précieuses, et toutes
les parures à l'usage de la royauté , et suivi d’une troupe
comme le lui avait fait demander Salomon; puis :l
alla chassant à sa maison d’Orreville. La troupe, à qui
le roi Charles avait fait passer la Seine avec Carloman,
dévasta quelques pays, mais revint, par l'ordre du roi
Charles, sans avoir rien fait contre les Normands
qu'elle était allée combattre, et ainsi chacun retourna
chez soi.
Les gens de Poitiers, ayant fait un vœu à Dieu et à
saint Hilaire, furent, pour la troisième fois, attaqués
par les Normands, desquels ils tuèrent plusieurs et
mirent le reste en fuite; et, après avoir prélevé sur le
butin leur offrande volontaire, ils consacrèrent à saint
Hilaire la dixième partie du reste. Le roi Charles étant
revenu vers le commencement de décembre à Quierzy
où il avait mandé plusieurs grands de son royaume,
tant évêques que d’autres, et déjà irrité contre Hine-
mar, évêque de Laon, parce qu'il avait envoyé à
Rome à son insu, et avait obtenu des lettres l'autori-
sant à ne se pas rendre devant lui, fut grandement
offensé de ce que cet évêque continuait à lui résister
avec opinitreté ; en sorte que ledit évêque, souvent
sommé de comparaître devant lui, et refusant d'y ve-
nir, se rendit à son siége sans la permission du roi, et
excita sa colère plus que ne le requiert la gravité épis-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 235
copale. Charles venant à Compiègne, y célébra la
Nativité du Seigneur.
[869.] Comme ce même évêque Hincmar, sommé
par d’autres évêques de venir les trouver, refusait
d’obéir à leur injonction, Charles envoya à Laon une
troupe levée par plusieurs des comtes de son royaume,
afin qu'ils lui amenassent par violence ledit évêque.
L'évêque se plaça avec son clergé auprès de l'autel, et
quelques autres évêques s'étant entremis, 1l arriva
que ceux qui avaient été envoyés ne l’arrachèrent
point de l'église, mais retournèrent vers Charles sans
lui, et il se fit prêter serment par tous les hommes
libres de son évêché. Charles cependant, grandement
irrité, convoqua, à Verberie, le 24 avril, un synode
de tous les évêques de son royaume, et ordonna que
Hincmar füt sommé d'y comparaître; pour lui, il se
rendit au bourg de Cosne avec beaucoup d’incom-
modités, à cause du temps qu'il faisait et de l'excès de
la famine. Là quelques Aquitains vinrent à sa ren-
contre; mais trois marquis, savoir, les trois Bernard
qu'il pensait devoir s'y rendre, n’étant pas venus, il
retourna à Senlis, non sans inquiétude et sans avoir
rien fait. De là il alla au monastère de Saint-Denis, à
la quatrième férie avant le commencement du carême,
y accomplit le jeûne du saint carême, y célébra la
Pâque du Seigneur, et commenca à construire , dans
l'intérieur même du monastère, une forteresse de bois
et de pierre. Avant d'aller à Cosne, il avait envoyé
partout son royaume des lettres ordonnant à tous les
évêques , abbés et abbesses, d’avoir soin, au prochain
commencement de mai, de lui apporter l’état de leurs
bénéfices et la liste de ce qu'ils possédaient de do-
230 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
_maines. Les vassaux du roi avaient ordre de dresser
‘état des bénéfices des comtes, et les comtes des bé-
néfices des vassaux , afin qu'ils apportassent cet état
à ladite assemblée ; et le roi ordonna que l'on envoyät
à ladite convocation de Pistre sur cent manoirs un
serf, et sur mille manoirs un char avec deux bœufs,
ainsi que les autres redevances dent est très-fort chargé
son royaume , afin que les serfs achevassent et gar-
dassent ce château qu'il avait ordonné de construire
en pierres et en bois.
Lothare, envoyant vers Charles et vers Louis, les
pria de n'apporter aucun trouble dans son royaume
jusqu'à ce qu'il revint de Rome ; cependant il ne recut
de Charles aucune promesse : mais ayant eu de Louis
l'assurance qu'on à dite, il s'achemina pour Rome,
après avoir parlé d’abord avec son frère l’empereur
Louis, pour qu'il obtint, s’il était possible, du pape
Adrien, qu'il pût renvoyer Teutberge et reprendre
Waldrade, et il ordonna à Teutberge de venir après
lui à Rome. Mais, à ce qu'on disait, l'empereur Louis,
attaqué par les Sarrasins , ne devait pas s'éloigner pour
accomplir la demande de son frère , le roi des Grecs
lui ayant envoyé en toute hâte plus de deux cents na-
vires pour le secourir contre ces mêmes Sarrasins.
Lothaire, voulant continuer le voyage qu'il faisait à
Rome à cause de ses femmes, et qu'il avait entrepris
en un temps peu propice, à savoir au mois de juin,
arriva à Ravenne où il rencontra des messagers de
son frère qui lui conseillait de ne pas aller plus loin et
de ne pas demeurer plus long-temps dans son royaume,
mais de retourner chez lui, pour se réunir ensuite
dans un lieu plus commode et un temps plus opportun
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 237
et y traiter de ce qu'il voudrait. Lothaire, laissant
Rome de côté, parvint vers son frère à Bénévent; et,
au moyen de beaucoup de sollicitations, de présens
el de peines, obtint de lui, par sa femme Ingelberge,
que ladite Ingelberge revint avec lui, Lothaire , jus-
qu'au monastère de Saint-Benoît, situé sur le Mont-
Cassin. Il y fit aussi venir vers lui et Ingelberge, par
un ordre de l’empereur, le pape Adrien; et, lui ayant
fait beaucoup de présens, obtint de lui, toujours par
ingelberge , que le pape lui chantât la messe et lui
donnât la sainte communion ; moyennant cette assu-
rance qu'après que le pape Nicolas eut excommunié
Waldrade, 1l n'avait eu avec elle aucune cohabitation
ni commerce charnel, n1 aucune sorte d'entretien.
Ce malheureux, à la manière de Judas, feignant une
bonne conscience et limpudence sur le front , ne erai-
gnit ni ne refusa d'accepter à cette condition la sainte
communion. Lui et ses fauteurs la reçurent du pape,
et, parmi eux, la recut au nombre des laïques Gon-
thier, auteur et défenseur de ses adultères publics,
après avoir fait au pape Adrien, devant tous, la décla-
ration qu'on va lire :
« Moi, Gonthier, en présence de Dieu et des saints,
«je déclare à mon seigneur Adrien, suprême pontife
«et pape universel, et aux vénérables évêques à lui
« subordonnés , et au reste de l'assemblée, que je ne
« repousse pas, mais accepte humblement la sentence
«de déposition portée canoniquement contre moi par
«le seigneur Nicolas; en raison de quoi je ne me
« permettrait pas d'exercer le saint ministère, à moins
«que, par votre miséricorde, vous ne veuillez venir
« à mon secours; et ne veux jamais soulever aucun
238 ANNALES DE SAINT-BERTIN. |
« scandale ni opposition contre la sainte Église ro-
« maine ou son pontife, mais proteste que je me mon-
«trerai et demeurerai dévot et obéissant envers la
« sainte mère Église et à son chef. Moi, Gonthier, ai
« souscrit de ma propre main cette déclaration faite
« par moi. Donné aux calendes de juillet, en l’église
« du saint Sauveur, située au monastère de Saint-
« Benoît, sur le Mont-Cassin. »
Le pape ayant recu cette déclaration de Gonthier,
qui se tenait placé parmi les laïques, la lui fit relire à
haute voix, en présence de tous, au milieu des laïques,
et lui dit : « Et moi je te concède la communionlaïque,
« à cette condition que tu observeras aussi long-temps
«que tu vivras ce que tu as promis en cette ma-
« nière. »
Ingelberge étant ensuite retournée vers l'empereur
son mari, le pape Adrien retourna à Rome où Lothaire
le suivit de près, et le pape Adrien étant rentré à
Rome, Lothaire se rendit à la cathédrale de Saint-
Pierre , où nul du clergé ne vint au-devant de lui. Il
arriva seulement accompagné des siens jusqu'au sé-
pulcre de saint Pierre, et étant entré pour y habiter
dans un pavillon près de l’église de Saint-Pierre , il ne
le trouva pas seulement nettoyé avec le balai. Il s'é-
tait imaginé que le lendemain, à savoir un dimanche,
car il était venu le samedi à la basilique de Saint-
Pierre, la messe lui serait chantée, mais il ne put
l'obtenir dudit pontife. Ensuite entrant à Rome dans
la deuxième férie , il prit son repas avec le pape dans
le palais de Latran; et, après lui avoir fait présent de
vases d’or et d'argent, 1l obtint que le pape lui don-
nerait une lionne , une palme et une baguette, lesquels
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 239
présens furent interprétés en cette façon par lui et les
siens, à savoir, que la lionne signifiait qu'il repren-
drait Waldrade, la palme qu'il se montrerait victorieux
en ce qu'il avait entrepris, la baguette qu’en persistant
il contraindrait de se soumettre à sa volonté les évé-
ques qui lui résistaient. Mais ce n'avait pas été là l’in-
tention du pape et des Romains, car ce pontife résolut
d'envoyer dans le pays de Gaule l'évêque Formose et
un autre évêque, afin qu'ils traitassent , avec la plura-
lité des évêques, de ce que demandait Lothaire, et re-
portassent au synode les résolutions prises au com-
mencement de mars, et par lui proclamées à Rome à
la même époque. Il ordonna aussi, par ses lettres,
que quatre évêques du royaume de Louis, roi de
Germanie, y vinssent avec les envoyés dudit roi , et
quatre évêques du royaume de Charles avec ses en-
voyés, et quelques évêques du royaume de Lothaire,
afin de confirmer, au nom des autres, les choses qui
auraient été jugées ou ordonnées par le synode, tant
sur les affaires d'Orient que sur celles d'Occident. Il
espérait que les messagers qu’il avait envoyés dernière-
ment à Constantinople , à cause de la querelle qui s’é-
tait élevée entre le pape Nicolas et les Orientaux,
seraient alors revenus.
Lothaire, s'en retournant fort joyeux de Rome,
arriva à Lucques où il fut pris de la fièvre, et la con-
tagion se déclara parmi les siens qu'il voyait mourir
par tas devant ses yeux. Mais ne voulant pas com-
prendre le jugement de Dieu, il continua son chemin
jusqu'à Plaisance, où il arriva le 6 août. Il sy arrêta
à cause du jour du Seigneur; et vers la neuvième
heure 1l tomba soudainement privé de mouvement,
240 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
perdit l'usage de la parole, et, le lendemain, mourut
à la seconde heure du jour, et fut porté en terre dans
un pauvre monastère voisin par le petit nombre des
siens qui avaient survécu à la contagion.
Charles habitait alors à Senlis, où lui et sa femme
Hermentrude, revenus de Pistre, répandaïent en au-
mônes aux églises et aux saints lieux leurs trésors et
tout ce qu'ils avaient de biens, les rendant ainsi au
Seigneur de la main duquel ils les avaient recus.
Ayant appris la nouvelle non douteuse de la
mort de son frère, 1l quitta cette ville et vint à Atui-
gny. Là il recut de certains évêques et de quelques-
uns des principaux du royaume de feu Lothaire des
messagers qui lui étaient envoyés pour qu'il demeurât
en ce lieu et n’entrât pas dans le royaume qui avait
appartenu à Lothaire jusqu'à ce que son frère Louis,
roi de Germanie, fût revenu d’une expédition qu'il
avait faite à main armée contre les Wénèdes, contre
lesquels souvent, durant cette année et l’année précé-
dente , il avait combattu de près sans en tirer aucun
profit, mais plutôt à son grand dommage; ils deman-
dérent donc à Charles qu'il envoyât des messagers au
palais d’Ingelheim où résidait Louis, et lui fit savoir où
et quand ils pourraient se réunir pour traiter du par-
tage du royaume. Plusieurs, par un plus sage conseil,
lui mandèrent qu'il devait faire en sorte, quand il le
pourrait commodément , de se rendre à Metz; et qu'ils
avaient déterminé de venir à sa rencontre tant sur le
chemin que dans cette ville. Charles, comprenant que
lear conseil était le meilleur et le plus salutaire, se
aâta de faire ce qu'ils hui proposaient, et étant donc
venu jusqu'à \ erdun,1lyrecutplusieurs de ce royaume,
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 241
amsi que Hatton, évêque de cette ville, et Arnoul,
évêque de la ville de Toul, qui se recommandèrent à
lui. De là venant à Metz vers le 8 septembre, il y recut
à recommandation Advence, évêque de cette ville,
Francon, évêque de Tongres, et beaucoup d’autres;
en sorte que le 9 du même mois, dans la basilique de
Saint-Étienne, les évêques qui se trouvaient présens,
et tous ceux qui y étaient venus avec eux , firent de la
manière suivante les actes et déclarations que l’on va
voir.
«L'an de l'Incarnation du Seigneur 869, indiction 2,
le 5 des ides de septembre, dans la ville de Metz,
église de Saint-Étienne, martyr, devant le roi, et les
évêques présens, Advence, évêque de cette ville, an-
nonca publiquement au peuple, par ses paroles et ses
écrits, le capitulaire suivant :
« Vous savez, et il est connu de beaucoup en plu-
« sieurs royaumes, quels etcombien d’événemens nous
« avons eu à soutenir en commun pour affaires très-
«notoires durant le temps du maître que nous avons
«eu Jusqu'à ce jour, et de quelle douleur, de quelle
« angoisse sa mort funeste nous a dernièrement frap-
« pés au cœur ; en sorte que, privés et tristement dé-
« laissés de notre roi et prince , nous avons considéré
«que, pour nous tous, l'unique refuge, le seul et sa-
« lutaire conseil était de nous tourner, avec jJeûnes et
«oraisons, vers celui qui donne secours dans les né-
«cessités et les tribulations, à qui est le conseil, à qui
«est le royaume , et de qui il est écrit : Z{ donnera à
« qui il voudra; vers celui en la main duquel sont
«les cœurs des rois, qui réunit en une même maison
«ceux d'un même esprit, brisant les murailles qui
16
242 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«les séparent , et faisant de deux choses une seule ;
«nous le devons prier, dans sa miséricorde, de nous
« donner un roi et un prince selon son cœur, qui nous
«
«
«
«
«
gouverne en droit et justice, ordre et protection,
nous sauve et nous défende conformément à sa vo-
lonté, et appelle et unisse à lui unanimement tous
nos cœurs ; un roi quil ait choisi et prédestiné se-
lon sa miséricorde pour notre salut et notre avan-
tage. Enfin donc, comme, d’un accord unanime,
nous avons reconnu que la volonté de Dieu qui fait
la volonté de ceux qui le craignent et entend leurs
prières , est que nous ayons pour héritier légitime
de ce royaume, c’est à savoir, pour notre maitre,
roiet prince actuel, Charles, à qui nous nous sommes
remis volontairement pour qu'il nous gouverne et
nous soit à utilité; nous désirons donc, s'il vous
plaît, que, par un signe certain , tel que nous vous
le ferons connaître après qu'il aura parlé, nous
montrions que nous le regardons comme choisi de
Dieu et donné par lui pour notre prince, et que
nous ne soyons pas ingrats envers ce Dieu libéral
à notre égard pour les bienfaits qu'il nous a accordés,
mais que nous lui rendions des actions de grâces par
nos prières, afin qu'il nous le conserve long-temps
pour le salut et défense de sa sainte Église, la con-
servation et l'avantage de tout ce qui nous appar-
tient, en sûreté, paix et tranquillité, et que, lui
obéissant d’une fidèle dévotion, et jouissant sous son
administration du bonheur que nous aurons choisi,
nous vivions sous lui en son service; et, s'il lui plaît,
il nous paraît convenable et nécessaire que nous en-
tendions de sa bouche ce qu'un peuple fidèle et
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 243
2
« unanime à le servir doit entendre d’un roi très-chré-
« tien, afin que nous le recevions d’un esprit dévoué,
« chacun dans son rang. »
Après cela, le roi Charles déclara en son propre
nom les choses suivantes à ceux qui étaient présens
dans cette église, et dit :
« Puisque, ainsi que l'ont dit d'une seule et même
«voix ces vénérables évêques, lesquels ont montré
« des indices certains de votre unanimité , et comme
« vous l'avez proclamé, je suis arrivé ici par Le choix
« de Dieu pour vous sauver, protéger, conduire et
« gouverner ; sachez que, Dieu aidant , je veux main-
«tenir l'honneur et le culte de Dieu et des saintes
« églises du Seigneur, et, selon mon savoir et mon
«pouvoir, honorer, préserver et maintenir chacun de
« vous en honneur et préservation , selon l’ordre et le
«rang de sa dignité et de sa personne, et à chacun,
« dans son rang , selon les lois qui le concernent, tant
« ecclésiastiques que séculières , conserver la loi et la
« justice , afin que chacun , selon son rang, sa dignité
«et son pouvoir, me rende les honneurs royaux et
« l'obéissance qui m'est due, maintienne mon pou-
« voir, et m'aide à tenir et défendre le royaume que
« Dieu m'a donné, ainsi que vos prédécesseurs lont
« fait justement, fidèlement et raisonnablement à mes
« prédécesseurs. »
Apres cela, sur la réquisition et à la demande d’Ad-
vence , évêque de la ville, et des autres évêques des
provinces de Trèves, à savoir, Hatton, évêque de
l'église de Verdun, et Arnoul, évêque de la cité de
Toul, conjointement avec les évêques de la province
de Rheims, Hincmar, évêque de Rheims, déclara pu-
16.
2 44 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
bliquement les capitulaires suivans , en présence des
autres évêques et du roi, et de tous ceux qui assis-
taient dans cette église.
«
«
«
«
1
«Afin qu'il ne paraisse pas indu et présomptueux ,
à moi et à mes vénérables collègues les évêques de
notre province, de nous mêler des ordinations et af-
faires d’une autre province, qu'on sache que nous
n’agissons pas en ceci contre les sacrés canons, parce
que, ainsi que le montrent l'autorité ecclésiastique
et la très-antique coutume , l’église de Rheims et
celle de Trèves, en ce pays de Belgique , ainsi que
celles qui leur sont commises, sont tenues pour
sœurs comprovinciales, et, à cause de cela, doivent
exercer leur juridiction en commun et par un juge-
ment synodal, et conserver de concert les choses
établies par les saints Pères, maintenant ce privi-
lége que, des évêques de Rheims et de Trèves, celui
qui aura été le premier ordonné aura sur l’autre la
primauté. La loi divinement inspirée nous enseigne
et dit : Szvous entrez dans les blés de votre ami ,
vous en pourrez cueillir des épis, et les froisser
avec la main ,mais vous n’en pourrez Couper avec
la faucille *. Le champ de blé, c'est le peuple,
comme le Seigneur l'a montré dans l'Évangile, lors-
qu'il dit : La moisson est grande , maïs il y à peu
d'ouvriers ; priez donc le maïtre de la moisson
quil envoie des ouvriers en sa moisson ?. C'est
pourquoi vous devez prier pour vos évêques, afin
que nous puissions vous parler dignement. Le champ
de blé de l'ami est le peuple de la province confiée
1 Deutéron. chap. 23, v. 25.
2 Évang. sel. S. Matth. chap. 9, v. 37.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 245
«à un autre métropolitain. Ainsi donc, par exhorta-
«tion, et comme brisant les épis avec la main, de-
« vons-nous vous porter à la volonté de Dieu, et vous
«maintenir en l'unité de l'Église; mais nous ne por-
«tons pas la faucille du jugement parmi les paroïissiens
« des provinces confiées à un autre métropolitain,
« parce que ce n’est pas là ce que nous considérons
« comme nôtre. Une autre raison, c’est que nos véné-
« rables seigneurs et confrères évêques de cette pro-
« vince , n'ayant pas d'évêque métropolitain , ont prié
« et admonesté notre exiguité d’agir par une charité
« fraternelle en leurs affaires comme dans les nôtres
« propres. En est-il ainsi, nos seigneurs nos frères ? »
Et ces évêques répondirent : « Il en est ainsi; c'est
«par la volonté de Dieu que notre seigneur et
«roi actuel, lequel, dans les pays qu'il tient et a
«tenus, gouverne et a gouverné utilement, traite
«et a traité salutairement le pays, et nous et nos
« églises, et le peuple qui lui a été confié, est venu,
« sous ladirection du Seigneur, de là en ce pays où vous
« avez aussi afflué ; et vous vous êtes volontairement
«recommandés à lui par l'inspiration de celui qui ins-
«truisit tous les animaux , sans que nul les y forcât,
«a se réunir dans l'arche de Noé , image de l'unité de
« l'Église. Vous le pouvez reconnaître non seulement
«en ce que vous a dit notre seigneur évêque et con-
« frère Advence, tant en son nom qu’en celui de nos
« vénérables confrères et les siens les évêques, mais
«encore en ceci que son père le seigneur Louis,
«pieux empereur Auguste de sainte mémoire, est
«issu par le bienheureux Arnoul, duquel le pieux
«auguste Louis a tiré son origine charnelle, de la race
240 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
« du célèbre Louis *, roi des Francs, qui fut converti
« avec toute sa nation par la prédication apostolique et
« catholique du bienheureux Remi, et baptisé la veille
« de la sainte Pâque avec trois mille Francs, sans comp-
« ter les enfans et les femmes , et recut du cielle saint
« chrême que nous conservons encore , et fut oint et
« sacré ro1; etque cedit empereur Louis a été couronné
«empereur à Rheims par le pape de Rome Étienne,
«devant lautel de la sainte mère de Dieu, Marie,
«toujours vierge; etensuite, dépouillé par quelques-
« uns de son empire terrestre, il a été rétabli dans cette
«partie de son royaume par l'unanimité des évêques
«et du peuple des fidèles, dans l'église et devant le
«sépulcre de saint Denis, illustre martyr, et dans
« cette même maison où nous sommes, devant l'autel
« d'Étienne , premier martyr, et, selon le sens que
« nous donne l'interprétation de son nom , couronné
«par les prêtres de Dieu , aux acclamations du peuple
«fidèle , et remis en possession de la couronne et
«du gouvernement impérial : ce que nous avons
«vu, y étant présent. Et comme, ainsi que nous le
« Jisons dans les histoires sacrées, les rois, quand ils
«acquéraient de nouveaux royaumes, mettaient sur
« leur tête les diadêmes de chacun de ces royaumes,
«il ne vous paraîtra pas hors de propos, vénérables
« évêques, que, s'il plait à votre unanimité, il soit
« consacré par la sainte onction de Dieu, en signe du
«royaume duquel vous êtes venus vous réunir au-
«tour de lui et vous recommander à lui, et soit cou-
«ronné devant cet autel par le ministère sacerdotal ;
« que, si cela vous plait, exprimez-le tous ensemble
1 Clovis.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 247
« par vos propres voix. » Et tous s'étant écriés de
concert, le même évêque dit : « Offrons donc unani-
« mement nos actions de grâces au Seigneur en chan-
« tant 7e Deum laudamus. »
Après cela, Charles fut couronné roi par les évêques
avec la bénédiction sacerdotale ; puis, venant à Flo-
ringues , 11 donna ordre à ce qui lui parut devoir être
fait; ensuite de quoi il se transporta dans la forêt des
Ardennes pour y prendre l'exercice des chasses d’au-
tomne. Cependant son frère Louis obtint, à certaines
conditions, la paix des Wénèdes, et envoya, pour la
ratifier, ses fils avec les marquis de ses terres, lui
étant demeuré malade dans la ville de Ratisbonne ; et
ayant envoyé ses messagers à Charles , il lui fit parler
des pactes entre eux conclus , et du partagedu royaume
de feu Lothaire ; à quoi Charles fit une réponse telle
qu'il convenait.
Cependant Basile, que Michel, empereur des Grecs,
avait appelé à l'empire, tua par trahison ce même
Michel, et s'empara de l'empire. Il envoya ensuite à
Bari son patrice avec quatre cents vaisseaux pour por-
ter secours à Louis contre les Sarrasins, et pour
prendre des mains de Louis sa fille qui était fian-
cée à Basile, et la lui amener, afin qu'il se joignit à
elle en mariage. Mais certains événemens étant inter-
venus , Louis ne voulut pas donner sa fille au patrice ;
en sorte que le patrice retourna à Corinthe très-mor-
tifié : et Louis revenant de l'attaque des Sarrasins sur
le pays de Bénévent, ces mêmes Sarrasins sortirent
de Bari, et suivant par derrière l’armée de Louis, ils
lui enlevèrent plus de deux mille chevaux, et, avec
ces chevaux , s'étant ordonnés en deux troupes , ils
248 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
montèrent à l’église Saint-Michel sur le mont Gar-
gano , dépouillèrent les clercs de cette église, et beau-
coup d’autres gens qui s’y étaient réumis pour prier,
et retournèrent chez eux avec beaucoup de butin : la-
quelle action troubla grandement l’empereur et l’apos-
tolique , et aussi les Romains.
Louis , fils de Louis, roi de Germanie, se prenant
à faire la guerre avec les Saxons contre les Wénèdes
qui sont dans le pays des Saxons, remporta en quel-
que sorte la victoire, avec un grand carnage d'hommes
des deux parts. En revenant de là, Roland, arche-
vêque d'Arles, qui, non pas les mains vides, avait
obtenu de l’empereur Louis et d’Ingelberge l'abbaye
de Sant-Césaire, éleva dans l’île de la Camargue, de
tous côtés extrêmement riche, où sont la plupart des
biens de cette abbaye, et dans laquelle Les Sarrasins
avaient coutume d’avoir un port, une forteresse seu-
lement de terre, et construite à la hâte; apprenant
l'arrivée des Sarrasins , il y entra assez imprudemment.
Les Sarrasins , débarqués à ce château, y tuèrent
plus de trois cents des siens, et lui-même fut pris,
conduit dans leur navire, et enchaîné ; auxdits Sar-
rasins furent donnés pour le racheter cent cinquante
livres d'argent, cent cinquante manteaux, cent cin-
quante grandes épées et cent cinquante esclaves, sans
compter ce qui se donna de gré à gré. Sur ces entre-
faites, ce même évêque mourut sur les vaisseaux le
19 septembre. Les Sarrasins avaient habilement ac-
céléré son rachat, disant qu'il ne pouvait demeurer
plus long-temps, et que, si on voulait le ravoir, il
fallait que ceux qui le rachetaient donnassent promp-
tement sa rancon, ce qui fut fait : et les Sarrasins,
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 249
ayant tout recu, assirent l’évêque dans une chaise ,
vêtu de ses habits sacerdotaux dans lesquels ils l’a-
vaient pris, et, comme par honneur, le portèrent du
navire à terre ; mais quand ceux qui l'avaient racheté
voulurent lui parler et le féliciter, ils trouvèrent qu'il
était mort. Ils l’'emportèrent avec un grand deuil, et
l'ensevelirent le 22 septembre dans le sépulcre qu'il
s'était fait préparer lui-même.
Salomon, duc des Bretons, fit la paix avecles Nor-
mands habitant sur la Loire, et récoltaavec ses Bretons
le vin des territoires qui lui appartenaient au pays
d'Angers. L'abbé Hugues et Godefroi, et les habitans
d’au-delà de la Seine ayant combattu les Normands
habitant sur la Loire, en tuèrent environ soixante ,
et ayant pris un certain moine apostat qui avait quitté
la chrétienté pour se joindre aux Normands, et incom-
modait grandement les Chrétiens, ils le firent décol-
ler. Charles requit que les villes au-delà de la Seine,
à savoir le Mans et Tours, fussent fortifiées par les ha-
bitans , afin qu'elles pussent être de secours au peuple
contre les Normands. Les Normands, apprenant cela,
demandèrent aux habitans de ces pays une grande
somme d'argent et beaucoup de froment, de vins et
de bestiaux pour faire la paix avec eux.
Charles ayant appris certainement dans sa maison
de Douzy, le 9 octobre, que sa femme Hermentrude
était morte le 6 octobre, dans le monastère de Saint-
Denis où elle fut ensevelie, envoya aussitôt Boson,
fils du feu comte Bouin, en message vers sa mère et
sa tante maternelle Teutherge, veuve du roi Lothaire,
afin quil lui amenât sa sœur, nommée Richilde .
quil prit pour concubine : pourquoi il donna à ce
250 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
même Poson l’abbaye de Saint-Martin et d’autres bé-
néfices, et se rendit en grande hâte au palais d'Aix,
conduisant avec lui cette concubine, afin d'y recevoir
sous sa domination, d’après ce qu'ils lui avaient
mandé, ce qui restait des gens de ce pays ayant ap-
partenu à Lothaire ; et il annonça qu’à la fête de Saint-
Martin il se rendrait au palais de Gondreville pour y
recevoir ceux qui viendraient à lui de cette province
et des parties supérieures de la Bourgogne. Cepen-
dant arrivé à Aïx, il n’y acquit aucun de ceux qui ne
s'étaient pas donnés à lui auparavant, etde là, comme
il l'avait annoncé, il se rendit à Gondreville. I y recut
les évêques Paul et Léon, envoyés par le pape Adrien
avec des lettres pour lui, pour les évêques et les grands
de la portion des Gaules appartenant à son royaume.
Ces lettres portaient que nul ne devait envahir ni at-
ürer à soi ni s’efforcer de tourner en sa faveur le
royaume du feu roi Lothaire, lequel était dû par
droit d’héritage à l'empereur Louis son fils spirituel ,
et lui revenait après la mort de Lothaire, non plus
qu'aucun des hommes habitant en ce royaume; que
si quelqu'un l'osait, non seulement ce qu'il ferait se-
rait invalidé par l'autorité du pape, mais quil se trou-
verait lié d’anathême et logé avec le diable, et que
si quelqu'un des évêques échappait en se taisant sur
l’auteur de cette témérité impie, ou y consentait par
défaut de résistance, 1l serait nommé non plus du nom
de pasteur, mais de celui de mercenaire, et que,
comme les brebis ne lui appartiendraient pas, à lui non
plus n'appartiendrait pas la dignité pastorale. Avec
ces évêques vint un messager de l'empereur Louis,
du nom de Boderad, agissant pour la même affaire.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 21
Charles cependant , après avoir renvoyé les messagers
de l’apostolique et de l'empereur, trompé par les vains
rapports de faux messagers qui lui avaient affirmé que
son frère Louis était près de moyrir , Se mit en chemin
pour l'Alsace pour y gagner Hugues, fils de Wilfried,
et Bernard, fils de Bernard : ce qu'il fit. De là il vint
à Aix, et y célébra la Nativité du Seigneur.
[870.] De là Charles se rendit à Noyon pour y entrer
en colloque avec le Normand Roric, auquel il s’unit
par alliance ; et le jour de la fête de Septuagésime ,
après avoir fiancé et doté sa concubine Richilde, il la
prit en mariage, et recut de son frère Louis, roi de
Germanie , des messagers inattendus, qui lui annoncè-
rent que, s’ilne sortait d'Aix incontinent, ne rendait
pas tout le royaume de Lothaire, et n'octroyait pas de
bonne volonté aux hommes de Lothaire de tenir ce
royaume comme ils le tenaient au temps de sa mort,
il viendrait sans faute lui livrer combat. Les messagers
allant et venant de part et d'autre, l'affaire fut menée
à ce point qu'ils se firent mutuellement serment de
cette facon : « Je promets, au nom de mon seigneur,
« que mondit seigneur consent que le roi son frère ait
« telle partie du royaume du roi Lothaire que ceux-c1
« ou leurs fidèles en commun trouveront juste et équi-
« table, et qu'il ne le trompera ni ne lui fera tort par
« mauvais conseil, fraude ou surprise dans cette por-
« tion ni dans le royaume qu'il a tenu jusqu’à présent,
« pourvu que son frère conserve inviolablement tant
« qu'il vivra à mon seigneur la même fidélité que j'ai
« promise au nom de mon seigneur. »
Après qu'on eut pris ces sûretés mal sûres, Charles
sortit d'Aix, et, d’une seule traite, vint à Compiègne
so ANNALES DE SAINT-BERTIN.
où il recut douze messagers de son frère Louis, en-
voyés pour le partage du royaume, lesquels , vaniteu-
sement enflés et de la santé corporelle de Louis et de
sa prospérité, parce que, tant par ruse que par com-
bat, il avait vaincu le Wénède Restic, qui depuis un
long-temps le harcelait grandement, ne tinrent pas
ainsi qu'ils le devaient le serment fait entre eux. On
agita de part et d'autre , en beaucoup et diverses ma-
nières, l'affaire de ce partage par divers messages qu’on
s'envoya mutuellement, tant qu’à la fin Charles deman-
da qu'ils se réunissent pacifiquement dans le royaume
que, selon le serment prêté entre eux, ils se devaient
partager, pour le partager sous serment, comme il
serait réglé par eux avec l'accord et le consentement
de tous leurs fidèles.
Cependant Hincmar, évêque de Laon, recherché
pour plusieurs choses, particulièrement touchant ce
qu'il devait de soumission à la puissance royale et sa
désobéissance envers son archevêque, présenta , dans
le synode desdits évêques provinciaux, pour être dé-
chargé d'inculpation, un écrit souscrit de sa main,
contenant ceci : « Moi, Hincmar, évêque de l’église
« de Laon, serai désormais et toujours fidèle et obéis-
« sant à mon maitre ét seigneur le roi Charles, selon
«mon ministère, ainsi qu'un homme le doit être à
«son seigneur, et un évêque à son roi, et promets
« d'obéir, selon mon savoir et pouvoir, au privilége
« d'Hincmar, métropolitain des provinces de l'église
« de Rheims, selon les sacrés canons et décrets pro-
« mulgués par le siége apostolique. »
Carloman, fils du roi Charles, et tenu pour abbé
de plüsieurs monastères, méditant traitreusement de
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 253
tendre des embûches à son père, fut privé de ses ab-
bayes et gardé dans la ville de Senlis. Charles ayant
envoyé vers son frère Louis à Francfort ses messagers,
à savoir Eudes, évêque de Beauvais, et les comtes
Eudes et Hardouin , lui demanda qu'ils se réunissent
en même lieu pour partager le royaume de Lothaire ;
puis il vint à Pontion où il recut les messagers de son
frère lui annonçant qu'il fallait qu'il vint à Herrstall,
et que son frère Louis viendrait à Mersen, et qu'ils
se rassembleraient au commencement d'août entre
ces deux endroits, et que chacun d'eux amènerait
quatre évêques, dix conseillers et trente serviteurs
et vassaux. Le roi Louis, comme il sy rendait, vint
à Flammersheim dans le pays Ripuaire, tomba d’un
plancher dont les bois en dessous étaient consumés
de vétusté, et un peu blessé guérit promptement.
De là il vint à Aix, et les messagers des deux frères et
rois allant et venant de l’un à l’autre, ils se rassem-
blèrent cependant le 28 juillet au lieu des conférences,
et partagèrent de cette manière entre eux le royaume
de Lothaire. Le roi Louis eut pour sa portion : Cologne,
Trèves, Utrecht, Strasbourg, Bâle, l’abbaye de Sus-
tren, berg, Neumoutiers, Kessel, Indes ou Saint-Cor-
neille, Saint-Maximin, Hesternach, Oeren, Saint-
Gangulf, Favernay, Poligny, Luxeuil, Lure, Baume,
Vellfaux ; Moyenmoutiers, Saint-Die, Bonmoutiers ,
Estival, Remiremont, Morbach, Saint-Grégoire, Mor-
munster, Eboresheim, Homowa, Maësmunster, Sainte-
Othilie, Saint-Etienne de Strasbourg, Ehrenstein, So-
leure , Granfel, Alta-Petra, Lusten, Vaucluse, Châtel-
Châlons, Herbodsheim , l'abbaye d'Aix, Hoënkirche .
Augskirche, le comté de Testrebant, la Batavie et les
254 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
districts sur la rive droite de la Meuse inférieure : sur
la même rive de la Meuse supérieure, Liége, le district
d'Aix et Maëstricht : dans le pays des Ripuaires, les
cinq comtés de Meyen, de Bidburg, de la Nied, de la
Sare inférieure, de Bhiets, de Salm, de l’Albe, du Sund-
gau, de Calmont, de la Sare supérieure, de l'Ornain
qu'avait possédé Bernard, de Saulieu, du Bassigny,
de Salins, d'Emauüs, le Bâlois : dans l'Alsace, deux
comtés : dans la Frise, deux des parties dépendantes
du royaume de Lothaire. À ce partage , et pour l'amour
de la paix et de la charité , nous avons ajouté la cité de
Metz avec l’abbaye de Saint-Pierre et de Saint-Martin,
le comté de Mœsegaw et tous les villages qui en dépen-
dent, tant résidences de seigneurs que de vassaux, dans
les Ardennes, et tout ce qui est depuis la source de
la rivière de l’Ourte le long de son cours vers la Meuse
en allant en droite rive vers Bidburg , selon que l'ont
en commun exactement reconnu nos messagers. En
sont exceptés ce qui s'étend vers l’orient à travers
l'Ourte, et les abbayes de Prum et de Stavelo avec
tous les manoirs tant seigneuriaux que de vassaux.
Voici ce qu’eut Charles en partage en ce même
royaume : Lyon, Besancon, Vienne, Tongres, Toul,
Verdun, Cambrai, Viviers, Uzès , Montfaucon , Saint-
Mihiel, Colmoustiers; Sainte-Marie dans le pays de
Besancon, Saint-Martin au même lieu; Saint-Claude,
Saint-Marcel, Saint-Laurent, Sens, l’abbaye de Nivelle,
Maubeuge, Laube, Saint -Gaugeric, Saint-Sauve ,
Saint-Crépin, Fosse, Maroille, Honcourt, Saint-Ser-
vat, Malines, Liers, Soignies, Antoin, Condé, Mer-
bech, Dickelvenne, Leuse, Calmont, Sainte-Marie-
de-Dinant , Eich, Andenne, Wasler, Haut-Mont, le
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 255
comté de Toxandrie : dans le Brabant, quatre comtés ;
le Cambrésis, le Hainault, le Loots; dans le Has-
baigne , quatre comtés ; le pays de la Meuse supérieure
sur la rive gauche de la Meuse, le pays de la Meuse
inférieure du même côté, Liège, et dans le pays de
Wésel , Scharpeigne , le pays de Verdun, le Dormois,
Arlon, le pays de Vaivres; deux comtés, celui de
Mouson, de Châtres ét de Condrou, dans les Ar-
dennes; le pays le long de la rivière de lOurte,
depuis le lieu où elle a sa source, le long de son
cours, jusqu'à la Meuse, et tout ce que, du côté de
l'occident, elle traverse dans le Bidburg, ainsi que
l'ont en commun exactement reconnu nos messagers ;
le pays de Toul, ou autrement de l'Ornain, qu'a pos-
sédé Tetmar ; le Barrois, le Pertois , le Saumurois, le
Lyonnais, le Viennois, le Vivarais , le pays d'Uzès, la
troisième partie de la Frise.
Le lendemain , à savoir le 10 du même mois d'août,
Charles et Louis se réunirent, et, se disant mutuelle-
ment adieu, ils s’en allèrent chacun de son côté;
Louis retourna à Aix, et Charles, ordonnant à sa
femme de venir à sa rencontre à Lestines, prit pos-
session comme 1] lui plut de la portion du royaume qu'il
avait reçue. De la, s’en allant par le monastère de
Saint-Quentin à Servais, et passant par Quierzy pour se
rendre à Compiègne, il prit dans la forêt de Cuise
l'exercice de la chasse d’automne.
Louis, qui n'avait pas eu la patience de se faire suf-
fisamment guérir par les médecins de la blessure
qu'il avait recue, comme on l’a dit , en tombant d'un
plancher, se fit couper par ces mêmes médecins toutes
les chairs gâtées ; en sorte qu'il demeura à Aïx en son
256 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
lit plus long-temps qu'il ne l'avait pensé, et, presque
désespéré, échappa à grand’peine à la mort. Là, il
recut des envoyés de lapostolique Adrien, savoir,
Jean et Pierre, cardinaux et évêques, et ce même
Jean, prêtre de l’église de la cathédrale de Rome. Il
reçut aussi, envoyés par l'empereur Louis, l'évêque
Vibod et le comte Bernard, venant lui annoncer qu'il
eût à ne rien prendre du royaume de son neveu Lo-
thaire, lequel devait aller à sen frère l'empereur Louis.
I les congédia promptement, les fit passer à son frère
Charles; et, aussitôt qu'il commenca à se porter un
peu mieux, voyageant devers Ratisbonne, il ordonna
que Restic, roi des Wénèdes, pris par Carloman par
la trahison du neveu de Restic lui-même , et qu'il te-
nait en prison depuis quelque temps, ayant été jugé
à mort, eût les yeux crevés, et füt envoyé dans un
monastère; puis il ordonna que ses fils Louis et
Charles vinssent vers lui. Ceux-ci, ayant appris par
les soins de leur mère que leur père était porté de
meilleure volonté envers Carloman qu’envers eux ,
ne voulurent pas venir à lui. Louis vint avant le com-
mencement du carême à l'assemblée des siens qu'il
avait convoquée à Francfort; et les envoyés s’entre-
mettant de lui à ses fils, on fit des conventions de
part et d'autre, portant que, Jusqu'au mois de mai
prochain, ils n'auraient rien à craindre de leur père,
et qu'eux ils cesseraient les ravages qu'ils avaient com-
mencés dans son royaume, et demeureraient en paix
jusqu'au temps convenu. Cette affaire finie , Louis re-
tourna à Ratisbonne.
Charles, après les chasses d'automne, s'en vint au
monastère de Saint-Denis pour y célébrer la fête de ce
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 255
saint. Ce même jour, durant les solennités de la messe,
lesdits messagers de l'apostolique vinrent à lui avec
des lettres à lui adressées et aux évêques de son
royaume , contenant de terribles défenses de toucher
au royaume de feu Lothaire, qui devait appartenir à
l'empereur son frère. Il les reçut avec beaucoup de
chagrin; et, par les prières de ces messagers, ainsi
que de quelques-uns de ses fidèles, il délivra son fils
de la captivité où il était dans la ville de Senlis , et lui
ordonna de demeurer avec lui. Il fit aussi conduire à
Rheims ces messagers du seigneur apostolique et de
l'empereur. Il y fit rassembler plusieurs de ses fidèles,
et, y ayant demeuré huit jours, congédia les messa-
gers, puis adressa au seigneur apostolique des en-
voyés, savoir, le prêtre Anségisile, abbé du monas-
tère de Saint-Michel, et Lothaire, laïque, et, par eux,
un parement pour l'autel de Saint-Pierre, fait de ses
habillemens d’étoffe d’or, et deux couronnes d’or
ornées de pierres précieuses ; puis il alla jusqu’à Lyon.
De là Carloman , s'étant enfui de nuit d’auprès de son
père, vint dans la province de Belgique. Ayant ras-
semblé avec lui plusieurs satellites et fils de Bélial, il
fit, par l'œuvre de Satan, de telles cruautés et ravages
que cela ne saurait être cru, si ce n’est de ceux qui
virent et souffrirent ces dévastations : ce que Charles
prit en grande fâcherie. Cependant il ne quitta point
son voyage, mais s'en alla promptement à Vienne pour
assiéger la ville où était Berthe , femme de Gérard,
car Gérard demeurait dans un autre château. Durant
ce siége, les pays circonvoisins furent grandement
dévastés. Charles, agissant avec habileté , attira à lui
la plupart de ceux qui étaient à Vienne; ce qu’ap-
27
258 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
prenant, Berthe envoya quérir Gérard. Celui-ci
étant venu, rendit la cité à Charles qui y entra la
veille de la Nativité du Seigneur, et y célébra cette
fête.
[ 871. ] Charles ayant pris Vienne en sa puissance ,
obligea Gérard de lui donner des otages pour assu-
rance qu'il rendrait ses autres châteaux aux messagers
du roi; et, ayant donné à Gérard trois navires pour
s’en aller sur le Rhône avec sa femme Berthe et ses
effets, il lui permit de quitter Vienne, et confia cette
ville à Boson, père de sa femme; puis il se hâta de
revenir le plus vite qu'il put, par Auxerre et Sens, au
monastère de Saint-Denis : ce qu'apprenant, son fils
Carloman marcha avec ses complices à Mouson, et
dévasta ce château et aussi les villages circonvoisins.
De là il envoya à son père quatre des siens chargés de
messages trompeurs, lui mandant qu'il voulait venir,
se fiant à sa foi, et sans en recevoir aucun bénéfice ,
pour réparer le mal qu'il avait commis envers Dieu
et envers lui, pourvu qu'il traitât miséricordieuse-
ment ceux qui étaient avec lui, de manière qu'ils
eussent la vie sauve : cependant il ne cessa pas un
instant de continuer le mal commencé. Le roi Charles
retint deux des messagers de son fils Carloman, et lui
envoya avec les deux autres Josselin, abbé, et le
comte Baudouin, beau-frère de Carloman , lui faisant
passer une convention par laquelle il pouvait en sû-
reté venir à lui s'il le voulait; mais ce même Carloman,
feignant par artifice qu'il allait venir vers son pere ,
lui envoya d’autres messagers demandant des choses
impossibles, et marcha vers le pays de Toul. Charles
demanda qu'il fût porté jugement contre tels qui lui
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 259
avaient traîtreusement enlevé, à lui leur seigneur,
son fils, diacreet ministre de la sainte Église ,etavaient
fait dans son royaume tant de crimes, forfaits et dé-
vastations. Après qu'ils eurent été condamnés à mort,
il ordonna de confisquer tout ce qui leur appartenait,
et, ayant envoyé des troupes pour chasser de son
royaume ce même Carloman avec ses complices , il
demanda contre eux le jugement épiscopal ; et l'apos-
tolique ayant ordonné qu'on ne prit avec eux aucune
nourriture, ces mêmes évêques, dans les diocèses des-
quels ils avaient fait tant de maux, les privèrent de la
communion, selon les sacrés canons, et comme il était
contenu dans les lettres que, d’après les sacrés ré-
glemens , ils transmirent aux autres évêques. Charles
requit aussi le jugement des évêques de la province
de Sens contre Carloman qui était diacre de ce dio-
cèse , et qui, après avoir prêté deux fois des sermens
dont 1l s'était parjuré , comme son père eut soin de le
faire savoir par une dénonciation publique à ceux qui
se trouvaient présens, avait commis contre lui une
telle rébellion et infidélité et tant de forfaits dans son
royaume. Ensuite, le temps du carême s’approchant ,
Charles retourna au monastère de Saint-Denis pour y
demeurer jusqu'à la fête de Pâques. I y célébra la Pâque
du Seigneur. Carloman, poursuivi par les troupes en-
voyées après lui par son père, passa le Jura, et, comme
il avait fait en Belgique et en Gaule, ne s’épargna pas
à continuer le mal qu'il avait commencé.
Cependant Hinemar , de nom seulement évêque de
Laon, homme d’une insolence singulière , se révol-
tant contre la vérité de l'Évangile et l'autorité apos-
tolique et ecclésiastique, et aussi contre le roi , com-
177.
260 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
mettant , sans aucune retenue, des cruautés contre
ses voisins et ceux qui lui étaient confiés, tant clercs
que laïques, et méprisant d’obéir aux admonitions ré-
gulières de son métropolitain, irrita enfin contre lui et
son roi, et son archevêque, et les évêques de tout le
royaume ; en telle sorte qu’au mois d'août le roi as-
sembla un synode à Douzi, pour qu'on y portât régu-
lièrement un jugement contre sa perversité. Le même
roi Charles, à la demande de ses neveux Louis et
Charles, fils de son frère Louis, alla à leur rencontre
pour s’entretenir avec eux à Verdun, et de là revint
au synode de Douzi.
En ce même temps, Hugues, abbé du monastère
de Saint-Martin, et Godefroi et autres d’au-delà de
la Seine, étant allés imprudemment en une île de la
Loire où les Normands avaient leurs fortifications,
s’en échappèrent à grand peine, avec grand.dommage
et la perte de bien des leurs. Cependant Hincmar vint
avec beaucoup d’orgueil dans le synode auquel avait
été présentée requête par le roi Charles, conformé-
ment aux règles ecclésiastiques. Là, régulièrement
accusé et convaincu de choses très-certaines, il reçut
une sentence régulière de déposition, comme on le
voit consigné dans les actes de ce synode. Le synode
envoya cette sentence au siége apostolique par Ac-
tard , vénérable évêque qui y avait siégé.
Les susdits neveux du roi vinrent aussi vers lui à
Douzi, le priant de les réconcilier avec leur père;
mais il lui vint aussi des messagers de son frère Louis,
le priant qu'il vint à sa rencontre pour conférer près
Maëstricht : ce qu'il fit ainsi, conduisant avec lui les
“messagers de ses neveux, afin qu'ils exposassent de
ANNALES DE SAINT-BERTIN, 261
leur propre bouche à Louis ce que demandaient ses
fils. Le roi Charles entendit aussi à Maëstricht les mes-
sagers de son fils Carloman par l'intervention de son
frère Louis , et, de même qu'auparavant, 1] l'invita à
venir vers lui sous condition d’amendement. Cette in-
vitation ne servit de rien : Louis et Charles demeu-
rèrent quelque temps en ce colloque, sans quil en
résultät que peu de chose ou rien; en sorte qu'au
commencement du mois de septembre ils se sépa-
rèrent , et chacun de son côté songea à retourner chez
soi. Louis prit sa route vers Ratisbonne, parce qu'il
avait souffert un grand dommage du neveu de Restic
qui avait succédé à celui-ci dans la principauté des Wé-
nèdes ; Louis avait perdu ses marquis avec une grande
multitude des siens, et avait été malheureusement dé-
pouillé des pays par lui acquis dans les années précé-
dentes. Charles retourna par Lestines vers sa maison
d'Orreville pour y chasser, durant lequel voyage il
recut plusieurs messagers d'Italie , l'invitant à aller en
Italie, parce que son neveu Louis avait été tué par les
Bénéventins, ainsi que sa femme et sa fille. Prenant
sa route par la cité de Rheims, il arriva à la ville de
Besancon. Cependant Carloman, apprenant que son
père le poursuivait, vint vers lui, à la persuasion des
siens, avec une feinte humilité. Son père le recut,
et lui ordonna de demeurer avec lui jusqu'a ce qu'il
vint retrouver ses fidèles en Belgique, et décidât par
leurs conseils quels bénéfices il lui devait donner.
Mais Louis, roi de Germanie , ayant recu nouvelle de
la mort de son neveu l'empereur Louis, envoya son
fils Charles dans les pays qu'il tenait au-delà du
Jura, afin de lier à lui autant de gens qu'il en pour-
262 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
rait par un serment de fidélité; ce qu'il fit ainsi.
Cependant, tandis que Charles demeurait à Besan-
con, ses messagers, qu'il avait envoyés devant lui en
Italie, lui annoncèrent que l'empereur Louis était
vivant et sain de corps. Adalgise , avec d’autres Béné-
ventins , avait conspiré contre l’empereur, parce que,
pressé par sa femme, ledit empereur avait décidé de
l'envoyer en un exil perpétuel ; et comme, pendant la
nuit, Adalgise se préparait à assaillir l'empereur, ce-
lui-ci, avec sa femme et les gens qui étaient près de
lui, monta dans une haute tour très-fortifiée, et sy
défendit avec les siens trois jours durant. Cependant
l'évêque de cette ville obtint des Bénéventins qu'après
avoir recu serment de l'empereur, ils lui permissent
de descendre de la tour sain et sauf. Il jura, ainsi
que sa femme et sa fille, et tous ceux des siens qui
étaient avec lui, que jamais, ni alors n1 après, 1ls ne
chercheraient à tirer, ni par lui, ni par qui que ce fût,
aucune vengeance des choses commises contre lui, et
n’entreraient jamais avec une armée dans la terre de
Bénévent ; en sorte qu'étant sorti par Spolette, il prit
sa route vers Ravenne, mandant à l’apostolique Adrien
de le venir trouver à son passage pour l’absoudre
lui et les siens de leur serment. Cependant Lambert
et un autre Lambert, apprenant que l'empereur leur
imputait des choses qui avaient été faites contre lui ,
se partirent de lui, et allèrent se rendre dans le pays
de Bénévent, parce qu'ils étaient alliés d'Adalgise.
L'empereur les ayant suivis, envoya sa femme à Ra-
venne , où il avait fait dessein de tenir son assemblée,
et manda aux grands du royaume d'Italie de venir vers
elle, afin d'y traiter des choses qu'il avait ordonnées,
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 263
en attendant qu'il revint de son expédition; mais,
comme il ne pouvait atteindre les deux Lambert qu'il
poursuivait , il reprit la route qu'il avait voulu tenir
d'abord.
Charles cependant, apprenant que l'empereur Louis
qu'il avait cru tué était vivant , vint tout droit de Be-
sancon, par Pontion et par Attigny, jusqu'à Servais,
où il tint l’assemblée de ses conseillers; et, par leurs
conseils, il ordonna que Carloman fûtdenouveau gardé
à Senlis, et que ses complices dans les divers comtés
prêtassent serment de fidélité; en sorte qu'il leur
permit d’habiter son royaume, pourvu qu'ils se pla-
cassent sous la seigneurie de ceux de ses fidèles qu'ils
choisiraient, et qu'ils voulussent vivre en paix. En-
suite il alla de Servais à Compiègne, et y célébra la
Nativité du Seigneur.
[832.] Quittant enfin Compiègne le 0 janvier,
Charles prit sa route pour aller dans un monastère con-
férer avec les Normands Roric et Rodolphe, et reve-
nir à Compiègne au commencement du carême. Le
samedi avant le dimanche des Rameaux, il se rendit
au monastère de Saint-Denis, et y célébra la Pâque du
Seigneur. Après Pâques, il alla à Saint-Maurice à la
rencontre de l’impératrice Ingelberge , commeil Le lui
avait mandé par ses messagers; mais, apprenant par
des nouvelles certaines que la même Ingelberge de-
vait, au mois de mai, conférer à Trente avec Louis,
roi de Germanie, il quitta la route convenue, et alla
à Servais. La, Adalhard vint, de la part de son frère
Louis, lui demander qu'il allât conférer près de Maës-
tricht avec ledit Louis, lorsqu'après avoir envoyé de
Ratisbonne son fils Carloma n avec une armée contre
264 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
les Wénèdes , il retournerait à Aix. Cependant Charles
nomma Boson, frère de sa femme , camérier et maître
des huissiers de son fils Louis, auquel il donna les
bénéfices de Gérard , comte de Bourges , et, l'envoyant
avec Bernard et un autre Bernard, marquis d’Aqui-
taine , il lui confia le gouvernement de ce royaume.
Cédant aussi à Bernard , comte de Toulouse, après lui
avoir fait prêter serment , Carcassonne et Rasez, 1l le
renvoya à Toulouse. .
Louis , roi de Germanie , ayant appelé à lui ses fils
Louis et Charles afin de les réconcilier avec Carloman,
on leur prêta serment en son nom pour les tromper ;
mais eux et leurs hommes prétèrent aussi serment
pour tromper leur père : et celui-ci voulant qu'ils
allassent avec leur frère Carloman contre les Wénèdes,
il ne put l'obtenir ; en sorte qu'il envoya avec Carlo-
man une armée aussi grande qu'il put, et, comme
on l'a dit, conférant à Trente avec Ingelberge, sans
égard aux sermens passés entre lui et son frère , il lui
rendit en secret la partie du royaume de Lothaire qu'il
avait recue de Charles, sans le consentement et à
l'insu des hommes de feu Lothaire qui s'étaient re-
commandés à lui; en sorte que Louis et Ingelberge
firent entre eux des sermens dissemblables , et con-
traires à ceux qu'il avait prêtés auparavant à son frère.
La chose finie, Ingelberge envoya un messager à
Charles, lui mandant, comme auparavant, qu’elle le
rejoindrait à Saint-Maurice. Charles cependant , ayant
appris ce qui s'était fait entre elle et son frère, ne
voulut pas y aller, mais envoya vers elle ses messa-
gers qui ne lui rapportèrent de sa part rien de sa-
tisfaisant.
ANNALES DE SAINI-BERTIN. 265
Le pape Adrien, selon le dessein de son prédé-
cesseur Nicolas, envoya à Constantinople, à l’empe-
reur Basile et à ses fils Constantin et Léon , Augustes,
ses messagers , à savoir, Donat, évêque d'Ostie, l’é-
vêque Étienne, et Marin, diacre de la sainte Église
romaine, avec lesquels se mit en route Anastase,
bibliothécaire du siége de Rome, versé dans les lan-
gues grecque et latine ; et, ayant assemblé le synode
que ceux dont il se composa ont appelé le huitième
concile général *, on y apaisa le schisme qu'avaient
élevé la déposition d’Ignace et l’ordination de Photius,
en excommuniant Photius et rétablissant Ignace. Dans
ce synode, on décida sur l’adoration des images au-
trement que ne l'avaient fait auparavant les docteurs
orthodoxes; et, par la faveur du pontife romain qui
s’accordait à la doctrine des Grecs sur l’adoration des
images, on établit plusieurs choses contre les anciens
canons et contre le synode même , comme le décou-
vrira clairement qui lira les actes de ce synode. '
L'empereur vint à Rome la veille de la Pentecôte,
et, couronné le lendemain par le pape Adrien, après
les cérémonies de la messe, il se rendit avec lui cou-
ronné et à cheval, en grande pompe, au palais de
Latran; puis, ayant rassemblé une armée, 1l marcha
de Rome dans le pays des Bénéventins; et, comme
les grands d'Italie avaient en haine Ingelberge à cause
de son insolence, ils firent prendre en son lieu à l’em-
pereur la fille de Winégise et obtinrent de l'empereur
qu'il envoyäât à Ingelberge un message pour l’obliger
de demeurer en Italie, de ne pas venir après lui, et
* Le huitième concile général tenu à Constantinople s’ouvrit le 5 oc-
tobre 869 et fut clos le 28 février 850.
266 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
d'attendre qu'il retournât en Italie. Elle, n'obéissant
pas à son ordre, fit dessein d'aller après lui, et en-
voya à Charles l’évêque Wibod , comme pour faire
amitié avec lui, croyant que Charles ne savait pas ce
qui s'était passé entre elle et Louis , roi de Germanie.
Wibod vint trouver Charles en Bourgogne, car ce-
lui-ci y était venu pour quelques affaires. Il y apprit
que Bernard, surnommé le Veau , avait été tué par les
hommes de Bernard , fils de Bernard, et donna ses
bénéfices audit Bernard. Charles retourna de Bour-
gogne à Gondreville au commencement de septembre
pour y tenir l'assemblée dont on a parlé ci-dessus,
et après y être demeuré quelque peu, et avoir or-
donné ce qui lui parut convenable, il vint dans les
Ardennes pour y chasser. Au mois d'octobre, il alla
à Maëstricht en des navires sur la Meuse pour y con-
férer avec les Normands Roric et Rodolphe qui vinrent
à sa rencontre sur des navires. Îl recut bénignement
Roric parmi ses fidèles; mais Rodolphe machmant
contre Jui des perfidies, et lui demandant plus qu'il
ne devait, 1l le renvoya sans avoir rien fait avec lui,
et prit soin de garantir ses fidèles contre ses embüûches.
De là, retournant à Attigny à cheval, il y célébra la
Nativité du Seigneur dans le monastère de Saint-Mé-
dard. Le pape Adrien étant mort, Jean, archidiacre
de l'Église romaine, fut substitué en son lieu le 14
décembre *.
[ 833. | Un grand nombre de gens du royaume de
Charles prévoyaient que Carloman causerait encore de
nouveaux maux dans la sainte église de Dieu et dans les
‘ Jean vuir, pape de 872 à 582.
ANNALES DE SAINT-BERTIN, 257
autres royaumes, pour lesquels cas Charles avait publié,
par l'autorité royale et avec le conseil de ses fidèles ,
selon la coutume de ses prédécesseurs, des lois
propres à maintenir la paix de l'Église et la sûreté du
royaume, et avait ordonné à tous de les observer.
Charles fit donc assembler les évêques de son royaume
à Senlis, où était lemême Carloman , afin d'exercer con-
tre lui le ministère épiscopal, selon les sacrés canons,
desquels, comme le dit Léon, on ne doit point s’é-
carter par négligence ou présomption. Ainsi firent-ils ,
et ils le déposèrent , selon lessaintsréglemens , de tout
degré ecclésiastique, lui réservant la communion des
laïques. Cela fait, l'antique et rusé ennemi des hommes
suggéra à Carloman, ainsi qu'à ses complices, un autre
dessein, à savoir, qu'il serait plus libre de s'élever au
titre et pouvoir royal, et que, n'étant plus dans les
ordres ecclésiastiques, il pouvait aussi se défaire de
sa tonsure. C’est pourquoi , après sa déposition , ses
complices commencèrent à se réunir de nouveau à lui
avec encore plus d’ardeur, et aussi à lui amener ceux
qui voulaient s’y associer, afin de le tirer, aussitôt
qu'ils en trouveraient occasion , des mains de ceux
qui le gardaient , et de l’établir roi. On fut donc obligé
de remettre Carloman en jugement pour les méfaits
omis dans le jugement des évêques, et, selon les lois
sacrées , il fut condamné à mort pour ses crimes. Par
une sentence plus douce , il fut privé des yeux, aux ap-
plaudissemens de tous ceux qui étaient présens, car on
voulut lui laisser la faculté et le temps de se repentir,
et lui ôter les moyens d’aggraver ses forfaits, ainsi
qu'il le méditait. Ainsi voulut le roi frustrer la perni-
cieuse espérance des ennemis de la paix, et empêcher
268 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
l'église de Dieu et la chrétienté dans son royaume
d’être troublées par une funeste sédition, en même
temps que par le ravage des païens.
Louis, roi de Germanie, vint, avant la Nativité du
Seigneur, à Francfort, où il célébra cette fête, et in-
diqua une assemblée vers le commencement de fé-
vrier. Îl ordonna à ses fils Louis et Charles, ainsi qu'à
d’autres fidèles et aux hommes du royaume de Lo-
thaire qui s'étaient donnés à lui, de se trouver à cette
assemblée. Pendant qu'il demeurait dans cette ville ,
le diable vint à son fils Charles sous la forme d'un
ange de lumière, et Jui dit que Dieu, offensé contre
son père qui méditait sa perte à cause de son frère
Carloman , lui enlèverait sous peu son royaume, qu'il
destinait à ce même Charles auquel il le donnerait
bientôt. Charles, frappé de terreur de ce que le dé-
mon demeurait obstinément attaché à la maison où il
se cachait , se réfugia dans une église où , l'ayant pour-
suivi, le diable lui dit de nouveau : Pourquoi crains-
tu et fuis-tu ? Si je n'étais pas envoyé de Dieu
pour t’'annoncer ce qui doit bientôt arriver, je n’en-
trerais pas à ta suite en cette maison du Seigneur.
Par ces paroles et d’autres discours engageans, il lui
persuada de recevoir de ses mains la communion que
Dieu lui envoyait; ce que Charles fit , et Satan entra
en lui après la bouchée qu'il avalait. Charles étant venu
vers son père, et ayant assisté au conseil qu'il tenait
avec son frère et les autres fidèles, tant évêques que
laïques, saisi d’un accès soudain il se leva, et dit qu'il
voulait quitter le siècle , et qu'il n'aurait avec sa femme
aucun commerce charnel, et déceignant son épée ,
1] la laissa tomber à terre ; et, comme il voulait se dé-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 269
pouiller de son baudrier et de ses vêtemens , il com-
menca à être tourmenté. Les évêques et d’autres
hommes l'ayant saisi, tandis que son père et tous les
assistans étaient troublés d’une très-grande stupeur ,
l'entrainèrent dans l’église. L’archevêque Luitbert,
s'étant revêtu des habits sacerdotaux, commença à
chanter la messe ; lorsqu'on en fut à l'endroit de l’é-
vangile , il se mit à crier à haute voix, dans la langue
du pays, malheur! et continua ainsi à crier malheur
jusqu’à la fin de la célébration de la messe. Son père
le confia aux évêques et aux autres fidèles pour le
conduire aux lieux consacrés par les saints martyrs,
afin que, délivré du démon par leurs mérites et leurs
prières, 1l pût, avec le secours et la miséricorde de
Dieu, redevenir sain d'esprit. Il se proposa ensuite de
l'envoyer à Rome ; mais quelques circonstances em-
pêchèrent ce voyage.
Tandis que Louis , empereur d'Italie, demeurait à
Capoue , Lambert-le-Chauve étant mort, et le patrice
de l'empereur des Grecs étant arrivé dans la ville
d'Otrante au secours des Bénéventins qui promettaient
de lui payer le cens quejusque-là ils avoient donnéaux
empereurs des Francs, comme Louis ne pouvait s’em-
parer autrement d'Adalgise, il manda à l'apostolique
Jean , compère d’Adalgise, qu'il vint vers lui dans la
Campanie et réconciliât Adalgise avec lui; il voulait
qu'il parût que, par l’intercession du vicaire de Saint-
Pierre, 1l accueillait Adalgise, car il avait juré de ne
jamais s'éloigner de ce pays avant de s'emparer de lui,
ce qu'il n'aurait pu effectuer par force.
Charles fit annoncer que des ennemis s’avancaient
du côté de la Bretagne, afin que les Normands qui
250 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
s'étaient emparés de la ville d'Angers ne se doutasseni
pas qu'il avait dessein de marcher contre eux et ne se
réfugiassent pas en d’autres lieux où il ne pourrait
pas de même les enfermer. Pendant qu'il marchait
pour cette expédition, il apprit sur la route même
que, par les soins de son frère Louis, roi de Ger-
manie, et avec le secours de deux faux moines, Car-
loman l’aveugle avait été enlevé du monastère de
Corbie, par les hommes qui l’avoient autrefois suivi, et
que d'accord avec Adalhard qui était intervenu dans
l'affaire, il avait été conduit vers Louis pour s'opposer à
son pere. Charles n'en fut pas extrêmement troublé ;
et, continuant son entreprise, il assiégea avec l’ar-
mée qu'il avait rassemblée la ville d'Angers que les
Normands, après avoir dépeuplé les villes, renversé
les châteaux, incendié les monastères et les églises,
et rendu les campagnes désertes, habitaient déjà de-
puis un long temps. Comme Salomon, duc des Bre-
tons, l’appuyait de son secours avec une armée de
Bretons de l’autre côté de la rivière de Mayenne,
il entoura la ville d’un très-fort rempart. Pendant que
le roi Charles était occupé à-cette affaire, Salomon
envoya vers lui, avec les premiers des Bretons, son
fils Wigon, lequel se recommanda à Charles et Jui
prêla serment en présence de ses fidèles. Pendant ce
temps, le Normand Rodolphe, qui avait commis de
grands ravages dans le royaume de Charles , fut tué
dans le royaume de Louis avec plus de cinq cents de
ses compagnons. Charles en recut la nouvelle non
douteuse dans le moment qu'il résidait près la ville
d'Angers. L'Allemagne, la Gaule, et surtout l'Es-
pagne furent dans ce temps inondées d’une si grande
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 271
multitude de sauterelles qu'on auroit pu les comparer
à la plaie d'Egypte.
Comme Louis, roi de Germanie, se disposait à
tenir une assemblée dans la ville de Metz, on lui
annonça que, s'il ne se hâtait bien vite de venir à
Munich au secours de son fils Carloman contre les
Wénèdes, il ne le reverrait plus. Etant retourné aussi-
tôt, il marcha vers Ratisbonne, et confia Carloman
l'aveugle à l'archevêque Luitbert pour qu'il en re-
cût les alimens dans le monastère de Saint-Albin à
Mayence : montrant ainsi par un signe évident combien
il étoit mécontent des maux que ledit Carloman avait
faits à la sainte église de Dieu, au peuple chrétien
et à son père en tous temps et en tous lieux où il
avait été le maître. Arrivé à Ratisbonne, Louis fit sa
paix comme il put par ses messagers avec les Wé-
nèdes gouvernés par différens princes. Ayant recu des
députés envoyés par les peuples nommés Bohémiens
pour lui tendre des piéges, 1l les fit mettre en prison.
Charles, assiégeant vaillamment et étroitement les
Normands dans l'enceinte de la cité d'Angers, les
soumit en telle sorte que les premiers d'entre eux
vinrent vers lui, se recommandèrent à lui, lui pré-
tèrent les sermens qu'il exigea, et lui livrérent des
otages tant et tels qu'il les demanda, jurant de sor-
ur de la cité d'Angers à un jour convenu, et de ne
commettre tant qu'ils vivraient, ni souffrir qu'on com-
mit aucun ravage dans son royaume, [ls demandèrent
la permission de demeurer jusqu’au mois de février
dans une certaine île de la Loire et d'y avoir un
marché , promettant qu'au mois de février tous ceux
d'entre eux qui auraient déjà recu le baptême et
272 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
voudraient à l'avenir demeurer sincèrement attachés
à la religion chrétienne se rendraient auprès de lui,
que ceux, encore païens, qui voudraient devenir
chrétiens seraient baptisés par ses ordres, et que les
autres sortiraient de son royaume pour n'y revenir
jamais, comme on l’a dit, à mauvais dessein. Ensuite,
accompagné des évêques et du peuple, et avec les
plus grandes cérémonies de la religion, Charles remit
à leur place avec des présens considérables les corps
de saint Albin et saint Licin qui avaient été par crainte
des Normands enlevés de leurs tombeaux. Charles
donc, après avoir chassé les Normands de la cité
d'Angers et recu leurs otages, se mit en marche au
mois d'octobre, et par le Mans, Évreux et son nou-
veau château de Pistre arriva à Amiens au commence-
ment de novembre; de là s'étant livré à l'exercice de
la chasse à Orreville et aux environs, il parvint au
monastère de Saint-Vaast, et y célébra la Nativité du
Seigneur.
[874] L'hiver fut long et rigoureux, et la neige
tomba en si grande quantité que personne ne se sou-
venait d’en avoir jamais tant vu. Charles pendant la
purification de Sainte-Marie tint une assemblée avec
ses conseillers dans le monastère de Saint-Quentin ;
et, après avoir observé le jeune du carême dans le
monastère de Saint-Denis, il y célébra la Päque du
Seigneur. Il tint aussi le 13 juin en la ville de Douzi
une assemblée générale dans laquelle il recut les dons
annuels; ensuite, passant par Attigny et les lieux
où 1l avait coutume de s'arrêter, il arriva à Com-
piègne. La longue sécheresse de l’été causa une di-
sette de blé et de foin.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 273
Charles avaït reçu dans ces entrefaites, sur Salomon,
duc des Bretons, des nouvelles vagues annonçant
tantôt qu'il était malade, tantôt qu'il était mort. Il
eut à Compiègne un avis certain de sa mort tel que
nous allons le rapporter. Poursuivi par les principaux
d'entre les Bretons, Pascuilan, Wursan et Wigon,
fils de Rivilin, ainsi que par des Francs à qui il avait
causé de grands dommages, et voyant son fils Wigon
capüf et gardé en prison, il s'enfuit et se retira à
Paculière”, et s'étant réfugié dans un petit monas-
tère afin d'échapper à leurs poursuites, il fut trahi
par les siens ; et, comme 1l ne devait éprouver aucun
mal de la part des Bretons, il fut livré à des hommes
francs, Fulcoald et d’autres. Ayant eu par eux les
yeux crevés, il fut trouvé mort le lendemain, ainsi
justement récompensé d'avoir tué, sur l’autel où il
invoquait le nom de Dieu , son seigneur Hérispoé qui,
pour échapper à sa poursuite, s'était réfugié dans une
église.
Louis, roi de Germanie, envoya vers son frère
Charles son fils Charles avec d’autres députés pour
lui demander qu'ils conférassent ensemble près de la
Meuse. Comme Charles se rendait à cette entrevue,
il fut attaqué d'un flux de ventre, ce qui l'empécha
d'arriver au temps marqué; en sorte que le colloque
des deux rois, à savoir Louis et Charles, eut lieu sur
les bords de la Meuse à Herstall vers le commence-
ment de décembre. De là Charles s'en retourna par
le monastère de Samt-Quentin et célébra à Compiègne
la Nativité du Seigneur. Louis, ayant célébré cette
© J'ignore la position de ce lieu.
18
274 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
même fête à Aix, s'en retourna de là au palais de
Francfort de l’autre côté du Rhin.
[875 ] Charles se rendit vers le commencement du
carême au monastère de Saint-Denis où il célébra la
Pâque du Seigneur ; sa femme Richilde avorta la nuit
durant la quatrième fête de Pâques ; Le fils qu'elle mit
au jour mourut aussitôt après avoir recu le baptême.
Tandis qu'après son enfantement elle attendait dans
le même monastère les jours de ses relevailles,
Charles alla à Baisiu ; de là, avant l’Ascension du Sei-
gneur, il retourna à Saint-Denis pour y célébrer les
Litanies, et vint à Compiègne la veille de la Pente-
côte. Louis, roi de Germanie, tint son assemblée à
Tribur dans le mois de mai, et, n'ayant pu y accom-
phr ce qu'il avait projeté, il indiqua pour le mois
d'août une autre assemblée dans le même lieu. Charles
vint dans le mois d'août à Douzi près des Ardennes,
où il recut la nouvelle certaine de la mort de son ne-
veu Louis, empereur d'Italie. C’est pourquoi, quit-
tant incontinent cette ville, 1l se rendit à Ponthion,
ordonnant à tous ceux des conseillers qui se trou-
vaient à portée de venir à sa rencontre , et ramassant
sur sa route tout ce qu'il pouvait de secours. De là, dl
alla à Langres, et y attendit ceux qu'il avait dessein
de mener avec lui en Italie. Après avoir conduit sa
femme Richilde à Servais, en passant par Rheims , et
envoyé son fils Louis dans la partie du royaume qu'a-
près la mort de son neveu Lothaire il avait recue au
préjudice de son frère , il se mit en route au commen-
cement de septembre, et, passant par le monastère
de Saint-Maurice , il traversa le mont Joux et entra
en Jtalie.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 279
Louis, roi de Germanie, son frère, envoya son fils
Charles en Italie pour s'opposer à son frère Charles
qui le forca de prendre la fuite et de sortir de ce pays.
Mais Louis, roi de Germanie , envoya contre son frère
en Îtalie son autre fils Carloman avec tous ceux qu'il
put rassembler. Instruit de son approche, le roi
Charles s’avança à sa rencontre avec une armée supé-
rieure, et Carloman voyant bien qu'il n'était pas en
état de résister à son oncle , eut avec lui une entrevue
dans laquelle il lui demanda la paix; et tous deux
s'étant prêtés des sermens mutuels , Carloman s’en
retourna de chez lui. Louis, par les avis d'Engelram,
autrefois camérier et attaché à la maison du roi Charles,
et dépouillé de ses bénéfices et rejeté de sa familiarité
à la persuasion de la reme Richilde, s’avança jusqu'à
Attigny avec une armée et son fils nommé comme lui
Louis. D’après les ordres de la reine Richilde, les
grands da royaume de Charles s’engagèrent par ser-
ment à repousser cette attaque; mais ils ne s'en oc-
cupèrent nullement, et de leur côté mettant à sac le
royaume de Charles, ils le dévastèrent en manière
d’ennemis. Louis le saccagea pareillement avec son
armée ; en sorte qu'après avoir célébré à Attigny la
Nativité du Seigneur , et avoir ravagé le royaume de
Charles , d'accord avec les grands de ce royaume , il
s’en retourna avec quelques comtes du royaume de
son frère qui s'étaient donnés à lui. Passant par la ville
de Trèves, il arriva au palais de Francfort de l’autre
côté du Rhin, où il célébra les jours du carême et la
Pâque du Seigneur. Il y recut la nouvelle certaine
que sa femme Emma était morte à Ratisbonne peu de
jours après la Nativité du Seigneur. Plusieurs grands
18
276 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
d'Italie étant venus vers Charles, et quelques uns s’y
étant refusés, il s’avançca vers Rome sur l'invitation
du pape Jean, qui le reçut avec une grande pompe
dans l’église de Saint-Pierre le 17 décembre.
[876.] L'an du Seigneur 856, le jour de la Nativité
du Seigneur’, ayant offert à saint Pierre un grand
nombre de riches présens, 1l fut oint et couronné et
appelé empereur des Romains. Il quitta Rome le 5
Janvier , et retourna à Pavie où il tint son assemblée.
Ayant nommé duc de ce pays et décoré de la couronne
ducale Boson frère de sa femme, et lui ayant sur sa
demande adjoint deux collègues dans ce royaume , il
s’en retourna par le mont Joux, le monastère de Saint-
Maurice, Besancon, Langres, Châlons-sur-Marne ,
Rheims et Compiègne; il arriva au monastère de Saint-
Denis où il célébra la Pâque du Seigneur. Là , ayant
mandé les députés de l’apostolique, Jean de Toscane,
Jean d’Arezzo et Anségise de Sens, par l'autorité apos-
tolique et leur conseil par lui sanctionné, il indiqua
un concile pour le prochain mois de juin dans la ville
de Ponthion, où il se rendit par les cités de Rheïms
et de Châlons. Après le départ de l’empereur pour
la France, Boson, par le moyen et les coupables ar-
tifices de Berenger , fils d'Éverard, prit en mariage
Hermengarde, fille de l'empereur Louis, qui demeurait
près de lui.
Le 1 juin, les évêques et autres clercs étant vêtus
des habits ecclésiastiques , la maison et les siéges ten-
dus d’étoffes, et dans le chœur du concile un pupitre
élevé en face du siége impérial , le seigneur empe-
reur Charles, vêtu d’or, fait à la manière des Frances,
HEn875.
ANNALES DE SAINT-BERTIN, 277
vint dans le concile avec les légats du siége apostoli-
que. Les chantres ayant chanté l’antienne |, £xaudi
nos Domine , avec les versets et le Gloria, après le
Kyrie eleison, l'oraison faite par Jean, évêque de Tos-
cane , le seigneur empereur s'assit dans le concile.
Jean, évêque de Toscane, lut des lettres envoyées
par le seigneur apostolique ; il lut aussi une lettre
touchant la primatie d’Anségise , évêque de Sens, à
cette fin que toutes les fois que l’exigerait l'intérêt
de l'Église, soit qu'il s’agit de convoquer un concile ,
ou de traiter d’autres affaires, 1l fût revêtu dans la
Gaule et dans la Germanie des fonctions apostoliques;
que les décrets du siége apostolique fussent par lui
communiqués aux évêques, et que, lorsqu'il serait
nécessure , le siége apostolique füt par lui imstruit
des faits, et qu'il connût des affaires les plus impor-
tantes et les plus difficiles, pour que, d’après son con-
seil, le siége apostolique en ordonnût et décidât. Les
évêques ayant demandé qu'il leur fût permis de lire
la lettre qui leur était adressée , l'empereur ne voulut
point y consentir ; mais il leur demanda ce qu'ils ré-
pondraient là-dessus à l’envoyé de l’apostolique : leur
réponse fut qu'avec la réserve des droits et priviléges
de chaque métropolitain, établis par les sacrés canons
et les ordonnances des pontifes romains publiées d’a-
près ces mêmes canons, ils se conformeraient aux
ordres du seigneur Jean, pape apostolique. L'empe-
reur et les députés de l’apostolique agirent de tout
leur pouvoir pour que les archevèques répondissent
qu'ils obéiraient absolument à la primatie d’Anségise,
comme lavait dit Fapostolique. Ils n’en purent arra-
cher aucune autre réponse que celle que nous avons
278 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
dite. Le seul Frothaire, évêque de Bordeaux, qui, par la
faveur du prince, avoit passé, contre les règles, de Bor-
deaux à Poitiers, et de là à Bourges, répondit par
adulation ce qu'il savait devoir plaire à l'empereur.
Alors l'empereur irrité dit que le seigneur pape lui
avait confié son pouvoir dans ce concile , et qu'il s’ap-
pliquerait à faire exécuter les choses qu'il y ordonnait.
D'accord avec Jean, évêque de Toscane, et Jean,
évêque d’Arezzo , il prit la lettre fermée et la donna
à Anségise; il ordonna de placer un siége pliant
au-dessus de tous les évêques de son royaume ci-
salpin auprès de Jean évêque de Toscane, qui était
assis à sa droite, et commanda à Anségise de passer
dessus tous ceux qui avaient été ordonnés avant lui ; et
de s'asseoir sur ce siége. L’archevêque de Rheims ré-
clama, disant, en présence de tous, que cela était con-
traire aux sacrés réglemens. Cependant l'empereur ne
rétracta pas son arrêt ; et comme les évêques lui de-
mandaient la permission de prendre copie de la lettre
qui leur était adressée, ils n’en purent rien obtenir.
C'est ainsi que le concile se termina ce jour-là.
Le 2 du même mois, les évêques s’assemblèrent
de nouveau : dans cette assemblée on lut les lettres
envoyées aux laïques par le seigneur apostolique,
ainsi que la manière de l'élection du seigneur empe-
reur, confirmée par les évêques et autres du royaume
d'Italie ; on lut aussi les capitulaires qu'il avait donnés
au palais de Pavie ; il ordonna à tous de les confirmer,
il fit la même injonction aux évêques cisalpins. Ainsi
se termina le concile ce jour-là.
Le 3 juillet, les évêques s’assemblèrent sans lem-
pereur , et des discussions eurent lieu sur les prêtres
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 279
des différentes paroisses qui réclamaient auprès des
envoyés de l’apostolique. Ainsi se termina le concile
ce jour-là. Le 4 du même mois, les évêques s'assem-
blèrent encore. L'empereur, assistant au concile , en-
tendit les députés de son frère Louis, savoir , Wille-
bert, archevêque de Cologne, et les comtes Adalhard et
Meingaud , chargés de demander pour lui une partie
du royaume de l’empereur Louis, fils de Lothaire leur
frère, comme elle lui revenait, disait-il, par droit
d’héritage, et lui avait été assurée par serment. Jean,
évêque de Toscane , lut la lettre envoyée par le pape
Jean aux évêques du royaume de Louis, et en donna
copie à l'archevêque Willebert pour qu'il la portât à
ces mêmes évêques. Ainsi se termina le concile ce Jour-
là. Le ro juillet, les évêques s’assemblèrent, et les
envoyés du seigneur apostolique vinrent vers la neu-
vième heure. C’étaient l’évêque Léon , apocrisiaire,
neveu de l’apostolique, et l'évêque Pierre. Ils appor-
taient des lettres à l’empereur et à limpératrice , et
des salutations de l’apostolique aux évêques. Ainsi se
termina le concile ce jour-là. Le 11 juillet, les évé-
ques s’étant assemblés, on lut la lettre de l’apostolique
sur la condamnation de l'évêque Formose, du nomen-
clateur Grégoire , ainsi que de leurs adhérens; et il
offrit au roi, de la part de l’apostolique , des présens
dont les principaux furent un sceptre et un bâton
d'or. Il envoyait aussi pour l'impératrice des pré-
sens consistant en manteaux et en bracelets ornés
de pierres précieuses. Ainsi se termina le concile ce
jour-là.
Le 14 juillet les évêques s’assemblèrent : l'empe-
reur envoya les vicaires de l’apostolique faire aux ar-
280 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
chevêques et évêques de dures réprimandes sur ce
qu'ils ne s'étaient pas assemblés la veille, selon
qu'il le leur avait ordonné. Ceux-ci ayant expliqué
leur conduite par des motifs légitimes et canoniques,
la réprimande en resta là. D'après l’ordre de l’empe-
reur, Jean, évêque de Toscane, lut de nouveau la
lettre touchant la primatie d'Anségise, et on recom-
menca à demander une réponse aux évêques, et cha-
cun des archevêques ayant répondu qu'ils voulaient
obéir régulièrement aux décrets du pape comme leurs
prédécesseurs avaient obéi à ses prédécesseurs , leur
‘réponse fut reçue avec moins de difficultés qu’elle ne
l'avait été en présence de l'empereur. Après bien des
débats au sujet des prêtres de diverses paroisses qui
réclamaient auprès des envoyés de l’apostolique, on
lut la pétition de Frothaire, évêque de Bordeaux, qui,
ne pouvant demeurer dans sa ville à cause des incur-
sions des païens, demandait qu'il lui fût permis d’ha-
biter la métropole du pays de Bourges. Les évêques
rejetèrent unanimement cette pétition, et les envoyés
de l’apostolique ayant ordonné aux évêques de s’as-
sembler le 16 juillet, l’empereur arriva le matin à neuf
heures, paré et couronné à la mode des Grecs et con-
duit par les envoyés de l’apostolique vêtus à la ma-
nière romaine. Les évêques étaient revêtus des habits
sacerdotaux, et les autres apprêts étaient semblables
à ceux du premier jour dans lequel commenca le con-
cile. Et comme la première fois , après qu'on eut
chanté lantienne : £xaudi nos Domine , avec les
versets et le Gloria, ainsi que le Kyrie eleison , et
que l'évêque Léon eut fini l'oraison, tout le monde
s’assit. Jean, évêque d’Arezzo, lut une cédule dé-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 281
pourvue de raison et d'autorité. Après quot, Eudes,
évêque de Beauvais, lut quelques capitulaires dressés
par les envoyés de l’apostolique, par Anségise et par
le même Eudes, sans la participation du concile, et
qui, incohérens et sans uülité, étaient d’ailleurs dé-
pourvus de raison et d'autorité. C’est pourquoi on ne
le joignit point aux actes du concile. On fit une nou-
velle interrogation au sujet de la primatie d’Anségise ;
et, après beaucoup de plaintes de l'empereur à des
envoyés de l’apostolique contre les évêques, Ansé-
gise en obtint ce jour-là précisément tout autant que
le premier jour du concile.
Ensuite , l'évêque Pierre, et Jean, évêque de Tos-
cane, se rendirent à la chambre de l'empereur et ame-
nèrent dans le synode l'impératrice Richilde couron-
née, se tenant debout auprès de l'empereur; tous
se levèrent , se tenant debout chacun à son rang. Alors
l'évêque Léon, et Jean, évêque de Toscane, com-
mencèrent Laudes, et après qu'on eut dit Laudes
pour le seigneur apostolique , le seigneur empereur ;
l'impératrice et les autres, l’évêque Léon ayant selon
la coutume fait l’oraison , le concile fut dissous. En-
suite l’empereur, après avoir fait des présens aux
envoyés de l’apostolique , Léon et Pierre , les renvoya
à Rome, et avec eux Anségise, évêque de Sens, et
Adalgaire, évêque d’Autun. Cependant furent bap-
tisés quelques Normands, amenés pour cela à l’em-
pereur, par flugues, abbé et marquis : ayant recu des
présens ils s’en retournèrent vers les leurs ; et, après
le baptême, ils se conduisirent de même qu'auparavant,
en Normands et comme des païens. Le 28 juillet l’em-
pereur quitta Ponthion et vint le 30 à Chälons-sur-Marne
282 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
où, à cause de quelque indisposition corporelle, il sé-
journa jusqu'au 13 août. |
Le 13 août il alla à Rheims, et de là vint directe-
ment à Servais. Le 27, il envoya vers son frère Louis
et son fils les évêques et grands de son royaume, les
légats de l’apostolique, à savoir , Jean, évêque de
Toscane, et Jean , évêque d’Arezzo, ainsi que l’évêque
Eudes , avec d’autres députés venant de sa part. Les-
dits messagers annoncèrent à l'empereur, lorsqu'il
se rendait à Quierzy , que ledit roi Louis était mort à
Francfort le 27 août, et avait été enterré le 8 du
même mois dans le monastère de Saint-Nazaire. L’em-
pereur , ayant envoyé ses députés vers les grands du
royaume de son frère défunt, partit de Quierzy et vint
à Stenay, dans l'intention de se rendre à Metz et d'y
recevoir ceux des évêques et grands du royaume de
son frère défunt qui viendraient à lui. Mais, ayant
soudainement changé de résolution, il marcha vers
Aix-la-Chapelle, d'où il alla à Cologne accompagné
des légats de l’apostolique, tous ceux qui étaient avec
lui s'étant mis à tout ravager sans aucun respect de
Dieu. Les Normands, avec environ cent grands navires,
qu'en notre langue on appelle barques , entrèrent
dans la Seine le 16 septembre. Cette nouvelle ayant été
annoncée à l’empereur, alors à Cologne, ne changea
rien au dessein qu'il avait entrepris. Cependant Louis,
son neveu, s'avanca vers lui de l’autre côté du Rhin
avec des Saxons et des Thuringiens, et envoya des
députés vers l'empereur, son oncle, pour lui deman-
der de le traiter avec bénignité, ce qu'il n'obtint pas.
Alors lui et ses comtes supplièrent la miséricorde
du Seigneur par des jeûnes et des litanies , tandis que
ANNALES DE SAINT-BERTIN: 283
se raillauent d'eux ceux qui étaient avec l'empereur.
Louis, fils du roi Louis, en présence de ceux qui
étaient avec lui, mit dix hommes à l'épreuve de l'eau
chaude, dix à celle du fer chaud, et dix à celle de
l'eau froide, tous suppliant Dieu de déclarer par son
jugement si Louis devait de droitavoir, sur le royaume
que laissait son père, une portion plus considérable
que celle qui lui était échue dans le partage fait avec
son frère Charles, par le consentement et les sermens
de tous deux. Ils n’en recurent aucun mal. Alors Louis
passa le Rhin à Andernach avec son armée. L’empe-
reur l'ayant appris, envoya à Herstall, avec l'abbé
Hilduin et l'évêque Francon, l'impératrice Richilde
qui était grosse. Il marcha lui-même le long du Rhin
contre son neveu avec son armée, lui ayant adressé
des députés pour lui dire qu'il envoyât quelques uns
de ses conseillers au-devant des siens afin qu'ils trai-
tassent ensemble de la paix. Louis , ayant recu ce mes-
sage humblement et avec soumission, demeura per-
suadé qu'il ne serait point attaqué jusqu'à ce que cette
convention fût expirée.
Vers le ; octobre, l'empereur ayant disposé ses
troupes se leva au milieu de la nuit, et, faisant déployer
les étendards, marcha par des chemins rudes et difhi-
ciles ou plutôt même impraticables , dans le dessein
de fondre inopinément sur son neveu et sur ceux qui
étaient avec lui. Il arriva à Andernach, ses soldats et
ses chevaux harassés par la fatigue d’une route difi-
cile et rude et par la pluie qui les avait inondés toute
la nuit. Voilà que soudainement Louis et les siens
apprirent que l’empereur s’avançait contre eux avec
une puissante armée. Il demeura ferme avec ceux du
284 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
pays qui étaient pour lui; les troupes de l’empereur
s'étant précipitées sur eux, ils leur résistèrent vail-
lamment , et les troupes de l’empereur tournèrent le
dos. Louis dans la poursuite vint sur l’empereur;
mais celui-ci ayant pris la fuite s’échappa à grand’-
peine avec peu de monde. Un grand nombre qui au-
raient pu s'échapper en furent empêchés parce que
tous les bagages de l'empereur et de ses gens, ainsi
que les marchands et vendeurs de boucliers qui avaient
suivi l'empereur et l’armée, fermèrent en un chemin
étroit le passage aux fuyards. Les comtes Ragenaire
et Jérome furent tués dans ce combat , avec beaucoup
d’autres ; l'évêque Astolphe , l'abbé Joscelin , les
comtes Aledramm, Adalhard , Bernard et Evertaire ,
ainsi que beaucoup d’autres, furent pris dans ce même
champ de bataille et dans la forêt voisine ; tous les ba-
gages et tout ce que portoient les marchands tombè-
rent au pouvoir de l’armée de Louis. Ainsi fut ac-
complie cette parole du prophète : « Malheur à vous
« qui pillez les autres! ne serez-vous pas aussi
« pillés * ? » Tout ce qu'avaient les pillards qui étaient
avec l'empereur et eux-mêmes, devint la proie des
autres; de sorte que ceux qui avaient pu s'échapper
par le secours de leurs chevaux avaient leur vie pour
tout butin. Les autres furenttellement dépouillés par les
paysans qu'ils furent obligés, pour cacher les parties
que la pudeur défend de montrer, de s'envelopper de
foin et de paille, et que ceux que ne voulurent point
tuer les ennemis qui les poursuivaient , se sauvèrent
tout nus. Ainsi le peuple qui venait pour envahir
éprouva une grande plaie. Richilde ayant appris le 9
sale, Chap 33, v. 1e
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 285
octobre la fuite de l’armée impériale et de l'empereur
lui-même , quitta Herstall et se sauva la nuit sui-
vante au chant du coq. Elle enfanta dans la route
un fils que son serviteur prit devant lui et porta à
Antenay, où ils arrivèrent en fuyant. L'empereur ar-
riva le soir du 9 octobre au monastère de Saint-Lam-
bert. Francon et l'abbé Hilduin ayant quitté Richilde
le 6 pour aller vers lui, l'accompagnèrent jusqu'à ce
qu'il fût arrivé après Richilde à Antenay. De là il alla
à Douzi, d’où il retourna à Antenay , et indiqua une
ssemiléd: à Salmoucy quinze jupe après la messe de
Saint-Martin.
D’Andernach Louis, fils du feu roi Louis, retourna
à Aix par Sentzich , et y séjourna trois jours. De là il
alla à Coblentz à la rencontre de son frère Charles , et
lorsqu'ils eurent parlé ensemble, Charles alla vers
Metz, et de là revint malade en Allemagne ; Louis passa
le Rhin. Carloman, leur frère, alors occupé à faire
la guerre aux Wénèdes, ne vint, comme il l'avait
annoncé, ni vers eux ni vers son oncle l’empereur
Charles.
L'empereur Charles envoya Conrad et d'autres
grands du royaume vers les Normands, qui s'étaient
embarqués sur la Seine , pour qu'ils tâchassent, de
quelque manière que ce fût, de conclure un traité
avec eux, et vinssent le lui annoncer à l'assemblée
qu'il avait indiquée. Le seigneur empereur Charles
vint à l'assemblée qu'il avait indiquée à Salmouey. I]
y recut des hommes de la partie du royaume de feu
Lothaire que son frère Louis lui avait prise, et qui
vinrent vers lui après sa fuite d'Andernach, et il leur
donna quelques abbayes comme elles étaient et sans en
286 ANNALÉS DE SAINT-BERTIN.
rien retenir; il donna à quelques-uns des bénéfices
sur l'abbaye de Marchiennes qu'il avait partagée, et
ensuite leur permit de s’en retourner. Il rangea les
troupes qui campaient sur les bords de la Seine pour
s'opposer aux Normands. Etant venu à la ville de
Verzenay , il y tomba dangereusement malade d’une
pleurésie, en sorte qu'on désespéra de sa vie. Il y
célébra la Nativité du Seigneur.
[853.]Cependant l'empereur Charles guérit , et , pas-
sant par Quierzy , il vint à Compiègne. Tandis qu'il y
était, son fils né sur la route, pendant que Richilde se
rendait à Antenay, tomba malade; et ayant été tenu
sur les fonts de baptême par son oncle Boson et nommé
Charles , il mourut, et fut transporté au monastère de
Saint-Denis pour y être enseveli. L'empereur Charles
ayant passé le carême à Compiègne , y célébra aussi
la Pâque du Seigneur , et reeut Jean Pierre, évêque,
et un autre Pierre, aussi évêque , envoyés de l’apos-
tolique Jean, et chargés de Fappeler à Rome , tant
par leurs discours que par les lettres qu'ils appor-
taient à l’apostolique , afin que , selon sa promesse,
il défendit la sainte Église de Rome , et la délivrât des
païens qui l’infestaient.
Au commencement de mai, l'empereur convoqua
à Compiègne les évêques de la province de Rhemms et
des autres provinces, et fit consacrer par ces mêmes
évêques avec un grand appareil, en sa présence et en
celle des envoyés du siége apostolique , l'église qu'il
avait fait construire en ce palais. Ensuite 1l tint son
assemblée générale le 14 juin, y régla par des capi-
tulaires de quelle manière, jusqu’à son retour de Rome,
son fils Louis devait gouverner le royaume de France
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 287
avec ses fidèles et les grands, et comment on devait
faire payer le tribut à la portion du royaume de France
qu’il avait avant la mort de Lothaire, et à la Bourgogne:
à savoir un sou de chaque manoir seigneurial, de cha-
que manoir libre quatre deniers pour la taxe des se1-
gneurs, et quatre sur l'avoir du cultivateur ; des ma-
noirs serviles, onze deniers pour la taxe des seigneurs
et deux sur l'avoir du cultivateur. Il régla aussi que
chaque évêque recevrait des prêtres de sa paroisse ,
selon ce qui était possible à chacun, cinq sous pour le
plus, quatre deniers pour le moins de chaque prêtre,
et le remettrait aux délégués de l’empereur. On leva
ce tribut sur les trésors des églises, en proportion de
la valeur de leurs biens. La somme payée se monta à
cinq mille livres d'argent. Tous ceux de Neustrie,
tant évêques qu'autres gens habitant au-delà de Ia
Seine, payèrent tribut aux Normands selon qu'il leur
fut imposé et qu'ils le purent.
Le seigneur empereur Charles, quittant Quierzy .
passa par Compiègne et Soissons , et arriva à Rheims;
de là, faisant route par Châlons, Ponthion et Laon,
avec sa femme et une immense quantité d’or, d’ar-
gent , de chevaux et d’autres richesses, il passa de
France en ltalie, et, lorsqu'il fut parvenu de l'autre
côté du Jura jusqu'a Orbe , vint au devant de lui l'é-
vêque Adalgaire qu'il avait envoyé à Rome, dans le
mois de février, pour le concile que devait tenir le
pape Jean. Ledit Adalgaire rapporta à l'empereur,
comme un grand présent , un exemplaire des actes
de ce concile. Le résumé de ces actes, c'est qu’a-
près des louanges nombreuses et multipliées pour
l'empereur, on décréta que son élection et promotion
288 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
au sceptre de l'empire , célébrée à Rome l’année pré-
cédente, était déclarée stable et permanente pour le
présent et à tout jamais ; que si quelqu'un tentait de
la troubler ou de la violer, quels que fussent son rang,
sa dignité ou profession, il demeurerait à perpétuité
sous les liens de l’anathême jusqu’à ce qu'il en donnât
satisfaction ; que les auteurs et instigateurs de ce des-
sein, sils étaient clercs, seraient déposés, et, s'ils
étaient laïques et moines, pour toujours frappés d’ana-
thême; et que, comme le concile tenu l’année précé-
dente à Ponthion, près Andernach , n'avait servi de
rien , l'autorité de celui-ci devait à jamais l'emporter.
Le même Adalgaire annonça aussi , entre autres choses,
à l'empereur, que le pape Jean devait venir à sa ren-
contre à Pavie. Il envoya donc Odaire, notaire de la
seconde chancellerie , les comtes Goiram, Pepin et
Herbert, pour veiller au service du pape, qui se hâta
de se rendre auprès de lui, et le rencontra à Verceil,
où il fut recu de lui avec les plus grands honneurs ,
et ils cheminèrent ensemble vers Pavie. Charles recut
dans cette ville la nouvelle certaine que Carloman ,
fils de son frère Louis, s’avancait contre eux avec une
grande multitude de guerriers : c’est pourquoi , quit-
tant Pavie, ils vinrent à Tortone. Richilde , ayant été
consacrée impératrice par le pape Jean, s'enfuit promp-
tement avec le trésor du côté de la Maurienne. Ce-
pendant l'empereur, demeurant quelque temps avec
le pape Jean dans le même endroit, y attendit les
grands de son royaume : l'abbé Hugues, Boson, Ber-
nard, comte d'Auvergne, et Bernard, marquis de
Gothie , auxquels il avait ordonné de venir vers Jui ;
mais ceux-ci, ainsi que les autres grands de son
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 289
royaume, excépté quelques évêques, conspirèrent
tous contre lui. Ayant appris qu'ils ne viendraient
point, dès que lui et le pape surent que Carloman
s’'approchait, l'empereur s'enfuit après Richilde, et le
pape Jean se hâta de se rendre aussitôt à Rome. L’em-
pereur Charles envoya par lui à l’apôtre saint Pierre
l'image du Sauveur attaché à la croix, faite en or d’un
grand poids, et ornée de pierres précieuses.
Carloman, ayant recu la fausse nouvelle que lem-
pereur et le pape Jean s’avançaient contre lui avec
une grande multitude de guerriers, prit lui-même la
fuite par où il était venu : ainsi Dieu, selon sa misé-
ricorde accoutumée , dispersa le rassemblement qu'il
avait formé.
Charles, attaqué de la fièvre, prit en breuvage,
pour S'en guérir, une poudre que lui donna son
médecin, Juif nommé Sédéchias, pour qui il avait
trop d'amitié et de confiance. Mais c'était un poison
mortel qu'il avait avalé ; et, porté à bras à travers le
Mont-Cenis, étant arrivé à un endroit appelé Brios,
il envoya dire à Richilde qui était en Maurienne de
se rendre vers lui; ce qu'elle fit : et onze jours après
avoir pris le poison, 1l mourut dans une misérable
cabane , le 6 octobre. Ceux qui étaient avec lui ayant
ouvert son corps dont ils retirèrent les entrailles, et
l'ayant parfumé comme ils purent de vin et d’aro-
mates, ils le renfermèrent dans un cercueil, et se
mirent en route pour le transporter au monastère de
Saint-Denis, où il avait demandé d’être enseveli. Ne
pouvant le porter à cause de l’infection qui en sortait,
ils le mirent dans un tonneau enduit de poix en de-
dans et en dehors, et enveloppé de cuir; ce qui ne
19
290 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
put en ôter la puanteur. Arrivés avec peine à une
certaine chapelle de moines de l'évêché de Lyon que
l'on appelle Nantua, ils le mirent en terre avec le
tonneau qui le renfermait. |
Carloman, de son côté, malade presque jusqu'à
la mort, et rapporté chez lui dans une litière, de-
meura ainsi durant un an, en sorte qu'il fut déses-
péré de plusieurs.
Louis , ayant recu à Orreville la nouvelle de Ja mort
de son père Charles, se concilia tous ceux qu'il put,
leur donnant des abbayes et des comtés et des ma-
noirs, selon ce que demandait chacun, et prenant
sa route par Quierzy et Compiègne pour se rendre aux
funérailles de son père dans le monastère de Saint-
Denis. Là, apprenant que son père était enseveli, et
que les premiers du royaume , tant abbés que comtes,
indignés de ce qu'il avait donné des bénéfices à quel-
ques-uns sans leur consentement , s'étaient réunis
contre lui, il retourna à Compiègne. Cependant les-
dits grands, avec Richilde, dévastant autant qu'il était
en eux, arrivèrent au monastère d'Avenai, convo-
quèrent leur assemblée à Mont-Vimar, d'où ils en-
voyèrent leurs messagers vers Louis. Mais Louis leur
adressa ses envoyés ; et des messagers allant et venant
entre eux, on parvint à obtenir que Richilde et les
grands allassent vers lui à Compiègne : et 1ls convo-
quèrent leur assemblée à Chesne-Herbelot, dans la
forêt de Cuise. Richilde, venant vers Louis à la fête
de Saint-André, Jui apporta un acte par lequel, avant
de mourir, son père lui avait transmis le royaume, et
une épée dite de saint Pierre, par laquelle il Jui en
donnait l'investiture, et aussi le vêtement royal, la
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 201
couronne et le bâton d'or et de pierres précieuses :
et lorsque, par des envoyés qui passèrent et repas-
sèrent entre Louis et les grands du royaume, il eut
été traité avec chacun des bénéfices qu'ils deman-
daient, Louis, du consentement de tous, tant des
évêques et abbés que des grands du royaume et de
tous les autres assistans, fut sacré et couronné roi le
8 décembre par Hinemar, archevêque de Rheims. Les
évêques serecommandèrent à lui, eux et leurs églises,
sauf leurs priviléges canoniques , pour en être dûment
protégés, promettant, selon leur savoir et pouvoir .
de lui prêter fidèlement dans leur ministère se-
cours et conseil. Les abbés aussi et les premiers du
royaume et les vassaux du roi se recommandèrent
à lui, et lui firent, selon la coutume , serment de
fidélité *.
Quand le roi Louis, fils de l'empereur Charles, fut
couronné à Compiègne , les évêques lui présentèrent
requête ainsi qu'il suit : « Nous vous prions de nous
«accorder que, conformément au premier capitu-
« laire, lequel , d'accord avec ses fidèles et les vôtres
«et les légats du siége apostolique, Josselin lisant ,
« votre seigneur empereur a très-récemment, à Quier-
«zy, déclaré devoir être par lui et par vous observé,
«vous nous gardiez, à nous.et aux églises qui nous
«sont confiées, le privilége canonique et nos droits
« légitimes, et que vous nous donniez protection, telle
‘ Ici la chronique de Saint-Denis ajoute : « Mais pour ce que lestoire
« parle souvent des abbez du roïaume porroient aucun cuider que ce
« fussent moine et genz de religion : mais nous cuidons mieux, selon ce
« que lestoire donne a entendre, que ce fussent baron ou grant home
seculer a cui l’on les donast où a tens on a vie. »
19.
202 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«qu'un roi la doit avec justice, en son royaume, à
«chaque évêque , et aux églises qui lui sont confiées. »
Ledit Louis fit aux évêques la promesse suivante :
«Je vous promets et accorde que, conformément à
«ce premier capitulaire, lequel, d'accord avec ses
« fidèles et les nôtres et les légats du siége aposto-
«lique, Josselin lisant, le seigneur empereur mon
« père a très-récemment, à Quierzy, déclaré devoir
«être par lui observé *, que je vous garderai, à vous
«et aux églises qui vous sont confiées, le privilége ca-
« nonique et vos droits légitimes, et que, Dieu ai-
«dant, je vous donnerai autant que je pourrai pro-
«tection, telle qu'un roi la doit en son royaume à
« chaque évêque et aux églises qui lui sont confiées. »
Voici le capitulaire ici rappelé :
« Touchant les biens et honneurs de Dieu et des
«saintes églises situées par la volonté de Dieu sous
« la puissance et protection de notre gouvernement,
«nous voulons, avec l'intervention du Seigneur,
« qu'ils soient conservés à l'avenir en leur intégrité,
«tels qu'ont été ces biens et honneurs du temps de
«notre père de bienheureuse mémoire, et avec les
«augmentations de propriétés dont lesdites églises
«ont été bénéficiées et enrichies par notre libéralité ;
«et que les prêtres et serviteurs de Dieu obtiennent
« le droit ecclésiastique et Les priviléges qui leur sont
«dus , ainsi qu'une respectable autorité, et que la
« puissance des princes, la vigueur des hommes puis-
«sans et les administrateurs de la république con-
«courentavec eux en toutes choses, ainsi qu'il est rai-
«sonnable et juste, afin qu'ils puissent convenable-
* Selon Sirmond et Baluze , par lui et par moi observe.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 203
«ment exercer leur ministère , et que, Dieu aidant,
« notre fils observe avec une égale fidélité Les choses
« susdites. »
Lors l'évêque Anségise et les autres évêques pré-
sens à Compiègne, quand ils bénirent Louis, fils dé
l'empereur Charles , se recommandèrent à lui en ces
termes :
«Je me recommande à vous, moi et l’église qui
m'est confiée, pour que vous nous gardiez le droit
légitime et la justice, et nous donniez protection telle
que, selon raison, la doit un roi garder et donner aux
évêques de ses églises. »
Les susdits firent en même temps les promesses
suivantes. |
« Moi un tel je promets ceci: de ce jour et à l'avenir,
selon mon savoir et pouvoir, et selon mon ministère,
je servirai fidèlement mondit seigneur et roi Louis,
fils de Charles et d'Hermentrude, de mon secours et
de mon conseil, en ce qui concerne la foi que je lui
ai prêtée et mon sacerdoce, ainsi que le doit de droit
un évêque à son seigneur. »
Sur quoi ledit Louis fils de Charles promit à son
tour :
« Moi Louis, établi roi par la miséricorde de Dieu
« et l'élection du peuple, je promets, prenant en té-
«moignage l'Église de Dieu, à tous les ordres, à sa-
«voir, des évêques, prêtres, moines, chanoines et
«nonnes, de leur garder en leur entier dorénavant
«les réglemens écrits par les Pères, et corroborés
«des attestations apostoliques. Je promets aussi de
« garder au peuple, dont par la miséricorde de Dieu
«le gouvernement m'a été confié en l'assemblée gé-
294 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«nérale de nos fidèles , les lois et statuts conformé-
«ment à ce qu'ont inséré dans leurs actes les rois
«et empereurs qui m'ont précédé et ont ordonné de
«tenir inviolablement et observer à jamais, Moi donc
« Louis, ayant relu cette promesse par moi faite spon-
«tanément, de rectitude et amour de justice, je ai
« confirmée de ma propre main. »
[878.] Le roi Louis célébra la Nativité du Seigneur
au monastère de Saint-Médard près de Soissons. De
là il se rendit à sa maison d’Orreville, et célébra
la Pâque du Seigneur au monastère de Saint-Denis,
et à la persuasion de Hugues, abbé et marquis, il passa
de l’autre côté de la Seine , tant pour aller au secours
de Hugues contre les Normands, que parce que le
fils de Godefroi avait envahi le château et les béné-
fices du fils du feu comte Eudes, et parce que Aimon,
frère du marquis Bernard, usurpant la cité d'Évreux,
commettait de grands ravages dans tous les pays d’a-
entour. Îl se permit, outre cela, de piller le pays
d'Eric, comme l’auraient pu faire les Normands.
Louis ayant passé jusqu'a Tours, y tomba malade
à ce point qu on désespéra de sa vie. Lorsque, par la
miséricorde de Dieu, il se porta un peu mieux, par
l'intervention de quelques-uns de ses conseillers amis
de Godefroi, à lui vint ledit Godefroi amenant avec
lui ses fils, avec qui l'on convint qu'ils rendraient au
roi Louis le château et les bénéfices qu'ils avaient
envahis, et les auraïent ensuite par concession. Alors
Godefroi amena une partie des Bretons à promettre
fidélité au roi, mais ils la gardèrent ensuite comme
des Bretons.
Le pape Jean , irrité contre les comtes Lambert et
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 200
Adalbert, parce qu'ils lui avaient pillé des villages et
une ville , les frappa d’une épouvantable excommu-
nication , puis sortit de Rome, arriva par mer à Arles
le jour de la Pentecôte, et envoya ses messagers au
comte Boson. Il vint par son secours jusqu'à Lyon, et
de là envoya à Tours ses messagers au roi Louis, lui
mandant qu'il irait le trouver où cela lui conviendrait.
Louis, envoyant à sa rencontre quelques évêques, le
pria de venir jusqu'a Troyes, et le fit défrayer par les
évêques du royaume ; et sa maladie l'empéchant de
revenir plus tôt, il alla le trouver à Troyes au commen-
cement de septembre. Sur ces entrefaites, le pape Jean
ayant assemblé un concile général des évêques des
provinces des Gaules et de la Belgique, y fit rehre
l'excommunication qu'il avait portée à Rome contre
Lambert, Adalbert et aussi Formose, et Grégoire no-
menclateur et leurs complices; et 1l demanda que
les évêques concourussent à cette excommunication.
Sur quoi les évêques présens lui demandèrent que
comme c'était sur une pièce écrite que leur avait été
prononcée par son ordre, dans le concile, l'excommu-
nication portée par lui, 1] leur octroyât également de
lui donner par écrit leur consentement ; et le pape
Jean l’ayant octroyé, le lendemain les évêques pré-
sentèrent au pape dans le concile le diplôme suivant :
« Très-saint seigneur et révérend père des pères,
« Jean, pape du premier siége de l'Eglise catholique
« et apostolique, à savoir du saint-siége de Rome.
« nous les serviteurs et disciples de votre autorité, les
« évêques des provinces gauloises et belgiques, noûs
« souffrons avec vous de ces choses que des hommes
« méchans et mustres du Diable, ajoutant à la plaie
290 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«
«
«
de vos douleurs , ont commises contre notre sainte
mère et maîtresse de toutes les églises, et plaignons
vos douleurs eh unissant nos larmes aux vôtres ;
et nous conformons de nos vœux, de notre voix ,
de notre unanimité et de l'autorité du Saint-Esprit,
par la grâce duquel nous avons été consacrés au
rang d'évêques, au jugement que , par le privilége
de Saint-Pierre et du siége apostolique, a porté votre
autorité contre eux et leurs complices, conformé-
ment aux sacrés canons , dictés par l'esprit de Dieu,
consacrés par le respect du monde entier, et con-
formément aux décrets des pontfes du siége romain,
vos prédécesseurs, et les frappant du glaive spiri-
tuel qui est la parole de Dieu. C’est à savoir que
ceux que, comme nous avons dit plus haut, vous
avez excommuniés, nous les excommunjons , ceux
que vous avez rejetés de l'Eglise, nous les rejetons,
ceux que vous avez anathématisés, nous les anathé-
matisons , et ceux qui, après avoir régulièrement
satifait à votre autorité, seroient reçus du siége apos-
tolique , nous les recevrons. Mais comme nous li-
sons en l’histoire sacrée des plaies d'Egypte juste-
ment envoyées de Dieu , qu'il n’était pas une mai-
son en laquelle ne fût un mort gisant, et qu'aucun
ne se trouvait pour en consoler un autre, parce
que chacun avait en sa maison de quoi pleurer, nous
pleurons aussi en nos églises des choses déplorables ;
nous supplions done en toute humilité d'esprit le
secours de votre autorité, vous priant de promul-
guer un capitulaire émané de votre autorité, du-
quel nous nous puissions servir contre ceux qui en-
vahissent les biens de nos églises, afin que, munis de
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 297
« la censure du siége apostolique , nous puissions do-
« rénavant nous et nos successeurs, par un principe
« commun, nous soutenir plus vigoureusement et
« plus facilement, avec l’aide de Dieu, contre les per-
« vers ravisseurs et dévastateurs des biens et posses-
« sions ecclésiastiques, et les contempteurs du saint
« ministère épiscopal. En sorte que, selon la parole
« du prédicateur par excellence et la publication
« de votre autorité , livrés qu'ils seront à Satan, leur
« Âme soit sauvée au jour de Notre-Seigneur Jésus-
« Christ *. »
Lors Jean l’apostolique et les autres évêques as-
semblés à Troyes portèrent contre les usurpateurs des
biens ecclésiastiques l’excommunication suivante :
« Touchant les usurpateurs des biens ecclésiasti-
«ques que les sacrés canons rédigés par l'esprit de
« Dieu et consacrés par la vénération du monde entier,
«ainsi que les décrets des pontifes du siége aposto-
« lique, ont déclaré devoir demeurer sous le poids de
« l'anathème jusqu'a ce qu'ils eussent régulièrement
« satisfait, et touchant les ravisseurs dont l’apôtre,
« parlant au nom du Christ, à témoigné qu'ils ne
« possèdent pas le royaume de Dieu, interdisant à
« tout vrai chrétien de prendre sa nourriture avec de
«tels hommes tant qu'ils persévéreront dans leur
«crime ; nous décrétons, en vertu de la puissance du
«Christ et par le jugement du Saint-Esprit, que st,
* C’est la forme d’excommunication employée par saint Paul, dans sa
première épitre aux Corinthiens, contre un Chrétien qui s'était rendu
coupable d’une intrigue criminelle avec sa belle-mère. Il ordonne qu’il
soit retranche du milieu des fidèles , « et ainsi livré à Satan pour morti-
« fier sa chair , afin que son ame soit sauvée au jour de Notre-Seigneu:
« Jésus-Christ. » (rre Epit. aux Corinth. chap. 5, v. 6.)
298 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
« avant les prochaines calendes de novembre, ils n'ont
«pas restitué aux églises auxquelles ils appartien-
«nent, en leur faisant satisfaction régulière, les biens
«qu'ils leur ont injustement enlevés , ils soient, jus-
«qu'à restitution des biens ecclésiastiques, et jusqu'a
«ce qu'ils aient fait satisfaction, tenus éloignés de la
« communion du corps et du sang du Christ ; et siles
« eontempteurs du saint ministère épiscopal et des
«excommunications ecclésiastiques régulièrement ad-
« monestés, conformément à l'autorité évangélique et
«apostolique, par les évêques à qui il appartient de le
«faire, ne viennent pas à résipiscence en donnant
«régulière satisfaction, ils demeureront, jusqu'à ce
« qu'ils aient satisfait, serrés des liens de l’anathème ;
«et, sils meurent dans leur opinitreté, que leurs
« corps ne soient point ensevelis avec des hymnes et
«des psaumes ; qu'il ne soit pas fait mémoire d'eux
«aux saints autels entre les fidèles trépassés ; car la-
« pôtre et évangéliste Jean a dit : 77 y à un péché qui
«va à la mort, et ce n’est pas pour ce péché-la que
«jedis que vous priiez*. Le péché qui va à la mort est
« la persévérance dans le péché jusqu'à la mort; et les
« saints canons des anciens Pères ont décidé, par
« l'inspiration du Saint-Esprit, que les corps de ceux
«qui se donnent volontairement la mort, et de ceux
«qui sont punis pour leurs erimes, ne seront point
«portés à la sépulture avec des hymnes et des psau-
«mes. Suivant lesquels décrets nous avons, par le ju-
« gement du Saint-Esprit, décidé ce qui: précède tou-
«chant les usurpateurs et ravisseurs des biens et
«propriétés ecclésiastiques, s'ils ne viennent pas à
‘ Jre Epit. de S, Jean , chap. 5, v. 16.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 209
« résipiscence , ainsi que l’a ordonné le bienheureux
« Grégoire , lorsqu'il a dit : Parce que de tels hommes
«ne sont pas chrétiens je les anathématise, moi et
«tous les évêques catholiques, et aussi l'Église uni-
«verselle. » ( F
Lequel diplôme le pape Jean fit écrire à la suite de
son excommunication, et le confirmant de sa signa-
ture, le fit souscrire à tous les évêques du concile ;
ensuite, d’après son ordre, furent lus dans le con-
cile les canons de celui de Sardique et le décret du
pape Léon touchant les évêques qui changeaient de
siége, et aussi les canons africains contre les trans-
lations d’évêques, ainsi que contre les renouvelle-
mens de baptême et ré-ordination , et cela à cause de
Frothaire , évêque de Bordeaux, qui, de Bordeaux,
disait-on, avait passé à la cité de Poitiers et de là à
celle de Bourges.
Louis, ayant été couronné par le pape Jean le
7 septembre , invita ledit pape à sa maison , et, dans
un repas magnifique, lui et sa femme lui rendirent
honneur par beaucoup de présens, puis àl le fit re-
conduire à la cité de Troyes; ensuite il demanda par
ses messagers à ce même pape de couronner sa
femme Reine , mais il ne put l'obtenir’. Les évêques
Frothaire et Adalgaire présentèrent cependant au pape
dans l'assemblée des évêques une ordonnance du
père de Louis, par laquelle il transmettait le royaume
‘ Parce qu’il avait épousée après avoir renvoyé, par l’ordre de son
père, Ansgarde qu’il avait épousée sans son consentement, et dont il
avait deux fils, Louis et Carloman. Cette seconde femme, que le pape
refusa de couronner, se nommait Adélaïde, Elle avait été donnée à Louis
par son père ; 11 la laissa grosse en mourant.
300 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
à son fils, lui demandant de la part de celui-c1 qu'en
vertu de son privilége il confirmât cette ordonnance.
Alors le pape Jean produisit une copie d’une or-
donnance attribuée à l’empereur Charles concédant à
l'Église romaine l’abbaye de Saint-Denis, laquelle or-
donnance plusieurs pensaient avoir été fabriquée par
le conseil desdits évêques et autres conseillers de
Louis, afin qu'il pût avoir un prétexte d’ôter cette
abbaye à Josselin , et de la prendre pour lui. Le pape
Jean dit que, si Louis voulait qu'il usât de son privilége
sur la première ordonnance , il fallait qu'il confirmât
aussi, par une ordonnance de lui, celle de son père
sur l’abbaye deSaint-Denis. Cette affaire, comme prove-
nant d'intrigues et non de justice, n'eut aucune suite.
Après cela, le 10 dudit mois, le roi Louis, obligé
par les sollicitations de quelques uns des grands de
son royaume, vint à la demeure de l’apostolique; et,
après qu'ils eurent parlé en particulier , il revint avec
lui à l'assemblée des évêques tenue en une salle joi-
gnant la demeure de l’apostolique ; et après qu’on eut
excommunié Hugues, fils de Lothaire , ainsi qu’Ai-
moin et leurs complices, qui avaient usé de violence
envers quelques évêques, le pape Jean, d'accord
avec le roi, dit qu'Hedenulphe, qu'il avait par son
autorité sacré évêque, devait garder son siége et
exercer les fonctions épiscopales, et qu'Hinemar F'a-
veugle * chanterait s'il le voulait la messe, et jouirait
, Évêque de Laon , retenu depuis deux ans en prison par ordre du
concile de Soissons , et même quelque temps chargé de fers. Il paraît
qu'il était devenu aveugle en prison , et que, durant sa captivité, le
pape , au jugement duquel il avait été renvoyé par le concile, avait
nommé Hedenulphe à sa place.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 301
d’une partie des biens de l'évêché de Laon; et He-
denulphe ayant prié le pape qu'il le déchargeñt de ce
siége, disant qu'il était infirme et voulait se retirer
dans un monastère, il ne le put obtenir ; mais il lui fut
ordonné parle pape, d'accord avec le roi et les évêques
du parti d'Hincmar, de garder son siége et remplir
les fonctions épiscopales. Comme lesdits partisans
d'Hincmar eurent entendu ce qu'avait dit le pape
Jean, qu'Hinemar l’aveugle chanterait la messe s'il le
voulait, et que le roi consentirait qu'il jouit d'une
part des biens de l'évêché de Laon, soudainement les
évêques des autres églises provinciales, et les métro-
politains des autres pays, sans l’ordre du pape, con-
duisirent en présence dudit pape Hincmar revêtu des
habits sacerdotaux ; puis, l'emmenant, ils l’accompa-
gnèrent à l’église en chantant, et lui firent donner la
bénédiction au peuple. Ainsi se termina ce concile.
Le lendemain , Louis invité par Boson se rendit à
la maison de celui-ci avec quelques-uns de ses pre-
miers conseillers, et traité en un festin, reçu avec hon-
neur par lui et sa femme, il fiança son fils Carloman
à la fille de Boson; et par le conseil de ces mêmes
conseillers il distribua les bénéfices de Bernard, mar-
quis de Gothie, à Thierri le camerier, à Bernard,
comte d'Auvergne , et à quelques autres qu'il désigna
en son particulier.
Le pape Jean partant de Troyes se dirigea vers
Châlons, puis de là prenant sa route par la Maurienne,
entra en Îtalie, conduit par Boson et sa femme, à
travers les passages de Mont-Cenis.
Le roi Louis revenu de Troyes à Compiègne , y
ayant recu la réponse que lui rapportaient les en-
302 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
voyés adressés par lui à son cousin Louis, pour obte-
nir qu'ils fissent la paix ensemble , il vint avec quel-
ques-uns de ses conseillers jusqu'à Herstall. Et au
commencement de novembre s'étant réunis auprès de
Mersen , ils arrêtérent entre eux la paix, et convo-
quèrent, à la purification de Sainte-Marie, une assem-
blée pour s’y réunir de nouveau, Louis, fils de Charles,
venant à Gondreville, et Louis, fils de louis, à l’en-
droit qu'il trouverait commode dans les environs de ce
même Hieu. En cette même assemblée, du consente-
ment de leurs fidèles, ils convinrent d'observer entre
eux les choses suivantes :
« Ceci est la convention faute , au lieu nommé Fo-
ron, dans les calendes de novembre , année de l'in-
carnation du Seigneur 878, entre les glorieux rois
Louis, fils de l'empereur , et Louis, fils du roi Louis,
eux et leurs fidèles approuvant et conséntant, et le
roi Louis, fils de Louis, portant la parole. « Nous
« voulons que le partage du royaume de Lothaire de-
« meure tel qu'il a été fait entre mon père Charles et
« votre père Louis; et si depuis le règne de notrepère
« quelqu'un de nos fidèles en a usurpé quelque chose,
«il doit sur notre injonction s’en dessaisir. Touchant
«le royaume qu'a possédé Louis, empereur d’Itahe ,
«attendu que, jusqu'à présent, il n'en a encore été
«fait aucun partage, quiconque le tient maintenant
«continuera à le tenir de la même manière , Jusqu'à
«ce que, par la volonté de Dieu , nous réunissant de
«nouveau avec nos communs fidèles, nous déei-
«dions et arrêtions ce qui nous semblera le meilleur
«et le plus juste; et comme pour le présent 1l ne peut
«être fait droit touchant le royaume d'Italie, que
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 303
chacun sache que nous en avons réclamé et récla-
mons , et, Dieu aidant, réclamerions notre part. »
Le jour suivant fut fait ce qu’on va lire :
Art. 1°. « Vu que. pour quelques causes d'em-
pêchemens, notre amitié et alliance ne peut être
maintenant confirmée, jusqu'à la future assem-
blée où nous avons déterminé de nous réunir :
qu'entre nous, Dieu aidant, se conserve en touté
pureté de cœur, droite conscience et foi non men-
teuse, une telle amitié qu'aucun de nous n’entre-
prenne ou conseille rien sur la vie de l'autre, son
royaume , ses fidèles, ni rien de ce qui appartient
à la sûreté ou à la prospérité et à l'honneur de son
royaume.
Art. 2. « Que si en quelqu'un de nos royaumes
se soulevaient des païens ou de faux chrétiens,
chacun de nous, ou par lui-même, ou par ses fidèles,
aide l’autre sincèrement, et le mieux qu'il lui sera
possible, de son secours et de ses conseils, ainsi qu'il
en sera besoin , et selon qu'il le pourra raisonnable-
ment.
Art. 3. « Si je vous survis, j'aiderai le mieux que
je pourrai de mon secours et de mes conseils votre
fils Louis encore enfant, et les autres fils que le
Seigneur vous aura donnés , afin qu'ils puissent pos-
séder tranquillement par droit d’héritage le royaume
paternel ; et je vous prie de même, si vous me sur-
vivez, d'aider, le mieux que vous pourrez, de votre
secours et de vos conseils, mes fils Louis et Carlo-
man, et les autres que m'aura voulu donner la divine
bonté, afin qu'ils puissent posséder en paix le
royaume paternel.
304 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
Art. 4. « Que si quelque délateur et détracteur en-
vieux de notre repos, et ne voulant soufrir que
notre royaume demeure en paix, avait cherché à se-
mer entrenous des querelles, contentions etdiscords,
aucun de nous ne le recoive ou ne l’admette de sa
volonté, à moins que ce ne fût dans l'intention de le
produire réciproquement en notre présence et celle
de nos communs fidèles pour y faire raison. Que
s'il s’y refusait , il n'ait avec nul des nôtres aucune
sûreté, mais soit d'accord entre nous rejeté de tous
comme menteur et diseur de faussetés, et voulant
semer la discorde entre les frères , afin qu'à l'avenir
nul n'ose faire arriver à nos oreilles de semblables
mensonges.
Art. 5. «Que de concert et le plus tôt que nous pour-
rons nous adressions nos messagers aux glorieux
rois Carloman et Charles, pour les inviter à l’assem-
blée que nous avons arrêtée pour le 6 de février,
et les conjurer de ne point manquer à y venir; et
que si, selon notre desir, ils veulent s'y rendre,
Dieu aidant, nous nous réunissions en un com-
mun attachement à la volonté de Dieu, au salut de
la sainte Église, à l'honneur de nous tous, au salut
et à l'avantage de tous les peuples chrétiens à nous
confiés. Que dorénavant en celui qui est un, nous
ne soyons qu'un, n’ayons qu'une seule volonté, et,
selon ce que dit l'apôtre, ne disions et ne fassions
tous qu'une même chose, et qu'il n'y ait entre nous
aucun schisme.
Art. 6. «Que si cependant ceux que nos supplica-
«tions ont appelés et invités à cette assemblée, re-
« fusaient d'y assister par eux ou leurs délégués, nous
À
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 30
n'omettions pas, conformément à ce que nous avons
arrêté, de nous y rendre, et de nous unir ensemble
selon la volonté de Dieu , à moins que par l'événe-
ment de quelque obstacle inévitable la chose ne
soit absolument impossible ; et que s'il en advenait
ainsi, chacun de nous en instruise l’autre à temps,
et que pour cela notre amitié ne soit pas diminuée
ni changée, jusqu'à ce que, par l'ordre de Dieu ,
elle soit en temps convenable parfaitement con-
firmée. .
Art. 7. « Que les biens des églises; tant épisco-
«pales qu'abbatiales, en quelqu'un de nos royaumes
qu'en soit située la manse , soient possédés sans
aucun empêchement par les titulaires desdites égli-
ses, et que si lon commet quelque dommage , en
quelque royaume que se trouvent les biens, il en
soit fait régulière justice.
Art. 8. «Et vu que des hommes vagabonds et ne
respectant rien ont coutume de troubler par des
violences la paix des royaumes, lorsqu'un de ceux-
là viendra à l’un de nous pour éviter qu'il soit fait
droit et justice de ce qu'il a commis, nous voulons
que nul de nous ne le recoive ou retienne , à moins
que ce ne soit pour l’amener en justice et à due
correction. Et sil échappe à la justice qu'il mérite,
que chacun de nous, dans quelque royaume qu'il
arrive , le poursuive jusqu'à ce qu'il soit amené en
justice ou expulsé et exilé du royaume.
Art. 9. « Nous voulons que ceux qui ont justement
perdu leurs propriétés en notre royaume, soient
jugés comme il a été réglé du temps de nos prédé-
cesseurs, Mais que ceux qui disent les avoir perdues
2,0
306 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
«injustement, viennent en notre présence, et, comme
«il est juste, recoivent, selon qu'il sera jugé , ce qui
« leur appartient. »
[859.] Cela dit, Louis fils de Louis retourna chez
lui, et Louis fils de Charles, passant par les Ardennes,
célébra à Glare , l'an 859 de l’incarnation , la fête de la
Nativité du Seigneur; et, après avoir passé quelque
temps dans les Ardennes, il se remit en route, et vint
à Pônthion vers la purification de sainte Marie, d’où
voulant aller dans le pays d’Autun pour y réprimer la
rébellion du marquis Bernard, il passa jusqu'a Troyes.
Mais sa maladie augmentant, car on le disait atteint
de poison, il ne put aller plus loin, et remettant son
fils Louis du même nom que lui sous la tutelle spé-
ciale de Bernard comte d'Auvergne, il envoya avec son
fils à Autun l'abbé Hugues, Boson et ledit Bernard ,
ainsi que Thierri et ses compagnons, afin qu'ils
reprissent ce comté pour Thierri, auquel il Favait:
donné précédemment. Il se rendit avec grande dif-
ficulté à Compiègne , passant par le monastère de
Jouarre: et sentant qu’il ne pouvait échapper à la mort,
il envoya à son fils Louis, par Eudes évêque de Beauvais,
et par le comte Alboin, la couronne, l'épée et les au-
tres signes de la royauté, mandant à ceux qui étaient
avec lui, qu'ils le fissent sacrer et couronner roi. Il
mourut ensuite le jour du vendredi saint, 10 avril, le
soir déjà venu. Le lendemain , à savoir la veille de la
sainte Pâque , il fut enseveli dans l’église de Sainte-
Marie.
Eudes et Alboin ayant appris qu'il était décédé, don-
nèrent à Thierri le camérier ce qu'ils avaient apporté.
et retournèrent en grande hâte. Ceux qui étaient avec
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 307
le fils du roi, apprenant la mort du père de cet enfant,
mandèrent ceux des grands qui se trouvaient en ces
quartiers, pour que, venant à leur rencontre, ils s’as-
semblassent à Meaux, à cette fin d'y traiter de ce qu'ils
avaient à faire par la suite.
Cependant, par l'entremise de l'abbé Hugues, il fut
convenu entre Boson et Thierri, que Boson aurait le
comté d’Autun, et que Thierri recevrait en échange
les abbayes qu'avait Boson en ce pays. L'abbé Josselin
n'oubliait pas les injures et les perfidies qu'il avait
eu à souffrir de ses envieux : comptant sur la fami-
larité qu'il avait contractée avec Louis roi de Ger-
manie et sa femme, et avec les grands de ce pays,
lorsque pris à la guerre près d’Andernach , il fut con-
duit de l’autre côté du Rhin, 1l commenca à songer
en lui-même de quelle manière 1l pourrait rendre le
talion à ses ennemis. Il s’associa Conrad, comte de
Paris, en le flattant de la fausse espérance du premier
rang, et lui racontant par quels moyens il pourrait
exécuter son dessein; et avant que ceux qui étaient
avec le fils du roi vinssent à l'assemblée convoquée à
Meaux, ils se hâtérent de réunir au lieu où le Fairin
se jette dans l'Oise’ tout ce qu'ils purent d’évêques
et d’abbés et d'hommes puissans, sous prétexte, après
la mort du roi, de traiter ensemble de la paix et de
l'état du royaume ; et ils persuadèrent à ceux qui y vin-
rent d'appeler dans le royaume Louis, roi de Germa-
nie, disant qu'il leur accorderait sans aucun doute les
bénéfices qu'ils n'avaient pu jusqu'alors obtenir, Ils
envoyérent donc au roi Louis et à sa femme des mes-
sagers , leur mandant qu'ils se hâtassent de venir de
t’Créil.
20.
308 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
suite,, et d'attirer à leur parti tout ce qu'ils pourraient
d’évêques, abbés et grands de ce royaume ; puis ils vin-
rent par Soissons et le long de l'Aisne jusqu’à Verdun,
commettant beaucoup de pillages et dévastations.
Louis étant venu à Metz, ils lui envoyèrent de nou-
veaux messagers, le priant qu'il vint jusqu'à Verdun,
afin qu'ils pussent amener plus facilement à lui le
peuple de ce royaume. Louis cependant venant à
Verdun , son armée se livra tellement à toutes sortes
de crimes que les méfaits des païens parurent sur-
passés par les siens.
Hugues, Boson, Thierri et leurs associés , ayant
appris ce que machinaient Josselin, Conrad et leurs
complices, envoyèrent vers Louis à Verdun Gonthier.
évêque d'Orléans, ainsi que les comtes Goiram et
Anschaire, pour lui offrir cette portion du royaume de
Lothaire le jeune que Charles avait eue de son par-
tage avec son frère Louis, père dudit Louis , afin que,
recevant cette portion dudit royaume, 1l retournât
dans le sien, et laissât Louis en possession du reste
de ce qui lui revenait du royaume de son père Charles.
Louis et les siens, ayant accepté cette offre, reje-
tèrent avec déshonneur Josselin, Conrad et leurs
complices ; et Louis, après avoir recu la portion de
royaume qui lui était offerte, retourna à son palais de
Francfort.
Cependant sa femme, apprenant ceci, en eut un
orand chagrin, disant que, s'il eût continué d'aller
comme jusque-là, il aurait eu tout le royaume. Jos-
selin et Conrad, aussi en grand embarras, se réfu-
gièrent vers la reine, se plaignant de la manière dont
ils avaient été décus. Mais Louis leur ayant envoyé des
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 309
messagers pour les réconforter de sa part, et aussi
d’autres comme otages, ils s’en retournèrent , pillant
et dévastant tous les lieux qu'ils purent atteindre, et
rapportèrent pour réponse à leurs associés que Louis
viendrait le plus tôt quil pourrait avec une grande
armée , ne Je pouvant pour le présent, parce qu'il
avait recu la nouvelle non douteuse que son frère
Carloman étant frappé de paralysie et près de mourir.
Arnoul, son fils, que Carloman avait eu d’une con-
cubine , s'était emparé d’une partie de son royaume ,
et qu'il fallait donc qu'il se hâtât de se rendre en ce
pays, ce quil fit; et, ayant apaisé aussi prompte-
ment qu'il lui fut possible les troubles élevés en ces
quartiers, il retourna vers sa femme. Cependant l'abbé
Hugues et les autres grands qui tenaient pour les fils
de leur défunt seigneur Louis , à savoir Louis et Car-
loman, apprenant que Louis allait venir dans le pays
avec sa femme, envoyèrent au monastère de Ferrières
quelques évêques , Anségise et d’autres, et y firent
sacrer et couronner rois les deux enfans *.
Sur ces entrefaites, à la persuasion de sa femme
qui disait vouloir renoncer à la vie, si, fille, comme
elle l'était, de l’empereur d'Italie, et fiancée à l’em-
pereur de Grèce, elle ne faisait pas son mari roi, Bo-
son , forçant quelques-uns par des menaces, alléchant
la cupidité des autres par des promesses d’abbayes et
de manoirs qu'il leur donna ensuite, engagea les
évêques de ces environs à le sacrer et couronner roi.
En même temps Hugues, fils de Lothaire le jeune et
de Waldrade, ayant rassemblé une multitude de bri-
gands, se prépara à envahir le royaume de son père.
® Louis et Carloman , fils de Louis-le- Bègue.
310 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
Charles , fils de feu Louis, roi de Germanie, passa
en Lombardie, et prit possession de ce royaume.
Avant qu'il traversât le mont Joux, Louis et Carlo-
man se rendirent à Orbe pour conférer avec lui; et,
tandis qu'il cheminait vers la Lombardie, et qu'eux
retournaient sur leurs pas , il leur fut annoncé que
les Normands qui habitent sur la Loire ravageaient
par terre les pays qui l’avoisinent, et aussitôt, mar-
chant de ce côté, ils les rencontrèrent le jour de la
fête de Saint-André, en tuèrent beaucoup, en noyèrent
beaucoup dans la rivière de la Vigenne, et, par la vo-
lonté de Dieu, l’armée des Francs revint victorieuse
et sans aucune perte.
[ 880. ] Louis, roi de Germanie, parti d'Aix avec sa
femme, prend sa route vers ces quartiers, et vient jus-
qu'à Douzi. Là vinrent à sa rencontre Josselin et Con-
räd déjà abandonnés de plusieurs de leurs complices.
Louis et sa femme passèrent à Attigny, de là à Acheri,
et arrivèrent à Richemont; et voyant, ainsi que sa
femme , que, comme Josselin et Conrad ne pourraient
tenir ce qu'ils leur avaient promis, ils n'obtiendraient
pas ce qu'ils avaient espéré, ils firent amitié avec les
fils de Louis, et, après être convenus d’une assemblée
à Gondreville pour le prochain mois de juin, retour-
nèrent dans leur pays. Louis rencontra les Normands
en son chemin, et, Dieu lui prêtant secours , son ar-
mée en tua une grande partie; mais il perdit en Saxe,
par les Normands, un grand nombre de ses fidèles.
Cependant les fils du feu roi Louis revinrent en la
cité d'Amiens, et partagèrent entre eux le royaume
de leur père , selon que le déterminèrent leurs fidèles :
c'est à savoir que Louis eut de la France ce qui en res-
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 311
tait au royaume de son père , ainsi que la Neustrie et
ses Marches; et Carloman eut la Bourgogne, lAqui-
taine et leurs Marches; et à chacun des rois, comme
il fut convenu , se recommandèrent les grands qui pos-
sédaient des bénéfices dans l’un ou l’autre royaume :
de là revenant à Compiègne , ils y célébrèrent la Pâque
du Seigneur; puis, passant par les cités de Rheims et
de Châlons, vinrent trouver leurs cousins à l’assem-
blée convenue pour le milieu de juin à Gondreville ;
à laquelle assemblée Louis, retenu par la maladie, ne
put se rendre, mais 1l y envoya pour lui ses délégués.
Charles s’y rendit, revenant de Lombardie. Il fut, dans
cette assemblée, convenu d’ün commun consente-
ment que les rois, fils du feu roi Louis , se rendraient
à Atügny avec les troupes de Louis , roi de Germanie,
pour attaquer Hugues, fils de Lothaire le jeune ; et
comme, venant en ce lieu, ils ne trouvèrent pas
Hugues, ils attaquèrent en combat Thibaut, son beau-
frère , et, lui ayant tué beaucoup de monde, le mirent
en fuite ; puis , avec une armée tirée de leursroyaumes,
et unie à ladite troupe de Louis, roi de Germanie,
lesdits rois, après avoir établi bonne garde pour dé-
fendre leurs royaumes contre les Normands résidant
à Gand, marchèrent, au mois de juillet, en Bour-
gogne par la ville de Troyes contre Boson, que le
roi Charles devait, avec uñe armée, venir attaquer
dans le même pays. [ls chassèrent en leur route les
gens de Boson du château de Mâcon, prirent ee chä-
teau, et donnèrent le comté à Bernard, surnommé
Plante- Pelue. Charles, Louis et Carloman marchèrent
ensemble pour assiéger Vienne, d'où Boson s'enfuit
dans les montagnes, laissant en cette ville sa femme.
312 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
sa fille et une grande partie de son monde. Cependant
Charles, qui avait promis d’assiéger Vienne de concert
avec ses Cousins , aussitôt qu'ils se furent entre eux
prêté serment, quitta le siége, marcha en Italie, et,
venant à Rome, obtint du pape Jean de le sacrer em-
pereur le jour de la Nativité du Seigneur.
[881./]Carloman demeuraaveec les siens à combattre
la révolte de Boson; Louis son frère était retourné en
son pays pour sopposer aux Normands qui, rava-
geant tout sur leur route, occupaient le monastère
de Corbie, la cité d'Amiens et d’autres saints lieux.
Après en avoir tué une grande partie et mis les autres
en fuite, Louis avec son armée tourna lui-même le
dos et prit la fuite sans être poursuivi de personne ,
montrant ainsi, par le jugement de Dieu, que ce qui
s'était fait contre les Normands l'avait été par la vertu
non pas humaine mais divine; car, les Normands
revenant de nouveau en une partie dudit pays, ledit
Louis alla à leur rencontre avec ce qu'il put avoir de
monde, et quelques-uns de ses conseillers l’enga-
gerent à bâtir, en un lieu nommé Stroms, un château
fait de bois; mais il servit plutôt à fortifier les païens
qu'a défendre les chrétiens, car ledit roi Louis ne
put trouver personne à qui remettre la garde de ce
château. Il s'en retourna done à Compiègne, et y
célébra, en l’année 882, la Nativité du Seigneur et les
fêtes de Pâques. |
[882. ] Là 1l Jui fut annoncé que son cousin Louis,
fils de Louis, roi de Germanie, dont la vie étoit inu-
ile à lui-même, à l'Ég “lise et à son royaume, venait
de succomber à la mort’. Les grands de cette partie
* Le 20 janvier 882.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 313
de son royaume qui avait été donnée audit Louis
pour payer son départ, voulurent se recommander à
lui, afin qu'il consentit à leur laisser ce que son père
et son aïeul avaient reconnu pour être à eux; mais;
par le conseil de ses grands, il ne les recut pas à
recommandation, à cause du serment qui avait été
fait entre lui et Charles. Mais il leva une troupe de
guerre à la tête de laquelle il mit le comte Thierri ,
pour les aider contre les Normands; et, passant lui-
même la Seine pour aller recevoir les princes Bre-
tons et combatire les Normands, il parvint jusqu'à
Paris, où il fut pris de maladie. On le transporta en
litière au monastère de Saint-Denis , où 1l mourut au
mois d'août ‘ et fut enseveli.
Les grands du royaume dépêchérent vers Carlo-
man , lui envoyant cette nouvelle, et lui mandèrent
que, laissant du monde pour assiéger Vienne et ré-
sister à la révolte de Boson, il se hâtât de venir vers
eux le plus promptement qu'il lui serait possible,
parce qu'ils étaient prêts en armes pour aller à ta
rencontre des Normands, qui avaient déjà brûlé les
cités de Cologne et de Trèves, ainsi que les monas-
tères contisus à ces villes, le monastère de Saint-
Lambert dans le pays de Liége, et celui de Pruim, et
de là étaient venus s'emparer du palais d'Aix, de tous
les monastères des diocèses de Langres, Arras,
Cambrai, d’une partie du diocèse de Rheims, et l’a-
vaient en partie brûlé ainsi que le château de Mou-
zOn , avalenttué Wala, évêquede Metz, quis’étaitarmé
et les avait combattus au mépris des saintes autorités
et des fonctions épiscopales , et avaient mis en fuite
: Le 5 ou le 5 août.
314 ANNALES DE SAINT-BERTIN.
ceux qui l'accompagnaient. Les grands étaient égale-
ment prêts à recevoir Carloman et à se recommander
à lui, ce qu'ils firent. Dans le mois de septembre ,
tandis qu'il se préparait contre les Normands, on lui
vint annoncer la nouvelle certaine que Vienne ayant
été prise , Richard, frère de Boson , lui avait amené
en son comté d’Autun la femme et la fille dudit Boson.
Cependant Hastings et ses compagnons les Nor-
mands, sortis de la Loire, étaient venus attaquer les
côtes, Charles, dit empereur ’, marcha contre les
Normands avec une grande armée, et vint jusqu'aux
lieux où ils s'étaient fortifiés. Là il se concilia leurs
cœurs, et, par l'intervention de quelques hommes,
obtint à l'amiable de Godefroi et des siens qu'il recût
le baptême, et lui donna la Frise et lesautres béné-
fices qu'avait possédés Roric. Il donna aussi à Sige-
froi et Wurmon, et à leurs compagnons, plusieurs
milliers de pièces d’or et d'argent qu'il avait enlevées
au trésor de Saint-Étienne, de Metz, et autres saints
lieux, et leur permit de demeurer où ils étaient,
ainsi qu'ils avaient fait précédemment pour la dévas-
tation de son royaume et de ceux de ses cousins. Il
envoya aussi Hugues , fils de Lothaire le jeune, pour
saisir les revenus ecclésiastiques de l'évêché de Metz,
contre les saints canons qui ordonnent de les con-
server au futur évêque. À la demande d'Engelberge,
femme du roi d'Italie, que l'empereur avait emmenée
en Allemagne, il la renvoya à Rome au pape Jean,
par Leudoard, évêque de Verceil, et quitta les Nor-
mands pour aller vers Worms tenir son assemblée aux
calendes de novembre ; à laquelle assemblée vint
1 Charles-le-Gros.
ANNALES DE SAINT-BERTIN. 315
l'abbé Hugues, accompagné de gens qu'il avait pris
avec lui; et il alla vers Charles, lui demandant qu'il
restituât à Carloman, ainsi qu'il l'avait promis, cette
portion du royaume que Louis son frère avait reçue
pour prix de sa retraite du royaume. Il n'obtint rien
de satisfaisant; mais son absence apporta grand dom-
mage au royaume, parce que Carloman n'avait pas
avec lui de quoi résister aux Normands, plusieurs des
grands du royaume lui ayant retiré leurs secours ;
en sorte que les Normands vinrent jusqu'aux environs
du château de Laon, brülèrent même et pillèrent ce
qui était dans l'enceinte du château, et ils formèrent
le projet de venir à Rheims; puis, repassant par
Soissons et Noyon, de revenir attaquer le susdit
château, et de soumettre le royaume à leur domi-
nation. Ce qu'apprenant avec certitude, l'évêque
Hincmar, comme les hommes qui dépendent de
l'évêché de Rheims étaient alors avec Carloman , s'é-
chappa, non sans risque, la nuit, avec le corps de
saint Remi et les ornemens de l’église de Rheims; et,
transporté dans une chaise à porteurs, selon que
l'exigeaient ses infirmités corporelles , parvint à
grand'peine de l’autre côté de la Marne, à une ville
nommée Épernay. Les chanoines, moines et nonnes
se dispersèrent de côté et d'autre. Une troupe de
Normands, qui précédait le gros de l’armée , arriva
jusqu'aux portes de Rheims, pilla tout ce qu’elle
trouva hors de la cité, et brüla quelques petits vil-
lages; mais la cité même, qui n'avait aucune défense
de remparts ni de bras humains, fut défendue par la
puissance de Dieu et le mérite des saints, et ils n°v
entrèrent pas.
310 ANNALES DE METZ.
Carloman , apprenant l’inondation des Normands,
vint contre eux avec ce qu'il put rassembler des
siens, en tua une grande partie tandis qu'ils étaient
à piller ; plusieurs furent noyés dans l'Aisne. Il reprit
aussi le butin de ceux qui étaient allés à Rheims,
comme ils voulaient retourner vers leurs camarades ;
mais la partie la plus considérable et la plus vaillante
des Normands se renferma dans un certain village du
nom d'Avaux, où ceux qui étaient avec Carloman
n'auraient pu aller sans grand péril; en sorte que vers
le soir ils se retirèrent peu à peu , et se logèrent dans
les villages voisins. Les Normands, aussitôt que la
lune se fut levée, sortirent du village où ils étaient,
et s’en retournèrent par où ils étaient venus *.
* Ici finissent les Ænnales de Saint- Bertin ; ce qui suit est tiré des
Annales de Metz. ( Voir la ÆVotice.) .
[883.] Le roi Louis , fils de Louis-le-Begue , meurt
à Saint-Denis, et y est enterré honorablement ’. Tous
les peuples de la Gaule le pleurèrent avec de grands
gémissemens, car il avait été d'excellente vertu, et avait
puissamment et vaillamment défendu son royaume
contre les incursions des païens. Entre ses autres faits
courageux, est particulièrement célébré le vigoureux
combat qu'il livra aux Normands dans un lieu nommé
Sodaltcourt, dans lequel combat, dit-on , il fit tomber
sous le glaive plus de huit mille des ennemis. Son
frère Carloman régna à sa place sur son royaume. En
1 C’est par erreur que les Ænnales de Metz placent la mort de Louis rt:
en 883; il mourut, comme on vient'de Ie voir, le 3 ou le 5 août 882.
ANNALES DE METZ. 317
ce temps, Bertulphe, évêque de Trèves, passa au Sei-
gneur le 13 février. Le 8 avril lui succéda au ponti-
ficat, par l'élection des clercs et de tout le peuple,
le très-révérend évêque Ratbod. En ces mêmes jours
Robert fut, en l’église de Metz, le 22 avril, sacré
évêque par ledit évêque Ratbod.
Environ ce temps, Hugues, fils de Lothaire, en
espoir de recouvrer le royaume de son père, com-
menca, par le moyen de quelques factieux , des dis-
cords et démélés. Tous ceux qui abhorraient la paix
et la justice afHuèrent vers lui; en sorte qu’en peu de
jours il eut sous ses ordres une innombrable multi-
tude de brigands, entre lesquels vinrent vers lui et
lui donnèrent les mains, séduits d’une vaine espé-
rance, plusieurs des grands du royaume, à savoir les”
comtes Étienne, Robert, Wichert, Thibaut, et avec
eux Albert, père d'Étienne. Par eux furent exercées
en ce royaume tant de rapines et de violences qu'entre
eux et les Normands il n'y eut point différence de mé-
chanceté, si ce n’est qu'ils s’abstinrent de meurtres et
d'incendies. Ainsi le Dieu tout-puissant s'élevait en sa
colère contre le royaume de Lothaire; et faisant périr
jusqu'aux germes, détruisait tellement dans leur racine
les forces de ce royaume, qu'ainsi s’'accomplissait la
prophétie et malédiction prononcées contre lui par le
très-saint pape Nicolas.
En ce temps aussi le comte Wicbert tua Hugues qui
l'avait soutenu en son jeune âge. À peu de jours de là
Bernard, épris des beautés de la femme d’un noble
homme qui lui gardait grande fidélité, le fit tuer en
trahison et sans considération, et s'unit en mariage à
la femme. Elle s'appelait Friedrade. Avant de s'unir
318 ANNALES DE METZ.
à Bernard , elle avait eu pour mari Engelram , homme
puissant, de qui elle eut une fille qui prit ensuite en
mariage le comte Ricuin, et à laquelle ce comte fit
couper la tête pour outrage qu'elle lui avait fait.
[884.] Les Normands entrent dans la rivière de
Somme, et sy établissent. Carloman, ne pouvant
souffrir leurs incursions très-multiphiées , leur promet
de l'argent pour qu'ils sortent du royaume. Aussitôt
l'ame de ces peuples avares s’enflamme du desir de la
pécune: et exigeant douze mille livres d'argent pur et
éprouvé, ils promettent la paix durant douze années.
Après avoir reçu cette somme si énorme , ils détachent
du rivage les cordes de leurs navires, y montent et
retournent vers les bords de la mer. Sur ces entre-
faites , Carloman part pour les chasses où , grièvement
blessé par un sanglier, il perd en peu de temps et vie
et royaume"; quelques ont dit qu'il avait été blessé
par un de ses suivans qui portait son arme sans atten-
tion, et que, comme il avait commis le fait non volon-
tairement, mais contre son gré, le roi l'avait caché
pour ne pas conduire un innocent à la mort.
Les Normands, lorsqu'ils ont connaissance de la
mort du roi, reviennent incontinent en son royaume.
L'abbé Hugues et les autres grands leur adressent des
envoyés pour se plaindre hautement de la violation
des promesses et de la foi données. A cela ils répon-
dent qu'ils ont fait pacte avec le roi Carloman , et non
avec quelqu'autre , et que celui, quel qu'il soit, qui
sucéédera à son royaume, s’il veut posséder l'empire
en paix et repos, leur donne la même somme et quan-
tité d'argent. Épouvantés de telles injonctions, les
: Le 6 décembre 884.
ANNALES DE METZ. 319
grands du royaume envoient des messagers à l'empe-
reur Charles, et d'eux-mêmes l'invitent à prendre le
royaume ; et allant à lui le vont trouver à Gondreville
où , les mains données et sermens prêtés selon l’usage ,
ils se soumettent à sa domination.
Cette même année , les Normands qui étaient venus
de Danemarck à Chinheim avec l’assentiment de
Godefroi, remontent le Rhin en des navires, et ayant
occupé la ville de Duisbourg, construisent en ce lieu
des fortifications à la manière accoutumée et y résident
tout l’hiver. Le duc Henri placa près d'eux son camp,
et les empêcha de faire aucun butin. Prenant la fuite
à l'approche de l'hiver, ils brülent leurs retranche-
mens et retournent aux pays maritimes.
En ces jours-là aussi les Normands quittent la
Somme et retournent au royaume de Lothaire, posent
leur camp sur ses confins en un lieu nommé Louvain,
et de là désolent, par de continuelles incursions ,
l'un et l’autre royaume. L'empereur, pour réprimer
leur méchanceté, envoya une fois ou deux ses armées,
mais 1] ne se fit, contre la si grande rapacité de ces
furieux, aucune action qui soit digne de mémoire.
[885.] Hugues, faisant dessein de se révolter contre
l'empereur , adressa secrètement, dans la Frise, des
envoyés à Godefroi, auquel il était allié de parenté,
ayant pris Sa sœur en mariage ; il l'exhortait à lui en-
voyer dans son pays et rassembler de partout une
nombreuse armée d’auxiliaires pour lui porter secours
avec toutes ses forces, afin qu'il pût revendiquer par
les armes le royaume paternel ; et si, par son habi-
leté et la vertu de son secours, 1l obtenait un succès
prospère, 1l lui promettait en récompense la moitié
320 ANNALES DE METZ.
du royaume. Godefroi, comme empoisonné par la sé-
duction de ses promesses, chercha la matière d’une
occasion qui lui püt servir de prétexte pour se sous-
traire à la fidélité de l'empereur. Il envoya donc in-
continent vers l’empereur Gérulphe et Gardulphe,
comtes des Frisons, lui mandant que, s’il voulait le
voir persévérer en la fidélité qu'il lui avait promise .
et défendre les frontières du royaume contre des in-
cursions de sa propre nation , il fallait qu'il lui donnât
Coblentz, Andernach, Sentzich et plusieurs autres
domaines dépendans du fisc de l'Empire, qu'il voulait
avoir à cause de l'abondance des vins dont regor-
geaient ces terres, tandis que celles dont la munifi-
cence des princes lui avait accordé la possession
n'étaient point fertiles en vin. Il faisait cela en inten-
tion secrète que , si sa demande lui était octroyée, il
introduisit les siens aux entrailles du royaume, et
spéculât ensuite sur les divers événemens; que si elle
lui était déniée, il pût, comme offensé, se jeter avec
apparence de justice sur ce qui lui était refusé, et en
prendre occasion de rebellion : lesquelles rusées ma-
chinations et conspirations de faction ayant été pres-
senties de l’empereur, 1l médita avec Henri, homme
très-habile par la sagesse de ses conseils, quels moyens
il pourrait prendre pour exterminer lennemi qu'il
avaitintroduit aux confins de son royaume; et sachant
des lieux rendus inaccessibles à une armée par d'in-
nombrables cours d'eaux et des marais impénétrables,
il détermina de travailler à ses desseins par artifice
plutôt que par force. Il rendit donc réponse aux en-
voyés, et leur donna congé de retourner vers Gode-
froi et lui dire que, parses messagers, il rendrait, sur
ANNALES DE METZ. 321
l'objet de leur mission , telle réponse qu'elle convien-
drait à Godefroi et à lui, pourvu seulement qu'il per-
sévérât dans la fidélité qu'il lui avait promise. Après
cela il envoya Henri au même Godefroi ; et, pour ca-
cher la fraude qu'il méditait, envoya avec Henri Wil-
hbert, le vénérable évêque de Cologne. Henri ordonna
à ses satellites d'entrer, non en troupe, mais séparé-
ment, et de se réunir au lieu et jour qu’il leur marqua.
[Il vint lui-même à Cologne avec peu de monde; et
ayant pris avec lui ledit évêque, s’avanca incontinent
en Batavie. Godefroi ayant appris leur arrivée, alla au
devant d'eux au lieu nommé Herispich, là où le Rhin
et le Wahal se réunissent en un même lit, et, plus loin,
se séparant l’un de l’autre, ceignent la Batavie de leurs
abimes. L'évêque et le comte étant entrés en cetteîle,
écoutent beaucoup de choses de Godefroiï, en répon-
dent beaucoup de la part de l'empereur; et, le soleil
tournant vers l'occident, ils terminent la conférence ,
sortent de l’île et retournent à leur logis pour revenir
lie lendemain. Henri exhorte l’évêque À appeler le
jour suivant , hors de l’île, Gisla , femme de Godefroi,
afin de l’engager à travailler à la paix de tous ses
soins, et que, durant ce même temps, Henri traitât
avec Godefroi l’affaire du comte Everard , dont Gode-
froi avait violemment enlevé les propriétés; puis il
persuade à Éverard de s'élever au milieu de l'assemblée
se récriant à haute voix sur l'injustice qu'il a soufferte.
Alors cet homme, de nation barbare et féroce, ré-
pondant par des paroles dures et outrageantes, Eve-
rard tire incontinent son épée et le frappe d’un grand
coup sur la tête avant qu'il ait pu se lever de terre.
Que dirai-je de plus? Frappé d’abord par Everard,
21
32% ANNALES DE METZ.
puis percé de coups par les satellites de Henri, Gode-
froi meurt, et tous les Normands trouvés en Patavie
sont massacrés. Peu de jours après, du conseil de ce
même Henri, Hugues, attiré par des promesses à
Gondreville, est pris en trahison; et, par l'ordre de
l'empereur, ce même Henri lui arrache les yeux, et
tous ses partisans sont dépouillés de leurs dignités.
Après cela , il est envoyé en Allemagne dans le mo-
nastère de Saint-Gall ; de là ensuite rappelé dans sa
patrie, et récemment, du temps du roi Zwentibold,
tondu de ma main dans le monastère de Pruim, car
j'étais en ce temps, quoique indigne, gardien en ce
lieu du troupeau du Seigneur *.
[886.] Les Normands, quittant Louvain, entrent dans
la Seine, dressent leur camp près de Paris, et enfer-
ment la cité d’un siége. En la saison du printemps, l’em-
pereur envoya contre eux le duc Henri, mais il n'eut
pas de succès; car les ennemis étaient, dit-on, trente
mille et plus, presque tous robustes guerriers. En la
saison avant que les moissons fussent rentrées dans
les granges, le même Henri vint jusqu'à Paris avec une
armée des deux royaumes ; et, s’'approchant, avec un
petit nombre de gens, des légions qui environnaient la
ville, fit le tour des fortifications, examina la situation
des lieux, et s’enquit du lieu par où on pourrait, avec
le moins de danger, livrer combat à l'ennemi. Mais
les Normands, apprenant l'approche de l'armée, creu-
sent à l’entour de leur camp des fossés de la largeur
d'un pied et de trois en profondeur, et les couvrent
de paille et de broussailles, réservant seulement, sans
‘ Cette phrase est prise textuellement de la chronique de Rheginon ,
abbe de Pruim.
ANNALES DE METZ. 323
y toucher, les sentiers nécessaires pour aller et venir.
Ensuite leurs éclaireurs", qui s'étaient cachés dans les
chemins creux de la route, voyant Henri s'approcher,
sortent des endroits où ils se tenaient embusqués,
l'attaquent à coups de traits et l'insultent de la voix.
La grandeur de son ame ne pouvant supporter un tel
outrage, 1l court sur eux, et aussitôt le cheval qu'il
montait trébuche dans la fosse cachée et tombe à terre
avec lui. Alors les ennemis volant vers fui avec la plus
grande rapidité avant quil soit relevé de terre, le
percent de coups sur la place, et, à la vue de toute
l'armée, le tuent sans retard, emportent ses armes
et enlèvent une partie de ses dépouilles. Cependant
sa troupe , se précipitant avec impétuosité, leur arrache
à grand'peine son cadavre inanimé, et transporté par
les siens à Soissons , il y est enseveli dans la basilique
de Saint-Médard. L'armée , ayant perdu son chef, re-
tourne chez elle.
En ce même temps meurt à Orléans l'abbé Hugues,
homme d’une grande puissance et d’une grande pru-
dence, et il est enterré à Saint-Germain-d'Auxerre,
Le duché qu'il tenait et gouvernait avec force et sa-
gesse est donné par l'empereur à Eudes ; fils de Robert,
en ce temps comte de Paris, et qui, avec Josselin,
évêque de cette même ville , la défendait de toutes ses
forces contre les Normands qui continuaient de l’as-
siéger assidüment. En ces mêmes jours , au milieu des
embarras du siège, ledit évêque Josselin passa de ce
monde en l'autre : en son hieu l'empereur substitua
l'évêque Ascheric. Après cela l'empereur , passant chez
‘ Latrunculi, soldats armés à la légère, destinés aux embus-
cades,
21.
324 ANNALES DE METZ.
tous les peuples de la Gaule, vint à Paris avec une
immense armée , et établit son camp près des ennemis;
mais il ne fit en ce lieu rien qui fût digne de la ma-
jesté impériale. Enfin, après avoir laissé les Nor-
mands piller les terres et pays au delà de la Seine,
parce que les habitans de ces lieux ne se voulaient
pas soumettre à lui, il se retira et prit sa route par
l'Allemagne.
[887.] Et d'abord il chassa honteusement d'auprès
de lui un certain Luitward, évêque de Verceil, homme
qui lui étoit très-cher et son unique conseiller dans
l'administration des affaires. Ledit évêque était accusé
d’adultère, parce qu'il était secrètement en la compa-
gnie de la Reine avec plus de familiarité qu'il ne con-
venait. Peu de jours après sa femme Richarde fut par
lui, pour ce même fait, accusée en l'assemblée pu-
blique; et, chose étonnante à dire , il protesta ne
lavoir jamais connue charnellement, quoiqu'elle lui
fût depuis plus de dix ans unie par les liens d'un lé-
gitime mariage. Elle, de son côté , se déclara impollue
de toute approche charnelle non-seulement avec lui,
mais avec tout autre homme, et se glorifia d'une
virginité sans atteinte. Elle attesta vouloir sans aucune
crainte, s’il plaisait à son mari , en appeler au jugement
de Dieu tout puissant, en prouvant son innocence
par l'épreuve du combat singulier ou celle des fers
brûlans, car c'était une femme religieuse. Le divorce
ayant été prononcé, elle se consacra au service de
Dieu dans la retraite du monastère qu'elle avait cons-
truit sur ses terres.
Ces choses accomplies, l'empereur commença à
devenir malade de corps et d'esprit; et, au mois de
ANNALES DE METZ. 325
novembre, vers la fête de la mort de saint Martin, il
vint à Tribur où il convoqua une assemblée générale.
Cependant les grands du royaume , s’apercevant que
non-seulement les forces du corps, mais les facultés
de l'esprit l'abandonnent, appellent d'eux-mêmes au
royaume Arnoul , fils de Carloman; et, par une sou-
daine conspiration, se détachant de l'empereur, passent
tous à l'envi audit Arnoul , en sorte qu'en trois jours
à peine resta-t-il à l'empereur un seul homme pour
exercer du moins envers lui les offices de l’humanité.
Il lui était seulement donné à manger et à boire aux
frais de l’évêque Liutbert. C'était une chose digne
d'être donnée en spectacle, et où, par la vanité des
fortunes, on doit regarder la juste valeur des destinées
humaines ; car, de même que précédemment, lors-
qu'il avait la fortune seconde, les richesses affluaient
autour de lui au-delà de ce qu'il en pouvait employer,
et sans qu'il lui en coûtât ni les sueurs du travail, ni
l'épreuve des combats , il avait tiré à lui la souveraineté
de tout cet Empire si vaste, en sorte que depuis Charles-
le-Grand , 1l n’était pas un roi qu'en majesté , puis-
sance et richesse, on püt mettre au dessus des rois
des Francs ; de même, cette fortune devenue contraire,
renversant, comme pour déployer la fragilité des
choses humaines, tout ce qu'elle avait accumulé, lui
enleva honteusement, en un seul instant, ce dont
jadis , souriant à ses prospérités , elle l'avait glorieu-
sement enrichi. Réduit à la mendicité, et ses affaires
désespérées , songeant non plus à la dignité impériale,
mais aux moyens d'avoir sa subsistance quotidienne,
il envoya vers Arnoul lui demander en suppliant une
pension alimentaire pour se soutenir en fa vie pré-
326 ANNALES DE METZ.
sente. Îl lui adressa aussi, avec des présens , son fils
Bernard qu'il avait eu d’une concubine, le recom-
mandant à sa foi. Chose déplorable à voir qu’un si opu-
lentempereur, dépouillénon seulementdes grandeurs,
mais manquant des nécessités de la vie! Arnoul lui
accorda en Allemagne quelques terres du fise pour
qu'il en tirât des alimens; puis, ayant heureusement
rétabli la paix en France, il retourna en Bavière.
[888.] L'empereur Charles, troisième de son nom
et de sa dignité, mourut la veille des ides de janvier”,
et fut enseveli au monastère de Reichenau. Ce fut un
prince très-religieux , craignant Dieu et gardant de
tout son cœur ses commandemens, très-dévotement
obéissant aux décrets ecclésiastiques, libéral en au-
mônes , et incessamment appliqué à l'oraison et au
chant des psaumes , adonné d’une ardeur ineffable
aux louanges de Dieu, s'en remettant de toutes ses
espérances et de tous ses conseils aux dispensations
de la Providence. D'où il arriva que par d'heureux suc-
cès toutes choses concoururent à son avantage , telle-
ment que le royaume des Francs acquis par ses prédé-
cesseurs à grand travail, et non sans effusion de sang,
tomba en peu de temps et facilement toutentier sous sa
domination , sans combat et sans aucune opposition.
Que si cependant, vers la fin de sa vie, il fut dépouillé
de ses dignités et privé de tous ses biens , ce fut, nous
le croyons, une épreuve favorablenon-seulement à sa
purification, mais, ce qui est bien plus, à son salut,
puisque, dit-on, il la supporta très-patiemment , se
répandant enactions de grâces dans l'adversité comme
dans la prospérité ; en sorte qu'il a reçu ou sans aucun
1 Le 12 janvier, à Indingen en Souabe.
) $
ANNALES DE METZ. 327
doute recevra la couronne de vie que Dieu a promise
à ceux qui l'aiment. Après sa mort fut dissoute , à faute
d'héritier légitime , l'union des royaumes qui avaient
obéi à sa domination, et chacun d’eux ne pouvant at-
tendre un maïître naturel, voulut se donner à soi-
même un roitiré de son sein ; ce qui éleva de grandes
agitations de guerre : non qu'il manquât parmi les
Frances de princes capables par leur noblesse , courage
et sagesse, de gouverner l'Empire, mais parce qu'entre
eux l'égalité de naissance, de dignité et de puissance
entretenait la discorde , aucun n'étant assez excel-
lent entre les autres pour qu'ils daignassent se sou-
mettre à sa domination. Car la France avait donné le
Jour à beaucoup de princes dignes de manier le gou-
vernail de l'Empire , n’était que la fortune, pour leur
perte mutuelle, les armait tous les uns eontre les
autres d’une égale émulation de vertu.
Ainsi quelques peuples d'Italie élurent pour leur roi
Bérenger, fils d'Everard, lequel tenait déjà le duché du
Frioul ; quelques autres élevèrent à la dignité royale le
duc de Spolète Widon, fils de Lambert. De cette que-
relle résultèrent ensuite tant de carnages de part et
d'autre, tant de sang humain fut répandu que, selon la
parole du Seigneur , le royaume, divisé contre lui-
même, arriva presqu aux dernières misèresde la déso-
lation. À Ja fin Widon, demeuré vainqueur, expulsa
Pérenger du royaume. Ainsi chassé, il alla vers le roi
\rnoul, et implora sa protection contre ses ennemis.
Ce que fit Arnoul et comment il pénétra deux fois en
Italie avec son armée, sera rapporté en son livre.
Sur ces entrefaites les peuples de la Gaule réunis
d'un conseil et d'une volonté commune élurent pour
358 ANNALES DE METZ.
leur roi, avec le consentement d’Arnoul, le duc
Eudes, fils de Robert, dont nous avons fait mention
un peu plus haut: homme vaillant et habile, qui pas-
sait devant tous les autres pour la beauté de sa figure,
la hauteur de sa taille, la grandeur de sa force et
de sa sagesse. Î[l gouverna vigoureusement la répu-
blique , et combattit, sans se lasser, les continuelles
déprédations des Normands.
En ce temps Rodolphe, fils de Conrad, neveu de
l'abbé Hugues dont nous avons parlé ci-dessus, oc-
cupa la province située entre le Jura et les Apennins,
et, ayant attiré à lui quelques grands et plusieurs
prêtres , prit la couronne au monastère Saint-Mau-
rice, et ordonna qu'on l’appelât roi. Après cela il
fit parcourir à ses envoyés tout le royaume de Lo-
thaire , et par persuasion et promesses disposa en sa
faveur les esprits des évêques et des seigneurs. Ar-
noul l’apprenant tomba incontinent sur lui avec une
armée, mais lui s’'échappa par la fuite, et suivant d’é-
troits sentiers, chercha en des roches très-sûres un
poste de salut. Durant tous les jours de leur vie, Ar-
noul et Zwentibold son fils poursuivirent ce même
Rodolphe, sans lui pouvoir jamais causer aucun mal,
parce que, comme on l'a dit, un pays inaccessible ,
n'offrant en maints endroits de passages qu'aux seuls
hiboux, empêchait que les rangs serrés de ceux qui
le poursuivaient pussent pénétrer jusqu'à lui.
Cette même année, les Normands qui assiégeaient
la ville de Paris firent une chose miraculeuse et inouie,
non pas seulement en notre âge, mais dans les âges pré-
cédens ; car pressentant que la cité serait imprenable,
ils éommencèrent aussitôt à travailler de toutes leurs
ANNALES DE METZ. 329
forces et industrie, afin de pouvoir, laissant la ville
derrière eux, faire remonter la Seine à leur flotte avec
toutes leurs troupes, et, entrant ainsi dans la rivière
de l'Yonne, arriver sans obstacle aux frontières de
la Bourgogne. Cependant les citoyens s'opposant
par tous les moyens possibles à ce qu'ils remontas-
sent le fleuve, ils tirèrent leurs bâtimens à sec pen-
dant un espace de plus de deux milles, et, tout péril
passé de cette manière , les remirent à flot sur la
Seine. Et peu après quittant la Seine, ainsi qu'ils l’a-
vaient résolu , ils naviguèrent sur l'Yonne avec la plus
grande célérité. Is approchèrent de Sens, et là éta-
blissant leur camp, assiégèrent de tous côtés la ville
durant six mois consécutifs, dévastant presque en-
tièrement la Bourgogne par le pillage, le meurtre et
l'incendie. Mais les citoyens se défendant vigoureu-
sement, et Dieu les protégeant , ils ne purent jamais
prendre ladite cité, quoiqu'ils l’attaquassent à beau-
coup de reprises avec les plus grands efforts et toute
l'industrie de leurs ruses et de leurs machines.
[889.] La nation des Hongrois, peuple très-féroce
et plus cruel que toute espèce de bêtes sauvages, in-
connue dans les siècles passés , où elle n'avait pas
même de nom, sortit des royaumes Scythiens et des
marais immenses produits par l'épanchement du Ta-
naïs. Mais avant de poursuivre le récit des actes cruels
de ce peuple, il ne sera pas superflu de rapporter,
d'après les historiens, quelque chose de la situation
de la Scythie, et des marais des Scythes. La Scythie
se prolonge’, disent-ils, vers lorient, bornée d’un
côté par le Pont, de l'autre par les monts Riphées ,
* [est inutile de prévenir le lecteur que cette description de la Scy-
330 ANNALES DE METZ.
au dos par l'Asie et le fleuve Ithase. Elle s'étend
cependant beaucoup en longueur et largeur ; les
hommes qui l'habitent n’ont entre eux aucun partage
de terres, car ils labourent très-peu les champs. Ils
n'ont aucune sorte de maison, toit ou résidence, mais
toujours paissant leurs bœufs et leurs brebis, sont
accoutumés d'errer parmi les déserts incultes. [ls con-
duisent avec eux leurs femmes et leurs enfans dans
des chariots , lesquels, couverts par en haut contre la
pluie et les hivers, leur tiennent lieu de maisons. Il
n’est parmi eux aucun crime plus odieux que le larcin,
car sans aucun toit ni clôture pour renfermer leurs
bœufs, brebis et alimens, s'ils se permettaient de
voler, qu'auraient-ils de mieux que la vie des bois?
[ls n’ont pas comme les autres hommes cupidité d’or
et d'argent. Ils s’adonnent aux exercices de la chasse
et de la pêche, vivent de lait et de miel, ignorent
l'usage de Ja laine et des étoffes, et quoique exposés
à de perpétuelles froidures, se couvrent seulement
de peaux de bêtes sauvages et de fourrures. Ils con-
quirent trois fois l'empire de Asie, mais quant à eux,
demeurèrent toujours hors d'atteinte et invincibles à
la conquête étrangère , et ne s'illustrèrent pas moins
par le courage des femmes que par celui des hommes;
car, commé ils ont fondé les royaumes des Parthes et
des Bactriens, et leurs femmes celui des Amazones,
à considérer généralement les actions des hommes et
celles des femmes, il est incertain lequel des deux
sexes à parmi eux acquis plus de gloire. [ls chassèrent
de Scythie, Darius roi des Perses, le forçant à une
thie et de l’ancienne histoire des divers peuples confondus sous le nom
de Scythes, cst pleine d'erreurs.
ANNALES DE MRTZ. 331
fuite honteuse , massacrèrent Cyrus avec toute son
armée ; 1ls détruisirent également Zopire, général d’A-
lexandre-le-Grand avec toutes ses troupes; ils ouïrent
les armes des Romains, mais ne les sentirent pas. [ls
sont dressésauxtravaux etaux combats ; la force deleur
corps est immense; et ils abondent tellement en multi-
tude , que le sol natal ne suffit pas à les nourrir ; car les
contrées septentrionales sont d'autant plus salutaires
au corps de l’homme et favorables à la propagation
de l'espèce, que plus éloignées de la chaleur du soleil,
elles sont plus glacées par le froid de la neige ; tandis
qu'au contraire, toute région méridionale, plus voi-
sine des ardeurs du soleil, abonde toujours en ma-
ladies, et n’est point propre à conserver la vie des
mortels. D'ou il est arrivé qu'il sort de dessous le pôle
arctique de telles multitudes de peuples que toute
cetté région, depuis le fleuve de Tanaïs jusqu'à l'oc-
cident , bien qu'elle renferme divers lieux désignés
chacun par son nom propre, a été non sans sujet
souvent appelée du nom général de Germanie, et de
cette populeuse Germanie , les peuples du midi tirent
souvent à prix d'argent d'innombrables multitudes
de captifs; et aussi comme elle produit tant d'hommes
qu'elle suffit à peme à les nourrir, il en est fréquem-
ment sorti des peuples qui ont désolé les portions
de l'Asie; celles de l'Europe situées en leur voisinage,
et surtout la misérable Italie, ont éprouvé la cruauté
de presque toutes ces nations.
La nation dont je parle, sortie du susdit pays .
avait été chassée du lieu de sa résidence par un peu-
ple voisin nommé les Peucins, parce qu'ils la sur-
passaient en force et en nombre, et que les champs,
332 ANNALES DE METZ.
comme nous l’avens dit, ne suflisaient pas à la mul-
titude surabondante des habitans. Ceux-ci, chassés
par la violence, partent, disant adieu à leur patrie
pour chercher des terres qu'ils puissent cultiver; et
d’abord errant dans les déserts des Pannoniens et des
Avares, ils y cherchent cà et à, par la chasse et la
pêche, leur nourriture quotidienne. Ensuite ils tour-
mentent d’incursions multipliées les frontières des
Carinthiens, des Moraves et des Bulgares, en tuent
quelques-uns par lépée, des milliers à coups de
flèches, qu'ils lancent de leurs arcs de corne avec
tant d'art quil est très-diflicile de s’en garantir. [ls
ne savent pas se battre de près, en troupes, ni pren-
dre les villes par siége; ils combattent en se préci-
pitant en avant à course de cheval, puis ils pren-
nent la fuite; souvent ils feignent de fuir, et ne
peuvent combattre long-temps. Au reste leur choc
serait impossible à soutenir si leur vigueur et leur
persévérance égalaient leur impétuosité. Très-sou-
vent, dans la chaleur même du combat, ils aban-
donnent le champ de bataille, et peu de temps après
reviennent à la charge; de sorte que lorsqu'on se
croyait sûr de la victoire, on avait encore à soutenir
le combat. Cette manitre de faire la guerre est d’au-
tant plus dangereuse qu’elle est inusitée chez les
autres nations. La seule différence qui existe entre
ceux-ci et les Bretons, c’est qu'ils se servent de
flèches , et les autres de dards. Ils vivent en manière,
non d'hommes mais de bêtes féroces, et l’on rapporte
qu'ils mangent la chair crue et boivent le sang ; 1ls
coupent par morceaux les cœurs des hommes qu'ils
prennent et les dévorent comme un remède; ils ne
ANNALES DE METZ. 333
se laissent point fléchir à la miséricorde, et leurs en-
trailles ne sont jamais émues de pitié. Ils se coupent
les cheveux jusque sur le sommet de la tête ; ils mar-
chent, habitent, campent et délibèrent sur leurs che-
vaux ‘. Ils apprennent à leurs enfans et à leurs es-
claves à monter à cheval et à lancer des flèches très-
adroitement. Le géniede ces peuples est vain, remuant,
fourbe et précoce. Les femmes y sont, dit-on , aussi
cruelles que les hommes. Soit dehors, soit chez eux,
toujours agités du besoin de mouvement, ils sont
naturellement taciturnes , et plus prompts à agir qu'à
parler. Non seulement les pays ci-dessus désignés ,
mais encore la plus grande partie du royaume d'Italie,
furent ravagés par la cruauté de cette affreuse nation.
La même année, les Normands quittant la ville de
Sens, fondirent de nouveau sur Paris avec toutes
leurs troupes; les citoyens leur ayant tout-à-fait in-
terdit la descente du fleuve , ils levèrent de nouveau
Jeur camp, et assiégèrent la ville avec toutes leurs
forces; mais, par le secours de Dieu, leurs efforts
furent inutiles. Peu de jours s'étant écoulés, ils s’'em-
barquèrent de nouveau sur la Seine ; et, entrant dans
la Marne , ils incendièrent la ville de Troyes et ra-
vagèrent tous les pays d’alentour, jusqu'à Verdun et
Toul.
[890.] Le roi Arnoul donna à Zwentibold, roi de
l'Esclavonie moravienne, le duché des Bohêmes qui,
jusqu'alors gouvernés par un prince de leur sang et
de leur nation, avaient inviolablement gardé la fidé-
lité promise au roi des Francs. Arnoul lui fit ce don
‘ Le texte porte super illos ; maïs il y a évidemment erreur, et Von doit
lire super equos.
334 ANNALES DE METZ.
parce qu'avant son avénement à la couroune, ils
avaient été unis des liens de l'amitié, et que Zwenti-
bold avait tenu sur les fonts de baptême un fils qu'il
avait eu d’une courtisane, et l'avait appelé de son
nom, Zwentibold. Ce don fut la source de grandes
discordes et rébellions : car les Bohêmes renoncè-
rent à la fidélité qu'ils avaient gardée jusqu'alors,
et Zwentibold , voyant que l'addition d'un autre
royaume avait considérablement augmenté ses forces,
enflé d’un orgueil superbe, se révolta contre Arnoul.
Arnoul en étant instruit, entra avec une armée dans
le royaume de Moravie, et rasa tout ce qu'il trouva
hors des villes. A la fin, comme tous les arbres frui-
tiers et autres étaient coupés jusqu'à leurs racines,
Zwentibold demanda la paix ; et, ayant donné son fils
pour otage , 1l parvint enfin à l'obtenir.
Dans le même temps, les Normands quittant Ja
Marne retournèrent vers Paris; et, comme le pont
les empêchait absolument de descendre la rivière,
ils campèrent pour la troisième fois, et essayèrent de
nouveau l'attaque de ladite ville. Mais les habitans ,
endurcis par des fatigues et des veilles continuelles ,
et aguerris par des combats perpétuels, leur ayant
opposé une vigoureuse résistance , les Normands ,
désespérant de leur éxpédition , trainèrent leurs vais-
seaux sur le rivage avec de grands travaux, et, re-
gagnant ainsi le lit du fleuve, ils poussèrent leur
flotte vers les frontières de la Bretagne. Ils assié-
gèrent, dans le territoire de Coutance, un certain
château dit de Saint-Lô; et, lorsqu'ils eurent inter-
cepté tout accès vers la source des eaux, les habi-
tans, consumés par la soif, se rendirent, et pour
ANNALES DE METZ. 335
condition on leur promit seulement la vie : le reste
leur devait être enlevé; et, quand ils furent sorts
de leurs remparts, cette nation perfide , profanant sa
foi et ses promesses, les égorgea tous sans que rien
les retint : l'évêque de l’église de Coutance fut tué
avec tout le reste.
[l existait dans ce temps entre Alain et judicaël,
ducs des Bretons, une grave contestation au sujet du
partage du royaume. Les païens ayant trouvé les
Bretons dans cette division et séparation, non pas tant
encore des terres que des esprits, se ruèrent sur eux
avec confiance. Les Bretons, combattant chacun sé-
parément pour son compte, et non d'un général ef-
fort, et se refusant l’un l’autre le secours, comme si
la victoire devait appartenir à chacun, non à tous,
éprouvèrent de graves échecs; ils furent égorgés de
tous côtés, et toutes leurs possessions enlevées jus-
qu'à Ja rivière du Blavet. Alors enfin, s'apercevant
combien leur discorde leur avait été funeste, et
combien elle avait augmenté les forces de leurs en-
nemis , ils se rallièrent mutuellement par des en-
voyés, convinrent du temps et du lieu du rendez-
vous, et réunirent, pour faire la guerre, leurs forces
communes. Judicaël, qui, plus jeune, était plus
desireux d'illustrer son nom, sans attendre Alain,
engagea le combat avec ses compagnons , tua beau-
coup de milliers d'ennemis, força le reste à se réfu-
gier en un certain canton où, les ayant imprudem-
ment poursuivis plus loin qu'il n'aurait dû, il fat tué
par eux, ne sachant pas qu'il est bien de vaincre.
mais non pas de pousser trop loin la victoire; car le
désespoir est à redouter. Ensuite Alain, avant ras-
336 ANNALES DE METZ.
semblé toute la Bretagne, fit vœu que si, par la
grâce divine, 1l parvenait à vaincre ses ennemis , il
consacrerait à Rome, à Dieu et à saint Pierre la
dixième partie de tous ses biens. Tous les Bretons
ayant également formé ce vœu , il s’avança au combat ;
et, en étant venu aux mains, il fit un si grand carnage
des ennemis que, de quinze mille qu'ils étaient aupa-
ravant, à peine quatre cents regagnèrent-ils la flotte.
[89r.] Les Normands, considérablement affaiblis
par deux combats consécutifs dans la Bretagne, diri-
gèrent leur flotte vers le royaume de Lothaire, et,
y ayant établi leur camp , se livrèrent au pillage. Le
roi Arnoul envoya contre eux une armée, et ordonna
de camper sur les bords de la Meuse, et d'empêcher
les ennemis de traverser ce fleuve. Mais, avant que
l’armée se fût réunie à l'endroit indiqué, auprès de
Maëstricht , les Normands, tenant le haut du fleuve,
le traversèrent aux environs de Liége; et, laissant
derrière eux l'armée qui venait les attaquer, se ré-
pandirent dans les forêts et dans les marais aux en-
virons de la ville d'Aix : ils égorgèrent tous ceux
qu'ils rencontrèrent, et s’'emparèrent des chariots et
des voitures dans lesquels on amenait des vivres à
l'armée. Cette nouvelle étant parvenue à l'armée ,
qui déjà le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste
se trouvait presque toute rassemblée, frappa les es-
prits moins de crainte que de stupeur. Les chefs,
ayant convoqué une assemblée, ne délibérèrent pas
tant sur le danger que sur l'incertitude de la si-
tuation, ne sachant s'ils devaient, entrant dans le
territoire des Ripuaires, se rendre à Cologne, et de
là, passant par Pruim, se diriger vers Trèves, ou
ANNALES DE METZ. 337
bien, par crainte de la multitude de troupes assem-
blées contre eux, passer la Meuse, et se hâter de
marcher contre la flotte. La nuit étant alors survenue
les forca de dissoudre leur assemblée. Le lendemain,
aussitôt que parurent les rayons de la lumière de
l'aurore , ils s'armèrent tous, et, déployant leurs
étendards, descendirent le fleuve et s’'avancèrent au
combat ; et, lorsqu'ils eurent traversé un torrent
appelé Goule, les bataillons s’arrétèrent ensemble.
Ensuite on résolut que, pour ne pas fatiguer inutile-
ment toute l’armée , chacun des grands enverrait
douze des siens, qui, rassemblés en un seul corps,
iraient à la découverte des ennemis. Tout à coup
parurent les éclaireurs des Normands : toute la mul-
üitude les ayant suivis en confusion, sans l’ordre
des chefs, attaqua dans un petit village la troupe des
fantassins qui, réunis en un seul corps, repoussèrent
aisément les Normands qui arrivaient dispersés, et
les forcèrent de reculer en arrière; ensuite, faisant,
selon la coutume, résonner leurs carquois, ils pous-
sent un cri au ciel et en viennent aux mains. La ca-
valerie des Normands accourt avec la plus grande
vitesse, et le combat étant devenu plus sanglant, par
l'effet de ses péchés l’armée des chrétiens, Ô dou-
leur! prend la fuite. En ce combat périrent Sun-
zon, évêque de Mayence, et le comte Arnoul, et
aussi une innombrable multitude de nobles hommes.
Les Normands, après la victoire, s’'emparèrent du
camp rempli de richesses, et, ayant mis à mort ceux
qu'ils avaient pris dans le combat, regagnerent leur
flotte , chargés de butin. Cette déconfiture eut lieu
le 26 juin.
338 ANNALES DE METZ.
Tandis que ces choses se passaient ainsi, le roi
Arnoul était occupé aux extrémités de la Bavière à ré-
primer l'insolence des Esclavons. Lorsqu'il apprit la
défaite des siens et la victoire des ennemis, d’abord
il fut grandement contristé de la perte de ses fidèles,
etilse plaignit avec gémissement de ce que les Francs,
jusque-là invincibles, avaient tourné le dos aux enne-
mis. Ensuite, méditant en son cœur valeureux l'in-
dignité de laffront , il fut enflammé de colère contre
les ennemis, et, ayant rassemblé une armée tirée des
royaumes orientaux, passa bientôt le Rhin, et établit
son camp vers les bords de la Meuse. Quelques jours
s'étant écoulés, les Normands, enorgueillis du der-
nier combat, partirent avec toutes leurs forces pour
aller ravager le pays. Le roi s’avanca contre eux avec
des troupes légères. Les Normands, à l'approche de
cette armée, se fortifièrent sur les bords d’une rivière
appelée la Dyle, formant, selon leur coutume, des
amas de terre et de bois, et insultèrent les troupes
d'Arnoul par des éclats de rire et des reproches, leur
disant avec insolence et dérision qu'ils se ressou-
vinssent de Goule, de leur honteuse fuite, de la dé-
faite qu'ils avaient éprouvée, et que bientôt ils en
éprouveraient autant. Le roi, enflammé de colère,
ordonne à ses troupes de quitter leurs chevaux et de
combattre à pied. Les soldats, plus prompts que la
parole , sautent de cheval, et, poussant le cri d’en-
couragement , ils se précipitent sur les remparts des
ennemis, et, Dieu leur envoyant d'en haut des forces
miraculeuses , ils en fontun grand carnage, et jonchent
la terre de leurs cadavres; de telle sorte que, d'une
innombrable multitude qu'ils étaient auparavant, à
ANNALES DE METZ. 339
peine en resta-t-il un pour aller annoncer à la flotte
la nouvelle de leur défaite. Après cet heureux succès,
Arnoul retourna en Bavière.
[ 892. | Dans le mois de février, les Normands, qui
étaient restéssur leurs vaisseaux, traversèrent{a Meuse,
pénétrèrent dans un bourg des Ripuaires, et, rava-
geant toutavec la cruauté qui leur est naturelle, ils par-
vinrent jusqu'à Bonn. De là, s'en retournant, ils s'empa-
rèrent d’une certaine métairie appelée Landolfsdorf,
où l’armée des Chrétiens vint à leur rencontre, mais
n'y accomplit rien dont on puisse faire honneur à son
courage. La nuit étant survenue, les Normands s’é-
loignèrent de ladite métairie, et, redoutant l'attaque
des ennemis , n’osèrent pas se confier aux plaines et
aux champs; mais, retirés dans les forêts , et laissant
l’armée derrière eux à leur gauche , se dirigèrent avec
la plus grande diligence possible vers le monastère de
Pruim; et, comme ils s’y furent précipités avec vio-
lence, l'abbé et la congrégation des frères s’échap-
pèrent à grand'peine par la fuite. Les Normands, étant
entrés dans le monastère, pillèrent tout ce qui s'y
trouvait, égorgèrent quelques-uns des moines et plu-
sieurs des gens de la maison, et emmenèrent les autres
captifs. Quittant ce monastère , ils entrèrent dans les
Ardennes, où ils attaquèrent un certain château bâti
nouvellement sur une montagne élevée, dans lequel
s'était réfugiée une innombrable multitude de peuple,
s'en emparèrent aussitôt, tuèrent tous ceux qui sy
trouvaient, s’en retournèrent vers leur flotte avec
un butin considérable , et, leurs vaisseaux chargés,
ils regagnèrent avec toutes leurs troupes les régions
d'outre-mer.
340 ANNALES DE METZ.
Dans l'année ci-dessus indiquée, au mois de juillet,
le comte Walther, cousin du roi Eudes, c’est-à-dire,
fils de son oncle Adalhelm, leva contre ledit roi, par
les conseils de quelques-uns, les armes de la rébel-
lion , et, étant entré dans Laon, s’efforçca de tout son
pouvoir de contrarier l'autorité royale; ce qu'ayant
appris Eudes , il forma le siége de cette ville qui se
rendit aussitôt. Ensuite, par le jugement de tous les
grands alors présens, il fit trancher la tête audit Wal-
ther pour avoir, par une conspiration publique , üré
l'épée contre son roi et seigneur. De là il partit pour
aller en Aquitaine réprimer l'insolence de Ramnulphe,
de son frère Gozbert, d'Ébulon, abbé de Saint-
Denis, et de quelques autres qui refusaient de se sou-
mettre à sa domination.
La même année, le 28 août, le comte Mégin-
gaud, neveu dudit roi Eudes, fut tué en trahison
par un piége que lui tendirent Albéric et ses com-
pagnons dans le monatère de Saint-Sixte, dit Rotila.
Dans le même temps, Arnoul, vénérable évêque
de l'église de Wurtzhbourg, ayant, par les conseils
et à la persuasion de Popon, duc de Thuringe, mar-
ché contre les Esclavons, fut tué dans ce combat.
Rodolphe, frère du comte Conrad, obtint son siége,
et lui succéda dans l’épiscopat. Arnoul investit son
fils Zwentibold d’une partie des bénéfices du comte
Mégingaud. Popon, duc de Thuringe, fut dépouillé de
ses dignités, et son duché fut donné à Conrad qui, après
l'avoir possédé pendant un petit espace de temps, le lui
rendit de son propre mouvement. Îl passa ensuite entre
les mains du comte Burchard qui jusqu'à présent l'a
gouvernéavechabileté. Tandis que le roi Eudes demeu-
ANNALES DE METZ. 345
rait en Aquitaine , la plus grande partie des seigneurs
Francs l’'abandonnèrent, et, par les menées de l’'ar-
chevêque Foulques et des comtes Héribert et Pepin,
Charles, fils de Louis, et, comme nous lavons dit
plus haut, de la reine Adélaïde, fut élevé au trône
dans la ville de Rheims.
[ 893. ] Arnoul, quittant la Bavière, vint à Franc-
fort, et, passant le Rhin, parcourut la plus grande
partie des villes du royaume de Lothaire. Dans sa
route , les évêques lui offrirent des présens considé-
rables. Eudes , ayant réglé ses affaires dans l’Aqui-
ane, revint en France , et, avec son frère Robert,
mit en fuite Charles, et poursuivit ceux qui l'avaient
abandonné. Ébulon , abbé de Saint-Denis , assiégeant
avec ardeur un certain château situé dans l’Aquitaine,
fut tué d’un coup de pierre. Eudes remit sous sa do-
mination le monastère de Saint-Denis.
Charles, ne pouvant résister aux forces d'Eudes, sup-
plia Arnoul de lui accorder son secours. Ledit roi tint
à Worms, en la saison d'été, une assemblée publique.
Charles y vint, s’attacha Arnoul par des présens con-
sidérables, et recut de sa main le royaume qu'il avait
usurpé. Les évêques et comtes qui demeuraient aux
environs de la Meuse eurent ordre de lui porter se-
cours, de le conduire dans son royaume, et de le
placer sur son trône ; mais tout cela ne lui servit de
rien ; car le roi Eudes, apprenant ce qui se passait,
s'établit avec une armée sur les bords de l’Aïsne, et
empêcha entièrement les troupes d’Arnoul d'entrer
dans le royaume. Les chefs du roi Arnoul, voyant
Eudes vigoureusement préparé au combat, se reti-
rerent, el retournérent chez eux. Charles se réfugia
342 ANNALES DE METZ.
dans la Bourgogne ; mais Eudes étant retourné à Paris,
il s'empara denouveaudes frontiéresdu royaume. Îlfut
poursuivi par les fidèles d'Eudes : ainsi, des deux côtés
alternativement, périt un grand nombre d'hommes.
Il s’éleva une grande haine, se commit des ravages
sans nombre et des rapines continuelles.
[ 894. ] Arnoul entra avec une forte armée dans le
territoire des Lombards, et, vers le temps de la Purifi-
cation de sainte Marie, s’empara par les armes d'un
château appelé Bergame, et fit pendre Ambroise,
comte de cette ville, à un arbre devant la porte même
de la ville ; ce qui frappa d'une telle crainte les autres
cités que personne n'osa lui faire obstacle, et que
tous vinrent au devant de lui. Il parvint jusqu’à Plai-
sance ; de là, s'étant dirigé vers les Apennins, il entra
dans la Gaule, et vint à Saint-Maurice. Il ne put faire
aucun mal à Rodolphe qu'il cherchait, parce que
celui-ci avait gravi les montagnes, et s'était caché
dans des lieux très-sûrs. Son armée fit souffrir de
grands maux au pays situé entre le Jura et le mont
Joux. Ensuite il vint à Worms, où 1l tint une assem-
blée, voulant mettre son fils Zwentibold en possession
du royaume de Lothaire ; mais les grands de ce royaume
refusèrent absolument d'y consentir.
L'assemblée dissoute, le même prince étant venu à
Lauresheim donna à Louis, fils de Boson, par l'inter-
vention de sa mère Hermengarde, quelques villes avec
les bourgs adjacens dont Rodolphe était en posses-
sion; mais ce don lui fut inutile, puisqu'il ne put
réussir en aucune manière à les enlever d’entre les
mains de Rodolphe. La même année mourut Widon
qui gouvernait litalie et avait le titre d'empereur.
ANNALES DE METZ. 343
Lambert son fils obtint la couronne, et étant venu à
Rome se fit couronner du diadème impérial par le
pontife du siége apostolique. Dans le même temps
Hildegarde , fille du roi Louis, frère de Carloman et
de Charles, ayant été accusée par quelques uns au-
près d’Arnoul, fut dépouillée de ses propriétés
royales et ensuite envoyée en exil dans un couvent
dé filles qu’on appelle Chemisheim ; mais peu de temps
après elle rentra en grâce et recouvra la plus grande
partie de ses biens. Vers ce temps Zwentibold, roi
des Esclavons de Moravie, homme sage et habile
entre tous les siens, termina son dernier jour : ses
fils régnèrent peu de temps et malheureusement, le
royaume ayant été ruiné de fond en comble par les
Hongrois.
[895.] I y eut à Tribur un grand concile contre
plusieurs séculiers qui s’'efforcaient d’affaiblir l’auto-
rité épiscopale; vingt-six évêques et abbés résidant
en monastères y corroborèrent de leur signature plu-
sieurs décrets touchant l’état de la sainte Église. En-
suite Arnoul se rendit à Worms où les grands de tous
les royaumes étant venus se soumettre en son obéis-
sance, 1l tint une assemblée publique; dans cette
assemblée, du consentement et de l’approbation de
tous, il mit son fils Zwentibold en possession du
royaume de Lothaire. Dans cette même assemblée
le roi Eudes vint trouver Arnoul avec des présens
considérables et en fut recu avec honneur. Ayant
obtenu tout ce qu'il était venu demander, comme il
s'en relournait en son royaume, ses gens attaquerent
au milieu du chemin l’évêque Foulques et le comte
Adalung qui se rendaient auprès d’Arnoul avec des
344 ANNALES DE METZ.
présens que lui envoyait Charles ; ils se jetèrent sur
eux en poussant des cris. L'évêque prit la fuite, et
Adalung recut une blessure mortelle; tous leurs
bagages furent pillés : ledit comte fut enterré dans
une ville appelée Beltheim.
La même année Zwentibold ayant rassemblé une
armée immense dans le dessein d'étendre les limites
de son royaume, s’avanca vers Laon comme pour
porter secours à Charles contre Eudes, et forma le
siége de cette ville; mais il ne put réussir à s’en em-
parer, quoique pendant un grand nombre de jours on
combattit des deux côtés avec la plus grande vigueur.
Apprenant qu Eudes, qui en ce temps demeurait en
Aquitaine, s’avancait avec une armée, il se retira
avec toutes ses troupes et retourna dans son royaume.
Dans ce temps Ludelm, homme vénérable, fut or-
donné évêque dans l’église de Toul par le métropoli-
tain Radbod et ses suffragrans.
[896.] Arnoul étant entré pour la seconde fois en
Italie vint à Rome, et d'accord avec le souverain
pontife s’en rendit maître ; ce qui était inouï et sans
exemple dans les siècles passés, excepté lorsque, long-
temps avant la nativité du Christ, les Gaulois de Sens
en firent de même sous la conduite de Brennus. La
mère de Lambert que son fils avait laissée à la dé-
fense de Rome s'enfuit secrètement avec les siens.
Arnoul étant entré dans la ville fut recu avec de
grands honneurs par Formose, pontife du siége apos-
tolique ; couronné devant le tombeau de saint Pierre ,
il fut créé empereur : à son retour il fut attaqué d'une
paralysie dont il demeura malade un long temps.
[805.1 Les comtes Étienne , Odoacre , Gérard ei
ANNALES DE METZ. 345
Matfried perdirent les bénéfices et les dignités dont
le roi les avait revêtus. Zwentibold vint à Trèves avec
une armée, et partagea entre les siens les terres qu'a-
vaient occupées lesdits comtes, gardant pour lui un
monastère auprès d'Horrea, et celui de Saint-Pierre
situé à Metz. Ensuite il consulta son père par des
messagers , sur la femme qu'il desirait prendre en ma-
riage ; d’après son avis , il envoya un message au comte
Othon pour lui demander en mariage sa fille Oda.
Othon lui accorda très-volontiers sa demande, et lui
donna sa fille, à laquelle il s’unit en mariage, ayant
après Pâques célébré la cérémonie nuptiale. La même
année, Arnoul vint à Worms, et il tint une assemblée
à laquelle Zwentibold vint assister. Avec l'intervention
de l’empereur, Etienne , Gérard et Matfried se récon-
cihèrent avec son fils.
[898.] Le roi Eudes fut pris de maladie, et termina
son dernier jour le 3 du mois de janvier ; 1l fut en-
terré à Saint-Denis avec les honneurs convenables.
Les seigneurs rassemblés s’accordèrent de conseil et
de volonté à mettre Charles à leur tête. La même
année , Zwentibold , je ne sais par quelle instigation,
éloigna de lui le duc Reginaire son très-fidèle et uni-
que conseiller , et l'ayant dépouillé des bénéfices et
héritages qu'il possédait dans son royaume, lui or-
donna de sortir du royaume dans l’espace de treize
jours. Reginaure s'étant réuni au comte Odoacre, et
à quelques autres, entra avec eux, leurs femmes, leurs
enfans et tous leurs meubles, dans un certain lieu très-
sûr, appelé Durfos’, et, s'y fortifia. Le roi, en étant
* Piès de Dordrecht ; selon le comte de Bunau,
TNA
LI
340 ANNALES DE METZ.
instruit, rassembla une armée, et s’efforçca d’enlever
leurs retranchemens ; mais il n’y put réussir à cause
des marais et des nombreux épanchemens de la Meuse
en cet endroit. Le roi ayant levé le siége, lesdits
comtes se rendirent auprès de Charles, et l'introdui-
sirent avec son armée dans le royaume. Zwentibold,
comprenant trop tard qu'il était enveloppé, s'enfuit
avec peu de monde. Charles vint tout droit à Aix, en-
suite 1l s'avançca vers Nimègue. Sur ces entrefaites,
Zwentibold se rendit auprès de l'évêque Francon , et
le prenant avec lui ainsi que tous les siens , il passa la
Meuse et vint à Florichingen avec tous les grands du
royaume qui, demeurant en ces cantons, afluèrent vers
lui. Joyeux de passer d’une situation si désespérée à
un renouvellement de forces, il reprit confiance et
marcha pour combattre son ennemi. Charles, quittant
Nimègue, vint à Pruim , et de là fit marcher ses troupes
contre Zwentibold. Cependant les armées s'étant ap-
prochées ne se livrèrent point de combat, mais des
envoyés allant de l’une à l’autre, on conclut la paix
qui fut jurée par serment. Charles traversant la Meuse,
rentra dans son royaume.
[899.] Zwentibold eut à Saint-Goar un colloque
avec les grands d'Arnoul et de Charles, et avec les
siens. Du royaume d’Arnoul y assistèrent, l’archevé-
que Hatton , les comtes Conrad et Gebhard; du côté
de Charles, l'évêque Ascheric et le comte Odoacre.
L'événement, dans la suite, mit plus clairement au
jour ce qu'ils résolurent entre eux dans cette assem-
blée , hors de la présence du roi. Zwentibold vint de
nouveau à Durfos avec une armée, et mit en usage
ious les moyens pour s'emparer de cette place ; ses ef-
ANNALES DE METZ. 347
forts n’ayant eu aucun succès, 1l ordonna aux évêques
de prononcer anathême contre Reginaire, Odoacre et
leurs associés. Mais les évêques refusant de prononcer
l'anathême , il employa les menaces, les reproches et
les outrages; il leva donc le siége, et chacun s’en re-
tourna chez soi: Vers la fin de l’année, l’empereur
Arnoul passa de ce monde en autre, le 29 novembre",
et fut enterré honorablement à OEttingen , où est aussi
le tombeau de son père.
[900.] Les grands et les seigneurs qui avaient été
soumis à Arnoul, s'étant réunis ensemble à Foracheim,
créèrent leur roi, Louis, fils du prince, qu'il avait eu
d'un légitime mariage, et l’ayant couronné et revêtu
des ornemens royaux, ils l’élurent au trône. Tandis
que ces choses passaient en Germanie, il s’éleva entre
Zwentibold et les grands une implacable discorde
à cause des ravages et rapines qui se commettaient
dans le royaume, et parce que le roi disposant des
affaires avec des femmes et des personnages vils,
rejetait les plus honnêtes et les plus nobles, et les
dépouillait de leurs bénéfices et dignités, ce qui le
rendit odieux à tout le monde. Ils passèrent donc
à l’envi du côté de Louis, lintroduisirent dans le
royaume , et [ui ayant donné la main , à Thionville, se
soumirent à sa domination. Louis ayant traversé le
Rhin, Zwentibold rassembla tous ceux qu'il put, par-
courut les villes de son royaume, et ravagea tout par
le feu et le pillage: comme sil eût pensé qu'il pou-
vait rappeler vers lui ceux qui l'avaient abandonné
à cause de son insolence et de sa cruelle méchan-
‘ Le 8 décembre.
348 ANNALES DE METZ.
ceté, en commettant encore des actions plus cruelles
et plus horribles. Louis fut appelé de nouveau dans
le royaume, et, le 13 août, Zwentibold fut tué
par les comtes Étienne, Gérard et Matfried, en un
. combat livré sur les bords de la Meuse. La même an-
née le comte Gérard prit en mariage la femme dudit
Zwentibold.
[ 901. | Les Hongrois étant entrés dans la Lom-
bardie, ravagtrent inhumainement tout ce pays par
le feu et le pillage. Les habitans s'étant réunis en
corps pour s'efforcer de résister à leurs violences et
à leurs sauvages fureurs, des multitudes innombra-
bles périrent sous leurs traits : plusieurs évêques et
comtes furent massacrés. Liutward , évêque de l’é-
ghse de Verceil, ami très-intime et conseiller secret
de feu l’empereur Charles, et riche au-delà de ce
qu'il est possible d'estimer, emportant avec lui des
richesses et des trésors incomparables , comme il s’ef-
forcait de tous ses vœux d'échapper à la cruelle fé-
rocité de ces barbares, tomba sans le savoir entre
leurs mains, et fut bientôt mis à mort; les richesses
qu'il emportait avec lui furent pillées.
[902. | Adalbert, avec ses frères Adalhard et Henri,
ayant rassemblé une forte troupe, sortit d'un chà-
teau appelé Babenberg, et marcha pour combattre
Eberhard et ses frères Gebhard et Rodolphe, dont
nous avons parlé un peu plus haut. Ceux- ci rece-
vant vigoureusement leur attaque , se précipitent sur
l'armée le fer à la main, renversent tous ceux qu'ils
rencontrent, et ne s'arrêtent point qu'ils n'aient forcé
l'armée de leurs ennemis à prendre la fuite. Dans ce
combat, Henri fut tué, Adalhard fut pris , et eut en-
ANNALES DE METZ. 349
suite la tête tranchée par l’ordre de Gebhard ; Eber-
hard tomba percé d’un grand nombre de blessures,
et, après le combat, trouvé parmi les cadavres de
ceux qui avaient été tués , il fut reporté chez lui, et
mourut peu de jours après.
[ 903. | Adalbert chassa de son église Rodolphe,
évêque de Wurtzbourg; il ravagea cruellement les
biens et possessions de ladite église. Contraignant les
fils d'Eberbard , et leur mère, de sortir de leurs pos-
sessions héréditaires, et des bénéfices qu'ils tenaient
de la munificence royale, il les obligea de se retirer
au-delà de Spechtshart.
Vers ce temps-là Foulques, archevêque de Rheims,
fut tué par un certain Winemar, satellite du comte
Baudouin. Voici comme on rapporte la cause de ce
meurtre : ledit Baudouin avait envahi, sans que per-
sonne le lui cédât, le château d'Arras, c'est-à-dire,
l'abbaye de Saint-Waast. Le roi Charles la lui ayant
enlevée, la donna en bénéfice à l'évêque Foulques.
Baudouin, supportant impatiemment la chose, envoya
Winemar vers cet évêque, pour le prier de ne point
lui enlever, poussé par la cupidité, le bénéfice que
jusqu'alors il avait tenu et possédé : en outre, il lui
promit des présens considérables, s’il pouvait par son
aide et intervention recouvrer ladite possession. Mais
l'évêque n’y ayant aucunement consenti, et ayant fait
à Winemar une réponse plus dure et plus amère
qu'il ne convenait, celui-ci, à l’instigation du diable,
et enflammé d’une extrême fureur, s’éloigna de lui,
et étant entré avec ses compagnons dans une certaine
forêt, comme Foulques revenait de voir le roi au palais
de Compiègne, il se précipita sur lui et le tua aussi-
350 ANNALES DE METZ.
tôt. Henri fut élevé au siége de Rheims ; lui et beau-
coup d'autres évêques excommunièrent Winemar ,
et pour ce crime inouï le frappèrent d’un perpétuel
- anathème.
LA
FIN DES ANNALES DE SAINT-BERTIN ET DE METZ.
D D RE AT A A A AR A SL RS NN SR RS Sn
TABLE DES MATIÈRES
CONTENUES
DANS CE VOLUME,
Nomereur Érmold, le Noir: 47: 0 ERP Pag:'EvR
Enmoldr Nipell/prolopus..f. 2 244.71. 00 PRET OU as
Des rarrs et GESTES de Louis-le-Pieux , poème, par Ermold
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